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Full text of "Revue philosophique de la France et de l'étranger"

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i? 


REVUE 

PHILOSOPHIQUE 


DE  LA  FRANCE  ET  DE  L'ÉTRANGER 


COULOMMIERS 
Imprimerie  Paul  Brodard. 


^1 


■^ 


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REVUE 


PHILOSOPHIQUE 


DE  LA  FRANCE  ET  DE  L'ÉTIUNGER 


PARAISSANT   TOUS    LES    MOIS 


DiaiGEi;:    PAR 


TH.    RI  BOT 


TRENTE-DEUXIÈME    ANNÉE 


LXIV 


(JUILLET  A   DÉCEMBRE  1907; 


FELIX  ALCAN,   EDITEUR        \^J^  7^1 

108,     BOULEVARD      SAINT-GERMAIN,      108  ]      '' 

PARIS,   6« 

1907 


2.' 


L'ORDRE    DES    SCIENCES 


Un  vaisseau  qui  navigue  dans  la  brume  donne  une  image  assez 
suggestive  de  ce  qu'était  la  viede  l'homme  avant  l'ère  scientifique; 
que  le  ciel  s'éclaircisse,  le  sillage,  les  promontoires,  les  phares,  les 
astres  deviennent  visibles;  la  navigation  prend  un  caractère  nou- 
veau, représentant  plutôt  la  vie  de  l'homme  du  xx'=  siècle  dans  les 
pays  civilisés. 

Il  est  très  difficile  de  comparer  un  animal  ou  un  homme  à 
quelque  chose  qui  n'est  pas  vivant.  Ces  sortes  de  comparaisons 
sont  incomplètes  et  dangereuses;  on  est  ordinairement  amené  à 
modifier  volontairement  certaines  particularités  pour  les  rendre 
utilisables.  Le  parallèle  entre  une  barque  et  un  organisme  pensant 
ne  présente  pas  le  même  inconvénient,  parce  que,  dans  la  barque 
qui  navigue,  il  y  a  des  hommes  et  qui  pensent.  Aussi  la  barque, 
contenant  des  hommes,  est-elle  quelque  chose  de  plus  complexe 
que  l'homme,  puisque  l'activité  de  la  barque  provient  des  activités 
coordonnées  de  plusieurs  instruments  conduits  par  plusieurs 
hommes.  Mais  si  cette  activité  est  plus  complexe  dans  ses  moyens, 
elle  est  plus  simple  dans  son  résultat  total,  car  la  seule  chose 
intéressante  pour  la  barque  est  le  chemin  qu'elle  parcourt,  tandis 
que  les  opérations  humaines  peuvent  être  envisagées  à  une  infinité 
de  points  de  vue.  Si  donc  on  se  préoccupe  seulement  du  résultat, 
le  bateau  est  beaucoup  plus  simple  que  l'homme,  quoiqu'on  ait  pu 
dire  avec  raison  que  le  paquebot  est,  de  nos  jours,  le  plus  mer- 
veilleux résumé  des  conquêtes  de  la  science  et  de  l'industrie.  Ainsi, 
il  pourra  être  instructif  de  comparer,  non  pas  l'homme  et  le 
paquebot,  mais  la  vie  de  l'homme  et  la  7'oute  du  vaisseau. 

I.  —  Comparaisons;  Journal  de  bord  et  Point  observé. 

La  position  du  bateau  envisagé  à  un  moment  donné  dépend  de 
toute  la  route  qu'il  a  parcourue  jusqu'à  ce  moment  et  des  condi- 

TOME   LXIV.   —  JUILLET   1907.  1 


2  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

lions  réalisées  autour  de  lui  au  moment  considéré.  Un  instant 
après,  il  a  changé  de  position;  nous  disons  qu'il  a  marché,  mais, 
en  réahté,  nous  savons  pertinemment  qu'il  n'a  pas  marché  tout 
seul  ;  son  déplacement,  ses  changements  de  situation  et  de  direc- 
tion ne  dépendent  uniquement  ni  de  lui  ni  du  miheu,  mais  des 
relations  établies  entre  lui  et  le  milieu.  Ses  organes  moteurs  ne 
sont  moteurs  que  par  leur  action  sur  le  milieu  ambiant  et  par  la 
réaction  du  milieu.  Sans  la  résistance  de  l'eau,  l'hélice  ne  serait 
pas  propulsive,  le  gouvernail  ne  gouvernerait  pas.  Le  bateau  est  en 
outre  soumis  au  courant  qui,  indépendamment  de  sa  volonté,  l'en- 
traîne comme  un  bouchon;  lèvent  et  d'autres  facteurs  indépen- 
dants de  sa  volonté  lui  donnent  de  la  dérive.  Il  faut  tenir  compte  de 
tous  ces  éléments  pour  connaître  la  route  du  bateau  à  chaque 
instant.  Ces  éléments  sont  de  deux  catégories,  nous  venons  de  le 
voir  :  il  y  a  d'abord  ceux  qui  résultent  du  mécanisme  propulseur 
et  du  gouvernail,  et  dans  lesquels  le  libre  arbitre  du  vaisseau  entre 
en  jeu;  les  autres  (courant,  dérive)  sont  des  agents  vis-à-vis  des- 
quels le  bateau  joue  un  rôle  passif  et  auxquels  il  ne  peut  apporter 
volontairement  aucune  correction  immédiate. 

La  route  suivie  par  le  bateau  est  la  somme,  l'intégrale  de  tous 
ces  déplacements  élémentaires,  qui  dépendent  à  chaque  instant  de 
tant  de  facteurs  actuels.  Connaissant  le  point  de  départ  d'un 
voyage  nautique,  il  faudra  mesurer,  instant  par  instant,  toutes  les 
variations  de  vitesse,  de  direction,  de  courant,  de  dérive,  pour 
deviner  le  point  où  se  trouvera  le  vaisseau  à  un  moment  ultérieur. 
Cette  connaissance  étant  du  plus  haut  intérêt  pour  les  hommes  qui 
habitent  le  navire,  ils  ont  pris  l'habitude  de  tout  noter  aussi  cons- 
ciencieusement que  possible,  sur  ce  qu'on  appelle  le  journal  de 
bord. 

Si  le  journal  de  bord  était  parfait,  il  suffirait  à  donner  avec  exac- 
titude à  chaque  instant  la  situation  d'un  paquebot  dont  on  aurait 
connu  le  point  de  départ  et  la  direction  initiale.  En  fait,  sur  cer- 
taines routes  océaniques  très  fréquentées,  on  connaît  suffisamment 
les  courants  établis  pour  pouvoir  faire  à  chaque  instant  un  point 
estimé  qui  ne  manque  pas  de  précision.  Il  n'est  pas  rare  qu'un 
paquebot  parti  du  Havre  arrive  à  New-York  sans  avoir  vu  le  soleil, 
et  c'est  là  l'une  des  choses  les  plus  admirables  qu'on  puisse  signaler 
dans  notre  siècle  fertile  en  merveilles.  L'ingénieux  Ulysse  refuse- 


F.  LE  DANTEC-    —   L  ORDRE   DES  SCIENCES  à 

rail  de  le  croire  si  on  le  lui  racontait.  Une  chose  mouvante,  sur 
un  océan  mobile,  possède  à  chaque  instant,  à  son  intérieur,  des 
données  sulfisantà  déterminer  sa  position. 

Il  est  vrai  qu'Ulysse  ne  connaissait  pas  la  boussole.  Il  ne  pouvait 
se  douter  qu'une  propriété  naturelle  de  certaines  substances  métal- 
li(jues  donnerait  naissance  à  un  appareil  indiquant,  sur  un  bou- 
chon ballotté  par  l'océan,  la  direction  du  pôle.  C'est  là  le  symbole 
des  plus  profondes  découvertes  scientifiques  :  trouver  quelque 
chose  de  constant,  d'invariable  au  milieu  de  ce  qui  change  sans 
cesse,  hommes  et  choses!  Car  aujourd'hui  nous  savons  que  tout 
évolue,  les  êtres  et  les  objets,  et  les  rapports  d'un  être  avec  les 
objets  ambiants  peuvent  être  comparés  légitimement  aux  relations 
d'un  bateau  mobile  avec  un  océan  déchaîné. 

Il  y  a  donc,  à  bord  des  bateaux  faisant  le  long  cours,  une  bous- 
sole, un  compas,  qui  indique  sans  cesse  la  direction  du  pôle  '.  Que 
le  navire  tourne  sur  lui-môme,  cela  ne  change  rien  à  l'indication 
de  la  boussole.  Cette  direction  constante,  indépendante  des  con- 
tingences, nous  donne  un  premier  modèle  des  particularités  qui 
ont,  chez  les  êtres  vivants,  un  caractère  absolu.  On  pourrait  croire, 
en  elîet,  au  premier  abord  que  l'aiguille  mystérieuse  transporte 
avec  elle  une  faculté  surnaturelle  qui  lui  permet  de  savoir  toujours 
où  est  le  pôle.  Il  n'en  est  rien;  la  boussole  est  simplement  un  indi- 
cateur de  la  nature  du  champ  magnétique  qu'elle  traverse;  son 
apparente  attraction  vers  le  pôle  prouve  seulement  la  régularité  de 
la  distribution  du  champ  magnétique  autour  de  la  terre.  Ce  champ 
magnétique  n'est  pas  modifié  par  les  vagues;  on  sait  s'arranger  de 
manière  qu'il  ne  le  soit  pas  davantage  par  le  bateau;  de  sorte  que 
la  boussole  est  soumise  à  l'action  du  milieu  et  indépendante  de 
celle  du  bateau,  au  lieu  d'appartenir  au  bateau  et  d'être  indépen- 
dante du  milieu  comme  on  l'aurait  cru  d'abord.  Dans  tous  les 
caractères  absolus  que  nous  rencontrerons  chez  les  êtres  vivants, 
nous  aurons  à  faire  une  remarque  analogue;  malgré  leur  aspect  de 
particularités  indépendantes  des  contingences,  aucun  d'entre  eux 
ne  se  manifestera  chez  les  animaux  sans  le  concours  du  milieu 
ambiant. 

1.  Sauf  la  déclinaison  que  l'on  sait  corriger  par  des  tables. 


REVUE    PHILOSOPHIQUE 


Grâce  à  la  boussole,  la  navigation  à  Vestime  prend  un  caractère 
de  précision  que  ne  pouvaient  prévoir  les  Argonautes.  Le  chrono- 
mètre permet  aussi  au  bateau  de  transporter  avec  lui  des  docu- 
ments précieux  qui,  encore  plus  que  la  boussole,  paraissent  indé- 
pendants du  milieu,  mais  qui  ne  le  sont  pas  en  réalité,  comme  le 
prouvent  les  variations  auxquelles  sont  soumis,  de  la  part  de  la 
température,  les  mieux  compensés  de  ces  instruments.  Lorsque  le 
ciel  est  découvert,  un  bateau  muni  de  chronomètres  et  d'instru- 
ments mesureurs  d'angles,  est  capable  de  déterminer  à  un  moment 
donné  sa  position  exacte  par  des  observations  précises,  s'il  possède 
ce  précieux  ouvrage,  la  connaissance  des  temps,  dans  lequel  des 
calculateurs  consciencieux  ont  accumulé  les  prévisions  de  la 
science  astronomique.  En  mesurant,  à  un  instant  donné,  la 
hauteur  d'un  astre  connu  au-dessus  de  l'horizon  du  lieu  où  il  se 
trouve,  le  bateau  acquiert  une  indication  précise  relativement  à 
ce  lieu.  Tous  les  points  du  globe  dans  lesquels  le  plan  horizontal 
fait,  au  moment  considéré,  un  angle  donné  avec  la  direction  d'un 
astre  donné  sont  en  effet  répartis  sur  un  cercle  que  l'on  peut  cons- 
truire, mais  qui  est  difficile  à  construire.  En  pratiquant  la  même 
opération  pour  deux  astres  connus,  on  a  donc  deux  cercles  dont 
l'intersection  détermine  le  point  où  l'on  se  trouve.  Cela  serait 
scientifiquement  possible,  mais  difficile. 

Et  voici  précisément  à  quoi  tend  ce  long  préambule  :  Possédant 
le  point  estimé,  on  a  de  bien  plus  grandes  facilités  pour  calculer 
le  point  exact  mesuré  astronomiquement  par  des  hauteurs  d'astres 
au-dessus  de  l'horizon.  La  méthode  Lalande-Pagel  et  la  méthode 
Marcq  de  Sainl-Hilaire  peuvent,  à  cet  effet,  être  employées  plus  ou 
moins  avantageusement  suivant  les  cas.  Sans  entrer  dans  des 
détails  fastidieux  au  sujet  de  ces  méthodes  que  ne  connaissent  pas 
ceux  qui  se  désintéressent  des  problèmes  de  la  navigation,  on  peut 
donner  une  idée  grossière  de  leur  esprit,  en  substituant  une  ques- 
tion géographique  à  la  question  astronomique.  Si,  au  lieu  d'ob- 
server des  astres,  le  navigateur  se  trouve  brusquement  en  face  de 
promontoires  faciles  à  décrire,  il  cherchera  dans  les  instructions 
nautiques,  résumé  de  l'expérience  des  navigateurs  passés,  le  dessin 
des  silhouettes  des  promontoires  du  monde  entier  vus  de  la  mer. 


F.  LE  DANTEC.    —    L  (tlU)HK    DES   SCIENCES  5 

11  lui  faudra  pour  cela  des  instructions  très  complètes;  de  plus  il 
sera  en  dan«^er  de  se  tromper,  car  avec  une  légère  variation  dans 
la  position  d'où  on  les  observe,  deux  silhouettes  de  points  dillérenls 
peuvent  se  ressembler  beaucoup.  Un  bateau  qui  aurait  fait  roule 
dans  la  brume  pendant  plusieurs  jours,  sans  tenir  de  journal  de  bord, 
sérail  donc  très  embarrassé  lorsque  apparaîtrait  une  terre.  Il  n'en 
sera  plus  de  même  s'il  a  tenu  compte  à  chaque  instant  de  tous  les 
éléments  qui  permettent  de  faire  le  point  estimé;  il  saura  à  peu 
près  où  il  est,  et  n'aura  à  hésiter  qu'entre  un  petit  nombre  de 
points  voisins.  Ces  points  voisins  seront  connus  de  lui  s'il  a  conduit 
sa  route,  grûce  au  point  estimé,  pour  arriver  vers  des  parages 
familiers.  Et  alors  en  prenant  deux  alignements  connus,  tel  moulin 
par  tel  clocher  d'une  part,  tel  rocher  par  tel  amer  d'autre  part,  il 
saura,  avec  une  précision  mathématique,  en  quel  endroit  il  se  trouve. 
Ainsi,  le  point  estimé,  résultant  de  la  routine  journalière,  de  la 
connaissance  approchée  du  chemin  tortueux  effectué,  sera  pour 
le  bateau  une  aide  puissante  dans  la  détermination,  par  de  précises 
mesures  d'angles,  de  l'endroit  exact  où  il  arrive.  Bien  entendu, 
comme  il  y  a  des  causes  d'erreur  possibles  dans  le  point  estimé, 
comme  ces  erreurs  peuvent  même  être  considérables  si  un  orage  a 
affolé  les  boussoles  ou  si  l'on  a  rencontré  un  courant  inconnu,  on 
n'emploiera  le  point  estimé  que  sous  bénéfice  d'inventaire.  Le  point 
astronomique  ou  le  point  géographique  donnant  une  certitude 
mathématique  on  n'hésitera  pas  à  renoncer,  s'il  s'en  éloigne  trop, 
au  bénéfice  du  point  estimé.  Avec  des  points  de  repère  connus  et  de 
bonnes  mesures  d'angles,  on  sait  exactement  où  l'on  est.  Le  travail 
une  fois  effectué  avec  soin,  on  renoncera  sans  regret  au  point 
estimé  résultant  d'une  routine  journalière  dans  laquelle  des  causes 
d'erreur  inconnues  ont  pu  se  glisser. 


L'emploi  que  j'ai  fait  intentionnellement  du  mot  routine  pour 
représenter  les  indications  du  journal  de  bord,  montre  immédiate- 
ment quelle  application  je  veux  tirer  de  cette  parabole  nautique 
dans  la  narration  de  l'histoire  de  l'humanité.  Depuis  le  plus  loin- 
tain de  mes  ancêtres  jusqu'à  moi,  une  lignée  ininterrompue  s'est 
déroulée,  comparable  à  la  marche  tortueuse  d'un  bateau.  Chacun 
des  éléments  successifs  de  cette  lignée  a  acquis,  pour  son  propre 


6  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

compte,  une  expérience  personnelle  du  milieu  ambiant  ou  plutôt 
de  ses  relations  avec  ce  milieu.  Chacun  de  mes  ancêtres  a  tenu 
dans  sa  mémoire  son  journal  de  bord,  et  en  a  transmis  les  indica- 
tions sommaires  à  ses  successeurs,  tant  par  hérédité  que  par  édu- 
cation, comme  l'homme  de  quart  laisse  à  celui  qui  le  remplace  des 
indications  orales  et  des  indications  écrites  sur  la  route  qui  a  été 
suivie  pendant  son  temps  de  corvée.  Chacun  de  nous  a  donc  en  lui, 
tant  par  hérédité  que  par  éducation,  les  éléments  de  la  construc- 
tion du  'point  estiîïié  de  l'humanité.  Ici  il  ne  s'agit  plus  seulement 
de  détermination  géographique  et  de  route  à  suivre  ;  la  question 
est  plus  complexe;  il  faut  savoir  ce  qu'est  l'homme  par  rapporta 
la  nature,  ce  qu'est  la  vie  de  l'homme  dans  l'ensemble  des  phé- 
nomènes naturels  auxquels  ses  ancêtres  et  lui  même  ont  eu  aflaire. 

Être  de  tradition,  l'homme  cherche  dans  la  tradition  la  solution 
du  problème;  il  interroge  ses  souvenirs  tant  personnels  qu'ances- 
traux  ;  il  se  fait  ainsi  une  philosophie  comparable  au  point  estimé  des 
navigateurs,  dont  elle  a  les  avantages  et  les  dangers.  Cette  philoso- 
phie que  l'homme  trouve  en  lui-même  est,  comme  le  point  estimé, 
une  somme,  une  intégrale  d'observations  excellentes  et  d'erreurs 
souvent  répétées.  Elle  trouve  son  expression  la  plus  parfaite  dans 
le  langage  articulé  qui  est,  pour  continuer  notre  image,  le  journal 
de  bord  de  l'humanité. 

De  même  que  le  point  estimé  des  navigateurs  est  utile  à  la 
construction  du  point  mathématiquement  déterminé,  de  même 
l'ensemble  des  documents  accumulés  dans  notre  mémoire  ances- 
trale  et  dans  notre  langage  courant  est  utile  à  l'étude  scientifique  des 
phénomènes  actuels.  Il  lui  est  utile  parce  qu'il  nous  place,  le  plus 
souvent,  aux  environs  de  la  solution  cherchée;  du  moins  cela  a-t-il 
lieu  quand  la  partie  employée  du  bagage  traditionnel  de  notre 
espèce  se  compose  d'expériences  bien  faites  et  d'observations 
exactes;  dans  d'autres  cas,  au  contraire,  les  erreurs  enregistrées 
dans  notre  «  point  estimé  »  nous  empêcheraient  de  résoudre  les  pro- 
blèmes posés,  tant  la  solution  qu'elles  donnent  est  loin  de  toute 
vérité.  Alors,  il  faut  faire  comme  les  marins,  renoncer  aux  indica- 
tions du  journal  de  bord  et  s'en  tenir  aux  observations  directes 
faites  par  des  procédés  scientifiques.  Mais  les  hommes  sont  des 
êtres  de  tradition,  et  quand  la  tradition  est  contredite  par  la 
science,  ils  déclarent  le  plus  souvent  que  la  science  a  tort. 


F.  LE  DANTEC.    —    I-,  ORDRE   DES   SCIENCES  7 

Le  point  astronomiquemcnt  observé  par  les  navigateurs  fournit 
une  bonne  définition  de  la  science.  Voici  deux  bateaux  qui  ont  lait 
des  routes  diflcrcntes,  ont  essuyé  des  tempêtes  différentes,  rencontré 
des  courants  différents,  traversé  des  perturbations  différentes; 
de  plus,  en  vertu  de  leur  construction,  de  l'habileté  de  leur  équi- 
page, de  la  perfection  de  leurs  machines,  ils  ont  subi  des  dérives 
différentes,  inscrit  des  erreurs  différentes  sur  leurs  journaux  de 
bord.  En  d'autres  termes,  ces  deux  bateaux,  arrivant  au  même 
endroit  de  la  surface  du  globe,  ont  des  personnalités  différentes, 
des  traditions  différentes.  Leurs  points  estimés  ne  se  confondent 
pas.  Et  cependant  si,  à  bord  des  deux  bateaux,  deux  officiers 
sachant  leur  métier  font  le  point  astronomique,  les  indications 
qu'ils  trouvent  sont  les  mêmes  (sauf  les  petites  erreurs  inhérentes 
aux  observations  les  mieux  faites).  En  tout  cas,  même  s'ils  se  sont 
servi  l'un  et  l'autre  de  leurs  points  estimés,  leurs  calculs  astrono- 
miques leur  donneront  des  résultats  indépendants  de  ces  points 
estimés;  le  point  estimé,  employé  comme  auxiliaire,  disparaît 
dans  la  construction  du  point  observé;  le  point  observé  est  imper- 
sonnel, il  est  scientifique. 

La  caractéristique  de  la  science  est  dans  cette  impersonnalité 
des  documents  qu'elle  recueille.  La  science  a  pour  point  de  départ 
des  mesures.  Ces  mesures,  les  hommes  ne  peuvent  les  faire  que 
grâce  à  une  expérience  précédemment  acquise,  mais,  malgré  la 
personnalité  de  cette  expérience  et  de  la  tradition  d'où  elle  résulte, 
les  mesures  sont  impersonnelles.  Apprenez  la  trigonométrie  à  un 
Chinois,  à  un  Yolof  et  à  un  Breton,  ces  trois  êtres,  nourris  de  tra- 
ditions si  différentes,  mesureront  de  la  même  manière  la  hauteur 
d'une  tour,  et  trouveront  le  même  nombre  à  quelques  millimètres 
près.  Et  il  n'y  aura  aucune  raison  pour  que  les  résultats  obtenus 
par  le  Chinois  et  le  Breton  soient  plus  difl'érents  que  ceux  qui 
seraient  obtenus  par  deux  Bretons,  malgré  les  différences  de  races. 

Le  résultat  des  mesures  est  impersonnel  et  immédiat;  il  est 
indiscutable  si  les  instruments  de  mesure  sont  construits  de  telle 
manière  qu'ils  donnent  à  très  peu  de  chose  près  les  mêmes  résultats 
entre  les  mains  des  divers  expérimentateurs.  Les  mesures  étant 
bien  faites,  leur  indication  doit  être  acceptée,  même  quand  elle  est 
en  contradiction  avec  les  enseignements  de  tradition.  Le  point 
estimé  doit  disparaître  devant  le  point  observé. 


8  KEVUE   PHILOSOPHIQUE 

Pour  faire  des  mesures,  il  faut  des  points  de  repère.  La  première 
condition  de  la  science  est  donc  la  découverte  de  choses  immuables, 
de  choses  fixes.  Or  tout  évolue,  tout  se  transforme,  l'homme,  les 
animaux,  les  objets  qui  les  entourent.  C'est  peut-être  le  besoin  de 
trouver  en  lui-même  l'élément  fixe  qu'il  ne  voyait  nulle  part  qui  a 
amené  l'homme  à  se  doter  d'une  âme  immortelle  et  invariable.  La 
science  a  cherché  des  choses  fixes  en  dehors  de  l'homme.  Elle  a 
commencé,  dans  une  première  approximation,  par  en  trouver  de 
suffisamment  fixes  pour  ses  besoins  immédiats.  Les  corps  sohdes, 
les  pierres,  les  métaux  usuels,  les  métaux  précieux  surtout,  ont, 
dans  les  conditions  où  s'agite  l'humanité,  une  évolution  très  lente 
par  rapport  à  la  nôtre;  ils  peuvent  donc  servir  de  repères  pour  l'his- 
toire des  hommes,  et,  en  réahté,  au  point  de  vue  de  ses  applica- 
tions immédiates  à  la  vie  courante,  la  science  basée  sur  ces  repères 
provisoires  est  parfaitement  suffisante. 

Mais  si  le  besoin  de  la  science  est  né  chez  l'homme  de  la  néces- 
sité pratique  où  il  se  trouvait  de  connaître  le  monde  ambiant,  d'en 
utiliser  les  avantages  et  d'en  éviter  les  inconvénients,  ce  besoin, 
éprouvé  pendant  de  nombreuses  générations,  a  fini  par  prendre 
dans  la  nature  de  l'homme  une  place  définitive  ;  il  s'est  transformé 
en  exigence  impérieuse.  Comme  tous  les  caractères  acquis  dans 
des  circonstances  données  et  fixés  ensuite  dans  notre  hérédité  indé- 
pendamment des  contingences,  le  besoin  de  savoir  existe  aujour- 
d'hui chez  nous  en  dehors  de  toute  utilité;  c'est  le  besoin  absolu 
de  savoir  pour  savoir,  ou,  si  l'on  veut,  le  goût  de  la  science  en 
dehors  de  toute  application  possible;  c'est  là,  il  me  semble, la  meil- 
leure définition  de  la  philosophie.  L'homme  est  devenu  un  animal 
philosophe;  sa  curiosité  l'a  conduit  à  de  grandes  découvertes  qui 
ont  étendu  prodigieusement  son  domaine;  elle  l'a  amené  aussi  à 
des  recherches  parfaitement  inutiles  en  apparence.  Qui  peut  se 
préocuper  de  savoir  si  l'anneau  de  Saturne  finira  par  se  confondre 
avec  la  planète?  Quelle  importance  cela  aura-t-il  pour  nous?  Et 
cependant  les  plus  grands  astronomes  ont  discuté  cette  question 
avec  gravité.  On  ne  sait  d'ailleurs  jamais  ce  qui  résultera  d'une 
découverte  faite  dans  un  domaine  quelconque,  et  c'est  pour  cela 
que  nul  n'a  le  droit  de  parler  de  recherches  inutiles. 

Parmi  les  recherches,  inutiles  en  apparence,  auxquelles  l'homme 
a  été  conduit  par  sa  curiosité  scientifique,  il  en  est  qui  sont  peut- 


F.  LE  DANTEC    —    l'OUDRE   DES   SCIENCES  9 

ôlre  dangereuses.  Je  veux   parler   de   celles  qui   concernent   sa 
propre  nature,  l'examen  raisonné  de  son  «  journal  de  bord  »,  pour 
employer  notre  métaphore  de  tout  à  l'heure.  Ces  recherches  ne  sont 
devenues  possibles  qu'après  la  découverte  de  repères  fixes  et  imper- 
sonnels en  dehors  de  l'observateur  lui-môme.  Tant  que  l'homme 
n'a  pas  analysé  d'une  manière  indépendante  de  sa  propre  person- 
nalité les  phénomènes  extérieurs  à  lui,  il  n'a  pas  eu  la  possibilité  de 
discuter  la  valeur  de  ses  opinions  relativement  à  sa  propre  nature. 
De  môme  le  navigateur  ne  peut  apprécier  l'exactitude  de  ses  points 
estimés  successifs  qu'après  avoir  fait  un  point  certain  au  moyen  de 
visées  astronomiques  ou  géographiques.  Continuons  cette  compa- 
raison :  Rien  n'est  plus  utile  pour  un  bateau  que  de  savoir  exacte- 
ment où  il  est;  mais  supposons  que  tous  les  points  observés  qu'il 
porte  sur  sa  carte  s'éloignent  notablement  de  ses  points  estimés; 
il  perdra  toute  confiance  dans  ses  appréciations  de  chaque  instant, 
dans  cette  navigation  à  l'estime  qui  est,  somme  toute,  la  naviga- 
tion courante  entre  les  moments  assez  éloignés  où  l'on  fait  le  point 
astronomique.  Il  se  demandera  si  sa  boussole  n'a  pas  été  faussée 
par  un  orage,  si  sa  coque  n'a  pas  acquis  une  dissymétrie  inquié- 
tante à  cause  des  végétations  marines  qui  s'y  sont  fixées,  si  son  loch 
et  son  sablier  ont  encore  une  valeur.  Et  il  n'osera  plus  avancer  qu'à 
tâtons,  alors  qu'il  marchait  victorieusement  à  l'aventure  quand  il 
avait  confiance  dans  son  estime  de  chaque  instant.  Un  bateau  parti 
de  Paimpol  il  y  a  quelques  années  pour  la  poche  à  la  morue,  et 
ayant  eu  de  la  brume  avec  mauvais  temps,  s'est  trouvé  au  bout  de 
trois   mois   aux  environs   du  Danemark  sans  avoir   pu    trouver 
l'Islande.  Évidemment  il  a  perdu  confiance  dans  son  point  estimé! 
N'est-il  pas  à  craindre  que  la  même  chose  arrive  à  l'homme  si, 
ayant  acquis  les  moyens  de  soumettre  son  «  journal  de  bord  »  à  un 
contrôle  scientifique  impersonnel,  il  s'aperçoit  du  peu  de  valeur 
des  indications  qu'il  tirait  de  cette  conscience  morale  dont  il  était  si 
fier?  C'est  là  le  danger,  et  en  môme  temps  l'aboutissant  logique  des 
recherches  scientifiques  poussées  à  l'extrôme;  après  avoir  mesuré 
le  monde,  l'homme  est  arrivé  à  se  mesurer  lui-môme,  à  peser  toutes 
ses  actions.  En  tirera-t-il  véritablement  profit?  Ne  regrettera-t-il  pas 
un  jour  l'ignorance  partielle  qui  lui  donnait  confiance  dans  ses  des- 
tinées? Les  progrès  de  la  science  auront  beau  s'affirmer  de  jour 
en  jour,  il  est  difficile  de  prévoir  le  moment  où  la  vie  de  l'homme 


iO  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

sera  entièrement  scientifique,  même  chez  les  individus  les  plus 
remarquables.  Et  qu'arrivera-t-il  chez  les  hommes  moyens  qui  ont 
confiance  dans  les  indications  des  savants  sans  pouvoir  eux- 
mêmes  faire  de  la  science?  Supposons  qu'un  cuirassé,  muni  de 
puissants  moyens  d'investigation  astronomique  et  géographique, 
rencontre  en  haute  mer  une  de  ces  hardies  flottilles  dans  lesquelles  la 
navigation  à  l'estime  se  fait  par  les  moyens  les  plus  rudimentaires; 
supposons  que  ce  cuirassé  ait  constaté  des  divergences  profondes 
entre  sa  marche  estimée  et  sa  marche  vraie  et  dise  aux  pêcheurs  : 
«  Ily  a  des  perturbations  dans  le  monde;  la  navigation  à  l'estime 
ne  vaut  plus  rien  !  »  Le  vaisseau  continuera  sa  route  à  grand  renfort 
de  visées  et  de  calculs;  mais  que  deviendront  les  barques  ayant 
perdu  toute  confiance  dans  leurs  moyens  ordinaires  de  naviga- 
tion? Voilà  un  danger  de  la  science.  Ce  danger  disparaîtrait  le 
jour  où  toutes  les  individualités  auraient  en  elles  les  moyens 
scientifiques  d'investigation.  Mais  comment  se  passera  la  période 
de  transition?  Comment  vivra  l'humanité  médiocre  qui,  faute  de 
mieux,  doit  se  servir  quotidiennement  des  indications  de  son 
journal  de  bord? 


Quelle  différence  y  a-t-il  d'ailleurs  entre  la  navigation  à  1  estime 
et  la  navigation  au  point  astronomique,  entre  la  science  imperson- 
nelle et  l'appréciation  des  faits  par  la  conscience  individuelle?  La 
navigation  à  l'estime  se  fait,  elle  aussi,  par  des  moyens  aussi  précis 
que  possible,  par  des  mesures.  Si  donc  la  définition  de  la  science 
est  dans  l'emploi  des  mesures,  la  ligne  tortueuse  construite  d'après 
les  indications  du  journal  de  bord  mérite  le  nom  d'œuvre  scienti- 
fique. Et,  de  fait,  les  caboteurs  qui  ne  perdent  jamais  la  côte  de 
vue,  qui  reconnaissent  successivement  tous  les  caps,  tous  les  îlots, 
tous  les  phares,  savent  toujours  exactement  où  ils  sont,  parce  que 
les  éléments  de  leur  journal  de  bord  sont  tous  absolument  précis. 
Leur  estime  est  faite  uniquement  d'éléments  scientifiques;  mais 
vienne  la  brume  ou  la  nécessité  de  perdre  les  côtes  de  vue,  les 
visées  géométriques  seront  remplacées  par  des  à  peu  près,  par  des 
mesures  de  vitesse  donnant  le  déplacement  du  bateau  par  rapport 
à  la  surface  de  l'eau,  et  non  par  rapport  au  fond  qui  a  seul  une 


F.  LE  DANTEC.    —   L'oilUItt;   DES    SCIENCES  1  1 

valeur  géographique,  etc.  11  n'y  a  plus  de  points  de  repère  vrai- 
ment fixes,  tlonc  plus  de  science  vraie. 

La  conscience  de  l'humanité  actuelle  contient  une  accumulation 
de  résumés  anceslraux  commencée  depuis  les  temps  les  plus 
anciens.  On  ne  pourrait  la  comparer  qu'au  journal  de  bord  dun 
bateau  qui,  ayant  commencé  une  navigation  séculaire  avec  les 
procédés  d'Ulysse  ou  des  Argonautes,  aurait  vu  se  perrectionner 
petit  à  petit  ses  moyens  d'investigation,  par  l'invention  de  la 
boussole  et  la  connaissance  des  lois  astronomiques.  Encore  la 
comparaison  ne  serait-elle  pas  parfaite;  chaque  fois  qu'un  bateau 
a  atterri,  tout  le  journal  de  bord  des  temps  passés  ne  compte  plus; 
on  repart  avec  un  point  précis  comme  origine.  L'homme  naviguant 
sur  l'océan  des  évolutions  n'atterrit  jamais;  il  est  toujours  une 
chose  mouvante  parmi  des  choses  mouvantes;  on  ne  pourrait  le 
comparer  qu'à  un  bateau  sillonnant  un  océan  uniforme  qui  recou- 
vrirait la  terre  partout.  Si,  dans  un  tel  bateau,  un  marin  faisait  à  un 
mom.ent  donné  une  mesure  astronomique  précise,  et  déterminait 
un  point  vraiment  scientifique,  ses  voisins,  confiants  dans  le  point 
estimé  rempli  d'erreurs  accumulées,  le  croiraient-ils?  Accepte- 
raient-ils de  faire  la  correction? Non,  vraisemblablement.  Et,  d'ail- 
leurs, si  l'océan  était  uniforme,  quel  intérêt  présenterait  la  certi- 
tude scientifique  du  point?  J'ai  bien  peur  que  ma  comparaison  ne 
soit  trop  bonne  et  que  les  discussions  actuelles  entre  les  hommes 
de  tradition  et  les  savants  n'aient  pas  plus  de  valeur! 


Si  l'on  arrivait  jamais  à  une  cerlilude  scientifique,  toute  discus- 
sion devrait  cesser;  il  y  aurait  là  quelque  chose  d'acquis,  indépen- 
dant de  toutes  les  erreurs  passées.  Notre  génération  a  été  élevée 
dans  la  croyance  à  cette  certitude.  De  grands  esprits  la  battent 
actuellement  en  brèche.  L'homme  mobile  parmi  les  choses  mou- 
vantes ne  pourrait  jamais  atteindre,  même  pour  les  choses  les  plus 
susceptibles  de  mesures,  une  certitude  absolue.  Les  grandes  lois 
d'invariance  qu'il  a  cru  découvrir  et  qui  sont  le  joyau  de  son  patri- 
moine scientifique,  la  conservation  de  la  matière,  la  conservation 
de  l'énergie,  ne  seraient  que  des  à  peu  près.  Les  œuvres  scienti- 
fiques d'un  Newton,  d'un  Maxwell,   d'un  Poincaré  ne    seraient. 


42  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

elles  aussi,  que  des  «  journaux  de  bord  »,  des  approximations 
meilleures  que  celles  des  mortels  ordinaires,  mais  susceptibles 
d'être  corrij^ées  plus  lard  par  les  découvertes  plus  précises  d'un 
savant,  dont  l'œuvre  admirable  ne  serait  à  son  tour  qu'un  «  journal 
de  bord  »  pouvant  être  retouché! 

Si  tout  évolue,  si  tout  se  transforme,  nous  n'avons  en  efîet  le 
droit  de  considérer  comme  fixe  aucun  point  de  repère;  nos  œuvres 
les  plus  scientifiques  ne  sont  que  de  la  navigation  à  l'estime.  Les 
lois  mêmes,  que  nous  avons  cru  découvrir  dans  les  relations  entre 
les  éléments  du  monde,  évolueraient,  elles  aussi,  et  ne  seraient 
qu'actuelles,  que  provisoires!  Rien  ne  nous  permet  de  le  nier. 
Nous  ne  pouvons  établir  de  lois  que  pour  les  choses  dont  l'étude 
nous  est  accessible;  mais,  lorsqu'une  loi  nous  paraît  très  générale, 
nous  avons  une  tendance  à  la  croire  universelle;  nous  l'appliquons 
en  dehors  des  limites  entre  lesquelles  nous  l'avons  vérifiée,  et  nous 
sortons  ainsi  du  domaine  de  la  science  pour  entrer  dans  celui  de  la 
fantaisie . 

Le  doute  qui  commence  à  remplacer  l'ancienne  confiance  tire 
son  origine  de  l'exagération  fatale  de  notre  curiosité.  Je  disais  tout 
à  l'heure  que  la  science,  née  des  nécessités  humaines,  du  besoin 
qu'ont  les  hommes  de  connaître  le  monde  ambiant,  avait  pris  petit 
à  petit  le  caractère  absolu  d'une  divinité  exigeante.  L'homme  a 
d'abord  cherché  à  résoudre  les  problèmes  qui  intéressaient  sa  con- 
servation et  dont  la  solution  pouvait  l'aider  dans  la  lutte  contre  les 
éléments  et  contre  les  autres  animaux.  A  ce  point  de  vue  on  peut 
dire  qu'il  a  pleinement  réussi;  il  est  devenu  sans  conteste  le  roi  du 
monde.  Le  xix°  siècle  en  particulier  a  apporté  à  ses  conquêtes  le 
contingent  le  plus  inespéré.  Pour  tout  ce  qui  intéresse  la  lutte  de 
l'homme  contre  ses  ennemis  naturels,  la  moisson  de  la  Science  est 
prodigieuse;  les   promesses  de  l'avenir  sont  plus  belles  encore. 
Fiers  du  développement  de  notre  industrie,  nous  pouvons  adopter 
l'orgueilleuse  devise  de  Fouquet  :  quo  non  ascendam?  Mais  nous 
ne  sommes  pas  sages;  nous  sommes  atteints  de  la  folie  de  savoir 
pour  savoir.  La  Science  qui,  envisagée  à  l'usage  de  l'homme,  a 
rempli  et  au  delà  toutes  les  espérances  qu'on  pouvait  fonder  sur 
elle,  nous  la  dénigrons  aujourd'hui  parce  qu'elle  ne  nous  a  pas 
appris  tout.  Cette  curiosité  maladive  résulte  de  l'existence  même  de 
notre  «  journal  de  bord  ».  Le  besoin  de  savoir  est  fixé  dans  notre 


F.  LE  DANTEC     -   l/oUDHE   DES   SCIENCES  13 

hérédité,  et  nous  en  sommes  d'autant  plus  pénétrés  que  nos 
ancêtres,  confiants  dans  la  navigation  à  l'estime,  ont  cru  tout 
savoir.  11  faudrait  proiiiber  cette  curiosité  comme  un  fléau  stérili- 
sant, si  les  sciences  positives  ne  tiraient  pas  souvent  un  bénéfice 
imprévu  de  recherches  purement  spéculatives.  Les  études  sur  la 
dissvmétrie  moléculaire  ont  conduit  Pasteur  à  celle  de  la  fermen- 
tation. 

Parmi  les  plus  dangereuses  de  nos  curiosités  est  celle  qui  nous 
pousse  à  nous  connaître  nous-mêmes,  à  connaître,  du  moins,  nos 
relations  avec  les  phénomènes  ambiants.  Cette  connaissance  est 
sans  aucun  doute  utile;  il  serait  impossible  de  chercher  à  guérir 
nos  souffrances  si  Ton  ne  connaissait  pas  le  substratum  de  ces 
souffrances.  L'anatomie  et  la  physiologie  sont  indispensables; 
mais  nos  études  sur  la  vie  dépassent  bien  vite  le  cadre  dans  lequel 
elles  sont  utiles.  Le  désir  de  trouver  des  formules  qui  permettent 
de  guérir,  non  seulement  les  maladies  de  l'individu,  mais  les  souf- 
frances que  lui  cause  la  vie  sociale,  nous  amène  à  reviser  ce  qui 
nous  paraissait  le  plus  solide  dans  nos  «  journaux  de  bord  »,  dans 
nos  consciences  morales,  les  principes  directeurs  que  des  milliers 
de  générations  ont  considérés  comme  définitifs,  et  qui  se  sont 
ancrés  de  plus  en  plus  en  chacun  de  nous.  Là  encore,  malgré  leur 
danger  incontestable,  les  recherches  scientifiques  ont  eu  une  part 
d'utilité.  Si  l'humanité  souffre  au  nom  d'un  principe  faux,  il  n'est 
pas  mauvais  de  montrer  que  ce  principe  est  faux  ;  mais  que  restera- 
t-il  à  l'homme  dépourvu  de  tous  ses  principes  fondamentaux,  à 
l'homme  qui  n'aura  plus  comme  guides  que  la  conservation  de  la 
matière  et  celle  de  de  l'énergie?  Après  qu'il  aura,  dans  la  marche 
glorieuse  des  industries,  prononcé  avec  orgueil  le  «  quo  non 
ascendam?  »  la  conscience  de  son  néant  ne  l'amènera-t-elle  pas  à 
gémir  un  «  vanitas  vanitatum!  »  et  à  regretter  le  temps  où  il 
croyait  à  des  principes  dont  il  souffrait?  C'est  là  le  point  angois- 
sant dans  notre  curiosité  actuelle;  c'est  cet  inconnu  inquiétant 
qui  crée  aujourd'hui  le  différend  entre  les  partisans  de  la  Science, 
de  la  Table  rase,  et  les  amis  de  la  tradition.  Les  derniers  refusent 
aux  premiers  le  droit  d'investigation  dans  le  domaine  de  la  con- 
science individuelle;  ils  ne  veulent  pas  que  leur  «  journal  de  bord  » 
soit  discuté  au  nom  des  découvertes  de  la  Science.  Ils  disent  que 
les  données  de  leur  conscience  étant  immédiates,  et  ayant  été  uti- 


14  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Usées  dans  la  découverte  de  lois  scientifiques  prétendues  imperson- 
nelles, ces  lois  scientifiques,  découvertes  par  le  moyen  de  la  con- 
science, seraient  frappées  de  nullité  en  même  temps  que  la  conscience 
condamnée  au  nom  de  ces  lois.  L'homme  a  cru  à  la  liberté,  au  bien, 
au  mal,  etc.  Il  s'est  servi  de  tout  cela  pour  édifier  la  Science.  Si  la 
Science  nous  prouve  que  la  liberté  est  une  illusion,  ne  sape-t-elle 
pas  ainsi  elle-même  ses  propres  fondements?  La  comparaison  de 
la  vie  humaine  avec  la  route  d'un  vaisseau  a  donné  d'avance  une 
réponse  à  cet  argument.  Le  point  estimé,  avec  ses  erreurs,  sert  à 
construire  le  point  observé  qui  devient  une  chose  certaine,  indé- 
pendante du  point   estimé.  De  même,   nos  opinions,  avec   leurs 
erreurs,  nous  ont  servi  à  construire  une  Science  impersonnelle, 
indépendante  de  nos  opinions,  et  qui  peut  même  ensuite  leur  servir 
de  critère.  La  psychologie  a  précédé  la  science  des  mesures,  comme 
la  navigation  des  Argonautes  a  précédé  celle  des  paquebots  trans- 
atlantiques. Il  serait  illégitime  de  nier  le  rôle  des  croyances  psycho- 
logiques  dans    l'évolution    de   l'humanité.   Le   langage   courant, 
résumé  de  ces  croyances,  a  été  l'outil  provisoire  qui  a  servi  à  édifier 
la    Science;   mais  la   Science,  une  fois   impersonnelle,  a   rejeté 
comme  inutile  et  dangereux  l'outil  provisoire  qui  avait  servi  à 
l'édifier,  et  s'est  procuré  un  langage  nouveau,  impersonnel  comme 
elle-même,  le  langage  mathématique. 

Pour  suivre  l'ordre  réel  des  choses,  il  faut  d'abord  passer  en 
revue  la  psychologie,  le  journal  de  bord  de  l'humanité  préscienti- 
fique, et  montrer  comment  ce  qu'il  y  avait  de  bon  dans  ses  points 
estimés  a  pu  servir  à  édifier  une  science  basée  sur  des  repères 
solides.  Mais  il  ne  faudra  considérer  cette  psychologie  que  comme 
une  étape  dans  la  voie  de  la  construction  de  la  science,  et  rien  ne 
nous  empêchera  de  soumettre  ensuite  la  psychologie  elle-même  à 
la  critique  de  la  science  issue  d'elle.  Et  si  la  psychologie  suc- 
combe, la  Science  n'en  sera  pas  infirmée. 

II.  —  L'Étape  psychologique. 

'La  comparaison,  précédemment  faite,  de  la  vie  humaine  et  de  la 
route  d'un  navire,  nous  a  amenés  à  établir  un  parallèle  entre  la 
période  préscientifique  de  notre  évolution  et  le  journal  de  bord 
d'un  bateau  naviguant  à  l'estime.  Sur  un  tel  journal  de  bord  sont 
notés  les  événements  intérieurs  du  navire,  les  relations  mesurables 


F.  LE  DANTEC.    —   l'OKDRE   DES   SCIENCES  15 

OU  appréciables  entre  le  navire  et  la  surface  mouvante  de  l'eau  qui 
l'environne,  et  enfin,  toutes  les  fois  que  cela  a  été  possible,  des 
relèvements  précis  de  phares,  d'îles  ou  de  promontoires.  Dans  ce 
dernier  cas,  les  renseignements  notés  sur  le  journal  de  bord  sont 
d'une  valeur  très  supérieure  à  celle  des  documents  enregistrés  en 
haute  mer;  on  ne  peut  cependant  pas  dire  encore  qu'ils  soient 
entièrement  scienlificiues,  puisqu'ils  n'intéressent  que  le  bateau 
lui-même,  puisqu'ils  sont  relatifs  seulement  aux  rapports  de  posi- 
tion du  bateau  et  des  terres  qu'il  côtoie.  Que  les  navigateurs 
fassent  un  elTort  de  plus,  qu'ils  prennent  des  mesures  assez  nom- 
breuses pour  établir  des  relations  définitives  entre  les  points  de 
repère  extérieurs,  indépendamment  de  la  position  du  vaisseau 
qu'ils  habitent,  ils  auront  éliminé  l'élément  personnel  et  fait  œuvre 
scientifique,  en  dressant  la  carte  côtière  de  la  région. 

L'expérience  humaine  a  contenu,  depuis  les  temps  les  plus 
reculés,  des  documents  rentrant  dans  des  catégories  analogues  à 
toutes  celles  que  nous  venons  de  passer  en  revue;  le  «  journal  de 
bord  »  de  son  évolution  a  enregistré  des  observations  intérieures, 
des  relations  accidentelles  avec  des  objets  extérieurs  mobiles,  des 
repérages  par  rapport  à  des  points  fixes,  et  même  des  constatations 
impersonnelles  de  rapports  établis  entre  des  repères  extérieurs. 
Du  moment  que  l'homme  a  été  en  possession  du  langage  articulé 
il  a  traduit  tous  ces  documents  dans  son  langage,  et  a  pu  faire 
profiter  ses  congénères  et  ses  enfants  de  son  expérience  indivi- 
duelle. De  ce  moment  la  science  était  née.  Si  la  précision  des 
mesures  est  venue  plus  tard,  une  accumulation  de  documents 
impersonnels  plus  ou  moins  exacts  doit  néanmoins  être  considérée 
comme  l'ébauche  de  la  science.  Ces  documents  impersonnels  ont 
probablement  été  d'abord  purement  topographiques;  quand 
l'homme  des  cavernes  disait  à  ses  enfants  :  «  à  200  pas  de  notre 
grotte,  en  descendant  le  ravin,  on  trouve  une  autre  grotte  dont 
l'ouverture  laisse  passer  un  homme  »,  on  ne  peut  nier  qu'il  ait  fait 
œuvre  scientifique.  Il  est  donc  bien  difficile  de  séparer  rigoureuse- 
ment, dans  l'histoire  évolutive  de  l'homme  doué  de  parole,  une 
période  préscientifique  et  une  période  scientifique.  C'est  l'homme 
préscientifique  qui  a  édifié  la  science,  et  il  y  a  réussi  parce  que, 
dans  ses  antécédents,  il  avait  déjà  des  habitudes  scientifiques 
rudimentaires. 


16  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Antérieurement  même  au  langage  articulé,  nous  devons  penser 
que  l'homme  acquérait  déjà  une  expérience  personnelle  des 
causes  extérieures  de  destruction,  et  qu'il  pouvait  la  communiquer 
à  ses  enfants,  comme  cela  a  lieu  chez  les  animaux  sauvages 
dépourvus  de  parole.  Avant  de  parler,  l'homme  était  intelligent 
comme  tous  les  animaux,  c'est-à-dire  qu'il  enregistrait  dans  sa 
mémoire  les  documents  recueillis  par  son  expérience,  et  que  ces 
documents  enregistrés  entraient  en  ligne  de  compte  dans  ses 
déterminations  ultérieures.  Les  petits,  l'imitant,  profitaient  de 
l'expérience  paternelle;  et  ainsi  se  fixaient,  petit  à  petit,  dans  le 
patrimoine  héréditaire  de  chaque  espèce,  des  instincts  précieux 
résultant  d'actes  intellectuels  longtemps  répétés.  Ces  instincts 
étaient  tous  relatifs  aux  relations  de  l'homme  avec  le  milieu;  ils 
n'avaient  donc  pas  encore  le  caractère  d'impersonnalité  qui  carac- 
térise la  science. 

Y  a-t-il  eu  des  documentations  vraiment  scientifiques  et  imper- 
sonnelles antérieures  au  langage  articulé?  Nous  n'avons  aucune 
raison  de  l'affirmer,  mais  nous  ne  devons  pas  le  nier;  les  castors, 
qui  ne  parlent  pas,  construisent  des  digues  qui  exigent  la  connais- 
sance d'une  relation  impersonnelle  entre  des  objets  extérieurs  aux 
constructeurs.  Quoiqu'il  en  soit,  il  est  bien  certain  que  le  lan- 
gage articulé  a  été  un  outil  merveilleux  de  développement  scien- 
tifique; il  est  bien  certain  aussi  que  ce  langage  articulé  a  pris 
naissance  à  un  moment  oîi  la  science  humaine  était  sinon  nulle, 
du  moins  très  rudimentaire.  A  partir  de  ce  moment,  le  langage 
a  dominé  toute  l'histoire  de  l'homme,  car  presque  toutes  les  rela- 
tions d'homme  à  homme  ont  eu  lieu  par  son  intermédiaire. 

Qu'était  ce  langage  au  début?  Nous  l'ignorerons  toujours;  il  s'est 
transmis  jusqu'à  nous  en  se  transformant  de  diverses  manières 
suivant  les  lignées,  mais  il  est  vraisemblable  que,  s'il  a  beaucoup 
changé  dans  sa  forme,  il  ne  s'est  guère  modifié  dans  le  fond.  En 
d'autres  termes,  si,  par  une  bonne  fortune  plus  qu'improbable, 
nous  connaissions  aujourd'hui  les  discours  que  tenaient  les 
hommes  de  Spy  ou  de  Cro-Magnon,  nous  les  comprendrions,  nous 
pourrions  les  traduire  au  moyen  d'un  dictionnaire  dans  notre  lan- 
gage actuel.  Le  contraire  ne  serait  pas  vrai;  il  est  certain  que  nous 
ne  saurions  pas  traduire  en  langage  de  Cro-Magnon  une  page  de 
«  la  Science  et  l'Hypothèse  »,  car  les  hommes  ont  ajouté  depuis 


F.  LE  DANTEC-    —    I>'()IU)llE   DES   SCIENCES  17 

celle  époque  à  leurs  conceptions  et  à  leur  vocabulaire,  ils  y  ont 
ajouté,  mais  je  ne  crois  pas  qu'ils  en  aient  rien  retranché.  Ce  lan- 
gage initial,  qui  représentait  les  conceptions  initiales  des  hommes 
doués  de  parole,  pèsera  indéfiniment,  j'en  ai  bien  peur,  sur  notre 
philosophie. 

J'irai  même  plus  loin;  il  me  semble  que,  si  les  abeilles,  les 
fourmis  ou  les  castors  se  trouvaient  doués  de  la  parole  articulée 
ou  de  quelque  chose  d'équivalent,  leur  langage  ne  serait  pas  essen- 
tiellement dilTérent  du  nôtre;  il  aurait  du  moins  en  commun  avec 
le  nôtre  tout  ce  qui  est  commun  aux  animaux  dans  leurs  relations 
avec  le  milieu  ambiant.  Toute  cette  partie  commune  pourrait  être 
traduite  du  langage  des  castors  en  langage  humain.  Il  y  aurait 
seulement  des  diflerences  relatives  aux  particularités  qui  existent 
seulement  dans  une  espèce;  les  mains  de  l'homme,  les  glandes  à 
cire  des  abeilles,  la  queue  des  castors,  ne  trouveraient  pas  leur  équi- 
valent dans  les  langages  des  espèces  dilTérentes,  non  plus  que  les 
opérations  dans  lesquelles  ces  outils  entrent  en  jeu.  Mais  il  serait 
facile  de  faire  un  catalogue  de  toutes  les  vieilles  notions  humaines 
qui  ne  sont  que  des  notions  animales  applicables  à  toutes  les 
espèces. 

Évidemment,  par  exemple,  dans  les  relations  des  individus  avec 
le  milieu  ou  avec  les  autres  individus,  chaque  animal  dira  en  par- 
lant de  lui-même,  (juelque  chose  qui  équivaut  à  notre  «  Je  »,  et 
divisera  ainsi  le  monde  entier  en  deux  parties  distinctes,  celle  qu'il 
occupe  et  le  reste.  Le  moi  et  le  non-moi  sont  des  notions  animales 
inhérentes  à  la  vie  libre  de  l'individu. 

La  notion  de  liberté  sera  aussi  une  notion  forcément  commune 
à  tous  les  animaux  non  fixés.  Du  moment  qu'un  animal  raconte 
l'histoire  de  son  individu  considéré  comme  séparé  du  monde 
ambiant,  comme  formant  un  monde  à  part,  il  ne  peut  pas  ne  pas 
le  déclarer  libre,  c'est-à-dire  qu'il  doit  affirmer  «  qu'il  agit  à 
chaque  instant  pour  des  raisons  qui  sont  en  lui  ». 

C'est  surtout  par  la  comparaison  de  son  activité  avec  celle  des 
minéraux  que  l'animal  donnera  de  l'importance  à  cette  notion  de 
liberté;  elle  lui  paraîtra  caractéristique  de  la  vie  animale.  Là  où 
un  caillou  reste  inerte,  une  souris  trotte  et  se  dislingue  ainsi  du 
caillou.  Si  l'on  allait  un  peu  plus  loin  dans  la  précision  du  langage, 
cette  différence  entre  la  souris  et  le  caillou  paraîtrait  peut-être 
TOME  LXIV.  —  1907.  2 


18  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

moins  profonde.  La  souris  agit,  pour  des  raisons  qui  sont  en  elle, 
suivant  sa  nature  de  souris.  Le  caillou  agit  aussi  suivant  sa  nature 
de  caillou;  pourquoi  affirmer  que  les  raisons  de  sa  caillouteuse 
activité  ne  sont  pas  en  lui,  comme  pour  la  souris?  J'ai  tort  de  vou- 
loir déjà  discuter  la  valeur  du  langage,  alors  que  je  me  suis  proposé 
simplement  d'en  exposer  pour  le  moment  les  particularités  com- 
munes aux  animaux  libres.  Et,  d'ailleurs,  si  l'on  démontrait  à  un 
animal  que  la  définition  précise  de  la  liberté  s'applique  aussi  bien 
au  caillou  qu'à  lui-même,  il  aimerait  mieux  déclarer  le  caillou  libre 
que  de  se  priver  lui-même  d'une  faculté  qu'il  considère  comme  un 
apanage  précieux.  Le  mot  liberté  perdrait  ainsi  toute  signification, 
puisqu'il  n'établirait  plus  la  différence  qu'il  a  d'abord  été  destiné 
à  établir  entre  les  animaux  et  les  corps  bruts. 

La  notion  du  moi  et  la  notion  de  liberté  sont  inséparables  de  la 
nature  animale.  La  liberté,  telle  qu'elle  est  définie  plus  haut,  est 
même  indispensable  à  l'accomplissement  d'un  acte  intellectuel; 
l'acte  intellectuel,  qui  consiste  à  «  tirer  parti  de  son  expérience  », 
suppose  aussi  la  mémoire  sans  laquelle  aucune  expérience  ne  serait 
enregistrée.  Or,  nous  constatons  des  actes  intellectuels  chez  tous 
les  animaux.  Nous  devons  donc  déclarer  ces  animaux  libres  comme 
nous,  intelligents  comme  nous,  doués  de  mémoire  comme  nous; 
mais  il  est  bien  entendu  que,  pour  l'abeille,  ce  sera  de  la  liberté 
d'abeille,  de  l'intelligence  d'abeille,  de  la  mémoire  d'abeille,  pour 
le  castor,  de  la  liberté  de  castor,  de  l'intelligence  de  castor,  etc. 

Quant  à  l'expérience,  elle  diffère  évidemment  suivant  les  espèces 
animales,  non  seulement  parce  que  les  mécanismes  des  individus 
les  mettent  en  relation  avec  des  objets  différents  suivant  leur  taille 
et  leur  structure,  mais  encore  et  surtout,  parce  que  les  outils  au 
moyen  desquels  ils  prennent  connaissance  du  monde  ambiant,  les 
organes  des  sens,  sont  différents  chez  les  différentes  espèces.  Là 
s'arrête  donc  la  similitude  possible  du  langage  des  fourmis  avec 
celui  des  castors  ou  de  l'homme.  De  l'expérience  de  fourmi  ne  sau- 
rait se  raconter  dans  le  langage  créé  par  l'homme  pour  raconter 
/le  l'expérience  d'homme.  Les  langages,  comparables  dans  leurs 
grandes  lignes,  ne  le  sont  plus  dans  le  détail.  C'est  de  la  nature  de 
l'expérience  humaine  que  dépendra  la  forme  delà  science  humaine; 
mais  si  cette  science  est  de  la  vraie  science,  si  elle  établit  entre  les 
objets  extérieurs  des  rapports  impersonnels,  des  rapports  dans 


F.  LE  DANTEC.    —    l/ounUK   DES   SCIENCES  19 

lesquels  respèce  môme  de  l'animal  observateur  ne  joue  plus  aucun 
rôle,  elle  sera  utilisable  pour  tous  les  ôlres  intelligenls  quels  qu'ils 
soient. 

Malgré  ces  dilTérencesde  détail,  il  reste  une  grande  unité  dans  le 
plan  de  la  connaissance  animale.  Toutes  les  grandes  lignes  se 
retrouvent  chez  tous  les  animaux  intelligents,  et  ils  le  sont  tous 
plus  ou  moins. 

Le  langage  articulé,  auquel  nous,   hommes,  sommes   habitués 
depuis  si  longtemps,  nous  paraît  si  commode  pour  exécuter  des 
opérations  intellectuelles  que  nous  concevons  difficilement  l'exé- 
cution de  telles  opérations  chez  des  animaux  qui  ne  sont  pas  doués 
de  la  parole.  Mais,  d'abord,  nous  ne  savons  pas  s'il  n'existe  pas,  chez 
les  autres  espèces  animales,  quelque  chose  d'équivalent  à  notre 
langage  articulé.  Peut-être  môme,  chez  les  fourmis   par  exemple, 
existe-t-il  un  langage  qui  permet  les  communications  de  documents 
d'individu  à  individu.  Chez  d'autres  animaux  moins  favorisés,  il 
existe  vraisemblablement  un  langage   intérieur  qui   donne  à  la 
mémoire  une  forme  plus  maniable,  et  permet,  comme  cela  a  lieu 
chez    nous,    l'abstraction,    la   généralisation    et    les    associations 
didées  ;  le  tout  à  un  degré  plus  ou  moins  développé  et  adéquat  à  la 
nature  de  l'espèce  animale  observée. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  toutes  ces  hypothèses  invérifiables  sur  les 
animaux  des  autres  espèces,  le  rôle  du  langage  dans  le  développe- 
ment de  l'espèce  humaine  est  évident.  Le  langage  permettant  de 
se  transmettre  des  documents  d'individu  à  individu  est  indispen- 
sable à  la  création  de  la  Science,  magasin  de  documents  imper- 
sonnels où  tous  les  êtres  doivent  pouvoir  puiser.  Sans  un  langage 
articulé  il  ne  pourrait  y  avoir  que  des  actes  intellectuels  isolés, 
aboutissant,  par  imitation  des  générations  successives,  à  la  forma- 
tion d'instincts  spécifiques. 

Mais,  si  le  langage  humain  a  été  indispensable  à  la  création  de  la 
Science,  il  ne  saurait,  par  cela  môme  qu'il  est  humain,  devenir  le 
langage  de  la  Science,  du  moins  de  la  Science  universelle  qui  n'est 
ni  personnelle  ni  spécifique.  Il  faudra  que  ce  langage  humain, 
utilisé  pour  la  construction  de  la  science,  disparaisse  ensuite 
comme  le  point  estimé  des  navigateurs  lorsqu'il  a  servi  à  cons- 
truire le  point  observé.  C'est  pour  cela  qu'on  peut  dire  que  ce 
langage,  journal  de  bord  de  l'évolution  humaine,  représente  une 


20  KEVUE   PHILOSOPHIQUE 

étape  dans  l'histoire  de  révolution  générale,  l'étape  psychologique. 
Il  serait  aussi  déraisonnable  de  nier  l'utilité  de  cette  étape  du 
progrès,  qu'il  est  peu  légitime,  une  fois  la  science  créée,  de  vouloir 
soustraire  à  la  critique  de  cette  Science  la  psychologie  qui  a  servi 
à  l'établir.  C'est  le  langage  courant  ou  langage  psychologique  qui, 
avec  toutes  les  erreurs  dont  il  est  encombré,  a  permis  d'édifier  une 
Science  dont  certaines  parties  semblent  déjà  parfaites.  Il  faut  donc, 
pour  établir  les  grandes  hgnes  de  la  Science,  commencer  par  attri- 
buer provisoirement  une  valeur  absolue  à  toutes  les  notions  psy- 
chologiques dont  l'homme  s'est  servi  dans  ses  recherches.  Plus 
tard  seulement,  une  fois  la  science  établie  et  devenue  imperson- 
nelle en  se  dégageant  de  toutes  les  erreurs  humaines,  on  pourra 
chercher  quelle  place  occupent,  au  milieu  des  autres  phénomènes 
de  la  nature,  les  manifestations  de  notre  activité  consciente.  Et  si 
Ton  trouve  que  des  erreurs  considérables  existaient  dans  la  psycho- 
logie, cela  ne  devra  pas  nous  enlever  notre  confiance  dans  une 
Science  née  de  l'étape  psychologique,  mais  entièrement  libérée 

d'elle. 

Il  faudrait  maintenant  passer  en  revue  les  facultés  humaines, 
telles  qu'on  les  étudie  dans  les  traités  de  philosophie,  et  sans  nous 
demander  si,  plus  tard,  à  la  lumière  de  la  Science,  nous  pourrons 
trouver  un  rapport  entre  ces  facultés  et  des  phénomènes  mesu- 
rables. Naturellement  il  suffirait  de  s'occuper  ici  de  la  psychologie 
et  de  la  logique  qui  ont  servi  toutes  deux  à  l'édification  de  la 
science.  La  morale  et  la  métaphysique  n'ont  rien  à  voir  dans  la 
genèse  de  la  Science,  ce  qui  ne  les  empêchera  pas  d'être  soumises 
ensuite  à  la  critique  de  la  Science,  lorsque  la  Science  existera.  Je 
n'ai  pas  qualité  pour  faire  un  exposé  de  la  psychologie  et  de  la 
logique  classiques.  J'indique  seulement  qu'il  faut,  pour  com- 
prendre la  construction  de  la  Science,  se  familiariser  d'abord  avec 
les  outils  dont  disposaient  les  hommes  pour  construire  la  science. 
Il  n'est  donc  pas  inutile  d'enseigner  la  psychologie  et  la  logique  à 
ceux  qui  veulent  se  livrer  ensuite  à  l'étude  générale  des  sciences. 
Mais  il  faut  les  prévenir  dès  le  début  que  c'a  été  là  une  étape  du 
développement  de  l'humanité,  et  qu'il  faut  en  considérer  les 
données  comme  provisoires.  Il  faut  accepter  ces  données  dans  la 
mesure  où  elles  sont  nécessaires  à  la  compréhension  de  la  genèse 
de  la  science,  mais  avec  l'arrière-pensée  qu'on  en  discutera  la  valeur 


F.  LE  DANTEC-    —   l'oRDRE   DES   SCIENCES  21 

ensuite,  quand  on  aura  à  sa  disposition  l'outil  impersonnel  de  la 
Science  proprement  dite. 

Ce  n'est  pas  ce  <jui  se  fait  en  général  dans  les  traités  de  philoso- 
phie. Au  contraire,  on  enseigne  d'abord  aux  élèves  qui  ne  savent 
pas  encore  ce  qu'est  la  physiologie,  que  la  psychologie  en  est  diffé- 
rente par  son  objet  et  ses  méthodes.  Quand  on  leur  parle  de  la 
liberté  individuelle,  on  leur  démontre  qu'elle  est  réelle,  on  fait  le 
procès  du  déterminisme,  etc.,  etc.  11  faut,  à  mon  avis,  modifier  cet 
ordre  de  renseignement.  Il  faut  commencer  par  exposer  la  psycho- 
logie et  la  logique  sans  en  discuter  la  valeur.  Puis  on  passera  à 
l'étude  des  sciences,  et  la  moisson  abondante  obtenue  prouvera 
que,  au  moins  comme  données  provisoires,  comme  point  approché, 
les  points  de  départ  avaient  une  valeur  non  négligeable.  Puis,  les 
sciences  exactes  établies,  on  entreprendra  l'étude  de  la  vie,  la 
Biologie;  et  cela  conduira  à  discuter  la  psychologie,  la  logique,  la 
morale  et  la  métaphysique,  à  la  lumière  de  la  science.  La  cons- 
cience, la  liberté,  l'imitation,  l'intelligence,  etc.,  seront  des  sujets 
d'étude  très  intéressants,  mais  seulement  après  que  nous  aurons 
parcouru  le  cycle  des  sciences  impersonnelles.  Voici  donc  en 
résumé  l'ordre  que  je  crois  convenable  : 

1"  Psychologie  et  logique  étudiées  comme  moyen  d'établir  la 
science,  sans  aucune  discussion  de  leur  valeur  absolue;  on  en 
apprend  d'ailleurs  à  peu  près  assez,  en  apprenant  à  parler. 

2°  Sciences  exactes.  Ces  deux  premières  parties  du  cycle  des 
études  représenteront  la  marche  ascendante  de  l'homme  à  la 
science;  du  sauvage  des  cavernes  à  Lavoisier  et  à  Pasteur. 

3°  Biologie,  c'est-à-dire  application  des  sciences  à  l'étude  de  la 
vie.  -Discussion  de  la  nature  des  facultés  humaines,  de  sa  liberté, 
de  sa  conscience,  etc.;  étude  de  la  formation  des  espèces  animales 
et  de  toutes  leurs  particularités  :  psychologie,  logique,  morale, 
métaphysique. 

Cette  troisième  partie  réalisera  la  localisation  de  l'homme  dans 
la  science  impersonnelle  créée  par  l'homme;  après  le  voyage  «  de 
l'homme  à  la  science  »,  ce  sera  le  retour  «  de  la  science  à 
l'homme»;  ce  retour  ne  sera  pas  précisément  flatteur  pour  le  créa- 
teur de  tant  de  merveilles;  beaucoup  regretteront  de  ne  pas  s'être 
arrêtés  à  mi-chemin. 

{La  fin  prochainement.)  F.  Le  Dantec. 


h 


UNE  EXPÉRIENCE  CRUCIALE  EN  GRAPHOLOGIE 


J'ai  cru,  il  y  a  quelque  temps,  qu'il  m'était  permis  d'affirmer, 
d'après  des  expériences  de  contrôle  %  que  l'écriture  renferme  des 
signes  d'intelligence.   On  le  voit  bien  dans  l'épreuve  suivante  : 
lorsqu'on  propose  à  un  graphologue  de   profession   deux    corps 
d'écriture,  dont  l'un  émane  d'une  personne  de  talent  ou  de  génie, 
et  dont  l'autre  a  été  écrit  par  une  personne  d'un  bon  ordinaire,  le 
plus  souvent  le  graphologue  ne  s'y  trompe  pas;  il  va  droit  à  la 
première  écriture,  et  nous  déclare    :  «   Voici   celle   de  l'homme 
supérieur  ».  Il  n'est  même  pas  nécessaire  d'être  graphologue  pour 
faire  la   distinction  d'une  manière  juste;  je  connais  plus  d'une 
personne  qui  est  complètement  étrangère  à  cet  art,  et  qui  d'ins- 
tinct, sans  pouvoir  dire  pourquoi,  ni  comment,  reconnaît  l'échan- 
tillon intelhgent  et  celui  qui  ne  Test  pas;  perspicacité  bizarre,  et 
presque  contradictoire,  car  ces  sortes  de  personnes,  qui  ont  si  bien 
le  sentiment  de   l'intelligence  dans  l'écriture,  ne   possèdent  pas 
toujours  une  écriture  intelhgente;  il  y  en  a  même  qui    sont  d'une 
mentalité  très  médiocre.  Et  ces  diagnostics  ne  sont  pas,  comme 
on  pourrait  le  supposer  de  prime  abord,  l'effet  d'un  hasard  heu- 
reux; car  le  hasard  ne  résiste  pas  à  des  expériences  répétées;  on 
devine  juste  par  hasard  une  fois  sur  deux,  et  non  quatre-vingts 
fois  sur  cent.  Or,  c'est  la  proportion  de  quatre-vingt-dix  sur  cent 
qui  a  été  atteinte,  et  parfois  même  dépassée  par  des  grapholo- 
gues de  talent,  lorsqu'ils  cherchèrent  à  lire  l'intelligence  des  gra- 
phismes. 

Je  croyais  donc  avoir  fourni  une  démonstration  rigoureuse  de 

.mon  affirmation;  je  croyais  avoir  prouvé  que,  dans  une  certaine 

mesure,  et  avec  toutes  les  atténuations  qu'on  voudra,  il  existe  une 

graphologie  de  rintelligence.  En  effet,  toutes  les  objections  qu'on 

pouvait  m'adresser  tombaient  devant  les  faits.  Comment,  m'a-t-on 

1.  Voir  les  Révélations  de  l'Écriture,  Paris,  F.  Alcan,  1906. 


A.  BINET.    —    U.NE    EXPKRIKNCB   CIUCIALE   EN    CUAPHOl.OGIE  23 

dit,  une  chose  aussi  subtile,  et  aussi  immatérielle  que  l'intelligence 
peut-elle  se   traduire   dans  la    grossièreté   d'un    trait  de   plume? 
Comment,  m"a-t-on  dit  encore,  dépister  l'influence  de  l'intelligence 
au  milieu  de  tant  d'autres  facteurs  qui  sont  tout  aussi  importants, 
tels  que  la  forme  de  la  plume,  la  nature  de  l'encre  et  du  papier,  la 
force   musculaire   et    l'adresse   de    la   main,    l'imitation   d'autres 
écritures,   le    souci   de   la   lisibilité,   l'intluence   de    la    mode,   le 
snobisme,  etc.,  etc.?  Enfin,  il  s'est  trouvé  d'autres  critiques  pour  me 
dire  :  Comment  ètes-vous  certain  vous-même  que  les  gens  dont 
vous  donnez  les  graphismes  à  comparer  sont  de  mentalité  inégale, 
el  que  celui   auquel   vous   décernez  la  palme  l'a   bien   méritée? 
Est-ce  que  l'intelligence  se  mesure?  Est-ce  qu'elle  est  une?  Est-ce 
qu'il  n'existe  pas  plutôt  des  intelligences,  c'est-à-dire  des  aptitudes 
de   nature  essentiellement   diiïérente,    et   pour  lesquelles   on   ne 
pourrait  trouver  aucun  commun  étalon? 

Voilà  les  principales  objections  qui  m'ont  été  faites.  Je  ne  sens 
nullement  le  besoin  de  critiquer  en  détail  des  opinions  théoriques, 
puisque  les  résultats  se  chargent  d'y  répondre.  L'a  jyriori  n'est  ici 
que  de  l'aulo-suggestion.  Mes  résultats  démontrent  bien,  en  efifet, 
que  l'intelhgence  s'exprime  dans  la  forme  de  l'écriture;  elle  y  est 
bien  puisqu'un  esprit  sagace  peut  l'y  découvrir;  mes  résultats 
démontrent  en  outre  que  malgré  toute  la  difficulté  qu'on  éprouve  à 
juger  qu'une  personne  est  moins  intelligente  qu'une  autre,  je  me 
suis  rendu  maître  de  cette  difficulté,  puisque  l'ensemble  des  grapho- 
logues, en  fournissant  des  diagnostics  dont  la  majorité  se  conforme 
à  mon  choix,  ont  donné  la  démonstration  que  ce  choix  a  été  juste. 
Bref,  je  le  répète,  je  n'avais  pas  à  minquiéter  des  objections;  je 
laissais  aux  faits  le  soin  de  se  démontrer  eux-mêmes. 

Mais,  sur  ces  entrefaites,  M.  Borel,  le  directeur  de  la  Revue  du 
Mois,  voulut  bien  publier  dans  sa  Revue  (second  semestre  de  1906) 
une  analyse  de  mon  livre,  et  il  exposa  dans  son  article  une  objec- 
tion nouvelle.  Les  fragments  de  texte  que  j'avais  publiés  lui  sem- 
blaient significatifs,  à  la  fois  par  leur  tournure  de  phrase  et  par 
leur  contenu;  si  significatifs  qu'on  pouvait  supposer  que,  rien  qu'à 
les  lire,  les  graphologues  avaient  pu  recevoir  une  suggestion  utile. 
Il  est  évident  qu'un  sot  n'écrit  pas  de  la  même  manière  qu'un 
homme  d'esprit;  même  dans  la  phrase  la  plus  simple,  pour  dire 
bonjour  ou  prendre  congé,  une  intelligence  d'élite  met  son  cachet. 


24  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Je  sais  des  personnes  qui  jamais  de  la  vie  n'ont  prononcé  ni  écrit 
une  phrase  banale.  Tout  ce  qu'on  sait  des  relations  étroites  entre 
le  mot  et  la  pensée  rend  très  plausible  la  critique  de  M,  Borel. 
Mon  aimable  contradicteur  ne  s'en  tint  pas  là.  Après  avoir  émis 
un  doute,  il  voulut  le  vérifier.  Donc  il  imprima  les  fragments  de 
lettres  qui  avaient  servi  à  quelques-unes  de  mes  expériences,  et, 
s'adressant  aux  lecteurs  de  sa  Revue,  il  les  invita  à  juger  par 
leur  contenu  si  ces  lettres  provenaient  d'intelligences  supérieures 
ou  d'intelligences  ordinaires. 

Les  solutions  provoquées  par  cette  consultation  ingénieuse 
furent  tout  à  fait  remarquables,  et  telles  que  M.  Borel  les  avait 
prévues. 

Presque  toujours  les  correspondants  devinèrent  juste;  on  calcula 
le  pourcentage  des  réponses  exactes,  et  il  se  trouva  que  le  chiffre 
ne  fut  pas  sensiblement  inférieur,  à  peine  de  10  p.  100,  à  celui  qui 
avait  été  fourni  par  des  graphologues  habiles,  qui  pouvaient  se 
guider  à  la  fois  par  le  contenu  des  lettres  et  par  leur  graphisme. 

Tout  en  applaudissant  à  l'épreuve  imaginée  par  M.  Borel,  je 
crus  devoir  faire  des  réserves;  elle  me  parut  moins  démonstrative 
qu'il  ne  le  supposait;  car  il  n'avait  provoqué  de  jugements  et  de 
comparaisons  que  sur  un  nombre  de  12  textes;  ma  base  d'opéra- 
tions était  beaucoup  plus  large;  j'avais  fait  étudier  72  textes. 
Mais  enfin,  tel  qu'il  était,  ce  fragment  d'expérience  donnait  à 
réfléchir;  il  en  sortait,  non  pas  une  démonstration,  mais  un  point 
d'interrogation.  On  avait  le  droit  de  se  demander  si  les  72  textes 
que  j'avais  employés  n'étaient  pas  aussi  éloquents,  comme 
contenu,  que  les  12  sur  lesquels  mon  distingué  collaborateur  avait, 
sans  aucun  choix  du  reste,  fait  porter  son  contrôle.  Ce  doute 
suffisait  pour  affaiblir  une  démonstration  qui  pouvait  paraître 
irréprochable. 

Avant  d'aller  plus  loin,  je  sens  le  besoin  de  me  défendre  contre 
un  reproche  de  légèreté.  Eh  quoi,  me  dira-t-on,  ne  pouviez-vous 
pas  prévoir  l'objection  qui  vous  a  été  faite?  Comment  se  fait-il  que 
vous  ayez  si  mal  pris  vos  précautions?  Pourquoi  n'avez-vous  pas 
songé  à  une  cause  d'erreur  qui  est  formidable?  —  J'y  avais  bien 
songé;  et  ceux  qui  se  reporteront  à  mon  livre  verront  que  j'avais 
confié  à  une  personne  très  distinguée  le  soin  de  deviner  par  le 
contenu  la  mentalité  des  scripteurs;  mais  cette  personne,  qui  avait 


A.  BINET.    —   LNE   EXPKRIENCE   CRUCIALE   E.N    GRAPHOLOGIE  25 

eu  la  patience  de  travailler  sur  mes  72  textes,  avait  fourni  un 
pourcentag;e  de  réj)onscs  justes  à  peine  supérieur  au  hasard. 
J'avais  eu  tort,  évidemment,  de  me  contenter  d'une  épreuve 
unique;  malgré  quelques  recherches  je  n'avais  pas  mis  la  main 
sur  un  autre  collaborateur  présentant  tous  les  titres  voulus;  il  faut, 
en  elîet,  pour  mener  ù  bien  cette  épreuve,  avoir  une  grande  finesse 
d'intelligence,  et  en  môme  temps  disposer  de  nombreux  loisirs, 
avoir  le  courage  d'entreprendre  un  travail  assez  long.  En  général, 
ceux  qui  ont  des  loisirs  manquent  d'intelligence;  et,  ceux  qui  sont 
très  intelligents  manquent  de  loisirs. 

M.  Borel  a  procédé  tout  autrement,  je  le  rappelle;  c'est  sur 
12  textes  seulement  qu'il  a  convié  une  trentaine  de  correspondants 
à  pratiquer  leurs  analyses.  Et,  de  plus,  il  a  employé  une  méthode 
extrêmement  féconde,  sur  laquelle  je  m'expliquerai  ailleurs  lon- 
guement :  la  méthode  des  majorités.  Elle  consiste  à  prendre  la 
majorité  des  opinions  données  individuellement  sur  une  question 
donnée.  Il  se  trouve,  comme  je  lai  constaté  dans  des  recherches 
inédites,  sur  la  physionomie,  sur  la  main,  sur  la  mémoire,  sur  les 
perceptions,  que  celte  majorité  se  trompe  rarement,  et  constitue 
un  révélateur  extraordinairement  précis  de  jugements  à  peine 
conscients.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'ayant  employé  ce  qui 
constitue  une  technique  nouvelle,  M.  Borel  ait  vu  ce  que  je  ne 
pouvais  pas  voir. 

Mais  c'est  assez  s'expliquer  sur  un  cas  tout  personnel.  Conti- 
nuons la  recherche. 

Que  me  restait-il  à  faire? 

Il  ne  s'agissait  pas,  bien  entendu,  de  défendre  mordicus  une 
position  acquise.  Comme  M.  Borel  lui-même,  je  suis  toujours  prêt 
à  imiter  le  fier  Sicambre,  qui  adore  ce  qu'il  a  brûlé,  et  brûle  ce  qu'il 
a  adoré.  Si  ma  démonstration  de  la  graphologie  de  l'intelligence 
est  inexacte,  tant  pis,  je  le  dirai,  et  je  recommencerai,  s'il  le  faut, 
mon  enquête  avec  des  méthodes  meilleures. 

J'aurais  bien  voulu  que  M.  Borel  conviât  ses  correspondants  à 
poursuivre  le  travail  qu'ils  avaient  si  bien  commencé  sous  son 
inspiration.  J'étais  tout  prêt  à  leur  envoyer,  reproduite  par  la 
machine  à  écrire,  la  totalité  des  documents  qui  m'avaient  servi  : 
car  à  ce  prix-là,  on  aurait  su  tout  de  suite  à  quoi  s'en  tenir.  Mais 
quel  travail!  Il  n'est  pas  probable  qu'un  seul  des  correspondants 


26  hEVUE    PHILOSOPHIQUE 

l'aurait  entrepris;  leur  bonne  volonté  s'était  épuisée  dès  le  premier 
essai;  et  on  ne  pouvait  plus  rien  leur  demander.  Quelques-uns 
appartenaient  à  l'Institut.  On  ne  dispose  pas  du  temps  des  acadé- 
miciens comme  de  celui  du  premier  venu. 

Nous  étions  dans  une  impasse. 

J'en  suis  sorti,  en  faisant  appel  encore  une  fois  à  la  bonne  volonté, 
vraiment  inépuisable,  de  M.  Crépieux-Jamin.  Je  savais  qu'il  s'était 
affecté  des  objections  de  M.  Borel.  Je  n'eus  aucune  peine  à  lui 
communiquer  cette  conviction,  qui  était  la  mienne,  qu'il  était 
nécessaire  de  procéder  à  une  épreuve  décisive,  cet  experimentum 
crucis,  comme  disent  les  logiciens.  En  quoi  pouvait-elle  con- 
sister? C'est  ce  que  nous  allons  exposer. 

On  nous  avait  reproché,  et  avec  raison,  d'avoir  employé  des 
textes  trop  significatifs.  On  nous  avait  démontré  que,  dans  ces 
expériences,  il  faut  s'occuper  grandement  de  la  critique  des  textes. 
Nous  pouvions,  pour  répondre  à  cette  précieuse  indication,  ne 
recourir  qu'à  des  textes  absolument  incolores.  Je  possède  des 
adresses  sur  enveloppes  qui  m'ont  été  écrites  par  une  foule  de 
gens.  Je  n'ai  pas  eu  de  peine  à  composer  avec  ces  documents  des 
couples  d'écriture,  provenant  de  scripteurs  dont  l'intelligence  est 
très  différente.  Il  y  a  là-dedans  des  hommes  supérieurs,  des 
talents,  de  grands  talents,  et  il  y  a  la  foule  des  gens  ordinaires.  J'ai 
donc  supposé  qu'il  me  serait  facile  de  composer  une  épreuve  où 
toute  erreur  provenant  du  contenu  de  l'écrit  serait  supprimée. 

Je  me  trompais  bien.  Après  avoir  réuni  et  couplé  ma  collection 
d'enveloppes,  je  vis  combien  cette  épreuve  simplifiée  et  en  appa- 
rence épurée  était  complexe,  et  pleine  d'indications.  Je  préfère 
expliquer  tout  au  long  mes  observations  successives,  afin  d'éviter 
à  d'autres  les  écoles  que  j'ai  faites. 

Je  composai  d'abord,  avec  tout  le  soin  possible,  28  couples 
d'enveloppes  ;  parfois,  une  écriture  était  représentée  par  2  enve- 
loppes, ou  3,  ou  même  4.  Le  nombre  total  des  enveloppes,  dont 
quelques-unes  faisaient  double  et  triple  emploi,  se  montait  à  75. 

Entrons  ici  dans  quelques  détails  minutieux.  Je  donnerai 
d'abord  la  liste  de  mes  supérieurs,  passant  sous  silence,  pour  des 
raisons  de  discrétion,  les  noms  de  ma  série  moyenne.  Mes  écritures 
supérieures  proviennent  de  MM.  Chabot,  professeur  de  l'Université 
de  Lyon,  Gaston  Bonnier,  de  l'Institut,  Poincaré,  de  l'Institut, 


A.  BINET.    —    L>E   EXPKItlE^r.K    CULCIALL   EN    GltAl-IIOl.OGlE  H 

Brieux,    l'auteur    dramaliquc,    Bouvier,    de    l'Inslilut,    Maurice 
Donnay,  l'auleur  dramatique,  Mile  T.  (personne  très  intelligente), 
Charles  Uichet,  professeur  à  la  Faculté  de  Médecine,  Picard,  de 
l'Institut,  Déjerine,  professeur  à  la  Faculté  de  Médecine,  Lant,'evin, 
professeur  adjoint   au   Collège   de  France,   Mavel,  de  l'Institut, 
Mcillel,  i)rofesseur  au  Collège  de  France,  Jules  Lemaître,  le  cri- 
tique littéraire,  Paul  liervieu.  Fauteur  dramatique,  Berthelot,  de 
l'Institut,  Albert  Kéville,  professeur  au  Collège  de  France,  Van 
Gehuchten,  professeur  à  l'Université  de  Louvain,  Boutroux,   de 
l'Institut,  Frédéricq,  professeur  à  l'Université  de  Liège,  Giard,  de 
l'Institut,   Mlle  Billoley,  directrice  de  l'École  normale  d'institu- 
trices, Liard,  de  l'Institut,  Pierre  Janet,  professeur  au  Collège  de 
France,    Faguet,   de  l'Institut,   Clermont-Gauneau,   de  l'Institut, 
Dclage,  de  l'Institut,  Mme  Rauber,  inspectrice  primaire.  L'autre 
série  se  compose  de  savants  de  second  ou  de  troisième  ordre, 
d'instituteurs,  de  fournisseurs,  de  gens  du  monde  sans  talent,  de 
fonctionnaires  généralement  quelconques.    Entre   deux   écritures 
du  même  couple,  je  me  suis  arrangé  pour  que  la  diiïérence  intel- 
lectuelle fut  constamment  très  grande  :  lorsque  le  terme  de  ma 
série  supérieure  n'est  pas  absolument  un  supérieur,  mais  simple- 
ment un  individu  intelligent,  celui  qu'on  lui  compare  est  franche- 
ment médiocre. 

Les  en-têtes  des  lettres  ont  tous  été  supprimés.  Il  y  en  avait  7  qui 
se  répartissent  ainsi  :  10  supérieurs,  1  moyens.  Donc  rien  à  tirer 
de  là.  Il  y  a  eu  6  fois  emploi  d'encre  bleue  (4  supérieurs,  2  moyens). 
Je  suppose  que  ce  n'est  pas  un  signe.  On  a  employé  8  cartes- 
lettres  (3  supérieurs,  5  moyens),  ce  n'est  pas  un  signe  non  plus.  Il 
y  a  eu  3  envois  de  l'étranger  fl  moyen,  2  supérieurs);  rien  à  dire. 

Le  papier  est  d'ordinaire  blanc,  et  de  qualité  variable;  quelque- 
fois il  est  teinté  :  1  rose  (scripleur  moyen),  3  bleus  (supérieurs), 

1  moiré   (inférieur),    1    gris   (supérieur],   3  jaunes   (1   supérieur, 

2  inférieurs). 

Passons  aux  suscriptions.  Sauf  deux  lettres  adressées  à  Mme  Binet, 
à  Paris,  toutes  les  autres  me  sont  adressées  personnellement;  mais 
il  s'en  faut  de  beaucoup  que  la  suscription  de  toutes  les  adresses 
soit  identique.  J'ai  été  surpris  de  leur  variété,  quand  j'ai  voulu 
m'en  rendre  un  compte  minutieux,  la  plume  à  la  main.  Sur  ces 
75  adresses,  dont  73  me  sont  destinées,  il  s'en  est  trouvé  de  59  types 


28  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

différents!  Celte  variété  lient  d"abord  à  ce  que  les  lettres  me  sont 
envoyées  soit  à  la  Sorbonne,  soit  à  mon  domicile  d'hiver,  à  Meudon, 
soit  à  mon  domicile  d'été,  à  Samois-sur-Seine.  On  a  tantôt  mis 
mon  prénom  en  toutes  lettres,  ou  la  première  lettre  seulement, 
ou  bien  on  l'a  passé  ;  mon  litre  de  directeur  de  laboratoire  a  donné 
lieu  à  son  tour  à  plusieurs  variantes,  soit  qu'on  l'ail  mis,  supprimé 
ou  abrégé,  ou  remplacé  par  un  titre  analogue;  le  nom  du  dépar- 
tement a  été  mentionné,  ou  abrégé,  ou  omis.  Combinez  toutes  ces 
variations  et  vous  arrivez  à  un  nombre  prodigieux  d'adresses 
différentes.  Maintenant,  il  s'agit  de  rechercher  si  toutes  ces  suscrip- 
tions  se  valent  ou  si  quelques-unes  sont  plus  intelligentes  que 
d'autres.  En  étudiant  cela  de  près,  j'ai  vu  dans  les  suscriplions 
deux  indications  :  la  première,  insignifiante;  la  seconde,  assez 
curieuse.  La  première  concerne  l'erreur  géographique  commise  sur 
Meudon.  Cinq  de  mes  correspondants  mettent  Meudon  dans  la 
Seine,  et  parmi  ces  cinq,  il  n'y  en  a  qu'un  de  la  série  supérieure. 
Mais  je  me  hâte  d'ajouter  que  c'est  là  une  fragile  combinaison  de 
hasard,  sur  laquelle  on  aurait  tort  de  s'appuyer  pour  le  diagnostic 
d'intelligence;  car,  ayant  eu  l'idée  d'examiner  à  ce  point  de  vue  une 
cinquantaine  d'autres  enveloppes,  j'ai  constaté  que  les  plus  inlel- 
gents  ne  sont  pas  plus  forts  généralement  en  géographie  que  les 
moins  intelligents. 

Passons.  La  particularité  curieuse  est  celle  du  prénom;  en 
général,  les  correspondants  de  la  série  moyenne  ne  mettent  que 
mon  nom,  et  tout  au  plus  l'initiale  de  mon  prénom;  les  correspon- 
dants de  la  série  supérieure  ont  au  contraire  une  tendance  mani- 
feste à  mettre  le  prénom  en  toutes  lettres,  sans  doute  parce  qu'ils 
ont  dans  l'esprit  la  personnalité  de  l'écrivain,  qui  a  l'habitude  de 
signer  en  toutes  lettres  ses  livres.  Évidemment,  un  fournisseur  ne 
voit  en  moi  qu'un  consommateur,  tandis  qu'un  collègue  envisage 
l'auteur.  Quelques  chiffres  le  prouveront  :  sur  un  nombre  de  49 
adresses  écrites  par  des  intelligences  supérieures,  j'en  trouve  24 
qui  mettent  le  prénom  entier,  15  qui  mettent  la  première  lettre  du 
•prénom,  et  10  qui  se  bornent  au  nom.  Au  contraire,  sur  27  adresses 
écrites  par  des  intelligences  moyennes,  le  prénom  figure  4  fois  en 
toutes  lettres,  le  prénom  réduit  à  l'initiale  figure  11  fois,  et  12  fois 
on  a  écrit  seulement  le  nom.  Si  nous  cherchons  à  tirer  parti  de  ces 
proportions  pour  éclairer  notre  diagnostic,  en  donnant  constam- 


A.  BINET.    —    IJ>'E   EXPÉIUENCF,   CRUCIALE    EN    GHAPIIOLOCIE  29 

ment  la  préférence  à  l'adresse  qui  conlienl  un  plus  grand  fragment 
du  prénom,  nous  arrivons  à  faire  10  diagnostics  justes,  4  diagnostics 
erronnés,  et  7  solutions  douteuses —  tout  cela  sans  nous  occuper 
de  graphologie.  Or  si,  selon  l'usage  suivi  pour  établir  les  pourcen- 
tages, on  répartit  les  solutions  douteuses  en  parts  égales  dans  les 
deux  clans  rivaux,  on  a  13,5  solutions  justes  et  7,5  solutions 
fausses., lignore  si  M.  Crépieux-Jamin  a  tiré  quelque  avantage  de 
la  particularité  que  je  signale;  si  l'impression  qu'il  en  a  reçue  est 
inconsciente,  lui-même  ne  pourrait  nous  donner  aucun  renseigne- 
ment sur  ce  point.  Du  reste,  pour  éviter  toute  ambiguïté,  il  faut 
poser  le  problème  de  la  manière  suivante;  sans  rechercher 
comment  un  graphologue  déterminé,  a  procédé  en  fait,  dans  une 
expertise  particulière,  il  est  avéré  que  le  contenu  de  l'écrit  ne  peut 
donner  ici,  à  notre  connaissance,  que  13,5  sur  20,  ou  67,7  p.  100 
de  solutions  justes;  est-ce  que  la  graphologie  peut  démontrer 
qu'elle  est  utile  à  quelque  chose,  en  fournissant  un  pourcentage 
supérieur  à  celui-là?  Nous  allons  le  voir. 

J'avais  averti  M.  Crépieux-Jamin  que  l'expérience  allait  être 
extrtMiiemcnt  difficile.  Il  ne  s'agissait  point  de  rechercher  le 
maximum  de  renseignements  exacts  que  la  graphologie  donne 
quand  elle  opère  dans  les  conditions  d'une  bonne  documentation; 
il  s'agissait  simplement  de  répondre  à  une  critique  très  judicieuse 
de  M.  Borel,  et  de  rechercher  si,  lorsqu'on  est  sûr  que  le  contenu 
de  l'écrit  ne  peut  pas  guider  le  diagnostic,  la  graphologie  est 
désarmée  ou  non.  Jinsiste  là-dessus,  afin  d'éviter  de  futurs  malen- 
tendus de  presse,  pour  le  cas  où  la  presse  s'occuperait  encore 
de  mes  recherches  de  graphologie.  Les  graphologues  soutiennent 
qu'on  ne  juge  pas  une  intelligence  sur  10  mots  d'écriture;  et 
d'abord,  ils  ont  le  droit  de  soutenir  cela,  jusqu'à  preuve  du 
contraire;  et  ensuite,  il  faut  reconnaître  que  leur  assertion  paraît 
très  raisonnable.  Je  plaçais  donc  M.  Crépieux-Jamin  dans  des 
conditions  très  difficiles,  qui  sans  rendre  son  expérience  impossible 
ne  lui  permettait  pas,  vraisemblablement,  de  déployer  toutes  ses 
ressources;  et  je  lui  suis  reconnaissant  de  ne  pas  s'être  dérobé. 
C'est  d'ailleurs  une  justice  à  lui  rendre  :  M.  Crépieux-Jamin  ne 
se  dérobe  jamais. 

Afin  de  corriger  en  quelque  mesure  le  laconisme  excessif  des 
documents  sur  lesquels  je  l'obligeais  à  travailler,  je  lui  ai  demandé 


30  KEVUE    PHILOSOPHIQUE 

instamment  d'éliminer  tous  les  couples  d'enveloppes  pour  lesquels 
il  ne  pouvait  pas  atteindre  un  jugement  de  certitude.  Mieux  valait, 
lui  ai-je  écrit  plusieurs  fois,  laisser  de  côté  une  moitié  des  docu- 
ments, et  ne  faire  aucune  erreur  sur  l'autre  moitié.  La  démonstra- 
tion,   si    elle   était   possible,   n'en   devenait  que   plus  frappante. 
L'expert  s'est  conformé  à  ma  demande.  Il  y  avait  des  écritures 
sur  lesquelles  il  hésitait  beaucoup.  Il  les  a  mises  de  côté.  Je  lui 
avais  envoyé  28  couples  d'enveloppes  ;  il  en  a  éliminé  7  ;  puis,  dans 
un  autre  envoi,  il  a  pris  2  couples  qui  lui  paraissaient  bien  élo- 
quents, et  les  a  joints  à  ceux  qu'il  avait  conservés.  Le  nombre 
total  des  couples  a  donc  été  de  21.  C'est  à  propos  de  ces 21  couples 
seulement  que  j'ai  fait  les  essais  de  diagnostics  sur  le  prénom, 
dont  j'ai  parlé  plus  haut. 

Son  travail  terminé,  M.  Crépieux-Jamin  me  l'envoya  avec  un 
sentiment  de  confiance.  Il  n'était  pas  certain  de  n'avoir  commis 
aucune  espèce  d'erreur,  me  disait-il,  mais  il  espérait  que  celles-ci 
ne  seraient  pas  supérieures  à  10  p.  100.  Il  se  trompait  à  son  désa- 
vantage, ce  qui  est  un  rare  exemple  de  talent  et  de  modestie.  Je 
suis  heureux  de  constater  qu'il  a  commis  une  erreur  unique.  Cela 
lui  fait  un  pourcentage  de  bonnes  réponses  égal  à  95,2  p.  100.  On 
ne  pouvait  pas  espérer  mieux.  Pour  savoir  si  l'erreur  unique 
qu'il  avait  commise  pouvait  lui  être  rendue  suspecte,  je  ne  la  lui 
ai  pas  signalée  expressément;  je  l'ai  prié  de  la  découvrir  lui-même, 
parmi  4  couples  que  je  lui  indiquais;  et  il  y  est  arrivé  à  coup  sûr, 
sans  hésitation. 

On  aurait  pu  s'arrêter  là.  Mais,  dans  la  recherche  scientifique,  on 
aspire  toujours  à  plus  de  certitude.  En  étudiant  de  nouveau  mes 
couples,  je   reconnus   que    quatre   d'entre   eux    contenaient    des 
écritures  assez  célèbres  pour  qu'on  accusât  un  jour  l'expert  de 
les  avoir  reconnues.  J'ai  confiance  dans  la  loyauté  de  M.  Crépieux- 
Jamin.  Je  sais  que  s'il  avait  reconnu  les  écritures  de  MM.  Brieux, 
Donnay,  Faguet  et  Hervieu,  il  m'en  aurait  prévenu.  Mais  il  ne 
suffit  pas  de  se  convaincre,  il  faut  convaincre  les  autres,  et  pour 
'   ceux-ci  les  preuves   morales   sont  généralement  très  faibles.   Je 
ésolus  donc  de  remplacer  les  4  couples  précédents  par  d'autres. 
Et  puis  je  remarquai  que,  dans  2  autres  couples,  j'avais  associé  une 
adresse  à  moi  avec  une  adresse  à  Mme  Binet;  je  supposai  qu'un 
critique  subtil  s'imaginerait  que  le  correspondant  d'une  femme  a 


A.  BINET.    —   VTiE   KXPÉRIE.-SCE   CHUCrALE   EN   GRAPHOLOGIE  31 

des  chances  pour  èlre  moins  intclligenl  que  celui  d'un  homme,  et, 
dans  le  cas  présent,  il  ne  se  serait  pas  trompé.  Je  résolus  donc  de 
remplacer  les  (>  couples  précédents  par  de  nouveaux,  où  la  série 
supérieure  était  composée  par  MM.  Dumas  (de  la  Sorbonne),  Rollct, 
l'avocat  bien  connu,  Souriau  (professeur  à  l'Université  de  Nancy), 
Lalande,  Bourdon,  professeurs  de  philosophie,  Roussel,  un  institu- 
teur fort  intellii^ent,  Belot,  inspecteur  primaire,  Mme  F.  (profes- 
seur d'école  normale)  et  une  jeune  fille  très  distinguée;  la  série 
moyenne  est  formée  d'instituteurs,  clercs  de  notaire,  gens  du 
monde,  etc.  Dans  cette  série  de  9,  j'ai  veillé  à  ce  que  mon  prénom 
ne  figurât  pas  d'une  façon  plus  expresse  sur  une  des  enveloppes 
que  sur  l'autre;  et  je  me  suis  arrangé  pour  qu'aucune  des  causes 
d'erreur  signalées  plus  haut  ne  se  produisît.  M.  Crépieux-Jamin  a 
éliminé  un  des  couples,  pour  documentation  insuffisante,  et  porté 
son  diagnostic  sur  les  autres,  avec  un  sentiment  de  certitude  :  or, 
il  ne  s'est  pas  trompé,  il  n'a  commis  aucune  erreur  dans  le  dia- 
gnostic nouveau  de  ces  8  couples. 

Récapitulons  :  sur  un  total  de  29  couples  d'enveloppes,  jugées 
au  point  de  vue  intellectuel,  une  seule  erreur  a  été  commise.  Si  on 
supprime  de  cette  série  6  enveloppes,  considérées  comme  suspectes 
pour  les  raisons  que  je  viens  de  dire,  il  en  reste  23,  dans  lesquelles 
je  ne  vois  aucune  indication  possible,  en  dehors  du  graphisme; 
car,  dans  cette  nouvelle  collection,  l'indication  par  le  prénom 
aurait  0  conséquences  justes,  A  fausses,  et  13  douteuses,  ce  qui 
permet  de  n'en  pas  tenir  compte.  Je  crois  donc  tenir  enfin  la 
preuve  cherchée  :  il  y  a  dans  Vécriture  des  sifjnes  d'intelligence. 

On  me  dispensera  de  prendre  une  conclusion  plus  générale, 
voici  pourquoi.  Je  ne  pense  pas  qu'on  serait  justifié  de  déclarer 
qu'un  expert  de  l'habileté  de  M.  Crépieux-Jamin  distingue  l'intelli- 
gence avec  une  sûreté  qui  voisine  pratiquement  linfaillibilité. 
Notre  série  d'épreuves  ne  conduirait  à  cette  conclusion  que  si  on  ne 
tenait  pas  compte  de  quelques  particularités  qui  tantôt  en  con- 
firment la  portée,  tantôt  la  restreignent.  D'une  part,  la  documen- 
tation a  été  très  peu  abondante;  et  les  graphologues  assurent  que 
cette  parcimonie  peut  les  induire  en  erreur.  D'autre  part,  je  me 
suis  constamment  efforcé  de  ne  coupler  que  des  intelligences  entre 
lesquelles  il  y  a  des  écarts  énormes,  car  je  suis  pris  de  l'esprit  de 
doute  quand  j'opère  des  comparaisons  aussi  délicates,  et  je  ne  me 


32  ItEVUE    PHILOSOPHIQUE 

sens  rassuré  que  si  je  fais  des  rapprochements  tels  que  le  premier 
venu  de  mes  amis  me  donne  raison  en  s'écriant  :  Parbleu,  c'est 
certain!  Enfin,  troisième  remarque,  et  la  plus  importante  de  toutes, 
M.  Crépieux-Jamin  n'arrive  à  éviter  l'erreur  qu'en  faisant  des  éli- 
minations pour  des  écritures  qui  ne  lui  inspirent  pas  une  certi- 
tude; sur  un  nombre  de  23,  il  en  a  éliminé  8,  soit  un  peu  plus  du 
quart;  et  il  a  eu  raison  de  faire  ces  éliminations,  car,  d'après  ses 
premiers  diagnostics,  qu'il  a  ensuite  repris  (en  dehors  de  toute 
suggestion  de  ma  part)  lorsque  je  lui  ai  recommandé  de  se  can- 
tonner dans  les  cas  certains,  des  erreurs  très  graves  lui  avaient 
échappé.  Il  y  a  là  une  indication  précieuse;  le  sentiment  de  la  cer- 
titude qu'il  éprouve  devant  la  valeur  d'une  écriture  ne  le  trompe 
guère;  et  s'il  a  la  prudence  de  ne  se  prononcer  qu'en  cas  de  certi- 
tude absolue,  il  ne  se  trompera  presque  jamais  sur  l'intelligence 
comparée  de  deux  scripteurs  qui  sont  effectivement  d'intelligence 
très  inégale. 

Je  remercie  vivement  M.  Borel  de  m'avoir  fait  comprendre  la 
nécessité  de  ces  vérifications,  et  M.  Crépieux-Jamin  de  s'y  être 
prêté  de  si  bonne  grâce.  Allons  maintenant  de  l'avant.  Notre  base 
d'opération  est  assurée.  Il  faut  continuer  l'enquête  et  se  poser  des 
questions  nouvelles. 

II 

La  Révolution  de  89  a  supprimé  l'existence  légale  de  classes 
sociales,  possédant  des  privilèges  spéciaux;  cependant,  en  fait,  ces 
classes  sociales  continuent  à  exister.  Tout  récemment,  un  officier 
supérieur  reconnaissait,  dans  une  conférence  d'un  grand  intérêt, 
l'existence  de  trois  types  de  soldats,  possédant  chacun  sa  men- 
talité et  ses  aptitudes  physiques  :  le  paysan,  qui  est  lent,  mala- 
droit de  ses  mains,  et  d'esprit  peu  ouvert,  mais  dont  l'organisme 
reste  sain  et  solide;  l'ouvrier,  qui  a  l'intelligence  plus  débrouil- 
larde, les  mains  plus  habiles,  mais  a  l'organisme  affaibli  par  beau- 
coup de  maladies,  dont  les  principales  sont  l'alcoolisme  et  la  tuber- 
culose; et  enfin,  le  bourgeois,  l'intellectuel,  qui  a  une  culture  supé- 
rieure, des  goûts  plus  raffinés,  mais  un  organisme  peu  résistant,  et 
au  point  de  vue  moral  une  fâcheuse  tendance  au  dédain,  au  sépa- 
ratisme. Ces  divisions  sont  justes,  mais  larges;  on  pourrait  pousser 


A.  BINET.    —    ONE    EXPÉRIENCE   CUUCIALE    EN    GRAPHOLOGIE  33 

davantage  clans  le   dclail    en   lenanl  eompte  des   professions.    Il 
existe,  rien  qu'au  point  de  vue  inlellecluci,  (pii    nous  intéresse 
exclusivement  ici,  une  belle  diiïérence  entre  le  petit  boulicjuior  el 
l'insliluleur,  entre  celui-ci  et  le  médecin,  l'avocat,  le  professeur  de 
l'enseignement  supérieur.  Je  crois  fermement,  quant  à  moi,  que 
si  on  ne  lient  pas  compte  des  exceptions  individuelles,  la  moyenne 
des  individus  formant  une  même  classe  est  dune  intelligence  en 
rapport  avec  cette  classe,  et  que,  par  exemple,  la  moyenne  intellec- 
tuelle croit  de  l'enseignement  primaire  au  secondaire,  el  du  secon- 
daire au  supérieur.  Je  crois  aussi  que  la  moyenne  des  patrons  est 
plus  intelligente  que  celle  des  Ciivriers,  que  la  moyenne  des  offi- 
ciers est  supérieure  à  celle  des  simples  soldats,  et  qu'en  un  mot 
notre  hiérarchie  sociale  est,  dans   son  ensemble,  le  reflet  assez 
fidèle  d'une  hiérarchie  des  intelligences.  Ceux  qui  sont  des  excep- 
tions éclatantes  à  cette  règle  générale  deviennent,  si  les  circons- 
tances les  favorisent,  les  promoteurs  de  réformes  qui  ont  pour  efi"et 
d'opérer  un  changement  de  classement  en  leur  faveur.   Comme 
F.  de  Curel  le  dit  pittoresquement  en  parlant  des  meneurs  dans  les 
grèves,  «  partis  à  la  tête  des  ouvriers,  ils  arrivent  sur  leurs  tètes  ». 
Nous  voilà  loin  de  la  graphologie,  dira-t-on.  Mais  non.  Les  con- 
sidérations précédentes,  on   va  le  voir,  doivent  intervenir   dans 
notre  recherche.  Quand  même  le  lecteur  ne  croirait  pas  à  la  jus- 
tesse de  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  il  n'en  resterait  pas  moins  une 
conclusion  à  en  tirer  :  c'est  qu'il  est  possible,  après  tout,  que  les 
difTérences  intellectuelles  que  nous  avons  relevées  entre  tels  et  tels 
dont  nous  donnions  à  comparer  l'écriture,  fussent  dans  la  dépen- 
dance des  différences  sociales,  et  que  ce  fussent  les  différences 
sociales  qui  seules  ou  presque  seules  se  fissent  sentir  dans  l'écri- 
ture. Prenons  un  exemple  grotesque.  L'intelligence  des  gens  est 
bien  distincte  de  la  forme  de  leur  coiffure;  et  cependant,  si  on 
décidait,  dans  une  expérience,  que  tous  ceux  qui  portent  un  cha- 
peau de  forme  sont  plus  intelligents  que  tous  ceux  qui  portent  une 
casquette,  il  est  bien  possible  qu'en  moyenne  on  ne  se  trompât 
pas  beaucoup.  Supposons  donc  qu'il  existe  dans   l'écriture  une 
mode  sociale  comme  dans  le  costume;  le  résultat  sera  pareil.  Vous 
dites  à  l'expert  de  comparer  l'écriture  d'un  petit  boutiquier  à  celle 
d'un  membre  de  l'Institut.  Il  se  peut  qu'il  soit  de  coutume,  pour 
le  premier,  de  fioriturer  son  écriture,  de  s'attarder  à  des  pleins  et 
TOME  LXIV.  —  1907.  3 


'34  REVUE   PHILOSOPJIIQUE 

à  des  déliés,  tandis  qu'il  est  d'usage  que  le  membre  de  l'Institut 
adopte  une  écriture  sobre.  Il  se  peut  que  ce  soit  là  une  affaire  de 
milieu.  Je  n'affirme  pas  que  ce  soit  certain.  Il  se  peut  que  le  type 
de  l'écriture  soit  moins  influencé  par  les  convenances  et  imitations 
sociales  que  la  forme  du  chapeau.  11  se  peut  aussi  qu'il  le  soit 
autant.  Il  y  a  doute.  Donc,  examinons*. 

Je  viens  de  parcourir  la  série  de  28  couples  que  M.  Grépieux- 
Jamin  a  si  bien  analysés;  et  je  compte  : 
Inégalité  de  condition  sociale,  17  fois; 
Égalité,  7  fois; 
Cas  douteux,  2  fois. 

Ces  chiffres  confirment  mon  soupçon,  et  en  même  temps  me 
rassurent  un  peu.  Ils  confirment  mon  soupçon  en  me  montrant  à 
moi-même  que,  le  plus  souvent,  lorsque  j'ai  voulu  avoir  un  gros 
écart  d'intelligence,  je  me  suis  adressé  à  des  conditions  sociales 
éloignées  l'une  de  l'autre.  Ils  me  rassurent  aussi  en  me  montrant 
que  les  7  couples  pour  lesquels  la  condition  sociale  était  égale  ont 
été  aussi  bien  jugés  que  les  autres.  Voici  le  dénombrement  de  ces  cas 
d'égalité,  ou  de  pseudo-égalité.  Un  magistrat  et  un  professeur  au 
Collège  de  France, —  un  professeur  de  l'enseignement  secondaire, 
connu  par  ses  publications,  et  un  professeur  à  la  Sorbonne,  —  un 
homme  du  monde,  instruit,  et  un  professeur  de  Faculté,  —  une 
directrice  d'école  normale,  et  une  femme  du  monde.  —  deux 
psychologues,  l'un  professeur  au  Collège  de  France,  l'autre 
psychiatre  dans  un  hôpital,  —  un  professeur  de  philosophie  de 
Faculté  et  un  homme  du  monde,  —  deux  instituteurs,  —  deux 
jeunes  filles  du  même  monde. 

Ce  sont  là  de  premières  présomptions.  Mais  il  faut  aller  plus  loin. 
Deux  questions  se  posent  :  1°  Est-il  vrai  qu'à  intelligence  égale 

1.  M.  Vaney,  mon  collaborateur  à  rÉcole  de  la  rue  Grange-aux-Belles,  m'a 
fait  part  de  l'observation  suivante,  qui  me  parait  très  juste.  <■  L'écriture  sim- 
plifiée, me  dit-il,  est  le  principal  signe  graphologique  d'intelligence,  d'après 
Al.  Crépieux-Jamin.  Or,  les  instituteurs  sont  obligés,  par  leur  professien  même, 
-de  ne  pas  simplifier  leur  écriture;  ils  écrivent  au  tableau  noir  pour  être  lus  faci- 
ement  et  à  distance  par  tous  leurs  élèves,  et  ils  commettraient  une  faute  s'ils 
simplifiaient  leur  écriture,  car  simplifier  c'est  déformer.  Ils  se  plient  donc  à  une 
habitude  de  clarté,  de  lisibilité,  qui  doit  les  suivre  même  dans  leur  correspon- 
dance privée.  Je  me  rends  bien  compte,  ajoutait  M.  Vaney,  que  lorsque  j'étais 
instituteur,  je  ne  simplifiais  pas  du  tout  mon  écriture;  depuis  que  je  suis 
directeur,  n'ayant  plus  à  faire  la  classe,  je  suis  allé  instinctivement  vers  la 
simplification,  et  mon  écriture  a  changé.  >■ 


A.  BINET.    —    L>E   EXrÉfUOCK    CUL'CIALK    KM    CUAI'IlOi.OGIi:  35 

récriture  d'un  individu  supérieur  socialement  sera  jugée  plus 
intelligente  que  celle  d'un  individu  inférieur  socialement?  C'est  un 
problème  qui  me  semble  extrêmement  difficile  à  résoudre.  2"  Est-il 
vrai  qu'à  condition  sociale  égale,  les  différences  intellectuelles  des 
individus  se  lisent  dans  leur  écriture?  Cette  seconde  question  est 
plus  facilement  abordable. 

J'ai  cherché  à  la  résoudre  en  faisant  appel  à  un  inspecteur  pri- 
maire dans  le  jugement  duquel  j'ai  grande  confiance.  C'est  un 
inspecteur  qui  connaît  très  bien  et  juge  très  bien  son  personnel.  Je 
lui  ai  demandé  de  faire  écrire  à  tous  ses  instituteurs  et  à  toutes 
ses  institutrices  une  adresse  toujours  la  même,  la  sienne,  sur  une 
enveloppe  de  papier  bulle.  Ceci  fait,  linspecteur  a  choisi  les 
personnes  qui  lui  semblent  au  point  de  vue  de  l'intelligence  être 
aux  deux  pôles  extrêmes,  et  il  a  établi  des  couples  d'adresses  réali- 
sant les  difîérences  intellectuelles  les  plus  grandes,  et  en  ne  rap- 
prochant que  des  sexes  pareils.  Étranger  à  la  graphologie,  cet 
inspecteur  n'a  pas  tenu  compte  de  l'écriture  pour  opérer  ses  choix. 
J'ai  respecté  les  assortiments  qu'ils  avait  faits,  et  je  les  ai  envoyés 
tels  quels  à  M.  Crépieux-Jamin  *. 

Un  simple  coup  d'œil  jeté  sur  ces  adresses  m'avait  montré 
d'ailleurs  que  j'allais  demander  à  mon  expert  habituel  un  travail 
des  plus  ardus.  Bien  que  je  ne  me  pique  pas  de  graphologie,  mes 
yeux  se  sont  habitués  peu  à  peu  à  reconnaître  les  types  de  gra- 
phisme que  Crépieux-Jamin  considère  comme  révélateurs  d'intelli- 
gence; et  je  puis,  à  la  rigueur,  dans  les  cas  faciles,  faire  des 
diagnostics  raisonnables.  Les  adresses  d'instituteurs  m'ont  complè- 
tement dérouté.  Les  suppositions  que  j'ai  faites  étaient  pitoyables, 
et  celles  d'autres  personnes  de  ma  famille  qui,  comme  moi,  et 
empiriquement,  se  sont  un  peu  exercées  à  la  graphologie,  ne 
dépassent  pas  des  solutions  de  hasard.  Cependant,  ces  personnes 
réussissent  assez  bien  à  juger  les  couples  que  j'ai  moi-même 
réunis.  J'enregistre  simplement  cette  constatation,  parce  qu'elle 
va  éclairer  ce  qui  suit.  Toutes  ces  écritures  d'instituteurs  m'ont 
paru  être  le  contraire  de  la  simplicité  :  elles  ont  subi  sans  doute  le 


1.  J'ai  fait  une  autre  épreuve  que  j'indique  en  passant  :  j'ai  envoyé  à  M.  Cré- 
pieux-Jamin 8  nouveaux  couples,  dans  lesquels  la  condition  sociale  est  rigou- 
reusement pareille.  11  y  a  eu  G  solutions  justes  et  2  erreurs.  Décidément,  l'éga- 
lisation des  conditions  sociales  augmente  la  difficulté  du  diagnostic. 


36  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

pli  professionnel;  elles  sont  presque  toujours  ornées,  et  parfois 
outrageusement. 

Le  jugement  général  de  M.  Crépieux-Jamin  sur  le  niveau  mental 
de  toute  cette  nouvelle  collection  a  été  assez  sévère.  Glissons.  Nous 
arrivons  tout  de  suite  à  la  proportion  des  jugements  exacts  et  faux. 
32  couples  lui  avaient  été  soumis.  Il  en  élimina  12  comme  trop 
difficiles  dans  les  conditions  de  documentation  où  je  Tavais  placé, 
et  n'en  conserva  que  20.  Sur  ces  20,  il  a  fait  6  erreurs,  et  donné 
14  solutions  exactes. 

Ainsi,  même  dans  ces  conditions  où  les  difficultés  ont  été  accu- 
mulées à  plaisir,  —  brièveté  des  documents,  contenu  identique, 
écriture  tracée  de  commande,  niveau  mental  général  qui  ne 
dépasse  pas  la  moyenne,  différences  individuelles  d'intelligence  qui 
doivent,  autant  qu'on  en  peut  juger,  ne  pas  être  aussi  grandes  que 
celles  dont  nous  avions  disposé  dans  nos  couples  antérieurs,  — 
même  en  ayant  contre  lui  autant  d'atouts,  M.  Crépieux-Jamin  a 
gagné  la  partie.  Mais,  d'autre  part,  nous  remarquons  que  le  nombre 
de  ses  erreurs  atteint  un  degré  insolite  pour  lui;  et  c'est  la  preuve, 
à  notre  avis,  que  lorsqu'on  rend  uniforme  la  condition  sociale  des 
scripleurs,  les  différences  graphiques  tenant  à  l'intelligence 
deviennent  plus  faibles;  ce  n'est  pas  absolument  prouvé,  c'est  du 
moins  assez  vraisemblable. 


m 

Un  mot,  pour  finir,  sur  une  autre  critique  qu'on  m'a  faite.  La 
graphologie,  a-t-on  déclaré,  n'est  pas,  ne  peut  pas  être  une  science. 
—  Pourquoi,  demanderai-je?    —    Pour  deux  raisons,    semblent 
supposer  mes  contradicteurs;  la  première,  c'est  qu'il  n'existe  point 
un   rapport   constant  et  logique  entre  les  signes  graphiques    et 
l'interprétation  qu'on  leur  donne;  ce  n'est  qu'une  coïncidence,  et 
celte   coïncidence,   si   fréquente   qu'elle   soit,  peut  manquer  au 
moment  où  on  s'y  attend  le  moins,  et  pour  des  raisons  qu'il  est 
impossible  de  deviner.  La  seconde  raison  concerne  moins  la  gra- 
phologie que  le  graphologue;  elle   consiste  à  affirmer  que   l'art 
du  graphologue  a  quelque  chose  de  si   personnel  et  de  si   peu 
raisonné  qu'on  ne  peut  pas  l'enseigner  à  d'autres;  tel  réussit  là 
où  tel  autre  échoue;  c'est  affaire  d'intuition,  d'un  je  ne  sais  quoi 


A.   BINET.    —    L'>E   EXPÉRIENCE   CKUCIALE    EN    GRAPHOLOGIE  37 

d'impalpable  qui  ne  peut  pas  se  formuler,  se  préciser,  et  qui  par 
conséquent  n'a  rien  de  scientifique. 

Examinons  la  première  raison;  elle  ne  me  paraît  pas  péremptoire. 
Il  est  très  vrai  que  le  rapport  existant  entre  le  signe  graphique  et  le 
sens  qu'on  y  attache  est  ce  qu'on  pourrait  appeler  un  simple  rapport 
de  contiguïté;  nous  le  constatons,  nous  ne  pouvons  en  donner  que 
des  interprétations  extrêmement  vagues. 

Les  graphologues  invoquent,  il  est  vrai,  avec  complaisance  ce 
principe  que  l'écriture  est  une  série  de  petits  gestes,  et  qu'il  est 
naturel  que  la  nature,  la  forme  et  les  mille  variétés  du  geste 
graphique  traduisent  nos  états  d'ûme,  avec  la  fidélité  d'une  exprès 
sion  de  physionomie.  Mais  ce  n'est  là  qu'une  vérité  banale  et  assez 
vague;  ceux  qui  l'adoptent  sans  restriction  se  laissent  trop  dominer 
par  cette  idée  que  toute  image  a  un  pouvoir  moteur,  et  que  la 
pensée  et  le  mouvement  sont  solidaires;  ils  ont  le  tort  d'oublier 
qu'une  action  motrice  est  une  synthèse  d'un  très  grand  nombre 
d'influence  de  toutes  sortes  ;  or  on  ne  sait  pas  si  parmi  ces  influences 
l'état  mental  occupe  constamment  le  premier  rang:  il  est  même 
douteux  que  ce  soit  toujours  le  cas.  Tout  ce  qu'il  est  raisonnable 
d'admettre  c'est  l'existence  d'une  corrélation  empirique,  entre  telle 
forme  graphique  et  telle  propriété  intellectuelle  et  morale;  pour  le 
moment  il  serait  bien  hardi  d'aller  au  delà.  Cette  corrélation  existe- 
t-elle?  Sans  être  constante,  est-elle  assez  fréquente  pour  qu'on  ne 
l'attribue  pas  au  hasard?  Cela  suffit  pour  commencer  une  science. 
Bien  d'autres  recherches  se  contentent  d'établir  des  corrélations 
pareilles,  et  on  ne  met  pas  en  doute  leur  légitimité.  Ainsi,  en 
céphalométrie,  nous  savons  qu'en  moyenne  tel  volume  de  tète 
correspond  à  un  certain  niveau  intellectuel.  La  relation  s'observe, 
se  compte,  mais  il  serait  assez  difficile  d'en  donner  une  explication 
précise.  Cependant  la  céphalométrie  est  bien  une  recherche 
scientifique. 

L'autre  argument  ne  nous  paraît  pas  meilleur.  La  graphologie 
n'est  pas  nécessairement  un  art  mystérieux  ;  elle  peut  s'enseigner; 
en  fait,  chacun  peut  s'y  exercer,  et  en  s'exerçant,  on  se  perfec- 
tionne. 

Le  premier  venu  ne  deviendra  pas  un  maître,  c'est  vrai;  mais 
n'en  est-il  pas  de  même  en  chimie,  en  physiologie,  dans  tous  les 
exercices  qui  demandent  un  certain  degré  et  une  certaine  qualité 


38  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

(i  intelligence?  Les  signes  graphiques  ne  se  mesurent  pas,  c'est 
encore  vrai;  et  Facte  de  jugement  par  lequel  on  attribue  à  une 
écriture  déterminée  sa  vraie  valeur  a  quelque  chose  de  personnel  ; 
soit;  mais  n'existe-t-il  pas  beaucoup  de  recherches  scientifiques, 
où  l'appel  à  l'expérience  se  fait,  non  par  des  perceptions  simples, 
dont  tout  le  monde  est  capable,  mais  par  des  jugements  complexes? 
L'aliéniste,  par  exemple,  qui  doit  apprécier  tout  l'ensemble  d'une 
personnalité  pour  savoir  si  l'intelligence  d'une  personne  fonctionne 
raisonnablement,  cet  aliéniste  n'est-il  pas  obligé  de  faire  des  juge- 
ments dont  la  valeur  dépend  d'un  art  tout  personnel?  Élargissons 
la  question,  et  nous  nous  rendrons  compte  que  tout  le  débat  porte 
sur  le  point  suivant  :  pour  beaucoup  de  perceptions  et   de  juge- 
ments nous  faisons  intervenir  des  opérations  qui  sont  en  grande 
partie  inconscientes.  La  science  se  marque  par  le  passage  inces- 
sant de  l'inconscient  dans   le   conscient;   les   études  intuitives, 
comme  la  graphologie,  restent  souvent  sur  la  ligne  de  démarcation 
entre  les  deux  domaines;  rien  ne  prouve  qu'avec  le  progrès  de  la 
recherche,  ce  qui  est  inconscient  aujourd'hui  ne  sera  pas  conscient 
demain.  J'ai  convié  à  maintes  reprises  les  graphologues  à  expliciter 
leurs  jugements;  ils  y  ont  consenti;  plus  ils  le  feront,  plus  leur  art 
prendra  une  allure  scientifique. 

Voici  d'ailleurs  quelques  expériences  qui  viennent  à  l'appui  des 
idées  que  je  développe  en  ce  moment.  J'ai  voulu  savoir  dans  quelle 
mesure  une  personne  profite  d'une  leçon  de  graphologie.  Je  suis 
allé  dans  une  école  primaire  de  garçons,  j'ai  fait  venir,  l'un  après 
l'autre,  dans  le  cabinet  du  directeur,  une  dizaine  d'élèves  intelli- 
gents, de  dix  à  douze  ans;  à  chacun  d'eux  j'ai  montré  ma  série  de 
21  couples  d'adresses,  en  leur  demandant  de  me  désigner  chaque 
fois  l'écriture  la  plus  intelhgente. 

Avec  la  docihté  des  enfants,  tous  ces  élèves  ont  obéi  à  ma 
demande:  les  uns  semblaient  désigner  au  hasard  les  écritures, 
d'autres  montraient  des  préférences  qui  étaient  raisonnées,  quoique 
la  raison  qu'on  pouvait  entrevoir  fût  parfois  comique;  par  exemple 
'une  écriture  leur  paraissait  préférable,  parce  qu'elle  était  sans 
rature,  ou  parce  que  l'enveloppe  était  sans  taches;  d'autres  élèves, 
les  plus  nombreux,  se  rappelant  les  leçons  de  calligraphie  qu'ils 
avaient  reçues,  indiquaient  constamment  les  écritures  les  plus 
ornées  :  ce  sont  probablement  celles  de  leurs  excellents  maîtres. 


A.  BINET.    —    LNE   EXPKUIENCE   CRUCIALE    F.y    CIlAPaOLOGIE  39 

J'inscrivis  tous  ces  jugements  sans  commentaire;  puis  je  donnai 
à  chacun  de  ces  élèves  une  explication  qui  consistait  à  développer 
cette  idée  que  l'écriture  la  plus  intelligente  est  l'écriture  sobre.  Je 
leur  montrai,  par  des  exemples  que  je  traçais  moi-môme  sous  leurs 
yeux,  que  l'écriture  sobre  n'a  ni  fioritures  inutiles,  ni  pleins,  ni 
déliés.  J'insistais  seulement  sur  ces  deux  points-là.  Enseignement 
bien  rudimentaire,  qui  ferait  sourire  les  professionnels;  mais  dans 
l'intérêt  de  la  recherche,  il  fallait  se  mettre  à  la  mesure  de  garçon- 
nets de  dix  et  douze  ans.  La  simplicité  de  la  question  fut  com- 
prise. J'en  eus  bientôt  la  preuve.  Je  fis  examiner  une  seconde  fois 
par  mes  sujets  la  même  série  de  couples  d'adresse;  l'examen  eut 
lieu  dans  un  silence  complet,  l'enfant  se  contentait  de  poser  son 
petit  index  maculé  d'encre  sur  l'écriture  préférée,  et  moi,  je  nolais 
son  choix  sans  le  commenter.  Dès  les  premières  désignations,  il  fut 
facile  de  constater  que  tous  les  enfants  sans  exception  profilèrent 
de  la  leçon.  Quelques-uns  même  en  profitèrent  à  ce  point  que, 
dans  la  seconde  épreuve,  ils  ne  commirent  presque  aucune  erreur. 
D'autres  en  commirent  encore  beaucoup,  soit  par  étourderie;,  soit 
par  oubli  de  linslruction  qu'ils  avaient  reçue.  Peu  importe.  Si  on 
envisage  l'ensemble,  qui  seul  est  significatif,  on  arrive  à  cette 
observation  curieuse  que  le  pourcentage  des  erreurs  a  sensible- 
ment diminué,  grâce  à  la  leçon  de  graphologie  que  j'avais  donnée 
en  quelques  secondes. 

Voici  des  chilîres,  que  j'inscris  seulement  pour  fixer  les  idées. 
Le  nombre  moyen  d'erreurs,  avant  la  leçon,  était  de  12  (pour 
21  enveloppes)  ;  après  la  leçon,  il  n'a  plus  été  que  de  6,3  '. 

Résumons  et  concluons. 

Je  crois  avoir  démontré  que  : 

1"  Un  bon  graphologue  peut  distinguer  l'écriture  d'un  homme 

i.  J'ai  cilé  mes  expériences  avec  des  enfants  parce  que  l'influence  de  l'ensei- 
gnement se  marque  mieux  sur  eux  que  sur  des  adultes.  Quand  un  adulte 
commet  7  ou  8  erreurs  en  étudiant  notre  collection  de  21  couples  d'enveloppes, 
notre  leçon  lui  permet  de  se  perfectionner.  Mais  plusieurs  adultes,  véritables 
graphologues  inconscients,  font  très  peu  d'erreurs  la  première  fois,  2  ou  3, 
ou  4  seulement;  ceux-ci  ne  profitent  pas  nettement  de  la  leçon,  trop  élémen- 
taire, que  nous  leur  donnons  :  car  ce  que  nous  leur  apprenons,  ils  le  savaient 
déjà.  En  fait,  leur  très  petit  nombre  d'erreurs  ue  diminue  guère  à  la  seconde 
épreuve.  Voici  fjuelques  exemples  :  6  adultes,  à  la  première  épreuve  avant  la 
leçon,  font  en  moyenne  4  erreurs  dans  l'examen  de  20  couples;  après  la  leron, 
ils  en  font  3  et  demi.  C'est  une  des  circonstances  où  l'épreuve  sur  des  enfants 
est  plus  significative  que  sur  des  adultes. 


40  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

intelligent  de  l'écriture  d'un  homme  qui  l'est  moins,  même  dans  le 
cas  où  le  contenu  du  texte  ne  peut  le  guider  absolument  en  rien. 
C'est  ma  réponse  aux  critiques  de  M.  Borel.  Je  néglige  le  calcul 
du  pourcentage  d'erreur,  qui  varie  selon  une  foule  de  circons- 
tances; l'essentiel  est  que  ce  pourcentage,  toujours  inférieur  à 
celui  du  hasard,  démontre  que  le  graphologue  perçoit  bien  l'intel- 
ligence dans  la  forme  graphique,  quand  aucun  indice  autre  que 
cette  forme  graphique  ne  lui  fournit  une  suggestion  utile. 

2°  Les  caractères  graphiques  de  l'intelligence  dépendent,  dans 
une  mesure  appréciable,  non  seulement  de  l'intelligence  person- 
nelle du  scripteur,  mais  encore  de  la  condition  sociale. 

3"  L'art  du  graphologue,  malgré  son  caractère  intuitif,  souvent 
irraisonné  et  inconscient,  peut  s'apprendre,  puisque  nous  avons  vu 
que  des  enfants  d'école,  après  avoir  reçu  une  leçon  élémentaire  de 
graphologie,  deviennent  capables  de  mieux  reconnaître  l'intelli- 
gence dans  l'écriture. 

Alfred    Binet. 


LA    CONSCIENCE    SOCIALE 

CATÉGOUlt:S     LOGIQUES 


Au  sein  de  chaque  groupe  social  se  forme  peu  à  peu  une  cénes- 
Ihésie  confuse,  une  conscience  chaotique  où  des  vagues  de  ténèbres 
vont  et  viennent,  emportant  soudain  les  tentatives  mal  assurées 
d'unification  et .  ramenant   à  l'incohérence  les  éléments  souvent 
disparates  dont  elle  est  faite.  Il  y  a  là  tout  un  mécanisme  mental 
qui  présente  une  frappante  analogie  avec  le  nôtre  et  qui,  par  ses 
proportions  démesurées,  nous  permet  de  saisir  de  menus  détails, 
échappant  nécessairement  à  l'analyse  psychologique,  quand  elle 
se  borne  à  l'introspection.  A  cette  conscience  démesurée  qui  som- 
meille et  parfois  s'illumine  de  lueurs  troubles,  parviennent  ainsi 
les  apports  de  l'expérience,  les  faits  innombrables  de  chaque  heure, 
qu'elle  triture  à  sa  façon,  les  pervertissant  suivant  les  catégories 
qu'elle  s'est  lentement  instituées  dans  le  temps,  telle  la  conscience 
individuelle.  La  transposition  de  tous  les  problèmes  psychiques 
dans  l'ordre  sociologique  a  l'utilité  incontestable  de  nous  affran- 
chir d'un  préjugé,  qui  entache  la  plupart  des  recherches  sur  le  moi, 
l'identité  et  la  perpétuité  substantielles  de  ce  qu'on  a  nommé  con- 
science, puis  cénesthésie,  faute  de  mieux.  Nous  surprenons  dans 
l'élaboration  de  la  matière,  du  réel,  par  celte  pensée  engourdie, 
qui  pourtant  a  des  réveils  si  étranges  à  certaines  heures,  les  pro- 
cédés qu'emploie  la  nature  en  nous-mêmes,  alors  que  nous  nous 
croyons,  en  bons  cartésiens  que  nous  sommes  demeurés,  principe 
et  cause   de   toutes  nos  opérations  mentales.  L'unité  dont  nous 
nous  enorgueillissons  jusqu'à  bâtir  sur  elle  l'édifice  du  cosmos  se 
dilue  dans  les  courants  d'occultisme  et  il  ne  reste  plus  en  nous, 
comme  hors  de  nous,  en  chaque  groupe  sociologique,  qu'une  con- 
science cahotée,  sursautante,  faite  de  retentissements  mal  définis, 
le    plus    souvent   incapable    d'unifier   tout    ce    qu'elle    contient. 


42  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

rinnombrable  et  Tinnommable,  et  flottant  dès  lors  en  synthèses 
vagues,  presque  aussitôt  dénouées'. 

Cette  conscience  sociologique,  distincte  en  chacun  des  groupe- 
ments —  comme  le  sont  nos  individualités,  à  peu  près  irréductibles, 
quoi  qu'en  dise  une  psychologie  par  trop  abstraite  —  est  formée 
de  catégories  logiques,  et  aussi  esthétiques  et  morales,  qui  diffèrent 
entièrement  de  lun  à  l'autre.  Ainsi  se  justifie  l'aphorisme  de  Pascal, 
qui  a  si  longtemps  constitué  le  fond  du  scepticisme  théologique  : 
vérité  en  deçà  des  Pyrénées,  erreur  au  delà.  Durant  tout  le  xvii^  et 
le  xvm^  siècles,  l'âme  religieuse,  inquiétée  par  les  audaces  du  ratio- 
nalisme cartésien,  kantien  par  la   suite,   qui  prétendait    dès  lors 
unifier  toutes  les  pensées  et  de  leur  essence  commune  faire  sortir 
la  logifîcation  monistique  de  l'univers,  a  vu  partout  des  incohérences 
sociales  autant  que  cosmiques,  résolues  seulement  dans  l'unité  de 
Dieu.  Pas  de  logique  absolue  tirée  de  la  pensée  humaine  que  l'on 
supposait  substantiellement  identique  à  celle  du  créateur,  en  diffé- 
rant uniquement  par  les  limites,  mais  des  logifications  variables  à 
l'infini  suivant  les  milieux,  ces  «  plaisantes  justices  qu'une  rivière 
borne  »  et  dont  Dieu  seul,  là-haut,  a  le  secret,  étant  le  maître  de 
l'Unité  réductrice  de  tous  les  mystères  du  multiple...  Faut-il  dire 
qu'en  ce  débat  les  théologiens  avaient  le  sens  du  réel  beaucoup 
mieux  que  leurs  adversaires,  et  qu'ils  ont  touché  du  doigt  la  maté- 
rialité des  choses,  quelle  que  soit  la  rationalité  si  bien  dissimulée 
derrière,  mis  en  lumière  le  fait  brutal,  indéniable,  la  multiplicité 
des  consciences  sociologiques,  l'une  à  l'autre  fermées,  intransmis- 
sibles comme  autant  d'àmes,  en  dépit  d'apparentes  communions? 
L'école  de  Montesquieu,  de  nos  jours,  n"a  guère  fait  que  conti- 
nuer la  tradition  des  théologiens,  en  supprimant,  il  est  vrai,  le  fan- 
tastique de  la  conciliation  de  toutes  les  contradictions  en  Dieu 
qui  satisfaisait  les  besoins  d'unité,  dans  la  pensée  d'un  Pascal.  Elle 
a  repris  pour  son  compte  le  mot  profond  :  vérité  en  deçà   des 

1.  Je  me  permets  de  renvoyer  le  lecleur  à  une  élude  précédemment  parue 
dans  IdiRevue  internationale  de  Sociologie,  n'' d'octobre  190G,  où  j'ai  tenté  de  rap- 
•procher  la  conscience  psychique  de  la  conscience  sociale  et  de  montrer  dans  cette 
dernière  l'agrandissement  photographique,  en  quelque  sorte,  de  l'autre.  Ainsi 
s'éclaire,  dans  une  certaine  mesure,  une  des  énigmes  les  plus  troublantes  de  noire 
mécanisme  intellectuel,  le  caprice  du  souvenir  autant  que  de  l'oubli,  ce  que  j'ai 
nommé  le  mystère  des  légendes.  Il  y  a  sûrement,  révélé  par  la  conscience  socio- 
logique, un  élément  d'indétermination  qui  se  joue  â  tout  instant  des  lois  de 
notre  pensée. 


A.   CHIDE.    —    LA    CONSCIENCF.    SOCIALK  43 

Pyrônées,  erreur  au  delà,  a  minulicusement  étudié  lélaboration 
de  ces  consciences  diverses,  suivant  les  milieux  où  elles  se  sont 
constituées....  Mais  imprépi'née  peut-être  par  des  hantises  d'immo- 
bilités mathématiques,  elle  a  cru  voir  dans  la  nature  ambiante  et 
ses  influences  multiformes  la  raison  de  toutes  ces  formations 
disparates  qui  n^ullent  nécessairement  de  la  nature  des  choses.  Il 
s'ensuivrait,  à  accepter  aveuglément  ce  principe,  que  les  catégories 
logiques  —  pour  nous  en  tenir  à  celles-là  —  en  chaque  groupe 
social  ont  quelque  chose  de  prédestiné  et  sont  la  conséquence 
fatale  du  milieu  où  elles  se  sont  cristallisées.  En  d'autres  termes, 
la  logifîcation  de  chaque  groupement  social  est  absolue  pour  lui- 
même,  sinon  pour  la  totalité  de  l'univers,  est  le  résultat  nécessaire 
de  sa  nature  parliculière,  telle  que  l'ont  constituée  lentement  les 
actions  de  mille  sortes,  d'ordre  physiciue  surtout,  auxquelles  il  a 
été  soumis  dès  l'origine. 

...  Était-ce  bien  la  peine  de  s'être  libéré  de  la  théologie,  de  l'uni- 
fication des  contradictoires  en  Dieu,  pour  aboutir  ainsi  à  une 
espèce  de  fatalisme,  laïcisé  tant  qu'on  voudra,  mais  identique  au 
fond  à  celui  de  nos  sceptiques  chrétiens,  celui  de  la  nature  et  de 
ses  énergies  inéluctables?  Le  but  inavoué  de  ce  naturalisme  à  la 
Monles(iuieu,  qui  fait  dériver  la  logique  de  chaque  organisme 
sociologique  de  l'influence  des  milieux,  est  de  rétablir  Viinitc,  si 
étrangement  compromise  par  les  révélations  de  l'expérience  immé- 
diate. Dépouillant  la  doctrine  de  la  Raison  divine  ou  de  la  Provi- 
dence de  son  caractère  symbolique,  —  on  pourrait  écrire  concret,  — 
il  proclame  abstraitement  :  les  mômes  causes  produisent  partout 
les  mêmes  effets.  De  là,  à  côté  de  dissemblances,  indéniables  dès 
qu'on  consent  à  se  pencher  sur  le  réel,  des  identifications  soudaines. 
Ces  consciences  sociales,  qui  semblaient  d'abord  si  lointaines,  et 
dans  leur  énormilé  de  chaos  roulaient  la  matière  du  réel  suivant 
des  catégories  rigoureusement  distinctes,  en  viennent  à  commu- 
nier, voire  à  se  fondre  les  unes  dans  les  autres...  Le  naturalisme, 
à  son  point  d'aboutissement,  n'est  pas  trop  éloigné  du  rationalisme 
qui  lui  était  si  opposé  au  début  et  qui,  méconnaissant  le  concret, 
instituait  pour  tous  les  groupes  possibles  des  lois  communes,  une 
logification  fondée  sur  la  raison  — entendons  par  là  une  trituration 
des  éléments  qu'apporte  à  chaque  instant  l'expérience,  suivant  les 
catégories  absolues,  celles  que  Dieu  a  décrétées  sur  le  Sinaï  et  que 


,44  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

notre  pensée,  étincelle  détachée  de  son  essence,  a  retrouvées  par 
une  sorte  de  révélation  intérieure... 

Il  en  sera  toujours  ainsi,  tant  que  le  naturalisme  n'osera  pas  aller 
jusqu'au  bout  de  ses  principes  et,  hanté  d'unification,  ne  consentira 
pas  à  reconnaître  ce  qu'il  y  a  d'irréductible  dans  les  individualités, 
à  tel  point  que  les  identités  de  surface  s'évanouissent,  dès  qu'on 
descend  à  l'examen  minutieux  du  réel.  Les  catégories  logiques  le 
plus  souvent  sont  inassimilables  en  chacun  des  groupes  sociaux 
que  notre  observation  pénètre.  S'il  en  est  qui  parfois  semblent 
coïncider  de  conscience  à  conscience  et  prêtes  à  s'unir,  des  souffles, 
venus  d'on  ne  sait  quelles  profondeurs,  ont  tôt  fait  de  les  emporter 
et  de  les  replonger  dans  l'indistinction  la  plus  complète.  En  nous 
comme  hors  de  nous,  dans  le  groupe  sociologique  où  nous  sommes 
une  molécule,  inaperçue  le  plus  souvent,  tout  s'ordonne  suivant 
une  logique  mouvante  et  les  catégories  par  lesquelles  nous  unifions 
tout  ce  qui  vient  à  nous  et  aussi  tout  ce  qui  en  sort,  notre  activité 
tant  individuelle  que  sociale,  sont  bien  souvent  la  conséquence  de 
hasards,  d'à-coups,  au  lieu  d'être,  suivant  la  formule  théologique 
et  rationaliste,  en  dépit  de  ses  allures  d'empirisme,  ce  qui  résulte 
nécessairement  de  la  nature  des  choses. 


Si  nous  tentons  en  effet  de  passer  au  détail  et  de  décomposer 
le  mécanisme  logique  des  groupes  sociaux  qui  s'offrent  à  notre 
expérience,  nous  sommes  le  plus  .souvent  contraints  de  reconnaître 
que  le  milieu  où  a  pris  naissance  et  s'est  concrétisée  en  quelque 
sorte  la  conscience  chaotique,  est  pour  bien  peu  de  chose  dans  la 
lente  élaboration  de  ses  catégories.  Le  sens  physique  d'un  pays 
quelconque  dans  lequel  s'est  développée  une  individualité  sociale 
ne  se  dégage  qu'après  coup,  et  des  contestations  sans  nombre 
peuvent  s'élever  à  son  propos,  ainsi  qu'il  est  d'usage  dans 
toutes  les  questions  de  finalité,  cette  causalité  à  rebours  si  sujette 
à  caution.  La  logification  d'une  existence,  sans  cesse  désemparée 
dans  la  réalité  par  les  inconséquences  et  les  sautes  brusques,  est 
une  œuvre  de  construction  artificielle,  et  l'idée  qui  est  censée 
avoir  présidé  au  déroulement  intégral  d'une  activité,  loin  d'être 
initiale,  ne  se  révèle  qu'au  terme,  et  souvent  môme  pas  du  tout. 


A.  CHIDE.    —    LA   CONSCIENCE   SOCIALE  45 

Au  delà  de  la  morl,  il  se  peut  qu'elle  n'ait  pas  jailli,  comme  il  arrive 
pour  certaines  finalités  troubles  dans  le  cosmos. 

Ainsi  en  est-il  de  ces  existences  sociologiques  où  l'école  de 
Montesquieu  veut  voir  à  tout  prix  le  résultat  de  la  nature  des 
choses,  où  l'école  opposée,  celle  de  Rousseau,  découvre  par  contre 
le  produit  de  la  volonté  et  de  la  raison  humaine...  Raison  et 
volonté  humaines  sont-elles  bien  différentes  de  la  volonté  et  de  la 
raison  cosmiques,  de  la  nature  des  choses  dont  parle  Montesquieu, 
et  sur  ce  points  nos  deux  philosophes,  quoique  se  croyant  adver- 
saires, ne  se  donnent-ils  pas  les  mains,  communiant  dans  leur  foi 
à  la  nécessité?...  La  signification  physique  d'une  région  est, 
comme  pour  chacun  de  nous  le  sens  de  la  vie,  le  destin,  caprice 
d'édification  intellectuelle  qu'un  souffle  suffit  à  faire  écrouler. 
Il  n'y  a  de  réel  —  et  les  théologiens  le  sentaient  fort  bien  jadis  — 
que  les  incohérences  farouches  de  la  vie  individuelle  ou  sociale, 
sous  ses  formes  multiples  à  l'infini,  en  qui  ils  soupçonnaient  une 
logique  profonde  connue  de  Dieu  seul,  mais  qui  pour  notre  raison 
se  nomme  forcément  illogisme.  Les  influences  matérielles  dont  on 
a  tant  abusé  représentent  peut  être  dans  les  soubresauts  et  les 
rencontres  dont  sont  issues  les  logifications  disparates  de  chaque 
groupe,  un  des  moindres  éléments,  et  j'attribuerais  volontiers  plus 
d'importance  aux  actions  psychiques,  transmises  par  on  ne  sait 
quelles  voies,  bouleversant  ce  que  les  ambiances  semblaient  devoir 
produire  de  toute  nécessité. 

Ces  consciences  chaotiques,  ainsi  constituées  en  dehors  de  toutes 
lois  assignables  dans  l'ordre  physique,  s'offrent  à  nous  sous  mille 
et  une  formes  et  trahissent,  .sans  qu'un  doute  soit  possible,  leur 
origine  sursautante,  toute  d'incohérences  et  de  hasards.  Il  s'en 
faut  de  beaucoup  que  toutes  atteignent  l'unité,  cet  idéal  à  peine 
réalisé  dans  quelques-unes,  les  plus  hautes.  Le  plus  souvent  le 
multiple,  sensations  et  souvenirs,  s'amoncelle  et  pêle-mêle  roule 
dans  la  nuit  de  leur  pensée,  à  peine  éclairée  çà  et  là  de  quelques 
lueurs  d'unification. 

Il  est  des  hordes  qui  tout  à  coup,  de  façon  presque  végétale,  se 
détachent  par  bipartition  du  tronc  primitif  et  vont  se  multiplier 
ailleurs,  aux  hasards  de  l'errance,  en  des  territoires  mal  définis  qui 
ne  parviennent  pas  à  les  attacher.  Tels  les  groupes  d'Aryens  qui 
par  voie  de  migrations  ont  essaimé,  suivant  les  idées  généralement 


46  HEVUE    PHILOSOPHIQUE 

admises,    du  plateau   de  Pamir,    dans  les    directions   les     plus 
opposées.  Malgré  Fémiettement  des  tribus  le  long  d'on  ne  sait 
quelles    routes  —  toujours   mobiles   d'ailleurs,  car  tout  est  en 
marche  incessamment,  ou  ne  fait  halte  qu'un  instant,  au  caprice 
des  incidents  cosmiques,  —  une  pensée  commune,  embryonnaire, 
va  de  l'une  à  l'autre,  relie  les  molécules  si  distantes  soient-elles,  et 
nous  voyons  une  logique  s'instituer,  d'errance  et  de  dispersion, 
qui  effarouche  nos  habitudes  mentales  d'unification,  mais  qui  a 
été  et  qui   de  nouveau  peut  être,   et  fonctionner  comme  tant 
d'autres.  D'une  société  qui  ne  peut  plus  nourrir  tout  ce  qu'elle 
produit,  les  hordes,  une  fois  de  plus,  peuvent  se  séparer  et  aller 
dans  les  terres  inappropriées,  s'il  en  est  encore,  s'épandre  toujours 
plus  avant,  de  moins  en  moins  compactes,  diluant  dans  la  nuit 
des  immensités  la  conscience  unifiée  et  claire  qu'elles  emportaient 
au  départ. 

Ainsi  il  se  forme,  des  expériences  acquises  dans  les  milieux  divers 
et  par  là  même  contradictoires  bien  souvent,  une  pensée  diffuse  qui 
garde  encore  quelque  chose  del'unification  primordiale,  mais  se  perd 
déjà  dans  Féparpillement  du  multiple  prodigieux.  A  peine  quelques 
frissons  passent  par  instants,  en  celte  conscience  trop  vaste,  dans 
un  devenir  perpétuel,  où  rien  ne  peut  se  fixer,  et  lui  rendent  pour 
une  seconde  la  puissance  d'unité  qu'elle  a  laissée  se  dénouer  dans 
l'espace  et  aussi  dans  le  temps. 

Une  logification  voisine  de  celle-là,  distincte  cependant,  nous 
est  fournie  par  les  races  qu'une  malédiction  a  déracinées  soudain 
et  jetées  comme  du  sable  à  tous  les  vents.  Tels  les  Lombards  et  les 
Juifs  et  tant  d'autres  moins  connus,  filtrant  lentement  à  travers 
les  peuples,  s'y  propageant  par  eux-mêmes  comme  des  molécules 
inassimilables,  sans  s'y  mêler  le  plus  souvent,  soit  qu'ils  ne  le 
veuillent  pas,  soit  qu'ils  se  voient  repoussés  par  les  haines  de 
l'ambiance.  Il  est  des  tribus  qui  ont  disparu  sans  laisser  de  traces, 
délayées  dans  le  désert  au  lieu  de  s'absorber  dans  les  nations,  et  un 
sociologue,  quelque  peu  halluciné  d'ailleurs,  a  pu  voir  dans 
'certaines  missions,  aventurées  au  cœur  du  continent  noir,  le  souci 
chez  des  créatures  de  la  race  maudite  de  retrouver  les  bandes 
disséminées  et  de  reconstituer  l'unité  primordiale,  comme  au 
temps  où  le  Temple  érigeait  sur  la  colline  de  Sion  son  architecture 
de  rêve,  transmise  par  Ézéchiel.  Etrange  cérébralité  qui  n'a  plus 


A.  CHIDE.    —    LA   COISSCIENCK    SOCIALE  47 

de  subslralmn  physique  et  défie  par  conséquent  toutes  les  investi- 
gations qui  s'appuieraient  exclusivement  sur  la  doctrine  des 
milieux.  Conscience  laite  de  l'unité  de  jadis,  à  jamais  morcelée  et 
sans  nationalité  désormais,  car  les  songes  du  sionisme  sont  loin  de 
l'avoir  envahie  tout  entière  en  dépit  des  elïbrts  d'une  élite.  Ame 
éparse  dont  certains  éléments  sont  en  repos  et  d'autres  en  un  per- 
pétuel devenir,  amalgame  de  fixité  et  d'errance,  où  les  sensations 
les  plus  diverses  se  coordonnent  plutôt  mal  quf  bien  en  concepts, 
par  suite  des  difficultés  inouïes  de  communication,  auxquelles 
s'ajoute  l'absence  de  toute  base  physique  de  la  pensée,  le  terri- 
toire. 

Pour  d'autres  races,  le  territoire  ne  manque  pas,  au  contraire,  il 
s'amplifie  sans  limite,  et  l'obsession  de  l'infini,  des  steppes  qui 
s'ouvrent  éperdument,  peuple  les  yeux.  Et  c'est  un  exode  de  la 
population  vers  les  plaines  où  s'absorbe  perpétuellement,  toujours 
dans  la  même  direction,  le  trop-plein,  le  superflu  d'abord,  puis 
bientôt  le  nécessaire  de  son  essence  et  le  sentiment  qui  peu  à  peu 
se  coagulait,  au  sein  de  cette  masse  inorganique,  fond  et  s'évanouit 
à  chaque  déperdition  nouvelle.  La  pensée  de  ce  groupe  démesuré 
ne  parvient  pas  à  sortir  de  l'état  chaotique,  parce  qu'une  partie 
d'elle-même  s'élimine  et  se  détruit  par  diffusion,  ne  rencontrant 
pas  l'obstacle  qui,  se  dressant  soudain  au  devant  de  la  roule  la 
forcerait  à  se  poser  en  s'opposant,  suivant  la  formule  de  Fichte.  Le 
tsar  coordonne  bien  tout,  mais  de  façon  superficielle,  et  sa  fragile 
essence  peut  être  d'un  instant  à  l'autre  emportée  dans  la  tempête  : 
alors  les  incohérences,  que  déguise  mal  l'unification  officielle,  écla- 
teraient, révélant  l'impuissance  d'une  pensée  qui  ne  peut  arriver  à 
l'Age  adulte  où  se  forment  les  concepts.  Telle  est,  irrésistible, 
l'attirance  de  l'infini  où  se  perd  sans  trêve  le  meilleur  d'elle-même, 
ce  qui  lui  permettrait  de  parvenir  à  la  personnalité,  consciente  et 
une. 

Des  peuplades,  également  sans  limites  naturelles  et,  par  suite, 
flottantes,  ont  constitué  une  des  unifications  les  plus  puissantes  de 
notre  Europe  présente,  parce  qu'ici  les  siècles  ont  fait  surgir 
devant  elles,  du  côté  où  elles  avaient  une  tendance  à  s'éparpiller, 
l'obstacle  qui  leur  a  permis  de  se  définir.  Il  est  visible,  en  effet,  que 
la  Prusse,  sans  la  solide  constitution  de  la  Pologne  à  laquelle  elle 
devait  se  heurter  fatalement   dès   les  origines,   n'aurait  pas  été 


48  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

amenée  à  se  contracter  clans  l'âpre  concurrence  vitale  et  par  suite 
la  pensée  qui  devait  absorber,  au  prestige  de  son  unification,  les 
multiplicités  errantes  de  l'Allemagne,  ne  se  serait  pas  démêlée  des 
incohérences  primitives.  11  en  résulte  que  la  conscience  de  deux 
groupes  sociaux,  édifiés  sur  une  base  physique  à  peu  près  sem- 
blable, s'est  instituée  de  façon  contraire,  l'une  ne  parvenant  pas  à 
croître,  restant  puérile  et  vague,  incapable  d'une  idée  générale, 
abandonnée  aux  sensations  les  plus  opposées  parce  qu'elle  ne 
trouve  pas  de  limites,  l'autre  réduite  à  rentrer  en  elle-même  parce 
que  l'obstacle  se  hérissa  tout  d'un  coup  devant  elle,  et  atteignant 
avec  une  rapidité  merveilleuse  l'âge  adulte  où  prennent  consis- 
tance les  concepts,  jusqu'à  englober  toute  matière,  fùt-elle  la  plus 
rebelle  à  leur  essence. 

Il  est  des  possibilités  sans  nombre  de  logifications  sociales  à 
des  degrés  inférieurs',  où  la  pensée  ne  parvient  pas  à  s'éclairer, 
n'ayant  pas  reçu  le  choc  qui  lui  est  nécessaire  pour  jaillir,  étince- 
lante,  dans  l'incohérence  des  sensations.  Un  exemple  typique  nous 
est  fourni  par  certains  des  États-Unis  d'Amérique,  je  ne  dirai  pas 
tous,  car  la  question  sociologique  est  très  différente  d'un  Etat  à 
l'autre,  quoiqu'ils  soient  unifiés  sous  le  drapeau  aux  trente-six 
étoiles.  Nous  avons  là  des  groupements  fixés  de  façon  indéniable 
sur  un  territoire  aux  limites  à  peu  près  immuables,  et  ne  parvenant 
pas  à  s'évader  d'une  pensée  appesantie  de  ténèbres,  où  les  con- 
cepts ne  s'élucident  qu'avec  peine,  et  soumise  en  conséquence  aux 
voltes  les  plus  inattendues  :  les  élections  dans  ces  États  en  sont  la 
preuve  souvent  comique.  C'est  que  la  substance  matérielle  non 
moins  qu'intellectuelle  est  traversée  à  chaque  instant  par  des  élé- 
ments disparates.  D'une  part,  l'accès  des  côtes,  si  facile  pour 
l'immigration,  y  fait  affluer  sans  trêve  des  molécules  neuves,  qui  la 
bouleversent  du  tout  au  tout.  D'autre  part,  le  Far  West,  qui  recule 
toujours,  par  ses  hantises  séculaires  aspire  les  molécules  que  l'on 
croyait  enchaînées  à  jamais  à  l'ensemble.  Comment  une  conscience 

1.  J'adopte  ici  le  préjugé  courant  qui  admet  l'excellence  logique  du  rationa- 
lisme platonicien,  c'est-à-dire  la  conciliation  de  l'un  et  du  multiple  dans  le  concept. 
Toute  logification  que  n'atteint  pas  le  concept,  ne  réussit  pas  à  unifier  le 
multiple,  est  dite  inférieure.  La  question  est  à  discuter.  Je  ne  cherche  ici  qu'à 
montrer  le  nombre  infini  de  logiques,  tant  sociales  qu'individuelles,  fonction- 
nant sous  nos  yeux  et  coordonnant  la  vie  chacune  à  leur  manière.  Je  ne  pose 
pas  pour  le  moment  la  question  de  supériorité  ou  d'infériorité  et  suis  la 
manière  commune  de  s'exprimer. 


CHIDE.    —    lA   CONSCIENCE    SOCIALE  49 

claire  pourrait-elle  s'instituer  dans  ce  milieu  sans  cesse  en  mouve- 
ment? 

Autant  de  logifications  —  rudimentaires,  —  pourrait-on  dire,  qui 
se  retrouvent  dans  les  pensées  individuelles.  La  sociologie  nous 
permet  de  découvrir,  démesurément  agrandi,  ce  qui  se  passe  dans 
notre  microcosme  et  que  la  minutie  des  détails  le  plus  souvent  ne 
nous  laisse  pas  discerner.  Il  y  a,  au-dessous  des  personnalités  réflé- 
chies, capables  de  logifier  leur  existence  entière  suivant  une  ou 
plusieurs  idées,  de  définir  les  concepts  qui  doivent  être  ceux  de 
leur  destinée,  mille  l'ormes  d'individualités  flottantes  qui  seraient 
bien  gênées  parfois  si  on  les  contraignait  d'unifier,  au  nom  de  la 
Raison,  les  sensations  auxquelles  elles  se  laissent  aller,  par  incohé- 
rence et  impulsion.  Il  y  a  les  consciences  amorphes  qui  vont  tou- 
jours de  l'avant,  comme  les  foules  primitives,  oubliant  le  tout  du 
passé,  ne  déterminant  rien  de  l'avenir,  en  une  errance  perpétuelle 
qui  se  satisfait  du  présent,  de  ses  unifications  troubles  presque 
aussitôt  dissoutes.  Il  y  a  celles  qui  se  disséminent,  sans  base  phy- 
sique, semble-t-il,  s'éparpillent  en  des  rencontres  fortuites  et  qui 
obstinément  gardent  le  souvenir  et  nourrissent  l'espoir  d'une  logi- 
fication  possible,  de  l'unité  dans  l'irrésistible  émietlement  de  leur 
àme.  11  y  a,  après  les  logiques  d'errance  et  de  dispersion,  celles 
d'expansion  et  par  contre  de  concentration,  car  il  est  des  cons- 
ciences qui  n'ont  pas  rencontré  l'obstacle  indispensable  pour 
qu'elles  se  définissent  et  qui  par  suite  se  diluent;  d'autres,  au  con- 
traire, qui  s'y  sont  buttées  dès  le  début  et  s'isolent,  s'absorbent  dans 
leurs  sensations  élaborées  lentement  en  concepts,  en  lois  de  domi- 
nation farouche.  Il  y  a  des  pensées  où  rien  ne  persiste,  où  s'entre- 
croisent le  vieux  et  le  neuf,  comme  aux  États  trop  accessibles  d'un 
côté,  trop  aisés  à  quitter  de  l'autre.  Et  tout  cela  détermine  autant 
de  logiques  individuelles,  autant  de  façons  d'ordonner  la  vie  et 
chacun  tient  la  sienne  pour  la  seule  bonne,  en  vertu  de  l'illusion 
commune  qui  nous  fait  voir  dans  nos  synthèses  particuhères  les 
seules  conformes  à  la  Raison,  —  la  chose  du  monde  la  mieux  par- 
tagée, disait  Descartes,  puisque  tous  l'ont  au  même  degré.  A  côté 
des  êtres  ou  des  groupes  sociaux  dont  la  vie,  conformément  à  la 
logique  du  moment,  —  car  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  la  même 
subsiste  tout  au  long  de  l'existence,  —  se  gaspille  dans  l'errance  et 
la  dispersion  des  gestes,  ou  n'est  que  le  point  de  croisement  de 

TUME   LXIV.   —   1907.  4 


50  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

toutes  les  aventures  possibles,  il  en  est  qui  se  concentrent  et  se 
posent  dès  le  début  un  destin,  un  ensemble  de  concepts  à  réaliser 
que  péniblement  ils  atteignent,  en  dépit  des  assauts  de  l'illogisme 
vital. 

Antisthène,  au   temps  des  disputes  éristiques  de  la  Grèce,  a 
ébauché  de  telles  logiques  qui  auraient  pu,  sans  le  génie  de  Platon, 
simple  accident,  devenir  la  norme  de  nos  pensées  occidentales.  Les 
sensations,  au  lieu  de  se  nouer  solidement  en  faisceaux  dans  le 
concept,  auraient  pu  subsister,  flottantes  et  innombrables  en  la 
pensée  pleine  de  nuit,  impuissante  à  les  unifier,  et  les  actes  qui  en 
eussent  résulté  n'auraient  pas  été  pires  peut-être  que  tous  ceux, 
jaillis  de  la  logique  platonicienne,  dont  nous  lisons  le  récit  au  long 
de  notre  histoire.  Il  nous  semblé  toutefois  —  et  le  préjugé  serait 
bien  difficile  à  extirper  —  que  la  seule  mentalité  conforme  à  la 
Raison,  à  cette  Ame  du  monde  faite  de  catégories  absolues,  rêvée 
par  les  philosophes  archaïques,  est  celle  dont  Platon  a  déterminé 
une  fois  pour  toutes  les  règles  et  qu'il  a  définie  :  l'unification  du 
multiple,  cest-à-dire  des  impressions,  dans  une  série  de  concepts 
hiérarchisés,  également  pénétrés  de  l'infini  de  Dieu  que  nous  por- 
tons en  nous.  Cette  logification  qui  suppose  au  fond  de  nous-mêmes 
un  Dieu  plus  intérieur  que  notre  intérieur  et  rayonnant,  de  toute 
sa  puissance  d'unité,  dans  l'incohérence  de  nos  sensations,  a  réussi 
à  s'incruster  en  nos  âmes  comme  la  seule  normale,  cosmique  en 
quelque  sorte  et  se  confond  pour  bien  des  gens,  imprégnés  de 
théologie,  avec  l'ordre  institué  par  le  créateur.  L'étude  de  la  cons- 
cience sociologique  nous  permetdeconstater  que  des  groupements 
sans  nombre   se   sont  coordonnés  suivant  les   logiques   les  plus 
opposées,   celles  qu' Antisthène  n'osa  formuler  jusqu'au  bout,  et 
qu'ils  ont    vécu    et   vivent   encore   présentement    sans   avoir    pu 
s'élever  —  ou  s'abaisser,  la  chose  importe  peu  puisque  je  ne  pose 
pas  ici  la  question  de  supériorité  ou  d'infériorité  —  au  concept. 

Ces  groupes  dont  la  conscience  va  et  vient,  tantôt  lumineuse  en 
des  unifications  soudaines,  tantôt  éparse,  envahie  de  ténèbres, 
vivent  donc,  et  c'est  là  l'essentiel,  ainsi  que  la  philosophie  courante 
en  convient,  dans  sa  réaction  contre  les  excès  de  l'intellectualisme. 
A  tous  ceux  qui,  dans  la  suite  de  Descartes,  s'échauflent  encore 
pour  la  raison,  cette  faculté  mystique  que  tant  d'ombres  soulèvent 
et  noient,  le  pragmatisme,  semble  avoir  répondu  victorieusement  en 


A.  CHIDE.    —    LA    CONSCIENCE    SOCIALE  51 

exaltant  la  vie,  ses  tûtonnements,  ses  ténèbres,  et  nous  croyons  par- 
fois retrouver,  dans  les  attaques  inlassées  contre  la  pensée  claire  des 
cartésiens  modernes,  le  scepticisme  Ihéologique  qui  fleurit  durant 
tout  le  xvn"  siècle,  de  Montaigne  à  Huet.  Mais  le  rationalisme, 
la  philosophie  des  concepts,  comme  M.  Boutroux  l'appela  un  des 
premiers,  est  si  bien  devenu  depuis  le  platonisme  notre  substance 
inlelloctuelle  que  les  pragmalistes  les  plus  décidés  reculent  devant 
les  conséqences  du  principe  si  allègrement  posé  et  ne  veulent  pas 
avouer  que  l'illogisme  de  la  vie  fait  éclater  les  ratiocinations  qu'on 
lui  impose,  les  concepts  frêles. 

Or  l'étude  de  la  conscience  sociologique  nous  révèle  cette  autre 
conséquence  inattendue,  c'est  que  le  prétendu  illogisme  vital  est 
en  réalité  constitué  d'une  infinité  de  logiques,  égales  peut-être  en 
valeur  et  en  dignité,  puisque,  au  même  titre,  elles  permettent  d'or- 
ganiser la  vie,  d'en  ordonner  les  gestes  successifs  suivant  des  séries 
plus  ou  moins  rationnelles,  d'unifier,  à  des  degrés  divers  de  clarté, 
l'incohérence  de  tous  les  instants.  Vivre,  c'est  se  logifier  perpétuel- 
lement, c'est  déduire  d'un  principe  quel  qu'il  soit,  placé  tantôt  à 
l'origine,  tantôt  au  terme  —  et  c'est  là  le  cas  le  plus  fréquent,  on 
ne  s'unifie  le  plus  souvent  qu'après  coup,  —  les  actes  multiples 
dont  se  compose  notre  existence,  désordonnée  en  apparence, 
bousculée  à  chaque  heure  dans  les  courants  de  l'occulte.  La 
logique  à  la  façon  d'Antisthène  et  cent  autres  de  la  même  espèce, 
toutes  celles  qui  ne  formulent  pas  le  concept  et  laissent  errer  le 
multiple  çà  et  là  sans  l'unifier,  sont  donc  possibles  intellectuelle- 
ment et  vitalement  aussi,  ce  qui  importe  davantage.  Elles  sont 
d'autant  plus  possibles  qu'elles  se  trouvent  réalisées  sous  nos  yeux 
et  que  les  groupes  —  on  pourrait  dire  aussi  les  individualités  — 
qui  s'y  conforment,  le  plus  souvent  sans  s'en  douter,  ont  une  vita- 
lité égale,  sinon  supérieure,  à  d'autres  aveuglément  soumises  au 
platonisme  et  à  ses  concepts. 

Bien  des  sociétés,  en  effet,  ne  s'en  sont  pas  tenues  à  ces  logifica- 
tions,  dédaigneusement  appelées  embryonnaires  par  nos  rationa- 
listes. Les  éléments,  jusqu'ici  dispersés  çà  et  là,  se  sont  serrés  l'un 
à  l'autre,  semble-t-il,  et  ont  ainsi  institué  des  communions,  des 
groupes  de  solidarité  frémissante,  étreints  par  des  unifications  plus 
ou  moins  rigides.  Il  y  a,  en  eflet,  des  variétés  sans  nombre  dans 
ces  logiques  sociales  qui  pourraient  se  rattacher  au  platonisme  et 


52  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

s'organisent  suivant  des  concepts  plus  ou  moins  fortement  noués. 
Près  de  la  logique  telle  qu'Antisthène  la  définit  sont  encore  les 
unifications  dont  les  États-Unis,  qui  pouvaient  choisir  entre  tant 
de  systèmes,  ont  tracé  à  notre  vieux  monde  étonné  le  modèle,  ces 
fédéralismes  mal  contenus,  dans  leur  perpétuel  désir  d'autonomie, 
par  un  pouvoir  suprême,  à  qui  à  dessein  on  a  ôté  toute  puissance 
d'absorption.  Et  nous  avons  de  temps  en  temps  le  sentiment  de  ce 
que  peut  produire  une  logification  pareille,  quand  l'autorité  qu'on 
a  centralisée  à  la  Maison-Blanche  est  contrainte  de  céder  devant 
les  soubresauts,  inquiétants  pour  tous,  de  telle  ou  telle  commonlaiv. 
Le  multiple  a  gardé  ici  quelque  chose  de  ces  violences  farouches 
qui  se  déployaient  en  toute  liberté,  au  temps  où  il  obéissait  à  une 
logique  de  dispersion  et  d'émiettement.  La  conscience  qu'il  a  voulu 
instituer  en  se  resserrant  se  déchire  à  tout  instant,  ne  connaît  pas 
encore  ces  fusions  et  ces  intimités  dont  nos  groupes  sociaux  en 
Europe  nous  offrent  un  peu  partout  l'exemple  à  des  degrés 
divers. 

Là,  en  effet,  intervient  un  élément  qui  ne  saurait  se  retrouver 
dans  les  fédéralismes  trop  vite  organisés  des  peuples  neufs,  le 
temps,  par  qui  la  conscience  de  chaque  groupe  peut  atteindre  l'âge 
adulte,  celui  des  concepts  et  des  unifications  indissolubles,  trop 
peut-être.  Car  ici  encore  il  peut  y  avoir  excès,  et  si  l'âme  puérile  est 
incapable  de  lier  ses  sensations  et  flotte  en  conséquence  dans 
l'indistinct,  l'âme  sénile  les  noue  en  des  formules  que  nul  apport 
nouveau  de  l'expérience  ne  saurait  dès  lors  corriger,  et  la  vie,  dans 
l'un  comme  dans  l'autre  cas,  risque  de  s'organiser  en  dehors  du 
réel.  On  ne  le  constate  que  trop  souvent  dans  la  vie  de  certains 
vieillards,  inadaptés,  tels  des  enfants,  à  l'ambiance  nouvelle  qu'ils 
ne  parviennent  pas  à  comprendre  et  persistant  jusqu'à  la  mort  à 
logifier  leurs  actes  suivant  des  unifications  périmées,  de  plus  en 
plus  inadéquates  à  leur  milieu.  Ainsi  en  est-il  des  sociétés.  Il  en 
est  de  trop  jeunes  en  qui  la  conscience  ne  s'est  pas  formée  et  peut- 
être  ne  se  formera  jamais,  nous  l'avons  vu  précédemment,  à  cause 
de  déperditions  continuelles.  Il  en  est  d'autres,  trop  vieilles,  en 
qui  les  traditions  se  sont  pour  ainsi  dire  cristallisées,  et  la  cons- 
cience n'ayant  plus  la  faculté  de  se  renouveler,  s'obstine  dans  les 
formes  qu'elle  a  établies  une  fois  pour  toutes  et  en  des  sursauts 
de  misonéisme  repousse  tout  ce  qui  lui  est  étranger  désormais, 


A.  CHIDE.    —   LA   CONSCIENCE   SOCIALE  53 

tout  ce  que  la  vie  tire  et  en  vain  lui  oITre  de  ses  entrailles  perpétuel- 
lement fécondes. 

Nous  croyons  tous,  par  une  illusion  bien  excusable,  posséder  la 
meilleure  logification.  Nos  républiques  actuelles,  laïcisation  de 
l'archaïque  monarchie,  nous  apparaissent  donc  comme  les  seules 
rationnelles,  c'est-à-dire  conciliant  de  façon  suffisante,  dans  l'ordre 
harmonieux  de  nos  lois,  l'un  et  le  multiple.  Notre  histoire  est  une 
longue  suite  de  démêlés  entre  la  multiplicité,  les  féodaux  mal 
asservis  et  l'unité,  le  pouvoir  à  demi  théocratique  que  s'arrogea  le 
roi  de  l'Ile-de-France  et  qui,  après  des  convulsions  sans  nombre, 
finit  par  s'imposer,  sans  résistance  sérieuse  désormais.  La  Révolu- 
tion n'eut  qu'adonner  un  caractère  laïque  à  cet  Un,  dont  la  cons- 
cience mystique  l'inquiétait,  et  dès  lorsfut  établie  cette  logification 
dont  nous  sommes  si  fiers  et  après  qui  rêvent,  semble-t-il,  les 
peuples  soumis  ii  un  ordre  différent,  dispersion  plus  large  ou 
pénétration  plus  étroite. 

Il  s'en  faut  de  beaucoup,  en  effet,  que  l'Un  se  soit  toujours  tenu 
à  l'égard  du  multiple  suivant  les  relations  admises  chez  nous  et 
définies  rationnelles.  La  multiplicité  s'est  étreinte  dans  la  cité 
antique  de  façon  bien  plus  intime,  et  nous  serions  quelque  peu 
gênés  à  l'heure  présente,  avec  nos  habitudes  de  liberté  individuelle, 
si  nous  faisions  partie  intégrante  de  ces  solidarités  qui  semblent 
l'idéal  pour  beaucoup  de  rêveurs.  Il  y  avait  là  de  ces  renoncements 
qui  effarent  et  qu'on  ne  saurait  plus  nous  demander.  La  commu- 
nion des  personnalités  a  confiné  dans  certains  cas  à  la  fusion 
panthéistique.  Corps  et  âme,  à  force  de  se  pénétrer,  ont  fini  par  ne 
plus  former  qu'une  masse  pétrifiée,  où  l'existence  de  chacun  se 
fondait  dans  la  substance  prodigieuse  de  la  cité,  formée  des  créa- 
tures mortes  plus  encore  que  vivantes....  Il  est  des  groupes 
sociaux  sans  nombre  qui  s'organisent  et  fonctionnent  chaque  jour 
suivant  cette  forme  particulière  de  logique,  des  communismes  qui 
eux  aussi  se  donnent  pour  la  Raison.  Mais  nous  savons  trop  bien, 
pour  y  croire,  ce  que  ce  mot  et  surtout  cette  chose  contiennent  de 
variable  suivant  les  milieux  ou  les  temps. 

Souvent  le  multiple  ne  se  contente  pas  de  s'entrelacer  plus  ou 
moins  étroitement,  de  manière  à  prendre  part  à  cette  vie  commune-, 
faite  surtout  de  la  mort  des  ancêtres.  En  un  besoin  d'anéantisse- 
ment qui  se  trouve  au  cœur  de  tous  les  panthéismes,  il  se  donne 


54  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

tout  entier  à  la  puissance  d'unification  qui  Tétreint  de  toutes  parts, 
il  renonce  à  son  individualité,  il  met  son  bonheur  à  s'immensifîer, 
c'est-à-dire  à  ne  plus  être.    Cette  logique  d'absorption,  tout  le 
contraire  de  celle  d'émiettement  —  on  pourrait  lui  attacher  le  nom 
de  Parménide,  de  même  qu'à  l'autre  celui  d'Antisthène,  —  régit 
bien  des  groupes  sociaux,  depuis  les  patriarcats  les  plus  débon- 
naires jusqu'aux  théocraties  les  plus  redoutées.  Il  y  a  là  quelque 
chose  d'oriental  qui  répugne  à  notre  pensée  plus  agile  et  plus 
libre,  déconcertée  devant  les  étreintes  formidables  de  l'Un.  Hobbes 
a  été  à  peu  près  le  seul  à  représenter  comme  l'idéal  cette  abdication 
du  moi  en  faveur  du  monstre,  Léviathan,  délégué  à  l'unification 
sociale.  Toutefois  la  doctrine  atténuée  se  retrouve  dans  la  concep- 
tion de  l'homme  synthétique,  mis  à  la  mode  par  Carlyle  et  qui 
étant  dans  son  essence  plutôt  métaphysique  que  réelle,  la  cénes- 
thésie  de  toute  une  période,  doit  tenir  entre  ses  mains  le  faisceau 
de   toutes    les   volontés    individuelles,   librement  anéanties.    Les 
«  representaliv  men  «,  comme  les  nomme  Emerson,  ont  une  ten- 
dance à  surgir  dans  chaque  société  où  la  logique  traditionnelle  est 
ébranlée  à  la  suite  d'un  heurt  avec  un  autre  groupement  ou  bien 
par  l'effet  d'une  convulsion  intérieure,  et  à  reconstituer  à  leur  pro- 
fit   l'Unification  désemparée.  Il   se  trouve    toujours    des   indivi- 
dualités lasses  d'elles-mêmes  qui  sont  heureuses  de  s'absorber  et  de 
se  dispenser  de  la  peine  d'agir,  que  l'homme  synthétique,  l'Un, 
prend  toute  pour  lui.  Parménide  et  son  disciple  Zenon  d'Elée,  le 
subtil  négateur  de  la  pluralité  non  moins  que  de  la  mobilité,  ne 
peuvent  qu'applaudir  à  ce  quiétisme  social,  tandis  qu'Antisthène, 
incapable  d'unir  deux  sensations  l'une  à  l'autre  par  le  lien  d'un 
concept,  fût-il  des  plus  rudimentaires,  se  voile  la  face.... 

Les  logifications  si  diverses  qui  vont  de  l'émiettement  le  plus 
complet  de  toutes  les  individualités  jusqu'à  leur  absorption  et  leur 
anéantissement  dans  l'Un,  se  retrouvent  donc  au  sein  des  groupes 
sociaux  et  constituent,  pourrait-on  dire,  les  catégories  intellectuelles 
de  la  conscience  qui  y  sommeille.  Elles  déterminent  les  actes  de 
chacun  de  ces  groupements.  Il  en  est  dont  les  gestes  semblent 
jaillis  de  rêves  lourds,  où  l'unification  ne  parvient  pas  à  se  dégager 
parmi  tant  d'incohérences;  d'autres,  au  contraire,  hiératiques  et 
immuables,  qu'on  dirait  issus  de  pensées  trop  mûres,  où  les  con- 
cepts, les  unifications,  sont  pour  ainsi  dire  incrustés  sans  que  les 


A.   CHIDE.    —    LA    CONSCIENCE    SOCIALE  S5 

mouvances  de  la  vie  puissent  un  seul  instant  en  atténuer  la  rigidité 
désormais  éternelle....  Mille  et  une  logiques  gouvernent  les  groupes 
sociaux  et  se  retrouvent  dans  les  individualités,  ces  chaos  unifiés  de 
façon  si  trouble  le  plus  souvent.  Comment  se  sont-elles  instituées 
dans  chaque  cas? Telle  est  la  question  qui  se  pose  maintenant,  car, 
en  dépit  des  affirmations  tranchantes  du  rationalisme,  il  n'en  est 
pas  une  seule  qui  puisse  se  prévaloir  de  plus  daulorilé  que  les 
autres,  toutes  étant  au  même  degré  vitales,  puisque  celles  qui  con- 
tiennent un  principe  de  mort  s'éliminent  par  cela  môme  et  ne 
comptent  plus. 


II 

Le  naturalisme  —  l'école  de  Montesquieu  —  admet,  malgré  les 
préjugés  rationalistes  qui  l'entachent,  la  diversité  des  logifications 
sociales.  Mais,  en  vertu  du  fatalisme  qui  lui  est  essentiel,  les  mêmes 
causes  produisant  toujours  les  mêmes  effets,  cette  multiplicité 
d'apparence  finit  par  se  fondre  dans  l'unité  de  la  raison.,..  Il  y  a  des 
lois,  nous  assure-t-on,  des  lois  mystérieuses  qui  règlent  l'évolution 
des  sociétés,  les  contraignent  à  s'élaborer  une  conscience  suivant 
des  catégories  toujours  les  mêmes,  les  milieux  physiques  étant 
identiques.  Par  suite  ces  disparités  dont  triomphait  le  scepticisme 
théologique  pour  faire  éclater  aux  yeux  de  tous  l'existence  d'un  dieu 
caché,  se  résolvent  dans  une  logique  profonde.... 

On  ne  saurait  nier  absolument  l'action  de  l'ambiance  sur  la  for- 
mation des  catégories  sociales  et  par  suite  la  possibilité  de  certaines 
coïncidences  et  de  compréhensions  entre  des  pensées  issues  d'àmes 
diverses.  Les  limites  naturelles  et  la  nature  du  sol  où  se  fixe  le 
groupe  social  prédisposent  quelque  peu  à  une  logification  déter- 
minée, et  je  crois  avoir  dans  les  pages  qui  précèdent  fait  une  part 
assez  large  à  l'école  naturaliste  en  concédant  que  certains  groupes 
n'arrivent  pas  à  la  conscience  nettement  définie,  parce  qu'ils  n'ont 
pas  trouvé  l'obstacle  qui  leur  eût  permis  de  se  poser  en  s'opposant. 

D'autre  part  le  climat  dont  usa  si  fort  Montesquieu  est  un  rude 
ouvrier,  il  faut  en  convenir.  Il  triture  et  façonne  les  individualités 
les  plus  rebelles  et  les  plie  de  gré  ou  de  force  aux  catégories 
logiques  ou  autres  qu'il  lui  plaît  d'imposer.  C'est  ce  que  nous 
voyons,  par  exemple,  se  produire  tous  les  jours  dans  les  Etats-Lnis, 


56  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

ce  creuset  merveilleux.  L'immigration  y  jette  chaque  année, 
depuis  plus  d'un  siècle,  les  molécules  humaines  les  plus  diverses 
par  la  langue,  la  race,  la  religion.  Tout  cela  semble  devoir  simple- 
ment se  juxtaposer  sans  jamais  se  fondre.  Nullement.  Nos  créa- 
tures, accourues  des  milieux  les  plus  disparates,  sont  en  peu  de 
temps  manipulées  par  la  toute-puissance  du  climat  qui  leur  imprime 
un  cachet  uniforme,  les  pétrit  suivant  un  type  ethnique  défini, 
s'approchant  non  pas  de  l'Anglo-Saxon,  mais  de  l'autochtone, 
l'Indien  Peau-Rouge  '.  On  constate  peu  à  peu  le  rabougrissement 
du  squelette  et  des  muscles  qui  s'y  attachent,  mais,  par  contre, 
l'exaltation  de  la  force  nerveuse  courant  en  flamme  soudaine  à 
travers  tout  l'être,  l'imprégnant  d'une  endurance  qui  confine  par- 
fois au  miracle.  Ainsi,  de  l'avis  commun  des  naturalistes,  les  races 
animales,  dans  cet  air  sec  chargé  d'électricité,  soumis  à  de 
brusques  variations  de  temps,  sont  de  taille  plus  petite  que  les 
races  analogues  dans  l'ancien  monde  et  ont  d'autre  part  une  plus 
grande  capacité  de  résistance  aux  blessures.  La  mort  et  son  anté- 
cédent, la  soutfrance,  en  viennent,  plus  lentement  que  dans  notre 
Europe,  à  leur  fin.  S'il  en  est  ainsi,  sans  doute  possible,  du  phy- 
sique, le  moral,  plus  malléable  encore  et  par  sa  plasticité  plus  apte 
à  recevoir  toutes  les  formes,  toutes  les  catégories  possibles,  se 
métamorphose  de  la  même  manière.  Les  âmes,  mieux  encore  que 
les  corps,  sont  prédisposées  aux  catégories  que  le  climat  semble 
nécessiter. 

Mais  tout  cela  n'est  que  d'une  vérité  relative,  et  des  logiques 
inattendues,  défiant  l'orgueil  du  déterminisme,  surgissent  soudain 
dans  les  milieux  physiques  qui  paraissaient  les  moins  propres  à 
leur  développement.  Il  est  des  faits,  dans  l'incroyable  fouillis  de  la 
vie  d'un  peuple,  qui  se  sont  dégagés  de  l'ensemble  sans  qu'aucune 
raison  valable  puisse  en  être  donnée  et  lentement  abstraits, 
dépouillés  de  toute  matière,  se  sont  fixés  dans  la  conscience  trouble 
encore,  prête  à  toutes  les  orientations,  et  par  une  puissance  mysté- 
rieuse qu'ils  recèlent  ont  contribué  à  donner  cette  impulsion  que 
les  nécessités  physiques  ne  parvenaient  pas  à  déterminer.  Evhé- 
mère  ne  se  trompait  pas  quand  il  voyait  dans  les  mythes,  dans  la 
pensée  confuse  des  primitifs,  le  souvenir  de  gestes  qui  furent  —  et 

1.  Gaillieur,  Études  américaines.  Cf.  à  ce  propos  Boulmy  :  Essais  de  psycho- 
logie politique  du  peuple  américain. 


A.  CHIDE.    —    LA   CONSCIENCE    SOCIALE  57 

auraient  pu  ne  pas  être.  (Juccie  tels  actes  initiaux,  gardés  à  travers 
les  générations  par  le  prestige  des  chants,  se  retrouvent  à  l'origine 
de  tous  les  peuples  et  aient  contribué  plus  que  toute  autre  chose  à 
la  formation  de  leurs  catégories  logiques  et  autres,  on  ne  saurait 
guère  en  douter.  Le  nom  de  poètes  flotte  encore  dans  les  nébulo- 
sités de  chaque  race,  surnage  dans  les  vagues  d'oubli  et  de 
ténèbres,  et  le  retentissement  de  leurs  légendes  de  splendeur  ou  de 
deuil  vient  jusqu'à  nos  oreilles  après  tant  de  siècles.  Ce  sont  les 
voyants  primordiaux  —  et  leur  caprice,  —  plus  encore  que  les 
énergies  farouches  de  l'ambiance,  qui  ont  dirigé  les  groupes  sociaux 
vers  telle  ou  telle  logification,  en  disant  les  joies  de  l'expansion  et 
de  la  dispersion  du  multiple,  poussière  humaine,  dans  l'infini 
hallucinant  des  plaines,  ou  de  l'absorption  de  tous  en  l'unité  du 
chef,  auquel  on  s'abandonne  corps  et  ûme,  en  celle,  plus  profonde 
encore,  de  la  cité,  faite  de  tant  d'abnégations.  J'ai  pris  à  dessein  les 
deux  logificalions  extrêmes  qui,  dans  l'histoire  de  la  dialectique, 
rappellent  les  noms  opposés  d'Anlislhène  et  de  Parménide.  Mais  il 
en  est  une  foule  d'autres,  intermédiaires,  que  les  groupes  ont 
adoptées,  le  plus  souvent  au  hasard,  sans  prédétermination  phy- 
sique, parce  qu'il  plut  à  l'initiateur  de  tirer  de  la  nuit  des  actes 
abohs  et  de  faire  étinceler,  dans  l'éblouissement  des  chants,  tel  ou 
tel  geste  logifié  suivant  un  ordre  quelconque,  qui  n'avait  rien  de 
nécessaire  et  qui  devint  le  type  auquel  tout  dès  lors  doit  se  con- 
former. 

Evhémère  cependant  n'explique  pas  le  tout  des  légendes  non 
plus  que  des  catégories  sociales  qui  en  sont  dérivées.  Ces  actes, 
initiateurs  par  le  caprice  du  voyant,  ont  dû  être  exprimés  par  des 
mots  et  l'on  sait  trop  la  puissance  magique  que  contient  le  verbe 
pour  ne  pas  comprendre  aussitôt  ce  qui  s'est  passé,  à  peu  près  par- 
tout :  l'obscurcissement  du  geste  sous  la  poussée  folle  de  légendes 
issues  des  vocables  dont  le  poète  s'était  servi  à  l'origine.  Il  se 
peut  qu'il  y  ait  au  fond  des  mythes  quelque  chose  de  véridique  et 
les  chercheurs  qui,  à  l'heure  présente,  essaient  de  débroudler, 
dans  l'île  de  Crète  par  exemple,  ce  qui  fut  peut-être  le  palais  de 
Minos  et  mettent  au  jour  les  substructions  du  Labyrinthe,  ne  sont 
pas  condamnés,  comme  le  croient  trop  facilement  les  partisans  de 
la  mythologie  solaire  à  la  Max  Muller,  à  se  heurter  en  tous  lieux 
au  néant.  Mais  les  phrases  du  texte  primitif  ont  été  amplifiées  et 


58  KEVUE    PHILOSOPHIQUE 

surtout  dénaturées,  si  bien  qu'une  floraison  de  légendes  secondaires 
a  jailli,  désordonnée,  étouffant  l'acte  d'où  elle  a  pris  naissance  et 
pervertissant  les  catégories  mentales  qui  déjà  s'ébauchaient  suivant 
sa  norme.  On  en  vient  même  par  moments,  devant  la  déraison 
d'une  telle  efflorescence,  à  se  demander  s'il  y  eut  quelque  chose  de 
réel  là-dessous,  si  tout  n'est  pas  triomphe  de  l'absurde,  divagation 
verbale  à  propos  de  rien,  un  de  ces  tours  malicieux  que  se  plaît  à 
jouer  Vàc,  dieu  de  la  parole.  Les  hymnes  du  Rig-Vêda,  le  plus 
ancien  des  documents  littéraires  qui  jettent  quelque  lumière  dans 
les  débuts  troubles  de  notre  race,  semblent  en  dernière  analyse  ne 
ressasser  sous  mille  formes  qu'un  thème  unique,  la  lutte  de  l'igné 
et  du  démoniaque.  On  ne  saura  probablement  jamais  à  quelle 
matière  affolante  se  rapportent  ces  variations  sans  nombre,  d'où 
sont  sorties  cependant,  par  la  puissance  des  légendes,  la  plupart  de 
nos  catégories  mentales,  notre  façon  de  voir  non  seulement  le  bien 
et  le  mal,  le  beau  et  le  laid,  mais  encore,  au  point  de  vue  logique, 
le  vrai  et  le  faux  et  d'agir  en  conséquence. 

Il  est  probable  que  les  groupes  sociaux  ont  organisé  leur  logique, 
sans  parler  encore  de  leur  morale  et  de  leur  esthétique,  suivant  la 
façon  dont  les  croyants  primitifs  ont  créé  le  Héros^  type  immuable 
d'action  qui  s'est  imposé  à  la  race.  Il  en  est  de  ces  héros  qui,  à 
peine  filtrés  des  ténèbres,  vacillent  et  s'éteignent,  sans  pouvoir  se 
formuler  eux-mêmes  ni  unifier  dans  leur  essence,  fût-ce  un  instant, 
les  multiplicités  incohérentes  qui  aspirent  à  lui.  Il  en  est  d'autres, 
au  contraire, qui  s'érigent  au  sommet  des  montagnes  symboliques  et 
laissent  tomber  leur  parole  au  peuple  errant,  affamé  de  fixité.  Et 
ce  mot,  prononcé  quelquefois  dans  la  mort,  qui  est  d'ailleurs  une 
éternelle  reviviscence,  suffit  à  resserrer  le  lien  des  individuafités 
éparses  :  elles  s'enchevêtrent  et  communient  de  façon  plus  ou 
moins  intime.  Il  en  est  aussi  qui  ne  consentent  pas  à  laisser  une 
parcelle  d'indépendance  aux  créatures  dont  le  don  s'offre  à  eux  de 
toutes  parts  et  dans  leur  substance  synthétique,  jalousement  ils 
englobent  et  s'incorporent  tout  ce  qui  les  entoure.  Il  y  a  mille  et 
mille  manières  d'être  des  héros,  de  même  qu'il  y  a  mille  et 
mille  logifications  possibles  pour  les  groupes,  où  le  voyant,  sur 
son  luth  obstiné,  chante  leurs  exploits  et  grave  dans  les  pensées, 
en  catégories  imnmables,  les  types  d'actions  qu'ils  ont  institués. 
Bien  des  logiques   sociales,  aujourd'hui  encore,   sont   faites   en 


A.  CHIDE.    —   LA   CO>iSCIENCIi   SOCIALE  S9 

dehors  et  qiiehiuefois  à  l'enconlrc  de  tout  déterminisme  physique, 
par  la   survivance  uniqitemenl   psychique  d'actes  exemplaires  qu'a 
laissés,  dans  la  mémoire  du  peuple,  un  chant  dont  les  origines  se 
perdent.  C'est  le  héros  de  chaque  groupement,  le  christ  plus  ou 
moins  conscient  qu'il  porte  en  sa  pensée  formidable,  faite  lente- 
ment de  tant  d'aberralions  et  de  tant  de  contresens,  qui  trace  les 
gestes  essentiels  à  chacun  et  que  nous  sommes  tenus  d'vniler,  si 
nous  voulons  être  dans  la  norme.  Ce  que  nous  nommons  la  caté- 
gorie  logiijuc  d'un  peuple,  la   puissance   en  lui  d'unifier  à   des 
degrés  divers  la  multiplicité  incohérente  des  événements  et  en 
retour   d'ordonner   tous    les   actes    suivant   celte   forme  de  syn- 
thèse qu'il  croit  seule  bonne,  est  le  résidu,  après  des  siècles,  d'une 
légende  toujours  la  même  ou  à  peu  près,  d'un  acte  abstrait  pris 
entre  mille  par  le  caprice  d'un  voyant.  Et  le  plus  tragique  de  la 
chose  c'est  qu'on  ne  sait  pas,  on  ne  saura  peut-être  jamais  s'il  y 
eut  à  l'origine  un  geste  réel,    initiateur,  ou  bien  dévergondage 
d'imagination  à  propos  de  mots  mal  interprétés.  Car  si  Hlvhémère 
ne  se  trompe  pas  dans  quelques  cas,  dans  bien  d'autres,  les  plus 
fréquents,  le  génie  du  Verbe  a  déchaîné  les  légendes  absurdes  — 
dont  nous  avons  fait  notre  raison... 

Même  dans  les  consciences  qui  s'élaborent  sous  nos  yeux,  où 
les  sensations  ne  parviennent  pas  à  se  fondre  dans  un  sensorlum 
commune,  errent  à  l'aventure,  se  fait  sentir  le  besoin  de  ces  légendes 
qui  composent  en  quelque  sorte  leur  substrat  logique,  aussi  bien 
qu'esthétique    et    moral.   Ce    sont  les   actes    de  certains   héros, 
amplifiés  par  l'imagination  des  voyants,  qui  font  en  grande  partie 
l'unité   des  âmes  française  ou  germanique,  par  exemple.   Nous 
ordonnons  autour  de  Charlemagne,  comme  nos  voisins   d'outre- 
Rhin  autour  d'Arminius,  la  série  des  gestes  héroïques  de  la  race. 
Vieille  France  et  vieille  Allemagne,  du  fond  d'un  passé  millénaire, 
dirigent  nos  destins  suivant  le  but  que  le  héros  a  voulu.  Les  con- 
sciences mal  unifiées  souffrent  de  n'avoir  pas  de  héros  qui  donne- 
rait, semble-t-il,  un  sens  à  leur  activité  nécessairement  confuse  et 
désordonnée.  Les  États-Unis,  qui  nous  otlrent  pour  la  plupart  le 
modèle  de  consciences  sociologiques  incapables  de  se  formuler, 
d'arriver  à  l'unité  de  leurs  sensations,  s'enorgueillissaient  naguère 
de  cela  et  satisfaits  de  leur  avenir  merveilleux,  disaient  par  la  voix, 
du  poète  Lowell  :   «  L'esclave  de  son  propre  passé  n'est  pas  un 


60  KEVUE   PHILOSOPHIQUE 

homme.  »  Cependant  une  hantise  s'empare  de  ces  âmes  qui 
semblaient  vouloir  se  débarrasser,  au  fur  et  à  mesure,  de  ce  poids 
du  passé  que  nous  portons  tous,  avec  d'autant  plus  de  fierté  qu'il 
est  plus  lourd.  On  a  vu  la  John  Hopkins  University  instituer  des 
recherches  dans  les  archives'  et  des  érudits  fous  de  vieux  papiers, 
tout  comme  dans  notre  Europe,  déterrer  de  la  poussière  —  car  il  y 
a  de  la  poussière  dans  les  archives  même  les  plus  récentes  —  les 
plus  menus  faits  de  la  vie  municipale  et  provinciale.  Nous  sommes 
déjà  loin  du  temps  où  Tocqueville,  voulant  prendre  copie  d'un 
document,  dans  je  ne  sais  plus  quel  dépôt  local,  fut  prié  d'accepter 
sans  façon  l'original.  Le  passé  n'est  donc  pas  mort  tout  à  fait  chez 
ces  hommes  qui  jusqu'ici  ne  voyaient  l'unification  de  leur  pensée 
que  dans  un  avenir  flamboyant.  Souffrant  de  n'avoir  pas  de  caté- 
gories bien  cristallisées  comme  les  peuples  qui  ont  une  longue  suite 
de  siècles  d'existence,  ils  compulsent  leurs  papiers  archaïques 
pour  se  fabriquer  eux  aussi  des  légendes.  Et  les  poètes  accordent 
déjà  leur  luth  pour  chanter  les  héros  que  vont  découvrir  les  érudits 
et  graver  leurs  gestes  essentiels  dans  la  conscience  de  ce  peuple, 
qui  doit  avoir  moins  de  confiance  dans  son  avenir  puisqu'il  reflue 
ainsi  vers  son  passé.  Ici  encore  la  conscience  est  posée  —  ou  est 
bien  près  de  l'être  —  en  s'opposant. 


Ainsi  s'élabore  chacun  des  groupes  sociaux,  par  un  processus 
qu'il  est  bien  difficile  de  reconstituer  à  cause  de  l'élément 
d'indétermination  si  visible  dans  toute  légende,  la  catégorie 
logique  par  excellence,  cette  puissance  d'unification  que  M.  Renou- 
vier,  dans  son  tableau  renouvelé  de  Kant,  place  en  quelque  sorte 
au  sommet,  sous  le  nom  de  personnalité,  et  qu'il  nous  représente 
englobant  toutes  les  autres.  Qu'elle  se  relâche  un  instant,  les  caté- 
gories qu'elle  contient  se  dénouent.  Des  trous  nous  apparaissent 
çà  et  là  entre  elles  et  les  vagues  d'incohérence  viennent  battre 
notre  pensée,  l'afflux  des  sensations  mal  ordonnées  nous  submerge. 
Qu'elle  se  contracte,  au  contraire,  son  unité  orgueilleuse  se  projette 
dans  le  cosmos  et  tout,  en  nous  comme  hors  de  nous,  s'orga- 
nise selon   ces  lois  où  les  criticistes  ont  fini  par  voir  un   poly- 

i.  Boutmy,  op.  cit. 


A.  CHIDE.    —    l.V   CONSCIENCE   SOCIALE  61 

théisme,  relié  par  la  Personnalité,  qui  est  le  dieu  supn^me...  La 
série  d'aberrations  qui  semble  avoir  constitué  cette  catégorie  dans 
la  conscience  sociologique  doit  nous  mettre  en  garde  et  nous 
engager  à  être  plus  humbles  pour  ce  qui  est  de  notre  conscience 
individuelle.  Avant  de  nous  proclamer  dieux,  au  nom  de  l'unité  de 
notre  pensée,  que  nous  étendons  a  priori  au  cosmos  ainsi  trans- 
formé en  une  simple  dépendance  de  nous-mêmes,  étudions  com- 
ment s'est  élaborée  en  chacun  de  nous  cette  logiiication  prestigieuse 
dont  nous  sommes  si  fiers  —  jusqu'à  l'autothéisme.  Nous  verrions 
bien  des  hasards  et  des  sursauts,  d'inouïes  régressions  à  côté  des 
progrès,  dans  la  genèse  de  cette  Personnalité  plus  ou  moins  dis- 
tincte qui  s'illumine  à  un  moment  donné  dans  chaque  conscience 
et  unifie  de  façon  si  variable,  suivant  des  lois  tour  à  tour  molles 
ou  rigides,  la  multiplicité  incohérente  des  sensations  et  des  sou- 
venirs... 

Un  élément  d'indétermination  s'ajoute  à  tous  ceux  qui  précèdent, 
c'est  la  possibilité  pour  chacune  de  ces  logiques  subitement 
abstraites,  c'est-à-dire  détachées  de  toute  matière  et  flottant, 
inertes  et  sans  substrat,  comme  des  légendes,  de  pénétrer  dans 
n'importe  quel  groupe  social  et  d'y  métamorphoser  la  conscience 
et  ses  lois  par  amalgame  avec  ou  plusieurs  logifications  antécédentes 
plus  ou  moins  bien  fondues.  Ainsi  en  est-il  de  nos  consciences 
individuelles,  malgré  les  efforts  souvent  comiques  que  nous 
déployons  à  justifier,  c'est-à-dire  à  logifier  après  coup,  une  série 
d'actes  non  moins  que  des  pensées  parfaitement  incohérentes  et 
dues  à  des  systématisations  disparates,  successivement  adoptées 
sans  que  nous  nous  en  doutions.  Gœthe  a  été  le  seul  à  avouer  la 
part  d'illusion  que  contient  toute  autobiographie,  quand  il  intitula 
ses  mémoires  :  Vérité  et  Poésie,  laissant  entendre  par  là  que  la 
poésie,  le  mensonge  logique,  a  transformé  peu  à  peu  l'illogisme 
déconcertant  de  la  réalité  jusqu'à  le  rendre  méconnaissable. 

Il  n'y  a  pas  à  proprement  parler  illogisme  dans  notre  conscience 
individuelle  comme  dans  la  conscience  sociale,  quand  il  y  a  sou- 
bresauts brusques,  voire  palinodies  comme  celle  dont  croyait 
avoir  à  s'excuser  Barthélémy  :  l'homme  absurde  est  celui  qui  ne 
change  jamais.  Le  poète  aurait  pu,  au  lieu  d'absurde,  écrire  impos- 
sible, et  sa  pensée  n'aurait  été  que  plus  conforme  au  réel.  La 
personnalité  ou  ce  que  M.  Renouvier  nomme  ainsi,  la  puissance 


62  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

(l'unification  suivant  des  concepts  de  nature  variable,  étreignant 
plus  ou  moins  fortement  le  multiple,  ne  subsiste  pas  longtemps 
sous  la  même  forme  dans  une  conscience  tant  individuelle  que 
sociale,  et  sauf  quelques  exemples  d'immutabilité  et  d'obstination, 
plus  apparentes  que  réelles,  la  plupart  évoluent,  suivant  le  mot 
consacré,  et  se  métamorphosent,  selon  les  sautes  de  vent  qui 
apportent  les  légendes  et  les  logiques,  avec  une  désinvolture 
sans  pareille. 

11  serait  curieux  de  faire  ainsi  l'histoire  logique  de  chaque 
groupe  social,  poser  à  propos  de  toutes  les  races  le  problème  des 
universaux  où  les  scolastiques  avaient  vu  avec  raison  la  question 
capitale  de  la  philosophie.  A  nous  en  tenir  à  l'exemple  immédiat 
qui  s'offre  aux  yeux,  notre  Gaule  devenue  France  après  tant  d'ava- 
tars, il  a  été  facile  de  lui  découvrir  —  après  coup  —  une  certaine  uni- 
fication physique  et  de  l'opposer  à  la  multiplicité  de  telle  ou  telle 
autre  région  moins  fortunée,  arrivée  plus  lentement  à  la  person- 
nalité ^,  mais  nul  ne  nous  a  encore  dit  par  quelles  formes  disparates 
a  passé  la  logique  de  notre  pays,  que  les  milieux  ambiants  favori- 
saient si  bien.  Il  a  connu  d'abord  la  lutte  du  multiple  mal  asservi, 
faisant  échec  à  l'un  et  dénouant,  par  un  effort  violent,  les  concepts 
par  lesquels  il  était  enlacé.  Puis  c'est  le  triomphe  de  l'un  et  le 
mysticisme  de  l'anéantissement  qui  rappelle  les  absorptions  fan- 
tastiques du  despotisme  de  l'Orient.  Et  c'est  de  nouveau  la  disper- 
sion du  multiple  dans  une  convulsion  que  rien  n'annonçait  si 
farouche.  Et  ici  flottent  les  hantises  d'une  logique  périmée,  de 
deux  plutôt,  car  Rome  eut  tôt  fait  de  remplacer  Sparte.  C'est  la 
solidarité  troublante  des  cités  antiques,  leur  communisme  si 
étranger  à  notre  pensée  moderne  qui  vient  mettre  un  terme  à 
l'émiettement  des  individualités  désemparées,  réclamant,  par  l'habi- 
tude de  tant  de  siècles,  l'unité.  Et  c'est  presque  aussitôt  la  logifi- 
cation  conquérante  de  Rome,  une  des  plus  redoutables  pensées 
d'unité  qui  jamais  ait  filtré  de  la  nuit,  l'absorption  toujours  plus 
vaste  de  molécules  d'essence  distincte,  qui  se  rebellent  et  la  font 
éclater  une  fois  de  plus,  et  ce  sont  depuis  des  adaptations  souvent 
maladroites  des  républiques  d'autres  temps,  des  réminiscences  de 
leur  logique  de  petite  cité,  étendue  par  aberration  aux  monstrueuses 
masses  modernes... 

1.  Cf.  par  exemple,  C.  Jullian,  Vercingélorix. 


A.  CHIDE.    —    l-A    CONSCIENCK    SOCIALE  63 

Or  celle  lof^lcjuc  composite,  l'aile  de  la  vie  et  de  la  mort  de  notre 
race,  étrangement  amalgamées  pendant  des  siècles,  s'abstrait  sou- 
dain de  toute  matière  et  comme  ces  légendes  qui  ballottenl  longue- 
ment dans  les  airs,  sans  trouver  l'individu  (jui  les  cueillera  au 
passage,  en  accroîtra  son  essence,  elle  passe  les  mers  et  va  s'imposer 
où  elle  n'avait  rien  à  faire.  Je  ne  veux  pour  exemple  d'un  instant 
que  les  républiiiues  hispano-américaines,  le  Mexique  entre  autres. 
On  sait  à  quelle  unification  trouble  que  symbolisait  le  nom  de  Mon- 
tezuma  se  heurlèrenl  les  compagnons  de  Cortez  et  ces  derniers  ne 
manquèrent  pas,  avec  un  manque  de  psychologie  qui  n'a  rien 
d'étonnant  de  la  part  de  guerriers  pillards,  d'y  voir  une  logique 
identique  à  celle  dont  ils  étaient  imprégnés  eux-mêmes,  et  qui  était 
alors  l'unification  claire  et  absolue  d'un  Charles-Quint  et  d'un  Phi- 
lippe II.  La  pénétration  de  leurs  éléments,  l'aborigène  et  l'exotique, 
s'est  opérée  sous  le  coup  de  cette  première  confusion  et,  après  un 
siècle  ou  deux,  a  provoqué  la  crise  logique  qui  a  pris  nom  dans 
l'histoire  sous  la  rubrique  de  guerre  de  l'Indépendance.  Et  c'est  au 
moment  où  la  logification  monarchique  ruinée  dès  la  première  heure 
par  l'incompréhension  radicale  de  la  race  vaincue,  et  n'ayant  sub- 
sisté si  longtemps  que  par  miracle,  s'écroulait,  que  ce  peuple  hété- 
roclite d'Aztèques  et  d'Espagnols  fondus  cueillait  au  vol  notre 
logification  républicaine  qui  passait.  Tous  ceux  qui  ont  mis  les  pieds 
dans  le  pays  diront  les  perversions  qu'a  subies  cette  logique  en  un 
milieu  si  mal  approprié.  On  a  noté  depuis  longtemps,  dans  ces 
bizarres  républiques,  le  respect  exagéré  de  l'individu  et  de  la 
liberté,  à  côté  d'elî'royables  servitudes,  dues  aux  unifications 
ancestrales,  et  raille  autres  choses  qui  trahissent  l'incohérence  de 
ces  consciences  chaotiques,  prétendant  s'unifier  par  l'œuvre  dia- 
lectique d'autrui. 

A  côté  s'est  constituée  la  République  nord-américaine,  défiant 
toute  théorie  physique,  car  le  type  ethnique  sous  l'influence  du 
climat  est  loin  d'être  réalisé  absolument.  Ici  plus  de  fusion  avec 
l'aborigène  qui  a  été  poliment  éliminé,  voire  exterminé  en 
bien  des  endroits.  Aussi  la  logique  qui  a  produit,  après  une  série 
de  tâtonnements,  la  constitution  actuelle  des  États-Unis,  celte 
unification  si  faible,  presque  falote,  devant  la  puissance  des  indi- 
vidualités locales,  a-t-elle  pu  se  garer  de  toute  hantise  d'autrefois, 
ainsi  que  la  chose  se  passe  au  Mexique  où  l'élément  aztèque  semble 


64  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

vouloir  ressaisir  par  moments  le  prestige  passé  et  souffler  sur  les 
logifications  conquérantes.  Mais  ici  encore  un  sursaut  se  prépare. 
A  passé  par  là,  porté  par  le  vent,  un  type  abstrait  d'impérialisme, 
imité  des  Romains,  que  l'Angleterre  actuelle  a  tiré  de  sa  substance 
intellectuelle,  tout  d'orgueil  collectif,  embrassant  à  la  fois  le  passé 
et  l'avenir.  Et  ce  groupe  social  où  les  molécules  les  plus  distinctes 
vont  et  viennent,  en  un  perpétuel  commerce,  comme  dit  Bossuet, 
cette  race  mal  définie  qui  n'est  encore  qu'à  l'état  dynamique,  sous 
forme  de  tourbillon  vital,  avec  une  logification  plutôt  instable,  sus- 
ceptible  de   se  métamorphoser   aux  moindres  frissons,  a  happé 
l'impérialisme  qui  errait  dans  les  airs  et  tente  présentement  de  l'ap- 
proprier à  sa  substance.  Et  l'on  voit  en  conséquence  les  érudits, 
comme  je  l'écrivais  plus  haut,  créer  artificiellement  un  passé  à 
la  jeune  Amérique,  pour  permettre  à  une  forme  logique  d'essence 
si  étrangère,  de  s'adapter  à  ce  milieu  nouveau,  en  dépit  des  répul- 
sions et  même  des  impossibihtés  physiques  qu'elle  rencontre... 

Le  scepticisme  théologique  —  et  Pascal  en  tête  —  ne  croyait 
pas  si  bien  dire  quand  il  posait  envers  et  contre  les  rationalistes, 
l'aphorisme  bien  connu  :  vérité  en  deçà  des  Pyrénées,  erreur  au 
delà.  Il  n'y  a  pas  à  proprement  parler  de  vrai  ou  de  faux  social, 
pas  plus  qu'individuel  sans  doute.  Tout  groupe  des  plus  hauts 
aux  plus  bas  degrés  de  l'échelle  humaine,  se  fabrique  lui-même, 
et  le  plus  souvent  sans  que  le  miheu  physique  y  soit  pour  rien,  des 
catégories  et  avant  tout  la  logification  qui  lui  est  indispensable 
pour  se  définir.  Puis  les  concepts,  quels  qu'ils  soient,  plus  ou  moins 
parfaits,  une  fois  cristallisés  dans  la  conscience,  le  groupe,  au  lieu 
de  s'y  tenir  strictement,  ce  qui  garantirait  quelque  fixité,  accueille 
d'autres  façons  de  logifier  les  choses  qui  errent  par  là,  réminis- 
cences d'un  passé  ou  d'un  lointain  également  vagues.  Les  pre- 
miers concepts  à  leur  contact  se  fondent  et  se  métamorphosent, 
et  tout  cela  fait  une  logique  nouvelle  qui  n'a  plus  rien  de  commun 
de  celle  qui  s'en  va  et  rien  encore  de  celle  qui  va  venir.  Et  le  groupe 
cependant  affirme  son  identité,  comme  nous  le  faisons  nous- 
mêmes,  quand  nous  revendiquons  orgueilleusement  la  responsabi- 
lité de  tous  nos  actes,  fussent-ils  incohérents,  et  à  l'article  de  la 
mort,  dictons  nos  mémoires  pour  nous  justifier,  nous  logifier  aux 
yeux  de  tous  et  surtout  à  nos  propres  yeux.  A.  Chide. 


LE 

MYSTICISME  DANS  L'ESTHÉTIQUE  MUSULMANE 

L'ARABESQUE,   ASCÈSE  ESTHÉTIQUE 


Le  mysticisme  des  soufis  dirige  la  vie  intellectuelle  supérieure  de 
l'Islam  :  sentiments  esthétiques  et  moraux.  L'art  musulman  déco- 
ratif des  pays  arabes,  dont  nous  nous  occuperons  presque  exclusi- 
vement aujourd'hui,  parce  qu'il  est  à  la  fois  le  plus  important  et  le 
plus  caractéristique,  est  une  création  du  mysticisme,  qui  en  a  fait 
une  ascèse  mineure,  générale,  agréable,  en  môme  temps  qu'un 
adjuvant  à  l'extase  proprement  dite  des  soufis. 

L'art  musulman  se  présente  à  nous  avec  une  originalité  spéciale, 
qui  tranche  nettement  sur  les  tendances  des  autres  arts  européens 
ou  asiatiques.  Ces  derniers  en  efîet,  se  fondent  constamment  sur 
l'impression  sensible  de  la  nature,  s'efTorcent  de  reproduire  les 
aspects  visuels  du  phénomène,  avec  le  plus  de  ressemblance 
possible;  ils  sont  imitatifs  par  essence.  Sans  doute  que  leur  expres- 
sion est  intellectuelle,  elle  varie  avec  chaque  tempérament  d'artiste, 
mais  elle  se  borne  en  somme  à  attribuer  à  l'esprit  dans  l'œuvre 
d'art,  une  part  parallèle  à  celle  de  l'imitation.  Quand  elle  idéalise  le 
phénomène  observé,  elle  ne  vise  qu'à  la  vivification,  à  l'animation 
de  formes  plastiques,  possédant  déjà  une  valeur  de  reproduction 
étendue  phénoménale  propre.  Dans  l'art  musulman,  surtout  dans 
le  plus  pur  peut-être,  Ihispano-mauresque,  qui  nous  entoure  de 
ses  manifestations  (Andalousie,  Afrique  du  Nord),  on  ne  trouve 
pas  ce  paralléUsme  de  préoccupations  d'imitation  et  d'expression  ; 
la  recherche  esthétique  y  est  purement  intellectuelle.  Si  l'art  arabe 
(nous  l'appelons  ainsi,  parce  que  ses  créateurs  furent  des  Arabes) 
imite  parfois  des  formes  végétales,  c'est  presque  toujours  seulement 
dans  leurs  courbes  et  leurs  mouvements  les  plus  généraux,  pour 
permettre  au  spectateur  d'effectuer  une  transition  entre  le  monde 
des  sensations  accoutumées  et  un  monde  métaphysique  où  pénètrent 
difficilement  ceux  qui  n'ont  pas  choisi  la  voie  ascétique.  Dans  ce 
cas  même,  l'artiste  a  géométrisé  son  ornementation,  a  réduit  l'imi- 
TOME  LXIV.  —  1907.  5 


66  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

lation  phénoménale  à  son  minimum.  Les  motifs  d'origine  végétale 
y  sont  tellement  schématisés,  stylisés,  qu'on  ne  saurait  y  recon- 
naître les  plantes  inspiratrices  de  leur  création  '.  A  côté  des 
schèmes  végétaux  courbes,  dits  entrelacs  floraux,  l'Arabe  use  des 
combinaisons  de  lignes  droites  :  les  entrelacs  rectihgnes.  Les  pre- 
miers sont  employés  dans  les  décorations  en  stuc  des  parois, 
depuis  les  larges  plinthes  jusqu'aux  plafonds,  dans  certains  plafonds 
même,  dans  ceux  à  caissons  de  bois  peint  et  marqueté;  les 
seconds  traités  en  mosaïque  de  faïences  émaillées  multicolores, 
forment  les  dessins  des  carrelages  du  sol  et  des  plinthes,  les  rem- 
plissages des  angles  des  portes  monumentales.  La  calligraphie 
enfin,  participant  du  mélange  harmonieux  des  droites  et  des 
courbes,  animée  d'un  rhytme  souple,  modifiable  dans  le  détail  des 
lettres,  bordure  des  frises,  encadrement  des  fenêtres  ou  des  portes; 
îa  stalactite  de  bois  enduit  de  plâtre,  effacement  des  angles  ou 
transition  des  salles  quadrangulaires  aux  plafonds  concaves  ^, 
terminent  la  série  des  cinq  manières  principales  dont  les  artistes 
musulmans  décorent  les  édifices,  aux  murs  extérieurs  coupés  à 
angle  droit,  surmontés  de  coupoles,  ajourés  de  cours  intérieures 
bordées  de  portiques. 

Si  l'on  s'étonne  qu'il  se  soit  rencontré  tant  d'artistes  imbus  de 
soufisme,  il  faut  songer  que  depuis  les  temps  relativement  anciens 
de  l'Islam,  en  tout  cas  avant  l'épanouissement  de  Tarabesque 
(fin  du  XIII''  et  xiv*^  siècle),  la  majeure  partie  des  musulmans 
appartenait  à  une  ou  plusieurs  confréries  religieuses.  Le  rituel  de 
ces  ordres  fut  jadis  composé  ou  inspiré  par  de  saints  soufis 
comme  Sidi-Abd-es-Selem-ben-Mechich  (xiii^  siècle)  et  son  maître 
Sidi-Bou-Medien,  fondateurs  del'ordre  des  Ghadelya,  ou  Sidi-Abd-el- 
Oâder-Djilani  (xii"  siècle),  père  des  Ouadrya,  répandus  du  Sénégal  à 
l'Inde  et  aux  îles  de  la  Sonde.  Les  enseignements  mystiques  des 
deux  fameux  soufis  Ghazali  (xii^)  et  Mohy-ed-Dine  étaient  connus 
de  la  classe  moyenne  musulmane,  quand  l'on  travaillait  à  peine  aux 
plus  belles  mosquées  du  Moghreb  de  style  pur,  aux  parties  les  plus 
anciennes  des  palais  de  Séville  et  de  Grenade;  obligés  de  n'écrire 
sur  les  murs  que  des  formules  orthodoxes,  par  prudence  et  selon  la 
coutume,   les  artistes   ont  cependant  parfois  laissé    percer  sans 

1.  Cf.  Owen  Jones,  UAlhamhra.  Londres,  1841.  Bourgoin,  Traité  des  entrelacs. 
Marcais,  les  Monuments  arabes  de  Tlemcen.  Paris,  Fonteinoing.  1903. 

2.  Prisse  d'Avenue,  p.  248.  Gustave  Le  Bon,  Civilisation  des  Arabes,  p.  514. 


PROBST  BIRABEN.    —    I.E    MYSTICISMK   DANS    I.'eSTIIKTIQUE  67 

équivoque  leur  amour  du  symbolisme.  Les  inscriptions  suivantes 
relevées  à  TAlhambra  en  témoignent.  On  lit  sur  un  mur  de  la  cour 
des  Myrtes  :  «  Le  palais  que  voici  est  un  palais  de  cristal.  Ceux 
qui  le  contemplent  le  prennent  pour  un  océan  sans  limite  '.  »  — 
Il  est  écrit  dans  la  salle  des  Deux  Sœurs  :  «  A  voir  les  parois  (de  la 
cour  des  Lions)  on  s'imaginerait  autant  de  planètes  qui  se  meuvent 
autour  de  leur  orbite,  afin  de  rejeter  dans  l'ombre  jusqu'aux 
premiers  rayons  du  matin-.  »  Voici  enfin  comment  parle  la  plus 
grande  alcùve  de  la  salle  des  Ambassadeurs  :  «  Voilà  le  dùmc 
élevé  et  nous  (les  alcôves)  nous  sommes  ses  filles;  pourtant  je 
possède  une  excellence  et  une  dignité  au-dessus  de  celles  de  ma 
race.  Certes  nous  sommes  toutes  membres  du  même  corps,  mais  je 
suis  comme  le  cœur  au  milieu  d'elles,  et  du  cœur  jaillit  toute 
force  d'âme  et  de  vie  ^.  »  Du  temps  ou  l'Alhambra  fut  successive- 
ment embelli,  comme  aujourd'hui  d'ailleurs,  si  tous  les  contempla- 
tifs n'étaient  pas  affiliés  à  des  ordres  religieux,  les  affiliés  répandus 
dans  toutes  les  classes  de  la  société  musulmane  étaientsinon  soufis, 
tout  au  moins  admirateurs  et  serviteurs  des  mystiques.  Rien  n'^a  été 
changé,  quant  aux  institutions  et  aux  goûts  généraux,  mais  les 
arts  doivent  peut-être  leur  décadence  actuelle  à  la  pénétration  des 
idées  économi(jues  européennes  dans  les  milieux  islamiques  jadis 
les  mieux  fermés,  dans  les  contrées  les  plus  réfractaires  au  progrès 
moderne.  Cela  se  remarque  en  Afrique  :  on  trouve  encore,  en  ell'et, 
des  créateurs  de  belles  arabesques  chez  les  lettrés  marocains  et 
tunisiens  ignorant  les  luttes  économiques  étrangères,  chez  des  arti- 
sans des  mômes  pays  vivant  sans  ambition  d'un  maigre  salaire, 
amoureux  de  leur  art  séculaire.  Tous  fréquentent  des  hadral  spiri- 
tuelles dirigées  par  des  saints  personnages  imbus  de  soufisme.  En 
Algérie,  au  contraire,  où  l'exemple  des  Européens  et  la  lutte  indus- 
trielle et  commerciale  ont  donné  d'autres  soucis  aux  musulmans, 
les  hadrat  sont  devenues  de  simples  réunions  de  jongleurs  ou  de 
danseurs  hystériques  et  Ton  ne  rencontre  plus  guère  d'artistes 
susceptibles  de  créer  de  nouveaux  modèles.  Art  et  mystique  sem- 
blent donc  être  indissolublement  liés  dans  l'Islam. 

1.  Cf.  Owcn  .lones,  VAlhambra,  vol.  I,  planche  XV. 

2.  Cf.  idem,  1  vol.  planche  XV. 

3.  Cf.  idem,  1  vol.  planche  VII. 

4.  Cf.  Robert  Arnaud,  Politique  musulmane,  Alger,  Jourdan,  1906,  t.  I,  pp.  109 
et  113. 


68  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

A  notre  avis,  les  artistes,  amis  de  la  vie  profonde  pour  l'avoir 
vécue  ou  pour  avoir  tenté  de  le  faire,  simples  échos  parfois  aussi 
des  doctrines  ambiantes,  ont  exalté  leur  méditation,  l'ont  fixée  en 
un  langage  ornemental  que  nous  appelons  génériquement  l'ara- 
besque, sur  les  parois  intérieures  des  édifices  et  même  sur  la  sur- 
faces des  objets  de  luxe.  L'existence  orientale  dans  des  régions 
chaudes  et  troublées  par  les  guerres,  fut  de  bonne  heure  privée  et 
discrète  plutôt  que  publique.  Le  palais  ou  la  mosquée  gardèrent 
jalousement  dès  lors  dans  leur  cœur  des  richesses  que  l'aspect 
extérieur  nu  ne  permet  guère  de  soupçonner,  vrais  symboles  de  la 
recherche  subjective.  Intellectuels  et  peu  soucieux  de  la  plastique, 
les  artistes  musulmans  ont  nécessairement  emprunté  leur  technique 
aux  sciences  les  moins  phénoménales  qu'il  soit,  aux  mathématiques. 
Parmi  les  moyens  que  ces  sciences  leur  ont  fournis,  ils  ont  utilisé 
avec  génie  l'addition  et  la  multiplication  *,  en  même  temps  naturel- 
lement que  les  propriétés  axiomatiques  et  définies  des  figures. 

Sur  les  murs  des  chambres  des  palais  et  des  nefs  des  mosquées, 
sur  les  bordures  des  plinthes  et  sur  les  frises,  encadrant  les 
fenêtres  et  les  portes,  les  sentences  caUigraphiées  se  répètent  en 
s'ajoutant  dans  le  sens  de  l'écriture  arabe,  c'est-à-dire  de  droite  à 
gauche.  Ce  sont  de  vrais  dikr  verbaux,  destinés  à  abolir  la  cons- 
cience du  spectateur,  à  le  rendre  passif,  réceptif,  aie  faire  vivre  de 
la  vie  psychique  subliminale,  comme  dirait  M.  de  Montmorand  ^. 
Le  système  de  décoration  le  plus  fréquent  est  néanmoins  multipli- 
catif et  fondé  sur  le  groupement  de  rosaces  égales,  de  2  en  2, 
de  3  en  3,  de  4  en  4,  par  exemple,  liées  les  unes  aux  autres,  recom- 
mencées indéfiniment  sans  solution  de  continuité.  Les  motifs 
s'étendent  et  croissent  dans  tous  les  sens  par  multiplication.  L'ara- 
besque s'engendre  elle-même,  son  développement  est  sans  fin  et  n'a 
pas  d'autres  bornes  arbitraires  que  les  limites  des  surfaces  à 
décorer.  Si  les  surfaces  sont  restreintes,  ce  qui  est  fréquent,  car,  à 
l'exception  de  la  grande  mosquée  de  Gordoue,  antérieure  à  la  fixa- 
tion de  lart  hispano-mauresque  pur,  les  monuments  musulmans 
sont  peu  vastes,  rien  n'empêche  le  spectateur  de  continuer  au  delà 
des  obstacles  matériels,  dans  l'espace  mathématique,  sa  rêverie  géo- 

1.  Cf.  Probsl-Biraben,  Actes  du  XIV°  Congrès  des  orientalisles.  Philosophie  de 
l'arabesque,  passim,  Leroux,  1906. 

2.  Cf.  Revue  Philosophique,  1905,  juillet,  M.  de  Montmorand,  Les  états  mys- 
tiques, p.  23. 


PROBST-BIRABEN.    —   Li:   MVSTICISMi:    KAISS   l'ksTHÉTIQLE         60 

métrique,  en  multipliant  toujours  davantage  les  côtés  des  figures 
ou  ces  figures  elles-mêmes,  en  ayant  soin  cependant  de  les  relier 
toujours  les  unes  aux  autres'. 

L'ordre,  condition  esthétique  capitale,  est  assuré  par  cette 
technique  mieux  que  dans  tout  autre  art  humain  :  la  symétrie  y 
est  évidemment  rigoureuse  puisque  les  figures  se  correspondent; 
la  proportion  paraît  peut-être  à  des  Européens  un  peu  rompue  en 
général  dans  le  sens  de  la  hauteur,  mais  cet  envolement  est  volon- 
taire puisque  le  but  est  l'inspiration  de  rôves  extraphénoménaux; 
enfin  la  convenance  est  respectée,  la  décoration  s'adaptant  à  la 
destination  des  monuments  musulmans  :  elle  s'élargit  dans  cer- 
taines salles  de  palais,  s'élance  dans  d'autres  et  toujours  dans  les 
mosquées,  utilise  des  combinaisons  différentes  selon  les  cas,  sans 
abandonner  ni  les  directions  principales,  ni  la  recherche  de  l'unité 
métaphysique.  On  lui  refuse  souvent  la  grandeur,  mais  on  s'aper- 
çoit à  un  examen  attentif  et  impartial,  qu'elle  dépasse  les  dimen- 
sions extérieures,  limitatives  ailleurs,  qu'elle  se  continue  indéfini- 
ment dans  l'espace. 

La  marche  de  la  pensée  dans  la  contemplation  d'une  arabesque 
répèle  les  étapes  de  l'apprenti  soufi,  dans  son  ascèse.  La  décoration 
musulmane  :  1°  refrène  par  l'attention  qu'elle  nécessite  les  autres 
impressions,  après  un  éblouissement  passager;  2"  elle  isole  parla 
volonté  l'objet  de  la  méditation  de  ses  qualités  sensibles  et  rompt 
ses  attaches  avec  le  monde  réel;  3°  le  champ  psychologique  une 
fois  simplifié,  elle  donne  naissance  à  un  sentiment  immense  et 
silencieux  que  nous  avons  vu  caractériser  l'attente  de  l'extase, 
quand  le  raisonnement  effacé  a  fait  place  au  seul  sentiment. 

Cette  sorte  d'ascèse  mineure  diffère  de  la  gymnastique  déjà 
étudiée  des  soufis  en  ce  que  l'atteinte  de  l'unité  n'est  que  momen- 
tanée, car  on  ne  ramène  la  multiplicité  au  centre  d'expansion  que 
pour  retomber  dans  la  multiplicité  ensuite.  Les  arabesques  sont 
pour  ainsi  dire  animées  d'un  double  mouvement  tour  à  tour  cen- 
tripète et  centrifuge-,  rythme  éternel,  car  on  ne  saurait  lui  trouver 
dans  l'enchaînement  logique  des  lignes  ni  commencement  ni  fin. 
Cette  symbolique   est   si  bien  dans  les  habitudes  mentales  des 

1.  Planches  de  l'ouvrage  de  Bourgoin,  Traité  des  entrelacs.  18"9,  Didot-Gayet, 
L'Art  arabe. 

2.  Gayel,  loc.  cit.,  p.  180. 


70  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Arabes,  que  Mohy-ed-Dine,  inspirateur  de  beaucoup  de  confréries 
et  de  soufis  isolés,  schématise  ses  enseignements  mystiques  et 
métaphysiques  au  moyen  de  combinaisons  de  cercles.  Il  exprime 
notamment  ainsi  le  départ  des  phénomènes  émanés  de  l'Un  et  leur 
retour  au  foyer  émanateur  '. 

Nous  avons  dit  que  par  l'attention  l'arabesque  refrénait  les 
autres  impressions.  En  effet,  la  multiplication  des  détails,  paraît 
uniquement  d'abord  solliciter  l'analyse.  On  est  surpris,  ébloui 
malgré  soi  par  la  richesse  et  la  profusion  de  ces  détails,  par  leur 
minutie  précieuse  et  l'entrelacement  des  droites  et  des  courbes, 
artifices  sous  lesquels  se  cache  la  pensée  de  l'artiste.  On  s'y  perd 
comme  dans  un  brouillard,  mais  peu  à  peu  l'œil  est  excité  à 
rechercher  des  directions  déterminées  aux  lignes.  Les  impressions 
étrangères  à  cette  investigation  s'effacent,  l'attention  retenue  par 
l'aspect  extérieur,  est  soutenue  quand  on  s'aperçoit  enfin  que  le 
géomètre  s'est  amusé  à  voiler  sous  l'apparence  hétérogène,  quan- 
titative, artistique,  le  plan  résultant  de  l'idée  homogène  et  quali- 
tative qui  a  primitivement  possédé  son  esprit.  On  ressent  alors 
le  même  plaisir  qu'à  la  découverte  élégante  d'une  solution  de 
géométrie,  plaisir  qu'on  retrouve  mais  plus  grossier  dans  la  dis- 
traction du  malade  qui  découvre  sur  la  muraille  de  sa  chambre 
l'armature  des  dessins  du  papier  peint. 

A  ce  moment  la  volonté  devient  plus  active.  On  fait  un  effort, 
modéré  il  est  vrai,  puisque  l'arabesque  ne  saurait  fatiguer  l'œil  par 
des  solutions  de  continuité  brusques  comme  un  motif  plastique, 
pour  remonter  doucement  jusqu'au  point  de  départ  de  l'artiste. 
On  se  heurte  aux  angles,  on  mesure  les  polygones,  types  primitifs 
de  l'arabesque;  sous  la  courbe  des  entrelacs  floraux  au  rectilignes, 
on  trouve  enfin  le  triangle,  le  carré,  le  pentagone,  l'heptagone, 
centres  dont  l'arabesque  n'est  que  l'évolution,  l'épanouissement 
esthétique  ^  Ces  centres  sont  réciproquement  comme  les  nombres 
premiers  entre  eux  3,  4,  5,  7.  Ce  sont  bien  des  unités  particulières 
non  susceptibles  de  s'engendrer  et  les  autres  polygones  ne  sont 
que  des  multiplications  de  ces  types.  On  a  ramené  la  multiplicité 

1.  Cf.  Miguel  Azin  Palacios,  Philosophie  de  Mohy-ed-Dine  dans  :  "Homenaje  a 
Menendez  y  Pelayo,  Vve  Suarez,  Madrid,  1899. 

■2.  Cf.  La  Pliilosophie  de  l'Arabesque,  Probsl-Biraben,  dans  les  Actes  du  XIV 
Congrès  des  orientalistes,  Leroux,  1906. 


PROBST  BIRABEN-    —   IK   MYSTICISME   DANS   l'eSTHLTIQLE         71 

à  l'unité  dans  le  groupe  envisagé,  ce  que  Ton  peut  faire  en  prenant 
n'importe  lequel  comme  centre  d'expansion  '. 

Ouand  on  a  compris  la  construction  et  qu'on  l'a  réduite  à 
l'unité,  le  plaisir  procuré  est  dun  autre  genre.  Dact  f,  il  devient 
passif.  On  s'abandonne  au  balancement  joyeux  qui  semble  mou- 
voir les  systèmes  de  lignes,  à  leur  cadence  rliytmée,  nuancée  de 
points  précis,  nœuds  de  vibration  de  cette  musique  ornementale 
qui  vous  attire  malgré  vous.  On  arrive  à  ne  plus  ressentir  qu'une 
impression  d'ensemble,  illimitée,  vague  et  l'on  ne  pense  plus;  on 
se  trouve  avec  plus  d'intensité  dans  l'état  du  fumeur  qui  perd  son 
regard  dans  la  fumée  de  son  narguileh  ou  dans  celui  de  l'obser- 
vateur oisif  des  ondes  concentriques  produites  à  la  surface  des 
eaux  par  la  chute  d'un  corps.  L'arabesque  se  comporte  à  la  troi- 
sième période  de  la  contemplation  artistique  comme  un  miroir 
magique,  narcotique  de  la  conscience  ordinaire.  Elle  libère  au 
contraire  le  subliminal  supérieur,  le  supraliminal  que  j'ai  appelé 
dans  un  autre  article  Ihyperconscience,  domaine  psychique  inconnu 
de  la  conscience  à  laquelle  nous  rapportons  d'habitude  notre  moi, 
à  cause  sans  doute  de  son  caractère  anormal. 

De  l'unité,  le  spectateur  retombe  dans  la  multiplicité  pour 
recommencer  le  cycle  autant  de  fois  qu'il  lui  plaît  ^ 

Le  soufi,  qui  possède  des  méthodes  plus  efficaces  et  puissantes 
que  l'arabesque,  se  repose  volontiers  toutefois  dans  les  mosquées 
et  les  palais,  où  tout  concourt  à  abolir  la  conscience  ordinaire  en 
relation  constante  avec  le  monde  extérieur  parles  différents  sens. 
Les  décorations  obnubilent  sa  vue,  comme  le  bruit  monotone  et 
persistant  des  jets  d'eau  endort  sou  ouïe  et  l'odeur  trop  forte 
des  orangers  et  des  parterres  assoupit  son  odorat.  Ce  rôle  d'adju- 
vant est  si  connu  que  beaucoup  de  zaouia  ont  des  salles  de 
réunion  enrichies  d'arabesques.  Je  l'ai  constaté  à  Tétouan  dans  la 
zaouia  de  Sidi-Abd-es-Selem-ben-Mechich  et  à  Halfaouine  (Tunis) 
dans  celle  des  Tidjanya. 

L'art  décoratif  demeure  le  plus  important  des  arts  musulmans 
et  le  plus  caractéristique,  mais  tous  les  autres  tendent  au  même 
but  par  d'analogues  procédés.  La  poésie  orientale  aux  sons  répétés, 
les  rimes,  qu'elle  nous  a  peut-être  données,  le  défaut  de  conclusion 

1.  Cf.  Gayet,  L'art  arabe,  p.  180,  181. 

2.  Id.,  mêmes  pages. 


72  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

qui  permet  d'ajouter  toujours  de  nouvelles  strophes  aux  précé- 
dentes, la  musique  monotone  S  hypnotisante  où  le  même  motif  se 
répète  indéfiniment  le  montrent  clairement.  Une  particularité  à 
remarquer,  c'est  que  les  Arabes  sont  par  excellence  synesthé- 
tiques-,  ils  font  aussi  volontiers  de  la  poésie  visuelle,  auditive, 
que  de  la  musique  évocatrice  de  sensations  autres  que  celle  de 
l'ouïe  et  que  des  décorations  rhytmées  et  métaphysiques.  La  limite 
respective  des  sensations  particulières  est  souvent  franchie,  ces 
sensations  se  correspondent  volontiers  entre  elles,  se  confondent 
pour  atteindre  le  même  but  d'extase  inférieure  et  passagère. 

En  somme  la  différence  avec  les  arts  européens  et  asiatiques  est 
nette.  Certains  arts,    comme   celui  de  Michel-Ange,  ont  surtout 
cherché  à  frapper  à  la  fois  par  la  puissance  du  choix  dans  les 
aspects  de  la  nature,  de  l'imitation  la  plus  parfaite  possible  et  de 
l'expression;  ils  ont  voulu  causer  une  impression  très  forte  sur  les 
sens  et  sur  l'esprit,  un  plaisir  esthétique  intense  mélangé  d'une 
certaine  peine  par  cela  même,  mais  leur  destination  principale, 
volontaire  ou  non,  demeure  la  distraction  de  la  conscience  person- 
nelle, l'oubli  de  soi-même  en  tant  qu'acteur  du  spectacle  phéno- 
ménal, l'agrément   du    spectateur  qui  n'en  fait  momentanément 
plus  partie.   L'art  musulman,  s'il  manque  de  grandeur  au  sens 
européen,  et  en  tout  cas    de  ce  que  nous  appelons  le  sublime, 
s'entend  très  bien  à  nous  procurer  cette  dépersonnalisation.  Il 
éteint  le  sentiment  du  moi  mieux  qu'aucun  ne  le  peut  faire,  pour 
nous  convier  à  nous  unir  aux  types  abstraits,  à  vivre  d'une  vie 
psychique   plus  générale,  par  les  voies  les  moins  pénibles  et  les 
plus  voluptueuses,  il  nous  berce  dans  un  rêve  exempt  de  cauche- 
mars. Il  n'a  pas  eu  d'autres  prétentions  et  a  tenu  toutes  ses  pro- 
messes. C'est  l'art  philosophique  pur  par  excellence,  selon  le  goût 
de  Schopenhauer  dont  la  pensée  était  si  proche  comme  on  sait,  de 

celle  des  sou  fis. 

Probst-Biraben. 
Beni-Amran,  décembre  1906. 

1.  Rouanet,  La  musique  arabe  (chant  populaire),  Revue  Musicale,  mars  1905, 

p.  109. 

2.  Victor  Ségalen,  Article  sur  «  les  Syneslhésies  et  l'Ecole  symboliste  »  dans 
le  Mercure  de  France,  avril  1902. 


REVUE    CRITIQUE 


L  ÉVOLUTION  CRÉATRICE 


Je  n'ai  point  à  rappeler  ici  quelle  fut,  dans  sa  continuité  pleine  de 
surprises,  la  marche  de  l'analyse  bergsonnienne.  Mathématicien, 
Bergson  s'est  vite  aperçu  que  toute  équation  algébrique  n'exprimait 
jamais  qu'un  fait  accompli.  Une  défiance  lui  vint  alors  des  abstrac- 
tions mathématiques  et  il  rechercha  quel  sens  précis  la  science,  en 
mécanique  et  en  astronomie,  attribuait  à  des  notions  aussi  fonda- 
mentales que  le  temps,  le  mouvement  :  c'étaient  là,  simplement,  des 
quantités,  puisqu'il  fallait  les  mesurer.  Mais  la  quantité,  c'est  la  répé- 
tition, la  juxtaposition  et  la  simultanéité,  c'est  l'homogène,  et,  en 
définitive,  l'espace  :  «  de  même  que  dans  la  durée,  il  n'y  a  d'homogène 
que  ce  qui  ne  dure  pas,  c'est-à-dire  l'espace  oîi  s'alignent  les  simulta- 
néités, ainsi  l'élément  homogène  du  mouvement  est  ce  qui  lui  appar- 
tient le  moins,  l'espace  parcouru,  c'est-à-dire  l'immobilité  ».  La  notion 
toute  psychologique  et  si  neuve  de  la  «  durée  réelle  »  est  le  fruit  d'une 
critique  mathématique.  Dès  sa  thèse,  par  une  révolution  analogue 
mais  inverse  à  celle  de  Kant,  l'auteur  de  l'Essai  sur  les  données 
immédiates  de  la  conscience  s'affranchissait  pour  toujours  de  l'illu- 
sion intellectualiste,  abolissait  la  superstition  logique,  et  renversait 
l'idole  des  mathématiciens,  pour  fonder  enfin  une  véritable  philo- 
sophie de  l'expérience  par  la  psychologie. 

Installé  dans  la  conscience,  Bergson  dut  alors  examiner,  comme 
il  avait  fait  pour  les  mathématiques,  la  psychologie  elle-même.  Cette 
nouvelle  démarche  critique  {Matière  et  Mémoire)  le  conduisit  à  démas- 
quer une  seconde  illusion  :  la  psychologie  s'était  modelée  sur  les 
mathématiques!  Par  une  abstraction  plus  périlleuse  ici  que  celle  de 
la  géométrie  et  de  la  mécanique,  on  avait  surtout  conçu  la  conscience 
comme  une  fonction  de  représentation  et  l'intellectualisme  constituait 
toute  la  tradition.  Bedescendu  jusqu'aux  profondeurs  de  la  durée 
réelle,  Bergson  s'aperçut,  au  contraire,  que  là  tout  est  activité,  et  que 
l'action  précède  la  représentation,  la  représentation  ne  faisant  jamais 
que  préparer  l'action,  lorsque  l'action  est  devenue  trop  complexe  et 
suppose  un  choix  :  la  représentation,  est  l'action  virtuelle  et  schéma- 

1.  L'évolution  créatrice,  par  Henri  Bergson.  1  vol.  in-8'  (Paris,  F.  Alcan). 


74  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

tiquement  dessinée.  Et  c'est  ainsi  que,  pouvant  utiliser  de  ce  point 
de  vue  les  résultats  de  la  psycho-physiologie  et  de  la  psycho-patho- 
logie, Bergson  se  trouva  tout  à  fait  à  l'aise  pour  aborder  le  plus  diffi- 
cile problème  de  la  représentation,  qui,  comme  celui  de  la  liberté  pour 
l'action,  devenait  tout  simple  :  les  relations  de  l'esprit  et  du  corps. 
De  la  mémoire  naîtrait  la  matière.  D'elle-même  la  conscience  allait 
créer  le  monde,  puisque,  par  l'action  et  selon  les  intérêts  de  la  vie,  elle 
n'avait  plus  qu'à  opérer  un  triage  parmi  la  multiplicité  des  images 
toutes  données.  En  droit,  la  perception  devrait  percevoir  l'univers. 
En  fait,  les  nécessités  pratiques  la  circonscrivent  et  la  délimitent  : 
c'est  en  quoi  le  cerveau,  bureau  téléphonique  destiné  à  «  donner  la 
communication  »,  sert  à  la  conscience. 

Voilà  oia  en  était  demeuré  Bergson.  Mais,  brusquement  rejeté  des 
Mathématiques  sur  la  psychologie,  il  s'était  trouvé  dans  l'obligation 
de  négliger  une  science  intermédiaire,  celle  de  la  vie.  La  biologie 
restait  pour  lui  une  zone  obscure  entre  deux  régions  de  lumière.  Il 
devait  la  traverser  à  son  heure  et  une  fois  de  plus,  dans  ce  domaine 
comme  dans  les  deux  autres,  dissiper  une  illusion  fondamentale,  celle 
de  l'évolution  conçue  par  l'intellectualisme.  Car,  cette  illusion  évolu- 
tionniste,  elle  est,  elle  aussi,  une  sorte  d'éblouissement  géométrique. 
Par  la  géométrie,  l'intelligence  pense  la  matière.  Mais  peut- il  en  être 
de  même  avec  la  vie?  Le  mouvement  évolutif  peut-il  être  pensé  par 
l'intelligence,  qui  est  un  de  ses  produits...?  «  Autant  vaudrait  pré- 
tendre que  la  partie  égale  le  tout,  que  l'effet  peut  résorber  en  lui  sa 
cause,  ou  que  le  galet  laissé  sur  la  plage  dessine  la  forme  de  la 
vague  qui  l'apporta.  »  L'erreur  est  donc  d'étendre  aux  êtres  vivants 
les  procédés  d'explication  qui  ont  réussi  pour  les  corps  bruts.  Et 
cette  erreur  se  décèle  d'elle-même  par  ses  conséquences,  car,  n'abou- 
tissant qu'à  une  image  symbolique  comme  toutes  les  images  mathé- 
matiques, toute  philosophie  évolutionniste  condamne  ses  auteurs  à 
avouer  leur  impuissance  en  proclamant,  à  côté  de  leur  science, 
l'existence  de  l'inconnaissable.  Mais  ce  relativisme-là,  est-ce  que 
l'expérience  même  ne  le  dément  pas,  —  du  moins  l'expérience  d'un 
être  qui  ne  pense  pas  seulement,  et  qui  agit?  «  L'action  ne  saurait  se 
mouvoir  dans  l'irréel...  objecte  fortement  Bergson.  Une  intelligence 
tendue  vers  l'action  qui  s'accomplira  et  vers  la  réaction  qui  s'ensuivra, 
palpant  son  objet  pour  en  recevoir  à  chaque  instant  l'impression 
mobile,  est  une  intelligence  qui  touche  quelque  chose  de  l'absolu.  » 
Si  donc  il  existe  une  évolution,  elle  peut  être  connue,  mais  à  la  con- 
dition qu'on  ne  veuille  pas  la  connaître  par  l'intelligence  seulement, 
et  que  l'on  sache  faire  appel  à  des  procédés  complémentaires  de  l'in- 
telligence. —  Telle  est  précisément  l'analyse  critique  et  l'histoire 
naturelle  que  Bergson  a  tentées  dans  la  première  partie  de  son  der- 
nier ouvrage,  laquelle  pourrait  être  intitulée  :  «  Essai  sur  les  données 
essentielles  delà  Biologie  ». 

Après  quoi,  ayant  ainsi  épuisé  toute   la  critique  scientifique,  ce 


HEVUE   CRITIQUE  75 

malluMiialicieti  devenu  psychologue,  ce  psychologue  devenu  biolo- 
giste, ne  se  trouvait-il  pas  en  mesure,  —  l'ayant  toujours  été  par 
natuie  et  par  goût,  —  de  devenir  enfin  un  métaphysicien?..  Entre 
tous,  après  celui  de  la  mémoire  et  de  la  liberté,  ce  problème  de  l'évo- 
lution l'y  conviait.  Si  l'intelligence,  en  efTet,  se  trouve  à  son  tour 
insérée  dans  le  mouvement  évolutif,  si  elle  n'en  est  plus  le  juge,  mais 
le  produit,  la  théorie  de  la  connaissance  et  la  théorie  de  la  vie  devien- 
nent inséparables.  Sans  lune,  on  impose  à  la  vie  des  cadres  qui  ne 
lui  conviennent  pas,  et  sans  l'autre,  ces  cadres,  ces  catégories  de  l'en- 
tendement restent  inexpliqués.  L'œuvre  de  la  philosophie  sera  donc 
de  trouver  entre  elles  deux  un  trait  d'union,  de  s'élever  ou  d<!  des- 
cench'e  à  une  intuition  d'où  l'on  verra  jaillir  et  s'adapter  solidaire- 
ment lune  à  l'autre  la  matière  et  l'intelligence,  c'est-à-dire,  en  lin  de 
compte,  de  trouver  pour  l'entendement  des  moyens  de  se  dépasser 
lui-même.  —  Déjà  partiellement  esquissée  dans  Matière  et  Mémoire, 
celte  métapliysique  de  l'ingénieux  penseur  était  attendue  avec  une 
impatience  universelle  et  passionnée.  On  la  trouvera  dans  la  deuxième 
partie  de  ce  même  ouvrage  où,  par  un  prodigieux  effort  d'art  et  de 
composition,  cet  écrivain  sans  pareil  dans  le  monde  philosophique  a 
réduit  en  moins  de  quatre  cents  pages  la  substance  de  plus  de  deux 
volumes. 

I 

Etant  donnée  l'évolution  de  la  vie,  telle  que  nous  la  révèlent  les 
sciences  biologiques,  quelle  vue  d'ensemble  en  pouvons-nous  prendre 
et  quelle  vue,  en  effet,  en  avons-nous  prise?  Il  est  trop  évident  que 
nous  ne  renonçons  pas  pour  cette  opération  à  nos  habitudes  intellec- 
tuelles :  ce  sont  celles  de  géomètres  et  d'artisans.  D'abord  et  avant 
tout,  notre  intérêt  nous  oblige  d'agir  sur  la  matière  brute  pour  la 
façonner  selon  nos  besoins.  Notre  intelligence,  destinée  à  servir  notre 
action  sur  les  choses,  procède  à  la  fois  par  calcul  et  par  intention, 
«  par  la  coordination  de  moyens  à  une  lin  et  par  la  représentation  de 
mécanismes  à  formes  de  plus  en  plus  géométriques  ».  Aussi,  dans  la 
suite,  par  toutes  nos  démarches  et  tentatives  d'explication,  ne  faisons- 
nous  que  «  suivre  jusqu'au  bout  deux  tendances  de  l'esprit  qui  sont 
complémentaires  l'une  de  l'autre  et  qui  ont  leur  origine  dans  les 
mêmes  nécessités  vitales  ».  De  là  sont  nés  le  mécanisme  et  le  fina- 
lisme,  ces  deux  «  vêtements  de  confection  »  que  nous  essayons  à 
toute  la  réalité.  —  Conviennent-ils  à  la  vie? 

Par  le  mécanisme,  nous  transportons  dans  le  domaine  de  la  vie, 
I  es  procédés  qui  nous  ont  réussi  avec  la  matière  brute  pour  la  façonner 
selon  nos  besoins.  Notre  logique  suppose  la  solidité  :  le  même  pro 
duit  le  même.  Et  la  science,  comme  la  connaissance  usuelle,  «  ne 
retient  des  choses  que  l'aspect  répétition  ».  Elle  admet,  suppose,  que 
«  tout  est  donné  ».  Laplace  formulait  déjà  cette  hypothèse,  qui  domine 


76  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

le  mécanisme  radical,  avec  la  plus  grande  précision  :  «  Une  intelli- 
gence qui,  pour  un  instant  donné,  connaîtrait  toutes  les  forces  dont 
la  nature  est  animée  et  la  situation  respective  des  êtres  qui  la  com- 
posent, si  d'ailleurs  elle  était  assez  vaste  pour  soumettre  ces  données 
à  l'Analyse,  embrasserait  dans  la  même  formule  les  mouvements  des 
plus  grands  corps  de  l'univers  et  ceux  du  plus  léger  atome  :  rien  ne 
serait  incertain  pour  elle  et  l'avenir,  comme  le  passé,  serait  présent  à 
ses  yeux.  »  C'est-à-dire  que  toute  la  réalité  du  monde  doit  pouvoir 
être  représentée  dans  un  immense  système  d'équations  différentielles 
simultanées,  comme  disait  encore  Du  Bois-Reymond.  Mais  quel  est 
ici  le  rôle  et  l'efficace  du  temps?  On  pourrait  supposer  que  tous  les 
phénomènes  de  l'univers  se  font  un  millier  de  fois  plus  vite,  ces 
équations,  exprimant  les  rapports  des  choses,  ne  seraient  pas  chan- 
gées, i  Dans  une  pareille  doctrine,  on  parle  encore  du  temps,  on  pro- 
nonce le  mot,  mais  on  ne  pense  guère  à  la  chose.  »  Le  temps  n'est 
plus  qu'une  variable  indépendante.  Or,  en  principe,  les  lois  qui 
régissent  la  matière  inorganisée  sont  exprimables  par  ces  équations 
différentielles.  L'état  présent  d'un  corps  brut  dépend  exclusivement 
de  ce  qui  se  passait  à  l'instant  précédent.  Isolé  artificiellement  par 
la  science,  ce  corps  brut  peut  être  considéré  comme  un  système  défini 
dans  lequel  la  position  des  points  matériels  est  déterminée  par  la 
position  de  ces  mêmes  points  au  moment  immédiatement  antérieur. 
En  d'autres  termes,  la  matière  inorganique  s'accommode  du  temps 
homogène,  produit  de  cette  abstraction  mathématique,  qui  dans  le 
mouvement  ne  saisit  que  l'immobilité;  mais  en  est-il  de  même  pour 
la  vie?  Le  philosophe  de  la  durée  devait,  au  contraire,  consacrer  tous 
ses  efforts  à  donner  de  l'organique  une  définition  qui  le  rapprochât 
du  psychologique. 

Remarquer  d'abord  que,  dans  leur  état  actuel,  les  sciences  biolo- 
giques semblent  condamner  de  plus  en  plus  cette  présomption  méta- 
physique et  surannée  «  que  le  corps  vivant  pourrait  être  soumis  par 
quelque  calculateur  surhumain  au  même  traitement  mathématique 
que  notre  système  solaire  ».  Le  calcul  a  prise,  tout  au  plus,  sur  cer- 
tains phénomènes  de  destruction  organique.  De  la  création  orga- 
nique, au  contraire,  du  phénomène  évolutif  proprement  dit,  que 
saisissons-nous  mathématiquement?  L'être  vivant  ne  s'explique  pas 
par  son  présent  immédiat,  mais  par  le  passé  de  tout  l'organisme, 
l'hérédité,  par  une  très  longue  histoire.  La  chimie  elle-même,  dans 
ses  apparents  progrès,  n'atteint  que  les  faits  d'ordre  catagénélique, 
la  descente  d'énergie,  «  c'est-à-dire  en  somme,  du  mort  et  non  plus  du 
vivant  ».  Sans  doute,  les  phénomènes  fonctionnels  se  répètent  dans 
l'être  vivant  comme  en  une  cornue.  C'est  pourquoi  les  physiologistes 
qui  ne  voient  qu'eux,  volontiers  mécanistes,  se  figurent  parfois  que  la 
physique  et  la  chimie  nous  donneront  la  clef  des  processus  biologiques. 
Mais,  en  revanche,  l'histologiste  se  décourage.  «  L'étude  de  la  cellule, 
conclut  E.-B.  Wilson,  paraît  avoir  élargi  plutôt  que  rétréci  l'énorme 


BEVUE   CRITIQUE  77 

lacune  qui  sépnrc  du  monde  inorganique  les  formes,  même  les  plus 
basses,  de  la  vie.  »  Il  en  est  de  mrme  de  l'embryogéniste  et  du  natu- 
raliste, de  tous  ceux  qui,  dans  la  cornue,  ont  envisagé  la  \ie  elle- 
même.  Ils  pressentent  ce  que  le  philosophe  dégage  :  e  Si  le  monde 
sur  lequel  opère  le  mathématicien  est  un  monde  qui  meurt  et  renaît 
à  clïaque  instant,  partout  où  quelque  chose  vit,  il  y  a,  ouvert  quelque 
part,  un  registre  où  le  temps  s'inscrit.  » 

Est-ce  à  dire  que  le  P'inalisme  convienne  niieu.x  à  la  vie  que  le 
mécanisme?  Certes,  le  Finalisme  est  un  vêtement  plus  flottant,  et 
que  Bergson  pourra  sans  doute  rajuster.  Mais  le  finalisme  radical 
tombe  exactement  dans  la  même  erreur  que  le  mécanisme  radical. 
Comme  Laplacc  ou  Du  Bois-Reymond,  Lcibnitz  supprime  le  temps, 
qui  n'est  plus  qu'une  perception  confuse  du  donné.  Là  non  plus,  il 
n'est  point  fait  acception  de  la  durée  vraie,  qui,  suivant  la  célèbre 
théorie  de  l'Essai  sur  les  données  immédiates  de  la  conscience,  est 
avant  tout  création,  progrès  imprévisible. 

Dès  lors,  ceux  qui  sont  familiers  avec  l'ordinaire  méthode  de 
Bergson  entrevoient  déjà  comment,  sous  cette  double  apparence, 
mécanisme  et  finalisme,  il  a  cru  retrouver  le  caractère  véritable  et 
vivant  de  la  vie.  Elle  est  durée,  c'est-à-dire  jaillissement  et  création 
continus;  elle  lui  apparaît  «  comme  un  courant  qui  va  d'un  germe  à 
un  germe  par  l'intermédiaire  d'un  organisme  développé  ».  C'est  ce 
devenir  que  méconnaît  le  mécanisme.  Mais  on  ne  peut  pas  non  plus, 
avec  le  Finalisme  usuel,  assigner  à  la  vie  un  but  qui  serait  prédéter- 
miné. La  vie  est  une  harmonie  rétrospective  et  non  anticipée  :  elle  se 
fait  en  arrière,  non  en  avant  :  «  elle  tient  à  une  identité  d'impulsion, 
non  à  une  aspiration  commune  ».  Elle  est  l'expression  de  cette  fina- 
lité nouvelle  dont  nous  pouvons  trouver  l'intuition  en  nous-mêmes, 
quand  nous  sommes  capables  non  plus  seulement  de  penser  la  durée, 
mais  de  la  vivre. 

Telle  est  la  vue  fondamentale  qui,  séparant  plus  radicalement  qu'on 
ne  l'a  jamais  fait  l'organique  de  l'inorganique  et  rapprochant  plus 
étroitement  qu'on  ne  l'avait  encore  tenté  l'organique  du  psychologique, 
a  servi  de  guide  à  Bergson  dans  son  investigation  biologique  et  lui  a 
fourni  un  critérium  pour  mettre  au  point  et  juger,  sans  doute  défini- 
tivement, les  diverses  formes  de  l'évolutionnisme  transformiste. 

On  sait,  en  effet,  que  Darwin  rendait  compte  de  la  genèse  des 
espèces  par  une  accumulation  de  variations  insensibles.  On  connaît 
aussi  les  belles  expériences  de  Hugo  de  Vries,  qui  semblent  avoir  sin- 
gulièrement confirmé  l'hypothèse  plus  récente  de  la  variation  brusque. 
Les  espèces  passeraient  par  des  crises  de  transformation,  alternant 
avec  des  époques  de  stabilité.  Aux  temps  de  «  mutabilité  »,  elles  pro- 
duiraient, dans  toutes  sortes  de  directions,  des  formes  inattendues. 
Dans  l'un  et  l'autre  cas,  c'est  du  mécanisme  :  Darwiniens  et  Néo- 
Darwiniens   supposent   des   causes   accidentelles   et   ne  font   appel 


78  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

qu'à  la  sélection  :  or,  dans  ces  conditions,  comment  expliquer  la  for- 
mation d'un  organe  compliqué  tel  que  l'œil?  La  première  variation 
insensible,    si  elle   n'est   pas  nuisible,    n'est  pas   utile,   tant   qu'elle 
n'a  pas  reçu  les  variations  complémentaires.   Comment  la  sélection 
conserve-t-elle  mécaniquement  ce  jalon?..  «  Bon  gré,  mal  gré,  on  rai- 
sonnera comme  si  la  petite  variation  était  une  pierre  d'attente  posée 
par  l'organisme  et  réservée  pour  une  construction  ultérieure.  »  S'agit- 
il  de  la  variation  brusque?  Il  faudra  que  l'ancienne  fonction  continue 
à  s'exercer,  car  une  fonction  nouvelle  ne  la  remplacera  que  si  tous  les 
changements  survenus  ensemble  se  complètent  en  vue  de  l'accom- 
plissement d'un   même  acte,  t   Cette   convergence  des  changements 
simultanés,  tout  autant  que  la  continuité  dans  la  direction  des  chan- 
gements successifs,  dépasse  l'hypothèse  elle-même  et  l'on  fait  appel 
implicitement  à  l'action  d'un  bon  génie.  »  Que  si,  pour  répondre  à 
ces  difficultés,  on    essaie  d'expliquer  l'évolution  définie  des  divers 
organes,  phylogénétiquement  et  ontogénétiquement,  par  une  espèce 
de  composition    mécanique    des    forces    extérieures    et   des    forces 
internes,  on  n'en  suppose  pas  moins  secrètement,  pour  justifier  cette 
composition,  un  principe  de  direction  interne  et  l'on  se  trouve  ainsi, 
parmi  les  diverses  formes  de  l'évolutionnisme,  nécessairement  con- 
duit au  Néo-Lamarckisme;  on  admet  alors  un  facteur  psychologique 
de  développement  :  c'est  l'effort  même  de  l'être  vivant  pour  s'adapter 
aux  conditions  où  il  doit  vivre.  Malheureusement  on  se  heurte  tout 
de  suite  à  une  difficulté  décisive  :  l'hérédité  des  caractères  acquis. 
Car,    dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances,  la    transmission  est 
l'exception,  non  la  règle. 

Ainsi,  des  formes  principales  de  l'Évolutionnisme  scientifique, 
aucune  n'est  acceptable  :  mais  elles  sont  complémentaires  et  traduisent 
précisément  la  diversité  nécessaire  des  points  de  vue  de  notre  intelli- 
gence sur  la  vie.  La  tâche  philosophique  sera  de  les  embrasser  toutes 
et  de  les  harmoniser. 

Les  Néo-Darwiniens  ont  raison,  selon  Bergson,  lorsqu'ils  affirment 
que  les  causes  essentielles  de  la  variation  viennent  du  germe  et  non 
de  l'individu.  Ils  n'ont  sans  doute  pas  tort  non  plus  d'admettre  que 
les  périodes  de  mutation  sont  déterminées  :  mais  alors  pourquoi  la 
direction  ne  le  serait-elle  pas  aussi?  —  D'autre  part,  les  Néo- 
Lamarckiens  pensent  justement  que  le  principe  d'évolution  est  psycho- 
logique. Ils  se  trompent  seulement  lorsqu'ils  croient  cet  effort  indivi- 
duel. Notre  première  analyse  se  trouve  ainsi  confirmée  par  l'insuffi- 
sance même  des  hypothèses  scientifiques,  et  nous  devons,  en  définitive, 
concevoir  le  principe  de  l'évolution  comme  une  sorte  d'élan. 

Cette  notion  d'un  «  élan  vital  »,  d'une  impulsion  originelle,  est  la 
grande  nouveauté  du  livre  de  Bergson.  Elle  représente  en  quoique 
sorte  l'intersection  de  toutes  les  recherches  auxquelles  il  s'est  livré,  le 
point  de  rencontre  de  sa  critique  biologique  et  de  sa  philosophie 
psychologique.  Pour  la  saisir,  comme  jadis  pour  saisir  la  notion  même 


HEVLE   CniTIQUE  79 

de  la  durée  et  de  la  liberk',  il  nous  faut  un  vigoureux  effort  d'abstrac- 
tion. Ce  n'est  point,  nous  le  savons,  notre  intelligence  toute  seule 
qui  peut  nous  en  faire  pressentir  la  nature.  11  faut  au  contraire 
renoncer  à  l'habitude  trop  commode  que  nous  avons  de  nous  repré- 
senter la  vie  comme  une  fabrication,  par  analogie  avec  notre  habileté 
d'artisans,  nous  permettant  de  construire  une  machine  par  l'ajustage 
de  parties  multiples  et  compliquées.  Car,  de  ce  point  de  vue,  quand 
nous  considérons  un  œil,  la  complication  de  cette  machine  nous  parait 
inexplicable.  Mais  la  vision,  elle,  la  vision  réelle,  est  simple.  Elle  est 
aussi  simple  que  le  geste  par  lequel  nous  levons  la  main.  Cette  sim- 
plicité de  l'acte  devrait  nous  avertir  que  la  complication  de  la 
machin(^  n'est  qu'apparente,  et  que  nous  divisons  arliliciellement 
l'organe  de  la  vision  comme  nous  divisons  en  points  l'espace  parcouru 
et  infiniment  divisible  qui  représente  un  geste  indivisible.  Or,  c'est 
selon  la  simplicité  de  la  fonction,  non  selon  la  complication  de  l'organe, 
que  la  nature  procède.  Il  ne  lui  est  pas  plus  difficile  de  faire  un  œil 
de  vertébré  qu'à  nous  de  lever  le  bras.  La  science,  qui  se  place  au 
point  de  vue  de  la  fabrication,  doit  suivre  la  complication.  La  philo- 
sophie, elle,  retrouve  la  simplicité  vivante. 

Aussi,  pour  Bergson,  l'organisation  cesse  d'être  mystérieuse.  Elle 
n'a  plus  en  effet  à  combiner  des  parties.  Elle  ne  procède  plus  par 
additions  et  associations,  mais,  au  contraire,  par  dissociations.  Ce 
qui  est  donné,  c'est  l'impulsion  primitive  et  universelle  :  elle  se  cana- 
lise, se  délimite  par  l'organisation,  de  même  que  nous  avons  vu, 
dans  la  perception  extérieure,  limage  présente  se  découper  et  se 
dessiner  sur  la  toile  flottante  de  toutes  les  autres  images.  La  vision 
se  trouve  réalisée  par  un  processus  qui  la  circonscrit,  qui  la  réduit 
aux  objets  sur  lesquels  l'être  vivant  peut  agir.  Elle  prépare  et  rend 
possible  une  action,  plusieurs  actions.  Mais,  par  là  même,  elle  intro- 
duit de  lindéterminalion,  du  choix  dans  le  mouvement  de  la  vie  et 
l'on  voit  qu'aucune  fin  ne  saurait  être  assignée  davance  au  progrès 
de  l'organisation,  qui  ne  marche  qu'à  travers  la  contingence.  On  ne 
peut  prévoir  l'infinie  variété  des  formes  que  la  vie  sème  sur  son 
chemin.  Avec  l'ancien  finalisme,  supposer  une  destinée  au  monde, 
serait  une  vue  aussi  grossière  que  de  méconnaître  avec  l'ancien  méca- 
nisme Iharmonieux  élan  qui  anime  cette  marche  toujours  originale. 


II 

Donc,  à  la  fin  de  ce  premier  chapitre,  et  par  voie  régressive,  nous 
avons  saisi  le  mouvement  de  la  vie.  N'est-il  pas  possible,  maintenant, 
de  le  suivre  dans  son  progrès  et  do  retracer  une  histoire  de  la  nature? 
Bergson  conçoit  que  la  première  impulsion  de  la  vie  s'est  divisée  et 
prolongée  sur  des  lignes  divergentes  où  les  différences  vont  s'accrois- 
sant,  mais  où  persistent  toujours  des  ressemblances  et  interférences 


80  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

rappelant  la  communauté  d'origine.  Suivre  le  mouvement  évolutif  sera 
en  marquer  les  bifurcations  successives. 

La  première  de  ces  bifurcations  est  la  séparation  de  la  plante  et  de 
l'animal.  Le  végétal  fabrique  directement  des  substances  organiques 
avec  des  substances  minérales  et  cette  aptitude  le  dispense  en  général 
de  se  mouvoir  et,  par  là  même,  de  sentir.  Les  animaux,  obligés  d'aller 
à  la  recherche  de  leur  nourriture,  ont  évolué  dans  le  sens  de  l'activité 
locomotrice  et,  par  conséquent,  d'une  conscience  de  plus  en  plus 
ample  et  de  plus  en  plus  distincte.  «  Mais  le  même  élan  qui  a  porté 
l'animal  à  se  donner  des  nerfs  et  des  centres  nerveux  a  dû  aboutir, 
dans  la  plante,  à  la  fonction  chlorophyllienne.  »  Ainsi  la  parenté  de  ces 
deux  règnes,  qui  pourtant  s'écartent  de  plus  en  plus,  est  partout 
visible  :  sans  cesse  la  torpeur  végétative  guette  et  menace  l'animal. 
Et  comme  si  elle  s'évertuait  vers  l'animal,  la  plante  s'élève  parfois  à 
un  luxe  qui  resterait  inexplicable  autrement,  comme  la  génération 
sexuée,  absolument  inutile  pour  elle,  et  sa  tendance  à  la  complexité 
croissante. 

Mais  l'animalité,  à  son  tour,  a  tenté  bien  des  voies  sous  la  poussée 
de  la  vie.  Elle  n'a  pas  réussi  partout  où  elle  s'est  engagée.  La  nature 
est  pleine  d'erreurs  et  d'avortements,  car  elle  n'obéit  pas,  nous  le 
savons,  à  un  plan,  mais  à  une  impulsion  dont  les  créations  sont  impré- 
visibles. Des  races  entières  se  sont  acculées  dans  des  impasses, 
comme  celles  des  mollusques,  que  leur  carapace  même  attachait  à  la 
terre.  Aussi  est-ce  seulement  sur  deux  lignes  principales,  chez  les 
arthropodes  et  les  vertébrés,  que  le  développement  a  été  suivi  avec 
succès  jusqu'au  bout  :  deux  termes  en  marquent  la  perfection  ;  l'ins- 
tinct et  l'intelligence. 

Dans  cette  magnifique  fresque  de  la  nature,  que  Bergson  a  voulu 
peindre,  nous  voilà  donc  arrivés  à  un  point  particulièrement  lumineux. 
Par  la  comparaison  de  l'instinct  et  de  l'intelligence,  issus  tous  deux 
d'une  môme  souche,  la  conscience,  le  philosophe  de  la  vie  a  précisé 
d'une  manière  définitive  le  véritable  rôle  de  l'intelligence  en  nous 
montrant  qu'elle  a  son  complément  nécessaire  dans  l'instinct. 

Au  fond,  la  différence  entre  ces  deux  espèces  de  connaissance 
adoptées  par  la  vie  est  celle  d'une  matière  à  une  forme;  l'instinct  est 
la  connaissance  des  choses,  l'intelligence  celle  des  rapports.  L'une 
est  réelle,  l'autre  simplement  logique,  et  si  l'une  est  plus  adéquate  et 
plus  effective,  l'autre  est  plus  étendue  et  plus  simple.  L'instinct,  en 
effet,  est  la  connaissance  d'un  être  qui,  comme  outils,  se  sert  de  ses 
organes.  L'intelligence  est  celle  d'un  être  qui,  ayant  à  se  façonner 
des  outils,  doit  d'abord  agir  sur  la  matière  brute  et  qui,  se  donnant 
comme  but  la  fabrication,  doit  se  préoccuper  avant  tout  des  propriétés 
géométriques  des  corps  solides.  Les  attributions  vraies  et  les  limites 
de  l'intelligence  que  nous  avions  déjà  pressenties  dans  son  fonction- 
nement se  trouvent  définies  et  confirmées  par  son  histoire  même.  Elle 
a  été  destinée  à  opérer  sur  le  discontinu,  l'immobile,  elle  ne  tient 


REVUE   CRITIQUE  81 

compte  naturellement  que  de  la  répétition  et  de  la  juxtaposition,  elle 
procède  originellement  par  composition  et  décomposition.  Hrof, 
l'intelligence  est  incapable  de  comprendre  la  vie,  pour  la  même 
raison  qui  a  moulé  l'instinct  sur  la  vie  elle-même. 

D'ailleurs,  —  et  c'est  cela  qui  rend  possible  une  philosophie  de  la 
nature,  —  nous  ne  sommes  pas  absolument  étrangers  à  l'instinct. 
Nous  en  retrouvons  dans  notre  conscience,  par  le  sentiment,  par  la 
sympathie,  une  vague  expérience.  La  clarté  de  notre  intelligence  reste 
frangée  d'une  pénombre  d'instinct.  Il  nous  apparaît  alors  comme  une 
sorte  de  rêve  qui  aurait  la  continuité  harmonieuse  d'une  phrase  musi- 
cale. Au  moins  ce  que  nous  en  savons  suflit-il  à  nous  avertir  que  notre 
intelligence,  qui  semble  le  but  et  le  terme  de  l'évolution,  n'en  est 
pourtant  qu'un  épisode. 


III 

Ces  deux  premiers  chapitres  de  VÉvolution  créatrice,  étroitement 
complémentaires,  constituent  comme  une  biologie  générale.  Les  natu- 
ralistes en  peuvent  faire,  au  moins  autant  que  les  philosophes, 
leur  profit.  Les  uns  apprendront  à  se  méfier  de  leurs  hypothèses,  et  les 
autres  de  leur  ignorance.  Car  il  n'y  a  point  de  penseur  contemporain 
qui  ait  donné  l'exemple  d'un  tel  effort  pour  suivre  les  savants  dans 
leurs  observations  et  leurs  expériences,  ni  qui  ait  apporté  une  plus 
judicieuse  et  plus  libre  critique  que  Bergson  dans  la  mise  au  point 
des  résultats  acquis.  Mais  cette  théorie  de  la  vie  s'est  acheminée 
d'elle-même  vers  la  théorie  de  la  connaissance  et,  poussée  à  cette 
profondeur,  la  critique  scientifique  atteint  naturellement  à  la  méta- 
physique. 

La  métaphysique  de  Bergson  était  implicitement  contenue  dans  sa 
conception  évolutionniste,  qui  elle-même  était  incluse  dans  sa  psycho- 
logie. Il  lui  a  suffi  de  transposer  dans  la  nature  vivante  sa  première 
notion  de  la  durée  vraie  pour  aboutir  à  celle  de  l'élan  vital.  De  même, 
il  n'aura  qu'à  élargir  l'élan  vital  pour  en  tirer  la  philosophie  du 
devenir  la  plus  radicale  qui  ait  encore  été  proposée  et  aboutir  à  un 
principe  que  l'on  pourrait  grossièrement  comparer,  pour  donner  une 
première  idée  de  son  indétermination  à  la  volonté  schopenhauérienne, 
avant  qu'elle  se  soit  réfractée  dans  les  cadres  de  la  représentation. 

Car  si  la  matière  inorganique  doit  être  aussi  soigneusement  distin- 
guée de  la  matière  vivante  que  nous  l'avons  fait,  c'est  par  rapport  à 
notre  intelligence,  et  le  point  de  vue  même  oîi  nous  nous  sommes 
placés  avec  le  biologiste  psychologue,  celui  d'une  durée  qui  échappe 
à  l'intelligence,  nous  fait  déjà  découvrir  que  la  matérialité  n'est  rien 
de  positif,  mais  correspond  seulement  au  manque  de  quelque  chose, 
à  un  déficit,  qui  est  précisément  l'absence  de  la  durée,  et  que  dans 
son  fond  et  sa  réalité,  la  matière,  elle  aussi,  doit  être  un  flux,  un 
T0.ME  LXIV.  —  1907.  6 


82  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

devenir,  et  comme  un  frémissement.  Seulement  elle  est  un  devenir  en 
quelque  sorte  inverti,  elle  ressemble  à  un  mouvement  de  retour. 
Figurez-vous  un  corps  qui  s'élève  :  c'est  l'image  grossière  de  la  vie. 
Représentez-vous  la  chute  de  ce  corps  :  c'est  le  symbole  de  la 
matière.  Elle  correspond  à  une  chose  qui  se  défait_,  par  opposition 
aux  choses  qui  se  font,  comme  dans  un  jet  de  vapeur  les  gouttelettes 
condensées. 

De  même  la  divergence  de  l'instinct  et  de  l'intelligence  ne  doit  pas 
nous  laisser  perdre  de  vue  qu'ils  dérivent  l'un  et  l'autre  de  la 
Conscience  en  général.  Partant  de  ce  résultat  acquis  par  l'étude  du 
mouvement  évolutif,  Bergson  croit  possible,  en  Métaphysique,  d'en- 
gendrer l'intelligence  :  on  s'aperçoit  alors  que  le  développement  de 
cette  intelligence  est  solidaire  et  complémentaire  de  celui  de  la 
matière  :  leur  trait  d'union  est  l'étendue.  Dans  le  devenir  universel, 
à  mesure  que  l'intelligence  se  spatialise,  la  matière  se  matérialise. 
L'une  est  fonction  de  l'autre,  et  leur  intersection  est  la  fixité  des 
formes  que  l'intelligence  prête  à  la  matière.  Supposez  un  être  en 
mouvement.  Par  quel  moyen  le  cinématographe  vous  restituera-t-il 
l'illusion  de  ce  mouvement?  Par  une  série  d'immobilités  qui  sont 
autant  de  vues  prises  sur  le  mouvement  et  le  décomposent.  Chacune 
de  ces  vues  n'exprime  plus  le  mouvement  :  elle  l'a  en  quelque  sorte 
matérialisé.  Seul  un  autre  mouvement,  celui  de  la  machine,  rendra  à 
cette  matière  immobile  sa  signification  et  son  aspect.  Ainsi  notre 
intelligence  prend  des  vues  cinématographiques  sur  le  devenir,  et  la 
matière  n'est  que  l'apparence  immobile  de  cette  mobilité.  Par  là  se 
vérifie  une  fois  de  plus  le  caractère  fondamental,  et  sur  lequel  Bergson 
a  déjà  tant  insisté,  de  notre  intelligence,  toute  géométrique  et  déduc- 
tive.  Par  là  enfin  se  décèlent  quelques  nouvelles  illusions  de  l'esprit 
humain  qui  croit  concevoir,  à  côté  des  formes  fixes  ou  plutôt  fixées 
qui  sont  les  lois,  les  espèces  et  les  genres,  le  désordre,  et  surtout 
le  néant,  notions  confuses  et  négatives  par  lesquelles  nous  tradui- 
sons simplement  notre  surprise  de  ne  pas  trouver  dans  les  choses  ce 
que  nous  y  attendions.  Le  désordre  est  un  autre  ordre  que  celui 
que  nous  eussions  voulu,  une  autre  forme  d'existence  que  celle  à 
laquelle  nous  pensons.  Quant  à  notre  troublante  idée  de  néant,  elle 
est  corrélative  à  notre  fausse  idée  de  création;  l'une  et  l'autre  sont 
les  produits  d'une  intelligence  dont  la  fonction  est  de  concevoir  des 
choses,  alors  qu'il  s'agit  dans  le  réel  de  changements  et  d'actes.  — 
Ainsi  solidaires,  matière  et  intelligence,  s'expliquent  l'une  par  l'autre 
et  révèlent  leur  commune  origine.  La  conscience,  en  vérité,  n'a  qu'à  se 
détendre,  pour  s'étendre.  C'est  le  jet  de  vapeur  qui  se  condense, 
simplement. 

Sur  la  nouveauté  de  cette  méthode  génétique  appliquée  à  la  théorie 
de  la  connaissance,  est-il  besoin  d'insister?  Lorsque  Bergson  entre- 
prend d'engendrer  l'intelligence,  il  n'entend  point  par  là  faire  une 
histoire  psychologique  de  la  fonction.  Il  ne  tente  pas  davantage  une 


REVUE   CRITIQUE  83 

cosmogonie  à  la  Spencer  où  rintelligence  apparaîtrait  tout  à  la  fois 
comme  produit  et  comme  principe  de  l'évolution.  Il  est  plus  éloigné 
encore  de  toute  métaphysique  idéaliste.  Car  dans  de  telles  hypo- 
thèses, on  commcn<;(*  toujours  par  se  donner  l'intelligence  :  la  faculté 
de  connaître  est  supposée  coextcnsive  à  la  totalité  de  l'expérience. 
Or,  Bergson  fait  précisément  le  contraire  :  ce  qu'il  veut,  c'est  en 
s'aidantde  tous  les  moyens  complémentaires  de  l'intelligence,  revivre 
à  rebours  la  vie  intellectuelle,  refaire  en  sens  inverse  les  étapes  de  sa 
formation.  * 

Dés  lors  se  rétablit  Téquilibrc  depuis  si  longtemps  rompu  entre  la 
science  trop  estimée  et  la  philosophie  trop  décriée.  La  valeur  de  la 
science  est  relative  à  son  objet  :  elle  est  bonne,  à  elle  toute  seule, 
dans  le  domaine  de  l'inertie,  et  parmi  les  êtres  vivants,  dans  la  mesure 
où  ils  sont  inertes  ou  peuvent  être  traités  comme  tels.  En  ce  sens-là,  on 
peut  encore  attendre  de  grands  progrès  des  sciences  physico-chi- 
miques, même  comme  moyens  de  maîtriser  les  êtres  vivants.  Mais  à 
l'égard  de  la  vie  elle-même,  la  philosophie  ne  peut  plus  lui  laisser  le 
monopole,  parce  que  là  elle  devient  factice  et  partielle,  étant  de  nature 
cinématographique  :  ce  serait  mutiler  et  figer  l'expérience  que  de 
livrer  tout  le  réel  à  l'entendement,  puisque  l'entendement  n'a  point 
pour  fonction  de  l'atteindre,  comme  le  fait  l'instinct.  En  revanche, 
dans  la  vie,  par  l'action,  nous  touchons  l'absolu,  l'être  lui-même,  dont 
l'essence  n'est  pas  l'éternité  et  l'immutabilité,  c'est-à-dire  le  non-être 
et  la  mort,  mais,  au  contraire,  le  changement,  le  progrès,  la  durée. 
Cet  écoulement  dont  nous  avons  l'intuition  et  qui  échappe  à  l'enten- 
dement, tel  est  l'objet  de  la  philosophie  :  par  la  méthode  complexe 
de  l'analyse  intérieure  et  de  la  sympathie  avec  la  nature  cette  phi- 
losophie, dans  l'avenir,  se  constituera  comme  le  nécessaire  correctif 
et  le  complément  naturel  de  la  science. 

Il  semble  d'ailleurs  que  cette  métaphysique  de  la  durée,  dont 
Bergson  est  l'auteur,  soit  un  aboutissant  nécessaire,  et  il  l'a  lui- 
même  montré  dans  un  raccourci  historique  d'une  extraordinaire 
précision.  Il  est  visible,  en  effet,  qu'il  se  trouve  aujourd'hui  exacte- 
ment à  l'antipode  de  la  métaphysique  naturelle  de  l'esprit  humain, 
laquelle  n'est  autre,  en  son  fond,  que  la  philosophie  platonicienne. 
Nos  idées,  en  effet,  représentent  les  vues  que  nous  prenons  sur 
l'écoulement  des  choses.  Elles  sont  les  formes  et  les  cadres  :  elles 
sont  immobiles  et  stables.  Elles  nous  sont  commodes  :  aussi  les 
tenons-nous  pour  l'essentiel  et  n'accordons-nous  qu'à  elles,  en  dehors 
du  temps  et  de  l'espace,  toute  réalité.  Pourtant,  il  ne  nous  échappe 
pas  qu'il  y  a  aussi  du  changement.  Comment  expliquer  ce  change- 
ment?... C'est  alors  que  nous  ajoutons  un  je  ne  sais  quoi,  un  rien, 
un  zéro,  qui,  en  s'accolant  aux  idées,  les  multiplie  à  l'infini  dans  le 
temps  et  dans  l'espace.  De  là  cette  conception  du  non-être  et  de  la 
matière  antiques,  de  l'indéfini  et  de  l'innommable  qui  s'insinue  entre 
les  idées,  pour  les  diviser,  t  comme  un  soupçon  entre  deux  cœurs  qui 


84  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

s'aiment  ».  Par  nature,  l'esprit  humain  voit  la  réalité  dans  l'immobile 
et  supprime  le  changement.  Or,  c'est  précisément  à  la  conception 
opposée  que  nous  aboutissons  aujourd'hui  avec  une  philosophie 
comme  celle-ci.  C'est  l'immobile  et  le  stable,  la  forme  fixée  qui 
redescend  vers  le  non-être,  l'idée  qui  devient  l'apparence,  et  c'est  le 
temps,  le  changement,  le  mobile  et  le  fluent,  quelque  chose  comme  le 
devenir  héraclitéen,  qui  s'élève  à  son  tour  à  la  réalité.  Platon  et 
Bergson  sont  les  termes  extrêmes  d'une  évolution  philosophique  où  le 
Kantisme  fut  une  transition. 


IV 

Ainsi,  depuis  vingt-cinq  ans,  la  pensée  de  Bergson,  —  par  un  sin- 
gulier «  élan  vital  »,  —  s'est  développée  en  un  mouvement  qui,  à  aucun 
instant,  ne  comporta  «  d'évolutions  divergentes  ».  Là  aussi,  devant  ce 
progrès  harmonieux,  en  présence  de  ce  thème  unique  repris  sur  tant 
de  variations  heureuses,  on  a  l'impression  d'une  belle  phrase  musi- 
cale. Je  me  suis  efforcé  de  montrer  comment  l'élégante  solution 
apportée  en  1889  au  problème  de  la  liberté  impliquait  virtuellement, 
avec  la  théorie  de  la  vie  et  la  théorie  de  la  connaissance  que  nous 
trouvons  en  1907,  le  principe  de  leur  union  fondamentale.  Une  telle 
continuité,  à  elle  seule,  signale  le  penseur  de  haut  lignage,  et  qui 
naturellement  s'apparie  à  ceux  dont  l'influence  modifia  l'attitude  de 
l'esprit  humain. 

Sans  doute,  cette  nouvelle  attitude  adoptée  par  Bergson,  on  peut  la 
refuser,  —  instinct,  —  comme  on  s'écarte  d'un  homme  dont  la  phy- 
sionomie ne  vous  plaît  point.  Mais  discuter  une  telle  philosophie  et 
argumenter  contre  elle,  serait  méconnaître  ses  caractères  essentiels... 

D'abord  cette  philosophie  de  la  durée  ne  se  donne  point  pour 
achevée,  mais,  bien  au  contraire,  pour  inachevable,  par  essence  et 
définition.  Ce  n'est  point  modestie  de  l'auteur;  c'est  nécessité  orga- 
nique, intérieure  de  la  doctrine.  Elle  aussi,  elle  est  devenir  et  fluidité. 
Alors  qu'elle  a  entrepris  de  briser  tous  les  cadres  de  rintellectualité 
pure,  elle  ne  saurait  se  poser  elle-même  comme  un  cadre  déjà  tout 
fait  et  pareil  à  la  rigide  armature  des  catégories.  Son  rôle  est  sur- 
tout de  mettre  en  garde  contre  l'illusion  multiforme  et  toujours 
renaissante  de  la  logique  trop  facile,  d'orienter  vers  l'intuition  pro- 
fonde les  philosophes  de  l'avenir.  Elle  n'est,  à  aucun  degré  ni  en 
aucune  manière,  un  système.  Elle  serait  plutôt  une  méthode,  mais 
dans  le  sens  littéral  et  concret,  une  voie  ouverte,  un  point  de  vue  sur 
l'horizon.  Ainsi  comprise,  plus  elle  s'éloigne  de  la  science  par  son 
esprit,  plus  elle  s'en  rapproche  par  le  travail  auquel  elle  invite.  La 
philosophie,  qui  n'est  point  faite,  ne  sera  point  l'œuvre  d'un  homme  : 
comme  la  science  elle-même,  elle  sera  l'œuvre  collective  et  changeante 
des  âges. 


REVUE   CRITIQUE  85 

Mais,  surtout,  le  Bergsonisme  échappe  à  la  discussion  ordinaire  par 
sa  nature  mùme.  Comme  la  réalité  dont  il  vise  à  nous  faire  entrevoir 
l'inépuisable  mobilité  créatrice,  il  est  insaisissable.  11  n'est  pas  une 
philosophie  des  choses,  des  objets,  mais  des  tendances,  des  attitudes, 
de  «  l'élan  ».  Inspiré  par  les  données  les  plus  précises  de  la  science, 
il  s'épanouit  finalement  en  poésie,  et  l'histoire  du  monde  qu'il  nous 
conte  est  une  évocation.  Indémontrable,  il  ne  cherche  point  à  se 
démontrer  :  c'est  là  sa  marque  propre,  son  originalité  la  plus  pro- 
fonde, le  secret  de  sa  force  et  de  sa  diffusion.  Il  commence  par 
suspecter  le  discours  en  jetant  par-dessus  le  bord  la  logique.  Il  exige 
surtout  d'être  senti. 

De  là  l'impression  si  curieuse  que  nous  laisse  toujours  la  lecture 
d'un  ouvrage  de  Bergson.  Il  réclame  d'abord  de  nous  une  sorte  de 
catastrophe  intérieure  :  tout  le  monde  n'est  pas  capable  d'une  telle 
révolution  logique.  Mais,  à  ceux  qui,  une  fois,  ont  eu  la  souplesse 
nécessaire  pour  exécuter  cette  volte-face  psychologique,  il  semble 
qu'ils  ne  puissent  plus  revenir  à  leur  première  altitude  d'esprit  :  ce 
sont  les  Bergsonniens,  puisque,  pendant  des  années,  toute  la  jeu- 
nesse fut  bergsonniennc,  et  qu'elle  va  le  redevenir.  A  ceux-là,  la  pensée 
principale  de  l'ouvrage  apparaît  tout  de  suite.  Ils  ont  compris  comme 
on  aime,  ils  ont  saisi  la  mélodie  dès  l'abord,  et  ils  n'auront  plus 
qu'à  admirer  l'ingéniosité,  la  fécondité,  les  dons  d'imagination,  avec 
lesquels  l'auteur  développe,  transpose,  et  reprend  sous  mille  formes, 
dans  l'orchestration  de  son  style  et  de  sa  dialectique,  ce  motif 
originel. 

Et  je  ne  veux  pas  terminer  cette  trop  sommaire  analyse  sans  noter 
ce  qui,  selon  moi,  explique  avant  tout  l'extraordinaire  succès  de  la 
philosophie  de  la  durée  :  elle  même  semble  réaliser  quelque  chose  de 
l'absolu  par  la  parfaite  convenance  de  son  auteur,  écrivain  de  premier 
ordre,  à  sa  nature.  Pour  exposer  le  Bergsonisme,  il  faut  surtout  le 
suggérer;  il  faut  nous  mettre  en  état  d'apercevoir  nous-mêmes,  au 
moyen  dune  intuition  personnelle,  notre  réalité  secrète  et  masquée. 
Par  nécessité  et  par  destination,  ce  métaphysicien  de  l'écoulement 
universel  ne  peut  procéder  qu'en  artiste.  Bergson  en  est  un,  il  le  sait, 
il  le  veut.  De  là,  chez  lui,  la  richesse,  l'abondance  et  la  variété  des 
métaphores.  Grave  erreur  ce  serait,  de  tenir  ces  images  brillantes 
pour  des  ornements  :  elles  sont  des  arguments,  au  contraire,  des 
preuves  sensibles.  Par  elles,  se  dessine  et  s'éclaire  peu  à  peu  l'obscur 
et  mystérieux  chemin  où  nous  ne  nous  serions  jamais  engagés,  et 
c'est  le  chemin  qui  mène  à  notre  âme,  comme  dirait  Maurice  Maeter- 
linck. 

Gaston  Rageot. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS 


I.  —  Théorie  de  la  connaissance. 

H.  Joachim.  —  The  nature  of  Truth,  an  essay,  Oxford,  Clarendoa 
Press,  1906,  182  pages. 

On  conçoit  encore  ordinairement  la  vérité,  à  la  manière  d'Aristote, 
comme  une  correspondance.  Une  narration  est  vraie  si  elle  représente 
dans  les  grandes  lignes,  et  dans  sa  propre  sphère,  l'ordre  réel  des 
événements.  Une  «  vérité  scientifique  »  est  un  jugement  qui  répète 
dans  sa  structure  la  connexion  nécessaire  des  faits  auxquels  il  s'ap- 
plique. Maintenant,   le  sens  de   cette  notion  de  correspondance   est 
ambigu.    Est-ce   une   relation  de  terme  à  terme   (one-oae  relation) 
entre  les  divers  éléments  de  l'original  et  de  la  copie?  Mais  il  n'y  a  pas 
de  correspondance  possible  entre  des  «  êtres  simples  »  ;  des  éléments, 
considérés  à  part  des  touts  auxquels  ils  appartiennent,  ne  peuvent 
être  dits  se  ressembler,  ou  se  rapporter  l'un  à  l'autre,  en  aucun  sens 
intelligible.   Car  une    relation    purement   extérieure    est    finalement 
dépourvue  de  sens  et  impossible.  —  Nous   aurons  donc  à  concevoir 
autrement   la  correspondance.    Elle   ne  peut    avoir  de   signification 
qu'entre  des   touts   organiques,    des   systèmes.    Elle  exprime   alors 
l'identité  de  plan,  de  structure,  de  dessein,   sous  la   différence  des 
matériaux;  elles  éléments  sont  dits  correspondre  quand  ils  occupent 
des  places  similaires  dans  des  touts  de  ce  genre  (une  carte   et   un 
pays).  Soit;  mais  nous  devons  remarquer  alors  qu'un  autre  facteur 
passe  au  premier  plan  dans  la  détermination  de  la  vérité;  et  nous 
voyons  poindre  déjà  une  conception  téléologique  du  vrai,  où  l'accent 
ne  serait  pas  mis  sur  la  «  correspondance  »,  mais  sur  la  «  cohérence  ». 
Une  chronique  peut  bien  correspondre,  détail  pour  détail,  aux  événe- 
ments  historiques;  elle  n'en  sera  pas  moins  radicalement  fausse,  si 
elle  manque  la  «  signification  »  du  morceau  d'histoire.  —  Au  surplus 
l'idée  même  d'une  identité  de  structure  sous  la  différence  des  maté- 
riaux n'est  pas  une  idée  claire;  car  cela  revient  à  admettre  que  des 
relations  entre  éléments  différents  peuvent  être  identiques,   et,  par 
suite,  qu'il  peut  exister  des  relations  purement  extérieures.  —  Enfin, 
oCi  trouver  une  correspondance,  dans  le  cas  où  une  de  nos  conceptions 
scientifiques  est  déclarée  vraie?  Ce  avec  quoi  s'accorde  une  proposi- 
tion de  géométrie,  c'est  l'ensemble  de  toutes  les  propositions  de  géo- 
métrie. Mais  visiblement  ce  n'est  plus  là  correspondance  entre  deux 
facteurs  distincts;  c'est  cohérence  à  l'intérieur  d'un  système  (pp.  8-30). 


ANALYSES.  —  JOACQiM.   The  nature  of  Truth  87 

Sous  le  titre  d'  «  Entités  indépendantes  »  (ch.  ii),  M.  Joacliirn  for- 
mule et  critique  la  conception  de  la  vérité  à  laquelle  doit  abou:ir  une 
métaphysique  réalislf,  i\u\  poserait  en  principe  rindépendancc  du 
lait  par  rapport  à  l'expérience  (expériencing  niakes  no  dilïcrence  to 
the  ractsi.  11  emprunte  certains  traits  de  cette  conception  à  M.  Ber- 
trand Hussell,  à  ses  Principes  des  mathématiques,  et  à  ses  articles 
du  Mind  sur  *  la  théorie  des  complexes  et  des  assomptions  »,  de 
Meinong.  M.  G.  E.  Moore  lui  paraît  aussi  placé  à  ce  même  point  de 
vue,  notamment  dans  son  article  du  Mind  intitulé  t  Réfutation  de 
l'idéalisme  ».  Nous  sommes  avertis  pourtant  qu'il  ne  s'agit  pas  ici 
d'une  polémique  contre  un  système  actuellement  existant;  M.  Joachim 
ne  fait  que  reconstruire  et  discuter  une  théorie  impersonnelle,  typique, 
une  doctrine  qu'il  serait  «  possible  »  de  tenir;  il  ne  prétend  pas 
l'imputer  rigoureusement  aux  auteurs  cités;  ses  critiques  ne  portent 
donc  pas  nécessairement  contre  eux  (p.  32). 

Dans  tout  jugement,  il  faudrait  distinguer,  d'après  cette  théorie, 
deux  facteurs  et  une  relation.  11  y  a,  d'une  part,  le  Réel,  immuable, 
simple,  indépendant;  d'autre  part,  le  phénomène  psychique  de  1"  «  ap- 
préhension u  ;  et,  entre  eux,  la  relation  unique,  inanalysable,  de  la 
connaissance  du  premier  terme  par  le  second.  Cette  relation  ne  peut 
d'ailleurs  toucher  ou  altérer  en  rien  les  facteurs,  ou  tout  au  moins  le 
premier  d'entre  eux.  Et  il  est  évident  que  la  vérité  et  la  fausseté  sont 
des  caractères  du  réel,  et  n'ont  rien  à  faire  avec  les  phénomènes 
psychiques  qui  peuvent  entrer  en  relation  avec  lui.  Ce  sont  des  qua- 
lités qui  s'attachent  à  lui,  «  comme  le  parfum  à  la  rose  et  le  goût  au 
gorgonzola  »;  on  les  reconnaît  ou  on  ne  les  reconnaît  pas;  en  tout 
cas,  cela  ne  relève  que  de  l'intuition.  11  n'y  a  par  conséquent  pas  de 
problème  du  vrai  et  du  faux.  La  croyance  qui  s'adresse  au  vrai  s'ap- 
pelle science;  la  croyance  qui  s'adresse  au  faux  s'appelle  erreur.  C'est, 
psychologiquement,  la  même  croyance;  elle  tombe  juste  dans  un 
cas,  à  faux  dans  l'autre.  C'est  une  chance,  ou  c'est  un  flair.  M.  Russell 
appelle  cela  «  philosophical  insight!  »  (pp.  36,  iJ3,  Ui). 

.M.  Joachim  fait  à  cette  théorie  les  objections  classiques  de  l'idéa- 
lisme. On  peut  comparer  son  chapitre  avec  celui  qui,  dans  Royce, 
(the  World  and  the  Individual,  1"  vol.,  d"-  leçon),  traite  le  même  sujet 
et  porte  à  peu  près  le  même  titre  :  *  les  Êtres  indépendants  ».  Com- 
ment, demande  M.  Joachim,  un  être  «  indépendant  »  peut-il  sortir  de 
temps  à  autre  de  son  isolement  sacré,  pour  être  saisi  par  les  sens? 
Que  peut  bien  signilier  une  relation,  entre  des  termes  qui  ne  sont  pas 
affectés  l'un  par  l'autre?  Comment  concevoir  qu'un  «  simple  »  absolu 
entre  dans  un  composé?  Si  vous  dites  que  la  qualité  est  là  «  à  la  fois  » 
en  elle-même,  et  <  aussi  »  en  relation  avec  une  conscience  sentante 
ou  conceptuelle,  comment  est-ce  la  môme  qualité,  comment  conciliez- 
vous  cet  *  à  la  fois  »  et  cet  «  aussi  »?  Une  relation  est  nécessairement 
un  adjectif  de  ses  termes,  insiste  M.  Joachim,  —  après  Leibniz.  De 
plus,  si  réalité  et  connaissance  sont  indifférentes  l'une  à  l'autre,  com- 


88  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

ment  se  fait-il  qu'elles  s'adaptent?  Si  la  nature  du  «  vert  en  soi  »  est 
indifférente  à  la  sensation  qui  en  prendra  connaissance,  pourquoi  ne 
peut-il  être  perçu  que  par  la  vue?  «  Nous  découvrons  ici  à  la  nouvelle 
philosophie  un  frappant  air  de  famille  avec  un  extrême  occasiona- 
lisme,  sans  le  Deus  ex  machina  qui  rend  l'occasionalisme  plausible.  » 
D'ailleurs  ce  Réalisme  se  borne  au  fond  à  transformer  en  solutions 
l'énoncé  même  des  problèmes  à  résoudre.  Comment  des  éléments 
absolument  simples  et  indépendants  peuvent-ils  se  réunir  pour  former 
un  complexe  qui  ait  en  quelque  sens  de  l'unité?  —  Par  l'effet  d'une 
relation  extérieure  !  —  Comment  ce  qui  est  indépendant  peut-il  pourtant 
être  appréhendé  et  connu  comme  indépendant?  —  En  vertu  de  la 
relation  «  unique  »  qui  existe  entre  l'expérience  et  son  objet  1 
(pp.  31-63). 

Au  chapitre  m,  M.  Joachim  nous  montre  comment  la  vérité  con- 
siste dans  la  cohérence  systématique  qui  caractérise  un  tout  ayant 
une  signification  {A  signifiant  whole).  Le  tout  «  signifiant  »  est  opposé 
aux  touts  constitués  par  une  aggrégation  mécanique  de  parties.  La 
vérité  n'appartient  pas  à  des  propositions  isolées;  il  ne  faut  pas  la 
concevoir  comme  une  construction,  ou  une  somme,  ou,  à  la  façon  de 
Descartes,  une  «  chaîne  »  de  jugements  élémentaires  qui  seraient 
vrais  indépendamment  les  uns  des  autres,  A  ces  images  mécaniques, 
il  faut  substituer,  pour  représenter  adéquatement  la  nature  de  la 
vérité,  les  notions  d'organisme,  de  système,  et  de  vie;  il  faut  penser 
à  ces  processus  dans  lesquels  chacun  des  termes  est  solidaire  de  tous 
les  autres,  où  les  matériaux  ne  préexistent  pas  à  la  forme,  mais  sont 
donnés  en  elle  et  par  elle.  Nous  reconnaissons  ici  l'universel  hégélien; 
et  M.  Joachim  reconnaît  dans  sa  préface  que  la  plus  grande  partie  de 
son  travail  est  inspirée  des  écrits  de  Hegel.  11  suit  de  cette  conception 
qu'il  n'existe  de  vérité  absolue  que  dans  le  système  entier  de  l'expé- 
rience achevée.  Coupez  d'un  corps  de  doctrine  une  proposition  quel- 
conque :  vous  aurez  beau  garder  linguistiquement  les  mêmes  termes, 
vous  n'aurez  plus  affaire  au  même  sens  {meaning).  L'auteur  explique 
finement  que  tout  jugement  se  présente  dans  un  contexte  particulier, 
se  détache  sur  un  fond  (background)  qui  en  détermine  la  signification. 
L'interprétation  que  nous  donnons  à  une  proposition  scientifique 
dépend  d'un  certain  caractère  aperceptif  {appercipient  character)  qui 
est  fait  de  tout  ce  que  nous  savons  par  ailleurs  dans  le  même  ordre 
de  science.  Quand  la  science  progresse,  ce  caractère  aperceptif  subit 
un  changement  qui  est  bien  plutôt  apparenté  à  la  croissance  d'un 
être  vivant  qu'à  l'allongement  d'une  chaîne  par  addition  d'anneaux 
nouveaux.  M.  Joachim  applique  successivement  ces  considérations  à 
des  jugements  abstraits  et  généraux,  et  à  des  propositions  de  fait. 
«  Dira-t-on  qu'il  y  a,  dans  cette  énonciation,  César  traversa  le  Rubicon 
en  49  av.  J.-C,  une  vérité  fixe  et  indépendante?  Pourtant,  dans  le  con- 
texte d'une  biographie  de  César,  elle  exprimerait  un  fait  révélant  le 
caractère  de  César;  dans  le  contexte  d'une  histoire  du  déclin  de  la 


ANALYSES.  —  JOACHiM.   The  nature  of  Trulh.  89 

république  romaine,  elle  serait  le  glas  de  mort  des  institutions  républi- 
caines; la  vérité  du  jugement  brut  ne  subsiste  pas  dans  la  véMté  plus 
complète  comme  un  caillou  subsiste  quand  on  le  jette  dans  un  tas 
de  cailloux;  elle  s'y  conserve  plutôt  îi  la  façon  dont  survit,  dans  la 
théorie  scientifique  achevée,  rhyi)olhèse  grossière  du  début.  »  €  Quant 
aux  jugements  de  perception,  des  sciences  telles  que  la  botanique,  la 
physiologie  des  sens,  la  science  des  conditions  physiques  de  la  cou- 
leur, peuvent  être  dites  absorber  et  conserver  la  vérité  de  propositions 
telles  que  :  cet  arbre  est  vert.  Mais,  bien  entendu,  elles  ne  la  con- 
servent pas  sans  la  transformer  »  (pp.  63-113). 

M.  Joachim  se  rend  bien  compte  cependant  que  sa  démonstration 
reste  incomplète  et  inadéquate.  Car  la  vraie  notion  de  cohérence 
suppose  nécessairement  le  monisme.  Mais  tous  les  raisonnements  par 
lesquels  nous  avons  essayé  de  justifier  cette  notion  laissaient  subsister, 
en  dernière  analyse,  le  dualisme  logique  de  la  connaissance  et  de  son 
objet.  Notons,  en  effet,  le  caractère  de  ce  système  de  jugements  que 
nous  avons  fait  voir  derrière  tout  jugement  isolé  :  ce  n'est  jamais 
qu'un  savoir  au  sujet  de  la  réalité,  un  savoir  «  adjectival  »,  affirmé  du 
réel  et  rapporté  à  lui.  Nous  n'avons  pas,  avec  tout  cela,  dépassé  le  point 
de  vue  de  la  €  correspondance  »,  que  nous  critiquions  en  débutant. 
La  théorie  de  la  vérité-cohérence  n'aurait  qu'un  moyen  de  se  démon- 
trer pleinement  :  ce  serait  d'absorber  l'autre  théorie.  Il  lui  faudrait 
déduire,  de  ses  principes  mêmes,  comment  doivent  se  séparer,  au 
sein  de  l'organisme  total,  un  objet  et  un  sujet;  et  comment  la  relative 
indépendance  de  ces  deux  éléments  est  un  «  moment  »  nécessaire 
dans  la  révélation  de  l'expérience  absolue  (pp.  113-120). 

M.  Joachim  est  ainsi  amené  à  étudier  le  rôle  de  l'élément  négatif  et 
la  place  de  l'erreur  dans  une  théorie  de  la  connaissance.  Une  des 
parties  les  plus  intéressantes  de  ce  remarquable  livre  me  semble  être 
la  critique  qu'il  dirige  contre  ces  philosophes,  aujourd'hui  nombreux, 
qui  prétendent  traiter  l'erreur  ainsi  que  le  crime,  comme  des  discor- 
dances et  des  contrastes  nécessaires  à  l'effet  d'ensemble,  et  suscep- 
tibles de  se  résoudre  en  harmonie  dans  le  développement  intégral  du 
savoir  et  de  la  moralité,  c  La  solution  du  problème  de  l'erreur  ne 
peut  être  correctement  formulée  dans  la  terminologie  de  l'esthétique.  » 
L'erreur  et  le  crime  sont  autre  chose  que  connaissance  partielle  et 
bonté  imparfaite.  Ce  qui  caractérise  l'erreur,  c'est  justement  au  con- 
traire d'être  pleinement  satisfaite  d'elle-même,  de  ne  prévoir  et  de 
n'appeler  aucune  correction,  aucune  supplémentation.  Et  jamais  ce 
trait-là  ne  peut  être  annulé  ou  converti  en  élément  du  savoir  définitif. 
Le  développement  triomphant  de  l'astronomie  n'a  pas  effacé  ni 
absorbé  la  persécution  dont  Galilée  fut  l'objet  (138-1*8). 

Spinoza  a  bien  vu  ce  caractère  de  l'erreur.  Et  il  l'a  rapportée  à  son 
vrai  principe  :  la  prétention  abusive  du  fini  à  l'autonomie  et  à  l'indé- 
pendance [self-containedness).  Si  Spinoza  avait  pu  rattacher  d'une 
manière  logique  et  intelligible  sa  doctrine  de  l'erreur  à  ses  principes 


90  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

monistes,  nous  trouverions  chez  lui  une  philosophie  de  la  «  cohé- 
rence »  pleinement  satisfaisante,  puisqu'elle  rendrait  compte  même 
de  cet  aspect  des  choses  oîi  la  notion  de  cohérence  semble  tenue  en 
échec.  Malheureusement,  —  comme  M.  Joachim  le  montre  en  quelques 
fortes  pages  (148-160)  où  il  reprend  les  conclusions  de  son  Study  of 
tke  Etliics  of  Spinoza,  —  il  reste  un  hiatus  infranchissable  entre  les 
formules  générales  qui  sont  à  la  base  du  spinozisme,  et  les  principes 
de  la  théorie  du  fini.  Spinoza  prétend  d'abord  exclure  de  Dieu  l'élé- 
ment négatif  :  il  fait  chaque  mode  infini  et  éternel.  Mais  quand  il 
s'agit  de  fonder  en  Dieu  le  monde  de  l'apparence,  du  temps,  et  de 
l'espace,  il  est  bien  obligé  d'en  rabattre.  Nous  savons  qu'il  introduit 
alors  une  causalité  divine  indirecte,  dont  l'effet  inévitable  est  de 
replacer  dans  la  nature  de  Dieu  la  fragmentation,  de  mutiler  l'unité 
essentielle  de  la  substance.  La  théorie  du  fini  est  ajoutée,  juxtaposée 
au  monisme  de  Spinoza;  elle  ne  s'y  rattache  par  aucun  lien  logique. 
Et  ainsi,  au  moins  dans  Spinoza,  la  philosophie  de  la  «  cohérence  > 
a  échoué  à  rendre  compte  des  conditions  de  la  pensée  humaine. 

M.  Joachim  ne  croit  pas  que  la  théorie  de  la  cohérence  puisse  se 
relever  de  cet  échec;  et  cela  lui  est  interdit,  remarque-t-il,  par  la 
nature  même  de  ses  présuppositions.  Car  si  réellement  la  vérité  est 
cohérence,  alors  la  doctrine  humaine  qui  se  rapproche  le  plus  de  la 
vérité  totale  doit  pourtant  rester  bien  inadéquate,  puisqu'elle  n'est 
qu'un  fragment.  On  reconnaîtra  ici  une  attitude  métaphysique  qui 
imite  de  près  celle  que  M.  Bradley  a  adoptée  dans  Apparence  et 
Réalité.  Nous  retrouvons  dans  the  Nature  of  Trutli  la  même  concep- 
tion, à  la  fois  absolutiste  et  sceptique,  d'un  idéal  qu'on  ne  nous  définit 
que  pour  le  mettre  aussitôt  hors  de  notre  atteinte.  On  peut  préférer  à 
celle-là  une  autre  métaphysique.  On  peut  trouvera  ces  théoriciens  un 
air  trop  détaché,  une  résignation  trop  facile,  une  hâte  excessive  à 
capituler  devant  les  exigences  de  la  logique  abstraite.  La  nécessité 
de  suivre  jusqu'au  bout  un  raisonnement  élégant  prime-t-elle  pour  le 
penseur  toutes  les  autres  nécessités ,  jusqu'à  pouvoir  l'obliger  de 
renoncer  à  définir  humainement  la  vérité?  N'y  a-t-il  pas  d'ailleurs 
quelque  chose  de  choquant  à  nous  imposer  ce  sacrifice,  au  nom  d'une 
dialectique  dont  la  conclusion  est  pourtant  de  se  déclarer  elle-même 
sans  prise  sur  la  vérité  finale  des  choses?  Mais  si  l'on  peut  se  trouver 
en  désaccord  avec  la  conception  générale  que  se  fait  M.  Joachim  de 
la  nature  de  la  vérité,  on  ne  saurait  accorder  trop  d'éloges  à  la  clarté 
de  son  exposition,  à  la  précision  de  ses  analyses,  à  la  vigueur  de  sa 
discussion.  H.  Robet. 


D''  Rudolf  Eisler.   —  Einfuehrung  in  die  Erkenntnisstheorie.  i  v. 
in-8^  xii-292  p.  Leipzig,  Barth,  l'JOT. 

L'ouvrage   de   M.    Eisler  :    Introduction  a   la   théorie  de   la  con- 


ANALYSES.  —  Eisi.KR.  Einfuhrnnrj  in  die  Erhenntniss.       91 

naissance,  a  pour  sous-titre  :  Exposé  et  Critique  des  tendances  gno- 
séologiques.  L'auteur  est  favorable  aux  spéculations  nirtapliyciques, 
tout  en  se  déclarant  l'adversaire  du  dogmatisme  et  en  alfirmant  la 
nécessité  d'une  enquête  préliminaire  sur  la  connaissance.  En  tant 
qu'épistcmologiste,  il  définit,  dès  les  premières  pages,  son  point  de 
vue  personnel,  qui  est  celui  du  criticisme  volontariste;  et,  pour  mieux 
accentuer  cette  tendance,  il  dédie  son  livre  au  théoricien  de  la 
volonté  :  liudoll"  Goldschcid. 

Après  avoir  déterminé,  dans  V Introduction,  Vobjet  et  la  méthode 
de  la  théorie  de  la  connaissance,  M.  Eisler  aborde  les  trois  problèmes 
qui  constituent  celle-ci  :  problème  de  la  vérité;  problème  de  l'origine 
de  la  connaissance;  problème  de  la  réalité.  Sur  chacun  de  ces  points, 
il  analyse  dans  leur  détail  les  solutions  des  philosophes  des  diverses 
époques,  et  formule,  avec  ses  remarques  critiques,  ses  propres  con- 
clusions. 

Science  des  principes  du  connaître,  théorie  de  la  science,  l'épisté- 
mologie  se  distingue  de  la  psychologie  et  de  l'histoire  de  la  connais- 
sance par  sa  nature;  elle  pose  la  question  de  la  valeur  objective  et  de 
la  certitude  du  jugement.  Elle  n'a  point  pour  méthode  le  psijcfwlo- 
gisme;  tandis  que  la  psychologie  est  une  science  de  description, 
purement  explicative,  la  théorie  de  la  connaissance,  par  sa  méthode 
critique,  procède  à  une  évaluation,  offre  un  caractère  téléoloriique; 
son  analyse,  qui  est  logique,  porte  sur  les  concepts  et  non  sur  les 
états  de  conscience.  Mais  elle  ne  se  rallie  pas  à  Vantipsychologisme 
radical,  se  rendant  compte  qu'à  séparer  entièrement  l'acte  de  la 
pensée  des  fonctions  conscientes,  à  hypostasicr  en  un  troisième  règne 
les  valeurs  idéales,  il  y  a  danger.  Elle  regarde  donc  la  psychologie 
comme  une  auxiliaire,  qui  lui  permet  de  replacer  les  lois  de  la  con- 
naissance dans  la  réalité  spirituelle  vivante  et  concrète;  elle  admet 
un  psychologisme  critique  laissant  au  logisme  tous  ses  droits.  En 
somme,  partant  des  présuj)positions  que  Ton  ne  peut  éviter,  mais  les 
scrutant  par  un  retour  critique  aux  sources  de  la  certitude,  elle  met 
en  œuvre  une  méthode  génétique  (au  sens  logique  du  terme). 

Connaître,  c'est  ramener  l'indétermmé  au  déterminé,  sous  le  point 
de  vue  de  la  vérité,  c'est-à-dire  dans  le  jugement.  La  justesse  du 
jugement  consiste  dans  la  conformité  de  la  pensée  à  ce  qu'elle  doit 
être;  la  vérité  procède  ainsi  de  la  volonté  de  connaître,  et  elle 
implique  la  position  d'un  objet.  Le  scepticisme,  non  point  méthodique 
mais  radical,  se  supprime  lui-même;  il  n'a  d'autre  rôle  que  de  servir 
à  ruiner  le  réalisme  dogmatique,  et  celui-ci  l'entraîne  dans  sa  propre 
ruine;  le  langage,  dont  le  rôle  économique  est  incontestable,  ne 
saurait  servir  d'argument  au  scepticisme,  puisqu'il  peut  être  contrôlé 
par  l'analyse  d'une  pensée  critique.  Au  subjectivisme  ontologique  ou 
logique  (et,  dans  cette  acception,  soit  individuel,  soit  générique),  au 
relativisme  ontologique  ou  logique  (ce  dernier  s'attache  surtout  aux 
bornes  de  la  connaissance   humaine)   s'opposent   Vobjectivisme   et 


92  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Vabsolutisme  (ce  dernier,  sous  sa  forme  extrême,  professe  l'admission 
des  vérités  en  soi).  Si  la  vérité,  différente  de  la  réalité,  suppose  sini- 
plement  une  corrélation  entre  la  pensée  et  une  existence  (que  cet 
objet  existe  en  soi  ou  consiste  dans  l'objectivation  des  états  de 
l'esprit),  si  donc  la  vérité  est  un  attribut  du  jugement,  il  y  a  une 
connaissance  objective,  conforme  à  la  législation  propre  de  la  volonté 
de  connaître  et  indépendante  de  l'arbitraire  subjectif,  mais  il  n'y  a 
pas  de  vérité  en  soi,  indépendante  de  toute  pensée.  La  vérité  a  donc 
un  caractère  absolu;  formelle,  elle  consiste  dans  les  conditions 
suprêmes  de  toute  connaissance,  dans  les  normes  que  pose,  à  titre 
de  moyens  nécessaires  au  but  même  de  la  pensée,  la  volonté  de  con- 
naître et  d'unifier  pour  connaître  (ainsi  plonge  dans  la  volonté,  dans 
la  pratique,  toute  théorie);  matérielle,  elle  consiste  en  un  jugement 
à  valeur  absolue  sur  les  expériences  subjectives  ou  sur  le  rapport  des 
choses  au  sujet,  et  elle  est  donc  conditionnée  par  le  mode  même  de 
cette  relation.  Il  n'y  a  pas  de  critère  exclusif  de  la  vérité;  l'évidence 
ne  suffît  que  dans  l'ordre  des  vérités  formelles;  l'accord  avec  soi  et 
avec  autrui  ne  fait  que  préparer  et  conditionner  la  certitude  en 
matière  empirique,  certitude  logique  qu'assure  au  jugement  le  travail 
critique  d'une  méthode.  Le  critère  biologique  peut  fournir  Voccasioyi 
de  formuler  le  vrai;  mais  la  vérité  appartient  à  l'ordre  des  valeurs  et 
ne  peut  sortir  de  l'expérience,  dont  elle  est  une  norme  idéale.  En 
somme,  le  relativisme  ontologique  se  concilie  avec  Vabsolutisme 
logique. 

Le  problème  de  Vorigine  de  la  connaissance  a  une  signification, 
non  pas  historique  ou  psychologique,  mais  logique  et  transcenden- 
tale;  au  reste,  cette  méthode  génétique  se  complète  par  les  méthodes 
de  la  psychologie,  de  la  biologie,  de  la  sociologie  et  de  l'histoire.  — 
Le  rationalisme  attribue  à  la  pensée  pure  et  conceptuelle  le  pouvoir 
d'atteindre  les  réalités  suprasensibles,  sans  l'aide  de  Texpérience.  Il 
a  le  mérite  d'affirmer  par  là  la  valeur  de  la  pensée  conceptuelle, 
source  formelle  de  toute  connaissance.  Mais,  ontologique,  il  oublie 
que  la  pensée  logique  n'établit  pas  Vexistence,  il  néglige  le  rôle 
nécessaire  de  l'intuition.  11  n'est  même  pas  toujours  aprioriste 
(empirisme  mystique).  Mais  toute  connaissance,  élaboration  ration- 
nelle d'une  matière  empiriquement  donnée,  suppose  un  a  priori;  et  la 
valeur  a  priori  du  jugement  est  indépendante  de  Vinnéité  psycholo- 
gique. —  L'empirisme  conséquent  regarde  les  faits  de  l'expérience 
comme  des  données;  il  méconnaît  ainsi  le  rôle  actif  de  la  pensée;  il 
ne  voit  pas  que  seul  le  travail  de  la  pensée  assure  Vobjectivité  aux 
impressions  sensibles.  La  pensée  conceptuelle  poursuit,  en  formant 
ses  hypothèses  au  service  de  l'expérience,  ce  premier  travail,  et  fait 
ainsi  de  l'expérience  un  système  unifié.  La  pitre  description  des 
positivistes  actuels  ne  peut  s'effectuer  sans  présuppositions  aprio- 
riques.  Il  n'y  a  pas  d'expérience  pure,  à  titre  de  donnée.  Le  concept 
ne  réalise  pas  simplement  la  loi  d'économie  (purement  subjective);  il 


ANALYSES.  —  EiSLER.  Einfxihrung  in  die  Erkennlniss.       93 

répond  à  un  but  logique.  Norme  de  la  pensée  objectioe,  il  traduit 
Vunilé  oriprinelle  de  In  conticience,  il  exprime  la  volonté  de  penser. 
Empirisnii'  et  positivisme  ne  peuvent  ni  expliquer  ni  éliminer  lo  prin- 
cipe de  causalité;  il  en  est  de  même  pour  la  catégorie  de  substance, 
qui  a  des  racines  logiques;  et  le  concept  môme  de  loi  est  une  dictée 
qui  émane  de  la  volonté  de  connaUre  et  qui  anticipe  sur  l'expérience. 
—  Le  critici.-<me  (et  M.  Eisler  analyse  dans  leur  détail  les  thèses  kan- 
tiennes), Taisant  naître  la  connaissance  objective  d'une  collaboration 
entre  l'expérience  et  la  pensée,  faisant  sortir  méthodiquement  de  la 
législation  du  sujet  de  la  connaissance  l'objet  même  de  l'expérience, 
triomphe   en    principe  de    l'exclusivisme   rationaliste   ou  cmpiriste. 
Mais  le  néo-criticisme  doit  éviter  les  fautes  dogmatiques  de  Kant, 
montrer  mieux  que  lui  que  l'universalité  et  la  nécessité  des  axiomes 
ne  peuvent  sortir  de  l'expérience,  distinguer  plus  nettement  que  lui 
entre  le  sens  psychologique  et  le  sens  logique  de  l'a  priori,  reviser  la 
table  des  catégories  kantiennes,  faire  voir  que  les  formes  de  l'intui- 
tion procèdent  au  même  titre  que  les  catégories  de  la  fonction  d'unité 
synthétique,  établir  que  la  nécessité  des  formes  de  la  connaissance 
est  de  nature  téléologique,  opposer  à  Vintellectualisme  une  conception 
volontariste,  un  pragmatisme  logique.  Cette  volonté  unifiante  et  syn- 
thétique n'est  pas  une  donnée,  une  chose,  une  substance,  une  force, 
une  cause,  mais  un  sujet  en  acte;  elle  est  le  principe  téléologique, 
l'a  priori  irréductible,  qui  se  manifeste  également  dans  la  raison 
théorétique  et  dans  la  raison  pratique,  dans  le  domaine  de  la  sensibi- 
lité et  dans  celui  de  la  vie. 

Le    problème    de   la    réalité  de   l'objet    que    toute    connaissance 
implique  est  susceptible  de  trois  solutions  :  celle  du  réalisme,  celle 
de  Vidéalisme,  celle  du  réalisme  idéaliste  (ou  phénoménisme  objectif). 
—  Le  réalisme  a  son  fondement  dans  l'objectivation  immédiate  et 
primitive  des  impressions   (Erlebnisse),  objectivation  antérieure  à  la 
distinction  mémo  entre  le  moi  et  le  non-moi.  Le  réalisme  ?ia//"  croit 
que  le  contenu  de  la  perception  est  indépendant,  non  seulement  de  la 
volonté  du  sujet  connaissant,  mais  de  sa  présence  et  de  sa  perception 
même.   Et,   lorsqu'il  apprend  à  distinguer  la  perception   de  ïobjet 
perçu,  il  fait  bien  de  celui-ci  une  réalité  transsubjective,  mais  non 
une  chose  en  soi  transcendante.  Et  cette  réalité,  il  se  la  représente 
comme  analogue  au  moi,  lequel  est  ainsi  le  modèle  primitif  de  tout 
être  un,  actif  et  durable,  la   mesure  de  toute  existence  réelle.  La 
catégorie  de  la  chose  est  ainsi  la  contrepartie  du  principe  même  des 
catégories,  le  moi;  et  d'elle  dérivent,  avec  cette  même  signification 
subjective  originelle,  les  catégories  objectives  de  cause  et  de  sub- 
stance. Le  mérite  du  réalisme  est  d'affirmer  Yobjectivité  et  la  trans- 
cendance de  l'être;  mais  son  défaut  radical  est  d'affirmer  comme 
transcendante  la  réalité  empirique.  —  Vidéalisme  méthodologique 
affirme  à  bon  droit  le  caractère  immanent  des  objets  de  la  connais- 
sance,   même    scientifique.    Mais   on    le   transforme   à    tort   en   un 


94  HEVUE   PHILOSOPHIQUE 

idéalisme  ontologique,  qui  nie,  en  vertu  d'un  préjugé  intellectualiste, 
Yen  soi  des  choses.  L'idéalisme  purement  subjectif  est  obligé  de 
reconnaître  aux  objets  permanents  de  la  perception  une  existenqe 
supra-individuelle,  de  se  transformer  en  idéalisme  objectif  et 
d'admettre  un  élément  réaliste.  Or  les  possibilités  de  perception  ne 
sauraient  être  hypostasiées;  et  l'on  ne  saurait,  avec  Yobjectivisme 
sensualiste  ou  intellectualiste,  en  hypostasiant  les  sensations  et  les 
catégories,  ces  produits  de  l'analyse,  prétendre  construire  le  sujet 
vivant.  On  arrive  ainsi,  dès  que  l'on  sort  du  solipsisme,  à  reconnaître, 
à  des  degrés  divers,  un  être  autonome  et  offrant  les  caractères  d'un 
sujet  transcendant.  —  C'est  là  le  point  de  vue  du  réalisme  idéaliste. 
Il  attribue  aux  rapports  qualitatifs  et  quantitatifs  entre  les  choses  de 
la  perception  un  fondement  dans  l'en  soi  de  la  réalité;  il  admet  donc 
dans  la  chose  en  soi  des  éléments  «  topogènes  »,  «  chrono- 
gènes  »,  etc.,  et  il  transporte  en  elle  (suivant  la  même  méthode  analo- 
gique) les  catégories  de  substance  et  de  cause.  Contrairement  à  la 
thèse  kantienne,  il  affirme  la  réalité  absolue  de  la  conscience  en  tant 
qu'ét7'e  pour  soi;  et,  comme  les  catégories  issues  de  l'unité  synthé- 
tique sont  applicables  aux  objets  de  la  connaissance,  il  en  résulte  que 
cet  être  subjectif  est  attribuable  en  leur  fond  à  ces  objets  de  l'expé- 
rience, que  Viminanent  radical  est  la  clé  du  transcendant,  et  qu'une 
métaphysique  à  base  empirique  et  scientifique,  une  métaphysique 
critique,  est  conciliable  avec  un  criticisme  strict.  Cette  connaissance 
de  Vêtre  en  soi  est  forcément  relative  et  symbolique;  nous  croyons 
que  nous  avons  le  droit  d'attribuer  aux  facteurs  transcendants  du 
monde  objectif  une  position  d'eux-mêmes  analogue  à  celle  du  7noi, 
nous  traduisons  leur  être  dans  le  langage  de  notre  conscience,  nous 
admettons  ainsi  une  coordination  entre  les  modalités  de  l'être 
phénoménal  et  l'en  soi  des  choses,  nous  avons  foi  dans  la  possibilité 
pour  notre  esprit  de  cette  traduction  symbolique,  et  nous  échappons 
par  là  au  «  pessimisme  gnoséologique  ».  Mais  notre  connaissance  des 
choses  est  conforme  au  point  de  vue  d'un  être  fini  ;  il  n'y  a  pas  pour 
notre  pensée  d'  «  intuition  intellectuelle  »;  une  connaissance  relative 
et  indirecte  des  choses  extérieures,  une  expérience  immédiate  de 
notre  subjectivité  propre  et  de  notre  moi,  suffisent  à  nous  assurer  un 
savoir  «  vrai  ».  Le  criticisme,  qui  nous  préserve  du  dogmatisme,  nous 
garantit  également  contre  toute  illusion. 

J.  Second. 


Giussppe  Prezzolini.  —  L'Arte  di  persuadere.  Firenze,  Fr.  Luma- 
chi,  1907. 

Ce  petit  volume,  très  curieux,  très  original,  et  qui  annonce  un  auteur 
bien  informé,  n'a  point  la  prétention  d'être  dogmatique.  Il  n'y  faut 
voir  qu'une  causerie,  mais  une  causerie  conduite  avec  finesse  et  riche 


ANALYSES.  —  l'HKZZOLi.iM.  L'arte  di  persuadere  95 

d'observations,  instructive  en  somme.  M.  Prezzolini  —  je  me  Ixjrnerai 
à  quehiues  traits  notes  au  passage  —  nous  laisse  d'abord  entrevoir  les 
innombrables  applications  de  l'art  de  persuader.  La  ligne  droite  du 
rationalisme,  nous  dira-t-il,  est  d'ordinaii-e  le  plus  sur  moyen  [)our  y 
faillir.  Il  relève  la  valeur  du  mensonge  social,  ne  craint  pas  de  dire 
que  la  lin  justifie  souvent  les  moyens  et  qu'il  est  licite  de  faire  un  peu 
de  mal  pour  obtenir  un  plus  grand  bien.  Quant  à  l'emploi  de  la  force, 
c'est  un  préjugé  de  croire  qu'elle  ne  réussit  jamais  à  faire  prévaloir 
une  o|)inion  ou  un  parti;  il  suffit  que  l'emploi  n'en  soit  pas  trop 
tartlif,  ainsi  que  tant  d'e.vemples  le  montrent. 

Vient  ensuite  une  ingénieuse  appréciation  des  proverbes  comme 
médecine  de  l'àme  et  moyen  d'un  équilibre  optimiste  entre  le  bien  et 
le  mal,  entre  notre  désir  et  notre  pouvoir.  Stoïciens,  Épicuriens, 
Boudilhistes,  Chrétiens  ont  perfectionné  admirablement  cette  méde- 
cine :  que  d'enseignements  pratiques  d'auto-suggestion  dans  ces 
livres  qu'on  n'a  guère  étudiés  que  du  point  de  vue  religieux  ou  mys- 
tique, VÉvangile  de  Bouddha,  le  Mayiuel  d'Épictète,  les  Exercices  de 
St  Ignace!  Pas  plus  que  la  poésie,  les  miracles  ne  peuvent  mourir.  La 
cure  mentale  aujourd'hui  reprise  n'est  qu'un  succédané  des  miracles 
du  moyen  âge;  alors  la  foi  remplaçait  médecins  et  chirurgiens.  Mais 
la  croyance  en  un  pouvoir  qui  accomplit  le  miracle  s'est  transformée 
en  croyance  au  miracle  lui-même  :  la  cure  mentale  représente  donc 
une  économie  sur  les  procédés  d'autrefois.  Les  couvents,  d'autre  part, 
peuvent  être  envisagés  comme  une  utilisation  des  vies  manquées,  des 
forces  perdues;  ils  faisaient  pour  la  vie  spirituelle  ce  que  font  cer- 
taines machines  qui  utilisent  les  résidus,  les  poussières,  les  fumées. 
Des  couvents  d'un  nouveau  modèle  seraient  nécessaires  dans  notre 
société  :  l'Armée  du  Salut  le  montre  bien. 

Parmi  les  moyens  de  persuasion,  M.  Prezzolini  relève  le  secret,  le 
double  sens,  l'ambiguïté,  l'étymologie,  les  réserves,  le  sophisme,  la 
répétition,  l'exemple,  la  métaphore,  la  caricature,  etc.  :  toutes  pages 
intéressantes  d'où  je  détache  ces  aphorismes  : 

«  La  parole  n'agit  point  comme  transfusion  d'une  intelligence 
dans  une  autre,  mais  comme  excitant  de  la  volonté  »  ;  i  Une  belle 
parabole  force  mieux  l'assentiment  qu'un  bon  syllogisme  »;  i  L'homme 
ne  vit  pas  seulement  de  pain,  mais  de  rêve  ».  Partout  il  dénonce 
l'impuissance  à  persuader  de  la  pure  logique  et  défie  les  logiciens  de 
boucher  jamais  «  la  fissure  du  vaisseau  rationaliste  ».  Dans  la  grande 
œuvre  de  la  transformation  du  moi,  objet  de  la  plupart  de  nos  acti- 
vités, il  ne  signale  pas  moins  fortement  la  faiblesse  de  l'intellectua- 
lisme. €  Nos  motifs,  écrit-il,  sont  des  romans  psychologiques  que 
nous  bâtissons  à  mesure  que  nous  agissons.  » 

En  somme,  les  penseurs  n'agissent  sur  les  foules  que  par  le  canal 
des  hommes  doués  du  don  de  persuader,  orateurs,  tribuns,  etc.  Et  ce 
don  est  personnel.  La  persuasion  est  un  fait  psychique  mystérieux, 
comme  le  miracle.  Quelle  en  est  la  recette?  Quel  est  le  procédé  de  la 


96  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

«  sainteté  «,  le  manuel  pour  faire  des  prodiges?  Ce  ne   sera   pas, 

répond  notre  auteur,  d'améliorer  le  vocabulaire,  ni  de  fabriquer  une 

langue  nouvelle,   ni  de  s'emplir  la   tète   de   notions  exactes   et   de 

théories  scientifiques,  ni  de  se  pourvoir  d'une  méthode  d'expression 

mathématique  plus  économique  et  plus  sûre,  ni  d'étudier  la  logique. 

Il  s'agirait  de  découvrir  le   moyen  d'engendrer  la  foi,  à  volonté,  en 

nous-mêmes  et  en  autrui!  Toutes  les  forces  en  action  chez  les  saints, 

les  tribuns,  les  médiums,  offrent  cette  caractéristique  de  transformer 

directement  la  pensée  en  réalité.  Serait-ce  une  utopie  que  de  pousser 

leur  art  jusqu'au  point  de   devenir  des  créateurs  d'hommes   et  de 

régénérer  le  monde"?  M.  Prezzolini  ne  semble  pas  y  croire  fermement. 

Il  se  borne  du  moins,  pour  le  moment,  à  étudier  la  «  mécanique  »  de 

la  persuasion,  et  nos  lecteurs  ont  pu  juger  qu'il  ne  le  fait  point  en 

intellectualiste. 

L.  Arréat. 


II.  —  Psychologie. 

H.  Mûnsterberg.  —  Harvard  PSYcnoLOGiCAL  Studies,  vol.  Il,  1906, 
Archibald  Constable  and  Co,  London,  644  pp. 

La  première  des  études  que  comprend  ce  gros  volume,  écrite  par 
Mïmsterberg,  a  pour  titre  Le  hall  Emerson.  L'auteur  y  décrit  l'instal- 
lation du  hall  en  question,  et  y  parle  aussi  d'Emerson  dont  on  a  donné 
le  nom  à  l'édifice,  de  la  psychologie  expérimentale  en  général,  et  de 
la  place  qu'occupe  cette  science  à  l'université  Harvard  en  particulier. 

Le  hall  Emerson  a  été  inauguré  à  Harvard  fin  décembre  1903.  11  est 
spécialement  affecté  à  la  philosophie.  Celle-ci  est  représentée  à 
Harvard  par  20  professeurs  ou  assistants,  s'occupant  de  l'histoire  de 
la  philosophie,  de  la  métaphysique,  de  la  théorie  de  la  connaissance, 
de  la  psychologie,  de  la  logique,  de  l'esthétique,  de  la  philosophie  de  la 
religion,  de  la  philosophie  de  la  science  et  de  la  sociologie.  Une  part 
très  importante  des  locaux  a  été  attribuée  à  la  psychologie  expérimen- 
tale :  celle-ci  occupe,  en  effet,  dans  le  hall,  2i  salles,  sans  compter  les 
cabinets  de  toilette,  vestiaire,  etc.  Plusieurs  salles  du  laboratoire  de 
psychologie  ont  été  disposées  en  vue  de  l'étude  de  la  psychologie 
animale.  En  somme,  il  ressort  de  la  description  de  Mûnsterberg  que 
la  philosophie  en  général  et  la  psychologie  expérimentale  en  particu- 
lier sont  installées  à  Harvard  d'une  manière  luxueuse  et  grandiose. 

Mûnsterberg  discute  dans  son  étude  la  place  de  la  psychologie 
expérimentale  parmi  les  autres  sciences.  Il  estime  que  la  psychologie 
doit  rester  associée  à  la  philosophie  et  ne  pas  être  traitée  comme  une 
simple  branche  des  sciences  naturelles.  Il  cite  à  ce  propos  un  passage 
intéressant  d'une  lettre  à  lui  adressée  par  Wundt,  qui  est  du  même 
avis  :  «  Je  suis  particulièrement  heureux,  écrit  Wundt,  que  vous 
ayez  rattaché  votre  nouveau  laboratoire  de  psychologie  à  la  philoso- 


ANALYSES.  —  Mi'.NSTEnnF.KG.  Harvard  psychological  Studies      97 

phie  et  que  vous  n'ayez  pas  émigré  chez  les  naturalistes.  Il  semble 
exister  par  ci,  par  là  une  tendance  ù  une  telle  émigration;  je  crois, 
cependant,  que  la  psychologie  appartient,  non  seulement  poiii-  main- 
tenant, mais  pour  toujours,  à  la  philosophie  :  ce  n'est  qu'ainsi  qu'elle 
peut  conserver  l'indépendance  qui  lui  est  nécessaire  ».  On  pourrait  à 
mon  avis  se  demander  avec  plus  de  précision  si  la  psychologie  doit 
être  rattachée  aux  sciences  naturelles  ou  aux  sciences  morales;  on 
peut  hésiter,  en  effet,  à  la  rattacher  aujourd'hui  à  cet  ensemble  de 
conceptions  trop  souvent  vagues  que  beaucoup  décorent  encore  du 
nom  de  philosophie,  tandis  qu'il  ne  peut  y  avoir,  il  me  semble,  qu'une 
réponse  possible  à  la  question  qui  vient  d'être  posée,  savoir  que  la 
psychologie  fait  partie  des  sciences  morales;  elle  est,  en  effet,  la 
science  générale  des  phénomènes  psychologiques,  c'est-à-dire  moraux, 
et,  par  conséquent,  il  serait  absurde  de  la  séparer  des  sciences 
morales  pour  la  rattacher  aux  sciences  naturelles;  non  seulement 
elle-même,  mais  les  sciences  morales  dans  leur  ensemble,  risqueraient 
de  perdre  considérablement  à  ce  changement.  Ce  qui  est  simplement 
vrai,  c'est  qu'une  connaissance  sérieuse  des  sciences  naturelles  est 
aujourd'hui  nécessaire  aux  psychologues. 

Les  autres  études  du  volume  sont  groupées  sous  6  titres  :  Études 
OPTIQUES,  Sentiments,  Association,  Aperception  et  Attention,  Impulsions 
MOTRICES,  Psychologie  animale. 

Etudes  optiques.  —  Ces  études  sont  au  nombre  de  4.  Dans  la  pre- 
mière, G.  V.  Hamilton  considère  la  vision  stéréoscopiqiie  et  la  diffé- 
rence des  images  rétiniennes.  Il  a  recherché,  par  exemple,  de  combien 
il  faut  avancer  ou  éloigner  les  bords  de  deux  plans  perpendiculaires 
à  la  direction  du  regard  pour  qu'ils  cessent  de  paraître  à  la  même 
distance  de  l'observateur;  dans  un  cas,  l'observateur  faisait  face  aux 
plans,  dans  d'autres  cas,  sa  tête  était  tournée  latéralement,  et,  par 
conséquent,  ses  yeux  se  trouvaient  à  des  distances  différentes  de  l'un 
quelconque  des  plans.  Or,  les  résultats  des  expériences  ont  été  essen- 
tiellement les  mêmes  lorsque  la  tête  était  tournée  que  lorsqu'elle  ne 
l'était  pas.  L'auteur  conclut  de  là  que  c'est  la  théorie  d'après  laquelle 
la  vision  stéréoscopique  dépendrait  en  dernière  analyse  d'impulsions 
motrices  centrales  qui  est  vraie,  puisque  la  môme  paire  d'images  qui 
produit  un  effet  stéréoscopique  dans  le  premier  cas  (face  aux  objets) 
n'en  produit  pas  lorsque  la  tête  est  tournée.  On  peut  objecter  qu'il 
s'agit  plutôt,  dans  les  expériences  en  question,  de  la  perception  d'un 
plan  comme  étant  en  face  de  l'observateur  et  non  d'un  effet  stéréosco- 
pique proprement  dit. 

E.  B.  Holt  considère,  dans  un  premier  travail,  les  mouvements  des 
yeux  pendant  le  vertige;  il  s'est  servi,  pour  les  étudier,  de  la  méthode 
photographique.  Dans  un  second  travail  il  considère  la  vision  pendant 
le  vcrligc  :  il  prouve  qu'il  y  a  inhibition  de  la  vision  pendant  la  phase 
rapide  du  nystagmusqui  se  produit  lorsqu'on  estsoumis  à  une  rotation; 
les  mouvements  des  yeux  qui  se  manifestent  pendant  la  phase  lente 

tome  lxiv.  —  1907.  7 


98  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

sont  purement  réflexes,  ils   ne  peuvent  être  inhibés  par  la  volonté, 
tandis  que  ceux  de  la  phase  rapide  peuvent  l'être. 

Un  intéressant  travail  est  consacré  ensuite  par  F.  P.  Boswell  à 
V  irradiât  ion  visuelle.  L'auteur  en  distingue  finalement  5  espèces 
qu'il  essaie  d'expliquer  physiologiquement.  Ses  recherches  ont  porté 
principalement  sur  la  forme  que  paraît  prendre  un  objet  lumineux 
qui  se  déplace  dans  l'oscurité  devant  le  regard  immobile;  ainsi,  si  on 
observe  une  ligne  droite  lumineuse  qui  passe  devant  l'œil  immobile 
elle  peut  paraître  incurvée.  Bosvs'ell  explique  cette  courbure  par  une 
irradiation  qui  aurait  pour  effet  d'accroître  l'intensité  de  l'impression 
produite  par  les  régions  centrales  de  la  ligne  relativement  à  celle  de 
l'impression  produite  par  les  extrémités.  Il  prouve  qu'il  s'agit  là,  en 
effet,  d'un  phénomène  d'irradiation  en  employant,  par  exemple,  au 
lieu  d'une  ligne,  3  points  lumineux  suffisamment  distants,  de  même 
intensité  lumineuse,  et  en  constatant  qu'alors  le  point  central  appa- 
raît, lorsque  la  figure  passe  devant  le  regard  immobile,  en  ligne  droite 
avec  les  deux  autres.  Le  sens  delà  courbure  qu'on  peut  observer  avec 
une  ligne  lumineuse  s'explique  d'ailleurs  par  ce  principe  qu'une 
lumière  plus  intense  est  perçue  plus  vite  qu'une  lumière  moins  intense. 
Boswell  étudie  aussi  expérimentalement  l'influence  de  la  couleur  de 
la  lumière  employée  sur  cette  courbure. 

Sentiments  —  Cette  partie  du  volume  comprend  5  études  :  les 
trois  premières  sont  consacrées  à  l'expression  des  sentiments 
(F.  INI.  Urban;  l'auteur  considère  à  peu  près  exclusivement  la  courbe 
sphygmographique),  à  l'influence  mutuelle  des  sentiments  (J.  A.  H. 
Keith),  et  à  la  combinaison  des  sentiments  (C.  II.  Johnston). 

Dans  la  quatrième,  E.-II.  Rowland  traite  longuement  et  avec  beau- 
coup de  détails  de  Vestliètique  des  formes  spatiales  répétées.  Le  but 
que  s'est  proposé  l'auteur  est  de  découvrir  quelques-unes  des  sources 
du  plaisir  que  nous  font  éprouver  les  formes  spatiales  répétées  et  les 
lois  qui  gouvernent  les  effets  psychologiques  de  la  répétition  dételles 
formes;  il  faut  entendre  ici  par  répétition  la  pluralité  de  formes 
semblables  séparées  par  des  intervalles  spatiaux  égaux.  Une  première 
partie  de  son  étude  est  consacrée  à  rapporter  les  résultats  d'expé- 
riences faites  sur  des  formes  géométriques  simples,  et  une  seconde 
partie  à  la  considération  d'un  certain  nombre  d'exemples  de  répéti- 
tions empruntés  à  des  monuments  représentant  les  types  européens 
d'architecture.  Les  expériences  ont  révélé  qu'il  existe  deux  manières 
de  percevoir  la  répétition  spatiale  et  deux  types  d'observateurs  cor- 
respondants :  chez  les  uns  [type  temporel)  l'élément  rythmique  est  très 
marqué,  de  sorte  que,  si  le  temps  accorde  pour  l'observation  est  trop 
court  ou  si  le  regard  est  immobilisé,  le  plaisir  de  la  répétition  se 
modifie  ou  disparaît;  chez  les  autres  {type  spatial),  le  facteur  ryth- 
mique a  moins  d'importance,  le  groupe  d'objets  présentés  est  vu 
comme  un  tout  dont  les  parties  sont  symétriquement  disposées  de 
part  et  d'autre  d'un  point  de  fixation.  Les  premiers  sentent  le  plaisir 


ANALYSES-  —  MLNSTiianEiic.  Harvard  psycliological  Studies      99 

de  la  répélilion  en  passant  d'un  élément  delà  série  à  l'autre.  Pendant 
ce  passage,  le  reste  du  champ  persiste  dans  la  vision  indir^.te,  de 
sorte  qu'au  facteur  rythmi(jue  s'ajoute  un  l'acteur  spatial;  c'est  pour- 
quoi on  peut  considérer  le  mode  temporel  d'aperceplion  comme  le 
plus  riche  des  deux  modes  considérés. 

L'auteur  conclut  de  ses  expériences  que  le  plaisir  que  nous  causent 
des  formes  spatiales  répétées  est  une  expérience  immédiate.  Nous  ne 
î'eco7î naissons  pas  simplement  que  des  répétitions  régulières  se  pro- 
duisent, nous  éprouvons  en  outre  un  sentiment  immédiat  de  répéti- 
tion, analogue  au  sentiment  du  rythme.  Ce  sentiment  n'accompagne 
pas  toujours  la  reconnaissance  que  certaines  répétitions  se  pro- 
duisent, il  constitue  un  phénomène  distinct  de  cette  reconnaissance 
et  qui  dépend  de  certaines  conditions  qui  doivent  être  réalisées  dans 
la  série  d'impressions.  Ce  sont  ces  conditions  que  l'auteur  a  étudiées 
en  détail.  Je  signalerai  encore,  dans  ce  travail,  d'intéressants  rap- 
prochements entre  la  répétition  visuelle  et  le  rythme  auditif. 

Dans  la  cinquième  étude,  E.  E.  Emerson  expose  les  résultats 
d'expériences  qu'il  a  entreprises  sur  la  valeur  affective  d" intervalles 
von  musicaux.  De  tels  intervalles  peuvent  paraître  agréables  ou  désa- 
gréables; il  constate  que  des  «  micromélodies  »  composées  de  sons 
séparés  par  de  petits  intervalles  non  musicaux  peuvent  produire  une 
impression  esthétique  comparable  à  celle  qui  résulte  de  la  musique 
ordinaire.  Les  personnes  qui  ont  pris  part  à  ses  expériences  sentaient 
fortement,  dit-il,  que  le  plaisir  musical  est  appris  comme  la  gram- 
maire de  la  langue  maternelle;  nous  n'avons  pas  le  droit  d'identifier 
le  plaisir  que  nous  cause  la  succession  des  sons  de  notre  musique 
conventionnelle  avec  les  relations  mathématiques  simples  qui  nous 
font  éprouver  le  plaisir  de  la  fusion. 

Association,  Apergeptio.n,  Attention.  —  Ce  groupe  comprend  huit 
études  dont  les  principales  sont  les  suivantes  :  L'inhibition  et  le  ren- 
forcement (L.  A.  Turley);  il  s'agit  de  l'effet  que  peut  produire  une 
impression  sur  une  impression  semblable  qui  la  suit  dans  une  série; 
—  l'interférence  d'impressions  optiques  (II.  Kleinknecht);  il  s'agit, 
par  exemple,  de  l'action  qu'exerce  sur  le  souvenir  immédiat  d'une 
série  de  chiffres  la  répétition  de  l'un  des  chiffres  dans  le  groupe 
perçu;  —  la  simultanéité  subjective  et  la  simultanéité  objective 
(T.  II.  Haines);  —  l'estimation  du  nombre  (C.  T.  Burnett);  il  s'agit 
d'étudier  rinlUicnce  exercée  sur  la  perception  des  nombres  par  des 
facteurs  comme  la  manière  dont  ces  nombres  sont  disposés,  le  degré 
de  complexité  des  unités,  etc.;  —  Uestimaliondu  temps  dans  ses  rap- 
ports au  sexe,  à  iàge  et  aux  rythmes  pliysiologiques  (R.  M.  Yerkes  et 
F.  M.  Urban);  il  n'est  en  réalité  question  dans  cette  étude  que  de 
l'inlluence  du  sexe;  —  les  associations  sous  l'influence  d'idées  diffé- 
rentes (B.  T.  Bald\vin);il  s'agissait  de  rechercher  comment  se  com- 
portent les  associations  d'idées  subséquentes  lorsqu'il  y  a  pour  ces 
associations,  non  pas   un  seul,  mais   deux  ou  plusieurs  points  de 


100  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

départ  (syllabes,  mots)  et  quel  degré  d'influence  exerce  sur  la  série 
des  associations  qui  se  produisent  pendant  un  temps  déterminé  l'un 
ou  l'autre  de  ces  points  de  départ. 

Impulsions  motrices.  —  Ce  groupe  ne  comprend  que  deux  études.  La 
première  traite  de  l'exactitude  du  mouvement  linéaire  {B.  A.  Lenfest); 
l'auteur  y  considère  les  mouvements  en  ligne  droite  de  diverses 
parties  du  corps,  des  mains,  de  la  tête,  etc.,  et  certaines  conditions 
qui  peuvent  influer  sur  la  production  de  ces  mouvements,  par  exemple 
le  contrôle  ou  l'absence  du  contrôle  de  la  vue.  La  deuxième  a  pour 
titre  le  pouvoir  moteur  de  la  complexité  (C.  L.  Vaughan);  l'auteur 
estime  ce  pouvoir  moteur  d'après  le  temps  employé  à  compter  des 
objets  de  formes  différentes  et  d'après  les  temps  de  réaction  des 
impressions  visuelles  simples  et  complexes,  le  mouvement  devant, 
dans  ce  dernier  cas,  être  effectué  au  moment  où  l'intérêt  pour  la  figure 
atteint  son  maximum. 

Pycholooie  animale.  —    Ce   groupe  comprend    quatre  études   très 
intéressantes. 

Dans  la  première,  R.  M.  Yerkes  considère  les  relations  mutuelles 
des  impressions  chez  la  grenouille  Rana  clamata  Daudin.  11  recherche, 
par   exemple,   quels  effets  d'inhibition  ou  de  renforcement  peuvent 
exercer  sur  les  réactions  motrices  de  la  grenouille  verte  à  des  excita- 
tions électriques   des   excitations   visuelles  se  produisant  avant  les 
excitations  électriques  ou  en  même  temps  qu'elles. 

La  deuxième  étude,  du  même  auteur,  a  pour  titre  les  relations  tem- 
porelles des  processus  nerveux.  Yerkes  signale  à  l'attention  certains 
résultats  expérimentaux  qui  indiquent  chez  la  grenouille  l'existence  de 
divers  types  de  réaction  et  qui  autorisent  à  considérer  certaines 
valeurs  du  temps  de  réaction  comme  un  signe  de  conscience.  Le  temps 
de  réaction  peut  être  un  critérium  de  conscience  en  tant  que  consi- 
déré sous  le  rapport  de  sa  durée  et  de  sa  variabilité;  on  peut  distin- 
guer trois  concepts  fondamentaux  relatifs  à  l'activité  :  celui  d'auto- 
matisme, celui  d'instinct  et  celui  de  volonté;  l'acte  automatique  est 
rapide,  relativement  constant  comme  forme  et  durée,  il  ne  suppose 
pas  la  conscience;  l'acte  instinctif  est  plus  lent  et  plus  variable,  il 
s'accompagne  de  conscience  et  la  conscience  en  est  vraisemblablement 
parfois  une  condition;  l'acte  volontaire  est  extrêmement  variable 
comme  forme  et  durée,  et  est  essentiellement  conscient. 

J.  E.  Rouse  étudie  ensuite  la  vie  mentale  du  pigeon  domestique. 
Parmi  les  nombreux  résultats  qu'il  rapporte  je  citerai  ceux-ci  :  les 
excitations  de  la  sensibilité  produisent  facilement  chez  le  pigeon  des 
réactions  respiratoires  qu'il  est  aisé  d'étudier  pneumographiquement; 
—  le  pigeon  n'apprend  guère  par  l'imitation  de  ses  semblables;  —  des 
associations  acquises  peuvent  chez  lui  persister  longtemps;  —  il 
existe,  sous  le  rapport  de  la  rapidité  de  formation  et  de  la  persistance 
de  ces  associations,  des  différences  individuelles  considérables  entre  les 
pigeons; —  les  pigeons  se  guident  beaucoup  plus  sur  les  positions 


ANALYSES  —  e,  mach,  Space  and  Geometnj  101 

relatives  des  objets  que  sur  leur  couleur  ou  leur  forme  (expériences 
où  il  s'agissait  de  leur  faire  reconnaître  l'objet  contenant  leur  nourri- 
ture). 

Enfin,  J.  C.  Bell  ôludic  les  réactions  de  l'écreoisse.  Il  considère  les 
réactions  ù  la  lumière  blanche,  à  la  lumière  colorée  et  à  des  objets  — 
les  réactions  au  son  —  les  effets  de  rotations  —  le  géotactisnie,  le 
barotactismcet  la  tendance  del'écrevisse  à  tourner  avant  de  se  mettre 
en  marche  en  ligne  droite,  —  le  thigmotaclisme  et  les  réactions  tac- 
tiles. Il  résulte  de  ses  expériences  que  l'écrevisse  est  quelque  peu 
négativement  phototactique,  c'est-à-dire  qu'elle  tend  à  seloigner  de 
la  lumière;  elle  réagit  aux  objets  vus  en  mouvement,  mais  non  aux 
objets  immobiles  :  ainsi,  lorsqu'un  obstacle  se  trouve  sur  son  chemin, 
elle  n'hésite  qu'au  moment  où  elle  le  touche;  elle  ne  réagit  pas  aux 
vibrations  qui  pour  une  oreille  humaine  produisent  des  sons,  elle 
paraît  donc  être  sourde;  elle  tend  à  suivre  l'impulsion  de  la  pesanteur 
(géotactisnie  positif);  elle  évite  l'eau  profonde  (barotactisme  négatif); 
elle  recherche  le  contact  des  objets  et  va  se  placer  dans  des  coins 
étroits,  évitant  de  se  tenir  dans  des  espaces  libres  (thigmotactisme 
positif);  la  sensibilité  tactile,  quoique  plus  développée  en  certaines 
régions,  existe  sur  toute  la  surface  du  corps. 

B.  Bourdon. 


E.  Mach.  —  Space  and  Geometrv  in  the  Ligiit  of  piivsiolooical,' 
psvcHOLOGiCAL  AND  pnvsiCAL  Inquiry,  traduit  de  l'allemand  par  T.  J.  Me 
Cormack.  Londres,  Kegan  Paul,  1906;  148  pp. 

Le  traducteur  a  réuni  dans  ce  volume  trois  essais  publiés  précé- 
demment par  Mach  dans  The  Monist,  et  incorporés  par  lui  depuis  en 
partie  à  son  ouvrage  Erkenntniss  iind  Irrthum.  Le  premier  essai 
traite  de  l'espace  physiologique,  en  tant  que  distinct  de  l'espace 
géométrique,  le  second  de  la  psychologie  et  du  développement  naturel 
de  la  géométrie,  le  troisième  de  l'espace  et  de  la  géométrie  du  point 
de  vue  du  physicien. 

L'espacesensible  delà  perception  immédiate, comme  le  faitremarquer 
Mach  justement,  diffère  beaucoup  de  l'espace  géométrique  :  ainsi 
l'espace  euclidien  est  infini  en  étendue  et  constitué  de  la  même  manière 
dans  toutes  les  directions  tandis  que  l'espace  sensible  est  fini  et  qu'il 
s'associe  des  sensations  différentes  au  haut  et  au  bas,  à  la  droite  et  à 
la  gauche,  etc.  Mach  parle  en  outre  des  rapports  de  l'espace  tactile  et 
de  l'espace  visuel,  il  s'étend  sur  leur  importance  biologique,  sur  leurs 
rapports  avec  les  mouvements;  il  montre  la  persistance  d'influences 
physiologiques  en  géométrie,  comme  quand  nous  distinguons  dans  les 
figures  des  points  rapprochés  ou  éloignés,  des  points  situés  à  droite 
et  des  points  situés  à  gauche. 

Mach  expose  quelques  considérations  historiques  sur  le  développe- 


t02  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

ment  de  la  géométrie;  il  distingue  une  période  préscientifique,  où  la 
connaissance  des  premières  notions  et  lois  géométriques  a  été 
acquise  par  des  expériences  pratiques.  L'expérience,  fait-il  remarquer, 
doit,  en  géométrie,  s'ajouter  à  l'intuition:  la  simple  contemplation 
passive  de  l'espace  ne  conduirait  pas  à  reconnaître  que  la  ligne  droite 
est  le  plus  court  chemin  d'un  point  à  un  autre,  il  faut,  en  plus,  une 
expérience  de  superposition.  Il  affirme  l'origine  empirique  de  la  géo- 
métrie et  montre  comment,  avec  Euclide  et  ses  successeurs,  cette 
science  est  devenue  déductive  :  chaque  notion  fut  déduite  d'une  autre, 
il  fut  laissé  le  moins  possible  à  la  connaissance  directe,  et  ainsi  la 
géométrie  se  détacha  graduellement  du  sol  empirique  sur  lequel  elle 
avait  poussé. 

Mach  termine  en  parlant  des  systèmes  de  géométrie  non  euclidiens. 
€  Les  faits  doivent  donc  être  soigneusement  distingués  des  construc- 
tions mfeî/eciMeiies  dont  ils  ont  suggéré  la  formation.  Ces  dernières 
—  concepts  —  doivent  s'accorder  avec  l'observation,  et  doivent  en 
outre  s'accorder  logiquement  entre  eux.  Or,  ces  deux  conditions 
peuvent  être  remplies  de  jAus  cVune  manière,  et  de  là  les  différents 
systèmes  de  géométrie.  » 

B.  Bourdon. 


Theodor  Lipps.  —  Psychologische  Untersuchungen  1^  Band,  1"  Heft, 
t  vol  in  8°  de  203  p.  Leipzig,  W.  Engelmann,  1905. 

Dans  un  fait  de  conscience  quelconque,  par  exemple  l'affection  de 
bleu,  l'analyse  discerne  :  a)  le  bleu  comme  contenu,  b)  la  vision  du 
bleu,  c)  la  conscience  de  la  vision.  La  vision  n'est  pas  à  son  tour  un 
eontenu  de  la  conscience  :  voir  et  avoir  conscience  de  voir  sont  deux 
faces  d'un  seul  et  même  événement.  C'est  là  une  propriété  singulière 
de  la  conscience.  Considérons  maintenant  le  premier  élément,  savoir 
le  bleu-contenu.  Il  peut  être  envisagé  à  deux  points  de  vue  :  i°  comme 
chose  physique,  2°  comme  senti  par  moi.  Cette  opposition  entre  le 
contenu  que  j'ai  et  l'objet,  comme  aussi  l'opposition  entre  le  fait 
d'éprouver  pur  et  simple  et  le  fait  d'éprouver  devenu  objet  pour 
ma  conscience,  a  pour  la  psychologie  une  importance  décisive.  Il 
vaut  donc  la  peine  d'y  insister. 

Pour  cela,  prenons  un  nouvel  exemple.  Je  suis  au  théâtre,  je  vois 
toutes  sortes  de  choses  :  bancs,  parterre,  têtes  devant  moi,  etc.  Ce 
sont  autantde»  contenus  »  perceptifs.  Mais  je  ne  fais  attention  qu'à  ce 
qui  se  passe  sur  la  scène.  Brusquement  l'un  des  assistants  fait  un 
geste  insolite  qui  m'amène  à  me  tourner  vers  lui,  d'abord  mentale- 
ment, puis  physiquement.  11  devient  alors  pour  moi  objet  (d'étonne- 
ment,  de  colère,  etc.)  Qu'est-ce  que  cette  direction  mentale  vers  un 
contenu  et  qui  le  transforme  en  objet?  C'est  une  activité,  l'attention.  Il 
faut  la  distinguer  de  sa  conséquence,   la  présentation  de  l'objet,  qui 


ANALYSES.  —  in.  Lipps.  l'sijchologisclie  Unlersuchiingen     103 

est  un  acte  de  la  pensée.  L'auteur  dislingue  l'ùme  et  l'esprit.  Tous 
deux  ont  un  a-il,  dinv-rcnt  de  I'omI  du  corps.  L'attention  forme  la  tran- 
sition entre  le  regard  psychique  et  le  regard  mental,  mais  £»:e  reste 
encore  par  elle-même  une  fonction  psychique,  la  plus  haute.  Le 
€  seuil  mental  »  c'est  l'acte  de  penser.  Il  a  pour  effet  d'extraire  du 
contenu  l'objet  et  de  le  poser  à  part.  Les  objets  pensés  sont  indépen- 
dants du  contenu  dans  lequel  ils  sont  pensés,  ils  ont  leurs  lois  propres. 
Quand  'llj  personnes  voient  une  maison,  il  y  a  2ii  contenus  et  un  objet 
unique.  Dans  ce  sens  et  dans  ce  sens  seulement,  le  moi  pensant  est 
un  et  identique  (36).  C'est  un  moi  surindividuel,  un  moi-raison. 

L'acte  de  [tensée  qui  crée  l'objet,  s'il  est  le  terme  de  l'attention, 
n'est  pas  celui  de  toute  activité  mentale.  L'objet  une  fois  posé,  je  puis 
continuer  à  me  tourner  vers  lui,  à  réfléchir  sur  lui,  à  m'interroger  à 
son  sujet.  Celle  nouvelle  fonction  est  ce  que  l'auteur  appelle  1'  «  acti- 
vité aperceptive  »  (54).  A  son  tour,  elle  a  un  terme,  la  réponse  aux 
questions  posées  :  c'est  le  jugement.  Parmi  les  jugements,  l'espèce 
tout  à  fait  primordiale  est  celle  des  jugements  de  concevabilité,  dans 
lesquels  l'objet  nous  donne  en  quelque  sorte  la  permission  de  le 
penser.  L'objet,  une  fois  pensé,  peut  avoir  deux  sortes  d'exigences  : 
les  unes  purement  intellectuelles,  correspondant  aux  jugements  intel- 
lectuels, les  autres  affectives,  correspondant  aux  jugements  de  valeur. 
Et  comme  les  deux  espèces  d'exigences  sont  objectives,  la  valeur  n'est 
pas  plus  subjective  que  la  réalité.  Toute  réalité  particulière  est 
subordonnée  aux  conditions  de  sa  réalité.  Mais  cette  réalité  condi- 
tionnelle suppose  elle-même  une  réalité  absolue  et  nécessaire.  Toute 
connaissance  d'une  dépendance  réciproque  des  choses  implique 
l'aiTirmalion  de  l'existence  d'une  unité  différente  d'elles,  pourtant  non 
extérieure  à  elles  et  qui  leur  sert  de  support.  Cette  unité,  c'est  la 
substance  universelle.  On  peut  répéter  les  mêmes  considérations, 
mutatis  mutandis,  à  propos  des  valeurs,  qui  supposent  également 
une  valeur  inconditionnelle  :  Vidéal  (106). 

Outre  ces  deux  espèces,  il  y  en  a  une  troisième,  les  jugements 
d'adéquatité,  correspondant  h  l'exigence  qu'ont  les  objets  d'être  par- 
faitement déterminés  dans  leur  qualité,  dans  leur  quid  proprium.  Or 
l'incondilionnellement  réel,  en  langage  kantien  la  chose  en  soi,  exige 
lui  aussi  que  nous  le  saisissions  dans  sa  pleine  détermination.  Mais 
cela  semble  impossible,  puisqu'il  ne  comporte  pas  d'attributs  sensibles. 
Pourtant  nous  pouvons  remplir  ce  concept  vide  à  l'aide  de  quelque 
chose  de  \ivab\e{erlebhares),  savoir  le  moi  (1.32)  et  son  activité.  Le  seul 
sens  intelligible  de  l'unité  est  celui  d'une  compréhension  dans  un  moi 
[Zusammencjefasstsein  in  einem  Ich).  L'unité  du  monde  étant  objec- 
tive, c'est-à-dire  indépendante  de  l'individu,  consiste  dans  l'acte  d'être 
embrassé  dans  un  moi  surindividuel. 

L'auteur  se  trouve  ainsi  conduit  h  considérer  la  notion  d'activité. 
La  face  subjective  de  toute  exigence  objective  c'est  une  tendance,  un 
effort.  L'activité  est  à  la  tendance  ce  que  la  ligne  est  au  point  :  c'est  la 


104  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

tendance  en  mouvement.  L'activité  est  une  propriété  purement 
psychique,  en  dépit  de  la  confusion  regrettable  qui  fait  parler  des 
psychologues  contemporains  de  sentiment  d'activité  corporelle,  de 
sensations  kinesthésiques.  C'est  par  une  confusion  non  moins  regret- 
table que  l'on  fait  consister  tous  les  sentiments  en  plaisirs  ou  dou- 
leurs :  c'est  comme  si  l'on  faisait  consister  toutes  les  couleurs  en  sen- 
sations de  clair  ou  de  sombre.  Ce  ne  sont  là  que  des  nuances  d'un 
sentiment  fondamental  d'activité  (189).  Le  livre  conclut  par  quelques 
considérations  sur  la  motivation  ou  dérivation  psychique,  fait  abso- 
lument original  et  tout  à  fait  différent  de  la  succession  temporelle. 

L'auteur  se  plaint,  au  début  de  son  travail,  que  certains  critiques 
de  son  précédent  ouvrage  «  Leitfaden  der  Psychologie  »  se  soient 
épargné  la  peine  de  le  comprendre,  sous  prétexte  que  c'était  de  la 
«  métaphysique  »  ou  de  la  «  construction  logique  ».  J'ai  fait  mon 
possible  pour  ne  pas  mériter  ce  reproche,  et  pourtant  je  suis  obligé 
de  dire,  à  mon  tour,  que  le  titre  de  ce  volume  ne  répond  guère  à  son 
contenu.  Le  mot  psychologie  a  pris  aujourd'hui  un  sens  très  net  :  il 
désigne  une  science  empirique  particulière,  qui  accepte  le  point  de 
vue  ordinaire  des  sciences  empiriques,  savoir  la  dualité  de  l'esprit  et 
du  corps,  en  tant  que  fait,  sans  chercher  à  la  ramener  à  quelque 
unité  plus  profonde.  Dès  qu'on  spécule  sur  celle-ci,  qu'on  l'appelle 
moi-absolu,  moi-i^aison,  substance  universelle,  ou  chose  en  soi,  peu 
importe  :  on  sort  du  domaine  de  la  psychologie  positive.  Les  Alle- 
mands ont  créé  un  terme  commode  pour  désigner  ce  genre  de  spé- 
culations, la  théorie  de  la  connaissance  ou  gnoséologie,  et  ils  ont  con- 
tribué pour  une  large  part  à  la  séparer  de  la  psychologie.  Ce 
distinguo  n'ampute  en  rien  le  champ  des  investigations  philoso- 
phiques :  il  lui  donne  seulement  plus  de  clarté  et  de  précision.  Or  il 
est  toujours  utile  de  savoir  au  juste  ce  que  l'on  fait.  C'est  un  progrès 
que  l'auteur  paraît  tenir  pour  non  avenu  ;  il  ne  doit  pas  s'étonner  dès 
lors  que  son  point  de  vue  ait  tout  l'air  d'une  survivance. 

LÉON  Poitevin. 


III.  —  Morale. 


Emilio  Morselli.  —  Morale.  1  vol.  in- 16,  vi-227  p.  —  Livourne, 
Giusti,  1907. 

M.  Morselli,  qui  a  déjà  publié,  en  vue  des  écoles  secondaires,  une 
Psychologie  moderne  et  des  Principes  de  Logique,  publie,  pour  le 
même  usage,  une  Morale  très  au  courant  et  fort  intéressante.  La  lec- 
ture de  ce  manuel  permet  de  se  faire  une  idée  de  la  différence  entre 
les  programmes  français  et  italiens.  La  place  donnée  à  l'histoire  des 
doctrines  est  beaucoup  plus  grande  en  Italie  qu'en  France;  sur  dix 
chapitres,  deux  sont  consacrés  à  cette  histoire.  Il  semble  aussi  que  la 


ANALYSES.  —  HiuTO.  A  Vcrdade  como  regra  das  acçôes    iOo 

part  faite  à  la  psychologie  de  la  volonté  soit  —  et  à  juste  litre  —  plus 
considérable  que  chez  nous.  Peut-être  les  pages  consacrées  à  la 
moralité  pratique  sont-elles  trop  restreintes;  je  ne  vois  guère  qae  les 
trois  derniers  chapitres  (l'éducation  et  la  famille;  l'état  et  l'individu; 
l'état  dans  ses  rapports  avec  l'église,  dans  ses  attributions  économiques 
et  judiciaires,  et  dans  ses  rapports  internationaux)  qui  s'attachent 
spécialement  à  ces  questions.  Mais,  en  somme,  ce  manuel  est  plus 
riche  de  faits,  et  plus  moderne,  que  la  plupart  des  nôtres. 

L'auteur,  faisant  une  grande  part  à  la  morale  historique  ou  propre- 
ment positive,  refuse  de  se  rendre  aux  conclusions  intransigeantes  du 
socioiogfisme.  Il  affirme  la  nécessité  d'une  théorie  des  valeurs,V  Ethique, 
laquelle  est,  en  un  sens,  à  la  Morale  positive  ce  que  Vart  est  à  la 
science.  Cette  morale  philosophique  est  pour  lui  la  morale  par 
excellence,  à  laquelle  l'autre  sert  seulement  d'introduction.  S'il  est 
partisan  de  Vempirisme  et  soutient  que  la  conscience  morale  est 
un  produit  de  l'évolution,  il  admet,  dès  le  début,  un  sentiment  moral 
fondamental,  impliquant  l'idée  d'obligation  (envers  la  société).  S'il 
pense  que  la  moralité  ne  se  développe  que  dans  la  vie  sociale,  il 
attribue  un  rôle  capital  aux  créations  morales  individuelles.  Et  le 
développement  de  la  moralité  lui  semble  avoir  pour  fonction  essen- 
tielle la  formation  de  la  personnalité  humaine.  Vidéal  moral,  lequel 
est  une  valeur  limite,  impossible  à  réaliser  entièrement,  comprend  un 
élément  individuel  :  la  liberté,  idée  créatrice,  idéale  elle-même;  et  un 
élément  social  :  la  justice,  idéale  à  son  tour.  Et  c'est  justement  en 
raison  de  ce  caractère  idéal  des  valeurs  que  la  morale  doit  être  philo- 
sophique; *  la  solution  définitive  du  problème  moral  n'est,  en  effet, 
qu'un  concept  limite;  et  il  appartient  à  la  philosophie  de  déterminer 
les  fins  et  les  valeurs  qui  ne  trouvent  point  place  dans  la  science  ». 

J.  Second. 


R.  de  Farias  Brito.  —  A  Verdade  como  regra  das  acçôes,  ensaio  de 
PiiiLOsoiMiiA  moral  como  introducçao  ao  estudo  de  DiREiTO.—  Para,  1905. 

La  Philosophie  morale  et  juridique  de  M.  R.  de  F.  nous  est  présentée 
comme  partie  intégrante  d'un  système  intellectualiste  finaliste  (0 
mundo  como  actividade  intelleclual)  assez  semblable  à  l'Aristotélisme. 
La  connaissance  est  la  phase  ultime  de  l'évolution  universelle  (p.  24), 
et  c'est  la  Raison  qui  fait  de  nous  des  êtres  libres  et  des  êtres 
moraux.  L'idéal  suprême  de  la  conduite  sera  donc  la  Vérité.  Faute 
de  la  posséder  nous  devrons  agir  conformément  à  ce  qui  nous  paraît 
être  la  vérité,  en  un  mot  à  notre  conviction.  Mais  au  critérium  sub- 
jectif de  la  sincérité  se  substitue,  en  raison  du  caractère  incertain, 
faillible  de  la  conviction  individuelle,  le  critérium  delà  loi  expression 
de  la  conviction  commune.  C'est  là  ce  que  l'auteur  entend  par  ériger 
la  vérité  en  règle  suprême  des  actes.  —  Réagissant  contre  l'invasion 


106  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

du  riatéralisme  dans  l'ordre  moral  et  social  (p.  28)  M.  R.  de  F.  défend 
la  notion  des  lois  morales  et  juridiques  contre  leur  assimilation  par 
Montesquieu  à  des  rapports  naturels,  à  des  lois  du  monde  objectif, 
celles-ci  n'étant  que  des  abstractions,  sans  influence  sur  les  faits  sauf 
à  titre  de  connaissances  utilisées  par  l'homme  pour  l'exercice  de  son 
empire  sur  les  choses.  Une  conception  du  droit,  une  notion  claire 
de  l'obligation  présuppose,  selon  l'auteur,  lequel  n'est  d'ailleurs  pas 
évolutionniste,  un  système  du  monde  et  des  rapports  de  l'homme  à 
la  nature.  En  raison  de  ce  parti-pris  de  subordination  de  la  morale  et 
du  droit  à  la  métaphysiciue,  Kant,  avec  «  sa  prédilection  spéciale  pour 
les  antinomies  »,  est  mis  au  rang  des  sceptiques  (p.  9o),  quoiqu'il  ait 
conduit  la  doctrine  rationaliste  du  droit  naturel  à  son  point  culmi- 
nant Mais  l'ordre  moral  et  juridique  doivent  se  fonder  sur  des  affir- 
mations et  non  sur  des  négations  (p.  96),  et  c'est  ainsi  que  Aug.  Comte 
et  Kant,  après  avoir  donné  au  problème  du  monde  une  solution  néga- 
tive, aboutissent  contrairement  à  leurs  principes,  le  premier  au  dog- 
matisme matérialiste,  le  second  au  dogmatisme  théologique.  L'auteur 
toutefois  semble  entrevoir  l'unité  de  la  Philosophie  Kantienne  dans  le 
fait  d'une  raison  dont  la  fonction  doublement  législatrice  dans  le 
domaine  de  l'entendement  et  dans  le  domaine  moral  (Kuno  Fischer), 
engendre  l'opposition  de  la  causalité  naturelle  et  de  la  liberté,  opposi- 
tion qui  se  résout  par  la  distinction  du  phénomène  et  de  la  chose  en 
soi  cadrant  à  peu  près  avec  sa  propre  théorie  sur  les  deux  modes, 
objectif  et  subjectif  de  la  force  (mouvement,  et  pensée  ou  liberté). 

J,   PÉRÈS. 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES    ÉTHANGEUS 


Rivista  Filosofica,  l'J06. 
Fasc.  IV  et  V  (le  fasc.  V  est  consacré  à  G.  Canloni). 

A.  Faogi.  Aube  de  la  Psychologie  en  Grèce.—  En  dépit  de  la  persis- 
tance de  l'animisme  primitif  chez  les  Présocratiques  (physiologucs), 
la  distinction  du  spirituel  et  du  matériel  ne  s'effectue  que  bien  plus 
tard.  Thaïes  ne  peut  s'être  élevé  à  la  notion  d'une  Ame  du  monde.  La 
survivance   de   l'Ame,   conformément  aux    idées   homériques,  a    été 
d"abord  survivance  du  souffle  vital,  non  de  l'élément  raisonnable,  et 
pour  Heraclite  l'Ame  sera  une  exhalaison  chaude  et  sèche.  Hippon,  au 
contraire,  rattache  l'Ame  à  l'élément  humide  (et  froid),  conception  au 
moins  en   germe   dans   Thaïes,  amené   par   l'observation   des  (Mres 
vivants,  de  leurs  germes  et  sucs  à  considérer  l'eau  comme  matière 
vivante  originelle;  mais  elle  n'a  pas  la  même  portée  chez  Hippon,  qui 
combat  la  vieille  doctrine  reprise  par  Empédocle  faisant  résider  l'àme 
dans  le  sang.  Moins  matériels,  l'air  et  le  feu  sont  généralement  pré- 
férés comme  principe  des  choses  et  par  là  même  comme  formant  la 
nature  de  l'Ame,  la  connaissance,  du  point  de  vue  hylozoïste,  étant 
connaissance  du  semblable  par  le  semblable.  L'opposition  de  l'air  et 
de  l'eau  comme  principes  de  l'àme,  se  complique  insolublemcnt  de 
celle  du  chaud  et  du  froid;  ces  deux  contraires  donnent  naissance  à 
l'eau  pour  Anaxiniandre;  selon  Anaximènes,  le  froid  (condensation 
de  l'air)  produit  l'humide  et  le  sec  (terre),  le  chaud  (raréfaction)  pro- 
duit le  sec  (feu).  Deux  éléments  aussi  différents  que  la  terre  et  le  feu 
rentrent  donc  sous  la  nature  du  sec;  et  d'autre  part  l'humide  n'est 
pas  toujours  le  froid  (sources  thermales,  liquides  organiques).  Le 
principe  des  choses  étant  multiple  chez  Empédocle,  Anaxagore,  les 
atomistes,  l'âme  est  pour  eux  (sauf  pour  Anaxagore)  composée,  mor- 
telle. Chez  Démocrite  le  feu  n'est  plus  principe  des  choses,  mais  phé- 
nomène, fonction  du  mouvement  des  atomes  très  mobiles  et  sphé" 
riques  de  l'Ame.  L'organisme  est  approvisionné  d'atomes  ignés  par  la 
respiration  qui  est  la  vie  même  toutefois;  la  vie  et  l'Ame  sont  partout 
où   sont  les  atomes  et  la  chaleur.  Anaxagore  oppose  l'esprit  et  la 
matière,  et  fait  reposer  la  connaissance  sur  l'action  des  contraires, 
seul  des  présocratiques,  sans  en  excepter  Heraclite  qui  rend  compte 
seulement   de   la   sensation   par   l'action   des    contraires.    Mais    son 
Intelligence  pure  est  elle-même  une  substance  homogène  et  étendue. 
G.   ZuccANTE.  St  Bernard  et  les  derniers  chants    du  Paradis.  — 
Dans  cette  partie  plus  ardue  de  son  voyage  qui  le  mènera  à  la  vision 
de  Dieu,  libération  progressive  des  liens  du  corps  qui  renouvelle  la 


108  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

dialectique  platonicienne,  St  Bernard  se  substitue  comme  guide 
du  poète  à  Béatrix  (la  Théologie).  La  conscience  populaire  de  l'épo- 
que, toute  une  littérature  sur  la  vie  du  saint,  le  souvenir  de  son  pas- 
sage que  le  poète  exilé  trouve  vivant  en  maints  lieux  d'Italie  et  à 
Paris,  ont  fait  s'imposer  à  la  pensée  de  Dante  l'image  du  grand  mys- 
tique. De  saint  Bernard  il  devait  admirer  la  ferme  contenance  vis-à- 
vis  des  puissants  et  des  princes  de  l'Église  auxquels  il  adresse  de 
sévères  admonitions,  et  aussi  s'inspirer  des  accents  dans  lesquels  le 
mystique  ou  bien  exhale  son  culte  passionné  pour  la  Vierge  média- 
trice, ou  bien  décrit  et  vit  à  la  fois  le  drame,  les  ardeurs  et  les  suavités 
de  l'amour  divin. 

G.  ViDARi.  Le  moralisme  de  Kanf.  —  M.  G.  V.  suit  avec  V.  Delbos 
les  phases  du  travail  par  lequel  Kant  réalise  l'accord  de  sa  philo- 
sophie pratique  avec  sa  philosophie  théorique,  donne  pour  critérium 
à  sa  morale  l'identité  de  la  raison  qui  commande  et  de  la  volonté  qui 
opère,  et  pour  contenu  à  l'idée  de  monde  intelligible  l'idéal  en  voie 
de  réalisation  d'une  société  des  êtres  raisonnables.  Mais  l'attitude 
criticisle  et  la  doctrine  pratique  (qui  pour  V.  Delbos  se  corrigent 
mutuellement)  se  nuisent  peut-être?  D'où  le  caractère  de  moralisme 
inhérent  à  la  doctrine  pratique,  caractère  que  M.  Fouillée  fait  pro- 
venir d'une  cause  tout  opposée,  l'attitude  non-criticiste  en  morale. 
Mais  le  point  de  vue  auquel  M.  Fouillée  s'élève  pour  dépasser  à  la  fois 
le  moralisme  et  limmoralisme  ne  le  ramène-t-il  pas  à  fonder  la  morale 
sur  une  métaphysique?  Selon  M.  G.  V.  le  critiscisme  appauvrit  la 
morale  en  faisant  abstraction  de  la  valeur  que  les  actes  tirent  de  leur 
rapport  à  un  ordre  idéal,  la  rend  pessimiste  par  l'idée  d'une  loi 
morale  suspendue  entre  un  monde  inconnaissable  et  un  monde  sen- 
sible radicalement  immoral.  Béciproquement,  la  rationalité  devient 
contenu  de  la  loi  morale  non  sans  un  recul  de  l'attitude  criticiste. 
Toutefois,  bien  que  Kant,  pour  éviter  le  pessimisme,  admette  deux 
biens  absolus,  l'être  raisonnable  comme  fin  et  le  souverain  bien,  sa 
métaphysique  n'est  pas  un  dogmatisme.  La  séparation  des  points  de 
vue  théorique  et  pratique,  combattue  par  M.  Fouillée,  réclame  selon 
M.  G.  V.  une  conception  sur  les  rapports  de  la  science  et  de  la  morale 
qui  s'inspirerait  du  criticisme  en  le  dépassant,  à  moins  qu'elle  n'abou- 
tisse à  une  subordination  de  la  pratique  à  une  théorie  empirico-intel- 
lectualiste  (sociologie  ou  technologie),  laquelle,  d'ailleurs,  n'élimine- 
rait que  pour  un  temps  les  problèmes  de  valeur. 

G.  Della  Valle.  La  phase  actuelle  de  la  psychologie  expérimentale 
au  congrès  de  Wïirzbourg.  —  Tableau  de  l'orientation  actuelle  de  la 
psycho-physique  présentant  sur  plusieurs  points  une  confirmation  des 
idées  de  W.  James  et  Bergson.  Moins  de  tables  numériques  et 
d'  «  horlogerie  »,  plus  d'interprétations.  La  recherche  de  moyennes 
délaissée  pour  la  psychologie  différentielle  avec  applications  psycho- 
thérapiques à  la  pédagogie  et  au  témoignage.  Pas  de  simplifications 
excessives  équivalant  à  supprimer  la  fonction.  Les  hôhere  Funktionen 


REVUE    DES   PÉRIODIQUES   ÉTRANGERS  100 

ne  sont  pas  laissées  de  côté.  L'atoniisme  psychologique  fait  place  à  une 
sorte  d'énergétique,  les  représentations  étant  plutôt  un  temps  d'arrêt 
dans  le  courant  à  tension  élevée  de  la  vie  psychique.  Ces  deux  objeclil's 
enfin  réunis,  la  précision  dos  méthodes  et  l'intérêt  des  sujets,  se  tra- 
duisent par  un  perfectionnement  de  linlrospcction  avec  0.  Kiilpe. 
Des  expériences  de  Biihler  sur  le  jugement,  il  résulterait  que  la  pensée 
n'est  un  langage  intérieur  qu'exceptionnellement.  Les  idées  générales 
ne  sont  pas  des  sommaires,  ni  la  pensée  un  défilé  de  représentations. 
Sur  d'autres  points,  l'introspection  est  remplacée  par  la  méthode  des 
réactions  expressives  {Ausdrucksmelfioden),  l'enregistrement  incons- 
cient des  phénomènes  conscients  et  de  leurs  coefficients  inconcients 
(Kehllonschreiberde  Kriiger-Wirth,  —  méthode  des  Galvanische  psy- 
chophysische  Réflexe  de  Veraguth,  mesure  des  oscillations  de  la 
conductibilité  du  sujet  pour  un  stimulus  donné).  La  polarisation  de 
l'esprit  en  sujet  et  objet  paraît  à  l'auteur  le  problème  dernier  vers 
lequel  nous  achemine  une  gnoséologie  qui  dégage  la  réalité  psychique 
de  cette  apparence  spatiale-optique  fruit  d'une  conscience  médiate 
trop  objectiviste. 

B.  Yarisco.  C.  Canloni  et  la  théorie  de  la  connaissance.  —  Interpré- 
tation du  criticisme  de  C.  Cantoni.  La  conscience,  comme  connais- 
sance immédiate  des  démarches  constitutives  de  l'esprit  et  de  ses  lois 
(principe  de  contradiction)  est  un  donné  au  delà  duquel  la  critique  ne 
peut  remonter.  L'espace  et  le  temps  ne  sont  pas  tant  conditions  de 
l'inluilion  qu'intuitions  nous  fournissant  une  représentation  subjec- 
tive empirique  (n'excluant  pas  les  jugements  synthétiques  a  priori) 
de  relations  existant  objectivement.  L'esprit  produit  les  catégories 
sous  la  pression  dune  réalité  absolument  existante  (ayant  de  l'irra- 
tionnel et  du  contingent)  avec  cette  réserve  que  l'existence  étant  un 
concept  (assez  indéterminé  d'ailleurs  pour  ne  rien  laisser  en  dehors 
de  lui),  on  ne  peut  dès  lors  prouver  que  les  choses  existent  indépen- 
damment de  l'esprit.  La  métaphysique,  «  poésie  rationnelle  »  com- 
porte des  éléments  subjectifs  provisoires,  comme  la  science,  mais 
plus  que  la  science,  en  raison  de  ses  rapports  avec  la  morale.  Mais 
les  questions  de  valeur  qui  interviennent  dès  lors  n'empêchent  pas 
que  la  métaphysique  et  môme  la  morale,  en  tant  que  sciences,  ne 
tombent  sous  la  dépendance  du  «  principe  théorétique  »  selon  M.  B. 
V.  s'inspirant  de  Rosmini. 

A.  Faggi.  Cantoni  et  Vico.  —  Défense  d'idées  un  peu  indécises  de 
Vico  contre  le  reproche  de  contradiction  adressé  par  Cantoni.  Vico 
identifie  le  vrai  au  fait,  mais  non  au  fait  positif;  il  s'agit  plutôt  d'une 
identification  entre  le  connaître  et  le  faire,  très  applicable  en  mathé- 
mathique,  en  physique,  en  morale,  et  qui  s'accorde  avec  une  philo- 
sophie de  l'histoire  qui  est  une  histoire  idéale,  une  philosophie  de 
l'esprit,  et  par  là  une  construction  de  l'esprit  comme  la  mathéma- 
tique. 
G.  ViDARi.  La  niorale  de  C  Cantoni.  —  Inlluences  formatrices  de  la 


110  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

doctrine  :  Jouffroy,  Rosmini,  Gioberti;  puis  Lotze  et  enfin  Kant.  Adlié- 
sion  au  kantisme  n'allant  pas  sans  restrictions  et  additions.  l'^C.  Can- 
toni  n'admet  pas  que  le  fait  moral  soit  en  un  sens  libre,  en  un  sens 
nécessaire,  et  revient  à  l'idée  rosminienne  d'une  volonté  se  détermi- 
nant par  sa  force  propre  vers  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  fins  essen- 
tielles, vertu  ou  bonheur.  2"^  II  prétend  «  combler  l'abîme  que  le  for- 
malisme creuse  entre  la  loi  morale  et  l'homme  »,  en  faisant  intervenir 
comme  mobile  et  matière  de  l'acte  a  le  sentiment  désintéressé  ».  3'^  II 
conçoit  le  souverain  bien  comme  étant  exclusivement  une  sorte  d'una  - 
nimité  des  consciences  (tandis  qu'il  y  a  chez  Kant  deux  idées  du  sou- 
verain bien).  4°  II  rend  solidaires  les  idées  de  Dieu  et  de  Devoir;  et, 
dans  une  doctrine  de  l'immortalité  pure  d"endémonisme,  il  dépasse  le 
subjectivisme  kantien,  en  mettant  l'homme  en  relation  avec  un  monde 
idéal  objectif. 

A.  PiAzzi.  C.  Cantoni  et  Véducalion  nationale. 

G.  Villa.  Philosophie  et  science,  —  La  philosophie  n'a  plus  aujour- 
d'hui à  défendre  ses  positions  contre  la  science  ou  contre  les  empié- 
tements de  cosmologies  positivistes.  Une  «  élégante  scolastique  nou- 
velle )'  (  pragmatisme,  contingentisme)  à  laquelle  M.  G.  V.  se  montre 
fori  sévère,  unit  savants  et  philosophes  dans  une  défiance  commune  à 
l'égard  des  fondements  et  résultats  de  la  science.  Par  contre  l'idéa- 
lisme critique  de  Kant  (cousin  de  l'empirisme  critique  de  Stuart  Mill) 
adapté,  et  allégé  de  quelques  conceptions  vieillies,  ne  sacrifie  ni  le 
fait  scientifique,  ni  les  aspirations  idéales  supérieures,  et  s'est  mon- 
tré favorable  à  l'élaboration  d'une  psychologie  scientifique  ayant  son 
point  de  départ  dans  l'idée  kantienne  de  la  synthèse  psychique,  unifi- 
catrice des  éléments  de  la  conscience. 


Rivista  di  Filosofla  e  Scienze  affini,  1906,  n°s  4-6. 

R.  Ardigo.  Le  rêve  de  la  veille.  —  A  tout  moment  surgissent  en 
foule  et  spontanément  dans  notre  esprit  des  représentations  plus  ou 
moins  conscientes  :  associations  imprévues,  pensées  obsédantes  ou 
habituelles,  souvenirs  sommaires  qui  nous  attestent  que  nous  restons 
le  même  individu;  c'est  là  le  rêve  de  la  veille.  Sans  cette  circulation 
incessante  d'images,  aucune  activité  pratique  ou  spéculative,  nulle 
interprétation  de  nos  sensations  actuelles  ne  serait  possible.  A  elle 
seule  sont  dues  ces  créations  admirables  de  la  pensée  inculte,  les 
langues.  Pendant  le  sommeil  ces  représentations  flottent  incohérentes 
et  incomplètes  ;  avec  la  veille,  le  sang  circulant  plus  abondant  dans 
le  cerveau  et  les  communications  étant  rétablies  avec  le  monde  exté- 
rieur, la  prépondérance  des  impressions  sensorielles  détermine  des 
réactions  volontaires  d'inhibition  ou  de  choix.  Le  rythme  qui  fait  se 
succéder  ces  idées  à  demi  conscientes,  produit  de  l'expérience  indi- 
viduelle, encadrées  dans   celles  qui  sont  le  fruit  de  l'expérience  de 


REVUE    DES    PF.hlODIQUES    ÉTRANGERS  IH 

lespùce  (données  relatives  aux  notions  d'espace  et  de  temps  notam- 
ment), rythme  fixé  dans  l'organisme,  forme  la  base  même  de  la  vie 
psychique. 

G.  Dandolo.  La  métaphysique  de  la  sensation.  —  Suivant  M.  G.  Dan- 
dolo,  la  thèse  de  A.  Binet  sur  la  sensation  objet  de  connaissance,  thèse 
idéaliste,  non  essentiellement  différente  du  phénoménismc  absolu  de 
Mach,  confond  conscience  et  connaissance.  Fait  mixte,  la  sensation 
recèle  encore  la  dualité  hétérogène  que  Ton  se  propose  d'établir.  En 
identiliant  la  matière  et  la  sensation,  on  ne  peut  empêcher  que  ne  se 
pose  la  question  des  causes  ou  conditions  de  la  sensation. 

A.  Mauciiesini.  Remarques  sur  la  Pédagogie  de  Schopenhauer.  — 
Bien  que  le  pessimisme  nie  le  progrès  et  l'efficacité  d'une  action  exté- 
rieure sur  la  personnalité,  des  idées  pédagogiques  éparses  peuvent 
être  extraites  de  l'œuvre  de  Schopenhauer.  La  supériorité  de  linlui- 
tion  sur  la  pensée  discursive.  En  matière  de  lectures  «  l'art  »  plus  pré- 
cieux et  plus  rare  «  de  ne  pas  lire  ».  Schopenhauer  regrette  le  latin 
comme  instrument  de  formation  de  l'esprit  et  comme  langue  univer- 
selle; avec  les  littératures  nationales  prédomine  l'esprit  de  clocher. 
Le  caractère  ne  peut  être  changé,  mais  la  volonté  peut  être  abusée, 
dirigée  et  même  éclairée,  d'où  possibilité  d'une  action  éducatrice 
pénétrant  jusqu'au  fond  héréditaire.  La  souffrance  seule,  vraie  science 
de  la  vie,  l'identité  des  êtres  dans  l'espace  et  la  durée,  le  contenu  de 
la  vie  en  œuvres  plus  important  que  sa  durée,  autant  de  conceptions 
concentrant  la  substance  des  doctrines  antiques  et  des  religions,  et 
pouvant  être  rendues  indépendantes,  de  la  conclusion  pessimiste  du 
système,  conclusion  qui  reste  d'ailleurs  théorique  en  attendant  l'uni- 
versalisation de  la  négation  du  vouloir-vivre.  Mais  peut-on  empêcher 
que  les  vertus  provisoires  issues  de  cette  conception  rétablissent 
contre  le  pessimisme  la  notion  de  la  valeur  de  la  vie  prise  elle-même 
pour  fin. 

A.  MvRLXCi.  Pour  une  réorganisation  des  éludes  philosophiques  en 
Italie.  —  La  philosophie  dans  ses  problèmes  et  ses  discussions  est  la 
vie  même  avec  ses  contrastes,  ses  aspirations,  ses  courants.  Bannie 
des  écoles  secondaires,  elle  serait  remplacée  par  les  idées  toutes 
faites,  puisée  dans  les  journaux  et  la  conversation.  Encore  faut-il  que 
cet  enseignement  ne  se  réduise  pas  à  des  subtilités  théologiques,  ou 
à  une  physiologie  des  sens,  ou  à  des  définitions  morales  stéréotypées. 
Dans  le  plan  de  M.  M.,  la  Faculté  de  philosophie  disjointe  de  la  Faculté 
des  lettres  comporterait,  en  outre  d'enseignements  communs,  des 
enseignements  variables  d'un  caractère  synthétique  en  rapport  avec 
telle  ou  telle  discipline  spéciale,  déterminant  dans  le  professorat  phi- 
losophique divers  types  appropriés  à  de  multiples  bifurcations  de 
l'enseignement  secondaire  (sections  classique,  juridico-économique, 
artistique). 

J.    PÉRÈS. 


LIVRES  DÉPOSÉS  AU  BUREAU  DE  LA  REVUE 

Braunschvvicg.  —  L'art  et  l'enfant  :  essai  sur  V éducation  esthétique. 
In-12,  Toulouse,  Privât. 

J.  Martin  (abbé).  —  Philon.  Irx-8°,  Paris,  F.  Alcan. 

Hamelin.  —  Physique  d'Aristote.  II,  trad.  In-8°,  Pans,  F.  Alcan. 

P.  MiLLiET.  —  Remarques  sur  la  Monadologie.  In-18'\  Paris,  Jacques. 

E.  Le  Roy.  —  Dogme  et  critique.  In-12.  Paris,  Bloud. 

PiLLON.  —  L'année  philosophique   (17=    année,   1906).  In-B",  Pans, 
F.  Alcan.  ,  .  ,     . 

WoRMS  (René).—  Annales  de  Vlnstitut  international  de  Sociologie, 
t.  XI.  ln-8°,  Paris,  Giard  et  Brière. 

L.  Proal.  —  L'éducation  et  le  suicide   des  enfants.  In-12,  Pans, 
F.  Alcan. 

Malapert.  —  Leçons  de  philosophie,  t.  1.  In-8o,  Pans,  Juven. 

Cresson.  —  Les  bases  de  la  philosophie  naturaliste.  In-12,  Paris, 
F.  Alcan. 

Waynbaum.  —  La  physionomie  humaine,  son  mécanisme  et  son 
rôle  social.  In-8°,  Paris,  F.  Alcan. 

J.  Ancel  et  L.  DuGAS.  —  Leçons  de  morale  théorique.  In-8°,  Pans, 
Paulin.  ^     .     ,^ 

A.  Binet.  —  L'Année  psychologique  (III).  In-8°,  Pans,  Masson. 

G.  Lyon.  —Enseignement  et  religion.  In-8o,  Paris,  F.  Alcan. 

P.  Carus.  —  The  Rise  of  Man.  In-8o,  Chicago,  Open  Court  C°. 

Wake.  —  Vortex  Philosophy  or  the  Geometry  of  Science.  In-S", 
Chicago. 

Belfort  Bax.  —  The  Roots  ofReality.  In-8o,  London,  Grant  Richards. 

Benno  ERDM.A.NN.  —  Logik.  I,  Logische  Elementarlehre.  In-B",  Halle, 
Niemeyer. 

Systematische  Philosophie,  von  Dîlthey,  Riehl,  Wundt,  Ostwald, 
Ebbinghaus,  Eucken,  Paulsen,  Lipps.  In-4°,  Berlin,  Teubner. 

Wundt  (Max).  —  Der  Intellektualismus  in  der  griechischen  Ethik. 
In-B",  Leipzig,  Engelmann. 

Steinmetz.  —  Die  Philosophie  der  Krieges.  In-B»,  Leipzig,  Barth. 

DôRiNG.  —  Feuerbachs  Strafiheorie.  In-8°,  Berlin,  Reuther. 

Jahn.  —  Die  Psychologie  als  Grundwissenschaft  der  Padagogik.  ln-8°, 
Dûrr,  Leipzig. 

OEsTERREiCH.  —  Kant  und  die  Metaphysik.  In-8°,  Berlin,  Reuther. 

Kertz.  —  Die  Religionsphilosophie .  Tieftrunhs.  In-8'^  Ibid. 

F.  Brentano.   —    Untersuchungen    zur  Sinnespsychologie.    In-8°, 
Leipzig,  Duncker  et  Humblot. 

OEsterreich  (K.).  —  Die  Entfremdung  der  Warnehmungsv;elt  und 
die  Depersonalisation  in  der  Psychasthenie.  In-8°,  Leipzig,  Barth. 
M.  PiLO.  Estetica.  Lezioni  suU'arte.  In-8",  Milano,  Hœpli. 

G.  Gentile.  —  Giordano  Bruno  nella  storia  délia  Cultura.  In-12 
Palermo,  Sandron. 

Troïlo.  —  La  filosofia  di  Giordano  Bruno.  In-8,  Torino,  Bocca. 
Trovero.  —  Il  problema  del  bene.  In-B»,  Torino,  Clausen. 
G.  d'Aguanno.  —  Romagnosi  filosofo  e  jurisconsulto.  In-8°.  Parma. 
V.  Delfino.  —  Atomos  y  astros.  In- 12,  Madrid,  Sempere. 


Le  propriétaire-géranl  :  Félix  Alcan. 


Coulommiers.  —  Imp.  Paul  BRODARD. 


LA    CRYPTOPSYGHIE 


Dans  un  passage,  peu  remarqué,  du  Discours  de  la  Méthode 
Jll*  partie),  Uescartes  prétend  que  «  l'action  de  la  pensée  par 
laquelle  on  croit  une  chose  étant  diiTérente  de  celle  par  laquelle  on 
connaît  qu'on  la  croit,  elles  sont  souvent  l'une  sans  l'autre  ».  En 
d'autres  termes,  la  croyance,  selon  lui,  serait  souvent  inconsciente; 
et  on  pourrait  dès  lors  se  demander  si  d'autres  états  de  l'esprit  ne 
sont  pas  susceptibles  de  présenter  le  même  caractère. 

Cependant,  il  semble  bien  que  l'on  doive  attribuer  à  Leibniz  la 
première  conception  des  phénomènes  psychologiques  inconscients 
ou,  comme  il  les  appelle,  des  perceptions  insensibles.  C'est  Leibniz 
qui  a  le  premier  soupçonné  «  qu'il  y  a  à  tout  moment  une  infinité 
de  perceptions  en  nous,  mais  sans  aperception  et  sans  réflexion, 
c'est-à-dire  des  changements  dans  l'ûme  mùrae  dont  nous  ne  nous 
apercevons  pas,  parce  que  les  impressions  sont  ou  trop  petites,  ou 
en  trop  grand  nombre,  ou  trop  unies,  en  sorte  qu'elles  n'ont  rien 
d'assez  distinguant  à  part,  mais,  jointes  à  d'autres,  elles  ne  laissent 
pas  de  faire  leur  effet  et  de  se  faire  sentir,  au  moins  confusément 
dans  l'assemblage  ». 

Depuis  lors,  cette  conception  est  devenue  d'un  usage  courant  en 
psychologie,  et  si  l'on  a  pu  discuter  sur  l'interprétation  (ju'il 
convient  de  donner  à  cette  expression  de  «  phénomènes  psycho- 
logiques inconscients  »  les  uns  tenant  pour  l'inconscience  absolue, 
les  autres  pour  l'inconscience  relative  ou  subconscience,  on  a 
du  moins  été  d'accord  sur  la  nécessité  d'admettre  de  tels  phéno- 
mènes pour  une  explication  satisfaisante  de  la  vie  mentale. 

Il  semble  que  la  question  ait  fait  un  pas  décisif  depuis  qu'elle  a 
pu  être  portée  sur  le  terrain  de  l'expérimentation  par  l'étude  de 
certains  faits  plus  ou  moins  anormaux  ou  pathologiques  qui  ont 
permis  de  rendre  en  quelque  sorte  visible  tout  ce  fourmillement 
intérieur  de  phénomènes  jusque-là  profondément  caché  à  nos 
regards. 

TOME  LXIV.  —  AOUT  1907.  8 


114  KEVUK    PHILOSOPHIQUE 

On  a  pu,  en  effet,  prouver  expérimentalement  qu'à  côté  et 
au-dessous  des  sensations,  perceptions,  idées,  jugements,  raison- 
nements, dont  nous  avons  conscience,  existent  ou  peuvent  exister 
d'autres  sensations,  perceptions,  idées,  jugements,  raisonne- 
ments, etc.,  dont  nous  n'avons  pas  conscience;  et  môme  que  ces 
derniers  peuvent  se  coordonner  entre  eux  et  s'organiser  d'une  façon 
suffisamment  systématique  pour  constituer  comme  une  seconde 
personnalité  plus  ou  moins  distincte  et  indépendante  de  la  person- 
nalité principale. 

Si  nous  donnons  le  nom  général  de  «  cryptopsychie  «  à  cette 
sorte  de  latence  des  phénomènes  psychologiques,  nous  pouvons, 
au  moins  pour  la  commodité  de  notre  étude  et  sans  rien  préjuger 
sur  le  fond  des  choses,  distinguer  deux  formes  ou  deux  degrés 
dans  la  cryptopsychie  ainsi  comprise,  premièrement  une  crypto- 
psijchie  élémentaire^  fragmentaire,  consistant  en  phénomènes  isolés, 
épars,  et  une  cniplopsycJiie  synthétique,  organisée,  consistant  en 
phénomènes  plus  ou  moins  étroitement  rapprochés  et  liés  de 
façon  à  revêtir  l'apparence  d'une  personnalité  secondaire. 

I 

Dans  le  premier  genre  de  cryptopsychie,  le  cas  le  plus  fréquent 
est  celui  de?,  sensations  inconscientes. 

On  sait  combien  sont  fréquentes  les  anesthésies  chez  les  hysté- 
riques :  mais  ces  anesthésies  sont-elles  réelles  ou  apparentes?  En 
d'autres  termes,  lorsqu'on  touche,  pince,  pique,  brûle,  etc.,  une 
partie  du  corps  chez  un  hystérique  qui  semble  ne  rien  ressentir, 
faut-il  comprendre  que  les  diverses  excitations  que  l'on  pratique 
ainsi  sur  lui  ne  sont  suivies  d'aucune  sensation,  ou  bien  est-il 
permis  de  supposer  qu'elles  déterminent  en  effet  des  sensations, 
mais  que  ces  sensations  sont  simplement  inconscientes? 

Pour  résoudre  ce  problème,  il  faudrait  avoir  quelque  moyen  de 
rendre  manifestes  ces  sensations  qui  échappent  à  la  conscience  du 
sujet. 

Nous  allons  donc  passer  en  revue,  avant  d'aller  plus  loin  dans 
l'étude  des  ditïérentes  sortes  de  phénomènes  cryptopsychiques, 
les  procédés  qui  permettent  de  révéler  (dans  un  sens  analogue  à 
celui  où   les   photographes   emploient    ce   terme)    les   sensations 


BOIRAC     —    lA   CIlYr'TOI'SYCIIIE  H.'i 

inconscientes  et  môme,  en  général,  tous  les  faits  psycholof^icraes 
inconscients. 

Un  [>remier  procédé  est  le  somnambulisme  subséquent.  Il  consiste 
à  mettre  le  sujet  apparemment  insensible  en  somnambulisme  et  à 
l'interroger  sur  ce  qu'il  a  ressenti  au  moment  môme  où  il  parais- 
sait ne  rien  sentir.  On  s'apen^oit  alors,  par  ses  réponses,  que  les 
sensations  se  sont  bien  produites,  mais  qu'elles  n'étaient  pas 
accompagnées  de  conscience,  du  moins  qu'elles  étaient  étrangères 
à  la  conscience  centrale  et  personnelle  du  sujet. 

Je  me  souviens  d'avoir  employé  pour  la  première  fois  ce  procédé 
vers  1S96  à  la  Salpètrière,  dans  le  service,  du  regretté  docteur 
A.  Voisin.  L'n  de  mes  anciens  élèves,  B.  L.,  aujourd'hui  docteur 
médecin  à  Paris,  alors  interne  dans  ce  service,  me  parla  d'une  de 
ses  malades,  S.,  hystérique,  atteinte  d'anesthésie  cutanée  sur  toute 
la  superficie  du  corps.  S.  s'était  fait  à  son  insu  des  brûlures  très 
étendues  pour  lesquelles  on  avait  dû  d'abord  la  soigner,  et  c'est 
môme  là  ce  qui  avait  donné  l'idée  d'explorer  sa  sensibilité  :  on 
s'était  alors  aperçu  qu'elle  était  complètement  insensible.  On  avait 
en  vain  essayé  de  restaurer  chez  elle  la  sensibilité  par  des  sugges- 
tions appropriées  faites  en  état  d'hypnose  :  endormie  ou  éveillée, 
kS.  restait  anesthésique  totale.  .Je  venais  de  relire  à  ce  moment  les 
remanjuables  travaux  de  M.  Pierre  Janet  sur  l'automatisme  psycho- 
logique, et  je  me  demandai  si  véritablement  cette  anesthésie  hysté- 
rique ne  recouvrait  pas,  comme  celles  dont  il  est  question  dans  son 
livre',  une  sensibilité  inconsciente. 

S.,  mise  en  somnambulisme,  fut  prévenue  qu'à  son  réveil  des 
piqûres  seraient  pratiquées  sur  diverses  parties  de  son  corps  et 
quelle  devrait  s'en  souvenir  et  les  indiquer  exactement  dans  un 
second  somnambulisme.  Une  fois  éveillée,  S.  parut  ne  pas  se 
rappeler  la  suggestion  :  pendant  que  son  attention  était  distraite 
par  une  conversation  avec  l'un  des  assistants,  on  fit  sur  dilTérentes 
parties  de  son  corps  cachées  à  sa  vue  un  certain  nombre  de 
piqûres.  Une  fois  remise  en  somnambulisme,  S.  indiqua  avec  une 
excatitude  parfaite  les  points  de  son  corps  où  ces  piqûres  avaient 
été  faites  et  l'ordre  même  dans  lequel  elles  s'étaient  succédé.  Il 
eût  été  intéressant  de  reprendre  cette  expérience   sans  la  faire 

1.  L'automatisme  psychologique,  W  partie,  ch.  ii  :  Les  aneslhésies  (F.  Alcan). 


il6  KEVUE    PHILOSOPHIQUE 

précéder  d'aucun  avertissement  ou  suggestion  et  en  variant, 
autant  que  possible,  les  circonstances.  D'une  manière  générale,  il 
conviendrait  de  s'assurer  si  tous  les  cas  d'anesthésie  hystérique, 
partielle  ou  totale,  ne  sont  pas  en  réalité  des  cas  de  sensibilité 
subconsciente. 

Un  second  procédé  est  celui  que  M.  Pierre  Janet  a  décrit  sous 
le  nom  de  suggestion  par  distraction  et  qu'il  paraît  avoir  le  premier 
employé.  Il  peut  servir  non  seulement  à  révéler  les  phénomènes 
subsconcients  qui  peuvent  exister  spontanément  chez  certains 
sujets,  mais  encore  à  les  provoquer  expérimentalement. 

Il  consiste  à  profiter  d'un  moment  de  distraction  du  sujet  pour 
lui  faire  telle  ou  telle  suggestion,  laquelle  est  ensuite  réalisée  par 
lui  sans  qu'il  ait  conscience  de  le  faire,  bien  qu'il  soit  en  état  de 
veille  et  que  ses  actes  semblent  impliquer  un  exercice  plus  ou 
moins  compliqué  de  ses  facultés  mentales.  Ainsi,  dit  M.  Pierre  Janet, 
«  L.,  avec  cette  distraction  facile,  qui  est  le  propre  des  hystériques, 
écoutera  les  autres  personnes  qui  lui  parlent,  mais  ne  m 'écoutera 
plus  et  ne  m'entendra  pas  même,  si  je  lui  commande  à  ce  moment 
quelque  chose.  Cette  femme  ne  présente  pas,  comme  d'autres 
sujets,  une  véritable  suggestibilité  à  l'état  de  veille.  Si  je  m'adresse 
directement  à  elle  et  lui  commande  un  mouvement,  elle  s'étonne, 
discute  et  n'obéit  pas.  Mais  quand  elle  parle  à  d'autres  personnes, 
je  puis  réussir  à  parler  bas  derrière  elle  sans  qu'elle  se  retourne. 
Elle  ne  m'entend  plus,  et  c'est  alors  qu'elle  exécute  bien  les  com- 
mandements sans  le  savon'.  Je  lui  dis  tout  bas  de  tirer  sa  montre 
et  les  mains  le  font  tout  doucement  :  je  la  fais  marcher,  je  lui  fais 
mettre  ses  gants  et  les  retirer,  '  etc.  » 

L'anesthésie,  chez  certains  sujets,  donne  lieu  à  des  phénomènes 
du  môme  genre.  «  Je  mets  dans  la  main  gauche  de  L.  (le  côté  gauche 
est  complètement  anesthésique)  une  paire  de  ciseaux  et  je  cache 
cette  main  par  un  écran.  L.,  que  j'interroge,  ne  peut  absolu- 
ment pas  me  dire  ce  qu'elle  a  dans  la  main  gauche,  et  cependant  les 
doigts  de  la  main  gauche  sont  entrés  d'eux-mêmes  dans  les  anneaux 
des  ciseaux  qu'ils  ouvrent  et  ferment  alternativement.  Je  mets  de 
même  un  lorgnon  dans  la  main  gauche  ;  cette  main  ouvre  le  lorgnon 
et  se  soulève  pour  le  porter  jusqu'au  nez,  mais,  à  mi-chemin,  il 

1.  Pierre  JaneL,  Vautomaiisme  psychologif/ue,  W  partie,  cli.  i,  p.  238. 


BOIRAC-    —    lA    CRYPTOPSYCIIIK  U7 

entre  clans  le  champ  visuel  de  !..  «jui  le  voit  alors  et  reste  stu- 
péfaite. «  Tiens,  dit-elle,  c'est  un  lorgnon  que  j'avais  dans  la  ir.ain 
gauche.  »  Uni,  j).  io3.; 

Un  troisième  procédé,  (|iii  se  rattache  au  précédent,  et  que 
M.  Pierre  Janet  a  également  employé  d'une  façon  systématique 
dans  presques  toutes  ses  recherches  de  cryptopsychie,  est  X'icrilure 
automatique.  Les  spiriles  semblent  s'en  être  servis  les  premiers, 
dans  un  tout  autre  but,  cela  va  sans  dire,  mais  on  peut  parfaite- 
ment l'isoler  de  toute  pratique  et  de  toute  croyance  spirites. 

Pris  en  lui-même,  le  phénomène  de  l'écriture  automatique  con- 
siste simplement  en  ceci  qu'  «  une  personne  en  causant,  en  chan- 
tant écrit  sans  regarder  son  papier  des  phrases  suivies  et  même  des 
pages  entières,  sans  avoir  conscience  de  ce  qu'elle  écrit.  A  mes 
yeux,  dit  Taine,  à  qui  nous  empruntons  cette  description,  sa  sin- 
cérité est  parfaite,  car  elle  déclare  qu'au  bout  de  sa  page,  elle  n'a 
aucune  idée  de  ce  qu'elle  a  tracé  sur  le  papier.  Quand  elle  le  lit 
elle  en  est  étonnée,  parfois  alarmée  '.  » 

Pour  provoquer  expérimentalement  ce  phénomène,  on  peut  avoir 
recours  soit  à  ia  suggestion  par  distraction  dont  nous  venons  de 
parler,  soit  à  la  suggestion  en  état  de  somnambulisme  antécédent. 

Voici  un  exemple  du  premier  dispositif.  «  Je  lui  prends  (à  L.)  la 
main  gauche  qui  est  anesthésique,  elle  ne  s'en  aperçoit  pasetcause 
avec  d'autres  personnes...  Je  lui  mets  un  crayon  dans  la  main  droite 
et  la  main  serre  le  crayon,  mais  au  lieu  de  lui  diriger  la  main  et  de 
lui  faire  tracer  une  lettre  quelle  répétera  indéfiniment,  je  pose  une 
question  :  «  Quel  Age  avez-vous?  Dans  quelle  ville  sommes-nous  ici?  » 
et  voici  la  main  qui  s'agite  et  écrit  la  réponse  sur  le  papier,  sans 
que  pendant  ce  temps  L.  se  soit  arrêtée  de  parler  d'autre  chose  ^  >» 

Voici  un  exemple  du  second  dispositif,  d'après  le  même  auteur  : 
«  Les  suggestions  sont  faites  pendant  le  sommeil  hypnotique  bien 
constaté;  puis  le  sujet  est  complètement  réveillé,  les  signes  et 
l'exécution  ont  lieu  pendant  la  veille.  Quand  j'aurai  frappé  dans 
une  main,  lui  dis-je  (au  sujet  L...),  vous  prendrez  sur  la  table  un 
crayon  et  du  papier  et  vous  écrirez  le  mot  «  Bonjour  ».  Au  signe 
donné,  le  mot  est  écrit  rapidement,  mais  dune  écriture  lisible.  L. 
ne  s'était  pas  aperçue  de  ce  qu'elle  faisait;  mais  ce  n'était  là  que  du 

1.  Taine,  De  l'intelligence,  Préface,  I,  16. 

2.  Pierre  Janet,  L'automatisme  psycholof/ique,  ibid.,  p.  266. 


118  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

pur  automalisme  qui  ne  manifestait  pas  grande  intelligence. 
«  Vous  allez  multiplier  par  écrit  739  par  42.  »  La  main  droite  écrit 
régulièrement  les  chilï'res,  fait  l'opération  et  ne  s'arrête  que  lorsque 
tout  est  fini.  Pendant  ce  temps,  L.,  bien  éveillée,  me  racontait 
l'emploi  de  sa  matinée  et  ne  s'était  pas  arrêtée  une  fois  de  parler 
pendant  que  sa  main  droite  calculait  correctement'.  « 

Mais  il  n'est  pas  nécessaire  de  poser  la  question  au  sujet  pendant 
le  somnambulisme  et  de  le  réveiller  ensuite  pour  qu'il  écrive  la 
réponse  sans  le  savoir.  Il  suffît,  d'après  le  même  auteur,  de  lui  sug- 
gérer une  fois  pour  toutes  pendant  le  sommeil  de  répondre  par 
écrit  aux  questions  de  l'opérateur,  pour  que,  une  fois  réveillé,  il  le 
fasse  toujours  et  de  la  même  manière  automatique.  L'écriture 
automatique  se  trouve  alors  combinée  avec  la  suggestion  par  dis- 
traction, comme  on  peut  s'en  rendre  compte  par  la  description 
suivante.  «  A  ce  moment,  L.,  quoique  éveillée  mais  suggestionnée, 
comme  il  vient  d'être  dit,  dans  un  précédent  sommeil,  semblait  ne 
plus  me  voir  ni  m'entendre  consciemment;  elle  ne  me  regardait 
pas  et  parlait  à  tout  le  monde,  mais  non  à  moi;  si  je  lui  adressais 
une  question  (suggestion  par  distraction),  elle  me  répondait  par 
écrit  et  sans  interrompre  ce  qu'elle  disait  à  d'autres.  -  » 

On  peut  d'ailleurs  remplacer  l'écriture  par  d'autres  signes.  Ainsi 
M.  P.  Janet  suggère  à  son  sujet  L.  de  répondre  à  ses  questions  en 
serrant  la  main  pour  dire  «  oui  »,  et  en  la  secouant  pour  dire  «  non  ». 
11  lui  prend  la  main  gauche  qui  est  anestliésique  ;  elle  ne  s'en  aperçoit 
pas  et  cause  avec  d'autres  personnes.  Puis  il  cause  aussi  avec  elle 
mais  sans  qu'elle  paraisse  l'entendre  ;  sa  main  seule  l'entend,  et 
lui  répond  par  de  petits  mouvements  très  nets  et  bien  adaptés  aux 
questions  ^. 

De  même,  M.  Flournoy  communique  avec  l'une  des  personnalités 
subsconcientes  de  Mlle  Hélène  Smith  (celle  qui  se  donne  le  nom  de 
Léopold)  par  l'intermédiaire  des  mouvements  d'un  doigt  qui  épelle 
les  lettres,  tandis  qu'une  autre  de  ces  personnalités  (celle  qui  se 
donne  le  nom  de  Marie-Antoinette)  se  sert  des  organes  vocaux  du 
médium.  Il  va  sans  dire  que  la  plume  ou  le  crayon  peuvent  être 


1.  Uaiilomatisme,  p.  262-263. 

2.  Ibid.,  p.  2fi4. 

3.  Ibid.,  p.  243. 

4.  Des  billes  à  la  planète  Mars,  p.  9G-13.2 


BOIRAC.    —    lA    CUYPTOI'SYCIIIK  Hî) 

remplacés  par  loul  autre  moyen  de  eomiuiiiiicalioti  (table,    |ilan- 
clielle.  etc.). 

Enfin  un  quatrième  procédé  de  révélation  <les  laits  est  la  (ision 
dan'i  tr  rrislal  ou,  comme  disent  les  Anglais,  le  m/stal-fjazinf/. 
Voici  en  quoi  il  consiste.  Une  personne  se  place  devant  une  boule 
de  verre  placée  autant  que  possible  sur  un  fond  noir  et  elle  regarde 
fixement.  \n  bout  d'un  certain  temps,  elle  voit  apparaître  des 
images  qui  souvent  se  succèdent  avec  une  certaine  rapidité.  — 
On  peut  étudier  ce  phénomène  à  divers  points  de  vue  et  par 
exemj)le  dans  ses  rapports  avec  la  lucidité  ou  la  clairvoyance, 
comme  le  faisaient  les  anciens  magnétiseurs;  maison  peut  aussi, 
s'en  servir  comme  moyen  de  révéler  des  états  psychologiques  sub- 
conscients, principalement  des  souvenirs,  des  rêves,  etc.  En  voici  un 
exemple  que  j'emprunte  à  M.  Pierre  Janet,  auquel  il  faut  toujours 
revenir  (juand  il  s'agit  de  cryptopsychie  : 

«  Un  malade,  un  somnambule  se  lève  la  nuit  de  son  lit,  fait  toutes 
sortes  de  sottises  et  en  particulier  écrit  une  lettre  menaçante  à  une 
personne,  etc.  La  lettre  lui  est  prise,  on  me  donne  ce  document  à 
l'insu  du  malade.  D'ailleurs  le  malade  à  son  réveil  ne  se  rappelait 
plus  rien.  Ce  ne  fut  que  quelques  jours  plus  tard  que  j'eus  l'occa- 
sion de  répéter  sur  lui  l'expérience  de  la  boule  de  verre.  Comme  il 
prétendait  voir  des  lettres  écrites  :  «  Vous  allez,  lui  dis-je,  prendre  une 
plume  et  du  papier  et  copier  ce  que  vous  voyez  dans  le  miroir  ».  Il 
copia  mot  à  mot,  en  passant  seulement  des  mots  qu'il  ne  pouvait 
pas  lire.  Il  avait  l'air  de  copier  des  phrases  sans  les  comprendrele 
moins  du  monde,  et  il  le  disait  d'ailleurs.  Or  le  résultat  fut  qu'il 
écrivit  exactement,  en  paraissant  copier,  la  lettre  qu'il  avait  déjà 
écrite  pendant  l'accès  de  somnambulisme  nocturne  et  que  j'avais 
en  ma  possession  '.  » 

La  vision  dans  le  miroir  peut  même  servir  à  révéler  des  sensations 
subconscientes.  ■(  On  prend  l'index  du  malade  (anesthésique),  et  on 
lui  demande  ce  qu'on  lui  fait.  Il  répond  qu'il  n'en  sait  rien.  Mais  si 
on  le  met  en  présence  de  la  boule,  il  voit  la  main  qui  pince  son 
index  et  il  sait  alors  ce  qu'on  lui  fait.  Si  vous  détournez  ses  regards 
et  que  vous  déplaciez  ses  doigts,  il  ne  le  sent  pas:  mais  dans  la 
boule  il  verra  la  position  que  vous  avez  donnée  à  ses  doigts- .» 

1.  Pierre  Janet,  Névroses  et  idées  fixes,  t.  I,  p.  417  (F.  .\lcan). 

2.  IhicL,  p.  418. 


■120  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Tels  sont  les  principaux  moyens  dont  la  psychologie  expérimen- 
tale dispose  pour  révéler  tous  ces  étranges  phénomènes  que  la 
conscience  n'atteint  pas,  bien  qu'ils  soient  évidemment  de  même 
nature  que  ceux  qui  se  déroulent  dans  son  sein. 

Nous  venons  de  voir  comment  ils  permettent  de  prouver  l'exis- 
tence de  sensations  inconscientes  ou  subconscientes;  mais  bien 
d'autres  faits  plus  complexes  et  appartenant  à  des  ordres  plus 
élevés  peuvent  être  manifestés  de  la  même  manière. 

Et  tout  d'abord  des  perceptions,  c'est-à-dire  des  combinaisons  de 
sensations,  de  souvenirs  et  de  jugements  étroitement  associés  entre 
eux  et  consolidés  en  un  acte  d'apparence  indivisible,  avec  rapport 
à  un  objet  extérieur  déterminé.  Nous  en  avons  un  exemple  dans  le 
cas  de  Léonie,  qui  perçoit  sans  doute  les  ciseaux  ou  le  lorgnon 
placés  dans  sa  main  anesthésique,  puisqu'elle  s'en  sert  correcte- 
ment, et  qui  cependant  n'en  reçoit  aucune  sensation  consciente. 

Viennent  ensuite  des  jugements  provoqués  sans  doute  par  des 
sensations,  mais  cependant  distincts  des  perceptions,  en  ce  qu'ils 
portent  moins  sur  des  objets  que  sur  des  rapports,  de  ressemblance, 
de  différence,  de  nombre,  etc.  J'emprunte  les  exemples  suivants  à 
M.  Pierre  Janet  :  «  Quand  je  dirai  deux  lettres  pareilles  l'une  après 
l'autre,  vous  resterez  toute  raide.  »  Après  le  réveil,  je  murmure  les 
lettres  «  a...c...d...e...a...a...  ».  L.  demeure  immobile  et  entière- 
rement  contracturée  ;  c'est  là  un  jugement  de  ressemblance  incon- 
scient. Voici  des  jugements  de  différence  :  «  Vous  vous  endormirez 
quand  je  dirai  un  nombre  impair  ;  ou  bien  vos  mains  se  mettront 
à  tourner  l'une  sur  l'autre  quand  je  prononcerai  un  nom  de  femme.  » 
Le  résultat  est  le  même  :  tant  que  je  murmure  des  nombres  pairs 
ou  des  noms  d'homme,  rien  n'arrive;  la  suggestion  est  exécutée 
quand  je  donne  le  signe  :  L...  a  donc  inconsciemment  écouté, 
comparé  et  apprécié  ces  différences  '.  » 

Des  suites  plus  ou  moins  longues  de  jugements,  des  raisonne- 
ment^, peuvent  de  même  se  produire  en  dehors  de  la  conscience. 
«  Quand  la  somme  des  nombres  que  je  vais  prononcer  fera  10,  vos 
mains  enverront  des  baisers.  »  Elle  est  réveillée,  et  loin  d'elle, 
pendant  qu'elle  cause  avec  d'autres  personnes  qui  la  distraient  le 
plus  possible,  je  murmure  2.. .3...!.. .4  et  le  mouvement  est  fait. 

l.  L'automatisme  psychologique,  II"  partie,  ch.  i,  p.  262. 


BOIRAC    —    lA    CRYPTOI'SYCIIIK  \'2\ 

Puis  j'essaie  des  nombres  |)Ius  compliqués  ou  d'autres  opc-ralions 
(quand  les  nombres  que  je  vais  prononcer  2  par  2,  soustraits  l'un 
de  l'autre,  donneront  comme  reste  (i,  vous  ferez  tel  geste),  oix  des 
midliplicationsou  même  des  divisions  très  simj>les.  «  Le  tout  s'exé- 
cute presque  sans  erreur  '.  »  Autre  expérience  obtenue  par  le  pro- 
cédé de  l'écriture  automaliijue.  «  Vous  allez  multiplier  par  écrit 
7.'{9  par  i^l.  »  —  La  main  droite  écrit  régulièrement  les  cliidres, 
fait  l'opération  et  ne  s'arrête  que  lorsque  tout  est  fini.  Pendant 
tout  ce  temps,  I^.,  bien  éveillée,  me  racontait  l'emploi  de  sa  journée 
et  ne  s'était  pas  arrêtée  une  fois  de  parler  pendant  que  sa  main 
droite  calculait  correctement  -.  » 

Pareillement  enfin  des  actes  de  combinaison  mentale,  (Vimci'ji- 
natiou,  peuvent  se  produire  en  dehors  de  toute  conscience  person- 
nelle. M.  P.  Janet  suggère  à  son  sujet  L.,  en  état  de  somnambu- 
lisme, qu'à  un  signal  donné,  une  fois  réveillée,  elle  écrira  une 
lettre  quelconque.  «  Voici  ce  qu'elle  écrivit  sans  le  savoir,  une  fois 
réveillée  :  «  Madame,  je  ne  puis  venir  dimanche,  comme  il  était 
entendu  :  je  vous  prie  de  m'excuser.  Je  me  ferais  un  plaisir  de 
venir  avec  vous,  mais  je  ne  puis  accepter  pour  ce  jour.  Votre 
amie,  Lucie.  —  P.  S.  Bien  des  choses  aux  enfants,  s.  v.  p.  »  Cette 
lettre  automatique,  remarque  l'auteur,  est  correcte  et  indique  une 
certaine  réllexion.  Lucie  parlait  de  toute  autre  chose  et  répondait  à 
plusieurs  personnes  pendant  qu'elle  l'écrivait.  D'ailleurs  elle  ne 
comprit  rien  à  cette  lettre  quand  je  la  lui  montrai  et  soutint  que 
j'avais  copié  sa  signature  -K  » 

Dans  les  séances  de  spiritisme  on  voit  ainsi  des  médiums 
obtenir,  soit  par  le  moyen  de  la  table,  soit  par  l'écriture  automa- 
tiques, soit  de  toute  autre  façon,  des  communications  souvent  fort 
compliquées  qui  présentent  le  caractère  tantôt  de  dissertations 
philosophi([ues  ou  scientifiques,  tantôt  de  romans,  de  poèmes, 
d'œuvres  d'art,  et  qui,  par  conséquent,  impliquent  d'innombrables 
opérations  de  raisonnement  et  d'imagination,  auxquelles  cependant 
la  conscience  de  ces  médiums  est  absolument  étrangère;  et  c'est 
môme  pour  cela  qu'ils  sont  invinciblement  portés  à  les  attribuer  à 
des  intelligences  distinctes   de  la  leur,  à  ce  qu'ils  appellent  des 

1.  Loco  cUutu,  p.  262. 

2.  Ibid.,  p.  263. 

3.  Ibid.,  p.  263. 


122  KEVUE   PHILOSOPHIQUE 

esp7-its.  On  en  trouvera  de  très  beaux  exemples  dans  le  livre  de 
Flournoy,  des  Indes  à  la  Planète  Mars,  en  particulier  celui  de  la 
création  insconsciente  d'un  langage  (le  langage  martien)  avec 
vocabulaire,  grammaire,  écriture,  etc. 

Il  va  sans  dire  que  la  mémoire,  qui  est  déjà  normalement  incons- 
ciente chez  tout  le  monde  dans  une  de  ses  fonctions  (la  conser- 
vation des  souvenirs),  fournit  aussi  une  ample  moisson  de  faits 
cryptopsychiques. 

Le  procédé  de  la  boule  de  verre  peut  servir  à  les  manifester 
expérimentalement.  Une  jeune  fille  raconte  qu'en  regardant  un 
miroir,  elle  était  obsédée  par  une  image  toujours  la  même  :  c'était 
une  maison  avec  de  grands  murs  noirs,  sombres,  tristes,  sur 
lesquels  brillait  une  touffe  merveilleuse  de  jasmin  blanc.  Jamais, 
croyait-elle,  elle  n'avait  vu  une  maison  pareille  dans  la  ville  oîi 
elle  était  depuis  longtemps.  Or,  après  une  enquête  minutieuse  de 
la  Société  des  recherches  psychologiques  de  Londres,  il  fut  démontré 
qu'il  y  avait  en  effet  à  Londres  une  maison  qui  avait  tout  à  fait  cet 
aspect,  et  que  la  personne  en  question  l'avait  vue.  —  Elle  avait 
passé  à  côté  en  pensant  à  autre  chose,  mais  elle  l'avait  vue.  — 
Une  autre  personne,  mise  en  présence  de  la  boule  de  verre,  y  voit 
apparaître  un  numéro.  C'est  un  numéro  quelconque  qui  apparaît 
subitement.  «  Ce  numéro,  je  ne  l'ai  jamais  vu,  dira  cette  personne. 
Pourquoi  est-ce  au  3244  que  j'ai  affaire  plutôt  qu'à  un  autre?  »  Or, 
il  fut  démontré  que  dans  la  journée  la  personne  avait  changé  un 
billet  de  banque  et  que  ce  numéro  était  celui  du  billet.  —  Une 
troisième  personne  un  peu  mystique  voit  apparaître  dans  la 
boule  de  verre  un  article  de  journal.  Elle  trouve  cela  bizarre,  mais 
elle  cherche  à  lire,  y  parvient  :  c'est  l'annonce  de  la  mort  d'une 
personne  de  ses  amis.  Elle  raconte  ce  fait  :  les  personnes  présentes 
sont  stupéfaites.  Mais  voici  qu'on  trouve  dans  la  maison  un  numéro 
du  journal  accroché  devant  la  cheminée  comme  paravent.  Or,  sur 
le  côté  visible  s'étalait  en  toutes  lettres  l'article  en  question  avec 
les  mêmes  caractères,  la  même  forme  qu'il  avait  revêtue  dans  le 
cristal  '.  —  C'est  un  cas  de  même  genre  que  nous  avons  déjà  rap- 
porté à  propos  du  somnambule  qui  copie  dans  le  miroir  la  lettre 
écrite  par  lui  dans  un  précédent  état  de  somnambulisme  et  dont 
il  n'a  gardé  aucun  souvenir  conscient. 

\.  Pierre  Janet,  Névroses  et  idées  fixes,  I,  p.  4n-il8. 


BOIRAC    —    l-A    CUYPTOI'SYCIIIK  1-3 

Ainsi,  tous  h^s  pliénomrnes  inlellectucls  sont  susceptibles  de 
revêtir  la  l'orme  cryplopsychique. 

Il  en  est  de  môme  des  phénomènes  d'activité  musculaire,  des 
actions  proprement  dites.  La  méthode  des  «  suggestions  par  dis- 
traction »  permet  de  s'en  rendre  compte.  Ainsi  on  commande  à  un 
sujet  de  l'aire  un  pied  de  nez  et  ses  mains  se  placent  au  bout  de 
son  nez.  Interrogé  sur  ce  qu'il  l'ait,  il  répond  qu'il  ne  fait  rien  et 
continue  à  causer  pendant  longtemps  sans  se  douter  que  ses 
mains  s'agitent  au  bout  de  son  nez.  On  le  fait  marcher  au  travers 
de  la  chambre,  il  continue  à  parler  et  croit  être  assis'. 

Pourrait-on  de  même  provoquer  ou  observer  des  actes  de  volonté 
proprement  dite,  des  résolutions  ou  décisions  subconscientes?  Le 
cas  serait  intéressant  à  étudier  :  nous  ne  savons  s'il  a  encore  été 
constaté. 

Enfin  les  émotions  peuvent  également  passer  de  la  conscience 
dans  la  subconscience,  mais  comme  toute  émotion  se  rallache 
d'ordinaire  à  une  idée,  il  est  assez  difficile  de  savoir  si  la  persis- 
tance latente  de  l'émotion  n'est  pas  une  simple  conséquence  de  la 
persistance  latente  de  l'idée  qu'elle  acccompagne.  11  faudrait,  pour 
dissocier  les  deux  phénomènes,  des  expériences  qui,  croyons-nous, 
n'ont  pas  encore  été  faites.  Les  travaux  de  Lange  et  de  William 
James  pourraient  y  trouver  une  intéressante  vérification.  Dans 
l'état  actuel  de  nos  recherches,  la  question  des  émotions  subcons- 
cientes n'est  qu'une  autre  face  de  celle  des  idées  fixes  subconscientes. 
Selon  le  D'  Pierre  Janef-,  ces  idées  fixes,  tout  à  fait  analogues  à 
des  suggestions  hypnotiques  (et  par  conséquent  subconscientes, 
comme  elles),  prennent  leur  origine  dans  une  émotion,  dans  un 
incident  quelconque  qui  a  un  moment  frappe  l'esprit  de  la  malade. 
L'émotion .  en  eifet ,  est  un  facteur  puissant  de  distraction  , 
d'anesthésie,  d'amnésie,  en  un  mot  d'inconscience.  «  Elle  semble 
avoir,  dit  l'auteur  que  nous  venons  de  citer  \  au  moins  dans  cer- 
tains cas,  un  rôle  inverse  de  celui  qui  a  été  attribué  à  la  volonté 
et  à  l'attention.  Ce  qui  caractérise  ces  deux  fonctions,  c'est  une 
activité  de  synthèse,  une  construction  de  systèmes  plus  complexes 
édifiés  avec  les  éléments  de  la  pensée,  les  sensations  et  les  images; 

I.  Pierre  .lanel,  L'aulomalisme  psychologique.  II'  partie,  cli.  i,  p.  239. 
1.  iiévroses  et  idées  fixes,  t.  I,  p.  66. 
3.  Ibid.,  p.  475. 


124  liEVUE    PHILOSOPHIQUE 

cessystèmes  forment  les  résolutions,  les  perceptions  etlesjugements, 
la  mémoire  et  la  conscience  personnelle.  L'émotion,  au  contraire, 
semble  douée  d'un   pouvoir  de  dissociation,  d'analyse.  Sauf  dans 
des  cas  extrêmes,  elle  ne  détruit  pas  réellement  les  éléments  de  la 
pensée;  elle  les  laisse  subsister,  mais  désagrégés,  isolés  les  uns 
des  autres,  à  un  point  tel  quelquefois  que  leurs  fonctions  sont  à 
peu  près  suspendues  ;  et  c'est  dans  cet  état  de  désagrégation  et 
d'isolement,   pourrait-on  dire,  qu'ils  deviennent  en  quelque  sorte 
extérieurs  à  la  conscience  personnelle  du  sujet.  Il  en  résulte  que 
dans  presque  toutes  les  observations  d'idées  fixes,  on  retrouve,  en 
cherchant  bien  à  l'origine  quelque  émotion  violente  qui  d'une  part 
a  contribué  à  fixer  l'idée  tout  en  la  soustrayant  à  la  conscience  et 
qui  d'autre  part  entretient  un  trouble  plus  ou  moins  profond  dans 
toutes  les  fonctions  intellectuelles  ou  môme  vitales  et  tend  à  repa- 
raître sans  cesse  à  la  moindre  occasion,  le  plus  souvent  sans  que 
l'idée  reparaisse  en  même  temps.  Ainsi  une  malade,  Gu.,  parmi 
d'autres  symptômes  d'hystérie,  présente  des  attaques  violentes  qui 
surviennent  en  apparence  sans  cause;  en  outre,  elle  a  une  horreur 
singulière  pour  la  couleur  rouge.  Or,  en  état  de  somnambulisme, 
cette  malade    explique  fort  bien   comment  son  attaque  est  pro- 
voquée par  la  reproduction  d'une  ancienne  émotion  qui  date  de 
plusieurs  années  :  elle  a  vu  le  cadavre  de  son  père  au  moment  où 
l'on  fermait  la  bière,  et  à  chaque  attaque  elle  contemple  de  nouveau 
ce  spectacle  cruel;  elle  explique  aussi  son  horreur  du  rouge  par  le 
souvenir  des  fleurs  qui  étaient  sur  le  cercueil  *. 


II 

Tous  les  faits  que  nous  venons  de  passer  en  revue  appartiennent 
à  ce  que  nous  avons  appelé  la  cryptopsijchie  élémentaire  ou  frag- 
mentaire, c'est-à-dire  qu'ils  constituent  des  sortes  d'îlots  plus  ou 
moins  étendus  sous-jacents  à  la  série  continue  des  phénomènes 
conscients  dont  se  compose  la  personnalité  apparente  et  habituelle  ; 
mais  il  peut  arriver  aussi,  sous  l'influence  de  circonstances  encore 

1.  D'  Pierre  Janel,  Névroses  el  idées  fixes.  Voir  également,  p.  241,  les  cas  de 
contracture  émotionnelle  observés  chez  divers  hystériques.  •  La  contracture 
persiste  parce  que  l'émotion  persiste,  entraînant  toujours  avec  elle  les  mêmes 
conséquences  psychologi(iues  et  physiulogiques  :  c'est  en  quelque  sorte  une 
émotion  figée.  » 


BOIRAC-    —    lA    CRYPTOPSYCMIR  [ÛlJ 

mal  définies,  que  des  faits  de  ce  genre,  au  lieu  de  rester  intermittents 
et  épars,  se  soudent  entre  eux  el  constituent  de  véritables  conti- 
nents, de  manière  à  présenter  l'apparence  de  personnalités  secon- 
daires plus  ou  moins  permanentes,  en  coexistence  avec  la  person- 
nalité principale.  Ils  appartiennent  alors  à  ce  que  nous  avons 
appelé  la  cryplopsi/chie  srjnlhètique  ou  organisée. 

Tout  d'abord  il  est  possible  de  provoquer  expérimentalement 
cette  transformation.  C'est  surtout  par  le  moyen  de  l'écriture  auto- 
matique qu'on  y  réussit.  Laissons  encore  ici  la  parole  au  D""  Pierre 
.lanet  '. 

«  Ayant  constaté,  non  sans  quelque  étonnement,  je  l'avoue, 
l'intelligence  secondaire  qui  se  manifestait  par  l'écriture  auto- 
matique de  Lucie,  j'eus  un  jour  avec  elle  la  conversation  suivante, 
pendant  que  son  moi  normal  causait  avec  une  autre  personne  : 
«  M'entendez-vous?  lui  dis-je.  —  (Elle  répond  par  écrit)  Non.  — 
Mais  pour  répondre  il  faut  entendre.  —  Oui,  absolument.  —  Alors, 
comment  faites-vous?  —  Je  ne  sais.  —  Il  faut  bien  qu'il  y  ait 
quelqu'un  qui  m'entende?—  Oui.  —  Oui  cela?  —  Autre  que  Lucie. 
—  Ah  bien!  une  autre  personne.  Voulez-vous  que  nous  lui  don- 
nions un  nom?  —  Non.  —  Si,  cela  sera  plus  commode.  —  Eh 
bien!  Adrienne.  — Alors,  Adrienne,  m'entendez-vous?  —  Oui.  « 

L'ne  fois  baptisé,  le  personnage  inconscient  est,  selon  M.  P. 
Janet,  plus  déterminé  et  plus  net,  il  montre  mieux  ses  caractères 
psychologiques.  11  nous  fait  voir  qu'il  a  surtout  connaissance  de 
ces  sensations  négligées  par  le  personnage  primaire  ou  principal  : 
c'est  lui  qui  dit  qu'on  pince  le  bras  ou  qu'on  touche  le  petit 
doigt,  tandis  que  le  sujet  a  depuis  longtemps  perdu  toute  sensa- 
tion tactile,  etc.  —  Un  des  premiers  caractères  que  manifeste  ce 
<(  moi  secondaire  »,  c'est  une  préférence  marquée  pour  certaines 
personnes,  en  particulier  pour  l'expérimentateur.  Adrienne,  qui 
obéit  fort  bien  au  D""  Janet  et  qui  cause  volontiers  avec  lui,  ne  se 
donne  pas  la  peine  de  répondre  à  tout  le  monde.  Quand  les  phé- 
nomènes cryptopsychiques  sont  isolés,  ils  peuvent  être  provo- 
qués par  le  premier  venu;  mais  s'ils  sont  groupés  en  personnalité, 
ils  manifestent  des  préférences,  et  non  seulement  ils  n'obéissent  pas, 
mais  ils  résistent  à  l'étranger. 

Cette  personnalité   a  d'ordinaire  peu  de  volonté,  elle  obéit  aux 

1.  L'automatisme  psychologique,  II'  partie,  ch.  u,  p.  317. 


l!2(i  UEVUE    PHILOSOPHIQUE 

moindres  ordres,  bien  qu'elle  se  montre  parfois  très  indocile  et 
qu'elle  semble  môme  acquérir,  en  grandissant,  une  sorte  de  capa- 
cité de  résistance  et  de  spontanéité.  Le  D''  Pierre  Janet  rapporte  à 
ce  sujet  *  le  cas  très  curieux  d'une  lettre  écrite  spontanément  par 
le  personnage  secondaire  (Léontine)  pour  l'informer  de  l'état  de 
santé  du  personnage  principal  (Léonie)  et  de  la  précaution  prise 
par  le  premier  pour  empêcher  le  second  de  déchirer  les  papiers 
écrits  en  état  de  subconscience. 

11  est  môme  possible  de  provoquer  ainsi,  chez  le  même  sujet,  la 
formation  de  plusieurs  personnalités  latentes,  en  quelque  sorte, 
superposées;  et  c'est  ainsi  que  le  D'  Pierre  Janet  a  pu  faire  appa- 
raître chez  Léonie,  au-dessous  de  Léontine,  un  troisième  person- 
nage, Léonore^,  sensiblement  différent  des  deux  autres. 

La  cryptopsychie  organisée  n'est  pas  exclusivement  d'origine 
expérimentale.  On  en  trouve  des  exemples  spontanés  soit  dans 
certaines  maladies,  soit  dans  les  séances  de  spiritisme. 

Un  cas  extrêmement  intéressant  du  premier  genre  est  rapporté 
dans  Névroses  et  Idées  fixes".  Il  s'agit  d'un  malade,  entré  à  la  Salpô- 
trière  en  1891,  qui  présentait  tous  les  signes  de  la  possession  dia- 
bolique, telle  qu'elle  a  été  décrite  dans  les  épidémies  du  moyen 
âge.  Ce  malade,  dont  il  faut  lire  l'histoire  dans  le  livre  môme,  était 
nettement  dédoublé  en  deux  personnalités,  l'une  celle  du  malade 
lui-même,  l'autre  celle  du  diable  qui  parlait  par  sa  bouche  et  se 
répandait  en  injures  et  en  blasphèmes.  Vainement  le  D""  P.  Janet 
essaya  de  prendre  quelque  autorité  sur  lui;  par  aucun  procédé  il 
ne  put  réussir  à  le  suggestionner  ni  à  l'hypnotiser.  Cependant,  en 
profitant  de  la  distraction  du  malade,  il  put  lui  faire  saisir  un 
crayon  de  la  main  droite  et  écrire  quekiues  traits,  quelques  lettres 
automatiquement.  Se  plaçant  derrière  lui,  tandis  qu'il  délirait  et 
déclamait,  il  lui  commanda  tout  bas  quelques  mouvements  qui  ne 
s'exécutèrent  point;  mais  la  main  qui  tenait  le  crayon  se  mit  à 
écrire  :  «  Je  ne  veux  pas.  —  Et  pourquoi  ne  veux-tu  pas?  —  Parce 
que  je  suis  plus  fort  que  vous.  —  Oui  donc  es-tu?  —  Je  suis  le 
diable.  — Ah!  très  bien,  non  allons  pouvoir  causer.    »    En  efl'et, 


1.  Loco  cilalo,  p.  :!20. 

2.  Revue  philosophif/ue,  Les  actes    inconscients    et   la  mémoire    pendant  le 
somnambulisme,  lo'^  année,  XXV,  p.  273. 

3.  D'  Pierre  Janet,  loco  citalo,  I,  p.  377. 


BOIRAC.    —    l-V    CIIYPTOPSYCIIII-:  127 

cl(^sormais  mis  en  relation  par  l'écriture  avec  la  personnaliti';  sub- 
consciente, rexpérimentateiir  put  lui  faire  exécuter  un  très  j^rand 
nombre  d'actes,  contre  la  volonté  et  même  à  l'insu  du  patient. 
Final(MniMit  il  demanda  au  démon,  comme  dernière  preuve  de  sa 
puissance,  d'endormir  le  soi-disant  possédé  dans  un  fauteuil  et  de 
l'endoi-mir  complètement  sans  résistance  possible.  Il  obtint  ainsi 
le  somnambulisme  qu'il  avait  inutilement  essayé  de  produire  par 
hypuotisalion  directe,  et  en  profita  pour  faire  raconter  au  malade 
les  événements  qui  avaient  déterminé  sa  maladie  (remords  d'une 
faute  grave  commise  pendant  un  voyagi;)  et  pour  amener  sa  gué- 
rison. 

On  trouvera  des  exemples  sans  nombre  du  second  cas  dans  tous 
les  compte-rendus  des  séances  spirites.  Sans  doute  les  partisans 
convaincus  du  spiritisme  prétendront  que  les  personnalités  secon- 
daires qui  se  manifestent  chez  les  médiums  sont  en  réalité  des 
êtres  indépendants,  tout  à  fait  distincts  des  médiums  eux-mêmes  ; 
et  certaines  observations  faites  en  Amérique  avec  le  célèbre 
médium  madame  Piper  donnent  un  air  de  vraisemblance  à  leur 
assertions'.  Mais  on  conviendra  qu'il  est  anti-scientifique  d'avoir 
recours  à  l'hypothèse  des  esprits,  tant  qu'une  autre  hypothèse  plus 
simple  et  plus  conforme  à  Tensemble  de  nos  connaissances  permet 
de  rendre  compte  des  faits  observés.  Or  tel  est  bien  le  cas  pour  un 
très  grand  nombre  de  communications  médianimiques. 


III 

Maintenant  que  nous  avons  passé  en  revue  les  diiïérenles  formes 
de  cryptopsychie,  il  nous  reste  à  nous  demander  d'une  part  quels 
sont  les  phénomènes  dont  la  cryptopsychie  peut  nous  donner 
l'explication,  d'autre  part  comment  il  est  possible  de  l'expliquer 
elle-même. 

Chez  l'homme  normal,  nous  remarquons  une  cryptopsychie  élé- 
mentaire dans  les  phénomènes  de  distraction,  d'iiistinct,  d'Iiafji- 
tude  et  de  passion. 

Un  homme  préoccupé  chassera  une  mouche  de  son  front  sans  la 
sentir,    répondra  à   des  questions   qu'ils  n'a    pas  entendues,  ou, 

1.   Frédéric  Myers,  lluman  personalihj,  11,  chap.  ix,  parag.  054,  p.  237. 


128  KEVUE    PHILOSOPHIQUE 

comme  Biren,  duc  de  Gourlande,  qui  avait  Thabitude  de  porter  à  sa 
bouche  des  morceaux  de  parchemin,  détruira  un  important  traité 
de  commerce  sans  le  voir  '.  Oui  n'a  entendu  parler  des  exploits  de 
ces  personnages  qui,  lorsqu'ils  parlent  à  table,  versent  de  Feau  indé- 
finiment, jusqu'à  inonder  les  convives  ou  continuent  à  mettre  du 
sucre  dans  leur  tasse  jusqu'à  la  remplir-?  «  Les  actes  proprement 
volontaires,  dit  Janet^,  sont  rares,  et  beaucoup  de  nos  actions  sont 
en  partie,  sinon  complètement,  automatiques  »;  et  il  cite  les  mou- 
vements involontaires  si  souvent  décrits,  les  démangeaisons,  les 
mouvements  rythmés  par  la  musique  et  aussi  ces  mouvements 
subconscients,  plus  ou  moins  en  rapport  avec  nos  pensées  et  qui 
permettent  de  les  deviner  malgré  nous  dans  les  expériences  du 
pendule  enregistreur  et  de  «  Willing  game  ». 

Condillac  avait  déjà  remarqué  l'espèce  de  dédoublement  de  per- 
sonnalité produit  par  VhaOilude.  «  Il  y  a,  dit-il,  en  quelque  sorte 
deux  moi  dans  chaque  homme,  le  moi  d'habitude  et  le  moi  de 
réflexion  :  c'est  le  premier  qui  touche,  qui  voit,  c'est  lui  qui  dirige 
toutes  les  facultés  animales,  son  objet  est  de  conduire  le  corps,  de  le 
garantir  de  tout  accident,  de  veiller  continuellement  à  sa  conserva- 
tion. Le  second,  lui,  abandonnant  tous  ces  détails,  se  porte  à  d'au- 
tres objets.  Mais,  quoiqu'ils  tendent  chacun  à  un  but  particulier,  ils 
agissent  souvent  ensemble.  Lorsqu'un  géomètre,  par  exemple,  est 
fort  occupé  de  la  solution  d'un  problème,  les  objets  continuent 
encore  d'agir  sur  ses  sens.  Le  moi  d'habitude  obéit  donc  à  leurs 
impressions  :  c'est  lui  qui  traverse  Paris,  qui  évite  les  embarras, 
tandis  que  le  moi  de  rétlexion  est  tout  entier  à  la  solution  qu'il 
cherche*.  » 

Xavier  de  Maistre  a  fait  aussi,  dans  son  «  Voyage  autour  de  ma 
chambre  >>,  une  spirituelle  peinture  de  ce  dédoublement  de  la  per- 
sonnalité dans  la  distraction,  l'habitude  et  la  passion.  «  Je  me  suis 
aperçu,  dit-il,  par  diverses  observations,  que  l'homme  est  composé 
d'une  Ame  et  d'une  bête.  —  Ces  deux  êtres  sont  absolument 
distincts,  mais  tellement  emboîtés  l'un  dans  l'autre  ou  l'un  sur 
l'autre,  qu'il  faut  que  l'âme  ait  une  certaine  supériorité  sur  la  bêle 

1.  Garnier,  Facultés  de  l'dme,  I,  32o. 

^.  P.  Janel,  L'automatisme  psychologique,  II"  partie,  cli.  iv,  p.  462. 

3.  Névroses  et  idées  fixes,  p.  391. 

4.  Condillac,  Traité  des  Animaux,  OEuvres  complètes,  1898,  ill,  553. 


BOIRAC.    —    LA    CKYI'TOPSYCniK  429 

pour  tMrc  en  élal  d'en  (aire  la  dislinclion....  Un  jour  de  It'lé  passé 
je  m'acheminai  pour  aller  à  la  cour.  J'avais  peint  toute  la  matinée, 
et  mon  Ame  se  plaisant  à  méditer  sur  la  peinture,  laissa  le  soin  à  la 
bête  de  me  transporter  au  palais  du  roi.  Que  la  peinture  est  un  art 
sublime!  pensait  mon  ûme;  heureux  celui  que  le  spectacle  de  la 
nature  a  touché!....  Fendant  que  mon  ûme  faisait  ces  réflexions, 
Caulre  allait  son  train,  et  Dieu  sait  où  elle  allait!  —  Au  lieu  de  .se 
rendre  à  la  cour,  comme  elle  en  avait  reçu  l'ordre,  elle  dériva 
tellement  sur  la  gauche,  qu'au  moment  où  mon  âme  la  rattrapa, 
elle  était  à  la  porte  de  Mme  de  Hautcastel,  à  un  demi-mille  du 
palais  royal.  " 

La  cryplopsychie  prend  chez  les  hystériques  une  telle  importance 
qu'on  peut  se  demander  si  elle  n'est  pas  le  fond  même  de  Yhjslérie 
ou  en  tout  cas  si  elle  n'est  pas  le  principal  de  ses  symptômes,  celui 
par  lequel  peuvent  s'expliquer  la  plupart  des  autres.  «  La  maladie 
hystérique,  dit  le  D'  Pierre  Janet,  est  de  beaucoup  le  terrain  le  plus 
favorable  au  développement  des  phénomènes  automatiques  '.  »  Or, 
les  phénomènes  automatiques  impliquent  toujours,  nous  l'avons  vu, 
des  états    psychologiques  subconscients.    Cependant   cet  auteur 
admet  que  l'hystérie  elle-même  n'est  qu'un  cas  particulier  complexe 
d'un  état  plus  général  et  plus  simple,  état  qui  est  maladif,  mais  qui 
n'est  pas  uniquement  hystérique  %  »  Cet  état,  selon  lui,  serait,  au 
contraire,  beaucoup  plus  large  que  l'hystérie,  il  comprendrait  les 
symptômes  hystériques  parmi  ses  manifestations,  mais  il  se  révé- 
lerait aussi  par  les  idées  fixes,  les  impulsions,  les  anesthésies  dues 
à  la  distraction,  l'écriture  automatique  et  enfin  le  somnambulisme 
lui-même.  En  quoi  consiste  cet  état  maladif?  Puisque  les  phéno- 
mènes si  variés  de  l'automatisme  ont  tous  pour  conditions  essen- 
tielles un  état  d'anesthésie  ou  de  distraction,  cela  revient  à  dire,  avec 
notre  auteur,  que  cet  état  maladif,  substratum  de  l'hystérie  et  d'un 
grand  nombre  d'autres  névroses,  «  se  rattache  au  rétrécissement 
de  la  conscience,  et  ce  rétrécissement  lui-même  est  dû  à  la  faiblesse 
de  synthèse  et  à  la  désagrégation  du  composé  mental  en  divers 
groupes  plus  petits  qu'ils  ne  devraient  être  normalement.  »  En  un 
mot,  cet  état  est   «  une  faiblesse  morale   particulière  consistant 
dans  l'impuissance  qu'a  le  sujet  faible  de  recevoir,  de  condenser 

1.  L\iulomalis7ne  psijcholoffique,  II'  partie,  ch.  iv,  p.  445. 

2.  ]bid.,  p.  4bl. 

TOME  LXIV.  —   1907.  Q 


180  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

ses  phénomènes  psychologiques,  de  se  les  assimiler  »;  et  de  même 
qu'une  faiblesse  d'assimilation  du  môme  genre  a  reçu  le  nom  de 
misère  physiologique,  on  peut  proposer  d'appeler  ce  mal  moral  la 
misère  psychologique.  En  tout  cas,  quelle  que  soit  la  nature  pro- 
fonde et  le  substratum  physique  de  cet  état  de  misère  mentale, 
son  signe  le  plus  constant,  sa  manifestation  la  plus  essentielle  est 
sans  contredit  lacryptopsychie,  c'est-à-dire  la  tendance  de  certains 
phénomènes  psychologiques  à  s'isoler  de  la  conscience  centrale 
pour  constituer  à  côté  et  en  dehors  d'elle  des  foyers  de  conscience 
secondaire  plus  ou  moins  étendus  et  persistants.  Dès  lors,  la  majeure 
partie  des  symptômes  hystériques  relèvent  évidemment  de  la  cryp- 
topsychie,  comme  il  est  facile  de  s'en  rendre  compte  en  parcourant 
la  liste  de  ces  symptômes,  idées  fixes,  anesthésies,  amnésies,  para- 
lysies, contractures,  etc. 

Elle  ne  joue  pas  un  rôle  moins  considérable  dans  Vhypnotisme, 
ainsi  que  l'avait  déjà  pressenti  l'esprit  original  et  pénétrant  de  Durand 
(de  Gros).  On  pourrait  même  se  demander,  avec  Pierre  Janet,  si  elle 
ne  mérite  pas,  au  moins  autant  que  la  suggestion,  d'être  consi- 
dérée comme  «  la  clé  de  tous  les  phénomènes  hypnotiques  »,  bien 
mieux  :  si  elle  ne  contient  pas  l'explication  de  la  suggestion  elle- 
même. 

Tout  d'abord,  elle  seule  permet,  ce  semble,  de  se  rendre  compte 
de  certaines  suggestions  qui  au  premier  abord  paraissent  tout  à 
fait  incompréhensibles,  à  savoir  les  suggestions  post-hypnotiques  à 
plus  ou  moins  longue  échéance.  Si  je  suggère  à  un  sujet  hypno- 
tisé qu'une  fois  réveillé,  il  embrassera  une  certaine  personne  dès 
qu'il  la  verra,  on  comprend  qu'il  conserve  dans  son  esprit  une 
association  latente  entre  l'idée  de  cette  personne  et  l'idée  de  l'acte 
sucrsféré  :  nous-mêmes  nous  conservons  à  notre  insu  une  multitude 
d'associations;  par  exemple  la  vue  de  telle  personne  doit  réveiller 
plus  tard  en  nous  telle  idée  triste  ou  gaie  à  laquelle  nous  ne  pen- 
sons pas  actuellement.  Mais  le  cas  est-il  le  même  lorsque  je  sug- 
gère à  un  sujet  qu'il  reviendra  me  voir  au  bout  de  treize  jours? 
Comment  comprendre,  dit  M.  Paul  Janet,  ce  réveil  à  jour  fixe  sans 
aucun  point  de  rattache  que  la  numération  du  temps  *? 

La  cryptopsychie  éclaircit  ce  mystère.  De  même  que,  nous 
l'avons  vu,  le  somnambule  éveillé  peut  accomplir  sans  en  avoir 

1.  Revue  littéraire,  26  juillet,  2,  9  et  16  août  1886. 


BOIRAC.     -  i.v  i:iiYi'TOPSY<:iiii:  \4l 

conscience  des  actes  inlellectuels  plus  ou  moins  compliqui's  de 
ju«,aMneril  et  de  raisonnement,  de  mOme  il  peut  compter  les  jours 
et  les  heures  (pii  le  séparent  de  laccomplissemcnt  d'une  su^f^es- 
lion,  quoiqu'il  n'ait  aucun  souvenir  de  cette  suggestion  ni  aucune 
conscience  de  ce  calcul. 

C'est  encore  la  cryptopsychie  qui  nous  dunnura  le  mot  de  cer- 
taines suggestions  paradoxales,  dites  suggestions  d'hallucination 
négative,  ou,  comme  le  propose  M.  Pierre  Janet,  suggestions  d'anes- 
thésie  systématisée.  Elles  consistent  en  ce  que  le  sujet,  une  fois 
réveillé,  cesse  de  percevoir  les  personnes  ou  les  objets  dont  on  lui  a 
suggéré  la  disparition.  S'agit-il,  dans  ce  cas,  d'une  paralysie  des 
centres  sensoriels  qui  les  rendrait  en  effet  insensibles  à  telle  per- 
sonne ou  à  tel  objet?  Ou  bien  avons-nous  plutôt  affaire  à  une  sorte 
de  parti-pris  du  cerveau  qui  annule  en  quehjue  sorte  une  percep- 
tion cependant  très  réelle,  de  manière  à  la  rendre  inconsciente  ou 
plutôt  subconsciente?  Voici  une  expérience  de  Binet  et  Féré  '  qui 
tranche  la  question.  «  Entre  dix  cartons  d'apparence  semblable, 
nous  en  désignons  un  à  la  malade  et  celui-là  seul  sera  invisible.  A 
son  réveil  en  effet  nous  lui  présentons  succes.sivement  les  dix  car- 
tons; celui-là  seul  est  invisible  sur  lequel  nous  avons,  pendant  le 
somnambulisme,  attiré  son  attention.  Si  la  malade  se  trompe  quel- 
quefois, c'est  que  le  point  de  repère  vient  à  lui  manquer  et  que  les 
cartons  sont  trop  semblables;  de  même,  si  nous  ne  lui  montrons 
qu'un  petit  coin  des  cartes,  elle  les  verra  tous.  «  Donc,  concluent 
avec  raison  M.M.  Binet  et  Féré,  il  faut  que  le  sujet  reconnaisse 
cet  objet  pour  ne  pas  le  voir.  »  —  M.  Paul  Janet  reprend  l'expérience 
dans  des  conditions  plus  précises.  Il  met  sur  les  genoux  de  la 
somnambule  cimj  cartes  blanches  dont  deux  sont  marquées  d'une 
croix.  Réveillée  dix  minutes  plus  tard,  elle  s'étonne  de  voir  des 
papiers  sur  ses  genoux:  on  la  prie  de  les  compter  et  de  les  remettre 
un  à  un.  Elle  prend  l'un  après  l'autre  trois  papiers,  ceux  qui  ne  sont 
pas  marqués  d'une  croix,  et  les  remet.  On  insiste,  on  demande  les 
autres,  elle  soutient  ne  plus  pouvoir  en  remettre,  car  il  n'y  en  a 
plus...  On  prend  tous  les  papiers  et  on  les  étale  sur  ses  genoux,  à 
l'envers,  de  manière  à  dissimuler  les  croix,  elle  en  compte  cincj  et 
les  remet  tous.  On  les  replace  en  laissant  les  croix  visibles,  elle  ne 

i.  Magnétisme  animal,  236. 


132  ItEVUE   PHILOSOPHIQUE 

peut  reprendre  que  les  trois  non  marqués  et  laisse  les  autres'.  » 
L'expérience  a  pu  même  être  compliquée  en  remplaçant  les  5  cartes 
par  20  petits  papiers  numérotés  et  en  suggérant  au  sujet  qu'il  ne 
verra  pas  à  son  réveil  les  papiers  qui  portent  des  chiffres  multiples 
de  3.  Elle  donne  des  résultais  identiques. 

Mais  la  cryptopsychie  ne  permet  pas  seulement  d'expliquer  cer- 
taines sortes  de  suggestions  :  elle  nous  fait  entrer  plus  profondé- 
ment dans  l'intelligence  de  la  suggestion  en  général. 

Selon  l'École  de  Nancy,  la  suggestion  n'est  qu'une  conséquence 
normale  de  la  crédulité  et  de  la  docilité  naturelles  à  l'espèce 
humaine  tout  entière.  Un  assez  grand  nombre  de  cas  semblent  se 
plier  à  cette  interprétation  :  ce  sont  tous  ceux  où  le  sujet  que  l'on 
suggestionne  est  en  effet  prévenu  de  la  puissance  du  suggestion- 
neur  et  disposé  d'avance  à  en  subir  les  effets.  Mais  comment  pour- 
rait-il en  être  ainsi,  lorsque  le  sujet,  au  contraire,  oppose  à  la 
suggestion  l'incrédulité  la  plus  entière  et  la  résistance  la  plus 
énergique,  sans  réussir  cependant  à  s'empêcher  de  ressentir  ou  de 
faire  ce  que  le  suggestionneur  lui  commande?  Ne  faut-il  pas  alors 
supposer  en  lui  une  sorte  de  dédoublement  de  la  personnalité, 
comme  si  la  personne  qui  obéit  à  l'hypnotiseur  était  différente  de 
l'autre?  C'est  là  ce  que  Durand  (de  Gros)  a  très  excellemment  mis 
en  lumière  par  son  analyse  du  cas,  si  curieux,  de  «  Laverdant  » 
déjà  cité  dans  son  Cours  de  Braidisme-. 

«  Le  sujet,  dit-il,  assiste  pour  la  première  fois  à  une  expérience 
d'hypnotisme  et,  en  se  m.ettant  à  la  disposition  de  l'expérimenta- 
teur, il  se  propose  de  «  boucher  un  trou  »  et  rien  de  plus.  Il  ne  se 
trouve  actuellement  sous  l'influence  d'aucune  préoccupation  sug- 
gestrice,  il  ne  s'attend  aucunement  à  être  suggestionné,  il  ne  sait 
même  pas  au  juste  en  quoi  doivent  consister  les  expériences 
auxquelles  il  est  venu  prendre  part,  et  toute  sa  pensée,  c'est  de  pro- 
fiter de  l'occasion  pour  faire  «  son  petit  somme  »  habituel.  Il  suit 
toutefois  l'instruction  qui  lui  a  été  donnée  de  regarder  attentive- 
ment l'objet  placé  dans  sa  main,  et  cela  suffit  pour  qu'au  bout  de 
quelques  instants  il  se  sente  pris  et  qu'il  le  soit  réellement.  L'hypno- 
tisé, qui  n'a  pas  cessé  d'être  pleinement  éveillé,  ne  croit  pas  à  la 

L  Pierre  JaneL,  Vaulomatisme  psychologique,  11'  p.,  ch.  ii,  p.  277. 
2.  Sous  le  pseudonyme  du  D'  Philips,  Cours  théorique  et  pratique  de  Braidisme, 
Paris,  F.  Alcan,  1860. 


BOIRAC    —    lA    CRYPTOPSYCIIIK  133 

réalisation  possible  des  affirmations  de  son  hypnotiseur,  et  c'est 
presque  de  rindi<^nalion  qu'il  ressent  quand  celui-ci  pousse  l'im- 
pertinence jusqu'à  lui  affirmer  qu'il  vient  de  le  réduire  à  ne  plus 
connaître  une  des  lettres  de  son  nom.  Kt  quand  le  fait  annoncé  se 
réalise,  il  s'en  montre  stupéfait  et  consterné  non  moins  qu'aucun 
des  assistants.  D'une  part  sa  volonté  propre,  la  volonté  dont  il  a 
conscience,  reste  entière,  puisqu'il  veut  résister  à  l'influence  mys- 
térieuse, et  qu'il  le  veut  très  énergiquement  jusqu'au  bout.  Ce  qui 
fait  acte  de  foi  et  d'obéissance  dans  le  sujet,  ce  n'est  donc  pas  lui, 
à  proprement  parler,  c'est  donc  un  autre  moi  que  son  moi  '.  » 

Mais  si  la  cryptopsychie  joue  un  rôle  aussi  capital  dans  des  sug- 
gestions de  ce  genre,  il  est  infiniment  vraisemblable,  on  l'avouera, 
qu'elle  n'est  pas  non  plus  absente  des  suggestions  où  le  sujet 
n'oppose  aucune  incrédulité,  aucune  résistance  apparente  aux 
affirmations  ou  aux  commandements  de  l'hypnotiseur  :  dans  un 
cas  comme  dans  l'autre  la  personnalité  influencée  est  sans  doute 
une  personnalité  secondaire,  plus  ou  moins  complètement  étran- 
gère à  la  personnalité  normale. 

Ce  qui  semble  bien  le  prouver,  c'est  Vélectivité  que  les  sujets 
manifestent  en  général  pour  leur  hypnotiseur  :  c'est  lui  seul  qu'ils 
croient,  c'est  à  lui  seul  qu'ils  obéissent,  souvent  même  ils  ne 
voient  et  n'entendent  que  lui.  Comment  comprendre  cette  électi- 
vité,  si  on  ne  suppose  que  l'idée  de  l'hypnotiseur  reste  toujours 
présente  dans  la  subconscience  du  sujet  et  qu'elle  exerce  sur  tous 
ses  autres  états  psychologiques  une  action  particulièrement  puis- 
sante? 

Dans  son  très  intéressant  chapitre  sur  l'influence  somnambu- 
lique-,  le  D''  Pierre  Janet  conclut  d'un  grand  nombre  d'observa- 
tions très  finement  analysées  qu'  «  une  certaine  pensée  relative  à  la 
personne  qui  a  déterminé  le  somnambulisme,  pensée  qui  a  fait 
naître  des  sentiments  spéciaux  et  qui  a  des  caractères  particuliers, 
non  seulement  accompagne  la  période  dinfluence,  mais  disparaît 
avec  elle.  Cette  période  est  d'autant  plus  marquée  que  cette  pensée 
est  plus  puissante.  Il  semble  donc  que  cette  idée  de  l'hypnotiseur 
joue  un  rôle  considérable,  qu'elle  dirige  la  conduite  du  sujet, 
exerce  une  action  inhibitoire  sur  ses  idées  fixes,  excite  son  acti- 

1.  Durand  (de  Gros),  Le  merveilleux  scientifique,  1894  (F.  Alcan). 

2.  Pierre  Janet,  Névroses  et  idées  fixes,  I,  p.  455. 


134  HKVUE    PHILOSOPHIQUE 

vite  et  par  là  même  détermine  indirectement  l'amélioration  de  la 
santé,  le  développement  de  la  sensibilité,  de  rintelligence  et  de  la 
volonté  qui  semble  caractériser  cette  période.  »  —  Ce  n'est  donc 
pas  uniquement  la  suggestion  qui  détermine,  comme  le  prétend 
l'École  de  Nancy,  tous  les  phénomènes  de  l'influence  somnambu- 
lique;  c'est  au  contraire  dans  bien  des  cas  cette  influence,  cette 
domination  de  l'hypnotiseur  qui  détermine  la  suggestion  elle- 
même,  et  nous  venons  de  voir  que  cette  influence  n'est  elle-même 
qu'une  forme  spéciale  de  cryptopsychie. 

Peut-on  aller  plus  loin  et  rattacher  à  la  cryptopsychie  la  sug- 
gestion elle-même  entendue  au  sens  le  plus  général?  Telle  paraît 
bien  être  la  doctrine  de  M.  Pierre  Janet,  ou  du  moins  la  suggestion 
et  la  cryptopsychie  lui  paraissent  être  l'une  et  l'autre  des  consé- 
quences d'un  même  état  fondamental,  de  cet  état  de  misère  psy- 
chologique caractérisé  par  une  tendance  constante  à  la  désagrégation 
mentale,  où  les  phénomènes  subconscients  se  produisent  et  s'orga- 
nisent en  dehors  de  la  concience  centrale  avec  la  plus  extrême 
facilité. 

Peut-être  suffirait-il,  pour  éclaircir  la  question,  de  distinguer 
plus  nettement  que  nous  ne  l'avons  fait  jusqu'ici  la  suggestion  à 
l'état  d'hypnose  et  la  suggestion  à  l'état  de  veille. 

Lapremière  accompagne  l'hypnotisme  et,  quoi  qu'en  dise  l'École 
de  Nancy,  est  certainement  conditionnée  par  lui.  —  Or  l'hypnotisme 
a  pour  effet  de  substituer  à  la  personnalité  normale,  plus  ou  moins 
capable  de  juger  et  de  se  conduire  par  elle-même,  une  seconde 
personnalité  dont  le  caractère  le  plus  manifeste  est  justement  une 
suggestibilité  extraordinaire;  et  ce  qui  prouve  bien  que  cette  per- 
sonnalité seconde  constitue  comme  une  conscience  nouvelle, 
étrangère  à  la  conscience  habituelle  du  sujet  hypnotisé,  c'est  qu'au 
réveil  celle-ci  ne  garde  plus  aucun  souvenir  de  tout  ce  qui  a  pu 
affecter  celle-là.  L'hypnose,  à  ce  point  de  vue,  est  en  quelque  sorte 
un  phénomène  de  cryptopsychie  totale  et  consécutive  ;  elle  fait  se 
succéder  dans  le  môme  individu  deux  systèmes  d'états  psycholo- 
giques tels  que  le  second  est  totalement  extérieur  au  premier  et, 
par  rapport  à  lui,  inconscient.  Mais  ce  second  système  est  lui-même 
tout  prêt  à  se  décomposer  en  autant  de  systèmes  distincts  que  l'on 
voudra,  et  c'est  en  cela  que  consiste  sa  suggestibilité  caractéris- 
tique; car  la  suggestibilité  n'est  pas  autre  chose  que  la  tendance 


BOIRAC-    —    LA   CRYPTOI'SYCIIIK  i3o 

d'un  clal  psycliolo«i;ii|ue  (|ueIconquc  à  dérouler  aulomaliqueinent 
toute  la  suite  de  ses  associations,  sans  être  entravé  ni  conlr»>lé 
dans  son  développement  par  l'ensemble  des  autres  états,  c'est-à-dire 
par  l'intellif^ence  et  la  volonté  de  la  personne. 

La  sugf^estion  à  l'état  de  veille  est  surtout  possible,  comme 
l'expérience  le  montre,  chez  des  sujets  qui  viennent  d'être  hypno- 
tisés ou  qui  sont  susceptibles  de  l'être.  Dans  le  premier  cas,  elle 
suppose  la  réapparition  de  la  personnalité  seconde  ou  hypnotique 
à  côté  de  la  personnalité  principale  ou  habituelle  '.  Dans  le  second 
cas,  qui  est  d'ailleurs  moins  fréquent,  sous  une  influence  encore 
mal  définie,  mais  qui  est  certainement  de  môme  nature  que  celle 
qui  produit  l'hypnose,  le  sujet  entre  spontanément  et  d'une  façon 
plus  ou  moins  complète  en  état  d'hypnotisme.  Une  partie  de  sa 
personnalité  se  sépare  du  reste,  et  c'est  justement  celte  partie 
ainsi  séparée  qui  subit  et  exécute  les  suggestions,  souvent  malgré 
la  résistance  ou  l'incrédulité  de  l'autre  partie.  Dans  les  deux  cas 
par  conséquent,  la  suggestion  à  l'état  de  veille  'réelle  ou  apparente) 
nous  apparaît  comme  une  cryplopsych'xc  partielle  cl  simullanée;  par- 
tielle, en  ce  sens  qu'une  partie  seulement  des  états  psychologiques 
de  l'individu  s'isole  de  l'ensemble  pour  constituer  un  foyer  latéral  ; 
simultanée,  en  ce  sens  que  ce  foyer  coexiste  avec  la  personnalité 
principale  ou  habituelle. 

La  cryptopsychie  contient-elle  une  explication  intégrale  du  .9/;/- 
rilisme  ou  du  moins  des  particularités  psychologiques  du  spiri- 
tisme? La  question,  selon  nous,  n'est  pas  encore  susceptible  d'une 
réponse  définitive;  mais  il  est  certain  en  tout  cas  que  la  cryptopsy- 
chie intervient  constamment  dans  la  plupart  dos  phénomènes  pré- 
sentés par  les  médiums,  écriture  automatique,  messages  transmis 
par  la  planchette  ou  par  la  table,  phénomènes  dits  d'incarna- 
tion, etc.,  etc.  Évidemment  si  la  personnalité  secondaire  qui  se 


1.  Cf.  P.  Janet,  V aiitomalisme  psijcholofjirjw;,  II"  p.,  ch.  11,  p.  324.  «  En  étudiant, 
chez  certains  sujets,  cette  seconde  personnalité  qui  s'est  révélée  à  nous  au- 
dessous  do  la  conscience  normale,  on  ne  peut  se  défendre  d'une  certaine 
surprise.  Ou  ne  sait  comment  s'expliquer  le  développement  rapide  et  (iucli|uefois 
soudain  de  celte  seconde  conscience...  Notre  étonnement  cessera  si  nous  vou- 
lons bien  remarquer  que  cette  forme  de  conscience  et  de  personnalité  n'existe 
pas  maintenant  pour  la  première  fois.  Nous  l'avons  déjà  vue  quelque  pari  et 
nous  n'avons  pas  de  peine  à  reconnaître  une  ancienne  connaissance  :  clic  est 
tout  simplement  le  personnage  du  somnambulisme  qui  se  manifeste  de  celte 
nouvelle  manière  pondant  l'état  de  veille.  • 


136  ItEVUE    PUILOSOPHIQUE 

manifeste  ainsi  était  réellement,  dans  certains  cas,  distincte  du 
médium  lui-même,  nous  nous  trouverions  alors  en  présence 
d'un  fait  nouveau,  qui  ne  pourrait  plus  s'expliquer  par  les 
seules  lois  de  la  psychologie  ordinaire;  mais  dans  la  grande  majo- 
rité des  cas,  cette  hypothèse  de  l'intrusion  d'une  personnalité 
étrangère  est,  on  l'avouera,  absolument  inutile  et  gratuite,  et  par 
conséquent,  jusqu'à  plus  ample  informé,  la  première  explication 
qui  s'impose  au  point  de  vue  scientifique  est  l'explication  par  la 
cryptopsychie,  telle  que  nous  venons  de  l'exposer. 

Nous  en  dirons  autant  des  cas  de  possession  si  fréquents  au 
moyen  âge.  Pour  eux  aussi  l'explication  cryptopsychique  s'impose 
jusqu'à  plus  ample  informé.  Sur  ce  point,  rien  n'est  plus  instruc- 
tif que  l'observation  du  D"-  Pierre  Janet  dont  nous  avons  déjà  parlé. 
Son  malade,  Achille,  présentait  tous  les  signes  classiques  de  la  pos- 
session :  dédoublement  de  la  personnalité  \  hallucinations  "^  insensi- 
bilité %  etc.  Cependant,  grâce  à  l'écriture  automatique,  il  devint 
possible  de  vérifier  l'origine  cryptopsychique  de  son  délire,  et  l'on 
sait  comment  ce  déhre  lui-même  fut  guéri  par  un  ingénieux 
emploi  de  l'hypnotisme  et  de  la  suggestion. 

Résumons  donc  toute  cette  énumération  en  disant  que  la  crypto- 
psychie est  un  principe  d'explication  très  général  que  la  psycho- 
logie expérimentale  ne  doit  jamais  perdre  de  vue  dans  l'étude  des 
phénomènes  plus  ou  moins  anormaux  ou  paradoxaux  de  la  nature 
humaine. 

1.  «Il  murmurait  des  blasphèmes  d'une  voix  sourde  et  grave:  <■  Maudit  soit 
Dieu,  disait-il,  maudite  la  Trinité,  maudite  la  Vierge...  «  puis  d'une  voix  plus 
aiguë  et  les  yeux  en  larmes  :  «  Ce  n'est  pas  ma  faute,  si  ma  bouche  dit  ces 
horreurs,  ce  n'est  pas  moi...  je  serre  les  lèvres  pour  que  les  mots  ne  partent 
pas,  n'éclatent  pas  tout  haut,  cela  ne  sert  à  rien.  »  [Néoi-oses  et  idées  fixes,  t.  I, 
p.  384.) 

2.  '<  Achille  entendait  parler  et  rire  d'autres  démons  en  dehors  de  son  corps 
et  voyait  un  diable  devant  lui.  »  (Ibid.,  p.  385.) 

3.  <i  Quand  il  tordait  ses  bras  en  mouvements  convulsifs,  on  pouvait  les 
piquer  et  les  pincer  sans  qu'il  s'en  aperçut.  Bien  souvent  Achille  se  frappait  ■ 
lui-même,  il  se  déchirait  la  figure  avec  ses  ongles,  et  il  n'éprouvait  aucune 
douleur.  J'essayai,  comme  dernière  ressource,  s'il  n'était  pas  possible  de  l'en- 
dormir pour  le  dominer  davantage  pendant  un  état  hypnotique;  tout  fut  inutile; 
par  aucun  procédé  je  ne  pus  réussir  ni  à  le  suggestionner,  ni  à  l'hypnotiser;  il 
me  répondit  par  des  injures  et  des  blasphèmes,  et  le  diable  parlant  par  sa 
bouche  se  railla  de  mon  impuissance,  il  en  était  de  même  autrefois  :  quand  le 
docteur  disait  au  démon  de  se  taire,  le  démon  répondait  brutalement:  ••  Tu 
me  commandes  de  me  taire,  et  moi  je  ne  veux  pas  me   taire.  »  {Ibid.,  p.  386.) 


BOIRAC.    —    LA    CIIYPTOPSYCIIIR  \'M 


IV 


Maintenant,  comment  peut-on   expliquer  la  cryptopsychie  olle- 


m<^me? 


Il  serait  téméraire  de  prétendre  avancer  autre  chose  que  des 
hypothèses  dans  un  ordre  de  faits  encore  si  mal  connu  et  si  pro- 
fondément mystérieux. 

L'hypothèse  la  plus  ancienne,  la  première  en  date,  est,  ce 
semble,  celle  de  Durand  (de  Gros),  l'hypothèse  de  polyzoïsme  et  du 
polypsychisme  humains.  «  Il  n'y  a  pas  qu'un  seul  individu  psycho- 
logique, qu'un  seul  moi  dans  l'homme,  dit  Durand  (de  Gros),  il  yen 
a  une  légion,  et  ]es  faits  de  conscience  avérés  comme  tels  qui  restent 
néanmoins  étrangers  à  noire  conscience,  se  passent  dans  d'autres 
consciences  associées  à  celles-ci  dans  l'organisme  humain  en  une 
hiérarchie  anatomiquement  représentée  par  la  série  des  centres 
nerveux  céphalo-rachidiens  et  celle  des  centres  nerveux  du  sys- 
tème ganglionnaire'.  » 

Nous  n'indiquons  que  pour  mémoire  l'hypothèse  simpliste  delà 
dualité  cérébrale  et  de  l'indépendance  fonctionnelle  des  deux  hémi- 
sphères cérébraux  2,  à  laquelle  certains  ont  eu  recours  pour  expliquer 
le  développement  de  deux  consciences  parallèles  dans  les  phéno- 
mènes du  somnambulisme  et  du  spiritisme. 

Faut-il  voir  un  essai  d'explication,  ou  simplement  une  façon 
commode  d'exprimer  et  de  représenter  les  faits  dans  l'hypothèse 
proposée  par  le  D""  Grasset  du  Polygone  et  du  Centre  0'? 

«  Il  y  a,  dit  le  D'  Grasset,  deux  psychismes,  deux  catégories 
d'actes  psychiques;  des  actes  supérieurs,  volontaires  et  libres,  et 
des  actes  inférieurs  automatiques  :  psychisme  supérieur  et  psy- 
chisme inférieur.  A  chacune  de  ces  catégories  d'actes  correspon- 
dent nécessairement  des  groupements  diflérents  de  centres  ou  des 
groupements  de  neurones;  il  y  a  donc  1°  des  centres  de  réflexes 

\.  Le  merveilleux  scientifique,  p.  181. 

2.  Bérillon,  La  dualité  cérébrale  et  l'indépendance  fonctionnelle  des  hémisphères 
cérétnauT,  18S4,  115.  —  >fagnin,  Étude  clinique  expérimentale  sur  l'hupnotismp, 
1884,  lo".  —  Myers,  Multiplex  personatity,  l'roceed  S.  1'.  R.  188",  4'J9.  Automatic 
Writin;  ,  1885,  39. 

3.  D'  Grasset,  De  l'automatisme  psychologique  (psychisme  inférieur;  polygone 
cortical)  à  l'étal  physiologique  et  palliologique  {Leç.  rec.  et  publiées  jiar  le 
D'  Vedel),  t.  III,  p.  122.  —  Leçons  de  clinique  médicale.  Spiritisme  devant  la 
science,  t.  I,  p.  43G. 


138  HEVUE   PHILOSOPHIQUE 

simples,  2°  des  centres  de  réflexes  supérieurs,  d'automatisme  infé- 
rieur, non  psychique,  3°  des  centres  d'automatisme  supérieur  psy- 
chique, psychisme  inférieur,  4°  des  centres  de  psychisme  supérieur, 
conscient,  libre  et  responsable....  En  0  est  le  centre  psychique 
supérieur  formé,  bien  entendu,  d'un  grand  nombre  de  neurones 
distincts;  c'est  le  centre  du  moi  personnel,  conscient,  libre  et 
responsable.  Au-dessous  est  le  polygone  AVTEMK  des  centres 
automatiques  supérieurs  :  d'un  côté  les  centres  sensoriels,  de 
réception,  comme  A  (centre  auditif),  V (centre  visuel),  T  (centre  de 
sensibilité  générale);  de  l'autre  les  centres  moteurs  de  transmis- 
sion, comme  K  (centre  kinétique),  M  (centre  de  la  parole  articu- 
lée), E  (centre  de  l'écriture).  Ces  centres,  tous  situés  dans  la  sub- 
stance grise  des  circonvolutions  cérébrales,  sont  reliés  entre  eux 
de  toutes  manières  par  des  fibres  intracorticales,  intrapolygonales, 
reliés  à  la  périphérie  par  des  voies  sous-polygonales  centripètes 
et  centrifuges  et  reliés  au  centre  supérieur  0  par  des  fibres  sus- 
polygonales,  les  unes  centripètes  (idéo-sensorielles),  les  autres  cen- 
trifuges (idéomotrices)  '. 

Voici  quelques  exemples  de  la  manière  dont  le  professeur  Grasset 
utilise  ce  schéma  pour  analyser  les  faits.  «  Quand  Archimède  sort 
dans  la  rue  en  costume  de  bain,  il  marche  avec  son  polygone  et 
crie  «  Heuréka  »  avec  son  0.  Quand  le  causeur  verse  indéfiniment 
à  boire  à  son  voisin  de  table  jusqu'à  tout  inonder,  il  fait  ceci  avec 
son  polygone,  mais  0  n'est  pas  inactif;  il  cause;  trop  absorbé  par 
cette  conversation,  il  oublie  son  polygone...  Dans  la  distraction,  il 
y  a  disjonction  des  deux  psychismes,  mais  il  n'y  a  pas  annulation 
de  0...  Condillac  distinguait  en  lui  le  moi  d'habitude  et  le  moi  de 
réflexion  :  le  premier  est  polygonal,  le  second  est  en  0...  Dans  le 
sommeil,  le  psychisme  n'est  pas  supprimé  en  entier  :  0  se  repose; 
mais  le  psychisme  polygonal  persiste...  L'état  de  suggestibilité, 
caractéristique  de  l'hypnotisme,  est  constitué  par  deux  éléments 
psychiques  également  essentiels  :  1°  la  dissociation  sus-polygonale, 
c'est-à-dire  la  suppression  de  l'action  du  centre  O  du  sujet  sur  son 
propre  polygone;  2°  Vétal  de  malléabilité  du  pohjgonr,  c'est-à-dire 
que  le  polygone  du  sujet  émancipé  de  son  propre  0  garde  son 
activité  propre,  mais  obéit  absolument  et  immédiatement  au  centre 
O  du  magnétiseur,  de  sorte  que  l'hypnose  d'un  sujet  est  la  sub- 

d.  Leçofis  de  clinique  médicale,  l.  1,  p.  ■538. 


BOIRAC.    —   I.A   CIIYPTOPSYCIIIE  439 

slilulii)!!   de  O   tir    l'Iiypnoliseur  à  son  centre  O  |)crsonnol  chez 
l'hypnotisé  ',  etc.,  etc. 

En  somme,  cette  hypothèse  de  Grasset  ne  nous  parait  guère  être 
qu'une  façon,  d'ailleurs  très  ingénieuse  et  très  commode,  d'expri- 
mer schéniatiqucmenl,  en  termes  d'analomic  et  de  physiologie 
cérébrales,  l'hypothèse  de  Pierre  Janet  sur  la  désagrégation  men- 
tale et  le  rétrécissement  du  champ  de  conscience,  eux-mêmes  rat 
tachés  à  une  certaine  faiblesse  du  pouvoir  de  synthèse  ou  à  un 
état  de  misère  psychologique. 

Cette  fois  nous  nous  trouvons  en  présence  d'une  explication 
purement  psychologique,  du  moins  si  on  peut  donner  le  nom 
d'explication  à  une  théorie  ([ui  ne  fait  en  somme  que  résumer  les 
faits  dans  une  interprétation  généralisatrice. 

Il  semble  que  le  principe  d'où  dérive  tout  le  reste  soit  la  suspen- 
sion ou  raflaiblisscment  d'un  certain  pouvoir,  d'une  certaine  opé- 
ration (qu'on  l'appelle  comme  on  voudra)  qui  est  le  fond  commun 
de  la  volonté  et  du  jugement,  et  que  l'on  peut  caractériser  par  les 
mots  de  «  synthèse  »  et  de  «  création  ». 

«  Les  choses  semblent  se  passer,  dit  Pierre  Janet  ^,  comme  s'il  y 
avait  dans  l'esprit  deux  activités  différentes  qui  tantôt  se  com- 
plètent l'une  l'autre  et  tantôt  se  font  obstacle...  Comme  disaient 
les  anciens  philosophes,  être  c'est  agir  et  créer,  et  la  conscience, 
qui  est  au  suprême  degré  une  réalité,  est  par  là  même  une  activité 
agissante.  Cette  activité,  si  nous  cherchons  à  nous  représenter  sa 
nature,  est  avant  tout  une  activité  de  synthèse  qui  réunit  les  phéno- 
mènes donnés  plus  ou  moins  nombreux  en  un  phénomène  nouveau 
différent  des  éléments.  C'est  là  une  véritable  création...  Il  est 
impossible  de  dire  quels  sont  les  premiers  éléments  qui  sont  ainsi 
combinés  par  la  conscience.  Mais  ce  qui  est  certain  c'est  qu'il  y  a 
des  degrés  d'organisation  et  de  synthèse  de  plus  en  plus  complexes. 
De  même  que  les  êtres  composés  d'une  seule  cellule  sont  tous 
pareils  et  que  les  êtres  composés  de  plusieurs  cellules  commencent 
à  prendre  des  formes  distinctes,  les  consciences  vagues  de  plaisir 
et  de  douleur  deviennent  peu  à  peu  des  sensations  déterminées  et 
d'espèces  dillérentcs....  Ces  sensations  à  leur  tour  s'organisent  en 
des  états  plus  complexes  que  l'on  peut  appeler  des  émotions  gêné 

\.  Leçons  de  clinique  médicale,  I  passim. 

2.  L'automatisme  psychologifjne,  conclusion,  p.  '(84-187. 


140  ItEVUE    PHILOSOPHIQUE 

raies;  celles-ci  s'unifient  et  forment,  à  chaque  moment,  une  unité 
particulière  qu'on  appelle  l'idée  de  la  personnalité,  tandis  que 
d'autres  combinaisons  formeront  les  différentes  perceptions  du 
monde  extérieur.  Certains  esprits  vont  au  delà,  synthétisant 
encore  ces  perceptions  en  jugements,  en  idées  générales,  en  con- 
ceptions artistiques,  morales  et  scientifiques.  «  A  tous  ces  degrés 
la  nature  de  la  conscience  est  toujours  la  même.  »  Mais  il  y  a 
aussi,  dans  l'esprit  humain,  «  une  seconde  activité  que  je  ne  puis 
mieux  désigner  qu'en  l'appelant  une  activité  conservatrice  ».  Les 
synthèses  une  fois  construites  ne  se  détruisent  pas;  elles  durent, 
elles  conservent  leur  unité,  elles  gardent  leurs  éléments  rangés 
dans  l'ordre  où  ils  l'ont  été  une  fois.  Dès  que  l'on  se  place  dans 
les  circonstances  favorables,  on  voit  les  sensations  ou  les  émotions 
se  prolonger  avec  tous  leurs  caractères  aussi  longtemps  que  pos- 
sible  Bien  mieux,  si  la  synthèse  précédemment  accomplie  n'est 

pas  donnée  complètement,  s'il  n'existe  encore  dans  l'esprit  que 
quelques-uns  de  ses  éléments,  cette  activité  conservatrice  va  la 
compléter,  va  ajouter  les  éléments  absents  dans  l'ordre  et  de  la 
manière  nécessaires  pour  refaire  le  tout  primtif...  De  même  que 
l'activité  précédente  tendait  à  créer,  celle-ci  tend  à  conserver,  à 
répéter,  La  plus  grande  manifestation  de  la  première  était  la  syn- 
thèse, le  plus  grand  caractère  de  celle-ci  est  l'association  des  idées 
et  la  mémoire...  Ces  deux  activités  subsistent  ordinairement 
ensemble;...  de  leur  bon  accord  et  de  leur  équilibre  dépendent  la 
santé  du  corps  et  l'harmonie  de  l'esprit...  Quand  l'esprit  est 
normal,  il  n'abandonne  à  l'automatisme  que  certains  actes  infé- 
rieurs qui,  les  conditions  étant  restées  les  mêmes,  peuvent  sans 
inconvénient  se  répéter,  mais  il  est  toujours  actif  pour  effectuer  à 
chaque  instant  de  la  vie  les  combinaisons  nouvelles  qui  sont  inces- 
samment nécessaires  pour  se  maintenir  en  équilibre  avec  les  chan- 
gements du  milieu...  Mais  que  cette  activité  créatrice  de  l'esprit, 
après  avoir  travaillé  au  début  delà  vie  et  accumulé  une  quantité  de 
tendances  automatiques,  cesse  tout  à  coup  d'agir  et  se  repose 
avant  la  fin,  l'esprit  est  alors  entièrement  déséquilibré  et  livré  sans 
contrôle  à  l'action  d'une  seule  force.  Les  phénomènes  qui  sur- 
gissent en  sont  plus  réunis  dans  de  nouvelles  synthèses,  ils  ne 
sont  plus  saisis  pour  former  à  chaque  moment  de  la  vie  la  cons- 
cience personnelle  de  l'individu;  ils  rentrent  alors  naturellement 


BOIRAC     —    I.A    CIIYI'TOPSYC.IIIE  I  il 

dans  leurs  j^noupcs  anciens  eLainénenL  aulomaliquemenl  les  combi- 
naisons qui  avaient  leur  raison  d'(>lre  aulrefois.  Sans  doute,  si  un 
esprit  de  ce  genre  est  maintenu  avec  précaution  dans  un  milieu 
artificiel  el  invariable,  si,  en  lui  supprimant  le  changement  des 
circonstances,  on  lui  évite  la  peine  de  penser',  il  pourra  subsister 
quelque  temps  faible  et  distrait.  Mais  (juc  le  milieu  se  modifie, 
que  des  malheurs,  des  accidents,  ou  simplement  des  changements 
demandent  un  ellbrl  d'adaptation  et  de  synthèse  nouvelle,  il  va 
tomber  dans  le  plus  grand  désordre.  » 

On  peut,  il  est  vrai,  se  demander  si  cette  interprétation  qui, 
comme  les  précédentes,  voit  dans  la  cryptopsychie  un  phénomène 
inlni-twrmal,  concorde  bien  dans  le  détail  avec  tous  les  faits  que 
nous  avons  exposés  et,  en  particulier,  si  elle  tient  suffisamment 
compte  de  la  tendance  de  l'activité  conservatrice  ou  cryptopsy- 
chique à  revêtir  au  moins  dans  un  grand  nombre  de  cas,  la  forme 
d'une  personnalité  nouvelle  et  à  manifester  sous  cette  forme  des 
pouvoirs  de  perception,  de  mémoire,  souvent  même  d'imagination 
et  de  raisonnement  égaux  ou  même  supérieurs  à  ceux  de  l'activité 
créatrice  normalement  identique  à  la  personnalité  habituelle  et  cen- 
trale. Aussi  certains  auteurs,  sans  doute  parce  qu'ils  avaient  surtout 
égard  à  cette  circonstance,  plus  facile  à  observer  chez  les  médiums 
ou  chez  certains  sujets  hypnotiques  que  chez  les  purs  hystériques, 
ont-ils  cru  devoir  modifier  Ihypothèse  de  Janet  dans  un  sens  plus 
large,  mais  à  coup  sûr  moins  scientifique.  Croyant  découvrir  chez 
l'activité  subconsciente  des  facultés  que  l'activité  consciente  ne 
possède  pas  (action  tantôt  perturbatrice,  tantôt  curatrice  exercée 
sur  l'organisme,  télépathie,  pénétration  de  pensée,  double  vue, 
extériorisation  de  la  sensibilité  et  de  la  motricité,  etc.),  ils  en  ont 
conclu  que  la  première  est  en  réalité  antérieure  et  supérieure  à  la 
seconde  d'ordre  non  infra-normal  mais  supra-normal.  Telle  est 
l'hypothèse  développée,  avec  des  variations  de  détail  plus  ou  moins 
importantes,  par  des  écrivains  partisans  du  spiritisme,  tels  qu'Ak- 
sakof-,  D-"  E.  GyeP  et,  tout  récemment,  dans  un  livre  posthume, 
Fr.  Myers  *. 

1.  On  pourrait  ajouter  «  et  de  vouloir  ». 

2.  AksakofT,  Animisme  et  spiritisme. 

3.  L'Être  subconscient,  Paris,  F.  Alcan,  1899. 

4.  Frédéric  Myers,  Iluman  Personality  and  its  survivance  after  bodiUj  deatli, 
Londres. 


44'2  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

«  Dès  que  la  personnalité,  ou  la  conscience  extérieure  est 
assoupie,  dit  Aksakof,  surgit  autre  chose,  une  chose  qui  pense  et 
qui  veut,  et  qui  ne  s'identifie  pas  avec  la  personne  endormie  et  se 
manifeste  par  ses  propres  traits  caractéristiques.  Pour  nous,  c'est 
une  individualité  que  nous  ne  connaissons  pas;  mais  elle  connaît 
la  personne  qui  dort,  et  se  souvient  de  ses  actions  et  de  ses 
pensées.  Si  nous  voulons  admettre  l'hypothèse  spirilique,  il  est 
clair  que  ce  n'est  que  ce  noyau  intérieur,  ce  principe  individuel, 
qui  peul  survivre  au  corps,  et  tout  ce  qui  a  appartenu  à  sa  person- 
nalité terrestre  ne  sera  qu'une  affaire  de  mémoire.  » 

«  L'être  psychique,  dit  le  D""  E.  Gyel,  comprendrait  deux  parties 
essentielles  :  1"  le  moi  conscient,  qui  n'en  représente  que  la  partie 
la  moins  importante;  2°  le  moi  subconscient,  qui  en  constitue  la 
partie  principale.  Le  moi  conscient  dépend  en  majeure  partie  du 
fonctionnement  organique  et  en  est  inséparable.  Le  moi  subcon- 
scient comprend  Force,  Intelligence  et  Matière,  en  majeure  partie 
inaccessibles  à  la  connaissance  et  à  la  volonté  directes  et  immé- 
diates de  l'être  dans  la  vie  normale.  Il  est  en  majeure  partie  indé- 
pendant du  fonctionnement  organique  actuel  et  extériorisable.  Il 
est  le  produit  synthétique  de  la  conscience  actuelle  et  des  con- 
sciences antérieures.  —  Après  la  mort,  l'être  conscient  disparaît, 
mais  son  souvenir  intégral  persiste  dans  l'être  subconscient...  Ses 
éléments  psychiques  restent  unis,  dans  la  synthèse  subconsciente, 
aux  éléments  psychiques  des  consciences  antérieures  qui  l'ont 
constituée.  —  En  résumé,  l'être  subconscient  serait  le  moi  réel, 
l'individualité  permanente;  tandis  que  l'être  conscient  serait  le 
moi  apparent,  la  personnalité  transitoire.  L'individualité  serait 
elle-même  la  synthèse  des  personnalités  successives,  intégralement 
conservées  K  » 

«  Le  moi  conscient  de  chacun  de  nous,  comme  nous  l'appelons, 
dit  Fr.  Myers,  le  moi  empirique,  supraliminal,  comme  je  préfé- 
rerais dire,  ne  comprend  pas  la  totalité  de  la  conscience  ou  de  la 
puissance  qui  est  en  nous.  Il  existe  une  conscience  plus  compré- 
hensive,  une  puissance  i)lus  profonde,  qui  demeure  en  grande 
partie  potentielle  pour  ce  qui  regarde  la  vie  terrestre,  mais  dont 
la  conscience  et  la  puissance  de  la  vie  terrestre  ne  sont  que  des 

1.  D'E.  Gjel,  L'Élre  subconscient-,  F.  Alcan,  1S99,  p.  128-131. 


BOIRAC 


LA   CriYPTOPSYCIIIE  143 


limiliilioiis  el  (lui  se  reconslilue  dans  sa  plénitude  après  le  change- 
ineiiL  libcraleur  do  la  morl.  »  —  «  Je  considère  chaque  homme,  dit- 
il  encore,  comme  (Hanl  à  la  lois  profondément  un  et  infiniment 
composé,  comme  héritant  de  ses  ancêtres  terrestres  un  organisme 
multiple  et  «  colonial  »,  —  polyzoïque  et  peut-être  polypsychique  à 
un  degré  extrême;  mais  aussi  comme  gouvernant  et  unifiant  cet 
organisme  par  une  ûme  ou  esprit  qui  dépasse  absolument  noire 
analyse  présente,  —une  Ame  qui  a  pris  son  origine  dans  un  milieu 
spirituel  ou  météthéré;  qui  môme,  lorsqu'elle  est  incarnée,  continue 
d'exister  dans  ce  milieu;  et  qui  continuera  d'y  exister  encore  après 
la  disparition  du  corps  «.  » 

Mais  on  pourrait  aller  plus  loin  encore  :  on  pourrait  se  demander 
si  ce  moi  transcendental  ou  subliminal  est  nécessairement  indi- 
viduel, s'il  ne  dépasse  pas  au  contraire  les  limites  des  organismes 
en  chacun  desquels  il  se  manifeste,  s'il  ne  constitue  pas  une  sorte 
de  fond  commun,  universel,  dans  lequel  les  différents  esprits 
seraient  tous  plongés  et  où  ils  se  pénétreraient  plus  ou  moins  les 
uns  les  autres.  On  donnerait  ainsi  une  forme  panthéistique  ou 
monistique  à  l'hypothèse  monadiste  ou  pluraliste  de  Fr.  Myers  et 
de  Gyel.  C'est  vers  cette  conception  que  semble  pencher  l'auteur 
d'un  recueil  très  intéressant  et  trop  peu  connu  d'observations 
spiritiques,  M.  A.  GoupiP. 

A  notre  avis,  il  est  prématuré  d'essayer  une  explication  de  phé- 
nomènes visiblement  si  compliqués  et  si  obscurs;  et  les  seules 

1.  Fr.  Myers,  Iluman  personulity  and  ils  survivul  of  bodily  death,  1903,  l.  1. 
p.  12  el  34  (Irad.  franc.,  Paris,  F.  Alcan). 

2.  Pour  et  Contre,  recherches  dans  l'inconnu.  Tours,  Imprimerie  Arrault,  1893, 
p.  63.  Discutant  l'hypothèse  spirile  sous  sa  forme  habituelle,  M.  Goupil  fait 
remarquer  que  si  certains  faits  —  entre  autres  celui  qu'il  vient  de  rapporter 
~  semblent  prouver  l'intervention  d'esprits  distincts  de  ceux  des  assistants  et 
du  médium,  cependant  -  cette  ou  ces  intelligences  occultes  n'ont  jamais  fourni 
des  renseignements  utiles.  Ont-elles  jamais  devancé  les  humains?  Ont-elles 
parlé  d'excentriques,  d'engrenages,  d'explosifs  avant  ces  découvertes?  Les 
esprits  annoncent  la  conquête  de  l'air  depuis  qu'on  s'occupe  de  navigation 
aérienne.  Ce  qu'ils  disent  ne  sort  pas  de  l'acquis  général,  bien  que  parfois  cet 
acquis  soit  dans  des  cerveaux  éloignés  du  groupe  qui  opère.  Qu'en  conclure? 
Cest  que  les  fonctions  cérébrales  des  humains  se  collectionnent  dans  un  inlellecl 
ijénéral  qui  est  celui  qui  se  manifeste  dans  les  phénomènes.  »  —  «  C'est  aussi  la 
théorie  qui  se  trouve  sous  la  plume  du  médium  écrivain  Mme  Goupil  (p.  80)  dans 
le  compte  rendu  de  la  séance  du  29  décembre.  La  question  «  Qui  est  là?  •■  pro- 
voque la  réponse  suivante  :  «  Je  ne  vois  jtas  l'utilité  de  vous  donner  mon  nom: 
que  je  sois  l'un  ou  l'autre,  je  suis  toujours  le  même  esprit.  Que  peut  vous  faire 
qui  je  suis?  Je  suis  l'Esprit  Universel,  je  suis  puissant  suivant  ma  volonté,  et 
je  remplis  le  rôle  des  personnages  que  vous  connaissez.  » 


144  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

hypothèses  scientifiquement  admissibles  sont  celles  qui  peuvent 
servir  à  diriger  les  recherches  en  suggérant  des  expériences  pré- 
cises. Or  tel  n'est  pas  évidemment  le  caractère  de  celles  que  nous 
venons  de  passer  en  revue.  Il  sera  temps  d'élaborer  une  explication 
générale  de  la  cryptopsychie,  lorsque,  par  une  application  rigou- 
reuse et  persévérante  de  la  méthode  expérimentale,  les  etTets  et  les 
conditions  de  la  cryptopsychie,  ce  qu'on  pourrait  appeler  avec 
Claude  Bernard  son  détei'minisme,  auront  été  scientifiquement  éta- 
blis. Jusque-là  c'est  à  établir  ce  déterminisme  que  devront  se  borner 
tous  les  efforts  des  chercheurs. 

E.  BOIRAC. 


H.  SPENCER 

D'APRÈS   SON  AUTOBIOGRAPHIE 


I 

Spencer  qui,  dit-il  lui-même,  n'aimait  pas  beaucoup  qu'on  écrivît 
des  biographies,  ne  s'en  décida  pas  moins  à  donner  la  sienne  au 
public.  11  pensa  que  s'il  ne  se  chargeait  de  ce  soin,  quelque  autre  le 
prendrait,  qui  serait  moins  bien  renseigné  que  lui.  Et  il  voulut,  ou 
bien  découragei-  une  tentative  de  ce  genre,  ou  Ijien  l'ournir  à  son  futur 
biographe  de  bons  matériaux. 

11  remplit  sa  tâche  de  biographe  avec  zèle  et  écrivit  sur  lui-même 
deux  gros  volumes.  On  les  a  jugés  tro|)  longs  et,  par  endroits,  trop 
peu  intéressants  pour  le  lecteur  français.  Le  traducteur,  M.  II.  de 
Varigny,  a  donc  fait  un  choix,  avec  l'autorisation  des  exécuteurs  testa- 
mentaires de  Spencer,  dans  lœuvre  touffue  du  philosophe  anglais. 
Et,  bien  qu'en  principe  je  n'aime  guère  les  suppressions  et  les  adap- 
tations, je  n'ose  regretter  beaucoup,  en  la  circonstance,  qu'on  Tait 
abrégée  de  moitié.  M.  de  Varigny  s'est  judicieusement  appliqué  d'ail- 
leurs à  nous  donner  «  d'un  côté,  les  pages  relatives  à  la  formation, 
à  l'évolution,  et  au  développement  de  la  pensée  du  philosophe;  de 
l'autre,  les  pages  qui  permettent  le  mieux  de  faire  connaissance  avec 
la  nature  morale  de  l'homme,  lequel  était  peu  connu  ».  Et  il  reste 
encore  suflisamment  de  longueurs,  de  répétitions,  et  de  détails  sans 
grande  importance,  mais,  en  somme,  il  est  fort  intéressant  de  lire 
cette  histoire  d'un  grand  esprit.  Les  défauts  même  y  sont  significatifs 
et  nous  excitent  h  le  mieux  comprendre.  Le  soin  qu'il  prend  de  nous 
faire  connaître  de  petits  déplacements,  des  villégiatures  assez  indifié- 
rentes,  de  nous  raconter  ses  démêlés  avec  un  coq  qui  l'empêche  de 
dormir  pendant  son  séjour  à  la  campagne,  n'est  pas  du  tout  sans 
signification.  Et  j'en  dis  autant  d'une  assez  longue  étude  sur  ses 
ascendants  où  quelques  aperçus  suggestifs  sont  presque  noyés  dans 
une  foule  de  détails  dont  la  portée  est  futile  ou  tout  ù  fait  nulle. 

La  vie  de  Spencer  est  d'une  beauté  simple  et  un  peu  monotone, 
d'une  beauté  d'ensemble,  pour  ainsi  dire,  les  détails  n'ont  rien  de 

1.  Une  autobiographie,  par  Herbert  Spencer.  Traduction  et  adaptation  par 
Henri  de  Varigny  ,  1  vol.  in-8.  Paris,  F.  Alcan,  1907. 

TO.ME  LXIV.  —    1907.  iO 


146  KEVUK    PHILOSOPHIQUE 

bien  curieux,  et  Spencer,  qu'il  parle  de  lui,  des  autres,  ou  do  ce  qu'il 
voit,  n'en  parle  pas  d'une  manière  très  attrayante.  Il  est  simple  et 
prolixe.  Il  naquit  en  1820,  fut  quelque  temps  ingénieur,  essaya  quel- 
ques inventions  qui  ne  l'enrichirent  guère  et  bientôt  se  consacra 
entièrement  à  la  philosophie,  qui,  pendant  longtemps,  ne  l'enrichit 
pas  davantage.  Il  faillit  abandonner,  faute  d'argent,  la  publication  du 
Système  de  philosophie  synthétique.  L'aide  de  quelciues  amis  lui 
permit  de  la  continuer.  Et  enfin,  dans  la  dernière  partie  de  sa  vie, 
l'aisance  lui  arriva,  une  assez  large  aisance,  malgré  les  pertes  que 
lui  causa  la  publication  partielle  de  la  Sociologie  descriptive.  Sa  santé 
ne  fut  jamais  très  bonne  et  fut  parfois  fort  délabrée,  au  point  de  ne 
lui  permettre  que  très  peu  de  travail,  et  cela  nous  fait  admirer  encore 
plus  l'ampleur  et  les  vastes  proportions  du  monument  qu'il  put  élever. 
Il  voyagea  beaucoup,  soit  dans  son  pays,  soit  en  France,  en  Egypte, 
en  Amérique  même,  fréquenta  des  amis,  joua  au  billard,  se  sentit  peu 
de  dispositions  pour  les  cartes,  ne  se  maria  jamais.  Peut-être  tout  ceci 
n'a-t-il  rien  de  très  caractéristique.  Bien  des  gens  en  font  autant  qui 
n'écrivent  aucune  philosophie  synthétic{ue. 


II 

L'histoire  de  la  pensée  de  Spencer  est  plus  intéressante  que  l'his- 
toire de  sa  vie  qu'elle  domine  et  dont  elle  fait  la  valeur.  Elle  s'est 
développée  assez  régulièrement,  comme  un  bel  arbre,  vigoureux  et 
sain.  Et,  en  somme,  comme  je  l'ai  fait  remarquer  ailleurs,  il  y  a  bien 
longtemps  déjà,  elle  s'est  développée  à  peu  près  selon  les  lois  de  l'évo- 
lution telles  que  Spencer  les  a  formulées,  passant  de  l'homogène  à 
l'hétérogène  et  de  l'indéfini  au  défini.  Tout  jeune.  Spencer  se  préoc- 
cupait, sous  l'influence  de  son  père,  de  chercher  les  causes  des  évé- 
nements. Cela  le  préparait  à  accepter  des  conceptions  cOmme  celles 
de  la  causalité  universelle,  de  l'uniformité  des  lois  naturelles,  à  aban- 
donner la  croyance  aux  miracles  ou  à  la  création.  Cela  l'inclinait  aussi 
vers  la  doctrine  évolutionniste.  A  vingt  ans  il  lut  les  principes  de 
géologie  de  Lyell  dont  les  arguments  contre  Lamarck  le  font  adhérer 
partiellement  aux  idées  de  celui-ci.  Deux  ans  plus  tard,  il  croit  ferme- 
ment à  des  lois  de  la  vie  individuelle  et  de  la  vie  sociale,  cl  le  montre 
dans  un  essai  sur  la  véritable  sphère  du  gouvernement.  Il  y  insiste  sur 
l'adaptation  progressive  de  la  constitution  aux  conditions,  l'hypothèse 
du  développement  l'inlluence  déjà.  Huit  ans  plus  tard,  dans  la  Sta- 
tique  sociale^  ces  idée's  so  sont  développées,  mais  il  conserve  encore 
un  théisme  positif  et  des  conceptions  téléologiques.  Il  y  emploie 
l'idée  et  l'expression  d'  «  organisme  social  »,  il  y  entrevoit  le  passage 
de  l'homogène  à  l'hétérogène  et  de  l'incohérent  au  cohérent.  En  1852 
il  adhère  ouvertement  à  l'idée  d'évolution.  Peu  après,  il  prend  con- 
naissance de  cette  idée  de  von  Baer  que  le  développement  de  tout 


F.  PAULHAN.    —    II.    SI'K.NCKK  147 

orj^'auisme  esl  un  passage  de  riiomogènc  à  riiélérogriu-.  Cette  formule 
précise  sa  pensée,  en  facilite  et  en  accélère  la  marche  et  la  généiali- 
sation.  11  y  trouve  bientôt  la  loi  de  tout  prog-rès.  Ensuite  il  lui  vient 
l'idée  de  tracer  la  genèse  de  l'esprit  sous  toutes  ses  formes,  comme 
produites  par  les  elTefs  d'actions  mentales,  organisés  et  hérités.  Ses 
idées  se  dévidoppent,  cl  l'adaptation  progressive  devient  »  le  croissant 
ajustement  des  relations  subjectives  intérieures  aux  relations  objec- 
tives extérieures,  une  croissante  correspondance  des  unes  avec  les 
autres  ».  Et  Spencer  retrouve  ainsi  dans  un  champ  de  phénomènes 
de  plus  en  plus  vaste  l'hétérogénéité,  la  spécialité,  l'intégralioii,  il  y 
reconnaît  les  lois  du  progrès  en  général.  Puis  il  passe  de  l'empirique 
au  rationnel  en  cherchant  les  causes  générales  de  l'hétérogénéité 
croissante,  et  en  les  trouvant  dans  l'instabilité  de  l'homogène  et  la 
multiplication  dos  effets.  Le  problème  devient  une  question  de  forces 
et  d'énergies  molaires  et  moléculaires,  «  une  question  de  l'incessante 
re-distribution  de  la  matière,  et  du  mouvement  considéré  sous  ses 
aspects  les  plus  généraux  «.  L'idée  mal  définie  du  progrès  devient  peu 
à  peu  l'idée  définie  d'évolution. 

Ainsi  Spencer  s'approche  peu  à  peu  de  sa  doctrine  définitive,  et 
rassemble  ses  idées,  les  coordonne  de  plus  en  plus.  Le  système  s'en- 
richit, et  l'ensemble  s'affirme.  En  janvier  I8.")8  Spencer  élabore  le  plan 
de  ses  travaux  comprenant  avec  les  premiers  principes,  les  principes 
de  la  biologie,  les  principes  de  psychologie,  les  principes  de  socio- 
logie et  les  principes  de  la  «  rectitude  »  personnelle  et  sociale,  plus 
trois  volumes  d'essais.  «  Evidemment,  dit  Spencer  en  parlant  de  ce 
projet,  les  parties  détaillées  ne  sont  qu'une  ébauche  informe;  et  les 
autres  parties,  simplement  indiquées,  n'ont  pas  été  l'objet  d'assez  de 
réfiexion.  Mais  il  est  remarquable  que  le  plan  conçu  de  la  sorte  de 
prime  abord  ressemble  autant  à  celui  qui  a  été  exécuté  dans  la  suite  '.  » 
Toutefois,  il  restait  encore  des  remaniements  à  faire  subir  à  la  doc- 
trine. Elle  s'organisa  peu  à  peu  et  c'est  en  1867  que  l'équilibre  définitif 
de  la  pensée  a  été  obtenu. 


m 

Ce  que  valait  rintelligencc  de  Spencer,  ce  n'est  pas  dans  son  auto- 
biographie qu'il  faut  le  chercher.  Elle  nous  renseignerait  mieux  sans 
doute  sur  ses  défauts  et  sur  ses  limites.  Mais  son  œuvre  suffit  à  nous 
l'apprendre.  Tout  le  monde  sait  qu'elle  fut  à  la  fois  puissante  et  minu- 
tieuse, et  comme  il  le  reconnaît  lui-même,  apte  à  la  fois  à  la  synthèse 
et  à  l'analyse,  avec,  je  crois,  une  prédominance  de  l'esprit  synthé- 

1.  .le  résume  ici  l'évolution  de  la  pensée  de  Spencer  telle  qu'il  la  présente 
lui-même  dans  le  chapitre  xx  de  V AiUobioçjraphie \  on  trouvera  plus  loin  (cha- 
pitre xxv)  un  autre  historique  de  sa  pensée  qui  précise  le  premier  sur  plusieurs 
points  et  ne  s'accorde  peut-être  pas  avec  lui  en  tous  ses  détails. 


148  RRVUE    l'HlLOSOl'IlIQUK 

tique.  II  eut  un  admirable  génie  de  constructeur,  une  logique  forte, 
un  sens  assez  rare  de  la  généralisation  et  beaucoup  de  goût  pour  les 
détails.  Il  savait  se  passionner  pour  les  grands  problèmes  du  monde 
et  s'intéresser  à  la  forme  d'une  paire  de  pincettes,  et  il  était  égale- 
ment apte  à  traiter  les  deux  sortes  de  questions.  En  même  temps  il 
avait  une  intelligence  nette,  précise  et  pénétrante,  à  un  degré  certai- 
nement plus  qu'ordinaire,  malgré  les  critiques  qu'on  peut  lui  adresser, 
et  parfois  avec  justesse,  à  cet  égard. 

Ce  qui  frappe,  en  même  temps,  c'est  la  simplicité  de  cet  esprit  vaste 
et  minutieux,  riche  en  idées  de  détail,  si  varié  dans  ses  applications. 
Cela  paraît  contradictoire  au  premier  abord,  et  pourtant  si  l'on  exa- 
mine les  choses  de  près,  on  voit  que  ce  défaut,  car  c'est  un  défaut 
chez  lui,  est  l'envers  de  ses  qualités,  qu'il  en  est  dérivé  ou  qu'il  les  a 
rendues  possibles. 

Cela  nous  est  révélé  assez  clairement  par  ses  livres.  Toujours  on  y 
retrouve  le  même  mécanisme  mental,  fonctionnant  de  la  même  façon, 
selon  les  mêmes  principes  et  avec  les  mêmes  procédés.  Assurément 
la  logique  même  de  son  système  l'y  contraignait  dans  une  certaine 
mesure.  Mais  il  eût  pu,  d'abord,  tout  en  gardant  pourtant  les  mêmes 
principes  généraux,  en  varier  bien  davantage  l'application,  et  la  trans- 
former davantage  selon  les  sujets  qu'il  avait  à  traiter.  Et,  d'autre  part, 
son  système  lui-môme  est  extrêmement  simple,  et  il  n'eût  rien  perdu, 
semble-t-il,  à  le  compliquer  un  peu.  On  se  mélie,  on  craint  qu'il  ne 
reste  trop,  malgré  ses  facultés  et  ses  intentions,  à  la  surface  des  choses, 
qu'il  ne  se  fie  trop  complètement  à  quelques  abstractions  trop  géné- 
rales quand  on  le  voit  ramener  si  longuement  tous  les  phénomènes  de 
l'univers  à  la  même  formule  brève  et  simple.  Et,  en  effet,  je  crois 
qu'il  a  trop  négligé  la  synthèse  concrète  pour  la  synthèse  abstraite, 
beaucoup  plus  simple  et  qui  convenait  mieux,  par  là,  à  son  tempéra- 
ment intellectuel. 

On  distingue  par  ce  qu'il  nous  dit  lui-même  et  sans  quil  s'en  soit 
parfaitement  rendu  compte,  les  avantages  et  les  inconvénients  de  ce 
mode  de  procéder:  «...  Si,  dit-il,  ma  connaissance  des  choses  pourrait 
être  appelée  superficielle,  en  considérant  le  nombre  des  faits  connus, 
en  revanche  elle  était  tout  le  contraire  de  sui)erficielle,  eu  égard  à  la 
qualité  des  faits.  11  y  aurait  peut-être  un  rapport  entre  ses  traits.  Un 
de  mes  amis,  qui  possède  des  connaissances  étendues  en  botanique, 
me  disait  un  jour  que  si  j'avais  su  autant  que  les  botanistes  les  détails 
de  la  structure  végétale,  je  ne  serais  jamais  arrivé  aux  généralisations 
concernant  la  morphologie  des  plantes  que  j'ai  formulées.  »  Cela  peut 
être  vrai,  et  certes  je  ne  voudrais  point  que  Spencer  n'eût  jamais 
formulé  aucune  loi  générale  avant  de  connaître  tous  les  détails  qui 
s'y  peuvent  rapporter!  11  n'aurait  écrit  aucun  de  ces  livres,  et  cela 
serait  déplorable.  Mais  on  échappe  difficilement  à  cette  idée  que  peut- 
être,  au  moins  en  certains  cas,  il  a  considéré  surtout  comme  profon- 
dément significatifs  les  faits  qui  l'aidèrent  à  construire  son  système  et 


F.  PAULHAN.    —    II-    SI'i:>CM(  149 

que  (les  idées  pr6con(;ues  ont  pu  le  guider,  tro|)  à  leui-  gré,  dans  le  choix 
des  faits  qu'il  devait  connaître.  Son  esprit  n'a  peut-être  pas  assez 
vagabonda.  (Ju'il  n'ait  <  jamais  passé  un  examen  »  et  qu'il  n'eût 
«  jamais  pu  passer  un  (hî  ceux  que  l'on  passe  liabiluellemcnt  »,  ce 
n'est  certes  pas  moi  ([ui  lui  en  lerai  un  grief.  Mais  il  ajoute  :  «  .l'aurais 
pu  répondre  assez  bien  sur  Euclide,  l'algèbre,  la  trigonoujétrie,  et  la 
mécanique,  mais  c'est  tout.  »  Et  en  elTet  il  devait  se  plaire  aux  sciences 
où  les  principes  sont  relativement  sinq)les  et  les  vérités  logifpiemt-nt 
enchaînées  au  moins  en  apparence.  Ht  peut-être  a-t-il  trop  négligé  les 
autres,  ce  qui  fait  que  tout  en  étudiant  le  passage  de  riiomogène  à 
l'hétérogène  et  de  l'incohérent  au  cohérent  il  n'a  peut-être  pas  examiné 
avec  assez  de  sympathie  les  choses  qui  paraissent  à  la  fois  hétéro- 
gènes et  incoiiérentes  pour  en  sonder  la  vraie  nature,  pour  en  aperce- 
voir la  raison  d'être,  pour  en  tirer  les  conséquences  qu'elles  renferment 
et  en  recevoir  les  leçons  qu'elles  nous  offrent. 

11  nié[)risa  l'histoire,  tout  en  s'intéressant  à  la  sociologie  «  qui  est 
à  ce  qu'on  nomme  l'histoire  ce  qu'est  une  vaste  bâtisse  aux  tas  de 
pierres  et  de  lyriques  qui  l'entourent  ».  11  méprisa  la  grammaire,  la 
gi'anunaire  anghiise,  disant  :  *  Je  n'en  coniuiissais  rien...  ce  que 
j'appris,  contraint  et  forcé,  de  grammaire  latine,  grecque  et  française, 
est  peu  de  chose.  Dans  aucune  d'elles,  je  n'ai  pu  finir  d'apprendre 
les  conjugaisons;  quant  à  la  syntaxe,  on  ne  m'en  apprit  jamais 
rien.  »  VA  il  est  fâcheux  qu'il  n'ait  pas  vu  combien  l'examen  d'une 
langue  peut  nous  aider  à  comprendre  l'esprit  qui  l'a  créée  et  qui  s'en 
sert.  Naturellement  il  a  méprisé  l'instruction  classique.  Et  je  suis  loin 
de  penser  que  tout  ce  qu'il  dit  à  ce  sujet  soit  erroné,  mais  on  y 
retrouve  toujours  sa  tendance  à  ne  prendre  en  considération  que  les 
généralités  abstraites  et  à  négliger  un  peu  la  réalité  concrète,  l'homme 
et  la  société  tels  que  les  ont  façonnés  les  circonstances  spéciales 
uniques  dans  lesquelles  ils  ont  vécu,  (pii  les  ont  rendus  tels  qu'ils 
sont,  et  qui,  en  faisant  leur  passé  et  leur  présent,  ont  aussi  décidé 
plus  ou  moins  de  leur  avenir. 

Au  reste  il  se  reconnaît  lui-même  peu  de  penchant  à  l'observation  des 
autres.  «  Je  suis  mauvais  observateur  de  l'humanité  concrète,  trop 
porté  à  m'égarer  dans  l'abstraction.  L'habitude  que  j'ai  de  méditer  ne 
s'accorde  pas  avec  celle  d'observer  les  gens  autour  de  moi.  » 

C'est  à  cette  simplicité  de  l'esprit  que  je  rapporterai  encore  diflérents 
traits  qu'il  nous  raconte.  11  était  très  absorbé  par  ses  rêveries,  par  ses 
imaginations,  étant  encore  enfant  :  «  Cette  tendance  à  la  rêverie  c'était, 
je  crois,  une  cause  partielle  d'une  particularité  que  mon  père  me 
reprochait  souvent  en  ces  mots  :  «  Comme  toujours,  Herbert,  tu  ne 
«  i)enses  qu'à  une  chose  à  la  fois  ».  Cette  facilité  à  ne  voir  qu'un  sujet, 
ou  qu'un  aspect  d'un  sujet  et  à  oublier  tous  les  autres,  fut  pour  moi 
la  cause  de  nombreux  ennuis.  »  Il  a  pu  aussi  plus  tard  lui  devoir  quel- 
ques satisfactions  de  philosophe. 

A  rapprocher  de  ce  mot  le  petit  fait  que  voici  :  George  Eliot,  (jui 


150  IlEVUE    PHILOSOPHIQUE 

fut  une  amie  de  Spencer,  lui  parlait  un  jour  d'un  de  ses  livres,  la  Stati- 
que sociale,  ei  lui  disait  qu'après  avoir  tant  réfléchi,  elle  était  surprise 
de  ne  pas  voir  de  rides  sur  son  front.  «  Je  pense,  répondit  Spencer, 
que  c'est  parce  que  je  ne  suis  jamais  embarrassé.  »  Et  devant  la  sur- 
prise de  G.  Eliot,  il  lui  expliqua  que  sa  manière  de  penser  «  ne 
demandait  pas  cet  effort  de  concentration  qui  est  généralement 
accompagné  par  le  froncement  des  sourcils....  Les  conclusions  aux- 
quelles je  suis  arrivé,  ajoute-t-il,  ne  me  sont  point  venues  comme  des 
solutions  à  des  questions  posées,  mais  elles  sont  arrivées  sans  que  je 
m'y  attende,  chacune  d'elles  comme  le  résultat  d'un  corps  de  pensées 

qui  sont  lentement  sorties  d'un   germe petit  à  petit,  d'une  façon 

presque  insensible,  sans  intention  consciente  et  sans  effort  appréciable, 
une  théorie  cohérente  et  organisée  se  formait.  Généralement  la  marche 
était  celle  d'un  développement  lent  et  sans  contrainte,  s'étendant  sou- 
vent sur  une  période  de  plusieurs  années,  et  je  crois  que  c'était  parce 
que  je  pensais  de  cette  façon  graduelle  et  presque  spontanée,  sans 
tension,  que  l'on  constatait  l'absence  de  ces  rides  que  Miss  Evans 
remarquait,  absence  à  peu  près  aussi  complète  trente  ans  plus  tard, 
malgré  la  quantité  de  méditations  survenues  pendant  l'intervalle.  » 

Spencer  paraît  offrir  un  très  bel  exemple  d'esprit  équilibré  :  l'analyse 
et  la  synthèse,  l'induction  et  la  déduction,  les  faits  et  les  idées,  tout  s'y 
combine  harmonieusement.  Il  a  l'ampleur  et  la  finesse,  la  minutie 
et  la  force.  11  ne  connaît  pas  les  angoisses  du  doute  et  de  la  recherche 
laborieuse.  Il  évite  les  inconvénients  de  l'effort  mental  voulu  qui,  dit- 
il,  «  cause  la  perversion  de  la  pensée  ».  Et  tout  cela  est  très  bien. 
Seulement  cela  explique  précisément  cette  simplicité  excessive  dont  je 
parlais  et  qui  laisse  bien  imparfait,  bien  schématique  et  trop  super- 
ficiel, trop  abstrait,  l'ajustement  de  l'esprit  au  monde  divers,  com- 
pliqué et  incohérent  qu'il  habite  et  qui  l'a  formé. 

Je  trouve  d'ailleurs  dans  l'esprit  de  Spencer  bien  d'autres  traces 
intéressantes  de  cette  simplicité,  bien  des  traits  qui  en  dérivent  ou 
qui  du  moins  s'y  rattachent.  L'état  d'esprit  dominant  excluait  entiè- 
rement chez  lui  ce  qui  lui  était  opposé.  L'organisation  mentale  était 
forte,  saine,  exclusive,  et  par  là  un  peu  étroite  parfois.  Il  parle  de  la 
«  propension  à  me  laisser  tyranniser  par  une  résolution  prise  :  mon 
esprit  est  alors  si  plein  du  but  à  atteindre  qu'il  ne  saurait  accueillir 
une  idée  contraire  à  ce  but  ». 

Et  de  même  il  ne  sait  pas  accueillir  les  idées  qu'il  n'a  pas  pensées 
lui-même.  Il  est  l'ennemi  de  l'enseignement  dogmatique,  ce  qui 
l'éloigné  du  psittacisme  et  de  ses  conséquences,  mais  il  ne  peut 
même  recevoir  et  faire  vivre  en  lui  les  idées  qui  ne  poussent  pas  natu- 
rellement sur  son  esprit  comme  le  fruit  sur  son  arbre.  C'est  à  cette 
disposition  qu'il  dut,  pense-t-il,  son  aversion  pour  l'étude  des  langues. 
Il  n'est  pas  étonnant  que  la  mémoire  étant,  à  certains  égards,  le  con- 
traire de  l'organisation,  il  ait  eu  dès  son  enfance  une  mémoire  au- 
dessous  de  la  moyenne,  une  difficulté  à  lire  longtemps,  un  «  système 


F.  PAULHAN.    —    H.    SPE.NCKU  loi 

digestif  intclleclucl  »  ruii>le  cl  iic  pouvant  supporter  les  repas  copieux. 
11  eut  toujours  beaucoup  de  peine  à  être  longtemps  attentif,  (^eslque 
l'activité  mentale  par  attention  volontaire  contraste  beaucoup  avec 
sa  tendance  au  développement  sj)ontané  des  idées. 

'<  Tout  ce  qui  ressemble  à  la  réceptivité  j)assive,  dit-il  encore,  est 
étranger  à  ma  nature;  et  il  en  résulte  que  je  ne  suis  pas  sujet  à  être 
impressionné  par  la  pensée  des  autres.  »  Et  il  a  toujours  lu  difficile- 
ment un  livre  sérieux.  Il  était  impatient,  ce  qui  était  naturel  avec 
les  traits  quo  nous  venons  d'examiner,  et  il  lui  était  impossibbi  de 
continuer  à  lire  un  livre  dont  les  idées  fondamentales  diffèrent  des 
siennes.  Aussi  ne  peut-il  aller  bien  loin  dans  la  lecture  de  Kant. 
"  Tenant  tacitement,  dit-il,  l'auteur  pour  logique  et  cohérent  en  ses  idées, 
je  considère  sans  penser  autrement  à  la  chose  que  si  les  principes 
fondamentaux  sont  erronés,  le  reste  ne  peut  être  bon  et  par  consé- 
quent je  cesse  de  lire,  assez  content,  je  crois,  d'avoir  trouvé  une 
excuse  pour  ne  pas  aller  plus  loin.  »  Au  fond,  son  attitude  devant  les 
livres  ne  diffère  pas  essentiellement  de  celle  qu'on  a  prêtée  à  Omar. 
Seulement,  pour  Spencer,  le  Coran  c'est  la  pensée  de  Spencer. 

Aussi  fut-il  toujours  très  indépendant,  non  conformiste.  C'est  là  un 
trait  qu'il  juge,  chez  lui,  acquis  par  l'hérédité.  «  Le  trait  moral  le  plus 
mar(iué  de  mon  caractère,  dit-il,  et  aussi  celui  qui  donna  lieu  au  plus 
de  manifestations  dans  mon  enfance  et  parla  suite  est  le  mépris  de 
l'autorité.  »  On  voit  aisément  comment  s'cnchaàient  et  s'associent  les 
derniers  traits  de  cette  rare  intelligence. 

Naturellement  le  caractère  de  son  esprit,  bien  qu'il  paraisse  avoir 
été  remarquablement  constant,  ne  resta  pas  immuable.  Avec  l'âge  et 
l'expérience  lise  rendit  mieux  compte  de  la  complexité  des  choses  et  de 
la  nature  concrète  du  monde  etdes  sociétés,  de  la  difficulté  d'y  réaliser 
des  conceptions  abstraites,  si  bien  déduites  et  si  bien  enchaînées 
qu'elles  fussent  (et  même  parce  qu'elles  le  sont).  Il  perdit  de  son 
intransigeance.  «  On  trouve  en  avançant  dans  la  vie  que  des  choses 
qui  jadis  vous  paraissaient  simples  et  faciles  à  modifier  sont  au  con- 
traire complexes  et  qu'elles  ont  des  racines  profondes.  Dans  ce  qui 
semblait  mauvais  de  tous  points,  on  découvre  caché  sous  la  surface 
des  éléments  de  bien;  et  on  s'aperçoit  que  ce  qu'on  tenait  autrefois 
pour  nuisible  ou  superflu  est  bienfaisant  en  quelque  manière,  si 
ce  n'est  essentiel.  »  «  Maintenant  comme  au  début  de  ma  vie,  écril-il 
dans  sa  vieillesse,  non  seulementje  déteste  l'aristocratie,  mais  j'éprouve 
toujours  le  même  éloignement  pour  cette  forme  de  gouvernement 
personnel  que  l'on  appelle  le  gouvernement  monarchique...  vSi  j'en- 
visage la  monarchie  d'un  aîil  plus  favorable,  ce  n'est  pas  pour  avoir 
changé  de  sentiment,  mais  simplement  parce  que  je  comprends  mieux 
qu'elle  sadapte  au  type  actuel  de  l'homme...  Je  crois  maintenant  que 
les  changements  dans  le  gouvernement  ne  sont  utiles  que  dans  la 
mesure  où  ils  expriment  une  transformation  dans  la  nature  des 
citoyens.  Une  modification  moins  marquée,  mais  assez  marquée  cepen- 


152  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

dant,  s'est  produite  dans  mes  idées  relativement  aux  institutions 
religieuses...  Lorsque  les  croyances  populaires  perdaient  peu  à  peu 
pour  moi  leur  crédit,  la  seule  question  qui  me  semblait  se  poser  était 
celle  de  la  vérité  ou  de  la  fausseté  des  doctrines  particulières  que  l'on 
m'avait  enseignées.  Mais  je  me  suis  aperçu  graduellement,  surtout  ces 
dernières  années,  que  toute  la  question  n'est  pas  là...  J'en  suis  venu 
à  considérer  de  plus  en  plus  calmement  des  formes  de  croyance  reli- 
gieuse qui  m'inspiraient  dans  ma  jeunesse  une  aversion  profonde. 
Estimant  qu'elles  sont  en  somme  naturellement  adaptées  aux  peuples 
et  aux  temps  qui  les  voient  se  produire,  il  me  semble  maintenant  qu'il 
est  bien  certain  qu'elles  vivent  individuellement  et  fonctionnent  tant 
que  les  conditions  où  se  trouvent  les  hommes  le  permettent.  »  Et  s"il 
a  cependant  continué  à  exposer  des  vues  opposées  aux  religions  domi- 
nantes, c'est  que  «  chacun  doit  dire  ce  qu'il  croit  sincèrement  être 
vrai,  et  ajoutant  son  unité  d'influence  à  toutes  les  autres  unités, 
laisser  les  résultats  se  produire  d'eux-mêmes  ». 

Ainsi  peut-on  se  représenter,  dans  ses  principaux  rouages,  le  mé- 
canisme mental  auquel  nous  devons  l'œuvre  de  Spencer.  Ajoutons, 
ce  qui  paraît  d'ailleurs  assez  vraisemblable,  que  l'activité  de  son  fonc- 
tionnement paraît  avoir  été  considérable.  Son  ami,  G.  H.  Lewes,  parle 
de  ce  qu'il  lui  dut,  dans  une  période  pénible  de  sa  vie,  pour  avoir  sur- 
tout par  ses  conversations  pendant  de  longues  promenades  réveillé  son 
énergie,  et  son  amour  un  peu  endormi  pour  la  science.  «  Sa  forte 
tendance  à  théoriser  était  contagieuse,  et  c'était  seulement  l'excitation 
d'une  théorie,  qui  pouvait  alors  m'engager  au  travail'.  »  Naturelle- 
ment cette  activité  s'exerçait  selon  la  natu  re  de  l'esprit  de  Spencer. 
Les  déclarations  sont  intéressantes.  «  Généralement,  dit-il,  sinon  tou- 
jours, un  sujet  ne  m'a  semblé  intéressant  que  du  moment  où  j'avais 
trouvé  en  moi-même  une  conception  originale  s'y  rapportant.  Tant 
que  je  n'y  voyais  qu'une  série  de  conclusions  fixées  par  d'autres  et 
que  j'avais  à  accepter  simplement,  je  n'éprouvais  généralement  qu'une 
indifférence  comparative.  Mais  lorsqu'une  fois  avait  jailli  en  moi  une 
idée  nouvelle,  ou  que  je  supposais  être  nouvelle,  ayant  rapport  au 
sujet,  une  avidité  à  trouver  des  faits  pour  servir  de  matériaux  à  une 
idée  cohérente  naissait  en  moi.  »  Aussi  comprend-on  cju'il  puisse, 
malgré  l'étendue  de  son  œuvre,  parler  de  sa  paresse.  11  dit  en  parlant 
du  temps  de  sa  jeunesse  :  <>  J'étais  à  ce  moment,  comme  avant,  et 
encore  maintenant,  très  paresseux,  à  moins  d'être  stimulé  par  une 
i-aison  très  puissante,  généralement  le  désir  de  faire  quelque  chose 
de  grand.  »  Si  l'on  se  rappelle  que  d'ailleurs  il  ne  pouvait  longtemps 
soutenir  son  attention  et  que  sa  santé  ne  fut  pas  très  bonne,  on  aura 
une  nouvelle  preuve  que  les  auteurs  dont  l'œuvre  a  été  la  plus  con- 
sidérable et  même  particulièrement  importante  ne  sont  pas  toujours 

1.  Journal  de  G.  H.  Lewes,  cité  par  J.  W.  Cross  :  George  ElioVs  life,  Tauchnilz, 
édil.,  t.  n,  p.  202. 


F.  PAULHAN-    —    11.    SPENCEIl  133 

ceux  qui  ont  le  plus  travaillt^,  au  sens  courant  du  mot.  Un  autre 
illustre  Anglais,  (Charles  Darwin,  en  avait  donné  déjà  un  exemple.  11 
est  vrai  qu'il  faudrait  tenir  compte  du  travail  inconscient  de  l'espril, 
de  l'organisation  sourde  des  idées,  favorisées  assez  vraisemblable- 
ment par  l'inaction  apf)arentc  et  qui  ne  se  traduit  pas  toujours  par 
lies  réllexions,  ou  même  des  rêveries  dont  l'objet  apjtarais.se  à  la 
conscience. 


IV 

Spencer  s'est,  à  plusieurs  reprises  et  en  diverses  façons,  intéressé  à 
l'art.  11  a  dessiné,  il  a  aimé  la  musique,  il  s'est  occupé  de  littérature, 
il  a  fait  des  tliéories  sur  le  style,  sur  l'origine  et  la  fonction  de  la 
musique  et  sur  l'art  en  général.  Je  ne  reviens  pas  sur  ses  théories 
(jui  sont  suffisamment  connues,  et  je  me  borne  à  indiquer  ce  que  nous 
ap|)rend  son  autobiographie.  On  s'attend  naturellement,  semble-t-il,  à 
ce  qu'une  intelligence  aussi  abstraite  que  la  sienne  fût  peu  sensible 
aux  beautés  de  l'art  et  l'on  n'est,  à  mon  avis,  qu'à  moitié  détrompé. 

11  était  sensible  cependant,  et  il  nous  dit  lui-même  ce  qu'il  a  le  plus 
admiré.  J'imagine  qu'ici  aussi  il  n'était  pas  fâché  de  se  séparer  de 
Kant,  c  le  ciel  étoile  et  la  loi  morale  »  n'ont  point  spécialement, 
il  en  fait  la  remarque,  excité  son  admiration.  «  Ce  sentiment,  dit-il,  a 
été  produit  en  moi  si)écialement  par  trois  choses  :  la  mer,  une  grande 
montagne,  et  de  la  belle  musique  dans  une  cathédrale.  La  première  a, 
par  l'accoutumance,  je  pense,  perdu  beaucoup  de  son  etfet  primitif, 
mais  les  deux  autres,  non.  » 

Il  étudia  le  dessin,  et  se  servait  volontiers  de  son  crayon  pour  faire 
des  portraits  de  parents  et  d'amis.  Il  les  apprécie  lui-même  en  disant 
iju' «artistiquement  ils  ne  valaient  rien,  mais  la  ressemblance  y  était». 
VA  véritablement,  c'est  ce  qu'on  attendait  de  son  genre  de  mérite. 
«  Une  perception  assez  exacte,  dit-il,  jointe  à  une  habileté  manuelle 
assez  grande,  me  permettait  de  rendre  avec  assez  de  vérité  chaque 
ligne  et  chaque  ombre  particulière,  mais  je  ne  pouvais  pas  saisir, 
dans  cette  impression  complexe,  l'importance  proportionnelle  de  ces 
éléments.  » 

Il  est  assez  intéressant  de  voir  ses  appréciations  sur  les  artistes  et 
les  œuvres.  On  le  sent  intelligent.  Il  a  des  principes  et  il  les  applique, 
il  fait  des  remarques  justes  et  minutieuses.  Il  a  raison  de  lutter  contre 
un  snobisme  d'admiration,  insupportable  à  un  esprit  aussi  indépendant 
que  le  sien.  Et  malgré  tout  on  n'est  pas  absolument  satisfait  et  l'on 
pense  qu'une  œuvre  qui  ne  prêterait  à  aucune  de  ses  critiques  et  qui 
le  satisferait  peut-être,  pourrait  bien  être  horrible.  Il  paraît  examiner 
en  savant  et  en  philosophe  plus  qu'en  artiste,  et  l'on  en  prend  une 
certaine  méfiance. 

11  a   aimé   la  poésie   et  même  se  mit  à  préparer  nu  poème.  Cela 


1o4  HEVUE    PHILOSOPHIQUE 

devait  s'intituler  «  l'Ange  de  la  Vérité  »,  beau  titre  pour  un  poète 
philosophe.  Mais  ce  projet  fut  bientôt  abandonné.  Un  autre  échoua 
encore.  «  La  maladie  versificatrice  à  laquelle  semblent  n'échapper 
que  peu  de  ceux  qui  ont  de  la  vivacité  intellectuelle  ne  me  dura  pas 
longtemps.  »  Après  son  poème,  il  voulut  faire  un  drame,  «  le  Rebelle  », 
qui  devait  être  «  le  tableau  des  insuccès  et  des  déboires  d'un  héros  à 
l'àme  haute,  grâce  à  la  faiblesse  et  à  la  bassesse  de  son  entourage  ». 
Il  avait  pensé  aux  péripéties  de  l'action,  aux  caractèi'es  des  per- 
sonnages, mais  le  projet  ne  se  soutint  pas.  «  Parmi  de  vieux  papiers, 
dit  Spencer,  j'ai  retrouvé  des  vers  qui,  je  suppose,  ont  été  écrits  vers 
cette  époque.  Ils  ne  sont  pas  mauvais,  quant  à  la  forme,  mais  on  n'y 
trouve  rien  de  plus  qu'un  jeu  de  l'imagination.  Ce  sont  des  vers  de 
manufacture;  ils  n'ont  pas  pour  origine  ce  sentiment  qui  trouve  de 
force  une  expression  dans  la  poésie.  J'avais  assez  de  sens  pour  voir 
que  mes  facultés  n'étaient  pas  de  celles  qui  produisent  de  la  vraie 
poésie.  Je  n'ai  par  nature,  ni  l'intensité  d'émotion,  ni  la  fertilité 
d'expressions  requises.  »  Et  c'est  ici  l'occasion  de  citer  un  mot  amu- 
sante lancé  par  Huxley  un  jour  qu'on  discutait  sur  la  tragédie  :  «  Oh! 
vous  savez  l'idée  que  Spencer  se  fait  de  la  tragédie  :  c'est  l'assassinat 
d'une  déduction  par  un  fait.  » 

Comme  critique.  Spencer  avoue  qu'ayant  pris  —  pour  étudier  les 
superstitions  des  Grecs  —  une  traduction  de  l'Iliade,  il  eût  mieux  aimé, 
après  le  sixième  livre,  «  donner  une  forte  somme  d'argent  que  de  con- 
tinuer jusqu'à  la  fin  ».  La  poésie  de  Dante  lui  fait  l'effet  d'  «  une 
robe  somptueuse  mal  faite  ».  Il  aime  la  variété  en  poésie,  comme  par- 
tout, il  veut  aussi  l'intensité  ;  et  le  genre  de  poésie  le  plus  élevé  est 
«  celui  où  la  forme  varie  continuellement  avec  la  matière,  s'élevant  et 
retombant  dans  son  caractère  poétique  selon  que  l'onde  émotive 
devient  plus  forte  et  plus  faible,  devenant  ici  la  prose  qui  n'a  qu'un 
soupçon  de  rhytrae,  et  caractérisée  par  des  mots  et  des  images  qui 
n'ont  qu'une  force  modérée,  puis  s'élevant  ailleurs  à  travers  diverses 
phases  jusqu'à  la  forme  lyrique,  avec  ses  mesures  définies  et  ses 
métaphores  hardies.  »  Uu  reste  il  lui  faut  peu  de  poésie.  Il  est  d'avis  que 
«  nul  ne  devrait  écrire  de  vers  qui  peut  s'en  empêcher  »,  et  que  «  même 
les  meilleurs  poètes  produisent  beaucoup  trop.  S'ils  voulaient  seule- 
ment écrire  trois  fois  moins,  tout  le  monde  y  gagnerait  >k 

Spencer  aima  beaucoup  la  musique  et  l'opéra.  Il  blâma  la  virtuosité 
pure.  Il  ne  fait  que  peu  de  cas  des  opéras  où  la  passion  personnelle 
occupe  la  principale  place.  Don  Juan  ne  lui  plaisait  pas  entièrement, 
mais  il  fut  séduit  par  Meyerbeer  :  «  Je  puis  dire  en  somme,  écrivait-il, 
que  je  n'ai  jamais  été  absolument  satisfait  d'un  opéra  jusqu'au 
moment  où  j'ai  entendu  les  Huguenots.  »  Il  en  est  resté  là.  Plus  tard 
il  connut  l'œuvre  de  Wagner,  —  assez  mal,  semble-t-il,  et  par  des  con- 
certs, ~  mais  il  ne  paraît  guère  l'avoir  comprise.  Il  s'accorda  avec 
Georges  Eliot,  bonne  musicienne,  dit-il,  et  à  qui  la  musique  de  Wagner 
plaisait,  pour  reconnaître  qu'il  manque  à  cette  musique  le  caractère 


F.  PAULHAN.    —    II.    SPKNCKH  io5 

dramatique,  «  et  qu'elle  ne  donne  pas  la  forme  musihale  aux  sentiments 
exprimés  par  les  mots  ».  Kt  lui,  qui  trouvait  Meyerbeer  t  extrêmement 
(triginal  ■>.  il  jiii,'c  que  les  i)hrases  musicales  de  Wagner  t  sont  génr- 
raiement  de  celles  ([ii'oii  peut  prt'-voir.  Elles  ne  ressemblent  pas  à  celles 
ipii  sont  vraiment  inspirées,  musicalement  parlant,  et  (pii  dérouvrent 
soudain  de  belles  condjinaisons  auxquelles  on  n'aurait  jamais  [tensé; 
mais  elles  se  montrent  conformes  aux  types  connus  ». 

Spencer  avait  une  autre  (jualité  de  l'artiste,  il  avait  rimagination 
active.  Dés  son  enfance,  il  se  complaisait  en  des  rêveries  prolongées. 
C'est  là  une  forme  rudimentaire  de  l'art.  Il  bâtissait  des  châteaux  en 
Espagne,  s'attardait  sur  des  projets  plus  ou  moins  réalisables,  et  ses 
rêves  étaient  assez  vifs  pour  lui  faire  perdre  la  conscience  de  la  réa- 
lité. Il  lui  arrivait  ûc  parler  haut  en  marchant  et  il  faisait  retourner  les 
passants.  On  l'envoie  un  joui"  faire  une  commission,  il  traverse  la  ville 
entière  al»sorbé  par  un  rêve,  puis,  arrivé  à  la  canqjagne,  pense  sou- 
dain au  l)ut  de  sa  sortie,  se  retourne,  et  retraverse  la  ville  jusqu'à  sa 
maison  sans  avoir  jamais  plus  pensé  à  ce  qu'il  devait  faire.  Il  garda 
pendant  toute  sa  vie  quelque  chose  de  cette  disposition. 

Mais  ses  goûts  esthétiques  étaient  contrariés  par  une  tendance 
extrême  à  la  critique  que  nous  retrouverons  encore,  qui  le  rendait 
inqjitoyable  pour  les  moindres  défauts  des  œuvres  —  encore  qu'il  se 
montrât  quelquefois  bien  indulgent  —  et  qui  le  poussait  avec  excès 
vers  l'analyse.  <  .Mon  esprit  préoccupé  par  le  fait  que  j'ai  à  m'appesantir 
sur  les  défauts  d'une  œuvre  en  apprécie  moins  les  beautés  ».  De  plus, 
t  en  poussant  trop  loin  l'analyse  des  effets,  on  diminue  le  plaisir  qu'ils 
procurent.  L'activité  du  sentiment  diminue  à  mesure  qu'augmente 
celle  de  l'intelligence.  »  Il  ne  paraît  pas  avoir  éprouvé  l'effet  inverse 
de  l'analyse,  et  senti  ce  que  l'examen  minutieux  d'une  œuvre  pouvait 
ajouter  au  plaisir  esthétique. 

Tel  fut,  à  peu  près,  Spencer  dans  ses  rapports  avec  l'art,  autant 
que  j'en  puis  juger  par  son  autobiographie.  Il  m'a  paru  bon  d'in- 
sister un  peu  sur  ce  côté  assez  médiocre  d'un  grand  esprit,  parce  qu'il 
fut  assez  développé,  sans  acquérir,  il  me  semble,  de  bien  grandes  qua- 
lités, et  que,  d'autre  part,  on  y  sent  aussi  l'iidUicnce  des  parties  supé- 
rieures de  l'intelligence  qui  subviennent  quelque  i)eu,  sans  la  mas- 
quer, à  la  qualité  ordinaire  du  sens  esthétique,  et  qui  donnent  à  celui- 
ci  une  allure  assez  personnelle  et  suffisamment  intéressante. 


Au  reste,  il  ne  faudrait  pas  se  représenter  Spencer  comme  un  intel- 
lectuel [tur  et  comme  un  homme  qui  ne  vivait  que  jjour  son  œuvre,  et 
ainsi  que  nous  aimons  à  nous  figurer  Spinoza.  Il  était  pent-élre  plus 
ainsi  fait  qu'il  n'aimait  à  le  croire  et  à  le  dire  lui-même,  mais  il  ne  l'était 
pas  absolument.  Il  avait  l'esprit  trop  équilibré  pour  aimer  l'ascétisme 
et  pour  vouloir  tout  subordonnera  des  préoccupations  intellectuelles, 


456  UEVUE   PHILOSOPHIQUE 

ou  à  n'imporLe  quelle  activité  spécialisée.  «  La  vie,  dit-il,  n'est  pas 
laite  pour  le  travail,  mais  le  travail  est  fait  pour  la  vie. 

«  Le  progrès  de  riiumanité  est,  à  ce  point  de  vue;  une  libération  de 
plus  en  plus  considérable  du  labeur  qui  laisse  de  plus  en  plus  de  temps 
pour  le  délassement,  pour  la  culture,  pour  les  plaisirs  esthétiques,  pour 
les  voyages  et  les  jeux.  »  Aussi  Spencer  ne  se  privait-il  point  de  diver- 
tissements. Il  voyagea  beaucoup,  il  chassa  «  sans  enthousiasme  »  et 
canota,  surtout  il  joua  au  billard.  A  une  certaine  époque  de  sa  vie,  il 
y  jouait  chaque  après-midi,  et  cette  distraction  lui  prenait  jjeaucoup 
de  temps.  Elle  avait  l'avantage  de  Tempècher  de  penser  ou  de  lire  et, 
par  là,  de  se  fatiguer.  »  Mais,  ajoute  Spencer,  qu'on  ne  croie  pas  que 
ce  soit  à  titre  d'excuse  que  je  mentionne  les  avantages  que  j'en  reti- 
rais. 11  me  suffit  d'aimer  le  billard  et  je  regarde  comme  un  motif  suf- 
fîsant  d'y  jouer  le  plaisir  que  j'y  prends.  » 

Spencer  ne  fut  donc  pas  un  simple  système  du  monde,  il  fut  un 
homme.  Que  fut  au  juste  cet  homme,  c'est  ce  qui  ne  ressort  pas  très 
nettement  peut-être  de  sa  biographie.  Il  en  faut  conclure  sans  doute 
que  c'est  encore  le  philosophe  qui  domine  en  lui  et  qui  le  rend  surtout 
intéressant.  C'est  l'intellectualité  qui  donne  son  unité  à  la  vie  de 
Spencer,  qui  la  dirige  et  l'inspire.  Comme  d'ailleurs  Spencer  n'était 
nullement  un  ascète  et  comme  l'état  de  sa  santé  exigeait  qu'il  prît  beau- 
coup de  repos,  il  a  pu  développer  ou  satisfaire  divers  goûts,  sans  que 
l'on  en  remarque,  parmi  eux,  aucun  de  bien  prédominant. 

Il  apparaît  comme  un  caractère  équilibré,  naturel  et  simple,  droit  et 
honnête,  juste  plutôt  que  très  activement  bienveillant.  Son  penchant 
sur  l'abstraction  et  la  généralisation  reparaît  ici  nettement.  Le  senti- 
ment de  la  justice,  le  plus  abstrait  de  tous,  «  l'emporte  à  tel  point  chez 
moi,  dit-il,  sur  les  autres  sentiments  moraux  que,  lorsque  je  crois 
qu'on  ne  le  respecte  pas,  il  en  résulte  que  la  bonne  opinion  que  j'avais 
jusque-là  eu  raison  de  me  former  de  celui  qui  l'offense  en  est  oblitérée. 
Chez  la  plupart  des  hommes,  les  considérations  personnelles  l'empor- 
tent sur  les  impersonnelles.  Chez  moi,  c'est  le  contraire  qui  se  pro- 
duit. »  Ainsi  la  «  bienfaisance  négative  paraît  plus  développée  en 
lui  que  la  «  bienfaisance  positive^  ».  «  Dans  mon  enfance,  dit-il,  je 
n'avais  aucune  tendance  à  cette  cruauté  que  les  petits  garçons  mon- 
trent souvent,  et  plus  tard,  j'ai  toujours  répugné  à  infliger  une  souf- 
france, ou  au  spectacle  delà  souffrance;  sauf,  il  est  vrai,  dans  le  feu 
de  la  discussion  où  je  n'accorde  d'ordinaire  que  peu  d'attention  aux 
sentiments  de  mes  contradicteurs.  »  INIais  quand  il  ne  s'agissait  plus 
de  s'abstenir,  mais  d'agir,  les  choses  changeaient.  Spencer  rapporte  ce 
défaut  d'activité  à  ce  que  chez  lui,  à  cause  de  certains  caractères  phy- 
siques, la  circulation  cérébrale  a  été,  pendant  toute  sa  vie,  «  moins 
vigoureuse  qu'elle  aurait  dû  l'être  ».  Quoi  qu'il  en  soit,  le  désir  qu'il 
aurait  eu  d'agir  pour  être  agréable  ou  utile  aux  autres  «  a  d'ordinaire, 
dit  il,  été  neutralisé  par  la  répugnance  que  j'avais  à  me  donner  la  peine 
nécessaire   ».  Cependant,   son   sentiment  de  la  justice,  lorsqu'il  est 


F.  PAULHAN.    —   II.    SPEN'CliH  157 

ôllensé,  est  assez  fort  pour  vaincre  celle  r«îpugnaii(ie.  «  Jai  à  un  haut 
ilegré  le  senliineut  de  la  justice  égoïste,  et  une  excitation  sympathique 
(le  ce  sentiment  produit  en  moi  un  sentiment  très  fort  de  la  justice 
altruiste...  l'ne  abondante  énergie  m'est  fournie,  dans  ce  cas,  par  la 
colùi'c  que  suscite  en  moi  la  vue  des  gens  qu'on  attaque.  » 

II  avait  une  très  grande  indépendance  et  le  plus  grand  mépris  pour 
l'autorité  et  la  convention;  de  plus,  il  était  très  nerveux.  Tout  cela  joint 
à  son  amour  de  la  justice  devait  tendre  à  le  rendre  peu  souple  et,  en 
certains  cas,  peu  aimable.  De  fait,  il  aimait  beaucoup  h  critiquer.  Sa 
tendance  naturelle  était  de  voir,  en  tout  et  en  tous,  ce  qu'il  y  avait  à 
reprendre.  Avec  cela  il  était  impatient  et  supportait  difficilement  la 
douleur  physique  ou  la  douleur  morale.  «  Personne  ne  niera,  dit-il, 
<pie  je  suis  très  porté  à  la  ci'itique.  La  tendance  à  prendre  les  gens  en 
faute  est  chez  moi  dominante,  péniblement  dominante.  J'ai  eu  toute 
ma  vie  l'incurajjle  habitude  de  signaler  les  erreurs  de  pensée  et  de 
parole  où  tombent  ceux  (pii  m'entourent,  et  cette  habitude,  je  me  la 
suis  souvent  re|)rochée,  mais  tout  à  fait  inutilement.  »  Il  était  brusque 
j)arfois,  et  naturellement  ces  dispositions  lui  ont  fait  commettre  des 
maladresses,  et  ont  déterminé  ce  qu'il  appelle  son  <  manque  de  tact  ». 
Quand  il  faisait  le  métier  d'ingénieur,  il  lui  arriva  de  signaler  assez 
imprudemment  les  erreurs  de  ses  su[)érieurs.  Plus  tard,  il  était 
membre  du  comité  d'un  club,  VAllienaum.  «  .l'avais  fait,  raconte-t-il,- 
en  séance  du  comité,  avec  ma  brusquerie  habituelle,  je  ne  sais  plus 
quelle  proposition  :  ceux  dont  je  n'avais  pas  assez  respecté  les  préjugés 
votèrent  contre  moi  et  ma  proposition  fut  rejetée.  Une  semaine  plus 
tard,  sir  Frédéric  Elliot,  un  homme  à  qui  la  vie  officielle  avait 
enseigné  la  prudence  dans  ses  expressions  et  qui,  à  en  juger  par  ses 
manières,  élait  un  diplomate  de  nature,  fit  en  substance  la  même  pro- 
position et  eut  sans  difficulté  gain  de  cause,  grâce  au  soin  qu'il  prit 
de  ne  marcher  sur  le  pied  de  personne.  Cette  leçon  néanmoins  ne  me 
changea  pas  ou  ne  me  changea  guère...  » 

Spencer  avait-il  raison,  à  cause  de  cette  disposition  d'esprit,  de  dire 
que  s'il  ne  s'était  pas  marié,  cela  était  probablement  fort  heureux  et 
pour  lui  et  pour  sa  femme?  Quoiqu'il  en  soit,  il  désira  ou  regretta  long- 
temps le  mariage.  Il  y  avait  en  lui  un  fond  d'affection  qu'il  ne  put 
employer,  il  regardait  le  célibat  comme  un  état  contre  nature  et  nui- 
sible. «  Depuis  mon  enfance,  écrivait-il,  et  malheureusement  je  n'ai  eu 
ni  frère  ni  so'ur,  je  n'ai  cessé  de  souhaiter  de  trouver  un  prétexte  à 
l'épanouissement  de  mes  affections.  Je  me  suis  considéré  comme 
n'étant  qu'une  moitié  de  vivant,  et  j'ai  souvent  dit  que  j'espère  com- 
mencer à  vivre  quelque  jour.  Mais  ma  vie  vagabonde  et  sans  éta- 
blissement stable,  mes  manières  peu  attrayantes  pour  ceux  qui  ne 
m'intéressent  pas,  ma  manie  de  discuter  et  de  blesser  mes  adversaires 
en  les  traitant  sans  égards,  ont  été  autant  de  difficultés  sur  ma  route.  » 
Un  jour,  il  faillit  épouser  une  jeune  fille  qui  avait  admire  la  Statique 
sociale.  Une  entrevue  fut  arrangée.  Spencer  jugea  son  admiratrice  trop 


458  REVUE    l'HlLOSOl'lllQUE 

purement  intellectuelle  et  lui  trouva  autant  de  combativité  et  d'estime 
de  soi  qu'il  en  avait  lui-même.  La  jeune  fille  fut  désenchantée  de  son 
côté  et  l'entrevue  n'eut  pas  de  suite.  Spencer  avait  d'ailleurs  des  idées 
fort  élevées  et  fort  délicates  sur  le  mariage.  11  voulait  que  dans  le 
mariage  chacun  des  époux  continuât  de  représenter  l'idéal  de  l'autre, 
et  par  conséquent  eût  le  soin  de  rester  toujours  aux  yeux  de  celui-ci 
digne  de  ce  rôle.  «  Je  pense,  écrivait-il  à  un  ami,  qu'au  lieu  qu'il  y  ait, 
comme  c'est  communément  le  cas  dans  beaucoup  de  mariages,  une 
plus  grande  familiarité  cl  un  moindre  souci  des  apparences  entre  mari 
et  femme,  il  devrait  y  avoir  au  contraire  plus  de  délicatesse  entre  eux 
qu'entre  toutes  autres  personnes.  »  Il  est  partisan  de  l'égalité  des 
droits;  «  aucune  des  parties  ne  devrait  revendiquer  un  pouvoir  plus 
grand  que  celui  de  l'autre,  car,  dit-il,  avec  une  logique  un  peu  simple, 
«  comment  un  homme  peut-il  continuer  à  considérer  comme  l'incarna- 
tion de  son  idéal  un  être  qu'il  a  rendu  inférieur  à  lui  en  lui  refusant 
l'égalité  des  privilèges  »?  Enfin  il  faut  autant  que  possible  que  les  époux 
oublient  l'existence  d'un  lien  légal  et  ne  s'inspirent  que  de  leur  affec- 
tion. Et  tout  cela  est  très  beau,  et  il  est  regrettable  que  ces  idées 
soient  celles  d'un  homme  qui  ne  s'est  jamais  marié. 

Avec  des  apparences  qui  devaient  être  souvent  un  peu  rudes  et  par- 
fois désagréables.  Spencer  apparaît  ainsi  comme  ayant  un  côté  affec- 
tueux et  bon  qu'il  ne  faut  ni  exagérer,  ni  méconnaître.  Il  avait,  je  crois, 
plus  d'élévation  que  de  charme  et  d'agrément.  Cependant,  il  aimait  les 
relations  d'amitié,  et  il  paraît  avoir  été  très  apprécié  par  ses  amis. 
George  Eliot,  qui  à  un  moment  de  sa  vie  le  voyait  tous  les  jours,  parle 
dans  une  lettre  de  leur  délicieuse  camaraderie. 

Les  traits  de  son  caractère,  Spencer  a  assez  longuement  essayé  de 
les  expliquer  en  partie  par  l'hérédité.  Je  ne  m'arrêterai  pas  longtemps 
sur  cette  tentative.  Elle  est  intéressante,  mais  trop  peu  probante  sur 
beaucoup  de  points.  Il  tire  des  conséquences  bien  nombreuses  du  fait 
que  son  père  et  son  grand-père  ont  enseigné  pendant  toute  leur  vie. 
C'est  de  là  que  viendrait  son  «  étonnante  faculté  d'exposition  »,  et 
aussi  son  penchant  à  la  critique;  et  s'il  a  les  mains  «  extraordinaire- 
ment  petites,  plus  petites  que  celle_^s  d'une  femme  qui  serait  moins 
grande  »  que  lui,  c'est  que  son  père  et  son  grand-père  ayant  consacré 
leur  vie  à  l'enseignement  n'ont  fait  que  manier  la  plume  ou  le  pinceau, 
sans  s'adonner  à  aucun  sport  au  travail  manuel.  Tout  cela  est  pos- 
sible, mais  ne  semble  nullement  prouvé. 

En  somme.  Spencer  ne  perdra  pas,  je  crois,  à  la  publication  de  son 
autobiographie.  L'homme,  en  lui,  accompagne  et  soutient  dignement 
le  philosophe.  Il  reste  un  grand  esprit,  malgré  ses  défauts,  à  la  fois 
simple  et  riche,  vrai  et  varié,  et  un  caractère  élevé,  sans  fausse  gran- 
deur d'attitude,  soutenu  et  sincère. 

Fr.  Paulhan. 


LE    UOLi:    1)1-     L'ANALO(iII<: 

DANS    LES 

REPRÉSENTATIONS    DU    MONDE    EXTÉRIEUR 

CHEZ    LES    ENFANTS 


C'est  une  chose  bien  connue  de  quiconque  a  observé  les  enfants 
que  la  facilita  avec  laquelle  ils  aperçoivent  entre  les  personnes  ou 
entre  les  choses  des  ressemblances  difllciles  h  voir  ou  mrme  invi- 
sibles pour  les  adultes.  Dès  leur  plus  jeune  âge,  ils  appellent  jiapa 
tous  les  hommes  ',  minet  tous  les  chats,  et  tous  les  chiens  du  nom 
de  leur  chien,  et  les  statues  des  poupées,  et  les  églises  des  maisons. 
Ils  n'y  a  pas  là  seulement  insuffisance  de  vocabulaire  -,  car  les  gestes 
des  enfants  confirment  leurs  paroles,  quand  ils  se  jettent  volontiers 
au  cou  du  monsieur  qui  tmtre  chez  eux,  ou  tentent  de  caresser  le 
chien  rencontré  dans  la  rue,  même  s'il  a  l'air  féroce.  D'autres  mimiques 
encore  ne  peuvent  laisser  subsister  aucun  doute,  par  exemple  leur 
habitude  de  porter  à  la  l)ouche  tout  ce  qui  leur  tombe  sous  la  main  : 
car  la  première  chose  qu'ils  aient  connue,  le  sein  de  la  mère  ou  le 
biberon,  les  ayant  nourris,  il  pensent  trouver  le  môme  plaisir  à  toute 
chose  dont  il  pourront  s'emparer. 

Il  n'est  sans  doute  pas  nécessaire  de  rappeler  beaucoup  de  ces 
faits;  les  livres  connus  de  Preyer,  de  Bernard  Perez,  de  Compayré, 
de  Stuart-Mill  en  contiennent  un  grand  nombre.  Le  fils  de  Preyer 
désignait  par  le  nom  d'Attn  des  personnes  et  des  objets  fort  divers. 
«  Un  enfant,  dit  M.  Oueyrat  ^  appelait  le  pétillement  du  feu  un  n})oie- 
ment,  un  autre  l'aboiement  d'un  chien  une  toux  .un  autre  encore  donnait 
le  nom  de  ban;,  à  Faction  de  tremper  du  pain  dans  du  jus  ».  Les  (ils 
de  M.  Combes  appelaient  le  ciel  le  plafond,  1(>  hibou  un  miaou,  sans 
doute  parce  qu'il  ressemble  vaguement  à  un  chat,  un  baromètre  à 
cadran  une  pendule,  les  dents  d'un  râteau,  des  bras,  des  aiguilles,  des 

1.  El  non  maman  toutes  les  dames,  sans  doute  parce  qu'ils  connaissent  mieux 
leur  mère. 

"2.  '■  Un  accroissement  d'idées  plus  prompt  que  l'acquisition  du  lexique  corres- 
pondant, dit  .M.  .1.  Darmesteter,  voilà  le  principe  auquel  il  faut  demander  la 
clef  de  la  plupart  des  faits  dans  la  psychologie  du  langage  enfantin  ».  La  vie  des 
mois,  p.  6;  cité  par  L.  Combes,  loc.  cit.) 

3.  Fr.  Queyrat,  La  logique  chez  l'enfanl  et  sa  culture,  p.  28  (F.  Alcan). 


1*30  ItKVUE   PHILOSOPHIQUE 

yeux,  la  barbe  de  leur  père  des  épingles,  l'éclair,  Vœil  du  tonnerre  *  ; 
ils  inventent  des  mots  formes  par  analogie  :  se  décacher,  désinspecter, 
realler,  lisatoire,  méritation,  raisonnier.  L'insuffisance  du  vocabulaire 
ici  encore  peut  être  considérée  comme  la  cause  de  ces  analogies;  elle 
y  joue  vraiment  un  rôle. 

Cependant  elle  n'est  pas  en  cause  quand  les  enfants  indiquent  des 
ressemblances  entre  des  objets  dont  ils  connaissent  les  noms.  C'est  le 
cas,  par  exemple,  dans  les  faits  cités  plus  haut  de  la  comparaison  entre 
le  plafond  et  le  ciel.  C'est  le  cas  aussi  d'enfants  qui,  examinant  une  mince 
tranche  d'épiderme  de  forme  allongée  posée  sur  la  platine  du  micro- 
scope, la  comparent  à  un  vieux  couteau,  à  une  feuille,  à  un  poisson  ; 
une  goutte  de  sang  à  une  carte  de  géographie  en  relief;  un  cheveu  à 
un  gros  morceau  de  bois,  à  une  barre  de  cuivre,  à  une  barre  noire  à 
côté  d'une  rouge.  Une  petite  fille  prend  un  sanglier  pour  un  petit 
éléphant  et  croit  voir  pleurer  le  puma  du  Jardin  des  Plantes. 

Devant  la  fréquence  de  ces  analogies,  les  psychologues  ont  pensé 
qu'elles  représentaient  non  seulement  une  habitude  naturelle  aux 
enfants,  mais  encore  un  procédé  nécessaire  de  connaissance  de  l'esprit 
enfantin.  «  La  comparaison  des  choses,  dit  James  Sully  ^,  est  l'essence 
même  de  la  compréhension,  c'est-à-dire  de  l'intelligence  du  monde 
réel  pris  dans  son  ensemble  et  non  pas  seulement  dans  ses  manifes- 
tations concrètes  et  isolées.  L'enfant,  dans  son  désir  d'assimiler  à 
une  chose  connue  celle  qui  lui  paraît  étrange  et  nouvelle,  est  à  l'affût 
du  moindre  point  de  ressemblance.  »  Cette  recherche  ou,  plutôt,  cette 
découverte  des  analogies,  apparaît  donc  comme  un  moyen  pour  l'en- 
fant de  comprendre  les  choses,  de  les  agréger  à  sa  conscience, 
d'assimiler  l'inconnu  au  connu.  «  Nous  avons,  en  ces  divers  cas, 
dit  encore  M.  Oueyrat  ^  pris  sur  le  vif  le  raisonnement  de  l'enfant. 
Ce  qui  caractérise  son  intelligence  essentiellement  logique,  c'est 
un  besoin  de  coordination  ,  un  goût  très  vif  pour  rapprocher  les 
choses  les  unes  des  autres  et  les  simplifier.  Son  petit  cerveau,  pressé 
par  tant  d  idées  qu'il  ne  peut  comprendre,  essaie  de  mettre  un  peu 
d'ordre  dans  l'amas  des  connaissances  décousues  fournies  par  sa 
propre  expérience  et  par  l'enseignement,  de  condenser  ces  notions 
hétérogènes  en  un  tout  intelligible  et  complet.  Pour  cela,  il  s'efforce 
de  trouver  un  rapport  quelconque  entre  les  choses  étranges  et  nou- 
velles pour  lui  qu'il  observe,  ou  dont  il  entend  parler  chaque  jour  et 
le  monde  qui  lui  est  familier;  il  cherche  à  relier  ses  connaissances 
réellement  acquises  aux  anciennes,  à  jeter  une  lumière  sur  ce  qui  est 
inconnu  et  obscur  en  le  rapprochant  de  ce  qu'il  sait  déjà,  opération 
pour  laquelle  il  se  contente  de  la  plus  vague  ressemblance  entre  les 
objets.  » 

1.  L.  Combes,  Queh|ues  observations  sur  le  langage  des  enfants,  BuUelin  de 
la  Société  libre  pour  l'étude  psychologique  de  l'enfant,  h"  année,  n"  21  (F.  Alcan). 

2.  J.  Sully,  Etudes  sur  fenfance,  p.  102  (F.  Alcan). 

3.  Fr.  Queyrat,  lac.  cit.,  p.  48. 


R.  COUSINET.    —    LES    lŒPlŒSE.MATIONS   CHEZ    l'e.NFAM  161 

Mais  on  le  voit,  ces  laits  et  ces  théories  ne  lont  <[uc  conlirincr  les 
hypothèses  communes  des  psychologues  sur  la  nature  et  la  formation 
de  la  conscience  individuelle  chez  l'adulte.  11  n'y  a  lu  aucune  différence 
spécifique,  mais  seulement  une  différence  de  degrés,  entre  la  percep- 
tion de  l'enfnnt  et  celle  de  l'homme  fait.  Avec  un  vocabulaire  plus 
étendu,  une  difliculté  plus  grande  à  se  satisfaire  des  analogies  vague- 
ment aperçues  entre  les  choses,  l'adulte  aussi  «  cherche  à  relier  ses 
connaissances  réellement  acquises  aux  anciennes,  »  tùche,  par  néces- 
sité, à  créer  un  lien  entre  les  éléments  disparates  donnés  dans  la 
représentation,  à  homogénéiser  les  perceptions  hétérogènes.  Un  tel 
elïort,  ou  plutôt  un  tel  besoin,  est  visible  dans  l'habitude  si  répandue 
de  cataloguer  les  choses,  les  personnes,  les  théories  politiques  comme 
les  systèmes  philosophiques,  de  ranger  les  idées  dans  des  cadres  tout 
faits,  habitude  trop  tenace  et  trop  universelle  pour  ne  pas  répondre 
à  une  nécessité  spirituelle.  Cette  nécessité  se  manifeste  aussi  dans 
les  classifications  sans  lesquelles  toute  science  serait  inintelligible 
dans  les  rapports  que  les  savants  découvrent  entre  les  lois,  entre  les 
idées,  entre  les  propi'iétés  des  corps,  dans  les  concordances  que  les 
poètes  aperçoivent  entre  les  phénomènes  naturels.  Le  caractère  essen- 
tiel de  la  conscience  chez  Tliomme,  selon  Kant,  est  d'être  une  synllièsc, 
une  force  intérieure  qui  unit  et  assimile  les  représentations  diverses. 
«  L'activité  de  la  conscience,  dit  Hoffding  ',  se  manifeste  avant  toutes 
choses,  dans  l'énergie  avec  laquelle  les  éléments  qu'elle  contient, 
primitivement  plus  ou  moins  sporadiques  et  sans  lien,  sont  fondus 
ensemble...  Dans  la  conscience  on  peut  à  chaque  instant  découvrir 
deux  faces  :  l'une  passice  correspond  à  la  multiplicité  du  contenu, 
l'autre  active  correspond  à  l'unité  qui  saisit  ces  divers  éléments.  Tou- 
jours on  trouve  un  contenu  donné,  mais  toujours  aussi,  tant  que  la 
conscience  subsiste,  ce  contenu  est  ordonné  et  élaboré  d'une  certaine 
façon.  »  «  Il  n'y  a  pas  de  perception  sensible,  dit-il  encore,  absolu- 
ment passive.  Tout  ce  qui  est  reçu  dans  la  conscience,  est  aussitôt 
élaboré  conformément  à  ses  lois  -  ». 

Si  donc  l'on  ne  découvre  pas  autre  chose  dans  la  perception  enfan- 
tine qu'un  besoin,  ou  plutôt  une  nécessité  qui  cherche  à  se  satisfaire 
par  tou^  les  moyens,  de  trouver  des  rapports  de  ressemblance  (parce 
que  ce  sont  les  plus  simples)  entre  les  représentations  qui  forment  le 
contenu  de  la  conscience  et  les  représentations  nouvelles,  il  n'y  a  pas 
lieu,  semble-t-il,  d'étudier  cette  perception  autrement  que  comme  un 
cas  particulier  de  la  perception  extérieure  chez  l'adulte  avec  laquelle 
elle  ne  présenterait  que  des  différences  de  degré. 

1.  Esqiti.tse  d'une  psi/cholor/ie  fondée  sur  l'expérience,  trad.  fr.,  p.  62  (F.  Alcan). 

2.  Id.,  p.  167.  Cf.  au5si  p.  100,  p.  127. 


TO.VIE  LXIV.  —  1907.  11 


102  lŒVUE    PHILOSOPHIQUK 


Une  telle  conclusion  a  pourtant  lieu  de  nous  surprendre,  car  elle 
contredit  les  données  du  sens  commun.  La  perception  enfantine 
apparaît  toujours  comme  extrêmement  différente  de  la  perception  de 
l'adulte;  on  sait  combien  l'enfant  et  l'adulte  s'entendent  mal  sur  la 
nature  et  l'usage  des  choses,  et  combien  les  enfants  aiment  peu  confier 
aux  grandes  personnes  leurs  croyances  ou  leur  demander  des  expli- 
cations sur  ce  qu'ils  ignorent. 

De  ce  désaccord,  il  doit  y  avoir  des  raisons  plus  profondes  que  ne 
nous  en  donne  la  théorie  que  je  viens  d'exposer  et  suivant  laquelle 
les  enfants  apercevraient  entre  les  choses  des  ressemblances,  afin  de 
les  pouvoir  mieux  connaître,  découvriraient  à  une  représentation 
nouvelle  une  analogie  avec  une  représentation  ancienne  parce  que, 
autrement,  ils  ne  pourraient  l'assimiler.  Il  est  donc  probable  qu'il 
faut  chercher  à  ces  faits  une  autre  explication  et  abandonner  la  pre- 
mière. 

Toutefois,  avant  d'en  montrer  les  points  faibles,  peut-être  convient- 
il  de  l'exposer  avec  plus  de  détails,  et  d'analyser  de  plus  près  en  quoi 
consistent  ces  analogies  perçues  par  les  enfants  et  quel  en  est  le 
mécanisme. 

Un  fait  caractéristique,  qu'il  faut  signaler  d'abord,  c'est  que  cette 
recherche,  ou  plutôt  cette  perception  des  analogies,  ne  joue  plus 
aucun  rôle  lorsque  l'enfant  se  représente  des  choses  qui  lui  sont 
connues  ou  familières.  Les  recherches  de  ^I.  Binet  *  et  de  Mme  Fuster  ^ 
sont  significatives  à  cet  égard.  La  statistique  dressée  par  Mme  Fuster 
ne  donne  qu'une  quantité  très  minime,  négligeable,  de  ressem- 
blances indiquées  par  les  enfants.  Son  expérience  a  été  faite  ainsi  : 
on  demandait  aux  enfants  en  leur  montrant  certains  objets  connus 
d'eux  :  «  Ou'est-ce  que  c'est  que  cela?  ».  Dans  le  pourcentage  du 
résultat,  on  trouve  seulement  de  0,5  p.  100  à  3,1  p.  100  de  définitions 
par  analogies.  Ce  chiffre  est  assurément  curieux,  puisque  cette  percep- 
tion analogique  nous  avait  paru  être  une  habitude  constante  et  néces- 
saire chez  l'enfant.  Il  semble  donc  qu'il  serait  légitime  de  conclure 
que  la  perception  des  ressemblances  entre  les  choses  est  pour  les 
enfants  un  moyen  de  comprendre,  d'assimiler  tout  ce  qui  leur  est 
inconnu,  tout  ce  qu'ils  apprennent  à  connaître,  et  qu'elle  tend  à  dis- 
paraître à  mesure  que  les  choses  sont  mieux  connues,  à  mesure 
qu'elle  devient  inutile.  Nous  aurions  donc  là  une  raison  de  plus  d'ad- 
mettre la  théorie  que  nous  pourrions  appeler  de  Vanalogie  médiate, 
rendant  homogènes  les  représentations  hétérogènes. 

Cette  méthode  de  connaissance  reparaît  en  effet  toutes  les  fois  que 

1.  A.  Binet,  Perceptions  de  choses,  Revue  philosophique,  décembre  1890. 

2.  Mme  l''ustcr.  Perceptions  d'enfants,  Bulletin  de  la  société  libre  pour  l'étude 
])sijchologif/ue  de  l'enfant,  février  et  mars  190G. 


R.  COUSINET.    —    LKS    REPUtSENTATIONS    CHEZ    I.'kNFA>T  IG3 

l'enfant  se  trouve  en  présence  de  choses  inconnues  et  qu'il  clu-rchr  ù 
les  connaître  ou  à  les  coinpi-endre.  Nous  avons  cit»'-  plus  haut  (|uelques 
faits  tous  observés  chez  des  enfants  de  neuf  à  onze  ans.  En  voici 
d'autres  aussi  caractéristicpies.  Dans  une  classe,  après  une  leçon  faite 
à  des  enfants  de  sept  à  huit  ans  sur  les  poumons  et  l'estoinac,  à  la 
question  :  «  Qu'est-ce  que  les  poumons?  Qu'est-ce  que  l'estomac?  » 
On  obtient  les  réponses  suivantes  :  «  1"  C'est  un  petit  rond.  —  C'est 
un  grand  rond  plein.  — C'est  comnae  des  noyaux.  — C'est  fait  en  peau. 
—  C'est  un  grand  rond  où  il  y  a  plein  de  petits  trous.  —  C'est  d(;s 
petits  tuyaux.  —  2°  C'est  une  fente.  —  C'est  comme  un  petit  rond.  — 
C'est  un  creux  en  os.  —  C'est  comme  une  boîte.  —  C'est  comme  un 
sac.  —  C'est  une  pochette  ».  Gabriel  P.,  âgé  de  quatre  ans,  voyant 
pour  la  première  fois  les  touches  noires  du  clavier  d'un  piano*,  trouve 
qu'elles  ressemblent  aux  traverses  de  bois  où  sont  fixés  les  rails  de 
chemin  de  fer.  Des  petites  filles,  d'une  dizaine  d'années  en  moyenne, 
voyant  pour  la  première  fois  d'assez  près  un  ballon  dirigeable,  le 
prennent  pour  un  gros  poisson.  Marcel  G...,  âgé  de  deux  ans  et  demi, 
regarde  une  étoile  de  mer  que  je  lui  montre;  il  n'en  a  jamais  vu.  11 
s'écrie  :  «  C'est  un  moulin  ",  et,  «  c'est  une  cocotte  »,  puis,  l'exami- 
nant de  plus  près,  et,  apercevant  à  la  fin  que  ce  n'est  ni  un  moulin, 
ni  une  cocotte,  il  la  rejette  avec  dépit.  Ce  dernier  fait  est  particu- 
lièrement remarquable,  nous  y  reviendrons.  —  D'autre  part,  toutes 
les  fois  que  l'on  montre  à  des  enfants  des  objets  connus,  et  qu'on 
leur  demande  de  les  définir,  cette  recherche  des  ressemblances  dis- 
parait presque  entièrement. 

Il  y  a  là  assurément  une  attitude  originale  de  l'enfant  à  l'égard  des 
choses ,  un  procédé  spécial  pour  les  connaître.  Il  faut  remarquer 
d'abord  que  ces  analogies  ne  sont  pas  cherchées  par  les  enfants; 
elles  sont  inditiuées  spontanément  sans  effort  ni  temps  appréciable. 
Les  enfants  les  signalent  aussitôt  qu'ils  voient  l'objet;  il  les  perçoivent 
en  môme  temps  qu'ils  perçoivent  l'objet,  avec  lui.  II  semble  que  la 
chose  et  l'analogie  qu'elle  présente  avec  une  autre  chose  déjà  connue, 
se  confondent  en  une  seule  perception.  Il  n'en  va  pas  ainsi  dans  la 
perception  de  l'adulte  :  ces  analogies,  souvent  il  ne  les  aperçoit  pas, 
à  tout  le  moins  ne  se  présentent-elles  pas  d'abord  à  son  esprit.  Ce 
qu'il  compare  aux  idées  qui  forment  le  contenu  de  sa  conscience,  ce 
sont,  non  pas  de  véritables  représentations,  mais  des  notions,  c'est- 
à-dire  des  représentations  dont,  par  l'analyse,  le  contenu  est  claire- 
ment et  distinctement  connu,  qui  se  décomi)OSent  en  éléments  consti- 
tutifs '.  Ce  qu'il  compare,  ce  sont  donc  des  éléments,  des  composants 
psychiques.  Ainsi  le  chimiste  analyse  un  corps  nouvellement  décou- 
vert, il  le  décompose  en  ses  éléments,  il  en  dénombre  les  propriétés, 

1.  Cl'.  IlotTding,  op.  cit..  p.  233:  "  Une  notion  esl  une  représentation  dont  le 
contenu  est  connu  si  clairement  et  si  nettement  de  la  conscience,  qu'il  ne  varie 
pas  avec  les  différents  ensembles  où  il  se  trouve  ». 


164  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

et  ce  sont  ces  éléments  et  ces  propriétés  qu'il  compare,  pour  les 
comprendre  et  les  classer,  à  d'autres  propriétés  et  à  d'autres  éléments 
déjà  connus.  Qu'une  plante  ressemble  à  une  pierre,  un  animal  à  une 
plante,  un  poisson  à  un  serpent,  un  reptile  à  un  oiseau,  il  n'importe; 
c'est  l'analyse  qui  substituera  à  ces  analogies  apparentes  les  analogies 
vraies  qui  permettent  seules  une  véritable  connaissance.  Sans  l'ana- 
lyse, en  effet,  toute  classification,  c'est-à-dire  toute  intelligence  claire 
et  distincte  est  impossible.  Prenez  les  choses  ou  les  idées  comme 
des  groupes  indissociables,  qu'y  a-t-il  de  commun  entre  un  requin 
et  une  raie,  entre  un  lion  et  une  chauve-souris,  la  morale  stoïcienne  et 
la  morale  de  Kant,  l'idée  de  droit  et  l'idée  de  liberté? 

Une  telle  analyse  est  assurément  impossible  pour  les  enfants,  à 
cause  du  développement  insuffisant  de  leur  esprit.  Chacune  de  leurs 
représentations  semble  former  un  bloc  indissociable,  un  tout  homo- 
gène et  radicalement  différent,  qui  vient  se  juxtaposer  au  bloc  de  la 
représentation  antérieure.  Or  cette  juxtaposition ,  qui  introduirait 
dans  la  conscience  un  élément  hétérogène,  est  impossible.  Alors  l'ana- 
logie interviendrait  et  assimilerait  même  d'une  façon  superficielle  ou 
étrange  les  représentations  diverses.  Par  un  travail  inconscient, 
l'esprit  apercevrait  entre  l'estomac  et  la  poche,  entre  l'étoile  de  mer 
et  la  cocotte,  entre  le  sanglier  et  l'éléphant,  des  ressemblances  que 
l'adulte  ne  voit  plus,  parce  qu'il  n'en  a  pas  besoin. 

Telle  est  la  conclusion  à  laquelle  semblent  conduire  naturellement 
tous  les  faits  observés  et  en  particulier  ceux  signalés  dans  cet  article  : 
l'enfant  est  entouré  de  choses  neuves  et  inconnues  qu'il  désire  ou 
qu'il  a  besoin  de  connaître,  et  comme  il  ne  les  comprend  pas,  il  en 
interprète  la  nature  ou  l'usage  par  analogie  avec  les  choses  qu'il 
connaît  déjà.  C'est  la  théorie  de  Stuart-Mill,  et  en  général  de  tous  les 
observateurs  de  l'enfant,  la  théorie  que  nous  avons  appelée  de  l'ana- 
logie  médiate. 


II 

Nous  pouvons  mieux  voir  maintenant  combien  elle  est  difficile  à  accep 
ter.  Si  l'enfant  aperçoit  d'abord  la  nouveauté,  c'est-à-dire  la  diversité  des 
choses,  il  est  impossible  que  par  ses  efforts  il  en  découvre  par  la  suite 
l'analogie.  Son  esprit  n'est  point  assez  développé  pour  apercevoir  les 
ressemblances  après  avoir  perçu  les  différences;  et,  en  outre,  il  est 
inutile  de  voir  comment  les  choses  se  ressemblent,  si  on  les  connaît 
d'abord  dans  leur  nature  distincte  ;  s'il  commence  par  percevoir  un 
objet  comme  neuf,  distinct,  ayant  sa  nature  propre  et  son  usage 
spécial,  il  n'ira  pas  ensuite  l'assimiler  à  un  autre  objet  qu'il  connaît, 
il  le  comprendra  et  s'en  servira  directement.  On  n'a  jamais  vu  un 
enfant  jouer  avec  son  biberon,  ni  avec  un   morceau  de  pain,  deux 


R.   COUSINET.    —    LES    URPHÉSENTATIONS    CllliZ    L  li.MA>T  165 

choses  dont  il  s'est  dès  l'abord  formé  des  représentations  exactes  et 
adéquates,  qu'il  a  connues  comme  distinctes  et  particulières.  Nous 
avons  vu  (pi'il  ap])olait  tous  les  hommes  *  papa  •  et  rpiil  ne  se  trom- 
pait jamais  sur  sa  mère  :  qu'est-ce  à  dire?  sinon,  nous  l'avons  vu, 
qu'il  connaît  mieux  sa  mère,  c'est-à-dire  qu'il  l'a  d'abord  connue,  non 
comme  une  femme  quelconque,  mais  comme  sa  mère,  dans  le  rapport 
spécial  qu'elle  entretient  avec  lui.  Les  tout  jeunes  enfants  ne  per- 
çoivent, n'indiquent  jamais  d'analogies  entre  les  choses  ou  les  per- 
sonnes qu'ils  connaissent  d'abord  distinctement,  dans  leur  réalité, 
que  leur  représentation  reproduit  exactement  '.  Que  l'on  reprenne  les 
faits,  si  l'on  écarte  ceux  qui  sont  dus  à  rinsuflisance  du  vocabulaire, 
ou  à  la  fantaisie  amusée  des  enfants  -,  on  ne  trouvera  aucune  analogie 
portant  sur  des  objets  familiers  à  l'enfant.  Ceux-là  ont  été  d'abord 
connus  selon  leur  nature  propre. 

Il  semble  donc  nécessaire  de  trouver  à  ces  faits  une  autre  explica- 
tion qui  en  rende  compte  plus  exactement.  Cette  explication,  au  lieu 
de  la  chercher  dans  une  prétendue  perception  des  diversités,  réduites 
ensuite  à  l'unité  par  l'imagination  enfantine,  nous  la  trouverons  beau- 
coup plus  exactement  dans  l'hypothèse  contraire.  Tout  nous  conduit 
à  penser  que  l'enfant  ne  découvre  pas  d'abord  dans  le  disparate  de 
ses  couleurs,  la  «  novitas  florida  mu;îdi  »,  mais  qu'il  se  meut  au 
milieu  d'un  chaos  uniforme  formé  de  sensations  qui  se  ressemblent 
toutes  pour  son  esprit  inculte  et  son  discernement  non  encore 
éveillé.  L'enfant  ne  saisit  pas  des  rapports  de  ressemblance  entre  des 
choses  diverses,  il  voit  les  'choses  comme  analogues,  pareilles,  ayant 
des  natures  semblables  ou  parentes,  et  pouvant  être  employées  à  un 
usage  commun.  Si  nous  n'avions  crainte  de  sembler  faire  un  jeu  de 
mot,  nous  dirions  qu'il  ne  compare  pas  des  perceplions  mais  qu'il 
perçoit  des  comparaisons.  Le  monde  lui  apparaît  d'abord  comme  un 
tout  homogène,  comme  une  masse  grossière,  au  sein  de  laquelle  se 
distinguent  seulement  quelques  perceptions  différenciées  (sa  nourri- 
ture, sa  mère,  un  peu  plus  tard  son  corps).  Nous  avons  dit  plus  haut 
qu'il  ne  recherchait  pas  les  analogies,  qu'il  les  signalait  sans  travail 
appréciable  de  l'esprit,  qu'il  semblait  les  percevoir  en  même  temps  que 
les  choses.  C'est  que  l'objet  et  l'analogie  se  confondent  dans  une  même 
perception  :  c'est  que  l'enfant  ne  perçoit  dans  la  chose  nouvelle  et 
inconnue  que  les  parties  ou  les  qualités  qu'il  a  déjà  connues  dans 
d'autres  choses.  //  ne  voit  pas  le  reste.  11  ne  perçoit  pas  la  nouveauté; 
il  ne  sait  pas  d'abord  qu'il  se  trouve  enprésence  d'objets  nouveaux,  et 

i.  Il  ne  s'agit  pas  ici,  bien  entendu,  de  reproduire  ces  objets  tels  qu'ils  sont 
en  soi,  mais  seulement  de  rei»roduire  l'image  commune  que  s'en  forment  les 
adultes,  et  qui  constitue  ce  qu'on  appelle,  dans  la  vie  courante,  l'objet  lui-même. 

2.  H  faut  tenir  compte  de  cette  fantaisie.  Par  exemple,  une  petite  llile  de 
huit  ans,  aussitôt  couchée,  feignait  de  se  croire  dans  une  voiture,  et  disait  à 
un  cocher  imaginaire  :  ■•  Avancez,  Peler.  ■•  Il  n'y  a  là  qu'un  jeu  dont  l'enfant  n'est 
pas  dupe  :  voir  d'autres  exemples  dans  Combes,  op.  cit. 


166  REVUK    l'HILOSOPHlQUE 

il  ne  peut  pas  les  connaître  comme  nouveaux.  Son  esprit  inexercé  ne 
perçoit  que  les  ressemblances  et  non  la  diversité. 

S'il  en  était  autrement,  on  ne  s'expliquerait  pas  qu'il  confonde  les 
choses,  qu'il  se  trompe  sur  leur  nature.  C'est  parce  qu'il  perçoit  les 
analogies  avant  de  voir  les  différences,  qu'en  présence  d'un  objet 
inconnu,  il  dit  rarement  :  «  Je  ne  sais  pas  ce  que  c'est,  ■»  mais  prend  cet 
objet  pour  autre  chose.  Le  lils  de  M.  Combes  appelait  le  hibou  un 
miaou,  c'est  que  du  hibou  il  a  seulement  perçu  les  quelques  traits  qui 
le  font  vaguement  ressembler  au  chat;  il  n'a  vu  ni  les  plumes  ni  le 
bec,  ni  tout  ce  qui  nous  empêche,  nous,  de  prendre  le  hibou  pour  un 
chat,  tout  ce  qui  constitue  les  caractères  distinctifs  de  l'oiseau. 
L'enfant  que  j'ai  cité  prenait  une  étoile  de  mer  pour  un  moulin  et 
une  cocolte,  il  a  lui-même  reconnu  son  erreur  et  il  a  rejeté  l'astérie, 
mais  s'il  l'avait  perçue  comme  une  chose  nouvelle  et  inconnue,  il  l'aurait 
d'abord  rejetée.  Seule  notre  hypothèse  —  l'enfant  ne  perçoit  dans 
les  choses  inconnues  que  les  qualités  qu'il  connaît  déjà  —  explique 
ces  erreurs.  Les  deux  cas  que  neus  venons  de  citer  d'ailleurs  ne  sont 
pas  isolés  :  d'après  une  statistique  parue  dans  le  Ihdletinde  la  Société 
pour  iélude  de  la  psychologie  de  l'enfant,  9,17  p.  100  seulement  des 
enfants  ont  désigné  exactement  les  objets  qui  leur  étaient  montrés;  et 
si,  dans  les  erreurs  des  autres,  il  y  en  a  de  négligeables,  dues  à  l'insuf- 
fisance du  vocabulaire,  à  l'oubli  des  mots,  on  en  rencontre  aussi  de 
beaucoup  plus  caractéristiques  :  la  botte  d'asperges  est  prise  pour  un 
fagot,  pour  des  sucres  d'orge,  pour  une  robe  plissée;  l'éventail  pour 
un  papillon,  l'escargot  pour  un  lion,  même  une  charrue  pour  un  fusil, 
un  éléphant  pour  un  homme  '.  Toutes  ces  erreurs  ne  peuvent  être  dues 
qu'à  l'incapacité  pour  l'enfant  de  distinguer  les  choses-. 

Une  autre  observation  vient  encore  à  l'appui  de  notre  hypothèse  que 
nous  appellerons  de  l'analogie  immédiate.  11  est  tellement  vrai  que  les 
enfants  ne  perçoivent  dans  un  groupe  nouveau  de  sensations  que 
celles  qui  sont  déjà  dans  leur  esprit  à  l'état  d'images,  qu'ils  voient  dans 
les  choses  ce  qui  n'y  est  pas,  par  analogie  avec  des  représentations 
antérieures,  ou  avec  des  souvenirs  anciens,  ou  avec  une  construction 
logique.  —  Baldwin  a  déjà  remarqué  que  les  enfants,  invités  à  des- 
siner un  objet  qu'ils  ont  sous  les  yeux,  reproduisent  non  pas  l'objet  lui- 
même,  mais  un  objet  à  peu  près  semblable:  il  ajoute  qu'il  est  très 
diffif'ile  de  faire  voir  aux  enfants  en  quoi  ils  se  sont  trompés,  et  que, 

1.  G.  Vaillant,  «  Conlribulion  à  l'éliule  du  développement  du  langage  chez  les 
enfants  »,  liullelin,  mars  1904.  M.  Vaillant  attribue  ces  erreurs  soit  à  l'excès  fan- 
taisiste de  l'imagination  (mais  on  peut  toujours  vérifier  la  sincérité  des  enfants), 
soit  au  défaut  de  mémoire  visuelle.  C'est  possible,  mais  précisément  ce  défaut 
de  mémoire  visuelle  nous  est  une  preuve  de  plus  de  la  confusion  des  perceptions 
enfantines. 

2.  J'ai  fait  montrer  à  des  enfants  de  six  ans  une  étoile  de  mer  et  un  hippo- 
campe; ils  n'en  avaient  jamais  vu.  J'ai  obtenu  pour  le  premier  animal  1  réponse 
juste  sur  2i,  pour  le  second  aucune  (sur  '22).  Toutes  les  autres  réponses  sont 
des  confusions. 


» 


R.   COUSINET.    —    I.KS    HKl'IlliSKNTATlONS   CIIKZ   I.'knK.VM-  1()7 

même  en  recommençant  plusieurs  fois,  ils  introduisent  encore  dans 
leur  dessin  des  traits  étrangers  fournis  par  leurs  souvenirs'.  I/liomme 
vu  de  profil,  par  exemple,  est  toujours  dessiné  dr  face,  t  Ce  qu'il 
y  a  de  plus  frappant,  dit  M.  Fassy,  et  de  plus  caractéristique  (dans  les 
dessins  d'enfants),  c'est  ledéfaut  de  sincérité  du  petit  artiste;  le  plus 
souvent  il  ne  copie  pas  ce  qu'il  a  sous  les  yeux,  il  reproduit  un  dessin 
appris,  il  dessine  de  chic.  On  ne  trouverait  guère,  en  effet,  —  au  moins 
dans  les  classes  aisées,  —  d'enfants  complètement  neufs  au  point  de 
vue  du  dessin;  presque  toujours  on  leur  a  dessiné  des  bonshommes, 
des  dadas,  des  petits  cochons;  ces  dessins,  forts  maladroitement  exé- 
cutés la  plupart  du  temps,  et  qu'ils  résument  encore  en  les  imitant,  se 
gravent  dans  leur  mémoire  et  y  deviennent  en  peu  de  temps  les  types 
du  visage  humain,  du  cheval  ou  du  cochon;  ils  ont  pour  elix  bien 
moins  la  valeur  d'une  véritable  représentation  que  celle  d'une  sorte 
de  notation  conventionnelle  des  objets;  telle  figure  signifie  un  homme 
plutôt  qu'elle  ne  ressemble  réellement  à  un  homme;  il  y  a  là  comme 
ua  rudiment  d'écriture  symbolique.  Dès  lors  quand  on  demande  à 
reniant  de  copier  un  objet,  il  ne  se  donne  pas  la  peine  d'obser- 
ver, mais  se  contente  de  reproduire  machinalement  l'image  qu'il  est 
habitué  à  y  associer-  ».  D'autre  part  on  sait  bien  que  quand  on 
fait  dessiner  à  des  enfants  des  objets  vus  en  perspective  ils  repro- 
duisent des  particularités  qu'ils  ne  voient  pas.  C'est  donc  toujours 
qu'ils  ne  perçoivent  dans  les  choses  que  ce  qui  est  commun  à  d'autres 
représentations. 

On  peut  d'ailleurs  citer  un  grand  nombre  de  faits  analogues  en 
dehors  du  dessin.  Des  élèves,  copiant  cette  pensée  de  Caro  écrite  au 
tableau  :  L'esprit  mène  le  monde,  et  le  monde  n'en  sait  rien,  écrivent 
lesprit  même  le  monde,  ce  qui  ne  veut  rien  dire;  mais  ils  connais- 
sent mieux  même  que  mène.  Dans  un  manuel  d'histoire  de  France,  deux 
élèves,  habitués  à  lire  et  à  réciter  le  nom  de  Henri  IV,  le  perçoivent 
deux  fois  faussement,  alors  que  le  nom  de  Henri  est  seul  imprimé.  Dans 
le  même  livre,  au  lieu  de  la  phrase  :  «  Montluc  aimait  mieux  pourtant 
pendre  les  gens  que  les  décapiter  »,  un  élève  lit  :  «  Montluc  aimait 
bien  mieux  pendre  les  gens  que  de  les  décapiter  »,  par  analogie  avec  ces 
façons  de  parler  qu'il  affectionne  et  dont  il  se  sert  toujours  dans  ses 
compositions  françaises.  Un  enfant  de  neuf  ans,  dont  le  frère  est 
malade,  à  la  question  :  «  Quand  verrai-je  ton  frère?  »  répond,  «  Parce 
([u'il  a  la  gourme  »,  par  l'habitude  de  s'entendre  demander  :  «  Pour- 
quoi ton  frère  ne  vient-il  pas  en  classe?  »  Un  autre,  au  lieu  de  :  «  Du- 
gesclin  naquit  en  l.'Ji  i,  près  de  Rennes,  »  lit  :  «  après  la  reine  ».  Une 
petite  tille,  à  qui  on  a  lu  successivement  le  portrait  du  Distrait  de 
La   Bruyère  et  la   lettre  de  P.-L.  Courier  sur  l'aventure  en  Calabre, 

1.  Baldwin,  Le  développement  mental  cliez  l'enfant  et  clans  la  race,  trad.  fr., 
p.  82.  Cr.  aussi  p.  88,  p.  281,  p.  204  (F.  Alcan). 

2.  J.  Passy,  Note  sur  les  dessins  d'enfant,  Reçue  philosophique,  décembre  1891. 


168  REVUE   PHILOSOPUIQUE 

invitée  à  raconter  cette  dernière,  mélange  les  deux  récits  et  introduit 
dans  le  second  un  épisode  du  premier  K  Un  enfant  de  onze  ans, 
arriéré,  apprenant  à  lire,  épelledans  un  livre  de  lecture  le  mot  domino  : 
d,  o,  do;  m,  i,  mi;  do,  ré,  mi  (il  apprenait  un  peu  de  solfège) 2.  Dans 
tous  ces  cas,  il  semble  que  les  images  conservées  dans  la  conscience  se 
mêlent  aux  sensations  actuelles,  comme  les  taches  de  soleil  persistent 
sur  la  rétine  après  qu'on  a  regardé  Tastre.  Cela  est  particulièrement 
sensible  quand  on  lit  successivement  et  sans  interruption  deux  pages 
d'auteurs  ayant  môme  un  style  et  un  esprit  fort  différents  (une  descrip- 
tion de  Loti,  par  exemple,  après  une  description  d'Anatole  France)  : 
pendant  les  premières  lignes  de  la  seconde,  on  croit  encore  continuer 
la  première.  II  est  évident  que  l'élasticité  de  l'esprit  est  insuffisante 
pour  qu'il  se  renouvelle  à  chaque  sensation. 

En  d'autres  cas,  la  représentation  actuelle  est  déformée  par  l'intro- 
duction de  qualités  appartenant  à  d'autres  représentations  analogues  à 
celle-ci''.  Une  reproduction  du  Chant  de  l'Alouette,  le  tableau  de 
J.  Breton,  ayant  été  donnée  à  décrire  à  des  élèves  de  huit  à  dix  ans, 
14  (soit  34,14  p.  100)*  notèrent  des  détails  qui  ne  se  trouvaient  pas 
dans  la  gravure,  détails  inspirés  par  le  souvenir  de  gravures  dans 
lesquelles  il  y  a  des  moissonneuses,  ou  de  récits  lus,  etc.,  par  exemple  : 
elle  rase  ses  fraisiers,  elle  coupe  le  blé,  elle  coupe  des  choux,  elle 
arrache  des  pommes  de  terre,  elle  prie  VAngélus  (souvenir  du  tableau 
de  Millet). 

Enfin,  la  représentation  est  souvent  déformée-^  par  un  souci  logique, 
l'enfant  ajoute  des  détails  pour  mieux  s'expliquer  sa  perception.  Dans 
le  récit  de  l'aventure  en  Calabre,  une  petite  lille  ajoute  que  la  fenêtre 
était  trop  petite  pour  que  les  voyageurs  pussent  s'enfuir.  Un  enfant 
décrivant  une  cour  dans  une  école,  place  la  fontaine  et  les  bancs  contre 
un  mur,  alors  que  cette  fontaine  est  placée  contre  un  pilier,  en  avant 
du  mur.  Dans  son  très  curieux  rapport  sur  la  fidélité  du  témoignage, 
Mlle  Borst  fait  cette  remarque  :  «  Un  témoignage  entièrement  fidèle 
est  l'exception;  tout  témoin  supplée  par  l'imagination  aux  lacunes  de 

{.  «  Ils  rentrent  pour  souper  de  la  soupe  et  du' jambon,  et  le  soir  il  s'accroche 
la  perruque  après  la  suspension  et  demande  où  est  sa  perruque  et  personne  ne 
répondit.  >•  Confusion  amusante  entre  le  jambon  pendu  au  plancher  et  la  per- 
ruque de  J!énal(iue  accrochée  au  lustre. 

•2.  Il  faudrait  aussi  citer  les  fautes  d'orthographe  commises  par  analogie.  Voir 
mon  article  sur  l'Enseignement  de  l'orthographe,  dans  «  VÈdiicaleur  moderne  », 
juillet  l'JOO.  —  Un  enfant  fort  intelligent  avait  lu  dans  un  journal  l'histoire  d'un 
fermier  (jui  avait  enfermé  des  papiers  de  famille  dans  une  cassette.  L'enfant 
avait  lu  casquette  et  était  fort  étonné  d'un  pareil  choix. 

3.  Cf.  IliifTding,  op.  cit.,  p.  211  :  ..  L'essence  de  toute  association,  c'est  donc 
la  tendance  que  nous  avons,  un  élément  particulier  étant  donné,  à  reproduire 
l'état  total  dont  cet  élément  ou  un  autre  semblable,  formait  une  des  parties  ». 

4.  Le  même  travail  fait  dans  une  classe  de  filles  donna  une  proportion  un 
peu  moins  forte  :  23,3  p.  100. 

5.  Conformément  à  mon  hypothèse,  j'entends  par  là  non  que  les  enfants 
déforment  les  représentations  après  coup,  mais  ont  de  fausses  perceptions. 


R.  COUSINET.    —    l.i:S    ItKlMtLSKMATIONo   CIIKZ    I.'eNKAXT  169 

sa  mémoire.  Cette  suppléance  est  en  général  conforme  à  ce  que  la 
logique  exigerait'. 

Tous  ces  exemples  confirmont  notre  liy[»otlièsc  de  rindislinclion 
par  l'enfant  de  la  diversité  des  choses  quil  a  sous  les  yeux.  Les  repré- 
sentations dans  son  esprit  ne  sont  pas  séparées  par  des  cloisons  étan- 
ches,  mais  se  fondent  et  se  confondent,  comme  les  nuances  diverses 
d'une  même  couleur.  Sa  conscience  est  un  microcosme,  mais  le 
monde  s'y  rcllète,  déformé,  unilié,  monotone,  c'est-à-dire  intelligible, 
car  l'enfant  ne  comprend  point  le  divers. 

C'est-à-dire  que  toutes  les  fois  que  l'enfant  se  trouvera  en  présence 
d'une  chose  nouvelle,  il  ne  percevra  pas  qu'elle  est  nouvelle,  il  la  per- 
cevra comme  analogue  à  une  chose  connue,  à  moins  que  l'objet  ne 
soit  tellement  distinct  et  inintelligible  qu'il  ne  le  comprenne  point  et 
le  laisse  de  côté  -. 


III 

On  trouverait  facilement  dans  la  vie  commune,  dans  la  diffusion 
des  idées  scientifiques  par  exemple,  cette  incapacité  de  percevoir  le 
nouveau  dans  sa  nature  distincte  qui  caractérise  la  perception  de 
l'enfant  et  qui    persiste  chez  les  adultes  insuffisamment  cultivés. 

Personne  ne  croit  plus  aujourd'hui  que  le  bruit  du  tonnerre  est 
produit  par  le  roulement  sur  la  voûte  céleste  des  roues  du  char  de 
Zeus,  mais  on  croit  généralement  qu'il  provient  de  la  rencontre  de 
deux  nuages  se  heurtant  avec  fracas  à  la  façon  de  deux  solides  lancés 
l'un  contre  l'autre.  Dans  l'explication  scientifique,  seule  a  été  com- 
prise la  partie  présentant  quelque  analogie  avec  la  croyance  ancienne. 
—  Personne  ne  croit  plus  que  la  foudre  soit  un  carreau  lancé  par  la 
main  d'un  dieu,  mais  on  dit  que  la  foudre  tombe  et  l'on  croit  vague- 
ment à  la  chute  de  quelque  chose.  —  Les  coquillages  marins  nous 
fournissent  un  exemple  plus  frappant  encore  :  on  ne  croit  plus  que  la 
mer  bruisse  encore  au  fond  des  coquillages  longtemps  après  qu'ils 
ont  été  retirés  de  l'eau,  mais  j'ai  entendu  affirmer  qu'on  pouvait  faci- 
lement reconnaître  les  coquillages  naturels  et  les  coquilles  artifi- 
cielles en  ce  que  celles-ci,  mises  à  l'oreille,  ne  présentaient  pas  le 
bruit  caractéristique  que  font  entendre  les  premiers.  —  Dans  ce 
domaine  aussi  les  exemples  sont  innombrables.  Combien  de  per- 
sonnes croient  encore  que  les  vaccins  sont  des  remèdes?  Combien, 
ne  croyant  point  du  tout  aux  humeurs  peccantes  de  Sganarelle,  se 
purgent  tous  les  mois  pour  s'en  débarrasser?  Quelles  idées  étranges 

1.  M.  Borst,  Recherches  expérimentales  sur  l'éducabililé  et  la  fidélité  du 
témoignage,  Archives  de  Psi/c/ioloffie,  t.  111,  n"  H. 

2.  C'est  parce  que  l'enfant  dont  nous  avons  déjà  parlé  voit  à  la  longue  que 
son  étoile  de  mer  n'est  pas  une  chose  qu'il  connaisse,  qu'il  la  rejette,  comme 
une  représentation  ininlclligibie. 


470  HEVUE    PHILOSOPHIQUE 

et  absurdes  ne  sont  pas  répandues  sur  la  nature  et  les  effets  de  l'élec- 
tricité, des  rayons  de  Rœntgen,  du  radium.  C'est  toujours  la  même 
difficulté  à  oublier  les  images  et  les  associations  anciennes  qui 
encombrent  l'esprit,  à  percevoir  exactement  la  chose  nouvelle  et 
inconnue.  Dans  le  domaine  des  idées  morales  et  philosophiques,  il  en 
va  de  même  '.  «  A  mesure  qu'on  a  plus  d'esprit,  dit  Pascal,  on 
découvre  plus  d'hommes  originaux  »  ;  inversement,  moins  on  en  a, 
plus  le  monde  paraît  uniforme  et  semblable. 

IV 

Mais  aussi,  à  mesure  que  l'enfant  grandit,  et  que  son  esprit  se 
développe,  cette  difficulté  à  voir  le  divers  diminue,  et  si  elle  ne  dispa- 
raît jamais  tout  à  fait,  tend  à  disparaître.  En  présence  d'un  objet 
inconnu,  l'enfant  peu  à  peu  se  débarrasse  des  vieilles  associations 
d'idées,  acquiert  peu  à  peu  le  sens  du  nouveau.  11  ne  confond  plus  les 
représentations,  il  ne  se  trompe  plus  sur  la  nature  des  choses  qu'il 
perçoit,  il  cherche  des  analogies  plus  exactes,  plus  vraies,  et  néglige 
les  ressemblances  superficielles  qui  se  présentent  d'abord  à  son 
esprit  2.  Dans  une  classe  d'enfants  d'une  dizaine  d'années,  ce  sont 
ceux  d'intelligence  moyenne  qui  se  trompent  sur  un  objet  nouveau  ou 
le  comparent  à  autre  chose  :  les  plus  intelligents  l'examinent  et  cher- 
chent à  le  comprendre^.  Pour  les  choses  connues  [et  familières  aussi, 
ces  ressemblances  ne  sont  plus  perçues,  nous  avons  vu  combien  il  y 
en  avait  peu  d'indiquées  dans  la  statistique  de  Mme  Fuster. 

Tout  le  travail  par  lequel  la  perception  de  l'enfant  se  redresse  et 
devient  plus  conforme  à  la  réalité  est  dû  à  l'expérience  qui  le  familia- 
rise avec  les  choses,  aux  leçons  de  ses  maîtres  qui  les  lui  font  com- 
prendre, à  la  vie  en  société  qui  l'oblige  à  les  examiner  de  plus  près. 
—  Pour  les  choses  que  l'enfant  a  tous  les  jours  sous  les  yeux, 
dont  il  se  sert,  la  part  de  l'expérience,  de  la  familiarité,  de  l'usage 
habituel  est  assurément  la  plus  considérable.  On  ne  peut  longtemps 
confondre  dos  choses  dont  on  se  sert,  que  l'on  connaît;  et  assurément 
l'usage  est  le  meilleur  procédé  pratique  qui  soit  à  notre  disposition 
pour  connaître  les  choses  *.  —  L'instructipn  aussi  familiarise  avec  les 

1.  Souvent  fies  philosophes  sont  obligés  de  répondre  à  des  attaques  contre  des 
idées  qu'ils  n'ont  jamais  soutenues,  mais  que  leurs  contradicteurs  leur  prêtent 
par  analogie  avec  d'autres  systèmes  semblables  aux  leurs  par  d'autres  points. 
Cf.  par  exemple,  E.  Uurkheim,  Refiles  de  la  méthode  sociologique,  préface  de  la 
2'  édition  (F.  .\lcan). 

2.  11  est  remaniuablc  en  cITct  que  c'est  encore  par  l'analogie  que  se  fait  ce 
travail.  Les  enfants  les  plus  intelligents  se  moquent  des  ressemblances  grossières 
perçues  par  leurs  camarades,  en  cherchent  de  plus  subtiles.  On  le  voit  particu- 
lièrement dans  la  recherche  de  l'étymologie  des  mots. 

'i.  Les  moins  intelligonis  le  regardent  passivement,  sans  intérêt  et  sans  désir 
<le  comprendre. 

4.  J'ai  connu  luie  petite  lille  qui  avait  transformé  en  un  chien  un  gros  ballon 
qu'elle  avait;  elle  le  traînait  après  elle  tout  le  jour  dans  l'appartement  (où  on 


R.   COUSINET.    —    LES    Hi:PRKSEMATIO>S   CIIKZ    l'kMANT  171 

choses,  les  fait  mieux  connaître,  puisque  l'analyse  en  est  le  procédé 
principal,  surtout  dans  les  premières  le(:ons  do  sciences.  —  Mais  c'est 
surtout  la  vie  sociale  qui  habitue  les  enfants  d'une  fa^on  générale  à 
percevoir  les  dilTérences,  la  diversité  du  monde  extérieur,  à  ne  plus 
confondre  les  perceptions  les  unes  dans  les  autres.  Chaque  eidant, 
nous  l'avons  vu,  se  construit  pour  lui-même  un  monde  extérieur 
homoij:ène  et  unifié.  Ouand.  dans  une  école,  se  rencontrent  i)our  la 
première  fois  des  enfants  divers,  ces  mondes  extérieurs  disparates 
s'opposent,  entrent  en  lutte,  cherchent  chacun  la  suprématie  au  détri- 
ment des  autres.  Chaque  enfant  considère  sa  perception  illusoire  des 
choses  comme  adérjuate  à  la  réalité,  et  s'étonne  et  se  fâche  de  ren- 
contrer chez  le  camarade  une  perception  différente,  souvent  très  diffé- 
rente et  à  laquelle  lautre  est  aussi  fortement  attaché.  Cette  opY)Osition 
et  cette  lutte  sont  visibles  dans  les  disputes  que  font  naître  tous 
les  jeux  chez  les  petits  enfants  pendant  les  premiers  mois  de  scolarité. 
Ces  jeux  sont  des  jeux  d'imatrination ',  sont  les  mêmes  que  ceux 
auxijuels  l'enfant  jouait  seul  sur  le  parquet  de  la  chambre,  ou  bien 
avec  des  frères  et  des  sœurs  percevant  les  choses  conmie  lui-même; 
et  dès  lors  il  devient  très  dilficilc  de  s'entendre  entre  deux  enfants, 
quand  l'un  a  toujours  perçu  la  chaise  comme  analogue  à  un  traîneau, 
l'autre  à  un  bateau:  quand  l'un  veut  que  le  sifllet  soit  la  locomotive, 
et  l'autre  la  sirène  de  l'usine;  quand  l'un  veut  que  le  béret  devienne 
un  képi  et  l'autre  un  chapeau  d'homme.  Or  il  faut  que  l'accord  se 
fasse;  dans  ces  petites  sociétés  enfantines,  la  paix  est  toujours 
conçue  comme  le  plus  grand  des  biens,  selon  l'expression  de  Pascal, 
parce  qu'elle  est  la  condition  nécessaire  de  la  vie  sociale.  C'est  la 
réalité  seule,  plus  exactement  perçue,  qui  peut  faire  et  qui  fait  cet 
accord.  Quand  on  est  las  de  disputer  pour  savoir  si  le  sifflet  est  une 
locomotive  ou  une  sirène,  ou  s'aperçoit  tout  à  coup  (et  le  besoin  de 
la  paix  aide  beaucoup  cette  correction  de  la  perception)  que  c'est  tout 
bonnement  un  sifflet,  on  le  met  dans  la  poche,  et  on  n'y  pense  plus. 
La  vie  individuelle  cesse  et  commence  à  faire  place  à  la  vie  sociale. 

Un  des  faits  les  plus  caractéristiques,  en  effet,  de  la  vie  scolaire, 
c'est  la  disparition  progressive  et  assez  rapide  des  jeux  d'imagination 
et  d'imitation  qui  ont  été  tout  l'aliment  de  l'activité  dans  la  première 
enfance.  D'après  une  statistique  que  j'ai  faite  il  y  a  trois  ans  dans  une 
école  communale,  sur  des  enfants  de  six  ans,  j'ai  relevé  seulement 
une  proportion  de  14,7  p.  100  de  ces  jeux;  encore,  sur  ces  jeux, 
3  p.  100  avaient  été  joués  par  des  enfants  seuls,  et  les  autres  étaient 
extrêmement  simples.  Dans  un  questionnaire  adressé  à  des  élèves 
d'une  première  classe,  les  enfants  interrogés  sur  les  jeux  qu'ils  préfé- 

lui  défendait  de  jouer  au  ballon)  et  se  fâchait  quand  on  lui  donnait  des  coups 
de  pied.  Cette  transformation,  à  laquelle  d'ailleurs  l'enfant  ne  croyait  qu'à  moitié, 
n'aurait  sans  doute  pu  se   faire  si  Tenfant  n'avait  été  empêchée,  pendant  long- 
temps, de  se  servir  du  ballon  suivant  son  usage  véritable. 
1.  Voir,  sur  ces  jeux,  le  livre  excellent  de  M.  Queyrat,  F.  .\lcan,  édit. 


172  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

raient,  indiquèrent  298  jeux,  parmi  lesquels  aucun  d'imagination  ou 
d'imitation.  A  mesure,  en  effet,  que  les  enfants  grandissent  ces  jeux 
disparaissent  pour  faire  place  soit  aux  sports,  soit  aux  jeux  organisés 
et  traditionnels.  On  remarque  parfois  des  retours  en  arrière,  qui  ne 
sont  d'ailleurs  qu'apparents  :  en  ce  moment  quelques  élèves  de  ma 
classe,  des  enfants  d'une  dizaine  d'années,  jouent  aux  aigles  et  aux 
chasseurs  :  en  réalité  il  s'agit  seulement  d'un  jeu  traditionnel  (sépa- 
ration en  deux  camps  et  poursuite  d'un  camp  par  Tautre)  décoré  d'un 
beau  nom  par  un  des  enfants  qui  aune  forte  imagination  et  beaucoup 
de  lecture.  Cette  apparente  exception  n'enfreint  donc  pas  la  loi  géné- 
rale de  substitution  dans  la  vie  scolaire  des  jeux  organisés  aux  jeux 
d'imagination. 

Cette  substitution  est  due  sans  doute  en  partie  au  plaisir  nouveau 
que  cause  la  vie  sociale;  il  me  semble  qu'il  faut  l'attribuer  surtout  à 
l'impossibilité  pour  les  enfants  de  mettre  d'accord  leurs  représenta- 
tions individuelles.  Il  faut  en  outre  reconnaître  qu'à  mesure  que  les 
enfants  abandonnent  leurs  jeux  enfantins,  à  mesure  qu'ils  grandis- 
sent, à  mesure  aussi  ils  s'intéressent  davantage  aux  réalités  perçues 
clairement  et  distinctement.  Ils  deviennent  méfiants  de  toute  cons- 
truction imaginaire,  de  tout  arrangement  du  réel,  de  tout  récit  qui 
leur  paraît  fictif.  Dans  les  leçons  de  sciences,  ils  veulent  des  faits  et 
des  expériences;  dans  les  leçons  d'histoire  ils  veulent  des  chiffres*. 
Dans  la  vie  courante  aussi  ils  s'intéressent  aux  choses,  ils  savent 
comment  marchent  les  tramways  électriques  et  le  nom  ou  à  tout  le 
moins  l'usage  des  appareils,  ils  contemplent  longuement  les  auto- 
mobiles arrC'tées  au  bord  des  trottoirs  et  se  perdent  en  interminables 
discussions  sur  la  valeur  des  marques  de  bicyclette.  Pendant  la 
guerre  russo-japonaise,  j'ai  dû  répondre  à  de  nombreuses  questions 
d'enfants  portant  toutes  sur  le  nombre  des  soldats  dans  chaque 
armée,  le  nombre  des  morts  après  chaque  bataille,  etc.  On  voit  à 
chaque  instant  s'éveiller  le  désir  d'échapper  à  toute  confusion,  de 
voir  clair  dans  les  choses,  de  ne  pas  être  dupe  des  fausses  analogies. 
A  la  suite  d'une  enquête  faite  par  eux,  MM.  S.  S.  Colin  et  J.  F.  Meyer, 
professeurs  à  l'Université  de  l'Illinois,  concluaient  que  l'imagination 
diminuait  chez  les  enfants  pendant  la  vie- scolaire  ^.  Il  n'y  a  pas  lieu 

1.  L'expérience  suivante  me  semble  assez  sionificalive  :  ayant  lu  à  mes  élèves 
les  pages  de  VllisLoire  de  la  civilisation  française  de  Rambaud  concernant  la  cour 
de  Louis  XIV  et  l'étiquette  de  Louis  XIV,  je  les  invitai  aussitôt  après  à  repro- 
duire par  écrit  tout  ce  qu'ils  en  avaient  retenu.  Tous  avaient  retenu  à  peu  près 
exactement  le  nombre  des  soldats  de  la  maison  militaire  du  roi  et  de  ses  domes- 
tiques :  seul  ce  souvenir  se  retrouvait  dans  toutes  les  copies.  On  dira  que  c'est 
parce  qu'ils  l'avaient  retenu  plus  facilement;  mais  c'est  parce  qu'ils  avaient 
écouté  ces  chiffres  avec  le  plus  d'intérêt. 

2.  Cf.  T/ie  l'i'dagogical  seminanj,  mars  1906,  Imaginative  éléments  in  the 
writtcn  work  of  scliool  childrcn,  p.  92.  «  In  gênerai,  the  imagination  of  school 
children  shows  a  décline  diiring  the  years  sludied...  The  only  type  of  imagina- 
lion  Ihat  shows  a  substantiel  growth  is  the  visual...  • 


R,  COUSINET.    —    l-ES    «EPRÉSENTAMONS   CHEZ    l'E.NFANT  173 

de  s'en  élonner,  ni  de  s'en  plaindre,  s"il  est  vrai,  comme  nous  croyons 
l'avoir  montré,  que  la  prétendue  imai^ination  des  enfants  n'est  qu(î  le 
mélange  confus  des  sensations  et  des  images  et  l'impossibilité  de 
voii-  exactement  le  réel.  D'ailleurs  les  enquêteurs  reconnaissent  en 
même  temps  que  l'imagination  visuelle  s'accroît  à  l'école  :  or  l'ima- 
gination visuelle  est  généralement  associée  à  la  l'acuité  fi'observa- 
tion. 

Cette  transformation  de  la  perception  enfantine  nous  paraît  due  en 
grande  partie  îi  la  vie  sociale  (jui  détruit  les  fausses  analogies  et 
accorde  par  la  vue  et  l'amour  du  réel  les  esprits  divers.  Il  y  a  moins 
d'originalité,  si  l'on  veut,  chez  les  esprits  fortement  socialisés  que 
chez  les  solitaires,  il  y  a  plus  assurément  de  sens  du  réel,  d'esprit  pra- 
tique, d'hospitalité  intellectuelle.  On  voit  sans  doute  les  analogies  repa- 
raître au  sein  de  sociétés  fermées  et  resserées  :  l'esprit  précieux  fut 
pour  une  grande  part  un  esprit  analogique;  mais  c'est  précisément 
que  ces  sociétés  en  se  fermant  et  se  concentrant  sur  elles-mêmes 
développèrent  en  elles  un  esprit  individuel,  original  et  solitaire,  qui 
perdit  le  sens  de  la  diversité  comme  l'enfant.  Dans  toute  société  lar- 
gement ouverte  et  fréquemment  renouvelée,  comme  est  la  société 
enfantine,  ce  sens  est  au  contraire  largement  développé.  La  société 
est  ainsi  véritablement  l'instrument  du  progrès  nécessaire  qui  assure 
à  l'enfant  une  vue  exacte  du  monde  tel  qu'il  est  dans  sa  riche 
diversité.  C'est  preuve  d'une  force  d'esprit  d'unifier  ses  représenta- 
tions et  ses  pensées,  mais  seulement  après  qu'on  en  a  aperçu  et  com- 
pris les  dilîérences  profondes. 

Roger  Cousinet. 


ANALYSES    ET   COMPTES   KENDUS 


I.  —   Esthétique. 

Fr.  Paulhan.  —   Le  mensonge  de  l'art.  1   vol.   iii-8,  380  p.   Paris, 

F.  Alcan,  1907. 

Étant  donnée  la  nature  de  ce  livre,  très  riche  et  même  un  peu  touffu 
dïdées,  reliées  les  unes  aux  autres  par  des  rapports  très  complexes, 
nous  avons  pensé  qu'il  valait  mieux  ne  pas  lanalyser  chapitre  par  cha- 
pitre, mais  dégager  les  idées  principales  qui  en  font  la  valeur,  et  qui 
doivent  être  retenues.  Commençons  par  les  exposer  simplement,  en 
leur  conservant  autant  que  possible  la  forme  même  dans  laquelle  elles 
se  sont  présentées  à  l'auteur;  forme  particulière,  correspondant  à 
une  certaine  allure  de  pensée,  et  qui  donne  à  l'ouvrage  sa  physionomie. 
Par  la  suite  de  ses  réflexions  antérieures,  M.  Paulhan  avait  été  amené 
à  attribuer,  même  dans  notre  vie  normale,  une  part  considérable  à 
rillusion  et  au  mensonge.  La  vie  de  l'humanité,  nous  dit-il  dès  le  début 
de  son  livre,  est  assurée  ou  rendue  possible  par  de  grandes  fonctions 
sociales,  l'art,  la  religion  ou  la  science,  qui  dirigent  l'homme  en  le 
trompant  (p.  1).  Quel  est  le  caractère  général  le  plus  important  de 
l'art?  C'est  de  créer  une  réalité  illusoire  et  superficielle,  destinée  à 
déguiser,  à  remplacer  provisoirement,  et  même,  en  certains  cas,  à 
remplacer  pour  toujours  la  vraie  réalité,  c'est  de  nous  faire  vivre  dans 
un  univers  qui  n'existe  pas,  ou  qui  n'existe  guère,  mais  qui  corres- 
pond à  nos  désirs.  L'art  consiste  essentiellement  à  remplacer  un 
monde  réel  qui  nous  froisse,  qui  ne  nous  satisfait  pas,  par  un  autre 
monde,  moins  vrai,  mais  plus  satisfaisant  (p.  3). 

Cette  définition  s'applique  spécialement  aux  formes  caractéristiques 
de  l'art,  à  la  musique  par  exemple.  C'est  la  musique,  semble-t-il,  qui 
répond  le  plus  complètement  à  l'idée  dé  l'art.  C'est  par  elle  que  la 
transformation  du  monde  est  la  plus  complète.  Par  elle,  un  univers 
tout  à  fait  nouveau,  tout  à  fait  artificiel  vient  se  substituer  au  monde 
réel.  Il  n'a  presque  rien  de  commun  avec  lui,  juste  ce  qu'il  faut  pour 
que  nous  puissions  y  pénétrer  et  nous  y  reconnaître  (p.  13).  A  notre 
activité  toujours  discordante  et  malheureuse  à  bien  des  égards,  elle 
substitue  une  activité  coordonnée,  qui  se  traduit  par  un  sentiment  de 
vie,  de  liberté,  d'harmonie  générale,  de  force  victorieuse,  qui  ne  se 
peuvent  exprimer.  C'est  là  l'impression  esthétique  par  excellence, 
celle  qui  ne  résulte  point  de  la  satisfaction  imaginaire  accordée  à 
quelqu'un  de  nos  sentiments  concrets,  mais  qui  est  une  impression 


ANALYSES.  —  l'ALi.iiAN.  Le  mcnsonge  de  rart.  175 

d'ensemble,  l'émotion  que  nous  donne  la  systématisation  même  en 
tant  que  telle  et  qui  se  combint-  à  ci-lle  l'orme  spéciale  démolion  <pie 
donne  l'espèce  propre  de  la  systématisation  réalisée  (p.  IG). 

Dans  toutes  nos  impressions  artistiques  on  trouvera  quelque  chose 
d'analogue  :  toujoui-s  elles  seront  caractérisées  par  la  substitution 
d'un  monde  harmnni((uc  arti(i<;iel  au  monde  réel,  d'une  vie  factice, 
liarmunieuse  et  imagiuative  à  notre  vie  ordinaire  et  naturelle.  Tel 
est  l'elïet  de  la  peinture,  de  la  scul[)ture,  de  l'art  dramatique,  de  la 
poésie.  Ces  arts  ne  s'inspirent  de  la  nature  que  pour  la  transformer, 
la  déligurer  et  l'épurer.  L'art  idéaliste  et  supra-liumain  le  lait  à 
l'extrême,  au  risque  de  se  détacher  complètement  de  la  vie.  Lart  le 
plus  réaliste  le  l'ait  encore. 

Les  arts  industriels  et  décoratifs  s'exercent  sans  doute,  sur  des 
objets  réels  et  qui  ont  la  prétention  d  être  utiles  :  ils  peuvent  pourtant 
sortir  eux  aussi  de  la  réalité.  Dans  leurs  produits  il  y  a  ([uelque  chose 
de  fictif.  Le  flambeau  de  la  collection  Dutuit  n'est  plus  <■  vrai  »  en 
tant  que  flambeau.  Les  plats  de  Bernard  Palissy  ne  sont  plus  réels  en 
tant  que  plats.  Et  c'est  par  là  qu'ils  prennent  un  caractère  tout  a  fait 
artistique  (p.  127).  —  Une  œuvre  d'architecture  est  quelque  chose  de 
bien  réel.  Un  édifice  n'est  point  une  rêverie,  il  a  sou  utilité.  Seulement, 
ce  n'est  pas  pour  cela  qu'il  est  une  œuvre  d'art.  Si  nous  nous  bornions 
à  nous  en  servir,  à  l'employer  selon  sa  destination  sans  le  contempler 
jamais,  sa  nature  artistique  resterait  virtuelle.  Ce  qui  la  dégage,  et  ce 
qui  l'achève,  c'est  la  contemplation,  l'attitude  artiste  soit  de  celui  qui 
le  crée,  soit  de  ceux  qui  le  contemplent  ;p.  1"29;.  Et  l'architecture  est 
particulièrement  faite,  par  sa  valeur  représentative  et  symbolique, 
par  toutes  les  rêveries  qu'elle  nous  suggère,  pour  provoquer  cette 
attitude  artiste.  —  L'art  des  jardins,  qu'on  peut  rattacher  à  l'archi- 
tecture, nous  offre  encore  un  exemple  de  ces  combinaisons  d'illusion 
et  de  réalité.  Ici  aussi  les  matériaux  sont  bien  réels,  il  s'agit  de  vrais 
rochers,  de  vraie  terre,  de  vrais  arbres.  Et  cependant  un  jardin 
n'est  pas  delà  vraie  campagne.  Il  est  réel  puisque  nous  y  marchons, 
puisque  nous  y  vivons.  Mais  il  est  aussi  fictif,  il  nous  enlève  au 
monde  réel,  il  est  construit  pour  notre  plaisir  et  notre  agrément  en 
dehors  de  la  nature  qu'il  reproduit,  qu'il  parodie,  qu'il  rectifie.  Et 
cette  œuvre  d'art  sert  à  nous  en  permettre  d'autres.  Le  jardin,  on 
peut  y  travailler  à  la  rigueur,  mais  c'est  surtout  un  endroit  où  l'on  joue, 
où  l'on  rêve,  où  Ton  se  promène,  où  l'on  s'isole  des  soucis  de  la 
vie  pratique.  Et  son  caractère  artistique  apparaît  dans  sa  destination, 
comme  dans  sa  nature  même  (p.  t37).  —  Dans  l'art  de  la  toilette, 
nous  trouvons  de  même  quelque  chose  de  fictif.  Car  la  toilette  est 
peut-être  essentiellement,  telle  que  la  civilisation  l'a  faite,  après 
tant  de  siècles,  non  point  l'ajustement  du  vêtement  au  corps,  mais 
l'ajustement  du  corps  au  vêtement,  et,  si  l'on  y  tient,  le  triomi)he  de 
l'idée  sur  la  matière,  la  conformation  apparente  et  plus  ou  moins 
menteuse  du  réel  à  l'idéal  (p.  145). 


176  lîEVUE    PHILOSOPHIQL'K 

Descendons  de  quelques  degrés.  Il  n'est  pas  jusqu'à  l'art  culinaire, 
si  utilitaire  cependant,  qui  ne  vise  à  nous  abstraire  du  monde  réel. 
Un  repas  d'amis,  de  connaissances  même  est  une  véritable  trêve 
dans  la  vie.  Il  est  convenu  qu'on  y  oubliera  ses  affaires  et  ses  soucis, 
qu'on  vivra  pour  quelques  moments  dans  un  monde  tout  à  fait  diffé- 
rent du  monde  réel,  où  se  multiplient,  autour  des  sensations  du  goût, 
toutes  sortes  d'impressions  agréables  (p.  150).  —  Le  jeu,  sous  toutes 
ses  formes,  a  un  caractère  artistique.  On  a  voulu  parfois  ramener  l'art 
à  une  activité  de  jeu;  on  ferait  mieux  de  dire  que  le  jeu  est  une  forme 
spéciale  et  très  intéressante  de  l'art.  C'est  une  activité  détournée  de  la 
vie  sérieuse,  qui  l'imite  d'ordinaire,  mais  pour  la  mieux  systématiser, 
pour  la  rendre  plus  harmonieuse.  Et  en  même  temps  le  jeu  est  «  désin- 
téressé »,  il  n'est  pas  la  vie,  il  reste  en  dehors  de  la  réalité  (178).  — 
Dans  la  simple  rêverie  enfin,  nous  nous  retirons  de  la  vie  pratique, 
nous  créons  à  notre  usage  un  monde  fictif,  plus  ou  moins  systématisé 
mais  plus  satisfaisant  que  le  monde  l'éel.  La  rêverie  peut  donc  être 
regardée  comme  une  des  formes  frustes  de  l'art.  Nous  avons  ainsi 
descendu  la  série  compliquée  des  manifestations  de  l'art,  et  nous  en 
avons  vu  les  principales  formes.  Depuis  les  plus  hautes  et  les  plus 
complexes  jusqu'aux  plus  basses  et  aux  plus  simples  —  et  l'on  en  trouve 
de  telles  dans  tous  les  ordres  d'art  —  nous  leur  avons  reconnu  à  toutes 
les  mêmes  caractères  d'harmonie  voulue  et  d'irréalité  (p.  209). 

Le  caractère  essentiel  de  l'art  étant  ainsi  défini,  quelle  doit  être  sa 
valeur  morale? 

La  vie  morale,  c'est  la  vie  systématisée,  en  complet  accord  avec  elle- 
même,  en  complet  accord  avec  ses  conditions  d'existence.  L'art,  au 
contraire,  c'est  une  systématisation  partielle  essentiellement  indépen- 
dante. Il  distrait  l'esprit,  il  l'empêche  de  sentir,  pendant  un  moment, 
les  froissements  de  la  réalité  en  le  transportant  dans  un  monde  ima- 
ginaire où  ces  froissements  n'existent  pius.  Mais  c'est  dans  ce  monde 
imaginaire  seulement  que  l'harmonie  existe;  dans  le  monde  réel  la 
discordance,  l'opposition  existe  toujours  et  l'art  a  plutôt  tendu  à  la 
rendre  plus  grande,  et  peut-être  plus  difficile  à  guérir.  Voilà  l'immo- 
ralité essentielle  de  l'art.  Par  son  principe  môme  et  par  sa  nature 
propre,  il  s'oppose  à  la  systématisation  générale  des  phénomènes  et 
des  existences.  Il  va  contre  cette  systématisation.  Né  d'une  déshar- 
monie,  il  organise  en  quelque  sorte  cette  désharmonie,  il  la  prolonge 
et  il  l'aggrave  p.  241).  Et  plus  l'œuvre  d'art  se  rapproche  de  la  perfec- 
tion, plus  le  monde  irréel  est  puissamment  organisé,  plus  l'harmonie 
y  règne,  plus  la  beauté  y  resplendit,  et  plus  aussi  il  s'oppose  au  monde 
incohérent  et  mauvais  contre  lequel  notre  esprit  réagissait,  plus  il 
absorbe  les  forces  que  la  morale  voudrait  employer  à  une  réorganisa- 
tion réelle,  plus  il  est  désorganisateur  et  immoral  (p.  244). 

Sans  doute  il  ne  reste  pas  absolument  étranger  à  la  réalité;  il  lui 
emprunte  quelques-uns  de  ses  éléments.  Mais  cette  immixtion  de  la  vie 
réelle  et  morale  dans  l'art  ne  fait  qu'aggraver  son  essentielle  immora- 


r 


ANALYSES-  —  I'ali.iian.  Lc  mtmsnnrje  de  Varl  177 

lité.  Faisant  appel  aux  seiitimcnls  ordinaires  de  la  vie  humaine,  l'art 
tend  à  les  exciter  en  nous,  cl,  en  les  (\xcitant,à  les  d('toiirncr  du  monde 
réel  pour  nous  les  l'aire  épancher  sur  un  monde  qui  n'existe  qu'en  nous 
et  pour  nous,  pour  le  lecteur  ou  pour  le  rêveur  (p.  2i;j).  Plus  grave 
encore  est  l'immixtion  de  l'art  dans  la  vie  réelle.  En  détournant  vers 
la  production  aitistique  une  bonne  partie  de  l'activité  sociale,  il  la 
subordonne  à  son  œuvr-e  de  fiction  et  de  mensonge.  Il  nous  habitue 
encore  à  prendre  en  face  de  la  réalité  l'attitude  artiste  :  traiter  le 
monde  réel  où  nous  vivons,  où  se  débattent  aussi  les  autres  hommes, 
comme  un  monde  fictif  créé  pour  le  seul  usage  de  notre  contempla- 
tion, c'est  exactement  le  contraire  de  l'attitude  morale.  La  psychologie 
de  quehjucs  artistes  révèle  l'influence  de  celte  tendance  de  l'art.  Où 
trouve-ton  le  plus  de  mépris  pour  la  vie  réelle  en  général,  polir  la  plu- 
part des  sentiments  qui  s'y  manifestent  et  la  rendent  possible,  pour 
les  vertus  pratiques,  pour  les  questions  morales  et  sociales,  sinon  chez 
ceux  qui  ont  fait  de  l'art  la  grande  affaire  de  leur  vie,  qui  se  sont 
attachés  à  leur  métier  au  point  d'ériger  à  peu  près  en  principe  de  morale 
exclusif  et  absolu  la  loi  de  la  technique  artistique?  (p.  2i7). 

Ne  soyons  pas  pourtant  trop  sévères  :  si  l'art  est  immoral  \vdv 
essence,  cela  ne  signifie  pas  du  tout  qu'il  le  soit  partout  et  toujours. 
Les  choses. ne  sont  pas  toujours  employées  selon  leur  essence.  Il  est 
fréquent,  il  est  môme  de  règle  qu'elles  soient,  tout  au  contraire, 
employées  en  vue  d'un  but  qui  leur  est  directement  opposé  (p.' 276). 
L'art  a  sa  moralité  indirecte.  Il  intéresse  au  plus  haut  point  la  morale 
en  contribuant  à  la  formation  de  l'idéal;  on  pourrait  même  dire  qu'il 
a  de  sérieux  avantages,  au  point  de  vue  moral,  sur  la  morale  même. 
Il  s'impose  moins,  et  il  est,  par  essence,  plus  souple,  plus  large  et  plus 
varié.  On  peut  être  certain  que  tout  idéal  moral  est  incomplet,  faux, 
dangereux  et  par  suite  immoral.  Nous  ne  pouvons  pas  être  arrivés  à 
la  vérité  absolue.  Et  lart  nous  permet  d'élargir  notre  choix,  de  ne  pas 
nous  immobiliser  dans  une  conception  étroite  et  fausse.  Il  laisse  à  des 
idéaux  très  différents,  que  nous  ne  pourrions  accepter  tous  comme 
obligatoires,  que  nous  ne  saurions  pas  concilier,  le  pouvoir  de  vivre, 
de  se  développer,  de  tenter  plus  ou  moins  ouvertement  de  s'adapter  à 
nos  besoins,  à  nos  tendances,  à  nos  convictions  ou  à  nos  hypothèses 
(p.  auii). 

Nous  lui  avons  reproché  d'être  contradictoire  et  mensonger.  Il  l'est 
plus  encore  que  nous  ne  l'avions  dit,  puisque,  considéré  dans  son  évo- 
lution, nous  le  voyons  s'opposer  k  lui-même,  aboutir  par  recherche  de 
riiarnionic  suprême  à  des  discordances  définitives,  et  tendre  à  faire 
disparaître  jusqu'à  cette  opposition  entre  le  réel  et  l'idéal  qui  est  sa 
propre  essence.  Mais  au  fond  tout  n'est-il  pas  contradictoire  et  men- 
songer, et  tout  en  un  sens  n'est  il  pas  de  l'art?  La  force  d'organisation 
elle-même,  cette  tendance  à  la  systématisation  qui  est  au  fond  de  toute 
existence,  dont  l'art  est,  si  l'on  prend  les  choses  d'un  peu  haut,  une 
fonction  passagère  et  transitoire,  cette  force  est  transitoire  et  passa- 
TOME  LXIV.  —   1907.  12 


178  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

gère,  elle  aussi.  Elle  tend  à  se  supprimer.  L'existence,  comme  l'art  qui 
la  soutient  et  la  développe,  tend  à  sa  propre  destruction  à  mesure 
qu'elle  réalise  l'harmonie  vers  laquelle  elle  marche  (360). 

Telles  sont  les  thèses  principales  soutenues  par  M.  Paulhan  dans  cet 
ouvrage.  Sur  les  simples  extraits  que  j'en  ai  donnés,  le  lecteur  a  pu  se 
rendre  compte  de  l'abondance  et  de  l'originalité  des  idées,  de  l'am- 
pleur croissante  de  la  discussion.  Peut-être  la  composition  eut-elle  pu 
en  être  plus  systématique.  Par  l'allure  spéciale  de  son  esprit,  où  domi- 
nent les  associations  par  contraste,  et  aussi  par  scrupule  de  parfaite 
sincérité,  l'auteur  pose  rarement  une  thèse  sans  se  reporter  avec  force 
vers  la  proposition  contraire,  pour  s'assurer  qu'elle  ne  renferme  pas 
une  part  équivalente  de  vérité.  Il  aime  à  pousser  sa  pensée  aux 
extrêmes,  à  lui  donner  une  forme  paradoxale  qu'il  rectifie  aussitôt,  en 
lui  opposant  le  paradoxe  inverse,  et  le  lecteur  a  l'impression  que  le 
développement  oscille  plutôt  qu'il  n'avance.  On  est  inquiet,  perplexe; 
on  se  demande  où  l'auteur  veut  en  venir  et  en  quel  sens  il  faut  con- 
clure. 

J'excéderais  les  bornes  et  aussi  les  droits  d'un  simple  compte-rendu 
si  j'essayais  de  porter  sur  le  fond  de  l'ouvrage  un  jugement  définitif, 
c'est-à-dire  si  j'op])Osais  ici  mes  idées  personnelles  à  celles  de  l'auteur. 
Je  me  contenterai  d'indiquer  quels  sont  les  points  sur  lesquels  il  me 
semble  que  devrait  porter  une  discussion  approfondie. 

Il  y  aurait  lieu  d'abord  de  se  demander  si  cette  définition  de  l'art 
comme  systématisation  d'un  monde  fictif  s'applique  vraiment  à  toutes 
les  formes  de  l'activité  artistique,  et  si  elle  peut  être  en  conséquence 
maintenue  comme  exprimant  l'essence  même  de  l'art.  Dans  cette  for- 
mule en  apparence  tout  à  fait  simple,  où  l'auteur  entend  poser  le  carac- 
tère général  le  plus  important  de  l'art,  on  pourra  constater  qu'en  réa- 
lité il  attribue  à  l'art  un  double  caractère  :  un  caractère  de  fiction,  et 
un  caractère  de  systématisation.  Ces  deux  caractères  lui  sont-ils  éga- 
lement essentiels?  On  voit  combien  il  importe  de  s'en  assurer,  car  c'est 
vraiment  là  toute  la  question. 

Que  la  fiction  joue  dans  l'art  un  rôle  considérable,  M.  Paulhan  en  a 
donné  la  preuve,  par  d'innombrables  exemples  et  des  analyses  défini- 
tives, dont  on  aura  .sans  doute  remarqué  la  pénétration.  Mais  l'art 
n'est-il  vraiment  que  fiction  et  mensonge?  Cela  ne  peut  être  vrai  que 
des  arts  représentatifs.  L'œuvre  d'art  ne  saurait  être  mensongère  que 
dans  les  cas  où  elle  a  la  prétention  d'être  vraie,  c'est-à-dire  d'imiter 
ou  de  représenter  exactement  la  nature.  Toutes  les  illusions  qu'elle 
pourra  i:)rovoquer  consisteront,  soit  à  nous  faire  croire  que  cette  repré- 
sentation est  une  image  exacte  de  la  réalité,  soit  à  nous  faire  prendre 
pour  la  réalité  même  ce  qui  n'est  qu'une  simple  représentation.  Hors 
de  là,  nous  ne  voyons  absolument  pas  où  pourrait  être  le  mensonge. 
Mais  il  serait  très  difficile  de  soutenir  que  l'art  soit  par  essenceetdans 
tous  les  cas  représentatif,  bien  qu'il  le  soit  très  largement.  Dans  la 
musique  pure,  dans  certaines  productions  de  l'art  décoratif  et  de  l'ar- 


ANALYSES.   —  l'M  i.iiAN".  Le  mensonge  de  l'art  170 

chitecluiv,  (jui  pourtant  ont  à  n'en  pas  douter  une  haute  valeur  artis- 
tique, on  chercherait  en  vain  quelle  est  la  i)art  de  liniitation.  <l  i)ar 
conséquent  ce  que  dans  de  telles  œuvres  il  peut  y  avoir  d'irréel.  L'at- 
titude artiste  elle  inènie,  que  nous  pouvons  prendre  en  les  admirant, 
ne  leur  retire  rien  île  leur  réalité:  elle  en  lailde  purs  objets  de  contem- 
plation, mais  ce  serait  abuser  des  termes  que  de  soutenir  qu'elle  en  lait 
de  simples  représentations.  Ces  choses-là,  et  la  délectation  que  nous 
prenons  à  les  contempler,  et  l'activité  que  nous  consacrons  à  les  pro- 
duire, sont  si  l'on  veut  en  dehors  de  la  vie  sérieuse  :  elles  ne  sont  pas 
en  dehors  de  la  vie  réelle,  bien  que  M.  Paulhan  ait  une  tendance  à 
identifier  les  deux  choses. 

En  quoi  sont-elles  artistiques  alors?  En  ce  qu'elles  sont. coordon- 
nées, harmonieuses,  systématisées.  Et  nous  voyons  clairemcnl  appa- 
raître ici  ce  second  caractère  de  l'art,  qui  peut  varier  indépendamment 
de  l'autre,  mais  qui  est  plus  important  encore.  Partout  où  nous  trou- 
verons un  concours  de  forces  coordonnées,  une  finalité  en  un  mot,  dans 
la  formation  des  organismes,  par  exemple,  nous  pourrons  et  devrons 
dire  qu'il  y  a  de  l'art:  et  c'est  en  ce  sens  seulement  que  l'on  peut 
affirmer  que  dans  la  nature  l'art  est  partout.  Les  arts  représentatifs  ne 
sont  qu'un  mode  de  systématisation  particulier,  et  c'est  par  le  carac- 
tère harmonieux  de  ces  représentations,  non  par  le  caractère  fictif  de 
cette  harmonie,  qu'ils  prennent  une  valeur  artistique.  On  devra  recon- 
naître que  bien  souvent.il  y  a  beaucoup  d'art  dans  la  vie  réelle,  et  qu'il 
n'y  en  a  aucun  dans  nos  fictions.  Le  caractère  essentiel  de  l'art,  ce 
n'est  donc  pas  la  fiction,  c'est  bien  plutôt  la  systématisation. 

Dès  lors,  que  devons-nous  penser  de  cette  immoralité  foncière,  attri- 
buée i)ar  M.  Paulhan  à  l'art"?  Ainsi  défini,  l'art  n'est  plus  par  essence 
mensonger.  Il  ne  nous  détourne  plus  nécessairement  de  la  vie  réelle. 
Et  les  remarques  très  justes  que  faitTauteui-,  sur  le  caractère  immoral 
de  cette  vie  fictive  dans  laquelle  nous  risquons  de  nous  absorber,  ne 
portent  plus  que  sur  certaines  formes  artistiques.  Nous  retiendrons 
encore  ce  qu'il  dit  du  danger  d'accorder  trop  de  nos  énergies  à  ce  qui 
ne  devi'ait  être  que  loisir  et  divertissement  :  mais  ce  n'est  plus  qu'une 
•  luestion  de  proportion,  la  morale  ne  nous  obligeant  plus  à  restreindre 
au  minimum,  à  l'activité  artistique,  mais  à  la  mettre  en  harmonie  avec 
nos  autres  activités,  la  faire  entrer  dans  un  ensemble  bien  équilibré. 

Dans  les  vues  synthétiques  par  lesquelles  se  termine  l'ouvrage,  on 
trouverait  de  même  quelques  restrictions  à  faire.  Tout  ce  que  dit 
-M.  l'aulhan,  de  la  contradiction  inhérente  aux  choses,  du  confiit  néces- 
saire des  activités,  des  discordances  produites  i)ar  le  besoin  même 
d'harmonie,  garderait  toute  sa  valeur  philosophique.  Mais  nous  ne 
parlerions  plus  autant  du  mensonge  du  monde,  et  nous  n'admettrions 
plus  que  sous  toutes  réserves  cette  tendance  inquiétante  à  Tévanes- 
cence  finale,  dont  M.  Paulhan  voudrait  faire  la  loi  même  de  toute  acti- 
vité. Mais,  encore  une  fois,  je  ne  prétends  pas  ici  trancher  le  débat, 
mais  indiquer  quels  sont  les  points  sur  lesquels  pourrait  porter  la  cri- 


180  REVUE   PUILOSOPHIQUE 

tique.  Ce  livre  remue  beaucoup  d'idées,  les  froisse  les  unes  contre  les 
autres,  appelle  la  contradiction  et  la  déconcerte  en  l'admettant 
d'avance  :  il  est  d'une  lecture  très  stimulante. 

P.    SOURIAU. 


Hugo  Riemann.  —  Les  éléments  de  lestiiétique  musicale,  traduit 
par  Georges  Humbert.  1  vol.  in-8  de  la  Bibliothèque  de  Philosophie 
contempornine,  Paris,  Alcan,  1904. 

Ce  livre  n'est  pas  un  traité  complet,  ou  du  moins  visant  à  l'être. 
II  ne  contient  que  les  «  éléments  »  d'une  science.  Mais  il  justifie  les 
prétentions  de  cette  science  à  se  présenter  comme  telle,  et  c'est  ce 
qui  importait  avant  tout.  Ce  livre  surprendra  donc  les  amis  de  la 
métaphysique  musicale  par  le  caractère  positif  de  son  contenu  :  la 
Tonalité,  le  Rythme,  le  Motif,  l'Intonation,  le  Timbre...  etc.,  voilà  des 
titres  de  cliapitre  capables  d'instruire  et  de  faire  réfléchir  sans  faire 
rêver  inutilement.  Ajoutons  que  tous  ces  chapitres  sont  personnel- 
lement et  philosophiquement  pensés.  Il  est  fâcheux  que  la  lecture  en 
soit  parfois  difficile  :  il  faut  souvent  relire  pour  comprendre.  Et  quand 
on  a  compris  on  s'étonne  d'avoir  eu  besoin  de  tant  d'effort  pour  s'as- 
similer une  vérité  assez  évidente. 

N'en  pas  conclure  qu'il  ne  se  rencontre  que  des  truismes  dans  le 
livre  de  M.  Riemann.  On  se  tromperait  du  tout  au  tout.  L'ouvrage 
est  semé  de  vues  originales.  11  s'y  trouve  même  un  néologisme, 
accolé  à  un  terme  scientifique  pris  dans  un  sens  nouveau.  Dynamique 
et  Agogique,  telle  est  l'étiquette  du  chapitre  sixième.  Qu'est-ce  que  la 
Dynamique?  C'est  Tensemble  des  variétés  d'intensité  du  son  (p.  75). 
On  serait  tenté  de  mettre  sa  valeur  esthétique  en  doute.  Un  morceau 
peut  plaire,  émouvoir  même,  telle  une  pièce  d'orgue  où  l'on  ne  chan- 
gerait point  les  registres,  où  l'on  ne  ferait  point  usage  de  la  pédale 
expressive.  De  même,  un  dessin  peut  aussi  plaire  et  valoir  artisti- 
quement même  s'il  ne  s'y  trouve  aucun  effet  d'ombre  et  de  lumière, 
Cela  ne  veut  pas  dire  qu'un  orgue  où  les  variations  de  l'intensité 
sonore  seraient  permises  ne  réaliserait  pas  un  progrès  analogue  à  celui 
que  réalisa  jadis  l'invention  du  piano-forle.  Les  «  nuances  de  la  dyna- 
mique »  ne  peuvent  ôti'e  supprimées  sans  inconvénient,  puisque  ces 
nuances  sont,  à  le  bien  prendre,  éléments  essentiels  de  l'expression 
musicale  (p.  87).  «  Le  changement  d'intensité,  tout  comme  le  chan- 
gement d'intonation,  est  d'un  effet  sûr  et  irrésistible  :  on  peut  citer 
les  effets  du  crescendo  et  du  decrescendo;  on  doit  citer  encore  les 
effets  obtenus  par  un  changement  d'intensité  soudain,  «  par  un  con- 
traste dynamique  qui  scande  la  pensée  musicale  »  (p.  89)  et  contribue 
ainsi  à  former  —  peut-être  eût-il  mieux  valu  écrire  :  à  caractériser  — 
le  motif.  Bref  la  dynamique  contribue  essentiellement  (ne  disons  pas 
exclusivement),  dans  le  discours  musical,  à  faire  le  ton  de  la  chanson. 


ANALYSES.  —  iiii:.MA>.\.  Les  éléments  de  l'cslltéliquc  musicale  181 

^)u'esl-ce  niainlenant  que  VAriogique'l  Pour  les  gens  qui  savent 
le  grec,  le  sens  du  mot  est  facile  h  saisir.  L'agogique  a  rapport  au 
mouvement  de  la  phrase  et  à  ses  variations.  "  On  me  permettra  de 
constater  avec  quelque  satisfaction,  écrit  M.  Hicmann  (p.  HO),  que  cette 
notion,  introduite  par  moi  dans  le  domaine  de  l'analyse  esthétique,  a 
été  jugée  digne  d'attention.  Pour  bien  saisir  cette  notion  dans  toute 
sa  pureté,  il  faut  se  reporter  aux  sifflements  du  vent  d'orage,  dont 
la  puissance  variable  inilue  non  seulement  sur  l'intonation  du  son 
quil  i>roduit  mais  encore  sur  la  rnpidilé  nvpc  laquelle  il  monte  ou 
descend.  Il  suffit  que  la  violence  du  vent  augmente  rapidement  pour 
que  le  mouvement  ascendant  s'accélère;  qu'elle  diminue  rapidement, 
et  le  mouvement  descendant  s'accélérera  de  même.  »  Appliquons 
celte  remarque  à  la  phrase  musicale.  Il  en  résultera  que  «  Pagogique, 
comme  la  dynamique,  joue  le  rôle  le  plus  important  dans  le  cadre 
restreint  du  motif.  A  l'augmentation  d'intensité,  à  la  progression 
liynamique  positive,  s'allient  une  diminution  j)rogressive  des  durées, 
une  accélération  de  mouvement.  »  Il  semble  dès  lors  qu'en  général 
les  lluctuations  de  la  dynamique  et  de  l'agogique  soient  liées  les  unes 
aux  autres.  L'intensité  n'en  est  pas  moins  une  chose,  et  la  rapidité  une 
autre  chose.  La  dynamique  et  l'agogique  ne  sauraient  dès  lors  être 
confondues.  Et  c'est  ce  qui  nous  fait  regretter  que  l'auteur  ne  leur 
ait  pas  consacrées,  à  chacune,  un  chapitre  distinct. 

Le  chapitre  du  Rythme  estaussid'un  grand  intérêt.  Il  n'estd'ailleurs 
pas,  dans  l'Esthétique  de  Riemann,  de  parties  médiocres.  Mais  un 
compte  rendu  ne  pouvant  indéfiniment  s'étendre,  on  est  obligé  de 
choisir.  M.  Riemann  dérive  notre  besoin  de  rythme  et  ceux  de  nos  plai- 
sirs esthétiques  dont  le  rythme  est  la  cause,  des  battements  de  noti*e 
cœur.  Ceci  posé,  faites  entendre  une  note  à  chacun  de  ses  battements, 
soit  une  note  par  trois  quarts  de  seconde,  vous  n'éprouverez  qu'un 
plaisir  médiocre.  Vous  ne  sentirez  pas  le  rythme  à  proprement  parler. 
Vous  aurez  la  perception  d'un  mouvement  uniforme,  c'est-à-dire  uni- 
formément mesuré.  Ceci  n'est  pas  de  M.  Riemann.  J'insiste  toutefois 
sur  l'observation.  Car  s'il  faut  s'incliner  devant  l'histoire,  laquelle 
nous  apprend  que  la  notation  rythmique  a  précédé  de  longtemps 
l'usage  des  «'  barres  de  mesure  »,  on  aurait  tort  d'en  induire,  ainsi  que 
pai'aît  le  faire  l'auteur,  —  il  n'y  a  là,  sans  doute,  qu'une  apparence,  — 
l'antériorité  du  rythme  à  la  mesure.  Pour  bien  marcher  il  faut  aller 
en  mesure,  c'est-à-dire  se  mouvoir  uniformément;  autrement  la 
marche  fatigue;  pour  danser,  il  faut  encore  aller  en  mesure.  Quelque 
chose  de  plus,  toutefois,  ici  est  nécessaire.  Si  nous  disions  que  de  la 
marche  régulière  à  la  danse  il  y  a  toute  la  différence  du  mouvement 
uniforme  au  mouvement  uniformément  varié,  peut-être  approche- 
rions-nous de  ce  qui  caractérise,  à  nos  yeux,  le  rythme  dans  son 
opposition  à  la  mesure. 

Dirons-nous  maintenant  que,  pour  qu'il  y  ait  rythme,  et  non  plus 
simplement  mesure,  il  faut  que  les  notes  d'un  chant  soient  de  quantité 


18:2  HEVUE    PHILOSOPHIQUE 

variable,  les  unes  relativement  longues,  les  autres  relativement  brèves, 
mais  de  telle  sorte  que  la  durée  des  brèves  représente  une  fraction 
numériquement  définie  de  celle  des  longues;  —  dirons-nous  cela?  Oui, 
certes.  Mais  voici  une  valse  :  trois  notes  par  mesure  composent  son 
premier  motif;  ses  notes  sont  de  valeur  égale.  Et  nous  sentons  un 
rythme.  D'où  il  suit  que  la  perception  du  rythme  n'est  point  liée 
dans  tous  les  cas  à  des  variations  de  quantité.  Même  vous  pouvez 
«  battre  un  rythme  de  valse  »  sans  chanter  la  moindre  phrase  musicale. 
Il  y  aura  rythme,  et  pourtant  les  intervalles  sont  égaux.  Pourquoi  donc 
dirons-nous  que  c'est  un  rythme?  Parce  que,  sur  trois  battements, 
le  premier  surpassera  les  autres  en  intensité.  Le  rythme,  parlons 
comme  M.  Riemann,  est  fonction  de  la  dynamique  et  de  Fagogique 
—  tout  ensemble  ou  séparément  selon  les  cas.  Il  suffît  donc,  pour  qu'il 
y  ait  sensation  de  rythmique  la  durée  soit  divisée  ou  inégalement  ou 
diversement;  dès  que,  dans  une  phrase  musicale,  nous  éprouvons  une 
impression  de  périodicité,  nous  sentons  le  rythme.  Dans  l'allégro  à 
trois  temps  qui  annonce  le  retour  d'Iseult,  ce  n'est  pas  seulement 
l'accent  d'intensité  qui  contribue  au  sentiment  de  son  rythme,  c'est 
aussi  la  forme  même  du  motif.  On  ne  peut  donc  pas  considérer  les 
éléments  du  rythme  comme  s'ils  relevaient  tous  de  la  quantité  pure, 
comme  s'ils  dépendaient  tous  de  variations  quantitatives.  La  qualité 
aussi  le  pénètre. 

Cette  façon  de  concevoir  le  rythme  au  double  point  de  vue  de  la 
qualité  et  de  la  quantité  est  celle  de  M.  Riemann.  Elle  est  assurément 
plausible.  Après  tout,  la  dui'ée  musicale,  subjectivement  envisagée. 
n'estelle  pas  quelque  chose  de  plus  que  de  la  durée  pure,  et  par  consé- 
quent quelque  chose  d'accessible  non  seulement  à  la  division  mais 
encore  à  la  diversité?  Cette  conception  heurte  assez  fortement  nos 
habitudes  pour  nous  faire  hésiter  à  l'adopter.  Nous  craignons  qu'elle 
ne  donne  lieu  à  des  confusions  regrettables.  Et  nous  gardons  notre 
conception  du  rythme  développée  au  chapitre  m  de  notice  Esprit 
musical.  Elle  a,  croyons-nous  l'avantage  de  ne  pas  nous  faire  sortir 
de  la  quantité;  elle  a  en  outre  celui  de  maintenir  entre  les  idées  de 
€  rythme  »,  de  <(  phrase  »,  de  «  membre  de  phrase  »  des  distinctions 
utiles  et  même  nécesaires  '.  Je  n'en  juge  pas  moins  la  conception  de 
M.  Riemann  des  plus  séduisantes  :  elle  a,  entre  autres  mérites,  celui 
d'un  effort  visible  pour  éviter  les  séparations  abstraites  et  pour  se 
maintenir  plus  près  de  ce  que,  faute  dune  expression  meilleure,  on 
appellerait  la  vie  du  discours  musical. 

L'Esthétique  de  M.  Riemann  est  dominée  par  une  idée  générale, 
l)hilosophique,  encore  que  la  métaphysique,  ainsi  que  nous  le  disions 


1.  Nous  admellons  comme  fondée  l'objection  tirée  de  l'exemple  de  la  valse. 
Cette  objection  [)orle  contre  notre  conception  exclusivement  quantitative.  Je 
me  trompe,  elle  porterait  si  char/ne  lemps  fort  ne  nous  doniiail  l'iviprcssioti  d'un 
accroUsemenl  de  durée,  impression  subjective  mais  réelle. 


ANALYSES.  —  iiiE.MA.NN.  Les  C'iéments  de  Vtstliclique  musicale   183 

en  commençant,  en  soit  tout  à  lait  absente.  Cette  idée  est  que  la 
musique  est  un  ai't  non  représentatif  mais  expressif,  c'est-à-din; 
expi'essif  de  la  vie  intérieure,  et  enrore  pas  de  toute  cette  vie,  mais 
seulement  de  son  aspect  suljjectif,  émotionnel.  Kl  c'est  poui-quoi  le 
rythme  fait  partie  de  la  musifjue,  lui  est  essentiel,  bien  quil  y  eut 
rythme  en  dehors  d'elle.  Il  faut  même  que  le  rythme  se  rencontre 
ailli'urs  (ju'en  musique,  sans  quoi  la  musique,  n'exprimerait  rien, 
M.  liicmann  irait-il  jusqu'à  penser,  comme  nous,  que,  pour  exi)rimer, 
un  art  doit  parli(ii)er  de  ce  qu'il  exprime,  cest-à-dire  avoir  des  élé- 
ments communs  avec  le  texte  caché  que  sa  destination  est  de  traduire? 
Platon  disait  que  le  semblable  seul  peut  connaître  le  semblable.  Nous 
dirions,  nous,  (juc  le  semblable  seul  peut  émouvoir  le  semijlable. 

Ces  prémisses  étant  posées  il  en  résulte  que  la  psychologie  pénètre 
jusqu'au  cœur  de  l'Esthétique  musicale.  Et  c'est  bien  ainsi  que 
-M.  Biemann  paraît  l'entendre  :  il  ne  fait  de  psychologie  musicale, 
expressément  parlant,  qu'en  de  rares  endroits.  Il  n'en  fait  presque  nulle 
part.  Et  quand  même  il  en  fait  partout.  J'aime  ce  qu'il  a  écrit  ^p.  \'.)'J) 
sur  le  pi-emier  motif  de  l'AppussionaLa,  qui  «  glisse  doucement 
pour  s'affaisser,  non  sans  résignation  »,  auquel  «  répond  un  second 
motif  dont  la  formule  ascendante  dit  à  la  fois  le  désir  et  l'espoir 
renouvelé  ».  A  ce  propos  nous  soumettrions  volontiers  à  l'auteur  une 
observation  de  laquelle  il  nous  semble  que  nous  ayons  tiré  parti  dans 
nos  recherches.  Il  est  des  pin'ases  musicales  interrogalives  :  on  les 
reconnaît  facilement.  Par  exemple  le  final  de  la  sonate  en  ré  majeur  de 
Beethoven  débute  par  une  phrase  de  ce  genre.  Il  est  aussi  des  phrases... 
optalives;  elles  expriment  le  désir,  le  regret,  l'espérance  :  lequel  des 
trois  sentiments.  11  est  trop  clair  que  c'est  à  la  critique  de  choisir 
selon  les  circonstances,  car  les  moyens  d'expression  ne  diffèrent  pas 
sensiblement.  Us  consistent,  soit  à  faire  des  haltes,  soit  à  mettre  des 
accents  sur  des  notes  étrangères  à  l'accord  parfait,  telles  la  sous-domi- 
nante, la  sous-sensible,  la  sensible.  Dans  le  grand  air  d'Hérodiade, 
Hérode,  asj)irant  à  l'amour  de  Salomé,  s'écrie  :  «  Vision!...  etc.  »  La 
première  syllabe  du  mot  est  allongée  sur  la  sous-sensible,  la  dernière 
tombe  sur  la  dominante  et  y  stationne  :  l'orchestre  soutient  cette 
dominante  par  un  accord  de  septième.  La  phrase  reste  en  l'air  comme 
si  elle  aspirait  à  quelque  chose  qu'elle  vise  mais  ne  sait  pas  encore 
atteindre. 

Autre  exemple.  Dans  le  vieil  air  :  Fleuve  du  Tage,  — supposons-nous 
en  ut,  —  les  deux  syllabes  du  mot  Tage  se  posent  l'une  sur  le  /"a, 
l'autre  sur  le  ré,  notes  appartenant  à  l'accord  de  septième.  Le  regret 
exprimé  par  les  paroles  est  fort  heureusement  exprimé  ou  syndïolisé 
par  la  musique.  Inutile  de  dire  que  les  phrases  optatives  abondent  dans 
Chopin  et  aussi  dans  Schumann.  Tous  deux  excellent  à  donner  l'im- 
pression du  bonheur  personnel  impossible  ou  perdu,  l'impression  de 
Vheraus,  terme  allemand  qu'il  est  plus  facile  de  rendre  par  un  geste 
que  par  un  mot  d'une  autre  langue. 


184  IIEVUE    PIIILOSOPHIQLE 

Encore  une  fois  nous  ne  pouvons  songer  à  suivre  pas  à  pas  le  lien 
très  important  et  très  significatif  dont  l'analyse  chapitre  par  chapitre 
conviendrait  mieux  à  une  revue  de  musique  qu'à  une  revue  de  philoso- 
phie. Nous  voulions  montrer  qu'en  donnantà  son  esthétique  pour  base 
non  plus  la  philosophie  proprement  dite  mais  la  psychologie,  l'auteur 
a  fait  entrer  l'esthétique  musicale  dans  une  phase  positive.  De  quoi 
M.  Riemann  mérite  d'être  grandement  félicité  et  remercié. 

Lionel   Dauriac. 


II.  —  Philosophie  religieuse. 

J.  Baruzi.  —  Leibniz  et  l'organisation  religieuse  de  la  terre,  d'après 
des  documents  inédits,  avec  un  fac-similé.  Paris,  Félix  Alcan,  éditeur 
{Collection  historique  des  grands  philosophes),  1  vol.  in-8^,  52a  p. 

En  attendant  la  grande  édition  où  doivent  entrer  tous  les  inédits  de 
Leibniz,  d'heureux  chercheurs  nous  révèlent  peu  à  peu  les  trésors 
que  contient  la  Bibliothèque  royale  de  Hanovre.  M.  Baruzi  n'en  avait 
encore  tiré  que  «  Trois  dialogues  mystiques  »,  publiés  par  la  Revue 
de  Métaphysique  et  de  Morale  (janvier  1905).  Mais  c'était  un  indice  de 
la  direction  dans  laquelle  il  avait  orienté  ses  fouilles;  il  nous  en  fait 
connaître  aujourd'hui  les  résultats.  Son  livre  est  tout  vibrant,  pour- 
rait-on dire,  de  l'émotion  produite  par  une  sorte  de  présence  réelle 
chez  la  plupart  de  ceux  qui  étudient  ces  manuscrits;  il  est  plein  de 
documents  nouveaux  que  l'auteur,  très  informé,  a  très  habileaient 
combinés  avec  les  documents  déjà  publiés  ;  il  est,  en  un  mot,  du 
commencement  à  la  fin,  malgré  quelques  incertitudes  dans  le  plan  et 
quelques  imperfections  de  détail,  extrêmement  intéressant  et  agréable 
à  lire. 

S'il  s'agissait  d'un  autre  que  de  Leibniz,  le  titre  paraîtrait  préten- 
tieux. 11  ne  fait  qu'exprimer  exactement  les  ambitions  religieuses  de 
cet  esprit  universel  pour  lequel  il  n'y  avait  pas  de  frontières  infran- 
chissables, et  qui  médita  toute  sa  vie  d'amener  à  l'unité  de  foi  le 
monde  entier.  On  connaît  la  lettre  à  un  prince  d'Allemagne  dans 
laquelle,  tout  jeune  encore,  il  énumérait  et  promettait  une  foule 
d'inventions  qui  n'ont  pas  encore  été  toutes  réalisées  de  nos  jours.  Il 
s'est,  de  la  même  manière,  flatté  de  voir  l'humanité  changée  en  une 
république  idéale  des  esprits.  On  dirait  d'un  Prophète  inspiré  qui  a 
la  vision  du  plus  lointain  avenir,  et  qui,  se  trompant  sur  les  temps 
seulement,  confond  cet  avenir  avec  le  lendemain  ou  même  le  jour 
d'aujourd'hui.  Il  était  malaisé  de  raconter  ce  rêve  fabuleux  tout 
mêlé  de  faits  précis  et  de  démarches  raisonnées.  M.  B.  convient  de 
bonne  grâce  (p.  428)  qu'il  en  a  donné  une  exposition  arbitraire  : 
«  Tout  ce  que  l'exposition,  dit-il,  disjoint  arbitrairement  pour  le 
conformer  ensuite  à  un  ordre  de  succession  doit  maintenant  s'unifier 


I 


ANALYSES.  —  BAiu 71.  Leibniz  et  Vorganisation  religieuse  iHo 

par  rintuilion  :  Conquête  de  l'Egypte,  Missions  vers  l'Orient,  Organi- 
sation (les  Etats.  Union  des  sectes  rivales  ».  Peut-être  aurait-il  mieu.x 
lait  (le  commencer  pai'  où  il  a  fini.  Dans  une  premirre  Partie,  dont 
on  ne  sait  dabord  si  elle  est  un  hors-d'œuvre  ou  une  préface  générale, 
et  cette  hésitation  est  bien  nalurellc  quand  on  voit  la  seconde  Partie 
s'ouvrir  par  une  Introduction,  il  nous  raconte,  en  clïet,  sous  le  titre  : 
«  L'expansion  vers  l'Orient  »,  les  diverses  tentatives  de  Leibniz  pour 
préj)ai'er  l'avènement  d'une  chrétienté  qui  embrasserait  tous  les 
peuples.  Il  faudrait,  pour  cela,  détruire  rintidùle  par  excellence,  le 
Turc,  et,  cette  tAche,  Louis  XIV  en  viendrait  à  bout  et  en  recueillerait 
la  gloire  la  plus  pure  si,  au  lieu  d'attaquer  constamment  ses  voisins, 
il  tournait  ses  armes  contre  l'Egypte.  Leibniz  apporte  ù  Paris  un 
projet  qu'il  se  propose  de  soumettre  au  roi  —  on  ne  sait  même  pas  s'il 
obtint  une  audience,  —  et  dont  il  attend,  par  contre-coup,  les  plus 
grands  elîets.  Mais  sa  pensée  va  bien  au  delà!  11  ne  s'intéresse  pas 
moins  aux  missions  des  Jésuites  en  Chine,  et,  plus  tard,  après  avoir 
hésité  un  moment,  comme  la  fortune,  entre  Charles  XII  et  Pierre  le 
Grand,  il  offrira  au  Czar  ses  services  pour  hùter  l'organisation  du  grand 
empire,  la  transformation  du  monde  slave  et,  par  lui,  relier  l'Asie  à 
l'Europe  dans  l'unité  intellectuelle  d'une  même  civilisation.  Il  faut 
lire  l'infini  détail  de  ces  plans  et  de  ces  méditations  dont  nous  avions, 
sans  doute,  entendu  parler,  mais  qui  revivent  ici  pour  nous,  comme 
si  nous  en  étions  les  témoins  ou  les  confidents,  et  qui  augmentent 
encore,  contre  toute  vraisemblance,  l'idée  que  nous  nous  faisions  déjà 
de  ce  prodigieux  esprit. 

Avant  de  songer  à  cette  union  des  peuples  les  plus  divers,  ne 
fallait-il  pas  tenter  de  réconcilier  les  deux  Eglises  qui  divisaient  la 
chrétienté  elle-même?  Leibniz,  comme  on  le  sait,  n'y  a  pas  manqué; 
il  menait  de  front  toutes  les  combinaisons  diplomatiques  et  toutes 
les  négociations  où  s'agitaient  les  problèmes  théologiques  les  plus 
délicats.  «  Construction  de  l'Eglise  universelle  »,  tel  est  le  titre  de  la 
seconde  Partie,  dans  le  livre  de  M.  B.  Il  nous  y  montre  successive- 
ment :  1'^  «  La  genèse  religieuse  »  ;  2"  «  Le  milieu  hanovrien  et  les  cir- 
constances historiques  du  premier  projet  d'union  (iG7G-1679)  »; 
3°  «  La  recherche  de  la  vraie  Eglise  »,  et,  enfin,  i'^  «  L'obstacle  :  ou 
les  conditions  de  l'unité  ».  Les  documents  inédits  renouvellent  ici  ce 
que  nous  avaient  déjà  appris  les  correspondances  antérieurement 
publiées  entre  Leibniz  et  les  représentants  les  plus  autorisés  de  l'une 
et  l'autre  Eglise.  Souvent  môme  ils  permettent  d'apprécier  les  raisons 
de  l'échec  final  avec  plus  d'exactitude,  et,  quelquefois  (comme  l'inédit 
cité  p.  .']24  et  analysé  dans  la  conclusion,  pp.  380-.3yi),  ils  ajoutent  à 
l'impression  dramatique  de  ce  grand  débat,  dont  le  philosophe  de 
Hanovre  et  Bossuet  furent  les  protagonistes,  toute  l'émotion  dont  tel 
manuscrit,  dans  «  son  graphisme  hàtif  et  passionné  »,  porte  encore 
la  marque  vivante.  Mais  les  indications  auxquelles  je  suis  forcé  de  me 
borner  ne  peuvent  donner  qu'une  faible  idée  de  l'intérêt  de  toute  cette 


186  UEVUE    l'HlLOSOPJllQLK 

seconde  partie.  Si  ce  qu'elle  contient  des  arguments  de  Bossuet  n'est 
pas  à  proprement  parler  nouveau,  ils  gagnent  cependant  à  être  rap- 
prochés de  ce  que  nous  pouvions  savoir,  et  surtout  de  ce  qui  nous 
est  découvert  pour  la  première  fois  des  sentiments  et  des  plus  secrètes 
pensées  de  Leibniz,  et,  en  vérité,  il  serait  difficile  de  décider  entre  ces 
deux  grands  hommes,  entre  l'auteur  du  Traité  de  la  concupiscence 
et  celui  du  Discours  de  métaphysique.  Il  faudrait,  comme  dit  M.  B., 
juger  à  la  fois  le  protestantisme  en  protestant  et  le  catholicisme  en 
catholique.  C'est  peut-être,  ajoute-t-il,  l'attitude  vers  laquelle  s'efforça 
Leibniz  :  «  Peut-être,  par  l'hésitation  dogmatique  de  toute  sa  vie, 
a-t-il  voulu  vivre  deux  expériences,  sans  que  l'une  fût  prématurément 
ternie  d"un  mélange  destructeur  avec  fautre  »  (p.  185). 

J'aimerais  mieux,  si  elle  était  française,  l'expression  «  hésitation 
confessionnelle  »  ;  car  toute  la  troisième  partie,  qui  sert  aussi  de  con- 
clusion, intitulée  :  «  La  gloire  de  Dieu  »,  ferait  assez  voir,  si  l'on  ne  le 
savait  déjà,  que  jamais  personne  ne  fut  moins  suspect  d'  «  hésitation 
dogmatique  ».  M.  B.,  qui  a  très  bien  vu  qu'il  ne  faut  pas  «  vouloir 
accorder  à  cet  esprit  une  seule  genèse  »  (p.  43),  a  montré,  avec  beau- 
coup de  force  et  un  réel  talent,  dans  cette  dernière  partie,  la  vérité 
de  cette  formule  de  Leibniz  :  «  Je  commence  en  philosophe;  mais  je 
finis  en  théologien  »  (p.  o07).  La  préoccupation  chez  lui  de  la  gloire 
de  Dieu,  au  moins  dès  que  sa  doctrine  fut  achevée,  est  telle  que  tous 
ses  efforts  pratiques  dérivèrent,  on  peut  le  dire,  de  l'amour  de  Dieu. 
Et  peut-être,  comme  je  l'indiquais  plus  haut,  faut-il  regretter  que 
l'auteur  n'ait  pas  fait  de  sa  conclusion  l'introduction  de  son  livre.  Il 
eût  été  par  là  plus  facilement  conduit  à  avoir  et  à  donner  véritable- 
ment Vintuition  de  tout  ce  côté  de  la  pensée  leibnizienne.  Toutefois, 
chez  un  philosophe,  l'amour  même  de  Dieu  est  inséparable  de  l'estime 
qu'il  a  nécessairement  pour  la  manière  dont  il  conçoit  la  gloire  de 
Dieu,  l'amour  de  Dieu,  en  un  mot  pour  sa  doctrine.  Or  de  tout  le  livre 
de  M.  B.  il  ressort,  presque  à  chaque  page,  que  l'unité  intellectuelle 
rêvée  par  Leibniz  comme  le  plus  grand  bien  de  l'humanité,  se 
confond,  en  définitive,  avec  l'adoption  universelle  de  sa  propre  philo- 
sophie. C'est  à  elle  qu'il  s'efforce  de  rallier  les  esprits  les  plus  divers; 
c'est  elle  qu'il  se  plaît  à  découvrir,  au  moins  en  partie,  dans  les  plus 
remarquables  pensées  de  ses  contemporains  les  plus  illustres,  comme 
Pascal  (V.  le  fac-similé  et  son  commentaire,  pp.  224  sq.),  ou  qui  lui 
inspire  à  leur  égard  la  plus  vive  antipathie,  s'ils  adoptent  ou  ont 
adopté  des  idées  différentes.  Mais  l'esprit  même  le  plus  puissant  et  le 
plus  indépendant  a  toujours  et  avait  surtout  au  xvii°  siècle  des  raisons, 
le  plus  souvent  ignorées,  de  préférer  en  matière  religieuse  telle  ou  telle 
manière  de  voir.  Impressions  de  jeunesse  ou  atavisme,  il  est  soumis  à 
des  inlluences  dont  il  ne  peut  s'affranchir,  parce  (ju'il  n'en  a  pas  con- 
science, ou  parce  qu'il  les  i-espectc  même  malgré  lui.  On  y  trouverait, 
si  je  ne  me  tromiie,  l'explication  de  certaines  oppositions  entre  Des- 
caries et  Leibniz  dont  M.  B.  (p.  43C,  en  note)  conjecture  «  qu'il  doit 


ANALYSES.  —  siKiiiiCK.  Ztd'  RelifjionspJiUosophie  187 

«>lrc  replacé  dans  la  tradition  germanique  du  moyen  âge  et  de  la 
Réforme  ».  Faudrait-il  en  conclure  que  le  sentiment  religieux  est 
inconrilinble  avec  la  philosophie,  ou  qu'il  la  fausse,  ou  qu'elle  le 
corrompt  et  «juc  toujours  lesprit  philosophique,  comme  le  dit  Hos- 
suet  (p.  391),  «  devient  une  source  de  superbe?  » 

A.  Penjon. 


Herman  Siebeck.  —  ZuR  Rei.igionspiiii.osopiuk.  1  br.  gr.  in-b",  iv- 
TO  p.  Tubingue,  Mohr  (Paul  Siebeck),  1907. 

Trois  essais  de  philosophie  religieuse.  Le  premier  (Le  progrès  de 
l'hiunanilé)  reproduit,  avec  quelques  modllicalions,  un  discours  aca- 
démique (le  fond  a  déjà  trouvé  place  dans  le  Traité  do  philosophie 
reliçiieuse  de  l'auteur;.  Le  second  (Religion  et  évolution)  a  paru  en 
1904  dans  la  Zeitschrift  fïir  Philosophie;  l'auteur  l'a  complété.  Le 
troisième  (Les  forces  naturelles  et  la  volonté  humaine'  est  inédit. 

1;  .M.  Siebeck  résume  l'histoire  de  la  conception  du  progrès  humain. 
Il  montre  comment,  dogmatique  longtemps  et  théologique,  elle  prit  à 
l'époque  de  la  Henaissance  et  de  la  Réforme  un  caractère  plus  per- 
sonnel, comment  elle  s'incarna  au  .\vm'=  siècle  dans  la  philoso[)hie  de 
l'histoire  française  et  allemande)  et  dans  les  événements  politiques, 
comment  au  xiv' siècle  l'idéalisme  elle  positivisme  s'accordèrent  pour 
déterminer  une  loi  d'évolution  qui  fait  de  l'histoire  une  ascension 
sans  terme  de  l'humanité.  —  Il  analyse  cette  idée  du  progrès  et  aper- 
çoit en  elle  l'attribution  d"une  valeur  absolue  à  cette  réalité  unique 
qui  est  la  vie  du  monde  se  manifestant  à  sa  plus  haute  puissance  dans 
l'humanité.  Cette  attribution,  acte  de  foi,  est  combattue,  soit  par  le 
pessimisme  métaphysique,  soit  par  les  partisans  (historiens  et  phi- 
losophes) de  l'invariabilité  du  bilan  humain.  —  La  thèse  du  progrès 
a  donc  pour  point  de  départ  le  besoin  d'une  inter[)rétation  téléolo- 
gique  (esthétique  et  morale)  de  l'histoire.  Mais,  que  Ion  conçoive  le 
progrès  comme  indéfini  et  comme  se  réduisant  au  inouvement  seul 
de  l'humanité,  ou  que  l'on  conçoive  un  état  final  (lequel,  d'ailleurs, 
ne  saurait  durer  indéfiniment),  la  thèse  aboutit  à  cette  contradiction  de 
ne  réaliser  nulle  part  la  valeur  qu'elle  [jréleud  assurer  (matérielle  et 
surtout  morale),  puisque  l'effort  individuel  disparaît  dans  cette  doc- 
trine de  l'évolution  nécessaire.  —  Et  pourtant  Ion  ne  saurait  nier 
sérieusement  le  progrès  de  l'humanité.  C'est  qu'il  convient  de  voir  en 
lui  une  tâche  proposée  à  l'effort  humain,  une  vocation  réalisable,  et 
non  un  processus  nécessaire.  Cette  conception  s'accorde  avec  l'his- 
toire et  avec  les  exigences  morales;  elle  explique  les  périodes  de 
décadence  par  le  déclin  de  l'activité  morale  personnelle. 

2)  Complétant  les  idées  dEucken  sur  la  vérité  de  la  religion, 
M.  Siebeck  voit  dans  l'évolution  une  succession  de  moments,  dont 
chacun  apporte  quelque  chose  de  nouveau;  la  vie  ajoute  à  Vinorga- 


188  UKVUE    PHILOSOPHIQUE 

nique,  la  conscience  à  la  vie,  Vesprit  à  la  conscience.  Mais  le  con- 
traste capital  se  produit  au  stade  le  plus  élevé.  A  Tavènement  de 
l'esprit,  la  liberté  prend  la  place  de  la  nécessité  naturelle;  l'évolu- 
tion, désormais  consciente  d'elle-même,  devient  une  tâche  proposée 
au  vouloir.  Et  dans  cet  acte  de  l'esprit,  véritable  formation  de  l'être 
essentiel  {Wesen^bildung),  la  moralité  et  la  religion  ont  l'une  et 
l'autre  leur  racine.  La  religion  consiste  dans  la  conception  des 
\Sl\g\\vs  supramondiales  [ûberwelllich),  la  moralité,  dans  l'effort  pour 
réaliser  ces  valeurs.  C'est  donc  dans  l'évolution  que  le  divin  se 
révèle  à  l'homme,  et  sous  les  formes  de  la  vie.  D'où  le  développement 
de  la  religion  elle-même,  et  le  passage  des  religions  naturistes 
(antérieures  à  l'éveil  de  la  liberté)  à  la  religion  spirituelle  de  la 
«  rédemption  »  en  laquelle  la  liberté  s'exprime  par  cela  môme  qu'elle 
se  propose  une  tâche.  D'où  encore  la  nécessité  du  mal  (puisque  toute 
vie,  étant  un  développement,  suppose  une  résistance  à  surmonter),  et 
la  possibililé  du  péché,  produit  de  la  liberté,  laquelle  peut  se  résoudre 
en  faveur  de  l'évolution  purement  naturelle  et  renoncer  à  l'idéal 
divin  (ce  qui  constitue,  au  degré  le  plus  haut,  le  péché  satanique). 
3)  Le  troisième  essai  est  consacré  à  l'opposition  qui  existe  entre  les 
forces  indifférentes  de  la  nature  et  la  volonté  morale  de  l'homme  que 
ces  forces  entravent  ou  anéantissent,  c'est-à-dire  au  problème  du  mai 
(au  seul  point  de  vue  physique).  L'auteur  remarque  que  la  résistance 
de  la  nature,  identique  à  l'existence  des  lois  naturelles,  est  chose 
inévitable;  une  nature  qui  se  plierait  aux  volontés  bonnes,  et  saurait 
discerner  celles-ci,  serait  non  plus  Nature  mais  Dieu.  Cette  résistance 
est,  d'ailleurs,  la  condition  même  de  la  conscience  du  devoir  et  de  la 
liberté.  Mais  la  réponse  suprême  ne  peut  être  obtenue  que  si  l'on 
distingue  les  valeurs  éternelles  et  supramondiales  de  l'existence  tem- 
porelle, et  si  l'on  tient  compte  de  la  foi  en  l'éternel.  Les  résistances 
de  la  nature,  la  mort  même,  n'apparaissent  plus  dès  lors  comme  une 
destruction  des  valeurs  et  de  l'être  spirituel.  Et,  quelque  solution  que 
l'on  donne  au  problème  de  l'immortalité  individuelle,  le  fait  que 
l'humanité  a  toujours  cru  au  progrès,  c'est-à-dire  à  ces  valeurs 
suprêmes  proposées  librement,  prouve  qu'il  n'y  a  pas  dans  cette 
solution  du  problème  une  illusion. 

J.  Second. 


III.  —  Sociologie. 

M.  J.  Lagargette.  —  Le  rôle  de  la  guerre.  Étude  de  sociologie 
générale.  Préface  de  M.  Leroy -Uçanlieu,  1  vol.  in-8%  700  p.  Paris, 
Giard  et  Brière,  1900. 

Cet  ouvrage  constitue  une  étude  aussi  consciencieuse  que  complète 


ANALYSES.  —  J-  lACoitr.inTK.  Le   rôle  de  ht  guerre       189 

de  la  guerre,  une  véritable  encyclopédie  do  la  question.  Sans  cacher 
SCS  sympathies  pacilistcs,  l'auteur  trouve  avec  raison  (jue,  en  dehors 
de  la  masse  de  ceux  ((ui  condamnent  la  guerre  pour  des  raisons 
purement  égoïstes  ou  par  simple  sentimentalité,  tous  ceux,  moralistes, 
économistes,  juristes,  théologiens,  qui  invoquent  contre  la  guerre  et 
le  militarisme  des  raisons  plus  ounjoins  objectives,  ne  considèrent  ce 
phénomène  qu'à  un  point  de  vue  spécial,  celui  d'une  discipline  parti- 
culière, et  ne  tiennent  compte  que  de  ses  effets,  et  encore  non  dans 
leur  ensemble,  mais  de  ceux  qui  se  manifestent  dans  un  domaine 
déterminé  de  la  vie  sociale. 

Agir  ainsi,  c'est  «  mutiler  les  solutions  ».  La  guerre  est  un  phéno- 
mène infiniment  complexe,  tenant  à  presque  tous  les  côtés  de  la  vie 
sociale,  aussi  bien  en  les  déterminant  qu'en  étant  à  son  tt)ur  déter- 
miné par  eux,  de  sorte  que  les  effets  qu'elle  produit  dans  un  domaine 
quelconque  de  l'activité  et  de  la  vie  sociale  ne  peuvent  en  aucune 
façon  servir  de  critérium  de  sa  valeur  et  de  son  importance.  Telle 
guerre  peut  en  effet  être  désastreuse  au  point  de  vue  économi(jue,  et 
n'en  être  pas  moins  juste  au  point  de  vue  juridique,  utile  au  point  de 
vue  politique,  et  inversement.  Il  faut  donc  «  prendre  le  phénomène 
corps  à  corps  »,  létudier  dans  son  ensemble,  moins  dans  ses  effets 
que  dans  ses  causes,  car  toutes  nos  lamentations  sur  *  les  horreurs 
de  la  guerre  »  resteront  à  l'état  d'aspiration  platonique  aussi  long- 
temps que  nous  ne  nous  serons  pas  attaqués  à  sa  racine,  ce  qui  es' 
inq:)Ossible    sans    la    connaissance    exacte    et   précise    des    causes, 

La  guerre  est  un  phénomène,  un  fait.  Or,  une  étude  vraiment  scien- 
tifique d'un  fait  doit  commencer  par  celle  de  sa  genèse.  Nous  souffrons 
indirectement  des  effets  des  guerres  passées,  directement  des  effets 
de  celles  dont  nous  sommes  témoins,  ainsi  que  de  l'ordre  de  choses 
créé  par  l'attente  armée  et  anxieuse  de  guerres  nouvelles. 

11  en  résulte  de  notre  part  une  impatience  et  une  animosité  qui 
faussent  nos  jugements  et  qui  par  cela  même  ne  peuvent  que 
retarder  la  réalisation  de  l'idéal  pacifiste,  si  toutefois  elle  est  possible. 
Sans  aller  jusqu'à  dire  que  la  guerre  est  t  mère  de  toutes  choses  »,  on 
n'en  doit  pas  moins  reconnaître  qu'elle  constitue  un  phénomène  telle- 
ment général  dans  l'histoire  du  genre  humain  qu'il  est  impossible 
sans  parti  pris  de  l'attribuer  toujours  et  dans  tous  les  cas  à  l'ambi- 
tion ou  à  la  férocité  de  conquérants,  à  la  rapacité  ou  aux  caprices  de 
princes,  aux  intrigues  de  cour.  Certains  apologistes  de  la  guerre  vont 
jusqu'à  attribuer  à  ce  phénomène  un  caractère  quasi  fatal  et  à  tirer 
de  sa  généralité  dans  le  passé  une  preuve  en  faveur  de  sa  persistance 
dans  l'avenir.  Une  pareille  conclusion  n'est  pas  moins  téméraire  ni 
moins  superficielle  que  la  condamnation  sommaire  de  la  guerre,  et 
l'auteur  réfute  avec  beaucoup  de  force  les  arguments  de  cette  caté- 
gorie de  théoriciens.  La  seule  conclusion  qu'il  soit  permis  de  tirer  de 
la  généralité  du  phénomène-guerre  est  que  cette  généralité  tient  pro- 
bablement à  des  causes  profondes  et  non  moins  générales. 


190  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Ces  causes  ne  peuvent  résider  que  dans  les  désirs  humains,  la 
guerre  étant  «  un  état  de  luttes  violentes  issu,  entre  deux  ou  plusieurs 
groupements  d'êtres  appartenant  à  la  même  espèce,  du  conflit  de  leurs 
désirs  ou  de  leurs  volontés  «.  La  guerre  est  donc  un  phénomène 
téléologique,  elle  est  une  fonction,  un  moyen  d'atteindre  certaines 
catégories  d'effets;  nous  devons  donc  d'abord  examiner  les  fins  qu'elle 
sert  à  poursuivre;  au  point  de  vue  de  leur  nécessité,  de  leur  vitalité, 
de  leur  importance,  et  nous  demander  ensuite,  non  seulement  si  la 
guerre  comme  moyen  est  bonne,  juste  ou  désirable  en  elle-même, 
mais  si,  étant  données  certaines  fins  à  atteindre,  elle  constitue  toujours 
et  dans  tous  les  cas  le  seul  moyen  possible,  le  mieux  adapté  aux  fins 

visées. 

Or,  les  fins  qu'on  cherche  à  réaliser  au  moyen  de  la  guerre  sont 
aussi  multiples  et  aussi  variées  que  les  objets  des  désirs  humains. 
Tout  objet  de  désirs  peut  devenir  une  cause  de  guerre,  et  tel  a  été  en 
effet  le  cas  des  peuples  primitifs.  Mais  ne  voit-on  pas  qu'il  y  a  un 
grand  nombre  de  désirs  qui  peuvent  être  satisfaits  et  qui  le  sont 
réellement  par  des  moyens  autres  que  la  guerre?  Et  ne  peut-on  pas 
espérer  que  le  nombre  de  ces  désir  va  en  augmentant?  Voilà  déjà,  soit 
dit  en  passant,  une  première  raison  d'espérer  une  diminution  de  la 
fréquence  des  guerres. 

L'auteur  divise  les  guerres  en  guerres  impulsives  ou  irréfléchies, 
en  guerres  au  moyen  desquelles  on  poursuit  consciemment  un 
but  spécifique,  et  en  guerres  servant  à  poursuivre  un  but  générique, 
ou  guerre-sport.  Cette  dernière  subdivision  nous  paraît  un  peu  artifi- 
cielle. Les  peuples  ne  se  font  jamais  la  guerre  pour  des  raisons 
d'ordre  biologique,  scientifique  ou  religieux.  Ce  sont  des  raisons  à 
l'aide  desquelles  on  s'efforce  de  masquer  des  buts  spécifiques  plus  ou 
moins  avouables,  ces  raisons  étant  souvent  susceptibles  de  créer 
l'illusion,  de  donner  le  change  à  ceux-là  mêmes  qui  les  ont  inventées; 
ce  sont  encore  des  raisons  avancées  après  coup  par  des  théoriciens 
pour  justifier  telle  ou  telle  guerre  particulière  ou  la  guerre  en  général. 
Les  guerres  pour  un  but  générique  sont  en  effet  une  variété  d'apologie 
plutôt  qu'un  genre  de  guerre  à  proprement  parler.  Après  avoir  éliminé 
cette  dernière  catégorie,  nous  nous  trouvons  donc  en  présence  des 
guerres  impulsives  et  des  guerres  pour  un  but  spécifique.  Les  pre- 
mières sont  l'apanage  de  l'humanité  primitive,  les  dernières  caracté- 
risent davantage  l'humanité  civilisée.  Mais  la  succession  de  ces  deux 
catégories  de  guerres  est  d'ordre  logique  plutôt  que  chronologique,  et  il 
s'en  faut  de  beaucoup  que  les  guerres  des  peuples  civilisés  soient 
exemptes  de  tout  caractère  impulsif  et  irrélléchi.  On  peut  même  dire 
que  c'est  l'impulsivité,  l'irréllexion  qui  caractérisent  la  guerre  en 
général.  Los  sauvages  se  font  la  guerre  sans  savoir  exactement  pour- 
quoi ils  se  battent,  tandis  que  les  peuples  civilisés  ont  conscience  du 
but  qu'ils  poursuivent.  Mais  il  est  permis  d'affirmer  que  le  rôle  de  la 
conscience  chez  ces  derniers  est  limité  strictement  à  la  conception  du 


ANALYSES.  —  J.   i.ui.MtGiîTTK.  Le  rùlr-  de  La  guerre        lîll 

but  et  que  c'est  limpiilsivih'',  l'absence  de  réflexion  qui,  emprcliant 
d'envisager  et  d'exaiuiner  d'auti-cs  moyens,  font  voir  dans  la  fjrueiTc 
le  seul  moyen  d'atteindre  le  but  poursuivi.  Ouelle  que  soit  rim|)or- 
tance  ou  la  vitalité  de  ce  dernier,  il  serait  impuissant  à  lui  seul  à 
déchaîner  la  guerre,  sans  ce  fond  d'impulsivité  inhérent  à  la  nature 
humaiui'. 

11  nous  est  inq)Ossible  de  i^asser  en  revue  tous  les  buts  spéciliriues 
pour  la  réalisation  desquels  la  guerre  a  servi  et  sert  de  moyen.  Nous 
n'avons  qu'à  renvoyer  à  l'ouvrage  où  tous  ces  buts  sont  soumis  à  un 
examen  approfondi  et  h  une  critique  sagace  et  où,  à  propos  de  chacun 
d'eux,  l'auteur  ne  manque  pas  de  poser  la  question  de  savoir  si  le  but 
en  question  n'aurait  pas  pu  être  atteint  par  un  autre  moyen  que  la 
guerre  ou,  en  d'autres  termes,  la  question  de  l'adaptation  de  la  guerre 
comme  moyen  au  but  poursuivi.  Après  la  critique  des  buts  de  la 
guerre,  vient  celle  de  ses  résultats,  celle  des  différentes  théories  qui 
ont  été  édifiées  pour  justifier  la  guerre,  de  même  que  celle  des  moyens 
qui  ont  été  proposés  en  vue  de  sa  suppression  ou  de  son  atténuation. 
L'auteur  passe  ensuite  en  revue  les  effets  que  la  guerre,  aussi  bien  que 
le  militarisme  produisent,  dans  les  différents  domaines  de  la  vie 
sociale.  Et  la  conclusion  qui  semble  se  dégager  de  cette  vaste  étude 
est  la  condamnation  presque  sans  réserve  de  la  guerre.  Mais  cette 
conclusion  n"a  pas  encore  trop  de  quoi  nous  réjouir,  car  la  condamna- 
lion  prononcée  par  l'auteur  est  purement  théorique,  et  on  doit  conve- 
nir avec  lui  que  dans  l'état  actuel  des  choses  il  ne  peut  en  être  autre- 
ment. Condamner  un  phénomène  est  une  chose,  lo  supprimer  en  est  une 
autre,  et  la  condamnation  n'entraîne  pas  toujours  nécessairement  une 
suppression.  Le  désarmement  ne  peut  être  efficace  qu'à  la  condition 
d'être  général,  ce  qui  suppose  une  entente  universelle  qui  n'est  pas 
près  de  se  faire.  Différentes  institutions  ont  été  créées  en  vue  de 
diminuer  la  fréquence  des  guerres,  d'en  limiter  les  causes  et  les  pré- 
textes. La  conférence  de  la  Haye  constitue  une  des  manifestations  les 
plus  importantes  des  aspirations  pacifistes  qui  animent  de  plus  en 
plus  l'esprit  des  individus  et  des  peuples.  Tout  permet  d'espérer  que 
le  même  courant  d'idées  et  de  sentiments  dont  sont  sortis  les  pre- 
mières commissions  et  les  premiers  traités  d'arbitrage  favorisera 
l'extension  de  ce  moyen  pacifique  de  régler  les  différends  internatio- 
naux, sa  généralisation  qui  finira  peut-être  par  rendre  un  jour  les 
guerres  i)sychologiquement  impossibles.  Il  ne  faut  pas  en  effet  perdre 
un  seul  instant  de  vue  ce  point  capital  :  la  guerre  est  avant  tout  un 
l)hénoméne  psychologique,  une  manifestation  des  désirs  et  des 
croyances  humains,  et  c'est  de  l'évolution  psychique  des  hommes  que 
nous  devons  attendre,  sinon  la  suppression  complète  des  guerres, 
tout  au  moins  la  diminution  progressive  de  leur  fréquence  et  de  leur 
intensité.  Si  nous  ne  pouvons  supprimer  d'un  trait  de  plume  un  phé- 
nomène qui  plonge  ses  racines  dans  l'àme  humaine,  nous  avons 
toujours  la  possibilité  de  réagir  sur  cette  âme  même,  en  modifiant  les 


19i  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

objets  de  ses  désirs  et  de  ses  croyances,  en  éveillant  la  réflexion,  en 
diminuant  la  dose  d'impulsivité  qui  se  manifeste  dans  chacun  de  nos 
actes.  C'est  donc  en  dernier  lieu  de  l'éducation  au  sens  large  du  mot 
que  nous  devons  attendre  le  progrès  de  l'esprit  pacifiste. 

D'  S.  Jankelevitch. 


Pierre  Kropotkine.  —  L'ExNTr'aide,  un  facteur  de  l'Évolution.  Paris, 
Hachette,  1906,  in-18,  326  p. 

La  formule  célèbre  «  lutte  pour  l'existence  »  a  longtemps  paru 
convenir  seule  à  l'explication  naturaliste  de  l'évolution  sociale;  mais 
voici  que  la  solidarité,  la  réciprocité  d'action,  l'assistance  mutuelle, 
se  montrent  aussi  «  naturelles  »  que  la  lutte  et  que  leur  rôle  paraît 
plus  important  même  que  celui  de  la  «  compétition  ».  L'auteur  n'a 
pas  voulu  nier  l'existence  d'une  lutte  incessante  entre  espèces  ani- 
males, entre  races,  voire  entre  tribus  humaines;  mais  il  ne  croit  à 
l'efficacité  de  ce  facteur  isolé,  ni  pour  le  progrès,  ni  même  pour  la 
dépopulation  et  la  destruction  des  espèces.  La  disparition  de  certains 
types  est  due  à  des  «-obstacles  naturels  »  (froid,  inondations,  chaleur 
excessive,  sécheresse,  épidémies)  qui  opèrent  soit  par  des  «  réduc- 
tions »,  soit  par  des  «  destructions  en  masse  »,  soit  par  un  affai- 
blissement irrémédiable  rendant  «  inaptes  »  les  descendants  débiles 
des  espèces  les  plus  éprouvées  (p.  viii,  76,  78-79).  Le  «  manque  de 
population  animale  est  l'état  naturel  des  choses  pour  le  monde  entier. 
La  compétition  ne  peut  donc  guère  être  une  condition  normale  » 
(p.  7i).  Darwin  ne  l'a  pas  méconnu  ;  mais  il  a  surtout  insisté  sur  la 
lutte,  et  ses  disciples,  surtout  Huxley,  ont  exagéré  la  portée  de  cette 
insistance  très  légitime;  il  est  légitime  aussi  d'étudier  presque  exclu- 
sivement la  contre-partie  de  la  concurrence  :  V entr' aide  ;  d'y  faire 
voir  l'effet  d'une  tendance  naturelle,  d'un  mot  d'ordre  suivi  partout 
(p.  6  et  8'). 

Les  faits  d'entr'aide  abondent  dans  la  vie  animale.  On  connaît  bien 
tous  ceux  qui  se  rapportent  à  la  protection  et  à  l'élevage  de  la  progé- 
niture; on  n'ignore  pas  ceux  qui  se  rapportent  à  la  sécurité  des  asso- 
ciations temporaires  ou  durables  formées  par  les  aminaux  soit  pour 
leur  subsistance,  soit  pour  le  jeu,  soit  pour  les  migrations  (p.  22  et  23). 
L'entr'aide  existe  même  chez  les  fourmis  au  point  de  vue  de  la  subsis- 
tance individuelle  (régurgitation  au  profit  de  l'affamée,  p.  14).  Chez  les 
abeilles,  les  individus  «  les  plus  malins  »  sont  éliminés  au  profit  de  la 
solidarité  (p.  19).  Nombreuses  sont  les  espèces  d'oiseaux  qui  ont 
recours  au  groupement  en  grand  nombre  pour  résister  aux  entre- 
prises des  rapaccs  ou  pour  chasser  les  «  brigands  »  trop  audacieux 
(goélands,  hirondelles  de  mer,  etc.,  p.  35).  Les  variétés  industrieuses 
connaissent  une  sorte  de  coopération  :  non  seulement  les  aigles,  les 


ANALYSES.  —  kkoi'Otkim:.  Vzntraide  193 

loups,  les  lions  s'associent  pour  la  chasse  (p.  22  et  i.'J),  mais  les 
pélicans  s'unissent  pour  obtenir  ù  la  poche  un  résultat  analogue  à 
celui  lie  cei-tains  filets  Je  pécheurs  dont  le  cercle  se  rétrécit  proi^'res- 
sivenient  jusqu'à  amener  le  poisson  sur  le  rivage  p.  2oj.  Il  n'est 
presque  pas  d'animaux  vivant  isolément;  la  vie  sociale  entraîne  la 
compassion  (p.  64j  et  même  un  «  certain  sens  de  la  justice  collec- 
tive »  qui  va  parfois  jus(|u"au  respect  de  ce  que  nous  appellerions  la 
propriété  privée  (celle  des  nids,  des  places  de  pâturage,  p.  G-2).  Les 
exemples  de  coopération,  de  solidarité,  de  sociabilité  animales 
abondent,  et  l'auteur  neùt  eu  qu'à  emprunter  à  .M.  I-2spinas  {Les 
sociétés  animales)  quelques  vues  d'ensemble  pour  corroborer  ses 
conclusions  sur  Vi-ntr'aide,  fait  naturel  d'où  sortent  les  faits  de  soli- 
darité humaine. 

Dans  l'espèce  humaine,  on  peut  considérer  successivement  les  sau- 
vages, les  barbares,  les  sociétés  du  moyen  âge  et  les  sociétés 
actuelles  pour  montrer  comment  non  seulement  l'assistance  mutuelle 
est  la  règle  générale,  mais  de  plus  l'entr'aide  est  un  fait  contre 
lequel  la  tyrannie  de  l'État  ou  les  autres  obstacles  sociaux  ne  sau- 
raient prévaloir  (p.  122  et  240).  Aussi  haut  que  la  paléontologie 
nous  permette  de  remonter  dans  l'histoire  de  l'homme,  dès  la  pre- 
mière époque  post-glaciaire,  nous  trouvons  des  symptômes  de  la  vie 
en  commun  (amas  de  coquilles  utiles  ou  d'instruments,  p.  87-89). 
Les  clans  primitifs  avec  «  mariage  communal  >  i  p.  93)  se  retrouvent 
chez  les  sauvages  contemporains  dont  les  vertus  sociales,  la  bienfai- 
sance à  l'égard  de  leurs  semblables  font  l'admiration  des  explorateurs 
(p.  97).  Le  communisme  subsiste  chez  les  Esquimaux  (p.  lOo).  L'auteur 
explique  même  certaines  mœurs  cannibales  et  des  meurtres  que 
justifie  presque  la  pitié  humaine.  Lorsqu'au  clan  primitif  a  succédé 
la  «  commune  villageoise  »  (p.  131;,  que  l'on  rencontre  encore  chez 
les  Scandinaves,  les  Finnois,  les  Mongols,  les  Kabyles,  les  Malais,  la 
propriété  privée  tend  à  s'établir,  mais  sans  s'étendre  au  sol  (p.  136). 
La  communauté  possède  le  fond;  elle  est  organisée  de  façon  à  se 
suffire  à  elle-même  {mir  =  universitas  =  monde  complet,  p.  137)  grâce  à 
l'entraide,  jamais  sollicitée  en  vain.  Les  fêtes,  les  repas  en  commun, 
les  grandes  chasses  annuelles  [nba  sibérienne)  accroissent  la  solida- 
rité (p.  139-153).  L'aide  et  la  protection  mutuelle  s'étendent  au  delà 
des  limites  de  la  communauté;  les  tribus  arabes  forment  ainsi  le 
Çof  {p.  138),  elles  respectent  les  lieux  et  les  choses  anaya  même  quand 
elles  ont  l'habitude  de  se  piller  les  unes  les  autres. 

L'organisation  communale  a  permis  les  institutions  judiciaires  et 
l'exercice  du  pouvoir  législatif  (p.  1*3  et  171).  Elle  a  eu  au  moyen  âge 
son  prolongement  direct  dans  les  Gui/des, les  associations  fraternelles 
de  commerçants,  d'industriels,  les  corporations,  les  unions  de  cités 
pour  des  fins  pacifiques  (p.  180-22i).  La  cité  du  moyen  âge  pour- 
voit aux  besoins  de  tous,  organise  l'assistance  des  pauvres  et  des 
malades    (p.    197)    comme  une  grande    société  de  secours  mutuels. 

T0.ME  LXIV.  —  1907.  13 


194  RlîVUE   PHILOSOPHIQUE 

Les  corporations  organisent  la  production  honnête  sous  la  responsa- 
bilité collective  et  avec  le  concours  de  tous  les  membres,  concours 
précieux  pour  les  apprentis  et  les  serviteurs  (p.  213).  Le  moyen  âge 
est  donc  particulièrement  favorable  à  l'entr'aide  économique  industriel 
commercial  ou  politique  (indépendance  des  cités).  Mais  le  pouvoir 
religieux  et  royal  viennent  arrêter  l'élan  solidariste.  La  centralisa- 
tion exige  la  ruine  des  associations.  La  Révolution  de  1789  elle-même 
est  individualiste  à  outrance  (p.  240). 

Heureusement  les  survivances  de  l'assistance  mutuelle  sont  nom- 
breuses, par  exemple  en  Suisse,  dans  le  Midi  de  la  France,  où  les 
biens  communaux  abondent  et  où  l'agriculture  est  en  partie  œuvre 
commune  (p.  255-267).  Les  m^els  russes  n'ont  pas  disparu;  le  village 
turc  est  encore  domine  par  des  traditions  d'entr'aide;  et  de  même 
la  djemmàa  arabe  (p.  289j.  Enfin  la  faveur  dont  jouissent  les  syndicats, 
les  coopératives,  les  associations  de  secours  mutuels,  de  bienfaisance, 
d'assistance  (p.  305)  montre  que  l'entr'aide  est  plus  que  jamais  un 
facteur  d'évolution  sociale.  Mères  de  famille,  paysans,  ouvriers,  tout 
le  monde  s'entr'aide  au  lieu  de  lutter  et  de  chercher  à  s'entre- 
détruire.  La  nature  montre  ainsi  dans  quelle  voie  se  développera  la 
moralité  sociale  (p.  315-326). 

L'auteur  n'a  pas  montré  combien  parfois  funeste  à  la  liberté,  à  la 
justice  est  la  solidarité  dont  il  a  loué  avec  raison  le  rôle  capital  dans 
l'évolution  animale  et  humaine.  Son  tableau  est  presque  sans  ombres, 
et  le  parti-pris  avoué  de  ne  pas  insister  sur  les  phénomènes  de  lutte, 
de  concurrence,  d'oppression,  a  empêché  l'étude  de  l'entr'aide  malfai- 
sante. La  réaction  contre  l'individualisme,  la  libre  concurrence,  la 
lutte  pour  l'existence  érigée  en  principe  de  morale,  n'en  est  pas  moins 
légitime;  et  il  n'eût  peut-être  pas  été  déplacé  de  montrer  plus  lon- 
guement dans  l'entr'aide  la  base  d'une  sélection  (au  détriment  des 
«  oiseaux  de  proie  »)  supérieure  à  celle  que  permet  le  struggle-for-life. 

G.-L.  DUPRAT. 


A.  Prins.  —  De  l'esprit  du  gouvernement  démocratique.  Essai  de 
science  politique.  Bruxelles,  Misch  et  Thron,  1905. 

Ce  livre  se  compose  de  quatre  chapitres  dont  chacun  constitue  une 
étude  complète  d'un  des  principaux  problèmes  qui  se  rattachent  au 
gouvernement  démocratique  :  la  démocratie  et  l'utopie  égalitaire,  la 
démocratie  et  le  principe  majoritaire,  la  démocratie  et  le  suffrage 
universel,  la  démocratie  et  les  institutions  locales.  Les  trois  premiers 
chapitres  sont  d'un  caractère  critique  et  négatif,  dans  le  quatrième 
l'auteur  expose  le  moyen  propre  selon  lui  à  remédier  au  mal  engendré 
par  le  gouvernement  démocratique.  11  est  juste  de  dire  que  l'auteur  se 
défend  d'être  un  adversaire  du  régime  démocratique.  Seulement,  il  y 


I 


ANALYSES-  —  l'iUNs.  Esprit  du  (jOHvernement  démocratique  195 

a,  d'après  lui,  (Irmocratic  et  démocratio.  II  y  a  la  démocratie  issue 
de  la  philosopliie  du  wiiF  siècle,  surtout  de  celle  do  Rousseau,  et 
aggravée  de  nos  jours  par  la  théorie  et  même  par  la  pratique  du  socia- 
lisme. C'est  celle-ci  qui  ua  pas  les  symi)alliies  ;de  l'auteur.  Mais  il  y  a 
aussi  l'autre  démocratie.  Laquelle?  l'auteur  serait  bien  embarrassé  de 
le  dire,  tout  en  nous  faisant  entendre  qu'il  est  partisan  d'une  démo- 
cratie modérée  et  qui,  en  raison  de  sa  modération,  lui  paraît  plus  scien- 
tifique, opposée  à  la  conception  métaphysique  dont  la  démocratie  de 
nos  jours,  dans  les  pays  les  plus  avancés  tout  au  moins,  constitue  la 
réalisation  plus  ou  moins  parfaite. 

Le  premier  chapitre  ne  fait  que  reproduire  les  objections  qui  ont 
cours  dans  une  certaine  presse  et  dans  certains  milieu.x  politiques 
contre  1'  «  utopie  »  égalitaire.  Tel  que  le  principe  égalitàire  y  est 
e.xposé,  il  a  en  effet  tous  les  caractères  d'une  utopie.  Mais  le  tableau 
est  chargé  à  dessein,  car  personne,  parmi  les  partisans  sensés  de 
l'égalitarisme,  n'a  jamais  songé  à  nier  la  réalité  des  inégalités 
naturelles,  ni  à  prêcher  le  nivellement  complet  et  universel.  Le  prin- 
cipe de  lequivalence  morale  de  tous  les  membres  de  la  collectivité, 
la  croisade  contre  les  inégalités  artificielles  résultant  de  la  mauvaise 
et  injuste  organisation  sociale  n'implique  en  aucune  façon  la 
négation  des  supériorités  naturelles  de  tout  ordre,  ni  le  rôle  effectif  de 
minorités  moralement  et  intellectuellement  supérieures.  Le  grand 
défaut  des  adversaires  de  l'égalitarisme  consiste  à  admettre  que 
les  supériorités  pour  se  manifester  ont  besoin  de  stimulants  des 
avantages  matériels  et  à  ne  pas  concevoir  les  concurrences  autrement 
que  comme  une  lutte  dont  le  gain  matériel  constitue  le  seul  enjeu. 
S'ils  voulaient  admettre  la  possibilité  d'une  concurrence,  d'une  ému- 
lation libre  de  tout  intérêt  matériel,  ils  se  rendraient  compte  que  le 
collectivisme  lui-môme  est  propre  à  stimuler  les  activités,  à  susciter 
les  supériorités  toutes  les  fois  qu'elles  découlent  de  l'organisation 
naturelle  des  individus. 

Les  arguments  invoqués  par  l'auteur  contre  le  gouvernement  majo- 
ritaire et  contre  le  suffrage  universel  ne  présentent  pas  plus 
de  nouveauté  que  ceux  invoqués  contre  le  principe  égalitaire.  Le 
gouvernement  de  la  majorité  et  le  suffrage  universel  présentent  certes 
des  inconvénients  ({ue  personne  ne  songe  à  contester.  Mais  il  est 
permis  de  trouver  que  l'auteur  insiste  trop  sur  ces  inconvénients, 
sans  faire  ressortir  d'une  façon  suffisante  les  avantages  que  l'une  et 
l'autre  de  ces  institutions  peuvent  présenter.  Or,  ces  avantages  sont 
loin  d'être  négligeables.  Malgré  tous  les  abusauxquels  le  gouvernement 
des  majorités  et  le  régime  du  suffrage  universel  ont  pu  donner  naissance, 
abus  tenant  aussi  bien  à  l'expérience  insuffisante  des  masses  qu'au 
manque  de  désintéressement  des  hommes  et  des  partis  politiques,  le 
suffrage  universel  a  favorisé  de  grands  mouvements  d'idées  dont  le 
gouvernement  majoritaire  a  permis  l'application,  la  réalisation  tout  au 
moins  partielle.  On  peut  dire  sans  exagération  que  si  l'on  s'en  était 


496  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

tenu  à  la  politique  soi-disant  expérimentale  et  scientifique  chère  aux 
détracteurs  du  régime  démocratique,  une  grande  partie  des  réformes 
sociales  réalisées  depuis  cinquante  ans  dans  les  principaux  pays  civi- 
lisés seraient  encore  actuellement  à  Tétat  des  simples  promesses  et  de 
pieux  désirs.  Leur  réalisation  n'a  été  possible  que  grâce  aux  principes 
a  priori  du  Contrat  social  qui  ont  inspiré  toute  la  politique  de  la 
deuxième  moitié  du  xix«  siècle.  Ces  principes  sont  passés  dans  les 
programmes  politiques,  et  si  les  niasses  qui  ont  été  appelées  à  se 
prononcer  sur  eux  ne  se  rendaient  pas  toujours  bien  compte  de  quoi 
il  s'agissait,  ne  comprenaient  pas  leur  portée  philosophique,  elles 
soupçonnaient  vaguement  tout  au  moins  que  c'était  leur  dignité 
d'hommes  que  ces  principes  défendaient,  qu'ils  renfermaient  la 
promesse  d'une  vie  meilleure  et  plus  humaine.  Le  suffrage  universel  a 
ouvert  aux  masses  des  horizons  qui  leur  étaient  inconnus  jusqu'alors, 
en  leur  montrant  qu'au  delà  du  cercle  étroit  des  intérêts  particuliers 
à  chaque  groupement  existent  des  intérêts  généraux  qui  rendent 
solidaires  les  uns  des  autres  tous  les  membres  de  la  nation.  Ce  n'est 
pas  en  récriminant  contre  le  principe  majoritaire  et  le  suffrage 
universel  qu'on  arrivera  à  supprimer  les  abus  et  les  inconvénients  du 
régime  démocratique.  C'est  dans  l'éducation  des  masses  que  gît  le 
salut,  et  cette  éducation,  c'est  la  pratique  même  du  régime  démo- 
■cratique  qui  est  en  train  delà  faire,  qui  en  constitue  tout  au  moins 
le  commencement. 

Certes,  nous  reconnaissons  Futilité  du  self-government  local,  mais 
seulement  comme  un  complément  du  régime  démocratique,  nullement 
comme  un  remède  contre  ses  abus.  Nous  le  condamnons  au  contraire, 
et  nous  condamnons  encore  davantage  la  représentation  corporative, 
si  l'un  et  l'autre  sont  considérés  comme  un  moyen  de  rompre  cette 
unité  nationale  basée  sur  l'équivalence  morale  et  politique  des 
citoyens,  comme  un  moyen  de  réagir  contre  le  goût  des  idées  générales 
politique  cjui,  si  elles  font  souvent  commettre  des  erreurs  regret- 
tables, n'en  constituent  pas  moins  l'instrument  le  plus  puissant  de 
progrès. 

D'  Jankelevitch. 


Mariauo  Mariani.  —  Il  fatto  cooperativo  nell'  evoluzione  soclvle. 
Bologne,  Zaniclielli,  190G,  in-S",  302  p. 

L'étude  des  faits  de  coopération  est  essentiellement  sociologique; 
il  en  est  de  rnème  de  l'étude  des  rapports  entre  la  coopération  et  les 
autres  fonctions  sociales;  mais  le  problème  particulier  de  la  valeur 
économique  des  associations  coopératives  et  de  leur  rc)le  dans  révo- 
lution économique,  méritait  d'être  posé  et  résolu  en  détail.  C'est  ce 
(ju'a  fait  l'auteur  (voir  p.  3-4).  Dans  une  première  partie,  il  a  montré 
comment  l'association  coopérative,  —  distincte  de  l'entreprise  coopé- 


ANALYSES.  —  M.viUAM.  Il  falto  cooperotivo  nelV  evoluzionc     197 

ralive  comme  l'agent  l'est  de  son  œuvre,  —  repose  sur  le  désir  de 
s'assurer  des  avantages  (p.  22).  C'est  même  l'idée  maîtresse  de 
l'ouvrage  que  celle  d'un  mobile  essentiellement  égoïste,  poussant  les 
hommes  à  s'associer  pour  retirer  im  profit  de  l'acLion  collective 
(p.  1 1.3-1  IG,  p.  209).  Or  l'idée  de  profit,  le  désir  de  bien-être  caracté- 
risent les  associations  économirjues;  l'association  coopérative  est 
donc  essentiellement  économique  (p.  18);  elle  a  pour  objet  spécial, 
caractéristiijue,  la  diminution  du  prix  d'achat,  ou  l'accroissement  du 
prix  de  vente  des  marchandises,  dont  on  a  besoin  ou  (luelon  veut 
échanger  (p.  33-43);  elle  a  pour  éléments  constitutifs  des  acheteurs, 
ou  des  vendeurs  (p.  G7).  Ces  deux  sortes  d'éléments  permettent  de 
distinguer  les  coopératives  de  production  des  coopératives  de  con- 
sommation, les  unes  tendant  à  réunir  en  une  même  catégorie  tra- 
vailleurs, entrepreneurs  et  capitalistes  iStuart  Mill,  Schaerile,  Cairnes, 
Leroy-Beaulieu,  Loria),  les  autres  tendant  à  faire  des  producteurs  et 
des  consommateurs  unis  des  groupes  autonomes,  par  suite  de  la  pro- 
duction en  commun  de  ce  dont  tout  le  groupe  a  besoin  p.  oi-o7),  selon 
la  conception  de  Wollcmborg,  Habbeno,  Manara.  Mais  qu'il  soit  ache- 
teur ou  vendeur  le  coopérateur  a  pour  trait  prédominantde  son  caractère 
économique  celui  de  l'agent  désireux  d'améliorer  sa  situation  sans 
avoir  recours  ni  à  la  spéculation  (p.  109  ,  ni  au  monopole.  Le  lien 
social  dans  ces  groupements  économiques  est  donc  la  volonlc,  déter- 
minée par  le  désir  du  profit  et  supei'posant  au  «  jeu  mécanique  de 
l'offre  et  de  la  demande  »  une  sorte  de  dynamisme  qui  admet  nécessai- 
rement la  liberté  (p.  103-128). 

L'auteur  ne  cherche  pas  à  dissimuler  l'opposition  des  coopératives 
de  diverses  sortes  (notamment  des  coopératives  de  consommation) 
et  de  l'organisation  économique  actuelle.  Celle-ci  fait  que  l'échange 
présuppose  l'acte  productif,  tandis  que  grâce  à  l'association  coopéra- 
tive «  c'est  l'échange  qui  engendre  la  production  »  (p.  141).  La  coopé- 
rative de  consommation  va  à  rencontre  de  la  distinction  du  produc- 
teur et  du  consommateur  qu'accentue  chaque  jour  davantage  la 
spécification  sociale  (p.  147);  elle  réunit  des  industries  diverses  et 
sans  lien  en  un  seul  tout  complexe  au  lieu  de  multi[)lier  les  métiers 
indépendants  p.  loO).  La  coopérative  ouvrière  réagitcontre  l'existence 
de  catégories  rendues  bien  distinctes  par  la  division  du  travail  :  elle 
supprime  la  distinction  des  entrepreneurs  et  des  ouvriers  (p.  Iij7).  En 
général  les  coopératives  suppriment  les  intermédiaires,  les  conflits 
commerciaux  et  industriels  (entre  producteurs  et  consommateurs, 
patrons  et  ouvriers,  commerçants  et  clients),  les  concurrences  meur- 
trières, les  abus  de  la  réclame,  les  crises  de  surproduction,  etc. 
{p.  158  et  203).  La  coopération  peut  donc  sembler  un  phénomène  de 
régression  (p.  147),  un  retour  à  la  forme  économique  primitive 
(p.  280). 

Celte  forme  est  intimement  liée  à  l'organisation  familiale  (p.  184), 
mais  la  communauté  primitive  est  une  »  coopérative  de  consomma- 


'198  REVLE   PHILOSOPHIQUE 

leurs,  ouvriers-capitalistes-entrepreneurs  »,  tandis  que  la  coopérative 
de  consommation  est  aujourd'hui  celle  de  consommateurs-entrepre- 
neurs-capitalistes non  travailleurs,  la  coopérative  de  production 
étant  une  association  de  travailleurs-capitalistes-entrepreneurs  non 
consommateurs,  mais  vendeurs  des  biens  produits  »  (p.  189).  De  plus 
la  coopération  aujourd'hui  est  libre;  dans  la  communauté  primitive 
elle  était  contrainte.  L'affirmation  des  droits  individuels  et  de  la  pro- 
priété privée  était  inconnue  dans  ce  régime.  Tout  au  plus  de  nos  jours 
peut-on  voir  une  survivance  des  premières  formes  de  coopération  dans 
la  société  de  secours  mutuels  (p.  194).  C'est  donc  dans  une  évolution 
véritable  de  la  vie  économique  que  la  coopérative  moderne  prend 
place,  après  un  régime  individualiste  qui,  s'il  a  eu  des  avantages,  a  eu 
la  grave  inconvénient  de  livrer  les  producteurs  à  l'instabilité,  les 
consommateurs  aux  trusts,  syndicats,  monopoles,  etc.,  et  surtout  de 
rendre  anarchique  l'ensemble  des  relationséconomiques  qui  devraient 
former  un  système  fp.  199-205).  La  justice  et  la  solidarité  réclament  le 
coopératisme. 

Ce  n'est  après  tout  qu'un  changement  dans  le  mode  d'activité  en 
vue  du  plus  grand  bien  à  obtenir  avec  le  moins  de  peine  (p.  209). 
L'association  coopérative  tend  à  la  satisfaction  la  plus  économique 
des  désirs  de  tous  les  associés  «  par  la  voie  du  travail  en  commun  » 
(p.  216-221)  et  non  par  les  voies  de  la  concurrence  ou  de  la  «  subroga- 
tion »,  voies  ordinaires  de  la  société  bourgeoise  (p.  2U).  Elle  rencontre 
des  obstacles  non  seulement  dans  l'inertie  et  la  dispersion  des  con- 
sommateurs et  des  producteurs  (travailleurs),  mais  encore  dans  les 
difficultés  que  présente  le  bon  recrutement  des  coopérateurs  [néces- 
sairement en  nombre  limité  par  les  exigences  de  l'entreprise,  p.  91-97), 
dans  les  exigences  de  la  discipline,  du  capital,  du  crédit,  de  la  pré- 
voyance, de  la  répartition  des  bénéfices  (p.  237-238).  Il  est  difficile  d'as- 
surer à  la  coopérative  la  stabilité  dont  elle  a  besoin  et  l'efficacité  qui 
fait  sa  raison  d'être  (voirp.  97-116).  La  distribution  des  bénéfices,  pour 
se  faire  équitablement,  doit  faire  la  part  de  ce  qui  correspond  au 
salaire,  et  la  part  de  ce  qui  doit  être  partagé  selon  la  contribution  de 
chacun  au  travail  d'ensemble  p.  284).  Il  importe  que  chaque  groupe- 
ment ne  recherche  pas  tant  un  accroissement  numérique  qui  pourrait 
être  fatal  qu'une  extension  croissante  de  la  sphère  d'action  dans 
laquelle  entrent  des  industries  complémentaires  les  unes  des  autres 
(p.  246;.  Sur  ce  point  l'auteur  paraît  adopter  les  vues  de  M.  Gide  et 
considérer  comme  la  fin  des  coopératives  de  consommation  la  réunion 
en  un  tout  autonome  de  tous  les  modes  de  production  nécessaires 
à  la  satisfaction  complète  de  tous  les  consommateurs  associés.  Nous 
avons  fait  ailleurs  (dans  notre  étude  sur  l'Évolution  de  lu  solidarité 
sociale)  les  plus  expresses  réserves  sur  la  valeur  de  l'association 
<'  onniifonctionnelle  »  dont  l'auteur  ne  nous  semble  pas  s'être  assez 
méfiéi  ;  et  sur  les  dangers  de  la  subordination  [îi  laquelle  l'auteur 
tend  visiblement)  des  coopératives  de  production  aux  coopératives  de 


ANALYSES.  —  FANCiLLLi.  L'individuo  uei  SKoi  rapporti  sociali.   199 

consoiiiiiialion.    Le  point   de  vue   purement   économique    paraît  ici 
beaucoup  trop  étroil. 

l'artimilii-i'emeut  intéressante  est  la  conclusion  sur  les  rapports  de 
la  coopération  et  du  socialisme.  Tout  en  réprouvant  les  tendances 
communistes  et  collectivistes,  l'auteur  montre  avec  raison  qu'on  ne 
saurait  négliger  les  indications  sur  l'évolution  sociale  fouruie.'<  |)ar 
les  tendances  socialistes.  Pour  lui,  le  socialisme  est  «  rantici[)ation 
idéale  »  du  coopéralisme,  la  tendance  h  la  socialisation  un  <'  prodrome  » 
de  la  tendance  générale  à  la  coopération  (p.  300).  Mais  celle-ci  lui 
apparaît  comme  le  «  couronnement  de  l'évolution  économique  »  non 
pas  anarc]iir[uo,  mais  de  plus  on  jtlus  organique   p.  293). 

G.-L.     DCPRAT. 


FanciuUi.  —  L'individuo  nei  suoi  rapporti  sociali.  1  vol.  petit  in-S», 
238  p.,  liocca,  1905. 

Le  litre  de  cet  ouvrage  est  impropre  et  donne  une  idée  inexacte  du 
contenu  du  livre.  C'est  une  psychologie  des  sentiments  égo-altruistes 
que  l'auteur  ramène  h  trois,  l'amour-propre,  la  pudeur,  l'honneur. 
Fanciulli  ne  prétend  nulle  part  que  ces  trois  sentiments  résument 
toutes  les  relations  entre  la  société  et  la  vie  affective  de  l'individu. 
Mais  ils  sont  entés  sur  le  sentiment  du  moi  et,  d'autre  part,  on  n'en 
peut  expliquer  le  développement  sans  observer  l'intervention  de 
l'approbation  collective  dans  la  vie  émolionnelle  de  la  personne. 
«  L'approbation  et  la  désapprobation  des  autres  ont  eu  leur  effet,  ont 
constitué  une  force  vive,  apte  à  diriger  l'individu  en  un  sens  plutôt 
qu'en  un  autre.  Le  mécanisme  a  été  perfectionné.  Il  fonctionne  le  plus 
souvent  automatiquement,  en  l'absence  de  tout  contrôle.  Désormais 
l'individu,  indépendamment  de  toute  conviction  théorique,  doit  subir 
certaines  perturbations.  Il  n'a  pas  le  choix  entre  les  ressentir  et  ne 
pas  les  ressentir  »  (p.  11  et  12).  L'amour-propre,  la  pudeur  et  l'honneur 
ont  d'ailleurs  été  indispensables  ;'i  l'adaptation  de  l'individu  à  la 
société.  Entre  les  motifs  vraiment  égoïstes  et  intéressés  et  le  pur 
sentiment  du  devoir,  il  est  une  zone  mitoyenne,  un  ensemble  de 
motifs  et  de  tendances  égo-altruistes  qui  se  sont  constitués  sous  la 
pression  du  jugement  collectif,  toujours  en  éveil  (p.  7  et  S). 

L'auteur  ne  nie  pas  qu'il  y  ait  dans  la  nature  humaine,  avant  toute 
expérience  sociale,  des  germes,  des  prédispositions  dont  l'approba- 
tion d'autrui  hûte  l'épanouissement.  Tout  son  effort  tend  à  découvrir 
les  conditions  du  passage  de  la  forme  fruste  à  la  forme  adulte  et  à 
mesurer  l'influence  de  l'approbation.  Il  distingue  les  manifestations 
primitives  réelles  des  manifestations  apparentes,  des  formes  illusoires 
du  self-fecling,  de  la  pudeur  et  de  l'honneur  qu'une  induction  préci- 


200  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

pitée  croit  découvrir  chez  l'animal  ou  le  nouveau-né.  Il  procède 
ensuite  à  une  double  étude  génétique  et  analytique;  enfin  il  note  la 
régression  et  la  disparition  du  sentiment. 

Le  rôle  des  facteurs  sociaux  va  croissant  de  l'amour-propre  à  la 
pudeur  et  de  la  pudeur  à  Ihonneur.  L'amour-propre  et  l'honneur  ont 
tous  deux  leurs  racines  dans  le  self-feeling,  mais  l'amour-propre  est 
une  manifestation  immédiate  du  sentiment  du  moi,  l'honneur  en  est 
une  manisfestation  profondément  socialisée.  L'amour-propre  tend  à 
l'affirmation,  à  la  conquête;  l'honneur  subordonne  la  conduite  indi- 
viduelle au  jugement  d'un  cercle  social  qui  peut  d'ailleurs  être  très 
étroit  et  en  opposition  avec  l'ensemble  de  la  société  '.  On  assiste  ici 
au  passage  de  Tégo  altruisme  à  l'altruisme  pur  et  simple. 

Des  trois  études  de  l'auteur,  la  plus  complète,  à  notre  jugement, 
est  celle  qui  traite  de  la  pudeur.  Fanciulli  écarte  les  hypothèses  de 
Spencer  et  de  James;  il  adopte  celle  de  M.  Ribot  en  cherchant  à 
éclairer  le  rôle  attribué  par  lui  à  la  peur.  La  pudeur  est  une  peur 
instinctive  de  l'amour  chez  la  femme.  Elle  a  sa  racine  dans  une  résis- 
tance qui  sert  les  intérêts  de  l'espèce  en  excitant  et  en  refrénant  tout 
à  la  fois  le  penchant  sexuel  chez  le  mâle.  La  pudeur  féminine,  quoique 
stimulée  par  Taulorité  sociale  et  par  la  suprématie  masculine,  est  une 
manifestation  alTective  immédiate,  enracinée  dans  l'organisme  lui- 
même.  La  pudeur  masculine  est  un  fruit  de  l'éducation  sociale.  Elle 
suppose  l'idée  de  la  faute,  inculquée  par  l'autorité  morale  et  religieuse. 
D'ailleurs  les  lois  mêmes  de  la  vie  en  ont  favorisé  la  diffusion.  «  La 
sélection  naturelle  et  la  sélection  sexuelle  ont  eu  une  grande  impor- 
tance pour  l'hérédité  de  la  pudeur.  Qui  s'abandonnait  à  la  licence 
devenait  moins  apte  à  procréer  et  sa  race  était  menacée  d'extinction. 
D'autre  part  les  femmes  pudiques  avaient  plus  de  chance  d'être 
choisies  en  tant  qu'elles  offraient  la  garantie  d'un  plaisir  plus  intense 
et  d'une  fidélité  plus  sûre.  C'est  ainsi  que  la  pudeur  s'est  constituée 
et  est  restée  un  des  éléments  de  la  nature  affective  de  l'homme  » 
(p.  147-148). 

Bref  le  livre  de  Fanciulli  est  une  contribution  méthodique  et  inté- 
ressante à  l'étude  des  sentiments  égo -altruistes.  L'auteur  avait 
cherché  à  obtenir  le  concours  du  pubjic  italien  en  ouvrant  une 
enquête  et  en  formulant  un  questionnaire.  Le  résultat  qu'il  a  obtenu 
prouve  une  fois  de  plus  que,  dans  les  pays  latins,  l'enquête  psycho- 
logique rencontre  des  difficultés  presque  insurmontables.  Les  psycho- 
logues de  profession  liront  avec  curiosité,  à  la  fin  de  l'ouvrage,  l'ana- 
lyse d'une  enquête  sur  l'honneur  (p.  218-234).  En  dépit  de  la  précision 
des  questions,  les  correspondants  donnent  leurs  jugements  de  valeur 
sur   l'honneur,    mais  presque  jamais    ils   ne   décrivent   un    état    de 


1.  L'aiileiu'  croit  à  tort  être  le  premier  qui  ail  cherclié  une  cxplicalion 
psycliologiqiie  et  psychosociale  de  l'honneur.  Il  oublie  l'étude  de  Lazarus  [Das 
Lcben  der  Seele,  l.  I,  II,  Elire  und  Ruhin). 


ANALYSES.    —   PIAT.    PIcton  201 

conscience.  Les  intelloctuels  (artistes,  matliéinaticiens,  etc.),  répon- 
dent que  l'honneur  n'est  qu'un  mot! 

G.\STON  Richard. 


IV.  —  Histoire  de  la  philosophie. 

Clodius  Plat.  —  Pl.vton.  In-8°,  Paris,  F.  Alcan,  1906. 

Platon  est  un  métapliysicien,  et  môme  à  certains  égards  le  plus 
grand  peut-être  de  tous  :  en  voilà  assez  pour  le  faire  porter  aux  nues 
par  les  uns,  et  rejeter  scvcrernont  par  les  antres,  sans  qu'il  soit 
permis  h  personne  de  passer  devant  lui  avec  indilïérence.'Et  précisé- 
ment parce  que  les  points  les  plus  importants  de  son  enseignement 
sont  en  même  temps  depuis  plus  de  deux  mille  ans  les  plus  contro- 
versés, il  faut  être  reconnaissant  aux  érudits  qui,  comme  M.  Piat, 
reprennent  sur  nouveaux  frais  la  tâche  délicate  de  nous  donner  du 
platonisme  un  précis  à  la  fois  sommaire  et  complet.  Pour  discuter  à 
fond  ce  volume,  un  autre  volume,  et  de  plus  vastes  dimensions,  serait 
indispensable  :  je  dois  me  Ijonier  ici  à  un  simple  résumé  des  huit 
chapitres  entre  lesquels  se  partage  l'ouvrage. 

I.  Les  dialuguns.  —  Négligeant  les  questions  d'auHienticité  si  vive- 
ment débattues  depuis  un  siècle  (sauf  que  le  Parménide  est  déclaré 
très  nettement  apocryphe),  M.  Piat  passe  en  revue  les  divers  indices 
externes  ou  internes,  d'ordre  doctrinal  ou  d'ordre  philologique,  sus- 
ceptibles de  jeter  quelque  jour  sur  la  succession  chronologique  des 
dialogues.  A  la  suite  de  Campbell  et  de  Lutoslawski,  il  admet  qu'on 
peut  «  recourir  avec  avantage  aux  marques  stylométriques,  pourvu 
toutefois  qu'on  sache  les  choisir  au  lieu  de  les  entasser  »  (p.  3);  et  lui- 
même  prêche  ici  d'exemple,  comme  on  peut  s'en  convaincre  par  les 
tables  des  pages  300  et  361.  Pour  lui  comme  pour  la  grande  majorité 
des  critiques  contemporains,  on  doit  ranger  parmi  les  dernières  pro- 
ductions de  Platon  non  seulement  le  Timée  et  les  Lois,  mais  le  Tliéé- 
têle,  le  Sophiste,  le  Politique  et  le  Philèbe.  Quant  au  Phèdre,  il  est 
postérieur  à  la  fois  au  lianquct  et  au  Phèdon.  A  ma  grande  surprise, 
d'un  bout  à  l'autre  du  livre  pas  la  moindre  mention  du  Lysis. 

II.  La  méthode.  —  Quel  procédé  permetira  au  philosophe  de 
«  démêler  la  trame  éternelle  des  choses  »?  A  une  définition  succincte 
de  l'induction  (TjvaYwyr,)  et  de  l'analyse  (o'.a'psT-.î)  succède  une  étude  très 
serrée  de  la  dialectique  platonicienne,  laquelle,  s'appuyant  sur  les 
diverses  sciences  comme  sur  autant  de  «  degrés  ou  bases  d'élan  », 
nous  délivre  peu  à  peu  du  conditionnel  pour  nous  jeter  en  présence 
de  la  cause  des  causes  ou  de  l'absolu.  Platon  ne  dédaigne  pas  de 
recourir  au  raisonnement  hy]>othétique,  tout  en  signalant  les  germes 
possibles  de  «  la  plus  funeste  des  éristiques  ».  L'expérience  sensible 
est  de  nature  à  provoquer  la  curiosité  intellectuelle,  mais  les  pro- 


202  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

blêmes  qu'elle  pose,  elle  est  par  elle-même  impuissante  à  les  résoudre  : 
quand  il  touche  aux  origines  du  monde,  ou  des  âmes  individuelles, 
ou  de  l'humanité  en  général,  le  philosophe  est  réduit  à  appeler  à  son 
aide  le  mythe,  «  traduction  humaine  de  l'irreprésentable  ».  Pour  être 
efficace,  la  dialectique,  préparée  par  une  sorte  de  purification  de 
l'âme,  devra  dans  le  calme  des  passions  mettre  en  œuvre  tout 
ensemble  la  raison  et  le  sentiment,  la  lumière  des  idées  et  la  flamme 
de  l'amour.  A  cette  occasion  M.  Piat  décrit  en  quelques  pages  bien 
courtes  l'école  de  Platon,  sa  physionomie  extérieure,  si  l'on  peut  ainsi 
parler,  les  procédés  d'enseignement  qui  y  furent  en  honneur,  et  le 
dessein  de  régénération  morale  et  sociale  dont  elle  devait  être 
l'instrument. 

III.  Les  idées.  —  Quelles  preuves  avons-nous  de  leur  existence? 
quels  en  sont  les  caractères  essentiels?  Quelle  est  leur  zone  d'exten- 
sion? "N^oilà  les  trois  questions  capitales  qui  s'offrent  ici  d'abord. 
Selon  M.  Piat,  Platon  attribuait  aux  idées  la  vie,  le  mouvement  et 
même  la  pensée;  théorie  qui  a  pour  elle  le  Sophiste  et  contre  elle  le 
plus  grand  nombre  des  dialogues.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  même 
à  la  fin  de  sa  carrière,  Platon  n'a  jamais  consenti  à  reléguer  les  idées 
au  rang  de  simples  concepts.  Pareille  interprétation  (défendue  tout 
récemment  encore  par  M.  Lutoslawski)  mérite  d'être  qualifiée  de 
«  roman  du  platonisme  ».  Non  seulement  les  choses  sensibles  sont  à 
l'image  des  idées  :  mais  elles  trouvent  dans  ces  dernières  «  leur  cause 
finale  et  la  première  de  leurs  causes  efficientes  *  (p.  378).  Si,  au  déclin 
de  sa  vie,  Platon  a  assimilé  les  idées  aux  nombres,  ces  nombres, 
au  lieu  de  représenter  des  abstractions  mathématiques,  sont  «  de  l'être 
éternellement  arithmétisé  »  (p.  117).  Aux  confins  les  plus  élevés  du 
monde  intellectuel  plane  l'idée  du  bien,  forme  par  excellence  de 
l'être;  ce  qui  amène  un  contraste  ingénieux  et  quelque  peu  imprévu 
entre  «  rintellectualisme  »  d'Aristote  et  le  «  moralisme  »  de  Platon. 

l\.  La  nature.  —  «  Ivre  d'absolu,  Platon  a  le  dédain  du  devenir 
comme  Protagoras  avait  celui  de  l'être  »  (p.  52)  :  aussi  la  physique 
n'est-elle  pour  lui  qu'un  «  système  d'opinions  ».  Il  entre  dans  les 
choses  du  fini  et  de  l'infini  :  la  matière,  en  soi  pur  être  de  raison 
(p.  123),  échappe  au  chaos  «grâce  à  une  cause  d'arrêt  et  de  mesure  ». 
M.  Piat  découvre  dans  le  Timêe  l'affirmation  non  seulement  de  l'unité 
du  monde,  de  sa  sphéricité,  de  sa  rotation  sur  son  axe,  mais  encore 
de  son  éternité.  Les  vues  originales  du  grand  philosophe  grec  sur  le 
mouvement  et  ses  diverses  espèces,  sur  le  temps,  sur  l'espace,  sont 
mises  ici  en  lumière  avec  une  remarquable  pénétration. 

V.  Dieu.  —  Dieu  est  «  l'âme  de  la  doctrine  platonicienne  »  et  cepen- 
dant c'est  tt  un  être  inférieur  et  dérivé  »  (p.  173)  :  par  cela  seul  qu'il 
doit  se  mouvoir  lui-même,  «  il  est  déjà  dans  le  devenir,  au  moins  par  un 
côté  »  (p.  164).  Loin  de  s'identifier  avec  l'idée  du  Bien,  il  n'est  trans- 
cendant ni  aux  intelligibles  ni  à  l'ensemble  des  choses  :  c'est  «  cette 
partie  supérieure  de  l'âme  du  monde  qui,  indéfectiblement  dominée 


ANALYSES.  —  PiAT.  Platon  203 

par  la  vue  indéfectible  du  Bien,  a  formé  la  nature  et  lui  conserve  à 
travers  les  âges  son  immortelle  jeunesse  »  p.  ;J79).  De  cette  notion 
découlent  ses  dilTérents  attributs  :  science  adéquate  de  la  réalité, 
sainteté,  bonté,  toute-puissance,  bonheur  sans  mélange.  Le  mal, 
résultat  t  des  indigences  de  l'inlini  »,  a  sa  raison  de  fond  dans  le  prin- 
cipe même  de  l'être,  engagé  dans  une  série  sans  fin  de  dégradations. 
M.  Piat  s'attache  ensuite  à  montrer  comment  il  convient  dentendre 
dans  le  Timce  et  dans  les  Luis  la  divinité  conférée  aux  astres,  et  de 
quelle  façon,  dans  la  doctrine  pkitonicienne,  un  reste  de  polythéisme 
mythologique  se  concilie  avec  le  monothéisme.  Le  chapitre  se 
termine  par  des  considérations  très  suggestives  sur  la  philosophie 
première  de  Platon  comparée  à  celle  d'Aristote  d'abord,  à  celle  de 
Hegel  ensuite. 

VI.  Uàme  humaine.  —  M.  Piat  énumère  et  étudie  en  détail  ses 
diverses  puissances,  et  les  preuves  alléguées  par  Platon  en  faveur  de 
son  immatérialité,  de  son  indivisibilité,  du  mouvement  essentiel  dont 
elle  est  animée.  H  y  a  une  médecine  de  l'esprit  aussi  bien  qu'une 
hygiène  du  corps.  Les  tendances  de  «  ce  grand  maître  en  idéologie  » 
sont  plutôt  favorables  au  système  indéterministe  :  mais  nulle  part  il 
n"a  donné  de  solution  proprement  psychologique  au  problème  du 
libre  arbitre. 

Comme  le  monde  lui-même,  le  genre  humain  est  éternel  et  la  prédo- 
minance du  bien  sur  le  mal  dans  l'humanité  ne  se  maintient  que  par 
ime  série  de  rédemptions.  Quant  aux  âmes  i)articulières,  elles 
jouissent  d'une  immortalité  personnelle  :  l'idée  d'e\i)iation  est  étran- 
gère aux  sanctions  de  la  vie  future,  «  ne  regardent  que  1  avenir  qui 
ne  sont  qu'un  sin-.sum  vers  le  meilleur  »  (p.  2*0)  :  et  toute  l'eschato- 
logie de  Platon  est  en  étroite  corrélation  avec  ses  principes  métaphy- 
siques. 

VII.  Le  bien  moral.  —  Comme  la  plupart  des  anciens,  Platon  place 
dans  le  bonheur  le  but  de  la  vie  :  mais  il  a  garde  de  le  chercher  en 
dehors  de  la  vertu,  laquelle  est  à  ses  yeux  une  science,  privilège  du 
sage.  Au  droit  de  la  nature  le  philosophe  grec  oppose  le  droit  de  la 
raison,  faite  pour  gouverner  la  nature.  C'est  la  foi  en  la  justice  divine 
qui  seule  donne  à  la  vie  son  véritable  sens.  Notons  à  ce  propos  que 
si  à  l'heure  actuelle  on  estime  généralement  que  la  notion  de  devoir 
fut  étrangère  à  l'antiquité,  M.  Piat,  en  ce  qui  touche  Platon,  est  d'un 
avis  plutôt  différent  :  «  Dieu  veut  le  meilleur  et  donc  l'harmonie  des 
volontés  dans  la  justice  :  il  impose  de  ce  chef  le  respect  du  bien  » 
(p.  277;.  L'art  lui-même  est  tenu  de  se  mettre  aux  ordres  de  la  morale. 
La  pensée  platonicienne  paraît  dominée  par  un  optimisme  complet  : 
à  un  certain  point  de  vue  cependant  elle  se  laisse  pénétrer  de  pessi- 
misme. €  Platon  a  senti  de  bonne  heure  la  médiocrité  des  choses 
humaines,  et  ce  sentiment,  une  fois  éclos  dans  son  àme,  n'a  fait  qu'y 
grandir  avec  le  nombre  des  années.  Il  en  vient  même  par  endroits  à 
lui  donner  un  accent  d'ironie  et  de  poignante  tristesse  qui  rappelle 


•204  REVUE   PHILOSOPHIQUE. 

les  Pensées  de  Pascal  »  (p.  288).  Mais,  sous  sa  plume,  pas  une  phrase, 
pas  un  mot  qui  prêche  la  désertion  de  la  vie. 

VllI,  La  cité.  —  L'homme  ne  réalise  sa  fin  que  dans  et  par  la 
société,"  soumise  à  la  loi  suprême  de  la  justice,  laquelle  requiert  tout 
un  ordre  de  moyens  que  l'on  peut  appeler  les  conditions  sociales  du 
bonheur.  On  doit  s'attendre  à  ce  qu'un  moraliste  tel  que  Platon 
attache  à  l'éducation  une  importance  exceptionnelle  :  mais  il  est 
remarquable  de  le  voir  soulever  des  problèmes  économiques  qu'on 
pourrait  croire  d'origine  toute  moderne.  Sa  classification  des  formes 
politiques  ne  mérite  pas  moins  l'attention  que  les  rapports  établis 
entre  la  législation  d'une  part,  et  les  circonstances  matérielles  et 
morales  de  l'autre.  Contrairement  à  l'affirmation  commune,  M.  Piat 
soutient  que  la  politique  de  Platon  est  autre  chose  qu'une  œuvre  de 
pure  logique;  dans  certaines  de  ses  parties  l'empreinte  d'Athènes,  de 
Sparte,  de  l'Egypte  paraît  manifeste.  L'auteur  des  Lois  lui-même 
déclare  qu'il  a  visité  nombre  de  villes  et  étudié  maintes  constitutions. 
Et  maintenant,  pour  achever  de  caractériser  l'impression  sous 
laquelle  l'étude  patiente  de  Platon  a  laissé  son  nouveau  critique, 
détachons  deux  ou  trois  phrases  de  la  magistrale  conclusion  par 
laquelle  se  termine  le  volume. 

«  Ce  qui  domine  en  cette  immense  synthèse,  c'est  une  confiance  à 
peu  près  absolue  en  la  valeur  de  la  raison  humaine.  Rien  n'échappe 
aux  prises  de  la  science  :  elle  peut  épuiser  le  réel...  11  faudra  venir  jus- 
qu'à l'origine  des  temps  modernes,  il  faudra  descendre  jusqu'à 
Descartes  pour  retrouver  un  tel  souffle  d'espérance;  encore  est-ce 
l'influence  renaissante  de  Platon  qui  lui  donnera,  du  moins  en  partie, 
sa  prodigieuse  vigueur  »  (p.  337). 

"Voilà  pour  le  fond,  et  voici  pour  la  forme  :  «  Personne  peut-être  n'a 
possédé  à  un  degré  plus  haut  le  don  de  l'image,  cette  marque  dis- 
tinctive  des  enfants  d'Apollon  :  il  en  a  besoin,  il  s'y  meut  autant  que 
dans  l'idée  :  elle  éclate  tout  à  coup,  olympienne  et  vive,  même  du 
sein  de  ses  abstractions  les  plus  ardues.  Ce  n'est  pas  non  plus  une 
exagération  de  croire  qu'on  n'a  jamais  égalé  son  infinie  mobilité 
d'allure,  ni  la  finesse  de  son  ironie,  ni  surtout  ce  délicat  enjouement 
qui  passe  dans  ses  œuvres  comme  un  sourire  de  sa  pensée;  à  cet 
égard,  ainsi  qu'au  point  de  vue  de  l'élévation  des  idées,  Platon 
excelle;  il  demeure  inimitable  »  (p.  340). 

Parmi  les  innombrables  ouvrages  consacrés  aux  théories  du  célèbre 
philoso[)he  athénien,  celui  de  M.  Piat,  malgré  sa  brièveté  relative,  est 
certainement  l'un  des  plus  complets.  Sans  doute  sur  bien  des  points 
il  contribuera  à  aviver  plutôt  qu'à  trancher  définitivement  les  discus- 
sions pendantes  :  mais  là  même  où  l'on  incline  vers  une  solution 
différente,  il  est  difficile  de  contester  l'impartialité  de  la  recherche, 
l'étendue  et  la  sûreté  de  l'information. 

C.  Huit. 


REVUE  DES   PÉRIODIQUES  ÉTRANGERS 


Archives  de  Psychologie,  l.  V. 

A.  Lexi.utiîe.  Fritz  Algar  :  Histoire  d'un  trouble  cérébral  précoce 
(p.  73-102).  —  Curieuse  observation  prise  par  M.  A.  L.  sur  un  de  ses 
élève?,  adolescent  de  15  ans  à  hérédité  familiale  à  i)eu  près  indemne, 
mais  dont  les  antécédents  personnels  étaient  très  chargés.  Cet  enfant 
l)résentait  des  rêves  ù  cauchemars,  dont  les  sujets  n'avaient  rien  de 
bien  étrange;  des  hallucinations  autoscopiqucs  dans  lesquelles  lui 
conversait  avec  un  autre  soi-même  extérieur  îX  lui  et  qu'il  voyait 
hors  de  lui;  enfin  des  soliloques  où  il  était  seul  à  parler  devant  des 
personnages  inconnus.  Dans  ces  deux  derniers  cas,  il  a  nettement  la 
sensation  de  ne  plus  s'appartenir,  de  n'avoir  pas  la  liberté  de  mettre 
un  ternie  soit  à  ses  soliloques,  soit  aux  pensées  qu'il  échange  avec 
Vautre.  Ces  états  s'accompagnent  d'ailleurs  de  phénomènes  physiolo- 
giques qui  nous  empêchent  de  souscrire  au  diagnostic  d'hystérie  que 
M.  A.  L.  applique  à  ce  cas  :  il  y  a  d'autres  éléments  en  cause. 
L'enfant  se  plaint,  à  ces  moments,  de  douleurs  et  de  lourdeur  de 
tête  :  il  a  de  l'amnésie,  etc. 

W.  v.  Betciierew  :  Signes  objectifs  de  la  suggestion  pendant  le  som- 
meil lnjYjnotique  (103-110).  —  Pour  être  certain  qu'une  suggestion 
produit  son  effet,  il  faut  en  voir  une  réalisation  ou  signe  physio- 
logique :  on  a  alors  une  preuve  indéniable.  M.  V.  B.  cherche  quel- 
ques-unes de  ces  preuves  :  son  enquête  et  ses  expériences  ne  l'ont 
guère  conduit  à  admettre  autre  chose  que  des  signes  du  côté  de 
l'appareil  visuel  :  convergence  oculaire,  rétrécissements  de  la  pupille 
comme  l'avaient  déjà  vu  Binet  et  Féré,  absence  de  couleur  complé- 
mentaire après  fixation  jusqu'à  fatigue  d'un  objet  coloré,  etc.  ;  absence 
de  réaction  des  pupilles,  etc.  -Mais  les  autres  signes  organiques  sont 
moins  certains  :  ni  le  pouls,  ni  la  respiration  ne  subissent  de  modi- 
fications caractéristiques.  En  somme,  les  signes  certains  de  la  réus- 
site d'une  suggestion  sont  rares. 

V.  Betciieiœw  :  Nouvel  appareil  pour  Vexamen  de  la  perception 
acoustique.  —  P.  Cérésoi.e  :  Le  parallélisme  psycho-physiologique  et 
la  thèse  de  M.  Bergson. 

CL.vPAnÈDE  :  L'agrandissement  et  la  proximité  apparente  de  la  lune 
à  Ihorizon  (p.  121-148).  —  C.  résume  les  diverses  hypothèses  (il  y  en  a 


205  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

une  dizaine)  émises  pour  expliquer  ce  phénomène  :  il  les  examine  et 
rappelle  les  objections  qui  empêchent  de  les  adopter.  Après  quoi  il 
fait  entrer  en  ligne  de  compte  un  facteur  nouveau  :  le  sentiment 
que  nous  avons  que  les  astres  à  l'horizon,  notamment  la  lune,  sont 
des  objets  terrestres.  Ce  sentiment  ne  suffit  pas  à  expliquer  notre 
illusion,  mais  il  en  est  un  élément  très  important  :  la  lune  paraît 
d'autant  plus  grosse  qu'elle  est  placée  de  façon  que  ce  sentiment  soit 
plus  développé.  Pour  vérifier  ce  point,  C.  fait  dessiner  deux  paysages 
identiques,  chacun  avec  un  disque  lunaire  au  ciel  :  mais  l'un  de  ces 
disques  est  à  l'horizon,  et  l'autre  au  zénith.  Presque  toujours  le  disque 
à  l'horizon  est  représenté  plus  grand  que  le  même  disque  au  zénith 
Dans  une  autre  expérience,  on  colle  un  pain  à  cacheter  sur  une 
plaque  de  verre  à  travers  laquelle  on  regarde  le  paysage  :  quand  le 
pain  à  cacheter  afileure  l'horizon,  il  paraît  plus  grand  que  quand  il  en 
est  séparé. 

A  la  fin  de  cet  article,  C.  signale  l'analogie  (non  la  similitude)  de  sa 
théorie  avec  celle,  toute  récente,  de  Mayr:  il  termine  par  une  copieuse 
bibliographie. 

D""  Rocfi  :  Les  prévisions  de  rencontre.  —Voici  les  conclusions  des 

observations  faites  par  le  D-^  P..  —  1°  On  pense  souvent  à  quelqu'un  là 

où  on  a  coutume  de  le  rencontrer  et  là  où  il  pourrait  être  en  raison 

de  ses  goûts,  de  ses  habitudes,  etc.  Rien  d'étonnant  alors  à  ce  qu'on 

croie  l'y  voir  lorsqu'on  en  a  l'esprit  préoccupé;  rien  d'étonnant  non 

plus  à  ce  qu'on  l'y  voie  aussi  en  réalité.  Sur  10  cas,  cette  explication 

m'a  paru  suffisante  six  fois.   —  2°  Il  arrive  qu'on  entrevoie  subcon- 

sciemment  dans  le  lointain  une  personne  connue,. et  qu'alors  on  croie  la 

reconnaître  à  côté  de  soi  :  3  fois  sur  10,  R.  a  soupçonné  avec  raison 

ce  fait  de  vision  subsconsciente.  —  3°  La  simple  coïncidence  peut  fort 

bien  rendre  compte  des  faits  qui  ne  peuvent  rentrer  dans  aucune  des 

catégories  ci-dessus   :   il  est  beaucoup  plus  fréquent  qu'on  ne  croit 

que    de   vagues    ressemblances    évoquent    l'image  d'une   personne 

connue. 

Il  ne  paraît  donc  pas  nécessaire  d'invoquer  la  télépathie,  Tinduc- 
tion  à  distance,  etc. 

H.  Zbinden  :  Conception  psychologique  jdiL  nervosisme  (185-244).  — 
D'un  certain  nombre  de  faits  d'observation  personnelle,  Z.  conclut 
que  nous  sommes  nerveux  parce  que  nous  entretenons  en  nous  des 
idées  qui  rompent  l'équilibre  de  notre  mentalité  :  le  nervosisme 
résulte  d'une  auto-suggestion  qui  introduit  en  nous  une  idée  rompant 
l'équilibre,  ou  qui  empêche  une  idée  nécessaire  de  notre  équilibre 
mental  de  produire  son  effet. 

SciiuvTEN  :  Sur  la  validité  de  renseignement  intuitif  primaire 
(24o-2o3).  —  S.  se  demande  si  la  méthode  qui  consiste  à  faire  appel  au 
plus  grand  nombre  possible  de  sensations  diverses,  pour  faire  péné- 
trer une  notion,  est  la  meilleure  pour  les  élèves  :  il  constate  au 
contraire   par  expérience   que   la    multiplicité    des  sensations  peut 


I 


l;i:VlK    DES    PÉIUOIHQLHS    ÉIRANGKItS  207 

embrouiller  reniant;  que  certains  élèves  préfèrent  telles  sensations, 
et  d'autres  telles  autres.  L'assimilation  des  notions,  dans  les  cas  qu'il 
a  étudiés  (notions  de  nombre,  est  donc  beaucoup  |)lus  complexe 
qu'on  ne  croit  :  peut-être  même  nuit-on  à  rassimilalion  en  présen- 
tant une  notion  sous  des  formes  multiples  et  diverses  ù  l'élève.  Notre 
méthodologie  scolaire  actuelle  repose-t-elle  sur  des  bases  psycliolo- 
gi(jues  exactes  et  vérifiées?  se  demande  en  terminant  S. 

A.  MuLLER  :  Le  problinne  du  grossissement  apparent  des  astres  à 
l'horizon,  considéré  au  point  de  vue  méthodologique  30o-318'.  —A.  M. 
examine  les  solutions  proposées  par  divers  auteurs  et  en  dernier 
lieu  par  Ed.  Claparède  :  il  les  trouve  prématurées,  la  question  n'ayant 
pas  été  métlioiiiquement  soumise  à  une  technique  expérimentale 
déterminée  :  il  propose  donc  que  l'on  procède  désormais  avec  j)lus 
de  précision.  Le  grossissement  de  la  lune  à  l'horizon  est  fonction  de 
plusieurs  variables  jusqu'ici  mal  déterminées  et  dépendant  en  [)artie 
sans  doute  les  unes  des  autres  :  il  faut  d'abord  déterminer  ces  varia- 
bles et,  pour  cela,  mesurer  d'abord  le  grossissement  des  astres  et 
des  constellations  :  ce  pour  quoi  il  n'existe  pas  encore  de  méthode. 
Mais  on  peut  du  moins  comparer  les  résultats  de  la  mesure  des 
autres  astres  avec  des  estimations  approximatives  des  constellations: 
pour  celles-ci  une  série  de  facteurs  qui  agissent  pour  les  autres 
astres,  n'entrent  pas  en  ligne  de  compte  :  on  pourrait  donc  isoler  un 
facteur  constant.  —  Pour  les  autres  astres,  il  faudrait  avoir  un  proto- 
cole d'observations  mentionnant  le  lieu,  la  longueur  et  largeur  du 
champ  céleste  où  l'astre  est  perçu,  l'heure,  la  couleur,  la  lumino- 
sité, etc.  —  Il  ne  faut  comparer  ({ue  les  observations  d'un  même 
observateur,  tâcher  de  conserver  les  mêmes  conditions  d'expérience, 
observer  à  la  vision  monoculaire,  chercher  les  facteurs  physiologiques 
de  Villusion,  etc. 

G.  Gr.iJNS  :  Agrandissement  app^>rent  de  la  lune  à  l'horizon  (.318- 
32j).  —  G.  G.  estime  avec  Claparède  qu'il  faut  chercher  du  côté  psy- 
chologique l'explication  de  l'illusion  ;  il  estime  que  l'agrandissement 
résulte  d'une  correction  mentale  :  quand  la  lune  est  à  l'horizon,  nous 
corrigeons  par  comparaison  sa  grandeur  apparente  :  quand  elle  est 
au  zénith,  n'ayant  plus  de  termes  de  comparaison  pour  corriger,  nous 
ne  corrigeons  plus  et  la  jugeons  plus  petite. 

J,  C.  NuEL  :  La  psychologie  comparée  est-elle  légitimée?  (326-343  .  — 
Examen  de  l'article  de  Claparède  sur  ce  qu'il  faut  conserver  de  la  psy- 
chologie comparée  :  l'auteur  conclut  qu'il  n'y  a  rien  à  en  garder. 

Claparède  :  Expérience  collective  sur  le  témoignage  (3i4-387).  —  C. 
a  imaginé  de  faire  arriver  un  individu  à  l'improviste  dans  une  assem- 
blée non  avertie,  de  l'y  faire  remarquer  rapidement  par  un  acte 
excentrique,  de  l'expulser,  et  de  rechercher  huit  jours  après  quels 
souvenirs  en  ont  conservé  les  spectateurs. 

Son  enquête  lui  a  montré  que  la  fidélité  du  souvenir  dépend  sur- 
tout de  son  accord  avec  les  autres  souvenirs  que  nous  avons  déjà 


208  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

emmagasinés  (comme  nous  l'avons  déjà  montré  pour  les  images 
mentales).  Un  témoignage  a  d'autant  plus  de  chance  d'être  exact  qu'il 
rapporte  une  chose  plus  probable;  on  néglige  volontiers  l'insolite  ou 
le  rare  (ou  plutôt  on  s'en  souvient  moins  aisément). 

Flournoy  :  A  propos  des  phénomènes  de  matérialisation  publiés  par 
Ch.  Rlchet.  —  H.  Pieron  :  A  propos  de  la  technique  en  psychologie. 


T.  VI. 

A.  BiNET  :  Cerveau  et  Pensée  (1-26).  —  Examinant  comment  doit  être 
posé  le  problème  des  rapports  de  notre  pensée  avec  le  cerveau, 
l'auteur  montre  qu'il  faut,  avant  de  cherchera  solutionner  la  question, 
se  débarrasser  d'un  certain  nombre  des  difficultés  factices  qu'on  y  a 
ajoutées. 

Decroly  et  Degand  :  Contribution  critique  à  la  mesure  de  l'intelli- 
gence par  les  tests  de  Binet  et  Simon  (27-130).  —  Depuis  quelques 
années,  on  s'est  beaucoup  occupé  des  tests  qui  peuvent  servir  à 
mesurer  les  facultés  des  enfants;  la  liste  est  longue  :  on  a  étudié  les 
sensations  et  les  perceptions,  les  illusions  et  les  déterminations  de 
poids,  l'attention,  les  mémoires,  les  associations,  les  fonctions 
motrices  et  les  divers  actes  ou  états  qui  leur  sont  en  relation 
(fatigue,  habileté,  etc.),  et  enfin  les  phénomènes  mentaux  plus  com- 
plexes, et  aussi  les  signes  physiques  de  l'intelligence.  —  Il  semble 
que  ces  divers  essais  aient  été  faits  selon  deux  préoccupations  très 
différentes  :  les  Américains  s'occupent  surtout  cVéprouver  les  fonc- 
tions simples;  au  contraire,  Binet  cherche  surtout  à  éprouver  les 
fonctions  complexes,  estimant  qu'elles  manifestent  mieux  l'intelli- 
gence; les  Allemands  se  disent  qu'on  peut  l'atteindre  des  deux  côtés. 

On  a  fait  à  ces  recherches  beaucoup  de  critiques  :  Mïinsterberg  pré- 
tend qu'on  ne  peut  en  conclure  rien;  Spearman  a  relevé  plusieurs 
causes  d'erreurs;  Meumann,  de  son  côté,  en  a  signalé  de  nouvelles. 
De  toutes  ces  critiques,  les  auteurs  croient  devoir  conclure  :  1°  que 
les  expériences  faites  n'ont  porté  que  sur  un  nombre  très  limité  de  fonc- 
tions mentales;  2"  que  ces  expériences  Qnt  été  faites  dans  des  condi- 
tions trop  peu  précises  ou  avec  des  méthodes  trop  grossières  ;  3°  que  les 
critères  de  rintelligencc  qui  ont  servi  de  termes  de  comparaison  pour 
les  corrélations  à  établir  entre  la  valeur  mentale  et  les  données  du 
test,  étaient  erronés.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'il  faut  conclure  à  la 
faillite  de  cette  méthode  :  mais  il  faut  en  réformer  les  causes  d'erreurs. 
De  ces  erreurs,  la  plus  grave  est  qu'on  ne  tient  compte,  dans  l'appré- 
ciation de  l'intelligence,  que  d'une  seule  face  de  Tactivité  mentale  : 
l'enfant  qui  perçoit  bien  auditivement,  surtout  qui  retient  bien  et 
s'exprime  facilement,  sera  fatalement  considéré  comme  un  enfant 
intelligent,  surtout  s'il  a  tout  juste  l'initiative  ou  la  passivité  qu'il 
faut  pour  accepter  toutes  les  habitudes  qu'on  exige  de  lui  et  se  plier 


IIKVI  R    DliS    l'tltlOUmLKS    El  IIAX-EUS  209 

à  toutes  les  disciplines  qu'on  lui  impose.  Mais  il  y  a,  h  côté  de  ces 
cnfanls,  (raulres  qui  ont  une  autre  face  de  raclivitr  mentale  déve- 
loppée, et  (lue  Ton  iynore  parce  qu'elle  ne  se  manifeste  j)as  par  les 
mômes  signes  ou  ne  s'extériorise  pas  dans  le  milieu  scolaire  :  chez 
ces  enfants,  la  perception  est  peut-être  moins  vive,  la  mémoire  (sur- 
tout verbale)  moins  active;  ils  s'expriment  avec  peine  et  mala- 
di-essc,  etc.;  mais  ils  ont  de  l'initialive,  l'esprit  d'enfrepi-ise,  etc.;  bref, 
ils  sauront  se  tii-er  d'adaire  dans  la  vie,  tandis  que  les  tests  actuelle- 
ment m  usage  tendraient  à  les  faire  considérer  comme  des  insuffi- 
sants. 

Partant  de  là,  MM.  D.  et  D.  ont  repris  un  certain  nombre  de  ces 
tests,  ceux  de  Binet  et  Simon  en  particulier;  ils  les  ont  appliqui's  à 
des  enfants  plus  ou  moins  anormaux,  et  le  résultat  de  leur  travail, 
d'après  cette  expérien"Ce  sur  le  vif,  est  que  les  tests  de  Binet  et  Simon  : 
1°  sont  déjà  suffisamment  parfaits  pour  classer,  du  moins  au  point 
de  vue  inlelleclucl,  la  majorité  des  vrais  irréguliers  intellectuels;  — 
2"  ils  sont  moins  efficaces  (juand  il  s'agit  d'enfants  à  la  limite  entre 
les  normaux  et  les  irréguliers;  —  3°  ils  sont  insuffisants  pour  classer 
les  enfants  atteints  de  surdité  ou  de  mutisme  ou  de  troubles  moraux. 

Pour  rendre  ces  tests  pratiques,  il  faudrait  éliminer  les  doubles, 
remplacer  ceux  qui  sont  trop  longs,  pour  diminuer  la  durée  de 
l'e.xamen;  introduire  des  tests  pour  éprouver  l'intelligence  active,  la 
logique  en  action;  en  ajouter  pour  déceler  les  réactions  morales,  etc. 
Mais,  tels  quels,  ils  peuvent  servir  utilement  à  déblayer  le  terrain  au 
début  de  l'année. 

Proust  :  Dessin  d'enfant?,  /{.iby/es  (131-1  îO).  —  D'observations  sur 
des  dessins  d'écoliers  de  0  à  8  ans,  l'auteur  conclut  que  les  petits 
Kabyles  dessinent  volontiers  des  animaux  et  des  personnages,  qu'ils 
ont  mieux  observés  que  ne  font  les  enfants  européens  :  ces  dessins 
rellètent  les  habitudes  mentales,  personnelles  ou  héréditaires,  de 
leurs  auteurs. 

A.  PiCK  :  La.  confabulation  et  la  localisation  spéciales  des  souvenirs 
(141-147).  —  Études  sur  le  rôle  des  circonstances  accessoires  comme 
supports  des  souvenirs  :  P.  examine  le  rôle  de  l'imagination  quand 
nous  la  faisons  intervenir  pour  suppléer  aux  parties  absentes  des  sou- 
venirs :  il  voit  là,  en  dissociation,  l'inverse  des  phénomènes  d'infanti- 
lisme que  nous  avons  relatés  à  propos  des  mensonges  d'anormaux. 

M.AEDER  :  A  proposées  oublis,  confusions,  lapsus  (148-152).  —  Ce  sont 
des  souvenirs  inconscients  qui  déterminent  le  i)lus  souvent  les  lapsus. 

ZiiiNOEN  :  Le  mal  de  mer  (lot-C).  —  Influence  de  l'imagination,  de  la 
suggestion  sur  le  mal  de  mer. 

D""  Je.vn  Philippe. 


TOME  LXIV.  —  1907.  14 


210  REVUE   PHILOSOPHIQUE 


Zeitschrift  fur  Psychologie  und  Physiologie  der  Sinnesorgane, 

t.  XXXVI. 

LoESER.  Sur  Vinfluence  de  ladaption  à  robscurité  sur  le  seuil  spé- 
cifique des  couleurs.  (1-18).  —  Le  seuil  spécifique  des  couleurs  est  la 
valeur  que  l'excitation  doit  prendre,  non  pas  seulement  pour  donner 
une  sensation  de  lumière,  mais  pour  permettre  de  reconnaître  la 
couleur.  11  s'agit  de  savoir  comment  le  séjour  dans  l'obscurité  fait 
varier  la  valeur.  En  partant  d'une  bonne  adaptation  à  la  lumière,  le 
seuil  spécifique  s'abaisse,  pour  les  couleurs  rouge,  verte  et  bleue,  dès 
la  première  minute,  et  peut-être  même  dès  les  premières  secondes, 
du  séjour  dans  l'obscurité.  Il  continue  à  s'abaisser  rapidement, 
pendant  8  à  12  minutes,  jusqu'à  un  point  où  il  atteint  son  minimum. 
Ensuite,  il  recommence  à  croître,  mais  lentement,  jusqu'à  ce  que, 
après  une  adaptation  à  l'obscurité,  de  40  à  45  minutes,  il  atteigne 
une  valeur  à  peu  près  fixe.  L'adaptation  à  l'obscurité  abaisse  donc  le 
seuil  des  couleurs,  comme  elle  abaisse  le  seuil  de  la  lumière  blanche, 
mais  la  marche  suivie  par  cette  diminution  est  très  différente  dans  les 
deux  cas. 

E.  Becker.  Contributions  expérimentales  et  critiques  à  la  psycho- 
logie de  la  lecture  pour  de  brèves  durées  de  Vexpositio^i  (19-73).  — 
Dans  le  débat  entre  Erdmann  et  Dodge  d'un  côté,  Wundt  et  Zeitler 
de  l'autre,  B.  se  place  au  point  de  vue  des  deux  premiers.  Il  le  défend 
surtout  en  montrant  que  la  lecture  d'un  mot  même  très  long  (d'une 
vingtaine  de  lettres)  n'implique  pas  un  mouvement  de  l'attention  qui 
se  dirigerait  successivement  sur  les  diverses  parties,  comme  croyait 
l'avoir  établi  Zeitler.  La  preuve  que  ce  mouvement  n'est  pas  néces- 
saire, c'est  que,  même  si  le  mot  n'est  éclairé  que  par  une  étincelle, 
c'est-à-dire  nest  visible  que  pendant  un  temps  trop  court  pour  que 
l'attention  puisse  se  déplacer,  la  lecture  peut  encore  se  faire  dans  la 
majorité  des  cas.  Le  premier  rôle  appartient  dans  la  lecture,  comme 
Erdmann  et  Dodge  l'ont  montré,  et  comme  le  confirment  les  expé- 
riences nouvelles  de  B.,  à  la  forme  globale  des  mots.  Il  est  vrai  que 
les  lettres  dominantes  et  caractéristiques  (comme  d,  p,  ô,  etc.)  sont 
importantes,  mais  seulement  parce  qu'elles  contribuent  à  déterminer 
la  forme  globale.  —  (En  somme,  la  question  demeure  controversée, 
de  savoir  si  le  mot  est  lu  comme  un  ensemble,  ou  s'il  est  lu  par  par- 
ties successives.) 

M.  LÉvv.  Sur  la  répartition  des  intensités  lumineuses  dans  le 
spectre  pour  Vceil  adapté  a  la  lumière  (74-89). 

F.  Kiesuw.  Sur  la  question  des  surfaces  gustalivcs  de  Varrière- 
bouche  chez  Venfant  (90-92).  —  Comme  les  surfaces  gustatives  sont 
plus  étendues  chez  l'enfant  que  chez  l'adulte,  c'est  une  question  de 
savoir  si  h\  luette,  qui  est  insensible  aux  saveurs  chez  l'adulte,  l'est 


k 


liEVLE    DtS    PllHIOL'IUlES    ÉTIUNGEHS  2tl 

aussi  chez  l'enfant.  L'examen  microscopique  de  cet  organe,  enlevé  à 
des  cadavres,  ne  présentant  pas  encore  d'altérations,  n'a  montré 
aucuns  ijoutons  yuslalils.  Les  organes  examinés  appartenaient  à 
quatre  enfants,  de  sept  mois,  neuf  mois,  un  an  et  trois  ans,  et  à  un 
jeune  liomme  de  seize  ans.  La  luette necontientdoncjamais  d'organes 
du  goût,  puisqu'elle  n'en  contient  même  pas  pendant  l'enfance, 

II.  WoLK  (93-97),  au  sujet  du  travail  de  G.  AiiEi.^noitFF  et  IL  Feu.- 
CIIENKEI.U  €  sur  la  dépendance  de  la  réaction  pupillaire  à  l'égard  du 
lieu  et  de  l'étendue  de  la  surface  excitée  »  {Zeitsclirift,  XXXIV), 
recommande,  pour  l'élude  de  ces  faits,  un  appareil  dont  il  est  l'inven- 
teur. Les  deux  auteurs  (98-99)   discutent  brièvement  ses  remarques. 

F.  SciiCMANN,  Contributions  à  Vanalyse  des  perceptions  vAsuelles 
(101-183.  Quatrième  article  :  les  trois  premiers  se  trouvent  dans  les 
volumes  XXIII,  XXIV'et  XXX).  —  S.  s'occupe  maintenant  de  l'appré- 
ciation de  la  direction,  et  montre  comment  différents  facteurs  autres 
([ue  les  mouvements  des  yeux  jouent  un  rôle  dans  cette  appréciation. 
La  détermination  de  ces  facteurs  explique  un  bon  nombre  d  illusions 
optiques,  notamment  l'illusion  de  Poggendorff. 

R.  Simon.  Sur  la  fixation  dans  la  vision  crépusculaire  (185-193).  — 
Les  parties  latérales  de  la  rétine  sont  plus  sensibles  à  la  lumière  que 
la  tache  jaune  :  si  la  surface  que  Ion  regarde  est  éclairée  par  une 
lumière  inférieure  au  seuil  fovéal,  on  ne  réussit  à  la  percevoir  que  si 
l'on  fixe  un  point  en  dehors  de  la  surface,  c'est-à-dire  si  l'on  écarte 
l'axe  visuel  dans  une  certaine  direction  et  selon  un  certain  angle.  S.  a 
constaté  que  cet  écart  de  l'axe  visuel  ne  suit  pas  la  même  direction 
pour  les  deux  yeux  :  l'œil  droit  doit  se  diriger  vers  le  dehors  et  en 
liant,  l'œil  gauche  en  haut  et  presque  sans  variation  à  droite  ou 
à  gauche.  Cela  tient  probablement  à  des  particularités  des  muscles  de 
l'œil.  La  grandeur  du  mouvement  d'écart  varie  suivant  l'éclairement 
de  la  surface  et  suivant  l'adaptation  à  l'obscurité.  Si  pour  un  éclaire- 
ment  très  faible  le  mouvement  est  de  2»  1/2,  il  n'est  plus  que  de  1  "  I  2 
pour  un  éclairement  plus  fort,  mais  toujours  inférieur  au  seuil  fovéal. 
Si  pour  un  certain  éclairement  l'écart  est  de  2°  après  10  minutes 
d'adai)tation,  il  tombe  à  1'' 1  2  au  bout  de  10  autres  minutes,  et  à  1'^ 
au  bout  d'une  heure. 

S.  ExNER.  Sur  la  théorie  du  processus  central  de  la  vision  (194-212). 
—  A  l'occasion  d'expériences  de  Hitzig,  et  de  nouvelles  expériences 
faites  par  le  Japonais  Imamura  à  l'Institut  physiologique  de  Vienne, 
E.  s'attache  à  expliquer  une  amblyopie  consécutive  à  des  lésions 
expérimentales  dans  le  cerveau  du  cliien,  et  qui  présente  ce  caractère 
singulier  d'être  alternante,  c'est-à-dire  que  le  trouble  de  la  vision 
change  de  côté  quelques  jours  après  la  lésion. 

J.  Frobes.  Contribution  sur  les  comparaisons  dites  comparaisons 
de  différences  surperceptibles  de  sensations  (2il-2C8,  3i4-380).  — 
Dans  ces  expériences,  faites  sous  la  direction  de  G.  E.  Muller,  on  ne 
cherche  pas,  suivant  la  tradition  des  psychophysiciens  orthodoxes,  à 


'212  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

•établir  des  différences  égales  de  sensation  afin  de  voir  comment  ces 
prétendues  différences  égales  se  comportent  par  rapport  aux  diffé- 
rences correspondantes  des  excitations;  mais  on  s'efforce  de  dégager 
4es  facteurs  qui  déterminent  le  jugement.  L'auteur  a  choisi  pour  ses 
expériences  les  poids  soulevés  et  les  intensités  lumineuses. 

Dans  les  expériences  sur  les  poids,  le  sujet  soulève  successivement 
trois  poids  A,  B,  C,  et  on  lui  prescrit,  suivant  la  tradition,  de  com- 
parer la  différence  des  sensations  produites  par  Aet  B  avec  celle  des 
sensations  produites  par  B  et  C.  On  ne  se  préoccupe  pas,  au  moins 
■pour  le  moment,  de  savoir  si  cette  comparaison  est  possible;  on 
demande  au  sujet  d'essayer  de  juger  dans  le  sens  indiqué.  Dans  la 
plus  grande  partie  des  expériences,  A  est  de  600  grammes,  B  de 
1  200  grammes,  et  C  varie  de  1  300  à  2  380  grammes  par  intervalles  de 
120  grammes.  On  admet  les  cinq  espèces  de  jugements  recommandes 
■par  Mûller  :  l'une  des  différences  est  jugée  beaucoup  plus  petite,  plus 
petite,  plus  grande,  ou  beaucoup  plus  grande  que  l'autre,  ou  bien  le 
jugement  est  indécis.  Les  résultats -de  chaque  série  d'expériences  se 
groupent  dans  un  tableau  oîi,  en  face  des  différentes  valeurs  de  C,  se 
trouvent,  sur  cinq  colonnes,  les  nombres  appartenant  aux  cinq  espèces 
de  jugements.  11  faut  remarquer  que  l'ordre  des  excitations  a  toujours 
'été  le  même,  c'est-à-dire  que  l'erreur  de  temps  n'a  pas  été  compensée  : 
«'est  là  un  grave  défaut.  Un  autre  est  que,  malgré  des  expériences 
préalables,  les  séries  ne  sont  pas  complètes,  c'est-à-dire  que  la  varia- 
tion de  C  ne  s'étend  pas  assez  loin  pour  que  l'on  puisse  atteindre  les 
limites  extrêmes  des  champs  de  jugements. 

Je  laisse  de  côté  les  calculs  faits  par  diverses  méthodes  pour  déter- 
«liner  la  valeur  moyenne  de  C,  et  aussi  les  calculs  pour  mesurer 
il'acuité  du  jugement  (die  Scharfe  des  Urteilen><),  la  netteté  delà  sépa- 
ration des  champs  de  jugement  et  la  variabilité,  pour  arriver  aux 
observations  subjectives  sur  les  facteurs  qui  déterminent  le  jugement. 
L'intérêt  principal  des  expériences,  au  point  de  vue  des  idées  de 
Midler,  est  dans  ces  observations.  Tous  les  sujets,  parmi  lesquels 
Mûller,  notent  l'influence  de  l'impression  absolue  du  troisième  poids. 
Si  ce  poids  paraît  lourd,  on  est  porté  à  déclarer  que  la  deuxième 
différence  est  plus  grande  que  la  première;  s'il  paraît  léger,  on  est 
porté  à  juger  en  sens  contraire.  L'impression  absolue  peut  exister 
aussi  pour  chacun  des  trois  poids;  si  les  deux  premiers  paraissent 
légers  et  le  troisième  lourd,  on  tend  à  déclarer  la  deuxième  différence 
plus  grande;  si  le  premier  paraît  léger  et  les  deux  autres  lourds,  on 
'tend  à  déclarer  la  deuxième  différence  plus  petite;  si  le  premier  paraît 
•léger,  le  deuxième  moyen,  le  troisième  lourd,  il  existe  une  tendance  à 
porter  le  jugement  «  indécis  ».  Parfois  les  deux  différences  sont 
appréciées  l'une  après  l'autre,  la  première,  par  exemple,  comme  peu 
considérable,  la  deuxième  comme  considérable,  et  le  jugement  en 
résulte  :  la  deuxième  différence  est  la  plus  grande.  C'est  encore  une 
■impression   absolue  qui   détermine    alors  le  jugement,  l'impression 


RKVUE   DKS    PlilMODIQUES    ÉTUA.NGKUS  213- 

absolue  de  grandeur  ou  de  petitesse,  non  plus  des  poids,  mais  de 
leurs  dilTércnces.  Outre  l'inlluence  de  l'impression  aljsolue,  «pii 
s'exerce  ainsi  des  diverses  fâchons  possibles,  on  rencontre  parmi  les 
fadeurs  du  jugement  des  images  visuelles,  notamment  limage  de 
trois  marcbes  d'escalier  symbolisant  par  leur  hauteui"  les  différences 
des  poids,  une  image  schématique  du  volume  des  poids  (image  pure- 
ment symitolique,  puisque  les  poids  ont  en  réalité  le  même  volume), 
ou  bien  l'image  égaleuR-nl  scliémalique  d'un  mouvement  des  jioids  de 
bas  en  haut,  dans  laquelle  le  poids  semble  élevé  à  une  hauteur  d'autant 
moindre  qu'il  paraît  plus  lourd.  Il  arrive  aussi  que  le  jugement  est 
déterminé  par  une  comparaison  de  la  deuxième  différence  avec  des 
symboles  qui  caractérisaient  la  deuxième  différence  dans  les  expé- 
riences antérieures,  ou  par  une  comparaison  de  C  avec  des  appré- 
ciations antérieures  de  la  valeur  de  C.  L'attente  joue  aussi  un  rôle 
important  lorsque  C  est  plus  petit  qu'on  ne  l'attendait,  il  en  résulte 
une  tendance  à  regarder  la  deuxième  différence  comme  plus  petite  que 
l'autre.  Ces  divers  motifs  de  jugement  peuvent  se  renforcer  récipro- 
quement ou  bien  entrer  en  contlit,  et  il  en  existe  encore  quelques 
autres  dont  l'importance  paraît  moindre.  Il  faut  signaler  toutefois,, 
outre  l'adaptation  motrice,  ce  fait  que  Millier  déclare  porter  son 
jugement  avec  plus  d'hésitation  lorsqu'il  est  bien  reposé  et  qu'il 
s'efforce  de  conqiarer  véritablement  les  différences. 

Les  expériences  sur  les  sensations  lumineuses  sont  de  deux  sortes. 
Les  unes  consistent  à  classer  des  papiers  gris  de  teintes  différentes; 
d'abord  on  détermine  une  suite  de  différences  juste  perceptibles, 
entre  la  teinte  la  plus  sombre  et  la  plus  claire,  et  l'on  prend  ensuite 
celle  de  toutes  les  teintes  qui  se  trouve  au  milieu  de  la  série;  ensuite, 
on  détermine  directement,  par  la  méthode  des  limites  (l'ancienne 
méthode  des  petites  variations  sous  la  forme  récente  que  lui  adonnée 
Midler),  la  teinte  qui  paraît  moyenne  entre  une  teinte  sombre  et  une 
teinte  claire  séparées  par  un  grand  intervalle.  On  se  propose, 
entre  autres  fins,  de  comparer  les  deux  teintes  moyennes  déterminées 
par  ces  deux  méthodes  différentes.  Elles  concordent  approxima- 
tivement :  c'est  tout  ce  que  l'on  en  peut  dire,  et  l'auteur  ne  cherche 
d'ailleurs  pas  à  tirer  de  ce  fuit  des  conclusions  relatives  à  l'intensité 
des  sensations  et  aux  différences  d'intensité. 

Les  autres  expériences  sur  les  sensations  lumineuses,  faites  au 
moyen  de  disques  rotatifs,  sont  plus  intéressantes.  D'abord,  comme 
d'ailleurs  dans  les  expériences  avec  les  papiers,  le  facteur  du  juge- 
ment sur  lequel  il  est  prescrit  au  sujet  de  se  déterminer  est  le  degré 
de  cohérence.  Millier  a  expliqué  récemment  que  ce  qui  détermine 
son  jugement  dans  la  comparaison  des  différences  superceptibles,  de 
sensations  lumineuses,  c'est,  non  pas  une  appréciation  des  différences 
d'intensité,  mais  le  degré  de  cohérence  {Koliàrenzrjvad  des  couples  de 
sensations.  Il  arrive  que,  au  premier  regard,  deux  des  trois  lumières 
lui  paraissent  former  un  couple  bien  assorti  et  par  là  s'unissent  dans 


214  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

la  perception,  tandis  que  la  troisième  reste  isolée  et  que  même  il  est 
parfois  impossible  de  l'unir  à  la  lumière  moyenne,  de  la  «  saisir 
collectivement  >>  avec  elle  :  c'est  la  facilité  plus  ou  moins  grande  avec 
laquelle  deux  sensations  s'unissent  de  la  sorte  que  Millier  appelle  leur 
degré  de  cohérence.  Si  donc,  de  trois  sensations,  simultanées  ou 
successives,  les  deux  premières  s'unissent  facilement  tandis  que  la 
deuxième  et  la  troisième  s'unissent  moins  facilement,  ou  ne  s'unissent 
pas  du  tout,  on  est  porté  à  déclarer  que  la  différence  des  deux 
premières  est  moindre  que  la  différence  entre  la  deuxième  et  la 
troisième;  et  les  autres  genres  de  jugements  se  déterminent  d'une 
manière  analogue. 

F,  prescrit  donc  à  ses  sujets  d'apprécier  les  deux  différences 
formées  par  trois  disques  rotatifs  d'après  le  degré  de  cohérence. 
Deux  des  trois  lumières  (A  et  C)  sont  constantes,  on  fait  varier  la 
lumière  intermédiaire  (B),  et  l'on  se  propose  de  déterminer  la  valeur 
moyenne  de  B  pour  laquelle  les  deux  différences  sont  égales,  ou  plus 
précisément  pour  laquelle  il  y  a  indécision  du  jugement  comparatif.  — 
Cette  valeur  moyenne  de  B  est  déterminée  par  la  méthode  des  limites  : 
on  donne  d'abord  à  B  une  valeur  telle  que  le  sujet  déclare  que  la 
différence  de  droite  est  plus  petite,  puis  on  diminue  B  graduellement 
jusqu'à  ce  que  l'on  obtienne  le  jugement  «  indécis  ».  On  établit  les 
alternances,  et  l'on  prend  la  moyenne  des  valeurs  empiriques,  parfois 
très  éloignées  les  unes  des  autres,  pour  lesquelles  s'est  produit  le 
jugement  "  indécis  ». 

L'observation  subjective  des  personnes  qui  ont  pris  part  aux  expé- 
riences montre  que,  malgré  la  prescription  relative  au  degré  de  cohé- 
rence, elles  emploient  en  réalité  des  procédés  variables  pour  établir 
leur  jugement  et  que,  même  chez  MûUer,  d'autres  facteurs  de  juge- 
ment tendent  à  exercer  une  action.  Par  exemple,  les  deux  différences 
sont  appréciées  chacune  d'après  leur  valeur  absolue,  l'une  comme 
grande,  l'autre  comme  petite.  Si  l'un  des  trois  disques  est  assez 
nettement  noir,  ou  blanc,  il  en  résulte  une  tendance  à  regarder  les 
deux  autres  comme  assortis  ensemble  en  raison  de  leur  teinte  grise. 
Quelquefois  rimi)ression  absolue  produite  par  le  blanc  ou  le  noir 
tend  à  déterminer  le  jugement  à  elle  seule,  sans  que  les  degrés  de 
cohérence  soient  comparés.  L'un  des  sujets  n'a  tenu  compte  du  degré 
de  cohérence  qu'au  début  des  expériences;  ensuite  il  a  trouvé  cette 
méthode  d'appréciation  trop  difficile,  et  il  s'est  déterminé  d'après  une 
impression  do  caractèreémotionnel,uncsecousse  causée  par  le  passage 
d'un  disque  à  un  autre.  D'autres  influences  encore  se  sont  manifestées, 
comme  la  force  attractive  d'une  des  sensations  (la  tendance  de  la 
sensation  à  s'imposer  à  l'attention),  et  le  fait  que  l'une  des  lumières 
paraît  aveuglante. 

De  cette  analyse  subjective  des  facteurs  du  jugement,  dans  la 
comparaison  des  différences  d'intensité  lumineuse,  il  me  paraît 
résulter  que  le  petit  problème  de  comparaison  qui  se  pose  à  chaque 


REVUE   l»i:S    I'i;ilIODlQUES    ÉTRANGERS  213 

sujet  dans  chaque  expérience  est  résolu  par  des  moyens  qui  peuvent 
varier  beaucoup  :  les  e\[)ériences  de  F.  et  les  idées  directrices   de 
Millier  ouvienl  des  voies,  fournissent  des  hypothèses  pour  pousser 
plus    loin    cette    analyse,    qui    est   l'analyse   du  ju£,'emeiil   psycho- 
physique. —  Il  faut  remarquer  en  particulier,  dans  le  travail  mental 
par    lequel  s'élabore    ce  jugement,    outre    la    variété    des    moyens 
employés,  une  recherche  instinctive  de  ceux  qui  sont  les  i)lus  com- 
modes, et,  sinon  les  plus  rigoureux,  du  moins  les  plus  économiques. 
Les  résultats  numériques  des  expériences  ne  sont  pas  sans  intérêt, 
malgré  le  manque  de  compensation   de  l'erreur  de  temps  dans  les 
expériences  sur  les  poids.  Dans  les  deux  séries  de  ces  expériences  où 
.Mïdk-r  a  servi  de  sujet,  la  valeur  moyenne  de  l'excitation  variable  est 
sensiblement  ce  qu'elle  devrait  être  pour  que  les  trois  poids  fussent 
rangés  en  progression  arithmétique.  Si  l'on  interprète  ces  résultats, 
comme  faisait  Merkel  dans  des  circonstances  analogues,  en  vue  de 
savoir   s'il  faut  accepter   l'hypothèse    de  la  différence  ou    celle   du 
rapport,  ils  seraient  nettement  favorables  à  l'hypothèse  de  la  diffé- 
rence. Si,  au  contraire,  comme  je  le  pense,  il  faut  admettre  que  le 
jugement  des  sujets  porte  en  fin  de  compte,  d'une  manière  plus  ou 
moins  consciente,   sur  les    différences  des  excitations,  ces  résultats 
montreraient  que  l'esprit  choisit  spontanément  les  différences  arith- 
métiques des  excitations   i)lutôt  que  les   rapports,  c'est-à-dire  qu'il 
mesure  les  poids  par  quelque  unité  commune  et  emploie  cette  mesure 
plus  ou    moins  confuse    pour   apprécier  les  différences  et  pour  les 
comparer.  Au  contraire,  dans  les  expériences  sur  les  sensations  de 
lumière,    comme   on    pouvait   sy  attendre    d'après    les   expériences 
anciennes  de  Delbœuf  et  d'après  d'autres  plus  récentes,  la  moyenne 
des  valeurs  de  l'excitation  variable  range  à  peu  près  les  trois  inten- 
sités  lumineuses  en  une  progression  géométrique.  L'esprit  préfère 
donc  ici  les  rapports  des  excitations  à  leurs  différences  arithmétiques 
et  cela  tend  à  montrer  qu'il  mesure  les  trois  intensités  lumineuses  en 
prenant  l'une  d'elles  pour  unité.  —  Dans  les  expériences  sur  les  poids, 
les  trois  sujets  autres  que  Muller,  non  habitués  comme  lui  à  ce  genre 
d'expériences,  ont  donné  d'abord  des  valeurs  de  C  dont  la  moyenne 
est  sensiblement  inférieure  à  ce  qu'exigerait  la  progression  arithmé- 
tique :  par  exemple,  le  poids  A  pesant  600  gr.,  B  pesant  1200  gr.,  ils 
donnent  d'abord  à  C  une  moyenne  voisine  de  1  500  grammes.  Il  est 
possible,  comme  le  croit  F.,  que  ce  fait  s'explique  par  le  rôle  préi)on- 
dérant  de  l'impression  absolue.  Vm  tout  cas,  la  moyenne  de  C  va  en 
grandissant  au  cours  des  expériences,  et  dans  des  expériences  ulté- 
rieures peu  étendues,  elle  continue  à  croître  pour  se  rapprocher  de  la 
valeur  exigée  par  la  progression  arithmétique.  Il  y  a  donc  là  un  lait 
d'exercice  qui  n'a  rien  de  surprenant.  —  Dans  les  expériences  sur  les 
sensations  visuelles,    il   existe  aussi  une  anomalie  :    les   sujets  qui 
éprouvent  devant  les  excitations  fortes  une  impression  d'aveuglement 
donnent  à  l'excitation  de  comparaison  une  valeur  plus  forte  que  celle 


216  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

qu'exigerait  la  progression  géométrique.  F.  explique  le  fait,  d'une 
façon  d'ailleurs  peu  nette,  parla  force  attractive  des  sensations,  dont 
Muller  a  signalé  l'existence  et  marqué  l'importance  dans  sa  théorie 
des  sensations  visuelles  (Zur  Psychophysik  der  Gesichtsempfin- 
dungen,  Z.  /'.  Ps.,  X,  p.  26  et  suiv.)-  H  n'est  pas  impossible  que  cette 
explication  soit  juste.  Toutefois  ce  point  aurait  particulièrement 
besoin  d'être  étudié  de  plus  près. 

G.  A.  HoEFER.  Recherches  sur  la  sensibilité  différentielle  acoustique 
de  la  loi  de  Weber  Fechner  dans  des  états  normaux,  des  psijchoses 
et  des  névroses  fonctionnelles  (2G9-293).  —  Expériences  faites  au 
moyen  du  phonomètre  à  chute,  par  la  méthode  des  cas  vrais  et  faux. 
Pour  éviter  l'influence  de  l'impression  absolue,  l'auteur,  sur  le  conseil 
de  Ziehen,  a  employé  une  excitation  virtuelle  de  comparaison,  c'est-à- 
dire  qu'il  a  remplacé  la  hauteur  de  chute  à  laquelle  l'intensité  du  son 
est  proportionnelle  par  deux  hauteurs  qui  en  sont  également  éloi- 
gnées :  par  exemple  il  remplace  la  hauteur  de  1  300  mm.  par  celles  de 
1  200  et  1  400.  —  Ziehen  a  servi  de  sujet  pour  une  longue  série  d'expé- 
riences; les  autres,  beaucoup  moins  étendues,  ont  été  faites  sur  des 
malades.  —  En  ce  qui  concerne  l'impression  absolue,  l'artifice  de 
méthode  qui  vient  d'être  indiqué  semble  n'avoir  eu  aucune  inlluence  : 
l'impression  absolue  a  été  notée  dans  deux  séries,  et  elle  se  fait  sentir 
d'une  façon  très  forte;  par  exemple,  sur  26  jugements  vrais,  12 
s'appuient  sur  l'impression  absolue  ;  sur  o  jugements  faux,  l'impres- 
sion absolue  a  agi  2  fois  dans  le  sens  de  l'erreur,  et  un  jugement  s'est 
trouvé  faux,  quoique  l'impression  absolue  eût  agi  dans  le  sens  de  la 
vérité.  Dans  une  autre  série  d'expériences,  l'observation  subjective 
s'est  portée  sur  la  seconde  excitation,  afin  de  savoir  si  l'impression 
absolue  se  produisait  aussi  pour  cette  excitation  :  elle  ne  s'est  pas 
produite,  et  c'est  là  un  fait  qui  semble  très  naturel,  quoique  L.  Martin 
et  G.  E.  Millier  aient  constaté  le  contraire  dans  des  expériences  sur 
les  poids.  —  Parmi  les  autres  résultats  des  expériences  de  H.  avec 
Ziehen,  les  plus  intéressants  concernent  l'erreur  de  temps.  Cette 
erreur  est  toujours  négative,  sauf  quelques  exceptions,  d'ailleurs  peu 
considérables  et  qui  sembleraient  fortuites  si  elles  ne  concernaient 
pas  toutes  le  même  son  normal.  A  signaler  encore  un  procédé  employé 
à  titre  d'essai  en  vue  d'éliminer  l'erreur  de  temps  :  le  procédé  consiste 
à  faire  entendre  deux  fois  la  première  excitation,  de  façon  que  celle 
qui  doit  être  comparée  avec  elle  soit  perçue  la  troisième.  Dans  une 
série,  l'erreur  de  temps  est  éliminée  par  ce  procédé,  dans  une  autre,  elle 
est  diminuée.  Ce  résultat  se  comprend  très  bien  pour  le  cas  où 
l'erreur  en  question  est  négative  :  il  serait  intéressant  de  voir  quel 
serait  le  résultat  avec  une  erreur  positive.  —  Les  expéiMences  sur  les 
malades  ne  révèlent  que  très  peu  de  chose,  si  ce  n'est  que  l'on  peut 
faire  ce  genre  d'expériences  avec  des  malades  de  types  notablement 
différents  (épileptiques,  paralytiques,  mélancoliques,  maniaques,  et 
môme  une  hystérique),  et  (jne,  en  général,  la  sensibilité  différentielle 


HEVUE    DES    Pl'KIOniQlJES    ÉTRANGERS  217 

des  malades  ne  paraît  pas  inférieure  ù  la  normale;  toutefois,  Ihysté- 
rique  se  caractérise  par  l'inconstance  des  résultats.  11.  a  fait  sur 
chaque  malade  i  COO  expériences  :  il  croit  qu'il  en  faudrait  au  moins 
3  000  pour  donner,  chez  les  malades  comme  chez  les  pei-sonnes 
nornudes,  une  mesure  de  la  sensibilité  dilTérentielle  qui  lut  digne  de 
confiance. 

liL'MKE.  Recherches  sur  le  rèfloxe  provoqué  dans  Vœil  par  le  cou- 
rant galvanique  (29i-299).  —  Le  réllexe  pupillaire  est  provoqué, 
ainsi  que  la  sensation  de  lumière,  par  un  courant  électrique  que 
l'on  fait  passer  dans  l'œil  en  aijpliiiuant  une  électrode  sur  le  globe 
de  l'œil  ou  bien  sur  la  tempe  voisine.  On  obtient  le  réllexe  pupillaire 
avec  des  courants  variant  de  0,7  à  ï>  millianipères;  la  sensation  de 
lumière  se  produit  déjà  pour  des  courants  plus  faibles.  Si  l'on  est 
fatigué,  par  exemi)le  paV  une  nuit  de  veille,  la  sensation  de  lumière 
est  provoquée  par  un  courant  un  peu  plus  faible  que  dans  l'état 
normal,  mais  le  réflexe  pupillaire  a  besoin,  pour  se  produire,  d'un 
courant  beaucoup  plus  fort. 

G.  Heym.vns.  Enquête  aur  la  dépersonnalisation  el  la  fausse  recon- 
naissance (.321-343).  —  II.  reprend  le  problème  traité  par  Bernard- 
Leroy.  Au  moyen  d'un  questionnaire  sensiblement  modifié,  adressé 
à  des  personnes  auxquelles  les  faits  ont  été  explifjués  ;non  les  théo- 
ries), et  qui  se  sont  astreintes  pendant  six  mois  à  noter  les  faits  de 
dépersonnalisation  et  de  fausse  reconnaissance,  il  a  recueilli  un 
nombre  de  faits  peu  considérable  :  8  personnes  ont  donné  13  obser- 
vations, et  14  ont  déclaré  connaître  la  dépersonnalisalion  ou  la  fausse 
reconnaissance  par  expérience  personnelle,  quoiqu'elles  ne  les  aient 
pas  observées  dans  la  période  des  six  mois.  Mais  ces  faits  sont  signi- 
licalifs  au  point  de  vue  des  corrélations  qu'ils  établissent,  et,  en 
tenant  compte  des  informations  fournies  par  les  personnes  chez  qui 
la  dépersonnalisation  et  la  fausse  reconnaissance  ne  se  produisent 
jamais,  H.  conclut  qu'il  existe  deux  types  d'hommes,  selon  que  ces 
phénomènes  se  produisent  assez  fréquemment,  ou  bien  ne  se  pro- 
duisent jamais  ou  presque  jamais  :  chez  les  premiers  l'émotivité  est 
forte,  l'humeur  est  très  variable,  il  leur  arrive  périodiquement  de 
n'avoir  de  goût  à  rien,  ils  travaillent  d'une  façon  irrégulière,  et  ils 
sont  médiocrement  doués  pour  les  mathématiques;  les  autres  ont  des 
dispositions  op[)Osées,  l'émotivité  faible,  riiumeur  égale,  etc.  De  plus, 
là  où  existent  la  dépersonnalisation  et  la  fausse  reconnaissance,  on 
trouve  aussi,  plus  fréquemment  que  chez  les  autres,  un  phénomène 
qui  consiste  en  ce  qu'un  mot  connu  apparaît  souvent,  pour  un 
moment,  comme  étranger  et  dépourvu  de  sens.  —  L'enquête  montre 
encore  que  les  faits  en  question  se  produisent  lorsqu'il  y  a  fatigue, 
affaiblissement  ou  assoupissement  de  l'attention,  bref  abaissement  de 
l'énergie  psychique.  Et  cela  explique  qu'un  certain  nombre  de  per- 
sonnes qui  avaient  éprouvé  la  dépersonnalisalion  ou  la  fausse  recon- 
naissance avant  la  période  de  six  mois  ne  l'ont  plus  éprouvée  pendant 


218  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

cette  période  :  l'attention  appliquée  au  fait  au  moment  où  il  allait  se 
produire  suffisait  pour  le  faire  disparaître,  comme  quelques-uns 
l'ont  observé.  —  Comment  expliquer  tout  cela?  H.  fait  remarquer  que 
la  dépersonnalisation  et  la  fausse  reconnaissance  d'une  part,  l'appa- 
rence étrangère  prise  par  un  mot  connu  d'autre  part,  sont  des  faits 
connexes,  qui  doivent  s'expliquer  de  la  même  manière.  Or  on 
comprend  que  l'abaissement  de  l'énergie  psychique  fasse  prendre  à 
un  mot  connu  une  physionomie  étrangère  :  elle  détermine  un  affai- 
blissement dans  l'activité  associative  des  représentations,  et  ainsi  il 
peut  arriver  qu'un  mot  n'évoque  pas  les  images  qui  forment  sa  signi- 
fication. La  même  explication  est  valable  pour  la  dépersonnalisation  : 
ici,  ce  n'est  plus  un  simple  mot,  c'est  tout  le  contenu  de  la  conscience 
qui  paraît  momentanément  inconnu,  et  cela  peut  se  ramener  aussi  à 
un  retard  dans  les  associations  auxquelles  les  choses  doivent  d'être 
reconnues.  Reste  la  fausse  reconnaissance  :  ce  fait  se  présente  comme 
diamétralement  opposé  aux  deux  précédents,  car  d'un  côté  des  faits 
connus  ne  sont  pas  reconnus,  et  ici  un  fait  qui  n'a  pas  été  antérieure- 
ment connu  est  cependant  reconnu.  Pourtant  l'explication  peut  être 
la  même;  l'affaiblissement  de  l'activité  associative  de  perceptions 
actuelles  peut  avoir  pour  résultat  de  les  faire  ressembler  à  ces  sou- 
venirs lointains  et  presque  oubliés  que  nous  hésitons  à  reconnaître  et 
ainsi  de  les  faire  attribuera  un  passé  indéterminé.  La  cause  commune 
de  tous  les  faits  dont  on  cherche  ici  l'explication  serait  donc  le  retard 
momentané  ou  l'ajustement  imparfait  des  associations  qui  déter- 
minent le  sentiment  du  connu.  Des  observations  nouvelles  permet- 
tront de  fixer  la  valeur  de  cette  théorie  et  de  résoudre  le  problème 
d'une  façon  définitive. 

H.  J.  Watt.  Sur  les  réaclions  associatives  provoquées  jiar  des 
perceptions  visuelles  de  mots  (417-430).  —  Thumb  et  Marbe,  dans 
leurs  Experimentelle  Untersuchungen  iïber  die  psychologischen 
Grundlagen  der  sprachlichen  Analogiebildiing ,  ont  publié  les  résul- 
tats d'expériences  sur  l'association  dans  lesquelles  les  excitations 
consistaient  en  mots  prononcés.  Oertel  {Americayi  journal  of  Philo- 
logij,  XXII)  a  fait  des  expériences  analogues  avec  des  mots  perçus  par 
la  vue  et  a  trouvé  que  c'est  seulemeixt  d'une  façon  exceptionnelle 
qu'un  nom  de  nombre  évoque  un  autre  nom  de  nombre.  Thumb  et 
Marbe  avaient  trouvé  le  contraire.  W.  reprend  les  expériences  avec 
des  adultes  et  des  écoliers.  Les  mots  évocateurs  sont  classés  d'après 
leur  signification  en  catégories  de  mots  analogues  :  noms  de  nombre, 
noms  de  parenté,  adjectifs,  pronoms,  adverbes  de  lieu  et  adverbes  de 
temps.  Le  temps  d'association  est  mesuré  en  millièmes  de  seconde. 
Le  résultat  est  que  les  sujets  se  divisent  en  deux  groupes  relativement 
à  la  nature  des  associations  ainsi  provoquées  :  pour  trois  écoliers,  les 
mots  évoqués  sont  étrangers  à  la  catégorie  des  mots  évocateurs 
dans  la  proportion  do  80  p.  100;  pour  les  deux  autres  écoliers  et  pour 
les  adultes,  ils  appartiennent  à  la  même  catégorie  que  les  mots  évo- 


IIEVLE    DES   PÉRIODIQUES   ÉTRANGERS  219 

catcurs  dans  la  proportion  de  00  à  100  p.  100.  Dans  l'ensemble,  ces 
résultats  montrent  que,  pour  la  majorité  des  cas,  la  règle  trouvée  par 
Thumb  et  .Marbe  s'applicjue  aussi  aux  associations  provoquées  par  les 
mots  vus.  De  plus  ces  associations,  qui  sont  les  plus  fréquentes,  sont 
aussi  les  plus  rapides  de  beaucoup. 

Foucault. 


Arcliiv  fiir  die  gesamte  Psychologie,  t.  IV. 

E.  EnERT  et  E.  Meumann.  Sur  quelques  questions  fondamentales 
relatices  à  /a  psychologie  de  l'exercAce  dans  le  domiine  de  la  mémoire 
(1-232).  —  Cet  important  travail  a  pour  but  principal  d'étudier  Tin- 
lluence  de  l'exercice  sur  la  mémoire,  et  en  particulier  Tinlluence  de 
l'exercice  d'une  forme  spéciale  de  la  mémoire  sur  les  autres;  de  plus, 
il  foui'iiit  incidemment  des  indications  sur  la  psychologie  de  la 
mémoire,  sur  les  mémoires  spéciales  et  sur  la  valeur  comparative 
des  différents  procédés  employés  pour  apprendre  par  cœur. 

Les  expériences,  faites  à  Zurich  avec  huit  personnes,  étudiants  et 
professeurs,  comprennent  plusieurs  parties.  Au  début,  on  détermine 
la  capacité  de  la  mémoire  de  toutes  les  personnes  pour  les  lellres,  les 
chiffres,  les  syllabes  dépourvues  de  sens,  les  mots  allemands,  les 
mots  italiens,  les  strophes  de  vers  et  les  textes  en  prose.  Il  s'agit  ici 
de  la  mémoire  immédiate,  et  la  perception  est  auditive  :  on  établit, 
en  employant  des  séries  de  longueurs  croissantes,  la  longueur  de  la 
série  qui  peut  être  reproduite;  sans  faute,  puis  celle  de  la  série  où 
le  nombre  des  fautes  dépasse  un  demi  ou  un  tiers.  Pour  la  mémoire 
de  conservation,  on  a  employé  la  perception  visuelle  de  séries  de 
syllabes  dépourvues  de  sens,  de  signes  spéciaux  (formés  d'un  trait 
vertical  et  d'un  ou  deux  points  noirs,  ou  d'une  ligne  droite  et  d'une 
ligne  courbe,  ces  éléments  étant  placés  de  façons  différentes),  puis  de 
mots  italiens,  de  strophes  de  vers  et  de  textes  en  prose.  On  détermine 
le  nombre  des  présentations  nécessaires  pour  apprendre  une  série  ou 
un  texte,  et  le  nombre  de  présentations  qui  est  nécessaire  pour  réap- 
prendre la  même  série  ou  le  même  texte  au  bout  de  vingt-quatre 
heures.  Telle  est  la  première  expérience,  dont  le  but  est  de  fixer  l'état 
de  la  mémoire.  —  Viennent  ensuite  les  expériences  d'exercice  :  chaque 
personne  apprend  par  cœur  32  séries  de  12  syllabes,  à  raison  d'une 
série  par  jour.  —  On  recommence  alors  les  expériences  du  début, 
avec  un  matériel  différent,  afin  de  voir  quelle  inlluence  a  été  exercée 
sur  les  diverses  formes  de  mémoire.  On  fait  ensuite  pour  la  seconde 
fois  des  expériences  d'exercice,  avec  cette  différence  que  quelques-uns 
des  sujets  n'ont  appris  que  16  séries.  On  termine  enfin  par  un  troi- 
sième examen  de  la  mémoire  semblable  aux  deux  premiers. 


220  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Dans  les  expériences  d'exercice,  on  a  employé,  pour  les  comparer 
au  point  de  vue  de  leur  valeur,  trois  méthodes  différentes  :  1'^  la 
méthode  du  bloc,  ou  méthode  globale,  qui  consiste  à  lire  les  12  syllabes 
autant  de  fois  qu'il  est  nécessaire  pour  les  apprendre  par  cœur;  2"  la 
méthode  fractionnaire,  qui  consiste  à  lire  d'abord  plusieurs  fois  une 
partie  des  12  syllabes  (i  ou  G),  puis  une  autre  partie,  puis  les  12  syl- 
labes, et  à  recommencer  jusqu'à  ce  que  l'on  sache  par  cœur  toute  la 
série;  3°  la  méthode  intermédiaire,  qui  est  nouvelle,  au  moins  sous 
cette  forme  précise,  et  qui  consiste  à  apprendre  d'abord  un  tiers  de 
la  série,  puis  le  deuxième  tiers,  puis  le  troisième,  ou  bien  d'abord  la 
première  moitié  et  ensuite  la  deuxième;  on  a  donc  employé  deux 
méthodes  intermédiaires  ,  selon  quo  les  fractions  étaient  de  4  ou 
de  6  éléments.  —  La  comparaison  de  ces  diverses  méthodes  donne 
des  résultats  nouveaux  et  intéressants.  On  avait  coutume,  d'après  les 
expériences  antérieures,  de  regarder  la  méthode  globale  comme  la 
plus  avantageuse  :  les  expériences  actuelles  montrent  qu'elle  l'est 
seulement  en  ce  qu'elle  garantit  une  conservation  plus  longue  des 
souvenirs.  Mais,  s'il  s'agit  de  la  reproduction  immédiate  d'une  série 
de  syllabes,  ce  sont  les  méthodes  intermédiaires  qui  })ermettent  de 
l'obtenir  avec  le  moins  grand  nombre  de  lectures,  et  celle  qui  consiste 
à  diviser  les  12  syllabes  en  trois  séries  de  4  est  la  plus  économique 
de  toutes.  En  ce  qui  concerne  le  perfectionnement  général  de  la 
mémoire,  les  diverses  méthodes  sont  d'autant  plus  efficaces  que  leurs 
résultats  immédiats  sont  moins  bons. 

Au  point  de  vue  de  l'exercice,  les  expériences  établissent  d'une 
façon  très  nette  ce  fait  que  l'exercice  mécanique  qui  consiste  à 
apprendre  par  cœur  des  séries  de  syllabes  développe  toutes  les  formes 
de  la  mémoire.  Le  progrès  des  mémoires  spéciales  varie  d'ailleurs 
d'une  façon  notable,  de  20  p.  100  à  50  et  même  75  p.  100.  Une  loi  paraît 
se  dégager  assez  nettement  :  c'est  que  ce  progrès  est  d'autant  plus 
marqué  qu'il  s'agit  de  matières  plus  semblables  aux  syllabes  dépour- 
vues de  sens;  par  exemple,  d  est  plus  marqué  pour  les  séries  de 
lettres  ou  de  nombres  que  pour  les  textes  en  vers  et  en  prose.  —  Un 
autre  fait  remarquable  est  que  les  progrès  acquis  par  ces  exercices 
se  conservent  au  bout  de  plusieurs  mois,  de  loG  jours  pour  l'un  des 
sujets. 

La  cause  principale  de  ce  fait  semble  être  que,  en  exerçant  une 
forme  spéciale  de  mémoire,  on  exerce  en  même  temps  les  fonctions 
mémorielles  voisines  :  c'est  une  Mitûbuiif).  Mais  en  outre  l'attention 
se  perfectionne,  les  états  émotionnels  désagréables  du  début  (l'ennui 
causé  par  un  travail  monotone)  font  place  à  des  états  opposés  qui 
favorisent  le  travail,  l'effort  volontaire  se  concentre  mieux  sur  le  but 
à  atteindre,  et  les  sujets  acquièrent  par  l'exercice  toute  une  technique 
qui  est  applicable  aux  diverses  formes  de  mémoire.  Au  cours  des 
exercices,  les  sujets  emploient  d'abord  des  moyens  artificiels  pour 
fixer  les  souvenirs  (par  exemple  des  associations  secondaires)  ;  ils  les 


ItEVLE    OES    l'I-.lUODIQlES    ÉTIIA^GERS  'i'il 

abandonnenl  ensuite  comme  superflus,  et  ils  apprennent  par  cœur 
d  une  r;it;on  de  plus  en  plus  mécanique,  au  moyen  du  ryllime  et  du 
genre  d'images  qui  répond  à  leur  type.  Mais  ce  mécanisme  n"emi)èclie 
pas  raltenlion,  il  n'est  pas  un  automatisme,  il  est  un  meilleur  emploi 
des  forces  mentales,  dominé  par  la  volonté  d'arriver  au  perfection- 
nement de  la  mémoire. 

Les  expériences  mettent  aussi  en  lumière  ce  fait,  que  la  reproduction 
et  la  conservation  durable  des  souvenirs  sont  deux  fonctions  profon- 
dément séparées.  Parmi  trois  des  sujets  spécialement  étudiés  à  ce 
point  de  vue,  celui  qui  a  la  meilleure  mémoire  de  conservation  a  la 
moins  bonne  mémoire  de  reproduction  immédiate,  et  celui  qui  a  la 
moins  bonne  mémoire  de  conservation  a  la  meilleure  mémoire  de 
reproduction  immédiate.  Le  facleui-  essentiel  qui  détermine  la  repro- 
duction immédiate  est*la  concentration  de  l'attention,  tandis  que  la 
conservation  durable  dépend  surtout  du  nombre  des  répétitions. 

Les  conclusions  pratiques  sont  pour  la  plupart  ajournées  :  une 
seule  est  dégagée,  c'est  la  proscription  de  la  mnémotechnie  artificielle; 
il  faut  y  substituer  une  méthode  rationnelle  de  culture  de  la 
mémoire. 

H.  J.  Watt.  Contributions  expérintenlalcs  à  In  théorie  de  la  pensée 
i280-43G;.  —  Expériences  sur  les  réactions  associatives.  Le  sujet  lit  un 
mol,  le  mot-excitation,  présenté  au  moyen  d'un  appareil  spécial,  et  il 
doit  réagir  par  un  autre  mot.  Mais,  au  lieu  que  l'association  soit 
libre,  comme  dans  de  nombreuses  expériences  déjà  faites  suivant 
celte  méthode,  on  lui  impose  une  condition  déterminée  :  le  mot- 
réaction  doit  désigner,  par  rapport  au  mot-excitation,  un  concept 
générique,  ou  spécifique,  ou  un  tout,  ou  une  partie,  ou  un  concept 
coordonné,  ou  une  autre  partie  d'un  tout  commun.  De  plus,  les  per- 
sonnes qui  ont  servi  de  sujets  sont  très  exercées  à  l'observation  sub- 
jective, et  elles  doivent  indif[uer  tout  ce  qui  s'est  passé  dans  leur 
esprit  depuis  la  lecture  du  mot-excitation.  La  durée  des  réactions  est 
mesurée  exactement.  —  C'est  là  certainement  une  méthode  intéres- 
sante, mais  les  résultats  obtenus  sont  trop  touffus  et  trop  complexes 
pour  pouvoir  être  exposés  dans  une  brève  analyse. 

K.  Gordon.  Sur  la  inémoire  des  impresf^ions  affective-^  {5-37-458).  — 
Expériences  en  vue  d'étudier  l'influence  que  le  caractère  affectif  des 
perceptions  peut  exercer  sur  la  fidélité  des  souvenirs.  Dans  une  pre- 
mière série  d'expériences,  on  présente  à  différents  sujets,  pendant 
trois  secondes,  une  figure  en  couleurs,  ou  bien  en  blanc  et  noir.  La 
figure  est  appréciée  comme  produisant  une  impression  agréable  ou 
désagréable,  ou  comme  indifférente.  Puis  le  sujet  fait,  de  mémoire, 
une  description  détaillée  de  la  figure,  que  l'on  note  et  que  l'on  analyse 
en  comptant  les  éléments  de  la  figure  qui  ont  été  exactement  repro- 
duits. On  note  aussi  les  images  évoquées  par  association  et  les 
raisons  par  lesquelles  le  sujet  croit  pouvoir  expliquer  son  impression 
esthétique.  Trois  semaines  après,  on  recommence  l'expérience  avec 


222  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

les  mêmes  personnes  et  les  mêmes  figures.  Le  résultat  est  qu'il 
n'existe  pas  de  différences  sensibles  entre  les  souvenirs  d'impressions 
agréables,  désagréables  ou  indifférentes.  —  Dans  une  deuxième  série 
d'expériences,  on  améliore  la  méthode.  La  présentation  ne  dure  plus 
qu'une  seconde,  et  les  figures  sont  formées  par  des  groupes  de  neuf 
carrés  colorés,  dont  chacun  peut  être  désigné  par  sa  couleur  et  sa 
position  (en  haut  à  droite,  au  milieu  à  gauche,  etc.).  On  évite  ainsi  les 
difficultés  qui  résultent  de  la  description,  de  l'inégale  valeur  et  de 
l'inégale  précision  des  éléments,  etc.  De  plus,  l'intervalle  entre  le 
premier  groupe  d'expériences  et  les  expériences  de  répétition  n'est 
plus  que  d'une  semaine.  Le  résultat  est  le  même  que  dans  les  pre- 
mières expériences  :  les  souvenirs  des  perceptions  indifférentes  ne  se 
montrent  ni  plus  ni  moins  fidèles  que  ceux  des  perceptions  agréables 
ou  désagréables.  De  même  il  n'y  a  pas  de  différence  appréciable  entre 
les  trois  catégories  d'impressions  au  point  de  vue  de  l'espèce  ou  de  la 
quantité  des  images  évoquées  par  association.  La  conclusion  des 
expériences  serait  donc  que  le  plaisir  et  le  déplaisir  n'exercent  pas 
d'influence  sur  la  fidélité  des  souvenirs,  du  moins  pas  d'influence 
directe.  —  Cette  conclusion  serait  au  moins  prématurée,  car  les  émo- 
tions produites  dans  ces  expériences  doivent  être  tellement  faibles 
qu  'il  n'est  pas  possible  d'en  tirer  une  induction  valable  pour  toutes 
les  émotions,  sans  distinction  de  force.  Il  est  vrai  que  la  conclusion 
est  présentée  avec  réserve.  D'ailleurs  l'auteur  admet  qu'une  action 
indirecte  peut  être  exercée  par  les  émotions  sur  la  mémoire.  L'inter- 
médiaire serait  l'attention  :  dans  cjuelques-unes  des  expériences,  les 
sujets  ont  noté  c{ue  leur  attention  était  sollicitée  par  le  caractère 
agréable  ou  désagréable  de  l'impression  et  qu'il  en  résultait  une 
difficulté  à  percevoir  et  à  fixer  dans  la  mémoire  le  détail  de  la  figure. 
Toutefois,  il  n'y  a  là  cju'une  indication,  car,  môme  dans  ces  cas,  le 
souvenir  a  été  normal.  —  Une  remarque  intéressante  se  rapporte  à 
une  opinion  exprimée  par  Colegrove  et  par  Ko^valewski  à  la  suite 
d'enquêtes  :  on  se  souviendrait  mieux,  au  moins  dans  la  jeunesse, 
des  joies  que  des  douleurs.  C'est  ce  que  Kowalewski  appelle  «  l'opti- 
misme de  la  mémoire  ».  Ce  résultat  ne  serait  pas  en  opposition  avec 
ceux  de  G.  Dans  la  répétition  des  expériences,  on  demandait  au  sujet, 
quand  il  reconnaissait  une  figure,  quelle  action  affective  il  pensait 
avoir  éprouvée  la  première  fois  :  tantôt  le  sujet  était  incapable  de 
répondre,  tantôt  sa  réponse  était  vraie;  mais  douze  fois  elle  s'est 
trouvée  fausse,  et  dans  neuf  cas  la  mémoire  modifiait  l'impression 
dans  le  sens  du  plaisir,  c'est-à-dire  que,  par  exemple,  le  sujet  déclarait 
qu'il  avait  éprouvé  une  impression  agréable  alors  cjne  l'impression 
avait  été  indifférente.  L'optimisme  de  la  mémoire  consiste  donc  en  ce 
que  nous  regardons  nos  impressions  anciennes  comme  plus  agréables 
qu'elles  n'ont  été,  et  non  pas  en  ce  que  nous  nous  souviendrions 
mieux  des  impressions  agréables.  —  Tout  cela  est  intéressant,  quoique 
la  base  expérimentale  de  ce  travail  soit  un  peu  étroite. 


itEvir:  ni:s  i'i'iuodiqies  KiiiA>(:i:n.s  223 

R.  II.  Pedeusen.  Elude  expérimentait;  des  images  visuelles  et 
auditives,  faite  sur  des  écoliers  (o20-o3i).  —  Les  niélhodcs  pour  la 
détcrniinaliun  des  types  iniai,'inatils  sont  encore  hésitantes  et  donnent 
souvent  des  i-ésultats  peu  précis  et  peu  sûrs,  surtout  quand  on  veut 
les  appliquer  aux  enfants.  Après  un  exposé  critique  des  principales 
méthodes  en  usage ,  P.  essaie ,  avec  des  enfants  de  dix  à  onze 
ans,  le  procédé  par  lequel  on  a  coutume  d'étudier  la  mémoire  inmié- 
diate.  Des  mots  de  sept  lettres,  inconnus  aux  enfants  et  difficiles  à 
prononcer  (des  mots  anglais,  et  les  enfants  sont  danois)  sont  écrits 
à  la  craie  sur  le  tableau  noir  et  cachés  par  un  écran  :  on  les  découvre 
pendant  cinq  secondes,  ou  dix  secondes,  et  les  enfants  doivent  les 
écrire  tout  de  suite  aussi  exactement  que  possible.  Pour  les  images 
auditives,  on  enq)loie  aussi  des  mots  inconnus  de  sept  lettres,  mais 
on  les  choisit  de  façon*  que  la  prononciation  concorde  avec  l'ortho- 
graphe :  chaque  mot  est  prononcé  une  fois,  lentement,  et  les  enfants 
doivent  ensuite  l'écrire.  —  La  distinction  des  enfants  en  visuels  et 
auditifs  est  faite  d'après  la  proportion  des  fautes  pour  les  deux  caté- 
gories d'épreuves  :  IG  enfants  font  moins  de  fautes  ])Our  les  mots  lus 
(en  moyenne  2,83  p.  100)  que  pour  les  mots  entendus  (4,03  p.  100),  on 
les  considère  comme  ayant  un  type  plutôt  visuel;  les  autres  enfants 
(au  nombre  de  11)  font  plus  de  fautes  pour  les  mots  lus  (o,86  p.  100) 
que  pour  les  mots  entendus  (i,00  p.  lOO),  on  les  considère  comme 
étant  plutôt  des  auditifs.  —  En  comparant  le  classement  des  enfants 
d'après  leur  type  Imaginatif  ainsi  déterminé  avec  leur  classement 
d'après  les  notes  obtenues  dans  les  exercices  scolaires  (de  zéro  à 
dix-huit),  on  trouve  que  les  visuels  sont  mieux  notés  en  orthographe 
moyenne  12,7,  tandis  que  les  auditils  ont  la  moyenne  11,2  ,  mais 
moins  bien  en  histoire,  qui  est  enseignée  surtout  oralement  (12,6  pour 
les  visuels,  i;j  pour  les  auditifs;.  Les  moyennes  des  deux  types  se 
rapprochent  pour  les  enseignements  qui  s'adressent  à  la  fois  à  la  vue 
et  à  l'ouïe  géographie  et  histoire  naturelle).  Les  visuels  manifestent 
une  certaine  supériorité  pour  le  dessin  et  l'écriture,  mais  il  est 
difficile  d'en  tirer  une  conclusion,  en  raison  de  l'importance  de  l'élé- 
ment moteur  dans  ces  exercices.  —  De  plus,  d'une  façon  générale,  les 
enfants  qui  font  le  moins  de  fautes  dans  les  expériences  sont  aussi 
ceux  qui  obtiennent  les  meilleures  notes  scolaires.  De  là  une  conclu- 
sion qui  ne  manque  pas  d'intérêt.  Comme  la  fidélité  des  images,  dans 
ces  épreuves  de  mémoire  immédiate,  dépend  de  la  faculté  de  concen- 
trer l'attention,  la  concordance  qui  apparaît  ici  entre  le  résultat  des 
expériences  et  celui  du  travail  scolaire  donne  h  penser  que  les  enfants 
qui  sont  en  retard  dans  leurs  études  sont  ceux  qui  savent  mal  con- 
centrer leur  attention.  Dès  lors  apparaît  celte  question  :  peut-on 
développer  en  eux  cette  capacité?  Oui,  sans  doute,  et  les  expériences 
de  Meumann,  analysées  plus  haut,  parlent  dans  ce  sens.  Il  resterait  à 
choisir  les  moyens  les  mieux  appropriés. 

Foucault. 


LIVRES  DEPOSES  AU  BUREAU  DE  LA  REVUE 

Kant.  —  Fondements  de  la  Métaphysique  des  mœurs,  trad.  nouvelle 
par  V.  Delbos.  In-12,  Paris,  Delagrave. 

B.  JouviN.  —  Pour  être  heureuse.  In-12,  Paris,  Perrin. 

D''  Perrier.  —  Les  obsessions  dans  les  psychonévroses.  In-8%  Mont- 
pellier, Dupuy. 

RoERicu.  —  L'attention  spontanée  et  volontaire.  In  12,  Paris,  F.  Alcan. 

0.  LooGE.  —  La  vie  et  la  matière,  trad.  franc.  In-i2,  Paris,  F.  Alcan. 

A.  Keim.  —  Ilelvétius,  sa  vie  et  son  œuvre.  In-8°,  Paris,  F.  Alcan. 

A.  Rev.  —  La  théorie  de  la  physique  chez  les  j'jhysiciens  contem- 
porains. In-8°,  Paris,  F.  Alcan. 

Spinoza.  —  Œuvres,  trad.  et  annotées  par  Appuiin,  I.  ln-12,  Paris, 
Garnier. 

R.  Fludd.  —  Traité  d'astrologie  générale,  trad.  par  P.  Piobiî.  In-8', 
Paris,  Daragon. 

RoGUES  DE  FuRSAC.  —  Uu  mouvement  mystique  contemporain.  In-i2, 
Paris,  F.  Alcan. 

H.  HoFFDLNG.  —  Philosophes  contemporains,  In-8°,  Paris,  F.  Alcan. 

A.  BiNET  et  Tu.  Simon.  —  Les  Enfants  anormaux.  In-12,  Paris,  Colin. 
Prost.  —  Essai  sur  Vatomismc  et  Voccasionalisme  dans  la  philoso- 
phie cartésienne.  In-S",  Paris,  Paulin. 

D''  G.  Le  Bon.  —  L'Evolution  des  forces.  In-12,  Paris,  Flammarion. 

New.mann.  —  Grammaire  de  l'assentiment,  trad.  ln-8",  Paris,  Bloud. 

H.  de  Keyserling.  —  Essai  criticiue  sur  le  système  du  monde,  trad. 
de  l'ail.  In-8°,  Paris,  Fischbacher. 

Danion.  —  /.a  musique  et  l'oreille,  ln-12,  Paris,  Fischbacher. 

Wheeler.  —  Hundreth  Centurij  Philosophy.  ln-12,  Boston,  West. 

Alexander.  —  A  short  history  of  Philosophy.  In-S",  Glascow. 

W.  James.  —  Pragmatism.  ln-12,  London,  Longmans. 

Wiin'PLE.  —  Practical  Health.  ln-12,  New-York. 

Chatterton  Hill.  —  Ileredity  and  Sélection  in  Sociology.  ln-8°, 
London,  Adam  and  Black. 

Seth  Pringle  Pattesson.  —  The  philosophical  Radicals.  In-8'',  Edin- 
burgh,  Blackwood. 

W.  Spaciit.  —  Die  Deeinflussung  der  Sinnesfunctionen  durch 
geringen  Alcoolme-ngen.  ln-8°,  Leipzig,  Engelmann. 

Neisser.  —  Ptolemaus  odi'r  Kopernikus.  In- 8",  Leipzig,  Barth. 

GoTTSCiiEiK.  —  Elhih.  \n-h",  Tiibingen,  Molir. 

Hoffmann.  —  Die  Gultiglieil  der  Moral.  In-B',  Tïibingen,  Mohr. 

Stadler,  —  Herbert  Spencer  :  Vortrag.  ln-12,  Zurich,  Mûllcr. 

Becker.  —  Philosophische  Voraussetzungcn  der  e.xacten  Natur- 
wissenschaflen.  In-S".  Leipzig,  Barth. 

BoNNACCi.  —  L'orienlazione  psicologica  delV  etica  e  délia  fdosofia 
del  diritto.  ln-8",  Perugia,  Barbelli. 

B.  Croce.  —  Riduzione  délia  fdosofia  del  diritto  alla  filosofia  delV 
economia.  ln-8",  Napoli,  Giannini. 

SouiLLACE.    —    I  problemi    costituzionali   délia    sociologia.    In-8°, 
Palermo,  Sandron. 
Z.  Martinez-Nunez.  —  La  fnalidad  en  la  Ciencia.  ln-12,  Madrid. 
Z.  Martinez-Nunez.  —  La  Herencia.  ln-12,  Madrid,  Jubcra. 


Le  propriélaire-géranl  :  Félix  Alcan. 


Coulommiers.  —  Imp.  Paul  BRODARD. 


LES 


CONSEQUENCES    MORALES   DE  L'EFFORT 


Le  phénomène  social  dit  moralité  a  été  surtout  étudié  dans  ses 
conséquences.  De  celles-ci  tout  ce  qu'on  enseigne  officiellement 
sous  le  nom  de  philosophie,  d'histoire  et  môme  de  littérature,  n'est 
qu'un  long  et  souvent  abusif  commentaire. 

On  s'expliquera  ce  fait  si  on  veut  bien  considérer  que  dès  les 
époques  où  se  relatent  dans  des  livres  ou  sur  des  monuments  les 
actions  des  peuples,  une  origine  divine  ou  tout  au  moins  extra- 
humaine  est  accordée  à  la  morale  dont  il  devient  interdit  dès  lors 
de  discuter  les  sources  et  les  conditions  d'existence.  Cette  inter- 
diction que  les  théocraties,  les  autocraties,  et  les  démocraties, 
surtout  celles-ci,  ont  maintenue  de  toutes  leurs  forces,  a  survécu 
aux  puissances  qui  en  assuraient  l'efficacité  et  a  trouvé  un  refuge 
inexpugnable  dans  le  cœur  des  honnêtes  gens.   C'est  le  sort  de 
toutes  les  généralisations  superficielles  et  hâtives  qui  s'unissent  à 
un  sentiment.  Il  appartient  à  la  philosophie  critique,  que  né  sau- 
raient arrêter  des  considérations  d'ordre  sentimental  auxquelles 
elle  doit  d'ailleurs  une  indifférence  respectueuse,  d'aller  plus  loin 
et  de  déterminer  les  raisons  probables  qui  rendent  compte  du 
développement  des  états  psychiques,  des  institutions  et  des  mœurs. 
Aussi  allons-nous  essayer  d'appliquer  sa  sévère  méthode,  basée 
sur  l'observation  rigoureuse,  et  un  raisonnement  strict  à  l'étude 
d'un  processus  mental  qui,  sans  nous  éclairer,  ce  que  nous  ne 
recherchons  pas,  sur  les  bases  de  la  moralité,  nous  donnera  des 
renseignements  très  intéressants  et  peut-être  décisifs  sur  le  déve- 
loppement de  la  vie  morale  et  sa  fixation  dans  l'individu  et  dans 
l'espèce. 

Ce  n'est  qu'indirectement,  en  eflet,  et  par  l'examen  d'un  phéno- 
mène très  différent,  en  lui-même,  de  la  moralité,  qu'on  peut  arriver 
à  connaître  le  ressort  caché  de  celle-ci.  Nous  voulons  parler  de 

TOME  LXIV.  —  SEPTEMBRE  1907.  15 


226  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Veffort.  On  découvre  par  une  observation  attentive  des  conditions 
de  cet  état  psychique  et  de  son  influence  sur  nos  sentiments,  nos 
représentations  et  même  notre  volonté,  qu'il  peut  aussi  expliquer, 
ce  qui  n'a  pas  été  mis  en  lumière  jusqu'ici,  ou  l'a  été  d'une  façon 
trop  détournée,  le  jugement  de  valeur  que  nous  portons  sur  les 
actions  humaines  au  point  de  vue  moral  et  l'attachement  senti- 
mental qui  nous  lie  aux  manifestations  de  la  moralité,  surtout  à 
celles  qui  sont  notre  œuvre. 

En  un  mot,  l'effort,  c'est  ce  que  nous  voulons  montrer  ici,  a  une 
série  de  conséquences  physiologiques,  psychiques  et  sociales  qui 
en  fait  le  ressort  et  en  quelque  sorte  l'armature  de  la  moralité. 


I 

L'effort,  phénomène  un  dans  sa  généralité,  c'est-à-dire  soumis 
à  des  conditions  fondamentales  qui  en  règlent  les  manifestations, 
par  le  fait  même  de  ces  manifestations  se  montre  à  nous  sous 
diverses  formes  plus  ou  moins  nettes  et  dont  quelques-unes  peuvent 
en  atténuer  ou  déguiser  la  valeur. 

Il  ne  saurait  être  question  d'en  traiter  ici  dans  son  essence. 
Aussi  bien  l'a-t-on  donné,  ainsi  que  nous  le  verrons,  comme  la 
base  même  de  la  vie  consciente,  ou  confondu  totalement  avec 
l'évolution,  et  il  serait  malaisé  d'embrasser  d'un  coup  l'ensemble 
des  sciences  anthropologiques.  Nous  devons  limiter  plus  étroite- 
ment notre  sujet  et  pour  cela  nous  résigner,  sous  réserves,  à  des 
divisions  peut-être  un  peu  grossièrement  tracées,  mais  indispen- 
sables toutefois,  et,  dans  leur  fond,  correspondant  à  des  réalités. 

On  peut  distinguer,  non  pour  les  séparer,  mais  pour  en  noter  le 
caractère  spécial,  trois  formes  sous  lesquelles  l'effort  est  perçu.  11 
y  a,  le  sens  des  dénominations  s'éclaircira  dans  la  suite,  l'effort 
physique  ou  musculaire,  l'effort  passionnel,  l'effort  moral.  Cette 
série  est  conditionnée  par  un  parallélisme  de  représentations  allant 
du  minimun  au  maximum  comme  quantité,  atteignant  au  milieu 
(effort  passionnel)  leur  plus  grande  intensité  émotive,  et  tendant 
vers  la  fin  en  intellectualisation  en  idées  pures. 

Nous  n'aurons  pas  à  nous  prononcer  à  propos  de  l'effort  muscu- 
laire entre  les  partisans  des  doctrines  biraniennes  et  les  hommes 
de   la  psychologie  nouvelle.  IMais  le  simple  exposé  du  problème 


G.   TRUC    —   LES   CONSÉQUEiNCES    MORALES    DE    l'eFFOHT  227 

nous  pcrmellra  de  lircr  des  conclusions  dont  aucun  des  deux  |)arlis 
ne  saurait  disconvenir  et  qui  nous  Iburnironl  de  raisonnables  indi- 
cations pour  nos  recherches. 

M.  Al.  Bertrand  ',  dans  un  ouvrap^c  apologétifjue,  mais  d'une 
critifpie  de  bon  aloi,  et  surtout  d'une  clarté  parfaite,  a  rendu  à 
Maine  de  Biran  un  essentiel  service.  Il  a  fixé,  éclairci,  et  en  quelque 
sorte  popularisé  la  doctrine  du  maître.  Nous  lui  devons  de  con- 
naître dans  sa  précision  la  pensée  subtile  et  fine,  mais  un  peu 
brouillée  et  incertaine  dans  l'original,  du  plus  dislingué  des  psycho- 
logues. 

La  conscience,  l'intelligence,  naissent  dans  l'être  parle  sentiment 
de  l'etTort  musculaire.  Cet  eiïort  est  l'eflet  d'une  force  hyperorga- 
nique  exerçant  son  action  par  le  système  nerveux  qui  réagit  et 
fournit  ainsi  la  sensation  initiale  nécessaire.  Telle  est  l'essence  de 
la  théorie  de  Biran.  On  doit  reconnaître  que  si  cet  auteur  a  semé 
dans  la  suite  de  ses  œuvres  des  vues  exactes,  ingénieuses  même 
et  profondes,  il  avance  ici  deux  affirmations  que  le  plus  superficiel 
des  observateurs  relèverait.  Cette  force  hyperorganique  d'où  vient- 
elle  et  qu'est-elle?  M,  Bertrand  et  les  biraniens  le  savent  bien. 
Ils  l'avouent  malaisément,  mais  enfin  ils  l'avouent;  c'est  l'ûmc*. 
Nous  voici  retombés  dans  l'éternelle  question. 

A  cette  question  ne  peut  répondre  la  psychologie  contempo- 
raine. Science  avant  tout,  elle  s'attache  à  n'introduire  dans  l'étude 
de  la  vie  psychique  aucune  considération  dont  elle  n'ait  éprouvé 
la  réalité  ou  la  nécessité.  Or  rien  pour  elle  ne  montre  dans  l'individu 
l'existence  d'une  valeur  mystérieuse  régissant  directement  l'orga- 
nisme. Et,  si  elle  oppose  un  «  non  possumus  »  à  la  question  de 
l'âme,  elle  donne  une  explication  contradictoire  du  processus  de 
l'effort  musculaire. 

Pour  Biran,  en  effet,  la  force  hyperorganique,  s'exerce  smî* le  cer- 
veau et  par  son  intermédiaire  à  travers  l'organisme  qui  réagit. 
L'effort  est  essentiellement  e/férent.  Pour  l'école  adverse,  au  con- 
traire, le  cerveau  n'est  qu'un  centre  de  réaction.  Les  sensations 
partent  de  la  périphérie,  aboutissent  dans  les  centres  cérébraux 
et  réagissent  sur  les  muscles.  Tout  état  psychique  est,  à  l'origine, 


1.  Alexis  Bertrand,  La  Psychologie  de  l'effort,  Paris,  Alcan,  édit. 

2.  Bertrand,  loc.  cit,  p.  11. 


228  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

afférent  et,  comme  dit  M.  Ribot\  spécialement  de  lattention,  peut 
être  considéré  dans  ses  éléments  comme  une  «  convergence  de 
l'organisme  ». 

On  peut  voir  un  essai  de  conciliation  entre  les  deux  opinions  dans 
la  théorie  de  M.  Fouillée  sur  les  «  idées  forces  »  -,  Biran  avait 
effleuré  les  considérations  que  cet  auteur  a  si  copieusement  déve- 
loppées. «  Ne  conviendrait-il  pas  de  voir  dans  Feffort  »,  fait  dire 
M.  Bertrand  à  son  maître  %  «  un  acte  purement  psychologique,  un 
mode  de  l'attention,  le  cas  particulier  où  nos  idées  se  réalisent  j)ar 
une  force  qui  leur  est  propre,  ou  par  une  influence  supérieure  à  elles 
et  à  nous?  »  M.  Fouillée  met  en  lumière  cette  force  inhérente  aux 
idées;  vraisemblablement  il  en  montre  la  source  dans  l'organisme, 
mais  il  laisse  intact  le  problème  :  les  idées  sont-elles  d'origine 
centrale  ou  d'origine  périphérique?  La  force  qu'elles  empruntent 
à  l'organisme  ne  leur  vient-elle  pas  postérieurement  à  leur  nais- 
sance et  comme  par  surcroît. 

Encore  une  fois,  nous  n'avons  pas  à  nous  prononcer  entre  ces  doc- 
trines qui  mettent  en  question  l'origine  de  l'effort,  alors  que  nous 
en  voulons  seulement  étudier  les  effets  dans  un  monde  spécial, 
celui  de  la  moralité.  Pour  ce  qui  en  concerne  la  nature  les  adver- 
saires se  mettraient  aisément  d'accord  si,  renonçant  à  toute  expli- 
cation, ils  voulaient  bien  examiner  simplement  le  mode  d'action 
du  phénomène.  Toutefois  qu'il  nous  soit  permis  de  constater  que 
les  biraniens,  par  leur  concept  de  l'effort  moteur,  introduisent  dans 
la  série  psychologique  un  élément  hypothétique  et  transcendantal 
dont  leurs  contradicteurs  peuvent  se  passer.  Le  seul  tort  de  ceux- 
ci  a  été  de  verser  parfois  dans  l'excès  contraire  et,  sous  prétexte  de 
nier  l'antériorité  de  l'effort,  de  nier  l'effort  lui-même.  Or  c'est  là 
un  fait  patent.  On  ne  peut  l'éluder  que  par  des  définitions  arbi- 
traires qui  le  voilent  ou  le  déguisent.  Essayons,  maintenant  que  le 
terrain  est  un  peu  déblayé,  d'en  établir  brièvement  les  conditions. 
Nous  pouvons  trouver  dans  une  propriété  de  la  matière  orga- 
nique entrevue  déjà  par  les  stoïciens,  mais  seulement  mise  en 
lumière  de  nos  jours,  les  conditions  premières  et  les  linéaments  de 
l'effort.  En  effet  l'organisme  n'est  pas,  on  l'a  dit,  une  plaque  photo- 

1.  Ribot,  Psychologie  de  Vattention,  p.  20,  Alcan,  édit. 

2.  Fouillée,  Psychologie  des  Idées-Forces,  Paris,  Alcan,  édit,  2  vol. 

3.  Bertraud,  loc.  cil,  ch.  m,  p.  70. 


G.   TRUC.    —    LES   CONSÉQUENCKS    MORALES    [)E    l'EFFORT  229 

grapliique  et  ne  reçoit  pas  placidement  les  sensations.  Il  réagit,  et 
la  critique  que  Maine  de  Biran,  en  s'appuyant  sur  ce  fait  sans  le 
le  comprendre  toutefois  dans  toute  sa  portée,  adressait  aux  condil- 
laciens,  est  des  plus  justes.  Bcneke  déjà,  dans  l'énumération  de  ses 
quatre  processus  psychologi(jues  fondamentaux,  notait  clairement 
une  possibilité  «  de  réaction  contre  les  excitations».  Voici  quelques 
passages  d'un  maître,  Hôffding,qui  éclaircissent  cette  donnée.  Après 
avoir  relevé  l'erreur  du  vitalisme  qui  commet  la  faute  «  de  regarder 
l'organisme  comme  une  unité  ab.solue,  alors  qu'en  fait  il  est  un 
ensemble  exlraordinairement  complexe  »  il  ajoute  :  «  Une  excita- 
tion reçue  se  propage  de  part  en  part  dans  cet  ensemble  et  par  là 
modifie  son  aspect  »  (II,  3).  C'est  que  l'organisme  est  loin  d'être 
inerte  :  «  Nous  ne  sommes  [donc]  pas  livrés  comme  une  proie  sans 
défense  aux  impressions  du  monde  extérieur.  Dans  les  mouvements 
spontanés  et  réflexes  qui  précèdent  l'éveil  de  la  conscience  se 
manifeste  déjà  une  nature  active.  Les  excitations  venues  de  l'exté- 
rieur produisent  bientôt  des  mouvements  qui  servent  à  les  main- 
tenir et  à  les  conserver.  Il  rj  a  ici  une  direction  active  de  iêtre  vers 
r excitation  »  (V,  A.  7).  Enfin  :  L'organisme  n'attend  pas  que  le 
monde  extérieur  lui  amène  des  excitations,  mais  il  agit  sur  lui  par 
des  mouvements  qui  emportent  avec  eux  des  sensations,  les  sensa- 
tions kinesthésiques  (V.  A.  G)  K  Et  il  n'est  pas  loin  de  ranger  parmi 
ces  sensations  kinesthésiques,  le  sentiment  de  l'effort. 

C'est  donc  une  propriété,  disons  le  mot,  c'est  la  vie  de  l'orga- 
nisme qui  rend  possible  de  sa  part  une  réaction.  Et  non  seulement 
il  réagit  sur  les  impressions  qui  lui  viennent  du  monde  extérieur, 
mais  encore  sur  celles  qu'il  doit  à  son  existence  propre.  Donnons 
au  terme  son  sens  précis,  voyons  dans  le  mécanisme  de  l'effort  un 
«  déploiement  de  forces  »,  ne  l'identifions  pas  comme  Biran  avec 
l'àme,  ne  le  confondons  pas  comme  Schopenhauer  avec  la  volonté 
elle-même  qui  n'en  est  qu'une  manifestation.  Considérant  qu'une 
réaction  est  dans  ses  deux  mouvements  essentiels  :  résistance,  — 
modification  de  l'action  subie,  —  une  dépense  de  forces,  nous 
pourrons  dire  :  «  l'effort  est,  à  l'origine,  le  sentiment  joint  à  une 
réaction  organique.  » 

Pour  passer  à  un  sens  plus  large  et  qui  embrasse  la  totalité  de 

1.    H.    Hôffding.    Essai    d'une    psychologie   fondée    sur    Vexpérience,   Paris, 
Alcan,  édit. 


ï 


230  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

la  vie  psychique,  il  nous  faut  prendre  garde  maintenant  à  la  notion 
de  résistance  impliquée  par  notre  première  définition.  Cette  résis- 
tance nous  Talions  voir  augmenter  en  intensité  à  mesure  que 
l'effort  deviendra  de  plus  en  plus  conscient.  Nous  acquerrons,  en 
effet,  pleine  conscience  des  choses  à  mesure  que  des  représenta- 
tions plus  claires  nous  les  révèlent.  L'idée  que  nous  pouvons 
prendre  de  l'effort  se  trouve  donc  nécessairement  liée  à  nos  repré- 
sentations. Bien  plus,  nous  allons  essayer  de  montrer  qu'il  n'est 
qu'une  conséquence  de  leur  action  réciproque  sur  elles-mêmes  ou 
de  leur  influence  sur  l'organisme. 

MM.  Renouvier  et  W.  James,  les  protagonistes  de  ce  qu'on 
pourrait  appeler  la  théorie  représentative  de  l'effort,  se  sont  laissé 
aller  dans  leur  ardeur  contre  la  «  force  hyperorganique  »  de  Biran, 
à  dissimuler,  au  moins  dans  la  forme,  l'existence  même  de  l'effort. 
Il  n'est  pour  Renouvier  que  «  le  maintien  d'une  représentation  de 
jussion  »  ;  il  consiste  pour  W.  James  en  un  «  fiât  »  mystérieux  que 
des  malveillants  n'ont  aucune  peine  à  trouver  bien  parent  de 
l'entité  transcendentale  contre  laquelle  on  partait  en  guerre. 

Il  aurait  suffi,  ce  me  semble  d'examiner  d'un  peu  près  la  nature 
de  la  représentation  pour  mettre  les  choses  au  point.  Une  repré- 
sentation est  avant  tout  l'introduction  d'un  élément  nouveau  dans 
la  vie  psychologique.  S'il  est  vrai  que  tout  fait  psychique  nécessite 
un  concomitant  physiologique,  la  voilà  liée  à  l'organisme  et  dans 
une  certaine  mesure  soumise  à  ses  lois.  Mais  elle  n'est  pas  seule- 
ment liée  à  lui  a  posteriori,  elle  en  provient  puisqu'elle  est  tou- 
jours, en  quelque  manière,  fruit  de  la  sensation  et  que  celle-ci 
trouve  son  origine  dans  la  vie  organique.  Nous  ne  nous  élevons 
donc  que  d'un  degré  dans  une  série  de  faits  de  môme  nature  quand 
nous  attribuons  à  l'effet  des  représentations  le  sentiment  étudié, 
passant  ainsi  de  l'effet  organique  à  l'elïet  conscient.  En  tout  cas 
n'avons-nous  à  justifier  aucune  création  hypothétique. 

Non  seulement  il  n'est  pas  abusif  de  s'élever  à  cette  conception 
de  l'effort,  mais  encore  tout  semble-t-il  l'expliquer.  Voici  une  suite 
de  considérations  qui  s'y  adaptent  et  en  même  temps  mettent  en 
lumière  la  définition  de  Renouvier  signalée  plus  haut,  définition 
juste  en  son  essence,  mais  de  forme  embarrassée  et  témoignant 
peut-être  d'une  vue  non  suffisamment  claire  des  choses  :  Une  loi 
psychologique  indiscutée  veut  que  toute  idée  tende  à  l'action,  sa 


G.  TRUC.    —    LES   CONSÉQUENCES    MOUALES    DE    l'eFFUMT  231 

conception  môme  étant  un  commencement  d'action.  La  raOme 
tendance  s'accuse  davantage  dans  les  représentations  plus  riches 
en  éléments  moteurs,  parce  que  moins  abstraites  et  plus  rappro- 
chées de  la  base  organique.  Mais  des  représentations  diverses  el 
contradictoires  s'agitent  en  nous.  Leurs  tendances  motrices  se 
trouvent  donc  en  opposition  continuelle.  C'est  à  qui  d'entre  elles 
l'emportera  à  l'exclusion  momentanée  des  autres,  et  puisera  dans 
l'organisme  générateur  plus  de  force  pour  régner  sur  des  adver- 
saires réduits  ù  des  vœux  impuissants.  11  pourra  môme  arriver,  et 
nous  le  montrerons  tout  à  l'heure,  qu'une  représentation  ait  à 
triompher,  non  plus  de  faits  de  même  nature,  mais  de  prédisposi- 
tions cachées  du  corps  lui-môme.  C'est  dans  le  sentiment  lié  à  la 
lutte  des  tendances  motrices  des  représentations  entre  elles  ou 
contre  des  forces  organiques  inconscientes  que  consiste  propre- 
ment Tefl'ort.  11  est  bien  «  le  maintien  d'une  représentation  de 
jussion  »,  il  ne  peut  être  question  de  se  maintenir  que  s'il  y  a  eu 
opposition,  et  parle  fait  qu'on  se  maintient  on  ordonne. 

Que  si  nous  nous  demandons  maintenant  sous  quelle  forme 
agissent  les  représentations,  il  suffira  de  s'en  référer  à  leur  nature 
pour  s'apercevoir  que  c'est  par  les  images  mêmes  qu'elles  suscitent. 
Nous  constatons  à  un  premier  stade  une  simple  impulsion  pro- 
voquée par  l'image,  sans  que  nous  puissions  nous  rendre  compte 
autrement  que  par  un  sentiment  de  tension  de  la  résistance 
opposée  par  l'organisme.  A  un  degré  supérieur  (effort  émotionnel 
ou  passionnel)  les  images  s'opposent  nettement  et  directement  les 
unes  aux  autres.  Dans  l'efïort  moral  enfin,  seul  subsiste  leur  subs- 
Iralum  :  l'idée,  unie  toutefois  à  une  part  plus  ou  moins  grande 
d'émotion,  et  jouant  le  même  rôle  que  de  simples  images.  Nous 
aurons  à  revenir  surtout  cela. 

Nous  voici  je  crois  amenés  à  la  perception  nette  des  consé- 
quences essentielles  de  l'effort,  conséquences  résumées  par 
l'observation  populaire  en  une  heureuse  formule  :  «  Nous  tenons 
d'autant  plus  à  une  chose  qu'elle  nous  a  coûté  davantage.  »  Sou- 
vent ainsi  la  psychologie  n'est  que  la  vérification  et  l'établissement 
sur  une  base  solide  d'intuitions  élémentaires. 

Tout  effort  tend  à  créer  un  état  psychique  nouveau.  Nous 
demandons  à  poser  une  loi  :  la  solidité  et  la  durée  de  cet  état  sont 
en  raison  directe  de  l'effort  déployé  pour  y  atteindre.  Et,  en  effet, 


232  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

en  quoi  cet  effort  a-t-il  consisté?  A  vaincre  une  opposition  cons- 
tituée par  l'état  psychique  ancien.  Celui-ci  a  d'autant  plus  résisté 
qu'il  plongeait  davantage  ses  raisons  dans  Tindividu  tout  entier  et 
dans  l'organisme.  S'il  est  vaincu,  il  laisse  béant  dans  la  vie  psy- 
chique un  vide  que  la  nouvelle  création  dans  toute  sa  force  et 
dans  toute  sa  fraîcheur  occupe  nécessairement.  Voilà  pourquoi, 
entre  autres  raisons,  les  vraies  conversions  créent  autant  d'ennemis 
pour  les  opinions  abandonnées,  et  comment  peut  s'expliquer  le  zèle 
insane  et  farouche  des  néophytes.  Tout  cela  me  dira-t-on  à  condi- 
tion que  l'effort  réussisse  ?  Même  s'il  n'aboutit  pas,  la  loi  postulée  ne 
laisse  pas  d'être  démontrée.  Car  dans  ce  cas  où  il  procède  par 
essais  successifs,  chaque  fois  rendus  plus  faciles,  et  par  réductions 
partielles  de  l'ennemi,  —  oii  celui-ci  triomphe  et  alors  se  renou- 
velle et  se  consolide  par  V effort  de  résistance  sur  lequel  se  reverse 
le  bénéfice  de  la  loi.  L'importance  de  celle-ci  d'ailleurs  s'accroît 
avec  la  quantité  de  conscience  incluse  dans  le  processus. 

Nous  avons  néghgé,  et  si  intéressante  que  soit  la  question,  elle 
ne  nous  concernait  pas  présentement,  le  rôle  de  l'effort  dans  la 
formation  du  moi.  Nous  pouvons  cependant  affirmer  qu'il  est  un 
élément  essentiel  de  la  vie  psychique.  Il  lui  donne  comme  une 
force  dynamique  interne  qui  lui  permet  de  maintenir  présents  les 
états  de  conscience  et  de  ne  pas  leur  permettre  de  s'écouler  comme 
les  eaux  d'un  fleuve  dont  les  rives  inaltérées  ne  garderaient  aucun 
souvenir.  Ou  plutôt  il  est  le  fond  même  de  cette  vie  considérée  en 
temps  que  mécanisme,  ce  que  l'élasticité  est  au  ressort.  Comment 
se  figurer  une  sensation  sans  réaction  et  dès  lors  indépendante  de 
tout  effort.  Ce  qui  le  fait  méconnaître  le  plus  souvent,  c'est  un 
préjugé.  On  se  figure  qu'il  engendre  toujours  et  comme  fatalement 
un  sentiment  de  douleur  ou  de  déplaisir.  Il  n'en  est  rien  cependant 
et  nous  aurons  tout  loisir  de  nous  en  apercevoir. 

Une  objection  plus  grave  pourrait  se  tirer  du  fait  de  l'habitude. 
L'habitude  tend  à  supprimer  l'effort  et  semble  contredire  sa  loi, 
puisque  sans  force  active  elle  demeure  le  plus  sûr  conservateur  de 
l'individualité  psychique.  En  réalité  les  deux  processus  qu'on  don- 
nerait ici  comme  contradictoires  loin  de  s'annuler  s'ajoutent,  il 
suffit  d'un  peu  de  réflexion  pour  s'en  apercevoir.  L'habitude  est  le 
fruit  de  l'elfort,  lui  emprunte  sa  force  et  se  proportionne  à  la  répé- 
tition et  à  l'énergie  de  son  action  sur  Vorganisme.  Elle  en  est  la  con- 


G.  TRUC.    —   LES   CONSÉQUENCES    MORALES    DE   l'EFFOHT  i233 

sécralion  définitive  et  le  gardien  vigilant.  L'habitude  est  donc 
dirigée  dans  le  sens  de  la  perpétuation  de  Icflort.  Elle  se  joint  à  lui 
pour  lui  fournir  l'élément  de  résistance  que  nécessite  la  forme 
nouvelle.  Loin  de  le  contredire  donc  elle  le  couronne  et  l'établit 
définitivement. 

Ainsi  trouvons-nous  sans  conteste  à  la  base  de  la  vie  organique 
et  au  seuil  de  la  vie  consciente  une  manière  de  «  dynamisme  »  qui 
les  explique  et  les  rend  possibles.  Suivons-en  l'action,  à  présent 
que  nous  en  connaissons  la  nature  dans  un  monde  spécial. 

II 

Il  n'y  a  que  peu  de  mots  à  dire  de  l'effort  passionnel.  11  est  comme 
dissimulé  dans  l'ensemble  des  mouvements  qui  s'opèrent  en  l'indi- 
vidu pour  l'assouvissement  du  désir.  Toutefois,  seul  il  rend  pos- 
sible ces  mouvements  et  ce  n'est  même  que  par  illusion  qu'on  peut 
trouver  en  lui  dans  ce  cas  une  force  passive.  L'événement  émotif 
est  en  elTet  perçu  d'une  telle  importance  qu'il  semble  suffire  à 
expliquer  les  changements  psychiques  survenus  dans  le  courant  et 
à  la  fin  de  la  crise.  L'action  de  l'effort  apparaît  comme  sureroga- 
toire.  On  est  en  présence  d'un  balancement  d'images  violentes 
dans  la  conscience,  d'un  vertigineux  va  et  vient  qu'on  ne  peut  que 
subir  et  devant  quoi  on  demeure  impuissant.  Mais  l'effort,  incons- 
ciemment, croît  avec  la  difficulté  d'atteindre  l'objet  du  désir,  et  il 
n'est  pas  déraisonnable  de  supposer  que  sous  son  influence  s'éta- 
blisse une  substructure  de  cette  acquisition  nouvelle  dont  la  sur- 
face émotive,  pour  ainsi  parler,  fait  oublier  le  fondement  réel.  Et 
peut-être  bien  l'effort  reprendrait-il  son  avantage  si  on  étudiait  les 
lendemains  de  la  passion  et  si  on  se  demandait  pourquoi  les  réali- 
sations émotives  survivent  aux  causes  qui  les  ont  fait  naître.  Mais 
c'est  là  un  trop  séduisant  sujet  ! 

On  entrevoit  maintenant  les  raisons  pour  lesquelles  le  phénomène 
se  montrera  sous  son  aspect  le  plus  clair  dans  l'effort  moral.  11  ne 
va  plus  s'agir  ici  d'images  oblitérant  la  conscience,  mais  d'idées. 
Toutefois  reconnaissons  que  ces  idées  doivent  revêtir  une  forme 
émotive.  C'est  un  fait  universellement  admis  qu'une  idée  purement 
abstraite  demeure  sans  action  sur  l'individu.  Elle  n'est  susceptible 
de  passer  à  l'acte  que  sous  la  pression  de  la  passion  intellectuelle. 


234  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Mais  celle-ci  ne  s'en  prenant  à  rien  de  matériel  ne  cache  aucune 
des  forces  psychiques  qui  ont  à  s'exercer.  Et  d'ailleurs  elle  n'in- 
tervient que  dans  les  cas  extrêmes;  dans  la  moyenne  de  la  vie  et 
des  événements  moraux  une  simple  teinture  émotive,  comme  un 
reste  lointain  et  dévié  des  tendances  purement  passionnelles,  suffit. 
Ces  différents  points  vont  s'élaircir  à  mesure  que  se  développera 
devant  nous  le  processus  de  l'eflort  moral. 

L'effort  moral  est  essentiellement  une  direction  consciente  des 
forces  psychiques  dans  le  sens  indiqué  par  une  loi  que  l'individu 
prétend  s'imposer.  Il  comporte  un  état  perpétuel  de  tension  qui, 
nous  le  verrons,  s'accuse  à  mesure  que  se  précisent  et  la  prescrip- 
tion (devoir)  et  l'obstacle.  C'est  une  suite  de  combats  successifs 
menés  par  les  mêmes  principes  et  hvrés  en  vue  de  la  même  fin. 

Mais  avant  d'aller  plus  loin,  il  convient  de  se  demander  quelle 
peut  être  la  nature  de  la  loi,  et  comment  elle  agit  en  nous.  Res- 
sortit-elle à  la  volonté,  et  est-il  besoin  de  faire  intervenir  cette  notion 
suspecte?  Oui,  si  on  entend  par  volonté,  avec  Schopenhauer,  le  mode 
d'action  des  forces  de  l'être  et  en  quelque  manière  la  vie  psychique 
elle-même  ;  non,  si  nous  prenons  le  terme  dans  son  sens  ordinaire  : 
libre  détermination  :  ne  faut-il  pas  que  la  loi  nous  soit  imposée, 
avant  que  nous  l'imposions  (car  certainement  on  ne  peut  dire  que 
nous  la  tirions  en  entier  de  nous),  n'est-elle  pas  infructueuse  si  elle 
n'est  liée  au  sentiment  moral,  n'agit-elle  pas  enfin  conformément 
au  mode  d'action  des  autres  tendances?  —  Ce  qu'elle  crée,  c'est 
l'illusion  de  la  volonté.  Et  ici  j'emprunte  avec  joie  d'un  auteur 
moderne  cette  explication  qui  va  jeter  une  lueur  inattendue  sur  le 
processus  physiologique  de  l'effort  moral. 

Soit  dit  M.  Le  Dantec  '  une  excitation  qui  se  repète  :  «  ou  bien 
les  conditions  concomitantes  seront  différentes  dans  le  système 
nerveux  (état  d'esprit,  bonne  disposition  etc.),  et  alors  la  réponse 
de  l'organisme  pourra  être  toute  différente  de  ce  qu'elle  a  été  la 
la  première  fois,  (illusion  de  la  volonté),  ou  bien  les  conditions 
concomitantes  seront  identiques  à  ce  qu'elles  étaient  la  première 
fois,  et  le  même  réflexe  se  produira,  avec  quelques  modifications 
cependant;  en  effet,  l'excitation  initiale  et  l'acte  résultant  seront 
les  mômes  mais  l'ensemble  des  chemins  parcourus  par  le  réflexe 

1.  Le  Dantec,  Le  déterminisme  biologique  et  la  ■personnalité  consciente,  ch.  vi, 
Alcan,  èdit. 


G.  TRUC-    —    LES   CO?iSÉ(iLEMCES    MORALES    DK    l'kFFOUT  23o 

sera  légèrement  modifié  car  les  résistances  ont  varié  à  la  suite  du 
premier  acte  similaire.  Une  partie  plus  grande  de  linllux  traver- 
sera le  chemin  consolidé  et  par  conséquent  les  opérations  mentales 
correspondant  aux  autres  chemins  seront  alVaiblies  d'autant  (i'Ilort 
moindre)    pp.  130-131). 

L'élimination  de  la  volonté  met  à  nu  le  mécanisme  même  de 
l'ellort.  Nous  entrevoyons  la  manière  dont  s'opère  la  consolidation 
de  l'état  nouveau  qu'il  engendre.  Tout  le  courant  de  la  vie  céré- 
brale se  porte  dans  la  direction  qu'il  trace,  les  autres  voies  de  l'es- 
prit, appelons  les  choses  par  leur  nom,  les  autres  a.ssociatiotis, 
salVaiblissent  et  périclitent  conformément  à  ce  fait  indéniable  : 
l'état  cérébral  prédominant  tend  à  se  constituer  en  idée  fixe. 
Leiïort,  dans  son  principe  et  dans  les  conséquences  qui  en  ont  été 
tirées  jusqu'ici,  est  donc  conforme  aux  principes  de  la  biologie 
comme  à  ceux  de  la  psychologie.  Nous  n'avons  pas  eu  à  innover 
ni  à  poser  aucun  postulat. 

Nous  arrivons   enfin  au  cœur  môme  de  notre  sujet  avec  cette 
question  première  que  nous  avons  à  diverses  reprises  effleurée  :  les 
conditions  d'action  de  la  loi  choisie  ou  imposée,  dans  l'espèce,  de 
la  loi  morale.  On  nous  accordera,  je  l'espère,  qu'elle  n'est  rien  en 
tant  que  formule,  qu'elle  a  besoin  d'être  vivifiée  par  la  foi  en  sa 
valeur,  qu'un  être  n'agit  moralement  qu'autant  qu'il  croit  à   la 
moralité.  C'est  dire  que  la  loi  morale  s'accompagne  d'un  jugement 
DE  VALEUR.  Je  voudrais  montrer  que  le  jugement  de  valeur  qui  accom- 
pagne la  loi  morale  est  en  raison  de  V effort  exigé  de  nous -par  celte  loi. 
Je  sais  ce  qu'on  peut  répondre  à  cela  et  vais  au  devant  de  l'ob- 
jection, moins  décisive  que  ne  supposent  ceux  qui  seraient  tentés 
de  la  formuler.  L'idée,  me  dira-t-on,  ici  l'idée  de  moralité  est  anté- 
rieure à  l'effort.  Elle  peut  en  être  considérée  comme  cause  et  donc 
s'affirmer,  en  valeur,  indépendante  tout  au  moins  de  son  effet.  La 
première  partie  de  cette  assertion  est,  en  un  sens  exacte.  Encore 
ne  faut-il  pas  oublier  le  rôle  et  l'efl'ort  dans  l'acquisition  et  la  con- 
servation de  la  mémoire,  et  ne  pas  laisser  de  se  dire  que  l'idée  n'est, 
dans  ce  cas  et  toujours,  que  cause  sensible,  la  raison  initiale  de 
l'effort  résidant,  nous  avons  essayé  de  le  montrer,  dans  une  réac- 
tion physiologique  ou  sentimentale  à  laquelle  il  est  lié  étroitement, 
pour  ne  pas  dire  qu'il  la  constitue  en  bonne  part.  Mais  la  conclu- 
sion tirée  de  ce  fait,  qui  loin  de  l'infirmer  en  rien  soutient  peut- 


236  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

être  indirectement  notre  thèse,  et  que  d'ailleurs  nous  n'avons 
nullement  prétendu  nier,  cette  conclusion  disons-nous  est  abusive 
et  son  enfantine  logique  ne  doit  pas  faire  illusion. 

11  n'est  pas  vrai,  surtout  dans  le  monde  psychologique  que  la 
cause  soit  indépendante  de  l'effet.  Celui-ci  l'atteint  par  réaction  et 
peut  même  la  complètement  dénatui^er.  C'est  que  tout  se  passe  ici 
dans  un  milieu  dont  les  parties  sont  en  corrélation  intime,  dont  les 
vibrations  simultanées  et  entrecroisées  suppriment  en  quelque 
sorte  espace  et  temps.  A  vrai  dire  il  ne  s'agit  plus  de  cause  et 
d'effet,  mais  d'actions  réciproques  engendrant  des  états  dont 
aucun  n'est  insensible  à  un  autre.  Et  je  ne  crois  pas  qu'il  se  trouve 
un  seul  idéaliste,  si  impénitent  fut-il,  qui  osât  nier,  dans  l'état 
actuel  de  la  science  psychologique,  ce  modus  vwendi  de  la  cons 
cience. 

Il  n'est  donc  pas  déraisonnable  de  chercher  dans  l'effort  ce  sen- 
timent indispensable  qui,  vioifiant  les  conceptions  de  l'esprit,  les 
rend  seul  capables  d'exercer  une  action  efficace  sur  les  détermina- 
tions et  les  actes  de  l'individu.  Et  il  ne  serait  peut-être  pas  inexact 
de  dire  avec  Maine  de  Biran,  mais  dans  un  sens  inattendu,  que 
l'effort  est  l'âme  même  de  la  vie. 

Je  n'ai  peut-être  pas  assez  nettement  établi,  mais  c'est  un  point 
qui  me  paraît  hors  de  discussion  qu'une  idée  abstraite  a  besoin 
pour  passer  dans  la  sphère  des  motifs  de  se  transformer  en  force 
émotionnelle,  d'agir  enfin  dans  le  sens  d'une  des  catégories  de 
l'effort.  Revenons-y  cependant.  L'idée  du  devoir  serait  inefficace  si 
nous  n'y  joignions  le  sentiment  du  devoir.  —  Ce  sentiment  n'a  pu 
que  suivre  le  fait  qui  lui  a  donné  naissance,  et  il  est  rigoureux 
d'affirmer  qu'il  est  un  jugement  de  valeur  issu  des  concomitants  et 
de  l'action  première,  et  des  répétitions  de  cette  action.  11  n'est  pas 
d'action  sans  effort,  et  donc  il  n'est  pas'de  jugement  de  valeur  sans 
effort  :  cette  conclusion  qui  pourrait  paraître  un  peu  subtilement 
déduite  va  se  revêtir  de  toute  son  évidence  dans  le  cas  spécial  de 
la  moralité. 

Le  sentiment  moral  naît  d'un  conflit  entre  l'égoïsme  et  la  con- 
ception «  d'un  ensemble  bien  lié  d'êtres  conscients  »  (Hoffding),  au 
développement  de  quoi  il  est  dû,  reconnaît-on  certains  sacrifices. 
Tout  devoir  d'ailleurs  naît  nécessairement  d'un  conflit,  sinon  ce 
serait  une  simple  harmonie  et  il  n'aurait  pas  à  s'imposer. 


G.  TRUC    —   LES   CONSÉQUENCES    MORALES    DE   l'efFORT  237 

Le  senlimenldu  devoir,  dit  encore  IlolTdinj^,  «  exprime  que  l'indi- 
vidu veut  se  maintenir  et  poursuivre  dans  les  moments  particuliers 
el  les  circonstances  spéciales,  les  fins  suprêmes  admhc.s  par  lui, 
bien  que  des  penchants  contraires  se  manifestent  en  son  for  inté- 
rieur '  ». 

L'auteur  ne  nous  dit  pas  nettement  que  ceci  engendre  cela,  que 
les  fins  poursuivies  prennent  leur  valeur  dans  la  difficulté  du 
triomphe.  Mais  examinons  la  nature  du  combat.  —  L'efibrt,  dans 
le  phénomène  de  la  moralité,  est  une  lutte  constante  contre 
l'égoïsme.  Il  tend  vers  le  sacrifice  de  l'individu  au  profit  de  la  col- 
lectivité. Or,  il  n'est  rien  de  si  puissant  en  nous  que  les  forces 
égoïstes.  Elles  sont  notre  raison  d'être,  et  s'il  nous  était  possible 
de  les  détruire  systématiquement  ce  serait  tôt  fait  de  la  vie  elle- 
même.  C'est  un  maximum  d'effort  que  l'homme  doit  déployer 
contre  cet  invincible  ennemi,  pour  l'obliger  seulement  à  reculer  de 
quelques  pas.  A  la  plus  grande  résistance  possible  doit  donc  corres- 
pondre la  plus  forte  quantité  de  tension  et  de  travail. 

Mais  de  quelle  manière  précisément,  les  jugements  de  valeur 
se  forment-ils  en  nous?  Ils  sont  les  résultats  d'une  constatation, 
d'une  impression  première.  Ils  varient  en  proportion  directe  avec 
la  difficulté  d'atteindre  l'objet  auquel  ils  prétendent  s'appliquer. 
Rien  d'étonnant  alors,  si  la  moralité  exige  le  plus  grand  oubli  de 
soi,  qu'elle  ait  été  mise  au-dessus  de  tout  et  qu'on  en  ait  fait  de 
tout  temps  une  loi  mystérieuse  dans  ses  origines,  extra-humaine, 
et  s'imposant  à  l'homme,  inéluctablement,  tout  en  le  laissant  libre 
d'agir.  Car  elle  a  su  à  ce  point  oblitérer  l'intelligence  des  philo- 
sophes qu'ils  lui  ont  sacrifié  d'enthousiasme  un  des  régulateurs 
de  la  raison  humaine  :  le  principe  de  contradiction! 

Un  fait  probant  illustre,  si  l'on  veut  bien  y  prendre  garde,  cet 
axiome  :  le  jugement  de  valeur  s'applique  aux  actions  en  raison  de 
ce  qu'elles  exigent  de  nous.  L'elïbrt  le  plus  grand  est  le  sacrifice 
de  la  vie.  De  tout  temps  l'admiration  des  foules  n'est-elle  pas  allée 
vers  celui  qui,  par  métier,  donne  ou  vend  sa  vie,  au  guerrier?  — 
La  morale  de  la  guerre  n'est-elle  pas  à  Vorigine  toute  loi  morale. 
Maintenant  encore  pouvons-nous  nous  défendre  d'une  admiration 
instinctive  pour  celui  qui  ne  se  compte  pour  rien    devant  une 

1.  Loc.  cil.  (vi.  c.  8.). 


238  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

idée;  le  héros  enfin   ne   doit-il   pas    mourir  pour  être  le  héros? 

Oui  ne  reconnaîtra  maintement  que  ce  jugement  de  valeur  a 
pour  effet  de  rendre  conscient  l'éclat  nouveau  que  nous  avons  vu, 
dans  notre  première  partie,  l'effort  musculaire  introduire  et  conso- 
lider dans  l'organisme?—  Et,  en  effet,  n'engendre-t-il  pas  directe- 
ment les  idées  de  mérite  et  de  démérite,  indispensables  soutiens  de 
la  moralité?  —  Car,  dit  Athénagore  :  «  sans  jugement  la  vertu 
deviendrait  la  plus  grande  des  folies  M  »  11  est  même,  en  essence, 
ces  idées,  qu'on  peut  regarder  comme  les  formules  par  lesquelles 
il  se  prononce  :  une  autre  considération  va  nous  le  confirmer. 
Toute  action  humaine,  qui  est,  sinon  voulue,  du  moins  indirectement 
sollicitée  par  des  forces  s'agitant  en  l'individu,  s'accompagne 
d'un  sentiment  de  plaisir  ou  de  déplaisir,  voire  de  douleur,  et 
même  toute  inhibition.  Peut-on  nier  que  de  ce  sentiment  l'effort 
ne  soit  la  mesure;  et  n'attribue- t-on  pas  le  maximum  de  mérite  à 
ce  qui  occasionne  lors  de  l'acte  le  maximum  de  déplaisir  à  l'indi- 
vidu. Je  ne  tiens  nul  compte  ici  de  la  «  satisfaction  morale  »;  on 
verra  pourquoi.  Variant  avec  l'effort  elle  vérifie  la  thèse  plus 
qu  elle  n'y  est  contradictoire.  Sans  compter  qu'on  peut  dire  d'elle 
qu'elle  est  un  exemple  de  «  ce  sentiment  de  plaisir  >>  «  lié  au 
déploiement  naissant  de  l'activité-». 

C'est  bien  l'effort  qui  permet  et  même  constitue  dans  leur  fond 
les  jugements  moraux.  Il  mesure  la  peine  coûtée  par  les  actions 
dites  morales,  et  sait  à  cette  peine  proportionner  le  mérite.  Il  n'est 
donc  pas  si  abusif  d'y  avoir  vu  sinon  l'origine,  tout  au  moins  un 
indispensable  ressort  de  la  moralité. 

Pour  avoir  méconnu,  ou  pour  n'avoir  tenu  aucun  compte  de  ce 
facteur  essentiel,  les  plus  grands  théoriciens  de  la  morale  sont 
devenus  une  proie  facile  pour  leurs  successeurs.  Schopenhauer 
triomphe  aisément  dans  une  critique  sûre%  qui  peut  compter 
parmi  ses  meilleures  pages,  de  l'hypothétique  principe  de  Kant, 
abstraction  qui  se  meut  hors  du  monde  et  le  dirige  pourtant  sans 
prendre  jamais  pied  en  lui.  A  son  tour  la  théorie  de  Schopenhauer, 
basant  la  moralité  sur  un  phénomène  passif  en  quelque  sorte  et 
négatif  :  la  pitié,  simple  effet,  divers,  instable  et  transitoire,  se 

{.  Résurrection  den  morts,  XIX. 

2.  Hôiïding.  o.  c.  vi,  B  2. 

3.  Schopenhauer.  Fondement  de  la  Morale,  ch.  ii.  Alcan,  édit. 


G.  TRUC     —    LES   CONSÉQUENCES   MORALES    DR    l'EFFORT  !239 

dissipe  comme  une  vaine  image  à  lY-blouissanle  lumière  qu'en- 
gendre la  parole  prophéli<juc  de  Zarathoustra. 

Il  ne  s'agissait  pas  d'immoler  à  Nietzsche  tous  ses  devanciers,  et  il 
ne  serait  ({ue  trop  facile  de  montrer  l'importance  et  la  grandeur 
des  contingences  que  méprise  l'illustre  philosophe.  Mais  on  peut 
remarquer  cpiil  renoue  une  tradition  à  laquelle  il  appartient  par 
un  point,  bien  qu'il  la  combatte  avec  àpreté,  en  instaurant  à  la 
base  et  au  faite  de  sa  doctrine,  l'elTort.  «  L'homme  est  un  être  qui 
doit  ôtre  surmonté  ».  Celte  parole  n'est-elle  pas  la  devise  implicite 
des  morales  les  plus  viriles,  les  plus  hautes  et  qui  ont  le  plus 
profondément  marqueteur  sillon  dans  l'esprit  de  l'humanité?  Nous 
ne  voulons  pas  abuser  des  éclatants  exemples  que  l'histoire  nous 
apporte  ici.  Qu'on  nous  permette  simplement  de  rappeler  quelques 
faits.  Les  doctrines  qui  ont  su  conserver  dans  toute  sa  pureté  le 
caractère  moral  (obligation),  qui  ont  le  mieux  fait  de  leurs  adeptes 
de  vivants  et  d'inébranlables  exemples  des  théories  préconisées, 
sont  celles  qui  ont  exigé  pratiquement  de  l'individu  les  plus 
grands  efforts,  parfois  même  l'ultime  sacrifice,  l'abandon  de  la  vie. 
Je  citerai  :  le  christianisme  du  temps  des  persécutions,  le 
stoïcisme;  plus  tard  et  à  une  égale  hauteur  le  jansénisme  et, 
peut-être,  le  puritanisme  des  Réformés.  —  A  l'antique  «  bien  » 
moral,  vaste  harmonie  réaUsée  sans  travail,  a  succédé  l'ûpre  lutte  qui 
fait  et  conquiert  la  vertu.  Avec  le  mot  vir  le  monde  latin  semble 
introduire  la  peine  et  la  douleur  dans  le  difficile  accomplissement 
du  devoir.  Au  demi-dieu,  au  héros  souriant,  se  substitue  l'homme 
volontaire,  obstiné  et  têtu.  Et  ce  n'est  pas  parce  qu'elles  «  détachent 
et  humilient  l'homme'  »,  comme  le  dit  M.  Lanson,  que  ces  doc- 
trines acquièrent  toute  leur  valeur  morale.  Bien  au  contraire. 
Au  fond,  et  c'est  ce  qui  fait  leur  force,  elles  lenorgueillissent, 
l'amenant  à  se  considérer  comme  un  être  de  choix,  et  créant  en  lui, 
nous  l'avons  vu,  et  nous  le  verrons  encore,  avec  le  maximum 
d'effort  le  maximum  de  vie  morale. 

Nous  rencontrons  sur  le  seuil  extrême  de  notre  sujet  un  ouvrage 
que  nous  devons  laisser  de  côté  dans  ses  détails,  mais  dont  la  base, 
un  peu  étroite  pour  le  corps  très  vaste,  doit  nous  arrêter  un  moment. 
M.  Sabatier,  dans  sa  Philosophie  de  V effort-,  a  une  tendance  non 

1.  Lanson,  Histoire  de  la  liUérature  française,  1.  II,  ch.  ii.  Hachette,  édit. 

2.  Âlcan,  édit. 


240  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

déguisée  à  confondre  l'évolution  et  l'efTort.  Si  nous  écartons  son 
plaidoyer  j[)ro  Natura  et  pi^o  Creatore,  il  nous  reste  à  lui  emprunter 
quelques  considérations  qui  vont  nous  permettre  de  passer  du 
particulier  au  général  et  d'examiner  dans  les  collectivités,  l'effet 
du  processus  que  nous  avons  vu  se  développer  dans  l'individu. 

Il  y  a,  répandue  dans  la  nature  tout  entière  une  énergie  poten- 
tielle. La  vie  elle-même,  la  vie  universelle,  n'est  que  «  le  passage  à 
l'acte  »  de  cette  énergie.  La  loi  du  changement  est  évolution  et 
ainsi  tout  effort  renouvelé  équivaut  à  un  labeur  d'évolution^.  Voilà 
ce  que  nous  résume  M.  Sabatier  en  une  heureuse  formule.  Ce  terme 
«  évolution  »  est  bien  général,  et  un  peu  usé.  Nous  désirerions, 
pour  plus  de  précision,  le  remplacer  par  un  autre  moins  vague  et 
qui  rende  mieux  compte  du  travail  de  l'esprit. 

On  s'est  efforcé  de  montrer  que  tout  effort  est  suivi  dans  le 
sujet  d'une  modification  psychique.  Ou  il  atteint  son  but,  et  le 
désir  s'éteint  pendant  que  l'esprit  jouit  et  profite  d'une  acquisition 
nouvelle,  ou  il  échoue.  Mais  alors  même  il  ne  reste  pas  sans  fruit, 
soit  qu'il  rapproche  de  l'objet  convoité  et  le  rende  plus  accessible 
à  une  prochaine  tentative,  soit  que  le  découragement,  c'est-à-dire 
une  déperdition  de  force  nerveuse  suive,  qui  ouvre  accès  à  d'autres 
courants  d'idées.  Dans  tous  les  cas,  un  élément  nouveau  est  intro- 
duit dans  la  conscience.  Rien  de  plus  juste  alors  de  reprendre  la 
formule  en  question  et  de  dire,  non  pas  même  en  la  modifiant  mais 
en  l'éclaircissant  :  tout  effort  renouvelé  aboutit  à  un  labeur  d'ac- 
quisition,  plus  nettement,  à  une  acquisition. 

Cette  loi  a-t-elle  action  sur  les  groupements  humains,  et  les 
conséquences  de  l'effort  s'étendent-elles  aux  sociétés?  Oui,  dans 
un  ordre  différent  et  assez  limité  d'idées.  Mais  quelques  remarques 
préliminaires  conviennent  ici. 

On  se  meut  avec  beaucoup  trop  d'aisance  dans  le  domaine  de  la 
sociologie,  et  de  la  «  psychologie  des  foules-  ».  C'est  que  les  idées 
générales  se  présentent  dans  ces  sujets  avec  une  abondance  et  une 
facilité  dont  la  spéculation  ne  s'effraye  point  assez.  L'imagée  défi- 
nition donnant  le  corps  social  comme  un  organisme,  voilà  la 
source  du  large  fleuve.  De   cette  vérité  relative  et  qu'il  aurait 

1.  Philosophie  de  l'Effort.  Introduction. 

2.  Il  ne  saurait  être  question  de  l'ouvrage  de  M.  Le  Bon,  livre  estimable  dont 
les  défauts  sont  inhérents  à  la  date  et  au  genre. 


I 


G.  TRUC.    —    LES   CONSÉQUENCES    MOHALES    DE   l'eFFORT  241 

d'abord  fallu  entendre,  sonlissues  en  l'oulcassimilalions,  déductions, 
lois,  le  dirons  nous,  toute  une  science.  Et  pourtant  dans  ces  espaces 
inexplorés  qu'on  découvrait  il  était  important  de  ne  se  mouvoir 
qu'avec  une  délicatesse  infinie.  Certes  on  ne  peut  nier  qu'une 
société  ne  présente  un  tout  organisé  vivant  d'une  vie  spéciale  et 
comme  personnelle,  et  accomplissant  ses  destinées.  Mais  les  liens 
qui  unissent  les  membres  de  ce  vaste  corps  sont  moins  rigoureux 
qu'on  voudrait  bien  nous  le  faire  croire  et  la  part  d'indépendance  et 
de  spontanéité  de  ces  membres  plus  grande  qu'on  ne  se  l'imagine.  Ils 
ne  donnent  à  la  communauté  que  la  moindre  partie  d'eux-mêmes. 
Ils  se  réservent  dans  leur  intégrité  morale  et  intellectuelle  pour 
eux.  Ils  accumulent 'ainsi  des  forces  qui  mises  au  jour  sous 
l'influence  de  causes  quelconques  et  môme  accidentelles,  peuvent 
modifier  profondément  et  dans  un  sens  inattendu  «  l'organisme 
social  ». 

Nous  voilà  mieux  à  même  de  connaître  les  limites  dans  les- 
quelles une  loi  régissant  l'individu  s'applique  sans  perdre  sa 
valeur  à  la  réunion  d'un  grand  nombre  d'hommes  ayant  des  inté- 
rêts, des  habitudes  et  quelques  sentiments  communs.  —  L'efl'ort 
dans  son  triple  effet  :  action,  fixation,  acquisition,  garde  ici  sa 
spécialité.  Il  demeure  sans  pouvoir  en  tant  que  fait  social,  il  ne 
s'exerce  que  sur  les  sentiments  sociaux  des  citoyens. 

Le  sentiment  moral,  en  effet,  est  surtout  individuel  et  se  prête 
moins  qu'on  ne  croit  aux  manifestations  collectives.  A  vrai  dire, 
il  y  a  dans  un  pays  des  mœurs  publiques,  il  n'y  a  pas  de  sentiment 
moral  public.  On  en  trouve  la  preuve  en  examinant  le  degré  et  sur- 
tout la  nature  de  la  moralité  qu'on  demande  à  l'État.  Il  faut  beau- 
coup de  bonne  volonté  à  un  gouvernement  pour  soulever  l'indigna- 
tion publique,  s'il  ne  touche  à  des  intérêts  directs.  Tel  jugement 
douteux  se  fut  exécuté  au  milieu  de  l'indifférence  générale,  si  les 
passions  politiques  n'avaient  en  quelque  sorte  pris  en  main  la 
cause  de  la  justice.  Une  nation  tire  gloire  d'agressions  brutales 
qu'elle  punirait  capilalement  dans  l'individu  et  des  succès  d'une 
diplomatie  dont  les  menées  retorses  paraîtraient  inavouables  à  la 
conscience  la  moins  scrupuleuse.  C'est  même  un  trait  courant 
chez  l'homme  de  se  réserver  individuellement  le  privilège  de  la 
moralité  et  de  se  donner  l'avantage  d'observer  d'un  œil  pessimiste 
et  complaisant  les  menées  plus  ou  moins  louches  de  la  collectivité. 
TOME  LXIV.  —  1907.  16 


242 


REVUE   PHILOSOPHIQUE 


Aussi  ne  demeure-t-il  plus,  en  fait,  de  vie  morale  dans  les  pays 
les  plus  civilisés  qui,  avec  des  mœurs  suffisantes,  peuvent  se  passer 
de  sentiments  moraux,  que  certaines  phrases  ressassées,  bases  de 
renseignement  officiel  et  matière  des  discours  de  gala.  On  conçoit 
que  dans  de  telles  circonstances  la  question  des  elîets  de  Tefiort 
n'ait  même  pas  à  se  poser. 

Mais  il  n'en  va  pas  ainsi  de  certains  sentiments  généraux 
auxquels  les  citoyens  ont  attaché  plus  ou  moins  arbitrairement 
une  importance  capitale,  et  dont  ils  ont  fait  la  condition  illusoire 
de  l'existence  même  de  l'Etat.  Ces  sentiments,  nombreux  et  un  peu 
confus,  sont  compris  sous  la  dénomination  générale  de  patriotisme 
et  de  civisme.  Sans  vouloir  en  traiter  à  fond,  ce  qui  élargirait  trop 
l'horizon  modeste  du  présent  travail,  nous  devons  par  quelques 
exemples  précis  montrer  que  la  loi  de  l'effort,  trouve  ici  comme 
dans  tout  individu  son  application  et  sa  démonstration,  et  que 
vraiment,  dans  un  cas,  le  corps  social  subit  le  destin  de  l'organisme. 

Ainsi,  ce  qu'on  appelle  patriotisme  ne  consiste  pas  surtout  dans 
le  souvenir  émotif  qui  se  lie  aux  impressions  d'enfance.  C'est 
plutôt  le  résultat  fixé  par  l'hérédité  des  longs  elTorts  qu'a  dû 
déployer  une  nationalité  pour  se  constituer.  Nous  constatons, 
en  elfet,  que  les  sujets  d'un  même  État  se  trouvent  unis  principa- 
lement par  une  communauté  de  souvenirs  historiques,  que  dans 
l'étude  des  diverses  phases  de  l'évolution  de  la  patrie,  et  dans  la 
vie  des  grands  hommes,  le  gouvernement  tient  à  ce  qu'on  puise 
les  matériaux  de  l'enseignement  civique,  et  qu'enfin,  une  nationa- 
lité est  d'autant  plus  accusée,  sinon  plus  forte,  qu'elle  a  derrière 
soi  un  passé  plus  précis  et  laborieux. 

Ces  vues  se  trouvent  comme  matérialisées  dans  un  fait  :  la  répu- 
gnance des  Etats  à  toute  cession  territoriale,  même  si  le  territoire 
en  litige  n'est  pas  intégrante  partie  dû  territoire,  pourvu  qu'il  ait 
coûté  beaucoup  de  luttes  et  de  sang.  On  le  comprend,  le  résultat 
de  l'effort  est  ici  quelque  chose  de  visible  et  de  palpable  qui  rap- 
pelle sans  cesse  les  sacrifices  consentis,  la  douceur  de  la  victoire, 
et  prête  une  base  physique  à  rattachement  sentimental  et  à  Tillu- 
sion  du  profit. 

Mais  où  la  loi  de  l'ellort  s'accomplit  dans  toute  sa  rigueur  pour  la 
vie  sociale,  c'est  en  ce  qui  concerne  le  très  vague  concept  de  liberté. 
Des  masses  innombrables  de  Français  se  sont  fait  tuer  ou  sont 


G.  TRUC-    —    l-ES   CONSÉQUE.NCES   MORALES    DE    l'eFFORT  243 

prôts  à  se  faire  tuer  pour  la  liberté,  sans  savoir  au  juste  ce  que 
c'est,  11  y  a  eu  dès  1789  une  confusion  qui  eut  été  plaisante,  si  elle 
n'avait  tourné  au  tragique  entre  la  liberté  politique  et  la  liberté 
individuelle.  Celle-ci, acquise  et  garantie,  on  s'est  plus  tard  et  alors 
soulevé  en  son  propre  nom,  en  faveur  de  l'autre  qui  importait 
assez  peu,  pour  ne  pas  dire  nullement,  à  la  masse  active  opérant 
les  révolutions.  Il  faut  le  dire  sans  peur,  malgré  l'hétérodoxie  de 
cette  vue  :  les  ouvriers  du  règne  de  Louis-Philippe  et  de  la  période 
du  second  Empire  jouissaient,  en  ce  qui  leur  importait,  d'autant  de 
liberté  que  ceux  de  la  troisième  République  ;  tout  disposés  pourtant, 
comme  leurs  pères,  à  descendre  dans  la  rue  sous  prétexte  de 
liberté,  pour  instaurer  un  nouveau  gouvernement  qui  conservera  à 
leur  égard  la  paternelle  indifïérence  de  ses  devanciers.  Que  s'ils 
me  répondent  que  tant  de  sang  a  été  répandu  afm  de  leur  per- 
mettre, tous  les  quatre  ans,  de  déposer  un  morceau  de  papier  dans 
une  urne,  je  leur  répondrai  que,  nonobstant  le  principe,  c'était  se 
donner  beaucoup  de  mal  pour  un  résultat  pratique  bien  mince. 

Tout  cela  n'infirme  en  rien  l'idée  qu'on  peut  se  faire  de  la  valeur 
certaine  de  l'idée  de  liberté  au  point  de  vue  de  l'évolution  sociale. 
C'est  là  une  considération  absolument  étrangère  à  notre  sujet. 
Mais  il  nous  est  donné  de  constater  que  pour  le  groupement, 
comme  pour  l'individu,  le  souvenir  d'efforts  inscrits  dans  la 
mémoire,  et,  si  on  peut  s'exprimer  ainsi,  dans  la  musculature 
collective  donnent,  pour  un  peuple  entier,  à  une  notion  en  bonne 
partie  illusoire,  une  force  d'action  que  la  réalité  acquise  sans 
travail  serait  incapable  de  fournir,  et  que,  pour  une  nation, 
indépendamment  de  toute  autre  qualité,  une  acquisition  réelle  ou 
supposée  est  aussi  on  raison  directe,  comme  valeur,  de  la  peine 
qu'elle  a  coûtée. 

Je  dois  maintenant  revenir  sur  une  objection  (jue  j'ai  formulée 
et  sur  quoi  je  compte  pour  achever  d'établir  cette  théorie  qu'elle 
semblerait  devoir  ruiner.  Il  s'agit  de  la  «  satisfaction  morale  ». 
Dites  en  effet  que  de  cette  satisfaction  naît  le  jugement  de  valeur 
sur  l'acte,  et  vous  aurez  réduit  à  néant  le  rôle  de  l'effort.  Mais  il 
n'en  va  pas  ainsi.  Considérer  que  la  satisfaction  morale  varie 
aussi  en  raison  directe  de  l'effort,  et  je  ne  pense  pas  qu'on  le 
contredise,  c'est  reconnaître  qu'elle  se  trouve  liée  à  cet  effort  et 
qu'elle  en  dépend;  le  contraire,  le  renversement  de  termes,  ne  pou- 


244  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

vant  guère  se  concevoir  qu'en  tant  que  plaisanterie.  La  joie  que 
constitue  la  satisfaction  morale,  ne  serait-ce  pas  tout  simplement 
la  joie,  le  bien-être  qui  suit  l'action,  et  j'entends  par  action  tout 
mouvement  dirigé  dans  le  sens  de  l'individu,  le  remords  ne  con- 
siste-t-il  pas  essentiellement  dans  la  tristesse  attachée  à  l'impuis- 
sance, deux  effets  dont  nous  pouvons  constater  la  naissance  dès 
la  vie  organique?  Il  doit  nous  suffire  d'avoir  signalé  ces  considé- 
rations si  fécondes  en  développements.  L'effort  d'ailleurs,  s'il  est 
susceptible  d'engendrer  comme  conséquence  le  plaisir,  est  douleur, 
et  il  y  a  unanimité  chez  les  philosophes  à  noter  la  valeur  morale 
de  la  douleur.  «  En  général,  tout  mal  auquel  nous  ne  succombons 
pas,  dit  Emerson',  est  un  bienfaiteur  ».  Les  sanctions,  les  rites 
cruels,  dit  Nietzsche^  :  «  tout  cela  a  son  origine  dans  cet  instinct 
qui  a  su  deviner  dans  la  douleur  l'adjuvant  le  plus  puissant  de  la 
mnémotechnie  ».  Il  transporte  ainsi  l'effort  au  début  même  des 
conceptions  morales.  Et  de  ce  rôle  immense  de  la  douleur  Scho- 
penhauer  donne  la  raison  profonde  :  a  La  douleur,  la  souffrance, 
et  sous  ce  nom  il  faut  comprendre  toute  espèce  de  privation,  de 
manque,  de  besoin,  et  même  de  désir,  est  Yohjel  positif ,  immédiat 
de  la  sensibilité^  ». 

L'effort  seul  donne  toute  sa  valeur  à  la  moralité.  Il  y  réussit  par 
un  procédé  psychologique  que  Hoffding  a  merveilleusement  décrit, 
par  la  transformation  du  moyen,  ici  de  l'accident,  en  /«h.  La  morale 
est,  en  effet,  un  phénomène  accidentel  sur  lequel  les  circonstances 
amènent  l'effort  à  s'exercer.  Celui-ci  devant  déployer  à  cette 
occasion  un  maximum  de  puissance  tend  nécessairement  à  créer 
dans  l'individu  l'idée  que  l'objet  visé  est  la  fin  suprême  à  laquelle 
tout  est  subordonné.  D'autres  faits,  que  Ton  connaît,  ne  sont  pas 
pour  affaiblir  cette  conception.  Ainsi  se  consolide,  sinon  se  cons- 
titue dans  l'être  la  notion  transcendante  de  moralité. 

C'est  bien  enfin  une  condition  nécessaire  du  vouloir  que  l'effort, 
et  c'est  presque  une  tautologie  que  de  l'affirmer.  Laissons  une 
femme  aimable  nous  le  dire  joliment  :  «  Vous  faites  donc  aussi  du 
courage,  ma  chère  enfant  »,  écrit  à  la  duchesse  de  Choiseul, 
Mme  du  Deffand,   «  c'est  ce  qu'on  a  de  mieux  à  faire  quand  on 

1.  Macterlink,  Sept  essais  cV Emerson. 

2.  Nietzsche,  ouv.  cité,  2°  dissertation. 

3.  Schopenhauer,  ouv.  cité,  ch.  m. 


G.  TRUC.    —   LES   CONSÉQUENCES   MORALES   DE   l'EFFORT  245 

n'en  a  pas.  Entre  en  faire  et  en  avoir  il  y  a  loin,  mais,  c'est  pour- 
tant à  force  d'en  faire  qu'on  en  acquiert'  ». 

L'edbrt  est  donc  initialement  un  moyen  d'acquisition  d'états 
psychiques,  une  condition  de  la  conservation  et  de  la  fixation  de 
ces  états.  Il  donne  une  base  organique  à  l'idée  de  la  valeur,  si 
toutefois  il  ne  crée  pas  cette  idée.  Par  lui  les  actions  acquièrent 
une  valeur  pratique  qui  rend  seule  possibles  et  durables  les  juge- 
ments absolus  de  l'inlellig-ence  prétendant  se  prononcer  d'après  un 
concept  purement  théorique  (Kant). 

Je  ne  dis  pas  qu'il  soit  origine,  mais  je  crois  qu'il  est  à  Vorigine 
de  la  moralité.  C'est  le  lien  qui  nous  attache  à  nos  actes  et  les 
maintient  en  nous  dans  toute  leur  force  première. 

Supprimez-le,  tout  nous  devient  indifférent,  parce  que  rien  ne 
nous  a  coûté.  Il  n'y  a  que  le  Dieu  néoplatonicien,  le  Premier,  qui 
puisse  s'en  passer  et  subsister  toutefois! 

L'elfort  vivifie  sans  cesse,  par  le  souvenir  et  le  travail  de  conser- 
vation, nos  sentiments.  Il  en  maintient  intact  le  ressort  caché,  il 
nous  laisse  tendre  vers  les  conditions  qui  en  ont  formé  en  nous  les 
premiers  linéaments.  Il  les  unit  enfin  en  un  système  vivant  et  sans 
cesse  en  travail. 

Peut-être,  alors,  n'a-t-il  pas  été  abusif  de  dire  que  :  Varmature 
de  la  moralité  c'est  Veffort. 

III 

Il  est  plus,  et  par  son  action  sur  la  sensibilité,  se  propage  à 
travers  la  vie  qu'il  rend  diverse,  supportable,  dont  il  explique 
certains  phénomènes  étranges.  Et  nous  voudrions,  avant  de 
conclure  définitivement  et  en  manière  de  contre-épreuve,  montrer 
qu'il  garde  toute  sa  valeur  d'agent  excitateur  et  conservateur, 
même  dans  les  sentiments  de  plaisir  et  de  joie. 

Sully  Prud'homme,  reprenant  un  vieux  thème,  nous  montre  son 
«  Faustus  »  affranchi  de  toute  souffrance,  comblé  de  délices,  tout 
à  coup  pris  de  la  nostalgie  des  peines  réservées  à  l'homme,  et 
soudain  retournant  vers  le  séjour  des  courtes  joies,  des  douleurs 
aiguës  et  de  l'indifférence,  pire  peut-être  que  la  douleur. 

C'est    l'histoire   de   «  Guérino   »,    d'Andréa   de    Barberino,   de 

1.  Mme  du  DefTand,  Correspondance  inédite. 


246  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Tannhïiuser  et  de  bien  d'autres  héros  qui  connurent  la  satiété. 
Cette  satiété  pourquoi  donc  l'éprouvèrent-ils,  pourquoi  la  félicité  de 
Venusberg  ne  put-elle  les  retenir?  Un  grand  philosophe,  un  de  nos 
beaux  écrivains,  méconnu  comme  penseur  sous  prétexte  que  ce 
fut  un  érudit,  un  homme  spécial,  Gaston  Paris,  essaye  de  nous  le 
dire  et  précisément  à  propos  de  Faustus'.  «  Il  ne  peut  se  con- 
tenter de  jouir  sans  mériter,  sans  valoir;  il  pense  aux  hommes  ses 
frères,  qui  gémissent  encore  sous  le  poids  de  Fignorance,  de  la 
misère,  de  la  douleur  et  du  vice,  et,  d'accord  avec  sa  chère  Stella, 
il  demande  à  retourner  sur  la  terre,  à  reprendre  la  seule  vie  qui 
convienne  à  l'homme,  celle  où  il  y  a  de  la  lutte,  de  l'effort,  et  du 
mérite.  » 

Certes  oui,  et  voilà  des  raisons  bien  humaines.  Mais  n'y  a-t-il 
pas  d'explication  plus  profonde  et  plus  rapprochée  des  éléments 
mêmes  de  l'existence  psychique.  La  valeur,  le  mérite,  ce  sont  des 
créations  compliquées  et  qui  restent  vaines,  si  elles  n'ont  pas  dans 
l'être  un  fond  solide  par  lequel,  en  réalité,  s'exerce  toute  Faction. 
Toute  vie  est  mutation  et  changement,  et  tout  changement  est 
effort.  L'état  psychique  permanent  n'échappe  pas  à  cette  loi, 
malgré  une  contradiction  apparente.  Nous  avons  montré  que 
l'effort  qui  Fa  créé,  le  maintient,  l'entretient,  et  le  renouvelle  à 
chaque  instant.  Il  fait  de  lui  un  présent  perpétuel  et  toujours  nou- 
veau. Que  cet  effort  n'ait  pas  à  intervenir,  et  c'est  le  cas  dans  un 
sentiment  organique  de  plaisir,  nous  voyons  la  satiété  poindre, 
Fennui  arriver  :  le  ressort  n'agit  plus,  la  vie  s'écoule  atone.  Si 
Guérino  réussit  à  s'arracher  aux  inoubliables  délices  du  paradis  de 
la  Sibylle,  ce  n'est  pas  comme  le  veut  le  naïf  conteur  par  scrupule 
chrétien.  Il  était  rassasié,  sans  avoir  agi.  Au  moins  aurait-il  fallu 
qu'il  eût  à  lutter  pour  la  conquête  de  plaisirs  successifs  qui  l'acca- 
blaient. Mais,  leur  changement  n^était  ^/as  un  changement  pour  lui, 
et,  voilà  pourquoi  il  reprit  le  chemin  des  lieux  où  il  avait  souffert 
et  où,  inconsciemment  sans  doute,  il  espérait  souffrir  encore.  Telle 
est  Famère  condition  de  l'homme.  Le  rêve  d'une  jouissance 
illimitée  et  sans  effort  lui  est  interdit.  Il  est  bien  par  essence  l'être 
de  douleur. 

La  vie  est  une  succession  infinie  d'étals  psychiques.  Elle  est  ainsi 

i.  G.  Paris.  Légendes  du  Moyen  âge.  {La  légende  du  Tannhuusev.)  Paris,  1903 
Hachette. 


G.  TRUC    —    LES   CONSÉQUENCES    MORALES    1»E   l'kFFORT  247 

essentiellement  mobile  et  se  fait  sentir  par  sa  mobilité  m(>me. 
Pourquoi  la  diversité  des  plaisirs  ne  crée-t-elle  pas  une  existence 
supérieure  pour  l'homme?  C'est  qu'il  faut  que  le  changement,  le 
mouvement  soit  sensible,  et  il  ne  peut  guère  être  rendu  sensible 
(iut>  par  rcHort.  L'homme  n'a  aucun  elï'ort  à  faire  pour  aller  d'un 
plaisir  à  un  autre.  11  ne  sent  l'efiort  et  il  n'en  jouit  que  passant, 
tout  en  se  donnant  l'illusion  que  c'est  grAce  à  lui-môme,  de  la  dou- 
leur au  plaisir  ou  tout  au  moins  à  l'absence  de  douleur. 

L'eflbrt  a  une  telle  puissance  sur  l'homme  qu'il  transforme  en 
joie  et  en  plaisir  môme  des  sensations  naturellement  douloureuses. 
L'ascète  qui  se  macère  jouit  profondément  des  cruelles  misères 
qu'il  impose  à  son  corps,  et  les  premiers  chrétiens  ont  pu  avec 
raison,  pour  eux,  parler  des  délices  de  la  torture.  Ils  croyaient 
équitablement  acquérir  d'autant  plus  de  droits  sur  le  ciel  qu'ils  le 
payaient  davantage  par  leurs  souffrances.  Ils  mesuraient  leur 
amour  pour  Jésus-Christ,  à  l'intensité  de  la  force  qu'ils  devaient 
déployer  pour  obtenir  d'entrer  en  communion  avec  lui.  Dans  ces 
jugements  qu'ils  portaient  eux-mêmes  sur  eux-mêmes,  ne  voit-on 
pas  apparaître  clairement  la  part  de  l'effort. 

L'elïort  est  donc  la  base  vivace  et  active,  non  seulement  de  la 
moralité  qui  acquiert  par  lui  seul  sa  valeur  entière,  mais  encore  de 
la  vie  qu'il  rend  supportable  avons-nous  dit  et  même  intéressante. 
Source  des  jouissances  austères  de  la  vertu,  il  nous  confirme  les 
illusoires  complaisances  dont  celle-ci  se  plaît  à  nous  grandir  à  nos 
propres  yeux.  11  cimente  fortement,  idées,  opinions,  sentiments,  et 
leur  permet  de  prendre  pied  profondément  en  nous.  C'est  qu'il 
s'aide  de  l'adjuvant  puissant  de  la  douleur,  dont  Schopenhauer  n'a 
peut-être  pas  eu  tort  de  faire  l'essence  même  de  la  vie.   Car  tout 
vain  effort  se  résout  en  souffrance  et  tout  effort  qui  réussit  en  est 
un  affranchissement  partiel.  De  sorte  que,  dirait  Plotin,  le  plaisir 
n'est  qu'un  mode  accidentel  de  la  douleur  en  puissance  de  joie! 
C'est  là  une  des  ironies  de  la  vie  et  l'un  de  ses  enseignements.  Mais 
l'humain  bétail  ne  comprend  guère  l'ironie  et  se  soucie  peu  des 
enseignements  de  sa  rude  éducalrice,  qui  ne  lui  ménage  pourtant 
pas  les  élrivières.  Aussi,  longtemps  encore,  des  hommes  infatués 
de   leur  moralité   marcheront-ils,   le   front  orgueilleux   dans  les 
nuées,  «  roidissant  leur  cou  »,  comme  s'exprime  l'Ecriture,  éternels 
pantins  ignorant  la  ficelle.  Gonzague  Truc 


L'ORDRE    DES    SCIENCES 

(Suite  et  fin  *.) 


III.  —  Les  organes  des  sens  et  la  question  d'échelle. 

Laissant  de  côté  les  questions  de  psychologie  et  de  logique,  que 
l'on  trouvera  traitées  dans  tous  les  manuels,  et  dont  je  voudrais 
que  l'on  prit  seulement  la  partie  pratique,  la  partie  utile  à  la  cons- 
truction de  la  science,  sans  aucune  discussion,  actuellement 
prématurée,  sur  la  valeur  des  opinions  humaines,  j'aborde  immé- 
diatement les  grandes  lignes  de  la  science  impersonnelle  qu'à 
construite  l'homme  conscient,  intelHgent  et  logique. 

La  nature  paraît  tout  d'abord  infiniment  complexe  et  variée, 
peuplée  d'éléments  disparates  et  qui  semblent  irréductibles  les 
uns  aux  autres.  Il  y  a,  dans  le  monde  qui  nous  entoure,  des 
formes,  des  couleurs,  des  sons,  des  odeurs,  des  saveurs,  etc.  Ce 
sont  là  les  qualités  du  monde  connu  de  l'homme,  et  il  est  impos- 
sible à  nos  congénères  de  ne  pas  se  servir  de  ces  qualités  comme 
éléments  d'analyse  dans  l'étude  directe  des  choses.  Dépourvus  de 
toute  possibilité  d'étude  impersonnelle  de  l'ambiance,  nos  ancêtres 
ont  naturellement  considéré  ces  qualités  comme  existant  d'une 
manière  absolue.  Le  langage  courant  qu'il  nous  ont  légué  en  fait 
foi.  Aujourd'hui  encore,  nous  ne  pouvons  nous  raconter  les  événe- 
ments extérieurs  qu'en  parlant  de  formes,  de  couleurs,  de  sons,  etc. 

Je  disais  précédemment  que,  dans  ses  grandes  lignes,  le  langage 
des  fourmis  et  des  abeilles  pourrait,  s'il  existe,  être  traduit  en 
langage  humain;  mais  j'ajoutais  qu'il  en  différerait  certainement 
au  point  de  vue  de  l'expérience  spécifique,  car  de  l'expérience  de 
fourmi,  acquise  au  moyen  d'organes  de  fourmi,  ne  peut  être 
semblable  à  de  l'expérience  d'homme  acquise  au  moyen  d'organes 
d'hommes.  S'il  était  donné  à  un  homme  de  converser  avec  une 
fourmi,  il  pourrait  s'entendre  avec  elle  sur  les  questions  de  liberté, 

\.  Voir  le  numéro  de  juillet  1907. 


F.  LE  DANTEC-    —   l.'ORDRE   DES   SCIENCES  249 

d'immortalité  de  l'Ame  et  de  sjjonlanéilé,  mais  il  ne  la  compren- 
drait pas  si  elle  parlait  des  objets  extérieurs.  Les  yeux  à  facettes 
des  insectes  leur  donnent  certainement,  du  monde  ambiant,  une 
vision  dilTérente  de  celle  que  nous  en  donnent  nos  yeux  à  cris- 
tallin. Encore  serait-il  possible,  peut-être,  de  traduire  la  vision 
fourmi  en  vision  humaine,  puisqu'il  ne  s'agit  là  que  d'une  môme 
opération,  la  vision,  faite  avec  des  instruments  différents,  à 
moins,  toutefois,  que  les  yeux  de  la  fourmi  soient  sensibles  à  des 
radiations  que  nous  ne  percevons  pas  ou  réciproquement.  Nous 
avons  une  tendance  invincible  à  tout  rapporter  à  nous-mêmes; 
«  nous  prêtons  sottement  nos  qualités  aux  autres  »,  ce  qui  est 
naturel  puisque  nous  sommes  convaincus  de  l'existence  absolue, 
dans  le  monde  ambiant,  des  qualités  qu'y  crée  notre  observation 
humaine;  nous  croyons  que  le  monde  est  peuplé  de  formes,  de 
sons,  de  couleurs,  de  saveurs,  etc.,  et  nous  pensons  par  consé- 
quent que,  si  les  fourmis  connaissent  le  monde,  elles  y  connaissent 
des  formes,  des  sons,  etc. 

Sans  pouvoir  l'affirmer,  puisque  l'expérience  est  impossible,  je 
crois  que  la  conversation  de  la  fourmi  sur  les  objets  extérieurs 
serait  intraduisible  pour  l'homme,  parce  que  la  fourmi  connaîtrait 
dans  le  monde  des  a,  des  p,  des  y,  qui  ne  sont  ni  des  couleurs,  ni 
des  goûts,  ni  des  odeurs,  mais  d'autres  qualités  diflerentes  de 
celles  que  nous  connaissons.  Et  la  fourmi  croirait,  selon  toute 
vraisemblance  que  le  monde  est  formé  de  ces  qualités  a.  j3,  y,  etc., 
elle  penserait  que  si  les  hommes  connaissent  le  monde,  il  y  con- 
naissent les  qualités  -j.,  [i,  y,  etc.  En  d'autres  termes  ce  que  l'homme 
connaît,  ce  que  la  fourmi  connaît,  c'est,  non  pas  le  monde  exté- 
rieur lui-même,  mais  les  relations  de  ce  monde  extérieur  avec  lui 
homme  ou  elle  fourmi.  C'est  là  aujourd'hui  une  vérité  absolument 
courante,  mais  il  n'en  a  pas  toujours  été  ainsi,  et  l'on  peut  se 
demander  comment,  ayant  inscrit  sur  son  journal  de  bord  des 
erreurs  aussi  importantes,  l'homme  est  arrivé,  sans  s'en  être  dégagé, 
à  créer  de  la  science  impersonnelle,  de  la  science  qui  est  science 
même  pour  les  fourmis,  de  la  mécanique  générale  en  un  mot.  Et 
pourtant,  ce  résultat  a  pu  être  obtenu  dès  que  Ihomme  a  commencé 
à  faire  des  mesures I 

Si  l'homme  connaît  dans  le  monde  des  qualités  différentes  et 
irréductibles  les  uns  aux  autres,  il  ne  peut  faire  les  mesures  de  ces 


250  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

différentes  qualités  par  une  méthode  unique.  L'appareil  qui  sert  à 
mesurer  les  formes  ne  peut  servir  pour  les  couleurs  ou  les  odeurs, 
puisque  les  formes,  les  couleurs  et  les  odeurs  sont  des  qualités 
irréductibles.  De  plus,  l'homme  n'est  pas  également  doué  pour 
mesurer  ces  diverses  quahtés;  il  y  en  a  même  pour  lesquelles  il  est 
tout  à  fait  désarmé  et  qu'il  peut  seulement  apprécier  avec  un  coef- 
ficient personnel  très  variable. 

L'appréciation  diffère  de  la  mesure  en  ce  qu'elle  n'est  pas 
impersonnelle.  Ce  qui  caractérise  la  mesure  scientifique,  c'est  que, 
une  fois  la  mesure  faite,  l'observateur  disparaît.  Il  a  cependant 
utifisé  sa  personnalité  dans  l'opération  de  la  mesure,  mais  la 
mesure  n'est  scientifique  que  si  la  personnalité  de  l'opérateur  ne 
laisse  pas  de  trace  dans  le  résultat  de  l'opération.  La  perfection 
des  instruments  de  mesure  réalise  de  plus  en  plus  ce  desideratum, 
sans  toutefois  y  atteindre  complètement.  Avec  cette  définition 
rigoureuse,  on  peut  dire  qu'il  n'existe  pas  encore  de  mesure  vrai- 
ment scientifique;  on  considère  qu'un  instrument  de  mesure  est 
bon  quand  les  différences  entre  les  résultats  obtenus  par  les  divers 
observateurs  au  moyen  de  cet  instrument  ne  diffèrent  que  d'une 
quantité  négligeable  quant  au  but  qu'on  se  propose  d'atteindre. 

J'ai  pu  parler  des  résultats  des  mesures  sans  avoir  eu  à  me 
préoccuper  de  la  manière  dont  ces  résultats  sont  enregistrés,  de  la 
langue  dans  laquelle  ils  sont  exprimés  pour  être  catalogués.  La 
seule  nécessité  dont  il  faudra  se  préoccuper  dans  le  choix  de  ce 
langage  scientifique  sera  qu'il  soit  impersonnel  comme  les  mesures 
qu'il  exprime.  Un  langage  a  été  créé  par  l'homme  qui  réalise,  au 
moins  pour  Thomme,  tous  les  desiderata  de  la  langue  scientifique, 
c'est  le  langage  mathématique.  Il  est  accessible  vraisemblablement 
à  tout  individu,  de  quelqu'espèce  qu'il  soit,  doué  de  tact  et  de 
vision.  Pour  l'homme,  en  tout  cas,  il  est  excellent,  mais  il  n'est 
pas  impossible  qu'un  autre  langage,  basé  sur  d'autres  considéra- 
tions, ait  pu  devenir  également  impersonnel  et  rendre  les  mêmes 
services  que  les  mathématiques.  Nous  sommes  tellement  habitués 
à  considérer  la  langue  mathématique  comme  la  seule  langue  de  la 
science,  qu'il  nous  est  devenu  très  difficile  de  nous  exprimer  sans 
nous  y  rapporter.  Je  serai  donc  obligé  de  le  faire,  dans  la  suite  de 
ces  considérations,  mais  je  voudrais,  encore  une  fois,  employer  un 
langage  moins  spécialisé,  pour  exposer  la  question  fondamentale 


F.  LE  DANTEC.    —    l'omDKE   DES   SCIENCES  254 

que  j'appelle  en  langage  mathématique  la  question  cTéchelln,  et  qui 
doit  pouvoir  être  traitée  sans  qu'il  soit  fait  allusion  à  des  grandeurs 
mesurables  par  les  yeux. 

Nos  organes  des  sens  nous  font  connaître,  avons  nous  dit,  des 
qualités  diflerenles  et  irréductibles  dans  le  monde  que  nous  habi- 
tons. D'autres  espèces  animales  découvrent  vraisemblablement 
dans  le  même  univers  des  qualités  qui  sont  peut-être  tout  autres; 
nous  ne  devons  pas  considérer  ces  qualités  comme  des  entités 
réelles,  mais  comme  les  résultats  de  relations  établies  entre  le 
monde  et  les  animaux  qui  les  connaissent.  Chacun  de  nous  con- 
naît plusieurs  de  ces  qualités,  et  d'une  manière  si  distincte,  qu'il 
n'éprouve  aucune  difficulté  à  imaginer  un  individu  capable  d'en 
connaître  une  seule  à  l'exclusion  de  toutes  les  autres. 

Supposons,  après  Condillac,  un  tel  individu.  Il  ne  connaîtrait 
dans  le  monde  qu'une  seule  qualité;  il  ne  verrait  le  monde  que 
sous  un  seul  aspect,  dirais-je  volontiers,  si  les  mots  voir  et  aspect  ne 
se  ressentaient  déjà  de  notre  préférenceinvincible  pour  les  données 
de  notre  organe  visuel.  La  science  de  cet  individu  ne  se  compose- 
rait que  d'un  seul  groupe  de  données  toutes  comparables  entre  elles  ; 
il  ne  s'intéresserait  qu'aux  variations  entraînant  un  changement 
dans  ces  données.  Le  reste  de  l'histoire  du  monde  serait  lettre  close 
pour  lui. 

Un  autre  individu  doué  de  la  connaissance  d'une  autre  qualité 
également  unique,  mais  différente  de  la  première,  ne  s'intéresserait 
qu'aux  variations  relatives  à  cette  qualité  et  connaîtrait  un  monde 
entièrement  différent  de  celui  du  premier  animal.  Ce  serait  cepen- 
dant le  même  monde,  mais  connu  de  différentes  manières,  à 
différents  points  de  vw,  dirais-je  encore,  si  l'expression  point  de 
vue  n'était,  elle  aussi,  empruntée  à  notre  sens  de  la  vision. 

Un  troisième  individu,  doué  des  modes  de  connaissance  des 
deux  premiers  et  enregistrant  en  même  temps  les  données  de  ces 
deux  modes  de  connaissance,  s'apercevrait  que  les  phénomènes  de 
l'individu  n''  1  et  les  phénomènes  de  l'individu  n°  2  sont  quelquefois 
indépendants,  quelquefois  connexes.  La  couleur  d'un  objet  peut 
changer  sans  que  sa  forme  change  '  ;  sa  température  peut  se  modi- 
fier sans  que  son  odeur  en  paraisse  altérée. 

1.  Nous  verrons  un  peu  plus  bas  quel  degré  de  rigueur  il  faut  donner  à  celte 
affirmation. 


252  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Ainsi  le  monde  connu  du  premier  individu  paraîtrait  immuable 
à  un  moment  où,  pour  le  second  individu,  le  même  monde  serait 
l'objet  de  transformations  profondes.  Si  une  telle  séparation  des 
qualités  connues  des  hommes  était  entièrement  possible,  si  ces 
qualités  variaient  indépendamment  l'une  de  l'autre  au  point  que 
l'une  fût  entièrement  fixe  pendant  que  l'autre  subirait  un  grand 
changement,  c'est  que  ces  qualités  seraient  vraiment  différentes 
et  existeraient  dans  le  monde  indépendamment  de  l'individu  qui  les 
observe.  Alors,  il  y  aurait,  pour  chaque  qualité,  une  science  à 
part,  indépendante  des  sciences  relatives  aux  autres  qualités. 

Supposons,  tout  au  contraire,  que  toutes  ces  prétendues  qua- 
lités indépendantes  soient  tellement  liées  les  unes  aux  autres  que 
toute  variation  de  l'une  d'elles  entraîne  fatalement  une  variation 
correspondante  de  toutes  les  autres,  on  concevrait  que  la  connais- 
sance j)arfaite  des  variations  intéressant  Yune  des  qualités,  Vun  des 
aspects  du  monde  suffît  à  la  connaissance  du  monde  tout  entier. 
Dans  un  registre  notant  toutes  les  variations  de  l'une  des  qualités 
du  monde,  un  homme  suffisamment  savant  saurait  lire  les  varia- 
tions correspondantes  de  toutes  les  autres  et  dirait  par  exemple  : 
voici  une  variation  qui  était  surtout  remarquable  par  un  phéno- 
mène de  saveur;  en  voici  une  autre  qui  était  surtout  connue 
comme  manifestation  sonore.  Il  n'y  aurait,  dans  l'appréciation 
qualitative  des  divers  phénomènes  extérieurs  que  des  différences 
de  degré.  Tous  ces  phénomènes  seraient  un  peu  sonores,  un  peu 
sapides,  un  peu  colorés,  et  il  n'y  aurait  dans  leur  enregistrement 
sous  la  rubrique  d'une  qualité  particulière,  que  la  constatation  de 
son  importance  spéciale  pour  l'homme  au  point  de  vue  de  la  qua- 
lité considérée. 

L'hypothèse  de  l'universalité  de  la  documentation  par  l'un  quel- 
conque des  sens  de  l'homme,  même  supposé  infiniment  aigu,  ne 
soutient  pas  la  discussion.  Mais  la  science  actuelle  croit  du  moins 
à  la  possibilité  de  l'unification  de  la  documentation  qualitative  des 
êtres,  grâce  à  ce  que  ïune  des  qualités  découverte  par  nos  sens 
dans  le  monde  ambiant  est  toujours  modifiée,  quand  il  se  produit 
une  variation  quelconque  de  l'une  quelconque  des  autres  qualités. 
Cette  qualité,  c'est  la  forme  des  objets  extérieurs.  Toute  variation 
de  sonorité,  de  saveur,  de  température,  de  couleur  dans  un  objet 
quelconque,  serait  accompagnée  fatalement  d'une  modification  de 


F.  LE  DANTEC.    —   l'oRLRE   DES   SCIENCES  2.jH 

la  forme  de  cet  objet;  et  réciproquement,  celte  modification  de  la 
forme  de  cet  objet  amènerait  fatalement  la  variation  correspon- 
dante de  sonorité,  de  saveur,  etc.  En  d'autres  termes,  tous  les  phé- 
nomènes que  l'homme  connaît  dans  le  monde  seraient  suscep- 
tibles d'êtres  décrits  complètement  comme  des  variations  de  forme, 
comme  des  mouvements. 

Une  telle  affirmation,  qui  est  celle  de  la  croyance  à  la  mécanique 
universelle,  fera  sourire  ceux  qui  n'ont  pas  réfléchi  à  ces  questions. 
Il  est  de  notoriété,  par  exemple,  que  l'on  peut  éclairer  un  objet  avec 
de  la  lumière  rouge  ou  de  la  lumière  bleue  sans  changer  sa  forme. 
Et  cela  est  vrai,  si  Ton  s'en  tient  à  la  mesure  au  cathétomètre  des 
dimensions  rectiligrres  de  l'objet  considéré.  La  variation  de  forme, 
le  mouvement  qui  distingue  la  lumière  rouge  de  la  lumière  bleue 
est  d'un  ordre  de  grandeur  infiniment  plus  petit  que  celui  des 
différences  mesurables  au  cathétomètre.  C'est  là  la  question 
d'échelle  qui  trouve  son  expression  parfaite  du  moment  qu'il  s'agit 
de  dimensions,  alors  qu'elle  était  très  difficile  à  exprimer  quand 
on  supposait,  comme  nous  l'avons  fait  précédemment,  que  la 
qualité  susceptible,  par  ses  variations,  de  donner  une  connaissance 
complète  du  monde,  était  une  qualité  quelconque  autre  que  la 
forme. 

C'est  pour  les  variations  de  forme,  pour  les  mouvements,  ([uc  la 
langue  mathématique  a  été  créée.  Une  autre  langue  scientifique 
eût  peut-être  présenté  les  mêmes  avantages  de  généralité,  si  on 
l'avait  adaptée  à  la  mesure  des  variations  d'une  autre  qualité,  mais 
cette  langue  n'existant  pas,  nous  ne  pouvons  pas  nous  en  servir. 

J'ai  proposé  autrefois  *  d'appeler  cantons  de  l'activité  extérieure 
les  groupes  de  phénomènes  que  nous  connaissons  sous  forme  de 
variations  d'une  qualité  particulière  connue  de  nos  sens;  il  y  a 
alors  le  canton  des  sons,  le  canton  des  saveurs,  des  températures, 
des  couleurs,  des  formes,  etc.  Les  phénomènes  de  chaque  canton 
peuvent  être  racontés,  chacun  pour  son  compte,  dans  le  langage 
qualitatif  correspondant;  le  langage  du  canton  des  formes  peut 
néanmoins  être  substitué  dans  chaque  cas  à  la  narration  qualita- 
tive faite  dans  la  langue  du  canton  considéré. 

Les  phénomènes  extérieurs  qui  nous  paraissent  de  qualités  diffé- 

1.  Les  lois  naturelles,  op.  cit. 


254  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

rentes  sont  donc  alors,  simplement,  dans  la  langue  du  canton  des 
formes,  des  variations  à  des  échelles  différentes.  Il  y  a  les  mouve- 
ments de  Téchelle  visible  ou  mécanique,  les  mouvements  de 
Féchelle  sonore,  de  l'échelle  thermique,  de  l'échelle  colorée,  etc. 
Si  nous  connaissons  ces  divers  phénomènes  avec  l'apparence  des 
qualités  différentes,  c'est  que  nous  possédons,  dans  notre  orga- 
nisme, des  appareils  de  relation  adaptés  à  chacune  de  ces  échelles; 
nous  avons  un  organe  des  sens  qui  connaît  directement  les  tempé- 
ratures, parce  qu'il  est  adapté  à  l'échelle  thermique,  un  autre  organe 
des  sens  qui  connaît  directement  les  couleurs,  parce  qu'il  est  adapté 
à  l'échelle  colorée,  etc.  L'homme  a  donc  des  portes  ouvertes  sur 
le  monde  à  des  échelles  différentes  dont  aucune,  plus  que  les 
autres,  ne  peut  s'appeler  l'échelle  humaine.  La  vie  de  l'homme  est 
un  phénomène  complexe  qui  se  passe  à  plusieurs  échelles  à  la 
fois. 

11  en  est  de  même  de  la  vie  de  l'organisme  le  plus  élémentaire, 
du  protozoaire  le  plus  simple,  dans  lequel  on  distingue  tou- 
jours fatalement  des  phénomènes  à  trois  échelles  distinctes, 
l'échelle  chimique,  l'échelle  colloïde,  l'échelle  mécanique».  A  ces 
trois  échelles  correspondent  sûrement  des  qualités  différentes  du 
monde  ambiant  et  nous  faisions  tout  à  Theure  une  hypothèse  con- 
traire à  la  réalité  en  supposant  qu'un  individu  vivant  pouvait  con- 
naître une  seule  qualité  de  l'Univers. 

Ce  sont  nos  divers  organes  des  sens  qui  nous  font  connaître  les 
différentes  qualités  du  monde  qui  nous  entoure.  La  connaissance 
de  ces  qualités  est  à  l'usage  de  l'homme  et  toute  notre  expérience 
en  est  faite.  Mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  la  considération  de  ces 
qualités  dues  aux  relations  de  l'homme,  avec  son  ambiance  soit 
avantageuse  pour  l'étude  impersonnelle  du  monde.  Telle  qualité, 
la  saveur  ou  l'odeur,  par  exemple,  ne  se  prêtant  pas  à  des  mesures 
faciles,  ne  donnera  pas  naissance  à  une  science  impersonnelle.  Ce 
qui  donne  naissance  à  une  science,  c'est  la  découverte  d'une 
méthode  de  mesure.  Lavoisier,  en  se  servant  de  la  balance,  a  fondé 
la  chimie.  Il  ne  faut  pas  dire  pour  cela  que  la  chimie  se  réduit  à 
des  mesures  de  masses.  Nos  organes  des  sens  peuvent  tous  être 
utilisés  par  le  chimiste;  nous  constatons  par  exemple  l'identité  de 

1.  V.  Éléments  de  philosophie  biologique.  Alcan,  1907. 


F.  LE  DANTEC.    —   l'okDUE   UES   SCIE>CES  25o 

deux  substances  au  moyen  de  nos  yeux,  de  notre  odorat,  de  notre 
goût;  ce  sont  là  des  outils  avanta<jeux  pour  les  recherches;  mais 
seuls  ceux  qui  se  prOtent  à  une  mesure  impersonnelle  peuvent  être 
utilisés  pour  la  fondation  d'une  science.  On  peut  donc  dire  que, 
en  trouvant  une  méthode  de  mesure  impersonnelle,  on  fonde  une 
science. 

Chose  curieuse,  et  qui  auj^mente  encore  l'importance  scienti- 
fique de  notre  organe  de  la  vision  des  formes,  tous  les  appareils  de 
mesure  vraiment  pratiques,  vraiment  capables  de  donner  des 
résultats  impersonnels,  sont  ceux  qui,  en  dernier  ressort,  con- 
duisent à  une  lecture,  au  moyen  des  yeux,  sur  une  échelle  gra- 
duée. Le  thermomètre  ne  se  sert  pas  de  notre  sens  thermique,  mais 
de  la  dilatation  qui  accompagne  les  variations  de  température  et 
que  nous  mesurons  au  moyen  de  nos  yeux.  La  sirène,  la  roue  de 
Savart,  ne  se  servent  pas  de  notre  sens  auditif,  mais  de  manifesta- 
tions motrices  que  nous  mesurons  avec  nos  yeux,  etc. 

La  science,  dont  la  langue  actuelle  ou  mathématique  est  basée 
sur  la  vision  des  formes,  peut  être  définie,  commme  je  l'ai  fait 
précédemment',  l'empiétement  du  canton  de  la  vision  des  formes 
sur  tous  les  autres  cantons.  Elle  raconte  tous  les  phénomènes 
extérieurs,  quels  qu'il  soient,  comme  des  mouvements  à  des  échelles 
dillérentes. 


IV.   La  conservation  de  l'ÉiNERgie. 

La  question  d'échelle  domine  toute  la  science.  Le  fait  que  les 
mouvements  de  diverses  dimensions  sont  connus  de  l'homme 
comme  des  ([ualités  différentes  empêche  de  supposer  un  individu, 
ressemblant  à  l'homme,  et  qui  connaîtrait  à  chaque  instant,  dans  le 
même  langage,  tous  les  mouvements  à  toutes  les  échelles.  L'utili- 
sation du  sens  de  la  vision  des  formes  est  restreinte  chez  l'homme 
à  la  connaissance  des  mouvements  de  l'échelle  dite  mécanique, 
comme  les  mouvements  des  pierres,  le  cours  de  l'eau,  le  balance- 
ment des  arbres  par  le  vent.  Pour  les  mouvements  de  dimension 
plus  petite,  ce  sens  est  impuissant,  et  c'est  par  une  généralisation 
extra-humaine  que  nous  appliquons  la  langue  mathématique  à  des 

1.  V.  Les  lois  naturelles,  op.  cil. 


256  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

mouvements  plus  petits  que  ceux  que  nous  pouvons  percevoir  en 
tant  que  mouvements.  Étant  donnée  la  nature  des  protoplasmes 
vivants,  et  leurs  trois  catégories  de  modes  de  connaissance  méca- 
nique, colloïde  et  chimique,  nous  ne  pouvons  pas  concevoir  d'être 
vivant  qui  soit  capable  d'employer  pour  son  compte  le  langage  de 
la  mécanique  universelle.  La  mécanique  universelle  réalise  donc, 
à  ce  point  de  vue  du  moins,  le  desideratum  de  la  langue  scienti- 
fique impersonnelle.  Non  seulement  elle  est  impersonnelle,  elle 
n'est  pas  spécifique,  c'est-à-dire  que  les  échelles  de  la  connais- 
sance humaine  n'y  sont  pas  marquées  à  part,  n'y  sont  pas  traitées 
d'une  manière  plus  privilégiée  que  celles  de  tel  ou  tel  autre  animal. 
La  mécanique  universelle  ignore  si  tel  mouvement  est  connu  de 
l'homme  avec  la  quahté  de  saveur,  de  couleur  ou  de  son  ;  elle  ne 
connaît  pas  davantage  les  qualités  relatives  à  la  vie  des  fourmis  ou 
des  amibes.  Elle  ne  connaît  même  pas  les  diverses  places  aux- 
quelles se  trouve  localisé,  dans  l'échelle  générale,  le  phénomène 
vital.  La  mécanique  universelle  qui  n'est  pas  une  langue  person- 
nelle, qui  n'est  pas  une  langue  humaine  ou  animale,  n'est  même 
pas  une  langue  propre  aux  êtres  vivants.  Elle  est  en  dehors  de  la 
vie,  quoique  créée  par  des  êtres  vivants.  Elle  permettra  donc  d'étu- 
dier la  vie,  comme  un  phénomène  quelconque,  ce  qui  n'eût  pas 
été  possible  avec  une  langue  spécifique  ou  seulement  «  biolo- 
gique ». 

Reste  à  savoir  si  cette  généralisation  qui  a  mis  la  science  en 
dehors  de  la  vie,  est  légitime;  reste  à  savoir  si  le  point  estimé 
résultat  des  études  humaines  a  pu  être  abandonné  sans  danger 
dans  la  confection  de  cette  science  universelle,  qui  ne  touche  plus 
à  l'homme  que  par  ses  appHcations  au  domaine  de  l'échelle  des 
mouvements  mécaniques. 

L'une  des  conséquences  de  cette  dépevsonnifiralion  de  la  science 
est  que  les  points  de  repère,  les  choses  importantes  de  la  science, 
ne  seront  plus  les  points  de  repère,  les  choses  importantes  de  la 
vie  humaine.  C'est  ainsi  que  la  science  du  xix=  siècle  a  découvert 
une  quantité  constante  qui  n'est  pas  directement  connaissable  à 
l'homme  car  elle  n'a  pas  d'échelle,  c'est  Yénergie. 

Si  la  science  est  vraiment  devenue  impersonnelle,  cette  quantité 
constante,  l'énergie,  serait  donc  une  entité  un  sens  absolu  des  méta- 
physiciens !  11  y  dans  cette  affirmation  quelque  chose  qui  choque 


F.  LE  DANTEC.    —   l'oRDRE   DES   SCIENCES  2o7 

noire  idée  de  la  relativité  des  connaissances  humaines.  Il  faudra 
donc  étudier  de  près  cette  question  avant  de  la  classer.  C'est  la 
question  fondamentale  de  la  philosophie  moderne. 

r.e  quelque  chose  qui  n'a  pas  d'échelle  dans  notre  mécani(jue 
universelle,  et  qui  reste  constant  à  travers  toutes  les  transforma- 
tions, connaissables  à  l'homme,  du  monde  où  nous  vivons,  serait 
évidemment  aussi  une  chose  constante  si,  au  lieu  d'étudier  l'uni- 
vers avec  notre  sens  de  la  vision  des  formes,  nous  en  avions  fait 
les  mesures  dans  un  autre  langage  sensoriel  susceptible  de  géné- 
ralisation. Ce  (jui  est  constant  ne  saurait  ne  pas  paraître  constant 
à  quelque  point  de  vue  qu'on  se  place  pour  l'étudier.  Ce  n'est  pas 
parce  que  nous  avons  réduit  tous  les  changements  du  monde  à  des 
mouvements  mesurables  qu'il  y  a  conservation  de  l'énergie;  il  y 
aurait  conservation  de  l'énergie  même  si  l'on  avait  étudié  les 
changements  de  l'Univers  dans  tout  autre  système  de  mesure, 
pourvu  que  ce  système  fût  impersonnel. 

Une  conséquence  importante  se  dégage  immédiatement  du  prin- 
cipe de  la  conservation  de  l'énergie,  si  ce  principe  est  vraiment 
général,  c'est  que  l'homme  connaît  ou  peut  connaître,  directe- 
ment ou  indirectement,  toutes  les  transformations,  tous  les  chan- 
gements du  monde  dans  lesquelles  il  est  question  d'énergie.  Nous 
savons  mesurer  les  N'ariations  d'énergie  dans  les  corps  chimiques, 
dans  les  colloïdes,  dans  les  corps  chauds  ou  électrisés,  dans  les 
systèmes  mécaniques.  Lors  d'une  transformation  dans  l'un  de  ces 
domaines,  la  quantité  d'énergie  qui  y  est  dispersée  se  retrouve 
intégralement  dans  l'un  des  autres  domaines  connus  de  l'homme. 
Jamais  il  n'y  a  disparition  d'une  certaine  quantité  d'énergie  qui 
passerait,  sous  une  forme  inconnue,  au-delà  des  limites  du  monde 
qui  nous  est  connaissable. 

Si  une  telle  chose  était  démontrée,  on  pourrait  en  tirer  l'une  ou 
l'autre  des  conclusions  suivantes  : 

1°  L'énergie,  malgré  tous  les  efforts  que  fait  l'homme  pour  créer 
une  science  impersonnelle,  n'est  pas  indépendante  de  la  nature  de 
Ihomme  ;  elle  n'est  qu'un  invariant,  commode  à  utiliser  dans  les 
calculs,  du  monde  avec  lequel  rhomine  est  en  relation  par  les 
diverses  échelles  auxquelles  se  passent  les  mouvements  qui  nous 
sont  connaissables. 

^°  Ou  bien,  au  contraire  :  L'homme  est  placé  au  milieu  des 

TOME    LXIV.    —    1907.  17 


L 


258  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

phénomènes  naturels  de  manière  à  être  sensible  directement  ou 
indirectement  à  tous  les  changements,  quels  qu'ils  soient,  qui  se 
produisent  dans  le  monde. 

Admettre  la  seconde  de  ces  conclusions,  ce  serait  admettre  que 
l'homme  est  arrivé,  par  sa  science  impersonnelle,  à  la  connaissance 
de  quelque  chose  d'absolu.  Si,  au  contraire,  on  adopte  la  première, 
la  notion  d'énergie  n'apparaîtra  plus  que  comme  un  artifice 
commode  pour  les  calculs  relatifs  au  monde  connu  de  l'homme. 

La  découverte  des  corps  radio-actifs  a  récemment  mis  en  ques- 
tion la  valeur  scientifique  du  fait  même  de  la  conservation  de 
l'énergie. 

Des  savants  se  sont  demandé  si  l'énergie  produite  par  la  radio- 
activité provenait  d'une  provision  d'énergie  chimique  accumulée 
dans  des  corps  considérés  à  tort  comme  simples  et  indestructibles 
—  auquel  cas  le  principe  de  la  conservation  de  l'énergie  serait 
sorti  victorieux  de  l'épreuve.  D'autres  ont  pensé  que  la  radio-acli- 
vité  était  la  transformation  en  une  forme  d'énergie  accessible  à 
l'homme,  d'une  forme  d'énergie  inaccessible  à  nos  investigations. 
Si  cela  était,  le  principe  de  la  conservation  de  l'énergie  ne  serait 
plus  vrai  pour  les  formes  d'énergie  connues  de  l'homme,  les  seules 
dont  il  ait  pu  utiliser  les  mesures  pour  l'établissement  de  ce  prin- 
cipe ;  la  quantité  d'énergie  connaissable  à  l'homme  ne  serait  plus 
constante. 

Il  semble  aujourd'hui  établi  que  l'énergie  radio-active  provient 
d'une  origine  chimique,  mais  la  destruction  chimique  est  si  lente 
qu'elle  est  très  difficile  à  apprécier.  Il  faudra  très  longtemps  pour 
mesurer  le  coefficient  de  la  transformation  radio-active.  En  atten- 
dant que  cette  mesure  soit  effectuée,  et  elle  lèvera  tous  les  doutes 
si  elle  se  réalise,  des  physiciens,  au  nombre  desquels  il  faut  citer 
Sagnac,  se  sont  demandé  ^  si,  au  cas' où  l'origine  chimique  de 
l'énergie  radio-active  ne  serait  pas  démontrée,  on  ne  pourrait  pas 
trouver  son  équivalent  dans  une  autre  forme  d'énergie  connue  de 
l'homme,  l'énergie  gravifique  par  exemple,  qui  donne  aux  corps 
l'accélération  de  la  pesanteur. 

Enfin,  Gustave  Le  Bon  a  supposé  que  l'énergie  pouvait  appa- 
raître  en   compensation  d'une  destruction  de  matière.  Ce  serait 

1.  J'ai  moi-même  émis  celle  hypollièse  il  y  a  quelques  années,  en  proposanl 
l'expérience  des  pendules  comparés.  V.  Les  lois  nalurdles,  op.  cit.,  p.  116. 


F.  LE  DANTEC-    —   l/ORDRE   UES   SCIENCES  259 

l'aujjfmonlalion  d'une  quanlité  considérée  comme  constante, 
l'énergie,  aux  dépens  d'une  autre  quanlité  considérée  éj^aloinent 
comme  constante,  la  masse.  C'est  ce  que  G.  Le  Bon  a  ajipelé  la 
di'inalrrialisulion  de  la  matii'n'.  Il  ne  faut  pas  confondre  cette 
manière  de  voir  avec  celle  dont  je  parlais  tout  à  l'heure  el  dans 
laciuelle  la  radio-activité  résulterait  d'une  décomposition  chimique 
A' un  corps  cru  simple;  si  l'on  accepte,  en  elfel,  celte  dernière  hypo- 
thèse, la  masse  est  constante  d'une  part,  l'énergie  est  constante 
d'autre  part.  Dans  l'hypothèse  de  Gustave  Le  Bon,  il  n"y  aurait 
plus  qu'une  constante,  la  somme  de  la  masse  et  de  l'énergie. 

En  tout  cas,  sauf  les  circonstances  où  il  se  produit  de  la  radio- 
activité, et  ces  circohstances,  si  elles  ne  sont  pas  rares,  ne  sont 
du  moins  pas  très  importantes  comme  quantité  d'énergie  libérée, 
par  rapport  aux  autres  quantités  d'énergie  dont  les  transforma- 
tions nous  frappent  tous  les  jours,  en  dehors  de  ces  cas,  dans  les- 
quels il  n'y  a  peut-être  rien  d'extraordinaire,  les  principes  de  la 
conservation  de  la  masse  et  de  la  conservation  de  l'énergie 
paraissent  établis  sur  des  bases  suffisamment  solides.  Il  est  donc 
indispensable,  au  point  de  vue  philosophique,  de  se  demander  si 
ces  deux  invariants,  la  masse  et  l'énergie,  correspondent  à  des 
entités  vraiment  impersonnelles,  ou  si,  au  contraire,  il  ne  faut  y 
voir  que  des  définitions  n  posteriori  introduisant  de  la  commo- 
dité dans  les  calculs. 

J'ai  parlé  de  la  conservation  de  l'énergie  avant  de  parler  de 
la  conservation  de  la  masse,  quoique  la  loi  de  Lavoisier  soit  histo- 
riquement antérieure  à  la  découverte  des  principes  d'équivalence, 
parce  que  la  quantité  nommée  énergie  est  moins  directement 
accessible  à  l'imagination  de  l'homme,  et  aussi  parce  que  la  con- 
servation de  la  masse  douée  d'inertie^  peut  paraître  moins  inté- 
ressante pour  les  philosophes. 

L'ensemble  de  ces  deux  principes  de  conservation  a  d'ailleurs 
une  conséquence  qui  n'est  guère  flatteuse  pour  la  vanité  de 
l'homme.  L'homme  a  à  sa  disposition  des  provisions  formées  de 
matière  et  d'énergie.  Grâce  à  ces  provisions  il  exécute  des  travaux 
qu'il  considère  comme  très  importants,  et  lorsqu'il  essaie  d'établir 
le  bilan  de  son  activité,  il  s'aperçoit  que  le  résultat  en  est  nul!  Il 
s'est  agité  vainement  sans  avoir  pu  toucher  aux  provisions  dont  il 
se  croyait  le  maître  et  qui  se  retrouvent  intactes  après  lui  !  Il  a 


200  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

tourné  dans  un  cercle,  comme  un  écureuil  clans  sa  cage!  J'ai  pro- 
posé de  représenter  symboliquement  toute  activité  animale  par  la 
formule  (AxB),  dans  laquelle  A  représente  le  corps  de  l'animal, 
et  B  le  monde  qui  l'entoure.  On  pourrait  appliquer  une  formule 
identique  à  tout  phénomène  ayant  pour  siège  un  corps  trans- 
porlable  parmi  les  autres  corps.  L'expression  de  la  conservation 
de  la  masse  et  de  la  conservation  de  l'énergie  serait  alors  : 

S(AxB)  =  0 

Symbole  de  la  vanité  de  tous  les  eflorts.  Il  n'est  donc  pas  inutile 
de  savoir  s'il  se  cache  quelque  chose  de  conventionnel  dans  la 
définition  de  la  masse  et  la  définition  de  l'énergie.  Dans  l'évo- 
lution universelle,  nous  avons  besoin  de  points  de  repère,  de 
quantités  constantes.  Il  faut  chercher  si  la  masse  et  l'énergie  nous 
fournissent  réellement  les  invariants  demandés. 


Les  provisions;  masse  et  énergie^. 

La  possibilité  de  la  démonstration  expérimentale  de  la  constance 
d'une  provision  est  dominée  par  la  possibilité  de  réaliser  une 
enceinte  de  laquelle  ne  sort  rien  qui  compte,  en  tant  que  provision, 
sans  qu'on  puisse  en  mesurer  exactement  la  valeur.  Quand 
Lavoisier  fait  son  expérience  de  la  conservation  de  la  masse,  il  la 
fait  dans  des  vases  clos  imperméables  aux  solides,  aux  liquides  et 
aux  gaz,  c'est-à-dire  aux  trois  formes  sous  lesquelles  nous  con- 
naissons les  masses  matérielles.  Je  signale  seulement  pour  com- 
mencer cette  loi  de  Lavoisier  qui  peut  s'exprimer  ainsi  :  «  Quand, 
dans  une  enceinte  de  laquelle  il  ne  sort  aucune  masse  il  se  produit 
des  changements  quelconques,  la  masse' totale  des  corps  contenus 
dans  l'enceinte  ne  varie  pas.  »  Gustave  Le  Bon  affirme  que  dans 
certains  cas  cela  n'est  pas  vrai,  et  qu'une  partie  de  la  masse  peut 
disparaître  en  tant  que  masse  et  se  transformer  en  énergie.  D'autre 
part  on  a  cru  remarquer  depuis  quelque  temps  que,  au-delà  d'une 
certaine  vitesse,  la  masse  d'un  corps  ne  serait  plus  constante,  mais 
il  s'agit  là  de  vitesses  qui   ne  sont  pas  usuelles  dans  la  vie  de 

d.  J'ai  montré  ailleurs  {Les  lois  naturelles,  op.  cit.)  comment  on  peut  définir 
là  masse  d'un  corps  sans  faire  appel  à  aucune  notion  autre  que  celles  du 
canton  de  la  vision  des  formes.  Je  n'y  reviens  pas  ici. 


F.  LE  DANTEC.    —    l/oUDRE   DES   SCIENCES  261 

l'homme  et  les  Iransformalions  dont  parle  (î.  Le  Bon  sont  peu 
imporlanlcs,  dans  la  vie  ordinaire,  si  elles  existent.  Je  n'ai  pas  à 
m'occuper  ici  des  exceptions  possibles  aux  lois  de  conservation, 
je  me  propose  seulement  de  savoir  si  ces  lois,  quand  elles  sont 
vérifiées,  correspondent  à  une  réalité  ou  à  une  définition.  La  ques- 
tion est  plus  facilement  abordable  par  le  côté  énergie. 

La  notion  d'énergie  est  antérieure  à  sa  définition  mathématique. 
Au  sens  étymologique,  le  mot  énergie  signifie  «  capacité  de  tra- 
vail ».  On  dit  (pi'un  système  contient  une  certaine  quantité 
d'énergie  quand  il  y  a  en  lui  la  possibilité  d'accomplissement  d'une 
certaine  quantité  de  travail.  La  mesure  de  l'énergie  revient  donc 
à  des  mesures  de  travail.  C'est  dans  la  définition  du  travail  qu'il 
faut  chercher  la  part  possible  de  convention. 

Dans  le  langage  humain,  accomplir  un  travail,  cela  veut  dire 
réaliser  un  changement  dans  le  monde  ambiant.  L'homme  qui  a 
réalisé  ce  changement,  a  travaillé,  a  fourni  un  effort,  grâce  auquel 
s'est  effectuée  une  modification  qui  sans  lui  n'aurait  pas  eu  lieu. 
Si,  par  exemple,  je  prends  une  pierre  à  terre  et  que  je  la  soulève 
pour  la  poser  sur  un  talus,  j'ai  accompli  une  besogne  à  laquelle  je 
me  sais  indispensable.  Sans  moi,  la  pierre  serait  restée  par  terre,  là 
où  elle  était.  Je  sais  que  la  pierre  n'avait  pas  en  elle  ce  qu'il  fallait 
pour  accomplir  sans  mon  secours  cette  ascension  vers  le  talus. 
Cependant  si  cette  pierre  avait  été  un  bloc  de  poudre  B,  dans  l'état 
où  se  trouvaient  celles  de  l'Iéna,  une  seconde  avant  l'explosion,  je 
me  serais  bien  trompé  en  déclarant  qu'elle  n'avait  pas  en  elle  des 
capacités  de  travail  considérables.  Dans  ce  bloc  de  poudre,  inerte 
à  l'échelle  des  objets  visibles  pour  moi,  se  passaient  à  mon  insu, 
à  une  échelle  plus  petite  et  invisible,  des  phénomènes  qui  libé- 
raient une  prodigieuse  quantité  d'énergie  mécanique.  .Mais  à 
l'époque  où  est  née  la  notion  du  travail  accompli  par  l'homme  et 
de  l'inertie  des  corps  bruts,  nos  ancêtres  ne  rencontraient  pas 
souvent  sur  leur  route  des  morceaux  de  poudre  B.  Quand  un 
changement  survenait  dans  la  disposition  de  corps  bruts  familiers, 
connus  pour  incapables  de  se  déplacer  par  eux-mêmes,  on  attribuait 
ce  changement  à  l'intervention  d'un  homme  ou  d'un  agent  quel- 
conque produisant  ce  qu'eût  produit  un  homme.  Et  l'on  évaluait 
la  grandeur  du  changement  observé  en  se  demandant  quel  effort 
il  eût  fallu  à  un  homme  pour  le  réaliser. 


262  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Ainsi,  de  la  constatation  de  changements  accomplis  dans  un 
monde  que  Ton  considérait  a  priori  comme  incapable  de  changer 
par  lui-même,  est  née  la  notion  à'agenls  capables  de  produire  ces 
changements,  comme  un  homme  les  produirait.  Cette  opinion  a 
été  le  résultat  naturel  de  l'idée  psychologique  initiale,  de  la  diffé- 
rence établie  dès  le  début  entre  le  moi  et  le  non-moi,  le  moi  conte- 
nant des  possibilités  de  travail,  de  changement  à  accomplir  dans  le 
domaine  ambiant.  Ce  dualisme  initial  a  été  le  point  de  départ  du 
dualisme  ultérieur.  D'abord  le  monde  et  l'homme  ou  les  agents 
comparables  à  l'homme;  puis  la  masse  inerte  et  l'énergie  capable 
de  déplacer  les  masses,  de  transformer  le  substratum  dépourvu  de 
spontanéité.  C'est  avec  ce  dualisme  qu'a  été  créée  la  mécanique 
universelle;  ce  dualisme  s'est  conservé  de  notre  temps,  même 
après  que  l'application  de  la  scienceà  l'étude  de  la  vie  eût  démontré 
l'illégitimité  de  la  séparation  de  l'organisme  et  de  l'ambiance.  , 
Dans  un  milieu  contenant  un  homme,  l'homme  fait  partie  du 
milieu  au  même  titre  que  les  autres  éléments;  il  n'est  pas  un  créa- 
teur de  mouvement,  de  transformation;  il  subit  au  lieu  de  les 
imposer,  des  lois  rigoureuses  qui  s'appliquent  aussi  aux  autres 
éléments  du  monde.  Malgré  tout,  le  dualisme  calqué  sur  le  moi  et 
le  non-moi  a  persisté;  il  est  commode  pour  le  calcul,  mais  nous 
devons  nous  demander  ici  qu'elle  est  sa  valeur  philosophique. 

Et  d'abord,  quelle  est  la  signification  du  mot  changement?  Ce 
mot  a  une  signification  immédiate  dans  le  langage  humain.  Je 
connais  le  monde  à  un  certain  moment;  un  instant  après  je 
connais  un  monde  différent.  Les  différences  constituent  un  chan- 
gement. Je  n'ai  pas  à  me  demander  si  c'est  moi  qui  ai  changé  ou  si 
c'est  le  monde,  puisque,  dans  mon  langage  humain,  moi  observa- 
teur, je  suis  quelque  chose  d'immuable,  ,de  fixe.  Je  puis  apprécier 
le  changement  constaté  par  mes  divers  sens  aux  diverses  échelles 
de  l'activité  extérieure.  Si  ma  science  est  assez  avancée,  je  puis  le 
mesurer;  si  je  fais  une  mesure  impersonnelle,  je  disparais  dans 
l'opération,  et  je  sais  qu'un  autre  homme,  employant  les  mêmes 
procédés  que  moi  obtiendrait  le  même  résultat.  Convaincu 
d'avance  que  le  monde  est  incapaJjle  de  changer  par  lui-même, 
j'attribue  le  changement  mesuré  à  un  (tgent  capable  de  le  pro- 
duire; de  la  mesure  du  changement  je  conclus  à  l'effort  nécessaire 
pour  le  produire;  non  seulement  j'ai  inventé  Vagenl  du  mouve- 


F.  LE  DANTEC-    —    l.'OHIlHIi   lii:s    SCIENCES  263 

menl,  mais  jai  la  prétention  de  le  mesurer.  Ces  agents,  calqués 
sur  mon  propre  modèle,  et  dont  je  peuple  l'Univers,  inerte  par  lui- 
même,  ce  sont  les  forces. 

Suivant  le  canton  de  laclivité  universelle  dans  lequel  se  passe 
le  changement  que  je  constate,  j'imaginerai  et  j'évaluerai  des 
forces  dilVérentes,  mais  qui  toutes  auront  ce  caractère  commun  de 
pouvoir  introduire  des  changements  dans  l'univers  inerte.  Puisque 
les  principes  d'équivalence  établis  au  cours  du  mx""  siècle  ont 
montré  que  tout  changement,  de  quelque  nature  qu'il  soit,  équi- 
luiiU  à  un  changement  mécanique,  bornons-nous  à  étudier  ce  qu'on 
appelle  changement  dans  la  mécanique  du  mouvement  visible, 
partie  de  notre  science  actuelle  à  laquelle  s'appliquent  le  plus 
facilement  le  langage  mathématique  et  le  langage  humain. 

.le  fais  simplement  remarquer,  avant  d'entreprendre  cette  étude, 
combien  il  est  difficile  de  s'exprimer  aujourd'hui  au  sujet  de  ces 
questions  de  changement,  depuis  que  nous  savons  que  tout  évolue, 
que  tout  change.  Le  changement  n'est  pas  l'exception,  mais  la 
règle;  il  n'y  a  pas  de  choses  immuables  dans  le  monde;  le  vent 
.souffle,  le  ruisseau  coule,  l'arbre  pousse.  Le  seul  modèle  d'appa- 
rence stable  que  nous  rencontrions  nous  est  fourni  par  les  corps 
solides,  parles  cailloux  de  la  route,  qui  évoluent  plus  lentement 
que  nous,  mais  qui  évoluent  cependant.  C'est  là  d'ailleurs  qu'est 
l'origine  de  la  notion  d'inertie,  base  de  toute  la  mécanique  et  de 
toutes  les  philosophies. 

Inertie  et  ligne  droite. 

Le  principe  de  l'Inertie  s'énonce  ainsi  :  Un  corps  ne  peut 
modifier  par  lui-môme  son  état  de  repos  ou  de  mouvement.  Le 
caillou  qui  est  sur  la  route  ne  grimpera  pas  seul  sur  le  talus,  tandis 
qu'une  souris  le  fera.  L'expression  «  par  lui-même  »  prouve  nette- 
ment la  comparaison  qui  a  été  le  point  de  départ  de  la  formule; 
évidemment  on  a  comparé  le  caillou  à  un  être  vivant,  comme  je  le 
faisais  remarquer  plus  haut.  Le  caillou  n'a  pas  en  lui  les  moyens 
que  j'ai  en  moi  de  monter  sur  le  talus  si  je  le  veux.  Si  donc  je 
constate  que  le  caillou,  couché  hier  sur  la  route,  est  aujourd'hui 
sur  le  mur  voisin,  j'en  conclurai  qu'il  n'y  est  pas  monté  seul, 
qu'un  agent  capable  de  produire  des  effets  que  je  produis  moi- 


264  HEVUE    PHILOSOPHIQUE 

même  la  déplacé  et  transporté.  Laissons  de  côté  pour  le  moment 
le  cas  où  un  être  vivant  est  intervenu  dans  l'affaire;  toutes  les 
fois  qu'un  corps  brut  a  changé  de  place,  nous  disons  qu'une  force 
l'a  déplacé,  et  nous  calculons  la  valeur  de  cette  force  en  mesurant 
le  déplacement.  Cela  fait,  le  dualisme  est  introduit  dans  la  méca- 
nique; il  ne  la  quittera  plus. 

Une  fois  la  notion  de  force  créée,  on  donne  au  principe  de 
l'Inertie  une  autre  expression.  La  traduction  dans  ce  nouveau 
angage  de  l'histoire  du  caillou  serait  :  Un  caillou  qui  est  sur  la 
route  ne  bouge  pas  s'il  n'est  soumis  à  aucune  force. 

En  mécanique,  on  donne  aussi  du  principe  de  l'Inertie  une 
formule  un  peu  différente  :  «  Un  corps  qui  n'est  soumis  à  aucune 
force  ne  peut  avoir  qu'un  mouvement  rectiligne  et  uniforme  ». 
Cette  formule  étonne  beaucoup  les  enfants  auxquels  on  l'enseigne. 
Du  moins,  elle  m'a  beaucoup  étonné  quand  on  me  l'a  apprise.  La 
notion  d'inertie  est  si  naturelle  à  l'homme  que  je  l'admettais  sans 
aucune  peine.  Une  pierre  sur  la  route  est  inerte;  moi  qui  marche, 
je  ne  le  suis  pas.  Mais  j'étais  stupéfait  qu'on  pût  considérer  comme 
inerte  un  corps  doué  de  mouvement,  ce  mouvement  fût-il  recti- 
ligne et  uniforme.  Je  me  demandais  d'ailleurs  pourquoi  ces  deux 
qualités  spéciales,  l'uniformité  comme  vitesse  et  la  direction  recti- 
ligne, avaient  été  choisies  comme  enlevant  au  mouvement  toute 
valeur  en  tant  que  changement.  On  aurait  pu  me  répondre  :  «  Un 
mouvement  est  quelque  chose  qui  a  deux  qualités,  la  vitesse  et  la 
direction;  tant  que  ces  deux  qualités  ne  changent  pas,  le  mouve- 
ment reste  semblable  à  lui-même  et  ne  change  pas.  »  Et  j'aurais 
été  obligé  de  me  déclarer  satisfait  quoique  ne  l'étant  pas  en  réalité. 
Je  comprends  très  bien  qu'un  mouvement  soit  défini  à  chaque 
instant  par  sa  vitesse  et  sa  direction;  je  crois  même  que,  dans 
notre  système  mathématique  actuel,  aucune  autre  définition  ne 
permet  de  mesurer  avec  plus  de  facihté  les  éléments  d'un  mouve- 
ment; mais,  de  ce  que  ces  conventions  sont  commodes,  je  ne 
conclus  pas  qu'elles  réprésentent  quelque  chose  d'absolu;  je  vois 
au  contraire  deux  éléments  conventionnels  nouveaux,  la  ligne 
droite  et  la  vitesse  uniforme,  qui  sont  introduits  dans  la  définition 
de  la  force;  j'en  infère  que  la  force  doit  être  quelque  chose  de  bien 
conventionnel.  Et  je  n'accepte  pas  que  l'on  donne  comme  un  ;)7'(«- 
dpe,  comme  le  principe  fondamental  de  l'Inertie,  l'énoncé  retourné 


F.  LE  DANTEC.    —    l'oUDHE   DKS   SCIKNCKS  265 

de  la  définition  (jiic  l'on  a  }u^v  commode  de  choisir  jiour  ces 
choses  myslérienscs  qnc  l'on  appelle  les  forces  cl  que  je  n'ai  jamais 
vues. 

Je  n'avais  pas,  élanl  enl'anl,  les  mômes  habitudes  de  raisonne- 
ment qu'aujourd'hui,  (les  mouvements  reclilignes  et  uniformes 
qui  n'avaient  pas  la  valeur  d'un  changement  ont  longtemps  hanté 
mon  imagination.  J'ai  rêvé  de  mobiles  qui  traverseraient  notre 
ambiance  avec  un  mouvement  rectiligne  et  uniforme,  et  qui  ne 
compteraient  pas  dans  l'élat  du  monde.  J'avoue  que  je  n'en  ai 
jamais  vu.  On  m'a  signalé  comme  exemple  le  mouvement  d'une 
bille  de  billard,  mais  ce  mouvement  finit  par  s'arrêter;  il  n'est  pas 
uniforme,  même  quand  il  est  rectiligne.  Dans  la  machine 
d'Atwood,  l'ingénieuse  expérience  de  la  suppression  de  la  masse 
additionnelle  réalise  le  mouvement  rectiligne  et  uniforme,  légère- 
ment retardé  cependant  par  les  frottements.  Mais  justement,  le 
dispositif  est  trop  ingénieux;  il  a  fallu  dépenser  trop  de  génie  pour 
réaliser  à  peu  près  ce  genre  d'inertie  qui  devrait  courir  le  monde. 
Le  seul  modèle  vraiment  correct  d'un  mouvement  rectiligne  et 
uniforme  est  fourni  par  un  train  qui  marche  sur  une  voie  droite  à 
une  allure  constante.  Or  personne  ne  dira  que  ce  mouvement 
résulte  de  l'absence  de  tout  effort.  Le  mécanicien  sait  combien  il 
faut  dépenser  de  charbon  et  d'attention  pour  le  réaliser. 

Le  principe  (?)  de  l'Inertie  n'est  donc  qu'une  définition,  la  défini- 
tion de  la  force  en  mécanique;  et  j'ai  le  droit  de  m'appesanlir  sur 
les  conventions  incluses  dans  celte  définition,  puisque  celle  défini- 
tion sera  employée  à  son  tour  dans  celle  du  travail  qui  sera 
employée  dans  celle  de  l'énergie  dont  je  veux  discuter  la  valeur 
philosophique. 

Le  seul  modèle  d'un  corps  qui  manifeste  son  inertie  nous  est 
fourni  par  un  caillou  qui  repose  sur  le  sol.  C'est  ce  modèle  qui  a 
fourni  la  notion  d'inertie  à  nos  ancêtres;  or  ce  caillou  pèse  sur  le 
sol;  tous  les  traités  de  mécanique  nous  enseignent  qu'il  est  soumis 
à  l'action  d'une  force  incessante,  la  pesanteur.  Pour  être  loyal,  il 
faudrait  compléter  le  principe  de  l'Inertie  par  celle  remarque  : 
Nous  ne  connaissons  pas  de  corps  dans  le  monde  qui  ne  soit 
soumis  à  aucune  force.  Cela  suffirait  peut-être  à  empêcher  qu'on 
acceptai  comme  démontré  le  dualisme  mécanique,  force  el 
matière,  énergie  el  masse.  11  faut  se  défier  des  procédés  d'analyse 


266  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

que  des  élèves  peuvent  prendre  pour  des  réalités.  Le  cycle  de 
Carnot  qui  décompose  une  transformation  réelle  en  des  transfor- 
mations théoriques,  isothermes  et  adiabatiques,  a  fait  rêver  bien 
des  étudiants  qui  essayaient  de  s'imaginer  des  transformations 
impossibles. 

Revenons  à  l'énergie. 

Un  homme  qui  se  propose  de  déplacer  un  caillou  a  besoin  d'un 
effort  plus  grand  si  le  caillou  est  gros  et  lourd  que  s'il  est  petit  et 
léger;  il  a  à  vaincre  une  inertie  plus  considérable.  J"ai  montré 
ailleurs  '  comment  il  a  été  possible  de  faire  correspondre  à  cette 
sensation  d'effort  quelque  chose  d'entièrement  mesurable  par  les 
procédés  du  canton  de  la  vision  des  formes.  On  peut  mesurer 
indirectement  les  masses;  on  peut  les  mesurer  directement  en  les 
comparant  à  une  masse-étalon  au  moyen  de  la  balance.  Je  renvoie 
au  même  ouvrage  pour  le  passage  de  la  mesure  de  la  masse  au 
calcul  de  la  force  qui  change  son  mouvement,  par  la  mesure  de 
l'accélération  de  ce  mouvement.  Cette  accélération  est  la  seule 
manifestation  de  la  force.  La  formule  qui  calcule  la  force  par  le 
produit  de  la  masse  et  de  l'accélération  tient  compte  à  la  fois  de  la 
grandeur  du  changement  opéré  et  de  la  grandeur  de  la  masse  sur 
laquelle  il  est  opéré.  Tout  cela  est  très  logique,  mais,  même  cal- 
culée ainsi,  la  force,  grandeur  mathématique,  est  le  résultat  de 
conventions  multiples,  dont  la  plus  frappante  est  le  rôle  attribué  à 
la  ligne  droite  dans  les  définitions.  Cette  introduction  de  la  ligne 
droite  dans  tous  les  procédés  d'analyse  est  instinctive  chez 
l'homme;  le  mot  direction  lui-même  en  est  tiré,  et  nous  ne  savons 
pas  parler  d'un  mouvement  même  curviligne,  sans  faire  d'allusions 
à  la  ligne  droite.  Mais  toutes  ces  nécessités  du  langage  font,  de  la 
force^  que  beaucoup  veulent  considérer  comme  une  entité,  une 
grandeur  conventionnelle.  Et  rien  ne  le  prouve  plus  que  ce  théo- 
rème de  la  mécanique  élémentaire  :  On  peut  remplacer  le  système 
de  toutes  les  forces  appliquées  à  un  corps  solide  par  un  système 
extrêmement  simple  et  équivalant  exactement  au  premier,  et  ceci 
d'une  infinité  de  manières.  Il  est  donc  bien  évident  que  les  forces 
ne  sont  que  des  grandeurs  conventionnelles,  commodes  pour  ana- 
lyser l'état  d'un  système  de  corps;  et  on  les  choisit,  dans  chaque 
cas,  le  plus  commodément  possible. 

1.  Les  lois  naturelles,  op.  cil. 


F.    LE  DANTEC    —    l-'oiUtltK    IiKS   SCIKNCKS 


267 


Que  les  changements  de  vitesse  et  de  direction  soient  des  élé- 
ments conventionnels  commodes  pour  l'analyse  d'un  changement 
dans  l'état  mécani(iue  d'un  système  de  corps,  cela  n'enlève  rien 
de  sa  réalité  au  changement  que  Ion  analyse.  En  géométrie  ana- 
lytique, on  rapporte  une  courbe  à  un  système  de  coordonnées 
arbitrairement  choisi,  et  cela  n'empêche  pas  de  découvrir  des  pro- 
priétés réelles  de  la  courbe,  propriétés  indépendantes  du  système 
il'axes  auquel  on  la  rapporte. 

La  force,  définie  avec  les  conventions  que  je  viens  d'étudier,  a  un 
avantage  au  point  de  vue  humain  c'est  quelle  correspond  plus  ou 
moins  naturellement  à  une  sensation  humaine,  la  sensation  d'elïort. 
Il  est  donc  possible  de  parler  de  forces  dans  le  langage  psycholo- 
gique, et  c'est  là,  évidemment,  l'origine  de  la  convention  qui  a 
amené  à  considérer  comme  une  grandeur  importante  le  produit  de 
la  masse  par  l'accélération.  Le  travail  de  la  force  dépend  du  temps 
pendant  lequel  l'efl'ort  a  été  elïectué,  du  chemin  qu'a  parcouru  le 
corps  soumis  à  l'elfort.  Reprenons  donc,  une  fois  de  plus,  le  lan- 
gage courant  ou  langage  psychologique,  celui  qui  parle  de 
l'homme  comme  d'une  chose  séparée  du  monde  ambiant  et  y 
introduisant  des  commencements  absolus  : 

Voici  un  système  de  corps;  j'y  introduis,  par  un  effort  volontaire, 
une  modification.  Cette  modification  résultant  de  mon  eflort  sera 
une  chose  créée,  qui  pourra  se  transformer  mais  ne  disparaîtra  plus 
jamais,  et  qui,  dans  toutes  ses  transformations,  restera  équivalente 
à  l'effort  fourni.  C'est  là  l'énoncé,  en  langue  vulgaire,  du  principe 
de  la  conservation  de  l'énergie. 

L'observation  courante  n'est  pas  favorable  à  ce  principe.  Si  je 
pousse  un  rocher  sur  une  route  horizontale,  je  dépense  un  elï'ort 
considérable  et  cependant,  quand  j'arrête  mon  elïort,  le  rocher 
s'arrête  sans  avoir  acquis  une  provision  d'énergie  mécanique  cor- 
respondante; il  est  resté  au  môme  niveau  et  j'ai,  semble-t-il,  tra- 
vaillé en  pure  perte.  Mon  erreur  tient  à  ce  que  mon  observation, 
précise  au  point  de  vue  mécanique,  ne  l'est  pas  au  point  de  vue 
thermique.  Le  rocher  n'a  pas  gagné  d'énergie  mécanique  en  rou- 
lant sur  un  terrain  plat,  mais  son  frottement  a  développé  de  la 
chaleur  dont  je  n'ai  pas  tenu  compte.  Pour  observer  expérimen- 
talement la  conservation  de  l'énergie  mécanique,  il  faut  choisir  un 
système  dans  lequel  il  y  ait  presqu'uniquement  des  phénomènes 


k 


268  HEVUE   PHILOSOPHIQUE 

mécaniques,  avec  le  moins  possible  de  déperdition  sous  forme  de 
chaleur  ou  d'électricité.  Un  pendule  bien  construit  est  un  bon 
modèle  pour  une  telle  expérience,  surtout  si  l'on  peut  éviter  le  frot- 
tement du  pendule  contre  l'air.  Le  pendule  étant  au  repos  vertical 
y  resterait  indéfiniment  si  un  homme,  ou  un  agent  comparable  à 
un  homme,  n'intervenait  pour  l'écarter  de  sa  position  de  repos  au 
prix  d'un  effort.  Cet  effort  étanC  fourni  une  fois  pour  toutes,  le 
pendule,  abandonné  à  lui-même  oscillera,  et  à  chaque  instant,  son 
énergie  totale,  en  tant  que  pendule  oscillant,  équivaudra  à  l'effort 
dépensé  pour  le  mettre  en  train.  Pratiquement,  même  dans  les 
conditions  les  meilleures,  le  pendule  le  mieux  suspendu,  oscillant 
dans  le  vide,  finira  par  s'arrêter,  parce  que  son  énergie  mécanique 
se  sera  peu  à  peu  dépensée  en  frottements  produisant  de  la  chaleur. 
Ainsi  donc,  si  un  effort  est  exercé  sur  un  système  mécanique,  cet 
eflort  se  trouve  ensuite  représenté  dans  ce  système,  jusqu'à  ce 
qu'il  en  sorte,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  mais  équivalent 
à  ce  qu'il  était  au  début. 

Si  maintenant,  au  lieu  de  parler  la  langue  courante,  nous  con- 
sidérons le  système  formé  par  l'homme,  la  terre  et  la  pendule,  nous 
ne  parlerons  plus  d'un  effort  créé  par  l'homme,  mais  nous  cons- 
taterons que  la  quantité  d'énergie  dépensée  par  l'homme  pour 
mettre  le  pendule  en  branle  se  retrouve  ensuite  entièrement  dans 
le  pendule  oscillant.  Ainsi,  dans  le  système  formé  par  l'homme,  la 
terre  et  le  pendule,  système  que  nous  considérons  provisoirement 
comme  isolé  du  reste  du  monde;  il  y  a  eu  déplacement  d'une  cer- 
taine quantité  d'énergie,  mais  avec  balance  exacte  des  profils  et 
pertes. 

Quand  cette  constatation  se  trouve  en  défaut,  on  doit  toujours 
trouver,  représentant  une  partie  de  l'énergie  mécanique  disparue, 
des  quantités  équivalentes  de  chaleur,  d'électricité,  ou  de  toute 
autre  forme  d'énergie. 

La  possibilité  de  cette  équivalence,  établie  par  les  savants  du 
xix«  siècle,  entre  des  quantités  de  travail  et  des  quantités  de  chaleur 
par  exemple,  semble  bien  prouver  que,  malgré  sa  définition  con- 
ventionnelle (produit  d'une  force  par  le  chemin  parcouru  Mye),  le 
travail  mécanique  correspond  à  quelque  chose  de  réel.  On  est 
arrivé  à  une  définition  mathématique  du  travail  en  définissant 
séparément  des  éléments  conventionnels,  mais  dans  le  produit  de 


F.  LE  DANTEC    —    l'orDIŒ   DES   SCIENCES  2G9 

ces  éléments  que  l'on  appelle  travail,  les  conventions  des  définitions 
premières  disparaissent,  comme  disparaissent  dans  les  invariants 
d'une  conifjue  les  conventions  qui  ont  présidé  au  choix  des  axes 
de  coordonnées. 


Il  est  possible  de  donner  du  principe  de  la  conservation  de 
l'énergie  mécanique,  une  formule  calquée  sur  celle  du  principe  de 
l'Inertie.  Ayant  vu  ce  qui  se  cache  de  convention  dans  l'énoncé 
de  ce  premier  principe,  nous  pouvons  nous  proposer  de  rechercher, 
dans  l'énoncé  analogue  du  principe  de  la  conservation  de  l'énergie, 
ce  qu'il  y  a  de  convention  et  ce  qu'il  y  a  de  vérité  expérimentale- 
ment conquise.  Voici  d'abord  l'énoncé  calqué  sur  le  premier  : 

Un  système  de  corps  ne  peut  changer  par  lui-même  l'état  de  repos 
ou  de  mouvement  de  son  centre  de  gravité. 

Ou  encore  :  Le  centre  de  gravité  d'un  système  de  corps  qui  n'est 
soumis  à  aucune  action  extérieure,  ne  peut  avoir  qu'un  mouve- 
ment rectiligne  et  uniforme. 

On  conçoit  très  bien  que  ces  formules  sont,  dans  notre  langage 
conventionnel  des  lignes  droites  et  des  vitesses,  l'expression  de  la 
conservation  de  l'énergie  dans  un  système  isolé'.  Si,  en  eflet,  sans 
apport  extérieur  d'énergie,  le  centre  de  gravité  du  système  subis- 
sait une  accélération,  nous  pourrions,  en  mesurant  cette  accéléra- 
lion,  calculer  ce  travaircorrespondant;  et  ce  travail  aurait  été  fait 
avec  rien. 

Supposons,  pour  fixer  les  idées  au  moyen  d'un  exemple  simple, 
que  le  système  isolé  soit  formé  seulement  de  deux  corps.  Si  l'un  de 
ces  deux  corps  subit,  sans  apport  extérieur  d'énergie,  une  accélé- 
ration donnée,  l'autre  devra  subir  aussi  une  accélération  telle  que 
le  résultat  combiné  de  ces  deux  accélérations  soit,  pour  le  centre 
de  gravité  des  deux  corps,  une  accélération  nulle.  Sous  cette  forme, 
le  principe  prend  le  nom  d'égalité  de  l'action  et  de  la  réaction.  Je 
considère  par  exemple  dans  l'espace,  deux  de  ces  mobiles  théo- 
riques ayant  l'un  et  l'autre  une  vitesse  uniforme  et  une  direction 

\.  La  forme  de  l'énonce  ainsi  réalisé  reste  elle-même  conventionnelle,  puis- 
qu'elle parle  de  mouvement  rectiligne  et  uniforme  du  centre  de  gravité;  mais 
le  système  considéré  est  lui-même  un  système  théorique  irréalisable;  il  n'y  a 
pas  de  système  purement  mécanique,  et  la  valeur  philosophique  de  la  conser- 
vation de  l'énergie  réside  dans  les  principes  d'équivalence. 


270  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

rectiligne.  Chacun  de  ces  deux  corps  est,  par  définition,  soustrait  à 
toute  influence  extérieure;  il  en  est  de  même  de  l'ensemble  des 
deux  corps,  ensemble  dont  le  centre  de  gravité  a  un  mouvement 
rectiligne  et  uniforme.  Si  ces  deux  corps  se  heurtent,  ils  prennent 
l'un  et  l'autre  deux  accélérations  se  compensant  de  telle  manière 
que  le  centre  de  gravité  de  leur  ensemble  continue  sa  marche 
monotone. 

La  conséquence  de  ces  considérations  est  que,  si  un  système  de 
corps  peut-être  considéré  comme  isolé,  aucun  des  corps  du  sys- 
tème ne  peut  être  l'objet  du  changement  sans  que  l'ensemble  des 
autres  corps  du  système  subisse,  lui  aussi,  un  changement  corres- 
pondant et  qui  compense  le  premier.  J'ai  proposé^  de  substituera 
l'expression  «  système  isolé  »  expression  «  système  complet  »  que 
je  définis  par  la  propriété  que  ce  système  complet  de  «  porter  son 
devenir  en  soi  ».  Le  principe  de  la  conservation  de  l'énergie  dans 
un  tel  système  est  donc  l'énoncé  de  l'existence  de  liaisons  entre  les 
diverses  parties  du  système. 

Cette  remarque  nous  fait  comprendre  que  le  principe  de  l'inertie 
ait  la  même  forme  que  celui  de  la  conservation  de  l'énergie.  Une 
masse  continue,  un  corps  solide,  est,  en  elï'et,  un  système  de  corps 
réunis  par  des  liaisons  telles  que  leur  disposition  relative  ne  varie 
pas.  Le  mouvement  d'une  telle  masse  qui  se  meut  uniformément 
est  donc  un  cas  particuher  de  celui  des  corps  d'un  système  isolé, 
cas  particulier  dans  lequel  tous  les  corps  composant  le  système  ont 
des  vitesses  égales  et  parallèles. 

L'existence  des  liaisons  que  nous  venons  de  découvrir  sous 
l'énoncé  du  principe  de  la  conservation  de  l'énergie  se  manifeste  à 
nous  dans  la  nature  d'une  manière  plus  ou  moins  évidente  suivant 
les  cas.  Elle  est  surtout  facile  à  observer  quand  il  n'y  a  en  jeu  que 
des  phénomènes  purements  mécaniques,'  transmission  de  mouve- 
ments par  chocs,  mouvements  pendulaires,  oscillatoires,  etc. 

Elle  devient  plus  difficile  à  observer  quand  elle  passe  du  canton 
de  la  vision  des  formes  dans  des  cantons  sensoriels  différents, 
comme  le  canton  thermique  ou  le  canton  sonore.  Mais  elle  est 
alors  aussi  plus  intéressante  à  constater.  C'est  la  principale  con- 
quête de  la  science  du  xix"  siècle  que  celle  de  Véquivalencc  des 

1.  V.  Les  lois  naturelles,  op.  cit. 


F.  LE  DANTEC-    —   L'OUnul-    1>ES   SCIENCES  271 

formes  d'énergie  se  manileslanl  à  des  échelles  clilVérenlcs.  Le  prin- 
cipe général  de  la  conservation  de  l'énergie  revient  à  la  constatation 
de  liaisuns  enU-e  les  diverses  parties  du  monde  (jue  nous  connais- 
sons, et  les  divers  phénomènes  qui  s'y  manifesteiil  aux  échelles  les 
plus  diverses.  En  d'autres  termes,  la  conservation  de  l'énergie  est 
un  phénomène  A'i'qullihre  '. 

Dans  lunivers  que  nous  connaissons  et  où  tout  change  sans 
cesse,  les  corps  qui  paraissent  les  plus  libres  les  uns  des  autres  ont 
entre  eux  des  relations  cachées  (jui  font  qu'aucun  changement 
n'est  indifférent  à  l'ensemble,  dans  quelque  domaine  qu'il  se  pro- 
duise. Et  ce  sont  ces  relations  cachées  que  nous  avons  découvertes, 
le  jour  où  notre  scrence  impersonnelle,  à  travers  nos  modes  arbi- 
traires de  notations  -,  a  conçu  cet  invarianl  du  monde  perpétuelle- 
ment mobile,  invariant  qui  n'est  à  aucune  échelle  et  qui  permet  par 
conséquent  d'ajouter,  d'additionner  légitimement  des  quantités  en 
apparence  aussi  dissemblables  (jue  des  quantités  de  travail  méca- 
nique et  des  quantités  de  chaleur.  De  la  notion  d'elfort,  point 
estimé  de  l'étape  psychologique,  l'homme  a  tiré  des  indications 
précieuses  qui  lui  ont  permis  d'établir,  en  langage  mathématique 
impersonnel,  le  point  observé  et  calculé  qu'est  la  conservation  de 

l'énergie. 

FÉLIX  Le  Dantec. 

1.  On  dit  que  deux  corps  sont  en  équilibre  quand  chacun  d'eux  est  un  facteur 
de  l'état  de  repos  ou  de  mouvement  de  l'autre. 

2.  La  notion  de  masse,  provient,  elle  aussi,  de  calculs  faits  au  moyen  d'élé- 
ments conventionnels  du  canton  de  la  vision  des  formes,  ainsi  que  je  l'ai 
montré  dans  ■-  Les  lois  naturelles  ■>.  La  loi  de  Lavoisier,  suivant  la  conserva- 
tion de  la  masse  à  travers  tous  ses  avatars,  montre  que  cette  notion  a,  comme 
la  notion  d'énergie,  une  valeur  indépendante  des  conventions  à  travers  les- 
quelles on  y  est  arrivé. 


L'IMITATION  DANS  L'IDÉE  DU  MOI 


I 

§  1.  Voici  deux  rêves  où  le  dédoublement  de  la  personnalité  s'est 
produit  et  a  présenté  quelques  caractères  intéressants. 

Premier  rêve  :  Je  dors  depuis  peu  de  temps  et  je  rêve  que  l'obscu- 
rité «  coule  »  sur  moi.  Elle  ne  m'entoure  plus,  mais  elle  me  couvre  et 
glisse  contre  mon  corps.  C'est  une  sensation  curieuse,  qui  m'envahit 
lentement.  Je  n'y  prête  d'abord  que  peu  d'attention  :  mais  bientôt  elle 
me  préoccupe  et  je  cherche  à  l'oublier.  Je  vois  maintenant  l'obscurité, 
très  nettement,  comme  de  l'encre  qui  coule  sur  mes  mains  et  sur 
mes  bras.  Je  songe,  après  quelques  instants,  que  cela  est  tout  à  fait 
étrange  et  que  je  dois  rêver;  mais  la  sensation  est  maintenant  plus 
nette  :  et  cette  idée  me  vient  peu  à  peu  que  mes  mains  et  mes  bras 
ne  sont  plus  à  moi,  mais  à  autre  chose,  peut-être  à  quelqu'un  d'autre. 
Ensuite  je  devine,  d'une  manière  très  brusque,  que  c'est  vraiment 
quelqu'un  d'étranger  qui  est  en  moi  et  qui  a  pris  mes  mains.  Je  veux 
me  forcer  à  oublier  tout  cela,  je  m'applique  à  écouter  les  battements 
de  mon  cœur;  j"ai  tout  un  ensemble  de  sensations  confuses  de  repos, 
d'alanguissement,  que  j'évoque  peu  à  peu,  que  je  m'efforce  de  sentir 
plus  intenses;  et  je  sais,  très  sûrement,  que  toutes  ces  impressions 
nouvelles  sont  à  moi.  Puis  j'oublie  peu  à  peu  l'obscurité. 

Il  n'y  a  eu  dans  ce  rêve  qu'une  seule  image  visuelle  :  celle  de 
l'encre  que  je  vois  couler.  Pour  le  reste,  le  rêve  paraît  presque  entiè- 
rement composé  de  sensations  et  d'images  internes  ou  cénesthésiques. 

Voici  un  second  rêve,  que  l'on  m'a  communiqué,  où  le  dédouble- 
ment de  la  personnalité  s'est  appliqué,  non  pas  au  moi  du  rêveur,  mais 
à  une  autre  personne  dont  le  rêveur,  à  ce  moment,  était  préoccupé. 

«  Je  me  suis  promené  dans  la  journée  avec  Ernest  S.  Je  tiens  assez 
à  lui,  parce  qu'il  a  un  caractère  ingénieux  et  qu'il  rend  volontiers  des 
services.  Il  y  a  pourtant  des  jours,  comme  hier,  où  il  m'exaspère, 
exprès,  en  soutenant  des  théoiies  politiques  ridicules.  C'est  un  côté 
de  son  caractère  qui  est  en  lui  très  peu  naturel  et  qui  me  choque. 
Nous  avons  marché  deux  heures  environ,  sur  la  route  de  Versailles. 
Puis,  après  avoir  assez  discuté,  et  sans  joie,  nous  nous  sommes 
quittés. 

«  La  nuit  je  rêve  que  je  recommence,  avec  S.,  la  même  promenade. 
Nous  marchons  l'un  près  de  l'autre.  Nous  ne  parlons  guère,  et  nous 


J.  PAULHAN.    —    l'imitation    DANS    l.'iKKK    lil"    MOI  273 

admirons  do  temps  en  temps,  par  habitude,  le  i)ays  ou  le  temps  qu'il 
lait.  A  un  moment,  S.  me  dit  :  •  Ou'est-ce  quo  tu  as  fait,  ce  matin?  ».  I-Il 
je  devine,  au  ton  de  sa  voix,  qu'il  va  tout  à  l'heure  me  parler  de  la 
politique.  Puis,  non,  il  n'en  parle  pas.  Nous  marchons  toujours 
silencieusement,  du  même  pas,  et  je  sais  gré  à  S.  de  m'avoir  épargné 
ses  théories. 

«  La  nuit  est  presque  tombée.  J'ai  glissé  contre  un  caillou,  je  me 
retourne  et  je  vois,  sans  surprise,  S.  à  trente  pas  derrière  moi,  en 
train  de  parler.  Il  s'occupe  de  politique  :  cela  se  voit  tout  de  suite  à 
ses  gestes,  à  sa  voix.  II  marche  en  s'arrêtant  de  temps  en  temps  pour 
se  retourner  vers  son  interlocuteur,  et,  cet  interlocuteur,  je  ne  le 
connais  pas.  D'ailleurs,  cela  n'est  guère  intéressant.  Le  vrai  S.  est 
toujours  à  côté  de  moi,  toujours  aussi  silencieux.  J'ai  un  grand  plaisir 
à  penser  que  c'est  lji«n  lui,  lui  pour  de  bon  qui  marche  près  de  moi. 
Nous  continuons  notre  promenade.  J'entends,  quelque  temps  encore, 
loin  derrière  moi,  la  voix  du  faux  S.  qui  discute  et  je  plains  l'ami 
qui  l'écoute.  » 

§  2.  Le  premier  rêve  présente  un  cas  à  peu  près  identique  aux  nom- 
breux faits  de  dédoublements  réels  qui  ont  été  signalés.  Dans  presque 
tous,  le  malade  se  croit  devenu,  en  partie,  un  autre;  cest-à-dire  qu'il 
croit  toujours  à  l'existence  de  sa  personnalité,  mais  qu'il  affirme 
l'existence  d'une  seconde  personnalité  qui  se  môle  plus  ou  moins  à  la 
sienne.  Et  au  sujet  de  tous  ces  dédoublements  qui  paraissent  dus  en 
général  à  une  altération  partielle  de  la  cénesthésie,  une  remarque 
générale  doit  s'imposer. 

C'est  que  le  malade  ou  le  rêveur  que  l'on  considère  a,  en  général  et 
d'une  manière  très  intense,  au  moment  même  où  il  sent  qu'une  autre 
existence  l'envahit,  l'idée  de  son  moi  à  lui,  de  son  «  vrai  moi  ».  Dans 
le  premier  rêve,  j'ai  eu  l'intuition  subite,  le  sentiment  de  ma  person- 
nalité, d'une  manière  plus  profonde  peut-être  que  je  ne  l'avais  jamais 
eue.  Et  parmi  les  malades  que  l'on  a  observés,  beaucoup  aussi  se 
plaignent  de  la  disparition  progressive  de  leur  moi,  et  découvrent 
subitement  qu'ils  tenaient  beaucoup  à  eu.x-mêmes.  Des  sensations 
quelconques,  qu'ils  n'avaient  encore  jamais  remarquées,  prennent 
tout  à  coup  pour  eux  une  grande  valeur,  parce  qu'elles  leur  semblent 
être  encore  à  eux,  parce  qu'ils  y  voient  un  symbole  de  leur  vie  per- 
sonnelle; je  n'avais  jamais  songé,  avant  mon  rêve,  que  les  battements 
de  mon  cœur  étaient  bien  à  moi  et  non  pas  à  quelqu'un  d'autre.  Ainsi 
encore  un  malade,  dont  les  sensations  inertes  sont  alTaiblies,  sera 
heureux  de  ressentir  une  brûlure  aussi  vivement  qu'avant  sa  maladie  : 
il  se  retrouvera  tout  entier  dans  cette  brûlure;  elle  sera  tout  son  moi. 
Pourtant,  avant  qu'il  tombe  malade,  cette  brûlure  n'était  pour  lui 
qu'une  sensation  interne,  comme  tant  d'autres,  à  laquelle  ne  s'atta- 
chait aucune  interprétation. 

L'on  ne  peut  guère  tirer  de  tout  cela  qu'une  remarque  assez  simple  : 
c'est  que  les  sensations  internes  habituelles  ne  semblent  nous  repré- 
TOME  LXIV.  —  1907.  18 


274  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

senter  vraiment  notre  moi  que  lorsqu'elles  sont  combattues  par 
d'autres  sensations  nouvelles  ou  différentes.  Je  ressens  d'une  manière 
vague  et  indifférente  les  battements  de  mon  cœur.  Mais  si  certaines  de 
mes  sensations,  celles,  par  exemple,  que  je  localise  dans  l'estomac,  la 
gorge  ou  les  poumons,  viennent  à  être  brusquement  modifiées,  dans 
leur  nature  profonde,  je  me  rattraperai,  pour  ainsi  dire,  en  m'attachant 
aux  battements  de  mon  cœur.  Eux,  au  moins,  seront  bien  à  moi. 

§  3.  Nous  affirmons  notre  personnalité,  en  général,  sur  bien  d'autres 
sujets  que  des  sensations  internes;  et  cela  même  est  l'exception. 
Lorsque  je  parle  de  moi,  lorsque  j'affirme,  par  exemple,  que  je  suis 
tout  de  même  quelqu'un  qui  n'est  pas  comme  les  autres  —  en 
quelque  sens  d'ailleurs,  que  l'on  prenne  le  mot  —  cela  veut  dire,  à 
l'ordinaire,  que  certains  de  mes  sentiments,  certaines  de  mes  idées 
sont  quelque  chose  qui  m'est  bien  personnel,  et  ne  se  retrouverait 
guère  ou  pas  du  tout  chez  d'autres  que  moi.  Il  ne  s"agit  plus  ici  de 
battements  de  cœur  ou  de  sensations  cénesthésiques. 

Mais,  lors  même  qu'il  s'agit  de  sentiments  ou  d'idées,  il  peut  se  pré- 
senter encore,  en  nous,  un  dédoublement  de  la  personnalité.  Nous 
pouvons  croire  ou  savoir  que  tel  de  nos  sentiments  ne  nous  appartient 
guère,  que  telle  idée  que  nous  avons,  nous  est  au  fond  étrangère.  Et 
le  cas  est  ici  le  même  que  pour  les  sensations  internes.  Seulement  il 
arrivera  à  l'ordinaire  que  le  dédoublement  ne  nous  paraîtra  plus  une 
chose,  étrange. 

Le  rêve  de  la  promenade  peut  être  rappelé  ici.  Sans  doute,  il  n"a 
pas  présenté  à  proprement  parler  de  dédoublement  du  moi,  mais  il 
y  a  eu  dédoublement  d'une  autre  personne  que  l'on  considérait  comme 
un  «  moi  ■»,  et  dans  la  mesure  précisément  où  on  la  considérait  ainsi. 
Que  certaines  idées,  certaines  paroles  de  cette  personne  nous  aient 
choqué,  nous  aient  paru  contraires  à  son  véritable  caractère,  à  sa 
nature  profonde,  cela  a  suffi  pour  que  nous  nous  représentions  son 
vrai  moi,  son  moi  nouveau  sans  ces  idées  et  ces  paroles;  mais  avec 
ces  idées  et  ces  mots,  nous  avons  imaginé  et  construit  une  personne 
étrangère. 

C'est  là  un  fait  qui  nous  arrive  constamment.  Il  se  produit,  tout  le 
temps,  que  nous  connaissions,  d'après  ce  que  nous  dit  telle  ou  telle 
personne,  des  théories,  des  remarques  ingénieuses  que  nous  compre- 
nons et  que  pourtant  nous  n'attribuons  pas  à  nous,  mais  à  la  per- 
sonne qui  nous  les  a  suggérées;  le  fait  peut  paraître  banal,  mais  il 
faut^l'exaniiner  ici  d'un  point  de  vue  particulier  et  restreint.  Si  l'on 
est  en  temps  d'élections  et  que,  dans  mon  quartier,  se  présente  un 
candidat  radical,  je  connais,  d'après  ses  affiches,  ses  théories  et  ses 
opinions.  J'imagine,  je  recrée  en  moi  un  moi  le  système  politique 
dont  il  est  partisan.  Pourtant  ce  système  ne  m'apparaît  pas  comme 
étant  mien;  je  le  sais  profondément  différent  de  telle  ou  telle  de  mes 
opinions  et  je  le  connais  pourtant  en  tant  qu'il  m'est  étranger.  Il 
arrive  donc  ici,  comme  dans  le  rêve  de  la  promenade,  qu'avec  des 


J.  PAULHAN.    —    l'imitation    [(ANS    l'iIIKI!:    DU    MOI  275 

idées,  des  raisonnements  qui  sont  en  moi,  que  je  pense  et  qne  pour- 
tant je  sais  étrani^ers,  je  crée,  j'imagine  l'esprit  d'une  autre  personne 
à  laquelle  j<'  m'oppose. 

.§  4.  Mais  il  faut  aller  plus  loin  :  je  ne  méconnais  moi-même  comme 
une  personnalité,  comme  ayant  en  matière  de  politique,  des  idées 
qui  ne  sont  ti  moi  que  si  je  m'oppose  précisément  ù  cet  adversaire 
I)olilique. 

Je  suppose  que  j'ai  sur  TÉfat,  sur  le  fonctionnement  des  services 
publics,  une  théorie  si  simple,  si  évidemment  vraie  qiiil  me  paraît 
impossible  que  personne  la  conteste  ou  l'ignore.  Cette  théorie,  je 
ne  dirai  même  pas  qu'elle  est  à  moi.  Elle  est  trop  évidente  pour  cela 
et  d'une  évidence  trop  impersonnelle.  C'est  une  vérité  sans  intérêt. 
Mais  si  je  connais  un  jour  qu'elle  est  combattue,  si  je  vois,  dans 
un  journal,  tel  argiinient  qui  vise  à  la  renverser,  je  songerai  alors  à 
affirmer  que  ce^te  théorie  est  vraiment  mienne,  qu'elle  m'appartient, 
qu'elle  est  vraie  —  et  cela  d'autant  plus,  sans  doute,  que  je  la  croirai 
plus  menacée. 

Que  deux  et  doux  fassent  quatre,  c'est  une  vérité  qui  me  laisse 
indilTérent,  qui  n'appartient  pas  plus  à  moi  qu'à  mon  voisin.  Mais 
que  la  lutte  des  classes  soit  une  chose  nécessaire  et  bonne,  si  je  suis 
socialiste  et  que  les  gens  que  je  vois,  avec  qui  je  cause,  soient  roya- 
listes ou  modérés,  voilà  une  vérité  que  j'affirme,  qui  est  bien  à  moi 
en  tant  que  je  l'ai  pensée,  que  j"ai  rélléchi  à  elle  et  que  j'apporte  le 
résultat  de  mes  réflexions. 

Il  semble  que  nos  croyances  sont,  pour  nous,  la  meilleure  manière 
d'affirmer  aux  autres  ou  à  nous-mêmes,  notre  personnalité  —  et  l'on 
remarquerait  que  ces  croyances  portent,  en  général,  sur  des  choses 
très  contestables  et  très  contestées.  Un  homme  religieux  peut  consi- 
dérer comme  également  vrais  ces  deux  faits  que  le  soleil  se  lève  et 
que  Dieu  existe.  Cependant  la  croyance  en  Dieu  lui  semblera  être 
l'expression  de  toute  sa  personnalité  et  le  lever  du  soleil  —  parce 
que  personne  ne  songe  à  le  contester  —  ne  sera  qu'une  vérité  indiffé- 
rente et  incolore.  «  On  n'est  pas  convaincu,  dit  R.  de  Gourmont', 
que  le  soleil  se  lève  ou  se  couche.  Il  n'y  a  pas  là,  de  toute  évidence, 
matière  à  des  croyances  admises.  Mais  on  est  convaincu  de  l'évasion 
de  Louis  XVII  ou  des  débauches  de  Caprée.  » 

Ainsi,  qu'il  s'agisse  de  sentiments,  d'idées,  de  sensations  internes, 
notre  moi  a  besoin  sans  doute  pour  se  poser,  pour  être  connu  de 
nous,  qu'un  élément  étranger  nous  heurte  et  nous  choque.  Peut-être 
voyons-nous  ici  la  raison  pour  laquelle  c'est  à  propos  d'idées  ou  de 
sentiments  que  s'affirme  en  général ,  dans  la  vie  de  tous  les  jours,  la 
différence  de  ce  qui  est  à  nous  et  de  ce  qui  nous  est  étranger.  Si 
pour  imaginer  notre  moi,  nous  devons,  sur  un  certain  point,  par- 
venir à    nous  représenter   deux  idées,   deux  sensations  contraires, 

1.  Épilogues,  1895-98,  p.  218. 


276  KEVUE    PHILOSOPHIQUE 

opposées,  il  est  évident  que  je  connaîtrai  bien  plus  facilement  un 
esprit,  un  mode  de  raisonner  étranger  au  mien,  qu'une  cénesthésie 
étrangère.  Je  sais  que,  sur  telle  question,  cette  personne  que  je  vois 
soutient  une  théorie  différente  de  la  mienne,  et  je  me  représente,  au 
moins  faiblement,  cette  théorie.  Mais  je  ne  puis  savoir  —  et  je  n"ai 
surtout  nul  intérêt  à  savoir  —  quelles  sont  les  sensations  confuses, 
profondes  que  cette  personne  éprouve  en  digérant.  Le  cas  où  une 
cénesthésie  étrangère  vient  à  être  perçue  de  nous  est  en  général 
fourni  seulement  par  les  malades  dont  certaines  sensations  se  trans- 
forment —  et  nous  avons  vu  que  toute  une  part  de  ces  sensations, 
par  réaction,  prenaient  une  couleur  personnelle,  devenaient,  étant 
contrariées,  une  image  de  notre  moi. 

II 

§  1.  11  y  a,  dans  de  vieux  contes,  Thistoire  d'un  fils  de  roi  qui  défend 
sa  princesse  avec  beaucoup  de  persévérance.  Cette  princesse,  qui  est 
méchante,  a  blessé  un  chevreuil,  et  tous  les  animaux  décident  de 
l'attaquer.  C'est  d'abord  un  canard  qui  arrive  :  il  prend  sournoise- 
ment dans  son  bec  la  robe  de  la  princesse  et  cherche  à  l'entraîner 
dans  la  rivière;  mais  le  fils  du  roi  a  tout  vu  ;  il  se  change  aussitôt  en 
canard  et,  par  ses  conseils  habiles,  persuade  au  canard  ennemi  de 
s'en  aller.  Puis  un  lion  cherche  à  manger  la  princesse,  et  un  perroquet 
veut  lui  crever  les  yeux;  mais  le  fils  du  roi  se  change  aussi  en  lion  et 
en  perroquet,  et  sauve  la  princesse.  Ensuite,  il  l'épouse. 

Notre  personnalité  aussi,  quand  nous  l'affirmons,  a  une  grande 
ressemblance,  comme  le  fils  du  roi,  avec  la  personnalité  étrangère  à 
qui  elle  s'oppose.  Et  toutes  deux  paraissent  à  ce  moment  être  de 
même  nature.  Dans  le  premier  rêve,  où  l'élément  nouveau,  l'élément 
étranger  était  une  sensation  cénesthésique,  je  n'ai  pas  invoqué,  pour 
représenter  mon  moi,  telle  ou  telle  croyance,  telle  idée  plus  ou  moins 
compliquée,  mais  bien  une  sensation  cénesthésique  de  nature  iden- 
tique, sans  doute,  à  la  sensation  qui  m'avait  surpris.  Et  cette  sensa- 
tion, à  ce  moment,  me  révélait  tout  entier,  comme  la  nuit  qui  coulait 
représentait  tout  le  non-moi,  tout  l'inconnu.  Je  n'aurais  même  pu 
imaginer  que  je  fusse  autre  chose  qu'un  battement  de  cœur. 

Voici  le  rêve  de  la  promenade.  Dans  la  journée,  Ernest  S.,  qui 
parlait  trop,  m'avait  ennuyé  :  puis  les  idées  qu'il  soutenait  me  sem- 
blaient insignifiantes  ou  artificielles.  Elles  lui  étaient  étrangères, 
comme,  dans  l'autre  rêve,  était  étranger  l'écoulement  de  la  nuit.  Et 
j'ai  imaginé  la  véritable  personnalité  de  mon  ami  comme  marchant, 
muette,  à  côté  de  moi.  L'autre,  l'étranger,  mon  ami  tel  que  je  l'ai  vu 
dans  la  journée,  est  loin  derrière  moi  et  parle  politique.  Et  de  tout 
leur  caractère  et  de  leur  attitude  à  tous  deux,  je  ne  songe  guère  qu'à 
cela  :  c'est  que  l'un  parle  et  que  l'autre  ne  parle  pas.  Cette  seule  diffé- 
rence me  frappe.  Sur  tous  les  autres  points,  le  moi  étranger  et  le 


J.    PAULHAN.    —    l'imitation    DANS    l/lDÉR    DU    MOI  277 

moi  véritable  de  mon  ami  sont  entièrement  pareils  :  ils  ont  les  mêmes 
sentiments  et  aussi  le  même  rei,'ard,  la  même  allure  :  si  celui  qui 
est  pi'ès  de  moi  venait  à  parler,  ce  serait,  je  le  sais,  avec  les  mêmes 
gestes  et  la  même  voix  que  celui  qui  est  loin  en  arrière  :  et  rien  ne  les 
distinguerait  plus.  Ainsi  la  *  véritalile  »  personne  est  alfirmêe  et 
construite  ici  à  l'imitation  exacte  de  la  personne  étrangère  —  sauf 
sur  un  seul  point,  sans  grande  importance. 

L'on  peut  imaginei"  qu'au  cours  de  mon  rêve,  j'aie  voulu  remarquer 
dans  mon  véritable  ami,  l'ami  muet,  autre  chose  que  sa  gravité  et  son 
silence.  J'aurais  pu  ainsi  admirer  son  expression  ou  sa  démarche,  ou 
songera  certains  traits  de  son  caractère.  Tout  ce  que  j'aurais  ainsi 
aperçu  en  lui,  naiirait  pas  été  vraiment  à  lui  —  mais  bien  à  la  per- 
sonne étrangère,  à  l'image  de  laquelle  je  l'avais  construit. 

,^  2.  Je  suppose  que  j'ai,  sur  une  question  sociale  qui  me  touche  de 
près  —  par  exemple  la  réglementation  de  mon  métier  —  une  con- 
ception si  simple,  si  visiblement  vraie  de  mes  devoirs  ou  de  mes 
droits,  que  personne,  sans  doute,  ne  se  refuserait  à  l'admettre.  Cette 
conception,  je  ne  dis  même  pas  qu'elle  est  à  moi.  Elle  est  une  réalité. 
Je  dirai  d'elle  :  «  c'est  cela  et  ce  n'est  pas  autre  chose  ».  Maintenant, 
je  découvre  un  jour,  en  lisant  un  journal,  que  cette  conception  se 
trouve  attaquée,  discutée  par  des  hommes  politiques.  Je  pourrai 
connaître  les  arguments  qui  lui  sont  opposés  —  et  ces  arguments 
s'appuyeront  sur  des  raisons  d'intérêt  général;  ils  feront  appel  à  la 
sensibilité  courante,  à  tel  ou  tel  sentiment  particulier. 

C'est  maintenant  que  ma  conception  va  m'apparaître  comme  étant 
bien  à  moi.  Peut-être  je  m'apercevrai  pour  la  première  fois  que  je 
tiens  beaucoup  à  elle  :  je  chercherai  à  la  résumer  en  quelques  phrases 
concises.  J'invoquerai,  pour  la  défendre,  des  arguments,  et,  pour 
mieux  étayer  ces  arguments,  je  ferai  appel,  moi  aussi,  à  l'intéi'êt 
général  ou  aux  bons  sentiments.  Je  l'opposerai  ainsi  à  la  théorie 
fausse  et  je  l'opposerai  comme  étant  vraiment  à  moi.  Mais,  en  réalité, 
est-ce  qu'elle  n'a  pas  cessé,  pour  toute  une  part,  de  m'appartenir?  Elle 
était  auparavant  diffuse  dans  mes  sentiments  et  mes  décisions  :  main- 
tenant elle  s'est  condensée,  resserrée  dans  un  système  —  et,  ce  système, 
je  l'ai  construit  à  l'imitation  exacte  d'une  théorie  étrangère  qui  m'avait 
choqué  dans  mes  sentiments  les  plus  profonds.  11  semble  donc  qu'ici 
je  ne  puis  affirmer  mes  sentiments,  mes  idées  à  moi,  et  je  ne  puis 
même  concevoir  comme  étant  à  moi  ces  sentiments  et  ces  idées  qu'en 
imitant,  pour  tout  le  reste,  l'élément  étranger  qui,  en  les  heurtant, 
leur  a  donné  une  sorte  de  vie  nouvelle  et  artificielle.  J'admets  mainte- 
nant, avec  mes  «  ennemis  politiques  »,  qu'il  est  bon,  si  l'on  a  une 
conviction,  de  la  présenter  sous  une  forme  résumée  et  agréable,  qu'il 
faut  la  défendre  par  certains  arguments  plutôt  que  par  d'autres,  enfin 
qu'il  convient  d'avoir,  sur  telle  question,  une  opinion  ferme  et  de 
chercher  à  la  défendre.  Je  pourrai  même  emprunter  à  mes  adversaires 
les  phrases,  et  les  mots  dont  ils  se  servent.  Cela  prend  des  formes 


278  REVUE    PHILOSOWIIQUE 

naïves,  parfois.  On  dit  :  «  vous  êtes  un  imbécile  ».  On  répond  :  «  vous 
en  êtes  un  autre  ». 

Sans  doute,  nous  ne  pouvons  guère  affirmer  une  idée,  un  désir 
personnel,  qu'en  abandonnant,  pour  tout  le  reste,  une  attitude  ou  des 
sentiments  qui  étaient,  peut-être,  plus  profondément  nôtres.  Ainsi  les 
adversaires  d'une  société,  souvent,  portent  en  eux  au  maximum  les 
qualités,  les  vertus  qui  ont  permis  à  cette  société  de  se  Ibnder  et  de 
vivre.  C'est  un  côté  de  l'originalité. 

§  3.  V.  est  un  petit  bourgeois,  d'une  petite  ville,  qui  croit  que  Ton  ne 
doit  point  accorder  aux  ouvriers  le  repos  du  dimanche.  Cela  pour  une 
raison  très  simple  :  la  loi  du  repos,  si  elle  était  votée,  ferait  tort  à  son 
commerce.  C'est  là  une  raison  égoïste.  V-.  lui  donnera,  très  sincère- 
ment, une  forme  plus  générale,  plus  désintéressée.  11  affirmera  que 
la  loi  du  repos  ferait  tort  aux  ouvriers  les  plus  actifs,  et  rendrait 
l'industrie  française  incapable  de  résister  à  la  concurrence  étrangère. 
Voici  des  arguments  très  communs  qui,  un  peu  développés,  feront 
appel  au  patriotisme  et  à  l'intérêt  bien  entendu  des  ouvriers. 

D'avoir  trouvé  et  utilisé  ces  arguments,  V.  sera  plus  fier  que  du 
fond  même  de  sa  théorie.  Cette  théorie  est  vraie,  cela  est  bien  évident. 
Mais  ce  qui  a  été  le  mérite  de  V.  c'est  dé  l'avoir  présentée  d'une 
manière  si  aimable.  On  lui  en  fait  compliment,  il  dira  volontiers  : 
«  Oui,  ça  c'est  un  bon  argument,  c'est  bien  trouvé.  J'ai  eu  là  une 
fameuse  idée  ».  De  sorte  qu'il  se  fera  gloire  ainsi,  non  de  sa  théorie 
même,  mais  de  cette  idée  dont  il  a  su  si  bien  tirer  parti  et  qu'il  par- 
tage avec  ses  adversaires,  que  l'intérêt  des  ouvriers  est  sacré,  ou  que 
l'industrie  française  est  une  chose  à  encourager. 

Ce  que  V.  regarde  comme  bien  personnel  dans  sa  théorie  ce  sont 
ainsi  des  sentiments,  des  opinions  étrangères  dont  il  a  su  trouver 
l'emploi.  Mais  il  ne  s'agit  ici  encore  que  de  sentiments  personnels. 
Comment  V.  viendra-t-il  à  avoir  l'idée  de  son  moi,  du  moi  qui  soutient 
la  théorie.  L'on  peut  imaginer  que  V.  se  méfie  un  jour  de  la  valeur 
de  ses  opinions  :  il  sait  maintenant  qu'elles  sont  très  attaquées  et  par 
ceux-là  même  qui  auraient  eu  intérêt  à  les  admettre.  Par  là  il  peut 
arriver  à  se  demander  :  «  mais  enfin  qu'est-ce  que  je  suis,  qu'est-ce 
que  je  vaux,  moi  qui  soutiens  cette  opinion?  que  sont  mes  raisonne- 
ments :  n'y  a-t-il  pas  en  eux  une  erreur  d'où  vient  l'imperfection  de 
ma  doctrine?  ».  Il  est  donc  nécessaire  ici  que  V.  se  représente  son 
moi,  son  esprit  tout  entier,  pour  le  juger.  Comment  fera-t-il?  Il  chan- 
gera les  rôles.  Il  supposera  par  exemple  qu'il  est  un  simple  lecteur, 
et  qu'il  lit  un  jour  dans  un  journal  —  comme  si  elle  étaient  d'un 
autre  —  ses  propres  doctrines.  Et  il  se  demandera  ce  qu'il  en  pense. 
«  Qu'est-ce  que  je  dirais,  moi,  si  on  venait  me  soutenir  que...  » 

V.  imaginera  encore  qu'il  est  un  ouvrier,  partisan  convaincu  de  la 
loi,  et  qu'un  orateur,  dans  une  réunion,  vient  combattre  cette  loi 
comme  lui,  V.,  la  combattait  avant.  Maintenant,  il  écoutera  les  cri- 
tiques avec  ironie,  il  cherchera  leurs  points  faibles. 


J.  PAULHAN.    —    l'imitation    DANS    L'iDtE    DU    MOI  279 

Et  dans  tous  les  cas,  pour  connaître  son  moi,  V.  devra  penser  que 
ses  sentiments,  ses  idées  personnelles  lui  sont  devenues  étrangères, 
et  sont  exprimées  par  tel  ou  tel  orateur  qu'il  connaît,  qu'il  a  entendu 
un  jour  ou  (pi'il  iin.iginc.  Ainsi  sa  doctrine  nu-nie  ne  lui  paraîtra  bien 
personnelle  (pie  sous  une  lorme  d'imitation. 

11  nous  faul  choisir  un  cas  plus  simple  et  plus  général.  Si  V.  va 
faire  une  conférence,  pour  la  première  fois,  où  il  défendra  sa  théorie 
il  peut  èti'e  intiniidé,  préoccupé  à  la  pensée  de  cette  conférence.  Il  se 
demande  quelle  est  limpression  qu'il  va  produire,  comment  on  le  jugera, 
si  sa  voix  est  assez  nette  et  si  ses  gestes  ne  sont  pas  ridicules.  Il  veut 
savoir  comment  il  est  vraiment,  quel  est  son  moi  :  et  pour  cela  il  ne 
se  demande  pas  quels  sont  les  sentiments  jjIus  ou  moins  confus  d'in- 
timitlntion  ou  de  hardiesse  qu'il  éprouve.  Non,  il  se  demande  com- 
meiil  les  autres  le  verront,  comment  sera  son  allure,  ses  traits,  sa 
voix.  Ainsi,  pour  se  rendre  compte  de  son  moi,  il  imagine  qu'il  est 
un  autre  et  qu'il  se  regarde  du  dehors.  Il  pourra  se  demander  : 
e  Comment  me  trouverais-je  si  je  me  rencontrais  dans  la  rue?  »  C'est 
une  ((uestion  très  délicate. 

Ou  bien  encore  ^^  se  mettra  devant  sa  glace  et  pensera  qu'il  voit  un 
étranger.  Ou  bien  encore  il  parlera  et  s'écoutera  parler.  Et  dans  l'idée 
du  moi  qu'il  évoquera  ainsi,  sans  doute  il  rappellera  ses  impressions, 
les  sentiments  qu'il  a  éprouvés,  qui  se  sont  traduits  sur  sa  figure  ou 
dans  ses  mots.  Mais  ces  impressions,  ces  sentiments,  il  cherche  main- 
tenant à  les  connaître  du  dehors,  il  leur  donne  une  forme  et  des  traits 
imités  de  telle  ou  telle  personne,  il  les  habille  d'un  costume  étranger. 
Et  toutes  les  idées  du  moi  que  nous  nous  faisons  ainsi  veulent  sans 
doute  dire  que  nous  sommes,  quoi  qu'il  en  semble,  quelqu'un  comme 
tous  les  autres. 

§  4.  Ce  que  nous  avons  recherché  jusqu'ici  c'est  surtout  comment  se 
formait  une  nouvelle  idée  du  moi.  Mais  il  est  une  idée  de  la  personna- 
lité que  toutes  les  autres  supposent  logiquement,  et  qui  est  plus  com- 
mune en  ce  sens  qu'on  la  trouve  dans  les  livres  de  philosophie.  C'est 
cette  idée  très  générale,  très  abstraite,  rare  sans  doute  dans  la  vie  de 
tous  les  jours,  que  nous  sommes  une  personne  une  et  permanente, 
que  nos  sentiments  et  nos  idées  se  rattachent,  pour  ainsi  dire,  à  un 
centre  unique  dont  elles  dépendent. 

Cette  idée  provient-elle  aussi  d'une  imitation?  Il  faut  remarquer 
que  nous  l'avons  d'une  manière  bien  plus  nette  s'il  s'agit  des  autres 
que  s'il  s'agit  de  nous.  Cette  personne  que  je  connais  depuis  son 
enfance,  celle-là  que  je  rencontre  tous  les  jours  dans  la  rue,  je  sais 
bien  qu'elle  n'a  pas  changé,  qu'elle  est  restée  la  même,  et  que  si  je  lui 
parle  c'est  bien  à  elle  que  je  m'adresserai.  Et  c'est  là  une  condition 
nécessaire  des  rapports  que  je  puis  avoir  avec  elle.  Mais,  moi,  suis-je 
encore  ce  que  j'étais  il  y  a  cinq  ans,  n'ai-je  pas  changé  du  tout  au 
tout?  Est-ce  que  mon  passé  ne  m'est  pas  continuellement  devenu 
étranger?  Amiel  écrit  dans  son  journal  :  «  Je  sens  fuir  sans  cesse,  se 


280  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

renouveler,  se  modifier  toutes  les  parcelles  de  mon  être,  toutes  les 
gouttes  de  mon  fleuve.  »  C'est  une  impression  que  l'on  a  bien  rare- 
ment pour  les  autres.  Au  fond,  il  semble  qu'ils  demeurent  beaucoup 
plus  que  nous. 

11  faut  faire  une  seconde  remarque.  Le  devoir,  pour  nous,  c'est  ce 
que  comportent,  dans  l'avenir,  telles  de  nos  tendances,  tels  de  nos 
désirs,  c'est  l'élément  réel  qu'ils  serviront  à  construire.  Et  l'on  a  pu 
montrer  comment  le  devoir  se  ramenait,  pour  une  grande  part,  à  l'idée 
de  l'attente  :  il  est  le  moi  projeté  dans  l'avenir,  le  moi  prolongé.  Or 
nous  avons  encore,  à  l'ordinaire,  une  idée  bien  plus  nette,  bien  plus 
assurée  de  ce  qu'est  le  devoir  des  autres  que  de  notre  devoir  à  nous. 

Et  la  morale  le  reconnaît  si  bien  qu'elle  nous  conseille  volontiers 
d'agir  comme  si  nous  étions  un  autre.  «  Ne  fais  pas  ce  que  tu  ne  vou- 
drais pas  qu'on  te  fît.  Demande-toi  ce  qui  arriverait  si  tout  le  monde 
agissait  comme  toi.  Agis  comme  tu  voudrais  que  les  autres  agissent.  » 
Ce  qui  revient  à  dire  :  imagine  que  tu  n'es  plus  toi,  mais  que  tu  es 
quelqu'un  d'autre;  ainsi  tu  comprendras  mieux  ta  nature  et  ton 
devoir. 

Si  je  vois  une  personne  pour  la  première  fois,  j'en  garderai  volon- 
tiers l'impression  d'une  individualité  très  nette.  Je  me  souviendrai  de 
certaines  de  ses  attitudes.  J'imaginerai  certains  traits  de  son  carac- 
tère. J'aurai  une  idée  très  nette  de  son  moi;  mais  si  je  la  revois  sou- 
vent, très  souvent,  si  je  vis  davantage  avec  elle,  si  je  partage  ses  émo- 
tions, elle  me  paraîtra  de  plus  en  plus  confuse  et  mystérieuse,  si  elle 
est  plus  proche  de  moi.  Et  je  me  rendrai  compte  que  les  mots  et 
les  traits  de  caractère  déjà  fixés  ne  s'appliquent  pas  tout  à  fait  à  elle 
et  qu'elle  est  autre  chose  encore  qu'un  moi. 

§  5.  Ainsi  même  notre  idée  du  moi  la  plus  abstraite  paraît  être 
l'application  à  certains  de  nos  sentiments,  à  certaines  de  nos  idées, 
d'une  forme  étrangère,  imitée  des  autres.  Quelle  peut  être  l'utilité 
d'une  pareille  idée? 

Regardons  quel  est  le  procédé  suivi  dans  une  discussion.  S'il  s'agit 
d'une  discussion  sérieuse,  si  nous  tenons  vraiment  à  convaincre  notre 
adversaire,  à  lui  faire  adopter  nos  idées,  nous  nous  efforcerons  de 
nous  placer  sur  son  terrain,  de  prendre  la' question  au  même  point  de 
vue  que  lui.  Volontiers  nous  lui  laisserons  entendre  que  nos  senti- 
ments à  tous  deux  et  notre  idée  dominante  sont,  au  fond,  identiques. 
De  bonne  foi,  nous  pourrons  arriver  à  croire  que,  seule  une  nuance 
imperceptible  nous  sépare.  Peut-être  l'idée  du  moi  est-elle  une  con- 
cession pareille  :  en  face  d'un  monde  qui  nous  paraît  méfiant  et  hos- 
tile, nous  affirmons  —  et  surtout  nous  nous  affirmons  à  nous-mêmes 
—  que  l'on  peut  nous  croire,  que  nous  sommes  pareils  à  celui-ci  et  à 
celui-là,  que  nous  avons  les  mêmes  désirs  et  les  mêmes  intérêts. 

Un  enfant  court  dans  un  salon  et  se  heurte  à  un  meuble.  Il  peut  se 
ramasser  sur  lui-même,  sauter  et  donner  à  son  tour  un  grand  coup 
au  meuble  :  il  lui  a  fait  mal.  C'est  qu'il  s'était  fait  un  meuble,  c'est-à 


J.    PAULHAN-    —    l'imitation    DANS    l'IDÉE    DU    MOI  281 

dire  une  chose  capable  de  heurter  et  de  blesser.  Nous,  nous  sommes 
faits  des  hommes,  peut-être,  parce  que  nous  vivons  surtout  avec  des 
hommes. 

Cela  même  n'est  pas  absolument  nécessaire.  Si  notre  idée  ordinaire 
du  moi  nous  vient  surtout  des  rapports  que  nous  avons  avec  les 
autres  hommes,  il  est  facile  de  voir  que  dans  certaines  conditions 
de  vie  et  de  pensée  elle  pourra  s'effacer  ou  se  transformer  entière- 
ment. 

Amiel  dit  :  «  L'énergique  subjectivité  qui  s'affirme  avec  foi  en  soi, 
qui  ne  craint  pas  d'être  quelque  chose  de  particulier,  de  défini,  m'est 
étrangère.  Je  suis,  quant  à  l'ordre  intellectuel,  essentiellement  objec- 
tif; ma  spécialité  distinctive,  c'est  de  pouvoir  me  mettre  à  tous  les 
points  de  vue,  c'est-à-dire  de  n'être  enfermé  dans  aucune  prison  indi- 
viduelle... Dans  mo\i  abandon  volontaire  à  l'infini,  à  la  généralité, 
mon  moi  particulier,  comme  une  goutte  d'eau  dans  une  fournaise, 
s'évapore.  Il  ne  se  condense  de  nouveau  qu'au  retour  du  froid,  après 
l'enthousiasme  éteint  et  le  sentiment  de  la  réalité  revenu...;  abandon 
et  reprise  de  soi,  tel  est  le  jeu  de  la  vie  intérieure.  » 

Amiel  dit  encore  :  «  Sensitif,  impressionnant  comme  je  suis,  le 
voisinage  de  la  beauté,  de  la  santé,  de  l'esprit  exerce  une  puissante 
inlluence  sur  tout  mon  être,  et  réciproquement  je  maffecte  et  min- 
fecte  aussi  aisément  en  présence  de  vies  troublées  et  d'àmes  malades... 
Quand  je  pense  aux  intuitions  de  toutes  sortes  que  j'ai  eues  depuis 
mon  enfance,  il  me  semble  que  j'ai  vécu  bien  des  douzaines  et  pres- 
que des  centaines  de  vies.  Toute  individualité  caractérisée  se  moule 
idéalement  en  moi,  ou  plutôt  me  forme  momentanément  à  son  image 
et  je  n'ai  qu'à  me  regarder  vivre  à  ce  moment  pour  comprendre  cette 
nouvelle  manière  d'être  de  la  nature  humaine.  C'est  ainsi  que  j'ai  été 
mathématicien,  musicien,  moine,  érudit,  enfant,  mère.  Dans  ces  états 
de  sympathie  universelle,  j'ai  même  été  animal  et  plante,  tel  animal 
donné,  tel  arbre  présent. 

«  Cette  faculté  de  métamorphose  a  stupéfié  parfois  mes  amis,  même 
les  plus  subtils.  Elle  tient  sans  doute  à  mon  extrême  facilité  d'objec- 
tivation  impersonnelle,  qui  produit  à  son  tour  la  difficulté  que 
j'éprouve  à  m'individualiser  pour  mon  compte,  à  n'être  qu'un  homme 
particulier,  ayant  son  numéro  et  son  étiquette.  Rentrer  dans  sa 
peau  m'a  toujours  paru  curieux,  chose  arbitraire  et  de  convention.  » 

L'idée  du  moi,  nous  la  voyons  encore  ici  comme  une  limitation,  une 
restriction  pratique  de  notre  vie  mentale,  dont  elle  exprime  l'insuffi- 
sance. Primitivement  un  sentiment  est  un  sentiment,  une  idée  est 
une  idée  et  rien  de  plus.  Pour  que  l'idée  ou  le  sentiment  nous  appa- 
raissent nôtres,  il  faut  qu'ils  se  heurtent  à  quelque  chose  d'étranger 
sur  quoi  ils  se  modèleront.  L'idée  du  moi  c'est  un  peu  la  chauve- 
souris  de  la  fable  de  La  Fontaine,  mais  une  chauve-souris  très  sincère 
qui  se  prendrait  pour  un  rat  quand  elle  irait  chez  des  rats,  et  pour  un 
oiseau  si  elle  tombait  dans  un  nid.  Jkan  Paulha.n. 


NOTES   ET  DISCUSSIONS 


SUR    UN   CAS   DE   PARAMNÉSIE 

Les  faits  de  paramnésie  doivent  être  assez  fréquents;  plus  d'un 
romancier  ou  poète  en  a  tiré  des  effets  littéraires  parfois  curieux;  par 
contre  la  psychologie  de  cet  état  singulier  est  encore  très  incertaine, 
faute  de  documents  suffisamment  nombreux.  Une  contribution  nou- 
velle, pour  si  menue  qu'elle  soit,  peut  en  provoquer  d'autres  plus 
importantes,  et  servir,  lors  même  qu'elle  ne  résout  pas  le  problème, 
à  le  déterminer  d'un  peu  plus  près. 

Le  cas  que  nous  allons  rapporter  a  le  mérite  d'être  net,  complet, 
parfaitement  circonscrit,  et  l'observation  a  été  notée  pour  ainsi  dire 
séance  tenante. 

La  chose  eut  lieu  en  Angleterre,  pendant  un  bref  séjour  à  Londres 
que  je  voyais  pour  la  première  fois  et  où  je  menais  l'existence  un 
peu  bousculée  du  touriste.  Un  matin  de  novembre  1902  je  m'étais 
rendu,  vers  les  dix  heures,  à  l'abbaye  de  Westminster.  Je  tombai  en 
plein  «  divine  service  »  :  on  connaît  ces  services,  et  leur  longueur 
monotone.  Celui-ci  me  donnait  d'autant  plus  d'énervement  que  j'avais 
accepté  pour  onze  heures  un  rendez-vous,  et  que  j'appréhendais  d'être 
en  retard.  L'office  enfin  terminé,  je  me  fais  indiquer  par  le  bedeau 
l'entrée  des  chapelles  royales.  Je  me  dirige  vers  la  grille  qu'il  me 
désigne,  et  voici  qu'en  approchant,  j'éprouve  une  impression  nette, 
fuyante  et  atroce  de  déjà  vu  :  il  n'y  a  pas  à  en  douter,  je  m'étais  déjà 
trouvé  à  la  même  place,  dans  les  mêmes  circonstances,  et  le  môme 
bedeau  m'avait,  antérieurement,  mais  quand?  donné  la  môme  indi- 
cation. Tout  était  identique,  les  bustes,  les  statues,  les  monuments 
commémoratifs  que  j'apercevais  à  droite,  derrière  la  grille  fermée  à 
clef,  et  aussi  mon  attente  un  peu  fébrile,  devant  la  porte  qui  tarde  à 
s'ouvrir.  Tout  cela  brusque  comme  le  flamboiement  d'un  éclair,  un 
sentiment  soudain  et  intense  d'angoisse,  de  constriction  dans  la  région 
du  cœur  et  du  diaphragme,  un  effort  douloureux  pour  fixer  et  com- 
pléter cette  image  évanouie  aussitôt  qu'apparue,  qui  se  montrait  et 
me  fuyait  rythmiquemenl;  et  malgré  moi,  à  deux  ou  trois  reprises, 
je  murmurai  d'une  voix  étranglée  et  altérée  dont  j'ai  encore  l'accent 
dans  mon  oreille  :  «  C'est  singulier!  c'est  singulier!  » 

A  ce  moment  nous  avons  commencé  la  visite,  et  cet  étrange  accès 
a  pris  fin;  mon  souvenir  faux  s'est  dégagé  du  sentiment  d'angoisse 


>OTKS    ET   DISCUSSIONS  i283 

torturante  pour  devenir  un  simple  événement  intellectuel,  je  suis  allé 
à  mon  rendez-vous,  j'ai  d«''jcùné  avec  des  amis,  dîné  avec  d'autres,  et 
tant  i\yir  j'étais  en  conipatcnie,  Ibrcé  à  la  représenlalion,  ou  occupé  et 
distrait,  jetais  gai,  d'une  gaîté  un  peu  verveuse  et  excitée;  mais  dans 
les  intervalles,  ma  mémoire  ne  cessait  d'évoquer,  et  cela  jusipi'à  la 
miruite  de  m'endormir,  mille  souvenirs  fâcheux  de  maladresses  ou 
d'indiscrétions  commises,  dont  il  est  vraiseml)lable  que  j'exagérais 
l'importance  pour  leur  donner  la  livi-ée  de  mon  inquiétude  présente, 
mais  qui,  chassés  comme  des  mouches  d'orage,  étaient  remplacés 
par  d'autres  aussi  pénibles  qui  m'emplissaient  de  confusion  et  même 
de  honte. 


Si  je  veux  raisonner  ce  cas,  il  me  semble  que  le  fait  essentiel,  ici, 
est  l'état  d'impatience  énervée  du  début,  et,  comme  conséquence  de  ce 
«  being  in  a  liurry  »,  l'anlicipation  fiévren.-ie  du  futur.  Arrivé  à  la 
grille,  j'ai  saisi  d'un  regard,  comme  fait  une  femme  pour  une  toilette, 
tous  les  détails.  —  Il  importe  de  noter  cependant  que  j'avais,  quel- 
ques jours  au[)aravant,  visité  la  cathédrale  de  Saint-Paul,  dans  des 
circonstances  de  hâte  analogue,  mais  sans  encombre.  Or,  l'intérieur 
de  Saint-Paul  a  la  même  décoration  de  tombeaux  et  de  monuments, 
dans  les  nefs  et  sur  les  murs,  qui  se  retrouve  à  Westminster.  On  peut 
admettre  alors  que  les  images  précédemment  recueillies  à  Saint- Paul 
sont  naturellement  ressucitées  à  Westminster  par  l'effet  d'une  gros- 
sière similitude,  sans  pouvoir  arriver,  grâce  au  demi-aveuglement  de 
l'impatience,  à  la  précision  et  à  l'achèvement  du  souvenir.  En  ce  cas, 
l'élément  intellectuel  initial  serait  non  pas  une  perception  instan- 
tanée, mais  un  souvenir  incomplet  :  très  probablement  c'est  un 
mélange  des  deux,  intimement  associé  à  l'élément  affectif  dont  il  reste 
à  parler. 

Avec  ma  hâte  d'en  finir,  mon  impatience  s'accroissait  du  fait  de  la 
placidité  du  bedeau,  qui  disposait,  méthodiquement  et  avec  lenteur, 
sa  pacotille  de  plans,  de  vues,  de  guides,  de  photographies,  avant 
d'ouvrir  la  porte  pour  admettre  le  public  :  c'est  alors  sans  doute  que 
le  j)!iroxysme  d'irritation  contenue  a  pris  la  forme  de  cette  angoisse 
ulti-apénible,  qui  dans  ma  conscience  se  justifiait  par  cet  elTort  vain 
de  compléter  un  souvenir  faux. 

Cette  variété  de  souvenir  faux  ne  doit  pas  être  confondue  avec  une 
autre  que  je  connais  fort  bien  aussi  par  expérience,  je  veux  dire  le 
souvenir  faux  qui  surgit  dans  l'état  de  rêverie,  de  demi-distraction, 
quand  ou  lit  par  exemple  un  livre  machinalement,  en  songeant  à  autre 
chose  ou  sans  songer  à  rien. 

11   y  aurait  donc  lieu  de  distinguer  deux  espèces  de  paramnésie  : 

1"  Celle  du  rêveui-,  du  distrait,  qui  se  produit  quand  l'unité  s'épar- 
pille et  se  dissout  :  celle-ci  n'est  angoissante  ni  toujours,  ni  nécessai- 
rement. 


284  REVUE   PHILOSOPHIULE 

■  2^^  Celle  qui  peut  survenir  dans  les  cas  d'activité  hâtive  et  brouil- 
lonne :  c'est  sous  cette  rubrique  que  se  rangerait  le  cas  dont  j'ai 
donné  la  relation. 

Dans  le  premier  cas,  un  réveil  fortuit  de  l'attention  rallie  des  élé- 
menls  épars;  c'est  le  travail  ordinaire  de  classification  et  d'interpré- 
tation auquel  nous  nous  livrons  chaque  matin  au  sortir  du  sommeil, 
quelques  secondes  d'incertitude,  puis  l'empire  du  réel.  Ces  phrases 
que  je  lisais  avec  distraction,  ces  lignes  sur  lesquelles  glissait  mon 
regard  ne  sont  pas  un  événement  nouveau,  elles  ne  sont  pas  non  plus 
un  événement  ancien,  au  sens  habituel  du  mot,  du  moins  au  premier 
instant;  il  ne  peut  y  avoir  souvenir  là  où  il  n'y  avait  pas  unité,  orga- 
nisation, d'où  le  désarroi  momentané. 

Dans  le  second  cas,  qui  est  celui  des  gens  trop  pressés,  des  éner- 
gumènes,  des  agités,  il  y  a  bouillonnement  intérieur;  cette  trépidation 
est  un  malaise  qui  s'accroît  de  lui-même  et  finalement  aboutit  à  une 
explosion  :  c'est  à  ce  moment,  quand  il  intervient,  que  se  place  le 
souvenir  faux.  Puis,  après  cette  libération,  rien  ne  reste  qu'un  état  de 
vague  dépression  qui  va  s'atténuant  par  degrés,  et  qui,  dans  le  cas  cité, 
se  traduisait  dans  la  conscience  par  ces  souvenirs  désagréables  qui 
ont  cessé  avec  le  sommeil. 

L.  BÉLUGOU. 


EXPLICATION  OU  EXPRESSION 

A   PROPOS   d'une   critique    DES   THÉORIES    PSYCnOLOGIQUES 

Dans  un  livre  récent,  où  M.  Paul  Sollier  a  réuni  la  série  de  ses 
intéressantes  leçons  sur  l'Association  en  psychologie  '  professées  à 
l'Université  nouvelle  de  Bruxelles,  se  trouve  un  reproche  que  l'auteur 
n'a  jamais  manqué  de  faire  à  toutes  les  théories  «  psychologiques  » 
des  phénomènes  psychiques,  celui  de  ne  rien  expliquer  du  tout. 

Et  je  crois,  en  effet,  que  M.  Sollier  a  tout  à  i'ait  raison,  et  que  de 
telles  théories  n'expliquent  rien,  malgré  l'opinion  que  peuvent  en 
avoir  leurs  auteurs. 

Mais  est-il  légitime  d'opposer  à  une  théorie  une  fin  de  non  rece- 
voir en  disant  qu'elle  n'explique  rien.  Il  faudrait  s'entendre  dabord 
sur  le  but  des  théories,  et  les  exigences  de  1'  «  explication  ». 

iM.  Sollier,  reprenant  une  conception  que  j'ai  défendue  ici-même  il  y 
a  quelques  années  ^  —  et  dont  l'exposé  était  destiné  à  réagir  contre  la 
notion  courante  d'une  activité  mentale  uniquement  discursive  —  con- 
clut de  son  examen  très  bienveillant  que  1'  «  attraction  inexpliquée  » 

1.  Essai  critique  et  théorique  sur  V Association  en  psychologie,  100",  Bibliothèque 
de  Philosophie  contemporaine. 

2.  La  conception  générale  de  l'Association  des  idées  et  les  données  de  l'expé- 
rience, Revue  philosophique,  29  avril,  p.  li,  mai  1000,  pp.  493-517. 


f 


KOTKS   ET    DISCUSSIONS  285 

ù  laquelle  j'avais  fait  appel  n'était  guère  elle-même  «  exi)licative  ». 

Or  j'avais  bien  [tris  soin  du  signaler  que  je  ne  juvlendais  nullement 
tenter  une  explication  des  phénomènes  d'association  :  t  J'ai  tàcliô,  y 
disais-je,  d'exprimer  le  plus  exactement  possible  les  faits  réels  qui  se 
passent  dans  l'esprit  :  le  détail  des  lois  et  de  l'origine  des  phénomènes 
ne  me  paraît  pas  atteint  de  façon,  même  provisoirement,  satisfai- 
sante '  ». 

C'est  dire  que  je  souscris  pleinement  à  la  conclusion  de  iM.  SoUier, 
puisque  j'y  souscrivais  déjà  par  avance,  mais,  encore  une  fois,  est-ce 
une  raison  suffisante  de  se  débarrasser  d'une  conception  ou  d'une 
théorie  que  de  lui  objecter  son  incapacité  explicative? 

Qu'est-ce  donc  qu'  «  expliquer  »,  ce  but,  et  souvent  ce  rêve  des 
chercheurs,  qui  veulent  se  mettre  l'esprit  en  repos,  lorsqu'ils  sont 
tourmentés  de  la  curiosité  inquiète  qui  fut  toujours  le  levain  de  la 
science"? 

C'est,  psychologiquement,  trouver  un  langage  qui  vous  satisfasse, 
c'est-à-dire  qui  ne  suscite  plus  de  questions  nouvelles.  On  se  débar- 
rasse des  demandes,  souvent  gênantes,  des  enfants,  ces  éternels  ques- 
tionneurs, en  répondant  par  un  conte  qui  leur  paraît  avoir  valeur 
explicative;  le  grand  enfant  qu'est  le  peuple  se  contente  aussi  souvent 
d'explications  imaginées  par  les  peuples  enfants.  Ce  fut  une  explica- 
tion de  la  disparition  quotidienne  du  soleil  que  sa  lutte  perpétuelle 
avec  le  principe  du  mal,  victorieux  chaque  soir,  vaincu  chaque  matin. 

Nous  ne  nous  contentons  plus  de  cette  explication,  et  les  savants, 
après  avoir  admis  le  mouvement  du  soleil,  firent  admettre  le  mouve- 
ment de  la  terre;  nombre  de  gens  instruits  se  considèrent  maintenant 
comme  absolument  satisfaits  par  l'explication  que  fournit  la  loi  de 
l'attraction  universelle,  cependant  que  d'autres  cherchent  alors  à 
expliquer  l'attraction  universelle  elle-même. 

Ainsi  une  explication  en  est  une  pour  un  esprit  et  n'en  est  pas  une 
pour  un  autre;  l'explication  apparaît,  de  ce  point  de  vue,  comme 
essentiellement  subjective. 

Mais,  il  y  a  un  sens  logique  de  l'explication,  c'est  la  découverte  du 
«  comment  »  profond  et  du  «  pourquoi  »  d'une  chose. 

Seulement  les  philosophes  nous  diront  qu'au  sens  strict,  nous  ne 
découvronsjamais  de  comment  ni  de  pourquoi.  Les  philosophes  sont, 
comme  les  enfants,  d'éternels  questionneurs,  avec  cette  dilTérence 
que,  tandis  que  les  derniers  se  contentent,  ou  feignent  de  se  contenter 
de  la  première  réponse  venue,  les  autres  ne  se  contentent  jamais  de 
la  dernière  qu'ils  arrivent  à  tirer,  en  le  torturant,  de  ce  malheureux 
esprit  humain. 

Les  premiers  hommes  qui  se  demandèrent  ce  que  c'était  que  le 
vent,  en  firent  un  esprit  souflleur,  et,  fiers  d'eux,  s'en  tinrent  là.  Depuis 
on  a  cherché  plus  loin,  et  l'on  explique  fort  bien  le  vent,  mouvement 

1.  Ibid.,  p.  514. 


286  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

des  particules  atmosphériques  causées  par  des  changements  locaux 
de  pression,  dont  on  ignore,  soit  dit  en  passant,  la  cause;  et  la 
pression,  c'est  le  poids  de  l'air;  ce  qu'est  l'air  et  ce  qu'est  le  poids, 
on  croit  encore  l'expliquer  en  faisant  appel  aux  atomes  d'azote,  d'oxy- 
gène, etc.,  et  à  l'attraction  par  les  masses;  seulement  quand  on  arrive 
aux  atomes  et  aux  raisons  de  leurs  dilférences,  à  l'attraction  et  à  son 
mécanisme,  on  n'explique  plus  rien  du  tout. 

Nous  n'expliquons  en  réalité  que  ce  qui  est  une  création  de  notre 
esprit,  nous  expliquons  les  égalités  déduites  d'équations  parce  que 
nous  arrivons  à  remonter,  par  des  définitions,  au  principe  d'identité 
qui  satisfait  tout  le  monde,  puisqu'il  satisfait  même  la  plupart  des 
philosophes. 

Mais,  dans  la  nature,  rien  n'est,  en  dernier  ressort,  explicable,  à 
moins  de  faire  appel  à  un  principe  suprême  qu'on  n'explique  évi- 
demment pas,  mais  dont  on  explique  son  impuissance,  a  été  expliqué 
en  déclarant  que,  par  nature,  il  est  inexpliquable.  Après  cela,  on  peut 
dormir  tranquille,  tout  est  expliqué,  ce  qui  veut  dire  que  rien  ne  l'est. 

Aussi  je  me  console  très  facilement  de  n'avoir  pas  réussi  à  fournir 
une  conception  explicative  de  l'association. 

Et  je  suis  très  heureux  de  constater  que  M.  SoUier  considère  cette 
conception  comme  sensiblement  conforme  aux  faits.  Car,  si  une 
théorie  réussit  à  exprimer  un  ensemble  de  phénomènes  d'une  façon 
systématique,  sans  être  contredite  par  certains,  et  sans  en  omettre 
d'autres,  ce  qui  n'est  certainement  pas  le  cas  d'ailleurs,  cette  théorie 
a  une  valeur  scientifique,  tant  qu'une  autre  ne  vient  pas  s'adapter 
plus  étroitement  à  la  réalité  mieux  connue. 

Etablir  des  relations  constantes  entre  les  phénomènes,  qui  per- 
mettent de  prévoir  des  termes  futurs  lorsqu'on  possède  des  termes 
actuels  ou  passés,  est  bien  le  but  de  l'activité  scientifique,  et  une  loi 
n'a  pas  besoin  d'être  explicative  pour  qu'on  la  considère  comme  vraie; 
il  lui  suffit  de  n'être  pas  démentie.  Mais,  à  ce  compte,  il  faut  recon- 
naître qu'il  n'y  a  guère  de  lois  en  psychologie,  et  que,  comme  le  fait 
ressortir  justement  M.  Sollier,  les  lois  de  l'association  n'en  sont  pas. 
Au  fond,  on  exprime  les  phénomènes  dans  un  langage  qui  est  scienti- 
fique quand  il  permet  de  prévoir,  mais  on  ne  les  explique  pas. 

Mais,  ceci  dit,  il  n'en  reste  pas  moins  qu'il  y  a  des  expressions 
plus  ou  moins  satisfaisantes,  et  que,  si  on  ne  peut  espérer  une  satis- 
faction totale,  on  peut  du  moins  s'approcher  de  plus  en  plus  de  cet 
idéal.  Et  il  faudrait  vraiment  avoir  un  esprit  bien  optimiste  pour 
considérer  une  théorie  psychologique  comme  équivalente,  au  point 
de  vue  scientifique,  à  notre  théorie  du  système  solaire. 

Ce  qui  nous  satisfait,  c'est  de  diminuer  la  pluralité  des  langages 
que  nous  employons  pour  exprimer  les  phénomènes;  nous  sommes 
satisfaits  quand  nous  pouvons  faire  de  la  physique  mathématique,  de 
la  chimie  physique,  de  la  physiologie  chimique  et  physicochimique, 
et  de  la  psychologie  physiologique.  Aussi,  bien  qu'on  n'explique  pas 


NOTES   ET   DISCUSSIONS  287 

les  pln'-nomènes  d'association  en  on  construisant,  comme  M.  Sidlier, 
uni'  Uirorie  pliysiol<Jifi<jU('  dynamiqui-,  on  les  cxpi-imc  <''vicleinment  en 
un  langage  plus  satisfaisant,  parce  qu'il  nous  rapproche  d'une  unité 
vivement  désirée. 

Seulement,  et  c'est  tout  à  l'ait  désolant  dans  l'état  actuel  de  nos 
connaissances,  le  langage  physiologique  perd  en  précision  ce  qu'il 
gagne  en  agrément;  et  s'il  Fallait  étudier  dans  le  détail  les  phéno- 
mènes associatifs,  ou  tels  autres  que  l'on  voudra,  en  ne  parlant  que 
d'inllux  nerveux  parcourant  les  voies  cérébrales  ou  de  rétractions  de 
prolongcnienls  dendritiques,  on  se  livrerait,  comme  certains  auteurs 
l'ont  fait,  à  un  elTort  assez  stérile  et  parfois  même  assez  ridicule, 
comme  le  fait  sentir  lui-même  M.  SoUicr. 

En  faut-il  conclure  que  toute  tentative  pour  établir  une  corrélation 
entre  phénomènes  psychiques  et  phénomènes  cérébraux  est  vaine, 
illusoire,  illégitime?  Loin  de  là  ma  pensée;  seulement  ces  tentatives, 
qui  restent  nécessairement  dans  le  domaine  des  phénomènes  très 
généraux,  ne  peuvent  prétendre  se  suffire.  Il  est  souhaitable  que  Ion 
cherche  par  des  expériences  de  plus  en  plus  nombreuses  à  étudier 
plus  complètement  les  fonctions  cérébrales,  mais  en  attendant  le  jour, 
que  je  crains  bien  éloigné,  où  la  connaissance  des  fonctions  céré- 
brales dispensera  à  peu  près  complètement  de  l'étude  des  phénomènes 
psychiques,  de  quel  droit,  au  nom  de  la  piiysiologie  qui  ne  peut  vrai- 
ment dominer  sur  un  terrain  où  elle  reste  encore  impuissante,  de  quel 
droit  éliminer  le  langage  psychologique? 

Toute  théorie  n'a  qu'un  temps;  les  théories  psychologiques  en 
particulier  devront  céder  un  jour  la  place  à  des  théories  physiolo- 
giques assez  complètes.  Mais  jusque-là,  elles  gardent  leur  valeur, 
coexistant  avec  les  premiers  essais  d'interprétation  cérébrale,  les  unes 
et  les  autres  s'éclairant  mutuellement,  pour  leur  plus  grand  bénéfice 
réciproque. 

La  psychologie  tout  entière  n'a  qu'une  existence  scientifique  provi- 
soire, et  disparaîtra  d'elle-même  devant  la  physiologie  qui,  pareil- 
lement, s'effacera  devant  la  physicochimie.  Mais  on  sait  ce  que  peut 
durer  le  provisoire,  on  le  sait  surtout  en  France,  où  nous  avons 
accoutumé  d'en  faire  un  synonyme  du  définitif. 

Ce  sont  là  quelques  considérations  qui  n'ont  rien  de  bien  original 
ni  de  bien  neuf,  mais  sur  lesquelles  j'ai  cru  bon  d'insister  un  peu,  car 
on  abuse  vraiment  de  ce  mot  d'explication  qui  reste  vague  et  indéfini, 
et  on  continue  trop  souvent  à  s'illusionner,  malgré  une  réaction  très 
exagérée  de  la  philosophie  scientilique,  sur  la  valeur  des  théories. 

Henri  Piéron. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS 


I.  —  Philosophie   générale. 

G.  Papini.  —  Il  Crepusgulu  dei  Filosofi,  1  vol.  petit  in-8"  carré, 
xii-29o  pp.  Società  éditrice  Lombarda,  Milan,  d906. 

a  Ceci,  dit  l'auteur,  n'est  pas  un  livre  de  bonne  foi  :  c'est  un  livre 
de  passion  et  par  conséquent  d'injustice;  un  livre  inégal,  partial,  sans 
scrupules,  violent,  contradictoire,  insolent  comme  tous  les  livres  de 
ceux  qui  aiment,  qui  haïssent,  et  qui  ne  rougissent  ni  de  leurs 
amours  ni  de  leurs  haines...  C'est  un  morceau,  où  une  suite  de 
morceaux  d'une  autobiographie  intellectuelle,  un  produit  de  ma 
libération  à  l'égard  de  bien  des  choses  dont  j"ai  souffert;  c'est,  spécia- 
lement, la  tentative  de  me  débarrasser  de  la  philosophie  et  des 
philosophes...  Mais  c'est  aussi,  plus  objectivement,  un  procès  de  la 
philosophie,  un  effort  pour  en  démontrer  toute  la  vanité,  le  vide, 
l'inutilité  et  le  ridicule.  J'ai  voulu,  en  somme,  faire  une  liquidation 
générale  de  ce  produit  avorté  et  équivoque  de  l'esprit  humain,  de  ce 
monstre  au  sexe  douteux  qui  ne  veut  être  ni  science  ni  art,  qui  est 
un  mélange  des  deux,  et  qui  ne  peut  servir  ni  à  l'action  ni  à  la 
conquête.  Pris  en  ce  sens,  mon  livre  pourrait  être  le  programme  d'une 
génération  de  bonne  volonté;  l'assassinat  d'un  être  inutile  pour 
préparer  de  nouvelles  formes  d'activité  mentale  plus  dignes  des 
animaux  qui  s'appellent  pompeusement  les  rois  de  la  création.  » 

Si  j'ajoute  que  l'auteur  est  un  tout  jeune  homme,  l'un  des  princi- 
paux rédacteurs  de  la  petite  revue  Leonardo,  de  Florence,  qui  a 
entrepris  de  répandre  en  Italie  les  formes  les  plus  paradoxales  du 
pragmatisme,  on  n'en  sera  sans  doute  pas  trop  étonné  après  avoir  lu 
cette  déclaration  de  guerre.  Peut-être  quelques-uns  penseront-ils 
qu'il  leur  est  parfaitement  égal  que  le  crépuscule  s'étende  sur  les 
philosophes,  dans  l'àme  d'un  étudiant  vite  blasé,  et  que  ce  débutant 
se  mette  en  route  «  pour  aller  par  d'autres  chemins,  à  la  conquête  de 
Sa  Divinité  ». 

Ce  serait  sans  doute  juger  un  peu  vite.  D'abord  le  livre,  en  plus 
d'un  endroit,  est  amusant.  11  dit  quantité  de  choses  que  pensent 
souvent  de  très  bons  élèves,  et  qu'ils  ne  racontent  pas  à  leurs  maîtres, 
parce  que  ceux-ci,  pensent-ils,  n'y  comprendraient  rien.  Il  ne  traîne 
pas;  il  ne  sent  ni  la  bibliographie,  ni  l'examen;  il  est  écrit  de  verve 
d'un  bout  à  l'autre.  On  imprime  en  philosophie  tant  de  littérature 
honnête   et   ennuyeuse,  sans  être   pour  cela   plus  utile,    qu'il   faut 


ANALYSES.  —  PAi'iM.  //  crcpusculo  ciel  filusofi  289 

passer  quelque  chose  à  ceux  qui  y  mettent  un  peu  d'entrain.  Et 
puis,  qui  sait?  On  connaît  le  conte  du  roi  naïf  et  du  malin  tailli-ur, 
(pii  lui  avait  vendu  une  étolïe  invisible  pour  les  imbéciles.  Tout  le 
monde  s'exclamait  sur  la  richesse  de  l'habit,  jusqu'à  ce  que  vint  un 
garnement  sans  respect  humain  qui  s'écria  :  Le  roi  est  tout  nu!  —  N'y 
aurait-il  pas  sur  le  dos  de  nos  grands  hommes,  quelques  lés  d'étoffe 
invisible?  Au  rtâvTw;  Sr,  :f:loTOfri'io'/,  et  non  moins  indestructible  que  lui, 
répond  cet  adage  célèbre  que  se  moquer  de  la  philosophie,  c'est 
vraiment  philosophe. 

L'auteur  donc,  pour  faire  le  procès  de  la  philosophie,  prend  une  à 
une  les  gloires  philosophiques  du  six"  siècle  et  en  fait  la  «  charge  » 
intellectuelle  :  Kant,  Hegel,  Schopenhauer,  Aug.  Comte,  Spencer, 
Nietzsche.  Cette  galerie  rappelle  un  peu,  toutes  proportions  gardées, 
et  dans  un  ton  moins  discret,  celle  que  consacra  Taine  aux  Philo- 
sophes classiques  de  son  temps.  Il  ne  faut  point  chercher  là  de  critique 
documentaire,  ni  d'effort  pour  pénétrer  dans  la  réalité  psychologique 
des  penseurs,  encore  moins  pour  trouver  le  biais  par  où  l'on  peut  se 
les  assimiler  et  en  faire  la  chaîne  d'une  tradition  philosophique. 
L'auteur  rirait  si  l'on  entreprenait  de  corriger,  textes  en  main,  les 
silhouettes  qu'il  a  crayonnées  '.  11  n"a  voulu  que  trouver  en  chacun  d'eux 
le  trait  amusant,  et  y  appuyer.  Kant  était  un  petit  bourgeois  piétiste, 
consciencieux,  conservateur,  rangé  et  rangcur,  qui  organisait  les 
fonctions  de  l'esprit  humain  aussi  mécaniquement  que  ses  prome- 
nades. Il  a  tué  la  grande  philosophie,  et  ruiné  définitivement  toutes 
les  vieilles  croyances  qu'il  voulait  défendre  :  le  devoir,  Dieu,  l'âme,  la 
liberté.  Hegel,  qu'on  a  comparé  au  Christ,  à  Alexandre,  à  Dante,  à 
Napoléon,  est  au  fond  un  prestidigitateur.  Son  vrai  patron  est 
l'enchanteur  Merlin,  t  A  toutes  les  pages  il  exécute  des  tours  de 
logique  prodigieuse  et  des  miracles  intellectuels.  Il  n'y  manque 
même  pas,  pour  compléter  l'illusion,  les  formules  magiques  et  les 
triangles  cabalistiques.  Sa  dialectique  est  une  alchimie  de  concepts... 
Il  a  fait  une  réalité  de  la  grande  aspiration  romantique;  Novalis 
rêvait  d'une  poésie  toute  de  mots  et  d'images,  qui  n'aurait  rien 
exprimé;  Hegel  a  trouvé  le  moyen  de  construire  toute  une  philosophie 
qui  répond  à  cet  idéal.  »  Schopenhauer  a  vu  juste  sur  le  cas  de  Hegel, 
mais  lui-même  ne  vaut  pas  mieux.  Cet  admirateur  passionné  de  Mozart 
a  écrit  le  grand  opéra-bouffe  de  la  philosophie  allemande.  Auguste 
Comte  est  défini  «  un  messie  qui  avait  étudié  les  mathématiques  »  et 
qui  a  fait  marcher  en  un  bel  ordre,  bien  digne  du  rationalisme 
français,  une  t  procession  de  sottises  ».  Mais  la  présentation  de 
Spencer  est  la  plus  joyeuse  :  «  Je  le  déclare,  pour  mon  compte,  je 
déplore   sincèrement  la    précipitation    avec   laquelle   M.    Prichard, 

l.  Il  est  tout  de  même  un  peu  trop  fantaisiste  de  prêter  à  Taine  cette  formule 
composite  et  extraordinaire  <■  que  le  vice  et  la  vertu  sont  des  sécrétions  comme 
le  sucre  et  le  vitriol  »  (239). 

TOME  LXIV.  —  1907.  49 


290  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

entrepreneur  anglais  de  voies  ferrées,  présenta  à  la  commission 
parlementaire  ses  plans  de  la  ligne  Northampton-Worcester.  Je  le 
regrette  premièrement  pour  M.  Prichard,  qui  perdit  une  excellente 
affaire  par  le  refus  de  cette  autorisation;  mais  je  le  déplore  surtout 
parce  que  M.  H.  Spencer,  intéressé  aux  commandes  de  M.  Prichard, 
se  trouva  conduit,  par  l'échec  de  ce  projet,  à  quitter  définitivement 
l'honorable  carrière  d'ingénieur  des  chemins  de  fer  ». 

On  s'attendrait  à  voir  mieux  traiter  l'auteur  de  Zarathustra.  Il  y  a 
tant  de  Nietzschéisme  dans  la  manière  de  M.  Papini!  Eloge  constant 
de  l'action,  seule  valeur  et  seul  critérium;  mépris  de  la  foule  mou- 
tonnière; enthousiasme  pour  l'héroïsme,  pour  la  vie,  pour  la  santé, 
pour  la  force;  immoralisme,  individualisme  outrancier,  culte  de  la 
nouveauté;  même  confiance  dans  l'avenir,  môme  goût  du  décor, 
même  manière  virulente  de  déclarer  ses  antipathies.  D'ailleurs,  le 
titre  même  du  Crépuscule  des  philosophes  n'est-il  pas  une  imitation 
de  la  Gôttendainmerung'l  L'auteur  ne  prétend-il  pas,  lui  aussi,  phi- 
losopher à  coups  de  marteau? 

Nietszche  n'est  pourtant  pas  plus  épargné  que  les  autres.  Ce  grand 
contempteur  avait  un  secret,  et  ce  secret  tient  en  un  mot  :  faiblesse. 
Les  forts  ne  font  pas  de  théorie  pour  exalter  la  force;  les  gens  bien 
portants  ne  font  pas  l'éloge  de  la  santé  ;  quand  on  parle  sans  cesse  de 
danser,  c'est  qu'on  n'est  pas  loin  d'être  paralytique.  Par  une  applica- 
tion involontaire  du  Will  ta  believe,  Nietzsche  a  fait  comme  ces 
chrétiens  qu'il  accablait  de  mépris  :  faute  de  pouvoir  dominer  le 
présent,  il  s'est  jeté  dans  l'avenir,  par  la  théorie  du  surhumain;  dans 
l'éternel,  par  celle  du  retour  indéfini  des  choses.  Sa  philosophie  a 
plus  d'unité  qu'on  ne  pense  :  le  corps  est  sacré;  il  est  la  base  de  tout 
le  reste;  «  Selbst  :  in  deinem  Leib  wohnt  er;  dein  Leib  ist  er  ».  Doù 
élévation  de  la  biologie  à  la  fonction  de  morale.  Telle  est  sa  trans- 
mutation de  valeur  fondamentale  :  une  manière  commode  d'être 
original  qui  ne  consiste  qu'à  retourner  les  banalités  pour  en  faire  des 
paradoxes.  Dès  lors  il  suffit  de  prendre  l'échelle  des  forces  dont  le 
darwinisme  enseigne  le  succès  pour  en  faire  le  tableau  des  vertus 
nouvelles  :  tout  le  système  n'est  qu'  «  una  trasfigurazione  ditirambica 
del  naturalismo  evoluzionista  »  (2.38),  c'est-à-dire  précisément  de  la 
philosophie  régnante  entre  1870  et  1890,  au  moment  où  ses  œuvres 
furent  composées.  Nietzsche  a  répété  dans  une  admirable  poésie 
allemande,  la  plus  belle  peut-être  depuis  le  Faust  de  Gœthe,  ce  que 
Spencer  exposait  dans  une  médiocre  prose  anglaise;  mais  il  n'a  trouvé 
ni  mieux  ni  plus.  Quelque  mal  qu'il  en  dise,  c'est  de  lui  qu'il  tient 
l'avènement  d'une  race  supérieure,  et  les  cycles  cosmiques  d'évolu- 
tion. Comme  lui,  il  laisse  dans  le  vague  ce  qu'il  entend  par  la  vie, 
l'instinct,  la  Puissance;  pourquoi  y  a-t-il  des  formes  inférieures  de  la 
vie,  des  instincts  bas,  et  môme  des  puissances  malfaisantes?  Si  le 
règne  primitif  des  forts  était  réel  et  normal,  comment  a-t-on  pu  en  sortir? 
D'autre  part,  avec  une  étrange  étroitesse  d'esprit,  il  n'a  su  voir  la 


ANALYSES.  —  ELCKEN.  IlaupiprohlcYne  de  Religions     291 

puissance  que  ilans  les  luttes  d'hommes  à  homme;  il  a  oublié  le  plus 
important,  le  pouvoir  de  l'homme  sur  les  choses.  Et  enfin  il  s'enlise 
dans  une  inextricable  contradiction,  où  Marx  et  Sijencer,  dailleui-s,  se 
sont  engagés  aussi  :  car,  dune  part,  il  déclare  constamment  qu'il 
accepte  le  monde  comme  il  est,  avec  ses  maux,  ses  douleurs,  ses 
crimes;  et  de  l'autre,  il  exalte  sans  cesse  la  tendance  qui  porte 
riiomme  h  changer,  à  se  transformer,  à  modifier  en  lui  certains 
instincts,  certains  sentiments,  à  en  exciter  d'autres,  à  crérr  linale- 
ment  une  race  inédite,  un  nouveau  type  de  vie  et  de  cité.  L'héroïsme 
créateur  et  l'optimisme  naturaliste  sont  les  deux  termes  d'une  anti- 
nomie latente,  mais  insoluble. 

Entre  les  deux,  M.  Papini  fait  son  clioix  :  il  opte  pour  l'Iiéroïsme 
créateur.  Et  telle  est  sa  conclusion.  Il  reconnaît  lui-même  quelle  lui 
impose  «  un  terrible  programme  ».  Sa  formule  générale  est  que  l'art, 
la  religion,  la  philosophie,  la  science,  n'ont  jamais  eu  pour  objet  que 
de   créer  des  mondes  imaginaires  capables  de  servir  à  changer  le 
monde   réel.   Quelle    a  été  leur  efficacité?  très  inégale.   Celle  de  la 
religion  a  été  la  plus  grande  :  il  n'y  a  pas  de  meilleur  tonique  que  la 
foi.  Celle  de  l'art  y  touche  de  près.  Celle  de  la  science  est  admirable 
par  sa  précision  :  mais  elle  est  encombrée  de  tant  de  machines  et  de 
moyens    matériels  que  son  champ  d'action  est  bien  restreint.   Elle 
échappera   sans    doute   à    ces   limitations    par   la  connaissance  des 
forces   psychiques,  par  l'utili-sation  de  la  télépathie  et  des  phéno- 
mènes analogues.  Reste  la  philosophie.  Jusqu'à  présent  son  utilité  a 
été  nulle.  Une  fois  bien  convaincue  de  sa  stérilité,  le  seul  bien  quelle 
puisse  faire  à  l'esprit  humain,  c'est  donc  de  faire  place  nette.  On 
lui  concède,  comme  commutation  de  peine,  de  se  réduire  à  des  poèmes 
métaphysiques,  et  à  une  théorie  de  L'action,  une    «  Pragmatique  » 
chargée  de  faire  l'inventaire  de  ce  qui  reste  à  accomplir,  des  forces 
dont  on  dispose  pour  agir,  des  expériences  encore  non  tentées  —  quel- 
que chose  comme  le  De  Augmentis  tenu  à  jour.  .Mais  les  âmes  con- 
scientes de  leur  destinée  n'en  resteront  pas  là  ;  au  lieu  de  parler,  elles 
agiront  :  et  par  elles  les  choses  deviendront  vraiment  les  jouets  de 
l'espèce  humaine,  l'argile  plastique  avec  laquelle  l'Homme-Dieu  réali- 
sera à  son  gré  toutes  les  pensées  qui  écloronten  lui.  «  Quand  Ihommc 
sera  devenu  véritablement  seigneur  du  monde,  la  volonté  se  transfor- 
mera immédiatement  en  acte,  li  sogno  si  fara  fulmineamente  realiia.  » 

A.  L. 


Rudolf  Eucken.  —  IIalptprobi.eme  der  Religions  piiilosoimiie  der 
Gegenw.vrt,  2"  éd.  Berlin,  Reuther  u.  Reichard,  1907. 

Cette  brochure  de  120  pages,  très  substantielle,  est  formée  de  trois 
conférences  ayant  pour  titre  :  Le  fondement  spirilualisle  {seelische) 
de  la  religion,  Religion  et  histoire,  L'essence  du  Christianisme. 


292  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

I.  Il  faut,  estime  l'A.,  pour  fonder  la  religion,  se  frayer  une  voie 
entre  la  manière  ancienne,  qui  partait  du  tableau  de  l'univers,  et  la 
nouvelle,  qui  prend  son  point  de  départ  dans  l'âme  humaine,  mais 
tombe  aisément  dans  l'incertitude  et  le  vague.  11  prend  donc  pour 
fondement  Yintériorilé,  mais  il  entend  conserver  à  sa  doctrine  un 
caractère  réel  et  ne  veut  pas  d'une  religion  qui  resterait  purement 
individuelle.  On  n'est  pas  religieux,  dit-il,  parce  qu'on  accepte  que, 
derrière  le  connu,  il  y  a  de  l'inconnu,  ou  même  une  force  supérieure  : 
il  faut,  pour  qu'il  y  ait  religion,  que  cette  force  soit  avec  notre  u  être 
entier  »  en  un  rapport  défini,  non  en  un  rapport  quelconque.  C'est 
l'expérience  de  la  vie  qui  doit  nous  fournir  la  conclusion  qu'il  existe 
un  monde  supérieur;  et  la  chose  principale,  pour  la  religion,  c'est 
que  quelque  chose  de  surhumain  agit  en  l'homme  et  l'élève  au-dessus 
de  lui-môme. 

Le  danger  de  l'intellectualisme  est  de  réduire  la  religion  à  une 
simple  conception  du  monde;  le  danger  du  subjectivisme  est  de  nous 
livrer  au  pur  sentiment  et  de  nous  retirer  du  «  tout  »  où  nous  sommes. 
Il  importe  de  parvenir  à  une  unité  où  se  fondent  les  contrastes.  Alors 
seulement  il  y  aura  religion  quand  la  vie  de  l'esprit  sera  créatrice 
d'une  réalité  nouvelle,  et  non  plus  simple  accident  d'une  réalité 
donnée.  Est-ce  que  la  pensée  ne  dépasse  pas  le  monde  concret,  par 
l'hypothèse,  par  l'idéal?  Est-ce  que  la  science  et  la  morale  ne  sont  pas 
des  constructions  progressives?  Ce  grand  spectacle  de  la  vie  progres- 
sive conduit  à  se  demander  d'où  elle  procède,  et  quelle  place  elle 
occupe  dans  l'ensemble  de  la  réalité.  Ni  la  réflexion  humaine  ni  la 
recherche  du  plaisir  n'en  sauraient  être  le  point  de  départ  unique, 
puisque  le  progrès  moral  s'obtient  si  souvent  à  l'encontre  de  nos 
intérêts.  Force  nous  est  de  l'entendre  comme  un  mouvement  du  tout 
qui  passe  dans  l'homme,  —  mouvement  auquel  l'homme  participe, 
comme  être  personnel,  indépendant  dans  l'ensemble  où  il  s'incorpore. 
Ce  mouvement  vers  la  personnalité,  vers  l'individualité  spirituelle, 
devient  le  point  de  départ  d'un  nouvel  état  de  l'humanité.  Et  désor- 
mais, à  la  façon  de  l'artiste,  nous  créons  une  vie  nouvelle  par  l'inspi- 
ration du  divin  qui  entre  en  nous.  La  lutte  pour  le  triomphe  de  la  vie 
de  l'esprit,  voilà  donc  la  mesure  du  caractère  religieux.  Gardons-nous 
de  cette  erreur  où  verse  trop  souvent  la  pensée  moderne,  qui  est  de 
prendre  de  simples  conditions  pour  des  forces  créatrices,  en  fermant 
ainsi  devant  nous  la  réalité,  le  vrai  contenu  de  la  vie.  Pour  qui  est 
vraiment  religieux,  la  vérité  religieuse  commande  toutes  les  autres  : 
elle  est  le  fondement  de  toute  certitude. 

II  et  III.  L'auteur  expose,  ici,  les  difficultés  nées  de  la  critique 
historique  appliquée  aux  faits  religieux.  Cette  critique,  en  ramenant 
tous  les  faits  au  point  de  vue  du  devenir,  ne  ruinerait  pas  moins  la 
science  que  la  religion.  La  réalité  ne  serait  plus  qu'un  jeu  d'ombres 
chinoises  :  partout  régnerait  l'incertitude,  dans  la  morale  comme 
dans  l'art.  Des  différences  de  moment,  de  situation,  d'éclairage,  ce 


ANALYSES.  —  soi.LiER.  V association  en  psyriiologie      293 

serait  tout.  Hieii  d'assuré  pour  nous,  insectes  d'un  jour  suspendus  au 
mince  fil  du  temps  et  près  de  tomber  dans  le  non-être.  Mais  l'homme 
proteste  sans  se  lasser  contre  une  pareille  situation.  Pourquoi  cette 
curiosité  de  notre  passé,  de  nos  anciHres,  de  nos  monuments,  si  nous 
n'aspirions  à  créer  un  présent  qui  triomphe  du  temps  et  dans  lequel 
agisse  l'ordre  éternel?  11  y  a,  dans  l'histoire,  quelque  chose  de  plus 
que  la  formation  et  la  chute  des  peuples.  Le  sentiment  de  ce  plus 
s'augmente  à  mesure  que  la  relisfion  s'élève.  Et  d'ailleurs,  le  mouve- 
ment de  Ihistoire  se  montre  dans  la  religion  elle  même.  M.  Eucken 
s'élève  avec  force  contre  la  méthode  ancienne  qui  prétendait  tout 
ramener  à  une  vérité  religieuse  immuable  et  gouverner  les  faits  sans 
avoir  souci  de  ce  que  la  vie  apporte  incessamment  de  nouveau.  Il 
importe,  dit-il,  de  distinguer  l'éternel  du  transitoire,  la  substance  de 
Vexistence.  Avec  la'civilisation  moderne  a  changé  l'état  des  premiers 
jours  du  Christianisme;  il  serait  déraisonnable  d'y  vouloir  ramener 
l'humanité.  La  Réformation  a  modifié  l'institution  chrétienne  pour 
l'accommoder  à  l'esprit  nouveau,  mais  non  pas  encore  assez  profon- 
dément. 

Je  m'abstiens  de  résumer  la  dernière  conférence,  dans  laquelle 
M.  Eucken  met  en  haut  relief  le  rôle  extraordinaire  et  la  valeur 
durable  du  Christianisme.  Peut-être,  ici,  force-t-il  un  peu  la  signifi- 
cation de  Vimpossiblc  à  dessein  d'établir  l'action  providentielle.  Mais 
ces  pages  sont  d'un  écrivain  dont  l'œuvre  a  une  portée. 

L.  Arréat. 


II.  —  Psychologie. 

D""  Paul  Sellier.  —  Essai  critique  et  théorique  sur  l'association  en 
psvciioi.OGiE.  Paris,  E.  Alcan,  1907,  in-12,  187  p. 

Cet  ouvrage  fait  suite  au  Problème  de  la  Mémoire  publié  en 
1900,  car  le  phénomène  de  l'association  est  «  un  des  facteurs  d'une 
des  opérations  les  plus  importantes  constituant  l'acte  mnésique,  à 
savoir  l'évocation  ».  L'auteur  nous  avertit  dans  le  Préambule  qu'il  a 
voulu  faire  une  étude  de  psychologie  générale  ;  il  ne  croit  pas  possible, 
en  effet,  de  séparer  la  psychologie  de  la  philosophie  et  puisqu'on  ne 
peut  se  dispenser  de  prendre  parti  entre  les  deux  grandes  conceptions 
qui  divisent  les  philosophes,  il  s'est  placé  lui-même  pour  étudier  son 
sujet  «  au  point  de  vue  du  monisme  pur  ». 

Le  livre,  qui  est  divisé  en  4  chapitres,  comprend  essentiellement 
deux  parties,  une  partie  critique  où  l'on  examine  l'état  actuel  du 
problème  et  les  solutions  proposées,  et  une  partie  positive  où  l'auteur 
propose  à  son  tour  sa  solution  et  l'applique  aux  différents  aspects  de 
la  question. 

I.  —  Il  convient  tout  d'abord  de  délimiter  celle-ci  et  de  définir  le 


2i)4  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

fait  même  de  l'association.  Les  associationnistes  ont  eu  le  double 
tort  :  1''  de  rétrécir  outre  mesure  le  champ  de  l'association;  2"  de 
mutiler  le  phénomène  associatif  lui-même. 

1"  Ce  qui  frappe  en  effet,  quand  on  lit  les  divers  travaux  sur  la 
matière,  c'est  le  terme  «  d'association  des  idées  ».  «  Or,  en  obéis- 
sant au  principe  même  des  associationnistes,  qui  considèrent  les 
sensations  comme  primitives  et  non  les  idées,  il  eût  fallu  examiner 
d'abord  «  les  états  forts  »  que  représentent  les  sensations,  avant  «  les 
états  faibles  ».  11  aurait  fallu  examiner  les  différentes  façons  dont 
s'associent  les  sensations,  les  mouvements,  les  états  affectifs  et 
cœnesthésiques,  en  un  mot  «  les  différents  cas  où  les  actes  psychiques 
peuvent  s'associer  entre  eux  ou  s'évoquer  l'éciproquement  »,  car  le 
champ  de  l'association  s'étend  en  réalité  «  à  tous  les  modes  de  l'acti- 
vité cérébrale  et  nerveuse  ».  On  admet  par  exemple  qu'une  représen- 
tation évoque  seulement  des  représentations  passées  :  c'est  une 
erreur;  elle  peut  évoquer  aussi  des  représentations  d'objets  simple- 
ment possibles  ou  même  invraisemblables  et  c'est  ce  que  nous  voyons 
«  se  produire  dans  l'imagination  créatrice  ». 

2°  Les  associationnistes  n'envisagent  ordinairement,  dans  le  pro- 
cessus de  l'association,  que  la  phase  de  la  reviviscence  ;  mais  celles 
de  la  création,  de  la  conservation,  de  l'évolution  ne  sont  pas  moins 
importantes  et  demandent  une  étude  spéciale. 

Quant  aux  définitions,  elles  pèchent  toutes  par  quelque  point.  On 
ne  doit  considérer  comme  phénomène  d'association  que  celui  «  où 
deux  événements  psychiques  (cérébraux),  conscients  ou  non,  sur- 
gissent toujours  simultanément  ou  dans  un  ordre  de  succession  néces- 
saire et  invariable,  réversible  ou  non  ». 

II.  —  Le  chapitre  suivant,  intitulé  «  les  lois  de  l'association  »  est 
plus  particulièrement  consaci'é  à  établir  le  bilan  des  recherches 
faites  jusqu'à  ce  jour.  Les  points  admis  se  réduisent  à  peu  de  chose  : 
les  auteurs  ne  sont  à  peu  près  d'accord  que  sur  la  nécessité  de 
ramener  à  l'unité  les  lois  de  l'association  (ils  entendent  d'ailleurs 
cette  réduction  de  façons  très  diverses)  et  sur  les  procédés  au  moyen 
desquels  on  peut  mesurer  la  force  et  la  vitesse  des  associations 
(encore  M.  .Sollier  fait-il  remarquer,  à  ce  prppos,  que  les  expériences 
délicates  et  pénibles  de  psychométrie  n'ont  guère  fait  que  confirmer 
ce  qu'on  savait  déjà  par  l'observation  vulgaire).  Parmi  les  }<oints 
controversés  ou  controversables,  il  faut  citer,  au  contraire,  l'existence 
des  associations  médiates,  celle  des  représentations  libres,  enfin  et 
surtout  celle  des  lois  mômes  de  l'association,  dont  les  diverses  formules 
sont  aussi  peu  satisfaisantes  que  possible.  La  loi  de  la  simultanéité 
cérébrale,  de  M.  Claparôde,  n'affirme-t-elle  pas  :  1°  que  deux  faits  s'asso- 
cient par  cela  seul  qu'ils  ont  coïncidé;  2"  qu'ils  ne  peuvent  s'associer 
s'ils  n'ont  pas  coexisté?  Or  cette  dernière  alfirmation  est  contredite 
par  l'existence  des  associations  médiates,  et  l'on  peut  objecter  à  la 
première  que  «  la  vie  deviendrait  insupportable  s'il  fallait  que  tous 


( 


ANALYSES.  —  SOLLIER.  UassociatioH  en  psychologie       295 

nos  faits  de  conscience  simultanés  restassent  associés  ».  D'autre 
part  on  peut  adresser  une  critique  de  principe  ù  toutes  les  tentatives 
qui  ont  été  faites  pour  réduire  la  ressemblance  à  la  contiguïté.  Deux 
phénomènes  semblables,  a-t-on  dit,  sont  deux  phénomènes  partiel- 
lement identiques  :  mais  cette  «  soi-disant  identité  partielle  des 
représentations  ne  saurait  exister.  Un  état  passé  du  cerveau  ne  se 
reproduit  jamais  identiquement....  Si  artilicieilement,  par  la  pensée, 
on  peut  décomposer  une  représentation  en  fragments  élémentaires, 
on  ne  saurait  procéder  de  même  à  l'égard  du  processus  cérébral  qui 
correspond  à  cette  représentation,  lequel  forme  un  état  indivisible  ». 
—  La  gravité  de  cette  objection  n'échappera  à  personne;  elle  ne  va  à 
rien  moins  qu'à  détruire  la  réalité  psychologique  de  la  ressemblance 
et  si  elle  était  fondée  elle  porterait  sans  doute  beaucoup  plus  loin 
ri  lie  l'auteur  ne  l'a  voulu.  —  En  réalité,  tous  ceux  qui  ont  étudié 
l'association  ont  péché  par  la  méthode.  «  Il  fallait  d'abord  étudier  le 
processus  associatif  dans  son  ensemble,  dans  son  évolution  naturelle 
et  biologique,  avant  de  se  perdre  dans  les  discussions  psychologiques 
et  philosophiques  ». 

III.  —  Après  la  critique  des  résultats,  celle  des  théories.  Le  livre 
eût  gagné,  sans  doute,  au  point  de  vue  de  la  composition  à  ce  que  ce 
chapitre  fût  fondu  avec  le  précédent.  L'auteur  distingue  quatre  con- 
ceptions. 

1°  La  conception  psychologique  fait  consister  l'association  dans 
le  résultat  d'affinités  s'exerçant  entre  les  états  de  conscience. 
M.  Durckheim  qui  adopte  cette  manière  de  voir  est  traité  avec  une 
particulière  sévérité.  Comment  se  représenter  une  attraction,  c'est- 
à-dire  un  phénomène  mécanique,  se  produisant  entre  des  phéno- 
mènes spirituels? 

2'^  La  conception  awilomique,  plus  satisfaisante,  paraît  aujourd'hui 
un  peu  simple;  elle  se  ramenait  en  définitive  à  faire  de  chaque  cellule 
le  sii'-ge  d'une  représentation  :  ce  point  de  vue  ne  s'accorde  pas  avec 
les  récentes  découvertes  de  l'histologie. 

3°  Défendue  par  M.  Fouillée,  par  M.  Goblot,  etc., la  théorie  physio- 
logique montre  plus  de  souci  de  la  complexité  des  faits,  mais  elle  est 
muette  sur  le  point  essentiel  :  elle  ne  nous  dit  pas  pourquoi  le  courant 
nerveux,  cause  profonde  de  l'association,  suit  précisément  telle  voie 
plutôt  que  telle  autre. 

4°  Par  la  critique  des  diverses  théories  proposées,  nous  nous 
sommes  acheminés  jusqu'à  la  conception  dynamique,  «  la  seule  qui 
puisse  concilier  les  conditions  complexes  dans  lesquelles  se  présente 
l'association  ».  Le  courant  nerveux  apparaît  au  point  de  vue  dyna- 
mique «  comme  une  modification  d'ordre  moléculaire,  se  poursuivant 
dans  une  série  d'éléments  et  s'accompagnant,  dans  chacun  d'eux, 
d'une  décharge  d'énergie  ».  Mais  qui  dit  décharge  d'énergie  dit  impli- 
citement différence  de  tension  :  t  la  cause  du  courant  nerveux  paraît 
être  dans  la  déséquilibration  et  l'égalisation  successive  de  la  tension 


296  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

des  différents  segments  contigus  d'une  chaîne  de  neurones  ».  «  Il 
suffit  dès  lors  d'admettre  qu'à  tout  état  psychique  correspond  un  état 
dynamique  spécial...  pour  comprendre  que  chaque  fois  que  cet  état 
cérébral  se  reproduira  le  même  état  psychique  se  reproduira  aussi.  » 
Mais  comment  se  rétablit  cet  état?  «  Comment  peut  se  faire  cet  aiguil- 
lage du  courant  nerveux  qui  paraît  choisir  sa  voie?  »  Or  «  il  y  a  une 
solution  à  laquelle  on  ne  paraît  pas  avoir  songé,  c'est  qu'il  n'y  a  pas 
d'aiguillage.  Il  y  a  là,  comme  je  l'ai  montré  déjà  dans  Le  Problème 
de  la  Mémoire  des  phénomènes  de  résonance  nerveuse  absolument 
comparables  à  la  résonance  sonore  ou  électrique  ».  L'association 
s'explique  ainsi  très  simplement  :  des  phénomènes  semblables  — 
que  la  ressemblance  soit  de  temps,  de  qualité,  de  situation  dans 
l'espace,  etc.,  —  des  phénomènes,  en  d'autres  termes,  i  ayant  quelque 
chose  de  commun  »  déterminent  dans  les  centres  des  états  ayant 
aussi  quelque  chose  de  commun,  c'est-à-dire  capables  de  résonner 
entre  eux,  sous  l'influence  de  l'excitation  partie  de  l'un  deux  ». 

IV.  —  A  la  lumière  du  principe  qu'il  vient  d'établir  l'auteur  examine 
ensuite  les  diverses  questions  comprises  dans  le  problème  général  de 
l'association.  La  conception  dynamique  explique  à  merveille  comment 
l'association  se  crée,  —  «  pour  que  deux  impressions...  puissent  s'as- 
socier, il  est  nécessaire  et  suffisant  qu'elles  correspondent  à  un  même 
état  dynamique  cérébral  ou  à  deux  états  dynamiques  assez  voisins 
pour  que  la  vibration  de  l'un  puisse  gagner  l'autre  et  le  faire  vibrer  à 
l'unisson  »,  —  comment  elle  se  co?i'-erue,  —  une  seule  chose  persiste 
«  c'est  la  tendance  de  l'état  dynamique  du  centre  aperceptif,  corres- 
pondant à  une  impression,  à  se  reproduire  et  à  provoquer  dans  le 
centre  récepteur,  une  représentation  de  cette  impression  »,  —  comment 
elle  se  reproduit,  enfin  comment  elle  évolue  (on  peut  distinguer 
trois  formes  d'évolution,  la  cristallisation,  Vinstabilité,  la  disparition). 
—  Et,  comme  il  l'avait  promis,  M.  Sollier  termine  par  une  conclu- 
sion philosophique  :  l'association  consiste  «  en  définitive  dans  un 
phénomène  de  résonance  nerveuse  au  point  de  vue  physique  et  éner- 
gétique auquel  nous  nous  plaçons  pour  la  compréhension  des  phéno- 
mènes psychiques,  conformément  aux  grandes  lois  générales  qui 
gouvernent  la  matière  vivante  comme  la  matière  inorganique  ». 

L.  Dupuis. 


Alfred  Binet.  —  L'année  psychologique,  1906.  Paris,  Masson,672  pp. 

Ce  volume  comprend,  comme  les  précédents,  des  travaux  originaux, 
Les  revues  générales  et  des  comptes  rendus,  ceux-ci  peu  nombreux. 
Les  travaux  originaux  sont  les  suivants  : 

I.  A.  Binet  et  Th.  Simon.  La  misère  psysiologique  et  la  misère 
sociale  (pp.  1-24).  —  Les  recherches  dont  les  résultats  sont  rapportés 
dans  ce  travail  ont  été  faites  sur  245  garçons  'et  308  filles  fréquentant 


ANALYSES.  —  Bi>ET.  /."Année  psychologique  297 

des  écoles  primaires.  B.  et  S.  considèrent  la  taille  des  enfants,  leur 
poids,  leur  diamètre  biacromial  (compris  entre  les  deux  exlrémifès 
les  plus  externes  des  omoplates)  et  la  dimension  de  la  tète.  Ils  ont 
trouvé  qu'il  y  a  un  rapport  chez  les  enfants  étudiés  entre  la  misère 
physiolofîique  et  la  misère  sociale,  c'est-à-dire  que  beaucoup  des 
enfants  ilont  le  développement  est  en  retard  appartiennent  à  des 
laniilles  pauvres. 

II.  G.  BoNNiER.  Les  abeilles  n' exécutent-elles  que  des  mouvements 
réflexes?  (25-33).  —  L'auteur  prouve,  en  s'appuyant  sur  des  expé- 
riences qui  paraissent  démonstratives,  qu'il  existe  chez  les  abeilles  non 
seulement  des  actes  réflexes  et  de  l'instinct,  mais  une  véritable  intel- 
ligence, c'est-à-dire  une  aptitude  à  modifier  leurs  actes  en  présence 
de  circonstances  imprévues.  Voici ,  par  exemple ,  l'une  des  expé- 
riences qu'il  rapporte  :  «  Je  place  des  morceaux  de  sucre  assez  loin  du 
rurher.  Le  lendemain  matin  les  ouvrières  chercheuses  les  ont  décou- 
verts et  signalés;  un  va-et-vient  de  butineuses  tend  à  s'établir  entre 
le  sucre  et  les  ruches.  Comment  faire  pour  enlever  ce  sucre  solide? 
Les  abeilles  n'en  ont  jamais  vu  et  pourtant  elles  ont  reconnu  que  c'était 
du  sucre!  Des  butineuses  essaient  de  le  mordiller;  mais  elles  s'aper- 
çoivent bientôt  que  leurs  mandibules  sont  impuissantes.  Alors  s'orga- 
nise un  double  courant  d'ouvrières  au  vol  :  elles  vont  de  la  ruche  au 
bassin  plein  d'eau,  récoltent  de  l'eau  dans  leur  jabot;  puis  du  bassin 
aux  morceaux  de  sucre,  déposent  l'eau  sur  le  sucre  et  aspirent 
ensuite  le  sirop  formé,  semblable  à  du  nectar,  pour  le  reporter  à  la 
ruche.  »  Selon  Bonnier,  il  s'agirait  chez  les  abeilles  d'intelligence 
«  collective  »(?)  et  non  pas  d'intelligence  individuelle;  il  parle  de  leur 
I  admirable  organisation  collectiviste  »;  «  une  abeille  isolée  est 
dépourvue  de  toute  initiative  et  semble  n'obéir  qu'à  un  ordre  qui 
lui  a  été  donné  ». 

III.  Z.  Trêves.  Le  travail,  la  fatigue  et  Veffort  (34-69).  —  Étude 
approfondie,  parfois  un  peu  trop  brève,  où  l'auteur  résume  les  tra- 
vaux antérieurs  qui  se  rapportent  aux  questions  qu'il  traite  et  les 
siens  propres.  Il  considère  les  cinq  questions  suivantes  : 

1°  Dans  quelles  conditions  peut-on  obtenir  de  nos  mouvements 
l'effet  utile  maximum  (travail  maximal)? 

2°  Comment  se  présente  la  courbe  de  travail  maximal  rythmique 
selon  qu'on  l'obtient  par  une  stimulation  électrique  (maximale)  ou 
bien  par  la  volonté? 

3"  Peut-on  considérer  la  courbe  du  travail  comme  expression  de 
l'affaiblissement  neuro-musculaire  correspondant? 

4°  Quels  éléments  devons-nous  étudier  dans  la  courbe  de  travail 
volontaire  et  comment  ce^  éléments  varient-ils  selon  les  différentes 
conditions  de  travail? 

5°  Quels  rapports  existent  entre  l'efîet  utile,  l'affaiblissement  et 
l'effort  au  cours  du  travail  rythmique  volontaire? 

Parmi  les  conclusions  de  son  étude,  je   signalerai  .'es  suivantes  : 


298  RIÎVUE    PHILOSOPHIQUE 

Dans  la  courbe  du  travail  musculaire  volontaire,  comme  dans  celle 
du  travail  provoqué  par  l'excitation  électriciue,  une  phase  de  travail 
en  régime  permanent  succède,  si  on  diminue  convenablement  le  poids 
(il  s'agit  d'expériences  ergographiques)  à  la  phase  descendante  com- 
posée, lorsqu'on  opère  avec  un  poids  suffisamment  lourd,  d'un 
nombre  limité  de  soulèvements.  On  ne  peut  affirmer  d'une  manière 
générale  que,  pour  obtenir  d'un  mouvement  volontaire  le  plus  grand 
effet  utile  possible,  il  soit  nécessaire  d'exciter  le  muscle  d'une  façon 
d'autant  plus  intense  qu'il  a  déjà  plus  travaillé;  on  ne  peut  non  plus 
affirmer  d'une  manière  générale  que  la  production  d'une  certaine 
quantité  de  travail  coûte  plus  au  muscle  fatigué  qu'au  muscle  normal. 
On  ne  peut  juger  de  la  fatigue  d'après  la  courbe  du  travail;  T.  indique 
pour  mettre  en  évidence  la  fatigue  d'autres  moyens  tirés  de  1  "étude  de 
la  contraction  statique  et  de  l'énergie  delà  contraction. 

IV.  S.VNTE  DE  Sanctis.  Typcs  et  degrés  d'insuffisance  mentcile 
(70-83).  —  11  faut  distinguer  entre  le  type  d'insuffisance  mentale  et  le 
degré.  Abstraction  faite  des  types  combinés  ou  de  transition,  de  S. 
distingue  5  types  :  1,  mentalité  idiotique;  2,  m.  imbécile;  3,  m.  vésa- 
nique;  4,  m.  épileptoïde;  5,  m.  enfantine,  et  il  énumère  les  caractères 
de  chacun  de  ces  types.  Vimbécile  înoraine  lui  paraît  pas  pouvoir 
former  un  type  à  part,  nettement  distinct  des  précédents  ;  les  mani- 
festations de  l'imbécillité  morale  se  rencontrent  surtout  dans  le  type 
épileptoïde. 

De  S.  propose  ensuite  des  tests  intellectuels  de  difficulté  croissante 
pour  déterminer  le  degré  de  la  débilité  mentale.  Ces  tests  paraissent 
pour  la  plupart  pratiques:  une  critique,  pourtant,  s'impose  pour  le 
dernier,  qui  comprend  deux  questions  dont  l'une  est  celle-ci  :  «  Les 
objets  plus  éloignés  sont -ils  vraiment  plus  petits  ou  seulement 
paraissent-ils  plus  petits  que  les  objets  plus  rapprochés?  ».  L'auteur 
suppose  évidemment  que  les  mêmes  objets  paraissent  plus  petits 
lorsqu'ils  sont  plus  éloignés;  ils  paraissent  d'ordinaire,  du  moins 
lorsqu'ils  ont  exactement  reconnus,  de  même  grandeur,  ils  sont  seule- 
ment vus  sous  un  angle  plus  petit.  La  question,  posée  comme 
ci-dessus,  ne  peut  pas  avoir  de  sens  pour  un  faible  d'esprit. 

V.  B.  Bourdon.  Influence  de  la  force  centrifuge  sur  la  perception 
de  la  verticale  (84-94).  —  L'auteur  s'est  servi,  pour  étudier  cette 
influence,  d'une  table  rotative  portant  à  l'une  de  ses  extrémités  un 
siège  sur  lequel  était  assis  l'observateur  (lui-même);  la  direction  de  la 
l'ésultante  de  la  pesanteur  et  de  la  force  centrifuge  formait  un  angle 
de  10°  environ  avec  la  verticale.  II  a  fait  les  séries  suivantes  de  déter- 
minations :  1*^  Essayer,  les  yeux  bandés  et  la  tête  n'étant  pas  immobi- 
lisée, de  placer  verticale  avec  les  deux  mains,  pendant  la  rotation,  une 
baguette;  2"  Même  expérience,  la  tête  étant  immobilisée;  3'^  ÎNIême 
expérience,  la  tête  étant  inclinée  de  10"  pour  compenser  l'influence  de 
la  force  centrifuge;  4»  Essayer  de  placer  verticale,  pendant  le  mouve- 
ment, la  tête  elle-même;  5'^  Déterminer  la  verticale  visuelle  apparente; 


( 


ANALYSES.  —  niM;T.  L'Année  psychologique  299 

C'^  Déterminer  la  torsion  des  yeux.  Les  résultats  trouvés  sont  ceux 
qu'on  obtiendrait  en  maintenant  le  corps  immobile,  mais  incliné 
la(éi-;ilement  de  10"  (l'axe  de  rotation  était  latéralement  situé  par 
rapport  au  corps);  ils  s'accordent  parfaitement  avec  riiypolhèse  «jue 
lorsque  nous  tournons  en  cercle,  nous  prenons  pour  la  verticale  la 
direction  de  la  résultante  de  la  pesanteur  et  de  la  force  centrifuge. 
L  illusion  qui  se  produit  relativement  à  la  verticale  visuelle  quand 
MOUS  tournons  en  cercle  ne  tient,  contrairement  à  ce  ciu'ont  aflirmé 
dautres  expérimentateurs,  que  pour  une  très  faible  part  aux  torsions 
des  yeux  qui  se  produisent  alors. 

VI.  L.  BLARING1IE.M.  La  notion  d'espèce  et  la  théorie  de  la  mutation, 
(Vnprds  les  travaux  de  Hugo  de  Vries  (9o-il2).  —  B.  considère  succes- 
sivement l'espèce  linnéenne,  l'espèce  élémentaire  (l'espèce  linnéenne 
comprend  parfois  un  nombre  considérable  d'espèces  élémentaires), 
la  variation  individuelle  (dans  une  même  progéniture  il  n'y  a  jamais 
deux  êtres  identicjues)  et  la  variation  accidentelle  ou  anomalie  dans 
l'espèce  élémentaire.  L'étude  de  riiérédité  des  anomalies  a  conduit  de 
N'ries  à  la  découverte  de  la  formation  de  nouvelles  esj)èces  élémen- 
taires. Après  avoir  parlé  des  hybrides  et  métis,  B.  résume  la  théorie 
de  la  mutation:  les  espèces  élémentaires  sont  elles-mêmes  un  ensemble 
de  caractères  ou  unités  héréditaires  juxtaposés,  non  fusionnés,  soit 
dans  l'individu  soit  dans  Tespèce  élémentaire,  et  la  rnutabililé  est  la 
possibilité  de  changements  dans  l'association  des  diverses  unités  héré- 
ditaires, changements  d'où  peuvent  résulter  des  espèces  élémentaires 
nouvelles. 

VIL  A.  BiNET.  Pour  la  philosophie  de  la  science  (113-136).  —  B. 
revient,  en  les  développant,  sur  des  idées  qu'il  a  déjà  exposées  anté- 
rieurement dans  son  ouvrage  :  L'âme  et  le  corps.  Les  sensations,  les 
images  et  les  idées  mêmes,  résidus  ou  transformations  des  sensations 
constituent  pour  lui  la  matière,  et  la  conscience,  bien  qu'incluse  dans 
les  sensations,  est  un  élément  essentiellement  distinct  d'elles,  et  qu'on 
peut  appeler  l'âme,  l'esprit,  la  pensée.  B.  défend  ensuite  cette  concep- 
tion dualiste  contre  certaines  objections;  ainsi,  il  répond  à  ceux  qui 
voient  dans  la  conscience  un  luxe  inutile  que  le  concept  d'utilité  ne 
s'applique  pas  à  la  conscience,  qu'il  concerne  exclusivement  la  matière  ; 
à  ceux  qui  objectent  que  la  loi  de  la  conservation  de  l'énergie 
implique  également  l'inutilité  de  la  conscience,  que  la  conscience  n'est 
pas  plus  soumise  à  cette  loi  qu'à  l'action  de  la  pesanteur  ou  à  celle 
des  bactéries.  La  conscience,  pour  B.,  n'agit  pas  sur  la  matière  et  ne 
peut  agir,  «  parce  que  l'action  est  un  concept  qui,  tiré  du  monde  de  la 
matière,  ne  s'applique  pas  à  la  conscience  ». 

VIII.  G.  BoiiN.  Les  Iropismcs,  les  ri''(ïe.xes  et  Vintelligence  {l21-l'ôQ). 
—  On  entend  par  tropismes  des  réactions  directes  du  protoplasma  aux 
inlluences  du  milieu  ambiant;  tel  est  l'héliotropisme  qui  fait  qu'une 
I>lante  tourne  certaines  de  ses  parties  vers  la  lumière.  Chez  les  ani- 
maux il  peut  exister  aussi  des  tropismes,  et  on  peut  ranger  approxi- 


30O  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

mativement  par  ordre  de  complexité  croissante  leurs  actes  de  la 
manière  suivante  :  tropisme,  réflexe  simple,  réflexes  associés,  intelli- 
gence. Une  école  de  naturalistes  a  fait  jouer  depuis  une  quinzaine 
d'années  un  rôle  considérable  aux  tropismes  dans  l'explication  des 
actes  des  animaux  et  quelques-uns  sont  même  allés  jusqu'à  vouloir 
expliquer  les  actes  les  plus  réfléchis  et  les  plus  complexes  par  des 
tropismes.  B.  signale  les  dangers  de  l'abus  du  mot  tropisme;  il  insiste, 
en  citant  des  exemples,  sur  la  complexité  de  beaucoup  des  actes  con- 
sidérés comme  des  tropismes  et  il  montre  que  les  prétendus  tropismes 
des  métazoaires  résultent  d'associations  nerveuses  souvent  très  com- 
plexes; l'acquisition  de  ces  associations  dépend  non  seulement  des 
connexions  nerveuses  et  du  rôle  joué  par  la  sélection  dans  la  régula- 
tion des  actes  des  animaux,  mais  encore  de  l'état  d'excitabilité  de  la 
matière  vivante;  les  lois  de  cette  excitabilité  sont  encore  mal  connues; 
B.  signale  comme  la  conditionnant  le  degré  d'hydratation  de  la 
matière  vivante,  le  mode  d'application  des  excitants  (excitations 
simultanées,  successives,  continues,  etc.).  «  La  vérité,  conclut-il, 
n'est  pas  dans  des  explications  trop  exclusives  et  trop  simples.  «  Tro- 
pismes »,  «  réflexes  »,  «  intelligence  »,  tout  cela  n'est  le  plus  souvent 
que  question  d'étiquettes,  qui  masquent  notre  ignorance  au  sujet  de 
la  nature  réelle  des  actes  des  animaux,  si  complexes  dans  leur  essence 
même,  et  je  crois  que  pour  le  moment,  au  lieu  de  discuter  sur  des 
mots,  qui,  comme  nous  l'avons  vu  ci-dessus,  ont  été  employés  dans 
tant  d'acceptions  différentes,  le  parti  le  plus  sage  est  d'étudier  d'une 
façon  analytique  les  actes  des  animaux,  sans  se  laisser  guider  par  des 
idées  préconçues.  » 

IX.  Larguier  des  Bancels.  La  psychologie  judiciaire.  Le  témoignage 
(157-233).  —  Étude  très  intéressante  et  très  documentée  où  l'auteur 
passe  en  revue  les  recherches  qui  ont  été  faites  depuis  une  dizaine 
d'années  sur  la  psychologie  du  témoignage.  Les  résultats  pratiques 
désormais  acquis,  à  la  suite  de  ces  recherches,  sont  les  suivants  : 

1°  L'erreur  est  un  élément  constant  du  témoignage.  Il  n'existe  pas 
de  témoignage  parfaitement  exact. 

2''  Les  erreurs  sont  moins  nombreuses  dans  le  récit  spontané  que 
dans  l'interrogatoire. 

3°  La  réponse  et  la  question  forment  un  tout  et  la  valeur  de  la  pre- 
mière dépend  de  la  forme  de  la  seconde  :  c'est  ainsi  que,  lorsqu'un 
interrogatoire  comporte  des  suggestions,  la  fidélité  du  témoignage 
diminue. 

4°  Donc  toute  question  impliquant  suggestion  doit  être  évitée.  Les 
enfants,  en  particulier,  ne  présentent  qu'une  résistance  faible  aux 
suggestions  d'un  interrogatoire. 

5'J  Les  renseignements  relatifs  au  signalement  d'un  individu,  aux 
nombres,  aux  couleurs,  méritent  peu  de  confiance.  L.  des  B.  va  jusqu'à 
conclure,  d'après  les  inexactitudes  constatées  expérimentalement 
dans  des  témoignages  se  rapportant  aux  couleurs,  que  «  les  rensei- 


ANALYSES.  —  Bi.NET.  L'Année  psychologique  301 

gncments    qui   portent  sur  les  couleurs  n'ont  pratiquement  aucune 
valeur.  » 

G"  l'nc  déposition  faite  sous  serment  contient  elle-même  en  général 
des  erreurs. 

X.  BiNET,  SiMO.N  et  Vaney.  Recherches  de  pédagogie  scientifique  (233- 
274).  —  Binet  signale  la  création  par  lui  d'un  laboratoire-école  de 
pédagogie  à  Paris,  dans  une  école  primaire.  Il  a  réuni  dans  ce  labo. 
raloire  les  instruments  les  plus  utiles  pour  l'étude  expérimentale  de 
l'enfant.  Il  décrit  en  particulier  les  méthodes  pratiques  d'examen  de 
l'acuité  visuelle  et  de  l'acuité  auditive  qu'il  est  possible  d'employer 
avec  les  enfants  et  les  avantages  ou  inconvénients  de  telle  ou  telle  de 
ces  méthodes.  11  consacre  aussi  quelques  développements  à  l'attitude 
qui  convient  pour  écrire,  aux  méthodes  par  lesquelles  on  peut  estimer 
le  degré  d'intelligence,  au  sens  esthétique  des  formes,  et  enfin  à  l'écri- 
ture, à  la  figure  et  à  la  main  (graphologie,  physiognomonie,  chiro- 
mancie) considérées  comme  pouvant  renseigner  sur  l'intelligence. 

XI.  E.  Cl.\parède.  L:i  psychologie  judiciaire  (27;j-302;.  —C.  définit  en 
termes  un  peu  obscurs  la  psychologie  judiciaire  «  cette  psychologie 
applifjuée  au  droit  qui  comprend  l'étude  psychologique  des  faits 
relatifs  à  l'activité  judiciaire  ».  En  fait,  il  traite  dans  son  étude  de  la 
psychologie  du  juge  («  crinologie  »)  et  de  la  psychologie  du  déposant 
(témoin,  plaignant,  inculpé).  Il  décrit  assez  longuement,  à  la  fin  de 
son  élude,  ce  qu'il  appelle  le  <>  diagnostic  constellatoire  ».  Il  s'agit  d'une 
expérience  d'associations  verbales  qu'on  a  songé  à  utiliser  pour  recon- 
naître un  coupable.  On  présente  à  l'inculpé  successivement  un  certain 
nombre  de  mots  choisis  d'avance  et  on  lui  demande  d'y  associer  le 
plus  vite  possible  d'autres  mots»  Certains  mots  auront  été  choisis 
capables  d'en  suggérer  d'autres  se  rapportant  au  délit.  Involontaire- 
ment, l'inculpé,  s'il  est  réellement  coupable,  se  trahira,  soit  par  les 
mots  qu'il  associera  à  ceux  qui  lui  auront  été  présentés,  soit,  s'il 
sait  éviter  les  associations  compromettantes,  par  de  l'hésitation,  par  du 
ralentissement,  etc.,  pour  certaines  associations.  L'expérience,  bien 
(jue  sujette  à  de  sérieuses  objections,  que  C.  lui-même  cite,  a  donné 
parfois,  dans  des  expériences  de  laboratoire,  de  bons  résultats. 

XII.  E.  Mach.  Sur  le  rapport  de  la  physique  avec  la  psychologie 
(303-318).  —  «  Je  tiens  à  bien  marquer  que  je  ne  suis  ni  un  philosophe, 
ni  un  psychologue,  mais  un  pur  physicien  ».  On  doit  protester  contre 
cette  déclaration  trop  modeste  de  Mach  ;  c'est  parce  qu'il  est,  au  con- 
traire, non  seulement  un  excellent  physicien,  mais  en  outre,  un  très 
bon  philosophe  et  psychologue,  que  ses  idées  sur  le  rapport  de  la 
physique  et  de  la  psychologie  présentent,  même  pour  les  philosophes 
et  psychologues  de  profession,  un  intérêt  considérable.  Ceux  qui  sont 
au  courant  des  travaux  de  Mach  connaissent  déjà  ses  idées  philoso- 
phiques; elles  ressemblent  à  celles  de  Hume.  Pour  Mach,  il  n'y  pas 
de  choses  en  soi,  et,  sous  ce  rapport,  il  pense  avec  raison  que  Kant 
accuse  un  recul  marqué  vis-à-vis  de  Berkeley  et  de  Hume.  Le  monde, 


302  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

tant  physique  que  psychologique,  résulte  de  l'activité  des  organes 
sensoriels.  «  L'ensemble  de  ce  qui  dans  l'espace  est  immédiatement 
donné  pour  towi  s'appelle  dans  le  langage  ordinaire  le  Physique;  ce 
qui,  au  contraire,  n'est  immédiatement  donné  qu'à  un  seul  et  n'est 
accessible  à  tous  les  autres  que  par  voie  d'analogie,  le  Psychique.  On 
désigne  aussi  ce  qui  n'est  donné  qu'à  un  seul  comme  son  Moi  (au  sens 
strict).  C'est  dans  cette  opposition  que  se  trouve  la  racine  naturelle  du 
dualisme  tel  que  Descartes  l'a  représenté  ».  Il  fait,  toutefois,  plus 
loin,  cette  réserve  juste  que  le  monde  commun  à  tous  apparaît  un  peu 
différent  à  chacun  selon  l'individualité  de  son  organisme.  Les 
données  propres  à  chacun  dépendent  d'une  part  les  unes  des  autres 
(la  couleur  du  papier  de  la  lumière  qui  l'éclairé)  d'autre  part  de  son 
organisme  particulier  (la  couleur  de  l'oeil). 

B.  Bourdon. 


D''  Theodor  Sternberg.  —  Charakterologie  als  Wissenschaft. 
Lausanne,  E.  Frankfurter,  1907. 

M.  Th.  St.  semble  n'accorder  qu'une  faible  confiance  aux  recherches 
de  la  psychologie  pure,  même  secourue  par  la  physiologie.  11  entre- 
prend toutefois  de  restaurer  cette  forme  populaire  de  la  psychologie, 
qui  est  l'étude  du  caractère.  Mais  la  caractérologie,  telle  qu'on  l'a 
comprise  jusqu'à  ce  jour,  n'est  qu'un  «  art  »  ;  il  en  voudrait  faire  une 
«  science  »,  et  il  se  flatte  d'en  avoir  découvert  le  moyen  dans  l'étude 
consacrée  par  lui  —  vu  sa  compétence  spéciale  en  cette  matière  —  à  la 
vie  et  aux  ouvrages  du  juriste  philosophe  Julius  von  Kirchmann.  Il 
suffît  à  sa  méthode  des  matériaux  ordinaires  de  toute  biographie; 
elle  permet  seulement  de  les  utiliser  mieux.  C'est  une  méthode  diffé- 
rentielle, procédant  par  l'analyse  des  «  contraires  »  :  elle  ne  se  borne 
point  à  sommer  banalement  des  qualités,  par  où  l'on  n'atteint  jamais 
à  la  détermination  d'un  caractère;  elle  remonte  delà  différentielle  à 
l'intégrale. 

A  chaque  trait  -positif  au.  caractère,  nous  dit  M.  Sternberg,  corres- 
pond un  trait  négatif:  toujours  présent,  il  apparaîtra  aux  heures  de 
dépression,  de  fatigue.  Le  sadisme  par  exemple,  —  considéré  comme 
une  disposition,  non  comme  une  perversion,  —  n'existe  point  sans  la 
disposition  contraire  du  masochisme.  Celle-ci,  dans  les  cas  patholo- 
giques, pousse  le  sadiste  à  accabler  sa  victime  de  caresses.  En 
revanche  le  masochiste,  en  qui  domine  le  sentiment  de  l'adoration,  a 
ses  heures  de  sadisme  où  il  s'abandonne,  à  défaut  de  la  l'éalité,  à  des 
idées  de  puissance  et  de  conquête.  Dans  leur  culte  extatique  de  la 
femme,  ils  nous  promènent  ensemble  du  culte  d'Astarté  à  celui  de  la 
miadone. 

«  Liaison,  enchaînement  téléologique  »,  c'est  la  loi  fondamentale  de  la 


ANALYSES-  —  FAGL'KT.  Le  socialisme  en   1001  303 

caractérologie  conçue  comme  science.  Elle  arrive  aux  types  par  l'ana- 
lyse (les  détails,  par  des  comparaisons  et  des  parallèles.  *  A'.  .V.  esta; 
qu'est  il  encore  .'  »  Telle  est  la  question  à  résoudre,  en  sorte  que  les 
réponses  b,  c...  n  seront  à  a  comme  les  moyens  sont  à  la  lin.  Dans  ce 
rapport,  a  marquera  la  vocation;  h,  c,...  seront  les  qualités  ou  les 
complémentaires  de  la  vocation.  Je  renvoie  à  la  brochure  même 
(4:5  pages)  pour  explication  plus  ample,  ne  pouvant  métendre  ici 
davantage.  On  y  verra  comment  l'auteur  élargit  sa  mélliode  jusqu'à 
lui  soumettre  les  diverses  diciplines  de  la  philosophie,  ou  du  moins  à 
l'utiliser  en  faveur  de  ces  diciplines. 

La  loi  du  contraste  étant,  écrit  M.  Sternberg,  le  rellel  dune  loi 
générale  de  la  logique  :  thèse,  antithèse,  synthèse,  la  caractérologie  se 
rattache  naturellement  à  la  logique.  Par  la  logique  d'un  caractère, 
d'autre  part,  on  pénètre  dans  sa  morale.  Mais  la  caractérologie  n'aura 
point  à  se  demander  ce  qui  est  bon,  mais  ce  qui  est  important,  signi- 
licatif,  n'importe  à  quel  titre;  elle  n'a  pas  à  juger  si  les  lyi)cs  qu'elle 
décrit  sont  louables,  elle  se  borne  d'abord  à  établir  qu'ils  existent  et 
comment  ils  ont  de  la  valeur  ou  de  la  portée.  De  même  pour  la  déter- 
mination d'un  caractère  esthétique  :  la  dégradation  des  contrastes 
nous  mène  de  Richard  III  à  Buckingham,  à  llastings,  etc. 

Les  caractères,  l'ait  remarquer  M.  Sternberg,  sont  comparables  en 
leurs  éléments,  que  l'analyse  dégage;  ils  ne  le  sont  point  comme  un 
tout  :  ainsi  la  couleur  et  le  son  ne  sont  comparables  qu'en  leurs  vibra- 
tions, deux  corps  chimiques  en  leur  poids  ou  leur  distance  atomi- 
que, etc.  Jusqu'aujourd'hui,  en  somme,  la  caractérologie  n'a  été  qu'un 
ramas  de  lieux-communs,  une  sorte  de  chiromancie  ou  de  graphologie 
suspecte;  il  est  temps  que  ralmanach  des  paysans  lasse  place  à  une 
météorologie  scientiticiue.  Il  y  faudra,  sans  doute,  un  don  personnel,  un 
tact  spécial  :  mais  ne  faut-il  point  être  musicien  pour  apprendre  la 
musique?  —  Peut-être,  l'ambition  de  l'auteur  paraîtra-t-elle  exces- 
sive; on  ne  contestera  point,  je  crois,  qu'il  se  trouve  dans  ses  pages 
plus  d'une  vue  juste.  La  tendance  première  qui  s'y  décèle  est  de 
ramener  l'étude  spéculative  vers  lindividuel,  vers  le  concret. 

L.   Arréat. 


III.  —  Sociologie. 

E.  Faguet.  —  Le  socialisme  en  1907.  Société  française  dlnip.  et 
de  Lib.,  Paris,  1907,  in-18,  373  p. 

Les  définitions  nuisent  d'ordinaire  à  l'étude  impartiale  des  faits,  car 
elles  obligent  à  séparer  ou  grouper  artificiellement  des  phénomènes 
foncièrement  analogues;  mais  elles  ont  l'avantage  de  donner  à  un 
livre  une  belle  unité,  une  forte  apparence  de  vigueur.  Est-ce  le  cas  de 
la  définition  donnée  par  M.  Faguet  au  début  de  son  nouveau  livre  : 


304  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

«  J'appelle  socialisme  toute  tendance  ayant  pour  objet  l'égalité  réelle 
entre  les  hommes  »  ?  D'après  cette  définition,  la  simple  manifestation  de 
tendances  égalitaires  relève  de  l'étude  du  socialisme,  et  c'est  pourquoi 
les  trois  premiers  chapitres  ont  pour  objet  le  socialisme  avant,  pen 
dant  et  après  la  Révolution  de  1789;  mais  toute  tentative  de  réalisation 
d'une  égalité  imparfaite  ne  doit  être  rattachée  qu'à  un  «  pseudo-socia» 
lisme  »,  et  c'est  pourquoi  le  syndicalisme  et  l'interventionnisme,  le 
prétendu  socialisme  libertaire  ou  humanitaire  qui  ne  va  pas  jusqu'au 
collectivisme  rigoureusement  niveleur,  ne  sont  pas  du  «  socialisme  » 
(p.  262  et  suiv.)-  Donc  pour  M.  Faguet  le  socialisme  ce  n'est  pas  l'en- 
semble des  idées,  sentiments,  aspirations  et  doctrines,  tendances  et 
actes,  qui  de  diverses  façons  s'opposent  à  l'individualisme  sous  ses 
divers  aspects;  ce  n'est  qu'une  idée  égalitaire  presque  figée  et  dont 
les  conséquences  immuables  sont  un  collectivisme,  un  anarchisme  ou 
un  «  appropriationisme  »  (p.  157)  et  un  cosmopolitisme,  d'ailleurs  «  uto- 
piques  »  et  même  «  uchroniques  ».  «  La  seule  forme  du  socialisme 
qui  soit  rationnelle,  à  savoir  le  collectivisme,  a  contre  elle  qu'elle  est 
irréelle.  »  On  ne  saurait  condamner  plus  ironiquement  un  adversaire 
couronné,  mais  émacié,  exténué. 

Cependant  «  il  n'y  a  rien  de  plus  respectable,  il  n'y  a  rien  de  plus 
digne  de  vénération  et  de  sympathie  que  l'idée  profonde,  que  l'idée 
intime  du  socialisme...  l'idée  d'égalité  »  (p.  315).  «  Au  fond,  le  socia- 
lisme c'est  la  guerre  à  la  guerre;  au  fond  le  socialisme,  c'est  la  lutte 
contre  la  lutte  pour  la  vie.  Le  socialisme  dit  aux  hommes  :  «  Reposez- 
«  vous,  contentez-vous  de  peu  et  que  la  paix  soit  avec  vous.  »  C'est  là 
sa  pensée  intime  et  le  fond  même  de  son  àme  »  (p.  316).  On  peut  «  con- 
sidérer le  socialisme  à  travers  les  âges  comme  une  pensée  de  justice, 
puisque  ce  qu'il  recherche  c'est  l'égalité  réelle;  mais  on  peut  le  consi- 
dérer aussi  comme  une  grande  pensée  de  charité,  puisque  ce  qui 
l'anime  c'est  une  grande  pitié  pour  le  mal  que  les  hommes  se  font  à 
eux-mêmes  par  la  recherche  de  biens  faux  »  (p.  322).  Aussi  M.  Faguet 
affirme-t-il  œ  que  dérivant  de  l'idée  de  justice,  il  est  périlleux  et  il  est 
condamnable  ou  au  moins  suspect,  la  plupart  des  idées  rigoureuse- 
ment déduites  de  l'idée  de  justice  étant  abominablement  fausses; 
mais  en  tant  que  dérivant  de  l'idée  de  charité  il  est  excellent  et  il  faut 
le  tenir  en  grande  considération  »  (p.  322).  Toute  la  conclusion  du 
livre  consiste  en  un  éloge  parfois  enthousiaste  du  socialisme  huma- 
nitaire et  on  une  tentative  de  conciliation  entre  l'idée  socialiste,  «  idée 
fausse  »,  et  r  «  idée  fausse  »  opposée,  de  laquelle  le  socialisme  est  né 
par  réaction  (p.  363).  «  Le  socialisme  en  soi,  en  son  fond,  est  une 
doctrine  morale  qui  est  irréprochable  et  salutaire,  et  que,  comme 
doctrine  morale,  il  faut  répandre  par  tous  les  peuples  comme  une 
religion,  sans  abandonner  pour  lui  l'idée  de  patrie...;  mais  en  le  pré- 
sentant comme  une  pensée  universelle  vers  laquelle  il  faudrait,  tous 
ensemble  et  du  même  pas,  s'élever  peu  à  peu  de  toutes  ses  forces  » 
(p.  371). 


ANALYSES.  —  FAGUET.  Le  socialisme  en   / D07  305 

Si  un  penseur  de  moindre  envergure  avait  osé  proclamer  la  sainteté 
de  l'idée  socialiste  fondamentale,  après  avoir  déclaré  que  cette  idée 
est  celle  d'égalité  qui  ne  peut  engendrer  que  des  théories  «  abomina- 
blement fausses  »,  on  nhésiterait  pas  à  parler  de  contradiction.  Mais 
M.  Faguet  n'a  sans  doute  fait  qu'user  d'un  procédé  antilliéliquc  :  il  a 
opposé  l'idée  de  charilè  h  l'idée  de  justice  et  après  avoir  montré  les 
dangers  du  socialisme  fondé  sur  l'idée  de  stricte  justice,  de  parfaite 
égalité,  il  a  pu  d'autant  mieux  faire  resplendir  la  beauté  du  socialisme 
fondé  sur  la  charité  et  auquel  on  peut  emprunter  le  principe  d'appli- 
cations dites  «  interventionnistes  »  (p.  360)  et  «  mutualistes  »  (p.  359) 
pour  constituer  «  le  socialisme  limité,  le  socialisme  pratique  ou  le 
socialisme  réaliste  »  (p.  3G1). 

Toutefois,  il  est  bien  entendu  que  ce  dernier  socialisme  n'est  pas 
du  socialisme  puisqu'il  ne  se  rapproche  même  pas  autant  du  collec- 
tivisme ,  seul  logique,  que  les  «  pseudo-socialismes  »  anarchiste, 
étatiste,  radical,  associationniste,  etc.  Donc,  en  donnant  une  adhésion 
sans  réserve  au  syndicalisme  jaune  (p.  305-  et  suiv.),  rapproché  inti- 
mement du  syndicalisme  rouge  (p.  313)  après  lui  avoir  été  énergique- 
ment  opposé  (p.  300),  en  admettant  la  possibilité  d'une  révolution 
«  appropriationniste  »  (p.  333),  en  *  allant  même,  en  fait  d'intervention 
de  l'État  jusqu'à  l'atelier  national,  malgré  sa  mauvaise  réputation, 
mais  jusqu'à  latelier  national  intelligemment  compris  »  (3ii-342^, 
M.  Faguet  nentend  nullement  faire  du  socialisme  proprement  dit, 
bien  qu'il  ne  renonce  pas  du  tout  à  exalter  l'idéal  charitable,  huma- 
nitaire d'un  socialisme  qui,  en  définitive,  n'est  pas  essentiellement 
différent  de  celui  qu'il  combat.  Au  lecteur  avisé  de  ne  pas  se  laisser 
déconcerter  par  ce  semblant  d'imbroglio.  Qu'il  se  tienne  pour  averti 
par  ce  passage  du  premier  chapitre  :  «  Le  socialisme  est,  soit  à  base 
fraternitaire,  soit  à  base  égalitaire;  en  d'autres  termes,  il  est  fondé 
soit  sur  la  charité,  soit  sur  l'envie;  en  d'autres  termes,  il  dérive  soit  du 
christianisme,  soit  de  légo'isme  »  (p.  10-11).  Mais  comme  «  à  en  juger 
par  les  Évangiles,  Jésus  ne  fut  pas  socialiste  et  justement  il  fut 
essénien)  »  ;  comme  le  christianisme  s'il  «  a  été  le  plus  actif  ferment 
de  socialisme  que  je  connaisse  »,  n'a  pas  été  socialiste  en  sa  doctrine 
primitive,  ni  en  sa  doctrine  développée  »  (p.  4),  n'oublions  pas  que  le 
socialisme  à  base  fraternitaire  est  socialiste  sans  l'être,  ou  n'est  pas 
socialiste  sans  qu'on  puisse  nier  qu'il  le  soit. 

Avant  la  Révolution  il  n'est  guère  que  des  paroles  ou  écrits  «  ayant 
couleur  socialiste  »  ;  la  Révolution  «  qui  n'a  jamais  cru  être  socialiste  : 
l''  la  été  un  peu  dans  les  faits  ;  2"^  l'a  été  profondément  dans  ses  idées  », 
car  t  ses  deux  idées  directrices,  les  seules  qui  comptent,  souverai- 
neté nationale,  égalité,  tendent  toutes  les  deux  au  socialisme  » 
1(62).. 

Elle  ne  «  s'est  pas  terminée  sans  que  quelqu'un,  avec  toute  la  sûreté 
logique  et  toute  la  précision  possible,  en  ait  poussé  les  idées  géné- 
rales et  les  principes  directeurs  jusqu'à  leur  conclusion  vraie  et  logi- 
TOME  LXIV.  —  1907.  20 


306  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

quement  inévitable  »  (p.  05)  :  c'est  Babeuf  «  égalitaire  conséquent  et 
absolument  rien  de  plus  »  (p.  63). 

La  période  de  1830  à  1848  l'ut  «  l'époque  de  la  constitution  définitive 
du  socialisme  comme  doctrine  »  (p.  71).  Mais  c'est  depuis  Marx  que 
«  le  socialisme  s'est  tourné  tout  entier  vers  la  solution  collectiviste  » 
(p.  82).  On  sait  qu'en  France  il  fut  essentiellement  humanitaire 
de  1830  à  1848,  tandis  qu'en  Allemagne  il  fut  essentiellement  positiviste 
et  affecta  même  une  allure  scientifique  qui  fit  l'originalité  de  Karl 
Marx  lui-même  (p.  79).  L'évolution  économique  de  tout  le  xix'^  siècle, 
l'industrialisme,  la  facilité  des  communications,  la  «  montée  »  de  la 
bourgeoisie  et  du  peuple  qui  <>  s'enrichissent  et  accèdent  à  la  pro- 
priété »  (p.  99)  sont  les  principaux  «  faits  générateurs  du  socialisme  » 
(p.  92-105).  «  La  grande  idée-mère  du  socialisme  »,  nous  l'avons  déjà 
dit  plus  haut,  «  celle  auprès  de  qui  toutes  les  autres  sont  secondaires, 
c'est  l'idée  d'égalité  »  (p.  106),  idée  «  antinaturelle  ou,  si  l'on  veut, 
supranaturelle  ».  Les  démocraties  ont  fatalement  la  passion  de  l'éga- 
lité; les  aristocraties  et  les  nations  à  esprit  militaire  ont  seules  le 
«  respect  des  supériorités  »  (p.  108),  le  sentiment  de  la  nécessité  d'une 
élite  et  d'une  hiérarchie  sociale.  La  démocratie  vise  à  la  suppression 
de  «  l'inégalité  de  naissance,  du  fait  de  naître  riche,  c'est-à-dire  plus 
fort  qu'un  autre  »  (p.  110)  et  de  plus  à  l'impossibilité  pour  tout  homme 
de  devenir  riche  (p.  111).  Si  le  capitalisme  est  nécessaire,  le  capitaliste 
ne  l'est  pas  aux  gens  qui  savent  associer  leurs  modestes  fortunes , 
grouper  de  petits  pécules  (p.  125);  donc  la  grande  fortune  individuelle 
est  condamnée  par  eux.  11  en  est  de  même  du  commerce  individuel, 
intermédiaire  entre  le  producteur  et  le  consommateur,  que  la  con- 
currence, la  production  anarchique,  rendent  seules  nécessaire  (p.  130). 
M.  Faguet  ajoute  aux  i  idées  mères  du  socialisme  »  qu'il  dégage 
de  ces  faits  une  sorte  d'horreur  pour  la  richesse  que  nous  voyons 
bien  découler  directement  de  la  jalousie  populaire,  mais  aussi  un 
«  culte  de  la  pauvreté  »  (p.  155)  dont  raffirmation  nous  semble  beau- 
coup plus  douteuse. 

Dans  le  socialisme  proprement  dit,  les  anarchistes  sont  les  libéraux; 
les  appropriationnistes,  les  opportunistes,  elles  collectivistes  «  les  des- 
potistes  ou  les  esclavagistes  »  (p.  186).  M.  Faguet  a  vigoureusement 
mis  en  lumière  l'odieux  joug  que  le  collectivisme  ferait  peser  sur 
tous  par  son  «  administration  très  méthodique,  très  compliquée  et 
fatalement  très  despotique,  qui  ne  s'appellera  peut-être  pas  État,  mais 
qui  sera  une  tyrannie,  et  une  tyrannie  plongeant  le  pays  dans  l'inertie 
et  dans  le  coma  »  (p.  -43).  11  a  également  montré  les  liens  très  forts 
qui  unissent  le  collectivisme  et  ranlimilitarisme,car  «  faire  du  collec- 
tivisme avant  que  le  cosmopolitisme  soit  réalisé  ,  c'est  mettre  la 
charrue  devant  les  bœufs  »  (p.  2oi).  Le  collectivisme  serait  fatal  à  la 
nation  qui  essayerait  de  le  réaliser;  mais  «  eût-il  conquis  le  monde 
entier,  j'ignore  par  quel  coup  de  baguette,  dans  son  sein  même, 
naîtraient  des  patries  qui  le  détruiraient  »  (p.  261).  Toute  cette  critique 


ANALYSES.  —  DLiiiEF,  A  travers  la  législation  du  travail    307 

du  socialisme  collectiviste  est  forte  et  en  bien  des  parties  rajeunie  ou 
iiouvelle.  (À^lie  qui  montre  l'évolution  syndicaliste  tendant  ù  faire  du 
€  prolétariat  une  classe  régnante  »  (p.  38'.» i  est,  elle  aussi,  fort  intéres- 
sante. En  définitive,  n'était  la  confusion  à  lafjuelle  est  exposé  le  lec- 
teur, par  suite  de  l'ambiguïté  du  mot  «  socialisme  »,  auquel  ne  corres- 
pond nettement  aucun  concept  objectif,  l'étude  diî  .M.  Faguet  serait 
plus  encore  que  lœuvre  intéressante  dun  écrivain  dont  la  réputation 
n'est  plus  à  faire,  d'un  esprit  élevé,  cherchant  de  bonne  foi  ce  qui 
peut  contribuer  au  t  moindre  malheur  de  l'humanité...  et  de  son 
pays  ». 

G.-L.    DUPRAT. 


F.   Dubief.  —  A  travers  la  législation  du  travail.    1    vol.   in-12, 
273  [).  Cornély,  1905,  Paris. 

L'auteur  de  ce  livre  est  un  homme  politique;  il  ne  cherche  pas  à  faire 
œuvre  doctrinale,  mais  à  présenter  le  tableau  du  travail  législatif 
suscité  en  France  par  la  question  ouvrière.  11  passe  en  revue  les  lois 
faites  ou  en  préparation  sur  la  journée  de  travail,  le  repos  hebdoma- 
daire, le  paiement  et  l'incessibilité  des  salaires,  les  accidents  du 
travail,  les  maladies  professionnelles,  les  retraites  ouvrières,  les 
bureaux  de  placement,  les  caisses  de  chômage,  l'apprentissage, 
l'arbitrage  dans  les  grèves,  la  coopération  rurale,  le  bien  de  famille, 
l'assistance  obligatoire.  Il  conclut  à  la  nécessité  d'élaborer  un  code 
du  travail  et  met  sous  nos  yeux  l'ébauche  de  ce  code.  M.  Dubief 
appartient  à  l'école  ou  au  parti  qui  croit  pouvoir  pousser  à  l'extrême 
l'application  des  doctrines  de  la  Révolution  française  en  les  conciliant 
avec  un  minimum  de  socialisme.  Mais  une  telle  synthèse  exigerait  une 
élaboration  doctrinale  dont  nous  cherchons  inutilement  ici  les  pré- 
misses. Les  radicaux-socialistes  sont  des  éclectiques,  ce  qu'on  ne  peut 
leur  reprocher,  mais  l'éclectisme  lui-même  ne  peut  se  passer  de 
méthode.  Peut-on  superposer  aux  doctrinesjuridiques  de  la  Révolution 
la  critique  marxiste  de  l'économie  politique  sans  craindre  que  ceci  tue 
cela?  M.  Dubief  accorde  à  l'économie  socialiste  que  le  travail  est  une 
marchandise  que  le  développement  des  forces  économiques  tend  à 
déprécier.  Tandis  que,  de  1844  à  1894  le  taux  des  salaires  s'élève  de 
80  p.  100,  le  capital  accumulé  annuellement,  triple  et  passe  de 
1  788  600  000  francs  à  5  749  900  000  francs,  ainsi  que  le  prouve  la  statis- 
tique des  droits  de  succession  (p.  18).  Fort  de  ces  données  qu'il  néglige 
d'analyser  M.  Dubief  conteste  l'existence  d'un  lien  causal  entre 
l'abaissement  du  taux  de  l'intérêt  et  l'accroissement  de  la  part  du 
travail.  Il  accorderait  donc  aux  marxistes  le  fait  de  l'accumulation  du 
capital  dans  les  mêmes  mains.  Or  ces  dialecticiens  subtils  sauront 
bien  le  contraindre  à  accepter  toutes  les  conséquences  du  système  ou 
à  avouer  la  timidité  de  sa  logique. 


308  KEVUE    PHILOSOPHIQUE 

Peut-être  suis-je  ici  trop  sévère  pour  le  système  radical-socialiste 
dont  M.  Dubief  est  un  représentant  judicieux  et  consciencieux.  Le 
principe  sur  lequel  il  s'appuie  semble  bien  être  celui  du  droit  à 
l'assistance,  principe  dont  la  législation  sociale  déroulerait  les  consé- 
quences à  mesure  que  le  milieu  économique  l'exigerait.  Le  droit  à 
l'assistance  serait  en  quelque  sorte  le  pont  jeté  entre  les  doctrines 
juridiques  de  la  Révolution  et  les  doctrines  économiques  du  socialisme. 
Le  législateur  radical-socialiste  constate  que  le  développement  des 
forces  économiques  ôte  à  l'ouvrier,  abstraitement  conçu,  la  jouissance 
effective  des  droits  individuels  et  familiaux  que  lui  reconnaissent  les 
institutions  issues  de  la  Révolution.  11  conserve  néanmoins  une  foi 
entière  au  droit  individualiste;  il  pense  seulement  que  la  formule  en 
a  été  comprise  trop  étroitement  et  que  la  garantie  du  droit  implique 
le  développement  indéfini  de  l'assistance  légale  aux  faibles.  Le  risque 
qu'il  court,  en  appliquant  ainsi  le  droit  à  l'assistance  est  d'accroître 
l'intervention  de  l'État  et  de  la  police  au  point  de  soumettre  la  classe 
ouvrière,  en  vue  de  l'émanciper,  à  une  tutelle  aussi  étroite  que  celle 
qu'instituaient  le  droit  du  Bas-Empire  et  plus  tard  du  Moyen-Age. 

A  notre  avis,  on  n'éviterait  cette  conséquence  ruineuse  et  l'on  ne 
donnerait  à  la  législation  du  travail  sa  véritable  assise  que  si  l'on 
revisait  la  théorie  du  salaire  que  les  écoles  socialistes,  à  peu  près 
toutes,  ont  servilement  empruntée  à  l'économie  classique.  Si  aux  yeux 
du  législateur,  le  salaire  n'est  que  le  prix  de  la  marchandise  tra- 
vail, nous  ne  sortons  pas  de  l'esclavagisme;  il  est  inutile  de  parler  de 
droits  individuels  à  garantir  et  à  assister  dans  leur  exercice.  Le 
communiste  a  dès  lors  beau  jeu  contre  le  démocrate  quand  il  demande 
que  l'on  universalise  l'esclavage  inhérent  au  salariat  pour  en  alléger 
le  poids.  11  n'en  est  pas  de  même  si  l'on  considère  le  salaire  comme  le 
prix  de  la  cession  d'un  droit  de  co-propriété  acquis  à  chaque  ouvrier 
par  le  fait  même  du  travail.  Il  y  a  là  plus  qu'une  idée  abstraite,  plus 
surtout  qu'un  simple  changement  dans  la  terminologie.  C'est  un  nou- 
veau critère  introduit  dans  la  législation  civile,  c'est  une  nouvelle  forme 
économique.  On  verra  dans  l'ouvrier,  l'employeur,  le  capitaliste  des 
propriétaires  égaux  qui  ont  acquis  différemment  des  droits  de  même 
nature  sur  une  même  richesse.  Le  contrat  de  travail  doit  se  résoudre 
analytiquement  en  un  double  contrat  de  société  et  de  vente.  La  solu- 
tion des  conflits  auxquels  ces  contrats  peuvent  donner  lieu  ne  doit 
plus  être  demandée  au  jeu  brutal  des  forces  que  la  suspension  du  tra- 
vail met  en  présence,  mais  à  une  procédure  légale.  L'État  n'intervient 
plus  dans  les  rapports  économiques  par  une  réglementation  gauche  et 
arbitraire;  il  devient  l'arbitre  des  droits  des  co-propriétaires  en  litige. 
Il  peut  imposer  son  arbitrage  au  lieu  de  se  borner  à  le  proposer  timi- 
dement, en  mettant  toutes  ses  forces  au  service  d'une  liberté  du  travail 
qui  reste  illusoire  aussi  longtemps  que  la  suspension  du  travail 
reste  l'unique  défense  du  droit  de  l'un  des  co-propriétaires. 

Nous  concluons  donc  contre  l'idée  de  rédiger  un  code  du  travail  qui 


ANALYSES.  —  F.  nuBiEF.  A  travers  la  législation  du  travail    309 

ne  serait  que  superposé  au  code  civil  et  au  code  de  commerce  au  lieu 
de  les  renouveler  en  les  pénétrant.  Le  code  du  travail,  tel  que  le  déduit 
M.  Uubief,  serait  une  mosaïque  juridique  dans  la  couqMJsition  de 
laquelle  entreraient  des  règles  de  droit  administratif,  de  droitcivil,  de 
droit  commercial,  de  procédure.  Ces  règles  seraient  autant  d'excep- 
tions apportées  au  droit  administratif,  au  droit  civil,  au  droit  com- 
mercial et  à  la  procédure  en  vigueur.  Enfin,  chose  plus  éti-ange!  ce 
droit  exceptionnel  serait  destiné  à  définir  les  garanties  légales  de  la 
grande  majorité  de  la  population.  Le  code  du  travail  doit  être  mieux 
qu'une  complication  illogique  du  Coj-pusjuris  antérieur.  Il  doit  être 
la  revision,  faite  au  point  de  vue  du  travail,  de  toute  la  législation 
consulaire  et  impériale,  législation  issue  non  de  la  Révolution  française, 
mais  de  son  avortement. 

Gaston  Richard. 


LIVRES  DÉPOSÉS  AU  BUREAU  DE  LA  REVUE 

Dromard  et  Levassort.  —  L'amnésie.  In-i2,  Paris,  F.  Alcan. 

ScHOPENHAUER.  —  Phllosophie  et  philosophes,  trad.  Ia-i2,  Paris, 
F.  Alcan. 

Mairet.  —  La  responsahilité  :  étude  psychophysiologique.  In-8°,  Paris, 
Masson. 

G.  Dantu.  —  L'éducation  d'après  Platon.  In-8'^  Paris,  F.  Alcan.     . 

V.  Berge.  —  La  uraze  morale.  In-I8,  Paris,  Giard  et  Brière. 

Saintives.  —  Le    miracle   et   la   critique  scientifique.  In- 12,   Paris. 

VanBruvssel.  —  La  vie  sociale,  ses  évolutions.  In-12,  Paris,  Flammarion. 

RoDMA.  —  La  parole  et  les  troubles  de  la  parole.  In-8'\  Paris,  Paulin. 

JuDD.  —  Psycholog y,  gênerai  introduction.  In-S^jNew  York,  Scribner. 

JUDU.  — -  Yale  psychological  Studies.  I.  n°  II.  In-8°.  Baltimore,  Strechert. 

Sociological  Papers,  t.  III.  In-8'%  London,  Macmillan. 

Aars.  —  Gut  und  Dose  :  lur  Psychologie  der  Moralgefïihl.  In-8, 
Christiania,  Dybwad. 

Pradel.  —  Deschwôrungen  und  Rezeple  des  M ittelaltereAa-S^, Giessen, 
Topelmann. 

Weidenbach.  —  Menschund  Wirklichkeit.  In-8'^,Giessen,  Topelmann  . 

Sainclair.  —  Der  Utilitarismus  bei  Sidgwick  und  Spencer.  \a-8°, 
Heidelberg,  Winter. 

Petroniewics.  —  Die  typischen  Geometrien  und  das  Unendliche. 
In-8°.  Heidelberg,  Winter. 

XXX.  —  Problemi  di  filosofia  délia  natura.  In-8o,  Firenze. 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES  ÉTRANGERS 


American  Journal  of  Psychology. 
T.  XVII,  1906. 

I,  —  Broavne.  Psychologie  des  opérations  élémentaires  cVarithmé- 
tique  :  étude  de  certaines  habitudes  d'association  et  d'attention  (p.  1-37)- 
—  vSous  une  forme  exclusivement  psychologique,  c'est,  en  réalité,  tout 
un  côté  de  la  question  des  jugements  synthétiques  a  priori  de  Kant 
qui  est  abordé  par  M.  B.  Il  pose  d'abord  en  principe  qu'une  simple 
addition  peut  se  décomposer  ainsi  :  1°  La  conscience  nette  dun 
nombre  auquel  un  autre  doit  être  ajouté.  —  2"  La  prise  de  connais- 
sance de  cet  autre.  —  3°  l'acte  d'association  pour  fondre  les  deux  en 
une  somme.  —  4°  La  conscience  nette  de  cette  somme.  Le  1°  et  le 
4°  sont  d'ailleurs  de  même  espèce  :  d'autre  part,  les  points  centraux 
de  l'attention  portent  sur  la  prise  de  connaissance  des  doigts 
à  ajouter,  quand  l'addition  se  fait  avec  les  doigts,  et  la  prise  de  con- 
naissance du  résultat. 

Etudie-t-on  comment  se  passe  l'opération  :  on  la  voit  se  décomposer 
en  diverses  étapes,  chacune  correspondant  à  un  doigt  ajouté  :  et  les 
deux  points  centraux  de  l'attention,  pour  chaque  addition  d'un  doigt, 
sont  la  prise  de  connaissance  du  doigt  à  ajouter  et  la  prise  de  con- 
naissance de  la  somme  qui  résulte  de  son  addition  ;    entre  ces  deux 
termes    se    place    une    opération    subconsciente    d'association    qui 
synthétise  les  deux  éléments  pour  aboutir  à  la  somme  totale.  La  prise 
de  connaissance  du  doigt  à  ajouter  à  la  somme  précédente,  n'est  pas 
la  perception   d'une  somme  (7,  8,  9,  etc.),   mais  la  perception  d'un 
doigt  en  tant  que  relié  à  cette  association  subconsciente.  Cet  état 
subconscient,  qui  est  le  point  obscur  de  l'opération  mentale,  peut  être 
lâche  ou  strict,  étroit  :  dans  le  premier  cas,  l'attention  se  promène 
ailleurs,  sur  d'autres  matières.  —  Celui  qui  fait  l'opération  est  certain 
de  son  exactitude  ou  bien  l'estime  douteuse  d'après  le  sentiment  per- 
sonnel que  lui  ont   donné  les  phénomènes  moteurs  internes  qui  se 
sont  déroulés  de  l'une  à  l'autre  étape  de  l'acte  d'addition  :  et  si,  à  un 
moment,  l'un  de  ces  phénomènes  lui  a  laissé  une  impression  d'incer- 
titude,  toute  l'opération  s'en  ressent.  —  Dans  ces  opérations,  et  la 
façon  de  les  faire,  on  retrouve  d'ailleurs  les  mêmes  lois  qui  ont  été 
formulées    par   Ebbinghaus    pour    l'association   dans    les    actes    de 
mémoire  :  l'enfant  compte  par  le  même  mécanisme  qu'il  apprend  des 
syllabes  sans  signification;  l'enfant  avance  dans  sa  série  des  chiffres 
tant  qu'il  n'a  pas  le  sentiment  de  se  tromper. 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES   ÉTRANGERS  311 

Les  mlilitions  plus  cnmpliqiK^cs  pouvcnt  se  ramoner,  en  somme,  nu 
type  précédent.  L'élément  moteur,  l'acte  de  passage  diin  cliilTre  à 
l'autre  s'y  présente  sous  deux  formes  :  ou  bien,  sitôt  qu'on  entrevoit 
la  dizaine,  le  phénomène  moteur  commence  et  dure  jusqu'à  ce  que  la 
dizaine  soit  lixée  par  une  addition  siin|>le  ou  complexe;  ou  bien  les 
Ijliénomr-Mos  moteurs  attendent  pour  commencer  qu'il  se  fasse  wnrt 
idée  comi)lète  du  résultat  :  et  rot  arrêt  de  mouvement  donne  au  sujet 
le  sentiment  d'une  tension  mentale. 

Pour  les  opérations  écrites,  la  multiplication  en  particulier,  ce 
sont  des  imagos  motrices  et  auditives  qui  prédominent  :  ce  qui 
s'explique  sans  doute  par  la  difficulté  que  crée  notre  façon  de  passer 
d'un  nombre  à  l'autre  dans  la  multiplication  écrite.  Ce  passage  se  fait 
d'ailleurs  tout  autremoiit  que  dans  l'addition.  D'autre  part,  il  faut 
noter  combien  la  mémoire,  devenue  automatique  et  inintelligente,  de 
la  table  de  multiplication  est  d'un  précieux  secours  :  on  la  retrouve 
même  après  de  longues  interruptions  de  pratique.  La  soustraction 
n'est  qu'une  complication  de  l'addition  décrite  plus  haut  :  elle  opère 
selon  les  mêmes  lois  :  la  division  est,  de  même,  une  complication  de 
la  multiplication. 

S.  IvoRY  Franz.  Durée  de  quelques  opérations  mentales  chez  des 
excités  oude^  déprimés  (38-68).  L  F.  a  comparé  le  temps  de  quelques 
opérations  mentales  chez  deux  sujets  normaux,  deux  malades  d'asile 
déprimés  et  deux  malades  d'asile  excités  :  il  a  pris  des  temps  de  réac- 
tions tactiles,  de  réactions  au  son,  et  de  réactions  de  choix  pour  le 
son  :  en  outre,  il  a  mensuré  la  rapidité  de  la  lecture,  le  temps  néces- 
saire à  des  calculs  (addition)  et  le  temps  nécessaire  pour  choisir  et 
marquer  des  lettres  et  des  couleurs.  La  conclusion  de  ses  recherches 
est  que  l'excitation  ne  confère  pas  (comme  on  le  supposerait  a  priori) 
une  constante  augmentation  de  rapidité  sur  les  sujets  normaux  ou  les 
déprimés  :  l'état  maniaque  n'augmente  pas  l'habileté  motrice,  mais 
simplement  diffuse  davantage  la  motilité.  —  Au  contraire,  les 
déprimés  sont  toujours  plus  lents  au  début  des  séries  :  mais  ce  retard 
est  loin  d'être  constant  pour  toutes  les  opérations  mentales  :  ainsi,  il 
est  bien  moindre  pour  les  opérations  complexes  (réactions  de 
choix,  etc.)  que  pour  les  opérations  plus  simples.  Chez  les  maniaques 
au  contraire,  la  diffusion  est  la  même  partout.  11  faut  noter  l'impor- 
tance de  cette  conclusion,  sans  dissimuler  qu'elle  ne  s'appuie,  en 
somme,  que  sur  deux  observations.  J.  P.  L'exercice  diminue  beau- 
coup cette  lenteur  chez  les  déprimés  :  leurs  mouvements  peuvent  être 
rendus  plus  rapides,  etc.,  sans  néanmoins  que  la  dépression  diniinue  : 
peut-être  cela  tient-il  à  ce  que,  dans  ces  cas,  la  lenteur  usuelle  pro- 
vient d'une  habitude.  Enfin  la  variation  moyenne  pour  ces  déséquili- 
brés dos  deux  espèces,  est  souvent  supérieure  à  la  normale. 

A.  F.  CnAMRERLAiN  :  AcquisHion  du  Iringage  écrit  par  les  peuples 
primitifs  (69-80).—  Étude  qui  montre  les  elTorts  pour  donner  un 
alphabet  p/iOJiéfi^ue  aux  Américains  aborigènes  :  lexamen  des  pro- 


812  lŒVUE   PHILOSOPHIQUE 

cédés  employés  et  des  résultats  est  très  intéressant  pour  la  psycho- 
logie des  races  et  la  psychologie  des  enfants. 

C.  Ferrée.  Examen  expérimental  des  phénomènes  ordinairement 
attribués  aux  fluctuations  de  Vattention  (81-120).  —  On  explique  les 
différences  de  sensations  procurées  par  des  excitations  minimes 
(c'est-à-dire  les  variations  de  l'attention  qui  prend  plus  ou  moins 
conscience  de  ces  excitations  minimes)  tantôt  par  des  influences 
périphériques,  tantôt  par  des  influences  centrales.  C.  F.  se  propose 
de  reprendre  expérimentalement  la  question,  et  il  publie  ici  le 
le  résultat  d'une  partie  de  ses  expériences.  Après  avoir  insisté  sur  ce 
que  les  fluctuations  ne  sont  que  des  variations  de  l'adaptation;  après 
avoir  écarté  diverses  circonstances  secondaires,  pour  aller  directe- 
ment aux  causes  principales  de  ces  variations,  il  montre  que,  pour 
les  excitations  visuelles  en  particulier,  les  intermittences  et  les  irré- 
gularités de  l'adaptation  proviennent  principalement  des  mouvements 
des  yeux. 

Laboratoire  Psychologique  de  Vassar  Collège  (Washburn). 
A.  Bell  et  L.  Muckenhoupt.  Comparaison  des  méthodes  pour  déter- 
miner le  tijpe  mental  (120-126).  —  Examen  des  méthodes  données 
dans  le  manuel  de  Titchner  :  les  procédés  sont  généralement  satisfai- 
sants; celui  de  Secor  est  le  plus  précis. 

Clara  Tov^^n.  Les  éléments  moteurs  dans  Vendophasie  et  Vhalluci- 
nation.  —  C.  T.  Le  côté  négatif  des  hallucinations  (H6-136). 

IL  —A.  BoRGQUiST.  Le  cri  (149-209).  —  Cette  étude  s'appuie  sur  des 
documents  recueillis  par  questionnaires,  selon  la  méthode  de  Stanley 
Hall.  A.  B.  examine  ainsi  la  classification  des  cris,  leur  forme  chez  les 
peuples  primitifs,  et  aux  différents  âges  de  l'homme,  leurs  causes 
physiques,  leurs  symptômes  et  les  états  mentaux  auxquels  ils  corres- 
pondent :  Il  étudie  ensuite  les  changements  qu'ils  apportent  dans  la 
circulation,  l'attitude,  l'émission  de  la  voix,  les  sanglots,  les 
larmes,  etc.,  enfin  il  passe  aux  théories  physiologiques  et  biologiques 
du  cri  et  donne  sa  propre  interprétation. 

Sa  conclusion  est  que,  malgré  l'importance  physiologique  et 
psychologique  du  cri,  on  l'a  peu  étudié,  quand  on  a  voulu  expliquer 
les  émotions.  L'expérience  montre  qu'il  peut'se  rencontrer  dans  quan- 
tité d'états  différents  :  mais  il  exprime  toujours  chez  l'enfant  une 
sensation  d'abandon  et  d'isolement  qui  s'aggrave,  chez  l'adulte,  d'un 
sentiment  de  désespoir  et  d'anéantissement.  D'où  il  résulte  que  le  cri 
est  en  quelque  sorte  l'expression  dernière,  l'aboutissant  et  la  réaction 
ultime  à  a  fin  d'une  période  où  nous  avons  cru  nécessaire  un  très 
grand  effort  et  une  très  grosse  somme  d'énergie;  il  manifeste,  en 
somme,  la  constatation  de  notre  impuissance  à  nous  adapter  aux  con- 
ditions environnantes.  Si  l'on  examine  le  côté  physiologique,  on  voit 
que  les  principaux  traits  sont  :  troubles  de  la  circulation,  attitudes 
caractéristiques,  sanglots,  larmes,  arrêts  dans  la  gorge,  émission  de 


HEVUE   DES    PÉIIIODIQUES    ÉTRAXGEHS  313 

sons.  D'une  facjon  gf-nôrale,  on  peut  dire  fiue  deux  sortes  de  symp- 
lonii's  accomp.'ignenl  les  divers  stades  du  cri  :  d'abord  des  actes 
dap()el,  analogues  à  ceux  ilu  petit  enfant  qui  fait  entendre  sa  voix; 
en  second  lieu,  des  actes  expressifs,  qui  comprennent  surtout  des 
jeux  de  physionomie,  sanglots,  larmes,  etc.,  toutes  choses  montrant 
combien  le  cri  est  associé  aux  mouvements  de  rap|)areil  digestif  et 
montrant  ses  analogies  avec  un  mouvement  de  rejet,  comme  pour  le 
rejet  des  aliments.  Cela  prouve  qu'il  est  tout  ù  fait  insuffisant 
d'expliquer  le  cri  comme  une  dépense  de  forces  inutiles  :  on  s'en 
aperçoit  aisément  quand  on  compare  le  cri  au  rire. 

De  cette  conclusion,  il  faut  rapprocher  celle  où  l'auteur  analyse 
l'état  mental  correspondant  au  cri.  Sous  ses  diverses  formes  et  sous 
ses  variations  organiques,  il  est  une  chose  que  l'on  retrouve  toujours 
dans  le  cri  :  c'est  le  sentiment  d'être  abandonné,  perdu  sans  espoir. 
Le  cri  est  l'expression  physique  d'un  état  mental  qui  consiste  à  nous 
sentir  incapables  d'éloigner  certaines  circonstances  douloureuses  ou 
oppressives  :  quand  ce  sentiment  atteint  une  certaine  intensité,  le  cri 
apparaît;  ce  qui  n'a  rien  d'étonnant,  si  l'on  admet  comme  on  le  fait 
généralement  que  la  douleur  est  liée  à  un  état  physiologique  de  désin- 
tégration, qu'il  s'agisse  de  douleurs  temporaires  ou  de  douleurs 
chroniques,  comme  cela  a  lieu  dans  la  mélancolie.  Toutes  les  douleurs 
semblent  s'exprimer  spontanément  en  cris  quand  elles  arrivent  à  un 
certain  degré  :  le  cri  manifeste  alors  l'insuffisance  que  nous  éprouvons 
dans  l'état  de  notre  organisme  et  l'appel  que  nous  adressons  aux 
secours  du  dehors  :  c'est  un  aveu  que  les  forces  destructives  triomphent. 
La  volonté  de  vivre  cesse,  et  tout  l'organisme  s'en  va.  Le  cri  de  l'enfant 
surtout  est  un  appel  au  secours  :  à  d'autres  âges,  le  cri  n'est  plus  le 
même,  mais  celui  de  l'enfant  est  plus  en  dehors  :  il  manifeste  son 
besoin  d'appui.  L'enfant  crie  plus  souvent  à  cause  d'une  douleur  : 
l'adulte  crie  plutôt  de  chagrin,  et  son  cri  est  moins  extérieur,  plus  sub- 
jectif, cherche  moins  l'appui.  Le  cri  de  l'enfant  est  avant  tout  l'expres- 
sion de  besoins  corporels,  de  désirs  :  celui  de  l'adulte  est  davantage 
une  expression  de  désespoir.  —  A  côté  de  cette  forme  de  cri  doulou- 
reux, l'auteur  n'oublie  d'ailleurs  pas  d'analyser  aussi  les  cris  de 
joie,  etc. 

S.  H.  HoLLANDS.  La  doctrine  de  Wundt  sur  l'analyse  et  les  éléments 
psychiques  et  quelques  critiques  récentes  :  IL  Les  Sentiments  et  leur 
analyse  (206-226).  —  A  la  théorie  de  Wundt  sur  les  sentiments,  le 
D'"  Washburn  reproche  :  1"  On  ne  sait  exactement  si  le  critérium  ana- 
lytique de  Wundt  (variabilité  indépendante)  implique  aussi  existence 
indépendante.  2»  Son  critérium  pour  les  attributs  (indépendance  du 
contexte  mental)  est  insuffisant  pour  éliminer  la  clarté  comme  attri- 
butif. 3"  Sa  distinction  entre  les  sentiments,  états  subjectifs,  et  les 
sensations,  états  objectifs,  est  extra-psychologique.  4°  En  ramenant 
en  dernière  analyse  le  sentiment  et  l'aperception  aux  mêmes  sources, 
el  en  définissant  conséquemment  le  sentiment  simple,  il  rend  impos- 


314  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

sible  la  distinction  entre  les  sentiments  simples  et  les  complexes,  à 
moins  qu'on  ne  recoure  à  leurs  substrats  sensoriels.  —  Or  H.  estime 
que  lorsqu'on  examine  tout  le  développement  de  la  doctrine  de 
Wundt,  aucune  de  ces  objections  ne  subsiste.  Ainsi,  Wundt  n'admet 
pas  seulement  le  critérium  dont  parle  Washburn  pour  les  attributs  : 
il  admet  4  critères,  etc. 

E.  MuRRAY.  Facteurs  centraux  et  facteurs  péîiptiériques  dans  les 
images  conservées  des  couleurs  et  des  formes  visuelles  (227-247).  — 
L'auteur  a  étudié  ces  facteurs  en  faisant  regarder  divers  objets  tantôt 
en  les  fixant,  tantôt  avec  mouvements  des  yeux.  Sa  conclusion  est  en 
partie  négative,  puisque  les  influences  extérieures  semblent  avoir  fort 
peu  d'influence  sur  la  reproduction  et  la  conservation  des  images 
vues,  tandis  que  les  liens  de  ces  images  avec  les  conditions  centrales 
et  certains  phénomènes  moteurs  de  l'acte  de  fixer,  ont  une  importance 
très  grande. 

J.  P.  Porter.  Étude  sur  le  moineau  anglais  et  d'autres  oiseaux,  (I), 
(248-271).  —  C'est  surtout  la  mémoire  que  P.  a  étudiée  :  elle  lui  a  paru 
très  développée,  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  se  retrouver  à  travers  un 
labyrinthe  factice  comme  ceux  qu'on  emploie  pour  ces  expériences  : 
le  moineau  anglais  semble  avoir  moins  de  mémoire,  et  distinguer  les 
objets  moins  bien  que  le  pigeon  et  le  cowbird.  —  L'article  est  suivi 
d'une  bibliographie  sur  la  psychologie  animale. 

Chamberlain.  Images  hypnogogiques  et  double  vision  chez  une 
enfant  (p.  272-273).  —  L'intérêt  de  cette  observation  provient  de  l'ûge 
de  l'enfant  (quatre  ans  et  demi)  et  de  la  spontanéité  de  son  récit  :  elle 
montre  que  les  adultes  ou  les  adolescents  ne  sont  pas  seuls  à  posséder 
des  images  hypnagogiques. 

J.  Martin.  Installation  électrique  du  laboratoire  de  Lebxn  Stanford 
Unicersity.  —  Document  intéressant  pour  les  spécialistes. 

111.  —  M.  Bentley.  Psychologie  des  mouvements  organiques  {293-W6). 
—  Brève  communication,  qui  classe  les  mouvements  organiques,  les 
rattache  à  l'attention,  et  conclut  que  l'on  considère  actuellement  les 
mouvements  organiques  comme  un  acte  d'adaptation  qui  résulte  de 
cette  opération  mentale  nommée  attention  :  celle-ci  est  d'ailleurs  fort 
mal  définie,  et  risque  de  prendre  l'aspect  d'une  faculté  vague  ou  vide 
soit  de  l'organisme  soit  de  l'âme. 

J.  P.  Porter.  Habitudes,  instincts  et  facultés  mentales  de  trois 
espèces  d'araignées  (306-357).  —  M.  J.  Porter  expose  d'abord  la 
méthode  d'observation  et  de  documentation  qu'il  a  employée  :  beau- 
coup de  photographies  pour  repérer  les  toiles  d'araignées,  les  mouve- 
ments de  ces  insectes,  etc.  Après  un  examen  général  des  mœurs  des 
araignées  étudiées,  il  expose  comment  celles-ci  construisent  leurs  toiles 
et  quelles  figures  géométriques  elles  suivent,  quelles  modifications 
elles  y  apportent  d'après  les  diverses  circonstances  où  elles  se 
trouvent,  quel  temps  il  leur  faut  pour  la  tisser,  etc.  —  P.  étudie 
ensuite  la  façon  dont  ces  araignées  attendent  leur  proie;  et  surtout 


IIEVLE    DES    PlilUODIQUES    ÉTRANCEnS  3lo 

leur  instinct  marital,  enfin  les  niodilications  de  leur  instinct.  Il  con- 
clut quil  y  a  ilc  très  Lrrandes  dilïércnces  d'une  espèce  ot  d"un  individu 
à  un  autre;  de  même  dans  leur  façon  de  construire  leur  toile  et  dans 
le  choix  des  matériaux;  en  cela,  il  semble  que  ces  insectes  soient 
parfaitement  capables  de  s'adapter  aux  circonstances.  Les  attaches  et 
le  plan  des  toiles  sont  très  variables;  et  quand  une  araignée  refait  sa 
toile  avec  les  mêmes  points  de  support,  elle  lance  ses  attaches  de 
façon  à  donner  au  filet  une  inclinaison  autre  qu'autrefois.  Kn  compa- 
rant entre  elles  et  à  celles  de  son  voisin,  les  variations  successives 
suivies  par  chaque  araignée,  on  voit  que  c'est  toujours  le  même 
plan,  la  même  succession  de  formes  qui  se  développe  pour  les  indi- 
vidus d'une  même  espèce  :  et  ce  plan  est  autre  dans  l'espèce  voisine. 
Si  l'on  observe  déjeunes  araignées  fixant  et  filant  leur  toile,  on  cons- 
tate qu'elles  semblent's'inspirer  pour  cela  des  habitudes  adoptées  par 
leurs  anciennes  :  elles  tissent  d'ailleurs  au  moins  aussi  vite  et  sont 
même  plus  habiles,  puisque  leur  œuvre  est  plus  délicate.  Leur  façon 
de  pourvoir  à  leur  nourriture  révèle  chez  elles  une  faculté  de  modifier 
leurs  habitudes  qui  ressemble  bien  à  de  l'intelligence;  dailleurs  les 
expériences  de  Dahl  et  celles  de  Peckhams  montrent  que  les  arai- 
gnées lirent  profit  de  l'expérience,  et  conservent  les  souvenirs  plu- 
sieurs heures  :  c'est  ainsi  qu'une  araignée  observée  par  l'auteur  a 
refusé,  après  un  premier  essai  infructueux,  de  saisir  un  objet  non  ali- 
mentaire venu  sur  sa  toile,  et,  depuis,  ne  s'en  est  plus  occupée.  Leur 
vue,  quand  leur  attention  est  attirée,  s'étend  environ  à  six  ou  dix 
pouces  pour  les  objets  usuels,  j)lus  loin  pour  les  objets  gros  et 
éclairés.  Pour  la  rencontre  du  niAle  et  de  la  remelle,  les  étapes  sem- 
blent régulièrement  fixées  d'avance  :  le  mâle  cherche  d'abord,  pour 
trouver  la  toile  de  la  femelle  :  quand  il  l'a  trouvée,  il  va  d'abord  à  la 
périphérie  de  cette  toile  et  du  même  côté  que  la  femelle,  puis  il  s'ap- 
proche du  centre  et  de  la  femelle,  mais  cette  fois  du  côté  opposé  de 
la  toile;  enfin  il  revient  du  même  côté  que  la  femelle  et  s'approche 
pour  s'assurer  que  la  femelle  n'est  pas  hostile  :  en  ce  dernier  cas 
il  s'en  va.  Il  peut  d'ailleurs  y  avoir  des  modifications  à  ce  pro- 
gramme. 

Presque  partout,  dans  ses  observations,  P.  a  constaté  des  varia- 
tions, des  preuves  d'adaptation  qui  lui  montrent  que  l'instinct  des 
araignées  n'est  pas  immuable  et  qu'il  peut  s'y  former  de  nouvelles 
séries  d'habitudes,  parfois  même  un  nouvel  instinct  :  il  y  a  là  un  élé- 
ment d'intelligence. 

L'article  est  complété  par  une  longue  bibliographie. 

S.  P.  Hâves.  Étude  dos  qualités  affecth:es  :  i°  la.  théorie  trilatérale 
des  sentiments  (358-393).  —  Cette  théorie  date  de  l'édition  1806  des 
Grundriss  der  Psychologie  :  elle  a  été  depuis  reprise,  étendue,  appuyée 
sur  les  expériences  de  Lehmann.  pour  répondre  aux  critiques.  IL  veut 
également  l'examiner  du  point  de  vue  expérimental  :  pour  cela,  il  a 
recours  à  l'audition  de  sons  agréables  et  de  sons  désagréables,  selon 


316  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

des  intervalles  de  métronome,  sur  3  ou  4  sujets.  La  conclusion  est 
qu'il  n'y  a  pas  à  maintenir  la  théorie  trilatérale  des  sentiments  : 
celle  des  deux  formes  de  sentiment  correspond  mieux  à  la  réa- 
lité. 

O.  Gesell.  Rapports  avec  V intelligence  scolaire  et  le  sexe,  de  Vhabi- 
leté  à  écrire  (394-405).  —  Preyer  a  déclaré  que  les  mouvements  de  l'écri- 
ture révèlent  plus  qu'aucun  autre  mouvement  volontaire  les  relations 
du  moral  et  du  physique  :  c'est  aussi  l'opinion  de  Crépieux-Jamin,  de 
Meyer,  de  Goldscheider  et  Krœpelin.  G.  a  voulu  en  faire  la  vérifi- 
cation :  pour  cela,  il  a  réuni  toute  une  collection  d'écritures  d'éco- 
liers choisies  dans  diverses  écoles,  d'après  ce  plan  :  l''  des  écritures 
des  trois  meilleurs  calligraphes  de  la  classe;  2°  des  écritures  des  trois 
élèves  écrivant  le  plus  mal;  3"  des  écritures  des  trois  élèves  les  plus 
intelligents  de  la  classe;  4°  des  écritures  des  trois  élèves  les  moins 
intelligents.  A  chaque  écriture  était  jointe  une  fiche  indiquant  :  1°  le 
degré  d'intelligence  scolaire  :  très  bien,  bien,  passable,  faible,  très 
faible  ;  2"  le  degré  d'intelligence  générale  :  brillante,  moyenne,  épaisse  ; 
3°  le  degré  d'habileté  manuelle  :  adroit,  moyen,  maladroit;  4°  la  faci- 
lité d'écriture  :  aisée,  moyenne,  pénible. 

Les  chiffres  tirés  de  la  comparaison  et  du  classement  de  ces  docu- 
ments ont  montré  que  l'écriture  se  perfectionne  dans  la  mesure  de 
l'intelligence  :  mais  avant  de  conclure,  il  faut  dégager  l'influence 
d'un  élément  dont  tout  le  monde  reconnaît  l'influence  sur  l'écriture  : 
l'élément  sexuel.  Gross  et  Binet  ont  étudié  l'influence  du  sexe  sur 
l'écriture;  G.  a,  de  son  côté,  constaté  que  les  caractères  donnés  par 
le  sexe  à  l'écriture  apparaissent  dans  une  large  mesure  avant  l'âge 
adulte  :  sur  50  écritures  prélevées  dans  les  hautes  classes  d'une  école, 
G.  a  trouvé  28  spécimens  où  l'influence  du  sexe  se  révèle  nettement; 
les  22  autres  sont  difficiles  à  interpréter.  Cette  différence  d'écriture 
selon  le  sexe  s'explique  d'ailleurs  par  ce  fait  que  nous  apprenons  à 
écrire  à  une  époque  de  la  vie  où  nos  mouvements  ne  sont  pas  encore 
devenus  automatiques  :  et,  d'autre  part,  par  ce  que  les  mouvements 
d'écriture  s'organisent  étapes  par  étapes,  et  en  dirigeant  l'attention 
non  sur  le  mouvement  en  lui-même,  mais  sur  les  images  visuelles 
qui  en  résultent;  en  sorte  qu'il  n'y  a  pas  un  choix  réfléchi  de  ces 
mouvements,  mais  plutôt  une  formation,  une  incorporation  graduelle 
et  inconsciente  des  mouvements  nécessaires  à  l'écriture;  or,  si  l'on 
admet  que  l'une  des  caractéristiques  du  sexe  féminin  est  une  plus 
grande  aptitude  à  travailler  habilement  de  ses  doigts,  et,  d'autre  part, 
que  la  conscience  visuelle  prédomine  chez  la  femme,  on  comprendra 
que  les  fillettes  apprennent  plus  aisément  à  bien  écrire. 

Cependant,  l'intelligence,  elle  aussi,  a  son  influence  :  elle  peut  aider 
à  relier  plus  facilement  les  mouvements  aux  images  visuelles;  mais 
il  suffit,  pour  réaliser  aisément  cette  union  et  obtenir  une  belle  écri- 
ture, de  fort  peu  d'intelligence.  C'est  ce  que  l'on  constate  aisément 
chez  les  faibles  d'esprit  :  l'écriture  des  imbéciles  est  parfois  très  voi- 


REVUE    nES    ri:iUOI)IQLES   ÉTIIANGERS  317 

sine  de  celle  des  écoliers  normaux.  Au  point  de  vue  de  l'exécution 
lualérielle  :  il  n'y  a  que  les  imbéciles  profonds  qui  soient  incapables 
d'apprendre  à  bien  écrire. 

Dés  lors,  comment  décider  si  les  aptitudes  calligrapliiques  dépen- 
dent de  l'intelligence  scolaire  ou  du  sexe?  Dans  les  hautes  classes,  le 
sexe  joue  un  rôle  prépondérant  :  son  rôle  est  moindre  au  début. 
D'autre  part,  quand  on  étutlie  des  écritures  d'arriérés,  en  classant  les 
sexes  à  part,  on  voit  que  rinlelligence  n'est  pas  sans  inlluence.  L'habi- 
leté h  écrire  dépend  donc,  dans  une  certaine  mesure,  de  l'intelligence  : 
à  quoi  il  faut  ajouter  que  l'intelligence  correspondant  à  celte  habi- 
leté se  développe  plus  facilement  chez  les  jeunes  filles  et  chez  les 
enfants  qui  sont  au-dessus  de  la  moyenne  scolaire.  L'iiabileté  à 
écrire  se  développe,  jusqu'à  une  certaine  é[)oque  et  un  certain  degré, 
avec  l'intelligence.  Lès  différences  de  sexe  dans  l'écriture  se  mani- 
festent à  partir  de  dix  ans,  et  sous  des  influences  mentales  ou  de 
caractère. 

FuSTER  et  G.A.MBi.E.  Effct  de  la  musique  sur  la  respiration  llinracique 
(406-414).  —  Ce  travail  d'essai,  interrompu  à  cause  de  ses  difficultés, 
a  montré  que  la  musique  influe  sur  la  respiration  en  lui  donnant 
plus  de  ra[)idité  et  de  profondeur,  mais  non  une  régularité  plus  grande. 

IV.  — A.  Gesell.  La  Jalousie  '437-496).  —  L'étude  de  la  jalousie  sem- 
blerait devoir  tenter  les  psychologues  et  les  moralistes  :  en  réalité,  si 
l'on  s'en  réfère  à  la  bibliographie  citée  par  G.  peu  d'auteurs  ont 
abordé  ce  sujet  autrement  que  d'une  façon  tout  incidente.  Sur  les 
45  ouvrages  cités  par  G.  pour  ses  références  à  l'étude  de  celte  pas- 
sion, la  plupart  n'en  parlent  qu'incidemment  :  5  ou  G  à  peine  lui  font 
une  large  place.  Parmi  ceux-ci  il  faut  citer  la  thèse  duD''  Dorez  (Paris, 
1889),  celle  du  D""  Imbert  (Bordeaux,  1897),  un  article  de  Krafft-Ebing, 
un  autre  de  Stefanowski,  un  travail  du  D''  Villers  et  enfin  l'étude  de 
P.  Moreau  de  Tours  sur  la  folie-jalousie. 

G.  commence  par  étudier  la  jalousie  chez  les  animaux  :  les  cas  n'en 
sont  pas  rares,  même  chez  des  êtres  aussi  inférieurs  que  les  arthro- 
podes. Chez  les  insectes,  ils  sont  très  fréquents,  et  leur  fréquence 
s'accroit  à  mesure  que  progresse  l'intelligence  animale;  chez  les  chats 
surtout,  et  chez  les  chiens,  c'est  un  sentiment  très  développé.  11  est  à 
noter  que  le  plus  souvent  c'est  l'apanage  du  mâle. 

Passant  ensuite  à  la  psychologie  de  la  jalousie  chez  l'homme,  G. 
extrait  de  réponses  à  un  questionnaire,  qui  a  été  rempli  par  350  per- 
sonnes, un  certain  nombre  d'indications  qui  lui  permettent  de  suivre 
le  développement  de  la  jalousie  dans  la  première  enfance,  puis  de  six 
à  douze  ans,  et  ensuite  durant  l'adolescence.  La  jalousie  se  développe 
ordinairement,  sauf  exception  ou  précocité,  à  mesure  que  se  font 
jour  les  sentiments  sociaux  et  altruistes  :  à  la  période  de  l'adoles- 
cence, son  intensité  devient  envahissante.  Plus  tard,  moins  aiguë 
chez  la  plupart  des  personnes,  elle  est,  par  contre,  beaucoup  plus  fré- 
quente :  c'est  presque  un  sentiment  universel,  même  chez  les  normaux 


318  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

à  l'abri  de  toute  criminalité  ou  de  tout  désordre  mental,  c'est-à-dire 
même  chez  ceux  qui  ne  sont  déséquilibrés  ni  mentalement  ni  sociale- 
ment. —  Examinons  de  quels  éléments  est  composée  cette  passion,  que 
Spinoza  appelle  une  «  vacillation  mentale  »,  dont  Baghavan  Das  fait 
un  mélange  d'amour  et  de  haine,  et  que  Ribot  définit  comme  un  com- 
posé d'éléments  hétérogènes  et  divergents  qui  se  mêlent  :  nous  la 
trouverons  faite  de  colère,  de  pitié  pour  soi-même,  de  mélancolie  et 
de  tristesse,  de  peur  et  d'anxiété,  de  haine  et  de  bouderie.  Tous  ceux 
qui  décrivent  leur  jalousie  insistent  sur  cette  complexité,  en  y  notant 
la  prédominance  tantôt  d'un  élément  et  tantôt  d'un  autre.  La  colère, 
la  pitié  pour  soi-même  et  la  tristesse  sont  les  composants  les  plus 
fréquents;  et,  selon  la  prédominance  des  uns  ou  des  autres,  la  jalousie 
prend  la  forme  sthénique  ou  asthénique.  Les  deux  principales 
espèces  de  jalousie  sont  celle  qui  souffre  et  celle  qui  est  en  colère.  Il 
semble  que  le  fond  de  ce  sentiment  soit  une  certaine  conscience  de  sa 
propre  insuffisance  :  aussi  les  enfants  en  bas  âge  qui,  ne  s'étant  guère 
heurtés  aux  difficultés  sociales,  sont  encore  pénétrés  de  l'importance 
de  leur  petite  personnalité,  échappent-ils  le  plus  souvent  à  la  jalousie. 

Au  point  de  vue  pathologique,  il  faut  distinguer  entre  la  jalousie 
active,  qui  forme  les  persécutés  persécuteurs  capables  de  devenir 
facilement  meurtriers,  et  la  jalousie  passioe,  qui  donne  les  mélanco- 
liques et  les  hallucinés  tendant  au  suicide.  La  jalousie  diffère  d'ail- 
leurs selon  le  sexe,  la  position  sociale,  etc. 

En  résumé,  on  peut  dire  que  la  jalousie  procède  dun  instinct  fonda- 
mental chez  tous  les  animaux  et  chez  l'homme  :  c'est  le  correctif  des 
instincts  sociaux,  destiné  à  protéger  l'individu  contre  le  groupe  au 
milieu  duquel  il  vit.  Chez  l'homme,  cet  instinct  apparaît  de  bonne 
heure  :  le  nourrisson  l'éprouve  déjà  contre  la  poitrine  de  sa  mère,  et, 
plus  tard,  ce  sentiment  ne  fait  que  grandir.  Son  développement  est 
intimement  lié  au  développement  de  la  conscience  de  sa  propre  per- 
sonnalité :  il  grandit  avec  la  conscience  que  l'enfant  prend  de  soi- 
même  :  et  surtout  s'accroît  démesurément  à  la  puberté.  Ses  manifes- 
tations sont  d'ailleurs  variables  comme  les  variations  du  tempéra- 
ment et  du  caractère  :  durant  l'enfance,  la  jalousie  est  plutôt  expan- 
sive,  batailleuse,  et  instinctivement  agressive;  à  l'adolescence,  ce 
sont  au  contraire  les  sentiments  dépressifs  et  mélancoliques  qui 
dominent.  C'est  d'ailleurs,  à  tous  les  Ages,  la  plus  pénible  des  émo- 
tions, et  ce  caractère  lui  vient  de  ce  qu'elle  est  la  plus  lourde,  la 
plus  repliée  sur  elle  même,  celle  qui  refrène  le  plus  durement  notice 
besoin  de  manifester  notre;  caractère  au  dehors  :  et  plus  que  toute 
autre  passion,  elle  désorganise  profondément  notre  égolisme. 

Ce  n'est  donc  pas  une  passion  à  dédaigner;  même,  il  faudrait  pou- 
voir, dès  le  jeune  âge,  agir  sur  elle  par  une  éducation  préventive. 
Mais  comment?  Il  ne  semble  pas  que  nous  puissions  essayer  autre 
chose  qu'une  action  indirecte  et  préventive,  qui  consisterait  à  cul- 
tiver les  formes  saines  du  sentiment  de  la  personnalité,  de  façon  à 


IIKVIK    DES    PÉRIODIQUES    ÉTRANGERS  319 

nous  préserver  des  formes  morbides  de  la  jalousie  :  pout-èlrc  ainsi 
pourrions-nous  avoir  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  la  jalousie,  laf|uelle 
a  si  ônergiqueinent  contribué  ;\  fonder  la  famille,  ii  élaitlir  la  lidélilc 
conjugale  ou  la  mon<jganiie,  et  parfois  à  faire  accepter  la  cliaslelé. 
Que  d'institutions,  (|ue  d'habitudes  sociales  reposent,  sans  qu'on  s'en 
doute,  sur  quelques  dérivés  de  la  jalousie!  Son  rôle,  son  domaine  sont 
l)ien  plus  considérables  qu'on  ne  pense. 

\i.  A.  IIaydkn.  Im  )iié//iOue  des  poids  .sou/'3(;é.s  (497-520).  —  Pendant 
combien  de  temps  et  avec  tfuelle  exactitude  conservons-nous  le  sou- 
venir d'un  poids  que  nous  avons  soupesé?  Des  expériences  faites,  il 
résulte  que  les  souvenirs  les  plus  exacts  sont  ceux  où  l'appui  verbal 
des  mots  employés  est  le  plus  intervenu  pour  préciser  le  poids  sou- 
levé. Ouant  aux  temps,  un  intervalle  de  4U  à  iJO  secondes  semble  l'op- 
timum :  si  rintervalfe  est  plus  long,  on  ne  s'en  tire  qu'à  condition  de 
se  maintenir  dans  les  mêmes  conditions  sensorielles,  en  tâchant  de 
n'y  rien  changer.  D'ailleurs,  quand  on  hésite,  (juand  on  cherche  à 
comparer,  quand  on  dit  :  c'est  comme  si,  il  est  rare  que  la  réponse  soit 
exacte;  les  réponses  exactes  sont  ordinairement  rapides,  spontanées 
et  sans  hésitations.  Les  images  mentales  employées  sont  visuelles 
plutôt  que  motrices. 

J.  SriEPARD.  Changement!^  orga)iiq>tes  et  sentiments  (522-o84).  — 
Dans  ce  travail,  S.  a  examiné  quelles  modifications  subissent  con- 
jointement, sous  linlluence  de  sentiments,  le  pouls  capillaire,  expres- 
sion de  la  tension  et  de  l'ondée  sanguine,  et  la  respiration.  Son  étude 
s'appuie  sur  des  graphiques,  d'ailleurs  souvent  difficiles  à  lire  parce 
qu'ils  ont  été  pris  sur  des  cylindres  trop  lourdement  noircis;  mais  G. 
a  eu  soin  de  les  expliquer  par  d'autres  tracés  schématiques.  Les 
expériences  présentées  et  dont  l'auteur  a  très  attentivement  fouillé  les 
résultats,  ne  permettent  pas  de  solutionner  la  question  des  rapports 
des  sentiments  agréables  avec  l'hypertension  et  inversement;  mais 
elles  mettent  du  moins  bien  en  relief  deux  faits  :  tout  changement 
brusqué  dans  notre  tonalité  affective  détermine  un  choc  qui  modifie 
la  tonicité  de  notre  circulation;  et  :  toute  sensation  excitante  déter- 
mine d'abord  une  hausse,  puis,  après  un  temps  plus  ou  moins  long, 
une  dépression  circulatoire. 


C.  E.  Seashori:.  —  Studios  in  Psychology  (Univ.  of.  lowa),  1  vol. 
in-8°,  120  p.,  Macniillan,  Psijcliùlogical  Hevicw,  Monograph,  v.  28. 

Ce  quatrième  fascicule  des  travaux  du  laboratoire  psychologique  de 
lowa  contient  deux  études  sur  les  sensations  et  une  sur  les  change- 
ments que  subit  le  travail  mental  prolongé. 

10  D.  Storck  a  étudié  longuement  les  limites  et  le  lieu  de  localisa- 
tion des  sons,  en  se  servant  du  périmètre  de  Seashorc  {o.  Psycliol. 
Rec,  X,  p.  64-08).  L'étude  a  été  faite  pour  les  plans  horizontaux  et 
pour  les  plans  verticaux.  En  même  temps  qu'il  faisait  localiser  les 


320  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

sons,  M.  s.  interrogeait  soigneusement  les  sujets  pour  qu'ils  puissent 
rendre  compte  de  ce  qu'ils  observaient  en  eux-mêmes  :  il  a  pu  ainsi 
montrer  que  bien  des  erreurs  de  localisation  sont  des  erreurs  de  dis- 
tance :  par  le  même  procédé,  il  a  constaté  que  des  images  tactiles  et 
surtout  des  images  visuelles  se  mêlent  aux  images  sonores  quand  on 
veut  savoir  d'où  part  le  son  entendu.  Enfin  il  semble  bien  que  l'on 
puisse  s'adapter  à  localiser  les  sons  dans  le  plan  médian. 

Les  conclusions  de  S.  sont  que  :  1"  dans  les  plans  horizontaux,  la 
localisation  est  plus  précise  en  avant,  presque  aussi  précise  en  arrière, 
et  moins  précise  par  côté.  Dans  les  plans  verticaux,  excepté  le  plan 
médian,  la  localisation  est  plus  précise  au-dessus  et  au-dessous, 
moins  précise  par  côté.  Sur  le  plan  médian,  la  localisation  est  moins 
précise  que  dans  tout  autre  plan  :  et  moins  encore  dans  la  moitié 
antérieure  que  dans  la  moitié  postérieure;  2°  la  précision  de  la  locali- 
sation ne  décroît  pas  graduellement  en  allant  du  plan  médian  aux 
côtés,  mais  il  y  a  des  endroits  de  moins  bonne  localisation,  et  d'au- 
tres de  meilleure;  3°  presque  partout,  la  localisation  dépend  de  l'in- 
tensité des  sons  qui  arrivent  aux  deux  oreilles  :  mais,  dans  une  aire 
assez  étendue  autour  de  l'axe  de  l'oreille,  c'est  une  seule  oreille  qui 
détermine  la  localisation  :  elle  le  fait  d'après  l'intensité,  mais  aussi 
d'après  d'autres  données  qualitatives  et  quantitatives  :  par  exemple 
d'après  les  variations  de  cette  intensité,  la  clarté,  le  timbre  du  son, 
etc.  Ces  éléments  varient  en  effet  selon  la  distance  d'où  ils  pro- 
viennent à  l'oi'eille,  selon  la  position  dans  l'espace  dont  l'oreille  est 
le  centre,  de  la  source  du  son,  etc.  La  manière  dont  on  localise  varie 
aussi  avec  les  variations  de  ces  éléments. 

2°  C.  Seashore  et  H.  Kent  publient  une  étude  sur  les  variations  du 
travail  cérébral  prolongé.  Leur  thèse  est  que  la  fatigue  n'est  qu'un 
produit  de  diverses  autres  causes,  et  que  ce  sont  ces  causes  qu'il  faut 
étudier  pour  la  connaître. 

Dans  ce  but,  S.  et  K.  ont  cherché  un  procédé  d'investigation  auquel 
on  ne  peut  pas  faire  les  mêmes  reproches  qu'à  la  méthode  des  addi- 
tions, ou  à  celle  qui  consiste  à  apprendre  des  syllabes  sans  significa- 
tion, etc.  Leur  méthode  leur  semble  avoir  l'avantage  de  choisir  un 
travail  mental  proprement  dit,  de  nature,  homogène,  sous  des  condi- 
tions faciles  à  contrôler,  et  soumis  à  une  mesure  suffisamment 
détaillée  :  surtout,  c'est  une  méthode  que  l'on  peut  appliquer  à 
divers  types  de  travail  mental.  Les  trois  espèces  de  travail  étudiées 
(sensation,  discrimination  et  mémoire)  présentent  de  la  périodicité  : 
resterait  à  savoir  à  quoi  tient  cette  périodicité,  mais  c'est  un  point 
sur  lequel  les  auteurs  ne  peuvent  encore  que  faire  des  hypothèses.  Ils 
paraissent  plus  avancés  en  ce  qui  concerne  la  possibilité  de  s'adapter 
à  un  travail  ou  de  gagner  du  terrain  sur  la  fatigue  en  s'exerçant  : 
d'après  eux,  les  chances  de  gain  par  l'exercice  sont  en  quelque  sorte 
proportionnelles  à  la  complexité  de  l'acte  accompli. 

3°  Le  fascicule  se  termine  par  une  observation  prise  sur  un  aveugle 


\ 


f 


REVLE    DES   PÉRIOIHQLES   ÉTRANGERS  321 

opéré  de  la  cataracte,  par  B.  Miner,  qui  a  étudié  comincnt  l'opéré  avait 
appris  à  voir. 

Cn.  11.  Jldi).  —  Yale  Psychological  Studies  {New  Série,  vol.  1, 
n"  I,  in-S",  -220  p.  Psyclwloijicul  Review,  Supplément  29). 

En  i)résentantce  volume,  M.  ("h.  Judd  nous  prévient  que  les  études 
qu'il  contient  sont  le  résultat  de  la  collaboration  constante  du  direc- 
teur du  laboratoire  et  de  deux  de  ses  élèves  :  le  D-"  Me.  Allister  et 
M.  Steele.  11  faut  donc  s'attendre  à  retrouver  constamment  dans  les 
recherches  publiées  la  trace  d'une  inlluence  personnelle  qui  oriente 
les  travau.K  du  laboratoire  vers  la  solution  dune  question  spéciale, 
comme  nous  l'avions  déjîi  noté  pour  les  travaux  de  Harvard.  Ici,  les 
deux  sujets  à  l'ordre  du  jour  sont  l'étude  de  la  vision  et  l'étude  des 
mouvements. 

1"  Introduction  à  une  série  d'études  sur  les  mouvements  de  l'œil  à 
laide  de  photographies  hinétoscopiques,  par  C.  Judd,  Me.  Allister  et 
Steele.  —  Dodge  et  Stratton  ont  voulu  photographier  les  mouvements 
de  l'œil  :  leur  méthode  se  réduit,  en  somme,  à  photographier  un 
point  brillant  sur  la  rétine.  A  cette  méthode  d'investigation  très 
limitée,  les  auteurs  substituent  un  procédé  qui  permet  d'étudier  les 
mouvements  de  l'œil  dans  tous  les  sens  :  pour  cela,  ils  photographient 
une  parcelle  brillante  disposée  sur  la  cornée,  et  par  conséquent  sui- 
vant les  mouvements  de  celle-ci.  Partant  de  là,  ils  ont  établi  un  appa- 
reil qui  n'est  pas  très  bien  adapté  pour  mesurer  le  temps  des  mouve- 
ments du  globe  de  lœil,  mais  qui  est  admirablement  adapté  pour  en 
mesurer  la  forme.  Restait  à  choisir  le  problème  à  élucider  :  les  études 
de  Stratton  sur  la  forme  esthétique  ne  pouvaient  pas  être  poursuivies 
avec  l'appareil  adopté,  mais  les  simples  illusions  géométriques  se 
prêtaient  à  une  étude  exacte,  étant  susceptibles  d'une  détermination 
quantitative  précise;  et  c'était,  d'autre  part,  un  moyen  d'aborder  le 
problème  de  l'espace,  ces  illusions  ayant  grande  inlluence  sur  notre 
représentation  de  l'espace. 

2'^  La  fixation  des  points  dans  le  champ  visuel,  par  Me.  Allister  : 
comment  se  comporte  l'œil  quand  il  regarde  fixement  un  point,  et 
comment  l'œil  se  meut-il  d'un  point  de  fixation  à  un  autre?  Employant 
pour  le  déterminer  la  méthode  précédemment  décrite,  M.  A.  arrive 
aux  conclusions  suivantes  :  1"  L'image  du  point  fixé  ne  va  pas  à  un 
point  particulier  de  la  rétine,  mais  peut  tomber  sur  un  point  d'une 
aire  considérable  de  la  rétine,  aire  qui  s'étend  autour  de  la  fovea  cen- 
tralis  et  qui  l'enferme.  Et  durant  les  périodes  successives  de  fixation, 
ce  ne  sont  pas  (sauf  hasard)  les  mômes  points  de  la  rétine  qui  sont 
impressionnés;  2°  Les  caractères  de  la  zone  de  fixation  sont  modifiés 
d'une  façon  bien  définie  et  évidente,  quand  le  point  à  fixer  est  sur  une 
ligne  brisée:  3"  Les  mouvements  de  l'œil  pour  déplacer  le  point  de 
fî.xation,  d'un  endroit  à  l'autre,  sur  le  champ  visuel,  ne  sont  pas  les 
mêmes  pour  deux  mouvements  successifs  :  le  premier  est  rarement 
exact  :  mais  l'exactitude  se  développe  avec  les  essais.  Les  mouvements 

TOME  LXIV.  —  1907.  21 


322 


RliVUE   PHILOSOPHIQUE 


des  deux  yeux  durant  une  période  de  fixation  ou  quand  on  passe 
d'un  point  à  un  autre,  sur  le  champ  visuel,  ne  sont  pas  coordonnés.  — 
Quand  l'œil  passe  d'un  point  à  un  autre  d'une  ligne  droite,  il  s'efforce 
d'avoir  du  premier  coup  un  trajet  en  ligne  droite  :  et  cette  exacti- 
tude s'accroît  à  mesure  qu'il  refait  le  mouvement. 

3'^'  L'Illusion  de  Mûller-Lyer,  par  Cii.  Judd.  Cette  illusion,  qu'il  est 
inutile  de  décrire  ici,  tant  elle  est  connue,  a  été  étudiée  avec  des 
figures  de  10  centimètres  de  long,  les  obliques  mesurant  3  centimètres 
et  formant  avec  la  droite  un  angle  de  45  centimètres.  Elles  étaient 
présentées  aux  sujets  à  40  ou  45  centimètres  de  l'œil  :  et  l'on  recom- 
mandait au  sujet  de  fixer  les  extrémités  des  figures  ou  bien  le  point 
où  l'oblique  coupe  l'horizontale.  Les  mouvements  de  fixation  devaient 
être  très  lents,  pour  permettre  aux  sujets  de  bien  percevoir  l'illusion. 
Les  résultats  obtenus  en  photographiant  l'œil  ont  montré  que  :  1  "  les 
cinq  sujets  étudiés  tendent  toujours  à  restreindre  les  mouvements 
oculaires  quand  ils  regardent  celle  des  figures  de  MïiUer-Lyer  dont 
on  sousestime  la  longueur,  tandis  que  les  mouvements  sont  plus 
francs,  plus  libres,  quand  il  s'agit  de  figures  que  l'on  surestime.  D'au- 
tre part,  il  y  a  toujours  beaucoup  plus  d'efforts  pour  fixer  les  figures 
sousestimées,  que  pour  fixer  celles  qui  sont  surestimées.  2"  Ces  expé- 
riences ne  paraissent  nullement  confirmer  l'opinion  qui  attribue  cette 
illusion  à  des  sensations  de  mouvement.  Pour  la  fixation  des  figures 
sousestimées,  l'œil  tend  évidemment  à  faire  des  mouvements  courts, 
mais  les  photographies  montrent  le  plus  souvent  un  second  mouve- 
ment qui  s'ajoute  aux  précédents  pour  porter  l'œil  jusqu'à  l'extrême 
limite  de  la  figure  sousestimée.  Si  l'on  voulait  expliquer  cela  par 
l'hypothèse  de  la  sensation  du  mouvement,  le  seul  moyen  serait 
d'admettre  que  ce  second  mouvement  reste  ignoré,  pour  une  raison 
ou  pour  une  autre,  tandis  que  le  premier  mouvement  est  seul  perçu. 
Ne  vaut-il  pas  mieux  accorder  que  l'illusion,  où  ces  deux  mouvements 
entrent  en  des  sens  opposés,  ne  dépend  pas  de  ces  mouvements?  Judd 
donne  encore  d'autres  raisons  contre  la  théorie  qui  attribue  cette 
illusion  de  diminution  ou  dexagération  à  une  perception  plus  ou 
moins  obscure  des  mouvements  exagérés  ou  diminués  que  fait  l'œil 
pour  fixer  les  lignes  :  nous  n'y  insistons  pas  aujourd'hui,  l'auteur  se 
promettant  de  revenir  sur  ce  sujet. 

4°  L'Illusion  de  Poggendorff,  par  E.  C\meron  et  W.  Steele.  Étude 
faite  en  partant  du  même  procédé  de  contrôle  que  ci-dessus.  C.  et  S. 
concluent  que  cette  illusion,  à  la  différence  de  celle  de  Miiller-Lyer, 
est  intimement  liée  aux  mouvements  et  à  l'acte  de  fixation  de  l'œil 
qui  dirige  son  point  de  fixation  à  la  jonction  des  obliques  avec  les 
verticales  :  on  peut  dire  que  la  perception  de  l'illusion  (laquelle  con- 
siste à  nous  faire  voir  les  obliques  inférieures  plus  basses  qu'elles  ne 
sont  réellement)  dépend  directement  du  changement  de  direction  de 
l'œil  quand  il  arrive  à  ce  point.  Aussi  n'y  a-t-il  pas  d'illusion  quand 
l'œil  n'opère  pas  ce  mouvement  d'adaptation  au  point  indiqué.  Si 


REVUE   DES   PÉIUODIQUES    ÉTRANGERS  323 

maintenant  l'on  essaye  de  décomposer  cette  illusion,  on  constate  qu'il 
y  a  d'ahord  un  rapide  mouvement  selon  la  direction  de  l'oldique  de 
son  extrémité  ù  la  verticale  qui  l'interrompt  :  puis  intervient  une 
pause,  pour  des  actes  d'ajustement  de  la  fixation  :  en  second  lieu,  il 
se  l'ail  un  mouvemeid  de  l'ieil  pour  franchir  l'intervalle  qui  sépare  la 
première  de  la  seconde  verticale  :  mouvement  d'ailleurs  variable 
comme  direction.  Alors  intervient  ù  nouveau  une  seconde  série  de 
I)auses  el.  d'actes  d'ajustement  :  et  finalement  ce  voyage  est  com- 
|)lété  par  un  mouvement  dans  la  direction  de  l'oblique  qui  reste. 

D'autre  part,  il  est  intéressant  de  constater  que  l'introspection 
fournil,  durant  l'illusion,  des  données  qui  ne  cadrent  pas  du  tout 
avec  la  réalité  objective.  Au  début,  les  sujets  subissent  largement 
l'illusion  et  ils  ont  conscience  de  cette  sujétion;  mais  ils  s'imaginent 
s'en  dél)arrasser  avec  le  temps,  alors  qu'elle  persiste  très  nettement, 
nonobstant  le  témoignage  de  leur  conscience. 

y°  Illusion  de  Zôllner,  par  C.  Judu  et  C.  Courten.  Ici  encore,  c'est 
surtout  la  méthode  photographique  qui  a  fourni  les  documents.  Cette 
illusion  est  également  due  au  mouvement  de  l'œil  cherchant  à  suivre 
une  ligne  que  coupent  obliquement  d'autres  plus  courtes.  L'aire  de 
fixation  promenée  par  l'œil  le  long  de  la  longue  ligne,  est  attirée  par 
chacune  des  lignes  qui  la  coupe,  et  en  passant  de  la  longue  aux  courtes 
lignes,  passe  par  le  chemin  le  plus  court.  D'où  une  tendance  à  inflé- 
chir la  longue  ligne  dans  la  direction  de  l'angle  le  plus  large.  L'habi- 
tude diminue  d'ailleurs  cette  illusion,  comme  les  précédentes. 

D'autre  i)art,  les  photographies  ont  montré  que,  par  exemple,  pour 
l'œil  droit,  le  mouvement  commence  })rès  de  la  ligne,  et  non  sur  elle  : 
il  se  fait  à  peu  près  toujours  dans  la  même  direction,  et  en  sens 
inverse  de  la  direction  vers  laquelle  semble  s'infléchir  la  ligne. 

En  terminant  cette  dernière  étude,  C.  Judd  fait  remarquer  quelles 
contributions  les  travaux  de  ce  genre  pourraient  apporter  à  la  ques- 
tion générale  des  rapports  du  mouvement  et  de  la  perception. 

La  seconde  partie,  beaucoup  plus  brève,  du  présent  fascicule,  est 
consacrée  à  des  études  sur  les  mouvements  et  à  un  travail  sur  la  for- 
mation des  habitudes. 

6°  Analyse  des  mouvements  de  réaction,  par  C.  Judd,  Me.  Allister 
et  W.  Steele.  Smith  avait  déjà  montré  que  la  manière  dont  la  main 
exécute  les  mouvements  de  réaction  n'est  pas  toujours  la  même  : 
reprenant  cette  question,  les  auteurs  sont  parvenus  à  enregistrer  les 
diverses  phases  de  mouvements  exécutés  par  la  main  qui  réagit  :  ils 
ont  ainsi  constaté  qu'il  y  a  trois  principales  manières  de  réagir  : 
dans  l'une,  le  mouvement  de  la  main  est  une  sorte  d'ondulation  :  dans 
la  seconde,  la  main  se  prépare  à  faire  le  mouvement  de  réaction  en 
ébauchant  peu  à  peu  ou  en  exécutant  rapidement  un  mouvement  en 
sens  tout  opposé;  enfin,  dans  la  troisième,  un  mouvement  partiel  de 
réaction,  exécuté  peu  à  peu  ou  soudainement,  précède  le  mouvement 


324  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

véritable  de  réaction.  Examinant  ensuite  la  manière  dont  les  sujets  se 
rendent  compte  de  la  façon  dont  ils  exécutent  ces  mouvements,  les 
auteurs  arrivent  à  conclure  que  la  conscience  s'en  rend  très  mal 
compte;  s'il  y  a  dans  certains  cas,  une  véritable  sensation  musculaire, 
elle  n'atteint  pas  assez  l'attention  pour  baser  la  perception  du  mouve- 
ment, qui  se  fait  par  ailleurs,  quand  elle  a  lieu.  C'est,  à  nouveau,  le 
problème  de  la  correspondance  de  la  conscience  à  nos  actes  ou  à  nos 
états,  qui  se  trouve  posé  par  l'expérience. 

7°  Les  mouvements  et  la  conscience  par  C.  Judd.  L'idée  de  cette 
étude  est  née  de  la  constatation,  souvent  faite  au  cours  des  recherches 
ci-dessus,  que  l'on  a  tort  de  faire  intervenir  comme  on  le  fait  la  sen- 
sation de  certains  mouvements  pour  expliquer  notre  perception  de 
l'espace.  J.  est  donc  amené  à  examiner  sous  une  nouvelle  forme  les 
rapports  du  physique  et  du  moral  :  et  à  conclure,  en  ce  qui  concerne 
l'organisation  des  mouvements,  qu'elle  est  d'origine  centrale  et  non 
périphérique  ou  sensorielle  :  ce  que  prouve  encore  le  fait  que  dans 
les  cas  où  nous  nous  apercevons  d'une  illusion,  c'est  par  une  voie 
indirecte  et  non  par  une  sensation  directe  qu'elle  nous  est  révélée. 

Entre  cette  étude  et  la  précédente,  Ch.  Judd  a  intercalé  une  série 
de  recherches  sur  des  actes  d'habitudes  prises  sans  être  soumises  au 
contrôle  de  la  conscience  :  ce  qui  l'amène  à  conclure  qu'il  y  a  en 
nous  deux  types  de  conscience  :  l'une  qui  contrôle,  l'autre  qui  ne 
contrôle  pas.  [Resterait  à  établir  en  quoi  celle-ci  diffère  de  l'incon- 
scient.] 

J.  Watson.  —  Animal  Education,  i  vol.  in-8",  130  p.  Chicago,  Uni- 
versity  Press. 

Ce  travail  est  une  contribution  à  l'étude  de  la  psychologie  animale  : 
mais  l'auteur  ne  s'est  pas  contenté  de  recueillir  des  observations  ou 
de  faire  des  expériences  :  il  a  cherché  à  démêler  quelle  corrélation 
existe  entre  le  développement  nerveux  et  le  développement  mental. 

Dans  ce  but,  il  a  choisi  comme  sujets  d'expériences  des  souris 
blanches,  sur  lesquelles  il  a  suivi  le  développement  des  habitudes  et 
de  l'intelligence  à  mesure  qu'elles  grandissaient  :  puis,  à  chacun  des 
stades  de  ce  développement  il  a  comparé  l'état  de  ses  sujets  avec 
ce  que  nous  savons  de  l'organisation  mentale  des  souris  blanches 
adultes,  animal  assez  bien  connu  maintenant  qu'on  s'en  sert  dans 
tous  les  laboratoires  de  physiologie  et  de  bactériologie.  En  procé- 
dant ainsi,  il  a  pu  déterminer  à  peu  près  à  quel  moment  les 
jeunes  souris  rejoignaient  les  adultes,  mentalement  et  i)hysiologi- 
quement.  Ceci  fait,  M.  Watson  a  tourné  ses  recherches  du  côté 
du  système  nerveux,  cherchant  à  y  suivre  les  diverses  étapes  de 
développement  et  à  en  marquer  la  connexion  avec  les  étapes  de 
développement  des  habitudes.  C'est  ainsi  qu'il  a  suivi  d'abord  l'appa- 
rition de  cellules  nerveuses  dans  la  coi'de,  puis  l'organisation  du  sys- 
tème médullaire,  l'apparition  de  cellules  nerveuses  dans  l'écorce,  leur 
développement  aux  divers  âges,  l'extension  des  fibres  nerveuses  dans 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES    ÉTRANGERS  325 

l'rcorce,  et  la  dinV'rence,  pour  la  structure  de  ces  fibres,  entre  Técorce 
de  la  souris  adulte  depuis  longtemps  et  celle  de  la  souris  qui  vient 
d'arriver  à  l'état  adulte.  11  passe  ensuite  à  la  partie  de  la  théorie  de 
Flechsig  qui  touche  à  son  sujet. 

La  plupart  des  expériences  que  W.  a  organisées  rappellent  celles 
généralement  en  usage  pour  ces  recherches  (labyrinthe,  etc.)  :  là  n'est 
donc  pas  la  partie  originale  de  son  travail.  Ses  conclusions  sont  que 
dès  son  23e  jour,  toute  souris  blanche  est  capable  de  résoudre  les 
difficultés  que  résolvent  les  souris  adultes  :  elle  les  résoud  même  plus 
vite  quand  il  ne  s'agit  que  de  déployer  de  l'activité  physique  :  moins 
vite  (au  début)  s'il  faut  plus  que  cette  activité.  Les  jeunes  souris  font 
d'ailleurs  beaucoup  plus  de  mouvements  inutiles  que  les  adultes.  De 
tous  les  sens,  la  vue  semble  le  plus  développé;  l'odorat  viendrait 
ensuite,  surtout  après  l'éveil  de  la  sexualité.  Quant  à  la  mémoire,  elle 
est  tout  inconsciente  jusqu'au  12'"  jour  :  ensuite,  elle  s'accroit  rapide- 
ment et  devient  de  plus  en  plus  complexe  jusqu'à  maturité.  W.  pré- 
tend qu'elle  se  développe  ensuite  en  maturilé,  comme  cela  a  lieu  pour 
l'enfant  à  partir  de  dix  ans. 

Dans  une  dernière  partie,  Watson  établit  les  relations  entre  les 
faits  observés  et  les  constatations  qu'il  a  faites  sur  ses  coupes  de 
moelle  et  de  cerveau  :  il  suit  le  parallélisme  d'abord  de  la  naissance 
au  lO"-  jour,  puis  du  10^  au  24«  jour.  A  ce  moment,  d'après  lui,  la 
souris  a  son  développement  complet  :  elle  complique  ses  associations, 
elle  opère  des  combinaisons  nouvelles,  mais  elle  n'acquiert  plus  au 
sens  primitif  du  mot  :  tout  se  borne  à  une  nouvelle  ou  à  une  meilleure 
mise  en  œuvre  des  éléments  qu'elle  possède. 

S.  D.  NoRTii.  —  The  Blind  and  Deaf,  in  1900,  Washington,  Prin- 
ting  office,  1  vol.  in-i",  280  p.,  1906. 

C'est  un  recueil  de  statistiques  sur  le  nombre,  l'âge,  le  sexe  et  les 
conditions  sociales  des  aveugles  des  États-Unis  et  des  sourds.  Il  est 
surtout  intéressant  de  consulter  les  chapitres  consacrés  aux  causes  de 
la  cécité  ou  de  la  surdi-mutité,  aux  établissements  d'éducation,  et 
aux  métiers  que  l'on  peut  ensuite  donner  aux  aveugles  et  aux  sourds. 
Ces  documents  sont  publiés  par  le  ministère  américain  du  Commerce 
et  du  Travail,  et  c'est  là  ce  qui  explique  l'importance  donnée  à  l'énu- 
mération  des  professions  dans  lesquelles  on  peut  utiliser  les  aveugles 
et  les  sourds  :  les  premiers  surtout  restent  trop  souvent  chez  nous, 
de  simples  déchets  sociaux  que  l'on  ne  sait  utiliser  :  et  c'est  à  la  fois 
à  leur  détriment  et  à  celui  de  leur  entourage.  La  condition  sociale  et 
morale  de  l'aveugle  reste  souvent  lamentable,  précisément  parce  qu'on 
ne  sait  pas  lui  apprendre  à  travailler. 

D""  Je.\n  Philippe. 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES 


1°  Philosophie  générale. 

J.  Petzoldt.  —  Das  Weltproblem  von  positivistisciiem  standpunkte 
Aus.  1  vol.  x-lo2  p.  Teubner,  Leipzig-Berlin,  1906. 

Ce  petit  livre,  très  élémentaire,  contient  en  somme  une  histoire  du 
problème  de  la  substance,  plus  particulièrement  du  problème  de  la 
matière,  depuis  les  origines  jusqu'à  nos  jours. 

Il  résume  —  d'une  façon  si  brève  et  si  superficielle  qu'il  eût  peut- 
être  mieux  valu  les  passer  sous  silence  —  les  conceptions  primitives 
(animisme,  mythologie,  etc.),  dans  un  court  premier  chapitre  intitulé 
la  représentation  préscientifîque  du  monde.  11  examine  ensuite  les 
origines  grecques  de  la  science,  le  réalisme  naïf  des  Ioniens,  les  pre- 
mières critiques  du  concept  de  substance  et  el'fleure  toute  l'histoire 
des  systèmes  philosophiques.  Il  conclut  en  analysant  le  relativisme 
des  grandes  philosophies  modernes,  et  les  principales  notions  de  nos 
sciences  physiques.  L'information,  quoique  adaptée  à  une  vulgarisa- 
tion forcément  superficielle,  n'est  pas  mauvaise.  C'est  un  bon  résumé, 
susceptible  d'intéresser  les  profanes  et  de  leur  apprendre,  sans  erreurs 
grossières,  quelques  éléments  utiles  d'histoire  de  la  philosophie. 
Pourquoi  avoir  fait  si  peu  de  place  à  l'histoire  des  sciences,  en  un 

pareil  sujet? 

Abel  Rey. 


.■)o 


Esthétique. 


G.  FanciuUi.  —  La  Coscienza  estetica. 'Vol.  in-12  de  319  p.,  Turin, 
Bocca,  1906. 

Les  deux  grandes  divisions  de  l'ouvrage  correspondent  à  deux 
grands  problèmes  :  la  genèse  et  l'analyse  de  la  conscience  estlictique. 

L'auteur  ne  prétend  pas  obtenir  des  résultats  définitifs  dans  la 
première  recherche.  Il  aborde  la  genèse  de  la  conscience  esthétique 
dans  l'individu  et  dans  l'espèce  d'un  point  de  vue  purement  psycholo- 
gique :  le  comment  et  les  faits  ne  préjugent  pas  le  pourquoi  et  les 
causes. 

La  pensée  esthétique  existe,  mais  à  l'état  de  puissance  vague  et 
obscure,  chez  les  animaux,  dans  leurs  appétits  sexuels,  leurs  cons- 
tructions   architectoniques,    leurs    jeux    ou    même   leur    sensibilité 


^0■rlCES   BIBI.IOGHAPHIQUES  'S'il 

confuse  aux  arts  Inuaaiiis.  Clicz  riioniine,  la  tréalion  et  la  <:ontem- 
plalion  se  conlondenl  priniilivement.  Elles  se  dilîérencient  au  cours 
de  l'évolution,  ollVant  une  double  diversité  irréductible  :  d'abord  dans 
l'apparition  plus  ou  moins  tardive  des  activités  multiples  (pii  con- 
courent ;'»  la  formation  de  la  conscience  esthétique;  ensuite  dans  les 
différents  aits,  qui  supposent  des  incultes  fort  diverses.  Le  tort  de  la 
plupart  des  théories  courantes  est  de  croire  que  la  conscience  esthé- 
tique doit  être  nécessairement  tirée  d'un  seul  et  unique  principe;  que 
par  suite  elle  est  la  même  dans  tous  les  arts,  et  a  toujours  été  iden- 
tique et  complète  dans  tous  les  temps. 

Ce  point  de  vue  assez  juste  et  dans  tous  les  cas  assez  prudent, 
implique  cette  conséquence,  qu'une  étude  séparée  de  chacun  des 
arts  doit  précéder,  nécessairement  les  généralités  qu'on  peut  en 
extraire. 

Nous  ne  pouvons  suivre  M.  F.  dans  son  examen  successif  de  la 
genèse  des  arts  représentatifs  et  expressifs.  C'est  naturellement  la 
partie  la  plus  superficielle  de  l'ouvrage.  Car,  pour  aller  jusqu'au  bout 
de  la  théorie,  l'étude  de  chaque  art  demanderait  un  livre  spécial  ayant 
pour  auteur  un  spécialiste;  et  surtout  chaque  développement  histo- 
rique devrait  être  beaucoup  plus  approfondi  qu'il  ne  peut  l'être  en 
quelques  i)ages. 

L'auteur  espère  pouvoir  formuler  des  conclusions  plus  précises  dans 
Vanali/sc  de  la  conscience  esthétique.  Trois  facteurs  en  sont  les  élé- 
ments :  les  sens,  lintelligence,  l'émotion. 

La  valeur  esthétique  est  le  résultat  dune  sélection  parmi  les  données 
de  l'esprit.  Par'  conséquent  on  ne  peut  dire  avec  Guyau  que  tous  les 
sens  ont  une  valeur  esthétique,  même  les  sens  inférieurs,  —  sinon 
peut-être  pour  des  esprits  exceptionnels,  qui  savent  la  leur  donner. 

Quant  aux  données  des  sens  supérieurs,  elles  n'ont  pas  davantage 
de  valeur  esthétique  à  titre  de  sensation.  Ici  c'est  Fechner  que  M.  F. 
combat.  Il  refait  sur  cent  sujets  une  des  statistiques  qui  ont  fondé 
r  «  Esthétique  expérimentale  »  :  C'est  l'application  de  la  "  méthode  de 
choix  »  à  dix  rectangles  divers,  dont  l'un  présente  dans  ses  dimensions 
le  fameux  rapport  de  la  c  section  d'or  ».  L'auteur  apporte  une  petite 
modification,  peu  heureuse,  croyons-nous,  à  la  méthode.  Il  retrouve, 
—  bien  malgré  lui  —  une  préférence  générale  pour  la  section  d'or, 
mais  elle  est  moins  marquée  que  Fechner  ne  croyait.  Il  découvre 
aussi  beaucoup  plus  de  différences,  mais  parfois  contradictoires, 
entre  les  jugements  des  hommes  et  ceux  des  femmes.  Enfin  il 
applique  la  même  méthode  de  choix  aux  sensations  élémentaires  des 
couleurs  et  des  sons,  abstraction  faite  de  toute  forme,  de  tout  rythme 
et  de  toute  autre  association.  La  question  est  ici  posée  peu  méthodi- 
quement et  non  sans  parti  pris.  Le  résultat  d'une  statistique  portant 
sur  trente  hommes  et  trente  femmes  est  à  peu  près  négatif  pour  les 
sons,  contradictoire  ou  insignifiant  pour  les  couleurs. 

D'où  l'auteur  conclut  que  s'il  y  a  des  «  sentiments  esthétiques  élc- 


328  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

mentaires  »  c'est-à-dire  très  pauvres,  il  n'y  a  pas  de  «  sensations  esthé- 
tiques »,  c'est-à-dire  de  données  sensorielles  élémentaires  ayant  une 
valeur  esthétique  par  elles-mêmes. 

L'analyse  des  formes  plus  complexes  du  facteur  sensoriel  et  celle 
des  deux  autres  facteurs  est  dispersée  dans  l'examen  particulier  de 
chacun  des  arts,  qui  reparaît  dans  cette  deuxième  partie;  disposition 
qui  comporte  passablement  de  redites  ou  d'aperçus  par  trop  rapides. 

Enfin,  le  fait  esthétique  peut  avoir  une  valeur  positive  ou  négative. 
Le  problème  de  la  laideur  dans  l'art  s'impose  donc.  Il  y  a  une  dou- 
leur esthétique,  comme  il  y  a  un  plaisir  esthétique.  Elle  peut  venir 
d'une  déviation,  d'une  infériorité  qualitative,  ou  d'une  variation 
quantitative  par  excès  ou  par  défaut.  Le  concept  d'esthétique  est  plus 
large  que  le  concept  de  beauté. 

Telles  sont  les  principales  idées  que  présente  ce  livre  agréable, 
dont  la  forme  coulante  et  facile  se  prête  aux  aperçus  ingénieux.  On 
regrette  cependant  qu'ils  soient  ordinairement  plus  abondants 
qu'approfondis.  L'analyse  de  M.  F.  aborde  une  infinité  de  problèmes 
conçus  délibérément  comme  très  vastes  et  très  hétérogènes.  Et  il  y 
aurait  une  singulière  illusion  à  croire  que  la  genèse  des  faits  esthé- 
tiques puisse  être  utilement  étudiée  en  dehors  du  point  de  vue  socio- 
logique proprement  dit.  L'auteur  en  a  certainement  eu  le  sentiment, 
et  c'est  un  des  mérites  de  son  œuvre.  Mais  sa  position  n'est  pas  nette 
à  cet  égard. 

Charles  Lalo. 


Karl  Vorlaender.  —  Kant,  Schiller,  Gœithe.  Leipzig,  Diirr,  1907, 
L'étude  de  M.  Vorlaender  est  la  plus  complète  qu'on  ait  encore 
écrite  sur  les  rapports  des  deux  grands  poètes  de  l'Allemagne  avec 
l'illustre  auteur  des  trois  Critiques.  Si  dissemblable  que  fut  le  génie 
des  deux  poètes,  ils  subirent  l'un  et  l'autre,  à  quelque  degré, 
l'influence  de  Kant,  ou  du  moins  ils  s'appliquèrent  à  pénétrer  sa 
philosophie,  sans  rien  perdre  de  leur  originalité  propre.  Cette  étude  ne 
modifie  pas,  dans  l'ensemble,  l'idée  que  nous  avions  de  ces  relations, 
mais  elle  nous  les  fait  connaître  plus  exactement,  elle  en  montre  avec 
soin  les  origines  et  en  suit  le  cours,  rectifiant  certaines  erreurs, 
apportant  preuves  et  documents,  et  c'est  une  lecture  attachante,  car 
l'histoire  qui  touche  à  ces  grands  noms  ne  saurait  nous  être  indiffé- 
rente. 

Entre  Schiller  et  Kant,  le  libre  disciple  et  le  maître,  exista  d'abord 
un  dissentiment  profond.  Kant  ne  pouvait  se  réconcilier  avec  aucune 
forme  de  l'eudémonisme.  Il  maintint,  contre  Schiller,  la  rigueur  de 
sa  doctrine  dans  le  domaine  moral;  mais  il  s'en  relâcha  dans  l'esthé- 
tique :  la  grâce,  nous  dit  M.  Vorlaender,  y  entre  par  le  j'eu.  Schiller 
donne  à  la  morale  kantienne  son  achèvement  esthétique;  auprès  du 


NOTICES   BIBLIOGRAPHIQUES  329 

sublime  moral,  il  place  le  beau  moral;  il  réconcilie  la  volonté  avec  le 
sentiment.  Mais  il  n'est  besoin  d'insister  sur  ce  sujet.  Nul  n'ignore 
que  le  poète  de  don  ('arlos  sut  interpréter  et  développer  la  doctrine 
du  vieux  maître  de  Kœnigsberg  selon  son  génie  particulier. 

Quant  à  Gœthe,  il  ne  semble  pas  que  sa  nature  d'esprit  le  disposât 
à  se  placer  étroitement,  ni  peut-être  mèm(î  exactement,  au  point  de 
vue  d'aucune  doctrine  pliiloso|)Iiique.  Au  début,  il  comprit  assez  mal 
Kant:  il  ne  sintéressa  d'abord  rpi'à  ses  vues  sur  les  sciences  natu- 
relles, où  il  trouvait  une  conlirmation  de  sa  propre  théorie  de  la 
polarité.  S'il  lui  arrive  de  noter  en  marge  d'un  volume  cette  définition 
de  Dieu,  —  le  sentiment  de  la  dignité  humaine  objectivé,  cette 
formule  n'est  pas  kantienne,  mais  inspirée  seulement  par  l'éthique  de 
Kant.  Ce  l'ut,  d'ailleurs,  l'inlluence  de  Kant  qui  l'arracha  à  celle  de 
Spinoza,  et  il  ne  vint  plus  résolument  à  Kant  que  sous  l'inlluence  de 
Schiller,  quand  s'établit  entre  eux  l'amitié  féconde  que  la  mort  brisa 
trop  tôt.  L'échange  d'idées  entre  les  deux  poètes  a  fourni  h 
M.  Voi'laender  des  pages  intéressantes.  De  même  les  pages  consacrées 
h  l'activité  philosophique  de  Gœthe,  après  la  mort  de  Schiller,  de  1794 
à  1831.  L'Allemagne  de  ce  temps  passe  sous  nos  yeux,  en  ses  repré- 
sentants les  plus  illustres. 

Gœthe,  conclut  l'auteur,  ne  fut  jamais  un  vrai  kantien,  même  au 
sens  large.  Trop  grand  il  était,  trop  éloigné  du  rigoureux  analyste 
de  la  raison  humaine,  trop  divers  aussi  par  tempérament.  Il  ne 
s'incorpore  pas  la  doctrine  de  Kant,  ill'utilise,  en  éclectique  qu'il  est. 
Le  poète  naturaliste  complète  le  philosophe,  et  Schiller  forme  entre 
oux  le  trait  d'union. 

Suit    un    Appendice   sur  les  rapports    personnels   de   Kant  avec 

Schiller  et  Gœthe.    En  somme,  un  ouvrage  qui  semble  définitif  et 

qui  devra  toujours  être  consulté. 

L.  Arréat. 


3°  Psychologie. 


Cyrille  van  Overberg-h.  —  La  Réforme  de  l'enseignement.  2  vol.  8°, 
010  p.  Paris,  F.  Alcan;  Bruxelles,  0.  Schepens,  1906. 

Il  serait  intéressant  d'établir  un  parallèle  entre  les  idées  dévelop- 
pées dans  ces  deux  volumes  et  celles  qui  ont  été  autrefois  formulées 
en  France  devant  la  commission  de  Réforme  de  l'Enseignement  : 
on  y  trouverait  probablement  de  multiples  points  de  contact.  Mais 
ce  n'est  pas  ce  côté  du  livre  de  M.  v.  O.  que  nous  voulons  signaler  ici. 

L'ouvrage  est  une  vue  d'ensemble  sur  l'orientation  qu'il  convient 
de  donner  à  l'enseignement  dans  la  société  actuelle.  L'auteur  y  con- 
sidère successivement  les  divers  degrés  de  l'enseignement  {primaire, 
moyen,  supérieur)  et  ses  diverses  formes  {classique,  industriel,  com- 
mercial, etc.);  à  chaque  fois  il  donne  un  résumé  des  discussions  soûle- 


k 


330  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

vées  par  ces  questions  au  congrès  de  Mons,  en  1005  ;  lui-même  reprend 
d'ailleurs  ces  discussions  pour  en  faire  ressortir  les  points  favoral:)les 
à  la  thèse  qu'il  défend. 

Ce  qui  frappe  dès  le  début  du  livre,  c'est  la  façon  résolue  dont 
l'auteur  déclare  qu'il  faut  faire  dès  l'éducation  physique  la  base  de 
toute  l'éducation  :  sur  ce  point,  M.  v.  0.  est  très  net,  et  il  faut  lui  en 
savoir  gré.  Mais  de  la  formule  qu'il  a  cru  devoir  reprendre  à  son 
compte  pour  diriger  cette  éducation  physique,  nous  le  féliciterons 
moins,  ayant  de  bonnes  raisons  (biologiques  et  non  thomistes)  pour 
croire  que  les  médecins  ne  consentiraient  pas  longtemps  à  se  borner 
à  «  la  connaissance  physiologique  du  corps  humain,  dont  Ling  fut 
le  principal  initiateur  »  il  y  a  cent  ans.  Ce  vœu  du  R.  P.  Castelein 
(que  les  lecteurs  de  la  Revue  Philosophique  connaissent  plutôt 
comme  logicien)  ne  traduit  nullement  l'état  actuel  de  nos  connais- 
sances en  matière  de  culture  du  corps  :  il  faut  donc  espérer  que  la 
Belgique  emploiera  une  autre  méthode  pour  élever  l'enfant  que 
M.  van  Overbergh,  reprenant  une  formule  du  cours  d'Éducation  Phy- 
sique de  Paris,  appelle  VHomme  de  Demain. 

A  côté  du  soin  donné  à  la  culture  corporelle,  il  faut  signaler,  dans 
ce  livre,  le  souci  d'une  orientation  pratique  de  l'enseignement.  Cons- 
tamment et  à  chaque  page,  cette  préoccupation  se  fait  jour  :  M.  van 
Overbergh  veut  que  l'enfant  sache  qu'il  doit  vivre  et  faire  œuvre 
d'homme  utile  et  non  de  rêveur  ;  l'éducateur  doit  le  faire  comprendre 
à  l'enfant  et  il  doit  aussi  l'y  dresser.  Ce  point  semble  actuellement 
beaucoup  préoccuper  les  Belges,  à  tous  les  degrés  et  dans  tous  les 
rangs  de  la  société  :  et  quelques-uns  de  leurs  éducateurs  excellent  à 
en  montrer  l'importance.  Ces  lignes  écrites  me  reportent  au  souvenir 
d'une  communication  à  la  fois  très  simple  et  très  finement  observée, 
faite  au  Congrès  de  Mons  par  M.  le  chanoine  Noël,  pour  nous  démon- 
trer combien  il  serait  utile  d'apprendre  aux  écoliers  certains  détails  pra- 
tiques dont  ils  auront  plus  tard  grand  besoin  dans  la  vie  quotidienne 
et  banale  :  savoir  faire  une  commission;  savoir  acheter  les  objets 
usuels,  savoir  choisir  dans  un  magasin  ce  dont  on  a  besoin,  etc.,  etc. 
Toute  la  communication  fut,  sur  le  ton  d'une  causerie  vivante  et  sin- 
cère, une  excellente  leçon  de  pédagogie  pratique  :  nombra  d'éduca- 
teurs pourraient  la  méditer  au  profit  de  leurs  élèves,  et  M.  van 
Overbergh,  sans  la  citer,  y  pensait  sans  doute  en  écrivant  certaines 
pages  de  sa  Réforme  de  l'Enseignement. 

Il  faudrait  maintenant  donner  une  idée  complète  de  la  façon  dont 
l'auteur  s'efforce  de  réaliser  ces  deux  idées  maîtresses,  le  suivre  pas  à 
pas  à  travers  tous  les  degrés  de  l'enseignement  et  successivement 
dans  toutes  les  catégories  qu'il  énumère  :  mais  ce  serait  résumer  tout 
le  livre  et  ce  résumé  serait  long,  car  l'ouvrage  est  assez  dense  :  nous 
ne  pouvons  ici  que  présenter  les  points  capitaux,  les  idées  essen- 
tielles qui  donnent  la  signification  générale  de  tout  le  volume. 

Jkan  Philu'PE. 


NOTICES    BIBLIOGKAPIIIQLES  331 

Wilhelm  Wundt.  —  Essays.  2^  Aullagc  1  vol.  in-8''  de  iv-VKj  p. 
Leipzig,  W.  Kngeliiiann,  1906. 

C'est  la  réédition  d'iiii  volume  paru  il  y  a  plus  de  trente  ans  et  dont 
certains  chapitres  portaient  netlement  la  marque  des  circonstances 
qui  les  avaient  inspirés.  Dans  riini)Ossil)ilité  de  les  refondre,  lautenr 
s'est  arrêté  an  parti  suivant.  11  reproduit  textuellement  iancien 
livre,  en  ajoutant  à  chaque  chapitre  une  étude  nouvelle  sur  1(>  même 
sujet,  ce  qui  rend  plus  frappante  la  différence  des  «  états  de  la  ques- 
tion »  et  peimet  de  mieux  mesurer  l'étendue  des  progrès  accom|)lis. 
Deux  chapitres  primitifs  ont  disparu,  l'un  sur  «  la  i)sychologie  zoolo- 
gique ",  parce  que  l'auteur  a  eu  l'occasion  de  traiter  le  sujet  avec  plus 
d'ampleur  dans  la  V'  édition  des  \'orlesun<jen  ûbcr  die  Mensclien 
und  Tierseele,  l'autre  sur  «  sentiment  et  représentation  »  parce  qu'une 
nouvelle  étude  l'eût  conduit  trop  loin  et  que  le  dernier  article,  sur 
«  l'évolution  (le  la  volonté  »,  contient  toutes  les  indications  essen- 
tielles. 

LÉON  Poitevin. 


"W.  Mitchell.  —  Structure  and  growtu  of  tue  mind.  London,  Mac- 
millanet  C»,  1907. 

Le  livre  de  M.  M.  laisse  peu  de  prise  à  la  critique  :  il  est,  en  elTet, 
si  touffu  et  si  confus  qu'on  n'y  discerne  aucune  idée  directrice, 
aucun  point  de  vue  général  qui  puisse  servir  de  guide.  L'ouvrage  est 
présenté  sous  l'orme  de  leçons,  destinées  il  est  vrai  à  la  lecture,  mais 
on  est  en  droit  de  se  demander  ce  que  des  auditeurs  {)Ourraient 
retenir  de  chacune  de  ces  leçons.  Les  cinq  premières  nous  présentent 
des  explications  diverses  de  l'esprit  et  de  l'expérience,  les  onze 
suivantes  nous  retracent  la  structure  et  le  développement  de  cet 
esprit  et  de  cette  expérience,  mais  toutes  consistent  surtout  en  mots, 
en  phrases  obscures,  en  discussions  et  distinctions  oiseuses  sans 
qu'on  puisse  recueillir  de  l'ensemble,  soit  des  résultats  précis  soit  une 
conception  métaphysicpie  nouvelle. 

Le  livre  veut  être  un  ouvrage  de  psychologie,  une  introduction 
à  Vexpérience,  ce  qui  semblerait  obliger  l'auteur  à  procéder  scientili- 
quement  en  vue  d'établir  tel  point  précis;  au  lieu  de  cela,  sous 
prétexte  de  traiter  des  problèmes  concernant  <  les  causes  et  les  fonc- 
tions de  l'expérience  »  il  met  de  tout  dans  un  livre  dont  nous  crai- 
gnons qu'il  ne  reste  rien.  Ce  livre  commence  par  établir  des  distinc- 
tions subtiles  entre  l'esprit  et  le  cerveau,  d'où  résulte  que  nous 
devons  la  notion  d'esprit  à  «  l'unité  dans  la  complexité  présentée  j)ar 
l'expérience;  »  l'esprit  est  le  créateur  de  sa  pro|)re  expérience.  Cette 
première  partie,  la  plus  confuse  peut-être  des  quatre,  semble  un  essai 
de  métaphysique  critique;  elle  nous  conduit,  sans  qu'on  sache  trop 
comment,  à  la  seconde  partie,  étude  de  l'intelligence  sympathique  et 


332  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

esthétique.  Enfin  la  troisième  partie  est  consacrée  à  la  croissance  de 
l'intelligence  (sensorielle,  perceptuelle  et  conceptuelle)  —  et  la  qua- 
trième partie  «  étend  l'explication  directe  à  laquelle  elle  ajoute 
l'explication  indirecte  »  (physiologique).  Tout  est  passé  en  revue 
dans  ces  500  pages  :  le  mimétisme,  le  langage,  les  émotions,  la 
liberté,  le  sens  de  la  durée,  etc.,  etc.  Mais  de  pareilles  encyclopédies 
—  l'auteur  dit  «  cyclopédies  »,  sont-elles  bien  nécessaires?  Chacune  de 
ces  questions  constitue  par  elle-même  un  objet  d'études  et,  si  ce  n'est 
pas  pour  ajouter  quelque  chose  de  précis  à  nos  connaissances,  il  n'y 
a  de  raisons  d'aborder  ces  questions  qu'autant  qu'elles  servent  à 
justifier  une  thèse  nouvelle,  ce  qui  n'est  pas  le  cas. 

L'auteur  n'a  garde  de  conclure  et  nous  ferons  comme  lui. 

C.  Bos. 


M.  Navarro.  —  Nociones  de  Psicologia.  Tarragona,  F.  Aris  é  hijo, 
1906,  239  pages. 

Traité  de  psychologie  élémentaire  résumant  d'une  façon  intéres- 
sante les  points  de  vue  les  plus  récents,  et  donnant  impartialement 
sur  chaque  sujet  l'état  de  la  question;  clairement  composé,  écrit  d'une 
façon  alerte.  Ne  cessant  de  s'appuyer  sur  les  résultats  de  la  psychologie 
scientifique,  l'auteur  réussit  à  être  succinct  sans  sécheresse  dans  des 
questions  plus  proprement  philosophiques  telle  que  l'abstraction, 
l'unité  de  la  vie  affective,  le  caractère  et  le  déterminisme,  la  volonté 
et  l'attention.  La  tendance  générale  de  l'ouvrage  est  une  réaction 
contre  l'associationnisme,  donnant  une  importance  marquée  aux  faits 
de  la  vie  affective. 

J.    PÉRÈS. 


4°  Histoire  de  la  philosophie. 

D'"  Théodor  Elsenhans.  —  Pries  und  Kant.  II  Kritisch-Svstematis- 
CHER  Teil.  1  vol.  gr.  in-8,  xv,  223  p.,  Giessefi,  Topelmann,  1906. 

Dans  un  premier  volume,  M.  Elsenhans  avait  analysé  la  théorie  de 
Pries  sur  la  connaissance.  Le  second  volume,  critique  et  systématique, 
pose  les  bases  de  la  gnoséologie,  en  critiquant  les  thèses  kantiennes, 
non  pas  exactement  selon  les  idées  de  Pries,  mais  du  point  de  vue  où 
Pries  s'est  placé  pour  énoncer  le  problème. 

La  doctrine  de  Pries  se  concentre  en  trois  idées,  qui  sont  le  prolon- 
gement des  indications  kantiennes  :  l'admission  d'une  connaissance 
immédiate  préalable,  dont  la  réflexion  se  bornerait  à  faire  l'analyse; 
l'emploi  d'une  méthode  anthropologique;  l'attribution  à  la  philosophie 
d'un  caractère  exclusivement  subjectif.  Ces  trois  idées  déterminent 
trois  recherches  de  la  gnoséologie  actuelle  :  problème  des présupposi- 


NOTICES    Bini.lOGRAPHlQL'ES  333 

lions;  problème  de  la  méthode;  problème  des  limites  de  la  ronnais- 
sance. 

Les  présuppositions  de  la  gnoséologie  sont  de  trois  sortes:  psycho- 
loijiques,  logiques,  (inosi''olnjiqnes.  Et,  s'aidaiil  do  Pries,  M.  Klseii- 
hans  montre  — en  réfutant  les  néo-criticistes,  tels  que  Rieldou  Cohen, 
—  que  ces  «  préjugés  »  nont  pu  être  évités  par  Kanl.  En  particuliei-,  le 
concept  kantien  de  Vexpérience  implique  une  notion  du  fait  où  se 
trouvent  adirmés  les  deux  caractères  du  nécessaire  et  de  Vuniversel. 
Et  cela  n'est  possible  que  grâce  à  la  conception  des  êtres  raisonnables, 
dont  riiumanité  serait  une  espèce.  Or  cette  extension  de  la  rationalité, 
et  l'aflirmalion  de  l'universel  qui  s'y  rattache,  ne  sont  admissibles 
qu'à  titre  de  présupposition  radicale.  U  y  a  donc  un  cercle  inévitable 
dans  la  gnoséologie,  puisque  l'on  ne  peut  séparer  —  ainsi  que  l'a  fait 
voir  Hegel  —  la  lliéorie  du  connaître  de  l'acte  môme  de  connaître;  et 
l'on  doit  renoncer  à  prouver  la  valeur  objective  de  celui-ci. 

La  méthode  de  la  gnoséologie  est  forcément  psychologique.  Le  cri- 
tère de  l'objectivité  ne  peut  être  que  le  sentimeyit  de  réuidence,  lequel 
constitue  une  expérience  individuelle.  Et  l'on  ne  peut  —  Frics  l'a 
établi  —  universaliser  celte  expérience  au  moyen  d'une  induction.  Il 
faut  s'en  référer,  pour  la  correction  même  des  évidences  infondées,  à 
l'affirmation  d'une  organisation  mentale  commune  aux  êtres  raison- 
nables, donc  à  une  véritable  «  foi  rationnelle  ».  La  détermination  des 
principes  de  la  connaissance,  en  dépit  du  rejet  par  Kant  de  toute 
méthode  psychologique,  n'en  procède  pas  moins  chez  lui  —  malgré 
l'appareil  du  «  fil  conducteur  »  a  priori  —  de  manière  empirique.  D'autre 
part,  une  analyse  purement  psychologique  serait  insuffisante  ici, 
puisque  les  données  enveloppent  un  rapport  avec  un  objet  transcen- 
dant. Et  nulle  déduction  ne  peut  être  tentée  légitimement  —  malgré 
l'attitude  de  Kant  à  cet  égard  —  des  formes  de  connaître.  Les  prin- 
cipes constituent  un  système  téléologique,  qui  a  pour  destination  de 
réaliser  la  *  foi  rationnelle  »  à  l'objectivité.  Cette  «  foi  »  est  une  pré- 
supposition, supérieure  à  toute  science;  et  c'est  par  l'histoire  même 
des  sciences  et  de  la  connaissance  générale  que  l'on  pourra  tout 
ensemble  déterminer  les  «   formes  »  et  les  justifier. 

Il  n'y  a  pas  de  méthode  gnoséologique  spéciale;  il  n'y  a  qu'une 
recherche  empirique,  basée  sur  une  croyance  qui  appartient  à  la 
«  connaissance  naturelle  ».  Aussi,  [)our  M.  Elsenhans,  cette  détermina- 
tion des  «  formes  »  va-t-elle  de  pair  avec  une  classification  des  sciences 
qu'il  esquisse.  Les  fins  de  la  science  étant  au  nombre  de  trois  : 
ordonnance  (mathématisation),  classification,  explication  causale,  il  y 
a  trois  sortes  de  principes  :  les  formes  de  l'intuition,  le  concept  de 
substance,  la  loi  de  causalité.  Irréductibles  entre  eux,  ces  principes  le 
sont  également  à  l'expérience,  en  ce  sens  qu'ils  constituent  des  disposi- 
tions naturelles  qui  enveloppent  le  double  caractère  du  nécessaire  et 
de  l'universel;  c'est  pourquoi  nulle  évolution  psychologique  ne  les 
expliquerait,  puisqu'elle-même  ferait  partie  de  l'expérience,  et  ne  pour- 


334  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

rait  rendre  compte  du  tout  où  elle  figure.  On  voit  par  là  quel  rapport 
la  psychologie  et  la  gnoséologie  soutiennent  entre  elles.  La  théorie  de 
la  connaissance  suppose  une  «  psychologie  du  connaître  »  ;  mais  la 
psychologie  ne  dépasse  pas  le  point  de  vue  du  «  réalisme  naïf  », 
tandis  que  la  gnoséologie  pose  le  problème  du  rapport  entre  la  con- 
naissance et  r  «  objet  »  transcendant. 

Le  problème  des  limites  de  la  connaissance  peut  être  abordé,  soit  en 
recherchant  les  bornes  de  la  faculté  même  de  connaître  comme  telle, 
soit  en  cherchant  les  bornes  du  domaine  de  la  connaissance.  Et,  bien 
que  l'on  ne  puisse  adopter  entièrement  la  thèse  de  Pries  sur  le  «  carac- 
tère inintelligible  (Unerklarlichkeit)  des  qualités  »,  bien  que  l'explica- 
tion mathématique  (avec  réduction  à  l'identique)  ne  soit  pas  (comme 
Pries  semble  le  croire)  le  seul  procédé  de  la  science,  bien  que  la  réa- 
lité puisse  être  serrée  de  plus  en  plus  près  par  une  complication  des 
attributs  et  des  lois,  bien  que  l'explication  historique  elle-même  (en 
dépit  des  oppositions  radicales  affirmées  par  Rickert)  suive  les  mêmes 
méthodes  que  les  sciences  de  la  nature  ;  il  y  a  dans  le  réel  (et  c'est  le  fond 
de  la  thèse  de  Pries)  quelque  chose  d'irréductible  aux  formes  symbo- 
liques de  la  science,  à  savoir  le  donné  même,  Vexpérience  individuelle 
(Erlebnis)  avec  les  évaluations  que  nous  introduisons  en  elle.  Quant  au 
domaine  de  la  connaissance,  la  thèse  subjectiviste  de  Pries  et  l'affir- 
mation qui  en  découle  d'une  /bi  spécida/iue  en  la  portée  transcendante 
des  «  Idées  »,  permettent  de  dépasser  les  limitations  promulguées  par 
Kant,  et  de  ne  pas  voir  dans  l'intuition  empirique  la  borne  des  énon- 
ciations  objectives.  Chez  Kant  lui-même,  les  «  principes  régulateurs  », 
qui  ont  pour  fonction  exclusive  (et  immanente)  d'assurer  à  la  raison 
Vunité  systématique  dont  elle  a  besoin,  tendent  à  se  transformer  en 
hypothèses  transcendantes.  Or  cette  fonction  unifiante,  ce  rôle  expli- 
catif, constituent  des  titres  légitimes  à  l'affirmation  objective;  telle  est 
l'attitude  des  savants  à  l'égard  des  hypothèses.  On  ne  saurait  objecter 
le  relativisme  de  Poincaré  et  sa  théorie  des  hypothèses  «  indifférentes  », 
car  la  connaissance  vise  toujours  le  réel  au  delà  des  rapports  et  les 
hypothèses  «  indifférentes  »  deviennent  par  degrés  des  hypothèses 
«  réelles  ».  L'exemple  des  savants,  ainsi  que  le  concept  même  de  l'hypo- 
thèse «  utilisable»,  montrent  que  l'on  a  le  droit,  en  dételles  «anticipa- 
tions, »  de  dépasser  tous  les  matériaux  que  l'expérience  fournit;  et  l'op- 
portunité de  ces  «  explications  »  métaphysiques  s'impose  lorsque  rien 
dans  l'expérience  ne  peut  rendre  raison  des  faits  (ainsi  le  concept  d'un 
«  monde  extérieur  »  pour  expliquer  que  la  sensation  apparaisse  ou  dis- 
paraisse). Or  le  principe  même  de  cette  «  utilisation  »  transcendante 
invite  à  transformer  les  convictions  pratiques  en  hypothèses  théoriques. 
On  nçleur  enlèvera  pas  leur  certitude  dans  le  domaine  de  l'action  parce 
qu'on  fera  d'elles  des  problèmes  dans  l'ordre  spéculatif.  Et  le  rapport 
sera  doublement  intime  entre  la  science  et  la  foi  :  la  foi  fera  partie  de 
la  réalité  même  que  l'hypothèse  interprète,  le  rattachement  de  la  foi  à 
l'hypothèse  explicative  de  cette  réalité  l'empêchera  de  se  tourner  en 


^O^lCES   UIBLIOGHAPHIQUÊS  335 

chimère.  Au  reste,  les  hypothèses  Iniiisct-iulaiitcs  demeureront  prohlé- 
matiquc!<,  et  l'on  appi'ocliera  dautaiit  plus  des  liiniles  de  la  cunnais- 
sance  que  les  «  idées  »  explicatives  ollVironl  un  caractère  plus  radical. 
Mais  l'esprit  sera  guidé  en  cette  démarche  inlassable  |)ar  «  une  convic- 
tion qui  est  au  tlelà  de  toute  connaissance,  par  la  loi  inébranlable  en 
un  idéal  do  vérité  ».  J.  Sego.nd. 


Julius  Guttmann.  —  Kants  Gotteshegriff  i\  seiner  positiven  Entwic- 
KLiNii.  1  br.  ^v,  in-8',  iOt  [).  Berlin,  Heulheret  Heichard,  l'JOG. 

La  brochure  de  M.  Guttmann  constitue  le  premier  numéro  d'u«e 
série  de  publications  ctont  la  Kaiitgesellschalt  a  assumé  la  charge; 
elles  sont  destinées  à  servir  de  compléments  aux  Kantstudien;  et 
M,  Vuihiugcr  est  à  la  tète  de  Tentreprise. 

M.  Guttmann,  dans  un  travail  antérieurement  paru,  avait  étudié 
l'évolution  du  concept  de  Dieu  dans  la  philosophie  kantienne  jusqu'à 
la  Dissertation  de  1770.  11  résume,  dans  les  premières  pages  de  son 
travail  actuel,  les  conclusions  obtenues  par  lui.  Puis  il  examine  les 
idées  de  Kant  à  ce  sujet,  telles  que  nous  les  oliVent  les  Leçons  sur  la 
Métaphysique  publiées  par  Pœlilz  i^II  est  d'avis,  en  elïet,  que  ces 
leçons,  avec  les  oscillations  de  pensée  qu'elles  expriment,  traduisent 
l'état  d'esprit  de  Kant  durant  la  période  immédiatement  antérieure 
à  la  période  criticiste  .  Abordant  ensuite  lépoque  du  criticisme,  il 
analyse  la  conception  kantienne  au  double  point  de  vue  théorétique 
et  moral.  Enfin,  il  cherche  si  les  ouvrages  que  Kant  n'a  pas  publiés 
lui-même  apportent  à  cette  conception  de  Dieu  des  éléments  nou- 
veaux. —  Mais,  si  le  criticisme  forme  ainsi  le  centre  de  l'étude,  c'est 
beaucoup  moins  la  critique  laite  par  Kant  de  l'idée  de  Dieu  qui  est 
visée  par  M.  Guttmann,  que  la  conception  positive  de  Dieu  élaborée 
progressivement  par  Kant. 

Or,  au  point  de  vue  théorétique,  l'elïort  de  Kant  pour  attribuer  à 
l'idée  de  Dieu  une  réalité  elïective  —  et  non  un  simple  rôle  régulateur 
de  l'expérience  —  aboutit  à  identifier  Dieu  avec  la  chose  en  soi,  fond 
primitif  de  l'être  que  traduit  le  phénomène  et  à  faire  du  concept  de 
Dieu  comme  le  symbole  de  l'unité  systématique  de  l'expérience.  Mais 
l'analyse  de  la  finalité,  telle  que  la  développe  la  Critique  du  Juge- 
ment, conclut  à  une  distinction  possible  entre  Dieu  et  le  principe 
téléologirjue  de  la  nature.  De  là  l'incertitude  des  thèses  kantiennes, 
en  ce  qui  regarde  l'objectivité  du  concept  de  Dieu. 

Au  point  de  vue  moral,  c'est  encore  l'idée  de  finalité  qui  joue  le 
principal  rêile.  Et  le  concept  de  Dieu  servirait,  d'une  part  à  réaliser  le 
souverain  bien  par  l'unification  de  la  moralité  et  du  bonheur,  d'autre 
part,  à  fonder  en  un  même  système  la  téléologic  de  la  nature  et  la 
téléologie  morale.  Mais  celle-ci,  comme  celle-là,  pouvant  être  inter- 


336  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

prêtée  sans  l'intervention  de  l'idée  de  Dieu,  le  caractère  objectif  de 
cette  idée  est  à  nouveau  compromis. 

Malgré  ces  incertitudes,  et  en  dépit  de  l'incompatibilité  évidente 
entre  le  Dieu-substance  de  la  métaphysique  théorétique  et  le  Dieu 
personnel  de  la  métaphysique  morale,  M.  Guttmann  maintient  —  en 
historien  qui  doit  respecter  le  texte  de  son  auteur  —  le  sens  tradi- 
tionnel de  la  métaphysique  et  de  la  théologie  de  Kant.  Contre  Cohen, 
il  affirme  que  les  Idées  de  la  raison  et  la  chose  en  soi  n'ont  pas  un 
simple  rôle  de  direction  idéale,  mais  bien  une  portée  transcendante. 
Contre  Paulsen  (entre  autres),  il  affirme  que  les  indications  pantliéis, 
tiques  éparses  dans  l'œuvre  de  Kant  ne  permettent  pas  de  mécon- 
naître le  sens  théiste  de  la  théologie  kantienne. 

J.  Second. 


Paul  Boehm.  —  Die  vorkritisciien  Sciiriften  Kants,  1  br.  in-8°, 
Vi-124  p.  —  Strasbourg,  Triibner,  1906. 

Tandis  que  certains  historiens  du  kantisme  ont  prétendu  assigner 
surtout  à  des  influences  extérieures  les  grands  changements  qui  se 
sont  produits  dans  la  pensée  kantienne,  Kuno  Fischer  a  soutenu,  non 
sans  quelque  exagération,  que  le  développement  de  cette  pensée  avait 
été  continu,  spontané  et  nécessaire.  M.  Paul  Bœhm  s'est  proposé, 
grâce  à  l'étude  attentive  de  ceux  des  écrits  kantiens  de  la  période 
antécritique  qui  se  rapportent  à  la  métaphysique  et  à  la  théoine  de 
la  connaissance,  de  retracer,  dans  la  mesure  du  possible,  l'évolution 
immanente  du  kantisme.  11  a  montré  que,  de  bonne  heure,  en  appro- 
fondissant la  physique  newtonienne,  Kant  avait  été  naturellement 
amené  à  réagir  contre  la  spéculation  leibniziano-wolfienne,  à  nier  la 
prépondérance  universelle  du  principe  de  contradiction,  à  distinguer 
entre  le  fondement  logique  et  le  fondement  réel,  à  poser  le  problème 
causal.  11  a  fait  voir  le  rôle  joué  dans  ce  développement  cintique  par  les 
réflexions  spontanées  sur  les  quantités  négatives,  Sur  la  nature  de  la 
mathématique  et  la  différence  entre  la  méthode  de  la  mathématique  et 
celle  de  la  philosophie.  Kant  s'est  donc  acheminé  spontanément  à  la 
théorie  de  la  Dissertation  inaugurale  sur  la  connaissance  sensible.  Et, 
comme  le  prouve  M.  Bœhm,  il  est  inadmissible  que  l'influence  décisive 
de  Hume,  1'  «  éveil  du  sommeil  dogmatique  »,  ait  été  nécessaire  à  ce 
développement  si  naturel;  inadmissible  surtout  que  celte  influence 
doive  être  placée  en  1762,  à  l'entrée  d'une  prétendue  période  d'empi- 
risme  sceptique,  laquelle  n'a  jamais  existé  pour  Kant.  L'influence  de 
Hume  est  réelle  cependant;  mais,  postérieure  à  la  Dissertation  inau- 
gurale, c'est  en  1771  ou  1772  qu'il  convient  de  la  situer;  Hume  a  sim- 
plement fourni  à  Kant  l'occasion  d'élargir  le  problème  causal,  sponta- 
nément formé  dans  son  esprit,  et  de  construire,  pour  le  résoudre,  la 
déduction  trancendantale  des  catégories.  J.  Second. 


Le  propriétaire-gérant  :  Félix  Alcan. 


Coulommiers.  —  Imp.  Paul   BRODARD. 


LA  DÉPENDANCE  DE  LA  MORALE 

ET 

L'INDÉPENDANCE    DES    MOEURS 


I.  —  La  morale  sous  la  dépendance  des  mceuks 

Lorsciue  nous  énonrons  que  des  lois  régissent  tel  ou  tel  ordre 
de  piiénomènes  physiques,  le  cours  des  astres  ou  les  combinaisons 
des  corps,  nous  savons  que  nous  employons  une  métaphore.  Les 
lois,  qui  n'existent  que  dans  notre  esprit,  ne  régissent  pas  les  phé- 
nomènes. Elles  expriment  ce  qu'il  y  a  de  constant  dans  les 
manières  dctre  propres  aux  phénomènes  et,  si  nous  formulons 
des  lois,  c'est  que  nous  avons  d'abord  observé  des  faits.  Les  lois 
sont  des  déductions  tirées  de  l'expérience.  Si,  après  avoir  établi 
une  loi  à  l'égard  de  quelque  ordre  que  ce  soit  de  phénomènes 
physiques,  il  nous  arrive  d'observer  que  l'un  des  phénomènes  de 
cet  ordre  ne  s'accommode  pas  de  la  loi,  c'est  à  la  loi  que  nous 
donnons  tort,  non  au  fait.  Les  lois  physiques  sont  des  dépendances 
des  phénomènes  physiques. 

S'agit-il  des  phénomènes  moraux,  tout  change.  L'expérience  est 
ici  sans  autorité.  On  suppose  que  les  lois  morales  tirent  leur  légi- 
timité d'un  principe  différent  de  celui  dont  les  lois  physiques  tirent 
la  leur.  Ce  principe  est  tour  à  tour  la  volonté  divine  ou  la  Raison 
qui  n'est,  au  sens  ontologique  qu'elle  assume  ici,  qu'un  déguise- 
ment abstrait  de  l'arbitraire  divin.  Sous  ce  jour,  les  lois  morales, 
expression  d'une  activité  ditïérente  de  celle  que  nous  touchons 
dans  l'expérience,  soutiennent,  avec  les  phénomènes  auxquels  elles 
s'appliquent,  un  rapport  inverse  de  celui  que  nous  observons  entre 
les  lois  et  les  phénomènes  du  monde  physique.  Tandis  que  les  lois 
physiques  sont  des  déductions  tirées  du  jeu  des  phénomènes 
physiques,  les  phénomènes  moraux  se  voient  déduits  des  lois 
morales.  Aussi,  lorsque  des  phénomènes  de  cet  ordre  ne  s'accom- 
modent pas  des  lois  morales,  ce  n'est  pas  à  celles-ci  que  l'on  donne 

TO.ME  LXIV.   —  OCTOBRE   1907.  22 


338  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

tort,  mais  à  ceux-ci  :  on  les  dit  immoraux.  Ce  désaccord  ne  laissant 
pas  que  d'être  fréquent,  on  a  dû  inventer  tout  un  ordre  de  sanc- 
tions invisibles,  justice  immanente,  joies  et  peines  futures,  qui 
réparent  l'échec  apparent  imposé  par  le  phénomène  à  la  loi.  A  ce 
prix  les  phénomènes  moraux,  c'est-à-dire  les  mœurs,  tombent  sous 
la  dépendance  de  la  morale. 

Cette  construction  n'est  pas  sans  entraîner  quelques  incommo- 
dités. La  principale  est  qu'à  côtés  des  éléments  ordinaires  de  la 
connaissance  qui,  sous  la  diversité  de  leurs  aspects,  relèvent  d'un 
même  principe  de  développement  spontané  et  s'offrent  à  nous  dans 
l'expérience,  elle  en  suppose  d'autres  qui  ne  supportent  avec  les 
données  de  la  connaissance  naturelle  aucune  commune  mesure. 
Au  monde  physique  on  oppose  le  monde  moral  en  vue  duquel  on 
décrète  un  statut  spécial.  Dès  lors  une  représentation  de  l'univer- 
saHté  des  phénomènes  sur  un  plan  commun  cesse  d'être  possible. 
Le  principe  de  causalité,  qui  est  notre  grand  moyen  d'explication, 
qui  est  le  nœud  avec  lequel  nous  assemblons  en  un  même  tissu  les 
éléments  divers  de  l'expérience,  le  principe  de  causalité,  désavoué 
en  ce  qui  touche  aux  phénomènes  du  monde  moral,  se  voit  rem- 
placé par  un  principe  d'arbitraire  invérifiable,  indéterminable  qui 
infirme  ses  déductions.  Le  monde  devient  ininteUigible  sous  le  jour 
de  l'expérience  et  de  la  raison  explicative.  On  ne  renonce  pas  pour- 
tant à  le  connaître,  mais  l'interprétation  que  l'on  s'en  forme  repose 
sur  un  acte  de  foi,  c'est-à-dire  sur  un  état  de  volonté. 

Aussi  longtemps  que  cet  acte  de  foi,  fidèle  à  ses  origines,  se 
réclame  de  ce  seul  parti  pris  volontaire,  il  est  inattaquable  par  les 
moyens  intellectuels,  puisqu'il  récuse  leur  valeur,  et  c'est  là  le  pur 
état  dogmatique.  Mais  si  les  dogmes  sont  inattaquables  par  les 
moyens  intellectuels,  ils  ne  manquent  pas,  à  la  façon  de  tous  les 
éléments  irréductibles  de  la  volonté,  de'mener  entre  eux,  en  raison 
même  de  cette  irréductibilité,  des  luttes  sans  merci,  des  guerres 
d'extermination  dont  l'histoire  témoigne.  Chaque  dogme,  attri- 
buant à  ses  affirmations  un  caractère  d'universalité,  considère 
logiquement  tous  les  autres  comme  la  négation  de  sa  propre  réa- 
lité. Or,  cette  hostilité  ne  tarde  pas  à  leur  faire  perdre  bientôt  le 
bénéfice  de  leur  attitude  intangible,  à  les  faire  déchoir  de  leur 
état  de  pureté  primitive.  Bien  que  les  dogmes  soient,  en  leur  prin- 
cipe, une  simple  affirmation  du  vouloir,  le  contenu  de  cette  affir- 


J.  DE  GAULTIER.    —   L\   DÉPENDANCE   DE   LA   MOItAI.E  339 

malion  n'en  implique  pas  moins  une  intervention  inlrllectuelle 
préalable,  toute  langue  et  toute  syntaxe  au  moyen  desquelles 
toute  idée,  lùt-eile  la  plus  excentrique,  s'exprime,  supposant  un 
prodigieux  travail  antérieur  d'élaboration,  de  systématisation  des 
élénjents  de  l'esprit.  Pour  répondre  aux  attaques  des  dogmes 
adverses  qui  le  menacent,  tout  dogme  use  d'abord  de  la  violence, 
mais  il  lait  bientcH  appel  aussi  à  ce  système  logique,  qui  est,  quoi 
qu'il  en  ait,  son  moyen  d'expression,  à  ce  système  prodigieuse- 
ment ancien  et  merveilleusement  hiérarchisé  qu'est  l'intelligence 
humaine  avec  ses  lois  ou  ses  conventions  auxquelles  nul  esprit  ne 
peut  se  soustraire  sans  se  mettre  lui-même  en  péril  parce  qu'elles 
sont  le  moyen  de  son  pouvoir  sur  les  choses.  Dès  qu'ils  ont  fait  cet 
appel,  les  dogmes,  en  tant  que  dogmes,  sont  condamnés  à  échéance 
plus  ou  moins  brève.  La  puissance  qu'ils  ont  appelée  à  décider 
entre  eux  va  les  condamner  tous.  Pourtant  leur  disparition  ne  va 
point  sans  transitions  et  longtemps  encore,  sous  l'influence  de 
l'ancienne  sensibilité,  le  mécanisme  logique  de  l'esprit  pris  pour 
arbitre  mais  faussé  toujours  en  quelque  endroit  par  linstinct  théo- 
logique, demeure  contraint  de  témoigner  en  faveur  du  dogme. 

La  dernière  grande  entreprise  de  falsification  de  cette  sorte  fut  le 
Kantisme  de  la  Raison  pratique.  On  va  s'efforcer,  en  une  brève 
analyse,  de  faire  toucher  l'endroit  où  l'assemblage  systématique, 
en  quoi  consiste  le  jeu  intellectuel,  a  été  faussé  par  la  seconde 
Critique  et,  du  procédé  môme  mis  en  œuvre  par  Kant  pour  obtenir 
cette  déviation,  on  s'appliquera  à  faire  sortir  les  déductions  posi- 
tives que  comporte  le  fonctionnement  légitime  de  ce  jeu  mental. 
Cette  analyse  aura  pour  conséquence  de  placer  les  phénomènes 
appelés  moraux  sur  le  même  plan  de  connaissance  que  tous  les 
autres  et  de  rétablir  à  leur  endroit  la  relation  d'antériorité  du  phé- 
nomène par  rapport  à  la  loi,  du  fait  concret  par  rapport  à  la  for- 
mule abstraite,  que  l'on  a  vue  invertie  par  le  dogme.  Il  apparaîtra 
alors,  semble-t-il,  que  les  phénomènes  relatifs  à  la  conduite  sont 
donnés  dans  l'expérience  comme  les  autres  phénomènes,  en  sorte 
que  la  morale,  c'est-à-dire  l'ensemble  des  lois  qui,  à  un  moment 
quelconque  de  l'évolution  historique,  s'appliquent  aux  modes  de 
la  pratique  humaine  est  une  dépendance  des  mœurs,  une  dépen- 
dance d'un  ordre  de  phénomènes  spéciaux  dont  on  s'efforcera  de 
préciser  le  caractère  et  d'établir  la  généalogie. 


340  REVUE    PHILOSOPHIQUE 


On  pourrait  contester  la  distinction  établie  par  Kant  entre  la 
forme  et  le  contenu  de  la  connaissance.  Il  le  faudrait  faire  si  l'on 
devait  nécessairement  attribuer  à  cette  distinction  le  sens  d'une 
opposition,  d'une  différence  de  nature  et  d'origine  entre  cette  forme 
et  ce  contenu.  Mais,  si  les  développements  de  la  pensée  kantienne, 
postérieurs  à  la  première  Critique,  supposent  cette  interprétation, 
ce  fut  au  contraire  la  volonté  expresse  et  ce  fut  aussi  le  haut  mérite 
de  Kant  d'inaugurer  une  méthode  purement  expérimentale,  de 
fonder  sur  l'analyse  de  la  seule  expérience  psychologique  jusqu'à 
la  valeur  des  formes  mêmes  de  la  pensée.  On  acceptera  donc  la 
distinction  kantienne  en  lui  conservant  la  signification  légitime  et 
féconde  qu'elle  comporte,  en  réservant  expressément  la  commune 
origine,  dans  l'expérience  psychologique,  de  la  forme  et  du  con- 
tenu. On  constatera  que  c'est  pour  avoir  oublié  cette  genèse  tout 
empirique  de  la  forme  et  à  la  suite  d'une  faute  manifeste  contre  sa 
propre  méthode,  que  Kant  a  pu,  dans  la  Critique  de  la  Raison  pra- 
tique et  dans  la  Métaphysique  des  Mœurs,  détourner  vers  des  con- 
clusions dogmatiques  les  données  de  l'expérience,  en  ce  qui 
touche  aux  formes  de  la  pratique. 

Lorsque,  en  effet,  dans  F  Esthétique  transcendenlale,  Kant  s'efforce 
de  déterminer  ce  qui  est  a  priori  dans  la  connaissance,  c'est  à  l'expé- 
rience qu'il  s'adresse  :  il  constate  qu'aucune  expérience  n'est  pos- 
sible sans  l'intervention  des  notions  de  temps  et  d'espace;  il  en 
conclut  que  ces  notions  sont  a  j^riori,  qu'elles  sont  la  forme  et  la 
condition  de  toute  expérience  possible.  Est-ce  à  dire  que  ces 
notions  soient  différentes  quant  à  leur  origine  des  autres  faits 
d'expérience?  Pourquoi  en  serait-il  ainsi,  si  c'est  bien  parmi  les 
données  de  l'expérience  psychologique  que  Kant  les  rencontre? 
Constater  qu'aucune  expérience  n'est  possible  que  n'y  interviennent 
les  notions  de  temps  et  d'espace  cela  ne  signifie  rien  de  plus  en 
somme  que  ceci  :  à  savoir  que  le  temps  et  l'espace  sont  des  éléments 
communs  à  tout  fait  de  connaissance,  soit  la  commune  mesure, 
par  rapport  à  laquelle  tous  les  faits  de  connaissance  s'ordonnent, 
la  partie  stable  du  phénomène  grâce  à  laquelle  tous  les  autres  élé- 
ments instables,  qui  y  apportent  différenciation  et  variété,  sont 
compris  en  un  même  système,  apparaissent  sur  un  même  plan  de 


J.   DE  GAULTIER.    —   l.V    nÉPENDANCE   DE   LA    MORALE  341 

connaissance  et  peuvent  former  entre  eux  des  relations.  Après  cela 
on  peut  attribuer  au  temps  et  à  l'espace  un  caractère  formel,  mais 
cette  altrihulion  n'est  rien  de  plus  qu'un  nom  pour  désigner  leur 
uni\ersalité,  c'est-à-dire  le  fait  qu'ils  sont  donnés  comme  élé- 
menls  dans  toute  expérience,  en  sorte  qu'ils  constituent  le  fait 
caractéristique  de  toute  expérience.  Ainsi  s'elïace,  entre  la  forme  et 
le  contenu,  pour  faire  place  à  une  remarque  de  commodité  logique, 
une  prétendue  didérence  de  nature  qui  introduirait  un  hiatus  dans 
le  fait  même  de  la  connaissance.  Les  formes  de  la  connaissance 
tirant  leur  origine  de  la  même  activité  qui  engendre  le  contenu, 
étant  une  part  de  ce  contenu,  n'étant  que  la  partie  constante  du 
phénomène,  et  qui  l'identifie,  par  contraste  avec  sa  part  instable 
qui  le  diversifie,  elles  relèvent,  comme  tout  le  reste,  de  la  catégorie 
de  l'expérience,  issues  du  jeu,  d'un  même  principe,  l'activité  de  la 
pensée,  soit  que  l'on  envisage  sous  ce  terme  une  substance,  soit 
que  l'on  n'y  voie  qu'un  pur  moyen  logique. 

Quand,  par  la  suite,  Kant  décrit  et  classe  les  catégories  de  l'enten- 
dement, celles-ci  remplissent  une  fonction  analogue  à  celle  que 
remplissent  les  formes  de  l'intuition.  Chacune  d'elles  désigne, 
qu'il  s'agisse  des  catégories  de  la  quantité  ou  de  celles  de  la  cau- 
salité, quelque  chose  de  commun  à  toute  expérience  et  sans  quoi 
l'expérience  ne  tomberait  pas  sous  l'entendement.  Que  cet  élément 
commun,  qu'un  élément  commun  quelconque  vienne  à  faire 
défaut,  la  synthèse  intellectuelle  n'est  plus  possible,  les  phéno- 
mènes épars  n'ont  plus  de  liens  entre  eux  et  cessent  de  com- 
poser l'ensemble  en  partie  systématisé  que  nous  nommons  l'uni- 
vers. Le  caractère  formel,  déduit  ici,  comme  pour  l'intuition,  de 
la  stricte  analyse  de  l'expérience  psychologique,  est  un  carac- 
tère d'universalité  et  tire  de  ce  seul  fait  d'universalité  son  impor- 
tance, sans  qu'il  soit  besoin  de  lui  attribuer  une  valeur  transcen- 
dentale.  Aucune  de  ces  formes  ne  préjuge  du  contenu  de  l'expé- 
rience. Aucune  ne  promulgue  des  lois  déterminant  la  nature 
de  ce  contenu  et  ses  modalités,  sans  quoi  toutes  les  sciences 
seraient  déductives,  l'observation  et  l'induction  seraient  des  détours 
inutiles  pour  connaître. 

Mais  si  Kant  est  demeuré  fidèle  à  cette  méthode  tant  qu'il  a 
traité  des  formes  de  la  connaissance,  on  ne  saurait  contester  qu'il 
s'en  est  départi  dès  qu'il  a  traité  des  formes  de  la  pratique.  Le  mot 


342  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

forme  prend  chez  lui  en  celle  matière  une  acceplion  toute  diffé- 
rente. A  s'en  tenir  à  la  notion  précise  que  l'on  vient  de  considérer 
sous  ce  terme,  il  est  évident  que  ce  qu'il  donne  pour  une  forme 
n'en  est  pas  une.  Son  impératif  catégorique,  sous  les  expressions 
concrètes  dont  il  l'a  tour  à  tour  revêtu,  ne  se  fonde  plus  sur  un 
fait  d'universalité  donné  dans  l'expérience  mais  sur  l'hypothèse 
d'un  fait  d'universalité  dont  la  détermination  suppose,  contraire- 
ment à  toute  science  critique,  la  connaissance  possible  d'une  téléo- 
logie  de  l'existence  d'ordre  purement  nouménal.  Ce  qui  pourrait  être 
accepté  pour  le  principe  formel  de  la  pratique,  à  la  suite  d'une 
analyse  pareille  à  celle  qui  permit  de  déterminer  les  formes  de  la 
connaissance,  ni  Kant,  ni  les  néo-criticistes  ne  l'ont  jamais  mis  en 
lumière.  Pourquoi'?  Parce  que,  défini,  ce  principe  n'eût  pu  rendre 
les  services  que  Ton  attendait  de  lui,  parce  qu'il  se  fût  montré 
entièrement  extérieur  aux  idées  de  devoir,  de  liberté  et  de  respon- 
sabilité morale  qui  constituent  l'éthique  kantienne,  de  même 
qu'elles  constituaient  déjà,  sur  d'autres  fondements,  l'éthique  chré- 
tienne et  spiritualiste,  —  parce  que  ce  principe  formel,  à  la  façon 
des  formes  de  la  connaissance,  se  fût  montré  indifférent  aux  divers 
aspects  de  son  contenu,  parce  qu'étant  vraiment  une  forme,  il 
n'eût  plus  été  une  source  de  causalité  et  ne  fût  intervenu  que  pour 
figurer  l'élément  commun  à  tous  les  phénomènes  compris  sous  la 
G  alégorie  morale,  l'élément  qui  les  identifie  les  distinguant  par  sa 
présence  de  ceux  des  autres  catégories,  mais  laissant  place  à  ses 
c  ôlés  à  d'autres  éléments  par  lesquels  ces  phénomènes  se  distin- 
guent les  uns  des  autres. 

Cette  définition  d'une  forme  de  la  pratique  que  Kant  n'a  point 
produite,  on  va  tenter  de  la  donner  ici,  persuadé  que  l'on  est  de  la 
valeur  de  la  méthode  analytique  de  Kant,  persuade  qu'à  travers 
cette  distinction  de  la  forme  et  du  contenu,  dans  les  termes  de  la 
signification  que  l'on  a  attribuée  à  l'une  et  à  l'autre,  on  doit 
atteindre  la  source  commune  de  toute  connaissance,  l'expérience, 
de  façon  à  en  faire  jaillir  un  enseignement  fécond. 

Si  la  forme  de  la  connaissance  est  constituée  par  l'ensemble  des 
conditions  qui  accompagnent  nécessairement  tout  fait  de  com- 
préhension, quel  que  soit  le  contenu  variable  du  phénomène  par 
où  il  s'objective  et  se  différencie,  c'est-à-dire  quel  que  soit  le 
caractère  particulier  de  l'objet  perçu  ou  de  l'idée  conçue,  la  forme 


J.   DE   GAULTIER.    —    lA    rH^:PENDAN(:E    \)E    LA    MORALE  343 

de  la  pratique,  selon  un  parall(^lisnie  ri^^oureux,  sera  consliluée 
par  les  conditions  (|ui  acrompagnent  nécessairement  toute  action, 
quel  que  soit  d'ailleurs  le  caractère  particulier  de  cette  action.  Or, 
si,  pour  tlélerminer  ces  conditions,  on  recherche  quel  est  l'élément 
dont  la  présence  s'observe  en  tout  acte  réputé  moral,  à  défaut 
duquel  un  acte  cesse  d'apparaître  à  l'esprit  sous  cette  catégorie, 
on  est  amené  ù  constater  que  cet  élément  consiste  en  un  jugement, 
accompagnant,  dans  l'esprit  de  qui  va  accomplir  un  acte,  l'exécu- 
tion de  l'acte,  jugement  qui  approuve  ou  désapprouve,  conclut  à 
faire  ou  ne  pas  fair&,  à  un  oui  ou  à  un  non,  et  qui  place  les  ({ualili- 
catifs  bon  et  mauvais  sur  les  solutions  opposées  engendrées  par 
r  alternative.  Cet  élément  a  bien  le  caractère  formel,  il  est  bien 
comparable,  à  l'égard  de  l'action,  à  ce  que  sont,  à  l'égard  des 
objets  saisis  par  l'intuition  ou  par  l'entendement,  les  idées  de 
temps,  d'espace,  de  cause,  de  quantité.  Il  décide  de  l'existence,  de 
la  réalité  du  phénomène  sans  rien  préjuger  de  son  contenu  ni 
de  ses  modes.  Telle  quelle,  cette  forme  de  la  pratique  implique 
purement  et  simplement,  de  la  part  du  sujet  volontaire,  toi  fait  de 
non  indi/frrence  à  l'égard  de  l'acte  à  accomplir,  elle  implique  que 
tout  acte,  dans  .son  rapport  avec  le  sujet  particulier  qui  va  l'exé- 
cuter, est  Jugé  par  celui-ci  bon  ou  mauvais.  Ceci  et  rien  de  plus. 
Ceci,  sans  plus,  suffit  à  classer  un  phénomène  sous  la  catégorie 
morale,  à  le  distinguer  du  phénomène  physique  dont  la  causalité  a 
sa  source  en  une  activité  étrangère  à  un  sujet  conscient,  à  le  diffé- 
rencier d'un  acte  automatique,  d'un  réflexe. 

Dire  que  cet  acte  est  en  réalité  bon  ou  mauvais  pour  le  sujet 
serait  déjà  tirer  de  la  forme  de  la  pratique  une  déduction  qu'elle  est 
impuissante  à  fournir  et  qui  ne  peut  être  établie  que  par  l'empi- 
risme. Mais  Kant  ne  s'en  est  pas  tenu  à  ce  premier  abus  et  il  a 
fait  entrer  dans  son  idée  du  devoir  la  conception  d'un  bien  en  soi 
selon  laquelle  l'acte  a  une  valeur  indépendante  de  sa  relation 
avec  le  sujet,  une  valeur  déterminée  par  sa  relation  avec  un 
entité  nouménale  qui,  aux  termes  de  la  première  critique,  ne  peut 
être  atteinte  par  la  connaissance,  en  sorte  que  tout  ce  qui  peut 
être  dit  à  son  sujet  relève  du  dogmatisme  le  plus  arbitraire. 

C'est  donc  ici  que  l'on  situera  la  substitution  faite  par  Kant,  au 
cours  de  ses  spéculations,  d'un  principe  dogmatique  aux  déduc- 
tions autorisées  par  l'analyse  de  l'expérience  psychologique.  Au  fait 


344  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

de  non  indifférence  à  l'égard  de  l'acte  à  accomplir  que  l'analyse, 
appliquée  aux  éléments  de  la  pratique,  révèle,  en  raison  de  son 
universalité,  comme  la  forme  de  la  pratique,  il  a  substitué,  avec 
l'idée  du  devoir,  un  concept  dans  lequel  il  a  fait  entrer  préalable- 
ment toutes  les  conséquences  qu'il  lui  a  fait  postuler  ensuite,  —  idées 
du  bien,  du  libre  arbitre,  de  la  responsabilité,  du  mérite  et  du 
démérite,  —  au  point  qu'elles  constituent  toute  sa  substance,  au 
point  qu'il  n'a,  privé  d'elles,  aucun  sens,  —  en  sorte,  qu'aucune 
de  ces  conséquences  n'étant  donnée  dans  l'expérience,  on  peut 
affirmer,  en  toute  sécurité  logique,  du  concept,  lui-même  qu'il  y  est 
insaisissable,  qu'il  n'y  existe  pas. 


A  tenir  strictement  pour  la  forme  de  la  pratique,  le  fait  de  non 
indifférence^  le  fait  de  'partialité  que  l'on  vient  d'énoncer,  on  va 
montrer  qu'à  la  façon  des  formes  de  la  connaissance,  il  nous  met 
en  relation,  par  le  caractère  d'universalité  qui  nous  l'a  fait  choisir, 
avec  les  divers  éléments  de  la  pratique,  de  la  façon  la  plus  utile  à 
nous  les  faire  connaître. 

Son  premier  office  est  de  nous  mettre  à  même  de  distinguer 
avec  clarté  le  phénomène  moral  du  phénomène  physique.  On 
remarquera  en  effet  que  celui-ci  est  reconnaissable  à  ce  qu'un 
seul  ordre  de  causes  intervient  en  vue  de  sa  production.  Le 
phénomène  moral,  au  contraire,  se  montre  le  produit  d'une  double 
série  causale,  l'une,  d'ordre  physique  qui  détermine  l'acte,  l'autre, 
d'ordre  intellectuel  qui  détermine  le  jugement  porté  sur  l'acte. 
Toutefois,  ces  deux  séries  causales  qui  interfèrent,  s'accordant  ou 
se  combattant  pour  la  production  de  l'acte,  n'en  ont  pas  moins, 
l'une  el  l'autre,  une  commune  origine  en  un  déterminisme  de 
même  nature  et,  quand  il  est  question  d'une  causalité  d'ordre 
intellectuel  pour  désigner  la  seconde,  cette  qualification  n'est 
qu'un  moyen  de  distinguer  un  phénomène  plus  complexe  d'un 
plus  simple,  un  fait  primitif  d'un  fait  dérivé  et  il  reste,  pour  qu'il 
soit  possible  de  traiter  des  rapports  de  ces  deux  séries  entre  elles, 
après  les  avoir  distinguées  par  des  noms,  à  les  identifier  quant  à 
leur  nature.  C'est  dire  qu'il  reste  à  rechercher  le  fait  d'ordre 
physique  sur  lequel  s'est  greffée  la  série  causale  d'ordre  intellec- 
tuel à  l'extrémité  de  laquelle  apparaît  le  jugement  porté  sur  l'acte. 


J.  DE  GAULTIER.    —   I  A    DI^.PENDANCE    PE   LA    MORALE  34o 

C'est  dire  déjà  que  la  catégorie  morale,  consliluép  par  l'apparition 
de  ce  jugement,  n'est  pas  un  élément  originel  et  (pi'elle  est  une 
dépendance  d'autre  chose  qu'elle  môme. 

Cet  élément  primordial  d'ordre  physique  qu'il  s'agit  de  découvrir 
devra  donc  remplir  cette  condition  de  déterminer  toujours,  chez 
le  sujet  qui  accomplit  un  acte,  un  jugement  de  valeur  sur  l'acte 
qu'il  accomplit.  C'est  à  ce  prix  que  cet  élément  répondra  au  carac- 
tère formel  auqiiel  on  a  distingué  que  l'acte  moral  était  reconnais- 
sable.  Or  cet  élément  se  manifeste  avec  la  sensibilité,  pour  user 
d'un  terme  plus  précis,  avec  le  goût.  Sans  le  goût,  la  forme  de  la 
pratique  n'a  pas  de  contenu,  sans  le  goût,  il  n'est  pas  de  jugement 
sur  les  actes  et  sur  les  choses,  il  n'est  point  de  réalité  morale.  Mais 
toute  action  est  bonne  pour  un  individu  donné  qui  a  pour  effet  de 
procurer  satisfaction  à  son  goût,  toute  action  contraire  est  mau- 
vaise. Prise  en  son  sens  le  plus  étroit,  celte  énonciation  qui 
substitue,  aux  termes  objectifs  et  abstraits  Bien  et  Mal  les  termes 
subjectifs  et  concrets  bon  et  mauvais^  nous  met  en  possession  du 
fait  éthique  élémentaire,  de  l'atome,  en  matière  de  chimie  morale, 
dont  les  combinaisons  permettent  d'expliquer  les  complications 
les  plus  singulières  des  morales  sociales,  les  raffinements  les  plus 
subtils  des  morales  individuelles  et  jusqu'aux  inversions  mômes 
par  lesquelles  l'individu  semble  agir  contre  son  goût. 

Pour  se  rendre  compte  de  ces  raffinements  et  de  ces  complica- 
tions, il  suffit  de  faire  intervenir,  d'une  part,  le  pouvoir  individuel 
d'imaginer,  de  réfléchir  et  de  prévoir,  et,  d'autre  part,  le  phénomène 
social  au  sens  le  plus  général  du  mot,  au  sens  où  il  désigne  le  fait  d'une 
pluralité  d'éléments  en  relation  nécessaire  les  uns  avec  les  autres. 
De  ce  point  de  vue,  si  l'on  considère  qu'il  est  impossible  de  conce- 
voir l'individu  en  dehors  d'un  milieu  social,  où  sa  sensibilité 
particulière,  avec  le  goût  qui  la  manifeste,  vient  en  conflit  ou  en 
concurrence  avec  d'autres  sensibilités,  on  concevra  aussi  que  ce 
goût  lui-môme  ne  se  rencontre  pas  à  l'état  isolé  dans  le  milieu 
individuel.  Dans  ce  milieu,  qui  joue  à  l'égard  des  divers  instincts 
particuliers  le  rôle  du  milieu  social  à  l'égard  des  individus,  ces 
instincts,  ces  goûts,  ne  sont  parvenus  à  s'ordonner,  avec  plus  ou 
moins  de  bonheur,  qu'à  la  suite  de  longs  conflits;  il  s'est  établi 
entre  eux  une  hiérarchie,  plus  ou  moins  stable,  en  vertu  de  laquelle 
beaucoup  d'entre  eux,  dominés  par  les  autres,  ont  été  condamnés 


346  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

à  ne  pas  s'exercer  ou  à  restreindre  leur  fougue  dans  des  limites 
fixées.  Le  même  conflit  aboutit  entre  individus  aux  mêmes  com- 
promis :  les  plus  forts,  qu'ils  soient  une  élite,  qu'ils  soient  le  nombre, 
satisfont  avec  plus  d'ampleur  leurs  goûts  propres  et  un  plus  grand 
nombre  de  leurs  goûts  et  de  leurs  instincts.  Les  individus  les  plus 
faibles,  afin  de  continuer  à  assouvir  leurs  goûts  les  plus  forts, 
sacrifient  les  moins  violents,  ceux  qui  sont  au  bas  de  l'échelle  dans 
la  hiérarchie  de  goûts  et  d'instincts  formés  dans  le  milieu  collectif 
individuel.  Si  l'instinct  de  vivre  l'emporte  en  eux  sur  tous  les  autres, 
ils  en  viennent,  placés  sous  le  joug  d'individus  plus  puissants,  à 
sacrifier,  par  crainte  de  perdre  la  vie,  jusqu'aux  plus  forts  de  leurs 
instincts  et  de  leurs  goûts.  Nous  touchons  donc  ici  déjà  cette 
inversion  selon  laquelle  l'individu  qui  possède  un  goût  très  violent 
emploie  toute  sa  force  à  ne  pas  satisfaire  ce  goût  :  or,  s'il  agit  ainsi, 
c'est,  on  vient  de  l'observer,  parce  qu'il  existe  en  lui  un  goût  de 
vivre  encore  plus  fort  que  les  goûts  les  plus  énergiques  qu'il  aimerait 
à  satisfaire  en  vivant.  La  crainte,  qui  joue  un  rôle  si  important  dans 
la  constitution  des  morales,  n'est  donc  ici  qu'un  nom  pour  désigner 
la  prépondérance  d'un  goût,  celui  de  vivre,  sur  d'autres  goûts  que 
l'individu  ressent  avec  force  et  qu'il  se  charge  pourtant  de  réprimer 
lui-même,  parce  qu'il  réfléchit,  parce  qu'il  a  le  pouvoir  d'imaginer, 
parce  qu'il  prévoit  les  conséquences,  menaçantes  pour  sa  vie, 
qu'entraînerait  la  satisfaction  de  ces  goûts  que  des  individus 
plus  forts  lui  défendent  de  satisfaire.  Toute  cette  morale  de  la 
crainte,  assez  compliquée  déjà  pour  masquer  ses  origines  et  faire 
croire  à  l'intervention  d'un  principe  métaphysique,  se  construit 
donc  pourtant  au  moyen  des  seules  notions  bon  et  mauvais  dans 
leur  rapport  avec  une  physiologie  individuelle.  Est  bon  l'acte  qui 
satisfait  le  goût  d'un  individu  concret  donné,  mauvais  l'acte  qui 
contrarie  ce  goût.  Agissant  dans  le  double  milieu  collectif  des 
instincts  et  des  individus,  cette  maxime  primitive  détermine  un 
individu  prévoyant  et  réfléchi  à  nommer  mal  toute  une  série  d'actes 
propres  à  satisfaire  immédiatement  quelques-uns  de  ses  goûts,  à 
nommer  bien  toute  une  suite  d'actes  propres  à  contrarier  ces 
mêmes  goûts.  Sous  cette  latitude  morale  de  la  crainte  l'homme  se 
crée  ainsi  des  impératiis  et  des  prohibitions  formés  les  uns  et  les 
autres  en  vue  de  satisfaire  un  goût  de  vivre,  qui  est,  à  ce  stade, 
son  goût  dominant. 


J.  DE  GAULTIER     —    l-A    UÉPE.NDANCE    DE    LA    MOHALK  347 

A  niellre  enjeu  d'aulrcs  inslinels  et  d'autres  mécanismes  psy- 
chologiques on  va  pénétrer  dans  une  zone  plus  tempérée  du  climat 
moral  et  qui  va  produire  des  l'ruils  plus  nuancés.  Il  sullit,  pour  les 
voir  mi'irir,  d'élever  le  pouvoir,  d'imaginer  jusqu'au  degré  où  il  est 
assez  Tort  pour  faire  échec  à  la  réalité,  et  opposer  dans  l'esprit,  aux 
formes  positives  du  réel,  des  formes  psychologiques  qui,  parfois,  se 
brisent  à  ces  formes  plus  anciennes,  mais  parfois  aussi  les  dissol- 
vent et  parviennent  à  les  remplacer.  Cette  aventure  psychologique, 
met  en  scène  un  des  aspects  de  ce  pouvoir  essentiel  que  j'ai  nommé 
le  Bovarysme  et  que  j'ai  défini  la  faculté,  départie  à  l'homme,  de 
se  concevoir  autre  qu'il  n'est,  de  concevoir  autres  qu'ils  ne  sont, 
sous  l'empire  d'une  suggestion  ayant  pour  origine  l'intérêt,  l'amour 
propre  ou  l'enthousiasme,  les  mobiles  de  ses  actes.  Or,  tout  indi- 
vidu en  contraignant  un  autre,  tout  groupe  d'individus  contrai- 
gnant un  autre  groupe,  à  la  suite  du  premier  fait  de  violence  où  il 
a    prouvé  la  supériorité  de  sa  force,  en  vient  le  plus  souvent  à 
employer  un  subterfuge  dont  le  succès  repose  sur  ce  pouvoir  qu'a 
l'homme  de  se  donner  le  change.  A  la  contrainte  qu'il  exerce  à 
l'égard  d'aulrui  et  qui  est  de  sa  part  un  fait  d'exploitation  en  vue 
d'une  utilité  personnelle,  celui  qui  est  le  plus  fort  s'elïorce  d'attri- 
buer une  valeur  d'utilité  générale.   Il   s'eflorce  par  exemple  de 
persuader  que  ce  qui  est  pour  lui  un  profit  et  pour  autrui  une 
servitude  est  ordonné  par  une  loi  supérieure,  n'émanant  pas  de 
lui-même  mais  de  la  divinité  ou  de  la  Raison,  et  qui,  en  retour  de 
l'obéissance  qu'on  lui  accorde,  promet  le  bonheur.  Il  fait  ainsi  que 
l'impératif  qu'il  édicté,  et  qui  est  pour  lui  une  attitude  d'utilité 
positive,  soit  pour  les  autres  une  altitude  d'utilité  imaginaire.  Par 
le  moyen  d'une  fiction  il  universalise  dans  l'imagination  de  tous,  et 
de  ce  fait  rend  sacré,  ce  qui  lui  profite  en  réalité.  Pour  que  celte 
fiction  tienne  ses  promesses  et  soit  effectivement  une  attitude 
bienfaisante  pour  tous,  il  suffit  qu'elle  soit  crue  vraie.  Or  le  pouvoir 
de  concevoir  autres  qu'ils  ne  sont  les  mobiles  de  l'action,  va  dans 
certains  cas  et  sous  certaines  conditions,  réaliser  cette  croyance 
dans  l'esprit  de  l'individu  ou  du  groupe  dominé.  Individu  ou  groupe, 
s'il  veut  vivre,  si,  en  même  temps,  il  se  fait  encore  quelque  haute 
idée  de  lui-même,  va  accepter  avidement,  comme  un  moyen  de 
salut,   la   fiction  que  le  maître   lui   tend  et  qui  le  relève  de  sa 
déchéance  :  car  il  va  oublier  qu'il  obéit  à  la  force  en  se  persuadant 


348  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

qu'il  obéit  à  la  Raison  ou  à  Dieu.  En  dénaturant  ainsi,  en  conce- 
vant ainsi  autres  qu'ils  ne  sont  les  mobiles  de  ses  actes,  il  va  se 
concevoir  lui-même  autre  qu'il  n'est;  réduit  en  esclavage  il  ne  va 
plus  sentir  le  poids  de  ses  chaînes,  faible  et  tyrannisé  il  va  oublier 
sa  faiblesse  et  se  tenir  pour  l'égal  de  son  tyran.  Mais  le  maître 
lui-même  ne  va-t-il  pas  le  plus  souvent  être  dupe  aussi  du  subter- 
fuge dont  il  a  usé  et  de  la  fiction  qu'il  a  créée?  En  fait,  il  en  est 
ainsi,  et  s'il  en  est  ainsi  c'est  que  ce  subterfuge  et  cette  fiction  lui 
sont  commodes,  c'est  qu'elles  sont  pour  lui  une  économie  de  force 
et  qu'elles  lui  épargnent  la  tâche  d'imposer  à  tout  moment,  par  la 
contrainte,  et  au  prix  d'un  effort,  sa  suprématie.  Ainsi  le  vainqueur 
accepte  par  intérêt  la  fiction  que  le  vaincu  accepte  pour  ménager 
sa  fierté.  L'un  et  l'autre  croient  vrai  ce  qui  est  utile  à  chacun,  à  la 
suite  d'un  état  de  fait  que  la  force. a  créé. 


Ce  compromis,  que  par  le  moyen  de  l'analyse  précédente,  on  a 
ramené  à  des  termes  relativement  très  simples,  est  celui  qui  se 
manifeste  en  tout  état  social  complexe.  Dans  ce  nouveau  milieu, 
au  lieu  d'un  groupe  d'hommes  qui  en  domine  un  autre,  on  ren- 
contre un  grand  nombre  d'individus  répartis  en  classes,  en  profes- 
sions, en  groupes  régionaux,  des  individus  que  la  nature  a  faits 
inégaux  entre  eux  quant  au  pouvoir  dont  ils  disposent  de  satisfaire 
leurs  goûts,  chez  chacun  desquels  ces  goûts  sont  disposés  selon 
des  hiérachies  quelque  peu  différentes.  Ici  comme  dans  l'exemple 
précédent,  où  l'on  n'envisageait  que  deux  termes  antagonistes,  des 
conventions  se  sont  formées  entre  tous  les  intéressés  et  ces  con- 
ventions n'ont  acquis  force  de  loi  qu'à  la  suite  de  longs  et  mul- 
tiples conflits  au  cours  desquels  la  puis.sance  de  chaque  catégorie 
d'individus  a  été  éprouvée,  a  vu  son  étendue  et  ses  limites  définies. 
Ici  également  nous  n'avons  jamais  atTaire  qu'au  même  désir  de 
satisfaction  d'un  goût  concret  qui  inscrit  les  étiquettes  bon  et  mau- 
vais sur  ses  appétences  et  ses  aversions,  et  ce  goût  est  ici  encore 
comprimé,  transformé  par  un  double  fait  social,  dont  le  premier 
consiste  en  ce  qu'il  est  en  relation  et  vient  en  concurrence,  dans 
l'intimilé  d'une  même  physiologie  individuelle,  avec  des  goûts  dif- 
férents qui  tous  cherchent  à  exploiter  à  leur  profit  l'énergie  indi- 
viduelle, dont  le  second  consiste  en  ce  qu'il  vient  en  conflit,  dans 


J.  DE  GAULTIER-    —    IV    DKl'EMiA.NCK    DE    LA    MUUAI.Ii  349 

un  môme  milieu  social,  avec  des  goûts  pareils  sexpriinanl  dans  les 
autres  physiologies  individuelles.  Le  fait  moral  a  donc  toujours  ici 
la  môme  signification  (jui  lui  a  été  attribuée  une  ibis  pour  toutes; 
il  a  pour  forme  la  distinction  en  bon  et  en  mauvais  établie  à  légard 
de  toute  action  par  un  goCit  particulier,  qualifiant  cet  acte  par  rap- 
port à  lui-môme  et  intléchissant  l'énergie  individuelle  vers  la  direc- 
tion de  son  bien.  Ce  phénomène  moral,  dans  tous  les  cas  où  il  se 
manifeste  chez  l'individu  par  la  répression  d'un  désir,  signifie,  soit 
que  ce  désir  prend  une  voie  détournée  pour  s'assouvir  plus  sûre- 
ment et  sans  bataille  sous  des  conditions  tolérées  par  le  compromis 
social,  soit  qu'il  a  été  sacrifié,  dans  l'intimité  de  la  physiologie  où 
il  s'élève,  à  d'autres  instincts  plus  forts  qui,  au  prix  de  ce  sacrifice, 
ont  obtenu  des  autres  individus  compris  dans  le  système  social  la 
liberté  de  se  satisfaire. 

Le  point  où  s'équilibrent,  de  façon  plus  ou  moins  instable,  les 
désirs  multiples  compris  dans  un  môme  ensemble  équivaut  exac- 
tement à  ce  que  M.  Durkheim  a  nommé  la  pression  sociale.  Cette 
pression  se  fait  sentir  au  moyen  des  lois  positives,  au  moyen  du 
préjugé  et  de  la  coutume,  au  moyen  d'un  état  général  d'appréciation 
selon  lequel  les  étiquettes  bien  et  mal  sont  apposées,  d'un  consen- 
tement unanime,  sur  tous  les  actes  possibles.  Cette  codification  des 
actions  sous  les  étiquettes  bien  et  mal,  où  s'exprime  en  un  impératif 
le  compromis  social,  exerce  sa  pression  sur  toute  conscience  indi- 
viduelle. Elle  constitue  la  morale,  la  morale  en  tant  que  phénomène 
social,  cet  «  instinct  du  troupeau  dans  l'individu  »  selon  la  formule 
de  Nietzsche,  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  prendre  au  sens  péjoratif. 

A  rappeler  les  points  principaux  de  ces  développements,  on 
retiendra  qu'après  avoir  reconnu  la  forme  générale  de  la  pratique 
dans  le  jugement  porté  sur  l'acte  par  le  sujet  qui  l'accomplit,  juge- 
ment de  valeur  tout  subjectif,  impliquant  seulement  de  la  part  du 
sujet  un  état  de  non  indifférence  à  l'égard  de  l'acte  et  ne  préju- 
geant jamais  de  sa  propre  valeur  objective,  on  a  découvert,  à  tra- 
vers ce  fait  de  partialité  pur  et  simple,  avec  le  goût,  l'élément 
physiologique  qui  lui  donne  naissance.  Le  jugement  moral  s'est 
ainsi  trouvé  rattaché,  par  le  lien  de  la  cause  à  l'eiret,  à  l'ensemble  de 
l'empirisme.  Il  suit  de  là  que  la  forme  de  la  pratique  ne  se  montre 
pas  pourvue  dune  généralité  comparable  à  celle  qui  caractérise  les 
formes  de  la  connaissance,  qu'elle  ne  peut  leur  être  symétrique- 


350  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

ment  opposée  à  la  façon  dont  Kant  l'a  fait,  mais  que  le  phénomène 
moral,  avec  sa  forme  propre  qui  le  distingue  du  phénomène 
physique,  apparaît,  ainsi  que  tous  les  autres  phénomènes  empi- 
riques, à  travers  les  formes  générales  de  la  connaissance  et  s'y 
manifeste  dans  une  relation  étroite  de  dépendance  à  l'égard  de  la 
physiologie.  Comme  le  goût  physiologique,  donné  dans  l'individu, 
se  trouve,  de  ce  fait  même,  donné  dans  la  collectivité  des  indi- 
vidus, —  l'individu  n'existant  pas  à  l'état  isolé  —  on  en  vient  à 
formuler,  pour  tenir  compte  des  influences  et  des  contraintes 
réciproques  qui  résultent  de  ces  états  de  fait  et  engendrent  les 
mœurs,  que  la  morale  est  une  dépendance  des  mœurs. 


II.  —  Indépendance  des  mceurs  a  l'égard  de  la  logique 

De  ce  que  la  morale  est  une  dépendance  des  mœurs  et  de  l'état 
physiologique  qui  produit  les  mœurs,  il  résulte  avec  trop  d'évi- 
dence que  les  mœurs  sont  indépendantes  de  la  morale  et  cette  con- 
séquence suffirait  peut-être  à  justifier  le  titre  de  cette  étude.  S'il 
en  était  ainsi,  on  n'aurait  fait  que  résumer  dans  les  développements 
précédents  les  raisons  qui  militent  en  faveur  d'une  conception,  non 
point  généralement  admise  puisqu'elle  a  contre  elle  toute  philoso- 
phie religieuse,  spiritualiste  ou  kantienne,  mais  acceptée  pourtant 
comme  irréfutable  par  un  grand  nombre  d'esprits  et  dont  M.  Lévy- 
Bruhl  a  exposé  les  termes  avec  beaucoup  de  force  persuasive  et  de 
clarté  ^  Mais  on  vise  dans  cette  étude  à  établir  quelque  chose  de 
plus  que  cette  interversion  du  rapport  communément  imaginé 
entre  la  morale  et  les  mœurs.  Non  seulement  les  mœurs  sont  indé- 
pendantes de  la  morale  qui  dépend  d'elles,  mais  on  prétend  encore 
que  les  mœurs  sont  indépendantes  de  la -logique.  On  entend  par  là 
qu'elles  échappent  à  tout  effort  de  déduction,  en  vue  de  déterminer 
quelles  elles  doivent  être,  en  sorte  qu'il  n'est  pas  plus  possible  de 
les  déduire  de  l'ensemble  de  l'expérience  qu'il  n'est  possible  de  les 
déduire  d'un  a  priori  dogmatique. 

Cette  assertion  ne  va  pas  à  mettre  en  échec  les  énonciations  de 
M.  Lévy-Bruhl  dans  la  Morale  et  la  Science  des  Mœurs.  De  ce  qu'il 
existe  à  tout  moment  une  réalité  morale  donnée,  il  résulte  bien 

1.  La  Morale  et  la  Science  des  Mœurs,  F.  Alcan. 


J.  DE  GAULTIER.    —   LA   DÉPENDANCE    DE    LA    MORALE  351 

qu'il  est  possible  de   lormulcr  quel(|ues  lois  de   cette  réalité,    on 
accordera  même  qu'il  est  possible  éj^aleraent  de  l'améliorer  en  édic- 
tant  les  impératifs  (jui  peuvent  favoriser  sa  production.  Une  réalité 
morale  donnée  implique  en  elVet  sa  téléologie,  elle  implique  une 
conception  particulière  des  rapports  humains,  de  la  vie  et  de  son 
but  (juil  appartient  à  la  science  des  mœurs  de  dé^çager  objective- 
ment, dont  la  science  des  mœurs  en  tant  que  science  des  moyens, 
en  tant  qu'art  moral  peut  aussi  favoriser  l'accomplissement.  On 
croit  donc  la  science  des  mœurs  propre  à  procurer  aux  diverses 
réalités  morales  qui  existent  ou  existeront  dans  le  temps  et  dans 
l'espace  un  concours  efficace.  Une  société  en  possession  dune 
science  des  mœurs  fortement  constituée  serait,  à  l'égard  d'une 
société  que  ne  posséderait  pas  cette  science,  dans  le  rapport  d'un 
homme  capable  de  réflexion,  de  mémoire,  d'esprit  de  déduction, 
à  l'égard  dun  homme  qui  n'aurait  pas  ces  qualités.  Mais  cette 
formule  —  les  mœurs  sont  indépendantes  de  la  logique  —  s'oppose 
à  une  conception  dont  il  semble  qu'elle  apparaisse  encore  dans 
la  pensée  d'un  grand  nombre  de  moralistes  et  de  quelques  socio- 
logues et  qu'elle  tende,  avec  ceux-ci,  à  faire  parfois  de  la  socio- 
logie,  au   lieu   d'une  recherche   indépendante   d'ordre  purement 
scientifique,    un    succédané    de    la   théologie.    Cette   conception 
s'exprime  en  cette  croyance  que  la  science  des  mœurs,  parvenue  à 
son  point  extrême  de    perfection,   réussirait  à  définir   en    termes 
essentiels  la  notion  du  Bien,  à  fixer  les  contours  et  les  règles  d'une 
morale  unique,  à  instaurer  le  règne  d'une  morale  universelle,  de  la 
Morale.  Ainsi,  ce  que  la  théologie  s'eflorçait  de  constituer  par  les 
moyens  dogmatiques,   la  sociologie,  une  certaine  sociologie  du 
moins,  s'eflorcerait  de  le  constituer  par  des  moyens  scientifiques. 
La  science,  selon  un  point  de  vue  qui  n'est  pas  encore  entièrement 
aboli  et  qui  a  autorisé  quelques  esprits  à  décréter  sa  faillite,  la 
science  aurait  pour  destinée  de  suppléer  la  théologie.  La  foi  a  dis- 
paru qui  faisait  accepter  les  injonctions  théologiques,  mais  non  la 
sensibilité  qui  les  approuvait,  qui  faisait  apparaître  désirables  ses 
postulats,  celui-ci  entre  tous,  l'existence  d'une  loi  morale  unique 
régissant    l'humanité   entière,   définissant    pour   les    consciences 
inquiètes  les  formes  immuables  de  l'idée  du  bien.  Or  c'est  en  vain 
que  l'on  s'efforce  d'utiliser  la  science  à  la  démonstration  des  fins 
religieuses  et  métaphysiques,  car  l'activité  scientifique,  différente 


352  HEVUE  PHILOSOPHIQUE 

par  les  moyens  qu'elle  met  en  jeu  de  l'activité  religieuse,  en  diffère 
aussi  essentiellement  par  les  buts  qu'elle  vise,  ou  tout  au  moins,  à 
quelque  intention  qu'on  l'emploie,  par  les  buts  qu'elle  atteint. 

M.  Lévy-Bruhl,  dans  son  bel  ouvrage,  pose  cette  question  :  «  Les 
faits  moraux  sont-ils  des  faits  sociaux,  et  les  faits  sociaux,  en 
général,  peuvent-ils  faire  l'objet  d'une  science  proprement  dite, 
ou,  un  élément  de  contingence  toujours  renouvelé  et  irréductible 
s'oppose-t-il  à  la  constitution  d'une  telle  science'?  »  A  cette 
question,  après  les  réserves  que  l'on  vient  de  faire  en  faveur  de  la 
possibilité  d'une  science  des  mœurs,  en  tout  état  de  cause,  on 
répondra  sans  ambages  :  oui,  un  élément  de  contingence  toujours 
renouvelé  et  irréductible  est  inhérent  au  fait  de  l'existence  phéno- 
ménale. Cet  élément  de  contingence,  ajoutera-t-on,  se  confond  à 
tout  moment  avec  le  phénomène  moral.  Fonder  en  logique  cette 
double  assertion  ce  sera  atteindre  le  but  que  l'on  s'est  proposé, 
soit,  établir  l'indépendance  des  mœurs  à  l'égard  de  la  logique,  ce 
sera  aussi  soustraire  le  fait  de  l'existence  à  la  possibilité  d'une 
adaptation  parfaite  de  toutes  ses  parties  à  son  ensemble  où  il 
s'abolirait  dans  sa  réalisation. 


Qu'un  élément  de  contingence  irréductible  soit  inhérent  au  fait 
de  l'existence,  cela  résulte  des  formes  mêmes  de  la  connaissance, 
telles  que  Kant  les  a  formulées  et  telles  qu'on  les  a  acceptées  avec 
lui  comme  déduites  de  l'expérience.  Ces  formes  sont  indéfinies. 
Nous  ne  pouvons  connaître  sans  leur  intermédiaire,  mais  dès  que 
nous  les  appliquons  à  l'expérience,  les  phénomènes  qui  se  for- 
mulent devant  notre  esprit  nous  apparaissent  dans  un  devenir 
indéfini  sans  origine  première  et  sans  fin  dernière.  Les  antinomies 
sont  inviolables  et  il  n'est  pas  davantage  possible  de  se  représenter 
un  temps  et  un  espace  limités  qu'il  n'est  possible  de  se  représenter 
un  temps  et  un  espace  infinis.  Les  idées  de  commencement  et  de 
fin  sont  inconciliables  avec  le  fait  de  continuité  qui  donne  leur 
signification  aux  notions  de  temps  et  d'espace.  La  représentation 
d'un  temps  total  et  d'un  espace  total  limités  par  un  commencement 
et  par  une  fin,  c'est-à-dire  déterminés,  exige  l'intervention  d'un 

1.  La  Morale  et  la  Science  des  Mœurs,  p.  24. 


l 


J.  DE  GAULTIER     —   LA    DÉPENDANCE   DE   LA   MORALE  3o3 

temps  antérieur  et  postérieur  et  d'un  espace  environnant.  Sans 
celle  inlervenlion,  il  n'y  a  pas  de  représcnlalion  possible  et  cette 
inlervenlion  ruine  aussilôt  la  représcnlalion  que  l'on  se  voulait 
donner  en  faisant  apparaîlre,  par  delà  la  totalité  que  l'on  prétendait 
isoler,  de  nouveaux  espaces,  de  nouvelles  périodes  de  la  durée. 
Quant  au  concept  d'infini,  il  est  purement  négatif.  Si  nous  tentons 
de  le  remplir,  nous  condamnons  noire  esprit  à  s'élancer  sans  fin 
d'un  bond  toujours  renouvelé,  toujours,  plus  frénétique  et  plus 
épuisé  vers  des  perspectives  que  son  efTort  ressucile  et  fait  surgir 
inaltérablement  semblables  à  elles-mêmes.  Si,  fatigués  de  cet  effort 
exaspéré,  nous  préle.ndons  opposer  la  faculté  de  concevoir  à  celle 
d'imaginer  et  l'entilé  abstraite  aux  entités  concrètes,  il  n'y  a  rien  de 
plus  en  ce  parti  auquel  nous  nous  décidons  qu'un  aveu  d'impuis- 
sance. L'abstrait  n'est  qu'un  moyen  de  manipulation  du  concret,  et 
concevoir  n'est  rien  de  plus  qu'une  forme  algébrique  d'imaginer. 
Avec  le  concept  abstrait,  nous  nous  épargnons  une  fatigue,  une 
dépense  cérébrale  un  long  détour  mental,  mais  nous  ne  fécondons 
pas  linimaginable.  Il  n'y  a  rien  dans  le  concept  qui  n'existe  dans 
l'image  et  quand  le  concept  ne  recouvre  aucune  image,  il  est  vide 
ou  n'exprime  que  la  négation  de  quelque  chose.  Le  concept  d'infini 
n'est  qu'un  mol  pour  signifier  notre  impuissance  à  assigner  des 
limites.  Il  en  est  de  môme  de  l'idée  d'une  cause  première,  concept 
négatif  au  même  litre  que  celui  d'infini  et  où  le  besoin  de  connais- 
sance, qui  a  inventé  la  notion  de  cause,  s'abolit  en  se  niant. 

De  telles  énoncialions  sont  des  lieux  communs  philosophiques. 
S'il  faut  les  ressasser,  ce  n'est  pas  qu'elles  aient  à  redouter  une 
argumentation  logique  contre  laquelle  il  y  aurait  lieu  de  les  défendre, 
mais  une  sensibilité  traditionnelle,  d'origine  religieuse,  toujours 
renaissante  et  toujours  en  éveil,  leur  oppose  des  partis  pris  de 
volonté  à  l'abri  desquels  se  forment  des  apparences  dialectiques. 
On  imagine  qu'une  cause  première  est  imaginable,  que  le  monde 
forme  un  tout  saisissable  gouverné  par  un  principe  de  finalité 
propre  à  faire  converger  tous  ses  éléments  vers  un  même  but. 
Pour  réfuter  ces  postulats  il  suffit  de  les  accepter  selon  leur  rigueur 
absolue  et  d'en  tirer  les  conséquences  logiques.  Ils  montrent  aus- 
silôt leur  source  dans  un  état  de  sensibilité  douloureuse  qui,  sous 
couleur  d'une  aspiration  morale  vers  l'ordre  el  la  perfection  absolus, 
exprime  en  réalité  sa  réprobation  à  l'égard  de  l'existence  el  tend  à 

TOME  LXIV.   —   1907.  23 


354  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Tabolir.  Dès,  en  effet,  que  l'on  passe  outre  au  caractère  indéfini  des 
formes  de  la  connaissance,  dès  qu'au  mépris  des  antinomies  on 
décrète  un  premier  commencement  et  une  fin  dernière,  la  vie  phé- 
noménale se  résorbe  tout  entière  dans  le  fait  de  convergence 
absolue  qui  confond  de  toute  éternité,  dans  une  adaptation  parfaite 
de  la  tendance  vers  le  but,  ce  premier  commencement  avec  cette 
fin  dernière  qui,  entre  la  cause  première  et  la  finalité  ultime  qui 
lui  répond,  écrase  toute  la  substance  du  réel. 

A  rencontre  de  ces  conclusions  nécessaires,  formuler  que  les 
antinomies  sont  inviolables,  n'est-ce  point  opposer  la  parole  de  vie 
au  verbe  de  mort?  Les  antinomies  sont  inviolables,  cela  signifie 
que  les  formes  de  la  connaissance  font  apparaître  le  monde  dans 
un  devenir  indéfini  et  qui  ne  comporte  aucun  terme,  cela  signifie 
qu'elles  excluent  tout  principe  propre  à  causer  la  ruine  du  spectacle 
qu'elles  suscitent  et  que,  leur  jeu,  exilant  la  possibilité  d'une  con- 
vergence vers  l'unité  absolue  où  le  mouvement  se  figerait,  assure 
la  pérennité  du  phénomène  dans  sa  diversité.  Si  les  antinomies 
peuvent  apparaître  ainsi  qu'un  problème  angoissant,  comme  des 
barrières  que  l'on  se  lamente  de  ne  pouvoir  briser,  et,  comme  un 
thème  lyrique  de  désespérance,  c'est  au  regard  seulement  d'une 
sensibilité  malade  qui  considère  la  vie  comme  un  mal  et  aspire, 
sciemment  ou  non,  à  la  voir  cesser.  Au  regard  d'une  sensibilité 
intellectuelle,  les  antinomies  sont  au  contraire  rassurantes  et  con- 
tiennent un  enseignement  riche  de  sens.  Kant  a  bien  vu  qu'elles 
ne  se  dressent  devant  l'esprit  que  lorsque  l'esprit  prétend  dépasser, 
au  moyen  des  formes  de  la  connaissance,  les  limites  de  l'expérience 
possible.  Que  sont-elles  donc?  Des  garde-fous.  Elles  empêchent 
l'esprit  pris  de  vertige  de  se  précipiter  dans  le  vide.  Elles  marquent 
la  limite  exacte  où  l'activité  intellectuelle  fait  place  au  mysticisme, 
où  la  sensibilité  scientifique  fait  place  à  la  sensibilité  religieuse. 
Elles  nous  rappellent  que  connaître,  c'est  connaître  dans  le  temps, 
dans  l'espace,  dans  le  flux  incessant  de  la  causalité  et  que  toute 
tentative  pour  atteindre,  au  delà  et  hors  de  ces  formes  indéfinies, 
un  terme  absolu,  une  finalité  suprême  de  l'existence  est  un  effort 
pour  s'évader  des  limites  de  la  connaissance,  une  tentative  de  sui- 
cide métaphysique.  Elles  maintiennent  ainsi  l'esprit  dans  les  limites 
où  la  connaissance  est  possible  et  nous  donnent  le  réel  comme  un 
compromis  entre  une  part  de  système  et  une  part  de  chaos,  entre 


J.  DE  GAULTIER.    —    LA    DÉPENDANCE   DE   LA   MOIULE  353 

une  part  de  calcul  el  une  part  d'im])rc'vu.  Il  n'est  pas  de  connais- 
sance du  chaos  absolu,  dun  fait  de  divergence  et  d'éparpillement 
universels  et  les  formes  de  la  connaissance  nous  permettent  din- 
Iroduiro  dans  le  chaos  un  principe  de  systématisation.  Il  ncsl  pas 
non  plus  de  connaissance  d'un  tout  entièrement  systématisé  où  la 
tendance  s'évanouit  dans  le  but  éternellement  atteint  et  les  antino- 
mies nous  enseignent  que  les  formes  de  la  connaissance  sont  faites 
de  façon  à  rendre  à  jamais  impossible  cette  systématisation  absolue. 


Les  formes  de  la-connaissance  étant  telles,  il  est  nécessaire  que 
toute  tentative  intellectuelle  en  vue  de  construire  avec  leur  aide  le 
phénomène  de  l'existence,  porte  l'empreinte  des  moyens  employés 
pour  cette  entreprise.  De  quelque  façon  que  l'on  use  de  ces  moyens, 
lunivers  réalisé  par  leur  entremise  laissera  donc  toujours  appa- 
raître à  son  extrémité  une  série  de  phénomènes  dont  la  direction  et 
la  destinée  ne  pourront  être  déterminées.  Un  tel  univers  se  mon- 
trera calculable  en  quelques-unes  de  ses  parties,  c'est  par  là  qu'il 
sera  connaissable,  mais  il  échappera  toujours  au  calcul  par  quelque 
endroit,  c'est  par  là  qu'il  sera  vivant.  Quelque  chose  qui  bouge 
apparaîtra  toujours  à  l'extrémité  du  système  que  Ton  aura  conçu, 
un  élément  d'aventure,  de  romanesque,  d'aléa  par  où  la  partie 
de  l'existence  vaudra  d'être  jouée,  par  où  l'existence  conservera 
pour  elle-même  son  intérêt. 

Cette  conséquence  ne  peut  être  éludée.  L'explication  du  fait  de 
l'existence  sur  le  plan  de  la  causalité  l'imphque.  Quelque  série 
de  phénomènes  que  l'on  considère,  le  principe  de  causalité  suscite 
en  ellet,  parmi  eux,  deux  catégories  bien  distinctes.  Voici,  —  au 
milieu  de  la  série,  —  des  phénomènes  encadrés  entre  leurs  causes 
et  leurs  elïets,  fixés  devant  l'esprit  par  cette  double  amarre,  livrant 
d'eux-mêmes,  avec  les  relations  constantes  qu'ils  observent,  une 
connaissance  scientifique,  formant  la  part  systématique  de  l'exis- 
tence; voilà,  —  aux  deux  extrémités  de  la  série,  —  d'une  j^art, 
l'inaugurant  comme  des  énigmes,  des  faits  sans  causes  ne  mani- 
festant leur  réalité  que  dans  leurs  efïets,  d'autre  part,  avec  le 
dernier  anneau  apparu  de  la  série,  des  faits  dont  quelques  causes 
antécédentes  nous  sont  connues,  mais  dont  les  elTets  ne  nous  sont 
pas  donnés  dans  l'empirisme,  en  sorte  que  leur  personnalité  nous 


356  REVLE   PHILOSOPHIQUE 

échappe,  aucune  opération  logique  ne  nous  permettant  de  déter- 
miner leur  virtualité  en  raison  de  la  cause  cachée  qui  se  tient  à 
l'autre  extrémité  de  la  série,  grosse  d'un  déterminisme  ignoré.  Avec 
ces  derniers  phénomènes  apparus,  se  manifeste  donc  le  principe 
d'aléa,  inclus  dans  la  notion  de  causalité,  par  la  vertu  duquel 
l'existence,  en  raison  d'une  nécessité  inhérente  à  la  nature  de  la 
connaissance,  qui  fait  partie  de  la  nature  des  choses,  échappe  au 
calcul,  se  refuse  à  la  possession  intégrale  d'elle-même  par  elle- 
même  dans  un  fait  de  connaissance  adéquat  à  sa  totalité. 

Tirée  de  la  nature  indéfinie  de  la  causalité,  une  telle  déduction 
attribue  à  la  cause,  selon  un  dogmatisme  logique  universellement 
accepté,  une  valeur  à  vrai  dire  métaphysique.  Le  principe  de  cau- 
salité suppose  en  effet  une  action  génétique  du  phénomène  anté- 
cédent à  l'égard  de  chaque  phénomène  conséquent,  action  d'un 
déterminisme  à  ce  point  rigoureux  qu'aucun  autre  phénomène 
n'eût  pu  être  engendré  par  celui-là  à  la  place  de  celui-ci.  C'est  là 
une  hypothèse  de  commodité  intellectuelle  qui  fournit  pour  la 
besogne  scientifique  un  équivalent  suffisant  de  la  réalité  des 
choses.  Elle  implique  toutefois  une  sorte  de  divinisation  du  fait  en 
loi  qui  dépasse,  semble-t-il,  les  besoins  de  l'esprit  en  vue  de  la 
connaissance.  On  s'est  efforcé,  dans  les  Raisons  de  Vldéalisme^^  de 
construire  le  fait  de  l'existence  selon  des  procédés  moins  onéreux, 
justifiant  la  part  de  système  et  de  hiérarchie  qu'on  y  rencontre  avec 
un  minimum  de  postulats  logiques  et  un  maximum  d'aléa.  Le  prin- 
cipe de  nécessité  n'a  été  invoqué  au  cours  de  cette  entreprise  que 
sous  une  seule  de  ses  formes,  celle  du  déterminisme  de  la  force  : 
il  a  semblé  qu'un  tel  principe,  —  selon  lequel,  entre  deux  forces 
qui  viennent  aux  prises,  la  plus  forte  l'emporte,  élimine  l'autre  ou 
se  l'asservit,  —  suffirait  à  expliquer,  confronté  avec  le  fait  d'une 
activité  se  développant  indépendamment  de  toute  loi  parmi  les 
jeux  spontanés  du  hasard,  la  part  d'ordre  qui  fait  l'existence  saisis- 
sable,  en  laissant  place  à  la  part  d'aventure  qui  la  passionne. 

Pour  que  des  phénomènes,  de  quelque  façon  qu'on  se  les  repré- 
sente, nouent  entre  eux  des  relations,  il  n'est  pas  nécessaire, 
remarquera-t-on,  qu'aucune  loi  les  y  prédestine,  il  suffit,  qu'en  fait, 
ils  se  développent  sur  le  même  plan  et,  qu'en  fait,  ils  viennent  en 

1.  Société  du  Merciu-e  de  France. 


J.  DE  GAULTIER.    —   I-A    DLPENUANCE   DE   l.A    MORALE  857 

contact  les  uns  avec  les  autres.  Ce  contact,  dans  la  plupart  des  cas, 
sera  un  conflit.  Au  cours  de  ce  conflit,  le  déterminisme  de  la  force 
établira  entre  tous  les  éléments  en  jeu  des  hiérarchies  fixées  par  le 
depjré  de  puissance  de  chacun  :  ainsi  sera  constituée  une  pre- 
mière assise  de  phénomènes  entre  lesquels  des  relations  constantes, 
donc  calculables,  existeront.  Rien  n'exige  que  d'autres  phénomènes 
se  développent  à  leur  tour  sur  cette  première  assise  phénomé- 
nale. Rien  ne  l'exige  et  rien  ne  s'y  oppose.  Or,  il  suffit,  qu'en  fait, 
l'événement  se  réalise  pour  que  cette  nouvelle  série  forme  avec 
la  première  un  commencement  d'univers.  Celte  nouvelle  série 
toutefois,  va  requérir,  pour  persister,  la  stabilité  de  l'assise  pi-imi- 
tive  sur  laquelle  elle  s'est  développée  et  si  rien  encore  ne  nécessite 
cette  persistance,  rien  non  plus  ne  s'y  oppose.  Il  suffit,  qu'en  fait, 
elle  se  produise,  pour  qu'un  univers  soit,  composé  de  deux  termes 
dont  le  premier  présentera  entre  les  éléments  qui  le  constituent  des 
rapports  fixes  et  calculables,  dont  le  second  laissera  voir  entre  les 
éléments  qui  le  constituent  ce  même  conflit  aléatoire  qui  précéda, 
entre  les  phénomènes  de  la  première  série,  l'état  hiérarchique  où 
ils  se  sont  fixés  et  qui,  de  cet  état,  fut  le  moyen.  Par  la  même 
vertu  de  l'épreuve  et  du  conflit,  ces  phénomènes  pourront  eux- 
mêmes  se  hiérarchiser,  lier  entre  eux  des  rapports  constants  et 
calculables,  être  une  assise  pour  une  nouvelle  série  de  phénomènes 
se  développant  au-dessus  d'eux  dans  le  jeu  d'un  conflit  aléatoire. 
Or,  on  pourra  dire  de  cette  troisième  série  de  phénomènes,  quant 
à  leurs  rapports  entre  eux  et  avec  ceux  de  la  seconde  série,  tout 
ce  qui  a  été  dit  des  phénomènes  de  cette  seconde  série,  quant  à 
leurs  rapports  entre  eux  et  avec  ceux  de  la  série  précédente,  et  la 
même  description  pourra  s'appliquer  indéfiniment  à  toutes  les 
séries  de  phénomènes  intégrées  dans  la  notion  de  notre  univers, 
jusqu'à  cette  dernière  série  à  l'extrémité  de  laquelle  nous  spécu- 
lons sur  tout  l'antérieur  et  luttons  entre  nous  pour  faire  prévaloir 
nos  désirs,  nos  tendances  et  nos  spéculations.  C'est  dire  implicite- 
ment qu'à  tout  moment  de  son  développement  le  phénomène 
général  de  l'existence  fera  apparaître  à  son  extrémité  un  groupe  de 
phénomènes  otTrant  le  spectacle  d'un  conflit  au  résultat  entière- 
ment aléatoire  entre  les  éléments  qui  s'y  rencontreront,  témoi- 
gnant d'une  instabilité  réfractaire  au  calcul  et  aux  déterminations 
scientifiques,   tandis  qu'il  requerra  pour  sa  persistance  la    fixité 


358  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

des  séries  antécédentes  et  impliquera  dans  l'univers  une  part  de 
systématisation.  Mais,  pour  faire  place  à  cette  systématisation, 
on  n'a  invoqué  aucun  principe  logique.  Seuls  sont  intervenus  des 
étals  de  fait  entre  lescjuels  le  conflit  seul  a  institué  des  hiérarchies 
engendrant  des  faits  de  répétition  et  des  rythmes  constants  sur 
lesquels  se  fonde  tout  Tordre  inclus  dans  l'univers.  Ces  conflits, 
avec  les  faits  de  répétition  qu'ils  provoquent,  composent  et  nous 
laissent  voir  toute  la  substance  positive  de  l'idée  de  loi,  notamment 
de  cette  loi  de  causalité  sur  laquelle  la  science  se  fortifie  :  cette 
loi  se  montre  ainsi  un  substitut  mythologique  pour  désigner  une 
suite  infiniment  complexe  de  luttes  et  de  péripéties,  cristallisées  par 
le  déterminisme  de  la  force  en  un  système  de  relations  fixes. 

Ainsi,  soit  que  l'on  invoque,  pour  systématiser  la  connaissance,  le 
principe  de  causalité  ou  la  seule  notion  du  hasard  partiellement 
ordonné  par  le  déterminisme  de  la  force,  on  rencontre  dans  l'une  et 
l'autre  hypothèse,  à  l'extrémité  du  mouvement  de  l'univers,  une 
catégorie  de  phénomènes  qui  échappent  au  calcul,  qui  décèlent 
la  présence  d'un  élément  irrationnel  dans  le  fait  de  l'existence. 


Si,  après  cela,  on  recherche  quels  sont  les  phénomènes  concrets 
qui  correspondent  à  cette  catégorie  d'aléa,  on  est  amené  à  recon- 
naître qu'ils  s'identifient  avec  ceux-là  qui  reçoivent  de  l'usage 
commun  l'appellation  de  phénomènes  moraux.  Ce  sont  ceux  qui 
ont  trait  à  la  conduite,  aux  modes  de  l'activité  volontaire  et  dont 
l'instabilité  se  reconnaît  aisément  à  différents  signes.  Le  mal  et  le 
bien  d'un  pays  dans  un  temps  donné  ne  sont  pas  le  mal  et  le  bien 
de  ce  même  pays  dans  un  temps  ditTérent,  ni,  dans  le  même  temps, 
le  mal  et  le  bien  d'un  pays  dilïèrent.  Dans  un  même  pays  et  dans 
le  même  temps,  le  bien  et  le  mal  d'un  individu  donné  n'est  pas 
le  bien  et  le  mal  d'un  individu  différent.  L'instabilité  du  fait 
moral  et  sa  contingence  ne  sont  pas  attestées  avec  moins  de  force 
par  le  caractère  aléatoire  et  changeant  des  sanctions  qui  garan- 
tissent l'accomplissement  des  prescriptions  dont  il  est  l'objet. 
Sanctions  sociales  et  sanctions  individuelles  témoignent  sur  ce 
point  dans  le  même  sens.  D'un  pays  au  pays  voisin  les  sanctions 
législatives  ne  sont  pas  les  mômes  à  l'égard  des  mêmes  délits,  non 
plus  les   sanctions  de  fait  dans  les  régions  diverses  d'un  même 


J.  DE  GAULTIER-    —   LA    «LPENDANCE   DE   LA   MORALE  359 

pays  où,  selon  les  laliliules  et  les  saisons,  selon  le  chiiïre  el  la 
ciensilé  de  la  population,  selon  beaucoup  d'autres  contingences,  les 
verdicts  des  tribunaux  et  des  jurys  consacrent  des  applications  très 
diverses  de  textes  identiques  à  des  actes  pareils.  Dans  le  milieu 
individuel,  le  remords  fait  éclater  un  arbitraire  encore  plus  mani- 
feste et  le  pouvoir  infiniment  variable  qui  appartient  à  l'homme  de 
se  dérober  à  cette  vindicte  intime,  si  on  l'oppose  à  la  rigueur  avec 
laquelle  la  loi  physique  se  fait  respecter  et  supprime  qui  la  viole, 
atteste,  par  la  vivacité  du  contraste,  la  dilTérence  qu'il  faut  établir 
entre  les  phénomènes  de  l'une  et  de  l'autre  catégorie. 

Enfin  le  caractère  aléatoire  du  phénomène  moral  ne  sedir'jngue 
à  nul  indice  avec  plus  d'évidence  qu'aux  tentatives  par  lesquelles 
on  lui  a  assigné  un  mode  de  production  différent  de  celui  dont  les 
phénomènes  physiques  relèvent,  en  rompant  en  sa  faveur  la  chaîne 
de  la  causalité  pour  faire  place,  en  vue  de  son  explication,  à  l'action 
du  libre  arbitre.  La  conception  toute  verbale  d'un  libre  arbitre, 
insaisissable  et  contradictoire  dans  les  termes,  impuissante  à 
apporter  quelque  preuve  de  sa  réalité,  accuse  du  moins,  par  le  seul 
fait  qu'elle  ait  pu  être  imaginée  à  l'occasion  du  phénomène  moral, 
le  désarroi  où  la  considération  d'un  tel  phénomène  jette  l'esprit 
et  son  impuissance  à  lui  appliquer  les  mesures  scientifiques. 

Il  semble  que  ces  considérations  suffisent  pour  identifier  le 
phénomène  moral,  au  sens  qui  lui  est  attribué  communément, 
avec  cette  série  de  réalités  en  voie  de  formation  qui  fut  découverte 
par  une  double  déduction  à  l'extrémité  de  ce  fait  de  mouvement 
qu'est  l'existence.  Ces  phénomènes  apparus  au  point  extrême  où 
une  généalogie  de  causes  qui  ne  reconnaît  pas  de  premier  ancêtre 
laisse  éclater  le  principe  d'aléa  qu'elle  implique,  ces  phénomènes 
qui,  selon  une  autre  hypothèse,  apparus  au  point  extrême  d'une 
série  constituée  par  le  seul  jeu  du  hasard  et  du  déterminisme  de  la 
force,  peuvent  varier,  sans  mettre  en  péril  le  système  de  connais- 
sance déjà  formé,  parce  qu'ils  sont  précisément  les  derniers  venus 
et  qu'aucun  phénomène  conséquent  ne  requiert  leur  constance, 
ces  phénomènes  sont  actuellement  ceux  qui  ont  trait  aux  modes  et 
aux  normes  de  la  conduite  et  sont  réputés  phénomènes  moraux 
dans  le  langage  usuel. 


360  REVUE   PHILOSOPHIQUE 


III.  —  La  catégorie  du  conflit. 


L'identification  que  Ton  vient  de  faire  réalise  Tobjet  de  cette 
étude  car  elle  entraîne  l'indépendance  des  mœurs  à  l'égard  de  la 
logique,  leur  caractère  incalculable,  rebelle  à  toute  déduction.  Ce 
caractère  d'indépendance  entraîne  lui-même  des  conséquences 
donc  quelques-unes  ont  trait  à  la  pratique.  Il  n'y  a  plus  qu'aies 
formuler,  car  elles  sortent  toutes  de  la  nature  aléatoire  que  l'on  a 
reconnue  à  la  part  du  mouvement  de  l'existence  sous  laquelle  on 
les  a  classés. 

On  remarquera  tout  d'abord  que  la  distinction  établie  au  cours 
de  cette  étude  entre  deux  catégories  de  phénomènes,  dont  l'une, 
identifiée  avec  la  classe  des  phénomènes  physiques,  se  prête  aux 
mesures  scientifiques,  tandis  que  l'autre,  identifiée  avec  la  classe 
des  phénomènes  moraux,  y  échappe,  ne  crée  pas  entre  l'une  et 
l'autre  une  ligne  de  démarcation  infranchissable.  De  ce  qu'il  n'existe 
qu'une  seule  nature,  une  seule  cpuortç,  il  suit  que  les  phénomènes 
de  l'une  et  de  l'autre  catégorie  participent  d'une  commune  ori- 
gine qu'ils  sont  tous,  en  ce  sens,  physiques,  il  suit  que  l'action  spon- 
tanée qui  se  déploie  dans  l'univers  pour  en  créer  les  diverses  mani- 
festations et  l'activité  scientifique  qui  étudie  rétrospectivement  ces 
démarches,  ne  sont  que  deux  états  successifs  de  cette  même  nature, 
que  la  seconde  n'est  que  la  transformation  de  la  première,  en  sorte 
que  l'activité  scientifique  de  l'existence  ne  peut  jamais  anticiper  les 
modes  de  son  activité  spontanée. 

Cette  constatation  nous  ramène  à  notre  point  de  départ  et  ne  fait 
que  nous  montrer  sous  un  nouvel  aspect  le  caractère  incalculable 
du  phénomène  moral.  Avant  de  tirer  les  nouvelles  conséquences, 
plus  voisines  de  la  réalité,  qu'elle  comporte  on  prendra  soin  de 
faire  encore  une  restriction,  de  circonscrire  dans  les  strictes 
limites  où  elle  s'exerce  l'initiative  de  cette  activité  spontanée.  De 
ce  qu'il  n'existe  qu'une  seule  nature,  de  ce  que  les  rythmes  cons- 
tants qui  forment,  dans  l'anatomie  de  l'existence,  un  squelette  de 
nécessité,  reconnaissent  pour  ancêtres  des  rythmes  hasardeux 
entre  lesquels  le  déterminisme  de  la  force,  après  une  période  de 
luttes,  a  établi  des  relations  constantes,  de  ce  que  l'objectif,  à  tous 
ses  degrés,  dérive  des  formes  autrefois  sul)jeclives  de  l'activité  de 


J.  DE  GAULTIER.    —    l.A    DÉI-ENDANCt;   DE   LA   MOIIALE  361 

l'existence,  il  suit  que  l'esprit  scientifique  peutavoir  à  tout  moment 
l'occasion  d'intervenir  à  Tri^ard  de  phénomènes  qui  échappaient 
naguère  à  ses  prises,  il  suit  aussi  que  des  séries  de  phénomènes, 
tributaires  depuis  de  longues  périodes  de  la  recherche  scienti- 
ficjue,  ont  pu  échapper  à  cette  recherche,  sous  le  masque  de  l'acti- 
vité aléatoire  dont  tout  d'abord  elles  témoignèrent.  C'est  ainsi 
notamment  que  la  présomption  du  libre  arbitre,  en  soustrayant 
une  partie  du  phénomène  des  mœurs  à  l'observation  scientifique,  a 
ménagé  à  l'activité  de  l'esprit  tout  un  territoire  où  les  découvertes 
les  plus  heureuses  sont  possibles,  où  des  relations  constantes  di 
cause  à  elTet  peuvent  être  relevées  et  appliquées  de  la  façon  la  plus 
efficace  aux  modalités  de  la  conduite.  Celte  remarque  ouvre  à 
l'activité  intellectuelle  un  champ  des  plus  vastes.  11  appartient  à  la 
science  des  mœurs,  telle  que  M.  Lévy-Bruhl  l'a  définie,  de  déter- 
miner la  part  de  nécessité  objective  avec  laquelle  la  conduite 
humaine  est  tenue  de  compter.  Ce  rôle  majeur  lui  échoit  de  fixer 
la  limite  précise  en  deçà  de  laquelle  l'activité  spontanée  rencontre- 
rait des  obstacles  à  son  expansion  et  au  delà  de  laquelle  il  n'y  a 
place  que  pour  elle  seule.  C'est  par  la  même  détermination  qu'elle 
fixera  la  limite  où  cesse  la  légitimité  de  la  déduction  logique,  signi- 
fiant ainsi  comme  il  lui  appartient,  sa  propre  limite. 

Ayant  concédé  à  l'activité  scientifique,  avec  la  science  des 
mœurs,  tenue  pour  sa  manifestasion  la  plus  extrême,  la  part  la 
plus  large  qui  lui  puisse  être  attribuée,  il  sera  permis  de  ne  s'occuper 
plus  maintenant  que  des  modes  de  l'existence  où  éclate,  avec  le 
phénomène  moral  en  ce  qu'il  a  d'essentiel,  une  activité  toute  spon- 
tanée indépendante  de  toute  logique. 

Ce  qu'il  faut  mettre  au  premier  rang  dans  ce  domaine,  c'est  que 
s'y  manifeste  l'absence  de  finalité  objective  inhérente  à  l'existence 
telle  qu'elle  se  donne  à  nous  dans  sa  relation  indissoluble  avec  un 
état  de  connaissance,  c'est  qu'en  même  temps,  celte  absence  de 
finalité  objective  s'y  voit  compensée  par  un  nombre  infini  de  fina- 
lités subjectives  que  formulent,  de  façon  impérative,  les  ditrérents 
goûts  et  les  différents  désirs  en  lesquels  on  a  distingué,  au  début 
de  cette  étude,  les  éléments  originels  de  la  moralité.  Tout  goût 
s'affirmant  implique  création  d'une  réalité  morale  et  porte  avec  lui 
sa  léléologie  qu'il  s'efforce  d'universaliser.  Une  chose  n'existe 
qu'autant   qu'elle  existe  pour  une  sensibilité  qui  éprouve  à  son 


362  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

occasion  plaisir  ou  douleur,  qui  objective  par  la  suite,  en  des  états 
secondaires  de  perception,  —  couleurs,  odeurs,  sons,  contacts, 
résistances,  formes  —  ces  états  rudimentaires  de  la  sensation.  Or 
le  même  fait  de  sensibilité  qui  engendre  la  réalité  des  choses  les 
classe  aussi  sous  les  catégories  bo7i  et  mauvais,  selon  qu'elles  sont 
liées  à  un  état  de  plaisir  ou  à  un  état  de  douleur.  Ces  mêmes 
choses  bonnes  et  mauvaises  deviennent  ensuite  bien  et  mal  pour 
toute  une  civilisation  selon  le  degré  de  force  et  selon  la  fortune  de 
la  sensibilité  qui  les  a  engendrées,  selon  que  cette  sensibilité 
réussit  où  échoue  a  imposer  au  fait  de  l'existence,  qui  ne  comporte 
aucune  finalité,  sa  propre  conception  du  but  à  atteindre. 

Cette  dernière    circonstance   nous  livre   la   forme   générale    à 
travers  laquelle  la  réalité  morale  se  manifeste  :  le  conflit.  Le  conflit 
s'oppose  à  la  dialectique.  La  dialectique  étant,  selon  la  conception 
socratique,  le  moyen  du  savoir,  c'est-à-dire  le  moyen  de  saisir  les 
rapports  objectifs  et  constants  qui  existent  entre  les  choses,  le 
conflit  est  le  moyen  par  lequel  ces  rapports  se  forment  ou  peuvent 
du  moins  se  former,  car  la  loi  n'est  qu'un  cas  très  particulier  de  la 
réalité.  A  travers  le  conflit,  nous  atteignons  le  principe  de  genèse 
de  soi-même  que  l'existence  implique,  par  lequel  elle  échappe,  à 
tout  moment  du  devenir,  à  une  objectivation  absolue  où  elle  s'abo- 
lirait. C'est  en  considérant  cette  forme  du  conflit  qu'il  sera  possible 
d'énoncer,  au  sujet  de  la  réalité  morale,  tout  ce  qui  peut  en  être 
énoncé  sans  la  confondre,  selon  la  coutume  des  moralistes,  qui  ne 
peuvent  se  défendre  d'en  traiter  toujours  en  termes  de  finalité, 
avec  la  réalité  logique.  A  travers  le  conflit  nous  atteignons  les 
modalités  de  l'action  sans  les  faire  tomber  sous  le  joug  de  la  loi. 
Or,  si  l'esprit  de  déduction  et  de  clarté,  si  l'impartialité  et  la  passivité 
absolue  du  vouloir  à  l'égard  des  conclusions  dialectiques  forment 
le  faisceau  des  vertus  logiques,  quelles  vont  être,  sous  le  jour  du 
conflit,  les  vertus  morales?  Tout  d'abord,  le  parti-pris,  ce  «  roc  de 
fatalité  »,  ce  «  je  suis  cela  »  de  Nietzsche,  indemne  de  toute  moti- 
vation, décelant  la  présence  effective,  à  titre  d'élément  chimique 
et  de  corps  simple,  d'une  modalité  indécomposable  du  goût,  puis, 
à  la  suite  de  celte  vertu  dont  on  est  tenté  de  dire  qu'elle  a  la 
valeur  positive  d'une  propriété,  l'intransigeance,  la  fidélité  à  soi- 
même  et  à  sa  volonté,  le  degré  de  force  et  le  courage  en  vue  de 
la  faire  triompher,  l'esprit   de  risque  et  l'intrépidité,  d'un  mot, 


J.  DE  GAULTIER.    —   LA   DI'PENDANCK   DE   LA   MORALR  363 

riiéroïsme  qui  incite  à  lutter  et  à  jouer  sa  vie  pour  une  cause  dont 
les  chances  sont  inconnues  et  dont  on  sait  seulement  qu'elle  est 
sienne.    En    morale    rien    ne   se  démontre,   tout  s'affirme.    Tout 
s'affirme  et  tout  s'impose.  L'elîorl  intellectuel  en  vue  de  découvrir 
une  réalité  qu'il  s'agit  de  créer  n'est  ici  qu'impuissance  ou  naïveté. 
Accepter,  par  les  voies  dialectiques,  les  conclusions  de  l'adversaire 
c'est  ici  prendre  un  coup  de  poing  pour  une  démonstration,  c'est 
confondre  les  catégories  de  l'acte  avec  celles  delà  connaissance. 
Si  telles  sont  les  vertus  morales,  quelle  sera,  dans  un  domaine 
où  aucune   forme  préalable  n'existe  ni  du  bien,  ni  du  mal,  où 
aucune  déduction  rationnelle  n'est  possible,  quelle  sera  la  considé- 
ration préjudicielle  à  toute  tentative  de  constitution  d'une  morale 
collective?  Ce  ne  pourra  être  que  la  définition  de  la  sensibilité  en 
vue  de  laquelle  celte  morale  devra  être  fondée,  la  détermination  de 
la  qualité  chimique  du  goût,  du  désir  en  jeu.  Il  faudra  (pic  des 
préférences  s'affirment,  que  des  programmes  soient  affichés,  des 
programmes    de    désirs   entre   lesquels  les   hommes  choisissent, 
d'après  lesquels  ils  s'assemblent  et  s'opposent.  A  tout  débat  de 
conscience  en  vue  de  savoir  (|ui  a  tort  et  qui  a  raison  dans  un 
domaine  où  de  telles  questions  ne  se  posent  pas,  voici  substituée 
cette  seule  interrogation  possible  :  sommes-nous  des  hommes  de 
même  désir?  Et  si  l'on  demande  quel  sera,  en  cette  matière  des 
moeurs,  l'homme  utile?  Ni  le  logicien,  ni  le  philosophe,  ni  le  savant, 
répondra-t-on,  mais   celui  qui,  doué  d'une  sensibilité  fortement 
accentuée,  évaluera   toutes  choses  à  la  mesure  positive  de  celte 
sensibilité,  qui,  avec  celle  sensibilité  pour  guide,  assignera  un  but 
à   l'existence   qui   n'en   avoue   aucun,   le  créateur  de  valeurs  de 
Nietzsche,    le   héros  de  Garlyle,   affirmant,    au-dessus  de  toute 
logique,  la  valeur  propre  de  son  désir  et  instituant,  en  guise  de 
règles  de  la  conduite,  les  moyens  de  le  contenter. 

Ainsi  à  comparer  entre  eux  les  deux  domaines  du  calculable 
et  de  l'incalculable,  tels  qu'on  les  a  distingués  au  cours  de  celte 
étude,  on  est  amené  à  opposer  à  la  déduction  et  h  l'observation, 
comme  modes  de  l'activité  scientifique,  l'improvisation  et  le  conflit 
comme  modes  de  l'activité  morale,  à  l'évidence,  comme  critérium 
intellectuel,  la  prépondérance  comme  critérium  moral,  au  sens 
logique,  au  pouvoir  dialectique  comme  vertu  de  connaissance, 
l'héroïsme  comme  vertu  morale. 


364  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Peut-être  s'efforcera-t-on  de  distinguer  par  la  suite  quelques- 
unes  des  règles  objectives  qui  contraignent,  en  deçà  des  limites 
présumées,  l'activité  indépendante  des  mœurs.  Il  a  paru  plus  urgent 
de  spécifier  ici  l'existence  trop  généralement  méconnue  de  ce 
domaine  d'aléa  et  d'aventure  où  le  phénomène  de  l'existence,  dans 
son  devenir  le  plus  récent,  se  formule  et  bourgeonne,  avec  toutes 
les  nuances  de  l'appréciation  morale,  dans  un  fait  de  diversité,  il  a 
paru  plus  urgent  de  stipuler  que  nombre  de  sentiments,  d'évalua- 
tions, de  réalités  naissantes  ne  relèvent  d'aucun  impératif,  d'aucune 
législation  connaissable  et  ne  recevront  leur  forme  définitive,  si 
tant  est  qu'ils  doivent  jamais  tomber  sous  le  joug  de  la  loi,  que  du 
goût  le  plus  intense  porté  par  les  individualités  les  plus  fortes  et 
servi  par  les  circonstances  les  plus  favorables,  qu'il  en  est  ainsi 
notamment  de  toute  aspiration  impliquant  une  téléologie  morale.  Il 
a  paru  utile  dans  un  intérêt  de  connaissance  aussi  bien  que  dans 
un  intérêt  vital  de  mettre  fin  à  une  confusion,  en  opposant  à  la  caté- 
gorie de  la  logique  oi^i  un  rationalisme  excessif  menace  d'étoufîer 
l'existence  dans  une  tentative  de  systématisation  universelle,  la 
catégorie  du  conflit  dans  l'aléa  où  l'existence  échappe  à  tout 
moment  à  cette  étreinte  et  manifeste  le  pouvoir  d'improvisation  où 
elle  s'engendre.  Une  telle  conception  s'accorde  avec  l'empirisme. 
On  rappellera  qu'elle  est  la  seule  aussi  qui  s'accorde  avec  les 
formes  indéfinies  de  la  connaissance,  qui  se  fortifie  des  antinomies 
au  lieu  d'en  recevoir  un  désaveu. 

Jules  de  Gaultier. 


LA  DÉFINITION  DE   LA  MÉMOIRE 


Comme  la  sensation,  comme  tout  fait  psychologique,  le  souvenir 
est  compris  entre  deux  limites  :  l'une  au-dessous,  l'autre,  au-dessus 
de  laquelle  il  cesse  d'ôtre,  ou  du  moins  d'être  conscient.  Il  n'existe 
pas  encore,  quand  les  perceptions  passées  restent  à  l'état  brut, 
rassemblées,  non  classées,  et  il  n'existe  plus,  quand  la  systémati- 
sation de  ces  perceptions  est  poussée  à  l'excès,  rendue  définitive  et 
complète. 

Établissons  le  premier  point. 

Le  défaut  de  mémoire  peut  d'abord  être  simplement  l'efï'et  d'un 
défaut  de  perception.  Des  milliers  d'impressions  sont  pour  ainsi 
dire  mort-nées  :  elles  glissent  sur  nous,  n'arrivent  pas  à  forcer,  à 
fixer  notre  attention;  elles  n'ont  pas  même  à  être  oubliées,  n'ayant 
pas  été  senties. 

Mais  la  mémoire  aussi  fait  défaut  sans  que  la  perception  manque, 
et  c'est  dans  ce  cas  qu'il  y  a  proprement  oubli.  Bien  des  impres- 
sions franchissent  le  seuil  de  la  conscience,  mais  sont  aussitôt 
écartées  comme  négligeables,  insignifiantes  et  vaines;  elles  sont, 
dès  leur  apparition,  marquées  pour  l'oubli,  comme  ces  enfants  nés 
viables,  mais  mal  conformés,  ou  simplement  à  charge,  que  l'anti- 
quité jetait  au  barathre.  Théoriquement  sans  doute  il  n'y  a  pas 
d'états  psychologiques  qui  ne  soient  doués  de  reviviscence,  et, 
dans  les  cas  d'hypermnésie,  on  voit  en  effet  apparaître  les  souve- 
nirs les  plus  extraordinaires,  ceux  des  impressions  les  plus  loin- 
taines, les  plus  effacées,  les  moins  dignes,  à  tous  égards,  d'être 
conservées  et  rappelées.  Cependant,  à  l'état  normal,  le  triage  se 
fait  toujours  entre  les  représentations  qui  sont  à  garder  ou  non. 
Par  une  sorte  d'instinct  ou  par  un  choix  exprès,  l'esprit  lutte 
contre  l'encombrement.  Il  peut  éprouver,  à  l'égard  de  certaines 
sensations,  une  répugnance,  un  dégoût  qui  va  jusqu'à  la  nausée. 
Pour  d'autres  il  n'aura  que  de  l'indifférence  ou  de  la  froideur; 
celles-là,  on  ne  peut  dire  qu'il  les  rejette  ;  il  les  laisse  simplement 


366  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

échapper;  mais  il  a  ainsi  plus  de  chances  encore  de  ne  les  point 
retenir.  Dans  tous  les  cas,  c'est  la  première  impression  qui  décide 
du  sort  de  la  mémoire. 

Plus  exactement,  ce  n'est  pas  de  l'entrée  des  sensations  dans  la 
conscience,  mais  de  l'accueil  fait  aux  sensations  par  la  conscience 
que  dépend,  à  proprement  parler,  la  mémoire.  Or  l'hospitalité  que 
l'esprit  offre  aux  représentations  dépend  elle-même,  d'une  part,  de 
sa  capacité  naturelle,  de  sa  puissance  de  coordination,  qui  lui 
p  ermet  de  loger  et  d'assembler  un  nombre  plus  ou  moins  grand 
de  représentations,  de  l'autre,  de  la  quantité  et  de  la  qualité  ou 
nature  des  représentations  antérieures,  auxquelles  chaque  sensa- 
tion nouvelle  doit  pouvoir  s'ajouter,  et  avec  lesquelles  il  faut 
qu'elle  cadre.  La  formation  des  souvenirs  est  donc  un  travail 
d'organisation  ou  de  synthèse  :  elle  suppose  un  esprit  en  état  de 
recevoir  les  sensations  qui  se  présentent,  de  se  les  adjoindre,  c'est- 
à-dire  de  se  les  assimiler,  de  les  harmoniser,  de  les  faire  tenir  avec 
ses  représentations  anciennes,  et  par  surcroît  de  les  y  encadrer 
et  situer. 

Ce  n'est  pas  ainsi  pourtant  qu'on  se  représente  ordinairement  la 
mémoire  :  on  la  conçoit  comme  un  prolongement,  un  écho,  une 
réduplication  de  la  sensation  primitive.  L'état  primaire  simplement 
répété,  se  reproduisant  sans  changement  aucun,  sans  altération 
ni  lacunes,  telle  serait  la  mémoire  à  la  fois  élémentaire  et  parfaite, 
celle  que  M.  Bergson  appelle  la  mémoire  pure.  En  réalité  une  telle 
mémoire  est  rare,  exceptionnelle,  et  j'ose  dire  anormale.  Elle  ne  se 
rencontre  guère  d'une  façon  authentique  que  dans  les  cas  de  fièvre 
cérébrale,  comme  celui  du  garçon  boucher  déclamant  des  tirades 
de  Phèdre,  et  de  la  servante  de  curé,  récitant  des  pages  entières 
du   bréviaire  romain.  Ces  émergences  d'un   passé,  qui   semblait 

4 

devoir  rester  à  jamais  ignoré,  et  qui  reparaît  comme  par  enchante- 
ment, par  un  coup  de  baguette  magique,  pour  disparaître  de 
même,  fulguration  soudaine,  soudainement  évanouie,  ne  représen- 
tent pas  plus  la  mémoire-type  que  la  convulsion  volcanique,  qui 
fait  surgir  aujourd'hui  une  île  au  milieu  des  flots  et  qui  l'y  abîmera 
demain,  ne  représente  la  formation  naturelle  de  la  couche  ter- 
restre. La  mémoire   brute,  comme  nous  l'avons  appelée',  simple 

1.  Dans  un  article  déjà  ancien  de  la  Revue  philosophique,  novembre  1894. 


DUGAS     —    LA    DLIINIIION    I»E    L\    MÉMOIllK  367 

répercussion  des  perceplions  passées,  n'est  pas  la  mémoire  véri- 
table ou  proprement  dite,  elle  en  est  tout  au  plus  la  matière  pre- 
mière ou  les  éléments.  Elle  est  à  la  mémoire  ce  que  la  sensation 
est  à  la  perception. 

L'enregistrement  des  sensations  comporte  en  efl'et  deux  degrés 
ou  revêt  deux  formes  :  ou  l'esprit  absorbe  simplement  les  sensa- 
tions, ou  il  les  digère  et  en  fait  sa  substance.  Dans  le  premier 
cas,  il  y  a  enregistrement  automatique  et  mémoire  brute,  les  sen- 
sations, quand  elles  se  reproduisent,  se  reproduisant  telles  quelles 
et  en  bloc,  rudis  indigeslaquc  moles.  Dans  le  second,  il  y  a  sélection 
et  organisation  des  sensations  ou,  d'un  mot,  perception,  et  à  la 
perception  répond  la  mémoire  véritable  ou  mémoire  organisée. 

Ce  qui  caractérise  les  souvenirs  bruts,  c'est  d'abord  qu'ils  forment 
une  masse  intangible,  qu'ils  disparaissent  ou  reparaissent  en  bloc, 
selon  la  formule  :  lout  ou  rien,  — sinl  ul  sunt  aut  non  sintf  C'est 
ensuite  qu'ils  n'offrent  aucune  prise  à  l'esprit,  qu'ils  peuvent 
revenir,  se  reproduire  automatiquement,  par  une  grâce  d'état  ou 
fatalité  physiologique,  mais  qu'ils  ne  peuvent  être  rappelés.  Ils 
sont  toujours  inattendus,  fortuits.  On  ne  les  retrouve  ni  on  ne  les 
évite  :  on  les  subit.  Et  on  ne  choisit  pas  entre  eux  :  on  les  subit 
tels  quels  et  tout  entiers.  —  Par  ce  caractère  qu'elle  a  d'être  tout 
d'une  pièce,  la  mémoire  brute  peut  faire  illusion  :  on  la  croit  par- 
faite en  raison  de  sa  plénitude  ou  intégralité.  Mais  c'estlà  un  avan- 
tage chèrement  payé.  L'esprit  ne  peut  se  mouvoir  ni  se  retrouver 
dans  ses  souvenirs.  Il  en  a  la  hantise,  il  en  est  possédé;  il  ne  les 
possède  pas,  il  n'en  a  pas  l'usage.  Un  flot  d'images  l'envahit, 
l'étourdit  de  son  bruit,  l'accable  de  son  poids  :  ce  flot,  il  ne  peut 
ni  l'empêcher  de  couler,  ni  l'endiguer,  ni  le  diriger  :  voilà  la 
mémoire  brute. 

Je  dis  que  cette  mémoire  redondante  et  surabondante,  qui  se 
produit  par  accès,  comme  la  fièvre,  et  qui,  en  bien  des  cas,  est, 
à  la  lettre,  une  fièvre  cérébrale,  qui  sombre  dans  un  état  de  grande 
fatigue  et  que  le  repos  rétablit,  qui  va  et  vient  d'une  ivresse  à  une 
autre,  et  qui  se  rencontre,  sous  une  forme  spéciale,  chez  certains 
idiots,  est  le  plus  bas  degré  de  la  mémoire,  si  même  elle  n'est  pas 
au-dessous  de  la  mémoire.  C'est  un  point  sur  lequel  il  faut  insister, 
car  il  semble  méconnu  ou  laissé  de  côté  dans  les  théories  de  la 
mémoire  les  plus  récentes. 


368  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Ainsi,  par  exemple,  selon  M.  Paulhan,  un  souvenir  n'existerait 
comme  tel  qu'autant  qu'il  existerait  à  part  du  système  général  de 
l'esprit,  qu'il  ne  viendrait  pas  s'insérer  ou  mieux  s'intégrer  dans 
nos  représentations  courantes,  qu'il  ne  ferait  pas  partie  de  notre 
vie,  qu'il  resterait  pour  nous  un  étranger,  un  hôte  de  passage  et 
ne  deviendrait  jamais  un  familier  de  la  maison.  Autrement  dit,  le 
souvenir  serait,  par  définition,  une  matière  première,  un  article 
d'importation,  et  devrait  être  reconnu  comme  tel;  il  perdrait  sa 
qualité  propre,  dès  que  l'esprit  s'en  empare,  se  l'assimile  et  le  fait 
entrer  dans  la  trame  de  ses  pensées.  Conception  d'ailleurs  toute 
théorique!  car  M.  Paulhan  avoue  qu'il  n'y  a  pas,  en  fait,  de  sou- 
venir vraiment  détaché  de  l'esprit,  restant  en  dehors  de  la  synthèse 
de  nos  représentations.  Mais  il  en  conclut  qu'il  n'y  a  pas  non  plus 
et  par  là  même  de  souvenir  pur  ou  proprement  dit.  Nous  croyons 
au  contraire  qu'il  y  a  souvenir  en  dehors  de  la  condition  posée 
par  l'auteur,  et  même  qu'il  n'y  a  véritablement  souvenir  qu'autant 
qu'il  y  a  à  quelque  degré  entrée  du  souvenir  dans  la  synthèse 
mentale,  qu'autant  que  l'esprit  tout  au  moins  s'attribue  la  repré- 
sentation ou  l'image-souvenir  et,  s'il  la  juge,  en  un  sens,  étrangère 
à  lui,  la  juge,  en  un  autre,  sienne.  Supposons  en  effet  que,  comme 
dans  les  cas  rapportés  plus  haut,  l'esprit  évoque  l'image  ou  plutôt 
le  tableau  de  perceptions  passées  «sans  y  songer,  avec  distraction, 
et  comme  dans  une  sorte  de  somnambulisme  »  (M.  de  Biran).  Je 
dis  qu'alors  on  aurait  tort  de  parler  de  mémoire,  si  fidèles  que 
soient  les  images  évoquées,  si  étrangères  aussi  que  l'esprit  les  juge 
à  soi,  et  justement  parce  qu'elles  lui  sont  à  ce  point  étrangères. 
Personne,  en  effet,  ne  regarderait  comme  suffisante,  encore  moins 
comme  parfaite,  la  mémoire  de  ce  clergyman  qui,  un  dimanche 
matin,  célèbre  le  service,  et,  le  dimanche  suivant,  «  choisit  les 
mêmes  hymnes,  les  mêmes  leçons,  récite  la  même  prière,  prend  le 
même  texte,  et  prononce  le  même  sermon  »,  tout  cela  sans  «  aucun 
souvenir  d'avoir  fait,  le  dimanche  précédent,  ce  qu'il  venait  de 
répéter  entièrement  '  ».  Une  telle  mémoire  cependant  réalise,  à  un 
degré  éminent  et  d'une  façon  complète,  les  conditions  que  M.  Pau- 
lhan semble  exiger  de  la  mémoire  :  elle  est  exacte,  fidèle,  intégrale, 
et  indépendante  de  la  vie  de  l'esprit.  Mais   c'est  précisément  ce 

1.  Ribot,  Maladies  de  la  mémoire,  p.  SO.  V.  Alcan. 


DUGAS.    —    I.A    DftFlMTION    DE    LA    MKMOlfli:  369 

dernier  caraclère  qui,  selon  nous,  la  compronieL  et  la  ruine.  Elle 
est  comme  suspendue  en  l'air,  elle  ne  se  rallache  à  rien  ;  c'est  un 
rôve  flollanl.  Or  un  rùve,  mOme  exclusivcmenl  l'orme  d'images 
empruntées  à  la  réalité,  reproduction  fidèle  d'un  passé  vécu,  ne 
laisse  pas  d'être  un  rêve  et  ne  mérite  point  le  nom  de  mémoire. 
Dans  la  tète  afTaiblie  du  vieillard,  où  bourdonne  le  chœur  familier 
des  images  anciennes,  le  souvenir  proprement  dit  ne  subsiste 
qu'autant  que  subsiste  la  distinction  nette  du  passé  et  du  présent, 
qu'autant  que  la  trame  du  passé  continue  à  s'ourdir  régulièrement, 
sans  emmêler  ses  fds  avec  ceux  de  la  synthèse,  formée  par  les 
perceptions  pressentes.  Quand  la  mémoire  ne  s'organise  plus,  ne 
forme  plus  un  système,  qui  s'oppose  au  système  des  perceptions 
actuelles,  quand  elle  devient  un  simple  défdé  d'images,  même 
reproduisant  exactement  le  passé,  il  faut  alors  lui  donner  un  autre 
nom,  soit  celui  iV imagination,  comme  le  propose  Maine  de  Biran, 
soit  celui  ûltallucinalion.  Il  y  aurait  abus  de  langage  à  appeler 
souvenirs  les  hallucinations  du  déhre,  celles  de  l'ivresse,  celles 
de  l'homme  arrivé  au  terme  de  la  dégénérescence  sénile,  celles 
encore  du  clergyman  dont  on  parlait  tout  à  l'heure.  Ces  halluci- 
nations, en  leur  qualité  d'états  reproduits,  et  reproduits  fidèlement, 
sont  sans  doute  des  souvenirs,  et  môme  des  souvenirs  parfaits, 
pour  un  spectateur  du  dehors,  mais  ils  n'ont  pas,  pour  le  sujet 
lui-même,  —  et  c'est  ce  qui  avant  tout  importe,  —  le  caractère 
de  souvenirs,  ils  ne  sont  pas  reconnus  comme  tels.  Il  leur  manque 
d'être  rattachés  à  la  personnaHté,  attribués  au  moi,  et  d'y  être 
rattachés  par  un  hen  défini,  spécial,  de  lui  être  attribués  comme 
souvenirs,  comme  états  ayant  la  marque  propre  du  déjà  vu. 

Ainsi,  quand  on  veut  dégager  le  souvenir  pur,  que  pour  cela  on 
remonte  jusqu'au  moment  oîi  le  souvenir  ne  serait  encore  engagé 
dans  aucune  synthèse  mentale,  et  qu'on  le  réduit  à  n'être  qu'un 
duplicalum  de  la  sensation,  si  on  ne  tombe  pas  dans  la  fiction,  on 
risque  de  dépouiller  le  souvenir  de  son  caractère  propre  et  de  le 
faire  évanouir. 

M.  Bergson  nous  paraît  arriver  au  même  résultat  par  une  autre 
voie.  Analysant  le  cas  de  l'écoHer  qui  lit  ou  récite  sa  leçon  plu- 
sieurs fois  pour  l'apprendre,  il  distingue  le  souvenir  particulier, 
qui  s'attache  à  chacune  des  lectures  ou  récitations  successives,  et 
celui  qui  est  la  résultante  de  tous  ces  actes  répétés.  Le  premier, 
TOME  LXIV.  —  1907.  24 


370  ItEVUE    PHILOSOPHIQUE 

qu'il  appelle  souvenir  pur,  est  d'emblée  complet  et  ne  peut  par  la 
suite  que  perdre  ou  s'affaiblir,  le  second,  au  contraire,  qu'il  faut 
appeler  fiomenir-habitude,  se  forme  et  se  constitue  par  degrés.  Il  y 
a  entre  ces  deux  sortes  de  souvenir,  non  pas  seulement  différence 
de  nature,  mais  rivalité  et  conflit  :  la  mort  de  l'un  marque  la  nais- 
sance de  l'autre.   Admettons  (quoique   cela  revienne  peut-être  à 
opposer  la  représentation  à  l'acte  et  à  nier  le  caractère  motein-  de 
l'image)  que  le  souvenir  pur  naisse  tout  formé,  soit  original,  sin- 
gulier et  unique,  et  doive  décliner,  s'appauvrir  et  se  banaliser, 
c'est-?i-dire  disparaître,  au  contact  d'autres  souvenirs,  tandis  que 
Vhabitude  se  constitue,  se  renforce,  s'affermit,  d'un  mot,  s'organise 
par  la  répétition.  Qu'en  résulte-t-il?  C'est  que  le  souvenir  pur  ou 
proprement  dit  a  tout  à  perdre  et  n'a  rien  à  gagner,  est  condamné 
à  une  existence  précaire  et  accidentelle,  et  ne  deviendra  jamais 
une  véritable  acquisition  de  l'esprit;  nous  n'avons  point  barre  sur 
lui;  nous  ne  pouvons  ni  le  fixer  et  le  retenir,  ni  l'évoquer.  Il  est 
ce  qu'il  est,  et  dure  ce  qu'il  peut.  Il  est  tout  entier  hors  de  notre 
prise,  nous  en  avons  la  jouissance,  non  la  propriété.  Il  nous  appar- 
tient bien  moins  que  Vhabitude.  Or  c'est  là  ce  qui  nous  paraît  para- 
doxal. Un  souvenir,  que  nous  ne  pouvons  rappeler,  sur  lequel 
même  nous  ne  pouvons  revenir,  sans  risquer  de  l'altérer,  de  porter 
atteinte  à  son  originalité,  à  sa  pureté,  c'est  ce  que  nous  avons 
peine  à  concevoir  et  ce  que  nous  nous  refusons  à  admettre.  Il  faut, 
selon  nous,  qu'un  élément  d'habitude  ou  d'organisation  entre  dans 
le  souvenir  pour  qu'il  nous  devienne  accessible,  pour  qu'il  tombe 
sous  notre  prise,  pour  que  nous  puissions  l'évoquer,  car  la  pro- 
priété d'être   rappelé  fait   partie  de  sa  nature,  de  son   essence. 
La  distinction  du  souvenir  et  de  l'habitude  est  donc  artificielle,  et 
il  faut  dire  plutôt  avec  Malebranche  que  la  mémoire  est  une  espèce 
d'habitude,  ou  renferme  toujours  des  éléments  moteurs. 

La  mémoire  est  une  association  systématique  d'images  comme 
l'habitude  est  une  association  systématique  d'actes,  et  il  n'y  a 
entre  l'une  et  l'autre  qu'une  différence  de  degré.  En  effet  tout 
acte  suppose  naturellement  une  image  :  ignoti  nulla  voluntas,  de 
même  que  toute  image  entraîne  naturellement  un  acte.  Suivant 
que  dans  un  système  d'images  prédomine  l'élément  représentatif 
ou  l'élément  moteur,  ce  système  est  appelé  mémoire  ou  habitude  : 
l'habitude  est  une  mémoire  aveugle,  et  la  mémoire,  une  habitude 


DUGAS-    —    LA    UÉFIMTION    DE    LA    MÉMOinK  37i 

inlcUigonle.  Mais  mémoire  et  habiUide  sonl  également,  et  au  même 
degré,  des  actes  d'organisation  ou  de  synthèse  :  c'est  leur  carac- 
tère distinctil'ct  rondamcnlal. 

Dès  lors,  comme  il  y  a  des  degrés  dans  l'organisation,  il  y  en 
aura  aussi  dans  la  mémoire.  D'après  ce  qui  précède,  la  mémoire 
la  plus  parfaite  semblerait  devoir  être  la  plus  solidement  organisée, 
la  plus  systématique,  par  là  même  la  plus  impeccable,  la  plus  sûre 
et  la  j)lus  prompte,  et  inversement  la  forme  inférieure  de  la  mémoire 
devrait  être  la  mémoire  la  plus  anarchique,  la  plus  dispersée,  par- 
tant, en  ses  retours,  la  plus  incertaine,  la  plus  fuyante  et  la  plus 
imprévue.  Est-ce  ainsi  qu'on  l'entend?  Pas  du  tout,  et  nous  allons 
voir  maintenant  qu'une  part  de  vérité  est  renfermée  dans  les  théo- 
ries que  nous  critiquions  tout  à  l'heure. 

La  mémoire  entièrement  systématisée,  et  par  là  même  rendue 
infaillible,  ne  paraît  plus  de  la  mémoire.  On  lui  donne  d'autres 
noms  :  on  l'appelle,  suivant  les  cas,  habitude,  savoir,  capacité, 
talent.   Connaître  un   métier,  posséder  une  langue,  un  art,  une 
science,  c'est  avoir  accompli  un  effort  de  mémoire  prodigieux, 
c'est   avoir   appris    et    retenu   un   nombre   considérable    d'actes, 
d'images,  de  mots,  d'idées;  c'est,  de  plus,  avoir  tout  ce  lot  d'acqui- 
sitions, sinon  présent  à  l'esprit,  du  moins  disponible  ou  prêt  à 
répondre  au  premier  appel  de  la  volonté.  On  devrait  voir  là  le 
triomphe  de  la  mémoire,  si  l'objet  de  la  mémoire  était  de  conserver 
les  connaissances  acquises  et  de  les  retrouver  à  point  nommé.  Or, 
tout   au   contraire,   la    mémoire   semble   disparaître,   quand    son 
succès  est  ainsi  assuré.  On  dirait  que,  sous  ce  rapport,  elle  est 
semblable  à  l'art  qui  se  dérobe  quand  il  est  parfait.  11  y  a,  dans 
l'acquisition  d'une  langue,  d'une  science  par  exemple,  un  moment 
où  les  connaissances  multiples  dont  se  composent  cette  langue, 
cette  science,  font  l'effet  de  souvenirs  qui  se  forment,  se  déve- 
loppent, .se  consolident,  et  il  y  en  a  un  autre,  où  ces  connaissances 
semblent  perdre  le  caractère  de  notions,  logées  en  la  mémoire, 
pour  prendre  celui  d'un  savoir,  définitivement  établi  dans  l'esprit, 
et  qui  ne  fait  plus  de  progrès,  soit  qu'il  n'en  ait  plus  à  faire,  soit 
qu'il  n'en  puisse  plus  faire,  les  Umites  de  la  science  ou  celles  de 
l'esprit  se  trouvant  atteintes.  Et  ce  passage  des  notions  apprises 
aux  notions  sues  s'accomplit  dans  tout  ordre  de  connaissances, 
et  non  pas  seulement  dans  celles  qui  ont  un  caractère  marqué  de 


372  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

raisonnement  et  de  rigueur  logique.  Ainsi  on  dit  d'une  langue 
qu'on  la  sait^  quand  on  ne  se  souvient  plus  de  l'avoir  apprise, 
quand  il  semble  qu'on  l'a  toujours  parlée,  quand  on  la  parle  natu- 
rellement^ quand  les  mots  et  les  tournures  de  cette  langue  en  sont 
venus  à  représenter  d'une  part  le  matériel,  de  l'autre  les  catégories 
ou  les  formes  de  notre  pensée.  On  dit  de  môme  que,  pour  pos- 
séder une  science,  qu'il  s'agisse  d'une  science  de  faits,  comme  la 
chimie,  ou  d'une  science  de  raisonnement,  comme  la  géométrie, 
il  faut  l'avoir  apprise  et  oubliée  sept  fois,  comme  si  l'assimilation 
complète  de  cette  science  ne  pouvait  aller  sans  l'élimination  finale 
de  la  mémoire,  devenue  inutile,  ayant  rempli  sa  tâche.  Enfin,  si 
l'on  fait  appel  à  l'analyse  introspective,  chacun  de  nous  peut  se 
rendre  compte  que,  dans  la  science  qu'il  cultive,  il  a  un  fonds  qui 
ne  varie  plus,  et,  à  côté  de  cela,  un  capital  de  roulement,  engagé 
dans  des  entreprises  toujours  incertaines,  donnant  lieu  à  des  gains 
et  à  des  perles,  dont  il  faut  sans  cesse  dresser  le  bilan,  ou  qu'il 
faut  tenir  à  jour.  Le  premier  fonds  représente  le  savoir,  le  second, 
les  apports  de  l'expérience,  les  données  de  la  mémoire.  Le  premier 
forme  notre  constitution  mentale,  nos  principes.  Ces  principes 
ont  beau  avoir  été  acquis,  ils  ne  paraissent  plus  l'être.  Ce  qui  est 
su  ne  semble  pas  avoir  été  appris. 

En  devenant  la  substance  de  notre  esprit,  les  matériaux  de 
la  connaissance  cessent  d'apparaître,  comme  nous  étant,  voire 
comme  ne  nous  ayant  jamais  pu  être  étrangers;  ils  sont  notre 
assise  constante,  notre  fonds  toujours  présent.  L'esprit  constate 
leur  actualité,  postule  leur  nécessité,  et  nie  leur  caractère  de  faits 
mnémoniques  ou  â\icrjuisitions  du  passé,  comme  incompatible  avec 
cette  nécessité  logique  et  cette  actualité  de  fait.  C'est  en  ce  sens 
qu'on  peut  dire  avec  M.  Bergson  que ,1e  souvenir  exclut  la  systé- 
matisation et  le  mécanisme  mental. 

Mais  qu'est-ce  donc  alors  qui  constitue  les  souvenirs  et  qui 
empêche  le  savoir  le  mieux  établi,  le  plus  solidement  fixé  d'en 
porter  le  nom?  C'est  d'abord  d'être  des  connaissances  dont  on 
peut  établir  l'authenticité,  produire  le  certificat  d'origine,  dont 
on  a  gardé  la  fiche  signalétiquc,  le  numéro  d'ordre,  la  date 
d'entrée  dans  la  conscience.  Il  suffit  en  effet  que  l'esprit  accorde  à 
ses  connaissances  les  plus  récentes  un  large  crédit,  qu'il  les  laisse 
s'implanter  en  lui,  prendre  place  définitivement  dans  sa  vie,  et  ne 


DUGAS.    —    I.A    DLFIXmON    DE    LA    MÉMOIRK  373 

s'iiuiuièle  jilus  de  leur  provenance,  pour  qu'il  les  dépouille  aussit(H 
el  par  là  nirine  de  leur  caractère  de  souvenirs  cl  les  élève  ù  la 
dignité  de  savoir. 

En  second  lien,  si  paradoxal  cpie  cela  paraisse,  les  connaissances 
les  mieux  acquises,  les  mieux  fixées,  partant  celles  dont  nous  nous 
souvenons  le  mieux  et  le  plus  à  propos,  sont  précisément  celles  que 
nous  jugeons  les  plus  impersonnelles,  les  plus  étrangères  à  nous.  Il 
en  est  de  ces  connaissances  comme  de  la  fortune  qu'on  possède  et 
dont  on  jouit  moins,  si  considérable  qu'elle  soit,  que  d'un  gain 
qu'on  vient  de  faire,  si  médiocre  soit-il.  Il  faut  donc  que  les  con- 
naissances non  seulement  portent  la  date  ou  au  moins  la  marque 
de  leur  origine,  mais  encore  soient  sciemment  enrôlées  dans  la  vie 
mentale  ou  incorporées  à  la  personnalité  d'une  façon  consciente, 
pour  qu'elles  aient  le  caractère  de  souvenirs  et  s'opposent,  comme 
tels,  par  exemple,  aux  cojinaissances  rationnelles,  qui  sont  le  lot 
commun  des  esprits.  En  un  mot,  ce  n'est  pas  à  la  qualité  d'être 
conservées  el  rappelées,  mais  à  celle  d'être  reconnues  par  l'esprit 
comme  ses  acquisitions  individuelles  et  propres  que  les  connaissances 
doivent  le  titre  de  souvenirs. 

Remarquons  que  ce  n'est  pas  en  raison  de  leur  nature  que  cer- 
taines connaissances  se  rangent  sous  le  nom  de  savoir,  tandis  que 
d'autres  sont  étiquetées  souvenirs.  Il  ne  faut  pas  dire  qu'il  y  a  ce 
(jui  se  comprend  et  ce  qui  s'apprend  et  que  cela  porte  et  doit  porter 
deux  noms  dilTérents.  La  distinction  de  la  connaissance  rationnelle 
et  de  la  connaissance  empiriqur  n'a  rien  à  voir  ici.  Je  puis  avoir 
gardé,  et  j'ai  gardé  en  efîet,  le  souvenir  net  et  précis  de  ma  vie 
proprement  intellectuelle  et  des  événements  de  cette  vie.  Je  puis 
dire  quand,  à  quel  moment,  dans  quelles  circonstances  telle  vérité 
scientifique  et  abstraite  a  lui  à  mon  esprit  pour  la  première  fois  : 
mes  connaissances  rationnelles  ont  leur  histoire  et  comptent  dans 
ma  vie  et  dans  mes  souvenirs,  comme  les  autres.  Pythagore  n'avait 
pas  besoin  d'immoler  une  hécatombe  aux  dieux  pour  perpétuer  le 
souvenir  de  sa  découverte  du  théorème  du  carré  de  l'hypothénuse  : 
il  ne  courait  aucun  risque  d'oublier  une  vérité  pour  lui  si  émou- 
vante ni  la  façon  dont  il  l'avait  acquise.  Je  présume  que  Laura 
Bridgman  était  également  incapable  d'oublier  le   moment  où  le 
sens  des  mouvements  que  lui    faisait  exécuter   le   D'    Howe,  et 
auxquels    elle    s'était    longtemps    prêtée    sans    comprendre,    se 


374  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

révéla  à  son  esprit,  plus  exactement  le  moment  où  elle  découvrit 
que  ces  mouvements  avaient  un  caractère  volontaire,  intentionnel, 
répondaient  à  une  idée^  avaient  un  sens,  étaient  des  moyens 
inventés  par  un  esprit  pour  communiquer  avec  un  autre,  d'un  mot, 
étaient  des  signes  ou  constituaient  un  langage.  Les  idées  abstraites 
et  générales,  les  vérités  de  raisonnement  peuvent  donc  être  des 
souvenirs;  il  suffit  pour  cela  qu'elles  n'aient  pas  encore  pris,  à 
force  de  rouler  dans  notre  esprit,  la  forme,  si  j'ose  dire,  usée, 
banale,  impersonnelle,  que  de  telles  idées  et  vérités  doivent  peut- 
être  à  la  longue  fatalement  revêtir;  il  suffit  qu'elles  aient  gardé 
pour  nous  leur  originalité,  leur  fraîcheur  première,  moins  que  cela, 
qu'elles  présentent  un  intérêt  subjectif  quelconque,  au  minimum, 
celui  d'être  au  moment  de  notre  vie.,  de  notre  histoire.,  celui  d'avoir 
fait  un  jour  leur  entrée  dans  notre  esprit.  C'est  là,  —  indépendam- 
ment de  l'idée  de  temps  (Aristote)  —  le  critérium  de  la  mémoire. 
On  pourrait  dire  :  nous  n'avons  souvenir  (au  sens  propre)  que  de 
ce  qui  nous  touche,  et  c'est  parce  que  les  connaissances  très  systé- 
matisées, fortement  ancrées  en  nous,  ont  cessé  de  nous  toucher 
qu'elles  paraissent  nous  être  sorties  de  la  mémoire. 

Le  langage  courant  a  des  nuances  qui  échappent  aux  psycho- 
logues. Ceux-ci  élargissent  le  sens  du  mot  mémoire,  étendent  ce 
mot  à  tous  les  faits  de  conservation  et  de  reviviscence.  Ils  diront 
par  exemple  que  la  perception  est  une  sensation  escortée  de  son 
groupe  habituel  de  souvenirs;  ils  diront  que  connaître,  c'est  recon- 
naître., c'est  ranger  tout  fait  nouveau  dans  un  groupe  de  faits  anté- 
rieurement connus;  ils  diront  que  toute  sensation  évoque  le 
souvenir  de  sensations  semblables  ou  différentes  et  n'est  perçue 
qu'en  opposition  avec  ces  sensations  antécédentes;  en  un  mot,  ils 
retrouveront  ou  croiront  retrouver  la  mémoire  dans  toutes  les 
opérations  de  l'esprit.  Parler  ainsi,  c'est  sans  doute  dépasser  les 
connaissances  et  la  rétlexion  du  vulgaire,  mais  c'est  aussi  faire 
violence  à  nos  habitudes  mentales  et  aller  contre  l'usage  de  la 
langue.  En  effet,  il  n'y  a  plus  mémoire,  au  sens  propre,  là  où 
l'esprit  humain  a  perdu  la  trace  de  ses  acquisitions  personnelles, 
là  où  il  ne  se  retrouve  plus  lui-même,  où  il  semble  s'être  retiré  de 
ses  actes,  de  ses  pensées.  C'est  pourquoi  la  mémoire  est  distinguée 
de  l'habitude.  C'est  pourquoi  encore,  lorsque  l'imagination  déroule 
le  tableau  du  passé,  comme  dans  le  rêve,  le  délire,  l'hallucination, 


DUGAS.    —    I.A    ni-FIMTlON    DE    LA    MKMOTri!-  37o 

il  n'y  a  pas  non  plus  nu-nioiro,  parce  que  l'espril  est  alors  emporté 
hors  de  soi,  parce  qu'il  ne  se  possède  plus,  ne  se  retrouve  plus, 
parce  qu'il  a  perdu  la  notion  du  passé  et  du  présent. 

«  On  ne  se  souvient,  a-l-on  dit,  que  de  soi-même.  »  Le  mot  est 
juste  s'il  veut  dire  que  le  souvenir  implique  la  notion  du  moi,  «  le 
jugement  de  personnalité  »  Maine  de  Biran).  La  mémoire  par 
suite  peut  cesser  dôtre,  pour  deux  raisons  difîérentcs  et  même 
contraires  :  ou  parce  que  la  notion  du  moi  n'a  pu  se  former  encore, 
ou  parce  qu'elle  est  formée  depuis  si  longtemps  qu'on  ne  la 
remarque  plus,  qu'on  nen  a  plus  conscience.  Ainsi,  si  on  suppose 
avec  Condillac  le  moi  réduit  à  une  sensation,  l'odeur  de  rose,  ou  à 
une  image,  l'image  aiïective  de  celte  odeur,  il  n'y  aura  plus  alors  ni 
perception  ni  mémoire  proprement  dite;  tout  entier  à  ce  qu'il 
éprouve,  lesprit  n'aura  ni  la  notion  du  passé  et  du  présent  ni  celle 
du  moi  et  du  non-moi,  il  sera  hors  du  temps  et  de  l'espace,  perdu 
dans  un  rêve  vague,  cet  état  pourra  être  dit  d'mfra-perception  et 
<V infra-mémoire.  Inversement,  si  on  suppose  le  moi  fortement 
constitué,  la  personnalité  ayant  atteint  son  maximum  de  dévelop- 
pement, l'esprit  dès  lors  n'acquerra  plus  rien,  il  aura  ses  idées 
arrêtées  d'avance  sur  tous  les  faits,  il  n'aura  plus  de  perceptions; 
il  ne  devra  plus  avoir,  à  ce  qu'il  semble,  que  des  souvenirs.  Mais 
aura-t-il  réellement  des  souvenirs?  Non,  car  ses  idées,  depuis  long- 
temps organisées  et  constituées  en  système,  n'ont  plus  d'histoire; 
elles  sont  lui-même,  elles  sont  sa  vie;  il  se  perd  en  elles,  comme 
il  se  perdait  tout  à  l'heure  dans  la  sensation.  Il  est  alors  dans  un 
état  voisin  de  celui  que  nous  analysions  tout  à  l'heure,  mais  logi- 
quement et  dialectiquement  plus  élevé,  et  que  nous  appellerons 
de  supra-mémoire . 

La  mémoire  paraît  donc  prendre  exactement  place  entre  la  sen- 
sation pure  et  la  pensée  pure  ou  l'enlendemenl.  Le  souvenir  est  une 
sensation,  une  idée,  un  fait  psychologique  quelconque,  rattaché  à 
notre  histoire,  considéré  comme  un  moment  défini,  comme  un' 
événement  défini  de  notre  vie  mentale.  Supprimons  le  caractère- 
personnel  du  souvenir,  le  lien  qui  le  rattache  au  moi  individuel,  il 
est  anéanti  par  là  même  :  ce  n'est  donc  pas  sa  persistance,  son 
aptitude  à  renaître,  c'est  sa  subjectivité,  sa  relation  à  la  person- 
nalité, qui  le  constitue  ce  qu'il  est,  qui  fait  le  fond  de  sa  nature. 


376  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Nous  n'avons  en  jusqu'ici  en  vue  que  la  mémoire  inlellectuelle. 
Si  notre  théorie  est  vraie,  elle  doit  s'appliquer  aussi  à  la  mémoire 
affective. 

Y  a-t-il  donc  des  états  affectifs  que  nous  cessons  de  nous  attri- 
buer, de  regarder  comme  des  souvenirs,  et  cela  précisément  en 
raison  de  leur  adhésion  intime  à  notre  personnalité,  parce  qu'ils 
sont  devenus  des  éléments  constitutifs  de  notre  caractère?  Assu- 
rément. Chacun  sait  que  les  passionnés  ont  d'étranges  oublis. 
Leurs  partis  pris  irréductibles,  leur  propension  fatale  à  interpréter 
dans  le  sens  de  leurs  désirs  les  faits  les  plus  contraires,  à  tirer  par 
exemple  de  la  trahison  la  plus  authentique  une  preuve  de  fidélité 
certaine,  et  inversement,  leur  idée  fixe,  en  un  mot,  qu'est-ce  autre 
chose  qu'un  sentiment  dont  ils  ont  oublié  la  naissance,  qu'ils 
croient  avoir  toujours  eu,  sous  la  forme  et  au  degré  où  ils  l'éprou- 
vent maintenant,  alors  qu'en  réalité  ils  ont  eu  longtemps,  et  hier 
encore,  des  sentiments  contraires,  et  qu'ils  ont  souvent  démenti 
leur  vie,  leur  caractère,  leurs  opinions  et  leurs  principes,  pour  en 
venir  là  ?  Ce  qu'on  appelle  l'aveuglement  de  la  passion  est  en  partie 
un  obscurcissement  de  la  mémoire.  Un  sentiment,  arrivé  au  terme 
de  son  évolution  et  qui,  dans  son  exaltation  présente,  oublie  son 
origine,  son  passé,  est  analogue  à  une  connaissance  qui  s'est  si 
bien  fixée  qu'on  ne  la  distingue  plus  de  l'esprit  lui-même,  qu'on 
ne  la  reconnaît  plus  comme  acquisition  de  l'expérience  ou  comme 
souvenir.  La  loi  posée  se  vérifie  donc  dans  tous  les  cas  :  les  souve- 
nirs cessent  d'apparaître  comme  tels,  par  cela  seul  qu'ils  atteignent 
leur  plus  haut  degré  d'organisation,  et  sont  désormais  fixés  dans 
l'esprit  pour  toujours. 

Mais  les  sentiments  et  les  idées,  ainsi  systématisés,  et  auxquels 
on  ne  reconnaît  plus  de  passé  ni  d'histoire,  deviennent  un  centre 
d'attraction  ou  d'organisation  pour  tous  les  états,  intellectuels 
ou  affectifs,  qui  ont  le  caractère  historique  ou  mnémonique.  Un 
sentiment  dominant  chasse  de  l'esprit  tous  les  faits,  toutes  les 
idées,  tous  les  sentiments  qui  le  contredisent,  ou  même  qui  lui 
sont  simplement  étrangers.  Le  pouvoir  inhibiteur  de  la  passion  à 
l'égard  du  souvenir  a  son  expression  admirable  dans  le  cri  d'Iler- 
mione  :  Qui  te  l'a  dit?  En  môme  temps  qu'elle  exclut  les  souvenirs 
qui  la  contredisent,  la  passion  attire  et  retient  ceux  qui  la  confir- 
ment. C'est  en  quoi  consistent  sa  partialité,  son  aveuglement  et 


DUGAS.    —    I.A    ni%FINITlON    UE    LA    MÉMOIRE  377 

son  inconscience.  La  passion  est  à  la  mémoire  ce  que,  selon  Aris- 
lolo.  la  forme  esl  à  la  inalièrc.  Elle  est  la  loi  suivant  la({uelle  les 
sensations  se  transforment  en  éléments  du  souvenir,  suivant 
lacjuelle  ces  éléments  s'assemblent,  s'ordonnent  et  se  combinent; 
elle  est  le  système  dans  hnjuel  ils  cristallisent.  Il  n'y  ;i,  pour  un 
passionné,  de  souvenirs  reconnus  ou  proprement  dits  que  ceux  que 
peut  loger  sa  passion.  C'est  pourquoi  vous  ne  sauriez  le  confondre  : 
en  vain  vous  lui  opposez  sa  conduite  passée,  vous  lui  rappelez  les 
paroles  par  lesquelles  il  blAmait  autrefois  ce  que  maintenant  il 
approuve;  en  vain  vous  invoquez  des  promesses  qu'il  ne  tient  pas, 
des  engagements  qu'il  trahit  :  rien  ne  le  trouble,  ni  la  matérialité 
des  faits  ni  la  rigueur  des  preuves.  Il  vous  déclare,  il  vous  jure 
<pril  n"a  jamais  rien  fait,  rien  dit  ni  rien  pensé  de  tel;  c'est  lui  qui 
se  charge  de  vous  confondre,  et  d'accusé  se  fait  accusateur.  On 
peut  douter,  il  est  vrai,  que  la  passion  qui  parle  ainsi  soit  sincère; 
mais  je  crois  quelle  peut  l'être  et  que  la  fausseté  de  l'esprit  est, 
dans  l'espèce,  au  moins  aussi  fréquente  que  la  déloyauté  et  le 
mensonge. 

La  mémoire  entre  donc  en  conflit  avec  la  passion  systématique 
aussi  bien  qu'avec  l'esprit  logique  et  raisonneur,  et  cela  doit  être, 
la  passion  ayant  sa  logique  à  elle,  ou  étant  une  forme  de  l'esprit 
logique.  Elle  entre  de  même  en  conflit  avec  Véinotion,  en  tant  que 
celle-ci  arrache  l'esprit  à  lui-même,  lui  ôte  la  possession  de  soi, 
le  plonge  dans  un  état  de  ravissement  et  d'extase.  C'est  là  une 
particularité  psychologique  que  Stendhal  a  curieusement  notée  et 
finement  analysée.  »(  Un  des  malheurs  de  la  vie,  dit-il,  c'est  que  le 
bonheur  de  voir  ce  qu'on  aime  et  de  lui  parler  ne  laisse  pas  de 
souvenirs  distincts.  L'àme  est  apparemment  trop  troublée  par  ses 
émotions  pour  èlre  attentive  à  ce  qui  les  cause  ou  à  ce  qui  les 
accompagne.  Elle  est  la  sensation  elle-même.  »  La  sensation  est  ici 
la  sensation  pure,  celle  qui  n'est  pas  reliée  au  moi,  qui  n'entre  pas 
dans  le  système  de  ses  représentations.  L'émotion  est  à  la  passion 
ce  que  la  sensation  est  à  la  pensée  pure  ou  à  l'entendement.  Il  en 
est  de  l'émotion  comme  de  la  sensation  :  elle  échappe  à  la  mémoire, 
parce  qu'elle  échappe  à  la  systématisation  des  sentiments,  parce 
qu'elle  reste  en  dehors  du  caractère  ou  du  moi;  et  il  en  est  de  la 
passion  comme  de  l'entendement  :  elle  exclut  la  mémoire,  soit 
parce  qu'elle  chasse  tel  souvenir  comme  un  importun  et  un  intrus. 


378  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

soit  parce  qu'elle  Tassimile  au  contraire  trop  complètement,  et 
l'absorbe  dans  le  présent. 

Le  fait  noté  par  Stendhal  peut  servir  à  éclairer  la  discussion 
toujours  pendante  au  sujet  de  la  mémoire  affective,  les  uns  admet- 
tant cette  mémoire,  les  autres  la  niant.  Cette  discussion  cesserait 
ou  paraîtrait  vaine,  si  on  prenait  soin  de  définir  les  mots.  En  effet, 
si  par  mémoire  on  entend  simplement  la  conservation  et  le  retour  à 
la  conscience  des  états  passés,  comment  nier  l'existence  delà  mémoire 
alTective?  Il  n'y  a  pas,  en  ce  sens,  de  mémoire  plus  parfaite,  il  n'y 
a  pas  de  réveil  du  passé  plus  saisissant,  plus  net,  plus  total.  Mais 
si  par  mémoire  on  entend  le  rappel  à  volonté  et  la  reconnaissance, 
on  peut  au  contraire  fort  bien  soutenir  que  la  mémoire  affective 
n'existe  pas  ou  à  peine;  la  mémoire  intellectuelle,  sous  ce  rapport, 
reprend  tout  au  moins  l'avantage. 

Selon  Stendhal,  il  y  aurait  même  incompatibilité  entre  le  sou- 
venir pur  et  la  reconnaissance,  et  la  mémoire  affective  serait,  à 
cause  de  cela,  en  raison  inverse  de  la  mémoire  intellectuelle.  «  C'est 
peut-être,  dit-il,  parce  que  les  plaisirs  que  donne  à  l'amant  la 
présence  de  ce  qu'il  aime  «  ne  peuvent  être  usés  par  des  rappels  à 
volonté  qu'ils  se  renouvellent  avec  tant  de  force  »,  dès  que  quelque 
circonstance  favorable  les  ramène  à  l'esprit.  » 

Les  exemples  qui  suivent  mettent  en  lumière  l'opposition  de  la 
mémoire  des  sentiments  et  de  la  mémoire  des  idées,  de  la  mémoire- 
résurrection  et  de  la  mémoire- rappel. 

«  La  rêverie  de  l'amour  ne  peut  se  noter.  Je  remarque  que  je 
puis  relire  un  bon  roman  tous  les  trois  ans  avec  le  même  plaisir.  » 
(Ce  plaisir  tient  à  ce  que  je  l'ai  oublié,  car  si  je  m'en  souvenais,  le 
souvenir  se  mettrait  en  travers  de  mon  sentiment,  m'empêcherait 
de  sentir,  ou  du  moins  je  n'éprouverais  plus  le  même  sentiment 
que  la  première  fois  :  la  fraîcheur  de  l'irnprévu,  du  nouveau  me 
manquerait.)  "  Je  puis  aussi  écouter  avec  plaisir  la  même  musique, 
mais  il  ne  faut  pas  que  la  mémoire  cherche  à  se  mettre  de  la  partie. 
Cest  l'imagination  uniquement  qui  doit  être  affectée;  si  un  opéra 
fait  plus  de  plaisir  à  la  vingtième  représentation,  c'est  que  l'on 
comprend  mieux  la  musique,  ou  qu'il  rappelle  la  sensation  du 
premier  jour.  »  (En  d'autres  termes,  il  faut,  si  je  comprends 
bien,  que  le.  souvenir  affectif,  —  car  c'est  de  lui  qu'il  s'agit, 
—  soit  l'état  passé  simplement  retrouvé,   et    n'implique   aucune 


DUGAS-    —    I.A    DlilIMTION    DK    l.A    MÉMOIRE  379 

comparaison,  afin  de  rester  l'état  singulier,  unicjue,  (ju'il  doit  être.) 

Quant  à  la  lecture  des  romans,  il  faut  distinguer,  parmi  les 
plaisirs  qu'elle  donne,  celui  qui  lient  ù  <(  la  connaissance  du  cœur 
humain  »  et  celui  cpii  lient  à  «  la  rûverie,  qui  est  le  vrai  plaisir  du 
roman.  Cette  rôverie  est  innotable.  La  noter,  c'est  la  tuer  pour  le 
présent,  car  on  tombe  dans  l'analyse  pliilosophi(|ue  du  plaisir; 
c'est  la  tuer  encore  plus  sûrement  pour  l'avenir,  car  t-ioi  ne  para- 
h/sc  r'nnatjination  co)ii7nc  Vappel  à  la  mémoire.  Si  je  trouve  en 
marge  une  note  peignant  ma  sensation  en  lisant  Old  Mortalilif  à 
Florence,  il  y  a  trois  ans,  à  l'instant  je  suis  plongé  dans  l'histoire 
de  ma  vie,  dans  l'estime  du  degré  de  bonheur  aux  deux  époques, 
dans  la  plus  haute  philosophie,  en  un  mot,  et  adieu  pour  longtemps 
le  laisser-aller  des  sensations  tendres. 

Ainsi  s'explique  encore  le  mol  d'Horace  :  Odi  profanum  vulf/us  et 
arceo.  «  Tout  grand  poète  ayant  une  vive  imagination  est  timide, 
c'est-à-dire  qu'il  craint  les  hommes  pour  les  interruptions  et  les 
troubles  qu'ils  peuvent  apporter  à  ses  délicieuses  rêveries.  C'est 
pour  son  attention  qu'il  tremble.  Les  hommes,  avec  leurs  intérêts 
grossiers,  viennent  le  tirer  des  jardins  d'Armide  pour  le  pousser 
dans  un  bourbier  fétide;  »  ils  l'arrachent  à  ses  «  rêveries  tou- 
chantes' »;  ils  l'empêchent  de  sentir,  ils  l'obligent  à  penser. 

Tout  cela  revient  à  dire  que,  dans  l'intérêt  du  sentiment,  il  faut 
tuer  la  mémoire.  La  thèse  est  subtile,  paradoxale,  risquée.  Stendhal 
le  reconnaît  lui-même.  Avant  de  l'énoncer,  il  prend  soin  de  dire  : 
«  Voilà  un  effet  qui  me  sera  contesté  ».  Cette  thèse,  je  ne  la  défends 
ni  ne  l'épouse.  J'en  veux  seulement  retenir  que  la  mémoire  affec- 
tive est  d'une  autre  nature  que  la  mémoire  intellectuelle  ou  pro- 
prement dite  :  elle  est  une  résurrection;  se  souvenir  d'une  émotion, 
c'est  l'éprouver  à  nouveau;  «  j'en  viens  presque  à  me  demander, 
dit  Sully  Prudhomme,  résumant  l'analyse  qu'il  a  faite  de  cet  état, 
si  tout  souvenir  de  sentiment  ne  revêt  pas  le  caractère  d'hallucination  ». 
Or,  l'hallucination  exclut  la  notion  du  passé  et  du  présent,  du  moi 
et  du  non-moi,  et  peut  être  distinguée  du  souvenir  proprement  dit. 

Que  conclure  de  ce  qui  précède?  C'est  d'abord  que  le  mot 
mémoire  est  équivoque  et  prend  dans  chaque  doctrine  philoso- 
phique un  sens  différent.  Selon  nous,  le  sens  le  plus  exact  de  ce 

1.  Stendhal,  De  VAmour. 


380  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

mot  est  celui  qui  s'écarte  le  moins  de  la  langue  vulgaire,  laquelle 
a  ses  nuances  délicates  et  fines,  ses  subtilités  cachées,  ses  raisons 
profondes.  Or,  par  mémoire,  il  semble  qu'on  entende  communément 
la  connaissance  du  passé,  non  du  passé  en  général,  mais  de  notre 
passé  à  nous,  cette  connaissance  ayant  elle-même   un  caractère 
historique  pour  7ious,  étant  considérée  comme  un  événement  de 
noire  vie.  La  connaissance  de  notre  passé  perd-elle  ce  caractère, 
cesse-t-elle  d'être  un  fait  de  notre  vie  individuelle,  sans  subir  d'ail- 
leurs aucune  autre  atteinte,  en  demeurant  entière,  en  devenant 
même,  en  un  sens,  plus  assurée,  plus  prompte  à  renaître,  elle  ne 
laisse  pas  d'être  par  là  même,  sinon  détruite,  du  moins  profondé- 
ment modifiée,  elle  ne  mérite  plus  le  nom  de  mémoire.  Les  acqui- 
sitions impersonnelles,   et  en   quelque  sorte  anonymes  de  notre 
expérience  passée  composent  notre  savoir.  Or   ce  qu'on  sait,  on 
peut  sans  doute  dire  en  un  sens  qu'on  s'en  souvient  ;  on  ne  le  dit 
pas  cependant,  et  il  y  a  une  raison  à  cela,  celle  que  nous  avons 
essayé  de  dégager  et  de  mettre  en  lumière.  Dira-t-on  qu'il  s'agit 
ici  d'une  distinction  verbale,  d'une  discussion  sur  le  sens  du  mot 
mémoire?  Je  soutiens  qu'au  contraire  nous  sommes  en  présence 
de    deux    formes    d'acquisition    mentale   réellement   différentes, 
quoi(iue  étroitement  liées,  et  que  la  distinction  qu'on  établit  entre 
elles  a  pratiquement  un  haut  intérêt  et  une  grande  portée.  Le  sort 
de  la   mémoire  est  lié  en  effet  au  développement  du  savoir.  Les 
mémoires  les  plus  remarquables  sont  celles  que  l'intelfigence  taille, 
émonde,  débarrasse  de  leurs  branches  gourmandes.  Livrée  à  elle- 
même,  croissant  en  liberté,  la  mémoire  périrait  par  excès  d'abon- 
dance; elle  serait  en  outre  puérile,  et  aurait,  si  j'ose  dire,  trop  de 
quant  à  moi;  l'intelligence  l'élague,  en  ménage  la  sève  et  lui  fait 
produire  des  fruits;  en  même  temps  et  par  là  môme  elle  l'empêche 
de  se  prendre  pour  fin,  de  se  complaire  en  soi,  elle  la  fait  servir  à 
des  fins  objectives,  aux  fins  du  savoir  ou  aux  fins  pratiques.  Il  ne 
faut  pas  toutefois  que  la  mémoire   soit  trop  asservie  à  l'intelli- 
gence; il  faut   qu'elle  garde  sa  spontanéité,  son  indépendance, 
toute  la  richesse  et  l'abondance  de  sa  sève.  Lintelligence  peut  tuer 
la  mémoire,  la  dessécher,  la  rendre  stérile,  à  force  de  la  rendre 
impersonnelle  et  abstraite.  Le  mal  alors  ne  serait  pas  moins  grand 
que  celui  qui  provient  de  l'excès  contraire,  je  veux  dire  de  la 
mémoire  étouftant  l'intelligence  par  sa  luxuriance,  son  trop-plein 


DUGAS.    —    LA    ni'FlMTION    DE   LA    MliMOinF,  381 

d'images  particulières  et  concrètes,  La  raison  et  la  mémoire  doivent 
se  tenir  nuituellement  en  respect,  se  pénétrer  Tune  l'autre,  sans 
empiéter  l'une  sur  l'autre,  se  compléter,  sans  se  nuire.  L'idéal 
serait  que  la  mémoire,  tout  en  acceptant  la  discipline  de  la  raison, 
gardAt  loulc^ja  fraîcheur  et  toute  son  abondance  native,  autrement 
dit  que  le  moi  n'abdi([Uiit  rien  de  sa  personnalité,  de  sa  vie  propre, 
en  accomplissant  son  œuvre. 

Le  problème  de  la  mémoire  est  donc  celui  du  rapport  de  la 
connaissance  au  moi.  Si  la  mémoire  disparaît,  quand  la  connais- 
sance devient  tout  impersonnelle,  elle  cesse  également  d'être,  ou, 
pour  mieux  dire,  elle  n'apparaît  pas  encore,  quand  le  moi  est 
absorbé  entièrement  par  les  images  du  passé,  lotus  in  illis.  On  a 
dit  que,  pour  Dieu,  il  n'y  a  ni  passé  ni  avenir,  que  toutes  les 
choses  sont  dans  un  éternel  présent;  il  en  est  de  même  pour  cer- 
tains extatiques,  plongés  dans  la  vision  du  passé;  Dieu  et  ces 
extatiques  n'ont  pas,  à  proprement  parler,  de  mémoire;  de  même, 
si  la  mémoire  affective  est  toujours  une  hallucination,  une  hantise 
du  passé,  ôtant  la  notion  du  présent,  elle  ne  serait  pas  non  plus,  en 
tant  que  telle,  une  mémoire  au  sens  ordinaire  et  rigoureux  du  mot. 

Ainsi,  en  résumé,  la  mémoire  est  la  synthèse  ou  la  conciliation 
de  deux  tendances  ou  opérations  contraires  :  l'une,  par  laquelle  le 
moi  se  détache  du  passé,  se  contente  d'en  prendre  acte,  mais  le 
tient  pour  étranger  à  sa  vie,  pour  indifférent  et  mort;  l'autre,  par 
laquelle  le  moi  se  rattache  au  passé,  le  ressaisit  tout  entier,  lui  rend 
sa  fraîcheur  première  et  le  tient  dès  lors  pour  réel  et  vivant.  La 
première  consiste  à  s'acharner  en  quelque  sorte  sur  le  passé,  à  en 
achever  la  destruction  et  la  ruine,  à  le  retenir  pourtant  encore, 
mais  à  ne  s'y  intéresser  plus  que  dans  la  mesure  où  il  sert  les  inté- 
rêts présents  :  elle  aboutit  à  la  mémoire  impersonnelle  et  abstraite, 
que  j'ai  appelée  savoir.  La  seconde  consiste  à  s'enchanter  du  passé, 
à  le  revivre  dans  son  intégralité  et  à  en  oublier  le  présent  :  elle 
aboutit  à  une  sorte  d'obsession,  de  hantise,  ou  dliallucinalion.  La 
mémoire  proprement  dite  esta  égale  distance  de  cette  hallucination 
et  du  savoir  :  elle  n'est  ni  la  pleine  et  entière  résurrection  du  passé 
rendu  vivant,  suivant  l'heureuse  expression  latine  {redivivus),  ni  la 
notation  sèche,  impersonnelle  et  abstraite  du  passé.  Elle  est  un 
composé  d'ailleurs  instable,  à  doses  exactement  combinées,  de 
spontanéité  et  de  réflexion,  d'évocation,  de  pouvoir  magique  de 


38iJ  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

résurrection,  en  un  mot,  d'imagination,  et  de  mise  au  point,  de 
classement  et  de  systématisation  des  images  évoquées,  en  un  mot, 
de  raison.  Que  Funou  l'autre  de  ces  éléments  manque,  ou  acquière 
une  valeur  prédominante,  exclusive,  la  mémoire  disparaît,  ou 
change  de  nature.  La  mémoire  est  donc  une  combinaison.  Il  faut 
en  isoler  les  principes  pour  en  comprendre  les  différentes  formes 
ou  espèces,  et  il  faut  rassembler  ces  principes  pour  avoir  une  idée 
complète  et  juste  de  la  mémoire  elle-même. 

L.   DUGAS. 


MORALE  ET   RAISON 


La  sociologie  contemporaine  tend  à  absorber  la  morale,  et 
semble  vouloir  la  réduire  à  une  science  des  mœurs  où  la  justifica-,-. 
lion  des  règles  pratiques  se  confondrait  avec  leur  explication  histo- 
rique. Si  cette. tentative,  malgré  les  difficultés,  peut-être  insur- 
montables, qu'elle  soulève,  jouit  aujourd'hui  d'une  faveur  si  mar- 
((uée,  c'est  sans  doute,  entre  autres  raisons,  parce  que  la  sociologie 
est  considérée  assez  ordinairement,  et  qu'elle  se  donne  elle-même, 
comme  seule  capable  de  constituer  la  morale  en  discipline  posi- 
tive. Les  deux  grands  groupes  de  doctrines  traditionnelles,  les 
morales  métaphysiques  et  les  morales  utilitaires,  sont  en  effet 
récusés  par  elle  au  môme  titre  et  renvoyés  dos  à  dos,  également 
taxés  d'arbitraires  et  d'idéologie.  Pour  être  positive,  la  morale, 
comme  toute  science  digne  de  ce  nom,  ne  doit  avoir  affaire  qu'avec 
des  faits,  ces  faits  d'une  espèce  particulière  qu'on  appelle  des 
préceptes,  des  devoirs,  des  règles  sociales;  elle  doit  rester  placée 
à  un  point  de  vue  strictement  objectif,  et  ne  considérer  la  con- 
science morale  que  du  dehors,  comme  un  ensemble  de  représen- 
tations et  de  croyances  qu'il  s'agit  uniquement  d'expliquer;  elle 
sera  donc  rationnelle  dans  la  mesure  où  elle  rendra  compte  des 
impératifs  moraux  par  leurs  causes  sociales  ou  les  ramènera  à 
leurs  lois,  mais  ne  saurait  voir  autre  chose  qu'une  illusion  dans 
cette  autre  sorte  de  rationalité,  qui  consiste  à  justifier  un  acte  par 
ses  conséquences  ou  par  ses  fins,  au  nom  de  son  utilité  ou  au  nom 
d'un  idéal,  et  à  en  rechercher  la  valeur  en  soi.  S'il  est  vrai  que  pas 
plus  les  calculs  du  plus  grand  intérêt  individuel  ou  social  que  les 
spéculations  a  priori  sur  le  Bien  ou  le  Devoir  ne  peuvent  présenter 
le  moindre  caractère  positif,  nous  sommes  bien  enfermés  dans 
les  limites  de  la  sociologie  pure. 

Mais  ne  peut-on  vraiment  pas  concevoir  de  morale  positive  en 
dehors  de  ce  positivisme?  N'y  a-t-il  d'autre  manière  de  faire  œuvre 
pratique  que  de  traiter  ainsi  les  idées  morales  comme  des  faits  purs 


384  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

et  simples,  au  risque  peut-être  den  méconnaître  la  vraie  nature  et 
Toriginalité?  La  contradiction  est-elle  bien  réelle  entre  l'esprit 
positif  et  le  rationalisme  en  matière  de  conduite?  Après  tout,  le 
sociologisme  en  morale  est  fort  loin  d'avoir  cause  gagnée;  il  n'est 
nullement  évident  que  la  doctrine  qui  nous  fournirait,  de  l'exis- 
tence et  du  développement  des  règles  éthiques,  l'explication  la  plus 
positive,  serait  en  étal  par  là-même  de  nous  donner  les  raisons  les 
plus  positives  d'agir  d'après  ces  règles  :  on  peut  même  se  demander 
si  ce  ne  serait  pas  le  contraire.  Et  justement,  ne  semble-t-il  pas 
que  la  morale  des  sociologues  ne  soit  pas  positive  en  ce  second 
sens,  puisqu'elle  veut  nous  faire  obéir  à  des  préceptes  dont  elle  ne 
fournit  pas,  dont  elle  nous  interdit  de  chercher  la  justification 
dans  une  utilité  ou  une  finalité  présentes,  et  qu'elle  se  contente 
d'exphquer  comme  faits   sociaux,    comme  résultats   historiques. 

D'autre  part,  on  ne  saurait  se  contenter  de  faire  la  critique  du 

sociologisme  et  revenir  simplement  à  l'une  ou  l'autre  des  concep- 
tions traditionnelles  :  il  faut  avouer  que  la  morale  a  priori,  celle 
de  l'ancienne  métaphysique  ou  celle  de  Kant,  ne  méritait  guère 
l'épithète  de  jjositive,  si  elle  pouvait  se  donner  pour  rationnelle; 
inversement,  à  l'utilitarisme  classique  on  s'accordait  pour  dénier 
la  rationalité,  et  s'il  pouvait  paraître  positif,  c'était  par  ses  ten- 
dances plutôt  que  par  ses  résultats;  l'une  et  l'autre  doctrine  res- 
tent, à  coup  sûr,  vagues  et  abstraites,  incapables  de  rejoindre  le 
contenu  concret  de  la  conscience  commune,  et  sans  prise  dès  lors 
sur  les  besoins  pratiques  de  l'homme.  —  Aussi,  comme  si  Ion 
voulait  ramasser,  contre  les  dédains  des  sociologues,  toutes  les 
forces  réunies  de  ces  doctrines  diverses  qu'ils  confondent  dans  une 
même  condamnation,  le  moment  semble  venu  peut-être  de  renoncer 
à  les  opposer  entre  elles,  pour  chercher  à  les  concilier,  à  les  com- 
pléter l'une  par  l'autre,  à  les  fondre  même  avec  les  résultats  les 
mieux  assurés  des  modernes  recherches  sociologiques.  Une  morale, 
pour  être  positive,  n'est  peut-être  pas  condamnée  à  renoncer  à 
toute  spéculation  de  caractère  finaliste,  à  tout  effort  pour  rendre 
intelligible  et  raisonnable  la  conduite;  elle  sera  positive,  au  sens 
pratique  du  mot,  si  elle  nous  propose  pour  agir  des  fins  précises 
et  concrètes,  si  elle  peut  nous  persuader  qu'il  est  raisonnable  de 
les  désirer  et  de  les  poursuivre;  elle  sera  positive,  sans  qu'il  soit 
besoin  qu'elle  se  donne  comme  une  pure  et  simple  application  de 


PARODI.    —    MORALE    ET    RAISON  385 

la  science,  si  elle  peut  simplement  éviter  tout  recours  au  senti- 
ment, à  l'inluilion  morale,  aux  mystérieuses  révélations  de  quelque 
faculté  transcendante,  ou  au  respect  mystique  de  je  ne  sais  quel 
vouloir  et  quel  Grand  Être  social.  Le  problème  est  de  satisfaire  à 
la  fois  la  raison  qui  s'interroge  sur  les  tins  intelligibles  de  l'action, 
et  la  conscience  pratique,  qui  ne  peut  se  contenter  de  construc- 
tions abstraites  et  arbitraires,  et,  devant  agir,  a  besoin  de  règles 
précises  et  de  motifs  vivants.  Si  donc  les  travaux  de  nos  socio- 
logues, comme  peut-être  certaines  analyses  de  l'utilitarisme  d'au- 
trefois, semblent  fournir  à  la  morale  le  contenu  déterminé  et  con- 
cret dont  elle  a  bfesoin,  il  suffirait,  pour  que  le  problème  fût  résolu, 
de  parvenir  à  leur  donner  une  forme  rationnelle  et  positive  qui 
put  les  faire  accepter  de  l'esprit  critique.  —  Un  utilitarisme  social, 
qui  serait  en  même  temps  et  en  un  certain  sens,  un  rationalisme 
moral;  une  conception  de  la  conduite  où  se  joindraient,  sans  être 
jamais  sacrifiées  l'une  à  l'autre,  la  réalité  et  la  rationalité,  tels  sont 
les  éléments  de  la  solution  que  nous  propose  un  livre  récent,  où 
nous  sommes  tenté  de  voir  une  des  contributions  les  plus  impor- 
tantes qui  aient  été  apportées  depuis  bien  des  années  à  l'éclaircis- 
sement du  problème  :  les  Études  de  Morale  positive,  de  M.  Gustave 
Belot*.  Essayer  d'en  définir  et  d'en  discuter  les  idées  directrices, 
ce  sera  essayer  de  préciser  les  rapports  de  la  Moralité  et  de  la 
Raison,  ou,  si  l'on  veut,  de  la  forme  et  de  la  matière  delà  Moralité, 
tels  qu'ils  se  présentent  à  la  pensée  contemporaine.  Aussi  bien,  que 
ce  soit  là  la  vraie  lâche  qui  s'impose  nécessairement  à  notre  temps 
dans  le  domaine  de  la  philosophie  pratique,  nous  en  voyons  la 
preuve  en  un  autre  ouvrage  encore,  un  peu  hûtif,  peut-être,  où 
des  conceptions  assez  disparates  sont  juxtaposées  plutôt  que  fon- 
dues, mais  où  se  retrouvent  quelques-unes  des  conclusions  essen- 
tielles de  M.  Belot,  qui  constitue  une  tentative  tout  à  fait  similaire, 
et  qui  prend  par  cet  accord  la  valeur  d'un  symptôme  :  les  Principes 
de  Morale  rationnelle,  de  M.  A.  Landry  ^ 

L'ouvrage  de  M.  Belot  est  composé  de  plusieurs  études,  de  dates 
diverses,  qui  presque  toutes  avaient  été  fort  remarquées  déjà,  mais 
qui  acquièrent  par  leur  rapprochement  même  une  portée  nouvelle. 


1.  1  vol.,  523  p.,  F.  Alcan,  1907. 

2.  1  vol.,  278  p.,  F.  Alcan,  1906. 

TOME  LXIV.  —  1907.  25 


386  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Elles  se  distribuent  nettement  en  deux  groupes  :  dans  les  unes', 
c'est  le  problème  théorique  qui  est  traité,  et  une  conception  d'en- 
semble de  la  moralité  nous  est  offerte.  Les  autres  ont  pour  objet 
d'appliquer  à  des  questions  spéciales  les  principes  dégagés  dans 
les  premières,  et  en  forment  ainsi  comme  la  contre-épreuve;  et  ces 
divers  mémoires^  sont  d'une  richesse  d'aperçus,  dune  ingéniosité, 
d'une  pénétration  dont  on  ne  pourrait  donner  une  idée  qu'en  les 
reprenant  un  à  un  et  de  très  près.  C'est  seulement  sur  l'idée 
générale  de  la  Moralité  qui  nous  est  proposée  par  M.  Belot  que 
nous  insisterons  ici. 


Cette  idée  est  à  la  fois  très  large  et  très  précise.  Le  moment  est 
venu,  selon  M.  Belot,  de  concevoir  la  morale  d'une  façon  positive; 
mais  pour  cela,  il  importe  avant  tout  d'échapper  aux  confusions 
ou  aux  équivoques  qu'y  introduisent  également,  quoique  en  sens 
inverse,  et  les  représentants  de  l'esprit  métaphysique,  et  les  parti- 
sans trop  simplistes  de  l'esprit  et  de  la  méthode  scientifiques.  — 
La  métaphysique  se  présente  encore  en  Morale,  soit  sous  la  forme 
ontologique,  soit  sous  la  forme  criticiste  et  kantienne.  Dans  le 
premier  cas,  elle  est  condamnée  à  la  stérilité,  parce  qu'elle  pose 
a  priori  sa  définition  de  la  Morale,  ou,  si  elle  prétend  rejoindre  les 
faits  moraux  conci'ets,  c'est  en  partant  de  principes  tellement 
généraux  et  vagues,  «  évidents  à  force  d'être  vides  »,  que  tout  ce 
qu'il  y  a  de  distinctif  dans  le  phénomène  à  expliquer  s'y  confond 
et  s'évanouit.  «  Qu'est-ce  que  le  Bien,  sinon  la  fin,  le  terme  de 
l'action  en  général?  Qu'est-ce  que  le  Bonheur,  sinon  le  sentiment 
du  sujet  en  tant  qu'il  se  voit  approcher  de  sa  fin?  ^  »  Le  Criticisme, 
de  son  côté,  pose  mal  le  problème  mocal;  sa  grande  erreur  est  de 
méconnaître  ce  qu'il  y  a  de  spécifique  dans  la  Moralité,  de  l'iden- 
tifier arbitrairement  avec  la  Raison  pratique,  dans  sa  généralité 
formelle*  :  «  C'est  la  matière  seule,  et  non  la  forme,  qui  permet 
de  dire  en  quoi  une  action  morale  diffère  de  la  fabrication  du 
savon  »,  Le  propre  de  la  raison  pratique  est  bien  d'établir  un  ordre, 

1 .  En  quête  d'une  morale  positive,  VUtilitarisme  et  ses  nouveaux  critiques,  Esquisse 
d'une  morale  positive. 

2.  La  Véracité,  le  Suicide,  Justice  et  Socialisme,  Charité  et  Sélection,  le  Luxe. 

3.  En  quête  d'une  morale  positive,  p.  21. 

4.  Ibid.,  p.  37,  sqq.  Cf.  p.  27 i,  300,  sqq. 


PARODI.    —    MORALE    ET   RAISON  387 

i|iu'l  qu'il  soil,  comme  c'esl  le  piopre  de  la  raison  spéciilalive  d'en 
découvrir  un  :  «  l'accord  avec  soi-même  est  pans  doute  une  condi- 
tion de  l'activilé  morale,  comme  de  toute  activité  systématique  : 
mais  c'est  confondre  le  genre  avec  l'espèce,  l'élément  avec  le  tout, 
que  d'en  faire  la  définition  même  de  la  moralité  »  ;  en  un  mot,  «  de 
la  critique  de  la  raison  pratique,  Kant  n'avait  nullement  le  droit 
de  faire  sortir  une  morale,  mais  seulement  une  logique  générale 
de  l'action  ».  De  là  encore,  chez  Kant,  deux  illusions  complémen- 
taires :  d'une  part,  il  attribue  au  fait  proprement  moral  le  carac- 
tère absolu,  universel,  nécessaire,  qu'on  ne  peut  attribuer  qu'à  la 
raison  formelle*;  d'autre  part,  il  identifie  indûment  avec  l'impératif 
catégorique,  absolu,  mais  vide,  les  impératifs  déterminés  de  la 
conscience  commune,  et  s'évertue  à  démontrer  que  ceux-ci,  autant 
que  celui-là,  ne  peuvent  être  niés  sans  contradiction.  Or,  du  men- 
songe par  exemple,  peut-on  vraiment  dire  qu'il  est  contradictoire 
en  soi?  Nullement  :  mais  seulement  que,  par  son  extension  même, 
il  tend   à  se  réfréner,  à  se  limiter.  Et  d'ailleurs,  il  n'y  a  pas  de 
mensonge  en  soi  :  on  ment  par  intérêt,  on  ment  par  humanité;  sur 
quoi  faudra-t-il  donc  faire  l'épreuve  de  l'universalisation?  sur  la 
règle  :  ne  mens  pas,  ou  sur  le  motif,  la  maxime  :  sois  humain?  — 
De  l'impératif  formel  on  ne  peut  donc  tirer  aucun  devoir  particu- 
lier, «  pas  plus  que  du  principe  d'identité  les  lois  d'Ampère  ». 

La  métaphysique  est  donc  impuissante  devant  le  problème  moral, 
«  posé  en  dehors  d'elle  par  les  conditions  empiriques  de  la  vie 
humaine  ».  La  science  réussira-t-elle  mieux?  Autant  et  plus  encore 
que  le  formalisme  de  Kant,  j\L  Belot  combat  la  conception  })ure- 
ment  sociologique  de  la  morale,  à  la  manière  de  M.  Lévy-Bruhl,  et 
cette  critique  est  subtile,  pénétrante  et  forte.  La  morale  deviendrait, 
de  ce  point  de  vue,  une  technique  fondée  sur  la  science.  Mais 
cette  science  même,  comment  la  conçoit-on?  Le  plus  souvent 
comme  la  science  des  mœurs,  essentiellement  historique  et  descrip- 
tive; or,  l'histoire  ne  peut,  à  elle-seule,  fonder  une  technique  : 
car,  dans  la  mesure  même  où  elle  a  une  histoire,  la  société  ne 
présente  pas  une  nature  fixe  qui  permette  d'agir  sur  elle.  D'ailleurs, 
si  elle  recherche  les  causes  ou  les  origines  de  ce  qui  est,  la  science 
des  mœurs  n'en  étudie  pas  les  raisons  ou  les  fonctions  présentes, 
elle  nous  interdit  même  de  rendre  compte  d'une  institution  par 
son   utilité  actuelle,   en   nous  la   montrant  issue   de   conditions 


388  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

aujourd'hui  périmées  :  ainsi,  elle  fait  souvent  apparaître  les  règles 
morales  comme  irrationnelles  au  moment  môme  où  elle  en  rend 
raison.  Enfin,  si  la  science  reste  une  conception  synthétique  de  la 
réalité,  si  elle  établit  avant  tout  «  la  solidarité  historique  des  phé- 
nomènes sociaux  »,  elle  rend  par  là  même  l'action  impossible  et 
aboutit  au  pur  «  conservatisme  »  :  car  l'action  suppose  des  moyens 
déterminés  pour  atteindre  des  fins  particulières,  et  suppose  donc 
qu'on  a  pu  diviser  le  déterminisme  total  des  phénomènes  en 
«  des  déterminismes  partiels  et  élémentaires  »  :  autrement,  et  tant 
qu'elle  met  seulement  en  lumière  la  solidarité  sociale,  c  la  science 
des  mœurs  deviendrait  d'autant  plus  inutile  qu'elle  serait  plus 
parfaite  *  ». 

Il  faut  donc,  pour  que  la  morale  puisse  devenir  une  technique 
analogue  aux  autres  techniques  scientifiques,  la  concevoir,  non 
plus  comme  une  histoire,  mais  comme  une  science  de  lois,  comme 
une  physique  sociale.  Or,  toute  technique  consiste  à  utiliser,  pour 
une  fin  nettement  aperçue,  des  déterminismes  naturels;  elle  sup- 
pose donc  «  une  nature  ayant  quelque  fixité,  indifférente  à  l'action 
qu'elle  subit  ».  En  est-il  ainsi  des  phénomènes  sociaux?  L'action 
ne  réagit-elle  pas  ici  sur  la  connaissance,  la  finalité  sur  la  réalité, 
par  une  sorte  de  récurrence  qui  en  fait  un  cas  unique?  Si  l'on  avait 
eu,  en  1870,  la  prévision  de  la  défaite,  on  n'aurait  pas  fait  la 
guerre,  et  ainsi  cette  prévision  «  serait  devenue  fausse,  si  on 
l'avait  connue  comme  vraie  »  ;  un  phénomène  social  est  modifié 
par  la  conscience  même  que  nous  en  prenons,  puisque  nous  pou- 
vons être  amenés  par  elle  à  nous  proposer  d'autres  fins;  «  lorsque 
nous  savons  ce  que  nous  sommes,  nous  ne  sommes  déjà  plus  ce 
que  nous  étions  ».  Prise  en  un  sens  rigoureux,  l'idée  d'une 
technique  morale  est  donc  presque  contradictoire,  puisqu'  «  elle 
suppose  la  société  active  en  tant  qu'elle  utilise  la  science  sociale,  et 
inerte  en  tant  qu'elle  en  est  l'objet-  ».  La  morale  ne  peut  donc  pas 
se  réduire  à  une  science  de  moyens,  à  une  technique  :  la  question 
des  fins  à  choisir  lui  est  essentielle;  au  vrai,  on  n'a  pas  seulement 
à  découvrir  la  morale,  mais  pour  ainsi  dire  à  l'inventer. 

La  morale  restera  d'ailleurs  analogue  à  une  technique,  comme 
on  l'a  d'ailleurs  reconnu  depuis  longtemps,  et  comme  M.  Belot  lui- 

1.  En  quéle  d'une  morale  positive,  p.  76,  sqq.;  p.  93. 

2.  Mil.,  p.  98,  sqq.;  p.  122,  124. 


PARODI.    —    MORALE    ET    RAISON  389 

même  l'admellail  dès  ses  premiers  ccrils,  chaque  fois  que  l'on  con- 
sidérera l'action  d'un  individu  isolé  dans  un  milieu  social  donné, 
parce  que  le  milieu  peut  être  regardé  alors  comme  à  peu  prés  indé- 
pendant de  cette  action  môme.  De  même  encore,  lorsque,  prenant 
certaines  fins  pour  accordées,  on  ne  discutera  que  des  moyens  pro 
près  à  les  atteindre  :  et  ces  cas  sont  à  coup  sûr  très  fréquents  dans 
la  pratique  morale.  Mais,  partout  ailleurs,  lorsqu'il  ne  s'agit  plus 
d'appliquer  certains  préceptes  indiscutés,  lorsque  l'on  considère, 
non  plus  de  la  morale  faite,  mais  de  la  morale  qui  se  fait,  et  que 
l'on  se  demande  la  hiérarchie  qu'il  convient  d'établir  entre  les 
diverses  fins,  faut-il  déclarer  que  l'action  sera  arbitraire  et  àans 
règles? 

Pour  M.  Belot,  et  c'est  une  de  ses  idées  maîtresses,  l'idée  d'une 
science  des  fins  n'a  pas  de  sens;  les  fins  ne  se  démontrent  pas, 
répète-t-il  avec  Aristote,  et  il  faut  abandonner  l'idée  d'obligation 
morale.  A  cette  question  :  La  connaissance  des  rapports  qui  relient 
tels  moyens  à  telles  fins,  une  fois  acquise,  qu'en  faudra-t-il  faire?  il 
n'y  a  qu'une  réponse  :  On  en  fera  ce  qu'on  voudra  '.  On  ne  pourra 
donc  démontrer  un  précepte  ou  un  devoir  qu'en  s'appuyant  sur  un 
vouloir  préexistant;  et  le  devoir  ultime  de  l'homme  ne  pourra  donc 
être  que  son  vouloir  le  plus  fondamental.  Toute  idée  d'une  morale 
positive  ne  s'évanouit-clle  pas  dès  lors?  Non,  si   l'on  entend  par 
morale  positive  simplement  une  morale  qui  satisfasse  la  raison, 
c'est-à-dire  que  l'homme  puisse  accepter  lorsqu'il  prend  une  atti- 
tude analogue  à  celle  du  savant  :  «  car  elle  serait  alors  issue  du 
même  esprit  qui  fait  la  science  ».  Une  morale  serait  scientifique 
et  positive,  en  ce  sens,  si  elle  consistait  en  une  coordination  scien- 
tifique des  actes,  en  vue  d'une  fin  acceptée  après  un  examen  con- 
sciencieu.v;  la  valeur  ou  la  respectabilité  d'une  règle  y  dépendrait, 
non  de  la  source  dont  elle  émane,  mais  de  la  fin  où  elle  tend  ;  car 
la  finalité  est  ce  qui  dislingue  toute  œuvre  de  la  raison  :  «  l'avenir  y 
détermine  le  présent,  au  lieu  que,  dans  le  mécanisme,  c'est  le  passé 
qui  s'impose  ».   Il  s'agit  donc,  non  d'assigner  à  l'homme  une  fin 
arbitraire,  à  la  façon  des  métaphysiciens  ;  mais  de  rechercher  s'il 
y  a,  en  fait,  une  fin  caractéristique  de  la  moralité,  et  si  cette  fin 
est  capable  d'être  proposée  à  l'acceptation  réfléchie  et  rationnelle 

i.  En  quête  d'une  morale  positive,  p.  109. 


i 


390  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

de  l'homme  consciencieux,  qui  la  critique  en  se  mettant  dans  «  les 
conditions  d'une  pensée  qui  cherche  le  vrai  '  ». 

Or,  en  fait,   selon   M.  Belot,   une  fin,  et  une   seule,  définit  la 
moralité  dans  ce  qu'elle  a  de  spécifique  :  si  nous  procédons  à  une 
induction    régulière    sur    l'ensemble   des   jugements    unaniment 
caractéi'isés  comme  moraux  dans  le  milieu  oi^i  ils  sont  admis;  si 
nous  faisons  porter  cette  induction  tant  sur  les  données  de  l'his- 
toire ou  de  l'ethnologie  que  sur  nos  jugements  actuels,  il  apparaît 
que  «  les  règles  morales  sont,  pour  une  société  donnée,  les  règles 
que  la  collectivité  impose  à  l'individu  dans  l'intérêt  discerné  ou 
seulement  senti,  réel  ou  seulement  imaginé,  de  la  collectivité  même 
qui  les  sanctionne».  Toutes  les  exceptions  apparentes  s'expliquent, 
soit  par  les  erreurs  inévitables  des  sociétés  sur  leur  réel  intérêt, 
soit  par  des  survivances,  soit  par  l'extension  et  le  développement 
propre  des  règles  déjà  admises  et  des  institutions  déjà  établies^  :  et 
c'est  ce  qu'établit  très  ingénieusement  le  morceau  sur  V Utilita- 
risme, en  examinant  de  près  les  préceptes  relatifs  à  la  charité,  que 
l'on  a  considérés  si  souvent  comme  socialement  inutiles  ou  même 
nuisibles,  —  Objectivement,  la  morale  positive  semble  donc  con- 
sister à  accepter  les  règles  imposées  par  la  collectivité;  subjecti- 
vement, elle  semblait  tout  à  l'heure  consister  à  n'agir  qu'en  vue 
de  fins  librement  acceptées  :  il  y  a  là,  à  première  vue,  une  anti- 
nomie. La  thèse  s'en  formulerait  ainsi  :  «  Il  n'y  a  pas  de  moralité 
dans  l'acceptation  passive  d'une  règle  extérieure  toute  faite  »,  et 
l'observation  des  faits  nous  imposerait  l'antithèse  :  «  la  moralité 
consiste  dans  le  fait  d'accepter  telles  quelles  les  règles  émanées  de 
la  volonté  collective  ».  Mais  l'antinomie  se  résout  pourtant,  si  l'on 
remarque  qu'à  la  vérité  on  ne  peut  pas  démontrer  que  la  vie  sociale 
constitue  une  fin  supérieure  en  soi  (puisqu'une  fin  ne  se  démontre 
pas),  mais  qu'il  faut  bien  y  voir  au  moiris  la  condition  commune 
de  toutes  les  activités  et  de  toutes  les  fins  humaines,  quelles  qu'elles 
soient.  «  Dès  qu'on  veut  quelque  chose,  on  veut  en  principe  la 
société.  »  La  société  devient  ainsi  fin  suprême,  parce  qu'elle  est 
moyen  universel  ;  et  elle  nous  fournit  par  là  un  équivalent  pratique 
du  Bien  en  soi  des  morales  métaphysiques^.  —  D'autant  que  la 

1.  Eji  quête  d'une  morale  positive,  p.  172  sqq.;  p.  183. 

2.  Esquisse  d'une  morale  positive,  p.  194  sqq. 

3.  Ibid.,  p.  505  sqq. 


PARODI.    —   MOItALE   ET   HAISON  391 

société  n'est  pas  seulement  un  fait,  mais  une  idée  directrice  :  «  faire 
exister  la  société  »,  rendre  notre  vie  toujours  plus  pleinement 
sociale,  devient  le  problème  moral  par  excellence.  D'autant  plus 
que  par  là  et  par  là  seulement,  redeviendrait  possible  l'art  social  : 
car  il  suppose  la  prévision  et  le  calcul  des  conséquences;  or,  dans 
une  société  que  nous  aurions  transformée  systématiquement,  de 
manière  à  la  faire  répondre  à  notre  besoin  de  finalité;  dans  une 
société  qui  reposerait  davantage  sur  le  libre  examen  d'une  part,  et 
d'autre  part  sur  le  contrat  et  les  stipulations  expresses,  chacun 
pourrait  agir  avec  sécurité  et  en  connaissance  de  cause.  Ainsi  se 
trouve  accomplie  la  jonction  de  la  rationalité,  qui  définit  la  forme 
de  la  moralité,  et  de  la  socialité,  qui  en  définit  la  matière;  et  par 
là  se  précise  Tidée  d'une  morale  positive,  c'est-à-dire  à  la  fois 
rationnelle,  puisqu'elle  peut  être  acceptée  par  la  conscience  indi- 
viduelle, et  réelle,  puisqu'elle  coïncide  avec  les  règles  objectives, 
telles  que  nous  les  font  connaître  l'observation  et  l'induction  socio- 
logiques. 


C'est  cette  doctrine  morale,  et  en  particulier  l'équivalence  des 
idées  de  moralité  et  d'intérêt  social,  que  M.  Belot  a  cherché  à  con- 
firmer par  une  série  d'études  spéciales.  Il  établit,  par  exemple,  que 
la  vrracité  n'a  été  conçue  comme  un  devoir  qu'à  mesure  qu'appa- 
raissait son  utilité  pour  la  collectivité,  qu'à  mesure  que  se  décou- 
vrait en  particulier  l'importance,  non  plus  seulement  spéculative, 
mais  pratique,  de  la  science;  et  si  elle  tend  à  devenir  comme  «  le 
point  culminant  de  la  moralité  »,  c'est  qu'elle  n'est  pas  nécessaire 
seulement  à  telle  ou  telle  forme  de  société,  mais  qu'on  y  voit  de 
plus  en  plus  la  condition  de  la  société  en  général*.  De  môme  pour 
le  suicide  :  les  raisons  au  nom  desquelles  on  le  condamne  d  ordinaire 
sont  embarrassées  ou  faibles;  si  pourtant  une  réprobation  morale 
continue  à  s'y  attacher,  c'est  qu'il  est  l'affirmation  d'un  individua- 
lisme radical,  anti-social  par  là  même;  c'est  surtout  que  tout  sui- 
cide est  un  reproche  implicite  à  l'ordre  social  où  il  se  produite  — 
Étudiant  la  conception  de  la  justice  chez  Spencer  (le  fair-play) 
et  sa  réfutation  du  socialisme,  M.  Belot  n'a  pas  de  peine  à  montrer 

1.  P.  211-310. 
■2.  p.  311-338. 


392  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

que  la  concurrence  est  loin  d'être  toujours  juste,  comme  elle  est 
loin  d'être  toujours  socialement  utile;  et  par  là  que  le  socialisme 
moderne,  où  s'exprime  un  idéal  de  coopération  sociale  de  plus  en 
plus  étendue  et  organisée,  est  profondément  individualiste  à  sa 
façon;  et  à  la  date  où  parut  pour  la  première  fois  cette  discussion, 
l'idée  en  était  profondément  nouvelle  encore*.  Se  demandant  si 
l'on  peut  justifier  la  charité  dans  une  doctrine  qui  identifie  mora- 
lité et  intérêt  social,  il  montre  que  la  sélection  brutale  est  loin 
d'être  toujours  un  agent  de  progrès,  et  qu'inversement  la  charité 
est  socialement  utile,  ne  fût-ce  que  parce  qu'elle  maintient  les  sen- 
timents sympathiques,  sans  lesquels  la  vie  sociale  est  inconce- 
vable ^  Enfin,  dans  une  analyse  de  premier  ordre,  il  s'attaque  à 
ridée  de  luxe,  si  complexe  et  si  négligée  des  moralistes,  et  il  y  dis- 
tingue deux  éléments  :  d'une  part,  au  point  de  vue  biologique,  il 
y  aura  luxe  partout  où  il  y  a  interversion  dans  l'ordre  normal  des 
besoins  humains;  mais,  d'autre  part,  si  l'on  compare  les  besoins  des 
diverses  personnes,  sera  de  luxe  toute  satisfaction  supérieure  au 
revenu  moyen;  et  il  devient  difficile  d'affirmer  dès  lors  que  le  luxe 
n'a  pas  parfois  une  utilité  sociale,  dans  une  société  fondée  comme 
la  nôtre  sur  l'inégalité  des  revenus;  car,  en  multipliant  le  nombre 
des  travailleurs  qui  s'adonneraient  aux  travaux  vraiment  utiles,  il 
n'est  pas  évident  qu'on  multiplierait  la  production  dans  les  mêmes 
proportions,  mais,  en  revanche,  on  diminuerait  certainement  la 
somme  totale  des  salaires.  L'économiste  qui  vante  les  bienfaits  du 
luxe  se  place  donc  au  point  de  vue  de  la  société  telle  qu'elle  est, 
tandis  que  le  sens  commun,  qui  volontiers  le  condamne,  se  place 
au  point  de  vue  de  la  justice  idéale;  «  naïvement  socialiste  »,  sa 
critique  porte  au  fond  sur  l'état  social  dinégalité  et  d'injustice, 
dont  le  luxe  est  le  signe  ^ 


* 


La  conception  de  la  morale  qui  nous  est  ici  proposée  est  ferme 
et  compréhensive;  elle  a  le  grand  mérite  de  ne  pas  masquer,  par 
esprit  de  système,  la  complexité  de  la  question,  et  de  tenir  compte 
de  tous  ses  aspects;  elle  aboutit  à  une  synthèse  vigoureuse  à  force 


1.  Justice  et  socialisme,  p.  339-390. 

2.  CImrilé  et  sélection,  p.  391-429. 

3.  P.  430-481. 


PARODI.    —    MOKAI.E   KT   RAISON  i^93 

de  modéralion  et  dune  originalité  discrète,  mais  très  réelle  cl  très 
profonde,  dans  son  apparent  éclectisme.  Essentiellement  sociale, 
elle  fait  aux  inductions  historiques  et  sociologiques  la  part  la 
plus  large  et  la  plus  légitime;  et  pourtant  le  "  sociologismc  » 
comme  système  moral  y  est  analysé,  disséqué  et  percé  à  jour 
d'une  manière  qui  peut  paraître  définitive  et  que  les  réponses  qu'on 
a  tenté  d'opposer  à  M.  Belot  contribuent  peut-être  encore  h  nous 
faire  croire  telle.  La  »  positivilé  »  n'exclut  donc  pas  ici  le  rationa- 
lisme; et,  comme  il  l'avoue  par  endroits,  M.  Belot  aboutit  à  une 
altitude  très  voisine  de  celle  de  Kant.  Sans  faire  aucune  réserve 
à  ses  affirmations  essentielles,  nous  voudrions  indiquer  seulement 
pourquoi  sa  doctrine  nous  semble  plus  proche  encore  du  pur 
rationalisme  moral  qu'il  ne  l'avoue. 

A  première  vue,  cependant,  M.  Belot  semble  bien  loin  du  criti- 
cisme.  En  affirmant,  au  nom  de  l'observation  et  de  l'histoire,  que 
les  diverses  règles  morales  ne  peuvent  s'expliquer  et  se  justifier 
que  du  point  de  vue  de  leur  utilité  sociale,  il  coupe  court,  semble- 
t-il,  et  très  heureusement,  à  toute  tentative  de  construction  idéolo- 
gique; il  rend  impossible  reiTort,où  le  kantisme  a  toujours  incliné 
secrètement,  pour  déduire  de  la  forme  la  matière  même  de  la  mora- 
lité. Il  y  a  plus  :  il  nous  présente  de  la  raison  elle-même  une  idée 
qui  semble  n'avoir  plus  rien  de  formel,  et  qu'il  faut  lui  savoir  gré  de 
préciser  :  si  rendre  raison  d'un  fait  naturel,  au  point  de  vue  spécu- 
latif, c'est  l'expliquer  par  ses  causes,  rendre  raison  d'un  acte  ou 
d'une  règle,  au  point  de  vue  pratique,  c'est  le  justifier  en  tant  que 
moyen  approprié  à  une  fin,  ou  à  l'ensemble  des  fins  humaines;  or, 
faire  ainsi  de  la  finalité  le  caractère  propre  de  l'action  rationnelle 
et  morale,  n'est-ce  pas  ruiner  tout  formalisme,  puisque  aucun  acte 
ne  se  justifie  plus  autrement  que  par  ses  conséquences? 

Pourtant,  ne  s'agirait-il  pas,  en  somme,  chez  M.  Belot,  de  ses 
conséquences  pour  la  raison  même'l  La  règle  morale  se  propose  à 
l'acceptation  de  la  conscience  au  nom  de  son  utilité  sans  doute, 
mais  de  son  utilité  générale,  dont  nous  pourrons,  en  tant  qu'indi- 
vidu, profiter  plus  ou  moins,  ou  môme  pas  du  tout.  Pourquoi  me 
demande-ton  de  rechercher  lulililé  sociale?  ce  n'est  plus,  à  la 
manière  de  l'utilitarisme  classique,  comme  un  moyen  d'atteindre 
telle  ou  telle  fin  particulière,  actuellement  désirée,  ce  n'est  plus 
au  nom  d'une  hypothétique  concordance  des  intérêts  individuels  et 


394  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

collectifs  :  c'est  parce  qu'il  est  raisonnable  de  réaliser  le  moyen 
commun  de  toutes  les  fins  désirables  ou  même  concevables. 
N'est-ce  pas  ainsi  par  sa  forme  rationnelle  que  se  fait  reconnaître 
et  se  définit  encore  à  nous  ce  qui  est  moralement  bon?  Et  que 
signifierait  autrement  cette  attitude  de  désintéressement,  d'imper- 
sonnalité  et  d'objectivité  qu'on  réclame  de  l'homme  consciencieux 
au  même  titre  que  du  savant?  Des  deux  éléments  qu'on  distingue 
dans  la  moralité,  l'utilité  et  la  rationalité,  ne  faut-il  pas  recon- 
naître alors  que  c'est  ce  dernier  qui  la  définit  sous  son  aspect 
subjectif,  et  caractérise  les  motifs  de  l'honnête  homme?  l'action 
morale  n'est-elle  pas  toujours,  sinon  celle  qui  est  accomplie  par 
pur  respect  de  la  loi,  au  moins  celle  qui  est  acceptée  par  pur 
respect  de  la  raison? 

Mais  M.   Belot  répondra  qu'il   prétend  justement  abandonner 
tous  les  éléments  purement  subjectifs  et  formels  de  la  moralité;  il 
se  désintéresse  de  l'intention  pure,  il  fait  bon  marché  des  notions 
de  mérite  par  exemple  ou  de  bonne  volonté,  comme  de  la  notion 
d'obligation,  pour  ne  juger  l'acte  que  d'après  ses  conséquences, 
socialement  utiles  ou  nuisibles.  —  Or,  du  point  de  vue  même  de 
M.  Belot,  ces  notions  peuvent,  nous  semble-t-il,  et  doivent  être 
réhabilitées;  par  une  argumentation  analogue  à  celle  dont  il  a  fait 
un  si  heureux  usage  en  faveur  de  la  charité,  ne  pourrait-on  pas 
soutenir  que  la  société  même  est  intéressée  à  ce  que,  à  côté  des 
conséquences  objectives  d'un  acte,  on  tienne  compte  de  l'intention 
de  l'agent  qui  l'accomplit  ?  Si,  en  règle  générale,  la  bonne  volonté 
et  l'effort  consciencieux  sont  la  première  condition  de  la  décou- 
verte du  vrai  moral  ou  du  bien,  ne  faut-il  pas  les  encourager,  et 
par  suite  en  tenir  compte,  même  si,  par  exception,  elles  n'ont  pas 
suffi,  dans  tel  cas  donné,  à  le  faire  découvrir?  Si  l'on  entend  la 
bonne  volonté  au  sens  plein,  comme  enveloppant  l'effort  le  plus 
énergique  dont  l'être  soit  capable,  y  a-t-il  autre  chose  qui  dépende 
de  nous  et  par  quoi  nous  puissions  contribuer  à  la  moralité,  autre 
chose,  par  suite,  qu'il  soit  de  l'intérêt  commun  de  favoriser  et  de 
développer?  —  Mais  il  y  a  plus  :  on  voit  mal  comment  l'idée  en  pour- 
rait être  séparée  de  celle  de  cette  attitude  rationnelle  où  M.  Belot 
reconnaît  un  élément  nécessaire  de  la  moralité.  Si  «  un  jugement 
moral,  pour  être  valable,  doit  comporter  l'acceptation  réfléchie  du 
sujet  »,  comment  le  concevoir  en  dehors  de  l'intention  de  juger 


PARODI.    —    MOIIALF.    ET   IIAISU.N  395 

conscicncieusemenl?  Coinmenl  n'entraînerai l-il  pas  le  senliniont 
que  celle  première  condition  de  la  moralité  a  été  remplie  là  où 
le  jugement  a  été  consciencieux,  qu'elle  ne  l'a  pas  été,  là  où  il 
a  été  porté  légèrement?  et  comment  ne  donnerait-il  pas  lieu,  à 
la  réflexion,  à  un  second  jugement,  d'approbation  ou  de  désappro- 
bation de  soi-même,  selon  rallitudc  prise,  cest-à-dire  de  mérite  ou 
de  démérite? 

Nous  avons  dit  aussi  que  cette  morale  est  une  morale  sans  obli- 
gation, sans  autre  obligation  au  moins  que  celle  qui  résulte  en 
fait  des  sanctions  externes  et  sociales;  elle  se  propose  à  la  raison, 
elle  ne  prétend  pas  s'imposer.  En  effet,  nous  dit  M.  Belot,  et 
M.  Lalande  le  re'disait  récemment,  lui  aussi',  c'est  au  fond  un 
non-sens  qu'  «  une  obligation  qui  aurait  la  vertu  de  faire  vouloir 
l'homme  malgré  lui;  »  établir  un  devoir,  c'est  le  représenter  comme 
moyen  nécessaire  pour  atteindre  une  certaine  fin  déjà  acceptée  ; 
«  il  n'y  aura  une  règle  de  conduite  que  si  l'homme  veut  qu'il  y  en 
ait  une  »-.  —  11  va  de  soi  qu'on  ne  peut  faire  vouloir  quelqu'un 
malgré  lui  :  mais  s'agit-il  de  cela?  ne  s'agit-il  pas  plutôt  et  seule- 
ment de  savoir  si  l'on  ne  peut  pas  être  amené  à  sentir  qu'on  devrait 
vouloir  de  telle  ou  telle  façon?  Demander  à  l'homme,  comme  le 
fait  M.  Belot,  de  ne  porter  un  jugement  moral  qu'après  un  examen 
consciencieux  et  impersonnel,  qu'est-ce  donc,  sinon  admettre  qu'il 
est  capable  d'une  conviction  rationnelle,  distincte  du  désir  et  de 
l'impulsion  présente,  et  que,  dans  son  conflit  possible  avec  ceux-ci, 
celte  conviction  lui  apparaîtra  comme  ayant  un  droit  à  se  faire 
obéir,  même  si  elle  n'en  a  pas  la  puissance  effective?  Nous  n'enten- 
dons rien  de  plus  par  l'idée  d'obligation.  «  Que  répondrait-on, 
demande  M.  Belot,  à  celui  qui  dirait  :  mais  si  je  ne  veux  pas  agir 
suivant  un  principe  universel?  »  Il  n'y  a  rien  à  lui  répondre  sans 
doute,  s'il  n'est  pas  convaincu  qu'il  y  a  une  sorte  de  nécessité  à  le 
faire  :  mais  à  celui  qui  a  compris  la  valeur  d'un  principe  universel, 
ce  principe  doit  apparaître  comme  obligatoire,  quelque  désir  qu'il 
ait  par  ailleurs  de  s'y  soustraire,  et  même  s'il  est  décidé  déjà  à  s'y 

\.  «  Si  vous  ne  voulez  pas  être  juste,  c'est  voire  afTaire  ;  il  n'y  a  ni  morale  plii- 
losophique,  ni  morale  religieuse  qui  puisse  vous  le  faire  couloir.  Velle  non  clis- 
citur.  Vous  êtes  justement  ce  qui  s'appelle  un  être  immoral.  »  A.  Lalande,  Sur 
une  fausse  exigence  de  la  raison.  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  janvier 
1901,  p.  22,  note. 

2.  En  quête  d'une  morale  positive,  p.  33. 


396  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

soustraire.  De  même,  au  point  de  vue  spéculatif,  il  apparaît  que 
la  démonstration  d'un  théorème  avait  une  valeur  en  droit  même 
avant   que   nous  ne  l'eussions  comprise,   même   pour   ceux  qui 
l'ignorent  ou  la  méconnaissent,  parce  qu'il  suffît,  pour  la  recon- 
naître, d'y  penser  et  de  suivre  la  chaîne  de  raisons  qui  y  conduisent. 
L'idée  d'obligation  n'est  rien  de  plus,  et  rien  de  moins,  que  l'idée 
de  l'existence  absolue,  ou  en  soi,  d'une  vérité;  d'une  vérité  morale, 
c'est-à-dire  d'une  valeur;  et,  à  moins  d'en  venir  à  un  pragmatisme 
radical  et  de  ne  voir  dans  la  pensée  que  l'expression  indirecte  do 
nos  besoins  actuels,  elle  semble  inséparable  de  l'idée  de  vérité.  Les 
systèmes  qui  admettent  l'obligation  morale  ne  l'entendent  donc 
pas,  évidemment,  comme  pouvant  obhger  en  fait  ceux  qui  rejettent 
ces  mêmes  systèmes;  mais  en  ce  sens  que,   pour  ceux  qui  sont 
placés  en  quelque  sorte  à  l'intérieur  d'un  tel  système,  elle  s'impose 
logiquement;   à  l'égard  des  autres,  on  ne  lui   attribuera  que  la 
valeur  toute  virtuelle  qui  résulte,  aux  yeux  de  ses  partisans,  de  la 
vérité  même  du  système  auquel  elle  est  liée.  Et  quand  on  objecte 
à  d'autres  doctrines  qu'elles  ne  sont  pas  en  état  de  fonder  l'obliga- 
tion morale,  on  veut  dire,  à  tort  ou  à  raison,  que  pour  ceux  mêmes 
qui  adoptent  ces  doctrines  et  se  placent  comme  en  leur  centre,  il 
n'y  a  pas  de  raison  logiquement  contraignante  de  soumettre  leurs 
désirs  du  moment  à  une  règle  obligatoire.   Peut-il  en  être  ainsi 
pour  celui  qui  a  pris  l'attitude  consciencieuse  décrite  par  M.  Belot 
et  qui  a  jugé  une  certaine  règle  morale  rationnellement  satisfai- 
sante? Qu'est-ce  que  ce  jugement,  sinon  le  sentiment  même  qu'il 
devrait  agir  selon  cette  règle?  et  qu'est-ce  que  cela,  sinon  s'y  sentir 
moralement  obhgé?  Et  sans  doute,  s'il  ne  prend  pas  celte  attitude, 
il  ne  connaîtra  pas  l'obligation  qui  en  résulte;  mais  peut-être  sen- 
tira-t  il  confusément,    au  moins  par  échappées,    qu'il  devrait  la 
prendre;  si  pourtant  toute  idée  lui  en  -est  étrangère,  c'est  qu'il  est 
incapable  de  réflexion  et  de  préoccupation  morale,  il  est,  subjec- 
tivement au  moins,  amoral  :  exactement  de  même,  pour  celui  qui 
ne  suit  pas  une  démonstration  ou  ne  comprend  pas  l'énoncé  d'un 
problème,   la  solution  n'en  aura  aucun  sens.  Nous  dirons  donc, 
avec  M.  Belot,  qu'au  point  de  vue  du  sujet,  la  moralité  est  avant 
tout  une  attitude;  mais  nous  ajouterons  que  cette  attitude,  dès 
qu'elle  existe,  s'apparaît  à  elle-même  comme  obligatoire.  Le  seul 
devoir  pur  et  en  soi,  qui  s'impose  a  priori,  à  l'homme  conscien- 


PARODI.    —   MORALE  ET   RAISON  -  397 

cieux,  c'est  donc  de  remplir  toutes  les  conditions  propres  à  nous 
faire  découvrir  nos  devoirs  concrets.  Le  seul  devoir  absolu,  c'est 
de  bien  vouloir  faire  son  devoir.  Par  là,  la  morale  n'est  pas  une 
science,  c'est  une  méthode. 

Pourtant,  dira-t-on  avec  M.  Belot,  l'action  morale  ne  s'explique 
pas  par  le  seul  besoin  de  rationalité;  l'analogie  avec  le  caractère 
contraignant  d'une  vérité  spéculative  n'est  que  spécieuse;  la  morale 
n'est  pas  la  science.  Celle-ci  suppose  des  données,  un  ordre  externe 
à  reconnaître  :  en  morale,  il  s'agit  d'un  ordre  à  établir,  d'un  acte  à 
réaliser'.  Sans  doute  :  mais  remarquons  que  délibérer,  c'est  se 
représenter  en  imagination  des  possibles,  qui  deviennent  dès  lors 
comme  autant  de  données  hypothétiques,  dont  la  cohérence,  ou 
l'utilité,  ou  la  beauté  peuvent  être  prévues,  éprouvées,  comparées 
par  avance.  Sans  doute  encore,  pour  décider  lequel  nous  paraît 
digne  d'être  réalisé,  nous  consultons,  moins  la  pure  intelligence, 
que  nos  sentiments  et  nos  désirs  :  mais,  si  nous  étions  capables 
d'un  examen  purement  moral,  nos  sentiments  mômes  ou  nos  désirs 
ne  joueraient  pour  nous,  au  cours  de  la  délibération,  que  le  rôle 
d'unités  de  mesure  ou  de  pierres  de  touche,  pour  décider  des 
valeurs;  et  pour  autant  que  nous  en  sommes  capables,  c'est  le 
rôle  qu'ils  jouent  en  eiTet.  Je  dois  tenir  compte,  sans  doute,  du  fait 
que  je  désire  tel  acte,  mais  comme  d'un  signe,  d'une  présomption 
de  sa  désidérabililé  en  soi.  C'est  une  attitude  mentale  toute  diffé- 
rente que  de  dire  :  Je  désire  cet  objet,  donc  je  m'efforce  vers  lui 
par  tous  les  moyens;  ou  de  dire  :  Je  désire  cet  objet,  donc,  et  par 
là  même,  il  est  sans  doute  à  quelque  degré  désirable,  et  sans  doute 
pour  les  autres  comme  pour  moi,  et  sans  doute  à  d'autres  moments 
du  temps  comme  aujourd'hui;  et  c'est  un  élément  à  considérer 
pour  résoudre  la  question  de  savoir  s'il  doit  ou  non  être  recherché 
ou  voulu.  Ce  n'est  pas  autrement  que  le  physicien  se  sert  de  sa 
sensation,  de  rouge  ou  de  vert,  pour  conclure  à  la  présence  d'un 
objet,  ayant  la  qualité  de  rouge  ou  de  vert,  pour  autrui  sans  doute 
comme  pour  lui;  tout  de  même  encore,  l'emploi  de  tel  réactif 
révèle  au  chimiste  l'existence  ou  telle  propriété  d'un  corps.  Tout 
cela  nous  semble  impliqué  dans  l'altitude  de  rationalité  que  définit 
M.  Belot.  On  estimera  ainsi,  à  côté  de  l'utilité  de  l'acte  pour  l'indi- 

1.  En  quête  d'une  morale  positive,  p.  35. 


398  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

vidu,  son  utilité  générale  ou  sociale;  à  côté  de  sa  valeur  sensuelle, 
sa  valeur  esthétique,  sa  valeur  rationnelle  :  intelligibilité,  cohé- 
rence, accord  avec  les  autres  actes  de  la  vie.  Et  ces  valeurs  une 
fois  reconnues,  ne  semblent-elles  pas  subsister  par  elles-mêmes 
devant  la  raison,  à  la  manière  de  vérités,  différentes  de  tout  désir 
ou  de  toute  impulsion  présente?  n'apparaissent-elles  pas  comme 
des  valeurs  de  droit,  discernables  de  l'intensité  de  n'importe  quelle 
force  psychique  s'exerçant,  en  tant  que  telle,  en  fait? 

Dans  sa  pureté  théorique,  l'examen  consciencieux  suppose  donc 
bien  l'agent  dominé  par  un  certain  vouloir  préalable,  ou  au  moins 
subordonnant  à  celui-là  tous  les  autres  :  mais  c'est  le  vouloir  même 
de  comprendre  et  de  justifier  ses  actes,  d'une  manière  qui  vaille 
rationnellement,  c'est-à-dire  qui  vaille  d'une  façon  permanente,  et 
pour  les  autres  autant  que  pour  lui.  Ce  vouloir,  qui  ne  fait  qu'un 
avec  la  conscience  et  la  raison  même,  est  lui  aussi  une  donnée 
positive  de  la  nature  humaine;  et  bien  qu'il  ne  soit  apparu  sans 
doute  que  tardivement,  sous  des  influences  sociales  et  des  formes 
utilitaires,  il  suffît  qu'il  ait  acquis  aujourd'hui  son  indépendance 
et  ait  ses  exigences  propres.  Tant  qu'il  ne  s'est  pas  éveillé,  ou  pour 
tous  ceux  chez  qui  il  ne  se  fait  pas  sentir,  à  coup  sûr  il  n'y  a  pas 
à  parler  d'obligation  :  seulement,  il  n'y  a  pas  non  plus  à  parler  de 
problème  moral.  Quant  à  savoir  ce  qui  justifie  et  ce  qui  fonde  ce 
vouloir  même,  la  question  ne  se  pose  pas  :  le  besoin  de  se  justifier 
sa  conduite  se  justifie  de  lui-même,  puisqu'il  est  la  source  même 
de  toute  idée  de  justification.  Lorsque  je  veux  ceci  ou  cela,  je  puis 
toujours  me  demander  si  j'ai  raison  de  le  vouloir;  mais  quand  je 
demande  pourquoi  je  veux  savoir  si  j'ai  raison  de  le  vouloir,  la 
question  n'a  plus  de  sens,  on  tourne  en  cercle  :  car  c'est  demander 
pourquoi,  être  raisonnable,  je  suis  raisonnable. 

Ainsi,  en  admettant  la  ratioyialité  comme  l'un  des  éléments  de  sa 
conception  de  la  moralité,  M.  Belot  nous  semble  y  réintroduire 
avec  elle  les  notions  formelles  qu'il  voulait  exclure,  celle  de  bonne 
volonté  et  de  mérite,  et  celle  d'obligation.  Par  là  encore  réapparaît 
l'idée  de  devoirs  envers  soi-même.  Sans  doute  la  conscience 
n'en  peut  être  que  fort  tardive,  comme  la  réflexion  morale  elle- 
même;  sans  doute  encore,  toutes  les  diverses  prescriptions  nous 
en  ont  été  imposées  d'abord  par  la  collectivité,  sous  une  forme 
sociale  ou  religieuse.  Mais,  dès  que  les  premières  lueurs  du  senti- 


PARODI.    —   MOIIALE   ET   RAISON  .  399 

ment  moral  ont  apparu  dans  la  conscience  individuelle,  plus  ou 
moins  obscurément  n'a-t-on  pas  dû  entrevoir  que  l'observation 
des  règles  sociales  et  religieuses  elle-mùme  devait  comporter 
une  juslilication,  autre  que  la  contrainte  (jui  les  sanctionnait? 
En  tout  cas,  actuellement,  ces  devoirs  ne  nous  apparaissent 
pas  comme  fondés  uniquement  sur  lutilité  sociale;  ou  plutôt, 
l'idée  môme  de  respecter  l'utilité  sociale,  étant  proposée  à  l'accep- 
tation de  la  raison  en  dehors  de  tout  avantage  particulier  et 
immédiat,  se  présente  dès  lors  comme  un  devoir  de  conscience, 
comme  un  devoir,  en  d'autres  termes,  de  nous-mème  à  nous-môrae. 
Au  reste,  M.  Belot  l'a  bien  senti,  dans  la  curieuse,  profonde  et 
significative  conclusion  de  son  étude  sur  la  véracité  '  :  il  reconnaît 
que  la  véracité  s'impose  à  nous  aujourd'hui  comme  une  sorte 
d'absolu,  et  indépendamment  de  toute  considération  d'utilité, 
personnelle  ou  collective.  Mais  il  en  conclut  que  le  respect  de  la 
vérité  devient  dès  lors  quelque  chose  d'autre  que  la  moralité,  et 
peut  être  de  supérieur  à  elle.  Or,  comment  le  concevoir  en  ce 
cas?  Quelle  idée  se  faire  de  cette  espèce  de  «  valeur  »  nouvelle  et 
mystérieuse?  Il  est  indéniable  que  cet  «  absolu  »  inexpliqué  garde 
un  caractère  pratique  encore  et  s'adresse  à  l'action;  de  deux 
choses  Tune,  en  elfet  :  ou  notre  conduite,  en  tout  ce  qui  touche 
à  la  véracité  pure,  nous  apparaîtra  inditïérente,  ou  bien,  au  con- 
traire, digne  de  blûme  ou  de  louange,  susceptible  d'être  quaUfiée 
comme  bonne  ou  mauvaise.  Si  on  la  conçoit  comme  indifï'érente, 
toute  idée  de  ce  respect  du  vrai  dont  on  parlait  s'évanouit,  la 
véracité  n'a  d'aucune  façon  cette  valeur  en  soi  qu'on  lui  réservait. 
Dans  le  cas  contraire,  si  nous  concevons  réellement  en  nous- 
mème  que  la  vérité  ne  doit  jamais  être  déguisée,  travestie  ou  dis- 
simulée, si  nous  admettons,  par  exemple,  suivant  la  formule  de 
Aï.  Poincaré,  qu'il  y  a  une  «  science  pour  la  science-  »,  comment 
et  d'après  quel  signe  distinguerons-nous  ce  jugement  sur  nos 
propres  actes  de  tous  ceux,  tout  à  fait  analogues,  qui  constituent 
les  jugements  moraux,  puisque  c'est,  tout  autant  que  ceux-ci,  un 
jugement  pratique,  un  jugement  de  valeur?  iM,  Belot  ne  le  fait 
qu'au  nom  d'une  certaine  définition  de  la  moralité  qu'il  s'agissait 
précisément  d'éprouver,  et  qui  a  bien  l'air  ici  de  se  trouver  en 

1.  P.  305. 

2.  La  valeur  de  la  Science,  p.  274. 


400  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

défaut;  la  distinction  qu'il  pose  ne  reste-t-elle  pas  gratuite  et  arbi- 
traire? 

* 

MaisHa  grosse  objection  de  M.  Belot  au  pur  rationalisme  moral 
semble  subsister  :  la  rationalité,  à  elle  seule,  ne  définirait  pas 
la  moralité.  Elle  laisse  échapper,  nous  dit-on,  ce  que  celle-ci  a 
de  spécifique;  elle  pose  seulement  la  nécessité  de  ne  pas  vouloir 
contradictoirement,  de  rester  cohérent  avec  soi-même  dans  ses 
décisions  et  dans  ses  actes;  et  cela  ne  nous  permet  pas  de  dire  «  en 
quoi  une  action  morale  diffère  de  la  fabrication  du  savon  »  ;  «  le 
commerçant  qui  cherche  à  gagner  le  plus  d'argent  possible  est 
aussi  d'accord  avec  lui-même  ».  —  Si  l'on  veut  dire  par  là  que 
l'accord  avec  soi  ne  suffit  pas  à  déterminer  la  matière  même  de  la 
moralité,  qui  nous  est  donnée  par  ailleurs  et  suppose  toutes  sortes 
de  relations  de  fait  et  expérimentales,  pas  plus  que  «  le  principe 
d'identité  ne  contient  les  lois  d'Ampère  »,  nul  ne  le  contestera. 
Mais  en  peut-on  conclure  que  le  parfait  accord  avec  soi-même 
ne  soit  pas  le  signe  suffisant  auquel  se  reconnaît  l'acte  moral, 
lorsqu'on  veut  critiquer  à  cet  égard  une  relation  pratique  donnée? 
L'idée  d'accord  avec  soi  est-elle  vraiment  plus  générale  que  celle 
de  moralité,  et  s'applique-t-elle  dans  des  cas  où  celle-ci  n'aurait 
aucune  place?  Certes,  il  peut  être  raisonnable  de  faire  une  action  A 
en  vue  d'obtenir  un  résultat  B,  sans  que  l'action  soit  par  cela  seul 
morale;  pourtant,  si  elle  peut  sembler  immorale  ou  amorale,  c'est  à 
la  condition  que  le  résultat  B  soit  lui-môme  immoral  ou  amoral  :  et 
n'est-ce  pas  alors  qu'il  n'est  pas  raisonnable  de  vouloir  obtenir  B? 
En  tant  que  le  commerçant,  par  habitude  ou  indifférence  ou  inap- 
titude intellectuelle,  ne  se  pose  à  aucun  degré  la  question  de  la 
moralité^du  commerce  en  général,  ne  doit-il  pas  considérer  comme 
moral  de?,  gagner  le  plus  d'argent  possible?  et  n'a-t-il  pas  raison 
partiellement,  en  tant  que  le  profit  suppose  ici  une  application 
professionnelle,  un  travail,  une  coordination  des  efforts,  très  supé- 
rieure moralement  à  une  manière  d'agir  légère  et  décousue,  aban- 
donnée au  hasard  des  désirs  momentanés  ou  des  occasions  exté- 
rieures? Mais  s'il  entrevoit  qu'en  ne  visant  qu'au  maximum  de  gain 
il  contredit  quelque  autre  règle  morale  acceptée  par  lui-même,  non 
plus  en  tant  que  commerçant,  mais  en  tant  qu'homme  ou  que 


PARODI.    —    MOIIALK    ET    RAISON  401 

citoyen,  alors  il  peut  hésiter  et  ôtre  pris  de  scrupule,  parce  qu'il  ne 
se  sent  plus,  en  a{?issant  de  la  sorte,  pleinement  daccord  avec  soi- 
mCme.  Et  tout  de  mùme,  est-il  si  évident  que  la  fabrication  du 
savon  soit  étrangère  à  la  moralité?  Surtout  si  Ton  a  défini  comme 
M.  lielot  la  moralilé  par  l'utilité  générale?  Les  hésitalions  qui  peu- 
vent se  produire  à  propos  des  divers  procédés  possibles  de  fabri- 
cation du  savon  vont  porter  sur  leur  utilité  respective,  soit  pour 
lindividu,  soit  pour  la  collectivité  :  qualité  du  produit,  coût  ou 
rapidité  de  la  production,  etc.,  toutes  choses  qui  soulèveront  for- 
cément des  problèmes  moraux,  car  si  l'on  réfléchit,  dans  un  cas  de 
ce  genre,  sur  le  meilleur  parti  à  prendre,  n'est-ce  pas  avec  le  sen- 
timent que  des  intérêts  sérieux  sont  engagés  dans  notre  choix,  et 
que  la  conscience  même  dans  la  réflexion  est  ici  un  devoir?  Nous 
devons  faire  appel  à  toute  notre  science,  donner  toute  la  somme 
d'attention  dont  nous  sommes  capables,  pour  faire  consciencieuse- 
ment notre  métier  d'industriel  ou  de  commerçant  :  le  devoir  pro- 
fessionnel n'est  pas  autre  chose.  Et  sans  doute,  l'examen  porte 
surtout  sur  les  moyens  d'atteindre  une  fin,  par  exemple  le  plus 
grand  bénéfice  avec  la  moindre  dépense,  laquelle  est  acceptée 
d'avance  :  mais  cette  fin,  prise  en  soi  et  tant  qu'aucun  conflit  n'est 
entrevu  entre  elle  et  quelque  autre  fin  égale  ou  supérieure,  cette 
fin  est  alors  envisagée  de  telle  façon  qu'il  ne  peut  qu'apparaître 
comme  moral  de  l'atteindre  ',  dans  la  mesure  où  sont  moraux  le  tra- 
vail, la  prévoyance,  la  discipline  intérieure.  Hoffding  a  très  forte- 
ment et  heureusement  mis  en  lumière  cette  idée,  que  la  recherche 
de  l'intérêt,  —  môme  purement  individuel,  que  l'égoïsme  réfléchi, 
sont  déjà  des  motifs  moraux,  puisqu'ils  représentent  une  conquête 
sur  la  multiplicité  et  la  dispersion  des  impressions  fugitives,  un 
progrès  dans  la  possession  de  soi  par  soi-même.  —  Au  reste,  si  «  le 
principe  d'identité  ne  contient  pas  les  lois  d'Ampère  »,  en  ce  sens 
qu'on  ne  peut  pas  les  en  déduire,  ne  peut-on  pas  dire  cependant  en 
quelque  manière,  que  c'est  une  condition  suffisante  pour  qu'une  loi, 
même  expérimentale,  puisse  être  acceptée  pour  vraie  dans  un 
certain  état  donné  de  la  science,  qu'elle  se  conforme  au  principe 
d'identité?  Car,  si  bien  des  propositions  semblent  ne  heurter  en 
rien  ce  principe  et  se  trouvent  pourtant  expérimentalement  fausses, 

1.  El  M.  Belot  aussi  d'ailleurs  :  Cf.  Enquête  d'une  morale  positive,  p.  27. 
TOME  LXIII.  —  1907.  26 


402  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

c'est  à  la  condition  de  les  considérer  isolément  et  à  l'état  d'abs- 
traction pure  :  mais  les  faits  d'observation  ou  d'expérience,  à 
partir  du  moment  où  ils  sont  connus,  font  nécessairement  partie 
des  données  intellectuelles  d'un  problème,  et  dès  lors  une  propo- 
sition qui  les  contredirait  serait  par  là  même  en  désaccord  avec 
le  principe  d'identité.  Si  la  parfaite  cohérence,  avec  soi  et  avec  les 
faits,  est  le  seul  critère,  au  fond,  de  la  vérité  scientifique,  ce  n'est 
rien  de  plus  aussi  que  l'absence  de  contradiction.  —  Il  n'apparaît 
donc  pas  que  ce  que  M.  Belot  appelle  «  la  logique  de  l'action  » 
déborde  autant  qu'il  le  dit  le  domaine  de  la  moralité;  il  n'est  pas 
évident  que  l'on  puisse  découvrir  des  actions  qui  soient  à  la  fois 
cohérentes  entre  elles  ou  rationnelles,  et  immorales  ou  amorales. 
Ce  qui  est  pleinement  rationnel  est  moral  par  là  même;  et  tout  ce 
qui  est  raisonnable,  au  moins  partiellement,  en  tant  que  tel  est 
moral,  c'est-à-dire  aussi  longtemps  qu'on  fait  abstraction  des  con- 
sidérations qui,  en  faisant  apparaître  les  actes  en  question  comme 
douteux  moralement,  sont  du  même  coup  aptes  à  y  faire  apparaître 
quelque  discordance  et  à  faire  douter  de  leur  rationahté. 

Mais  des  actions  réputées  mauvaises  ne  pourraient-elles  pas,  par 
contre,    rester    cohérentes    entre    elles    et    non    déraisonnables? 
M.  Belot  semble  l'admettre,  lorsque,  critiquant  les  exemples  kan- 
tiens, il  demande  où  est  la  contradiction  à  ce  que  le  mensonge  se 
généralise  dans  une  société  :  on  en  voit  bien  le  désavantage,  mais 
non  l'absurdité;  et  l'on  s'explique  que  l'on  soit   alors   amené  à 
réagir  contre  sa  diffusion,  mais  non  qu'on  le  considère  comme  un 
acte  déraisonnable.  Or,  il  nous  semble  qu'on  confond,  en  parlant 
ainsi,  le  fait  même  de  mentir  et  ses  conséquences,  avec  l'idée  et  la 
volonté  du  mensonge  comme  type  d'action  ;  et  il  n'y  a  rien  de 
contradictoire  sans  doute  à  ce  que  Iç  mensonge,  comme  fait,  se 
généralise  et  devienne  même  le  fait  normal  et  habituel;  mais  ne 
l'est-il  pas  qu'il  devienne  la  règle"!  Pour  l'homme  qui  consulte  la 
raison  pratique,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  qui  a  pris  l'attitude 
rationnelle  définie  par  M.  Belot,  pour  l'homme,  en  d'autres  termes, 
qui  se  demande  si  une  certaine  manière  d'agir,  prise  abstraitement 
ou  en  elle-même,  peut  satisfaire  sa  raison,  il  est  vraiment  absurde, 
non  d'imaginer  une  société  de  menteurs,  mais  de  vouloir  une  telle 
société  :  ne  serait-ce  pas  vouloir  la  généralisation  d'un  moyen  de 
tromper  qui  supposait  la  confiance  d'aulrui,  et  qui  dès  lors,  par 


PA.RODI.    —   MORUE    ET   lUISON  403 

cela  niOme  qu'il  se  généralise,  rendant  la  tromperie  impossible, 
devient  incompatible  avec  sa  propre  fin?  Il  est  donc  bien  ATai  que 
je  ne  puis  vouloir  le  mensonge  qu'à  titre  d'exception,  bien  mieux, 
qu'en  voulant  expressément  son  contraire  comme  règle;  en  ne 
l'acceplant  que  pour  moi  seul,  je  réprouve  par  là  même  une  telle 
manière  d'agir  dans  sa  généralité  abstraite  ou  dans  son  essence 
rnlionnelle.  Sans  doute,  du  moment  que  nous  n'agissons  pas  à 
l'aveugle,  et  du  moment  que  nous  ne  sommes  pas  contraints,  nous 
acceptons  nécessairement  l'acte  qu'actuellement  et  volontairement 
nous  accomplissons  :  c'est  presque  là  une  tautologie;  mais  nous 
n'acceptons  pas  nécessairement  par  là  môme  l'idée  de  cet  acte  :  dans 
celte  distinction  consiste  peut-être  tout  l'essentiel  de  la  moralité. 
Mais  ne  revient-on  pas  de  la  sorte  à  un  formalisme  vide  et  vague? 
à  ce  respect  paresseux  de  la  loi  parce  qu'elle  est  la  loi,  où 
M.  Belot,  avec  beaucoup  de  pénétration,  croit  discerner  une 
manière  de  pharisaïsme,  une  tendance  à  fuir  le  plus  possible  les 
responsabilités  et  les  risques?  Y  a-t-il  autre  chose,  dans  la  vie 
morale,  que  des  cas  particuliers,  des  exceptions  ?  et  «  le  mensonge 
en  soi  »  existe-l-il  vraiment,  ou  bien  n'y  a-t-il  pas  seulement  «  des 
mensonges  par  intérêt,  des  mensonges  par  humanité  »?  —  Certes, 
nous  nions  aussi  énergiquement  que  M.  Belot  que  l'on  puisse  déduire 
a  priori  les  règles  morales  :  la  raison  ne  peut  que  s'appliquer  à  des 
situations  données,  à  des  circonstances  concrètes.  Mais  le  concret 
et  le  particulier  peut  lui-même  être  analysé  rationnellement;  il  ne 
faut  pas  confondre  le  caractère  abstrait  d'une  loi  scientifique  ou 
rationnelle  avec  la  fréquence  de  sa  vérification,  la  multiplicité  de 
ses  applications  dans  le  temps  ou  l'espace.  Ne  peut-on  faire,  ou 
tenter  au  moins,  la  théorie  abstraite  d'un  cas  très  particulier,  qui, 
si  l'on  en  pouvait  épuiser  tous  les  éléments,  et  sous  réserve  de  la 
question  de  savoir  si  l'on  n'y  rencontrera  pas  un  fonds  irréductible 
de  contingence,  deviendrait  ainsi  objet  de  loi,  tout  en  restant 
strictement  localisé  dans  le  temps  et  l'espace?  L'astronome  peut 
faire  la  théorie  de  la  lune,  et  le  mathématicien  la  théorie  de  l'équi- 
libre en  bicyclette,  et  ce  seront  des  théories  rationnelles  sans  être 
générales  :  il  suffira  pour  cela  qu'il  puisse  démêler  et  isoler  abstrai- 
tement tous  les  aspects  ou  tous  les  éléments  de  la  réalité,  si  com- 
plexe et  si  particulière  qu'elle  soit.  L'essence  de  la  loi  est  d'être 
abstraite  ou  analytique  :  elle  n'est  générale  que  par  voie  de  con- 


404  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

séquence;  rabstraction  n'est  la  généralité  qu'en  puissance  :  le 
triangle  abstrait  du  géomètre  est  une  notion  qui,  en  soi,  n'est  pas 
plus  générale  que  particulière.  De  même  en  matière  morale  :  si  tel 
cas  où  le  mensonge  paraît  excusable  peut  être  clairement  analysé, 
si  les  conditions  en  peuvent  être  définies  in  abstracto  et  acceptées 
par  la  raison,  ne  se  serait-il  produit  qu'une  fois  en  dix  siècles,  il 
pourra  devenir  objet  de  loi,  et  l'exception,  de  règle.  Mais  dans  la 
définition  de  l'acte  ainsi  entendu,  comme  dans  son  appréciation, 
toute  la  série  de  ses  conséquences  sociales  ou  individuelles,  telles 
que  la  science  ou  l'expérience  pourront  me  les  faire  prévoir,  et 
aussi  loin  que  je  puis  les  suivre  par  la  pensée,  entreront  en  Hgne 
de  compte.  N'est-ce  pas  ainsi  qu'en  matière,  juridique,  par  exemple, 
les  considérants  d'un  arrêt  portant  sur  un  cas  très  spécial  pour- 
ront et  devront  être  aussi  strictement  rationnels  que  les  textes 
législatifs  généraux  auxquels  ils  peuvent  se  référer? 

De  même,  l'épreuve  de  la  généralisation,  pour  avoir  une  valeur, 
pourra  donc  porter  sur  l'acte  ainsi  défini,  avec  toute  sa  compréhen- 
sion, et  non  sur  je  ne  sais  quel  squelette  décharné  et  appauvri,  sur 
je  ne  sais  quelle  formule  tellement  abstraite  que  l'acte  ne  s'y  recon- 
naîtrait plus,  y  est  dépouillé  de  tout  ce  qui  le  déterminait.  Quand 
nous  disions  qu'il  doit  être  considéré  in  abstracto,  nous  entendions 
dire  surtout  qu'il  doit  être  conçu  en  soi,  comme  idée  de  iacte  et  jugé 
par  ma  raison,  et  non  plus  senti  comme  mobile  présent  et  désiré 
par  ma  sensibilité.  Aussi  bien,  en  pratique,  ne  comprenons-nous 
pas  que  c'est  ainsi  que  nous  devons  agir,  si  nous  voulons  appré- 
cier avec  équité  la  conduite  de  nos  semblables?  Nous  nous  entou- 
rons de    tous   les  renseignements    qui   peuvent   l'éclairer,    nous 
tâchons  de  pénétrer  autant  qu'il  se  peut  dans  les  motifs,  dans  les 
intentions,  dans  le  caractère  de  l'agept,  et  de  tenir  compte  de  tout 
ce  qui  fait  de  chaque  action  comme  de  chaque  individu  quelque 
chose  d'unique.  Quant  au  pur  formalisme,  qui  se  contenterait  de 
confronter  l'acte  commis  avec  tel  ou  tel  texte  de  loi,  de  le  faire 
rentrer  dans  tel  ou  tel  cadre  rigide,  de  lui  appliquer  telle  ou  telle 
formule  toute  faite,  la  conscience  moderne  y  répugne  assez  pour 
vouloir  le  bannir  même  de  nos  tribunaux  :  comment  pourrions- 
nous  l'installer  au  cœur  de  notre  morale?  Si  le  kantisme  n'en  a 
pas  été  assez  exempt,  il  va  de  soi  que  nous  ne  songeons  pas  à 
demander  à  M.  Belotde  le  restaurer  dans  son  intégrité  et  dans  son 


PARODI.    —    MOMALE   ET    UAISON  403 

exaclilucle  historique  :  nous  voudrions  seulement  qu'il  n'en  mécon- 
nût pas  les  idées  essentielles,  encore  vivantes  autour  de  nous  et, 
bien  (juc  modifiées  depuis  deux  siècles,  comme  tout  ce  qui  a  vécu, 
reconnaissables  encore,  qu'il  n'en  désavouût  pas  l'influence  et 
l'esprit,  là  où  il  en  semble  encore  lui-même  tout  animé  '. 

Mais,  dira-t-on,  s'il  s'agit  de  considérer  l'acte  dans  son  intégra- 
lité, avec  toutes  les  circonstances  qui  le  caractérisent  et  ne  lui  sont 
pas  liées  accidentellement,  il  va  apparaître  comme  rattaché  à  un  tel 
complexus  de  conditions  particulières,  que  l'idée  même  de  le  géné- 
raliser, d'essayer  de  l'ériger  en  loi,  devient  presque  inintelligible.  Il 
se  peut  bien.  Mais  il  n'en  va  pas  autrement,  en  matière  scientifique, 
de  tout  fait  particulier  dont  le  physicien,  par  exemple,  entreprendrait 
l'explication.  Or,  de  même  que  celui-ci  procéderait  par  approxi- 
mations successives,  et  croirait  en  rendre  compte  dans  la  mesure 
où  il  réduirait  le  résidu  d'inintclligibilité  inévitable,  dû  à  l'acci- 
dent, au  concours  de  causes  trop  nombreuses  et  trop  petites,  peut- 
être  même  ù  un  fond  dernier  de  contingence  radicale  ;  de  même, 
l'honnête  homme  poursuivra  l'examen  moral  d'un  acte  particulier 
en  poursuivant  de  plus  en  plus  loin  l'analyse  de  ses  éléments  carac- 
téristiques, et  en  essayant  de  soumettre  chacun  à  l'épreuve  de  la 
généralisation  possible.  Puis-je  vouloir  le  mensonge  en  général? 
Je  ne  le  puis,  sous  peine  d'absurdité.  Puis-je  vouloir  en  général 
telle  espèce  de  mensonge,  le  mensonge  par  humanité,  par  exemple? 
Non  encore,  semble-t-il.  Mais  le  mensonge  par  humanité  dans 
telles  circonstances  qui  le  circonscrivent  et  le  spécifient  :  à  l'égard 
d'un  malade,  si  l'on  veut,  du  malade  qui  n'a  plus  que  quelques 
heures  à  vivre?  Précisons  et  particularisons  encore  :  à  l'égard  du 
moribond,  selon  que  ses  convictions  religieuses  lui  imposent,  ou 
non,  en  ce  moment,  des  obligations  spéciales;  selon  qu'il  a,  ou  n'a 
pas,  à  notre  connaissance,  telles  dispositions  à  prendre  avant  de 
mourir,  etc.?  Nous  avons  beau  déterminer  ainsi  le  cas,  nous  ne 
cessons  pas  de  considérer  des  particularités  ainsi  introduites  cha- 
cune en  elle-même,  dans  l'abstrait,  comme  définissant  un  problème 
moral  de  valeur  et  d'application  générale,  sinon  en  fait,  du  moins 

1.  .M.  Belol  le  reconnaît  lui-même  :  •  Essayer  de  nous  rendre  compte  du  rôle 
qu'il  esl  possible  d'assigner  à  la  raison  dans  son  usage  pratique,...  c'est  tout 
ce  que  nous  voulions  faire  pour  le  moment,  et  c'était  moins  réfuter  que  remettre 
en  service  l'idée  kantienne.  »  (Enquête  d'une  morale  positive,  p.  54,  note.) 


406  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

virtuellement  et  en  droit;  et  nous  ne  disons  pas  que  par  cette 
méthode  nous  arriverons  à  résoudre  le  cas  de  conscience,  nous 
disons  qu'il  n'y  a  pas  d'autre  méthode  pour  l'examiner  et  chercher 
à  l'éclaircir  résoudre  en  conscience.  Qu'il  reste  toujours,  après 
cela,  un  résidu  impossible  à  analyser  et  à  énoncer  ainsi  en  termes 
abstraits,  dont  la  complexité  originale  et  unique  est  sentie  plutôt 
que  conçue,  il  se  peut  bign  :  c'est  peut-être  là,  en  matière  morale 
comme  en  matière  de  spéculation  ou  de  technique,  la  part  quil 
faut  abandonner  en  fin  de  compte  au  sentiment  pur  et  à  l'intuition 
divinatrice,  à  l'invention  morale. 

On  voit  par  là  que  l'idée  de  rechercher  la  valeur  rationnelle  et 
générale  d'un  acte  est  équivoque  et  peut  être  entendue  en  deux 
sens,  mais  que  ces  deux  sens  se  rapprochent  singulièrement,  au 
point  de  se  confondre  pratiquement.  Considérer  une  action  au 
point  de  vue  rationnel,  ce  peut  être,  avec  Kant,  la  considérer 
comme  formulée  en  loi  générale,  comme  type  d'une  série  d'actions 
similaires  ou  analogues,  répétées  un  nombre  indéfini  de  fois.  Mais 
ce  peut  être  simplement  aussi  l'examiner  d'un  point  de  vue  imper- 
s  onnel,  en  dehors  de  nos  intérêts  ou  de  nos  désirs  d'individu,  à  la 
manière  du  spectateur  impartial  et  désintéressé  d'Adam  Smith,  et 
de  telle  sorte  qu'autrui,  l'examinant  de  même  de  son  côté,  dût 
aboutir  à  une  appréciation  qui  concorde  nécessairement  avec  la 
nôtre  :  c'est  alors  la  définition  même  de  cette  attitude  rationnelle 
analogue  à  l'attitude  scientifique,  en  dehors  de  laquelle  M.  Belot 
ne  conçoit  pas  de  jugement  moral  digne  de  ce  nom.  Mais  com- 
ment se  placer  dans  cette  attitude,  sans  examiner  abstraitement 
l'acte  en  soi,  ou  Vidée  de  lacté  ;  et  comment,  en  le  faisant,  ne  serions- 
nous  pas  amené  à  nous  demander  si  cet  acte  est,  ou  non,  suscep- 
tible dôtre  répété  sans  absurdité  ni  dommage,  d'être  imité,  d'être 
généralisé? 

Mais  ce  peut  être  quelque  chose  de  plus  encore  :  l'examiner 
dans  son  accord,  possible  ou  non,  avec  d'autres  actes,  à  la  limite, 
avec  l'ensemble  des  actes  humains.  La  valeur  générale,  ou  ration- 
nelle, ou  morale,  d'un  acte,  c'est  donc  encore  sa  valeur  comme  élé- 
ment de  tout  le  système  d'actes  qui  constitue  notre  vie  individuelle 
d'abord,  la  vie  sociale  ensuite,  enfin  la  vie  humaine  en  général. 
Lorsque  nous  disons  que  la  valeur  morale  d'un  acte  se  confond 
avec  sa  valeur  pour  la  raison,  nous  pouvons  donc  l'entendre  de 


PARODI.    —    >IORALE    ET   RAISON  40? 

trois  façons,  mais  (jui  s'enchaînent  et  s'appellent  l'une  l'antre  : 
c'est  la  valeur  qu'il  acquiert  pour  la  raison  pure,  jugeant  du  point 
de  vue  de  la  vérité  morale  impersonnelle;  c'est  la  valeur  que  la 
raison  lui  reconnaît  comme  principe  ou  loi  rationnelle  de  la  con- 
duite, susceptible  de  s'appliciuer  et  se  réaliser  dans  une  foule  de 
cas;  c'est  enfin  la  valeur  que  la  raison  lui  reconnaît  encore,  à  ce 
signe,  qu'il  soit  apte  à  s'harmoniser  avec  les  autres  actes  égale- 
ment approuvés  par  elle,  dans  le  système  des  actes  bons  ou  de  la 
conduite  droite*.  Sous  ce  dernier  aspect,  la  raison  n'est  plus  seule- 
ment une  attitude,  mais,  sans  cesser  d'être  formelle,  elle  devient 
un  besoin,  un  aiguillon,  une  force  active.  Elle  aspire  à  l'ordre,  elle 
veut  l'harmonie  et  l'unité;  elle  exige  et  provoque,  sans  être  capable 
sans  doute  de  l'assurer  et  de  l'elTectuer  toute  seule,  le  passage  de 
la  forme  à  la  matière  de  la  moralité.  En  tant  qu'être  sensible  et 
qu'être  social,  l'homme  trouve  en  lui  des  tendances  et  des  désirs 
multiples,  il  conçoit  par  suite  une  très  grande  variété  de  fins;  de 
ces  fins,  individuelles  ou  sociales,  l'expérience  lui  montre  que  les 
unes  sont  discordantes  entre  elles,  que  d'autres  peuvent  se  déve- 
lopper parallèlement  sans  se  gêner,  que  quelques-unes  enfin  sem- 
blent tendre  d'elles-mêmes  à  se  coordonner.  Ou  encore,  les  unes 
ne  peuvent  être  satisfaites  qu'à  condition  de  renoncer  aux  autres, 
tandis  que  certaines  doivent  être  satisfaites  d'abord  pour  que  les 
autres  puissent  l'être.  Il  en  est  ainsi,  dans  les  limites  de  la  vie  indi- 
viduelle, lorsqu'on  passe  du  point  de  vue  du  plaisir  pur  au  point 
de  vue  de  l'intérêt  bien  entendu  ou  du  développement  intégral; 
il  en  va  de  même  au  point  de  vue  social.  Or,  aux  yeux  de  la  Raison, 
faculté  essentiellement  abstractive  et  impersonnelle,  il  est  clair 
que  les  conséquences  des  actes  pour  autrui  ont  la  même  valeur 
rationnelle  que  leurs  conséquences  pour  moi-même;  bien  plus,  les 
fins  sociales,  d'intérêt  général,  constituant  par  définition  une 
coordination  de  tendances  plus  haute  et  plus  riche  que  les  fins  indi- 
viduelles, valent  donc  plus  par  elles-mêmes  et  mieux  que  celles-ci. 
Ainsi  s'ébauche  nécessairement,  pour  qui  raisonne,  une  hiérarchie 
naturelle  des  fins,  une  coordination,  une  systématisation  des  valeurs 
pratiques.  Le  système  qui  satisferait  toutes  les  fins  humaines,  ou 

1.  Ces  distinctions  correspondent,  partiellement  au  moins,  à  la  disliuclion  si 
précieuse  qu'établit  M.  Belotenire  les  inorales  de  l'extension  et  les  morales  de  la 
compréhension.  Cf.  Esquisse,  p.  506  et  320. 


408  IlEVUE   PHILOSOPHIQUE 

tout  au  moins  le  système  de  fins  le  plus  harmonieux  et  le  plus  riche, 
satisferait  par  surcroît  notre  besoin  d'ordre,  il  serait  le  plus  pro- 
fondément finaliste,  et  dès  lors  le  plus  rationnel.  Par  là,  le  ratio- 
nahsme  moral,  loin  d'être  condamné  aux  abstractions  vides  et  sans 
contact  avec  la  réalité,  peut  rejoindre  et  embrasser  toutes  les  décou- 
vertes de  la  science  du  monde  extérieur  comme  toutes  les  acqui- 
sitions de  l'expérience  intérieure.  Sans   doute,  on  ne  peut  rien 
déduire  de  la  raison  pure,  ni  tirer  d'elle  seule  le  contenu  de  la 
moralité,  le  code  de  nos   devoirs  :  entreprise  illusoire,  et  même 
absurde  entre  toutes,  bien  que  l'ancienne  morale  métaphysique, 
et  Kant  en  particulier,  n'aient  pas  su  tout  à  fait  s'en  abstenir;  mais 
on  ne  peut  non  plus  rien  construire  ni  organiser  sans  elle.  Tout  le 
contenu  de  la  moralité  vient  du  dehors,  et  si  l'on  veut  de  l'expé- 
rience de  l'utifité  sociale  :  mais  la  forme  morale  ne  lui  vient  jamais 
que  de  la  raison,  puisque  celle-ci  seule  peut,  en  confrontant  et 
critiquant  les  divers  éléments  du  réel,  en  constituer  un  système, 
un  type  d'action,  un  idéal,  et  convertir  le  fait  en  droit.  La  mora- 
lité suppose  une  attitude  analogue  à  celle  du  savant  qui  scrute 
la  nature,  M.  Belot  l'a  bien  mis  en  lumière;  mais,  pas  plus  que 
celle  du  savant,  cette  altitude  n'est  inaclive  et  toute  réceptive; 
on  ne  trouve  que  parce  qu'on  cherche,  et  l'on  ne  cherche  qu'à 
condition  de  sentir  les  obscurités  ou  les  insuffisances  de  ce  que 
l'on  possède  déjà  :  la  raison  est  ainsi  un  principe  de  discernement 
et  de  choix,  un  esprit  d'invention  et  de  synthèse.  Et  M.  Belot  l'a 
senti  encore,  sans  le  dire  assez  peut-être,    puisque,  après  avoir 
montré  que  la  «  socialité  »  doit  être  voulue  comme  moyen  commun 
de  toutes  nos  fins,  quelles  qu'elles  soient,  il  ne  s'en  tient  pas  là, 
et  dépasse  en  quelque  sorte  sa  propre  doctrine.  Car  il  ne  se  con- 
tente pas  de  proposer  à  la  raison  ce  minimum  de  socialité  qui  est 
en  effet  la  condition  nécessaire  pour  que  nous  puissions  satisfaire 
nos  diverses  fins  :  il  nous  propose  comme  idéal  moral  de  perfec- 
tionner, de  promouvoir,  d'achever  cette  socialité,  de  travailler  à 
réaliser,  autant  qu'il  est  en  nous,  une  société   plus  pleinement 
sociale  que  toutes  celles  dont  l'histoire  ou  l'observation  contempo- 
raine nous  offrent  l'image  :  qu'est-ce  que  cela,  sinon  s'adresser 
à  l'instinct  propre  de  la  raison,  qui  seule  nous  pousse  à  concevoir 
la  société,  non  plus  comme  moyen  en  vue  de  nos  fins  quelconques, 
mais  comme  une  fin  en  soi,  supérieure  à,  tout  autre  et  privilégiée, 


PARODI.    —    MdllAI.E    Kl    IIAIS0>  409 

comme  une  œuvre  d  art,  un  chef-d'œuvre  d'organisation,  de  coor- 
dination, de  parfaite  adaptation  des  moyens  aux  fins,  en  un  mot, 
de  finalité  et  de  rationalité,  où  la  raison  se  retrouverait  tout  entière 
elle-même  et  se  satisferait  d'elle-même? 


En  nous  plaçant  à  ce  point  de  vue,  nous  n'avons  rien  à  aban- 
donner, croyons-nous,  des  résultats  positifs  auxquels  arrivait 
M.  Belot.  Sa  critique  du  pur  «  sociologisme  »,  comme  des  morales 
à  base  ontologique  nous  semble  définitive,  nous  l'avons  dit;  mais 
son  induction  sociologique  nous  paraît  subsister  aussi,  qui  nous 
représente  les  règles  morales  à  travers  l'histoire  comme  posées  en 
faveur  de  l'intérêt  social,  tel  qu'il  est  entendu  à  chaque  époque  et 
en  chaque  pays.  En  quoi  une  telle  conception  contredirait-elle,  en 
effet,  celle  d'une  moralité  qui  s'impose  à  la  conscience  du  sujet 
au  nom  de  sa  rationalité  seule?  M.  Belot  nous  fait  bien  voir  que  la 
«  socialité  »,  en  tant  que  condition  commune  de  toutes  les  fins 
humaines,  s'impose  par  cela  même  à  la  raison;  et  si  l'on  conçoit 
que  d'autres  fins  aussi  hautes  puissent  s'imposer  à  elle  aussi, 
l'amour  de  la  vérité  par  exemple,  ou  de  la  beauté,  ou  la  perfection 
individuelle,  elles  devront  toujours  se  combiner  et  se  concilier 
avec  celle-là.  Puisque  l'homme  est  social  par  nature,  que  ses  sen- 
timents comme  son  intelligence  se  sont  dévelopi)és  dans  un  milieu 
social,  n'est-il  pas  naturel  que  sa  raison  ne  puisse  rien  approuver, 
ni  même  concevoir  comme  désirable,  que  ce  qui  suppose  la  vie 
sociale  et  l'implique  comme  élément?  C'est  aussi  évident  que  de 
dire  que  tout  idéal  moral  doit  être  humain,  et  impliquer  l'existence 
ou  la  permanence  des  caractères  propres  de  Ihumanité.  —  De 
même,  nous  ne  perdons  pas  le  bénéfice,  croyons-nous,  des 
recherches  et  des  travaux  si  précieux  de  la  sociologie  moderne  : 
si  elle  nous  montre  certaines  règles  sociales  survivant  aux  condi- 
tions c(ui  les  ont  suscitées,  ou  se  maintenant  au  nom  de  principes 
ou  tlulilités  qui  furent  tout  à  fait  étrangères  à  leur  institution 
premières,  nous  apprendrons,  à  son  école  même,  qu'elles  peuvent 
n'en  être  pas  moins  nécessaires  et  respectables.  D'abord,  parce 
que  les  services  qu'elles  rendent  aujourd'hui,  pour  être  autres  que 


410  REVUE    PUILOSOI'HIQIJE 

ceux  qu'elles  rendaient  à  leur  origine,  peuvent  n'en  être  pas  moins 
réels;  seulement,  c'est  sur  leur  utilité  présente  seule  que  la  raison 
fondera  les  raisons  de  leur  obéir,  et  non  sur  le  simple  caractère  de 
règles  impératives  et  traditionnelles  qu'elles  ont  hérité  du  passé. 
Ensuite,  parce  que,  fussent-elles  même  aujourd'hui  arbitraires  et 
sans  utilité  directe,  pourvu  qu'elles  ne  soient  pas  franchement  mau- 
vaises ou  nuisibles,  nous  pourrons  y  voir  encore  des  éléments  de 
notre  tradition  et  des  conditions  de  la  cohésion  sociales  :  seule- 
ment, ici  encore,  c'est  parce  que  nous  apercevrons  les  raisons 
de  les  respecter,  c'est  en  faveur  de  cette  utiHté  indirecte,  et  parce 
qu'il  est  raisonnable  de  vouloir  l'unité  sociale,  que  nous  les  accep- 
terons, et  non  en  vertu  de  je  ne  sais  quel  respect  mystique  pour  le 
vouloir  social  comme  tel  :  la  Raison  reste  le  juge  suprême  en 
morale. 

La  morale  positive  de  M.  Belot  nous  semble  donc,  parmi  toutes 
les  tentatives   si   intéressantes  de    la   pensée   contemporaine   en 
matière  d'éthique,  la  plus  complète  peut-être  et  la  plus  satisfai- 
sante; mais  elle  nous  paraît  aussi  la  plus  voisine  du  pur  rationa- 
lisme moral,  si  voisine  qu'elle  tend  au  fond  à  s'y  confondre.  Car, 
en  fin  de  compte,  une  obscurité  seulement  nous  semble  subsister 
dans  ce  livre  qui  dissipe  tant  d'équivoques  et  éclaircit  tant  de  con- 
fusions. Par  morale,  M.  Belot  semble  le  plus  souvent  encore  n'en- 
tendre que  le  code  pratique,  tel  quel,  d'une  société  ou  d'un  temps 
donné,  l'ensemble  des  règles  qu'on  y  accepte,  ou  tout  au  plus  qu'on 
y  discute.  Mais  ce  serait  se  placer  là  au  même  point  de  vue  que 
l'école  sociologique  qu'il  a  combattue,  et  oublier  qu"en  un  autre 
sens  la  morale  n'existe  en  réalité  que  pour  l'homme  qui  se  demande 
ce  qu'il  doit  faire  :  en  dehors  de  la  conscience,  il  y  a  des  mœurs, 
il  n'y  a  pas  de  moralité.  La  morale  est  avant  tout,  dès  lors,  une 
forme  de  la  réflexion,  une  critique,  par  laquelle  l'honnête  homme 
essaye  de  se  justifier  l'acceptation  d'un  code  moral  quelconque. 
Dès  lors  le  point  de  vue  de  la  rationalité  doit  l'emporter  sur  celui 
de  la  réalité;  le  point  de  vue  de  la  matière,  sans  rien  perdre  de  son 
importance  et  de  son  irréductibilité,  se  subordonne  naturellement 
au  point  de  vue  de  la  forme.  Les  principes  formels  de  la  raison 
pratique,  dit  M.  Belot,  sont  comme  des  rois  constitutionnels  :  ils 
régnent,  mais  ne  gouvernent  pas  :  soit,  mais  eux  seuls  pourtant 
déterminent  la   légalité  des  règles,  et  établissent,  pour  la  con- 


PARODI.    —  MORALE    EF    UAISON 


411 


science   qui  réiléchit  el  examine,    si  elles   doivent  légilimcment 
être  voulues.  Or,  cette  réllexion  devient  sans  doute  plus  expresse 
et  plus  consciente  chez  le  philosophe,  mais  elle  apparaît  à  quelque 
dej^ré  chez  quiconque  délibère,  veut  agir  en  connaissance  de  cause, 
en  un  mot,  se  place  au  point  de  vue  moral.  C'est  pour  cela  que 
M.  Belot  a  senti  la  nécessité  de  définir  la  moralité,  non  seulement 
parce   qu'il   en   donnait  cependant  comme  Télément   spécifique, 
linlérêt  général,  mais  encore  par  un  élément  tout  subjectif,  la 
rationalité.  Peut-être  seulement  y  a-t-il  quelque  équivoque  à  pré- 
senter comme  deux  éléments,  comme  deux  condilions  mises  sur  le 
mémo  plan,  et  que  l'on  est  tenté  dès  lors  de  considérer  comme  de 
même  ordre,  ce  qui  se  présentait  dabord  dans  sa  déduction  comme 
la  thèse  et  l'antithèse  de  l'antinomie  morale,  et  ce  qui  est,  en  réa- 
lité, le  double  aspect,  subjectif  et  objectif,  individuel  et  social, 
formel  et  matériel,  de  la  moralité.  Plutôt  que  deux  éléments,  ce 
sont  là  deux  points  de  vue.  Objectivement,  la  morale  est  l'obser- 
vation de  certaines  règles  sans  lesquelles  il  n'y  aurait  ni  vie  sociale 
possible,  ni,  par  suite,  à  aucun  degré,  civilisation  ni  humanité,  m, 
par  suite  encore,  conscience  ni  raison.  Subjectivement,  pour  la 
conscience  qui  délibère,  la  morale  est  l'ensemble  des  règles  que 
la  raison  accepte,  elle  est  par  suite  respect  de  la  raison,  obligation 
formelle  de  rester  d'accord  avec  soi,  ou  de  se  satisfaire  ration- 
nellement soi-même.  Tout  de  même,  on   peut  bien  dire  que  la 
science,  c'est  l'ensemble  des  faits  et  des  lois  connus  :  mais,  plus 
profondément  la  science,  c'est  encore  et  surtout  les  raisonnements, 
les  inductions,  les  expériences,  par  lesquels  s'étabht  la  vérité  de 
ces  faits  ou  de  ces  lois,  et  les  méthodes  vivantes  qui  en  peuvent 
faire  découvrir  d'autres.  —  Par  là,  au  sens  propre  et  profond,  il 
n'y  a  de  devoir  qu'envers  soi-même,  puisque  l'honnête  homme  est 
celui  qui  n'agit  pas  par  contrainte  extérieure,  mais  pour  se  satis- 
faire en  agissant. 

Quoi  qu'il  en  soit,  d'ailleurs,  la  pensée  et  l'enseignement  dernier 
de  l'œuvre  de  M.  Belot  ne  sont  pas  douteux.  Avoir  montré  qu'il 
n'y  a  pas  de  moralité  concevable  sans  rationalité,  que  la  rationalité 
dans  sa  forme  la  plus  haute  se  confond  avec  la  plus  parfaite  fina- 
lité; et  qu'ainsi,  loin  d'exclure  toute  idée  de  «  positivité  »,  le 
rationalisme  seul  pouvait  fonder  une  morale  positive,  ce  ne  sont 
pas  là  de  faibles  services  rendus  à  la  pensée  contemporaine. 

D.  Parodi. 


REVUE  GÉNÉRALE 


ÉTUDES   DE   PHILOSOPHIE    RELIGIEUSE 

James  Pratt,  Psychology  of  religions  helief\  Macmillan,  1907,  300  p.  —  F.  W. 
BussELL,  Christian  Iheology  and  social  progress,  being  the  Bampton  lectures 
for  1905,  Lo'uJres,  Melhuen,  1907,  340  p.— James  Haughlon  Wood?,,  Praclice  and 
science  of  religion,  Longman,  Green,  1906,  123  p.  —  Cl.  Piat,  De  la  croyance  en 
Dieu,  F.  Alcan,  1907,  280  p. 

Le  livre  de  M.  Pratt,  partagé  à  peu  près  par  moitié  entre  la  théorie 
psychologique  et  les  illustrations  historiques  de  sa  thèse,  s'ouvre  par 
quelques  considérations  sur  la  vie  psychique,  sur  la  nature  du  senti- 
ment et  de  la  croyance.  L'auteur  distingue  deux  principales  sortes 
d'étoffe  psychique  :  (p.  7)  d'une  part  les  éléments  de  conscience 
descriptilDles,  définis,  communicables,  expérience  sensorielle  et  idéa- 
tion;  en  face  d'eux,  les  éléments  subjectifs,  privés,  impossibles  à 
communiquer.  Il  rapproche,  dans  ce  second  groupe,  ce  qu'on  nomme 
proprement  le  sentiment  [feeling)  de  ce  que  James  a  appelé  la 
«  frange  »  consciente,  à  laquelle  M.  Pratt  donne  aussi  le  nom  d'arrière- 
plan  {background).  Le  «  sentiment  »  a  ceci  de  commun  avec  la 
c  frange  »  d'être  indescriptible;  vouloir  décrire  l'un  ou  l'autre  revient 
nécessairement  à  les  faire  évanouir,  à  y  substituer  des  états  de  con- 
science dun  tout  autre  type. 

Tandis  que  sensation  et  idéation  nous  mettent  en  rapport  avec  le 
monde  extérieur,  éloigné  de  nous  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  la 
masse  sentante  est  liée  indissolublement  à  nos  fonctions  vitales.  C'est 
elle  qui  est  la  forme  primaire  de  la  conscience.  Mais  si  elle  a  donné 
naissance  par  voie  de  différenciation  à  la  perception  nette  et  à  la 
pensée  définie  (clear-cut),  une  grande  partie  delà  conscience  humaine 
la  plus  développée  n'en  retient  pas  moins  son  caractère  primitif, 
riche,  indifférencié  (p.  18).  Le  sentiment,  prolongé  parle  subconscient, 
jette  constamment  sur  les  rivages  de  la  conscience  claii-e  toutes  sortes 
de  produits.  C'est  de  l'arrière-plan  vital  que  jaillissent  les  idées 
fécondes,  les  intuitions  du  génie,  les  actes  les  mieux  inspirés.  Notre 
vie  affective  est  l'héritière  de  notre  passé,  du  passé  de  notre  race;  elle 
résume  en  elle  l'histoire  et  l'expérience  du  monde  vivant  tout  entier. 
C'est  pour  cela  qu'il  faut,  si  l'on  a  pour  l'humanité  un  autre  idéal  que 
celui  d'un  syllogisme  animé,  faire  confiance  à  l'homme  tout  entier,  se 
dire  que  l'instinct  est  souvent  plus  sage  que  la  pensée,  qu'il  a  été 


lŒVUE    GENERALE 


413 


lentement  adapté  par  les   siècles  à  notre  situation  dans  le  cosmos 

(pp.  21-28). 

Les  croyances  se  répartissent  sous  trois  types.  Les  unes  ont  pour 
base  la  crédulité  naturelle  :  tout  ce  qui  est  présenté  à  l'esprit  est 
réalisé  aussitôt.  D'autres  présupposent  le  doute;  elles  sont  critiquées, 
si  peu  que  ce  soit;  elles  s'appuient  sur  des  raisons.  Il  est  à  noter  que 
la  croyance  à  l'autorité  relève  tantôt  de  l'un,  tantôt  de  l'autre  de  ces 
types.  Knfin  il  y  a  des  croyances  qui  tirent  leur  force  du  sentiment 
vital.  Concevoir  avec  passion,  c'est  allirmer.  Nous  sommes  instincti- 
vement convaincus  qu'il  existe  une  satisfaction  pour  nos  divers  désirs 
organiques.  C'est  la  forme  primitive  et  l'ultime  origine  organique  de. 
la  €  volonté  de  croire  ».  Cela  doit  être  réel,  donc  c'est  réel.  C'est  un 
fait  reconnu  que  les  réactions  irraisonnées  de  l'organisme  sont  sou- 
vent plus  certaines,  plus  rapides,  plus  appropriées  que  les  actions  qui 
résultent  d'un  choix  conscient;  la  même  espèce  d'adaptation,  le  même 
caractère  approprié  appartient  aux  croyances  instinctives;  aussi  jouis- 
sent-elles d'une  certitude  qui  délie  la  critique  (pp.  29-io!. 

M.  Pratt  entre  ensuite  dans  une  longue  revue  historique,  pour 
retrouver  dans  les  principales  religions  de  l'humanité  ses  trois  formes 
de  croyance.  La  crédulité  naturelle,  qui  est  la  base  des  religions  féti- 
chistes, se  manifeste  chez  les  Indous  dans  le  culte  des  êtres  sensibles, 
du  Ciel,  de  l'Aube,  du  Soleil,  de  la  Plante  et  du  Feu.  Les  Hébreux  ont 
longtemps  mêlé  à  l'adoration  de  Jéhovah  une  dévotion  pour  des  objets 
matériels  et  des  images  tangibles,  qui  solidifiaient  leur  foi. 

La  croyance  rationnelle  a  son  rôle  chez  les  fétichistes  eux-mêmes. 
Si  l'autorité  est  au  début  acceptée  par  eux  purement  et  simplement 
parce  que  présentée,  elle  ne  tarde  pas  à  s'appuyer  sur  des  raisons  de 
croire.  Des  entités  immatérielles  sont  peu  à  peu  substituées  aux  dieux 
de  la  pierre,  de  l'arbre,  et  de  la  bête.  Un  Mexicain  parlait  de  la  cause 
des  causes,  et  Lang  cite  un  sauvage  qui  prouvait  Dieu  par  l'argument 
des  causes  finales.  —  Dans  l'Inde  l'idée  de  l'unité  divine  s'établit  vite, 
non  sans  provoquer,  semble-t-il,  une  crise  de  scepticisme.  La  concep- 
tion de  Brahma  se  forme.  M.  Pratt  examine  pourquoi  les  Indous  se 
sont  orientés  vers  le  monisme  absolu  plutôt  que  vers  le  monothéisme 
(p.  89>   Ils  étaient   rationalistes  par  excellence  :  s'ils  trouvaient  la 
nature  en  désaccord  avec  les  demandes  de  la  raison,  tant  pis  pour 
la  nature:  elle  est  le  voile  de  Maya.  L'aspect  moral  des  choses  les 
préoccupait  peu.  C'est  parce  que  les  Juifs  étaient  peu  métaphysiciens 
qu'ils  ont  pris  la  direction  inverse  (p.  114).  Leur  réflexion  s'est  portée 
sur  l'histoire.  Ils  ont  fortement  senti  la  puissance  de  leur  Dieu,  et  ils 
l'ont   identifié  dans  leur  esprit  avec  la  justice  même.   Le  problème 
est,  pour  chaque  génération,  «  étant  donnée  la  justice  de  Jéhovah, 
comment  interpréter  la  politique  et  l'histoire?  »  De  là  l'élargissement 
progressif  de  leur  conception  de  Dieu,  notamment  avec  .Amos,  Jérémie 
et  le  second  Isa'ie,  au  fur  et  à  mesure  qu'ils  sont  plus  mal  traités  par 
lui  (p.  131). 


414  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

La  religion  du  sentiment  nous  est  montrée  dans  les  danses  de 
presque  toutes  les  tribus  sauvages,  dans  le  culte  fameux  de  Dionysos, 
dans  tous  ces  phénomènes  de  possession  qui  font  choisir  comme 
prêtre,  dans  presque  toutes  les  peuplades  sauvages,  l'individu  qui  les 
présente.  L'étude  du  mysticisme  indou  y  fait  distinguer  deux  courants  : 
l'un  d'émotion  calme,  spirituelle,  «  cosmique  »,  dans  les  UpanUhads 
et  les  philosophes  Vedanta  d'aujourd'hui;  l'autre  d'extase  plus 
exaltée,  plus  morbide,  artificiellement  provoquée  par  des  pratiques 
ascétiques,  dans  les  vieux  «  Tapas  »  védiques,  dans  la  Yoga,  et  chez 
les  Fakirs  modernes  (97-108).  De  même  si  nous  trouvons  dans  la  Bible 
un  prophétisme  «  shamanistique  »  (les  nebiim),  ce  n'est  pas  en  ce 
sens  qu'Amos  se  déclare  inspiré  par  Jéhovah.  Les  grands  prophètes 
n'ont  rien  de  possédés  :  en  revanche  ils  expriment  souvent  l'impres- 
sion qu'ils  ont  d'être  passifs  sous  la  main  de  Dieu  ;  le  message  qu'ils 
apportent  leur  est  venu  du  dehors  (142).  Cette  revue  historique 
s'achève  par  une  étude  assez  développée  des  mystiques  chrétiens, 
dont  M.  Pratt  rapproche  Emerson  et  Walt  Whitmann  (169);  par 
quelques  aperçus  sur  le  déisme  en  Angleterre,  et  une  rapide  discus- 
sion des  preuves  rationnelles  de  l'existence  de  Dieu  (173-193). 

M.  Pratt  est  d'avis  que  la  critique  kantienne  et  le  darwinisme  ont 
frappé  à  mort  la  croyance  qui  se  fondait  sur  le  raisonnement  (p.  192), 
Mais  la  question  est  de  savoir  si  c'est  sur  des  raisonnements  que  se 
base  aujourd'hui  la  croyance  religieuse.  Pour  s'en  rendre  compte, 
l'auteur  procède  à  une  troisième  enquête.  Il  examine  d'abord  le  déve- 
loppement de  la  croyance  religieuse  chez  l'enfant  et  le  jeune  homme. 
Bien  entendu  la  crédulité  absolue  est  la  caractéristique  de  l'enfant; 
elle  ne  diffère  guère  de  la  suggestibilité  hypnotique.  L'esprit  critique 
s'éveille  chez  quelques-uns  de  très  bonne  heure,  en  général  vers  douze 
ou  treize  ans.  L'enfant  est  surtout  frappé  d'un  désaccord  entre  les 
notions  qu'on  lui  a  enseignées  et  les  faits  d'expérience.  Mais  l'éveil 
de  la  raison  fortifie  aussi  dans  bien  des  cas  la  croyance;  et  l'étude  de 
certains  sourds-muets  montre  que,  livrée  entièrement  à  elle-même,  la 
pensée  de  l'enfant  pourrait  être  une  source  indépendante  d'idées 
théologiques,  sinon  d'une  foi  vraiment  religieuse  (p.  2H). 

Pour  déterminer  plus  exactement  quelles  sont  les  bases  de  la 
croyance  de  Ihomme  mûr,  M.  Pratt  a  répandu  un  questionnaire 
(qu'il  serait  intéressant  de  comparer  avec  celui  que  le  Prof.  Schiller, 
d'Oxford,  a  fait  distribuer  par  la  Society  for  Psychical  Research,  et 
qu'il  a  commenté  dans  les  Proceedings  de  cette  société,  de  nov.  1904). 
M.  Pratt  a  distribué  cinq  cent  cinquante  exemplaires  et  reçu  quatre- 
vingt-trois  réponses;  parmi  elles  beaucoup  indiquent  l'autorité 
comme  source  et  garantie  de  la  croyance.  Vingt-deux  personnes 
déclarent  qu'en  cessant  de  croire  à  la  Bible  elles  perdraient  leurs 
raisons  de  croire  en  Dieu,  elles  seraient  misérables  et  incapables  de 
rien  de  bien.  Pourtant  il  est  à  noter  que  vingt-huit  hommes  d'Église, 
protestants,  ou  rejettent  l'autorité  de  la  Bible,  ou  disent  que,  si  elle 


KEVUE    GENERALE 


415 


vcnail  à  leur  manquer,  It'ur  foi  en  Dieu  nVn  Sf-rail  pas  éhranléo:  et 
c'est  à  plus  forte  raison  la  manit-re  de  sentir  de  ceux  qui  nappar- 
tiennent  pas  aux  églises.  La  religion  rationaliste  a  aussi  ses  repré- 
sentants. Mais  les  croyances  les  plus  profondes  paraissent  venir  du 
sentiment  (p.  243).  L'un  croit  parce  que  Dieu  est  le  seul  espoir  de 
l'univers.  D'autres  ont  une  sorte  d'expérience  mystique  de  t  n'être 
jamais  seuls  ».  Celle  présence  est  tantôt  assez  délinie,  s'accompagne 
de  voix  intérieures;  tantôt  c'est  une  sorte  de  vague  émotion  cosmique. 
Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  ce  mysticisme  n'est  presque  jamais  du  type 
exalté,  morbide,  «  possédé  »,  auquel  appartiennent  les  conversions  de 
jeunes  gens  dans  les  revivais  'p.  200). 

Nous  croyons  en  Dieu  parce  qu'il  nous  est  utile,  parce  qu'il  nous 
est  nécessaire,  parce  qu'il  est  le  *  grand  compagnon  ».  Cette  pensée 
pragmatique,  reprise  de  James  et  de  Leuba,  inspire  les  dernières 
pages  du  livre,  sur  la  »  Valeur  de  Dieu  »  et  sur  la  prière.  La  religion 
philosophiipie  a  vécu  :  les  arguments  que  le  peuple  pourrait  com- 
prendre ne  sont  plus  tenables;  et  les  arguments  qui  seraient  tcnables, 
s'il  y  en  a,  sont  hors  de  la  portée  du  peuple.  Mais  le  besoin  de  Dieu 
est  enraciné  par  l'instinct  et  le  sentiment  au  plus  profond  de  notre 
vie  et  jusque  dans  notre  organisme  lui-même  (p.  292).  Le  mysticisme 
est  une  disposition  normale  de  l'homme.  Quelques-uns  limitent  le 
sens  du  mot  à  ne  désigner  qu'une  «  maladie  du  sentiment  religieux  »  ; 
ils  le  peuvent,  c'est  affaire  de  terminologie.  Mais  l'auteur  a  essayé  de 
montrer  qu'à  côté  de  la  «  possession  »  et  de  ses  extravagances  évi- 
demment pathologiques,  il  y  a  chez  un  grand  nombre  d'hommes  un 
sentiment  puissant  d'union  avec  Dieu,  qui  est  calme,  qui  est  sain,  et 
qui  est  bienfaisant. 

Le  livre  de  M.  Pratt  est  facile  à  lire,  plus  clair  sans  doute  qu'ori- 
ginal. Si  la  thèse  en  manque  de  profondeur,  elle  ne  manque  pas  de 
justesse;  à  défaut  de  rien  qui  frappe,  il  a  de  quoi  intéresser.  C'est  un 
excellent  travail  de  vulgarisation.  La  composition  est  un  peu  sim- 
pliste :  il  passe  en  revue  la  psychologie,  puis  l'histoire;  ni  dans  l'une 
ni  dans  l'autre  partie  il  n'apporte  d'aperçus  bien  neufs,  mais  un 
résumé  instructif  des  résultats  acquis.  La  dette  de  l'auteur  à 
Starbuck,  k  Leuba,  surtout  à  James,  est  très  manifeste,  et  d'ailleurs 
parfaitement  reconnue  par  lui.  Ne  semble-t-il  pas  que  la  publication 
de  tant  de  travaux  américains  sur  la  psychologie  religieuse  ôte  un 
peu  aujourd'hui,  à  la  méthode  des  questionnaires,  de  sa  valeur  docu- 
mentaire? La  plupart  des  personnes  qu'on  interroge  ont  lu  sans  doute 
au  moins  le  livre  de  James;  et  leurs  réponses  n'ont  peut-être  pas 
toute  la  spontanéité  désirable.  Ce  doute  est  suggéré  à  plusieurs 
reprises  par  les  derniers  chapitres  du  livre,  notamment  dans  les 
pages  270-280. 


416  REVUE    PHlLOSOPHiaUE 


Nous  trouvons  encore  un  caractère  pragmatique  bien  marqué  au 
très  curieux  livre  d'apologétique  qui   est   sorti  des  «  Bampton  lec- 
tures »  de  M.  Bussell.  Lui  aussi  cite  avec  admiration  (p.  90)  le  mot  de 
James  :  «  Les  dieux  auxquels  nous  nous  attachons  sont  ceux  dont  nous 
avons  besoin,  et  qui  nous  servent  ».  L'apologétique  du  xviii«  siècle 
était  rationaliste;  celle  du  xix''  a  été  historique;  celle  que  nous  faisons 
à  présent  est  surtout  utilitaire.  M.  Bussell  a  de  fines  remarques  sur 
le  caractère  «  humaniste  »  du  christianisme  (p.   2o9),  qui  n'a  jamais 
consenti  à  sacrifier  à  un  vain  désir  d'unité  les  antithèses  indispen- 
sables à   la   conception   morale    de   l'univers.  11   félicite   à    maintes 
reprises    le   christianisme   de  n'avoir   jamais   voulu   être   purement 
contemplatif,  à  la  manière  des  religions  de  l'Est;  mais  d'avoir  tou- 
jours maintenu  dans  le  monde  un  élément  hostile  à  vaincre,  et  pro- 
fessé la  contingence  du  progrès  :  «  De  bonne  heure,  dans  la  première 
Eglise,  les  rêves  d'une  Parousia  instantanée,  l'espoir  d'une  conquête 
magique  immédiate,  cédèrent  la  place  à  la  conception  du  royaume 
lentement  construit,  sur  un  sol  ennemi,  par  des  efforts  énergiques  et 
souvent  infructueux,  chaque  pouce  de  terrain  chaudement  disputé  » 
(p.  49).  C'est  par  là  que  le  christianisme  a  pu  s'adapter  aux  races  ger- 
maniques  et  Scandinaves   qui  avaient  porté  le  goût  de  la  lutte  et 
l'amour  du  risque  jusqu'à  se  faire  une  religion  dans  laquelle  leurs 
dieux  avaient  finalement  le  dessous  (p.  138).  Il  est  vrai  que  ce  dua- 
lisme   nécessaire    a   subi    une   longue  éclipse    dans    la    philosophie 
moderne;  mais  on  voit  enfin  les  penseurs  de  tous  les  pays  rendre  au 
monde   moral   son   indépendance,  abandonner   l'idée    d'une    science 
architectonique,  reconnaître  les  droits  de  la  pratique;  «  il  nous  inté- 
resse de  voir  la  France,  autrefois  patrie  et  berceau  de  monisme  et  de 
la   cohérence   logique,    renoncer   à  l'identité    supposée  des   phéno- 
mènes naturels  et  des  phénomènes  sociaux,  avec  Rauh,  Lévy-Briihl, 
Jankelevitch,  compatriotes  de  ces  grands  champions  d'une  seule  loi 
dominatrice  :  Rousseau,  Napoléon,  Comte  »  (p.  268). 

Le  but  du  travail  de  M.  Bussell  est  de  montrer  que  le  plan  actuel  de 
la  société  occidentale,  —  avec  tous  ses  n^érites,  ses  défauts,  et  ses 
virtualités,  —  est  inextricablement  lié  à  certaines  croyances  élémen- 
taires, qui  sont  peut-être  assez  fermement  enracinées  dans  les 
profondeurs  de  notre  nature  pour  que  toute  crainte  à  leur  égard  soit 
vaine,  mais  qui  paraissent  cependant  sérieusement  menacées  par  la 
pensée  contemporaine.  Des  aperçus  historiques  toujours  originaux  et 
saisissants,  quelquefois  ingénieux  jusqu'au  paradoxe,  sont  accumulés 
pour  mettre  en  lumière  ce  divorce  de  notre  pratique  et  de  nos  spécu- 
lations. 11  est  à  regretter  que  l'ordonnance  des  idées  ne  soit  pas  à  la 
hauteur  de  leur  nouveauté;  la  démonstration  n'est  pas  pressante 
parce  que  les  arguments  sont  amenés  trop  souvent  au  hasard.  On  a 


REVUE  GÉNÉRALE  417 

une  fâcheuse  impression  de  décousu,  qui  fait  tort  à  un  travail  de 
grand  mérite. 

Dans  la  li""  «  Lecture  »  :  t  l'Age  moderne  »,  et  dans  les  <  Suppléments  » 
qui  s'y  rapportent,  M.  Bussell  explique  ingénieusement  que  ce  n'est 
pas  le  moyen  ùge  qu'on  devrait  appeler  un  Age  de  foi  :  c'est  au 
contraire  à  la  Réforme  qu'ont  en  réalité  commencé  les  ûges  de  foi. 
Aujourd'hui  toute  notre  vie  morale  est  un  pari  hasardeux,  un  risque 
à  courir;  il  serait  absurde  de  vouloir  l'appuyer  sur  les  résultats  d'une 
science  et  d'une  philosophie  qui  ont  «  transvalué  toutes  les  valeurs  » 
(p.  74-86).  «  Si  les  titres  solennels  du  nouveau  baptisé  »,  insiste 
éloquemment  ailleurs  M.  Bussell,  «  membre  du  Christ,  enfant  de  Dieu, 
héritier  du  royaume  des  cieux,  constituent  un  obscur  postulat  mytho- 
logique, en  est-il  autrement  de  l'imaginaire  prérogative  de  l'homme 
né  libre,  dans  l'égalité,  avec  un  titre  inaliénable  au  bonheur  et  un 
droit  à  développer  sa  personne?  »  (p.  287;  voir  aussi  p.  289).  Tous  les 
grands  principes  de  notre  réformisme  politique  ou  social  sont  des 
croyances  morales,  dont  la  science  ne  peut  absolument  pas  se  faire 
honneur. 

L'idée  de  loi  naturelle  s'est  peu  à  peu,  au  cours  des  quatre 
derniers  siècles,  démoralisée.  Au  xvi«  siècle,  on  appelait  du  christia- 
nisme à  la  nature,  mais  à  une  nature  encore  conçue  téléologiqucment, 
encore  chargée  du  soin  de  sauvegarder  les  grands  intérêts  qui  sont 
chers  h  Ihomme.  Depuis,  le  naturalisme  a  fait  du  corps  politique  un 
simple  organisme  dont  l'unique  loi  est  la  règle  biologique  :  conser- 
vation, survie  à  tout  prix  (p.  61-64).  Nous  est-il  donc  garanti  que 
notre  conduite  pourra  indéfiniment  continuer  à  être  chrétienne, 
quand  la  doctrine  qui  lui  servait  de  base  aura  été  détruite  par  des 
conceptions  du  monde  toutes  contraires? 

C'est  surtout  à  propos  de  la  démocratie  que  M.  Bussell  fait  ressortir 
quel  écart  il  y  a  entre  l'idéal  pratique  des  sociétés  modernes,  et  leur 
conception  théorique  de  la  nature  et  de  l'homme.  Le  xviii^  et  le 
xix*'  siècle  ont  retenti  de  formules  démocratiques.  Et  pourtant  la 
philosophie  des  lumières,  si  l'on  y  regarde  bien,  s'est  fait  de  l'homme 
la  conception  la  moins  démocratique  qui  soit.  Pour  les  «  philosophes  », 
l'homme  moyen  {average  man)  est  une  quantité  négligeable,  ou  une 
énigme  (pii  ne  mérite  pas  d'être  résolue.  Ils  donnaient  raison  à 
Platon  d'avoir  limité  la  sagesse,  et  partant  le  pouvoir  politique,  à  une 
classe  privilégiée.  Le  citoyen  individuel  n'était  qu'un  automate  à 
faire  mouvoir  par  les  hommes  compétents  (p.  15,  67).  La  philosophie 
moderne  n'est  pas  davantage  en  mesure  de  justifier  et  de  fonder  la 
démocratie.  Notre  science  et  notre  métaphysique  ne  tiennent  aucun 
compte  de  l'individu;  ce  n'est  que  le  type  qui  les  intéresse.  Il  leur 
faut  spéculer  au  moins  sur  les  fortunes  d'un  système  solaire  ou  les 
changements  graduels  d'une  espèce  :  ce  n'est  pas  leur  affaire  que  le 
«  sordid(,'  particulier  »  (p.  93).  La  destinée  de  l'individu  ne  compte  pas; 
on  le  sacrifie  sans  peine  à  des  abstractions,  à  l'avenir  de  la  race,  au 

TO.ME   LXIII.   —    1907.  27 


418  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

bonheur   de  l'humanité,    à  l'inexorable  loi  de    nature,  à  la  Raison 

absolue.  A  l'égoïsme  radical  que  le  XYiiie  siècle  avait  mis  à  la  base  de 

la  morale,  on  a  lait  succéder  un  devoir  d'altruisme  intégral  et  de 

sacrifice   sans   réserve,   qui  n'a   pas   de   sens,    et   qui  témoigne  de 

l'influence  exercée  sur  la  pensée  du  xixe  siècle  par  les  spéculations 

pessimistes,  seules  fondées  à  nous  prescrire  avec  quelque  logique  le 

renoncement  total  de  nous-mêmes  (p.  91).  Quelques  penseurs,  plus 

clairvoyants  ou  plus  francs  que  les  autres,  demandent  qu'on  abandonne 

les  formules  malheureuses  (mischievous)  et  qu'on  substitue,  dans  la 

direction  du  corps  politique,  à  l'ingérence  des  amateurs,  l'autorité  des 

hommes  compétents  (p.  129). 

C'est  le  christianisme  qui  a  donné  à  l'individu  sa  valeur,  secondé 
en  cela  par  les  tendances  de  l'esprit  germanique.  Hartmann  a 
justement  remarqué  que  la  conception  chrétienne  est  incapable  de 
s'élever  à  un  complet  désintéressement:  même  l'ascétique  chrétienne 
est  personnelle  {selfiah).  C'est  d'ailleurs  un  trait  caractéristique  de  la 
religion  en  général.  C'est  une  grosse  erreur  de  l'identifier  avec  la 
m  oralité.  Elle  n'a  pas  affaire  aux  lois  universelles  de  la  conduite;  elle 
n'  a  souci  que  du  salut  d'une  âme.  A  ses  origines,  elle  est  un  appel 
éploré  vers  la  suspension  de  la  loi.  Le  pécheur  demande  un  privi- 
1  ège  d'exemption,  de  pardon,  et  il  s'efforce  d'échapper  à  une  équité 
rigoureuse  (p.  50,  p.  238). 

L'analyse  de  l'individualisme  chrétien  est  la  partie  centrale  de  cette 

remarquable  étude.  Elle  est  extrêmement  fine  et  originale;  l'auteur 

a    malheureusement  dispersé  à  travers  tout  le  volume  les  remarques 

qui  s'y  rapportent.  Il  ne  s'agit  pas,  bien  entendu,  d'un  individualisme 

à   la    façon   de  la   Renaissance  italienne,  ou  du  romantisme.  Nous 

sommes,  également,  aux  antipodes  du  systématique  et  brutal  égoïsme 

où   se  manifeste  combien  peu  la  philosophie  du  xviii'^  siècle  a  connu 

la   complexité  des  instincts  de  l'homme.  L'  «  époque  des  lumières  » 

av  ait  oublié  que  l'homme  est  loyal  et  généreux,  et  que  l'enthousiasme 

lui  est   beaucoup  plus  naturel  que  le  calcul  (p.  186).  Le  christianisme 

ne  se  rend  pas  coupable  de  cette  mutilation.  Il  sait  tout  ce  qu'on  peut 

demander  à  l'homme;  et  il  lui  fait  une  loi  du  dévouement,  de  l'oubli 

de    lui-même.    Car    il    n'est   pas   juste  -d'appeler,   comme  on  le  fait 

quelquefois,  le  zèle  du  chrétien  un  utilitarisme  à  longue  portée  :  c'est 

bien  vraiment  le  détachement  et  le  don  de  soi  (self-surrender)  qui  lui 

sont  prêches  et  commandés  (p.  40).  Mais,  d'autre  part,  le  christianisme 

n'a  jamais  eu  l'idée  de  demander  à  l'individu  le  sacrifice  absolu  de  ses 

intérêts,    que   lui  imposent   aujourd'hui    tant  de   «  scientistes  ».  Le 

«    vase  dans  les  mains  du  potier  »  ne  correspond  pas  au  sentiment 

chrétien  en  général  (ibid.).  Si  le  chrétien  s'oublie,  s'il  se  donne,  c'est 

à  une  cause  qu'il  a  choisie  et  dont  il  partagera  le  triomphe.  Ce  n'est 

pas  un  renoncement  extravagant  qui  l'inspire  (quixotic  surrender)  ; 

c'est  au  contraire  un  sentiment  de  sécurité  personnelle,  une  confiance 

que  l'ien  ne  peut  mal  tourner  pour  l'élu  de  Dieu.  L'individu  n'est' 


HEVUE  GÉNÉRALE  -        419 

jamais  annulé  ici,  parce  que  c'est  sa  destinée  qui  est  le  grand  intérêt 
de  l'univers  (p.  50,  p.  80,  p.  232). 

La  démocratie  trouve  sa  seule  garantie  dans  cette  croyance  à  la 
valeur  incommensurable  de  l'individu  fin  en  soi:  parce  que  l'individu 
dont  il  sagit,  c'est  1'  «  average  man  »,  l'homme  normal  et  moyen 
C'est  du  moyen  Age  (pour  lequel  M.  Bussell  a  une  sympathie  mar- 
quée tout  en  reconnaissant  l'écai-t  (ju'il  y  avait  entre  la  théorie  et  la 
pratique}  que  notre  idéal  démocratique  nous  est  venu;  ou  plutôt 
nous  avons  perdu  l'esprit  démocratique  à  mesure  que  nous  nous 
éloignions  du  moyen  âge  (p.  '69,  p.  195).  L'individu  est  devenu  une 
€  chose  »  aux  yeux  de  l'État;  au  moyen  âge  on  concevait  entre  le 
souverain  et  le  sujet  des  devoirs  réciproques.  L'État  moderne  ne  base 
son  autorité  que  sur  la  contrainte;  le  moyen  âge  faisait  appel  à  la 
bonne  volonté,  au  consentement  loyal,  k  une  sorte  de  collaboration 
des  gouvernés.  Il  leur  reconnaissait  des  droits,  une  indépendance 
locale,  la  faculté  de  se  taxer,  la  liberté  d'association;  il  ne  les  traitait 
ni  en  ennemis,  ni  en  supects,  ni  en  incapables;  des  liens  personnels 
et  sociaux  étaient  à  la  base  des  relations  politiques  «  au  lieu  de  la 
douteuse  cohésion  d'atomes  nus  ».  La  vie  sociale  fonctionnait  par  la 
sympathie,  la  confiance,  le  dévouement  de  personne  à  personne; 
tandis  que  notre  idée  moderne  de  lien  contractuel  n'est  que  l'asso- 
ciation des  égoïsmes.  M.  Bussell  ajoute  que  la  forme  représentative 
adoptée  par  plusieurs  peuples  modernes  ne  change  rien  au  caractère 
despotique  de  létat  :  «  il  est  même  possible  que  le  sentiment  d'autorité 
étrangère  soit  plus  fort,  maintenant  qu'un  gouvernement  ne  peut 
prétendre  à  représenter  plus  de  la  moitié  de  la  nation  (p.  284).  »  Il  n'y 
a  de  vraie  démocratie  que  dans  le  retour  à  une  conception  plus 
familiale  de  l'autorité  et  de  la  loi.  M.  Bussell  croit  que  la  Réforme  a 
contribué  à  cette  transformation  de  lÉtat  dans  le  sens  du  despotisme. 
C'est  Luther  qui  a  séparé  la  sphère  de  la  vie  religieuse  et  celle  de  la 
vie  séculière,  et  qui  a  préparé  ainsi,  en  même  temps  que  Machiavel, 
la  «  démoralisation  »  radicale  des  fins  de  l'État.  M.  Bussell  semble 
prendre  plaisir  (p.  250,  p.  263 1  à  montrer  que  la  protestation  indivi- 
dualiste par  où  commença  la  Réforme  aboutit  en  somme  à  raviver 
l'augustinianisme,  son  intolérance,  son  absolutisme;  à  faire  dispa- 
raître les  attributs  moraux  de  Dieu  derrière  la  toute-puissance  arbi- 
traire; à  introduire  à  l'intérieur  de  sociétés  étroites  une  hiérarchie 
tyrannique;  qu'avec  ses  Églises  de  prédestinés,  le  protestantisme 
était  sur  la  pente  du  quiétisme  et  conduisait  en  dernière  analyse  à 
l'adoration  de  l'inconnu  et  de  l'incompréhensible.  «  Il  faut  reconnaître, 
si  on  est  candide  »  p.  250),  que  l'Église  romaine  demande  à  la  raison 
de  moindres  sacrifices,  et  respecte  un  peu  mieux  la  liberté. 

Je  n'ai  pu  faire  que  dégager  quelques  idées,  qui  me  semblent  être 
les  idées  directrices  de  ce  livre  touffu  et  mal  agencé.  .l'en  regrette 
d'autant  plus  la  composition  désordonnée,  que  j'ai  déjà  dit  combien 
je   trouve  originales   les   interprétations   de    M.   Bussell,  quelle  est 


4!20  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

l'étendue  de  sa  lecture;  avec  quelle  finesse  il  a  analysé  les  influences 
auxquelles  a  été  soumise,  depuis  l'origine,  l'évolution  de  la  pensée 
européenne;  et  combien  sont  parfois  ingénieux  et  pénétrants  les 
rapprochements  qu'il  fait  voir  entre  les  opinions  dont  on  a  l'habitude 
de  ne  signaler  que  les  contrastes. 


M.  l'abbé  Piat  n'est  point  pragmatisle.  Il  se  fait  même  le  champion 
de  la  théologie  traditionnelle  et  rationnelle  contre  l'apologétique 
de  M.  Blondel  et  du  P.  Laberthonnière.  Il  félicite  M.  l'abbé  Baudin 
«  d'avoir  senti  le  besoin  de  réagir  contre  le  fidéisme  newmanien  ».  Les 
nouveaux  apologistes  le  charment  bien  par  le  débordement  de  vie 
intérieure  et  la  richesse  morale  que  révèlent  leurs  écrits;  quant  à 
Newman,  il  a  magnifiquement  mis  en  lumière  qu'il  y  a  une  logique 
personnelle.  Mais  la  philosophie  de  l'action  décrit  une  «  arabesque  », 
dont  M.  Blondel  a  pu  être  empêché,  par  sa  «  manière  ombreuse  »,  de 
prendre  nettement  conscience.  Des  penseurs  catholiques  ne  peuvent 
que  par  mégarde  enseigner  une  philosophie  de  l'immanence,  qui  n'est 
qu'un  monisme  moral  doublé  d'une  théorie  du  devenir,  un  panthéisme, 
par  où  M.  Blondel  «  donne  la  main  sans  le  savoir  à  Fichte  et  à  Schel- 
ling  ».  C'est  le  <i  cyclone  kantien  »  qui  passe  dans  l'apologétique; 
c'est  le  relativisme  avec  tous  ses  périls.  Il  y  a  bien  un  peu  de  la  faute 
de  Newman  :  il  est  exagéré  de  dire  que  la  «  logique  ne  persuade  pas  », 
que  «  la  logique  n'aura  jamais  de  martyrs  d.  Les  anciens  philosophes 
étaient  plus  près  de  la  vérité  lorsqu'ils  affirmaient  avec  tant  de  fierté 
que  a  rien  n'est  puissant  comme  la  raison  »  (liv.  II,  chap.  I'^'',  Rôle 
de  la  connaissance  rationnelle,  p.  158-188).  En  réalité  M.  Piat  est  éclec- 
tique; il  voudrait  donner  satisfaction  à  la  fois  aux  deux  tendances  : 
à  ceux  qui  fondent  la  croyance  sur  la  raison,  et  à  ceux  qui  l'étaient 
sur  la  volonté.  C'est  au  lùv  oXyj  t^  4/ûxri  d'OUé  Laprune  qu'il  en  revient. 
De  là  le  plan  du  livre  :  une  première  partie  s'appelle  «  Dieu  et  la 
raison  humaine  »;  la  seconde  :  «  Dieu  et  l'action  morale  ». 

Il  commence  par  rétablir  contre  Kant,  d'une  manière  trop  sommaire 
pour  n'être  pas  obscure,  la  possibilité  de  la  métaphysique,  i  L  idée 
de  Kant  est  un  rêve  d'où  l'on  sort,  en  poussant  son  œuvre  un  peu 
plus  loin  ï  (p.  21).  Nous  avons,  pour  aller  jusqu'à  Dieu,  quatre  «  bases 
d'élan  »  :  L'existence  de  l'être,  le  mouvement,  l'ordre,  et  le  contenu 
logique  de  la  pensée  p.  30-97).  L'analyse  déductive  qui  démontre 
Dieu  établit  ensuite  sa  perfection  (p.  97-135).  Le  problème  du  mal  est 
rapidement  examiné  (p.  135-158).  Je  ne  vois  à  signaler,  dans  cette 
revision  des  principaux  problèmes  de  la  théologie,  que  ce  qui  a  trait 
à  la  finalité.  M.  Piat  reprend,  contre  le  panthéisme  et  l'immanence,  la 
doctrine  leibnizieanc  de  la  contingence  de  l'ordre,  et  la  distinction 
des  possibles  et  des  existences.  Il  avance  d'ailleurs,  hardiment,  que 


lŒVLE    CÉNÉHALE  421 

toute  philosophie  moniste  exclut  l'idée  d'évolution,  et  qu'un  monisme 
conséquent  no  peut  être  que  de  l'éléatisme.  C'est  se  mettre  en 
désaccord  avec  toute  l'histoire  du  panthéisme  moderne,  tel  qu'il  est 
sorti  des  spéculations  mystiques  de  maître  Eckartet  de  Jacob  Bœhme 
sur  la  «  genèse  »  de  Dieu.  Peu  importe.  «  Ficlite  et  Schelling,  qui 
étaient  des  romantiques,  ont  fait  le  roman  de  la  divinité.  Scho- 
penhauer  et  Hartmann  l'ont  assombri  en  y  mêlant  le  désespoir  comme 
à  pleines  mains.  Et  la  raison  de  tels  excès  métaphysiques,  c'est  que 
ces  philosophes,  pourtant  très  remarquables  de  puissance  inventive, 
ont  méconnu  l'une  des  vérités  fondamentales  de  la  théodicée  natu- 
relle; à  savoir  que  la  cause  première  réalise  d'un  coup,  et  pour  tou- 
jours, ce  qu'elle  a  de  réalisable  j>  p.  109).  Ce  principe  a,  en  effet,  pour 
conséquence  immédiate,  la  transcendance  et  la  liberté  de  Dieu  à 
l'égard  du  monde. 

Le  criticisme  a  donc  tort  de  situer  la  vérité  hors  des  atteintes  de 
notre  intelligence.  Pourtant,  il  reste,  bien  entendu,  du  mystère  en 
métaphysique  :  »  c"est  l'inévitable,  c'est  notre  grand  familier  ».  11  faut 
bien  dire  en  outre  que  ce  Dieu  que  je  conclus  au  prix  de  tant 
d'elïorts  est  soustrait  à  toute  vérification  expérimentale  (p.  18C).  C'est 
pourquoi  M.  l'abbé  Piat  reconnaît  à  la  volonté  un  rôle  indispensable 
dans  la  recherche  théologique.  Des  qualités  morales,  la  sincérité, 
l'indépendance,  le  désintéressement,  l'humilité,  doivent  collaborer 
avec  les  qualités  du  dialecticien.  Or  M.  Piat  croit  que  beaucoup  de 
penseurs  contemporains  sont  aveuglés  par  la  haine,  l'orgueil,  «  l'arri- 
visme »  (p.  197),  surtout  dès  qu'ils  touchent  aux  questions  reli- 
gieuses. «  Au  lieu  de  chercher  à  voir  le  sens  fondamental  de  ces 
grandes  idées,  ils  ont  considéré  les  abus  qu'elles  avaient  occasionnés 
chez  quelques-uns,  les  interprétations  plus  ou  moins  fausses  que 
d  autres  s'en  étaient  faites;  et  c'est  sur  ces  informations  d'ordre  épi- 
dermique  qu'ils  sont  partis  en  guerre...;  aussi  n'ont-ils  rien  formulé 
de  substantiel  sur  ces  sujets  délicats.  ^Y.  James  est  le  premier  des 
penseurs  dits  indépendants  qui  en  ait  disserté  avec  quelque  jus- 
tesse »  (p.  195).  Il  est  vrai  que  Tainc,  «  immortel  et  sympathique 
savant  »,  eut  de  la  droiture  et  brava  héroïquement  l'impopularité  ;  mais 
que  d'orgueil  et  de  préjugés  dans  le  premier  volume  de  sa  correspon- 
dance! «  Je  me  prends  à  ne  plus  tant  admirer  ces  séminaires  de 
l'esprit  où  les  meilleures  intelligences  se  pouvaient  fausser  de  la 
sorte  »  (p.  217).  Après  quelques  pages  sur  «  le  sens  du  divin  »,  le 
dernier  chapitre  du  livre  est  intitulé  «  La  logique  de  l'athéisme  ». 
L'auteur  y  retrace  liiistoire  des  négations  morales  du  temps  présent; 
il  suit  les  étapes  d'un  lent  progrès,  au  bout  du<iuel,  «  l'absolu  bien 
exorcisé,  le  moi  émancipé  à  fond,  l'arrivisme  et  la  volupté  peuvent 
venir  :  ils  ne  trouveront  plus  d'obstacle  à  leurs  éternelles  préten- 
tions »  (p.  273).  L'amoralisme  de  Lévy-Brïihl.  avant-coureur  du 
nihilisme,  n'est  que  l'aboutissement  de  toutes  les  destructions  kan- 
tiennes et  positivistes. 


422  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Je  ne  sais  si  j'ai  réussi  à  rendre  la  physionomie  de  la  Croyance  en 
Dieu,  et   à  donner  une    idée   du    style,  quelquefois   audacieux,  de 
M.  Piat.  Mes  extraits  auront  fait  voir  que  ce  n'est  pas,  et  que  ce 
ne  prétend  pas  être  un  livre  de  philosophie  pure;  le  ton  de  toute  la 
seconde  moitié  me  semble  être  le  ton  accoutumé  des  sermonnaires 
qui  prennent  «  le  siècle  »  à  partie.  Si  on  le  classe  dans  ce  genre,  il  y 
a  évidemment  des  difficultés  qu'il  serait  déplacé  de  faire  à  M.  l'abbé 
Piat;  et  je  me  garderai  bien  de  lui  reprocher  de  s'être  écarté  du  ton 
de  la  discussion  scientifique  en  parlant  de  doctrines  qui  ne  peuvent 
pas  avoir  à  ses  yeux  une  valeur  simplement  spéculative.  Je  regrette 
seulement  qu'il  lui  arrrive,  à  lui  qui  est  un  historien  de  la  philosophie 
très  distingué  et  très  averti,  d'adopter  vis-à-vis  de  la  pensée  laïque 
moderne  la  même  attitude  que  les  «  philosophes  »  du  xviir  siècle  pre- 
naient envers  les  fondateurs  de  religions;  un  sermonnaire,  qui  est  un 
philosophe,  ne  devrait  pas  se  laisser  aller  à  déprécier  le  caractère,  à 
suspecter  les  motifs,  à  révoquer  en  doute  la  bonne  foi  des  hommes 
auxquels  il  reproche  des  opinions  pernicieuses.  11  aurait  dû  retirer 
au  moins  «  l'arrivisme  et  la  volupté  »  !  Cette  façon  d'interpréter  et 
d'expliquer  le  mouvement  des  idées  n'est  véritablement  pas   digne 
de  lui. 


M.  J.  Haughton  Woods  a  réuni  dans  un  petit  livre,  intitulé  Pratique 
et  Science  de  la  Religion,  les  six  conférences  de  la  Fondation  Paddock 
qu'il  a  faites  au  Séminaire  théologique   général   de    New- York    en 
janvier  et  février   1906.  —  Il  a  appris  de  ses  maîtres,  John  Cotton 
Smith,  Kaftan,  Harnack,  Windelband,  que  la  Théologie  ne  peut  plus 
aujourd'hui  s'appuyer  sur  des  abstractions  ni  raisonner  a  priori.  La 
Religion  n'est  plus  pour  nous  une  existence  à  demi  transcendentale  ; 
elle  est  une  expérience  personnelle,  un  intérêt  humain,  une  affaire 
actuelle  et  qui  n'est  pas  loin  de  nous.  Là  comme  en  tout,  c'est  sur 
l'aptitude   à    ressentir    des    impressions    (sensitiveness)    que    notre 
science  repose.  Mais  encore  ne  faut-il  pas  que  ces  impressions  reli- 
gieuses soient  de  simples  frissons,  discontinus  et  passagers,  de  notre 
vie  émotive.  La  science  se  fait  avec  des  données  empiriques,  mais 
qu'elle  a   organisées   en   séries  ordonnées;  l'affaire  d'une  théologie 
scientifique,  d'une  science  de  la  religion,  ce  sera  de  comparer  entre 
eux,  et  de  sérier,  les  jugements  de  valeur  qui  constituent  la  con- 
science religieuse  de  l'humanité.  Il  ne  s'agit  pas  de  créer  une  religion, 
pas  plus  qu'il  ne  s'agit  pour  le  chimiste  de  créer  un  corps  ou  pour 
l'historien  de  créer  une  charte.  11  faut  se  soumettre  aux  faits,  imiter 
«  la  candeur  qui  règne  dans  le  laboratoire  ».  Mais,  d'autre  part,  la 
science  des  choses  religieuses   ne  se  fait  pas   du  dehors.  Vous  ne 
pouvez  pas  comprendre  et  apprécier  des  valeurs  sans  qu'elles  soient 
dans   une  certaine  mesure  des  valeurs   pour  vous.  Nous  ne   nous 


UEVUE  GÉ.NÉKALE  4:23 

contentons  pins  des  esquisses  n^ligieuses  que  dcjnnaienl  le  touriste 
ou  l"avei»tiirier;  il  nous  faut  des  ethnolojj'istes  entraînés  qui  se 
dévouent  à  un  peuple,  ù  une  civilisation,  et  qui  essaient  de  reproduire 
en  eux-m(^mes  les  émotions,  les  stimulants,  les  intérêts  par  lesquels 
étaient  gouvernés  les  hommes  dont  il  s'agit  d'expliquer  la  croyance, 
M.  Woods  cite  comme  modèle  la  description  donnée,  par  les  frères 
Sari-asin,  de  la  religion  des  Hocks-Wetldalis  à  Ceylan  (p.  4fj;. 

D'après  M.  Woods,  il   s'établit,  dans  la  religion,  une  correspon- 
dance entre  trois  t  niveaux  de  valeurs  ».  Elle  a,  à  sa  base,  des  émo- 
tions individuelles.  Tandis  que  la  science  assure  souvent  h  l'homme 
qu'il  n'est  rien  de  plus  qu'un  groupement  instable  d'énergies  chan- 
geantes, tandis  qu'il  arrive  à  la  morale  elle-même  de  laisser  dans  le 
doute  si  le  bien  est  autre  chose  qu'une  illusion  fascinante,  la  religion 
nous   apporte  -la   garantie   que  le   moi  ne   sera  jamais  anéanti    ni 
diminué.  Elle  est  essentiellement  la  forme  la  plus  intense  de  l'amour 
de  la  vie.  —  A  un  niveau  différent,  l'individu  absorbe  la  valeur  de  sa 
propre  vie  dans  un  intérêt  plus  large  ;  la  conservation  et  la  prospérité 
du  corps  social    s'imposent  à  lui  au  point  qu'il  choisirait  de  ne  pas 
exister  plutôt  que  de  leur  porter  atteinte.  Les  fins  personnelles  se 
subordonnent  aux  fins  collectives.  —  Les  religions  supérieures  attei- 
gnent un  troisième  niveau.  Car  les  religions  sociales,  —  comme  celle  de 
Confucius  ou  des  anciens  Romains,  —  ne  tardent  pas  à  faire  peser  sur 
les  membres  de  la  tribu  une  masse  écrasante  de  rites  conventionnels, 
de  formules   incomprises,   d'habitudes   mécaniques,  sous   lesquelles 
s'éteint  peu  à  peu  la  faculté  de  découvrir  et  de  créer  des  valeurs  nou- 
velles. Le   moi  se  libère  en  faisant  appel  à  une   volonté  plus  cora- 
préhensive  que  la  volonté  de  son  clan.  Il  oppose  aux  jugements  et  aux 
valeurs  collectives  ou  sociales  des  jugements  et  des  valeurs  qui  sont 
universels,  endroit,  sinon  en  fait,  qui  sont  «  normatifs  «.  La  divinité 
dans  laquelle  les  hommes  incarnent  et  à  laquelle  ils  donnent  à  pro- 
téger ce  qui  leur  apparaît  maintenant  comme  le  suprême  intérêt  de 
l'univers,  c'est  un  Moi  infini,  où  sont  réconciliés  toutes  les  fins  de  la 
vie  humaine   p.  36,  p.  98). 

M.  Woods  illustre,  un  peu  sommairement,  ses  thèses  par  des  allu- 
sions aux  religions  des   Veddahs,    des    Sioux,  des   Iroquois,  et  des 
Grecs  (p.  88),  Sa  dernière  conférence  est  consacrée  à  l'étude  de  trois 
des    principales    formes   religieuses   qui   aient   atteint   le    troisième 
niveau  métaphysique  ou  mystique.  Il  y  a  un  mysticisme  ascétique, 
dont  on  trouve  un  exemple  dans  le  système  Vedanta.  L'être  unique 
a  seul  de  la  valeur  :  méthodiquement  l'ascète  se  dépouille  des  liens 
qui  l'attachent  à  ses  compagnons  et  à  la  nature  sensible  :  il  abolit  le 
monde,  supprime  les  intermédiaires  entre  l'Un  absolu  et  l'àme  indivi- 
duelle, et  s'absorbe  le  plus   possible  dans  l'extase.    «  D'ailleurs  le 
résultat  n'est  souvent  rien  de  plus  que  l'établissement  d'une  corres- 
pondance entre  le  vieux  niveau  primitif  de  l'instinct  de  conservation 
et  le  nouveau  niveau  d'aspiration  à  l'extase;  dans  la  terminologie  de 


4:24  REVUE   PHILOSOrHlQUE 

Spinoza  .  la  passion  d'être  parfait  est  identique  à  la  tendance  à  persé- 
vérer dans  l'être  »  (p.  111).  Le  bouddhiste,  lui,  ne  trouve  pas  la  plus 
haute  valeur  de  la  vie  dans  la  haine  ou  l'oubli  de  ce  monde  de  chan- 
gement; il  ne  se  dégoûte  pas  des  institutions  humaines  ni  des  fins 
sociales  ;  au  contraire,  il  prend  une  sorte  de  joie  extatique  à  contempler 
la  vie  des  hommes,  à  participer  à  leur  effort.  Deux  idéals  sont  juxta- 
posés; pourtant  l'idéal  ascétique  est  encore  celui  qui  domine;  et  de 
là  l'élément  morbide  qu'on  a  souvent  signalé    dans   la    morale  du 
bouddhisme.  Le  christianisme  représente  la  forme  de  religion  la  plus 
parfaite,  parce  qu'il  fait  correspondre  parfaitement  les  trois  niveaux 
de  la  conscience  religieuse  (p.  120).  Il  n'est  cependant  qu'une  religion 
parmi  les  autres,  ou  même  une   partie  de  la  religion  totale    p.  15). 
Ce  petit  livre  offre  nombre  de  suggestions  intéressantes.  Il  ne  leur 
manque  que  d'être  éclaircies  et  mises  en  valeur  par  un  développe- 
ment  plus    abondant,    et    d'être    exprimées   dans   un  langage   plus 
concret.  M.  Woods  prend  vigoureusement  parti,  sur  le  problème  le 
plus   discuté  de   la    méthode  sociologique,   dans    les    pages  remar- 
quables où   il  explique    que  la  science   des  religions  ne   saurait  se 
passer  d'imagination  psychologique  ni  suppléer  à  la  sympathie  par 
l'érudition  ;  et  qu'eût-on  traduit  des  hymmes,  édité  des  manuscrits  et 
publié  tous  les  textes  possibles,  on  n'aurait  pas  fait  un  pas  dans  la 
connaissance  que  l'on  cherche,  si  l'on  n'est  pas  capable  de  reproduire 
en  soi  les  états  intérieurs,  les  sentiments,  et  les  volontés  qui  se  sont 
exprimées  autrefois  dans  ces  textes.  L'accent  rappelle  celui  du  bel 
essai  d'Emerson  sur  l'Histoire,  et  le  fameux  passage  :  «  Belzoni  bêche 
et  mesure,  dans  les  Pyramides  et  les  tombeaux  de  Thèbes,  jusqu'à  ce 
qu'il  ait  épuisé  la  différence  entre  lui-même  et  l'œuvre  monstrueuse...  » 
On  ne  peut  que  souhaiter  que  M.  Haughton  Woods  ne  tarde  pas  à 
appliquer  cette  féconde  méthode  à  quelque  problème  déterminé  de 
religion  comparée   :  son  opuscule  actuel  n'est  encore    qu"une  pro- 
messe. 

H.    ROBET. 


ANALYSES  ET  COMPTES  liEM)US 


I.  —  Philosophie   générale. 

André  Cresson.  —  Les  iuses  ue  la  imiilusdimue  NAïfnALisTE,  iii-lG, 
178  p.  Paris,  F.  Alcan,  1007. 

«  Bien  quil  soit  depuis  quelque  temps  à  la  mode  dans  certains 
milieux  philosopiiiques  de  mépriser  la  philosophie  naturaliste,  cette 
philosophie  reste  féconde.  »  Telle  est  la  proposition  dont  tout  l'ouvrage 
est  la  claire  et  intéressante  justification.  L'auteur  entend  par  «  pliilo- 
sophic  naturaliste  »  celle  qui  prend  pour  fondement  les  principaux 
résultats  scientifiques,  les  coordonne,  les  «  amplifie  »,  étend  leur 
portée,  s'empare  d'hypothèses  dont  la  valeur  n'est  pas  encore  pleine- 
ment établie,  grâce  auxquelles  on  peut  «  fournir  une  idée  du  monde  », 
sorte  de  «  schéma  satisfaisant  pour  l'esprit  ».  Le  transformisme,  lévo- 
lutionnisme,  ont  en  quelque  sorte  dominé  au  .\i.\«  siècle  la  philosophie 
naturaliste  qui  fut  autrefois  dominée  par  l'atomisme,  et  dont 
l'origine  se  confond  avec  celles  de  la  philosoi)hie  européenne.  Notons 
en  passant  qu'une  esquisse  de  l'histoire  des  systèmes  «  naturalistes  », 
montrant  leurs  transformations  correspondant  à  celles  de  la  science, 
n'eût  pas  été  sans  intérêt  pour  la  compréhension  même  du  sujet  :  de 
nos  jours  c'est  surtout  au  spiritualisme  traditionnel  que  s'oppose  le 
naturalisme,  réaction  de  l'esprit  à  tendances  scientifiques  contre 
l'esprit  à  tendances  théologiques;  en  cosmologie,  en  biologie,  en 
psychologie  et  en  sociologie,  à  la  croyance  à  l'intervention  d'une 
divinité  organisatrice,  d'une  providence  subordonnant  les  causes 
efficientes  aux  causes  finales,  d'un  esprit  hétérogène  à  la  matière  brute 
ou  vivante  qu'il  domine,  la  philosophie  naturaliste  oppose  la  croyance 
à  un  pouvoir  organisateur  immanent  à  la  nature  même,  la  foi  dans  la 
«  nature  »  qui  n  a  besoin  que  de  ses  énergies  propres  et  de  ses  lois 
pour  s'élever  aux  plus  hauts  degrés  d'ordre  et  de  complexité.  Grâce  à 
l'essor  des  sciences  positives  au  xix'^  siècle,  cette  foi  s'est  affirmée 
avec  une  énergie  croissante  :  l'ancien  anthropocentrisme  a  été  ébranlé 
par  les  découvertes  astronomiques!  les  progrès  de  la  physique  et  de 
la  chimie  ont  suggéré  «  un  principe  d'interprétation  générale  »  des 
phénomènes  :  celui  du  déterminisme  universel,  corroboré  par  une 
conception  mécaniste,  à  laquelle  l'étude  du  son,  de  la  lumière,  de  la 
chaleur,  etc.,  a  donné  une  singulière  valeur  (p.  12  et  10  .  Sans  doute 
les  théories  cinétiques  font  place  à  une  énergétique  moins  claire, 
mais  aussi  moins  superficielle  »  (p.  29);  le  dynamisme  paraît  devoir 


420  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

l'emporter  sur  le  mécanisme;  qu'importe,  si  «  l'esprit  de  la  science 
reste  toujours  à  peu  près  le  même  »  (p.  34),  si  le  déterminisme  uni- 
versel subsiste,  si  l'introduction  de  forces  occultes,  d'actions  provi- 
dentielles, de  facteurs  imprévisibles,  d'une  «  intelligence  contribuant 
à  diriger  le  monde  i>  demeure  interdite?  si  tous  les  problèmes  soulevés 
par  la  (inalité  organique   (bio-psycho-sociologique)  apparaissent  de 
plus  en  plus  comme  susceptibles  d'être  résolus  par  le  simple  recours  à 
des  lois  naturelles?  La  philosophie  naturaliste  «  sait  que  la  plupart  des 
phénomènes  vitaux  se  réduisent  à  des  phénomènes  physico-chimiques  ; 
elle  soupçonne  qu'il  pourrait  bien  en  être  ainsi  de  tous.  Elle  a  décou- 
vert une  façon  rationnelle  dexpliquer  automatiquement  la  formation 
des   espèces    vivantes    et   les   traits    de  finalité  qu'on   y   remarque. 
Elle  constate,  de  plus  en  plus,  qu'il  ne  doit  pas  y  avoir  un  abîme 
infranchissable  entre  l'inorganique  et  l'organique,  le  mort  et  le  vivant. 
Il  n'en  faut  pas  plus  au  philosophe  naturaliste  pour  qu'il  se  croie  en 
droit  de  conserver  son  attitude  »  (p.  76).  Il  peut  se  croire  en  droit 
d'affirmer  que  «  la  conscience  est  un  effet  de  la  vie  »  (p.  167),  que  les 
sociétés  humaines  sont  dans  le  prolongement  des  sociétés  animales 
les  plus  humbles  comme  la  raison  est  dans  le  prolongement  de  l'intel- 
ligence animale,  comme  la  conscience  morale  est  dans  le  prolonge- 
ment des  simples  habitudes  nées  de  l'adaptation  convenable  au  milieu. 
Inutile  d'insister  sur  les  différents  motifs  de  croyance  que  le  philo- 
sophe  naturaliste   peut   tirer   des   progrès   incessants  des   sciences 
positives  :  le  livre  de  M.  Cresson  les  fournit  avec  une  précision  (que 
n'exclut  pas  la  brièveté,  telle  que  sa  lecture   ne   saurait  être  trop 
recommandée  aux  jeunes  étudiants  en  philosophie. 

Mais  que  vaut  la  philosophie  naturaliste?  Elle  n'est  certes  pas" 
méprisable  comme  «  philosophie  des  sciences  »  ;  à  ce  titre,  elle  a  son 
rôle  légitime  et  nul  ne  contestera  au  savant,  au  penseur,  le  droit  de 
systématiser  les  divers  résultats  et  les  hypothèses,  les  certitudes  et 
les  probabilités  du  savoir  «  positif  »,  pour  se  faire  une  conception 
d'ensemble  du  monde  des  phénomènes.  Toutefois  l'auteur  n'a  pas 
manqué  d'exprimer  au  début  et  à  la  fin  de  son  ouvrage  dès  doutes  sur 
la  pleine  objectivité  des  croyances  naturalistes.  C'est  que  derrière  la 
philosophie  des  sciences  apparaît  bien  vite  une  sorte  de  métaphysique, 
une  prétention  injustifiable  à  nous  faire' concevoir  le  réel.  Eh  quoi! 
le  naturalisme  nous  porte  à  croire  que  la  raison,  l'intelligence,  ne 
sont  que  des  moyens  «  grâce  auxquels  chez  l'homme  la  vie  dure  et 
sentretient  >  (p.  135),  des  moyens  d'adaption  au  milieu;  nous  préten- 
dons être  en  parfaite  conformité  avec  les  tendances  de  la  philosophie 
naturaliste  lorsque  nous  faisons  de  toutes  les  représentations,  de  la 
science  positive  tout  entière,  des  intermédiaires  entre  le  besoin  et 
l'action,  non  une  connaissance  des  choses  en  soi  ;  —  et  le  même 
naturalisme  pourrait  comporter  sans  contradiction  une  sorte  de 
dogmatisme  réaliste,  une  sorte  de  foi  dans  l'aptitude  de  l'esprit 
humain  à  connaître  le  réel  en  lui-même?... 


ANALYSES-  —  itALDWiiN.  Thought  and  things  427 

€  Partout,  la  science  prudente  et  défiante  sous-cnlend  devant  ses 
hypotlièses  :  luut  se  pause  commf  si  telle  ou  telle  théorie  était  véri- 
table. Le  métaphysicien  naturaliste  vient  :  il  barre  d'un  trait  de  plume 
le  sage  :  tout  se  passe  comme  si...  »  (p.  174).  Il  affirme  que  le  symbo 
lisme  scientifique  donne  la  mesure  du  réel;  que  des  abstractions  telles 
que  matière,  niasse,  atome,  force,  qui  ne  correspondent  (jue  très 
imparraitemcnt  à  des  phénomènes  concrets,  existent  vrainienl,  indé- 
pendamment de  l'intelligence  humaine  qui  les  utilise.  Mais  ce  natu- 
ralisme réaliste  n'est  plus  du  naturalisme  et  mérite  le  discrédit  dans 
lequel  il  est  tombé,  chez  ceu.\  qui  sont  habitués  à  la  critique  philoso- 
phique. C'est  ce  que  nous  regrettons  de  n'avoir  pas  lu  autrement 
qu'entre  les  lignes  de  M.  Cresson,  dont  l'agnosticisme  formulé  dans 
cette  conclusion  :  c  Nous  ne  pouvons  pas  savoir  d'une  façon  indiscu- 
table si  nous  le  savons  ou  si  nous  ne  le  savons  pas  »)  nous  paraît 
inspiré  surtout  par  le  désir  de  ne  pas  trop  chagriner  les  «  tempéra- 
ments ([ui  se  heurtent  »  et  pour  certains  desquels,  quoi  qu'on  dise, 
€  le  naturalisme  ne  manquera  pas  d'être  le  dernier  mot  de  la  vérité 
métaphysique  ».  Nous  souhaitons  que  le  dernier  mot  du  naturalisme 
soit  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  «  vérité  métaphysique  ». 

G.-L.  DUPRAT. 


I 


II.  —  Théorie  de  la  connaissance. 
J.  M.  Baldwin.  —  Thought  and  things,   a  stcdy  of  Development 

ANU     -MEANING    OF    THOTIGHT,    OR    GENETIC    LOGIC.    VolumC    I    :    FuïlCtional 

Logic,  or   GenoAic  Tlieory  of  Knowledge;  1   vol.   in-8^   xiv-273  pp. 
Londres,  Swan  Sonnenschein  et  C-^;  New-York,  Macmillan,  190G. 

Ce  livre  est  la  première  partie  dune  Logique  génétique  qui  doit 
être  complète  en  trois  volumes  et  qui  aurait  dû  paraître  à  la  fois  dans 
le  texte  anglais  et  en  traduction  fran(^aise  dans  la  Bibliothèque  de 
psychologie  expérimentale  du  D''  Toulouse  0.  Doin,  éditeurl.  11  aura 
pour  titre  dans  l'édition  française  :  Le  jugement  et  la  connaissance, 
ou  Logique  fonctionnelle:  il  correspond  à  la  première  partie  du  plan 
tracé  dans  l'introduction,  c'est-à-dire  au  stade  «  prélogique  »  et  au 
stade  «  quasi-logique  »  de  la  connaissance.  Le  second  volume,  qui  est 
sous  presse,  doit  concerner  la  genèse  de  la  logique  proprement  dite, 
c'est-à-dire  des  idées  et  des  jugements;  son  titre  sera  :  Logique  expé- 
rimentale. Enfin  le  troisième  volume  traitera  des  fonctions  «  hyper- 
logiques  >',  c'est-à  dire  esthétiques  et  morales.  On  annonce  qu'il  aura 
pour  titre  :  Le  jugement  et  La  réalité,  ou  Logique  réelle.  —  Ce  plan 
rappelle  le  Traité  des  sensations  de  Condillac,  qui  serait  repris  par 
un  psychologue  instruit  de  toutes  les  idées  modernes,  et  notamment 
revenu   de  ce  préjugé   que  les  sensations  font    toutes    seules  leur 
besogne,  sans  un  elîort  actif  qui  les  relie  et  les  organise;  en  sorte 


428  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

qu'il  ne  croit  plus  réduire  les  choses  les  unes  aux  autres  en  mon- 
trant comment  elles  sortent  les  unes  des  autres  par  un  dévelop- 
pement continu. 

Antérieurement  à  la  connaissance  de  l'homme  conscient  et  complè- 
tement développé,  il  y  a  une  connaissance  qu'on  peut  appeler  pré- 
logique. Elle  consiste  à  avoir  conscience,  au  sens  le  plus  élémentaire, 
ou,  si  l'on  veut,  à  avoir  le  sentiment  d'un  objet  comme  présent,  the 
being  aware  of  an  ohject.  Ce  n'est  pas  encore  l'objet  en  tant  qu'opposé 
au  sujet;  cette  grande  distinction  ne  se  forme  que  plus  tard;  c'est 
seulement  un  quelque  chose  qui  est  là.  On  a  appelé  cette  connais- 
sance «  pure  »,  I  protoplasmique  >-,  «  adualistique  »,  «  pi'ésenta- 
tive  »,  etc.  L'auteur  préfère  le  terme  «  projective  »  qu'il  a  déjà  employé 
dans  d'autres  ouvrages  et  qui  a  été  adopté  par  plusieurs  psychologues 
étrangers. 

Cette  connaissance  primitive,  qui  a  été  décrite  avec  une  rare  ingénio- 
sité par  W.  James,  présente  les  caractères  suivants  :  elle  est  une 
connaissance  du  quocl  sans  être  une  connaissance  du  quid  («  that 
which  is  not  yet  any  definite  what  »),  une  continuité  mobile  où 
certains  éléments  sont  en  relief,  mais  sans  être  pour  cela  détachés  de 
l'ensemble,  une  unité  complexe  dont  les  parties  se  transforment,  se 
combinent,  s'excluent  sans  jamais  rompre  d'une  façon  décisive  le  lien 
qui  les  attache  l'un  à  l'autre.  Ces  objets  sont  à  la  fois  intérieurs  et 
extérieurs  :  ils  sont  essentiellement  déterminés  par  l'attitude  de 
l'esprit,  qui  porte  son  attention  sur  telle  ou  telle  partie  du  contenu 
de  la  vie  mentale.  La  première  analyse  de  ce  tout  comiplexe  est  donc 
faite  par  les  intérêts  qui  sont  en  jeu.  L'idée,  si  l'on  peut  prendre  ce 
mot  dans  son  sens  le  plus  vague,  qu'un  oiseau  a  d'un  ver  de  terre,  est 
absolument  différente  de  Vidée  qu'en  a  un  naturaliste  :  pour  le 
premier  c'est  essentiellement  quelque  chose  qui  sç  mange;  pour  le 
second,  un  système  anatomique  et  physiologique;  et,  dans  un  même 
esprit,  l'idée  varie  avec  l'intention  du  moment  :  le  naturaliste  lui-même 
ne  se  représente  pas  d'une  manière  identique  un  escargot,  en  tant  que 
comestible,  et  un  escargot,  en  tant  que  Mollusque  gastéropode.  Ainsi 
l'enfant  de  quelques  mois,  couché  sur  le  dos,  enveloppe  du  regard 
avec  une  sereine  neutralité  le  panorama'  qui  flotte  devant  lui;  mais 
dès  que  quelque  chose  de  ce  qu'il  voit  met  en  jeu  ses  instincts,  tout 
change  :  un  élément  du  tout  prend  le  dessus,  se  met  en  valeur, 
devient  une  valeur,  stimule  et  incarne  à  la  fois  un  intérêt.  Par  là 
commence  la  détermination  des  objets  de  pensée. 

Les  objets  qui  satisfont  la  tendance  et  l'effort  ne  sont  pas  les  seuls; 
un  élément  essentiel  de  discrimination  est  au  contraire  dans  l'échec, 
dans  le  mécontentement  qui  résulte  de  tendances  contrariées,  soit  par 
l'absence  de  l'objet  qui  les  satisferait,  soit  par  la  présence  d'objets  qui 
les  blessent.  Ce  dernier  cas  est,  psychologiquement,  le  plus  efficace  : 
un  objet  est  un  objet  justement  parce  qu'il  est  quelque  chose  à  quoi 


ANALYSES.   —  itALHWi.N.    Tltongltt  and  tJintfjs  429 

nous  nous  opposons  '.  —  De  plus,  il  y  a  des  objets  qui  se  découpent 
sur  le  fond  uniforme  de  la  présentation  sans  être  déterminés  par 
l'action  de  l'être  (|ui  connaît  :  par  exemple  une  balle  qui  rebondit 
attire  lattention  de  l'enfant;  la  cause  de  la  distinction  est  ici  dans 
l'expérience  elle-même.  Il  faut  do  ne,  dès  l'origine,  distinguer  nettement 
l'intérêt  et  le  dalum.  Il  y  a  dans  la  nouveauté,  prise  en  elle-même, 
quelque  chose  qui  ne  peut  être  expliqué  seulement  par  l'activité  de 
l'esprit.  Ce  qui  caractérise  un  objet  sensible  est  donc  en  délinitive  son 
caractère  résiduel.  Notre  disposition,  notre  intérêt  lui  confèrent  ses 
connexions,  son  air  de  familiarité,  son  introduction  dans  un  contexte  : 
ils  ne  constituent  pas  ce  qu'il  a  de  propre.  De  même  l'adolescent  est 
agité  par  de  vagues  inquiétudes  qui  sont  l'expression  d'un  instinct 
essentiel  et  profond,  mais  qui  n"en  restent  pas  moins  incomplètes  et 
indéfinies  en  l'absence  de  l'objet  qui  leur  donnera  une  forme  et  un  sens 
bien  arrêtés. 

Ce  caractère  est  bien  plus  frappant  encore  si  des  objets  nous 
passons  aux  personnes.  Celles-ci  pour  l'enfant,  ce  sont  d'abord  des 
centres  de  mouvements  imprévus  et  imprévisibles.  Les  choses,  après 
les  premières  surprises,  on  sait  comment  elles  se  conduisent,  et  par 
suite,  on  sait  comment  les  conduire  :  les  actes  des  personnes  partent 
comme  des  explosions  inattendues  sur  le  théAtre  du  réel.  Elles  ne 
restent  pas  où  on  les  met;  quand  on  veut  les  écarter,  elles  s'obstinent 
à  rester  là.  *  Quelques  raisons  que  nous  ayons  de  dire  que  les  choses 
sont,  à  quelque  degré,  ce  que  nous  les  faisons,  ce  que  nous  voulons 
qu'elles  soient,  ce  que  demandent  nos  besoins,  il  est  sûr  qu'il  n'en  est 
pas  de  même  des  gens  .Les  choses  peuvent,  dans  une  certaine  mesure, 
se  laisser  façonner  par  nous  ;  encore  n'est-ce  vrai  que  de  certaines 
choses,  et  dans  une  certaine  mesure;  mais  les  gens,  ce  sont  eux  qui 
nous  façonnent!  C'est  en  fait  un  des  résultats  les  plus  saillants  des 
études  modernes  sur  la  psychologie  sociale  »  (61). 

La  première  détermination  qui  s'introduit  dans  le  monde  projectif 
est  celle  des  objets  de  mémoire.  Elle  n'y  apparaît  pas  comme  une 
nouveauté.  Dès  l'origine,  les  choses  se  distinguent  les  unes  des 
autres  par  une  familiarité  plus  ou  moins  notable,  qui  suppose  déjà 
leur  persistance  dans  un  mode  encore  indéfini.  Mais  il  y  a  mémoire 
quand  cette  fonction  se  différencie.  Ce  qui  était  séparabilité  relative 
dans  les  objets  devient  dans  la  mémoire  possibilité  d'existence  hors 
du  contexte  sensible  normal;  ce  qui  était  autonomie  relative,  indé- 
pendance à  l'égard  de  notre  volonté,  devient  une  sorte  de  persistance, 
une  continuation  d'être  sui  generis.  Par  le  premier  caractère,  la 
mémoire  devient  le  mode  représentatif  des  choses,  la  fonction  de 
l'irréel  :  non  pas  au  sens  logique  qui  naîtra  ultérieurement,  où  l'on 

i.  «  Just  for  this  reason  Ihe  object  is  an  object  :  someihing  to  objecl  to  or  to 
avoid  »  (50).  Celle  formule  ingénieuse  me  parait  malheureusement  intradui-* 
sible  en  français. 


430  REVUE    PHILOSOIMIIQUK 

posera  la  chose  comme  continuant  à  exister  ailleurs,  tandis  qu'on  pense 
sans  la  percevoir;  mais  seulement  un  mode  spécial  de  présence  des 
choses,  qui  manque  d'efficacité,  qui  n'a  pas  le  pouvoir  direct,  contrai- 
gnant, qui  appartient  à  leur  présence  effective.  Par  le  second  caractère, 
la  mémoire  constitue  un  cours  spécial  d'éléments  mentaux,  caractérisé 
par  la  liaison  nécessaire  qui  existe  entre  eux,  et  par  le  fait  de  pouvoir 
venir  tôt  ou  tard,  rejoindre  la  réalité,  c'est-à-dire  nous  ramener 
directement  ou  indirectement,  à  cette  sensation  d'action  efficace  qui 
constitue  celle-ci.  La  mémoire  est  donc  la  première  forme  sous 
laquelle  la  construction  cognitive  abandonne  son  contact  immédiat 
avec  les  objets  sensibles. 

La  seconde  détermination  qui  prend  place  dans  notre  monde 
psychique  est  l'oppositiou  de  l'interne  et  de  l'externe.  Supposons  que 
cette  «  conversion  »  du  mnémonique  en  actuel  ne  se  fasse  pas; 
l'image  n'aboutit  pas  à  la  réalité,  elle  n'est  pas  satisfaite  par  elle 
[fiilfilled)  :  surprise  et  détresse.  Le  rêve  en  est  un  cas  typique  :  il  est 
pour  les  sauvages  et  les  enfants  un  des  grands  mystères  de  la  vie. 
Voilà  comment  apparaît  essentiellement,  sans  préjudice  de  quelques 
processus  accessoires,  la  distinction  de  l'intérieur  et  de  l'extérieur. 
La  ligne  de  démarcation,  très  nette,  qui  les  sépare  ne  passe  donc  pas, 
comme  on  le  pense  d'ordinaire  entre  la  sensation  et  les  diverses 
formes  de  la  re-présentation,  mais  entre  la  mémoire  réalisable  et  la 
sensation  d'une  part,  l'imagination  fantaisiste  de  l'autre. 

Cette  opposition,  en  se  développant  et  se  transformant,  donne 
naissance  à  celle  du  sujet  et  de  l'objet,  qui  est  toute  différente.  Le 
corps,  représenté  du  premier  point  de  vue,  est  à  la  fois  externe  et 
interne  :  on  le  touche  comme  un  objet;  mais  en  même  temps  on 
associe  avec  lui  les  images  et  les  souvenirs,  qu'il  transporte  pour 
ainsi  dire  avec  lui  au  travers  des  autres  objets  réels.  En  môme  temps, 
plaisirs  et  douleurs  tiennent  à  lui,  sont  à  la  fois  des  choses  fixes,  et 
cependant  soumises  dans  une  certaine  mesure  à  l'action  de  la  volonté. 
Si  nous  vivions  comme  les  animaux,  sans  relations  sociales  déve- 
loppées, nous  en  resterions  sans  doute  à  cette  représentation  hybride 
du  corps;  mais  la  vie  sociale  et  en  particulier  l'imitation  viennent 
déplacer  la  coupure  de  notre  dualisme  '.  ce  qu'il  imite  est  le  même 
dans  son  corps  et  dans  les  autres;  mais  tout  ce  qu'il  perçoit  de  plus 
dans  l'acte  accompli  par  lui  que  dans  l'acte  accompli  par  d'autres, 
définit  une  matèire  nouvelle  qui  s'oppose  à  la  précédente  :  le  sujet  se 
distingue  de  l'ol^jet. 

Du  même  coup  se  pose  aussi  la  loi  fondamentale  de  l'expérience  : 
elle  consiste  à  copier  le  donné  par  une  imitation  volontaire.  Mais 
cet  effort  est  un  effort  sur  des  idées  :  on  apprend  à  s'y  mouvoir,  à  les 
manipuler,  à  se  servir  du  corps  comme  d'un  instrument  pour  éprouver 
si  elles  sont  réelles  ou  imaginaires.  Dès  lors,  un  critérium  est  défini, 
et  tout  ce  qui  ne  se  plie  pas  à  devenir  actuel  par  l'action  de  la 
volonté  sur  le  corps  constitue  le  contenu  bien  arrêté  de  ce  que  nous 


ANALYSES.  —  BAi-OWiN.   Thonght  and  things  431 

appelons  le  sujet.  Tous  les  objets  deviennent  ép:alement,  à  ce  titre, 
ses  objets,  les  matériaux  de  son  expérience;  et  nous  attribuons  aux 
autres  précisément  le  même  genre  de  réalité  que  nous  nous  sommes 
ainsi  construits  à   nous-mêmes,  une  subjectivité  qui  est  i)Our  nous 

un  objet. 

A  ce  moment  se  constitue  une  classe  mentale  d'une  grande  lécon 
dite  :  celle  des  objets  fictifs,  ou  o^Je^^  pour  rive  (}>lny-ohj<'ct-'^).  Ils 
ont  quatre  caractères  :  ils  sont  imitatifs,  imaginaires,  dépendants  de 
nous,  et  internes;  et  ils  ont  de  plus  ceci  de  spécial  qu'on  ne  les  con(;oit 
jamais  sans  une  oscillation  constante  du  point  de  vue  interne  au  point 
de  vue  externe,  en  corrigeant  sans  cesse  l'illusion  à  laquelle  on  permel 
de  .sembler  réelle  par  le  sentiment  d'une  autre  réalité  vraie  sur 
laquelle,  au  tond,  on  prend  son  point  d'appui.  Parla,  l'objel  pour  rtre 
est  le  germe  de  toutes  les  grandes  fonctions  intellectuelles  qui  se  déve- 
lopperont plus  tard.  En  tant  qu'il  a  son  intérêt  en  lui-même,  il  est 
l'origine  de  l'art.  En  tant  qu'il  se  pose  comme  distinct  du  réel,  il 
annonce  l'opposition  du  vrai  et  du  faux;  il  est  un  objet  sur  lequel  on 
peut  expérimenter  pour  savoir  si  les  sensations  le  confirmeront;  il  a 
donc  un  caractère  quasi-logique.  En  tant  qu'il  se  sert  du  mouvement 
pour  cette  vérification,  il  accentue  la  distinction  déjà  ébauchée  de 
l'esprit  et  du  corps.  Enfin,  en  tant  qu'il  consiste  à  feindre  d'être  soi- 
même  ceci  ou  cela,  comme  font  sans  cesse  les  enfants,  ou  à  vouloir 
paraître  tel  ou  tel,  comme  le  font  presque  toujours  les  hommes,  il 
donne  naissance  à  la  distinction  du  moi  et  du  non-moi.  Ces  dilîé- 
rentes  fonctions  restent  d'ailleurs  étroitement  unies  dans  leur  dévelop- 
pement ultérieur.  L'art,  si  réaliste  qu'il  soit,  est  toujours  un  exercice 
volontaire,  la  manifestation,  sinon  l'ostentation  d'un  moi,  en  même 
temps  que  l'affirmation  d'un  certain  ordre  de  vérité  *. 

Nous  atteignons  alors  la  grande  idée  dont  le  développement  graduel 
constitue  tout  le  reste  de  la  vie  quasi-logique  :  la  nieaning.  Ce  terme 
intraduisible  veut  dire  sens  ou  signification,  mais  aussi  direction 
psychique,  intention,  dessein,  inlèrèi,  à  peu  près  comme  le  mot  sens 
se  dit  à  la  fois  en  français  de  la  signification  d'un  mot  et  de  la  direc- 
tion d'un  mouvement.  Quant  à  la  valeur  psychique  actuelle  d'un  objet, 
à  son  caractère  de  donnée  immédiate  vient  se  joindre  l'attente  de  le 
retrouver  dans  le  monde  extérieur,  il  prend  une  meaning.  Un  chien 
qui  voit  un  os  s'attend  à  le  ronger;  et  si  cet  os  n'est  qu'une  image 
dans  l'eau  il  apprendra  à  ses  dépens  que  la  meaning  peut  se  séparer 
de  la  chose  signifiée,  comme  le  désir  de  sa  réalisation.  Il  serait  trop 
long  de  suivre  tous  les  détours  des  réactions  psychiques  par  les- 
quelles se  constituent,  à  partir  de  ce  point,  les  étages  superposés  de 

1.  Tout  ce  cliapitre  VI  est  vraiment  remarquable.  Il  m'a  paru,  avec  le  chapitre 
sur  les  réactions  psychiques  inler-individuelles,  le  plus  intéressant  de  l'ou- 
vrage. L'auteur  est  d'ailleurs  très  attentif  à  la  fouclion  esthétique  :  il  l'a  déjà 
étudié  dans  Social  and  Ethical  Interpretalions  of  mental  Development;  elVèpi' 
graphe  du  présent  ouvrage  est  -o  y.a>ôv  Tràv. 


432 


REVUE   PHILOSOPHIQUE 


la  pensée  réfléchie.  L'intérêt  en  est  d'ailleurs  surtout  dans  l'enchaî- 
nement continu  et  détaillé  des  opérations  mentales,  dont  l'ouvrage  de 
M.  Baldwin  est  lui-même  un  résumé.  La  complication  la  plus  impor- 
tante est  celle  qui  se  produit  à  partir  du  moment  où  les  idées  des 
choses  se  combinant  avec  celles  des  personnes,  le  «  psychologique  »  se 
superpose  au  «  psychique  »,  et  où  les  connaissances  commencent  à 
être  pensées  comme  communes.  Le  progrès  en  est  résumé  dans  le 
tableau  suivant  où  je  suis  obligé  de  traduire  meaning  par  pensée  : 
signification  n'y  voudrait  rien  dire;  et  d'ailleurs  on  se  souviendra 
que  pensée  ne  manque  pas  tout  à  fait,  en  français,  du  sens  intentionnel 
qui  caractérise  le  mot  anglais  : 


Psychique  ou  privée 


Pensée   commune 

Psychologique   ou   objective  i 


Simple  :  objet  ou  pensée. 

Syndoxique  :  communauté  pensée  (la 
pensée  commune  en  tant  que  pensée 
comme  telle). 

Sociale  :  pensée  co-agrégée  en  com- 
mun. 


1.  Agrégée  :  pensée  en  commun. 

2.  Co-agrégée  :  pensée  syndoxique  en- 
commun  (la  pensée  en  tant  que  com- 
mune en  commun). 

3.  Publique  :  pensée  sociale  en  com- 
mun. 


Dans  cette  forme  générale  se  développent  les  idées  d'individuation 
et  les  catégories  qui  s'y  rattachent;  —  l'idée  de  schématisation,  celle 
de  relation,  et  en  particulier  les  relations,  capitales  au  point  de  vue 
logique,  de  la  limitation  (le  simple  fait  que  l'objet  pensé  est  tel);  de 
la  privation  (l'absence  d'un  élément  senti  comme  manquant)  et  de 
l'exclusion  (l'absence  d'un  élément  rejeté  comme  étranger);  on  peut 
y  ajouter  la  privation  fictive,  ou,  comme  dit  encore  l'auteur,  la  néga- 
tion impérative,  qui  consiste  à  poser  par  volonté  ce  qu'un  objet  de 
pensée  ne  sera  pas,  à  exclure  par  exemple  le  réel  de  l'ordre  des  objets 
imaginaires  où  l'on  se  place,  comme  il  arrive  dans  l'art.  On  passe  de 
là  à  la  logique  réfléchie  quand  on  prend  ces  relations  elles-mêmes 
pour  objet  de  pensée  :  ainsi  apparaissent  les  idées  connues  d'opposi- 
tion et  de  négation  proprement  dite. 

Parallèlement  à  ce  travail,  deux  grands  dualismes  s'établissent  aux 
dépens  des  formes  primitives  et  grossières  de  distinction  mentale  que 
nous  avons  analysées  plus  haut.  Le  prerliier  est  celui  des  esprits  et 
des  corps;  le  second,  qui  marque  un  degré  supérieur  d'élaboration, 
est  celui  des  sujets  et  des  objets. 

L'intérieur  et  l'extérieur,  nous  l'avons  vu,  sont  d'abord  simplement 
le  réalisable  et  l'irréalisable  :  ce  dont  la  direction  psychique  vient 
aboutir  à  l'actuel  et  ce  dont  la  direction  n'aboutit  pas.  Mais,  d"autre 
part,  l'étroite  parenté  des  images  vraies  ou  fausses,  en  tant  qu'égale- 
ment soumises  à  l'action  de  la  volonté,  tend  à  les  agréger  en  une 
classe  distincte  associée  à  certains  éléments  «  extérieurs  »  eux  aussi, 


1.  C'est-à-dire  pensée  vue  du  dehors  par   un  tiers  et  reconnue  par  lui  pour 
commune  à  ceux  qui  la  possèdent. 


ANALYSES.  —  r.\Linvi.N.   Thowjld  and  Ihings  433 

ce  qui  constitue  l'idée  de  corps.  VA  comme,  en  outre,  le  processus 
objectif  par  Icciuel  nous  intcr|)r(:'tons  les  autres  nous  amène  ù  nous 
faire  d'eux  une  ima^e  du  même  genre,  une  redistribution  se  fait  dans 
l'ensemble  de  notre  contenu  mental  :  la  connaissance  du  moi  se 
divise  en  un  moi-corps  qui  est  connu  et  en  un  moi-esprit  également 
connu,  cliacun  pourvu  intérieurement  d'un  principe  d'action  qui,  lui, 
n'est  pas  ditïércncié  et  qui  fait  lunilé  de  ces  deux  groupes;  et  comme 
le  même  travail  sappli(iue  aux  autres  individus  par  analogie,  et  qu'il 
est  conlirmé  par  des  faits  comme  la  mort,  le  sommeil,  les  rêves,  où  le 
corps  et  l'esprit  semblent  se  séparer,  cette  opposition  devient  la 
forme  générale  suivant  laquelle  le  sens  commun  organise  sa  représen-  . 
tation.  Une  chose  est  irréelle  quand  elle  n'existi;  que  dans  un  esprit; 
elle  est  réelle  quand  elle  existe  hors  des  esprits.  Le  champ  de  la 
réalité  se  sépare  ainsi  à  la  fois  de  l'actuel  et  de  l'existant. 

L'opération  par  laquelle  ce  cadre  est  rempli  est  l'expérience.  Elle 
part  du  sch'-ma.  c'est-à-dire  de  la  construction  i)ragmatique  aléatoire 
par  laquelle  nous  anticipons  sur  la  connaissance  en  l'organisant.  Là  est 
la  racine  de  la  généralité,  non  la  généralité  elle-même.  Entre  les  deux 
il  y  a  la  même  différence  qu'entre  le  fait  de  se  demander  hypothétique- 
ment,  à  la  vue  d'un  nouveau  quadrupède  :  «  Est-ce  un  cheval?  »  — 
C'est-à-dire  au  fond  :  t  Étendrai-je  mon  concept  du  cheval  jusque- 
là?  »  —  et  celui  d'assurer  catégoriquement  »  Voilà  un  cheval  »  quand 
nous  le  distinguons,  dans  une  ferme,  des  bœufs  et  des  moutons.  Le 
cartilage  élastique  et  croissant  est  devenu  un  os  dur,  aux  formes 
immuables.  Du  même  coup  il  y  a  un  critérium  indépendant  de  nous 
qui  permet  de  répondre  oui  ou  710/1,  et  non  plus  seulement  :  je 
l'accepte,  ou  je  ne  l'accepte  pas.  Or,  par  le  même  processus,  le  général 
atteint  l'universel  :  car,  ce  qui  constitue  celui-ci,  c'est  précisément  la 
fi.xité,  le  fait  de  demeurer  le  même  à  travers  toutes  les  répétitions,  et 
de  représenter  une  classe  fermée  irrévocable  et  sans  exceptions.  — 
Par  des  processus  corrélatifs,  qu'il  serait  trop  long  d'analyser,  se 
forment  les  idées  d'individualité  concrète,  et  déjà  presque  logique, 
qui  s'oppose  à  celles  d'universalité  et  de  généralité;  celle  d'idéal, 
transposition  dans  le  plan  où  nous  sommes  parvenus  du  caractère 
intentionnel  que  présentait  spontanément  le  schéma;  enOn  celle  d'e.vis- 
(eîice,  sous  ses  deux  formes  antithétiques  desprit  et  de  corps. 

Le  second  dualisme,  avons-nous  dit,  qui  se  superpose  à  celui-là, 
sans  l'absorber  dans  la  pensée  de  la  plupart  des  hommes,  est  le  dua- 
lisme de  l'objet  et  du  sujet.  Il  naît  des  embarras  où  nous  jette  le  pré- 
cédent. Car  l'esprit  s'oppose  bien  au  corjjs  en  général  :  mais  quand  il 
s'agit  des  actions,  la  séparation  ne  peut  plus  être  maintenue.  La  per- 
sonne d'autrui,  en  tant  qu'objet  de  respect  et  de  crainte  pour  moi, 
est  âme  et  corps  à  la  fois  :  et  moi-même,  dans  mon  propre  effort,  à 
quel  moment  cessé-je  d'être  esprit  ?  Je  perçois  ma  main  comme  une 
chose;  mais  le  centre  d'action  qui  la  meut  n'en  est  plus  une.  Comment 
s'en  tirer?  Par  un  nouveau  point  de  vue  :  le  corps  devient  idée;  et 
TOME  LXIV.  —   1907.  28 


434  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

toutes  ces  idées  prises  ensemble  deviennent  l'objet  en  tant  qu'opposé 
au  sujet.  Une  seule  chose  possède  une  internalité  essentielle,  irréduc- 
tible, c'est  le  pouvoir  intérieur,  dégagé  de  toute  matière  déterminée, 
limitée,  qu'elle  soit  esprit  ou  corps.  En  face  de  l'une  et  de  l'autre,  il 
se  pose  dans  la  pureté  de  sa  nature,  il  se  reconnaît  pour  le  mouve- 
ment interne  qui  organise  l'expérience  et  qui  la  dépasse  toujours.  Ce 
dualisme  constitue  le  monde  de  la  réflexion  dans  lequel  apparaît  le 
jugement  proprement  dit  :  fonction  de  reconnaître,  fonction  d'appré- 
cier, fonction  de  synthétiser.  L'analyse  de  ces  fonctions  doit  faire 
l'objet  des  volumes  suivants. 

Ce  nouvel  ouvrage  de  M.  Baldwin  est  écrit,  bien  plus  encore  que  les 
précédents,  dans  la  forme  et  dans  le  style  qui  lui  sont  propres  et  qui 
constituent  malheureusement,  pour  les  lecteurs  français,  un  grand 
obstacle  à  la  diffusion  de  ses  très  intéressantes  idées.  Je  me  demande 
même  si  le  retard  de  la  traduction  annoncée  ne  tiendrait  pas  pour 
une  bonne  part  aux  difficultés  qu'à  dû  rencontrer  le  traducteur.  Non 
seulement  il  n'est  pas  facile  de  trouver  des  équivalents  pour  des 
expressions  composées  et  idiotismales  comme  the  stay-putness  ou 
the  hold-me-to-it  feeling  ;  —  de  cela  nous  ne  nous  plaindrions  pas  trop  ; 
les  auteurs  américains  nous  y  ont  habitués  déjà,  et  des  expressions 
de  ce  genre  ont  l'avantage  d'être  souvent  frappantes  et  suggestives  ; 
—  mais  il  y  a  des  embarras  bien  plus  grands  dans  la  forme  même  du 
style  et  dans  le  choix  du  vocabulaire.  D'abord  on  y  trouve  beaucoup 
de  néologismes  proprement  dits  :  autotèlique,  syntélique,  pragmaté- 
lique,  syndoxique,  co-agrégé,  etc.,  et  plus  encore  de  termes  usuels, 
plus  ou  moins  élargis  ou  restreints  dans  leur  signitication,  à  la  manière 
hégélienne  si  bien  que,  pour  les  comprendre,  il  faut  se  reporter  sans 
cesse  à  leurs  définitions  :  mode,  meaning,  coefficient,  conversion,  to 
contrai,  to  fulpll,  etc. 

Il  est  bien  certain  que  ciuelques-uns  de  ces  mots,  notamment  le  der- 
nier, correspondent  à  des  concepts  tout  à  fait  utiles  à  la  psychologie, 
et  essentiels  à  la  méthode  de  l'auteur.  Mais  qu'il  est  difficile  de  faire 
nettement,  dans  l'emploi  de  ces  expressions,  le  départ  de  leur  valeur 
traditionnelle  et  de  leur  dignité  nouvelle!  Ce  n'est  pas  à  dire,  cepen- 
dant, que  l'abstraction  règne  ici  sans  partage.  Loin  de  là  :  il  n'est 
guère  de  chapitre  oii  l'idée  ne  s'incarne  de  temps  à  autre  dans  des 
exemples  topiques,  concrets,  souvent  pittoresques  qui  la  font  saillir 
en  plein  relief;  j'ai  essayé  d'en  conserver  le  plus  possible  dans  l'ana- 
lyse précédente.  Cependant  le  style  abstrait  est  celui  qui  domine 
dans  l'ouvrage;  et  l'on  y  rencontre  fréquemment  cette  forme  de  lan- 
gage —  je  ne  sais  trop  comment  la  nommer  —  qui  consiste  à  faire 
jouer  un  petit  nombre  de  termes  significatifs  avec  un  grand  nombre 
de  termes  relationnels  :  «  The  complicated  content  is  so  far  individual 
that  its  présence  is  determined  as  \K-hat  or  tins  and  not  as  that  or 
other  ralher  than  tins  »  (loO).  11  est  curieux  de  remarquer  que  cette 


ANALYSES.  —  KMUQUEZ.  Problcmi  délia  scienza  435 

manière  d'écrire  a  été  introduite  \):\y  dfs  i)liilosoplics  d'esprit  i<antien 
ou  hégélien  qui  cherchaient  h  encliaîner  les  concepts  suivant  un  ordre 
(l'anfériorité  logiqno  et  de  synllièse  profjrcssive.  Les  exemples  n'en 
iiKUupieraicnt  pas  dans  notre  langue.  Au  temps  où  jetais  étudiant,  elle 
passait  pour  la  marque  nécessaire  d'une  pensée  iorle,  et  beaucoup 
(Télùves  s'appliquaient  à  l'acquérir.  Elle  subit  une  transplantation 
qui  surprenil  d'abord  quand  elle  est  api)li(piée  h  l'analyse  génétique 
de  la  |)nnsée  réelle  :  mais  ne  serait-ce  pas  qu'au  fond  cette  genésC; 
('•tant  une  histoire  abstraite,  sans  documents  et  sans  date,  est  i)rol'on- 
ilémcnt  apparentée  à  la  méthode  logique  qui  procède  par  construction 
de  concepts?  Rien  n'est  plus  frappant,  à  cet  égard,  que  de  voir  com- 
bien ce  volume  par  son  ton,  son  contenu  et  sa  méthode,  diffère  de 
l'Ècolulion  des  Icb-cs  gibièralos  de  M.  Ribot,  qui  traite  pourtant  de 
questions  tout'à  fait  analogues,  et  dans  un  esprit  non  moins  évolu- 
tionniste.  Mais  je  ne  veux  pas  entrer  dans  la  discussion,  qui  deman- 
ilcrait  un  tout  autre  article.  L'analyse  sommaire  que  j'ai  essayé  d'en 
donner  ridessus  aura  du  moins  montré,  je  l'espère,  le  haut  intérêt  des 
questions  qu'il  traite,  et  combien  le  point  de  vue  où  se  place  M.  Bald- 
win  est  propre  à  renouveler  d'anciennes  questions,  qui  viendront 
peut-être  s'y  résoudre. 

André  L.alande. 


Federigo  Enriquez.  —  Proble.mi  della  scienza,  1  vol.  in-8°,  iv-59i)  pp. 
Bologne,  Zanichelli,  1906. 

Le  plan  extrêmement  vaste  de  cet  ouvrage  est  le  suivant. 

Un  premier  chapitre,  qui  a  pour  titre  Introduction  (1-80),  traite  de 
la  science  et  de  la  philosophie,  du  problème  de  la  connaissance  de 
l'absolu,  du  subjectif  et  de  l'objectif,  enfin  du  positivisme;  il  repousse 
la  théorie  de  l'inconnaissable  et  montre  qu'il  n'y  a  pas,  à  proprement 
parler,  de  problèmes  insolubles.  Le  chapitre  ii  [Faits  et  théories, 
81-151)  concerne  la  définition  de  l'illusoire  et  du  réel  :  notre  croyance 
à  quelque  chose  de  réel  suppose  un  ensemble  de  sensations  qui  se 
produisent  invariablement  si  nous  nous  plaçons  volontairement  dans 
certaines  conditions  déterminées.  Chose  en  soi  est  une  expression 
vide  de  sens,  à  moins  qu'on  ne  l'entende  comme  le  symbole  de  notre 
imi)uissance  à  modifier  les  sensations  que  nous  alti'ibuons  au  réel. 
Mais  cette  formule  paraît  exclure  do  la  réalité  ce  qui  ne  se  produit 
({u'une  fois  et  dont  les  conditions  ne  peuvent  plus  être  réunies;  et  tel 
est  notamment  le  cas  de  tous  les  événements  historiques;  ne  font-ils 
pas  partie  de  la  réalité?  Si,  mais  indirectement.  Et  d'ailleurs  le  sens 
commun  lui-mém*^  ne  leur  attribue  pas  la  même  réalité  qu'aux  objets 
actuels.  Ce  qui  est  invariable  en  eux,  ce  sont  les  associations  qu'ils 
constituent  avec  le  présent,  et  qui  sont  telles  qu'on  les  retrouve,  elles 


436  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

aussi,  toujours  semblables  lorqu'on  prend  l'attitude  intellectuelle  qui 
est  propre  à  les  manifester.  Un  détour  analogue  fait  rentrer  dans  la 
définition  la  réalité  psychologique  :  les  états  de  conscience  des  autres 
sont  jugés  réels  en  tant  qu'ils  déterminent  chez  nous,  eux  aussi,  une 
attente  qui  n'est  pas  trompée,  l'attente  de  certains  actes,  de  certaines 
paroles,  de   certaines  réactions.  A  cela  se  joint  une  valeur  émotive 
particulière  et  le  sentiment  d'une  limitation  de  notre  propre  volonté; 
ces  facteurs  donnent  à  la  réalité  psychologique  son  caractère  spécial 
de  réalité  existant  par  elle  même,  comme  les  éléments  analogues  de 
notre  propre  réalité.  Peut-être  faudrait-il  y  ajouter  encore  l'action 
directe  des  esprits  l'un  sur  l'autre,  qui  se  présente  par  ailleurs  comme 
une  hypothèse  plausible.  —  Une  fois  arrivé  à  ce  point,  notre  crité- 
rium s'élargit  :  grâce  au  consensus  des  esprits,  il  cesse  d'être  seule- 
ment individuel  et  devient  social.  Par  là  aussi  se  précise  notre  crité- 
rium de  la  réalité  historique,   fondé  sur  le  témoignage  des  autres 
esprits.  —  Enfin  cette  définition  de  la  réalité  par  l'attente  ou  la  prévi- 
sion accomplie  est   évidemment  d'accord  avec  l'idée  biologique  de 
notre  activité   générale,   à  la  nature  de  laquelle  notre  connaissance 
participe  évidemment.  On  peut  la  résumer  dans  la  formule  logique 
suivante  :  la  réalité  est  Vinoariant  manifesté  pir  la  correspondance 
des  volitions  et  des  sensations  (iOOj. 

Partant  de  là,  on  distingue  aisément  le  fait  brut  qui  répond,  sans 
plus,  à  la  condition  précédente,  et  le  fait  scientifique,  qui  résume  un 
très  grand  nombre  de  faits  élémentaires  et  individuels  en  une  formule 
collective  et  valable  pour  tous.  Il  peut  être  encore  très  voisin  du  fait 
brut,  par  exemple  en  astronomie  —  quand  il  ne  s'agit  que  de  trouver 
les  conditions  nécessaires  à  la  perception  infaillible  d'un  astre  nou- 
veau ;  en  chimie,  quand  il  s'agit  d'isoler  un  corps.  Mais  même  à  ce 
degré  inférieur,  il  est  déjà  une  loi,  et  les  lois  les  plus  générales  ne  sont 
séparées  des  faits  par  aucune  coupure  :  on  le  voit  très  bien  dans  les 
degrés  de  l'histoire  naturelle.  De  même  aussi,  il  n'y  a  pas  de  coupure 
entre  les  hypothèses  vérifiables  et  les  hypothèses  invérifiables  (par 
exemple  les  hypothèses  de  structure,  condamnées  comme  telles  par 
Aug.  Comte)  :  le  télescope  et  le  microscope  ont  déjà  donné  une  réa- 
lité concrète  à  certaines  hypothèses  de,  ce  genre,  et  il  n'y  a  à  cela 
d'autres  limites  que  la  a  représentabilité  »  même  des  hypothèses 
adoptées. 

Au  point  de  vue  de  l'ordre  suivant  lequel  se  constitue  la  science,  il 
y  aurait  lieu  de  substituer  à  la  tliéorie  logique  de  Cl.  Bernard  et  de 
Jevons  (observation,  hypothèse,  déduction,  vérification)  le  sclième 
psychologique  suivant  :  observation,  création  d'un  concept  qui  la 
représente  hypotliéliquement,  déduction  et  vérification.  Tel  est  en 
effet  l'essentiel  des  théories  scientifiques  :  prenons  par  exemple  tous 
les  faits  connus  par  Newton  :  les  lois  de  Kepler,  la  chute  des  corps,  etc. 
Ce  qu'il  y  ajoute,  ce  qui  est  créé  de  toutes  pièces  i)ar  son  activité 
mentale  et  ses  associations  d'idées  est  un  concept  de  la  gravitation; 


ANALYSES.  —  E>RiQLi:z.   Prohlcmi  délia  scienza  437 

ce  concept  a  coordonné  les  faits  et  en  a  fait  prévoir  de  nouveaux,  que 
rexpérience  est  venue  condimer  d'une  manière  tout  h  fait  indépcn- 
(lante  :  nous  rentrons  ici  dans  une  analyse  classique,  dont  lauteur 
donne  des  exemples  abondants  et  bien  choisis.  Il  insiste  particulière- 
ment sur  1  introduction  dans  la    théorie   des  objets  fictifs  (fluides, 
élhers)  et  sur  la  substitution  possible  d'un  système  d'images  ii  un 
autre.  —  Suflit-il,   pour  expliquer  cette  création,  de  dire  avec   Mach 
qu'elle  est  gouvernée  [)av  la  loi  d'ticonomie  psijchologiqnel  Non,  pas 
plus  qu'il  ne  suffit,   pour  expliquer  l'évolution,  de  faire  appt-l  h  la 
sélection  naturelle.  De  même  que  cette  sélection    n'aurait  rien  sur 
quoi  s'exercer  si  la  vie,  suivant  une  finalité  qui  lui  est  propre,  ne  fleu- 
rissait sans  cesse  en  formes  nouvelles,  de  même  les  principes  logiques 
qui   servent  i\  la  critique   des  concepts   formés  n'auraient   rien  où 
s'ai)pliqucr   si*  l'activité  de  l'esprit  n'engendrait  spontanément  une 
matière  nouvelle   suivant  ses  besoins   propres.  En  sorte  que,  dans 
toute  la  critique  des  sciences,  il  faut  toujours  considérer  séparément 
ces  deux  ordres  de  questions  :  le  premier  se  manifeste  dans  le  déve- 
loppement déductif  de  la  science,  et  le  second  dans  son  développe- 
ment inductif. 

Le  chapitre  m  (153-239)  concerne  la  Logique.  11  se  divise  en  trois 
parties.  La  logique  pure,  envisagée  surtout  dans  son  rapport  avec  la 
mathématique,  qui  en  démontre  re.xistence  et  la  fécondité,  Y  Applica- 
tion de  la  Logique,  où  l'on  considère  le  mouvement  alternant  de  la 
pensée  qui  vérifie  et  précise  tour  à  tour  les  unes  par  les  autres  les 
hypothèses  explicites  et  les  hypothèses  impAicites  (c'est-à-dire  les 
principes  directeurs  de  la  connaissance;;  enfin  VAspect  p}iysiolo(jiquc 
de  la  Logique  qui  consiste  à  traduire  en  images  problématiques  de 
courants  nerveux  et  de  modifications  anatomiques  la  représentation 
associationniste  de  l'intelligence  qui  est  adoptée  par  l'auteur. 

Le  chapitre  iv  (237-347)  a  pour  objet  la  Géométrie.  Elle  est  consi- 
dérée comme  une  partie  de  la  physique.  La  démonstration  en  est  sur- 
tout critique:  elle  commence  par  une  longue  discussion  du  «  nomi- 
nalisme  »  de  M.  Poincaré,  c'est-à-dire  de  la  thèse  suivant  laquelle 
les  conventions  fondamentales  de  la  Géométrie  porteraient  sur  des 
objets  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  ceux  qu'étudie  la  géométrie, 
tandis  que  celles  de  la  mécanique  et  de  la  physique  porteraient  sur  le 
même  objet,  ou  du  moins  sur  des  objets  très  analogues;  en  sorte  que, 
contrairement  à  ce  qui  se  passe  en  géométrie,  on  y  resterait  sans 
cesse  au  contact  des  choses  et  les  principes  y  seraient  la  généralisa- 
lion  directe  et  naturelle  des  faits  particuliers  observables.  Cela  est 
faux  :  si  l'espace  présente  des  propriétés  non  physiques,  c'est  seulement 
en  tant  qu'il  est  un  concept,  comme  la  densité  ou  la  pression.  —  De 
ce  point  de  vue  sont  examinées  également,  avec  un  grand  défait,  les 
géométries  non-euclidiennes  :  les  postulats  de  notre  géométrie  sont 
des  hypothèses  physiques,  que  l'expérience  actuelle  confirme  très 
exactement    au    degré    de    précision    que   nous    sommes    capables 


438  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

d'atteindre;  et  la  preuve  c'est  que,  sous  d'autres  conditioas,  elle  pour- 
rait les  démentir. 

D'oîi  l'intérêt  particulier  de  la  formation  psychologique  de  l'idée 
d'espace,  analysée  selon  la  méthode  de  Mach  :  cette  analyse  occupe 
toute  la  seconde  partie  du  chapitre  (300-347);  elle  aboutit  à  montrer 
«  d'abord  la  variété  des  expériences  élémentaires  et  inconsciemment 
répétées  que  nous  rappelons  dans  la  vision  Imaginative  ou  intuitive 
de  l'espace;  mais  plus  encore  le  long  processus  d'association  et 
d'abstraction  par  lequel  les  concepts  géométriques  ont  été  engendrés  ». 

Le  chapitre  v  traite  de  la  Mécanique  (349-448).  Du  point  de  vue  pré- 
cédent, elle  se  rattache  directement  à  la  géométrie,  dont  elle  est  une 
extension  :  elle  comprend  l'étude  du  temps  (ordre  de  succession  des 
phénomènes),  de  la  durée  (mesure  de  cet  ordre),  du  point  matériel,  de 
la  force,  du  mouvement,  de  la  masse,  de  l'inertie;  la  statique  des 
systèmes;  la  théorie  des  Taisons,  celle  des  machines  simples,  le  prin- 
cipe des  travaux  virtuels;  la  dynamique  et  le  principe  de  la  moindre 
action.  Chacun  de  ces  points  est  étudié  et  critiqué  :  la  façon  dont  se 
vérifie  le  dynamique  fournit  la  conclusion. 

De  même  que  la  Mécanique  par  rapport  à  la  Géométrie,  la  Physique 
est  une  Extension  de  la  Mécanique  :  c'est  le  titre  même  du  cha- 
pitre VI  (449-580),  dont  la  première  partie  concerne  la  physique 
proprement  dite,  et  la  seconde  l'applicalion  de  Thypothèse  mécaniste 
aux  phénomènes  de  la  vie. 

La  physique  proprement  dite  doit  d'abord  trouver  un  moyen  de 
mesurer  tous  les  faits  qualitatifs  qu'elle  étudie.  Le  détour  par  où  elle 
y. parvient  est  plus  ou  moins  long  :  ainsi  la  mesure  des  distances,  des 
volumes,  des  poids,  des  chaleurs,  des  températures,  présuppose  un« 
élaboration  de  plus  en  plus  complète  de  l'objet  étudié.  Ce  travail  fait, 
on  se  trouve  en  présence  de  deux  sortes  de  mesures,  les  unes  portant 
sur  l'extensif  (données  géométriques),  les  autres  sur  l'intensif  , forces)  : 
et  l'on  tend  à  leur  unification.  La  réduction  de  la  seconde  classe  à 
la  première  est  le  type  du  mécanisme  cartésien;  la  réduction  de  la 
première  à  la  seconde  est  le  type  du  mécanisme  newtonien.  Au  type 
cartésien  appartiennent  les  hypothèses  sur  les  causes  de  la  gravi- 
tation, la  théorie  cinétique  des  gaz  (à  propos  de  laquelle  fauteur 
étudie  la  théorie  de  l'élasticité  et  les  difficultés  qu'elle  a  soulevées),  la 
ihéorie  mécanique  de  la  chaleur  et  l'explication  cinétique  du  second 
principe  de  la  thermodynamique,  enfin,  d'une  façon  générale,  toutes 
les  explications  modernes  où  l'on  admet  des  masses  cachées  qui 
permettent  de  ramener  l'élasticité  elle-même  au  mouvement.  On 
peut  y  rapporter  aussi  toute  la  théorie  des  électrons.  Il  semble 
donc  que  la  méthode  bacono-cartôsienne  triomphe  pleinement.  ;\Iais, 
d'autre  part,  toutes  ces  représentations  à  leur  tour  exigent,  pour 
être  utiles,  c'est-à-dire  pour  faire  prévoir  les  phénomènes,  l'emploi 
d'équations,  qui  seules  contiennent  la  vérité  physique  afférente  aux 
connaissances  dont  il  s'agit.  Ces  équations  sont  soit  absolument  indé- 


ANALYSES.  —  EMUQUEZ.  Pvohlcmi  délia  scienza         439 

pendantes  de  la  représcntalioii  mécanique,  ot  elles  conslilucnt  dans 
ce  cas  tout  ce  qui!  y  a  de  positif  dans  la  lliroric  (par  exemple  dans 
Vèner(ji'' tique  de  Helmiioltz,  dans  la  théorie  éleclro-niagnélique 
de  Hertz);  soit  dépendantes  de  la  représentation  mécanique  (par 
exem[)le  dan<  l'optique  vibratoire  de  Fresnel)  et  elles  déterminent 
dans  ce  cas  les  conditions  communes  à  toute  une  série  de  représenta- 
lions  mécaniques  possibles;  car,  suivant  la  célèbre  remarque  de 
M.  Poincaré,  un  seul  modèle  d'un  phénomène  en  implique  une 
infinité  de  modèles  possibles  :  la  partie  solide  est  donc  en  tout  cas  le 
système  des  équations  qui  ne  changent  pas. 

Rien  de  plus  vrai,  mais  là  ne  se  borne  pas  l'utilité  d'une  théorie.  Un; 
modèle  mécanique  relatif  à  un  groupe  de  phénomènes  A  prolonge  la 
sensation  sous  la  forme  d'une  vision  imaginable  et  suggère  par  feuite 
la  découverte  de  nouveaux  rapports  soit  entre  les  éléments  de  A,  soit 
entre  A  et  d'autres  phénomènes  appartenant  à  un  groupe  plus  étendu. 
A  ce  titre  il  a  une  valeur  heuristique  qui  dépend  précisément  des 
particularités  du  modèle  concret.  Ainsi  le  modèle  ondulatoire  de 
l'optiquo  a  fait  découvrir  le  principe  de  Doppler;  le  modèle  électro- 
magnétique, qui  équivaut  au  précédent  pour  les  milieux  non  conduc- 
teurs de  l'électricité,  ou  non  doués  de  perméabilité  magnétique,  s'est 
montré  supérieur  en  faisant  prévoir  de  nouveaux  rapports  entre  les 
phénomènes  lumineux  et  le  champ  magnétique.  —  En  dédnilive  les 
deux  méthodes  ont  leur  raison  d'être  :  la  méthode  mathématique 
contient  pour  ainsi  dire  un  groupe  fermé  de  prévisions  précises,  la 
méthode  concrète  un  groupe  de  prévisions  indéterminé  mais  indéfini- 
ment extensible.  Comprendre  une  théorie,  c'est  pouvoir  se  placer 
tour  à  tour  aux  deux  points  de  vue,  et  acquérir  ainsi  «  une  vue 
synthétique  des  rapports  généraux  des  faits  dans  un  schème  simplifié, 
qui  permet  de  faire  abstraction  des  particularités  techniques  de  l'expé- 
rience et  des  développements  du  calcul  »  (549). 

Sur  le  rapport  du  mécanisme  et  de  la  vie,  trois  points  sont 
examinés  : 

1"  Les  difficultés  verbales  et  les  raisons  de  sentiments.  Il  est  évident 
que  rejeter  a  priori  le  mécanisme  au  nom  d'une  antithèse  entre  la 
spontanéité  et  l'inertie,  ou  l'écarter  parce  qu'on  a  peur  qu'il  ne  porte 
atteinte  à  nos  jugements  de  valeur,  c'est  ignoratio  elenchi  :  une  affir- 
mation scientifique,  étant  de  l'ordre  de  ce  qui  est,  ne  peut  ni  être 
modifiée  par  une  proposition  de  l'ordre  normatif,  ni  la  modifier  elle- 
même. 

2°  Les  difficultés  qu'on  tire  des  caprices  apparents  du  phénomène 
vital,  et  du  libre  arbitre  humain.  On  en  fait  aisément  justice;  carie 
jour  où  l'on  trouve  le  déterminisme  d'une  maladie,  on  l'arrête  à  coup 
sûr  :  il  y  en  a  d'innombrables  exemples,  dont  le  plus  récent  est  celui 
de  la  malaria;  et  quant  à  la  liberté  humaine  elle  est  réelle,  mais  elle 
n'a  rien  de  contraire  au  déterminisme;  car  elle  n'est  pas  une  indéter- 
mination mais  une  détermination  d'un  ordre  spécial,  celle  qui  résulte 


440  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

de  l'ensemble  de  notre  vie  morale  et  de  notre  conscience.  La  contra- 
diction n'existe  que  si  l'on  fait  de  l'àme  une  substance  transcendante, 
à  laquelle  on  veut  réserver  un  droit  d'intervention  au  milieu  des 
phénomènes  naturels  :  mais  c'est  une  hypothèse  que  rien  ne  justifie. 

3°  La  méthode  même  qu'on  doit  suivre.  Si  l'on  entend  par  physi- 
cisme  biologique  cette  thèse  que  les  conditions  essentielles  dont  il 
faut  tenir  compte  dans  la  causalité  physique,  sont  aussi  les  conditions 
essentielles  dont  il  faut  tenir  compte  dans  la  causalité  biologique,  le 
physicisme  est  une  erreur.  Au  fond  des  choses,  rien  n'empêche  le 
mécanisme  d'être  valable  pour  les  êtres  vivants  :  nous  devons  même 
l'admettre  en  principe,  si  nous  tenons  à  l'unité  de  la  science.  Mais,  en 
fait,  une  bonne  méthode  exige  qu'on  prenne  les  phénomènes  de  la  vie 
en  eux-mêmes,  avec  les  exceptions  apparentes  qu'ils  offrent  à  la 
physique  générale  (par  exemple  les  tissus  imperméables  pendant  la 
vie  qui  deviennent  perméables  quand  l'animal  est  mort).  Il  faut  donc 
admettre,  par  esprit  de  positivisme,  la  spécificité  des  lois  biologiques, 
et  de  la  finalité  qui  leur  est  propre.  En  un  mot  il  n'y  a  aucune  contra- 
diction entre  l'hypothèse  mécaniste  et  la  science  de  la  vie  ;  mais  le 
mécanisme  est  une  hypothèse  indifférente  au  progrès  de  la  biologie. 

Plus  tard  la  conception  biologique  réagira  peut-être  sur  la 
Physique,  comme  celle-ci  sur  la  Mécanique,  pour  donner  de  l'ensemble 
une  vue  plus  complètement  unifiée. 

On  voit  tout  ce  que  contient  cet  ouvrage,  et  combien  il  soulève  de 
questions.  Novns  orbis  scientio.riu)\.  Il  en  résulte  quelques  inconvé- 
nients. L'exposition  en  est  souvent  décousue,  et  le  développement  est 
d'une  grande  inégalité  :  à  côté  de  longues  explications  sur  des  ques- 
tions relativement  simples,  certains  points  délicats  sont  traités  rapide- 
ment, comme  s'ils  ne  soulevaient  aucune  difficulté  :  quelquefois 
même  par  de  simples  allusions,  comme  si  le  lecteur  devait  être 
évidemment  renseigné  sur  ce  dont  il  s"agit.  Certaines  pages  exposent 
d'une  façon  très  complète,  des  points  bien  acquis  de  philosophie  des 
sciences,  tout  à  fait  utiles  à  vulgariser;  on  en  ferait  un  excellent 
manuel  à  l'usage  des  classes;  les  faits  y  sont  nombreux,  souvent 
topiques;  ils  renouvelleraient  utilement  le  stock  un  peu  maigre 
des  exemples  qu'utilisent  d'ordinaire  les  cours  de  méthodologie.  — 
D'autres  passages  sont  tout  différents  d'aspect  :  ils  expriment  d'une 
façon  parfois  ardue,  parfois  surtout  insuffisamment  critiquée,  des 
théories  personnelles  à  l'auteur,  qui  paraît  beaucoup  mieux  informé 
des  mathématiques  f[ue  de  la  psychologie  et  de  la  théorie  de  la 
connaissance.  —  Dans  la  forme,  on  dirait  qu'il  s'est  plu  à  imiter  les 
digressions,  les  retours,  les  esquisses  rapides  et  vite  abandonnées,  en 
un  mot  le  genre  «  conversation  »  qui  caractérise  les  ouvrages  philo- 
sophiques de  M.  Poincaré.  Si  l'ouvrage  était  traduit  en  français,  il 
faudrait,  me  semble-t-il,  en  abréger  quelques  passages,  et  y  ajouter 
eh  revanche  un  certain  nombre  de  notes  explicatives  :  le  fond  en  reste- 
rait utile  et  instructif.  A.  L. 


ANALYSES.  —  iiiïACiiiCESCO.  Le  problème  de  la  conscience  441 


III.  —  Sociologie. 

Draghicesco  ,D.  .  —  Le  proiu.lme  de  la  conscience.  Ktude  psyciio- 
socioLuciKjLi:,  1  vol.  iii-8  de  la  liibliolkéfiue  de  philosophie  conlempo- 
raine,  24i  p.  Paris,  Féli.v  Alcan,  1907. 

M.  Draghicesco  nous  donne  un  livre  où  l'on  trouve  des  idées  inté- 
ressantes, dont  quelques-unes  au  moins,  comme  il  arrive  souvent  aux 
idées  intéressantes,  sont  fort  discutables. 

«  Considérer  le  problème  de  la  conscience  individuelle  au  point  de 
vue  social,  telle  est,  dit  l'auteur,  l'idée  maîtresse  de  ce  livre.  »  Mais 
vraiment  cette  phrase  n'en  donne  pas  une  idée  suffisante.  M.  Draghi- 
cesco s'est  proposé  de  supi>rimcr  en  un  sens  la  psychologie  individuelle 
en  rincorporant  à  la  sociologie,  il  a  donné  un  ensemble  de  vues 
générales  sur  la  sociologie,  et  même  sur  le  monde,  et  il  a  tâché  d'en 
montrer  les  conséquences  en  ce  qui  concerne  les  aspirations  actuelles 
ou  permanentes  de  la  conscience  individuelle. 

Il  veut  établir  tout  d'abord  l'origine  sociale  de  la  conscience.  En 
passant  de  la  société  primitive  la  horde,  la  tribu;  à  la  société  civilisée 
l'individu  a  subi  une  modification  essentielle.  La  société  l'a  transformé. 
Il  a  acquis  une  vie  intérieure  qui  lui  était  inconnue.  Celte  vie  inté- 
rieure c'est  la  société  qui  la  lui  donne  en  le  modelant  à  son  image. 
<  La  réflexion,  la  conscience,  l'àme,  seraient  donc  des  qualités  qu'il  a 
déduites  de  la  vie  sociale.  »  Il  a  donné  de  soi,  et  infiniment  acquis,  il 
a  réalisé  un  accroissement  de  sa  vie  grâce  à  linlluence  que  les  autres 
ont  exercée  sur  lui.  C'est  ainsi  que  l'homme  est  devenu  réfléchi, 
raisonnaljle,  c'est-à-dire  social,  et  il  s'est  ainsi  formé  une  réalité  nou- 
velle, supérieure  à  la  réalité  biologique.  L'individu  humain  devient, 
pour  la  sociologie,  semblable  à  ce  qu'est  la  cellule  vivante  pour 
la  biologie.  Continuant  à  chercher  des  analogies  entre  la  constitu- 
tion de  ces  deux  sciences,  et  ramenant  la  conscience  humaine  à  des 
causes  sociales,  M.  Draghicesco  conclut  que  «  les  sciences  sociales 
doivent  se  substituer  à  la  psychologie  dans  l'étude  de  l'esprit  et  de  la 
conscience  ».  C'est  la  sociologie,  non  la  psychologie  qui  peut  former 
une  véritable  science  abstraite. 

La  psychologie  individuelle  est,  en  effet,  impossible.  Un  chapitre 
entier  est  consacré  par  l'auteur  à  démontrer  cette  proposition.  La 
psychologie  introspeclive,  la  psychologie  physiologique,  la  psychologie 
expérimentale  se  sont  montrées  également  impuissantes.  On  n'a  pu 
établir  ni  connaître  une  seule  loi  psychologique;  «  après  un  demi- 
siècle  de  travail  rude  et  obstiné,  on  s'aperçoit  qu'en  fait  de  psycho- 
logie proprement  dite  et  de  lois  mentales,  on  est  aussi  peu  avancé 
qu'auparavant.  Sans  doute  nous  ne  méconnaissons  pas  la  valeur  des 
lois  de  Weber,  de  P^echner,  de  Wundt,  etc.,  pas  plus  que  celle  de  la  loi 
de  l'évolution  et  de  la  dissolution  progressive  des  états  psychiques 
établie  par  M.  Ribot.  Il  nous  semble,  cependant,  que  ces  lois  ne  sont 


442  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

rien  moins  que  psychologiques,  et  seul  un  esprit  réduit  à  ses  der- 
nières ressources  peut  voir  en  elles  autre  chose  que  des  lois  physio- 
logiques où  se  révèle  le  mécanisme  du  fonctionnement  physico- 
chimique du  système  nerveux.  En  d'autres  termes,  seule  la  nécessité 
de  justifier  le  titre  d'une  science  qui  n'existe  que  de  nom,  a  pu  con- 
duire les  esprits  à  se  tromper  sur  la  nature  réelle  de  ces  lois.  «  Une 
science  de  la  psychologie  individuelle  est  impossible,  il  laut  consi- 
dérer l'homme  dans  ses  rapports  avec  les  autres  hommes  pour  arriver 
à  quelque  résultat  vraiment  scientifique,  il  faut  constituer  une  psy- 
chologie inter-individuelle. 

Mais  si  la  psychologie  individuelle  est  impossible,  la  sociologie 
«  objective  »  ne  l'est  pas  moins.  Si  la  science  de  la  psychologie,  pour 
mériter  ce  nom,  doit  tendre  vers  une  psychologie  inter-individuelle, 
ou  sociale,  la  sociologie  sera  stérile  et  contradictoire  jusqu'à  ce  qu'elle 
ait  évolué,  elle  aussi,  vers  une  sociologie  psychologique,  individuelle. 

Il  faut  donc  rapprocher  la  sociologie  et  la  psychologie,  de  manière 
à  cesser  d'admettre  une  psychologie  essentiellement  distincte.  L'auteur 
examine  les  conditions  de  ce  rapprochement.  11  doit  s'effectuer  sur 
le  terrain  de  la  morale  et  il  doit  se  faire  par  l'absorption  de  la  psy- 
chologie dans  la  science  sociale.  La  psychologie  est  un  simple  dérivé 
de  la  sociologie.  «  La  sociologie  est  la  science  abstraite,  la  science 
des  lois  »,  à  côté  d'elle  «  la  psychologie  n'est  que  la  science  concrète 
qui  contient  la  matière  à  laquelle  s'appliquent  les  lois  sociologiques. 
C'est  dire  que  la  psychologie  et  la  sociologie  se  confondent  comme 
une  science  abstraite  avec  sa  matière  concrète...  En  un  mot  :  la- 
sociologie  est  la  science  des  lois  i^sychologiques.  » 

Mais  cette  conception  d'une  science  sociale  abstraite  s'est  déjà 
montrée  sous  une  forme  différente,  et  c'était  sous  la  forme  d'une 
morale.  La  conception  de  la  morale  kantienne  «  est,  dit  l'auteur, 
l'intuition  la  plus  nette  et,  en  même  temps,  la  plus  profonde  de  la 
thèse  que  nous  défendons  ici  ».  Si  la  société  est  une  sorte  de  généra- 
lisation et  d'universalisation  de  l'individu,  c'est  précisément  aussi 
celte  universalisation  que  Kant  invoquait  comme  règle  de  l'action 
morale.  «  Le  fait  social  de  M.  Durkheim  n'est  tel,  qu'en  tant  qu'il 
n'est  pas  psychique,  individuel,  et  en.  tant  qu'il  est  une  loi,  une 
manière  de  faire  commune  dans  un  groupe  social,  c'est-à-dire  en  tant 
qu'il  est  «  universalisé  »,  pour  employer  la  terminologie  de  Kant.  »  Le 
moral  n'est  en  somme  «  que  le  social  devenu  psychique  ou  le  psy- 
chique devenu  social.  Car  le  moral  co7isiste  tantôt  dans  Vérection  de 
la  conduite  personnelle  en  loi  universelle,  tantôt  dans  la  soumission 
de  la  volonté  à  une  loi  universelle,  c'est-à-dire  sociale.  » 

L'accord  des  esprits,  cette  «  universalisation  »  qui  doit  constituer  la 
réalité  de  la  sociologie,  ne  peut  pas  être  définitivement  accompli  d'une 
manière  théorique.  La  méthode  active,  volontaire  doit  nécessairement 
collaborer  avec  la  méthode  spéculative.  Et,  «  parallèlement  aux  efforts 
théoriques  de  Kant  et  de  Comte,  nous  constatons  les  efforts  pratiques 


ANALYSES.  —  nitAGiiiCESCO.  Lc  problème  de  la  conscience  443 

de  deux  mouvemenls  hislorico-sociaux  qui  vont  dans  le  même  sens  et 
se  confirment  à  merveille  ».  L'un  de  ces  efforts  pratiques,  c'est  «  le  mou- 
vement niveletir  de  la  Terreur  »,  continué  par  t  la  tendance  unifor- 
matrice  et  législative  »  de  Napoléon.  Le  second,  c'est  le  mouvement 
créé  par  le  socialisme  et  la  démocratie.  11  tend  aussi  à  généraliser  les 
idées,  les  sentiments,  les  manières  d'être,  h  universaliser  un  type 
d'individu  social.  Si  son  idéal  se  réalise,  «  toute  action  individuelle 
sera  accomplie  d'après  une  maxime  qui  vaudra  en  même  temps  comme 
un  principe  de  législation  universelle.  La  belle  formule  de  Kant  est,  en 
effet,  le  (réfonds,  le  postulat  du  mouvement  démocratique La  démo- 
cratie et  l'impératif  catégorique,  voilà  les  deux  négations  efficaces  de 
la  psychologie  individualiste  destinées  à  être  confondues  avec  la 
sociologie.  » 

Et  l'on  remarquera  sans  doute  que  la  sociologie  ainsi  comprise 
dilTère  assez  profondément  de  ce  que  l'oa  entend  généralement  par 
une  science,  et  que  ses  lois  ne  ressemblent  guère  à  des  lois  scienti- 
fiques. En  effet,  il  n'y  a  pas,  actuellement  au  moins,  de  «  lois  sociolo- 
giques »  analogues  aux  lois  de  la  physique  et  de  la  chimie.  Ce  n'est 
point  à  la  complexité  du  sujet  de  l'étude  psychologique  et  sociolo- 
gique qu'il  faut  attribuer  ce  résultat,  ce  n'est  pas  non  plus  à  la  nou- 
veauté relative  des  sciences  qui  l'examinent.  C'est  simplement  que 
ces  lois,  ces  distribufions  régulières  des  faits,  n'existent  pas  dans  le 
domaine  psychique  et  social,  qui  est  celui  de  l'indéfini,  de  lirrégula- 
rité,  de  Vanomie.  Cela  ne  signifie  pas  que  la  causalité  en  soit  exclue, 
mais  les  phénomènes,  quoique  déterminés,  n'y  prennent  point  une 
apparence  régulière  comparable  à  celle  des  phénomènes  physico- 
chimiques. L'incohérence  et  la  causalité  s'y  joignent. 

Il  est  donc  absolument  inutile  de  chercher  des  lois  sociales  avec  les 
méthodes  rigoureusement  objectives  des  sciences  naturelles.  Plus  les 
méthodes  seront  rigoureuses  même,  et  plus  elles  seront  infructueuses. 
La  méthode  sociologique  est  toute  différente.  Pour  trouver  les  lois,  il 
faut  d'abord  les  créer,  les  rendre  réelles,  donner  l'être  aux  faits  qui 
les  incarnent.  L'art,  ici  la  praticpie,  ne  peuvent  être  séparés  de  la 
science.  C'est  pourquoi  les  lois  sociales  sont  impcratives,  elles 
iîidiquent  non  pas  ce  qui  est,  mais  ce  qui  doit  être,  ce  qu'il  faut  réaliser 
pour  que  l'objet  de  la  sociologie  existe  réellement.  «  Concluons  donc 
que  les  lois  sociales  et  psychologiques  n'existent  pas  et  ne  sont  pas 
à  découvrir,  sans  vouloir  dire,  par  cela,  quelles  ne  pourraient  pas 
exister.  Disons,  au  contraire,  que  si  les  lois  sociales  et  psychologiques 
ne  peuvent  pas  être  établies  par  un  simple  acte  de  constatation  et  par 
une  siniide  recherche  contemplative,  elles  peuvent  toutefois  être 
découvertes  au  moyen  d'une  initiative  délibérée,  acte  créateur  de  la 
volonté,  impératif  catégorique  qui  élimine  les  exceptions  et  simplifie 
la  complexité  psychique  et  sociale.  »  «  A  notre  humble  avis,  ajoute 
l'auteur,  le  mouvement  démocratique  n'est  qu'une  méthode  scienti- 
fique, qui   s'est  formée   à  côté  et  à  linsu  de  celle  des  savants.  Et 


444  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

tandis  que  les  efforts  contemplatifs  de  ces  derniers  se  révélaient 
infructeux,  la  méthode  démocratique  créait  des  lois  sociales  effectives, 
préparait  et  aplanissait  le  terrain  qui,  de  cette  manière  seulement, 
pourrait  devenir  propre  aux  sciences  sociales.  Seul  le  mouvement 
démocratique  a  été  de  quelque  efficacité  pour  la  science  sociale  et  pour 
la  science  de  l'esprit.  Si  ces  dernières  ont  pu  et  peuvent  arriver,  avec 
le  temps,  à  découvrir  et  à  déterminer  quelques  lois  et  quelque  régu- 
larité dans  leurs  domaines,  ce  sera  une  simple  consécration  de 
l'œuvre  uniformatrice  de  la  démocratie.  » 

Mais  pourquoi  n'existe-t-il  pas  actuellement  des  lois  psychologiques 
et  sociales  semblables  aux  lois  naturelles?  C'est  que  les  sociétés 
humaines  sont  relativement  jeunes.  Le  système  solaire  n'a  pas  été 
d'emblée  soumis  aux  lois  qu'on  lui  connaît  aujourd'hui.  Il  a  passé 
lentement  de  l'état  de  nébuleuse  anarchique  à  celui  de  système 
organisé.  Les  lois  physiques,  chimiques,  biologiques,  se  sont  de  même 
lentement  constituées.  Avant  qu'elles  existassent,  il  est  bien  clair  qu'un 
observateur  ne  pouvait  les  trouver,  de  même  les  lois  sociales  ne 
peuvent  ôti'e  découvertes  tant  qu'elles  n'existent  pas.  Les  sociétés  en 
sont  à  la  période  de  la  nébuleuse,  du  chaos,  de  l'anomie,  la  réalité 
sociale  n'est  encore  qu'une  aspiration  vers  l'être.  Mais  il  dépend  en 
partie  de  nous  de  la  rendre  plus  vraie.  Et  deux  conditions  immédiates 
permettent  à  la  réalité  sociale  et  à  la  science  sociale  de  se  créer 
parallèlement.  L'une  est  «  la  connaissance  et  l'utilisation  de  toutes  les 
forces  et  de  toutes  les  lois  naturelles  qui  gouvernent  la  planète  »,  et 
l'aulre,  c'est  «  l'étendue  réelle  de  la  société,  le  volume,  le  nombre  et 
la  densité  de  son  contenu,  c'est-à-dire  le  progrès  du  processus  de 
l'intégration  sociale  ».  Ainsi  peu  à  peu  l'évolution  sociale  pourra  se 
faire. 

Il  faudra  déranger  encore  tous  les  ordres  imparfaits  dont  les  civi- 
lisations différentes  ont  esquissé  la  création.  «  L'ordre  et  le  progrès 
sont  deux  éléments  incompatibles.  »  Mais  le  désordre  futur  doit 
accompagner  «  les  conditions  les  plus  extrêmes  du  progrès,  d'où 
surgit  l'ordre  définitif  ». 

M.  Draghicesco  étudie  ensuite  plus  en  détail  la  création  des  lois 
sociales  et  de  la  société  même  par  la  méthode  active,  démocratique. 
Il  a  d'ingénieuses  remarques  sur  la  statistique  et  le  suffrage 
universel.  Le  sociologue  objectif  ne  peut  arriver  à  la  connaissance 
de  ce  qui  est.  Il  y  a  des  faits  irréguliers,  il  ne  peut  généraliser  contre 
CCS  fails  sans  manquer  à  sou  principe.  Mais  le  suffrage  universel  et 
le  principe  de  la  majorité  permettent  d'éliminer  l'intluence  d'une  partie 
des  voix  exprimées,  il  crée  l'uniformité  là  où  elle  n'existe  pas,  il 
remplace  en  quelque  sorte  l'induction  du  savant.  A  côté  «  des  efforts 
stériles  de  la  méthode  sociologique  objective,  s'est  réalisée,  dans  les 
deux  derniers  siècles,  cette  autre  méthode  également  sociologique, 
mais  active  et  pratique  :  le  mouvement  social  démocratique  et  socia- 
liste. Le  mouvement  social  offre  tous  les  caractères  d'une  véritable 


ANALYSES.  —  DitAr.MiCKsco.  Le  problème  de  la  conscience  Mi> 

science  sociologique.  Car  il  rraliso  rindiiclioii  cl  la  slalislique  au 
moyen  du  suffrage  universel.  Sa  force  scienlifiquc  abstraite  con- 
siste dans  le  simple  mécanisme  du  vote.  Sa  portée  scientifique 
généraiisalricc,  législatrice,  consiste  dans  le  principe  îles  majorités, 
qui  fait  qu'un  tiers,  rarement  la  moitié,  imi)ose  sa  manière  de  voir 
au  reste.  Enfin,  celte  méthode  trouve  dans  la  sanction  dont  elle 
appuie  les  projets  et  les  liypolhèses  ainsi  découvertes,  le  seul  moyen 
de  les  vérifier.  La  logique  des  faits  nous  conduit  donc  à  cette 
conclusion,  qui  nous  mettra  peut-être  en  contradiction  avec  la  plupart 
des  sociologues  contemporains  :  le  mouvement  démocratique 
socialisle  est  li  seule  méthode  sociologique  viable  et  efficace.  La 
démocratie  est  la  science  éthico-sociale  vivante  et  vécue,  c'est  la 
science  sociologique  mise  en  aclion,  se  créant  elle-même  et  en  tra'in 
de  se  créer.  »  * 

La  méthode  inductive  doit  se  compléter  par  la  méthode  déductive, 
le  suffrage  universel  «  est  déjà  trop  positif».  11  augmente  luniforniité, 
mais  il  eu  suppose  la  réalité  préalable.  Si  elle  n'existe  pas,  il  faut 
pourtant  la  créer.  Le  suffrage  universel  doit  se  compléter  par  la 
propagande,  qui  constitue  la  méthode  déductive,  telle  que  l'auteur  la 
conçoit  en  sociologie.  «  Si  le  suffrage  universel  peut,  en  elîet,  décou- 
vrir en  les  décrétant  les  lois  sociales,  la  vraie  raison  de  ces  lois  est 
dans  le  fait  de  la  propagande.  »  Ainsi  :  «  la  seule  façon  de  créer  des 
lois,  c'est  de  les  imposer,  c'est  de  les  suggérer  aux  masses;  la  seule 
manière  de  les  vérifier,  c'est  de  les  propager  ». 

Vers  la  fin  de  son  étude,  l'auteur  étudie  les  conflits  de  la  science  et 
de  la  conscience.  La  conscience  contient  une  sorte  de  savoir  général 
indéfini,  vague,  peu  cohérent.  La  science  doit  lui  donner  la  fermeté 
et  la  précision  qui  rendent  plus  grande  et  plus  facile  notre  prise  sur 
la  réalité.  Mais  tant  que  sa  tâche  n'est  pas  accomplie,  des  conflits 
s'élèvent,  et  ne  peuvent  cesser  tout  à  fait.  Il  faudra  pour  cela  que  tout 
le  contenu  de  la  conscience  soit  rendu  scientifique,  et  ensuite  que  les 
notions  scientifiques  se  généralisent  chez  tous,  descendent  dans 
toutes  les  consciences,  s'y  transforment  de  science  commune  en 
conscience  rationnelle.  Le  désaccord  n'est  donc  pas  essentiel  ni 
éternel.  Ainsi  se  réaliseront  en  quelque  sorte  la  liberté  de  la  volonté, 
l'immorlalité  de  l'Ame,  l'existence  de  Dieu  qui  sont  «  les  croyances 
et  les  aspirations  les  plus  profondes,  les  plus  fortes  et  les  plus  fonda- 
mentales de  notre  conscience  ».  La  liberté  de  la  volonté  sera  réalisée 
par  la  connaissance  de  la  nature  que  l'homme  prendra.  L'immorta- 
lité de  l'àmc  accompagnera  vraisemblablement  la  vie  illimitée,  non 
fatalement  soumise  à  la  mort  qu'admet  la  science  d'aujourd'hui.  La 
science  satisfera  «  aux  besoins  de  l'espèce  par  la  conservation  des 
intlividus  et  non  par  leur  mort.  La  mort  physique  sera  abolie  par  elle. 
L'immortalité  physique  amène  l'immortalité  de  l'àme.  Ce  n'est  donc 
pas  à  la  science  de  nier  cette  immortalité,  car  chaque  pas  y  conduit, 
qu'elle  fait  sur  la  voie  du  progrès.  »  Quant  à  Dieu,  c'est  à  peu  près 


446  lŒVUE    PHILOSOPHIQUE 

l'homme  lui-même  arrivé  à  son  plein  développement.  Ainsi,  «  malgré 
des  contestations  amères  de  part  et  d'autre,  la  science  confirme 
indirectement  à  chaque  découverte  les  postulats  de  la  foi,  et  prépare 
leur  réalisation.  De  son  côté,  la  conscience  religieuse,  peut-être  à  son 
insu,  ne  cesse  de  suggérer  à  la  science  les  lignes  principales  selon 
lesquelles  celle-ci  peut  utilement  diriger  ses  efforts.  »  La  conscience 
est  donc  une  force  active  et  utile,  c'est  à  elle,  «  réduction  atomique  et 
résumé  fidèle  des  rapports  sociaux,  de  commencer  la  réalisation  du 
nouvel  équiliJDre  »,  qui  s'indiquera  d'abord  dans  certaines  consciences 
d'où  il  rayonnera  vers  les  autres.  Ainsi  «  les  découvertes  de  la  science 
conduisent  progressivement  à  la  réalisation  des  aspirations  de  l'ànie 
humaine;  il  est  alors  logique  que  la  conscience  et  ses  aspirations 
dirigent  les  essais  et  les  efforts  de  la  science.  La  conscience  doit  poser 
distinctement  les  fins  que  doit  viser  la  science.  Et  inversement,  pour 
que  les  recherches  scientifiques  soient  cllicaces,  elles  ne  pourront 
mieux  faire  que  de  se  laisser  guider  par  ces  aspirations  profondes  de 
l'âme  humaine.  Elles  arriveront  ainsi  plus  sûrement  à  leur  but.  Au 
point  de  vue  des  lois  sociales  et  morales  comme  au  point  de  vue  des 
progrès  scientifiques,  la  conscience  moderne  possède  des  vertus 
créatrices  sans  égales,  grâce  au  développement  qu'elle  acquiert  en 
raison  de  l'extension  universelle  de  la  société  civilisée.  » 

J'ai  vu  avec  plaisir  le  livre  de  M.  Draghicesco,  et  je  trouve  qu'il  offre 
un  réel  intérêt,  plus  encore  peut-être  au  point  de  vue  de  la  philo- 
sophie générale  qu'en  ce  qui  concerne  le  rapport  de  la  psychologie  à 
la  sociologie  et  la  constitution  de  cette  dernière  science.  Je  suis  très 
porté  à  être  de  son  avis  sur  les  rapports  des  lois  naturelles  et  des  lois 
sociales,  et  parce  que  son  opinion  est,  au  moins  à  certains  égards,  la 
mienne  depuis  longtemps  déjà.  11  y  a  bien  des  années  que  j'ai  consi- 
déré, ici  même,  je  crois,  la  loi  morale  comme  étant  une  loi  natu- 
relle en  voie  de  formation.  Malgré  cela  je  n'accepterais  sans  doute 
pas  toutes  les  idées  de  détail  que  M.  Draghicesco  a  associées  à  cette 
manière  de  voir.  Peut-être  aurait-il  pu  analyser  un  peu  autrement  la 
nature  des  lois  et  de  leurs  manifestations  variées.  Je  crois  aussi  qu'il 
aurait  pu  préciser  davantage  le  sens  du  mot  «  conscience  ». 

Mais  il  y  a  beaucoup  à  tirer  pour  élargir  nos  idées  sur  nos  connais- 
sances et  sur  les  choses  de  cette  idée  que  les  lois  ne  sont  pas  —  toutes 
au  moins,  et  peut-être  aucune  d'entre  celles  que  nous  pouvons 
connaître  —  des  vérités  éternelles,  mais  le  résultat  de  tâtonnements 
nombreux  et  d'évolutions  successives,  que  nous  assistons  à  la  nais- 
sance, au  développement,  aux  transformations  d'ébauches  de  lois 
qui  avortent,  ou  qui  se  transformeront  et  qui  arriveront  peut-être  à 
se  fixer. 

On  reconnaîtra  dans  certaines  idées  de  M.  Draghicesco  rinfiuence 
des  théories  de  M.  de  Roberty,  de  M.  Izoulet  et  aussi  de  G.  Tarde.  Je 
doute  d'ailleurs  qu'il  faille  accepter  avec  lui  l'absorption  delà  psycho- 
logie par  la  sociologie.  11  me  semble  plutôt  que  la  psychologie  doit 


ANALYSES.  —  JACoiti.  Ilcrders  nnd  Kants  /Eslhelik       4iT 

conserver  une  existence  distincte,  même  comme  science  abstraite. 

Et  j'en  indiquerai  encore  une  sur  l'optimisme  vraiment  excessif,  h 
mon  sens,  des  conclusions  de  l'auteur.  Sa  façon  nirnic  de  satisfaire 
les  aspirations  de  la  conscience  moderne  me  paraît  prêter  à  bien  des 
critiques.  Il  a  peut-être  voulu  trop  de  conciliation.  Je  doute  que  ceux 
qui  aspirent  vraiment  et  fortement  i\  l'immortalité  personnelle  soient 
satisfaits  jjar  l'idée  qu'un  jour,  encore  si  éloigné  qu'on  ne  peut 
liinaginer  ([ue  bien  abslraitement,  la  vie  pourra  n'aboutir  plus  à  la 
mort.  Y  aura-t-il  encore  des  individualités  en  ce  temps-là?  En  tout 
cas,  il  ne  viendra  pas  pour  les  nôtres.  Et  même  le  système  solaire 
durera-t-il  assez  pour  permettre  cette  création  de  l'homme-Dieu 
omniscient  et  éternel.'  Et  cet  homme-Dieu  arrêtera-t-il  les  transfor- 
mations de  l'univers  qui  lui  ùteraient  ses  conditions  d'existence? 
Convenons  que'nous  n'en  savons  rien  et  que  l'optimisme  est  ici  assez 
aventureux.  Sans  aller  même  si  loin,  je  suis  moins  confiant  que 
l'auteur  dans  rcfficacité  cornijlète  des  mouvements  politiques  et 
sociaux  actuels.  Je  pense  qu'ils  peuvent  servir  1  humanité  pendant 
(pielque  temps,  mais  vraisemblablement  ils  paraîtront  suranm-s  dans 
quelques  siècles. 

Au  reste,  il  n'est  pas  possible  de  faire  un  ouvrage  sur  de  pareilles 
(jnestions  sans  soulever  des  objections  et  des  réserves,  à  moins  d'être 
insignifiant  et  l^anal,  —  et  encore!  Le  livre  de  M.  Draghicesco  n'est 
heureusement  ni  banal  ni  insignifiant.  Il  est  sérieusement  pensé  et 
assez  clairement  écrit.  Les  idées  y  sont  ingénieuses,  intéressantes, 
parfois  aventureuses,  mais  parfois  profondes.  C'est  un  livre  qui  mérite 
d'être  étudié.  Fr.  Paimian. 


IV.  —   Esthétique. 

Gûnther  Jacobi.  —  Herders  und  K.ants  OEsthetik.  1  vol.  in  8",  ix- 
348  p.  Leipzig,  Diirr,  1907. 

L'objet  que  s'est  proposé  M.  Jacobi  dans  ce  travail  est  très  nettement 
expliqué  par  lui.  Les  historiens  de  l'esthétique  ont  presque  univer- 
sellement méconnu  le  sens  et  la  valeur  des  idées  de  Ilerder;  et  l'on 
n'a  guère  vu  en  celui-ci  que  l'adversaire  de  Kant.  Or  ce  n'est  pas 
ainsi  qu'il  faut  poser  le  problème.  Kant  est  moins  un  esthéticien  que 
le  théoricien  de  l'a  priori  en  matière  d'esthétique.  Le  point  de  vue  de 
Kant  est,  dès  lors,  diamétralement  opposé  à  celui  de  Ilerder,  leriuel 
procède  inductivement;  et  c'est  Ilerder  qui  détermine  les  problèmes 
en  esthéticien.  Dès  lors  qu'il  s'agit  des  rapports  entre  les  thèses  de 
Herder  et  celles  de  Kant,  et  que  l'on  ne  veut  pas  se  borner  à  deux 
monographies  distinctes,  une  seule  méthode  reste  possible 
rechercher  ce  que  deviennent  les  problèmes  agités  par  Ilerder  dans 
l'esthétique  de  Kant. 

De  la  définition  de  l'objet  proposé  résulte  le  plan  de  l'ouvrage.  11 


448  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

s'agit,  d'abord,  de  montrer  à  quelle  tradition  commune  ont  puisé  les 
deux  adversaires,  et  quel  fut  l'accueil  réservé  —  à  brève  ou  courte 
échéance  —  à  leurs  thèses  respectives.  En  second  lieu,  il  s'agit 
d'exposer  quelle  fut  l'esthétique  de  Herder  au  temps  de  sa  pleine  for- 
mation, c'est-à-dire  telle  qu'il  l'expose  dans  son  ouvrage  essentiel,  la 
Kalligone.  En  troisième  lieu,  il  s'agit  d'examiner  ce  que  deviennent  les 
problèmes  que  le  Kalligone  devait  s'efforcer  de  résoudre  dans  l'ouvrage 
capital  de  Kant,  la  Critique  du  Jugement. 

Les  thèses  essentielles  de  Herder  sont  celles  de  la  signification  et 
de  la  perfection.  Vanimation  esthétique  des  choses  est,  non  pas 
enseignée  dogmatiquement,  mais  adoptée  comme  exprimant  le  point 
de  vue  naturel.  Le  beau  réside,  dès  lors,  dans  Yobjet  lui-même;  l'acte 
esthétique  consiste  dans  l'abandon  de  soi-même  à  l'objet,  donc  dans 
la  sympathie;  la  connaissance  objective  devient  la  mesure  de  la  com- 
pétence esthétique,  le  concept  est  misa  son  rang  dans  la  connais- 
sance esthétique;  et  une  échelle  des  valeurs  esthétiques  s'établit 
d'après  l'échelle  des  valeurs  objectives.  Le  beau  est  identifié  au  vrai; 
l'esthétique  est  normative,  il  y  a  un  idéal  esthétique  et  une  éducation 
esthétique.  Le  sublime,  objectivement  déterminé,  consiste  dans  ce 
qui  éZère  l'homme  vers  l'idéal  de  l'humanité.  —  Et  de  cette  esthétique 
se  dégage  une  philosophie  de  la  nature,  une  doctrine  de  Vanimisme 
universel. 

A  ces  thèses  de  Herder  M.  Jacobi  se  montre,  en  somme,  favorable.  Et 
les  thèses  opposées  de  l'esthétique  kantienne  lui  apparaissent  comme 
dogmatiques  et  moins  conformes  aux  tendances  modernes.  11  se  plaît, 
d'ailleurs,  à  montrer  les  inconséquences  où  la  force  même  des  choses 
réduit  l'apriorisme  et  le  formalisme  kantiens.  Mais,  s'il  condamne  le 
point  de  vue  subjectiviste  de  Kant,  s'il  repousse  (en  leur  sens  criti- 
ciste)  les  trois  principes  de  Vuniversalisation,  du  désintéressement, 
et  de  la  finalité  sans  fin,  —  il  n'en  admet  pas  moins  la  légitimité  rela- 
tive de  la  méthode  de  Kant,  laquelle  répond  (à  sa  manière)  au  problème 
de  la  genèse  du  phénomène  esthétique;  l'esthétique  phénoméniste,  et 
non  plus  génétique,  laquelle  traduit  le  phénomène  esthétique  en  sa 
nature  spéciale,  répond  plutôt  au  point  de  vue  de  Herder.  Mais  Herder 
reconnaît  le  rôle  secondaire  des  phénomènes  pré-esthétiques  et  laisse 
ainsi  à  la  méthode  génétique  son  rôle  légitime.  Seulement,  du  point 
de  vue  normatif  de  la  Kalligone,  les  erreurs  esthétiques,  auxquelles 
la  Critique  du  Jugement  (en  sa  haine  du  concept]  laisse  toute  carrière, 
se  trouvent  écartées  et  l'esthétique  objective  de  Herder  se  rattache 
bien  à  sa  philosophie  générale,  laquelle  professe  l'unité  de  l'être 
humain,  donne  au  vrai  la  préséance  sur  le  bien  et  le  beau,  et  voit 
dans  leur  fusion  (ainsi  hiérarchique)  l'idéal  de  la  pure  humanité. 

J.  Second. 


Le  propriétaire-gérant  :  Félix  Alcan 


Coulommiers.  —  Imp.  Paul  BRODARD. 


DOIT-ON  lO.NDEll  LA  SCIENCE  MORALE  ET  COMMENT?' 


I 

DOIT-ON   FONDER   LA   SCIENCE   MORALE? 

I.  —  Nécessité  des  principes. 

• 

«  Quand  j'ai  eu  trouvé  mes  principes,  tout  le  reste  est  venu  à 
moi.  »  L'aflaihlissement  de  l'esprit  philosophique  et  même  du  véri- 
table esprit  scientifique  s'est  toujours  reconnu,  dans  l'histoire,  à 
l'absence  de  «  principes  »  et  à  l'exclusive  domination  des  vues 
pratiques.  Non  moins  que  Montesquieu,  Auguste  Comte  déplorait 
la  dispersion  des  sciences  en  spécialités  sans  lien  entre  elles. 
Aujourd'hui,  quelques  philosophes  ou  sociologues  veulent  faire 
de  la  morale  une  sorte  de  spécialité  sur  laquelle  on  travaillerait 
sans  se  préoccuper  d'en  critiquer  et  d'en  justifier  les  bases.  Pour 
nous,  loin  de  faire  fi  des  principes,  nous  croyons  qu'ils  sont  l'essen- 
tiel. Y  substituer  la  pure  étude  de  faits  biologiques  ou  sociolo- 
giques, c'est  vouloir  faire  marcher  une  montre  sans  y  introduire  le 
grand  ressort.  Les  siècles  à  venir  seront  de  plus  en  plus  des 
«  siècles  de  lumières  ».  Espérer  que  l'homme  obéira  les  yeux 
bandés,  soit  aux  dogmes  religieux,  soit  aux  institutions  sociales, 
soit  à  l'intérêt  social,  soit  même  aux  lois  de  la  «  vie  »,  c'est  croire 
que  l'homme  se  fera  machine,  alors  qu'il  devient  chaque  jour  plus 
réfléchi  et  plus  raisonneur.  Vainement  on  nous  invite  à  délaisser 
pour  les  «  questions  pratiques  du  jour  »  la  paix  des  «  questions 
éternelles  ».  —  Dites  plutôt,  hélas!  le  tourment  des  questions  éter- 
nelles. Les  problèmes  du  jour  ne  peuvent  vraiment  se  résoudre 
qu'en  vertu  de  raisons  qui  les  dépassent  :  l'actuel  dépend  du  per- 
pétuel. S'agit-il  de  .savoir  si  le  soldat  doit  désobéir  à  ses  chefs  et 
même  tirer  sur  eux,  il  faudra  remonter  à  la  valeur  des  institutions 

I.  Ces  pages  sont  extraites  de  rintroduction  de  la  Murale  des  idées-forces,  qui 
va  paraître  à  la  librairie  Félix  Alcan. 

TOME  LXIV.   —    NOVKMBRE   1907.  29 


450  UEVUE    PHILOSOPHIQUE 

militaires  pour  la  défense  de  la  patrie  dans  l'état  présent  de 
l'Europe,  puis  à  la  valeur  de  l'idée  de  patrie,  puis  à  la  valeur  de 
l'idée  d'humanité,  et  ainsi  de  suite.  Le  souci  exclusif  du  particulier 
est  d'autant  plus  déplacé  en  morale  que  la  justice  consiste  à  agir 
selon  des  principes  généraux  et  même  universels,  qui  dépassent 
l'individu  et  l'heure  présente.  L'empirisme  moral  est  aveugle  et 
paralytique. 

On  a  beau  répondre  :  «  La  morale  est  de  l'ordre  de  la  vie,  non 
de  la  spéculation  »  ;  quand  il  s'agit  de  mourir  pour  son  pays  ou 
pour  le  genre  humain,  il  y  a  là,  comme  nous  l'avons  dit  maintes 
fois,  une  spéculation  en  acte,  une  spéculation  vécue  pendant  un 
instant  qui  aboutit  à  la  mort  même.  Sans  aller  jusqu'aux  cas  les 
plus  «  tragiques  »  de  l'existence,  n'y  a-t-il  pas  encore  du  tragique 
dans  toute  détermination  désintéressée  qui  coûte  un  sacrifice?  Le 
drame  est  beaucoup  plus  fréquent  dans  la  vie  réelle  qu'on  ne  se 
l'imagine.  «  La  vie  est  sérieuse  »,  dit  Schiller;  elle  est  souvent 
triste,  ajouterons-nous.  Toute  vertu  implique  courage,  persévé- 
rance, force  d'âme,  abnégation,  renoncement,  dévouement,  effort 
sur  soi,  si  pénible  souvent  qu'on  faiblit  sous  le  fardeau. 

Bien  loin  de  n'avoir  pas  besoin  d'être  fondée,  la  morale  ofTre  ce 
caractère  particulier  que,  de  toutes  les  sciences  normatives,  elle 
est  la  seule  qui,  pour  se  constituer  comme  science  et  comme  pra- 
tique, ait  absolument  besoin  d'être  fondée  sous  tous  les  rapports. 
Elle  exige  des  principes  immanents  qui  lui  permettent,  en  tant  que 
science,  de  se  suffire  à  elle-même  et  d'être  vraiment  indépendante. 
Les  autres  sciences,  pour  se  développer  théoriquement  et  passer 
ensuite  à  la  pratique,  n'ont  pas  toujours  besoin  de  remonter  à  leurs 
principes  premiers,  ni  surtout  d'en  examiner  la  validité  et  l'objec- 
tivité; si  elles  réussissent  à  «  prévoir  »  et  à  «  pourvoir  »,  elles  ont 
rempli  leur  tâche  la  plus  importante.  Mais  la  morale  est  dans  une 
situation  toute  différente  et  ses  exigences  sont  autrement  impé- 
rieuses. La  pratique  de  la  géométrie  ou  de  la  physique  ne  change 
nullement  avec  les  idées  que  nous  nous  faisons  sur  la  valeur  objec- 
tive de  l'espace  ou  de  la  matière;  tout  se  passe  pour  nous  comme 
s'il  y  avait  un  espace  et  une  matière,  cela  suffit.  Mais,  si  nous 
considérons  la  moralité  comme  une  illusion,  tout  se  passera-t-il 
en  nous  comme  si  elle  avait  une  valeur  réelle?  Nous  serions  trop 
naïfs  de  nous  sacrifier  à  une  apparence.  Agir  comme  si  les  trois 


FOUILLÉE-    —    DOIT-ON    FO.NDEK    L\    SCIKNCK   .MOKAI.i:    EY   COM.MKM' ?       451 

angles  d'un  Irianj^le  valaieuL  deux  droits,  voila  qui  n'enlraînc  pas 
le  plus  léger  sacrifice;  au  contraire,  si  nous  agissions  autrement, 
nous  serions  vite  «  attrapés  ».   Mais  agir  comme  si  la  patrie  ou 
l'humanité  avaient  un  droit  supérieur  à  notre  intérêt,  à  notre  vie, 
voilà  qui  exige  un  sacrifice.  Si,  en  dernière  analyse,  ce  droit  supé- 
rieur est  imaginaire,  nous  nous  serons  attrapés  nous-mêmes.  Notre 
intérêt  est  toujours  d'agir  comme  si  deux  et  deux  faisaient  quatre, 
et  non  pas  cinq;  en  mettant  au  fond  d'un  tiroir  deux  francs  un  jour, 
deux  francs  un  autre,  il  m'est  utile  de  compter  sur  une  somme  de 
quatre  francs  à  dépenser,  non  sur  une  somme  de  cinq.  Au  con- 
traire, ce  n'est  nullement  mon  intérêt  d'agir  comme  si  je  deVais 
sacrifier  mon  intérêt.  S'il  est  des  géomètres  de  bonne  volonté  qui 
se  contentent  de  dire  :  il  est  commode  de  croire  que  la  ligne  droite 
est  le  plus  court  chemin  d'un  point  à  un  autre,  personne  ne  se 
contentera   en   morale    d'une   recommandation   comme   celle-ci  : 
Suivez  le  droit  chemin  comme  s'il  était  le  plus  commode.  La  mora- 
lité est,  dans  les  occasions  où  elle  est  vraiment  en  jeu,  tout  ce 
qu'il  y  a  de  moins  commode.  Les  comme  si  ne  sont  plus  de  mise  en 
celte  aflaire.  Personne  ne  voudra  lâcher  le  réel  pour  le  condi- 
tionnel, la  proie  pour  l'ombre.  On  ne  peut  donc  pas  se  passer  de 
raisons   bien   fondées  dans  l'action   morale,    qui   pose   le   grand 
problème  :  —  Que  vaut  la  vie  et  qu'est-ce  qui  fait  la  valeur  du 
«  vivre  »  ou,  au  besoin,  du  «  mourir  »■?  (Jue  vaut  l'individu  humain 
et  qu'est-ce  qui   en  constitue    la   dignité?  Que   vaut  la   société 
humaine?  A-t-elle  une  valeur  par  elle-même,  ou  par  les  personnes 
individuelles  qui   la  composent  et  par  le   but   universel   qu'elle 
poursuit?   —  Ces  problèmes  sont  intérieurs  et  immanents  à  la 
morale,  au  lieu  de  lui  être   extérieurs  et  transcendants,  comme 
dans  les  autres   sciences.  Tout  acte   moral  en  est  une   solution 
pratique,  raisonnée  ou  irraisonnée,    mais  qui,   dans  les  grandes 
occasions,  se  donne  toujours  à  elle-même  des  raisons. 

De  deux  choses  l'une  :  ou  l'idée  morale  est  vraie,  ou  elle  est 
fausse.  Dans  le  premier  cas,  il  faut  la  fonder  par  l'analyse  et  par  la 
critique  de  ses  éléments,  de  ses  conditions,  de  ses  origines;  dans 
le  second  cas,  il  faut  lui  enlever  tout  fondement  objectif  par  cette 
même  analyse  et  cette  même  critique.  Se  dispenser  d'examen  et  se 
servir,  comme  les  sociologues  exclusifs,  du  «  sentiment  d'obliga- 
tion ••>  pris  comme  «  fait  »,  pour  édifier  une  simple  physique  des 


452  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

mœurs,  ce  serait,  à  nos  yeux,  Tabdication  de  la  vraie  science  en 
même  temps  que  de  la  vraie  philosophie.  On  comprendrait  que 
la  «  science  des  mœurs  »  voulût  remplacer  la  morale  en  la  détrui- 
sant, mais  qu'elle  veuille  «  la  remplacer  sans  la  détruire  »  et  en 
prenant  pour  «  des  données  »  tous  les  produits  de  l'intention 
morale,  c'est  là  une  entreprise  qui  ne  nous  semble  ni  scientifique 
ni  philosophique. 


II.  —  En  quoi  consistent  les  fondements  d'une  science 
et,  en  particulier,  de  la  science  morale. 

Pour  déterminer  en  quoi  consistent  les  fondements  d'une 
science,  il  faut  se  placer  aux  trois  points  de  vue  de  la  logique,  de 
la  psychologie,  de  l'épistémologie.  J'entends  par  fondements 
logiques  d'une  science  l'ensemble  de  ses  principes  les  plus  géné- 
raux, auxquels  on  remonte  par  induction  ou  qu'on  dégage  par  ana- 
lyse. A  l'aide  de  ces  principes  dominateurs,  tout  le  reste  se  déduit. 
Ils  peuvent  consister  dans'  des  faits,  dans  des  lois,  dans  des  hypo- 
thèses, dans  des  postulats,  ou  même  dans  de  simples  idées,  dans 
des  constructions  de  l'esprit  formées  à  l'aide  des  matériaux  fournis 
par  l'expérience.  Les  principes  premiers  d'une  science  en  font 
l'unité  organique  et  permettent  la  systématisation  de  toutes  ses 
parties.  Grâce  à  eux,  un  rapport  s'étabht  entre  les  multiples  consé- 
quences et  le  petit  nombre  de  thèses  initiales  auxquelles  ces  consé- 
quences viennent  se  rattacher.  Dans  certaines  sciences,  comme  les 
mathématiques,  les  principes  ne  sont  pas  toujours  ce  qu'il  y  a  de 
plus  évident  à  première  vue.  Lorsqu'ils  peuvent  avoir  ce  carac- 
tère de  l'évidence,  ils  ont  le  double  avantage  delà  primauté  logique 
et  de  la  certitude  immédiate  :  tel  est  l'idéal  que  s'étaient  proposé 
les  anciens  et  aussi  Descartes.  Cet  idéal  demeure  celui  de  la 
morale,  alors  même  que  d'autres  sciences  pourraient  s'en  passer. 

Je  n'ignore  pas  qu'il  est  de  mode  aujourd'hui  chez  les  mathéma- 
ticiens (les  mathématiques  ont  aussi  leurs  modes)  de  dédaigner  les 
évidences  au  profit  des  jeux  de  la  logique.  Les  uns,  prenant  pour 
méthode  l'empirisme,  se  contentent  de  réussir  dans  la  pratique  et 
considèrent  les  principes  eux-mêmes  comme  des  moyens  de  réus- 
site, comme  des  postulats  pratiquement  commodes,  étant  donné  tel 
but.  D'autres  se  livrent  aux  fantaisies  d'une  imagination  combi- 


FOUILLÉE.    —    nOlT-ON    FONIll-R   LA    SCIENCE   MORALK    ET   COMMENT?      453 

nalrice  qui  croit  avoir  établi  \a  possifjitilédcfi  choses  par  ce  seul  fait 
qu'elle  a  évité  la  contradiction  clans  les  raisonnements.  Il  n'en 
demeure  pas  moins  vrai,  pour  les  logiciens  rigoureux,  qu'une 
science  qui,  dune  manière  ou  d'une  autre,  sur  un  point  ou  sur  un 
autre,  ne  prend  pas  pour  fondements  des  évidences  auxquelles  tout 
le  reste  se  ratlache,  demeure  une  construction  en  l'air,  incapable 
d'établir  non  seulement  des  réalités,  mais  môme  de  vraies  possibi- 
lités. Une  théorie  où  l'on  postulerait  que  le  contenu  est  plus  grand 
que  le  contenant  pourrait  être  logiquement  liée;  elle  n'établirait 
pas  plus  la  possiOilité  que  [arcalilé.  Il  y  a  une  logique  de  l'absurde. 
Toujours  est-il  que  la  morale,  elle,  doit  prendre  contact  et  avec  le 
véritable  possible  et  avec  le  réel;  car  son  domaine  est  à  la  fois  ce 
qu'il  y  a  de  plus  idéal,  comme  constituant  le  meilleur  possible,  et  ce 
qu'il  y  a  de  plus  réel,  comme  constituant  une  réalisation  du  meil- 
leur par  tout  notre  être,  un  don  de  notre  être  entier,  en  sa  réalité 
la  plus  intime,  aux  exigences  de  l'idéal.  La  morale  doit  sans  doute 
cU'o  conséquente,  mais  conséquente  avec  des  principes  qui  puissent 
s'imposera  l'intelligence  et,  par  l'intelligence,  à  la  volonté.  Il  ne 
s'agit  plus  ici  de  jeux  logiques,  mais  de  vie  vécue. 

J'entends  par  fondements  psychologiques  ceux  qui  établissent  la 
conformité  des  principes  d'une  science  avec  notre  constitution 
comme  êtres  doués  d'intelligence,  de  sensibilité  et  de  volontés. 
C'est,  par  cela  même,  l'harmonie  avec  le  contenu  le  plus  primitif 
de  l'expérience  interne  et  avec  les  formes  les  plus  essentielles  de 
cette  expérience. 

Le  résultat  des  fondements  psychologiques  est  de  conférer  à  une 
science  qui,  sans  cela,  aurait  pu  demeurer  un  édifice  tout  hypothé- 
tique, sa  première  base  solide,  son  premier  genre  de  légitimité  :  con- 
formité au  réel.  Ainsi  le  moraliste  doit  prouver,  par  ses  analyses,  que 
l'idée  morale  n'est  pas  une  pure  abstraction  ;  que,  de  fait,  nous 
sommes  constitués  moralement,  que  l'homme,  par  son  organisation 
même,  est  un  animal  moral,  (jue  les  principes  premiers  d'où  se 
déduit  la  science  de  l'action  sont  d'accord  avec  l'expérience  intime 
que  nous  avons  de  notre  humanité. 

Mais  cette  première  sorte  de  confirmation  n'est  pas  encore  suffi- 
sante; il  faut  en  venir  à  des  fondements  épistémologiques,  établis 
par  l'analyse  et  la  critique  de  la  connaissance.  Pour  cela,  il  faut 
rechercher  :  1°  l'origine;  2*  la  validité  objective  des  principes  à  la 


4S4  lïEVUE    PHILOSOPHIQUE 

fois  généraux  et  spéciaux  d'où  part  la  science.  Il  faut  voir  si  ces 
principes,  déjà  en  harmonie  de  fait  avec  notre  propre  nature,  sont 
aussi  en  harmonie  de  droit  avec  la  réalité  objective,  autant  que 
nous  pouvons  la  concevoir  d'après  notre  constitution  intellectuelle. 
Une  illusion  psychologiquement  naturelle  et  subjectivement  néces- 
saire n'en  serait  pas  moins  une  illusion  au  point  de  vue  objectif. 

Entre  les  diverses  sortes  de  fondements  que  nous  venons  de 
définir  nous  n'apercevons  pas  la  moindre  incompatibilité.  Dans  une 
remarquable  étude  publiée  par  la  lUmie  de  métaphijsique  et  de 
m.erale\  on  a  soutenu  qu'il  faut  choisir;  nous  choisissons  les  trois 
sortes  de  fondements  à  la  fois.  Tant  que  l'un  manque,  l'édifice  de 
la  morale  n'a  pas  de  bases  complètes:  il  peut  demeurer  une  cons- 
truction très  logique  et  intérieurement  cohérente,  mais  il  n'a  pas 
d'assises  dans  la  réalité. 

Le  caractère  propre  de  la  morale  des  idées-forces,  c'est  que  les 
fondements  sur  lesquels  elle  repose  sont  indivisiblement  psycholo- 
giques (analyse  du  sujet  conscient),  cosmologiques  (analyse  des 
objets  et  valeurs  objectives),  sociologiques  (rapport  des  sujets 
entre  eux),  épistémologiques  (rapport  du  sujet  à  l'objet).  Toute 
idée  n'est-elle  pas,  selon  nous,  un  acte  du  sujet  relatif  à  un  objet 
conçu  également  par  les  autres  sujets, avec  un  rapport  du  sujet  à  l'objet 
qui  constitueledegréde  validité  appartenantàridée?Ainsi  s'unissent 
scientifiquement  et  philosophiquement  tous  les  points  de  vue. 
Notre  bien  subjectif  contient  parmi  ses  éléments  la  satisfaction 
de  l'intelligence,  qui,  elle-même,  ne  peut  être  satisfaite  que  par 
des  raisons  objectives,  c'est-à-dire  par  des  idées  valables  pour  tous 
les  sujets  pensants;  il  en  résulte,  grâce  au  moyen  terme  de  l'intelli- 
gence et  de  ses  idées,  une  introduction  du  point  de  vue  imperson- 
nel dans  la  satisfaction  de  notre  volonté  personnelle.    Les  êtres 

4 

inintelligerits  sont  déterminés  par  des  lois;  les  êtres  intelligents 
sont  déterminés  par  la  représentation  même  des  lois,  qui  est  une 
idée-force.  De  là  une  synthèse  de  la  morale  subjective  et  de  la 
morale  objective,  de  la  morale  psychologique  et  des  morales  cos- 
mologique et  sociologique,  sous  le  contrôle  de  l'épistémologie.  Il 
est  difficile,  croyons-nous,  de  renverser  une  doctrine  qui  a  ainsi 
pour  caractère  d'être  universellement  synthétique  et  radicalement 

1.    M.   Lalande  :  Sur   une  fausse  exigence  de  la  raisoji  dans   la  mélhode  des 
sciences  morales  (1907). 


FOUILLÉE.    —    nniT-ON    FOMtER    I.A    SCIENCE    MOHAI.E    ET   COMMENT?      W) 

analytique.  Passons  en  revue  tous  les  aspects  dilTcrents  et  intime- 
ment liés  de  celte  doctrine. 


II 

MÉTUODE    ET   FONDEMENTS    LOGIQUES   DE   LA    MORALE 
DES  IDÉES-FORCES. 

I.  —  La  morale  peut-elle  élre  une  science? 

On  a  voulu  rejeter  la  morale  du  nombre  des  sciences  pour  celte* 
raison  qu'il  n'y  aurait  pas  de  science  normative,  de  science  pratique. 
C'est  ce  qu'un   logicien  ne  saurait  admettre  et  ce  qui  est  plus 
inadmissible  encore  pour  la  morale  des  idées-forces. 

Toute  science  de  faits  et  de  lois  roule  sur  des  rapports  de  causes 
à  cfl'cts  (de  condition  à  conditionné),  qui,  relativement  à  la  volonté, 
peuvent  devenir  rapports  de  moyens  à  fins,  sans  perdre  leur  carac- 
tère scienlifi(iue  el  môme  à  condition  de  le  garder.  Donc  toute 
science  roulant  sur  des  effets  qui  peuvent  devenir  moyens  est 
normative  par  conséquence  immédiate  et  directe.  Les  logiciens 
ne  nous  enseignent-ils  pas  que  la  déduction  théorique  ou  de  causa- 
lité devient,  par  un  simple  changement  dans  l'ordre  des  proposi- 
tions, une  démonstration  pratique  ou  de  finalité? Cette  interversion 
découle  nécessairement,  selon  nous,  de  ce  que  la  série  des  fins  et 
moyens  est  celle  des  causes  et  effets  renversée  :  c'est  la  volonté  de 
la  fin  qui  entraîne  la  volonté  du  moyen  '. 

1.  La  majeure  de  la  déduction  pratique  est,  comme  l'a  bien  montré  M.  Lachc- 
lier,  quelque  loi  de  la  nature,  quelque  rapport  constant  de  cause  à  eiïet.  La 
théorie  pose  la  cause,  par  exemple,  en  médecine  (science  normative),  l'action 
physiologique  des  salicylates,  pour  conclure  à  l'elTet  (suppression  du  rhumatisme)  ; 
la  pratique  pose  l'efTet  (suppression  du  rhumatisme)  comme  fin,  et  conclut  à 
la  cause  comme  moyen  (emploi  des  salicylates).  Les  principes  du  raisonnement 
sont  les  mêmes  de  part  et  d'autre;  l'ordre  cl  le  rôle  des  termes  est  seul 
changé.  Mais  en  quoi  celte  déduction  normative  est-elle  moins  scientifique  que 
la  déduction  théorique,  dont  elle  est  une  simple  modification  logique?  Seule- 
ment, dans  la  pratique,  diverses  déductions  peuvent  se  contrarier.  Le  salicylale 
est  contre-indiqué  chez  un  rhumatisant  cardiaque,  pour  cette  autre  loi  physio- 
logique que  le  salicylate  est  dangereux  pour  le  cœur.  La  pratique  est  un 
entrecroisement  de  théories,  où  l'on  risque  toujours  d'oublier  quelque  donnée 
théorique;  une  pratique  imparfaite  est  une  théorie  imparfaite. 

En  morale,  vous  retrouverez  tout  le  long  de  votre  chemin  des  déductions  à 
la  fois  théoriiiues  et  pratiques.  —  La  justice  comme  cause  et  moyen  est  néces- 
saire au  bien  de  la  société  comme  eiïet  et  fin;  or  je  veux  le  bien  de  la  société 
comme  effet  et  fin;  donc  je  veux  la  justice  comme  cause  el  moyen.  —  Tous  les 
raisonnements  de  ce  genre  sont  rigoureusement  scientifiques.  Il  est  manifeste 


456  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Non  seulement  est  possible  une  science  pratique  comme  la 
morale,  selon  nous,  mais,  toute  idée  ayant  par  elle-même  force 
normative,  il  s'ensuit  que'toute  théorie  est  pratique.  La  marchande 
à  qui  vous  demandez  quatre  oranges  et  qui  vous  en  donne  deux, 
puis  deux,  agit  sous  l'idée  que  deux  et  deux  font  quatre.  L'astro- 
nome, qui  fait  de  longues  additions  en  disant  2+2  =  4,  agit  sous 
la  même  idée.  La  connaissance  est  action  et  tend  toujours  à  l'action. 
Les  formules  les  plus  abstraites  de  l'algèbre,  si  elles  n'agissent  pas 
sur  les  mouvements  musculaires  de  l'astronome,  agissent  sur  les 
mouvements  cérébraux  et  font  tourner  dans  un  sens  déterminé  le 
moulin  à  équations. 

Une  science,  réplique-t-on,  n'a  pas  à  répondre  à  nos  besoins 
pratiques  :  a  elle  répond  seulement  à  notre  besoin  de  connaître.  » 
Mais,  en  morale,  j'ai  précisément  besoin  de  connaître  ce  qui  est  le 
meilleur  :  vivre  pour  manger,  ou  manger  pour  vivre  et  même  ne 
pas  manger  plutôt  que  de  trahir  l'honnêteté?  La  morale,  elle  aussi, 
est  une  connaissance;  mais  cette  connaissance  porte  précisément 
sur  les  valeurs  et  fins  de  la  pratique.  Vouloir  la  traiter  comme 
l'astronomie  ou  la  physique  moléculaire,  c'est  ne  tenir  aucun 
compte  des  difïérences  spécifiques,  ce  qui  est  cependant  la  pre- 
mière démarche  de  la  science. 

Dans  la  morale  des  idées-forces,  le  lien  de  la  pratique  avec  la 
théorie  est  plus  indissoluble  encore  que  partout  ailleurs,  puisque 
c'est  aux  idées  mêmes  quappartient  la  force  pratique,  grâce  à  ce 
qu'elles  enveloppent  de  satisfaisant  pour  l'intelligence,  la  sensibi- 
lité et  la  volonté. 


IL  —  Caractères  propres  de  la  méthode  des  idées-forces. 
Les  fausses  méthodes  scientifiques. 

Pour  fonder  logiquement  la  science  morale,  il  faut  d'abord 
déterminer  le  caractère  spécifique  de  la  moralité.  Tout  objet 
d'étude,  en  effet,  a  sa  «  différence  propre  »,  qu'il  faut  mettre  en 

qu'il  faudra  remonter  sans  cesse  de  majeure  en  majeure.  On  se  demandera,  par 
exemple,  pour  quelles  raisons  le  bien  de  la  société  est  une  fin  et  qu'est-ce  qui 
confère  à  la  société  une  valeur  supérieure.  La  morale  ne  sera  vraiment  fondée 
que  quand  on  aura  pu  remonter  logiquement  jusqu'à  ses  principes  à  la  fois 
spéciaux  et  généraux  et  que,  de  plus,  on  aura  justifié  ces  principes  par  l'analyse 
et  la  critique. 


FOUILLÉE.    —    DOIT-ON    FONDER    LA    SCIENCE   MOIUI.I':    KT    CO.M>li:M  ?      4o7 

lumière  avec  laide  de  rexpérience  et  ne  jamais  oublier  dans  le 
cours  de  ses  recherches.  On  doit  ensuite  employer  et  créer  au 
besoin  une  méthode  appropriée  à  l'objet  môme.  La  doctrine  des 
idées-forces  suivra  cette  voie.  Elle  mettra  en  lumière  la  nature 
sui  generis  de  l'acte  moral,  à  la  fois  personnel  par  la  volonté 
consciente  dont  il  émane  et  impersonnel  par  l'universalité  de  son 
but.  Examinez  les  principaux  types  de  moralité  qu'olîrent  les 
sociétés  passées  et  les  sociétés  présentes,  vous  reconnaîtrez  que  le 
désintéressement  de  l'individu  en  vue  du  groupe  a  toujours  été 
considéré  comme  le  fond  de  l'acte  moral.  Or,  un  tel  acte  n'est  ni 
biologique,  ni  primitivement  sociologique;  il  est  en  lui-mêmfe 
psychologique.  Tel  est  le  principe  d'où  part  la  morale  des  idées- 
forces.  Sa  méthode  a  deux  caractéristiques:  1°  elle  pousse  jusqu'au 
bout  les  deux  procédés  classiques  de  toute  méthode,  de  manière  à 
obtenir,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  l'analyse  radicale  et  la  syn- 
thèse intégrale  des  réalités  intérieures  ;  2°  elle  y  joint  la  réalisation  des 
idées  par  leur  force  automotrice.  Elle  fait  sortir  d'abord  l'idéal  du 
réel,  puis  le  réel  de  l'idéal.  Cette  marche  progressive  va  des  formes 
de  la  moralité  jusqu'à  son  fond  le  plus  intime;  elle  montre  que,  si 
tel  élément  encore  extérieur,  —  par  exemple  biologique  ou  socio- 
logique, —  est  nécessaire,  il  a  cependant  besoin  d'être  complété 
par  un  élément  plus  interne,  d'où  il  reçoit  un  sens  plus  profond  et 
une  vérité  plus  large,  jusqu'à  ce  qu'on  arrive,  par  delà  les  organes 
de  la  moralité,  à  l'âme  même.  C'est  cet  élément  dernier  et  essentiel 
qui  seul  introduit  la  vie  et  l'harmonie  dans  le  tout.  L'analyse  ainsi 
dirigée  à  fond  fournit  elle-même  la  synthèse,  en  révélant  le  rapport 
des  divers  éléments  avec  l'élément  fondamental. 

Une  telle  manière  de  procéder  n'est  pas  un  jeu  de  concepts  ni  de 
déductions  abstraites  :  n'avons-nous  pas  vu  qu'elle  part  des  faits, 
non  seulement  biologiques  et  sociologiques,  mais  psychologiques? 
Parmi  ces  faits,  la  morale  des  idées-forces  étudie  celui  même  qui 
est  la  condition  de  tous  les  autres  :  le  fait  de  conscience,  puis 
l'idée  morale,  qui,  selon  nous,  en  dérive  directement.  Les  déduc- 
tions ne  viennent  qu'ensuite  et  ne  partent  nullement  de  notions  a 
priori  ou  abstraites,  mais  de  faits  concrets  et  de  lois  expérimen- 
tales. 

Celte  méthode  analytique  et  synthétique,  par  l'unité  de  son  but 
nous  semble  propre  à  diminuer  les  divergences  relatives  au  bien 


'i58  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

parmi  les  hommes.  D'où  viennent,  en  effet,  ces  divergences?  —  De 
l'insuffisance  des  points  de  vue,  qui  demeurent  particuliers  et 
bornés,  faute  d'une  analyse  exhaustive  et  d'une  synthèse  com- 
préhensive.  Étroitesse  et  courte  vue  sont  les  grands  maux  de 
l'humanité;  en  morale,  ils  engendrent  division  et  discorde.  Nous 
repousserons  donc  tout  ensemble  et  le  parti  pris  de  l'exclusivisme 
et  l'arbitraire  de  l'éclectisme.  N'est-il  pas  déplorable  de  voirtantde 
gens  se  contenter  de  demi-vérités,  que  dis-je?  de  millièmes  de 
vérité,  sans  éprouver  le  besoin  de  compléter  leur  vision  insuffisante 
par  celle  que  peuvent  avoir  ceux  qui  sont  moins  myopes?  Si  on  leur 
propose  ce  qu'on  pourrait  appeler  une  vue  panoramique,  ils  pré- 
fèrent s'en  tenir  à  leur  petit  fragment  du  paysage  universel. 

Ce  défaut  n'est  pas  particulier  aux  ignorants;  il  se  retrouve  chez 
les  savants  spécialistes,  qui  d'ailleurs,  hors  de  leur  spécialité,  sont 
des  ignorants.  Que  de  systèmes  s'intitulent  abusivement  scienti- 
fiques. Soi-disant  positifs  et  a  posteriori,  ces  systèmes  reposent  sur 
une  assimilation  établie  a  priori  entre  lé  point  de  vue  propre  à  la 
morale  et  celui  de  telle  ou  telle  science  objective,  arbitrairement 
choisie  :  physique,  par  exemple,  d'où  la  physique  des  mœurs; 
biologie,  d'où  l'histoire  naturelle  des  mœurs;  sociologie,  d'où  la 
réduction  de  la  science  morale  à  la  science  sociale  des  mœurs,  etc. 
Or,  traiter  physiquement  les  choses  morales,  c'est  prendre  pour 
accordé  qu'il  n'y  a  aucune  différence  propre  entre  la  moralité  et  les 
choses  physiques.  Outre  qu'une  telle  supposition  est  gratuite,  elle 
est  précisément  improbable  a  priori.  De  même,  quand  on  veut  ne 
traiter  les  choses  morales  que  sociologiquement,  on  suppose  a /3n'on 
que  l'individu  est  tout  entier  un  produit  de  la  société,  chose  impro- 
bable encore,  môme  a  priori.  Le  vrai  procédé  scientifique,  c'est  de 
traiter  d'abord  j)sgchologiquement  les  choses  morales,  puisqu'elles 
ont  leur  siège  dans  la  pensée,  dans  le' sentiment  et  la  volonté  de 
l'individu  humain. 

De  plus,  quand  on  transporte  telles  quelles  en  morale  les 
méthodes  des  diverses  sciences  objectives,  on  oublie  de  se  demander 
si  un  objet  à  produire  et  à  donner  doit  être  étudié  par  la  môme 
méthode  que  les  objets  donnés  de  fait.  Il  y  a  là  une  nouvelle  erreur, 
trop  fréquente  chez  les  hommes  de  science. 

Enfin  les  sciences  déjà  constituées,  là  où  elles  peuvent  fournir 
des  indications  et  des  éléments  à  la  morale,  les  fournissent  tout 


FOUILLÉE.    —    liOIT-ON    FONDER    I.A    SCIENCE    MORALE    ET   COMMENT?      459 

autres  que  ce  que  croient  la  plupart  des  savants,  d'après  des  ana- 
logies superficielles  qui,  pour  être  empruntées  au  domaine  des 
sciences,  n'ont  elles-mêmes  rien  de  scientifique.  La  biologie  cl  la 
sociologie,  notamment,  ont  été  mal  interprétées  dans  leurs  consé- 
quences; de  là  le  pseudo-darwinisme  transporté  dans  l'ordre  moral 
et  social  avec  toute  la  brutalité  de  ses  assertions,  qui  ne  sont  pas 
mêmes  exactes  pour  les  animaux,  à  plus  forte  raison  pour  les 
hommes. 

La  vraie  méthode  scientifique  ne  consiste  pas  dans  l'emploi 
d'une  terminologie  qui  cache  Tobscurité  et  la  confusion  des  idées 
sous  l'apparente  précision  des  termes  techniques  :  processus,  inté- 
gration, dilïérenciation,  adaptation,  psychose,  symbiose,  etc.  Il  ne 
suffit  pas  d'atïubler  de  termes  scientifiques  un  amas  de  notions 
non  définies  non  démontrées,  pour  faire  de  la  morale  scienti- 
fique. On  abuse  aujourd'hui,  par  une  sorte  de  charlatanisme 
inconscient,  du  nom  vénéré  de  la  science,  pour  faire  croire  au 
public  qu'on  a  résolu  les  problèmes  moraux  en  les  transposant 
dans  la  langue  des  sciences  physiques  et  naturelles.  Soit,  par 
exemple,  le  problème  de  la  responsabilité.  Aura-l-on  beaucoup 
avancé  la  question  en  disant,  comme  certains  savants  de  l'école 
phvsiologique  :  «  Le  crime  n'est  pas  une  entité  juridique.  -^ 
Qu'est-ce  qu'une  entité  juridique^  —  Le  crime  «  est  une  modalité 
des  collectivités  «.  —  N'est-ce  point  aussi,  demanderons-nous,  une 
modalité  des  individualités?  —  Le  crime  est  «  un  phénomène  de  la 
vie  sociale  comme  l'ivrognerie,  la  charité,  la  débauche,  la  compas- 
sion, etc.  »  Cette  confusion  des  vices  et  des  vertus,  sous  prétexte 
que  tout  y  serait  social,  est-elle  vraiment  scientifique?  N'y  a-t-il 
aucune  distinction  entre  la  charité  et  l'assassinat? 

Beaucoup  d  hommes  de  science,  hors  de  leur  domaine  spécial,  se 
contentent  des  vues  les  plus  incomplètes.  Si  quelqu'un  s'avisait  de 
soutenir  devant  un  astronome  que,  le  soleil  étant  plus  près  de  la 
terre  en  hiver,  il  doit  faire  plus  chaud,  l'astronome  hausserait  les 
épaules  en  disant  :  —  «  Vous  ne  tenez  compte  que  d'une  seule 
donnée;  vous  oubliez  la  durée  plus  courte  de  la  présence  du  soleil 
au-dessus  de  l'horizon,  l'obliquité  plus  grande  de  ses  rayons,  etc.  » 
—  Mais  faites  raisonner  ce  même  homme  de  science  surla  morale, 
la  politique,  la  philosophie,  l'éducation,  que  de  fois  il  argumentera 
de  la  manière  même  qu'il  vient  de  blâmer! 


460  UEVUE    PHILOSOPLIIQL'E 

La  vraie  science  consiste  à  observer,  à  définir,  à  démontrer,  à  ne 
pas  dépasser  sans  cesse  les  prémisses  dans  les  conclusions,  à  ne 
pas  abuser  sans  cesse  de  l'ambiguïté  des  termes,  à  ne  pas  ignorer 
la  vraie  question  pour  passer  à  côté,  à  ne  pas  commettre  de  perpé- 
tuelles pétitions  de  principes.  Quand  les  «  scientifîqu  es  »  s'aven- 
turent dans  la  philosophie  et  dans  la  morale,  ils  entassent  généra- 
lement, avec  la  maladresse  de  l'inexpérience,  tous  lesparalogismes 
énumérés  dans  les  traités  de  logique.  Ce  qui  ne  les  empêche  pas 
d'aiïecter  le  plus  profond  dédain  pour  les  philosophes.  Ceux-ci  n'en 
continueront  pas  moins  de  croire  que  déraisonner  en  termes 
savants  n'est  pas  raisonner  scientifiquement. 


III 

FONDEMENTS    PSYCHOLOGUES,    SOCIOLOGIQUES   ET   COSMOLOGIQUES 
DE   LA   MORALE   DES   IDÉES-FORCES 

I.  —  L'idée  du  sujet  moral. 

1.  —  La  moralité  est  avant  tout  une  décision  de  l'individu.  Elle 
est  mieux  encore  que  ce  qu'un  astronome  appellerait  une  équation 
personnelle  ;  elle  est  une  action  personnelle  en  réponse  à  l'action 
du  milieu  physique,  physiologique,  social  et  même  cosmique.  De 
plus,  elle  est  une  réaction  du  moi  tout  entier,  s'exprimant  dans 
une  direction  finale  de  la  volonté.  Enfin  elle  est  une  réaction 
consciente  et  inteUigente,  qui  a  lieu  sous  l'idée  des  diverses  réac- 
tions possibles.  Un  acte  purement  machinal  n'aurait  évidemment 
rien  de  moral;  la  morahté  ne  commence  que  quand  on  sait  plus  ou 
moins  clairement  ce  qu'on  fait  et  pourquoi  on  le  fait.  Tout  ce  qu'on 
dira  de  la  spontanéité  avec  laquelle  l'Homme  de  bien  agit  ne 
l'empêchera  pas  d'agir  sous  une  idée,  par  une  idée,  pour  une  idée. 
Quelle  que  soit  la  «  genèse  »  de  la  morahté,  quelque  incontestable 
part  qu'y  aient  eue  la  société  et  la  nature,  la  morahté  n'en  demeure 
pas  moins,  en  son  essence  propre,  une  chose  de  «  for-intérieur  », 
une  impulsion  qui  enveloppe  sentiment  et  pensée. 

Consultez  l'expérience,  base  de  toute  science,  vous  reconnaîtrez 
en  tout  acte  moral  des  idées  latentes,  mais  que  l'auteur  de  l'acte 
ne  peut  pas  toujours  amener  à  la  pleine  lumière  de  la  réflexion. 


FOUILLÉE.     —    UOIT-O.N    FONUKU    I.A    SCIENCE    MOUALK    ET   COM.MEM  ?      461 

Poussez  à  bout  le  plus  humble  des  hommes,  comme  Socrale  aurait 
fait,  pour  lui  tirer  les  raisons  de  son  acte.  Supposons  qu'il  se  soit 
abstenu  de  dérober  une  somme  d'argent,  quoique  personne  n'eût 
pu   le   soup(;onn(M-  comme  auteur   du   vol.  Supposons-le  encore 
incroyant  au  point  de  vue  religieux  :  le  cas  est  devenu  fréquent 
mi^me  chez  les  hommes  du  peuple.  Il  n'en  dira  pas  moins  :  «  Je 
suis  pauvre,  mais  chacun  a  son  honneur».  Faisant  du  platonisme 
inconscient,  il  ajoutera  en  termes  familiers  qu'il  n'est  pas  de  ces 
«  types  »  qui  veulent  vivre  aux  dépens  d'autrui.  Bref,  il  traduira 
d'abord  un  certain  sentiment  de  dignité,  de  fierté  légitime  pour  un 
être  du  type  humain;  il  mettra  en  avant  son   moi,  mais  un  nvoi 
supérieur,  celui  d'un  être  qui  a  une  intelligence,  une  «  raison  », 
non  celui  d'une  «  brute  »  esclave  de  ses  instincts,  comme  le  chien 
qui  voit  un  bon  morceau  et  se  jette  dessus.  Poussez  encore  plus 
loin  vos  questions,  un  autre  aspect  de  l'acte  apparaîtra.  Peut-être 
notre  homme  commencera-t-il  par  faire  inconsciemment  dans  sa 
conduite  la  part  des  «  mœurs  »  établies  en  disant  :  -  «  Cela  ne  se 
fait  pas.  »  Mais  demandez-lui  pourquoi,  et  il  répondra  :  «  A  chacun 
son  dû.  Où  irions-nous  si  chacun  profitait  de  ce  qu'il  n'est  pas  vu 
pour  dépouiller  son  voisin?  »  Voilà  du  kantisme  inconscient.  «  Je 
sais  ce  que  je  dois  aux  autres  et  ce  que  je  ne  voudrais  pas  qu'on 
me  fît  ».  Christianisme  inconscient.  Bref,  notre  «  agent  moral  » 
finira  par  mettre  en  avant  l'idée  d'autrui,  qui  est  elle-même  liée  à 
l'idée  de  tous;  il  se  mettra,  comme  on  dit  «  à  la  place  des  autres  »; 
son  point  de  vue  deviendra  impersonnel,  puis,  de  question  en  ques- 
tion, universel.  Il  n'aura  lu  ni  Platon,  ni  Kant,  ni  Auguste  Comte, 
mais  Vidée  du  groupe  auquel  il  appartient  et,  de  groupe  en  groupe, 
l'idée  de  la  société  entière,  lldée  de  l'humanité  se  laissera  entrevoir 
au  fond  de  sa  pensée.  Vous  reconnaîtrez  finalement  en  lui  les  deux 
grands  pôles  de  toute  conception  morale  :  1°  le  vrai  moi  conscient 
de  soi-même,  principe  de  la  dignité  personnelle;  2"  Yauirui,  dont  la 
notion  est  le  principe  du  désintéressement  et  comme  un  premier  pas 
vers  Vuniversel.  Ce  sont  les  fondements  psychologiques  de  cette 
croyance  en  action  qui  est  la  moralité. 

Il  est  bien  clair  que  l'idée  d'un  rapport  entre  le  moi  actuel  et  un 
moi  supérieur,  ainsi  qu'entre  le  moi  et  autrui,  a  des  origines  en 
grande  partie  sociales  :  elle  résume  tout  le  travail  du  genre  humain. 
Est-ce  à  dire  que  le  germe  n'en  soit  pas  déjà  dans  la  constitution 


46i  IlEVUE    PIIILOSOPIIIQUK 

(Je  la  conscience  de  soi?  C'est  ce  qu'établira  la  première  partie  de 
notre  livre.  Nous  chercherons  ensuite  dans  la  conscience  collective 
la  confirmation  de  ce  que  nous  aurons  découvert  dans  la  con- 
science individuelle. 

II.  —  Le  premier  fondement  psychologique  de  la  morale  des 
idées-forces  sera  la  nature  humaine,  comme  le  veulent  les  natura- 
listes et  les  positivistes,  seulement,  nous  entendons  par  nature  non 
pas  un  ordre  de  choses,  mais  un  ordre  de  représentations  et 
daclions  soumises  à  un  déterminisme.  La  nature  mentale  est  bien 
dill'érente  de  la  nature  matérielle.  Quelque  opinion  que  l'on 
adopte  sur  le  fond  métaphysique,  il  y  a  pour  l'expérience  un 
devenir  mental  qui  se  sent,  se  dirige,  se  veut,  se  modifie,  une  nature 
mentale  qui  crée  elle-même  sa  rèalUé  par  l'idée  de  sa  possibilité  et  de 
sa  M  désirabililé  ».  Or,  un  tel  devenir,  qui  est  la  vie  même  des  indi- 
vidus, leur  vie  consciente,  ne  saurait  être  identifié  avec  les  réalités 
objectives  qui  constituent  la  nature  extérieure;  il  ne  saurait  l'être 
non  plus  avec  les  institutions  et  mœurs  qui  constituent  ce  qu'on 
peut  appeler  la  nature  sociale.  Vouloir  «  désubjectiver  entière- 
ment ■>,  comme  le  demande  M.  Lévy  Bruhl,  un  ordre  moral  qui  ne 
se  réalise  qu'en  se  pensant  et  en  se  voulant  lui-même  chez  les 
sujets  conscients,  c'est  le  détruire,  puisqu'il  est  essentiellement  la 
part  et  la  contribution  de  ces  sujets,  ce  qu'ils  fournissent,  eux,  et 
non  plus  ce  qui  leur  est  fourni  du  dehors.  Aussi,  même  indépen- 
damment de  toute  croyance  au  libre  arbitre,  la  vraie  méthode 
obli<çe  à  distinguer  siiécifiquement,  comme  nous  l'avons  fait,  le 
moral  propremeiil  dit  :  1"  (Ui  physique,  -1°  du  biologique,  3"  du 
sociologique,  -i"  du  métaphysique.  Et  c'est  sur  la  nature  mentale 
que  doit  se  fonder  la  moralité.  Ce  que  MM.  Durkheim  et  Lévy- 
Bruhl  ont  nommé  la  «  nature  morale  »  nous  semble  quelque  chose 
d'ambigu,  ({ui  désigne  à  la  fois  du  donné  (la  nature  mentale  ou 
sociale)  et  du  non-donné  (la  moralité  que  chacun  doit  l'aire  passer 
de  l'idéal  dans  le  réel). 

ill.  —  Outre  les  faits  de  la  nature  humaine,  avec  les  rapports  de 
causalité  qui  les  relient,  la  morale  des  idées-forces  a  un  second 
fondement  psychologique  non  moins  essentiel;  ce  sont  les  fins 
idéales  de  l'humanité.  N'est-il  pas  dans  la  nature  môme  de  l'homme 
de  ne  pas  se  contenter  de  sa  nature  actuelle,  mais  de  tendre  à  une 
nature  meilleure?  Après  les  réaUtés,  le  morahste  doit  étudier  les 


FOUILLÉE-    —   IKMT-O.I    fO!«J>KB    «A    «M:IK!*CE    MOIiM.K    F'T   rO^Mf^f  '       4*»3 

iiWi'dtiX.  (Jt'MX-ci  corrchpon'l<!rit  aux  but»  »|ij»r  jMjiirRujvmL  i'-r,  Ioih;- 
liori'*  u'AiircWnn  <J<!  rinlclli^^cnci!,  <lc  la  wîri*iihilil/:  <!l.  «le  In  voloril*-. 
Aux    rapport»    fon<l;irn'rril;iiJX    <l<;    f-au**;!!!!/:    rioim    «IcvroriH    <l<>nc 
joiruJnt  l/;»»  rapports  non  rnoiti»  forHJafn<rnl.'iiJX  «J«  finalil/j,  (^>ijafid  il 
H'a^il  de  tutïi'jicoH  ayant  pour  (A/yin  <U:*>  faiU  <tnli<;r«,'rn*:nl  <lonn/;» 
♦îl  (ïdH  loÏH  «lonnfWîH,  cornmc  la  pliv>iïjijc  ou  la  (Uiuiir,  Ut  point  We 
vue  lh('-ori<{ue  dr:  la  i.aiihhUi^'.  'loil  Atre  mnefU'.tiMutH'Ml  H/rparA  <Ju 
point  d<î  vue  pratique  <le»  fin»  el  moyen»  pour  l'aclion.  Main  c'eM 
à  Jort,  croyonH-nou«,  que  len  parti^anH  de  la  th/rorie  de»  "  nmuirn  t, 
veulent  Irannporler  la  rnftrne  ««/rparalion  dan»  la  morale,  Celle-ei  c»l 
précih/îmenl   une  itu'^orÏH  dk  la  pralif/ue,   une  tli/rorie  dcH  hut»  de 
l'action  ';t  de  leur  valeur  coniparalive.  Ut  rhimi«^lc  nr-tudie  pa» 
la  fin  de  loxy^ltnn,  mai»  le  morali«ite  «-ludic  leH  finn  inlernen  de  no» 
diverhe»  pui^Kanee»  et  op/rralion»  mentale»;  il  /dudie  le»  fin»  com- 
paralivr-H  de  la  vie  individuelle  et  de  la  vie  »<jciale,  etc.  Comment 
donc  une  lli/îorie  de»  fin»  k  r/raliner  dan»  la  pratique  pourrail-elle 
"  ahntraire  t/>ute  iiU',e  de  fin»  et  de  pratique    .  ?  Il  faut  hien  qu'il 
exi»te  une  w;ience  de»  objet»  le»  plu»  /devé»  que  nou»   fiouvon» 
poursuivre;  or,  dan»  cette  »<:ience,  lli/jorie  et  pratique  ne  jHriivent 
plu»  »'oppo»er,  comme  elle»  »  o(ipo»ent  dan»  le»  »/;ience»  qui  ne 
deviennent  «r/«  qu'à  traver»  line  foule  d'inlerrn<;diaireH.  Le»  qua- 
lité» tliéorique**  du  fer  et  la  lecbnique  du  forgeron  ne  »e  rejoig^nenl 
qu'après  une  quantit/:  de  moyen»  terme»;  mai»  il  n  en  e»t  plu»  de 
môme  rpjand  il  »'agit  de  nou«»,  de  ce  que  nou»  (»ouvon»  devenir. 
rx»mmenl,  par  exemple,  r<;f1échir  et  «  »p<-culer  >»  «ur  l'intelligence 
et  la  vérit/î  »anh  qu'il  en  rr-^ulte  immédiatement  une  repréMmtalion 
de  la  vérité  comme  fin  immanente  de  1  intelligence  et  une  propen- 
»ion  effective  ver»  la  vérité?  Ou  un  Nietz»clie  arrive  ré^dlernent  à 
établir  la  théorie  «  ha»chicliéenne  "  du  <  Hien  n'e»t  vrai  »,  il  aura 
ju»tifié  du  rnôme  coup  la  pratique  du  "  Tout  e»l  jn'.rmi*  o.  La  (U)U%\' 
dération  de»  fin»  n'e»l  antivcientifique  que  là  o/j  en  ne  »ont  pa»  le* 
fin»  qui  »ont  en  que»tion,  comme  en  a»tronomie;  mai%  l'oubli  de» 
fin»  e»t  à  »on  tour  anli»cientifique  \h  où  ce  »<jnt  préci»ément  le» 
fin»  et  leur  hiérarcbie  qui  »<>nl  en  question.  Le»  fin»  immanente»  â 
la   nature  humaine  doivent  donc  contribuer  à   fournir  le»  fonde- 
ment» psychologique»  de  la  science  morale. 


464  UEVUE    PHILOSOPHIQUE 


II.  —  Vidée  de  l'objet  moi^al. 

Le  second  livre  du  présent  ouvrage  traitera  de  l'objet  de  la  mora- 
lité. Ici  se  posera  un  problème  de  la  plus  haute  importance  pour 
les  principes  de  la  morale.  En  effet,  la  vraie  science  de  la  conduite 
exige  une  classification  théorique  des  objets,  destinée  à  se  changer 
en  classification  pratique.  La  connaissance  du  vrai  bien  ne  peut 
être  fondée  objectivement  que  sur  la  détermination  méthodique 
d'une  hiérarchie  des  êtres  et  des  actions  selon  leurs  qualités. 
Quelque  difficulté  qu'offre  cette  qualification,  nous  verrons  qu'elle 
peut  d'abord  se  faire  indépendamment  de  toute  idée  de  loi  morale 
et  à  un  point  de  vue  purement  scientifique.  L'échelle  intellectuelle 
des  qualités  deviendra  ensuite  une  règle  de  choix  pratique,  une 
échelle  de  valeurs  ou  d'idées-forces. 

Pour  une  morale  purement  scientifique,  les  valeurs  sont  toujours 
relatives,  qu'on  les  considère  du  côté  du  sujet  ou  de  l'objet. 
L'existence  de  valeurs  absolues  implique  l'existence  de  l'absolu 
lui-même;  c'est  là  une  question  de  métaphysique  et  de  métamorale, 
à  laquelle  on  ne  peut  suspendre  la  morale  comme  science.  D'ail- 
leurs, en  admettant  l'existence  de  valeurs  absolues,  la  conformité 
de  nos  valeurs  humaines  à  ces  valeurs  ne  pourra  être  scientifique- 
ment garantie,  nous  ne  pourrons  jamais  juger  des  premières  que 
d'après  les  secondes.  Notre  idée  de  l'absolu  est  notre  idée;  elle  est 
une  idée  de  l'absolu  relative  à  notre  pensée.  C'est  ce  qui  fait  le 
cercle  vicieux  de  la  morale  théologique  :  elle  veut  faire  de  Dieu  le 
principe  de  la  morale,  au  lieu  d'en  faire,  s'il  y  a  lieu,  un  postulat  à 
examiner  dans  les  conclusions  dernières  de  la  morale.  Nous  trans- 
poserons l'idée  même  de  l'absolu,  en  tant  qu'idée  de  notre  esprit, 
dans  le  relatif  et  dans  l'humain,  pour 'chercher  quelle  action  cette 
idée  y  peut  exercer  et  si  cette  action  a  sa  place  en  morale.  Au  lieu 
de  spéculer  sur  le  bien  absolu,  la  morale  des  idées-forces,  en  tant 
que  science,  se  bornera  aux  valeurs  ultimes  ou  fondamentales,  c'est- 
à-dire  telles  que  Vanalyse  ne  puisse  aller  au  delà.  Ces  valeurs  auront 
nécessairement  des  rapports  avec  l'expérience  conscïenle,  en  dehors 
de  laquelle  aucune  valeur  n'est  pour  nous  concevable.  Une  valeur 
dont  on  n'a  pas  la  conscience  ne  vaut  pas  pour  la  conscience  et, 
par  conséquent,  est  pour  nous  comme  si  elle  n'existait  pas.  Nietzsche 


FOUILLÉE.    —    DOIT-ON    lO.NOER    I.A    SCIKNCI-    MORM.K    ET   COMMENT?      46?) 

a  donc  eu  tort  de  substituera  ce  qu'il  ai)pelle  «  l'absurde  surestime 
de  la  conscience  »  une  sous-estime  encore  plus  inexacte.  Notre 
conscience  est  la  conscience  de  fonctions  qui  s'accomplissent  en 
nous  :  fonctions  intellectives,  sensilives  et  volilives;  la  valeur  est 
pour  nous  l'accomplissement  aussi  parfait  que  possible  de  ces  fonc- 
tions; elle  est  la  perfection  fonctionnelle  sentie  et  jouissant  de  soi. 

La  part  inéluctable  de  relativité  qui  reste  dans  toutes  nos  idées 
leur  enlève-t-elle  leur  valeur  morale?  Non.  On  a  fort  justement 
remarqué  que  la  base  môme  de  notre  système  métrique,  le  mètre 
conservé  aux  archives  n'a  pas  la  longueur  exacte  qu'il  devrait 
avoir  pour  satisfaire  à  sa  définition.  Est-ce  que  ce  défaut  d'exacli- 
lude  a  entravé  les  progrès  de  la  physique  et  même  de  l'astronomie? 
«  Certes,  si  le  mètre  des  archives  avait  été  remis  à  Moïse  sur  le 
Sinai,  il  aurait  de  ce  chef,  aux  yeux  de  certains  fidèles,  un  carac- 
tère apparent  de  certitude  que  la  Convention  n'a  pu  lui  donner; 
en  serail-il  plus  absolu?  »  Dira-t-on  que  les  lois  physiques  de 
léleclricité  et  de  la  pesanteur  n'existent  pas  parce  nous  ignorons 
ce  qu'est  en  soi  l'électricité  ou  la  pesanteur'? 

Il  y  a  une  relativité  inhérente  à  toutes  les  valeurs,  c'est  leur 
nécessaire  relation  avec  nous-mêmes  tels  que  nous  sommes  consti- 
tués, non  pas  seulement  avec  nos  désirs,  mais  aussi  avec  nos  idées 
et  représentations.  Si,  d'une  part,  les  objets  sont  désirables  parce 
que  nous  les  désirons,  d'autre  part,  nous  ne  les  désirerions  pas  si 
nous  n'avions  pas  l'idée  de  ces  objets,  de  leurs  lois  indépendantes 
de  nos  désirs,  de  leur  valeur  indépendante  de  nous,  de  leur  place 
et  de  leur  rang  dans  le  monde.  La  connaissance  ou  la  science  donne 
donc  à  certains  objets  la  qualité  de  désirables,  qu'ils  n'auraient  pas 
eue  sans  elle;  elle  la  leur  donne  par  Vidée,  où  toute  connaissance  se 
formule  et  se  résume.  La  vérité  elle-même  est  désirable  et  désirée, 
parce  qu'elle  satisfait  notre  instinct  intellectuel  et  rationnel,  non 
moins  vital  que  les  autres  ;  nous  ne  pouvons  donc,  sans  cesser 
d'être  hommes,  être  indifférents  à  la  vérité  non  humaine,  à  la 
vérité  indépendante  de  l'homme.  Ainsi  se  révèlent,  d'une  façon 
inextricable,  et  la  relativité  des  valeurs  subjectives  et  la  concep- 
tion de  la  vérité  objective. 

1.  Ces  remarques  sont  de  M.  Brunot,  l'auteur  des  lectures  sur  la  Solidarité, 
qui  suscitèrent  à  l'Académie  des  Sciences  morales  une  longue  et  intéressante 
discussion  (1905). 

TOME  LXIV.   —  1907.  30 


466  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Selon  la  doctrine  des  idées-forces,  toute  vérité  est  une  relation 
de  solidarité,  toute  loi  découverte  par  l'intelligence  et  fixée  dans 
une  idée  est  un  lien  qui  donne  lieu  à  d'autres  liens  solidaires  les 
uns  des  autres.  Ces  liens  objectifs  entraînent  à  leur  tour  des  liens 
subjectifs.  En  effet,  ils  lient  notre  intelligence  ou,  si  l'on  veut, 
notre  instinct  intellectuel  et  rationnel,  dont  ils  sont  la  satisfaction 
en  même  temps  que  la  loi;  or,  du  même  coup,  ils  lient  les  instincts 
esthétique,  moral  et  social,  parce  que  ces  instincts,   chez  tout 
homme  normalement  constitué,  sont  eux-mêmes  rattachés  à  l'ins- 
tinct intellectuel  par  des  solidarités  indissolubles,  qui  constituent 
la  personne  même.  La  vérité  est  donc  une  solidarité  interne  en 
même  temps  qu'externe,  et,  de  plus,  une  solidarité  entre  l'externe  et 
l'interne.  Au  fond,  cette  solidarité  est  un  déterminisme  indissolu- 
blement objectif  et  subjectif,  qui  prend  conscience  de  lui-même  et 
de  son  réseau  d'infinies  relations  mutuellement  impliquées.  Ce  qu'on 
nomme  Y  obligation  est  un  lien  de  vérité,  une  relation  de  solidarité 
indissoluble  entre  l'intelligence,  la  sensibilité  et  la  volonté,  qui  sont 
elles-mêmes  indissolublement  solidaires  des  rapports  objectifs,  lois 
ou  liens  des  choses.  Nous  sommes  «  engagés  »,  comme  dit  Pascal; 
il  ne  s'agit  pas  de  farkr  simplement,  mais  de  connaître,  et,  si  on  ne 
connaît  pas  tout,  d'agir  selon  ce  qu'on  connaît,  selon  ce  qu'on  pense 
comme  meilleur  et  plus  vrai.  Tel  est,  au  point  de  vue  des  objets,  le 
sens  le  plus  profond  que  peut  prendre  la  morale  de  la  solidarité, 
outre  celui  qu'elle  reçoit  déjà  de  la  solidarité  intime  qui,  dans  toute 
conscience,  unit  l'idée  du  sujet  à  l'idée  de  tous  les  autres  sujets. 
La  vérité  «  oblige  »  parce  qu'elle  lie  les  objets  entre  eux,  les  objets 
au  sujet,  le  sujet  aux  autres  sujets;  elle  est  solidarité  entre  l'homme 
et  le  monde,    sohdarité  entre  les  divers  hommes;  elle  est  sociale 
parce  qu'elle  est  cosmique;  elle  est  morale  parce  qu'elle  est  cos- 
mique et  sociale,  surtout  parce  qu'elle  est  psychique  et  que  nous 
sommes   nous-mêmes  un  ensemble  de  lois  incarnées  et  vivantes, 
dont  la   solidarité  interne  fait  notre  individuahté.  La  doctrine  des 
idées-forces  ramène  ainsi  à  l'unité  la  morale  antique  de  la  vérité  «  en 
soi  »  et  la  morale  moderne  de  la  solidarité  entre  nous  et  le  Tout. 

Notre  t  héorie  des  qualités  objectives  complétera  notre  théorie 
du  sujet  conscient.  Nous  opposerons  au  formalisme  de  Kant 
un  réalisme  supérieur,  fondé  à  la  fois  sur  ce  que  nous  savons 
du  sujet  et  des  objets.  Nous  nous  élèverons  tout  ensemble  au-dessus 


FOUILLÉE.    —    UOIT-ON    FONDER    I.A    SCIENCE   MORALE    ET   COMMENT?      467 

du  point  de  vue  ontologique  des  anciens,  qui  poursuivaient  labsolu 
et  du  point  de  vue  trop  étroitement  critique  de  Kant,  pour  nous 
placer  à  un  point  de  vue  vrainienl  scientifique. 

III.  —  Rapport  des  sujets  entre  eux. 

Une  fois  fondée  sur  la  nature  et  la  valeur  de  la  conscience,  la 
morale  des  idées-forces  aura  l'avantage  de  réconcilier,  comme  la 
conscience  môme,  le  point  de  vue  individuel  et  le  point  de  vue 
social  ou  même  universel.  Nous  n'accorderons  ni  que  la  morale 
future  doive  être,  en  son  essence,  purement  individualiste,  ni  qu'elle 
doive  être  exclusivement  sociale.  D'une  part,  la  vie  raisonnable 
et  rationnelle,  c'est  la  vie  universelle,  qui  ne  peut  se  réaliser  plei- 
nement dans  l'individu  comme  tel,  mais  se  réalise  dans  la  société 
avec  d'autres  êtres.  D'autre  part,  la  vie  universelle  et  vraiment 
sociale  ne  peut  se  réaliser  dans  une  société  comme  telle  sans 
individus  conscients  et  «  raisonnables  >>  pour  la  concevoir  et  la 
vouloir.  La  morale  est  donc  à  la  fois  psychologique  et  sociolo- 
gique. Nous  croyons  que  l'avenir  mettra  de  plus  en  plus  en  lumière 
le  côté  social  de  l'individu,  mais  nous  admettons  en  même  temps, 
—  sans  la  moindre  contradiction,  —  que  le  côté  individuel  et  le 
côté  universel  iront  en  s'accusant.  Toutes  les  vertus  ont  une 
valeur  pour  la  société,  mais  ce  qui  est  vraiment  moral  dans  la 
moralité  sociale,  c'est  l'intention  personnelle  de  procurer  le  plus 
grand  bien.  Justice  et  charité  sociales  impliquent  donc  avant  tout 
sagesse,  tempérance  et  courage  individuels;  elles  sont  moralement 
des  actes  de  sagesse,  de  tempérance  et  de  courage  :  c'est  seulement 
par  leur  côté  objectif  qu'elles  sont  justice  et  charité.  Supprimez 
l'idéal  de  connaissance,  de  modération  et  de  force  d'ùme,  idéal  que 
je  conçois  pour  moi  comme  pour  autrui,  et  vous  aurez  supprimé 
tout  véritable  idéal  social,  du  moins  tout  idéal  offrant  un  caractère 
de  moralité.  La  conduite  exige  une  subordination  de  nos  fonctions 
personnelles  les  unes  aux  autres  selon  leur  valeur,  qui  n'est  pas  uni- 
quement sociale.  L'intelligence,  par  exemple,  est  supérieure  à  tel 
ou  tel  appétit  ayant  pour  objet  le  corps,  au  besoin  de  se  gratter 
pour  se  délivrer  d'une  démangeaison,  besoin  qu'éprouve  le  plus 
stupide  des  animaux  comme  le  plus  intelligent.  Les  valeurs  sociales 
sont  elles-mêmes  fondées  sur  les  valeurs  psychiques.  Inversement, 


468  IIEVUE    PHlLOSOPHiaUE 

les  valeurs  psychiques  ne  peuvent  atteindre  leur  entier  dévelop- 
pement et  trouver  leur  dernier  objet  que  dans  et  par  la  société. 
Tout  système  exclusivement  individualiste  ou  exclusivement  socia- 
liste, est  donc  une  mutilation  du  réel. 

S'élevant  au-dessus  de  ces  systèmes  contraires,  la  morale  des 
idées-forces  sera  plus  profondément  individualiste  que  toutes 
les  autres.  Celles-ci,  en  effet,  s'en  tiennent  aux  manifesta- 
tions extérieures  de  l'individualité,  à  ses  intérêts,  comme  dans 
l'utilitarisme,  à  son  expansion  de  puissance,  comme  dans  le  nietzs- 
chéïsme.  Nous,  nous  irons  au  plus  profond  de  l'individualité  pour 
chercher  ce  qui  la  constitue;  nous  découvrirons  que  le  seul 
véritable  individu  est  celui  qui,  grâce  à  la  conscience,  existe  non 
pas  seulement  en  soi,  mais  pour  soi.  Exister  m  soi,  au  fond,  n'a  ni 
sens  ni  valeur  si  on  n'existe  pas  aussi  pour  soi,  si  on  ne  sent  pas 
son  existence,  si  on  ne  la  pense  pas,  si  on  ne  la  veut  pas.  Le  moi 
est  une  idée-force  d'existence  personnelle  qui  se  réahse  en  se  con- 
cevant, qui  se  détache  ainsi  du  reste  pour  former  un  tout  nouveau 
au  sein  du  grand  tout.  Nous  devons  donc  commencer  par  avoir  un 
vrai  moi.  Mais,  d'autre  part,  la  morale  des  idées-forces  sera  plus 
profondément  universaliste  que  toutes  les  autres,  puisque  l'univer- 
salité y  sortira  de  cette  conscience  même  où  l'individualité  se 
constitue  en  se  pensant.  Je  ne  puis  avoir  un  véritable  moi  qu'en 
pensant  les  autres  et  le  tout.  Ce  qui  fait  l'individualité  complète, 
c'est  l'universalité  immanente  à  la  conscience;  et  seule  capable,  en 
pensant  l'universel,  de  lui  donner  une  existence.  Que  serait  Vunivers 
et.  ou  serait-il  en  tant  qu'univers,  s'il  n'y  avait  aucune  conscience 
pour  le  penser?  Il  s'évanouirait  dans  l'éparpillement  des  phéno- 
mènes s'ignorant  l'un  et  l'autre  :  faute  de  l'idée  du  tout,  qui  seule 
totalise,  il  n'y  aurait  vraiment  plus  de  tout. 

IV.  —  Rapport  entre  le  sujet  moral  et  Vobjet. 

Pour  ce  qui  concerne  le  rapport  entre  le  sujet  moral  et  son  objet, 
la  théorie  de  l'idéal  persuasif  établira  une  orientation  nouvelle. 
L'analyse  même  du  sujet  conscient  et  celle  des  quahtés  de  l'objet 
nous  permettra  de  déterminer  le  rapport  des  deux  termes.  Nous  ne 
nous  rangerons  pas  du  côté  des  criticistes  et  néocriticistes,  qui  con- 
idèrent  l'obligation  comme  un  caractère  ultime  et  irréductible,  au 


FOUILLÉE.    —    DOIT-ON    FONHEFt    LA    SCIENCE   MOUALE    ET   COMMENT?      4C9 

delà  duquel  il  n'y  aurait  rien  à  chercher.  Non  seulement  Tobligation 
ne  suffit  pas  à  définir  la  moralité  du  point  de  vue  objectif,  à  nous 
révéler  ses  conditions  d'existence  hors  de  nous,  mais  elle  ne  suffit  pas 
à  la  définir  du  côté  subjectif,  à  nous  révéler  ses  conditions  d'exis- 
tence en  nous.  La  forme  de  l'obligation  doit  être  le  caractère  d'une 
réalité;  elle  doit  donc  se  déduire,  au  lieu  de  se  poser  comme  un 
principe  primitif.  C'est  pour  cela  que  nous  chercherons  une  déduc- 
tion du  doit-éire,  en  partant  de  Vètre  intérieur  qui  nous  constitue  et 
constitue  aussi  la  société,  —  de  l'être  intérieur,  c'est-à-dire  conscient 
de  soi  et  présent  à  soi  par  la  pensée.  Là  où  nous  somines  et  pensons 
notre  être,  ainsi  que  l'être  d'autrui,  là  est  l'origine  de  ce  que  nous 
voulons  qui  soit  et  de  ce  que  nous  déclarons  devoir  être. 

Ainsi,  de  même  que  nous  nous  placerons  en  dehors  du  bien  en  soi, 
nous  nous  élèverons  au-dessus  de  Vimpératif  catégorique,  qui  était 
précisément  motivé  par  l'impossibité  d'atteindre  un  bien  en  soi, 
jointe  à  la  nécessité  d'une  règle  pour  notre  volonté. 

Au  lieu  de  laisser  le  bien  moral  à  l'état  de  pure  hypothèse, 
comme  a  fait  Guyau,  nous  y  montrerons  une  thèse  essentielle, 
dérivée  de  notre  nature  même  comme  êtres  pensants;  au  lieu  de 
simples  équivalents  du  bien  moral,  nous  essaierons  d'en  établir  les 
vrais  fondements.  Nous  comblerons  ainsi  le  vide  laissé  par  Guyau 
entre  la  morale  positive  qu'il  demandait  à  la  science  et  la  morale 
purement  hypothétique  qu'il  demandait  à  la  philosophie. 

La  doctrine  des  idées-forces  dépassera  de  même  la  théorie  nietz- 
schéenne. Celle-ci,  pour  aller  «  au  delà  du  bien  et  du  mal  »,  au 
delà  de  toute  obligation  et  de  tout  impératif,  considère  dans  le  sujet 
la  puissance;  elle  rabaisse  à  l'excès  la  pensée  et  même  le  sentiment. 
De  plus,  elle  abstrait  indûment  la  puissance  de  ses  objets  et  points 
d'application,  comme  si  le  pouvoir  se  suffisait  à  lui  seul.  Nous, 
nous  considérerons  la  totalité  du  sujet,  la  totahté  des  autres  sujets 
et  la  totalité  des  objets  :  là  seulement  se  trouve  la  vraie  «  table  des 
valeurs  ».  Pas  plus  pour  nous  que  pour  Guyau  et  pour  Nietzsche, 
cette  table  ne  .sera  primitivement  une  table  de  la  loi  ou  des  lois. 
N'avions-nous  pas  nous-môme,  dans  la  Philosophie  de  Platon, 
élevé  l'idéal  du  bien  au-dessus  de  la  loi  impérative?  Mais  précisé- 
ment Nietzsche,  par  une  autre  voie,  redescend  à  des  «  impératifs  », 
puisqu'il  veut  commander,  dominer,  se  commander  et  surtout 
commander  aux  autres,  se  faire  la  loi  et  la  faire  à  autrui.  Le  culte 


470  HEVUE   PUILOSOPHIQUE 

de  la  puissance  pour  la  puissance  aboutit  nécessairement  au  culte 
de  la  domination.  Au  contraire,  réintégrez  en  morale  la  pensée 
avec  ses  idées,  le  sentiment  avec  ses  joies,  vous  aurez,  au  lieu  d'un 
commandement,  une  persuasion  de  l'intelligence,  de  la  sensibilité 
et  de  la  volonté,  qui  sont  inséparables;  tout  impératif  s'évanouira 
dans  le  persuasif  suprême.  Nous  n'irons  pas  ainsi  «  au  delà 
du  bien  »,  ce  qui  serait  absurde  et  contradictoire,  mais  nous 
irons  au  delà  de  la  loi;  nous  irons  môme,  comme  Guyau  et 
Nietzsche,  au  delà  du  bien  moral  pour  poser  comme  n/ime  un  bien 
qui  est  bon  en  soi,  pour  soi,  par  soi,  et  en  même  temps  bon  pour 
tous,  en  tous,  par  tous  :  la  bonté.  Telle  est  l'idée  où  aboutit  toute 
conscience  et  qui,  en  sapercevant  elle-même,  ne  peut  pas  ne  pas  se 
vouloir  et  commencer  sa  propre  réalisation.  Seule,  cette  idée  est 
capable  de  satisfaire  pleinement  la  volonté,  parce  qu'elle  satisfait 
pleinement  la  pensée  et  l'amour,  le  «  grand  amour  »  dont  a  parlé 
Nietzsche  lui-même.  Seule  elle  peut  produire  la  plénitude  du 
bonheur,  dont  Nietzsche  fait  trop  bon  marché  en  ses  moments 
stoïques.  La  bonté  est  le  véritable  idéal  et  la  véritable  valeur  à 
laquelle,  dans  1'  «  évaluation  »,  doit  se  subordonner  tout  le  reste. 

lY 

FONDEMENTS  ÉPISTÉMOLOGIQUES  DE  LA  MORALE  DES  IDÉES-FORCES 

L'origine  et  la  validité  de  nos  idées  morales  sont  des  questions 
qui  relèvent  de  l'épistémologie.  Il  s'agit,  en  effet,  de  savoir  :  l''  si 
ces  idées  proviennent  de  notre  nature  même  et  de  celle  de  l'objet, 
ou  si  elles  ne  sont  qu'un  résultat  de  l'hérédité  et  du  milieu  social; 
2°  si  elles  ont  une  validité  objective  et  de  quelle  espèce.  Toutes  ces 
questions,  d'ailleurs,  ne  doivent  pas  précéder,  mais  suivre  l'établis- 
sement de  la  morale  sur  ses  bases  psychologiques,  sociologiques 
et  cosmologiques.  A  vrai  dire,  l'épistémologie  n'est  pas  une  fonda- 
tion, mais  une  consolidation.  De  fait  et  de  droit,  la  morale  est 
antérieure  à  toute  critique  de  la  connaissance  :  dès  qu'on  agit  selon 
des  idées,  le  problème  du  meilleur  choix  s'impose  et  on  ne  peut  pas 
ne  pas  agir.  C'est  seulement  plus  tard  que  s'éveille  l'esprit  critique. 
Aussi  adopterons-nous  une  méthode  directe  et  immédiate,  que 
nous  appellerons  précriiique,  pour  étudier  tout  d'abord  la  nature  et 


FOUILLÉE.    —    nOlT-ON    KO.NDEH    I.A    SCIE.NCli   MOItAl.K    ET   COMMLM  ?      471 

l'origine  psychologique   de    l'idée    morale.    Quoique   réservés  et 
reculés,  les  droits  de  la  critique  n'en  subsisteront  pas  moins. 

Le  moraliste,  quand  il  se  place  au  point  de  vue  épislémologique, 
doit  tout  d'abord  réfuter  le  dogmatisme  négatif  qu'on  trouve  dans 
les  tentatives  de  genèse  dues  à  l'école  matérialiste,  à  l'école 
biologi(iue,  t\  l'école  sociologique;  il  doit  maintenir,  comme 
nous  le  ferons,  le  point  de  vue  propre  de  la  psychologie,  l'irréduc- 
tibilité du  psychique  ou  du  conscient,  par  cela  même  du  moral.  La 
doctrine  des  idées-forces  ne  ferme  nullement  les  yeux  sur  la  genèse 
de  la  moralité,  mais  elle  en  montre,  autant  qu'il  est  possible,  les 
vraies  origines,  celles  qui  sont  en  nous,  non  pas  seulement  celles 
du  dehors,  *qui  ne  sont  pas  suffisantes  et  peuvent  bien  produire 
quelque  apparence  du  moral,  non  sa  réalité. 

Ilya  des  «  genèses  »  qui  fortifient  les  idées  et  d'autres  qui  en  dis- 
solvent la  substance.  La  connaissance  des  conditions  scientifiques 
qui  font  paraître  le  bâton  recourbé  dans  l'eau  détruit  la  croyance  à 
cette  illusion  visuelle,  en  l'expliquant;  mais  la  connaissance  des 
conditions  scientifiques  qui  font  paraître  le  bâton  droit  dans  l'air 
ne  fait  que  justifier  la  rectitude  de  notre  vision.  Tout  dépend  des 
conclusions  auxquelles  aboutit  l'explication  scientifique;  ces  con- 
clusions tantôt  confirment,  tantôt  infirment  les  apparences  des 
choses  pour  nous.  Si  donc  il  est  légitime  de  remonter,  autant  qu'il 
est  possible,  aux  conditions  et  causes  productrices  de  l'idée 
morale,  pour  en  expliquer  la  formation  et  le  développement,  il  ne 
faut  pas  commettre  des  erreurs  de  genèse  qui  aboutissent  à  déna- 
turer ou  à  détruire  l'objet  même  qu'on  veut  expliquer. 

Toutes  les  genèses  de  l'idée  morale  qui  ont  été  proposées  pour  la 
résoudre  en  éléments  extérieurs,  —  sociologiques,  biologiques  ou 
cosmologiques,  —  ne  sauraient  jamais  parvenir  à  leur  but.  En  effet, 
dans  les  questions  d'origine  et  de  genèse,  nous  ne  pouvons  jamais 
atteindre  une  explication  complète.  Nous  ne  pouvons,  en  particu- 
lier, découvrir  l'origine  de  la  conscience,  qui  est  le  germe  de  l'idée 
morale.  Dune  façon  générale,  nous  ne  pouvons  établir  avec  certi- 
tude l'origine  d'aucune  idée  fondamentale.  La  moralité  conservera 
donc  toujours  un  élément  irréductible,  inexplicable  par  des  causes 
étrangères. 

Le  point  de  vue  des  idées-forces  offre,  dans  les  questions  de 
genèse,  cet  avantage  particulier  de  mettre  l'idée  morale  à  l'abri 


472  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

de  toute  atteinte.  En  effet,  quelle  que  soit  la  genèse  qu'on  adopte 
comme  la  plus  probable,  il  demeure  toujours  certain  que  l'idée 
morale  existe  et  qu'elle  possède,  soit  originellement,  soit  par  acqui- 
sition à  travers  les  âges,  des  caractères  spécifiques.  La  morale  des 
idées-forces  ne  se  suspend  donc  pas  à  la  question  des  origines 
incertaines,  mais  à  la  question  des  caractères  certains  et  effets  cer- 
tains. De  quoi  Vidée  morale  elle-même  est-elle  ou  peut-elle  être 
Voriginel  Voilà  le  vrai  et  grand  problème.  Ce  n'est  pas  la  cause  de 
cette  idée  qui  soulève  la  question  la  plus  importante,  mais  ce  dont 
cette  idée  elle-même  peut  être  cause.  Nous  revenons  ainsi  au  point 
de  vue  propre  à  la  morale  des  idées-forces.  Quelque  part  énorme 
qu'ait  le  milieu  dans  la  genèse  de  l'idée  morale,  l'individu  la  fait 
toujours  sienne  en  la  concevant,  en  la  comprenant,  en  l'acceptant 
comme  idée,  non  pas  seulement  comme  fait  extérieur.  Or,  une  fois 
présente  à  la  pensée,  par  quelque  moyen  que  se  soit  produite  cette 
présence,  l'idée  ne  reste  pas  inactive  :  elle  provoque  une  réaction 
de  l'individu  à  l'égard  des  conceptions  qu'il  a  acquises  sur  son 
idéal  personnel  et  sur  l'idéal  commun  à  tous.  Cette  réaction  sub- 
siste indépendamment  des  questions  d'origine  :  elle  ne  concerne 
point  le  passé,  mais  l'avenir;  elle  est  la  force  que  l'idée  peut 
désormais  avoir  pour  réaliser  son  objet. 

La  position  particulière  que  prend  la  morale  des  idées-forces 
peut  s'exprimer  dans  ces  deux  propositions  :  1°  l'origine  de  l'idée 
morale  est  impossible  à  déterminer  complètement  et,  en  consé- 
quence, ne  peut  être  invoquée  contre  cette  idée;  '2°  l'idée  morale  est 
elle-même  l'origine  de  tout  cet  ensemble  d'effets  qui  constitue  le 
vrai  domaine  de  la  moralité. 


L  —  Problème  de  la  v.aUdité. 

A  la  question  de  l'origine  des  idées  est  liée  celle  de  leur  validité 
objective,  beaucoup  plus  importante.  Il  faut  savoir,  par  exemple, 
si  la  force  impérative  ou  persuasive  du  bien  moral  n'est  qu'une 
pure  apparence,  si  la  liberté  que  semble  impliquer  l'obligation  et 
même,  jusqu'à  un  certain  point,  la  «  persuasion  » ,  est  aussi  une  appa- 
rence, ce  qu'il  y  a  de  vrai  et  de  faux  dans  le  sentiment  que  nous 
avons  de  notre  volonté  indépendante,  de  notre  «  responsabilité  », 
de  notre  «  dignité  »,  de  notre  «  devoir  »,  de  notre  «  droit  »,  etc. 


FOUILLÉE.    —    UOIT-O.N    FONIIKR    LA    SCIE.NCK    MOIIALI':    ET   COMMK.M?       473 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  la  validité  absolue  de  nos  idées,  y  compris 
l'idée  morale,  puisse  cl  doive  ôlre  établie  pour  que  la  morale  con- 
serve sa  valeur  propre.  Nous  nous  trouvons  ici  en  face  du  doute 
qui  pèse  sur  toute  conception  humaine,  alors  môme  qu'elle 
résulte  de  notre  constitution  comme  êtres  pensants.  Ce  doute  ne 
peut  être  levé.  Bien  plus,  dans  Tordre  moral,  il  devient  une  condi- 
tion de  désintéressement;  c'est  lui  qui,  selon  la  loi  des  idées- 
forces,  communique  à  l'obligation  un  caractère  primitivement 
persuasif,  au  lieu  d'un  caractère  primitivement  impéralif. 

Si  nous  n'avons  pas  de  certitude  positive  en  faveur  de  l'idéal 
moral,  il  faut  pourtant  que  nous  n'ayons  pas  contre  lui  de  certitude 
négative;  en  d'autres  termes,  si  nous  ne  sommes  pas  certains  de  sa 
vérité  absolue,  encore  faut-il  que  nous  ne  soyons  pas  certains  de 
sa  fausseté  radicale.  Supposez  qu'on  démontre,  par  exemple,  que  la 
moralité  n'est  qu'une  façon  dont  la  nature  et  la  société  nous  plient 
à  leurs  fins,  par  suite  d'actions  et  réactions  à  la  fois  mécaniques  et 
organiques,  notre  moralité  conservera  sans  doute  une  validité 
comme  moyen  biologique  et  social,  mais  elle  perdra  sa  valeur  de  fin 
personnelle;  elle  deviendra,  au  point  de  vue  de  l'individu,  une 
erreur,  tout  en  gardant  sa  vérité  au  point  de  vue  de  l'espèce  ou  du 
groupe.  Si,  par  raisons  démonstratives,  l'individu  était  absolument 
convaincu  d'un  tel  état  de  choses,  il  est  douteux  que,  dans  les 
grandes  occasions,  il  voulût  se  sacrifier. 

Le  philosophe  doit  maintenir  avec  énergie  la  validité  psycholo- 
gique des  idées  morales  contre  ceux  qui  ne  leur  attribuent  qu'une 
validité  sociale.  Quand  je  dis  que  le  philosophe  doit  procéder  ainsi, 
ce  n'est  pas  pour  sauver  la  morale  aux  dépens  de  la  vérité  et  en 
vue  de  l'utilité;  c'est,  au  contraire,  parce  que  je  considère  comme 
une  vérité  la  valeur  intrinsèque  de  l'intelligence  et  de  la  connais- 
sance, de  la  volonté,  de  la  puissance  sur  soi  ou  sur  la  nature,  du 
pouvoir  d  aimer,  enfin  de  la  joie  qui  accompagne  l'exercice  de 
toutes  les  fonctions  psychiques.  Or,  ce  sont  là,  comme  nous  le  ver- 
rons, les  valeurs  nrjmaires,  qui  se  résument  dans  la  bonté  intrin- 
sèque et  extrinsèque.  Nul  n'a  jamais  prouvé  par  des  raisons  irréfu- 
tables que  ces  valeurs  soient  illusoires. 

La  doctrine  des  idées-forces,  ici  encore,  a  l'avantage  de  conserver 
une  solidité  qui  lui  est  propre  en  présence  des  résultats  les  plus 
hardis  de  la  critique;  car,  encore  une  fois,  l'idée  morale  existe  cer- 


474  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

tainement  comme  idée  et  ses  effets  ne  sont  certainement  pas  illu- 
soires, alors  même  qu'il  y  aurait  dans  ses  éléments  une  part  d'illu- 
sion. Elle  agit  et,  en  conséquence,  elle  n'est  pas  une  pure  chimère. 

II.  —  Problème  de  V efficacité  pratique. 

Dans  la  science  qui  a  pour  objet  la  pratique,  peut-on  être 
indifférent  aux  effets  pratiques  des  idées?  C'est  vraiment  là  qu'on 
juge  l'arbre  à  ses  fruits.  Si  un  jardinier  greffe  l'amer  sur  le  doux 
au  lieu  de  greffer  le  doux  sur  l'amer,  il  est  permis  d'en  induire  que 
son  système  est  faux;  quand  un  médecin  tue  selon  les  règles,  ses 
règles  sont  fausses.  L'examen  des  conséquences  a  sa  place  dans 
toute  recherche  scientifique.  La  science  s'occupe  de  toutes  les 
différences  entre  les  choses;  les  différences  qui  existent  entre 
les  conséquences  de  doctrines  partant  de  principes  différents  ne 
sauraient  donc  être  en  dehors  de  la  science.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que 
la  considération  de  telles  ou  telles  conséquences  particulières  ne  doit 
pas  empêcher  l'étude  des  principes  généraux.  Aussi  sommes-nous  le 
premier  à  rejeter  les  arguments  superficiels  de  l'école  de  Cousin, 
qui  se  dispensait  trop  souvent  d'analyse  et  de  critique  pour  s'en 
tenir  à  l'utilité  sociale.  Il  n'en  demeure  pas  moins  vrai  que  l'effica- 
cité pratique  est  nécessaire  à  la  science,  toutes  les  fois  que  ses 
objets  ne  sont  pas  absolument  hors  de  notre  action  et,  pour  ainsi 
dire,  de  nos  atteintes.  On  peut  d'ailleurs  se  demander  si  jamais  les 
objets  d'une  science  quelconque  sont  indépendants  de  notre  acti- 
vité, de  notre  contrôle,  de  notre  vérification  au  moins  partielle  par 
l'expérience.  C'est  en  ce  sens  que,  d'une  façon  ou  de  l'autre,  la 
science  doit  toujours  «  réussir  ».  Sans  admettre  comme  suffisante 
et  «  adéquate  »  la  théorie  du  succès  dans  le  domaine  du  savoir, 
nous  reconnaissons  que  l'on  justifie  pratiquement  certaines  for- 
mules et  conventions  mathématiques,  parfois  bizarres,  en  disant  : 
«  Cela  réussit  ».  C'est  que,  grâce  à  ces  formules,  nous  finissons 
par  avoir  prise  sur  le  réel,  par  l'interpréter  ou  le  modifier.  Elles 
contiennent  donc  certains  rapports  vrais,  en  harmonie  avec  les 
rapports  des  choses.  Il  faut  de  même  que  la  moralité  ait  une  effica- 
cité et  un  succès  dans  le  domaine  du  réel  ;  il  faut  que  les  idées 
auxquelles  elle  se  suspend  soient  des  forces  capables  de  réaliser 
progressivement  leur  objet. 

L'argument  de  Guyau  relatif  à  la  puissance  dissolvante  des  idées 


FOUILLÉE.    —   UOll-ON    FO.NDEU    LA    SCIENCE   MOH.VLE    ET   COMMENT?      47o 

est  une  imporlanle  application  de  la  théorie  des  idées-forces;  mais 
il  faut  bien  en  saisir  la  portée  et  le  sens.  L'idée  réfléchie  n'est  une 
force  de  dissolution  pour  l'idée  spontanée  et  confuse,  pour  le  senti- 
ment, pour  l'instinct,  (ju  aidant  quelle  en  dévoile  Virralionalilé  intime 
ou  qu'elle  les  ramène  à  des  éléments  qui  en  sont  la  contradiction.  Si 
un  La  Rochefoucauld  ou  un  Nietzsche  parvenait  réellement  à 
découvrir  tous  les  éléments  de  l'amour-propre  sous  l'apparence  du 
désintéressement,  ceux  de  l'orgueil  sous  la  modestie,  ceux  de  la 
cupidité  sous  l'abnéi^alion,  pourrais-je  encore  prendre  au  sérieux 
ce  qui  me  semblait  d'abord  sublime?  Pourrais-je  surtout  faire  sur 
moi  un  efl'ort  douloureux  pour  réaliser  l'irréahsable? 

La  morale  des  idées-forces,  grâce  à  la  complète  immanence  de 
son  principe  i^lidéej  et  de  ses  résultats  (les  effets  intérieurs  de  l'idée), 
a  une  situation  privilégiée  dans  le  problème  de  la  validité,  non  moins 
que  dans  celui  de  l'origine.  Elle  offre  cette  particularité  d'être,  par 
sa  nature,  à  l'abri  des  effets  dissolvants  de  la  réflexion.  En  effet, 
elle  repose  sur  l'essence  môme  de  la  conscience  réfléchie,  qui  enve- 
loppe autrui  et  non  pas  seulement  moi,  ainsi  que  sur  la  pure 
idée  de  moralité,  qui  exprime  cette  essence.  Loin  de  craindre  la 
réflexion,  la  morale  des  idées-forces  l'appelle;  loin  de  redouter  la 
lumière,  elle  ne  vil  que  de  la  lumière  inhérente  aux  idées.  Son 
unique  point  d'appui  étant  en  elle,  elle  ne  relève  pas  du  dehors,  des 
considérations  extrinsèques  qui  portent  sur  les  mœurs  et  leur  his- 
toire, sur  les  sauvages  et  sur  les  animaux,  sur  l'évolution  de  la  vie 
et  de  la  société,  sur  tout  ce  qui  n'est  pas  le  moral  même,  c'est- 
à-dire  l'idée  désintéressée  se  réalisant  par  sa  propre  valeur  et  pour 
.sa  propre  valeur.  C'est  précisément  parce  que  Ihomme  est  un 
animal  capable  de  réflexion  qu'il  se  distingue  des  autres  animaux, 
pose  à  la  fois,  devant  la  pleine  clarté  de  sa  conscience,  le  moi, 
Vautrui,  le  tout  et  le  lien  qui  les  unit.  Or,  ce  qu'il  a  ainsi  posé 
lui-même,  rien  ne  pourra  en  détruire  l'idée  et  rien  ne  pourra 
l'empêcher  d'agir  sous  cette  idée.  En  somme,  la  morale  des  idées- 
forces  se  fonde  sur  des  éléments  à  la  fois  individualistes  et  uni- 
versalisles  qui  n'existent  que  dans  la  personne  consciente  de  soi 
et  d'autrui;  ses  éléments  sont  donc  ceux  de  la  réflexion  même  et, 
en  conséquence,  ne  peuvent  être  détruits  par  la  réflexion;  tout  au 
contraire;  la  réflexion  les  dégage  d'autant  mieux  qu'elle  est  poussée 
plus  à  fond  et  plus  loin. 


LE  ROLE  CIVILISATEUR  DES  ABSTRACTIONS 

DU  TOTÉMISME  AU  SOCIALISME 


Le  rôle  joué  dans  l'histoire  des  sociétés  humaines  par  la  généra- 
lisation et  l'abstraction  fut  toujours  considérable,  décisif,  et 
la  valeur  sociale  de  ces  opérations  intellectuelles  n'a  pas  cessé  de 
croître.  Sans  leur  intervention,  toute  culture  un  peu  intense  de 
l'esprit  eût  été  matériellement  —  physiologiquement  —  impossible. 
Car  les  générations  humaines  se  suivent  avec  rapidité,  tandis  que 
s'accumulent  et  s'entassent  les  connaissances  particulières,  con- 
crètes, empiriques.  Comment,  dans  le  nombre  minime  d'années 
dévolu  à  l'œuvre  pédagogique,  une  génération  aurait-elle  pu 
transférer  à  la  génération  suivante,  sans  recourir  à  des  procédés 
spéciaux  d'emmagasinement  et  de  conservation,  ces  énormes  blocs 
bruts  de  connaissances?  Nulle  mémoire  d'homme  n'aurait  suffi  à 
l'effroyable  tâche.  Et  depuis  de  longs  siècles  l'humanité  se  serait 
vue  enfermée  dans  ce  dilemme  :  ou  périr,  écrasée  par  la  haute 
montagne  du  savoir,  ou  renoncer  à  la  transmission  des  connais- 
sances, c'est-à-dire,  dans  l'espace  de  quelques  générations,  à  tout 
espoir  de  progrès. 

Cela  est  si  vrai  que  c'est  justement  à  notre  époque  —  caracté- 
risée par  un  foisonnement  prodigieux  de  menues  connaissances 
qui  échappent  aux  processus  réducteurs  et  régulateurs  de  l'abs- 
traction et  de  la  généralisation  —  que  ce  cri  sacrilège  a  retenti 
comme  un  appel  de  délivrance  :  à  bas  le  savoir  hostile  à  la  vie!  Au 
lieu  d'exciter  la  réprobation  universelle,  cette  parole  impie  eut  un 
écho  retentissant;  elle  trouva  des  auditoires  enthousiastes.  Telle 
nous  semble  la  raison  cachée  de  l'influence  qu'exercèrent  sur  les 
esprits  contemporains  le  pathos  cruel  d'un  Nietzsche  ou  la  philo- 
■sophie  naïve  d'un  Tolstoï. 

Le  cas  de  Nietzsche  est  particulièrement  instructif.  Nietzsche  se 
•donne  de  bonne  foi  pour  l'irréductible  paladin  de  l'individualisme, 


E.  DE  ROBERTY.    —   I-K    nÙ\.E   CIVIl.lSATLLd    l>i:s  AKSIUACTIO.NS     477 

aristocratique,  alfirme-t-il,  par  définition.  Or,  dans  ses  invectives 
les  plus  violentes  contre  la  science,  Nietzsche  apparaît  toujours,  en 
vérité,  comme  le  servant  involontaire,  lorgane  inconscient  de  ce 
troupeau  humain  qui  lui  faisait  horreur,  de  ces  foules  abêties  pour 
lesquelles  il  n'avait  pas  assez  de  dédain  et  de  méprisante  pitié. 
Sans  s'en  douter,  il  défend  avec  une  vigueur  que  personne  ne  sur- 
passa, les  intérêts  pressants  de  la  multitude,  ses  droits  imprescrip- 
tibles aux  hautes  jouissances  de  l'àme. 

Absorbées  par  de  rudes  travaux  physiques,  les  masses  populaires 
ploient  beaucoup  plus  facilement  que  les  élites  sous  le  lourd  far- 
deau des  connaissances  restées  inassimilées.  Et  c'est  pour  répondre 
à  la  peine  "imméritée  de  telles  foules  qu'à  certaines  époques  plus 
chargées  de  savoir  ou  plus  démocratiques  que  les  autres,  surgissent 
les  libérateurs  qui  conquièrent  d'un  coup  la  grande  vogue  :  les 
Rousseau  opposant  l'état  de  nature  aux  vices  artificiels  de  la  civi- 
lisation, les  Guyau  glorifiant  l'expansion  de  la  vie  physiologique, 
les  Marx  prônant  la  primauté  de  la  pratique  sur  la  théorie,  de 
l'action  sur  la  pensée,  les  Tolstoï  dissertant  à  perte  de  vue  sur  les 
méfaits  de  la  raison,  les  Nietzsche  raillant  l'outrecuidante  sottise 
des  modernes  dévots  de  la  science,  tous  les  amoureux  de  la  vie  en 
soi,  tous  les  zélateurs  de  l'action  pour  l'action!  Leurs  attaques 
contre  le  savoir  sont,  à  leur  insu,  provoquées  par  un  malaise  social 
redoutable,  la  difficulté  soudainement  éprouvée  de  transmettre  aux 
siècles  futurs  les  connaissances  contemporainnes.  Et  leur  indivi- 
dualisme outrancier  cache  mal  leur  folle  appréhension  des  nom- 
breux dangers  courus  précisément  par  le  groupe,  par  la  collecti- 
vité, par   la  chaîne  ininterrompue  des  époques  de  plus  en  plus 
experles  et  policées,  et  nullement  par  l'individu  comme  tel,  qui, 
échappé  au  naufrage  de  la  civilisation,  retournera  à  la  barbarie 
primitive,  redeviendra  vite  un  bel  animal  humain. 

Quoiqu'il  en  soit,  le  cri  d'alarme  jeté  par  les  prédécesseurs  de 
Nietzsche  et  par  Nietzsche  lui-même  dans  l'intérêt  direct  —  je  le 
répète  —  des  foules  démocratiques,  fut  des  plus  utiles.  Par  lui 
s'exprima  l'un  des  besoins  urgents  de  l'époque.  Assez  de  science 
empirique,  d'adoration  du  fait  brut  et  inexpliqué,  d'érudition  pure 
et  desséchante,  de  nourriture  intellectuelle  indigeste  et  intrans- 
missible à  l'ensemble  des  générations  futures.  La  peur  encore 
vague  qu'inspire  le  socialisme  ne  dénonce-t-elle  pas  déjà  ces  gêné- 


478  ItEVUE   PHILOSOPHIQL'E 

rations  comme  un  flot  montant  de  barbares?  C'est  par  les  procédés 
condensateurs  et  filtrateurs  de  la  raison  que  l'énorme  amas  de  con- 
naissances particulières  se  peut  transmuer  en  une  sève  jeune  et 
nouvelle  circulant  dans  toutes  les  parties  du  corps  social;  et  l'excès 
d'historisme,  la  pléthore  empirique  pourrait  bien  devenir,  pour  la 
continuité  de  la  culture  et  pour  la  socialité  elle-même,  un  péril 
mortel,  une  menace  constante  d'asphyxie. 

L'abstraction  est  le  premier  et  le  principal  résultat  de  l'expé- 
rience collective  tant  soit  peu  organisée  ou  systématisée,  et  c'est  à 
ce  titre  qu'elle  nous  frappe  comme  le  point  de  départ  ou  la  véri- 
table base  de  toute  civilisation  progressive.  Mais  il  y  a  abstraction 
et  abstraction,  comme  il  y  a  savoir  et  savoir.  Une  classification 
très  large  nous  permet  de  distinguer  deux  grandes  espèces  d'idées 
et  de  connaissances  abstraites.  L'une  forme  le  savoir  réel,  exact 
ou  positif,  l'autre  constitue  le  savoir  verbal,  un  phénomène  qui 
marque  les  débuts  de  toute  science,  une  sorte  de  faiblesse  infantile 
qui,  prolongée  outre  mesure,  peut  conduire  à  un  état  pathologique 
grave.  On  a  maintes  fois  décrit  ce  phénomène  en  s'attachant  de 
préférence  à  ses  traits  extérieurs  les  plus  accusés.  «  Il  y  a,  dit  par 
exemple  Whewell,  l'historien  bien  connu  des  sciences  inductives, 
deux  manières  de  raisonner  et  de  fixer  le  sens  des  hautes  abstrac- 
tions employées  dans  nos  recherches  :  l'une  qui  consiste  à  examiner 
les  mots  et  les  pensées  que  ces  mots  suggèrent;  l'autre  qui  consiste 
à  porter  l'attention  sur  les  faits  et  les  choses  qui  introduisent  dans 
la  langue  et  mettent  en  usage  les  mots  et  les  termes  abstraits. 
Cette  dernière  voie,  la  méthode  de  l'investigation  réelle,  conduit 
seule  au  succès....  La  tendance  à  puiser  des  principes  dans  les 
mots  et  les  termes  du  langage  est  discernable  de  très  bonne 
heure...  » 

4 

Quelle  est  la  nature  intime  et  l'origine  du  savoir  verbal,  et 
comment  réussit-il  pendant  de  longs  siècles  à  tenir  la  place  du 
savoir  réel?  Essayons  d'expliquer  ce  phénomène  d'une  importance 
majeure. 

La  connaissance  est  l'activité  non  seulement  analytique,  mais 
encore  hypothétique  de  la  pensée  sociale.  A  chaque  étape  du  savoir, 
nous  posons,  comme  un  jalon,  une  hypothèse  qui,  nécessairement, 
s'exprime  par  des  mots,  des  termes  correspondants.  Nous  obtenons 
ainsi  des  notions  ayant  une  valeur  purement  conventionnelle  et 


E.  DE  ROBERTY.    —   LE   UÙI.E  CIVII.ISATELU    I)i:S   ABSTUACTIONS     479 

qui  servent  h  faire  durer,  à  transmettre,  dans  le  temps  ou  l'espace, 
nos  conjectures.  Mais  s'il  n'est  rien  de  plus  aisé  que  de  construire 
des  suppositions  plus  ou  moins  plausibles,  sinon  spécieuses,  et  par 
là  d'enrichir  la  langue  de  termes  génériques  (les  hypothèses  tendant 
toujours  au  plus  haut  degré  de  généralité,  à  la  plus  grande  valeur 
possible),  rien  n'est  plus  difficile  que  de  les  vérifier.  Aussi,  neuf 
fois  sur  dix,  omet-on  de  le  faire  ou  se  contente-t-on  d'une  vérifi- 
cation hâtive  et  seulement  partielle.  La  richesse  nominale  de  l'es- 
prit s'accroît  ainsi  de  siècle  en  siècle  et  couvre  de  ses  somptuosités 
rhétoriques   l'indigence  réelle   du   savoir.    Plus   une   science   est 
arriérée,  et  plus  elle  se  trouve  encombrée  de  théories  incertaines, 
illusoires,  plus  elle  se  montre  favorable  aune  luxuriante  croissance 
de  concepts  verbaux.  Cet  état  de  choses  caractérise  d'abord  la  jeu- 
nesse de  la  science;  les  mathématiques  elles-mêmes,  comme  l'a 
prouvé  le  verbalisme  aigu  de  l'école  pythagoricienne,  n'ont  pas 
échappé  à  la  règle  commune;  et  une  faiblesse  analogue  a  toujours 
formé  le  trait  distinclif  de  la  philosophie.  Les  ontologies  des  plus 
grands  penseurs,  leurs  controverses  sans  fin  sur  certaines  idées 
génériques  (dans  lesquelles  il  faut  voir  des  conjectures  non  véri- 
fiées, des  suppositions  paresseuses  bien  plus  que  de  simples  flatus 
voci),  leurs  habiles  jongleries  avec  la  matière,  l'esprit,  l'être,  la 
substance,  le  néant,  l'objet,  le  sujet.  Dieu,  l'univers,  le  noumène, 
le  phénomène,  avec  le  temps,  l'espace,  la  cause,  la  fin,  le  mouve- 
ment, la  vie,  la  conscience;  ou,  dans  un  ordre  plus  particulier  de 
recherches,  leurs  dissertations  sur  les  facultés  de  l'àme,  l'inlelli- 
ligence,  le  cœur,  la  volonté,  sur  le  devoir,  le  droit,  la  responsabilité, 
la  vertu,  le  vice,  le  bien,  le  mal,  sur  les  biomorphismes  récemment 
introduits  en  sociologie,  le  milieu,  l'adaptation,  la  lutte  pour  l'exis- 
tence, enfin  sur  des  notions  aussi  vagues  que  le  besoin,  le  désir, 
l'instinct  social  —  il  est  vraiment  impossible  d'épuiser  cette  fas- 
tueuse nomenclature,  —  toutes  ces  choses,  dites  et  ressassées  mille 
fois,  confirment  pleinement  notre  thèse.  Il  suffit  de  comparer  l'aio- 
misme  de  Démocrite  avec  celui  de  nos  chimistes,  la  conception 
antique  de  la  conservation  delà  force  avec  sa  conception  moderne, 
les  idées  des  philosophes  sur  le  mouvement  avec  celles  de  nos  phy. 
siciens,  ou  encore  les  vieilles  doctrines  sur  l'évolution  avec  nos 
théories  actuelles,  pour  se  rendre  compte  de  l'énorme  différence  qui 
existe  entre  le  savoir  verbal  —  trésor  formé  de  billets  fiduciaires  à 


480  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

cours  forcé  —  et  le  savoir  réel  —  or  pur  en  lingots  ou  déjà  monnayé. 
Non  pas  que  nous  jugions  utile  de  disperser  à  tous  les  vents  ces 
richesses  nominales,  —  un  tel  conseil  manquerait  de  prudence; 
mais  il  nous  semble  nécessaire  de  reprendre  une  à  une,  pour  les 
vérifier,  toutes  ces  hypothèses,  et  de  les  considérer,  en  attendant, 
comme  des  problèmes  dont  la  solution  future  peut  nous  réserver 
les  plus  grandes  surprises. 

Tout  concept  ne  vaut  que  par  Texpérience  qu'il  représente.  Si 
celle-ci  est  imparfaite  ou  erronée,  le  concept  le  sera  aussi;  et 
quand,  en  dépit  d'une  telle  tache  originelle,  nous  lui  accordons 
une  valeur  objective,  nous  remplaçons  par  une  réalité  imaginaire 
la  réalité  psychologique  ou  subjective  que  l'idée  la  plus  absurde 
conserve  toujours.  L'histoire  des  sciences  et  de  la  philosophie  est 
pleine  de  faits  de  ce  genre.  Nous  attribuons  certaines  propriétés  à 
des  objets  qui  en  sont  dépourvus  ou  qui  ne  les  possèdent  qu'en 
vertu  de  circonstances  fortuites  et  passagères.  Il  y  a  une  corrélation 
nécessaire  entre  l'expérience  tronquée  ou  inhabile  et  le  concept 
subjectif.  Et  «  l'entité  »  n'est  pas,  ainsi  qu'on  l'enseigne  d'habitude, 
l'erreur  qui  consiste  à  poser  l'idée  en  être  réel;  car  rien,  dans  les 
agrégats  concrets,  n'est  plus  élémentairementréel  que  leurs  qualités 
ou  leurs  rapports  abstraits.  Mais  les  entités  représentent  autant 
d'expériences  incomplètes,  superficielles  ou  trop  brèves.  Elles  pro- 
viennent d'un  défaut  —  qui  à  la  longue  devient  quelquefois  un 
déni  —  d'analyse.  Force  nous  est  donc  d'en  user  avec  elles  comme 
avec  toutes  nos  connaissances  empiriques.  Nous  ne  devons  les 
rejeter  qu'à  bon  escient,  et  qu'au  fur  et  à  mesure  des  corrections 
apportées  par  notre  expérience  élargie  et  prolongée  à  celle  de  nos 
ancêtres.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  nous  ne  pouvons  plus 
admettre,  dans  la  science,  les  nombreuses  entités  physiques 
réduites  aujourd'hui  au  concept  de  mouvement;  ni  en  philosophie, 
l'entité  divine  opposée  à  l'idée  équivalente  de  nature  ou  d'univers. 

Une  seconde  catégorie  de  concepts  verbaux  est  formée  par  les 
entités  en  voie  de  déchéance;  citons  comme  exemples  de  cette 
classe  l'affinité  chimique,  la  vie,  et,  sous  certaines  réserves,  le  bien 
suprême  en  morale,  le  beau  en  esthétique,  le  juste  dans  le  domaine 
des  sciences  du  droit,  etc.  Une  troisième  classe  enfin  comprend 
les  entités  encore  puissantes  et  d'autant  plus  utiles  ou  nécessaires 
qu'elles  nous  rappellent  constamment  les  imperfections  des  ana- 


E.  DE  ROBERTY.    —    LE    UÔLE   CIVILISATEUII    DES   ABSTnACTIONS     481 

lyses  mulliplcs  dont  elles  forment  le  résumé  succinct.  Tel  nous 
apparaît,  entre  autres,  le  concept  de  «  socialité  »  qui  fonde  l'indé- 
pendance de  la  sociologie,  qui  empêche  sa  confusion  avec  la  bio- 
logie et  la  psychologie,  la  science  abstraite  immédiatement  anté- 
rieure et  la  science  concrète  dérivée.  L'expérience  des  différentes 
branches  du  savoir  et  surtout  celle  de  la  biologie  flhéories  vita- 
lisles)  et  de  la  chimie  (affinité)  venant  éclairer  ce  cas  spécial,  nous 
attachons  déjà  au  concept  de  sociable  une  signification  de  moins 
en  moins  absolue.  Pour  notre  part,  nous  avons  môme  la  prétention 
—  fondée  ou  non,  ce  n'est  pas  à  nous  de  le  dire  —  d'avoir  contribué 
à  préciser,  à  limiter,  à  interpréter  les  concepts  vagues  et  plus  ou 
moins  équivalents  de  milieu  social,  de  filiation  historique,  d'imita- 
tion, etc.,  en  précisant,  en  limitant,  en  commentant  l'expérience 
collective  correspondante  et  en  l'expliquant,  en  dernier  lieu,  comme 
une  interaction  ou  môme  une  «  intersubstitution  »  (une  sorte 
d'affinité  mentale)  d'états  conscientiels  simples  (psychophysiques) 
et  composés  (psychologiques). 

Le  positivisme,  celui  de  Comte  aussi  bien  que  celui  de  ses  grands 
prédécesseurs  à  partir  du  xvii'=  siècle,  tomba,  au  cours  de  son  infati- 
gable croisade  contre  les  «  entités  »  théologiques,  métaphysiques  ou 
scientifiques,  dans  un  malentendu  plutôt  pénible.  En  effet,  cette 
longue  lignée  de  philosophes  ne  cessèrent  jamais  de  reprocher  à  la 
classe  particulière  de  concepts  contre  lesquels  s'exerçait  leur  verve, 
leur  qualité  de  pures  abstractions;  or,  l'abstraction  passait  à  leurs 
yeux  pour  un  synonyme  de  l'irréel,  du  non-existant.  La  lutte  qu'ils 
entreprirent  dégénéra  donc  en  une  vaine  campagne  contre  l'idée 
abstraite  au  profit  de  la  chose  concrète.  Aujourd'hui,  dans  les 
sciences  commençantes,  telles  que  la  sociologie  et  la  psychologie, 
nous  sommes  arrivés,  semble-t-il,  à  l'extrême  limite  de  ce  mouve- 
ment :  des  écoles  entières  de  théoriciens  de  la  connaissance  nous 
prémunissent  contre  les  terribles  dangers  des  notions  abstraites, 
ces  embûches  toujours  dressées  à  l'esprit  humain,  et  nous  vantent 
l'incomparable  sécurité  des  voies  empiriques  remplies  de  faits  con- 
crets et  vivants. 

Il  y  a,  chez  les  adeptes  de  ces  écoles,  une  tendance  marquée  à 

considérer  les  «  abstractions  vides  »   comme  l'obstacle  principal, 

l'ennemi  héréditaire  en  quelque  sorte,  de  la  connaissance  vraiment 

positive  ou  exacte.  On  nous  rappelle  que  dans  leur  période  «  pré- 

TONfE  LXIV.  —  1907.  31 


482  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

scientifique  »  toutes  les  branches  du  savoir  ont  usé  et  abusé  de 
l'abstraction.  On  cite  l'alchimiste  séduit  parla  conception  abstraite 
de  l'unité  essentielle  de  la  matière  et  se  lançant  à  la  poursuite  du 
problème  de  la  transmutation  des  métaux;  le  médecin  dominé  par 
ridée  d'une  cause  commune  de  la  santé  et  de  la  maladie  et  se 
livrant  en  conséquence  à  la  recherche  de  la  panacée  universelle;  et 
ainsi  de  suite  jusqu'au  moraliste  que  sa  croyance  aux  entités  idéo- 
logiques convainc  qu'il  est  en  son  pouvoir,  par  quelques  règles 
d'or,  de  bannir  du  monde  social  le  vice,  l'injustice  et  le  malheur. 
On  ajoute  qu'il  n'y  a  pas  plus  de  «  problème  moral  »,  au  singulier, 
que  de  problème  «  physiologique  »  ou  de  «  problème  physique  ». 
Il  est  aussi  puéril  de  chercher  le  «  bonheur  en  général  »  que  de 
chercher  la  «  santé  en  général  »,  etc.  On  affirme  enfin  que  toute 
connaissance,  devenue  positive,  scientifiquement  constituée, 
dédaigne  de  telles  abstractions  :  elle  se  borne  à  découvrir  «  les 
relations  réelles  »  des  choses. 

Ces  formules  courantes  reflètent  des  idées  peu  claires  quant  à 
l'essence  vraie  de  tout  labeur  scientifique.  Elles  prouvent  que  sur 
ce  sujet  d'une  importance  capitale  la  pensée  moyenne  flotte 
encore,  indécise,  hésitante.  Qu'est-ce  que  «  les  relations  réelles  » 
que  la  science  mûre  ou  constituée  s'efforce  uniquement  de  décou- 
vrir? Des  concepts,  des  abstractions,  et  rien  que  cela.  Ou  les  mots 
n'ont  aucun  sens  précis,  ou  un  rapport  est,  par  définition,  une  idée 
abstraite.  La  connaissance  excluant  ou  niant  les  propriétés  géné- 
rales des  choses,  est  une  notion  contradictoire,  un  illogisme  aussi 
abusif  et  manifeste  que  celui  impliqué  par  ce  terme  :  l'incognos- 
cible. 

La  science  rationnelle  ne  néglige  ni  l'abstrait,  ni  le  concret,  ces 
deux  aspects  inséparables  des  choses.  Mais  dans  sa  période  de 
début,  placée  en  face  de  la  réalité  concrète  non  analysée,  irréduite 
en  ses  éléments  constitutifs,  elle  travestit  facilement  le  concret  en 
abstrait,  elle  tombe  dans  les  pièges  multiples  de  l'idéation  pure- 
ment formelle  ou  verbale.  Examinez  attentivement  les  plus  hautes 
généralités  des  sciences  commençantes  :  sous  ces  masques  abstraits 
vous  verrez  vite  transparaître  la  réalité  concrète  très  incomplète- 
ment décomposée.  Chez  l'alchimiste,  ce  sont  certaines  substances 
définies,  l'or  et  l'argent,  qui,  grâce  à  quelques  procédés  des  plus 
grossiers,  deviennent  capables  de  communiquer  leurs  propriétés  à 


E.  DE  ROBERTY.    —    I  r:    R<^I.F.   CIVILISATKI  II    liKS    ABSTRACTIONS     /|83 

tous  les  autres  métaux.  Cliez  le  physiologiste  primitif  qui  se  con- 
foiul  avec  le  médecin,  ce  sont  encore  quel(|ues  liciuides  ou  quehjues 
poudres,  certains  mélanges  extraordinaires  dont  l'absorption  abolit 
les  maux  physiques,  procure  la  santé  et  prolonge  la  vie.  Chez  le 
moraliste,  enfin,  même  chez  celui  de  nos  jours,  c'est  la  conscience 
morale,  c'est-à-dire  un  fait  brut,  un  ensemble  concret  de  qualités 
psychiques  superficiellement  observées  et  décrites,  qui  produit  le 
miracle  delà  transsubstantiation  du  vice  en  vertu,  de  linjustice  en 
justice,  du  mal  et  du  malheur  en  bien  et  en  bonheur. 

Une  méprise  manifeste  gît  au  fond  des  éloges  qu'on  adresse  à 
l'étude  comparée  et  critique  d'un  ordre  quelconque  de  faits  (par 
exemple,  de  faits  moraux,  juridiques,  économiques  etc.),  et  des 
reproches  par  lesquels  on  accable  la  réilexion  ((ui  se  borne  à  leur 
«  analyse  abstraite  ».  Oue  veut-on  dire?  Que  la  première  étude  est 
irréfléchie  ou  dédaigne  l'analyse?  Assurément  non.  Mais  si  elle  est 
analytique,  elle  est  par  là  même  abstraite.  Le  blûme  ne  saurait 
atteindre  ni  la  réflexion,  ni  l'analyse,  ni  leur  résultat  inévitable, 
l'abstraction.  Ce  n'est  donc  pas  de  ces  opérations  intellectuelles 
qu'il  s'agit  dans  la  phraséologie  coutumière.  On  y  a  en  vue  une 
tout  autre  opposition  :  à  savoir,  l'analyse  abstraite  des  faits 
moraux  dans  beaucoup  ou  dans  le  plus  grand  nombre  possible  de 
sociétés  diverses,  et  la  même  analyse  se  contentant  de  l'étude 
d'une  morale  ou  dune  société  unique;  il  s'agit  donc,  en  somme, 
du  contraste  entre  une  induction  très  étendue  et  une  induction 
très  courte.  Il  est  certain  que  la  première  vaut  mieux  que  la 
seconde;  et,  lorsque  nous  pouvons  l'instituer,  nous  lui  attribuons 
une  valeur  scientifique  que  nous  refusons  à  sa  concurrente.  Mais, 
encore  une  fois,  ni  ce  que  nous  appelons  la  réflexion,  ni  ce  que 
nous  appelons  l'abstraction  ne  sont  nullement  intéressées  à  ce 
débat. 

J'ai  parlé  plus  haut  de  malentendu.  Je  puis  difficilement  désigner 
par  un  autre  terme  la  protestation  positiviste  contre  ce  démon 
malicieux  que  nos  sociologues  et  nos  psychologues  s'eflorçent  à 
l'envie  d'exorciser,  contre  ce  Protée  insaisissable  qui  revêt  à 
chaque  instant  sous  leurs  mains  une  forme  nouvelle  :  l'Entité. 
Abandonnons  aux  coups  de  cette  critique  facile  les  entités  théolo- 
giques. Dieu  et  les  dieux.  Le  caractère  syncrétique  et  symbolique, 
c'est-à-dire,  en  tous  cas,  plus  concret  qu'abstrait  (même  chez  les 


484  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

panthéistes  qui  identifient  l'idée  de  Dieu  avec  celle  d'Univers)  de 
ces  concepts  anthropomorphes  ne  fait  plus  de  doute  pour  personne. 
Laissons  aussi  les  plus  vieilles  entités  physiques  :  le  chaud,  le 
froid,  le  sec,  l'humide,  les  quatre  éléments,  les  vertus  essentielles 
des  diverses  substances.  Il  serait  malaisé  de  faire  accroire  aux 
physiciens  et  aux  chimistes  de  notre  époque  que  ces  descriptions 
lautologiques  s'élèvent  bien  haut  dans  l'échelle  abstractive.  Bor- 
nons-nous aux  entités  qui  figurent  encore  dans  le  domaine  moins 
cultivé  des  sciences  sociales  et  psychologiques  :  la  conscience,  la 
raison,  le  droit  naturel,  la  liberté,  la  justice,  la  volonté  de  l'État 
(Staatswille)  et,  plus  récemment,  la  race,  l'esprit  national,  la  sou- 
veraineté du  peuple,  etc.  Il  faut  être  volontairement  aveugle  pour 
ne  pas  voir  que  nous  nageons  ici  en  plein  dans  les  grandes  eaux 
du  concret,  des  faits  et  des  événements  non  analysés  ou  grossière- 
ment et  insuffisamment  décomposés  en  conglomérats  accidentels 
qui  n'offrent  rien  de  nécessaire,  de  simple  ou  d'irréductible.  En 
vérité,  à  moins  de  renoncer  au  verbe  articulé  et  à  l'écriture,  pour 
revenir  au  langage  des  gestes  et  des  exclamations  émotives,  il  est 
impossible  d'être  plus  assujettis  à  la  réalité  concrète  et  plus  empi- 
riques, que  tous  ces  prétendus  abstracteurs  de  quintessence! 

L'abstraction  verbale  est  tout  autre  chose  que  l'abstraction 
réelle  s'exprimant  par  des  mots.  C'est  presque  son  contraire.  La 
première  est  la  transposition  du  concret  dans  le  langage  nécessai- 
rement conceptuel;  elle  n'a  donc  d'abstrait  que  son  enveloppe 
extérieure.  Et  la  seconde  est  la  transcription  réelle  de  l'idée 
abstraite  dans  le  langage  qui  l'exprime  si  bien.  Mais,  comme  il  ne 
peut  être  question,  dans  les  deux  cas,  que  du  plus  ou  du  moins 
concret  et  du  plus  ou  du  moins  abstrait,  le  passage  du  concept 
verbal  au  concept  réel  se  produit  toujours  d'une  manière  insen- 
sible. Il  suit  de  là  que  l'attitude  de  l'esprit  la  plus  profitable  au 
progrès  scientifique  est  de  considérer  comme  entachées  de  verba- 
lisme toutes  les  abstractions,  même  les  moins  exposées  au  reproche 
d'être  de  simples  noms  collectifs  désignant  des  agrégats  concrets. 
C'est  ce  que  semblent  avoir  instinctivement  compris  les  positivistes. 
Leur  erreur  fut  d'avoir  érigé  cette  règle  de  prudence  pratique  en 
une  vérité  gnoséologique  de  premier  ordre. 

Devons-nous  ajouter  qu'à  notre  sens  rien  n'est  plus  insignifiant 
et   rien  ne  révèle  mieux  le  caractère  puéril  de  nos  disputes  sur  ces 


E.  DE  ROBERTY.    —    LK    UÔI.E   CIMLISATF.LK    DF.S   ABST»ACrlO^S     485 

matières,  que  la  série  d'adjectifs  qu'on  a  accoutumé  de  joindre 
aux   termes  désignant   la  vision   abstraite   et   la   vision  concrète 
d'un  seul   et   même   univers?  Les  abstractions  sèches  et   mortes 
opposées   aux  r<''alités  pleines  et  vivantes,    ce  contraste   semble 
insinuer  que  le  monde  surorganiciue  auquel  appartient  notre  vision 
abstraite  est  un  univers   terne,  IVoid,  insipide,   par  comparaison 
avec   le  monde   organique   remuant,   coloré,    savoureux,   auquel 
appartiendrait  la  vision  concrète.  Or,  le  monde  social,  le  monde 
de  la  raison  et  de  la  conduite  rationnelle,  le  plus  éloigné  du  monde 
inorganique  (de  la  matière  estimée  inerte  et  passive),  constitue 
celte  portion  de  l'univers  où  le  mouvement,  sous  toutes  ses  faces, 
atteint  son   maximum   d'intensité  et   d'où,   sous    forme   d'action 
humaine,  il  se  déverse  à  flots  continus  sur  le  reste  de  la  nature 
qu'il  entraîne  dans  son  évolution  incessante  et  incomparablement 
plus  rapide.  C'est  le  monde  le  plus  concentré  et  le  plus  magnifi- 
quement vibrant  qui  soit.  Ce  n'est  pas  le  monde  de  la  vie,  non, 
certes;  et  cela  pour  cette  raison  bien  simple  que  c'est,  littéralement, 
le  monde  de  la  survie.  Comparez  les  idées  aux  organismes  et  osez 
soutenir  qu'elles  n'ont  point  une  durée,  je  ne  dirai  pas  éternelle 
(la  pérennité  ne  convient  qu'à  l'ensemble  des  forces  cosmiques), 
mais  infiniment  plus  stable  ou  plus  «  réelle  »,  et  en  même  temps 
une  évolution  plus  variée,  plus  riche  en  combinaisons  inattendues, 
que  la  durée  éphémère  et  l'évolution  plutôt  uniforme  de  l'être 
vivant  au  sens  biologique  du  mot.  L'être  doué  de  vie  se  perpétue 
par  l'espèce;  mais  n'oublions  pas  qu'avec  cette  affirmation,  nous 
passons  déjà  du  concret  à  l'abstrait,  nous  entrons  de  plain-pied 
dans  le  royaume  de  l'idée  pure,  nous  constatons  entre  des  agrégats 
concrets  des  ressemblances,  des  identités  d'ordre  idéologique.  La 
survie  par  l'espèce  est  le  don  de  joyeux  avènement  que  le  monde 
.social  apporte  au  monde  de  la  vie  qui  est  aussi  ceiui  de  la  mort, 
de  la  sûre  dissolution  chimique. 

Il  est  incontestable,  d'ailleurs,  que  le  monde  surorganique,  le 
monde  de  la  survie,  s'allie  étroitement  au  monde  organique,  au 
monde  de  la  vie  et  tend  en  quelque  sorte  à  l'élever  à  son  niveau,  à 
l'entraîner  dans  son  orbite.  Et  le  même  rapport  se  constate  entre 
le  monde  organique  et  le  monde  mécanique  ou  physico-chimique. 
C'est  pourquoi  ni  la  vision  abstraite  de  la  nature,  ni  sa  vision 
concrète   ne  sont  jamais,  l'une,  exclusivement   surorganique,  et 


486  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

l'autre,  exclusivement  organique  (psychophysique).  Toutes  deux 
sont  bio-sociales,  psychologiques.  Mais  dans  la  première,  dans  la 
connaissance,  c'est  l'élément  surorganique  qui  domine,  qui  fait 
fonction  de  chorège;  et  dans  la  seconde,  dans  la  conscience,  c'est 
l'élément  organique.  La  vision  concrète  forme  le  point  de  départ 
de  la  connaissance  qui,  dans  cette  phase  initiale,  demeure  encore 
foncièrement  descriptive,  empirique;  et  la  vision  abstraite  corres- 
pond à  l'âge  adulte  du  savoir.  Dans  la  première  période  le  défaut 
de  généralisations,  le  manque  d'abstractions  réelles  se  fait  vivement 
sentir,  et  l'on  y  supplée  par  cette  formation  inférieure,  les  concepts 
verbaux.  Dans  la  seconde,  on  débarrasse  l'édifice  déjà  avancé  de  la 
science  de  la  plupart  des  échafaudages  qui  l'encombrent  sans  la 
moindre  utilité.  Car  c'est  à  tort,  notons-le  en  passant,  qu'on  donne 
pour  caractéristique  à  l'enfance  du  savoir  l'entière  absorption  de 
l'esprit  par  des  besoins  d'ordre  pratique,  et  qu'on  voit  dans  ce 
qu'on  appelle  la  tendance  d'une  discipline  à  devenir  exclusivement 
théorique  la  marque  certaine  de  sa  maturité.  11  n'en  est  rien;  et  ce 
qui  différencie  ces  deux  étapes  d'une  seule  et  même  évolution,  ce 
n'est  pas  l'absence  de  toute  théorie  dans  le  premier  cas,  mais  seu- 
lement le  caractère  inadéquat  du  rapport,  la  nature  lâche  et  pré- 
caire des  liens  qui  dans  cette  phase  unissent  la  théorie  à  la  pra- 
tique. Entre  les  deux  périodes  se  place  une  époque  critique  ou  de 
transition,  plus  ou  moins  brève  ou  longue,    pendant  laquelle  de 
chaudes  disputes  ont  lieu  qui  roulent  sur  les  plans  et  les  devis,  les 
méthodes  et  les  procédés  à  employer  pour  l'œuvre  constructrice. 
On   en   est  déjà   là   ■--  fort   heureusement   —  dans  les  sciences 
sociales  et  psychologiques.  Et  pour  notre  part,  nous  ne  demandons 
pas  mieux  que  de  nous  associer  aux  efforts  des  savants  qui  se 
targuent  de  faire  une  guerre  sans  merci  aux  «  entités  »,  aux  abstrac- 
tions  verbales   des   anciennes   disciplines  morales  et   politiques. 
Nous  voulons  bien  contribuer,  dans  la  mesure  de  nos  forces,  à 
chasser  de  leur  dernier  refuge  ses  hôtes  autrefois  si  fêtés  et  tombés 
aujourd'hui  au  rang  d'affreux  parasites;  mais  nous  déclarons  bien 
haut  que  c'est  pour  introniser  à  leur  place  les  abstractions  réelles, 
les  idées,  les  concepts  autrement  purs,  la  «  moelle  »  substanti- 
fique  »  de  tout  vrai  savoir.  Nous  n'avons  pas  besoin  d'ajouter  qu'un 
seul  chemin  mène  à  ce  but  :  c'est  la  voie  où  sont  depuis  longtemps 
entrées  les  disciplines  dites  exactes  qui,  parmi  les  cornues  de  leurs 


E.  DE  ROBERTY.    —    i-K    KÙLE    ClMLISATKLIl    DES   ABSiRACTIOMS    487 

laboratoires  et  les  labiés  d  opéralion  de  leurs  clinicjucs,  conlinueul 
Iriomphalenicnl  lancienne  ascension  du  concret  à  l'abstrait,  du 
composé  au  simple,  du  particulier  au  général,  du  multiple  à  l'un. 
Leur  exemple  devrait  suffire  à  ramener  les  explorateurs  du  monde 
surorj^ani(iue  à  une  appréciation  plus  saine  des  rapports  du  con- 
cret avec  l'abstrait,  ou  de  la  véritable  nature  de  lidée. 

Sans  sortir  du  même  ordre  d'idées,  nous  pouvons  poser  cette 
(jucstion  :  que  signifie  la  thèse  favorite  des  modernes  théories  de 
la  connaissance  qui  assigne  au  savoir  pour  unique  objet  le  f)héiio- 
mène,  et  comment  cette  thèse  se  concilie-t-elle  avec  cette  autre,.-, 
également  courante,  selon  laquelle  les  lois,  les  rapports  nécessaires 
des  choses  forment  le  but  dernier  des  recherches  scientifiques? 

(Juand  l'analyse,  aidée  par  l'hypothèse  spécialisée  ou  vérifiable, 
décompose  les  agrégats  concrets  et  aboutit  à  la  constatation,  entre 
les  phénomènes  de  plus  en  plus  simples,  d'un  rapport  d'autant  plus 
général  et  nécessaire  que  l'expérience  correspondante  —  l'induc- 
tion —  aura  été  plus  étendue  et  plus  prolongée,  elle  opère  sur 
le  phénomène  concret  (elle  l'a  directement  pour  objet,  disons- 
nous  ,  et  non  sur  le  résultat  de  son  opération,  l'idée  ou  le  rapport 
abstrait.  Et  lorsque,  insatisfaite,  la  pensée  analytique  cherche  à 
pénétrer  ()lus  avant  dans  l'essence  intime  des  choses,  ce  n'est  pas 
le  rapport  trouvé  qu'elle  soumet  à  son  investigation  —  elle  n'arri- 
verait ainsi  qu'à  des  exercices  logiques  verbaux,  —  mais  bien  les 
agrégats  concrets  déjà  décomposés  une  première  fois,  et  leurs 
diverses  parties.  Elle  continue  à  s'attacher  au  seul  phénomène 
concret,  elle  reste  expérimentale  dans  le  sens  ordinaire  du  mot.  Et 
comme  le  concret  et  l'abstrait  sont  des  concepts  essentiellement 
corrélatifs,  ce  processus  se  renouvelle  sans  cesse,  indéfiniment. 
Toujours  la  science  analyse  la  réalité  concrète,  et  toujours  elle 
obtient  en  résultat  l'idée  abstraite.  Alors  même  qu'elle  est  la 
science  spéciale  de  l'idée,  elle  envisage  et  étudie  celle-ci  comme 
un  phénomène  concret,  un  fait  psychologique  ou  bio-social.  C'est 
dans  ce  sens  qu'elle  est  toujours  phénoméniste. 

Entre  le  savoir  objectif  ou  expérimental  et  le  savoir  subjectif 
caractérisé  encore  comme  verbal,  il  n'y  a,  en  somme,  qu'une  seule 
dilTérence,  mais  elle  explique  toutes  les  autres.  Le  premier  marque 
la  possibilité,  pour  l'esprit  humain,  dans  certaines  conditions 
déterminées,  d'analyser,  de  décomposer  le  concret  pour  en  faire 


488  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

jaillir  l'abstrait;  et  le  second  témoigne  des  difficultés,  temporaire- 
ment insurmontables,  rencontrées  par  une  telle  entreprise.  L'opi- 
nion vulgaire  croit  à  tort  qu'il  y  a  là  une  inspiration  préméditée, 
que  les  dialecticiens  —  anciens  et  modernes —  commettent  la  faute 
grave  de  mal  choisir  entre  deux  routes  également  ouvertes  devant 
eux.  Il  n'en  est  rien,  ainsi  que  le  prouve  l'histoire  des  sciences 
naturelles  les  plus  exactes,  qui  toutes  ont  passé  par  des  phases  de 
scolaslique  aiguë  (phases  dont  le  retour  —  peut-être  périodique, 
régi  par  une  loi  à  découvrir  —  reste  possible).  L'existence  de  la 
dialectique  montre  toutefois  que  la  raison  humaine  n'abdique 
jamais  :  quand  elle  ne  peut  pas  gouverner  de  fait,  elle  règne 
de  nom. 

Le  reproche  qu'on  fait  d'habitude  aux  sciences  du  monde  suror- 
ganique :  de  ne  pas  se  comporter  à  l'égard  de  la  réalité  comme  les 
sciences  de  la  nature  extérieure,  de  ne  pas  étudier  patiemment  et 
minutieusement  «  ce  qui  est  »,  —  ce  reproche,  immérité  au 
fond,  prouve  en  outre  combien  peu  on  se  rend  compte  des  vraies 
conditions  qui  déterminent  les  progrès  lents  ou  rapides  du  savoir. 

Dans  toute  science  l'esprit  humain  passe  de  l'analyse  superfi- 
cielle des  phénomènes  à  leur  analyse  de  plus  en  plus  complète 
par  une  gradation  quasi-insensible,  conditionnée  bien  moins  par 
le  zèle  ou  même  le  génie  de  l'observateur,  que  par  les  nouvelles 
données,  les  découvertes  des  sciences  antécédentes,  —  lumière 
forte  et  presque  toujours  inattendue  jetée  sur  les  faits  étudiés,  et 
lumière  qui  permet  cette  descente  «  en  profondeur  »  qu'on  explique 
par  des  causes  et  des  circonstances  en  tous  cas  subsidiaires.  Toute 
patience  se  serait  usée  en  chimie,  et  la  plus  grande  minutie  n'au- 
rait servi  de  rien  ou  serait  allée  à  l'encontre  du  but  poursuivi, 
aurait  abouti  au  plus  pur  k  verbiage  »,  si  le  chimiste,  faute  de 
données  quantitatives  et  physiques  suffisantes,  eût  ignoré  les  lois 
du  nombre,  de  l'étendue,  de  la  pesanteur,  de  la  chaleur,  de  la 
lumière,  etc.  Les  alchimistes  eurent  beau  être  des  expérimenta- 
teurs zélés  et  habiles,  ne  quittant  pas,  des  vies  d'hommes  durant, 
leurs  fourneaux  et  leurs  alambics,  ils  n'obtinrent  que  des  résultats 
douteux  ou  négatifs,  ils  ne  firent  que  de  la  «  métachimie  »  ou  de 
la  «  préchimie  ».  Et  les  naturalistes  de  la  «  prébiologie  »  eurent 
le  même  sort.  Toute  leur  admirable  persévérance  et  leur  scrupu- 
leuse attention  ne  servirent  qu'à  encombrer  l'histoire  naturelle  de 


E.  DE  ROBERTY.    —    I-li   R<JIK  «MVIl.lSATEUIt    iu:s   AltSlllA(:rlO^S    489 

petits  faits,  de  petits  détails,  de  petites  classifications  et  de  nomen- 
clatures tellement  louflues  que  la  meilleure  des  mémoires  suffit  à 
peine  pour  les  retenir.  D'autre  part,  combien  de  cadavres  les  méde- 
cins et  les  pliysiolo{^Mstes  de  la  môme  époque  ne  dépecèrent-ils  pas 
et  combien  de  malades  et  môme  de  gens  bien  portants  ne  tuèrent- 
ils  point,  pour  arriver  aux  idées  les  plus  fausses  sur  les  humeurs, 
sur  le  rôle  des  divers  organes,  sur  les  fonctions  vitales  les  plus 
essentielles?  Le  mystère  de  la  vie  ne  commença  vraimentà  s'éclaircir 
qu'à  la  suite  de  certaines  découvertes  chimiques. 

Les  sciences  morales  et  politiques  furent  et  restent  logées  à  la 
môme  enseigne.  Ce  n'est  pas  la  minutie  au  service  de  l'observation, 
ni  la  patience  au  service  de  Tinduction,  ni  tels  ou  tels  procédés 
merveilleux  prônés  par  Bacon,  Descaries,  et  nos  modernes  logi- 
ciens et  mélhodologistes  —  procédés  que  ces  philosophes  n'inven- 
tèrent point  ni  ne  découvrirent,  par  la  raison  bien  simple  qu'ils 
n'inventèrent  ni  ne  découvrirent  l'esprit  humain  —  qui  leur  ont 
manqué.  Ce  qui  leur  fit  longtemps  défaut,  ce  furent  les  recherches 
et  les  découvertes  biologiques,  la  connaissance  des  lois  de  la  vie 
sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  connaissance  abstraite  possible  des 
lois  de  la  superstructure  surorganique  ou  sociale.  Prêcher  la  réforme 
méthodologique  aux  sociologues  est  un  moyen  assez  médiocre 
pour  faire  avancer  la  sociologie;  mais  quand  la  méthode  recom- 
mandée est,  en  outre,  purement  descriptive,  quand,  écartant  1  idée 
d'une  véritable  expérimentation  sociale  (qui  ne  reculerait  pas 
devant  la  «  socioseclion  »  ou  législation  intentionnellement  expé- 
rimentale qui  sera  peut-être  largement  employée  un  jour),  on  nous 
sollicite  à  «  patiemment  et  minutieusement  »  colliger  des  faits,  des 
faits  et  encore  des  faits,  nous  ne  pouvons  que  frémir  à  la  pensée 
de  ce  fatras  indigeste  capable  d'étoufler  sous  son  poids  les  cerveaux 
les  plus  résistants. 

Notons  encore  à  ce  propos  la  distinction  qui  s'impose,  dans  tout 
ordre  de  connaissance,  entre  les  lois  empiriques  et  les  lois  dites 
causales  (ou  abstraites)  des  phénomènes.  Les  premières  permettent 
de  prévoir  et,  par  suite,  de  prédire  certaines  répétitions  ou  certains 
enchaînements  de  faits.  Les  secondes  donnent  lieu,  en  outre,  à  la 
manifestation  de  ce  phénomène  social  particulier  qu'il  est  convenu 
d'appeler  l'intervention  modificatrice  de  l'homme  dans  le  cours 
naturel  des  choses.  Et  seules,  elles  ont  le  pouvoir  de   produire  ce 


490  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

dernier  effet.  Dans  un  cas,  nous  avons  devant  nous  des  sommes 
d'éléments  toujours  susceptibles  de  variation,  puisque  nous  ne 
connaissons  pas  toutes  leurs  composantes  (c'est  ce  qui  distingue 
la  connaissance  empirique,  ou  analyse  inachevée,  de  la  connais- 
sance dite  scientifique,  ou  analyse  de  plus  en  plus  complète)  ;  et 
dans  l'autre,  nous  sommes  placés  en  face  d'éléments  identiques  et 
déjà  bien  définis.  Comme  nous  le  verrons  par  la  suite,  en  étudiant 
de  plus  près  le  déterminisme  spécifique  des  phénomènes  sociaux, 
notre  action  modificatrice  est  inhibitive  par  essence,  elle  s'adresse 
toujours  au  concret  résoluble  en  ses  parties,  elle  n'a  aucune  prise 
sur  l'élément  abstrait  tant  qu'il  demeure  irréductible.  Rien  ne  se 
perd,  rien  ne  se  crée  dans  l'univers  est  strictement  vrai  de  l'abs- 
trait, non  du  concret,  variable  par  définition.  Un  phénomène  peut 
entièrement  disparaître  en  tant  que  phénomène  concret  :  ses  élé- 
ments seuls  subsistent  alors  et  donnent  lieu,  suivant  le  cas,  à  la 
reconstitution  de  phénomènes  pareils  au  phénomène  disparu,  ou  à 
la  constitution  de  phénomènes  différents.  Notre  pouvoir  modifica- 
teur est  conditionné  par  notre  savoir  abstrait,  et  il  ne  dépend  que 
dans  une  faible  proportion  de  nos  connaissances  descriptives.  A 
mesure  que  la  causalité  empirique,  celle  des  sommes  ou  résul- 
tantes insuffisamment  analysées,  cède  la  place  à  la  causalité 
abstraite,  celle  qui  réduit  les  résultantes  à  leurs  composantes,  la 
causalité  a  inintellig-ible  »  se  voit  remplacée  par  la  causalité  «  intel- 
ligible ».  L'intelligibilité  d'un  phénomène  consiste  en  ceci,  que 
nous  le  concevons  comme  un  agrégat  formé  de  parties  qui  se 
retrouvent  exactement  pareilles  en  d'autres  agrégats;  c'est  litté- 
ralement, la  «  compréhension  h  du  phénomène  concret,  la  vue  qui 
embrasse  et  saisit  tous  ses  éléments  jugés  irréductibles.  La  néces- 
sité empirique  appelée  probabilité  se  résout  alors  en  nécessité 
logique  appelée  certitude.  Conformérnent  à  ces  vues,  dans  toute 
analyse  un  peu  sérieuse  ayant  pour  objet  l'évolution  des  sociétés, 
il  faut  prendre  soin  de  tracer  une  ligne-frontière  très  nette  entre 
l'action  des  causes  biologiques  et  celle  des  causes  qu'on  désigne 
sous  le  nom  de  «  facteur  économique  ».  Ces  deux  grands  groupes 
de  faits  sont  néanmoins  très  souvent  confondus  :  au  profit  des 
causes  de  l'ordre  biologique  par  les  investigateurs  des  origines 
sociales,  et  au  profit  des  causes  de  l'ordre  économique  par 
les   historiens  des   époques    de    plus    en    plus    civiUsées.    Arrè- 


E.  DE  ROBERTY.    —    IK    HÙLE   CIVII.ISATiaH    DES    ABSTHACTIO.NS     491 

tons-nous    quelques    instants    à     la    inemièrc    de     ces    erreurs. 

On  a  donné  le  nom  de  conf/réfjation  au  fait  par  lequel  déLulcnt  les 
plus  lointaines  ébauches  de  société  et  qui  consiste  dans  l'aniuence 
d'individus  ap|)artenant  à  la  même  espèce  animale  vers  les  lieux 
où  sont  réunies  les  conditions  physiologiques  —  nourriture,  etc. 
—  nécessaires  à  leur  existence.  Or,  ce  fait,  surtout  lorsqu'il  se 
manifeste  dans  l'espèce  humaine,  est  plus  complexe  (ju'on  ne  le 
croit  d'habitude;  il  olfro  un  double  aspect;  il  est  déjà,  par  un  de 
ses  côtés,  surorgani({ue  ou  social.  La  congrégation  est  le  résultat 
aussi  bien  des  besoins  physiologiques  individuels,  que  d'une  expé- 
rience collective  plus  ou  moins  prolongée  portant  sur  les  dilTé- 
rentes  façons  de  satisfaire  ces  besoins,  sur  le  choix  des  moyens 
à  employer,  sur  l'existence  effective  de  ceux-ci  en  certains 
endroits,  etc. 

Ce  qu'on  a  appelé  Vagréf/ation  gèmHique  présente  le  même  carac- 
tère :  c'est,  en  vérité,  une  congrégation  à  base  sexuelle  donnant 
naissance  aux  liens  consanguins  de  famille  et  de  parenté  et  débu- 
tant par  le  clan  malronymique.  Dans  les  deux  cas,  nous  avons 
devant  nous  des  phénomènes  biologiques  intimement  unis  aux 
premiers  germes  du  fait  social  ou  économique  (de  l'activité  appli- 
quant certains  acquêts  cognitifs  à  la  satisfaction  de  nos  besoins 
matériels). 

Les  groupes  humains  les  plus  rudimentaires  (agrégations  géné- 
tiques ou  groupements  mixtes,  génétiques  et  congrégatifs  à  la  fois) 
apparaissent  ainsi  comme  déjà  suffisamment  pénétrés  par  l'élé- 
ment surorganique,  comme  déjà  fortement  imprégnés  du  ciment 
social.  Et  la  vraie  nature  de  celui-ci  se  découvre  avec  éclat  dans 
un  phénomène  qui  caractérise  toutes  les  sociétés  primitives  sans 
la  moindre  exception.  Je  veux  parler  du  totémisme,  fait  sociolo- 
gique universel  que  les  premiers  observateurs  ont  ignoré  ou  passé 
sous  silence,  le  jugeant  insignifiant,  qui  plus  tard  parut  assez 
incompréhensible  et  mystérieux,  et  auquel,  de  nos  jours,  on  recon- 
naît une  valeur  réelle,  sans  toutefois  arriver  à  l'expliquer  d'une 
façon  suffisamment  claire  et  uniforme. 

Le  totem  (distingué  du  fétiche  strictement  individuel)  est  tou- 
jours constitué  par  une  classe  d'objets;  c'est  déjà,  par  suite,  une 
idée  générique,  une  abstraction.  Elle  signale  la  première  con- 
quête, manifestée  d'une  façon  extérieure  et  durable,  de  l'expé- 


492  HEVLR    ['FULOSOPHIQUE 

rience  collective,  de  rinteraction  psychique.  Le  totem  devient  un 
objet  de  culte  pour  le  clan,  pour  un  groupe  d'hommes  qui,  ralliés 
par  un  tel  signe  de  nature  abstraite,  se  comportent  comme  une 
famille  unique  indéfiniment  élargie.  Par  cela  seul  qu'ils  se  don- 
nent le  nom  du  totem,  les  membres  du  clan  s'attribuent  une  ori- 
gine commune,  se  conduisent  les  uns  envers  les  autres  comme 
s'ils  étaient  issus  du  môme  sang.  C'est  le  premier  lien,  religamen., 
commandant  un  premier  système  de  rapports  sociaux  et  d'actions 
collectives  (services  mutuels  et  attitudes  communes  vis-à-vis  des 
autres  clans). 

Le  totem  est  presque  toujours  tabou,  intangible.  L'idée  de 
défense,  de  contrainte,  d'obligation  est  virtuellement  contenue 
dans  celle  d'activité  ou  de  rechercho  commune.  Dès  la  prime  ori- 
gine des  sociétés,  nous  voyons  l'interaction  mentale  et  son  résultat 
—  la  généralisation  des  expériences  isolées  et  l'abstraction  symbo- 
lisée inconsciemment  par  le  totem  —  engendrer  une  longue  suite 
de  prescriptions,  de  sollicitations  et  surtout  d'inhibitions  de  nature 
sociale.  L'idée  totémique  (comme  plus  tard,  dans  les  groupes 
sociaux  plus  avancés,  les  conceptions  religieuses)  pénètre  la  vie 
entière  du  sauvage,  préside  à  tous  ses  grands  événements,  —  nais- 
sance, puberté,  initiation,  adoption,  mariage,  chasse,  cueillette  ou 
récolte,  maladie,  mort;  elle  jette,  en  outre,  dans  ces  milieux 
frustes,  par  l'idée  de  tabou  qui  en  dérive,  la  première  semence  du 
droit,  des  plus  anciennes  notions  juridiques  (aide,  protection,  châ- 
timent, etc.). 

En  dehors  de  notre  hypothèse  sur  la  nature  essentielle  du  fait 
surorganique,  le  totémisme  s'explique  mal  ou  ne  s'explique  pas  du 
tout.  Quand  Spencer  et  Lubbock  s'efforcent  de  ramener  le  totem 
à  la  nécessité  de  dénommer  le  groupe  et  au  besoin  de  personni- 
fier, de  réaliser  le  signe,  le  nom  lui-même,  ils  s'arrêtent  à  mi- 
chemin;  car  cette  nécessité  de  se  donner  un  «  nom  collectif  » 
emprunté  à  une  notion  collective  est  évidemment  déjà  le  résultat 
d'une  expérience  également  collective.  Le  totémisme  est  la  pre- 
mière expression  connue  de  ce  produit  de  l'interaction  psychique 
qui  porte  indifféremment  les  noms  d'esprit,  de  raison  ou  de  con- 
naissance; c'est  la  plus  ancienne  des  généralisations,  l'abstraclion- 
ancêtre.  Dans  cette  phase  initiale,  la  connaissance  n'apparaît 
-  guère  que  comme  une  sorte  de  vague  conscience  collective,  com- 


E.   DE   ROBERTY.    —    l.E    RÔI.E   Civil. ISAÏEl.ll    DLS   ABSTUACTIONS     493 

rnuiie  à  tous  les  membres  du  clan,  conscience  aussi  réelle  d'ail- 
leurs (juc  les  consciences  biologiques  avec  qui  elle  a  un  siège 
commun  (le  cerveau)  et  dont  elle  ne  fait  que  trier,  résumer  et  con- 
server le  contenu  le  plus  essentiel.  Elle  exprime  ce  contenu  par  le 
langage  articulé  qu'elle  contribue  à  créer  spontanément  (en  arti- 
culant, en  joignant  les  uns  aux  autres  d'une  façon  régulière  et 
uniforme  les  cris,  les  exclamations  de  la  période  présocialc  ou 
purement  zoologique).  Et  elle  se  manifeste  aussi  bien  par  les  phé- 
nomènes appelés  sympathie,  altruisme,  instinct  social,  solidarité, 
suggestion,  imitation,  etc.,  que  par  cette  sorte  de  mémoire  collec- 
tive qu'on  nomme  tradition  (expérience  commune  emmagasinée  et 
prèle  à  se  "perpétuer)  et  qui  forme  le  lien  social  le  plus  puissant. 
A  mesure  qu'elles  s'accumulent,  les  expériences  traditionnelles  — 
véritables  réminiscences  collectives  —  se  différencient  et  consti- 
tuent peu  à  peu  autant  d'espèces  différentes  d'aiguillons  et  de 
freins,  d'incitations  et  de  contraintes,  d'exigences  et  d'obligations, 
de  droits  et  de  devoirs  :  traditions  ou  droits  et  devoirs  familiaux 
et  domestiques,  traditions  ou  droits  et  devoirs  économiques,  pro- 
fessionnels, religieux,  artistiques,  etc. 

Le  clan  tolémique  envisagé  comme  une  famille  indéfiniment 
élargie  et  surtout  débiologisée,  pour  ainsi  dire,  une  famille  qui 
cesse  d'être  purement  consanguine,  marque  un  progrès  considé- 
rable dans  l'histoire  de  l'évolution  sociale.  Et  ce  progrès  s'accom- 
plit pari  passu  avec  un  progrès  mental  —  de  généralisation  et  d'ab- 
straction —  dû  uniquement  à  l'expérience  collective. 

Le  totémisme  s'est  profondément  modifié  dans  son  aspect 
externe  au  cours  des  vicissitudes  historiques.  Mais  il  n'en  subsiste 
pas  moins  par  sa  racine  profonde  et  ses  traits  essentiels.  Le  socia- 
lisme, par  exemple,  n'est-il  pas,  dans  un  certain  sens,  une  sorte  de 
totémisme  moderne,  tendant,  par  la  connaissance  (la  généralisa- 
tion et  l'abstraction),  à  départiculariser  la  classe  économique,  fai- 
sant pour  celle-ci  ce  que  le  totémisme  et  les  formes  sociales  qui 
suivirent  ont  fait  pour  la  famille  consanguine  et  la  tribu  biolo- 
gique? Je  dis  «  départiculariser  »,  car  il  ne  peut  plus  être  que 
vaguement  question  ici  de  «  débiologiser  »,  à  moins  que  toute 
départicularisation,  en  s'attaquant  à  ce  qui  reste  encore  de  «  domi- 
nante biologique  »  dans  l'individu  social,  ne  soit  considéré  comme 
un  processus  similaire. 


494  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Le  totémisme  ancien  renfermait  le  premier  germe  de  la  «  socia- 
lisation ■>■>  du  couple  sexuel  et  du  troupeau  humain  primitifs,  socia- 
lisation qui  fut  continuée  d'une  façon  brillante  et  partiellement 
accomplie  par  les  groupements  collectifs  bien  connus  de  la  patrie, 
de  la  nation,  de  la  classe,  de  l'État. 

Le  totémisme  moderne  ou  socialisme  poursuit  le  même  grand 
œuvre.  Il  contient  le  premier  germe  d'une  socialisation  plus  pro- 
fonde ou  plus  égalitaire  (économique)  de  la  classe,  de  la  patrie  et 
de  l'Etat  lui-même  :  la  classe  disparaissant,  sombrant  dans  la  pro- 
fession libre  et  variable;  la  patrie  s'unissant  organiquement  aux 
autres  patries;  enfin  l'État  devenant  une  fédération  logiquement 
hiérarchisée  de  groupes  sociaux  autonomes. 

Eugène  de  Roberty, 


L'ÉiMÎBGÉTlQUK   ET   LE   MÉCANISME 

AU    POINT    DE    VUE 

DES      CONDITIONS      DE      LA      CONNAISSANCE 


La  physique  mécaniste  clierche  à  explujuer  l'expérience;  elle 
veut,  au-dessous  des  apparences  immédiates,  trouver  des  faits 
permanents  et  généraux  qui  en  rendent  raison.  Les  mécanistes  ne 
distinguent  plus  guère  actuellement  entre  les  hypothèses  atomistes, 
newloniennes  ou  cartésiennes.  Ils  visent,  avant  tout,  à  nous 
fournir  une  représentation  de  l'univers,  construite  à  l'aide  du  plus 
petit  nombre  d'éléments  possible,  ces  éléments  était  les  plus 
simples  possible.  Comme,  dans  les  sciences  de  la  nature,  c'est  la 
mécanique,  ou  science  du  mouvement,  qui  utilise  le  plus  petit 
nombre  d'éléments,  et  les  éléments  les  plus  simples,  il  en  résulte 
que  ces  physiciens  cherchent  à  construire  une  représentation  du 
monde  physique  en  continuité  avec  la  mécanique. 

Il  y  a  encore  une  autre  raison  qui  les  incline  à  chercher  une 
représentation  mécanique  des  phénomènes  physiques  :  c'est  qu'au 
fond  toutes  nos  représentations  psychologiques  sont  accompagnées 
de  la  représentation  d'un  mouvement,  aussi  bien  dans  le  milieu 
extérieur  que  dans  notre  organisme.  Une  transformation  physique 
est  donc  toujours  liée,  si  nous  en  faisons  l'analyse  exacte,  à  du 
mouvement.  De  là  cette  idée  de  chercher  à  figurer  tous  les  phéno- 
mènes par  un  mouvement.  D'autre  part,  comme  la  science  du 
mouvement  essaye  de  représenter  le  mouvement  à  l'aide  du  plus 
petit  nombre  d'éléments  possible,  et  des  éléments  les  plus  simples 
et  les  plus  clairs,  elle  tend  à  réduire  le  mouvement  à  ses  conditions 
géométriques.  Les  forces  newtoniennes  seront  les  simples  effets  du 
mouvement  des  masses  (hypothèse  atomique),  et  les  masses  elles- 


49lj  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

mêmes  seront  dérivées  purement  et  simplement  des  mouvements 
donnés  dans  un  milieu  homog-ène.  On  considère  que  l'hypothèse 
cartésienne  est  la  plus  simple  et  la  plus  démonstrative.  Hertz,  Sir 
William  Thomson,  Helmholtz,  Gibbs,  Lorentz,  Larmor,  se  sont 
efTorcés  de  mettre  ces  hypothèses  en  harmonie  avec  les  découvertes 
les  plus  récentes,  de  façon  qu'elles  puissent  les  représenter  suffi- 
samment. Actuellement,  sous  le  nom  de  physique  des  électrons, 
une  science,  issue  de  l'hypothèse  mécaniste  et  cartésienne,  cherche 
à  représenter  tous  les  phénomènes  de  l'univers  en  considérant  que 
l'élément  primordial  est  l'éther  électro-magnétique,  et  que  les 
mouvements  qu'y  produisent  et  créent  les  particules  électrisées, 
sont  l'origine  des  phénomènes  que  nous  appelons  matériels.  La 
mécanique  classique,  telle  qu'elle  a  été  établie  par  Galilée  et 
Newton,  ne  serait  qu'un  cas  privilégié  de  cette  mécanique  plus 
générale,  lorsque  les  particules  matérielles  considérées,  et  les 
agrégats  qu'elles  forment,  ont  des  vitesses  assez  éloignées  de  celle 
de  la  lumière.  Le  mouvement  seul  est  à  la  base  de  cette  hypothèse. 
La  notion  de  masse,  elle-même,  n'est  qu'une  fonction  du  mouve- 
ment. Larmor  a  essayé  une  représentation  purement  mécanique 
dans  laquelle  la  dynamique  des  électrons  se  déduit  du  milieu  où 
ils  se  meuvent. 

Les  énergétistes,  au  contraire,  prétendent  que  c'est  outrepasser 
le  droit  de  la  science  et  la  portée  de  notre  connaissance,  que  de 
chercher  à  nous  représenter  une  source  homogène  et  unique  d'oîi 
pourraient  se  déduire  tous  les  phénomènes  naturels.  La  réalité  ne 
peut  pas  être  pénétrée  sous  les  apparences  qui  la  manifestent. 
L'hypothèse  physique,  au  lieu  de  chercher  à  expliquer  par  des 
mécanismes  ingénieux  l'origine  lointaine  des  phénomènes,  doit  se 
contenter  de  les  classer  et  de  les  décrire.  Tous  les  phénomènes 
physico-chimiques  sont,  en  effet,  des  variations  de  l'aspect  sous 
lequel  se  présente  la  nature,  variations  qui  nous  sont  connues  par 
nos  sensations.  Nous  aurons  une  description  scientifique  de  l'uni- 
vers quand  nous  saurons  exactement  comment  ces  variations  se 
produisent,  quand  nous  pourrons  prévoir  d'une  façon  mathéma- 
tique les  différentes  sensations  que  nous  ressentirons  dans  des  con- 
ditions déterminées.  L'hypothèse  énergétique  affirme  qu'avec  les 
formules  qu'elle  déduit  des  principes  de  la  conservation  de  l'énergie 
et  de  l'entropie,  et  avec  des  expériences  détaillées   qui   précisent 


A.  REY.    —    l.'li.NEIlGÉIlUL'K    KT    I.E    MKCAMS.ME  497 

dans  chaque  cas  les  quanliU'S  comprises  clans  ces  formules,  nous 
pourrons  arriver  ti  posséder  celle  description  el  ces  moyens  de 
prévision.  Toule  variation  dans  l'aspect  d'un  phénomène  est,  en 
cIlVl,  une  transformation  de  l'énergie;  on  doit  donc  pouvoir 
déduire  les  variations  des  phénomènes  naturels,  des  lois  qui 
régissent  les  transformations  de  l'énergie.  L'énergie  n'esl  pas 
autre  chose  qu'une  variable  mathématique.  La  théorie  énergétique 
se  défend  de  toule  enciuête  sur  la  nature  intime  de  celte  énergie. 
Elle  laisse  cette  recherche  au.K  hypothèses  mécanisles.  Pour  elle, 
le  problème  essentiel  est  de  trouver  des  formules  liant  les  variations 
des  variables  «  énergies  »,  avec  les  variations  observées  dans 
l'expérience.  Nous  n'avons  pas  le  droit  de  dériver  toutes  les  repré- 
sentations que  nous  offre  la  nature  du  type  unique  de  représenta- 
tion qu'est  le  mouvement.  Le  mouvement  n'est  qu'un  phénomène 
(une  manifestation  d'une  énergie  particulière),  comme  les  autres  et 
il  n'y  a  pas  de  raison  pour  qu'il  soit  pris  comme  l'équivalent  de 
tous  les  autres. 

La  question  posée  entre  l'énergétique  el  le  mécanisme  est 
d'abord  d'ordre  .scientifique.  A  ce  point  de  vue,  chacune  de  ces 
tiiéories  se  différencie  de  l'autre  uniquement  par  la  façon  dont 
sont  disposées  el  classées  les  différentes  lois  découvertes  grâce  à 
l'expérience.  Quelle  est  la  meilleure  de  ces  dispositions,  de  ces 
classifications?  C'est  une  question  que  le  temps,  d'une  part,  les 
progrès  delà  science,  d'autre  part,  peuvent  seuls  résoudre;  c'est 
une  question  qui  n'intéresse  que  les  physiciens,  dans  la  pratique 
quotidienne  de  l'exposition  et  de  la  recherche  des  lois  physiques. 
Remarquons  que  l'on  pourrait  même  soutenir  que  les  deux  théories 
sont  aussi  légitimes  l'une  que  l'autre  et  que  ce  débat  ne  comporte 
pas  d'issue.  En  effet,  on  peut  disposer  le  môme  contenu  scienti- 
fique dans  des  ordres  différents  :  cela  dépend  des  principes  que 
l'on  choisit  comme  point  de  départ,  et  il  se  peut  faire  que  rien  ne 
soit  changé  dans  la  vue  scientifique  de  la  nature,  au  point  de  vue 
des  connaissances  que  nous  en  avons,  soit  que  l'on  parte  des  prin- 
cipes de  la  thermodynamique,  soit  que  l'on  parte  des  principes  de 
la  mécanique.  Dans  un  cas  on  considérera  que  les  principes  de  la 
mécanique  sont  une  conséquence  particulière  des  principes  relatifs 
à  l'énergie.  Dans  l'autre  cas,  on  considérera,  au  contraire,  que  les 
principes  de  lénergie  sont  une  extension  des  principes  de  la  méca- 
TUME  LXIV.  —   1907.  32 


498  REVUE   PHILOSOPHIQL'K 

nique  ou  une  addition  nécessaire  apportée  à  ces  principes  pour 
continuer  avec  fruit  nos  investigations  sur  la  nature;  mais 
l'ensemble  de  la  physique,  les  connaissances  réelles  qu'elle  nous 
donne,  ne  seront  nullement  modifiés,  selon  que  l'on  adoptera  l'un 
ou  l'autre  système.  Il  n'y  aura  que  la  manière  d'exposer  qui  chan- 
gera. Ainsi,  aujourd'hui,  nous  voyons  que  parmi  les  mécanistes, 
certains  considèrent  sans  cesser  d'être  mécanistes,  que  les  prin- 
cipes de  la  mécanique  rationnelle  ne  sont  qu'un  cas  particulier,  le 
plus  simple,  des  principes  de  la  mécanique  électro-magnétique. 
Cela  ne  veut  pas  dire  que  les  lois  de  la  mécanique  soient  fausses, 
ni  môme  que  le  mécanisme  soit  une  mauvaise  méthode  de  recherche 
en  physique;  cela  peut  vouloir  dire  simplement  qu'il  faut  compléter 
le  mécanisme  traditionnel  par  des  représentations  mécanistes  nou- 
velles, ajouter  aux  principes  de  la  mécanique  des  principes  nou- 
veaux, pour  avoir  une  vue  adéquate  de  la  nature.  Pour  tout  dire, 
puisque  les  physiciens  contemporains  se  partagent  sur  la  question 
et  ne  peuvent  se  convaincre,  la  question  n'est  pas  soluble  à  un 
point  de  vue  scientifique,  au  moins  actuellement. 

Mais  ne  peut-on  pas,  ne  doit-on  pas  examiner  la  question  à  un 
autre  point  de  vue  que  ce  point  de  vue  scientifique  exclusif? 

Certes,  dans  les  problèmes  soulevés  par  la  science,  il  faut  se 
garder  avec  soin  d'aller  sur  les  brisées  des  savants  et  d'y  mêler  son 
incompétence.  La  dialectique  philosophique  a  été  trop  souvent 
portée  à  les  résoudre  d'une  façon  étrange  et  elle  n'y  a  pas  gagné 
grand  crédit  auprès  des  savants.  Mais  tout  en  reconnaissant  que 
les  questions  générales  (de  méthode,  d'esprit,  d'idées  directrices), 
en  matière  de  science,  sont  encore  du  ressort  des  savants,  que  nul 
mieux  que  les  praticiens  professionnels  n'est  qualifié  pour  élaborer 
la  logique  positive  de  leur  science,  et  même  pour  en  aborder  la 
philosophie,  il  faut  reconnaître  que  la  pratique,  de  la  science  ne 
suffit  pas  à  résoudre  tous  les  problèmes  logiques  et  philosophiques 
qu'elle  peut  poser.  Or,  ici  n'atteignons-nous  pas  un  problème  à  la 
fois  logique  et  philosophique?  Car  il  s'agit  d'une  question  de 
méthode  et  d'une  question  d'esprit.  Et  ne  peut-on  pas  contribuer 
à  sa  solution,  à  laide  de  considérations  psychologiques  et  histo- 
riques, puisque  la  science  a  évidemment  des  conditions  psycholo- 
giques et  historiques  (voire  sociales,  mais  ces  dernières  sont  trop 
mal  connues  pour  qu'on  en  puisse  encore  faire  état)? 


A.  REY     —    L'tNKHGKTIQLE   KT    LK    .MliCAMS.ME  49'J 


Que  le  mécanisme  ail  des  chances  de  se  développer,  parce  qu'il 
répond  à  certaines  nécessités  psychologiques,  c'est  ce  que  ne  nient 
guère  les  partisans  les  plus  résolus  de  l'énergétique,  Duhem  en 
particulier. 

iJuhem  et  Ostwald  accordent,  avec  plus  de  tolérance  et  de  lar- 
geur d'esprit  que  certains  philosophes,  qu'il  y  aura  toujours  des 
mécanistes  et  que  la  science  aura  toujours  un  profit  à  tirer  des 
hypothèses  mécanistes  :  l'attitude  mécaniste  est  donc  pour  un 
savant  parfaitement  légitime.  Mais  ils  s'empressent  d'ajouter  qu'on 
peut  se  passer  des  hypothèses  mécanistes.  Il  y  aurait  môme  pour 
la  science  un  grand  intérêt  à  les  supprimer;  et  ils  ne  seraient  pas 
éloignés  de  croire  que  la  tendance  mécaniste  est  une  imperfection 
inhérente  à  certains  esprits.  C'est  une  habitude  de  travail  qu'on 
doit  tolérer  chez  ceux  qui  ne  peuvent  pas  travailler  autrement, 
parce  que  le  travail  donne  toujours  dans  le  domaine  scientifique 
des  résultats,  mais  c'est  en  somme  une  habitude  de  travail  qu'il  y 
aurait  avantage  à  remplacer  par  une  autre.  La  science  n'y  perdrait 
rien,  au  contraire... 

Les  esprits  se  classeraient  en  eflet,  d'après  Duhem,  en  deux 
grandes  classes  :  les  esprits  abstraits  et  les  esprits  concrets. 

«  •  Les  esprits  abstraits  se  contentent  de  considérer  des  grandeurs 
nettement  définies,  fournies  par  des  procédés  de  mesure  déter- 
minés, susceptibles  d'entrer  suivant  des  règles  fixes,  dans  des 
raisonnements  rigoureux  et  dans  des  calculs  précis;  il  leur  importe 
peu  que  ces  grandeurs  ne  se  puissent  imaginer.  Ils  sont  satisfaits, 
par  exemple,  s'ils  ont  défini  un  thermomètre,  qui,  à  chaque  inten- 
sité de  chaleur  fait  correspondre  un  degré  déterminé  de  tempéra- 
ture; s'ils  connaissent  la  forme  des  équations  qui  relient  celle  tem- 
pérature aux  autres  propriétés  mensurables  des  corps,  à  la 
densité,  à  la  pression,  à  la  chaleur  de  fusion,  à  la  chaleur  de  vapo- 
risation. Ils  n'exigent  nullement  que  cette  température  se  réduise 
à  la  force  vive  d'un  mouvement  imaginable  animant  des  molécules 
dont   la   ligure  se  pourrait  dessiner.  Pourvu   que  les  lois  de  la 

1.  P.  Duhem.  L'Kvolulion  de  la  mécanique,  Revue  générale  des  sciences, 
mars  1903,  p.  2o;j-2o6. 


500  liEVUE   PHILOSOPHIQUE 

physique  se  laissent  condenser  en  un  cerlain  nombre  dejuoemenls 
abstraits   exprimables  en  formules  mathématiques  ils  consentent 
volontiers   à    ce   que   ces  jugements  portent  sur  certaines  idées 
étrangères  à  la  géométrie.  Que  le  monde  physique  ne  soit  pas  sus- 
ceptible d'une  explication  mécanique,  ils  s'y  résignent  sans  peine. 
Les  imarjinatifs  ont  de  tout  autres  exigences.  Pour  eux,  l'esprit 
humain,  en  observant  les  phénomènes  naturels,  y  reconnaît,  à  côté 
de  beaucoup  d'éléments  confus  qu'il  ne  parvient  pas  à  débrouiller, 
un  élément   clair,  susceptible  par  sa  précision  d'être  l'objet  de 
connaissances  vraiment  scientifiques.  C'est  l'élément  géométrique, 
tendant  à  la  localisation  des  objets  dans  l'espace,  et  qui  permet 
de  se  les  représenter,  de  les  dessiner  ou  de  les  construire  d"une 
manière  au  moins  idéale.  11  est  constitué  par  les  dimensions  et  les 
formes  des  corps  ou  des  systèmes  de  corps,  par  ce  quon  appelle, 
en  un  mot,  leur  configuralion  à  un  moment  donné.  Ces  formes,  ces 
configurations,  dont  les  parties  mensurables  sont  des  distances  ou 
des  angles,  tantôt  se  conservent,  du  moins  à  peu  près,  pendant  un 
cerlain  temps,  et  paraissent  même  se  maintenir  dans  les  mêmes 
régions  de  l'espace  pour  constituer  ce  qu'on  appelle  le  repos,  tantôt 
changent  sans  cesse,  mais  avec  continuité,  et  leurs  changements 
de  lieu  sont  ce  qu'on  appelle  le  mouvement  local,  ou  simplement  le 
mouvement.  » 

Cette  distinction,  si  elle  signifie  simplement  qu'il  y  a  des  esprits 
qui  tendent  naturellement  vers  l'abstraction  et  la  généralisation, 
et  d'autres  qui  y  répugnent  davantage  est  très  juste  et  très  légi- 
time au  point  de  vue  psychologique. 

Seulement,  ce  qu'il  faut  bien  voir,  au  point  de  vue  psychologique 
également,  c'est  la  vraie  nature,  la  valeur  de  cette  tendance  et  la 
valeur  des  œuvres  qu'elle  crée. 

Si  nous  envisageons  le  premier  point,  il  faut  d'abord  remar- 
quer que  cette  tendance  n'est  qu'une  tendance.  Jamais  elle 
ne  peut  être  réalisée  complètement.  Un  esprit  abstrait,  c'est-à-dire 
capable  de  comprendre  une  notion  abstraite,  sans  aucun  support 
concret,  n'existe  pas,  et  ne  peut  pas  exister  au  point  de  vue  psy- 
chologique. 11  ne  peut  exister  que  pour  un  métaphysicien  qui  croit 
à  la  réalité  des  Universaux;  et  alors  la  notion  abstraite  devient 
elle-même  une  notion  individuelle,  vivante  et...  concrète,  aussi 
concrète  qu'une  image  de  la  perception  sensible.  La  psychologie 


A.  REY.    —    l.'K.Mil'.r.LTIUlE   ET    I  K    MÉCA.MS.MK  oO  l 

nous  nionlre  une  conlinuilé  conslanlc  entre  la  porceplion  et  le 
concept;  elle  nous  montre  encore  que  le  concept  n'est  saisissable 
qu'au  moyen  d'une  imaj^e,  d'une  perception  résiduelle.  Lapei- 
ccplion  n'a  avec  la  perception  qu'une  dilTérencc  de  degrés  cl 
non  (le  nature.  Il  reste  donc  qu'il  ])cut  y  avoir  des  esprits 
dont  la  tendance  à  l'abstraction  est  plus  accentuée  qu'elle  n'est 
chez  d'autres  :  mais  qu'un  esprit  ne  peut  être  purement  abstrait. 
11  s'ensuit  qu'une  construction  de  l'esprit,  la  systématisation 
pliysico-chimiijue  par  exemple,  ne  peut  pas  être  purement  abs- 
traite. Elle  peut  tendre  à  être  aussi  abstraite  que  possible,  mais 
à  l'insu  de  ceux  qui  voudraient  réaliser  cette  limite  psycbologique 
du  concept  dégagé  de  tout  élément  représentable,  de  la  notion 
purement  intellectuelle,  elle  conserve  toujours  des  éléments 
empruntés  à  la  représentation  sensible,  l/enlendemcntpur,  la  raison 
pure  sont,  depuis  Hume  et  Kant,  des  formes  vides  que  l'abstraction 
peut  discerner,  mais  qui  auraient  bien  du  mal  à  être  rajeunies  par 
la  psychologie  et  à  reprendre  une  apparence  de  vie  et  de  réalité. 

Aussi  l'énergétique  obéit-elle  à  la  loi  commune,  et  Boltzman  '  a 
déjà  remarqué,  à  bon  droit,  que  quoiqu'elle  veuille  bannir  les  hypo- 
thèses figuratives,  elle  est  obhgée  d'y  recourir.  Le  symbolisme 
algébrique,  les  relations  établies  par  les  démonstrations  mathéma- 
tiques, ne  sont-ils  pas  des  hypothèses  figuratives,  des  moyens  de 
représenter  les  choses?  L'expression  mathématique,  quoi{|u'on  en 
dise,  est  bien  un  support  emprunté  à  la  représentation,  pour  aider 
à  comprendre  la  relation  purement  conceptuelle. 

Certains  mathématiciens  voudraient  bien  par  un  souci  louable 
de  la  rigueur,  considérer  la  mathémaliciue  comme  une  promotion 
de  la  logique.  Mais  d'abord  la  logique  pure  n'est  peut-être  pas 
aus.si  indépendante  de  la  représentation  perceptive  ({u'on  le  croit, 
si  le  concept  lui-môme  ne  peut  absolument  s'en  détacher.  El  au 
fond  qu'est-ce  que  l'implication  de  deux  propositions,  ou  de  deux 
concepts,  sinon  la  concordance  de  leur  substrat  représentatif  et 
empirique.  Je  ne  puis  comprendre  que  «  homme  »  imph'que 
«  mortel  »,  en  dehors  des  perceptions  qui,  dans  l'expérience,  m'ont 
fait  constater  que  la  structure  de  l'organisme  humain  inq)li(pie 
une  désorganisation  nécessaire.  Et  puis,  dire  que  la  mathémati(iuo 

i.  Bollzman,  Ueber  die  Enlwickeluiui  dm-  MelUoden  der  theorelischen  Plnjsik  in 
ncuerer  Zeit.  Nalunvissenschafliclie  Rundschau,  14  octobre  1899. 


502  niLVUE   PniLOSOPHFUUE 

est  une  promotion  de  la  logique,  comme  dire  que  la  physique  est 
une  promotion  de  la  mécanique,  cela  ne  veut  pas  dire  que  pour 
constituer  l'objet  de  la  mathématique  il  ne  faille  pas  faire  appel  à 
des  notions  particulières,  à  des  relations  nouvelles,  à  des  restric- 
tions, et  à  des  complications  qu'excluait  la  logique  pure.  L'intui- 
tion du  nombre,  celle  de  l'espace,  des  relations  qu'ils  impliquent, 
paraissent  particulariser  les  relations  logiques,  tout  en  s'appuyant 
sur  elles,  et  en  les  continuant,  pour  les  adaptera  un  objet  nouveau, 
spécial.  De  même  dans  la  physique  mécaniste,  la  notion  de  l'énergie, 
de  ses  diverses  formes,  et  des  relations  qu'elles  impliquent,  ou  les 
notions  électro-magnétiques  paraissent  modifier  la  mécanique 
pure  et  l'adapter  à  une  matière  plus  complexe  et  plus  spécifique. 
Mais,  en  admettant  même  que  les  mathématiques  ne  fassent 
aucune  part  à  l'intuition  sensible,  et  soient  un  pur  symbolisme 
logique,  du  moment  que  l'on  se  sert  des  mathématiques  pour  une 
autre  fin  que  les  mathématiques  elles-mêmes,  du  moment  que  l'on 
sort  du  domaine  des  mathématiques  pures  pour  entrer  dans  celui 
des  mathématiques  appliquées,  cette  dénomination  l'indique,  on 
fait  nécessairement  appel  à  un  substrat  intuitif.  Dans  la  conception 
de  Duhem,  cela  ne  fait  d'ailleurs  aucun  doute.  La  base  qualitative 
qu'il  donne  aux  notions  fondamentales  de  son  système  est  un  appel 
à  l'intuition  sensible;  mais  comme  l'a  bien  vu  Boltzman,  même 
là  où  il  n'est  pas  fait  appel  à  cette  base  qualitative,  comme  chez 
Mach,  il  est  encore  fait  usage  d'images  représentatives,  par  cela 
même  quele  symbolisme  algébrique  perd  son  sens  purementabstrait, 
s'il  est  possible  que  ce  sens  existe,  et  devient  une  notation  d'élé- 
ments représentatifs.  Ainsi,  quand  bien  même  la  mathématique 
serait  un  jeu  de  concepts,  du  moment  qu'on  s'en  sert  dans  la  systé- 
matisation formelle  des  sciences  physico-chimiques,  il  devient  un 
mode  de  représentation  :  La  systématisation  n'est  formelle  qu'en 
apparence,  car  elle  porte  au  fond  sur  des  données  empiriques.  Elle 
n'a  de  sens  qu'à  condition  de  pouvoir  se  traduire  en  images.  Il  ne 
faut  donc  pas  croire  que  l'énergétique  comprend  sans  imaginer. 
L'énergétique,  à  bien  l'analyser  psychologiquement,  comprend  en 
imaginant,  et  c'est  pourquoi  elle  a  une  valeur  scientifique  dans  le 
domaine  des  sciences  de  la  nature.  C'est  pourquoi  elle  peut  être 
considérée  comme  une  forme  légitime  de  la  science  de  la  nature. 
La  raison  qui  fait  sa  légitimité,  et  sa  valeur,  c'est  qu'elle  garde 


A.  REY.    —    L'É.NKIlGtTIULi:    KT    LK    .MliCAMSMK  o03 

(lu  mécanisme  beaucoup  plus  qu'elle  n'eu  rejelle,  qu'elle  esl,  à 
son  insu,  plus  voisine  de  lui  qu'elle  ne  le  pense.  Elle  est,  comme 
le  mécanisme  quoique  h  un  degré  bien  moindre,  un  mode  imagi- 
nalif  de  représenlalion  des  phénomènes  physico-chimiques. 

Il  s'agit  justement  d'apprécier  maintenant  si,  en  essayant 
de  réduire  au  moindre  degré  la  nécessité  par  où  il  faut  bien  passer, 
par  suite  de  notre  organisation  psychoIogi(jue,  de  «  représenter  » 
les  notions  scientifiques,  de  conserver  des  résidus  d'images  sen- 
sibles, on  fait  œuvre  utile,  —  si,  par  suite,  cette  tendance  a  des 
chances  de  s'imposer  au  détriment  de  la  tendance  contraire  que 
représeate  le  mécanisme. 

Poussons-la  à  l'extrême,  cl  efforçons-nous  de  déterminer  le 
terme  auquel  elle  doit  aboutir.  Nous  ne  bâtirons  pas  une  hypothèse 
vide;  car  historiquement  la  scolastique  l'a  à  peu  près  réalisée.  Elle 
nous  apprend  en  gros  que  le  terme  naturel  de  cette  tendance,  c'est 
le  verbalisme.  Et  la  psychologie  de  la  connaissance  corrobore  cet 
enseignement  de  l'histoire.  Le  concept  ne  peut  jamais  éliminer 
tout  résidu  d'images.  Mais  au  terme,  l'image  résiduelle  se  réduit  à 
celle  du  mot  qui  le  connote.  Le  concept  tend,  si  l'abstraction  esl 
poussée  aussi  loin  qu'il  esl  possible,  si  l'esprit  a  une  grande  facilité 
à  abstraire  et  à  généraliser,  à  se  confondre  avec  le  mot  et  à  se 
vider  de  tout  contenu  vivant  et  réel.  La  paille  des  mots  remplacera 
le  grain  des  choses. 

Le  verbalisme,  ou,  puisqu'il  s'agit  ici  moins  de  symboles  ver- 
jjaux,  comme  dans  la  scolastique,  que  de  symboles  algébriques,  le 
formalisme  sec  et  vide,  purement  utilitaire,  voilà  le  danger  qui 
menace  la  théorie  énergétique.  Ce  danger  est  surtout  à  craindre 
pour  ceux  qui  ne  créent  pas  la  science  par  leurs  expériences  con- 
tinuelles, pour  ceux  qui  ne  cherchent  qu'à  s'assimiler  et  à  utiliser 
les  résultats  de  cette  création.  Le  formalisme  des  premiers  esl 
animé  par  la  force  des  choses  du  même  courant  de  vie  qui  anima 
dans  l'esprit  d'un  Aristote,  ou  môme  d'un  Hegel,  l'idéologie  pure. 
Mais  le  formalisme  des  seconds  esl  bien  vite  un  formalisme  mort, 
une  discipline  étroite  dans  laquelle,  à  cause  des  résultats  et  des 
facilités  qu'elle  fournit,  on  finit  par  absorber  la  science  tout  en- 
tière. La  possibilité  de  susciter  une  attitude  de  ce  genre  est  pour 
la  science  pleine  de  périls.  El  n'est-ce  pas,  bien  que  Duhem  se 
range  de  suite  parmi  les  créateurs,  parmi  ceux  dont  le  travail  est 


504  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

fécond  parce  qu'il  agrandit  toujours  le  champ  des  recherches, 
n'est-ce  pas  cependant,  si  l'on  veut  lire  entre  les  lignes,  le  reproche 
que  lui  adresse  Douasse,  à  propos  de  ses  travaux  sur  l'hystérésis? 
N'oppose-t-il  pas,  dans  sa  critique,  la  réalité  empirique,  le  travail 
concret  du  laboratoire,  aux  formules  prématurées,  aux  généralisa- 
lions  trop  hâtives,  aux  abstractions  trop  éloignées  des  faits,  au 
formalisme  qui  veut  enserrer  le  réel,  mais  le  vide  toujours  pour 
cela  de  quelques-uns  de  ses  aspects  intéressants  et  importants?  Et 
Bonasse  ne  recourt-il  pas,  dans  cette  même  critique,  aux  modèles 
mécaniques,  à  la  représentation  sensible,  à  l'hypothèse  figurative, 
car  elle  lui  semble  plus  propre  à  faire  saisir  la  réalité  du  fait?  Elle 
est  donc  plus  concrète;  elle  est  une  image,  elle  est  donc  plus  près 
de  l'expérience  et  des  données  qu'il  faut  retenir.  Voilà  le  méca- 
nisme bien  vengé  du  reproche,  qu'on  lui  adresse  sans  cesse  dans 
l'autre  camp,  de  substituer  une  nature  arbitrairement  simplifiée  à 
la  vraie  nature.  Que  dire  alors  de  l'énergétique,  si  elle  substitue, 
on  n'ose  pas  dire  des  mots  aux  choses,  mais  des  formules  de  calcub 
dont  les  termes  sont  souvent  arbitraires,  aux  données  de  l'expé- 
rience, aux  propriétés  perceptibles  des  phénomènes?  Mieux  vaut 
avoir  une  explication  encore  lointaine,  mais  en  contact  avec  les 
faits,  qu'un  formulaire  plus  précis,  mais  tout  artificiel. 

La  grande  raison  psychologique  pour  laquelle  le  mécanisme 
semble  ici  préférable  à  l'énergétique,  c'est  au  fond  qu'il  n'y  a  pas 
d'entendement  pur  :  on  ne  pense  jamais  sans  images.  L'intuition 
sensible  est  nécessaire  à  la  pensée,  comme  l'air  à  la  vie.  Dire  qu'il 
n'y  a  pas  d'entendement  pur,  pas  de  raison  pure,  ce  n'est  pas  sou- 
lever la  vieille  et  stérile  querelle  de  l'apriorisme  et  de  l'empirisme. 
Elle  n'a  plus  grand  sens,  au  point  de  vue  psychologique.  Admel- 
trait-on  avec  Kant  qu'il  y  a  dans  la  pensée  des  éléments  qui  ne 
viennent  pas  de  l'expérience?  on  est  bien  forcé  d'admettre  avec  lui 
que  ces  éléments  ne  sont  donnés  qu'avec  l'expérience,  que  toute 
pensée  commence  nécessairement  avec  elle.  Celle-ci  est  la  matière 
à  laquelle  les  éléments  n  priori  viennent  s'appliquer  comme  une 
forme,  et  dans  toute  existence  matière  et  forme  sont  inséparables. 
Dire  que  l'on  ne  pense  pas  sans  images,  c'est  donc  affirmer  que, 
même  si  l'on  admet  un  élément  a  priori,  il  faut  accorder  qu'il  n'est 
donné  et  qu'il  n'est  saisissable  qu'avec  l'intuition  sensible. 

Cette  question  mise  à  part  d'un  élément  ou  plutôt  d'une  fonction 


A.  REY-    —    l.*É>RKr.r;TIQrK    ET    LE    MÉCANISME  hOo 

qui,  dynamiquement,  modifie  en  les  assimilant  les  données  de 
l'expérience,  tous  les  psychologues  s'accorderont  h  reconnaître 
que  les  idées,  les  concepts,  ont  une  substructure  d'images,  de 
perceptions,  subsiructure  qui  leur  donne  leur  sens  ou  leur  assigne 
leur  fonction.  En  tout  cas,  au  point  de  vue  scientifique,  la  (jucstion 
est  définitivement  tranchée,  et  les  énergétistes,  plus  empiriques 
que  quicon(|uc  en  matière  scientifique,  admettront  que  l'expérience 
seule  peut  fournir  les  prémisses  d'un  raisonnement.  N'ont-ils  pas 
souvent  reproché  au  mécanisme  de  construire  a  priori,  de  donner 
au  raisonnement  une  importance  qu'il  n'a  pas?  Alors  pourquoi  une 
fois  que  l'expérience  a  joué  son  rôle,  s'elîorcer  de  systématiser 
ses  résultats  en  partant  de  généralités  conceptuelles,  de  façon  à 
déduire,  en  apparence,  de  formules,  et  par  un  raisonnement 
aprioristique,  les  moyens  de  prévoir  les  particularités  des  phéno- 
mènes réels?  La  méthode  inverse,  qui  part  des  données  les  plus 
élémentaires  de  l'expérience,  et  qui,  à  la  suite  de  l'expérience,  les 
complique  et  les  complète  progressivement,  en  détermine  plus 
précisément  le  domaine,  cette  méthode  concrète  n'esl-elle  pas,  par 
rajiporl  à  la  marche  évolutive  de  la  connaissance,  comme  à  sa 
nature,  préférable  à  la  méthode  abstractive?  On  a  vu  que  cette 
dernière  ne  semblait  pas  en  réalité  plus  économique  pour  la  pensée, 
car  elle  augmentait  les  difficultés  inhérentes  à  tout  clïort  d'abs- 
traction. 11  est  possible  de  dire  en  outre,  maintenant,  qu'elle  est 
l'eiTet  d'une  illusion  psychologique  :  le  concept  pur  est  un  mythe, 
et  un  mythe  dangereux.  Puisqu'il  n'a  de  sens  que  par  une 
intuition  empirique,  puisqu'il  est  le  résultat  de  l'évolution  des 
images,  n'est-il  pas  plus  naturel  de  systématiser  des  connaissances 
en  conservant  toujours,  à  côté  des  formules,  des  intuitions  em- 
piriques capables  de  les  remplir,  comme  dans  la  figuration 
mécaniste? 

Les  résul'ats  que  l'on  peut  atteindre  à  l'aide  de  la  méthode 
abstractive  sont,  dès  lors,  d'un  point  de  vue  purement  psycholo- 
gique, assez  aisés  à  circonscrire. 

Si,  comme  l'a  dit  Kanl,  toute  connaissance  commence  avec 
l'expérience,  si  tout  concept  repose  sur  une  substruclure  sensible, 
le  concept  ne  peut  être  qu'un  résumé  de  connaissances;  il  ne  peut 
être  un  procédé  d'acquisition,  un  moyen  d'invention  et  de  décou- 
vertes. La  psychologie,  en  distinguant  toujours  l'imagination  de  la 


506  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

conception ,  réservait  l'invention  et  la  découverte  comme  une 
propriété  spéciale  de  l'imagination.  L'activité  créatrice  de  l'esprit 
s'opposait  ainsi  à  son  activité  rationnelle,  l'une  allant  de  l'avant, 
ajoutant  sans  cesse,  au  milieu  des  hypothèses,  des  aventures,  des 
risques,  des  illusions,  des  erreurs,  à  notre  connaissance,  l'autre 
ordonnant,  réglant  ce  qui  paraissait  définitif.  Mais  la  psychologie 
moderne,  en  effaçant,  dans  son  sentiment  profond  de  la  vie  réelle 
de  l'esprit  et  de  sa  continuité  organique,  les  distinctions  abstraites 
et  les  oppositions  arbitraires,  en  liant  intimement  l'image  et  le 
concept,  l'imagination  qui  crée,  et  la  raison  qui  harmonise,  a 
peut-être  encore  rendu  plus  nette  la  nécessité  de  l'image  dans 
l'invention,  en  môme  temps  que  la  nécessité  parallèle  des  concepts 
régulateurs,  discipline  de  l'invention.  Et  c'est  vraiment  une  théorie 
unanime  de  la  psychologie  contemporaine  que  le  concept  est  un 
résumé  de  connaissances,  ou,  selon  le  mot  heureux  de  Taine,  un 
substitut.  Il  n'a  de  valeur,  comme  le  papier-monnaie,  que  par  les 
expériences  qu'il  recouvre.  C'est  un  abréviateur  utile  et  ce  n'est 
que  cela.  Par  conséquent  envisager  une  systématisation  concep- 
tuelle, formelle,  de  nos  connaissances  scientiliques,  c'est,  de  parti 
pris,  borner  la  théorie  scientifique  au  rôle  d'abréviateur  utile,  de 
résumé  de  connaissances  déjà  acquises.  C'est  lui  fermer  tout  le 
champ  de  l'invention  et  de  la  découverte;  c'est  considérer  qu'elle 
ne  sera  d'aucune  aide,  d'aucune  valeur  pour  faire  progresser  la 
science.  La  théorie  n'est  plus  un  moyen  d'investigation.  C'est  une 
table  des  matières. 

La  plupart  des  énergétistes  le  proclament  d'ailleurs.  Pour  Mach, 
le  but  dernier  de  la  science  n'est-il  pas  l'économie  de  la  pensée? 
Pvamasser  nos  connaissances  de  la  façon  la  plus  maniable,  les  con- 
denser dans  la  construction  la  plus  sobre,  voilà  à  quoi  doit  viser 
avant  tout  la  physique  formelle.  Or,  la  physi(}ue  formelle  est  la 
forme  définitive  que  doit  atteindre  la  physique,  si  bien  que  la  fin 
de  la  science  est  tout  entière  dans  la  description  la  plus  condensée 
des  phénomènes.  Rankine,  s'il  ne  formule  pas  d'une  façon  aussi 
explicite  que  JMach  le  principe  d'économie  de  la  pensée,  n'en 
cherche  pas  moins  une  forme  théorique  qui  soit  le  simple  dévelop- 
pement des  acquisitions  que  la  science  considère  comme  définitives. 
La  physique  théoriqne  ne  cherche  qu'à  disposer,  —  toujours  de  la 
façon  la  plus  utile  et  la  plus   simple,  —  les  matériaux  que  lui 


A.  REY.    —    L'KNKROtTIQI  K    KT   I.F,    MKCAMS.MK  507 

fournit  la  physique  expérimenlaK".  Mais  là  s'arrôlc  sa  lAchc  Elle 
ne  se  soucie  nuUeinenl  d'ajouter  à  ces  matériaux.  Les  progrès  de 
la  physique  ne  l'intéressent  pas.  Elle  les  constate  et  c'est  tout.  Elle 
ne  crée  pas,  elle  construit.  Elle  dispose,  pour  le  mettre  à  notre 
portée,  ce  qui  a  été  trouvé  par  ailleurs.  La  théorie  n'est  pas  hypo- 
théli(|ue;  elle  ne  pousse  pas  l'imagination  dans  des  voies  nouvelles, 
h  l'aventure  peut-être,  mais  aussi  à  la  découverte.  Elle  est  sim- 
plement abstractive.  Elle  extrait  des  découvertes  déjà  faites  un 
moyen  harmonieux  de  les  or^^aniser. 

Et  Ostwald  ou  Duhem  ne  diront  pas  autre  chose.  La  théorie  est 
essentiellement  une  formule  descriptive.  Repérer  les  phénomènes, 
les  observations  empiriques,  par  un  système  de  symboles  facile  à 
manier,  qui  groupe  toutes  les  lois  naturelles,  voilà  le  but  de  la 
théorie  physico-chimi({ue.  La  théorie  concerne  donc  seulement  les 
lois  naturelles  que  nous  connaissons  déjà,  les  observations  que  nous 
acons  déjà  faites,  les  phénomènes  que  nous  avons  déjà  étudies,  et  les 
résultats  d'expérience,  considérés  comme  définitifs.  3amais\a  théorie 
n'est  proposée  comme  moyen  de  découverte.  Elle  doit  faire  en 
sorte  que  les  résultats  des  calculs  qu'elle  permet,  coïncident  avec 
les  résultats  de  l'expérience;  mais  en  eux-mêmes  ces  calculs  peu- 
vent être  tels  ou  tels,  pourvu  que  leurs  résultats,  qui  seuls  impor- 
tent, soient  bien  ceux  que  l'on  cherche.  La  théorie  peut,  à  la 
rigueur,  être  en  elle-même  telle  ou  telle;  l'arbitraire  peut  avoir 
régné  dans  sa  construction.  Tout  cela  montre  bien  que  la  théorie 
n'a  jamais  la  prétention  de  servir  à  la  découverte  des  lois  nouvelles, 
à  l'étude  des  phénomènes  non  encore  étudiés.  Le  voudrait-elle 
qu'elle  ne  le  pourrait  pas.  Elle  est  naturellement  stérile.  La  théorie 
est  une  traduction  à  l'usage  de  l'esprit,  des  résultats  de  l'expé- 
rience. Limitée  à  traduire,  elle  ne  servira  jamais  à  une  découverte 
originale.  Comme  le  démiurge  des  conceptions  grecques,  la  théorie 
énergétique  organise  mais  ne  crée  pas. 

Aussi  le  domaine  de  la  physique  finit-il  par  se  diviser  en  deux 
parties  bien  distinctes  :  la  physique  expérimentale  et  la  physique 
théorique  ou  physique  mathématique.  Cette  scission  est  encore 
admise  plus  ou  moins  explicitement  par  tous  les  énergélistes.  L'ana- 
lyse du  développement  de  la  physique  par  Mach  place  à  côté  d'une 
physique  inductive  et  déductive,  qui  se  meut  dans  le  cercle  de 
l'expérience,  une  physique  formelle  qui  en  systématise  mathémati- 


C08  HEVL'K    PIIII.OSOPIIIQLE 

quement  les  résultais.  Ce  qui  accentue  chez  ce  théoricien  Tisolo- 
ment  des  deux  physiques,  c'est  précisément  que  la  phase  déductive 
d'une  étude  physique  est  cette  phase  où  les  hypothèses  systémati- 
salrices  sont  encore  les  hypothèses  inventives,  où  les  théories  ima- 
ginées (ce  sont  toujours  des  théories  mécanistes)  servent  à  la 
découverte.  Elle  se  développe  parallèlement  à  la  physique  induc- 
tive,  tant  que  la  science  cherche  à  étendre  son  patrimoine  et  va 
encore  à  l'aventure  dans  l'inconnu  des  lois  naturelles.  Mais  dès 
que  par  les  hypothèses,  parfois  les  plus  bizarres,  (peu  importe  les 
moyens  employés,  s'ils  ne  sont  que  des  moyens)  on  est  arrivé  à 
formuler  les  lois  des  phénomènes,  la  tâche  objective  de  la  scien(;e 
est  achevée;  on  connaît  de  la  nature  ce  qu'on  peut  en  connaîiro 
dans  le  cercle  que  l'on  s'était  proposé  d'étudier.  Et  alors,  pour  ce 
cercle,  commence  la  période  où  le  savant  n'a  plus  qu'à  cherchera 
systématiser  de  la  façon  la  plus  maniable  pour  l'esprit,  et  pour  les 
nécessités  techniques,  les  résultats  acquis.  Le  moyen  le  plus 
rapide  de  calculer  les  résultats  que  l'expérience  fournirait  dans  le 
laboratoire,  parlant  le  moyen  le  plus  rapide  de  prévoir,  sous  telles 
conditions  données,  les  phénomènes  naturels,  leurs  transforma- 
tions successives,  leur  marche  et  leurs  eflets,  voilà  la  théorie  phy- 
sique. La  physique  mathématique  n'a  point  d'autre  but. 

Ostwald  et  Helm  partagent  absolument  cette  conception  :  la 
théorie  physique  est  le  but  et  le  terme  de  la  science  physique;  elle 
est  une  description  au  moyen  du  symbolisme  mathématique,  un 
repérage  des  phénomènes  physiques.  Elle  est  pour  le  savant  ce 
que  les  points  et  les  lignes  marquées  sur  un  canevas  sont  pour  un 
ouvrier  d'art.  Le  modèle,  sorti  de  l'imagination  inventive  de  l'ar- 
tiste, est  ici  la  recherche  expérimentale  du  laboratoire. 

Duhem  pense  à  son  tour  que  la  théorie  est  un  dispositif  créé 
arbitrairement  et  librement  par  l'esprit,  comijie  les  combinaisons 
de  concepts  dans  la  logique  formelle,  de  nombres  dans  l'arithmé- 
tique, de  lignes  dans  la  géométrie.  Elle  ne  peut  donc  rien  avoir  de 
commun  avec  la  physique  expérimentale,  sinon  les  résultats  qu'elle 
doit  permettre  de  calculer  tels  que  l'expérience  autorise  à  les  pré- 
voir. Elle  est  un  instrument  forgé  par  nous  pour  manier  la  matière 
que  fournit  la  physique  expérimentale;  mais  un  instrument  (jui 
n'a  de  commun  avec  l'œuvre  que  l'utilité  qu'il  ofl're  pour  l'accom- 
plir. L'arbitraire  de  la  théorie  physique  ne  se  comprendrait  pas 


A.  REY.    —    L'h'.NKHGÉTlOlE   ET    LE    MÉCANISME  u09 

aulrcinciil  :  la  connaissance  d'un  objet  ne  peut  Olic  arbitraire,  clic 
est.  an  moins  parlicllenienl,  imposée  i)ar  la  nature  do.  l'objet.  La 
physique  tliéoricpu*  est  à  la  pliysiciuc;  objective  ce  «pie  la  logi<pie 
formelle  est  à  un  ensemble  île  faits. 

L'énergétique  conduit  donc  à  séparer  absolument  l'exposition 
de  la  vérité,  et  les  moyens  employés  pour  l'exposer,  de  la  décou- 
verte de  la  vérité  et  des  luoyens  employés  pour  la  découvrir.  Elle 
creuse  un  fossé  profond  entre  l'expérience  et  la  théorie.  Le  seul 
point  qui  les  réunisse,  c'est  l'obligation  à  laquelle  est  assujettie  la 
théorie,  de  permettre  de  calculer  assez  exactement  les  résultats  de 
l'expérience.  Mais  en  elle-même  la  théorie  est  indépendante  de 
l'expérience,  puisqu'elle  n'a  par  elle-même  aucune  vertu  inventive, 
aucune  capacité  de  découverte.  Son  rôle  en  détinitive  est  d'écono- 
miser notre  travail  intellectuel,  dans  le  rappel  des  connaissances 
que  nous  avons  déjà  par  ailleurs.  C'est  un  aide-mémoire. 

Il  est  certain  que  la  théorie  physico-chimique  a  toujours  eu 
depuis  la  Renaissance  ce  rôle  économi(|ue.  Et  en  ce  sens  ce  que 
.Mach  a  appelé  le  principe  d'économie  de  la  pensée  est  vraiment  un 
principe  directeur  de  la  connaissance  scientifique.  Principe  dérivé 
il'ailleurs  :  il  n'est,  si  l'on  y  prend  garde,  que  la  conséquence  de;  la 
méthode  déduclive,  c'est-à-dire  du  principe  d'identité  transformé 
lorsqu'il  est  appli(jué  au  raisonnement  démonstratif  en  principe 
d'identification.  La  forme  la  plus  économique  sous  laquelle  on 
puisse  présenter  un  ensemble  de  connaissances,  est  évidemment 
une  forme  systématique;  car  les  liaisons  du  système  facilitent 
puissamment  le  rappel,  le  maniement  et  l'utilisation  de  ses  élé- 
ments. Et  de  toutes  les  formes  systématiques,  une  forme  déductive, 
dans  laquelle  la  démonstration  mathématique  elTcctue  toutes  les 
liaisons  du  système,  est  assurément  à  son  tour  la  pluséconomiiiue; 
car  elle  dérive  de  proche  en  proche  les  phénomènes  les  uns  des 
autres. 

Une  formule  mathématique  est  toujours  une  formule  de  dériva- 
tion :  je  n'ose  pas  dire  de  réduction,  ce  qui  serait  peut-être  l'idéal 
de  l'économie  de  la  pensée;  mais  cette  réduction  des  phénomènes 
les  uns  aux  autres  est  formellement  proscrite  par  l'énergétique  et 
n'existe  que  dans  le  mécanisme.  Or,  le  nerf  de  la  dérivation  et  de 
la  déduction,  et  ce  qui  la  rend  économique,  c'est  certainement  le 
principe  d'identité,    et   son   application   continuelle.    Le  principe 


510  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

d'économie  de  la  pensée  est  donc,  en  tant  que  principe  directeur 
de  la  connaissance  scientifique,  beaucoup  moins  nouveau  qu'il 
n'en  a  l'air.  Le  mot  est  nouveau  et  a  ajouté  d'ailleurs  à  la  chose 
une  précision  et  une  limitation  bien  intéressantes.  Mais  la  chose,  à 
la  considérer  d'une  façon  très  générale,  est  fort  ancienne,  car  le 
principe  d'identité  est  la  première  loi  que  la  philosophie  grecque 
ait  nettement  dégagée  des  démarches  de  la  pensée  théorétique. 
Aussi  est-il  incontestable  que  la  théorie  physique,  comme  toute 
théorie,  comme  toute  science,  comme  toute  connaissance,  est  grâce 
à  la  synthèse  qu'elle  recouvre  et  à  la  possibilité  de  déduction  qu'elle 
cache,  une  économie  de  pensée.  Et  à  ce  point  de  vue,  la  théorie 
mécaniste,  c'est-à-dire  la  théorie  physique,  depuis  la  Renaissance 
n'a  aucun  désavantage  vis-à-vis  de  la  théorie  énergétique. 

Mais  pour  être  une  économie  de  la  pensée,  et  pour  l'avoir  tou- 
jours été,  notamment  depuis  le  xvi*^  siècle,  la  théorie  physique  ne 
doit-elle  être  que  cela,  et  n'avoir  d'autre  propriété  ou  d'autre  uti- 
lité? La  plupart  des  savants  ne  sont  pas  de  cet  avis.  Ils  prétendent 
que  la  théorie  est  avant  tout  un  instrument  de  découverte.  Une 
conception  de  la  théorie  physique,  assez  fréquemment  exposée  à 
notre  époque,  ne  fait-elle  pas  de  cette  théorie  un  élément  de  tra- 
vail, dont  l'objectivité,  la  conformité  aux  phénomènes  naturels 
importent  peu,  pourvu  qu'il  suggère  des  vues  nouvelles  et  qu'il 
pousse  toujours  plus  loin  nos  investigations.  Si  cela  est  vrai,  ce 
qu'il  y  a  de  plus  important  dans  la  théorie,  ce  serait  moins  sa 
valeur  systématisatrice,  sa  vertu  d'exposition  de  la  vérité,  que  sa 
valeur  créatrice,  sa  vertu  d'invention.  La  théorie,  œuvre  de  l'ima- 
gination, devrait  toujours  chercher  à  devancer  sur  le  chemin  de 
l'hypothèse,  le  raisonnement  rigoureux  et  précis,  ouvrir  des  aperçus 
nouveaux,  féconds  en  erreurs  sans  doute,  mais  aussi  féconds  en 
vérités,  puisque  c'est  toujours  au  milieu  d'erl-eurs  sans  nombre 
que  Ton  s'est  approché  de  la  vérité. 

Historiquement  au  reste,  tels  nous  apparaissent  bien  le  rôle,  et 
l'utilité  essentielle  des  théories  physiques.  Toutes  les  grandes 
découvertes  ont  été  faites,  non  à  l'aide  d'expériences  pour  voir, 
mais  d'expériences  suggérées  par  de  grandes  théories.  Et  même  la 
théorie  a  prévu  quelques-uns  des  résultats  les  plus  féconds  de 
l'expérience.  Ce  n'est  pas  un  des  moindres  titres  du  mécanisme 
que  l'immense  quantité  d'expériences  qu'il  a  provoquées,  et  l'ample 


A.  REY.    —    l.'l'NKRC.ÉTIQLK    ET    LK    MLCAMS.MK  511 

moisson  de  résultais  qu'elles  ont  fournie.  Chaque  f>as  en  avant, 
dans  la  science  a  été  précédé  d'un  progrès  dans  les  théories  méca- 
nisles.  Et  les  expériences  qui  forment  le  contenu  de  la  physique 
expérimentale  sont  toutes  historiquement  des  expériences  de  véri- 
fication, et  de  vérification  d'une  hypothèse  mécaniste.  Toutes  les 
découvertes  de  l'optique  ont  été  subordonnées  à  deux  théories 
mécanistes,  la  théorie  de  l'émission  et  celle  de  l'ondulation,  et  à 
leur  rivalité.  Taut-il  rappeler  que  la  théorie  de  iMaxwell  a  provoqué 
les  expériences  de  Hertz  et  de  Zeemann,  et  que  ces  expériences 
sont  en  somme  des  vérifications  de  la  théorie  de  Maxwell? 

Aussi  n'est-il  pas  étonnant  que  les  savants  qui  ont  analysé  lof,à- 
quement  "les  conditions  de  la  science  expérimentale  aient  énoncé 
comme  une  des  plus  importantes  la  nécessité  de  Ihypolhèse  théo- 
rique. L'idée  préconçue  de  Claude  Bernard,  la  suggestion  del'ima- 
fnnation,  dans  l'induction,  sont  devenues  des  lieux  communs  de  la 
logique  inductive  contemporaine. 

A  un  point  de  vue  moins  banal  et  plus  approfondi,  II.  Poincaré 
a  montré  combien  la  physique  théorique  tenait  étroitement  à  la 
physique  expérimentale  —  jusqu'à  en  être  une  simple  promotion 
—  et  comment  les  principes  ou  les  grandes  hypothèses  n'avaient  à 
son  avis  de  raison  d'être  que  leur  fécondité  sur  le  terrain  expéri- 
mental. Là  est  le  véritable  critère  de  leur  validité,  le  titre  impres- 
criptible de  leur  légitimité.  Un  principe,  une  théorie  (car  tout  prin- 
cipe entraîne  une  théorie,  et  toute  théorie  postule  des  principes) 
ne  sont  admissibles  qu'autant  qu'ils  suggèrent  des  expériences 
nouvelles,  et  que  ces  expériences  apportent  des  résultats  nouveaux. 
Ainsi  la  physique  théorique  sort  de  la  physique  expérimentale  et  y 
ramène'.  Ou,  plus  exactement,  il  n'y  a  lieu  de  les  distinguer  l'une 
et  l'autre  ((ue  par  abstraction.  Elles  sont  deux  moments  inévita- 
bles, ou  deux  phases  inséparables  de  la  même  méthode.  La  théorie, 
au  fond,  c'est  la  part  de  l'esprit  dans  la  science,   c'est  l'activité 
créatrice,    surtout    lorsque    théorie    et    hypothèse  sont   presque 
termes  synonymes;  et  qui  songerait  aujourd'hui  à  supprimer  la 
part  de  l'esprit  dans  la  physi([ue?  Oui  parlerait  encore  de  l'empi- 
risme  absolu  que  l'on   a  voulu   attribuer  à   certains  savants,   à 
Newton  et  à  Magendi,  par  exemple,  et  bien  à  tort  :  car  un  savant 

1.  Cf.  H.  Poincaré,  Science  et  Uypolhèse  (passim). 


512  UEVL'E    PHILOSOPHIQUE 

peut-il  avoir  la  prctcation  de  supprimer  dans  la  recherche,  les 
créations  de  l'esprit  et  Tiniagination?  Aujourd'hui,  plus  que  jamais, 
l'hypothèse  est  partie  intégrante  de  la  méthode  expérimentale. 

Or,  c'est  pour  faire  de  la  théorie  un  répertoire,  et  seulement  un 
répertoire,  que  Rankine,  Mach,  Ostwald,  Duhem,  ont  imaginé  et 
perfectionné  la  théorie  énergétique.  Ils  ont  voulu,  le  créateur 
Rankine  le  dit  d'une  façon  bien  nette,  éliminer  toute  hypothèse  de 
la  systématisation,  être  purement  abstractifs,  extraire  du  connu  les 
seules  généralités  qu'il  autorise.  Par  cela  môme,  la  physique  théo- 
rique qu'ils  construisaient  ne  pouvait  aider  à  la  découverte  que 
d'une  manière  accidentelle  et  indirecte  :  par  un  heureux  hasard. 

La  nature  de  la  construction  énergétique  entraînait  d'ailleurs 
cette  conclusion,  en  bonne  logique.  La  découverte  dans  les  sciences 
physico  chimiques,  est  toujours  le  résultat  d'une  expérience.  Une 
expérience  est  évidemment  une  suite  de  perceptions.  Cette  suite  de 
perceptions  ne  se  présente  pas  par  une  chance  fortuite  dans  un 
laboratoire  ou  dans  la  nature.  Il  faut  l'avoir  préparée,  y  avoir 
«  pensé  longtemps  ».  Si  on  veut  préciser  cette  «  longue  patience  » 
on  peut  dire  qu'il  a  fallu  «  imaginer  beaucoup  ».  L'histoire  d'une 
découverte  est  toujours  un  agencement  d'images.  Les  idées  n'ont  de 
valeur  qu'en  tant  qu'elles  entraînent  une  multitude  d'images.  Ce 
qu'il  y  a,  dans  l'esprit  du  physicien  sur  la  voie  de  la  découverte, 
c'est  donc  toujours  la  prévision  d'une  série  de  perceptions  possibles. 
La  découverte  physique  consiste  à  actualiser  par  l'expérience  une 
possibilité  de  perception.  L'intuition  sensible  ou  empirique,  voilà 
une  de  ses  conditions  nécessaires. 

II  résulte  de  là  que  Ihypolhèse  féconde  dans  le  domaine  physico- 
chimique est  nécessairement  une  hypothèse  imaginable,  une  hypo- 
thèse construite  en  termes  de  perception,  en  langage  sensible.  Une 
hypothèse,  dont  les  termes  ne  se  représenteut  pas  d'une  façon  con- 
crète, n'aura  aucune  vertu  inventive.  Elle  sera  comme  ces  poèmes 
romantiques  d'un  symbolisme  si  abstrait  qu'ils  ne  peuvent  ni 
émouvoir,  ni  inspirer.  La  théorie  physique  purement  conceptuelle 
a  des  chances  d'être  inféconde.  Excellent  moyen  descriptif  pour 
résumer  ce  que  nous  savons,  elle  perd  de  cette  excellence  dès  qu'il 
s'agit  de  pénétrer  plus  avant  dans  la  connaissance  de  la  nature. 
Et  c'est  peut-être  pour  avoir  cru  que  toute  la  science  physique  se 
réduisait  à  la  conception  théorique  des  énergétistes,  ou  était  du 


A.   REY     —    I.'k.NKRCKIIQIK    KT   LE    MÉCAMS.MK  ol3 

même  ordre  qu'elle,  (ju'on  a  pu  proclamer  avec  une  apparente 
logique  la  faillite  de  la  science.  Une  criliqiKî  mieux  inform(''e  en 
matirre  scientifique  aurait  vu  que  les  éncrgélisles  ne  réduisaient 
[)as  toute  la  science  îi  la  théorie,  et  séparaient  à  cause  de  la  siérililé 
plus  ou  moins  aperçue  de  celle-ci,  le  domaine  de  la  découverte  et 
de  l'expérience,  du  domaine  de  l'exposition  systématique. 

11  n'en  reste  pas  moins  alors,  du  point  de  vue  des  conditions  de 
la  connaissance,  qu'il  y  a  certainement  un  danger  h  isoler  le 
domaine  théorique  du  domaine  de  la  recherche.  L'altitude  la  plus 
simple,  la  plus  normale,  semble  plutôt  consister,  toujours  du  même 
point  de  vue,  à  subordonner  étroitement  le  domaine  théoricjue  au 
domaine.de  la  recherche,  et  à  poursuivre,  même  dans  l'exposition 
systémaliipie,  dans  ces  sortes  de  revues  générales  que  forment  les 
théories,  l'augmentation  du  capital  antérieur.  Ainsi  ne  sera-t-on 
point  exposé  à  faire  naître  l'illusion  d'une  faillite  prochaine. 

C'est  précisément  ce  (jue  réalise  le  mécanisme. 

Il  olVre  en  même  temps  qu'un  procédé  de  systématisation,  un 
procédé  de  découverte;  car  sa  systématisation  tout  en  essayant  de 
correspondre  aux  expériences  actuelles,  et  de  les  intégrer  dans  une 
construction  logique,  dans  une  synthèse  démonstrative,  sefl'orce 
également  de  prévoir  les  résultats  possibles  des  expériences 
futures.  N'y  a-t-il  pas  là  une  condition  de  santé  psychologique 
pour  la  théorie  physico-chimique?  La  science  ne  doit-elle  pas,  plus 
encore  que  sur  le  passé  et  le  présent,  toujours  tourner  ses  regards 
sur  l'avenir? 

En  résumé,  la  construction  énergétique,  en  mettant  les  choses 
au  mieux,  n'envisage  que  nos  perceptions  actuelles;  le  mécanisme 
anticipant  par  ses  hypothèses  sur  nos  connaissances,  essaye  d'en- 
visager encore  des  perceptions  possibles.  Or,  l'univers  n'est  pas 
seulement  composé  des  perceptions  actuelles;  il  l'est  encore  des 
perceptions  possibles;  il  est  une  possibilité  de  perceptions.  Et  la 
physique  a  pour  but  de  rendre  actuelles  toutes  les  perceptions 
possibles,  si  elle  veut  nous  faire  connaître  l'univers.  La  théorie 
physique,  .tout  en  nous  oITrant  le  tableau  ordonnéjdes  perceptions 
actuelles,  doit  aussi  compter  avec  les  perceptions  possibles,  et 
mémo  doit  surtout  chercher  les  moyens  de  faire  passer  ce  pos- 
sible à  l'acte.  Je  veux  bien  que  la  physique  ne  doive  ni  altérer, 
ni  dépasser  l'expérience.  Mais  pour  ne  pas  altérer  l'expérience 
TOME  LXIV.  —  1907.  33 


514  RKVUE    PHILOSOPHIQUE 

il  ne  faut  pas  arbitrairement  la  restreindre  à  rexpérience  acquise 
jusqu'ici.  Et  ce  n'est  pas  dépasser  l'expérience  que  faire  une  part 
à  la  prévision  et  à  l'expérience  de  demain. 

On  arriverait  môme,  sans  forcer  dialectiquement,  je  crois,  les 
conclusions  de  la  discussion,  à  montrer  que,  de  l'énergétique  et 
du  mécanisme,  c'est,  malgré  ses  hypothèses  et  ses  anticipations 
sur  les  perceptions  virtuelles,  le  mécanisme  qui  reste  le  plus  cons- 
tamment et  le  plus  étroitement  fidèle  à  l'expérience.  Qu'on  se 
rappelle  simplement  l'absence  voulue  de  représentabilité,  de  figu- 
ration empirique,  l'idéologie  abstraite  qui  caractérise  la  construc- 
tion énergétique.  Qu'on  se  rappelle  qu'elle  n'est  saisissable,  de 
l'aveu  de  ses  défenseurs,  que  pour  des  esprits  abstraits,  qu'elle 
vise,  non  à  être  imaginée,  mais  seulement  à  être  intelligible.  Et  au 
point  de  vue  psychologique,  on  peut  voir  combien  elle  est  loin,  et 
combien  elle  tend  à  s'éloigner  de  l'intuition  empirique,  fondement 
de  la  recherche  physique.  Qu'on  se  souvienne  en  particulier  de  ces 
termes  auxquels  il  est  impossible  d'assigner  un  sens  concret,  un 
sens  physique,  et  qui  ne  s'introduisent  arbitrairement  dans  la 
formule  que  pour  corriger  la  distance  qu"il  y  a  entre  les  données 
numériques  fournies  par  les  instruments  de  mesure  et  les  nombres 
que  calcule  la  théorie.  Si  un  mode  d'exposition  de  ce  genre  peut 
avoir  quelque  effet  sur  la  recherche,  ce  ne  peut  être  que  pour 
l'égarer,  si  l'on  revêtait  d'un  sens  physique  la  correction  :  car,  ou 
bien  cette  correction  cache  une  méprise  fondamentale  dans  le 
terme  qu'elle  corrige,  une  inadaptation  complète  de  ce  terme  aux 
phénomènes  qu'il  veut  représenter,  ou  bien  elle  cache  une  multi- 
plicité de  phénomènes  influant  en  des  sens  différents.  Dans  les 
deux  cas  la  forme  théorique  telle  que  la  conçoit  l'énergétique  ne 
donnera  aucune  indication  sur  les  relations  naturelles  des  phéno- 
mènes, et  ne  nous  fera  pas  avancer  d'un  pas  dans  la  connaissance 
de  la  nature. 

C'est  d'ailleurs  ce  que  pensent  des  praticiens  comme  Van  t'Hoff, 
bien  qu'il  incline  lui-même  vers  l'énergétique  comme  forme 
d'exposition,  parce  qu'elle  exclut  l'hypothèse,  et  des  physiciens  cri- 
tiques de  la  physique  comme  P.  de  Heen. 

«  Comme  tout  phénomène,  l'équilibre  chimique  peut  être  consi- 
déré de  deux  points  de  vue  différents,  et  les  deux  conceptions  qui 
en  résultent  et  se  complètent   mutuellement,   peuvent  être  dis- 


A.  REY.    —    l.'biNF.RGKTIQUE    KT    LE   .MI-.CAMSMl-:  515 

linguées  par  les  noms  de  l/iprmodyniimi<iiie  et  de  moléculaire  ou 
atomitfue. 

«  D'une  pari,  on  peut  n'éludier  l'équilibre  chimique  qu'au  point 
de  vue  extérieur,  sans  se  préoccuper  du  mécanisme  qui  en  est  la 
cause.  Considérons  par  exemple,  la  décomposition  du  sulfhydrate 
d'ammonium, 

AzIPS^rAzH^H-H^S, 

décomposition  qui  s'arrête,  comment  on  sait,  lorsque  les  produits 
gazeux  de  la  dissociation  en  présence  du  solide  non  décomposé  ont 
acquis  une  certaine  tension  maxima.  On  ne  voit  dans  cette  décom- 
position que  la  formation  d'une  vapeur,  jusqu'à  une  limite  déter- 
minée, aux  dépens  dun  solide  de  môme  composition.  La  pression, 
le  volume,  la  température,  l'état  d'agrégation,  la  composition  sont 
les  seuls  facteurs,  tous  délenninables  par  rexp&rienre,  dont  on  se 
contente.  L'analogie  avec  le  phénomène  purement  physique  de  la 
vaporisation  est  manifeste,  et  la  liaison  se  fait  sur  le  terrain  de  la 
thermodynamique,  dont  les  principes  s'appliquent  aux  deux  cas. 
«  On  peut  pousser  l'étude  plus  loin  parla  considération  du  méca- 
nisme mis  en  jeu,  ce  qui  est  surtout  d'une  grande  importance  dans 
l'équilibre  chimique.  Déjà  l'état  de  repos  qui  caractérise  un  li(iuide 
volatil  dont  la  vapeur  a  atteint  sa  tension  maxima  n'est  qu'appa- 
rent, et  résulte  d'une  condensation  et  d'une  vaporisation  équiva- 
lente et  simultanée;  il  en  est  de  même,  à  plus  forte  raison,  pour  le 
sulfhydrate    d'ammonium,    où    la    vaporisation    provient    d'une 
décomposition  en  acide  sulfhydrique  et  ammoniaque.  Cette  notion 
acquiert  une  importance  pratique  lorsqu'il  s'agit  de  l'influence  que 
peut  avoir  sur  l'état  d'équilibre  un  excès  de  l'un  des  composants, 
l'ammoniaque,  par  exemple.  Ainsi  le  "-l"'  problème  fondamental  a 
pour  but  d'obtenir  une  connaissance  plus  complète  des  mélanges 
homogènes  et  des  principes  d'équilibre  '.  » 

L'introduction  d'une  hypothèse  relative  à  une  constitution  de  la 
matière  «  peut  être  considérée,  en  dehors  de  sa  réalité,  comme  un 
moyen  didacli<iue  puissant.  Toute  la  série  des  phénomènes  se 
trouvant  rattachée  à  une  même  cause  et  en  découlant  à  titre  de 
conséquence  nécessaire,  le  lecteur  peut  prévoir  par  lui-même  les 

\ .  Van  t'HofT,  Leçons  de  Chimie  physique,  I,  9. 


516  REVUE    PHiLOSOPillQUE 

faits  qui  vont  s'observer.  Mais  indépendamment  de  cette  considé- 
ration d'ordre  purement  pratique,  qui  relègue  toute  théorie  au  rôle 
de  simple  moyen  même  technique  ou  de  classification,  les 
recherches  théoriques  ont,  en  réalité,  un  but  plus  élevé  :  celui  de 
satisfaire  un  désir  naturel  de  l'homme,  celui  de  savoir,  de  remonter 
aux  causes.  Sans  doute  ces  causes  se  présenteront  toutes  à  nous 
sous  forme  d'hypothèses,  plus  ou  moins  probables  :  mais  leur 
degré  de  probabilité  ne  fera  que  s'accroître  à  mesure  que  les  faits 
permettront  d'élaguer  un  grand  nombre  de  possibilités,  tout  en 
tendant  à  confirmer  de  plus  en  plus  celles  qui  traduisent  probable- 
ment la  réalité. 

«  Qu'il  nous  soit  permis  de  constater  ici  qu'il  existe  une  école  de 
savants  atteints  d'un  mal  intellectuel  qu'on  pourrait  désigner  sous 
le  nom  de  pessimisme  scientifique.  Elle  paraît  s'être  condamnée  à 
ne  jamais  tacher  de  savoir  :  pour  elle,  toute  conviction  qui  n'a  pas 
la  certitude  du  fait  observé  est  d'importance  nulle.  La  théorie  de 
la  lumière  elle-même  n'est  qu'un  jeu  d'esprit  fort  ingénieux  per- 
mettant au  calculateur  de  développer  toute  l'élégance  de  ses  for- 
mules. 

«  La  science  prend  alors  l'aspect  froid  d'une  collection  d'objets 
soigneusement  étiquetés,  et  n'ayant  entre  eux  que  les  rapports  qui 
sont  imposés  par  l'évidence  ou  par  un  certain  nombre  de  principes 
fondamentaux. 

«  Sans  doute,  la  détermination  de  ces  rapports  indépendants  tie 
toute  hypothèse  et  qui  ont  trait,  soit  à  la  théorie  analytique,  soit  à 
la  théorie  mécanique  de  la  chaleur,  présentent  une  importance 
telle  qu'il  est  inutile  d'insister  pour  le  démontrer,  mais  ces  sciences 
doivent  être  nettement  distinguées  de  la  physique  proprement  dite, 
dont  la  mission  est  de  remonter  le  plus  possible  à  la  nature  des 
choses. 

«  Pour  établir  la  distinction  qui  existe  entre  la  physique  et  la 
théorie  mécanique  de  la  chaleur,  qu'il  nous  suffise  de  citer  un 
exemple  :  Sir  W.  Thomson  a  démontré,  en  se  basant  sur  le  prin- 
cipe de  la  conservation  de  l'énergie,  que  la  tension  de  la  vapeur 
émise  par  une  surface  liquide  concave  est  plus  faible  que  celle 
émise  par  une  surface  plane,  cette  démonstration  appartient  à  la 
théorie  mécanique  de  la  chaleur;  elle  est  rigoureuse,  mais  elle 
élude  complètement  la  recherche  de  la  cause  du  phénomène.  C'est 


A.  REY.    —   l,'i:>RllGKTIQL'E   ET   LE    MÉCANISME  517 

au     physicien    qu'est    dévolue    la    mission    de   rechercher   celle 
cause  '.  » 

On  peul  donc,  je  crois,  conclure,  au  point  de  vue  des  conditions 
psycho!ùgi(|ues  de  la  connaissance,  d'une  pari,  (|uc  le  mécanisme 
paraît  plus  favorable  aux  progrès  de  la  physicjue  et  répond  mieux 
aux  nécessités  psychologiques  de  la  recherche  expérimentale,  et, 
d'autre  pari,  que  la  Ihéorie  physique  n'a  pas  lieu  d'être  séparée  de 
la  recherche  expérimentale. 

L'œuvre  de  l'esprit  dans  la  science,  comme  partout  ailleurs,  est 
une  œuvre  vivante.  Une  œuvre  vivante  est  une  œuvre  profondé- 
ment empreinte  d'unilé  organique.  L'unité  organique  dans  la 
recherche  scienliiiquc  exige  que  tout  converge  vers  un  même  but  : 
le  progrès  des  connaissances.  Psychologiquement,  une  physique 
théorique  se  développant  arbitrairement  à  côté  de  la  physique 
expérimentale,  simplement  pour  la  résumer  et  non  pour  la  servir 
et  anticiper  sur  elle,  paraît  assez  difficile  à  concevoir.  Une  théorie 
énergétique,  alors,  ne  pourrait  jamais  être  que  l'enveloppe  dune 
théorie  physique.  Klle  devrait  toujours  surbordonner  ses  formules 
à  une  théorie  mécaniste,  et  les  présenter  simplement  comme  des 
procédés  auxiliaires  de  calcul,  auxquels  la  théorie  mécaniste 
fournirait  un  sens  physique,  sinon  immédiatement;  au  moins  dans 
l'avenir.  Abel  Rey. 

1.  La  chaleur,  par  Pierre  de  Heen. 


DE 

LA  <(  PLASTICITÉ  »  DANS  L'ASSOCIATION  DES  IDÉES 


Le  phénomène  de  l'association  a  été  l'objet  de  bien  des  discus- 
sions et  il  est  difficile  d'apporter  un  nouvel  appoint  à  l'étude  de  ses 
lois  et  de  son  mécanisme.  Toutefois,  on  s'est  attaché  surtout  à 
chercher  les  conditions  requises  pour  qu'une  connexion  se  pro- 
duise entre  deux  états  de  conscience;  on  a  tenté  d'exprimer  en 
formules  précises  la  nature  des  liens  qui  joignent  nos  représen- 
tations mentales  dans  la  succession  des  opérations  psychiques.  On 
sait  par  exemple  qu'une  représentation  M  doit  appeler  N  par  res- 
semblance, par  contiguité  dans  le  temps  etc;  entre  M  et  N  on 
connaît  la  nature  de  l'affinité.  Mais  toutes  choses  égales  d'ailleurs, 
cette  affinité  elle-même  est  essentiellement  variable  au  point  de  vue 
de  son  intensité.  Or  on  peut  dire  que  si  les  attributs  qualitatifs  de 
l'association  sont  d'ordre  intrinsèque  et  relèvent  de  lois  propres  et 
bien  spécifiées,  ses  attributs  quantitatifs  au  contraire  sont  d'ordre 
extrinsèque  et  demeurent  sous  la  dépendance  de  conditions  extrê- 
mement variées. 

Dans  certaines  attitudes  d'esprit  les  affinités  de  M  sont  aiguisées 
jusqu'à  entraîner  d'emblée  au  sein  de  la  conscience  N  0  P  ORS 
qui  s'évanouiront  aussitôt  pour  appeler  en  leur  lieu  et  place  T  U  V 
X  Y  Z.  Les  représentations  s'attirent  et  s'excluent  avec  une  dexté- 
rité remarquable;  elles  glissent  les  unes  sur  les  autres  comme 
autant  de  molécules  fluides  :  la  texture  des  opérations  Imaginatives 
évoque  par  comparaison  la  façon  d'être  des  corps  liquides. 

Dans  d'autres  cas  au  contraire,  les  affinités  de  M  demeurent 
paresseuses  :  M  vit  dans  l'isolement,  ou  si  M  appelle  N,  N  à  son  tour 
s'immobilise  ou  n'appelle  qu'un  groupement  restreint  de  repré- 
sentations voisines  qui  stagnent  longuement  dans  le  champ  de  la 
conscience.  Les  représentations  se  fixent;  parfois,  elles  se  cristal- 
lisent :  la  texture  des  opérations  imaginativcs  évoque  par  compa- 
raison la  façon  d'être  des  corps  solides. 


DROMARD.    —    I.V    "    l'I.ASTICITl"    »    DANS    l'aSSOCIATION    DES   IDICES         519 

On  peut  dire  qu'en  ^'énéral  la  plaslicilé  des  associations  est  en 
rapport  direct  avec  le  relAcliement  de  la  synthèse  mentale  :  aussi 
bien  est-elle  plus  mar<iuéc  dans  la  rc>vcric  que  dans  la  réllexion. 
Mais  ceci  n'est  nullement  exact  aussitôt  qu'on  touche  auxexlr(>mes 
limites  :  la  plaslicilé  est  nulle  dans  l'extase  qui  répond  à  un 
maximum  de  concentration,  mais  elle  est  nulle  également  dans  la 
simple  obnuhilalion  ou  tians  la  stupidité  des  anciens  psychiAtres, 
laquelle  répond  à  réparpillement  complet,  à  l'entière  dissolution 
de  la  synthèse  mentale.  En  réalité  dans  le  lonctionnement  de  notre 
activité  psychique,  deux  forces  sont  en  conflit.  L'une  pousse  aux 
affinités  en  engendrant  variété,  mobilité  et  richesse;  elle  tend  à 
la  dilTusion  polyidéique  :  c'est  proprement  Vimarfination .  L'autre 
inhibe  les  affinités,  engendre  la  fixité  et  d'une  façon  relative  la 
monotomie  et  la  pauvreté,  en  inclinant  vers  un  degré  plus  ou 
moins  marqué  de  condensation  monoïdéique  :  Vallenlion.  De  la 
combinaison  de  ces  deux  éléments,  de  leur  union  en  proportions  très 
diverses  dépendent  les  variations  de  la  plaslicilé  dans  le  jeu  de  nos 
associations. 

I 

Quand  nous  percevons  un  objet  par  voie  sensorielle,  ou  quand 
nous  évoquons  simplement  sa  représentation,  il  se  fait  en  nous  un 
appel  d'images  plus  ou  moins  nombreuses,  ayant  des  rapports 
variables  avec  celte  représentation  ou  celle  perception.  Par  exemple 
l'idée  du  ciel  éveille  celle  des  nuages,  de  la  pluie,  des  étoiles;  elle 
éveille  en  outre  l'idée  du  bleu  qui  appellera  celle  d'une  robe  ou 
encore  celle  des  veux  avant  môme  couleur;  l'idée  de  la  robe  ou  des 
yeux  évoque  limage  d'une  personne  qui  à  son  tour  nous  reportera 
dans  tel  lieu  ou  tel  temps  de  notre  vie,  et  ainsi  de  suite.  Voilà  bien 
le  perpétuel  courant  qui  entraîne  nos  pensées.  Mais  celte  aflluence 
d'images  successives  ne  facilite  pas  au  cerveau  sa  tâche  utile  qui 
est  de  connaître  et  de  juger.  L'objet  qui  en  est  le  point  de  départ 
n'est  ni  expliqué  ni  rendu  plus  clair  par  ce  tumulte  d'aperceplions 
qui  n'ont  avec  lui  aucun  lien  logique.  Pour  que  le  phénomène  de 
l'évocation  trouve  à  s'appliquer  dune  manière  utile,  il  faut  que  la 
synthèse  mentale  soit  maintenue  en  étal  de  tonus  par  cette  faculté 
dominante  qu'on  nomme  l'altenlion.  C'est  elle  qui  impose  un  pro- 


5^0  RLVL'E    l'IIlLOSOPIlIQUK 

gramme  au  chaos  de  nos  représentations  et  nous  permet  de  les 
ntilii-er  pour  le  jugement  et  la  connaissance  des  choses.  Ainsi  dans 
tous  les  clats  qui  sont  caractérisés  par  le  relâchement  de  la  syn- 
thèse mentale,  lorsque  Tallention  se  disperse  en  un  mot,  les  repré- 
sentations surgissent  au  hasard,  incoordonnées  et  illimitées,  appa- 
raissent et  disparaissent  automatiquement  dans  le  champ  de  la 
conscience,  sans  que  la  volonté  intervienne  pour  les  provoquer  ou 
les  inhiber,  de  sorte  que  l'esprit  tend  naturellement  au  rayonnement 
des  associations,  à  la  pluralité  des  états  de  conscience. 

De  la  cohésion  entière  au  relâchement  complet,  il  y  a  d'ailleurs 
des  intermédiaires  sans  nombre.  Dans  l'acte  de  la  réflexion,  une 
représentation  tient  très  nettement  le  premier  plan,  ou  du  moins 
elle  tend  d'une  façon  constante  à  le  reprendre  ou  à  le  conserver. 
C'est  que  l'attention  qui  s'y  mêle  joue  un  double  rôle  :  elle  main- 
tient dans  le  champ  de  la  conscience  les  associations  logiques  ou 
rationnelles  qui  sont  utiles,  et  elle  refoule  les  associations  automa- 
tiques qui  pourraient  venir  en  intruses  gêner  les  précédentes.  Ici, 
l'esprit  foncièrement  actif  s'applique  toujours  à  un  but  précis,  à 
un  sujet  bien  déterminé.  L'homme  qui  réfléchit  ne  laisse  mouvoir 
ses  idées  que  dans  un  champ  restreint;  et  quand  on  dit  qu'il  fait 
efl^ort  pour  se  soustraire  à  la  distraction,  on  implique  par  là  qu'il 
resserre  au  maximum  sa  pensée,  la  rappelant  sans  cesse  sur  le 
point  donné,  dès  qu'elle  tente  de  s'en  écarter.  L'esprit  qui  médite 
n'a  déjà  plus  le  même  degré  de  tension.  Il  dirige  encore  ses  idées, 
mais  il  cesse  de  les  enfermer  en  une  enceinte  nettement  limitée.  Ses 
associations  ne  convergent  plus  vers  un  centre  unique;  elles 
s'étendent  à  plaisir,  divergent  en  maintes  directions  sans  perdre 
pour  cela  leur  mot  de  ralliement,  profitent  avec  complaisance  des 
hasards  de  la  route,  et  n'ont  point  peur  des  écarts  et  des  digressions 
dont  elles  font  au  contraire  leur  profil.  îMais  laissons  encore  la 
pensée  se  distendre.  La  sensation  d'effort  disparaît  presque  com- 
plètement. Les  images  défilent  comme  d'elles-mêmes;  elles  se 
suivent,  l'une  appelant  l'autre,  au  hasard  des  associations.  Elles 
se  groupent  sans  contrainte,  s'étendent  sans  but  défini  ni  limites 
précises,  au  gré  du  caprice  et  de  la  fantaisie.  Et  quand  après  un 
instant  de  cette  promenade  efl'ectuée  sans  intervention  de  volonté 
consciente,  nous  renaissons  à  la  vie  réelle,  nous  sommes  presque 
surpris  du  chemin  parcouru.  Allons  encore  plus  loin,  et  nous  voici 


DROMARD.    —    lA    «    l'I.ASTICITK    »    I)A^5   l'aSSOCIATION    DtS.  IDÉES        5i  1 

en  pleine  aclivili'  de  son^c.  Alors  l'cspril  cûmphncnieiil  passif  est 
abandonné  aux  divai^alions  sans  bornes.  Lhommc  (pii  rôvc  ne 
{^uidc  plus  ses  représenlalions;  ce  sont  ces  représenlalions  ellcs- 
Mièmcs  (pii  se  ineuvenl  dans  un  champ  dont  les  limites  peuvent 
«itrc  indéfiniment  recuk'cs.  Les  images  aux  contours  fuyants  se 
présentent  sans  ordre  cl  s'agrègent  au  hasard  d'associations  dislo- 
(piées,  sans  aucune  tenue.  I-llles  peuvent  aboutir  aux  formations 
les  plus  imprévues  et  les  plus  fantasques. 

Parmi  ces  différents  modes  de  l'activité  psychique,  nous  trouvons 
un  degré  de  plasticité  de  plus  en  plus  marqué  dans  l'association 
des  représentations.  Toutefois  les  songes  dans  l'état  de  sommeil  se 
prêtent  mal  à  un  examen  direct  tant  par  introspection  que  par 
cxtrospection  ;  d'autre  part  les  conditions  physiologiques  qui  les 
provoquent  et  les  accompagnent  rendent  à  peu  près  stérile  la 
plasticité  des  associations,  dont  la  succession  ne  peut  être  fixée  et 
retenue.  Les  états  de  rêverie  chez  l'homme  éveillé  représentent  au 
contraire  un  type  de  pluslicilc  rnoxhna  qu'il  cs,l  toujours  facile  de 
contrôler. 

Avec  Sully  Frudhomme',  on  peut  définir  la  rêverie  «  la  contem- 
plation intérieure  d'une  succession  d'états  de  conscience  sponta- 
nément associés  ».  L'absence  de  l'effort,  tel  est  donc  le  trait  dis- 
tinctif  de  cette  attitude  mentale  du  rêveur  qui  s'oppose  au  travail 
volontaire  delà  réflexion  comme  le  passif  s'oppose  à  l'actif.  Dans 
la  rêverie,  l'esprit  ne  poursuit  aucun  but.  11  ne  dirige  plus  ses 
idées  comme  dans  la  réflexion;  il  contemple  leur  défilé.  Ses  idées 
constituent  pour  lui  non  pas  une  propriété  qu'il  exploite,  mais 
plutôt  un  spectacle  au(iuel  il  assiste  et  dont  les  péripéties  d'ailleurs 
sont  pleines  d'imprévu.  Ouoi  qu'il  en  soit,  l'absence  de  l'effort 
indifiue  que  l'état  de  rêverie  répond  à  une  altitude  de  repos  par 
rapport  à  l'élévation  du  tonus  atlentionnel  «jui  implique  au  con- 
traire un  travail  pénible.  On  ne  s'étonnera  donc  pas  si  nous  sommes 
tous  à  quelque  degré  et  successivement  penseurs  et  rêveurs.  Aussi 
bien  peut-on  dire  que  dans  l'altitude  mentale  de  tous  les  humains, 
il  y  a  comme  un  balancement  perpétuel  entre  le  resserrement  et  la 
détente  des  facultés  attentives  Pour  peu  qu'on  s'observe,  on 
reconnaît  que   ces   deux   états   se   succèdent  alternativement.  A 

1.  SliIIv  Prudhomm^,  L'erptpssion  dans  fes  Beatu-Arly,  Paris,  1883. 


S22  HEVUlî    PHILOSOPHIQUE 

chaque  instant  nous  reprenons  la  direction  de  nous-mêmes,  et  à 
chaque  instant  aussi  celte  direction  nous  échappe.  Voici  que  nous 
avons  tout  empire  sur  nos  facultés;  nous  sollicitons  nos  idées  par 
une  recherche  nettement  active,  et  quand  elles  nous  apparaissent 
nous  les  tenons  enfermées  sous  le  contrôle  le  plus  rigoureux.  Mais 
vienne  une  éclipse  de  notre  attention  ;  alors  tout  se  met  en  cam- 
pagne, d'un  mouvement  spontané,  sans  consulter  notre  assenti- 
ment; et  de  ce  dévergondage  il  sort  malgré  nous  des  idées,  des 
images,  des  souvenirs  que  nous  n'avons  pas  demandés.  Le  pouvoir 
personnel  abdique  entièrement;  il  lâche  les  rênes  à  nos  facultés. 
Et  voilà  que  nous  vivons  tout  bonnement  comme  vivrait  une  chose  : 
tout  ce  qui  se  passe  en  nous  est  vraiment  fatal  et  marche  au  gré 
d'une  force  arbitraire.  Nous  ne  commandons  plus,  nous  nous  con- 
tentons de  subir. 

Mais  si  la  rêverie  est  à  tous  les  hommes  et  si  elle  représente  une 
activité  de  moindre  effort,  elle  n'en  offre  pas  moins  en  soi  une 
richesse  de  représentations  dont  la  réflexion  est  bien  incapable. 
Cette  richesse  trouve  d'ailleurs  son  application  dans  toutes  les 
modalités  de  l'invention  en  général,  et  de  l'invention  esthétique  en 
particulier.  Paulhan  dit  avec  raison  :  «  l'intelligence  n'invente  pas 
tant  par  son  jeu  régulier,  que  par  le  profit  qu'elle  sait  tirer  de  l'ac- 
tivité relativement  libre  et  parfois  capricieuse  de  ses  éléments... 
L'idée  directrice  générale  intervient  pour  choisir,  pour  accepter 
ou  rejeter  les  éléments  qui  lui  sont  offerts,  mais  ces  éléments,  ce 
n'est  généralement  pas  elle  qui  les  évoque.  Ils  sont  en  bien  des 
cas  le  produit  du  jeu  spontané,  quoique  surveillé,  des  idées  et  des 
images,  de  tous  les  petits  systèmes  qui  vivent  dans  l'esprit...  Si 
les  éléments  ne  s'affranchissaient  pas  quelque  peu,  s'ils  ne  se 
livraient  pas  à  leurs  affinités  propres  en  rompant  les  associations 
logiques  habituelles,  si  la  coordination  de  l'esprit  était  trop  serrée 
et  trop  raide,  trop  uniformément  persistante,  l'invention  serait 
beaucoup  plus  rare.  » 

En  fait,  on  peut  vérilier  que  tout  état  flottant,  vague,  et  incer- 
tain des  associations,  est  évocaleur  d'images  aux  contours  variés. 
Lorsque  vous  faites  une  sieste,  laissez  errer  vos  regards  sur  la 
tapisserie  de  la  chambre.  Dans  les  dessins  souvent  indécis  de 
cette  tapisserie  vous  découvrirez  une  série  d'esquisses,  une  richesse 
incalculable  de  caricatures,  de  visages  plus  ou  moins  monstrueux, 


DROMARD.    —    lA    "    IMASTICITl':    ><    liANS    l'aSSOCIATION    IlKS    IDkES        Î)23 

disposrs  dans  dinÏTonls   sens,   piesiiue  toujours   Ironciués,   mais 
dont    voire    imaj^inalion   complèlera  les  lif^ncs  avec  une   facilité 
reniarqnaljle.   Si  vous  avez  la  fièvre,   ces  impressions  fugaces  se 
fixeront  davantai^e  ;  elles  deviendront  hallucinations  sous  rinfluence 
des  niodilicalions   mentales  imprimées  par  le   processus   fébrile. 
Placez-vous  maintenant  à  (pichiue  distance  d'un  orchestre,  assez 
près  pour  l'entendre,  assez  loin  cependant  pour  n'en  rien  retenir, 
et  de  telle   sorte  que    les    harmonies  musicales  vous   arrivent  à 
l'étal  d'aiulilion  très  vague.  Vous  vous  accrocherez  bien  vite  à  des 
bribes  de  phrases  à  peine  devinées  dont  vous  comjdéterez  vous- 
même  la  logique.   Si  vous  aviez  à   cet  instant  même  un  appareil 
enregistreur,  vous  y  fixeriez  des  compositions  aussi  originales  (pie 
variées,    dont  l'inspiration  ne  vous  serait  jamais  venue  en  temps 
ordinaire,  malgré  loulc  votre  application  et  tous  vos  efforts.  C'est 
que  l'impression  difïuse  est  comme  un  carrefour  où  viennent  se 
rencontrer  les  idées  les  plus  inattendues  cl  les  sensations  les  plus 
disparates.  Avec  les  images  précises,  aux  contours  nets  et  bien 
définis,  nous  voyons  ce  que  nous  voyons,   nous  entendons  ce  que 
nous  entendons,  cl  notre  activité  en  quelcjue  sorte  polarisée  ne  va 
pas  au  delà  de  la  réalité  étroite  qui  la  fixe  et  l'immobilise  tout 
entière.  Avec   les  impressions  vagues  au  contraire,  le  champ  est 
ouvert  à  toute  une  riche  floraison  de  possibilités  dont  chacune  est 
le  germe  latent  d'une  sensation  en  puissance.  L'imagination  s'épar- 
pille et  se  donne  libre  cours  au  milieu  de  toutes  ces  forces  vir- 
tuelles qui  ne  demandent  qu'à  éclore.  Dès  que  notre  activité  s'ap- 
plique, elle  se  rétrécit;  dès  qu'elle  flotte,  elle  s'étend.  L'activité  de 
la  vie  logique  et  utilitaire,  parce  qu'elle  est  appliquée,  est  une  acti- 
vité condensée  et  en  quelque  sorte  cristalfisée,  par  rapport  à  l'objet 
qu'on  a  préalablement  fixé  dans  le  champ  de  l'attention.  L'activité 
de  la  rêverie  au  contraire,  parce  qu'elle  est  flottante,  est  une  acti- 
vité douée  au  plus  haut  point  de  propriétés  ditîusibles,  et  c'est  en 
cela  justement  qu'elle  est  source  de  richesse.  Aussi  la  rêverie, 
parce  qu'elle  favorise  le  libre  jeu  des  associations  est  l'altitude 
féconde  et  chère  au  poète.  Il  y  trouve  des  combinaisons  que  la 
réflexion  ne  lui  fournirait  pas.  La  réflexion  en  appliquant  les  forces 
mentales  vers  une  direction  unique,  est  bien  une  source  d'associa- 
tions, sans    doute,  mais  ces  associations,  elle  les  tient  en  laisse 
comme  on  tient  l'animal  captif  qu'on  traîne  à  sa  suite.  Dans  le 


5M  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

périmètre  rigide  el  inextensible  qu'on  leur  assigne,  les  images  se 
sentent  à  létroit  et  la  robe  ajustée  qu'on  taille  sur  mesure  leur 
moule  les  flancs  tant  et  si  bien  que    tout    mouvement  leur   est 
interdit.    Aux   associations   d'ordre  poétique,    il    faut    moins    de 
rigueur  et  de  servilité.   Il  ne  faut  point  la  robe  étriquée  que  lin- 
transigeante  attention  commande  et  façonne;   il  faut  l'élasticité 
sans  limites  d'une  cotte  modifiable  à  loisir;  il   faut  les  francb.es 
coudées  de  la  rêverie.  iJans  l'attention,  les  associations  s'agrip- 
pent, elles  se  fixent  et  demeurent;  dans  la  rêverie  elles  flottent,  se 
croisent  et  s'entrecroisent,  se  suspendent,  se  détachent,  s'agrègent 
et  se  désagrègent.  Sous  l'œil  négligent  du  despote  endormi,  elles 
dansent  à  plaisir  le  quadrille  échevelé  de  la  chimère  et  de  la  fan- 
taisie. Coquettes  comme  les  belles,  infidèles.  Oh  combien!  mais 
délicieuses  dans  leurs  jeux  éphémères  et  leurs  rencontres  toute 
faites  d'imprévu,  elles  passent  et  repassent  comme  des  bêtes  efl'a- 
rouchées,  se  glissent  subtiles  et  légères  comme  des  sylphes,  dispa- 
raissent et  reparaissent  encore  comme  des  feux  follets.  L'affinité 
des  représentations  dans  l'état  de  rêverie  n'est  donc  pas  la  même 
que  dans  un  travail  mental  adapté  aux  actes  courants.  Dans  la 
plupart  des  opérations  intellectuelles  que  nous  appliquons  au  juge- 
ment de  la  vie  journalière  comme  aux  enchaînements  plus  com- 
plexes de  la  discussion  scientifique,  nos  associations  d'idées  ont  un 
caractère  de  fixité  qui  n'exclue  pas  la   plasticité  mais  qui  ne  les 
autorise  pas  à  se  mouvoir  en  dehors  de  certaines  limites.  Elles  doi- 
vent demeurer  groupées  en  un  tissu  dense,  et  les  seuls  liens  qui 
doivent  les  unir  sont  ceux  de  la  logique.  Lorsqu'une  image  men- 
tale se  présente  dans  le  champ  de  la  conscience  elle  s'y  fixe,  et 
tandis  qu'elle  s'y  tient  en  relief,  elle  appelle  autour  d'elle  un  grou- 
pement limité  de  représentations  dont  la  rencontre  engendre  un 
jugement.  Il  n'en  est  plus  de  même  dans  l'espril  livré  aux  caprices 
du  rêve.  Ici  les  représentations  se  recherchent  et  s'abandonnent 
tour  à  tour;  elles  s'attirent  suivant  les  rapports  les  plus  fragiles  et 
les  plus  lointains;  et  sans  s'arrêter  longtemps  dans  le  champ  de  la 
conscience,   elles   la   frôlent   simplement    comme    pour   se  jouer 
presque  en  dehors  d'elle.  Dès  qu'une  image  se  présente,  des  ondes 
vibratoires  s'étendent  à  distance  et  à  profusion  :  l'apparition  de 
celle  image  soulève  un  concert  d'échos  qui  se  répondent  et  se  répan- 
dent jusqu'à  l'infini.  Les  rapports  se  diiruscnt,  s'éparpillent.  L'acte 


DROMARD.     —    lA    "    PLASTICITE    »    HANS    L'ASSOCIATION    l»KS    IDÉES         523 

ineiilal  y  gagne  vn  richesse  ;  il  y  perd  en  exactitu(icct  en  précision, 
lu  simple  moL  réveille  clie/  h^  rêveur  loufe  une  foule  diniages, 
(oui  un  groupe  d'idées.  Ces  images,  il  est  vrai,  sont  bien  moins 
définies,  ces  idées  sont  bien  moins  déterminées,  mais  la  puissance 
iuKiginalive  féconde  à  loisir  chacun  des  fruits  de  celle  évocation 
!nullii)lc  dont  les  vibrations  vonl  se  répercutant  au  loin.  Un  ami  de 
Verlaine  lui  demandait  un  jour  comment  lui  venaient  ses  inspi- 
rations. Le  poète  qui  était  attablé  au  café  Mahieu  désigna  du  coté 
de  la  terrasse  un  slore  battu  par  le  vent  •  «  Vous  voyez  celle  toile 
(jui  s'agite?...  Pour  vous,  c'est  un  simple  morceau  d'étoile  que 
l'orage  secoue...  Pour  moi,  c'est  tout  autre  chose.  J'y  reconnais  la 
voile  d'iln  vaisseau  qu'ébranle  la  lempcle  cl  me  voici  tout  épou- 
vanté sur  une  mer  en  furie.  Puis  mon  objectif  fait  un  tour.  Alors 
j'y  vois  un  drapeau  qui  Ilot  te;  le  clairon  vient  de  sonner  la  charge; 
je  fonds  sus  à  l'ennemi  et  j'entraîne  au  feu  une  armée.  »  Cette  dif- 
fusion des  images,  cet  éparpillement  de  la  pensée,  peuvent  être 
assez  accentués  pour  qu'on  ait  peine  à  suivre  dans  ses  méandres 
l'activité  associative  de  certains  poètes.  Bien  des  œuvres  modernes 
en  particulier,  évoquent  au  plus  haut  degré,  et  plus  que  de  raison 
sans  doute,  cette  impression  d'une  promenade  errante  dont  les 
étapes  se  succèdent  dans  un  charmant  décousu,  au  hasard  d'as- 
sociations qui  s'égrènent  librement  sans  une  unité  directrice  pour 
les  asservir  et  les  commander. 

Kn  vérité,  la  simple  rêverie  ne  fournil  que  très  rarement  une 
matière  artistique  tout  élaborée.  Les  images  qu'elle  procure  ont 
une  beauté  purement  subjective.  Elles  n'ont  de  prix  que  pour  la 
contemplation  intérieure;  elles  ne  charment  personne  hors  celui- 
mème  (|ui  les  conçoit  en  les  subissant.  Pour  les  rendre  esthétiques, 
il  faut  une  activité  nettement  volontaire  et  des  qualités  de  syn- 
thèse par  surcroît.  Il  existe  dans  chacun  de  nous  des  images 
latentes  qui  se  soudent,  se  décomposent  pour  se  recomposer  sans 
cesse.  Mais  le  plus  souvent  nous  n'y  prenons  garde.  Ces  représen- 
tations plus  ou  moins  fugaces,  et  toujours  confuses,  nous  dédai- 
gnons de  les  fixer.  Il  en  résulte  qu'elles  ne  vivent  pas  :  à  peine 
formées,  elles  se  désagrègent.  Le  poète  au  contraire  est  à  l'aflùt 
de  ces  combinaisons  fuyantes, et  lorsque  l'une  d'elles  est  utilisable, 
il  la  fixe  au  passage  et  la  tire  à  part.  Ainsi  ces  associations  for- 
tuites que  nous  laissons  aller  à  l'état   d'ébauche,  il   en  fait   une 


oi6  KKVUE    PllILOSOPIlIQUE 

réserve  d'exploitation.  S'il  n'y  avait  pas  quelque  paradoxe  à  nous 
exprimer  ainsi,  nous  dirions  volontiers  que   sa  rêverie   doit  être 
attentive,  encore  que  l'altenlion  est  par  certains  côtés  en  opposi- 
tion formelle  avec  la  rêverie.  Aussi  le  commun  des  mortels  n'a 
point  l'habitude  d'extérioriser  son  rêve  ;  il  évite  de  rêver  tout  haut, 
et  quant,  au  sortir  de  son  égarement  il  est  rejeté  dans  le  monde  du 
réel,  il  oublie  la   matière  du  thème  illusoire,  et  au   reste   il  lui 
importe  peu  de  la  retenir.  Le  poète,  au  contraire,  respecte  ce  rêve. 
Il  le  fixe  et  l'extériorise;  il  en   fait  un  butin  précieux,  un   aliment 
cher.  Bien  mieux,  il   fait  un  tri  dans    son    arsenal.  Tant  que   les 
images  progressent  dans  le  bon  sens,  il  se  garde  d'intervenir.  Mais 
viennent-elles  à  s'écarter  du  droit  chemin  ou  à   choquer  les  prin- 
cipes du  goût,  il   les  arrête;  puis    de   nouveau  il   les   abandonne 
après  avoir  rectifié  leur  orientation.  Il  y  a  donc  là  une  intervention 
constante  du  jugement  qui  stimule  et  utilise  pour  le  mieux  le  tra- 
vail spontané  de  l'imagination.  Contrairement  à  ce  qui  se  passe 
chez  le  simple  rêveur  il  y  a  chez  le  poète,  suivant  l'expression  de 
Souriau  *,  «  tout  un  jeu  subtil  de  pensées,  qui  enveloppent  comme 
d'un  réseau  délié  les  images  en  voie  de  formation,  qui  les  relie  les 
unes  aux  autres,  qui  les  attire  ou  qui  les  écarte.  »  En  un  mot,  si 
la  formation  des  images  échappe  à  la  volonté  consciente  du  poète, 
leur  utilisation  est   toute  œuvre  de  volonté  et  de  conscience.  Le 
poète  ne  rêve  pas  seulement,  il  compose.  En  cela,  et  en  cela  sur- 
tout, il  est  bien  poète,  et  non  point  rêveur  simplement. 

La  plasticité  associationnelle  ne  peut  s'augmenter  sans  influer 
d'une  manière  notable  sur  la  qualité  des  liens  qui  unissent  les 
états  de  conscience.  Et  tout  d'abord,  ces  liens  sont  rarement 
logiques.  Les  rapports  logiques  en  effet  s'effectuent  surtout  à 
l'aide  des  termes  généraux  et  des  mots  abstraits.  Or  les  expres- 
sions générales  ou  abstraites  sont  autant  de  synthèses  dont  cha- 
cune est  représentative  de  perceptions  élémentaires  plus  ou  moins 
nombreuses,  localisées  en  des  territoires  distincts,  mais  reliées  entre 
elles  par  des  fibres  associatives  et  réunies  d'autre  part  à  l'image 
verbale  qui  leur  constitue  comme  un  lieu  commun  de  rendez-vous. 
Cela  revient  à  dire  que  tout  rapport  logique  implique  dans  ses 
éléments  un  travail  d'analyse,  et  ce  travail  substituant  au  charme 

i.  Souriau,  La  rêverie  estfiélique,  F.  Alcan,  IDOC. 


DROMARD.    —    lA    '.    l'I.ASriCITt;    »    DANS    I.'aSSOCIATIOM    DF.S    IDÉES        527 

un  elïorl  pi-nible,  est  Icnneini  naturel  des  états  de  rêverie.  Le 
rOvcur,  tout  coinnu;  les  enfants  et  les  primitifs  n'évoque  que  des 
jKMceptions  élémentaires  prises  à  l'état  naissant,  et  utilisées  dans 
leur  matière  brute,  si  l'on  peut  ainsi  s'exprimer.  Cette  substitution 
naturelle  dos  perceptions  élémentaires  aux  concepts  généraux 
supprime  le  travail  incessant  de  décomposition  qu'entraînent  ces 
derniers  dans  la  pensée  par  rapports  lof,nques,  mais  elle  nous 
ramène  forcément  au  caractère  d'incomplélude  et  d'indécision  de 
la  pensée  mal  élaborée,  telle  qu'on  se  la  représente  chez  les 
peuples  de  l'antiquité.  On  sait  en  particulier  que  dans  les  langues 
synthéti(iues  anciennes,  les  objets  n'étaient  désignés  souvent  que 
par  une  de  leurs  qualités,  la  plus  marquée,  la  plus  frappante  pour 
l'esprit.  11  en  résultait  qu'une  multitude  d'objets  participant  à 
celte  qualité  restaient  confondus  sous  une  même  dénomination  et 
tendaient  à  s'iilenlifier.  Cette  incomplétude  tl'analyse,  cette  insuf- 
sance  de  discernement  dans  l'appréciation  des  dilTérences  de 
second  plan,  cette  assimilation  plus  ou  moins  grossière  d'objets 
disparates,  voilà  la  conséquence  évidente  du  mode  d'activité  de  la 
pensée  dont  nous  venons  d'indiquer  les  bases.  Toutefois,  la  ten- 
dance aux  associations  élémentaires  n'entraîne  pas  de  simples 
rapprochements;  elle  crée  l'antithèse  pour  des  raisons  identiques 
et  par  le  même  mécanisme.  iJc  même  que  l'activité  mythique 
néglige  certaines  différences  pour  n'apercevoir  que  les  points  de 
contact  et  conclure  de  ce  fait  à  une  entière  similitude  que  la 
logique  ne  justifie  pas,  de  même  elle  néglige  les  formes  de  pas- 
sage, les  ressemblances  de  second  plan,  pour  favoriser  les  opposi- 
tions violentes.  Aux  associations  par  contiguïté,  viennent 
s'adjoindre  naturellement  les  associations  par  contraste.  Les  unes 
et  les  autres  sont  après  tout  cl  en  résumé  le  témoignage  d'une 
activité  mentale  qui  n'utilise  pas  les  ac([uisitions  dernières  de  l'es- 
prit, nous  voulons  dire,  les  pouvoirs  logiques  des  termes  généraux 
et  des  mots  abstraits.  Elles  sont  l'apanage  d'une  évolution  incom- 
plète chez  les  enfants  et  les  primitifs,  comme  elles  sont  l'apanage 
d'une  disposition  spéciale  de  l'esprit  chez  le  rêveur.  Celte  absence 
de  tout  rigorisme  dans  l'affinité  des  représentations  doit  auto- 
riser à  pratiquer  des  liaisons  lointaines,  en  négligeant  les  termes 
intermédiaires  qui  servent  de  soudures.  C'est  encore  là  un  trait 
importnnt  du  mécanisme  associationnel   au   cours   des  états   de 


'■'28  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

rêverie.  Les  associations  par  bonds,  y  sonl  consLamment  admises. 
Elles  abolissent  les  nuances  et  les  gradations,  elles  établissent 
d'emblée  des  équivalences;  elles  imposent  des  identités  entre  deux 
objets  dont  le  rapport  est  cependant  lointain.  De  telles  considéra- 
tions justifient  d'ailleurs  la   fréquence  de  l'ellipse  chez  les  poêles. 

Mais  il  y  a  mieux.  Au  cours  des  états  de  rêverie,  ce  ne  sont  pas 
les  affinités  purement  substantielles  qui  permettent  l'enchaînement 
des  représentations.  Le  mot  qui  n'est  qu'un  symbole  et  dont  la 
valeur  resle  négligeable  au  point  de  vue  des  associations  logiques 
a  pourtant  une  forme;  il  n'est  quun  signe,  il  est  vrai,  mais  ce 
signe  est  un  son,  et  les  sons  en  s'appelant  pour  leur  propre  compte 
peuvent  devenir  à  leur  tour  la  source  d'un  enchaînement.  Cet 
enchaînement  sera  tout  arbitraire;  la  raison  n'en  fera  aucun  cas 
au  point  de  vue  logique,  pour  peu  (ju'elle  soit  en  éveil;  mais  comme 
les  états  de  rêverie  marquent  un  relâchement  plus  ou  moins  com- 
plet des  forces  de  contrôle,  ces  associations  verbales  purement 
arbitraires  pourront  s'y  glisser. 

Tout  d'abord  il  faut  observer  que  le  mot  évoque  indépendamment 
de  son  sens  une  foule  de  représentations  particulières,  qui  varient 
avec  chacun  de  nous.  Le  même  mot  prononcé  devant  plusieurs 
personnes  éveillera,  en  dehors  de  limage  primaire,  des  représenla- 
tations  secondaires  extrêmement  variées.  Chaque  mot  a  son  histoire, 
et,  envisagé  en  soi,  nous  apparaît  entouré  de  souvenirs.  11  nous  a 
servi  déjà  dans  des  circonstances  passées,  nous  l'avons  entendu 
sortir  de  telle  ou  telle  bouche,  dans  tel  ou  tel  lieu;  ou  bien  nous 
l'avons  lu,  nous  l'avons  écrit,  etde  tout  cela  il  a  conservé  l'empreinte. 
C'est  toute  une  escorte  qu'il  traîne,  et  de  celle  escorte  on  peut  voir 
surgir  des  associations  très  inattendues.  C'est  ainsi  que  la  ren- 
contre d'un  mot  fait  surgir  soudain  limage  d'une  personne  oubliée 
de  longue  date,  le  tableau  d'un  lieu  auquel  on  ne  pense  plus 
depuis  bien  des  années.  Mais  il  convient  d'ajouter  que  les  mots  au 
lieu  de  s'enchaîner  d'après  des  affinités  réelles,  s'assemblent  dans 
certains  cas  suivant  le  hasard  des  sons.  Il  en  résulte  que  des  rap- 
prochements arbitraires  de  mots  sont  substitués  au  rapprochement 
nécessaire  et  universel  des  idées.  Les  mots  s'attirent  mutuellement 
par  suite  de  leurs  ressemblances  sonores;  ils  se  répercutent  les 
uns  dans  les  autres  comme  les  notes  successives  d'une  phrase 
mélodique,  et  ils  tendent  à  se  grouper  d'eux-mêmes  suivant  des 


DROrvIARD.    —    lA    «    PLASTICIIK    »    It.VNS    i/aSSOCIMION    DKS    IDIÎKS        0-29 

lois  dillérenlcs  de  celles  .ini  pivsidenl  à  rcnchaînemenl  de  la 
pensée.  Les  allilôralions  et  les  assonances  donnent  alors  au  mode 
»renchaîneinentdes  imacçes  mentales  une  orientation  tout  automa- 
li(iue.  Le  vul^'aire  calembour  est  l'expression  la  mieux  définie  do  cet 
automatisme  verhal  sous  une  forme  voulue  et  recherchée.  Mais 
sponlanément  ces  associations  se  produisent  avec  une  extrême 
rré(|uence,  dès  qu'il  y  a  relAchement  de  la  synthèse  mentale. 
Albert  Maury  lésa  étudiées  dans  les  états  de  rôve  :  <-  Un  matin  cpie 
je  me  livrais  à  uneréllexionde  ce  genre,  raconlc-L-il,  je  me  rappelai 
(jue  j'avais  eu  un  rêve  qui  avait  commencé  par  un  pèlerinage  à 
Jérusalem.  Après  bien  des  aventures,  que  j'ai  oubliées,  je  Une 
Trouvai  rue  Jacob  chez  M.  Pelletier  le  chimiste,  et  après  une 
conversation  avec  lui,  il  se  trouve  qu'il  me  donna  une  pelle  en  zinc, 
qui  fui  mon  grand  cheval  de  bataille  dans  un  rêve  suivant.  Voilà 
trois  idées,  trois  scènes  principales  qui  me  paraissent  liées  entre 
elles  par  les  mots  :  pèlerinage.  Pelletier,  pelle;  c'est-à-dire  par  trois 
mots  qui  s'étaient  associés  en  vertu  d'une  simple  assonance,  et 
formaient  les  liens  d'un  rêve  fort  incohérent  d'ailleurs'  ».  Cette 
valeur  du  mol  comme  source  d'association  dans  les  étals  de  plas- 
ticité maxima  n'est  pas  seulement  vérifiée  dans  le  rêve  avec  perle 
des  facultés  de  contrôle  et  d'inhibition  ;  on  Ja  retrouve  dans  les 
formes  les  plus  élevées  de  la  rêverie  consciente.  C'est  ainsi  que  le 
poète  n'exploite  pas  seulement  la  force  expressive  des  mots  et 
leur  correspondance  habituelle  aux  choses;  à  la  faveur  de  la  rime 
et  jusqu'à  un  certain  point  toutefois,  il  fait  des  mots  eux-mêmes  les 
germes  concrets  de  ses  opérations  psychiques.  Chez  Victor  Hugo, 
par  exenqile,  c'est  le  mot  qui  éveille  l'idée  et  qui  la  précède.  Il  n'y 
a  pas  une  idée  d'abord,  puis  une  expression  pour  la  rendre  ensuite. 
L'expression  sonore  naît  spontanément  et  entraîne  l'idée.  Le  déve- 
loppement est  amené  presque  fatalement  par  la  succession  ininter- 
rompue des  mots.  Chaque  mot  représente  une  image  et  chaque  image 
appelle  une  image  nouvelle,  parce  que  chaque  mot  met  en  branle 
d'autres  mois  nouveaux.  Ainsi  les  associations  d'ordre  automatique 
tendent  à  dominer  d'une  façon  patente  dans  les  cas  où  la  plasticité 
associalionnelle  s'accroît  d'une  manière  notable,  et  ceci  n'est  point 
pour  nous  étonner,  car  la  plasticité  associalionnelle  d'une  part  et 

1.  Alfred  Maiiry,  Annales  médico-psychologiques,  2°  série,    t.  V,  1853,  p.  140. 
TOME  LXlV.  —   1907.  3'i 


530  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

la  fréquence  des  associations  automatiques  d'autre  part,  sont  éga- 
lement favorisées  par  un  relâchement  de  la  synthèse  mentale. 

Est-ce  à  dire  que  le  polyidéisme  et  le  relâchement  de  la  synthèse 
mentale  iront  s'accroissant  de  façon  parallèle  indéfiniment?  Il  n'en 
est  rien,  contrairement  aux  prévisions  qu'on  pourrait  tirer  superfi- 
ciellement des  relations  que  nous  venons  d'énoncer.  Augmentez  le 
relâchement  de  la  synthèse  mentale,  la  plasticité  deviendra  de  la 
déliquescence  ;  les  frottements  des  différents  rouages  seront  si  bien 
évités,  que  les  parties  désormais  ne  pourront  plus  se  rejoindre;  la 
texture  des  opérations  psychiques  prendra  une  telle  laxité  que  les  élé- 
ments qui  la  constituent  tomberont  en  poussière  ou  seditluseront  en 
vapeurs;  le  polyidéisme  fera  place  au  non-idéisme.  Si  nous  voulons 
avoir  une  idée  de  cette  plasticité  des  représentations  allant  jusqu'au 
degré  extrême  de  l'évanouissement,  nous  n'avons  qu'à  envisager 
les   états   d' obnubila  lion  survenant  de  façon   transitoire,  en  tant 
qu'expression  de  fatigue.  En  pareil  cas  les  processus  mentaux  com- 
mencent par  flotter  au  gré  du  hasard,  avec  ce  caractère  d'indépen- 
dance et  d'indiflerence  que  nous  signahons  plus  haut.  Nos  repré- 
sentations ne  sont  plus  élaborées  en   vue  d'une  synthèse,   mais 
simplement  fixées  en  tant  que  sensations,  nos  jugements  ne  vivent 
plus  que  d'associations  automatiques  préformées,  et  le  sentiment 
qui  se  dégage  d'un  pareil  état  est  un  sentiment  de  non-effort  pour  la 
prise  de  possession  de  la  réalité.  Bien  souvent  les  choses  ne  vont  pas 
plus  loin.  Après  une  courte  phased'épuisement,  le  tonus  attentionnel 
se  relève  et  la  vie  mentale  reprend  son  cours  habituel.  Nous  avons 
alors  l'impression  —  suivant  la  formule  courante  —  de  «  sortir  des 
nues  ».  Mais  le  relâchement  de  la  synthèse  mentale  peut  atteindre 
un  degré  beaucoup  plus  marqué.  Alors,  si  vous  cherchez  à  définir 
l'eifet  que  produit  sur  vos  sens  la  présence  des  objets  ambiants, 
voici  à  peu  près  ce  que  vous  observez.  A  mesure  que  votre  attention 
se  disperse,  tout  ce  qui  vous  entoure  vous  paraît  de  plus  en  plus 
lointain  et  comme  suspendu  dans  le  vide.  La  vie  flotte  en  dehors  de 
vous,  et  toutes  les  sensations  qu'elle  vous  apporte  défilent  devant  vous 
comme  autant  d'ombres  chinoises  qu'un  impalpable  rideau  tiendrait 
séparées  de  vous-même.  Ces  sensations  d'ailleurs,  il  vous  semble 
qu'elles  viennent  à  vous  plutôt  que  vous  n'allezà  elles  ;  vous  les  subis- 
sez plutôt  que  vous  ne  les  prenez  et  vous  n'avez  en  aucune  façon 
le  sentiment  d'un  travail  actif  en  vuede  les  faire  vôtres.  Si  par  une 


DROMARD.    —    I.V    <>    l'I.ASTIClTji    "    DANS    I.'aSSOCIATION    [)KS.  IIII-ES        531 

sorte  de  «lédoublement,  vous   rentrez  alors  en  vous-môme,   pour 
vous  regarder  voir,  pour  vous  écouter  entendre,  il  vous  semblera 
que  vous  ôtes    à    la  fois  deux  hommes  dont   l'un  i'onctionne    en 
automate  et  dont  l'autre  regarde  fonctionner  le  précédent,  celui-ci 
assistant  à  tout  ce  (luéprouve  celui-là.  Mais  à  ce  moment  même  il 
se  produira  une  sorte  de  déclic.  Un  voile  se  crève.  Vous  êtes  au 
réveil...  et  la  vie  reprend  son  cours.  Ce  comj)lct  relûchement  de  la 
synthèse  mentale  ne  permet  plus  aucun  enchaînement.  Il  confine 
au  néant,  et  il  devient  le  néant  môme  en  atteignant  ses  dernières 
limites.  Ici  lesimagessonl  vraimcntabsentes,  ou  si  ellesexistent,  c'est 
toujours  dune  manière  latente  et  inaccessible  à  la  pleine  conscience  : 
elles  ne  peuvent  donc  s'agréger  en  associations.  Cela  est  si  vrai  que 
si  l'on  nous  surprend  au  cours  d'un  pareil  état,  toujours  fugitif 
d'ailleurs,  et  si  l'on  nous  demande  «  A  quoi  pensez-vous?  »  nous 
répondons  invariablement  «  A  rien  ». 


Les  relations  que  nous  venons  d'exposer  trouvent  leur  expres- 
sion dans  les  cadres  pathologi(iues,  mais  avec  des  variantes  nom- 
breuses. 

Dans  la  marne  tant  idiopathique  que  symptomatique,  l'abaisse- 
ment du  tonus  attentionnel  abandonne  les  facultés  Imaginatives 
au  gré  de  leur  automatisme.  Il  y  a  donc  là  quelque  chose  de  très 
analogue  à  l'état  de  rêverie,  mais  l'analogie  est  loin  d'être  entière. 

Dans  l'état  de  rêverie,  les  affinités  restent  simplement  normales 
entre  les  images;  toutefois  lattenlion  cessant  de  sélectionner  ces 
imagos,  de  les  restreindre  et  de  les  grouper  sous  son  joug,  les 
images  vont  leur  train,  tout  bonnement,  les  rênes  sur  le  cou.  Dans 
l'état  maniaque,  au  contraire,  les  facultés  Imaginatives  ne  sont  pas 
libérées  seulement  par  le  relâchement  de  l'elfort  attentif;  elles  sont 
exaltées  pour  leur  propre  compte,  et  de  cet  éréthisme  pathologique 
il  ne  naît  pas  une  simple  plasticité,  mais  bien  une  incontinence, 
une  «  fuite  des  idées.  »  Ce  n'est  plus  seulement  l'abondance  et  la 
liberté  des  représentations;  c'eslleur  course  hâtive  et  désordonnée, 
c'est  leur  alïolement.  Ce  n'est  plus  seulement  le  régime  libéral; 
c'est  le  tumulte,  c'est  l'anarchie. 

Nous  avons  dit  déjà  qu'à  l'état  normal,  une  aperception  appelle 


532  MEVL'E    PHILOSOPHIQUE 

autour  d'elle  jusqu'à  la  conscience  d'autres  images  associées.  Seu- 
lement l'espriL  sain  supprime  les  représentations  inutiles  ou  con- 
tradictoires, au  lieu  que  dans  les  états  de  dissociation  de  la  synthèse 
mentale,  il  est  incapable  d'éliminer,  et  se  laisse  aiguiller  par  des 
associations  d'ordre  automatique   qui  à   chaque   instant   le   font 
dévier  de  la  ligne,  si  Ton  peut  ainsi  s'exprimer.  Cette  intervention 
incessante  des   représentations  automatiques  dans  les   processus 
mentaux,  les  états  maniaques,  permettent  au  psychologue  le  moins 
affiné  d'en  relever  l'influence  patente.  L'excité  maniaque  a  perdu 
l'usage  de  la  volonté  qui  dirige  et  réfrène  renchaînement  de  nos 
pensées;  chez  lui  cette  action  frénatrice  devient  impossible  et  fait 
place  à  l'automatisme  cérébral.  Les  impressions  sensorielles  évo- 
quent des  souvenirs  qui  s'associent  entre  eux  ou  aux  perceptions 
actuelles  avec  une  telle  spontanéité  que  l'intelligence  erre  à  l'aven- 
ture sans  direction  et  sans  règle  :  c'est  le  vol  de  la  chauve-souris. 
Chaque  représentation  ne  pouvant  se  fixer  dans  la  conscience  est 
aussitôt  remplacée  par  une  autre  et  dans  cette  succession  rapide 
de  représentations  qui  défilent  sans  ordre  et  sans  lien,  on  remarque 
la  fréquence  toute  particulière  des  associations  par  contiguïté,  par 
contraste  et  par  assonance,  des  associations  d'ordre  automatique  en 
un  mot.  Cette  «  fuite  des  idées  »  donne  au  premier  abord  l'impres- 
sion d'une  incohérence  complète;  mais  comme    l'a  fait  observer 
Foville,  si  l'on  se  donne  la  peine  d'écouter  longtemps  les  mania- 
ques, et  d'étudier  avec  persistance  le  mécanisme  de  leurs  divaga- 
tions, on  finit  par  saisir  un  certain  rapport  entre  ce  qu'ils  disent 
et  ce  qu'ils  ont  entendu  immédiatement  auparavant.  Parfois  c'est 
un  mot  qui  vient  d'être  prononcé  et  dont  le  sens  provoque  une 
idée  instantanément  traduite;  plus  souvent  encore  ce   n'est  pas 
le  sens  du   mot,  mais  sa  consonance  qui,  par  un  véritable  jeu  de 
calembours  sert  de  point  de  départ  à  un  nouvel  ordre  d'idées  et 
de  propos.  Les  idées  ne  sont  donc   pas  dissociées,  bien  au  con- 
traire,  la  faculté  d'association  se  trouve  exagérée,   mais  elle  se 
donne  libre  cours,  et  dans  ses  opérations,  l'influence  du  mot  sur  la 
direction   de  l'idée  est  bien  évidente.  Au  lieu  de  s'enchaîner  pa^ 
leurs  liens   logiques  et  de  se   combiner   suivant  les   besoins  du 
discours,   les  représentations   s'associent   par  des  ressemblances 
tout  à  fait  indépendantes  de  leur  sens.  Si  vous  couchez  par  écrit 
les  paroles  sans  suite  d'un  maniaque  et  si  vous  rapprochez  de  cette 


DROMARD.    -  -   IV     '    l'IASlIClTK    »    DANS    l'aSSO(:IATIO>    DKS   lUKKS 


533 


facjoii  les  uu)l>  ci  l<-s  phrases  qu'il  arliculc  pendant  son  délire, 
vous  poune/  saisir  le  lien  secret  qui  rallaclic  entre  elles  les  propo- 
sitions les  plus  discordantes.  Vous  constaterez  que  le  malade 
associe  certains  mots,  et,  par  suite,  les  idées  (jui  s'y  rattachent, 
parce  que  ces  mots  ont  môme  désinance,  môme  terminaison.  Ces 
mots  une  fois  rapprochés  par  une  analogie  indépendante  de  leur 
sens,  il  en  compose  des  pluases  qui  seront  nécessairement  privées 
de  signification.  Par  exemple,  il  commencera  par  exprimer  l'idée 
de  corps;  le  mol  corps  amènera  par  l'identité  du  son  le  même  mol 
d'orthographe  diiïércntc  cl  de  sens  parfailemenl  distinct,  et  le 
.discours  finira  sur  le  cor  de  chasse.  La  pensée  progresse  de  la 
sorte  avec  une  accélération  presque  fébrile,  si  bien  que  le  malade 
prend  à  peine  le  temps  d'achever  la  phrase  commencée;  il  se  hûte 
d'abandonner  chaque  parole  pour  courir  après  celle  que  lui  suggère 
un  son  analogue  ou  plus  ou  moins  proche. 

Dans  les  psychoses  d'intoxication  qui  s'accompagnent  d'un 
certain  état  de  confusion  mentale,  le  d<':lire  onirique  —  l'adjectif  en 
dit  assez  long  — rappelle  par  bien  des  côtés  la  succession  d'images 
fantasmagoriques  qu'on  trouve  dans  l'état  de  rêverie.  Mais  ici 
encore  l'analogie  n'est  que  partielle.  Les  facultés  attentives  sont  en 
déficit,  mais  les  facultés  imaginatives  sont  englobées  elles  aussi 
dans  l'étal  de  torpeur.  Les  affinités  encore  que  déliées  par  le  relâ- 
chement de  la  synthèse  mentale,  restent  gauches  et  comme  en- 
gourdies :  c'est  justement  le  processus  inverse  de  celui  que  nous 
venons  dindiquer  dans  l'élat  maniaque.  Toutefois  nous  retrouvons 
ici  le  jeu  involontaire  des  images-souvenirs,  qui  abandonnées  à 
elles-mêmes,  forment  des  groupements  étranges,  des  combinai- 
sons bizarres  auxquelles  le  sujet  assiste  sans  être  à  môme  de  les 
modifier.  Les  représentations  sont  encore  soustraites  à  l'inlerven- 
lion  active  de  la  volonté,  de  sorte  que  l'imagination  n'a  plus  de 
règle  pour  se  conduire.  La  folle  du  logis  livrée  à  elle  même,  sans 
guide  et  sans  frein,  s'égare  au  gré  de  ses  tendances,  d'où  ces  con- 
ceptions baroques  et  ces  pérégrinations  fantastiques  dans  le  pays 
mystérieux  de  la  chimère  et  de  la  fantaisie.  Seulement,  la  plasticité 
des  liens  ipii  unissent  les  représentations  mentales,  le  cas  échéant, 
n'entraîne  pas  comme  tout  à  l'heure  une  marche  plus  rapide,  plus 
précipitée  dans  leur  succession.  Tout  au  contraire,  les  représen- 
tations s'embarrassent  comme  en  un  dédale,  s'enchevêtrent  et  se 


534  HEVUE    l'llll,OSOl'HIQL'E 

confondent  en  un  processus  pénible.  Cet  encombrement  se  traduit 
en  particulier  par  une  incapacité  presque  spécifique  de  distinguer 
l'objectif  du  subjectif,  la  réalité  de  l'irréalité,  et  d'effectuer  en 
un  mot  une  dissociation  de  cette  réalité  concrète  d'avec  les  vues 
de  l'imagination.  Le  sujet  mêle  à  chaque  instant  les  choses  du 
dehors  aux  tableaux  qui  se  déroulent  en  lui.  Il  en  résulte  un  im- 
broglio que  le  clinicien,  lorsqu'il  est  habile,  peut  orienter  dans 
mille  directions,  si  bien  que  le  patient,  rêveur  éveillé,  vit  entre  le 
monde  et  soi  dans  un  perpétuel  chaos. 

A  un  degré  extrême,  les  facultés  Imaginatives  se  suspendent 
même  d'une  façon  totale  et  la  confusion  de  l'esprit  conduite  aux 
dernières  limites,  aboutit  à  l'arrêt  de  toute  association.  Cette 
attitude  mentale,  sans  doute  comparable  à  l'état  d'obnubilation  que 
nous  avons  mentionné  plus  haut,  trouve  sa  traduction  dans  cer- 
taines psychoses  d'épuisement  ;  elle  répond  tout  particulièrement 
aux  états  de  stupidité  décrits  jadis  par  Georget. 

II 

Nous  nous  sommes  étendus  longuement  sur  les  états  répondant 
aux  conditions  de  plasticité  maxirna,  et,  avec  certaines  restrictions 
toutefois,  nous  avons  observé  que  cette  plasticité  s'accroît  avec  le 
relâchement  de  la  synthèse  mentale,  lequel  se  traduit  lui-même 
par  une  prépondérance  des  facultés  Imaginatives  sur  les  atten- 
tives. Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  les  conditions  de  plasticité 
minima  soient  réalisées  dans  les  circonstances  inverses,  où  les 
facultés  attentives  sont  prépondérantes  par  rapport  aux  pouvoirs 
imaginatifs. 

Ces  circonstances  sont  bien  réunies  d'une  façon  relative  dans  la 
réflexion  concentrée,  ainsi  que  nous  l'avons  m'entionné  plus  haut, 
mais  elles  le  sont  d'une  façon  beaucoup  plus  typique  dans  ïextase 
qui  est  la  seule  attitude  mentale  traduisant  le  monoïdéisme  pur. 
Ici  en  effet  toutes  les  forces  de  l'attention  sont  polarisées  dans  une 
direction  unique:  la  conscience  entière  est  accaparée  par  une 
seule  représentation,  par  un  seul  objet.  Il  ne  peut  être  question 
de  changement  et  par  conséquent  d'opération  associative  d'aucune 
sorte.  C'est  l'immobilisation,  c'est  la  stagnation  sous  sa  forme  la 
plus  évidente. 


DROMARD.    —    I.A    '<    l'I-ASTICITI-:    ■>    nA>S    L'ASSOCIATION    DKS    IDKRS        585 

Toutefois  les  condilions  de  plaxlicité  mininia  peuvent  ôlre  réali- 
sées autrement  que  par  l'hypertrophie  fonctionnelle  de  l'attention, 
si  l'on  peut  ainsi  s'exprimer.  Klles  sont  aussi  et  inversement  sous 
la  (lé|)endance  d'une  disparition  totale  de  celte  faculté.  En  elTel,  si 
la  plasticité   associalionnelle  s'accroît  avec  le  relAchement  de  la 
synthèse  mentale,  nous  avons  vu  qu'elle  s'évanouit  au  contraire 
quand  ce  relâchement  dépasse  une  certaine  limite.  Nous  ne  serons 
donc  pas  étonnés  de  découvrir  des  états  de  plasticité  minima  dans 
les  circonstances    oîi  la  synthèse  mentale  n'est  plus  simplement 
relAchée  mais  dissociée  d'une  façon  complète  et  irrémédiable.  Eu 
pareil   cas  en  elTet,   les  représentations  restent  morcelées;  elles 
vivent  en  quelque  sorte  dans  l'isolement  et  .sont  incapables  de  s'ajv 
peler  pour  former  par  leur  succession  et  leur  enchaînement  des 
étals  de  conscience.  Il  en  résulte  que  la  vie  psychique  se  traduit 
par  la  répétition  incessante  d'une  môme  représentation  qui  acca- 
pare à  elle  seule  toute  l'activité  jusqu'au  moment  où  une  autre 
image  appelée  d'une  façon  fortuite  la  supplante  pour  un  temps,  el 
ainsi  de  suite.  C'est  encore  là,  si  l'on  veut,  une  façon  de  mono- 
ïdéisme,  mais  c'est  un  monoïdéisme  de  dissociation,  non  de  concen- 
tration  comme   celui  de  l'extase.  Encore  faut-il  s'abstenir  d'une 
pareille  dénomination,  car  il  n'y  a   pas  d'idée  ou  du   moins  pas 
d'idée  consciente  là  où  il  n'y  a  pas  de  groupement. 

Quoiqu'il  en  soil,  certains  processus  démentiels  fournissent  un 
exemple  bien  évident  de  cette  dissociation,  et  les  représentations 
stagnantes  qui  résultent  d'un  tel  état  ont  leur  traduction  immé- 
diate dans  les  manifestations  stéréotypées.  C'est  tantôt  un  mot,  une 
phrase,  tantôt  un  geste,  une  attitude,  qui  se  reproduit  sans  but  et 
sans  cause,  indéfiniment.  Tel  malade  qui  se  destinait,  autrefois,  à 
la  carrière  du  théâtre,  répèle  aujourd'hui  plus  de  cent  fois  par  jour 
et  à  tous  propos  un  môme  vers  de  /(inj-Blas  ;  tel  autre  écrivant  une 
lettre  à  son  médecin  couvre  vingt-cinq  pages  avec  la  même 
phrase  :  "  Donnez-moi  mes  habits  neufs  à  l'asile  St-Pierre  de  Mar- 
seille »,  etc.  Il  est  facile  d'expliquer  pourquoi  une  image  tend, 
en  pareil  cas,  à  subsister  ou  à  se  reproduire  sans  aucune  modifica- 
tion dans  le  champ  de  la  conscience.  En  ell'et,  le  changement  qui 
est  la  condition  sine  qua  non  de  la  vie  consciente,  est  déterminé  par 
l'action  réciproque  qu'exercent  les  uns  sur  les  autres  les  éléments 
de  la  pensée,  les  représentations  actuelles  venant  à  chaque  instant 


536  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

de  la  durée  prendre  contact  avec  les  acquisitions  antérieures  et  les 
modifier  de  mille  façons,  tout  en  s'incorporant  à  leur  tour  au  con- 
tenu de  la  personnalité.  En  d'autres  termes,  dans  un  cerveau 
valide,  la  complexité  et  la  variété  viennent  justement  de  ce  que  les 
éléments  de  l'esprit  ayant  entre  eux  une  solidarité  parfaite,  leur 
utilisation  individuelle  est  absolument  contingente  et  subordonnée 
aux  exigences  du  système,  d'où  il  résulte  que  chacun  d'eux  subit 
de  la  part  de  tous  les  autres  une  série  d'interférences,  de  carambo- 
lages, de  modifications  incessantes,  susceptibles  d'influencer  de 
mille  manières  son  orientation  propre.  De  là  toute  la  nouveauté, 
tout  l'imprévu,  tout  le  caractère  atypique  de  notre  activité  normale. 
Mais  supposons  maintenant  les  éléments  de  l'esprit  conservant  leur 
autonomie  par  suite  de  la  rupture  des  liens  qui  doivent  les  unir. 
Ces  éléments  seront  autant  d'individualités  indépendantes  les  unes 
des  autres  et  incapables  de  s'influencer  mutuellement.  De  cet  état 
d'ankylose,  il  résultera  que  toute  représentation  occupant  à  un 
moment  donné  le  champ  de  la  conscience,  aura  tendance  à  se  figer 
et  à  s'y  maintenir  par  défaut  de  réduction,  si  bien  que  toute  acti- 
vité développée  ne  pourra  se  traduire  que  par  la  répétition  mono- 
tone d'une  manifestation  toujours  identique  à  elle-même.  La  variété 
de  notre  activité  se  trouve  essentiellement  conditionnée  par  la  soli- 
darité réciproque  des  éléments  de  l'esprit.  Qu'on  supprime  cette 
solidarité,  qu'on  provoque  l'indépendance  réciproque  de  ces  élé- 
ments psychiques,  et  l'on  court  immédiatement  à  la  persistance,  à 
la  répétition  et  à  la  monotonie.  Aussi  rencontre-t-on  cette  mono- 
tonie dans  la  plupart  des  états  pathologiques  au  cours  desquels 
le  nombre  des  représentations  capables  d'occuper  simultanément  le 
champ  de  la  conscience  tend  à  diminuer.  C'est  qu'en  pareil  cas,  les 
influences  réciproques,  les  interférences,  les  carambolages  dont 
nous  parlions  tout  à  l'heure  tendent  à  devenir  plus  rares.  Au  reste, 
la  représentation  stéréotypée  doit  subsister  d'autant  mieux  que  la 
mémoire  étant  désormais  incapable  de  rien  ajouter  à  la  masse  de 
ses  acquisitions,  le  stock  des  images  réductrices  ne  tend  pas  à 
s'enrichir.  Bien  mieux  ce  stock  tend  à  s'appauvrir,  les  éléments 
dont  il  se  compose  devant  périr  les  uns  après  les  autres,  par  ce  fait 
qu'ils  se  tiennent  dans  l'ombre  et  sont  rappelés  de  moins  en  moins 
souvent  dans  le  champ  de  la  conscience. 

Toutefois  il  convient  d'ajouter  que  la  dissociation  des  éléments 


DROMARD-    —    lA    «    PLASTICITÉ    >•    liANS    I.'aSSOCI  VTION    DES    IDtKS        h'M 

dû  la  pensée  n'implique  pas,  priiuilivemenl  du  moins,  leur  destruc- 
lion.  En  examinant  des  malades  stéréotypés,  nous  avons  eu  souvent 
l'occasion  de  constater  que,  chez  un  ^rand  nombre  d'entre  eux,  les 
éléments  de  la  i)enséc  subsistaient  à  l'étal  latent.  Ces  éléments 
étaient  simplement  tenus  hors  du  champ  de  la  conscience,  en  raison 
même  de  leur  dissociation.  En  eflet,  il  est  bien  certain  (pie  lors- 
qu'une représentation  a  été  emmaganiséc  par  la  connaissance  et 
incorporée  à  la  personnalité,  cette  représentation  qui  sommeille 
dans  le  subconscient  aura  chance  d'apparaître  fréquemment  dans 
le  miroir  vivant  de  la  conscience,  si  nos  associations  se  font  avec 
richesse  et  rapidité;  elle  aura  chance  au  contraire  de  n'y  plus  ôtr-c 
convoquée,  si  les  éléments  ne  s'appellent  plus  les  uns  les  autres  que 
d'une  façon  paresseuse  et  de  loin  en  loin.  Or,  un  grand  nombre  de 
malades  stéréotypés  qui  sont  incapables  de  répondre  à  telle  ou  telle 
question  touchant  un  fait  de  leur  vie  antérieure  par  exemple,  font 
allusion  à  ce  même  fait  un  instant  après.  Nous  demandons  à  l'un 
d'eux  de  nous  rappeler  les  auteurs  classiques  du  xviii*  siècle.  Il  est 
incapable  de  répondre,  et  l'on  a  l'impression  très  nette  que  les 
représentations  qu'on  veut  évoquer  sont  absentes;  puis  au  cours  de 
l'interrogatoire,  et  tandis  que  nous  lui  posons  des  questions  sur  un 
sujet  tout  ditïérent,  il  nous  cite  spontanément  les  noms  de  Voltaire, 
Montesquieu  et  Uousseau.  Un  autre  malade  est  incapable  de  dési- 
gner verbalement  son  infirmier,  quand  on  le  lui  demande,  puis  il 
l'appelle  très  naturellement  par  son  nom,  quelques  minutes  plus 
lard.  Dans  ces  dilTérenls  cas,  on  aurait  pu  croire  que  le  souvenir 
était  détruit  alors  qu'il  existait  en  réserve,  et  qu'il  était  simplement 
laissé  à  lécart  par  un  défaut  d'association  basé  sur  le  trouble  pro- 
fond de  la  synthèse  mentale.  En  résumé,  et  pour  nous  exprimer 
d'une  façon  concrète,  il  semble  que  la  lésion  fonctionnelle  qui  sert 
de  substralum  à  la  sléréotypie  réside  essentiellement  dans  une 
perte  de  conductibilité  des  voies  associatives,  mais  n'implique  pas 
forcément  une  altération  des  unités  cellulaires  qui  détiennent  les 
éléments  constitutifs  de  l'image  mentale.  Est-ce  à  dire  que  les  élé- 
ments dissociés  et  qui  subsistent  pourtant  à  l'état  latent  soient 
appelés  à  une  survivance  illimitée?  Certainement  non.  On  conçoit 
en  effet  que  ces  éléments  reparaissant  de  moins  en  moins  souvent 
dans  le  champ  de  la  conscience,  tendent  à  s'atrophier.  Les  représen- 
tations désagrégées  n'ayant  plus  aucun  rôle  actif  et  ne  participant 


538  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

plus  à  la  vie  mentale  toute  faite  de  cohésion  et  de  subordinations 
réciproques,  finissent  par  s'ellacer  petit  à  petit,  et  par  disparaître. 
Alors,  le  malade  n'est  plus  un  riche  dont  les  capitaux  sont  immo- 
bilisés; il  devient  un  pauvre  effectif.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
l'ankylose  et  l'immobilisation  des  éléments  de  la  pensée,  par  défaut 
d'association,  précèdent  de  longue  date  l'atrophie  et  la  disparition 
de  ces  éléments.  La  désagrégation  n'implique  pas,  primitivement  du 
moins,  la  destruction,  et  cette  désagrégation  seule  suffit  à  engen- 
drer la  stéréotypie. 

En  schématisant  les  différents  types  que  nous  venons  d'esquisser, 
on  arrive  au  tableau  suivant  : 

.„,..,.  (  Réflexion  (allenlion    active;   Imagination   refrénée)  : 

A.  Plasticité  moyenne  s         ,,       .  ,  ••  ,   i-j- 

^  (       Monoideisme  relalij. 

„„,,..,.  .  ^  ^'?  J'^'^''^'^'^'"^-^  (attention  ±  passive;  Imagination  dr 

B.  Plasticité   maxima        /.    Rêverie  ^  Polyïdéismc  relatif. 

{  c)  Rêve  ; 

(/)  États  maniaques  (attention  passive;  Imagination 
exaltée)  :  Poly'idcisme  incohérent  avec  accélération  des 
représentation^, 
e)  États  oniriques  (attention  passive;  Imagination  en- 
gourdie) :  Pohjidéisme  incohérent  avec  ralentissement 
des  représentations. 

a)  Extase  (attention  maxima;  Imagination  polarisée)  : 
Monoidéistne  de  concentration. 

b)  Stéréotypie   (allenlion   minima;    Imagination    mor- 
celée) :  Monoïdéisme  de  dissociation. 

c)  ObiNUbilation  et  stepïdité  par  épuissement  (attention 
suspendue;  Imagination  suspendue)  :  Non-idéisme. 

Ce  tableau  résume  d'unemanière  approximativeles  variations  de 
plasticité  qu'offre  l'association  des  représentations  mentales  dans 
les  formes  les  plus  caractéristiques  de  l'activité  normale  et  patho- 
logique. Il  est  à  peine  besoin  d'ajouter  qu'une  étude  de  ce  genre 
demeure  forcément  incomplète,  car  épuiser  un  pareil  sujet  dans 
toutes  ses  relations,  ce  serait  étudier  toute  la 'vie  de  l'esprit. 

D''  Dromard. 


c.  Plasticité  minima 


IlEVUE   CRITIQUE 


LA   DISSOLUTION  DE   LA   PERSONNALITÉ 


1"  Morton  Prince,  tue  dissociation  ok  a  I'ERSonnality.  London,  Long- 
mans,  Greeii  et  C'«,  li-OG,  in-4",  vii-560  p. 

•20  Oesterreich.  die  entfuaemdung  der  wahrneiimlnoswei.t  und  die 
DEPEUsu.NNALisATiuN  IN  DER  l'svcHATiiEME,  par  M.  le  D'  K.  Lcipzig.  Vcrlag 
J,  A.  Barth,  1907,  135  pp. 

3"  Camille  Sabatier.  le  duplicisme  humain,  Paris,  F.  Alcan,  1000, 
iii-lG,  xvii-lGO  pp. 

Si  nous  réunissons  dans  le  mémo  compte-rendu  les  trois  ouvrages 
dont  nous  venons  de  citer  les  titres,  c'est  moins  ù  cause  de  l'identité 
du  sujet  qu'ils  traitent  que  parce  qu'ils  soulèvent  tous  un  certain 
nombre  de  questions  de  même  ordre  et  présentant  la  même  importance 
au  point  de  vue  de  la  psychologie  morbide  et  normale. 

yu'est-ce  que  la  personnalité  ?  guelles  sont  les  caractéristiques  de 
létat  normal  et  de  l'équilibre  de  la  personnalité?  Quels  sont  les 
symptômes,  les  signes  qui  permettent  de  reconnaître,  de  diagnos- 
tiquer la  rupture  de  cet  équilibre?  Quelles  sont  enfin  les  manifesta- 
tions les  plus  IVéquentes  de  cette  rupture,  quels  en  sont  le  mécanisme 
et  les  causes,  les  causes  organiques  surtout,  celles  qui  tiennent  à  la 
constitution  psychique  de  la  personnalité  elle-même? 

Telles  sont  les  questions  que  M.  Morton  Prince  n'eflleure  encore 
qu'en  i)assanl,  nous  promettant  d'y  revenir  dans  un  deuxième  volume 
qui  doit  {)araître  prochainement  et  que  MM.  Oestcrreicii  et  Sabatier 
s'elTorcent  de  résoudre  chacun  au  cours  même  de  son  travail,  le 
premier  en  analysant  d'un  côté  ses  observations  personnelles,  en  sou- 
mettant d'autre  part  à  une  critique  serrée  et  rigoureuse  les  opinions 
souvent  divergentes,  contradictoires  même,  émises  sur  les  mêmes 
(piestions  par  d'autres  auteurs,  le  dernier,  en  avançant  une  hypothèse 
dont  le  moindre  défaut,  nous  pouvons  le  dire  à  l'avance,  est  de  man- 
quer de  solidité. 

M.  Morton  Prince  nous  présente  dans  sa  volumineuse  monographie 
l'histoire  peut-être  la  plus  complète  qui  ait  été  donnée  jusqu'à  ce  jour 
d'un  cas  de  dissociation  de  la  personnalité.  Celte  histoire,  passionnante 


540  uKvuE  l'iiii.osoi'mouK 

comme  un  roman,  remplie  d'action  comme  un  drame,  méritait  vrai- 
ment d'être  racontée  dans  ses  moindres  détails,  tans  le  cas  qui  en 
fournit  le  sujet  est  curieux  et  plein  d'enseignement. 

Il  s'ag-it  d'une  jeune  fille  que,  pour  fixer  les  idées,  nous  appelerons 
avec  l'auteur  Miss  Beauchamp  ou  BI,  ayant  une  hérédité  nerveuse 
très  chargée,  ayant  eu  en  outre  une  enfance  extrêmement  malheureuse 
et  qui  était  venue  en  1898  se  faire  soigner  par  l'auteur  pour  des  trou- 
bles nerveux  C'était  une  jeune  fille  bien  élevée,  intelligente,  d'une 
rare  bonté  et  délicatesse  de  caractère,  idéaliste  et  même  quelque 
peu  mystique  :  une  véritable  sainte,  ajoute  l'auleur.  Elle  présentait 
une  grande  instabilité  nerveuse,  était  facilement  suggestionnable 
et  se  laissait  facilement  hypnotiser.  Désignons,  toujours  d'après 
Fauteur,  par  B  II  Miss  Beauchamp  à  l'état  d'hypnose.  On  a  pu 
s'assurer,  à  la  suite  d'un  grand  nombre  d'expériences,  que  BI  et 
et  B  II  présentaient  bien  deux  aspects  d'une  seule  et  môme  per- 
sonnalité, que  B  II  avait  parfaitement  conscience  de  ce  fait  et  se  con- 
naissait comme  B  I  endormie  dont  elle  partageait  d'ailleurs  tous  les 
goûts,  toutes  les  tendances  et  tous  les  traits  de  caractère. 

Mais  un  jour,  i)endant  que  Miss  Beauchamp  se  trouvait  à  l'état 
d'hypnose,  l'auteur  réussit  à  obtenir,  sans  s'en  douter,  un  état  nou- 
veau de  la  même  personnalité  nouvelle,  B  III,  ou,  comme  elle  a  été 
surnommée  plus  tard,  Sally,  qui  n'avait  rien  de  commun  avec  Miss 
Beauchamp,  qui  présentait  même  des  goûts,  des  tendances,  des  traits 
de  caractère  diamétralement  opposés  et  était  loin  de  posséder  la  cul- 
ture intellectuelle  de  la  personnalilé  principale. 

Or  ce  qui  caractérisait  la  personnalité  B  III,  c'est  que,  tout  en  étant 
absolument  ignorée  de  B  I  et  de  B  II,  elle  était  au  contraire  au  courant 
de  tous  les  faits  et  gestes,  de  toutes  les  pensées  et  de  tous  les  senti- 
ments les  plus  intimes  de  l'une  et  de  l'autre  et  adopta,  dès  le  premier 
jour  de  son  apparition,  un  parti-pris  d'hostilité,  d'inimitié  même,  vis- 
à-vis  de  Miss  Beauchamp,  dont  elle  était  vraiment  le  mauvais  génie, 
lui  faisant  faire  des  choses  qui  lui  répugnaient,  défaisant  celles  que 
Miss  Beauchamps  faisait,  dérangeant  tous  les  projets  de  celle-ci,  lui  fai- 
sant faillir  à  ses  engagements  les  plus  sacrés.  C'a  été  entre  BI  et  Bill 
une  lutte  de  tous  les  instants  pour  la  suprématie,  lutte,  dans  laquelle 
Sally,  d'un  caractère  taquin  et  combatif,  était  toujours  sûre  de  l'em- 
porter, tandis  que  la  pauvre  B  I  acceptait  ses   malheurs  avec  une 
résignation  qui  n'avait  d'égal  que  son  désespoir. 

Déjà  à  cette  époque  la  question  de  savoir  qui  de  B  I  ou  de  B  III  était 
la  personnalité  réelle  commençait  à  se  poser,  et  cela  quelle  que  fût 
la  répugnance  de  l'auteur  et  quelle  qu'aurait  pu  être  la  répugnance  de 
ceux  qui  ont  connu  Miss  Beauchamps  avec  toutes  ses  qualités  morales 
et  sa  rare  distinction  d'esprit,  à  admettre  que  Bill  pût  être  cette  per- 
sonnalité réelle. 

11  est  bon  d'ajouter  en  passant  que  les  rapports  entre  B  I  et  B  III 
étaient  de  deux  ordres  :  tantôt  B  111  faisait  sonai)parition  comme  pcr- 


IIKVLK    CRITIQUE  î) 4  l 

sonnnliU'aUern;uile,effaç;iiil,siii)|>iimantcomj)Ktemciil  MI, remplissant 
sciili'  la  scène  de  la  vir  aclivc  et  réelle,  lanlùl  au  contraire  elle  restait 
il  l'clat  deceijuc  l'aiilcur  appelle  une  pj^soiitialilé  co-conscienle,  aulre- 
nient  dit  à  l'élal  sul)eoiisci«'uL  au  courant  de  tous  les  projets,  de  toutes 
les  idées,  de  toutes  les  intentions,  de  tous  les  actes  de  IJ  I,  déterminant 
de  la  part  de  celle-ci  des  manilestations  d'automatisme,  auxiliaire  pré- 
cieux capable  de  rendre  compte,  en  précisant  les  causes,  de  chacun 
des  gestes,  de  chacun  des  mouvements  de  .Miss  lîeauchamp. 

Au  bout  d'un  certain  temps,  cette  situation  déjà  suffisamment  com- 
plifiuée  se  complifpia  davantage  encore,  du  lait  de  Tapparition  dune 
nouvelle  personnalité  B  IV.  Au  point  de  vue  du  caractère,  du  goût, 
des  habitudes  et  des  tendances,  H  IV  était  pour  ainsi  dire  aux  anti- 
|)odcs  de  H  I.  tout  en  n'ayant  rien  de  commun  non  plus  avec  Sally.  En 
poussant  l'analyse  aussi  loin  que  possible,  en  se  servant  des  informa- 
tions de  Sally  qui  était  au  courant  de  cette  nouvelle  personnalité 
comme  elle  l'était  de  celle  de  B I,  alors  que  B  IV  ne  se  doutait  pas  plus 
de  l'existence  de  B  I  que  B  I  de  celle  de  B  IV,  grâce,  d'sons-nons,  à  ces 
éléments  d'information,  l'auteur  acquit  la  conviction  c|ue  la  formation 
de  B  IV  remontait  à  i)lusieurs  années  et  était  consécutive  à  une  émo- 
tion extrêmement  violente  qu'avait  éprouvée  un  jour  Miss  Bcauchamp. 
B  IV  ne  se  souvenait  en  effet  de  rien  de  ce  qui  s'était  passé  depuis  ce 
moment  et  même  de  certains  événements  survenus  quelque  temps 
avant  :  elle  avait  à  la  fois  de  l'amnésie  antérograde  et  rétrograde. 

Mais  ce  qu'il  y  avait  de  plus  curieux  dans  celte  nouvelle  situation, 
c'est  qu'en  hypnotisant  B  IV  on  obtenait  le  même  état  B  II  qu'en 
hy|>notisant  B  I.  Cette  particularité  avait  tout  d'abord  fait  croire  à 
l'auteur  que  si  l'on  parvenait  à  obtenir  B  II  à  l'état  éveillé,  on  se  trou- 
verait en  présence  de  la  personnalité  réelle.  Et  toutes  ses  tentatives  et 
expériences  furent  dirigées  dans  ce  sens.  Mais  le  résultat  obtenu 
chaque  fois  était  loin  de  répondre  à  son  attente.  Il  obtenait  bien,  en 
ordonnant  à  B  II  de  s'éveiller  sans  changer  de  personnalité,  une 
synthèse,  mais  une  synthèse  incomplète,  passagère,  instable,  un 
mélange  plutôt  qu'une  synthèse,  dans  lequel  dominaient  tantôt  les 
ti-aits  de  caractère  de  B  I,  tantôt  ceux  de  B  IV,  selon  qu'on  obtenait 
B  II  en  hypnotisant  l'une  ou  l'autre. 

Nous  n'allons  pas  suivre  l'auteur  dans  tous  les  détails  de  cette  his- 
toire, ni  énumérer  tous  les  autres  laml^eaux  de  personnalités  qu'il  a 
encore  réussi  à  obtenir,  ni  raconter  toutes  les  péripéties  de  la  lutte  qui 
régnait  dans  cette  nombreuse  famille  (car  on  se  trouvait  en  présence 
d'une  véritable  c  famille  Beauchamp  »)  divisée  contre  elle-même. 
Disons  seulement  c|uaprès  bien  des  efforts  l'auteur  réussit  ou  crut 
réussir  à  obtenir  cette  personnalité  réelle  qu'il  avait  cherchée  pendant 
des  années,  la  véritable  Miss  Beauchamp,  c'est-à-dire  une  personnalité 
stable,  équilibrée,  adaptée  au  milieu,  jouissant  d'une  santé  physique 
et  morale  satisfaisante,  n'ayant  ni  amnésies,  ni  aboulie,  ni  hallucina- 
tions, se  souvenant  des  états  qu'elle  a  traversés  en  tant  que  B  1  et 


5'f2  lîEVUE    PHILOSOPHIQUE 

B  IV  et  les  rattachant  à  sa  propre  personnalité,  mais  n'ayant  aucune 
idée  de  Sally,  laquelle  a  fini  d'ailleurs  par  plonger  définitivement  dans 
l'abîme,  dans  la  subconscience. 

M.  Prince  est-il  toutefois  bien  sûr  d'avoir  trouvé  cette  fois  la  per- 
sonnalité réelle,  normale?  Nous  avons  dit  qu'il  le  croyait,  mais  le  tout 
est  de  savoir  ce  qui  constitue  au  juste  une  personnalité  réelle,  normale. 
La  stabilité,  l'équilibre,  l'adaptation  au  milieu?  Mais  ce  sont  là  des 
notions  très  relatives  et  très  conventionnelles,  et  d'ailleurs  Miss  Beau- 
champ  elle-même  apparaissait  à  tout  le  monde  comme  une  personne 
stable,  équilibrée,  adaptée  au  milieu,  et  si  l'auteur  n'en  avait  pas  fait 
l'objet  de  ses  expériences  répétées  et  prolongées,  elle  lui  auraitapparu, 
à  lui  aussi,  comme  une  personne  nerveuse  certes,  mais  nullement  désin- 
tégrée. Il  est  vrai  qu'il  y  avait  Sally,  ce  mauvais  génie,  qui  faisait 
faire  à  Miss  Beauchamp  des  choses  qui  étaient  de  nature  à  la  faire 
considérer  comme  anormale  par  tout  le  monde.  On  peut  dire  toutefois 
que  sous  ce  rapport  le  cas  est  quelque  peu  exceptionnel,  et  l'existence 
de  Sally  reste  jusqu'ici  un  phénomène  inexpliqué  et  mystérieux. 

D'après  M.  Prince,  la  simple  neurasthénie  serait  déjà  une  expression 
de  la  désintégration  de  la  personnalité.  Or,  la  neurasthénie  étant  le 
plus  souventconsécutive  à  la  fatigue  nerveuse,  mentale,  la  désintégra- 
tion de  la  personnalité  reconnaîtrait  elle  aussi  pour  cause  principale  la 
fatigue  nerveuse  et  mentale. 

Et  même,  nous  dit  l'auteur,  le  terme  dissociation  de  lapersonnalilé 
n'exprime  pas  d'une  façon  adéquate  ce  qui  ce  passe  dans  les  cas  de  ce 
genre  :  c'est  désintégration  mentale  qu'il  faudrait  dire.  Sous  l'influence 
de  la  fatigue,  certaines  idées  et  représentations  se  détacheraient  de 
l'ensemble  de  la  vie  mentale  pour  former  des  groupes  distincts  fonc- 
tionnant d'une  façon  plus  ou  moins  indépendante,  sans  lien  avec 
les  autres  idées  et  représentations.  Quelques-uns  de  ces  groupes  sont 
très  instables  et  se  dissocient  facilement;  d'autres  au  contraire 
acquièrent  une  stabilité  très  grande,  formant  pour  ainsi  dire  des  États 
dans  l'État,  de  façon  à  donner  l'illusion  d'une  personnalité  nouvelle. 
En  réalité,  il  s'agirait  toujours  d'une  seule  et  même  personnalité,  mais 
morcelée,  fragmentée,  dissociée,  ayant  perdu  le  pouvoir  de  mettre  en 
contact,  en  les  subordonnant  les  unes  aux  autres,  toutes  ses  idées  et 
représentations  :  d'oi!i  les  amnésies,  les  aboulies,  tes  hallucinations,  les 
manifestations  automatiques,  etc.,  qui  sont  toujours  l'expression  d'un 
fonctionnement  indépendant  et  souvent  discordant  de  plusieurs 
domaines  de  la  vie  mentale. 

Telles  sont  les  quelques  considérations  très  brèves  que  suggère  le 
cas  de  M.  Prince,  en  attendant  le  volume  suivant  dans  lequel  l'auteur 
nous  promet  d'exposer  tout  au  long  ses  idées  sur  le  problème  de  la 
désintégration  de  la  personnalité  ainsi  que  sur  les  principales  ques- 
tions qui  s'y  rattachent. 

Pour  le  moment,  il  ne  paraît  pas  inutile  de  compléter  ces  consi- 
dérations par  celles  que  M.  Oestcrreich  a  cru  pouvoir  tirer  de  ses  obser- 


IIEVIK    CIIITIQUE 


i43 


valions  sur  la  drporsonnalisalion  et  sur  ce  que  M.  Dugas  a  appelé 
Vitnpres.'^iun  d'e ni œ renient  noncenu  cl  ce  cpie  d'autres  auteurs  Iran- 
çais  ai)i)ellent  la  /".lusse  reconnnixsance. 

Dans  la  fausse  reconnaissance  et  dans  la  dépersonnalisation  il  s'agit 
également  d'une  dissociation  de  la  personnalité,  mais  avec  cette  <lilTé- 
rencc  capitale  que  dans  l'un  et  dans  l'autre  de  ces  états  le  sujet  est 
pleinement  conscient  des  changements  qui  sont  survenus  dans  son 
organisation  psychique,  qu'il  garde  la  mémoire  de  son  état  antérieur, 
normal  et  que  c'est  sur  la  comparaison  entre  cet  état-là  et  son  état 
actu<d  qu'il  se  base  pour  reconnaître  lui-même  qu'il  est  malade. 

Dilïérenles  théories  ont  été  proposées  pour  expliquer  les  phénomènes 
de  la  dépersonnalisation  et  de  la  fausse  reconnaissance.  Il  suffit  de 
citer  celles  de  Taine,  de  Ribot,  de  Janet,  Lipps,  Dilthey,  etc.  Mais 
aucune  de  ces  théories,  d'après  l'auteur,  ne  rendrait  pleinement 
compte  des  phénomènes  en  question.  Par  quoi  en  effet  sont  con- 
stituées la  dépersonnalistion  et  la  fausse  reconnaissance'?  Dans  la 
première  le  sujet  se  semble  étranger  à  lui-même,  apparaît  à  ses  propres 
yeux  comme  une  personnalité  tout  à  fait  nouvelle;  dans  la  deuxième 
ce  sont  les  objets  du  monde  extérieur  (jui  lui  apparaissent  comme 
nouveaux  et  n'évoquent  plus  en  lui  les  mêmes  sensations,  les  mêmes 
représentations  et  les  mêmes  idées  qu'autrefois. 

Or  si  l'on  examine  bien  attentivement  les  sujets  atteints  d'une  de  ces 
anomalies  ou,  ce  qui  arrive  le  plus  souvent,  des  deux  à  la  fois,  on 
s'aperçoit  sans  peine  que  leurs  organes  des  sens  sont  intacts,  que  leur 
sensibilité  interne  est  également  normale,  qu'ils  ne  présentent  en  un 
mot  aucune  anesthésie.  Si  l'on  examine  d'autre  part  les  analyses  que 
des  malades  intelligenls  font  eux-mêmes  de  leur  état,  on  arrive  néces- 
sairement à  cette  conclusion  que  la  principale  cause  de  leur  anomalie 
consiste  dans  raffail)lissement  du  ton  affectif  de  leurs  sensations, 
dans  la  diminution  d'intensité,  voire  même  dans  la  suppression  com- 
plète du  côté  émotionnel  de  leur  vie  psychique. 

C'est  que  la  vie  émotionnelle,  affective,  dit  l'auteur,  présente,  pour 
l'ensemble  de  la  vie  psychique  de  l'homme,  une  im[)ortance  capitale 
en  tout  cas  infiniment  plus  grande  que  celle  ([ue  lui  accorde  la  psy- 
chologie à  tendances  sensualistes  ou  intellectualistes.  Les  impres- 
sions reçues  du  monde  extérieur  changent  du  tout  au  tout  aussitôt 
que  les  émotions  primitives  ou  secondaires  qui  accompagnent  les 
sensations  diminuent  d'intensité  ou  s'éteignent  :  la  l'éalité  apparaît  alors 
à  l'homme  comme  étrangère,  nouvelle,  il  se  sent  comme  transplanté 
sur  une  autre  planète.  Il  en  est  de  même  en  ce  qui  concerne  la  vie 
intérieure  de  l'homme  :  il  se  sent  changé,  il  s'apparaît  à  lui-même 
comme  une  autre  personne  ou  bien,  dans  les  cas  les  plus  graves,  il 
perd  toute  conscience  de  son  moi  cl  devient  une  machine  inerte.  Il 
mène  bien  une  existence  consciente,  ou  plutôt  il  i^ait  tout  ce  qui  se 
passe  en  lui  et  en  dehors  de  lui,  mais  toutes  ces  impressions  qu'il 
reçoit  il  ne  les  rapporte  plus  h  sa  propre  personne,  les  sensations 


544  ItEVUE   PilILOSOPHlQl'E 

venant  du  monde  extérieur  et  de  son  corps  propre  ne  suffisant  pas 
telles  quelles  et  à  elles  seules  à  constituer  le  moi,  à  nous  donner  la 
conscience  nette  de  noire  personnalité. 

C'est  cette  absence  de  la  vie  émotionnelle,  affective,  qui  expliquerait 
les  différents  autres  symptômes  qu'on  observe  dans  la  dépersonnali- 
sation et  dans  la  fausse  reconnaissance  :  aboulie,  diminution  (qui 
d'ailleurs  n'est  qu'apparente)  des  facultés  intellectuelles  et  tout  parti- 
culièrement de  la  faculté  d'attention,  etc.  Les  malades  présentent 
toutes  les  expressions  extérieures  des  émotions  qu'ils  sont  censés 
éprouver  à  un  moment  donné,  sans  éprouver  (ce  sont  eux-mêmes  qui 
l'affirment)  ces  émotions  elles-mêmes  :  ils  pleurent  de  tristesse,  sans 
éprouver  de  tristesse,  ils  rient  de  joie  sans  éprouver  de  joie;  telle 
femme  par  exemple,  lorsqu'on  la  fait  déshabiller  en  public,  cherche 
bien  à  se  couvrir,  se  cache  bien  la  figure  avec  ses  mains,  tout  en  affir- 
mant qu'elle  n'éprouve  aucune  honte.  Les  faits  de  ce  genre,  en  admet- 
tant que  la  théorie  proposée  par  l'auteur  soit  vraie,  constitueraient 
d'après  lui  un  argument  de  grande  valeur  contre  la  théorie  de  James- 
Lange  qui  réduit  toute  émotion  à  son  expression  extérieure,  organique, 
laquelle  serait  le  fait  initial,  fondamental,  l'émotion  elle-même  n'étant 
qu'un  fait  secondaire,  dérivé,  provoqué  par  l'attitude  extérieure. 

A  première  vue  la  théorie  de  M.  Oesterreich  paraît  assez  plausible, 
mais  elle  a  le  défaut  de  nous  laisser  sans  explication  quant  aux  causes 
et  au  mécanisme  de  l'abaissement  ou  de  l'extinction  de  la  vie  émo- 
tionnelle. S'il  est  vrai  que  c'est  grâce  aux  émotions  qui  accompagnent 
les  sensations  que  l'individu  reconnaît  celles-ci  comme  se  rapportant 
à  sa  propre  personnalité,  ne  pourrait-on  dire  d'un  autre  côté  que  la 
sensation  doit  elle-même  atteindre  un  certain  degré  d'intensité, 
d'acuité,  au-dessous  duquel  elle  n'est  plus  reconnue  comme  faisant 
partie  du  contenu  de  la  personnalité,  comme  contribuant  à  former  ce 
contenu?  Ce  serait  là  un  trait  d'union  entre  la  théorie  sensualiste  et 
la  théorie  émotionnaliste  défendue  par  l'auteur.  Dans  cette  hypothèse, 
ce  qui  caractériserait  avant  tout  les  états  de  tausse  reconnaissance 
et  de  dépersonnalisation,  ce  serait  une  diminution  d'acuité  des  sensa- 
tions, diminution  qui  n'implique  pas  nécessairement  une  anesthésie, 
mais  ayant  atteint  un  degré  où  les  émotion*  qui  accompagnent 
ordinairement  les  sensations  deviennent  impuissantes  à  surgir,  à  appa- 
raître à  leur  tour.  Cette  diminution  d'acuité  des  sensations  peut  bien 
être  elle-même  l'effet  d'une  fatigue  nerveuse  et,  comme  celte  dernière, 
n'être  pas  toujours  d'ordre  pathologique.  On  l'observe  par  exemple 
d'une  façon  normale  comme  un  effet  de  làge,  alors  que,  sans 
présenter  la  fausse  reconnaissance  et  la  dépersonnalisation  à  propre- 
ment parler,  nous  n'en  avons  pas  moins  conscience  d'un  changement 
plus  ou  moins  profond  survenu  aussi  bien  dans  notre  propre  person- 
nalité que  dans  la  façon  dont  nous  sommes  impressionnés,  affectés 
par  les  objets  du  monde  extérieur. 

Pour  M.  Sabatier,  la  dissociation  de  la  personnalité  n'est  pas  tant 


REVLK    CHITIQCE  oiTi 

Il  11  plu'-nomène  morbid.'  qu'iui  phénomène  de  dégénérescence  et  un 
retour  à  l'état  |)rimitif.  La  dissocial ioii   ne  se  ferait  pas  selon  des 
lignes  i>lus  ou  moins  arbitraires,  mais  solon  dos  lignes  tracées  pour 
ainsi  dire  d'avaiire,  imposées  parla  conslilution  même  de  la  jn-rsonnc 
liuiiiaiiic.  L'unité  de  la  personnalité  est  un  phénomène  tardif,  elle  est 
une  conquête  qui  s'accentue  de  plus  en  plus  au  cours  de  l'évolution 
animale,  qui  atteint  son  plus  haut  degré  chez  les  animaux  su|)érieurs 
et  surtout  chez  l'homme,  et  ne  peut  être  considérée  comme  complète 
que  dans  des  cas  relativement  rares.  C'est  là  un  lait  connu  de  tous  et 
en  l'énonçant  M.  Sabatier  ne  nous   apprend   rien  de   nouveau.  Nous 
savons  aussi  que  l'être  humain  est  inliiiiincnt  complexe  et  que  de  par 
la   phylogénie   et    i)ar   l'ontogénie   (ici    nous  citons    les    paroles    de 
M.  Abelous  qui  a  écrit  la  prélace  au  livre  de  M.  Sabatier)  aussi  bien 
que  de  |)ar  l'anatomie  et  la  physiologie,  lorganisme  humain  est  un  orga- 
nisme polyzoïque  colonial,  composé  d'une  foule  innombrable  de  cons- 
ciences élémentaires  ou  cellulaires,  dont  la  coordination,  la  synthèse 
s'opère  dans  le  cerveau,  donnant  ainsi  naissance  à  la  conscience  ilu  moi. 

Or.  le  cerveau  est  double,  et  de  celte  constatation  M.  Sabatier  lire 
tout  de  suite  celte  conclusion  que  la  conscience  est  elle  aussi  origi- 
nairement double  et  il  voit  là  un  point  de  départ  pour  affirmer  d'une 
façon  générale  ce  qu'il  appelle  le  duplicismc  humain.  Il  cite  d'autres 
preuves  à  l'appui  de  celle  théorie  :  preuves  morphologiques,  preuves 
embryogéniques.  preuves  tératologiqucs.  Et  d'abord  tous  nos  organes 
sont  doubles,  à  l'exception  du  tube  digestif;  mais  l'unité  de  celui-ci 
s'expliquerait  par  ce  fait  qu'il  n'est  pas  un  organe  à  proprement 
parler,  mais  représente  dans  sa  première  [tartie  une  route  par  laquelle 
l'organisme  s'approvisionne,  dans  sa  seconde  partie  un  égout.  Or, 
roule  et  égout  sont  synonymes  de  vide  et  «  un  vide  ne  peut  être  ni 
simple  ni  double  ».  >io  discutons  pas  la  valeur  de  cet  argument  et 
passons  aux  autres  :  à  la  duplicité  des  organes  physiologiques  de 
l'homme  s'ajoutent  la  duplicité  de  ses  engendreurs  et  celle  de  la  sépa- 
ration blaslomérique,  et  pour  couronner  le  tout  l'auteur  cite  l'expé- 
rience de  Chabry  dont  la  reproduction  n'a  d'ailleurs  donné  jusqu'ici, 
ainsi  qu'il  l'avoue  lui-même,  que  des  résultats  divergents  (ce  qui 
n'empêche  pas  M.  Sabatier  do  lui  attribuer  une  importance  capitale)  : 
Chabry  ayant  recueilli  dans  un  tube  des  œufs  d'ascidie  qui  venaient 
d'être  fécondés,  et  ayant  tué  un  des  deux  blastomères  qui  venaient 
de  se  former,  a  vu  l'autre  blastomère  se  développer  et  donner 
naissance  à  un  demi-individu  dans  le  sens  longitutinal. 

C'est  en  s'appuyanl  sur  cet  ensemble  de  preuves  que  l'auteur  croit 
pouvoir  réfuter  les  principales  théories  ayant  cours  en  psychologie 
pathologique.  Tous  les  cas  de  dédoublement  de  la  personnalité 
s'expliqueraient  parle  duplicisme  originel  de  l'homme,  par  sa  bi-indivi- 
dualité  organique.  Mais  que  dire  de  ces  cas  morbides  où  Ton  a  cons- 
taté l'existence  de  [)lus  de  deux  personnalités?  La  réponse  est  toute 
trouvée  :  d'après  l'auteur  ces  cas  n'existent  pas  et  n'ont  jamais  existé; 
TO.ME  LXIll.  —  1907.  35 


546  UEVUE   PUILOSOPIUQUE 

toutes  les  fois  qu'on  a  constaté  des  personnalités  multiples,  il  ne 
pouvait  s'agir  que  d'une  personnalité  double  et  l'auteur  le  prouve, 
d'une  lagon  qui  laisse  plutôt  à  désirer,  en  analysant  un  cas  de  multi- 
plication de  la  personnalité  et  en  réduisant  à  deux  les  nombreuses 
personnalités  qui  y  ont  été  observées. 

Après  la  psychologie  morbide,  vient  la  psychologie  normale  :  dans 
tout  ce  qui  est  inconscient  ou  subconscient,  toutes  les  fois  que 
l'attention  est  dispersée,  endormie,  la  volonté  faible  et  faillissante, 
c'est  l'une  de  nos  demi-individualités,  l'un  de  nos  deux  co-étres  qui 
est  en  action.  Nos  hésitations  s'expliquent  par  la  lutte  que  se  livrent 
en  nous  les  deux  coètres,  chacun  tirant  pour  ainsi  dire  de  son  côté, 
s'eiïorçant  défaire  prédominer  dans  la  vie  consciente  ses  impulsions 
propres.  Cette  lutte,  cet  obscurcissement  de  la  conscience,  cette  fai- 
blesse de  la  volonté  cessent  dès  que  se  produit  la  synthèse  des  deux 
co-étres  :  alors  apparaît  le  moi  proprement  dit,  et  avec  lui  la  raison, 
la  volonté  consciente,  l'unité,  la  liberté.  Remarquons  en  passant  qu'à 
côté  du  duplicisme  résultant  de  la  coexistence  des  deux  co-étres, 
l'auteur  en  signale  un  autre  :  le  dualisme  entre  «  le  moi  sentant  et  le 
moi  pensant  »,  entre  «  la  vie  déterminée  des  co-ètres  et  la  vie  raison- 
sonnable  de  l'Èlre  complet  ».  il  existerait  donc  «  une  dualité  de 
dualisme  ».  Comment,  par  quel  mécanisme,  par  quels  motifs  les  deux 
co-ètres  en  arrivent-ils  à  se  tendre  la  main,  à  renoncer  chacun  à  la 
suprématie  exclusive,  à  soumettre  leurs  différends  au  tribunal  de 
r  «  Être  complet  »  ;  quelles  sont  les  conditions  de  la  paix,  comment 
se  maintient-elle,  quelles  sont  les  causes  susceptibles  de  la  troubler? 
Autant  de  questions  que  la  théorie  du  duplicisme  humain  laisse  sans 
réponse.  Et  pourtant  elle  se  présente  à  nous  avec  des  prétentions  à 
l'universalité,  comme  l'ébauche  d'une  véritable  philosophie,  puisque 
l'auteur  consacre  tout  un  chapitre  à  édifier  une  nouvelle  théorie 
sociologique  en  lui  donnant  pour  base  la  théorie  du  duplicisme.  Il  est 
vrai  qu'il  suffit  d'un  examen  superficiel  pour  sapercevoir  que  point 
n'était  besoin  d'aller  chercher  ses  preuves  aussi  loin  pour  en  arriver 
à  proclamer  l'infaillibité  du  bon  sens,  du  cri  du  cœur  et  de  la  voix  de 

la  conscience.  t.   o    t 

D'"  S.  Jankeleviïcii. 


LE    CONCEPT    DE    VALEUR 
d'apriîs  deux  ouvrages  récents  *. 


Le  concept  de  valeur,  dont  M.  Ribot  esquissait  l'analyse  —  toute 
nouvelle  dans  la  psychologie  française  —  en  sa  Logique  des  senti- 

1  P  R.  Ti-ojano,  Le  basi  dcW  Umanisnio,  l  vol.  iQ-8,  24'»  p.  Turin,  Fratelli 
Bocca,  1907.  -  F.  Oreslano,  /  valorl  wnani,  1  vol  in-8,  viii-300  p.  Turin,  bralelli 
Bocca,  1907. 


REVLIi   CKITIULK  o47 

monti',  consiitue  l'objol  de  deux  «'•tuiles  —  1res  inégalement  inléres- 
SMiitos  et  scieuliliijues  à  notre  avis)  —  qui  viennent  de  paraître  dans 
la  liibliolera  di  scienze  modenip,  des  frères  IJucca.  L'un  des  deux 
auteurs,  M.  Trojano,  est  déjà  connu  en  Italie  grAce  à  ini  assez  grand 
nombre  d'essais,  historiques  et  tliéoriiiues,  relatifs  surtout  à  la  morale 
et  aux  sciences  sociales.  L'autre,  M.  Oj-cstano,  éci-ivain  heaiicoup  moins 
fécoiul,  en  dehors  de  deux  études  sur  Kant,  s'est  fait  connaître  —  et 
non  pas  seulement  en  Italie  — par  un  essai  sur  les  Idées  fond.imen- 
liiles  de  Frédéric  Nictzsclie,  le  pins  objectif  peut-être,  au  jugement  de 
.M.  Ribot,  <le  tous  ceux  qui  furent  consacrés  à  l'auteur  de  Zara- 
thoustra. L'un  et  l'autre  étaient  donc  amenés,  par  leurs  recherches 
antérieures,  à  se  poser  le  problème  des  videurs  humaine.'^,  et  cela  sur- 
tout en  ce  qui  concerne  la  sphère  de  la  morale. 


I 

Sous  le  nom  ù'IInmanisine,  c'est  tout  une  phUosup.'Lie  que  .M.  Tro- 
jano esquisse  —  et  intentionnellement.  Non  pas  une  philosophie 
métempiri(pie,  mais  une  Weltnnscliauunj  du  point  de  vue  —  le  seul 
possible  — de  l'expérience  huinaino.  Et  il  établit  nettement  le  carac- 
tère spirittudisln  de  cette  vue  d'ensemble;  non  qu'il  aflirme  un  spi- 
ritualisme substantialiste,  ou  qu'il  adopte  un  idéalisme  radical  — 
dualiste,  il  professe,  à  titre  ilexigence  de  la  méthode,  la  doctrine  de 
l'inconnaissable  et  inconcevable  chose  en  soi  —  mais  le  spiritualisme 
qu'il  défend  «;st  do  nature  gnoséologique.  Le  monde  ne  figure  dans  la 
connaissance  qu'à  titre  d'objet  de  la  conscience,  d'expérience  spiri- 
tuelle; et  c'est  la  tâche  de  la  philosophie,  sinon  de  la  science,  que  de 
déterminer  le  rà-jne  de  l'esprit,  c'est-à-dire  de  mettre  en  vedette  ce 
rapport  entre  la  conscience  et  la  réalité  qui  constitue  la  connais- 
sance, d'analyser  la  nature  de  la  conscience,  enfui  d'expliquer  de  quelle 
façon  la  conscience  apprécie  les  choses  et  elle-même  et  fonde  ainsi  un 
système  de  valeurs.  La  théorie  de  la  connaissance,  la  psychologie,  la 
théorie  des  valeurs,  seraient  donc  les  trois  parties  essentielles  de  la 
I)hilosophie  de  M.  Trojano.  D'ailleurs,  si  nous  dégageons  avec  cette 
nellelé  les  trois  aspects  de  cette  philosophie,  ce  n'est  pas  que  l'auteur 
les  distingue  précisément  lui-même  de  la  sorte  et  en  toute  rigueur,  ou 
qu  il  répartisse  selon  un  tel  plan  l'étude  qu'il  nous  offre.  Théorie  de 
la  connaissance  et  théorie  des  valeurs  se  basent  toutes  deux  sur  la 
psychologie;  et  cette  psychologie  —  moins  expérimentale  au  sens 
objectif  qu'introspeclive  —  est  surtout  préoccupée  d'établir  comme 
seul  légitime  lindividualisrae  de  la  conscience,  et  de  distinguer 
comme  irréductibles  la  fonction  de  connaissance  et  celle  dévaluation. 
C'est  qu'en  efl'et,  rebelle  à  l'idéalisme  transcendantal,  qui  pose  ci  priori 
la  conscience  générique  ou  même  abolit  en  une  conscience  absolue 
les  consciences  personnelles,  M.  Trojano  se  refuse  également  à 
adhérer  aux  postulats  des  théoriciens  de  la  conscience  sociale.  Le 


5i8  UEVLli    PHILOSOPHIQUE 

sujet  réel  est,  pour  lui,  l'individu;  la  raison  est  un  abstrait  des  raisons 
individuelles;  et,  s'il  échappe  à  l'individualisme  atomique  et  anar- 
chique,  c'est  en  vertu  des  analogies  constitutives  entre  les  consciences 
personnelles  et  humaines.  D'autre  part,  attaché  à  la  notion  du  mi,  il 
oppose  son  humanisme  aux  thèses  du  pragmatisme;  il  ne  consent 
pas  à  admettre  le  primat  de  la  volonté;  et,  maintenant  que  le  l'ait 
subjectif  de  rapp/-éo(.iho/i  ne  nous  fournit  pas  une  connaissance  de 
ce  que  sont  les  choses,  il  va  même,  au  point  de  vue  pratique,  jusqu'à 
subordonner  la  tendance,  comme  aveugle  et  inconsciente,  au  primat 
du  sentiment,  seul  organe  de  l'évaluation.  On  pourrait  dire  que  sa 
psychologie  —  réagissant  contre  les  thèses  volontaristes  aussi  bien  que 
contre  la  doctrine  classique  des  facultés  —  est  strictement  dualiste. 

Nous  nous  proposons  uniquement  d'étudier  les  bases  de  r/iuma- 
nisme  du  point  do  vue  de  la  théorie  des  valeurs;  et  nous  laisserons 
de  côté,  par  suite,  les  vues  de  M.  Trojano  sur  le  symbolisme  de  la 
connaissance  et  ses  attaques  contre  l'idéalisme.  Aussi  bien,  la  valeur 
étant  pour  lui  chose  toute  subjective  en  principe,  c'est  à  peine  si  le  rca- 
lisme  phénoméniste  qui  est  le  sien  trouve  à  s'exprimer  au  sujet  des 
conditions  biopsychologiques  de  l'appréciation. 

La  première  tâche  consiste  à  repousser  les  théories  inexactes  de  la 
valeur.  Et  d'abord,  l'auteur  réfute  la  thèse  ontalogiste  :  valeur  et  bien 
coïncidant,  il  n'y  a  de  bien,  et  par  suite,  de  valeur,  que  pour  un 
esprit  ;  la  finalité  de  la  nature,  s'il  en  existe  une,  ne  constitue  pas  une 
valeur;  l'homme  seul,  et  l'animal  qui  lui  est  analogue,  font  l'expérience 
des  valeurs,  ou  plutôt  créent  celles-ci  par  leur  expérience  même.  Et 
ces  valeurs  sont,  ou  bien  immé  liHes  et  servant  de  /în-,  ou  bien 
ia'lirectes  et  symboliques  (utiles  pour  atteindre  les  premières).  Il  n'y 
a,  d'ailleurs,  ni  vérité  ni  erreur  eu  ce  qui  concerne  les  valeurs 
immédiates  :  elles  sont  réelles  par  cela  seul  qu'elles  sont  éprouvées. 
Mais  on  distingue  entre  les  valeurs  universellement  reconnues  et 
Vi"aimcnt  n)rinales,  les  valeurs  collectives  et  historiques  (lesquelles 
se  rapprochent  des  premières),  et  les  valeurs  purement  individuelles 
qui  sont  anormales.  Au  reste,  si  l'expérience  constitue  les  valeurs,  il 
ne  faut  pas  chercher  leur  principe  dans  la  conscience  en  tant  que 
conscience;  il  y  a  là  condition  nécessaire,  mais  non  explication,  car 
tout  état  de  conscience  n'est  pas  estimé  à  titre- de  bien,  et  la  con- 
science enveloppe  la  négation  des  valeurs  au  môme  titre  que  leur 
affirmation.  La  fonction  éoaluatrice  (laquelle  est  indéterminée)  est 
également  insuffisante  comme  principe,  puisqu'elle  enveloppe  le  mal 
comme  le  bien.  Vi.ntellig''.nce,  et  cette  forme  intellectuelle  qui  est  la 
raison,  ne  peuvent  non  plus  constituer  la  source  des  valeurs;  il  y  a 
différence  foncière  entre  les  p/iéao,'7ièaes,  objets  de  connaissance,  et 
les  axiouménes,  objets  d'appréciation.  L'intelligence  ne  peut  même 
pas  apprécier  sa  propre  valeur.  Le  pnnlogisme,  qui  affirme  la  ratio- 
nalité de  toutes  choses,  interdirait  de  parler  de  valeurs,  puisqu'il  ne 
laisse  à  l'irrationnel  aucune  place,  et  surtout  de  valeurs  individuelles. 


RKVLE   CMITIQL'E  549 

Les  llirories  voloularistei^  sont  aussi  inefficfires  que  les  théories 
inlell''clualislosi.  La  valeur  ne  procède  pas  du  désir,  car  le  désir 
implique  le  besoin  de  la  délivrance,  et  il  suppose  donc,  avec  la 
représentation  de  l'état  où  il  aspire,  la  conscience  de  la  valeur.  Elle 
ne  procède  pas  du  vouloir,  car  la  (in  du  vouloir  manque  à  celui  qui 
se  la  propose,  et  c'est  encore  l'inquiétude  qui  est  le  motif  de  la 
volonté.  Elle  ne  découle  pas  de  Tcxpression  du  voidoir,  car  le 
commandement  n'est  pas  bon  e?i  lui-mômo,  non  plus  que  l'obéissance. 
Elle  ne  naît  pas  de  la  tendance,  car  la  tendance  est  aveugle,  elle  est 
ambiguë,  elle  ne  devient  consciente  et  déterminée  que  dans  le 
sentniient.  Elle  ne  procède  pas  de  la  vie,  laquelle  ne  devient  une 
valeur  que  dans  le  sentiment  qui  réagit  ù  son  égard.  Et  l'on  ne 
saurait  réduire  /ou/e.s  les  valeurs  aux  pures  valeurs  biologiques, 
aflirnier  comme  idéal  exclusif  avec  Nietzsche  «  la  vie  luxuriante  et 
tropicale  »,  sans  nier  les  valeurs  morales  qui  impliquent  une  défaite 
au  regard  de  la  vie  physiologique.  Le  panlhélisme  absolu  serait,  lui 
aussi,  un  obstacle  radical  à  la  constitution  des  valeurs,  puisqu'il 
supposerait  un  monde  de  tendances  inconscientes  et  jamais  satis- 
faites; il  rendrait  inqiossibles,  en  particulier,  les  valeurs  indii:i- 
dui'lles. 

C'est  donc  dans  le  sentiment  seul  qu'il  convient  de  chercher  l'organe 
de  l'évaluation.  Or,  en  déjjit  du  préjugé  qui  bipolarise  la  vie  sentniien- 
tale,  celle-ci  offre  trois  aspects  distincts  :  douleur,  plaisir,  calme.  La 
douliiur  est  sentie  comme  un  mal,  et  la  preuve  en  est  que  tous 
aspirent  à  en  être  délivrés.  Elle  est  le  ninl  suprême  (les  cas  d'nl'jophUie 
s'expliquent  par  l'excitation  douloureuse  et  le  plaisir  qui  en  résulte). 
Elle  a  même  des  effets  nuisibles  pour  l'organisme  et  pour  l'esprit. 
Mais  elle  est  principe  d'action;  et,  en  ce  sens,  elle  constitue  la  valeur 
suprême  au  point  de  vue  indirect  et  utilitaire.  —  Le  plaisir  esl  toujours 
un  bien,  et  il  est  évalué  inniiùdiate)ne)it  comme  tel  i)ar  tous.  Mais  il 
n'est  pas  le  bien  unique;  mille  tendances  ne  trouvent  leur  satisfaction 
que  dans  la  libération  môme  de  l'inquiétude,  dans  le  retour  au  calme 
primordial.  Il  n'est  [)ns  le  bien  suprême;  fion  inst.'ibilité  l'en  empêche, 
et  son  défaut  de  généralité.  I5ien  plus  :  désir  et  volonté  ne  poursuivent 
jamais  leur  fin  que  mus  par  le  souci  de  la  libération;  il  n'importe 
que  l'esprit  se  trouve  dans  un  état  de  douleur,  de  plaisir  ou  de  calme; 
c'est  toujours  l'apaisement  (|ui  est  désiré  ou  voulu,  et  non  le  plaisir 
môme.  Le  c:i!m'\  qui  n'est  point  l'évanouissement  de  la  conscience 
(mort  de  l'évaluation),  mais  qui  est  harmonie  des  activités  et  attitude 
de  la  personne  totale,  est  ainsi  un  bien,  et  môme  la  valeur  immédiate 
la  plus  haute.  Et  qu'il  soit  accessible,  la  possibilité  môme  de  vivre 
len  dépit  des  affirmations  [x-ssimisles)  en  est  la  preuve.  C'est  en  lui, 
et  non  dans  le  plaisir,  que  consiste  au  fond  la  félicité.  C'est  lui  qui  met 
en  relief  l'eudémonisine  le  plus  exact  (et  l'histoire  de  l'eudémonisme 
serait  à  refaire  de  ce  point  de  vue).  Bref,  le  motif  réel  et  constant 
<le  l'évaluation  est  la  répugnance  à  la  douleur;  et  la  valeur  immédiate 


5o0  lŒVL'E    PlIILOSOl'IHQUE 

et  suprême  consiste  dans  le  sentiment  de  la  libération.  La  théorie 
vraie  des  valeurs  est  un  alypisrne. 

Il  faut  ajouter,  d'ailleurs,  que  l'intelligence,  incompétente  en  ce  qui 
regarde  la  constitution  des  valeurs  immédiates,  a  pour  office  de 
déterminer  les  valeurs  symboliques,  les  ulililés;  le  sentiment  serait 
incompétent  à  son  tour  à  l'égard  de  cette  tâche.  Et  l'intelligence  établit 
le  système  des  valeurs,  non  qu'elle  les  crée,  mais  parce  qu'elle  distin- 
gue les  valeurs  éprouvées  par  le  sentiment  et,  recueillant  les  concepts 
et  les  jugements  de  valeur  énoncés  dans  l'expérience,  dispose, 
suivant  l'ordre  même  que  l'expérience  a  fixé,  ces  valeurs  reconnues. 
M.  Trojano  ne  poursuit  pas,  dans  son  détail,  celle  systématisation, 
dont  l'achèvement  serait  celui-là  même  des  sciences  de  l'esprit.  Mais 
il  insiste  sur  la  possibilité  d'une  hiérarchisation  des  valeurs,  en  étudiant 
Yindividualisme.  Si  l'individu,  seule  réalité  spirituelle,  est  vraiment 
à  ses  yeux  l'organe  de  l'évaluation,  il  estime  que  certaines  valeurs 
universelles  —  humaines  —  se  trouvent  définitivement  constituées  : 
telles  les  valeurs  logifpxes,  ou  bien  le  mal  radical  de  la  douleur; 
d'autres,  historiques  et  susceptibles  de  changement,  s'imposent  pour 
un  tiMTips  à  l'individu,  qui  dépend  d'elles  en  son  évaluation  même  et 
son  action,  comme  normales.  Et  c'est  ainsi  que  le  système  des  valeurs, 
reposant  sur  une  base  individualiste,  admet  cependant  un  luiirer- 
salisme,  non  supra-individuel  et  transcendant  mais  plnvi-indiciduel  : 
«  L'individu  est  porté  par  sa  nature  à  se  nier  lui-mèm.e,  pour  se 
rattacher  au  genre  humain.  » 


II 

M.  Orestano  divise  son  essai  en  deux  parties  :  il  esquisse,  dans  la 
première,  une  théorie  gènèraJe  de  la  valeur;  il  s'occupe  spécialement, 
dans  la  seconde,  de  déterminer  les  valeurs  morales.  Préoccupé  de 
donner  à  sa  méthode  un  caractère  strictement  scientifique,  il  traite 
de  1  "évaluation  comme  les  physiciens  de  l'école  nouvelle,  Kirchhoff  et 
Mach  en  particulier,  traitent  des  phénomènes  physiques;  et  son  désir 
est  de  résumer  les  faits  selon  la  formule  la  plus  économique  et  la  plus 
compréliensive.  Bien  loin  donc  de  prétendre,  comme  M.  Trojano, 
construire  une  philosophie  des  valeurs  humaines,  il  regarde  le 
concept  de  valeur  comme  ayant  un  simple  rôle  auxiliaire  en  vue  de  la 
description  positive;  et,  à  la  manière  de  l'empirio-criticisme,  il  lui 
assigne  une  nature  purement  fnrmcVe,  ainsi  que  l'on  fait,  dans  la 
physique  descriptive,  pour  le  concept  de  force.  C'est  même  ce  carac- 
tère formel  qui  doit  assurer,  d'après  lui,  la  supériorité  de  sa  tenlative 
sur  celles  des  sociologues  ou  des  psychologues,  en  ce  qui  concerne 
l'établissement  d'une  morale.  Car  la  morale  construite  de  la  sorte, 
applicable  à  tout  contenu,  comporlc  très  bien  une  tecJinique.  Mais  le 
point  de  vue  de  l'empirio-criticisme,  s'il  est  identique,  dans  la  sphère 


IIEVLE   ClUTiOUK  ^31 

de  l;i  description  positivr,  à  celui  de  M.  Oreslano.  ne  fournil  pas 
l'équivalent  comi>Iet  de  sa  mitliodc.  Si  létudc  formelle  de  l'évalua- 
tion  est  purenieiil  phénoménale,  l'auleur  :\dincl  qu'une  pliilofiopliie 
pénèlre  au  dcl;i  des  concepts  auxiliaires  et  délermine  le  contenu  des 
évaluations  réelles.  El  il  s'accorde,  sur  ce  point,  avec  M.  de  S:irIo, 
lequel  aflirme,  par  delà  les  descriptions  d'une  psychologie  expéri- 
mentale et  phénoménisle.  la  léi!:il imité  d'une  philosophie  de  l'esprit. 
La  méthode,  toute  rcUilirc,  dont  M.  Oreslano  fait  usage,  est  donc 
destinée,  à  ses  yeux,  à  construire  la  science  pure  de  la  valeur,  et  la 
science  puvir  de  la  morale. 

Or  il  est  inévitable  que  celte  esquisse  procède  d'une  critique  des 
thèses  qui  se  sont  déjà  produites  au  sujet  des  valeurs.  Aussi  la  j)lus 
grande  partie  de  l'ouvrage  de  M.  Oreslano,  en  l'une  et  l'autre  section, 
csl-elle  consacrée  à  l'analyse  et  à  la  critique  des  théories  actuelles.  Il 
s'attache  surtout,  en  ce  qui  regarde  les  valeurs  en  général,  aux  thèses 
de  Meinong,  d'Khrcnfels,  de  Neumann,  d'Ollo  Bitschl,  et  d'Eisler.  En 
ce  qui  regarde  les  valeurs  morales,  il  expose  et  critique  les  thèses  de 
Meinong  el  d'Elirenfels  encore,  puis  de  Kri'iger,  de  lloffding,  de  Lipps, 
et  de  quehiucs  auteurs  italiens  (Tarozzi,  Calù  el  Cnlderoni  . 

La  critique  el  les  conclusions  de  M.  Oreslano  sont,  d'ailleurs,  essen- 
tiellement les  mêmes,  dans  les  deux  sections  de  son  essai.  Il  s'efforce 
d'établir  que  la  thèse  purement  p^ijchoiorjtqxie  —  celle  que  soutient 
Meinong  en  donnant  aux  valeurs  le  scnlimo.nt  pour  principe,  celle 
que  défend  Elirenfels  en  rattachant  les  valeurs  au  dè^^ir,  celle  que 
représente  Kriiger  en  faisant  dériver  toutes  les  valeurs  morales  de 
cette  valeur  absolue  qui  est  la  faculté  même  d'évaluer,  celle  que 
Lipps  soutient  à  son  tour  gi'àcc  au  concept  de  la  pàivHration  sijmpa- 
tliique  ;^Einfuhlung!  —  est  insuffisante.  Le  mérite  d'Eisler  est,  à  ses 
yeux,  d'avoir  déterminé  les  valeurs  d'un  point  de  vue  extrapsycho- 
logique, à  titre  d'oscillations  autour  d'un  centre  d'équilibre  vital. 
Mais  le  psycUuloriismc.  n'en  est  pas  moins,  à  son  avis,  l'un  des 
éléments  intégrants  de  la  description  positive.  Même  biologiques, 
les  valeurs  ne  sont  telles  que  si  on  les  envisage  comme  données 
conscientes.  Kl,  si  les  choses  n'ont  point  de  valeur  en  elles-mêmes,  si 
donc  le  point  de  vue  ontologique  est  radicalement  inexact;  si,  d'aulre 
part,  la  réaction  de  l'être  vivant  est  la  source  mémo  de  l'évaluation; 
—  cette  réaction  qui  al)Outit  à  évaluer  n'a  de  signification  que  jiar  la 
conscience  même  de  l'altitude  prise  ainsi  par  le  vivant.  Les  valeurs 
sont  bin-p!<yrlio'ogiqnc>i,  mais  sous  forme  psychologique,  et  non 
vitale. 

Le  caractère  incomi>lct  des  diverses  théories  apparaît  facilement  par 
là  même.  C'est  ainsi  que  la  détermination  alTeclive  attribuée  par 
Meinong  à  toutes  les  valeurs  —  (plaisirs  et  douleurs  sont  rapportés, 
grâce  à  des  jugements  positifs  et  négalils,  à  leurs  objets,  dont  on 
délermine  par  là  ou  l'existence  ou  la  non-existence)  —  contredit  (en 
son  eudihnonisme)  le  caractère  objectif  (el  impartial  en  ce  sens)  de 


'ô^^  nK\m    l'IlILOSOPHlULE 

toute  évaluation;  ni  comme  actuels,  ni  comme  possibles,  le  plaisir 
et  la  douleur  ne  représentent  l'attitude  même  de  la  conscience  qui  les 
apprécie  eux-mêmes  et  les  devance  logiquement.  C'est  ainsi  encore 
que  ridentiHcation  affirmée  par  Ehrenfels entre  le  v alahle tiXc désirable 
se  trouve  démontrée  inexacte,  par  cela  seul  que  l'oii  accorde  une  valeur 
à  tous  les  objets  du  désir,  mais  que  l'on  remarque  combien  varie  le 
désir  selon  les  manières  personnelles  d'évaluer.  C'est  ainsi  également 
que  le  caractère  purement  objectif  de  la  méthode  biologique  (et,  on 
peut  le  dire,  ontologique)  d'Eisler,  si  (d'une  part)  il  conduit  à  mécon- 
naître Vindice  subjecUf  qui  appartient  à  toute  valeur  expérimentée  et 
qui  en  fait  un  moment  de  la  vie  intérieure,  amène  (d'autre  part)  à 
délînir  comme  évahiatinn  ce  qui  constitue  la  forme  de  /om.s  les. phéno- 
mènes, même  purement  physiques  ou  chimiques.  Et  c'est  ainsi,  de 
façon  analogue,  que  (toute  psychologique,  d'ailleurs)  la  méthode  tie 
Krûger,  réduisant  les  valeurs  morales  à  la  fonction  d'évaluer,  estimant 
l'individu  en  proportion  même  de  lintensité  chez  lui  d'une  telle  fonc- 
tion, se  trouve  impuissante  à  élablir  un  départ  enti'e  les  domaines 
opposés  de  l'évaluation  proprement  morale. 

Les  diverses  théories  critiquées  ont  le  défaut,  ou  bien  de  définir  la 
valeur  par  un  fait  partiel  de  la  vie  consciente,  ou  d'admettre  l'évalua- 
tion à  titre  de  fonction  irréductible,  ou  de  méconnaître  l'élément  psy- 
chologique de  l'appréciation.  Le  problème  est  de  découvrir  un  rap- 
port fonctionnel  élémentaire  auquel  se  rattachent  tontes  les  variables. 
Le  critère  subjectif  de  l'évaluation  ne  peut  consister  que  dans  une 
attitude  simple  et  constante  du  sujet.  Cette  attitude,  qui  exprime  le 
moi  tout  entier,  M.  Orestano  lui  donne  (en  un  sens  large)  le  nom 
d'intérêt;  et  il  définit  la  vahîur  :  la  conscience,  de  Vinlérèt,  en  tant 
que  celui-ci  est  rapporté  A  l'objet  par  le  produit.  L'intérêt  est  bien, 
dès  lors,  un  état  subjectif:  mais  il  exprime  les  aptitudes,  actuelles  ou 
latentes,  et  de  l'esprit  et  de  l'organisme,  et  de  l'individu  et  de  la  race. 
On  ne  réduit  donc  pas,  comme  Ehrenfels  avec  son  identification  du 
valable  au  désirable,  la  valeur  elle-même  à  une  affirmation  toute 
subjective.  Et  l'on  peut  expliquer,  grâce  à  ce  facteur,  les  faits  que  les 
théories  critiquées  laissaient  dépourvus  d'explication.  C'est  ainsi  que, 
suivant  les  variations  même  de  l'intérêt,  l'évaluation  pourra  s'attacher 
de  façon  diverse  et  même  paradoxale  aux  plaisirs  et  aux  douleurs,  tout 
en  dépassant  la  sphère  des  uns  et  des  autres.  C'est  ainsi  encore 
que  les  faits  passés  ou  futurs  peuvent  être  objets  d'appréciation,  dès 
l'instant  qu'ils  suscitent  un  intérêt,  alors  que  l'équation  :  va'citr-sen- 
tirneni  ne  permettait  de  comprendre  une  telle  appréciation  que  grâce 
îi  un  artifice.  Et  l'inlluence,  signalée  par  Neumann,  du  jugement  sur 
l'évaluation  s'explique,  si  l'on  réfléchit  que  le  jugement  donne  une 
vivacité  pUis  grande  aux  représentations  fjui  déterminent  l'iulérèt.  Le 
caractère  tout  appréciatif  de  l'expérience  enfantine,  signalé  par 
Ritschl,  s'explique,  si  l'on  songe  que  tout  éveille  chez  l'enfant  une 
réaction  totale  de  son  moi;  et  l'on  conçoit  (ju'avec  l'habitude  l'homme 


«EVLE   CRITlUt  K  -  5S3 

tlrvii'iiiH',  il  la  loiiLTUf.  plus  siis(<'|»lil)l(' tic  cflle  réarf  ion  piirciiiciil  par- 
liollr  i|iii  est  la  (•oniiaissancc  llitoii(|ue.  C'est  riiiléri'l  qui  pcniict  de 
coiiiph'ler  la  llièsc  toute  objeclivisle  d'Eisler,  en  distinguant  parmi 
les  réactions  vitales  celles  (pji  sont  aptes  à  éveiller  un  intérêt  de  la 
part  (le  l'uriranisine  entier,  et  qui  seules  ont  pour  nous  une  valeur.  Le 
concej)t  derinlériH  fournil  encore  une  solution  au  proldèincde  Vol>ji-c- 
lirilé  lies  valeurs.  Si  la  t  localisation  des  valeurs  »  n'est  pas  illusoire, 
cela  lient  à  ce  que  la  valeur  des  choses  consiste  en  leur  aptitude  ù 
susciter  en  nous  un  intérêt.  Et,  s'il  y  a  des  valeurs  absoluos,  cela  tient 
à  ce  que  certaines  choses  sont  aptes  ;\  éveiller  chez  l'individu  un 
intérêt  fon.s/.ui/  au(iuel  il  subordonne  tous  les  autres.  L'expérience 
seule  peut  nous  apprendre  s'il  existe  des  valeurs  universelles  absolues, 
c'cst-îVdire  des  objets  susceptibles  d'éveiller  chez  tous  les  hommes  un 
intérêt  constant. 

Ce  principe  de  Vinlé.rél  rend  possible  la  définition  des  valeurs  /'/(- 
ijicnses  ^assurer  dans  un  ordre  i<léal  la  pcrpéUiilé  des  valeurs  l'onda- 
mentales  de  la  vie),  e<tliéliqucs  (intérêt  non  associé  à  une  fin  pratique 
:n-liteUe),  inlellertuelles  (intérêt  éprouvé  par  le  sujet  pour  son  activité 
intellect uelle,  comme  teUe),  èconomiqna  (intérêt  suscité  par  la  con- 
servation de  la  vie),  enfin  morales  {rajtport  d'un  objet  p.irllculii  r 
auquel  l'on  s'intéresse  au  concept  fondamenlul,  explicite  ou  implicite, 
(pie  Von  se  fornie  de  la  vie,  en  la  totalité  des  buts  qu'elle  onbrasse). 
Cette  définition  des  valeurs  morales  nous  interdit  de  confondre  avec 
le  concept  total  de  la  vie  la  vie  purement  biologiciue.  Une  telle  confu- 
sion reitose  sur  le  postulat  de  la  valeur  absolue  de  la  vie  en  ce  deini<>r 
sens;  et  ce  postulat  n'est  vrai  que  par  rapport  à  l'évaluation  de  fait  qui 
est  pratiquée  par  la  majorité  des  hommes.  Le  problème  moral  consiste 
l)récisément  dans  la  possibilité  d'évaluations  supérieures;  c'est  le 
problème  de  l'autonomie  humaine  en  son  devenir;  il  s'agit  d'expé- 
riences nouvelles  sur  l'adaptation  du  réel  à  l'idéal,  expériences  dont  le 
champ  est  l'avenir  et  non  le  passé,  le  devoir  et  non  l'être.  C'est  juste- 
ment celte  orientation  vers  l'avenir  qui  rend  impossible  la  détermina- 
lion  dune  valeur  morale  nh-^nlue,  latp.iclle  no  pourrait  consister  que 
dans  la  valeur  même  attribuée  à  la  vie.  Et  c'est  In  possibilité  de 
dépasser  ainsi  le  concept  de  la  vie  l'urement  biologique  qui  peut 
seule  donner  un  sens  au  sacrifice  absolu. 

Celle  définition  aégalement  l'avantage  de  faire  comprendre  en  quoi 
consiste  Vihidence  des  évaluations  morales.  Leur  évidence  est  toute 
lo'jiqw,  en  ce  sens  qu'elle  lient  à  la  possibilité  de  déduire  chacune 
d'elles  de  la  valeur  fondamentale,  c'est-ù-dire  de  la  conception  géné- 
rale que  chacun  se  forme  de  la  vie  elle-même.  Et  l'on  expliquera, 
par  ce  rapport  fonctionnel  primitif,  ces  valeurs  dérivées  que  l'on 
attribue  à  la  personnalité,  h  la  rùyle  et  au  devoir,  à  l'autonomie,  à  la 
justice,  à  la  sanction. 

Ainsi,  de  même  que  le  concept  général  de  valeur,  le  concept  de 
valeur  morale  est  purement  formel,  sans  rapport  déterminé  à  aucune 


Oo4  REVL'K    niILOSOPHIQUK 

intuition  concrète,  étranger  à  toute  préoccupation  d'égoïsme  ou 
d'altruisme.  11  comprend  indistinctement  toute  l'expérience  morale; 
et,  s'il  permet  d'affirmer,  d'un  point  de  vue  physique  et  non  métn- 
physiqve,  que  l'univers  so  résume  dans  le  microcosme  humain,  qu'il 
se  continue  dans  la  création  des  valeurs  humaines,  en  ce  siège  unifjue 
de  la  vie  morale  qui  est  la  conscience,  —  il  n'en  constitue  pas  moins 
un  pur  principe  de  synthèse  de  l'expérience,  le  symbole  de  Vun  des 
aspects  de  la  vie  morale.  Et  M.  Orestano  se  rend  le  témoignage  que, 
dans  toute  son  étude,  demeuré  fidèle  à  sa  méthode,  il  s'est  borné  à 
mettre  en  pratique  cette  transformation  des  concepts  en  purs  auxi- 
liaires formels,  qui  seule  peut  assurer  à  toutes  les  sciences,  à  la 
morale  comme  à  la  physique,  un  caractère  positif. 

J.  Second. 


LIVRES  DÉPOSÉS  AU  BUREAU  DE  LA  REVUE 

J.  L.VGORGETTE.  —  l.e  fondement  du  droit  et  de  In  morale,  ln-8, 
Paris,  Giard  et  Brière. 

A.  Brasseur.  —  La  Psychologie  de  la  force.  In-8,  Paris,  F.  Alcan. 

A.  D.  MoNziE.  —  Les  réformes  scohiires.  In-i2,  Paris,  Horck. 

Roussel-Despierres.  —  Hors  du  scepticisme  :  Liberté  et  Beauté. 
In-8,  Paris,  F.  Alcan. 

Proceedings  of  Aristotelian  Society;  t.  VII,  Williams  and  Norgatc. 
In-8,  London. 

KiRCîiNKR.  —  Wôrlcrbuch  der  philosophische  Grundbcgriffe,  neu- 
bearh.  von  Michalis.  In- 12,  Leipzig,  Dûrr. 

Stern  (Clnrn  et  Willinm).  —  Die  Kinder?prache.  In-8,  Leipzig, 
Bar  th. 

0.  Kraus.—  Neue  Studien  ziir  Aristotelischen  RUetorik.  ïn-8.  lîalle, 
Niemeyer. 

POLLACK.  —Die  philosopliisclien  GruncUagen  der  \K-isscnscl\aftUchen 
Forschung.  In-8,  Berlin,  Diimmler. 

J.  SciiMiDT.  —  Zur  Wiedergeburt  der  Idenlismus.  In-8,  Leipzig,  Diirr. 

W.  WixDELBAND.  —  Kuno  Fischcr  :  Gediichtnissredc.  In-12,  Hcidel- 
berg,  Winter. 

H.  Keyserling  (Graf.).  —  Unsterhlichheit.  ln-8,  Miinchen,  Lehmann. 

AxTONiADE.  —  Iluziunea  realista.  In-8,  Bucarest,  Gobi. 

C.  V.\s  Fehreira.  —  Los  problcmas  de  la  Libcrtad.  ln-8,  Montevideo, 
Marino. 


AiNAI.VSKS    KT    COMI'TES   lîlùNDUS 


Philosophie   générale. 

F.  Evellin.  —  La  tiaison  puhe  i:t  les  antinomies.  /J.s.s.a  criLiqiui  sxtr 
hi  philos  >i>lne  haniii-uno,  1  vol.  in-8"  de  la  Bibliolhèquc  de  philo-' 
soi^liie  coiilemporaine;  Paris,  F.  Alcon,  ID07. 

Le  titre  de  cet  ouvrage  pourrait  tromper  sur  son  genre  d'impor- 
tance. Il  y  est  constamment  question  de  Kant  et  des  antinomies,  soit 
potir  approuver,  soit  pour  combattre,  surtout  pour  combattre.  Il  n'y 
aurait  jamais  été  question  ni  de  Kant  ni  des  antinomies,  que  Touvrago 
aurait  gardé  toute  sa  signiticalion  «t  toute  sa  valeur.  Kant  et  la  dia- 
lecli(pio  des  antinomies  lui  ont  fourni  son  litre,  son  cadre  et  par  suite 
sa  distribution,  bref  tout  Laccessoire.  L'essentiel  est  ailleurs. 

En  effet.  M.  F.  Evellin  a  pensé  toute  la  première  partie  de  son  livre, 
il  y  a  vingt-cinq  ans  environ,  alors  qu'il  ne  songeait  ni  à  s'inspirer  de 
Kant  ni  à  s'opposer  à  lui.  hiprti  cl  QicnUilè,  Lune  des  œuvres  de  phi- 
losophie française  les  i»lns  significatives  du  siècle  dernier  se  retrouve 
dans  le  présent  ouvrage.  Et  la  doctrine  est  constante.  La  Raison  pure 
n'en  est  pas  moins  une  œuvre  nouvelle  puisqu'au  lieu  d'une  théorie 
de  l'inlini  seulement,  c'est  toute  une  philosophie  qu'elle  contient.  — 
Le  changement  de  cadre  est  donc  i)lus  important  qu'il  ne  semble!  — 
Oui  et  non.  Non,  puisque  la  doctrine  de  M.  Evellin  tourne  le  dos  à 
celle  de  Kant  :  Kant  est  loin  den  avoir  été  la  cause  ellicienle,  fût-ce 
par  contraste.  Oui,  car  il  s'en  est  trouvé  devenir  la  cause  occasion- 
nelle. Et  voici  comment. 

Hépudier  l'infini,  le  i-éduire  à  l'indéfini,  réduire  -h  son  tour  l'indélini 
à  riiuiidde  condition  d'un  produit  dont  le  fini  serait  le  multiplicande 
et  rimagiiialion  le  multiplicateur,  reconnaître  que  rimiéfini  est  né 
d'un  droit  de  répétition  que  l'imagination  s'arroge,  et  d'un  pouvoir  de 
répétition  qu'elle  exerce;  qu'il  a  sa  racine  dans  le  fini,  seul  en  accord 
avec  la  raison....  pour  peu  que  l'on  soit  attentif  aux  résultats  de  ces 
marches  et  contremarches  dialectiques  on  ne  saurait  manquer  de 
s'apercevoir,  quand  on  est  M.  Evellin,  que  si  l'on  avait  fait  le  sei-ment 
de  donner  la  chasse  à  Kant,  de  le  rencontrer  et  de  lui  livrer  bataille, 
on  l'aurait  difficilement  tenu  avec  plus  de  succès.  Car  s'il  faut  en  v(  nir 
à  un  monde  fini,  au  triple  point  de  vue  du  temps,  de  l'espace  et  de  la 
composition,  c'est  comme  si  l'on  avait  formé  le  dessein  de  discuter  les 
deux  premières  antinomies  kantiennes  en  rejetant  les  antithèses,  rien 
que  les  antithèses. 


5o()  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Supposons-nous  maintenant  en  face  de  Kant,  et  de  sa  «  troisième  » 
antinomie.  Là  Kant,  au  lieu  de  poser  le  dilemme  «  nécessité  ou 
liberté  »  ni  sans  vouloir  pouvoir  le  résoudre,  s  oriente  vers  une  double 
solution  affirmative.  Le  .sic  et  le  non  envisagés  à  deux  points  de  vue 
différents  pourraient  d'ailleurs  être  vrais  ensemble.  Or  la  distinction 
du  phénomène  et  du  noumènc  permet  à  l'universelle  nécessité,  d'une 
part,  et  à  l'universelle  liberté,  de  l'autre,  de  se  prétendre  vraies  :  ceci 
est  de  Kant.  Cela  va  être  de  M.  Evellin  :  i)ourquoi  Kant  n'a-l-il  pas 
applique  à  ses  deux  premières  antinomies  la  distinction  dont  il  s'aj)- 
prète  à  faire  usage  dans  les  deux  dernières?  Il  aurait  ainsi  préféré  les 
thèses  aux  antithèses.  Mais,  plus  on  y  pense,  plus  cette  préférence, 
au  cas  où  elle  se  serait  généralisée,  aurait  rendu  ce  nouveau  Kant  à 
peine  différent  de  l'auteur  d'Iniini  <l  Qunnlitè.  11  ne  reste  donc  plus 
à  cet  auteur  qu'à  se  remettre  en  campagne.  Assuré  qu'il  est  par  son 
œuvre  d'il  y  a  vingt-cinq  ans  d'avoir  une  solution  toute  prête  pour 
les  deux  premières  antinomies,  il  lui  suffii-a  de  se  préparera  résoudre 
les  deux  dernières,  et  quand  il  les  aura  résolues,  sa  philosophie  sera 
faite.  L'entreprise  sera  longue,  peut-être  aussi  laborieuse,  mais  si  la 
raison  a  eu  gain  de  cause  sur  le  terrain  de  linfiniment  grand  et  de 
l'infiniment  petit  qu'à  force  d'adresse  et  de  clairvoyance,  elle  a  fait 
évanouir,  tout  fait  espérer  qu'elle  installera  la  liberté  ou  son  équi- 
valent au  cœur  du  monde  et  l'Inconditionné  au  sommet  de  l'Univers  : 
Leibnitz  couronné  par  Aristote,  c'est  une  belle  gageure  à  tenir.  Mais 
que  restera-t-il  de  Kant  dans  ce  kantisme  plus  qu'aisé  à  méconnaître? 
Deux  mots  :  celui  de  «  phénomène  »  et  celui  de  *  noumène  ;>.  Pas 
davantage.  En  effet,  le  monde  du  phénomène,  identifié  non  sans  de 
justes  motifs  à  celui  de  la  science  s'y  trouvera  séparé  du  monde  de  la 
raison.  Quant  au  noumène,  descendu  dans  le  champ  du  connaissable, 
il  aura  la  raison  pour  siège,  mais  une  raison  pure  de  tout  alliage, 
—  je  n'ai  pas  dit  de  toute  alliance  —  avec  l'entendement  Imaginatif, 
éclairée  par  la  lumière  naturelle  et  pleinement  consciente  de  ses  droits. 

Effacez  maintenant  les  deux  mots  «  noumène  »  et  <i  phénomène  ». 
Écrivez  à  leur  place  :  «  monde  de  Vontcndement  imaginntif,  ou  encore 
de  la  pensée  sensible;  monde  de  la  Rnison  pure  »,  et  tout  vestige 
d'origine  kantienne  aura  disparu  de  la  nouvelle  doctrine. 


Dans  cette  doctrine  les  thèses  posées  par  la  Raison  priment  les 
antithèses  opposées  par  l'Im.agination.  Aussitôt  il  en  résulte  que  le 
monde  a  commencé;  que  la  monade  cxi  rime  la  nature  de  l'être;  que 
l'homme  est  libre,  que  Dieu  est  son  créateur  ainsi  que  du  monde. 
Ceci  n'est  certes  pas  dans  Kant.  Ceci  est  dans  Renouvier,  mais  ici 
résulte  d'une  méthode  qui  n'est  pas  celle  de  Renouvier.  D'où  il  suit 
que  l'originalité  de  M.  Evellin  est  principalement  sinon  exclusivement 
dans  sa  dialectique.  En  effet  nulle   part,  dans  Renouvier,  ni  même 


ANALYSES-  —  KVKii.iN.  La  rnifon  pure  et  les  antinomies     oo7 

nulle  |Kirl  aillciir.s,  ne  se  rencontre  celle  curieuse  dislinclion  diin 
espace  phénomène  et  liun  espace  nouniène  sur  la(iuell(.'  lepose  la 
discussion  de  la  tieuxiènie  antinomie.  L'espace  phénomène  de 
M.  Evollin  c'est  l'espace  tout  court  de  la  i>hilosophie  classicpie,  sans 
bornes,  sans  limites,  ni  à  son  extension,  ni  à  sa  division.  —  L'espace 
<lu  Cféomèlre  alors?—  En  un  sens  oui.  car  le  géomètre  spécule  sui-  le 
continu  et  sur  les  inlinimenl  divisibles.  Ln  un  autre  sens,  non.  (lar 
il  prend  des  points  sur  une  ligne,  car  il  termine  toute  ligne  par  des 
points.  Qu'est-ce  à  dire  sinon,  qu'à  son  insu,  alors  qu'il  se  figure 
n'avoir  affaire  quà  un  seul  espace,  l'espace-phénomènc  ou  l'espace 
de  l'imagination,  il  opère  en  outre  sur  un  autre  espace  produit  de  la 
raison,  générateur  exclusif  du  |»oint,  lequel  joue  vis-à-vis  de  la  ligne  le 
double  rôle  de  mullii)licateur  et  de  multiplicande,  puisque  c'est  en  se 
multipliant  et  en  se  juxtaposant  à  lui-même  qu'il  permet  à  la  ligne  de 
se  déployer  dans  l'espace?  —  Dans  lequel?  —  Dans  tous  les  deux  :  le 
second  œuvre  de  l'imagination  n'existe  en  délinitive  que  par  celui 
dont  il  est  le  rellet.  L  imagination  ne  crée  pas.  Elle  reçoit  et  elle  altère. 
Elle  reçoit  de  la  raison  l'espace  ponctuel,  composé  d'éléments  contigus. 
et  le  transforme  en  un  espace  linéaire,  continu  et  indivisible.  Des- 
cendez au  soir  les  Champs-Elysées  :  à  droite  et  à  gauche  vous  distin- 
guerez des  globes  lumineux  de  distance  en  dislance,  vous  les  comp- 
terez. Arrivés  à  l'arc  du  Carrousel,  rclournez-vous.  Deux  lignes 
lumineuses  convergeant  vers  l'arc  de  l'Étoile  apparaîtront,  vous  les 
croirez  continues,  infiniment  divisibles,  et  pourtant  elles  seront  faites 
d'éléments  lumineux  distincts  cl  en  nombre  assignable. 


Les  thèses  dont  le  résumé  précède  sont  celles  d'Infini  et  Quantité. 
Or,  si  ce  premier  ouvrage  n'offre  avec  la  dialectique  kantienne  des 
Antinomies  que  des  ressemblances  somme  toute  extérieures  et  recon- 
nues après  coup,  on  aimerait  pouvoir  lui  rattacher  les  thèses  complé- 
mentaires de  la  doctrine,  celles  qu'on  serait  tenté  de  croire  issues  de 
Kanl,  sinon  immédiatement,  du  moins  directement.  Elles  ont  pour 
objet  la  spontanéité  universelle  et  l'existence  d'un  être  absolu  planant 
sur  les  esprits  créés  dont  ne  se  distinguerait  pas  la  réalité  du  monde. 
La  tâche  n'est  pas  impossible. 

Car,  et  pour  commencer,  l'espace  réel,  cet  espace  dont  on  iieul  dire 
que,  s'il  est  celui  de  tout  le  monde,  M.  Evellin  l'ayant  découvert 
mérite  de  lui  attacher  son  propre  nom;  —  cet  espace  ne  préexiste  pas 
aux  êtres  qui  le  meublent.  Il  en  est  le  décalque,  non  le  récipient,  l'n 
d'autres  termes,  il  en  est  le  produit,  l'cfTet.  En  d'autres  termes  encore, 
il  a  sa  source  dans  l'énergie  de  ces  êtres,  dans  leur  note,  leur  aflion. 

Un  premier  pas  est  fait.  On  l'a  pu  faire  sans  regarder  du  côté  de 
Kant,  et  il  est  de  première  importance.  En  effet,  nous  sommes  en 
mesure  de  savoir  les  négations  et  les  affirmations  qui  en  résultent  : 


Od8  Mi\UE    PlIlLOSOPinaUK 

les  négations  d'abord.  Du  moment  où  notre  espace  réel  est  l'œuvre 
de  la  raison,  puisque  cette  raison  exige  impérieusement  que  l'on 
chasse  l'infini  de  son  domaine,  la  nécessité  sera  éconduile.  La  chaîne 
des  causes  allant  se  perdre  dans  l'infini  sera  dénoncée  comme  un 
produit  de  «  l'entendement  imaginatif  ».  Elle  n'aura  place  nulle  part 
ailleurs,  c'est-à-dire  après  tout  nulle  part.  Passons  maintenant  aux 
afiirmations.  Du  moment  où  l'espace  réel  résulte  d'un  acte,  c'est 
l'acte  qui  devient  l'essence  de  la  réalité,  de  toute  réalité  :  Être  et 
Volonté,  par  suite,  deviennent  réciproques.  —  Occasionnellement,  s'il 
plaît  à  M.  Evellin  de  prendre  position  dans  un  débat  où  Kaut  s'est 
obstiné  à  ne  pas  conclure,  il  admettra,  comme  lui,  le  caractère  pure- 
ment phénoménal  de  la  causalité  par  liaison  nécessaire.  En  un  sens  il 
cédera  tout  à  cette  causalité,  car  il  lui  abandonnera  tout  le  phéno- 
mène. En  un  autre  sens  il  ne  lui  abandonnera  rien,  puisqu'une  loi 
qui  ne  gouvernerait  que  l'apparence,  n'en  serait  vraiment  pas  une. 
Ne  disons  donc  plus  que  la  spontanéité  a  sa  place  dans  l'univers 
même  au-dessous  de  l'homme.  Il  faut  oser  dire  que  seule  la  sponta- 
néité a  droit  à  l'existence. 

Une  difficulté  s'élève.  D'où  vient  qu'on  ait  fait  jusqu'à  présenta  la 
raison  l'honneur  d'exiger  impérieusement  le  déterminisme?  Répondre 
qu'on  l'a  confondue  avec  l'Imagination  serait  déclarer  que  M.  Evellin 
a  gagné  sa  cause  avant  d'avoir  cessé  de  la  plaider.  Et  tel  ne  serait 
point  son  avis  puisque  la  discussion  continue.  L'auleur  ne  nous  a-t-il 
pas  dit,  autre  part,  que  l'imagination,  ouvrière  de  l'indéfini,  ce  pseudo- 
nyme de  l'infini,  va  chercher  sa  matière  dans  la  raison  qui  lui  procure 
le  lini  pour  le  multiplier  tout  à  son  aise?  C'est  donc  la  l'aison  qui  ali- 
mente l'imagination.  Tout  ce  sur  quoi  l'imagination  se  joue,  est  donc 
et  toujours,  à  quelque  degré,  fondé  en  raison.  Si  la  nécessité  est  illu- 
soire, il  faut  à  tout  prix  que  le  mécanisme  de  cette  illusion  se  laisse 
découvrir. 

La  difficulté  va  grandir  si  l'on  songe  que  la  raison  est  amie  de 
l'ordre  et  que  l'universel  déterminisme  est  l'expression  de  cet  ordre. 
Et  la  difficulté  n'aura  pas  encore  atteint  son  paroxysme,  car,  du  moment 
où  l'on  aura  fait  litière  de  toute  nécessité  dans  le  monde  du  réel,  on 
sera  visiblement  réduit  à  mettre  la  liberté  partout.  —  Non  :  la  sponta- 
néité! —  Ce  vocable  modeste  n'est,  à  le  bien  prendre,  qu'un  terme  de 
passeport.  Car  du  moment  où  Ton  ne  voit  dans  la  nécessité  qu'une 
sorte  d'ombre  portée  par  la  raison  sur  l'imagination,  —  en  conformité 
d'ailleurs  avec  celte  idée  qui  domine  tout  le  débat,  à  savoir  que  le 
noumène  est  à  son  phénomène  ce  que  l'endroit  d'une  chose  est  à  son 

envers,  comment  éviter  de  définir  la  spontanéité  sans  y  introduire 

l'autonomie,  .sans  y  déposer  les  germes  du  vouloir  libre,  autrement  dit 
du  vouloir  tout  court?  Au  fond  M.  Evellin  y  est  résigné.  Disons  mieux  : 
cette  obligation  lui  est  chère  entre  toutes,  et  s'il  paraît  en  redouter  le 
poids,  c'est  uniquement  parce  qu'il  craint  d'effaroucher  le  lecteur. 
Aussi  le  prend-il  par  la  main  et  le  mène-t-il  graduellement,  douce- 


ANALYSES.  —  EVEi.i.iN.  La  vdison  pure  et  /es  antinomies     5o9 

nient,  jusqu'au  tornio  du  voyayo.  C  cvoyage,  dont  nous  ir^'i'cllon.s  de 
ne  pouvuir  lairt'  le  récit,  est  semé  dincitleuls  tlialecli(iues  tout  d'abord 
inattendus,  mais  avec  lesquels  l'art  d.-  l'auteur  excelle  à  nous  familia- 
riser promptement.  Oui  sans  doute  il  faut  expliiiucr  Tordre  du  monde  : 
or  la  constance  du  vouloir  ne  nous  y  conduira  l-elle  pas  infail!d>Ie- 
nient?  lJ"autr(^  part,  cett<i  constance,  outre  ({nclle  est  (.•xiii;ée  par  le 
besoin  de  l'ordre,  apparaît  nécessaii'e  à  la  libre  expansion  de  la  spon- 
tanéité. 11  faut  que  le  vouloir  qui  est  à  la  racine  de  l'élre  se  donne  une 
matière,  et  que  cette  niatiére  il  la  trouve  en  lui.  11  faut,  dès  lors,  qu'il 
se  divise.  .\  la  base  tiu  vouloir  individuel,  un  aulrc  vouloir  est  indis- 
pensable, «  vouloir  général  >  ou  plutôt  y:énéralisé  par  la  constance  et 
qui  exprimera  la  nature  de  l'être,  à  commencer  par  le  genre  dont  il 
dérive.  Alors  la  loi  et  l'accident  pourront  coexister  sans  contradiction. 
Ou  sait  que  des  physiciens  se  rencontrent  pour  identilier  la  matière  à 
rétlier.  Soumettez  l'atome  d'éthcr  au  joug  de  la  pesanteur  et  vous 
obtenez  l'atome  matériel.  Pareillement,  dira  M.  EvcUin,  rendez  un 
vouloir  constant,  vous  saurez  bientôt  prévoir  ses  actes  et  limage  du 
déterminisme  se  dessinera  progressivement  dans  votre  esjirit. 

L'accident,  au  contraire,  sera  l'œuvre  d'un  vouloir  resté  libre;  nous 
disons  :  libre,  au  plein  sens  du  terme,  c'est-à-dire  exempt  même  de 
toute  apparence  de  nécessité.  Dès  lors  si  l'on  vent  savoir  par  quoi 
l'homme  se  distingue  non  pas  de  la  matière,  puisqu'au  fond  elle 
n'est  nulle  part  et  qu'il  n'y  a  que  des  vivants  au  monde,  mais  des 
simples  vivants,  on  s'apercevra  que  son  libre  arbiti-e  a  |,>our  dilTé- 
rences  [)ropres  la  possession  de  soi-même  et  la  réilexion.  .Mais  qu'on  ne 
s'y  trompe  pas.  L'essence  du  libre  arbitre  humain  est  dans  son  genre 
et  nullement  dans  sa  dilTérence  spécifique. 

Telle  est  cette  curieuse  théorie  delà  volonté  à  trois  étages  :  1°  vouloir 
générique;  2"  vouloir  individuel;  3"  vouloir  personnel,  qui  vient 
achever  en  une  philosophie  première  le  fragment  de  philosopliic  taillé 
jadis  par  notre  auteur  d'une  main  si  sûre  et  si  forte. 


H  va  nous  falloir  aller  plus  loin.  Ce  ne  sera  point  par  la  seule 
raison  qu'il  y  a  quatre  antinomies  dans  la  Critique  de  la  Raison  fjure. 
La  théorie  qui  vient  d'être  résumée  manquo  d'un  échelon.  .\  le  bien 
prendre,  tout  être  est  un  inconditionné  :  il  l'est  du  moins  à  quelque 
degré.  Le  monde  est  donc  comparable  ù  une  échelle  de  Jacob,  mais 
où  il  serait  impossible  que  l'homme  se  haussât  jusqu'au  degré 
suprême.  Le  monde  marche  vers  Dieu  et  l'homme  est  médiateur  entre 
Dieu  et  le  monde.  Le  monde  est  une  Société  de  dieux  issus  d'un  Dieu. 

Et  tout  cela  peut  se  conclure  sans  que  Kant  intervienne  et  (jue  sa 
dernière  antinomie  soit  remise  sur  le  chantier.  Le  plan  suivi  par 
l'auteur  lui  imposait  ce  genre  de  travail.  N'en  soyons  point  mécon- 
tents, au  contraire.  J'imagine  que  la  discussion  par  M.  Evellin  de  la 


160 


REVUE    PHILOSOPHIQUE 


quatrième  antinomie,  en  raison  de  la  manière  dont  les  textes  orig-i- 
naux  sont  serrés  de  près,  donnera  du  travail  aux  commentateurs  Tes 
plus  autorisés  de  la  pensée  kantienne.  Ils  auront  à  décider  si  Kant 
a  eu  tort  de  ne  pas  distinguer  une  cinquième  antinomie  au  soin  de  la 
quatrième;  cette  distinction  lui  eût  permis  de  séparer  radicalement 
la  question  de  savoir  si  l'être  nécessaire  existe  de  celle  de  savoir  où  il 
le  faut  situer.  Il  s'agirait  encore  de  statuer  sur  un  autre  reproche  et 
de  décider  si  Kant  n'a  pas  excédé  dans  sa  démonstration  les  prémisses 
de  son  raisonnement.  Voilà  qui  intéresse  directement  l'histoire  du 
kantisme,  mais  sans  intéresser  d'assez  près,  à  notre  avis  du  moins,  la 
doctrine  dont  une  «  réduction  »  vient  d'être  essayée. 

II  serait  inutile  d'en  redire  l'originalité.  11  nous  plairait  d'en  dire 
l'actualité.  Oui,  c'est  un  signe  des  temps  qu'à  quelques  semaines  de  dis- 
lance la  Rai-son  ])ure  ait  précédé  VÈcoinLion  créatrice.  Certes  entre 
le  rationaliste  qu'est  M.  Eveilla  et  le  pragmatiste  qui,  chez  M.  Berg- 
son, de  plus  en  plus  se  dégage,  la  distance  ne  se  comblera  jamais 
naturellement,  et  le  «  passage  à  la  limite  »  offrira  des  risques  assez 
sérieux  pour  donner  à  réfléchir  aux  prudents.  Mais  les  prudents  sont 
rares  parmi  les  jeunes.  Et  je  me  figure  qu'il  s'en  trouvera  plus  d'un 
pour  voir  dans  MM.  Evellin  et  Bergson  deux  maîtres  que  l'on  pour- 
rait servir  à  la  fois.  La  raison  inspire  à  M.  Evellin  un  respect  dont 
M.  Bergson  serait  peut-être  tenté  de  sourire.  Mais  la  manière  dont 
M.  Evellin  «  expédie  »  la  science  sera  très  certainement  du  goût  de 
M.  Bergson  :  elle  ne  manque  en  effet  ni  de  crànerie  ni  de  désinvolture 
cette  façon  de  pratiquer  le  «  chacun  chez  soi  »,  en  poussant  la  science 
hors  du  réel  et  en  ne  lui  laissant  que  les  miettes  du  festin  delà  Raison 
pure,  ou  plutôt  l'ombre  de  sa  proie. 

Telle  est  cette  large  esquisse  d'une  philosophie  spiritualiste  et 
monadiste  de  la  nature.  Malgré  les  avertissements  du  sous-titre. 
«  Essai  critique  sur  la  philosophie  kantienne  »,  nous  y  avons  vu  toute 
autre  chose  qu'un  essai  sur  une  doctrine  préexistante.  Nous  ne 
pensons  pas  d'ailleurs  que  l'auteur  nous  reproche  d'avoir  méconnu  son 
dessein.  Nous  regrettons  la  brièveté  obligée  de  notre  analyse  et  la 
rapidité  avec  laquelle  nous  avons  glissé  d'une  part  sur  la  critique 
de  l'infini,  de  l'autre,  la  dialectique  de  l'espace  «  objectif  et  ponc- 
tuel ».  Tous  ces  points  ont  d'ailleurs  été  touchés  ici  même  par 
Victor  Brochard  dans  son  bel  article  sur  Infini  et  QuanlilàK 
II  n'était  donc  pas  utile  d'y  revenir  pas  plus  que  sur  les  justes 
éloges  donnés  au  talent  du  style  et  à  l'élégante  vigueur  de  la  dialec- 
tique. 

1.  Cf.  Revue  p/iilosophic/ue,  t.  XI,  p.  451. 

Lionel  Dauhiac. 


Le  tiropriélaire-gérant  :  Félix  Alcan. 


Coulommiers.  —  Imp.  Paul    BRODARD. 


LA   PSYCHOLOGIE   QUANTITATIVE 

(troisikme    étudk)  ' 
PSYCHOLOGIE  EXPÉKIMENTALE 


A  l'origine,  la  psychologie  scientifique  apparaît  telle  qu'une 
métaphysique.  Comme  les  métaphysiciens,  Fechner  poursuit  la 
solution  d'un  problème  transcendant,  la  nature  des  rapports  exis- 
tant entre  l'àme  et  le  corps;  mais  ses  procédés  d'investigation  sont 
ceux  que  l'on  emploie  dans  les  sciences  physiques.  C'est  uneerreur 
commune  à  beaucoup  d'hommes  de  croire  qu'il  n'existe  qu'une 
seule  voie  qui  mène  à  la  vérité,  celle  qu'ils  pratiquent  hahiluelle- 
ment.  J'ai  entendu  des  mathématiciens  démontrer,  parles  méthodes 
du  calcul  des  probabilités,  l'impossibilité  du  fait  de  l'évolution  et 
des  anatomistes  nier  l'existence  de  ce  qui  ne  se  rencontre  pas  sous 
leur  scalpel.  A  chaque  sorte  de  problème  il  faut  appliquer  l'espèce 
de  solution  qui  convient  :  la  déduction  en  algèbre,  l'expérimenta- 
tion en  physiologie.  Or,  si  les  phénomènes  conscients  sont  suscep- 
tibles d'être  étudiés  par  la  méthode  expérimentale,  les  problèmes 
transcendants  comme  ceux  de  la  nature  de  l'ûme  sont  à  tout 
jamais  soustraits  à  l'expérimentation. 

Fechner  a  cru  que  les  procédés  qui  réussissent  en  physique, 
donneraient  des  résultats  non  moins  beaux  en  psychologie  et  il  a 
entrepris  une  tâche  au-dessus  de  ses  forces.  Cependant  toute 
recherche  expérimentale  sur  un  sujet  quelconque  donne  toujours 
certains  résultats,  ne  fût-ce  que  négatifs. 

Les  nombreuses  expériences  de  Weber  et  de  Fechner  ont  d'une 
montré  part  la  fausseté  de  l'hypothèse  fondamentale  des  psychophy- 
siciens; elles  ont  apporté  d'autre  part  quelques  conclusions  nou- 
velles intéressantes  à  plusieurs  points  de  vue.  C'est  aux  recherches 
des  psychophysiciens  en  effet  que  nous  devons  la  notion  si  intéres- 
sante du  seuil  de  la  sensation;  c'est  grùce  à  l'échec  des  tentatives 

t.  Voiries  numéros  de  janvier  et  février  1907. 

TOME  LXIV.    —  DÉCEMBRE    1907.  36 


562  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

de  Fechner,  que  nous  savons  combien  les  hommes  diffèrent  entre 
eux  au  point  de  vue  de  la  finesse  des  divers  territoires  du  système 
nerveux  sensitif.  C'est  enfin  grâce  à  de  nombreux  travaux  de  psy- 
chophysique que  nous  devons  de  posséder  des  méthodes  définitives 
pour  l'étude  de  certains  phénomènes  conscients. 

Moins  exclusifs  que  les  psychophysiciens,  les  psychologues  de 
l'école  de  Leipzig  n'ont  point  renoncé  à  établir  la  loi  psychophysique  ; 
mais,  considérant  qu'outre  ce  problème  spécial  des  rapports  entre 
l'âme  et  le  corps,  beaucoup  d'autres  sont  susceptibles  d'être  étudiés 
par  les  méthodes  des  sciences  naturelles,  ils  entreprirent  l'étude 
qualitative  et  quantitative  des  phénomènes  psychiques.  Chez  eux, 
comme  chez  leurs  prédécesseurs  on  trouve  le  souci  de  résoudre  les 
problèmes  métaphysiques.  M.  Wundt  est  spiritualiste,  et  les  déve- 
loppements purement  philosophiques  qu'il  a  donnés  à  son  œuvre 
trahissent  ostensiblement  ces  préoccupations  métaphysiques.  En 
psychologie,  il  a  voulu  aider  l'introspection  en  y  ajoutant  l'expéri- 
mentation physiologique.  Les  deux  procédés  de  recherches  s'enche- 
vêtrent dans  ses  travaux  de  psychophysiologie.  C'est  ainsi  qu'étu- 
diant les  réactions,  il  distingue  celles-ci  en  sensorielles  et  muscu- 
laires, etc.,  distinction  basée  au  fond  sur  une  différence  subjective; 
que  dans  la  mesure  de  la  durée  des  actes  psychiques  il  attribue  un 
temps  précis  à  l'aperception  et  au  choix. 

Certes,  M.  Wundt  et  ses  élèves  ne  furent  point  les  seuls  à 
étudier  la  durée  des  opérations  intellectuelles  élémentaires,  mais 
c'est  sans  doute  à  leurs  préoccupations  métaphysiques  plus  affichées 
qu'ils  doivent  d'être  considérés  comme  plus  psychophysiologistes 
que  les  Donders,  les  Exner  et  autres  savants  qui  ont  étudié  les 
mêmes  questions. 

Si  l'on  parcourt  les  nombreuses  études  publiées  dans  le  recueil 
dirigé  par  M.  Wundt,  on  voit  qu'elles  peuvent  se  grouper  sous  trois 
titres  principaux. 

Trois  genres  de  questions  ont  été  surtout  traités  par  les  psycho- 
physiologistes de  l'école  de  Leipzig  :  c'est  d'abord  le  problème 
psychophysique;  diverses  recherches  eurent  pour  objet  de  déter- 
miner si  la  loi  de  Weber  et  de  Fechner  s'applique  oui  ou  non  aux 
différentes  sensations;  c'est  en  second  heu  un  ensemble  considé- 
rable de  travaux  sur  la  psychométrie.  M.  Wundt  est  un  des  fon- 
dateurs  de  cette  branche  psychologique,  et  comme  tel  il  mérite 


VAN  BIERVLIET.    —   I  A    PSYCHULOGUi  QUANTITATIVE  563 

une  mention  toute  spéciale  dans  une  étude  sur  la  psychologie 
quantitative.  Ses  mesures  ont  porté  en  général  sur  la  durée  des 
processus  conscients.  C'est  ainsi  que  l'école  de  Leipzig  a  longue- 
ment étudié  les  causes  innombrables  qui  font  varier  les  temps  de 
réaction;  quelle  a  tenté  de  déterminer  la  durée  de  quelques  opé- 
rations mentales  les  plus  simples.  Enfin  une  troisième  catégorie 
de  travaux  a  été  consacrée  à  des  questions  diverses,  telles  que  la 
notion  du  temps,  les  variations  de  l'attention,  certaines  illusions  et 
notamment  les  illusions  visuelles. 

Conduits  avec  un  très  grand  souci  de  sincérité  et  une  persév,é- 
rancc  remarquable,  les  travaux  de  l'école  de  Leipzig,  et  ceux  qui 
furent  faits  ailleurs  d'après  les  mêmes  principes  ont  apporté  des 
résultats  considérables. 

Comme  les  recherches  psychophysiques,  mais  beaucoup  mieux 
que  ces  premières  les  travaux  psychophysiologiques  constituent  des 
préparations  directes  à  l'étude  de  la  p.sychologie  expérimentale, 
mais  ce  sont  des  préparations  et  non  des  études  définitives. 

La  psychologie  scientifique  sous  sa  troisième  forme,  c'est-à- 
dire  la  psychologie  expérimentale,  étudie  les  phénomènes  conscients 
en  dehors  de  toute  préoccupation  métaphysique,  et  seulement 
comme  faits  observables  et  mesurables.  Elle  est  née,  comme  je  l'ai 
dit  plus  haut,  en  dehors  de  la  philosophie,  sur  divers  points  du 
domaine  des  sciences  biologiques.  Certains  historiens  de  la  philo- 
s  ophie,  peu  au  courant  du  mouvement  scientifique  de  ces  temps- 
ci  ont  voulu  chercher  les  origines  de  la  psychologie  contemporaine 
dansl'évolution  des  divers  systèmes  philosophiques  du  siècle  dernier. 
Constatant  que  depuis  Kant,  les  philosophes  ont,  quelques-uns  du 
moins,  modifié  leurs  théories,  désirant  les  mettre  d'accord  avec  les 
données  des  sciences  expérimentales,  ces  historiens  ont  cru  que 
la  psychologie  expérimentale  est  sortie  de  l'évolution  des  doctrines 
philosophiques.  C'est  prendre  l'effet  pour  la  cause. 

Les  phénomènes  psychiques  n'intéressent  pas  que  les  psycho- 
logues de  profession,  même  psychophysiciens  ou  psychophysiolo- 
gistes; une  foule  de  gens  sont  obligés  par  métier  d'étudier  les  mo- 
difications conscientes.  Ainsi  les  aliénistes  et  les  neuropalhologistes, 
forcés  de  traiter  les  malades  pré.senfant  des  troubles  intellectuels, 
ont  été  amenés  naturellement  à  étudier  ces  troubles  pour  pouvoir 
y  porter  remède.  Quelque  opinion  qu'on  ait  de  la  nature  de  l'esprit, 


564  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

il  est  intéressant  et  surtout  utile  de  pouvoir  renforcer  une  attention 
atraiblie,  restaurer  une  mémoire  débilitée,  etc.  En  étudiant  sans 
préoccupation  métaphysique  des  faits  innombrables,  les  aliénistes 
et  les  neuropalhologistes  sont  arrivés  à  des  conceptions  intéres- 
santes parce  que  désintéressées  sur  le  mécanisme  des  phénomènes 
conscients. 

Grâce  à  eux  le  domaine  mental  nous  est  apparu  sous  un  jour 
tout  nouveau  :  au  lieu  des  quelques  facultés  simples  que  les  méta- 
physiciens s'obstinaient  à  nous  montrer  dans  l'âme  humaine,  ils 
ont  mis  en  relief  les  diversités  infinies  des  espèces  intellectuelles. 
Leur  conception  primitive  des  types,  mise  au  point  par  les  recher- 
ches ultérieures,  est  une  des  plus  fécondes  qui  soient.  C'est  vers 
1875  que  Charcot  commença  ses  recherches  sur  les  hystéro-épilep- 
tiques,  en  même  temps  à  peu  près  que  M.  Wundt  créait  son  labo- 
ratoire. Les  travaux  de  Charcot  et  les  observations  des  aliénistes 
ouvrirent  des  horizons  insoupçonnés.  Cependant  ce  domaine  nou- 
veau demeurait  étranger  aux  psychologues  de  profession.  C'est  à 
M.  Ribotque  revient  l'honneur  d'avoir  introduit  ces  données  scien- 
tifiques dans  le  domaine  philosophique.  Les  maladies  mentales  et 
nerveuses  en  disséquant  les  mentalités  altérées  ont  mis  en  relief  la 
complexité  extrême  de  chaque  faculté,  un  amnésique  peut  n'être 
qu'aphasique,  un  aphasique  lui-même  sera  surtout  aphasique  sen- 
soriel, un  aphasique  sensoriel  sera  principalement  atteint  de  cécité 
verbale,  la  cécité  verbale  portera  plus  sur  une  forme  visuelle  parti- 
culière, etc.,  etc.  Comme  le  disait  M.  Ribot  :  il  n'y  a  pas  une 
mémoire,  mais  des  mémoires. 

Ce  qui  est  vrai  pour  la  mémoire  l'est  sans  doute  pour  les  autres 
facultés  intellectuelles,  surtout  l'imagination  et  l'intelligence.  De 
même  qu'on  retient  mieux  sous  une  certaine  forme,  on  se  repré- 
sente les  choses  et  l'on  pense  préférablement  avec  telles  sortes 
d'images. 

Les  variétés  presque  infinies  de  maladies  nerveuses  prouvent  qu'il 
y  a  une  presque  infinie  variété  de  compositions  d'entités  mentales. 
A  côté  des  aliénistes  et  des  neuropathologistes  étudiant  le  con- 
tenu du  domaine  mental  en  observant  ses  détraquements  et  ses 
imperfections,  les  anthropologistes  aussi  ont  abordé  le  domaine 
psychique. 
Après  l'échec  du   système  prématuré  de  Gall  dont  l'idée   fonda- 


VAN  BIERVLIET.    —    IV    PSYCHOLOGIE  QLANTITATIVK  365 

menlale  était  juste,  Broca  avait  fondé  la  science  des  localisations 
cérébrales.  Kn  18C.1,  par  deux  autopsies  il  prouva  que  le  centre  du 
lanj,^age  articulé  a  son  siège  dans  le  pied  de  la  troisième  frontale 
gauche.  L'histoire  des  localisations  cérébrales  dejjuis  liroca  jus- 
qu'à Flechsig  est  un  chapitre  des  plus  intéressants  de  la  psycho- 
logie anthropologi<pie.  Malgré  les  contradictions  et  les  hésitations 
il  reste  indubitablement  établi  que  la  lésion  ou  l'ablation  de  cer- 
taines parties  de  l'écorce  cérébrale  altèrent  ou  suppriment  cer- 
taines fonctions  psychiques  nettement  déterminées,  et  que  la 
restauration  de  ces  mêmes  parties  ou  l'adaptation  des  zones  cir- 
convoisines,  rétablissent  ces  fonctions  lésées  ou  disparues. 

Cette  vérité  incontestable  devait  mener  à  rechercher  dans  la 
conformation  macroscopique  et  microscopique  de  l'organisme  en 
général  et  du  système  nerveux  en  particulier,  et  notamment  de 
l'écorce  cérébrale,  les  conditions  des  inégalités  psychiques  si  con- 
sidérables se  manifestant  chez  des  individus  élevés  d'une  manière 
à  peu  près  identique.  Partant  de  cette  idée  générale  exacte,  que  la 
menlalilé  et  la  moralité  inégales  de  deux  sujets,  élevés  pareillement 
doivent  dépendre  d'une  structure  organique  dilTérente,  Lom- 
broso  et  les  anthropologistes  de  son  époque  pensaient  que  les 
déformations  morales  pouvaient  avoir  pour  base  des  tares  phy- 
siques, et  ils  s'ingénièrent  à  trouver  ces  tares  chez  les  criminels 
avérés. 

Sans  doute  leurs  conclusions  hâtives  ne  demeureront  point 
intactes,  mais  leur  idée  fondamentale  était  juste.  Ils  ont  commis  de 
nombreuses  erreurs  de  détail.  Ainsi  l'importance  accordée  à  l'asy- 
métrie est,  comme  les  travaux  plus  récents  l'ont  prouvé,  au  moins 
exagérée.  Lombroso  ne  savait  pas  que  tout  homme  normal  est 
asymélri(iue  et  considère  comme  une  tare  l'inégalité  normale  de  la 
sensibilité  tactile  des  deux  côtés  du  corps.  Mais  quand  les  expé- 
riences ultérieures  auront  remis  toutes  choses  au  point,  il  ressortira 
des  observations  et  des  expériences  des  anthropologistes,  que  les 
déformations  morales  peuvent  être  la  conséquence  naturelle  d'infé- 
riorités organiques  transmissibles  par  hérédité. 

C'est  encore  delà  psychologie  que  font  les  embryologistes quand 
ils  recherchent  dans  les  particularités  héréditaires  les  causes  de  la 
transmission  des  caractères  intellectuels  et  moraux  des  ascendants 
aux  descendants.  Question  passionnante  pour  le  psychologue  qui 


566  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

entrevoit  le  rôle  immense  des  caractères  acquis  sous  l'influence  des 
milieux  et  transmis  par  l'hérédité. 

Les  philosophes  classiques  rapportant  toute  l'activité  propre  de 
l'homme  aux  diverses  facultés  de  l'âme,  doivent  lire  avec  surprise, 
s'ils  le  lisent,  le  livre  de  M.  Arréat  sur  la  psychologie  du  peintre. 
Pour  un  psychologue  métaphysicien,  une  école  de  peinture  appa- 
raît comme  le  produit  du  libre  choix  d'un  certain  nombre  d'esprits 
portés  vers  l'observation  de  la  nature.  Quand  ils  recherchent  les 
causes  qui  expliquent  l'apparition  d'un  ensemble  d'œuvres  remar- 
quables, les  historiens  psychologues  croient  les  découvrir  dans  cer- 
taines circonstances  particulières,  identiques  aux  diverses  époques 
de  splendeur  artistique.  C'est  généralement  chez  les  peuples  devenus 
riches  après  de  longues  guerres  et  qui  jouissent  enfin  d'un  repos 
luxueux,  que  les  arts  s'épanouissent  comme  des  fleurs  merveilleuses 
de  civilisation  raffinée. 

Pour  un  psychologue  contemporain,  une  école  de  peinture  est 
une  végétation  visuelle  motrice  qui  s'est  développée  sur  une  ou 
plusieurs  générations  d'individus,  de  plus  en  plus  héréditairement 
préparés  à  subir  cette  épidémie  artistique.  Sans  doute  il  faut  un 
certain  degré  de  civilisation,  voire  de  richesse  pour  permettre  aux 
artistes  de  se  développer,  de  cultiver  leur  art  et  d'en  vivre.  Dans  les 
sociétés  pauvres  et  besogneuses  le  souci  des  nécessités  premières, 
ne  laisse  pas  à  ceux  qui  en  auraient  l'envie,  le  loisir  de  peindre 
ou  de  composer;  ni  à  la  société  le  temps  et  l'argent  nécessaires 
pour  admirer  les  œuvres  d'art  et  les  rétribuer  largement.  Mais 
lorsqu'un  peuple  est  devenu  riche,  il  ne  lui  suffit  pas,  pour  voir 
s'épanouir  les  arts,  qu'il  soit  capable  d'encourager  pécunièrement 
les  artistes,  il  faut  que  ce  peuple  ait  dans  l'ensemble  des  centres 
visuels,  auditifs,  moteurs  assez  développés  pour  goûter  les  produc- 
tions artistiques,  il  faut  surtout  qu'il  se  trouve  parmi  la  foule  un 
certain  nombre  de  sujets  particulièrement  affinés.  Des  brodeurs, 
des  enlumineurs  finiront  par  prendre  le  pinceau  et  d'eux  descen- 
dront des  visuels  moteurs  plus  entraînés  qui  deviendront  des  pein- 
tres célèbres.  Rapprochons  ces  idées  sur  la  genèse  des  écoles  artis- 
tiques, de  la  conception  des  types  intellectuels  exprimables  par 
une  formule  et  nous  arrivons  à  cette  conclusion  qu'à  côté  de  la 
mentalité  ordinaire  dont  la  formule  très  flottante  se  conçoit  cepen- 
dant comme  composée  de  visuélisme  moyen,  d'auditivisme  peu 


VAN  BIERVLIET.    —    lA    PSYCHOLOGIE   QIAMITATIVE  567 

accentué,  etc.,  nous  avons  les  mentalités  spéciales,  celle  du  peintre, 
par  exemple,  où  l'importance  de  l'élément  visuel  sera  éminenle; 
cet  homme  mémorisera,  imaj^inera  et  pensera  presque  exclusive- 
ment par  imaji^es  visuelles.  Aspect  analo^nic  do  la  sensibilité  du 
musicien;  chez  lui  les  imaj^es  auditives  motrices  ont  une  impor- 
tance extraordinaire.  Chaque  homme  a  une  i'ormule  mentale  dilTé- 
rente  et  spéciale,  mais  toutes  ces  mentalités  (jucUes  qu'elles  soient 
sont  perfectibles  aussi  bien  les  médiocres  que  les  éminentes.  Chez 
un  visuel  éminent  on  peut  développer  les  représentations  auditives, 
et  chez  un  musicien  les  représentations  visuelles,  ce  qui  aura  pour 
conséquence  d'enrichir  rima<^ination  et  la  mémoire  de  l'un  et  de 
l'autre.  Chez  tout  homme  il  faudrait  cultiver  les  ditï'érents  centres 
sensoriels  harmonieusement.  Gedevraitôtre  là  un  des  butsdelédu- 
cation  générale.  Jusqu'ici  la  formation  de  l'esprit,  l'instruction 
donnée  dans  les  classes  depuis  l'école  primaire  jusqu'en  rhétorique 
est  entièrement  basée  surles  conceptions  vétustés  de  la  psychologie 
métaphysique.  C'est  la  formation  des  facultés,  mémoire,  imagina- 
tion, intelligence,  volonté  par  des  exercices  généraux.  On  déve- 
loppe la  mémoire  en  la  faisant  travailler  d'une  façon  quelconque, 
l'intelligence  en  faisant  répéter  des  opérations  intellectuelles,  l'ima- 
gination en  travaillant  sur  des  souvenirs,  etc.,  exactement  comme 
l'on  développe  le  corps  en  marchant,  courant  et  sautant  sans  règle 
ni  mesure.  Sans  doute  le  travail  corporel  développe  l'organisme, 
mais  de  (juelle  façon?  De  même  les  leçons  forcent  à  faire  attention, 
à  retenir,  mais  développent-elles  la  mentalité  de  la  meilleure  façon? 
Les  pédagogues  se  sont  posé  ces  questions  et  à  leur  tour  ils  ont 
envahi  le  domaine  psychologique  avec  le  souci  de  trouver  les 
méthodes  rationnelles,  l'orthopédie  des  facultés  intellectuelles. 

De  tous  les  problèmes  psycho-pédagogiques,  c'est  sans  doute  celui 
de  l'attention  qui  a  été  jusqu'ici  le  plus  étudié.  La  fameuse  ques- 
tion du  surmenage,  dont  toute  la  presse  s'occupa  il  y  a  une  ving- 
taine d'années  et  qui  fut  à  cette  époque  portée  devant  l'Académie 
de  médecine  de  Paris,  a  été  le  point  de  départ  d'une  foule  de  tra- 
vaux ayant  pour  but  de  mesurer  la  fatigue  intellectuelle.  Car,  si 
un  grand  nombre  de  gens  traitèrent  celle  question  de  façon  pure- 
ment théorique,  un  certain  nombre  de  psychologues  et  de  péda- 
gogues entreprirent  de  vérifier  les  assertions  des  adversaires 
comme  celles  des  partisans   des   programmes   scolaires  existants. 


568 


REVUE    PHILOSOPHIQUE 


Les  écoliers  sont-ils  fatigués  ou  trop  fatigués  le  soir  d'une  journée 
de  classe?  le  sont-ils  davantage  les  jours  où  les  récréations  sont 
moins  longues  ou  moins  nombreuses?  La  fatigue  causée  par  les 
classes  du  matin  a-t-elle  disparu  quand  recommencent  les  leçons  de 
l'après-midi?  La  leçon  d'arithmétique  fatigue-t-elle  davantage  que 
celle  d'histoire  naturelle?  partant  laquelle  de  ces  leçons  faut-il 
placer  la  première,  etc.,  voilà  autant  de  questions  que  l'on  tenta  de 
résoudre  non  en  consultant  ses  propres  sentiments,  non  pas  même 
en  interrogant  les  élèves,  comme  l'eût  fait  un  psychologue  méta- 
physicien, mais  en  mesurantles  degrés  objectifs,  les  marques  exté- 
rieures de  la  fatigue  intellectuelle,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  en 
mesurant  la  capacité  de  fixer  l'attention.  Celle-ci,  comme  chacun 
sait,  s'épuise  après  un  certain  temps  de  travail  intellectuel,  ou, 
pour  être  plus  précis,  le  travail  intellectuel  a  un  double  effet,  d'une 
part  l'entraînement  qui  facilite  l'effort,  et  d'autre  part  la  fatigue 
qui  le  rend  plus  pénible;  le  bénéfice  de  l'entraînement  est  combattu 
par  la  fatigue  et  un  moment  arrive  où  celle-ci  l'emporte  définitive- 
ment. Pratiquement  tout  travail  intellectuel  devrait  s'arrêter  au 
moment  où  la  fatigue  annihile  les  effets  de  l'entraînement,  et  il  ne 
faudrait  dans  aucun  cas  faire  le  moindre  travail  dans  la  période  où 
la  fatigue  l'emporte  tout  à  fait.  Or,  comment  mesurer  cette  fatigue? 
Les  deux  principales  méthodes  employées  et  qui  consistent  à  mesurer 
la  prédominance  de  la  fatigue  par  le  défaut  d'attention  se  rédui- 
sent d'une  part  à  faire  faire  un  exercice  (dictée,  calcul,  etc.),  et  à 
compter  le  nombre  proportionnel  de  fautes  qu'il  contient,  d'autre 
part  à  mesurer  la  sensibilité  tactile  sur  la  peau  du  front  au  moyen 
de  l'esthésiomètre.  Je  renvoie  le  lecteur  à  l'exposé  des  expériences 
de  Weber,  dans  la  première  étude  de  ce  travail. 

Les  innombrables  travaux  entrepris  avec  l'une  ou  l'autre  de  ces 
méthodes  ont  apporté  des  monceaux  de  documents  des  plus  inté- 
ressants, et  si  l'on  ne  peut  encore  de  façon  certaine  décider  quelles 
sont  les  durées  de  leçons  maxima  les  plus  favorables,  quels  doivent 
être  l'ordre  et  la  longueur  des  temps  de  pause,  comment  doivent 
être  distribuées  les  diverses  sortes  de  leçons,  on  entrevoit  du  moins 
qu'un  jour,  peut-être  prochain,  ces  questions  fondamentales  pour- 
ront recevoir  une  solution  rationnelle  basée  sur  des  données  cer- 
taines et  mesurées.  La  pédagogie  scientifique  apparaît  comme  une 
suite  nécessaire  et  logique  de  la  psychologie  expérimentale. 


VAN  BIERVLIET.    —    LA    l'SYCIlOI.OGIK   ULA.MIT.VTIVK  5G9 

Que  si  mainlcnant  on  demande  comment  ces  mouvements  nés 
sur  dillV'ienls  points  du  domaine  biologi(Hie  consliluenl  une  science 
uni(iue,  (jui'l  lien  existe  entre  l'étude  des  modiliculions  psychiques 
faites  par  les  aliénistes,  les  cliniciens,  les  antliropologistes,  les 
psychologues  de  profession  et  les  pédagogues,  quels  liens  font  que 
cet  ensemble  d'investigations  conslilue  une  recherche  unique,  nous 
dirions  que  c'est  la  conformité  de  leurs  caractères  généraux  et 
nous  citerons  les  suivants  : 

Pii)iiu  :  L'absence  de  préoccupations  métaphysiques;  les  diffé- 
rentes catégories  de  savants  qui  explorent  le  domaine  psychique, 
sont  poussés  avant  tout,  semble-t-il,  par  un  souci  utilitaire  et  dési- 
reux de  trouver  immédiatement  des  applications  :  guérison  des 
malades,  amendements  des  enfants  anormaux,  orthopédie  des 
facultés  intellectuelles. 

L'absence  de  préoccupations  théoriques  sur  la  nature  du  domaine 
psyclii(iue,  permet  d'observer  les  faits  sans  parti  pris,  de  contrôler 
leur  mécanisme  par  l'observation  scientifique  et  lexpérimenlalion, 
en  un  mot  de  faire  l'inventaire  exact  et  mesuré  du  contenu  de  la 
conscience,  estimé  jusqu'ici  par  le  sens  intime.  De  là  sortira  un 
jour  une  métaphysique  sans  doute  bien  différente  de  celle  qui  fut 
le  fond  de  l'ancienne  psychologie  ;  mais  les  psychologues  expéri- 
mentateurs, qu'ils  soient  aliénistes,  anlhropologistes,  physiologistes 
ou  simplement  psychologues  ne  se  soucient  pas  des  théories  qui 
sortiront  de  leurs  découvertes,  ils  ne  voient  que  les  faits  et  traitent 
le  psychique  absolument  comme  une  autre  matière  des  sciences 
biologiques. 

Secundo  :  Par  suite  de  leurs  innombrables  observations,  les  psy- 
chologues expérimentateurs  ont  appris  qu'il  y  a  des  différences  et 
des  variétés  presque  infinies  entre  les  sujets  qu'ils  observent.  Pre- 
nons un  exemple  dans  la  psychologie  pédagogique  :  à  propos  du 
surmenage  ou  mieux  de  la  fatigue  intellectuelle,  dont  je  parlais 
tantôt.  Dès  les  premières  expériences  on  s'est  aperçu  qu'il  y  avait 
des  enfants  qui  à  la  fin  dune  classe,  quand  leurs  camarades  accu- 
saient une  fatigue  considérable,  demeuraient  eux  absolument 
aussi  sensibles  aux  stimulations  tactiles  que  s'ils  avaient  pris  un 
long  repos.  Bien  plus,  on  trouve  que  chez  quelques-uns  la  sensi- 
bilité au  toucher  loin  d'avoir  diminué  à  la  suite  d'une  heure  de 
leçon  s'est  au  contraire  accrue!   L'observation  soigneuse  donne 


570  KEVUK    PHILOSOPHIQUE 

aux  psychologues  de  l'école  expérimentale  une  conception  beau- 
coup plus  juste  de  la  nature  de  l'être  conscient.  Et  comme  consé- 
quence de  cette  conception  imposée  par  les  premiers  résultats  de 
l'observation  scientifique  naît  le  souci  d'étudier  une  question  psy- 
chologique, non  plus  sur  deux  ou  trois  spécimens,  mais  sur  le  plus 
grand  nombre  de  sujets  possibles. 

Tertio  :  Les  psychologues  expérimentateurs  ont  non  seulement 
remplacé  l'introspection  du  psychologue  s'étudiant  lui-même  par 
l'examen  du  plus  grand  nombre  possible  de  sujets  variés,  mais 
encore  ils  ont  tâché  de  rendre  autant  que  possible  objective  la 
valeur  de  leurs  examens. 

Si  on  suit  le  développement  des  méthodes  en  usage  dans  l'école 
expérimentale,  on  voit  que  spontanément,  avec  une  espèce  de 
logique  naturelle,  on  monte  de  l'introspection  élargie,  devenue 
examen  de  conscience  des  masses,  jusqu'à  la  mesure  précise  des 
caractères  objectifs,  signes  extérieurs  des  particularités  conscientes 
individuelles.  Au  début  du  mouvement  nous  voyons  fleurir  le 
régime  des  questionnaires.  L'introspection  pratiquée  sur  lui-même 
par  le  psychologue  le  plus  avisé,  ne  vaut  dans  tous  les  cas  que 
comme  monographie.  D'aucuns  ont  cru  naïvement  que  tout  ce  qui 
se  passe  en  eux,  se  passe  de  la  même  façon  chez  chacun  de  leurs 
semblables.  Le  savant  Stricker,  lui-même,  type  de  verbo-moteur,  a 
conclu  que  chacun  pense  comme  lui  et  conclu  à  l'universalité  du 
type,  très  répandu  d'ailleurs  dont  il  est  un  spécimen. 

Les  questionnaires  avaient  pour  but  de  substituer  à  l'examen  de 
conscience  privé,  un  examen  public  portant  sur  des  centaines, 
voire  sur  des  milliers  de  personnes.  Une  série  de  questions  soi- 
gneusement formulées  et  judicieusement  choisies  était  adressée 
directement  ou  par  la  voie  de  la  presse  à  une  foule  de  lecteurs  qui 
y  répondaient  après  s'être  examinés  plus  ou,  moins  scrupuleuse- 
ment. 

Ce  procédé,  grâce  à  certaines  circonstances,  donna  parfois  des 
résultats  heureux.  Dans  une  foule  d'autres  cas,  les  résultats  que 
l'on  en  put  tirer  furent  tout  à  fait  négligeables. 

On  essaya  de  remplacer  le  questionnaire  écrit  par  un  interroga- 
toire ou  questionnaire  oral.  Le  sujet  mis  en  présence  de  l'auteur 
est  plus  ou  moins  surveillé  par  lui;  ses  réponses  sont  interprétées 
par  son  attitude,  son  ton,  etc.  Quelles  que  soient  les  précautions 


VAN  BIERVLIET.    —    lA    l'SY(.H(i|.()(;iK    Ql  ANTITATIVK  371 

prises,  dans  tous  les  cas  on  fait  de  1  introspection,  et  (jui  pis  est, 
de  lintrospection  interprétée  deux  fois,  par  le  sujet  d'abord,  par 
rexpérinienlaleur  ensuite. 

Pour  éviter  les  défauts  inhérents  aux  méthodes  précédentes,  on 
imagina  le  procédé  d'enquête  objective  au  moyen  de  tests.  A  un 
grand  nombre  de  sujets,  on  présente  des  dessins,  des  couleurs, 
des  chilVres,  etc.  Sur  Tensembie  des  stimulations  produites  on  note 
les  effets  dillérents  produits  chez  chaque  sujet. 

Ici  plus  d'introspection  et  néanmoins  ravanlage  d'étudier  un 
grand  nombre  de  sujets.  Par  exemple,  on  se  présente  dans  une 
classe,  car  c'est  surtout  dans  les  classes  qu'ont  été  faites  les  expé- 
riences sur  les  masses,  et  l'on  présente  aux  enfants  quatre  lignes 
de  longueur  inégale.  On  prie  les  élèves  de  reproduire  ces  tests 
exactement.  Cinquante,  quatre-vingts,  voire  cent  élèves  repro- 
duisent en  tout  deux  cents,  trois  cents,  quatre  cents  lignes.  Celles- 
ci  dilïcient  [)lus  ou  moins  des  lests  présentés.  En  général  les  plus 
longues  sont  reproduites  trop  courtes,  et  les  trop  courtes  plus 
longues  qu'elles  ne  le  sont  en  réalité.  On  refait  cette  expérience 
dans  les  huit  classes  d'une  école,  donc  chez  les  enfants  les  plus 
jeunes,  les  moyens  et  les  plus  Agés.  Ainsi  on  mesure  la  valeur  des 
erreurs  commises  en  moyenne  par  les  plus  jeunes  et  les  plus  Agés, 
on  en  déduit  ce  que  vaut  leur  mémoire  des  longueurs,  etc.,  etc. 
Les  expériences  faites  en  commun,  ont  toutes  un  défaut  inévitable  : 
on  n'obtient  que  des  résultantes  sans  connaître  exactement  la 
valeur  des  composantes  qui  les  ont  formées.  Cinquante  élèves  ont 
commis  ensemble  une  erreur  moyenne  de  I/IO,  je  suppose.  Que 
vaut  cette  faute?  Parmi  ces  cinquante  élèves  quelques-uns  étaient 
peut-être  fatigués,  quelques  autres  pouvaient  être  mal  disposés. 
Voilà  deux  circonstances  qui  changent  la  signification  du  chilTre 
exprimant  les  erreurs  commises. 

Pour  mieux  préciser  la  valeur  d'une  résultante  obtenue  dans  des 
conditions  variables,  certains  auteurs  ont  examiné  à  part  au 
laboratoire  quelques-uns  des  sujets  ayant  d'abord  participé  aux 
expériences  en  masse.  Ils  faisaient  d'abord  une  première  expérience 
en  commun  sur  tous  les  élèves  d'une  classe  par  exemple;  puis 
refaisaient  des  opérations  identiques  sur  queUpies-uns  de  ces  mêmes 
élèves  examinés  en  particulier. 

De  semblables  travaux  faits  au  laboratoire  sur  quelques  sujets, 


572  REVUE    PUILOSOPHIQUE 

voire  sur  un  seul,  ont  donné  des  résultats  intéressants.  Mais  en 
opérant  sur  un  petit  nombre  on  retombe  dans  le  défaut  reproché 
aux  psychophysiciens  et  aux  psychophysiologistes. 

Enfin,  et  c'est  là  sans  doute  la  méthode  définitive,  quelques  psy- 
chologues, désireux  de  se  baser  sur  des  résultantes  sérieuses,  en 
rassemblant  les  conclusions  tirées  d'un  grand  nombre  de  cas  parti- 
culiers; et  d'autre  part  voulant  connaître  la  valeur  de  chacune  des 
nombreuses  composantes  sur  lesquelles  ils  se  sont  appuyés,  ont 
examiné  chaque  sujet  à  part  au  laboratoire,  mais  ont  multiplié 
autant  que  possible  leurs  expériences.  Ils  ont  fait  des  recherches 
expérimentales  non  plus  sur  deux  ou  trois  sujets,  mais  sur  soixante, 
cent  et  davantage. 

De  cet  ensemble  de  recherches  psychologiques  entreprises  par 
des  savants  se  plaçant  à  des  points  de  vue  différents,  je  vais  tâcher 
de  donner  une  idée  succincte.  Choisissant  quelques  travaux  carac- 
téristiques, dans  le  vaste  domaine  des  questions  traitées,  je  tenterai 
d'établir  comment  spontanément  pour  ainsi  dire  les  méthodes  se 
sont  perfectionnées.  Ici  nous  ne  trouvons  plus  comme  dans  les 
deux  phases  précédentes  de  la  psychologie  scientifique  un  chef 
imposant  ses  théories  ;  des  disciples  s'attelant  à  une  espèce  déter- 
minée de  problèmes  envisagés  d'une  façon  systématique;  mais  une 
foule  de  travailleurs  s'eflbrçant  d'arriver  à  des  buts  spéciaux  chacun 
de  la  façon  qui  lui  paraît  la  plus  pratique.  Puis,  petit  à  petit,  par  le 
jeu  naturel  de  l'initiative,  guidée  par  la  critique,  on  arrive  à  per- 
fectionner insensiblement  les  méthodes.  Parti  de  l'introspection  on 
aboutit  à  la  détermination  objective,  à  l'analyse  qualitative  et 
quantitative  du  domaine  psychique  chez  des  hommes  pris  en 
masses. 

Je  vais  passer  en  revue  les  procédés  de  plus  en  plus  parfaits 
d'analyse  psychologique  quantitative,  mis  en  œuvre  depuis  les 
enquêtes  et  questionnaires  jusqu'aux  procédés  contemporains, 
prenant  dans  chaque  espèce  un  travail  assez  caractéristique  pour 
faire  voir  les  avantages  et  les  désavantages  des  méthodes 
employées. 


VAN  BIERVLIET.    —    I A    l'SYCHOLOClE   ULAMlTATlVE  o73 


§  I.  —  Les  enquêtes. 

Le  procédé  des  enquêtes  lleuril  surloul  U  y  a  quelque  vingt-cinq 
ans;  ceux  qui  lancèrent  ce  mode  d'investigation  parlaient  d'une 
idée  juste.  Ils  voulaient  remplacer  la  simple  observation  de  soi- 
même  par  l'introspection  de  centaines,  voire  de  milliers  de  sujets. 
Celui  qui  prend  pour  base  de  ses  connaissances  psychologiques 
le  résultat  de  ses  auto-observations,  est  exposé  à  commettre  entre 
autres  deux  erreurs  principales  :  la  première,  qui  domine  toute 
l'histoire  de  la  psychologie  métaphysique  et  môme  une  partie  de 
la  psychologie  scientifique,  consiste  à  admettre  que  ce  qui  est  vrai 
pour  lauto-observateur  est  vrai  pour  toute  l'humanité.  Sans  doute 
les  hommes  sont  construits  sur  un  type  uniforme  et  ce  qui  est  vrai 
de  l'un  est  vrai  de  l'autre  d'une  manière  générale.  Tout  homme  a 
un  cœur,  des  poumons,  un  cerveau,  se  fAche  quand  on  l'irrite, 
pleure  quand  il  est  triste,  rit  quand  il  est  gai,  mais  le  cœur  de  l'un 
n'est  pas  le  cœur  de  l'autre;  la  colère  de  celui-ci  est  totalement 
difl'érente  de  la  colère  de  celui-là,  et  l'angineux  qui  voudrait, 
d'après  ses  propres  sensations,  juger  de  la  résistance  du  cœur  d'un 
homme  normal  se  tromperait  à  coup  sûr,  comme  Ihomme  normal 
qui  voudrait  prendre  les  habitudes  d'un  malade.  Si  tous  les 
hommes  sont  semblables  d'une  certaine  façon,  ils  sont  tout  aussi 
certainement  différents  d'une  foule  d'autres  façons.  L'auto-obser- 
vation peut  servir  de  base  à  une  monographie,  non  à  une  science 
qui  par  sa  nature  même  est  un  système  de  connaissances  générales. 

Un  second  défaut  résulte  pour  l'introspection  de  la  part  que 
l'imagination  et  le  raisonnement  ajoutent  au  produit  brut  de 
l'observation.  La  conscience  est  la  vision  de  soi-même,  mais  la 
vision  de  soi-même  à  travers  une  personnalité. 

Le  procédé  des  enquêtes  supprimait,  ou  du  moins  semblait 
supprimer  le  premier  des  inconvénients  de  l'introspection. 

En  plongeant  le  regard  dans  des  centaines,  des  milliers  de 
consciences  différentes,  en  observant  un  nombre  considérable  de 
personnalités  on  évitait  le  risque  de  généraliser  un  cas  particulier, 
on  se  trouvait  dans  les  meilleures  conditions  pour  démêler  dans  les 
innombrables  variétés  individuelles  les  éléments  essentiels  consti- 
tutifs des  divers  genres  de  mentalité. 


574  KEVUE    PHILOSOPHIQUE 

L'histoire  des  enquêtes  par  questionnaire  et  même  celle  des 
enquêtes  orales  est  là  pour  montrer  qu'on  se  faisait  sur  ce  procédé 
d'investigation  scientifique  de  singulières  illusions.  Pourtant  la 
méthode  réussit  quelquefois,  Galton  que  l'on  considère  générale- 
ment comme  l'inventeur  des  enquêtes  psychologiques,  a  obtenu 
des  résultats  brillants.  Ce  sont  les  enquêtes  qui  lui  révélèrent 
l'existence  d'un  certain  nombre  de  personnes  pensant  sans  le 
secours  d'aucune  image  visuelle.  Mais  Galton  lançait  ses  question- 
naires dans  son  pays,  et  les  Anglo-Saxons  ont  peut-être  une  dispo- 
sition à  s'analyser,  un  amour  des  faits  exacts,  comme  disait  Taine, 
qui  permet  de  croire  à  la  sincérité  relative  de  leurs  réponses.  Dans 
la  plupart  des  cas  le  procédé  a  lamentablement  échoué.  Bien  sou- 
vent sur  des  milliers  de  questionnaires  lancés  dans  la  circulation, 
il  en  revient  à  l'auteur  quelques  centaines  tout  au  plus.  L'avantage 
du  grand  nombre  des  sujets  observés  disparaît  par  là  même. 

Si  maintenant  on  examine  la  valeur  des  réponses  obtenues  on 
constate  que,  sauf  pour  quelques  questions  très  simples,  ces 
réponses  sont  généralement  vagues.  Sont-elles  du  moins  sincères? 

Je  ne  le  crois  pas  quand  je  songe  aux  causes  innombrables  d'er- 
reur! Le  sujet  s'observe  mal,  il  traduit  inexactement,  et  surtout  il 
embellit,  il  veut  se  montrer  sous  un  jour  favorable,  de  façon  à  pou- 
voir affronter  la  publicité  de  l'expression  écrite. 

Sa  réponse,  il  la  rédige  chez  lui,  sans  témoin,  après  avoir  mûre- 
ment réfléchi  et  composé  ses  phrases. 

Que  de  causes  de  déformation! 

L'enquête  orale  évite  quelques-uns  de  ces  inconvénients. 

L'observateur  voit  le  sujet,  comprend  par  son  attitude  le  sens  de 
ses  paroles,  peut  expliquer  une  question  vague,  élucider  une 
réponse  obscure;  le  sujet  est  forcé  de  répondre  d'emblée;  sans 
composer  ni  orner  sa  réponse. 

Dans  l'une,  comme  dans  l'autre  forme  d'enquête,  le  second 
défaut  inhérent  à  l'auto-observation,  c'est-à-dire  la  part  due  à 
l'interprétation,  non  seulement  demeure  mais  est  même  renforcé. 
Ici  les  résultats  bruts  de  l'introspection  sont  interprétés  une  pre- 
mière fois  par  chacun  des  sujets,  une  deuxième  fois  par  l'observa- 
teur lui-môme  qui  traduit  les  réponses.  En  résumé,  quand  le 
problème  étudié  est  suffisamment  clair  et  facile  à  comprendre, 
quand  il  est  possible  de  le  réduire  en  un  petit  nombre  de  questions 


VAN  BIERVLIET.    —    I-V    p.sYCHOl.OGlE   QLANTHAIIVK  b75 

tellement  précises,  qu'elles  comportent  des  réponses  infiniment 
simples  comme  oui  et  non,  le  système  des  enquêtes  écrites  et  plus 
encore  celui  des  encpuMes  orales  peut  donner  des  résultats 
sérieux;  mais  dans  l'inimense  majorité  des  cas,  il  ne  lournit  que 
des  matériaux  disparates  et  inutilisables. 

Parmi  les  multiples  enquêtes  entreprises  en  dilTérents  pays  il  en 
est  qui  lurent  fort  l»ien  conduites.  Jai  cité  Galton,  je  dois  men- 
tionner les  enquêtes  orales  laites  par  M.  RiLol,  et  parmi  celles  qui 
furent  laites  sous  forme  de  questionnaire,  l'enquête  que  M.  liinet 
adressa  aux  joueurs  d'échecs  et  qu'il  a  publiée  dans  les  journauî^ 
spéciaux. 

Parmi  les  enquêtes  faites  sur  des  questions  de  psychologie  quan- 
titative, je  choisis  celle  que  fil,  il  y  a  quelque  quinze  ans, 
M.  G.  Saint-Paul,  sur  le  langage  intérieur.  L'auteur  définit  nette- 
ment son  but.  Les  hommes  pour  penser  se  servent  d'images;  mais 
tous  n'emploient  pas  les  mêmes  sortes  de  représentations,  ou 
mieux,  chez  chacun  ne  domine  pas  la  môme  sorte  d'image. 

Les  uns  sont  plus  visuels,  d'autres  plus  auditifs,  d'aucun  jjIus 
moteurs,  etc.  L'auteur  admet  qu'en  général  les  hommes  pensent 
avec  des  images  visuelles  et  des  images  verbales.  En  d'autres 
termes  que  les  représentations  sur  lesquelles  nous  faisons  tout 
notre  travail  mental  sont  des  choses  et  des  mots.  C'est  très  proba- 
blement inexact.  11  y  a  évidemment  d'autres  sortes  de  mentalités 
que  celle  des  visuels  verbaux.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  hommes 
emploient  entre  autres  pour  penser  des  représentations  verbales. 
Nous  pensons  avec  des  mots  et  notamment  avec  des  mots  d'une 
forme  spéciale,  nous  pensons  dans  une  langue  déterminée,  géné- 
ralement celle  qui  nous  est  la  plus  familière.  Nous  pensons  quel- 
quefois en  plusieurs  langues,  ordinairement  sur  des  sujets 
dilTérents. 

Donc,  puisque  nous  pensons  avec  des  images  verbales,  il  est 
intéressant  de  savoir  quelle  est  la  forme  que  prennent  habituelle- 
ment ces  mots  chez  tel  sujet,  si  c'est  la  même  que  celle  qui  prédo- 
mine chez  tel  autre,  ou  si  d'une  manière  générale  on  trouve  chez 
les  hommes,  telle  forme  plus  répandue,  telle  autre  plus  rare. 

L'auteur  a  fait  un  (pieslionnaire  assez  long,  et  judicieusement 
composé,  il  l'a  adressé  à  un  grand  nombre  de  sujets  choisis 
surtout  parmi  les  intellectuels,   des  hommes  ayant   une   culture 


o76  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

au-dessus  de  la  moyenne.  Se  basant  sur  les  réponses  reçues  de 
deux  cents  d'entre  eux  il  établit  une  classification  des  types  ver- 
baux. 

Le  questionnaire  porte  sur  l'acuité  des  divers  organes  des  sens, 
sur  la  mémoire  des  sensations,  sur  le  langage  intérieur,  sur  les 
rêves,  les  aptitudes  générales  et  contient  enfin  des  demandes  de 
renseignements  généraux.  Pour  donner  une  idée  de  la  précision 
du  questionnaire,  je  transcris  quelques  questions. 

A.  Audition  verbale.  —  Lorsque  vous  pensez,  êtes-vous  de  ceux  qui 
entendent  en  dedans  d'eux-mêmes,  intérieurement,  mentalement 
tous  les  mots  de  leur  pensée,  comme  Rivarol  qui  déclarait  que 
dans  la  retraite  et  dans  le  silence  un  homme,  en  méditation  enten- 
dait en  lui-même,  une  voix  secrète  qui  lui  nommait  tous  les  objets 
auxquels  il  pensait! 

B.  Imagination  verbale  visuelle.  —  Êtes-vous  de  ceux  au  contraire 
qui  lisent  les  mots  de  leur  pensée  comme  s'ils  étaient  écrits  devant 
eux?  Ainsi  Charma  qui  disait  :  «  Nous  pensons  notre  écriture 
comme  nous  écrivons  notre  pensée.  »  Est-ce  dans  ce  cas  votre 
écriture  que  vous  lisez,  ou  bien  sont-ce  des  caractères  d'impri- 
merie? Gomment  sont  disposées  les  lignes? 

G.  Articulation  verbale.  — Appartenez-vous  enfin  à  la  catégorie  de 
ceux  qui  parlent  mentalement  les  mots  de  leurs  pensées?  Êtes-vous 
comme  Montaigne  qui  nous  dit  :  «  Ce  que  nous  parlons,  il  faut  que 
nous  le  parlions  premièrement  à  nous  et  que  nous  le  fassions 
sonner  en  dedans  de  nos  oreilles  avant  que  de  l'envoyer  aux  étran- 
gères. » 

Il  est  impossible  de  poser  plus  clairement  les  questions,  illustrée 
chacune  par  un  exemple  typique. 

Certes,  s'il  n'y  avait  eu  parmi  les  sujets  interrogés  par  l'auteur 
que  des  verbo-auditifs,  des  verbo-visuels  et  des  verbo-moteurs,  les 
réponses  nettes  se  fussent  produites  pour  ainsi  dire  d'emblée  et 
l'on  aurait  pu  diviser  les  200  sujets  en  trois  catégories  bien 
distinctes. 

Malheureusement  la  classification  qui  semblait  si  simple  quand 
on  examinait  la  question  théoriquement,  n'apparaît  plus  du  tout 
telle  quand  on  essaie  de  classer  les  réponses  obtenues. 
'    Les  sujets  ne  se  divisent  nullement  en  trois  espèces  définies.  11  y 
a    des    combinaisons   innombrables   de   types    intermédiaires    et 


VAN  BIERVLIET.    —    IV    PSYCHOLOGIE   QUA^TITATINE  577 

(l'aiicuns  (ju'il  esl impossible  déclasser  par  la  raison  qu'ils  ag^issent 
lanlôl  comme  les  types  d'une  espèce,  lantùt  comme  ceux  d'une 
tout  autre  espèce.  En  compidsant  ses  réponses,  extrêmement 
intéressantes  pour  la  plupart,  recueillies  après  quehjues  semaines; 
voici  comment  l'auteur  croit  devoir  classifier  les  types.  fLe  travail 
a  porté  sur  les  réponses  des  200  premiers  sujets.) 

Le  verbo-audili f  s\\h'\i  les  représentations  de  ses  mots  sous  forme 
de  sons  qui  retentissent  intérieurement  eu  lui.  c'est  à  peu  près  le 
type  qui  entend  comme  Rivarol,  il  n'articule  pas  les  mots  qu'il 
pense,  «  quand  il  apprend  par  cœur  il  ne  remue  pas  les  lèvres  ».  • 
.  L" nudilivo-moteur  verbal  entend  à  la  fois  et  parle  sa  pensée  ou 
bien  simultanément,  ces  cas  semblent  bien  rares,  ou  bien  succes- 
sivement, comme  cela  se  rencontre  chez  les  sujets  qui  font  inté- 
rieurement des  conversations,  ou  des  dialogues,  qui  parlent  et 
entendent  une  voix  qui  leur  répond. 

Le  verbo-moteurcsi  un  être  tout  de  réaction,  il  parle  sa  pensée. 
C'est  le  type  si  bien  décrit  par  SIricker.  Il  a  dans  les  muscles  pho- 
nateurs les  contractions  appropriées  pour  exprimer  toutes  ses 
représentations  mentales.  C'est  à  ce  type  que  semble  avoir  appar- 
tenu Monlaii^ne  qui  dit  :  «  Ce  que  nous  pensons  il  faut  que  îious  le 
parlions  ù  nous  et  que  nous  le  fassions  sonner  en  dedans  de  nos 
oreilles  *.  » 

Les  sujets  de  ce  type  pensent  sous  forme  de  discours.  Parfois  le 
discours  ne  demeure  pas  simplement  mental,  les  contractions  des 
muscles  phonateurs  acquièrent  une  intensité  telle  que  le  sujet 
parle  réellement. 

Le  Numa  Roumestan  de  Daudet,  réalise  ce  type  de  verbo- 
moleur.  Pour  penser  il  a  besoin  de  parler. 

Deux  remarques  sur  ce  type  :  la  première  est  de  l'auteur 
lui-même  :  le  verbo-moteur  entend  généralement  son  propre  dis- 
cours intérieur,  il  serait  donc  en  môme  temps  verbo-audilif?  Non, 
dit  M.  Saint-Paul,  car  cette  audition  n'est  qu'une  conséquence  de 
son  articulation  et  de  plus  elle  est  tout  à  fait  accessoire,  le  verbo- 
moteur  peut  penser  sans  le  secours  de  ces  images  consécutives. 
J'ajoute  une  seconde  remarque,  c'est  que  tout  homme  sous 
l'empire  dune  émotion  intense  semble  porté  à  exj)rimer  tout  haut 

1.  Thèse  de  .M.  G.  Saint-Paul,  p.  66. 

TOME  LXlv.  —  1907,  37 


578  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

ses  pensées,  à  devenir  un  verbo-moteur  caractérisé.  Remarquons 
encore  que  le  verbo-moteur  se  conçoit  sous  deux  formes  :  celui 
qui  articule,  celui  qui  écrit  ses  mots. 

Le  moteur^  intérieurement  mime  sa  pensée.  Il  faut  le  distinguer 
du  verbo-moteur  et  du  grapho-moteur.  Ici  les  pensées  du  sujet  se 
traduisent  par  des  contractions  appropriées  d'an  grand  nombre 
de  muscles  du  corps,  et  spécialement  par  des  jeux  de  physionomie, 
des  ébauches  de  gestes.  Lorsque  ces  types  moteurs  entendent  ou 
lisent  un  récit  ils  prennent,  en  partie  du  moins,  les  attitudes  cor- 
respondant aux  événements.  Le  type  moteur  est  reconnaissable  à 
ses  allures,  les  moteurs  sont  des  gesticulateurs. 

Le  verbo-visuel  moteur  est  le  type  qui  spontanément  à  la  fois  pro- 
nonce et  lit  les  mots  de  ses  pensées. 

Le  verbo-visuel,  découvert  par  Galton,  lit  mentalement  devant 
ses  yeux  ses  pensées  écrites  ou  imprimées  généralement  en  noir 
sur  fond  blanc. 

h'auditivo-visuel  verbal  à  la  fois  voit  ses  pensées  écrites  et  les 
entend  résonner  intérieurement. 

Ce  type  est  exceptionnel.  L'auteur  n'en  cite  que  deux  cas,  l'un 
par  simultanéité,  l'autre  par  succession. 

Enfin  le  type  indifférent  est  celui  qui  pense  tantôt  avec  telles 
images,  tantôt  avec  telles  autres. 

Quand  on  lit  attentivement  les  nombreuses  réponses  recueillies 
par  M.  Saint-Paul,  on  est  frappé  entre  autres  de  voir  que  comme 
je  le  disais  tout  à  l'heure,  des  sujets  qui  semblent  appartenir  à  un 
type  bien  défini  quand  on  examine  l'ensemble  de  leur  vie  mentale, 
agissent  comme  des  types  tout  à  fait  différents  pour  une  certaine 
forme  d'occupations  intellectuelles  particuhères.  Je  n'en  veux  citer 
que  deux  exemples.  —  M.  Claretie  écrit  :  «  Je  lis  devant  moi  ce 
que  je  pense.  J'entends  parler  l'espagnol  en  moi.  »  M.  Coquelin 
cadet,  qui  n'est  pas  verbo-moteur  en  général,  le  devient  pour  ses 
rôles,  qui  lui  apparaissent  avec  tous  les  mots,  les  points,  les  vir- 
gules, les  taches  même. 

La  conclusion  qui  s'impose  après  avoir  pris  connaissance  du 
travail  de  M.  Saint-Paul;  c'est  qu'il  existe  sans  doute  des  types 
divers  de  verbaux,  mais  que  ces  types  eux-mêmes  sont  assez  mal 
déterminés.  Au  lieu  des  trois  classes  bien  définies  :  auditifs,  visuels, 
moteurs,  on  trouve  une  division  beaucoup  plus  compliquée,  et 


VAN  BIERVLIET.    —   LA    PSYCHOLOGIE  QIA>TITAT1\E  579 

encore,  semble-l-il,  ces  nombreux  types  sont  i)lus  ou  moins  llol- 
lanls. 

C'est  ce  (jue  l'auteur  lui-mOme  reconnaît  en  disant  avec  beau- 
coup de  modestie  :  «i  De  conclusion  de  ces  premières  recherclies, 
on  n'en  peut  attendre  que  de  très  générales,  s'il  est  des  résultats  il 
est  encore  davantage  d'hypothèses  »  et  plus  loin  :  a  Un  autre  point 
sur  lequel  il  est  utile  d'insister,  c'est  que  les  types  purs  (Slricker, 
Egger,  etc.),  s'ils  ne  sont  pas  exceptionnels  sont  du  moins  rares.  » 

C'est  en  tenant  compte  de  ces  réserves  qu'il  faut  lire  le  tableau 
final,  donnant  sur '200  sujets  le  pour  cent  des  dillérents  types  :    - 

« 

A.  Types  à  prédominance  de  verbo-arliculalion  mentale 72 

B.  Types  à  prédominance  de  verbo-audition  mentale 28 

C.  Types  allernanls,  tantôt  du  type  A  tantôt  du  type  B 20 

D.  Types  à.  prédominance  de  verbo-visuélisine  vrai 12 

E.  Types  alternants  tantôt  comme  ceux  de  A  tantôt  comme  ceux  de  B.    .   .  15 

F.  Types  verbo-visuels  moteurs 20 

G.  Auditivo-visuels     :    fiar  simultanéité 1 

par  alternative 1 

H.  Verbo-indilTérents  :  par  simultanéité 0 

par  alternative 1 

1.  Indéterminés 30 

Total 200 

M.  G.  Saint-Paul  a  publié  un  ouvrage  ultérieur'  traitant  de 
façon  plus  complète  la  question  du  langage  intérieur.  Mais  comme 
nous  faisons  ici  non  pas  l'histoire  d'une  question  de  psychologie, 
mais  l'histoire  d'un  mouvement,  la  thèse  basée  sur  le  question- 
naire nous  a  semblé  plus  intéressante. 

§    II.    —    EXPÉHIE.NCES   SUR   LES   MASSES. 

Aux  enquêtes  sur  les  masses  se  substituèrent  peu  à  peu  les 
expériences  avec  tests.  Ce  sont  surtout  les  pédagogues  ou  mieux 
les  psychologues  à  préoccupations  pédagogi(iues  qui  usèrent  de 
cette  méthode.  D'innombrables  travaux  furent  entrepris  surtout 
sur  les  élèves  des  écoles.  Ce  sont  des  sujets  tout  désignés.  Ils  sont 
nombreux,  on  en  trouve  de  différents  âges  depuis  cinq  à  six  ans 
jusqu'à  vers  quatorze  à  quinze  ans  et  plus  Agés  encore  dans  les 
établissements  d'humanités  ou  les  écoles  professionnelles.  Ils  sont 
disciplinés,  habitués  à  répondre  par  écrit,  plus  ou  moins  dressés 

1.  Le  langage  intérieure,  Paris,  F.  Alcan,  1904. 


580  ItEVUE    PHILOSOPHIQUE 

à  Tobéissance.  Enfin  c'est  chez  eux  notamment  qu'il  est  le  plus 
aisé  d'étudier  les  questions  pédagogiques,  le  développement  des 
facultés  intellectuelles,  mémoire,  imagination,  attention,  et  en  par- 
ticulier la  fatigue  intellectuelle. 

J'examinerai  deux  travaux  seulement,  l'un  portant  sur  la  fatigue, 
l'autre  sur  le  développement  d'une  faculté,  la  mémoire  immédiate. 

La  première  de  ces  études  a  été  faite  par  M.  Joh  Friedriech. 

Les  résultats  en  furent  publiés  dans  la  Zeitschrift  fur  Psycho- 
logie und  Physiologie  der  Sinnesorgane^,  c'est  un  travail  fort 
consciencieux  et  très  méthodique,  un  des  meilleurs  à  coup  sûr  qui 
ait  paru  sur  la  question.  11  montre  à  quelle  précision  l'on  peut 
arriver  en  employant  des  méthodes  relativement  simples.  L'auteur 
se  propose  d'atteindre  un  triple  but,  déterminer  : 

1°  La  qualité  du  travail  intellectuel  aux  différentes  heures  du  jour  ; 

2°  L'influence  de  la  durée  des  leçons  sur  l'aptitude  au  travail 
des  élèves; 

3°  L'influence  des  temps  de  pause. 

En  d'autres  termes  comment  travaille-t-on  aux  différentes  heures 
d'une  journée  de  classe?  Quelle  fatigue  résulte  des  leçons  plus  ou 
moins  prolongées?  Jusqu'à  quel  point  cette  fatigue  est-elle  com- 
battue par  les  récréations  et  quelle  est  la  meilleure  distribution 
de  ces  temps  de  pause? 

Les  expériences  ont  été  faites  sur  51  élèves  âgés  en  moyenne 
de  dix  ans.  Pendant  les  6  semaines  qu'ont  duré  les  recherches, 
renseignement  se  faisait  absolument  comme  d'habitude. 

Deux  méthodes  furent  employées  pour  mesurer  à  la  fois  le  degré 
de  fatigue  ou  plus  exactement  la  résultante  entre  ces  deux  com- 
posantes :  entraînement  et  fatigue.  D'abord  la  méthode  des  dic- 
tées. L'auteur  dictait  douze  phrases  choisies  de  façon  à  présenter 
des  difficultés  égales.  Chacune  des  phrases  était  formée  avec  soin 
et  se  composait  d'un  nombre  à  peu  près  équivalent  de  lettres.  Le 
fond  et  la  forme  de  ces  dictées  ne  s'écartait  pas  de  celles  que  les 
élèves  faisaient  habituellement.  Chaque  mot  difficile  avait  été 
expliqué,  épelé  et  écrit  au  tableau.  Toutes  les  phrases  présentaient 
des  difficultés  égales.  L'auteur  en  a  fait  la  preuve  en  dictant  un 
jour  les  douze  phrases  dans  un  certain  ordre,  puis  un  autre  jour, 

1.  Voss,  éditeur.  Hambourg  et  Leipzig,  18  décembre  1896,  p.  1  à  53. 


VAN  BIERVLIET     —    I A    PSYCHOLOGIE   QUANTITATIVE 


.•i81 


longlciups  après,  dans  lorilre  inverse.  Dans  le  premier  cas  comme 
dans  le  second,  le  nombre  des  fautes  commises  est  allé  en  aug- 
mentant de  la  premi«'re  phrase  î\  la  dernière. 

Pour  cluuiue  expérience  un  a  toujours  procédé  de  façon  iden- 
tique :  l'auteur  lit  une  première  phrase.  Deux  élèves  la  répètent 
clairement  à  haute  voix,  ceci  afin  d'être  sûr  que  les  élèves  ont  bien 
compris.  Puis  tous  les  élèves  écrivent  la  phrase  entendue.  A  un 
signal,  ils  lèvent  tous  la  tôte  étant  mis  ainsi  dans  l'impossibilité  de 
relire  leur  texte  et  de  le  corriger  éventuellement. 

On  suivait  le  môme  procédé  pour  la  lecture  et  la  copie  succes- 
sive des  onze  phrases  suivantes.  La  lecture  et  la  transcription  de 
chaciue  phrase  prenait  en  moyenne  2  l/t>  minutes.  L'ensemble  des 
exercices  une  1/^  heure. 

Les  expériences,  toujours  régulièrement  conduites  comme  il 
vient  d'être  dit,  ont  été  faites  à  des  heures  ditVérentes  après  une 
période  de  travail  plus  ou  moins  prolongée  entrecoupée  ou  non 
par  des  temps  de  repos. 

On  a  fait  : 

Après  deux  heures  de  leçon  l'après-midi  sans  récréation. 

Les  expériences  ont  duré  six  semaines. 

Dans  ses  résultats  l'auteur  a  tenu  compte  des  fautes  et  aussi  des 
corrections  de  fautes  faites  par  les  élèves  eux-mêmes. 

Quand  on  examine  le  tableau  résumant  les  fautes  commises 
dans  les  dictées  faites  aux  dilïerentcs  périodes  du  jour,  on  est 
tout  d'abord  frappé  de  voir  que  la  fatigue  intellectuelle  se  fait 
sentir  toujours  de  la  même  façon  dans  le  cours  de  lexercice  de 
dictée  lui-même.  Sauf  pour  le  premier  de  tous  les  exercices,  on 
trouve  une  courbe  uniforme;  la  ligne  des  ordonnées  monte  depuis 
la  première  phrase  jusqu'à  la  dernière.  Mais  cette  ligne  présente 
une,  parfois  deux  cassures.  Il  semble  y  avoir  au  cours  de  l'exercice, 
un  brusque  regain  d'attention. 

Examinons  le  nombre  total  des  fautes  commises  par  le  groupe 
des  51  sujets  aux  diflércnts  moments  de  la  journée  de  classe.  Us 
sont  extrêmement  instructifs  : 

Nombre  de  fautes  commises  le  malin  : 

Avant  la  première  iieure 41  fautes '. 

1.  En  réalité  il  ne  subsistait  que  33  fautes,   14  ayant   été  corrigées  par  les 
élèves  eux-mêmes. 


582  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Après  1  heure 70  fautes  K 

Après  2  h.  (8  m.  récréât.) 122  — 

Après  2  h.  (sans  récréât.) 158  — 

Après  3  h.  {2  récréations) 172  — 

Après  3  h.  (/  récréation) 183  — 

Nombre  de  fautes. commises  l'après-midi  : 

Avant  la  1"  heure  62  — 

Après  la  T"  h.  (gymnastique) 152  — 

Après  2  h.  (15  m.  récréât.) 107  — 

Après  1  h.  (sans  récréation) 189  — 

Une  remarque  s'impose  à  propos  du  chiffre  de  152  fautes  obte- 
nues l'après-midi  dans  des  conditions  tout  à  fait  spéciales  :  c'est 
en  effet  après  une  heure  de  g'ymnastique  que  se  révèle  cet  énorme 
accroissement  de  fatigue  intellectuelle.  Il  y  a  longtemps  que  les 
physiologistes  ont  démontré  que  la  fatigue  physique  ne  délasse  pas 
du  tout  le  cerveau. 

Si  on  examine  l'ensemble  de  ces  chiffres,  on  voit  que,  d'une 
manière  générale,  la  fatigue  intellectuelle  d'un  écolier  croît  le 
matin  comme  l'après-midi  depuis  le  commencement  des  leçons 
jusqu'à  la  fin.  On  voit  que  la  fatigue  est  au  minimum  le  matin,  que 
l'après-midi,  même  après  un  repos  de  3  heures  elle  est  plus  grande 
que  le  matin. 

Ce  n'est  peut-être  pas  la  fatigue  intellectuelle  proprement  dite 
qui  est  la  cause  de  l'augmentation,  légère  d'ailleurs,  des  fautes 
commises  au  début  de  l'après-midi.  Je  suis  fort  tenté  de  croire 
que  le  travail  de  la  digestion  y  est  pour  une  part  et  cela  d'autant 
plus  que  l'accroissement  proportionnel  des  fautes  après  2  heures 
de  travail,  que  cet  accroissement,  dis-je,  est  plus  marqué  le  matin 
que  l'après-midi.  En  effet  on  note  122  fautes  après  deux  heures  de 
classe  le  matin;  ce  total  rapporté  au  nombre  de  47  fautes  commises 
au  début  de  la  matinée,  représente  plus  du  triple.  Après  2  heures 
de  classe  l'après-midi  le  nombre  des  fautes  n'est  que  de  107,  moins 
que  122;  et  rapporté  au  nombre  de  fautes  commises  au  début  de 
l'après-midi,  67,  ce  n'est  pas  môme  le  double. 

Les  chiffres  montrent  encore  de  façon  évidence  l'influence  bien- 
faisante des  pauses  ou  récréations.  Mais  ici  Fauteur  aurait  pu 
pousser  ses  expériences  plus  loin.  La  question  du  nombre  et  de  la 
répartition  des  récréations  est  extrêmement  complexe.  Il  faut 
tenir  compte  de  leur  influence  sur  les  deux  facteurs  :  l'entraîne - 

i.  58  fautes,  12  corrections. 


VAN  BIERVLIET.    —    I  A    l'>YCII(>LOGIK   QL'A>iTlTATI\  li 


583 


raenl  dune  pari,  la  fali^ue  de  l'aulre.  Une  récréalion  mal  placée 
reposera  sans  doute,  mais  si  elle  contrarie  les  elïets  de  l'entraîne- 
ment, son  action  sera  plutôt  nuisible.  11  faudrait  connaître  la  durée 
exacte  de  la  prédominance  de  rentralnemenl  et  cela  aux  dilïérents 
âges  et  chez  les  dilïérents  sujets  (lillcs  et  garçons);  c'est  là  un  pro- 
blème fort  complexe,  je  l'avoue,  mais  capital.  Tant  ([u'il  ne  sera 
pas  résolu,  il  sera  impossible  de  distribuer  les  temps  de  récréations 
de  façon  rationnelle.  L'auteur  a  cru  pouvoir  conclure  de  ses  don- 
nées (luuii  repos  de  8  minutes  après  une  heure  est  préférable  à  un 
repos  de  15  minutes  après  2  heures  ;  que  2  récréations  de  15  minutes 
yalenl  mieux  qu'une  seule  de  la  môme  durée,  mais  ce  ne  sont  là 
que  des  indications  générales. 

On  pourrait  objecter  que  la  méthode  des  dictées  ne  donne  pas 
une  mesure  exacte  de  la  fatigue,  pour  éviter  ce  reproche  et  prouver 
que  le  nombre  des  fautes  commises  en  écrivant  des  phrases  est 
bien  dû  à  la  fatigue,  l'auteur  a  recours  à  un  autre  procédé,  celui 
des  opérations  d'arithmétique  relativement  simples  :  additions  et 
multiplications. 

Chaque  série  d'expériences  comprenait  cette  fois  au   lieu   de 
douze  phrases,  dix  opérations  à  savoir  :  cinq  additions  et  cinq 
multiplications,   présentées   de   telle   façon    qu'une    addition     fût 
suivie  d'une  multiplication  et  celle-ci  d'une  addition. 

Les  nombres  à  additionner  se  composaient  tous  les  deux  de 
20  chiffres  chacun  et  étaient  formés  en  plaçant  sans  ordre,  côte  à 
côte,  deux  fois  la  série  de  dix  chilîres  de  0  à  9.  Pour  les  multipli- 
cations on  prenait  comme  multiplicande  le  premier  nombre  à 
additionner  et  comme  multiplicateur  les  nombres  2  à  6. 

Ces  données  n'étaient  pas  énoncées  de  vive  voix  comme  les 
phrases  des  dictées,  mais  imprimés  sur  une  feuille  de  papier.  Il  y 
avait  un  espace  suffisant  pour  inscrire  au-dessous  des  données  le 
résultat  des  opérations. 

Les  dimensions  des  caractères  imprimés  étaient  de  i  millimètres 
ce  qui  empêchait  de  confondre  des  chilîres  qui  se  ressemblent. 

Le  travail  de  calcul  commençait  à  un  signal  donné  et  cessait 
après  vingt  minutes.  Après  ce  délai  on  ramassait  toutes  les  copies. 

Quand  on  examine  les  résultats  obtenus  dans  chacun  de  ces 
exercices,  on  constate  que  le  nombre  des  fautes  de  calcul  suit  ici 
encore  une  courbe  uniforme,  et  va  en  augmentant  du  commence- 


584  ItEVUE   PHILOSOPHIQUE 

ment  à  la  fin  de  l'exercice.  L'auteur  additionne  le  nombre  de 
fautes  commises  dans  les  5  premières  opérations  puis  dans  les 
5  dernières.  La  proportion  des  erreurs  est  toujours  plus  considé- 
rable dans  cette  seconde  moitié. 

Ainsi  dans  le  premier  exercice,  avant  la  première  heure  de  classe 
du  matin,  le  nombre  de  fautes  commises  est  de  112  '  en  tout,  dont 
49  seulement  dans  les  cinq  premiers  problèmes  et  63  dans  les  cinq 
derniers.  Cette  inégalité  devient  beaucoup  plus  sensible  quand  le 
nombre  total  des  fautes  augmente,  donc  quand  la  faligue  s'accroît. 

Ainsi  après  3  heures  de  classe  le  matin,  heures  séparées  par 
deux  récréations  de  lo  minutes,  les  fautes  dans  les  cinq  premiers 
problèmes  montent  à  75,  dans  les  cinq  derniers  à  126,  soit  dans  le 
rapport  de  3  à  5. 

Les  expériences  ont  été,  comme  les  précédentes,  régulièrement 
conduites  et  faites  systématiquement  au  début  des  classes,  matin 
et  après-midi,  après  une,  deux,  trois  heures  de  travail  entrecoupées 
ou  non  par  des  temps  de  pause. 

Nombre  des  fautes 

Le  malin  avant  la  V  heure  de  classe 112  2 

Après  la  r»  heure  de  classe 119 

—  2  heures  (récréation  de  S  minutes) 201 

—  2  heures  (pas  de  récréation) 207 

—  3  heures  (2  récréations  de  15  minutes) 201 

—  3  heures  (une  récréation  à  la  2°  heure) 230 

—  3  heures  (sans  pause) 236 

L'après-midi  avant  la  1"  heure 185 

Après  !a  1"  heure 199 

—  la  2°  heure  (récréation  intercalée) 218 

—  la  2°  heure  (sans  récréation) 251 

Ici  encore  on  constate  que  le  nombre  des  fautes  commises  au 
début  des  leçons  de  l'après-midi  est  supérieur  à  celui  que  l'on 
commet  le  matin  à  8  heures.  Quand  on  compare  les  chiffres  du 
matin  :  112,  201  et  207,  la  différence  est  beaucoup  plus  grande 
qu'entre  ceux  de  l'après-midi  :  186,  218  et  251.  Ce  qui  confirme 
l'interprétation  donnée  plus  haut.  La  fatigue  semble  moindre  mais 
la  digestion  contrarie  le  travail  intellectuel. 


1.  Ici  on  ne  compte  que  les  fautes  seules,  en  négligeant  celles  que  les  élèves 
eux-mêmes  ont  corrigées. 

2.  C'est-à-dire  112  fautes.  Il  y  avait  en  outre  50  fautes  corrigées.  Je  note  les 
fautes  seulement. 


VAN  BIERVLIET.    _    ,  v    i-sYCHOLOGIli   Ql  AMIIATIVI.:  585 

Les  conclusions  «^rnérales  que  l'auleur  croit  pouvoir  lirer  de  ses 
expériences  sont  les  suivantes  : 

I.  A  mesure  que  le  travail  se  prolonge,  l'aptitude  des  élèves  à 
faire  ce  travail  va  en  diminuant;  ceci  s'appuie  sur  le  lait  i\ue  dans 
toutes  les  dictées,  saut"  celle  qui  a  servi  de  tout  premier  exercice, 
le  nombre  de  fautes  va  en  augmentant  depuis  le  j)rciiii('i-  tiers  jus- 
qu'au dernier,  et  que  pour  les  problèmes  les  fautes  sont  toujours 
plus  nombreuses  dans  les  cinq  derniers  que  dans  les  cinq  premiers. 

II.  En  augmentant  la  durée  des  leçons,  on  diminue  la  valeur  du 
travail. 

.Les  travaux  les  moins  bons  sont  ceux  qui  se  font  à  la  fin  de  la 
matinée  et  à  la  fin  de  l'après-midi,  après  3  ou  2  heures  de  classe 
ininterrompues.  Et  les  3  heures  de  repos  de  midi  ne  suffisent  pas 
à  défatiguer  complètement  du  travail  du  mal  in.  Je  conteste  cette 
dernière  conclusion. 

III.  Les  pauses  sont  toujours  favorables.  La  double  récréation, 
2  fois  i/'t  d'heure  le  matin,  a  la  meilleure  influence.  Conclusion 
pratiipie  :  il  faudrait  après  chaque  heure  de  classe  une  récréation 
de  8  à  lu  minutes.  En  outre  il  faudrait  faire  le  matin  les  leçons 
difficiles  et  réserver  pour  l'après-midi  les  leçons  faciles  :  chant, 
calligraphie,  etc. 

Le  travail  de  M.  F'riedrich  porte  sur  les  variations  du  degré  d'at- 
tention aux  diverses  heures  du  jour.  MM.  Binet  et  Henri  ont  tenté 
de  mesurer  chez  les  enfants  la  force  d'une  faculté  intellectuelle  : 
la  mémoire  ou  mieux  une  forme  spéciale  de  la  mémoire,  celle  des 
mots  et  celle  des  phrases.  M.  Binet  a  fait  de  nombreuses  expé- 
riences sur  les  écoliers;  résumons  très  brièvement  son  travail  sur 
la  mesure  de  la  mémoire  des  mots. 

Les  opérations  ont  porté  sur  380  enfants,  jeunes  garçons  fré- 
quentant les  écoles  primaires  de  Paris  et  dont  l'Age  variait  entre 
huit  et  treize  ans. 

Les  expériences  ont  été  faites  dans  les  conditions  suivantes  : 

Le  directeur  de  l'école  se  rendait  avec  les  expérimentateurs  dans 
les  différentes  classes,  faisait  donner  à  chaque  élève  une  feuille  de 
papier,  sur  laquelle  l'enfant  inscrivait  son  nom,  son  âge,  le  nom  de 
la  classe  et  celui  de  l'école.  Le  directeur  expliquait  fort  clairement 
comment  on  allait  procéder,  il  annonçait  le  nombre  de  mots  qu'il 


586  IlEVUE    PHILOSOPHIQUE 

allait  prononcer,  avertissait  les  élèves  qu'ils  eussent  à  écouler  avec 
le  maximum  d'attention,  et  leur  recommandait  de  ne  prendre  la 
plume  pour  écrire  que  lorsque  le  dernier  mot  de  la  série  aurait  été 
prononcé. 

On  a  exercé  pendant  tout  le  temps  des  opérations  la  surveillance 
la  plus  minutieuse  afin  d'éviter  que  l'un  ne  copiât  les  résultats  de 
l'autre;  on  a  d'ailleurs  malgré  cette  précaution  cru  devoir  sup- 
primer les  copies  qui  semblaient  le  moins  du  monde  suspectes. 

On  énonçait  donc  sept  fois  sept  mots,  s'arrètant  après  chaque 
série  le  temps  nécessaire  pour  permettre  aux  écoliers  de  transcrire 
ce  qu'ils  avaient  retenu. 

Différentes  conclusions  découlent  de  ces  expériences.  L'influence 
minime  en  fait,  de  l'âge,  l'influence  du  nombre  des  mots  présentés, 
sur  le  nombre  total  des  mots  retenus,  etc.,  et  cette  conclusion-ci, 
plus  inattendue,  que  les  enfants  retiennent  moins  de  mots,  les 
adultes  davantage.  Je  n'insiste  pas  sur  les  résultats.  Ce  qui  importe 
ici  c'est  le  procédé  opératoire  lui-même,  la  façon  dont  on  s'y  prend 
pour  étudier  une  question  sur  une  masse  de  sujets  réunis. 

Comme  je  l'ai  observé  plus  haut,  le  principal  défaut  de  ces 
expériences  est  qu'on  ne  connaît  pas  suffisamment  la  valeur  des 
innombrables  composantes  qui  servent  à  former  la  conclusion 
résultante. 

Ainsi  pour  la  fatigue  intellectuelle  au  début  et  à  la  fin  de  la 
matinée;  on  mesure  cette  fatigue  par  le  nombre  des  fautes  com-  ' 
mises.  Or,  ce  nombre  dépend  de  deux  causes,  la  fatigue  d'une 
part,  l'infériorité  intellectuelle  d'autre  part.  Supposez  les  mêmes 
problèmes  faits  par  d'autres  enfants  du  même  âge,  mais  générale- 
ment plus  intelligents,  le  nombre  des  fautes,  toutes  choses  égales 
d'ailleurs,  diminuera.  Or,  dans  une  classe  de  51  élèves  la  fatigue 
résultant  des  leçons  est  très  irrégulièrement 'répartie.  Les  bons, 
ceux  qui  auront  travaillé  seront  fatigués,  les  médiocres  et  les  can- 
cres qui  n'ont  rien  fait  durant  cette  leçon  le  seront  moins!  Par 
contre  ces  derniers  contribueront  largement  à  augmenter  le 
nombre  de  fautes.  Il  est  probable  que  leur  apport  sera  à  peu  près 
le  même  au  début  et  à  la  fin  des  leçons.  La  différence  résultera 
alors  surtout  de  la  fatigue  des  bons.  M.  Friedrich,  quia  soigneuse- 
ment examiné  les  copies  de  chacun  de  ces  élèves,  fournit  des  don- 
nées fort  instructives  à  cet  égard. 


VAN  BIERVLIET.    —    lA    PSYCHOLOGIE   OLANTITATIVI-  587 

Ainsi  sur  51  élèves,  dans  chacun  des  exercices  il  s'en  trouve 
un  cerlain  nombre  qui  n'ont  pas  fait  de  fautes  du  tout;  ce  nombre 
va  en  diminuant  à  mesure  que  la  fatigue  générale  augmente; 
de  11  '  le  malin,  au  début  des  leçons,  il  tombe  à  10  après  la  pre- 
mière heure,  à  1  après  3  heures.  J'avais  donc  raison  de  faire 
observer  qu'on  obtient  dans  ces  expériences  collectives  un  résultat 
brut  dont  la  signification  est  bien  confuse.  C'est  pourquoi  certains 
auteurs  ont  imaginé  de  refaire  sur  quelques  sujets  choisis  l'expé- 
rience qu'ils  avaient  faite  sur  la  masse  et  cela  afin  de  se  rendre 
comj)te  de  la  valeur  des  résultats  obtenus  dabord.  MM.  lîinet  et 
Henri  ont  refait  dans  ces  conditions  la  mesure  de  la  mémoire  des 
mots;  et  ils  ont  refait  ces  expériences  au  laboratoire;  c'est  au 
laboratoire  seulement  qu'on  peut  examiner  de  près  les  sujets.  Beau- 
coup de  travaux  de  psychologie  expérimentale  et  non  des  moins 
im|iorlanls,ont  ainsi  été  faits  d'après  la  méthode  de  la  psychophy- 
siologie. Nous  allons  en  analyser  quelques-uns. 

.J.  J.  VAN  Btervliet. 

1.  Dans  les  résultats  des  exercices  de  calcul. 
{La  fin  prochainement). 


LA    MÉMOIRE    AFFECTIVE 

NOUVELLES    REMARQUES 


En  reprenant  la  question  de  la  mémoire  affective  que  j'ai  étudiée 
ici,  il  y  a  près  de  quatorze  ans  \  je  me  propose  de  l'examiner  sous 
d'autres  aspects  et  en  évitant  soigneusement  les  redites.  Depuis 
cette  époque,  j'ai  reçu  des  communications  et  observations  assez 
nombreuses;  de  plus,  le  sujet  a  été  scruté,  discuté,  critiqué  par 
divers  auteurs  qui  n'ont  pas  peu  contribué  à  l'éclairer,  à  l'étendre 
et  à  en  montrer  la  portée  2. 

Mon  but  unique  est  d'établir  par  de  nouvelles  preuves  l'existence 
de  cette  forme  de  mémoire  contre  les  psychologues  qui  s'obstinent 
à  la  nier.  Sous  sa  forme  la  plus  simple  et  la  plus  claire,  leur  thèse 
peut  se  résumer  comme  il  suit  : 

Dans  le  prétendu  souvenir  affectif  d'un  fait  de  notre  vie  passée, 
ce  qui  est  remémoré,  c'est  l'image  de  la  personne,  de  l'objet,  de 
l'événement  et  cela  seul  :  l'état  atlectif —  agréable  ou  pénible,  triste 
ou  joyeux  —  qui  l'accompagne  n'est  pas  un  souvenir;  il  est  l'effet 
nouveau  et  actuel  de  l'apparition  de  l'image;  il  n'a  pas  de  passé. 
Il  y  a  reviviscence  des  représentations,  mais  l'émotion  ne  revit 
pas;  c'est  un  phénomène  entièrement  nouveau  qui  apparaît;  <*  sem- 
blable au  sentiment  primitif,  il  n'a  pas  plus  sa  condition  d'existence 
dans  ce  sentiment  que  la  tempête  d'aujourd'hui  dans  la  tempête 
du  mois  passé  »  (Mauxion,  loc.  cit.).  En  un  mot,  il  y  a  un  élément 
ancien,  mais  il  est  intellectuel;  il  y  a  un  élément  affectif  qui  peut 
ressemblera  l'ancien,  mais  il  est  nouveau. 
Voilà  l'objection  dans  toute  sa  force.  Il  faut  reconnaître  qu'elle 

1.  Revue  philosophique,  1894,  tome  II,  376,  el  Psychologie  der  Sentinwnls,  pre- 
mière parlie,  chap.  XI. 

2.  En  particulier  :  Pillon  :  Revue  philos.,  1901,  tome  I,  p.  113,  en  mais  1907. 
Mauxion,  Ihid.,  février  1901;  Piéron,  lôiiL,  1902,  II,  612;  Diigas,  IbicL,  1904,  II» 
638;  Pauilian,  La  fonction  de  la  mémoire  el  le  souvenir  affectif,  1904;  Dauriac, 
Essai  sur  l'esprit  musical,  p.  257,  sq. 


TH.  RIBOT.    —   I  A    MI.MUIIU':   AFFIT.TIVK 


589 


t'xclul  avec  raison  beaucoup  tlexemples  donnes  comme  probants 
el  qui,  après  examen,  restent  suspects,  douteux,  susceptibles  d'une 
double  interprétation.  Ces  laits  sont  nombreux.  Ainsi  le  souvenir 
d'une  injure  subie  peut  longtemps  après  s'accompai,Mier  des  symp- 
tômes de  la  colère.  Une  infraction  grave  à  la  politesse  revient  en 
notre  mémoire  et  nous  lait  ruu<,nr.  Le  D'  llartenberg  dans  son 
eniiucHc  sur  les  timides  a  très  souvent  reçu  cette  réponse  :  Je  puis 
très  facilement  reproduire  les  phénomènes  d'angoisse,  palpitations, 
sueur  froide,  tremblement,  par  le  simple  souvenir  et  en  imaginant 
fortement  l'émotion  que  j'ai  ressentie'. 

On  pourrait  étendre  indéfiniment  cette  énumération  de  faits  qui 
sont  connus  de  tout  le  monde.  Pour  beaucoup  d'auteurs,  ils  sont 
probants.  Pour  les  adversaires  de  la  mémoire  affective,  ils  ne  le 
sont  pas;  on  les  récuse  pour  la  raison  indiquée  ci-dessus.  Le  pro- 
blème reste  donc  en  suspens.  Pour  le  résoudre,  il  faut  procéder 
avec  plus  de  circonspection  et  ne  pas  accepter  sans  critique  toutes 
les  données  de  l'expérience;  elles  n'ont  pas  une  égale  valeur.  Il  est 
nécessaire  de  faire  un  choix  et  de  n'affirmer  que  d'après  des  cas 
dont  l'interprétation  prête  le  moins  possible  à  l'équivoque.  Nous 
répartirons  ces  faits  en  trois  classes  :  psychologiques,  physiolo- 
giques, pathologiques.  En  sus,  il  y  a  les  preuves  indirectes  —  non 
les  moindres  —  tirées  de  la  stabilité  de  certaines  dispositions  qui 
ne  s'expliquent  que  par  la  mémoire  affective. 


I 

Faits  psychologiques.  —  Le  seul  critérium  qui  permette  d'af- 
firmer légitimement  un  souvenir  affectif,  c'est  qu'il  soit  reconnu, 
qu'il  porte  la  marque  du  déjà  éprouvé,  déjà  senti  et  que  par  suite 
il  soit  localisé  au  moins  vaguement  dans  le  passé.  Or,  il  y  a  des  cas 
de  cette  espèce  (je  néglige  tous  les  autres)  et  je  les  divise  en  deux 
groupes  : 

Ceux  où  une  comparaison  s'établit  entre  deux  états  affectifs  qui 
coexistent  ou  se  succèdent  1res  rapidement  dans  la  conscience  ; 

Ceux  où  le  souvenir  affectif  apparaît  le  premier,  sous  une  forme 
vague  qui  se  complète  par  l'adjonction  d'éléments  intellectuels. 

1.  Les  timides  el  la  timidité,  p.  33. 


590  REVUK    PHILOSOPHIQUE 

1°  Comme  type  du  premier  groupe,  prenons  les  cas  de  J.-J.  Rous- 
seau cité  par  Pillon  {loc.  cit.^  p.  123).  Le  héros  de  son  roman'  en 
revoyant  avec  Julie  la  retraite  qui  abrita  leurs  anciennes  amours, 
succombe  au  désespoir  d'être  abandonné.  «  Tous  les  sentiments 
délicieux  qui  remplissaient  autrefois  mon  âme  s'y  retrouvèrent 
pour  l'affliger...  Voilà  ce  qui  me  jetait  dans  des  accès  de  fureur  et 
de  rage,  etc.  »  Évidemment  rien  ne  s'explique  sans  la  comparaison 
entre  l'état  d'abandon  qui  est  actuel  et  l'état  d'amour  partagé  qui 
est  remémoré,  et  c'est  de  ce  contraste  entre  le  présent  et  le  passé 
que  naît  la  rage.  Il  est  impossible  de  soutenir  que  la  reviviscence 
de  l'ancien  état  est  un  sentiment  qui  se  produit  à  nouveau,  puis- 
qu'il porte  la  marque  du  passé,  puisqu'il  apparaît  comme  ayant 
été,  n'étant  plus  et  ne  pouvant  plus  être;  en  un  mot  puisqu'il  est 
reconnu.  Il  est  également  impossible  de  supposer  que  le  souvenir 
est  purement  intellectuel,  sans  quoi  il  existerait  dans  la  conscience 
sous  une  forme  neutre,  indifférente  et  serait  sans  action.  D'un 
amour  disparu  il  ne  reste  que  le  souvenir  de  la  personne  et  des 
circonstances,  auquel  s'ajoute  ce  jugement  que  tout  cela  fut  autre- 
fois accompagné  des  éléments  affectifs  qui  constituent  l'amour  : 
c'est  un  état  intellectuel,  une  connaissance  dénudée  de  tout  sen- 
timent; aussi  cette  représentation  sèche  ne  nous  émeut  pas.  —  En 
résumé,  le  désespoir  de  Rousseau  résulte  de  l'antagonisme  entre 
deux  tendances  :  le  souvenir  du  passé  suscite  des  désirs  dont  l'état 
actuel  empêche  la  satisfaction.  Gomment  refuser  au  premier  le 
caractère  essentiel  de  la  mémoire,  qui  est  non  seulement  revivis- 
cence mais  reconnaissance? 

L'existence  de  la  mémoire  affective  affirmée  par  la  comparaison 
du  sentiment  présent  avec  le  sentiment  passé  se  constate  dans 
beaucoup  d'autres  cas.  On  a  soutenu  avec  raison  que  l'amour  n'est 
ressenti  jamais  deux  fois  de  la  même  manière,'  que  sa  qualité  varie 
suivant  son  objet.  Comment  le  saurait-on  s'il  ne  restait  dans  la 
mémoire  des  traces  affectives?  Je  suppose  que  Don  Juan  et  ses 
émules  pourraient  relever  dans  leur  liste  bien  des  cas  indilïérents; 
mais  ce  qui  en  reste  doit  s'inscrire  au  compte  de  la  mémoire  du 
sentiment.  Sans  elle,  un  amour  ne  diflère  d'un  autre  que  par  les 

i.  Il  serait  futile  d'objecter  que  ceci  est  un  exemple  littéraire.  J.-J.  Rousseau 
ne  rapporte  que  ce  que  lui  et  bien  d'autres  ont  éprouvé  réellement,  en  sorte  que 
le  fait  littéraire  a  été  d'abord  un  fait  d'expérience. 


TH.  RIBOT.    —    LA    MbMOIIlE    AFFECTIVE  591 

caraclères  physiques  et  moraux  tle  l'objet  aimé,  par  la  durée  et  les 
épisodes  :  ce  qui  n'est  plus  qu'une  mémoire  inlellccluelle. 

Beaucoup  de  formes  de  regret  témoignent  aussi  en  faveur  de 
notre  thèse,  car  il  n'y  a  pas  de  regret  sans  une  comparaison.  Sans 
doute  elle  peut  s'établir  entre  l'étal  actuel  et  un  événement  simple- 
ment imaginé,  espéré  —  ce  qui  est  étrangère  la  mémoire,  —  mais 
on  sait  et  on  a  rappelé  à  satiété  combien  le  souvenir  du  bonheur 
passé  rend  le  malheur  actuel  plus  cuisant  :  ce  qui  n'est  que  le  cas 
de  Rousseau  généralisé.  La  loi  de  contraste  qui,  dans  la  vie  des 
sentiments,  est  souveraine,  suppose  la  mémoire  ail'ective.  Mais  sa 
puissance  et  même  son  existence  dépendent  du  caractère  individuel 
et  de  son  aptitude  à  sentir.  Si  l'on  est  pauvrement  doué,  le  passé 
réapparaît  sans  marque  sentimentale  suffisante  pour  dépasser  la 
mémoire  uniquement  intellectuelle.  J'ai  fait   remarquer  ailleurs 
{Pstjch.  des  setUimenfs,  p.   165)  que  cette  amnésie  aOective  a  une 
grande  influence  sur  la  conduite  et  que  cette  portion  de  l'expérience 
individuelle  qui  résulte  des  plaisirs  et  des  peines  éprouvés  sera, 
quant  à  son  efficacité,  forte,  faible  ou  nulle  suivant  les  individus. 
Ayant  résolu  de  ne  présenter  au  lecteur  que  des  cas  probants,  j'éli- 
mine des  faits  que  plusieurs  auteurs  ont  allégués  en  faveur  de  notre 
thèse.  Certains  hommes  ont  le  pouvoir  d'évoquer  volontairement 
et  fortement  le  souvenir  des  plaisirs  pour  neutraliser  la  douleur 
physique  ou  les  tristesses  de  l'heure  présente.  «  Selon  Épicure, 
remarque  Brochard,  le  bonheur  est  toujours  à  la  portée  et  dépend 
toujours  de  la  volonté  du  sage,  parce  que  les  images  affectives, 
plaisirs  et  douleurs  de  l'âme,  forment  pour  lui  un  monde  idéal  qu'il 
peut  opposer  au  monde  réel  des  sentiments  présents,  c'est-à-dire 
aux  plaisirs  et  aux  douleurs  du  corps;  en  sorte  qu'il  peut  conserver 
la  sérénité  et  la  joie  au  milieu  des  plus  grandes  souffrances  cor- 
porelles 1.  »  Ce  pouvoir  n'est  pas  départi  à  tous  et  ne  réussit  pas 
toujours,  —  les  tempéraments  pessimistes  ne  s'y  prélent  guère,  — 
mais  il  n'est  pas  assez  rare  pour  être  négligé. 

Toutefois  les  adversaires  de  noire  thèse  pourraient  soutenir  que 
ce  remède  idéaliste  n'est  pas  un  exemple  de  mémoire  alï'ective 
vraie,  que  l'image  vivement  représentée  agit  comme  la  réalité 
elle-même  et  suscite  des  sentiments  qui,  en  vertu  de  leur  intensité, 

1.  Année  philosophique,  1903,  p.  2,  sq. 


592  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

envahissent  la  conscience;  mais  que  ces  sentiments  semblables  à 
des  états  antérieurs  (ou  réputés  tels)  sont  engendrés  à  nouveau, 
sont  une  sorte  de  création  issue  de  l'image.  Je  ne  suis  pas  certain 
que  celte  opinion  est  la  vérité  ni  que  sa  solidité  est  inébranlable. 
Cependant  elle  soulève  des  doutes;  les  faits  se  prêtent  à  une  double 
interprétation  et  il  convient  de  ne  s'appuyer  que  sur  des  faits 
incontestables. 

2°  Le  second  groupe,  tout  à  fait  différent,  n'exige  aucune  compa- 
raison. Dans  le  tout  complexe  qui  constitue  le  souvenir,  c'est 
l'élément  affectif  qui  apparaît  le  premier;  d'abord  vague,  confus, 
ayant  seulement  quelque  marque  générale  :  triste  ou  joyeuse,  ter- 
rifiante ou  agressive.  Peu  à  peu,  il  se  détermine  par  l'évocation 
d'images  intellectuelles  et  atteint  sa  forme  achevée. 

Ainsi,  on  s'éveille  et  dans  l'indétermination  du  premier  moment, 
on  se  rappelle  confusément  que,  la  veille  avant  de  s'endormir,  on  a 
savouré  par  avance  ce  jour  qui  promet  quelque  plaisir.  Ce  souvenir 
ressuscite  sans  rien  de  plus;  puis,  après  des  hésitations,  il  se  précise 
et  se  représente  dans  la  conscience  non  plus  comme  souvenir 
affectif  pur,  mais  comme  souvenir  total. 

Parfois  en  passant  dans  tel  endroit,  devant  telle  maison  ou  en  sui- 
vant telle  rue,  il  m'arrive  de  ressentir  brusquement  une  impression 
superficielle  et  fugitive  —  plutôt  sensation  que  perception  —  qui 
réveille  le  souvenir  affectif  d'une  période  ou  d'un  épisode  de  ma  vie. 
Ce  n'est  qu'un  état  confusément  conscient  qui  a,  malgré  tout,  sa 
qualité  sentimentale  particulière;  quelques  vagues  images  senso- 
rielles s'y  ajoutent,  mais  le  sentiment  a  précédé  l'intuition.  Le 
passé  affectif  a  ressuscité  et  a  été  reconnu  avant  le  passé  objectif 
qui  est  une  addition.  Tel  est  le  phénomène  initial  et  brut.  Si  j'insiste, 
à  la  réflexion,  le  souvenir  prend  corps  et  s'affirme  par  un  groupe- 
ment d'associations  intellectuelles. 

On  peut  dire  que  ces  exemples  ont  un  caractère  fuyant;  mais, 
par  sa  nature,  la  mémoire  affective  ne  peut  avoir  la  netteté  et  la 
fermeté  de  contour  de  la  mémoire  intellectuelle,  issue  d'éléments 
sensoriels.  Pour  établir  son  existence  propre  et  indépendante,  il 
est  nécessaire  de  la  réduire  à  ce  qu'elle  est  en  elle-même.  Au  reste, 
on  peut  s'appuyer  sur  des  observations  plus  détaillées  et  plus 
explicites. 


TH.  RIBOT.    —   I.A   MÉMOIHE   AFFK.r.TIVK  593 

M.  Piéron  rapporte  un  cas  personnel,  fort  curieux,  dont  j'exlrais 
l'essentiel'.  -  Il  m  arrive  cpuMcpiefois  en  passant  clans  un  endroit 
quelconque,  avec  un  iHat  physi(iue  el   nienlai   ù   peu  près  quel- 
conipu',  (le  sentir  une  odeur  qui,  détinie  en  elle-môme,  n'est  pas 
cependant  susceptible  d'ôlre  ex|)rimée  et  déterminée,  (pii  ne  rentre 
pas  dans  la  classification  des  odeurs;  elle  est  composée,  mixte  et 
me  met  subitement  et  violemment  dans  un  état  alîeclif  indéfinis- 
sable, complètement  inexprimable,  mais  nettement  senti  el  reconnu. 
Ainsi  une  sensation  qui  n'est  que  sensation  évoque  une  émotion 
qui  n'est  qu'émotion   et  qui  est   cependant  reconnue....  Cet  état 
atï'ectif  a  été  éprouvé  plusieurs  fois  pendant  mon  enfance,  un  très 
petit  nombre  de  fois,  ou  jamais  depuis.  Il  avait  disparu  complète- 
ment de  ma  synthèse  personnelle  el  il  apparaît  avec  un  air  étrange, 
vieillot.  En  même  temps  quil  apparaît,  je  sens  que  c'est  quelque 
chose  d'ancien  et  d'oublié.  De  plus,  son  apparition  est  fugace,  j'ai 
besoin  de  le  retenir,  ce  n'est  pas  un  état  .stable  ;  il  n'est  aucunement 
en  rapport  avec  mon  état  actuel;  il  apparaît  comme  un  anachro- 
nisme véritable.  Il  a  tous  les  caractères  de  l'image,  et  n'a  aucune- 
ment l'aspect  d'un  état  nouveau.  »  Après  avoir  discuté  et  écarté 
l'hypothèse  d'une  paramnésie,  l'auteur  ajoute  :  «  De  plus,  si  j'ana- 
lyse dans  mes  souvenirs  évoqués  ensuite  l'apparition  première  de 
cet  état,  je  m'aperçois  qu'il  n'a  pas  été  produit  par  la  sensation 
qui  vient  de  l'évoquer  en  moi.  Il  s'agit,  en  effet,  d'un  état  affectif 
accompagnant  une  céneslhésie  enfantine,  un   de   ces   états  qui 
souvent  ont  apparu  au  début  de  la  puberté....  Une  sensation  vague 
et  rare  est  restée  liée  avec  l'émotion  et  est  seule  susceptible  de 
l'évoquer.  Quand  donc  le  renouvellement  d'une  de  ces  sensations 
concomitantes  évoque  à  nouveau  l'émotion,  je  puis  dire  qu'il  n'y  a 
pas  production  d'un  phénomène  nouveau,  mais  réapparition  asso- 
ciative d'un  état  ancien  conservé,  d'une  image,  d'un   souvenir 
proprement  dit....  La  durée  de  ces  évocations  a  toujours  été  de 
quelques  secondes  à  peine,  puis  venaient  les  souvenirs  intellectuels 
évoqués  par  cette  orientation  brusque,  d'origine  affective,  vers  des 
périodes  d'enfance.  Il  me  semble  qu'il  y  a  là  une  preuve  indéniable 
de  l'existence  delà  mémoire  afTcctive.  Notre  observation  est  un  fait 
isolé;  mais  il  doit  se  produire  des  phénomènes  analogues  chez  tous 

1.  Pour  l'observalion  m  extenso,   voir  l'arlicle  cilé  plus  haut,  p.  613. 
TOME  LXIV.   —    1907.  38 


594  lŒVUE    PHILOSOPHIQUE 

les  hommes.  Si  l'on  ne  parle  pas  de  faits  de  ce  genre,  c'est  qu'il 
est  très  difficile  d'en  parler;  tout  y  est  vague  et  inexprimable;  rien 
n'y  est  assez  défini  et  le  langage,  c'est  la  définition,  l'intellectuali- 
sation. A  mon  avis,  il  n'y  a  de  mémoire  affective  que  celle  qui  ne 
peut  rentrer  dans  le  langage  psychologique,  et  c'est  peut-être  delà 
que  viennent  toutes  les  difficultés  de  la  question'.  « 

Voici  un  autre  cas  de  la  même  nature.  Il  m'est  communiqué  par 
un  homme  très  bon  observateur  et  capable  de  s'analyser  avec  beau- 
coup de  précision  : 

«  Il  y  a  quelques  années,  je  fus  assailli  en  pleine  campagne  par 
des  chiens  errants  dont  l'un  me  mordit  cruellement  à  la  cuisse.  Il 
n'était  pas  enragé.  Toutefois,  la  gravité  de  la  morsure,  les  cautéri- 
sations et,  il  faut  le  dire,  la  thérapeutique  employée  causèrent  un 
érylhème  avec  fièvre  et  divers  désordres  qui  me  condamnèrent  à 
l'inaction  pendant  près  de  deux  mois  et  j'ai  gardé  de  cette  période 
de  ma  vie  le  souvenir  le  plus  pénible.  Jusque-là  (pendant  cinquante 
ans),  j'avais  toujours  vécu  dans  les  meilleurs  termes  avec  la  gent 
canine,  même  plein  de  bienveillance  à  son  égard,  et  depuis  je  ne 
lui  suis  devenu  nullement  hostile.  Mais,  depuis  cette  époque,  si, 
dans  la  rue,  un  chien  grand  ou  petit,  s'avance  vers  moi,  quelque 
inoffensif  qu'il  paraisse,  j'éprouve  dans  la  région  du  cœur  un  senti- 
ment immédiat  d'angoisse  qui  dure  environ  une  demi-minute.  Ce 
phénomène  est  instantané,  irréfléchi,  presque  inconscient.  Au 
début,  j'en  ai  facilement  deviné  la  cause  :  toutefois  je  n'ai  jamais 
eu  qu'une  vision  extrêmement  faible  de  l'événement.  Actuellement 
je  ne  l'ai  à  aucun  degré,  à  moins  qu'il  ne  me  plaise  de  la  solliciter 
à  naître  et  de  reconstituer  la  scène.  Le  souvenir  angoissant  subsiste 
seul  quoiqu'il  ne  naisse  pas  dans  tous  les  cas,  sans  exception.  » 
Cette  observation  me  paraît  nette  et  probante  :  une  impression 
visuelle  à  peine  sentie,  un  sentiment  mixte  d-e  peur  et  de  tristesse 
avec  son  accompagnement  physiologique,  la  conscience  d'un  état 
déjà  éprouvé,  l'acte  de  reconnaissance  qui  le  localise  dans  le  passé 
et  se  précise,  si  on  insiste.  Voilà  tous  les  éléments  que  la  sensibilité 
affective  comporte,  réduite  à  elle  seule  et  sans  secours  étranger. 
Certes,  l'éveil  des  images  sensorielles,  résidus  de  l'accident  et  de 
la  maladie  qui  s'ensuivit,  éclaircit  et  renforce  le  souvenir  affectif; 

1.  Voir  une  observation  de  même  nature  dans  Mauxion,  art.  cité,  p.  liR-149. 


TH.  RIBOT.    —    I.A    Ml  MUIHE   AFFECTIVE  595 

mais  celui-ci  reste  l'éléinenl  principal  el  dominateur;  sans  lui  rien 
n'est.  L'addition  des  éléments  intcUecluels  le  complète,  mais  ne  le 
constitue  pas. 

Dauriac  rappelle  aux  psychologues  que  s'ils  veulent  des  attes- 
tations en  faveur  de  celle  «  mémoire  du  sentiment  »  sur  la  réalité 
de  laquelle  on  ne  s'est  pas  mis  d'accord,  ils  n'auront  qu'à  puiser  à 
pleines  mains  dans  la  mémoire  musicale.  11  en  donne  des  exemples 
et  en  lire  une  conclusion  applicable  aux  faits  précités  el  qui  résume 
si  bien  notre  thèse  que  je  la  transcris  intégralement  :  «  Un  état 
affectif  se  produit  en  nous  sans  cause  apparente.  Nous  le  recon- 
naissons :  fait  de  mémoire.  C'est  lui  que  nous  reconnaissons  et  non 
par  les  circonstances  de  son  apparition  première,  puisque  ces 
circonstances  nous  les  cherchons  longtemps  [dans  les  cas  musicaux 
qu'il  a  cités]  sans  les  trouver  :  fait  de  mémoire  alïective.  Preuve  : 
après  que  nous  avons  renoncé  à  chercher,  les  circonstances  nous 
reviennent,  la  mémoire  se  complète  et  cela  prouve  la  liaison  à  ces 
circonstances  du  sentiment  reconnu.  La  vérité  est  que,  dans  les 
faits  de  mémoire  alTective,  la  localisation  n'a  jamais  lieu,  tant  que 
se  prolonge  l'oubli  des  circonstances.  Mais  ce  qui  constitue  un 
phénomène  de  mémoire  aflective  comme  tel,  c'est  de  pouvoir  se 
passer  du  rapjiel  des  circonstances  pour  reconnaître  le  sentiment  '.  » 


II 

Faits  physiologiques.  —  Il  est  assez  curieux  de  noter  que  les 
physiologistes  qui  ont  louché  à  la  mémoire  des  sentiments,  presque 
toujours  pour  l'affirmer,  ne  semblent  pas  avoir  remarqué  que  leur 
science  fournit  des  preuves  en  sa  faveur.  Il  est  universellement 
admis  que  toutes  les  manifestations  de  la  vie  des  sentiments, 
émotions,  passions  el  le  reste,  supposent  à  titre  d'efTet  ou  de  cause 
lapparilion  d'un  grand  nombre  de  modifications  dans  l'organisme. 
Je  les  rappelle  sommairement. 

Mettons  dans  un  premier  groupe  les  phénomènes  vaso-moteurs, 
les  mouvements  musculaires  qui  expriment  les  sentiments  ou  ser- 
vent à  d'autres  fins,  les  changements  brusques  dans  la  vie  de 
nutrition  (sécrétions,  excrétions).  Ces  modifications  sont,  les  unes 

• 

1.  Ouvrar/e  cité,  p.  2o8. 


596  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

perçues  clairement  par  la  conscience,  les  autres  confusément  sen- 
ties dans  la  cénesthésie. 

Un  autre  groupe  comprend  des  processus  nerveux  et  cérébraux 
qui  correspondent  aux  nombreuses  modalités  du  plaisir  et  de  la 
douleur.  On  est  très  loin  de  pouvoir  fixer  avec  précision  leurs 
conditions  anatomiques  et  physiologiques.  Pour  la  douleur  phy- 
sique, on  admet  des  appareils  récepteurs  des  impressions,  des 
fibres  conductrices,  des  nerfs  dolorifères  selon  quelques-uns  et  des 
centres  spéciaux,  dont  la  situation  est  très  discutée  :  on  a  proposé 
le  territoire  rolandique,  la  couche  optique,  le  gyrus  fornicalus. 
Pour  la  douleur  morale,  c'est-à-dire  liée  à  de  simples  représenta- 
tions, on  est  induit  à  admettre  les  mêmes  conditions  organiques, 
sauf  la  transmission  de  la  périphérie  aux  centres.  Pour  le  plaisir 
sous  toutes  ses  formes,  les  conditions  anatomiques  et  physiolo- 
giques sont  une  terre  inconnue.  Dans  les  cas  de  plaisir  physique 
que  se  passe-t-il  dans  les  terminaisons  périphériques,  dans  les 
nerfs,  dans  l'axe  cérébro-spinal?  Ces  questions  ne  sont  même  pas 
posées  par  la  plupart  des  auteurs.  Faut-il  admettre  que,  entre  le 
plaisir  et  la  douleur,  la  difïérence  est  foncière,  irréductible  ou  bien 
qu'elle  n'est  que  de  degré,  non  de  nature  ;  que  ces  deux  manifesta- 
lions  contraires  ne  sont  que  deux  moments  d'un  même  processus  ^ 
et  supposent  finalement  un  même  substratum  anatomique?  En 
dehors  de  ces  discussions  et  de  beaucoup  d'autres,  je  ne  vois  qu'un 
seul  point  sur  lequel  on  s'accorde  :  c'est  que  le  plaisir  suppose 
une  dynamogénie.  Mais  quelque  nombreuses  que  soient  les  lacunes 
et  incertitudes  sur  les  conditions  organiques  du  plaisir  et  de  la 
douleur,  on  ne  peut  douter  de  leur  existence,  et  cela  nous  suffit. 

Rappelons  qu'en  sus  de  ces  éléments  matériels  afférents  à  la 
seule  psychologie  des  sentiments,  il  y  a  ceux  qui  sont  propres  à  la 
psychologie  intellectuelle  :  conditions  de  la  perception  sensorielle 
et  de  la  reproduction  des  images  visuelles,  auditives,  tactiles, 
olfactives,  etc.  ;  sans  oublier  les  signes  qui  servent  à  l'analyse  de 
la  pensée. 

La  plupart  de  ces  facteurs  organiques  sont  nécessaires,  à  divers 
degrés,  pour  la  constitution  d'une  émotion,  d'une  passion,  d'un 
sentiment  quelconque.  Tout  cela  forme  des  agrégats,  stables  ou 

1.  Pour  une  étude  détaillée  de  celle  hypothèse,  consuller  notre  PsychoUxjic  des 
sentiments,  i"  partie,  chap.  ui. 


TH.  RIBOT.    —   I.A   MI:M01KE  AFFECTIVE  ^97 

instables,  relativement  complexes  môme  dans  les  cas  simples,  qui 
sont  les  ét/iiioalents  physiuloijiques  de  tel  état  de  conscience  déter- 
miné. 

Les  remarques  précédentes  se  résument  dans  la  formule  connue  : 
«  L'état  de  conscience  renouvelé  occupe  les  mêmes  parties  et  de 
la  même  manière  que  l'étal  de  conscience  originel  et  aucune  autre 
partie  ni  d'aucune  autre  manière  appréciable.  »  Cette  formule  con- 
dense les  recherches  de  la  fin  du  dernier  siècle  sur  le  «  siège  des 
images  »,  suivant  la  locution  un  peu  simpliste  de  cette  époque.  Ce 
résultat  paraît  acquis,  parce  qu'il  s'appuie  sur  une  base  solide  de 
faits  normaux  et  pathologiques  et  môme  d'expériences  qu'ils  n'y  a 
pas  lieu  de  rapporter  ici. 

Ceci  posé,  prenons  un  épisode  de  notre  vie  sentimentale.  Il 
surgit  dans  la  conscience,  spontanément  ou  voionlairemcnt. 
Apparaissent  d'abord  les  images  sensorielles,  —  visuelles  surtout. 
Physiologiquemenl,  le  phénomène  consiste  en  ceci  :  les  éléments 
nerveux  qui  ont  concouru  à  la  perception  originelle,  agissent 
actuellement  de  la  même  manière  et  eux  seuls.  Le  groupe  senso- 
riel prépondérant  (ordinairement  visuel)  éveille  les  autres  auxquels 
il  a  été  associé  dans  les  précédentes  expériences.  En  vertu  de  la 
loi  fondamentale  dite  de  réintégration  ou  de  totalisation,  le 
souvenir  d'abord  partiel  tend  à  se  compléter'.  Or,  si  cette  loi  a  une 
validité  psychologique,  elle  doit  avoir  aussi  une  validité  physiolo- 
gique. Par  suite  les  processus  nerveux  ayant  fait  partie  jadis  de  ce 
complexus  physiologique  actuellement  renaissant  et  qui  corres- 
pondent aux  états  affectifs  (conditions  du  plaisir  et  de  la  douleur, 
des  changements  moteurs,  vaso-moteurs  et  autres  énumérés 
ci-dessus),  tendent  aussi  à  être  entraînés  dans  le  mouvement  de 
renaissance,  par  conséquent  à  susciter  la  mémoire  affective. 

Nos  adversaires  soutiennent  que  le  prétendu  souvenir  d'un  sen- 
timent n'est  qu'un  état  nouveau  ressemblant  à  un  ancien.  Pris 
psychologiquement,  le  problème  reste  indécis.  Pris  physiologique- 
menl, il  est  abordable.  Nous  avons,  en  elTet,  le  droit  de  demander 
pourquoi  le  mécanisme  nerveux  de  la  reviviscence  intellectuelle 

1.  •  L'essence  de  toute  association  est  la  tendance  que  nous  avons,  un  élément 
particulier  étant  donné,  à  reproduire  l'état  lol;il  dont  cet  élément  ou  un  autre 
semblable  formait  l'une  des  parties.  •  (MofTding,  Psychologie.)  Wolff,  en  1732, 
donnait  déjà  une  formule  très  exacte  de  cette  loi,  «  Perceptio  prœlerita  intégra 
recurrit  cujne  priesens  continel  parlem  •. 


598  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

aurait  le  privilège  de  renaître,  tandis  que  celui  de  la  reviviscence 
du  sentiment  serait,  par  hypothèse,  toujours  impuissant  et  frappé 
de  caducité.  Est-on  capable  d'en  fournir  la  preuve? 

Cependant,  on  pourrait  soulever  quelques  objections  qu'il  con- 
vient de  prévenir. 

L'observation  semble  prouver  que  l'image  affective  renaît  sou- 
vent pâle,  effacée  et  que  sa  reviviscence  est  aléatoire  :  on  l'évoque 
rarement  à  volonté.  Est-ce  parce  que  ses  conditions  organiques 
sont  plus  complexes,  plus  nombreuses  que  celles  d'une  sensation  et 
plus  difficiles  à  mettre  en  action?  Est-ce  pour  d'autres  causes 
inconnues  ? 

On  peut  observer  aussi  que  la  disparition  du  souvenir  affectif  est 
plus  rapide  que  celle  du  souvenir  intellectuel.  Dans  le  passage  à 
l'indifférence,  il  ne  reste  finalement,  de  la  personne  ou  de  l'objet 
aimé  ou  haï,  qu'une  représentation  sèche.  Une  dissociation  com- 
plète s'est  opérée  entre  deux  groupes  de  phénomènes  qui,  au  temps 
de  la  passion,  paraissaient  associés  par  un  lien  indissoluble  ;  ou 
plutôt  une  fraction  de  l'association  totale  est  anéantie. 

Une  autre  objection  possible,  c'est  que  la  loi  d'intégration,  invo- 
quée plus  haut,  n'est  en  définitive  qu'une  formule  schématique; 
que  d'ailleurs,  en  psychologie,  les  «  lois  »  ne  sont  jamais  que  des 
approximations.  Cette  restriction  est  légitime  et  il  faut  reconnaître 
qu'en  diverses  circonstances,  le  mécanisme  de  l'association 
n'accomplit  pas  son  œuvre,  sans  infraction  à  la  règle  générale. 

Mais  ces  difficultés  et  d'autres  encore  n'atteignent  pas  le  fond  de 
la  question.  Nous  verrons  dans  la  suite  de  cet  article  que  la  vie  du 
sentiment  abonde  en  faits  totalement  inexplicables,  s'ils  n'ont  pas 
pour  appui  l'association  anatomo-physiologique  des  éléments  et 
du  processus  nerveux,  dévolus  les  uns  aux  fonctions  intellectuelles, 
les  autres  aux  fonctions  sensitives. 

Les  remarques  précédentes  sur  les  conditions  organiques,  tou- 
jours oubliées,  delà  mémoire  des  sentiments  doivent  être  complétées 
par  l'examen  d'une  question  connexe  :  celle  de  la  nature  des  images 
affectives.  Mauxion  (art.  cité,  p.  i48)  a  émis  brièvement  et  en  passant 
une  hypothèse  qui  ne  paraît  pas  avoir  été  remarquée  et  qui,  à  mon 
avis,  est  importante  :  c'est  un  rapprochement  entre  la  mémoire 
affective  et  la  mémoire  motrice.  Je  transcris  le  passage  :  «  Lorsque 
nous  disons  que   nous   nous  rappelons  le  nom  d'un  objet,   cela 


TH.  RIBOT.    —    I.A    MLMOniK    AFFECTIVE  599 

signilie  iiiie  la  seule  représenlalioii  —  réelle  ou  idéale  —  de  ccl 
objet  suffit,  en  vertu  dune  association  antérieurement  établie,  pour 
déleiininer  elVeetivenient  ou  à  l'état  naissant,  l'ensemble  des  mou- 
vements multiples  qui  concourent  i\  l'articulation  du  mot  :  l'émission 
actuelle  de  ce  mol  a  ainsi  sa  condition  dans  une  émission  antérieure 
dont  elle  peut  être  appelée  le  souvenir.  Mais  pourquoi  ne  s'établi- 
rait-il ()as  entre  la  représentation  et  ce  rytlune  de  l'activité 
générale  qui  est  la  face  objective  et  le  substratum  pliysiolo^i«|ue 
du  sentiment,  une  association,  une  liaison  analogue  à  celle  qui 
s'établit  entre  la  représentation  et  l'ensemble  des  mouvements  si 
complexes  qui  concourent  à  l'articulation  d'un  mol  déterminé,  de 
telle  sorte  que  l'émotion  nouvelle  ait  sa  condition  essentielle  dans 
l'émotion  antérieure  et  puisse  en  être  considérée  légitimement 
comme  la  reviviscence?  Une  telle  liaison  n'a  rien  d'absurde  en  soi. 
La  mémoire  alïective  apparaît  ainsi  comme  théoriquement  possible 
et  même  comme  hautement  vraisemblable.  Existe-l-elle  en  fait? 
C'est  à  l'expérience  de  répondre.  »  On  voit  que  l'auteur,  sans  qu'il 
y  paraisse,  cherche  une  solution  dans  la  physiologie,  '<  dans  une 
certaine  disposition  acquise  de  l'organisme  ». 

Mais  revenons  à  son  hypothèse.  Une  bonne  mémoire  motrice 
n'est  pas  également  départie  à  tous  les  hommes;  ce  qui  explique 
pourquoi  quelques-uns  sont  peu  disposés  à  l'admettre.  La  force 
physique,  mais  surtout  l'adresse  et  les  exercices  variés  de  l'activité 
musculaire  la  supposent  et  la  développent.  Sous  sa  forme  moyenne, 
elle  est  la  conscience  d'une  innervation  motrice,  de  mouvements 
à  l'état  naissant  :  ainsi,  débarrassé  d'un  fardeau,  on  peut  le  sentir 
encore  quoique  absent.  Sous  sa  forme  vive,  l'image  motrice  peut 
devenir  hallucinatoire,  c'est-à-dire  donner  l'illusion  dune  sensation 
réelle.  Secoué  par  le  roulis  d'une  longue  navigation,  on  peut,  à 
terre  paisiblement  assis,  sentir  brusquement  le  mouvement  d'oscil- 
lation. Le  cas  le  mieux  étudié,  le  plus  saisissant  est  celui  des 
amputés.  Ils  peuvent  sentir  leur  membre  absent,  en  extension,  en 
flexion;  leur  main  perdue  qui  s'ouvre  ou  se  ferme,  leurs  doigts  qui 
s'écartent  et  d'autres  menus  détails  de  mouvements  imaginaires. 

Maintenant,  transposons  la  remarque  en  termes  de  p.sychologie 
affective  et  nous  dirons  :  L'image  atTective  est  un  état  de  sentiment, 
simple  ou  complexe,  à  l'état  naissant,  c'est-à-dire  un  ensemble  de 
processus  nerveux  afférents  à  la  vie  organique  et  à  la  vie  cérébrale, 


600  REVUK    PHILOSOPHIQUE 

comme  on  l'a  dit  précédemment.  Sous  sa  forme  faible  ou  moyenne, 
c'est  une  esquisse,  une  ébauche  de  sentiment,  mais  qui  a  sa 
marque  spécifique;  peur,  colère,  tristesse,  joie,  tendresse,  etc.  Sous 
sa  forme  vive,  l'image  affective  devient  hallucinatoire  et  est  sentie 
comme  une  émotion  réelle;  elle  ressuscite  l'émotion  passée  et 
même  ses  concomitants  physiques  ;  elle  fait  couler  des  larmes,  trem- 
bler de  peur,  rougir  de  honte,  bouillonner  de  colère.  Sans  doute, 
ici  se  pose  l'inévitable  objection  :  N'est-ce  pas  un  état  nouveau?  Je 
ne  reviendrai  pas  sur  un  point  déjà  traité.  D'ailleurs,  il  est  possible 
que  dans  beaucoup  de  cas  les  deux  partis  aient  raison  ;  que  l'état 
de  conscience  soit  à  la  fois  ancien  et  nouveau,  ravivé  et  engendré 
réellement;  que  les  deux  se  superposent  et  se  fondent  en  un  seul 
qui,  malgré  tout,  porte  la  marque  de  la  répétition,  qui  n'est  pas 
senti  comme  une  impression  vierge. 

Il  est  possible  que  le  terme  «  image  affective  >>  que  nous  avons 
employé  plusieurs  fois  sonne  étrangement  à  quelques  oreilles. 
Cependant,  à  moins  de  rejeter  toute  mémoire  du  sentiment,  il  est 
nécessaire  de  l'admettre  :  le  développement  naturel  des  études 
psychologiques  dirige  vers  cette  hypothèse.  Qu'on  me  permette 
sur  ce  point  quelques  remarques  historiques  que  je  ferai  très 
brèves. 

A  l'origine,  la  psychologie  confuse  des  images  n'indique  aucune 
distinction  entre  elles;  on  en  parle  in  génère.  Pourtant,  il  est  clair 
que  ceux  qui  traitent  ce  sujet  ont  dans  l'esprit  principalement  — 
on  pourrait  exclusivement  —  les  résidus  des  perceptions  visuelles^. 

Ce  n'est  qu'à  la  suite  d'études  détaillées,  œuvre  importante  de 
la  dernière  moitié  du  xix"  siècle,  que  l'étude  des  images  s'est 
modelée,  comme  elle  le  devait,  sur  celle  des  perceptions,  que 
l'apport  de  chacun  de  nos  sens  fixé  sous  la  forme  de  souvenirs  a 
été  traité  séparément  par  les  procédés  de  la  psychologie,  de  la  phy- 
siologie, de  la  pathologie  et  que  le  rôle  des  images  auditives, 
tactiles,  olfactives,  gustatives,  dans  la  vie  de  l'esprit  a  été  déter- 
miné selon  l'importance  relative  de  chacun  de  ces  groupes. 

1.  Un  psychologue  professionnel,  Th.  Reid,  nous  donne  avec  tranquillité  la 
définition  suivante  :  «  L'imagination  signifie  au  sens  propre  une  conception 
vive  des  objets  de  la  vue  ».  Cette  tendance  à  ériger  la  vi.-ion  et  ses  produits  en 
type  exclusif  de  la  représentation  se  traduit  dans  la  langue  courante.  Même  des 
gens  réfléchis  s'étonneul  un  peu  d'entendre  parler  d'images  ou  d'hallucinations 
auditives,  tactiles,  olfactives. 


TH.   RIBOT.    —    l-A    Ml.MOlUK    AFFECTIVE 


tiOl 


Limage  motrice  est  d'apparition  plus  récente,  parce  que  létude 
du  sens  musculaire  (sens  de  leflorl,  kineslhésie)  est  elle-m«^me  tar- 
dive. Sans  doute,  avant  Cli.  Bell  et  ses  successeurs,  on  trouve  des 
ébauches,  des  indications  sur  la  dillérence  entre  le  loucher  actif 
et  le  toucher  passif;  mais  son  autonomie  physiologique  et  psycho- 
logique n'est  pas  reconnue  ni  son  importance;  elle  n'a  passon  cha- 
pitre à  part  dans  un  traité  des  sensations.  L'image  motrice  reste 
donc  inobservée;  elle  n'est  entrée  dans  la  pleine  lumière  que  grâce 
à  la  patliologie,  surtout  celle  des  aphasiques. 

Dans  cette  investigation  qui  a  toujours  suivi  une  marche  du  plus 
stable  au  plus  instable,  l'image  alTective  devait  avoir  son  jour. 
Comparée  à  limage  visuelle,  elle  est  comme  un  antipode.  11  faut 
reconnaître  aussi  que  bien  souvent  son  apparition  est  si  vague 
qu'elle  ne  dépasse  guère  le  seuil  de  la  conscience,  qu'elle  est  à 
peine  localisée  dans  le  passé  et  reconnue. 

III 

Faits  pathologiques.  —  Si  un  surcroît  de  preuves  était  néces- 
saire pour  établir  lexistence  des  images  affectives,  la  pathologie 
fournirait  des  faits  abondamment.  On  a  fait  remarquer  qu'il  existe 
toute  une  classe  de  douleurs  (on  pourrait  en  dire  autant  du  plaisir) 
dont  la  mémoire  est  génératrice;  leur  raison  n'est  pas,  comme  habi- 
tuellement, externe  et  objective;  elle  est  interne  et  subjective. 
J'en  ai  rapporté  plusieurs  cas  dans  la  Psi/cholofjie  des  sentiments 
(p.  i  49  sq.).  Il  y  a  des  gens  qui  peuvent  les  évoquer  à  volonté,  mais 
pas  toutes  indistinctement  :  tel  réussite  raviver  l'angoisse  cardiaque 
et  échoue  pour  un  furoncle.  Il  y  a  aussi  les  douleurs  imaginaires, 
c'est-à-dire  celles  qu'engendre  la  croyance  vive  quon  est  blessé 
par  un  instrument  tranchant,  par  une  chute;  l'examen  du  corps 
montrant  que  l'on  est  totalement  indemne.  Il  y  a  encore  les  dou- 
leurs ou  plaisirs  ressentis  par  sympathie;  enlin  la  classe  très  nom- 
breuse des  êtres  agréables  ou  pénibles  suscitée  par  suggestion  chez 
Les  hystériques,  les  hypnotisés.  On  pourrait  soutenir  que  sous  celte 
dernière  forme,  le  phénomène  est  arlificiel  et  peut-èlre  superficiel. 
Cependant  si  on  suggère  à  l'hynoptisé  une  douleur  quelconque, 
elle  ne  sera  pas  la  copie  atténuée  d'une  soulïrance,  mais  une  dou- 
leur atrocement  vive  qui  lui  arrachera  des  cris  et  des  pleurs.  Ce 


602  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

sont  des  douleurs  d'imagination,  si  Ton  veut,  mais  non  point  des 
douleurs  imaginaires,  car  MM.  Comte  et  Hallion,  à  Faide  de  leur 
pléthysmographe  digital,  ont  vu  que  cette  sensation  suggérée, 
parement  psychique,  déterminait  des  réactions  de  même  ordre  que 
la  sensation  suscitée  par  une  excitation  directe  des  nerfs  périphé- 
riques. Il  existe  la  plus  grande  analogie  dans  Taction  des  centres 
circulatoires,  bulbo-médullaires,  soit  que  leur  mise  en  jeu  procède 
d'une  excitation  transmise  de  la  périphérie  par  les  nerfs  sensitifs, 
soit  qu'elle  procède  d'une  excitation  émanée  du  centre  psychique. 
Aucun  caractère  spécial  des  réactions  vaso-motrices  ne  permet  de 
diftérencier  les  deux  cas,  malgré  la  déUcatesse  avec  laquelle  la 
méthode  graphique  fait  saisir  la  moindre  nuance  ^ 

Résumons  en  termes  physiologiques  :  Les  centres  nerveux  et  leurs 
annexes  peuvent  entrer  en  action  sous  des  influences  intérieures, 
connues  ou  inconnues  ;  l'intégrité  fonctionnelle  de  ces  centres 
est  la  condition  nécessaire  et  suffisante  de  la  renaissance  des 
images  affectives  qui,  dans  certains  cas,  deviennent  hallucina- 
toires ^ 

Pour  être  exact  et  à  l'abri  de  toute  critique,  il  faut  avouer  que 
les  faits  précités  sont  plutôt  des  cas  d'imagination  affective  que  de 
mémoire  affective  proprement  dite.  Ils  montrent  que,  chez  quel- 
ques personnes,  dans  certaines  conditions,  des  images  pénibles  qui 
ont  laissé  leur  empreinte,  peuvent  renaître  dans  la  conscience, 
sans  excitation  périphérique  :  mais  ce  n'est  que  la  matière  d'une 
vraie  mémoire,  car  l'image  n'est  ni  localisée  dans  le  passé,  ni 
reconnue  comme  répétition  d'une  expérience  antérieure;  elle  n'ap- 
paraît pas  comme  souvenir.  Ils  établissent  psychologiquement  les 
conditions  premières  d'une  mémoire  affective,  sa  possibihté,  non 
sa  réalité.  Il  faut  donc  produire  des  faits  plus  probantes. 

Je  suis  porté  à  croire  que  si  un  aliéniste  étudiait  spécialement 
la  mémoire  affective,  il  constaterait  son  influence  dans  diverses 
formes  de  maladies  mentales.  Je  n'ai  pas  la  compétence  nécessaire 
pour  entreprendre  ce  travail  qui  serait  long,  minutieux,  incertain 
comme  résultats.  Je  me  restreindrai  à  un  cas  unique,  mais  qui, 

1.  Castex,  La  douleur  phy.tique,  in-8,  Paris,  p.  59,  60. 

2.  Celle  forme  d'hallucination  esl  d'une  nature  analogue  à  celle  des  impres- 
sions sensorielles.  J'ai  indiqué  dans  un  précédent  article  {Revue  philosophique, 
mai  1907,  p.  507)  une  autre  forme  possible,  admise  par  certains  auteurs  et  qui 
serait  obsédante. 


TH.  RIBOT.    —   lA    MI-MOIUE   AFFECTIVE  G03 

j)ar  sa  simplicilt*  el  sa  claih-,  me  paraiL  un  excellent  exemple  à 
produire. 

Avant  d'y  arriver,  j'indique  en  courant  ijuehjues  liypolhèses  pro- 
bables. Les  peurs  morbides  el  persistantes  désignées  sous  le  nom 
de  H  phobies  >;  l'état  perpétuel  d'in((uiélade  des  scrupuleux  décrit 
par  Pierre  Janet,  peuvent-ils  s'expliquer  sans  une  nîémoire  des 
émolions  passées,  frétjuemment  renaissante?  L'hypocondriaciue, 
dans  son  état  perpétuel  d'an<^oisse  et  d'alarmes,  avec  la  préoccupa- 
tion incessante  de  sa  santé,  quoiqu'il  vive  surtout  dans  le  présent, 
ne  peut  guère  échapper  à  une  comparaison  avec  sa  douleur  passée, 
ne  l'Cil-ce  que  pour  entretenir  sa  minutieuse  enquête  sur  lui-même, 
—  Faut-il  mentionner  les  idées  fixes  qui,  avec  leur  caractère  d'ob- 
session, sont  aussi  bien  des  émotions  fixes?  Ce  serait  peut-être 
abuser  de  l'équivoque  que  de  considérer  cette  permanence  comme 
équivalant  à  une  mémoire. 

Dans  les  cas  de  double  et  triple  personnalité,  la  mémoire  est  un 
facteur  très  important,  puisque  généralement  chacune  d'elles  a  sa 
mémoire  propre;  mais  cette  étude  a  toujours  été  restreinte  aux  élé- 
ments intellectuels.  Les  variations  du  caractère  qui  relèvent  de  la 
vie  affective  ont  été  notées  avec  soin.  Dans  l'observation  la  plus 
complète  qui  existe,  celle  miss  Beauchamp',  le  D""  Morton  Prince 
décrit  trois  personnalités  principales  qu'il  nomme  :  la  sainte,  la 
femme,  la  diabolique  :  mais  je  ne  vois  pas  que  le  problème  de  la  mé- 
moire atïcctive  ait  attiré  son  attention.  —  Je  trouve  cependant  un  cas 
de  dissolution  embryonnairede  la  personnalité  où  l'indépendance  de 
la  mémoire  affective  s'affirme  d'une  manière  très  curieuse  ;  il  a  été 
rapporté  par  Sollier  :  «  C'est  celui  d'une  jeune  fille  nerveuse  qui,  à 
la  suite  d'un  violent  choc  moral  (la  mort  de  son  père  tué  à  la  chasse), 
présente  ce  phénomène.  Les  sensations  actuelles  dépouillaient  chez 
elle  toute  espèce  de  ton  émotionnel;  mais  les  souvenirs  l'avaient 
conservé.  Quand  elle  songeait  à  son  père,  c'était  toujours  le  même 
désespoir.  Quand  elle  voyait  sa  mère,  elle  savait  que  c'était  elle, 
mais  n'éprouvait  aucun  sentiment.  Par  contre,  si  elle  songeait  à 
un  voyage  fait  en  compagnie  de  son  père  et  de  sa  mère,  le  souvenir 
de  sa  mère  s'accompagnait  du  sentiment  qu'elle  ressentait  alors  pour 

1.  The  Dissociation  of  a  Personality,  a  biographical  Study  in  ahnormal  Psijcho- 
loffij,  in-8,  New-York.  Longmans.  1900.  C'est  un  ouvrage  de  512  pages  consacré 
tout  entier  à  la  biographie  de  Mlle  Beaucliamp. 


604  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

elle.  Celte  jeune  fille,  par  suite  de  la  dualité  de  la  perception 
dépouillée  de  ton  émotionnel  et  du  souvenir  accompagné  d'émo- 
tion, finit  par  avoir  l'impression  qu'elle  avait  changé  de  personna- 
lité et  se  mit  à  parler  d'elle-même  à  la  troisième  personne...  ce  qui 
prouve  le  rôle  immense  du  ton  émotionnel  de  nos  sensations  et  de 
nos  souvenirs  dans  l'idée  que  nous  avons  de  notre  personnalité'.  » 

Maintenant,  j'arrive  à  la  maladie  ou  disposition  morbide  qui, 
selon  moi,  est  la  preuve  la  plus  solide  du  souvenir  afiectif,  puis- 
qu'elle dépend  de  lui  et  tout  entière  repose  sur  lui  :  c'est  la  nos- 
talgie (mal  du  pays).  Elle  consiste,  on  le  sait,  en  une  tristesse  pro- 
fonde, en  un  regret  incessant,  causé  par  l'éloignement  des  personnes 
qui  nous  sont  chères,  du  milieu  où  nous  avons  vécu  et  dans  le  désir 
irrésistible  de  les  revoir. 

Ses  variétés  médicales,  légères  ou  graves,  primitives  ou  secon- 
daires, nées  immédiatement  après  le  départ,  ou  se  greffant  plus  tard 
par  suite  d'affaiblissement  sur  un  sujet  qui  paraissait  acclimaté, 
ses  symptômes  physiques  et  ses  suites  :  tout  cela  est  négligeable 
pour  nous. 

Le  fait  psychologique  hrut  reste  le  même  :  c'est  une  mélancolie 
de  forme  précise  qui  a  sa  cause  unique  dans  le  rappel  du  passé. 
L'immense  majorité  des  nostalgiques  se  nourrit  de  souvenirs  assez 
simples  :  la  famille,  la  maison  paternelle,  les  anciennes  habitudes. 
Quelques-uns  plus  affinés  regrettent  leurs  paysages  et  leurs  mon- 
tagnes. Un  ami,  possédé  pendant  son  adolescence  d'un  transport 
poétique  qui  s'est  transformé  avec  les  années,  m'écrit  : 

«  Je  me  souviens  que  je  fus  envoyé  à  dix-sept  ans  au  lycée  de 

où  j'ai  soutfert  plusieurs  mois  d'une  nostalgie  que  des  retours  fré- 
quents au  lieu  natal  ont  guéri  peu  à  peu.  j\Ia  tristesse  venait 
moins  du  souvenir  des  personnes  que  de  celui  d'une  campagne  où, 
logé  chez  une  vieille  tante,  j'errais  librement  dans  les  bois,  au  bord 
des  cascades,  adressant  mes  vers  à  tout  ce  qui  m'entourait  comme 
à  des  êtres  vivants.  C'était  surtout  le  regret  d'une  ivresse  esthétique 
qui  ne  pouvait  plus  se  satisfaire.  » 

Mais  chez  tous,  le  sauvage,  le  paysan,  le  poète,  la  Mignon  de 
Gœthe,  le  mécanisme  psychologique  est  identique  :  antagonisme 
entre  le  présent  et  le  passé.  Il  surgit  des  désirs  dont  la  satisfaction 

1.  Le  mécanisme  des  émotions,  p.  155-156  (F.  Alcan). 


TH.  RIBOT.    —   LA    Mi;>IOIKK   APFF.CTIVE 


G05 


actuelle  est  impossible,  mais  (jui  là-hns  deviendraieiil  ntu-  rùalilé. 
Le  passif  nous  enveloppe  de  son  charme  alVeclif,  mais  pour  nous 
tenter'.  U  nesl  pas  nécessaire  d'insister  pour  rtahlir  que  la  situa- 
tion repose  tout  entière  sur  la  mémoire  alVoctivc.  Taudis  (jue  pour 
la  plu|)art  des  hommes  le  souvenir  des  personiu^s  cl  des  choses 
reste  intellectuel  ou  du  moins  que  la  quantité  de  sentiment  (jui 
l'accompagne  est  faible,  souvent  nulle;  jtour  le  nostalgique,  la 
mémoire  du  cœurest  tout  et,  sans  elle,  sa  maladie  est  incompréhen- 
sible et  inexplicable. Si,  par  impossible,  on  hésitait  sur  la  cause,  la 
nature  du  remède  en  indiquerait  la  nature  :  la  certitude  d'un 
prompt  retour  rend  le  calme;  le  retour  guérit. 

Cependant,  il  est  intéressant  de  noter  des  cas  où  le  nostalgique 
revenu  dans  son  pays,  aussitôt  guéri,  retourne  sans  regret  au 
régiment  ou  à  l'atelier,  «  n'ayant  pas  trouvé  les  choses  telles  (ju'il 
se  les  imaginait  ».  Ici,  la  mémoire  a  dépassé  la  mesure  ou  plutôt  le 
travail  de  l'imagination  a  grandi  à  l'excès  l'attrait  des  gens  et  des 
choses.  En  tout  cas,  ces  faits  prouvent  que  d'une  part  le  souvenir 
afleetif,  d'autre  part  le  sentiment  suscité  par  l'impression  acludle 
des  mêmes  personnes  et  des  mêmes  choses  sont  —  (juoi  qu'on  ait 
dit  —  distincts  et  indépendants  l'un  de  l'autre. 

Bien  (juc  les  causes  ou  conditions  de  la  nostalgie  aient  un  intérêt 
surtout  médical,  elles  méritent  quelques  remaniues  psychologiques. 
J'omets  les  causes  extérieures  qui  sont  plutôt  adjuvantes  (pie 
déterminantes  :  l'éloignemenl  chez  le  soldai,  le  marin,  l'exilé, 
l'esclave.  L'Age  importe  :  la  nostalgie  est  une  maladie  d'adolescence 
et  de  jeunesse,  rare  après  trente  ans.  Le  sexe  aussi  :  elle  est  plus 
fréquente  chez  l'homme  que  chez  la  femme;  ce  fait  singulier  est 
reconnu  par  tous  les  auteurs  qui  l'expliciuent,  faute  de  mieux  par 
une  j.lasticilé  plus  grande  de  la  nature  féminine.  Tous  les  tempéra- 
ments paient  leur  tribut,  le  nerveux  plus  que  les  autres.  Quelques 
peuples  semblent  prédisposés  (les  Suisses,  les  Tyroliens  d'autres 
sont  généralement  réfracinires  ^\nglais.  Américains  du  Nord). 

De  ces  documents  confus,  il  est  diflicile  d'extraire  quehiue  con- 
clusion. Cependant,  abstraction  faite  de  ces  causes  qui  ne  sont  que 
des  moyennes  de  statisticiens,  il  semble  qu'il  s'en  dégage  d'abord 

\.  Beaucoup  de  voyageurs  recommencent  un  voyage  pour  essayer  de  revivre 
le  passé,  pour  retrouver  les  lieux  parcourus  dans  leurs  années  de  jeunesse.  Cet 
embrvon  de  nostalgie  serait-il  explicable  sans  la  mémoire  du  sentiment? 


606  KEVUE    PHILOSOPHIQUE 

une  de  nature  affective.  Elle  tient  au  caractère,  individuel,  indépen- 
damment de  toute  autre  circonstance  :  c'est  l'attraction  vers  le /^ome, 
consciente  ou  non,  mais  solide  chez  les  prédestinés  à  la  nostalgie  et 
que  l'absence  doit  renforcer. 

Voici  une  autre  cause,  de  nature  intellectuelle,  qu'on  a  formulée 
comme  il  suit  :  «  La  fréquence  de  la  nostalgie  est  en  raison  inverse 
de  la  multiplicité  et  de  la  fréquence  des  relations  sociales  ».  Le 
sauvage,  le  montagnard,  le  paysan  passent  leur  vie  dans  un  milieu 
très  restreint  qui  est  le  foyer  unique  de  leurs  émotions.  Plus  le 
cercle  de  leurs  idées  est  restreint,  moins  ils  sont  plastiques  et  plus 
il  est  difficile  pour  eux,  si  la  nécessité  les  éloigne  du  pays  natal, 
de  s'adapter,  de  modifier,  de  changer  le  cours  de  leurs  idées.  La 
faiblesse  de  leur  intelfigence  assure  le  maintien  de  leur  disposition 
mélancolique  par  l'impossibilité  de  franchir  leur  étroite  limite  '. 

Enfin,  il  faut  admettre,  en  outre  de  ces  deux  causes,  une  faiblesse 
de  la  volonté,  une  absence  de  réaction  énergique.  Sur  les  carac- 
tères bien  trempés,  la  nostalgie  n'a  pas  de  prise. 

En  résumé,  la  prédominance  de  la  mémoire  affective  est  la 
marque  psychologique  essentielle  de  cet  état  mental.  Si,  reculant  la 
question,  on  recherche  les  causes  de  cette  prédominance,  on  voit 
qu'il  y  en  a  plusieurs  possibles.  Mais  ce  qui  reste  acquis,  c'est  que 
l'existence  de  cette  manifestation  pathologique  est  un  des  meil- 
leurs arguments  qu'on  puisse  opposer  à  la  négation  de  la  mémoire 
des  sentiments. 


IV 

Preuves  indirectes.  —  Comme  les  précédentes,  elles  s'ap- 
puient sur  l'expérience  et  elles  peuvent  se  résumer  en  cette  formule 
générale  :  La  vie  individuelle  et  sociale  de  l'iiomme  est  pleine  de 
faits  qui,  sans  l'existence  de  la  mémoire  affective,  sont  inexplicables. 

Supposons,  comme  nos  adversaires  le  soutiennent,  qu'il  n'existe 

1.  Quelques  auteurs  ont  posé  cette  question  :  Les  animaux  (supérieurs)  peu- 
vent-ils éprouver  la  nostalgie?  Tous  répondent  affirmativement:  ils  s'appuient 
sur  des  faits  que  tout  le  monde  connaît  et  ils  voient  dans  cette  affection  une 
des  causes  principales  qui  s'opposent  à  racclimatemeiit.  11  est  possible  que, 
dans  la  conscience  animale,  la  mémoire  affective,  sous  sa  forme  simple  (dou- 
leur, plaisir,  peur,  attachement,  etc.),  soit  relativement  plus  développée  que 
la  mémoire  intellectuelle.  La  psychologie  zoologique  est  trop  pleine  de  ténèbres 
pour  discuter  en  passant  ce  problème  obscur. 


TH.  RIBOT.    —    I.A    Ml-MOIIIK   AKKKCTIVK  007 

que  la  mémoireinicllecluolle  des  (événements  j)assés,  des  lieux,  du 
temps,  des  circonstances,  sauf  cet  élément  additionnel  :  que  nous 
savons  que  ces  événements  ont  été  accompagnés  d'un  sentiment 
qui  rentre  actuellement  dans  la  conscience,  mais  comme  connu, 
iKin  comme  senti;  en  d'autres  termes,  supposons  qu'il  ne  reste 
aucune  trace  des  états  alleclifs  comme  tels.  Cette  hypothèse,  si 
absolue  qu'elle  soit,  n'est  pas  chimérique;  car,  si  beaucoup 
admettent  que  ce  qui  est  entré  dans  la  conscience  (perceptions, 
images,  idées)  reste  acquis  et  gravé  d'une  manière  indélébile,  rien 
ne  le  prouve.  Des  faits  bien  connus  montrent  au  contraire  que  ce 
qui  a  été  perçu  n'est  pas  ipso  facto,  fixé,  enregistré.  Ainsi,  dans 
les  cas  de  chocs  violents,  il  se  produit  ordinairement  une  amnésie 
rétrograde  —  l'ignorance  complète  d'une  période,  courte  ou 
longue,  immédiatement  antérieure  à  l'accident  —  qui  montre  que 
la  période  de  fixation  a  fait  défaut.  Supposons  donc  que  les  élé- 
ments afl'ectifs  s'évanouissent  ainsi  sans  retour  possible,  ne  lais- 
sant d'autre  trace  de  leur  passage  que  ce  souvenir  intellectuel,  — 
qu'ils  ont  été.  Dès  lors  on  est  en  perpétuelle  contradiction  avec 
l'expérience  journalière.  Supprimez  cette  fixation  si  faible  et  si 
précaire  qu'elle  soit  et,  dans  la  vie  aiïective,  rien  ne  s'acquiert, 
toute  répétition  devient  inutile,  chaque  fois  tout  est  à  recom- 
mencer. 

Je  n'ai  pas  besoin  d'insister  sur  ce  fait  incontestable  que  la 
mémoire  intellectuelle  ou  motrice  s'organise  par  une  répétition 
plus  ou  moins  fréquente  et  à  la  condition  que  chaque  impression 
ou  chaque  acte  laisse  dans  l'individu  une  disposition  particulière. 
A  prioî'i,  quels  motifs  a-t-on  d'admettre  que  les  sentiments  fassent 
exception  à  cette  loi  biologique?  En  fait,  ils  lui  obéissent.  La 
preuve  est  fournie  par  deux  processus  importants  :  l'un  statique, 
la  consolidation  ;  l'autre  dynamique,  Vévolulion  des  sentiments. 

1°  On  désigne  couramment  sous  le  nom  d'images  génériques 
(ou  récepts)  le  résultat  d'une  fusion  spontanée  d'images  produite 
par  la  répétition  d'événements  semblables  ou  très  analogues.  Elle 
consiste  en  un  procédé  d'assimilation  presque  passif;  elle  n'est  pas 
intentionnelle  cl  n'a  pour  matière  ([ue  les  grosses  ressemblances; 
elle  a  été  comparée  aux  photographies  composites  ou  portraits 
génériques  obtenus  par  Gallon. 

Il  en  est  de  même  pour  les  éléments  affectifs.  Les  impressions 


608  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

de  joie,  de  tristesse,  de  peur,  de  tendresse,  d'irritation,  plusieurs 
fois  suscitées  par  une  personne  ou  un  objet  tendent  à  s'addi- 
tionner, à  se  cumuler;  la  succession  devient  une  intégration;  le 
sentiment  est  solidement  associé  avec  son  objet  et  renaît  avec  lui. 
Sous  cette  forme,  «  la  mémoire  affective  peut  être  conçue  comme 
un  état  obscur,  profond,  analogue  à  l'habitude;  elle  est  alors 
comme  une  disposition  acquise  de  l'organisme,  une  imprégnation 
et,  du  point  de  vue  subjectif,  comme  une  modalité,  une  forme  du 
sentir  qui  se  mêle  désormais  à  tous  nos  sentiments,  à  toutes  nos 
idées  ;  les  colore,  les  anime,  les  suscite  et  les  dirige,  mais  qui  n'est 
pas  elle-même  sentie  ou  n'apparaît  à  la  conscience  que  par  excep- 
tion, sous  la  forme  originelle  de  l'émotion  privilégiée  qui  l'a  créée 
en  nous.  La  mémoire  affective  ainsi  entendue  diffère  naturellement 
de  la  mémoire  représentative.  Telle  est  vraisemblablement  la  cause 
pour  laquelle  certains  psychologues  se  refusent  à  en  admettre 
l'existence'.  »  Paulhan,  lui  aussi,  élimine  tous  les  états  qui  sont 
devenus  des  habitudes,  parce  que  dans  la  mémoire  «  au  sens 
étroit  »  le  caractère  de  reproduction  est  le  plus  important,  tout  en 
reconnaissant  leur  influence  sur  notre  manière  de  sentir  et  d'agir. 

Sans  doute  celte  mémoire  organisée  est  une  forme  inférieure, 
mais  elle  a  les  caractères  fondamentaux  de  toute  mémoire  :  conser- 
vation, reproduction;  il  ne  manque  que  son  couronnement  psycho- 
logique :  la  reconnaissance  précise,  la  détermination  dans  le 
temps.  Ainsi,  le  souvenir  d'un  lieu  souvent  fréquenté  nous  enve- 
loppe quelquefois  d'une  tristesse  dont  on  ne  peut  indiquer  la 
marque  d'origine.  N'existàt-il  que  des  faits  de  ce  genre,  l'exis- 
tence de  la  mémoire  affective  serait  établie  ;  nous  savons  qu'il  s'en 
rencontre  d'autres  plus  complets.  Au  reste,  ce  ne  sont  pas  les 
moins  influents  dans  notre  vie.  On  peut  le  montrer  par  quelque  s 
exemples. 

D'abord,  ils  contribuent  à  la  formation  ou  du  moins  à  la  conso- 
lidation du  caractère.  Être  optimiste  ou  pessimiste,  c'est  posséder 
une  bonne  mémoire  des  états  agréables  ou  des  impressions 
pénibles.  «  A  cet  égard,  remarque  B.  Ferez,  l'enfant  donne  de  très 
bonne  heure  son  ton,  sinon  sa  mesure.  Ce  que  l'un  sent  et  se 
remémore  le  mieux,  c'est  la  catégorie  des  impressions  douces, 

1.  Dugas,  Loc.  cit.,  p.  648. 


TH.  RIBOT.    —    LA    ME-.MOIRK    AFFECTIVE  G09 

riantes,  bienveillantes;  un  autre  celle  des  impressions  tendres;  un 
autre  celle  des  impressions  malveillantes,  haineuses.  On  a  depuis 
longtemps  classé  les  caractères  selon  la  prédominance  de  ces  sortes 
de  mémoire.  Je  retrouve  à  trente  ans  d'intervalle  mes  compa- 
gnons d'enfance  ce  qu'ils  étaient  h  six  ou  sept  ans  :  enjoués  ou 
tristes,  audacieux  ou  timides,  pacifiques  ou  agressifs,  rusés  ou 
candides,  généreux  ou  vindicatifs'.  »  En  un  mot  et  sans  entrer 
dans  les  détails,  on  peut  dire  que  tout  caractère  net,  bien  tranché, 
a  une  forme  de  mémoire  allective  qui  est  à  son  service  ou  plutôt 
qui  fait  partie  intégrante  de  lui-môme. 

Un  critique  très  pénétrant,  M.  Faguet,  a  bien  vu  que  dans  la 
mémoire  des  sentiments  se  trouve  la  solution  de  plus  d'un  pro- 
blème psychologique.  "  Il  y  a  là,  dit-il,  entre  mille  choses,  une 
explication  de  la  tendance  polygamique  de  l'homme  et  de  la  ten- 
dance monogamique  de  la  femme.  Pounjuoi?  Parce  que  la 
mémoire  afleclive  est  plus  forte  chez  la  femme  et  la  mémoire 
intellectuelle  chez  l'homme.  Autrement  dit,  l'homme  est  fait  dans 
une  certaine  mesure  pour  oublier  ses  émotions  d'amour,  la  femme 
pour  s'en  souvenir.  Donc  la  première  émotion  amoureuse  de  la 
femme  doit  retentir  éternellement  dans  son  être  et  l'attacher  indé- 
finiment à  celui  d'où  elle  lui  est  venue.  » 

C'est  une  remarque  juste,  quoiqu'elle  ne  me  paraisse  pas  accep- 
table sans  restriction.  On  peut  môme  aller  plus  loin  et  poser  une 
question  de  responsabilité  en  ce  qui  concerne  la  constance  en 
amour  et  la  fidélité  aux  serments.  Un  romancier  qui  a  mis  récem- 
ment en  action  «  la  mémoire  du  cœur^  »  m'écrivait,  il  y  a  quelques 
années,  ce  qui  suit  :  «  Assister  dans  une  grande  gare  au  départ  d'un 
des  grands  rapides  du  soir.  Prendre  plusieurs  couples  que  ce 
départ  va  séparer.  Étudier  selon  les  cas  ce  que  va  produire  Vabsence 
sur  ces  dilTérents  êtres,  les  uns  fidèles  à  leurs  sentiments,  les  autres 
plus  vite  oublieux,  .sans  que  ce  soit  de  leur  faute.  Je  crois  que  c'est 
sur  ce  terrain  alîectif  que  le  lecteur  sera  le  plus  prêt  d'admettre 
qu'il  n'y  a  pas,  dans  les  défaillances,  responsabilité,  libre  arbitre.  » 

La  mémoire  affective  est,  pour  les  croyances  religieuses,  une 
grande  force  conservatrice,  grûce  à  laquelle  elles  résistent  long- 
temps à  l'assaut  des  démonstrations  logiques  et  scientifiques.  «  Ces 

1.  B.  Ferez,  Venfant  de  trois  à  sept  am,  p.  48  suiv.  (F.  Alcan). 

2.  .M.  Michel  Corday  dans  son  roman  qui  porle  ce  lilre.  Paris,  1907. 

T0.ME  LXIII.  —  1907.  3U 


610  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

croyances  que  nous  tenons  de  notre  première  éducation  ont  été  et 
restent  associées,  incorporées  à  des  sentiments.  De  celte  associa- 
tion vient  leur  résistance  aux  idées  qui  les  menacent.  Ce  sont  les 
sentiments  et  les  souvenirs  de  ces  sentiments  qui  les  retiennent  et 
luttent  en  nos  âmes  pour  en  prolonger  l'empire.  »  (Pillon,  art.  cit., 
p.  134).  Il  y  a  un  cas  particulier  qui  mériterait  une  étude.  On  sait 
que  Taffaiblissement  de  l'âge  produit  souvent  une  régression  de  la 
mémoire  qui  ravive  et  renforce  les  souvenirs  de  l'enfance  et  de  la 
jeunesse.  Certain  pour  la  mémoire  intellectuelle,  ce  fait  n'est-il 
pas  aussi  probable  pour  la  mémoire  affective,  quoiqu'on  ne  l'ait  pas 
remarqué?  Les  retours  religieux  de  la  dernière  heure  ne  seraient- 
ils  pas  souvent  un  cas  de  régression  de  la  mémoire  des  senti- 
ments? 

2°  Les  souvenirs  affectifs  font  mieux  que  se  condenser  et  s'orga- 
niser solidement;  ils  sont  susceptibles  d'évolution.  On  sait  que  les 
images  intellectuelles  ne  sont  pas  des  empreintes  figées  en  nous; 
mais  que,  semblables  à  toutes  les  choses  vivantes,  elles  se 
modifient,  même  quand  nous  les  croyons  immuables;  elles  subissent 
des  additions  et  des  pertes  :  on  en  a  fourni  maintes  preuves.  Com- 
bien ce  travail  interne  d'érosion  ou  d'expansion  ou  d'éclosion  d'élé- 
ments parasites  doit  être  plus  grand  pour  les  images  affectives  qui, 
par  nature,  sont  fluides  et  évanescentes! 

La  forme  la  plus  importante  de  cette  évolution  et  la  plus  riche 
en  conséquences  est  la  tendance  du  souvenir  à  grandir,  augmenter, 
s'amplifier  —  à  mesure  qu'on  s'éloigne  de  l'événement  originel  — 
par  l'effet  d'une  reviviscence  spontanée  et  d'une  rumination  inté- 
rieure. 11  fait  «  boule  de  neige  ».  J'en  ai  donné  plusieurs  exemples, 
entre  autres  celui  de  Chateaubriand  {art.  cit.),  et  j'ai  observé  le  fait 
sur  moi  même  :  «  Dans  certains  cas,  écrit  Paulhan,  j'ai  constaté 
chez  moi  l'exaltation  progressive  d'un  sentiment  se  rapportant  à  un 
événement  passé  à  mesure  que  cet  événement  s'éloignait.     Il  est 
des  choses  qui  m'ont   laissé  presque  indifférent  sur  le  moment, 
contrarié  ou  charmé  à  peine  et  dont  le  souvenir  s'est  accompagné 
d'une  impression  beaucoup  plus  forte.  C'est  une  remarque  souvent 
faite  que  la  faiblesse  ou  la  nullité  de  l'émotion  au  moment  du  péril 
et  son  accroissement  considérable  quand  le  péril  est  passé.  »  Par 
contre  un  accident  très  grave,  un  événement  tragique  devient  assez 
vite  un  souvenir  dénudé  de  tout  caractère  affectif,  si  le  drame  a  été 


TH.  RIBOT.    —   I.A    MLMOIHK   AFFECTIVF:  011 

court  cl  sans  conséquences  nuisibles.  Celle  remarque  nes'applitiue 
pas  au\  niallieurs  irréparables. 

Une  communication  de  Mme  A...,  contenant  phisieurs  observa- 
tions personnelles,  mérite  une  mention  particulière  :  l'évolution 
des  sentiments  se  produit  en  elle  sons  deux  formes,  inverses  lune 
de  l'autre.  «  Voici,  m'écril-elle,  comment  évoluent  en  moi  les  sou- 
venirs des  émotions  agréables  et  ceux  des  émotions  pénibles;  leur 
marche  est  tout  à  l'ait  dilTérenle.  Tandis  que  le  souvenir  des  émo- 
tions agréables  faiblit  graduellement,  mais  ne  s'efface  presque  jamais 
complètement,  le  souvenir  des  émotions  pénible  croît  en  intensité 
pendant  quelque  temps,  arrive  à  un  maximum  pendant  lequel 
l'émotion  renouvelée  dans  la  mémoire  est  beaucoup  plus  intense 
que  celle  ressentie  primitivement;  puis  l'effacement  se  fait  et  est 
complet  au  bout  de  quelque  temps  '.  » 

Le  lecteur  remarquera  de  lui-même  et  sans  commentaires  que 
cette  évolution  des  images  afleclives  et  même  leur  régression  sont, 
plus  encore  que  leur  consolidation,  une  preuve  satisfaisante  de  la 
persistance  du  souvenir.  Sans  doute,  ces  métamorphoses  sont  sol- 
licitées par  les  événements  de  la  vie  intellectuelle  (perceptions, 
réflexions,  idées),  mais  nous  savons  que  le  souvenir  affectif  est 
évotiué  par  contiguïté  ou,  pour  parler  plus  rigoureusement,  comme 
partie  d'un  tout  dont  il  est  un  des  facteurs  ^. 

1.  J'indique  sommairement  quelques-unes   des    observations  communiquées. 

1.  -  Le  départ  de  mon  amie  Mme  Z..,  me  causa  un  immense  chagrin.  Il  aug- 
menta de  jour  en  jour  et  devint  si  grand  que  j'en  fus  malade  pendant  phisieurs 
semaines.  Pendant  une  année,  je  ne  pus  me  résoudre  à  passer  dans  la  rue  où 
elle  demeurait;  une  fois  ayant  aperçu  de  loin  sa  maison,  je  fus  prise  subite- 
ment d'une  crise  de  larmes,  mes  genoux  fléchissaient,  etc.  Mon  chagrin  diminua 
peu  à  peu  et  disparut  après  deux  ou  trois  ans.  • 

11.  -  A  Allevard-les-Bains,  j'ai  été  réveillée  une  nuit  par  un  tremblement  de 
terre;  j'en  fus  très  effrayée.  La  crainte  augmenta  pendant  les  jours  suivants  et, 
pendant  plusieurs  s-emaines,  ma  peur  se  ravivait  au  moindre  bruit.  Cela  dura 
plusieurs  mois,  s'effaça  graduellement  et  disparut  en  tant  qu'émotion.  Le  sou- 
venir seul  du  fait  reste  ti  es  vif  jusqu'à  présent,  mais  je  n'éprouve  plus  la  moindre 
peur  en  pensant  aux  tremblements  de  terre.  » 

Je  crois,  avec  d'autres  psychologues,  que  dans  les  cas  de  ce  genre,  il  y  a  un 
mélange  de  souvenir  affectif  et  d'cniotion  actuelle  et  qu'il  est  impossible  de 
faire  le  départ  entre  les  ileux  :  la  mémoire  du  sentiment   n'est  pas  à  l'état  pur. 

2.  L'évocation  peut  avoir  lieu  par  ressemblance  (cas  cités  dans  le  para- 
graphe I  de  cet  article).  Voici  un  autre  exemple  plus  complexe  :  •  Un  de  mes 
amis,  m'écrit  le  professeur  Carlisle,  relevant  d'une  maladie  de  trois  mois,  en 
vojant  pour  la  première  fois  la  verdure  fraîche  des  arbres  bourgeonnant 
éprouva  des  émotions  qu'il  n'avait  ressenties  auparavant  qu'à  la  vue  de  per- 
sonnes  aimées  dont  l'image  lui  apparut.  •  Sans  craindre  de  paraître  trop  subtil. 


612  KEVUE   PHILOSOPHIQUE 

Les  faits  qui  précèdent  n'ont  été  produits  qu'à  titre  d'éclaircisse- 
ment et  ciioisis  un  peu  au  hasard  ;  car,  grand  est  le  nombre  de  ceux 
qui  pourraient  fournir  des  preuves  indirectes.  Mais  ici  commence 
un  autre  sujet  que  je  m'abstiens  de  traiter  :  la  portée  et  les  consé- 
quences de  la  mémoire  des  sentiments  dans  la  vie  individuelle  et 
collective  de  l'humanité.  C'est  une  étude  digne  de  tenter  un  psy- 
chologue; elle  a  été  déjà  effleurée  par  quelques  auteurs,  Paulhan, 
Dugas  et  tout  récemment  Pillon  [Année  philosophique,  1907,  p.  44). 

Remarquons,  en  effet,  que  l'existence  de  la  mémoire  affective 
étant  solidement  établie,  en  éliminant  ceux  qui  ne  l'ont  pas  et  sont 
par  conséquent  hors  de  cause,  on  peut  appliquer  à  cette  faculté  la 
méthode  d'étude  employée  avec  succès  pour  les  diverses  modalités 
de  la  mémoire  sensorielle  et  intellectuelle. 

D'abord  elle  a  ses  variétés  qui  semblent  indiquées  par  les 
variétés  de  caractère.  La  mémoire  des  optimistes  n'est  pas  celle  des 
pessimistes;  chez  l'un  le  souvenir  est  tenace  pour  l'amour,  chez 
l'autre  pour  la  haine,  etc. 

Autre  problème  :  quel  est  son  rôle  dans  la  genèse  et  la  durée 
des  passions,  dans  la  stabilité  de  nos  croyances,  dans  la  vie  morale, 
religieuse,  esthétique? 

Enfin,  on  sait  combien  l'étude  des  mémoires  spéciales  a  servi  à 
comprendre  la  perte  des  images  visuelles  ou  auditives  ou  motrices, 
les  variétés  d'aphasie,  la  cécité  et  la  surdité  verbales.  N'est-il  pas 
probable  que  la  mémoire  affective  peut  devenir  la  cause  primitive 
ou  secondaire  d'états  pathologiques  dont  nous  avons  trouvé  un 
exemple  dans  la  nostalgie? 

Il  est  certain  que  ce  sujet  \  en  outre  de  son  étendue  et  de  ses 

je  ferai  remarquer  que  le  fait  cité  n'est  pas  identique  au  cas  très  connu  où  une 
disposition  affective  prédominante  régit  l'association  :  ainsi  la  joie  ravivant  les 
souvenirs  joyeux  à  l'exclusion  de  tous  les  autres.  Il  y  a  ici  un  état  affectif  ach«eZ 
causé  par  la  nature  qui  ravive  un  état  affectif  passé  causé  par  des  êtres  humains  ; 
par  conséquent  un  fait  de  mémoire  affective. 

1.  J'extrais  d'une  lettre  de  M.  Dugas  quelques  remarques  suggestives  sur  ce 
projet  :  ■•  Il  me  semble  que  les  catholiques  ont  connu  la  mémoire  affective  et 
l'ont  même  soumise  à  une  culture  méthodique.  Ils  ont  pratiqué,  selon  moi,  une 
double  mnémolhérapie  :  l'art  d'oublier  et  celui  de  se  souvenir;  la  première  non 
moins  précieuse  que  l'autre. 

a  L'art  d'oublier  les  émotions  jugées  dangereuses  ou  funestes,  c'est  l'art  de  com- 
battre ce  qu'ils  appellent  la  «  tentation  ».  Ils  ont  très  bien  vu  qu'on  ne  fait  pas 
sa  part  à  la  mémoire  affective,  qu'on  ne  transige  pas  avec  les  sentiments,  qu'il 
faut  arriver  pour  eux  à  l'oubli  total;  autrement  on  est  victime  de  la  loi  de  réin- 
tégration. Cela  me   paraît  très  juste  et  très   bien  observé.  La  littérature  mys- 


TH.  RIBOT.    —   I.\   Mh'MOIRF.   AFFECTIVK  613 

limites  incertaines,   est  plein   de  difficultés;  mais  il  semble  que, 
malf,Mé  tout,  on  ne  se  risquerait  pas  à  léludier  sans  profit. 

tique  sérail  à  consulter  sur  ce  point;   on  la   trouverait,  je  crois,  abondante  et 
explicite. 

•  Quant  à  l'art  d'entretenir  les  bons  sentiments,  de  les  faire  revivre,  et  de  les 
fi.xer,  c'est  la  direction  spirituelle  presque  tout  entière  considérée  dans  sa  partie 
positive.  Pillon  a  cité  à  cette  occasion  les  Exercices  s}nriluels  d'Ignace  de 
Loyola;  c'est  très  juste,  mais  ce  n'est  ([u'un  échantillon  du  genre  —  l'échan- 
tillon le  plus  matérialiste  d'ailleurs  et  le  plus  grossier.  Les  écrivains  qui  ont 
étudié  à  plusieurs  reprises  le  mysticisme  dans  la  Itevue  philosophique  pourraient 
nous  renseigner  là-dessus.  Pour  moi  qui  ne  suis  pas  versé  dans  la  littérature 
mystique,  j'ai  rencontré  quelqu'un  qui  est  bien  remarquable  sous  ce  rapport  : 
un  philosoi)he  de  race  et  d'éducation  catholique,  Auguste  Comte.  Il  y  aurait 
une  élude  curieuse  à  faire  sur  lui,  comme  organisateur  de  la  religion  du  senti- 
ment, du  culte  des  morts,  de  la  comme'moralion,  etc.  C'est  bien  connu  (|uoique 
peu  exploité.  Je  suis  de  plus  en  plus  persuadé  <|ue  la  psychologie-^cie/ice  a  beau- 
coup à  attendre  delà  psychologie-ari  :  ainsi,  il  n'y  a  pas  en  un  sens  de  plus 
grands  psychologues  que  les  catholiques,  ces  pétrisseurs  d'àmes.  C'est  leur 
lorce  et  la  condition  de  leurs  succès.  Et  je  ne  parle  que  de  la  mémoire  alîective. 
L'im  iginalion  alfective,  ses  créations  savantes  seraient  encore  bien  mieux  repré- 
sentées par  les  mystiques.  » 

Th.  Ribot. 


LA     SYMPATHIE     ESTHÉTIQUE 

D'APRÈS    TH.    LIPPS    i 


I 

La  constitution  du  nouveau  livre  de  M.  Théodore  Lipps  m'oblige  à 
renoncer  au  compte  rendu  exact  que  j'aurais  voulu  en  donner  aux 
lecteurs  de  la  Revue  yhiloso-phique.  Cette  «  Psychologie  du  Beau  et 
de  l'Art  »  dont  le  volume  actuel  porte  le  sous-titre  «  La  contemplation 
esthétique  et  l'art  plastique  »  ne  traite  en  somme  que  de  riiypothèse 
de  VEinfûhlung,  à  laquelle  M.  Lipps  avait  déjà  consacré  deux  forts 
volumes.  Mais  ce  sujet  y  est  traité  dans  une  demi-douzaine  d'essais, 
de  leçons  et  de  conférences  répondant  évidemment  à  des  polémiques 
et  des  interrogations  fortuites,  et  sans  aucun  souci  d'unité,  voire 
même  d'ordre.  Cette  façon  de  rassembler,  sans  même  les  relier  par 
une  introduction,  des  études,  qu'on  me  passe  le  mot,  des  tentatives 
d'exploitation,  d'une  seule  idée,  a  certes  l'avantage  de  présenter  la 
même  pensée  sous  beaucoup  d'angles  différents;  mais  elle  oblige  le 
lecteur  à  faire  lui-même  un  travail  de  synthèse  et  d'élimination;  et 
elle  nécessite  de  la  part  du  critique  soit  la  reconstruction  à  neuf  du 
système  de  l'auteur,  ce  qui  exclut  tout  commentaire  suivi,  soit  l'ana- 
lyse, chapitre  par  chapitre  et  section  par  section,  c'est-à-dire  un 
travail  aussi  chaotique  que  le  volume  lui-même. 

Mise  en  demeure  d'envisager  ma  besogne,  j'ai  préféré  renvoyer  le 
lecteur  à  mes  études  précédentes  sur  l'esthétique  de  M.  Lipps  où  il 
trouvera  un  exposé  général  de  la  théorie  de  VEinfûhlung,  ce  qui  me 
permet  de  démêler  dans  les  pages  suivantes  le  véritable  apport  fait 
par^M.  Lipps  à  une  psychologie  du  beau,  d'avec  tles  détails  qui  ne  me 
semblent  pas  tenir  devant  une  critique  basée  sur  ce  que  j'oserais 
appeler  l'esthétique  positive.  Il  m'importe  non  seulement  de  montrer 
ce  qu'il  faudrait  accepter  et  ce  qu'il  faudrait  soumettre  à  un  examen 
ultérieur  et  plus  vigoureux,  mais  aussi  de  faire  voir  la  méthode 
employée  par  λL  Lipps,  et  d'y  comparer,  chemin  faisant,  la  méthode 
amenant  les  rectifications  et  les  interrogations  que  je  soumettrai 
sinon  à  M.  Lipps,  du  moins  aux  lecteurs  de  la  Revue  philosophique. 

.  1.  Theodor  Lipps  :  Die  àsthelische  Betrachtimg  und  die  bildende  KunsL  {Msthelik 
Psychologie  des  Sckônen  und  der  Kunst  II).  Hamburs  und  Leipzig,  Leopold  Voss, 
p.  G4o,  in-8%  grav. 


VERNON  LEE.    —    I  A    SYMP.UUIE   ESTHKTIQLE  615 

Ainsi  que  je  lai  fait  ressortir  dans  mes  éliKlos  précédentes  sur 
l'eslliétiiiuc  allemande  contemporaine  '.  M.  Liiips  a  jeté  les  bases 
dune  nouvelle  et  véritable  philosophie  du  beau  et  de  l'art,  en  formu- 
laiil  son  hypothèse  de  VFAnfûhlitno;  hypotlièse  qu'on  pourrait  com- 
parer à  celle  de  la  sélection  naturelle  par  son  orii.Mnalilé  et  sa 
portée.  Appliquer  lidée  de  VFAnfùhlanfj,  tel  sera  le  procédé  principal 
par  lequel  l'esthétique  de  l'avenir  résoudra  les  problèmes  de  la  mor- 
phologie et  de  l'évolution  artistiques;  analyser  véritîer,  ramener  le 
phénomène  de  VEinfulilung  à  des  phénomènes  élémentaires  de  l'es- 
prit, tel  sera  la  principale  besogne  de  la  psychologie  appliquée  aux 
activités  esthéti<|ues.  Nouveau  Darwin  et  non  sans  avoir  des  nouveaux 
Wallaccs;  M.  Lipps  nous  a  donné  l'hypothèse  de  ÏEinfulilung;  exa- 
minons ce  que  lui-même  a  fait  de  sa  découverte,  et  ce  qu'il  importe 
que  nous  en  fassions. 


11 

D'abord,  rappelons  aux  lecteurs  de  mes  autres  éludes  sur  M.  Lipps, 
expliquons  à  ceux  qui  ne  les  connaîtraient  point,  ce  qui  se  cache  sous 
cette  formule  bien  tudesquc  et  un  peu  bizarre  :  VEinfûlilunri.  Ce  mot, 
composé  de  fûhlen,  sentir,  et  ein  (herein,  hinein),  dans  dedans,  et  se 
conjuguant  à  l'état  de  verbe  (sich  einfûhlen)  avec  le  pronom  mar- 
quant la  forme  réfléchie,  ce  mot  existait  déjà  dans  l'esthétique  alle- 
mande depuis  'Vischer  et  Lotze;  de  même  qu'il  a  existé,  du  moins 
depuis  les  romantiques  contemporains  de  Novalis,  dans  la  langue 
littéraire.  Nous  constaterons  même  plus  tard  l'équivoque,  la  déviation 
de  sa  propre  pensée,  au  prix  desquels  M.  Lipps  a  acheté  le  dangereux 
avantage  de  se  servir  d'une  expression  toute  faite  pour  une  idée  nou- 
velle, sich  einfiihlen,  se  transporter  par  le  sentiment  (la  forme  rélléchie 
possède  un  sens  d'activité  que  la  langue  française  n'attribue  pas  à 
se  sentir,  et  qu'on  ne  peut  rendre  qu'à  l'aide  d'un  verbe  comme,  trans- 
porter, projeter,  entrer).  Sich  einfûhlen  dans  quelque  chose  ou  dans 
quelqu'un,  a  dans  le  langage  ordinaire  allemand  le  sens  de  se  mettre 
à  la  place  de  quelquun,  de  s  imaginer,  de  ressentir  les  sentiments  de 
quelqu'un  :  c'est  le  préliminaire  de  la  sympathie,  mais  dans  ce  pre- 
mier stade,  1  attention  se  porte  entièrement  sur  le  sentiment  qu'on 
attribue  à  l'autre,  et  non  point  sur  l'imitation  de  ce  sentiment  reconnu 
ou  supposé  qui  est  l'acte  de  sympathiser  (allemand  mitfiihlon;. 

C'est  ce  sens  qu'on  a  parlé,  même  avant  Vischer,  Fechner  et  Lotze, 
de  a'einfïihlen  dans  la  vie,  le  mouvement,  d'un  animal  ou  d'une  plante  : 
Mais  en  seme/(a?it  ainsi  à  la  place  d'une  branche  d'arbre  balancée  au 
soleil  irexemple.  devenu  célèbre,  estprisdans  le  Mirro.-^romosdc  Lotze), 
il  était  évident  que  les  sentiments  auxfiuels  on  participait  étaient  des 

1.  Revue  philosophique,  1902;  Quarlerly  fierieu-,  1905. 


616  UEVUE   PHILOSOPHIQUE 

sentiments  que  la  branche  d'arbre  ne  ressentait  point;  c'étaient  les 
sentiments  que  nous  aurions  eu  non  pas  en  devenant  branche  mais  en 
transportant  dans  la  branche  notre  propre  nature  Iiumaine.  Cette 
constatation  est  le  point  de  départ  de  la  théorie  de  VEinfûhlen  de  Lipps 
ou  plus  exactement,  c'est  le  point  de  conjonction  entre  sa  façon  d'em- 
ploj^er  le  verbe  Einfûhlen  et  le  sens  usuel  de  ce  mode.  Lorsqu'on  met 
à  la  place  de  quelqu'un  cette  place,  c'est-à-dire  les  sentiments  que  l'ont 
naître  telle  ou  telle  circonstance,  ce  sont  des  sentiments  connus 
directement  de  nous,  éprouvés  par  nous  dans  notre  passé;  et  que 
nous  attribuons,  pour  une  raison  quelconque  (il  sera  nécessaire  de 
revenir  sur  ce  point)  à  un  autre  que  nous  :  Que  cet  autre  soit,  plus  ou 
moins  littéralement,  notre  semblable,  que  ce  soit  la  perception  d'une 
ressemblance  qui  nous  suggère  cette  attribution,  et  qu'enfin  cette 
attribution  des  données  directes  de  notre  expérience  se  rencontre  avec 
la  réalité  des  faits;  ou  bien  que  la  personne,  la  chose,  à  laquelle  nous 
attribuons  nos  propres  états,  soit  plus  ou  moins  dissemblable  de 
nous  et  incapable  de  ressentir  ce  que  nous  ressentirions  à  sa  place,  et 
que  l'attribution  de  notre  expérience  ne  réponde  nullement  à  la  réalité  ; 
bref,  qu'il  s'agisse  d'un  fait  vérifiable  ou  d'une  analogie  partielle 
exploitée  par  notre  imagination,  cet  acte  préliminaire  de  toute 
sympathie  (dans  le  sens  littéral  du  mot)  repose  sur  le  réveil  d'images 
subjectives  dues  à  notre  expérience  intime,  et  emmagasinées  à  l'état 
plus  ou  moins  abstrait,  dans  ce  que  nous  appelons  notre  mémoire.  Il 
importe  d'insister  sur  ce  fait  psychologique  élémentaire,  car  il  explique 
la  nature  essentielle  de  tout  mouvement  sympathique;  et, ce  qui  nous 
occupe  en  ce  moment,  de  tout  ce  que  la  langue  allemande  avant  ou 
avec  M.  Lipps,  entend  sous  le  moid' Einfûhlung.  Car  les  états  attribués 
par  nous  à  la  personne  ou  la  chose  dont  nous  prenons  connaissance, 
les  états  que  nous  croyons  reconnaître  en  elle,  étant  nos  états  à 
nous,  le  réveil  de  ces  états  passés  sera  accompagné  en  nous  par  des 
phénomènes  de  satisfaction  ou  de  dissatisfaction  dont  l'intensité 
répondra  à  la  vivacité  plus  ou  moins  grande  de  ce  réveil  mémorial,  et 
à  la  présence  ou  l'absence  d'autres  états  capables  de  corroborer  ou 
d'enrayer  ce  réveil.  Nous  sentons  le  plaisir  ou  le  déplaisir  de  l'état 
subjectif  que  nous  reconnaissons  ou  que  nous  ipiaginons,  parce  que 
cet  état  subjectif  a  éié  le  nôtre  et  redevient  le  nôtre  lorsque  nous  l'attri- 
buons, r.î  d'autres  termes  :  tout  phénomène  subjectif,  émotion,  senti- 
ment, étal  de  bien-être  ou  de  malaise,  etc.,  ne  peut  être  connu  que 
directement  et  en  tant  que  donnée  de  notre  expérience  intime;  dès 
lors,  ce  que  nous  prenons  pour  l'aperception  de  son  existence  en 
dehors  de  nous,  n'est  que  la  conscience  de  sa  reviviscence  forte  ou 
faible  en  nous.  Répélons-Ie  :  rEinfàhlung,  c'est-à-dire  l'attribution  de 
nos  états  au  non-moi,  est  accompagnée  de  satisfaction  ou  de  dissatis- 
faction parce  qu'elle  se  passe  en  nous.  Or,  il  existe  une  catégorie  de 
cette  attribution  de  nos  états  au  non-moi,  qui  se  spécialise  par  le  fait 
que  ce  non-moi  n'esl  point  susceptible  des  états  que  nous  lui  attribuons. 


VERNON  LEE     —    IV    SYMPATHIE   KSTHÉriQL'E 


617 


Je  fais  allusion  à  ralliiitiilioii  (k-  luouvemcnts,  d'états  moteurs  et 
même  d'inluilioiis  de  vulitiuii,  d'efTort.  bref  de  caractère  et  de  sensi- 
lité  aux  formes  visibles  et  stables.  Qu'on  me  permette  un  exemple, 
qui  est  aussi  une  citation  du  premier  livre  de  M.  Lipps. 

€  L'a?>aci«s  ilori(iue  s'élari^'il  en  comparaison  avec  la  colonne,  et 
sendjle  par  conséquent  céder  à  la  i)ression  de  lenlablement  et  s'élargit 
en  fléchissant.  Mais  tout  en  cédant  ainsi  il  se  concentre  vigoureuse- 
ment fasst  sich  zughicli  KraftvoU  Zusammen)  et  tient  tète  {belianplet 
sic/i)  contre  cette  action  du  poids  superposé.  C'est  ainsi  (ju'il  constitue 
l'inlermédiaip'  capable  de  résistance  entre  la  poussée  verticale  de  la 
colonne  et  le  poids  de  la  toiture  concentré  dans  l'architrave.  » 

Mais,  objective  le  lecteur  voilà  simplement  la  description  du  jeu  dps 
forces  mécaniques  tel  qu'il  se  produit  dans  l'ordre  Dorique.  Ce  jeu  de 
force>  nous  est  sans  doute  bien  connu,  et  spécialement  vis-à-vis  d'un 
édilice  d'ordre  Dorique.  Mais  où  se  produit  ce  jeu  de  furces'l  tst-ce 
dans  la  pierre  dont  se  compose  l'édifice  matériel?  Cette  pierre  a  des 
qualités  de  pesanteur  et  de  cohésion,  et  ces  qualités  ont  des  limites  : 
la  pesanteur  de  la  partie  superposée  pourra,  dans  de  certaines  positions, 
surpasser  la  cohésion  de  la  partie  inférieure;  alors  celle-ci  se  fendra, 
et  Tédilice  pourra  même  sécrouler.  Mais  la  pierre  ne  pourra  ni  pluijer, 
ni  se  concentrer  vigoureusement,  ni  tenir  tête  contre  une  activité. 
La  pierre  ne  connaît  ni  poussée,  ni  résistance.  En  nous  servant  de  ces 
expressions  nous  cédons  à  l'habitude,  au  besoin,  d'ai)pli<iuer  les  modes 
de  notre  existence  pour  nous  rendre  compte  du  monde  extérieur.  Celte 
tendance  de  noire  esprit,  notons-la  en  passant,  car  elle  nous  servira 
de  111  conducteur  dans  les  replis  souvent  obscurs  de  notre  sujet.  Bref, 
lorsque  nous  appliquons  à  des  édifices  ou  à  leurs  détails  des  termes 
tels  que  se  dresser,  s  élancer,  s'ètundrc,  s'élargir,  se  resserrer,  etc.,  il 
est  évident  que  ce  n'est  pas  à  leur  partie  matérielle,  pierre,  brique  ou 
bois,  que  nous  faisons  allusion,  mais  à  leur  forme.  Continuons  nos 
exemples,  empruntés  au  premier  livre  de  M.  Lipps. 

«  La  colonne  entière,  après  s'ôlre  élargie  à  sa  base  pour  sadapter  au 
sol,  se  concentre  dans  son  fût  pour  monter  verticalement  avec  une 
concentration  d'énergie,  une  rapidité,  et  une  sécurité  correspondant 
à  cette  concentration.  »  Nous  comprenons  parfaitement  le  sens  de  ces 
mots,  et,  pour  peu  que  nous  ayons  la  mémoire  visuelle  et  l'habitude 
de  l'arcliitecture,  ils  nous  procureront  la  vision  iidérieure  des  formes 
en  question.  Tout  cela  rentre  dans  nos  habitudes  quotidiennes,  et  na 
rien  de  nouveau.  Mais  demandons-nous  en  quel  sens  une  forme  archi- 
tectonique,  c'est-à-dire  un  ensemble  donné  de  lignes  et  de  plans, 
peut  accomplir  des  actions  que  nous  avons  reconnues  impossibles 
dans  la  pierre,  la  brique,  enfin  dans  la  matière  en  qui  cette  forme 
nous  est  présentée? 

11  nous  faudra  convenir  que  la  forme  visible^  construite  en  pierre, 
ou  simplement  dessinée  sur  papier,  est,  elle  aussi,  incapable  d'action, 
à  moins  que  nous  donnions  un  sens  littéral  et  inexact  à  l'expression 


6d8  REVUE   PHILOSOPIIIUUE 

«  agir  sur  nos  perceptions  ».  La  forme  existe;  elle  n'agit  point;  ce 
sont  nos  facultés  au  contraire  qui  agissent  en  nous  fournissant  les 
rapports  constituant  cette  forme.  Ainsi  plus  nous  analysons,  plus 
nous  reconnaissons  la  présence  d'activité  de  notre  part,  l'absence 
d'activité  de  la  part  de  la  forme. 

De  plus  Vactivité  se  déploie  dans  le  temps  et  se  décompose  en 
moments  successifs;  et  en  parlant  de  la  colonne,  c'est-à-dire  la  forme 
de  la  colonne,  en  termes  d'activité,  nous  en  avons  parlé  aussi  en 
termes  de  temps;  nous  en  sommes  venus  jusqu'à  attribuer  à  cette 
colonne,  à  cette  forme  immobile,  dont  toutes  les  parties  coexistent 
sans  changement,  des  modes  de  mouvement,  de  la  rapidité  et  de  la 
sécurité  dans  une  action  qu'elle  est  censée  accomplir;  et  cette  action 
nous  l'avons  subdivisée  en  moments  successifs! 

Que  s'est-il  passé,  et  que  signifie  cette  suite  de  mensonges  univer- 
sellement acceptée  dans  notre  langage  même  le  plus  exact? 

Cela  signifie  notre  inhabilité  de  penser  autrement  qu'en  termes  de 
notre  propre  expérience;  l'inhabilité  à  nous  rendre  compte  du  non- 
moi  sinon  par  des  données  de  notre  conscience  :  succession,  mouve- 
ment, activité,  et  leurs  modalités  diverses.  L'existence  temporelle 
attribuée  à  cette  forme  n'existant  que  dans  l'espace,  c'est  notre  exis- 
tence dans  le  temps;  la  suite  de  moments  attribuée  aux  qualités 
coexistantes  de  cette  forme,  c'est  la  suite  dans  nos  impressions;  le 
mouvement,  la  rapidité,  la  sécurité,  appartiennent  non  pas  à  la  forme, 
mais  à  notre  prise  de  possession  de  cette  forme;  et  l'activité  dont 
nous  parlons,  c'est  la  nôtre. 

«  Le  caractère  sérieux  ou  gai  d'un  rythme  »  —  dit  M.  Lipps  (Raum- 
aesthetik)  —  «  l'ampleur,  la  gravité,  le  caractère  reposant...  des 
sons  musicaux;  la  profondeur,  la  chaleur  ou  la  froideur  d'un  coloris; 
voilà  des  qualités  n'appartenant  point  au  rythme,  aux  sons  ou  aux 
couleurs  perçus;  en  d'autres  termes,  voilà  des  cjualités  qui  n'existent 
point  dans  ces  contenus  de  notre  conscience  pris  en  eux-mêmes.  Je 
n'écoute  pas  le  caractère  sérieux  ou  gai  lorsque  je  prête  l'oreille  à 
une  suite  de  syllabes  accentuées  ou  inaccentuées;  je  n'entends  pas 
non  plus  la  pauvreté,  la  plénitude,  l'ampleur  et  le  repos,  en  écoutant 
un  son;  je  ne  vois  pas  la  profondeur,  la  chaleur  ou  la  froideur  en 
voyant  la  couleur.  Ces  mots  expinment  la  façon  dont  s'émeut  ma  sen- 
sibilité intérieure  au  moment  de  percevoir  les  sons  et  les  couleurs; 
ces  mots  désignent  le  caractère  affectif  du  processus  perceptuel  ». 

Or  à  ce  processus  simplement  perceptuel,  il  s'associe  le  plus  sou- 
vent, un  processus  explicatif  :  l'aperception  complète  d'une  chose 
renferme  des  actes  de  comparaison  non  seulement  entre  les  sensa- 
tions élémentaires  produites  par  cette  chose,  mais  aussi  des  actes  de 
référence  de  nos  impressions  actuelles  à  des  impressions  passées; 
se  rendre  compte  d'une  existence  ou  d'une  qualité,  c'est  la  relier  avec 
d'autres  existences  et  d'autres  qualités  :  c'est  une  intégration  de 
l'aperception  nouvelle  dans  une  synthèse  préalable. 


VERNON  LEE-    —    I  A   SYMPATHIE   ESTHKTIUl  K  619 

L'aporccption  d'une  forme  renferme  donc,  autour  du  noyau  de 
sim|)les  sensations,  la  conscience  du  iirocessus  psycliique,  du  mode 
plus  ou  moins  facile,  plus  ou  moins  continu,  r<''p:ulier  ou  «énergique, 
de  ce  processus  psychique;  cl  dès  lors,  comme  le  fait  observer 
M.  Lipps,  la  conscience  du  caractère  alTectif  de  ce  processus.  Mais 
Taperception  d'une  forme  renferme  en  outre  la  référence  de  notre 
processus  psychique  i^i  d'autres  processus  :  nous  inté^'rons  la  syn- 
thèse de  nos  activités  actuelles  dans  une  synthèse  déjà  connue  et 
analogue;  et  notre  conscience  de  faire  eflort,  de  ployer  ou  de  se 
redresser,  de  céder  ou  de  i-ésister  à  la  pesanteur,  de  nous  équilibrer, 
de  nous  diriger  en  hauteur,  en  profondeur  ou  en  largeur,  se  com- 
plique de  l'expérience  antérieure  d'états  ressemblants,  et  s'enrichit 
des  concomitances  spéciales  à  cette  expérience.  Ainsi,  lorsque  deux 
lignes  se  rencontrent,  les  modes  d'activité  dont  nous  avons  con- 
science dans  1  aperception  plus  ou  moins  rapide,  facile  et  continue  de 
leurs  rapports,  se  compliquent  des  modes  d'activité  dont  nous  avons 
eu  conscience  à  l'occasion  d'une  rencontre  semblable  entre  notre 
corps  et  des  corps  étrangers  :  nous  expliipions  donc  les  rapports  de 
ces  lignes  dans  l'espace  en  termes  de  mouvements  dans  le  temps, 
nous  leurattribuons  non  seulement  l'équilibre,  la  direcliiMi,  une  vitesse, 
un  temps,  un  rythme,  une  énergie,  mais  une  poussée,  une  ri'sistance, 
un  sentiment  et  un  caractère.  Bref,  en  apercevant  la  forme  consti- 
tuée par  des  lignes  et  des  plans,  c'est-à-dire  en  portant  noire  atten- 
tion successivement  sur  leurs  différentes  parties,  en  les  mesurant, 
les  comparant,  les  rapportant  l'une  à  l'autre;  en  les  rapportant  dans 
leurs  détails  et  leur  totalité  à  nos  expériences  antérieures,  nous  tra- 
versons un  incident  ou  un  drame,  et  cet  incident  ou  ce  drame,  ne 
pouvant  le  localiser  en  nous-mêmes,  faute  de  t  signes  locaux  »  atta- 
ches à  ces  états,  nous  le  projetons  dans  la  forme  sur  laquelle  se  con- 
centre en  ce  moment  un  si  grand  nombre  de  nos  énergies. 

Mais,  puisque  tout  cet  incident,  tout  ce  drame  se  passe  en  nous, 
puisqu'il  consiste  dans  le  réveil  d'activités  et  d'exi)ériences  emma- 
gasinés en  nous-mêmes,  il  ne  peut  nous  être  indifférent,  il  est  sujet 
à  l'alternative  plaisir-déplaisir  qui  accompagne  toute  la  conscience 
de  nos  activités.  Voilà  pourquoi  une  forme  sur  laquelle  nous  rappor- 
tons notre  attention  suscitera  en  nous  un  élat  plus  ou  moins  net  de 
satisfaction  ou  de  dissatisfaction.  Cet  élat  i)roduira  une  t(Mi(lance,  un 
acte  même  pour  le  prolonger  ou  l'abréger,  selon  qu'il  est  agréable 
ou  désagréable;  et  cette  tendance,  cet  acte  rappelleront  notre  atten- 
tion sur  nous-mêmes.  A  la  formule  objective  et  passive  ««  celte 
forme  est  belle  »  —  se  joindra  la  formule  subjective  et  active  — 
«  j'aimr' (c'est-à-dire  je  cherche  à  continuer  en  rapport  avec)  cette 
forme  ». 

'Voilà,  il  me  semble,  l'analyse,  la  descrijjtion,  du  processus  que 
M.  Lipps  a  signal»  comme  faisant  le  fonds  de  tout  phénomène  de 
préférence  ou  d'aversion  à  l'égard  des  formes  visibles,  de  tout  phéno- 


620  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

mène  esthétique.  Et  c'est  à  ce  processus  que  M.  Lipps  a  appliqué  le 
terme,  déjà  usité  dans  sa  langue,  d'Einfûhlung. 


III 

L'expression  «  acsthetische  Einfûhlung  »  avait  l'avantage  de  relier 
au  phénomène  psychologique  d'une  certaine  complexité  et  d'un  genre 
peu  étudié,  à  des  faits  d'observation  journalière.  Mais  cet  avantage 
est  racheté  par  le  rappel  sur  cette  idée  nouvelle  et  scientifique  des 
connotations  d'une  expression  ayant  servi  dans  d'autres  circonstances. 
UEinfûlilung  est  devenue  plus  acceptable  grâce  à  son  nom;  mais 
elle  n'est  pas  restée  la  même.  Le  verbe  «  sich  einfûhlen  »  littérale- 
ment pénétrer  par  le  sentiment  dans  quelque  chose  ou  quelqu'un, 
implique  par  son  mode  réfléchi,  l'idée  d'un  moi  qui  entre  dans  le 
non-moi;  et  cette  implication,  Tesprit  de  M.  Lipps  semble  l'avoir 
subi.  Admise  d'une  façon  toute  conventionnelle  dans  son  premier  livre 
sur  l'esthétique  des  formes  spatiales,  cette  idée  latente  dans  le  mot 
Einfûlhung  a  grandi  avec  les  développements  de  l'hypothèse  dans 
les  deux  volumes  sur  l'esthétique  en  général  dont  le  second  nous 
occupe  en  ce  moment.  Le  moi  grammatical  impliqué  dans  la  forme 
du  verbe,  est  devenu  peu  à  peu  un  moi  métaphysique  ayant  une 
nature,  une  unité.  M.  Lipps  en  est  arrivé  à  parler  couramment  de  la 
projection  de  notre  moi  dans  l'objet  ou  la  forme  vue  :  ich  fûhle  mich 
ein,  répète-t-il  à  tout  propos;  et  cet  ich,  ce  moi,  devenant  de  plus  en 
plus  personnel,  finit  presque  par  participer  aux  conditions  qu'il  a 
créées  dans  le  non-moi  et  à  en  ressentir  le  contre-coup  comme  un 
enfant  chercherait  à  imiter  les  mouvements  de  l'ombre  projetée  par 
lui-même. 

Suis-je  injuste  en  attribuant  à  M.  Lipps  un  peu  de  mythologie 
métaphysique?  Certes,  à  beaucoup  de  moments,  surtout  lorsqu'il  se 
borne  aux  problèmes  des  formes  élémentaires  qu'il  a  étudié  si  magis- 
tralement, M.  Lipps  conçoit  VEinfiXhlung,  et  l'explique  à  beaucoup 
de  reprises,  comme  phénomène  psychologique  de  reviviscence  et  de 
projection  de  nos  états  passés.  Mais,  ainsi  qu'il  se  passe  pour  toute 
mythologie,  les  instants,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  mythologiques 
sont  à  l'état  intermittent  :  on  croit  et  on  ne  croit  pas;  avec  le  résultat 
de  laisser  une  impression  incertaine,  confuse,  où  flottent  des  23euN 
être  fâcheux. 

«  Tout  ce  que  nous  apercevons  dans  le  monde  inanimé  lin  der  unbe- 
seelten  Welt  »,  dit  M.  Lipps  (p.  399  et  suiv.),  n'est  que  simple  èti-e  et 
devenir.  Mais  cet  être  et  ce  devenir,  nous  l'apercevons  et  nous  nous 
en  rendons  compte  (nehmen  wir  wahr  und  fassen  es  anf),  c'est-à-dire 
que  nous  le  faisons  nôtre  par  un  procédé  intellectuel.  Mais,  continue 
M.  Lipps,  «  en  tant  que  nous  faisons  ceci,  nous  remplissons  les  phéno- 


VERNON  LEE.    —    I-A    SYMI'ATIIIK    KSTIII'TIQLE  6:21 

mènes  aperçus  avec  notre  aclivilé,   avec  nolic  vie,  noire  force,  bref 
avec  noiis-iïiêmes  ». 

("elle   ritalinii   csl    un   exemple  dr   r»-mpit'teineiil  graduel   sur  des 
vt-rilés  t'vidcnlt's  d'une  asserlion  deinandaul  à  iHre  soumise  ù  un  con- 
trôle ri^'oureux.  Certes,  en  nous  rendant  cumple  d'un  phénomène, 
nous  lui  appliiiuons  des  données  de  notre  expérience.  Dans  les  cas 
prévus  par  M.    Lipps,   nous  allriliuons  ù  ce  plién<inuii<'  des  modes 
modrs  emi)ruutés  à    nos   aclivilés;  activités  (jui   nous  sont  connues 
par<  e  quelles  sont   les  nôtres.   Mais   entre  ultribuer  des  nmdea  de 
notre  activité,  attribuer  des  activités  nous  appartenant,  et  attribuer 
)io/re  activité,  il  y  a  une  dilïérence  dont  il  faut  tenir  compte.  En  effet, 
ayant   transformé  ratlribiition   d'activités  (jue   nous  connaissons  en 
tant  (jut-  nôtres  en  pi'ojcclion  île  noire  activité,  M.  Lipps,  continuant 
à  prendre  la  partie  pour  le  tout,  transforme  notre  activité  en  7io/re  fie, 
notre  force,  pour  terminer  ce  crescendo  par  une  dernière  transforma- 
tion :  notre  vie,  notre  force  devient  «  nous-mêmes  »    uns  selbti.  Dira- 
ton  que  ce  ne  sont  là  que  des  lacions  de  parler,  et  qu'il  ne  faut  pas 
s'acharnei'  sur  des  expressions?  C'est  que  chez  les  penseurs  abstraits, 
les  définisseu7-s,  comme  M.  Lipps,  la  façon  de  parler,  l'expression, 
devient  elle-même  sujette  à  l'analyse  et  qu'on  en  tire  des  déductions. 
Parler  iValtrUntor  aux  phénomi-nes  des  activités  ou  plntût  (b-s  modes 
d'activité,  cesl  se  borner  aux  données  de  l'observation  psycliolof,'i<|ue  : 
nous  nous  rendons  compte  d'avoir  des  modes  d'activité  et  d'interpréter 
les  phénomènes  extérieurs  en  termes  de  ces  modes.  Mais  parler  de 
projeter   nous-mêmes  dans   des  phénomènes   extérieurs,  c'est   pos- 
tuler d'abord   l'unité,  l'entité  d'un  moi;  c'est  aussi  formuler  un  fait 
psychologique  (jui  ne  s'accorde  point  avec  les  données  de  notre  con- 
science. On  serait  en  droit  de  demander  d'abord  de  quelle  façon  le 
moi,  en  admettant  son  existence  littérale,  pourrait  se  dépouiller  du 
caractère  subjectif,  intérieur,  qui  lui  est  [jruprc  pour  se   revêtir  du 
caractère  objectif  et  extérieur  du  non-moi  dans  leiiuel  il  est  censé  être 
entré?  Même  en  laissant  de  côté  cette  difliculté  à  lallure  un  peu  théo- 
logique, oserail-on  afiirmer  que  l'expérience  intime  nous  fournit  des 
exemples  d'un  tel  transfert  du  moi  dans  le  îion -?7ioi?Que  le  sentiment 
du   moi    s'allie    au   sens   de    l'elVorl,    plusieurs    psychologistes    l'ont 
aflirmé:  (jue  le   sentiment  du  moi  s'évanouisse  dans  les  instants  de 
grande  «  absorption  »  dans  une  activité  quelconque,  le  langage  popu- 
laire semblerait  l'indiquer;   tout    ce    «[u'ou    pont    afiirmer  c'est  <pie 
lorsque  l'attention  se  conceidi-e  sur  un  objet  en  dehors  de  nous,  cette 
attention    s'occupe    proportioiniellement  peu   de  ce  qui  se  passe  en 
nous-mème.   Mais  qu'une    telle  absorption  dans  le  non-moi,  un   tel 
évanouissement  du  sentiment  du  moi  et  de  ses  fonctions  soit  inévi- 
table dans  le  phénomène  de  VEinfûhlung,  voilà  une  assertion  dépas- 
sant rexpérieiice  psychologique,  et  se  lieurtant   nu'me,  dans  certains 
cas,   aux  données   île    cette    expérience.    Expliquer    le   plaisir  ou    le 
déplaisir  accompagnant  laperception  de  telle  ou  telle  forme  par  l'en- 


6:22  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

trée  de  notre  moi  dans  cette  forme,  voilà  une  analogie  avec  des  phé- 
nomènes concrets,  une  façon  de  penser  métaphorique  séduisante 
pour  des  esprits  plus  littéraires  que  philosophiques,  mais  à  laquelle 
M.  Lipps  ne  devrait  pas  prêter  son  appui  en  se  servant  d'expressions 
aussi  inexactes  que  pittoresques.  Et  nous  sommes  loin  de  supposer 
que  M.  Lipps  ait  pu  lui-même  donner  dans  ce  piège  métaphorique. 
Mais  le  moi  d'Ei)ifûiïlung  conduit  directement  à  ce  guet-apens,  et 
rend  plus  difficile  à  suivre  le  processus  réel  qui  se  cache  sous  cette 
expression.  Ce  i^rocessus,  c'est  celui  que  nous  avons  décrit  dans  nos 
premières  pages  :  le  processus  de  l'interprétation  des  formes  visibles 
en  termes  de  nos  propres  activités,  de  même  que  nous  interprétons 
toutes  les  données  extérieures  en  termes  de  notre  expérience,  pro- 
cessus qui  implique  une  reviviscence  plus  ou  moins  nette  d'états 
moteurs  antérieurs,  et  dès  lors  des  possibilités  de  jouissance  ou  de 
déplaisir  se  rattachant  à  ces  états. 

M.  Lipps  n'explique-t-il  pas  la  satisfaction  et  la  dissatisfaction 
esthétiques  parce  même  procédé?  Sans  doute,  puisque  c'est  M.  Lipps, 
qui,  le  premier  a  indiqué  le  phénomène  de  VEhilûhliing,  et  que  le 
procédé  que  nous  venons  de  décrire  se  cache  sous  ce  phénomène  de 
ÏEinfûhlung.  J'ai  dit  qu'il  s'y  cache  :  et  en  parlant  ainsi,  j'ai  exprimé 
à  la  fois  mon  adhésion  aux  idées  de  M.  Lipps  et  ma  divergence  avec 
elles.  En  effet,  le  simple  procédé  d'attribution  de  certaines  de  nos 
activités  d'interprétation  par  certains  faits  de  notre  expérience,  se 
dégage  quelquefois  dans  la  pensée  et  dans  les  paroles  de  M.  Lipps; 
mais  il  s'y  dissimule  aussi  à  d'autres  irritants.  11  est  clair  et  net  alors 
qu'il  parle  de  «  la  pulsation  de  la  vie  intérieure  que  j'éprouve  en  péné- 
trant par  la  vue  dans  l'œuvre  d'art,  la  pulsation  qui,  pour  cette  raison 
même  semble  appartenir  à  l'œuvre  d'art  et  être  la  pulsation  de  la  vie 
intérieure  de  celle-ci  »,  et  lorsqu'il  identifie  le  plaisir  de  ÏEinfûhlung 
avec  le  plaisir  «  de  mon  expansion  et  de  ma  concentration  intérieure, 
que  j'accomplis  (au  der  ganzen  inneren  Bewegung,  die  ich  vollziehe), 
lorsque  je  suis  les  formes  (architectoniques)  en  les  contemplant  ». 
Mais  si  le  procédé  psychologique  se  dégage  nettement  dans  ces  mots, 
ne  s'obscurcit-il  pas  dans  la  phrase  suivante?  «  Le  moi  qui  reste  dans 
cette  contemplation  esthétique,  est  un  moi  super-individuel,  dans  le 
même  sens  que  sont  supers-individuels  les  moi  scientifiques  et  éthi- 
ques. Le  moi  vit  dans  la  chose  contemplée  (es  lebt  in  der  betrachteten 
Sache).  » 

Ne  serait-il  pas  plus  conforme  aux  faits  de  dire  que  la  chose  con- 
templée vit  dans  l'esprit  qui  contemple?  Et  ne  semble-t-il  pas  qu'on 
entrevoie  ici  dans  l'esprit  de  M.  Lipps  l'idée  obscure  d'un  moi  homo- 
gène, discret  et  presque  matériel,  se  déplaçant  de  la  réalité  (conçue 
en  quelque  sorte  comme  espace  dimensionnel)  pour  s'installer  dans 
«  l'œuvre  d'art  »,  pour  participer  à  la  vie  de  celle-ci  et  s'isoler  de  la 
sienne,  à  la  façon  de  la  retraite  quarésimale  d'un  dévot  fuyant  le 
monde  et  se  purifiant  par  la  participation  à  la  vie  d'un  couvent? 


VERNON  LEE.    -     LA    SYMPATIIIH    r.STIlfîIQLE  623 

Cette  métaphore  ne  serait  pas  inapplicable,  mais  ello  ferait  oublier 
qur  le  moi  n'est  pas  une  entité  discrète,  un  personnage  pouvant 
entrt-r  et  sortir  U  sa  truise  d'un  milimi  ambiant,  mais  un  groupement 
de  phénomèn.'s  subjectifs,  ou  plulùl,  un  senlimcnt  d'ordre  spécial 
présent  d'une  l'ac^on  intermittente  dans  la  conscience.  Kt  cette  méta- 
phore ferait  oublier  aussi  que  *  œuvre  d'art  »  est  le  nom  donné  tantôt 
à  un  objt;t  existant  en  dehors  de  nous,  tantôt  à  l'image  (jnc  nons  nous 
en  faisons  et  à  l'état  intérieur  accompagnant  lapcrceplion  de  cet 
objet.  Oi-  ce  n'est  qnen  ce  dernier  sens  que  l'œuvre  d'art  possède  une 
vie  à  laquelle  nous  puissions  participer;  et  toute  la  part  de  vérité 
qu'il  y  a  dans  l'hypothèse  de  ÏEinfûhlunrj  se  rapporte  à  l'existence 
subjective  de  l'o-uvre  d'art,  c'est-ù-dire  à  l'idée  que  nous  nous  en 
faisons,  idée  composée  en  partie  de  nos  expériences  de  vie  et  d'acti- 
vité; j'oserai  préciser  davantage,  composée  en  partie  des  expériences 
de  mouvements  de  notre  corps. 

C'est  cette  dernière  possibilité  dont  M.  Lipps  ne  veut  absolument 
pas  entendre  parler,  et   ù  laquelle   M.   Lipps   semble   constamment 
préoccupé  à  fermer  toutes   les  avances.   On  pourrait  presque  croire 
que  c'est  la  répugnance  à  admettre  la  participation  du  corps  dans  le 
phénomène  de  VEinfûhlung  esthétique  qui  a  poussé  M.  Lipps  l'i  faire 
de  l'esthétique  de  plus  en  plus  al)slraito,  a  jiriori,  et  métaphysique. 
Cette  préoccupation  de  sauvegarder  la  pureté  spirituelle  du  phéno- 
mène de  VEinfllItUing   par   l'entremise   d'un  moi  équivalent  à  une 
entité  immatérielle,  ne  semble  pas  avoir  existé  du  temps  où  il  écrivit 
son  premier  et  son  plus  beau  livre  d'esthétique,  l'admirable  liaum- 
aesllu'lili.    Prenant    son    point    de    départ    dans   les  phénomènes   si 
connus  mais  si  mal  étudiés  de  ce  que  nous  appelons  incorrectement 
les  t  illusions  optiques  »,  phénomènes  consistant  à  fausser  les  pro- 
portions réelles  de  formes  géométriques  parce  que  nous  portons  sur 
elles  un  jugement  tiré  de  notre  expérience,  M.  Lipps  s'était  mis  à 
examiner,  avec  une  sagacité  géniale,  les  idées  (dont  le  langage  cou- 
rant conserve  l'empreinte)    d'activité,  d'existence    temporelle,    voire 
même  de  mouvement,  qui  surgissent  dans  notre  conscience  à  sa  vue 
de  lignes  et  de  plans  qui  (pour  nous  servir  de  ce  vocabulaire  lui- 
même  la  preuve  de  l'existence  du  phénomène  en  question;  s,'  roncon- 
trenl  et  .•^'nni-^senl  pour  constiliu'r  ce  que  nous  appelons  des  formes. 
De  cette  étude  est  sortie   sinon  l'idée,  du  moins   la  démonstration 
empirique  aussi   bien  que   logique  du   processus  auquel  M.  Lipps  a 
donné  le  nom  à  la  fois  commode  et  dangereux  iVKiitfûldunij. 

«  Toute  forme  spatiale  unidée  >,  écrivait-il  dans  son  premier  livre 
sur  l'esthétique  ; l!aumacstlietih,  p.  -219),  t  possède  pour  nos  re|>résen- 
talions  une  tendance  vers  Veffel  spécial  qui  nons  semble  se  produire 
à  un  point  quelconque  de  son  existence.  La  forme  possède  cette  ten- 
dance dans  sa  totalité  et  avant,  aussi  bien  qu'après,  le  point  où  cet 
elTet  se  réalise.  De  là  une  illusion  optique  d'un  genre  particulier.  »  — 
Pourquoi?   parce  que   iRaumaesthetik,  p.  304)  «  nous  voyons,  pour 


624  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

ainsi  dire,  ce  que  nous  nous  attendons  à  voir,  parce  que  nous  sommes 
dans  cette  attente  et  parce  que  la  réalité  ne  la  contrecarre  pas  ».  — 
Ainsi  [Raumaesthetih,  p.  337)  «  il  est  impossible  que  nous  ne  pen- 
sions pas  que  l'élargissement  implique  nécessairement  un  ralentisse- 
ment du  mouvement  vertical,  et  que,  vice  versa,  le  rétrécissement  en 
sens  horizontal  nMmplique  pas  une  accélération  du  mouvement  ver- 
tical ».  —  De  même  {Raumaesthetik,  p.  260),  «  une  pierre  reposant  sur 
uïïe  autre  ne  tombe  pas...;  ce  fait  réveille  en  nous  la  représentation 
d'une  contre-tendance,  que  nous  attribuons  au  support  de  la  pierre. 
Ou,  plus  correctement,  et  lorsque  yious  analysons  ce  qui  se  jiâsse 
effectivement,  la  contre-tendance  n'est  que  la  négation  de  notre 
attente  de  voir  tomber  cette  pierre  ». 

Demandons-nous  de  nouveau  pourquoi  il  en  serait  ainsi"?  La  Raum- 
aesthetik (p.  35)  nous  donne  la  réponse  que  voici  :  «  La  vie  quoti- 
dienne démontre  que  nous  sommes  guidés  par  des  expériences 
d'ordre  mécanique  aussi  bien  dans  la  pratique  que  dans  nos  juge- 
ments, sans  que  nous  ayons  un  souvenir  conscient  du  contenu  de 
ces  expériences.  Il  est  donc  certain  que  les  expériences  mécaniques 
passées  agissent  inconsciemment  en  nous...  Lorsque  les  expériences 
passées  appartenant  à  la  même  catégorie  deviennent  assez  nom- 
breuses, elles  se  condensent  en  nous  pour  devenir  une  Loi.  Et  une 
fois  condensées  en  une  loi,  ces  expériences  passées  n'agissent  plus 
en  nous  séparément  mais  seulement  réunies  ainsi  dans  cette  loi  qui 
est  la  réalisation  de  ce  qu'elles  possèdent  d'éléments  communs.  Et, 
de  même  que  nous  n'avons  pas  conscience  de  l'expérience  passée 
prise  séparément,  il  n'est  point  nécessaire  que  nous  ayons  conscience 
de  cette  Loi.  Quoique  cette  loi  n'ait  aucune  existence  intrinsèque  et 
isolée,  néanmoins  elle  agit  en  nous  comme  si  elle  existait  effectivement. 
Elle  agit  en  nous;  c'est-à-dire  que  iious  lui  soumettons  les  cas  isolés... 
Et  non  pas  seulement  les  cas  pareils  à  ceux  dont  nous  avons  fait 
l'expérience  dans  notre  passé,  mais  aussi  des  cas  nouveaux  et  variés, 
pourvu  toujours  que  ces  cas  nouveaux  tombent  sous  cette  même  loi...  » 

La  dernière  partie  de  cette  chaîne  d'explication  est  peut-être 
exprimée  en  termes  un  peu  trop  généraux,  mais  le  lecteur  se  rendra 
compte  que  dans  tous  les  passages  que  nous  venons  maintenant  de 
citer,  M.  Lipps  fait  de  la  psychologie  basée  sur- l'observation,  et  non 
point  de  la  métaphysique  contenant  des  a  priori.  Dans  tout  ceci  il 
n'est  point  question  d'un  moi  entrant  dans  la  chose  vue  pour  s'y 
laisser  émouvoir  par  les  activités  émanant  de  ce  même  moi.  L'Em- 
fiXhlung,  puisque  M.  Lipps  se  servait  déjà  de  ce  nom,  dépend  de  la 
condensation  d'expériences  mécaniques  passées  agissant  dans  le 
présent  comme  loi  effective,  c'est-à-dire,  traduit  en  termes  de  psycho- 
logie moderne,  de  résidus  d'états  moteurs  ayant  perdu  par  la  répéti. 
tion  les  marques  de  leur  provenance  et  de  leur  environnement;  et  les 
activités  que  nous  attribuons  aux  formes  aperçues  sont  des  activités 
devenues  pour  ainsi  dire  abstraites  et  se  réveillant  sans  reviviscence 


VERNON  LEE.    —    LA   SYMPATHIE   ESTHÉTIQUE  625 

de  dolîiils,  de  la  mt^mc  manirre  (juc  ces  autres  rlal.s  revécus  à  l'ab- 
strait et  qui  fout  le  sujet  de  Ihypothèse  de  M.  Uiijol  sur  l;i  mémoire 
affective. 

«  Lorsque  la  réalité  ne  la  contrecarre  pas,  notre  attente  de  voir  se 
vérifie  parro  (pit'  nous  avons  cette  attente  »,  dit  M.  Lipps;  phrase 
quoii  pourrait  «xprinier,  sans  rien  y  ajouter  ni  retrancher,*  un  état 
actif  ou  alTectif  se  reproduit  en  nous  lorsque  cet  état  nous  a  été  sug- 
géré et  que  rien  ne  suscite  d'autres  étals  actifs  ou  affectifs  de  nature 
opposée  et  par  conséquent  inhihitoire  ». 

Dans  la  théorie  de  VFAnfiXJilanQ  ainsi  formulée  dans  le  pi-eniicr 
livre  lie  M.  Lipps,  il  n'y  avait  donc  rien  qui  ne  pùl  être  accepté  par  la 
psychologie  empirique;  rien  à  quoi  je  ne  pusse  souscrire  lorsque 
j'écrivis  mes  études  sur  la  Raumaesthelik,  rien  dont  les  pages  magis- 
trales d"un  psychologue  expérimental,  M.  Hugo  Miinsterberg  (Prin- 
ciples  of  Arl  Educiiliou,  New- York,  lOUiij  ne  fussent  une  amplifica- 
tion en  termes  plus  précis. 

Malheureusement  il  semblerait  que,  à  ce  point,  la  pensée  de 
M.  Lipps  se  fût  arrêtée  sur  le  chemin  sur  lequel  elle  était  engagée, 
et  déviée  dans  une  direction  qui  est  celle  de  la  vieille  esthétique 
métaphysique  abstraite  et  même  à  priorislique.  M.  Lipps  se  heurta 
à  des  opinions  qui  venaient  à  la  rencontre  de  la  sienne,  et  dont  il 
s'offusqua.  Un  autre  esthéticien  allemand  des  plus  distingués,  M.  Karl 
Groos  iSpiele  cler  Memchen  et  /Esthelik),  parlant  de  l'examen  du 
soi-disant  <  instinct  du  jeu  »,  exemplifié  dans  les  jeux  de  lenfance, 
et  s'appuyanl  sur  des  observations  introspcclives,  formula,  au  moment 
même  où  paraissait  le  premier  livre  de  M.  Lipps  (auquel  il  emprunta 
une  page)  une  explication  du  plaisir  et  du  déplaisir  esthétique  basée 
sur  un  phénomène  qu'il  nomma  «  imilalion  intérieure  ».  Cette  imita- 
tion intérieure,  que  .M.  Groos,  esprit  observateur  plutôt  que  systé- 
matique, ne  crut  point  définir  très  exactement,  répondait  h  peu  près  à 
V Einfïihlunrj  de  M.  Lipps.  Mais  elle  en  différait  en  ce  que  Vimilation 
intérieure,  phénomène  connu  à  M.  Groos  grâce  à  des  observations 
introspectives,  contenait  un  élément  très  nettement  défini  non  seule- 
ment (Vétats  )itoteur.->,  mais  de  sensations  motrices,  semblables  à 
celui  que  Fechner  avait  découvert  en  lui-même  à  la  vue  d'un  assaut 
d'escrime  et  d'une  partie  de  billard,  et  à  celles  dont  .M.  Stricker, 
réfuté  en  cela  par  M.  Gilbert  rJallet,  faisait  consister  la  mémoire  audi- 
tive. 

L'existence  dans  l'imitation  intérieure,  telle  du  moins  qu'elle  fut 
d'abord  formulée  par  M.  Groos,  de  cet  élément  de  sensations  motrices^ 
rallachait  cette  hypothèse  aux  idées  de  .M.M.  Lange  et  James  sur  le 
rôle  des  sensations  organiques  dans  les  états  affectifs,  et  pormellait, 
en  même  temps,  d'expliijuer  une  partie  au  moins  du  plaisir  esthé- 
tique par  des  conditions  organiques  favorables  à  la  vie.  L'alliance 
ainsi  olTerte  avec  de  telles  idées,  répugnantes  à  l'esthétique  tout 
abstraite  sinon  toute  spiritualiste  de  M.  Lipps,  a  dû  produire  chez 
TOME  LXIV.  —  1907.  40 


626  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

celui-ci  un  mouvement  de  recul.  11  semblerait  y  avoir  eu  plus  encore; 
et  ici  force  m'est  de  parler  de  moi-même  et  d'un  travail  auquel  j'ai 
collaboré  et  qui  a  été  publié  en   1897,   sous  le  titre  de  Beaiity  and 
uglinessK  Ce  travail,  où  j'avais  donné  un  cadre  psychologique  aux 
documents  fournis  par  un  observateur  d'une  finesse  esthétique  hors 
ligne  et  d'une  introspection  suraiguë,  M.  Austruther-Thomson,  con- 
tenait, indépendamment  de  toute  influence  de  M.  L.ipps  que  nous  ne 
connaissions  point  encore,  la    découverte   faite  contemporainement 
par  lui,  par  M.  Groos  et  par  nous,  de  l'attribution  d'activités,  voire 
même  de  mouvements  aux  formes  visibles,  et  la  mise  en  valeur  de 
ce  fait  comme  explication  principale  du  plaisir  et  du  déplaisir  causés 
par  la  contemplation  esthétique  de  ces  formes.  Jusqu'ici  il  semble- 
rait que  la  coïncidence  de  nos  idées  avec  celles  de  M.    Lipps,   qui 
s'occupa    de  mon   petit  travail     dans    la    Zeitschrift   fur    Psycho- 
logie der  Sinnesorgane,  aurait  dû  le  corroborer  dans  les  idées  for- 
iBulées  dans  la  Raumaesthetik.  Mais,  de  même  que  dans  le  cas  de 
M.  Groos,  il  s'unissait  à  ces  ressemblances  de  nos  idées  avec  celles 
de  M.  Lipps,  des  tendances   qui   étaient  faites   pour  lui    déplaire. 
Novice  encore  dans  la  psychologie,  je  m'étais  ralliée  avec  un  en- 
thousiasme aveugle  à  l'hypothèse  dite  de  Lange-James;  qui  plus  est, 
généralisant   sur  les  observations   introspectives   fournies   par  mon 
collaborateur,  j'en  avais  tiré  la  conclusion  tout  à  fait  illégitime  que 
des  phénomènes  organiques  aussi  bien  que  des  états  moteurs  locali- 
sables accompagnent  toujours  dans  la  sous-conscience  la  perception 
de  la  forme  visible,  et  enfin  que  le  plaisir  ou  le  déplaisir  esthétique 
n'étaient  que  les  noms  donnés  àdes  retentissements  organiques  produits 
par  ces  mouvements  inconscients  dans  les  appareils  musculaire,  cir- 
culatoire et  respiratoire,  mouvements  que  l'aulo-observation  de  mon 
collaborateur  avait  constatés  dans  sa  propre  personne  comme  accom- 
pagnement de  la  perception  visuelle  très  intense.  De  la  partie  théo- 
rique de  ce  petit  travail  (la  partie  observation,  due  à  mon  collabora- 
teur, eût  demandé  un  contrôle  par  l'expérimentation  et  la  méthode  des 
questionnaires)  M.  Lipps  releva  avec  une  netteté  impitoyable  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  confus,  de  fantastique,  d'illogique,  de  présomptueux 
et  d'insoutenable.  Quoique  injuste  dans  certains  détails,  cette  critique 
de  M.  Lipps  me  fut  d'une  utilité  très  grande  dans  mes  travaux  d'esthé- 
tique. Elle  l'eût  été  davantage  si,  avant  d'en  prendre  connaissance, 
l'étude  de  sa  Raumaesthetik,  dans  laquelle  je  reconnus  sur-le-champ 
le  fil  conducteur  à  travers  tout  ce  sujet,  n'avait  pas  déjà  fait  passer 
au  crible  toutes  les  idées  que  j'avais  eues  auparavant.  Sans  qu'il  s'en 
doutât,  j'étais  déjà  le  disciple  enthousiaste  de  M.  Lipps,  et  la  semonce 
qu'il  m'infligea  dans  la  Zeitschrift  fur  Psychologie  der  Sinnesorgane 
n'en  fut  que  plus  sentie  et  plus  efficace.  Mais  tandis  que  la  critique  de 
mon  travail  m'avait  été  d'une  si  grande  utilité,  il  semblerait  qu'elle 

\.  Contemporary  Review,  oct.-nov.  1897. 


VERNON  LEE.    —   LA    SYMPATHIE   ESTIILTIQLE  627 

eut  sur  l'esprit  ilc  M.  Lipps  un  clfct  moins  désirable.  Je  trouve  dans 
un  chapili'c  {Krilischcr  Exhurs)  de  son  nouveau  livre  des  allusions 
à    mon  Heiuly  and   ngliness,    même  la   citation    d'une   expression 
anglaise  dont  je  m'étais  servie;  en  sorte  que  ce  n'est  point,  je  pense, 
de  la  mégalomanie  qui  me  fait  envisager  ce  travail  comme  la  pierre 
d'achoppement  cpii  a  dévié  vers  une  esthétique   tout  aljslraite   et  à 
l'allure  spiritualiste,  l'esprit  de   M.  Lipps  déjà  mis  en  émoi  par  la 
coïncitlence  lâcheuse  entre  son  EinfiXhlunrj  et  ïlmilation  inlihieure 
de  M.  Karl  Groos.  Ce  chapitre  de  biographie  littéraire  est-il  imagi- 
naire, dû  à  l'importance  que  j'attache  à  mon  propre  travail?  Il  se 
peut;  mais  je  le  présente  néanmoins  aux  lecteurs  de  la  Ueiue  philo- 
sophique parce  qu'il  peut    servir   de   diagramme  de  l'évolution  de 
la  pensée  de  M.  Lipps.  S'appuyant  sur  l'observation  du  fait  psycho- 
logique, analysant  cas  par  cas  les  «  illusions  optiques  »  dont  l'exis- 
tence prouve  l'attribution  de  notre  expérience  mécanique  aux  formes 
géométriques,  et  comparant   ces  données  élémentaires  aux  phéno- 
mènes déjà  si  complexes  de  lallribution  de  nos  activités  et  de  nos 
étals  moteurs  à  l'architecture,  M.  Lipps  a  posé  les  assises  sur  les- 
quelles s'élèvera  l'esthétique  scientifique  de  l'avenir.  Mais,  hostile  à 
toute  ingérence  de  la  psychophysiologie  dans  la  psychologie,  impa- 
tient du  fait  isolé  autant  ((n'attaché  à  la  formule  générale,  il  a  voulu 
édifier  à  lui  seul  et  par  un  procédé  déductif  un  système  complet  d'es- 
thétique dont  chaque  détail  serait  déduit  d'un  détail  précédent  et  le 
tout,  dans  sa  totalité  comme  dans  ses  parties,  serait  logiquement 
déduisible  d'une  seule  prémisse  :  l'existence  d'une  EinfiXhlung  esthé- 
tique. 

Je  me  suis  attardée  à  distinguer  VEinfiihlung  envisagée  comme 
processus  psychologique  complexe  et  vérifiable,  d'avec  V EinfiXhlung 
envisagée  comme  postulat  élémentaire,  comme  raison  suffisante,  d'une 
esthétique  abstraite.  Il  importe  de  même,  pour  la  mise  en  valeur 
pratique  des  découvertes  de  M.  Lipps,  de  fournir  au  lecteur  de  ces 
trois  volumes  mal  ordonnés,  remplis  de  répétitions  et  qui  plus  est, 
énormes,  un  fil  conducteur  consistant  en  une  différenciation  nette 
entre  les  deux  aspects  de  l'œuvre  esthétique  de  M.  Lipps.  Il  existe 
un  professeur  Lipps  qui  a  ouvert  et  continue  à  ouvrir  (dans  les  cha- 
pitres du  nouveau  volume  ayant  une  affinité  avec  la  Raumaesthetik) 
un  champ  vaste  et  fructueux  aux  recherches  esthétiques,  ou,  pour 
mieux  dire,  un  Lipps  donnant,  comme  Darwin  à  la  biologie,  une 
direction  nouvelle  à  toute  la  pensée  et  à  toute  l'observation  ayant 
pour  objet  le  Beau  et  l'Art.  Mais  il  existe  également  un  professeur 
Lipps  cherchant  à  emprisonner  dans  un  système  unique,  dans  des 
formules  abstraites,  dans  des  définitions  simplistes,  ce  sujet  si 
complexe,  si  rattaché  à  d'autres,  enfin  si  profondément  obscur;  un 
professeur  Lipps  qui,  ayant  délimité  le  sujet,  défini  les  termes,  pres- 
crit la  méthode  et  érigé  le  système,  prétend  renfermer  tout  travail 
futur  dans  les  limites  d'une  amplification,  d'une  exemplificalion,  bref 


628  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

d'un  commentaire  du  système  presque  tliéologique  dont  la  première 
page  porte  «  au  commencement  fut  YEinfûhlung  »  ;  un  professeur 
Lipps  qui  traite  d'iiérétique  et  de  pervers  tous  ceux  qui  cherchent  la 
vérité  par  d'autres  méthodes  et  dans  d'autres  prémisses;  un  professeur 
Lipps  surtout  qui,  à  la  plus  mince  allusion  au  parallélisme  psycho- 
physiologique, à  la  plus  petite  velléité  de  rattacher  les  phénomènes 
du  Beau  à  des  états  organiques  et  des  sensations  nous  écrase  d'un 
mot  :  «  tout  cela  n'a  rien  à  voir  avec  l'Esthétique  ». 

Or  c'est  contre  de  telles  prétentions  qu'il  s'agit  de  s'insurger.  Il  faut 
étudier  —  et  je  voudrais  que  toute  étude  psychologique  du  Beau  com- 
mençât par  cette  étude  —  il  faut  étudier  les  hypothèses,  les  analyses, 
les  définitions  de  M.  Lipps;  plus  on  le  fera  avec  amour  mais  avec 
indépendance,  plus  on  y  trouvera  d'idées  justes  et  fécondes.  Mais  il 
faut  étudier  M.  Lipps  pour  le  continuer  et  le  corriger,  j'ose  m.ême 
affirmer  que  ce  ne  sera  que  par  un  lent  travail  de  correction,  travail 
oîi  s'uniront  toutes  les  méthodes  et  toutes  les  individualités,  que  les 
richesses  de  la  pensée  de  M.  Lipps  pourront  être  mises  en  valeur  et 
même  convenablement  appréciées. 

11  faut,  d'un  côté,  appliquer  l'idée  de  YEinfûhlwag  (après  l'avoir 
dépouillée  de  tout  ce  qui  n'est  pas  purement  psychologique,  et  après 
lui  avoir  enlevé  son  nom  intraduisible  et  ambigu)  à  toutes  les  branches 
de  l'art,  à  toutes  les  catégories  de  la  forme,  suivre  l'exemple  magistral 
de  M.  Lipps  dans  ses  études  (nouveau  volume)  sur  les  formes  élémen- 
taires de  l'architecture  et  de  la  céramique  en  ramenant  les  formes  à 
certains  types  représentant  ces  jeux  de  forces  esthétiques.  D'un  côté 
se  fera  donc  la  classification  analytic|ue  de  ces  schèmes  élémentaires, 
de  ces  éléments  de  toute  forme  visible,  dont  le  calcul  de  M.  Lipps 
porte  le  nombre  à  1G20;  de  l'autre,  on  procédera  au  dénombrement 
statistique  de  ces  différents  schèmes  esthétiques  élémentaires  dans 
l'art  de  tous  les  siècles  et  de  tous  les  temps;  cette  morphologie  artis- 
tique frayera  le  chemin  à  une  étude  des  transformations  de  la  forme, 
laquelle  constituera  dans  l'avenir  la  véritable  histoire  de  l'art. 
L'exemple  de  M.  Lipps  aura  donc  créé  ce  que  j'appellerai  Vesthétique 
objective  en  mettant  à  la  base  de  toute  morphologie  artistique  le  phé- 
nomène de  VEinfûhlung  comme  explication  des  préférences  et  des 
répulsions  dans  le  domaine  de  la  forme;  ou  envisagé  objectivement, 
comme  explication  de  la  prédominance  de  certaines  catégories  de 
forme  et  de  la  tendance  à  l'élimination  des  catégories  esthétique- 
ment opposées. 

Il  restera  cependant  une  moitié  des  problèmes  de  l'esthétique. 
VEinfûhlung  n'explique  pas  tout  dans  le  phénomène  artistique  :  il  y 
a  dans  les  rapports  de  la  forme  avec  ce  qu'elle  représente  ou  suggère 
tout  un  fouillis  de  problèmes  psychologiques  où  le  jugement,  la  recon- 
naissance jouent  le  premier  rôle.  Il  faudra  mettre  fin  à  la  confusion 
(existant  parfois  même  chez  M.  Lipps)  non  seulement  entre  la  forme 
de  Vohjet  représenté,  c'est-à-dire  la  structure  anatomique,  matérielle, 


VERNON  LEE.    —    1-V    SYMPATHIE   ESTIIlÎTIQrK  629 

efleclivc,  cl  la  l\>niie  o>illu'tique  rcprésentanl  c'est  à-dire  rappelant  un 
aspect  de  cet  objet  représenté.  Il  faudra  môme  empocher  des  confusions 
aussi  t'rossièies  que  celle  laisant  classitier  parmi  les  problèmes  plas- 
tiques la  question  logique  s'il  faut  mettre  une  couronne  de  hron/.e  sur 
une  t«ne  en  marjjre,  et  (ce  qui  est  pis  encore)  s'il  est  admissible  de 
coucher  une  iigure  sur  le  socle  qui  en  supporte  une  autre.  Sur  ce  vaste 
et  obscur  terrain  des  rapport  de  la  forme  esthétique  avec  l'idée  de 
l'objet  qu'elle  représente,  l'hypothèse  de  VEinfûhlimg  ne  saura  servir 
de  fd  conducteur. 

Il  y  a  plus.  Si  nous  envisagons  l'esthétique  comme  partie  intégrante 
de  la  psychologie,  ainsi  que  le  fait  avec  raison  M.  Lipps,  dont  le  livre 
s'intitule  «  Psychologie  du  beau  et  de  l'art  »,  nous  avons  le  droit,  sinon 
le  devoir  d'envisager  le  phénomène  de  VEinfûhbmg  non  plus  comme 
une  cause  explicative,  mais  aussi  comme  un  effet  demandant  à  être 
e\-i)liqué.  11  ne  sufdl  pas  deréi)él<'r  que  VEinfahlung  est  accompagnée 
de  plaisir  ou  de  déplaisir  selon  que  les  «  activités  »  mises  en  branle 
sont  agréables  ou  non.  Nous  avons  le  droit  de  demander  (beaucoup 
de  savants  le  demandent  d'une  façon  peu  flatteuse  pour  l'art  et  le 
beau!'  quelle  peut  être  l'utilité,  et  dès  lors  la  raison  du  développe- 
ment i)lutùt  que  l'élimination  de  cette  mise  enjeu  d'activités  ne  pro- 
duisant aucun  résultat  pratique,  en  d'autres  termes  quel  avantage 
l'individu  et  la  race  rapportent-ils  de  ce  phénomène  si  singulier  de 
VEinfûhlung,  et  pourquoi  les  sensibilités  esthétiques,  n'aboutissant 
apparemment  à  aucun  avantage  pratique,  seraient-elles  encouragées 
par  rinqilication  d'un  plaisir  aussi  vif,  aussi  volumineux  et  aussi 
durable?  En  quoi  cette  Eint'ûldunj  esthétique  a-t-elle  pu  contribuer 
à  la  survivance  des  individus  et  des  espèces  capables  de  s'y  adonner? 

Et  ceci  nous  ramène,  n'en  déplaise  à  M.  Lipps,  à  l'étude  des  phéno- 
mènes concomitants  du  phénomène  esthétique,  à  l'élude  des  retentis- 
sements de  VEinfûhlung  sur  l'état  physique  aussi  bien  que  moral  de 
l'homme.  Je  désirerais  donc  soumettre,  sinon  à  M.  Lipps,  du  moins 
à  tous  les  disciples  que  je  lui  souhaite  let  que  tous  mes  propres  tra- 
vaux s'efforceront  de  lui  procurer),  (juclques  réllexions  sur  l'altitude 
scientilique  qu'il  importe  de  prendre  vis  à  vis  de  ces  «  sensations 
organiques  »  dont  M.  Lipps  nous  invite  à  ne  plus  parler.  Je  commence 
par  déclarer  qu'ici,  comme  en  toute  question  de  psychologie  (ou  autre) , 
il  faut  apprendre  à  définir  et  critiquer  sa  propre  pensée,  à  ne  pas  se 
laisser  trahir  par  les  mots;  très  vulgairement,  savoir  au  juste  ce  que 
l'on  pense  et  de  quoi  l'on  parle.  Identifier  le  plaisir  qu'on  ressent  à  la 
vue  d'un  tableau  avec  la  sensation  qu'on  peut  démêler  (si  tant  est 
qu'on  puisse  la  démêler  toujours)  dans  la  tête,  le  thorax,  le  dos  ou 
n'importe  où  ailleurs,  c'est  évidemment  ne  pas  savoir  de  quoi  l'on 
parle,  ou  parler,  ainsi  que  j'ai  pu  le  faire  dans  mon  premier  travail 
sur  ces  questions,  sans  avoir  précisé  sa  pensée.  Faut-il  pour  celte 
raison  s'interdire  tout  examen  des  phénomènes  musculaires  ou  orga- 
niques, des  conditions  d'exaltation  ou  de  dépression  physique  qu'on 


630  BEVUE   PHILOSOPHIQUE 

a  eu  lieu  de  constater  en  soi  aux  instants  de  contemplation  esthétique? 
Non  certes.  Ce  n'est  qu'en  tenant  compte  de  ces  faits  qu'on  pouri^a 
en  déterminer  le  rapport  avec  les  états  esthétiques,  ou  bien  l'absence 
de  tout  rapport.  Ces   sensations    musculaires  ou   organiques,  dont 
M.  Lipps  ne  nie  point  l'existence,  sont-elles  de  simples  répercussions 
dues  aux  activités  que  nous  venons  d'attribuer  aux  formes  visibles? 
Sont-elles  l'indice,  le  signe  local,  de  processus  nerveux  faisant  globe 
avec  le  substratum  physique  de  ces  activités  revécues  par  nous  avant 
d'être  ainsi  attribuées  au  non-moi  ?  Sont-elles,  ainsi  que  semble  le  penser 
M.  Karl  Groos  ',  l'accompagnement  dénotant  l'activité  esthétique  la 
plus  développée  et  réagissant  pour  redoubler  cette  même  activité? 
Sont-elles    au   contraire,    comme   sembleraient  l'être   les    sensations 
laryngeales  et  glottiques  des  auditifs  imparfaits,  le  fait  d'une  sensibi- 
lité esthétique  rudimentaire  cherchant  à  se  renforcer  d'un  second 
appel  à  l'attention?  Chacune    de    ces   possibilités   mériterait  d'être 
étudiée;  le  résultat  de  cette  étude  jetterait  beaucoup  de  lumière  sur 
le  mécanisme  psychophysiologique   de   V Einfûlilung ,   et,   dès    lors, 
sur  la  nature  psychologique  et  la  raison  d'être  évolutionnelle  de  ce 
phénomène  si  singulier.  Elle  pourrait  ainsi  éclairer  un  point  resté 
obscur  dans  l'explication  toute  psychique  de  VEinfûhlung,  c'est-à-dire 
la  provenance,  dans  le  groupe  de  qualités  attribuées  par  nous  aux 
formes  visibles,   des  qualités  de  pesanteur  et  de  direction;  qualités 
qui  sembleraient,  comme  la   chaleur  et  la  froideur  attribuées  selon 
M.  Lipps  aux  couleurs,  exiger  de  notre  part  la  coopération  d'états 
nettement  sensoriels  et  musculaires  avec  les  états  purement  abstraits 
et  pour  ainsi  dire  spirituels,  d'activité,  d'effort  et  de  résistance  dont 
M.  Lipps  fait  consister  la  synthèse  subjective  projetée  par  nous  dans 
la  forme  objective.  Enfin,  l'examen  des  états  de  bien-être  ou  de  malaise 
physique  plus  ou  moins  nettement  localisable  dont  certains  sujets  se 
rendent  compte  pendant  la  contemplation  esthétique,  pourrait  laisser 
deviner  la  nature  de  l'avantage  direct  ou  indirect  pour  la  race  grâce 
auquel  la  faculté  esthétique  a  pu  se  développer  au  lieu  de  s'étioler;  et 
la  raison,  vis-à-vis  de  l'idée  transformiste,  du  plaisir  attaché  à  des 
activités  dont  l'utilité  pratique  nous  est  actuellement  cachée.  Le  phé- 
nomène esthétique    se  complique,   même    s'il  ne  dépend  point   des 
phénomènes  de  la  mémoire,  de  l'attention,  et  surtout  de  la  corres- 
pondance entre  l'idée  et  le  mouvement  musculaire;  la  question  du 
plaisir   et   du    déplaisir  rattachés   à    l'interprétation  esthétique   des 
formes  s'englobe,  en  dernier  lieu,  avec  la  question  du  plaisir  et  du 
déplaisir  en  général.  S'interdire  l'étude  des  concomitances  physiolo- 
giques du  phénomène  esthétique,  c'est  exclure  bien  des  hypothèses, 

1.  Karl  Groos,  Mslhetik,  p.  429.  Dass  wir  motorischen  in...  der  Uerberzeugung 
leben,  einen  intensiveren  gerue  zu  habea  als  solche,  denen  jede  Koperlich, 
Resonanz  fehlt.  wird  man  Unbescheiden,  aber  doch  wohl  auch  natùrlich  findeng 
denn  die  Verschmelzung  mit  Vergangenem  ist  ja  bei  iinb  esenfalis  vorhanden; 
sswir  Untersclieiden  une  also  durch  ein  Plus  von  den  Andeien. 


VERNON  LEE.    —    LV    SYMPATHIE   ESTFIÉTIQUE  631 

et  peut-iHre  bien  des  synthèses  de  faits,  portant  sur  le  domaine  entier 
de  la  psychologie.  Quoi  qu'en  aient  pensé  les  esthéticiens  du  xviiie  siècle 
et  quelques  retardataires  modernes,  reslhf'-fique  ne  servira  jamais  à 
nous  fairo  <listiticruer  le  brau  d'avec  le  laid.  .Mais,  on  nous  indiquant 
la  raison  des  préférences  et  des  aversions  intuitives  rattaciiées  aux 
qualités  beauté  et  laideur,  l'esthétique  saura  contribuer  son  apport  à 
la  connaissance  générale  et  applicable  du  microcosme  de  mouvements 
si  enchevêtrés  et  si  obscurs  appelé  Vàme  humaine. 

Arrivée  aux  limites  de  l'espace  accordé  par  la  Revue  philm^ojjhiqne, 
je  m'apcrrois,  non  sans  étonnement,  que  cet  article  a  perdu  petit  à 
petit  les  allures  d'un  compte  rendu  et  même  d'une  critique  du  nouveau 
livre  de  M.  I.ipps,  pour  prendre  celles  d'une  simple  causerie  sur 
quelques-uns  des  principaux  problèmes  de  l'esthétique  contemporaine 
et  sur  les  différentes  façons  de  les  envisager.  L'esprit  sévère  et  un 
peu  dogmatique  de  M.  Lipps  s'accommoderait-il  de  la  causerie?  J'ai 
peur  que  non. 

J'avoue,  au  reste,  qu'il  ne  s'est  jamais  présenté  à  moi  l'espoir 
téméraire  d'inlUier  sur  les  idées  du  maître  auquel  les  miennes  doivent 
une  bonne  moitié  de  leur  valeur.  J'estimerai  avoir  fait  œuvre  utile  si 
j'ai  pu  déterminer  quelques-uns  des  lecteurs  de  la  Revue  philo- 
sophique à  se  ranger,  avec  moi,  parmi  les  disciples  de  l'illustre 
esthéticien  allemand.  J'aurai  accompli  au  delà  de  mon  attente  en 
indiquant  à  ceux  qui  le  sont  déjà  une  possibilité  de  mettre  en  valeur 
la  doctrine  du  maître,  non  pas  en  la  resserrant  dans  les  limites 
qu'il  voudrait  lui-môme  imposer,  mais  en  l'appliquant,  la  conti- 
nuant et.  au  besoin,  le  redressant  pour  l'adapter  aux  développements 
constants  de  la  pensée  psychologique. 

Verxo.x  Lee. 
Florence.  Aoùl  1907. 


ANALYSES   ET   COMPTES   RENDUS 


I.  —  Philosophie  générale. 

Alex.  Th.  Ormond.  —  Concepts  of  piiilosopiiy  in  three  parts  :  Ana- 
LYSis,  SYNTHESis,  DEDUCTIONS.  New-York,  The  Macmillan  Company,  1906, 
1  vol.  in-8o,  xxi-722  p. 

M.  Ormond,  professeur  à  l'Université  de  Princeton,  avait  déjà 
publié  un  ouvrage  imi)ortant  :  Foundation  of  kno\^-ledge.  Celui  dont 
j'ai  à  m'occuper  ici  est  encore  plus  considérable  :  c'est  l'exposé  de 
tout  un  système  de  métaphysique.  Quelles  que  soient  les  réserves  que 
je  serai  obligé  de  faire  sur  la  valeur  de  ce  système,  je  ne  saurais  trop 
insister  d'abord  sur  les  mérites  de  l'auteur.  Son  nouveau  livre  est 
sans  doute  un  peu  gros,  et  il  aurait  pu  être  mieux  composé,  avec 
moins  de  longueurs  et  de  répétitions.  Mais  il  est,  en  général,  facile  et 
agréable  à  lire.  C'est  l'œuvre  d'un  noble  esprit,  à  la  fois  épris  d'idéal 
et  très  informé.  On  sent  que  cette  œuvre  a  été  en  quelque  sorte  vécue 
et  l'on  n'est  pas  surpris  que  le  professeur  l'ait  dédiée  à  ses  élèves 
d'autrefois  et  à  ceux  d'aujourd'hui,  avec  qui  les  théories  développées 
dans  ce  volume  ont  été,  pour  la  plupart,  discutées.  Nous  avons  là, 
comme  on  dit,  une  contribution  très  intéressante  à  cette  philosophie 
américaine  dont  MM.  James,  Royce  et  Baldwin  sont  les  représentants 
les  plus  célèbres.  M.  O.  ne  dissimule  pas  ce  qu'il  leur  doit.  Mais  il  a 
son  originalité  propre;  il  a  droit,  si  je  ne  me  trompe,  non  loin  de  ces 
maîtres,  à  un  rang  fort  honorable,  et  qui  est  bien  à  lui. 

Le  mal  de  notre  temps  est  la  spécialisation  excessive  à  laquelle  nous 
sommes  condamnés  par  le  développement  indéfini  des  recherches. 
Nous  ne  voyons  plus  avec  netteté  qu'un  espace  très  restreint  de  cet 
immense  domaine;  nous  devenons  de  plus  en  plus  incapables  d'en 
saisir  l'unité  et  nous  sommes  tous  les  jours  plus  éloignés  d'acquérir 
la  notion  exacte  des  valeurs  relatives.  Nous  sommes  alors  fatalement 
exposés  ou  au  découragement  qui  engendre  l'indifférence  et  le  scepti- 
cisme, ou  à  la  tentation  de  faire  prévaloir  comme  absolu  et  exclusif 
le  point  de  vue  où  le  hasard  seul,  bien  souvent,  nous  a  placés.  La 
philosophie  est  donc  plus  nécessaire  que  jamais.  Elle  a  encore 
aujourd'hui  la  tâche  qu'elle  a  toujours  eue,  celle  de  faire  une  vaste 
synthèse.  Elle  doit  s'appuyer,  pour  les  dépasser,  sur  les  résultats 
actuels  des  sciences  et  embrasser,  avec  les  vérités  définitivement 
acquises,  les  croyances  mêmes  par   lesquelles   se  manifestent  éter- 


ANALYSES.  —  oRMONU.  Concepts  of  philosophy  633 

ncllfiiH-nt  les  convicliuns  les  plus  profondes  de  riuimaiiité,  la  certi- 
tude llȎori(iue  avec  la  foi.  Elle  doit  arriver  ainsi,  par  une  sorte  de 
dialccti«]uc,  en  passant  successivement  par  le  monde  du  sens  commun 
et  par  celui  de  la  science,  jusfiu'ù  un  monde  niétapliysicino  dont  la 
conception,  répondant  à  la  lolalité  de  notre  expérience,  ne  laisserait 
aucune  ([uestion  à  résoudre.  Telles  sont,  dune  part,  les  raisons  qui 
ont  décidé  M.  0.  à  cntrei)rendre  une  restauration  de  la  philosophie, 
et,  de  l'autre,  les  lignes  principales  de  l'édifice  qu'il  a  construit.  On 
s'explique  déjà  les  trois  divisions  essentielles  de  son  livre  :  analyses, 
synthèses  et  déductions. 

11  m'est  impossible  de  suivre  ici  dans  le  détail  les  développements 
donnés  à  ces  trois  parties.  Ils  sont,  à  certains  égards,  très  remar- 
quables, remplis  d'observations  ingénieuses,  quelquefois  bizarres, 
comme  certaine  élude  psychologique  du  chien  'p.  114  sq.)  peut-être 
capable  d'avoir  quelque  vague  notion  de  l'absolu  (p.  ilC);  ils  témoi- 
gnent d'une  connaissance  approfondie  des  sciences  physiques  et  natu- 
relles, bien  qu'il  soit  peut-être  peu  exact  de  dire  que  la  lumière, 
l'électricité,  etc.,  aient  jamais  été  sérieusement  considérées  comme 
des  substances  et  des  agents  de  phénomènes  (p.  140  .  On  trouverait 
beaucoup  à  louer  dans  la  descrii)tion  ou  la  construction  des  synthèses 
qui,  en  partant  de  l'activité  physique,  s'élèvent,  à  travers  les  mouve- 
ments organiques,  l'activité  consciente  et  les  activités  sociales,  jusqu'à 
la  morale  et  à  la  religion.  Enfin  les  déductions  sont  fort  belles,  i)eut- 
ètre  même  trop  belles  en  ce  sens  que  les  difficultés  auxquelles  ont 
donné  lieu  de  tous  temps  des  problèmes  comme  ceux  de  la  liberté, 
des  rapports  de  Dieu  et  du  monde,  de  l'immortalité  de  l'àme,  etc., 
semblent  s'évanouir  dans  l'entraînement  d'une  pensée  qui  s'est  fait  un 
monde  et  un  Dieu  à  son  image.  J'ai  hâte  d'arriver  à  ce  qu'il  y  a,  en 
effet,  d'essentiel  dans  ce  livre  :  la  conception  du  monde  mélai)hysique, 
conception  qui  prétend  transformer,  en  absorbant  et  en  légitimant  ce 
qu'ils  ont  de  commun,  le  monde  du  simple  bon  sens  et  le  monde  de  la 
science. 

L'homme  de  sens  commun,  tlie  plain  man,  celui  qui,  par  hypothèse, 
n'a  pas  encore  rélléchi  et  dont  la  conscience  agit  spontanément, 
prend  (et  ceci  est  une  assertion  surprenante)  les  données  des  sens, 
non  pas  pour  des  symboles  d'une  réalité  plus  profonde,  mais  pour  la 
réalité  même  (p.  144).  Notons  d'ailleurs,  continue  M.  O.,  que  quelles 
que  soient  plus  tard  nos  concejjtions  scientifiques  ou  métaphysiques, 
c'est  là  une  manière  de  voir  qui  continuera  de  s'imposer  au  savant  et 
au  métaphysicien  lui-même.  Le  p/am  m  an,  qui  subsiste  en  chacun  de 
nous  avec  ses  intérêts  pratiques,  nous  ramènera  en  arrière,  car  il 
n'est  donné  à  personne  de  vivre  dans  un  monde  purement  scientifique 
et  surtout  dans  un  monde  exclusivement  métaphysique  (p.  loi).  Dans 
tous  les  cas,  malgré  les  différences  qui  les  séparent,  ces  trois  manières 
de  concevoir  l'ensemble  des  choses  gardent  un  trait  commun.  Le 
monde  est  essentiellement  pour  tous  également  un  monde  d'activités. 


634  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Tandis  que  pour  la  conscience  spontanée,  ces  activités  se  manifestent 
dans  les  sensations  mêmes  prises  pour  les  choses,  la  conscience 
réfléchie,  qui  ne  voit  dans  les  sensations  que  des  symboles  de  réalités 
cachées,  de  substances  (au  pluriel  ou  au  singulier),  considère  la  rela- 
tion de  successions  uniformes  entre  les  phénomènes  comme  l'équiva- 
lent symbolique  de  l'activité  causale  qui  se  manifeste  par  cette  rela- 
tion. C'est  là  le  fond  de  la  conception  scientifique  du  monde.  Mais 
comme  Lotze,  après  Leibniz,  l'a  fait  voir,  et  par  analogie  avec  la  thèse 
d'un  ouvrage  qui  a  gardé  chez  nous  une  grande  autorité  :  Du  fonde- 
ment de  r induction,  l'explication  des  phénomènes  par  le  fait  de  les 
considérer  seulement  comme  des  effets  de  causes  efficientes,  si  elle 
suffit  pour  rendre  compte  de  leur  enchaînement,  ne  fournit  aucune 
raison  de  leur  existence.  La  causalité  physique,  dont  cependant  se 
contentent  les  sciences  comme  telles,  ne  nous  donne  pas  le  ratiomiel 
des  choses,  et,  pour  ce  qui  la  concerne,  leur  non-existence  ou  l'exi- 
tence  de  leurs  contraires  est  absolument  indifférente.  Les  sciences 
livrent  ainsi  le  monde  au  hasard,  ou  du  moins  à  une  énergie  qui  ne 
peut  produire  que  des  résultats  fortuits.  Pour  remédier  à  cette  irra- 
tionalité du  monde  auquel  la  science,  réduite  à  ses  seuls  moyens,  est 
forcée  de  s'arrêter,  la  conscience  réfléchie,  par  le  jeu  naturel  de  cette 
dialectique  à  laquelle  nous  avons  fait  allusion,  conçoit  une  forme 
toute  différente  d'activité.  A  la  place  de  cette  activité  causale,  pure- 
ment mécanique,  dont  le  savant  se  contente,  le  métaphysicien  voit 
partout  les  effets  d'une  activité  mentale  dont  le  caractère  est  de  pré- 
voir, de  se  proposer  une  fin  et  de  tendre  à  la  réaliser  :  il  construit  le 
monde  en  termes  de  finalité. 

Tel  est  le  thème  général  développé  dans  le  livre  de  M.  O.,  et  tels 
sont  aussi,  sommairement  indiqués,  les  degrés  par  oîi  la  dialectique 
nous  permet  de  nous  élever  successivement  des  données  de  la  con- 
science spontanée  jusqu'à  l'affirmation,  on  le  devine  déjà,  de  l'existence 
de  Dieu,  et  enfin  à  tout  ce  qui  répond  «  aux  plus  intimes  convictions  de 
l'humanité  ».  Mais  où  prenons-nous  le  type  de  cette  activité  mentale 
dont  nous  finissons  par  reconnaître  partout  les  effets?  Il  est  temps  de 
découvrir  l'idée  maîtresse  de  cette  philosophie.  Je  l'ai  fait  pressentir, 
sans  doute,  mais  je  l'ai  réservée  à  dessein  jusqu'à  présent.  On  serait 
d'ailleurs  impardonnable  de  ne  l'avoir  pas  distinguée  même  après 
l'étude  la  plus  superficielle.  Non  content  de  l'avoir  exposée  claire- 
ment dans  l'Introduction,  l'auteur  lui  a  consacré  le  petit  Appendice 
par  lequel,  comme  par  un  fjost-scriptum,  son  œuvre  s'achève,  et  elle 
se  représente,  pour  ainsi  dire,  à  chaque  page.  La  voici. 

La  conscience  est  la  grande  réalité,  et  c'est  à  elle  que  nous  devons 
les  concepts  et  les  catégories  du  réel  en  général;  mais,  pour  parler 
ainsi,  il  ne  faut  pas  considérer  la  conscience  comme  une  faculté  de 
connaître  seulement;  elle  est,  sans  doute,  une  faculté  de  connaître, 
mais  elle  est  encore  beaucoup  plus  :  «  elle  est  une  activité,  une 
énergie  qui  devient  consciente  de  soi-même  et  de  son  objet  »  {passim, 


ANALYSES.  —  oioio.M».  Concepts  of  philosophy  635 

et  particulièrement  p.  718).  Ailleurs  (p.  1'^,  en  noie),  M.  O.  déclare  se 
rallier  ainsi  à  une  théorie  voisine  de  celles  des  idées-forces,  telle  que 
l'a  proposée  chez  nous  M.  Fouillée.  Le  monde  se  ramène  donc  pour 
lui  à  une  pluralité  infinie  d'idées-forces,  courues  d'après  le  modèle  de 
notre  pro|)re  conscience,  et  s'il  iaul,  en  délinitive,  que  le  monde  con- 
sidéré comme  un  tout  ait  un  sens,  alors  on  verra  dans  l'Être  absolu, 
non  pas  une  substance  où  tout  vient  se  perdre,  mais  un  moi,  «  qui  a 
le  privilège  de  monter  à  la  fois  tous  les  coursiers  aux([uels  peuvent  se 
comparer  les  dilTérents  êtres  de  ce  monde,  qui  lient  les  rênes  de  tous 
et  les  diri^'e  tous  vers  une  lin  commune  »  (p.  'JS).  En  prose,  cela  revient 
à  dire,  il  me  semble,  que  le  monde  doit  être  conçu,  par  analogie  avec 
notre  propre  activité,  comme  une  société  d'esprits  dominée  et  gou- 
vernée par  un  esprit  infini. 

Certes,  cette  doctrine  n'est  pas  très  originale,  si  l'on  s'arrête  à  la 
formule  par  laquelle  je  viens  de  la  résumer;  en  revanche,  elle  l'est 
vraiment,  si  l'on  accorde  à  M.  0.  sa  définition  de  la  conscience.    A 
première  vue,  on  serait  même  tenté  de  la  prendre  pour  une  de  ces 
définitions  dont  il  n'y  a  plus  qu'à  en  faire  sortir,  à  la  faijon  des  mathé- 
maticiens ce  que  l'on  y  a  mis  implicitement.  La  philosoi)hie  serait 
alors  une  science  toute  déductive.  Mais,  outre  que  les  définitions  qui 
servent  de  principes  à  ces  sortes  de  sciences,   sont  purement  arbi- 
traires, ce  qui,  en  philosophie,  nous  serait  d'un  faible  secours,  elles 
ne  doivent  contenir  aucune  contradiction,  et  il  me  paraît  difficile  de 
ne  pas  regarder  comme  contradictoire  cette  conceplion  dune  activité, 
dune   énergie   qui  devient   consciente  d'elle-même  et  de  son  objet. 
Nous  avons  beau  nous  être  déshabitués  de  distinguer  et  avoir  perdu 
le  souci  de  ne  rien  confondre,  si  l'activité  est  donnée  dabord  comme 
inconsciente,   comment  affirmerons-nous  qu'elle  devient  consciente 
d'elle-même  et  de  son   objet?  Comment  ferons-nous   sortir  ainsi  la 
connaissance  d'éléments  où  elle  ne  se  rencontre  pas?  C'est  une  faute 
que  les  empiristes  commettent,  je  le  sais  bien,  tous  les  jours;  elle  n'en 
est  pas  plus  excusable.  Et  n'est-ce  pas  une  faute  semblable  que  de 
rapporter  à  la  conscience  et  les  concepts  et  les  catégories  du  réel? 
N'est-ce  pas  confondre  encore  ce  qui  doit  être  distingué  :  les  faits  et 
les  lois?  M.  O.  n'hésite  pas  à  dire,  en  divers  passages,  que  nous  pou- 
vons nous  élever  aux  vérités  les  plus  transcendantes  sans  dépasser 
l'expérience.  C'est  la  suite  directe  de  cette  dernière  confusion.  L'expé- 
rience, en  elTet,  dont  il  nous  parle  est  la  connaissance  prise  dans  son 
ensemble;  «  elle  est  le  moyen  par  lequel  la  conscience  se  réalise  elle- 
même  et  réalise  son  monde  »  (p.  o6d).  La  raison,  que  d'autres  philo- 
sophes -  ont  affecté  d'opposer  avec  un  grand  R  à  l'expérience,  et  qui 
lui  donnerait  des  lois  »,   n'est  autre  chose  que    «   cette   expérience 
même  lorsqu'elle  se  fait  entendre,  non  pas  dune  manière  fragmen- 
taire, mais  dans  son  unité  »  (ibid.).  Ou  bien,  «  la  voix  de  la  raison 
sera  l'unisson  de  toutes  les  données  d'expérience,  dans  toute  leur 
complexité,  et  ce  qu'elle  demande  c'est  l'accord  des  éléments  volition- 


636  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

nels  aussi  bien  que  des  éléments  émotionnels  et  intellectuels  ».  L'au- 
teur semble  avoir  subi,  comme  on  le  voit,  l'influence  des  pragmatistes 
pour  qui,  si  l'on  va  à  l'extrémité  de  leur  pensée,  la  réalité  même  que 
la  philosophie  a  pour  objet  de  nous  faire  connaître  devrait  se  substi- 
tuer à  la  philosophie.  11  se  défend,  il  est  vrai,  d'appartenir  à  leur 
école,  ou  plutôt  il  voudrait  concilier  leur  doctrine  (si  ce  mot  peut 
s'employer  ici)  avec  celle  de  ceux  qu'il  appelle  lui-même  les  rationa- 
listes. Pour  les  premiers,  c'est  l'action  qui  décide  de  la  vérité,  en  ce 
sens  que  cela  est  vrai  qui  favorise  l'action  et  qui,  d'une  manière 
générale,  est  utile  aux  fins  que  l'humanité  se  propose.  M.  O.  ne  trouve 
pas  qu'ils  aient  absolument  tort,  et  il  est  curieux  de  voir  comment  il 
interprète  en  ce  sens  les  postulais  de  Kant  (p.  707  et  passini);  il  ne 
méconnaît  cependant  pas  que  les  vérités  théoriques  valent  par  elles- 
mêmes.  Mais  il  exclut  tout  a  priori  :  «  l'expérience  intégrale  »  suffit 
pour  tout  expliquer. 

On  dirait  que  M.  O.  n'a  retenu  des  analyses  magistrales  de  David 
Hume  que  les  conclusions  sceptiques;  elles  lui  font  horreur,  et  il  a 
ignoré,  de  parti  pris,  les  résultats  auxquels  ces  analyses  ont  conduit 
Kant  et  les  néo-criticistes.  Toute  la  matière  de  l'expérience  ne  s'en 
ramène  pas  moins,  en  définitive,  à  trois  sortes  de  phénomènes  élé- 
mentaires, les  sensations,  les  sentiments  et  les  idées.  Ceux  des  deux 
premières  sont  l'étoffe  dont  sont  faites  nos  prétendues  substances 
corporelles  et  spirituelles,  et  ces  substances  ne  nous  sont  données 
comme  telles  que  dans  les  idées,  ces  phénomènes  sui  generis  dont 
l'essence  est  d'affirmer  ce  qu'ils  représentent,  et  sans  lesquels  sen- 
timents et  sensations  seraient  comme  s'ils  n'étaient  pas.  Corps, 
esprits  ou  âmes,  sont  donc  seulement  des  apparences  qu'une  loi 
a  priori  des  idées  ou  de  la  pensée  nous  contraint  à  former,  en  même 
temps  qu'elle  nous  fournit  les  moyens  d'en  dissiper  lillusion.  C'est  le 
rôle  de  la  philosophie  de  pénétrer  ainsi  la  manière  dont  se  constitue 
l'expérience  ou  la  connaissance  en  général.  Si  l'on  passe  d'emblée  à  la 
connaissance  toute  constituée,  comme  les  partisans  de  1'  «  expérience 
intégrale  »,  la  philosophie  sera,  si  l'on  veut,  la  synthèse  des  sciences; 
mais  elle  ne  dépassera  pas  plus  qu'elles  ne  le  font  elles-mêmes  les 
apparences;  faute  d'avoir  reconnu  la  loi  a  priori  de  la  pensée,  elle 
sera  réduite  à  choisir,  pour  des  raisons  de  convenance,  entre  telles 
ou  telles  solutions  des  divers  problèmes,  et,  comme  ici,  en  partant 
d'une  conception  toute  factice  de  notre  nature,  elle  se  fera  de  Dieu 
une  représentation  plus  relevée,  sans  doute,  que  nefaisait  l'imagina- 
tion des  sauvages,  mais  tout  aussi  anthropomorphique. 

De  la  lecture  d'un  pareil  livre  on  sort  peut-être  édifié;  mais  la  phi- 
losophie, proprement  dite,  a  d'abord  une  autre  tâche  à  remplir  :  celle 
de  reconnaître  la  nature  véritable  des  choses  et  de  faire  que,  dans 
notre  pensée,  du  moins,  tout  soit  ordre  et  clarté. 

A.  Penjon. 


ANALYSES.  —  CALKi>s.  The  persistent  prohlems  of  pliUoaopliy  G37 

Mary  Whiton  Calkins.  —  Tiik  f'EMSistknt  I'Roblkms  ùv  I'IIilusoi'iiy. 
In-12,  Ncw-Vork,  The  Macmillan  Company;  \xii-o7o  p. 

«  J'ai  hardiiiienl  tcnlé  de  coiubiiier  les  traits  essentiels  d'une  intro- 
duction syslrnialique  à  la  métaphysique  avec  ceux  d'une  histoire  de 
laijhilosophii'  moderne,  parce  (jue  c'est,  à  mon  sens,  dans  les  systèmes 
des  grands  penseurs  que  sont  le  mieux  étudiés  et  formulés  les  pro- 
blèmes de  la  philosophie,  et  parce  que  la  suite  historique  des  pliilo- 
sophies,  de  celle  de  Desrnrtes  à  celle  de  Hegel,  sendde  coïncider  à  peu 
près  avec  un  ordre  logique  (P/é/'ate,  p.  vu).  »  C'est  en  ces  termes  que 
l'objet  de  ce  livre  nous  est  indiqué  par  l'auteur. 

Il  comprend  onze  chapitres  :  —  I.  Introduction  :  la  nature  et  la 
valeur  de  la  philosojjliie  et  les  types  de  philosophie;  —  H.  Dualisme 
pluraliste  :  le  système  de  Descartes;  —  Ul. Matérialisme  pluialiste  :  le 
système  de  Hobbes  ;  —  IV.  .Spiritualisme  pluraliste  :  le  syslè)ne  de 
Leibniz;  —  V.  Spiritualisme  pluraliste  :  le  système  de  Berkeley  ;  — 

VI.  Idéalisme  pluraliste  phènoméniste  :  le  système  de   Hume;  — 

VII.  Réfutation  du  dualisuie  et  du  phènoménisme  :  la  philosophie  cri- 
tique  de  Kant;  — VIII.  Pluralisme  moniste  :  le  système  de  Spinoza; 
—  IX.  Vers  le  spiritualisme  moniste  :  les  systèmes  de  Fichle,  de 
Schelling  et  de  Schopenhauer ;  —  X.  Spiritualisme  moniste:  le  sys- 
tème de  Hegel;  —XI.  Conclusion  :  systèmes  philosophiques  contem- 
porains :  personrtalisme  pluraliste  ou  personnalisme  moniste'^ 

Le  chapitre  premier  contient,  sur  la  nature  de  la  philosophie  et  sur 
la  classification  des  systèmes  philosophiques  modernes,  quelques  pages 
introductives  qui  méritent  l'attention.  L'auteur  y  marque  très  exacte- 
ment —  plus  exactement,  selon  nous,  qu'on  ne  le  fait  ù  l'ordinaire,  — 
la  différence  qu'il  faut  mettre  entre  l'objet  de  la  philosophie  et  celui 
de  la  science  : 

«  Sur  deux  points  importants  la  science  et  la  philosophie  sont  oppo- 
sées l'une  à  l'autre.  Dabord,  la  philosophie  doit  (must)  prendre  pour 
objet  la  nature  entièrement  irréductible  d'une  certaine  réalité  ; 
ensuite,  la  philosophie  peut  [may]  prendre  pour  objet  la  nature 
ultime  (ultimato)  non  seulement  d'un  fait  ou  d'un  groupe  de  faits, 
mais  de  tout  ce  qui  existe,  la  réalité  ultime  en  laquelle  toutes  les  autres 
choses  peuvent  se  résoudre,  et  qui  ne  peut  elle-même  se  résoudre  en 
aucune  autre  chose...  La  science  n'étudie  que  les  faits  d'un  certain 
ordre,  et  sans  se  demander  si  ces  faits  sont  ou  non  léductibles  à  des 
phénomènes  d'un  autre  ordre... 

«  xVinsi,  le  physiologiste,  par  exemple,  ne  recherche  pas  si  l'objet 
limité  de  son  étude,  la  cellule  vivante,  est,  dans  sa  nature  fondamen- 
tale, un  phénomène  physique  ou  un  i)hénomène  psychique,  en  d'autres 
termes,  si  le  protoplasma  se  réduit  h  l'énergie  physique  ou  k  la  con- 
science. Au  contraire,  le  physiologiste  ne  s'occupe  pas  de  l'irréducti- 
bilité de  son  objet  ;  il  renferme  son  analyse  dans  la  limite  arbitraire 
de  ses  cellules  vivantes,  laissant  au  philosophe  l'examen  de  ces  ques- 
tions :  —  Quelle  est  la  nature  réelle  de  ces  processus  psychiques  et 


638  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

physiques?  La  réalité  ultime  se  divise-t-elle  en  psychique  et  physique  ? 
Est-ce  à  cette  division  qu'il  faut  conclure,  ou  le  psychique  est-il  réduc- 
tible au  physique  ?  La  pensée  est-elle  une  fonction  de  l'activité  céré- 
brale ?  Ou  bien,  est-ce  le  physique  qui  se  réduit  lui-même  en  fin  de 
compte  au  psychique  ?  La  matière  est-elle  une  manifestation  de  l'esprit 
conscient?... 

«  Les  deux  caractères  de  l'objet  de  la  philosophie  sont  indiqués  par 
l'épithète  ultime  (ultimate),  souvent  employée  dans  ce  livre.  Comme 
l'objet  de  la  philosophie  est  entièrement  irréductible  et  qu'il  peut 
embrasser  la  totalité  du  réel,  —  pour  ces  deux  raisons  il  est  appelé 
ultime  par  opposition  aux  réalités  prochaines  (proximate)  delà  science 
naturelle.  11  est  ultime,  parce  qu'il  est  entièrement  irréductible,  parce 
qu'il  n'est  pas  une  simple  manifestation  d'une  plus  profonde  réalité  ; 
et  il  est  ultime,  aussi,  en  ce  qu'il  ne  laisse  rien  en  dehors  de  lui  et 
qu'il  renferme  tout  ce  qui  existe  fp.  4).  » 

Selon  l'auteur,  les  divers  systèmes  philosophiques  modernes  sont 
caractérisés  et  peuvent  être  définis  par  les  différentes  réponses  qu'ils 
font  à  cette  question  :  de  quelle  nature  est  l'objet  de  la  philosophie, 
c'est-à-dire  la  réalité  ultime  ?  Pour  Descartes,  la  réalité  ultime  est  de 
deux  espèces  :  esprit  et  matière  ou  substance  corporelle  ;  d'où  le  nom 
de  dualisme  donné  à  son  système.  Ce  dualisme  est  pluraliste,  parce 
qu'il  y  a  plusieurs  esprits  et  plusieurs  corps.  Pour  Hobbes,  la  réalité 
ultime  n'est  que  matière,  et,  comme  il  y  a  plusieurs  corps,  son  système 
est  désigné  par  les  mots  matérialisme  pluraliste.  Les  mots  spiritua- 
lisme pluraliste  désignent  les  systèmes  de  Leibniz  et  de  Berkeley 
parce  que  ces  philosophes  tiennent  que  la  réalité  ultime  est  de  nature 
exclusivement  spirituelle  et  en  m.ême  temps  multiple.  Le  système  de 
Hume  esiapifeléidéalismepluralisteet  phénoméniste, parce  que  Hume 
fait  consister  en  perceptions  distinctes  et  multiples  l'objet  de  la  philoso- 
phie. 

Au  système  de  Spinoza  peut  s'appliquer  l'expression  monisme 
pluraliste,  parce  que  Spinoza  admet  l'unité  de  substance  et  la  pluralité 
des  attributs  et  des  modes.  Les  systèmes  de  Fichte,  de  Schelling  et  de 
Schopenhauer  mènent  au  spiritualisme  moniste;  mais  ils  n'y  abou- 
tissent pas,  car  la  réalité  spirituelle  unique  à  laquelle  ils  concluent 
n'est  pas  un  esprit  conscient,  un  véritable  moi:  Enfin,  l'auteur  voit  le 
spiritualisme  moniste  dans  le  système  de  Hegel,  parce  que  l'absolu 
auquel  conduit  la  dialectique  hégélienne  lui  paraît  avoir  les  carac- 
tères, il  est  vrai  quelquefois  méconnus,  d'une  conscience  réelle,  d'une 
personne. 

On  voit  comment  s'expliquent  très  simplement  les  titres  des  chapitres 
consacrés  à  l'examen  des  divers  systèmes.  Nous  ne  saurions  ici  passer 
en  revue  ces  chapitres,  qui  témoignent  tous  d'une  profonde  connais- 
sance de  la  philosophie  moderne.  Nous  tenons  à  signaler  particulière- 
ment le  chapitre  n  [Système  de  Descartes),  le  chapitre  iv  {Système 
de  Leibniz),  le  chapitre  v  {Système  de  Berkeley)  et  le  chapitre  vi  {Sys- 


ANALYSES.  —  CALKINS.  Tîie  persistent  prohlems  of  philosophy  639 

tèmede  Hume)  où  se  trouvent  des  observations  critiques  très  intéres- 
santes sur  les  doctrines  qui  y  sont  résumées. 

L'auteur  n'admet  pas,  —  en  quoi  il  suit  Leibniz  et  Herkeley  et  s  iiccorde 
avec  ridéalisiue  néo-criticistc,  —  quil  i)uisse  y  avoir  une  autre  réalité 
ullinic.un  autre  ol.jet  de  la  philosopliie  queTesprit.  Aussi  repousse-t-il 
le  dualisme  de  Descartes  aussi  bien  que  le  matérialisme  de  Hobbes.et 
fait  il  remarquer  la  faiblesse  de  l'argument  cartésien  tiré  de  la  véracité 
divine,  pour  établir  l'existence  de  la  substance  étendue  p.  ;J3).  Il 
accepte  la  doctrine  immatérialiste  de  Leibniz  et  ces  propositions  sur 
lesquelles  elle  est  fondée  :  1"  que  l'étendue  et  le  mouvement  ne  sont 
pas  la  réalité  ultime,  mais  des  manifestations  d'une  plus  profonde 
réalité,  force  ou  esprit;  2"que  la  forcené  peut  èlreconçuequc  comme 
spirituelle  (p.  99i.  Mais  Leibniz  ne  lui  paraît  pas  avoir  donné  de  ces 
propositions    idéalistes   une   démonstration    suffisamment  claire  «t 

explicite. 

Les  objections  que  l'auteur  oppose  aux  systèmes  de  Leibniz  et  de 
Berkeley  montrent  que,  s'il  accepte  les  principes  immatérialistes  de 
ces  pliilosoplies,  il  est  opposé  au  théisme  créationniste  quils  en  font 
dériver.  «  Selon  Leibniz,  dit-il,  une  cause  suffisante  de  cette  nature 
(Dieu),  doit  être  distincte  des  choses  finies  et  même  hors  de  la  série 
des  choses  finies.  Ce  second  caractère  est  impliqué  par  le  fait  qu'une 
cause  dernière,  satisfaisante,  suffisante,  ne  saurait  elle  même  être 
causée.  Mais  si  la  raison  suffisante  est  à  la  fois  distincte  des  choses 
finies  et  hors  de  la  série  qu'elles  forment,  il  est  impossible  qu'elle  ait 
avec  ces  choses  le  rapport  de  la  cause  à  l'effet.  De  là  le  dilemme  sui- 
vant qui  ne  laisse  aucune  issue  :  Si  la  cause  dernière  est,  en  un  sens 
quelconque,  comprise  dans  la  série  des  choses  finies,  il  faut  qu'elle 
ait  elle-même  une  cause,  en  d'autres  termes,  elle  nest  pas  réellement 
cause  dernière;  si,  d'autre  part,  la  cause  supposée  est  en  dehors 
{onlside)  et  distincte  de  choses  finies,  elle  ne  peut  avoir  aucun  rapport 
avec  ces  choses  {cannot  be  relaled  to  them  at  ail),  et,  par  conséquent, 
ne  peut  en  être  la  cause  (p.  iOu).  » 

Les  philosophes  théistes  pourraient,  il  nous  semble,  répondre  que  le 
mot  cause  peut  avoir  des  sens  difTérents;  que  la  causalité  divine,  qui 
est  volonté  libre,  ne  doit  pas  être  confondue  avec  les  causes  phéno- 
ménales qui  agissent  dans  le  monde  ;  que  le  rapport  causal  de  la 
liberté  divine  créatrice  aux  êtres  dont  se  composelc  monde  n'est  en  rien 
incompatible  avec  l'idée  que  Dieu  est  distinct  de  la  série  de  ces  êtres 
et  existe  hors  de  cette  série.  Mais  tel  n'est  pas,  selon  l'auteur,  le 
moyen  d'échapper  au  dilemme  qu'il  pose.  Il  n'en  voit  et  n'en  veut 
admettre  qu'un  seul  :  c'est  d'attribuer  à  Dieu  un  rapport  avec  les 
choses  finies  qui  ne  soit  pas  celui  de  la  cause  à  lefiet,  mais  celui  du 
tout  aux  parties,  c'est  de  concevoir  Dieu  «  comme  la  réalité  unique 
{Ihe  One  Reality)  dont  les  choses  finies  sont  les  expressions  partielles 
(p.  105,  note)  ».Et  c'est  pour  cette  doctrine  panthéiste,  qui  est  aujour- 
d'hui professée  par  un  philosophe  américain  éminent,  M.  Royce,  — 


640  UEVUE   PHILOSOPHIQUE 

pour  le  spiritualisme  ou  personnalisme  moniste,—  qu'Use  prononce 
dans  les  derniers  chapitres  de  l'ouvrage,  en  écartant  l'idée  de  créa- 
tion et  les  formes  diverses,  anciennes  et  contemporaines,  du  spiritua- 
lisme ou  personrialisme  pluraliste. 

Ainsi,  le  moi  absolu,  tel  que  l'entend  l'auteur,  n'est  pas  le  Dieu  du 
théisme  classique  et  traditionnel.  On  peut  et  l'on  doit  cependant  lui 
reconnaître  tout  ce  qui,  dans  les  attributs  de  la  conscience  humaine, 
«  n'est  pas  incompatible  avec  l'expérience  d'un  moi  qui  habite  l'éter- 
nité et  hors  duquel  il  n'y  a  rien  (p.  426)  ».  Donc,  au  moi  absolu  et 
éternel  appartiennent,  comme  aux  esprits  finis,  la  pensée,  la  sensa- 
tion, l'affection  et  la  volonté.  —  Mais  lui  attribuer  la  volonté,  n'est-ce 
pas  revenir  pratiquement  à  la  doctrine  de  la  création,  d'après  laquelle 
l'être  est  tiré  du  néant,  et  qui  est  «  condamnée  comme  impensable 
(unthinkable)  »?  —  «  Non,  répond  l'auteur,  vouloir  n'est  pas  créer; 
vouloir,  ce  n'est  pas  nécessairement  faire  quelque  chose  ;  un  change- 
ment physique  peut  résulter,  mais  ne  résulte  pas  nécessairement  de 
la  volonté.  La  volonté  est,  d'ailleurs,  une  attitude  essentielle  au  moi 
relativement  à  d'autres  moi  {inherently  an  attitude  of  self  to  selves), 
l'attitude  suprême  du  moi  suprême  ;  la  volonté  est  donc  une  relation 
nécessaire  du  moi  absolu,  qui  renferme  tout  {all-including),  avec 
les  êtres  qui  sont  ses  propres  manifestations.  »  —  Mais,  peut-on  encore 
objecter,  si  le  moi  absolu  est  doué  de  volonté,  sa  conscience  est 
nécessairement  bornée  à  l'ordre  temporel  :  la  volonté  ne  se  rapporte- 
t-elle  pas  toujours  à  l'avenir  ?  —  «  C'est  là  encore  une  assertion  qu'il 
faut  rejeter.  Les  volitions,  au  sens  phénoméniste  du  mot,  renferment, 
il  est  vrai,  les  images  d'actes  futurs  prévus.  Mais  la  volonté  ne  regarde 
pas  nécessairement  vers  l'avenir  ;  elle  est  d'abord  une  attitude  active, 
dominante  {on  active,  subordinating  attitude)  d'un  moi  à  l'égard  d'un 
autre,  attitude  à  laquelle  le  temps  peut  être  considéré  comme  étranger 
(p.  429j.  » 

Nous  devons  dire  que  les  réponses  faites  par  l'auteur  aux  objections 
que  l'on  peut  élever  contre  sa  conception  du  moi  absolu  et  éternel,  qui 
renferme  tout,  sont  loin  de  nous  paraître  satisfaisantes.  Cette  doctrine 
panthéiste  est,  à  notre  sens,  plus  impensable  {unthinkable)  que  celle 
de  la  création  ex  nihilo. 

F.  PiLLON. 


Adolphe  Stôhr.  —  Philosophie  des  unbelebten  Materie.  1  vol.  in-S°, 
418-xiv  p.,  Barth,  Leipzig,  1907. 

Dans  cet  ouvrage  sur  «  la  philosophie  de  la  matière  inorganique  » 
l'auteur  se  propose  de  chercher  une  représentation  hypothétique  de 
l'unité  de  la  matière  et  des  lois  de  son  mouvement.  C'est  la  suite  d'un 
travail  antérieur  sur  «  la  philosophie  des  atomes  élémentaires  »  paru 


ANALYSES.  —  STOHR.  —  Philosophie  des  unbelehlen       641 

en  190i,  et  dans  lequel  il  avait  eu  pour  but  d'éclaircir  la  psychologie 
des  représentations  hypothétiques. 

Les  hypothèses  répondent  à  des  manifestations  diverses  du  besoin 
d'économie  de  la  pensée.  Ces  manifestations  dépcndnnt  de  la  consti- 
tution individuelle.  Certains  même  qui  veulent  exclure  toute  hypo- 
thèse ne  cèdent-ils  pas  en  un  certain  sens  à  ce  besoin  d'économie?  Ils 
jugent  en  effet  l'hypothèse  inutile  aussi  bien  pour  calculer  la  marche 
des  phénomènes  que  pour  les  représenter.  D'autres  au  contraire 
pensent  qu'un  amas  de  faits  sans  une  grande  théorie  qui  les  coonlon- 
nera  à  travers  les  hypothèses  les  moins  nombreuses  et  les  plus 
simples  possibles,  est  une  gène,  presque  un  obstacle.  Aussi  réclament- 
ils  une  organisation  de  ces  faits  au  moyen  de  représentations  intui- 
tives comme  une  libération  et  une  épargne.  Les  tendances  des  natures 
purement  déductives  ont  une  autre  direction  que  celles  des  esprits 
purement  constructifs  qui  cherchent  dans  les  représentations  com- 
munes les  éléments  de  leurs  constructions. 

Ces  tendances  si  diverses  conduisent  à  deux  moyens  absolument 
opposés  pour  représenter  la  réalité  physique.  M.  StOhr  les  appelle  les 
représentations  «  monénergétique  »  et  c  polyénergétique  ».  Et  c'est 
dans  le  but  d'éclaircir  leurs  fondements  réciproques,  et  d'illustrer  en 
même  temps  les  problèmes  psychologiques  qui  s'y  rattachent,  qu'il 
a  été  conduit  lui-même  à  esquisser  une  hypothèse  particulière.  Cette 
hypothèse  est  fondée  sur  la  considération  d'atomes  élémentaires 
définis  à  l'aide  du  minimum  possible  de  qualités.  L'édification  de  cette 
hypothèse,  il  le  reconnaît,  lui  a  d'ailleurs  fait  laisser  au  second  plan 
le  problème  psychologique. 

Il  lui  a  paru  plus  intéressant  de  traiter  en  première  ligne,  et  en 
quelque  sorte  par  le  fait,  la  question  de  savoir  comment  le  point  de 
vue  t  monémergétique  »  est  légitime  dans  une  théorie  de  la  matière. 
Ceci  revient  à  montrer  comment  il  est  possible  de  construire  la  réa- 
lité physique  avec  les  particules  les  plus  petites  qui  soient,  sans 
leur  donner  d'autres  qualités  que  la  grandeur  d'une  qualité  a:  (qui 
n'a  rien  de  commun  avec  l'impénétrabilité;  et  le  mouvement.  Cette 
qualité  .v  est  ce  qui  justifie  la  qualification  de  «  monénergétique  »  ;  elle 
est  l'élément  unique  qui  doit  suffire  à  rendre  compte  de  toutes  les 
variations  des  phénomènes.  Les  petites  particules  s'entrechoquent,  au 
contact  d'après  les  données  des  lois  du  mouvement.  Elles  ne  s'al 
tirent  pas  à  distance,  et  ne  se  repoussent  pas  à  l'approche  du  con- 
tact. 

Le  désir  d'éviter  l'action  à  distance  est,  comme  le  remarque  l'auteur, 
universel  dans  les  théories  modernes;  mais  ce  qu'il  croit  nouveau, 
ce  qui  l'est  relativement,  c'est  la  tentative  d'éliminer  aussi  la  notion 
d'impénétrabilité,  et  de  volatiliser  [pneumatisieren)  la  matière.  Les 
concepts  de  force,  de  travail,  d'énergies,  au  sens  d'aptitude  à  la  pro- 
duction d'un  travail  physique,  sont  inapplicables  aux  atomes  élémen- 
taires. Ils  ne  peuvent  être  appliqués  qu'aux  agrégats  visibles  et  invisi- 

TOME  L.xiv.  —  1907.  41 


642  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

bles  que  forment  ces  atomes;  les  propriétés  qu'ils  représentent  résul- 
tent de  l'agrégation. 

En  somme,  c'est  une  hypothèse  cinétique  très  générale  que  nous 
présente  M.  Stôhr.  Et  cette  hypothèse  est  échafaudée  sur  les  faits  que 
fournissent  les  découvertes  récentes  de  la  physique  dans  la  radio- 
activité et  l'électricité.  Elle  se  présente  comme  une  construction, 
logique  et  rationnelle  destinée  à  fonder  par  des  efforts  dialectiques 
les  hypothèses  plus  ou  moins  bien  organisées  et  cohérentes  des  phy- 
siciens qui  ont  été  conduits  à  une  représentation  électrochimique  de 
la  matière.  Elle  vise  aussi  à  débarrasser  cette  représentation  d'une 
figuration  trop  matérielle  en  lui  donnant  une  forme  abstraite,  idéa- 
liste, qui  rappelle  les  théories  énergétiques. 

C'est  précisément  cet  effort  dialectique  qui  paraît  ne  pas  répondre, 
par  les  services  qu'il  peut  rendre,  à  la  peine  et  au  travail  qu'il  a 
coûtés  à  son  auteur.  Celui-ci,  à  la  fin  de  sa  préface  ne  manque  pas 
de  nous  dire  que  la  métaphysique  est  utile  et  nécessaire,  à  côté  des 
hypothèses  de  la  science.  Peut-être,  mais, alors  il  y  aurait  avantage 
à  ne  pas  faire  double  emploi  avec  elle.  Une  métaphysique  qui, 
double  la  science  n'a  pas  grand  intérêt.  Et,  de  fait,  je  ne  pense  pas 
qu'un  physicien  puisse  tirer  quelque  chose  de  la  construction  phi- 
losophique édifiée  par  M.  Stôhr.  La  clarté  logique,  la  disposition 
harmonieuse  et  rationnelle  qu'il  donne  à  son  hypothèse  sont  vrai- 
semblablement ce  qui  la  rend  scientifiquement  inféconde,  car  elles 
l'éloignent  trop  des  réalités  physiques  avec  leurs  terres  inconnues, 
leurs  lacunes  et  par  suite  leurs  incohérences.  Son  hypothèse  est  trop 
abstraite,  trop  générale,  trop  vague,  pour  être  une  théorie  physique 
de  la  matière.  Quoique  appuyés  sur  une  connaissance  réelle  de  faits 
physico-chimiques,  elle  reste  une  théorie  philosophique  par  son  but  et 
ses  procédés,  et  elle  paraît  peu  propre  à  satisfaire  les  philosophes 
métaphysiciens  par  son  contenu  trop  physique. 

N'eùt-il  pas  été  préférable  de  nous  donner  une  description  exacte 
et  bien  ordonnée  des  diverses  hypothèses  de  physiciens  relativement 
à  la  constitution  de  la  matière,  en  montrant  en  quoi  elles  s'accordent 
et  en  quoi  leurs  imperfections  et  leurs  lacunes  les  obligent  et  peut- 
être  les  obligeront  toujours  à  de  continuelles  revisions?  La  philo- 
sophie utile  et  positive  n"a-t-elle  pas  plus  à  gagirer  à  analyser  et  à 
expliquer  les  théories  scientifiques  qu'à  essayer  de  construire  à  son 
tour  dialectiquement  une  théorie  qui  s'y  superpose  et  s'en  éloigne 
sous  prétexte  de  les  fonder  en  droit. 

Abel  Rey. 


ANALYSES.  —  LE  ROY.  Dogme  et  critique  043 


II.  —  Philosophie  religieuse. 

Edouard  Le  Roy.  —  Dog.me  et  CruriyCE.  Paris,  liloud,  -iHl  pp.  ia-lo, 
iyu7. 

La  Quinzaine  du  IG  avril  19011,  en  publiant  un  article  de  M.  Lo  Roy 
intitulé  :  Qu'est-ce qu'ui\  doûime?demandait  auxthéologiens  catholiques 
de  répondre  à  la  question  posée.  Certains  tliéologicns  répondirent, 
mais  en  général  de  manière  violente,  et  une  vive  polémique  s'inau- 
gura, dont  riiisloire  serait  ù  l'aire.  De  cet  article  et  de  celte  polémique 
est  issu  le  livre  de  M.  Le  Roy  :  Dogme  et  Critique. 

M.  Le  Roy  remarque  d'abord  que  «  nous  ne  sommes  plus  au  temps 
des  hérésies  partielles  ».  Ce  n'est  point  tel  dogme  qui  nous  arrête, 
mais   la   notion   même  de   dogme.  Bien   des  motifs  pourraitMit  être 
allégués  de  cette  répulsion.  M.  Le  R.  en  découvre  quatre  principaux  : 
1°  Le  dogme  se  donne  lui-même  comme  n'étant  ni  prouvé  ni  prou- 
vable  selon    une   méthode  intrinsèque.   Or,  nous  exigeons  que  les 
€  axiomes  »  eux-mêmes  soient  justifiés,  sinon  par  une  démonstration 
directe,  du  moins  par  une  analyse  critique.  Nous  nous  délions  des 
c  prétendues  évidences  immédiates  ».  2"  Le  dogme  est-il  démontrable 
indirectement?  L'apologétique  usuelle  se  fonde  surune telle  méthode. 
Mais  pour  démontrer  indirectement  un  dogme,  il  faudrait  d'abord 
avoir  prouvé  directement  Dieu,  la  Révélation,  l'Église,  c'est-à-dire 
des  «  dogmes  »  encore.  Invoquera-t-on  une  autorité  transcendante? 
Nous  exigeons  une  méthode  d'immanence.  3°  Les  dogmes  ne  sont  pas 
pensables.  Ils  sont  formulés  selon  des  philosophies  vieillies  ou  des 
métaphores  de  sens  commun.  i°  Enfin,  aurait-on  levé  les  ol)jections 
précédentes ,    les    dogmes    resteraient    «    incommensurables    avec 
l'ensemble  du  savoir  positif...  »  (pp.  5-12). 

Un  ancien  apologiste,  nourri  d'éclectisme  facile,  eût  essayé  de 
montrer  que  ces  objections  ne  sont  pas  sans  réplique.  Procédé 
déplorable,  répond  M.  Le  R.  :  en  vérité,  ces  objections  sont  valables, 
et  il  n'existe  aucun  moyen  de  les  anéantir.  Quelle  solution  découvrir, 
sinon  admettre  que  •  la  notion  de  dogme  condamnée...  par  la  pensée 
moderne  n'est  pas  la  notion  catholique  du  dogme  »?  (p.  I3|.  En  effet, 
le  dogme,  aux  catholiques,  comme  à  leurs  adversaires,  apparaît 
énoncé  théorique  (p.  15^.  De  là  toutes  les  difficultés;  car  «  il  est  inévi- 
table... qu'on  finisse  par  conclure  à  l'illégitimité  de  tout  dogme,  dès 
lors  qu'on  veut  à  la  fois  le  délinir  comme  jouant  le  rôle  d'un  énoncé 
théorique,  et  lui  attribuer  cependant  des  caractères  inverses  de  ceux 
qui  font  les  énoncés  corrects  »  {HncL).  Un  exemple  précis  :  ■>  Dieu  est 
personnel  »;  est-ce  un  énoncé  théorique?  Dès  lors,  que  veut  dire 
l'attribut  :  personnel''!  Au  point  de  vue  intellectualiste,  ce  n'est  pas 
plus   que   dire  :  «  Dieu  est  A  »  (p.  17).  La  formule  dogmaticiue' a 

1.  .M.  Le  R.  dislingue  la  formule  dogmatique  de  la  réalilé  sous-jacenle  (cf. 
p.  3,  note  1). 


644  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

donc  avant  tout  ici  un  sens  négatif  et  signifie  surtout  ceci  :  Dieu  n'est 
pas  impersonnel.  Même  raisonnement  pour  toute  autre  formule  dog- 
matique. Si  l'on  veut  y  maintenir  un  sens  à  la  fois  positif  et  intellec- 
tuel, on  rend  les  dogmes  inintelligibles. 

Or,  le  dogme  n'est  pas  et  ne  peut  être  seulement  négatif;  il  est 
l'affirmation  par  excellence.  Le  dogme  n'est  pas  un  théorème,  mais 
€  l'énoncé  d'un  fait  dont  il  est  possible  de  construire  bien  des  théories 
diverses,  mais  dont  toute  théorie  doit  tenir  compte  »  fp.  32).  Je  suis 
donc  libre  de  me  composer  du  dogme  telle  représentation  intellec- 
tuelle que  je  voudrai,  pourvu  que  j'adhère  au  fait.  A  ce  fait  seul  je 
crois,  non  à  la  théorie  changeante  qui  s'en  dégage  :  «  Ce  qui  est  inva- 
riant dans  un  dogme,  c'est  l'orientation  qu'il  donne  à  notre  activité 
pratique,  c'est  la  direction  suivant  laquelle  il  infléchit  notre  con- 
duite »  (pp.  33-4).  Le  dogme  est  ainsi  analogue  au  «  schéma  dyna- 
mique »  de  M.  Bergson;  il  indique  en  «  termes  de  devenir'  »  «  une 
direction  à  suivre  » .  La  méthode  statique  mène  à  l'anthropomor- 
phisme ou  au  symbolisme  ;  le  dynamisme  sauve  des  deux  dangers, 
«  car  si  chaque  symbole  pris  en  soi  demeure  défectueux,  la  réalité  à 
saisir  transparaît...  dans  et  par  le  mouvement  même  qui  porte 
incessamment  l'esprit  d'un  symbole  inadéquat  à  un  symbole  meilleur  » 
(p.  279).  Direction  permanente,  impulsion  motrice:  voilà  ce  qu'un 
dogme  fournit  à  la  pensée  philosophique.  Nul  arrêt  pour  la  pensée, 
puisque  aucune  solution  intellectuelle  n'est  imposable;  aucune  des- 
truction pourtant  de  l'invariabilité  catholique,  puisque  la  direction 
est  permanente.  La  vérité  étant  incluse  en  la  direction  même,  et  non 
en  chacun  des  états,  connaître  un  dogme,  c'est  le  vivre,  non  le  perce- 
voir en  une  de  ses  formules.  Ainsi  s'évanouirait  une  des  plus  graves 
objections  contre  le  dogme  :  si  le  dogme  semble  inacceptable  à  la  plu- 
part des  hommes,  c'est  moins  parce  qu'il  pose  des  problèmes  et  suggère 
des  attitudes  que  parce  qu'il  indique  d'avance  des  solutions  théoriques. 
N'intéresse-t-il  dès  lors  que  notre  action?  Il  intéresse  1'  «  action  » 
vivante  qui  est  notre  pensée  intégrale,  vécue,  et  que  M.  Le  R.  appelle 
la  pensée-action.  Toute  séparation  de  la  pensée  et  de  l'action  est 
illégitime  et  réductible  au  «  morcelage  »  intellectualiste  (p.  85).  Le 
dogme  est  objet  de  connaissance,  «  puisque  connaître  est  une  fonction 
de  la  vie,  un  acte  pratique  à  sa  manière  »  (p.  30).  Mais  puisque  cette 
fonction  s'appelle  aussi  expérience  et  puisque  le  dogme  peut  être  con- 
sidéré comme  un  fait,  qui,  ainsi  que  tout  autre  fait,  doit  être  inséré, 
pour  être  compris,  en  une  «  théorie  >,  l'expérience  religieuse  tout 
entière  nous  présentera  des  faits  qu'il  faudra  analyser  en  eux-mêmes, 
et  insérer,  pour  les  bien  comprendre,  en  un  système  tout  nouveau, 
véritablement  sui  generis  (p.  56). 

M.  Le  R.  illustre  cette  théorie  générale  par  des  exemples  dogma- 
tiques :  Personnalité  divine.  Résurrection,  Présenceeucharistique,  etc. 

L  Bergson,  L'Effort  inlellecluel,  Rev.  p/iil.,  janvier  1902,  p.  25. 


ANALYSES.  —  le  ROY.  Dogme  et  critique  645 

Mais  puisqu'il  insiste  surtout  sur  l'exemple  de  la  Résurrection  et  y 
consacre  plus  de  cent  pages,  je  n<'-f,'ligerai  les  autres  pour  étudier 
rapidement  celui-là. 

€  Le  Christ  ressuscité  ^  une  vie  surnaturelle  n'est  pas  objet  d'expé- 
rience :  ou  plul<H,  il  n'est  objet  que  pour  l'expérience  religieuse....  Si 
l'on  parle  de  «  perception  »,  au  moins  faut-il  ajouter  perception 
€  mystique  »  (p.  218).  La  foi  est  en  un  sens  analogue  à  la  perception  : 
€  Oui  nous  assure  que  la  foi  n'est  pas  un  moyen  d.-  connaissance 
normal  dans  son  genre,  un  moyen  d'entrer  en  relation  avec  des  réa- 
litésdunecertainesorte?  .(p.  223).  Ainsi  comprend-on  la  thèse  naguère 
soutenue  par  M.  Loisy  '  que  la  résurrection  échappe  par  elle-même  à 
toute  donnée  sensible,  donc  à  toute  vérification  historique,  non  seule- 
ment réelle,  maispossiblc.L'hypothèsede  la  «  réanimation  du  cadavre», 
ou  passage  merveilleux  d'un  état  matériel  observable  à  un  second  état 
observable  par  des  procédés  analogues,  est  irréductible  à  toute  théorie 
solide  du  corps  et  à  la  vraie  tradition  catholique.  Le  Christ  ressuscité 
est  un  corps  glorifié.  Or,  «  si  la  résurrection  consiste  en  une  sortie  de 
l'ordre  phénoménal,  n'est-il  pas  impossible  qu'elle  soit  elle-même  un 
phénomène  observable?  »  p.  160;.  La  réalité  d'un  corps  glorieux  au 
sens  physique  du  terme  est  inintelligible.  En  nous  tous,  la  matière 
fait  échec  h  la  liberté  de  l'esprit;  notre  vrai  corps  est  pourtant 
«  l'univers  entier,  en  tant  que  vécu  par  nous  »  ;  et  entre  ce  corps  réel  et 
notre  corps  apparent  le  rapport  est  «  analogue  à  celui  qui  existe 
entre  le  moi  subliminal  et  la  conscience  claire  »  (p.  239,  note  1).  Mais 
un  corps  glorieux  est  totalement  libéré  de  l'automatisme;  il  vit 
l'univers  entier  «  non  plus  dans  l'inertie  mécanique  et.  la  pénombre 
subliminale  mais  dans  la  lumière  et  dans  la  liberté  »  ^p.  2U  ).  La  posses- 
sion de  ce  corps  marque  un  triomphe  définitif  sur  la  souffrance,  la  mala- 
die et  la  mort  :  corps  perceptible  du  dedans  et  non  plus  du  dehors. 
«  L'entrée  dans  la  gloire  entraîne  donc  bien  sortie  du  monde  phéno- 
ménal: mais  elle  n'implique  pas  séparation  d'avec  la  réalité  physique 
profonde;  elle  est  au  contraire  établissement  explicite  et  complète 
actualisation  du  rapport  vrai  avec  cette  réalité  »  (p.  242).  La  résurrec- 
tion, dès  lors,  n'est  plus  liée  à  la  réanimation  du  cadavre,  «  à  je  ne 
sais  quel  résidu  de  matière  »  (p.  171).  On  voit  à  quelle  solution  mys- 
tique nous  allons  de  suite  aboutir.  La  résurrection,  telle  que  la  con- 
çoivent les  apologistes  ordinaires,  est  une  résurrection  étroite,  toute 
matérielle,  physif[ue;  la  résurrection  vraie  est  sans  limites;  bien  loin 
d'avoir  été  réduite  à  une  forme  corporelle,  elle  se  revêtit  d'une  réalité 
neuve  :  la  gloire.  Ainsi  s'explique  que  l'on  puisse  dire  que  Jésus  est 
à  la  fois  ressuscité  en  nous  et  hors  de  nous,  en  un  temps,  et  à  jamais, 
(p.  232  .  La  résurrection,  fait  .s^n.sj/>/e,  n'est  pas  plus  prouvable  histori- 
quementquellen'estphilosophiquementpensable.DéjàM.  Loisy*  avait 

1.  L'Évangile  et  l'Église,  p.  118;  Aiilour  d'un  petit  livre,  p.  109, 

2.  L'Évangile  et  l'Église,  p.  119. 


646  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

rappelé  quelles  médiocres  garanties  historiques  en  donne  l'Évangile. 
M.  Le  R.  se  demande  si  la  tradition  galiléenne  d'après  laquelle  les 
Apôtres  auraient  lui  en  Galilée  ne  serait  pas  plus  vraisemblable  que  la 
tradition  hiérosolymitaine  d'après  laquelle  ils  n'auraient  pas  quitté 
Jérusalem  (pp.  200-17).  Et  si,  plus  tard,  l'hypothèse  du  tombeau  vide  a 
paru  indispensable,  c'est  que  la  continuité  de  Jésus  au  Chi'ist  glorieux 
«  se  traduisait  par  l'image  :  réanimation  du  cadavre  »  (p.  216).  Restent 
les  apparitions  :  Quelle  critique  en  peut-on  faire,  puisque  les  impres- 
sions premières  ont  subi  nécessairemnnt  une  élaboration  intérieure? 
(p.  217).  On  ne  peut  dire  qu'une  chose  :  11  y  a  eu  des  apparitions. 
«  Peu  à  peu,  au  contact  des  événements...,  la  foi  antérieure  se  déter- 
mina... elle  s'appuyait  sur  une  expérience...  présente  :  les  apparitions. 
Expérience  qu'elle  instituait  elle-même  dans  la  pénombre  de  la  sub- 
conscience, mais  par  où  elle  entrait  en  relation  véritable  avec  une 
mystérieuse  réalité  vivante,  qui  lui  répondait  à  son  tour  et  même, 
allant  en  quelque  manière...  au-devant  d'elle,  orientait  sa  recherche  » 
(p.  226).  Le  fait  appartient  à  un  plan  de  réalité  ultra-phénoménal. 

Appliquons  cet  exemple  de  la  Résurrection  à  la  théorie  nouvelle  du 
dogme;  toute  représentation  intellectuelle  du  dogme  sera  affaire  de 
spéculation  libre.  Le  fait  nous  est  «  notifié  en  tant  que  dogme,  sous 
les  espèces  de  la  réaction  pratique  et  vitale  commandée  en  nous  par 
lui  »  (p.  254).  Une  fois  le  fait  notifié,  le  dogme  peut  et  doit  devenir 
matière  de  représentation  abstraite,  objet  de  théories  à  construire, 
plutôt  que  de  théories  déjà  construites  (p.  90);  les  résultats  ainsi 
obtenus  «  ne  sont  pas  en  eux-mêmes  dogmatiques,  et  ce  n'est  pas  sur 
eux  que  porte  jamais  l'obligation  d'adhérer  par  un  acte  de  foi  »  (p.  51)  ; 
l'ordre  pratique  seul  est  immuable. 

Solution  toute  mystique,  que  l'Église  romaine  a  réprouvée,  comme 
elle  réprouva  en  général  les  divers  mysticismes.  Rien  des  difficultés 
subsistent,  qu'il  est  impossible  de  formuler  en  quelques  lignes.  Au 
point  de  vue   exégétique,  il  serait  désirable  que  M.   Le  R.   précisât 
désormais  comment  il   concilie  dans  les  textes  la  réalité  spirituelle 
du  Christ    et  les   formes  particulières    en  lesquelles   elle    se  serait 
limitée'.  D'autre  part,  comment  différencier  exactement  la   foi  et  la 
perception  mystique?  N'y  a-t-il  pas  quelque  chose  d'incomplet  encore 
en  cette  idée  que  les  dogmes,  mystères  pouririntelligence,  sont  sus- 
ceptibles d'énoncés  parfaitement  nets,  en  ce  qui  regarde  notre  atti- 
tude? (p.  29).  Sans  doute,  un  grand  progrès  est  idéalisé  grâce  à  ce  livre, 
et  M.  Le  R.  a  établi  de  façon  neuve  la  possibilité  d'une  évolution  indé- 
finie du  dogme  au  point  de  vue  delà  représentation  intellectuelle.  Mais 
que  l'adhésion  de  foi  soit  réduite  au  dogme  en  tant  que  notification  de 
données,  cela  ne  supprime  pas  la  difficulté  essentielle,  laquelle  réside 
en  cette   soumission    même   au   fait.    Je  ne   voudrais    pas   que   ces 
remarques   si    imparfaites    parussent    de  véritables    objections.    La 

1.  I^uc,  XXIV,  IG;  Jean,  XX,  15;  Loisy,  Le  Quatrième  Évangile,  p.  906. 


ANALYSES.  —  iii^MO>.  Philosophie  de  }f.  Sully  J'rudhomme  647 

pensée  de  M.  Le  H.  n'est  pas  réductible  à  une  rapide  analyse.  On 
saisit  en  ce  livre  un  elïorl  admirable  et  peut-être  désespéré  pour 
triompher  des  op[)Osilions  entre  «  le  do^me  »  et  la  *  critique  ».  Ce 
n'est  pas  un  des  moimlres  elïels  de  la  philosophie  bertjsonienne 
que  d'avoir  fait  surgir,  à  rinléricur  de  IKglise  calholiiiue,  et  parmi 
les  laïques  croyants,  un  «  positivisme  nouveau  »  devant  les  phéno- 
mènes religieux. 

Jean   Baruzi. 


III.  —  Histoire  de  la  philosophie. 

Camille  Hémon.  —  La  i>iiilusui'iiie  de  M.  Slllv  Pruduomme.  Plaris, 
F.  Alcan,  1907. 

M.  Hémon  a  entrepris  de  réunir  et  d'organiser  —  ce  sont  les  termes 
mêmes  du  poète  dans  l'intéressante  Préface  écrite  pour  ce  volume 
—  les  divers  aperçus  philosophiques  épars  dans  les  écrits,  vers  ou 
prose,  de  M.  Sully  Prudhomme,  pour  en  composer  un  ensemble 
cohérent.  Discuter  ces  aperçus  nous  entraînerait  à  faire  le  tour  de 
bien  des  questions,  et  ce  compte  rendu,  forcément  très  bref,  doit  se 
borner  au  principal,  je  veux  dire  à  montrer  le  lien  par  où  se  rejoignent 
les  membres  épars  de  la  philosophie  de  M.  Sully  Prudhomme.  A  bien 
dire,  elle  n'est  pas  vraiment  un  système:  il  y  faut  voir  plutôt  une 
attitude  philosophique,  ou  mieux  encore  un  des  drames  émouvants 
de  la  raison  disputant  éternellement  avec  le  cœur.  Tout  s'explique 
par  là  dans  l'œuvre  du  poète.  «  Un  perpétuel  examen  de  conscience  », 
écrit  M.  Hémon,  telle  est,  en  définitive,  la  situation  de  M.  Sully 
Prudhomme.  L'artiste  et  l'homme  de  science  se  combattent  en  lui  :  à 
l'ordre  mécanique  du  monde  il  oppose  l'ordre  moral  et  esthétique. 
€  Une  véhémente  protestation  du  cœur  contre  l'intellect,  une  opiniâtre 
résistance  de  l'intellect  aux  suggestions  du  cuur.  Voilà  l'initiale  con- 
tradiction qui  sans  cesse  agite  et  déchire  »  son  àmc.  Combien  d'entre 
nous,  hélas!  se  débattent  sous  ses  prises  et  en  ont  traduit  l'angoisse 
par  quelque  cri  douloureux!  Mais  voyons  à  quelle  solution  provisoire, 
personnelle,  aboutit  le  poète  penseur  de  la  Jiislice  et  du  Que  .^iv's-je? 

Sa  méthode  avoisine  celle  du  criticisme.  En  esthétique,  il  étudie  la 
conception  du  beau  dans  l'àme  de  l'artiste.  En  morale,  il  analyse  les 
€  racines  »  et  les  «  principes  »  des  groupements  humains.  Rationnelle 
dans  sa  partie  critique,  sa  méthode  deviendra  semi-mystique  dans  sa 
partie  positive.  Dans  son  impuissance  à  résoudre  les  antinomies  qui 
se  dressent  devant  lui,  il  se  conliera  à  son  sentiment  poétique  et  à  sa 
nature  religieuse.  Quoique  indépendant  de  tout  dogme,  il  est,  en  effet, 
religieux  par  tempérament.  Et  toujours,  après  avoir  passé  de  la  cri- 
tique au  doute  logique,  il  en  reviendra  à  l'acceptation  pratique  des 
croyances  que  lui  révèlent  son  intuition  d'artiste  et  son  besoin  d'un 


6i8  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

au  delà.  En  ce  qui  concerne  les  données  éthiques,  par  exemple,  il 
restera  fermement  placé  au  point  de  vue  de  la  conscience  chrétienne. 
Mais  comment  dépasser  les  résultats  d'une  froide  enquête  sur  les 
idées?  Comment  sortir  de  la  voie  purement  spéculative?  Cela  n'est 
possible  que  par  une  foi  qui  soit  un  acte.  Vaspiralion,  c'est-à-dire 
l'élan  vers  l'idéal,  semble  à  M.  Hémon  marquer  le  plus  profondément 
l'attitude  philosophique  de  M.  Sully  Prudhomme.  Aspiration  vers  le 
beau,  c'est  l'esthétique;  vers  la  plus  haute  dignité  humaine  et  le 
sacrifice,  c'est  l'éthique.  L'aspiration  morale  tient  lieu,  ici,  des  con- 
cepts kantiens.  Il  n'importe  point  que  nos  tendances  actives  soient 
acquises  :  elles  sont.  Persuadé  que  la  moralité  n'existe  que  pour 
l'homme,  M.  Sully  Prudhomme  n'aboutit  pas  comme  Kant  au  théisme 
spiritualiste,  mais  à  une  sorte  de  monisme  panthéistique,  à  une 
doctrine  excluant  la  Personnalité  divine,  la  Providence  et  la  Justice 
surnaturelle.  Et  d'ailleurs,  impatient  qu'il  est  de  trouver  quelque 
refuge,  il  se  repose  en  une  hypothèse  selon  laquelle  la  justice  serait 
le  terme  idéal  de  la  science  étroitement  unie  à  l'amour.  Ainsi  l'aspi- 
ration  s'achève  en  une  doctrine  de  Vaction,  fondée  sur  le  plus  haut, 
le  plus  généreux  désir.  L'aspiration  morale  et  esthétique  se  présente 
«  comme  un  instinct  révélateur  à  la  fois  de  la  perfection  acquise  et 
de  la  perfection  à  acquérir  ». 

Porté  plus  loin  encore  par  son  désir  de  la  perfection,  le  poète,  qui 
avait  assigné  pour  but  aux  lois  de  l'évolution  biologique  la  beauté 
des  formes  vivantes,  ne  craint  pas  de  tirer  maintenant  de  son  aspira- 
tion esthétique  une  métaphysique  quasi  mythique,  une  doctrine  de 
la  transmigration  astrale.  «  Un  acte  de  foi  spontané  et  intuitif  en  la 
vertu  et  en  le  devoir,  un  évolutionisme  moral,  une  sorte  de  religion 
panthéistique  de  la  solidarité  cosmique  et  de  l'idéal  »  telles  sont, 
d'autre  part,  les  inférences  qu'il  tire  de  l'aspiration  morale,  et  il 
entrevoit  ainsi  «  la  conjonction  de  l'éthique  et  de  l'esthétique,  leur 
connexion,  peut-être  môme  leur  identité  fondamentale  j>. 

Il  resterait  à  justifier  les  souffrances  des  générations  passées,  à 
justifier  et  à  compenser  le  sacrifice  :  à  quoi  répond  le  poème  du 
Bonheur.  Nulle  autre  voie  pour  y  parvenir,  pensons-nous,  que  l'accep- 
tation gratuite  du  croyant.  Toute  conjecture  qui  nous  donnerait  une 
réponse  passerait  aussitôt  pour  vérité.  M.  Sully  Prudhomme  ne  se 
flattait  poiit.t,  de  projeter  une  éclatante  lumière  sur  tant  d'obsédants 
problèmes;  mais  il  est  arrivé  que  l'énigme  redoutable  posée  parla 
vie,  et  sans  cesse  rajeunie  par  la  douleur,  lui  a  inspiré  de  iDcaux 
accents,  comme  à  tout  poète  formé  d'une  noble  essence,  et  nous 
n'avons  rien  à  exiger  davantage  du  penseur,  après  que  l'artiste  a  su 
nous  pénétrer  et  nous  émouvoir. 

Un  dernier  mot  à  l'adresse  de  M.  Hémon.  Nous  ne  pouvions  mieux 
faire,  en  cette  rapide  analyse,  que  de  suivre  pas  à  pas  son  étude 
patiente  et  laborieuse.  Je  ne  m'arrêterai  pas  à  y  reprendre  quelques 
longueurs,   quelques  redites.   L'ouvrage  eût  gagné,  je  crois,  à  être 


ANALYSES.  —  T\LBOT.    The  fundanieutal  principles       649 

moins  éteudu;  mais  l'auteur  est  bien  excusable  d'avoir  cédé  à  l'allrait 
de  sou  sujet. 

L.    AltUKAT. 


Ellen  Bliss  Talbot.  —  The  fundamental  principles  uf  Fichte's  philo- 
soi'iiY.  1  vol.  gr.  in-8".  vi-140  p.  New-York,  The  Macmillan  Com- 
pany, 190t). 

Miss  Elk-n  Hliss  Talbot  s'est  proposé,  dansée  travail,  de  déterminer 
quel  fut  le  principe  fondamental  de  la  philosophie  de  b'ichte.  A  cette 
lin,  elle  a  opposé  la  méthode  de  Fichte  à  celle  de  Kant  (cliap.  i),  puis 
elle  a  recherché  la  pensée  de  Ficiite  dans  les  œuvres  de  la  première 
période  (cliap.  ii).  enfin  elle  a  analysé  du  même  point  de  vue  les 
œuvres  de  la  seconde  période  i^ciiap.  m). 

En  ce  qui  concerne  le  rapport  entre  Kant  et  Fichte,  le  problème  se 
pose  ainsi  :  Quel  est  pour  l'un  et  l'autre  la  relation  entre  la  con- 
scii'itce  liumai)ie  et  son  idcaU  La  Critique  de  la  Raison  Pure 
oppose  radicalement,  dans  les  limites  de  la  connaissance  humaine,  la 
matière  de  la  connaissance  et  sa  forme,  Vobjet  et  le  sujet.  L'unité 
transcendantale  de  l'aperception,  pure  forme  subjective,  est  impuis- 
sante à  réconcilier  les  deu.x  éléments.  Mais  Vidéal  de  la  connaissance 
apparaît  avec  l'idée  de  Vintuition  intelleclueUe.  Seulement,  cette 
intuition  est  tantôt  conclue  comme  pure  rècepHoité  (perception  des 
choses  en  soi),  tantôt  comme  activité  créatrice.  De  plus,  elle  est  un 
simple  tdéa/,  et  la  connaissance  humaine  ne  saurait  ni  en  affirmer  la 
réalisation  ni  même  s'en  ai)procher.  La  Critique  de  la  Raison  Pra- 
tique, avec  son  opposition  radicale  entre  le  désir  et  la  volonté  morale, 
fait  reculer  encore  la  solution;  l'idéal  moral  est  purement  formel.  La 
Critique  du  Jugement  nous  offre,  dans  le  jugement  esthétique,  une 
perception  sans  concept,  dans  le  jugement  téléologique  un  principe 
purement  régulateur,  dans  lun  et  l'autre  cas  un  idéal  pureuKMit 
subjectif.  Si  donc  Kant  a  suggéré  à  ses  successeurs,  grûce  à  l'idée  de 
Vinluilion  intellectuelle,  une  solution  possible  du  problème,  il  a 
repoussé,  pour  son  compte,  cette  solution.  Chez  lui,  Vidéal  demeure 
extérieur  à  la  conscience.  Fichte  renverse  la  méthode;  c'est  Vidéal 
qui  va  expliquer  la  conscience;  il  va  devenir  principe  actif  et  imma- 
nent de  l'expérience  humaine. 

La  philosophie  de  la  première  période  détermine  comme  principe 
17déc  du  Moi.  C'est  elle  qui,  (inalité  immanente,  amène  le  moi  pur 
à  s'opposer  un  objet,  afin  de  se  constituer  unité  plus  riche  par  le 
triomphe  même  sur  cette  dualité.  Mais  l'Idée  du  Moi,  qui  i)orle  le 
caractère  de  lùi/tai,  si  elle  est  innuanente  à  l'expérience,  n'est  jamais 
réalisable  par  elle,  l^idéal,  explicatif  de  la  conscience,  n'est  pas  un 
être,  mais  un  devoir-être  (SoUen).  La  philosophie  pr.ifùjue  constitue  la 
solution  du  problème  de  la  Wissenschaftslehre.  Envisagé  en  lui-même 


650  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

ce  dcvoir-étre  n'est  pas  défini  par  Fichte  avec  une  parfaite  con- 
séquence. Tantôt  il  apparaît  comme  unité  organique,  identité  du 
sujet  et  de  l'objet;  tantôt  (ainsi  dans  la  Sittenlehre)  comme  for^ne  pure, 
pur  sujet.  Toutefois,  miss  Talbot  estime  que  la  première  interprétation 
est  plus  conforme  à  l'ensemble  de  la  doctrine.  Si  dans  l'infini  le  fini 
doit  s'abolir  avec  ses  différences,  donc  avec  la  conscience  même  et 
l'individualité,  il  s'agit  de  l'individualité,  sensible  et  égoïste;  et 
Fichte,  dans  sa  défense  contre  l'accusation  d'athéisme,  indique  que 
l'Idée  du  Moi,  cet  ordre  moral,  pourrait  bien  impliquer  une  sorte  de 
surconscience.  Nul  ne  répugne,  autant  que  Fichte,  à  l'admission  de 
la  chose  en  soi. 

Pourtant,  la  philosophie  de  la  deuxième  période  semble  trans- 
former le  principe  de  la  science  en  être  transcendant,  hypostasier 
Y  Absolu  par  delà  l'expérience.  Miss  Talbot  ne  croit  pas  qu'il  y  ait, 
d'une  période  à  l'autre,  un  simple  changement  de  terminologie.  Elle 
ne  croit  pas,  non  plus,  que  Fichte  ait  voulu  seulement  écarter,  en 
insistant  sur  l'Absolu  et  le  Divin,  le  grief  d'athéisme.  La  modification 
du  point  de  vue  procède  plutôt,  d'après  elle,  de  la  méprise  où  l'on 
était  tombé  en  interprétant  la  Wissenschaftslehre  dans  le  sens  du 
pur  solipsisme.  Fichte  ne  renonce  pas  à  Vactivité  idéale  imma- 
nente ;  mais,  au  lieu  de  l'envisager  surtout  dans  son  développement, 
dans  le  monde  de  Vexistence  (Dasein),  il  insiste  maintenant  sur  sa 
nature  intrinsèque.  S'il  la  définit  comme  être  (Sein),  cet  être  n'est  pas 
inintelligible  (bien  que  nul  concept  ne  l'épuisé),  il  n'a  rien  de  commun 
avec  la  chose  en  soi.  Il  y  a  donc,  en  somme,  môme  doctrine  dans  l'une 
et  l'autre  période.  Dès  lors,  c'est  se  méprendre  que  d'attribuer  à  une 
liberté  d'indifférence  la  création  du  monde  de  l'expérience;  le  Dasein 
est  nécessaire,  comme  produit  par  cette  finalité  immanente,  c|ui  n'est 
autre  (sous  un  nom  nouveau)  que  l'Idée  du  Moi  de  la  première 
période.  Ounnt  à  définir  le  mode  de  réalité  de  cet  être  idéal,  il  est 
impossible  de  tirer  à  cet  égard  de  la  lettre  de  Fichte  une  réponse  suffi- 
sante. Certainement,  il  ne  l'a  pas  hypostasié.  Mais  il  n'a  pas  vu  en  lui 
une  simple  norme;  le  devoir-être  (Sollen)  est,  à  ses  yeux,  une  fin  en 
voie  de  réalisation  (un  ought-to-he  et  un  is-to-be).  L'a-t-il  envisagé 
comme  conscience  infinie,. surcouscie?ice? Miss  Talbot  ne  le  pense  pas. 
Fichte  lui  semble  n'admettre  d'autres  consciences  que  les  consciences 
finies. 

V Appendice  se  compose  de  deux  notes.  Dans  l'une,  l'auteur  discute 
l'opinion  de  Thiele  relative  à  Vintnition  intellectuelle  de  Kant,  dans 
l'autre  l'opinion  du  même  historien  relative  à  la  signification  kan- 
tienne du  Cogito. 

J.  Segond. 


p 


ANALYSES    —  siM>iEL.  Schopenhaucr  und  Nietztche       G51 

Georg  Simmel.  —  Schupemialer  lnu  Nietzsche  eis  VnRTFiv(;szYKLUs. 
1  vol.  in  S'\  2G:{  p.  Leipzig,  Dunckcr  et  Iluinblof,  1907. 

Le  livre  de  M.  G.  Simmel  se  développe  dans  un  cadre  de  pensée 
plus  large  que  celui  où  se  meuvent  ordinairement  les  éludes  historico- 
criti(iues  de  ce  genre.  11  ne  s'agit  |)as  pour  l'auteur  d'étudier  en  détail 
l'œuvre  de  Scliopenliauer  et  de  Nietzsche,  mais  bien  de  dresser  le 
bilan  de  la  culture  moderne  en  prenant  comme  types  de  celle  culture 
les  deux  grandes  figures  philosophiques  en  qui  se  résiuneid  ses  opi)o- 
sitions  essentielles. 

En  il'autres  tei-mes,  W.  but  de  M.  S.  est  détudier  Schopenhauer  et 
Nietzsche  en  fonction  de  la  culture  moderne. 

Dans  le  premier  chapitre  l'auteur  formule  la  position  respective  des 
deux  penseurs  en  face  de  cette  culture.  Les  deux  [ihilosophies  de 
Schopenhauer  et  de  Nietzsche  sont  une  expression  adéquate  de  notre 
stade  de  civilisation.  —  Le  caractère  de  toute  civilisation  avancée  — 
par  suite  très  diiîérenciée  et  très  compliquée  —  est  un  impérieux 
besoin  d'unité,  d'une  lin  dernière  (Endz\K-eck)  capable  de  lui  conférer 
un  sens.  Le  christianisme  a  pendant  longtemps  donné  satisfaction  à 
ce  besoin  d'unité.  Aujourd'hui  il  a  perdu  son  empire  sur  les  âmes; 
mais  le  besoin  dunité  subsiste. 

La  philosophie  de  Schopenhauer  exprime  cotte  nostalgie  d'une 
unité  finale  et  totale.  Le  vouloir-vivre  schopenhauérien  dominé  par  la 
loi  de  linsatiabilité  du  désir,  incapable  de  se  reposer  dans  un  but 
dernier,  en  est  le  symbole.  —  La  considération  d'un  univers  poussé 
par  la  volonté  dun  but  et  pourtant  privé  de  but  est  également  le  point 
de  départ  de  Nietzche.  Mais  entre  Schopenhauer  et  Nietzsche,  il  y  a 
Darwin.  Tandis  que  Schopenhauer  s'arrête  à  la  négation  du  but 
final  et  conclut  à  la  négation  du  vouloir-vivre,  Nietzsche  trouve  dans 
révolution  de  l'espèce  humaine  la  possibilité  d'un  but  qui  permette  à 
la  vie  de  s'affirmer.  Chez  Schopenhauer  s'affirme  l'horreur  de  la  vie; 
chez  Nietzsche  le  sentiment  de  la  magnificence  de  la  vie.  Le  sur- 
homme est  la  formule  de  l'ascension  de  la  vie  qui  toujours  se  dépasse 
elle-même  —  par  opposition  à  l'éternelle  monotonie  de  l'univers 
schopenhauérien.  Dans  un  remarquable  parallèle  entre  les  deux  pen- 
seurs. M.  S.  remarque  que  Nietzsche  répond  mieux  que  Schopenhauer 
aux  aspirations  de  l'esprit  moderne.  -<  Cette  ascension  de  la  vie  est  la 
grande  et  impérissable  consolation  qui,  grûce  à  Nietzsche,  est  devenue 
la  lumière  de  notre  moderne  paysage  intellectuel.  Celle  conception 
fondamentale  fait  oublier  la  forme  antisociale,  qu'elle  revêt  chez 
Nietzsche  de  sorte  que,  en  dépit  de  cette  tendance  antisociale, 
Nietzche  apparaît  en  face  de  Schopenhauer  comme  une  expression 
beaucoup  plus  adéquate  du  moderne  sentiment  de  la  vie.  Et  c'est  un 
côté  tragique  de  la  destinée  de  Schoi)enhauer  qu'avec  des  forces  bien 
supérieures,  il  a  défendu  la  plus  mauvaise  cause.  Schopenhauer  est 
un  penseur  incomparablement  plus  profond  que  Nietzsche,  un  méta- 
physicien génial  écoutant  dans  les  profondeurs  de  son  âme  les  bruits 


652  «EVUE  PHILOSOPHIQUE 

mystérieux  de  l'existence  universelle.  Ce  n'est  pas  l'instinct  méta- 
physique qui  inspire  Nietzsche;  c'est  le  génie  du  psychologue  et  du 
moraliste  qui  domine  en  lui...  mais  il  lui  manque  le  grand  style  de 
Schopenhauer  qui  jaillit  de  la  tension  du  penseur  vers  le  mystère  des 
choses  et  non  pas  seulement  de  l'homme  et  de  sa  valeur,  ce  grand 
style  qui  semble  refusé  de  la  manière  la  plus  singulière  aux  hommes 
de  la  plus  extrême  finesse  psychologique  »  (p.  16). 

Des  7  chapitres  qui  suivent,  5  sont  consacrés  à  Schopenhauer  et 
2  à  Nietzsche.  En  ce  qui  concerne  Schopenhauer,  notons  la  pénétrante 
critique  à  laquelle  M.  S.  soumet  le  pessimisme.  Le  pessimisme  de 
Schopenhauer,  remarque-t-il,  ne  se  fonde  pas  sur  la  quantité  des 
douleurs;  mais  sur  cette  constatation  de  principe  :  le  mal  est  un 
a  priori  de  la  vie;  il  est  donné  en  fonction  du  désir,  essence  de  la 
vie.  A  un  système  qui  se  fonde  sur  la  constatation  psychologique. que 
le  désir  s'accompagne  de  douleur  et  sa  satisfaction  de  plaisir  il  faut 
opposer  une  réputation  psychologique.  Schopenhauer  ne  considère 
dans  la  volonté  que  l'obstacle  ou  que  le  point  de  départ  et  le  point 
d'arrivée;  il  oublie  le  trajet  entre  les  deux  points  extrêmes,  trajet 
dont  chaque  station  est  accompagnée  de  plaisir,  ne  serait-ce  que  d'un 
plaisir  d'anticipation.  Réfutation  identique  à  celle  de  Guyau  qui  n'est 
pas  cité  par  M,  Simmel.  Les  successeurs  de  Schopenhauer  ont  voulu 
ajouter  à  la  preuve  métaphysique  du  mal  des  preuves  empiriques  : 
la  somme  des  maux  surpasse  la  somme  des  biens.  Encore  comme  Guyau, 
M.  S.  remarque  que  la  comparaison  n'est  pas  possible.  —  Aussi  bien 
Schopenhauer  fidèle  à  son  principe  de  l'unité  métaphysique  du  vou- 
loir et  par  suite  de  la  douleur  universelle  ne  s'arrète-t-il  pas  à  la 
question  de  la  répartition  du  bien  et  du  mal  entre  les  individus.  — 
Au  contraire,  tout  système  reposant  sur  la  différenciation  des  indi- 
vidus et  leur  réalité  absolue  s'attache  surtout  à  la  question  de  la 
répartition.  Exemple  :  le  socialisme. 

Les  deux  chapitres  consacrés  à  Nietzsche  sont  intitulés  l'un  :  Les 
valeurs  humaines  et  la  décadence;  l'autre  :  La  morale  de  la  Distinc- 
tion. 

Schopenhauer  ne  reconnaît  qu'une  valeur  :  le  non-vivre.  Nietzsche 
glorifie  la  vie.  Nietzsche  attaque  le  christianisme  qui  sacrifie  le  fort 
aux  faibles  et  qui  par  là  est  une  décadence.  Mais  il  y  a  dans  la  pensée 
de  Nietzsche  une  méprise;  il  n'a  d'intelligence  que  pour  le  côté  moral 
du  christianisme  et  non  pour  sa  valeur  transcendante.  En  réalité  le 
christianisme  et  Nietzsche  exaltent  l'individu.  Mais  alors  que  pour 
Nietzsche,  il  atteint  son  apogée  dans  cette  vie,  il  ne  l'atteint  pour 
le  christianisme  que  dans  le  royaume  de  Dieu.  Nietzsche  ne  voit  pas 
dans  le  christianisme  la  culture  intensive  de  l'âme;  il  ne  voit  que 
son  altruisme  pratique;  il  ne  voit  que  l'acte  de  charité;  il  ne  voit 
pas  l'état  de  vie  intense  qui  le  précède;  il  ne  voit  que  la  force  cen- 
trifuge et  méconnaît  la  force  centripète. 

Nietzsche  nie  Dieu.  L'opposition  de  Dieu  et  du  moi  l'exige.  Seul 


ANALYSES.  —  siMMEi..  Schopenhauer  und  Xietzsche       653 

Schleicrmacher  a  su  concilier  les  deux  en  absorbant  l'un  dans  l'autre. 
Nietzsche  subtitue  au  royaume  de  Dieu  l'idée  d'Humanité  réalisée 
par  des  individus  d'élite,  «lu'il  oppose  A  celle  de  Socièto.  Gd'the  avait 
lui  aussi   isol*'-    das   «   nUgcinein-inenschlichr   ».  —  Nietzsche  dit  : 
l'Humanité  ne  vit  que  dans  les  individus,  nullement  dans  la  société. 
Le  progrès  de  l'individu  c'est  le  progrès  de  l'Humanité.  Au  point  de  vue 
de  la  conception  sociale  l'individu  est  un  point  d'intersection  de  fils 
sociaux.   Au  point  de  vue  nietzschéen,  l'individu  est  une  réalité,  il 
résume  en  lui   une  ligne   Homme   jusqu'à   lui.  Et  si  cette  ligne  est 
une  ligne  ascendante,  l'individu  incarne  le  progrès  de  l'Humanité.  — 
M.  S.  oppose  l'individualisme  nietzschéen  au  libéralisme  (p.  206-210). 
A  propos  de  l'aristocratismc  nietzchéen,  M.  S.   compare  finement 
Nietzsche  et  M.  Ma-terlinck.  Nietzsche  place  la  valeur  de  la  vie  dans 
quelques  individus  d'élite  et  dans  quelques  heures  héroïques,  points 
culminants  de  l'existence  individuelle,  «  ruptures  d'équilibre  de  notre 
pendule  entre  le  ciel  et  l'enfer  ».  M.  Maeterlinck  place  les  valeurs  de 
la  vie  dans  l'existence  journalière  et  à  chacun  de  ses  moments.  Elles 
n'ont  pas  besoin  de  l'héroïque,  du  catastrophique,  de  rexcei)tionnel. 
t  Apprenez  à  vénérer  les  petites  heures  de  la  vie.  »  C'est  la  môme 
idée  que  la  plastique  ouvrière  du  sculpteur  Meunier  a  rendue  visible  : 
la  valeur   individuelle,    aristocratique,  esthétique,  et  le  charme  de 
l'individu  qui  n'est  compté  pourtant  que  comme  un  égal  tiré  de  la 
foule  de  ses  pairs.  M;clerlinck  lait  descendre  l'évaluation  démocratique 
dans  l'intimité  de  l'Ame  individuelle. 

Le  dernier  chapitre  :  La  morale  de  la  Distinction  contient  beaucoup 
de  vues  non  moins  fines  et  ingénieuses.  Ainsi  cette  remarque  :  Ce 
n'est  pas  l'acte,  mais  l'être  qui  donne  à  l'homme  son  rang.  La  société 
a  égard  à  ce  que  l'homme  fait;  l'Humanité  ne  profite  au  contraire  que 
de  ce  que  l'homme  est  dans  son  l'or  intérieur.  M.  S.  rappelle  ici  le 
mot  de  Schiller  :  c  les  nobles  natures  comptent  avec  ce  qu'elles  sont; 
les  natures  communes  avec  ce  qu'elles  font  ». 

Nous  nous  sommes  étendu  un  peu  longuement  sur  ce  livre  qui 
mérite  une  place  à  part  dans  la  littérature  nietzschéenne.  Livre  fécond 
en  rapprochements  ingénieux,  en  critiques  pénétrantes,  en  fines 
observations  psychologiques  et  sociologiques.  En  résumé,  les  deux 
points  essentiels  à  noter  sont  :  la  réfutation  du  pessimisme  schopen- 
hauérien  par  la  conception  de  Guyau  et  la  réfutation  de  l'aristocra- 
tismc nietzschéen  par  le  démocratisme  moral  de  Ma'terlinck.  —  A 
Schopenhauer  M.  S.  reproche  de  ne  tenir  compte  que  des  états 
extrêmes  :  douleur  et  plaisir  et  de  négliger  les  états  de  transition.  A 
Nietzsche  il  reproche  de  ne  porter  son  attention  (pie  sur  les  som- 
mets de  la  vie  et  les  heures  héroïques  et  de  négliger  la  vie  journalière, 
les  heures  anonymes,  cette  continuité  qui  forme  la  trame  ininter- 
rompue et  solide  de  notre  destinée. 

G.    P.VLANTE. 


654  REVUE    PHILOSOPUIQUE 

Max  Wundt.  —  Der  Intellektualismus  in  der  griechischen  Ethik. 
Leipzig,  Engelmann,  1907. 

Dans  le  domaine  cependant  si  vaste  de  la  philosophie  ancienne, 
c'est  chose  difficile  à  coup  sûr  de  découvrir  à  l'heure  présente  un  coin 
inexploré.  L'on  est  réduit  à  grouper,  sous  une  enseigne  encore  inédite 
ou  dans  un  cadre  nouveau,  des  faits  et  des  textes  pour  la  plupart 
depuis  longtemps  connus.  Ainsi  la  prééminence  de  l'intellectualisme 
dans  la  civilisation  hellénique  n'a  jamais  été  contestée;  mais  en  ce 
qui  touche  spécialement  la  morale,  il  y  a  quelque  originalité  à  lui 
assigner,  avec  M.  M.  Wundt,  trois  sources  distinctes,  auxquelles 
d'ailleurs  au  cours  des  siècles  il  est  arrivé  maintes  et  maintes  fois 
de  mêler  leurs  eaux. 

La  première  est  qualifiée  ici  d'intellectualisme  homérique  :  épithète 
dont  le  choix  sera  jugé  tout  au  moins  discutable.  Au  fort  de  la  mêlée, 
il  est  naturel  que  les  héros  de  V Iliade  fassent  appel  au  sentiment 
plutôt  qu'à  la  raison  de  leurs  soldats;  toutefois  pour  préserver 
l'homme  des  excès  auxquels  l'expose  la  passion  aveugle  ou  injuste, 
dès  ces  temps  reculés  c'est  à  la  modération,  autant  dire  à  la  raison  et 
à  la  sagesse  (^pdvr,(jti;)  qu'il  est  recommandé  d'avoir  recours.  El  ce 
même  point  de  vue  se  retrouve  tant  chez  les  lyriques  que  chez  les 
tragiques.  Les  philosophes  antésocratiques  eux-mêmes  s'en  inspirent; 
il  est  vrai  qu'aucun  d'eux  (sauf  peut-être  Démocrite)  ne  nous  a  légué 
un  corps  de  morale  méthodiquement  constitué. 

La  seconde  est  l'intellectualisme  mystique,  représenté  durant  cette 
même  période  soit  par  les  superstitions  populaires  dont  on  trouve 
l'écho  chez  Hésiode,  soit  p&.T  la  métempsycose  enseignée  dans  l'école 
de  Pythagore.  C'est  à  la  divination  sous  ses  diverses  formes  qu'il 
appartient  de  révéler  aux  mortels  les  exigences  ou  les  préférences  des 
dieux. 

Au  troisième  rang  apparaît  Fintellectualisme  pratique.  L'ipsrr,, 
expression  primitive  de  la  vaillance  guerrière,  a  fini  par  désigner 
toute  espèce  d'habileté,  de  savoir  faire  et  de  virtuosité,  qu'il  s'agisse 
d'un  don  de  la  nature  ou  d"un  fruit  de  l'éducation  et  de  l'habitude. 

C'est  ce  dernier  courant  qui  prévaut  manifestement  chez  les  sophistes, 
si  empressés  à  dépouiller  la  sagesse  de  tout  caractère  divin.  Pour 
Socrate  la  vertu  consiste  dans  la  connaissance  misonnée  {èniaTfi\i.-ri)  du 
bien  et  de  l'utile;  Platon  adopte  cette  théorie,  mais  la  dépasse  en 
subordonnant  toutes  les  aptitudes  morales  à  la  science  du  bien  en 
soi,  pendant  que  dans  le  Ménon  et  ailleurs  il  attribue  à  une  laveur 
divine  (Oeca  [i-oXpcc]  la  supériorité  de  certains  caractères  d'élite.  vVinsi  les 
trois  explications  dont  il  a  été  question  se  rencontrent  dans  ses 
dialogues,  et  selon  M.  W.,  c'est  grâce  à  l'hypothèse  de  la  réminis- 
cence que  ce  rapprochement  a  été  rendu  possible  (p.  6);  thèse  à  tout 
le  moins  spécieuse,  si  malgré  le  texte  du  Phèdre  sur  lequel  elle 
s'appuie  elle  ne  paraissait  qu'à  moitié  fondée. 
Aristote  soumet  la  passion  au  contrôle  de  la  raison  et  prêche  le 


ANALYSES. 


CAMOM.  Kant  655 


juste  mili.'u  outre  les  extrêmes  :  chez  lui  la  réflexion  spéculative,  dans 
ce  domaine  tout  particulièrement,  ne  conserve  qu'une  importance 
assez  secondaire.  C'est  l'expérience  avant  tout  (pi'il  consulte,  tandis 
que  la  Mnrnli'  h  Kn<U'mo  s'ouvre  à  ties  teudaucfs  niysticiues. 

Le  triomphe  de  riulelleclualisnie  «  homérique  »  est  encore  plus 
marqué  chez  Épicure,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'assimiler  la  vie  du 
sage  dans  le  monde  à  celle  des  dieux.  Les  stoïcieus  donneront  pour 
base  l'i  la  vertu  un  juirement  droit,  résultant  de  \a  ronlemplalion  de 
l'ordre  universel,  contre  lequel  s'insurgent  les  révoltes  de  la  passion  : 
les  teintes  plus  ou  moins  mystiques  du  sage  selon  le  Portique  s'accen- 
tueront surtout  chez  Kpictète  et  Marc-Aurèle,  pour  atteindre  leur 
apogée  dans  la  vertu  néo-platonicienne.  D'une  part  l'Ame  est  ici  d'une 
natiue  tellement  supérieure  au  reste  des  choses  qu'elle  est  capable  de 
recevoir  des  révélations  d'en  haut,  de  l'autre  les  hommages  à  nndrè 
Il  la  divinité  sont  à  la  fois  le  plus  impérieux  et  le  plus  noble  des 
devoirs.  Plotin  demande  aux  ravissements  de  l'extase  une  sorte 
d'abdication  de  l'entendement  au  sein  de  l'Absolu.  Voilà  comment 
dans  la  conception  alexandrine  on  peut  dire  que  lenlhouslasme 
intellectuel  des  Grecs  fête  son  plus  beau  triomphe.  Seulement 
puisque  ce  privilège  n'est  accordé  qu'au  très  petit  nombre,  pour  la 
masse  il  faut  y  suppléer  par  les  pratiques  bizarres  de  la  théurgie. 
Et  ainsi,  au  déclin  de  la  sagesse  hellénique,  devins  et  magiciens 
reprennent  le  même  rôle  prépondérant  qu'ils  avaient  eu  jadis  à  son 
berceau. 

Ces  cent  pages,  que  l'auteur  nous  présente  comme  le  prélude  et 
l'abrégé  d'un  ouvrage  plus  étendu  en  cours  de  préparation,  inté- 
ressent par  une  abondance  de  textes  judicieusement  choisis  et  en 
général  brièvement  commentés  :  mais  en  ce  qui  touche  le  mérite 
proprement  philosophique,  qu'on  ne  s'attende  pas  à  retrouver  ici  la 
profondeur   et    la    pénétration    hors   de   pair  d'un    Zeller    ou    d'un 

Gomperz. 

C.  Hnr. 


C.  Cantoni.  —  E.  Kant.  1  vol.  in-S^,  xix-346  p.  Turin,  Bocca,  1907. 

La  librairie  Bocca  publie,  dans  sa  Biblioteca  di  scienze  moderne,  la 
deuxième  édition  de  l'ouvrage  de  Cantoni  sur  Kant,  ou  du  moins  du 
premier  volume  de  cel  ouvrage,  consacré  à  la  ))liilosopkie  thdoré- 
tique.  M.  Luigi  Credaro  présente  au  public  cette  édition  nouvelle,  qui 
diffère  peu  de  l'ancienne,  et  dont  l'auteur  revoyait  les  épreuves  au 
moment  de  sa  mort,  en  septembre  dernier.  11  rappelle  combien 
l'étude  de  Cantoni  a  contribué  à  faire  connaître  en  Italie  le  kantisme, 
môme  en  dehors  des  cercles  philosophiques.  Il  reproduit  le  jugement 
favorable  porté  sur  l'œuvre  par  l'Académie  dei  Lincei,  lorsqu'en  1886 


656  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

elle  lui  décerna  le  prix  royal  de  philosophie,  le  seul  qu'elle  ait  jamais 
décerné. 

L'éditeur  a  conservé  la  Préface  qui  figurait  en  tète  de  l'édition  de 
1879.  Cantoni  y  résumait  les  diverses  fortunes  du  kantisme  en  Alle- 
magne, depuis  le  premier  accueil  triomphal  jusqu'au  néo-kantisme 
contemporain.  Il  exprimait  aussi  la  conviction  que  le  criticisme  était 
appelé  en  Italie  à  jouer  un  rôle  modérateur,  capable  qu'il  était  de 
montrer  l'arbitraire  de  l'ontologisme,  l'anachronisme  du  mouvement 
néo-thomiste,  l'insuffisance  critique  du  positivisme. 

L'ouvrage  lui-même,  bien  que  remanié  et  mis  au  courant,  n'a  subi 
que  des  changements  secondaires.  L'ordonnance  en  est  simple. 
L'auteur  replace  le  kantisme  dans  son  milieu  intellectuel,  en  esquissant 
l'histoire  des  précurseurs  de  Kant  depuis  Galilée  et  Descartes  (chap.  i). 
Il  retrace  la  vie  de  Kavt  (chap.  ii).  Il  expose  le  développement  des 
idées  kantiennes  durant  la  période  anticritique  (chap.  m),  et  les 
idées  nouvelles  contenues  dans  la  dissertation  de  1110  (chap.  iv).  II 
explique  le  problème  et  la  méthode  de  la  Critique  (chap.  v).  Il  analyse 
les  diverses  parties  de  la  Critique  de  la  Raison  Pure  (chap.  vi-ix). 
Enfin,  il  rend  compte  du  développement  de  la  philosophie  théorétique 
postérieur  à  cette  œuvre  essentielle,  et  s'attache  surtout  à  la  Méta- 
physique de  la  Nature  (chap.  x). 

Cantoni  annonçait,  dans  sa  Préface,  qu'il  n'entendait  pas  épuiser 
la  t  littérature  »  de  son  sujet,  qu'il  n'exposerait  et  ne  discuterait  les 
opinions  des  interprètes  de  Kant  que  lorsque  cela  serait  nécessaire 
pour  fonder  sa  propre  interprétation,  et  qu'il  expliquerait,  en  se  réfé- 
rant toujours  au  texte  même,  comment  il  comprenait  son  auteur  et 
comment  il  jugeait  ses  idées.  Et,  de  fait,  il  prend  position  personnel- 
lement à  l'égard  de  tous  les  problèmes  soulevés  par  le  philosophe  ou 
par  ses  commentateurs.  En  particulier,  dans  les  chapitres  consacrés 
à  VEsthétique  transcendantale  (vi),   à   VAnalytique   transcendantale 
(VII),  à  la   Dialectique   transcendantale  (vu),    il  oppose   à    la    thèse 
kantienne  sur  l'a  priori,  le  rapport  de  la  forme  à  la  matière  de  la 
connaissance,    la    relation    entre    le    phénomène    et    le    noumène, 
ses  propres  conceptions,  basées  sur  la  psychologie.   Dans  le  débat 
relatif  aux  deux  éditions  de  la  Critique  de  la  Raison  Pure,  il  prend 
parti  contre  Schopenhauer,  et  croit  à  l'identité  essentielle  de  la  doc- 
trine dans  l'un  et  l'autre  exposé.  Mais  cette  question  de  Vidéalisme 
kantien  lui  semble  mal  posée  que  les  commentateurs  :  ce  que  Kant 
affirme,  c'est  uniquement  le  réalisme  spatial;  l'existence  de  la  chose 
en  soi  demeure  chez  lui  toute  pro^^émaa'qwe;  le  phénomène  est  pure- 
ment conçu  comme  représentation  interne.  Et,  dans  un  dialogue  entre 
l'auteur  et  un  kantien  orthodoxe,  qui  termine  le  chapitre  sur  VAnaly- 
tique, Cantoni  s'efforce  d'établir   que   le   Kantisme,    avec  de    telles 
présuppositions,  s'achemine  infailliblement  vers  l'idéalisme  subjectif 
de  Fichte.  Il  y  a  chez  Kant,  d'après  lui,  influence  indirecte  et  loute- 
puissante  de  la  philosophie  de  Locke  :  la  pensée  est  en  rapport,  non 


ANALYSES.   —  CA.MOM.   A'anf  657 

avec  les  objets,  mais  avec  les  idées  des  choses.  De  là,  le  cercle  vicieux 
de  la  gnoséologic  kantienne,  la  distinction  radicale  entre  le  plu-no- 
mène  et  le  noum  èno,  la  nécessité  d»^  recourir,  pour  constituer  l'expé- 
rience objective,  aux  pures  formes  subjectives  de  lY-sprit,  et  loncière- 
menl  à  Vanité  transcendantale  de  l'aperception,  dont  Vubjet  transcen- 
dantal  (=x)  est  un  simple  corrélatif  sans  réalité  assignable.  De  là 
enfin  la  nécessité  logique  de  recourir  à  la  solution  de  Fichte.  et  de 
considérer  le  Moi  pur  comme  le  créateur  de  la  sensation.  D'après 
Canloni,  la  disparition  du  préjugé  lockisle  sur  le  rôle  des  idêe,s  inter- 
médiaires, la  constatation  psychologique  du  caractère  objectif  immé- 
diat de  la   perception,  font  disparaître  le  cercle  vicieux,   établissent 
l'unité  du  phénomène  et  du  nouniène  (indéterminable  comme  cliose 
en  soi),  donnent  un  sens  nouveau  à  l'a  priori   lequel  cesse  d  avoir  une 
origine  subjective),  assurent  une  réalité  aux  formes  de  l'expérience, 
suppriment  le  paralogisme  relatif  au   Moi  (lequel   est  donné  à  titre 
intuitif),  font  évanouir  en  un  sens  les  antinomies  relatives  au  temps 
et  à  l'espace  {Vinfinité  de  l'un  et  de  l'autre  ayant  une  origine  expéri- 
mentale ,    transforment  Vantinomie    relative    à    la    liberd'-   ign'ice    à 
Vunité  de  phénomène  et  du  noumène).  Le  point  de  vue  de  Cantoni  est 
donc  essentiellement  psychologique  et  réaliste. 

On  a  pu  voir,  par  cette    brève  analyse,   l'importance  très  grande 
attribuée  à  Locke   par   l'auteur.   De  tous   les  précurseurs  de   Kant; 
Locke  est,  en  effet,  selon  Cantoni,  le  plus  voisin  de  Kant;  sous  forme 
populaire,  et  avec  trop  peu  de  rigueur  logique,  il  a  posé  nettement  le 
problème  de  la  critique;  et  il  semble  souvent  qu'il  expose  en  termes 
de  vulgarisation  les  résultats  mêmes  de  la  philosophie  transcendan- 
tale (cela  est  particulièrement  sensible  en  ce  qui  regarde  la  substance 
de  Locke  et  le  noumène  de  Kant,  et  aussi  la  théorie  de  lunité  de  la 
conscience  chez  les  deux  philosophes.  Toutefois  Cantoni  ne  croit  pas 
à  l'inlluence  directe  de  Locke  sur  Kant.  La  grande  influence  e.v/erieure 
est  celle  que  Hume  exerça  sur  lui  ;   et  l'auteur  prend  parti  dans  la 
discussion    relative    à    Véveil     du     sommeil     dogmatique.     Il    place 
rinfluence  décisive  de  Hume  entre   1760  et  1770;  et  il  en  détermine 
l'apogée  au  moment  de  la  publication  des  lièveries  d'un  visionnaire. 
Nous  relèverons  dans  Vhistorique  du  chapitre  i"  l'erreur  commise 
au  sujet  de  Berkeley  (p.  20).  Cantoni  affirme  que,  d'après  ce  philo- 
sophe, nous  n'avons  pas  d'intuition  directe  de  notre  activité  mentale, 
et  que  la  réalité  de  l'esprit  est  seulement  inférée  à  titre  de  sujet  et  de 
cause  des  idées.  Il  suffit  de  se  référer  au  Troisième  dialogue  entre 
Ilglns  et  f^hilonoUs  (pp.  230-2.3:;  de  la  trad.  Heaulavon  et  Parodi)  pour 
constater  chez  Berkeley  l'opinion  contraire.  Ce  qui  est  r/i/êré,  c'est 
l'existence  des  autres  esprits;  du  nôtre  propre  nous  avons  une  con- 
naissance immédiate  et  intuitive  {ibid.,  p.  230):  une  connaissance  par 
réflexion  (p.  233),  non  une  idée  mais  une  notion  (p.  234). 

J.  Segom). 


TO.ME   LXIV.  —    1907.  42 


658  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Giuseppe  Modugno.  —  Il  concetto  della  vita  nella  filosofia 
GRECA.  Bitoiito,  Gai'ofalo,  1907. 

Titre  ialcrcssant,  mais  un  peu  vague.  S'agit-il,  comme  le  laisserait 
croire  la  phrase  de  Tolstoï  qui  sert  d'épigraphe  au  volume,  do  l'idée 
que  les  Grecs  se  sont  faite  de  la  destinée  humaine?  ou  au  contraire 
de  leurs  timides  essais  en  matière  de  biologie?  En  somme,  sur  les 
cinq  parties  dont  se  compose  l'ouvrage,  quatre  sont  consacrées  à  une 
histoire  abrégée  de  la  philosophie  grecque,  de  Thaïes  aux  Alexan- 
drins. 

Les  vues  personnelles  de  l'auteur  doivent  être  cherchées  surtout 
dans  les  cent  premières  pages  où  après  avoir  posé  en  principe  l'étroite 
corrélation  entre  le  problème  du  divin  et  celui  de  la  vie,  M.  M.  établit 
que  la  religion  répond  à  un  instinct  profondément  humain  et  que  «  la 
préoccupation  du  supranaturel  fait  partie  intégrante  de  notre  organi- 
sation psychologique  »  (p.  22).  A  cette  façon  primitive  de  comprendre 
les  choses  la  Grèce  a  substitué,  ou  plus  exactement  juxtaposé  la  phi- 
losophie, et  cela  par  une  méthode  qui  hù  a  été  propre  et  n'a  rien  de 
commun  avec  les  imaginations  téméraires  des  peuples  de  l'Orient. 
L'analogie  toujours  maintenue  entre  le  microcosme  ou  l'homme  et  le 
macrocosme  ou  l'univers  rappelle  le  panthéisme  qui  était  au  fond  des 
cultes  les  plus  anciens. 

M.  M.  admire  sans  réserves  les  croyances  mythologiques  enfantées 
par  le  génie  grec  dont  le  trait  le  plus  saillant  est  la  joie  de  vivre,  la 
satisfaction  donnée  à  la  nature,  sauf  à  corriger  cette  sensualité  par 
des  aspirations  idéales.  La  Renaissance  qui  a  frayé  les  voies  à  la 
Réforme  et  à  la  Révolution  n'est  au  fond  qu'un  retour  à  peine  déguisé 
à  l'antique  hellénisme,  et  le  rapprochement  entre  le  paganisme  et  le 
christianisme  dont  témoignent  presque  tous  les  chefs-d'œuvre  de 
l'art  italien  au  xvi"  siècle  est  ici  célébré  en  quelques  pages  (Oîi-lOo) 
d'une  brillante  allure. 

La  partie  spécialement  philosophique  du  livre  se  recommande  par 
son  exactitude.  Sans  être  étranger  le  moins  du  monde  à  l'érudition 
allemande,  l'auteur  a  consulté  et  cité  ici  de  préférence  des  sources 
françaises,  ce  dont  nous  ne  pouvons  que  lui  être  sincèrement  recon- 
naissants. Je  note  en  passant  un  plaidoyer  habile  en  faveur  des 
Sophistes,  auxquels  est  attribué  dans  l'Athènes  du  v^  siècle  un  rôle 
tout  semblable  à  celui  des  Encyclopédistes  dans  la  France  du  xviiie. 
L'âge  immédiatement  précédent  avait  vu  se  produire  un  développe- 
ment aussi  rapide  qu'extraordinaire  du  génie  athénien  :  une  déca- 
dence non  moins  précipitée  rendit  indispensable  une  refonte  des  idées 
comme  des  institutions  :  renouer  le  lien  entre  la  théorie  et  la  pratique, 
voilà  la  tâche  qui  s'imposait  à  Socrate  et  à  ses  disciples. 

En  ce  qui  touche  Platon  et  ses  hypothèses  doctrinales,  M.  Modugno 
(sa  Conclusion  surtout  l'atteste)  a  plus  de  critiques  que  d'éloges  :  mais 
il  est  le  premier  à  rendre  hommage  à  cet  immense  et  loyal  effort  pour 
donner  une  solution  aux  plus  vastes  problèmes.  Il  estime  que  le  Dieu 


ANALYSES.  —  BiŒMA.Nu.   UntersudiungcH  zur  ^innespsycli.  659 

<le  Plalou  comme  la  morale  chez  les  prédécesseurs  de  Socrale)  est 
emprunt»''  h  la  tradition  plutôt  (pi'il  ne  lait  partie  iiit«''graiile  du 
systt''nu;.  (Juaiil  à  sa  pli\  siipiec'est '<  une  contradiction  pure  •'    p.  505). 

La  polémiipie  d'Aristole  contre  cette  métaphysique  abstraite  est 
présentée  comme  un  modèle  :  elle  aboutit  à  intéf^rer,  et  pour  ainsi 
dii-e,  à  incarner  l'idée  dans  1»'  plx-noinéne,  au  lieu  de  l'en  sépan-r. 
Théiste  par  raisonnement,  panthéiste  pai'  sentiment,  observateur 
patient  et  intelligent  de  tous  les  genres  de  phénomènes  naturels,  le 
fondateur  du  Lycée  a  donné  à  la  philosophie  de  son  temps  un  regain 
de  fierté  et  de  grandeur. 

l'picure  fut  dans  la  Grèce  ancienne  un  positiviste  à  sa  manière, 
sauf  qu'il  n'était  pas  et  ne  pouvait  pas  être  relativiste  :  au  fond,  la 
science  moderne  marche  sur  ses  traces  (p.  475,  note). 

Au  scepticisme  de  Pyrrhon  M.  M.  rattache  le  caractère  purement 
négatif  qui  devait,  dit-il,  triompher  au  point  de  vue  religieux  dans  le 
christianisme,  au  point  de  vue  scientifique  dans  l'objeclivisme  des 
temps  motlernes.  La  pensée  grecque  avait  pris  pour  point  de  dé|)art 
la  communauté  originelle  de  l'esprit  et  de  la  nature  :  mais  est-ce 
l'esprit  qui  dérive  de  la  nature,  ou  le  contraire?  Voilà  la  grave  difli- 
cuUé  quelle  a  vainement  tenté  de  trancher.  Aussi  bien  jiour  noire 
autour  la  vérité  ne  se  trouve  ni  dans  la  philosophie  naturaliste  anté- 
rieure à  Socrate,  ni  dans  la  philosophie  idéaliste  qui  lui  a  succédé,  ni 
dans  la  conception  chrétienne  de  l'univers;  elle  est  dans  les  données 
expérimentales  recueillies  et  logiquement  coordonnées  par  la  science 
contemporaine  (p.  500). 

C.    Huit. 

IV.  —   Psychologie. 

Frantz  Brentano.  —  I'.ntkksichingen  zuk  Sinnespsvciiologie.  Leipzig, 
1907,  10 i  pp.,  i  marks  20. 
Le  présent  volume  contient  trois  études  principales  : 

1.  Du  vert  phénoménal.  —  11  s'agit  de  savoir  si  le  vert,  en  tant  que 
sensation,  est  une  couleur  simple  ou  composée  de  bleu  et  de  jaune. 
Brentano  s'applique  à  démontrer  qu'il  est  une  couleur  composée. 

2.  Sur  Cindividuation,  In  (lualitè  multiple  et  Vintensité  des  pliéno- 
mènes  sensibles.  —  D'après  l'auteur,  le  principe  d'individuation  des 
qualités  sensibles  doit  être  cherché  dans  une  certaine  espèce  de  caté- 
gorie spatiale  ic'est-à-dire  que  deux  sensations  pourront  être  iden- 
tiques à  tous  autres  égards,  mais  qu'elles  différeront  toujours  par 
leur  localisation). 

Il  entend  par  qualité  multiple  par  exemple  le  fait  que  le  vert  paraît 
à  quelques-uns  contenir  à  la  fois  du  bleu  et  du  jainie.  Or,  le  phéno- 
mène de  la  qualité  mullq)le  i)arail  être  en  contradiction  avec  un  autre 
fait,  celui  de  l'impénétrabilité  en  un  même  point  de  l'espace  d'une 
qualité  pour  une  autre  qualité  (on  peut  illustrer  ce  fait  par  l'exeniple 


660  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

de  la  lutte  des  champs  visuels,  où  l'on  voit  une  couleur  en  exclure  au 
même  point  de  l'espace  une  autre).  L'auteur  concilie  le  fait  de  la  qua- 
lité multiple  et  celui  de  l'impénétrabilité  des  qualités  différentes  en 
supposant  que  là  où  nous  percevons  une  qualité  multiple  nous  avons 
affaire  à  des  parcelles  d'espace  présentant  des  qualités  différentes, 
mais  très  rapprochées  les  unes  des  autres  de  sorte  que  la  distinction 
spatiale  de  ces  parcelles  n'est  pas  possible.  En  s'appuyant  sur  cette 
hypothèse,  il  essaie  de  réduire  la  notion  d'intensité  :  les  divers  degrés 
d'intensité  représenteraient  une  plus  ou  moins  grande  quantité  de  plein 
ou  de  vide,  des  degrés  divers  de  densité. 

3.  De  Vanalyse  psychologique  des  qualités  auditives  en  leurs  élé- 
ments proprement  premiers.  —  Brentano  expose  très  brièvement  sur 
la  constitution  des  sensations  auditives  une  hypothèse  analogue  à 
celle  qui  est  défendue  aujourd'hui  par  beaucoup  pour  les  sensations 
de  la  vue  et  d'après  laquelle  il  faudrait  distinguer  le  groupe  achroma- 
tique blanc,  gris,  noir  et  le  groupe  chromatique  bleu,  vert,  rouge,  etc. 
11  existerait  donc  aussi  dans  les  sensations  auditives,  d'après  Brentano, 
des  éléments  blanc-noir  et  des  éléments  chromatiques,  ou,  comme  il 
les  appelle,  saturés.  Les  mêmes  éléments  saturés  reviennent  dans 
chaque  octave,  ils  apparaissent  relativement  purs  dans  les  octaves 
moyennes,  tandis  que  dans  les  octaves  graves  et  aiguës  ils  sont  de 
plus  en  plus  mélangés  de  noir  ou  de  blanc  auditifs. 

B.  Bourdon. 


NÉCROLOGIE 


Notre  collaboratrice,  Mlle  Camille  Bos  est  morte  le  l^''  novembre  der- 
nier, à  l'âge  de  trente-neuf  ans,  après  une  longue  maladie  qu'elle  a 
supportée  avec  courage,  quoiqu'elle  n'eût  depuis  longtemps  aucune 
illusion  sur  l'issue  fatale.  Après  de  fortes  études  qui  furent  complétées 
par  la  fréquentation  des  cours  de  physiologie  et  des  asiles  consacrés 
aux  maladies  nerveuses  et  mentales,  elle  débuta  par  une  traduction  de 
Past  and  Présent  de  Carlyle  publiée  sous  le  titre  de  Cathédrales  d'au- 
trefois et  Usines  d'aujourd'hui  et  parcelle  des  Énigmes  de  VUnivers 
de  Hackel.  Elle  obtint  le  titre  de  docteur,  à  l'Université  de  Berne  :  sa 
thèse  est  La  Psychologie  de  la  Croyance  dont  une  seconde  édition 
vient  de  paraître.  Enfin  peu  de  jours  avant  sa  mort,  elle  publiait  un 
autre  volume  :  Pessimisme,  Féminisme,  Moralisme  dont  il  sera 
rendu  bientôt  compte  dans  cette  Revue.  Mentionnons  aussi  beaucoup 
de  comptes  rendus  dispersés  dans  divers  périodiques. 

Grâce  à  ses  études  philosophiques  auxquelles  elle  a  consacré  le 
meilleur  de  sa  vie,  elle  a  pu  supporter  avec  une  énergie  virile  une  mala- 
die inexorable  et  voir,  sans  défaillance,  la  mort  venir  la  délivrer. 


UI'VUE    MS   PÙtlODIOUES    ÉTUANtillIlS 


Miud. 
Janary-October  1907. 

RuTGERS  Marshall.  La  qunlilé  du  temps.  —  L'autour  s'est  proposé  de 
montrer  que  les  facteurs  (jui  sont  toujours  impliiiués  dans  chaque 
moment  de  la  conscience,  iinplirpient  eux-mùmes  l'expérience  du  temps 
écoulé  et  que  cela  apparaît  soit  comme  un  passé,  soit  comme  un  futur 
ou  comme  quelque  présent.  Une  qualité  générale  du  temps  est  sa 
nature  à  triple  phase:  dans  la  réllrxion  l'une  au  moins  des  trois  (passé, 
présent,  futur)  prédomine. 

Prichard.  Critique  des  psychologues  traitant  de  la  connaissance 
(notamment  de  Ward).  Lorsqu'il  s'agit  d'expliquer  les  processus 
mentaux,  ils  essaient  de  dériver  les  processus  secondaires  et  supérieurs 
des  processus  primitifs  et  inférieurs.  D'après  l'auteur,  cette  tentative 
est  impossible;  les  divers  termes  des  processus  mentaux  sont  aussi 
ultimes  et  sui  generis  que  l'espace,  le  temps  ou  la  couleur.  Comme  tels 
on  ne  peut  les  diviser  ou  les  établir  en  termes  de  toute  chose  autre. 

G.  Cator.  L'i  struclure  de  la  rii:ilif.>\  —  Article  qui  a  pour  but  de 
proposer  le  théisme  non  pour  des  raisons  d'apologétique  religieuse, 
mais  pour  son  aptitude  à  la  solution  du  problème  métaphysique  de 
la  structure  de  la  réalité. 

Hœrnlé.  Image,  idée  et  signification.  --  Article  écrit  exclusivement 
au  point  de  vue  psychologique  et  logique,  sans  préoccupation  de 
métaphysique  ou  d'épistémologie.  Il  semblerait  que  la  valeur  propre 
des  trois  termes  ci  dessus  devrait  être  fixée  par  l'usage;  l'auteur  con- 
state qu'il  n'en  est  rien.  Psychologiquement,  l'idée  est  une  image  ; 
logi(iuement  elle  est  une  signification.  Dans  toute  idée,  on  peut  dis- 
tinguer trois  aspects  :  l'existence,  le  contenu,  la  signification  ^mca- 

niruj). 

Forsyth.  Conception  de  Vinconnu  dans  la  phdnsopliie  anglaise.  — 
Étudié  dans  Locke,  Berkeley,  Hume,  Reid,  Ilamilton,  Ferrier,  Mill, 
Spencer,  etc.  Cette  opinion  que  l'expérience  consiste  en  termes  de 
conscience  définis,  sans  rapport  entre  eux  et  que  la  connaissance  ne 
naît  que  de  leur  connexion,  a  conduit  à  cette  conclusion  que  nous 
n'avons  aucune  garantie  de  la  validité  ultime  de  notre  connaissance. 
D'autre  part,  l'opinion  contraire  que  les  rap|>orts  postulés  naissent 
d'une  source  autre  que  les  data  eux-mêmes,  conduit  au  mèmi-  résultat. 


662  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

La  source  des  deux  théories  est  dans  cette  hypothèse  que  l'esprit  et 
la  matière  existent  indépendamment  de  la  connaissance  que  nous  en 
avons  et  que  c'est  dans  la  manière  dont  nous  les  connaissons  qu'on 
doit  trouver  les  préconditions  et  l'explication  de  l'expérience.  Mais 
cette  expérience  est  intimement  liée  à  la  réalité  de  l'au-delà  et  tire  sa 
valeur  d'une  appréhension  et  participation  progressive  de  la  réelle 
existence. 

Dewey.  La  réalité  et  le  critérium  pour  la  validité  des  idées;  con- 
siste pour  une  bonne  part  en  une  critique  de  Bradley.  La  condition 
qui  précède  et  provoque  la  réflexion  est  le  désaccord,  la  lutte,  la  col- 
lision :  cette  condition  est  pratique.  La  réflexion  logique  est  une  con- 
statation de  ce  conflit  et  un  effort  pour  le  décrire  et  le  définir,  un  acte 
de  choix.  Le  critérium  de  la  valeur  d'une  idée  est  sa  capacité  à  servir 
au  dessein  qu'on  a  projeté  ;  le  critérium  est  donc  pratique  au  sens 
large  du  terme.  Les  difficultés  surgissent;  des  problèmes  se  présen- 
tent qui  semblent  demander  de  nouvelles  ressources  pour  la  solution. 
Divers  modes  d'activité  ayant  leur  fin  respective  travaillent  en  même 
temps  d'une  manière  plus  ou  moins  indépendante  à  tout  organiser  en 
un  système  corapréhensif  de  conduite. 

Leslie  Walker.  La  nature  de  l'incompatibilité.  —  Discussion  de 
l'argument  ontologique.  D'après  l'auteur,  quoiqu'il  n'y  ait  pas  d'in- 
compatibles innés,  cependant  l'incompatibilité  et  la  contradiction 
sont  l'une  et  l'autre  fondées  en  réalité,  c'est-à-dire  dans  la  réalité  des 
objets  limités,  dépendant  de  Dieu,  mais  relativement  indépendants 
l'un  de  l'autre. 

Welbv.  Le  temps  comme  dérivé.  —  On  a  toujours  modelé  l'idée  du 
temps  sur  celle  d'espace  et  les  deux  sont  traitées  par  les  penseurs  de 
toutes  les  écoles  comme  des  formes  originelles,  régulatrices  de  l'ex- 
périence. L'auteur  rappelle  sur  ce  point  les  théories  récentes  de 
Royce,  Hodgson,  Carveth  Read,  James,  etc.  Avant  d'écrire  son  article» 
il  ne  connaissait  pas  les  études  de  Guyau  et  de  Bergson,  sur  ce  sujet, 
«  avec  lesquels  il  s'accorde  en  substance  »  quoiqu'il  soit  arrivé  à  sa 
conclusion  par  une  autre  voie.  11  conçoit  que  l'idée  du  temps  s'est 
produite  parce  que,  réalisant  l'expérience  comme  une  suite  de  chan- 
gements, nous  avons  besoin  de  la  mesurer;  mais  cette  mesure  n'est 
qu'une  application  métaphysique  de  l'idée  disparuer  Le  temps  est  la 
transposition  en  une  succession  d'une  diversité  dans  la  position  en 
un  changement  de  position.  C'est  l'effet  d'une  condition  mentale  cor- 
respondant au  stade  de  la  perception  prévisuelle.  L'aveugle  ne  peut 
saisir  le  schème  des  objets  d'un  seul  coup,  il  doit  les  toucher  en  suc- 
cession :  de  même,  nous  ne  pouvons  voir  le  schème  du  temps  en  un 
acte  comme  celui  de  l'espace.  Par  suite,  nous  érigeons  passé,  pré- 
sent, futur  en  trois  mondes,  dont  chacun  a  sa  place;  nous  devons  tou- 
cher chaque  moment  de  notre  vie,  chaque  unité  du  Temps-Espace. 
Nous  avons  deux  immensités  :  l'une  physique,  l'espace;  l'autre  men- 
tale, l'éternité. 


REVUE    DES    PÉIUOIiIOLES    ÉTHANCERS  663 

Bhadley.  Vi'rili''  et  copip.  —  Artich;  de  critique  et  de  polémique 
contre  Joacliini.  Parler,  dans  la  coimaissaiice,  de  copie,  comme  dans 
un  miroir,  est  une  absurdité  et  elle  est  encore  augmentée  si  l'on 
remarque  que  la  vie  en  général  et  la  connaissance  en  particulier 
impliquent  volonté  et  désir. 

Si'EitMW.  Uni'  lliéorie  économique  de  In.  perception  de  Vcspacc.  — 
Faiblesse  des  théories  empiriques  usuelles.  Identité  originelle  de 
l'espace  physicpie  et  de  l'espace  physiologique.  Économie  mentale  cl 
localisation  tactile  ainsi  que  les  autres  sensations.  11  rejette  la  thèse 
que  les  valeurs  tactiles  sont  dérivées  des  valeurs  vissuelles.  Los 
diverses  sensations  peuvent  être  localisées  de  manières  très  dilïé- 
rentes  :  tous  les  sens  produisent  (euo/i'e)  leurs  propres  espaces. 

Do.w.  Les  sanctions  phénoménales  de  la  vie  morale.  —  La  raison 
morale  doit  dépendre  de  plus  en  plus  et  avec  conscience  des  recher- 
ches rétrospectives  sur  le  cours  du  développement  humain  jusqu'à 
nos  jours;  des  investigations  de  la  psychologie  conqiarée  et  de 
l'anthropologie,  et  enfin  de  l'élargissement  de  la  morale  humaine. 

BuDKiN.  Les  facteurs  subconscients  des  procef^sus  inentau.x  dans 
leurs  rapports  avec  In  pensée.  —  Article  surtout  théorique  où  ces 
facteurs  sont  étudiés  principalement  dans  leurs  relations  avec  le 
jugement.  L'auteur  s'est  proposé  :  1»  de  distinguer  le  sentir  en  général 
{feeling  or  sentience)  du  contenu  de  la  pensée  ou  de  la  connaissance 
claire,  et  d'étudier  l'organisation  du  matériel  des  sensations  qui  peut 
se  produire  par  l'activité  corporelle  indépendamment  du  travail  de  la 
pensée;  2°  d'examiner  comment  les  facteurs  mentaux  à  divers  degrés 
d'organisation  peuvent  agir  sur  le  jugement  d'inférence,  sans  entrer 
explicitement  dans  l'esprit.  L'auteur  s'étend  longuement  sur  le  rôle  du 
langage.  Il  s'attache  aussi  à  distinguer  du  subconscient,  un  élément 
implicite  existant  dans  la  pensée  et  qui  est  un  facteur  limitatif. 

A.  Sh.vnd.  La  théorie  des  passions  de  fîibot.  —  Le  sujet  des  passions 
qui  n'a  trop  souvent  servi  qu'à  des  lieux  communs,  demande  à  ôtre 
repris  et  revisé.  L"auteur  trouve  que  le  groupe  étudié  par  Ribot 
serait  mieux  désigné  (du  moins  en  anglais)  par  le  terme  «  Sentiments  >. 
Il  lui  reproche  de  donner  des  passions  une  déterminaison  moins 
qualitative  que  quantitative  (intensité,  stabilité,  complexité;.  .M.Shand 
expose  sous  une  forme  un  peu  discontinue  sa  théorie  propre  qui 
avait  déjà  été  le  sujet  d'un  article  :  <  Character  and  tlie  Lmotions  », 
publié  dans  le  Mind.  Il  paraît  en  revenir  à  lancienne  doctrine  qui,  au 
fond  de  presque  toutes  les  passions,  place  l'amour  (love).  Toutefois  il 
termine  en  disant  que  «  le  mot  amour,  fùt-il  pris  dans  un  sens  trop 
large  pour  désigner  l'instinct  qui  est  à  la  base,  il  resterait  toujours 
cette  distinction  fondamentale  (jui  est  le  but  de  cet  article  entre  les 
dispositions  émotionnelles  ou  appétitives  et  le  système  dans  lequel 
elles  sont  organisées  avec  ou  sans  conscience  de  leur  lin  >. 

Gallow.w.  L'idée  de  développement  et  son  application  h  lliistoire.  — 
Elle  apparaît  nettement  dès  les  premiers  temps  du  christianisme  : 


664  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

l'histoire  est  la  réalisation  d'un  plan  divin,  plus  tard  avec  Leibniz, 
Herder,  et  surtout  Hegel  qui  le  regarde  comme  l'évolution  de  ce  qui 
existait  déjà  à  l'état  potentiel;  plus  tard  Bruckle  et  Mill  l'attribuent  à 
l'accroissement  de  Tintelligence;  d'autres  plus  récents  soutiennent 
que  l'histoire  est  l'antithèse  de  la  logique.  D'après  l'auteur,  la  transi- 
tion du  temporel  à  l'éternel  peut  s'accomplir  dans  la  vie  personnelle 
et  n'être  pas  simplement  le  résultat  d'un  progrès  historique.  Le 
progrès  moral  et  spirituel  est  une  vocation  dans  la  race  comme  dans 
l'individu;  il  ne  se  produit  pas  de  lui-même,  par  des  moyens  imper- 
sonnels. «  Le  développement  historique  et  personnel  est  gravement 
entravé  par  les  forces  antagonistes  du  mal  et  quoiqu'elles  soient 
défaites,  semblables  à  Protée,  elles  prennent  toujours  de  nouvelles 
formes  pour  renouveler  le  combat.  L'humanité  a  toujours  des  puis- 
sances de  régénérescence  et  si  les  potentats  du  mal  gagnent  une 
victoire  et  établissent  leur  domination,  une  réaction  les  balayera  eux 
et  leur  tyrannie.  » 

Macgregor.  L'argument  inductif  et  la  finalité.  —  Cet  argument  est 
inexpugnable.  Ward  a  changé  complètement  l'aspect  de  la  discussion 
en  faisant  appel  aux  théories  métaphysiques  sur  l'adaptation  de  la 
nature  à  la  pensée.  La  finalité  est,  comme  la  causalité,  un  aspect  des 
événements  naturels  quoiqu'elle  les  groupe  d'une  autre  manière.  Il 
ne  faut  pas  personnifier  la  force  de  la  nature.  Les  marques  de  la 
causalité  sont  uniformité  et  séquence  nécessaire,  celles  de  la  finalité 
sont  contingence  et  utilité.  Discussion  intéressante  des  diverses 
interprétations  de  la  théorie  de  Darwin.  —  La  conception  d'une 
finalité  repose  elle-même  sur  celle  de  l'unité  du  monde.  Beaucoup  de 
preuves  de  cette  unité  ont  sombré,  comme  celle  de  Lotze,  parce  qu'elle 
est  conçue  comme  une  interprétation  des  parties,  une  interfusion. 
Mais  elle  est  peut-être  i-eprésentée  de  d'autres  manières  :  comme 
pensée  non  comme  peinture  Imaginative.  Ainsi  une  formule  mathé- 
matique représente  une  unité.  Se  représenter  le  monde  comme  un  con- 
cours d'activités  individuelles  est  aussi  préférable  à  l'idée  d'un  récep- 
tacle qui  renferme  les  individus.  L'auteur  ne  prétend  pas  résoudre 
cette  question,  mais  il  a  voulu  montrer  que  concevoir  une  unité  de 
tendances  individuelles  est  une  méthode  meilleure  que  d'admettre  les 
individus  comme  une  partie  d'un  tout. 

Hœrnlé.  La  construction  idéaliste  de  Vexpérience  de  Baillie.  —  Etude 
critique  sur  l'ouvrage  de  cet  auteur  ayant  ce  titre  et  qui  porte  une 
marque  hégélienne.  Baillie  s'occupe  des  problèmes  de  l'essence  plutôt 
que  de  l'existence.  Il  y  a  un  mélange  confus  du  point  de  vue  logique 
et  du  point  de  vue  temporel  'expérimental  i  pour  essayer  de  retracer 
le  développement  c  d'un  esprit  individuel  typique  ».  Ce  n'est  qu'une 
construction  artificielle,  un  essai  audacieux  pour  transformer  une 
connexion  logique  en  un  fait  historique  imaginaire. 


LIVRES  DÉPOSÉS  AU  BUREAU  DE  LA  REVUE 

Ai.KNORY.  —  l'sjirhnlogir  el  Murale  nppliqiiâes  à  nCducation.  In-8, 
Paris,  Picard  et  Kaan. 

Dkpkret.  —  Len  Transformations  du  Monde  animnl.  In  IJ.  l'aris, 
Flammarion. 

A.  liAir.R.  —  /Jss.'u  sur  les  Révolutions.  In-8,  Paris,  Giard  et  Hrière, 

C.  Bos.  —  Pessimisme,  Féminisme,  Moralisme.  In-lJ,  Paris. 
F.  Alcan. 

n.-P.   Gaudlii..  —  La   Crédibilité    et  rApoluyéliqne.   In  IJ.    P;ui<. 

Lecolîre. 

Bahckiiaisen.  —  Montesquieu,  ses  idées  et  ses  couvres.  In-lo,  Paris, 

Haclietle. 

G.  RuBKKT.  —  Philosophie  et  Dram>\  In- 12,  Paris,  Pion  el   Nourrit. 

Sangmer  (Marc).  —  La  Lutte  pour  la  Démocratie.  In-12,  Paris, 
Perrin. 

A.   Bros.  —   La  Peligion  des  Peuple.-^  non  civilif^és.   In-IJ.   Paris. 

Letliiclleux. 
A.  Lalande.  —  Lectures  sur  la  Philosophie  des  Sciences.  In-12,  l'aris, 

Harlieltc 

D.  Maiukt.  —  La  Jalousie  :  étude  psycliophi/siologique.  ln-8,  Mont- 
pellier. Goulet. 

E.  TiiiAiDiKRE.  —  La  Conquête  de  l'Inlini  :  Xoles  d'un  pesf^imisto. 
In- 18,  Paris,  Fischbacher. 

BursE  Bai.l.  —  Récréations  mathématiques,  Irad.  de  l'anglais,  ln-8, 

Paris,  Herniann. 

David  iAlexandra).  —  Le  Philosophe  chinois  Mch-H  <-i  VJdéo  de 
Solidarité.  In-H,  Londres,  Lusac. 

Fabre  (Joseph).  —  La  Pensée  moderne  de  Luther  à  Leibniz,  ln-8, 

Paris,  F.  Alcan. 

F.  Le  Dantec.  —  De  l'Homme  à  la  Science  :  Philosophie  du  XX"  siècle. 

In-12,  Paris,  Flammarion. 
Chaciiuuin.  —  Religion,  Philosophie,  Science.  In-s,  Aliter,  lorn-nt. 

G.  Rageot.  —  Le<  'Savanis  et  la  Philosophie.  In-i2,  Pans,  F.  Alcan. 
C.  CoiGNET.  —  LÉvjdulion  du  Protestantisme  français  au  XIX'  siè- 
cle. ln-12.  Paris,  F.  Alcan. 

Bazaii.las.  —  Musique  et  h^ranscienre.  In-8,  Paris,  F.  Alcan. 

A.  Faire.—  L'Didividu  et  iEspril  d'autorité.  In-12,  Paris.  .Mock. 

S.MALL.  —  Ad.  Smith  and  modem  Sociologg.  In- 12,  Chicago.  Fischer- 

Unwm. 

Hegel.  —  Phœnomenologie  des  Geiste.-,.  In  I-'.  iXirr.  I.cip/ig. 

li,^sT.  —  Metaphysih  der  Silten.  Pnd. 

Wlndt.  —  Logili.  II  Bd  (3-  édit.).  ln-«,  Stnilgarl,  FnUr. 

SiEGEL.  —  Ilerderals  Philosopli.  ln-8,  Slnlt^art.  Colla. 

Pallsen.  — Der  Begriffdrr  Liui>findung.  ln-8.  Tôpelmann.  Giessen. 

G.  Cesca.  —  La  Filosofia  deW  azione.  In-8,  Sandron,  Milano. 


TABLE    DES    MATIÈRES    DU    TOME    LXIV 


Biervliet  (J.  J.  Van).  —  La  psychologie  quantitative  (3°  partie).  557 

Binet.  —  Une  expérience  cruciale  en  graphologie 24 

Boirac.  —  La  cryptopsychie 113 

Chide.  —  La  conscience  sociale 41 

Cousinet.   —    Le  rôle   de  l'analogie  dans  les  représentations  du 

monde  extérieur  chez  les  enfants 159 

Dromard.  —  La  plasticité  dans  l'association  des  idées 518 

Dugas.  —  La  définition  de  la  mémoire 365 

Fouillée.  —  Faut-il  fonder  la  science  morale  et  comment? 449 

Gaultier  (J.  de).  —  La  dépendance  de  la  morale  et  l'indépendance 

des  mœurs 337 

Le  Dantec.  —  L'ordre  des  sciences 1  et  248 

Parodi.   —  ^Morale  et  raison 383 

Paulhan  (F.).  —  Herbert  Spencer  d'après  son  autobiographie. . .  145 
Probst-Biraben.  —  Le  mysticisme  dans  l'esthétique  musulmane.  65 
Rey.  —  L'énergétique  et  le  mécanisme  du  point  de  vue  des  con- 
ditions de  la  connaissance 495 

Ribot.  —  La  mémoire  affective  :  nouvelles  remarques 588 

Roberty  (E.).  —  Le  rôle  civilisateur  des  abstractions 476 

Truc.  —  Les  conséquences  morales  de  l'effort 225 

Vernon  Lee.  —  La  sympatliie  esthétique G14 

OBSERVATIONS    ET    DOCUMENTS 

Bélugou.  —  Sur  un  cas  de  paramnésie -. 282 

Jankelevitch.  —  La  dissolution  de  la  personnalité 538 

Paulhan  (J.).  —  L'imitation  dans  l'idée  du  moi 272 

PiéroD.  —  Explication  ou  expression 284 

ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS 

Baldwin.  —  Thought  and  Things  essay  on  genetic  Logic 437 

Baruzi.  —  Leibniz  et  l'organisation  religieuse  de  la  terre 184 

Binet.  —  L'année  psychologique 296 

Brentano.  —  Unlersucliungcn  :ur  Sinnespsychologie 059 

Bussel.  —  Christian  Theology  and  social  Progress 412 


TABLE    DES    .MATII^;HF.S  667 

Bergson.  —  L'évolution  créalrice 73 

Bœhm.  —  Die  vorhritischen  Scriften  Kants 336 

Calkins  (Miss).  —  The  persistent  Problème  of  Philosophy 03G 

Cantoni.  —  Kant orjB 

Cresson.  —  Los  hasos  de  la  pliilosopliie  naluralislc 425 

Draghicesco    —  l.'-  problème  de  la  conscience  :  étude  de  psy- 

ciiosociologio VU 

Dubief.       .\  travers  la  législation  du  travail 307 

Eislor.  —  Einfûlirung  in  die  Erlie)intnisllieurie t»0 

Elsenhans.  —  Fries  iind  Kant 332 

Enriquez.  —  Principi  delta  scienza 435 

Eucken.  — Ilauptprobleme  dcr  Ri'liijionspliilosopliie 291 

Evellin.  —  La  raison  pure  et  les  antinomies liij.o 

Faguet.  —  Le  socialisme  en   1907 303 

Fanciuli.  —  L'individuo  noi  suui  rapporti  sociali 199 

—              Lo  coscienza  estetica 320 

Farias-Brlto.  —  A  verdade  como  regrn  das  ncçoes [u'S 

Glawe.  —  Die  Religion  Friedrich  Schlegel 324 

Gutmann.  —  Kants  Gottesbegriffen 33o 

Hémon.  —  Philosophie  de  Sully  Prudhommc 6i7 

Houghton  Woods.  —  Practice  and  science  of  Religion 412 

Jacobi  I G  un  Hier  .  —  Ilerders  und  Kants  .Fsthetik 547 

Joachim.  —  The  nature  of  Truth 86 

Kropotkine.  —    L'entr'aide  facteur  de  l'évolution 192 

Lagargette.  —  Le  rôle  de  la  guerre 188 

Le  Roy.  —  Dogme  et  critique *»i3 

Lipps.  —  Psychologischc  Untersuchungen 102 

Mach.  —  Spiice  and  Geotnetry  in  light  of  physiological  Psycho- 

logy 101 

Mariani.  —  //  fatto  cooperativo  nelievoluzione  sociale 196 

Mitchell.  —  Structure  and  gros^^th  of  mind 331 

Modugno.  —  Il  concello  delta  vita  nella  (ilosofia  greca 049 

Morton  Prince.  —  Dissolution  of  a  Personality 538 

Morselli.  —  Morale 104 

Munsterberg.  —  Harvard  psychotogical  Sludies 96 

Navarre.  —  .Vocio?ie.s  de  psicologia 332 

Oesterreich.  —  Die  Fntfraemdung  der  Wahrnehmungswelt 538 

Orestano.  —  7  valori  umani 546 

Ormcni.  —  Concepts  of  philosophy 362 

Overbergh.  —  La  réforme  de  renseignement 329 

Papini.        //  crepuscolo  dei  C^losofl 288 

Paulhan.  —  Le  mensonge  de  l'art 174 

Fiat.  -  Platon 201 

—          De  la  croyance  en  Dieu 412 

Petzold.  —  Dns  Woltproblem  von  positiviste)i  Ihinhte 32i 

Pratt.  —  Psychologie  of  religion  Uelief 412 


668  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Prezzolini.  —  Varie  di  persuadere 94 

Prins.  —  De  l'esprit  du  gouvernement  démocratique 194 

Riemann.  —  Les  éléments  de  l'esthétique  musicale 180 

Sabatier.  —  Le  duplicisme  humain 538 

Siebeck.  —  Zur  Religionsphilosophie 187 

SimmeL  —  Schopenhauer  und  Nietzsche 651 

SoUier  (D').  —  Essai  critique  et  théorique  sur  l'association  des 

idées 293 

Sternberg.  —  Carakterologie  als  Wissenschaft 303 

Stôhr.  —  Philosophie  der  unbelebten  Mater ie 640 

Talbot  (Miss).  —  The  Principles  of  Fichte  Philosophy 649 

Trojano.  —  Le  basi  de  Vumanismo 546 

Vorlànder.  —  liant,  Schiller  und  Gœthe 328 

Wundt  (W.).  —  Essays 331 

Wundt  (Max).  —    Der  Intellektualismus   in    der  griechischen 

Ethik 654 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES    ÉTRANGERS 

American  Journal  of  Psychology 310 

Archiver  de  psychologie 205 

Archiv  fur  die  gesamte  Psychologie 219 

Mind 661 

Rivista  di  /llosofia  e  scienze  affini 110 

Rivista  filosofica 107 

Studies  in  Psychology  of  lowa  University 319 

Zeitschrift  fur  Psychologie  und  Physiologie  der  Sinnesorgane. .  210 

NÉCROLOGIE 

Mlle  Camille  Bos : 660 


Le  propriétaire-gérant  :  Félix  Alcan. 


Couiomtniers.  —  Imp.  Paul  BRODARD. 


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2       et  de  1' etrLnger 

t. 64 


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