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REVUE
PHILOSOPHIQUE
DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGER
COULOMMIERS
Imprimerie Paul Brodard.
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REVUE
PHILOSOPHIQUE
DE LA FRANCE ET DE L'ÉTIUNGER
PARAISSANT TOUS LES MOIS
DiaiGEi;: PAR
TH. RI BOT
TRENTE-DEUXIÈME ANNÉE
LXIV
(JUILLET A DÉCEMBRE 1907;
FELIX ALCAN, EDITEUR \^J^ 7^1
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 ] ''
PARIS, 6«
1907
2.'
L'ORDRE DES SCIENCES
Un vaisseau qui navigue dans la brume donne une image assez
suggestive de ce qu'était la viede l'homme avant l'ère scientifique;
que le ciel s'éclaircisse, le sillage, les promontoires, les phares, les
astres deviennent visibles; la navigation prend un caractère nou-
veau, représentant plutôt la vie de l'homme du xx'= siècle dans les
pays civilisés.
Il est très difficile de comparer un animal ou un homme à
quelque chose qui n'est pas vivant. Ces sortes de comparaisons
sont incomplètes et dangereuses; on est ordinairement amené à
modifier volontairement certaines particularités pour les rendre
utilisables. Le parallèle entre une barque et un organisme pensant
ne présente pas le même inconvénient, parce que, dans la barque
qui navigue, il y a des hommes et qui pensent. Aussi la barque,
contenant des hommes, est-elle quelque chose de plus complexe
que l'homme, puisque l'activité de la barque provient des activités
coordonnées de plusieurs instruments conduits par plusieurs
hommes. Mais si cette activité est plus complexe dans ses moyens,
elle est plus simple dans son résultat total, car la seule chose
intéressante pour la barque est le chemin qu'elle parcourt, tandis
que les opérations humaines peuvent être envisagées à une infinité
de points de vue. Si donc on se préoccupe seulement du résultat,
le bateau est beaucoup plus simple que l'homme, quoiqu'on ait pu
dire avec raison que le paquebot est, de nos jours, le plus mer-
veilleux résumé des conquêtes de la science et de l'industrie. Ainsi,
il pourra être instructif de comparer, non pas l'homme et le
paquebot, mais la vie de l'homme et la 7'oute du vaisseau.
I. — Comparaisons; Journal de bord et Point observé.
La position du bateau envisagé à un moment donné dépend de
toute la route qu'il a parcourue jusqu'à ce moment et des condi-
TOME LXIV. — JUILLET 1907. 1
2 REVUE PHILOSOPHIQUE
lions réalisées autour de lui au moment considéré. Un instant
après, il a changé de position; nous disons qu'il a marché, mais,
en réahté, nous savons pertinemment qu'il n'a pas marché tout
seul ; son déplacement, ses changements de situation et de direc-
tion ne dépendent uniquement ni de lui ni du miheu, mais des
relations établies entre lui et le milieu. Ses organes moteurs ne
sont moteurs que par leur action sur le milieu ambiant et par la
réaction du milieu. Sans la résistance de l'eau, l'hélice ne serait
pas propulsive, le gouvernail ne gouvernerait pas. Le bateau est en
outre soumis au courant qui, indépendamment de sa volonté, l'en-
traîne comme un bouchon; lèvent et d'autres facteurs indépen-
dants de sa volonté lui donnent de la dérive. Il faut tenir compte de
tous ces éléments pour connaître la route du bateau à chaque
instant. Ces éléments sont de deux catégories, nous venons de le
voir : il y a d'abord ceux qui résultent du mécanisme propulseur
et du gouvernail, et dans lesquels le libre arbitre du vaisseau entre
en jeu; les autres (courant, dérive) sont des agents vis-à-vis des-
quels le bateau joue un rôle passif et auxquels il ne peut apporter
volontairement aucune correction immédiate.
La route suivie par le bateau est la somme, l'intégrale de tous
ces déplacements élémentaires, qui dépendent à chaque instant de
tant de facteurs actuels. Connaissant le point de départ d'un
voyage nautique, il faudra mesurer, instant par instant, toutes les
variations de vitesse, de direction, de courant, de dérive, pour
deviner le point où se trouvera le vaisseau à un moment ultérieur.
Cette connaissance étant du plus haut intérêt pour les hommes qui
habitent le navire, ils ont pris l'habitude de tout noter aussi cons-
ciencieusement que possible, sur ce qu'on appelle le journal de
bord.
Si le journal de bord était parfait, il suffirait à donner avec exac-
titude à chaque instant la situation d'un paquebot dont on aurait
connu le point de départ et la direction initiale. En fait, sur cer-
taines routes océaniques très fréquentées, on connaît suffisamment
les courants établis pour pouvoir faire à chaque instant un point
estimé qui ne manque pas de précision. Il n'est pas rare qu'un
paquebot parti du Havre arrive à New-York sans avoir vu le soleil,
et c'est là l'une des choses les plus admirables qu'on puisse signaler
dans notre siècle fertile en merveilles. L'ingénieux Ulysse refuse-
F. LE DANTEC- — L ORDRE DES SCIENCES à
rail de le croire si on le lui racontait. Une chose mouvante, sur
un océan mobile, possède à chaque instant, à son intérieur, des
données sulfisantà déterminer sa position.
Il est vrai qu'Ulysse ne connaissait pas la boussole. Il ne pouvait
se douter qu'une propriété naturelle de certaines substances métal-
li(jues donnerait naissance à un appareil indiquant, sur un bou-
chon ballotté par l'océan, la direction du pôle. C'est là le symbole
des plus profondes découvertes scientifiques : trouver quelque
chose de constant, d'invariable au milieu de ce qui change sans
cesse, hommes et choses! Car aujourd'hui nous savons que tout
évolue, les êtres et les objets, et les rapports d'un être avec les
objets ambiants peuvent être comparés légitimement aux relations
d'un bateau mobile avec un océan déchaîné.
Il y a donc, à bord des bateaux faisant le long cours, une bous-
sole, un compas, qui indique sans cesse la direction du pôle '. Que
le navire tourne sur lui-môme, cela ne change rien à l'indication
de la boussole. Cette direction constante, indépendante des con-
tingences, nous donne un premier modèle des particularités qui
ont, chez les êtres vivants, un caractère absolu. On pourrait croire,
en elîet, au premier abord que l'aiguille mystérieuse transporte
avec elle une faculté surnaturelle qui lui permet de savoir toujours
où est le pôle. Il n'en est rien; la boussole est simplement un indi-
cateur de la nature du champ magnétique qu'elle traverse; son
apparente attraction vers le pôle prouve seulement la régularité de
la distribution du champ magnétique autour de la terre. Ce champ
magnétique n'est pas modifié par les vagues; on sait s'arranger de
manière qu'il ne le soit pas davantage par le bateau; de sorte que
la boussole est soumise à l'action du milieu et indépendante de
celle du bateau, au lieu d'appartenir au bateau et d'être indépen-
dante du milieu comme on l'aurait cru d'abord. Dans tous les
caractères absolus que nous rencontrerons chez les êtres vivants,
nous aurons à faire une remarque analogue; malgré leur aspect de
particularités indépendantes des contingences, aucun d'entre eux
ne se manifestera chez les animaux sans le concours du milieu
ambiant.
1. Sauf la déclinaison que l'on sait corriger par des tables.
REVUE PHILOSOPHIQUE
Grâce à la boussole, la navigation à Vestime prend un caractère
de précision que ne pouvaient prévoir les Argonautes. Le chrono-
mètre permet aussi au bateau de transporter avec lui des docu-
ments précieux qui, encore plus que la boussole, paraissent indé-
pendants du milieu, mais qui ne le sont pas en réalité, comme le
prouvent les variations auxquelles sont soumis, de la part de la
température, les mieux compensés de ces instruments. Lorsque le
ciel est découvert, un bateau muni de chronomètres et d'instru-
ments mesureurs d'angles, est capable de déterminer à un moment
donné sa position exacte par des observations précises, s'il possède
ce précieux ouvrage, la connaissance des temps, dans lequel des
calculateurs consciencieux ont accumulé les prévisions de la
science astronomique. En mesurant, à un instant donné, la
hauteur d'un astre connu au-dessus de l'horizon du lieu où il se
trouve, le bateau acquiert une indication précise relativement à
ce lieu. Tous les points du globe dans lesquels le plan horizontal
fait, au moment considéré, un angle donné avec la direction d'un
astre donné sont en effet répartis sur un cercle que l'on peut cons-
truire, mais qui est difficile à construire. En pratiquant la même
opération pour deux astres connus, on a donc deux cercles dont
l'intersection détermine le point où l'on se trouve. Cela serait
scientifiquement possible, mais difficile.
Et voici précisément à quoi tend ce long préambule : Possédant
le point estimé, on a de bien plus grandes facilités pour calculer
le point exact mesuré astronomiquement par des hauteurs d'astres
au-dessus de l'horizon. La méthode Lalande-Pagel et la méthode
Marcq de Sainl-Hilaire peuvent, à cet effet, être employées plus ou
moins avantageusement suivant les cas. Sans entrer dans des
détails fastidieux au sujet de ces méthodes que ne connaissent pas
ceux qui se désintéressent des problèmes de la navigation, on peut
donner une idée grossière de leur esprit, en substituant une ques-
tion géographique à la question astronomique. Si, au lieu d'ob-
server des astres, le navigateur se trouve brusquement en face de
promontoires faciles à décrire, il cherchera dans les instructions
nautiques, résumé de l'expérience des navigateurs passés, le dessin
des silhouettes des promontoires du monde entier vus de la mer.
F. LE DANTEC. — L (tlU)HK DES SCIENCES 5
11 lui faudra pour cela des instructions très complètes; de plus il
sera en dan«^er de se tromper, car avec une légère variation dans
la position d'où on les observe, deux silhouettes de points dillérenls
peuvent se ressembler beaucoup. Un bateau qui aurait fait roule
dans la brume pendant plusieurs jours, sans tenir de journal de bord,
sérail donc très embarrassé lorsque apparaîtrait une terre. Il n'en
sera plus de même s'il a tenu compte à chaque instant de tous les
éléments qui permettent de faire le point estimé; il saura à peu
près où il est, et n'aura à hésiter qu'entre un petit nombre de
points voisins. Ces points voisins seront connus de lui s'il a conduit
sa route, grûce au point estimé, pour arriver vers des parages
familiers. Et alors en prenant deux alignements connus, tel moulin
par tel clocher d'une part, tel rocher par tel amer d'autre part, il
saura, avec une précision mathématique, en quel endroit il se trouve.
Ainsi, le point estimé, résultant de la routine journalière, de la
connaissance approchée du chemin tortueux effectué, sera pour
le bateau une aide puissante dans la détermination, par de précises
mesures d'angles, de l'endroit exact où il arrive. Bien entendu,
comme il y a des causes d'erreur possibles dans le point estimé,
comme ces erreurs peuvent même être considérables si un orage a
affolé les boussoles ou si l'on a rencontré un courant inconnu, on
n'emploiera le point estimé que sous bénéfice d'inventaire. Le point
astronomique ou le point géographique donnant une certitude
mathématique on n'hésitera pas à renoncer, s'il s'en éloigne trop,
au bénéfice du point estimé. Avec des points de repère connus et de
bonnes mesures d'angles, on sait exactement où l'on est. Le travail
une fois effectué avec soin, on renoncera sans regret au point
estimé résultant d'une routine journalière dans laquelle des causes
d'erreur inconnues ont pu se glisser.
L'emploi que j'ai fait intentionnellement du mot routine pour
représenter les indications du journal de bord, montre immédiate-
ment quelle application je veux tirer de cette parabole nautique
dans la narration de l'histoire de l'humanité. Depuis le plus loin-
tain de mes ancêtres jusqu'à moi, une lignée ininterrompue s'est
déroulée, comparable à la marche tortueuse d'un bateau. Chacun
des éléments successifs de cette lignée a acquis, pour son propre
6 REVUE PHILOSOPHIQUE
compte, une expérience personnelle du milieu ambiant ou plutôt
de ses relations avec ce milieu. Chacun de mes ancêtres a tenu
dans sa mémoire son journal de bord, et en a transmis les indica-
tions sommaires à ses successeurs, tant par hérédité que par édu-
cation, comme l'homme de quart laisse à celui qui le remplace des
indications orales et des indications écrites sur la route qui a été
suivie pendant son temps de corvée. Chacun de nous a donc en lui,
tant par hérédité que par éducation, les éléments de la construc-
tion du 'point estiîïié de l'humanité. Ici il ne s'agit plus seulement
de détermination géographique et de route à suivre ; la question
est plus complexe; il faut savoir ce qu'est l'homme par rapporta
la nature, ce qu'est la vie de l'homme dans l'ensemble des phé-
nomènes naturels auxquels ses ancêtres et lui même ont eu aflaire.
Être de tradition, l'homme cherche dans la tradition la solution
du problème; il interroge ses souvenirs tant personnels qu'ances-
traux ; il se fait ainsi une philosophie comparable au point estimé des
navigateurs, dont elle a les avantages et les dangers. Cette philoso-
phie que l'homme trouve en lui-même est, comme le point estimé,
une somme, une intégrale d'observations excellentes et d'erreurs
souvent répétées. Elle trouve son expression la plus parfaite dans
le langage articulé qui est, pour continuer notre image, le journal
de bord de l'humanité.
De même que le point estimé des navigateurs est utile à la
construction du point mathématiquement déterminé, de même
l'ensemble des documents accumulés dans notre mémoire ances-
trale et dans notre langage courant est utile à l'étude scientifique des
phénomènes actuels. Il lui est utile parce qu'il nous place, le plus
souvent, aux environs de la solution cherchée; du moins cela a-t-il
lieu quand la partie employée du bagage traditionnel de notre
espèce se compose d'expériences bien faites et d'observations
exactes; dans d'autres cas, au contraire, les erreurs enregistrées
dans notre « point estimé » nous empêcheraient de résoudre les pro-
blèmes posés, tant la solution qu'elles donnent est loin de toute
vérité. Alors, il faut faire comme les marins, renoncer aux indica-
tions du journal de bord et s'en tenir aux observations directes
faites par des procédés scientifiques. Mais les hommes sont des
êtres de tradition, et quand la tradition est contredite par la
science, ils déclarent le plus souvent que la science a tort.
F. LE DANTEC. — I-, ORDRE DES SCIENCES 7
Le point astronomiquemcnt observé par les navigateurs fournit
une bonne définition de la science. Voici deux bateaux qui ont lait
des routes diflcrcntes, ont essuyé des tempêtes différentes, rencontré
des courants différents, traversé des perturbations différentes;
de plus, en vertu de leur construction, de l'habileté de leur équi-
page, de la perfection de leurs machines, ils ont subi des dérives
différentes, inscrit des erreurs différentes sur leurs journaux de
bord. En d'autres termes, ces deux bateaux, arrivant au même
endroit de la surface du globe, ont des personnalités différentes,
des traditions différentes. Leurs points estimés ne se confondent
pas. Et cependant si, à bord des deux bateaux, deux officiers
sachant leur métier font le point astronomique, les indications
qu'ils trouvent sont les mêmes (sauf les petites erreurs inhérentes
aux observations les mieux faites). En tout cas, même s'ils se sont
servi l'un et l'autre de leurs points estimés, leurs calculs astrono-
miques leur donneront des résultats indépendants de ces points
estimés; le point estimé, employé comme auxiliaire, disparaît
dans la construction du point observé; le point observé est imper-
sonnel, il est scientifique.
La caractéristique de la science est dans cette impersonnalité
des documents qu'elle recueille. La science a pour point de départ
des mesures. Ces mesures, les hommes ne peuvent les faire que
grâce à une expérience précédemment acquise, mais, malgré la
personnalité de cette expérience et de la tradition d'où elle résulte,
les mesures sont impersonnelles. Apprenez la trigonométrie à un
Chinois, à un Yolof et à un Breton, ces trois êtres, nourris de tra-
ditions si différentes, mesureront de la même manière la hauteur
d'une tour, et trouveront le même nombre à quelques millimètres
près. Et il n'y aura aucune raison pour que les résultats obtenus
par le Chinois et le Breton soient plus difl'érents que ceux qui
seraient obtenus par deux Bretons, malgré les différences de races.
Le résultat des mesures est impersonnel et immédiat; il est
indiscutable si les instruments de mesure sont construits de telle
manière qu'ils donnent à très peu de chose près les mêmes résultats
entre les mains des divers expérimentateurs. Les mesures étant
bien faites, leur indication doit être acceptée, même quand elle est
en contradiction avec les enseignements de tradition. Le point
estimé doit disparaître devant le point observé.
8 KEVUE PHILOSOPHIQUE
Pour faire des mesures, il faut des points de repère. La première
condition de la science est donc la découverte de choses immuables,
de choses fixes. Or tout évolue, tout se transforme, l'homme, les
animaux, les objets qui les entourent. C'est peut-être le besoin de
trouver en lui-même l'élément fixe qu'il ne voyait nulle part qui a
amené l'homme à se doter d'une âme immortelle et invariable. La
science a cherché des choses fixes en dehors de l'homme. Elle a
commencé, dans une première approximation, par en trouver de
suffisamment fixes pour ses besoins immédiats. Les corps sohdes,
les pierres, les métaux usuels, les métaux précieux surtout, ont,
dans les conditions où s'agite l'humanité, une évolution très lente
par rapport à la nôtre; ils peuvent donc servir de repères pour l'his-
toire des hommes, et, en réahté, au point de vue de ses applica-
tions immédiates à la vie courante, la science basée sur ces repères
provisoires est parfaitement suffisante.
Mais si le besoin de la science est né chez l'homme de la néces-
sité pratique où il se trouvait de connaître le monde ambiant, d'en
utiliser les avantages et d'en éviter les inconvénients, ce besoin,
éprouvé pendant de nombreuses générations, a fini par prendre
dans la nature de l'homme une place définitive ; il s'est transformé
en exigence impérieuse. Comme tous les caractères acquis dans
des circonstances données et fixés ensuite dans notre hérédité indé-
pendamment des contingences, le besoin de savoir existe aujour-
d'hui chez nous en dehors de toute utilité; c'est le besoin absolu
de savoir pour savoir, ou, si l'on veut, le goût de la science en
dehors de toute application possible; c'est là, il me semble, la meil-
leure définition de la philosophie. L'homme est devenu un animal
philosophe; sa curiosité l'a conduit à de grandes découvertes qui
ont étendu prodigieusement son domaine; elle l'a amené aussi à
des recherches parfaitement inutiles en apparence. Qui peut se
préocuper de savoir si l'anneau de Saturne finira par se confondre
avec la planète? Quelle importance cela aura-t-il pour nous? Et
cependant les plus grands astronomes ont discuté cette question
avec gravité. On ne sait d'ailleurs jamais ce qui résultera d'une
découverte faite dans un domaine quelconque, et c'est pour cela
que nul n'a le droit de parler de recherches inutiles.
Parmi les recherches, inutiles en apparence, auxquelles l'homme
a été conduit par sa curiosité scientifique, il en est qui sont peut-
F. LE DANTEC — l'OUDRE DES SCIENCES 9
ôlre dangereuses. Je veux parler de celles qui concernent sa
propre nature, l'examen raisonné de son « journal de bord », pour
employer notre métaphore de tout à l'heure. Ces recherches ne sont
devenues possibles qu'après la découverte de repères fixes et imper-
sonnels en dehors de l'observateur lui-môme. Tant que l'homme
n'a pas analysé d'une manière indépendante de sa propre person-
nalité les phénomènes extérieurs à lui, il n'a pas eu la possibilité de
discuter la valeur de ses opinions relativement à sa propre nature.
De môme le navigateur ne peut apprécier l'exactitude de ses points
estimés successifs qu'après avoir fait un point certain au moyen de
visées astronomiques ou géographiques. Continuons cette compa-
raison : Rien n'est plus utile pour un bateau que de savoir exacte-
ment où il est; mais supposons que tous les points observés qu'il
porte sur sa carte s'éloignent notablement de ses points estimés;
il perdra toute confiance dans ses appréciations de chaque instant,
dans cette navigation à l'estime qui est, somme toute, la naviga-
tion courante entre les moments assez éloignés où l'on fait le point
astronomique. Il se demandera si sa boussole n'a pas été faussée
par un orage, si sa coque n'a pas acquis une dissymétrie inquié-
tante à cause des végétations marines qui s'y sont fixées, si son loch
et son sablier ont encore une valeur. Et il n'osera plus avancer qu'à
tâtons, alors qu'il marchait victorieusement à l'aventure quand il
avait confiance dans son estime de chaque instant. Un bateau parti
de Paimpol il y a quelques années pour la poche à la morue, et
ayant eu de la brume avec mauvais temps, s'est trouvé au bout de
trois mois aux environs du Danemark sans avoir pu trouver
l'Islande. Évidemment il a perdu confiance dans son point estimé!
N'est-il pas à craindre que la même chose arrive à l'homme si,
ayant acquis les moyens de soumettre son « journal de bord » à un
contrôle scientifique impersonnel, il s'aperçoit du peu de valeur
des indications qu'il tirait de cette conscience morale dont il était si
fier? C'est là le danger, et en môme temps l'aboutissant logique des
recherches scientifiques poussées à l'extrôme; après avoir mesuré
le monde, l'homme est arrivé à se mesurer lui-môme, à peser toutes
ses actions. En tirera-t-il véritablement profit? Ne regrettera-t-il pas
un jour l'ignorance partielle qui lui donnait confiance dans ses des-
tinées? Les progrès de la science auront beau s'affirmer de jour
en jour, il est difficile de prévoir le moment où la vie de l'homme
iO REVUE PHILOSOPHIQUE
sera entièrement scientifique, même chez les individus les plus
remarquables. Et qu'arrivera-t-il chez les hommes moyens qui ont
confiance dans les indications des savants sans pouvoir eux-
mêmes faire de la science? Supposons qu'un cuirassé, muni de
puissants moyens d'investigation astronomique et géographique,
rencontre en haute mer une de ces hardies flottilles dans lesquelles la
navigation à l'estime se fait par les moyens les plus rudimentaires;
supposons que ce cuirassé ait constaté des divergences profondes
entre sa marche estimée et sa marche vraie et dise aux pêcheurs :
« Ily a des perturbations dans le monde; la navigation à l'estime
ne vaut plus rien ! » Le vaisseau continuera sa route à grand renfort
de visées et de calculs; mais que deviendront les barques ayant
perdu toute confiance dans leurs moyens ordinaires de naviga-
tion? Voilà un danger de la science. Ce danger disparaîtrait le
jour où toutes les individualités auraient en elles les moyens
scientifiques d'investigation. Mais comment se passera la période
de transition? Comment vivra l'humanité médiocre qui, faute de
mieux, doit se servir quotidiennement des indications de son
journal de bord?
Quelle différence y a-t-il d'ailleurs entre la navigation à 1 estime
et la navigation au point astronomique, entre la science imperson-
nelle et l'appréciation des faits par la conscience individuelle? La
navigation à l'estime se fait, elle aussi, par des moyens aussi précis
que possible, par des mesures. Si donc la définition de la science
est dans l'emploi des mesures, la ligne tortueuse construite d'après
les indications du journal de bord mérite le nom d'œuvre scienti-
fique. Et, de fait, les caboteurs qui ne perdent jamais la côte de
vue, qui reconnaissent successivement tous les caps, tous les îlots,
tous les phares, savent toujours exactement où ils sont, parce que
les éléments de leur journal de bord sont tous absolument précis.
Leur estime est faite uniquement d'éléments scientifiques; mais
vienne la brume ou la nécessité de perdre les côtes de vue, les
visées géométriques seront remplacées par des à peu près, par des
mesures de vitesse donnant le déplacement du bateau par rapport
à la surface de l'eau, et non par rapport au fond qui a seul une
F. LE DANTEC. — L'oilUItt; DES SCIENCES 1 1
valeur géographique, etc. 11 n'y a plus de points de repère vrai-
ment fixes, tlonc plus de science vraie.
La conscience de l'humanité actuelle contient une accumulation
de résumés anceslraux commencée depuis les temps les plus
anciens. On ne pourrait la comparer qu'au journal de bord dun
bateau qui, ayant commencé une navigation séculaire avec les
procédés d'Ulysse ou des Argonautes, aurait vu se perrectionner
petit à petit ses moyens d'investigation, par l'invention de la
boussole et la connaissance des lois astronomiques. Encore la
comparaison ne serait-elle pas parfaite; chaque fois qu'un bateau
a atterri, tout le journal de bord des temps passés ne compte plus;
on repart avec un point précis comme origine. L'homme naviguant
sur l'océan des évolutions n'atterrit jamais; il est toujours une
chose mouvante parmi des choses mouvantes; on ne pourrait le
comparer qu'à un bateau sillonnant un océan uniforme qui recou-
vrirait la terre partout. Si, dans un tel bateau, un marin faisait à un
mom.ent donné une mesure astronomique précise, et déterminait
un point vraiment scientifique, ses voisins, confiants dans le point
estimé rempli d'erreurs accumulées, le croiraient-ils? Accepte-
raient-ils de faire la correction? Non, vraisemblablement. Et, d'ail-
leurs, si l'océan était uniforme, quel intérêt présenterait la certi-
tude scientifique du point? J'ai bien peur que ma comparaison ne
soit trop bonne et que les discussions actuelles entre les hommes
de tradition et les savants n'aient pas plus de valeur!
Si l'on arrivait jamais à une cerlilude scientifique, toute discus-
sion devrait cesser; il y aurait là quelque chose d'acquis, indépen-
dant de toutes les erreurs passées. Notre génération a été élevée
dans la croyance à cette certitude. De grands esprits la battent
actuellement en brèche. L'homme mobile parmi les choses mou-
vantes ne pourrait jamais atteindre, même pour les choses les plus
susceptibles de mesures, une certitude absolue. Les grandes lois
d'invariance qu'il a cru découvrir et qui sont le joyau de son patri-
moine scientifique, la conservation de la matière, la conservation
de l'énergie, ne seraient que des à peu près. Les œuvres scienti-
fiques d'un Newton, d'un Maxwell, d'un Poincaré ne seraient.
42 REVUE PHILOSOPHIQUE
elles aussi, que des « journaux de bord », des approximations
meilleures que celles des mortels ordinaires, mais susceptibles
d'être corrij^ées plus lard par les découvertes plus précises d'un
savant, dont l'œuvre admirable ne serait à son tour qu'un « journal
de bord » pouvant être retouché!
Si tout évolue, si tout se transforme, nous n'avons en efîet le
droit de considérer comme fixe aucun point de repère; nos œuvres
les plus scientifiques ne sont que de la navigation à l'estime. Les
lois mêmes, que nous avons cru découvrir dans les relations entre
les éléments du monde, évolueraient, elles aussi, et ne seraient
qu'actuelles, que provisoires! Rien ne nous permet de le nier.
Nous ne pouvons établir de lois que pour les choses dont l'étude
nous est accessible; mais, lorsqu'une loi nous paraît très générale,
nous avons une tendance à la croire universelle; nous l'appliquons
en dehors des limites entre lesquelles nous l'avons vérifiée, et nous
sortons ainsi du domaine de la science pour entrer dans celui de la
fantaisie .
Le doute qui commence à remplacer l'ancienne confiance tire
son origine de l'exagération fatale de notre curiosité. Je disais tout
à l'heure que la science, née des nécessités humaines, du besoin
qu'ont les hommes de connaître le monde ambiant, avait pris petit
à petit le caractère absolu d'une divinité exigeante. L'homme a
d'abord cherché à résoudre les problèmes qui intéressaient sa con-
servation et dont la solution pouvait l'aider dans la lutte contre les
éléments et contre les autres animaux. A ce point de vue on peut
dire qu'il a pleinement réussi; il est devenu sans conteste le roi du
monde. Le xix° siècle en particulier a apporté à ses conquêtes le
contingent le plus inespéré. Pour tout ce qui intéresse la lutte de
l'homme contre ses ennemis naturels, la moisson de la Science est
prodigieuse; les promesses de l'avenir sont plus belles encore.
Fiers du développement de notre industrie, nous pouvons adopter
l'orgueilleuse devise de Fouquet : quo non ascendam? Mais nous
ne sommes pas sages; nous sommes atteints de la folie de savoir
pour savoir. La Science qui, envisagée à l'usage de l'homme, a
rempli et au delà toutes les espérances qu'on pouvait fonder sur
elle, nous la dénigrons aujourd'hui parce qu'elle ne nous a pas
appris tout. Cette curiosité maladive résulte de l'existence même de
notre « journal de bord ». Le besoin de savoir est fixé dans notre
F. LE DANTEC - l/oUDHE DES SCIENCES 13
hérédité, et nous en sommes d'autant plus pénétrés que nos
ancêtres, confiants dans la navigation à l'estime, ont cru tout
savoir. 11 faudrait proiiiber cette curiosité comme un fléau stérili-
sant, si les sciences positives ne tiraient pas souvent un bénéfice
imprévu de recherches purement spéculatives. Les études sur la
dissvmétrie moléculaire ont conduit Pasteur à celle de la fermen-
tation.
Parmi les plus dangereuses de nos curiosités est celle qui nous
pousse à nous connaître nous-mêmes, à connaître, du moins, nos
relations avec les phénomènes ambiants. Cette connaissance est
sans aucun doute utile; il serait impossible de chercher à guérir
nos souffrances si Ton ne connaissait pas le substratum de ces
souffrances. L'anatomie et la physiologie sont indispensables;
mais nos études sur la vie dépassent bien vite le cadre dans lequel
elles sont utiles. Le désir de trouver des formules qui permettent
de guérir, non seulement les maladies de l'individu, mais les souf-
frances que lui cause la vie sociale, nous amène à reviser ce qui
nous paraissait le plus solide dans nos « journaux de bord », dans
nos consciences morales, les principes directeurs que des milliers
de générations ont considérés comme définitifs, et qui se sont
ancrés de plus en plus en chacun de nous. Là encore, malgré leur
danger incontestable, les recherches scientifiques ont eu une part
d'utilité. Si l'humanité souffre au nom d'un principe faux, il n'est
pas mauvais de montrer que ce principe est faux ; mais que restera-
t-il à l'homme dépourvu de tous ses principes fondamentaux, à
l'homme qui n'aura plus comme guides que la conservation de la
matière et celle de de l'énergie? Après qu'il aura, dans la marche
glorieuse des industries, prononcé avec orgueil le « quo non
ascendam? » la conscience de son néant ne l'amènera-t-elle pas à
gémir un « vanitas vanitatum! » et à regretter le temps où il
croyait à des principes dont il souffrait? C'est là le point angois-
sant dans notre curiosité actuelle; c'est cet inconnu inquiétant
qui crée aujourd'hui le différend entre les partisans de la Science,
de la Table rase, et les amis de la tradition. Les derniers refusent
aux premiers le droit d'investigation dans le domaine de la con-
science individuelle; ils ne veulent pas que leur « journal de bord »
soit discuté au nom des découvertes de la Science. Ils disent que
les données de leur conscience étant immédiates, et ayant été uti-
14 REVUE PHILOSOPHIQUE
Usées dans la découverte de lois scientifiques prétendues imperson-
nelles, ces lois scientifiques, découvertes par le moyen de la con-
science, seraient frappées de nullité en même temps que la conscience
condamnée au nom de ces lois. L'homme a cru à la liberté, au bien,
au mal, etc. Il s'est servi de tout cela pour édifier la Science. Si la
Science nous prouve que la liberté est une illusion, ne sape-t-elle
pas ainsi elle-même ses propres fondements? La comparaison de
la vie humaine avec la route d'un vaisseau a donné d'avance une
réponse à cet argument. Le point estimé, avec ses erreurs, sert à
construire le point observé qui devient une chose certaine, indé-
pendante du point estimé. De même, nos opinions, avec leurs
erreurs, nous ont servi à construire une Science impersonnelle,
indépendante de nos opinions, et qui peut même ensuite leur servir
de critère. La psychologie a précédé la science des mesures, comme
la navigation des Argonautes a précédé celle des paquebots trans-
atlantiques. Il serait illégitime de nier le rôle des croyances psycho-
logiques dans l'évolution de l'humanité. Le langage courant,
résumé de ces croyances, a été l'outil provisoire qui a servi à édifier
la Science; mais la Science, une fois impersonnelle, a rejeté
comme inutile et dangereux l'outil provisoire qui avait servi à
l'édifier, et s'est procuré un langage nouveau, impersonnel comme
elle-même, le langage mathématique.
Pour suivre l'ordre réel des choses, il faut d'abord passer en
revue la psychologie, le journal de bord de l'humanité préscienti-
fique, et montrer comment ce qu'il y avait de bon dans ses points
estimés a pu servir à édifier une science basée sur des repères
solides. Mais il ne faudra considérer cette psychologie que comme
une étape dans la voie de la construction de la science, et rien ne
nous empêchera de soumettre ensuite la psychologie elle-même à
la critique de la science issue d'elle. Et si la psychologie suc-
combe, la Science n'en sera pas infirmée.
II. — L'Étape psychologique.
'La comparaison, précédemment faite, de la vie humaine et de la
route d'un navire, nous a amenés à établir un parallèle entre la
période préscientifique de notre évolution et le journal de bord
d'un bateau naviguant à l'estime. Sur un tel journal de bord sont
notés les événements intérieurs du navire, les relations mesurables
F. LE DANTEC. — l'OKDRE DES SCIENCES 15
OU appréciables entre le navire et la surface mouvante de l'eau qui
l'environne, et enfin, toutes les fois que cela a été possible, des
relèvements précis de phares, d'îles ou de promontoires. Dans ce
dernier cas, les renseignements notés sur le journal de bord sont
d'une valeur très supérieure à celle des documents enregistrés en
haute mer; on ne peut cependant pas dire encore qu'ils soient
entièrement scienlificiues, puisqu'ils n'intéressent que le bateau
lui-même, puisqu'ils sont relatifs seulement aux rapports de posi-
tion du bateau et des terres qu'il côtoie. Que les navigateurs
fassent un elTort de plus, qu'ils prennent des mesures assez nom-
breuses pour établir des relations définitives entre les points de
repère extérieurs, indépendamment de la position du vaisseau
qu'ils habitent, ils auront éliminé l'élément personnel et fait œuvre
scientifique, en dressant la carte côtière de la région.
L'expérience humaine a contenu, depuis les temps les plus
reculés, des documents rentrant dans des catégories analogues à
toutes celles que nous venons de passer en revue; le « journal de
bord » de son évolution a enregistré des observations intérieures,
des relations accidentelles avec des objets extérieurs mobiles, des
repérages par rapport à des points fixes, et même des constatations
impersonnelles de rapports établis entre des repères extérieurs.
Du moment que l'homme a été en possession du langage articulé
il a traduit tous ces documents dans son langage, et a pu faire
profiter ses congénères et ses enfants de son expérience indivi-
duelle. De ce moment la science était née. Si la précision des
mesures est venue plus tard, une accumulation de documents
impersonnels plus ou moins exacts doit néanmoins être considérée
comme l'ébauche de la science. Ces documents impersonnels ont
probablement été d'abord purement topographiques; quand
l'homme des cavernes disait à ses enfants : « à 200 pas de notre
grotte, en descendant le ravin, on trouve une autre grotte dont
l'ouverture laisse passer un homme », on ne peut nier qu'il ait fait
œuvre scientifique. Il est donc bien difficile de séparer rigoureuse-
ment, dans l'histoire évolutive de l'homme doué de parole, une
période préscientifique et une période scientifique. C'est l'homme
préscientifique qui a édifié la science, et il y a réussi parce que,
dans ses antécédents, il avait déjà des habitudes scientifiques
rudimentaires.
16 REVUE PHILOSOPHIQUE
Antérieurement même au langage articulé, nous devons penser
que l'homme acquérait déjà une expérience personnelle des
causes extérieures de destruction, et qu'il pouvait la communiquer
à ses enfants, comme cela a lieu chez les animaux sauvages
dépourvus de parole. Avant de parler, l'homme était intelligent
comme tous les animaux, c'est-à-dire qu'il enregistrait dans sa
mémoire les documents recueillis par son expérience, et que ces
documents enregistrés entraient en ligne de compte dans ses
déterminations ultérieures. Les petits, l'imitant, profitaient de
l'expérience paternelle; et ainsi se fixaient, petit à petit, dans le
patrimoine héréditaire de chaque espèce, des instincts précieux
résultant d'actes intellectuels longtemps répétés. Ces instincts
étaient tous relatifs aux relations de l'homme avec le milieu; ils
n'avaient donc pas encore le caractère d'impersonnalité qui carac-
térise la science.
Y a-t-il eu des documentations vraiment scientifiques et imper-
sonnelles antérieures au langage articulé? Nous n'avons aucune
raison de l'affirmer, mais nous ne devons pas le nier; les castors,
qui ne parlent pas, construisent des digues qui exigent la connais-
sance d'une relation impersonnelle entre des objets extérieurs aux
constructeurs. Quoiqu'il en soit, il est bien certain que le lan-
gage articulé a été un outil merveilleux de développement scien-
tifique; il est bien certain aussi que ce langage articulé a pris
naissance à un moment oîi la science humaine était sinon nulle,
du moins très rudimentaire. A partir de ce moment, le langage
a dominé toute l'histoire de l'homme, car presque toutes les rela-
tions d'homme à homme ont eu lieu par son intermédiaire.
Qu'était ce langage au début? Nous l'ignorerons toujours; il s'est
transmis jusqu'à nous en se transformant de diverses manières
suivant les lignées, mais il est vraisemblable que, s'il a beaucoup
changé dans sa forme, il ne s'est guère modifié dans le fond. En
d'autres termes, si, par une bonne fortune plus qu'improbable,
nous connaissions aujourd'hui les discours que tenaient les
hommes de Spy ou de Cro-Magnon, nous les comprendrions, nous
pourrions les traduire au moyen d'un dictionnaire dans notre lan-
gage actuel. Le contraire ne serait pas vrai; il est certain que nous
ne saurions pas traduire en langage de Cro-Magnon une page de
« la Science et l'Hypothèse », car les hommes ont ajouté depuis
F. LE DANTEC- — I>'()IU)llE DES SCIENCES 17
celle époque à leurs conceptions et à leur vocabulaire, ils y ont
ajouté, mais je ne crois pas qu'ils en aient rien retranché. Ce lan-
gage initial, qui représentait les conceptions initiales des hommes
doués de parole, pèsera indéfiniment, j'en ai bien peur, sur notre
philosophie.
J'irai même plus loin; il me semble que, si les abeilles, les
fourmis ou les castors se trouvaient doués de la parole articulée
ou de quelque chose d'équivalent, leur langage ne serait pas essen-
tiellement dilTérent du nôtre; il aurait du moins en commun avec
le nôtre tout ce qui est commun aux animaux dans leurs relations
avec le milieu ambiant. Toute cette partie commune pourrait être
traduite du langage des castors en langage humain. Il y aurait
seulement des diflerences relatives aux particularités qui existent
seulement dans une espèce; les mains de l'homme, les glandes à
cire des abeilles, la queue des castors, ne trouveraient pas leur équi-
valent dans les langages des espèces dilTérentes, non plus que les
opérations dans lesquelles ces outils entrent en jeu. Mais il serait
facile de faire un catalogue de toutes les vieilles notions humaines
qui ne sont que des notions animales applicables à toutes les
espèces.
Évidemment, par exemple, dans les relations des individus avec
le milieu ou avec les autres individus, chaque animal dira en par-
lant de lui-même, (juelque chose qui équivaut à notre « Je », et
divisera ainsi le monde entier en deux parties distinctes, celle qu'il
occupe et le reste. Le moi et le non-moi sont des notions animales
inhérentes à la vie libre de l'individu.
La notion de liberté sera aussi une notion forcément commune
à tous les animaux non fixés. Du moment qu'un animal raconte
l'histoire de son individu considéré comme séparé du monde
ambiant, comme formant un monde à part, il ne peut pas ne pas
le déclarer libre, c'est-à-dire qu'il doit affirmer « qu'il agit à
chaque instant pour des raisons qui sont en lui ».
C'est surtout par la comparaison de son activité avec celle des
minéraux que l'animal donnera de l'importance à cette notion de
liberté; elle lui paraîtra caractéristique de la vie animale. Là où
un caillou reste inerte, une souris trotte et se dislingue ainsi du
caillou. Si l'on allait un peu plus loin dans la précision du langage,
cette différence entre la souris et le caillou paraîtrait peut-être
TOME LXIV. — 1907. 2
18 REVUE PHILOSOPHIQUE
moins profonde. La souris agit, pour des raisons qui sont en elle,
suivant sa nature de souris. Le caillou agit aussi suivant sa nature
de caillou; pourquoi affirmer que les raisons de sa caillouteuse
activité ne sont pas en lui, comme pour la souris? J'ai tort de vou-
loir déjà discuter la valeur du langage, alors que je me suis proposé
simplement d'en exposer pour le moment les particularités com-
munes aux animaux libres. Et, d'ailleurs, si l'on démontrait à un
animal que la définition précise de la liberté s'applique aussi bien
au caillou qu'à lui-même, il aimerait mieux déclarer le caillou libre
que de se priver lui-même d'une faculté qu'il considère comme un
apanage précieux. Le mot liberté perdrait ainsi toute signification,
puisqu'il n'établirait plus la différence qu'il a d'abord été destiné
à établir entre les animaux et les corps bruts.
La notion du moi et la notion de liberté sont inséparables de la
nature animale. La liberté, telle qu'elle est définie plus haut, est
même indispensable à l'accomplissement d'un acte intellectuel;
l'acte intellectuel, qui consiste à « tirer parti de son expérience »,
suppose aussi la mémoire sans laquelle aucune expérience ne serait
enregistrée. Or, nous constatons des actes intellectuels chez tous
les animaux. Nous devons donc déclarer ces animaux libres comme
nous, intelligents comme nous, doués de mémoire comme nous;
mais il est bien entendu que, pour l'abeille, ce sera de la liberté
d'abeille, de l'intelligence d'abeille, de la mémoire d'abeille, pour
le castor, de la liberté de castor, de l'intelligence de castor, etc.
Quant à l'expérience, elle diffère évidemment suivant les espèces
animales, non seulement parce que les mécanismes des individus
les mettent en relation avec des objets différents suivant leur taille
et leur structure, mais encore et surtout, parce que les outils au
moyen desquels ils prennent connaissance du monde ambiant, les
organes des sens, sont différents chez les différentes espèces. Là
s'arrête donc la similitude possible du langage des fourmis avec
celui des castors ou de l'homme. De l'expérience de fourmi ne sau-
rait se raconter dans le langage créé par l'homme pour raconter
/le l'expérience d'homme. Les langages, comparables dans leurs
grandes lignes, ne le sont plus dans le détail. C'est de la nature de
l'expérience humaine que dépendra la forme delà science humaine;
mais si cette science est de la vraie science, si elle établit entre les
objets extérieurs des rapports impersonnels, des rapports dans
F. LE DANTEC. — l/ounUK DES SCIENCES 19
lesquels respèce môme de l'animal observateur ne joue plus aucun
rôle, elle sera utilisable pour tous les ôlres intelligenls quels qu'ils
soient.
Malgré ces dilTérencesde détail, il reste une grande unité dans le
plan de la connaissance animale. Toutes les grandes lignes se
retrouvent chez tous les animaux intelligents, et ils le sont tous
plus ou moins.
Le langage articulé, auquel nous, hommes, sommes habitués
depuis si longtemps, nous paraît si commode pour exécuter des
opérations intellectuelles que nous concevons difficilement l'exé-
cution de telles opérations chez des animaux qui ne sont pas doués
de la parole. Mais, d'abord, nous ne savons pas s'il n'existe pas, chez
les autres espèces animales, quelque chose d'équivalent à notre
langage articulé. Peut-être môme, chez les fourmis par exemple,
existe-t-il un langage qui permet les communications de documents
d'individu à individu. Chez d'autres animaux moins favorisés, il
existe vraisemblablement un langage intérieur qui donne à la
mémoire une forme plus maniable, et permet, comme cela a lieu
chez nous, l'abstraction, la généralisation et les associations
didées ; le tout à un degré plus ou moins développé et adéquat à la
nature de l'espèce animale observée.
Quoi qu'il en soit de toutes ces hypothèses invérifiables sur les
animaux des autres espèces, le rôle du langage dans le développe-
ment de l'espèce humaine est évident. Le langage permettant de
se transmettre des documents d'individu à individu est indispen-
sable à la création de la Science, magasin de documents imper-
sonnels où tous les êtres doivent pouvoir puiser. Sans un langage
articulé il ne pourrait y avoir que des actes intellectuels isolés,
aboutissant, par imitation des générations successives, à la forma-
tion d'instincts spécifiques.
Mais, si le langage humain a été indispensable à la création de la
Science, il ne saurait, par cela môme qu'il est humain, devenir le
langage de la Science, du moins de la Science universelle qui n'est
ni personnelle ni spécifique. Il faudra que ce langage humain,
utilisé pour la construction de la science, disparaisse ensuite
comme le point estimé des navigateurs lorsqu'il a servi à cons-
truire le point observé. C'est pour cela qu'on peut dire que ce
langage, journal de bord de l'évolution humaine, représente une
20 KEVUE PHILOSOPHIQUE
étape dans l'histoire de révolution générale, l'étape psychologique.
Il serait aussi déraisonnable de nier l'utilité de cette étape du
progrès, qu'il est peu légitime, une fois la science créée, de vouloir
soustraire à la critique de cette Science la psychologie qui a servi
à l'établir. C'est le langage courant ou langage psychologique qui,
avec toutes les erreurs dont il est encombré, a permis d'édifier une
Science dont certaines parties semblent déjà parfaites. Il faut donc,
pour établir les grandes hgnes de la Science, commencer par attri-
buer provisoirement une valeur absolue à toutes les notions psy-
chologiques dont l'homme s'est servi dans ses recherches. Plus
tard seulement, une fois la science établie et devenue imperson-
nelle en se dégageant de toutes les erreurs humaines, on pourra
chercher quelle place occupent, au milieu des autres phénomènes
de la nature, les manifestations de notre activité consciente. Et si
Ton trouve que des erreurs considérables existaient dans la psycho-
logie, cela ne devra pas nous enlever notre confiance dans une
Science née de l'étape psychologique, mais entièrement libérée
d'elle.
Il faudrait maintenant passer en revue les facultés humaines,
telles qu'on les étudie dans les traités de philosophie, et sans nous
demander si, plus tard, à la lumière de la Science, nous pourrons
trouver un rapport entre ces facultés et des phénomènes mesu-
rables. Naturellement il suffirait de s'occuper ici de la psychologie
et de la logique qui ont servi toutes deux à l'édification de la
science. La morale et la métaphysique n'ont rien à voir dans la
genèse de la Science, ce qui ne les empêchera pas d'être soumises
ensuite à la critique de la Science, lorsque la Science existera. Je
n'ai pas qualité pour faire un exposé de la psychologie et de la
logique classiques. J'indique seulement qu'il faut, pour com-
prendre la construction de la Science, se familiariser d'abord avec
les outils dont disposaient les hommes pour construire la science.
Il n'est donc pas inutile d'enseigner la psychologie et la logique à
ceux qui veulent se livrer ensuite à l'étude générale des sciences.
Mais il faut les prévenir dès le début que c'a été là une étape du
développement de l'humanité, et qu'il faut en considérer les
données comme provisoires. Il faut accepter ces données dans la
mesure où elles sont nécessaires à la compréhension de la genèse
de la science, mais avec l'arrière-pensée qu'on en discutera la valeur
F. LE DANTEC- — l'oRDRE DES SCIENCES 21
ensuite, quand on aura à sa disposition l'outil impersonnel de la
Science proprement dite.
Ce n'est pas ce <jui se fait en général dans les traités de philoso-
phie. Au contraire, on enseigne d'abord aux élèves qui ne savent
pas encore ce qu'est la physiologie, que la psychologie en est diffé-
rente par son objet et ses méthodes. Quand on leur parle de la
liberté individuelle, on leur démontre qu'elle est réelle, on fait le
procès du déterminisme, etc., etc. 11 faut, à mon avis, modifier cet
ordre de renseignement. Il faut commencer par exposer la psycho-
logie et la logique sans en discuter la valeur. Puis on passera à
l'étude des sciences, et la moisson abondante obtenue prouvera
que, au moins comme données provisoires, comme point approché,
les points de départ avaient une valeur non négligeable. Puis, les
sciences exactes établies, on entreprendra l'étude de la vie, la
Biologie; et cela conduira à discuter la psychologie, la logique, la
morale et la métaphysique, à la lumière de la science. La cons-
cience, la liberté, l'imitation, l'intelligence, etc., seront des sujets
d'étude très intéressants, mais seulement après que nous aurons
parcouru le cycle des sciences impersonnelles. Voici donc en
résumé l'ordre que je crois convenable :
1" Psychologie et logique étudiées comme moyen d'établir la
science, sans aucune discussion de leur valeur absolue; on en
apprend d'ailleurs à peu près assez, en apprenant à parler.
2° Sciences exactes. Ces deux premières parties du cycle des
études représenteront la marche ascendante de l'homme à la
science; du sauvage des cavernes à Lavoisier et à Pasteur.
3° Biologie, c'est-à-dire application des sciences à l'étude de la
vie. -Discussion de la nature des facultés humaines, de sa liberté,
de sa conscience, etc.; étude de la formation des espèces animales
et de toutes leurs particularités : psychologie, logique, morale,
métaphysique.
Cette troisième partie réalisera la localisation de l'homme dans
la science impersonnelle créée par l'homme; après le voyage « de
l'homme à la science », ce sera le retour « de la science à
l'homme»; ce retour ne sera pas précisément flatteur pour le créa-
teur de tant de merveilles; beaucoup regretteront de ne pas s'être
arrêtés à mi-chemin.
{La fin prochainement.) F. Le Dantec.
h
UNE EXPÉRIENCE CRUCIALE EN GRAPHOLOGIE
J'ai cru, il y a quelque temps, qu'il m'était permis d'affirmer,
d'après des expériences de contrôle % que l'écriture renferme des
signes d'intelligence. On le voit bien dans l'épreuve suivante :
lorsqu'on propose à un graphologue de profession deux corps
d'écriture, dont l'un émane d'une personne de talent ou de génie,
et dont l'autre a été écrit par une personne d'un bon ordinaire, le
plus souvent le graphologue ne s'y trompe pas; il va droit à la
première écriture, et nous déclare : « Voici celle de l'homme
supérieur ». Il n'est même pas nécessaire d'être graphologue pour
faire la distinction d'une manière juste; je connais plus d'une
personne qui est complètement étrangère à cet art, et qui d'ins-
tinct, sans pouvoir dire pourquoi, ni comment, reconnaît l'échan-
tillon intelhgent et celui qui ne Test pas; perspicacité bizarre, et
presque contradictoire, car ces sortes de personnes, qui ont si bien
le sentiment de l'intelligence dans l'écriture, ne possèdent pas
toujours une écriture intelhgente; il y en a même qui sont d'une
mentalité très médiocre. Et ces diagnostics ne sont pas, comme
on pourrait le supposer de prime abord, l'effet d'un hasard heu-
reux; car le hasard ne résiste pas à des expériences répétées; on
devine juste par hasard une fois sur deux, et non quatre-vingts
fois sur cent. Or, c'est la proportion de quatre-vingt-dix sur cent
qui a été atteinte, et parfois même dépassée par des grapholo-
gues de talent, lorsqu'ils cherchèrent à lire l'intelligence des gra-
phismes.
Je croyais donc avoir fourni une démonstration rigoureuse de
.mon affirmation; je croyais avoir prouvé que, dans une certaine
mesure, et avec toutes les atténuations qu'on voudra, il existe une
graphologie de rintelligence. En effet, toutes les objections qu'on
pouvait m'adresser tombaient devant les faits. Comment, m'a-t-on
1. Voir les Révélations de l'Écriture, Paris, F. Alcan, 1906.
A. BINET. — U.NE EXPKRIKNCB CIUCIALE EN CUAPHOl.OGIE 23
dit, une chose aussi subtile, et aussi immatérielle que l'intelligence
peut-elle se traduire dans la grossièreté d'un trait de plume?
Comment, m"a-t-on dit encore, dépister l'influence de l'intelligence
au milieu de tant d'autres facteurs qui sont tout aussi importants,
tels que la forme de la plume, la nature de l'encre et du papier, la
force musculaire et l'adresse de la main, l'imitation d'autres
écritures, le souci de la lisibilité, l'intluence de la mode, le
snobisme, etc., etc.? Enfin, il s'est trouvé d'autres critiques pour me
dire : Comment ètes-vous certain vous-même que les gens dont
vous donnez les graphismes à comparer sont de mentalité inégale,
el que celui auquel vous décernez la palme l'a bien méritée?
Est-ce que l'intelligence se mesure? Est-ce qu'elle est une? Est-ce
qu'il n'existe pas plutôt des intelligences, c'est-à-dire des aptitudes
de nature essentiellement diiïérente, et pour lesquelles on ne
pourrait trouver aucun commun étalon?
Voilà les principales objections qui m'ont été faites. Je ne sens
nullement le besoin de critiquer en détail des opinions théoriques,
puisque les résultats se chargent d'y répondre. L'a jyriori n'est ici
que de l'aulo-suggestion. Mes résultats démontrent bien, en efifet,
que l'intelhgence s'exprime dans la forme de l'écriture; elle y est
bien puisqu'un esprit sagace peut l'y découvrir; mes résultats
démontrent en outre que malgré toute la difficulté qu'on éprouve à
juger qu'une personne est moins intelligente qu'une autre, je me
suis rendu maître de cette difficulté, puisque l'ensemble des grapho-
logues, en fournissant des diagnostics dont la majorité se conforme
à mon choix, ont donné la démonstration que ce choix a été juste.
Bref, je le répète, je n'avais pas à minquiéter des objections; je
laissais aux faits le soin de se démontrer eux-mêmes.
Mais, sur ces entrefaites, M. Borel, le directeur de la Revue du
Mois, voulut bien publier dans sa Revue (second semestre de 1906)
une analyse de mon livre, et il exposa dans son article une objec-
tion nouvelle. Les fragments de texte que j'avais publiés lui sem-
blaient significatifs, à la fois par leur tournure de phrase et par
leur contenu; si significatifs qu'on pouvait supposer que, rien qu'à
les lire, les graphologues avaient pu recevoir une suggestion utile.
Il est évident qu'un sot n'écrit pas de la même manière qu'un
homme d'esprit; même dans la phrase la plus simple, pour dire
bonjour ou prendre congé, une intelligence d'élite met son cachet.
24 REVUE PHILOSOPHIQUE
Je sais des personnes qui jamais de la vie n'ont prononcé ni écrit
une phrase banale. Tout ce qu'on sait des relations étroites entre
le mot et la pensée rend très plausible la critique de M, Borel.
Mon aimable contradicteur ne s'en tint pas là. Après avoir émis
un doute, il voulut le vérifier. Donc il imprima les fragments de
lettres qui avaient servi à quelques-unes de mes expériences, et,
s'adressant aux lecteurs de sa Revue, il les invita à juger par
leur contenu si ces lettres provenaient d'intelligences supérieures
ou d'intelligences ordinaires.
Les solutions provoquées par cette consultation ingénieuse
furent tout à fait remarquables, et telles que M. Borel les avait
prévues.
Presque toujours les correspondants devinèrent juste; on calcula
le pourcentage des réponses exactes, et il se trouva que le chiffre
ne fut pas sensiblement inférieur, à peine de 10 p. 100, à celui qui
avait été fourni par des graphologues habiles, qui pouvaient se
guider à la fois par le contenu des lettres et par leur graphisme.
Tout en applaudissant à l'épreuve imaginée par M. Borel, je
crus devoir faire des réserves; elle me parut moins démonstrative
qu'il ne le supposait; car il n'avait provoqué de jugements et de
comparaisons que sur un nombre de 12 textes; ma base d'opéra-
tions était beaucoup plus large; j'avais fait étudier 72 textes.
Mais enfin, tel qu'il était, ce fragment d'expérience donnait à
réfléchir; il en sortait, non pas une démonstration, mais un point
d'interrogation. On avait le droit de se demander si les 72 textes
que j'avais employés n'étaient pas aussi éloquents, comme
contenu, que les 12 sur lesquels mon distingué collaborateur avait,
sans aucun choix du reste, fait porter son contrôle. Ce doute
suffisait pour affaiblir une démonstration qui pouvait paraître
irréprochable.
Avant d'aller plus loin, je sens le besoin de me défendre contre
un reproche de légèreté. Eh quoi, me dira-t-on, ne pouviez-vous
pas prévoir l'objection qui vous a été faite? Comment se fait-il que
vous ayez si mal pris vos précautions? Pourquoi n'avez-vous pas
songé à une cause d'erreur qui est formidable? — J'y avais bien
songé; et ceux qui se reporteront à mon livre verront que j'avais
confié à une personne très distinguée le soin de deviner par le
contenu la mentalité des scripteurs; mais cette personne, qui avait
A. BINET. — LNE EXPKRIENCE CRUCIALE E.N GRAPHOLOGIE 25
eu la patience de travailler sur mes 72 textes, avait fourni un
pourcentag;e de réj)onscs justes à peine supérieur au hasard.
J'avais eu tort, évidemment, de me contenter d'une épreuve
unique; malgré quelques recherches je n'avais pas mis la main
sur un autre collaborateur présentant tous les titres voulus; il faut,
en elîet, pour mener ù bien cette épreuve, avoir une grande finesse
d'intelligence, et en môme temps disposer de nombreux loisirs,
avoir le courage d'entreprendre un travail assez long. En général,
ceux qui ont des loisirs manquent d'intelligence; et, ceux qui sont
très intelligents manquent de loisirs.
M. Borel a procédé tout autrement, je le rappelle; c'est sur
12 textes seulement qu'il a convié une trentaine de correspondants
à pratiquer leurs analyses. Et, de plus, il a employé une méthode
extrêmement féconde, sur laquelle je m'expliquerai ailleurs lon-
guement : la méthode des majorités. Elle consiste à prendre la
majorité des opinions données individuellement sur une question
donnée. Il se trouve, comme je lai constaté dans des recherches
inédites, sur la physionomie, sur la main, sur la mémoire, sur les
perceptions, que celte majorité se trompe rarement, et constitue
un révélateur extraordinairement précis de jugements à peine
conscients. Il n'est donc pas étonnant qu'ayant employé ce qui
constitue une technique nouvelle, M. Borel ait vu ce que je ne
pouvais pas voir.
Mais c'est assez s'expliquer sur un cas tout personnel. Conti-
nuons la recherche.
Que me restait-il à faire?
Il ne s'agissait pas, bien entendu, de défendre mordicus une
position acquise. Comme M. Borel lui-même, je suis toujours prêt
à imiter le fier Sicambre, qui adore ce qu'il a brûlé, et brûle ce qu'il
a adoré. Si ma démonstration de la graphologie de l'intelligence
est inexacte, tant pis, je le dirai, et je recommencerai, s'il le faut,
mon enquête avec des méthodes meilleures.
J'aurais bien voulu que M. Borel conviât ses correspondants à
poursuivre le travail qu'ils avaient si bien commencé sous son
inspiration. J'étais tout prêt à leur envoyer, reproduite par la
machine à écrire, la totalité des documents qui m'avaient servi :
car à ce prix-là, on aurait su tout de suite à quoi s'en tenir. Mais
quel travail! Il n'est pas probable qu'un seul des correspondants
26 hEVUE PHILOSOPHIQUE
l'aurait entrepris; leur bonne volonté s'était épuisée dès le premier
essai; et on ne pouvait plus rien leur demander. Quelques-uns
appartenaient à l'Institut. On ne dispose pas du temps des acadé-
miciens comme de celui du premier venu.
Nous étions dans une impasse.
J'en suis sorti, en faisant appel encore une fois à la bonne volonté,
vraiment inépuisable, de M. Crépieux-Jamin. Je savais qu'il s'était
affecté des objections de M. Borel. Je n'eus aucune peine à lui
communiquer cette conviction, qui était la mienne, qu'il était
nécessaire de procéder à une épreuve décisive, cet experimentum
crucis, comme disent les logiciens. En quoi pouvait-elle con-
sister? C'est ce que nous allons exposer.
On nous avait reproché, et avec raison, d'avoir employé des
textes trop significatifs. On nous avait démontré que, dans ces
expériences, il faut s'occuper grandement de la critique des textes.
Nous pouvions, pour répondre à cette précieuse indication, ne
recourir qu'à des textes absolument incolores. Je possède des
adresses sur enveloppes qui m'ont été écrites par une foule de
gens. Je n'ai pas eu de peine à composer avec ces documents des
couples d'écriture, provenant de scripteurs dont l'intelligence est
très différente. Il y a là-dedans des hommes supérieurs, des
talents, de grands talents, et il y a la foule des gens ordinaires. J'ai
donc supposé qu'il me serait facile de composer une épreuve où
toute erreur provenant du contenu de l'écrit serait supprimée.
Je me trompais bien. Après avoir réuni et couplé ma collection
d'enveloppes, je vis combien cette épreuve simplifiée et en appa-
rence épurée était complexe, et pleine d'indications. Je préfère
expliquer tout au long mes observations successives, afin d'éviter
à d'autres les écoles que j'ai faites.
Je composai d'abord, avec tout le soin possible, 28 couples
d'enveloppes ; parfois, une écriture était représentée par 2 enve-
loppes, ou 3, ou même 4. Le nombre total des enveloppes, dont
quelques-unes faisaient double et triple emploi, se montait à 75.
Entrons ici dans quelques détails minutieux. Je donnerai
d'abord la liste de mes supérieurs, passant sous silence, pour des
raisons de discrétion, les noms de ma série moyenne. Mes écritures
supérieures proviennent de MM. Chabot, professeur de l'Université
de Lyon, Gaston Bonnier, de l'Institut, Poincaré, de l'Institut,
A. BINET. — L>E EXPKItlE^r.K CULCIALL EN GltAl-IIOl.OGlE H
Brieux, l'auteur dramaliquc, Bouvier, de l'Inslilut, Maurice
Donnay, l'auleur dramatique, Mile T. (personne très intelligente),
Charles Uichet, professeur à la Faculté de Médecine, Picard, de
l'Institut, Déjerine, professeur à la Faculté de Médecine, Lant,'evin,
professeur adjoint au Collège de France, Mavel, de l'Institut,
Mcillel, i)rofesseur au Collège de France, Jules Lemaître, le cri-
tique littéraire, Paul liervieu. Fauteur dramatique, Berthelot, de
l'Institut, Albert Kéville, professeur au Collège de France, Van
Gehuchten, professeur à l'Université de Louvain, Boutroux, de
l'Institut, Frédéricq, professeur à l'Université de Liège, Giard, de
l'Institut, Mlle Billoley, directrice de l'École normale d'institu-
trices, Liard, de l'Institut, Pierre Janet, professeur au Collège de
France, Faguet, de l'Institut, Clermont-Gauneau, de l'Institut,
Dclage, de l'Institut, Mme Rauber, inspectrice primaire. L'autre
série se compose de savants de second ou de troisième ordre,
d'instituteurs, de fournisseurs, de gens du monde sans talent, de
fonctionnaires généralement quelconques. Entre deux écritures
du même couple, je me suis arrangé pour que la diiïérence intel-
lectuelle fut constamment très grande : lorsque le terme de ma
série supérieure n'est pas absolument un supérieur, mais simple-
ment un individu intelligent, celui qu'on lui compare est franche-
ment médiocre.
Les en-têtes des lettres ont tous été supprimés. Il y en avait 7 qui
se répartissent ainsi : 10 supérieurs, 1 moyens. Donc rien à tirer
de là. Il y a eu 6 fois emploi d'encre bleue (4 supérieurs, 2 moyens).
Je suppose que ce n'est pas un signe. On a employé 8 cartes-
lettres (3 supérieurs, 5 moyens), ce n'est pas un signe non plus. Il
y a eu 3 envois de l'étranger fl moyen, 2 supérieurs); rien à dire.
Le papier est d'ordinaire blanc, et de qualité variable; quelque-
fois il est teinté : 1 rose (scripleur moyen), 3 bleus (supérieurs),
1 moiré (inférieur), 1 gris (supérieur], 3 jaunes (1 supérieur,
2 inférieurs).
Passons aux suscriptions. Sauf deux lettres adressées à Mme Binet,
à Paris, toutes les autres me sont adressées personnellement; mais
il s'en faut de beaucoup que la suscription de toutes les adresses
soit identique. J'ai été surpris de leur variété, quand j'ai voulu
m'en rendre un compte minutieux, la plume à la main. Sur ces
75 adresses, dont 73 me sont destinées, il s'en est trouvé de 59 types
28 REVUE PHILOSOPHIQUE
différents! Celte variété lient d"abord à ce que les lettres me sont
envoyées soit à la Sorbonne, soit à mon domicile d'hiver, à Meudon,
soit à mon domicile d'été, à Samois-sur-Seine. On a tantôt mis
mon prénom en toutes lettres, ou la première lettre seulement,
ou bien on l'a passé ; mon litre de directeur de laboratoire a donné
lieu à son tour à plusieurs variantes, soit qu'on l'ail mis, supprimé
ou abrégé, ou remplacé par un titre analogue; le nom du dépar-
tement a été mentionné, ou abrégé, ou omis. Combinez toutes ces
variations et vous arrivez à un nombre prodigieux d'adresses
différentes. Maintenant, il s'agit de rechercher si toutes ces suscrip-
tions se valent ou si quelques-unes sont plus intelligentes que
d'autres. En étudiant cela de près, j'ai vu dans les suscriplions
deux indications : la première, insignifiante; la seconde, assez
curieuse. La première concerne l'erreur géographique commise sur
Meudon. Cinq de mes correspondants mettent Meudon dans la
Seine, et parmi ces cinq, il n'y en a qu'un de la série supérieure.
Mais je me hâte d'ajouter que c'est là une fragile combinaison de
hasard, sur laquelle on aurait tort de s'appuyer pour le diagnostic
d'intelligence; car, ayant eu l'idée d'examiner à ce point de vue une
cinquantaine d'autres enveloppes, j'ai constaté que les plus inlel-
gents ne sont pas plus forts généralement en géographie que les
moins intelligents.
Passons. La particularité curieuse est celle du prénom; en
général, les correspondants de la série moyenne ne mettent que
mon nom, et tout au plus l'initiale de mon prénom; les correspon-
dants de la série supérieure ont au contraire une tendance mani-
feste à mettre le prénom en toutes lettres, sans doute parce qu'ils
ont dans l'esprit la personnalité de l'écrivain, qui a l'habitude de
signer en toutes lettres ses livres. Évidemment, un fournisseur ne
voit en moi qu'un consommateur, tandis qu'un collègue envisage
l'auteur. Quelques chiffres le prouveront : sur un nombre de 49
adresses écrites par des intelligences supérieures, j'en trouve 24
qui mettent le prénom entier, 15 qui mettent la première lettre du
•prénom, et 10 qui se bornent au nom. Au contraire, sur 27 adresses
écrites par des intelligences moyennes, le prénom figure 4 fois en
toutes lettres, le prénom réduit à l'initiale figure 11 fois, et 12 fois
on a écrit seulement le nom. Si nous cherchons à tirer parti de ces
proportions pour éclairer notre diagnostic, en donnant constam-
A. BINET. — IJ>'E EXPÉIUENCF, CRUCIALE EN GHAPIIOLOCIE 29
ment la préférence à l'adresse qui conlienl un plus grand fragment
du prénom, nous arrivons à faire 10 diagnostics justes, 4 diagnostics
erronnés, et 7 solutions douteuses — tout cela sans nous occuper
de graphologie. Or si, selon l'usage suivi pour établir les pourcen-
tages, on répartit les solutions douteuses en parts égales dans les
deux clans rivaux, on a 13,5 solutions justes et 7,5 solutions
fausses., lignore si M. Crépieux-Jamin a tiré quelque avantage de
la particularité que je signale; si l'impression qu'il en a reçue est
inconsciente, lui-même ne pourrait nous donner aucun renseigne-
ment sur ce point. Du reste, pour éviter toute ambiguïté, il faut
poser le problème de la manière suivante; sans rechercher
comment un graphologue déterminé, a procédé en fait, dans une
expertise particulière, il est avéré que le contenu de l'écrit ne peut
donner ici, à notre connaissance, que 13,5 sur 20, ou 67,7 p. 100
de solutions justes; est-ce que la graphologie peut démontrer
qu'elle est utile à quelque chose, en fournissant un pourcentage
supérieur à celui-là? Nous allons le voir.
J'avais averti M. Crépieux-Jamin que l'expérience allait être
extrtMiiemcnt difficile. Il ne s'agissait point de rechercher le
maximum de renseignements exacts que la graphologie donne
quand elle opère dans les conditions d'une bonne documentation;
il s'agissait simplement de répondre à une critique très judicieuse
de M. Borel, et de rechercher si, lorsqu'on est sûr que le contenu
de l'écrit ne peut pas guider le diagnostic, la graphologie est
désarmée ou non. Jinsiste là-dessus, afin d'éviter de futurs malen-
tendus de presse, pour le cas où la presse s'occuperait encore
de mes recherches de graphologie. Les graphologues soutiennent
qu'on ne juge pas une intelligence sur 10 mots d'écriture; et
d'abord, ils ont le droit de soutenir cela, jusqu'à preuve du
contraire; et ensuite, il faut reconnaître que leur assertion paraît
très raisonnable. Je plaçais donc M. Crépieux-Jamin dans des
conditions très difficiles, qui sans rendre son expérience impossible
ne lui permettait pas, vraisemblablement, de déployer toutes ses
ressources; et je lui suis reconnaissant de ne pas s'être dérobé.
C'est d'ailleurs une justice à lui rendre : M. Crépieux-Jamin ne
se dérobe jamais.
Afin de corriger en quelque mesure le laconisme excessif des
documents sur lesquels je l'obligeais à travailler, je lui ai demandé
30 KEVUE PHILOSOPHIQUE
instamment d'éliminer tous les couples d'enveloppes pour lesquels
il ne pouvait pas atteindre un jugement de certitude. Mieux valait,
lui ai-je écrit plusieurs fois, laisser de côté une moitié des docu-
ments, et ne faire aucune erreur sur l'autre moitié. La démonstra-
tion, si elle était possible, n'en devenait que plus frappante.
L'expert s'est conformé à ma demande. Il y avait des écritures
sur lesquelles il hésitait beaucoup. Il les a mises de côté. Je lui
avais envoyé 28 couples d'enveloppes ; il en a éliminé 7 ; puis, dans
un autre envoi, il a pris 2 couples qui lui paraissaient bien élo-
quents, et les a joints à ceux qu'il avait conservés. Le nombre
total des couples a donc été de 21. C'est à propos de ces 21 couples
seulement que j'ai fait les essais de diagnostics sur le prénom,
dont j'ai parlé plus haut.
Son travail terminé, M. Crépieux-Jamin me l'envoya avec un
sentiment de confiance. Il n'était pas certain de n'avoir commis
aucune espèce d'erreur, me disait-il, mais il espérait que celles-ci
ne seraient pas supérieures à 10 p. 100. Il se trompait à son désa-
vantage, ce qui est un rare exemple de talent et de modestie. Je
suis heureux de constater qu'il a commis une erreur unique. Cela
lui fait un pourcentage de bonnes réponses égal à 95,2 p. 100. On
ne pouvait pas espérer mieux. Pour savoir si l'erreur unique
qu'il avait commise pouvait lui être rendue suspecte, je ne la lui
ai pas signalée expressément; je l'ai prié de la découvrir lui-même,
parmi 4 couples que je lui indiquais; et il y est arrivé à coup sûr,
sans hésitation.
On aurait pu s'arrêter là. Mais, dans la recherche scientifique, on
aspire toujours à plus de certitude. En étudiant de nouveau mes
couples, je reconnus que quatre d'entre eux contenaient des
écritures assez célèbres pour qu'on accusât un jour l'expert de
les avoir reconnues. J'ai confiance dans la loyauté de M. Crépieux-
Jamin. Je sais que s'il avait reconnu les écritures de MM. Brieux,
Donnay, Faguet et Hervieu, il m'en aurait prévenu. Mais il ne
suffit pas de se convaincre, il faut convaincre les autres, et pour
' ceux-ci les preuves morales sont généralement très faibles. Je
ésolus donc de remplacer les 4 couples précédents par d'autres.
Et puis je remarquai que, dans 2 autres couples, j'avais associé une
adresse à moi avec une adresse à Mme Binet; je supposai qu'un
critique subtil s'imaginerait que le correspondant d'une femme a
A. BINET. — VTiE KXPÉRIE.-SCE CHUCrALE EN GRAPHOLOGIE 31
des chances pour èlre moins intclligenl que celui d'un homme, et,
dans le cas présent, il ne se serait pas trompé. Je résolus donc de
remplacer les (> couples précédents par de nouveaux, où la série
supérieure était composée par MM. Dumas (de la Sorbonne), Rollct,
l'avocat bien connu, Souriau (professeur à l'Université de Nancy),
Lalande, Bourdon, professeurs de philosophie, Roussel, un institu-
teur fort intellii^ent, Belot, inspecteur primaire, Mme F. (profes-
seur d'école normale) et une jeune fille très distinguée; la série
moyenne est formée d'instituteurs, clercs de notaire, gens du
monde, etc. Dans cette série de 9, j'ai veillé à ce que mon prénom
ne figurât pas d'une façon plus expresse sur une des enveloppes
que sur l'autre; et je me suis arrangé pour qu'aucune des causes
d'erreur signalées plus haut ne se produisît. M. Crépieux-Jamin a
éliminé un des couples, pour documentation insuffisante, et porté
son diagnostic sur les autres, avec un sentiment de certitude : or,
il ne s'est pas trompé, il n'a commis aucune erreur dans le dia-
gnostic nouveau de ces 8 couples.
Récapitulons : sur un total de 29 couples d'enveloppes, jugées
au point de vue intellectuel, une seule erreur a été commise. Si on
supprime de cette série 6 enveloppes, considérées comme suspectes
pour les raisons que je viens de dire, il en reste 23, dans lesquelles
je ne vois aucune indication possible, en dehors du graphisme;
car, dans cette nouvelle collection, l'indication par le prénom
aurait 0 conséquences justes, A fausses, et 13 douteuses, ce qui
permet de n'en pas tenir compte. Je crois donc tenir enfin la
preuve cherchée : il y a dans Vécriture des sifjnes d'intelligence.
On me dispensera de prendre une conclusion plus générale,
voici pourquoi. Je ne pense pas qu'on serait justifié de déclarer
qu'un expert de l'habileté de M. Crépieux-Jamin distingue l'intelli-
gence avec une sûreté qui voisine pratiquement linfaillibilité.
Notre série d'épreuves ne conduirait à cette conclusion que si on ne
tenait pas compte de quelques particularités qui tantôt en con-
firment la portée, tantôt la restreignent. D'une part, la documen-
tation a été très peu abondante; et les graphologues assurent que
cette parcimonie peut les induire en erreur. D'autre part, je me
suis constamment efforcé de ne coupler que des intelligences entre
lesquelles il y a des écarts énormes, car je suis pris de l'esprit de
doute quand j'opère des comparaisons aussi délicates, et je ne me
32 ItEVUE PHILOSOPHIQUE
sens rassuré que si je fais des rapprochements tels que le premier
venu de mes amis me donne raison en s'écriant : Parbleu, c'est
certain! Enfin, troisième remarque, et la plus importante de toutes,
M. Crépieux-Jamin n'arrive à éviter l'erreur qu'en faisant des éli-
minations pour des écritures qui ne lui inspirent pas une certi-
tude; sur un nombre de 23, il en a éliminé 8, soit un peu plus du
quart; et il a eu raison de faire ces éliminations, car, d'après ses
premiers diagnostics, qu'il a ensuite repris (en dehors de toute
suggestion de ma part) lorsque je lui ai recommandé de se can-
tonner dans les cas certains, des erreurs très graves lui avaient
échappé. Il y a là une indication précieuse; le sentiment de la cer-
titude qu'il éprouve devant la valeur d'une écriture ne le trompe
guère; et s'il a la prudence de ne se prononcer qu'en cas de certi-
tude absolue, il ne se trompera presque jamais sur l'intelligence
comparée de deux scripteurs qui sont effectivement d'intelligence
très inégale.
Je remercie vivement M. Borel de m'avoir fait comprendre la
nécessité de ces vérifications, et M. Crépieux-Jamin de s'y être
prêté de si bonne grâce. Allons maintenant de l'avant. Notre base
d'opération est assurée. Il faut continuer l'enquête et se poser des
questions nouvelles.
II
La Révolution de 89 a supprimé l'existence légale de classes
sociales, possédant des privilèges spéciaux; cependant, en fait, ces
classes sociales continuent à exister. Tout récemment, un officier
supérieur reconnaissait, dans une conférence d'un grand intérêt,
l'existence de trois types de soldats, possédant chacun sa men-
talité et ses aptitudes physiques : le paysan, qui est lent, mala-
droit de ses mains, et d'esprit peu ouvert, mais dont l'organisme
reste sain et solide; l'ouvrier, qui a l'intelligence plus débrouil-
larde, les mains plus habiles, mais a l'organisme affaibli par beau-
coup de maladies, dont les principales sont l'alcoolisme et la tuber-
culose; et enfin, le bourgeois, l'intellectuel, qui a une culture supé-
rieure, des goûts plus raffinés, mais un organisme peu résistant, et
au point de vue moral une fâcheuse tendance au dédain, au sépa-
ratisme. Ces divisions sont justes, mais larges; on pourrait pousser
A. BINET. — ONE EXPÉRIENCE CUUCIALE EN GRAPHOLOGIE 33
davantage clans le dclail en lenanl eompte des professions. Il
existe, rien qu'au point de vue inlellecluci, (pii nous intéresse
exclusivement ici, une belle diiïérence entre le petit boulicjuior el
l'insliluleur, entre celui-ci et le médecin, l'avocat, le professeur de
l'enseignement supérieur. Je crois fermement, quant à moi, que
si on ne lient pas compte des exceptions individuelles, la moyenne
des individus formant une même classe est dune intelligence en
rapport avec cette classe, et que, par exemple, la moyenne intellec-
tuelle croit de l'enseignement primaire au secondaire, el du secon-
daire au supérieur. Je crois aussi que la moyenne des patrons est
plus intelligente que celle des Ciivriers, que la moyenne des offi-
ciers est supérieure à celle des simples soldats, et qu'en un mot
notre hiérarchie sociale est, dans son ensemble, le reflet assez
fidèle d'une hiérarchie des intelligences. Ceux qui sont des excep-
tions éclatantes à cette règle générale deviennent, si les circons-
tances les favorisent, les promoteurs de réformes qui ont pour efi"et
d'opérer un changement de classement en leur faveur. Comme
F. de Curel le dit pittoresquement en parlant des meneurs dans les
grèves, « partis à la tête des ouvriers, ils arrivent sur leurs tètes ».
Nous voilà loin de la graphologie, dira-t-on. Mais non. Les con-
sidérations précédentes, on va le voir, doivent intervenir dans
notre recherche. Quand même le lecteur ne croirait pas à la jus-
tesse de tout ce que je viens de dire, il n'en resterait pas moins une
conclusion à en tirer : c'est qu'il est possible, après tout, que les
difTérences intellectuelles que nous avons relevées entre tels et tels
dont nous donnions à comparer l'écriture, fussent dans la dépen-
dance des différences sociales, et que ce fussent les différences
sociales qui seules ou presque seules se fissent sentir dans l'écri-
ture. Prenons un exemple grotesque. L'intelligence des gens est
bien distincte de la forme de leur coiffure; et cependant, si on
décidait, dans une expérience, que tous ceux qui portent un cha-
peau de forme sont plus intelligents que tous ceux qui portent une
casquette, il est bien possible qu'en moyenne on ne se trompât
pas beaucoup. Supposons donc qu'il existe dans l'écriture une
mode sociale comme dans le costume; le résultat sera pareil. Vous
dites à l'expert de comparer l'écriture d'un petit boutiquier à celle
d'un membre de l'Institut. Il se peut qu'il soit de coutume, pour
le premier, de fioriturer son écriture, de s'attarder à des pleins et
TOME LXIV. — 1907. 3
'34 REVUE PHILOSOPJIIQUE
à des déliés, tandis qu'il est d'usage que le membre de l'Institut
adopte une écriture sobre. Il se peut que ce soit là une affaire de
milieu. Je n'affirme pas que ce soit certain. Il se peut que le type
de l'écriture soit moins influencé par les convenances et imitations
sociales que la forme du chapeau. 11 se peut aussi qu'il le soit
autant. Il y a doute. Donc, examinons*.
Je viens de parcourir la série de 28 couples que M. Grépieux-
Jamin a si bien analysés; et je compte :
Inégalité de condition sociale, 17 fois;
Égalité, 7 fois;
Cas douteux, 2 fois.
Ces chiffres confirment mon soupçon, et en même temps me
rassurent un peu. Ils confirment mon soupçon en me montrant à
moi-même que, le plus souvent, lorsque j'ai voulu avoir un gros
écart d'intelligence, je me suis adressé à des conditions sociales
éloignées l'une de l'autre. Ils me rassurent aussi en me montrant
que les 7 couples pour lesquels la condition sociale était égale ont
été aussi bien jugés que les autres. Voici le dénombrement de ces cas
d'égalité, ou de pseudo-égalité. Un magistrat et un professeur au
Collège de France, — un professeur de l'enseignement secondaire,
connu par ses publications, et un professeur à la Sorbonne, — un
homme du monde, instruit, et un professeur de Faculté, — une
directrice d'école normale, et une femme du monde. — deux
psychologues, l'un professeur au Collège de France, l'autre
psychiatre dans un hôpital, — un professeur de philosophie de
Faculté et un homme du monde, — deux instituteurs, — deux
jeunes filles du même monde.
Ce sont là de premières présomptions. Mais il faut aller plus loin.
Deux questions se posent : 1° Est-il vrai qu'à intelligence égale
1. M. Vaney, mon collaborateur à rÉcole de la rue Grange-aux-Belles, m'a
fait part de l'observation suivante, qui me parait très juste. <■ L'écriture sim-
plifiée, me dit-il, est le principal signe graphologique d'intelligence, d'après
Al. Crépieux-Jamin. Or, les instituteurs sont obligés, par leur professien même,
-de ne pas simplifier leur écriture; ils écrivent au tableau noir pour être lus faci-
ement et à distance par tous leurs élèves, et ils commettraient une faute s'ils
simplifiaient leur écriture, car simplifier c'est déformer. Ils se plient donc à une
habitude de clarté, de lisibilité, qui doit les suivre même dans leur correspon-
dance privée. Je me rends bien compte, ajoutait M. Vaney, que lorsque j'étais
instituteur, je ne simplifiais pas du tout mon écriture; depuis que je suis
directeur, n'ayant plus à faire la classe, je suis allé instinctivement vers la
simplification, et mon écriture a changé. >■
A. BINET. — L>E EXrÉfUOCK CUL'CIALK KM CUAI'IlOi.OGIi: 35
récriture d'un individu supérieur socialement sera jugée plus
intelligente que celle d'un individu inférieur socialement? C'est un
problème qui me semble extrêmement difficile à résoudre. 2" Est-il
vrai qu'à condition sociale égale, les différences intellectuelles des
individus se lisent dans leur écriture? Cette seconde question est
plus facilement abordable.
J'ai cherché à la résoudre en faisant appel à un inspecteur pri-
maire dans le jugement duquel j'ai grande confiance. C'est un
inspecteur qui connaît très bien et juge très bien son personnel. Je
lui ai demandé de faire écrire à tous ses instituteurs et à toutes
ses institutrices une adresse toujours la même, la sienne, sur une
enveloppe de papier bulle. Ceci fait, linspecteur a choisi les
personnes qui lui semblent au point de vue de l'intelligence être
aux deux pôles extrêmes, et il a établi des couples d'adresses réali-
sant les difîérences intellectuelles les plus grandes, et en ne rap-
prochant que des sexes pareils. Étranger à la graphologie, cet
inspecteur n'a pas tenu compte de l'écriture pour opérer ses choix.
J'ai respecté les assortiments qu'ils avait faits, et je les ai envoyés
tels quels à M. Crépieux-Jamin *.
Un simple coup d'œil jeté sur ces adresses m'avait montré
d'ailleurs que j'allais demander à mon expert habituel un travail
des plus ardus. Bien que je ne me pique pas de graphologie, mes
yeux se sont habitués peu à peu à reconnaître les types de gra-
phisme que Crépieux-Jamin considère comme révélateurs d'intelli-
gence; et je puis, à la rigueur, dans les cas faciles, faire des
diagnostics raisonnables. Les adresses d'instituteurs m'ont complè-
tement dérouté. Les suppositions que j'ai faites étaient pitoyables,
et celles d'autres personnes de ma famille qui, comme moi, et
empiriquement, se sont un peu exercées à la graphologie, ne
dépassent pas des solutions de hasard. Cependant, ces personnes
réussissent assez bien à juger les couples que j'ai moi-même
réunis. J'enregistre simplement cette constatation, parce qu'elle
va éclairer ce qui suit. Toutes ces écritures d'instituteurs m'ont
paru être le contraire de la simplicité : elles ont subi sans doute le
1. J'ai fait une autre épreuve que j'indique en passant : j'ai envoyé à M. Cré-
pieux-Jamin 8 nouveaux couples, dans lesquels la condition sociale est rigou-
reusement pareille. 11 y a eu G solutions justes et 2 erreurs. Décidément, l'éga-
lisation des conditions sociales augmente la difficulté du diagnostic.
36 REVUE PHILOSOPHIQUE
pli professionnel; elles sont presque toujours ornées, et parfois
outrageusement.
Le jugement général de M. Crépieux-Jamin sur le niveau mental
de toute cette nouvelle collection a été assez sévère. Glissons. Nous
arrivons tout de suite à la proportion des jugements exacts et faux.
32 couples lui avaient été soumis. Il en élimina 12 comme trop
difficiles dans les conditions de documentation où je Tavais placé,
et n'en conserva que 20. Sur ces 20, il a fait 6 erreurs, et donné
14 solutions exactes.
Ainsi, même dans ces conditions où les difficultés ont été accu-
mulées à plaisir, — brièveté des documents, contenu identique,
écriture tracée de commande, niveau mental général qui ne
dépasse pas la moyenne, différences individuelles d'intelligence qui
doivent, autant qu'on en peut juger, ne pas être aussi grandes que
celles dont nous avions disposé dans nos couples antérieurs, —
même en ayant contre lui autant d'atouts, M. Crépieux-Jamin a
gagné la partie. Mais, d'autre part, nous remarquons que le nombre
de ses erreurs atteint un degré insolite pour lui; et c'est la preuve,
à notre avis, que lorsqu'on rend uniforme la condition sociale des
scripleurs, les différences graphiques tenant à l'intelligence
deviennent plus faibles; ce n'est pas absolument prouvé, c'est du
moins assez vraisemblable.
m
Un mot, pour finir, sur une autre critique qu'on m'a faite. La
graphologie, a-t-on déclaré, n'est pas, ne peut pas être une science.
— Pourquoi, demanderai-je? — Pour deux raisons, semblent
supposer mes contradicteurs; la première, c'est qu'il n'existe point
un rapport constant et logique entre les signes graphiques et
l'interprétation qu'on leur donne; ce n'est qu'une coïncidence, et
celte coïncidence, si fréquente qu'elle soit, peut manquer au
moment où on s'y attend le moins, et pour des raisons qu'il est
impossible de deviner. La seconde raison concerne moins la gra-
phologie que le graphologue; elle consiste à affirmer que l'art
du graphologue a quelque chose de si personnel et de si peu
raisonné qu'on ne peut pas l'enseigner à d'autres; tel réussit là
où tel autre échoue; c'est affaire d'intuition, d'un je ne sais quoi
A. BINET. — L'>E EXPÉRIENCE CKUCIALE EN GRAPHOLOGIE 37
d'impalpable qui ne peut pas se formuler, se préciser, et qui par
conséquent n'a rien de scientifique.
Examinons la première raison; elle ne me paraît pas péremptoire.
Il est très vrai que le rapport existant entre le signe graphique et le
sens qu'on y attache est ce qu'on pourrait appeler un simple rapport
de contiguïté; nous le constatons, nous ne pouvons en donner que
des interprétations extrêmement vagues.
Les graphologues invoquent, il est vrai, avec complaisance ce
principe que l'écriture est une série de petits gestes, et qu'il est
naturel que la nature, la forme et les mille variétés du geste
graphique traduisent nos états d'ûme, avec la fidélité d'une exprès
sion de physionomie. Mais ce n'est là qu'une vérité banale et assez
vague; ceux qui l'adoptent sans restriction se laissent trop dominer
par cette idée que toute image a un pouvoir moteur, et que la
pensée et le mouvement sont solidaires; ils ont le tort d'oublier
qu'une action motrice est une synthèse d'un très grand nombre
d'influence de toutes sortes ; or on ne sait pas si parmi ces influences
l'état mental occupe constamment le premier rang: il est même
douteux que ce soit toujours le cas. Tout ce qu'il est raisonnable
d'admettre c'est l'existence d'une corrélation empirique, entre telle
forme graphique et telle propriété intellectuelle et morale; pour le
moment il serait bien hardi d'aller au delà. Cette corrélation existe-
t-elle? Sans être constante, est-elle assez fréquente pour qu'on ne
l'attribue pas au hasard? Cela suffit pour commencer une science.
Bien d'autres recherches se contentent d'établir des corrélations
pareilles, et on ne met pas en doute leur légitimité. Ainsi, en
céphalométrie, nous savons qu'en moyenne tel volume de tète
correspond à un certain niveau intellectuel. La relation s'observe,
se compte, mais il serait assez difficile d'en donner une explication
précise. Cependant la céphalométrie est bien une recherche
scientifique.
L'autre argument ne nous paraît pas meilleur. La graphologie
n'est pas nécessairement un art mystérieux ; elle peut s'enseigner;
en fait, chacun peut s'y exercer, et en s'exerçant, on se perfec-
tionne.
Le premier venu ne deviendra pas un maître, c'est vrai; mais
n'en est-il pas de même en chimie, en physiologie, dans tous les
exercices qui demandent un certain degré et une certaine qualité
38 REVUE PHILOSOPHIQUE
(i intelligence? Les signes graphiques ne se mesurent pas, c'est
encore vrai; et Facte de jugement par lequel on attribue à une
écriture déterminée sa vraie valeur a quelque chose de personnel ;
soit; mais n'existe-t-il pas beaucoup de recherches scientifiques,
où l'appel à l'expérience se fait, non par des perceptions simples,
dont tout le monde est capable, mais par des jugements complexes?
L'aliéniste, par exemple, qui doit apprécier tout l'ensemble d'une
personnalité pour savoir si l'intelligence d'une personne fonctionne
raisonnablement, cet aliéniste n'est-il pas obligé de faire des juge-
ments dont la valeur dépend d'un art tout personnel? Élargissons
la question, et nous nous rendrons compte que tout le débat porte
sur le point suivant : pour beaucoup de perceptions et de juge-
ments nous faisons intervenir des opérations qui sont en grande
partie inconscientes. La science se marque par le passage inces-
sant de l'inconscient dans le conscient; les études intuitives,
comme la graphologie, restent souvent sur la ligne de démarcation
entre les deux domaines; rien ne prouve qu'avec le progrès de la
recherche, ce qui est inconscient aujourd'hui ne sera pas conscient
demain. J'ai convié à maintes reprises les graphologues à expliciter
leurs jugements; ils y ont consenti; plus ils le feront, plus leur art
prendra une allure scientifique.
Voici d'ailleurs quelques expériences qui viennent à l'appui des
idées que je développe en ce moment. J'ai voulu savoir dans quelle
mesure une personne profite d'une leçon de graphologie. Je suis
allé dans une école primaire de garçons, j'ai fait venir, l'un après
l'autre, dans le cabinet du directeur, une dizaine d'élèves intelli-
gents, de dix à douze ans; à chacun d'eux j'ai montré ma série de
21 couples d'adresses, en leur demandant de me désigner chaque
fois l'écriture la plus intelhgente.
Avec la docihté des enfants, tous ces élèves ont obéi à ma
demande: les uns semblaient désigner au hasard les écritures,
d'autres montraient des préférences qui étaient raisonnées, quoique
la raison qu'on pouvait entrevoir fût parfois comique; par exemple
'une écriture leur paraissait préférable, parce qu'elle était sans
rature, ou parce que l'enveloppe était sans taches; d'autres élèves,
les plus nombreux, se rappelant les leçons de calligraphie qu'ils
avaient reçues, indiquaient constamment les écritures les plus
ornées : ce sont probablement celles de leurs excellents maîtres.
A. BINET. — LNE EXPKUIENCE CRUCIALE F.y CIlAPaOLOGIE 39
J'inscrivis tous ces jugements sans commentaire; puis je donnai
à chacun de ces élèves une explication qui consistait à développer
cette idée que l'écriture la plus intelligente est l'écriture sobre. Je
leur montrai, par des exemples que je traçais moi-môme sous leurs
yeux, que l'écriture sobre n'a ni fioritures inutiles, ni pleins, ni
déliés. J'insistais seulement sur ces deux points-là. Enseignement
bien rudimentaire, qui ferait sourire les professionnels; mais dans
l'intérêt de la recherche, il fallait se mettre à la mesure de garçon-
nets de dix et douze ans. La simplicité de la question fut com-
prise. J'en eus bientôt la preuve. Je fis examiner une seconde fois
par mes sujets la même série de couples d'adresse; l'examen eut
lieu dans un silence complet, l'enfant se contentait de poser son
petit index maculé d'encre sur l'écriture préférée, et moi, je nolais
son choix sans le commenter. Dès les premières désignations, il fut
facile de constater que tous les enfants sans exception profilèrent
de la leçon. Quelques-uns même en profitèrent à ce point que,
dans la seconde épreuve, ils ne commirent presque aucune erreur.
D'autres en commirent encore beaucoup, soit par étourderie;, soit
par oubli de linslruction qu'ils avaient reçue. Peu importe. Si on
envisage l'ensemble, qui seul est significatif, on arrive à cette
observation curieuse que le pourcentage des erreurs a sensible-
ment diminué, grâce à la leçon de graphologie que j'avais donnée
en quelques secondes.
Voici des chilîres, que j'inscris seulement pour fixer les idées.
Le nombre moyen d'erreurs, avant la leçon, était de 12 (pour
21 enveloppes) ; après la leçon, il n'a plus été que de 6,3 '.
Résumons et concluons.
Je crois avoir démontré que :
1" Un bon graphologue peut distinguer l'écriture d'un homme
i. J'ai cilé mes expériences avec des enfants parce que l'influence de l'ensei-
gnement se marque mieux sur eux que sur des adultes. Quand un adulte
commet 7 ou 8 erreurs en étudiant notre collection de 21 couples d'enveloppes,
notre leçon lui permet de se perfectionner. Mais plusieurs adultes, véritables
graphologues inconscients, font très peu d'erreurs la première fois, 2 ou 3,
ou 4 seulement; ceux-ci ne profitent pas nettement de la leçon, trop élémen-
taire, que nous leur donnons : car ce que nous leur apprenons, ils le savaient
déjà. En fait, leur très petit nombre d'erreurs ue diminue guère à la seconde
épreuve. Voici fjuelques exemples : 6 adultes, à la première épreuve avant la
leçon, font en moyenne 4 erreurs dans l'examen de 20 couples; après la leron,
ils en font 3 et demi. C'est une des circonstances où l'épreuve sur des enfants
est plus significative que sur des adultes.
40 REVUE PHILOSOPHIQUE
intelligent de l'écriture d'un homme qui l'est moins, même dans le
cas où le contenu du texte ne peut le guider absolument en rien.
C'est ma réponse aux critiques de M. Borel. Je néglige le calcul
du pourcentage d'erreur, qui varie selon une foule de circons-
tances; l'essentiel est que ce pourcentage, toujours inférieur à
celui du hasard, démontre que le graphologue perçoit bien l'intel-
ligence dans la forme graphique, quand aucun indice autre que
cette forme graphique ne lui fournit une suggestion utile.
2° Les caractères graphiques de l'intelligence dépendent, dans
une mesure appréciable, non seulement de l'intelligence person-
nelle du scripteur, mais encore de la condition sociale.
3" L'art du graphologue, malgré son caractère intuitif, souvent
irraisonné et inconscient, peut s'apprendre, puisque nous avons vu
que des enfants d'école, après avoir reçu une leçon élémentaire de
graphologie, deviennent capables de mieux reconnaître l'intelli-
gence dans l'écriture.
Alfred Binet.
LA CONSCIENCE SOCIALE
CATÉGOUlt:S LOGIQUES
Au sein de chaque groupe social se forme peu à peu une cénes-
Ihésie confuse, une conscience chaotique où des vagues de ténèbres
vont et viennent, emportant soudain les tentatives mal assurées
d'unification et . ramenant à l'incohérence les éléments souvent
disparates dont elle est faite. Il y a là tout un mécanisme mental
qui présente une frappante analogie avec le nôtre et qui, par ses
proportions démesurées, nous permet de saisir de menus détails,
échappant nécessairement à l'analyse psychologique, quand elle
se borne à l'introspection. A cette conscience démesurée qui som-
meille et parfois s'illumine de lueurs troubles, parviennent ainsi
les apports de l'expérience, les faits innombrables de chaque heure,
qu'elle triture à sa façon, les pervertissant suivant les catégories
qu'elle s'est lentement instituées dans le temps, telle la conscience
individuelle. La transposition de tous les problèmes psychiques
dans l'ordre sociologique a l'utilité incontestable de nous affran-
chir d'un préjugé, qui entache la plupart des recherches sur le moi,
l'identité et la perpétuité substantielles de ce qu'on a nommé con-
science, puis cénesthésie, faute de mieux. Nous surprenons dans
l'élaboration de la matière, du réel, par celte pensée engourdie,
qui pourtant a des réveils si étranges à certaines heures, les pro-
cédés qu'emploie la nature en nous-mêmes, alors que nous nous
croyons, en bons cartésiens que nous sommes demeurés, principe
et cause de toutes nos opérations mentales. L'unité dont nous
nous enorgueillissons jusqu'à bâtir sur elle l'édifice du cosmos se
dilue dans les courants d'occultisme et il ne reste plus en nous,
comme hors de nous, en chaque groupe sociologique, qu'une con-
science cahotée, sursautante, faite de retentissements mal définis,
le plus souvent incapable d'unifier tout ce qu'elle contient.
42 REVUE PHILOSOPHIQUE
rinnombrable et Tinnommable, et flottant dès lors en synthèses
vagues, presque aussitôt dénouées'.
Cette conscience sociologique, distincte en chacun des groupe-
ments — comme le sont nos individualités, à peu près irréductibles,
quoi qu'en dise une psychologie par trop abstraite — est formée
de catégories logiques, et aussi esthétiques et morales, qui diffèrent
entièrement de lun à l'autre. Ainsi se justifie l'aphorisme de Pascal,
qui a si longtemps constitué le fond du scepticisme théologique :
vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. Durant tout le xvii^ et
le xvm^ siècles, l'âme religieuse, inquiétée par les audaces du ratio-
nalisme cartésien, kantien par la suite, qui prétendait dès lors
unifier toutes les pensées et de leur essence commune faire sortir
la logifîcation monistique de l'univers, a vu partout des incohérences
sociales autant que cosmiques, résolues seulement dans l'unité de
Dieu. Pas de logique absolue tirée de la pensée humaine que l'on
supposait substantiellement identique à celle du créateur, en diffé-
rant uniquement par les limites, mais des logifications variables à
l'infini suivant les milieux, ces « plaisantes justices qu'une rivière
borne » et dont Dieu seul, là-haut, a le secret, étant le maître de
l'Unité réductrice de tous les mystères du multiple... Faut-il dire
qu'en ce débat les théologiens avaient le sens du réel beaucoup
mieux que leurs adversaires, et qu'ils ont touché du doigt la maté-
rialité des choses, quelle que soit la rationalité si bien dissimulée
derrière, mis en lumière le fait brutal, indéniable, la multiplicité
des consciences sociologiques, l'une à l'autre fermées, intransmis-
sibles comme autant d'àmes, en dépit d'apparentes communions?
L'école de Montesquieu, de nos jours, n"a guère fait que conti-
nuer la tradition des théologiens, en supprimant, il est vrai, le fan-
tastique de la conciliation de toutes les contradictions en Dieu
qui satisfaisait les besoins d'unité, dans la pensée d'un Pascal. Elle
a repris pour son compte le mot profond : vérité en deçà des
1. Je me permets de renvoyer le lecleur à une élude précédemment parue
dans IdiRevue internationale de Sociologie, n'' d'octobre 190G, où j'ai tenté de rap-
•procher la conscience psychique de la conscience sociale et de montrer dans cette
dernière l'agrandissement photographique, en quelque sorte, de l'autre. Ainsi
s'éclaire, dans une certaine mesure, une des énigmes les plus troublantes de noire
mécanisme intellectuel, le caprice du souvenir autant que de l'oubli, ce que j'ai
nommé le mystère des légendes. Il y a sûrement, révélé par la conscience socio-
logique, un élément d'indétermination qui se joue â tout instant des lois de
notre pensée.
A. CHIDE. — LA CONSCIENCF. SOCIALK 43
Pyrônées, erreur au delà, a minulicusement étudié lélaboration
de ces consciences diverses, suivant les milieux où elles se sont
constituées.... Mais imprépi'née peut-être par des hantises d'immo-
bilités mathématiques, elle a cru voir dans la nature ambiante et
ses influences multiformes la raison de toutes ces formations
disparates qui n^ullent nécessairement de la nature des choses. Il
s'ensuivrait, à accepter aveuglément ce principe, que les catégories
logiques — pour nous en tenir à celles-là — en chaque groupe
social ont quelque chose de prédestiné et sont la conséquence
fatale du milieu où elles se sont cristallisées. En d'autres termes,
la logifîcation de chaque groupement social est absolue pour lui-
même, sinon pour la totalité de l'univers, est le résultat nécessaire
de sa nature parliculière, telle que l'ont constituée lentement les
actions de mille sortes, d'ordre physiciue surtout, auxquelles il a
été soumis dès l'origine.
... Était-ce bien la peine de s'être libéré de la théologie, de l'uni-
fication des contradictoires en Dieu, pour aboutir ainsi à une
espèce de fatalisme, laïcisé tant qu'on voudra, mais identique au
fond à celui de nos sceptiques chrétiens, celui de la nature et de
ses énergies inéluctables? Le but inavoué de ce naturalisme à la
Monles(iuieu, qui fait dériver la logique de chaque organisme
sociologique de l'influence des milieux, est de rétablir Viinitc, si
étrangement compromise par les révélations de l'expérience immé-
diate. Dépouillant la doctrine de la Raison divine ou de la Provi-
dence de son caractère symbolique, — on pourrait écrire concret, —
il proclame abstraitement : les mômes causes produisent partout
les mêmes effets. De là, à côté de dissemblances, indéniables dès
qu'on consent à se pencher sur le réel, des identifications soudaines.
Ces consciences sociales, qui semblaient d'abord si lointaines, et
dans leur énormilé de chaos roulaient la matière du réel suivant
des catégories rigoureusement distinctes, en viennent à commu-
nier, voire à se fondre les unes dans les autres... Le naturalisme,
à son point d'aboutissement, n'est pas trop éloigné du rationalisme
qui lui était si opposé au début et qui, méconnaissant le concret,
instituait pour tous les groupes possibles des lois communes, une
logification fondée sur la raison — entendons par là une trituration
des éléments qu'apporte à chaque instant l'expérience, suivant les
catégories absolues, celles que Dieu a décrétées sur le Sinaï et que
,44 REVUE PHILOSOPHIQUE
notre pensée, étincelle détachée de son essence, a retrouvées par
une sorte de révélation intérieure...
Il en sera toujours ainsi, tant que le naturalisme n'osera pas aller
jusqu'au bout de ses principes et, hanté d'unification, ne consentira
pas à reconnaître ce qu'il y a d'irréductible dans les individualités,
à tel point que les identités de surface s'évanouissent, dès qu'on
descend à l'examen minutieux du réel. Les catégories logiques le
plus souvent sont inassimilables en chacun des groupes sociaux
que notre observation pénètre. S'il en est qui parfois semblent
coïncider de conscience à conscience et prêtes à s'unir, des souffles,
venus d'on ne sait quelles profondeurs, ont tôt fait de les emporter
et de les replonger dans l'indistinction la plus complète. En nous
comme hors de nous, dans le groupe sociologique où nous sommes
une molécule, inaperçue le plus souvent, tout s'ordonne suivant
une logique mouvante et les catégories par lesquelles nous unifions
tout ce qui vient à nous et aussi tout ce qui en sort, notre activité
tant individuelle que sociale, sont bien souvent la conséquence de
hasards, d'à-coups, au lieu d'être, suivant la formule théologique
et rationaliste, en dépit de ses allures d'empirisme, ce qui résulte
nécessairement de la nature des choses.
Si nous tentons en effet de passer au détail et de décomposer
le mécanisme logique des groupes sociaux qui s'offrent à notre
expérience, nous sommes le plus .souvent contraints de reconnaître
que le milieu où a pris naissance et s'est concrétisée en quelque
sorte la conscience chaotique, est pour bien peu de chose dans la
lente élaboration de ses catégories. Le sens physique d'un pays
quelconque dans lequel s'est développée une individualité sociale
ne se dégage qu'après coup, et des contestations sans nombre
peuvent s'élever à son propos, ainsi qu'il est d'usage dans
toutes les questions de finalité, cette causalité à rebours si sujette
à caution. La logification d'une existence, sans cesse désemparée
dans la réalité par les inconséquences et les sautes brusques, est
une œuvre de construction artificielle, et l'idée qui est censée
avoir présidé au déroulement intégral d'une activité, loin d'être
initiale, ne se révèle qu'au terme, et souvent môme pas du tout.
A. CHIDE. — LA CONSCIENCE SOCIALE 45
Au delà de la morl, il se peut qu'elle n'ait pas jailli, comme il arrive
pour certaines finalités troubles dans le cosmos.
Ainsi en est-il de ces existences sociologiques où l'école de
Montesquieu veut voir à tout prix le résultat de la nature des
choses, où l'école opposée, celle de Rousseau, découvre par contre
le produit de la volonté et de la raison humaine... Raison et
volonté humaines sont-elles bien différentes de la volonté et de la
raison cosmiques, de la nature des choses dont parle Montesquieu,
et sur ce points nos deux philosophes, quoique se croyant adver-
saires, ne se donnent-ils pas les mains, communiant dans leur foi
à la nécessité?... La signification physique d'une région est,
comme pour chacun de nous le sens de la vie, le destin, caprice
d'édification intellectuelle qu'un souffle suffit à faire écrouler.
Il n'y a de réel — et les théologiens le sentaient fort bien jadis —
que les incohérences farouches de la vie individuelle ou sociale,
sous ses formes multiples à l'infini, en qui ils soupçonnaient une
logique profonde connue de Dieu seul, mais qui pour notre raison
se nomme forcément illogisme. Les influences matérielles dont on
a tant abusé représentent peut être dans les soubresauts et les
rencontres dont sont issues les logifications disparates de chaque
groupe, un des moindres éléments, et j'attribuerais volontiers plus
d'importance aux actions psychiques, transmises par on ne sait
quelles voies, bouleversant ce que les ambiances semblaient devoir
produire de toute nécessité.
Ces consciences chaotiques, ainsi constituées en dehors de toutes
lois assignables dans l'ordre physique, s'offrent à nous sous mille
et une formes et trahissent, .sans qu'un doute soit possible, leur
origine sursautante, toute d'incohérences et de hasards. Il s'en
faut de beaucoup que toutes atteignent l'unité, cet idéal à peine
réalisé dans quelques-unes, les plus hautes. Le plus souvent le
multiple, sensations et souvenirs, s'amoncelle et pêle-mêle roule
dans la nuit de leur pensée, à peine éclairée çà et là de quelques
lueurs d'unification.
Il est des hordes qui tout à coup, de façon presque végétale, se
détachent par bipartition du tronc primitif et vont se multiplier
ailleurs, aux hasards de l'errance, en des territoires mal définis qui
ne parviennent pas à les attacher. Tels les groupes d'Aryens qui
par voie de migrations ont essaimé, suivant les idées généralement
46 HEVUE PHILOSOPHIQUE
admises, du plateau de Pamir, dans les directions les plus
opposées. Malgré Fémiettement des tribus le long d'on ne sait
quelles routes — toujours mobiles d'ailleurs, car tout est en
marche incessamment, ou ne fait halte qu'un instant, au caprice
des incidents cosmiques, — une pensée commune, embryonnaire,
va de l'une à l'autre, relie les molécules si distantes soient-elles, et
nous voyons une logique s'instituer, d'errance et de dispersion,
qui effarouche nos habitudes mentales d'unification, mais qui a
été et qui de nouveau peut être, et fonctionner comme tant
d'autres. D'une société qui ne peut plus nourrir tout ce qu'elle
produit, les hordes, une fois de plus, peuvent se séparer et aller
dans les terres inappropriées, s'il en est encore, s'épandre toujours
plus avant, de moins en moins compactes, diluant dans la nuit
des immensités la conscience unifiée et claire qu'elles emportaient
au départ.
Ainsi il se forme, des expériences acquises dans les milieux divers
et par là même contradictoires bien souvent, une pensée diffuse qui
garde encore quelque chose del'unification primordiale, mais se perd
déjà dans Féparpillement du multiple prodigieux. A peine quelques
frissons passent par instants, en celte conscience trop vaste, dans
un devenir perpétuel, où rien ne peut se fixer, et lui rendent pour
une seconde la puissance d'unité qu'elle a laissée se dénouer dans
l'espace et aussi dans le temps.
Une logification voisine de celle-là, distincte cependant, nous
est fournie par les races qu'une malédiction a déracinées soudain
et jetées comme du sable à tous les vents. Tels les Lombards et les
Juifs et tant d'autres moins connus, filtrant lentement à travers
les peuples, s'y propageant par eux-mêmes comme des molécules
inassimilables, sans s'y mêler le plus souvent, soit qu'ils ne le
veuillent pas, soit qu'ils se voient repoussés par les haines de
l'ambiance. Il est des tribus qui ont disparu sans laisser de traces,
délayées dans le désert au lieu de s'absorber dans les nations, et un
sociologue, quelque peu halluciné d'ailleurs, a pu voir dans
'certaines missions, aventurées au cœur du continent noir, le souci
chez des créatures de la race maudite de retrouver les bandes
disséminées et de reconstituer l'unité primordiale, comme au
temps où le Temple érigeait sur la colline de Sion son architecture
de rêve, transmise par Ézéchiel. Etrange cérébralité qui n'a plus
A. CHIDE. — LA COISSCIENCK SOCIALE 47
de subslralmn physique et défie par conséquent toutes les investi-
gations qui s'appuieraient exclusivement sur la doctrine des
milieux. Conscience laite de l'unité de jadis, à jamais morcelée et
sans nationalité désormais, car les songes du sionisme sont loin de
l'avoir envahie tout entière en dépit des elïbrts d'une élite. Ame
éparse dont certains éléments sont en repos et d'autres en un per-
pétuel devenir, amalgame de fixité et d'errance, où les sensations
les plus diverses se coordonnent plutôt mal quf bien en concepts,
par suite des difficultés inouïes de communication, auxquelles
s'ajoute l'absence de toute base physique de la pensée, le terri-
toire.
Pour d'autres races, le territoire ne manque pas, au contraire, il
s'amplifie sans limite, et l'obsession de l'infini, des steppes qui
s'ouvrent éperdument, peuple les yeux. Et c'est un exode de la
population vers les plaines où s'absorbe perpétuellement, toujours
dans la même direction, le trop-plein, le superflu d'abord, puis
bientôt le nécessaire de son essence et le sentiment qui peu à peu
se coagulait, au sein de cette masse inorganique, fond et s'évanouit
à chaque déperdition nouvelle. La pensée de ce groupe démesuré
ne parvient pas à sortir de l'état chaotique, parce qu'une partie
d'elle-même s'élimine et se détruit par diffusion, ne rencontrant
pas l'obstacle qui, se dressant soudain au devant de la roule la
forcerait à se poser en s'opposant, suivant la formule de Fichte. Le
tsar coordonne bien tout, mais de façon superficielle, et sa fragile
essence peut être d'un instant à l'autre emportée dans la tempête :
alors les incohérences, que déguise mal l'unification officielle, écla-
teraient, révélant l'impuissance d'une pensée qui ne peut arriver à
l'Age adulte où se forment les concepts. Telle est, irrésistible,
l'attirance de l'infini où se perd sans trêve le meilleur d'elle-même,
ce qui lui permettrait de parvenir à la personnalité, consciente et
une.
Des peuplades, également sans limites naturelles et, par suite,
flottantes, ont constitué une des unifications les plus puissantes de
notre Europe présente, parce qu'ici les siècles ont fait surgir
devant elles, du côté où elles avaient une tendance à s'éparpiller,
l'obstacle qui leur a permis de se définir. Il est visible, en effet, que
la Prusse, sans la solide constitution de la Pologne à laquelle elle
devait se heurter fatalement dès les origines, n'aurait pas été
48 REVUE PHILOSOPHIQUE
amenée à se contracter clans l'âpre concurrence vitale et par suite
la pensée qui devait absorber, au prestige de son unification, les
multiplicités errantes de l'Allemagne, ne se serait pas démêlée des
incohérences primitives. 11 en résulte que la conscience de deux
groupes sociaux, édifiés sur une base physique à peu près sem-
blable, s'est instituée de façon contraire, l'une ne parvenant pas à
croître, restant puérile et vague, incapable d'une idée générale,
abandonnée aux sensations les plus opposées parce qu'elle ne
trouve pas de limites, l'autre réduite à rentrer en elle-même parce
que l'obstacle se hérissa tout d'un coup devant elle, et atteignant
avec une rapidité merveilleuse l'âge adulte où prennent consis-
tance les concepts, jusqu'à englober toute matière, fùt-elle la plus
rebelle à leur essence.
Il est des possibilités sans nombre de logifications sociales à
des degrés inférieurs', où la pensée ne parvient pas à s'éclairer,
n'ayant pas reçu le choc qui lui est nécessaire pour jaillir, étince-
lante, dans l'incohérence des sensations. Un exemple typique nous
est fourni par certains des États-Unis d'Amérique, je ne dirai pas
tous, car la question sociologique est très différente d'un Etat à
l'autre, quoiqu'ils soient unifiés sous le drapeau aux trente-six
étoiles. Nous avons là des groupements fixés de façon indéniable
sur un territoire aux limites à peu près immuables, et ne parvenant
pas à s'évader d'une pensée appesantie de ténèbres, où les con-
cepts ne s'élucident qu'avec peine, et soumise en conséquence aux
voltes les plus inattendues : les élections dans ces États en sont la
preuve souvent comique. C'est que la substance matérielle non
moins qu'intellectuelle est traversée à chaque instant par des élé-
ments disparates. D'une part, l'accès des côtes, si facile pour
l'immigration, y fait affluer sans trêve des molécules neuves, qui la
bouleversent du tout au tout. D'autre part, le Far West, qui recule
toujours, par ses hantises séculaires aspire les molécules que l'on
croyait enchaînées à jamais à l'ensemble. Comment une conscience
1. J'adopte ici le préjugé courant qui admet l'excellence logique du rationa-
lisme platonicien, c'est-à-dire la conciliation de l'un et du multiple dans le concept.
Toute logification que n'atteint pas le concept, ne réussit pas à unifier le
multiple, est dite inférieure. La question est à discuter. Je ne cherche ici qu'à
montrer le nombre infini de logiques, tant sociales qu'individuelles, fonction-
nant sous nos yeux et coordonnant la vie chacune à leur manière. Je ne pose
pas pour le moment la question de supériorité ou d'infériorité et suis la
manière commune de s'exprimer.
CHIDE. — lA CONSCIENCE SOCIALE 49
claire pourrait-elle s'instituer dans ce milieu sans cesse en mouve-
ment?
Autant de logifications — rudimentaires, — pourrait-on dire, qui
se retrouvent dans les pensées individuelles. La sociologie nous
permet de découvrir, démesurément agrandi, ce qui se passe dans
notre microcosme et que la minutie des détails le plus souvent ne
nous laisse pas discerner. Il y a, au-dessous des personnalités réflé-
chies, capables de logifier leur existence entière suivant une ou
plusieurs idées, de définir les concepts qui doivent être ceux de
leur destinée, mille l'ormes d'individualités flottantes qui seraient
bien gênées parfois si on les contraignait d'unifier, au nom de la
Raison, les sensations auxquelles elles se laissent aller, par incohé-
rence et impulsion. Il y a les consciences amorphes qui vont tou-
jours de l'avant, comme les foules primitives, oubliant le tout du
passé, ne déterminant rien de l'avenir, en une errance perpétuelle
qui se satisfait du présent, de ses unifications troubles presque
aussitôt dissoutes. Il y a celles qui se disséminent, sans base phy-
sique, semble-t-il, s'éparpillent en des rencontres fortuites et qui
obstinément gardent le souvenir et nourrissent l'espoir d'une logi-
fication possible, de l'unité dans l'irrésistible émietlement de leur
àme. 11 y a, après les logiques d'errance et de dispersion, celles
d'expansion et par contre de concentration, car il est des cons-
ciences qui n'ont pas rencontré l'obstacle indispensable pour
qu'elles se définissent et qui par suite se diluent; d'autres, au con-
traire, qui s'y sont buttées dès le début et s'isolent, s'absorbent dans
leurs sensations élaborées lentement en concepts, en lois de domi-
nation farouche. Il y a des pensées où rien ne persiste, où s'entre-
croisent le vieux et le neuf, comme aux États trop accessibles d'un
côté, trop aisés à quitter de l'autre. Et tout cela détermine autant
de logiques individuelles, autant de façons d'ordonner la vie et
chacun tient la sienne pour la seule bonne, en vertu de l'illusion
commune qui nous fait voir dans nos synthèses particuhères les
seules conformes à la Raison, — la chose du monde la mieux par-
tagée, disait Descartes, puisque tous l'ont au même degré. A côté
des êtres ou des groupes sociaux dont la vie, conformément à la
logique du moment, — car il s'en faut de beaucoup que la même
subsiste tout au long de l'existence, — se gaspille dans l'errance et
la dispersion des gestes, ou n'est que le point de croisement de
TUME LXIV. — 1907. 4
50 REVUE PHILOSOPHIQUE
toutes les aventures possibles, il en est qui se concentrent et se
posent dès le début un destin, un ensemble de concepts à réaliser
que péniblement ils atteignent, en dépit des assauts de l'illogisme
vital.
Antisthène, au temps des disputes éristiques de la Grèce, a
ébauché de telles logiques qui auraient pu, sans le génie de Platon,
simple accident, devenir la norme de nos pensées occidentales. Les
sensations, au lieu de se nouer solidement en faisceaux dans le
concept, auraient pu subsister, flottantes et innombrables en la
pensée pleine de nuit, impuissante à les unifier, et les actes qui en
eussent résulté n'auraient pas été pires peut-être que tous ceux,
jaillis de la logique platonicienne, dont nous lisons le récit au long
de notre histoire. Il nous semblé toutefois — et le préjugé serait
bien difficile à extirper — que la seule mentalité conforme à la
Raison, à cette Ame du monde faite de catégories absolues, rêvée
par les philosophes archaïques, est celle dont Platon a déterminé
une fois pour toutes les règles et qu'il a définie : l'unification du
multiple, cest-à-dire des impressions, dans une série de concepts
hiérarchisés, également pénétrés de l'infini de Dieu que nous por-
tons en nous. Cette logification qui suppose au fond de nous-mêmes
un Dieu plus intérieur que notre intérieur et rayonnant, de toute
sa puissance d'unité, dans l'incohérence de nos sensations, a réussi
à s'incruster en nos âmes comme la seule normale, cosmique en
quelque sorte et se confond pour bien des gens, imprégnés de
théologie, avec l'ordre institué par le créateur. L'étude de la cons-
cience sociologique nous permetdeconstater que des groupements
sans nombre se sont coordonnés suivant les logiques les plus
opposées, celles qu' Antisthène n'osa formuler jusqu'au bout, et
qu'ils ont vécu et vivent encore présentement sans avoir pu
s'élever — ou s'abaisser, la chose importe peu puisque je ne pose
pas ici la question de supériorité ou d'infériorité — au concept.
Ces groupes dont la conscience va et vient, tantôt lumineuse en
des unifications soudaines, tantôt éparse, envahie de ténèbres,
vivent donc, et c'est là l'essentiel, ainsi que la philosophie courante
en convient, dans sa réaction contre les excès de l'intellectualisme.
A tous ceux qui, dans la suite de Descartes, s'échauflent encore
pour la raison, cette faculté mystique que tant d'ombres soulèvent
et noient, le pragmatisme, semble avoir répondu victorieusement en
A. CHIDE. — LA CONSCIENCE SOCIALE 51
exaltant la vie, ses tûtonnements, ses ténèbres, et nous croyons par-
fois retrouver, dans les attaques inlassées contre la pensée claire des
cartésiens modernes, le scepticisme Ihéologique qui fleurit durant
tout le xvn" siècle, de Montaigne à Huet. Mais le rationalisme,
la philosophie des concepts, comme M. Boutroux l'appela un des
premiers, est si bien devenu depuis le platonisme notre substance
inlelloctuelle que les pragmalistes les plus décidés reculent devant
les conséqences du principe si allègrement posé et ne veulent pas
avouer que l'illogisme de la vie fait éclater les ratiocinations qu'on
lui impose, les concepts frêles.
Or l'étude de la conscience sociologique nous révèle cette autre
conséquence inattendue, c'est que le prétendu illogisme vital est
en réalité constitué d'une infinité de logiques, égales peut-être en
valeur et en dignité, puisque, au même titre, elles permettent d'or-
ganiser la vie, d'en ordonner les gestes successifs suivant des séries
plus ou moins rationnelles, d'unifier, à des degrés divers de clarté,
l'incohérence de tous les instants. Vivre, c'est se logifier perpétuel-
lement, c'est déduire d'un principe quel qu'il soit, placé tantôt à
l'origine, tantôt au terme — et c'est là le cas le plus fréquent, on
ne s'unifie le plus souvent qu'après coup, — les actes multiples
dont se compose notre existence, désordonnée en apparence,
bousculée à chaque heure dans les courants de l'occulte. La
logique à la façon d'Antisthène et cent autres de la même espèce,
toutes celles qui ne formulent pas le concept et laissent errer le
multiple çà et là sans l'unifier, sont donc possibles intellectuelle-
ment et vitalement aussi, ce qui importe davantage. Elles sont
d'autant plus possibles qu'elles se trouvent réalisées sous nos yeux
et que les groupes — on pourrait dire aussi les individualités —
qui s'y conforment, le plus souvent sans s'en douter, ont une vita-
lité égale, sinon supérieure, à d'autres aveuglément soumises au
platonisme et à ses concepts.
Bien des sociétés, en effet, ne s'en sont pas tenues à ces logifica-
tions, dédaigneusement appelées embryonnaires par nos rationa-
listes. Les éléments, jusqu'ici dispersés çà et là, se sont serrés l'un
à l'autre, semble-t-il, et ont ainsi institué des communions, des
groupes de solidarité frémissante, étreints par des unifications plus
ou moins rigides. Il y a, en eflet, des variétés sans nombre dans
ces logiques sociales qui pourraient se rattacher au platonisme et
52 REVUE PHILOSOPHIQUE
s'organisent suivant des concepts plus ou moins fortement noués.
Près de la logique telle qu'Antisthène la définit sont encore les
unifications dont les États-Unis, qui pouvaient choisir entre tant
de systèmes, ont tracé à notre vieux monde étonné le modèle, ces
fédéralismes mal contenus, dans leur perpétuel désir d'autonomie,
par un pouvoir suprême, à qui à dessein on a ôté toute puissance
d'absorption. Et nous avons de temps en temps le sentiment de ce
que peut produire une logification pareille, quand l'autorité qu'on
a centralisée à la Maison-Blanche est contrainte de céder devant
les soubresauts, inquiétants pour tous, de telle ou telle commonlaiv.
Le multiple a gardé ici quelque chose de ces violences farouches
qui se déployaient en toute liberté, au temps où il obéissait à une
logique de dispersion et d'émiettement. La conscience qu'il a voulu
instituer en se resserrant se déchire à tout instant, ne connaît pas
encore ces fusions et ces intimités dont nos groupes sociaux en
Europe nous offrent un peu partout l'exemple à des degrés
divers.
Là, en effet, intervient un élément qui ne saurait se retrouver
dans les fédéralismes trop vite organisés des peuples neufs, le
temps, par qui la conscience de chaque groupe peut atteindre l'âge
adulte, celui des concepts et des unifications indissolubles, trop
peut-être. Car ici encore il peut y avoir excès, et si l'âme puérile est
incapable de lier ses sensations et flotte en conséquence dans
l'indistinct, l'âme sénile les noue en des formules que nul apport
nouveau de l'expérience ne saurait dès lors corriger, et la vie, dans
l'un comme dans l'autre cas, risque de s'organiser en dehors du
réel. On ne le constate que trop souvent dans la vie de certains
vieillards, inadaptés, tels des enfants, à l'ambiance nouvelle qu'ils
ne parviennent pas à comprendre et persistant jusqu'à la mort à
logifier leurs actes suivant des unifications périmées, de plus en
plus inadéquates à leur milieu. Ainsi en est-il des sociétés. Il en
est de trop jeunes en qui la conscience ne s'est pas formée et peut-
être ne se formera jamais, nous l'avons vu précédemment, à cause
de déperditions continuelles. Il en est d'autres, trop vieilles, en
qui les traditions se sont pour ainsi dire cristallisées, et la cons-
cience n'ayant plus la faculté de se renouveler, s'obstine dans les
formes qu'elle a établies une fois pour toutes et en des sursauts
de misonéisme repousse tout ce qui lui est étranger désormais,
A. CHIDE. — LA CONSCIENCE SOCIALE 53
tout ce que la vie tire et en vain lui oITre de ses entrailles perpétuel-
lement fécondes.
Nous croyons tous, par une illusion bien excusable, posséder la
meilleure logification. Nos républiques actuelles, laïcisation de
l'archaïque monarchie, nous apparaissent donc comme les seules
rationnelles, c'est-à-dire conciliant de façon suffisante, dans l'ordre
harmonieux de nos lois, l'un et le multiple. Notre histoire est une
longue suite de démêlés entre la multiplicité, les féodaux mal
asservis et l'unité, le pouvoir à demi théocratique que s'arrogea le
roi de l'Ile-de-France et qui, après des convulsions sans nombre,
finit par s'imposer, sans résistance sérieuse désormais. La Révolu-
tion n'eut qu'adonner un caractère laïque à cet Un, dont la cons-
cience mystique l'inquiétait, et dès lorsfut établie cette logification
dont nous sommes si fiers et après qui rêvent, semble-t-il, les
peuples soumis ii un ordre différent, dispersion plus large ou
pénétration plus étroite.
Il s'en faut de beaucoup, en effet, que l'Un se soit toujours tenu
à l'égard du multiple suivant les relations admises chez nous et
définies rationnelles. La multiplicité s'est étreinte dans la cité
antique de façon bien plus intime, et nous serions quelque peu
gênés à l'heure présente, avec nos habitudes de liberté individuelle,
si nous faisions partie intégrante de ces solidarités qui semblent
l'idéal pour beaucoup de rêveurs. Il y avait là de ces renoncements
qui effarent et qu'on ne saurait plus nous demander. La commu-
nion des personnalités a confiné dans certains cas à la fusion
panthéistique. Corps et âme, à force de se pénétrer, ont fini par ne
plus former qu'une masse pétrifiée, où l'existence de chacun se
fondait dans la substance prodigieuse de la cité, formée des créa-
tures mortes plus encore que vivantes.... Il est des groupes
sociaux sans nombre qui s'organisent et fonctionnent chaque jour
suivant cette forme particulière de logique, des communismes qui
eux aussi se donnent pour la Raison. Mais nous savons trop bien,
pour y croire, ce que ce mot et surtout cette chose contiennent de
variable suivant les milieux ou les temps.
Souvent le multiple ne se contente pas de s'entrelacer plus ou
moins étroitement, de manière à prendre part à cette vie commune-,
faite surtout de la mort des ancêtres. En un besoin d'anéantisse-
ment qui se trouve au cœur de tous les panthéismes, il se donne
54 REVUE PHILOSOPHIQUE
tout entier à la puissance d'unification qui Tétreint de toutes parts,
il renonce à son individualité, il met son bonheur à s'immensifîer,
c'est-à-dire à ne plus être. Cette logique d'absorption, tout le
contraire de celle d'émiettement — on pourrait lui attacher le nom
de Parménide, de même qu'à l'autre celui d'Antisthène, — régit
bien des groupes sociaux, depuis les patriarcats les plus débon-
naires jusqu'aux théocraties les plus redoutées. Il y a là quelque
chose d'oriental qui répugne à notre pensée plus agile et plus
libre, déconcertée devant les étreintes formidables de l'Un. Hobbes
a été à peu près le seul à représenter comme l'idéal cette abdication
du moi en faveur du monstre, Léviathan, délégué à l'unification
sociale. Toutefois la doctrine atténuée se retrouve dans la concep-
tion de l'homme synthétique, mis à la mode par Carlyle et qui
étant dans son essence plutôt métaphysique que réelle, la cénes-
thésie de toute une période, doit tenir entre ses mains le faisceau
de toutes les volontés individuelles, librement anéanties. Les
« representaliv men «, comme les nomme Emerson, ont une ten-
dance à surgir dans chaque société où la logique traditionnelle est
ébranlée à la suite d'un heurt avec un autre groupement ou bien
par l'effet d'une convulsion intérieure, et à reconstituer à leur pro-
fit l'Unification désemparée. Il se trouve toujours des indivi-
dualités lasses d'elles-mêmes qui sont heureuses de s'absorber et de
se dispenser de la peine d'agir, que l'homme synthétique, l'Un,
prend toute pour lui. Parménide et son disciple Zenon d'Elée, le
subtil négateur de la pluralité non moins que de la mobilité, ne
peuvent qu'applaudir à ce quiétisme social, tandis qu'Antisthène,
incapable d'unir deux sensations l'une à l'autre par le lien d'un
concept, fût-il des plus rudimentaires, se voile la face....
Les logifications si diverses qui vont de l'émiettement le plus
complet de toutes les individualités jusqu'à leur absorption et leur
anéantissement dans l'Un, se retrouvent donc au sein des groupes
sociaux et constituent, pourrait-on dire, les catégories intellectuelles
de la conscience qui y sommeille. Elles déterminent les actes de
chacun de ces groupements. Il en est dont les gestes semblent
jaillis de rêves lourds, où l'unification ne parvient pas à se dégager
parmi tant d'incohérences; d'autres, au contraire, hiératiques et
immuables, qu'on dirait issus de pensées trop mûres, où les con-
cepts, les unifications, sont pour ainsi dire incrustés sans que les
A. CHIDE. — LA CONSCIENCE SOCIALE S5
mouvances de la vie puissent un seul instant en atténuer la rigidité
désormais éternelle.... Mille et une logiques gouvernent les groupes
sociaux et se retrouvent dans les individualités, ces chaos unifiés de
façon si trouble le plus souvent. Comment se sont-elles instituées
dans chaque cas? Telle est la question qui se pose maintenant, car,
en dépit des affirmations tranchantes du rationalisme, il n'en est
pas une seule qui puisse se prévaloir de plus daulorilé que les
autres, toutes étant au même degré vitales, puisque celles qui con-
tiennent un principe de mort s'éliminent par cela môme et ne
comptent plus.
II
Le naturalisme — l'école de Montesquieu — admet, malgré les
préjugés rationalistes qui l'entachent, la diversité des logifications
sociales. Mais, en vertu du fatalisme qui lui est essentiel, les mêmes
causes produisant toujours les mêmes effets, cette multiplicité
d'apparence finit par se fondre dans l'unité de la raison.,.. Il y a des
lois, nous assure-t-on, des lois mystérieuses qui règlent l'évolution
des sociétés, les contraignent à s'élaborer une conscience suivant
des catégories toujours les mêmes, les milieux physiques étant
identiques. Par suite ces disparités dont triomphait le scepticisme
théologique pour faire éclater aux yeux de tous l'existence d'un dieu
caché, se résolvent dans une logique profonde....
On ne saurait nier absolument l'action de l'ambiance sur la for-
mation des catégories sociales et par suite la possibilité de certaines
coïncidences et de compréhensions entre des pensées issues d'àmes
diverses. Les limites naturelles et la nature du sol où se fixe le
groupe social prédisposent quelque peu à une logification déter-
minée, et je crois avoir dans les pages qui précèdent fait une part
assez large à l'école naturaliste en concédant que certains groupes
n'arrivent pas à la conscience nettement définie, parce qu'ils n'ont
pas trouvé l'obstacle qui leur eût permis de se poser en s'opposant.
D'autre part le climat dont usa si fort Montesquieu est un rude
ouvrier, il faut en convenir. Il triture et façonne les individualités
les plus rebelles et les plie de gré ou de force aux catégories
logiques ou autres qu'il lui plaît d'imposer. C'est ce que nous
voyons, par exemple, se produire tous les jours dans les Etats-Lnis,
56 REVUE PHILOSOPHIQUE
ce creuset merveilleux. L'immigration y jette chaque année,
depuis plus d'un siècle, les molécules humaines les plus diverses
par la langue, la race, la religion. Tout cela semble devoir simple-
ment se juxtaposer sans jamais se fondre. Nullement. Nos créa-
tures, accourues des milieux les plus disparates, sont en peu de
temps manipulées par la toute-puissance du climat qui leur imprime
un cachet uniforme, les pétrit suivant un type ethnique défini,
s'approchant non pas de l'Anglo-Saxon, mais de l'autochtone,
l'Indien Peau-Rouge '. On constate peu à peu le rabougrissement
du squelette et des muscles qui s'y attachent, mais, par contre,
l'exaltation de la force nerveuse courant en flamme soudaine à
travers tout l'être, l'imprégnant d'une endurance qui confine par-
fois au miracle. Ainsi, de l'avis commun des naturalistes, les races
animales, dans cet air sec chargé d'électricité, soumis à de
brusques variations de temps, sont de taille plus petite que les
races analogues dans l'ancien monde et ont d'autre part une plus
grande capacité de résistance aux blessures. La mort et son anté-
cédent, la soutfrance, en viennent, plus lentement que dans notre
Europe, à leur fin. S'il en est ainsi, sans doute possible, du phy-
sique, le moral, plus malléable encore et par sa plasticité plus apte
à recevoir toutes les formes, toutes les catégories possibles, se
métamorphose de la même manière. Les âmes, mieux encore que
les corps, sont prédisposées aux catégories que le climat semble
nécessiter.
Mais tout cela n'est que d'une vérité relative, et des logiques
inattendues, défiant l'orgueil du déterminisme, surgissent soudain
dans les milieux physiques qui paraissaient les moins propres à
leur développement. Il est des faits, dans l'incroyable fouillis de la
vie d'un peuple, qui se sont dégagés de l'ensemble sans qu'aucune
raison valable puisse en être donnée et lentement abstraits,
dépouillés de toute matière, se sont fixés dans la conscience trouble
encore, prête à toutes les orientations, et par une puissance mysté-
rieuse qu'ils recèlent ont contribué à donner cette impulsion que
les nécessités physiques ne parvenaient pas à déterminer. Evhé-
mère ne se trompait pas quand il voyait dans les mythes, dans la
pensée confuse des primitifs, le souvenir de gestes qui furent — et
1. Gaillieur, Études américaines. Cf. à ce propos Boulmy : Essais de psycho-
logie politique du peuple américain.
A. CHIDE. — LA CONSCIENCE SOCIALE 57
auraient pu ne pas être. (Juccie tels actes initiaux, gardés à travers
les générations par le prestige des chants, se retrouvent à l'origine
de tous les peuples et aient contribué plus que toute autre chose à
la formation de leurs catégories logiques et autres, on ne saurait
guère en douter. Le nom de poètes flotte encore dans les nébulo-
sités de chaque race, surnage dans les vagues d'oubli et de
ténèbres, et le retentissement de leurs légendes de splendeur ou de
deuil vient jusqu'à nos oreilles après tant de siècles. Ce sont les
voyants primordiaux — et leur caprice, — plus encore que les
énergies farouches de l'ambiance, qui ont dirigé les groupes sociaux
vers telle ou telle logification, en disant les joies de l'expansion et
de la dispersion du multiple, poussière humaine, dans l'infini
hallucinant des plaines, ou de l'absorption de tous en l'unité du
chef, auquel on s'abandonne corps et ûme, en celle, plus profonde
encore, de la cité, faite de tant d'abnégations. J'ai pris à dessein les
deux logificalions extrêmes qui, dans l'histoire de la dialectique,
rappellent les noms opposés d'Anlislhène et de Parménide. Mais il
en est une foule d'autres, intermédiaires, que les groupes ont
adoptées, le plus souvent au hasard, sans prédétermination phy-
sique, parce qu'il plut à l'initiateur de tirer de la nuit des actes
abohs et de faire étinceler, dans l'éblouissement des chants, tel ou
tel geste logifié suivant un ordre quelconque, qui n'avait rien de
nécessaire et qui devint le type auquel tout dès lors doit se con-
former.
Evhémère cependant n'explique pas le tout des légendes non
plus que des catégories sociales qui en sont dérivées. Ces actes,
initiateurs par le caprice du voyant, ont dû être exprimés par des
mots et l'on sait trop la puissance magique que contient le verbe
pour ne pas comprendre aussitôt ce qui s'est passé, à peu près par-
tout : l'obscurcissement du geste sous la poussée folle de légendes
issues des vocables dont le poète s'était servi à l'origine. Il se
peut qu'il y ait au fond des mythes quelque chose de véridique et
les chercheurs qui, à l'heure présente, essaient de débroudler,
dans l'île de Crète par exemple, ce qui fut peut-être le palais de
Minos et mettent au jour les substructions du Labyrinthe, ne sont
pas condamnés, comme le croient trop facilement les partisans de
la mythologie solaire à la Max Muller, à se heurter en tous lieux
au néant. Mais les phrases du texte primitif ont été amplifiées et
58 KEVUE PHILOSOPHIQUE
surtout dénaturées, si bien qu'une floraison de légendes secondaires
a jailli, désordonnée, étouffant l'acte d'où elle a pris naissance et
pervertissant les catégories mentales qui déjà s'ébauchaient suivant
sa norme. On en vient même par moments, devant la déraison
d'une telle efflorescence, à se demander s'il y eut quelque chose de
réel là-dessous, si tout n'est pas triomphe de l'absurde, divagation
verbale à propos de rien, un de ces tours malicieux que se plaît à
jouer Vàc, dieu de la parole. Les hymnes du Rig-Vêda, le plus
ancien des documents littéraires qui jettent quelque lumière dans
les débuts troubles de notre race, semblent en dernière analyse ne
ressasser sous mille formes qu'un thème unique, la lutte de l'igné
et du démoniaque. On ne saura probablement jamais à quelle
matière affolante se rapportent ces variations sans nombre, d'où
sont sorties cependant, par la puissance des légendes, la plupart de
nos catégories mentales, notre façon de voir non seulement le bien
et le mal, le beau et le laid, mais encore, au point de vue logique,
le vrai et le faux et d'agir en conséquence.
Il est probable que les groupes sociaux ont organisé leur logique,
sans parler encore de leur morale et de leur esthétique, suivant la
façon dont les croyants primitifs ont créé le Héros^ type immuable
d'action qui s'est imposé à la race. Il en est de ces héros qui, à
peine filtrés des ténèbres, vacillent et s'éteignent, sans pouvoir se
formuler eux-mêmes ni unifier dans leur essence, fût-ce un instant,
les multiplicités incohérentes qui aspirent à lui. Il en est d'autres,
au contraire, qui s'érigent au sommet des montagnes symboliques et
laissent tomber leur parole au peuple errant, affamé de fixité. Et
ce mot, prononcé quelquefois dans la mort, qui est d'ailleurs une
éternelle reviviscence, suffit à resserrer le lien des individuafités
éparses : elles s'enchevêtrent et communient de façon plus ou
moins intime. Il en est aussi qui ne consentent pas à laisser une
parcelle d'indépendance aux créatures dont le don s'offre à eux de
toutes parts et dans leur substance synthétique, jalousement ils
englobent et s'incorporent tout ce qui les entoure. Il y a mille et
mille manières d'être des héros, de même qu'il y a mille et
mille logifications possibles pour les groupes, où le voyant, sur
son luth obstiné, chante leurs exploits et grave dans les pensées,
en catégories imnmables, les types d'actions qu'ils ont institués.
Bien des logiques sociales, aujourd'hui encore, sont faites en
A. CHIDE. — LA CO>iSCIENCIi SOCIALE S9
dehors et qiiehiuefois à l'enconlrc de tout déterminisme physique,
par la survivance uniqitemenl psychique d'actes exemplaires qu'a
laissés, dans la mémoire du peuple, un chant dont les origines se
perdent. C'est le héros de chaque groupement, le christ plus ou
moins conscient qu'il porte en sa pensée formidable, faite lente-
ment de tant d'aberralions et de tant de contresens, qui trace les
gestes essentiels à chacun et que nous sommes tenus d'vniler, si
nous voulons être dans la norme. Ce que nous nommons la caté-
gorie logiijuc d'un peuple, la puissance en lui d'unifier à des
degrés divers la multiplicité incohérente des événements et en
retour d'ordonner tous les actes suivant celte forme de syn-
thèse qu'il croit seule bonne, est le résidu, après des siècles, d'une
légende toujours la même ou à peu près, d'un acte abstrait pris
entre mille par le caprice d'un voyant. Et le plus tragique de la
chose c'est qu'on ne sait pas, on ne saura peut-être jamais s'il y
eut à l'origine un geste réel, initiateur, ou bien dévergondage
d'imagination à propos de mots mal interprétés. Car si Hlvhémère
ne se trompe pas dans quelques cas, dans bien d'autres, les plus
fréquents, le génie du Verbe a déchaîné les légendes absurdes —
dont nous avons fait notre raison...
Même dans les consciences qui s'élaborent sous nos yeux, où
les sensations ne parviennent pas à se fondre dans un sensorlum
commune, errent à l'aventure, se fait sentir le besoin de ces légendes
qui composent en quelque sorte leur substrat logique, aussi bien
qu'esthétique et moral. Ce sont les actes de certains héros,
amplifiés par l'imagination des voyants, qui font en grande partie
l'unité des âmes française ou germanique, par exemple. Nous
ordonnons autour de Charlemagne, comme nos voisins d'outre-
Rhin autour d'Arminius, la série des gestes héroïques de la race.
Vieille France et vieille Allemagne, du fond d'un passé millénaire,
dirigent nos destins suivant le but que le héros a voulu. Les con-
sciences mal unifiées souffrent de n'avoir pas de héros qui donne-
rait, semble-t-il, un sens à leur activité nécessairement confuse et
désordonnée. Les États-Unis, qui nous otlrent pour la plupart le
modèle de consciences sociologiques incapables de se formuler,
d'arriver à l'unité de leurs sensations, s'enorgueillissaient naguère
de cela et satisfaits de leur avenir merveilleux, disaient par la voix,
du poète Lowell : « L'esclave de son propre passé n'est pas un
60 KEVUE PHILOSOPHIQUE
homme. » Cependant une hantise s'empare de ces âmes qui
semblaient vouloir se débarrasser, au fur et à mesure, de ce poids
du passé que nous portons tous, avec d'autant plus de fierté qu'il
est plus lourd. On a vu la John Hopkins University instituer des
recherches dans les archives' et des érudits fous de vieux papiers,
tout comme dans notre Europe, déterrer de la poussière — car il y
a de la poussière dans les archives même les plus récentes — les
plus menus faits de la vie municipale et provinciale. Nous sommes
déjà loin du temps où Tocqueville, voulant prendre copie d'un
document, dans je ne sais plus quel dépôt local, fut prié d'accepter
sans façon l'original. Le passé n'est donc pas mort tout à fait chez
ces hommes qui jusqu'ici ne voyaient l'unification de leur pensée
que dans un avenir flamboyant. Souffrant de n'avoir pas de caté-
gories bien cristallisées comme les peuples qui ont une longue suite
de siècles d'existence, ils compulsent leurs papiers archaïques
pour se fabriquer eux aussi des légendes. Et les poètes accordent
déjà leur luth pour chanter les héros que vont découvrir les érudits
et graver leurs gestes essentiels dans la conscience de ce peuple,
qui doit avoir moins de confiance dans son avenir puisqu'il reflue
ainsi vers son passé. Ici encore la conscience est posée — ou est
bien près de l'être — en s'opposant.
Ainsi s'élabore chacun des groupes sociaux, par un processus
qu'il est bien difficile de reconstituer à cause de l'élément
d'indétermination si visible dans toute légende, la catégorie
logique par excellence, cette puissance d'unification que M. Renou-
vier, dans son tableau renouvelé de Kant, place en quelque sorte
au sommet, sous le nom de personnalité, et qu'il nous représente
englobant toutes les autres. Qu'elle se relâche un instant, les caté-
gories qu'elle contient se dénouent. Des trous nous apparaissent
çà et là entre elles et les vagues d'incohérence viennent battre
notre pensée, l'afflux des sensations mal ordonnées nous submerge.
Qu'elle se contracte, au contraire, son unité orgueilleuse se projette
dans le cosmos et tout, en nous comme hors de nous, s'orga-
nise selon ces lois où les criticistes ont fini par voir un poly-
i. Boutmy, op. cit.
A. CHIDE. — l.V CONSCIENCE SOCIALE 61
théisme, relié par la Personnalité, qui est le dieu supn^me... La
série d'aberrations qui semble avoir constitué cette catégorie dans
la conscience sociologique doit nous mettre en garde et nous
engager à être plus humbles pour ce qui est de notre conscience
individuelle. Avant de nous proclamer dieux, au nom de l'unité de
notre pensée, que nous étendons a priori au cosmos ainsi trans-
formé en une simple dépendance de nous-mêmes, étudions com-
ment s'est élaborée en chacun de nous cette logiiication prestigieuse
dont nous sommes si fiers — jusqu'à l'autothéisme. Nous verrions
bien des hasards et des sursauts, d'inouïes régressions à côté des
progrès, dans la genèse de cette Personnalité plus ou moins dis-
tincte qui s'illumine à un moment donné dans chaque conscience
et unifie de façon si variable, suivant des lois tour à tour molles
ou rigides, la multiplicité incohérente des sensations et des sou-
venirs...
Un élément d'indétermination s'ajoute à tous ceux qui précèdent,
c'est la possibilité pour chacune de ces logiques subitement
abstraites, c'est-à-dire détachées de toute matière et flottant,
inertes et sans substrat, comme des légendes, de pénétrer dans
n'importe quel groupe social et d'y métamorphoser la conscience
et ses lois par amalgame avec ou plusieurs logifications antécédentes
plus ou moins bien fondues. Ainsi en est-il de nos consciences
individuelles, malgré les efforts souvent comiques que nous
déployons à justifier, c'est-à-dire à logifier après coup, une série
d'actes non moins que des pensées parfaitement incohérentes et
dues à des systématisations disparates, successivement adoptées
sans que nous nous en doutions. Gœthe a été le seul à avouer la
part d'illusion que contient toute autobiographie, quand il intitula
ses mémoires : Vérité et Poésie, laissant entendre par là que la
poésie, le mensonge logique, a transformé peu à peu l'illogisme
déconcertant de la réalité jusqu'à le rendre méconnaissable.
Il n'y a pas à proprement parler illogisme dans notre conscience
individuelle comme dans la conscience sociale, quand il y a sou-
bresauts brusques, voire palinodies comme celle dont croyait
avoir à s'excuser Barthélémy : l'homme absurde est celui qui ne
change jamais. Le poète aurait pu, au lieu d'absurde, écrire impos-
sible, et sa pensée n'aurait été que plus conforme au réel. La
personnalité ou ce que M. Renouvier nomme ainsi, la puissance
62 REVUE PHILOSOPHIQUE
(l'unification suivant des concepts de nature variable, étreignant
plus ou moins fortement le multiple, ne subsiste pas longtemps
sous la même forme dans une conscience tant individuelle que
sociale, et sauf quelques exemples d'immutabilité et d'obstination,
plus apparentes que réelles, la plupart évoluent, suivant le mot
consacré, et se métamorphosent, selon les sautes de vent qui
apportent les légendes et les logiques, avec une désinvolture
sans pareille.
11 serait curieux de faire ainsi l'histoire logique de chaque
groupe social, poser à propos de toutes les races le problème des
universaux où les scolastiques avaient vu avec raison la question
capitale de la philosophie. A nous en tenir à l'exemple immédiat
qui s'offre aux yeux, notre Gaule devenue France après tant d'ava-
tars, il a été facile de lui découvrir — après coup — une certaine uni-
fication physique et de l'opposer à la multiplicité de telle ou telle
autre région moins fortunée, arrivée plus lentement à la person-
nalité ^, mais nul ne nous a encore dit par quelles formes disparates
a passé la logique de notre pays, que les milieux ambiants favori-
saient si bien. Il a connu d'abord la lutte du multiple mal asservi,
faisant échec à l'un et dénouant, par un effort violent, les concepts
par lesquels il était enlacé. Puis c'est le triomphe de l'un et le
mysticisme de l'anéantissement qui rappelle les absorptions fan-
tastiques du despotisme de l'Orient. Et c'est de nouveau la disper-
sion du multiple dans une convulsion que rien n'annonçait si
farouche. Et ici flottent les hantises d'une logique périmée, de
deux plutôt, car Rome eut tôt fait de remplacer Sparte. C'est la
solidarité troublante des cités antiques, leur communisme si
étranger à notre pensée moderne qui vient mettre un terme à
l'émiettement des individualités désemparées, réclamant, par l'habi-
tude de tant de siècles, l'unité. Et c'est presque aussitôt la logifi-
cation conquérante de Rome, une des plus redoutables pensées
d'unité qui jamais ait filtré de la nuit, l'absorption toujours plus
vaste de molécules d'essence distincte, qui se rebellent et la font
éclater une fois de plus, et ce sont depuis des adaptations souvent
maladroites des républiques d'autres temps, des réminiscences de
leur logique de petite cité, étendue par aberration aux monstrueuses
masses modernes...
1. Cf. par exemple, C. Jullian, Vercingélorix.
A. CHIDE. — l-A CONSCIENCK SOCIALE 63
Or celle lof^lcjuc composite, l'aile de la vie et de la mort de notre
race, étrangement amalgamées pendant des siècles, s'abstrait sou-
dain de toute matière et comme ces légendes qui ballottenl longue-
ment dans les airs, sans trouver l'individu (jui les cueillera au
passage, en accroîtra son essence, elle passe les mers et va s'imposer
où elle n'avait rien à faire. Je ne veux pour exemple d'un instant
que les républiiiues hispano-américaines, le Mexique entre autres.
On sait à quelle unification trouble que symbolisait le nom de Mon-
tezuma se heurlèrenl les compagnons de Cortez et ces derniers ne
manquèrent pas, avec un manque de psychologie qui n'a rien
d'étonnant de la part de guerriers pillards, d'y voir une logique
identique à celle dont ils étaient imprégnés eux-mêmes, et qui était
alors l'unification claire et absolue d'un Charles-Quint et d'un Phi-
lippe II. La pénétration de leurs éléments, l'aborigène et l'exotique,
s'est opérée sous le coup de cette première confusion et, après un
siècle ou deux, a provoqué la crise logique qui a pris nom dans
l'histoire sous la rubrique de guerre de l'Indépendance. Et c'est au
moment où la logification monarchique ruinée dès la première heure
par l'incompréhension radicale de la race vaincue, et n'ayant sub-
sisté si longtemps que par miracle, s'écroulait, que ce peuple hété-
roclite d'Aztèques et d'Espagnols fondus cueillait au vol notre
logification républicaine qui passait. Tous ceux qui ont mis les pieds
dans le pays diront les perversions qu'a subies cette logique en un
milieu si mal approprié. On a noté depuis longtemps, dans ces
bizarres républiques, le respect exagéré de l'individu et de la
liberté, à côté d'elî'royables servitudes, dues aux unifications
ancestrales, et raille autres choses qui trahissent l'incohérence de
ces consciences chaotiques, prétendant s'unifier par l'œuvre dia-
lectique d'autrui.
A côté s'est constituée la République nord-américaine, défiant
toute théorie physique, car le type ethnique sous l'influence du
climat est loin d'être réalisé absolument. Ici plus de fusion avec
l'aborigène qui a été poliment éliminé, voire exterminé en
bien des endroits. Aussi la logique qui a produit, après une série
de tâtonnements, la constitution actuelle des États-Unis, celte
unification si faible, presque falote, devant la puissance des indi-
vidualités locales, a-t-elle pu se garer de toute hantise d'autrefois,
ainsi que la chose se passe au Mexique où l'élément aztèque semble
64 REVUE PHILOSOPHIQUE
vouloir ressaisir par moments le prestige passé et souffler sur les
logifications conquérantes. Mais ici encore un sursaut se prépare.
A passé par là, porté par le vent, un type abstrait d'impérialisme,
imité des Romains, que l'Angleterre actuelle a tiré de sa substance
intellectuelle, tout d'orgueil collectif, embrassant à la fois le passé
et l'avenir. Et ce groupe social où les molécules les plus distinctes
vont et viennent, en un perpétuel commerce, comme dit Bossuet,
cette race mal définie qui n'est encore qu'à l'état dynamique, sous
forme de tourbillon vital, avec une logification plutôt instable, sus-
ceptible de se métamorphoser aux moindres frissons, a happé
l'impérialisme qui errait dans les airs et tente présentement de l'ap-
proprier à sa substance. Et l'on voit en conséquence les érudits,
comme je l'écrivais plus haut, créer artificiellement un passé à
la jeune Amérique, pour permettre à une forme logique d'essence
si étrangère, de s'adapter à ce milieu nouveau, en dépit des répul-
sions et même des impossibihtés physiques qu'elle rencontre...
Le scepticisme théologique — et Pascal en tête — ne croyait
pas si bien dire quand il posait envers et contre les rationalistes,
l'aphorisme bien connu : vérité en deçà des Pyrénées, erreur au
delà. Il n'y a pas à proprement parler de vrai ou de faux social,
pas plus qu'individuel sans doute. Tout groupe des plus hauts
aux plus bas degrés de l'échelle humaine, se fabrique lui-même,
et le plus souvent sans que le miheu physique y soit pour rien, des
catégories et avant tout la logification qui lui est indispensable
pour se définir. Puis les concepts, quels qu'ils soient, plus ou moins
parfaits, une fois cristallisés dans la conscience, le groupe, au lieu
de s'y tenir strictement, ce qui garantirait quelque fixité, accueille
d'autres façons de logifier les choses qui errent par là, réminis-
cences d'un passé ou d'un lointain également vagues. Les pre-
miers concepts à leur contact se fondent et se métamorphosent,
et tout cela fait une logique nouvelle qui n'a plus rien de commun
de celle qui s'en va et rien encore de celle qui va venir. Et le groupe
cependant affirme son identité, comme nous le faisons nous-
mêmes, quand nous revendiquons orgueilleusement la responsabi-
lité de tous nos actes, fussent-ils incohérents, et à l'article de la
mort, dictons nos mémoires pour nous justifier, nous logifier aux
yeux de tous et surtout à nos propres yeux. A. Chide.
LE
MYSTICISME DANS L'ESTHÉTIQUE MUSULMANE
L'ARABESQUE, ASCÈSE ESTHÉTIQUE
Le mysticisme des soufis dirige la vie intellectuelle supérieure de
l'Islam : sentiments esthétiques et moraux. L'art musulman déco-
ratif des pays arabes, dont nous nous occuperons presque exclusi-
vement aujourd'hui, parce qu'il est à la fois le plus important et le
plus caractéristique, est une création du mysticisme, qui en a fait
une ascèse mineure, générale, agréable, en môme temps qu'un
adjuvant à l'extase proprement dite des soufis.
L'art musulman se présente à nous avec une originalité spéciale,
qui tranche nettement sur les tendances des autres arts européens
ou asiatiques. Ces derniers en efîet, se fondent constamment sur
l'impression sensible de la nature, s'efTorcent de reproduire les
aspects visuels du phénomène, avec le plus de ressemblance
possible; ils sont imitatifs par essence. Sans doute que leur expres-
sion est intellectuelle, elle varie avec chaque tempérament d'artiste,
mais elle se borne en somme à attribuer à l'esprit dans l'œuvre
d'art, une part parallèle à celle de l'imitation. Quand elle idéalise le
phénomène observé, elle ne vise qu'à la vivification, à l'animation
de formes plastiques, possédant déjà une valeur de reproduction
étendue phénoménale propre. Dans l'art musulman, surtout dans
le plus pur peut-être, Ihispano-mauresque, qui nous entoure de
ses manifestations (Andalousie, Afrique du Nord), on ne trouve
pas ce paralléUsme de préoccupations d'imitation et d'expression ;
la recherche esthétique y est purement intellectuelle. Si l'art arabe
(nous l'appelons ainsi, parce que ses créateurs furent des Arabes)
imite parfois des formes végétales, c'est presque toujours seulement
dans leurs courbes et leurs mouvements les plus généraux, pour
permettre au spectateur d'effectuer une transition entre le monde
des sensations accoutumées et un monde métaphysique où pénètrent
difficilement ceux qui n'ont pas choisi la voie ascétique. Dans ce
cas même, l'artiste a géométrisé son ornementation, a réduit l'imi-
TOME LXIV. — 1907. 5
66 REVUE PHILOSOPHIQUE
lation phénoménale à son minimum. Les motifs d'origine végétale
y sont tellement schématisés, stylisés, qu'on ne saurait y recon-
naître les plantes inspiratrices de leur création '. A côté des
schèmes végétaux courbes, dits entrelacs floraux, l'Arabe use des
combinaisons de lignes droites : les entrelacs rectihgnes. Les pre-
miers sont employés dans les décorations en stuc des parois,
depuis les larges plinthes jusqu'aux plafonds, dans certains plafonds
même, dans ceux à caissons de bois peint et marqueté; les
seconds traités en mosaïque de faïences émaillées multicolores,
forment les dessins des carrelages du sol et des plinthes, les rem-
plissages des angles des portes monumentales. La calligraphie
enfin, participant du mélange harmonieux des droites et des
courbes, animée d'un rhytme souple, modifiable dans le détail des
lettres, bordure des frises, encadrement des fenêtres ou des portes;
îa stalactite de bois enduit de plâtre, effacement des angles ou
transition des salles quadrangulaires aux plafonds concaves ^,
terminent la série des cinq manières principales dont les artistes
musulmans décorent les édifices, aux murs extérieurs coupés à
angle droit, surmontés de coupoles, ajourés de cours intérieures
bordées de portiques.
Si l'on s'étonne qu'il se soit rencontré tant d'artistes imbus de
soufisme, il faut songer que depuis les temps relativement anciens
de l'Islam, en tout cas avant l'épanouissement de Tarabesque
(fin du XIII'' et xiv*^ siècle), la majeure partie des musulmans
appartenait à une ou plusieurs confréries religieuses. Le rituel de
ces ordres fut jadis composé ou inspiré par de saints soufis
comme Sidi-Abd-es-Selem-ben-Mechich (xiii^ siècle) et son maître
Sidi-Bou-Medien, fondateurs del'ordre des Ghadelya, ou Sidi-Abd-el-
Oâder-Djilani (xii" siècle), père des Ouadrya, répandus du Sénégal à
l'Inde et aux îles de la Sonde. Les enseignements mystiques des
deux fameux soufis Ghazali (xii^) et Mohy-ed-Dine étaient connus
de la classe moyenne musulmane, quand l'on travaillait à peine aux
plus belles mosquées du Moghreb de style pur, aux parties les plus
anciennes des palais de Séville et de Grenade; obligés de n'écrire
sur les murs que des formules orthodoxes, par prudence et selon la
coutume, les artistes ont cependant parfois laissé percer sans
1. Cf. Owen Jones, UAlhamhra. Londres, 1841. Bourgoin, Traité des entrelacs.
Marcais, les Monuments arabes de Tlemcen. Paris, Fonteinoing. 1903.
2. Prisse d'Avenue, p. 248. Gustave Le Bon, Civilisation des Arabes, p. 514.
PROBST BIRABEN. — I.E MYSTICISMK DANS I.'eSTIIKTIQUE 67
équivoque leur amour du symbolisme. Les inscriptions suivantes
relevées à TAlhambra en témoignent. On lit sur un mur de la cour
des Myrtes : « Le palais que voici est un palais de cristal. Ceux
qui le contemplent le prennent pour un océan sans limite '. » —
Il est écrit dans la salle des Deux Sœurs : « A voir les parois (de la
cour des Lions) on s'imaginerait autant de planètes qui se meuvent
autour de leur orbite, afin de rejeter dans l'ombre jusqu'aux
premiers rayons du matin-. » Voici enfin comment parle la plus
grande alcùve de la salle des Ambassadeurs : « Voilà le dùmc
élevé et nous (les alcôves) nous sommes ses filles; pourtant je
possède une excellence et une dignité au-dessus de celles de ma
race. Certes nous sommes toutes membres du même corps, mais je
suis comme le cœur au milieu d'elles, et du cœur jaillit toute
force d'âme et de vie ^. » Du temps ou l'Alhambra fut successive-
ment embelli, comme aujourd'hui d'ailleurs, si tous les contempla-
tifs n'étaient pas affiliés à des ordres religieux, les affiliés répandus
dans toutes les classes de la société musulmane étaientsinon soufis,
tout au moins admirateurs et serviteurs des mystiques. Rien n'^a été
changé, quant aux institutions et aux goûts généraux, mais les
arts doivent peut-être leur décadence actuelle à la pénétration des
idées économi(jues européennes dans les milieux islamiques jadis
les mieux fermés, dans les contrées les plus réfractaires au progrès
moderne. Cela se remarque en Afrique : on trouve encore, en ell'et,
des créateurs de belles arabesques chez les lettrés marocains et
tunisiens ignorant les luttes économiques étrangères, chez des arti-
sans des mômes pays vivant sans ambition d'un maigre salaire,
amoureux de leur art séculaire. Tous fréquentent des hadral spiri-
tuelles dirigées par des saints personnages imbus de soufisme. En
Algérie, au contraire, où l'exemple des Européens et la lutte indus-
trielle et commerciale ont donné d'autres soucis aux musulmans,
les hadrat sont devenues de simples réunions de jongleurs ou de
danseurs hystériques et Ton ne rencontre plus guère d'artistes
susceptibles de créer de nouveaux modèles. Art et mystique sem-
blent donc être indissolublement liés dans l'Islam.
1. Cf. Owcn .lones, VAlhambra, vol. I, planche XV.
2. Cf. idem, 1 vol. planche XV.
3. Cf. idem, 1 vol. planche VII.
4. Cf. Robert Arnaud, Politique musulmane, Alger, Jourdan, 1906, t. I, pp. 109
et 113.
68 REVUE PHILOSOPHIQUE
A notre avis, les artistes, amis de la vie profonde pour l'avoir
vécue ou pour avoir tenté de le faire, simples échos parfois aussi
des doctrines ambiantes, ont exalté leur méditation, l'ont fixée en
un langage ornemental que nous appelons génériquement l'ara-
besque, sur les parois intérieures des édifices et même sur la sur-
faces des objets de luxe. L'existence orientale dans des régions
chaudes et troublées par les guerres, fut de bonne heure privée et
discrète plutôt que publique. Le palais ou la mosquée gardèrent
jalousement dès lors dans leur cœur des richesses que l'aspect
extérieur nu ne permet guère de soupçonner, vrais symboles de la
recherche subjective. Intellectuels et peu soucieux de la plastique,
les artistes musulmans ont nécessairement emprunté leur technique
aux sciences les moins phénoménales qu'il soit, aux mathématiques.
Parmi les moyens que ces sciences leur ont fournis, ils ont utilisé
avec génie l'addition et la multiplication *, en même temps naturel-
lement que les propriétés axiomatiques et définies des figures.
Sur les murs des chambres des palais et des nefs des mosquées,
sur les bordures des plinthes et sur les frises, encadrant les
fenêtres et les portes, les sentences caUigraphiées se répètent en
s'ajoutant dans le sens de l'écriture arabe, c'est-à-dire de droite à
gauche. Ce sont de vrais dikr verbaux, destinés à abolir la cons-
cience du spectateur, à le rendre passif, réceptif, aie faire vivre de
la vie psychique subliminale, comme dirait M. de Montmorand ^.
Le système de décoration le plus fréquent est néanmoins multipli-
catif et fondé sur le groupement de rosaces égales, de 2 en 2,
de 3 en 3, de 4 en 4, par exemple, liées les unes aux autres, recom-
mencées indéfiniment sans solution de continuité. Les motifs
s'étendent et croissent dans tous les sens par multiplication. L'ara-
besque s'engendre elle-même, son développement est sans fin et n'a
pas d'autres bornes arbitraires que les limites des surfaces à
décorer. Si les surfaces sont restreintes, ce qui est fréquent, car, à
l'exception de la grande mosquée de Gordoue, antérieure à la fixa-
tion de lart hispano-mauresque pur, les monuments musulmans
sont peu vastes, rien n'empêche le spectateur de continuer au delà
des obstacles matériels, dans l'espace mathématique, sa rêverie géo-
1. Cf. Probsl-Biraben, Actes du XIV° Congrès des orientalisles. Philosophie de
l'arabesque, passim, Leroux, 1906.
2. Cf. Revue Philosophique, 1905, juillet, M. de Montmorand, Les états mys-
tiques, p. 23.
PROBST-BIRABEN. — Li: MVSTICISMi: KAISS l'ksTHÉTIQLE 60
métrique, en multipliant toujours davantage les côtés des figures
ou ces figures elles-mêmes, en ayant soin cependant de les relier
toujours les unes aux autres'.
L'ordre, condition esthétique capitale, est assuré par cette
technique mieux que dans tout autre art humain : la symétrie y
est évidemment rigoureuse puisque les figures se correspondent;
la proportion paraît peut-être à des Européens un peu rompue en
général dans le sens de la hauteur, mais cet envolement est volon-
taire puisque le but est l'inspiration de rôves extraphénoménaux;
enfin la convenance est respectée, la décoration s'adaptant à la
destination des monuments musulmans : elle s'élargit dans cer-
taines salles de palais, s'élance dans d'autres et toujours dans les
mosquées, utilise des combinaisons différentes selon les cas, sans
abandonner ni les directions principales, ni la recherche de l'unité
métaphysique. On lui refuse souvent la grandeur, mais on s'aper-
çoit à un examen attentif et impartial, qu'elle dépasse les dimen-
sions extérieures, limitatives ailleurs, qu'elle se continue indéfini-
ment dans l'espace.
La marche de la pensée dans la contemplation d'une arabesque
répèle les étapes de l'apprenti soufi, dans son ascèse. La décoration
musulmane : 1° refrène par l'attention qu'elle nécessite les autres
impressions, après un éblouissement passager; 2" elle isole parla
volonté l'objet de la méditation de ses qualités sensibles et rompt
ses attaches avec le monde réel; 3° le champ psychologique une
fois simplifié, elle donne naissance à un sentiment immense et
silencieux que nous avons vu caractériser l'attente de l'extase,
quand le raisonnement effacé a fait place au seul sentiment.
Cette sorte d'ascèse mineure diffère de la gymnastique déjà
étudiée des soufis en ce que l'atteinte de l'unité n'est que momen-
tanée, car on ne ramène la multiplicité au centre d'expansion que
pour retomber dans la multiplicité ensuite. Les arabesques sont
pour ainsi dire animées d'un double mouvement tour à tour cen-
tripète et centrifuge-, rythme éternel, car on ne saurait lui trouver
dans l'enchaînement logique des lignes ni commencement ni fin.
Cette symbolique est si bien dans les habitudes mentales des
1. Planches de l'ouvrage de Bourgoin, Traité des entrelacs. 18"9, Didot-Gayet,
L'Art arabe.
2. Gayel, loc. cit., p. 180.
70 REVUE PHILOSOPHIQUE
Arabes, que Mohy-ed-Dine, inspirateur de beaucoup de confréries
et de soufis isolés, schématise ses enseignements mystiques et
métaphysiques au moyen de combinaisons de cercles. Il exprime
notamment ainsi le départ des phénomènes émanés de l'Un et leur
retour au foyer émanateur '.
Nous avons dit que par l'attention l'arabesque refrénait les
autres impressions. En effet, la multiplication des détails, paraît
uniquement d'abord solliciter l'analyse. On est surpris, ébloui
malgré soi par la richesse et la profusion de ces détails, par leur
minutie précieuse et l'entrelacement des droites et des courbes,
artifices sous lesquels se cache la pensée de l'artiste. On s'y perd
comme dans un brouillard, mais peu à peu l'œil est excité à
rechercher des directions déterminées aux lignes. Les impressions
étrangères à cette investigation s'effacent, l'attention retenue par
l'aspect extérieur, est soutenue quand on s'aperçoit enfin que le
géomètre s'est amusé à voiler sous l'apparence hétérogène, quan-
titative, artistique, le plan résultant de l'idée homogène et quali-
tative qui a primitivement possédé son esprit. On ressent alors
le même plaisir qu'à la découverte élégante d'une solution de
géométrie, plaisir qu'on retrouve mais plus grossier dans la dis-
traction du malade qui découvre sur la muraille de sa chambre
l'armature des dessins du papier peint.
A ce moment la volonté devient plus active. On fait un effort,
modéré il est vrai, puisque l'arabesque ne saurait fatiguer l'œil par
des solutions de continuité brusques comme un motif plastique,
pour remonter doucement jusqu'au point de départ de l'artiste.
On se heurte aux angles, on mesure les polygones, types primitifs
de l'arabesque; sous la courbe des entrelacs floraux au rectilignes,
on trouve enfin le triangle, le carré, le pentagone, l'heptagone,
centres dont l'arabesque n'est que l'évolution, l'épanouissement
esthétique ^ Ces centres sont réciproquement comme les nombres
premiers entre eux 3, 4, 5, 7. Ce sont bien des unités particulières
non susceptibles de s'engendrer et les autres polygones ne sont
que des multiplications de ces types. On a ramené la multiplicité
1. Cf. Miguel Azin Palacios, Philosophie de Mohy-ed-Dine dans : "Homenaje a
Menendez y Pelayo, Vve Suarez, Madrid, 1899.
■2. Cf. La Pliilosophie de l'Arabesque, Probsl-Biraben, dans les Actes du XIV
Congrès des orientalistes, Leroux, 1906.
PROBST BIRABEN- — IK MYSTICISME DANS l'eSTHLTIQLE 71
à l'unité dans le groupe envisagé, ce que Ton peut faire en prenant
n'importe lequel comme centre d'expansion '.
Ouand on a compris la construction et qu'on l'a réduite à
l'unité, le plaisir procuré est dun autre genre. Dact f, il devient
passif. On s'abandonne au balancement joyeux qui semble mou-
voir les systèmes de lignes, à leur cadence rliytmée, nuancée de
points précis, nœuds de vibration de cette musique ornementale
qui vous attire malgré vous. On arrive à ne plus ressentir qu'une
impression d'ensemble, illimitée, vague et l'on ne pense plus; on
se trouve avec plus d'intensité dans l'état du fumeur qui perd son
regard dans la fumée de son narguileh ou dans celui de l'obser-
vateur oisif des ondes concentriques produites à la surface des
eaux par la chute d'un corps. L'arabesque se comporte à la troi-
sième période de la contemplation artistique comme un miroir
magique, narcotique de la conscience ordinaire. Elle libère au
contraire le subliminal supérieur, le supraliminal que j'ai appelé
dans un autre article Ihyperconscience, domaine psychique inconnu
de la conscience à laquelle nous rapportons d'habitude notre moi,
à cause sans doute de son caractère anormal.
De l'unité, le spectateur retombe dans la multiplicité pour
recommencer le cycle autant de fois qu'il lui plaît ^
Le soufi, qui possède des méthodes plus efficaces et puissantes
que l'arabesque, se repose volontiers toutefois dans les mosquées
et les palais, où tout concourt à abolir la conscience ordinaire en
relation constante avec le monde extérieur parles différents sens.
Les décorations obnubilent sa vue, comme le bruit monotone et
persistant des jets d'eau endort sou ouïe et l'odeur trop forte
des orangers et des parterres assoupit son odorat. Ce rôle d'adju-
vant est si connu que beaucoup de zaouia ont des salles de
réunion enrichies d'arabesques. Je l'ai constaté à Tétouan dans la
zaouia de Sidi-Abd-es-Selem-ben-Mechich et à Halfaouine (Tunis)
dans celle des Tidjanya.
L'art décoratif demeure le plus important des arts musulmans
et le plus caractéristique, mais tous les autres tendent au même
but par d'analogues procédés. La poésie orientale aux sons répétés,
les rimes, qu'elle nous a peut-être données, le défaut de conclusion
1. Cf. Gayet, L'art arabe, p. 180, 181.
2. Id., mêmes pages.
72 REVUE PHILOSOPHIQUE
qui permet d'ajouter toujours de nouvelles strophes aux précé-
dentes, la musique monotone S hypnotisante où le même motif se
répète indéfiniment le montrent clairement. Une particularité à
remarquer, c'est que les Arabes sont par excellence synesthé-
tiques-, ils font aussi volontiers de la poésie visuelle, auditive,
que de la musique évocatrice de sensations autres que celle de
l'ouïe et que des décorations rhytmées et métaphysiques. La limite
respective des sensations particulières est souvent franchie, ces
sensations se correspondent volontiers entre elles, se confondent
pour atteindre le même but d'extase inférieure et passagère.
En somme la différence avec les arts européens et asiatiques est
nette. Certains arts, comme celui de Michel-Ange, ont surtout
cherché à frapper à la fois par la puissance du choix dans les
aspects de la nature, de l'imitation la plus parfaite possible et de
l'expression; ils ont voulu causer une impression très forte sur les
sens et sur l'esprit, un plaisir esthétique intense mélangé d'une
certaine peine par cela même, mais leur destination principale,
volontaire ou non, demeure la distraction de la conscience person-
nelle, l'oubli de soi-même en tant qu'acteur du spectacle phéno-
ménal, l'agrément du spectateur qui n'en fait momentanément
plus partie. L'art musulman, s'il manque de grandeur au sens
européen, et en tout cas de ce que nous appelons le sublime,
s'entend très bien à nous procurer cette dépersonnalisation. Il
éteint le sentiment du moi mieux qu'aucun ne le peut faire, pour
nous convier à nous unir aux types abstraits, à vivre d'une vie
psychique plus générale, par les voies les moins pénibles et les
plus voluptueuses, il nous berce dans un rêve exempt de cauche-
mars. Il n'a pas eu d'autres prétentions et a tenu toutes ses pro-
messes. C'est l'art philosophique pur par excellence, selon le goût
de Schopenhauer dont la pensée était si proche comme on sait, de
celle des sou fis.
Probst-Biraben.
Beni-Amran, décembre 1906.
1. Rouanet, La musique arabe (chant populaire), Revue Musicale, mars 1905,
p. 109.
2. Victor Ségalen, Article sur « les Syneslhésies et l'Ecole symboliste » dans
le Mercure de France, avril 1902.
REVUE CRITIQUE
L ÉVOLUTION CRÉATRICE
Je n'ai point à rappeler ici quelle fut, dans sa continuité pleine de
surprises, la marche de l'analyse bergsonnienne. Mathématicien,
Bergson s'est vite aperçu que toute équation algébrique n'exprimait
jamais qu'un fait accompli. Une défiance lui vint alors des abstrac-
tions mathématiques et il rechercha quel sens précis la science, en
mécanique et en astronomie, attribuait à des notions aussi fonda-
mentales que le temps, le mouvement : c'étaient là, simplement, des
quantités, puisqu'il fallait les mesurer. Mais la quantité, c'est la répé-
tition, la juxtaposition et la simultanéité, c'est l'homogène, et, en
définitive, l'espace : « de même que dans la durée, il n'y a d'homogène
que ce qui ne dure pas, c'est-à-dire l'espace oîi s'alignent les simulta-
néités, ainsi l'élément homogène du mouvement est ce qui lui appar-
tient le moins, l'espace parcouru, c'est-à-dire l'immobilité ». La notion
toute psychologique et si neuve de la « durée réelle » est le fruit d'une
critique mathématique. Dès sa thèse, par une révolution analogue
mais inverse à celle de Kant, l'auteur de l'Essai sur les données
immédiates de la conscience s'affranchissait pour toujours de l'illu-
sion intellectualiste, abolissait la superstition logique, et renversait
l'idole des mathématiciens, pour fonder enfin une véritable philo-
sophie de l'expérience par la psychologie.
Installé dans la conscience, Bergson dut alors examiner, comme
il avait fait pour les mathématiques, la psychologie elle-même. Cette
nouvelle démarche critique {Matière et Mémoire) le conduisit à démas-
quer une seconde illusion : la psychologie s'était modelée sur les
mathématiques! Par une abstraction plus périlleuse ici que celle de
la géométrie et de la mécanique, on avait surtout conçu la conscience
comme une fonction de représentation et l'intellectualisme constituait
toute la tradition. Bedescendu jusqu'aux profondeurs de la durée
réelle, Bergson s'aperçut, au contraire, que là tout est activité, et que
l'action précède la représentation, la représentation ne faisant jamais
que préparer l'action, lorsque l'action est devenue trop complexe et
suppose un choix : la représentation, est l'action virtuelle et schéma-
1. L'évolution créatrice, par Henri Bergson. 1 vol. in-8' (Paris, F. Alcan).
74 REVUE PHILOSOPHIQUE
tiquement dessinée. Et c'est ainsi que, pouvant utiliser de ce point
de vue les résultats de la psycho-physiologie et de la psycho-patho-
logie, Bergson se trouva tout à fait à l'aise pour aborder le plus diffi-
cile problème de la représentation, qui, comme celui de la liberté pour
l'action, devenait tout simple : les relations de l'esprit et du corps.
De la mémoire naîtrait la matière. D'elle-même la conscience allait
créer le monde, puisque, par l'action et selon les intérêts de la vie, elle
n'avait plus qu'à opérer un triage parmi la multiplicité des images
toutes données. En droit, la perception devrait percevoir l'univers.
En fait, les nécessités pratiques la circonscrivent et la délimitent :
c'est en quoi le cerveau, bureau téléphonique destiné à « donner la
communication », sert à la conscience.
Voilà oia en était demeuré Bergson. Mais, brusquement rejeté des
Mathématiques sur la psychologie, il s'était trouvé dans l'obligation
de négliger une science intermédiaire, celle de la vie. La biologie
restait pour lui une zone obscure entre deux régions de lumière. Il
devait la traverser à son heure et une fois de plus, dans ce domaine
comme dans les deux autres, dissiper une illusion fondamentale, celle
de l'évolution conçue par l'intellectualisme. Car, cette illusion évolu-
tionniste, elle est, elle aussi, une sorte d'éblouissement géométrique.
Par la géométrie, l'intelligence pense la matière. Mais peut- il en être
de même avec la vie? Le mouvement évolutif peut-il être pensé par
l'intelligence, qui est un de ses produits...? « Autant vaudrait pré-
tendre que la partie égale le tout, que l'effet peut résorber en lui sa
cause, ou que le galet laissé sur la plage dessine la forme de la
vague qui l'apporta. » L'erreur est donc d'étendre aux êtres vivants
les procédés d'explication qui ont réussi pour les corps bruts. Et
cette erreur se décèle d'elle-même par ses conséquences, car, n'abou-
tissant qu'à une image symbolique comme toutes les images mathé-
matiques, toute philosophie évolutionniste condamne ses auteurs à
avouer leur impuissance en proclamant, à côté de leur science,
l'existence de l'inconnaissable. Mais ce relativisme-là, est-ce que
l'expérience même ne le dément pas, — du moins l'expérience d'un
être qui ne pense pas seulement, et qui agit? « L'action ne saurait se
mouvoir dans l'irréel... objecte fortement Bergson. Une intelligence
tendue vers l'action qui s'accomplira et vers la réaction qui s'ensuivra,
palpant son objet pour en recevoir à chaque instant l'impression
mobile, est une intelligence qui touche quelque chose de l'absolu. »
Si donc il existe une évolution, elle peut être connue, mais à la con-
dition qu'on ne veuille pas la connaître par l'intelligence seulement,
et que l'on sache faire appel à des procédés complémentaires de l'in-
telligence. — Telle est précisément l'analyse critique et l'histoire
naturelle que Bergson a tentées dans la première partie de son der-
nier ouvrage, laquelle pourrait être intitulée : « Essai sur les données
essentielles delà Biologie ».
Après quoi, ayant ainsi épuisé toute la critique scientifique, ce
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malluMiialicieti devenu psychologue, ce psychologue devenu biolo-
giste, ne se trouvait-il pas en mesure, — l'ayant toujours été par
natuie et par goût, — de devenir enfin un métaphysicien?.. Entre
tous, après celui de la mémoire et de la liberté, ce problème de l'évo-
lution l'y conviait. Si l'intelligence, en efTet, se trouve à son tour
insérée dans le mouvement évolutif, si elle n'en est plus le juge, mais
le produit, la théorie de la connaissance et la théorie de la vie devien-
nent inséparables. Sans lune, on impose à la vie des cadres qui ne
lui conviennent pas, et sans l'autre, ces cadres, ces catégories de l'en-
tendement restent inexpliqués. L'œuvre de la philosophie sera donc
de trouver entre elles deux un trait d'union, de s'élever ou d<! des-
cench'e à une intuition d'où l'on verra jaillir et s'adapter solidaire-
ment lune à l'autre la matière et l'intelligence, c'est-à-dire, en lin de
compte, de trouver pour l'entendement des moyens de se dépasser
lui-même. — Déjà partiellement esquissée dans Matière et Mémoire,
celte métapliysique de l'ingénieux penseur était attendue avec une
impatience universelle et passionnée. On la trouvera dans la deuxième
partie de ce même ouvrage où, par un prodigieux effort d'art et de
composition, cet écrivain sans pareil dans le monde philosophique a
réduit en moins de quatre cents pages la substance de plus de deux
volumes.
I
Etant donnée l'évolution de la vie, telle que nous la révèlent les
sciences biologiques, quelle vue d'ensemble en pouvons-nous prendre
et quelle vue, en effet, en avons-nous prise? Il est trop évident que
nous ne renonçons pas pour cette opération à nos habitudes intellec-
tuelles : ce sont celles de géomètres et d'artisans. D'abord et avant
tout, notre intérêt nous oblige d'agir sur la matière brute pour la
façonner selon nos besoins. Notre intelligence, destinée à servir notre
action sur les choses, procède à la fois par calcul et par intention,
« par la coordination de moyens à une lin et par la représentation de
mécanismes à formes de plus en plus géométriques ». Aussi, dans la
suite, par toutes nos démarches et tentatives d'explication, ne faisons-
nous que « suivre jusqu'au bout deux tendances de l'esprit qui sont
complémentaires l'une de l'autre et qui ont leur origine dans les
mêmes nécessités vitales ». De là sont nés le mécanisme et le fina-
lisme, ces deux « vêtements de confection » que nous essayons à
toute la réalité. — Conviennent-ils à la vie?
Par le mécanisme, nous transportons dans le domaine de la vie,
I es procédés qui nous ont réussi avec la matière brute pour la façonner
selon nos besoins. Notre logique suppose la solidité : le même pro
duit le même. Et la science, comme la connaissance usuelle, « ne
retient des choses que l'aspect répétition ». Elle admet, suppose, que
« tout est donné ». Laplace formulait déjà cette hypothèse, qui domine
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le mécanisme radical, avec la plus grande précision : « Une intelli-
gence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont
la nature est animée et la situation respective des êtres qui la com-
posent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données
à l'Analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des
plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne
serait incertain pour elle et l'avenir, comme le passé, serait présent à
ses yeux. » C'est-à-dire que toute la réalité du monde doit pouvoir
être représentée dans un immense système d'équations différentielles
simultanées, comme disait encore Du Bois-Reymond. Mais quel est
ici le rôle et l'efficace du temps? On pourrait supposer que tous les
phénomènes de l'univers se font un millier de fois plus vite, ces
équations, exprimant les rapports des choses, ne seraient pas chan-
gées, i Dans une pareille doctrine, on parle encore du temps, on pro-
nonce le mot, mais on ne pense guère à la chose. » Le temps n'est
plus qu'une variable indépendante. Or, en principe, les lois qui
régissent la matière inorganisée sont exprimables par ces équations
différentielles. L'état présent d'un corps brut dépend exclusivement
de ce qui se passait à l'instant précédent. Isolé artificiellement par
la science, ce corps brut peut être considéré comme un système défini
dans lequel la position des points matériels est déterminée par la
position de ces mêmes points au moment immédiatement antérieur.
En d'autres termes, la matière inorganique s'accommode du temps
homogène, produit de cette abstraction mathématique, qui dans le
mouvement ne saisit que l'immobilité; mais en est-il de même pour
la vie? Le philosophe de la durée devait, au contraire, consacrer tous
ses efforts à donner de l'organique une définition qui le rapprochât
du psychologique.
Remarquer d'abord que, dans leur état actuel, les sciences biolo-
giques semblent condamner de plus en plus cette présomption méta-
physique et surannée « que le corps vivant pourrait être soumis par
quelque calculateur surhumain au même traitement mathématique
que notre système solaire ». Le calcul a prise, tout au plus, sur cer-
tains phénomènes de destruction organique. De la création orga-
nique, au contraire, du phénomène évolutif proprement dit, que
saisissons-nous mathématiquement? L'être vivant ne s'explique pas
par son présent immédiat, mais par le passé de tout l'organisme,
l'hérédité, par une très longue histoire. La chimie elle-même, dans
ses apparents progrès, n'atteint que les faits d'ordre catagénélique,
la descente d'énergie, « c'est-à-dire en somme, du mort et non plus du
vivant ». Sans doute, les phénomènes fonctionnels se répètent dans
l'être vivant comme en une cornue. C'est pourquoi les physiologistes
qui ne voient qu'eux, volontiers mécanistes, se figurent parfois que la
physique et la chimie nous donneront la clef des processus biologiques.
Mais, en revanche, l'histologiste se décourage. « L'étude de la cellule,
conclut E.-B. Wilson, paraît avoir élargi plutôt que rétréci l'énorme
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lacune qui sépnrc du monde inorganique les formes, même les plus
basses, de la vie. » Il en est de mrme de l'embryogéniste et du natu-
raliste, de tous ceux qui, dans la cornue, ont envisagé la \ie elle-
même. Ils pressentent ce que le philosophe dégage : e Si le monde
sur lequel opère le mathématicien est un monde qui meurt et renaît
à clïaque instant, partout où quelque chose vit, il y a, ouvert quelque
part, un registre où le temps s'inscrit. »
Est-ce à dire que le P'inalisme convienne niieu.x à la vie que le
mécanisme? Certes, le Finalisme est un vêtement plus flottant, et
que Bergson pourra sans doute rajuster. Mais le finalisme radical
tombe exactement dans la même erreur que le mécanisme radical.
Comme Laplacc ou Du Bois-Reymond, Lcibnitz supprime le temps,
qui n'est plus qu'une perception confuse du donné. Là non plus, il
n'est point fait acception de la durée vraie, qui, suivant la célèbre
théorie de l'Essai sur les données immédiates de la conscience, est
avant tout création, progrès imprévisible.
Dès lors, ceux qui sont familiers avec l'ordinaire méthode de
Bergson entrevoient déjà comment, sous cette double apparence,
mécanisme et finalisme, il a cru retrouver le caractère véritable et
vivant de la vie. Elle est durée, c'est-à-dire jaillissement et création
continus; elle lui apparaît « comme un courant qui va d'un germe à
un germe par l'intermédiaire d'un organisme développé ». C'est ce
devenir que méconnaît le mécanisme. Mais on ne peut pas non plus,
avec le Finalisme usuel, assigner à la vie un but qui serait prédéter-
miné. La vie est une harmonie rétrospective et non anticipée : elle se
fait en arrière, non en avant : « elle tient à une identité d'impulsion,
non à une aspiration commune ». Elle est l'expression de cette fina-
lité nouvelle dont nous pouvons trouver l'intuition en nous-mêmes,
quand nous sommes capables non plus seulement de penser la durée,
mais de la vivre.
Telle est la vue fondamentale qui, séparant plus radicalement qu'on
ne l'a jamais fait l'organique de l'inorganique et rapprochant plus
étroitement qu'on ne l'avait encore tenté l'organique du psychologique,
a servi de guide à Bergson dans son investigation biologique et lui a
fourni un critérium pour mettre au point et juger, sans doute défini-
tivement, les diverses formes de l'évolutionnisme transformiste.
On sait, en effet, que Darwin rendait compte de la genèse des
espèces par une accumulation de variations insensibles. On connaît
aussi les belles expériences de Hugo de Vries, qui semblent avoir sin-
gulièrement confirmé l'hypothèse plus récente de la variation brusque.
Les espèces passeraient par des crises de transformation, alternant
avec des époques de stabilité. Aux temps de « mutabilité », elles pro-
duiraient, dans toutes sortes de directions, des formes inattendues.
Dans l'un et l'autre cas, c'est du mécanisme : Darwiniens et Néo-
Darwiniens supposent des causes accidentelles et ne font appel
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qu'à la sélection : or, dans ces conditions, comment expliquer la for-
mation d'un organe compliqué tel que l'œil? La première variation
insensible, si elle n'est pas nuisible, n'est pas utile, tant qu'elle
n'a pas reçu les variations complémentaires. Comment la sélection
conserve-t-elle mécaniquement ce jalon?.. « Bon gré, mal gré, on rai-
sonnera comme si la petite variation était une pierre d'attente posée
par l'organisme et réservée pour une construction ultérieure. » S'agit-
il de la variation brusque? Il faudra que l'ancienne fonction continue
à s'exercer, car une fonction nouvelle ne la remplacera que si tous les
changements survenus ensemble se complètent en vue de l'accom-
plissement d'un même acte, t Cette convergence des changements
simultanés, tout autant que la continuité dans la direction des chan-
gements successifs, dépasse l'hypothèse elle-même et l'on fait appel
implicitement à l'action d'un bon génie. » Que si, pour répondre à
ces difficultés, on essaie d'expliquer l'évolution définie des divers
organes, phylogénétiquement et ontogénétiquement, par une espèce
de composition mécanique des forces extérieures et des forces
internes, on n'en suppose pas moins secrètement, pour justifier cette
composition, un principe de direction interne et l'on se trouve ainsi,
parmi les diverses formes de l'évolutionnisme, nécessairement con-
duit au Néo-Lamarckisme; on admet alors un facteur psychologique
de développement : c'est l'effort même de l'être vivant pour s'adapter
aux conditions où il doit vivre. Malheureusement on se heurte tout
de suite à une difficulté décisive : l'hérédité des caractères acquis.
Car, dans l'état actuel de nos connaissances, la transmission est
l'exception, non la règle.
Ainsi, des formes principales de l'Évolutionnisme scientifique,
aucune n'est acceptable : mais elles sont complémentaires et traduisent
précisément la diversité nécessaire des points de vue de notre intelli-
gence sur la vie. La tâche philosophique sera de les embrasser toutes
et de les harmoniser.
Les Néo-Darwiniens ont raison, selon Bergson, lorsqu'ils affirment
que les causes essentielles de la variation viennent du germe et non
de l'individu. Ils n'ont sans doute pas tort non plus d'admettre que
les périodes de mutation sont déterminées : mais alors pourquoi la
direction ne le serait-elle pas aussi? — D'autre part, les Néo-
Lamarckiens pensent justement que le principe d'évolution est psycho-
logique. Ils se trompent seulement lorsqu'ils croient cet effort indivi-
duel. Notre première analyse se trouve ainsi confirmée par l'insuffi-
sance même des hypothèses scientifiques, et nous devons, en définitive,
concevoir le principe de l'évolution comme une sorte d'élan.
Cette notion d'un « élan vital », d'une impulsion originelle, est la
grande nouveauté du livre de Bergson. Elle représente en quoique
sorte l'intersection de toutes les recherches auxquelles il s'est livré, le
point de rencontre de sa critique biologique et de sa philosophie
psychologique. Pour la saisir, comme jadis pour saisir la notion même
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de la durée et de la liberk', il nous faut un vigoureux effort d'abstrac-
tion. Ce n'est point, nous le savons, notre intelligence toute seule
qui peut nous en faire pressentir la nature. 11 faut au contraire
renoncer à l'habitude trop commode que nous avons de nous repré-
senter la vie comme une fabrication, par analogie avec notre habileté
d'artisans, nous permettant de construire une machine par l'ajustage
de parties multiples et compliquées. Car, de ce point de vue, quand
nous considérons un œil, la complication de cette machine nous parait
inexplicable. Mais la vision, elle, la vision réelle, est simple. Elle est
aussi simple que le geste par lequel nous levons la main. Cette sim-
plicité de l'acte devrait nous avertir que la complication de la
machin(^ n'est qu'apparente, et que nous divisons arliliciellement
l'organe de la vision comme nous divisons en points l'espace parcouru
et infiniment divisible qui représente un geste indivisible. Or, c'est
selon la simplicité de la fonction, non selon la complication de l'organe,
que la nature procède. Il ne lui est pas plus difficile de faire un œil
de vertébré qu'à nous de lever le bras. La science, qui se place au
point de vue de la fabrication, doit suivre la complication. La philo-
sophie, elle, retrouve la simplicité vivante.
Aussi, pour Bergson, l'organisation cesse d'être mystérieuse. Elle
n'a plus en effet à combiner des parties. Elle ne procède plus par
additions et associations, mais, au contraire, par dissociations. Ce
qui est donné, c'est l'impulsion primitive et universelle : elle se cana-
lise, se délimite par l'organisation, de même que nous avons vu,
dans la perception extérieure, limage présente se découper et se
dessiner sur la toile flottante de toutes les autres images. La vision
se trouve réalisée par un processus qui la circonscrit, qui la réduit
aux objets sur lesquels l'être vivant peut agir. Elle prépare et rend
possible une action, plusieurs actions. Mais, par là même, elle intro-
duit de lindéterminalion, du choix dans le mouvement de la vie et
l'on voit qu'aucune fin ne saurait être assignée davance au progrès
de l'organisation, qui ne marche qu'à travers la contingence. On ne
peut prévoir l'infinie variété des formes que la vie sème sur son
chemin. Avec l'ancien finalisme, supposer une destinée au monde,
serait une vue aussi grossière que de méconnaître avec l'ancien méca-
nisme Iharmonieux élan qui anime cette marche toujours originale.
II
Donc, à la fin de ce premier chapitre, et par voie régressive, nous
avons saisi le mouvement de la vie. N'est-il pas possible, maintenant,
de le suivre dans son progrès et do retracer une histoire de la nature?
Bergson conçoit que la première impulsion de la vie s'est divisée et
prolongée sur des lignes divergentes où les différences vont s'accrois-
sant, mais où persistent toujours des ressemblances et interférences
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rappelant la communauté d'origine. Suivre le mouvement évolutif sera
en marquer les bifurcations successives.
La première de ces bifurcations est la séparation de la plante et de
l'animal. Le végétal fabrique directement des substances organiques
avec des substances minérales et cette aptitude le dispense en général
de se mouvoir et, par là même, de sentir. Les animaux, obligés d'aller
à la recherche de leur nourriture, ont évolué dans le sens de l'activité
locomotrice et, par conséquent, d'une conscience de plus en plus
ample et de plus en plus distincte. « Mais le même élan qui a porté
l'animal à se donner des nerfs et des centres nerveux a dû aboutir,
dans la plante, à la fonction chlorophyllienne. » Ainsi la parenté de ces
deux règnes, qui pourtant s'écartent de plus en plus, est partout
visible : sans cesse la torpeur végétative guette et menace l'animal.
Et comme si elle s'évertuait vers l'animal, la plante s'élève parfois à
un luxe qui resterait inexplicable autrement, comme la génération
sexuée, absolument inutile pour elle, et sa tendance à la complexité
croissante.
Mais l'animalité, à son tour, a tenté bien des voies sous la poussée
de la vie. Elle n'a pas réussi partout où elle s'est engagée. La nature
est pleine d'erreurs et d'avortements, car elle n'obéit pas, nous le
savons, à un plan, mais à une impulsion dont les créations sont impré-
visibles. Des races entières se sont acculées dans des impasses,
comme celles des mollusques, que leur carapace même attachait à la
terre. Aussi est-ce seulement sur deux lignes principales, chez les
arthropodes et les vertébrés, que le développement a été suivi avec
succès jusqu'au bout : deux termes en marquent la perfection ; l'ins-
tinct et l'intelligence.
Dans cette magnifique fresque de la nature, que Bergson a voulu
peindre, nous voilà donc arrivés à un point particulièrement lumineux.
Par la comparaison de l'instinct et de l'intelligence, issus tous deux
d'une môme souche, la conscience, le philosophe de la vie a précisé
d'une manière définitive le véritable rôle de l'intelligence en nous
montrant qu'elle a son complément nécessaire dans l'instinct.
Au fond, la différence entre ces deux espèces de connaissance
adoptées par la vie est celle d'une matière à une forme; l'instinct est
la connaissance des choses, l'intelligence celle des rapports. L'une
est réelle, l'autre simplement logique, et si l'une est plus adéquate et
plus effective, l'autre est plus étendue et plus simple. L'instinct, en
effet, est la connaissance d'un être qui, comme outils, se sert de ses
organes. L'intelligence est celle d'un être qui, ayant à se façonner
des outils, doit d'abord agir sur la matière brute et qui, se donnant
comme but la fabrication, doit se préoccuper avant tout des propriétés
géométriques des corps solides. Les attributions vraies et les limites
de l'intelligence que nous avions déjà pressenties dans son fonction-
nement se trouvent définies et confirmées par son histoire même. Elle
a été destinée à opérer sur le discontinu, l'immobile, elle ne tient
REVUE CRITIQUE 81
compte naturellement que de la répétition et de la juxtaposition, elle
procède originellement par composition et décomposition. Hrof,
l'intelligence est incapable de comprendre la vie, pour la même
raison qui a moulé l'instinct sur la vie elle-même.
D'ailleurs, — et c'est cela qui rend possible une philosophie de la
nature, — nous ne sommes pas absolument étrangers à l'instinct.
Nous en retrouvons dans notre conscience, par le sentiment, par la
sympathie, une vague expérience. La clarté de notre intelligence reste
frangée d'une pénombre d'instinct. Il nous apparaît alors comme une
sorte de rêve qui aurait la continuité harmonieuse d'une phrase musi-
cale. Au moins ce que nous en savons suflit-il à nous avertir que notre
intelligence, qui semble le but et le terme de l'évolution, n'en est
pourtant qu'un épisode.
III
Ces deux premiers chapitres de VÉvolution créatrice, étroitement
complémentaires, constituent comme une biologie générale. Les natu-
ralistes en peuvent faire, au moins autant que les philosophes,
leur profit. Les uns apprendront à se méfier de leurs hypothèses, et les
autres de leur ignorance. Car il n'y a point de penseur contemporain
qui ait donné l'exemple d'un tel effort pour suivre les savants dans
leurs observations et leurs expériences, ni qui ait apporté une plus
judicieuse et plus libre critique que Bergson dans la mise au point
des résultats acquis. Mais cette théorie de la vie s'est acheminée
d'elle-même vers la théorie de la connaissance et, poussée à cette
profondeur, la critique scientifique atteint naturellement à la méta-
physique.
La métaphysique de Bergson était implicitement contenue dans sa
conception évolutionniste, qui elle-même était incluse dans sa psycho-
logie. Il lui a suffi de transposer dans la nature vivante sa première
notion de la durée vraie pour aboutir à celle de l'élan vital. De même,
il n'aura qu'à élargir l'élan vital pour en tirer la philosophie du
devenir la plus radicale qui ait encore été proposée et aboutir à un
principe que l'on pourrait grossièrement comparer, pour donner une
première idée de son indétermination à la volonté schopenhauérienne,
avant qu'elle se soit réfractée dans les cadres de la représentation.
Car si la matière inorganique doit être aussi soigneusement distin-
guée de la matière vivante que nous l'avons fait, c'est par rapport à
notre intelligence, et le point de vue même oîi nous nous sommes
placés avec le biologiste psychologue, celui d'une durée qui échappe
à l'intelligence, nous fait déjà découvrir que la matérialité n'est rien
de positif, mais correspond seulement au manque de quelque chose,
à un déficit, qui est précisément l'absence de la durée, et que dans
son fond et sa réalité, la matière, elle aussi, doit être un flux, un
T0.ME LXIV. — 1907. 6
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devenir, et comme un frémissement. Seulement elle est un devenir en
quelque sorte inverti, elle ressemble à un mouvement de retour.
Figurez-vous un corps qui s'élève : c'est l'image grossière de la vie.
Représentez-vous la chute de ce corps : c'est le symbole de la
matière. Elle correspond à une chose qui se défait_, par opposition
aux choses qui se font, comme dans un jet de vapeur les gouttelettes
condensées.
De même la divergence de l'instinct et de l'intelligence ne doit pas
nous laisser perdre de vue qu'ils dérivent l'un et l'autre de la
Conscience en général. Partant de ce résultat acquis par l'étude du
mouvement évolutif, Bergson croit possible, en Métaphysique, d'en-
gendrer l'intelligence : on s'aperçoit alors que le développement de
cette intelligence est solidaire et complémentaire de celui de la
matière : leur trait d'union est l'étendue. Dans le devenir universel,
à mesure que l'intelligence se spatialise, la matière se matérialise.
L'une est fonction de l'autre, et leur intersection est la fixité des
formes que l'intelligence prête à la matière. Supposez un être en
mouvement. Par quel moyen le cinématographe vous restituera-t-il
l'illusion de ce mouvement? Par une série d'immobilités qui sont
autant de vues prises sur le mouvement et le décomposent. Chacune
de ces vues n'exprime plus le mouvement : elle l'a en quelque sorte
matérialisé. Seul un autre mouvement, celui de la machine, rendra à
cette matière immobile sa signification et son aspect. Ainsi notre
intelligence prend des vues cinématographiques sur le devenir, et la
matière n'est que l'apparence immobile de cette mobilité. Par là se
vérifie une fois de plus le caractère fondamental, et sur lequel Bergson
a déjà tant insisté, de notre intelligence, toute géométrique et déduc-
tive. Par là enfin se décèlent quelques nouvelles illusions de l'esprit
humain qui croit concevoir, à côté des formes fixes ou plutôt fixées
qui sont les lois, les espèces et les genres, le désordre, et surtout
le néant, notions confuses et négatives par lesquelles nous tradui-
sons simplement notre surprise de ne pas trouver dans les choses ce
que nous y attendions. Le désordre est un autre ordre que celui
que nous eussions voulu, une autre forme d'existence que celle à
laquelle nous pensons. Quant à notre troublante idée de néant, elle
est corrélative à notre fausse idée de création; l'une et l'autre sont
les produits d'une intelligence dont la fonction est de concevoir des
choses, alors qu'il s'agit dans le réel de changements et d'actes. —
Ainsi solidaires, matière et intelligence, s'expliquent l'une par l'autre
et révèlent leur commune origine. La conscience, en vérité, n'a qu'à se
détendre, pour s'étendre. C'est le jet de vapeur qui se condense,
simplement.
Sur la nouveauté de cette méthode génétique appliquée à la théorie
de la connaissance, est-il besoin d'insister? Lorsque Bergson entre-
prend d'engendrer l'intelligence, il n'entend point par là faire une
histoire psychologique de la fonction. Il ne tente pas davantage une
REVUE CRITIQUE 83
cosmogonie à la Spencer où rintelligence apparaîtrait tout à la fois
comme produit et comme principe de l'évolution. Il est plus éloigné
encore de toute métaphysique idéaliste. Car dans de telles hypo-
thèses, on commcn<;(* toujours par se donner l'intelligence : la faculté
de connaître est supposée coextcnsive à la totalité de l'expérience.
Or, Bergson fait précisément le contraire : ce qu'il veut, c'est en
s'aidantde tous les moyens complémentaires de l'intelligence, revivre
à rebours la vie intellectuelle, refaire en sens inverse les étapes de sa
formation. *
Dés lors se rétablit Téquilibrc depuis si longtemps rompu entre la
science trop estimée et la philosophie trop décriée. La valeur de la
science est relative à son objet : elle est bonne, à elle toute seule,
dans le domaine de l'inertie, et parmi les êtres vivants, dans la mesure
où ils sont inertes ou peuvent être traités comme tels. En ce sens-là, on
peut encore attendre de grands progrès des sciences physico-chi-
miques, même comme moyens de maîtriser les êtres vivants. Mais à
l'égard de la vie elle-même, la philosophie ne peut plus lui laisser le
monopole, parce que là elle devient factice et partielle, étant de nature
cinématographique : ce serait mutiler et figer l'expérience que de
livrer tout le réel à l'entendement, puisque l'entendement n'a point
pour fonction de l'atteindre, comme le fait l'instinct. En revanche,
dans la vie, par l'action, nous touchons l'absolu, l'être lui-même, dont
l'essence n'est pas l'éternité et l'immutabilité, c'est-à-dire le non-être
et la mort, mais, au contraire, le changement, le progrès, la durée.
Cet écoulement dont nous avons l'intuition et qui échappe à l'enten-
dement, tel est l'objet de la philosophie : par la méthode complexe
de l'analyse intérieure et de la sympathie avec la nature cette phi-
losophie, dans l'avenir, se constituera comme le nécessaire correctif
et le complément naturel de la science.
Il semble d'ailleurs que cette métaphysique de la durée, dont
Bergson est l'auteur, soit un aboutissant nécessaire, et il l'a lui-
même montré dans un raccourci historique d'une extraordinaire
précision. Il est visible, en effet, qu'il se trouve aujourd'hui exacte-
ment à l'antipode de la métaphysique naturelle de l'esprit humain,
laquelle n'est autre, en son fond, que la philosophie platonicienne.
Nos idées, en effet, représentent les vues que nous prenons sur
l'écoulement des choses. Elles sont les formes et les cadres : elles
sont immobiles et stables. Elles nous sont commodes : aussi les
tenons-nous pour l'essentiel et n'accordons-nous qu'à elles, en dehors
du temps et de l'espace, toute réalité. Pourtant, il ne nous échappe
pas qu'il y a aussi du changement. Comment expliquer ce change-
ment?... C'est alors que nous ajoutons un je ne sais quoi, un rien,
un zéro, qui, en s'accolant aux idées, les multiplie à l'infini dans le
temps et dans l'espace. De là cette conception du non-être et de la
matière antiques, de l'indéfini et de l'innommable qui s'insinue entre
les idées, pour les diviser, t comme un soupçon entre deux cœurs qui
84 REVUE PHILOSOPHIQUE
s'aiment ». Par nature, l'esprit humain voit la réalité dans l'immobile
et supprime le changement. Or, c'est précisément à la conception
opposée que nous aboutissons aujourd'hui avec une philosophie
comme celle-ci. C'est l'immobile et le stable, la forme fixée qui
redescend vers le non-être, l'idée qui devient l'apparence, et c'est le
temps, le changement, le mobile et le fluent, quelque chose comme le
devenir héraclitéen, qui s'élève à son tour à la réalité. Platon et
Bergson sont les termes extrêmes d'une évolution philosophique où le
Kantisme fut une transition.
IV
Ainsi, depuis vingt-cinq ans, la pensée de Bergson, — par un sin-
gulier « élan vital », — s'est développée en un mouvement qui, à aucun
instant, ne comporta « d'évolutions divergentes ». Là aussi, devant ce
progrès harmonieux, en présence de ce thème unique repris sur tant
de variations heureuses, on a l'impression d'une belle phrase musi-
cale. Je me suis efforcé de montrer comment l'élégante solution
apportée en 1889 au problème de la liberté impliquait virtuellement,
avec la théorie de la vie et la théorie de la connaissance que nous
trouvons en 1907, le principe de leur union fondamentale. Une telle
continuité, à elle seule, signale le penseur de haut lignage, et qui
naturellement s'apparie à ceux dont l'influence modifia l'attitude de
l'esprit humain.
Sans doute, cette nouvelle attitude adoptée par Bergson, on peut la
refuser, — instinct, — comme on s'écarte d'un homme dont la phy-
sionomie ne vous plaît point. Mais discuter une telle philosophie et
argumenter contre elle, serait méconnaître ses caractères essentiels...
D'abord cette philosophie de la durée ne se donne point pour
achevée, mais, bien au contraire, pour inachevable, par essence et
définition. Ce n'est point modestie de l'auteur; c'est nécessité orga-
nique, intérieure de la doctrine. Elle aussi, elle est devenir et fluidité.
Alors qu'elle a entrepris de briser tous les cadres de rintellectualité
pure, elle ne saurait se poser elle-même comme un cadre déjà tout
fait et pareil à la rigide armature des catégories. Son rôle est sur-
tout de mettre en garde contre l'illusion multiforme et toujours
renaissante de la logique trop facile, d'orienter vers l'intuition pro-
fonde les philosophes de l'avenir. Elle n'est, à aucun degré ni en
aucune manière, un système. Elle serait plutôt une méthode, mais
dans le sens littéral et concret, une voie ouverte, un point de vue sur
l'horizon. Ainsi comprise, plus elle s'éloigne de la science par son
esprit, plus elle s'en rapproche par le travail auquel elle invite. La
philosophie, qui n'est point faite, ne sera point l'œuvre d'un homme :
comme la science elle-même, elle sera l'œuvre collective et changeante
des âges.
REVUE CRITIQUE 85
Mais, surtout, le Bergsonisme échappe à la discussion ordinaire par
sa nature mùme. Comme la réalité dont il vise à nous faire entrevoir
l'inépuisable mobilité créatrice, il est insaisissable. 11 n'est pas une
philosophie des choses, des objets, mais des tendances, des attitudes,
de « l'élan ». Inspiré par les données les plus précises de la science,
il s'épanouit finalement en poésie, et l'histoire du monde qu'il nous
conte est une évocation. Indémontrable, il ne cherche point à se
démontrer : c'est là sa marque propre, son originalité la plus pro-
fonde, le secret de sa force et de sa diffusion. Il commence par
suspecter le discours en jetant par-dessus le bord la logique. Il exige
surtout d'être senti.
De là l'impression si curieuse que nous laisse toujours la lecture
d'un ouvrage de Bergson. Il réclame d'abord de nous une sorte de
catastrophe intérieure : tout le monde n'est pas capable d'une telle
révolution logique. Mais, à ceux qui, une fois, ont eu la souplesse
nécessaire pour exécuter cette volte-face psychologique, il semble
qu'ils ne puissent plus revenir à leur première altitude d'esprit : ce
sont les Bergsonniens, puisque, pendant des années, toute la jeu-
nesse fut bergsonniennc, et qu'elle va le redevenir. A ceux-là, la pensée
principale de l'ouvrage apparaît tout de suite. Ils ont compris comme
on aime, ils ont saisi la mélodie dès l'abord, et ils n'auront plus
qu'à admirer l'ingéniosité, la fécondité, les dons d'imagination, avec
lesquels l'auteur développe, transpose, et reprend sous mille formes,
dans l'orchestration de son style et de sa dialectique, ce motif
originel.
Et je ne veux pas terminer cette trop sommaire analyse sans noter
ce qui, selon moi, explique avant tout l'extraordinaire succès de la
philosophie de la durée : elle même semble réaliser quelque chose de
l'absolu par la parfaite convenance de son auteur, écrivain de premier
ordre, à sa nature. Pour exposer le Bergsonisme, il faut surtout le
suggérer; il faut nous mettre en état d'apercevoir nous-mêmes, au
moyen dune intuition personnelle, notre réalité secrète et masquée.
Par nécessité et par destination, ce métaphysicien de l'écoulement
universel ne peut procéder qu'en artiste. Bergson en est un, il le sait,
il le veut. De là, chez lui, la richesse, l'abondance et la variété des
métaphores. Grave erreur ce serait, de tenir ces images brillantes
pour des ornements : elles sont des arguments, au contraire, des
preuves sensibles. Par elles, se dessine et s'éclaire peu à peu l'obscur
et mystérieux chemin où nous ne nous serions jamais engagés, et
c'est le chemin qui mène à notre âme, comme dirait Maurice Maeter-
linck.
Gaston Rageot.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
I. — Théorie de la connaissance.
H. Joachim. — The nature of Truth, an essay, Oxford, Clarendoa
Press, 1906, 182 pages.
On conçoit encore ordinairement la vérité, à la manière d'Aristote,
comme une correspondance. Une narration est vraie si elle représente
dans les grandes lignes, et dans sa propre sphère, l'ordre réel des
événements. Une « vérité scientifique » est un jugement qui répète
dans sa structure la connexion nécessaire des faits auxquels il s'ap-
plique. Maintenant, le sens de cette notion de correspondance est
ambigu. Est-ce une relation de terme à terme (one-oae relation)
entre les divers éléments de l'original et de la copie? Mais il n'y a pas
de correspondance possible entre des « êtres simples » ; des éléments,
considérés à part des touts auxquels ils appartiennent, ne peuvent
être dits se ressembler, ou se rapporter l'un à l'autre, en aucun sens
intelligible. Car une relation purement extérieure est finalement
dépourvue de sens et impossible. — Nous aurons donc à concevoir
autrement la correspondance. Elle ne peut avoir de signification
qu'entre des touts organiques, des systèmes. Elle exprime alors
l'identité de plan, de structure, de dessein, sous la différence des
matériaux; elles éléments sont dits correspondre quand ils occupent
des places similaires dans des touts de ce genre (une carte et un
pays). Soit; mais nous devons remarquer alors qu'un autre facteur
passe au premier plan dans la détermination de la vérité; et nous
voyons poindre déjà une conception téléologique du vrai, où l'accent
ne serait pas mis sur la « correspondance », mais sur la « cohérence ».
Une chronique peut bien correspondre, détail pour détail, aux événe-
ments historiques; elle n'en sera pas moins radicalement fausse, si
elle manque la « signification » du morceau d'histoire. — Au surplus
l'idée même d'une identité de structure sous la différence des maté-
riaux n'est pas une idée claire; car cela revient à admettre que des
relations entre éléments différents peuvent être identiques, et, par
suite, qu'il peut exister des relations purement extérieures. — Enfin,
oCi trouver une correspondance, dans le cas où une de nos conceptions
scientifiques est déclarée vraie? Ce avec quoi s'accorde une proposi-
tion de géométrie, c'est l'ensemble de toutes les propositions de géo-
métrie. Mais visiblement ce n'est plus là correspondance entre deux
facteurs distincts; c'est cohérence à l'intérieur d'un système (pp. 8-30).
ANALYSES. — JOACQiM. The nature of Truth 87
Sous le titre d' « Entités indépendantes » (ch. ii), M. Joacliirn for-
mule et critique la conception de la vérité à laquelle doit abou:ir une
métaphysique réalislf, i\u\ poserait en principe rindépendancc du
lait par rapport à l'expérience (expériencing niakes no dilïcrence to
the ractsi. 11 emprunte certains traits de cette conception à M. Ber-
trand Hussell, à ses Principes des mathématiques, et à ses articles
du Mind sur * la théorie des complexes et des assomptions », de
Meinong. M. G. E. Moore lui paraît aussi placé à ce même point de
vue, notamment dans son article du Mind intitulé t Réfutation de
l'idéalisme ». Nous sommes avertis pourtant qu'il ne s'agit pas ici
d'une polémique contre un système actuellement existant; M. Joachim
ne fait que reconstruire et discuter une théorie impersonnelle, typique,
une doctrine qu'il serait « possible » de tenir; il ne prétend pas
l'imputer rigoureusement aux auteurs cités; ses critiques ne portent
donc pas nécessairement contre eux (p. 32).
Dans tout jugement, il faudrait distinguer, d'après cette théorie,
deux facteurs et une relation. 11 y a, d'une part, le Réel, immuable,
simple, indépendant; d'autre part, le phénomène psychique de 1" « ap-
préhension u ; et, entre eux, la relation unique, inanalysable, de la
connaissance du premier terme par le second. Cette relation ne peut
d'ailleurs toucher ou altérer en rien les facteurs, ou tout au moins le
premier d'entre eux. Et il est évident que la vérité et la fausseté sont
des caractères du réel, et n'ont rien à faire avec les phénomènes
psychiques qui peuvent entrer en relation avec lui. Ce sont des qua-
lités qui s'attachent à lui, « comme le parfum à la rose et le goût au
gorgonzola »; on les reconnaît ou on ne les reconnaît pas; en tout
cas, cela ne relève que de l'intuition. 11 n'y a par conséquent pas de
problème du vrai et du faux. La croyance qui s'adresse au vrai s'ap-
pelle science; la croyance qui s'adresse au faux s'appelle erreur. C'est,
psychologiquement, la même croyance; elle tombe juste dans un
cas, à faux dans l'autre. C'est une chance, ou c'est un flair. M. Russell
appelle cela « philosophical insight! » (pp. 36, iJ3, Ui).
.M. Joachim fait à cette théorie les objections classiques de l'idéa-
lisme. On peut comparer son chapitre avec celui qui, dans Royce,
(the World and the Individual, 1" vol., d"- leçon), traite le même sujet
et porte à peu près le même titre : * les Êtres indépendants ». Com-
ment, demande M. Joachim, un être « indépendant » peut-il sortir de
temps à autre de son isolement sacré, pour être saisi par les sens?
Que peut bien signilier une relation, entre des termes qui ne sont pas
affectés l'un par l'autre? Comment concevoir qu'un « simple » absolu
entre dans un composé? Si vous dites que la qualité est là « à la fois »
en elle-même, et < aussi » en relation avec une conscience sentante
ou conceptuelle, comment est-ce la môme qualité, comment conciliez-
vous cet * à la fois » et cet « aussi »? Une relation est nécessairement
un adjectif de ses termes, insiste M. Joachim, — après Leibniz. De
plus, si réalité et connaissance sont indifférentes l'une à l'autre, com-
88 REVUE PHILOSOPHIQUE
ment se fait-il qu'elles s'adaptent? Si la nature du « vert en soi » est
indifférente à la sensation qui en prendra connaissance, pourquoi ne
peut-il être perçu que par la vue? « Nous découvrons ici à la nouvelle
philosophie un frappant air de famille avec un extrême occasiona-
lisme, sans le Deus ex machina qui rend l'occasionalisme plausible. »
D'ailleurs ce Réalisme se borne au fond à transformer en solutions
l'énoncé même des problèmes à résoudre. Comment des éléments
absolument simples et indépendants peuvent-ils se réunir pour former
un complexe qui ait en quelque sens de l'unité? — Par l'effet d'une
relation extérieure ! — Comment ce qui est indépendant peut-il pourtant
être appréhendé et connu comme indépendant? — En vertu de la
relation « unique » qui existe entre l'expérience et son objet 1
(pp. 31-63).
Au chapitre m, M. Joachim nous montre comment la vérité con-
siste dans la cohérence systématique qui caractérise un tout ayant
une signification {A signifiant whole). Le tout « signifiant » est opposé
aux touts constitués par une aggrégation mécanique de parties. La
vérité n'appartient pas à des propositions isolées; il ne faut pas la
concevoir comme une construction, ou une somme, ou, à la façon de
Descartes, une « chaîne » de jugements élémentaires qui seraient
vrais indépendamment les uns des autres, A ces images mécaniques,
il faut substituer, pour représenter adéquatement la nature de la
vérité, les notions d'organisme, de système, et de vie; il faut penser
à ces processus dans lesquels chacun des termes est solidaire de tous
les autres, où les matériaux ne préexistent pas à la forme, mais sont
donnés en elle et par elle. Nous reconnaissons ici l'universel hégélien;
et M. Joachim reconnaît dans sa préface que la plus grande partie de
son travail est inspirée des écrits de Hegel. 11 suit de cette conception
qu'il n'existe de vérité absolue que dans le système entier de l'expé-
rience achevée. Coupez d'un corps de doctrine une proposition quel-
conque : vous aurez beau garder linguistiquement les mêmes termes,
vous n'aurez plus affaire au même sens {meaning). L'auteur explique
finement que tout jugement se présente dans un contexte particulier,
se détache sur un fond (background) qui en détermine la signification.
L'interprétation que nous donnons à une proposition scientifique
dépend d'un certain caractère aperceptif {appercipient character) qui
est fait de tout ce que nous savons par ailleurs dans le même ordre
de science. Quand la science progresse, ce caractère aperceptif subit
un changement qui est bien plutôt apparenté à la croissance d'un
être vivant qu'à l'allongement d'une chaîne par addition d'anneaux
nouveaux. M. Joachim applique successivement ces considérations à
des jugements abstraits et généraux, et à des propositions de fait.
« Dira-t-on qu'il y a, dans cette énonciation, César traversa le Rubicon
en 49 av. J.-C, une vérité fixe et indépendante? Pourtant, dans le con-
texte d'une biographie de César, elle exprimerait un fait révélant le
caractère de César; dans le contexte d'une histoire du déclin de la
ANALYSES. — JOACHiM. The nature of Trulh. 89
république romaine, elle serait le glas de mort des institutions républi-
caines; la vérité du jugement brut ne subsiste pas dans la véMté plus
complète comme un caillou subsiste quand on le jette dans un tas
de cailloux; elle s'y conserve plutôt îi la façon dont survit, dans la
théorie scientifique achevée, rhyi)olhèse grossière du début. » € Quant
aux jugements de perception, des sciences telles que la botanique, la
physiologie des sens, la science des conditions physiques de la cou-
leur, peuvent être dites absorber et conserver la vérité de propositions
telles que : cet arbre est vert. Mais, bien entendu, elles ne la con-
servent pas sans la transformer » (pp. 63-113).
M. Joachim se rend bien compte cependant que sa démonstration
reste incomplète et inadéquate. Car la vraie notion de cohérence
suppose nécessairement le monisme. Mais tous les raisonnements par
lesquels nous avons essayé de justifier cette notion laissaient subsister,
en dernière analyse, le dualisme logique de la connaissance et de son
objet. Notons, en effet, le caractère de ce système de jugements que
nous avons fait voir derrière tout jugement isolé : ce n'est jamais
qu'un savoir au sujet de la réalité, un savoir « adjectival », affirmé du
réel et rapporté à lui. Nous n'avons pas, avec tout cela, dépassé le point
de vue de la € correspondance », que nous critiquions en débutant.
La théorie de la vérité-cohérence n'aurait qu'un moyen de se démon-
trer pleinement : ce serait d'absorber l'autre théorie. Il lui faudrait
déduire, de ses principes mêmes, comment doivent se séparer, au
sein de l'organisme total, un objet et un sujet; et comment la relative
indépendance de ces deux éléments est un « moment » nécessaire
dans la révélation de l'expérience absolue (pp. 113-120).
M. Joachim est ainsi amené à étudier le rôle de l'élément négatif et
la place de l'erreur dans une théorie de la connaissance. Une des
parties les plus intéressantes de ce remarquable livre me semble être
la critique qu'il dirige contre ces philosophes, aujourd'hui nombreux,
qui prétendent traiter l'erreur ainsi que le crime, comme des discor-
dances et des contrastes nécessaires à l'effet d'ensemble, et suscep-
tibles de se résoudre en harmonie dans le développement intégral du
savoir et de la moralité, c La solution du problème de l'erreur ne
peut être correctement formulée dans la terminologie de l'esthétique. »
L'erreur et le crime sont autre chose que connaissance partielle et
bonté imparfaite. Ce qui caractérise l'erreur, c'est justement au con-
traire d'être pleinement satisfaite d'elle-même, de ne prévoir et de
n'appeler aucune correction, aucune supplémentation. Et jamais ce
trait-là ne peut être annulé ou converti en élément du savoir définitif.
Le développement triomphant de l'astronomie n'a pas effacé ni
absorbé la persécution dont Galilée fut l'objet (138-1*8).
Spinoza a bien vu ce caractère de l'erreur. Et il l'a rapportée à son
vrai principe : la prétention abusive du fini à l'autonomie et à l'indé-
pendance [self-containedness). Si Spinoza avait pu rattacher d'une
manière logique et intelligible sa doctrine de l'erreur à ses principes
90 REVUE PHILOSOPHIQUE
monistes, nous trouverions chez lui une philosophie de la « cohé-
rence » pleinement satisfaisante, puisqu'elle rendrait compte même
de cet aspect des choses oîi la notion de cohérence semble tenue en
échec. Malheureusement, — comme M. Joachim le montre en quelques
fortes pages (148-160) où il reprend les conclusions de son Study of
tke Etliics of Spinoza, — il reste un hiatus infranchissable entre les
formules générales qui sont à la base du spinozisme, et les principes
de la théorie du fini. Spinoza prétend d'abord exclure de Dieu l'élé-
ment négatif : il fait chaque mode infini et éternel. Mais quand il
s'agit de fonder en Dieu le monde de l'apparence, du temps, et de
l'espace, il est bien obligé d'en rabattre. Nous savons qu'il introduit
alors une causalité divine indirecte, dont l'effet inévitable est de
replacer dans la nature de Dieu la fragmentation, de mutiler l'unité
essentielle de la substance. La théorie du fini est ajoutée, juxtaposée
au monisme de Spinoza; elle ne s'y rattache par aucun lien logique.
Et ainsi, au moins dans Spinoza, la philosophie de la « cohérence >
a échoué à rendre compte des conditions de la pensée humaine.
M. Joachim ne croit pas que la théorie de la cohérence puisse se
relever de cet échec; et cela lui est interdit, remarque-t-il, par la
nature même de ses présuppositions. Car si réellement la vérité est
cohérence, alors la doctrine humaine qui se rapproche le plus de la
vérité totale doit pourtant rester bien inadéquate, puisqu'elle n'est
qu'un fragment. On reconnaîtra ici une attitude métaphysique qui
imite de près celle que M. Bradley a adoptée dans Apparence et
Réalité. Nous retrouvons dans the Nature of Trutli la même concep-
tion, à la fois absolutiste et sceptique, d'un idéal qu'on ne nous définit
que pour le mettre aussitôt hors de notre atteinte. On peut préférer à
celle-là une autre métaphysique. On peut trouvera ces théoriciens un
air trop détaché, une résignation trop facile, une hâte excessive à
capituler devant les exigences de la logique abstraite. La nécessité
de suivre jusqu'au bout un raisonnement élégant prime-t-elle pour le
penseur toutes les autres nécessités , jusqu'à pouvoir l'obliger de
renoncer à définir humainement la vérité? N'y a-t-il pas d'ailleurs
quelque chose de choquant à nous imposer ce sacrifice, au nom d'une
dialectique dont la conclusion est pourtant de se déclarer elle-même
sans prise sur la vérité finale des choses? Mais si l'on peut se trouver
en désaccord avec la conception générale que se fait M. Joachim de
la nature de la vérité, on ne saurait accorder trop d'éloges à la clarté
de son exposition, à la précision de ses analyses, à la vigueur de sa
discussion. H. Robet.
D'' Rudolf Eisler. — Einfuehrung in die Erkenntnisstheorie. i v.
in-8^ xii-292 p. Leipzig, Barth, l'JOT.
L'ouvrage de M. Eisler : Introduction a la théorie de la con-
ANALYSES. — Eisi.KR. Einfuhrnnrj in die Erhenntniss. 91
naissance, a pour sous-titre : Exposé et Critique des tendances gno-
séologiques. L'auteur est favorable aux spéculations nirtapliyciques,
tout en se déclarant l'adversaire du dogmatisme et en alfirmant la
nécessité d'une enquête préliminaire sur la connaissance. En tant
qu'épistcmologiste, il définit, dès les premières pages, son point de
vue personnel, qui est celui du criticisme volontariste; et, pour mieux
accentuer cette tendance, il dédie son livre au théoricien de la
volonté : liudoll" Goldschcid.
Après avoir déterminé, dans V Introduction, Vobjet et la méthode
de la théorie de la connaissance, M. Eisler aborde les trois problèmes
qui constituent celle-ci : problème de la vérité; problème de l'origine
de la connaissance; problème de la réalité. Sur chacun de ces points,
il analyse dans leur détail les solutions des philosophes des diverses
époques, et formule, avec ses remarques critiques, ses propres con-
clusions.
Science des principes du connaître, théorie de la science, l'épisté-
mologie se distingue de la psychologie et de l'histoire de la connais-
sance par sa nature; elle pose la question de la valeur objective et de
la certitude du jugement. Elle n'a point pour méthode le psijcfwlo-
gisme; tandis que la psychologie est une science de description,
purement explicative, la théorie de la connaissance, par sa méthode
critique, procède à une évaluation, offre un caractère téléoloriique;
son analyse, qui est logique, porte sur les concepts et non sur les
états de conscience. Mais elle ne se rallie pas à Vantipsychologisme
radical, se rendant compte qu'à séparer entièrement l'acte de la
pensée des fonctions conscientes, à hypostasicr en un troisième règne
les valeurs idéales, il y a danger. Elle regarde donc la psychologie
comme une auxiliaire, qui lui permet de replacer les lois de la con-
naissance dans la réalité spirituelle vivante et concrète; elle admet
un psychologisme critique laissant au logisme tous ses droits. En
somme, partant des présuj)positions que Ton ne peut éviter, mais les
scrutant par un retour critique aux sources de la certitude, elle met
en œuvre une méthode génétique (au sens logique du terme).
Connaître, c'est ramener l'indétermmé au déterminé, sous le point
de vue de la vérité, c'est-à-dire dans le jugement. La justesse du
jugement consiste dans la conformité de la pensée à ce qu'elle doit
être; la vérité procède ainsi de la volonté de connaître, et elle
implique la position d'un objet. Le scepticisme, non point méthodique
mais radical, se supprime lui-même; il n'a d'autre rôle que de servir
à ruiner le réalisme dogmatique, et celui-ci l'entraîne dans sa propre
ruine; le langage, dont le rôle économique est incontestable, ne
saurait servir d'argument au scepticisme, puisqu'il peut être contrôlé
par l'analyse d'une pensée critique. Au subjectivisme ontologique ou
logique (et, dans cette acception, soit individuel, soit générique), au
relativisme ontologique ou logique (ce dernier s'attache surtout aux
bornes de la connaissance humaine) s'opposent Vobjectivisme et
92 REVUE PHILOSOPHIQUE
Vabsolutisme (ce dernier, sous sa forme extrême, professe l'admission
des vérités en soi). Si la vérité, différente de la réalité, suppose sini-
plement une corrélation entre la pensée et une existence (que cet
objet existe en soi ou consiste dans l'objectivation des états de
l'esprit), si donc la vérité est un attribut du jugement, il y a une
connaissance objective, conforme à la législation propre de la volonté
de connaître et indépendante de l'arbitraire subjectif, mais il n'y a
pas de vérité en soi, indépendante de toute pensée. La vérité a donc
un caractère absolu; formelle, elle consiste dans les conditions
suprêmes de toute connaissance, dans les normes que pose, à titre
de moyens nécessaires au but même de la pensée, la volonté de con-
naître et d'unifier pour connaître (ainsi plonge dans la volonté, dans
la pratique, toute théorie); matérielle, elle consiste en un jugement
à valeur absolue sur les expériences subjectives ou sur le rapport des
choses au sujet, et elle est donc conditionnée par le mode même de
cette relation. Il n'y a pas de critère exclusif de la vérité; l'évidence
ne suffît que dans l'ordre des vérités formelles; l'accord avec soi et
avec autrui ne fait que préparer et conditionner la certitude en
matière empirique, certitude logique qu'assure au jugement le travail
critique d'une méthode. Le critère biologique peut fournir Voccasioyi
de formuler le vrai; mais la vérité appartient à l'ordre des valeurs et
ne peut sortir de l'expérience, dont elle est une norme idéale. En
somme, le relativisme ontologique se concilie avec Vabsolutisme
logique.
Le problème de Vorigine de la connaissance a une signification,
non pas historique ou psychologique, mais logique et transcenden-
tale; au reste, cette méthode génétique se complète par les méthodes
de la psychologie, de la biologie, de la sociologie et de l'histoire. —
Le rationalisme attribue à la pensée pure et conceptuelle le pouvoir
d'atteindre les réalités suprasensibles, sans l'aide de Texpérience. Il
a le mérite d'affirmer par là la valeur de la pensée conceptuelle,
source formelle de toute connaissance. Mais, ontologique, il oublie
que la pensée logique n'établit pas Vexistence, il néglige le rôle
nécessaire de l'intuition. 11 n'est même pas toujours aprioriste
(empirisme mystique). Mais toute connaissance, élaboration ration-
nelle d'une matière empiriquement donnée, suppose un a priori; et la
valeur a priori du jugement est indépendante de Vinnéité psycholo-
gique. — L'empirisme conséquent regarde les faits de l'expérience
comme des données; il méconnaît ainsi le rôle actif de la pensée; il
ne voit pas que seul le travail de la pensée assure Vobjectivité aux
impressions sensibles. La pensée conceptuelle poursuit, en formant
ses hypothèses au service de l'expérience, ce premier travail, et fait
ainsi de l'expérience un système unifié. La pitre description des
positivistes actuels ne peut s'effectuer sans présuppositions aprio-
riques. Il n'y a pas d'expérience pure, à titre de donnée. Le concept
ne réalise pas simplement la loi d'économie (purement subjective); il
ANALYSES. — EiSLER. Einfxihrung in die Erkennlniss. 93
répond à un but logique. Norme de la pensée objectioe, il traduit
Vunilé oriprinelle de In conticience, il exprime la volonté de penser.
Empirisnii' et positivisme ne peuvent ni expliquer ni éliminer lo prin-
cipe de causalité; il en est de même pour la catégorie de substance,
qui a des racines logiques; et le concept môme de loi est une dictée
qui émane de la volonté de connaUre et qui anticipe sur l'expérience.
— Le critici.-<me (et M. Eisler analyse dans leur détail les thèses kan-
tiennes), Taisant naître la connaissance objective d'une collaboration
entre l'expérience et la pensée, faisant sortir méthodiquement de la
législation du sujet de la connaissance l'objet même de l'expérience,
triomphe en principe de l'exclusivisme rationaliste ou cmpiriste.
Mais le néo-criticisme doit éviter les fautes dogmatiques de Kant,
montrer mieux que lui que l'universalité et la nécessité des axiomes
ne peuvent sortir de l'expérience, distinguer plus nettement que lui
entre le sens psychologique et le sens logique de l'a priori, reviser la
table des catégories kantiennes, faire voir que les formes de l'intui-
tion procèdent au même titre que les catégories de la fonction d'unité
synthétique, établir que la nécessité des formes de la connaissance
est de nature téléologique, opposer à Vintellectualisme une conception
volontariste, un pragmatisme logique. Cette volonté unifiante et syn-
thétique n'est pas une donnée, une chose, une substance, une force,
une cause, mais un sujet en acte; elle est le principe téléologique,
l'a priori irréductible, qui se manifeste également dans la raison
théorétique et dans la raison pratique, dans le domaine de la sensibi-
lité et dans celui de la vie.
Le problème de la réalité de l'objet que toute connaissance
implique est susceptible de trois solutions : celle du réalisme, celle
de Vidéalisme, celle du réalisme idéaliste (ou phénoménisme objectif).
— Le réalisme a son fondement dans l'objectivation immédiate et
primitive des impressions (Erlebnisse), objectivation antérieure à la
distinction mémo entre le moi et le non-moi. Le réalisme ?ia//" croit
que le contenu de la perception est indépendant, non seulement de la
volonté du sujet connaissant, mais de sa présence et de sa perception
même. Et, lorsqu'il apprend à distinguer la perception de ïobjet
perçu, il fait bien de celui-ci une réalité transsubjective, mais non
une chose en soi transcendante. Et cette réalité, il se la représente
comme analogue au moi, lequel est ainsi le modèle primitif de tout
être un, actif et durable, la mesure de toute existence réelle. La
catégorie de la chose est ainsi la contrepartie du principe même des
catégories, le moi; et d'elle dérivent, avec cette même signification
subjective originelle, les catégories objectives de cause et de sub-
stance. Le mérite du réalisme est d'affirmer Yobjectivité et la trans-
cendance de l'être; mais son défaut radical est d'affirmer comme
transcendante la réalité empirique. — Vidéalisme méthodologique
affirme à bon droit le caractère immanent des objets de la connais-
sance, même scientifique. Mais on le transforme à tort en un
94 HEVUE PHILOSOPHIQUE
idéalisme ontologique, qui nie, en vertu d'un préjugé intellectualiste,
Yen soi des choses. L'idéalisme purement subjectif est obligé de
reconnaître aux objets permanents de la perception une existenqe
supra-individuelle, de se transformer en idéalisme objectif et
d'admettre un élément réaliste. Or les possibilités de perception ne
sauraient être hypostasiées; et l'on ne saurait, avec Yobjectivisme
sensualiste ou intellectualiste, en hypostasiant les sensations et les
catégories, ces produits de l'analyse, prétendre construire le sujet
vivant. On arrive ainsi, dès que l'on sort du solipsisme, à reconnaître,
à des degrés divers, un être autonome et offrant les caractères d'un
sujet transcendant. — C'est là le point de vue du réalisme idéaliste.
Il attribue aux rapports qualitatifs et quantitatifs entre les choses de
la perception un fondement dans l'en soi de la réalité; il admet donc
dans la chose en soi des éléments « topogènes », « chrono-
gènes », etc., et il transporte en elle (suivant la même méthode analo-
gique) les catégories de substance et de cause. Contrairement à la
thèse kantienne, il affirme la réalité absolue de la conscience en tant
qu'ét7'e pour soi; et, comme les catégories issues de l'unité synthé-
tique sont applicables aux objets de la connaissance, il en résulte que
cet être subjectif est attribuable en leur fond à ces objets de l'expé-
rience, que Viminanent radical est la clé du transcendant, et qu'une
métaphysique à base empirique et scientifique, une métaphysique
critique, est conciliable avec un criticisme strict. Cette connaissance
de Vêtre en soi est forcément relative et symbolique; nous croyons
que nous avons le droit d'attribuer aux facteurs transcendants du
monde objectif une position d'eux-mêmes analogue à celle du 7noi,
nous traduisons leur être dans le langage de notre conscience, nous
admettons ainsi une coordination entre les modalités de l'être
phénoménal et l'en soi des choses, nous avons foi dans la possibilité
pour notre esprit de cette traduction symbolique, et nous échappons
par là au « pessimisme gnoséologique ». Mais notre connaissance des
choses est conforme au point de vue d'un être fini ; il n'y a pas pour
notre pensée d' « intuition intellectuelle »; une connaissance relative
et indirecte des choses extérieures, une expérience immédiate de
notre subjectivité propre et de notre moi, suffisent à nous assurer un
savoir « vrai ». Le criticisme, qui nous préserve du dogmatisme, nous
garantit également contre toute illusion.
J. Second.
Giussppe Prezzolini. — L'Arte di persuadere. Firenze, Fr. Luma-
chi, 1907.
Ce petit volume, très curieux, très original, et qui annonce un auteur
bien informé, n'a point la prétention d'être dogmatique. Il n'y faut
voir qu'une causerie, mais une causerie conduite avec finesse et riche
ANALYSES. — l'HKZZOLi.iM. L'arte di persuadere 95
d'observations, instructive en somme. M. Prezzolini — je me Ixjrnerai
à quehiues traits notes au passage — nous laisse d'abord entrevoir les
innombrables applications de l'art de persuader. La ligne droite du
rationalisme, nous dira-t-il, est d'ordinaii-e le plus sur moyen [)our y
faillir. Il relève la valeur du mensonge social, ne craint pas de dire
que la lin justifie souvent les moyens et qu'il est licite de faire un peu
de mal pour obtenir un plus grand bien. Quant à l'emploi de la force,
c'est un préjugé de croire qu'elle ne réussit jamais à faire prévaloir
une o|)inion ou un parti; il suffit que l'emploi n'en soit pas trop
tartlif, ainsi que tant d'e.vemples le montrent.
Vient ensuite une ingénieuse appréciation des proverbes comme
médecine de l'àme et moyen d'un équilibre optimiste entre le bien et
le mal, entre notre désir et notre pouvoir. Stoïciens, Épicuriens,
Boudilhistes, Chrétiens ont perfectionné admirablement cette méde-
cine : que d'enseignements pratiques d'auto-suggestion dans ces
livres qu'on n'a guère étudiés que du point de vue religieux ou mys-
tique, VÉvangile de Bouddha, le Mayiuel d'Épictète, les Exercices de
St Ignace! Pas plus que la poésie, les miracles ne peuvent mourir. La
cure mentale aujourd'hui reprise n'est qu'un succédané des miracles
du moyen âge; alors la foi remplaçait médecins et chirurgiens. Mais
la croyance en un pouvoir qui accomplit le miracle s'est transformée
en croyance au miracle lui-même : la cure mentale représente donc
une économie sur les procédés d'autrefois. Les couvents, d'autre part,
peuvent être envisagés comme une utilisation des vies manquées, des
forces perdues; ils faisaient pour la vie spirituelle ce que font cer-
taines machines qui utilisent les résidus, les poussières, les fumées.
Des couvents d'un nouveau modèle seraient nécessaires dans notre
société : l'Armée du Salut le montre bien.
Parmi les moyens de persuasion, M. Prezzolini relève le secret, le
double sens, l'ambiguïté, l'étymologie, les réserves, le sophisme, la
répétition, l'exemple, la métaphore, la caricature, etc. : toutes pages
intéressantes d'où je détache ces aphorismes :
« La parole n'agit point comme transfusion d'une intelligence
dans une autre, mais comme excitant de la volonté » ; i Une belle
parabole force mieux l'assentiment qu'un bon syllogisme »; i L'homme
ne vit pas seulement de pain, mais de rêve ». Partout il dénonce
l'impuissance à persuader de la pure logique et défie les logiciens de
boucher jamais « la fissure du vaisseau rationaliste ». Dans la grande
œuvre de la transformation du moi, objet de la plupart de nos acti-
vités, il ne signale pas moins fortement la faiblesse de l'intellectua-
lisme. € Nos motifs, écrit-il, sont des romans psychologiques que
nous bâtissons à mesure que nous agissons. »
En somme, les penseurs n'agissent sur les foules que par le canal
des hommes doués du don de persuader, orateurs, tribuns, etc. Et ce
don est personnel. La persuasion est un fait psychique mystérieux,
comme le miracle. Quelle en est la recette? Quel est le procédé de la
96 REVUE PHILOSOPHIQUE
« sainteté «, le manuel pour faire des prodiges? Ce ne sera pas,
répond notre auteur, d'améliorer le vocabulaire, ni de fabriquer une
langue nouvelle, ni de s'emplir la tète de notions exactes et de
théories scientifiques, ni de se pourvoir d'une méthode d'expression
mathématique plus économique et plus sûre, ni d'étudier la logique.
Il s'agirait de découvrir le moyen d'engendrer la foi, à volonté, en
nous-mêmes et en autrui! Toutes les forces en action chez les saints,
les tribuns, les médiums, offrent cette caractéristique de transformer
directement la pensée en réalité. Serait-ce une utopie que de pousser
leur art jusqu'au point de devenir des créateurs d'hommes et de
régénérer le monde"? M. Prezzolini ne semble pas y croire fermement.
Il se borne du moins, pour le moment, à étudier la « mécanique » de
la persuasion, et nos lecteurs ont pu juger qu'il ne le fait point en
intellectualiste.
L. Arréat.
II. — Psychologie.
H. Mûnsterberg. — Harvard PSYcnoLOGiCAL Studies, vol. Il, 1906,
Archibald Constable and Co, London, 644 pp.
La première des études que comprend ce gros volume, écrite par
Mïmsterberg, a pour titre Le hall Emerson. L'auteur y décrit l'instal-
lation du hall en question, et y parle aussi d'Emerson dont on a donné
le nom à l'édifice, de la psychologie expérimentale en général, et de
la place qu'occupe cette science à l'université Harvard en particulier.
Le hall Emerson a été inauguré à Harvard fin décembre 1903. 11 est
spécialement affecté à la philosophie. Celle-ci est représentée à
Harvard par 20 professeurs ou assistants, s'occupant de l'histoire de
la philosophie, de la métaphysique, de la théorie de la connaissance,
de la psychologie, de la logique, de l'esthétique, de la philosophie de la
religion, de la philosophie de la science et de la sociologie. Une part
très importante des locaux a été attribuée à la psychologie expérimen-
tale : celle-ci occupe, en effet, dans le hall, 2i salles, sans compter les
cabinets de toilette, vestiaire, etc. Plusieurs salles du laboratoire de
psychologie ont été disposées en vue de l'étude de la psychologie
animale. En somme, il ressort de la description de Mûnsterberg que
la philosophie en général et la psychologie expérimentale en particu-
lier sont installées à Harvard d'une manière luxueuse et grandiose.
Mûnsterberg discute dans son étude la place de la psychologie
expérimentale parmi les autres sciences. Il estime que la psychologie
doit rester associée à la philosophie et ne pas être traitée comme une
simple branche des sciences naturelles. Il cite à ce propos un passage
intéressant d'une lettre à lui adressée par Wundt, qui est du même
avis : « Je suis particulièrement heureux, écrit Wundt, que vous
ayez rattaché votre nouveau laboratoire de psychologie à la philoso-
ANALYSES. — Mi'.NSTEnnF.KG. Harvard psychological Studies 97
phie et que vous n'ayez pas émigré chez les naturalistes. Il semble
exister par ci, par là une tendance ù une telle émigration; je crois,
cependant, que la psychologie appartient, non seulement poiii- main-
tenant, mais pour toujours, à la philosophie : ce n'est qu'ainsi qu'elle
peut conserver l'indépendance qui lui est nécessaire ». On pourrait à
mon avis se demander avec plus de précision si la psychologie doit
être rattachée aux sciences naturelles ou aux sciences morales; on
peut hésiter, en effet, à la rattacher aujourd'hui à cet ensemble de
conceptions trop souvent vagues que beaucoup décorent encore du
nom de philosophie, tandis qu'il ne peut y avoir, il me semble, qu'une
réponse possible à la question qui vient d'être posée, savoir que la
psychologie fait partie des sciences morales; elle est, en effet, la
science générale des phénomènes psychologiques, c'est-à-dire moraux,
et, par conséquent, il serait absurde de la séparer des sciences
morales pour la rattacher aux sciences naturelles; non seulement
elle-même, mais les sciences morales dans leur ensemble, risqueraient
de perdre considérablement à ce changement. Ce qui est simplement
vrai, c'est qu'une connaissance sérieuse des sciences naturelles est
aujourd'hui nécessaire aux psychologues.
Les autres études du volume sont groupées sous 6 titres : Études
OPTIQUES, Sentiments, Association, Aperception et Attention, Impulsions
MOTRICES, Psychologie animale.
Etudes optiques. — Ces études sont au nombre de 4. Dans la pre-
mière, G. V. Hamilton considère la vision stéréoscopiqiie et la diffé-
rence des images rétiniennes. Il a recherché, par exemple, de combien
il faut avancer ou éloigner les bords de deux plans perpendiculaires
à la direction du regard pour qu'ils cessent de paraître à la même
distance de l'observateur; dans un cas, l'observateur faisait face aux
plans, dans d'autres cas, sa tête était tournée latéralement, et, par
conséquent, ses yeux se trouvaient à des distances différentes de l'un
quelconque des plans. Or, les résultats des expériences ont été essen-
tiellement les mêmes lorsque la tête était tournée que lorsqu'elle ne
l'était pas. L'auteur conclut de là que c'est la théorie d'après laquelle
la vision stéréoscopique dépendrait en dernière analyse d'impulsions
motrices centrales qui est vraie, puisque la môme paire d'images qui
produit un effet stéréoscopique dans le premier cas (face aux objets)
n'en produit pas lorsque la tête est tournée. On peut objecter qu'il
s'agit plutôt, dans les expériences en question, de la perception d'un
plan comme étant en face de l'observateur et non d'un effet stéréosco-
pique proprement dit.
E. B. Holt considère, dans un premier travail, les mouvements des
yeux pendant le vertige; il s'est servi, pour les étudier, de la méthode
photographique. Dans un second travail il considère la vision pendant
le vcrligc : il prouve qu'il y a inhibition de la vision pendant la phase
rapide du nystagmusqui se produit lorsqu'on estsoumis à une rotation;
les mouvements des yeux qui se manifestent pendant la phase lente
tome lxiv. — 1907. 7
98 REVUE PHILOSOPHIQUE
sont purement réflexes, ils ne peuvent être inhibés par la volonté,
tandis que ceux de la phase rapide peuvent l'être.
Un intéressant travail est consacré ensuite par F. P. Boswell à
V irradiât ion visuelle. L'auteur en distingue finalement 5 espèces
qu'il essaie d'expliquer physiologiquement. Ses recherches ont porté
principalement sur la forme que paraît prendre un objet lumineux
qui se déplace dans l'oscurité devant le regard immobile; ainsi, si on
observe une ligne droite lumineuse qui passe devant l'œil immobile
elle peut paraître incurvée. Bosvs'ell explique cette courbure par une
irradiation qui aurait pour effet d'accroître l'intensité de l'impression
produite par les régions centrales de la ligne relativement à celle de
l'impression produite par les extrémités. Il prouve qu'il s'agit là, en
effet, d'un phénomène d'irradiation en employant, par exemple, au
lieu d'une ligne, 3 points lumineux suffisamment distants, de même
intensité lumineuse, et en constatant qu'alors le point central appa-
raît, lorsque la figure passe devant le regard immobile, en ligne droite
avec les deux autres. Le sens delà courbure qu'on peut observer avec
une ligne lumineuse s'explique d'ailleurs par ce principe qu'une
lumière plus intense est perçue plus vite qu'une lumière moins intense.
Boswell étudie aussi expérimentalement l'influence de la couleur de
la lumière employée sur cette courbure.
Sentiments — Cette partie du volume comprend 5 études : les
trois premières sont consacrées à l'expression des sentiments
(F. INI. Urban; l'auteur considère à peu près exclusivement la courbe
sphygmographique), à l'influence mutuelle des sentiments (J. A. H.
Keith), et à la combinaison des sentiments (C. II. Johnston).
Dans la quatrième, E.-II. Rowland traite longuement et avec beau-
coup de détails de Vestliètique des formes spatiales répétées. Le but
que s'est proposé l'auteur est de découvrir quelques-unes des sources
du plaisir que nous font éprouver les formes spatiales répétées et les
lois qui gouvernent les effets psychologiques de la répétition dételles
formes; il faut entendre ici par répétition la pluralité de formes
semblables séparées par des intervalles spatiaux égaux. Une première
partie de son étude est consacrée à rapporter les résultats d'expé-
riences faites sur des formes géométriques simples, et une seconde
partie à la considération d'un certain nombre d'exemples de répéti-
tions empruntés à des monuments représentant les types européens
d'architecture. Les expériences ont révélé qu'il existe deux manières
de percevoir la répétition spatiale et deux types d'observateurs cor-
respondants : chez les uns [type temporel) l'élément rythmique est très
marqué, de sorte que, si le temps accorde pour l'observation est trop
court ou si le regard est immobilisé, le plaisir de la répétition se
modifie ou disparaît; chez les autres {type spatial), le facteur ryth-
mique a moins d'importance, le groupe d'objets présentés est vu
comme un tout dont les parties sont symétriquement disposées de
part et d'autre d'un point de fixation. Les premiers sentent le plaisir
ANALYSES- — MLNSTiianEiic. Harvard psycliological Studies 99
de la répélilion en passant d'un élément delà série à l'autre. Pendant
ce passage, le reste du champ persiste dans la vision indir^.te, de
sorte qu'au facteur rythmi(jue s'ajoute un l'acteur spatial; c'est pour-
quoi on peut considérer le mode temporel d'aperceplion comme le
plus riche des deux modes considérés.
L'auteur conclut de ses expériences que le plaisir que nous causent
des formes spatiales répétées est une expérience immédiate. Nous ne
î'eco7î naissons pas simplement que des répétitions régulières se pro-
duisent, nous éprouvons en outre un sentiment immédiat de répéti-
tion, analogue au sentiment du rythme. Ce sentiment n'accompagne
pas toujours la reconnaissance que certaines répétitions se pro-
duisent, il constitue un phénomène distinct de cette reconnaissance
et qui dépend de certaines conditions qui doivent être réalisées dans
la série d'impressions. Ce sont ces conditions que l'auteur a étudiées
en détail. Je signalerai encore, dans ce travail, d'intéressants rap-
prochements entre la répétition visuelle et le rythme auditif.
Dans la cinquième étude, E. E. Emerson expose les résultats
d'expériences qu'il a entreprises sur la valeur affective d" intervalles
von musicaux. De tels intervalles peuvent paraître agréables ou désa-
gréables; il constate que des « micromélodies » composées de sons
séparés par de petits intervalles non musicaux peuvent produire une
impression esthétique comparable à celle qui résulte de la musique
ordinaire. Les personnes qui ont pris part à ses expériences sentaient
fortement, dit-il, que le plaisir musical est appris comme la gram-
maire de la langue maternelle; nous n'avons pas le droit d'identifier
le plaisir que nous cause la succession des sons de notre musique
conventionnelle avec les relations mathématiques simples qui nous
font éprouver le plaisir de la fusion.
Association, Apergeptio.n, Attention. — Ce groupe comprend huit
études dont les principales sont les suivantes : L'inhibition et le ren-
forcement (L. A. Turley); il s'agit de l'effet que peut produire une
impression sur une impression semblable qui la suit dans une série;
— l'interférence d'impressions optiques (II. Kleinknecht); il s'agit,
par exemple, de l'action qu'exerce sur le souvenir immédiat d'une
série de chiffres la répétition de l'un des chiffres dans le groupe
perçu; — la simultanéité subjective et la simultanéité objective
(T. II. Haines); — l'estimation du nombre (C. T. Burnett); il s'agit
d'étudier rinlUicnce exercée sur la perception des nombres par des
facteurs comme la manière dont ces nombres sont disposés, le degré
de complexité des unités, etc.; — Uestimaliondu temps dans ses rap-
ports au sexe, à iàge et aux rythmes pliysiologiques (R. M. Yerkes et
F. M. Urban); il n'est en réalité question dans cette étude que de
l'inlluence du sexe; — les associations sous l'influence d'idées diffé-
rentes (B. T. Bald\vin);il s'agissait de rechercher comment se com-
portent les associations d'idées subséquentes lorsqu'il y a pour ces
associations, non pas un seul, mais deux ou plusieurs points de
100 REVUE PHILOSOPHIQUE
départ (syllabes, mots) et quel degré d'influence exerce sur la série
des associations qui se produisent pendant un temps déterminé l'un
ou l'autre de ces points de départ.
Impulsions motrices. — Ce groupe ne comprend que deux études. La
première traite de l'exactitude du mouvement linéaire {B. A. Lenfest);
l'auteur y considère les mouvements en ligne droite de diverses
parties du corps, des mains, de la tête, etc., et certaines conditions
qui peuvent influer sur la production de ces mouvements, par exemple
le contrôle ou l'absence du contrôle de la vue. La deuxième a pour
titre le pouvoir moteur de la complexité (C. L. Vaughan); l'auteur
estime ce pouvoir moteur d'après le temps employé à compter des
objets de formes différentes et d'après les temps de réaction des
impressions visuelles simples et complexes, le mouvement devant,
dans ce dernier cas, être effectué au moment où l'intérêt pour la figure
atteint son maximum.
Pycholooie animale. — Ce groupe comprend quatre études très
intéressantes.
Dans la première, R. M. Yerkes considère les relations mutuelles
des impressions chez la grenouille Rana clamata Daudin. 11 recherche,
par exemple, quels effets d'inhibition ou de renforcement peuvent
exercer sur les réactions motrices de la grenouille verte à des excita-
tions électriques des excitations visuelles se produisant avant les
excitations électriques ou en même temps qu'elles.
La deuxième étude, du même auteur, a pour titre les relations tem-
porelles des processus nerveux. Yerkes signale à l'attention certains
résultats expérimentaux qui indiquent chez la grenouille l'existence de
divers types de réaction et qui autorisent à considérer certaines
valeurs du temps de réaction comme un signe de conscience. Le temps
de réaction peut être un critérium de conscience en tant que consi-
déré sous le rapport de sa durée et de sa variabilité; on peut distin-
guer trois concepts fondamentaux relatifs à l'activité : celui d'auto-
matisme, celui d'instinct et celui de volonté; l'acte automatique est
rapide, relativement constant comme forme et durée, il ne suppose
pas la conscience; l'acte instinctif est plus lent et plus variable, il
s'accompagne de conscience et la conscience en est vraisemblablement
parfois une condition; l'acte volontaire est extrêmement variable
comme forme et durée, et est essentiellement conscient.
J. E. Rouse étudie ensuite la vie mentale du pigeon domestique.
Parmi les nombreux résultats qu'il rapporte je citerai ceux-ci : les
excitations de la sensibilité produisent facilement chez le pigeon des
réactions respiratoires qu'il est aisé d'étudier pneumographiquement;
— le pigeon n'apprend guère par l'imitation de ses semblables; — des
associations acquises peuvent chez lui persister longtemps; — il
existe, sous le rapport de la rapidité de formation et de la persistance
de ces associations, des différences individuelles considérables entre les
pigeons; — les pigeons se guident beaucoup plus sur les positions
ANALYSES — e, mach, Space and Geometnj 101
relatives des objets que sur leur couleur ou leur forme (expériences
où il s'agissait de leur faire reconnaître l'objet contenant leur nourri-
ture).
Enfin, J. C. Bell ôludic les réactions de l'écreoisse. Il considère les
réactions ù la lumière blanche, à la lumière colorée et à des objets —
les réactions au son — les effets de rotations — le géotactisnie, le
barotactismcet la tendance del'écrevisse à tourner avant de se mettre
en marche en ligne droite, — le thigmotaclisme et les réactions tac-
tiles. Il résulte de ses expériences que l'écrevisse est quelque peu
négativement phototactique, c'est-à-dire qu'elle tend à seloigner de
la lumière; elle réagit aux objets vus en mouvement, mais non aux
objets immobiles : ainsi, lorsqu'un obstacle se trouve sur son chemin,
elle n'hésite qu'au moment où elle le touche; elle ne réagit pas aux
vibrations qui pour une oreille humaine produisent des sons, elle
paraît donc être sourde; elle tend à suivre l'impulsion de la pesanteur
(géotactisnie positif); elle évite l'eau profonde (barotactisme négatif);
elle recherche le contact des objets et va se placer dans des coins
étroits, évitant de se tenir dans des espaces libres (thigmotactisme
positif); la sensibilité tactile, quoique plus développée en certaines
régions, existe sur toute la surface du corps.
B. Bourdon.
E. Mach. — Space and Geometrv in the Ligiit of piivsiolooical,'
psvcHOLOGiCAL AND pnvsiCAL Inquiry, traduit de l'allemand par T. J. Me
Cormack. Londres, Kegan Paul, 1906; 148 pp.
Le traducteur a réuni dans ce volume trois essais publiés précé-
demment par Mach dans The Monist, et incorporés par lui depuis en
partie à son ouvrage Erkenntniss iind Irrthum. Le premier essai
traite de l'espace physiologique, en tant que distinct de l'espace
géométrique, le second de la psychologie et du développement naturel
de la géométrie, le troisième de l'espace et de la géométrie du point
de vue du physicien.
L'espacesensible delà perception immédiate, comme le faitremarquer
Mach justement, diffère beaucoup de l'espace géométrique : ainsi
l'espace euclidien est infini en étendue et constitué de la même manière
dans toutes les directions tandis que l'espace sensible est fini et qu'il
s'associe des sensations différentes au haut et au bas, à la droite et à
la gauche, etc. Mach parle en outre des rapports de l'espace tactile et
de l'espace visuel, il s'étend sur leur importance biologique, sur leurs
rapports avec les mouvements; il montre la persistance d'influences
physiologiques en géométrie, comme quand nous distinguons dans les
figures des points rapprochés ou éloignés, des points situés à droite
et des points situés à gauche.
Mach expose quelques considérations historiques sur le développe-
t02 REVUE PHILOSOPHIQUE
ment de la géométrie; il distingue une période préscientifique, où la
connaissance des premières notions et lois géométriques a été
acquise par des expériences pratiques. L'expérience, fait-il remarquer,
doit, en géométrie, s'ajouter à l'intuition: la simple contemplation
passive de l'espace ne conduirait pas à reconnaître que la ligne droite
est le plus court chemin d'un point à un autre, il faut, en plus, une
expérience de superposition. Il affirme l'origine empirique de la géo-
métrie et montre comment, avec Euclide et ses successeurs, cette
science est devenue déductive : chaque notion fut déduite d'une autre,
il fut laissé le moins possible à la connaissance directe, et ainsi la
géométrie se détacha graduellement du sol empirique sur lequel elle
avait poussé.
Mach termine en parlant des systèmes de géométrie non euclidiens.
€ Les faits doivent donc être soigneusement distingués des construc-
tions mfeî/eciMeiies dont ils ont suggéré la formation. Ces dernières
— concepts — doivent s'accorder avec l'observation, et doivent en
outre s'accorder logiquement entre eux. Or, ces deux conditions
peuvent être remplies de jAus cVune manière, et de là les différents
systèmes de géométrie. »
B. Bourdon.
Theodor Lipps. — Psychologische Untersuchungen 1^ Band, 1" Heft,
t vol in 8° de 203 p. Leipzig, W. Engelmann, 1905.
Dans un fait de conscience quelconque, par exemple l'affection de
bleu, l'analyse discerne : a) le bleu comme contenu, b) la vision du
bleu, c) la conscience de la vision. La vision n'est pas à son tour un
eontenu de la conscience : voir et avoir conscience de voir sont deux
faces d'un seul et même événement. C'est là une propriété singulière
de la conscience. Considérons maintenant le premier élément, savoir
le bleu-contenu. Il peut être envisagé à deux points de vue : i° comme
chose physique, 2° comme senti par moi. Cette opposition entre le
contenu que j'ai et l'objet, comme aussi l'opposition entre le fait
d'éprouver pur et simple et le fait d'éprouver devenu objet pour
ma conscience, a pour la psychologie une importance décisive. Il
vaut donc la peine d'y insister.
Pour cela, prenons un nouvel exemple. Je suis au théâtre, je vois
toutes sortes de choses : bancs, parterre, têtes devant moi, etc. Ce
sont autantde» contenus » perceptifs. Mais je ne fais attention qu'à ce
qui se passe sur la scène. Brusquement l'un des assistants fait un
geste insolite qui m'amène à me tourner vers lui, d'abord mentale-
ment, puis physiquement. 11 devient alors pour moi objet (d'étonne-
ment, de colère, etc.) Qu'est-ce que cette direction mentale vers un
contenu et qui le transforme en objet? C'est une activité, l'attention. Il
faut la distinguer de sa conséquence, la présentation de l'objet, qui
ANALYSES. — in. Lipps. l'sijchologisclie Unlersuchiingen 103
est un acte de la pensée. L'auteur dislingue l'ùme et l'esprit. Tous
deux ont un a-il, dinv-rcnt de I'omI du corps. L'attention forme la tran-
sition entre le regard psychique et le regard mental, mais £»:e reste
encore par elle-même une fonction psychique, la plus haute. Le
€ seuil mental » c'est l'acte de penser. Il a pour effet d'extraire du
contenu l'objet et de le poser à part. Les objets pensés sont indépen-
dants du contenu dans lequel ils sont pensés, ils ont leurs lois propres.
Quand 'llj personnes voient une maison, il y a 2ii contenus et un objet
unique. Dans ce sens et dans ce sens seulement, le moi pensant est
un et identique (36). C'est un moi surindividuel, un moi-raison.
L'acte de [tensée qui crée l'objet, s'il est le terme de l'attention,
n'est pas celui de toute activité mentale. L'objet une fois posé, je puis
continuer à me tourner vers lui, à réfléchir sur lui, à m'interroger à
son sujet. Celle nouvelle fonction est ce que l'auteur appelle 1' « acti-
vité aperceptive » (54). A son tour, elle a un terme, la réponse aux
questions posées : c'est le jugement. Parmi les jugements, l'espèce
tout à fait primordiale est celle des jugements de concevabilité, dans
lesquels l'objet nous donne en quelque sorte la permission de le
penser. L'objet, une fois pensé, peut avoir deux sortes d'exigences :
les unes purement intellectuelles, correspondant aux jugements intel-
lectuels, les autres affectives, correspondant aux jugements de valeur.
Et comme les deux espèces d'exigences sont objectives, la valeur n'est
pas plus subjective que la réalité. Toute réalité particulière est
subordonnée aux conditions de sa réalité. Mais cette réalité condi-
tionnelle suppose elle-même une réalité absolue et nécessaire. Toute
connaissance d'une dépendance réciproque des choses implique
l'aiTirmalion de l'existence d'une unité différente d'elles, pourtant non
extérieure à elles et qui leur sert de support. Cette unité, c'est la
substance universelle. On peut répéter les mêmes considérations,
mutatis mutandis, à propos des valeurs, qui supposent également
une valeur inconditionnelle : Vidéal (106).
Outre ces deux espèces, il y en a une troisième, les jugements
d'adéquatité, correspondant h l'exigence qu'ont les objets d'être par-
faitement déterminés dans leur qualité, dans leur quid proprium. Or
l'incondilionnellement réel, en langage kantien la chose en soi, exige
lui aussi que nous le saisissions dans sa pleine détermination. Mais
cela semble impossible, puisqu'il ne comporte pas d'attributs sensibles.
Pourtant nous pouvons remplir ce concept vide à l'aide de quelque
chose de \ivab\e{erlebhares), savoir le moi (1.32) et son activité. Le seul
sens intelligible de l'unité est celui d'une compréhension dans un moi
[Zusammencjefasstsein in einem Ich). L'unité du monde étant objec-
tive, c'est-à-dire indépendante de l'individu, consiste dans l'acte d'être
embrassé dans un moi surindividuel.
L'auteur se trouve ainsi conduit h considérer la notion d'activité.
La face subjective de toute exigence objective c'est une tendance, un
effort. L'activité est à la tendance ce que la ligne est au point : c'est la
104 REVUE PHILOSOPHIQUE
tendance en mouvement. L'activité est une propriété purement
psychique, en dépit de la confusion regrettable qui fait parler des
psychologues contemporains de sentiment d'activité corporelle, de
sensations kinesthésiques. C'est par une confusion non moins regret-
table que l'on fait consister tous les sentiments en plaisirs ou dou-
leurs : c'est comme si l'on faisait consister toutes les couleurs en sen-
sations de clair ou de sombre. Ce ne sont là que des nuances d'un
sentiment fondamental d'activité (189). Le livre conclut par quelques
considérations sur la motivation ou dérivation psychique, fait abso-
lument original et tout à fait différent de la succession temporelle.
L'auteur se plaint, au début de son travail, que certains critiques
de son précédent ouvrage « Leitfaden der Psychologie » se soient
épargné la peine de le comprendre, sous prétexte que c'était de la
« métaphysique » ou de la « construction logique ». J'ai fait mon
possible pour ne pas mériter ce reproche, et pourtant je suis obligé
de dire, à mon tour, que le titre de ce volume ne répond guère à son
contenu. Le mot psychologie a pris aujourd'hui un sens très net : il
désigne une science empirique particulière, qui accepte le point de
vue ordinaire des sciences empiriques, savoir la dualité de l'esprit et
du corps, en tant que fait, sans chercher à la ramener à quelque
unité plus profonde. Dès qu'on spécule sur celle-ci, qu'on l'appelle
moi-absolu, moi-i^aison, substance universelle, ou chose en soi, peu
importe : on sort du domaine de la psychologie positive. Les Alle-
mands ont créé un terme commode pour désigner ce genre de spé-
culations, la théorie de la connaissance ou gnoséologie, et ils ont con-
tribué pour une large part à la séparer de la psychologie. Ce
distinguo n'ampute en rien le champ des investigations philoso-
phiques : il lui donne seulement plus de clarté et de précision. Or il
est toujours utile de savoir au juste ce que l'on fait. C'est un progrès
que l'auteur paraît tenir pour non avenu ; il ne doit pas s'étonner dès
lors que son point de vue ait tout l'air d'une survivance.
LÉON Poitevin.
III. — Morale.
Emilio Morselli. — Morale. 1 vol. in- 16, vi-227 p. — Livourne,
Giusti, 1907.
M. Morselli, qui a déjà publié, en vue des écoles secondaires, une
Psychologie moderne et des Principes de Logique, publie, pour le
même usage, une Morale très au courant et fort intéressante. La lec-
ture de ce manuel permet de se faire une idée de la différence entre
les programmes français et italiens. La place donnée à l'histoire des
doctrines est beaucoup plus grande en Italie qu'en France; sur dix
chapitres, deux sont consacrés à cette histoire. Il semble aussi que la
ANALYSES. — HiuTO. A Vcrdade como regra das acçôes iOo
part faite à la psychologie de la volonté soit — et à juste litre — plus
considérable que chez nous. Peut-être les pages consacrées à la
moralité pratique sont-elles trop restreintes; je ne vois guère qae les
trois derniers chapitres (l'éducation et la famille; l'état et l'individu;
l'état dans ses rapports avec l'église, dans ses attributions économiques
et judiciaires, et dans ses rapports internationaux) qui s'attachent
spécialement à ces questions. Mais, en somme, ce manuel est plus
riche de faits, et plus moderne, que la plupart des nôtres.
L'auteur, faisant une grande part à la morale historique ou propre-
ment positive, refuse de se rendre aux conclusions intransigeantes du
socioiogfisme. Il affirme la nécessité d'une théorie des valeurs,V Ethique,
laquelle est, en un sens, à la Morale positive ce que Vart est à la
science. Cette morale philosophique est pour lui la morale par
excellence, à laquelle l'autre sert seulement d'introduction. S'il est
partisan de Vempirisme et soutient que la conscience morale est
un produit de l'évolution, il admet, dès le début, un sentiment moral
fondamental, impliquant l'idée d'obligation (envers la société). S'il
pense que la moralité ne se développe que dans la vie sociale, il
attribue un rôle capital aux créations morales individuelles. Et le
développement de la moralité lui semble avoir pour fonction essen-
tielle la formation de la personnalité humaine. Vidéal moral, lequel
est une valeur limite, impossible à réaliser entièrement, comprend un
élément individuel : la liberté, idée créatrice, idéale elle-même; et un
élément social : la justice, idéale à son tour. Et c'est justement en
raison de ce caractère idéal des valeurs que la morale doit être philo-
sophique; * la solution définitive du problème moral n'est, en effet,
qu'un concept limite; et il appartient à la philosophie de déterminer
les fins et les valeurs qui ne trouvent point place dans la science ».
J. Second.
R. de Farias Brito. — A Verdade como regra das acçôes, ensaio de
PiiiLOsoiMiiA moral como introducçao ao estudo de DiREiTO.— Para, 1905.
La Philosophie morale et juridique de M. R. de F. nous est présentée
comme partie intégrante d'un système intellectualiste finaliste (0
mundo como actividade intelleclual) assez semblable à l'Aristotélisme.
La connaissance est la phase ultime de l'évolution universelle (p. 24),
et c'est la Raison qui fait de nous des êtres libres et des êtres
moraux. L'idéal suprême de la conduite sera donc la Vérité. Faute
de la posséder nous devrons agir conformément à ce qui nous paraît
être la vérité, en un mot à notre conviction. Mais au critérium sub-
jectif de la sincérité se substitue, en raison du caractère incertain,
faillible de la conviction individuelle, le critérium delà loi expression
de la conviction commune. C'est là ce que l'auteur entend par ériger
la vérité en règle suprême des actes. — Réagissant contre l'invasion
106 REVUE PHILOSOPHIQUE
du riatéralisme dans l'ordre moral et social (p. 28) M. R. de F. défend
la notion des lois morales et juridiques contre leur assimilation par
Montesquieu à des rapports naturels, à des lois du monde objectif,
celles-ci n'étant que des abstractions, sans influence sur les faits sauf
à titre de connaissances utilisées par l'homme pour l'exercice de son
empire sur les choses. Une conception du droit, une notion claire
de l'obligation présuppose, selon l'auteur, lequel n'est d'ailleurs pas
évolutionniste, un système du monde et des rapports de l'homme à
la nature. En raison de ce parti-pris de subordination de la morale et
du droit à la métaphysiciue, Kant, avec « sa prédilection spéciale pour
les antinomies », est mis au rang des sceptiques (p. 9o), quoiqu'il ait
conduit la doctrine rationaliste du droit naturel à son point culmi-
nant Mais l'ordre moral et juridique doivent se fonder sur des affir-
mations et non sur des négations (p. 96), et c'est ainsi que Aug. Comte
et Kant, après avoir donné au problème du monde une solution néga-
tive, aboutissent contrairement à leurs principes, le premier au dog-
matisme matérialiste, le second au dogmatisme théologique. L'auteur
toutefois semble entrevoir l'unité de la Philosophie Kantienne dans le
fait d'une raison dont la fonction doublement législatrice dans le
domaine de l'entendement et dans le domaine moral (Kuno Fischer),
engendre l'opposition de la causalité naturelle et de la liberté, opposi-
tion qui se résout par la distinction du phénomène et de la chose en
soi cadrant à peu près avec sa propre théorie sur les deux modes,
objectif et subjectif de la force (mouvement, et pensée ou liberté).
J, PÉRÈS.
REVUE DES PÉRIODIQUES ÉTHANGEUS
Rivista Filosofica, l'J06.
Fasc. IV et V (le fasc. V est consacré à G. Canloni).
A. Faogi. Aube de la Psychologie en Grèce.— En dépit de la persis-
tance de l'animisme primitif chez les Présocratiques (physiologucs),
la distinction du spirituel et du matériel ne s'effectue que bien plus
tard. Thaïes ne peut s'être élevé à la notion d'une Ame du monde. La
survivance de l'Ame, conformément aux idées homériques, a été
d"abord survivance du souffle vital, non de l'élément raisonnable, et
pour Heraclite l'Ame sera une exhalaison chaude et sèche. Hippon, au
contraire, rattache l'Ame à l'élément humide (et froid), conception au
moins en germe dans Thaïes, amené par l'observation des (Mres
vivants, de leurs germes et sucs à considérer l'eau comme matière
vivante originelle; mais elle n'a pas la même portée chez Hippon, qui
combat la vieille doctrine reprise par Empédocle faisant résider l'àme
dans le sang. Moins matériels, l'air et le feu sont généralement pré-
férés comme principe des choses et par là même comme formant la
nature de l'Ame, la connaissance, du point de vue hylozoïste, étant
connaissance du semblable par le semblable. L'opposition de l'air et
de l'eau comme principes de l'àme, se complique insolublemcnt de
celle du chaud et du froid; ces deux contraires donnent naissance à
l'eau pour Anaxiniandre; selon Anaximènes, le froid (condensation
de l'air) produit l'humide et le sec (terre), le chaud (raréfaction) pro-
duit le sec (feu). Deux éléments aussi différents que la terre et le feu
rentrent donc sous la nature du sec; et d'autre part l'humide n'est
pas toujours le froid (sources thermales, liquides organiques). Le
principe des choses étant multiple chez Empédocle, Anaxagore, les
atomistes, l'âme est pour eux (sauf pour Anaxagore) composée, mor-
telle. Chez Démocrite le feu n'est plus principe des choses, mais phé-
nomène, fonction du mouvement des atomes très mobiles et sphé"
riques de l'Ame. L'organisme est approvisionné d'atomes ignés par la
respiration qui est la vie même toutefois; la vie et l'Ame sont partout
où sont les atomes et la chaleur. Anaxagore oppose l'esprit et la
matière, et fait reposer la connaissance sur l'action des contraires,
seul des présocratiques, sans en excepter Heraclite qui rend compte
seulement de la sensation par l'action des contraires. Mais son
Intelligence pure est elle-même une substance homogène et étendue.
G. ZuccANTE. St Bernard et les derniers chants du Paradis. —
Dans cette partie plus ardue de son voyage qui le mènera à la vision
de Dieu, libération progressive des liens du corps qui renouvelle la
108 REVUE PHILOSOPHIQUE
dialectique platonicienne, St Bernard se substitue comme guide
du poète à Béatrix (la Théologie). La conscience populaire de l'épo-
que, toute une littérature sur la vie du saint, le souvenir de son pas-
sage que le poète exilé trouve vivant en maints lieux d'Italie et à
Paris, ont fait s'imposer à la pensée de Dante l'image du grand mys-
tique. De saint Bernard il devait admirer la ferme contenance vis-à-
vis des puissants et des princes de l'Église auxquels il adresse de
sévères admonitions, et aussi s'inspirer des accents dans lesquels le
mystique ou bien exhale son culte passionné pour la Vierge média-
trice, ou bien décrit et vit à la fois le drame, les ardeurs et les suavités
de l'amour divin.
G. ViDARi. Le moralisme de Kanf. — M. G. V. suit avec V. Delbos
les phases du travail par lequel Kant réalise l'accord de sa philo-
sophie pratique avec sa philosophie théorique, donne pour critérium
à sa morale l'identité de la raison qui commande et de la volonté qui
opère, et pour contenu à l'idée de monde intelligible l'idéal en voie
de réalisation d'une société des êtres raisonnables. Mais l'attitude
criticisle et la doctrine pratique (qui pour V. Delbos se corrigent
mutuellement) se nuisent peut-être? D'où le caractère de moralisme
inhérent à la doctrine pratique, caractère que M. Fouillée fait pro-
venir d'une cause tout opposée, l'attitude non-criticiste en morale.
Mais le point de vue auquel M. Fouillée s'élève pour dépasser à la fois
le moralisme et limmoralisme ne le ramène-t-il pas à fonder la morale
sur une métaphysique? Selon M. G. V. le critiscisme appauvrit la
morale en faisant abstraction de la valeur que les actes tirent de leur
rapport à un ordre idéal, la rend pessimiste par l'idée d'une loi
morale suspendue entre un monde inconnaissable et un monde sen-
sible radicalement immoral. Béciproquement, la rationalité devient
contenu de la loi morale non sans un recul de l'attitude criticiste.
Toutefois, bien que Kant, pour éviter le pessimisme, admette deux
biens absolus, l'être raisonnable comme fin et le souverain bien, sa
métaphysique n'est pas un dogmatisme. La séparation des points de
vue théorique et pratique, combattue par M. Fouillée, réclame selon
M. G. V. une conception sur les rapports de la science et de la morale
qui s'inspirerait du criticisme en le dépassant, à moins qu'elle n'abou-
tisse à une subordination de la pratique à une théorie empirico-intel-
lectualiste (sociologie ou technologie), laquelle, d'ailleurs, n'élimine-
rait que pour un temps les problèmes de valeur.
G. Della Valle. La phase actuelle de la psychologie expérimentale
au congrès de Wïirzbourg. — Tableau de l'orientation actuelle de la
psycho-physique présentant sur plusieurs points une confirmation des
idées de W. James et Bergson. Moins de tables numériques et
d' « horlogerie », plus d'interprétations. La recherche de moyennes
délaissée pour la psychologie différentielle avec applications psycho-
thérapiques à la pédagogie et au témoignage. Pas de simplifications
excessives équivalant à supprimer la fonction. Les hôhere Funktionen
REVUE DES PÉRIODIQUES ÉTRANGERS 100
ne sont pas laissées de côté. L'atoniisme psychologique fait place à une
sorte d'énergétique, les représentations étant plutôt un temps d'arrêt
dans le courant à tension élevée de la vie psychique. Ces deux objeclil's
enfin réunis, la précision dos méthodes et l'intérêt des sujets, se tra-
duisent par un perfectionnement de linlrospcction avec 0. Kiilpe.
Des expériences de Biihler sur le jugement, il résulterait que la pensée
n'est un langage intérieur qu'exceptionnellement. Les idées générales
ne sont pas des sommaires, ni la pensée un défilé de représentations.
Sur d'autres points, l'introspection est remplacée par la méthode des
réactions expressives {Ausdrucksmelfioden), l'enregistrement incons-
cient des phénomènes conscients et de leurs coefficients inconcients
(Kehllonschreiberde Kriiger-Wirth, — méthode des Galvanische psy-
chophysische Réflexe de Veraguth, mesure des oscillations de la
conductibilité du sujet pour un stimulus donné). La polarisation de
l'esprit en sujet et objet paraît à l'auteur le problème dernier vers
lequel nous achemine une gnoséologie qui dégage la réalité psychique
de cette apparence spatiale-optique fruit d'une conscience médiate
trop objectiviste.
B. Yarisco. C. Canloni et la théorie de la connaissance. — Interpré-
tation du criticisme de C. Cantoni. La conscience, comme connais-
sance immédiate des démarches constitutives de l'esprit et de ses lois
(principe de contradiction) est un donné au delà duquel la critique ne
peut remonter. L'espace et le temps ne sont pas tant conditions de
l'inluilion qu'intuitions nous fournissant une représentation subjec-
tive empirique (n'excluant pas les jugements synthétiques a priori)
de relations existant objectivement. L'esprit produit les catégories
sous la pression dune réalité absolument existante (ayant de l'irra-
tionnel et du contingent) avec cette réserve que l'existence étant un
concept (assez indéterminé d'ailleurs pour ne rien laisser en dehors
de lui), on ne peut dès lors prouver que les choses existent indépen-
damment de l'esprit. La métaphysique, « poésie rationnelle » com-
porte des éléments subjectifs provisoires, comme la science, mais
plus que la science, en raison de ses rapports avec la morale. Mais
les questions de valeur qui interviennent dès lors n'empêchent pas
que la métaphysique et môme la morale, en tant que sciences, ne
tombent sous la dépendance du « principe théorétique » selon M. B.
V. s'inspirant de Rosmini.
A. Faggi. Cantoni et Vico. — Défense d'idées un peu indécises de
Vico contre le reproche de contradiction adressé par Cantoni. Vico
identifie le vrai au fait, mais non au fait positif; il s'agit plutôt d'une
identification entre le connaître et le faire, très applicable en mathé-
mathique, en physique, en morale, et qui s'accorde avec une philo-
sophie de l'histoire qui est une histoire idéale, une philosophie de
l'esprit, et par là une construction de l'esprit comme la mathéma-
tique.
G. ViDARi. La niorale de C Cantoni. — Inlluences formatrices de la
110 REVUE PHILOSOPHIQUE
doctrine : Jouffroy, Rosmini, Gioberti; puis Lotze et enfin Kant. Adlié-
sion au kantisme n'allant pas sans restrictions et additions. l'^C. Can-
toni n'admet pas que le fait moral soit en un sens libre, en un sens
nécessaire, et revient à l'idée rosminienne d'une volonté se détermi-
nant par sa force propre vers l'une ou l'autre de ces deux fins essen-
tielles, vertu ou bonheur. 2"^ II prétend « combler l'abîme que le for-
malisme creuse entre la loi morale et l'homme », en faisant intervenir
comme mobile et matière de l'acte a le sentiment désintéressé ». 3'^ II
conçoit le souverain bien comme étant exclusivement une sorte d'una -
nimité des consciences (tandis qu'il y a chez Kant deux idées du sou-
verain bien). 4° II rend solidaires les idées de Dieu et de Devoir; et,
dans une doctrine de l'immortalité pure d"endémonisme, il dépasse le
subjectivisme kantien, en mettant l'homme en relation avec un monde
idéal objectif.
A. PiAzzi. C. Cantoni et Véducalion nationale.
G. Villa. Philosophie et science, — La philosophie n'a plus aujour-
d'hui à défendre ses positions contre la science ou contre les empié-
tements de cosmologies positivistes. Une « élégante scolastique nou-
velle )' ( pragmatisme, contingentisme) à laquelle M. G. V. se montre
fori sévère, unit savants et philosophes dans une défiance commune à
l'égard des fondements et résultats de la science. Par contre l'idéa-
lisme critique de Kant (cousin de l'empirisme critique de Stuart Mill)
adapté, et allégé de quelques conceptions vieillies, ne sacrifie ni le
fait scientifique, ni les aspirations idéales supérieures, et s'est mon-
tré favorable à l'élaboration d'une psychologie scientifique ayant son
point de départ dans l'idée kantienne de la synthèse psychique, unifi-
catrice des éléments de la conscience.
Rivista di Filosofla e Scienze affini, 1906, n°s 4-6.
R. Ardigo. Le rêve de la veille. — A tout moment surgissent en
foule et spontanément dans notre esprit des représentations plus ou
moins conscientes : associations imprévues, pensées obsédantes ou
habituelles, souvenirs sommaires qui nous attestent que nous restons
le même individu; c'est là le rêve de la veille. Sans cette circulation
incessante d'images, aucune activité pratique ou spéculative, nulle
interprétation de nos sensations actuelles ne serait possible. A elle
seule sont dues ces créations admirables de la pensée inculte, les
langues. Pendant le sommeil ces représentations flottent incohérentes
et incomplètes ; avec la veille, le sang circulant plus abondant dans
le cerveau et les communications étant rétablies avec le monde exté-
rieur, la prépondérance des impressions sensorielles détermine des
réactions volontaires d'inhibition ou de choix. Le rythme qui fait se
succéder ces idées à demi conscientes, produit de l'expérience indi-
viduelle, encadrées dans celles qui sont le fruit de l'expérience de
REVUE DES PF.hlODIQUES ÉTRANGERS IH
lespùce (données relatives aux notions d'espace et de temps notam-
ment), rythme fixé dans l'organisme, forme la base même de la vie
psychique.
G. Dandolo. La métaphysique de la sensation. — Suivant M. G. Dan-
dolo, la thèse de A. Binet sur la sensation objet de connaissance, thèse
idéaliste, non essentiellement différente du phénoménismc absolu de
Mach, confond conscience et connaissance. Fait mixte, la sensation
recèle encore la dualité hétérogène que Ton se propose d'établir. En
identiliant la matière et la sensation, on ne peut empêcher que ne se
pose la question des causes ou conditions de la sensation.
A. Mauciiesini. Remarques sur la Pédagogie de Schopenhauer. —
Bien que le pessimisme nie le progrès et l'efficacité d'une action exté-
rieure sur la personnalité, des idées pédagogiques éparses peuvent
être extraites de l'œuvre de Schopenhauer. La supériorité de linlui-
tion sur la pensée discursive. En matière de lectures « l'art » plus pré-
cieux et plus rare « de ne pas lire ». Schopenhauer regrette le latin
comme instrument de formation de l'esprit et comme langue univer-
selle; avec les littératures nationales prédomine l'esprit de clocher.
Le caractère ne peut être changé, mais la volonté peut être abusée,
dirigée et même éclairée, d'où possibilité d'une action éducatrice
pénétrant jusqu'au fond héréditaire. La souffrance seule, vraie science
de la vie, l'identité des êtres dans l'espace et la durée, le contenu de
la vie en œuvres plus important que sa durée, autant de conceptions
concentrant la substance des doctrines antiques et des religions, et
pouvant être rendues indépendantes, de la conclusion pessimiste du
système, conclusion qui reste d'ailleurs théorique en attendant l'uni-
versalisation de la négation du vouloir-vivre. Mais peut-on empêcher
que les vertus provisoires issues de cette conception rétablissent
contre le pessimisme la notion de la valeur de la vie prise elle-même
pour fin.
A. MvRLXCi. Pour une réorganisation des éludes philosophiques en
Italie. — La philosophie dans ses problèmes et ses discussions est la
vie même avec ses contrastes, ses aspirations, ses courants. Bannie
des écoles secondaires, elle serait remplacée par les idées toutes
faites, puisée dans les journaux et la conversation. Encore faut-il que
cet enseignement ne se réduise pas à des subtilités théologiques, ou
à une physiologie des sens, ou à des définitions morales stéréotypées.
Dans le plan de M. M., la Faculté de philosophie disjointe de la Faculté
des lettres comporterait, en outre d'enseignements communs, des
enseignements variables d'un caractère synthétique en rapport avec
telle ou telle discipline spéciale, déterminant dans le professorat phi-
losophique divers types appropriés à de multiples bifurcations de
l'enseignement secondaire (sections classique, juridico-économique,
artistique).
J. PÉRÈS.
LIVRES DÉPOSÉS AU BUREAU DE LA REVUE
Braunschvvicg. — L'art et l'enfant : essai sur V éducation esthétique.
In-12, Toulouse, Privât.
J. Martin (abbé). — Philon. Irx-8°, Paris, F. Alcan.
Hamelin. — Physique d'Aristote. II, trad. In-8°, Pans, F. Alcan.
P. MiLLiET. — Remarques sur la Monadologie. In-18'\ Paris, Jacques.
E. Le Roy. — Dogme et critique. In-12. Paris, Bloud.
PiLLON. — L'année philosophique (17= année, 1906). In-B", Pans,
F. Alcan. , . , .
WoRMS (René).— Annales de Vlnstitut international de Sociologie,
t. XI. ln-8°, Paris, Giard et Brière.
L. Proal. — L'éducation et le suicide des enfants. In-12, Pans,
F. Alcan.
Malapert. — Leçons de philosophie, t. 1. In-8o, Pans, Juven.
Cresson. — Les bases de la philosophie naturaliste. In-12, Paris,
F. Alcan.
Waynbaum. — La physionomie humaine, son mécanisme et son
rôle social. In-8°, Paris, F. Alcan.
J. Ancel et L. DuGAS. — Leçons de morale théorique. In-8°, Pans,
Paulin. ^ . ,^
A. Binet. — L'Année psychologique (III). In-8°, Pans, Masson.
G. Lyon. —Enseignement et religion. In-8o, Paris, F. Alcan.
P. Carus. — The Rise of Man. In-8o, Chicago, Open Court C°.
Wake. — Vortex Philosophy or the Geometry of Science. In-S",
Chicago.
Belfort Bax. — The Roots ofReality. In-8o, London, Grant Richards.
Benno ERDM.A.NN. — Logik. I, Logische Elementarlehre. In-B", Halle,
Niemeyer.
Systematische Philosophie, von Dîlthey, Riehl, Wundt, Ostwald,
Ebbinghaus, Eucken, Paulsen, Lipps. In-4°, Berlin, Teubner.
Wundt (Max). — Der Intellektualismus in der griechischen Ethik.
In-B", Leipzig, Engelmann.
Steinmetz. — Die Philosophie der Krieges. In-B», Leipzig, Barth.
DôRiNG. — Feuerbachs Strafiheorie. In-8°, Berlin, Reuther.
Jahn. — Die Psychologie als Grundwissenschaft der Padagogik. ln-8°,
Dûrr, Leipzig.
OEsTERREiCH. — Kant und die Metaphysik. In-8°, Berlin, Reuther.
Kertz. — Die Religionsphilosophie . Tieftrunhs. In-8'^ Ibid.
F. Brentano. — Untersuchungen zur Sinnespsychologie. In-8°,
Leipzig, Duncker et Humblot.
OEsterreich (K.). — Die Entfremdung der Warnehmungsv;elt und
die Depersonalisation in der Psychasthenie. In-8°, Leipzig, Barth.
M. PiLO. Estetica. Lezioni suU'arte. In-8", Milano, Hœpli.
G. Gentile. — Giordano Bruno nella storia délia Cultura. In-12
Palermo, Sandron.
Troïlo. — La filosofia di Giordano Bruno. In-8, Torino, Bocca.
Trovero. — Il problema del bene. In-B», Torino, Clausen.
G. d'Aguanno. — Romagnosi filosofo e jurisconsulto. In-8°. Parma.
V. Delfino. — Atomos y astros. In- 12, Madrid, Sempere.
Le propriétaire-géranl : Félix Alcan.
Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD.
LA CRYPTOPSYGHIE
Dans un passage, peu remarqué, du Discours de la Méthode
Jll* partie), Uescartes prétend que « l'action de la pensée par
laquelle on croit une chose étant diiTérente de celle par laquelle on
connaît qu'on la croit, elles sont souvent l'une sans l'autre ». En
d'autres termes, la croyance, selon lui, serait souvent inconsciente;
et on pourrait dès lors se demander si d'autres états de l'esprit ne
sont pas susceptibles de présenter le même caractère.
Cependant, il semble bien que l'on doive attribuer à Leibniz la
première conception des phénomènes psychologiques inconscients
ou, comme il les appelle, des perceptions insensibles. C'est Leibniz
qui a le premier soupçonné « qu'il y a à tout moment une infinité
de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion,
c'est-à-dire des changements dans l'ûme mùrae dont nous ne nous
apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites, ou
en trop grand nombre, ou trop unies, en sorte qu'elles n'ont rien
d'assez distinguant à part, mais, jointes à d'autres, elles ne laissent
pas de faire leur effet et de se faire sentir, au moins confusément
dans l'assemblage ».
Depuis lors, cette conception est devenue d'un usage courant en
psychologie, et si l'on a pu discuter sur l'interprétation (ju'il
convient de donner à cette expression de « phénomènes psycho-
logiques inconscients » les uns tenant pour l'inconscience absolue,
les autres pour l'inconscience relative ou subconscience, on a
du moins été d'accord sur la nécessité d'admettre de tels phéno-
mènes pour une explication satisfaisante de la vie mentale.
Il semble que la question ait fait un pas décisif depuis qu'elle a
pu être portée sur le terrain de l'expérimentation par l'étude de
certains faits plus ou moins anormaux ou pathologiques qui ont
permis de rendre en quelque sorte visible tout ce fourmillement
intérieur de phénomènes jusque-là profondément caché à nos
regards.
TOME LXIV. — AOUT 1907. 8
114 KEVUK PHILOSOPHIQUE
On a pu, en effet, prouver expérimentalement qu'à côté et
au-dessous des sensations, perceptions, idées, jugements, raison-
nements, dont nous avons conscience, existent ou peuvent exister
d'autres sensations, perceptions, idées, jugements, raisonne-
ments, etc., dont nous n'avons pas conscience; et môme que ces
derniers peuvent se coordonner entre eux et s'organiser d'une façon
suffisamment systématique pour constituer comme une seconde
personnalité plus ou moins distincte et indépendante de la person-
nalité principale.
Si nous donnons le nom général de « cryptopsychie « à cette
sorte de latence des phénomènes psychologiques, nous pouvons,
au moins pour la commodité de notre étude et sans rien préjuger
sur le fond des choses, distinguer deux formes ou deux degrés
dans la cryptopsychie ainsi comprise, premièrement une crypto-
psijchie élémentaire^ fragmentaire, consistant en phénomènes isolés,
épars, et une cniplopsycJiie synthétique, organisée, consistant en
phénomènes plus ou moins étroitement rapprochés et liés de
façon à revêtir l'apparence d'une personnalité secondaire.
I
Dans le premier genre de cryptopsychie, le cas le plus fréquent
est celui de?, sensations inconscientes.
On sait combien sont fréquentes les anesthésies chez les hysté-
riques : mais ces anesthésies sont-elles réelles ou apparentes? En
d'autres termes, lorsqu'on touche, pince, pique, brûle, etc., une
partie du corps chez un hystérique qui semble ne rien ressentir,
faut-il comprendre que les diverses excitations que l'on pratique
ainsi sur lui ne sont suivies d'aucune sensation, ou bien est-il
permis de supposer qu'elles déterminent en effet des sensations,
mais que ces sensations sont simplement inconscientes?
Pour résoudre ce problème, il faudrait avoir quelque moyen de
rendre manifestes ces sensations qui échappent à la conscience du
sujet.
Nous allons donc passer en revue, avant d'aller plus loin dans
l'étude des ditïérentes sortes de phénomènes cryptopsychiques,
les procédés qui permettent de révéler (dans un sens analogue à
celui où les photographes emploient ce terme) les sensations
BOIRAC — lA CIlYr'TOI'SYCIIIE H.'i
inconscientes et môme, en général, tous les faits psycholof^icraes
inconscients.
Un [>remier procédé est le somnambulisme subséquent. Il consiste
à mettre le sujet apparemment insensible en somnambulisme et à
l'interroger sur ce qu'il a ressenti au moment môme où il parais-
sait ne rien sentir. On s'apen^oit alors, par ses réponses, que les
sensations se sont bien produites, mais qu'elles n'étaient pas
accompagnées de conscience, du moins qu'elles étaient étrangères
à la conscience centrale et personnelle du sujet.
Je me souviens d'avoir employé pour la première fois ce procédé
vers 1S96 à la Salpètrière, dans le service, du regretté docteur
A. Voisin. L'n de mes anciens élèves, B. L., aujourd'hui docteur
médecin à Paris, alors interne dans ce service, me parla d'une de
ses malades, S., hystérique, atteinte d'anesthésie cutanée sur toute
la superficie du corps. S. s'était fait à son insu des brûlures très
étendues pour lesquelles on avait dû d'abord la soigner, et c'est
môme là ce qui avait donné l'idée d'explorer sa sensibilité : on
s'était alors aperçu qu'elle était complètement insensible. On avait
en vain essayé de restaurer chez elle la sensibilité par des sugges-
tions appropriées faites en état d'hypnose : endormie ou éveillée,
kS. restait anesthésique totale. .Je venais de relire à ce moment les
remanjuables travaux de M. Pierre Janet sur l'automatisme psycho-
logique, et je me demandai si véritablement cette anesthésie hysté-
rique ne recouvrait pas, comme celles dont il est question dans son
livre', une sensibilité inconsciente.
S., mise en somnambulisme, fut prévenue qu'à son réveil des
piqûres seraient pratiquées sur diverses parties de son corps et
quelle devrait s'en souvenir et les indiquer exactement dans un
second somnambulisme. Une fois éveillée, S. parut ne pas se
rappeler la suggestion : pendant que son attention était distraite
par une conversation avec l'un des assistants, on fit sur dilTérentes
parties de son corps cachées à sa vue un certain nombre de
piqûres. Une fois remise en somnambulisme, S. indiqua avec une
excatitude parfaite les points de son corps où ces piqûres avaient
été faites et l'ordre même dans lequel elles s'étaient succédé. Il
eût été intéressant de reprendre cette expérience sans la faire
1. L'automatisme psychologique, W partie, ch. ii : Les aneslhésies (F. Alcan).
il6 KEVUE PHILOSOPHIQUE
précéder d'aucun avertissement ou suggestion et en variant,
autant que possible, les circonstances. D'une manière générale, il
conviendrait de s'assurer si tous les cas d'anesthésie hystérique,
partielle ou totale, ne sont pas en réalité des cas de sensibilité
subconsciente.
Un second procédé est celui que M. Pierre Janet a décrit sous
le nom de suggestion par distraction et qu'il paraît avoir le premier
employé. Il peut servir non seulement à révéler les phénomènes
subsconcients qui peuvent exister spontanément chez certains
sujets, mais encore à les provoquer expérimentalement.
Il consiste à profiter d'un moment de distraction du sujet pour
lui faire telle ou telle suggestion, laquelle est ensuite réalisée par
lui sans qu'il ait conscience de le faire, bien qu'il soit en état de
veille et que ses actes semblent impliquer un exercice plus ou
moins compliqué de ses facultés mentales. Ainsi, dit M. Pierre Janet,
« L., avec cette distraction facile, qui est le propre des hystériques,
écoutera les autres personnes qui lui parlent, mais ne m 'écoutera
plus et ne m'entendra pas même, si je lui commande à ce moment
quelque chose. Cette femme ne présente pas, comme d'autres
sujets, une véritable suggestibilité à l'état de veille. Si je m'adresse
directement à elle et lui commande un mouvement, elle s'étonne,
discute et n'obéit pas. Mais quand elle parle à d'autres personnes,
je puis réussir à parler bas derrière elle sans qu'elle se retourne.
Elle ne m'entend plus, et c'est alors qu'elle exécute bien les com-
mandements sans le savon'. Je lui dis tout bas de tirer sa montre
et les mains le font tout doucement : je la fais marcher, je lui fais
mettre ses gants et les retirer, ' etc. »
L'anesthésie, chez certains sujets, donne lieu à des phénomènes
du môme genre. « Je mets dans la main gauche de L. (le côté gauche
est complètement anesthésique) une paire de ciseaux et je cache
cette main par un écran. L., que j'interroge, ne peut absolu-
ment pas me dire ce qu'elle a dans la main gauche, et cependant les
doigts de la main gauche sont entrés d'eux-mêmes dans les anneaux
des ciseaux qu'ils ouvrent et ferment alternativement. Je mets de
même un lorgnon dans la main gauche ; cette main ouvre le lorgnon
et se soulève pour le porter jusqu'au nez, mais, à mi-chemin, il
1. Pierre JaneL, Vautomaiisme psychologif/ue, W partie, cli. i, p. 238.
BOIRAC- — lA CRYPTOPSYCIIIK U7
entre clans le champ visuel de !.. «jui le voit alors et reste stu-
péfaite. « Tiens, dit-elle, c'est un lorgnon que j'avais dans la ir.ain
gauche. » Uni, j). io3.;
Un troisième procédé, (|iii se rattache au précédent, et que
M. Pierre Janet a également employé d'une façon systématique
dans presques toutes ses recherches de cryptopsychie, est X'icrilure
automatique. Les spiriles semblent s'en être servis les premiers,
dans un tout autre but, cela va sans dire, mais on peut parfaite-
ment l'isoler de toute pratique et de toute croyance spirites.
Pris en lui-même, le phénomène de l'écriture automatique con-
siste simplement en ceci qu' « une personne en causant, en chan-
tant écrit sans regarder son papier des phrases suivies et même des
pages entières, sans avoir conscience de ce qu'elle écrit. A mes
yeux, dit Taine, à qui nous empruntons cette description, sa sin-
cérité est parfaite, car elle déclare qu'au bout de sa page, elle n'a
aucune idée de ce qu'elle a tracé sur le papier. Quand elle le lit
elle en est étonnée, parfois alarmée '. »
Pour provoquer expérimentalement ce phénomène, on peut avoir
recours soit à ia suggestion par distraction dont nous venons de
parler, soit à la suggestion en état de somnambulisme antécédent.
Voici un exemple du premier dispositif. « Je lui prends (à L.) la
main gauche qui est anesthésique, elle ne s'en aperçoit pasetcause
avec d'autres personnes... Je lui mets un crayon dans la main droite
et la main serre le crayon, mais au lieu de lui diriger la main et de
lui faire tracer une lettre quelle répétera indéfiniment, je pose une
question : « Quel Age avez-vous? Dans quelle ville sommes-nous ici? »
et voici la main qui s'agite et écrit la réponse sur le papier, sans
que pendant ce temps L. se soit arrêtée de parler d'autre chose ^ >»
Voici un exemple du second dispositif, d'après le même auteur :
« Les suggestions sont faites pendant le sommeil hypnotique bien
constaté; puis le sujet est complètement réveillé, les signes et
l'exécution ont lieu pendant la veille. Quand j'aurai frappé dans
une main, lui dis-je (au sujet L...), vous prendrez sur la table un
crayon et du papier et vous écrirez le mot « Bonjour ». Au signe
donné, le mot est écrit rapidement, mais dune écriture lisible. L.
ne s'était pas aperçue de ce qu'elle faisait; mais ce n'était là que du
1. Taine, De l'intelligence, Préface, I, 16.
2. Pierre Janet, L'automatisme psycholof/ique, ibid., p. 266.
118 REVUE PHILOSOPHIQUE
pur automalisme qui ne manifestait pas grande intelligence.
« Vous allez multiplier par écrit 739 par 42. » La main droite écrit
régulièrement les chilï'res, fait l'opération et ne s'arrête que lorsque
tout est fini. Pendant ce temps, L., bien éveillée, me racontait
l'emploi de sa matinée et ne s'était pas arrêtée une fois de parler
pendant que sa main droite calculait correctement'. «
Mais il n'est pas nécessaire de poser la question au sujet pendant
le somnambulisme et de le réveiller ensuite pour qu'il écrive la
réponse sans le savoir. Il suffît, d'après le même auteur, de lui sug-
gérer une fois pour toutes pendant le sommeil de répondre par
écrit aux questions de l'opérateur, pour que, une fois réveillé, il le
fasse toujours et de la même manière automatique. L'écriture
automatique se trouve alors combinée avec la suggestion par dis-
traction, comme on peut s'en rendre compte par la description
suivante. « A ce moment, L., quoique éveillée mais suggestionnée,
comme il vient d'être dit, dans un précédent sommeil, semblait ne
plus me voir ni m'entendre consciemment; elle ne me regardait
pas et parlait à tout le monde, mais non à moi; si je lui adressais
une question (suggestion par distraction), elle me répondait par
écrit et sans interrompre ce qu'elle disait à d'autres. - »
On peut d'ailleurs remplacer l'écriture par d'autres signes. Ainsi
M. P. Janet suggère à son sujet L. de répondre à ses questions en
serrant la main pour dire « oui », et en la secouant pour dire « non ».
11 lui prend la main gauche qui est anestliésique ; elle ne s'en aperçoit
pas et cause avec d'autres personnes. Puis il cause aussi avec elle
mais sans qu'elle paraisse l'entendre ; sa main seule l'entend, et
lui répond par de petits mouvements très nets et bien adaptés aux
questions ^.
De même, M. Flournoy communique avec l'une des personnalités
subsconcientes de Mlle Hélène Smith (celle qui se donne le nom de
Léopold) par l'intermédiaire des mouvements d'un doigt qui épelle
les lettres, tandis qu'une autre de ces personnalités (celle qui se
donne le nom de Marie-Antoinette) se sert des organes vocaux du
médium. Il va sans dire que la plume ou le crayon peuvent être
1. Uaiilomatisme, p. 262-263.
2. Ibid., p. 2fi4.
3. Ibid., p. 243.
4. Des billes à la planète Mars, p. 9G-13.2
BOIRAC. — lA CUYPTOI'SYCIIIK Hî)
remplacés par loul autre moyen de eomiuiiiiicalioti (table, |ilan-
clielle. etc.).
Enfin un quatrième procédé de révélation <les laits est la (ision
dan'i tr rrislal ou, comme disent les Anglais, le m/stal-fjazinf/.
Voici en quoi il consiste. Une personne se place devant une boule
de verre placée autant que possible sur un fond noir et elle regarde
fixement. \n bout d'un certain temps, elle voit apparaître des
images qui souvent se succèdent avec une certaine rapidité. —
On peut étudier ce phénomène à divers points de vue et par
exemj)le dans ses rapports avec la lucidité ou la clairvoyance,
comme le faisaient les anciens magnétiseurs; maison peut aussi,
s'en servir comme moyen de révéler des états psychologiques sub-
conscients, principalement des souvenirs, des rêves, etc. En voici un
exemple que j'emprunte à M. Pierre Janet, auquel il faut toujours
revenir (juand il s'agit de cryptopsychie :
« Un malade, un somnambule se lève la nuit de son lit, fait toutes
sortes de sottises et en particulier écrit une lettre menaçante à une
personne, etc. La lettre lui est prise, on me donne ce document à
l'insu du malade. D'ailleurs le malade à son réveil ne se rappelait
plus rien. Ce ne fut que quelques jours plus tard que j'eus l'occa-
sion de répéter sur lui l'expérience de la boule de verre. Comme il
prétendait voir des lettres écrites : « Vous allez, lui dis-je, prendre une
plume et du papier et copier ce que vous voyez dans le miroir ». Il
copia mot à mot, en passant seulement des mots qu'il ne pouvait
pas lire. Il avait l'air de copier des phrases sans les comprendrele
moins du monde, et il le disait d'ailleurs. Or le résultat fut qu'il
écrivit exactement, en paraissant copier, la lettre qu'il avait déjà
écrite pendant l'accès de somnambulisme nocturne et que j'avais
en ma possession '. »
La vision dans le miroir peut même servir à révéler des sensations
subconscientes. ■( On prend l'index du malade (anesthésique), et on
lui demande ce qu'on lui fait. Il répond qu'il n'en sait rien. Mais si
on le met en présence de la boule, il voit la main qui pince son
index et il sait alors ce qu'on lui fait. Si vous détournez ses regards
et que vous déplaciez ses doigts, il ne le sent pas: mais dans la
boule il verra la position que vous avez donnée à ses doigts- .»
1. Pierre Janet, Névroses et idées fixes, t. I, p. 417 (F. .\lcan).
2. IhicL, p. 418.
■120 REVUE PHILOSOPHIQUE
Tels sont les principaux moyens dont la psychologie expérimen-
tale dispose pour révéler tous ces étranges phénomènes que la
conscience n'atteint pas, bien qu'ils soient évidemment de même
nature que ceux qui se déroulent dans son sein.
Nous venons de voir comment ils permettent de prouver l'exis-
tence de sensations inconscientes ou subconscientes; mais bien
d'autres faits plus complexes et appartenant à des ordres plus
élevés peuvent être manifestés de la même manière.
Et tout d'abord des perceptions, c'est-à-dire des combinaisons de
sensations, de souvenirs et de jugements étroitement associés entre
eux et consolidés en un acte d'apparence indivisible, avec rapport
à un objet extérieur déterminé. Nous en avons un exemple dans le
cas de Léonie, qui perçoit sans doute les ciseaux ou le lorgnon
placés dans sa main anesthésique, puisqu'elle s'en sert correcte-
ment, et qui cependant n'en reçoit aucune sensation consciente.
Viennent ensuite des jugements provoqués sans doute par des
sensations, mais cependant distincts des perceptions, en ce qu'ils
portent moins sur des objets que sur des rapports, de ressemblance,
de différence, de nombre, etc. J'emprunte les exemples suivants à
M. Pierre Janet : « Quand je dirai deux lettres pareilles l'une après
l'autre, vous resterez toute raide. » Après le réveil, je murmure les
lettres « a...c...d...e...a...a... ». L. demeure immobile et entière-
rement contracturée ; c'est là un jugement de ressemblance incon-
scient. Voici des jugements de différence : « Vous vous endormirez
quand je dirai un nombre impair ; ou bien vos mains se mettront
à tourner l'une sur l'autre quand je prononcerai un nom de femme. »
Le résultat est le même : tant que je murmure des nombres pairs
ou des noms d'homme, rien n'arrive; la suggestion est exécutée
quand je donne le signe : L... a donc inconsciemment écouté,
comparé et apprécié ces différences '. »
Des suites plus ou moins longues de jugements, des raisonne-
ment^, peuvent de même se produire en dehors de la conscience.
« Quand la somme des nombres que je vais prononcer fera 10, vos
mains enverront des baisers. » Elle est réveillée, et loin d'elle,
pendant qu'elle cause avec d'autres personnes qui la distraient le
plus possible, je murmure 2.. .3...!.. .4 et le mouvement est fait.
l. L'automatisme psychologique, II" partie, ch. i, p. 262.
BOIRAC — lA CRYPTOI'SYCIIIK \'2\
Puis j'essaie des nombres |)Ius compliqués ou d'autres opc-ralions
(quand les nombres que je vais prononcer 2 par 2, soustraits l'un
de l'autre, donneront comme reste (i, vous ferez tel geste), oix des
midliplicationsou même des divisions très simj>les. « Le tout s'exé-
cute presque sans erreur '. » Autre expérience obtenue par le pro-
cédé de l'écriture automaliijue. « Vous allez multiplier par écrit
7.'{9 par i^l. » — La main droite écrit régulièrement les cliidres,
fait l'opération et ne s'arrête que lorsque tout est fini. Pendant
tout ce temps, I^., bien éveillée, me racontait l'emploi de sa journée
et ne s'était pas arrêtée une fois de parler pendant que sa main
droite calculait correctement -. »
Pareillement enfin des actes de combinaison mentale, (Vimci'ji-
natiou, peuvent se produire en dehors de toute conscience person-
nelle. M. P. Janet suggère à son sujet L., en état de somnambu-
lisme, qu'à un signal donné, une fois réveillée, elle écrira une
lettre quelconque. « Voici ce qu'elle écrivit sans le savoir, une fois
réveillée : « Madame, je ne puis venir dimanche, comme il était
entendu : je vous prie de m'excuser. Je me ferais un plaisir de
venir avec vous, mais je ne puis accepter pour ce jour. Votre
amie, Lucie. — P. S. Bien des choses aux enfants, s. v. p. » Cette
lettre automatique, remarque l'auteur, est correcte et indique une
certaine réllexion. Lucie parlait de toute autre chose et répondait à
plusieurs personnes pendant qu'elle l'écrivait. D'ailleurs elle ne
comprit rien à cette lettre quand je la lui montrai et soutint que
j'avais copié sa signature -K »
Dans les séances de spiritisme on voit ainsi des médiums
obtenir, soit par le moyen de la table, soit par l'écriture automa-
tiques, soit de toute autre façon, des communications souvent fort
compliquées qui présentent le caractère tantôt de dissertations
philosophi([ues ou scientifiques, tantôt de romans, de poèmes,
d'œuvres d'art, et qui, par conséquent, impliquent d'innombrables
opérations de raisonnement et d'imagination, auxquelles cependant
la conscience de ces médiums est absolument étrangère; et c'est
môme pour cela qu'ils sont invinciblement portés à les attribuer à
des intelligences distinctes de la leur, à ce qu'ils appellent des
1. Loco cUutu, p. 262.
2. Ibid., p. 263.
3. Ibid., p. 263.
122 KEVUE PHILOSOPHIQUE
esp7-its. On en trouvera de très beaux exemples dans le livre de
Flournoy, des Indes à la Planète Mars, en particulier celui de la
création insconsciente d'un langage (le langage martien) avec
vocabulaire, grammaire, écriture, etc.
Il va sans dire que la mémoire, qui est déjà normalement incons-
ciente chez tout le monde dans une de ses fonctions (la conser-
vation des souvenirs), fournit aussi une ample moisson de faits
cryptopsychiques.
Le procédé de la boule de verre peut servir à les manifester
expérimentalement. Une jeune fille raconte qu'en regardant un
miroir, elle était obsédée par une image toujours la même : c'était
une maison avec de grands murs noirs, sombres, tristes, sur
lesquels brillait une touffe merveilleuse de jasmin blanc. Jamais,
croyait-elle, elle n'avait vu une maison pareille dans la ville oîi
elle était depuis longtemps. Or, après une enquête minutieuse de
la Société des recherches psychologiques de Londres, il fut démontré
qu'il y avait en effet à Londres une maison qui avait tout à fait cet
aspect, et que la personne en question l'avait vue. — Elle avait
passé à côté en pensant à autre chose, mais elle l'avait vue. —
Une autre personne, mise en présence de la boule de verre, y voit
apparaître un numéro. C'est un numéro quelconque qui apparaît
subitement. « Ce numéro, je ne l'ai jamais vu, dira cette personne.
Pourquoi est-ce au 3244 que j'ai affaire plutôt qu'à un autre? » Or,
il fut démontré que dans la journée la personne avait changé un
billet de banque et que ce numéro était celui du billet. — Une
troisième personne un peu mystique voit apparaître dans la
boule de verre un article de journal. Elle trouve cela bizarre, mais
elle cherche à lire, y parvient : c'est l'annonce de la mort d'une
personne de ses amis. Elle raconte ce fait : les personnes présentes
sont stupéfaites. Mais voici qu'on trouve dans la maison un numéro
du journal accroché devant la cheminée comme paravent. Or, sur
le côté visible s'étalait en toutes lettres l'article en question avec
les mêmes caractères, la même forme qu'il avait revêtue dans le
cristal '. — C'est un cas de même genre que nous avons déjà rap-
porté à propos du somnambule qui copie dans le miroir la lettre
écrite par lui dans un précédent état de somnambulisme et dont
il n'a gardé aucun souvenir conscient.
\. Pierre Janet, Névroses et idées fixes, I, p. 4n-il8.
BOIRAC — l-A CUYPTOI'SYCIIIK 1-3
Ainsi, tous h^s pliénomrnes inlellectucls sont susceptibles de
revêtir la l'orme cryplopsychique.
Il en est de môme des phénomènes d'activité musculaire, des
actions proprement dites. La méthode des « suggestions par dis-
traction » permet de s'en rendre compte. Ainsi on commande à un
sujet de l'aire un pied de nez et ses mains se placent au bout de
son nez. Interrogé sur ce qu'il l'ait, il répond qu'il ne fait rien et
continue à causer pendant longtemps sans se douter que ses
mains s'agitent au bout de son nez. On le fait marcher au travers
de la chambre, il continue à parler et croit être assis'.
Pourrait-on de même provoquer ou observer des actes de volonté
proprement dite, des résolutions ou décisions subconscientes? Le
cas serait intéressant à étudier : nous ne savons s'il a encore été
constaté.
Enfin les émotions peuvent également passer de la conscience
dans la subconscience, mais comme toute émotion se rallache
d'ordinaire à une idée, il est assez difficile de savoir si la persis-
tance latente de l'émotion n'est pas une simple conséquence de la
persistance latente de l'idée qu'elle acccompagne. 11 faudrait, pour
dissocier les deux phénomènes, des expériences qui, croyons-nous,
n'ont pas encore été faites. Les travaux de Lange et de William
James pourraient y trouver une intéressante vérification. Dans
l'état actuel de nos recherches, la question des émotions subcons-
cientes n'est qu'une autre face de celle des idées fixes subconscientes.
Selon le D' Pierre Janef-, ces idées fixes, tout à fait analogues à
des suggestions hypnotiques (et par conséquent subconscientes,
comme elles), prennent leur origine dans une émotion, dans un
incident quelconque qui a un moment frappe l'esprit de la malade.
L'émotion . en eifet , est un facteur puissant de distraction ,
d'anesthésie, d'amnésie, en un mot d'inconscience. « Elle semble
avoir, dit l'auteur que nous venons de citer \ au moins dans cer-
tains cas, un rôle inverse de celui qui a été attribué à la volonté
et à l'attention. Ce qui caractérise ces deux fonctions, c'est une
activité de synthèse, une construction de systèmes plus complexes
édifiés avec les éléments de la pensée, les sensations et les images;
I. Pierre .lanel, L'aulomalisme psychologique. II' partie, cli. i, p. 239.
1. iiévroses et idées fixes, t. I, p. 66.
3. Ibid., p. 475.
124 liEVUE PHILOSOPHIQUE
cessystèmes forment les résolutions, les perceptions etlesjugements,
la mémoire et la conscience personnelle. L'émotion, au contraire,
semble douée d'un pouvoir de dissociation, d'analyse. Sauf dans
des cas extrêmes, elle ne détruit pas réellement les éléments de la
pensée; elle les laisse subsister, mais désagrégés, isolés les uns
des autres, à un point tel quelquefois que leurs fonctions sont à
peu près suspendues ; et c'est dans cet état de désagrégation et
d'isolement, pourrait-on dire, qu'ils deviennent en quelque sorte
extérieurs à la conscience personnelle du sujet. Il en résulte que
dans presque toutes les observations d'idées fixes, on retrouve, en
cherchant bien à l'origine quelque émotion violente qui d'une part
a contribué à fixer l'idée tout en la soustrayant à la conscience et
qui d'autre part entretient un trouble plus ou moins profond dans
toutes les fonctions intellectuelles ou môme vitales et tend à repa-
raître sans cesse à la moindre occasion, le plus souvent sans que
l'idée reparaisse en même temps. Ainsi une malade, Gu., parmi
d'autres symptômes d'hystérie, présente des attaques violentes qui
surviennent en apparence sans cause; en outre, elle a une horreur
singulière pour la couleur rouge. Or, en état de somnambulisme,
cette malade explique fort bien comment son attaque est pro-
voquée par la reproduction d'une ancienne émotion qui date de
plusieurs années : elle a vu le cadavre de son père au moment où
l'on fermait la bière, et à chaque attaque elle contemple de nouveau
ce spectacle cruel; elle explique aussi son horreur du rouge par le
souvenir des fleurs qui étaient sur le cercueil *.
II
Tous les faits que nous venons de passer en revue appartiennent
à ce que nous avons appelé la cryptopsijchie élémentaire ou frag-
mentaire, c'est-à-dire qu'ils constituent des sortes d'îlots plus ou
moins étendus sous-jacents à la série continue des phénomènes
conscients dont se compose la personnalité apparente et habituelle ;
mais il peut arriver aussi, sous l'influence de circonstances encore
1. D' Pierre Janel, Névroses el idées fixes. Voir également, p. 241, les cas de
contracture émotionnelle observés chez divers hystériques. • La contracture
persiste parce que l'émotion persiste, entraînant toujours avec elle les mêmes
conséquences psychologi(iues et physiulogiques : c'est en quelque sorte une
émotion figée. »
BOIRAC- — lA CRYPTOPSYCMIR [ÛlJ
mal définies, que des faits de ce genre, au lieu de rester intermittents
et épars, se soudent entre eux el constituent de véritables conti-
nents, de manière à présenter l'apparence de personnalités secon-
daires plus ou moins permanentes, en coexistence avec la person-
nalité principale. Ils appartiennent alors à ce que nous avons
appelé la cryplopsi/chie srjnlhètique ou organisée.
Tout d'abord il est possible de provoquer expérimentalement
cette transformation. C'est surtout par le moyen de l'écriture auto-
matique qu'on y réussit. Laissons encore ici la parole au D"" Pierre
.lanet '.
« Ayant constaté, non sans quelque étonnement, je l'avoue,
l'intelligence secondaire qui se manifestait par l'écriture auto-
matique de Lucie, j'eus un jour avec elle la conversation suivante,
pendant que son moi normal causait avec une autre personne :
« M'entendez-vous? lui dis-je. — (Elle répond par écrit) Non. —
Mais pour répondre il faut entendre. — Oui, absolument. — Alors,
comment faites-vous? — Je ne sais. — Il faut bien qu'il y ait
quelqu'un qui m'entende?— Oui. — Oui cela? — Autre que Lucie.
— Ah bien! une autre personne. Voulez-vous que nous lui don-
nions un nom? — Non. — Si, cela sera plus commode. — Eh
bien! Adrienne. — Alors, Adrienne, m'entendez-vous? — Oui. «
L'ne fois baptisé, le personnage inconscient est, selon M. P.
Janet, plus déterminé et plus net, il montre mieux ses caractères
psychologiques. 11 nous fait voir qu'il a surtout connaissance de
ces sensations négligées par le personnage primaire ou principal :
c'est lui qui dit qu'on pince le bras ou qu'on touche le petit
doigt, tandis que le sujet a depuis longtemps perdu toute sensa-
tion tactile, etc. — Un des premiers caractères que manifeste ce
<( moi secondaire », c'est une préférence marquée pour certaines
personnes, en particulier pour l'expérimentateur. Adrienne, qui
obéit fort bien au D"" Janet et qui cause volontiers avec lui, ne se
donne pas la peine de répondre à tout le monde. Quand les phé-
nomènes cryptopsychiques sont isolés, ils peuvent être provo-
qués par le premier venu; mais s'ils sont groupés en personnalité,
ils manifestent des préférences, et non seulement ils n'obéissent pas,
mais ils résistent à l'étranger.
Cette personnalité a d'ordinaire peu de volonté, elle obéit aux
1. L'automatisme psychologique, II' partie, ch. u, p. 317.
l!2(i UEVUE PHILOSOPHIQUE
moindres ordres, bien qu'elle se montre parfois très indocile et
qu'elle semble môme acquérir, en grandissant, une sorte de capa-
cité de résistance et de spontanéité. Le D'' Pierre Janet rapporte à
ce sujet * le cas très curieux d'une lettre écrite spontanément par
le personnage secondaire (Léontine) pour l'informer de l'état de
santé du personnage principal (Léonie) et de la précaution prise
par le premier pour empêcher le second de déchirer les papiers
écrits en état de subconscience.
11 est môme possible de provoquer ainsi, chez le même sujet, la
formation de plusieurs personnalités latentes, en quelque sorte,
superposées; et c'est ainsi que le D' Pierre Janet a pu faire appa-
raître chez Léonie, au-dessous de Léontine, un troisième person-
nage, Léonore^, sensiblement différent des deux autres.
La cryptopsychie organisée n'est pas exclusivement d'origine
expérimentale. On en trouve des exemples spontanés soit dans
certaines maladies, soit dans les séances de spiritisme.
Un cas extrêmement intéressant du premier genre est rapporté
dans Névroses et Idées fixes". Il s'agit d'un malade, entré à la Salpô-
trière en 1891, qui présentait tous les signes de la possession dia-
bolique, telle qu'elle a été décrite dans les épidémies du moyen
âge. Ce malade, dont il faut lire l'histoire dans le livre môme, était
nettement dédoublé en deux personnalités, l'une celle du malade
lui-même, l'autre celle du diable qui parlait par sa bouche et se
répandait en injures et en blasphèmes. Vainement le D"" P. Janet
essaya de prendre quelque autorité sur lui; par aucun procédé il
ne put réussir à le suggestionner ni à l'hypnotiser. Cependant, en
profitant de la distraction du malade, il put lui faire saisir un
crayon de la main droite et écrire quekiues traits, quelques lettres
automatiquement. Se plaçant derrière lui, tandis qu'il délirait et
déclamait, il lui commanda tout bas quelques mouvements qui ne
s'exécutèrent point; mais la main qui tenait le crayon se mit à
écrire : « Je ne veux pas. — Et pourquoi ne veux-tu pas? — Parce
que je suis plus fort que vous. — Oui donc es-tu? — Je suis le
diable. — Ah! très bien, non allons pouvoir causer. » En efl'et,
1. Loco cilalo, p. :!20.
2. Revue philosophif/ue, Les actes inconscients et la mémoire pendant le
somnambulisme, lo'^ année, XXV, p. 273.
3. D' Pierre Janet, loco citalo, I, p. 377.
BOIRAC. — l-V CIIYPTOPSYCIIII-: 127
cl(^sormais mis en relation par l'écriture avec la personnaliti'; sub-
consciente, rexpérimentateiir put lui faire exécuter un très j^rand
nombre d'actes, contre la volonté et même à l'insu du patient.
Final(MniMit il demanda au démon, comme dernière preuve de sa
puissance, d'endormir le soi-disant possédé dans un fauteuil et de
l'endoi-mir complètement sans résistance possible. Il obtint ainsi
le somnambulisme qu'il avait inutilement essayé de produire par
hypuotisalion directe, et en profita pour faire raconter au malade
les événements qui avaient déterminé sa maladie (remords d'une
faute grave commise pendant un voyagi;) et pour amener sa gué-
rison.
On trouvera des exemples sans nombre du second cas dans tous
les compte-rendus des séances spirites. Sans doute les partisans
convaincus du spiritisme prétendront que les personnalités secon-
daires qui se manifestent chez les médiums sont en réalité des
êtres indépendants, tout à fait distincts des médiums eux-mêmes ;
et certaines observations faites en Amérique avec le célèbre
médium madame Piper donnent un air de vraisemblance à leur
assertions'. Mais on conviendra qu'il est anti-scientifique d'avoir
recours à l'hypothèse des esprits, tant qu'une autre hypothèse plus
simple et plus conforme à Tensemble de nos connaissances permet
de rendre compte des faits observés. Or tel est bien le cas pour un
très grand nombre de communications médianimiques.
III
Maintenant que nous avons passé en revue les diiïérenles formes
de cryptopsychie, il nous reste à nous demander d'une part quels
sont les phénomènes dont la cryptopsychie peut nous donner
l'explication, d'autre part comment il est possible de l'expliquer
elle-même.
Chez l'homme normal, nous remarquons une cryptopsychie élé-
mentaire dans les phénomènes de distraction, d'iiistinct, d'Iiafji-
tude et de passion.
Un homme préoccupé chassera une mouche de son front sans la
sentir, répondra à des questions qu'ils n'a pas entendues, ou,
1. Frédéric Myers, lluman personalihj, 11, chap. ix, parag. 054, p. 237.
128 KEVUE PHILOSOPHIQUE
comme Biren, duc de Gourlande, qui avait Thabitude de porter à sa
bouche des morceaux de parchemin, détruira un important traité
de commerce sans le voir '. Oui n'a entendu parler des exploits de
ces personnages qui, lorsqu'ils parlent à table, versent de Feau indé-
finiment, jusqu'à inonder les convives ou continuent à mettre du
sucre dans leur tasse jusqu'à la remplir-? « Les actes proprement
volontaires, dit Janet^, sont rares, et beaucoup de nos actions sont
en partie, sinon complètement, automatiques »; et il cite les mou-
vements involontaires si souvent décrits, les démangeaisons, les
mouvements rythmés par la musique et aussi ces mouvements
subconscients, plus ou moins en rapport avec nos pensées et qui
permettent de les deviner malgré nous dans les expériences du
pendule enregistreur et de « Willing game ».
Condillac avait déjà remarqué l'espèce de dédoublement de per-
sonnalité produit par VhaOilude. « Il y a, dit-il, en quelque sorte
deux moi dans chaque homme, le moi d'habitude et le moi de
réflexion : c'est le premier qui touche, qui voit, c'est lui qui dirige
toutes les facultés animales, son objet est de conduire le corps, de le
garantir de tout accident, de veiller continuellement à sa conserva-
tion. Le second, lui, abandonnant tous ces détails, se porte à d'au-
tres objets. Mais, quoiqu'ils tendent chacun à un but particulier, ils
agissent souvent ensemble. Lorsqu'un géomètre, par exemple, est
fort occupé de la solution d'un problème, les objets continuent
encore d'agir sur ses sens. Le moi d'habitude obéit donc à leurs
impressions : c'est lui qui traverse Paris, qui évite les embarras,
tandis que le moi de rétlexion est tout entier à la solution qu'il
cherche*. »
Xavier de Maistre a fait aussi, dans son « Voyage autour de ma
chambre >>, une spirituelle peinture de ce dédoublement de la per-
sonnalité dans la distraction, l'habitude et la passion. « Je me suis
aperçu, dit-il, par diverses observations, que l'homme est composé
d'une Ame et d'une bête. — Ces deux êtres sont absolument
distincts, mais tellement emboîtés l'un dans l'autre ou l'un sur
l'autre, qu'il faut que l'âme ait une certaine supériorité sur la bêle
1. Garnier, Facultés de l'dme, I, 32o.
^. P. Janel, L'automatisme psychologique, II" partie, cli. iv, p. 462.
3. Névroses et idées fixes, p. 391.
4. Condillac, Traité des Animaux, OEuvres complètes, 1898, ill, 553.
BOIRAC. — LA CKYI'TOPSYCniK 429
pour tMrc en élal d'en (aire la dislinclion.... Un jour de It'lé passé
je m'acheminai pour aller à la cour. J'avais peint toute la matinée,
et mon Ame se plaisant à méditer sur la peinture, laissa le soin à la
bête de me transporter au palais du roi. Que la peinture est un art
sublime! pensait mon ûme; heureux celui que le spectacle de la
nature a touché!.... Fendant que mon ûme faisait ces réflexions,
Caulre allait son train, et Dieu sait où elle allait! — Au lieu de .se
rendre à la cour, comme elle en avait reçu l'ordre, elle dériva
tellement sur la gauche, qu'au moment où mon âme la rattrapa,
elle était à la porte de Mme de Hautcastel, à un demi-mille du
palais royal. "
La cryplopsychie prend chez les hystériques une telle importance
qu'on peut se demander si elle n'est pas le fond même de Yhjslérie
ou en tout cas si elle n'est pas le principal de ses symptômes, celui
par lequel peuvent s'expliquer la plupart des autres. « La maladie
hystérique, dit le D' Pierre Janet, est de beaucoup le terrain le plus
favorable au développement des phénomènes automatiques '. » Or,
les phénomènes automatiques impliquent toujours, nous l'avons vu,
des états psychologiques subconscients. Cependant cet auteur
admet que l'hystérie elle-même n'est qu'un cas particulier complexe
d'un état plus général et plus simple, état qui est maladif, mais qui
n'est pas uniquement hystérique % » Cet état, selon lui, serait, au
contraire, beaucoup plus large que l'hystérie, il comprendrait les
symptômes hystériques parmi ses manifestations, mais il se révé-
lerait aussi par les idées fixes, les impulsions, les anesthésies dues
à la distraction, l'écriture automatique et enfin le somnambulisme
lui-même. En quoi consiste cet état maladif? Puisque les phéno-
mènes si variés de l'automatisme ont tous pour conditions essen-
tielles un état d'anesthésie ou de distraction, cela revient à dire, avec
notre auteur, que cet état maladif, substratum de l'hystérie et d'un
grand nombre d'autres névroses, « se rattache au rétrécissement
de la conscience, et ce rétrécissement lui-même est dû à la faiblesse
de synthèse et à la désagrégation du composé mental en divers
groupes plus petits qu'ils ne devraient être normalement. » En un
mot, cet état est « une faiblesse morale particulière consistant
dans l'impuissance qu'a le sujet faible de recevoir, de condenser
1. L\iulomalis7ne psijcholoffique, II' partie, ch. iv, p. 445.
2. ]bid., p. 4bl.
TOME LXIV. — 1907. Q
180 REVUE PHILOSOPHIQUE
ses phénomènes psychologiques, de se les assimiler »; et de même
qu'une faiblesse d'assimilation du môme genre a reçu le nom de
misère physiologique, on peut proposer d'appeler ce mal moral la
misère psychologique. En tout cas, quelle que soit la nature pro-
fonde et le substratum physique de cet état de misère mentale,
son signe le plus constant, sa manifestation la plus essentielle est
sans contredit lacryptopsychie, c'est-à-dire la tendance de certains
phénomènes psychologiques à s'isoler de la conscience centrale
pour constituer à côté et en dehors d'elle des foyers de conscience
secondaire plus ou moins étendus et persistants. Dès lors, la majeure
partie des symptômes hystériques relèvent évidemment de la cryp-
topsychie, comme il est facile de s'en rendre compte en parcourant
la liste de ces symptômes, idées fixes, anesthésies, amnésies, para-
lysies, contractures, etc.
Elle ne joue pas un rôle moins considérable dans Vhypnotisme,
ainsi que l'avait déjà pressenti l'esprit original et pénétrant de Durand
(de Gros). On pourrait même se demander, avec Pierre Janet, si elle
ne mérite pas, au moins autant que la suggestion, d'être consi-
dérée comme « la clé de tous les phénomènes hypnotiques », bien
mieux : si elle ne contient pas l'explication de la suggestion elle-
même.
Tout d'abord, elle seule permet, ce semble, de se rendre compte
de certaines suggestions qui au premier abord paraissent tout à
fait incompréhensibles, à savoir les suggestions post-hypnotiques à
plus ou moins longue échéance. Si je suggère à un sujet hypno-
tisé qu'une fois réveillé, il embrassera une certaine personne dès
qu'il la verra, on comprend qu'il conserve dans son esprit une
association latente entre l'idée de cette personne et l'idée de l'acte
sucrsféré : nous-mêmes nous conservons à notre insu une multitude
d'associations; par exemple la vue de telle personne doit réveiller
plus tard en nous telle idée triste ou gaie à laquelle nous ne pen-
sons pas actuellement. Mais le cas est-il le même lorsque je sug-
gère à un sujet qu'il reviendra me voir au bout de treize jours?
Comment comprendre, dit M. Paul Janet, ce réveil à jour fixe sans
aucun point de rattache que la numération du temps *?
La cryptopsychie éclaircit ce mystère. De même que, nous
l'avons vu, le somnambule éveillé peut accomplir sans en avoir
1. Revue littéraire, 26 juillet, 2, 9 et 16 août 1886.
BOIRAC. - i.v i:iiYi'TOPSY<:iiii: \4l
conscience des actes inlellectuels plus ou moins compliqui's de
ju«,aMneril et de raisonnement, de mOme il peut compter les jours
et les heures (pii le séparent de laccomplissemcnt d'une su^f^es-
lion, quoiqu'il n'ait aucun souvenir de cette suggestion ni aucune
conscience de ce calcul.
C'est encore la cryptopsychie qui nous dunnura le mot de cer-
taines suggestions paradoxales, dites suggestions d'hallucination
négative, ou, comme le propose M. Pierre Janet, suggestions d'anes-
thésie systématisée. Elles consistent en ce que le sujet, une fois
réveillé, cesse de percevoir les personnes ou les objets dont on lui a
suggéré la disparition. S'agit-il, dans ce cas, d'une paralysie des
centres sensoriels qui les rendrait en effet insensibles à telle per-
sonne ou à tel objet? Ou bien avons-nous plutôt affaire à une sorte
de parti-pris du cerveau qui annule en quehjue sorte une percep-
tion cependant très réelle, de manière à la rendre inconsciente ou
plutôt subconsciente? Voici une expérience de Binet et Féré ' qui
tranche la question. « Entre dix cartons d'apparence semblable,
nous en désignons un à la malade et celui-là seul sera invisible. A
son réveil en effet nous lui présentons succes.sivement les dix car-
tons; celui-là seul est invisible sur lequel nous avons, pendant le
somnambulisme, attiré son attention. Si la malade se trompe quel-
quefois, c'est que le point de repère vient à lui manquer et que les
cartons sont trop semblables; de même, si nous ne lui montrons
qu'un petit coin des cartes, elle les verra tous. « Donc, concluent
avec raison M.M. Binet et Féré, il faut que le sujet reconnaisse
cet objet pour ne pas le voir. » — M. Paul Janet reprend l'expérience
dans des conditions plus précises. Il met sur les genoux de la
somnambule cimj cartes blanches dont deux sont marquées d'une
croix. Réveillée dix minutes plus tard, elle s'étonne de voir des
papiers sur ses genoux: on la prie de les compter et de les remettre
un à un. Elle prend l'un après l'autre trois papiers, ceux qui ne sont
pas marqués d'une croix, et les remet. On insiste, on demande les
autres, elle soutient ne plus pouvoir en remettre, car il n'y en a
plus... On prend tous les papiers et on les étale sur ses genoux, à
l'envers, de manière à dissimuler les croix, elle en compte cincj et
les remet tous. On les replace en laissant les croix visibles, elle ne
i. Magnétisme animal, 236.
132 ItEVUE PHILOSOPHIQUE
peut reprendre que les trois non marqués et laisse les autres'. »
L'expérience a pu même être compliquée en remplaçant les 5 cartes
par 20 petits papiers numérotés et en suggérant au sujet qu'il ne
verra pas à son réveil les papiers qui portent des chiffres multiples
de 3. Elle donne des résultais identiques.
Mais la cryptopsychie ne permet pas seulement d'expliquer cer-
taines sortes de suggestions : elle nous fait entrer plus profondé-
ment dans l'intelligence de la suggestion en général.
Selon l'École de Nancy, la suggestion n'est qu'une conséquence
normale de la crédulité et de la docilité naturelles à l'espèce
humaine tout entière. Un assez grand nombre de cas semblent se
plier à cette interprétation : ce sont tous ceux où le sujet que l'on
suggestionne est en effet prévenu de la puissance du suggestion-
neur et disposé d'avance à en subir les effets. Mais comment pour-
rait-il en être ainsi, lorsque le sujet, au contraire, oppose à la
suggestion l'incrédulité la plus entière et la résistance la plus
énergique, sans réussir cependant à s'empêcher de ressentir ou de
faire ce que le suggestionneur lui commande? Ne faut-il pas alors
supposer en lui une sorte de dédoublement de la personnalité,
comme si la personne qui obéit à l'hypnotiseur était différente de
l'autre? C'est là ce que Durand (de Gros) a très excellemment mis
en lumière par son analyse du cas, si curieux, de « Laverdant »
déjà cité dans son Cours de Braidisme-.
« Le sujet, dit-il, assiste pour la première fois à une expérience
d'hypnotisme et, en se m.ettant à la disposition de l'expérimenta-
teur, il se propose de « boucher un trou » et rien de plus. Il ne se
trouve actuellement sous l'influence d'aucune préoccupation sug-
gestrice, il ne s'attend aucunement à être suggestionné, il ne sait
même pas au juste en quoi doivent consister les expériences
auxquelles il est venu prendre part, et toute sa pensée, c'est de pro-
fiter de l'occasion pour faire « son petit somme » habituel. Il suit
toutefois l'instruction qui lui a été donnée de regarder attentive-
ment l'objet placé dans sa main, et cela suffit pour qu'au bout de
quelques instants il se sente pris et qu'il le soit réellement. L'hypno-
tisé, qui n'a pas cessé d'être pleinement éveillé, ne croit pas à la
L Pierre JaneL, Vaulomatisme psychologique, 11' p., ch. ii, p. 277.
2. Sous le pseudonyme du D' Philips, Cours théorique et pratique de Braidisme,
Paris, F. Alcan, 1860.
BOIRAC — lA CRYPTOPSYCIIIK 133
réalisation possible des affirmations de son hypnotiseur, et c'est
presque de rindi<^nalion qu'il ressent quand celui-ci pousse l'im-
pertinence jusqu'à lui affirmer qu'il vient de le réduire à ne plus
connaître une des lettres de son nom. Kt quand le fait annoncé se
réalise, il s'en montre stupéfait et consterné non moins qu'aucun
des assistants. D'une part sa volonté propre, la volonté dont il a
conscience, reste entière, puisqu'il veut résister à l'influence mys-
térieuse, et qu'il le veut très énergiquement jusqu'au bout. Ce qui
fait acte de foi et d'obéissance dans le sujet, ce n'est donc pas lui,
à proprement parler, c'est donc un autre moi que son moi '. »
Mais si la cryptopsychie joue un rôle aussi capital dans des sug-
gestions de ce genre, il est infiniment vraisemblable, on l'avouera,
qu'elle n'est pas non plus absente des suggestions où le sujet
n'oppose aucune incrédulité, aucune résistance apparente aux
affirmations ou aux commandements de l'hypnotiseur : dans un
cas comme dans l'autre la personnalité influencée est sans doute
une personnalité secondaire, plus ou moins complètement étran-
gère à la personnalité normale.
Ce qui semble bien le prouver, c'est Vélectivité que les sujets
manifestent en général pour leur hypnotiseur : c'est lui seul qu'ils
croient, c'est à lui seul qu'ils obéissent, souvent même ils ne
voient et n'entendent que lui. Comment comprendre cette électi-
vité, si on ne suppose que l'idée de l'hypnotiseur reste toujours
présente dans la subconscience du sujet et qu'elle exerce sur tous
ses autres états psychologiques une action particulièrement puis-
sante?
Dans son très intéressant chapitre sur l'influence somnambu-
lique-, le D'' Pierre Janet conclut d'un grand nombre d'observa-
tions très finement analysées qu' « une certaine pensée relative à la
personne qui a déterminé le somnambulisme, pensée qui a fait
naître des sentiments spéciaux et qui a des caractères particuliers,
non seulement accompagne la période dinfluence, mais disparaît
avec elle. Cette période est d'autant plus marquée que cette pensée
est plus puissante. Il semble donc que cette idée de l'hypnotiseur
joue un rôle considérable, qu'elle dirige la conduite du sujet,
exerce une action inhibitoire sur ses idées fixes, excite son acti-
1. Durand (de Gros), Le merveilleux scientifique, 1894 (F. Alcan).
2. Pierre Janet, Névroses et idées fixes, I, p. 455.
134 HKVUE PHILOSOPHIQUE
vite et par là même détermine indirectement l'amélioration de la
santé, le développement de la sensibilité, de rintelligence et de la
volonté qui semble caractériser cette période. » — Ce n'est donc
pas uniquement la suggestion qui détermine, comme le prétend
l'École de Nancy, tous les phénomènes de l'influence somnambu-
lique; c'est au contraire dans bien des cas cette influence, cette
domination de l'hypnotiseur qui détermine la suggestion elle-
même, et nous venons de voir que cette influence n'est elle-même
qu'une forme spéciale de cryptopsychie.
Peut-on aller plus loin et rattacher à la cryptopsychie la sug-
gestion elle-même entendue au sens le plus général? Telle paraît
bien être la doctrine de M. Pierre Janet, ou du moins la suggestion
et la cryptopsychie lui paraissent être l'une et l'autre des consé-
quences d'un même état fondamental, de cet état de misère psy-
chologique caractérisé par une tendance constante à la désagrégation
mentale, où les phénomènes subconscients se produisent et s'orga-
nisent en dehors de la concience centrale avec la plus extrême
facilité.
Peut-être suffirait-il, pour éclaircir la question, de distinguer
plus nettement que nous ne l'avons fait jusqu'ici la suggestion à
l'état d'hypnose et la suggestion à l'état de veille.
Lapremière accompagne l'hypnotisme et, quoi qu'en dise l'École
de Nancy, est certainement conditionnée par lui. — Or l'hypnotisme
a pour effet de substituer à la personnalité normale, plus ou moins
capable de juger et de se conduire par elle-même, une seconde
personnalité dont le caractère le plus manifeste est justement une
suggestibilité extraordinaire; et ce qui prouve bien que cette per-
sonnalité seconde constitue comme une conscience nouvelle,
étrangère à la conscience habituelle du sujet hypnotisé, c'est qu'au
réveil celle-ci ne garde plus aucun souvenir de tout ce qui a pu
affecter celle-là. L'hypnose, à ce point de vue, est en quelque sorte
un phénomène de cryptopsychie totale et consécutive ; elle fait se
succéder dans le môme individu deux systèmes d'états psycholo-
giques tels que le second est totalement extérieur au premier et,
par rapport à lui, inconscient. Mais ce second système est lui-même
tout prêt à se décomposer en autant de systèmes distincts que l'on
voudra, et c'est en cela que consiste sa suggestibilité caractéris-
tique; car la suggestibilité n'est pas autre chose que la tendance
BOIRAC- — LA CRYPTOI'SYCIIIK i3o
d'un clal psycliolo«i;ii|ue (|ueIconquc à dérouler aulomaliqueinent
toute la suite de ses associations, sans être entravé ni conlr»>lé
dans son développement par l'ensemble des autres états, c'est-à-dire
par l'intellif^ence et la volonté de la personne.
La sugf^estion à l'état de veille est surtout possible, comme
l'expérience le montre, chez des sujets qui viennent d'être hypno-
tisés ou qui sont susceptibles de l'être. Dans le premier cas, elle
suppose la réapparition de la personnalité seconde ou hypnotique
à côté de la personnalité principale ou habituelle '. Dans le second
cas, qui est d'ailleurs moins fréquent, sous une influence encore
mal définie, mais qui est certainement de môme nature que celle
qui produit l'hypnose, le sujet entre spontanément et d'une façon
plus ou moins complète en état d'hypnotisme. Une partie de sa
personnalité se sépare du reste, et c'est justement celte partie
ainsi séparée qui subit et exécute les suggestions, souvent malgré
la résistance ou l'incrédulité de l'autre partie. Dans les deux cas
par conséquent, la suggestion à l'état de veille 'réelle ou apparente)
nous apparaît comme une cryplopsych'xc partielle cl simullanée; par-
tielle, en ce sens qu'une partie seulement des états psychologiques
de l'individu s'isole de l'ensemble pour constituer un foyer latéral ;
simultanée, en ce sens que ce foyer coexiste avec la personnalité
principale ou habituelle.
La cryptopsychie contient-elle une explication intégrale du .9/;/-
rilisme ou du moins des particularités psychologiques du spiri-
tisme? La question, selon nous, n'est pas encore susceptible d'une
réponse définitive; mais il est certain en tout cas que la cryptopsy-
chie intervient constamment dans la plupart dos phénomènes pré-
sentés par les médiums, écriture automatique, messages transmis
par la planchette ou par la table, phénomènes dits d'incarna-
tion, etc., etc. Évidemment si la personnalité secondaire qui se
1. Cf. P. Janet, V aiitomalisme psijcholofjirjw;, II" p., ch. 11, p. 324. « En étudiant,
chez certains sujets, cette seconde personnalité qui s'est révélée à nous au-
dessous do la conscience normale, on ne peut se défendre d'une certaine
surprise. Ou ne sait comment s'expliquer le développement rapide et (iucli|uefois
soudain de celte seconde conscience... Notre étonnement cessera si nous vou-
lons bien remarquer que cette forme de conscience et de personnalité n'existe
pas maintenant pour la première fois. Nous l'avons déjà vue quelque pari et
nous n'avons pas de peine à reconnaître une ancienne connaissance : clic est
tout simplement le personnage du somnambulisme qui se manifeste de celte
nouvelle manière pondant l'état de veille. •
136 ItEVUE PUILOSOPHIQUE
manifeste ainsi était réellement, dans certains cas, distincte du
médium lui-même, nous nous trouverions alors en présence
d'un fait nouveau, qui ne pourrait plus s'expliquer par les
seules lois de la psychologie ordinaire; mais dans la grande majo-
rité des cas, cette hypothèse de l'intrusion d'une personnalité
étrangère est, on l'avouera, absolument inutile et gratuite, et par
conséquent, jusqu'à plus ample informé, la première explication
qui s'impose au point de vue scientifique est l'explication par la
cryptopsychie, telle que nous venons de l'exposer.
Nous en dirons autant des cas de possession si fréquents au
moyen âge. Pour eux aussi l'explication cryptopsychique s'impose
jusqu'à plus ample informé. Sur ce point, rien n'est plus instruc-
tif que l'observation du D"- Pierre Janet dont nous avons déjà parlé.
Son malade, Achille, présentait tous les signes classiques de la pos-
session : dédoublement de la personnalité \ hallucinations "^ insensi-
bilité % etc. Cependant, grâce à l'écriture automatique, il devint
possible de vérifier l'origine cryptopsychique de son délire, et l'on
sait comment ce déhre lui-même fut guéri par un ingénieux
emploi de l'hypnotisme et de la suggestion.
Résumons donc toute cette énumération en disant que la crypto-
psychie est un principe d'explication très général que la psycho-
logie expérimentale ne doit jamais perdre de vue dans l'étude des
phénomènes plus ou moins anormaux ou paradoxaux de la nature
humaine.
1. «Il murmurait des blasphèmes d'une voix sourde et grave: <■ Maudit soit
Dieu, disait-il, maudite la Trinité, maudite la Vierge... « puis d'une voix plus
aiguë et les yeux en larmes : « Ce n'est pas ma faute, si ma bouche dit ces
horreurs, ce n'est pas moi... je serre les lèvres pour que les mots ne partent
pas, n'éclatent pas tout haut, cela ne sert à rien. » [Néoi-oses et idées fixes, t. I,
p. 384.)
2. '< Achille entendait parler et rire d'autres démons en dehors de son corps
et voyait un diable devant lui. » (Ibid., p. 385.)
3. <i Quand il tordait ses bras en mouvements convulsifs, on pouvait les
piquer et les pincer sans qu'il s'en aperçut. Bien souvent Achille se frappait ■
lui-même, il se déchirait la figure avec ses ongles, et il n'éprouvait aucune
douleur. J'essayai, comme dernière ressource, s'il n'était pas possible de l'en-
dormir pour le dominer davantage pendant un état hypnotique; tout fut inutile;
par aucun procédé je ne pus réussir ni à le suggestionner, ni à l'hypnotiser; il
me répondit par des injures et des blasphèmes, et le diable parlant par sa
bouche se railla de mon impuissance, il en était de même autrefois : quand le
docteur disait au démon de se taire, le démon répondait brutalement: •• Tu
me commandes de me taire, et moi je ne veux pas me taire. » {Ibid., p. 386.)
BOIRAC. — LA CIIYPTOPSYCIIIR \'M
IV
Maintenant, comment peut-on expliquer la cryptopsychie olle-
m<^me?
Il serait téméraire de prétendre avancer autre chose que des
hypothèses dans un ordre de faits encore si mal connu et si pro-
fondément mystérieux.
L'hypothèse la plus ancienne, la première en date, est, ce
semble, celle de Durand (de Gros), l'hypothèse de polyzoïsme et du
polypsychisme humains. « Il n'y a pas qu'un seul individu psycho-
logique, qu'un seul moi dans l'homme, dit Durand (de Gros), il yen
a une légion, et ]es faits de conscience avérés comme tels qui restent
néanmoins étrangers à noire conscience, se passent dans d'autres
consciences associées à celles-ci dans l'organisme humain en une
hiérarchie anatomiquement représentée par la série des centres
nerveux céphalo-rachidiens et celle des centres nerveux du sys-
tème ganglionnaire'. »
Nous n'indiquons que pour mémoire l'hypothèse simpliste delà
dualité cérébrale et de l'indépendance fonctionnelle des deux hémi-
sphères cérébraux 2, à laquelle certains ont eu recours pour expliquer
le développement de deux consciences parallèles dans les phéno-
mènes du somnambulisme et du spiritisme.
Faut-il voir un essai d'explication, ou simplement une façon
commode d'exprimer et de représenter les faits dans l'hypothèse
proposée par le D"" Grasset du Polygone et du Centre 0'?
« Il y a, dit le D' Grasset, deux psychismes, deux catégories
d'actes psychiques; des actes supérieurs, volontaires et libres, et
des actes inférieurs automatiques : psychisme supérieur et psy-
chisme inférieur. A chacune de ces catégories d'actes correspon-
dent nécessairement des groupements diflérents de centres ou des
groupements de neurones; il y a donc 1° des centres de réflexes
\. Le merveilleux scientifique, p. 181.
2. Bérillon, La dualité cérébrale et l'indépendance fonctionnelle des hémisphères
cérétnauT, 18S4, 115. — >fagnin, Étude clinique expérimentale sur l'hupnotismp,
1884, lo". — Myers, Multiplex personatity, l'roceed S. 1'. R. 188", 4'J9. Automatic
Writin; , 1885, 39.
3. D' Grasset, De l'automatisme psychologique (psychisme inférieur; polygone
cortical) à l'étal physiologique et palliologique {Leç. rec. et publiées jiar le
D' Vedel), t. III, p. 122. — Leçons de clinique médicale. Spiritisme devant la
science, t. I, p. 43G.
138 HEVUE PHILOSOPHIQUE
simples, 2° des centres de réflexes supérieurs, d'automatisme infé-
rieur, non psychique, 3° des centres d'automatisme supérieur psy-
chique, psychisme inférieur, 4° des centres de psychisme supérieur,
conscient, libre et responsable.... En 0 est le centre psychique
supérieur formé, bien entendu, d'un grand nombre de neurones
distincts; c'est le centre du moi personnel, conscient, libre et
responsable. Au-dessous est le polygone AVTEMK des centres
automatiques supérieurs : d'un côté les centres sensoriels, de
réception, comme A (centre auditif), V (centre visuel), T (centre de
sensibilité générale); de l'autre les centres moteurs de transmis-
sion, comme K (centre kinétique), M (centre de la parole articu-
lée), E (centre de l'écriture). Ces centres, tous situés dans la sub-
stance grise des circonvolutions cérébrales, sont reliés entre eux
de toutes manières par des fibres intracorticales, intrapolygonales,
reliés à la périphérie par des voies sous-polygonales centripètes
et centrifuges et reliés au centre supérieur 0 par des fibres sus-
polygonales, les unes centripètes (idéo-sensorielles), les autres cen-
trifuges (idéomotrices) '.
Voici quelques exemples de la manière dont le professeur Grasset
utilise ce schéma pour analyser les faits. « Quand Archimède sort
dans la rue en costume de bain, il marche avec son polygone et
crie « Heuréka » avec son 0. Quand le causeur verse indéfiniment
à boire à son voisin de table jusqu'à tout inonder, il fait ceci avec
son polygone, mais 0 n'est pas inactif; il cause; trop absorbé par
cette conversation, il oublie son polygone... Dans la distraction, il
y a disjonction des deux psychismes, mais il n'y a pas annulation
de 0... Condillac distinguait en lui le moi d'habitude et le moi de
réflexion : le premier est polygonal, le second est en 0... Dans le
sommeil, le psychisme n'est pas supprimé en entier : 0 se repose;
mais le psychisme polygonal persiste... L'état de suggestibilité,
caractéristique de l'hypnotisme, est constitué par deux éléments
psychiques également essentiels : 1° la dissociation sus-polygonale,
c'est-à-dire la suppression de l'action du centre O du sujet sur son
propre polygone; 2° Vétal de malléabilité du pohjgonr, c'est-à-dire
que le polygone du sujet émancipé de son propre 0 garde son
activité propre, mais obéit absolument et immédiatement au centre
O du magnétiseur, de sorte que l'hypnose d'un sujet est la sub-
d. Leçofis de clinique médicale, l. 1, p. ■538.
BOIRAC. — I.A CIIYPTOPSYCIIIE 439
slilulii)!! de O tir l'Iiypnoliseur à son centre O |)crsonnol chez
l'hypnotisé ', etc., etc.
En somme, cette hypothèse de Grasset ne nous parait guère être
qu'une façon, d'ailleurs très ingénieuse et très commode, d'expri-
mer schéniatiqucmenl, en termes d'analomic et de physiologie
cérébrales, l'hypothèse de Pierre Janet sur la désagrégation men-
tale et le rétrécissement du champ de conscience, eux-mêmes rat
tachés à une certaine faiblesse du pouvoir de synthèse ou à un
état de misère psychologique.
Cette fois nous nous trouvons en présence d'une explication
purement psychologique, du moins si on peut donner le nom
d'explication à une théorie ([ui ne fait en somme que résumer les
faits dans une interprétation généralisatrice.
Il semble que le principe d'où dérive tout le reste soit la suspen-
sion ou raflaiblisscment d'un certain pouvoir, d'une certaine opé-
ration (qu'on l'appelle comme on voudra) qui est le fond commun
de la volonté et du jugement, et que l'on peut caractériser par les
mots de « synthèse » et de « création ».
« Les choses semblent se passer, dit Pierre Janet ^, comme s'il y
avait dans l'esprit deux activités différentes qui tantôt se com-
plètent l'une l'autre et tantôt se font obstacle... Comme disaient
les anciens philosophes, être c'est agir et créer, et la conscience,
qui est au suprême degré une réalité, est par là même une activité
agissante. Cette activité, si nous cherchons à nous représenter sa
nature, est avant tout une activité de synthèse qui réunit les phéno-
mènes donnés plus ou moins nombreux en un phénomène nouveau
différent des éléments. C'est là une véritable création... Il est
impossible de dire quels sont les premiers éléments qui sont ainsi
combinés par la conscience. Mais ce qui est certain c'est qu'il y a
des degrés d'organisation et de synthèse de plus en plus complexes.
De même que les êtres composés d'une seule cellule sont tous
pareils et que les êtres composés de plusieurs cellules commencent
à prendre des formes distinctes, les consciences vagues de plaisir
et de douleur deviennent peu à peu des sensations déterminées et
d'espèces dillérentcs.... Ces sensations à leur tour s'organisent en
des états plus complexes que l'on peut appeler des émotions gêné
\. Leçons de clinique médicale, I passim.
2. L'automatisme psychologifjne, conclusion, p. '(84-187.
140 ItEVUE PHILOSOPHIQUE
raies; celles-ci s'unifient et forment, à chaque moment, une unité
particulière qu'on appelle l'idée de la personnalité, tandis que
d'autres combinaisons formeront les différentes perceptions du
monde extérieur. Certains esprits vont au delà, synthétisant
encore ces perceptions en jugements, en idées générales, en con-
ceptions artistiques, morales et scientifiques. « A tous ces degrés
la nature de la conscience est toujours la même. » Mais il y a
aussi, dans l'esprit humain, « une seconde activité que je ne puis
mieux désigner qu'en l'appelant une activité conservatrice ». Les
synthèses une fois construites ne se détruisent pas; elles durent,
elles conservent leur unité, elles gardent leurs éléments rangés
dans l'ordre où ils l'ont été une fois. Dès que l'on se place dans
les circonstances favorables, on voit les sensations ou les émotions
se prolonger avec tous leurs caractères aussi longtemps que pos-
sible Bien mieux, si la synthèse précédemment accomplie n'est
pas donnée complètement, s'il n'existe encore dans l'esprit que
quelques-uns de ses éléments, cette activité conservatrice va la
compléter, va ajouter les éléments absents dans l'ordre et de la
manière nécessaires pour refaire le tout primtif... De même que
l'activité précédente tendait à créer, celle-ci tend à conserver, à
répéter, La plus grande manifestation de la première était la syn-
thèse, le plus grand caractère de celle-ci est l'association des idées
et la mémoire... Ces deux activités subsistent ordinairement
ensemble;... de leur bon accord et de leur équilibre dépendent la
santé du corps et l'harmonie de l'esprit... Quand l'esprit est
normal, il n'abandonne à l'automatisme que certains actes infé-
rieurs qui, les conditions étant restées les mêmes, peuvent sans
inconvénient se répéter, mais il est toujours actif pour effectuer à
chaque instant de la vie les combinaisons nouvelles qui sont inces-
samment nécessaires pour se maintenir en équilibre avec les chan-
gements du milieu... Mais que cette activité créatrice de l'esprit,
après avoir travaillé au début delà vie et accumulé une quantité de
tendances automatiques, cesse tout à coup d'agir et se repose
avant la fin, l'esprit est alors entièrement déséquilibré et livré sans
contrôle à l'action d'une seule force. Les phénomènes qui sur-
gissent en sont plus réunis dans de nouvelles synthèses, ils ne
sont plus saisis pour former à chaque moment de la vie la cons-
cience personnelle de l'individu; ils rentrent alors naturellement
BOIRAC — I.A CIIYI'TOPSYC.IIIE I il
dans leurs j^noupcs anciens eLainénenL aulomaliquemenl les combi-
naisons qui avaient leur raison d'(>lre aulrefois. Sans doute, si un
esprit de ce genre est maintenu avec précaution dans un milieu
artificiel el invariable, si, en lui supprimant le changement des
circonstances, on lui évite la peine de penser', il pourra subsister
quelque temps faible et distrait. Mais (juc le milieu se modifie,
que des malheurs, des accidents, ou simplement des changements
demandent un ellbrl d'adaptation et de synthèse nouvelle, il va
tomber dans le plus grand désordre. »
On peut, il est vrai, se demander si cette interprétation qui,
comme les précédentes, voit dans la cryptopsychie un phénomène
inlni-twrmal, concorde bien dans le détail avec tous les faits que
nous avons exposés et, en particulier, si elle tient suffisamment
compte de la tendance de l'activité conservatrice ou cryptopsy-
chique à revêtir au moins dans un grand nombre de cas, la forme
d'une personnalité nouvelle et à manifester sous cette forme des
pouvoirs de perception, de mémoire, souvent même d'imagination
et de raisonnement égaux ou même supérieurs à ceux de l'activité
créatrice normalement identique à la personnalité habituelle et cen-
trale. Aussi certains auteurs, sans doute parce qu'ils avaient surtout
égard à cette circonstance, plus facile à observer chez les médiums
ou chez certains sujets hypnotiques que chez les purs hystériques,
ont-ils cru devoir modifier Ihypothèse de Janet dans un sens plus
large, mais à coup sûr moins scientifique. Croyant découvrir chez
l'activité subconsciente des facultés que l'activité consciente ne
possède pas (action tantôt perturbatrice, tantôt curatrice exercée
sur l'organisme, télépathie, pénétration de pensée, double vue,
extériorisation de la sensibilité et de la motricité, etc.), ils en ont
conclu que la première est en réalité antérieure et supérieure à la
seconde d'ordre non infra-normal mais supra-normal. Telle est
l'hypothèse développée, avec des variations de détail plus ou moins
importantes, par des écrivains partisans du spiritisme, tels qu'Ak-
sakof-, D-" E. GyeP et, tout récemment, dans un livre posthume,
Fr. Myers *.
1. On pourrait ajouter « et de vouloir ».
2. AksakofT, Animisme et spiritisme.
3. L'Être subconscient, Paris, F. Alcan, 1899.
4. Frédéric Myers, Iluman Personality and its survivance after bodiUj deatli,
Londres.
44'2 REVUE PHILOSOPHIQUE
« Dès que la personnalité, ou la conscience extérieure est
assoupie, dit Aksakof, surgit autre chose, une chose qui pense et
qui veut, et qui ne s'identifie pas avec la personne endormie et se
manifeste par ses propres traits caractéristiques. Pour nous, c'est
une individualité que nous ne connaissons pas; mais elle connaît
la personne qui dort, et se souvient de ses actions et de ses
pensées. Si nous voulons admettre l'hypothèse spirilique, il est
clair que ce n'est que ce noyau intérieur, ce principe individuel,
qui peul survivre au corps, et tout ce qui a appartenu à sa person-
nalité terrestre ne sera qu'une affaire de mémoire. »
« L'être psychique, dit le D"" E. Gyel, comprendrait deux parties
essentielles : 1" le moi conscient, qui n'en représente que la partie
la moins importante; 2° le moi subconscient, qui en constitue la
partie principale. Le moi conscient dépend en majeure partie du
fonctionnement organique et en est inséparable. Le moi subcon-
scient comprend Force, Intelligence et Matière, en majeure partie
inaccessibles à la connaissance et à la volonté directes et immé-
diates de l'être dans la vie normale. Il est en majeure partie indé-
pendant du fonctionnement organique actuel et extériorisable. Il
est le produit synthétique de la conscience actuelle et des con-
sciences antérieures. — Après la mort, l'être conscient disparaît,
mais son souvenir intégral persiste dans l'être subconscient... Ses
éléments psychiques restent unis, dans la synthèse subconsciente,
aux éléments psychiques des consciences antérieures qui l'ont
constituée. — En résumé, l'être subconscient serait le moi réel,
l'individualité permanente; tandis que l'être conscient serait le
moi apparent, la personnalité transitoire. L'individualité serait
elle-même la synthèse des personnalités successives, intégralement
conservées K »
« Le moi conscient de chacun de nous, comme nous l'appelons,
dit Fr. Myers, le moi empirique, supraliminal, comme je préfé-
rerais dire, ne comprend pas la totalité de la conscience ou de la
puissance qui est en nous. Il existe une conscience plus compré-
hensive, une puissance i)lus profonde, qui demeure en grande
partie potentielle pour ce qui regarde la vie terrestre, mais dont
la conscience et la puissance de la vie terrestre ne sont que des
1. D'E. Gjel, L'Élre subconscient-, F. Alcan, 1S99, p. 128-131.
BOIRAC
LA CriYPTOPSYCIIIE 143
limiliilioiis el (lui se reconslilue dans sa plénitude après le change-
ineiiL libcraleur do la morl. » — « Je considère chaque homme, dit-
il encore, comme (Hanl à la lois profondément un et infiniment
composé, comme héritant de ses ancêtres terrestres un organisme
multiple et « colonial », — polyzoïque et peut-être polypsychique à
un degré extrême; mais aussi comme gouvernant et unifiant cet
organisme par une ûme ou esprit qui dépasse absolument noire
analyse présente, —une Ame qui a pris son origine dans un milieu
spirituel ou météthéré; qui môme, lorsqu'elle est incarnée, continue
d'exister dans ce milieu; et qui continuera d'y exister encore après
la disparition du corps «. »
Mais on pourrait aller plus loin encore : on pourrait se demander
si ce moi transcendental ou subliminal est nécessairement indi-
viduel, s'il ne dépasse pas au contraire les limites des organismes
en chacun desquels il se manifeste, s'il ne constitue pas une sorte
de fond commun, universel, dans lequel les différents esprits
seraient tous plongés et où ils se pénétreraient plus ou moins les
uns les autres. On donnerait ainsi une forme panthéistique ou
monistique à l'hypothèse monadiste ou pluraliste de Fr. Myers et
de Gyel. C'est vers cette conception que semble pencher l'auteur
d'un recueil très intéressant et trop peu connu d'observations
spiritiques, M. A. GoupiP.
A notre avis, il est prématuré d'essayer une explication de phé-
nomènes visiblement si compliqués et si obscurs; et les seules
1. Fr. Myers, Iluman personulity and ils survivul of bodily death, 1903, l. 1.
p. 12 el 34 (Irad. franc., Paris, F. Alcan).
2. Pour et Contre, recherches dans l'inconnu. Tours, Imprimerie Arrault, 1893,
p. 63. Discutant l'hypothèse spirile sous sa forme habituelle, M. Goupil fait
remarquer que si certains faits — entre autres celui qu'il vient de rapporter
~ semblent prouver l'intervention d'esprits distincts de ceux des assistants et
du médium, cependant - cette ou ces intelligences occultes n'ont jamais fourni
des renseignements utiles. Ont-elles jamais devancé les humains? Ont-elles
parlé d'excentriques, d'engrenages, d'explosifs avant ces découvertes? Les
esprits annoncent la conquête de l'air depuis qu'on s'occupe de navigation
aérienne. Ce qu'ils disent ne sort pas de l'acquis général, bien que parfois cet
acquis soit dans des cerveaux éloignés du groupe qui opère. Qu'en conclure?
Cest que les fonctions cérébrales des humains se collectionnent dans un inlellecl
ijénéral qui est celui qui se manifeste dans les phénomènes. » — « C'est aussi la
théorie qui se trouve sous la plume du médium écrivain Mme Goupil (p. 80) dans
le compte rendu de la séance du 29 décembre. La question « Qui est là? •■ pro-
voque la réponse suivante : « Je ne vois jtas l'utilité de vous donner mon nom:
que je sois l'un ou l'autre, je suis toujours le même esprit. Que peut vous faire
qui je suis? Je suis l'Esprit Universel, je suis puissant suivant ma volonté, et
je remplis le rôle des personnages que vous connaissez. »
144 REVUE PHILOSOPHIQUE
hypothèses scientifiquement admissibles sont celles qui peuvent
servir à diriger les recherches en suggérant des expériences pré-
cises. Or tel n'est pas évidemment le caractère de celles que nous
venons de passer en revue. Il sera temps d'élaborer une explication
générale de la cryptopsychie, lorsque, par une application rigou-
reuse et persévérante de la méthode expérimentale, les etTets et les
conditions de la cryptopsychie, ce qu'on pourrait appeler avec
Claude Bernard son détei'minisme, auront été scientifiquement éta-
blis. Jusque-là c'est à établir ce déterminisme que devront se borner
tous les efforts des chercheurs.
E. BOIRAC.
H. SPENCER
D'APRÈS SON AUTOBIOGRAPHIE
I
Spencer qui, dit-il lui-même, n'aimait pas beaucoup qu'on écrivît
des biographies, ne s'en décida pas moins à donner la sienne au
public. 11 pensa que s'il ne se chargeait de ce soin, quelque autre le
prendrait, qui serait moins bien renseigné que lui. Et il voulut, ou
bien découragei- une tentative de ce genre, ou Ijien l'ournir à son futur
biographe de bons matériaux.
11 remplit sa tâche de biographe avec zèle et écrivit sur lui-même
deux gros volumes. On les a jugés tro|) longs et, par endroits, trop
peu intéressants pour le lecteur français. Le traducteur, M. II. de
Varigny, a donc fait un choix, avec l'autorisation des exécuteurs testa-
mentaires de Spencer, dans lœuvre touffue du philosophe anglais.
Et, bien qu'en principe je n'aime guère les suppressions et les adap-
tations, je n'ose regretter beaucoup, en la circonstance, qu'on Tait
abrégée de moitié. M. de Varigny s'est judicieusement appliqué d'ail-
leurs à nous donner « d'un côté, les pages relatives à la formation,
à l'évolution, et au développement de la pensée du philosophe; de
l'autre, les pages qui permettent le mieux de faire connaissance avec
la nature morale de l'homme, lequel était peu connu ». Et il reste
encore suflisamment de longueurs, de répétitions, et de détails sans
grande importance, mais, en somme, il est fort intéressant de lire
cette histoire d'un grand esprit. Les défauts même y sont significatifs
et nous excitent h le mieux comprendre. Le soin qu'il prend de nous
faire connaître de petits déplacements, des villégiatures assez indifié-
rentes, de nous raconter ses démêlés avec un coq qui l'empêche de
dormir pendant son séjour à la campagne, n'est pas du tout sans
signification. Et j'en dis autant d'une assez longue étude sur ses
ascendants où quelques aperçus suggestifs sont presque noyés dans
une foule de détails dont la portée est futile ou tout ù fait nulle.
La vie de Spencer est d'une beauté simple et un peu monotone,
d'une beauté d'ensemble, pour ainsi dire, les détails n'ont rien de
1. Une autobiographie, par Herbert Spencer. Traduction et adaptation par
Henri de Varigny , 1 vol. in-8. Paris, F. Alcan, 1907.
TO.ME LXIV. — 1907. iO
146 KEVUK PHILOSOPHIQUE
bien curieux, et Spencer, qu'il parle de lui, des autres, ou do ce qu'il
voit, n'en parle pas d'une manière très attrayante. Il est simple et
prolixe. Il naquit en 1820, fut quelque temps ingénieur, essaya quel-
ques inventions qui ne l'enrichirent guère et bientôt se consacra
entièrement à la philosophie, qui, pendant longtemps, ne l'enrichit
pas davantage. Il faillit abandonner, faute d'argent, la publication du
Système de philosophie synthétique. L'aide de quelciues amis lui
permit de la continuer. Et enfin, dans la dernière partie de sa vie,
l'aisance lui arriva, une assez large aisance, malgré les pertes que
lui causa la publication partielle de la Sociologie descriptive. Sa santé
ne fut jamais très bonne et fut parfois fort délabrée, au point de ne
lui permettre que très peu de travail, et cela nous fait admirer encore
plus l'ampleur et les vastes proportions du monument qu'il put élever.
Il voyagea beaucoup, soit dans son pays, soit en France, en Egypte,
en Amérique même, fréquenta des amis, joua au billard, se sentit peu
de dispositions pour les cartes, ne se maria jamais. Peut-être tout ceci
n'a-t-il rien de très caractéristique. Bien des gens en font autant qui
n'écrivent aucune philosophie synthétic{ue.
II
L'histoire de la pensée de Spencer est plus intéressante que l'his-
toire de sa vie qu'elle domine et dont elle fait la valeur. Elle s'est
développée assez régulièrement, comme un bel arbre, vigoureux et
sain. Et, en somme, comme je l'ai fait remarquer ailleurs, il y a bien
longtemps déjà, elle s'est développée à peu près selon les lois de l'évo-
lution telles que Spencer les a formulées, passant de l'homogène à
l'hétérogène et de l'indéfini au défini. Tout jeune. Spencer se préoc-
cupait, sous l'influence de son père, de chercher les causes des évé-
nements. Cela le préparait à accepter des conceptions cOmme celles
de la causalité universelle, de l'uniformité des lois naturelles, à aban-
donner la croyance aux miracles ou à la création. Cela l'inclinait aussi
vers la doctrine évolutionniste. A vingt ans il lut les principes de
géologie de Lyell dont les arguments contre Lamarck le font adhérer
partiellement aux idées de celui-ci. Deux ans plus tard, il croit ferme-
ment à des lois de la vie individuelle et de la vie sociale, cl le montre
dans un essai sur la véritable sphère du gouvernement. Il y insiste sur
l'adaptation progressive de la constitution aux conditions, l'hypothèse
du développement l'inlluence déjà. Huit ans plus tard, dans la Sta-
tique sociale^ ces idée's so sont développées, mais il conserve encore
un théisme positif et des conceptions téléologiques. Il y emploie
l'idée et l'expression d' « organisme social », il y entrevoit le passage
de l'homogène à l'hétérogène et de l'incohérent au cohérent. En 1852
il adhère ouvertement à l'idée d'évolution. Peu après, il prend con-
naissance de cette idée de von Baer que le développement de tout
F. PAULHAN. — II. SI'K.NCKK 147
orj^'auisme esl un passage de riiomogènc à riiélérogriu-. Cette formule
précise sa pensée, en facilite et en accélère la marche et la généiali-
sation. 11 y trouve bientôt la loi de tout prog-rès. Ensuite il lui vient
l'idée de tracer la genèse de l'esprit sous toutes ses formes, comme
produites par les elTefs d'actions mentales, organisés et hérités. Ses
idées se dévidoppent, cl l'adaptation progressive devient » le croissant
ajustement des relations subjectives intérieures aux relations objec-
tives extérieures, une croissante correspondance des unes avec les
autres ». Et Spencer retrouve ainsi dans un champ de phénomènes
de plus en plus vaste l'hétérogénéité, la spécialité, l'intégralioii, il y
reconnaît les lois du progrès en général. Puis il passe de l'empirique
au rationnel en cherchant les causes générales de l'hétérogénéité
croissante, et en les trouvant dans l'instabilité de l'homogène et la
multiplication dos effets. Le problème devient une question de forces
et d'énergies molaires et moléculaires, « une question de l'incessante
re-distribution de la matière, et du mouvement considéré sous ses
aspects les plus généraux «. L'idée mal définie du progrès devient peu
à peu l'idée définie d'évolution.
Ainsi Spencer s'approche peu à peu de sa doctrine définitive, et
rassemble ses idées, les coordonne de plus en plus. Le système s'en-
richit, et l'ensemble s'affirme. En janvier I8.")8 Spencer élabore le plan
de ses travaux comprenant avec les premiers principes, les principes
de la biologie, les principes de psychologie, les principes de socio-
logie et les principes de la « rectitude » personnelle et sociale, plus
trois volumes d'essais. « Evidemment, dit Spencer en parlant de ce
projet, les parties détaillées ne sont qu'une ébauche informe; et les
autres parties, simplement indiquées, n'ont pas été l'objet d'assez de
réfiexion. Mais il est remarquable que le plan conçu de la sorte de
prime abord ressemble autant à celui qui a été exécuté dans la suite '. »
Toutefois, il restait encore des remaniements à faire subir à la doc-
trine. Elle s'organisa peu à peu et c'est en 1867 que l'équilibre définitif
de la pensée a été obtenu.
m
Ce que valait rintelligencc de Spencer, ce n'est pas dans son auto-
biographie qu'il faut le chercher. Elle nous renseignerait mieux sans
doute sur ses défauts et sur ses limites. Mais son œuvre suffit à nous
l'apprendre. Tout le monde sait qu'elle fut à la fois puissante et minu-
tieuse, et comme il le reconnaît lui-même, apte à la fois à la synthèse
et à l'analyse, avec, je crois, une prédominance de l'esprit synthé-
1. .le résume ici l'évolution de la pensée de Spencer telle qu'il la présente
lui-même dans le chapitre xx de V AiUobioçjraphie \ on trouvera plus loin (cha-
pitre xxv) un autre historique de sa pensée qui précise le premier sur plusieurs
points et ne s'accorde peut-être pas avec lui en tous ses détails.
148 RRVUE l'HlLOSOl'IlIQUK
tique. II eut un admirable génie de constructeur, une logique forte,
un sens assez rare de la généralisation et beaucoup de goût pour les
détails. Il savait se passionner pour les grands problèmes du monde
et s'intéresser à la forme d'une paire de pincettes, et il était égale-
ment apte à traiter les deux sortes de questions. En même temps il
avait une intelligence nette, précise et pénétrante, à un degré certai-
nement plus qu'ordinaire, malgré les critiques qu'on peut lui adresser,
et parfois avec justesse, à cet égard.
Ce qui frappe, en même temps, c'est la simplicité de cet esprit vaste
et minutieux, riche en idées de détail, si varié dans ses applications.
Cela paraît contradictoire au premier abord, et pourtant si l'on exa-
mine les choses de près, on voit que ce défaut, car c'est un défaut
chez lui, est l'envers de ses qualités, qu'il en est dérivé ou qu'il les a
rendues possibles.
Cela nous est révélé assez clairement par ses livres. Toujours on y
retrouve le même mécanisme mental, fonctionnant de la même façon,
selon les mêmes principes et avec les mêmes procédés. Assurément
la logique même de son système l'y contraignait dans une certaine
mesure. Mais il eût pu, d'abord, tout en gardant pourtant les mêmes
principes généraux, en varier bien davantage l'application, et la trans-
former davantage selon les sujets qu'il avait à traiter. Et, d'autre part,
son système lui-môme est extrêmement simple, et il n'eût rien perdu,
semble-t-il, à le compliquer un peu. On se mélie, on craint qu'il ne
reste trop, malgré ses facultés et ses intentions, à la surface des choses,
qu'il ne se fie trop complètement à quelques abstractions trop géné-
rales quand on le voit ramener si longuement tous les phénomènes de
l'univers à la même formule brève et simple. Et, en effet, je crois
qu'il a trop négligé la synthèse concrète pour la synthèse abstraite,
beaucoup plus simple et qui convenait mieux, par là, à son tempéra-
ment intellectuel.
On distingue par ce qu'il nous dit lui-même et sans quil s'en soit
parfaitement rendu compte, les avantages et les inconvénients de ce
mode de procéder: «... Si, dit-il, ma connaissance des choses pourrait
être appelée superficielle, en considérant le nombre des faits connus,
en revanche elle était tout le contraire de sui)erficielle, eu égard à la
qualité des faits. 11 y aurait peut-être un rapport entre ses traits. Un
de mes amis, qui possède des connaissances étendues en botanique,
me disait un jour que si j'avais su autant que les botanistes les détails
de la structure végétale, je ne serais jamais arrivé aux généralisations
concernant la morphologie des plantes que j'ai formulées. » Cela peut
être vrai, et certes je ne voudrais point que Spencer n'eût jamais
formulé aucune loi générale avant de connaître tous les détails qui
s'y peuvent rapporter! 11 n'aurait écrit aucun de ces livres, et cela
serait déplorable. Mais on échappe difficilement à cette idée que peut-
être, au moins en certains cas, il a considéré surtout comme profon-
dément significatifs les faits qui l'aidèrent à construire son système et
F. PAULHAN. — II- SI'i:>CM( 149
que (les idées pr6con(;ues ont pu le guider, tro|) à leui- gré, dans le choix
des faits qu'il devait connaître. Son esprit n'a peut-être pas assez
vagabonda. (Ju'il n'ait < jamais passé un examen » et qu'il n'eût
« jamais pu passer un (hî ceux que l'on passe liabiluellemcnt », ce
n'est certes pas moi ([ui lui en lerai un grief. Mais il ajoute : « .l'aurais
pu répondre assez bien sur Euclide, l'algèbre, la trigonoujétrie, et la
mécanique, mais c'est tout. » Et en elTet il devait se plaire aux sciences
où les principes sont relativement sinq)les et les vérités logifpiemt-nt
enchaînées au moins en apparence. Ht peut-être a-t-il trop négligé les
autres, ce qui fait que tout en étudiant le passage de riiomogène à
l'hétérogène et de l'incohérent au cohérent il n'a peut-être pas examiné
avec assez de sympathie les choses qui paraissent à la fois hétéro-
gènes et incoiiérentes pour en sonder la vraie nature, pour en aperce-
voir la raison d'être, pour en tirer les conséquences qu'elles renferment
et en recevoir les leçons qu'elles nous offrent.
11 nié[)risa l'histoire, tout en s'intéressant à la sociologie « qui est
à ce qu'on nomme l'histoire ce qu'est une vaste bâtisse aux tas de
pierres et de lyriques qui l'entourent ». 11 méprisa la grammaire, la
gi'anunaire anghiise, disant : * Je n'en coniuiissais rien... ce que
j'appris, contraint et forcé, de grammaire latine, grecque et française,
est peu de chose. Dans aucune d'elles, je n'ai pu finir d'apprendre
les conjugaisons; quant à la syntaxe, on ne m'en apprit jamais
rien. » VA il est fâcheux qu'il n'ait pas vu combien l'examen d'une
langue peut nous aider à comprendre l'esprit qui l'a créée et qui s'en
sert. Naturellement il a méprisé l'instruction classique. Et je suis loin
de penser que tout ce qu'il dit à ce sujet soit erroné, mais on y
retrouve toujours sa tendance à ne prendre en considération que les
généralités abstraites et à négliger un peu la réalité concrète, l'homme
et la société tels que les ont façonnés les circonstances spéciales
uniques dans lesquelles ils ont vécu, (pii les ont rendus tels qu'ils
sont, et qui, en faisant leur passé et leur présent, ont aussi décidé
plus ou moins de leur avenir.
Au reste il se reconnaît lui-même peu de penchant à l'observation des
autres. « Je suis mauvais observateur de l'humanité concrète, trop
porté à m'égarer dans l'abstraction. L'habitude que j'ai de méditer ne
s'accorde pas avec celle d'observer les gens autour de moi. »
C'est à cette simplicité de l'esprit que je rapporterai encore diflérents
traits qu'il nous raconte. 11 était très absorbé par ses rêveries, par ses
imaginations, étant encore enfant : « Cette tendance à la rêverie c'était,
je crois, une cause partielle d'une particularité que mon père me
reprochait souvent en ces mots : « Comme toujours, Herbert, tu ne
« i)enses qu'à une chose à la fois ». Cette facilité à ne voir qu'un sujet,
ou qu'un aspect d'un sujet et à oublier tous les autres, fut pour moi
la cause de nombreux ennuis. » Il a pu aussi plus tard lui devoir quel-
ques satisfactions de philosophe.
A rapprocher de ce mot le petit fait que voici : George Eliot, (jui
150 IlEVUE PHILOSOPHIQUE
fut une amie de Spencer, lui parlait un jour d'un de ses livres, la Stati-
que sociale, ei lui disait qu'après avoir tant réfléchi, elle était surprise
de ne pas voir de rides sur son front. « Je pense, répondit Spencer,
que c'est parce que je ne suis jamais embarrassé. » Et devant la sur-
prise de G. Eliot, il lui expliqua que sa manière de penser « ne
demandait pas cet effort de concentration qui est généralement
accompagné par le froncement des sourcils.... Les conclusions aux-
quelles je suis arrivé, ajoute-t-il, ne me sont point venues comme des
solutions à des questions posées, mais elles sont arrivées sans que je
m'y attende, chacune d'elles comme le résultat d'un corps de pensées
qui sont lentement sorties d'un germe petit à petit, d'une façon
presque insensible, sans intention consciente et sans effort appréciable,
une théorie cohérente et organisée se formait. Généralement la marche
était celle d'un développement lent et sans contrainte, s'étendant sou-
vent sur une période de plusieurs années, et je crois que c'était parce
que je pensais de cette façon graduelle et presque spontanée, sans
tension, que l'on constatait l'absence de ces rides que Miss Evans
remarquait, absence à peu près aussi complète trente ans plus tard,
malgré la quantité de méditations survenues pendant l'intervalle. »
Spencer paraît offrir un très bel exemple d'esprit équilibré : l'analyse
et la synthèse, l'induction et la déduction, les faits et les idées, tout s'y
combine harmonieusement. Il a l'ampleur et la finesse, la minutie
et la force. 11 ne connaît pas les angoisses du doute et de la recherche
laborieuse. Il évite les inconvénients de l'effort mental voulu qui, dit-
il, « cause la perversion de la pensée ». Et tout cela est très bien.
Seulement cela explique précisément cette simplicité excessive dont je
parlais et qui laisse bien imparfait, bien schématique et trop super-
ficiel, trop abstrait, l'ajustement de l'esprit au monde divers, com-
pliqué et incohérent qu'il habite et qui l'a formé.
Je trouve d'ailleurs dans l'esprit de Spencer bien d'autres traces
intéressantes de cette simplicité, bien des traits qui en dérivent ou
qui du moins s'y rattachent. L'état d'esprit dominant excluait entiè-
rement chez lui ce qui lui était opposé. L'organisation mentale était
forte, saine, exclusive, et par là un peu étroite parfois. Il parle de la
« propension à me laisser tyranniser par une résolution prise : mon
esprit est alors si plein du but à atteindre qu'il ne saurait accueillir
une idée contraire à ce but ».
Et de même il ne sait pas accueillir les idées qu'il n'a pas pensées
lui-même. Il est l'ennemi de l'enseignement dogmatique, ce qui
l'éloigné du psittacisme et de ses conséquences, mais il ne peut
même recevoir et faire vivre en lui les idées qui ne poussent pas natu-
rellement sur son esprit comme le fruit sur son arbre. C'est à cette
disposition qu'il dut, pense-t-il, son aversion pour l'étude des langues.
Il n'est pas étonnant que la mémoire étant, à certains égards, le con-
traire de l'organisation, il ait eu dès son enfance une mémoire au-
dessous de la moyenne, une difficulté à lire longtemps, un « système
F. PAULHAN. — H. SPE.NCKU loi
digestif intclleclucl » ruii>le cl iic pouvant supporter les repas copieux.
11 eut toujours beaucoup de peine à être longtemps attentif, (^eslque
l'activité mentale par attention volontaire contraste beaucoup avec
sa tendance au développement sj)ontané des idées.
'< Tout ce qui ressemble à la réceptivité j)assive, dit-il encore, est
étranger à ma nature; et il en résulte que je ne suis pas sujet à être
impressionné par la pensée des autres. » Et il a toujours lu difficile-
ment un livre sérieux. Il était impatient, ce qui était naturel avec
les traits quo nous venons d'examiner, et il lui était impossibbi de
continuer à lire un livre dont les idées fondamentales diffèrent des
siennes. Aussi ne peut-il aller bien loin dans la lecture de Kant.
" Tenant tacitement, dit-il, l'auteur pour logique et cohérent en ses idées,
je considère sans penser autrement à la chose que si les principes
fondamentaux sont erronés, le reste ne peut être bon et par consé-
quent je cesse de lire, assez content, je crois, d'avoir trouvé une
excuse pour ne pas aller plus loin. » Au fond, son attitude devant les
livres ne diffère pas essentiellement de celle qu'on a prêtée à Omar.
Seulement, pour Spencer, le Coran c'est la pensée de Spencer.
Aussi fut-il toujours très indépendant, non conformiste. C'est là un
trait qu'il juge, chez lui, acquis par l'hérédité. « Le trait moral le plus
mar(iué de mon caractère, dit-il, et aussi celui qui donna lieu au plus
de manifestations dans mon enfance et parla suite est le mépris de
l'autorité. » On voit aisément comment s'cnchaàient et s'associent les
derniers traits de cette rare intelligence.
Naturellement le caractère de son esprit, bien qu'il paraisse avoir
été remarquablement constant, ne resta pas immuable. Avec l'âge et
l'expérience lise rendit mieux compte de la complexité des choses et de
la nature concrète du monde etdes sociétés, de la difficulté d'y réaliser
des conceptions abstraites, si bien déduites et si bien enchaînées
qu'elles fussent (et même parce qu'elles le sont). Il perdit de son
intransigeance. « On trouve en avançant dans la vie que des choses
qui jadis vous paraissaient simples et faciles à modifier sont au con-
traire complexes et qu'elles ont des racines profondes. Dans ce qui
semblait mauvais de tous points, on découvre caché sous la surface
des éléments de bien; et on s'aperçoit que ce qu'on tenait autrefois
pour nuisible ou superflu est bienfaisant en quelque manière, si
ce n'est essentiel. » « Maintenant comme au début de ma vie, écril-il
dans sa vieillesse, non seulementje déteste l'aristocratie, mais j'éprouve
toujours le même éloignement pour cette forme de gouvernement
personnel que l'on appelle le gouvernement monarchique... vSi j'en-
visage la monarchie d'un aîil plus favorable, ce n'est pas pour avoir
changé de sentiment, mais simplement parce que je comprends mieux
qu'elle sadapte au type actuel de l'homme... Je crois maintenant que
les changements dans le gouvernement ne sont utiles que dans la
mesure où ils expriment une transformation dans la nature des
citoyens. Une modification moins marquée, mais assez marquée cepen-
152 REVUE PHILOSOPHIQUE
dant, s'est produite dans mes idées relativement aux institutions
religieuses... Lorsque les croyances populaires perdaient peu à peu
pour moi leur crédit, la seule question qui me semblait se poser était
celle de la vérité ou de la fausseté des doctrines particulières que l'on
m'avait enseignées. Mais je me suis aperçu graduellement, surtout ces
dernières années, que toute la question n'est pas là... J'en suis venu
à considérer de plus en plus calmement des formes de croyance reli-
gieuse qui m'inspiraient dans ma jeunesse une aversion profonde.
Estimant qu'elles sont en somme naturellement adaptées aux peuples
et aux temps qui les voient se produire, il me semble maintenant qu'il
est bien certain qu'elles vivent individuellement et fonctionnent tant
que les conditions où se trouvent les hommes le permettent. » Et s"il
a cependant continué à exposer des vues opposées aux religions domi-
nantes, c'est que « chacun doit dire ce qu'il croit sincèrement être
vrai, et ajoutant son unité d'influence à toutes les autres unités,
laisser les résultats se produire d'eux-mêmes ».
Ainsi peut-on se représenter, dans ses principaux rouages, le mé-
canisme mental auquel nous devons l'œuvre de Spencer. Ajoutons,
ce qui paraît d'ailleurs assez vraisemblable, que l'activité de son fonc-
tionnement paraît avoir été considérable. Son ami, G. H. Lewes, parle
de ce qu'il lui dut, dans une période pénible de sa vie, pour avoir sur-
tout par ses conversations pendant de longues promenades réveillé son
énergie, et son amour un peu endormi pour la science. « Sa forte
tendance à théoriser était contagieuse, et c'était seulement l'excitation
d'une théorie, qui pouvait alors m'engager au travail'. » Naturelle-
ment cette activité s'exerçait selon la natu re de l'esprit de Spencer.
Les déclarations sont intéressantes. « Généralement, dit-il, sinon tou-
jours, un sujet ne m'a semblé intéressant que du moment où j'avais
trouvé en moi-même une conception originale s'y rapportant. Tant
que je n'y voyais qu'une série de conclusions fixées par d'autres et
que j'avais à accepter simplement, je n'éprouvais généralement qu'une
indifférence comparative. Mais lorsqu'une fois avait jailli en moi une
idée nouvelle, ou que je supposais être nouvelle, ayant rapport au
sujet, une avidité à trouver des faits pour servir de matériaux à une
idée cohérente naissait en moi. » Aussi comprend-on cju'il puisse,
malgré l'étendue de son œuvre, parler de sa paresse. 11 dit en parlant
du temps de sa jeunesse : <> J'étais à ce moment, comme avant, et
encore maintenant, très paresseux, à moins d'être stimulé par une
i-aison très puissante, généralement le désir de faire quelque chose
de grand. » Si l'on se rappelle que d'ailleurs il ne pouvait longtemps
soutenir son attention et que sa santé ne fut pas très bonne, on aura
une nouvelle preuve que les auteurs dont l'œuvre a été la plus con-
sidérable et même particulièrement importante ne sont pas toujours
1. Journal de G. H. Lewes, cité par J. W. Cross : George ElioVs life, Tauchnilz,
édil., t. n, p. 202.
F. PAULHAN- — 11. SPENCEIl 133
ceux qui ont le plus travaillt^, au sens courant du mot. Un autre
illustre Anglais, (Charles Darwin, en avait donné déjà un exemple. 11
est vrai qu'il faudrait tenir compte du travail inconscient de l'espril,
de l'organisation sourde des idées, favorisées assez vraisemblable-
ment par l'inaction apf)arentc et qui ne se traduit pas toujours par
lies réllexions, ou même des rêveries dont l'objet apjtarais.se à la
conscience.
IV
Spencer s'est, à plusieurs reprises et en diverses façons, intéressé à
l'art. 11 a dessiné, il a aimé la musique, il s'est occupé de littérature,
il a fait des tliéories sur le style, sur l'origine et la fonction de la
musique et sur l'art en général. Je ne reviens pas sur ses théories
(jui sont suffisamment connues, et je me borne à indiquer ce que nous
ap|)rend son autobiographie. On s'attend naturellement, semble-t-il, à
ce qu'une intelligence aussi abstraite que la sienne fût peu sensible
aux beautés de l'art et l'on n'est, à mon avis, qu'à moitié détrompé.
11 était sensible cependant, et il nous dit lui-même ce qu'il a le plus
admiré. J'imagine qu'ici aussi il n'était pas fâché de se séparer de
Kant, c le ciel étoile et la loi morale » n'ont point spécialement,
il en fait la remarque, excité son admiration. « Ce sentiment, dit-il, a
été produit en moi si)écialement par trois choses : la mer, une grande
montagne, et de la belle musique dans une cathédrale. La première a,
par l'accoutumance, je pense, perdu beaucoup de son etfet primitif,
mais les deux autres, non. »
Il étudia le dessin, et se servait volontiers de son crayon pour faire
des portraits de parents et d'amis. Il les apprécie lui-même en disant
iju' «artistiquement ils ne valaient rien, mais la ressemblance y était».
VA véritablement, c'est ce qu'on attendait de son genre de mérite.
« Une perception assez exacte, dit-il, jointe à une habileté manuelle
assez grande, me permettait de rendre avec assez de vérité chaque
ligne et chaque ombre particulière, mais je ne pouvais pas saisir,
dans cette impression complexe, l'importance proportionnelle de ces
éléments. »
Il est assez intéressant de voir ses appréciations sur les artistes et
les œuvres. On le sent intelligent. Il a des principes et il les applique,
il fait des remarques justes et minutieuses. Il a raison de lutter contre
un snobisme d'admiration, insupportable à un esprit aussi indépendant
que le sien. Et malgré tout on n'est pas absolument satisfait et l'on
pense qu'une œuvre qui ne prêterait à aucune de ses critiques et qui
le satisferait peut-être, pourrait bien être horrible. Il paraît examiner
en savant et en philosophe plus qu'en artiste, et l'on en prend une
certaine méfiance.
11 a aimé la poésie et même se mit à préparer nu poème. Cela
1o4 HEVUE PHILOSOPHIQUE
devait s'intituler « l'Ange de la Vérité », beau titre pour un poète
philosophe. Mais ce projet fut bientôt abandonné. Un autre échoua
encore. « La maladie versificatrice à laquelle semblent n'échapper
que peu de ceux qui ont de la vivacité intellectuelle ne me dura pas
longtemps. » Après son poème, il voulut faire un drame, « le Rebelle »,
qui devait être « le tableau des insuccès et des déboires d'un héros à
l'àme haute, grâce à la faiblesse et à la bassesse de son entourage ».
Il avait pensé aux péripéties de l'action, aux caractèi'es des per-
sonnages, mais le projet ne se soutint pas. « Parmi de vieux papiers,
dit Spencer, j'ai retrouvé des vers qui, je suppose, ont été écrits vers
cette époque. Ils ne sont pas mauvais, quant à la forme, mais on n'y
trouve rien de plus qu'un jeu de l'imagination. Ce sont des vers de
manufacture; ils n'ont pas pour origine ce sentiment qui trouve de
force une expression dans la poésie. J'avais assez de sens pour voir
que mes facultés n'étaient pas de celles qui produisent de la vraie
poésie. Je n'ai par nature, ni l'intensité d'émotion, ni la fertilité
d'expressions requises. » Et c'est ici l'occasion de citer un mot amu-
sante lancé par Huxley un jour qu'on discutait sur la tragédie : « Oh!
vous savez l'idée que Spencer se fait de la tragédie : c'est l'assassinat
d'une déduction par un fait. »
Comme critique. Spencer avoue qu'ayant pris — pour étudier les
superstitions des Grecs — une traduction de l'Iliade, il eût mieux aimé,
après le sixième livre, « donner une forte somme d'argent que de con-
tinuer jusqu'à la fin ». La poésie de Dante lui fait l'effet d' « une
robe somptueuse mal faite ». Il aime la variété en poésie, comme par-
tout, il veut aussi l'intensité ; et le genre de poésie le plus élevé est
« celui où la forme varie continuellement avec la matière, s'élevant et
retombant dans son caractère poétique selon que l'onde émotive
devient plus forte et plus faible, devenant ici la prose qui n'a qu'un
soupçon de rhytrae, et caractérisée par des mots et des images qui
n'ont qu'une force modérée, puis s'élevant ailleurs à travers diverses
phases jusqu'à la forme lyrique, avec ses mesures définies et ses
métaphores hardies. » Uu reste il lui faut peu de poésie. Il est d'avis que
« nul ne devrait écrire de vers qui peut s'en empêcher », et que « même
les meilleurs poètes produisent beaucoup trop. S'ils voulaient seule-
ment écrire trois fois moins, tout le monde y gagnerait >k
Spencer aima beaucoup la musique et l'opéra. Il blâma la virtuosité
pure. Il ne fait que peu de cas des opéras où la passion personnelle
occupe la principale place. Don Juan ne lui plaisait pas entièrement,
mais il fut séduit par Meyerbeer : « Je puis dire en somme, écrivait-il,
que je n'ai jamais été absolument satisfait d'un opéra jusqu'au
moment où j'ai entendu les Huguenots. » Il en est resté là. Plus tard
il connut l'œuvre de Wagner, — assez mal, semble-t-il, et par des con-
certs, ~ mais il ne paraît guère l'avoir comprise. Il s'accorda avec
Georges Eliot, bonne musicienne, dit-il, et à qui la musique de Wagner
plaisait, pour reconnaître qu'il manque à cette musique le caractère
F. PAULHAN. — II. SPKNCKH io5
dramatique, « et qu'elle ne donne pas la forme musihale aux sentiments
exprimés par les mots ». Kt lui, qui trouvait Meyerbeer t extrêmement
(triginal ■>. il jiii,'c que les i)hrases musicales de Wagner t sont génr-
raiement de celles ([ii'oii peut prt'-voir. Elles ne ressemblent pas à celles
ipii sont vraiment inspirées, musicalement parlant, et (pii dérouvrent
soudain de belles condjinaisons auxquelles on n'aurait jamais [tensé;
mais elles se montrent conformes aux types connus ».
Spencer avait une autre (jualité de l'artiste, il avait rimagination
active. Dés son enfance, il se complaisait en des rêveries prolongées.
C'est là une forme rudimentaire de l'art. Il bâtissait des châteaux en
Espagne, s'attardait sur des projets plus ou moins réalisables, et ses
rêves étaient assez vifs pour lui faire perdre la conscience de la réa-
lité. Il lui arrivait ûc parler haut en marchant et il faisait retourner les
passants. On l'envoie un joui" faire une commission, il traverse la ville
entière al»sorbé par un rêve, puis, arrivé à la canqjagne, pense sou-
dain au l)ut de sa sortie, se retourne, et retraverse la ville jusqu'à sa
maison sans avoir jamais plus pensé à ce qu'il devait faire. Il garda
pendant toute sa vie quelque chose de cette disposition.
Mais ses goûts esthétiques étaient contrariés par une tendance
extrême à la critique que nous retrouverons encore, qui le rendait
inqjitoyable pour les moindres défauts des œuvres — encore qu'il se
montrât quelquefois bien indulgent — et qui le poussait avec excès
vers l'analyse. < .Mon esprit préoccupé par le fait que j'ai à m'appesantir
sur les défauts d'une œuvre en apprécie moins les beautés ». De plus,
t en poussant trop loin l'analyse des effets, on diminue le plaisir qu'ils
procurent. L'activité du sentiment diminue à mesure qu'augmente
celle de l'intelligence. » Il ne paraît pas avoir éprouvé l'effet inverse
de l'analyse, et senti ce que l'examen minutieux d'une œuvre pouvait
ajouter au plaisir esthétique.
Tel fut, à peu près, Spencer dans ses rapports avec l'art, autant
que j'en puis juger par son autobiographie. Il m'a paru bon d'in-
sister un peu sur ce côté assez médiocre d'un grand esprit, parce qu'il
fut assez développé, sans acquérir, il me semble, de bien grandes qua-
lités, et que, d'autre part, on y sent aussi l'iidUicnce des parties supé-
rieures de l'intelligence qui subviennent quelque i)eu, sans la mas-
quer, à la qualité ordinaire du sens esthétique, et qui donnent à celui-
ci une allure assez personnelle et suffisamment intéressante.
Au reste, il ne faudrait pas se représenter Spencer comme un intel-
lectuel [tur et comme un homme qui ne vivait que jjour son œuvre, et
ainsi que nous aimons à nous figurer Spinoza. Il était pent-élre plus
ainsi fait qu'il n'aimait à le croire et à le dire lui-même, mais il ne l'était
pas absolument. Il avait l'esprit trop équilibré pour aimer l'ascétisme
et pour vouloir tout subordonnera des préoccupations intellectuelles,
456 UEVUE PHILOSOPHIQUE
ou à n'imporLe quelle activité spécialisée. « La vie, dit-il, n'est pas
laite pour le travail, mais le travail est fait pour la vie.
« Le progrès de riiumanité est, à ce point de vue; une libération de
plus en plus considérable du labeur qui laisse de plus en plus de temps
pour le délassement, pour la culture, pour les plaisirs esthétiques, pour
les voyages et les jeux. » Aussi Spencer ne se privait-il point de diver-
tissements. Il voyagea beaucoup, il chassa « sans enthousiasme » et
canota, surtout il joua au billard. A une certaine époque de sa vie, il
y jouait chaque après-midi, et cette distraction lui prenait jjeaucoup
de temps. Elle avait l'avantage de Tempècher de penser ou de lire et,
par là, de se fatiguer. » Mais, ajoute Spencer, qu'on ne croie pas que
ce soit à titre d'excuse que je mentionne les avantages que j'en reti-
rais. 11 me suffit d'aimer le billard et je regarde comme un motif suf-
fîsant d'y jouer le plaisir que j'y prends. »
Spencer ne fut donc pas un simple système du monde, il fut un
homme. Que fut au juste cet homme, c'est ce qui ne ressort pas très
nettement peut-être de sa biographie. Il en faut conclure sans doute
que c'est encore le philosophe qui domine en lui et qui le rend surtout
intéressant. C'est l'intellectualité qui donne son unité à la vie de
Spencer, qui la dirige et l'inspire. Comme d'ailleurs Spencer n'était
nullement un ascète et comme l'état de sa santé exigeait qu'il prît beau-
coup de repos, il a pu développer ou satisfaire divers goûts, sans que
l'on en remarque, parmi eux, aucun de bien prédominant.
Il apparaît comme un caractère équilibré, naturel et simple, droit et
honnête, juste plutôt que très activement bienveillant. Son penchant
sur l'abstraction et la généralisation reparaît ici nettement. Le senti-
ment de la justice, le plus abstrait de tous, « l'emporte à tel point chez
moi, dit-il, sur les autres sentiments moraux que, lorsque je crois
qu'on ne le respecte pas, il en résulte que la bonne opinion que j'avais
jusque-là eu raison de me former de celui qui l'offense en est oblitérée.
Chez la plupart des hommes, les considérations personnelles l'empor-
tent sur les impersonnelles. Chez moi, c'est le contraire qui se pro-
duit. » Ainsi la « bienfaisance négative paraît plus développée en
lui que la « bienfaisance positive^ ». « Dans mon enfance, dit-il, je
n'avais aucune tendance à cette cruauté que les petits garçons mon-
trent souvent, et plus tard, j'ai toujours répugné à infliger une souf-
france, ou au spectacle delà souffrance; sauf, il est vrai, dans le feu
de la discussion où je n'accorde d'ordinaire que peu d'attention aux
sentiments de mes contradicteurs. » INIais quand il ne s'agissait plus
de s'abstenir, mais d'agir, les choses changeaient. Spencer rapporte ce
défaut d'activité à ce que chez lui, à cause de certains caractères phy-
siques, la circulation cérébrale a été, pendant toute sa vie, « moins
vigoureuse qu'elle aurait dû l'être ». Quoi qu'il en soit, le désir qu'il
aurait eu d'agir pour être agréable ou utile aux autres « a d'ordinaire,
dit il, été neutralisé par la répugnance que j'avais à me donner la peine
nécessaire ». Cependant, son sentiment de la justice, lorsqu'il est
F. PAULHAN. — II. SPEN'CliH 157
ôllensé, est assez fort pour vaincre celle r«îpugnaii(ie. « Jai à un haut
ilegré le senliineut de la justice égoïste, et une excitation sympathique
(le ce sentiment produit en moi un sentiment très fort de la justice
altruiste... l'ne abondante énergie m'est fournie, dans ce cas, par la
colùi'c que suscite en moi la vue des gens qu'on attaque. »
II avait une très grande indépendance et le plus grand mépris pour
l'autorité et la convention; de plus, il était très nerveux. Tout cela joint
à son amour de la justice devait tendre à le rendre peu souple et, en
certains cas, peu aimable. De fait, il aimait beaucoup h critiquer. Sa
tendance naturelle était de voir, en tout et en tous, ce qu'il y avait à
reprendre. Avec cela il était impatient et supportait difficilement la
douleur physique ou la douleur morale. « Personne ne niera, dit-il,
<pie je suis très porté à la ci'itique. La tendance à prendre les gens en
faute est chez moi dominante, péniblement dominante. J'ai eu toute
ma vie l'incurajjle habitude de signaler les erreurs de pensée et de
parole où tombent ceux (pii m'entourent, et cette habitude, je me la
suis souvent re|)rochée, mais tout à fait inutilement. » Il était brusque
j)arfois, et naturellement ces dispositions lui ont fait commettre des
maladresses, et ont déterminé ce qu'il appelle son < manque de tact ».
Quand il faisait le métier d'ingénieur, il lui arriva de signaler assez
imprudemment les erreurs de ses su[)érieurs. Plus tard, il était
membre du comité d'un club, VAllienaum. « .l'avais fait, raconte-t-il,-
en séance du comité, avec ma brusquerie habituelle, je ne sais plus
quelle proposition : ceux dont je n'avais pas assez respecté les préjugés
votèrent contre moi et ma proposition fut rejetée. Une semaine plus
tard, sir Frédéric Elliot, un homme à qui la vie officielle avait
enseigné la prudence dans ses expressions et qui, à en juger par ses
manières, élait un diplomate de nature, fit en substance la même pro-
position et eut sans difficulté gain de cause, grâce au soin qu'il prit
de ne marcher sur le pied de personne. Cette leçon néanmoins ne me
changea pas ou ne me changea guère... »
Spencer avait-il raison, à cause de cette disposition d'esprit, de dire
que s'il ne s'était pas marié, cela était probablement fort heureux et
pour lui et pour sa femme? Quoiqu'il en soit, il désira ou regretta long-
temps le mariage. Il y avait en lui un fond d'affection qu'il ne put
employer, il regardait le célibat comme un état contre nature et nui-
sible. « Depuis mon enfance, écrivait-il, et malheureusement je n'ai eu
ni frère ni so'ur, je n'ai cessé de souhaiter de trouver un prétexte à
l'épanouissement de mes affections. Je me suis considéré comme
n'étant qu'une moitié de vivant, et j'ai souvent dit que j'espère com-
mencer à vivre quelque jour. Mais ma vie vagabonde et sans éta-
blissement stable, mes manières peu attrayantes pour ceux qui ne
m'intéressent pas, ma manie de discuter et de blesser mes adversaires
en les traitant sans égards, ont été autant de difficultés sur ma route. »
Un jour, il faillit épouser une jeune fille qui avait admire la Statique
sociale. Une entrevue fut arrangée. Spencer jugea son admiratrice trop
458 REVUE l'HlLOSOl'lllQUE
purement intellectuelle et lui trouva autant de combativité et d'estime
de soi qu'il en avait lui-même. La jeune fille fut désenchantée de son
côté et l'entrevue n'eut pas de suite. Spencer avait d'ailleurs des idées
fort élevées et fort délicates sur le mariage. 11 voulait que dans le
mariage chacun des époux continuât de représenter l'idéal de l'autre,
et par conséquent eût le soin de rester toujours aux yeux de celui-ci
digne de ce rôle. « Je pense, écrivait-il à un ami, qu'au lieu qu'il y ait,
comme c'est communément le cas dans beaucoup de mariages, une
plus grande familiarité cl un moindre souci des apparences entre mari
et femme, il devrait y avoir au contraire plus de délicatesse entre eux
qu'entre toutes autres personnes. » Il est partisan de l'égalité des
droits; « aucune des parties ne devrait revendiquer un pouvoir plus
grand que celui de l'autre, car, dit-il, avec une logique un peu simple,
« comment un homme peut-il continuer à considérer comme l'incarna-
tion de son idéal un être qu'il a rendu inférieur à lui en lui refusant
l'égalité des privilèges »? Enfin il faut autant que possible que les époux
oublient l'existence d'un lien légal et ne s'inspirent que de leur affec-
tion. Et tout cela est très beau, et il est regrettable que ces idées
soient celles d'un homme qui ne s'est jamais marié.
Avec des apparences qui devaient être souvent un peu rudes et par-
fois désagréables. Spencer apparaît ainsi comme ayant un côté affec-
tueux et bon qu'il ne faut ni exagérer, ni méconnaître. Il avait, je crois,
plus d'élévation que de charme et d'agrément. Cependant, il aimait les
relations d'amitié, et il paraît avoir été très apprécié par ses amis.
George Eliot, qui à un moment de sa vie le voyait tous les jours, parle
dans une lettre de leur délicieuse camaraderie.
Les traits de son caractère, Spencer a assez longuement essayé de
les expliquer en partie par l'hérédité. Je ne m'arrêterai pas longtemps
sur cette tentative. Elle est intéressante, mais trop peu probante sur
beaucoup de points. Il tire des conséquences bien nombreuses du fait
que son père et son grand-père ont enseigné pendant toute leur vie.
C'est de là que viendrait son « étonnante faculté d'exposition », et
aussi son penchant à la critique; et s'il a les mains « extraordinaire-
ment petites, plus petites que celle_^s d'une femme qui serait moins
grande » que lui, c'est que son père et son grand-père ayant consacré
leur vie à l'enseignement n'ont fait que manier la plume ou le pinceau,
sans s'adonner à aucun sport au travail manuel. Tout cela est pos-
sible, mais ne semble nullement prouvé.
En somme. Spencer ne perdra pas, je crois, à la publication de son
autobiographie. L'homme, en lui, accompagne et soutient dignement
le philosophe. Il reste un grand esprit, malgré ses défauts, à la fois
simple et riche, vrai et varié, et un caractère élevé, sans fausse gran-
deur d'attitude, soutenu et sincère.
Fr. Paulhan.
LE UOLi: 1)1- L'ANALO(iII<:
DANS LES
REPRÉSENTATIONS DU MONDE EXTÉRIEUR
CHEZ LES ENFANTS
C'est une chose bien connue de quiconque a observé les enfants
que la facilita avec laquelle ils aperçoivent entre les personnes ou
entre les choses des ressemblances difllciles h voir ou mrme invi-
sibles pour les adultes. Dès leur plus jeune âge, ils appellent jiapa
tous les hommes ', minet tous les chats, et tous les chiens du nom
de leur chien, et les statues des poupées, et les églises des maisons.
Ils n'y a pas là seulement insuffisance de vocabulaire -, car les gestes
des enfants confirment leurs paroles, quand ils se jettent volontiers
au cou du monsieur qui tmtre chez eux, ou tentent de caresser le
chien rencontré dans la rue, même s'il a l'air féroce. D'autres mimiques
encore ne peuvent laisser subsister aucun doute, par exemple leur
habitude de porter à la l)ouche tout ce qui leur tombe sous la main :
car la première chose qu'ils aient connue, le sein de la mère ou le
biberon, les ayant nourris, il pensent trouver le môme plaisir à toute
chose dont il pourront s'emparer.
Il n'est sans doute pas nécessaire de rappeler beaucoup de ces
faits; les livres connus de Preyer, de Bernard Perez, de Compayré,
de Stuart-Mill en contiennent un grand nombre. Le fils de Preyer
désignait par le nom d'Attn des personnes et des objets fort divers.
« Un enfant, dit M. Oueyrat ^ appelait le pétillement du feu un n})oie-
ment, un autre l'aboiement d'un chien une toux .un autre encore donnait
le nom de ban;, à Faction de tremper du pain dans du jus ». Les (ils
de M. Combes appelaient le ciel le plafond, 1(> hibou un miaou, sans
doute parce qu'il ressemble vaguement à un chat, un baromètre à
cadran une pendule, les dents d'un râteau, des bras, des aiguilles, des
1. El non maman toutes les dames, sans doute parce qu'ils connaissent mieux
leur mère.
"2. '■ Un accroissement d'idées plus prompt que l'acquisition du lexique corres-
pondant, dit .M. .1. Darmesteter, voilà le principe auquel il faut demander la
clef de la plupart des faits dans la psychologie du langage enfantin ». La vie des
mois, p. 6; cité par L. Combes, loc. cit.)
3. Fr. Queyrat, La logique chez l'enfanl et sa culture, p. 28 (F. Alcan).
1*30 ItKVUE PHILOSOPHIQUE
yeux, la barbe de leur père des épingles, l'éclair, Vœil du tonnerre * ;
ils inventent des mots formes par analogie : se décacher, désinspecter,
realler, lisatoire, méritation, raisonnier. L'insuffisance du vocabulaire
ici encore peut être considérée comme la cause de ces analogies; elle
y joue vraiment un rôle.
Cependant elle n'est pas en cause quand les enfants indiquent des
ressemblances entre des objets dont ils connaissent les noms. C'est le
cas, par exemple, dans les faits cités plus haut de la comparaison entre
le plafond et le ciel. C'est le cas aussi d'enfants qui, examinant une mince
tranche d'épiderme de forme allongée posée sur la platine du micro-
scope, la comparent à un vieux couteau, à une feuille, à un poisson ;
une goutte de sang à une carte de géographie en relief; un cheveu à
un gros morceau de bois, à une barre de cuivre, à une barre noire à
côté d'une rouge. Une petite fille prend un sanglier pour un petit
éléphant et croit voir pleurer le puma du Jardin des Plantes.
Devant la fréquence de ces analogies, les psychologues ont pensé
qu'elles représentaient non seulement une habitude naturelle aux
enfants, mais encore un procédé nécessaire de connaissance de l'esprit
enfantin. « La comparaison des choses, dit James Sully ^, est l'essence
même de la compréhension, c'est-à-dire de l'intelligence du monde
réel pris dans son ensemble et non pas seulement dans ses manifes-
tations concrètes et isolées. L'enfant, dans son désir d'assimiler à
une chose connue celle qui lui paraît étrange et nouvelle, est à l'affût
du moindre point de ressemblance. » Cette recherche ou, plutôt, cette
découverte des analogies, apparaît donc comme un moyen pour l'en-
fant de comprendre les choses, de les agréger à sa conscience,
d'assimiler l'inconnu au connu. « Nous avons, en ces divers cas,
dit encore M. Oueyrat ^ pris sur le vif le raisonnement de l'enfant.
Ce qui caractérise son intelligence essentiellement logique, c'est
un besoin de coordination , un goût très vif pour rapprocher les
choses les unes des autres et les simplifier. Son petit cerveau, pressé
par tant d idées qu'il ne peut comprendre, essaie de mettre un peu
d'ordre dans l'amas des connaissances décousues fournies par sa
propre expérience et par l'enseignement, de condenser ces notions
hétérogènes en un tout intelligible et complet. Pour cela, il s'efforce
de trouver un rapport quelconque entre les choses étranges et nou-
velles pour lui qu'il observe, ou dont il entend parler chaque jour et
le monde qui lui est familier; il cherche à relier ses connaissances
réellement acquises aux anciennes, à jeter une lumière sur ce qui est
inconnu et obscur en le rapprochant de ce qu'il sait déjà, opération
pour laquelle il se contente de la plus vague ressemblance entre les
objets. »
1. L. Combes, Queh|ues observations sur le langage des enfants, BuUelin de
la Société libre pour l'étude psychologique de l'enfant, h" année, n" 21 (F. Alcan).
2. J. Sully, Etudes sur fenfance, p. 102 (F. Alcan).
3. Fr. Queyrat, lac. cit., p. 48.
R. COUSINET. — LES lŒPlŒSE.MATIONS CHEZ l'e.NFAM 161
Mais on le voit, ces laits et ces théories ne lont <[uc conlirincr les
hypothèses communes des psychologues sur la nature et la formation
de la conscience individuelle chez l'adulte. 11 n'y a lu aucune différence
spécifique, mais seulement une différence de degrés, entre la percep-
tion de l'enfnnt et celle de l'homme fait. Avec un vocabulaire plus
étendu, une difliculté plus grande à se satisfaire des analogies vague-
ment aperçues entre les choses, l'adulte aussi « cherche à relier ses
connaissances réellement acquises aux anciennes, » tùche, par néces-
sité, à créer un lien entre les éléments disparates donnés dans la
représentation, à homogénéiser les perceptions hétérogènes. Un tel
elïort, ou plutôt un tel besoin, est visible dans l'habitude si répandue
de cataloguer les choses, les personnes, les théories politiques comme
les systèmes philosophiques, de ranger les idées dans des cadres tout
faits, habitude trop tenace et trop universelle pour ne pas répondre
à une nécessité spirituelle. Cette nécessité se manifeste aussi dans
les classifications sans lesquelles toute science serait inintelligible
dans les rapports que les savants découvrent entre les lois, entre les
idées, entre les propi'iétés des corps, dans les concordances que les
poètes aperçoivent entre les phénomènes naturels. Le caractère essen-
tiel de la conscience chez Tliomme, selon Kant, est d'être une synllièsc,
une force intérieure qui unit et assimile les représentations diverses.
« L'activité de la conscience, dit Hoffding ', se manifeste avant toutes
choses, dans l'énergie avec laquelle les éléments qu'elle contient,
primitivement plus ou moins sporadiques et sans lien, sont fondus
ensemble... Dans la conscience on peut à chaque instant découvrir
deux faces : l'une passice correspond à la multiplicité du contenu,
l'autre active correspond à l'unité qui saisit ces divers éléments. Tou-
jours on trouve un contenu donné, mais toujours aussi, tant que la
conscience subsiste, ce contenu est ordonné et élaboré d'une certaine
façon. » « Il n'y a pas de perception sensible, dit-il encore, absolu-
ment passive. Tout ce qui est reçu dans la conscience, est aussitôt
élaboré conformément à ses lois - ».
Si donc l'on ne découvre pas autre chose dans la perception enfan-
tine qu'un besoin, ou plutôt une nécessité qui cherche à se satisfaire
par tou^ les moyens, de trouver des rapports de ressemblance (parce
que ce sont les plus simples) entre les représentations qui forment le
contenu de la conscience et les représentations nouvelles, il n'y a pas
lieu, semble-t-il, d'étudier cette perception autrement que comme un
cas particulier de la perception extérieure chez l'adulte avec laquelle
elle ne présenterait que des différences de degré.
1. Esqiti.tse d'une psi/cholor/ie fondée sur l'expérience, trad. fr., p. 62 (F. Alcan).
2. Id., p. 167. Cf. au5si p. 100, p. 127.
TO.VIE LXIV. — 1907. 11
102 lŒVUE PHILOSOPHIQUK
Une telle conclusion a pourtant lieu de nous surprendre, car elle
contredit les données du sens commun. La perception enfantine
apparaît toujours comme extrêmement différente de la perception de
l'adulte; on sait combien l'enfant et l'adulte s'entendent mal sur la
nature et l'usage des choses, et combien les enfants aiment peu confier
aux grandes personnes leurs croyances ou leur demander des expli-
cations sur ce qu'ils ignorent.
De ce désaccord, il doit y avoir des raisons plus profondes que ne
nous en donne la théorie que je viens d'exposer et suivant laquelle
les enfants apercevraient entre les choses des ressemblances, afin de
les pouvoir mieux connaître, découvriraient à une représentation
nouvelle une analogie avec une représentation ancienne parce que,
autrement, ils ne pourraient l'assimiler. Il est donc probable qu'il
faut chercher à ces faits une autre explication et abandonner la pre-
mière.
Toutefois, avant d'en montrer les points faibles, peut-être convient-
il de l'exposer avec plus de détails, et d'analyser de plus près en quoi
consistent ces analogies perçues par les enfants et quel en est le
mécanisme.
Un fait caractéristique, qu'il faut signaler d'abord, c'est que cette
recherche, ou plutôt cette perception des analogies, ne joue plus
aucun rôle lorsque l'enfant se représente des choses qui lui sont
connues ou familières. Les recherches de ^I. Binet * et de Mme Fuster ^
sont significatives à cet égard. La statistique dressée par Mme Fuster
ne donne qu'une quantité très minime, négligeable, de ressem-
blances indiquées par les enfants. Son expérience a été faite ainsi :
on demandait aux enfants en leur montrant certains objets connus
d'eux : « Ou'est-ce que c'est que cela? ». Dans le pourcentage du
résultat, on trouve seulement de 0,5 p. 100 à 3,1 p. 100 de définitions
par analogies. Ce chiffre est assurément curieux, puisque cette percep-
tion analogique nous avait paru être une habitude constante et néces-
saire chez l'enfant. Il semble donc qu'il serait légitime de conclure
que la perception des ressemblances entre les choses est pour les
enfants un moyen de comprendre, d'assimiler tout ce qui leur est
inconnu, tout ce qu'ils apprennent à connaître, et qu'elle tend à dis-
paraître à mesure que les choses sont mieux connues, à mesure
qu'elle devient inutile. Nous aurions donc là une raison de plus d'ad-
mettre la théorie que nous pourrions appeler de Vanalogie médiate,
rendant homogènes les représentations hétérogènes.
Cette méthode de connaissance reparaît en effet toutes les fois que
1. A. Binet, Perceptions de choses, Revue philosophique, décembre 1890.
2. Mme l''ustcr. Perceptions d'enfants, Bulletin de la société libre pour l'étude
])sijchologif/ue de l'enfant, février et mars 190G.
R. COUSINET. — LKS REPUtSENTATIONS CHEZ I.'kNFA>T IG3
l'enfant se trouve en présence de choses inconnues et qu'il clu-rchr ù
les connaître ou à les coinpi-endre. Nous avons cit»'- plus haut (|uelques
faits tous observés chez des enfants de neuf à onze ans. En voici
d'autres aussi caractéristicpies. Dans une classe, après une leçon faite
à des enfants de sept à huit ans sur les poumons et l'estoinac, à la
question : « Qu'est-ce que les poumons? Qu'est-ce que l'estomac? »
On obtient les réponses suivantes : « 1" C'est un petit rond. — C'est
un grand rond plein. — C'est comnae des noyaux. — C'est fait en peau.
— C'est un grand rond où il y a plein de petits trous. — C'est d(;s
petits tuyaux. — 2° C'est une fente. — C'est comme un petit rond. —
C'est un creux en os. — C'est comme une boîte. — C'est comme un
sac. — C'est une pochette ». Gabriel P., âgé de quatre ans, voyant
pour la première fois les touches noires du clavier d'un piano*, trouve
qu'elles ressemblent aux traverses de bois où sont fixés les rails de
chemin de fer. Des petites filles, d'une dizaine d'années en moyenne,
voyant pour la première fois d'assez près un ballon dirigeable, le
prennent pour un gros poisson. Marcel G..., âgé de deux ans et demi,
regarde une étoile de mer que je lui montre; il n'en a jamais vu. 11
s'écrie : « C'est un moulin ", et, « c'est une cocotte », puis, l'exami-
nant de plus près, et, apercevant à la fin que ce n'est ni un moulin,
ni une cocotte, il la rejette avec dépit. Ce dernier fait est particu-
lièrement remarquable, nous y reviendrons. — D'autre part, toutes
les fois que l'on montre à des enfants des objets connus, et qu'on
leur demande de les définir, cette recherche des ressemblances dis-
parait presque entièrement.
Il y a là assurément une attitude originale de l'enfant à l'égard des
choses , un procédé spécial pour les connaître. Il faut remarquer
d'abord que ces analogies ne sont pas cherchées par les enfants;
elles sont inditiuées spontanément sans effort ni temps appréciable.
Les enfants les signalent aussitôt qu'ils voient l'objet; il les perçoivent
en môme temps qu'ils perçoivent l'objet, avec lui. II semble que la
chose et l'analogie qu'elle présente avec une autre chose déjà connue,
se confondent en une seule perception. Il n'en va pas ainsi dans la
perception de l'adulte : ces analogies, souvent il ne les aperçoit pas,
à tout le moins ne se présentent-elles pas d'abord à son esprit. Ce
qu'il compare aux idées qui forment le contenu de sa conscience, ce
sont, non pas de véritables représentations, mais des notions, c'est-
à-dire des représentations dont, par l'analyse, le contenu est claire-
ment et distinctement connu, qui se décomi)OSent en éléments consti-
tutifs '. Ce qu'il compare, ce sont donc des éléments, des composants
psychiques. Ainsi le chimiste analyse un corps nouvellement décou-
vert, il le décompose en ses éléments, il en dénombre les propriétés,
1. Cl'. IlotTding, op. cit.. p. 233: " Une notion esl une représentation dont le
contenu est connu si clairement et si nettement de la conscience, qu'il ne varie
pas avec les différents ensembles où il se trouve ».
164 REVUE PHILOSOPHIQUE
et ce sont ces éléments et ces propriétés qu'il compare, pour les
comprendre et les classer, à d'autres propriétés et à d'autres éléments
déjà connus. Qu'une plante ressemble à une pierre, un animal à une
plante, un poisson à un serpent, un reptile à un oiseau, il n'importe;
c'est l'analyse qui substituera à ces analogies apparentes les analogies
vraies qui permettent seules une véritable connaissance. Sans l'ana-
lyse, en effet, toute classification, c'est-à-dire toute intelligence claire
et distincte est impossible. Prenez les choses ou les idées comme
des groupes indissociables, qu'y a-t-il de commun entre un requin
et une raie, entre un lion et une chauve-souris, la morale stoïcienne et
la morale de Kant, l'idée de droit et l'idée de liberté?
Une telle analyse est assurément impossible pour les enfants, à
cause du développement insuffisant de leur esprit. Chacune de leurs
représentations semble former un bloc indissociable, un tout homo-
gène et radicalement différent, qui vient se juxtaposer au bloc de la
représentation antérieure. Or cette juxtaposition , qui introduirait
dans la conscience un élément hétérogène, est impossible. Alors l'ana-
logie interviendrait et assimilerait même d'une façon superficielle ou
étrange les représentations diverses. Par un travail inconscient,
l'esprit apercevrait entre l'estomac et la poche, entre l'étoile de mer
et la cocotte, entre le sanglier et l'éléphant, des ressemblances que
l'adulte ne voit plus, parce qu'il n'en a pas besoin.
Telle est la conclusion à laquelle semblent conduire naturellement
tous les faits observés et en particulier ceux signalés dans cet article :
l'enfant est entouré de choses neuves et inconnues qu'il désire ou
qu'il a besoin de connaître, et comme il ne les comprend pas, il en
interprète la nature ou l'usage par analogie avec les choses qu'il
connaît déjà. C'est la théorie de Stuart-Mill, et en général de tous les
observateurs de l'enfant, la théorie que nous avons appelée de l'ana-
logie médiate.
II
Nous pouvons mieux voir maintenant combien elle est difficile à accep
ter. Si l'enfant aperçoit d'abord la nouveauté, c'est-à-dire la diversité des
choses, il est impossible que par ses efforts il en découvre par la suite
l'analogie. Son esprit n'est point assez développé pour apercevoir les
ressemblances après avoir perçu les différences; et, en outre, il est
inutile de voir comment les choses se ressemblent, si on les connaît
d'abord dans leur nature distincte ; s'il commence par percevoir un
objet comme neuf, distinct, ayant sa nature propre et son usage
spécial, il n'ira pas ensuite l'assimiler à un autre objet qu'il connaît,
il le comprendra et s'en servira directement. On n'a jamais vu un
enfant jouer avec son biberon, ni avec un morceau de pain, deux
R. COUSINET. — LES URPHÉSENTATIONS CllliZ L li.MA>T 165
choses dont il s'est dès l'abord formé des représentations exactes et
adéquates, qu'il a connues comme distinctes et particulières. Nous
avons vu (pi'il ap])olait tous les hommes * papa • et rpiil ne se trom-
pait jamais sur sa mère : qu'est-ce à dire? sinon, nous l'avons vu,
qu'il connaît mieux sa mère, c'est-à-dire qu'il l'a d'abord connue, non
comme une femme quelconque, mais comme sa mère, dans le rapport
spécial qu'elle entretient avec lui. Les tout jeunes enfants ne per-
çoivent, n'indiquent jamais d'analogies entre les choses ou les per-
sonnes qu'ils connaissent d'abord distinctement, dans leur réalité,
que leur représentation reproduit exactement '. Que l'on reprenne les
faits, si l'on écarte ceux qui sont dus à rinsuflisance du vocabulaire,
ou à la fantaisie amusée des enfants -, on ne trouvera aucune analogie
portant sur des objets familiers à l'enfant. Ceux-là ont été d'abord
connus selon leur nature propre.
Il semble donc nécessaire de trouver à ces faits une autre explica-
tion qui en rende compte plus exactement. Cette explication, au lieu
de la chercher dans une prétendue perception des diversités, réduites
ensuite à l'unité par l'imagination enfantine, nous la trouverons beau-
coup plus exactement dans l'hypothèse contraire. Tout nous conduit
à penser que l'enfant ne découvre pas d'abord dans le disparate de
ses couleurs, la « novitas florida mu;îdi », mais qu'il se meut au
milieu d'un chaos uniforme formé de sensations qui se ressemblent
toutes pour son esprit inculte et son discernement non encore
éveillé. L'enfant ne saisit pas des rapports de ressemblance entre des
choses diverses, il voit les 'choses comme analogues, pareilles, ayant
des natures semblables ou parentes, et pouvant être employées à un
usage commun. Si nous n'avions crainte de sembler faire un jeu de
mot, nous dirions qu'il ne compare pas des perceplions mais qu'il
perçoit des comparaisons. Le monde lui apparaît d'abord comme un
tout homogène, comme une masse grossière, au sein de laquelle se
distinguent seulement quelques perceptions différenciées (sa nourri-
ture, sa mère, un peu plus tard son corps). Nous avons dit plus haut
qu'il ne recherchait pas les analogies, qu'il les signalait sans travail
appréciable de l'esprit, qu'il semblait les percevoir en même temps que
les choses. C'est que l'objet et l'analogie se confondent dans une même
perception : c'est que l'enfant ne perçoit dans la chose nouvelle et
inconnue que les parties ou les qualités qu'il a déjà connues dans
d'autres choses. // ne voit pas le reste. 11 ne perçoit pas la nouveauté;
il ne sait pas d'abord qu'il se trouve enprésence d'objets nouveaux, et
i. Il ne s'agit pas ici, bien entendu, de reproduire ces objets tels qu'ils sont
en soi, mais seulement de rei»roduire l'image commune que s'en forment les
adultes, et qui constitue ce qu'on appelle, dans la vie courante, l'objet lui-même.
2. H faut tenir compte de cette fantaisie. Par exemple, une petite llile de
huit ans, aussitôt couchée, feignait de se croire dans une voiture, et disait à
un cocher imaginaire : ■• Avancez, Peler. ■• Il n'y a là qu'un jeu dont l'enfant n'est
pas dupe : voir d'autres exemples dans Combes, op. cit.
166 REVUK l'HILOSOPHlQUE
il ne peut pas les connaître comme nouveaux. Son esprit inexercé ne
perçoit que les ressemblances et non la diversité.
S'il en était autrement, on ne s'expliquerait pas qu'il confonde les
choses, qu'il se trompe sur leur nature. C'est parce qu'il perçoit les
analogies avant de voir les différences, qu'en présence d'un objet
inconnu, il dit rarement : « Je ne sais pas ce que c'est, ■» mais prend cet
objet pour autre chose. Le lils de M. Combes appelait le hibou un
miaou, c'est que du hibou il a seulement perçu les quelques traits qui
le font vaguement ressembler au chat; il n'a vu ni les plumes ni le
bec, ni tout ce qui nous empêche, nous, de prendre le hibou pour un
chat, tout ce qui constitue les caractères distinctifs de l'oiseau.
L'enfant que j'ai cité prenait une étoile de mer pour un moulin et
une cocolte, il a lui-même reconnu son erreur et il a rejeté l'astérie,
mais s'il l'avait perçue comme une chose nouvelle et inconnue, il l'aurait
d'abord rejetée. Seule notre hypothèse — l'enfant ne perçoit dans
les choses inconnues que les qualités qu'il connaît déjà — explique
ces erreurs. Les deux cas que neus venons de citer d'ailleurs ne sont
pas isolés : d'après une statistique parue dans le Ihdletinde la Société
pour iélude de la psychologie de l'enfant, 9,17 p. 100 seulement des
enfants ont désigné exactement les objets qui leur étaient montrés; et
si, dans les erreurs des autres, il y en a de négligeables, dues à l'insuf-
fisance du vocabulaire, à l'oubli des mots, on en rencontre aussi de
beaucoup plus caractéristiques : la botte d'asperges est prise pour un
fagot, pour des sucres d'orge, pour une robe plissée; l'éventail pour
un papillon, l'escargot pour un lion, même une charrue pour un fusil,
un éléphant pour un homme '. Toutes ces erreurs ne peuvent être dues
qu'à l'incapacité pour l'enfant de distinguer les choses-.
Une autre observation vient encore à l'appui de notre hypothèse que
nous appellerons de l'analogie immédiate. 11 est tellement vrai que les
enfants ne perçoivent dans un groupe nouveau de sensations que
celles qui sont déjà dans leur esprit à l'état d'images, qu'ils voient dans
les choses ce qui n'y est pas, par analogie avec des représentations
antérieures, ou avec des souvenirs anciens, ou avec une construction
logique. — Baldwin a déjà remarqué que les enfants, invités à des-
siner un objet qu'ils ont sous les yeux, reproduisent non pas l'objet lui-
même, mais un objet à peu près semblable: il ajoute qu'il est très
diffif'ile de faire voir aux enfants en quoi ils se sont trompés, et que,
1. G. Vaillant, « Conlribulion à l'éliule du développement du langage chez les
enfants », liullelin, mars 1904. M. Vaillant attribue ces erreurs soit à l'excès fan-
taisiste de l'imagination (mais on peut toujours vérifier la sincérité des enfants),
soit au défaut de mémoire visuelle. C'est possible, mais précisément ce défaut
de mémoire visuelle nous est une preuve de plus de la confusion des perceptions
enfantines.
2. J'ai fait montrer à des enfants de six ans une étoile de mer et un hippo-
campe; ils n'en avaient jamais vu. J'ai obtenu pour le premier animal 1 réponse
juste sur 2i, pour le second aucune (sur '22). Toutes les autres réponses sont
des confusions.
»
R. COUSINET. — I.KS HKl'IlliSKNTATlONS CIIKZ I.'knK.VM- 1()7
même en recommençant plusieurs fois, ils introduisent encore dans
leur dessin des traits étrangers fournis par leurs souvenirs'. I/liomme
vu de profil, par exemple, est toujours dessiné dr face, t Ce qu'il
y a de plus frappant, dit M. Fassy, et de plus caractéristique (dans les
dessins d'enfants), c'est ledéfaut de sincérité du petit artiste; le plus
souvent il ne copie pas ce qu'il a sous les yeux, il reproduit un dessin
appris, il dessine de chic. On ne trouverait guère, en effet, — au moins
dans les classes aisées, — d'enfants complètement neufs au point de
vue du dessin; presque toujours on leur a dessiné des bonshommes,
des dadas, des petits cochons; ces dessins, forts maladroitement exé-
cutés la plupart du temps, et qu'ils résument encore en les imitant, se
gravent dans leur mémoire et y deviennent en peu de temps les types
du visage humain, du cheval ou du cochon; ils ont pour elix bien
moins la valeur d'une véritable représentation que celle d'une sorte
de notation conventionnelle des objets; telle figure signifie un homme
plutôt qu'elle ne ressemble réellement à un homme; il y a là comme
ua rudiment d'écriture symbolique. Dès lors quand on demande à
reniant de copier un objet, il ne se donne pas la peine d'obser-
ver, mais se contente de reproduire machinalement l'image qu'il est
habitué à y associer- ». D'autre part on sait bien que quand on
fait dessiner à des enfants des objets vus en perspective ils repro-
duisent des particularités qu'ils ne voient pas. C'est donc toujours
qu'ils ne perçoivent dans les choses que ce qui est commun à d'autres
représentations.
On peut d'ailleurs citer un grand nombre de faits analogues en
dehors du dessin. Des élèves, copiant cette pensée de Caro écrite au
tableau : L'esprit mène le monde, et le monde n'en sait rien, écrivent
lesprit même le monde, ce qui ne veut rien dire; mais ils connais-
sent mieux même que mène. Dans un manuel d'histoire de France, deux
élèves, habitués à lire et à réciter le nom de Henri IV, le perçoivent
deux fois faussement, alors que le nom de Henri est seul imprimé. Dans
le même livre, au lieu de la phrase : « Montluc aimait mieux pourtant
pendre les gens que les décapiter », un élève lit : « Montluc aimait
bien mieux pendre les gens que de les décapiter », par analogie avec ces
façons de parler qu'il affectionne et dont il se sert toujours dans ses
compositions françaises. Un enfant de neuf ans, dont le frère est
malade, à la question : « Quand verrai-je ton frère? » répond, « Parce
([u'il a la gourme », par l'habitude de s'entendre demander : « Pour-
quoi ton frère ne vient-il pas en classe? » Un autre, au lieu de : « Du-
gesclin naquit en l.'Ji i, près de Rennes, » lit : « après la reine ». Une
petite tille, à qui on a lu successivement le portrait du Distrait de
La Bruyère et la lettre de P.-L. Courier sur l'aventure en Calabre,
1. Baldwin, Le développement mental cliez l'enfant et clans la race, trad. fr.,
p. 82. Cr. aussi p. 88, p. 281, p. 204 (F. Alcan).
2. J. Passy, Note sur les dessins d'enfant, Reçue philosophique, décembre 1891.
168 REVUE PHILOSOPUIQUE
invitée à raconter cette dernière, mélange les deux récits et introduit
dans le second un épisode du premier K Un enfant de onze ans,
arriéré, apprenant à lire, épelledans un livre de lecture le mot domino :
d, o, do; m, i, mi; do, ré, mi (il apprenait un peu de solfège) 2. Dans
tous ces cas, il semble que les images conservées dans la conscience se
mêlent aux sensations actuelles, comme les taches de soleil persistent
sur la rétine après qu'on a regardé Tastre. Cela est particulièrement
sensible quand on lit successivement et sans interruption deux pages
d'auteurs ayant môme un style et un esprit fort différents (une descrip-
tion de Loti, par exemple, après une description d'Anatole France) :
pendant les premières lignes de la seconde, on croit encore continuer
la première. II est évident que l'élasticité de l'esprit est insuffisante
pour qu'il se renouvelle à chaque sensation.
En d'autres cas, la représentation actuelle est déformée par l'intro-
duction de qualités appartenant à d'autres représentations analogues à
celle-ci''. Une reproduction du Chant de l'Alouette, le tableau de
J. Breton, ayant été donnée à décrire à des élèves de huit à dix ans,
14 (soit 34,14 p. 100)* notèrent des détails qui ne se trouvaient pas
dans la gravure, détails inspirés par le souvenir de gravures dans
lesquelles il y a des moissonneuses, ou de récits lus, etc., par exemple :
elle rase ses fraisiers, elle coupe le blé, elle coupe des choux, elle
arrache des pommes de terre, elle prie VAngélus (souvenir du tableau
de Millet).
Enfin, la représentation est souvent déformée-^ par un souci logique,
l'enfant ajoute des détails pour mieux s'expliquer sa perception. Dans
le récit de l'aventure en Calabre, une petite lille ajoute que la fenêtre
était trop petite pour que les voyageurs pussent s'enfuir. Un enfant
décrivant une cour dans une école, place la fontaine et les bancs contre
un mur, alors que cette fontaine est placée contre un pilier, en avant
du mur. Dans son très curieux rapport sur la fidélité du témoignage,
Mlle Borst fait cette remarque : « Un témoignage entièrement fidèle
est l'exception; tout témoin supplée par l'imagination aux lacunes de
{. « Ils rentrent pour souper de la soupe et du' jambon, et le soir il s'accroche
la perruque après la suspension et demande où est sa perruque et personne ne
répondit. >• Confusion amusante entre le jambon pendu au plancher et la per-
ruque de J!énal(iue accrochée au lustre.
•2. Il faudrait aussi citer les fautes d'orthographe commises par analogie. Voir
mon article sur l'Enseignement de l'orthographe, dans « VÈdiicaleur moderne »,
juillet l'JOO. — Un enfant fort intelligent avait lu dans un journal l'histoire d'un
fermier (jui avait enfermé des papiers de famille dans une cassette. L'enfant
avait lu casquette et était fort étonné d'un pareil choix.
3. Cf. IliifTding, op. cit., p. 211 : .. L'essence de toute association, c'est donc
la tendance que nous avons, un élément particulier étant donné, à reproduire
l'état total dont cet élément ou un autre semblable, formait une des parties ».
4. Le même travail fait dans une classe de filles donna une proportion un
peu moins forte : 23,3 p. 100.
5. Conformément à mon hypothèse, j'entends par là non que les enfants
déforment les représentations après coup, mais ont de fausses perceptions.
R. COUSINET. — l.i:S ItKlMtLSKMATIONo CIIKZ I.'eNKAXT 169
sa mémoire. Cette suppléance est en général conforme à ce que la
logique exigerait'.
Tous ces exemples confirmont notre liy[»otlièsc de rindislinclion
par l'enfant de la diversité des choses quil a sous les yeux. Les repré-
sentations dans son esprit ne sont pas séparées par des cloisons étan-
ches, mais se fondent et se confondent, comme les nuances diverses
d'une même couleur. Sa conscience est un microcosme, mais le
monde s'y rcllète, déformé, unilié, monotone, c'est-à-dire intelligible,
car l'enfant ne comprend point le divers.
C'est-à-dire que toutes les fois que l'enfant se trouvera en présence
d'une chose nouvelle, il ne percevra pas qu'elle est nouvelle, il la per-
cevra comme analogue à une chose connue, à moins que l'objet ne
soit tellement distinct et inintelligible qu'il ne le comprenne point et
le laisse de côté -.
III
On trouverait facilement dans la vie commune, dans la diffusion
des idées scientifiques par exemple, cette incapacité de percevoir le
nouveau dans sa nature distincte qui caractérise la perception de
l'enfant et qui persiste chez les adultes insuffisamment cultivés.
Personne ne croit plus aujourd'hui que le bruit du tonnerre est
produit par le roulement sur la voûte céleste des roues du char de
Zeus, mais on croit généralement qu'il provient de la rencontre de
deux nuages se heurtant avec fracas à la façon de deux solides lancés
l'un contre l'autre. Dans l'explication scientifique, seule a été com-
prise la partie présentant quelque analogie avec la croyance ancienne.
— Personne ne croit plus que la foudre soit un carreau lancé par la
main d'un dieu, mais on dit que la foudre tombe et l'on croit vague-
ment à la chute de quelque chose. — Les coquillages marins nous
fournissent un exemple plus frappant encore : on ne croit plus que la
mer bruisse encore au fond des coquillages longtemps après qu'ils
ont été retirés de l'eau, mais j'ai entendu affirmer qu'on pouvait faci-
lement reconnaître les coquillages naturels et les coquilles artifi-
cielles en ce que celles-ci, mises à l'oreille, ne présentaient pas le
bruit caractéristique que font entendre les premiers. — Dans ce
domaine aussi les exemples sont innombrables. Combien de per-
sonnes croient encore que les vaccins sont des remèdes? Combien,
ne croyant point du tout aux humeurs peccantes de Sganarelle, se
purgent tous les mois pour s'en débarrasser? Quelles idées étranges
1. M. Borst, Recherches expérimentales sur l'éducabililé et la fidélité du
témoignage, Archives de Psi/c/ioloffie, t. 111, n" H.
2. C'est parce que l'enfant dont nous avons déjà parlé voit à la longue que
son étoile de mer n'est pas une chose qu'il connaisse, qu'il la rejette, comme
une représentation ininlclligibie.
470 HEVUE PHILOSOPHIQUE
et absurdes ne sont pas répandues sur la nature et les effets de l'élec-
tricité, des rayons de Rœntgen, du radium. C'est toujours la même
difficulté à oublier les images et les associations anciennes qui
encombrent l'esprit, à percevoir exactement la chose nouvelle et
inconnue. Dans le domaine des idées morales et philosophiques, il en
va de même '. « A mesure qu'on a plus d'esprit, dit Pascal, on
découvre plus d'hommes originaux » ; inversement, moins on en a,
plus le monde paraît uniforme et semblable.
IV
Mais aussi, à mesure que l'enfant grandit, et que son esprit se
développe, cette difficulté à voir le divers diminue, et si elle ne dispa-
raît jamais tout à fait, tend à disparaître. En présence d'un objet
inconnu, l'enfant peu à peu se débarrasse des vieilles associations
d'idées, acquiert peu à peu le sens du nouveau. 11 ne confond plus les
représentations, il ne se trompe plus sur la nature des choses qu'il
perçoit, il cherche des analogies plus exactes, plus vraies, et néglige
les ressemblances superficielles qui se présentent d'abord à son
esprit 2. Dans une classe d'enfants d'une dizaine d'années, ce sont
ceux d'intelligence moyenne qui se trompent sur un objet nouveau ou
le comparent à autre chose : les plus intelligents l'examinent et cher-
chent à le comprendre^. Pour les choses connues [et familières aussi,
ces ressemblances ne sont plus perçues, nous avons vu combien il y
en avait peu d'indiquées dans la statistique de Mme Fuster.
Tout le travail par lequel la perception de l'enfant se redresse et
devient plus conforme à la réalité est dû à l'expérience qui le familia-
rise avec les choses, aux leçons de ses maîtres qui les lui font com-
prendre, à la vie en société qui l'oblige à les examiner de plus près.
— Pour les choses que l'enfant a tous les jours sous les yeux,
dont il se sert, la part de l'expérience, de la familiarité, de l'usage
habituel est assurément la plus considérable. On ne peut longtemps
confondre dos choses dont on se sert, que l'on connaît; et assurément
l'usage est le meilleur procédé pratique qui soit à notre disposition
pour connaître les choses *. — L'instructipn aussi familiarise avec les
1. Souvent fies philosophes sont obligés de répondre à des attaques contre des
idées qu'ils n'ont jamais soutenues, mais que leurs contradicteurs leur prêtent
par analogie avec d'autres systèmes semblables aux leurs par d'autres points.
Cf. par exemple, E. Uurkheim, Refiles de la méthode sociologique, préface de la
2' édition (F. .\lcan).
2. 11 est remaniuablc en cITct que c'est encore par l'analogie que se fait ce
travail. Les enfants les plus intelligents se moquent des ressemblances grossières
perçues par leurs camarades, en cherchent de plus subtiles. On le voit particu-
lièrement dans la recherche de l'étymologie des mots.
'i. Les moins intelligonis le regardent passivement, sans intérêt et sans désir
<le comprendre.
4. J'ai connu luie petite lille qui avait transformé en un chien un gros ballon
qu'elle avait; elle le traînait après elle tout le jour dans l'appartement (où on
R. COUSINET. — LES Hi:PRKSEMATIO>S CIIKZ l'kMANT 171
choses, les fait mieux connaître, puisque l'analyse en est le procédé
principal, surtout dans les premières le(:ons do sciences. — Mais c'est
surtout la vie sociale qui habitue les enfants d'une fa^on générale à
percevoir les dilTérences, la diversité du monde extérieur, à ne plus
confondre les perceptions les unes dans les autres. Chaque eidant,
nous l'avons vu, se construit pour lui-même un monde extérieur
homoij:ène et unifié. Ouand. dans une école, se rencontrent i)our la
première fois des enfants divers, ces mondes extérieurs disparates
s'opposent, entrent en lutte, cherchent chacun la suprématie au détri-
ment des autres. Chaque enfant considère sa perception illusoire des
choses comme adérjuate à la réalité, et s'étonne et se fâche de ren-
contrer chez le camarade une perception différente, souvent très diffé-
rente et à laquelle lautre est aussi fortement attaché. Cette opY)Osition
et cette lutte sont visibles dans les disputes que font naître tous
les jeux chez les petits enfants pendant les premiers mois de scolarité.
Ces jeux sont des jeux d'imatrination ', sont les mêmes que ceux
auxijuels l'enfant jouait seul sur le parquet de la chambre, ou bien
avec des frères et des sœurs percevant les choses conmie lui-même;
et dès lors il devient très dilficilc de s'entendre entre deux enfants,
quand l'un a toujours perçu la chaise comme analogue à un traîneau,
l'autre à un bateau: quand l'un veut que le sifllet soit la locomotive,
et l'autre la sirène de l'usine; quand l'un veut que le béret devienne
un képi et l'autre un chapeau d'homme. Or il faut que l'accord se
fasse; dans ces petites sociétés enfantines, la paix est toujours
conçue comme le plus grand des biens, selon l'expression de Pascal,
parce qu'elle est la condition nécessaire de la vie sociale. C'est la
réalité seule, plus exactement perçue, qui peut faire et qui fait cet
accord. Quand on est las de disputer pour savoir si le sifflet est une
locomotive ou une sirène, ou s'aperçoit tout à coup (et le besoin de
la paix aide beaucoup cette correction de la perception) que c'est tout
bonnement un sifflet, on le met dans la poche, et on n'y pense plus.
La vie individuelle cesse et commence à faire place à la vie sociale.
Un des faits les plus caractéristiques, en effet, de la vie scolaire,
c'est la disparition progressive et assez rapide des jeux d'imagination
et d'imitation qui ont été tout l'aliment de l'activité dans la première
enfance. D'après une statistique que j'ai faite il y a trois ans dans une
école communale, sur des enfants de six ans, j'ai relevé seulement
une proportion de 14,7 p. 100 de ces jeux; encore, sur ces jeux,
3 p. 100 avaient été joués par des enfants seuls, et les autres étaient
extrêmement simples. Dans un questionnaire adressé à des élèves
d'une première classe, les enfants interrogés sur les jeux qu'ils préfé-
lui défendait de jouer au ballon) et se fâchait quand on lui donnait des coups
de pied. Cette transformation, à laquelle d'ailleurs l'enfant ne croyait qu'à moitié,
n'aurait sans doute pu se faire si Tenfant n'avait été empêchée, pendant long-
temps, de se servir du ballon suivant son usage véritable.
1. Voir, sur ces jeux, le livre excellent de M. Queyrat, F. .\lcan, édit.
172 REVUE PHILOSOPHIQUE
raient, indiquèrent 298 jeux, parmi lesquels aucun d'imagination ou
d'imitation. A mesure, en effet, que les enfants grandissent ces jeux
disparaissent pour faire place soit aux sports, soit aux jeux organisés
et traditionnels. On remarque parfois des retours en arrière, qui ne
sont d'ailleurs qu'apparents : en ce moment quelques élèves de ma
classe, des enfants d'une dizaine d'années, jouent aux aigles et aux
chasseurs : en réalité il s'agit seulement d'un jeu traditionnel (sépa-
ration en deux camps et poursuite d'un camp par Tautre) décoré d'un
beau nom par un des enfants qui aune forte imagination et beaucoup
de lecture. Cette apparente exception n'enfreint donc pas la loi géné-
rale de substitution dans la vie scolaire des jeux organisés aux jeux
d'imagination.
Cette substitution est due sans doute en partie au plaisir nouveau
que cause la vie sociale; il me semble qu'il faut l'attribuer surtout à
l'impossibilité pour les enfants de mettre d'accord leurs représenta-
tions individuelles. Il faut en outre reconnaître qu'à mesure que les
enfants abandonnent leurs jeux enfantins, à mesure qu'ils grandis-
sent, à mesure aussi ils s'intéressent davantage aux réalités perçues
clairement et distinctement. Ils deviennent méfiants de toute cons-
truction imaginaire, de tout arrangement du réel, de tout récit qui
leur paraît fictif. Dans les leçons de sciences, ils veulent des faits et
des expériences; dans les leçons d'histoire ils veulent des chiffres*.
Dans la vie courante aussi ils s'intéressent aux choses, ils savent
comment marchent les tramways électriques et le nom ou à tout le
moins l'usage des appareils, ils contemplent longuement les auto-
mobiles arrC'tées au bord des trottoirs et se perdent en interminables
discussions sur la valeur des marques de bicyclette. Pendant la
guerre russo-japonaise, j'ai dû répondre à de nombreuses questions
d'enfants portant toutes sur le nombre des soldats dans chaque
armée, le nombre des morts après chaque bataille, etc. On voit à
chaque instant s'éveiller le désir d'échapper à toute confusion, de
voir clair dans les choses, de ne pas être dupe des fausses analogies.
A la suite d'une enquête faite par eux, MM. S. S. Colin et J. F. Meyer,
professeurs à l'Université de l'Illinois, concluaient que l'imagination
diminuait chez les enfants pendant la vie- scolaire ^. Il n'y a pas lieu
1. L'expérience suivante me semble assez sionificalive : ayant lu à mes élèves
les pages de VllisLoire de la civilisation française de Rambaud concernant la cour
de Louis XIV et l'étiquette de Louis XIV, je les invitai aussitôt après à repro-
duire par écrit tout ce qu'ils en avaient retenu. Tous avaient retenu à peu près
exactement le nombre des soldats de la maison militaire du roi et de ses domes-
tiques : seul ce souvenir se retrouvait dans toutes les copies. On dira que c'est
parce qu'ils l'avaient retenu plus facilement; mais c'est parce qu'ils avaient
écouté ces chiffres avec le plus d'intérêt.
2. Cf. T/ie l'i'dagogical seminanj, mars 1906, Imaginative éléments in the
writtcn work of scliool childrcn, p. 92. « In gênerai, the imagination of school
children shows a décline diiring the years sludied... The only type of imagina-
lion Ihat shows a substantiel growth is the visual... •
R, COUSINET. — l-ES «EPRÉSENTAMONS CHEZ l'E.NFANT 173
de s'en élonner, ni de s'en plaindre, s"il est vrai, comme nous croyons
l'avoir montré, que la prétendue imai^ination des enfants n'est qu(î le
mélange confus des sensations et des images et l'impossibilité de
voii- exactement le réel. D'ailleurs les enquêteurs reconnaissent en
même temps que l'imagination visuelle s'accroît à l'école : or l'ima-
gination visuelle est généralement associée à la l'acuité fi'observa-
tion.
Cette transformation de la perception enfantine nous paraît due en
grande partie îi la vie sociale (jui détruit les fausses analogies et
accorde par la vue et l'amour du réel les esprits divers. Il y a moins
d'originalité, si l'on veut, chez les esprits fortement socialisés que
chez les solitaires, il y a plus assurément de sens du réel, d'esprit pra-
tique, d'hospitalité intellectuelle. On voit sans doute les analogies repa-
raître au sein de sociétés fermées et resserées : l'esprit précieux fut
pour une grande part un esprit analogique; mais c'est précisément
que ces sociétés en se fermant et se concentrant sur elles-mêmes
développèrent en elles un esprit individuel, original et solitaire, qui
perdit le sens de la diversité comme l'enfant. Dans toute société lar-
gement ouverte et fréquemment renouvelée, comme est la société
enfantine, ce sens est au contraire largement développé. La société
est ainsi véritablement l'instrument du progrès nécessaire qui assure
à l'enfant une vue exacte du monde tel qu'il est dans sa riche
diversité. C'est preuve d'une force d'esprit d'unifier ses représenta-
tions et ses pensées, mais seulement après qu'on en a aperçu et com-
pris les dilîérences profondes.
Roger Cousinet.
ANALYSES ET COMPTES KENDUS
I. — Esthétique.
Fr. Paulhan. — Le mensonge de l'art. 1 vol. iii-8, 380 p. Paris,
F. Alcan, 1907.
Étant donnée la nature de ce livre, très riche et même un peu touffu
dïdées, reliées les unes aux autres par des rapports très complexes,
nous avons pensé qu'il valait mieux ne pas lanalyser chapitre par cha-
pitre, mais dégager les idées principales qui en font la valeur, et qui
doivent être retenues. Commençons par les exposer simplement, en
leur conservant autant que possible la forme même dans laquelle elles
se sont présentées à l'auteur; forme particulière, correspondant à
une certaine allure de pensée, et qui donne à l'ouvrage sa physionomie.
Par la suite de ses réflexions antérieures, M. Paulhan avait été amené
à attribuer, même dans notre vie normale, une part considérable à
rillusion et au mensonge. La vie de l'humanité, nous dit-il dès le début
de son livre, est assurée ou rendue possible par de grandes fonctions
sociales, l'art, la religion ou la science, qui dirigent l'homme en le
trompant (p. 1). Quel est le caractère général le plus important de
l'art? C'est de créer une réalité illusoire et superficielle, destinée à
déguiser, à remplacer provisoirement, et même, en certains cas, à
remplacer pour toujours la vraie réalité, c'est de nous faire vivre dans
un univers qui n'existe pas, ou qui n'existe guère, mais qui corres-
pond à nos désirs. L'art consiste essentiellement à remplacer un
monde réel qui nous froisse, qui ne nous satisfait pas, par un autre
monde, moins vrai, mais plus satisfaisant (p. 3).
Cette définition s'applique spécialement aux formes caractéristiques
de l'art, à la musique par exemple. C'est la musique, semble-t-il, qui
répond le plus complètement à l'idée dé l'art. C'est par elle que la
transformation du monde est la plus complète. Par elle, un univers
tout à fait nouveau, tout à fait artificiel vient se substituer au monde
réel. Il n'a presque rien de commun avec lui, juste ce qu'il faut pour
que nous puissions y pénétrer et nous y reconnaître (p. 13). A notre
activité toujours discordante et malheureuse à bien des égards, elle
substitue une activité coordonnée, qui se traduit par un sentiment de
vie, de liberté, d'harmonie générale, de force victorieuse, qui ne se
peuvent exprimer. C'est là l'impression esthétique par excellence,
celle qui ne résulte point de la satisfaction imaginaire accordée à
quelqu'un de nos sentiments concrets, mais qui est une impression
ANALYSES. — l'ALi.iiAN. Le mcnsonge de rart. 175
d'ensemble, l'émotion que nous donne la systématisation même en
tant que telle et qui se combint- à ci-lle l'orme spéciale démolion <pie
donne l'espèce propre de la systématisation réalisée (p. IG).
Dans toutes nos impressions artistiques on trouvera quelque chose
d'analogue : toujoui-s elles seront caractérisées par la substitution
d'un monde harmnni((uc arti(i<;iel au monde réel, d'une vie factice,
liarmunieuse et imagiuative à notre vie ordinaire et naturelle. Tel
est l'elïet de la peinture, de la scul[)ture, de l'art dramatique, de la
poésie. Ces arts ne s'inspirent de la nature que pour la transformer,
la déligurer et l'épurer. L'art idéaliste et supra-liumain le lait à
l'extrême, au risque de se détacher complètement de la vie. Lart le
plus réaliste le l'ait encore.
Les arts industriels et décoratifs s'exercent sans doute, sur des
objets réels et qui ont la prétention d être utiles : ils peuvent pourtant
sortir eux aussi de la réalité. Dans leurs produits il y a ([uelque chose
de fictif. Le flambeau de la collection Dutuit n'est plus <■ vrai » en
tant que flambeau. Les plats de Bernard Palissy ne sont plus réels en
tant que plats. Et c'est par là qu'ils prennent un caractère tout a fait
artistique (p. 127). — Une œuvre d'architecture est quelque chose de
bien réel. Un édifice n'est point une rêverie, il a sou utilité. Seulement,
ce n'est pas pour cela qu'il est une œuvre d'art. Si nous nous bornions
à nous en servir, à l'employer selon sa destination sans le contempler
jamais, sa nature artistique resterait virtuelle. Ce qui la dégage, et ce
qui l'achève, c'est la contemplation, l'attitude artiste soit de celui qui
le crée, soit de ceux qui le contemplent ;p. 1"29;. Et l'architecture est
particulièrement faite, par sa valeur représentative et symbolique,
par toutes les rêveries qu'elle nous suggère, pour provoquer cette
attitude artiste. — L'art des jardins, qu'on peut rattacher à l'archi-
tecture, nous offre encore un exemple de ces combinaisons d'illusion
et de réalité. Ici aussi les matériaux sont bien réels, il s'agit de vrais
rochers, de vraie terre, de vrais arbres. Et cependant un jardin
n'est pas delà vraie campagne. Il est réel puisque nous y marchons,
puisque nous y vivons. Mais il est aussi fictif, il nous enlève au
monde réel, il est construit pour notre plaisir et notre agrément en
dehors de la nature qu'il reproduit, qu'il parodie, qu'il rectifie. Et
cette œuvre d'art sert à nous en permettre d'autres. Le jardin, on
peut y travailler à la rigueur, mais c'est surtout un endroit où l'on joue,
où l'on rêve, où Ton se promène, où l'on s'isole des soucis de la
vie pratique. Et son caractère artistique apparaît dans sa destination,
comme dans sa nature même (p. t37). — Dans l'art de la toilette,
nous trouvons de même quelque chose de fictif. Car la toilette est
peut-être essentiellement, telle que la civilisation l'a faite, après
tant de siècles, non point l'ajustement du vêtement au corps, mais
l'ajustement du corps au vêtement, et, si l'on y tient, le triomi)he de
l'idée sur la matière, la conformation apparente et plus ou moins
menteuse du réel à l'idéal (p. 145).
176 lîEVUE PHILOSOPHIQL'K
Descendons de quelques degrés. Il n'est pas jusqu'à l'art culinaire,
si utilitaire cependant, qui ne vise à nous abstraire du monde réel.
Un repas d'amis, de connaissances même est une véritable trêve
dans la vie. Il est convenu qu'on y oubliera ses affaires et ses soucis,
qu'on vivra pour quelques moments dans un monde tout à fait diffé-
rent du monde réel, où se multiplient, autour des sensations du goût,
toutes sortes d'impressions agréables (p. 150). — Le jeu, sous toutes
ses formes, a un caractère artistique. On a voulu parfois ramener l'art
à une activité de jeu; on ferait mieux de dire que le jeu est une forme
spéciale et très intéressante de l'art. C'est une activité détournée de la
vie sérieuse, qui l'imite d'ordinaire, mais pour la mieux systématiser,
pour la rendre plus harmonieuse. Et en même temps le jeu est « désin-
téressé », il n'est pas la vie, il reste en dehors de la réalité (178). —
Dans la simple rêverie enfin, nous nous retirons de la vie pratique,
nous créons à notre usage un monde fictif, plus ou moins systématisé
mais plus satisfaisant que le monde l'éel. La rêverie peut donc être
regardée comme une des formes frustes de l'art. Nous avons ainsi
descendu la série compliquée des manifestations de l'art, et nous en
avons vu les principales formes. Depuis les plus hautes et les plus
complexes jusqu'aux plus basses et aux plus simples — et l'on en trouve
de telles dans tous les ordres d'art — nous leur avons reconnu à toutes
les mêmes caractères d'harmonie voulue et d'irréalité (p. 209).
Le caractère essentiel de l'art étant ainsi défini, quelle doit être sa
valeur morale?
La vie morale, c'est la vie systématisée, en complet accord avec elle-
même, en complet accord avec ses conditions d'existence. L'art, au
contraire, c'est une systématisation partielle essentiellement indépen-
dante. Il distrait l'esprit, il l'empêche de sentir, pendant un moment,
les froissements de la réalité en le transportant dans un monde ima-
ginaire où ces froissements n'existent pius. Mais c'est dans ce monde
imaginaire seulement que l'harmonie existe; dans le monde réel la
discordance, l'opposition existe toujours et l'art a plutôt tendu à la
rendre plus grande, et peut-être plus difficile à guérir. Voilà l'immo-
ralité essentielle de l'art. Par son principe môme et par sa nature
propre, il s'oppose à la systématisation générale des phénomènes et
des existences. Il va contre cette systématisation. Né d'une déshar-
monie, il organise en quelque sorte cette désharmonie, il la prolonge
et il l'aggrave p. 241). Et plus l'œuvre d'art se rapproche de la perfec-
tion, plus le monde irréel est puissamment organisé, plus l'harmonie
y règne, plus la beauté y resplendit, et plus aussi il s'oppose au monde
incohérent et mauvais contre lequel notre esprit réagissait, plus il
absorbe les forces que la morale voudrait employer à une réorganisa-
tion réelle, plus il est désorganisateur et immoral (p. 244).
Sans doute il ne reste pas absolument étranger à la réalité; il lui
emprunte quelques-uns de ses éléments. Mais cette immixtion de la vie
réelle et morale dans l'art ne fait qu'aggraver son essentielle immora-
r
ANALYSES- — I'ali.iian. Lc mtmsnnrje de Varl 177
lité. Faisant appel aux seiitimcnls ordinaires de la vie humaine, l'art
tend à les exciter en nous, cl, en les (\xcitant,à les d('toiirncr du monde
réel pour nous les l'aire épancher sur un monde qui n'existe qu'en nous
et pour nous, pour le lecteur ou pour le rêveur (p. 2i;j). Plus grave
encore est l'immixtion de l'art dans la vie réelle. En détournant vers
la production aitistique une bonne partie de l'activité sociale, il la
subordonne à son œuvr-e de fiction et de mensonge. Il nous habitue
encore à prendre en face de la réalité l'attitude artiste : traiter le
monde réel où nous vivons, où se débattent aussi les autres hommes,
comme un monde fictif créé pour le seul usage de notre contempla-
tion, c'est exactement le contraire de l'attitude morale. La psychologie
de quehjucs artistes révèle l'influence de celte tendance de l'art. Où
trouve-ton le plus de mépris pour la vie réelle en général, polir la plu-
part des sentiments qui s'y manifestent et la rendent possible, pour
les vertus pratiques, pour les questions morales et sociales, sinon chez
ceux qui ont fait de l'art la grande affaire de leur vie, qui se sont
attachés à leur métier au point d'ériger à peu près en principe de morale
exclusif et absolu la loi de la technique artistique? (p. 2i7).
Ne soyons pas pourtant trop sévères : si l'art est immoral \vdv
essence, cela ne signifie pas du tout qu'il le soit partout et toujours.
Les choses. ne sont pas toujours employées selon leur essence. Il est
fréquent, il est môme de règle qu'elles soient, tout au contraire,
employées en vue d'un but qui leur est directement opposé (p.' 276).
L'art a sa moralité indirecte. Il intéresse au plus haut point la morale
en contribuant à la formation de l'idéal; on pourrait même dire qu'il
a de sérieux avantages, au point de vue moral, sur la morale même.
Il s'impose moins, et il est, par essence, plus souple, plus large et plus
varié. On peut être certain que tout idéal moral est incomplet, faux,
dangereux et par suite immoral. Nous ne pouvons pas être arrivés à
la vérité absolue. Et lart nous permet d'élargir notre choix, de ne pas
nous immobiliser dans une conception étroite et fausse. Il laisse à des
idéaux très différents, que nous ne pourrions accepter tous comme
obligatoires, que nous ne saurions pas concilier, le pouvoir de vivre,
de se développer, de tenter plus ou moins ouvertement de s'adapter à
nos besoins, à nos tendances, à nos convictions ou à nos hypothèses
(p. auii).
Nous lui avons reproché d'être contradictoire et mensonger. Il l'est
plus encore que nous ne l'avions dit, puisque, considéré dans son évo-
lution, nous le voyons s'opposer k lui-même, aboutir par recherche de
riiarnionic suprême à des discordances définitives, et tendre à faire
disparaître jusqu'à cette opposition entre le réel et l'idéal qui est sa
propre essence. Mais au fond tout n'est-il pas contradictoire et men-
songer, et tout en un sens n'est il pas de l'art? La force d'organisation
elle-même, cette tendance à la systématisation qui est au fond de toute
existence, dont l'art est, si l'on prend les choses d'un peu haut, une
fonction passagère et transitoire, cette force est transitoire et passa-
TOME LXIV. — 1907. 12
178 REVUE PHILOSOPHIQUE
gère, elle aussi. Elle tend à se supprimer. L'existence, comme l'art qui
la soutient et la développe, tend à sa propre destruction à mesure
qu'elle réalise l'harmonie vers laquelle elle marche (360).
Telles sont les thèses principales soutenues par M. Paulhan dans cet
ouvrage. Sur les simples extraits que j'en ai donnés, le lecteur a pu se
rendre compte de l'abondance et de l'originalité des idées, de l'am-
pleur croissante de la discussion. Peut-être la composition eut-elle pu
en être plus systématique. Par l'allure spéciale de son esprit, où domi-
nent les associations par contraste, et aussi par scrupule de parfaite
sincérité, l'auteur pose rarement une thèse sans se reporter avec force
vers la proposition contraire, pour s'assurer qu'elle ne renferme pas
une part équivalente de vérité. Il aime à pousser sa pensée aux
extrêmes, à lui donner une forme paradoxale qu'il rectifie aussitôt, en
lui opposant le paradoxe inverse, et le lecteur a l'impression que le
développement oscille plutôt qu'il n'avance. On est inquiet, perplexe;
on se demande où l'auteur veut en venir et en quel sens il faut con-
clure.
J'excéderais les bornes et aussi les droits d'un simple compte-rendu
si j'essayais de porter sur le fond de l'ouvrage un jugement définitif,
c'est-à-dire si j'op])Osais ici mes idées personnelles à celles de l'auteur.
Je me contenterai d'indiquer quels sont les points sur lesquels il me
semble que devrait porter une discussion approfondie.
Il y aurait lieu d'abord de se demander si cette définition de l'art
comme systématisation d'un monde fictif s'applique vraiment à toutes
les formes de l'activité artistique, et si elle peut être en conséquence
maintenue comme exprimant l'essence même de l'art. Dans cette for-
mule en apparence tout à fait simple, où l'auteur entend poser le carac-
tère général le plus important de l'art, on pourra constater qu'en réa-
lité il attribue à l'art un double caractère : un caractère de fiction, et
un caractère de systématisation. Ces deux caractères lui sont-ils éga-
lement essentiels? On voit combien il importe de s'en assurer, car c'est
vraiment là toute la question.
Que la fiction joue dans l'art un rôle considérable, M. Paulhan en a
donné la preuve, par d'innombrables exemples et des analyses défini-
tives, dont on aura .sans doute remarqué la pénétration. Mais l'art
n'est-il vraiment que fiction et mensonge? Cela ne peut être vrai que
des arts représentatifs. L'œuvre d'art ne saurait être mensongère que
dans les cas où elle a la prétention d'être vraie, c'est-à-dire d'imiter
ou de représenter exactement la nature. Toutes les illusions qu'elle
pourra i:)rovoquer consisteront, soit à nous faire croire que cette repré-
sentation est une image exacte de la réalité, soit à nous faire prendre
pour la réalité même ce qui n'est qu'une simple représentation. Hors
de là, nous ne voyons absolument pas où pourrait être le mensonge.
Mais il serait très difficile de soutenir que l'art soit par essenceetdans
tous les cas représentatif, bien qu'il le soit très largement. Dans la
musique pure, dans certaines productions de l'art décoratif et de l'ar-
ANALYSES. — l'M i.iiAN". Le mensonge de l'art 170
chitecluiv, (jui pourtant ont à n'en pas douter une haute valeur artis-
tique, on chercherait en vain quelle est la i)art de liniitation. <l i)ar
conséquent ce que dans de telles œuvres il peut y avoir d'irréel. L'at-
titude artiste elle inènie, que nous pouvons prendre en les admirant,
ne leur retire rien île leur réalité: elle en lailde purs objets de contem-
plation, mais ce serait abuser des termes que de soutenir qu'elle en lait
de simples représentations. Ces choses-là, et la délectation que nous
prenons à les contempler, et l'activité que nous consacrons à les pro-
duire, sont si l'on veut en dehors de la vie sérieuse : elles ne sont pas
en dehors de la vie réelle, bien que M. Paulhan ait une tendance à
identifier les deux choses.
En quoi sont-elles artistiques alors? En ce qu'elles sont. coordon-
nées, harmonieuses, systématisées. Et nous voyons clairemcnl appa-
raître ici ce second caractère de l'art, qui peut varier indépendamment
de l'autre, mais qui est plus important encore. Partout où nous trou-
verons un concours de forces coordonnées, une finalité en un mot, dans
la formation des organismes, par exemple, nous pourrons et devrons
dire qu'il y a de l'art: et c'est en ce sens seulement que l'on peut
affirmer que dans la nature l'art est partout. Les arts représentatifs ne
sont qu'un mode de systématisation particulier, et c'est par le carac-
tère harmonieux de ces représentations, non par le caractère fictif de
cette harmonie, qu'ils prennent une valeur artistique. On devra recon-
naître que bien souvent.il y a beaucoup d'art dans la vie réelle, et qu'il
n'y en a aucun dans nos fictions. Le caractère essentiel de l'art, ce
n'est donc pas la fiction, c'est bien plutôt la systématisation.
Dès lors, que devons-nous penser de cette immoralité foncière, attri-
buée i)ar M. Paulhan à l'art"? Ainsi défini, l'art n'est plus par essence
mensonger. Il ne nous détourne plus nécessairement de la vie réelle.
Et les remarques très justes que faitTauteui-, sur le caractère immoral
de cette vie fictive dans laquelle nous risquons de nous absorber, ne
portent plus que sur certaines formes artistiques. Nous retiendrons
encore ce qu'il dit du danger d'accorder trop de nos énergies à ce qui
ne devi'ait être que loisir et divertissement : mais ce n'est plus qu'une
• luestion de proportion, la morale ne nous obligeant plus à restreindre
au minimum, à l'activité artistique, mais à la mettre en harmonie avec
nos autres activités, la faire entrer dans un ensemble bien équilibré.
Dans les vues synthétiques par lesquelles se termine l'ouvrage, on
trouverait de même quelques restrictions à faire. Tout ce que dit
-M. l'aulhan, de la contradiction inhérente aux choses, du confiit néces-
saire des activités, des discordances produites i)ar le besoin même
d'harmonie, garderait toute sa valeur philosophique. Mais nous ne
parlerions plus autant du mensonge du monde, et nous n'admettrions
plus que sous toutes réserves cette tendance inquiétante à Tévanes-
cence finale, dont M. Paulhan voudrait faire la loi même de toute acti-
vité. Mais, encore une fois, je ne prétends pas ici trancher le débat,
mais indiquer quels sont les points sur lesquels pourrait porter la cri-
180 REVUE PUILOSOPHIQUE
tique. Ce livre remue beaucoup d'idées, les froisse les unes contre les
autres, appelle la contradiction et la déconcerte en l'admettant
d'avance : il est d'une lecture très stimulante.
P. SOURIAU.
Hugo Riemann. — Les éléments de lestiiétique musicale, traduit
par Georges Humbert. 1 vol. in-8 de la Bibliothèque de Philosophie
contempornine, Paris, Alcan, 1904.
Ce livre n'est pas un traité complet, ou du moins visant à l'être.
II ne contient que les « éléments » d'une science. Mais il justifie les
prétentions de cette science à se présenter comme telle, et c'est ce
qui importait avant tout. Ce livre surprendra donc les amis de la
métaphysique musicale par le caractère positif de son contenu : la
Tonalité, le Rythme, le Motif, l'Intonation, le Timbre... etc., voilà des
titres de cliapitre capables d'instruire et de faire réfléchir sans faire
rêver inutilement. Ajoutons que tous ces chapitres sont personnel-
lement et philosophiquement pensés. Il est fâcheux que la lecture en
soit parfois difficile : il faut souvent relire pour comprendre. Et quand
on a compris on s'étonne d'avoir eu besoin de tant d'effort pour s'as-
similer une vérité assez évidente.
N'en pas conclure qu'il ne se rencontre que des truismes dans le
livre de M. Riemann. On se tromperait du tout au tout. L'ouvrage
est semé de vues originales. 11 s'y trouve même un néologisme,
accolé à un terme scientifique pris dans un sens nouveau. Dynamique
et Agogique, telle est l'étiquette du chapitre sixième. Qu'est-ce que la
Dynamique? C'est Tensemble des variétés d'intensité du son (p. 75).
On serait tenté de mettre sa valeur esthétique en doute. Un morceau
peut plaire, émouvoir même, telle une pièce d'orgue où l'on ne chan-
gerait point les registres, où l'on ne ferait point usage de la pédale
expressive. De même, un dessin peut aussi plaire et valoir artisti-
quement même s'il ne s'y trouve aucun effet d'ombre et de lumière,
Cela ne veut pas dire qu'un orgue où les variations de l'intensité
sonore seraient permises ne réaliserait pas un progrès analogue à celui
que réalisa jadis l'invention du piano-forle. Les « nuances de la dyna-
mique » ne peuvent ôti'e supprimées sans inconvénient, puisque ces
nuances sont, à le bien prendre, éléments essentiels de l'expression
musicale (p. 87). « Le changement d'intensité, tout comme le chan-
gement d'intonation, est d'un effet sûr et irrésistible : on peut citer
les effets du crescendo et du decrescendo; on doit citer encore les
effets obtenus par un changement d'intensité soudain, « par un con-
traste dynamique qui scande la pensée musicale » (p. 89) et contribue
ainsi à former — peut-être eût-il mieux valu écrire : à caractériser —
le motif. Bref la dynamique contribue essentiellement (ne disons pas
exclusivement), dans le discours musical, à faire le ton de la chanson.
ANALYSES. — iiii:.MA>.\. Les éléments de l'cslltéliquc musicale 181
^)u'esl-ce niainlenant que VAriogique'l Pour les gens qui savent
le grec, le sens du mot est facile h saisir. L'agogique a rapport au
mouvement de la phrase et à ses variations. " On me permettra de
constater avec quelque satisfaction, écrit M. Hicmann (p. HO), que cette
notion, introduite par moi dans le domaine de l'analyse esthétique, a
été jugée digne d'attention. Pour bien saisir cette notion dans toute
sa pureté, il faut se reporter aux sifflements du vent d'orage, dont
la puissance variable inilue non seulement sur l'intonation du son
quil i>roduit mais encore sur la rnpidilé nvpc laquelle il monte ou
descend. Il suffit que la violence du vent augmente rapidement pour
que le mouvement ascendant s'accélère; qu'elle diminue rapidement,
et le mouvement descendant s'accélérera de même. » Appliquons
celte remarque à la phrase musicale. Il en résultera que « Pagogique,
comme la dynamique, joue le rôle le plus important dans le cadre
restreint du motif. A l'augmentation d'intensité, à la progression
liynamique positive, s'allient une diminution j)rogressive des durées,
une accélération de mouvement. » Il semble dès lors qu'en général
les lluctuations de la dynamique et de l'agogique soient liées les unes
aux autres. L'intensité n'en est pas moins une chose, et la rapidité une
autre chose. La dynamique et l'agogique ne sauraient dès lors être
confondues. Et c'est ce qui nous fait regretter que l'auteur ne leur
ait pas consacrées, à chacune, un chapitre distinct.
Le chapitre du Rythme estaussid'un grand intérêt. Il n'estd'ailleurs
pas, dans l'Esthétique de Riemann, de parties médiocres. Mais un
compte rendu ne pouvant indéfiniment s'étendre, on est obligé de
choisir. M. Riemann dérive notre besoin de rythme et ceux de nos plai-
sirs esthétiques dont le rythme est la cause, des battements de noti*e
cœur. Ceci posé, faites entendre une note à chacun de ses battements,
soit une note par trois quarts de seconde, vous n'éprouverez qu'un
plaisir médiocre. Vous ne sentirez pas le rythme à proprement parler.
Vous aurez la perception d'un mouvement uniforme, c'est-à-dire uni-
formément mesuré. Ceci n'est pas de M. Riemann. J'insiste toutefois
sur l'observation. Car s'il faut s'incliner devant l'histoire, laquelle
nous apprend que la notation rythmique a précédé de longtemps
l'usage des «' barres de mesure », on aurait tort d'en induire, ainsi que
pai'aît le faire l'auteur, — il n'y a là, sans doute, qu'une apparence, —
l'antériorité du rythme à la mesure. Pour bien marcher il faut aller
en mesure, c'est-à-dire se mouvoir uniformément; autrement la
marche fatigue; pour danser, il faut encore aller en mesure. Quelque
chose de plus, toutefois, ici est nécessaire. Si nous disions que de la
marche régulière à la danse il y a toute la différence du mouvement
uniforme au mouvement uniformément varié, peut-être approche-
rions-nous de ce qui caractérise, à nos yeux, le rythme dans son
opposition à la mesure.
Dirons-nous maintenant que, pour qu'il y ait rythme, et non plus
simplement mesure, il faut que les notes d'un chant soient de quantité
18:2 HEVUE PHILOSOPHIQUE
variable, les unes relativement longues, les autres relativement brèves,
mais de telle sorte que la durée des brèves représente une fraction
numériquement définie de celle des longues; — dirons-nous cela? Oui,
certes. Mais voici une valse : trois notes par mesure composent son
premier motif; ses notes sont de valeur égale. Et nous sentons un
rythme. D'où il suit que la perception du rythme n'est point liée
dans tous les cas à des variations de quantité. Même vous pouvez
« battre un rythme de valse » sans chanter la moindre phrase musicale.
Il y aura rythme, et pourtant les intervalles sont égaux. Pourquoi donc
dirons-nous que c'est un rythme? Parce que, sur trois battements,
le premier surpassera les autres en intensité. Le rythme, parlons
comme M. Riemann, est fonction de la dynamique et de Fagogique
— tout ensemble ou séparément selon les cas. Il suffît donc, pour qu'il
y ait sensation de rythmique la durée soit divisée ou inégalement ou
diversement; dès que, dans une phrase musicale, nous éprouvons une
impression de périodicité, nous sentons le rythme. Dans l'allégro à
trois temps qui annonce le retour d'Iseult, ce n'est pas seulement
l'accent d'intensité qui contribue au sentiment de son rythme, c'est
aussi la forme même du motif. On ne peut donc pas considérer les
éléments du rythme comme s'ils relevaient tous de la quantité pure,
comme s'ils dépendaient tous de variations quantitatives. La qualité
aussi le pénètre.
Cette façon de concevoir le rythme au double point de vue de la
qualité et de la quantité est celle de M. Riemann. Elle est assurément
plausible. Après tout, la dui'ée musicale, subjectivement envisagée.
n'estelle pas quelque chose de plus que de la durée pure, et par consé-
quent quelque chose d'accessible non seulement à la division mais
encore à la diversité? Cette conception heurte assez fortement nos
habitudes pour nous faire hésiter à l'adopter. Nous craignons qu'elle
ne donne lieu à des confusions regrettables. Et nous gardons notre
conception du rythme développée au chapitre m de notice Esprit
musical. Elle a, croyons-nous l'avantage de ne pas nous faire sortir
de la quantité; elle a en outre celui de maintenir entre les idées de
€ rythme », de <( phrase », de « membre de phrase » des distinctions
utiles et même nécesaires '. Je n'en juge pas moins la conception de
M. Riemann des plus séduisantes : elle a, entre autres mérites, celui
d'un effort visible pour éviter les séparations abstraites et pour se
maintenir plus près de ce que, faute dune expression meilleure, on
appellerait la vie du discours musical.
L'Esthétique de M. Riemann est dominée par une idée générale,
l)hilosophique, encore que la métaphysique, ainsi que nous le disions
1. Nous admellons comme fondée l'objection tirée de l'exemple de la valse.
Cette objection [)orle contre notre conception exclusivement quantitative. Je
me trompe, elle porterait si char/ne lemps fort ne nous doniiail l'iviprcssioti d'un
accroUsemenl de durée, impression subjective mais réelle.
ANALYSES. — iiiE.MA.NN. Les C'iéments de Vtstliclique musicale 183
en commençant, en soit tout à lait absente. Cette idée est que la
musique est un ai't non représentatif mais expressif, c'est-à-din;
expi'essif de la vie intérieure, et enrore pas de toute cette vie, mais
seulement de son aspect suljjectif, émotionnel. Kl c'est poui-quoi le
rythme fait partie de la musifjue, lui est essentiel, bien quil y eut
rythme en dehors d'elle. Il faut même que le rythme se rencontre
ailli'urs (ju'en musique, sans quoi la musique, n'exprimerait rien,
M. liicmann irait-il jusqu'à penser, comme nous, que, pour exi)rimer,
un art doit parli(ii)er de ce qu'il exprime, cest-à-dire avoir des élé-
ments communs avec le texte caché que sa destination est de traduire?
Platon disait que le semblable seul peut connaître le semblable. Nous
dirions, nous, (juc le semblable seul peut émouvoir le semijlable.
Ces prémisses étant posées il en résulte que la psychologie pénètre
jusqu'au cœur de l'Esthétique musicale. Et c'est bien ainsi que
-M. Biemann paraît l'entendre : il ne fait de psychologie musicale,
expressément parlant, qu'en de rares endroits. Il n'en fait presque nulle
part. Et quand même il en fait partout. J'aime ce qu'il a écrit ^p. \'.)'J)
sur le pi-emier motif de l'AppussionaLa, qui « glisse doucement
pour s'affaisser, non sans résignation », auquel « répond un second
motif dont la formule ascendante dit à la fois le désir et l'espoir
renouvelé ». A ce propos nous soumettrions volontiers à l'auteur une
observation de laquelle il nous semble que nous ayons tiré parti dans
nos recherches. Il est des pin'ases musicales interrogalives : on les
reconnaît facilement. Par exemple le final de la sonate en ré majeur de
Beethoven débute par une phrase de ce genre. Il est aussi des phrases...
optalives; elles expriment le désir, le regret, l'espérance : lequel des
trois sentiments. 11 est trop clair que c'est à la critique de choisir
selon les circonstances, car les moyens d'expression ne diffèrent pas
sensiblement. Us consistent, soit à faire des haltes, soit à mettre des
accents sur des notes étrangères à l'accord parfait, telles la sous-domi-
nante, la sous-sensible, la sensible. Dans le grand air d'Hérodiade,
Hérode, asj)irant à l'amour de Salomé, s'écrie : « Vision!... etc. » La
première syllabe du mot est allongée sur la sous-sensible, la dernière
tombe sur la dominante et y stationne : l'orchestre soutient cette
dominante par un accord de septième. La phrase reste en l'air comme
si elle aspirait à quelque chose qu'elle vise mais ne sait pas encore
atteindre.
Autre exemple. Dans le vieil air : Fleuve du Tage, — supposons-nous
en ut, — les deux syllabes du mot Tage se posent l'une sur le /"a,
l'autre sur le ré, notes appartenant à l'accord de septième. Le regret
exprimé par les paroles est fort heureusement exprimé ou syndïolisé
par la musique. Inutile de dire que les phrases optatives abondent dans
Chopin et aussi dans Schumann. Tous deux excellent à donner l'im-
pression du bonheur personnel impossible ou perdu, l'impression de
Vheraus, terme allemand qu'il est plus facile de rendre par un geste
que par un mot d'une autre langue.
184 IIEVUE PIIILOSOPHIQLE
Encore une fois nous ne pouvons songer à suivre pas à pas le lien
très important et très significatif dont l'analyse chapitre par chapitre
conviendrait mieux à une revue de musique qu'à une revue de philoso-
phie. Nous voulions montrer qu'en donnantà son esthétique pour base
non plus la philosophie proprement dite mais la psychologie, l'auteur
a fait entrer l'esthétique musicale dans une phase positive. De quoi
M. Riemann mérite d'être grandement félicité et remercié.
Lionel Dauriac.
II. — Philosophie religieuse.
J. Baruzi. — Leibniz et l'organisation religieuse de la terre, d'après
des documents inédits, avec un fac-similé. Paris, Félix Alcan, éditeur
{Collection historique des grands philosophes), 1 vol. in-8^, 52a p.
En attendant la grande édition où doivent entrer tous les inédits de
Leibniz, d'heureux chercheurs nous révèlent peu à peu les trésors
que contient la Bibliothèque royale de Hanovre. M. Baruzi n'en avait
encore tiré que « Trois dialogues mystiques », publiés par la Revue
de Métaphysique et de Morale (janvier 1905). Mais c'était un indice de
la direction dans laquelle il avait orienté ses fouilles; il nous en fait
connaître aujourd'hui les résultats. Son livre est tout vibrant, pour-
rait-on dire, de l'émotion produite par une sorte de présence réelle
chez la plupart de ceux qui étudient ces manuscrits; il est plein de
documents nouveaux que l'auteur, très informé, a très habileaient
combinés avec les documents déjà publiés ; il est, en un mot, du
commencement à la fin, malgré quelques incertitudes dans le plan et
quelques imperfections de détail, extrêmement intéressant et agréable
à lire.
S'il s'agissait d'un autre que de Leibniz, le titre paraîtrait préten-
tieux. 11 ne fait qu'exprimer exactement les ambitions religieuses de
cet esprit universel pour lequel il n'y avait pas de frontières infran-
chissables, et qui médita toute sa vie d'amener à l'unité de foi le
monde entier. On connaît la lettre à un prince d'Allemagne dans
laquelle, tout jeune encore, il énumérait et promettait une foule
d'inventions qui n'ont pas encore été toutes réalisées de nos jours. Il
s'est, de la même manière, flatté de voir l'humanité changée en une
république idéale des esprits. On dirait d'un Prophète inspiré qui a
la vision du plus lointain avenir, et qui, se trompant sur les temps
seulement, confond cet avenir avec le lendemain ou même le jour
d'aujourd'hui. Il était malaisé de raconter ce rêve fabuleux tout
mêlé de faits précis et de démarches raisonnées. M. B. convient de
bonne grâce (p. 428) qu'il en a donné une exposition arbitraire :
« Tout ce que l'exposition, dit-il, disjoint arbitrairement pour le
conformer ensuite à un ordre de succession doit maintenant s'unifier
I
ANALYSES. — BAiu 71. Leibniz et Vorganisation religieuse iHo
par rintuilion : Conquête de l'Egypte, Missions vers l'Orient, Organi-
sation (les Etats. Union des sectes rivales ». Peut-être aurait-il mieu.x
lait (le commencer pai' où il a fini. Dans une premirre Partie, dont
on ne sait dabord si elle est un hors-d'œuvre ou une préface générale,
et cette hésitation est bien nalurellc quand on voit la seconde Partie
s'ouvrir par une Introduction, il nous raconte, en clïet, sous le titre :
« L'expansion vers l'Orient », les diverses tentatives de Leibniz pour
préj)ai'er l'avènement d'une chrétienté qui embrasserait tous les
peuples. Il faudrait, pour cela, détruire rintidùle par excellence, le
Turc, et, cette tAche, Louis XIV en viendrait à bout et en recueillerait
la gloire la plus pure si, au lieu d'attaquer constamment ses voisins,
il tournait ses armes contre l'Egypte. Leibniz apporte ù Paris un
projet qu'il se propose de soumettre au roi — on ne sait même pas s'il
obtint une audience, — et dont il attend, par contre-coup, les plus
grands elîets. Mais sa pensée va bien au delà! 11 ne s'intéresse pas
moins aux missions des Jésuites en Chine, et, plus tard, après avoir
hésité un moment, comme la fortune, entre Charles XII et Pierre le
Grand, il offrira au Czar ses services pour hùter l'organisation du grand
empire, la transformation du monde slave et, par lui, relier l'Asie à
l'Europe dans l'unité intellectuelle d'une même civilisation. Il faut
lire l'infini détail de ces plans et de ces méditations dont nous avions,
sans doute, entendu parler, mais qui revivent ici pour nous, comme
si nous en étions les témoins ou les confidents, et qui augmentent
encore, contre toute vraisemblance, l'idée que nous nous faisions déjà
de ce prodigieux esprit.
Avant de songer à cette union des peuples les plus divers, ne
fallait-il pas tenter de réconcilier les deux Eglises qui divisaient la
chrétienté elle-même? Leibniz, comme on le sait, n'y a pas manqué;
il menait de front toutes les combinaisons diplomatiques et toutes
les négociations où s'agitaient les problèmes théologiques les plus
délicats. « Construction de l'Eglise universelle », tel est le titre de la
seconde Partie, dans le livre de M. B. Il nous y montre successive-
ment : 1'^ « La genèse religieuse » ; 2" « Le milieu hanovrien et les cir-
constances historiques du premier projet d'union (iG7G-1679) »;
3° « La recherche de la vraie Eglise », et, enfin, i'^ « L'obstacle : ou
les conditions de l'unité ». Les documents inédits renouvellent ici ce
que nous avaient déjà appris les correspondances antérieurement
publiées entre Leibniz et les représentants les plus autorisés de l'une
et l'autre Eglise. Souvent môme ils permettent d'apprécier les raisons
de l'échec final avec plus d'exactitude, et, quelquefois (comme l'inédit
cité p. .']24 et analysé dans la conclusion, pp. 380-.3yi), ils ajoutent à
l'impression dramatique de ce grand débat, dont le philosophe de
Hanovre et Bossuet furent les protagonistes, toute l'émotion dont tel
manuscrit, dans « son graphisme hàtif et passionné », porte encore
la marque vivante. Mais les indications auxquelles je suis forcé de me
borner ne peuvent donner qu'une faible idée de l'intérêt de toute cette
186 UEVUE l'HlLOSOPJllQLK
seconde partie. Si ce qu'elle contient des arguments de Bossuet n'est
pas à proprement parler nouveau, ils gagnent cependant à être rap-
prochés de ce que nous pouvions savoir, et surtout de ce qui nous
est découvert pour la première fois des sentiments et des plus secrètes
pensées de Leibniz, et, en vérité, il serait difficile de décider entre ces
deux grands hommes, entre l'auteur du Traité de la concupiscence
et celui du Discours de métaphysique. Il faudrait, comme dit M. B.,
juger à la fois le protestantisme en protestant et le catholicisme en
catholique. C'est peut-être, ajoute-t-il, l'attitude vers laquelle s'efforça
Leibniz : « Peut-être, par l'hésitation dogmatique de toute sa vie,
a-t-il voulu vivre deux expériences, sans que l'une fût prématurément
ternie d"un mélange destructeur avec fautre » (p. 185).
J'aimerais mieux, si elle était française, l'expression « hésitation
confessionnelle » ; car toute la troisième partie, qui sert aussi de con-
clusion, intitulée : « La gloire de Dieu », ferait assez voir, si l'on ne le
savait déjà, que jamais personne ne fut moins suspect d' « hésitation
dogmatique ». M. B., qui a très bien vu qu'il ne faut pas « vouloir
accorder à cet esprit une seule genèse » (p. 43), a montré, avec beau-
coup de force et un réel talent, dans cette dernière partie, la vérité
de cette formule de Leibniz : « Je commence en philosophe; mais je
finis en théologien » (p. o07). La préoccupation chez lui de la gloire
de Dieu, au moins dès que sa doctrine fut achevée, est telle que tous
ses efforts pratiques dérivèrent, on peut le dire, de l'amour de Dieu.
Et peut-être, comme je l'indiquais plus haut, faut-il regretter que
l'auteur n'ait pas fait de sa conclusion l'introduction de son livre. Il
eût été par là plus facilement conduit à avoir et à donner véritable-
ment Vintuition de tout ce côté de la pensée leibnizienne. Toutefois,
chez un philosophe, l'amour même de Dieu est inséparable de l'estime
qu'il a nécessairement pour la manière dont il conçoit la gloire de
Dieu, l'amour de Dieu, en un mot pour sa doctrine. Or de tout le livre
de M. B. il ressort, presque à chaque page, que l'unité intellectuelle
rêvée par Leibniz comme le plus grand bien de l'humanité, se
confond, en définitive, avec l'adoption universelle de sa propre philo-
sophie. C'est à elle qu'il s'efforce de rallier les esprits les plus divers;
c'est elle qu'il se plaît à découvrir, au moins en partie, dans les plus
remarquables pensées de ses contemporains les plus illustres, comme
Pascal (V. le fac-similé et son commentaire, pp. 224 sq.), ou qui lui
inspire à leur égard la plus vive antipathie, s'ils adoptent ou ont
adopté des idées différentes. Mais l'esprit même le plus puissant et le
plus indépendant a toujours et avait surtout au xvii° siècle des raisons,
le plus souvent ignorées, de préférer en matière religieuse telle ou telle
manière de voir. Impressions de jeunesse ou atavisme, il est soumis à
des inlluences dont il ne peut s'affranchir, parce (ju'il n'en a pas con-
science, ou parce qu'il les i-espectc même malgré lui. On y trouverait,
si je ne me tromiie, l'explication de certaines oppositions entre Des-
caries et Leibniz dont M. B. (p. 43C, en note) conjecture « qu'il doit
ANALYSES. — siKiiiiCK. Ztd' RelifjionspJiUosophie 187
«>lrc replacé dans la tradition germanique du moyen âge et de la
Réforme ». Faudrait-il en conclure que le sentiment religieux est
inconrilinble avec la philosophie, ou qu'il la fausse, ou qu'elle le
corrompt et «juc toujours lesprit philosophique, comme le dit Hos-
suet (p. 391), « devient une source de superbe? »
A. Penjon.
Herman Siebeck. — ZuR Rei.igionspiiii.osopiuk. 1 br. gr. in-b", iv-
TO p. Tubingue, Mohr (Paul Siebeck), 1907.
Trois essais de philosophie religieuse. Le premier (Le progrès de
l'hiunanilé) reproduit, avec quelques modllicalions, un discours aca-
démique (le fond a déjà trouvé place dans le Traité do philosophie
reliçiieuse de l'auteur;. Le second (Religion et évolution) a paru en
1904 dans la Zeitschrift fïir Philosophie; l'auteur l'a complété. Le
troisième (Les forces naturelles et la volonté humaine' est inédit.
1; .M. Siebeck résume l'histoire de la conception du progrès humain.
Il montre comment, dogmatique longtemps et théologique, elle prit à
l'époque de la Henaissance et de la Réforme un caractère plus per-
sonnel, comment elle s'incarna au .\vm'= siècle dans la philoso[)hie de
l'histoire française et allemande) et dans les événements politiques,
comment au xiv' siècle l'idéalisme elle positivisme s'accordèrent pour
déterminer une loi d'évolution qui fait de l'histoire une ascension
sans terme de l'humanité. — Il analyse cette idée du progrès et aper-
çoit en elle l'attribution d"une valeur absolue à cette réalité unique
qui est la vie du monde se manifestant à sa plus haute puissance dans
l'humanité. Cette attribution, acte de foi, est combattue, soit par le
pessimisme métaphysique, soit par les partisans (historiens et phi-
losophes) de l'invariabilité du bilan humain. — La thèse du progrès
a donc pour point de départ le besoin d'une inter[)rétation téléolo-
gique (esthétique et morale) de l'histoire. Mais, que Ion conçoive le
progrès comme indéfini et comme se réduisant au inouvement seul
de l'humanité, ou que l'on conçoive un état final (lequel, d'ailleurs,
ne saurait durer indéfiniment), la thèse aboutit à cette contradiction de
ne réaliser nulle part la valeur qu'elle [jréleud assurer (matérielle et
surtout morale), puisque l'effort individuel disparaît dans cette doc-
trine de l'évolution nécessaire. — Et pourtant Ion ne saurait nier
sérieusement le progrès de l'humanité. C'est qu'il convient de voir en
lui une tâche proposée à l'effort humain, une vocation réalisable, et
non un processus nécessaire. Cette conception s'accorde avec l'his-
toire et avec les exigences morales; elle explique les périodes de
décadence par le déclin de l'activité morale personnelle.
2) Complétant les idées dEucken sur la vérité de la religion,
M. Siebeck voit dans l'évolution une succession de moments, dont
chacun apporte quelque chose de nouveau; la vie ajoute à Vinorga-
188 UKVUE PHILOSOPHIQUE
nique, la conscience à la vie, Vesprit à la conscience. Mais le con-
traste capital se produit au stade le plus élevé. A Tavènement de
l'esprit, la liberté prend la place de la nécessité naturelle; l'évolu-
tion, désormais consciente d'elle-même, devient une tâche proposée
au vouloir. Et dans cet acte de l'esprit, véritable formation de l'être
essentiel {Wesen^bildung), la moralité et la religion ont l'une et
l'autre leur racine. La religion consiste dans la conception des
\Sl\g\\vs supramondiales [ûberwelllich), la moralité, dans l'effort pour
réaliser ces valeurs. C'est donc dans l'évolution que le divin se
révèle à l'homme, et sous les formes de la vie. D'où le développement
de la religion elle-même, et le passage des religions naturistes
(antérieures à l'éveil de la liberté) à la religion spirituelle de la
« rédemption » en laquelle la liberté s'exprime par cela môme qu'elle
se propose une tâche. D'où encore la nécessité du mal (puisque toute
vie, étant un développement, suppose une résistance à surmonter), et
la possibililé du péché, produit de la liberté, laquelle peut se résoudre
en faveur de l'évolution purement naturelle et renoncer à l'idéal
divin (ce qui constitue, au degré le plus haut, le péché satanique).
3) Le troisième essai est consacré à l'opposition qui existe entre les
forces indifférentes de la nature et la volonté morale de l'homme que
ces forces entravent ou anéantissent, c'est-à-dire au problème du mai
(au seul point de vue physique). L'auteur remarque que la résistance
de la nature, identique à l'existence des lois naturelles, est chose
inévitable; une nature qui se plierait aux volontés bonnes, et saurait
discerner celles-ci, serait non plus Nature mais Dieu. Cette résistance
est, d'ailleurs, la condition même de la conscience du devoir et de la
liberté. Mais la réponse suprême ne peut être obtenue que si l'on
distingue les valeurs éternelles et supramondiales de l'existence tem-
porelle, et si l'on tient compte de la foi en l'éternel. Les résistances
de la nature, la mort même, n'apparaissent plus dès lors comme une
destruction des valeurs et de l'être spirituel. Et, quelque solution que
l'on donne au problème de l'immortalité individuelle, le fait que
l'humanité a toujours cru au progrès, c'est-à-dire à ces valeurs
suprêmes proposées librement, prouve qu'il n'y a pas dans cette
solution du problème une illusion.
J. Second.
III. — Sociologie.
M. J. Lagargette. — Le rôle de la guerre. Étude de sociologie
générale. Préface de M. Leroy -Uçanlieu, 1 vol. in-8% 700 p. Paris,
Giard et Brière, 1900.
Cet ouvrage constitue une étude aussi consciencieuse que complète
ANALYSES. — J- lACoitr.inTK. Le rôle de ht guerre 189
de la guerre, une véritable encyclopédie do la question. Sans cacher
SCS sympathies pacilistcs, l'auteur trouve avec raison (jue, en dehors
de la masse de ceux ((ui condamnent la guerre pour des raisons
purement égoïstes ou par simple sentimentalité, tous ceux, moralistes,
économistes, juristes, théologiens, qui invoquent contre la guerre et
le militarisme des raisons plus ounjoins objectives, ne considèrent ce
phénomène qu'à un point de vue spécial, celui d'une discipline parti-
culière, et ne tiennent compte que de ses effets, et encore non dans
leur ensemble, mais de ceux qui se manifestent dans un domaine
déterminé de la vie sociale.
Agir ainsi, c'est « mutiler les solutions ». La guerre est un phéno-
mène infiniment complexe, tenant à presque tous les côtés de la vie
sociale, aussi bien en les déterminant qu'en étant à son tt)ur déter-
miné par eux, de sorte que les effets qu'elle produit dans un domaine
quelconque de l'activité et de la vie sociale ne peuvent en aucune
façon servir de critérium de sa valeur et de son importance. Telle
guerre peut en effet être désastreuse au point de vue économi(jue, et
n'en être pas moins juste au point de vue juridique, utile au point de
vue politique, et inversement. Il faut donc « prendre le phénomène
corps à corps », létudier dans son ensemble, moins dans ses effets
que dans ses causes, car toutes nos lamentations sur * les horreurs
de la guerre » resteront à l'état d'aspiration platonique aussi long-
temps que nous ne nous serons pas attaqués à sa racine, ce qui es'
inq:)Ossible sans la connaissance exacte et précise des causes,
La guerre est un phénomène, un fait. Or, une étude vraiment scien-
tifique d'un fait doit commencer par celle de sa genèse. Nous souffrons
indirectement des effets des guerres passées, directement des effets
de celles dont nous sommes témoins, ainsi que de l'ordre de choses
créé par l'attente armée et anxieuse de guerres nouvelles.
11 en résulte de notre part une impatience et une animosité qui
faussent nos jugements et qui par cela même ne peuvent que
retarder la réalisation de l'idéal pacifiste, si toutefois elle est possible.
Sans aller jusqu'à dire que la guerre est t mère de toutes choses », on
n'en doit pas moins reconnaître qu'elle constitue un phénomène telle-
ment général dans l'histoire du genre humain qu'il est impossible
sans parti pris de l'attribuer toujours et dans tous les cas à l'ambi-
tion ou à la férocité de conquérants, à la rapacité ou aux caprices de
princes, aux intrigues de cour. Certains apologistes de la guerre vont
jusqu'à attribuer à ce phénomène un caractère quasi fatal et à tirer
de sa généralité dans le passé une preuve en faveur de sa persistance
dans l'avenir. Une pareille conclusion n'est pas moins téméraire ni
moins superficielle que la condamnation sommaire de la guerre, et
l'auteur réfute avec beaucoup de force les arguments de cette caté-
gorie de théoriciens. La seule conclusion qu'il soit permis de tirer de
la généralité du phénomène-guerre est que cette généralité tient pro-
bablement à des causes profondes et non moins générales.
190 REVUE PHILOSOPHIQUE
Ces causes ne peuvent résider que dans les désirs humains, la
guerre étant « un état de luttes violentes issu, entre deux ou plusieurs
groupements d'êtres appartenant à la même espèce, du conflit de leurs
désirs ou de leurs volontés «. La guerre est donc un phénomène
téléologique, elle est une fonction, un moyen d'atteindre certaines
catégories d'effets; nous devons donc d'abord examiner les fins qu'elle
sert à poursuivre; au point de vue de leur nécessité, de leur vitalité,
de leur importance, et nous demander ensuite, non seulement si la
guerre comme moyen est bonne, juste ou désirable en elle-même,
mais si, étant données certaines fins à atteindre, elle constitue toujours
et dans tous les cas le seul moyen possible, le mieux adapté aux fins
visées.
Or, les fins qu'on cherche à réaliser au moyen de la guerre sont
aussi multiples et aussi variées que les objets des désirs humains.
Tout objet de désirs peut devenir une cause de guerre, et tel a été en
effet le cas des peuples primitifs. Mais ne voit-on pas qu'il y a un
grand nombre de désirs qui peuvent être satisfaits et qui le sont
réellement par des moyens autres que la guerre? Et ne peut-on pas
espérer que le nombre de ces désir va en augmentant? Voilà déjà, soit
dit en passant, une première raison d'espérer une diminution de la
fréquence des guerres.
L'auteur divise les guerres en guerres impulsives ou irréfléchies,
en guerres au moyen desquelles on poursuit consciemment un
but spécifique, et en guerres servant à poursuivre un but générique,
ou guerre-sport. Cette dernière subdivision nous paraît un peu artifi-
cielle. Les peuples ne se font jamais la guerre pour des raisons
d'ordre biologique, scientifique ou religieux. Ce sont des raisons à
l'aide desquelles on s'efforce de masquer des buts spécifiques plus ou
moins avouables, ces raisons étant souvent susceptibles de créer
l'illusion, de donner le change à ceux-là mêmes qui les ont inventées;
ce sont encore des raisons avancées après coup par des théoriciens
pour justifier telle ou telle guerre particulière ou la guerre en général.
Les guerres pour un but générique sont en effet une variété d'apologie
plutôt qu'un genre de guerre à proprement parler. Après avoir éliminé
cette dernière catégorie, nous nous trouvons donc en présence des
guerres impulsives et des guerres pour un but spécifique. Les pre-
mières sont l'apanage de l'humanité primitive, les dernières caracté-
risent davantage l'humanité civilisée. Mais la succession de ces deux
catégories de guerres est d'ordre logique plutôt que chronologique, et il
s'en faut de beaucoup que les guerres des peuples civilisés soient
exemptes de tout caractère impulsif et irrélléchi. On peut même dire
que c'est l'impulsivité, l'irréllexion qui caractérisent la guerre en
général. Los sauvages se font la guerre sans savoir exactement pour-
quoi ils se battent, tandis que les peuples civilisés ont conscience du
but qu'ils poursuivent. Mais il est permis d'affirmer que le rôle de la
conscience chez ces derniers est limité strictement à la conception du
ANALYSES. — J. i.ui.MtGiîTTK. Le rùlr- de La guerre lîll
but et que c'est limpiilsivih'', l'absence de réflexion qui, emprcliant
d'envisager et d'exaiuiner d'auti-cs moyens, font voir dans la fjrueiTc
le seul moyen d'atteindre le but poursuivi. Ouelle que soit rim|)or-
tance ou la vitalité de ce dernier, il serait impuissant à lui seul à
déchaîner la guerre, sans ce fond d'impulsivité inhérent à la nature
humaiui'.
11 nous est inq)Ossible de i^asser en revue tous les buts spéciliriues
pour la réalisation desquels la guerre a servi et sert de moyen. Nous
n'avons qu'à renvoyer à l'ouvrage où tous ces buts sont soumis à un
examen approfondi et h une critique sagace et où, à propos de chacun
d'eux, l'auteur ne manque pas de poser la question de savoir si le but
en question n'aurait pas pu être atteint par un autre moyen que la
guerre ou, en d'autres termes, la question de l'adaptation de la guerre
comme moyen au but poursuivi. Après la critique des buts de la
guerre, vient celle de ses résultats, celle des différentes théories qui
ont été édifiées pour justifier la guerre, de même que celle des moyens
qui ont été proposés en vue de sa suppression ou de son atténuation.
L'auteur passe ensuite en revue les effets que la guerre, aussi bien que
le militarisme produisent, dans les différents domaines de la vie
sociale. Et la conclusion qui semble se dégager de cette vaste étude
est la condamnation presque sans réserve de la guerre. Mais cette
conclusion n"a pas encore trop de quoi nous réjouir, car la condamna-
lion prononcée par l'auteur est purement théorique, et on doit conve-
nir avec lui que dans l'état actuel des choses il ne peut en être autre-
ment. Condamner un phénomène est une chose, lo supprimer en est une
autre, et la condamnation n'entraîne pas toujours nécessairement une
suppression. Le désarmement ne peut être efficace qu'à la condition
d'être général, ce qui suppose une entente universelle qui n'est pas
près de se faire. Différentes institutions ont été créées en vue de
diminuer la fréquence des guerres, d'en limiter les causes et les pré-
textes. La conférence de la Haye constitue une des manifestations les
plus importantes des aspirations pacifistes qui animent de plus en
plus l'esprit des individus et des peuples. Tout permet d'espérer que
le même courant d'idées et de sentiments dont sont sortis les pre-
mières commissions et les premiers traités d'arbitrage favorisera
l'extension de ce moyen pacifique de régler les différends internatio-
naux, sa généralisation qui finira peut-être par rendre un jour les
guerres i)sychologiquement impossibles. Il ne faut pas en effet perdre
un seul instant de vue ce point capital : la guerre est avant tout un
l)hénoméne psychologique, une manifestation des désirs et des
croyances humains, et c'est de l'évolution psychique des hommes que
nous devons attendre, sinon la suppression complète des guerres,
tout au moins la diminution progressive de leur fréquence et de leur
intensité. Si nous ne pouvons supprimer d'un trait de plume un phé-
nomène qui plonge ses racines dans l'àme humaine, nous avons
toujours la possibilité de réagir sur cette âme même, en modifiant les
19i REVUE PHILOSOPHIQUE
objets de ses désirs et de ses croyances, en éveillant la réflexion, en
diminuant la dose d'impulsivité qui se manifeste dans chacun de nos
actes. C'est donc en dernier lieu de l'éducation au sens large du mot
que nous devons attendre le progrès de l'esprit pacifiste.
D' S. Jankelevitch.
Pierre Kropotkine. — L'ExNTr'aide, un facteur de l'Évolution. Paris,
Hachette, 1906, in-18, 326 p.
La formule célèbre « lutte pour l'existence » a longtemps paru
convenir seule à l'explication naturaliste de l'évolution sociale; mais
voici que la solidarité, la réciprocité d'action, l'assistance mutuelle,
se montrent aussi « naturelles » que la lutte et que leur rôle paraît
plus important même que celui de la « compétition ». L'auteur n'a
pas voulu nier l'existence d'une lutte incessante entre espèces ani-
males, entre races, voire entre tribus humaines; mais il ne croit à
l'efficacité de ce facteur isolé, ni pour le progrès, ni même pour la
dépopulation et la destruction des espèces. La disparition de certains
types est due à des «-obstacles naturels » (froid, inondations, chaleur
excessive, sécheresse, épidémies) qui opèrent soit par des « réduc-
tions », soit par des « destructions en masse », soit par un affai-
blissement irrémédiable rendant « inaptes » les descendants débiles
des espèces les plus éprouvées (p. viii, 76, 78-79). Le « manque de
population animale est l'état naturel des choses pour le monde entier.
La compétition ne peut donc guère être une condition normale »
(p. 7i). Darwin ne l'a pas méconnu ; mais il a surtout insisté sur la
lutte, et ses disciples, surtout Huxley, ont exagéré la portée de cette
insistance très légitime; il est légitime aussi d'étudier presque exclu-
sivement la contre-partie de la concurrence : V entr' aide ; d'y faire
voir l'effet d'une tendance naturelle, d'un mot d'ordre suivi partout
(p. 6 et 8').
Les faits d'entr'aide abondent dans la vie animale. On connaît bien
tous ceux qui se rapportent à la protection et à l'élevage de la progé-
niture; on n'ignore pas ceux qui se rapportent à la sécurité des asso-
ciations temporaires ou durables formées par les aminaux soit pour
leur subsistance, soit pour le jeu, soit pour les migrations (p. 22 et 23).
L'entr'aide existe même chez les fourmis au point de vue de la subsis-
tance individuelle (régurgitation au profit de l'affamée, p. 14). Chez les
abeilles, les individus « les plus malins » sont éliminés au profit de la
solidarité (p. 19). Nombreuses sont les espèces d'oiseaux qui ont
recours au groupement en grand nombre pour résister aux entre-
prises des rapaccs ou pour chasser les « brigands » trop audacieux
(goélands, hirondelles de mer, etc., p. 35). Les variétés industrieuses
connaissent une sorte de coopération : non seulement les aigles, les
ANALYSES. — kkoi'Otkim:. Vzntraide 193
loups, les lions s'associent pour la chasse (p. 22 et i.'J), mais les
pélicans s'unissent pour obtenir ù la poche un résultat analogue à
celui lie cei-tains filets Je pécheurs dont le cercle se rétrécit proi^'res-
sivenient jusqu'à amener le poisson sur le rivage p. 2oj. Il n'est
presque pas d'animaux vivant isolément; la vie sociale entraîne la
compassion (p. 64j et même un « certain sens de la justice collec-
tive » qui va parfois jus(|u"au respect de ce que nous appellerions la
propriété privée (celle des nids, des places de pâturage, p. G-2). Les
exemples de coopération, de solidarité, de sociabilité animales
abondent, et l'auteur neùt eu qu'à emprunter à .M. I-2spinas {Les
sociétés animales) quelques vues d'ensemble pour corroborer ses
conclusions sur Vi-ntr'aide, fait naturel d'où sortent les faits de soli-
darité humaine.
Dans l'espèce humaine, on peut considérer successivement les sau-
vages, les barbares, les sociétés du moyen âge et les sociétés
actuelles pour montrer comment non seulement l'assistance mutuelle
est la règle générale, mais de plus l'entr'aide est un fait contre
lequel la tyrannie de l'État ou les autres obstacles sociaux ne sau-
raient prévaloir (p. 122 et 240). Aussi haut que la paléontologie
nous permette de remonter dans l'histoire de l'homme, dès la pre-
mière époque post-glaciaire, nous trouvons des symptômes de la vie
en commun (amas de coquilles utiles ou d'instruments, p. 87-89).
Les clans primitifs avec « mariage communal > i p. 93) se retrouvent
chez les sauvages contemporains dont les vertus sociales, la bienfai-
sance à l'égard de leurs semblables font l'admiration des explorateurs
(p. 97). Le communisme subsiste chez les Esquimaux (p. lOo). L'auteur
explique même certaines mœurs cannibales et des meurtres que
justifie presque la pitié humaine. Lorsqu'au clan primitif a succédé
la « commune villageoise » (p. 131;, que l'on rencontre encore chez
les Scandinaves, les Finnois, les Mongols, les Kabyles, les Malais, la
propriété privée tend à s'établir, mais sans s'étendre au sol (p. 136).
La communauté possède le fond; elle est organisée de façon à se
suffire à elle-même {mir = universitas = monde complet, p. 137) grâce à
l'entraide, jamais sollicitée en vain. Les fêtes, les repas en commun,
les grandes chasses annuelles [nba sibérienne) accroissent la solida-
rité (p. 139-153). L'aide et la protection mutuelle s'étendent au delà
des limites de la communauté; les tribus arabes forment ainsi le
Çof {p. 138), elles respectent les lieux et les choses anaya même quand
elles ont l'habitude de se piller les unes les autres.
L'organisation communale a permis les institutions judiciaires et
l'exercice du pouvoir législatif (p. 1*3 et 171). Elle a eu au moyen âge
son prolongement direct dans les Gui/des, les associations fraternelles
de commerçants, d'industriels, les corporations, les unions de cités
pour des fins pacifiques (p. 180-22i). La cité du moyen âge pour-
voit aux besoins de tous, organise l'assistance des pauvres et des
malades (p. 197) comme une grande société de secours mutuels.
T0.ME LXIV. — 1907. 13
194 RlîVUE PHILOSOPHIQUE
Les corporations organisent la production honnête sous la responsa-
bilité collective et avec le concours de tous les membres, concours
précieux pour les apprentis et les serviteurs (p. 213). Le moyen âge
est donc particulièrement favorable à l'entr'aide économique industriel
commercial ou politique (indépendance des cités). Mais le pouvoir
religieux et royal viennent arrêter l'élan solidariste. La centralisa-
tion exige la ruine des associations. La Révolution de 1789 elle-même
est individualiste à outrance (p. 240).
Heureusement les survivances de l'assistance mutuelle sont nom-
breuses, par exemple en Suisse, dans le Midi de la France, où les
biens communaux abondent et où l'agriculture est en partie œuvre
commune (p. 255-267). Les m^els russes n'ont pas disparu; le village
turc est encore domine par des traditions d'entr'aide; et de même
la djemmàa arabe (p. 289j. Enfin la faveur dont jouissent les syndicats,
les coopératives, les associations de secours mutuels, de bienfaisance,
d'assistance (p. 305) montre que l'entr'aide est plus que jamais un
facteur d'évolution sociale. Mères de famille, paysans, ouvriers, tout
le monde s'entr'aide au lieu de lutter et de chercher à s'entre-
détruire. La nature montre ainsi dans quelle voie se développera la
moralité sociale (p. 315-326).
L'auteur n'a pas montré combien parfois funeste à la liberté, à la
justice est la solidarité dont il a loué avec raison le rôle capital dans
l'évolution animale et humaine. Son tableau est presque sans ombres,
et le parti-pris avoué de ne pas insister sur les phénomènes de lutte,
de concurrence, d'oppression, a empêché l'étude de l'entr'aide malfai-
sante. La réaction contre l'individualisme, la libre concurrence, la
lutte pour l'existence érigée en principe de morale, n'en est pas moins
légitime; et il n'eût peut-être pas été déplacé de montrer plus lon-
guement dans l'entr'aide la base d'une sélection (au détriment des
« oiseaux de proie ») supérieure à celle que permet le struggle-for-life.
G.-L. DUPRAT.
A. Prins. — De l'esprit du gouvernement démocratique. Essai de
science politique. Bruxelles, Misch et Thron, 1905.
Ce livre se compose de quatre chapitres dont chacun constitue une
étude complète d'un des principaux problèmes qui se rattachent au
gouvernement démocratique : la démocratie et l'utopie égalitaire, la
démocratie et le principe majoritaire, la démocratie et le suffrage
universel, la démocratie et les institutions locales. Les trois premiers
chapitres sont d'un caractère critique et négatif, dans le quatrième
l'auteur expose le moyen propre selon lui à remédier au mal engendré
par le gouvernement démocratique. 11 est juste de dire que l'auteur se
défend d'être un adversaire du régime démocratique. Seulement, il y
I
ANALYSES- — l'iUNs. Esprit du (jOHvernement démocratique 195
a, d'après lui, (Irmocratic et démocratio. II y a la démocratie issue
de la philosopliie du wiiF siècle, surtout de celle do Rousseau, et
aggravée de nos jours par la théorie et même par la pratique du socia-
lisme. C'est celle-ci qui ua pas les symi)alliies ;de l'auteur. Mais il y a
aussi l'autre démocratie. Laquelle? l'auteur serait bien embarrassé de
le dire, tout en nous faisant entendre qu'il est partisan d'une démo-
cratie modérée et qui, en raison de sa modération, lui paraît plus scien-
tifique, opposée à la conception métaphysique dont la démocratie de
nos jours, dans les pays les plus avancés tout au moins, constitue la
réalisation plus ou moins parfaite.
Le premier chapitre ne fait que reproduire les objections qui ont
cours dans une certaine presse et dans certains milieu.x politiques
contre 1' « utopie » égalitaire. Tel que le principe égalitàire y est
e.xposé, il a en effet tous les caractères d'une utopie. Mais le tableau
est chargé à dessein, car personne, parmi les partisans sensés de
l'égalitarisme, n'a jamais songé à nier la réalité des inégalités
naturelles, ni à prêcher le nivellement complet et universel. Le prin-
cipe de lequivalence morale de tous les membres de la collectivité,
la croisade contre les inégalités artificielles résultant de la mauvaise
et injuste organisation sociale n'implique en aucune façon la
négation des supériorités naturelles de tout ordre, ni le rôle effectif de
minorités moralement et intellectuellement supérieures. Le grand
défaut des adversaires de l'égalitarisme consiste à admettre que
les supériorités pour se manifester ont besoin de stimulants des
avantages matériels et à ne pas concevoir les concurrences autrement
que comme une lutte dont le gain matériel constitue le seul enjeu.
S'ils voulaient admettre la possibilité d'une concurrence, d'une ému-
lation libre de tout intérêt matériel, ils se rendraient compte que le
collectivisme lui-môme est propre à stimuler les activités, à susciter
les supériorités toutes les fois qu'elles découlent de l'organisation
naturelle des individus.
Les arguments invoqués par l'auteur contre le gouvernement majo-
ritaire et contre le suffrage universel ne présentent pas plus
de nouveauté que ceux invoqués contre le principe égalitaire. Le
gouvernement de la majorité et le suffrage universel présentent certes
des inconvénients ({ue personne ne songe à contester. Mais il est
permis de trouver que l'auteur insiste trop sur ces inconvénients,
sans faire ressortir d'une façon suffisante les avantages que l'une et
l'autre de ces institutions peuvent présenter. Or, ces avantages sont
loin d'être négligeables. Malgré tous les abusauxquels le gouvernement
des majorités et le régime du suffrage universel ont pu donner naissance,
abus tenant aussi bien à l'expérience insuffisante des masses qu'au
manque de désintéressement des hommes et des partis politiques, le
suffrage universel a favorisé de grands mouvements d'idées dont le
gouvernement majoritaire a permis l'application, la réalisation tout au
moins partielle. On peut dire sans exagération que si l'on s'en était
496 REVUE PHILOSOPHIQUE
tenu à la politique soi-disant expérimentale et scientifique chère aux
détracteurs du régime démocratique, une grande partie des réformes
sociales réalisées depuis cinquante ans dans les principaux pays civi-
lisés seraient encore actuellement à Tétat des simples promesses et de
pieux désirs. Leur réalisation n'a été possible que grâce aux principes
a priori du Contrat social qui ont inspiré toute la politique de la
deuxième moitié du xix« siècle. Ces principes sont passés dans les
programmes politiques, et si les niasses qui ont été appelées à se
prononcer sur eux ne se rendaient pas toujours bien compte de quoi
il s'agissait, ne comprenaient pas leur portée philosophique, elles
soupçonnaient vaguement tout au moins que c'était leur dignité
d'hommes que ces principes défendaient, qu'ils renfermaient la
promesse d'une vie meilleure et plus humaine. Le suffrage universel a
ouvert aux masses des horizons qui leur étaient inconnus jusqu'alors,
en leur montrant qu'au delà du cercle étroit des intérêts particuliers
à chaque groupement existent des intérêts généraux qui rendent
solidaires les uns des autres tous les membres de la nation. Ce n'est
pas en récriminant contre le principe majoritaire et le suffrage
universel qu'on arrivera à supprimer les abus et les inconvénients du
régime démocratique. C'est dans l'éducation des masses que gît le
salut, et cette éducation, c'est la pratique même du régime démo-
■cratique qui est en train delà faire, qui en constitue tout au moins
le commencement.
Certes, nous reconnaissons Futilité du self-government local, mais
seulement comme un complément du régime démocratique, nullement
comme un remède contre ses abus. Nous le condamnons au contraire,
et nous condamnons encore davantage la représentation corporative,
si l'un et l'autre sont considérés comme un moyen de rompre cette
unité nationale basée sur l'équivalence morale et politique des
citoyens, comme un moyen de réagir contre le goût des idées générales
politique cjui, si elles font souvent commettre des erreurs regret-
tables, n'en constituent pas moins l'instrument le plus puissant de
progrès.
D' Jankelevitch.
Mariauo Mariani. — Il fatto cooperativo nell' evoluzione soclvle.
Bologne, Zaniclielli, 190G, in-S", 302 p.
L'étude des faits de coopération est essentiellement sociologique;
il en est de rnème de l'étude des rapports entre la coopération et les
autres fonctions sociales; mais le problème particulier de la valeur
économique des associations coopératives et de leur rc)le dans révo-
lution économique, méritait d'être posé et résolu en détail. C'est ce
(ju'a fait l'auteur (voir p. 3-4). Dans une première partie, il a montré
comment l'association coopérative, — distincte de l'entreprise coopé-
ANALYSES. — M.viUAM. Il falto cooperotivo nelV evoluzionc 197
ralive comme l'agent l'est de son œuvre, — repose sur le désir de
s'assurer des avantages (p. 22). C'est même l'idée maîtresse de
l'ouvrage que celle d'un mobile essentiellement égoïste, poussant les
hommes à s'associer pour retirer im profit de l'acLion collective
(p. 1 1.3-1 IG, p. 209). Or l'idée de profit, le désir de bien-être caracté-
risent les associations économirjues; l'association coopérative est
donc essentiellement économique (p. 18); elle a pour objet spécial,
caractéristiijue, la diminution du prix d'achat, ou l'accroissement du
prix de vente des marchandises, dont on a besoin ou (luelon veut
échanger (p. 33-43); elle a pour éléments constitutifs des acheteurs,
ou des vendeurs (p. G7). Ces deux sortes d'éléments permettent de
distinguer les coopératives de production des coopératives de con-
sommation, les unes tendant à réunir en une même catégorie tra-
vailleurs, entrepreneurs et capitalistes iStuart Mill, Schaerile, Cairnes,
Leroy-Beaulieu, Loria), les autres tendant à faire des producteurs et
des consommateurs unis des groupes autonomes, par suite de la pro-
duction en commun de ce dont tout le groupe a besoin p. oi-o7), selon
la conception de Wollcmborg, Habbeno, Manara. Mais qu'il soit ache-
teur ou vendeur le coopérateur a pour trait prédominantde son caractère
économique celui de l'agent désireux d'améliorer sa situation sans
avoir recours ni à la spéculation (p. 109 , ni au monopole. Le lien
social dans ces groupements économiques est donc la volonlc, déter-
minée par le désir du profit et supei'posant au « jeu mécanique de
l'offre et de la demande » une sorte de dynamisme qui admet nécessai-
rement la liberté (p. 103-128).
L'auteur ne cherche pas à dissimuler l'opposition des coopératives
de diverses sortes (notamment des coopératives de consommation)
et de l'organisation économique actuelle. Celle-ci fait que l'échange
présuppose l'acte productif, tandis que grâce à l'association coopéra-
tive « c'est l'échange qui engendre la production » (p. 141). La coopé-
rative de consommation va à rencontre de la distinction du produc-
teur et du consommateur qu'accentue chaque jour davantage la
spécification sociale (p. 147); elle réunit des industries diverses et
sans lien en un seul tout complexe au lieu de multi[)lier les métiers
indépendants p. loO). La coopérative ouvrière réagitcontre l'existence
de catégories rendues bien distinctes par la division du travail : elle
supprime la distinction des entrepreneurs et des ouvriers (p. Iij7). En
général les coopératives suppriment les intermédiaires, les conflits
commerciaux et industriels (entre producteurs et consommateurs,
patrons et ouvriers, commerçants et clients), les concurrences meur-
trières, les abus de la réclame, les crises de surproduction, etc.
{p. 158 et 203). La coopération peut donc sembler un phénomène de
régression (p. 147), un retour à la forme économique primitive
(p. 280).
Celte forme est intimement liée à l'organisation familiale (p. 184),
mais la communauté primitive est une » coopérative de consomma-
'198 REVLE PHILOSOPHIQUE
leurs, ouvriers-capitalistes-entrepreneurs », tandis que la coopérative
de consommation est aujourd'hui celle de consommateurs-entrepre-
neurs-capitalistes non travailleurs, la coopérative de production
étant une association de travailleurs-capitalistes-entrepreneurs non
consommateurs, mais vendeurs des biens produits » (p. 189). De plus
la coopération aujourd'hui est libre; dans la communauté primitive
elle était contrainte. L'affirmation des droits individuels et de la pro-
priété privée était inconnue dans ce régime. Tout au plus de nos jours
peut-on voir une survivance des premières formes de coopération dans
la société de secours mutuels (p. 194). C'est donc dans une évolution
véritable de la vie économique que la coopérative moderne prend
place, après un régime individualiste qui, s'il a eu des avantages, a eu
la grave inconvénient de livrer les producteurs à l'instabilité, les
consommateurs aux trusts, syndicats, monopoles, etc., et surtout de
rendre anarchique l'ensemble des relationséconomiques qui devraient
former un système fp. 199-205). La justice et la solidarité réclament le
coopératisme.
Ce n'est après tout qu'un changement dans le mode d'activité en
vue du plus grand bien à obtenir avec le moins de peine (p. 209).
L'association coopérative tend à la satisfaction la plus économique
des désirs de tous les associés « par la voie du travail en commun »
(p. 216-221) et non par les voies de la concurrence ou de la « subroga-
tion », voies ordinaires de la société bourgeoise (p. 2U). Elle rencontre
des obstacles non seulement dans l'inertie et la dispersion des con-
sommateurs et des producteurs (travailleurs), mais encore dans les
difficultés que présente le bon recrutement des coopérateurs [néces-
sairement en nombre limité par les exigences de l'entreprise, p. 91-97),
dans les exigences de la discipline, du capital, du crédit, de la pré-
voyance, de la répartition des bénéfices (p. 237-238). Il est difficile d'as-
surer à la coopérative la stabilité dont elle a besoin et l'efficacité qui
fait sa raison d'être (voirp. 97-116). La distribution des bénéfices, pour
se faire équitablement, doit faire la part de ce qui correspond au
salaire, et la part de ce qui doit être partagé selon la contribution de
chacun au travail d'ensemble p. 284). Il importe que chaque groupe-
ment ne recherche pas tant un accroissement numérique qui pourrait
être fatal qu'une extension croissante de la sphère d'action dans
laquelle entrent des industries complémentaires les unes des autres
(p. 246;. Sur ce point l'auteur paraît adopter les vues de M. Gide et
considérer comme la fin des coopératives de consommation la réunion
en un tout autonome de tous les modes de production nécessaires
à la satisfaction complète de tous les consommateurs associés. Nous
avons fait ailleurs (dans notre étude sur l'Évolution de lu solidarité
sociale) les plus expresses réserves sur la valeur de l'association
<' onniifonctionnelle » dont l'auteur ne nous semble pas s'être assez
méfiéi ; et sur les dangers de la subordination [îi laquelle l'auteur
tend visiblement) des coopératives de production aux coopératives de
ANALYSES. — FANCiLLLi. L'individuo uei SKoi rapporti sociali. 199
consoiiiiiialion. Le point de vue purement économique paraît ici
beaucoup trop étroil.
l'artimilii-i'emeut intéressante est la conclusion sur les rapports de
la coopération et du socialisme. Tout en réprouvant les tendances
communistes et collectivistes, l'auteur montre avec raison qu'on ne
saurait négliger les indications sur l'évolution sociale fouruie.'< |)ar
les tendances socialistes. Pour lui, le socialisme est « rantici[)ation
idéale » du coopéralisme, la tendance h la socialisation un <' prodrome »
de la tendance générale à la coopération (p. 300). Mais celle-ci lui
apparaît comme le « couronnement de l'évolution économique » non
pas anarc]iir[uo, mais de plus on jtlus organique p. 293).
G.-L. DCPRAT.
FanciuUi. — L'individuo nei suoi rapporti sociali. 1 vol. petit in-S»,
238 p., liocca, 1905.
Le litre de cet ouvrage est impropre et donne une idée inexacte du
contenu du livre. C'est une psychologie des sentiments égo-altruistes
que l'auteur ramène h trois, l'amour-propre, la pudeur, l'honneur.
Fanciulli ne prétend nulle part que ces trois sentiments résument
toutes les relations entre la société et la vie affective de l'individu.
Mais ils sont entés sur le sentiment du moi et, d'autre part, on n'en
peut expliquer le développement sans observer l'intervention de
l'approbation collective dans la vie émolionnelle de la personne.
« L'approbation et la désapprobation des autres ont eu leur effet, ont
constitué une force vive, apte à diriger l'individu en un sens plutôt
qu'en un autre. Le mécanisme a été perfectionné. Il fonctionne le plus
souvent automatiquement, en l'absence de tout contrôle. Désormais
l'individu, indépendamment de toute conviction théorique, doit subir
certaines perturbations. Il n'a pas le choix entre les ressentir et ne
pas les ressentir » (p. 11 et 12). L'amour-propre, la pudeur et l'honneur
ont d'ailleurs été indispensables ;'i l'adaptation de l'individu à la
société. Entre les motifs vraiment égoïstes et intéressés et le pur
sentiment du devoir, il est une zone mitoyenne, un ensemble de
motifs et de tendances égo-altruistes qui se sont constitués sous la
pression du jugement collectif, toujours en éveil (p. 7 et S).
L'auteur ne nie pas qu'il y ait dans la nature humaine, avant toute
expérience sociale, des germes, des prédispositions dont l'approba-
tion d'autrui hûte l'épanouissement. Tout son effort tend à découvrir
les conditions du passage de la forme fruste à la forme adulte et à
mesurer l'influence de l'approbation. Il distingue les manifestations
primitives réelles des manifestations apparentes, des formes illusoires
du self-fecling, de la pudeur et de l'honneur qu'une induction préci-
200 REVUE PHILOSOPHIQUE
pitée croit découvrir chez l'animal ou le nouveau-né. Il procède
ensuite à une double étude génétique et analytique; enfin il note la
régression et la disparition du sentiment.
Le rôle des facteurs sociaux va croissant de l'amour-propre à la
pudeur et de la pudeur à Ihonneur. L'amour-propre et l'honneur ont
tous deux leurs racines dans le self-feeling, mais l'amour-propre est
une manifestation immédiate du sentiment du moi, l'honneur en est
une manisfestation profondément socialisée. L'amour-propre tend à
l'affirmation, à la conquête; l'honneur subordonne la conduite indi-
viduelle au jugement d'un cercle social qui peut d'ailleurs être très
étroit et en opposition avec l'ensemble de la société '. On assiste ici
au passage de Tégo altruisme à l'altruisme pur et simple.
Des trois études de l'auteur, la plus complète, à notre jugement,
est celle qui traite de la pudeur. Fanciulli écarte les hypothèses de
Spencer et de James; il adopte celle de M. Ribot en cherchant à
éclairer le rôle attribué par lui à la peur. La pudeur est une peur
instinctive de l'amour chez la femme. Elle a sa racine dans une résis-
tance qui sert les intérêts de l'espèce en excitant et en refrénant tout
à la fois le penchant sexuel chez le mâle. La pudeur féminine, quoique
stimulée par Taulorité sociale et par la suprématie masculine, est une
manifestation alTective immédiate, enracinée dans l'organisme lui-
même. La pudeur masculine est un fruit de l'éducation sociale. Elle
suppose l'idée de la faute, inculquée par l'autorité morale et religieuse.
D'ailleurs les lois mêmes de la vie en ont favorisé la diffusion. « La
sélection naturelle et la sélection sexuelle ont eu une grande impor-
tance pour l'hérédité de la pudeur. Qui s'abandonnait à la licence
devenait moins apte à procréer et sa race était menacée d'extinction.
D'autre part les femmes pudiques avaient plus de chance d'être
choisies en tant qu'elles offraient la garantie d'un plaisir plus intense
et d'une fidélité plus sûre. C'est ainsi que la pudeur s'est constituée
et est restée un des éléments de la nature affective de l'homme »
(p. 147-148).
Bref le livre de Fanciulli est une contribution méthodique et inté-
ressante à l'étude des sentiments égo -altruistes. L'auteur avait
cherché à obtenir le concours du pubjic italien en ouvrant une
enquête et en formulant un questionnaire. Le résultat qu'il a obtenu
prouve une fois de plus que, dans les pays latins, l'enquête psycho-
logique rencontre des difficultés presque insurmontables. Les psycho-
logues de profession liront avec curiosité, à la fin de l'ouvrage, l'ana-
lyse d'une enquête sur l'honneur (p. 218-234). En dépit de la précision
des questions, les correspondants donnent leurs jugements de valeur
sur l'honneur, mais presque jamais ils ne décrivent un état de
1. L'aiileiu' croit à tort être le premier qui ail cherclié une cxplicalion
psycliologiqiie et psychosociale de l'honneur. Il oublie l'étude de Lazarus [Das
Lcben der Seele, l. I, II, Elire und Ruhin).
ANALYSES. — PIAT. PIcton 201
conscience. Les intelloctuels (artistes, matliéinaticiens, etc.), répon-
dent que l'honneur n'est qu'un mot!
G.\STON Richard.
IV. — Histoire de la philosophie.
Clodius Plat. — Pl.vton. In-8°, Paris, F. Alcan, 1906.
Platon est un métapliysicien, et môme à certains égards le plus
grand peut-être de tous : en voilà assez pour le faire porter aux nues
par les uns, et rejeter scvcrernont par les antres, sans qu'il soit
permis h personne de passer devant lui avec indilïérence.'Et précisé-
ment parce que les points les plus importants de son enseignement
sont en même temps depuis plus de deux mille ans les plus contro-
versés, il faut être reconnaissant aux érudits qui, comme M. Piat,
reprennent sur nouveaux frais la tâche délicate de nous donner du
platonisme un précis à la fois sommaire et complet. Pour discuter à
fond ce volume, un autre volume, et de plus vastes dimensions, serait
indispensable : je dois me Ijonier ici à un simple résumé des huit
chapitres entre lesquels se partage l'ouvrage.
I. Les dialuguns. — Négligeant les questions d'auHienticité si vive-
ment débattues depuis un siècle (sauf que le Parménide est déclaré
très nettement apocryphe), M. Piat passe en revue les divers indices
externes ou internes, d'ordre doctrinal ou d'ordre philologique, sus-
ceptibles de jeter quelque jour sur la succession chronologique des
dialogues. A la suite de Campbell et de Lutoslawski, il admet qu'on
peut « recourir avec avantage aux marques stylométriques, pourvu
toutefois qu'on sache les choisir au lieu de les entasser » (p. 3); et lui-
même prêche ici d'exemple, comme on peut s'en convaincre par les
tables des pages 300 et 361. Pour lui comme pour la grande majorité
des critiques contemporains, on doit ranger parmi les dernières pro-
ductions de Platon non seulement le Timée et les Lois, mais le Tliéé-
têle, le Sophiste, le Politique et le Philèbe. Quant au Phèdre, il est
postérieur à la fois au lianquct et au Phèdon. A ma grande surprise,
d'un bout à l'autre du livre pas la moindre mention du Lysis.
II. La méthode. — Quel procédé permetira au philosophe de
« démêler la trame éternelle des choses »? A une définition succincte
de l'induction (TjvaYwyr,) et de l'analyse (o'.a'psT-.î) succède une étude très
serrée de la dialectique platonicienne, laquelle, s'appuyant sur les
diverses sciences comme sur autant de « degrés ou bases d'élan »,
nous délivre peu à peu du conditionnel pour nous jeter en présence
de la cause des causes ou de l'absolu. Platon ne dédaigne pas de
recourir au raisonnement hy]>othétique, tout en signalant les germes
possibles de « la plus funeste des éristiques ». L'expérience sensible
est de nature à provoquer la curiosité intellectuelle, mais les pro-
202 REVUE PHILOSOPHIQUE
blêmes qu'elle pose, elle est par elle-même impuissante à les résoudre :
quand il touche aux origines du monde, ou des âmes individuelles,
ou de l'humanité en général, le philosophe est réduit à appeler à son
aide le mythe, « traduction humaine de l'irreprésentable ». Pour être
efficace, la dialectique, préparée par une sorte de purification de
l'âme, devra dans le calme des passions mettre en œuvre tout
ensemble la raison et le sentiment, la lumière des idées et la flamme
de l'amour. A cette occasion M. Piat décrit en quelques pages bien
courtes l'école de Platon, sa physionomie extérieure, si l'on peut ainsi
parler, les procédés d'enseignement qui y furent en honneur, et le
dessein de régénération morale et sociale dont elle devait être
l'instrument.
III. Les idées. — Quelles preuves avons-nous de leur existence?
quels en sont les caractères essentiels? Quelle est leur zone d'exten-
sion? "N^oilà les trois questions capitales qui s'offrent ici d'abord.
Selon M. Piat, Platon attribuait aux idées la vie, le mouvement et
même la pensée; théorie qui a pour elle le Sophiste et contre elle le
plus grand nombre des dialogues. Ce qui est certain, c'est que, même
à la fin de sa carrière, Platon n'a jamais consenti à reléguer les idées
au rang de simples concepts. Pareille interprétation (défendue tout
récemment encore par M. Lutoslawski) mérite d'être qualifiée de
« roman du platonisme ». Non seulement les choses sensibles sont à
l'image des idées : mais elles trouvent dans ces dernières « leur cause
finale et la première de leurs causes efficientes * (p. 378). Si, au déclin
de sa vie, Platon a assimilé les idées aux nombres, ces nombres,
au lieu de représenter des abstractions mathématiques, sont « de l'être
éternellement arithmétisé » (p. 117). Aux confins les plus élevés du
monde intellectuel plane l'idée du bien, forme par excellence de
l'être; ce qui amène un contraste ingénieux et quelque peu imprévu
entre « rintellectualisme » d'Aristote et le « moralisme » de Platon.
l\. La nature. — « Ivre d'absolu, Platon a le dédain du devenir
comme Protagoras avait celui de l'être » (p. 52) : aussi la physique
n'est-elle pour lui qu'un « système d'opinions ». Il entre dans les
choses du fini et de l'infini : la matière, en soi pur être de raison
(p. 123), échappe au chaos «grâce à une cause d'arrêt et de mesure ».
M. Piat découvre dans le Timêe l'affirmation non seulement de l'unité
du monde, de sa sphéricité, de sa rotation sur son axe, mais encore
de son éternité. Les vues originales du grand philosophe grec sur le
mouvement et ses diverses espèces, sur le temps, sur l'espace, sont
mises ici en lumière avec une remarquable pénétration.
V. Dieu. — Dieu est « l'âme de la doctrine platonicienne » et cepen-
dant c'est tt un être inférieur et dérivé » (p. 173) : par cela seul qu'il
doit se mouvoir lui-même, « il est déjà dans le devenir, au moins par un
côté » (p. 164). Loin de s'identifier avec l'idée du Bien, il n'est trans-
cendant ni aux intelligibles ni à l'ensemble des choses : c'est « cette
partie supérieure de l'âme du monde qui, indéfectiblement dominée
ANALYSES. — PiAT. Platon 203
par la vue indéfectible du Bien, a formé la nature et lui conserve à
travers les âges son immortelle jeunesse » p. ;J79). De cette notion
découlent ses dilTérents attributs : science adéquate de la réalité,
sainteté, bonté, toute-puissance, bonheur sans mélange. Le mal,
résultat t des indigences de l'inlini », a sa raison de fond dans le prin-
cipe même de l'être, engagé dans une série sans fin de dégradations.
M. Piat s'attache ensuite à montrer comment il convient dentendre
dans le Timce et dans les Luis la divinité conférée aux astres, et de
quelle façon, dans la doctrine pkitonicienne, un reste de polythéisme
mythologique se concilie avec le monothéisme. Le chapitre se
termine par des considérations très suggestives sur la philosophie
première de Platon comparée à celle d'Aristote d'abord, à celle de
Hegel ensuite.
VI. Uàme humaine. — M. Piat énumère et étudie en détail ses
diverses puissances, et les preuves alléguées par Platon en faveur de
son immatérialité, de son indivisibilité, du mouvement essentiel dont
elle est animée. H y a une médecine de l'esprit aussi bien qu'une
hygiène du corps. Les tendances de « ce grand maître en idéologie »
sont plutôt favorables au système indéterministe : mais nulle part il
n"a donné de solution proprement psychologique au problème du
libre arbitre.
Comme le monde lui-même, le genre humain est éternel et la prédo-
minance du bien sur le mal dans l'humanité ne se maintient que par
ime série de rédemptions. Quant aux âmes i)articulières, elles
jouissent d'une immortalité personnelle : l'idée d'e\i)iation est étran-
gère aux sanctions de la vie future, « ne regardent que 1 avenir qui
ne sont qu'un sin-.sum vers le meilleur » (p. 2*0) : et toute l'eschato-
logie de Platon est en étroite corrélation avec ses principes métaphy-
siques.
VII. Le bien moral. — Comme la plupart des anciens, Platon place
dans le bonheur le but de la vie : mais il a garde de le chercher en
dehors de la vertu, laquelle est à ses yeux une science, privilège du
sage. Au droit de la nature le philosophe grec oppose le droit de la
raison, faite pour gouverner la nature. C'est la foi en la justice divine
qui seule donne à la vie son véritable sens. Notons à ce propos que
si à l'heure actuelle on estime généralement que la notion de devoir
fut étrangère à l'antiquité, M. Piat, en ce qui touche Platon, est d'un
avis plutôt différent : « Dieu veut le meilleur et donc l'harmonie des
volontés dans la justice : il impose de ce chef le respect du bien »
(p. 277;. L'art lui-même est tenu de se mettre aux ordres de la morale.
La pensée platonicienne paraît dominée par un optimisme complet :
à un certain point de vue cependant elle se laisse pénétrer de pessi-
misme. € Platon a senti de bonne heure la médiocrité des choses
humaines, et ce sentiment, une fois éclos dans son àme, n'a fait qu'y
grandir avec le nombre des années. Il en vient même par endroits à
lui donner un accent d'ironie et de poignante tristesse qui rappelle
•204 REVUE PHILOSOPHIQUE.
les Pensées de Pascal » (p. 288). Mais, sous sa plume, pas une phrase,
pas un mot qui prêche la désertion de la vie.
VllI, La cité. — L'homme ne réalise sa fin que dans et par la
société," soumise à la loi suprême de la justice, laquelle requiert tout
un ordre de moyens que l'on peut appeler les conditions sociales du
bonheur. On doit s'attendre à ce qu'un moraliste tel que Platon
attache à l'éducation une importance exceptionnelle : mais il est
remarquable de le voir soulever des problèmes économiques qu'on
pourrait croire d'origine toute moderne. Sa classification des formes
politiques ne mérite pas moins l'attention que les rapports établis
entre la législation d'une part, et les circonstances matérielles et
morales de l'autre. Contrairement à l'affirmation commune, M. Piat
soutient que la politique de Platon est autre chose qu'une œuvre de
pure logique; dans certaines de ses parties l'empreinte d'Athènes, de
Sparte, de l'Egypte paraît manifeste. L'auteur des Lois lui-même
déclare qu'il a visité nombre de villes et étudié maintes constitutions.
Et maintenant, pour achever de caractériser l'impression sous
laquelle l'étude patiente de Platon a laissé son nouveau critique,
détachons deux ou trois phrases de la magistrale conclusion par
laquelle se termine le volume.
« Ce qui domine en cette immense synthèse, c'est une confiance à
peu près absolue en la valeur de la raison humaine. Rien n'échappe
aux prises de la science : elle peut épuiser le réel... 11 faudra venir jus-
qu'à l'origine des temps modernes, il faudra descendre jusqu'à
Descartes pour retrouver un tel souffle d'espérance; encore est-ce
l'influence renaissante de Platon qui lui donnera, du moins en partie,
sa prodigieuse vigueur » (p. 337).
"Voilà pour le fond, et voici pour la forme : « Personne peut-être n'a
possédé à un degré plus haut le don de l'image, cette marque dis-
tinctive des enfants d'Apollon : il en a besoin, il s'y meut autant que
dans l'idée : elle éclate tout à coup, olympienne et vive, même du
sein de ses abstractions les plus ardues. Ce n'est pas non plus une
exagération de croire qu'on n'a jamais égalé son infinie mobilité
d'allure, ni la finesse de son ironie, ni surtout ce délicat enjouement
qui passe dans ses œuvres comme un sourire de sa pensée; à cet
égard, ainsi qu'au point de vue de l'élévation des idées, Platon
excelle; il demeure inimitable » (p. 340).
Parmi les innombrables ouvrages consacrés aux théories du célèbre
philoso[)he athénien, celui de M. Piat, malgré sa brièveté relative, est
certainement l'un des plus complets. Sans doute sur bien des points
il contribuera à aviver plutôt qu'à trancher définitivement les discus-
sions pendantes : mais là même où l'on incline vers une solution
différente, il est difficile de contester l'impartialité de la recherche,
l'étendue et la sûreté de l'information.
C. Huit.
REVUE DES PÉRIODIQUES ÉTRANGERS
Archives de Psychologie, l. V.
A. Lexi.utiîe. Fritz Algar : Histoire d'un trouble cérébral précoce
(p. 73-102). — Curieuse observation prise par M. A. L. sur un de ses
élève?, adolescent de 15 ans à hérédité familiale à i)eu près indemne,
mais dont les antécédents personnels étaient très chargés. Cet enfant
l)résentait des rêves ù cauchemars, dont les sujets n'avaient rien de
bien étrange; des hallucinations autoscopiqucs dans lesquelles lui
conversait avec un autre soi-même extérieur îX lui et qu'il voyait
hors de lui; enfin des soliloques où il était seul à parler devant des
personnages inconnus. Dans ces deux derniers cas, il a nettement la
sensation de ne plus s'appartenir, de n'avoir pas la liberté de mettre
un ternie soit à ses soliloques, soit aux pensées qu'il échange avec
Vautre. Ces états s'accompagnent d'ailleurs de phénomènes physiolo-
giques qui nous empêchent de souscrire au diagnostic d'hystérie que
M. A. L. applique à ce cas : il y a d'autres éléments en cause.
L'enfant se plaint, à ces moments, de douleurs et de lourdeur de
tête : il a de l'amnésie, etc.
W. v. Betciierew : Signes objectifs de la suggestion pendant le som-
meil lnjYjnotique (103-110). — Pour être certain qu'une suggestion
produit son effet, il faut en voir une réalisation ou signe physio-
logique : on a alors une preuve indéniable. M. V. B. cherche quel-
ques-unes de ces preuves : son enquête et ses expériences ne l'ont
guère conduit à admettre autre chose que des signes du côté de
l'appareil visuel : convergence oculaire, rétrécissements de la pupille
comme l'avaient déjà vu Binet et Féré, absence de couleur complé-
mentaire après fixation jusqu'à fatigue d'un objet coloré, etc. ; absence
de réaction des pupilles, etc. -Mais les autres signes organiques sont
moins certains : ni le pouls, ni la respiration ne subissent de modi-
fications caractéristiques. En somme, les signes certains de la réus-
site d'une suggestion sont rares.
V. Betciieiœw : Nouvel appareil pour Vexamen de la perception
acoustique. — P. Cérésoi.e : Le parallélisme psycho-physiologique et
la thèse de M. Bergson.
CL.vPAnÈDE : L'agrandissement et la proximité apparente de la lune
à Ihorizon (p. 121-148). — C. résume les diverses hypothèses (il y en a
205 REVUE PHILOSOPHIQUE
une dizaine) émises pour expliquer ce phénomène : il les examine et
rappelle les objections qui empêchent de les adopter. Après quoi il
fait entrer en ligne de compte un facteur nouveau : le sentiment
que nous avons que les astres à l'horizon, notamment la lune, sont
des objets terrestres. Ce sentiment ne suffit pas à expliquer notre
illusion, mais il en est un élément très important : la lune paraît
d'autant plus grosse qu'elle est placée de façon que ce sentiment soit
plus développé. Pour vérifier ce point, C. fait dessiner deux paysages
identiques, chacun avec un disque lunaire au ciel : mais l'un de ces
disques est à l'horizon, et l'autre au zénith. Presque toujours le disque
à l'horizon est représenté plus grand que le même disque au zénith
Dans une autre expérience, on colle un pain à cacheter sur une
plaque de verre à travers laquelle on regarde le paysage : quand le
pain à cacheter afileure l'horizon, il paraît plus grand que quand il en
est séparé.
A la fin de cet article, C. signale l'analogie (non la similitude) de sa
théorie avec celle, toute récente, de Mayr: il termine par une copieuse
bibliographie.
D"" Rocfi : Les prévisions de rencontre. —Voici les conclusions des
observations faites par le D-^ P.. — 1° On pense souvent à quelqu'un là
où on a coutume de le rencontrer et là où il pourrait être en raison
de ses goûts, de ses habitudes, etc. Rien d'étonnant alors à ce qu'on
croie l'y voir lorsqu'on en a l'esprit préoccupé; rien d'étonnant non
plus à ce qu'on l'y voie aussi en réalité. Sur 10 cas, cette explication
m'a paru suffisante six fois. — 2° Il arrive qu'on entrevoie subcon-
sciemment dans le lointain une personne connue,. et qu'alors on croie la
reconnaître à côté de soi : 3 fois sur 10, R. a soupçonné avec raison
ce fait de vision subsconsciente. — 3° La simple coïncidence peut fort
bien rendre compte des faits qui ne peuvent rentrer dans aucune des
catégories ci-dessus : il est beaucoup plus fréquent qu'on ne croit
que de vagues ressemblances évoquent l'image d'une personne
connue.
Il ne paraît donc pas nécessaire d'invoquer la télépathie, Tinduc-
tion à distance, etc.
H. Zbinden : Conception psychologique jdiL nervosisme (185-244). —
D'un certain nombre de faits d'observation personnelle, Z. conclut
que nous sommes nerveux parce que nous entretenons en nous des
idées qui rompent l'équilibre de notre mentalité : le nervosisme
résulte d'une auto-suggestion qui introduit en nous une idée rompant
l'équilibre, ou qui empêche une idée nécessaire de notre équilibre
mental de produire son effet.
SciiuvTEN : Sur la validité de renseignement intuitif primaire
(24o-2o3). — S. se demande si la méthode qui consiste à faire appel au
plus grand nombre possible de sensations diverses, pour faire péné-
trer une notion, est la meilleure pour les élèves : il constate au
contraire par expérience que la multiplicité des sensations peut
I
l;i:VlK DES PÉIUOIHQLHS ÉIRANGKItS 207
embrouiller reniant; que certains élèves préfèrent telles sensations,
et d'autres telles autres. L'assimilation des notions, dans les cas qu'il
a étudiés (notions de nombre, est donc beaucoup |)lus complexe
qu'on ne croit : peut-être même nuit-on à rassimilalion en présen-
tant une notion sous des formes multiples et diverses ù l'élève. Notre
méthodologie scolaire actuelle repose-t-elle sur des bases psycliolo-
gi(jues exactes et vérifiées? se demande en terminant S.
A. MuLLER : Le problinne du grossissement apparent des astres à
l'horizon, considéré au point de vue méthodologique 30o-318'. —A. M.
examine les solutions proposées par divers auteurs et en dernier
lieu par Ed. Claparède : il les trouve prématurées, la question n'ayant
pas été métlioiiiquement soumise à une technique expérimentale
déterminée : il propose donc que l'on procède désormais avec j)lus
de précision. Le grossissement de la lune à l'horizon est fonction de
plusieurs variables jusqu'ici mal déterminées et dépendant en [)artie
sans doute les unes des autres : il faut d'abord déterminer ces varia-
bles et, pour cela, mesurer d'abord le grossissement des astres et
des constellations : ce pour quoi il n'existe pas encore de méthode.
Mais on peut du moins comparer les résultats de la mesure des
autres astres avec des estimations approximatives des constellations:
pour celles-ci une série de facteurs qui agissent pour les autres
astres, n'entrent pas en ligne de compte : on pourrait donc isoler un
facteur constant. — Pour les autres astres, il faudrait avoir un proto-
cole d'observations mentionnant le lieu, la longueur et largeur du
champ céleste où l'astre est perçu, l'heure, la couleur, la lumino-
sité, etc. — Il ne faut comparer ({ue les observations d'un même
observateur, tâcher de conserver les mêmes conditions d'expérience,
observer à la vision monoculaire, chercher les facteurs physiologiques
de Villusion, etc.
G. Gr.iJNS : Agrandissement app^>rent de la lune à l'horizon (.318-
32j). — G. G. estime avec Claparède qu'il faut chercher du côté psy-
chologique l'explication de l'illusion ; il estime que l'agrandissement
résulte d'une correction mentale : quand la lune est à l'horizon, nous
corrigeons par comparaison sa grandeur apparente : quand elle est
au zénith, n'ayant plus de termes de comparaison pour corriger, nous
ne corrigeons plus et la jugeons plus petite.
J, C. NuEL : La psychologie comparée est-elle légitimée? (326-343 . —
Examen de l'article de Claparède sur ce qu'il faut conserver de la psy-
chologie comparée : l'auteur conclut qu'il n'y a rien à en garder.
Claparède : Expérience collective sur le témoignage (3i4-387). — C.
a imaginé de faire arriver un individu à l'improviste dans une assem-
blée non avertie, de l'y faire remarquer rapidement par un acte
excentrique, de l'expulser, et de rechercher huit jours après quels
souvenirs en ont conservé les spectateurs.
Son enquête lui a montré que la fidélité du souvenir dépend sur-
tout de son accord avec les autres souvenirs que nous avons déjà
208 REVUE PHILOSOPHIQUE
emmagasinés (comme nous l'avons déjà montré pour les images
mentales). Un témoignage a d'autant plus de chance d'être exact qu'il
rapporte une chose plus probable; on néglige volontiers l'insolite ou
le rare (ou plutôt on s'en souvient moins aisément).
Flournoy : A propos des phénomènes de matérialisation publiés par
Ch. Rlchet. — H. Pieron : A propos de la technique en psychologie.
T. VI.
A. BiNET : Cerveau et Pensée (1-26). — Examinant comment doit être
posé le problème des rapports de notre pensée avec le cerveau,
l'auteur montre qu'il faut, avant de cherchera solutionner la question,
se débarrasser d'un certain nombre des difficultés factices qu'on y a
ajoutées.
Decroly et Degand : Contribution critique à la mesure de l'intelli-
gence par les tests de Binet et Simon (27-130). — Depuis quelques
années, on s'est beaucoup occupé des tests qui peuvent servir à
mesurer les facultés des enfants; la liste est longue : on a étudié les
sensations et les perceptions, les illusions et les déterminations de
poids, l'attention, les mémoires, les associations, les fonctions
motrices et les divers actes ou états qui leur sont en relation
(fatigue, habileté, etc.), et enfin les phénomènes mentaux plus com-
plexes, et aussi les signes physiques de l'intelligence. — Il semble
que ces divers essais aient été faits selon deux préoccupations très
différentes : les Américains s'occupent surtout cVéprouver les fonc-
tions simples; au contraire, Binet cherche surtout à éprouver les
fonctions complexes, estimant qu'elles manifestent mieux l'intelli-
gence; les Allemands se disent qu'on peut l'atteindre des deux côtés.
On a fait à ces recherches beaucoup de critiques : Mïinsterberg pré-
tend qu'on ne peut en conclure rien; Spearman a relevé plusieurs
causes d'erreurs; Meumann, de son côté, en a signalé de nouvelles.
De toutes ces critiques, les auteurs croient devoir conclure : 1° que
les expériences faites n'ont porté que sur un nombre très limité de fonc-
tions mentales; 2" que ces expériences Qnt été faites dans des condi-
tions trop peu précises ou avec des méthodes trop grossières ; 3° que les
critères de rintelligencc qui ont servi de termes de comparaison pour
les corrélations à établir entre la valeur mentale et les données du
test, étaient erronés. Ce qui ne veut pas dire qu'il faut conclure à la
faillite de cette méthode : mais il faut en réformer les causes d'erreurs.
De ces erreurs, la plus grave est qu'on ne tient compte, dans l'appré-
ciation de l'intelligence, que d'une seule face de Tactivité mentale :
l'enfant qui perçoit bien auditivement, surtout qui retient bien et
s'exprime facilement, sera fatalement considéré comme un enfant
intelligent, surtout s'il a tout juste l'initiative ou la passivité qu'il
faut pour accepter toutes les habitudes qu'on exige de lui et se plier
IIKVI R DliS l'tltlOUmLKS El IIAX-EUS 209
à toutes les disciplines qu'on lui impose. Mais il y a, h côté de ces
cnfanls, (raulres qui ont une autre face de raclivitr mentale déve-
loppée, et (lue Ton iynore parce qu'elle ne se manifeste j)as par les
mômes signes ou ne s'extériorise pas dans le milieu scolaire : chez
ces enfants, la perception est peut-être moins vive, la mémoire (sur-
tout verbale) moins active; ils s'expriment avec peine et mala-
di-essc, etc.; mais ils ont de l'initialive, l'esprit d'enfrepi-ise, etc.; bref,
ils sauront se tii-er d'adaire dans la vie, tandis que les tests actuelle-
ment m usage tendraient à les faire considérer comme des insuffi-
sants.
Partant de là, MM. D. et D. ont repris un certain nombre de ces
tests, ceux de Binet et Simon en particulier; ils les ont appliqui's à
des enfants plus ou moins anormaux, et le résultat de leur travail,
d'après cette expérien"Ce sur le vif, est que les tests de Binet et Simon :
1° sont déjà suffisamment parfaits pour classer, du moins au point
de vue inlelleclucl, la majorité des vrais irréguliers intellectuels; —
2" ils sont moins efficaces (juand il s'agit d'enfants à la limite entre
les normaux et les irréguliers; — 3° ils sont insuffisants pour classer
les enfants atteints de surdité ou de mutisme ou de troubles moraux.
Pour rendre ces tests pratiques, il faudrait éliminer les doubles,
remplacer ceux qui sont trop longs, pour diminuer la durée de
l'e.xamen; introduire des tests pour éprouver l'intelligence active, la
logique en action; en ajouter pour déceler les réactions morales, etc.
Mais, tels quels, ils peuvent servir utilement à déblayer le terrain au
début de l'année.
Proust : Dessin d'enfant?, /{.iby/es (131-1 îO). — D'observations sur
des dessins d'écoliers de 0 à 8 ans, l'auteur conclut que les petits
Kabyles dessinent volontiers des animaux et des personnages, qu'ils
ont mieux observés que ne font les enfants européens : ces dessins
rellètent les habitudes mentales, personnelles ou héréditaires, de
leurs auteurs.
A. PiCK : La. confabulation et la localisation spéciales des souvenirs
(141-147). — Études sur le rôle des circonstances accessoires comme
supports des souvenirs : P. examine le rôle de l'imagination quand
nous la faisons intervenir pour suppléer aux parties absentes des sou-
venirs : il voit là, en dissociation, l'inverse des phénomènes d'infanti-
lisme que nous avons relatés à propos des mensonges d'anormaux.
M.AEDER : A proposées oublis, confusions, lapsus (148-152). — Ce sont
des souvenirs inconscients qui déterminent le i)lus souvent les lapsus.
ZiiiNOEN : Le mal de mer (lot-C). — Influence de l'imagination, de la
suggestion sur le mal de mer.
D"" Je.vn Philippe.
TOME LXIV. — 1907. 14
210 REVUE PHILOSOPHIQUE
Zeitschrift fur Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane,
t. XXXVI.
LoESER. Sur Vinfluence de ladaption à robscurité sur le seuil spé-
cifique des couleurs. (1-18). — Le seuil spécifique des couleurs est la
valeur que l'excitation doit prendre, non pas seulement pour donner
une sensation de lumière, mais pour permettre de reconnaître la
couleur. 11 s'agit de savoir comment le séjour dans l'obscurité fait
varier la valeur. En partant d'une bonne adaptation à la lumière, le
seuil spécifique s'abaisse, pour les couleurs rouge, verte et bleue, dès
la première minute, et peut-être même dès les premières secondes,
du séjour dans l'obscurité. Il continue à s'abaisser rapidement,
pendant 8 à 12 minutes, jusqu'à un point où il atteint son minimum.
Ensuite, il recommence à croître, mais lentement, jusqu'à ce que,
après une adaptation à l'obscurité, de 40 à 45 minutes, il atteigne
une valeur à peu près fixe. L'adaptation à l'obscurité abaisse donc le
seuil des couleurs, comme elle abaisse le seuil de la lumière blanche,
mais la marche suivie par cette diminution est très différente dans les
deux cas.
E. Becker. Contributions expérimentales et critiques à la psycho-
logie de la lecture pour de brèves durées de Vexpositio^i (19-73). —
Dans le débat entre Erdmann et Dodge d'un côté, Wundt et Zeitler
de l'autre, B. se place au point de vue des deux premiers. Il le défend
surtout en montrant que la lecture d'un mot même très long (d'une
vingtaine de lettres) n'implique pas un mouvement de l'attention qui
se dirigerait successivement sur les diverses parties, comme croyait
l'avoir établi Zeitler. La preuve que ce mouvement n'est pas néces-
saire, c'est que, même si le mot n'est éclairé que par une étincelle,
c'est-à-dire nest visible que pendant un temps trop court pour que
l'attention puisse se déplacer, la lecture peut encore se faire dans la
majorité des cas. Le premier rôle appartient dans la lecture, comme
Erdmann et Dodge l'ont montré, et comme le confirment les expé-
riences nouvelles de B., à la forme globale des mots. Il est vrai que
les lettres dominantes et caractéristiques (comme d, p, ô, etc.) sont
importantes, mais seulement parce qu'elles contribuent à déterminer
la forme globale. — (En somme, la question demeure controversée,
de savoir si le mot est lu comme un ensemble, ou s'il est lu par par-
ties successives.)
M. LÉvv. Sur la répartition des intensités lumineuses dans le
spectre pour Vceil adapté a la lumière (74-89).
F. Kiesuw. Sur la question des surfaces gustalivcs de Varrière-
bouche chez Venfant (90-92). — Comme les surfaces gustatives sont
plus étendues chez l'enfant que chez l'adulte, c'est une question de
savoir si h\ luette, qui est insensible aux saveurs chez l'adulte, l'est
k
liEVLE DtS PllHIOL'IUlES ÉTIUNGEHS 2tl
aussi chez l'enfant. L'examen microscopique de cet organe, enlevé à
des cadavres, ne présentant pas encore d'altérations, n'a montré
aucuns ijoutons yuslalils. Les organes examinés appartenaient à
quatre enfants, de sept mois, neuf mois, un an et trois ans, et à un
jeune liomme de seize ans. La luette necontientdoncjamais d'organes
du goût, puisqu'elle n'en contient même pas pendant l'enfance,
II. WoLK (93-97), au sujet du travail de G. AiiEi.^noitFF et IL Feu.-
CIIENKEI.U € sur la dépendance de la réaction pupillaire à l'égard du
lieu et de l'étendue de la surface excitée » {Zeitsclirift, XXXIV),
recommande, pour l'élude de ces faits, un appareil dont il est l'inven-
teur. Les deux auteurs (98-99) discutent brièvement ses remarques.
F. SciiCMANN, Contributions à Vanalyse des perceptions vAsuelles
(101-183. Quatrième article : les trois premiers se trouvent dans les
volumes XXIII, XXIV'et XXX). — S. s'occupe maintenant de l'appré-
ciation de la direction, et montre comment différents facteurs autres
([ue les mouvements des yeux jouent un rôle dans cette appréciation.
La détermination de ces facteurs explique un bon nombre d illusions
optiques, notamment l'illusion de Poggendorff.
R. Simon. Sur la fixation dans la vision crépusculaire (185-193). —
Les parties latérales de la rétine sont plus sensibles à la lumière que
la tache jaune : si la surface que Ion regarde est éclairée par une
lumière inférieure au seuil fovéal, on ne réussit à la percevoir que si
l'on fixe un point en dehors de la surface, c'est-à-dire si l'on écarte
l'axe visuel dans une certaine direction et selon un certain angle. S. a
constaté que cet écart de l'axe visuel ne suit pas la même direction
pour les deux yeux : l'œil droit doit se diriger vers le dehors et en
liant, l'œil gauche en haut et presque sans variation à droite ou
à gauche. Cela tient probablement à des particularités des muscles de
l'œil. La grandeur du mouvement d'écart varie suivant l'éclairement
de la surface et suivant l'adaptation à l'obscurité. Si pour un éclaire-
ment très faible le mouvement est de 2» 1/2, il n'est plus que de 1 " I 2
pour un éclairement plus fort, mais toujours inférieur au seuil fovéal.
Si pour un certain éclairement l'écart est de 2° après 10 minutes
d'adai)tation, il tombe à 1'' 1 2 au bout de 10 autres minutes, et à 1'^
au bout d'une heure.
S. ExNER. Sur la théorie du processus central de la vision (194-212).
— A l'occasion d'expériences de Hitzig, et de nouvelles expériences
faites par le Japonais Imamura à l'Institut physiologique de Vienne,
E. s'attache à expliquer une amblyopie consécutive à des lésions
expérimentales dans le cerveau du cliien, et qui présente ce caractère
singulier d'être alternante, c'est-à-dire que le trouble de la vision
change de côté quelques jours après la lésion.
J. Frobes. Contribution sur les comparaisons dites comparaisons
de différences surperceptibles de sensations (2il-2C8, 3i4-380). —
Dans ces expériences, faites sous la direction de G. E. Muller, on ne
cherche pas, suivant la tradition des psychophysiciens orthodoxes, à
'212 REVUE PHILOSOPHIQUE
•établir des différences égales de sensation afin de voir comment ces
prétendues différences égales se comportent par rapport aux diffé-
rences correspondantes des excitations; mais on s'efforce de dégager
4es facteurs qui déterminent le jugement. L'auteur a choisi pour ses
expériences les poids soulevés et les intensités lumineuses.
Dans les expériences sur les poids, le sujet soulève successivement
trois poids A, B, C, et on lui prescrit, suivant la tradition, de com-
parer la différence des sensations produites par Aet B avec celle des
sensations produites par B et C. On ne se préoccupe pas, au moins
■pour le moment, de savoir si cette comparaison est possible; on
demande au sujet d'essayer de juger dans le sens indiqué. Dans la
plus grande partie des expériences, A est de 600 grammes, B de
1 200 grammes, et C varie de 1 300 à 2 380 grammes par intervalles de
120 grammes. On admet les cinq espèces de jugements recommandes
■par Mûller : l'une des différences est jugée beaucoup plus petite, plus
petite, plus grande, ou beaucoup plus grande que l'autre, ou bien le
jugement est indécis. Les résultats -de chaque série d'expériences se
groupent dans un tableau oîi, en face des différentes valeurs de C, se
trouvent, sur cinq colonnes, les nombres appartenant aux cinq espèces
de jugements. 11 faut remarquer que l'ordre des excitations a toujours
'été le même, c'est-à-dire que l'erreur de temps n'a pas été compensée :
«'est là un grave défaut. Un autre est que, malgré des expériences
préalables, les séries ne sont pas complètes, c'est-à-dire que la varia-
tion de C ne s'étend pas assez loin pour que l'on puisse atteindre les
limites extrêmes des champs de jugements.
Je laisse de côté les calculs faits par diverses méthodes pour déter-
«liner la valeur moyenne de C, et aussi les calculs pour mesurer
il'acuité du jugement (die Scharfe des Urteilen><), la netteté delà sépa-
ration des champs de jugement et la variabilité, pour arriver aux
observations subjectives sur les facteurs qui déterminent le jugement.
L'intérêt principal des expériences, au point de vue des idées de
Midler, est dans ces observations. Tous les sujets, parmi lesquels
Mûller, notent l'influence de l'impression absolue du troisième poids.
Si ce poids paraît lourd, on est porté à déclarer que la deuxième
différence est plus grande que la première; s'il paraît léger, on est
porté à juger en sens contraire. L'impression absolue peut exister
aussi pour chacun des trois poids; si les deux premiers paraissent
légers et le troisième lourd, on tend à déclarer la deuxième différence
plus grande; si le premier paraît léger et les deux autres lourds, on
'tend à déclarer la deuxième différence plus petite; si le premier paraît
•léger, le deuxième moyen, le troisième lourd, il existe une tendance à
porter le jugement « indécis ». Parfois les deux différences sont
appréciées l'une après l'autre, la première, par exemple, comme peu
considérable, la deuxième comme considérable, et le jugement en
résulte : la deuxième différence est la plus grande. C'est encore une
■impression absolue qui détermine alors le jugement, l'impression
RKVUE DKS PlilMODIQUES ÉTUA.NGKUS 213-
absolue de grandeur ou de petitesse, non plus des poids, mais de
leurs dilTércnces. Outre l'inlluence de l'impression aljsolue, «pii
s'exerce ainsi des diverses fâchons possibles, on rencontre parmi les
fadeurs du jugement des images visuelles, notamment limage de
trois marcbes d'escalier symbolisant par leur hauteui" les différences
des poids, une image schématique du volume des poids (image pure-
ment symitolique, puisque les poids ont en réalité le même volume),
ou bien l'image égaleuR-nl scliémalique d'un mouvement des jioids de
bas en haut, dans laquelle le poids semble élevé à une hauteur d'autant
moindre qu'il paraît plus lourd. Il arrive aussi que le jugement est
déterminé par une comparaison de la deuxième différence avec des
symboles qui caractérisaient la deuxième différence dans les expé-
riences antérieures, ou par une comparaison de C avec des appré-
ciations antérieures de la valeur de C. L'attente joue aussi un rôle
important lorsque C est plus petit qu'on ne l'attendait, il en résulte
une tendance à regarder la deuxième différence comme plus petite que
l'autre. Ces divers motifs de jugement peuvent se renforcer récipro-
quement ou bien entrer en contlit, et il en existe encore quelques
autres dont l'importance paraît moindre. Il faut signaler toutefois,,
outre l'adaptation motrice, ce fait que Millier déclare porter son
jugement avec plus d'hésitation lorsqu'il est bien reposé et qu'il
s'efforce de conqiarer véritablement les différences.
Les expériences sur les sensations lumineuses sont de deux sortes.
Les unes consistent à classer des papiers gris de teintes différentes;
d'abord on détermine une suite de différences juste perceptibles,
entre la teinte la plus sombre et la plus claire, et l'on prend ensuite
celle de toutes les teintes qui se trouve au milieu de la série; ensuite,
on détermine directement, par la méthode des limites (l'ancienne
méthode des petites variations sous la forme récente que lui adonnée
Midler), la teinte qui paraît moyenne entre une teinte sombre et une
teinte claire séparées par un grand intervalle. On se propose,
entre autres fins, de comparer les deux teintes moyennes déterminées
par ces deux méthodes différentes. Elles concordent approxima-
tivement : c'est tout ce que l'on en peut dire, et l'auteur ne cherche
d'ailleurs pas à tirer de ce fuit des conclusions relatives à l'intensité
des sensations et aux différences d'intensité.
Les autres expériences sur les sensations lumineuses, faites au
moyen de disques rotatifs, sont plus intéressantes. D'abord, comme
d'ailleurs dans les expériences avec les papiers, le facteur du juge-
ment sur lequel il est prescrit au sujet de se déterminer est le degré
de cohérence. Millier a expliqué récemment que ce qui détermine
son jugement dans la comparaison des différences superceptibles, de
sensations lumineuses, c'est, non pas une appréciation des différences
d'intensité, mais le degré de cohérence {Koliàrenzrjvad des couples de
sensations. Il arrive que, au premier regard, deux des trois lumières
lui paraissent former un couple bien assorti et par là s'unissent dans
214 REVUE PHILOSOPHIQUE
la perception, tandis que la troisième reste isolée et que même il est
parfois impossible de l'unir à la lumière moyenne, de la « saisir
collectivement >> avec elle : c'est la facilité plus ou moins grande avec
laquelle deux sensations s'unissent de la sorte que Millier appelle leur
degré de cohérence. Si donc, de trois sensations, simultanées ou
successives, les deux premières s'unissent facilement tandis que la
deuxième et la troisième s'unissent moins facilement, ou ne s'unissent
pas du tout, on est porté à déclarer que la différence des deux
premières est moindre que la différence entre la deuxième et la
troisième; et les autres genres de jugements se déterminent d'une
manière analogue.
F, prescrit donc à ses sujets d'apprécier les deux différences
formées par trois disques rotatifs d'après le degré de cohérence.
Deux des trois lumières (A et C) sont constantes, on fait varier la
lumière intermédiaire (B), et l'on se propose de déterminer la valeur
moyenne de B pour laquelle les deux différences sont égales, ou plus
précisément pour laquelle il y a indécision du jugement comparatif. —
Cette valeur moyenne de B est déterminée par la méthode des limites :
on donne d'abord à B une valeur telle que le sujet déclare que la
différence de droite est plus petite, puis on diminue B graduellement
jusqu'à ce que l'on obtienne le jugement « indécis ». On établit les
alternances, et l'on prend la moyenne des valeurs empiriques, parfois
très éloignées les unes des autres, pour lesquelles s'est produit le
jugement " indécis ».
L'observation subjective des personnes qui ont pris part aux expé-
riences montre que, malgré la prescription relative au degré de cohé-
rence, elles emploient en réalité des procédés variables pour établir
leur jugement et que, même chez MûUer, d'autres facteurs de juge-
ment tendent à exercer une action. Par exemple, les deux différences
sont appréciées chacune d'après leur valeur absolue, l'une comme
grande, l'autre comme petite. Si l'un des trois disques est assez
nettement noir, ou blanc, il en résulte une tendance à regarder les
deux autres comme assortis ensemble en raison de leur teinte grise.
Quelquefois rimi)ression absolue produite par le blanc ou le noir
tend à déterminer le jugement à elle seule, sans que les degrés de
cohérence soient comparés. L'un des sujets n'a tenu compte du degré
de cohérence qu'au début des expériences; ensuite il a trouvé cette
méthode d'appréciation trop difficile, et il s'est déterminé d'après une
impression do caractèreémotionnel,uncsecousse causée par le passage
d'un disque à un autre. D'autres influences encore se sont manifestées,
comme la force attractive d'une des sensations (la tendance de la
sensation à s'imposer à l'attention), et le fait que l'une des lumières
paraît aveuglante.
De cette analyse subjective des facteurs du jugement, dans la
comparaison des différences d'intensité lumineuse, il me paraît
résulter que le petit problème de comparaison qui se pose à chaque
REVUE l»i:S I'i;ilIODlQUES ÉTRANGERS 213
sujet dans chaque expérience est résolu par des moyens qui peuvent
varier beaucoup : les e\[)ériences de F. et les idées directrices de
Millier ouvienl des voies, fournissent des hypothèses pour pousser
plus loin cette analyse, qui est l'analyse du ju£,'emeiil psycho-
physique. — Il faut remarquer en particulier, dans le travail mental
par lequel s'élabore ce jugement, outre la variété des moyens
employés, une recherche instinctive de ceux qui sont les i)lus com-
modes, et, sinon les plus rigoureux, du moins les plus économiques.
Les résultats numériques des expériences ne sont pas sans intérêt,
malgré le manque de compensation de l'erreur de temps dans les
expériences sur les poids. Dans les deux séries de ces expériences où
.Mïdk-r a servi de sujet, la valeur moyenne de l'excitation variable est
sensiblement ce qu'elle devrait être pour que les trois poids fussent
rangés en progression arithmétique. Si l'on interprète ces résultats,
comme faisait Merkel dans des circonstances analogues, en vue de
savoir s'il faut accepter l'hypothèse de la différence ou celle du
rapport, ils seraient nettement favorables à l'hypothèse de la diffé-
rence. Si, au contraire, comme je le pense, il faut admettre que le
jugement des sujets porte en fin de compte, d'une manière plus ou
moins consciente, sur les différences des excitations, ces résultats
montreraient que l'esprit choisit spontanément les différences arith-
métiques des excitations i)lutôt que les rapports, c'est-à-dire qu'il
mesure les poids par quelque unité commune et emploie cette mesure
plus ou moins confuse pour apprécier les différences et pour les
comparer. Au contraire, dans les expériences sur les sensations de
lumière, comme on pouvait sy attendre d'après les expériences
anciennes de Delbœuf et d'après d'autres plus récentes, la moyenne
des valeurs de l'excitation variable range à peu près les trois inten-
sités lumineuses en une progression géométrique. L'esprit préfère
donc ici les rapports des excitations à leurs différences arithmétiques
et cela tend à montrer qu'il mesure les trois intensités lumineuses en
prenant l'une d'elles pour unité. — Dans les expériences sur les poids,
les trois sujets autres que Muller, non habitués comme lui à ce genre
d'expériences, ont donné d'abord des valeurs de C dont la moyenne
est sensiblement inférieure à ce qu'exigerait la progression arithmé-
tique : par exemple, le poids A pesant 600 gr., B pesant 1200 gr., ils
donnent d'abord à C une moyenne voisine de 1 500 grammes. Il est
possible, comme le croit F., que ce fait s'explique par le rôle préi)on-
dérant de l'impression absolue. Vm tout cas, la moyenne de C va en
grandissant au cours des expériences, et dans des expériences ulté-
rieures peu étendues, elle continue à croître pour se rapprocher de la
valeur exigée par la progression arithmétique. Il y a donc là un lait
d'exercice qui n'a rien de surprenant. — Dans les expériences sur les
sensations visuelles, il existe aussi une anomalie : les sujets qui
éprouvent devant les excitations fortes une impression d'aveuglement
donnent à l'excitation de comparaison une valeur plus forte que celle
216 REVUE PHILOSOPHIQUE
qu'exigerait la progression géométrique. F. explique le fait, d'une
façon d'ailleurs peu nette, parla force attractive des sensations, dont
Muller a signalé l'existence et marqué l'importance dans sa théorie
des sensations visuelles (Zur Psychophysik der Gesichtsempfin-
dungen, Z. /'. Ps., X, p. 26 et suiv.)- H n'est pas impossible que cette
explication soit juste. Toutefois ce point aurait particulièrement
besoin d'être étudié de plus près.
G. A. HoEFER. Recherches sur la sensibilité différentielle acoustique
de la loi de Weber Fechner dans des états normaux, des psijchoses
et des névroses fonctionnelles (2G9-293). — Expériences faites au
moyen du phonomètre à chute, par la méthode des cas vrais et faux.
Pour éviter l'influence de l'impression absolue, l'auteur, sur le conseil
de Ziehen, a employé une excitation virtuelle de comparaison, c'est-à-
dire qu'il a remplacé la hauteur de chute à laquelle l'intensité du son
est proportionnelle par deux hauteurs qui en sont également éloi-
gnées : par exemple il remplace la hauteur de 1 300 mm. par celles de
1 200 et 1 400. — Ziehen a servi de sujet pour une longue série d'expé-
riences; les autres, beaucoup moins étendues, ont été faites sur des
malades. — En ce qui concerne l'impression absolue, l'artifice de
méthode qui vient d'être indiqué semble n'avoir eu aucune inlluence :
l'impression absolue a été notée dans deux séries, et elle se fait sentir
d'une façon très forte; par exemple, sur 26 jugements vrais, 12
s'appuient sur l'impression absolue ; sur o jugements faux, l'impres-
sion absolue a agi 2 fois dans le sens de l'erreur, et un jugement s'est
trouvé faux, quoique l'impression absolue eût agi dans le sens de la
vérité. Dans une autre série d'expériences, l'observation subjective
s'est portée sur la seconde excitation, afin de savoir si l'impression
absolue se produisait aussi pour cette excitation : elle ne s'est pas
produite, et c'est là un fait qui semble très naturel, quoique L. Martin
et G. E. Millier aient constaté le contraire dans des expériences sur
les poids. — Parmi les autres résultats des expériences de H. avec
Ziehen, les plus intéressants concernent l'erreur de temps. Cette
erreur est toujours négative, sauf quelques exceptions, d'ailleurs peu
considérables et qui sembleraient fortuites si elles ne concernaient
pas toutes le même son normal. A signaler encore un procédé employé
à titre d'essai en vue d'éliminer l'erreur de temps : le procédé consiste
à faire entendre deux fois la première excitation, de façon que celle
qui doit être comparée avec elle soit perçue la troisième. Dans une
série, l'erreur de temps est éliminée par ce procédé, dans une autre, elle
est diminuée. Ce résultat se comprend très bien pour le cas où
l'erreur en question est négative : il serait intéressant de voir quel
serait le résultat avec une erreur positive. — Les expéiMences sur les
malades ne révèlent que très peu de chose, si ce n'est que l'on peut
faire ce genre d'expériences avec des malades de types notablement
différents (épileptiques, paralytiques, mélancoliques, maniaques, et
môme une hystérique), et (jne, en général, la sensibilité différentielle
HEVUE DES Pl'KIOniQlJES ÉTRANGERS 217
des malades ne paraît pas inférieure ù la normale; toutefois, Ihysté-
rique se caractérise par l'inconstance des résultats. 11. a fait sur
chaque malade i COO expériences : il croit qu'il en faudrait au moins
3 000 pour donner, chez les malades comme chez les pei-sonnes
nornudes, une mesure de la sensibilité dilTérentielle qui lut digne de
confiance.
liL'MKE. Recherches sur le rèfloxe provoqué dans Vœil par le cou-
rant galvanique (29i-299). — Le réllexe pupillaire est provoqué,
ainsi que la sensation de lumière, par un courant électrique que
l'on fait passer dans l'œil en aijpliiiuant une électrode sur le globe
de l'œil ou bien sur la tempe voisine. On obtient le réllexe pupillaire
avec des courants variant de 0,7 à ï> millianipères; la sensation de
lumière se produit déjà pour des courants plus faibles. Si l'on est
fatigué, par exemi)le paV une nuit de veille, la sensation de lumière
est provoquée par un courant un peu plus faible que dans l'état
normal, mais le réflexe pupillaire a besoin, pour se produire, d'un
courant beaucoup plus fort.
G. Heym.vns. Enquête aur la dépersonnalisation el la fausse recon-
naissance (.321-343). — II. reprend le problème traité par Bernard-
Leroy. Au moyen d'un questionnaire sensiblement modifié, adressé
à des personnes auxquelles les faits ont été explifjués ;non les théo-
ries), et qui se sont astreintes pendant six mois à noter les faits de
dépersonnalisation et de fausse reconnaissance, il a recueilli un
nombre de faits peu considérable : 8 personnes ont donné 13 obser-
vations, et 14 ont déclaré connaître la dépersonnalisalion ou la fausse
reconnaissance par expérience personnelle, quoiqu'elles ne les aient
pas observées dans la période des six mois. Mais ces faits sont signi-
licalifs au point de vue des corrélations qu'ils établissent, et, en
tenant compte des informations fournies par les personnes chez qui
la dépersonnalisation et la fausse reconnaissance ne se produisent
jamais, H. conclut qu'il existe deux types d'hommes, selon que ces
phénomènes se produisent assez fréquemment, ou bien ne se pro-
duisent jamais ou presque jamais : chez les premiers l'émotivité est
forte, l'humeur est très variable, il leur arrive périodiquement de
n'avoir de goût à rien, ils travaillent d'une façon irrégulière, et ils
sont médiocrement doués pour les mathématiques; les autres ont des
dispositions op[)Osées, l'émotivité faible, riiumeur égale, etc. De plus,
là où existent la dépersonnalisation et la fausse reconnaissance, on
trouve aussi, plus fréquemment que chez les autres, un phénomène
qui consiste en ce qu'un mot connu apparaît souvent, pour un
moment, comme étranger et dépourvu de sens. — L'enquête montre
encore que les faits en question se produisent lorsqu'il y a fatigue,
affaiblissement ou assoupissement de l'attention, bref abaissement de
l'énergie psychique. Et cela explique qu'un certain nombre de per-
sonnes qui avaient éprouvé la dépersonnalisalion ou la fausse recon-
naissance avant la période de six mois ne l'ont plus éprouvée pendant
218 REVUE PHILOSOPHIQUE
cette période : l'attention appliquée au fait au moment où il allait se
produire suffisait pour le faire disparaître, comme quelques-uns
l'ont observé. — Comment expliquer tout cela? H. fait remarquer que
la dépersonnalisation et la fausse reconnaissance d'une part, l'appa-
rence étrangère prise par un mot connu d'autre part, sont des faits
connexes, qui doivent s'expliquer de la même manière. Or on
comprend que l'abaissement de l'énergie psychique fasse prendre à
un mot connu une physionomie étrangère : elle détermine un affai-
blissement dans l'activité associative des représentations, et ainsi il
peut arriver qu'un mot n'évoque pas les images qui forment sa signi-
fication. La même explication est valable pour la dépersonnalisation :
ici, ce n'est plus un simple mot, c'est tout le contenu de la conscience
qui paraît momentanément inconnu, et cela peut se ramener aussi à
un retard dans les associations auxquelles les choses doivent d'être
reconnues. Reste la fausse reconnaissance : ce fait se présente comme
diamétralement opposé aux deux précédents, car d'un côté des faits
connus ne sont pas reconnus, et ici un fait qui n'a pas été antérieure-
ment connu est cependant reconnu. Pourtant l'explication peut être
la même; l'affaiblissement de l'activité associative de perceptions
actuelles peut avoir pour résultat de les faire ressembler à ces sou-
venirs lointains et presque oubliés que nous hésitons à reconnaître et
ainsi de les faire attribuera un passé indéterminé. La cause commune
de tous les faits dont on cherche ici l'explication serait donc le retard
momentané ou l'ajustement imparfait des associations qui déter-
minent le sentiment du connu. Des observations nouvelles permet-
tront de fixer la valeur de cette théorie et de résoudre le problème
d'une façon définitive.
H. J. Watt. Sur les réaclions associatives provoquées jiar des
perceptions visuelles de mots (417-430). — Thumb et Marbe, dans
leurs Experimentelle Untersuchungen iïber die psychologischen
Grundlagen der sprachlichen Analogiebildiing , ont publié les résul-
tats d'expériences sur l'association dans lesquelles les excitations
consistaient en mots prononcés. Oertel {Americayi journal of Philo-
logij, XXII) a fait des expériences analogues avec des mots perçus par
la vue et a trouvé que c'est seulemeixt d'une façon exceptionnelle
qu'un nom de nombre évoque un autre nom de nombre. Thumb et
Marbe avaient trouvé le contraire. W. reprend les expériences avec
des adultes et des écoliers. Les mots évocateurs sont classés d'après
leur signification en catégories de mots analogues : noms de nombre,
noms de parenté, adjectifs, pronoms, adverbes de lieu et adverbes de
temps. Le temps d'association est mesuré en millièmes de seconde.
Le résultat est que les sujets se divisent en deux groupes relativement
à la nature des associations ainsi provoquées : pour trois écoliers, les
mots évoqués sont étrangers à la catégorie des mots évocateurs
dans la proportion do 80 p. 100; pour les deux autres écoliers et pour
les adultes, ils appartiennent à la même catégorie que les mots évo-
IIEVLE DES PÉRIODIQUES ÉTRANGERS 219
catcurs dans la proportion de 00 à 100 p. 100. Dans l'ensemble, ces
résultats montrent que, pour la majorité des cas, la règle trouvée par
Thumb et .Marbe s'applicjue aussi aux associations provoquées par les
mots vus. De plus ces associations, qui sont les plus fréquentes, sont
aussi les plus rapides de beaucoup.
Foucault.
Arcliiv fiir die gesamte Psychologie, t. IV.
E. EnERT et E. Meumann. Sur quelques questions fondamentales
relatices à /a psychologie de l'exercAce dans le domiine de la mémoire
(1-232). — Cet important travail a pour but principal d'étudier Tin-
lluence de l'exercice sur la mémoire, et en particulier Tinlluence de
l'exercice d'une forme spéciale de la mémoire sur les autres; de plus,
il foui'iiit incidemment des indications sur la psychologie de la
mémoire, sur les mémoires spéciales et sur la valeur comparative
des différents procédés employés pour apprendre par cœur.
Les expériences, faites à Zurich avec huit personnes, étudiants et
professeurs, comprennent plusieurs parties. Au début, on détermine
la capacité de la mémoire de toutes les personnes pour les lellres, les
chiffres, les syllabes dépourvues de sens, les mots allemands, les
mots italiens, les strophes de vers et les textes en prose. Il s'agit ici
de la mémoire immédiate, et la perception est auditive : on établit,
en employant des séries de longueurs croissantes, la longueur de la
série qui peut être reproduite; sans faute, puis celle de la série où
le nombre des fautes dépasse un demi ou un tiers. Pour la mémoire
de conservation, on a employé la perception visuelle de séries de
syllabes dépourvues de sens, de signes spéciaux (formés d'un trait
vertical et d'un ou deux points noirs, ou d'une ligne droite et d'une
ligne courbe, ces éléments étant placés de façons différentes), puis de
mots italiens, de strophes de vers et de textes en prose. On détermine
le nombre des présentations nécessaires pour apprendre une série ou
un texte, et le nombre de présentations qui est nécessaire pour réap-
prendre la même série ou le même texte au bout de vingt-quatre
heures. Telle est la première expérience, dont le but est de fixer l'état
de la mémoire. — Viennent ensuite les expériences d'exercice : chaque
personne apprend par cœur 32 séries de 12 syllabes, à raison d'une
série par jour. — On recommence alors les expériences du début,
avec un matériel différent, afin de voir quelle inlluence a été exercée
sur les diverses formes de mémoire. On fait ensuite pour la seconde
fois des expériences d'exercice, avec cette différence que quelques-uns
des sujets n'ont appris que 16 séries. On termine enfin par un troi-
sième examen de la mémoire semblable aux deux premiers.
220 REVUE PHILOSOPHIQUE
Dans les expériences d'exercice, on a employé, pour les comparer
au point de vue de leur valeur, trois méthodes différentes : 1'^ la
méthode du bloc, ou méthode globale, qui consiste à lire les 12 syllabes
autant de fois qu'il est nécessaire pour les apprendre par cœur; 2" la
méthode fractionnaire, qui consiste à lire d'abord plusieurs fois une
partie des 12 syllabes (i ou G), puis une autre partie, puis les 12 syl-
labes, et à recommencer jusqu'à ce que l'on sache par cœur toute la
série; 3° la méthode intermédiaire, qui est nouvelle, au moins sous
cette forme précise, et qui consiste à apprendre d'abord un tiers de
la série, puis le deuxième tiers, puis le troisième, ou bien d'abord la
première moitié et ensuite la deuxième; on a donc employé deux
méthodes intermédiaires , selon quo les fractions étaient de 4 ou
de 6 éléments. — La comparaison de ces diverses méthodes donne
des résultats nouveaux et intéressants. On avait coutume, d'après les
expériences antérieures, de regarder la méthode globale comme la
plus avantageuse : les expériences actuelles montrent qu'elle l'est
seulement en ce qu'elle garantit une conservation plus longue des
souvenirs. Mais, s'il s'agit de la reproduction immédiate d'une série
de syllabes, ce sont les méthodes intermédiaires qui })ermettent de
l'obtenir avec le moins grand nombre de lectures, et celle qui consiste
à diviser les 12 syllabes en trois séries de 4 est la plus économique
de toutes. En ce qui concerne le perfectionnement général de la
mémoire, les diverses méthodes sont d'autant plus efficaces que leurs
résultats immédiats sont moins bons.
Au point de vue de l'exercice, les expériences établissent d'une
façon très nette ce fait que l'exercice mécanique qui consiste à
apprendre par cœur des séries de syllabes développe toutes les formes
de la mémoire. Le progrès des mémoires spéciales varie d'ailleurs
d'une façon notable, de 20 p. 100 à 50 et même 75 p. 100. Une loi paraît
se dégager assez nettement : c'est que ce progrès est d'autant plus
marqué qu'il s'agit de matières plus semblables aux syllabes dépour-
vues de sens; par exemple, d est plus marqué pour les séries de
lettres ou de nombres que pour les textes en vers et en prose. — Un
autre fait remarquable est que les progrès acquis par ces exercices
se conservent au bout de plusieurs mois, de loG jours pour l'un des
sujets.
La cause principale de ce fait semble être que, en exerçant une
forme spéciale de mémoire, on exerce en même temps les fonctions
mémorielles voisines : c'est une Mitûbuiif). Mais en outre l'attention
se perfectionne, les états émotionnels désagréables du début (l'ennui
causé par un travail monotone) font place à des états opposés qui
favorisent le travail, l'effort volontaire se concentre mieux sur le but
à atteindre, et les sujets acquièrent par l'exercice toute une technique
qui est applicable aux diverses formes de mémoire. Au cours des
exercices, les sujets emploient d'abord des moyens artificiels pour
fixer les souvenirs (par exemple des associations secondaires) ; ils les
ItEVLE OES l'I-.lUODIQlES ÉTIIA^GERS 'i'il
abandonnenl ensuite comme superflus, et ils apprennent par cœur
d une r;it;on de plus en plus mécanique, au moyen du ryllime et du
genre d'images qui répond à leur type. Mais ce mécanisme n"emi)èclie
pas raltenlion, il n'est pas un automatisme, il est un meilleur emploi
des forces mentales, dominé par la volonté d'arriver au perfection-
nement de la mémoire.
Les expériences mettent aussi en lumière ce fait, que la reproduction
et la conservation durable des souvenirs sont deux fonctions profon-
dément séparées. Parmi trois des sujets spécialement étudiés à ce
point de vue, celui qui a la meilleure mémoire de conservation a la
moins bonne mémoire de reproduction immédiate, et celui qui a la
moins bonne mémoire de conservation a la meilleure mémoire de
reproduction immédiate. Le facleui- essentiel qui détermine la repro-
duction immédiate est*la concentration de l'attention, tandis que la
conservation durable dépend surtout du nombre des répétitions.
Les conclusions pratiques sont pour la plupart ajournées : une
seule est dégagée, c'est la proscription de la mnémotechnie artificielle;
il faut y substituer une méthode rationnelle de culture de la
mémoire.
H. J. Watt. Contributions expérintenlalcs à In théorie de la pensée
i280-43G;. — Expériences sur les réactions associatives. Le sujet lit un
mol, le mot-excitation, présenté au moyen d'un appareil spécial, et il
doit réagir par un autre mot. Mais, au lieu que l'association soit
libre, comme dans de nombreuses expériences déjà faites suivant
celte méthode, on lui impose une condition déterminée : le mot-
réaction doit désigner, par rapport au mot-excitation, un concept
générique, ou spécifique, ou un tout, ou une partie, ou un concept
coordonné, ou une autre partie d'un tout commun. De plus, les per-
sonnes qui ont servi de sujets sont très exercées à l'observation sub-
jective, et elles doivent indif[uer tout ce qui s'est passé dans leur
esprit depuis la lecture du mot-excitation. La durée des réactions est
mesurée exactement. — C'est là certainement une méthode intéres-
sante, mais les résultats obtenus sont trop touffus et trop complexes
pour pouvoir être exposés dans une brève analyse.
K. Gordon. Sur la inémoire des impresf^ions affective-^ {5-37-458). —
Expériences en vue d'étudier l'influence que le caractère affectif des
perceptions peut exercer sur la fidélité des souvenirs. Dans une pre-
mière série d'expériences, on présente à différents sujets, pendant
trois secondes, une figure en couleurs, ou bien en blanc et noir. La
figure est appréciée comme produisant une impression agréable ou
désagréable, ou comme indifférente. Puis le sujet fait, de mémoire,
une description détaillée de la figure, que l'on note et que l'on analyse
en comptant les éléments de la figure qui ont été exactement repro-
duits. On note aussi les images évoquées par association et les
raisons par lesquelles le sujet croit pouvoir expliquer son impression
esthétique. Trois semaines après, on recommence l'expérience avec
222 REVUE PHILOSOPHIQUE
les mêmes personnes et les mêmes figures. Le résultat est qu'il
n'existe pas de différences sensibles entre les souvenirs d'impressions
agréables, désagréables ou indifférentes. — Dans une deuxième série
d'expériences, on améliore la méthode. La présentation ne dure plus
qu'une seconde, et les figures sont formées par des groupes de neuf
carrés colorés, dont chacun peut être désigné par sa couleur et sa
position (en haut à droite, au milieu à gauche, etc.). On évite ainsi les
difficultés qui résultent de la description, de l'inégale valeur et de
l'inégale précision des éléments, etc. De plus, l'intervalle entre le
premier groupe d'expériences et les expériences de répétition n'est
plus que d'une semaine. Le résultat est le même que dans les pre-
mières expériences : les souvenirs des perceptions indifférentes ne se
montrent ni plus ni moins fidèles que ceux des perceptions agréables
ou désagréables. De même il n'y a pas de différence appréciable entre
les trois catégories d'impressions au point de vue de l'espèce ou de la
quantité des images évoquées par association. La conclusion des
expériences serait donc que le plaisir et le déplaisir n'exercent pas
d'influence sur la fidélité des souvenirs, du moins pas d'influence
directe. — Cette conclusion serait au moins prématurée, car les émo-
tions produites dans ces expériences doivent être tellement faibles
qu 'il n'est pas possible d'en tirer une induction valable pour toutes
les émotions, sans distinction de force. Il est vrai que la conclusion
est présentée avec réserve. D'ailleurs l'auteur admet qu'une action
indirecte peut être exercée par les émotions sur la mémoire. L'inter-
médiaire serait l'attention : dans cjuelques-unes des expériences, les
sujets ont noté c{ue leur attention était sollicitée par le caractère
agréable ou désagréable de l'impression et qu'il en résultait une
difficulté à percevoir et à fixer dans la mémoire le détail de la figure.
Toutefois, il n'y a là cju'une indication, car, môme dans ces cas, le
souvenir a été normal. — Une remarque intéressante se rapporte à
une opinion exprimée par Colegrove et par Ko^valewski à la suite
d'enquêtes : on se souviendrait mieux, au moins dans la jeunesse,
des joies que des douleurs. C'est ce que Kowalewski appelle « l'opti-
misme de la mémoire ». Ce résultat ne serait pas en opposition avec
ceux de G. Dans la répétition des expériences, on demandait au sujet,
quand il reconnaissait une figure, quelle action affective il pensait
avoir éprouvée la première fois : tantôt le sujet était incapable de
répondre, tantôt sa réponse était vraie; mais douze fois elle s'est
trouvée fausse, et dans neuf cas la mémoire modifiait l'impression
dans le sens du plaisir, c'est-à-dire que, par exemple, le sujet déclarait
qu'il avait éprouvé une impression agréable alors cjne l'impression
avait été indifférente. L'optimisme de la mémoire consiste donc en ce
que nous regardons nos impressions anciennes comme plus agréables
qu'elles n'ont été, et non pas en ce que nous nous souviendrions
mieux des impressions agréables. — Tout cela est intéressant, quoique
la base expérimentale de ce travail soit un peu étroite.
itEvir: ni:s i'i'iuodiqies KiiiA>(:i:n.s 223
R. II. Pedeusen. Elude expérimentait; des images visuelles et
auditives, faite sur des écoliers (o20-o3i). — Les niélhodcs pour la
détcrniinaliun des types iniai,'inatils sont encore hésitantes et donnent
souvent des i-ésultats peu précis et peu sûrs, surtout quand on veut
les appliquer aux enfants. Après un exposé critique des principales
méthodes en usage , P. essaie , avec des enfants de dix à onze
ans, le procédé par lequel on a coutume d'étudier la mémoire inmié-
diate. Des mots de sept lettres, inconnus aux enfants et difficiles à
prononcer (des mots anglais, et les enfants sont danois) sont écrits
à la craie sur le tableau noir et cachés par un écran : on les découvre
pendant cinq secondes, ou dix secondes, et les enfants doivent les
écrire tout de suite aussi exactement que possible. Pour les images
auditives, on enq)loie aussi des mots inconnus de sept lettres, mais
on les choisit de façon* que la prononciation concorde avec l'ortho-
graphe : chaque mot est prononcé une fois, lentement, et les enfants
doivent ensuite l'écrire. — La distinction des enfants en visuels et
auditifs est faite d'après la proportion des fautes pour les deux caté-
gories d'épreuves : IG enfants font moins de fautes ])Our les mots lus
(en moyenne 2,83 p. 100) que pour les mots entendus (4,03 p. 100), on
les considère comme ayant un type plutôt visuel; les autres enfants
(au nombre de 11) font plus de fautes pour les mots lus (o,86 p. 100)
que pour les mots entendus (i,00 p. lOO), on les considère comme
étant plutôt des auditifs. — En comparant le classement des enfants
d'après leur type Imaginatif ainsi déterminé avec leur classement
d'après les notes obtenues dans les exercices scolaires (de zéro à
dix-huit), on trouve que les visuels sont mieux notés en orthographe
moyenne 12,7, tandis que les auditils ont la moyenne 11,2 , mais
moins bien en histoire, qui est enseignée surtout oralement (12,6 pour
les visuels, i;j pour les auditifs;. Les moyennes des deux types se
rapprochent pour les enseignements qui s'adressent à la fois à la vue
et à l'ouïe géographie et histoire naturelle). Les visuels manifestent
une certaine supériorité pour le dessin et l'écriture, mais il est
difficile d'en tirer une conclusion, en raison de l'importance de l'élé-
ment moteur dans ces exercices. — De plus, d'une façon générale, les
enfants qui font le moins de fautes dans les expériences sont aussi
ceux qui obtiennent les meilleures notes scolaires. De là une conclu-
sion qui ne manque pas d'intérêt. Comme la fidélité des images, dans
ces épreuves de mémoire immédiate, dépend de la faculté de concen-
trer l'attention, la concordance qui apparaît ici entre le résultat des
expériences et celui du travail scolaire donne h penser que les enfants
qui sont en retard dans leurs études sont ceux qui savent mal con-
centrer leur attention. Dès lors apparaît celte question : peut-on
développer en eux cette capacité? Oui, sans doute, et les expériences
de Meumann, analysées plus haut, parlent dans ce sens. Il resterait à
choisir les moyens les mieux appropriés.
Foucault.
LIVRES DEPOSES AU BUREAU DE LA REVUE
Kant. — Fondements de la Métaphysique des mœurs, trad. nouvelle
par V. Delbos. In-12, Paris, Delagrave.
B. JouviN. — Pour être heureuse. In-12, Paris, Perrin.
D'' Perrier. — Les obsessions dans les psychonévroses. In-8% Mont-
pellier, Dupuy.
RoERicu. — L'attention spontanée et volontaire. In 12, Paris, F. Alcan.
0. LooGE. — La vie et la matière, trad. franc. In-i2, Paris, F. Alcan.
A. Keim. — Ilelvétius, sa vie et son œuvre. In-8°, Paris, F. Alcan.
A. Rev. — La théorie de la physique chez les j'jhysiciens contem-
porains. In-8°, Paris, F. Alcan.
Spinoza. — Œuvres, trad. et annotées par Appuiin, I. ln-12, Paris,
Garnier.
R. Fludd. — Traité d'astrologie générale, trad. par P. Piobiî. In-8',
Paris, Daragon.
RoGUES DE FuRSAC. — Uu mouvement mystique contemporain. In-i2,
Paris, F. Alcan.
H. HoFFDLNG. — Philosophes contemporains, In-8°, Paris, F. Alcan.
A. BiNET et Tu. Simon. — Les Enfants anormaux. In-12, Paris, Colin.
Prost. — Essai sur Vatomismc et Voccasionalisme dans la philoso-
phie cartésienne. In-S", Paris, Paulin.
D'' G. Le Bon. — L'Evolution des forces. In-12, Paris, Flammarion.
New.mann. — Grammaire de l'assentiment, trad. ln-8", Paris, Bloud.
H. de Keyserling. — Essai criticiue sur le système du monde, trad.
de l'ail. In-8°, Paris, Fischbacher.
Danion. — /.a musique et l'oreille, ln-12, Paris, Fischbacher.
Wheeler. — Hundreth Centurij Philosophy. ln-12, Boston, West.
Alexander. — A short history of Philosophy. In-S", Glascow.
W. James. — Pragmatism. ln-12, London, Longmans.
Wiin'PLE. — Practical Health. ln-12, New-York.
Chatterton Hill. — Ileredity and Sélection in Sociology. ln-8°,
London, Adam and Black.
Seth Pringle Pattesson. — The philosophical Radicals. In-8'', Edin-
burgh, Blackwood.
W. Spaciit. — Die Deeinflussung der Sinnesfunctionen durch
geringen Alcoolme-ngen. ln-8°, Leipzig, Engelmann.
Neisser. — Ptolemaus odi'r Kopernikus. In- 8", Leipzig, Barth.
GoTTSCiiEiK. — Elhih. \n-h", Tiibingen, Molir.
Hoffmann. — Die Gultiglieil der Moral. In-B', Tïibingen, Mohr.
Stadler, — Herbert Spencer : Vortrag. ln-12, Zurich, Mûllcr.
Becker. — Philosophische Voraussetzungcn der e.xacten Natur-
wissenschaflen. In-S". Leipzig, Barth.
BoNNACCi. — L'orienlazione psicologica delV etica e délia fdosofia
del diritto. ln-8", Perugia, Barbelli.
B. Croce. — Riduzione délia fdosofia del diritto alla filosofia delV
economia. ln-8", Napoli, Giannini.
SouiLLACE. — I problemi costituzionali délia sociologia. In-8°,
Palermo, Sandron.
Z. Martinez-Nunez. — La fnalidad en la Ciencia. ln-12, Madrid.
Z. Martinez-Nunez. — La Herencia. ln-12, Madrid, Jubcra.
Le propriélaire-géranl : Félix Alcan.
Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD.
LES
CONSEQUENCES MORALES DE L'EFFORT
Le phénomène social dit moralité a été surtout étudié dans ses
conséquences. De celles-ci tout ce qu'on enseigne officiellement
sous le nom de philosophie, d'histoire et môme de littérature, n'est
qu'un long et souvent abusif commentaire.
On s'expliquera ce fait si on veut bien considérer que dès les
époques où se relatent dans des livres ou sur des monuments les
actions des peuples, une origine divine ou tout au moins extra-
humaine est accordée à la morale dont il devient interdit dès lors
de discuter les sources et les conditions d'existence. Cette inter-
diction que les théocraties, les autocraties, et les démocraties,
surtout celles-ci, ont maintenue de toutes leurs forces, a survécu
aux puissances qui en assuraient l'efficacité et a trouvé un refuge
inexpugnable dans le cœur des honnêtes gens. C'est le sort de
toutes les généralisations superficielles et hâtives qui s'unissent à
un sentiment. Il appartient à la philosophie critique, que né sau-
raient arrêter des considérations d'ordre sentimental auxquelles
elle doit d'ailleurs une indifférence respectueuse, d'aller plus loin
et de déterminer les raisons probables qui rendent compte du
développement des états psychiques, des institutions et des mœurs.
Aussi allons-nous essayer d'appliquer sa sévère méthode, basée
sur l'observation rigoureuse, et un raisonnement strict à l'étude
d'un processus mental qui, sans nous éclairer, ce que nous ne
recherchons pas, sur les bases de la moralité, nous donnera des
renseignements très intéressants et peut-être décisifs sur le déve-
loppement de la vie morale et sa fixation dans l'individu et dans
l'espèce.
Ce n'est qu'indirectement, en eflet, et par l'examen d'un phéno-
mène très différent, en lui-même, de la moralité, qu'on peut arriver
à connaître le ressort caché de celle-ci. Nous voulons parler de
TOME LXIV. — SEPTEMBRE 1907. 15
226 REVUE PHILOSOPHIQUE
Veffort. On découvre par une observation attentive des conditions
de cet état psychique et de son influence sur nos sentiments, nos
représentations et même notre volonté, qu'il peut aussi expliquer,
ce qui n'a pas été mis en lumière jusqu'ici, ou l'a été d'une façon
trop détournée, le jugement de valeur que nous portons sur les
actions humaines au point de vue moral et l'attachement senti-
mental qui nous lie aux manifestations de la moralité, surtout à
celles qui sont notre œuvre.
En un mot, l'effort, c'est ce que nous voulons montrer ici, a une
série de conséquences physiologiques, psychiques et sociales qui
en fait le ressort et en quelque sorte l'armature de la moralité.
I
L'effort, phénomène un dans sa généralité, c'est-à-dire soumis
à des conditions fondamentales qui en règlent les manifestations,
par le fait même de ces manifestations se montre à nous sous
diverses formes plus ou moins nettes et dont quelques-unes peuvent
en atténuer ou déguiser la valeur.
Il ne saurait être question d'en traiter ici dans son essence.
Aussi bien l'a-t-on donné, ainsi que nous le verrons, comme la
base même de la vie consciente, ou confondu totalement avec
l'évolution, et il serait malaisé d'embrasser d'un coup l'ensemble
des sciences anthropologiques. Nous devons limiter plus étroite-
ment notre sujet et pour cela nous résigner, sous réserves, à des
divisions peut-être un peu grossièrement tracées, mais indispen-
sables toutefois, et, dans leur fond, correspondant à des réalités.
On peut distinguer, non pour les séparer, mais pour en noter le
caractère spécial, trois formes sous lesquelles l'effort est perçu. 11
y a, le sens des dénominations s'éclaircira dans la suite, l'effort
physique ou musculaire, l'effort passionnel, l'effort moral. Cette
série est conditionnée par un parallélisme de représentations allant
du minimun au maximum comme quantité, atteignant au milieu
(effort passionnel) leur plus grande intensité émotive, et tendant
vers la fin en intellectualisation en idées pures.
Nous n'aurons pas à nous prononcer à propos de l'effort muscu-
laire entre les partisans des doctrines biraniennes et les hommes
de la psychologie nouvelle. IMais le simple exposé du problème
G. TRUC — LES CONSÉQUEiNCES MORALES DE l'eFFOHT 227
nous pcrmellra de lircr des conclusions dont aucun des deux |)arlis
ne saurait disconvenir et qui nous Iburnironl de raisonnables indi-
cations pour nos recherches.
M. Al. Bertrand ', dans un ouvrap^c apologétifjue, mais d'une
critifpie de bon aloi, et surtout d'une clarté parfaite, a rendu à
Maine de Biran un essentiel service. Il a fixé, éclairci, et en quelque
sorte popularisé la doctrine du maître. Nous lui devons de con-
naître dans sa précision la pensée subtile et fine, mais un peu
brouillée et incertaine dans l'original, du plus dislingué des psycho-
logues.
La conscience, l'intelligence, naissent dans l'être parle sentiment
de l'etTort musculaire. Cet eiïort est l'eflet d'une force hyperorga-
nique exerçant son action par le système nerveux qui réagit et
fournit ainsi la sensation initiale nécessaire. Telle est l'essence de
la théorie de Biran. On doit reconnaître que si cet auteur a semé
dans la suite de ses œuvres des vues exactes, ingénieuses même
et profondes, il avance ici deux affirmations que le plus superficiel
des observateurs relèverait. Cette force hyperorganique d'où vient-
elle et qu'est-elle? M, Bertrand et les biraniens le savent bien.
Ils l'avouent malaisément, mais enfin ils l'avouent; c'est l'ûmc*.
Nous voici retombés dans l'éternelle question.
A cette question ne peut répondre la psychologie contempo-
raine. Science avant tout, elle s'attache à n'introduire dans l'étude
de la vie psychique aucune considération dont elle n'ait éprouvé
la réalité ou la nécessité. Or rien pour elle ne montre dans l'individu
l'existence d'une valeur mystérieuse régissant directement l'orga-
nisme. Et, si elle oppose un « non possumus » à la question de
l'âme, elle donne une explication contradictoire du processus de
l'effort musculaire.
Pour Biran, en effet, la force hyperorganique, s'exerce smî* le cer-
veau et par son intermédiaire à travers l'organisme qui réagit.
L'effort est essentiellement e/férent. Pour l'école adverse, au con-
traire, le cerveau n'est qu'un centre de réaction. Les sensations
partent de la périphérie, aboutissent dans les centres cérébraux
et réagissent sur les muscles. Tout état psychique est, à l'origine,
1. Alexis Bertrand, La Psychologie de l'effort, Paris, Alcan, édit.
2. Bertrand, loc. cit, p. 11.
228 REVUE PHILOSOPHIQUE
afférent et, comme dit M. Ribot\ spécialement de lattention, peut
être considéré dans ses éléments comme une « convergence de
l'organisme ».
On peut voir un essai de conciliation entre les deux opinions dans
la théorie de M. Fouillée sur les « idées forces » -, Biran avait
effleuré les considérations que cet auteur a si copieusement déve-
loppées. « Ne conviendrait-il pas de voir dans Feffort », fait dire
M. Bertrand à son maître % « un acte purement psychologique, un
mode de l'attention, le cas particulier où nos idées se réalisent j)ar
une force qui leur est propre, ou par une influence supérieure à elles
et à nous? » M. Fouillée met en lumière cette force inhérente aux
idées; vraisemblablement il en montre la source dans l'organisme,
mais il laisse intact le problème : les idées sont-elles d'origine
centrale ou d'origine périphérique? La force qu'elles empruntent
à l'organisme ne leur vient-elle pas postérieurement à leur nais-
sance et comme par surcroît.
Encore une fois, nous n'avons pas à nous prononcer entre ces doc-
trines qui mettent en question l'origine de l'effort, alors que nous
en voulons seulement étudier les effets dans un monde spécial,
celui de la moralité. Pour ce qui en concerne la nature les adver-
saires se mettraient aisément d'accord si, renonçant à toute expli-
cation, ils voulaient bien examiner simplement le mode d'action
du phénomène. Toutefois qu'il nous soit permis de constater que
les biraniens, par leur concept de l'effort moteur, introduisent dans
la série psychologique un élément hypothétique et transcendantal
dont leurs contradicteurs peuvent se passer. Le seul tort de ceux-
ci a été de verser parfois dans l'excès contraire et, sous prétexte de
nier l'antériorité de l'effort, de nier l'effort lui-même. Or c'est là
un fait patent. On ne peut l'éluder que par des définitions arbi-
traires qui le voilent ou le déguisent. Essayons, maintenant que le
terrain est un peu déblayé, d'en établir brièvement les conditions.
Nous pouvons trouver dans une propriété de la matière orga-
nique entrevue déjà par les stoïciens, mais seulement mise en
lumière de nos jours, les conditions premières et les linéaments de
l'effort. En effet l'organisme n'est pas, on l'a dit, une plaque photo-
1. Ribot, Psychologie de Vattention, p. 20, Alcan, édit.
2. Fouillée, Psychologie des Idées-Forces, Paris, Alcan, édit, 2 vol.
3. Bertraud, loc. cil, ch. m, p. 70.
G. TRUC. — LES CONSÉQUENCKS MORALES [)E l'EFFORT 229
grapliique et ne reçoit pas placidement les sensations. Il réagit, et
la critique que Maine de Biran, en s'appuyant sur ce fait sans le
le comprendre toutefois dans toute sa portée, adressait aux condil-
laciens, est des plus justes. Bcneke déjà, dans l'énumération de ses
quatre processus psychologi(jues fondamentaux, notait clairement
une possibilité « de réaction contre les excitations». Voici quelques
passages d'un maître, Hôffding,qui éclaircissent cette donnée. Après
avoir relevé l'erreur du vitalisme qui commet la faute « de regarder
l'organisme comme une unité ab.solue, alors qu'en fait il est un
ensemble exlraordinairement complexe » il ajoute : « Une excita-
tion reçue se propage de part en part dans cet ensemble et par là
modifie son aspect » (II, 3). C'est que l'organisme est loin d'être
inerte : « Nous ne sommes [donc] pas livrés comme une proie sans
défense aux impressions du monde extérieur. Dans les mouvements
spontanés et réflexes qui précèdent l'éveil de la conscience se
manifeste déjà une nature active. Les excitations venues de l'exté-
rieur produisent bientôt des mouvements qui servent à les main-
tenir et à les conserver. Il rj a ici une direction active de iêtre vers
r excitation » (V, A. 7). Enfin : L'organisme n'attend pas que le
monde extérieur lui amène des excitations, mais il agit sur lui par
des mouvements qui emportent avec eux des sensations, les sensa-
tions kinesthésiques (V. A. G) K Et il n'est pas loin de ranger parmi
ces sensations kinesthésiques, le sentiment de l'effort.
C'est donc une propriété, disons le mot, c'est la vie de l'orga-
nisme qui rend possible de sa part une réaction. Et non seulement
il réagit sur les impressions qui lui viennent du monde extérieur,
mais encore sur celles qu'il doit à son existence propre. Donnons
au terme son sens précis, voyons dans le mécanisme de l'effort un
« déploiement de forces », ne l'identifions pas comme Biran avec
l'àme, ne le confondons pas comme Schopenhauer avec la volonté
elle-même qui n'en est qu'une manifestation. Considérant qu'une
réaction est dans ses deux mouvements essentiels : résistance, —
modification de l'action subie, — une dépense de forces, nous
pourrons dire : « l'effort est, à l'origine, le sentiment joint à une
réaction organique. »
Pour passer à un sens plus large et qui embrasse la totalité de
1. H. Hôffding. Essai d'une psychologie fondée sur Vexpérience, Paris,
Alcan, édit.
ï
230 REVUE PHILOSOPHIQUE
la vie psychique, il nous faut prendre garde maintenant à la notion
de résistance impliquée par notre première définition. Cette résis-
tance nous Talions voir augmenter en intensité à mesure que
l'effort deviendra de plus en plus conscient. Nous acquerrons, en
effet, pleine conscience des choses à mesure que des représenta-
tions plus claires nous les révèlent. L'idée que nous pouvons
prendre de l'effort se trouve donc nécessairement liée à nos repré-
sentations. Bien plus, nous allons essayer de montrer qu'il n'est
qu'une conséquence de leur action réciproque sur elles-mêmes ou
de leur influence sur l'organisme.
MM. Renouvier et W. James, les protagonistes de ce qu'on
pourrait appeler la théorie représentative de l'effort, se sont laissé
aller dans leur ardeur contre la « force hyperorganique » de Biran,
à dissimuler, au moins dans la forme, l'existence même de l'effort.
Il n'est pour Renouvier que « le maintien d'une représentation de
jussion » ; il consiste pour W. James en un « fiât » mystérieux que
des malveillants n'ont aucune peine à trouver bien parent de
l'entité transcendentale contre laquelle on partait en guerre.
Il aurait suffi, ce me semble d'examiner d'un peu près la nature
de la représentation pour mettre les choses au point. Une repré-
sentation est avant tout l'introduction d'un élément nouveau dans
la vie psychologique. S'il est vrai que tout fait psychique nécessite
un concomitant physiologique, la voilà liée à l'organisme et dans
une certaine mesure soumise à ses lois. Mais elle n'est pas seule-
ment liée à lui a posteriori, elle en provient puisqu'elle est tou-
jours, en quelque manière, fruit de la sensation et que celle-ci
trouve son origine dans la vie organique. Nous ne nous élevons
donc que d'un degré dans une série de faits de môme nature quand
nous attribuons à l'effet des représentations le sentiment étudié,
passant ainsi de l'effet organique à l'elïet conscient. En tout cas
n'avons-nous à justifier aucune création hypothétique.
Non seulement il n'est pas abusif de s'élever à cette conception
de l'effort, mais encore tout semble-t-il l'expliquer. Voici une suite
de considérations qui s'y adaptent et en même temps mettent en
lumière la définition de Renouvier signalée plus haut, définition
juste en son essence, mais de forme embarrassée et témoignant
peut-être d'une vue non suffisamment claire des choses : Une loi
psychologique indiscutée veut que toute idée tende à l'action, sa
G. TRUC. — LES CONSÉQUENCES MOUALES DE l'eFFUMT 231
conception môme étant un commencement d'action. La raOme
tendance s'accuse davantage dans les représentations plus riches
en éléments moteurs, parce que moins abstraites et plus rappro-
chées de la base organique. Mais des représentations diverses el
contradictoires s'agitent en nous. Leurs tendances motrices se
trouvent donc en opposition continuelle. C'est à qui d'entre elles
l'emportera à l'exclusion momentanée des autres, et puisera dans
l'organisme générateur plus de force pour régner sur des adver-
saires réduits ù des vœux impuissants. 11 pourra môme arriver, et
nous le montrerons tout à l'heure, qu'une représentation ait à
triompher, non plus de faits de même nature, mais de prédisposi-
tions cachées du corps lui-môme. C'est dans le sentiment lié à la
lutte des tendances motrices des représentations entre elles ou
contre des forces organiques inconscientes que consiste propre-
ment Tefl'ort. 11 est bien « le maintien d'une représentation de
jussion », il ne peut être question de se maintenir que s'il y a eu
opposition, et parle fait qu'on se maintient on ordonne.
Que si nous nous demandons maintenant sous quelle forme
agissent les représentations, il suffira de s'en référer à leur nature
pour s'apercevoir que c'est par les images mêmes qu'elles suscitent.
Nous constatons à un premier stade une simple impulsion pro-
voquée par l'image, sans que nous puissions nous rendre compte
autrement que par un sentiment de tension de la résistance
opposée par l'organisme. A un degré supérieur (effort émotionnel
ou passionnel) les images s'opposent nettement et directement les
unes aux autres. Dans l'efïort moral enfin, seul subsiste leur subs-
Iralum : l'idée, unie toutefois à une part plus ou moins grande
d'émotion, et jouant le même rôle que de simples images. Nous
aurons à revenir surtout cela.
Nous voici je crois amenés à la perception nette des consé-
quences essentielles de l'effort, conséquences résumées par
l'observation populaire en une heureuse formule : « Nous tenons
d'autant plus à une chose qu'elle nous a coûté davantage. » Sou-
vent ainsi la psychologie n'est que la vérification et l'établissement
sur une base solide d'intuitions élémentaires.
Tout effort tend à créer un état psychique nouveau. Nous
demandons à poser une loi : la solidité et la durée de cet état sont
en raison directe de l'effort déployé pour y atteindre. Et, en effet,
232 REVUE PHILOSOPHIQUE
en quoi cet effort a-t-il consisté? A vaincre une opposition cons-
tituée par l'état psychique ancien. Celui-ci a d'autant plus résisté
qu'il plongeait davantage ses raisons dans Tindividu tout entier et
dans l'organisme. S'il est vaincu, il laisse béant dans la vie psy-
chique un vide que la nouvelle création dans toute sa force et
dans toute sa fraîcheur occupe nécessairement. Voilà pourquoi,
entre autres raisons, les vraies conversions créent autant d'ennemis
pour les opinions abandonnées, et comment peut s'expliquer le zèle
insane et farouche des néophytes. Tout cela me dira-t-on à condi-
tion que l'effort réussisse ? Même s'il n'aboutit pas, la loi postulée ne
laisse pas d'être démontrée. Car dans ce cas où il procède par
essais successifs, chaque fois rendus plus faciles, et par réductions
partielles de l'ennemi, — oii celui-ci triomphe et alors se renou-
velle et se consolide par V effort de résistance sur lequel se reverse
le bénéfice de la loi. L'importance de celle-ci d'ailleurs s'accroît
avec la quantité de conscience incluse dans le processus.
Nous avons néghgé, et si intéressante que soit la question, elle
ne nous concernait pas présentement, le rôle de l'effort dans la
formation du moi. Nous pouvons cependant affirmer qu'il est un
élément essentiel de la vie psychique. Il lui donne comme une
force dynamique interne qui lui permet de maintenir présents les
états de conscience et de ne pas leur permettre de s'écouler comme
les eaux d'un fleuve dont les rives inaltérées ne garderaient aucun
souvenir. Ou plutôt il est le fond même de cette vie considérée en
temps que mécanisme, ce que l'élasticité est au ressort. Comment
se figurer une sensation sans réaction et dès lors indépendante de
tout effort. Ce qui le fait méconnaître le plus souvent, c'est un
préjugé. On se figure qu'il engendre toujours et comme fatalement
un sentiment de douleur ou de déplaisir. Il n'en est rien cependant
et nous aurons tout loisir de nous en apercevoir.
Une objection plus grave pourrait se tirer du fait de l'habitude.
L'habitude tend à supprimer l'effort et semble contredire sa loi,
puisque sans force active elle demeure le plus sûr conservateur de
l'individualité psychique. En réalité les deux processus qu'on don-
nerait ici comme contradictoires loin de s'annuler s'ajoutent, il
suffit d'un peu de réflexion pour s'en apercevoir. L'habitude est le
fruit de l'elfort, lui emprunte sa force et se proportionne à la répé-
tition et à l'énergie de son action sur Vorganisme. Elle en est la con-
G. TRUC. — LES CONSÉQUENCES MORALES DE l'EFFOHT i233
sécralion définitive et le gardien vigilant. L'habitude est donc
dirigée dans le sens de la perpétuation de Icflort. Elle se joint à lui
pour lui fournir l'élément de résistance que nécessite la forme
nouvelle. Loin de le contredire donc elle le couronne et l'établit
définitivement.
Ainsi trouvons-nous sans conteste à la base de la vie organique
et au seuil de la vie consciente une manière de « dynamisme » qui
les explique et les rend possibles. Suivons-en l'action, à présent
que nous en connaissons la nature dans un monde spécial.
II
Il n'y a que peu de mots à dire de l'effort passionnel. 11 est comme
dissimulé dans l'ensemble des mouvements qui s'opèrent en l'indi-
vidu pour l'assouvissement du désir. Toutefois, seul il rend pos-
sible ces mouvements et ce n'est même que par illusion qu'on peut
trouver en lui dans ce cas une force passive. L'événement émotif
est en elTet perçu d'une telle importance qu'il semble suffire à
expliquer les changements psychiques survenus dans le courant et
à la fin de la crise. L'action de l'effort apparaît comme sureroga-
toire. On est en présence d'un balancement d'images violentes
dans la conscience, d'un vertigineux va et vient qu'on ne peut que
subir et devant quoi on demeure impuissant. Mais l'effort, incons-
ciemment, croît avec la difficulté d'atteindre l'objet du désir, et il
n'est pas déraisonnable de supposer que sous son influence s'éta-
blisse une substructure de cette acquisition nouvelle dont la sur-
face émotive, pour ainsi parler, fait oublier le fondement réel. Et
peut-être bien l'effort reprendrait-il son avantage si on étudiait les
lendemains de la passion et si on se demandait pourquoi les réali-
sations émotives survivent aux causes qui les ont fait naître. Mais
c'est là un trop séduisant sujet !
On entrevoit maintenant les raisons pour lesquelles le phénomène
se montrera sous son aspect le plus clair dans l'effort moral. 11 ne
va plus s'agir ici d'images oblitérant la conscience, mais d'idées.
Toutefois reconnaissons que ces idées doivent revêtir une forme
émotive. C'est un fait universellement admis qu'une idée purement
abstraite demeure sans action sur l'individu. Elle n'est susceptible
de passer à l'acte que sous la pression de la passion intellectuelle.
234 REVUE PHILOSOPHIQUE
Mais celle-ci ne s'en prenant à rien de matériel ne cache aucune
des forces psychiques qui ont à s'exercer. Et d'ailleurs elle n'in-
tervient que dans les cas extrêmes; dans la moyenne de la vie et
des événements moraux une simple teinture émotive, comme un
reste lointain et dévié des tendances purement passionnelles, suffit.
Ces différents points vont s'élaircir à mesure que se développera
devant nous le processus de l'eflort moral.
L'effort moral est essentiellement une direction consciente des
forces psychiques dans le sens indiqué par une loi que l'individu
prétend s'imposer. Il comporte un état perpétuel de tension qui,
nous le verrons, s'accuse à mesure que se précisent et la prescrip-
tion (devoir) et l'obstacle. C'est une suite de combats successifs
menés par les mêmes principes et hvrés en vue de la même fin.
Mais avant d'aller plus loin, il convient de se demander quelle
peut être la nature de la loi, et comment elle agit en nous. Res-
sortit-elle à la volonté, et est-il besoin de faire intervenir cette notion
suspecte? Oui, si on entend par volonté, avec Schopenhauer, le mode
d'action des forces de l'être et en quelque manière la vie psychique
elle-même ; non, si nous prenons le terme dans son sens ordinaire :
libre détermination : ne faut-il pas que la loi nous soit imposée,
avant que nous l'imposions (car certainement on ne peut dire que
nous la tirions en entier de nous), n'est-elle pas infructueuse si elle
n'est liée au sentiment moral, n'agit-elle pas enfin conformément
au mode d'action des autres tendances? — Ce qu'elle crée, c'est
l'illusion de la volonté. Et ici j'emprunte avec joie d'un auteur
moderne cette explication qui va jeter une lueur inattendue sur le
processus physiologique de l'effort moral.
Soit dit M. Le Dantec ' une excitation qui se repète : « ou bien
les conditions concomitantes seront différentes dans le système
nerveux (état d'esprit, bonne disposition etc.), et alors la réponse
de l'organisme pourra être toute différente de ce qu'elle a été la
la première fois, (illusion de la volonté), ou bien les conditions
concomitantes seront identiques à ce qu'elles étaient la première
fois, et le même réflexe se produira, avec quelques modifications
cependant; en effet, l'excitation initiale et l'acte résultant seront
les mômes mais l'ensemble des chemins parcourus par le réflexe
1. Le Dantec, Le déterminisme biologique et la ■personnalité consciente, ch. vi,
Alcan, èdit.
G. TRUC- — LES CO?iSÉ(iLEMCES MORALES DK l'kFFOUT 23o
sera légèrement modifié car les résistances ont varié à la suite du
premier acte similaire. Une partie plus grande de linllux traver-
sera le chemin consolidé et par conséquent les opérations mentales
correspondant aux autres chemins seront alVaiblies d'autant (i'Ilort
moindre) pp. 130-131).
L'élimination de la volonté met à nu le mécanisme même de
l'ellort. Nous entrevoyons la manière dont s'opère la consolidation
de l'état nouveau qu'il engendre. Tout le courant de la vie céré-
brale se porte dans la direction qu'il trace, les autres voies de l'es-
prit, appelons les choses par leur nom, les autres a.ssociatiotis,
salVaiblissent et périclitent conformément à ce fait indéniable :
l'état cérébral prédominant tend à se constituer en idée fixe.
Leiïort, dans son principe et dans les conséquences qui en ont été
tirées jusqu'ici, est donc conforme aux principes de la biologie
comme à ceux de la psychologie. Nous n'avons pas eu à innover
ni à poser aucun postulat.
Nous arrivons enfin au cœur môme de notre sujet avec cette
question première que nous avons à diverses reprises effleurée : les
conditions d'action de la loi choisie ou imposée, dans l'espèce, de
la loi morale. On nous accordera, je l'espère, qu'elle n'est rien en
tant que formule, qu'elle a besoin d'être vivifiée par la foi en sa
valeur, qu'un être n'agit moralement qu'autant qu'il croit à la
moralité. C'est dire que la loi morale s'accompagne d'un jugement
DE VALEUR. Je voudrais montrer que le jugement de valeur qui accom-
pagne la loi morale est en raison de V effort exigé de nous -par celte loi.
Je sais ce qu'on peut répondre à cela et vais au devant de l'ob-
jection, moins décisive que ne supposent ceux qui seraient tentés
de la formuler. L'idée, me dira-t-on, ici l'idée de moralité est anté-
rieure à l'effort. Elle peut en être considérée comme cause et donc
s'affirmer, en valeur, indépendante tout au moins de son effet. La
première partie de cette assertion est, en un sens exacte. Encore
ne faut-il pas oublier le rôle et l'efl'ort dans l'acquisition et la con-
servation de la mémoire, et ne pas laisser de se dire que l'idée n'est,
dans ce cas et toujours, que cause sensible, la raison initiale de
l'effort résidant, nous avons essayé de le montrer, dans une réac-
tion physiologique ou sentimentale à laquelle il est lié étroitement,
pour ne pas dire qu'il la constitue en bonne part. Mais la conclu-
sion tirée de ce fait, qui loin de l'infirmer en rien soutient peut-
236 REVUE PHILOSOPHIQUE
être indirectement notre thèse, et que d'ailleurs nous n'avons
nullement prétendu nier, cette conclusion disons-nous est abusive
et son enfantine logique ne doit pas faire illusion.
11 n'est pas vrai, surtout dans le monde psychologique que la
cause soit indépendante de l'effet. Celui-ci l'atteint par réaction et
peut même la complètement dénatui^er. C'est que tout se passe ici
dans un milieu dont les parties sont en corrélation intime, dont les
vibrations simultanées et entrecroisées suppriment en quelque
sorte espace et temps. A vrai dire il ne s'agit plus de cause et
d'effet, mais d'actions réciproques engendrant des états dont
aucun n'est insensible à un autre. Et je ne crois pas qu'il se trouve
un seul idéaliste, si impénitent fut-il, qui osât nier, dans l'état
actuel de la science psychologique, ce modus vwendi de la cons
cience.
Il n'est donc pas déraisonnable de chercher dans l'effort ce sen-
timent indispensable qui, vioifiant les conceptions de l'esprit, les
rend seul capables d'exercer une action efficace sur les détermina-
tions et les actes de l'individu. Et il ne serait peut-être pas inexact
de dire avec Maine de Biran, mais dans un sens inattendu, que
l'effort est l'âme même de la vie.
Je n'ai peut-être pas assez nettement établi, mais c'est un point
qui me paraît hors de discussion qu'une idée abstraite a besoin
pour passer dans la sphère des motifs de se transformer en force
émotionnelle, d'agir enfin dans le sens d'une des catégories de
l'effort. Revenons-y cependant. L'idée du devoir serait inefficace si
nous n'y joignions le sentiment du devoir. — Ce sentiment n'a pu
que suivre le fait qui lui a donné naissance, et il est rigoureux
d'affirmer qu'il est un jugement de valeur issu des concomitants et
de l'action première, et des répétitions de cette action. 11 n'est pas
d'action sans effort, et donc il n'est pas'de jugement de valeur sans
effort : cette conclusion qui pourrait paraître un peu subtilement
déduite va se revêtir de toute son évidence dans le cas spécial de
la moralité.
Le sentiment moral naît d'un conflit entre l'égoïsme et la con-
ception « d'un ensemble bien lié d'êtres conscients » (Hoffding), au
développement de quoi il est dû, reconnaît-on certains sacrifices.
Tout devoir d'ailleurs naît nécessairement d'un conflit, sinon ce
serait une simple harmonie et il n'aurait pas à s'imposer.
G. TRUC — LES CONSÉQUENCES MORALES DE l'efFORT 237
Le senlimenldu devoir, dit encore IlolTdinj^, « exprime que l'indi-
vidu veut se maintenir et poursuivre dans les moments particuliers
el les circonstances spéciales, les fins suprêmes admhc.s par lui,
bien que des penchants contraires se manifestent en son for inté-
rieur ' ».
L'auteur ne nous dit pas nettement que ceci engendre cela, que
les fins poursuivies prennent leur valeur dans la difficulté du
triomphe. Mais examinons la nature du combat. — L'efibrt, dans
le phénomène de la moralité, est une lutte constante contre
l'égoïsme. Il tend vers le sacrifice de l'individu au profit de la col-
lectivité. Or, il n'est rien de si puissant en nous que les forces
égoïstes. Elles sont notre raison d'être, et s'il nous était possible
de les détruire systématiquement ce serait tôt fait de la vie elle-
même. C'est un maximum d'effort que l'homme doit déployer
contre cet invincible ennemi, pour l'obliger seulement à reculer de
quelques pas. A la plus grande résistance possible doit donc corres-
pondre la plus forte quantité de tension et de travail.
Mais de quelle manière précisément, les jugements de valeur
se forment-ils en nous? Ils sont les résultats d'une constatation,
d'une impression première. Ils varient en proportion directe avec
la difficulté d'atteindre l'objet auquel ils prétendent s'appliquer.
Rien d'étonnant alors, si la moralité exige le plus grand oubli de
soi, qu'elle ait été mise au-dessus de tout et qu'on en ait fait de
tout temps une loi mystérieuse dans ses origines, extra-humaine,
et s'imposant à l'homme, inéluctablement, tout en le laissant libre
d'agir. Car elle a su à ce point oblitérer l'intelligence des philo-
sophes qu'ils lui ont sacrifié d'enthousiasme un des régulateurs
de la raison humaine : le principe de contradiction!
Un fait probant illustre, si l'on veut bien y prendre garde, cet
axiome : le jugement de valeur s'applique aux actions en raison de
ce qu'elles exigent de nous. L'elïbrt le plus grand est le sacrifice
de la vie. De tout temps l'admiration des foules n'est-elle pas allée
vers celui qui, par métier, donne ou vend sa vie, au guerrier? —
La morale de la guerre n'est-elle pas à Vorigine toute loi morale.
Maintenant encore pouvons-nous nous défendre d'une admiration
instinctive pour celui qui ne se compte pour rien devant une
1. Loc. cil. (vi. c. 8.).
238 REVUE PHILOSOPHIQUE
idée; le héros enfin ne doit-il pas mourir pour être le héros?
Oui ne reconnaîtra maintement que ce jugement de valeur a
pour effet de rendre conscient l'éclat nouveau que nous avons vu,
dans notre première partie, l'effort musculaire introduire et conso-
lider dans l'organisme?— Et, en effet, n'engendre-t-il pas directe-
ment les idées de mérite et de démérite, indispensables soutiens de
la moralité? — Car, dit Athénagore : « sans jugement la vertu
deviendrait la plus grande des folies M » 11 est même, en essence,
ces idées, qu'on peut regarder comme les formules par lesquelles
il se prononce : une autre considération va nous le confirmer.
Toute action humaine, qui est, sinon voulue, du moins indirectement
sollicitée par des forces s'agitant en l'individu, s'accompagne
d'un sentiment de plaisir ou de déplaisir, voire de douleur, et
même toute inhibition. Peut-on nier que de ce sentiment l'effort
ne soit la mesure; et n'attribue- t-on pas le maximum de mérite à
ce qui occasionne lors de l'acte le maximum de déplaisir à l'indi-
vidu. Je ne tiens nul compte ici de la « satisfaction morale »; on
verra pourquoi. Variant avec l'effort elle vérifie la thèse plus
qu elle n'y est contradictoire. Sans compter qu'on peut dire d'elle
qu'elle est un exemple de « ce sentiment de plaisir >> « lié au
déploiement naissant de l'activité-».
C'est bien l'effort qui permet et même constitue dans leur fond
les jugements moraux. Il mesure la peine coûtée par les actions
dites morales, et sait à cette peine proportionner le mérite. Il n'est
donc pas si abusif d'y avoir vu sinon l'origine, tout au moins un
indispensable ressort de la moralité.
Pour avoir méconnu, ou pour n'avoir tenu aucun compte de ce
facteur essentiel, les plus grands théoriciens de la morale sont
devenus une proie facile pour leurs successeurs. Schopenhauer
triomphe aisément dans une critique sûre% qui peut compter
parmi ses meilleures pages, de l'hypothétique principe de Kant,
abstraction qui se meut hors du monde et le dirige pourtant sans
prendre jamais pied en lui. A son tour la théorie de Schopenhauer,
basant la moralité sur un phénomène passif en quelque sorte et
négatif : la pitié, simple effet, divers, instable et transitoire, se
{. Résurrection den morts, XIX.
2. Hôiïding. o. c. vi, B 2.
3. Schopenhauer. Fondement de la Morale, ch. ii. Alcan, édit.
G. TRUC — LES CONSÉQUENCES MORALES DR l'EFFORT !239
dissipe comme une vaine image à lY-blouissanle lumière qu'en-
gendre la parole prophéli<juc de Zarathoustra.
Il ne s'agissait pas d'immoler à Nietzsche tous ses devanciers, et il
ne serait ({ue trop facile de montrer l'importance et la grandeur
des contingences que méprise l'illustre philosophe. Mais on peut
remarquer cpiil renoue une tradition à laquelle il appartient par
un point, bien qu'il la combatte avec àpreté, en instaurant à la
base et au faite de sa doctrine, l'elTort. « L'homme est un être qui
doit ôtre surmonté ». Celte parole n'est-elle pas la devise implicite
des morales les plus viriles, les plus hautes et qui ont le plus
profondément marqueteur sillon dans l'esprit de l'humanité? Nous
ne voulons pas abuser des éclatants exemples que l'histoire nous
apporte ici. Qu'on nous permette simplement de rappeler quelques
faits. Les doctrines qui ont su conserver dans toute sa pureté le
caractère moral (obligation), qui ont le mieux fait de leurs adeptes
de vivants et d'inébranlables exemples des théories préconisées,
sont celles qui ont exigé pratiquement de l'individu les plus
grands efforts, parfois même l'ultime sacrifice, l'abandon de la vie.
Je citerai : le christianisme du temps des persécutions, le
stoïcisme; plus tard et à une égale hauteur le jansénisme et,
peut-être, le puritanisme des Réformés. — A l'antique « bien »
moral, vaste harmonie réaUsée sans travail, a succédé l'ûpre lutte qui
fait et conquiert la vertu. Avec le mot vir le monde latin semble
introduire la peine et la douleur dans le difficile accomplissement
du devoir. Au demi-dieu, au héros souriant, se substitue l'homme
volontaire, obstiné et têtu. Et ce n'est pas parce qu'elles « détachent
et humilient l'homme' », comme le dit M. Lanson, que ces doc-
trines acquièrent toute leur valeur morale. Bien au contraire.
Au fond, et c'est ce qui fait leur force, elles lenorgueillissent,
l'amenant à se considérer comme un être de choix, et créant en lui,
nous l'avons vu, et nous le verrons encore, avec le maximum
d'effort le maximum de vie morale.
Nous rencontrons sur le seuil extrême de notre sujet un ouvrage
que nous devons laisser de côté dans ses détails, mais dont la base,
un peu étroite pour le corps très vaste, doit nous arrêter un moment.
M. Sabatier, dans sa Philosophie de V effort-, a une tendance non
1. Lanson, Histoire de la liUérature française, 1. II, ch. ii. Hachette, édit.
2. Âlcan, édit.
240 REVUE PHILOSOPHIQUE
déguisée à confondre l'évolution et l'efTort. Si nous écartons son
plaidoyer j[)ro Natura et pi^o Creatore, il nous reste à lui emprunter
quelques considérations qui vont nous permettre de passer du
particulier au général et d'examiner dans les collectivités, l'effet
du processus que nous avons vu se développer dans l'individu.
Il y a, répandue dans la nature tout entière une énergie poten-
tielle. La vie elle-même, la vie universelle, n'est que « le passage à
l'acte » de cette énergie. La loi du changement est évolution et
ainsi tout effort renouvelé équivaut à un labeur d'évolution^. Voilà
ce que nous résume M. Sabatier en une heureuse formule. Ce terme
« évolution » est bien général, et un peu usé. Nous désirerions,
pour plus de précision, le remplacer par un autre moins vague et
qui rende mieux compte du travail de l'esprit.
On s'est efforcé de montrer que tout effort est suivi dans le
sujet d'une modification psychique. Ou il atteint son but, et le
désir s'éteint pendant que l'esprit jouit et profite d'une acquisition
nouvelle, ou il échoue. Mais alors même il ne reste pas sans fruit,
soit qu'il rapproche de l'objet convoité et le rende plus accessible
à une prochaine tentative, soit que le découragement, c'est-à-dire
une déperdition de force nerveuse suive, qui ouvre accès à d'autres
courants d'idées. Dans tous les cas, un élément nouveau est intro-
duit dans la conscience. Rien de plus juste alors de reprendre la
formule en question et de dire, non pas même en la modifiant mais
en l'éclaircissant : tout effort renouvelé aboutit à un labeur d'ac-
quisition, plus nettement, à une acquisition.
Cette loi a-t-elle action sur les groupements humains, et les
conséquences de l'effort s'étendent-elles aux sociétés? Oui, dans
un ordre différent et assez limité d'idées. Mais quelques remarques
préliminaires conviennent ici.
On se meut avec beaucoup trop d'aisance dans le domaine de la
sociologie, et de la « psychologie des foules- ». C'est que les idées
générales se présentent dans ces sujets avec une abondance et une
facilité dont la spéculation ne s'effraye point assez. L'imagée défi-
nition donnant le corps social comme un organisme, voilà la
source du large fleuve. De cette vérité relative et qu'il aurait
1. Philosophie de l'Effort. Introduction.
2. Il ne saurait être question de l'ouvrage de M. Le Bon, livre estimable dont
les défauts sont inhérents à la date et au genre.
I
G. TRUC. — LES CONSÉQUENCES MOHALES DE l'eFFORT 241
d'abord fallu entendre, sonlissues en l'oulcassimilalions, déductions,
lois, le dirons nous, toute une science. Et pourtant dans ces espaces
inexplorés qu'on découvrait il était important de ne se mouvoir
qu'avec une délicatesse infinie. Certes on ne peut nier qu'une
société ne présente un tout organisé vivant d'une vie spéciale et
comme personnelle, et accomplissant ses destinées. Mais les liens
qui unissent les membres de ce vaste corps sont moins rigoureux
qu'on voudrait bien nous le faire croire et la part d'indépendance et
de spontanéité de ces membres plus grande qu'on ne se l'imagine. Ils
ne donnent à la communauté que la moindre partie d'eux-mêmes.
Ils se réservent dans leur intégrité morale et intellectuelle pour
eux. Ils accumulent 'ainsi des forces qui mises au jour sous
l'influence de causes quelconques et môme accidentelles, peuvent
modifier profondément et dans un sens inattendu « l'organisme
social ».
Nous voilà mieux à même de connaître les limites dans les-
quelles une loi régissant l'individu s'applique sans perdre sa
valeur à la réunion d'un grand nombre d'hommes ayant des inté-
rêts, des habitudes et quelques sentiments communs. — L'efl'ort
dans son triple effet : action, fixation, acquisition, garde ici sa
spécialité. Il demeure sans pouvoir en tant que fait social, il ne
s'exerce que sur les sentiments sociaux des citoyens.
Le sentiment moral, en effet, est surtout individuel et se prête
moins qu'on ne croit aux manifestations collectives. A vrai dire,
il y a dans un pays des mœurs publiques, il n'y a pas de sentiment
moral public. On en trouve la preuve en examinant le degré et sur-
tout la nature de la moralité qu'on demande à l'État. Il faut beau-
coup de bonne volonté à un gouvernement pour soulever l'indigna-
tion publique, s'il ne touche à des intérêts directs. Tel jugement
douteux se fut exécuté au milieu de l'indifférence générale, si les
passions politiques n'avaient en quelque sorte pris en main la
cause de la justice. Une nation tire gloire d'agressions brutales
qu'elle punirait capilalement dans l'individu et des succès d'une
diplomatie dont les menées retorses paraîtraient inavouables à la
conscience la moins scrupuleuse. C'est même un trait courant
chez l'homme de se réserver individuellement le privilège de la
moralité et de se donner l'avantage d'observer d'un œil pessimiste
et complaisant les menées plus ou moins louches de la collectivité.
TOME LXIV. — 1907. 16
242
REVUE PHILOSOPHIQUE
Aussi ne demeure-t-il plus, en fait, de vie morale dans les pays
les plus civilisés qui, avec des mœurs suffisantes, peuvent se passer
de sentiments moraux, que certaines phrases ressassées, bases de
renseignement officiel et matière des discours de gala. On conçoit
que dans de telles circonstances la question des elîets de Tefiort
n'ait même pas à se poser.
Mais il n'en va pas ainsi de certains sentiments généraux
auxquels les citoyens ont attaché plus ou moins arbitrairement
une importance capitale, et dont ils ont fait la condition illusoire
de l'existence même de l'Etat. Ces sentiments, nombreux et un peu
confus, sont compris sous la dénomination générale de patriotisme
et de civisme. Sans vouloir en traiter à fond, ce qui élargirait trop
l'horizon modeste du présent travail, nous devons par quelques
exemples précis montrer que la loi de l'effort, trouve ici comme
dans tout individu son application et sa démonstration, et que
vraiment, dans un cas, le corps social subit le destin de l'organisme.
Ainsi, ce qu'on appelle patriotisme ne consiste pas surtout dans
le souvenir émotif qui se lie aux impressions d'enfance. C'est
plutôt le résultat fixé par l'hérédité des longs elTorts qu'a dû
déployer une nationalité pour se constituer. Nous constatons,
en elfet, que les sujets d'un même État se trouvent unis principa-
lement par une communauté de souvenirs historiques, que dans
l'étude des diverses phases de l'évolution de la patrie, et dans la
vie des grands hommes, le gouvernement tient à ce qu'on puise
les matériaux de l'enseignement civique, et qu'enfin, une nationa-
lité est d'autant plus accusée, sinon plus forte, qu'elle a derrière
soi un passé plus précis et laborieux.
Ces vues se trouvent comme matérialisées dans un fait : la répu-
gnance des Etats à toute cession territoriale, même si le territoire
en litige n'est pas intégrante partie dû territoire, pourvu qu'il ait
coûté beaucoup de luttes et de sang. On le comprend, le résultat
de l'effort est ici quelque chose de visible et de palpable qui rap-
pelle sans cesse les sacrifices consentis, la douceur de la victoire,
et prête une base physique à rattachement sentimental et à Tillu-
sion du profit.
Mais où la loi de l'ellort s'accomplit dans toute sa rigueur pour la
vie sociale, c'est en ce qui concerne le très vague concept de liberté.
Des masses innombrables de Français se sont fait tuer ou sont
G. TRUC- — l-ES CONSÉQUE.NCES MORALES DE l'eFFORT 243
prôts à se faire tuer pour la liberté, sans savoir au juste ce que
c'est, 11 y a eu dès 1789 une confusion qui eut été plaisante, si elle
n'avait tourné au tragique entre la liberté politique et la liberté
individuelle. Celle-ci, acquise et garantie, on s'est plus tard et alors
soulevé en son propre nom, en faveur de l'autre qui importait
assez peu, pour ne pas dire nullement, à la masse active opérant
les révolutions. Il faut le dire sans peur, malgré l'hétérodoxie de
cette vue : les ouvriers du règne de Louis-Philippe et de la période
du second Empire jouissaient, en ce qui leur importait, d'autant de
liberté que ceux de la troisième République ; tout disposés pourtant,
comme leurs pères, à descendre dans la rue sous prétexte de
liberté, pour instaurer un nouveau gouvernement qui conservera à
leur égard la paternelle indifïérence de ses devanciers. Que s'ils
me répondent que tant de sang a été répandu afm de leur per-
mettre, tous les quatre ans, de déposer un morceau de papier dans
une urne, je leur répondrai que, nonobstant le principe, c'était se
donner beaucoup de mal pour un résultat pratique bien mince.
Tout cela n'infirme en rien l'idée qu'on peut se faire de la valeur
certaine de l'idée de liberté au point de vue de l'évolution sociale.
C'est là une considération absolument étrangère à notre sujet.
Mais il nous est donné de constater que pour le groupement,
comme pour l'individu, le souvenir d'efforts inscrits dans la
mémoire, et, si on peut s'exprimer ainsi, dans la musculature
collective donnent, pour un peuple entier, à une notion en bonne
partie illusoire, une force d'action que la réalité acquise sans
travail serait incapable de fournir, et que, pour une nation,
indépendamment de toute autre qualité, une acquisition réelle ou
supposée est aussi on raison directe, comme valeur, de la peine
qu'elle a coûtée.
Je dois maintenant revenir sur une objection (jue j'ai formulée
et sur quoi je compte pour achever d'établir cette théorie qu'elle
semblerait devoir ruiner. Il s'agit de la « satisfaction morale ».
Dites en effet que de cette satisfaction naît le jugement de valeur
sur l'acte, et vous aurez réduit à néant le rôle de l'effort. Mais il
n'en va pas ainsi. Considérer que la satisfaction morale varie
aussi en raison directe de l'effort, et je ne pense pas qu'on le
contredise, c'est reconnaître qu'elle se trouve liée à cet effort et
qu'elle en dépend; le contraire, le renversement de termes, ne pou-
244 REVUE PHILOSOPHIQUE
vant guère se concevoir qu'en tant que plaisanterie. La joie que
constitue la satisfaction morale, ne serait-ce pas tout simplement
la joie, le bien-être qui suit l'action, et j'entends par action tout
mouvement dirigé dans le sens de l'individu, le remords ne con-
siste-t-il pas essentiellement dans la tristesse attachée à l'impuis-
sance, deux effets dont nous pouvons constater la naissance dès
la vie organique? Il doit nous suffire d'avoir signalé ces considé-
rations si fécondes en développements. L'effort d'ailleurs, s'il est
susceptible d'engendrer comme conséquence le plaisir, est douleur,
et il y a unanimité chez les philosophes à noter la valeur morale
de la douleur. « En général, tout mal auquel nous ne succombons
pas, dit Emerson', est un bienfaiteur ». Les sanctions, les rites
cruels, dit Nietzsche^ : « tout cela a son origine dans cet instinct
qui a su deviner dans la douleur l'adjuvant le plus puissant de la
mnémotechnie ». Il transporte ainsi l'effort au début même des
conceptions morales. Et de ce rôle immense de la douleur Scho-
penhauer donne la raison profonde : a La douleur, la souffrance,
et sous ce nom il faut comprendre toute espèce de privation, de
manque, de besoin, et même de désir, est Yohjel positif , immédiat
de la sensibilité^ ».
L'effort seul donne toute sa valeur à la moralité. Il y réussit par
un procédé psychologique que Hoffding a merveilleusement décrit,
par la transformation du moyen, ici de l'accident, en /«h. La morale
est, en effet, un phénomène accidentel sur lequel les circonstances
amènent l'effort à s'exercer. Celui-ci devant déployer à cette
occasion un maximum de puissance tend nécessairement à créer
dans l'individu l'idée que l'objet visé est la fin suprême à laquelle
tout est subordonné. D'autres faits, que Ton connaît, ne sont pas
pour affaiblir cette conception. Ainsi se consolide, sinon se cons-
titue dans l'être la notion transcendante de moralité.
C'est bien enfin une condition nécessaire du vouloir que l'effort,
et c'est presque une tautologie que de l'affirmer. Laissons une
femme aimable nous le dire joliment : « Vous faites donc aussi du
courage, ma chère enfant », écrit à la duchesse de Choiseul,
Mme du Deffand, « c'est ce qu'on a de mieux à faire quand on
1. Macterlink, Sept essais cV Emerson.
2. Nietzsche, ouv. cité, 2° dissertation.
3. Schopenhauer, ouv. cité, ch. m.
G. TRUC. — LES CONSÉQUENCES MORALES DE l'EFFORT 245
n'en a pas. Entre en faire et en avoir il y a loin, mais, c'est pour-
tant à force d'en faire qu'on en acquiert' ».
L'edbrt est donc initialement un moyen d'acquisition d'états
psychiques, une condition de la conservation et de la fixation de
ces états. Il donne une base organique à l'idée de la valeur, si
toutefois il ne crée pas cette idée. Par lui les actions acquièrent
une valeur pratique qui rend seule possibles et durables les juge-
ments absolus de l'inlellig-ence prétendant se prononcer d'après un
concept purement théorique (Kant).
Je ne dis pas qu'il soit origine, mais je crois qu'il est à Vorigine
de la moralité. C'est le lien qui nous attache à nos actes et les
maintient en nous dans toute leur force première.
Supprimez-le, tout nous devient indifférent, parce que rien ne
nous a coûté. Il n'y a que le Dieu néoplatonicien, le Premier, qui
puisse s'en passer et subsister toutefois!
L'elfort vivifie sans cesse, par le souvenir et le travail de conser-
vation, nos sentiments. Il en maintient intact le ressort caché, il
nous laisse tendre vers les conditions qui en ont formé en nous les
premiers linéaments. Il les unit enfin en un système vivant et sans
cesse en travail.
Peut-être, alors, n'a-t-il pas été abusif de dire que : Varmature
de la moralité c'est Veffort.
III
Il est plus, et par son action sur la sensibilité, se propage à
travers la vie qu'il rend diverse, supportable, dont il explique
certains phénomènes étranges. Et nous voudrions, avant de
conclure définitivement et en manière de contre-épreuve, montrer
qu'il garde toute sa valeur d'agent excitateur et conservateur,
même dans les sentiments de plaisir et de joie.
Sully Prud'homme, reprenant un vieux thème, nous montre son
« Faustus » affranchi de toute souffrance, comblé de délices, tout
à coup pris de la nostalgie des peines réservées à l'homme, et
soudain retournant vers le séjour des courtes joies, des douleurs
aiguës et de l'indifférence, pire peut-être que la douleur.
C'est l'histoire de « Guérino », d'Andréa de Barberino, de
1. Mme du DefTand, Correspondance inédite.
246 REVUE PHILOSOPHIQUE
Tannhïiuser et de bien d'autres héros qui connurent la satiété.
Cette satiété pourquoi donc l'éprouvèrent-ils, pourquoi la félicité de
Venusberg ne put-elle les retenir? Un grand philosophe, un de nos
beaux écrivains, méconnu comme penseur sous prétexte que ce
fut un érudit, un homme spécial, Gaston Paris, essaye de nous le
dire et précisément à propos de Faustus'. « Il ne peut se con-
tenter de jouir sans mériter, sans valoir; il pense aux hommes ses
frères, qui gémissent encore sous le poids de Fignorance, de la
misère, de la douleur et du vice, et, d'accord avec sa chère Stella,
il demande à retourner sur la terre, à reprendre la seule vie qui
convienne à l'homme, celle où il y a de la lutte, de l'effort, et du
mérite. »
Certes oui, et voilà des raisons bien humaines. Mais n'y a-t-il
pas d'explication plus profonde et plus rapprochée des éléments
mêmes de l'existence psychique. La valeur, le mérite, ce sont des
créations compliquées et qui restent vaines, si elles n'ont pas dans
l'être un fond solide par lequel, en réalité, s'exerce toute Faction.
Toute vie est mutation et changement, et tout changement est
effort. L'état psychique permanent n'échappe pas à cette loi,
malgré une contradiction apparente. Nous avons montré que
l'effort qui Fa créé, le maintient, l'entretient, et le renouvelle à
chaque instant. Il fait de lui un présent perpétuel et toujours nou-
veau. Que cet effort n'ait pas à intervenir, et c'est le cas dans un
sentiment organique de plaisir, nous voyons la satiété poindre,
Fennui arriver : le ressort n'agit plus, la vie s'écoule atone. Si
Guérino réussit à s'arracher aux inoubliables délices du paradis de
la Sibylle, ce n'est pas comme le veut le naïf conteur par scrupule
chrétien. Il était rassasié, sans avoir agi. Au moins aurait-il fallu
qu'il eût à lutter pour la conquête de plaisirs successifs qui l'acca-
blaient. Mais, leur changement n^était ^/as un changement pour lui,
et, voilà pourquoi il reprit le chemin des lieux où il avait souffert
et où, inconsciemment sans doute, il espérait souffrir encore. Telle
est Famère condition de l'homme. Le rêve d'une jouissance
illimitée et sans effort lui est interdit. Il est bien par essence l'être
de douleur.
La vie est une succession infinie d'étals psychiques. Elle est ainsi
i. G. Paris. Légendes du Moyen âge. {La légende du Tannhuusev.) Paris, 1903
Hachette.
G. TRUC — LES CONSÉQUENCES MORALES 1»E l'kFFORT 247
essentiellement mobile et se fait sentir par sa mobilité m(>me.
Pourquoi la diversité des plaisirs ne crée-t-elle pas une existence
supérieure pour l'homme? C'est qu'il faut que le changement, le
mouvement soit sensible, et il ne peut guère être rendu sensible
(iut> par rcHort. L'homme n'a aucun elï'ort à faire pour aller d'un
plaisir à un autre. 11 ne sent l'efiort et il n'en jouit que passant,
tout en se donnant l'illusion que c'est grAce à lui-môme, de la dou-
leur au plaisir ou tout au moins à l'absence de douleur.
L'eflbrt a une telle puissance sur l'homme qu'il transforme en
joie et en plaisir môme des sensations naturellement douloureuses.
L'ascète qui se macère jouit profondément des cruelles misères
qu'il impose à son corps, et les premiers chrétiens ont pu avec
raison, pour eux, parler des délices de la torture. Ils croyaient
équitablement acquérir d'autant plus de droits sur le ciel qu'ils le
payaient davantage par leurs souffrances. Ils mesuraient leur
amour pour Jésus-Christ, à l'intensité de la force qu'ils devaient
déployer pour obtenir d'entrer en communion avec lui. Dans ces
jugements qu'ils portaient eux-mêmes sur eux-mêmes, ne voit-on
pas apparaître clairement la part de l'effort.
L'elïort est donc la base vivace et active, non seulement de la
moralité qui acquiert par lui seul sa valeur entière, mais encore de
la vie qu'il rend supportable avons-nous dit et même intéressante.
Source des jouissances austères de la vertu, il nous confirme les
illusoires complaisances dont celle-ci se plaît à nous grandir à nos
propres yeux. 11 cimente fortement, idées, opinions, sentiments, et
leur permet de prendre pied profondément en nous. C'est qu'il
s'aide de l'adjuvant puissant de la douleur, dont Schopenhauer n'a
peut-être pas eu tort de faire l'essence même de la vie. Car tout
vain effort se résout en souffrance et tout effort qui réussit en est
un affranchissement partiel. De sorte que, dirait Plotin, le plaisir
n'est qu'un mode accidentel de la douleur en puissance de joie!
C'est là une des ironies de la vie et l'un de ses enseignements. Mais
l'humain bétail ne comprend guère l'ironie et se soucie peu des
enseignements de sa rude éducalrice, qui ne lui ménage pourtant
pas les élrivières. Aussi, longtemps encore, des hommes infatués
de leur moralité marcheront-ils, le front orgueilleux dans les
nuées, « roidissant leur cou », comme s'exprime l'Ecriture, éternels
pantins ignorant la ficelle. Gonzague Truc
L'ORDRE DES SCIENCES
(Suite et fin *.)
III. — Les organes des sens et la question d'échelle.
Laissant de côté les questions de psychologie et de logique, que
l'on trouvera traitées dans tous les manuels, et dont je voudrais
que l'on prit seulement la partie pratique, la partie utile à la cons-
truction de la science, sans aucune discussion, actuellement
prématurée, sur la valeur des opinions humaines, j'aborde immé-
diatement les grandes lignes de la science impersonnelle qu'à
construite l'homme conscient, intelHgent et logique.
La nature paraît tout d'abord infiniment complexe et variée,
peuplée d'éléments disparates et qui semblent irréductibles les
uns aux autres. Il y a, dans le monde qui nous entoure, des
formes, des couleurs, des sons, des odeurs, des saveurs, etc. Ce
sont là les qualités du monde connu de l'homme, et il est impos-
sible à nos congénères de ne pas se servir de ces qualités comme
éléments d'analyse dans l'étude directe des choses. Dépourvus de
toute possibilité d'étude impersonnelle de l'ambiance, nos ancêtres
ont naturellement considéré ces qualités comme existant d'une
manière absolue. Le langage courant qu'il nous ont légué en fait
foi. Aujourd'hui encore, nous ne pouvons nous raconter les événe-
ments extérieurs qu'en parlant de formes, de couleurs, de sons, etc.
Je disais précédemment que, dans ses grandes lignes, le langage
des fourmis et des abeilles pourrait, s'il existe, être traduit en
langage humain; mais j'ajoutais qu'il en différerait certainement
au point de vue de l'expérience spécifique, car de l'expérience de
fourmi, acquise au moyen d'organes de fourmi, ne peut être
semblable à de l'expérience d'homme acquise au moyen d'organes
d'hommes. S'il était donné à un homme de converser avec une
fourmi, il pourrait s'entendre avec elle sur les questions de liberté,
\. Voir le numéro de juillet 1907.
F. LE DANTEC- — l.'ORDRE DES SCIENCES 249
d'immortalité de l'Ame et de sjjonlanéilé, mais il ne la compren-
drait pas si elle parlait des objets extérieurs. Les yeux à facettes
des insectes leur donnent certainement, du monde ambiant, une
vision dilTérente de celle que nous en donnent nos yeux à cris-
tallin. Encore serait-il possible, peut-être, de traduire la vision
fourmi en vision humaine, puisqu'il ne s'agit là que d'une môme
opération, la vision, faite avec des instruments différents, à
moins, toutefois, que les yeux de la fourmi soient sensibles à des
radiations que nous ne percevons pas ou réciproquement. Nous
avons une tendance invincible à tout rapporter à nous-mêmes;
« nous prêtons sottement nos qualités aux autres », ce qui est
naturel puisque nous sommes convaincus de l'existence absolue,
dans le monde ambiant, des qualités qu'y crée notre observation
humaine; nous croyons que le monde est peuplé de formes, de
sons, de couleurs, de saveurs, etc., et nous pensons par consé-
quent que, si les fourmis connaissent le monde, elles y connaissent
des formes, des sons, etc.
Sans pouvoir l'affirmer, puisque l'expérience est impossible, je
crois que la conversation de la fourmi sur les objets extérieurs
serait intraduisible pour l'homme, parce que la fourmi connaîtrait
dans le monde des a, des p, des y, qui ne sont ni des couleurs, ni
des goûts, ni des odeurs, mais d'autres qualités diflerentes de
celles que nous connaissons. Et la fourmi croirait, selon toute
vraisemblance que le monde est formé de ces qualités a. j3, y, etc.,
elle penserait que si les hommes connaissent le monde, il y con-
naissent les qualités -j., [i, y, etc. En d'autres termes ce que l'homme
connaît, ce que la fourmi connaît, c'est, non pas le monde exté-
rieur lui-même, mais les relations de ce monde extérieur avec lui
homme ou elle fourmi. C'est là aujourd'hui une vérité absolument
courante, mais il n'en a pas toujours été ainsi, et l'on peut se
demander comment, ayant inscrit sur son journal de bord des
erreurs aussi importantes, l'homme est arrivé, sans s'en être dégagé,
à créer de la science impersonnelle, de la science qui est science
même pour les fourmis, de la mécanique générale en un mot. Et
pourtant, ce résultat a pu être obtenu dès que Ihomme a commencé
à faire des mesures I
Si l'homme connaît dans le monde des qualités différentes et
irréductibles les uns aux autres, il ne peut faire les mesures de ces
250 REVUE PHILOSOPHIQUE
différentes qualités par une méthode unique. L'appareil qui sert à
mesurer les formes ne peut servir pour les couleurs ou les odeurs,
puisque les formes, les couleurs et les odeurs sont des qualités
irréductibles. De plus, l'homme n'est pas également doué pour
mesurer ces diverses quahtés; il y en a même pour lesquelles il est
tout à fait désarmé et qu'il peut seulement apprécier avec un coef-
ficient personnel très variable.
L'appréciation diffère de la mesure en ce qu'elle n'est pas
impersonnelle. Ce qui caractérise la mesure scientifique, c'est que,
une fois la mesure faite, l'observateur disparaît. Il a cependant
utifisé sa personnalité dans l'opération de la mesure, mais la
mesure n'est scientifique que si la personnalité de l'opérateur ne
laisse pas de trace dans le résultat de l'opération. La perfection
des instruments de mesure réalise de plus en plus ce desideratum,
sans toutefois y atteindre complètement. Avec cette définition
rigoureuse, on peut dire qu'il n'existe pas encore de mesure vrai-
ment scientifique; on considère qu'un instrument de mesure est
bon quand les différences entre les résultats obtenus par les divers
observateurs au moyen de cet instrument ne diffèrent que d'une
quantité négligeable quant au but qu'on se propose d'atteindre.
J'ai pu parler des résultats des mesures sans avoir eu à me
préoccuper de la manière dont ces résultats sont enregistrés, de la
langue dans laquelle ils sont exprimés pour être catalogués. La
seule nécessité dont il faudra se préoccuper dans le choix de ce
langage scientifique sera qu'il soit impersonnel comme les mesures
qu'il exprime. Un langage a été créé par l'homme qui réalise, au
moins pour Thomme, tous les desiderata de la langue scientifique,
c'est le langage mathématique. Il est accessible vraisemblablement
à tout individu, de quelqu'espèce qu'il soit, doué de tact et de
vision. Pour l'homme, en tout cas, il est excellent, mais il n'est
pas impossible qu'un autre langage, basé sur d'autres considéra-
tions, ait pu devenir également impersonnel et rendre les mêmes
services que les mathématiques. Nous sommes tellement habitués
à considérer la langue mathématique comme la seule langue de la
science, qu'il nous est devenu très difficile de nous exprimer sans
nous y rapporter. Je serai donc obligé de le faire, dans la suite de
ces considérations, mais je voudrais, encore une fois, employer un
langage moins spécialisé, pour exposer la question fondamentale
F. LE DANTEC. — l'omDKE DES SCIENCES 254
que j'appelle en langage mathématique la question cTéchelln, et qui
doit pouvoir être traitée sans qu'il soit fait allusion à des grandeurs
mesurables par les yeux.
Nos organes des sens nous font connaître, avons nous dit, des
qualités diflerenles et irréductibles dans le monde que nous habi-
tons. D'autres espèces animales découvrent vraisemblablement
dans le même univers des qualités qui sont peut-être tout autres;
nous ne devons pas considérer ces qualités comme des entités
réelles, mais comme les résultats de relations établies entre le
monde et les animaux qui les connaissent. Chacun de nous con-
naît plusieurs de ces qualités, et d'une manière si distincte, qu'il
n'éprouve aucune difficulté à imaginer un individu capable d'en
connaître une seule à l'exclusion de toutes les autres.
Supposons, après Condillac, un tel individu. Il ne connaîtrait
dans le monde qu'une seule qualité; il ne verrait le monde que
sous un seul aspect, dirais-je volontiers, si les mots voir et aspect ne
se ressentaient déjà de notre préférenceinvincible pour les données
de notre organe visuel. La science de cet individu ne se compose-
rait que d'un seul groupe de données toutes comparables entre elles ;
il ne s'intéresserait qu'aux variations entraînant un changement
dans ces données. Le reste de l'histoire du monde serait lettre close
pour lui.
Un autre individu doué de la connaissance d'une autre qualité
également unique, mais différente de la première, ne s'intéresserait
qu'aux variations relatives à cette qualité et connaîtrait un monde
entièrement différent de celui du premier animal. Ce serait cepen-
dant le même monde, mais connu de différentes manières, à
différents points de vw, dirais-je encore, si l'expression point de
vue n'était, elle aussi, empruntée à notre sens de la vision.
Un troisième individu, doué des modes de connaissance des
deux premiers et enregistrant en même temps les données de ces
deux modes de connaissance, s'apercevrait que les phénomènes de
l'individu n'' 1 et les phénomènes de l'individu n° 2 sont quelquefois
indépendants, quelquefois connexes. La couleur d'un objet peut
changer sans que sa forme change ' ; sa température peut se modi-
fier sans que son odeur en paraisse altérée.
1. Nous verrons un peu plus bas quel degré de rigueur il faut donner à celte
affirmation.
252 REVUE PHILOSOPHIQUE
Ainsi le monde connu du premier individu paraîtrait immuable
à un moment où, pour le second individu, le même monde serait
l'objet de transformations profondes. Si une telle séparation des
qualités connues des hommes était entièrement possible, si ces
qualités variaient indépendamment l'une de l'autre au point que
l'une fût entièrement fixe pendant que l'autre subirait un grand
changement, c'est que ces qualités seraient vraiment différentes
et existeraient dans le monde indépendamment de l'individu qui les
observe. Alors, il y aurait, pour chaque qualité, une science à
part, indépendante des sciences relatives aux autres qualités.
Supposons, tout au contraire, que toutes ces prétendues qua-
lités indépendantes soient tellement liées les unes aux autres que
toute variation de l'une d'elles entraîne fatalement une variation
correspondante de toutes les autres, on concevrait que la connais-
sance j)arfaite des variations intéressant Yune des qualités, Vun des
aspects du monde suffît à la connaissance du monde tout entier.
Dans un registre notant toutes les variations de l'une des qualités
du monde, un homme suffisamment savant saurait lire les varia-
tions correspondantes de toutes les autres et dirait par exemple :
voici une variation qui était surtout remarquable par un phéno-
mène de saveur; en voici une autre qui était surtout connue
comme manifestation sonore. Il n'y aurait, dans l'appréciation
qualitative des divers phénomènes extérieurs que des différences
de degré. Tous ces phénomènes seraient un peu sonores, un peu
sapides, un peu colorés, et il n'y aurait dans leur enregistrement
sous la rubrique d'une qualité particulière, que la constatation de
son importance spéciale pour l'homme au point de vue de la qua-
lité considérée.
L'hypothèse de l'universalité de la documentation par l'un quel-
conque des sens de l'homme, même supposé infiniment aigu, ne
soutient pas la discussion. Mais la science actuelle croit du moins
à la possibilité de l'unification de la documentation qualitative des
êtres, grâce à ce que ïune des qualités découverte par nos sens
dans le monde ambiant est toujours modifiée, quand il se produit
une variation quelconque de l'une quelconque des autres qualités.
Cette qualité, c'est la forme des objets extérieurs. Toute variation
de sonorité, de saveur, de température, de couleur dans un objet
quelconque, serait accompagnée fatalement d'une modification de
F. LE DANTEC. — l'oRLRE DES SCIENCES 2.jH
la forme de cet objet; et réciproquement, celte modification de la
forme de cet objet amènerait fatalement la variation correspon-
dante de sonorité, de saveur, etc. En d'autres termes, tous les phé-
nomènes que l'homme connaît dans le monde seraient suscep-
tibles d'êtres décrits complètement comme des variations de forme,
comme des mouvements.
Une telle affirmation, qui est celle de la croyance à la mécanique
universelle, fera sourire ceux qui n'ont pas réfléchi à ces questions.
Il est de notoriété, par exemple, que l'on peut éclairer un objet avec
de la lumière rouge ou de la lumière bleue sans changer sa forme.
Et cela est vrai, si Ton s'en tient à la mesure au cathétomètre des
dimensions rectiligrres de l'objet considéré. La variation de forme,
le mouvement qui distingue la lumière rouge de la lumière bleue
est d'un ordre de grandeur infiniment plus petit que celui des
différences mesurables au cathétomètre. C'est là la question
d'échelle qui trouve son expression parfaite du moment qu'il s'agit
de dimensions, alors qu'elle était très difficile à exprimer quand
on supposait, comme nous l'avons fait précédemment, que la
qualité susceptible, par ses variations, de donner une connaissance
complète du monde, était une qualité quelconque autre que la
forme.
C'est pour les variations de forme, pour les mouvements, ([uc la
langue mathématique a été créée. Une autre langue scientifique
eût peut-être présenté les mêmes avantages de généralité, si on
l'avait adaptée à la mesure des variations d'une autre qualité, mais
cette langue n'existant pas, nous ne pouvons pas nous en servir.
J'ai proposé autrefois * d'appeler cantons de l'activité extérieure
les groupes de phénomènes que nous connaissons sous forme de
variations d'une qualité particulière connue de nos sens; il y a
alors le canton des sons, le canton des saveurs, des températures,
des couleurs, des formes, etc. Les phénomènes de chaque canton
peuvent être racontés, chacun pour son compte, dans le langage
qualitatif correspondant; le langage du canton des formes peut
néanmoins être substitué dans chaque cas à la narration qualita-
tive faite dans la langue du canton considéré.
Les phénomènes extérieurs qui nous paraissent de qualités diffé-
1. Les lois naturelles, op. cit.
254 REVUE PHILOSOPHIQUE
rentes sont donc alors, simplement, dans la langue du canton des
formes, des variations à des échelles différentes. Il y a les mouve-
ments de Téchelle visible ou mécanique, les mouvements de
Féchelle sonore, de l'échelle thermique, de l'échelle colorée, etc.
Si nous connaissons ces divers phénomènes avec l'apparence des
qualités différentes, c'est que nous possédons, dans notre orga-
nisme, des appareils de relation adaptés à chacune de ces échelles;
nous avons un organe des sens qui connaît directement les tempé-
ratures, parce qu'il est adapté à l'échelle thermique, un autre organe
des sens qui connaît directement les couleurs, parce qu'il est adapté
à l'échelle colorée, etc. L'homme a donc des portes ouvertes sur
le monde à des échelles différentes dont aucune, plus que les
autres, ne peut s'appeler l'échelle humaine. La vie de l'homme est
un phénomène complexe qui se passe à plusieurs échelles à la
fois.
11 en est de même de la vie de l'organisme le plus élémentaire,
du protozoaire le plus simple, dans lequel on distingue tou-
jours fatalement des phénomènes à trois échelles distinctes,
l'échelle chimique, l'échelle colloïde, l'échelle mécanique». A ces
trois échelles correspondent sûrement des qualités différentes du
monde ambiant et nous faisions tout à Theure une hypothèse con-
traire à la réalité en supposant qu'un individu vivant pouvait con-
naître une seule qualité de l'Univers.
Ce sont nos divers organes des sens qui nous font connaître les
différentes qualités du monde qui nous entoure. La connaissance
de ces qualités est à l'usage de l'homme et toute notre expérience
en est faite. Mais il ne s'ensuit pas que la considération de ces
qualités dues aux relations de l'homme, avec son ambiance soit
avantageuse pour l'étude impersonnelle du monde. Telle qualité,
la saveur ou l'odeur, par exemple, ne se prêtant pas à des mesures
faciles, ne donnera pas naissance à une science impersonnelle. Ce
qui donne naissance à une science, c'est la découverte d'une
méthode de mesure. Lavoisier, en se servant de la balance, a fondé
la chimie. Il ne faut pas dire pour cela que la chimie se réduit à
des mesures de masses. Nos organes des sens peuvent tous être
utilisés par le chimiste; nous constatons par exemple l'identité de
1. V. Éléments de philosophie biologique. Alcan, 1907.
F. LE DANTEC. — l'okDUE UES SCIE>CES 25o
deux substances au moyen de nos yeux, de notre odorat, de notre
goût; ce sont là des outils avanta<jeux pour les recherches; mais
seuls ceux qui se prOtent à une mesure impersonnelle peuvent être
utilisés pour la fondation d'une science. On peut donc dire que,
en trouvant une méthode de mesure impersonnelle, on fonde une
science.
Chose curieuse, et qui auj^mente encore l'importance scienti-
fique de notre organe de la vision des formes, tous les appareils de
mesure vraiment pratiques, vraiment capables de donner des
résultats impersonnels, sont ceux qui, en dernier ressort, con-
duisent à une lecture, au moyen des yeux, sur une échelle gra-
duée. Le thermomètre ne se sert pas de notre sens thermique, mais
de la dilatation qui accompagne les variations de température et
que nous mesurons au moyen de nos yeux. La sirène, la roue de
Savart, ne se servent pas de notre sens auditif, mais de manifesta-
tions motrices que nous mesurons avec nos yeux, etc.
La science, dont la langue actuelle ou mathématique est basée
sur la vision des formes, peut être définie, commme je l'ai fait
précédemment', l'empiétement du canton de la vision des formes
sur tous les autres cantons. Elle raconte tous les phénomènes
extérieurs, quels qu'il soient, comme des mouvements à des échelles
dillérentes.
IV. La conservation de l'ÉiNERgie.
La question d'échelle domine toute la science. Le fait que les
mouvements de diverses dimensions sont connus de l'homme
comme des ([ualités différentes empêche de supposer un individu,
ressemblant à l'homme, et qui connaîtrait à chaque instant, dans le
même langage, tous les mouvements à toutes les échelles. L'utili-
sation du sens de la vision des formes est restreinte chez l'homme
à la connaissance des mouvements de l'échelle dite mécanique,
comme les mouvements des pierres, le cours de l'eau, le balance-
ment des arbres par le vent. Pour les mouvements de dimension
plus petite, ce sens est impuissant, et c'est par une généralisation
extra-humaine que nous appliquons la langue mathématique à des
1. V. Les lois naturelles, op. cil.
256 REVUE PHILOSOPHIQUE
mouvements plus petits que ceux que nous pouvons percevoir en
tant que mouvements. Étant donnée la nature des protoplasmes
vivants, et leurs trois catégories de modes de connaissance méca-
nique, colloïde et chimique, nous ne pouvons pas concevoir d'être
vivant qui soit capable d'employer pour son compte le langage de
la mécanique universelle. La mécanique universelle réalise donc,
à ce point de vue du moins, le desideratum de la langue scienti-
fique impersonnelle. Non seulement elle est impersonnelle, elle
n'est pas spécifique, c'est-à-dire que les échelles de la connais-
sance humaine n'y sont pas marquées à part, n'y sont pas traitées
d'une manière plus privilégiée que celles de tel ou tel autre animal.
La mécanique universelle ignore si tel mouvement est connu de
l'homme avec la quahté de saveur, de couleur ou de son ; elle ne
connaît pas davantage les qualités relatives à la vie des fourmis ou
des amibes. Elle ne connaît même pas les diverses places aux-
quelles se trouve localisé, dans l'échelle générale, le phénomène
vital. La mécanique universelle qui n'est pas une langue person-
nelle, qui n'est pas une langue humaine ou animale, n'est même
pas une langue propre aux êtres vivants. Elle est en dehors de la
vie, quoique créée par des êtres vivants. Elle permettra donc d'étu-
dier la vie, comme un phénomène quelconque, ce qui n'eût pas
été possible avec une langue spécifique ou seulement « biolo-
gique ».
Reste à savoir si cette généralisation qui a mis la science en
dehors de la vie, est légitime; reste à savoir si le point estimé
résultat des études humaines a pu être abandonné sans danger
dans la confection de cette science universelle, qui ne touche plus
à l'homme que par ses appHcations au domaine de l'échelle des
mouvements mécaniques.
L'une des conséquences de cette dépevsonnifiralion de la science
est que les points de repère, les choses importantes de la science,
ne seront plus les points de repère, les choses importantes de la
vie humaine. C'est ainsi que la science du xix= siècle a découvert
une quantité constante qui n'est pas directement connaissable à
l'homme car elle n'a pas d'échelle, c'est Yénergie.
Si la science est vraiment devenue impersonnelle, cette quantité
constante, l'énergie, serait donc une entité un sens absolu des méta-
physiciens ! 11 y dans cette affirmation quelque chose qui choque
F. LE DANTEC. — l'oRDRE DES SCIENCES 2o7
noire idée de la relativité des connaissances humaines. Il faudra
donc étudier de près cette question avant de la classer. C'est la
question fondamentale de la philosophie moderne.
r.e quelque chose qui n'a pas d'échelle dans notre mécani(jue
universelle, et qui reste constant à travers toutes les transforma-
tions, connaissables à l'homme, du monde où nous vivons, serait
évidemment aussi une chose constante si, au lieu d'étudier l'uni-
vers avec notre sens de la vision des formes, nous en avions fait
les mesures dans un autre langage sensoriel susceptible de géné-
ralisation. Ce (jui est constant ne saurait ne pas paraître constant
à quelque point de vue qu'on se place pour l'étudier. Ce n'est pas
parce que nous avons réduit tous les changements du monde à des
mouvements mesurables qu'il y a conservation de l'énergie; il y
aurait conservation de l'énergie même si l'on avait étudié les
changements de l'Univers dans tout autre système de mesure,
pourvu que ce système fût impersonnel.
Une conséquence importante se dégage immédiatement du prin-
cipe de la conservation de l'énergie, si ce principe est vraiment
général, c'est que l'homme connaît ou peut connaître, directe-
ment ou indirectement, toutes les transformations, tous les chan-
gements du monde dans lesquelles il est question d'énergie. Nous
savons mesurer les N'ariations d'énergie dans les corps chimiques,
dans les colloïdes, dans les corps chauds ou électrisés, dans les
systèmes mécaniques. Lors d'une transformation dans l'un de ces
domaines, la quantité d'énergie qui y est dispersée se retrouve
intégralement dans l'un des autres domaines connus de l'homme.
Jamais il n'y a disparition d'une certaine quantité d'énergie qui
passerait, sous une forme inconnue, au-delà des limites du monde
qui nous est connaissable.
Si une telle chose était démontrée, on pourrait en tirer l'une ou
l'autre des conclusions suivantes :
1° L'énergie, malgré tous les efforts que fait l'homme pour créer
une science impersonnelle, n'est pas indépendante de la nature de
Ihomme ; elle n'est qu'un invariant, commode à utiliser dans les
calculs, du monde avec lequel rhomine est en relation par les
diverses échelles auxquelles se passent les mouvements qui nous
sont connaissables.
^° Ou bien, au contraire : L'homme est placé au milieu des
TOME LXIV. — 1907. 17
L
258 REVUE PHILOSOPHIQUE
phénomènes naturels de manière à être sensible directement ou
indirectement à tous les changements, quels qu'ils soient, qui se
produisent dans le monde.
Admettre la seconde de ces conclusions, ce serait admettre que
l'homme est arrivé, par sa science impersonnelle, à la connaissance
de quelque chose d'absolu. Si, au contraire, on adopte la première,
la notion d'énergie n'apparaîtra plus que comme un artifice
commode pour les calculs relatifs au monde connu de l'homme.
La découverte des corps radio-actifs a récemment mis en ques-
tion la valeur scientifique du fait même de la conservation de
l'énergie.
Des savants se sont demandé si l'énergie produite par la radio-
activité provenait d'une provision d'énergie chimique accumulée
dans des corps considérés à tort comme simples et indestructibles
— auquel cas le principe de la conservation de l'énergie serait
sorti victorieux de l'épreuve. D'autres ont pensé que la radio-acli-
vité était la transformation en une forme d'énergie accessible à
l'homme, d'une forme d'énergie inaccessible à nos investigations.
Si cela était, le principe de la conservation de l'énergie ne serait
plus vrai pour les formes d'énergie connues de l'homme, les seules
dont il ait pu utiliser les mesures pour l'établissement de ce prin-
cipe ; la quantité d'énergie connaissable à l'homme ne serait plus
constante.
Il semble aujourd'hui établi que l'énergie radio-active provient
d'une origine chimique, mais la destruction chimique est si lente
qu'elle est très difficile à apprécier. Il faudra très longtemps pour
mesurer le coefficient de la transformation radio-active. En atten-
dant que cette mesure soit effectuée, et elle lèvera tous les doutes
si elle se réalise, des physiciens, au nombre desquels il faut citer
Sagnac, se sont demandé ^ si, au cas' où l'origine chimique de
l'énergie radio-active ne serait pas démontrée, on ne pourrait pas
trouver son équivalent dans une autre forme d'énergie connue de
l'homme, l'énergie gravifique par exemple, qui donne aux corps
l'accélération de la pesanteur.
Enfin, Gustave Le Bon a supposé que l'énergie pouvait appa-
raître en compensation d'une destruction de matière. Ce serait
1. J'ai moi-même émis celle hypollièse il y a quelques années, en proposanl
l'expérience des pendules comparés. V. Les lois nalurdles, op. cit., p. 116.
F. LE DANTEC- — l/ORDRE UES SCIENCES 259
l'aujjfmonlalion d'une quanlité considérée comme constante,
l'énergie, aux dépens d'une autre quanlité considérée éj^aloinent
comme constante, la masse. C'est ce que G. Le Bon a ajipelé la
di'inalrrialisulion de la matii'n'. Il ne faut pas confondre cette
manière de voir avec celle dont je parlais tout à l'heure el dans
laciuelle la radio-activité résulterait d'une décomposition chimique
A' un corps cru simple; si l'on accepte, en elfel, celte dernière hypo-
thèse, la masse est constante d'une part, l'énergie est constante
d'autre part. Dans l'hypothèse de Gustave Le Bon, il n"y aurait
plus qu'une constante, la somme de la masse et de l'énergie.
En tout cas, sauf les circonstances où il se produit de la radio-
activité, et ces circohstances, si elles ne sont pas rares, ne sont
du moins pas très importantes comme quantité d'énergie libérée,
par rapport aux autres quantités d'énergie dont les transforma-
tions nous frappent tous les jours, en dehors de ces cas, dans les-
quels il n'y a peut-être rien d'extraordinaire, les principes de la
conservation de la masse et de la conservation de l'énergie
paraissent établis sur des bases suffisamment solides. Il est donc
indispensable, au point de vue philosophique, de se demander si
ces deux invariants, la masse et l'énergie, correspondent à des
entités vraiment impersonnelles, ou si, au contraire, il ne faut y
voir que des définitions n posteriori introduisant de la commo-
dité dans les calculs.
J'ai parlé de la conservation de l'énergie avant de parler de
la conservation de la masse, quoique la loi de Lavoisier soit histo-
riquement antérieure à la découverte des principes d'équivalence,
parce que la quantité nommée énergie est moins directement
accessible à l'imagination de l'homme, et aussi parce que la con-
servation de la masse douée d'inertie^ peut paraître moins inté-
ressante pour les philosophes.
L'ensemble de ces deux principes de conservation a d'ailleurs
une conséquence qui n'est guère flatteuse pour la vanité de
l'homme. L'homme a à sa disposition des provisions formées de
matière et d'énergie. Grâce à ces provisions il exécute des travaux
qu'il considère comme très importants, et lorsqu'il essaie d'établir
le bilan de son activité, il s'aperçoit que le résultat en est nul! Il
s'est agité vainement sans avoir pu toucher aux provisions dont il
se croyait le maître et qui se retrouvent intactes après lui ! Il a
200 REVUE PHILOSOPHIQUE
tourné dans un cercle, comme un écureuil clans sa cage! J'ai pro-
posé de représenter symboliquement toute activité animale par la
formule (AxB), dans laquelle A représente le corps de l'animal,
et B le monde qui l'entoure. On pourrait appliquer une formule
identique à tout phénomène ayant pour siège un corps trans-
porlable parmi les autres corps. L'expression de la conservation
de la masse et de la conservation de l'énergie serait alors :
S(AxB) = 0
Symbole de la vanité de tous les eflorts. Il n'est donc pas inutile
de savoir s'il se cache quelque chose de conventionnel dans la
définition de la masse et la définition de l'énergie. Dans l'évo-
lution universelle, nous avons besoin de points de repère, de
quantités constantes. Il faut chercher si la masse et l'énergie nous
fournissent réellement les invariants demandés.
Les provisions; masse et énergie^.
La possibilité de la démonstration expérimentale de la constance
d'une provision est dominée par la possibilité de réaliser une
enceinte de laquelle ne sort rien qui compte, en tant que provision,
sans qu'on puisse en mesurer exactement la valeur. Quand
Lavoisier fait son expérience de la conservation de la masse, il la
fait dans des vases clos imperméables aux solides, aux liquides et
aux gaz, c'est-à-dire aux trois formes sous lesquelles nous con-
naissons les masses matérielles. Je signale seulement pour com-
mencer cette loi de Lavoisier qui peut s'exprimer ainsi : « Quand,
dans une enceinte de laquelle il ne sort aucune masse il se produit
des changements quelconques, la masse' totale des corps contenus
dans l'enceinte ne varie pas. » Gustave Le Bon affirme que dans
certains cas cela n'est pas vrai, et qu'une partie de la masse peut
disparaître en tant que masse et se transformer en énergie. D'autre
part on a cru remarquer depuis quelque temps que, au-delà d'une
certaine vitesse, la masse d'un corps ne serait plus constante, mais
il s'agit là de vitesses qui ne sont pas usuelles dans la vie de
d. J'ai montré ailleurs {Les lois naturelles, op. cit.) comment on peut définir
là masse d'un corps sans faire appel à aucune notion autre que celles du
canton de la vision des formes. Je n'y reviens pas ici.
F. LE DANTEC. — l/oUDRE DES SCIENCES 261
l'homme et les Iransformalions dont parle (î. Le Bon sont peu
imporlanlcs, dans la vie ordinaire, si elles existent. Je n'ai pas à
m'occuper ici des exceptions possibles aux lois de conservation,
je me propose seulement de savoir si ces lois, quand elles sont
vérifiées, correspondent à une réalité ou à une définition. La ques-
tion est plus facilement abordable par le côté énergie.
La notion d'énergie est antérieure à sa définition mathématique.
Au sens étymologique, le mot énergie signifie « capacité de tra-
vail ». On dit (pi'un système contient une certaine quantité
d'énergie quand il y a en lui la possibilité d'accomplissement d'une
certaine quantité de travail. La mesure de l'énergie revient donc
à des mesures de travail. C'est dans la définition du travail qu'il
faut chercher la part possible de convention.
Dans le langage humain, accomplir un travail, cela veut dire
réaliser un changement dans le monde ambiant. L'homme qui a
réalisé ce changement, a travaillé, a fourni un effort, grâce auquel
s'est effectuée une modification qui sans lui n'aurait pas eu lieu.
Si, par exemple, je prends une pierre à terre et que je la soulève
pour la poser sur un talus, j'ai accompli une besogne à laquelle je
me sais indispensable. Sans moi, la pierre serait restée par terre, là
où elle était. Je sais que la pierre n'avait pas en elle ce qu'il fallait
pour accomplir sans mon secours cette ascension vers le talus.
Cependant si cette pierre avait été un bloc de poudre B, dans l'état
où se trouvaient celles de l'Iéna, une seconde avant l'explosion, je
me serais bien trompé en déclarant qu'elle n'avait pas en elle des
capacités de travail considérables. Dans ce bloc de poudre, inerte
à l'échelle des objets visibles pour moi, se passaient à mon insu,
à une échelle plus petite et invisible, des phénomènes qui libé-
raient une prodigieuse quantité d'énergie mécanique. .Mais à
l'époque où est née la notion du travail accompli par l'homme et
de l'inertie des corps bruts, nos ancêtres ne rencontraient pas
souvent sur leur route des morceaux de poudre B. Quand un
changement survenait dans la disposition de corps bruts familiers,
connus pour incapables de se déplacer par eux-mêmes, on attribuait
ce changement à l'intervention d'un homme ou d'un agent quel-
conque produisant ce qu'eût produit un homme. Et l'on évaluait
la grandeur du changement observé en se demandant quel effort
il eût fallu à un homme pour le réaliser.
262 REVUE PHILOSOPHIQUE
Ainsi, de la constatation de changements accomplis dans un
monde que Ton considérait a priori comme incapable de changer
par lui-même, est née la notion à'agenls capables de produire ces
changements, comme un homme les produirait. Cette opinion a
été le résultat naturel de l'idée psychologique initiale, de la diffé-
rence établie dès le début entre le moi et le non-moi, le moi conte-
nant des possibilités de travail, de changement à accomplir dans le
domaine ambiant. Ce dualisme initial a été le point de départ du
dualisme ultérieur. D'abord le monde et l'homme ou les agents
comparables à l'homme; puis la masse inerte et l'énergie capable
de déplacer les masses, de transformer le substratum dépourvu de
spontanéité. C'est avec ce dualisme qu'a été créée la mécanique
universelle; ce dualisme s'est conservé de notre temps, même
après que l'application de la scienceà l'étude de la vie eût démontré
l'illégitimité de la séparation de l'organisme et de l'ambiance. ,
Dans un milieu contenant un homme, l'homme fait partie du
milieu au même titre que les autres éléments; il n'est pas un créa-
teur de mouvement, de transformation; il subit au lieu de les
imposer, des lois rigoureuses qui s'appliquent aussi aux autres
éléments du monde. Malgré tout, le dualisme calqué sur le moi et
le non-moi a persisté; il est commode pour le calcul, mais nous
devons nous demander ici qu'elle est sa valeur philosophique.
Et d'abord, quelle est la signification du mot changement? Ce
mot a une signification immédiate dans le langage humain. Je
connais le monde à un certain moment; un instant après je
connais un monde différent. Les différences constituent un chan-
gement. Je n'ai pas à me demander si c'est moi qui ai changé ou si
c'est le monde, puisque, dans mon langage humain, moi observa-
teur, je suis quelque chose d'immuable, ,de fixe. Je puis apprécier
le changement constaté par mes divers sens aux diverses échelles
de l'activité extérieure. Si ma science est assez avancée, je puis le
mesurer; si je fais une mesure impersonnelle, je disparais dans
l'opération, et je sais qu'un autre homme, employant les mêmes
procédés que moi obtiendrait le même résultat. Convaincu
d'avance que le monde est incapaJjle de changer par lui-même,
j'attribue le changement mesuré à un (tgent capable de le pro-
duire; de la mesure du changement je conclus à l'effort nécessaire
pour le produire; non seulement j'ai inventé Vagenl du mouve-
F. LE DANTEC- — l.'OHIlHIi lii:s SCIENCES 263
menl, mais jai la prétention de le mesurer. Ces agents, calqués
sur mon propre modèle, et dont je peuple l'Univers, inerte par lui-
même, ce sont les forces.
Suivant le canton de laclivité universelle dans lequel se passe
le changement que je constate, j'imaginerai et j'évaluerai des
forces dilVérentes, mais qui toutes auront ce caractère commun de
pouvoir introduire des changements dans l'univers inerte. Puisque
les principes d'équivalence établis au cours du mx"" siècle ont
montré que tout changement, de quelque nature qu'il soit, équi-
luiiU à un changement mécanique, bornons-nous à étudier ce qu'on
appelle changement dans la mécanique du mouvement visible,
partie de notre science actuelle à laquelle s'appliquent le plus
facilement le langage mathématique et le langage humain.
.le fais simplement remarquer, avant d'entreprendre cette étude,
combien il est difficile de s'exprimer aujourd'hui au sujet de ces
questions de changement, depuis que nous savons que tout évolue,
que tout change. Le changement n'est pas l'exception, mais la
règle; il n'y a pas de choses immuables dans le monde; le vent
.souffle, le ruisseau coule, l'arbre pousse. Le seul modèle d'appa-
rence stable que nous rencontrions nous est fourni par les corps
solides, parles cailloux de la route, qui évoluent plus lentement
que nous, mais qui évoluent cependant. C'est là d'ailleurs qu'est
l'origine de la notion d'inertie, base de toute la mécanique et de
toutes les philosophies.
Inertie et ligne droite.
Le principe de l'Inertie s'énonce ainsi : Un corps ne peut
modifier par lui-môme son état de repos ou de mouvement. Le
caillou qui est sur la route ne grimpera pas seul sur le talus, tandis
qu'une souris le fera. L'expression « par lui-même » prouve nette-
ment la comparaison qui a été le point de départ de la formule;
évidemment on a comparé le caillou à un être vivant, comme je le
faisais remarquer plus haut. Le caillou n'a pas en lui les moyens
que j'ai en moi de monter sur le talus si je le veux. Si donc je
constate que le caillou, couché hier sur la route, est aujourd'hui
sur le mur voisin, j'en conclurai qu'il n'y est pas monté seul,
qu'un agent capable de produire des effets que je produis moi-
264 HEVUE PHILOSOPHIQUE
même la déplacé et transporté. Laissons de côté pour le moment
le cas où un être vivant est intervenu dans l'affaire; toutes les
fois qu'un corps brut a changé de place, nous disons qu'une force
l'a déplacé, et nous calculons la valeur de cette force en mesurant
le déplacement. Cela fait, le dualisme est introduit dans la méca-
nique; il ne la quittera plus.
Une fois la notion de force créée, on donne au principe de
l'Inertie une autre expression. La traduction dans ce nouveau
angage de l'histoire du caillou serait : Un caillou qui est sur la
route ne bouge pas s'il n'est soumis à aucune force.
En mécanique, on donne aussi du principe de l'Inertie une
formule un peu différente : « Un corps qui n'est soumis à aucune
force ne peut avoir qu'un mouvement rectiligne et uniforme ».
Cette formule étonne beaucoup les enfants auxquels on l'enseigne.
Du moins, elle m'a beaucoup étonné quand on me l'a apprise. La
notion d'inertie est si naturelle à l'homme que je l'admettais sans
aucune peine. Une pierre sur la route est inerte; moi qui marche,
je ne le suis pas. Mais j'étais stupéfait qu'on pût considérer comme
inerte un corps doué de mouvement, ce mouvement fût-il recti-
ligne et uniforme. Je me demandais d'ailleurs pourquoi ces deux
qualités spéciales, l'uniformité comme vitesse et la direction recti-
ligne, avaient été choisies comme enlevant au mouvement toute
valeur en tant que changement. On aurait pu me répondre : « Un
mouvement est quelque chose qui a deux qualités, la vitesse et la
direction; tant que ces deux qualités ne changent pas, le mouve-
ment reste semblable à lui-même et ne change pas. » Et j'aurais
été obligé de me déclarer satisfait quoique ne l'étant pas en réalité.
Je comprends très bien qu'un mouvement soit défini à chaque
instant par sa vitesse et sa direction; je crois même que, dans
notre système mathématique actuel, aucune autre définition ne
permet de mesurer avec plus de facihté les éléments d'un mouve-
ment; mais, de ce que ces conventions sont commodes, je ne
conclus pas qu'elles réprésentent quelque chose d'absolu; je vois
au contraire deux éléments conventionnels nouveaux, la ligne
droite et la vitesse uniforme, qui sont introduits dans la définition
de la force; j'en infère que la force doit être quelque chose de bien
conventionnel. Et je n'accepte pas que l'on donne comme un ;)7'(«-
dpe, comme le principe fondamental de l'Inertie, l'énoncé retourné
F. LE DANTEC. — l'oUDHE DKS SCIKNCKS 265
de la définition (jiic l'on a }u^v commode de choisir jiour ces
choses myslérienscs qnc l'on appelle les forces cl que je n'ai jamais
vues.
Je n'avais pas, élanl enl'anl, les mômes habitudes de raisonne-
ment qu'aujourd'hui, (les mouvements reclilignes et uniformes
qui n'avaient pas la valeur d'un changement ont longtemps hanté
mon imagination. J'ai rêvé de mobiles qui traverseraient notre
ambiance avec un mouvement rectiligne et uniforme, et qui ne
compteraient pas dans l'élat du monde. J'avoue que je n'en ai
jamais vu. On m'a signalé comme exemple le mouvement d'une
bille de billard, mais ce mouvement finit par s'arrêter; il n'est pas
uniforme, même quand il est rectiligne. Dans la machine
d'Atwood, l'ingénieuse expérience de la suppression de la masse
additionnelle réalise le mouvement rectiligne et uniforme, légère-
ment retardé cependant par les frottements. Mais justement, le
dispositif est trop ingénieux; il a fallu dépenser trop de génie pour
réaliser à peu près ce genre d'inertie qui devrait courir le monde.
Le seul modèle vraiment correct d'un mouvement rectiligne et
uniforme est fourni par un train qui marche sur une voie droite à
une allure constante. Or personne ne dira que ce mouvement
résulte de l'absence de tout effort. Le mécanicien sait combien il
faut dépenser de charbon et d'attention pour le réaliser.
Le principe (?) de l'Inertie n'est donc qu'une définition, la défini-
tion de la force en mécanique; et j'ai le droit de m'appesanlir sur
les conventions incluses dans celte définition, puisque celle défini-
tion sera employée à son tour dans celle du travail qui sera
employée dans celle de l'énergie dont je veux discuter la valeur
philosophique.
Le seul modèle d'un corps qui manifeste son inertie nous est
fourni par un caillou qui repose sur le sol. C'est ce modèle qui a
fourni la notion d'inertie à nos ancêtres; or ce caillou pèse sur le
sol; tous les traités de mécanique nous enseignent qu'il est soumis
à l'action d'une force incessante, la pesanteur. Pour être loyal, il
faudrait compléter le principe de l'Inertie par celle remarque :
Nous ne connaissons pas de corps dans le monde qui ne soit
soumis à aucune force. Cela suffirait peut-être à empêcher qu'on
acceptai comme démontré le dualisme mécanique, force el
matière, énergie el masse. 11 faut se défier des procédés d'analyse
266 REVUE PHILOSOPHIQUE
que des élèves peuvent prendre pour des réalités. Le cycle de
Carnot qui décompose une transformation réelle en des transfor-
mations théoriques, isothermes et adiabatiques, a fait rêver bien
des étudiants qui essayaient de s'imaginer des transformations
impossibles.
Revenons à l'énergie.
Un homme qui se propose de déplacer un caillou a besoin d'un
effort plus grand si le caillou est gros et lourd que s'il est petit et
léger; il a à vaincre une inertie plus considérable. J"ai montré
ailleurs ' comment il a été possible de faire correspondre à cette
sensation d'effort quelque chose d'entièrement mesurable par les
procédés du canton de la vision des formes. On peut mesurer
indirectement les masses; on peut les mesurer directement en les
comparant à une masse-étalon au moyen de la balance. Je renvoie
au même ouvrage pour le passage de la mesure de la masse au
calcul de la force qui change son mouvement, par la mesure de
l'accélération de ce mouvement. Cette accélération est la seule
manifestation de la force. La formule qui calcule la force par le
produit de la masse et de l'accélération tient compte à la fois de la
grandeur du changement opéré et de la grandeur de la masse sur
laquelle il est opéré. Tout cela est très logique, mais, même cal-
culée ainsi, la force, grandeur mathématique, est le résultat de
conventions multiples, dont la plus frappante est le rôle attribué à
la ligne droite dans les définitions. Cette introduction de la ligne
droite dans tous les procédés d'analyse est instinctive chez
l'homme; le mot direction lui-même en est tiré, et nous ne savons
pas parler d'un mouvement même curviligne, sans faire d'allusions
à la ligne droite. Mais toutes ces nécessités du langage font, de la
force^ que beaucoup veulent considérer comme une entité, une
grandeur conventionnelle. Et rien ne le prouve plus que ce théo-
rème de la mécanique élémentaire : On peut remplacer le système
de toutes les forces appliquées à un corps solide par un système
extrêmement simple et équivalant exactement au premier, et ceci
d'une infinité de manières. Il est donc bien évident que les forces
ne sont que des grandeurs conventionnelles, commodes pour ana-
lyser l'état d'un système de corps; et on les choisit, dans chaque
cas, le plus commodément possible.
1. Les lois naturelles, op. cil.
F. LE DANTEC — l-'oiUtltK IiKS SCIKNCKS
267
Que les changements de vitesse et de direction soient des élé-
ments conventionnels commodes pour l'analyse d'un changement
dans l'état mécani(iue d'un système de corps, cela n'enlève rien
de sa réalité au changement que Ion analyse. En géométrie ana-
lytique, on rapporte une courbe à un système de coordonnées
arbitrairement choisi, et cela n'empêche pas de découvrir des pro-
priétés réelles de la courbe, propriétés indépendantes du système
il'axes auquel on la rapporte.
La force, définie avec les conventions que je viens d'étudier, a un
avantage au point de vue humain c'est quelle correspond plus ou
moins naturellement à une sensation humaine, la sensation d'elïort.
Il est donc possible de parler de forces dans le langage psycholo-
gique, et c'est là, évidemment, l'origine de la convention qui a
amené à considérer comme une grandeur importante le produit de
la masse par l'accélération. Le travail de la force dépend du temps
pendant lequel l'efl'ort a été elïectué, du chemin qu'a parcouru le
corps soumis à l'elfort. Reprenons donc, une fois de plus, le lan-
gage courant ou langage psychologique, celui qui parle de
l'homme comme d'une chose séparée du monde ambiant et y
introduisant des commencements absolus :
Voici un système de corps; j'y introduis, par un effort volontaire,
une modification. Cette modification résultant de mon eflort sera
une chose créée, qui pourra se transformer mais ne disparaîtra plus
jamais, et qui, dans toutes ses transformations, restera équivalente
à l'effort fourni. C'est là l'énoncé, en langue vulgaire, du principe
de la conservation de l'énergie.
L'observation courante n'est pas favorable à ce principe. Si je
pousse un rocher sur une route horizontale, je dépense un elï'ort
considérable et cependant, quand j'arrête mon elïort, le rocher
s'arrête sans avoir acquis une provision d'énergie mécanique cor-
respondante; il est resté au môme niveau et j'ai, semble-t-il, tra-
vaillé en pure perte. Mon erreur tient à ce que mon observation,
précise au point de vue mécanique, ne l'est pas au point de vue
thermique. Le rocher n'a pas gagné d'énergie mécanique en rou-
lant sur un terrain plat, mais son frottement a développé de la
chaleur dont je n'ai pas tenu compte. Pour observer expérimen-
talement la conservation de l'énergie mécanique, il faut choisir un
système dans lequel il y ait presqu'uniquement des phénomènes
k
268 HEVUE PHILOSOPHIQUE
mécaniques, avec le moins possible de déperdition sous forme de
chaleur ou d'électricité. Un pendule bien construit est un bon
modèle pour une telle expérience, surtout si l'on peut éviter le frot-
tement du pendule contre l'air. Le pendule étant au repos vertical
y resterait indéfiniment si un homme, ou un agent comparable à
un homme, n'intervenait pour l'écarter de sa position de repos au
prix d'un effort. Cet effort étanC fourni une fois pour toutes, le
pendule, abandonné à lui-même oscillera, et à chaque instant, son
énergie totale, en tant que pendule oscillant, équivaudra à l'effort
dépensé pour le mettre en train. Pratiquement, même dans les
conditions les meilleures, le pendule le mieux suspendu, oscillant
dans le vide, finira par s'arrêter, parce que son énergie mécanique
se sera peu à peu dépensée en frottements produisant de la chaleur.
Ainsi donc, si un effort est exercé sur un système mécanique, cet
eflort se trouve ensuite représenté dans ce système, jusqu'à ce
qu'il en sorte, sous une forme ou sous une autre, mais équivalent
à ce qu'il était au début.
Si maintenant, au lieu de parler la langue courante, nous con-
sidérons le système formé par l'homme, la terre et la pendule, nous
ne parlerons plus d'un effort créé par l'homme, mais nous cons-
taterons que la quantité d'énergie dépensée par l'homme pour
mettre le pendule en branle se retrouve ensuite entièrement dans
le pendule oscillant. Ainsi, dans le système formé par l'homme, la
terre et le pendule, système que nous considérons provisoirement
comme isolé du reste du monde; il y a eu déplacement d'une cer-
taine quantité d'énergie, mais avec balance exacte des profils et
pertes.
Quand cette constatation se trouve en défaut, on doit toujours
trouver, représentant une partie de l'énergie mécanique disparue,
des quantités équivalentes de chaleur, d'électricité, ou de toute
autre forme d'énergie.
La possibilité de cette équivalence, établie par les savants du
xix« siècle, entre des quantités de travail et des quantités de chaleur
par exemple, semble bien prouver que, malgré sa définition con-
ventionnelle (produit d'une force par le chemin parcouru Mye), le
travail mécanique correspond à quelque chose de réel. On est
arrivé à une définition mathématique du travail en définissant
séparément des éléments conventionnels, mais dans le produit de
F. LE DANTEC — l'orDIŒ DES SCIENCES 2G9
ces éléments que l'on appelle travail, les conventions des définitions
premières disparaissent, comme disparaissent dans les invariants
d'une conifjue les conventions qui ont présidé au choix des axes
de coordonnées.
Il est possible de donner du principe de la conservation de
l'énergie mécanique, une formule calquée sur celle du principe de
l'Inertie. Ayant vu ce qui se cache de convention dans l'énoncé
de ce premier principe, nous pouvons nous proposer de rechercher,
dans l'énoncé analogue du principe de la conservation de l'énergie,
ce qu'il y a de convention et ce qu'il y a de vérité expérimentale-
ment conquise. Voici d'abord l'énoncé calqué sur le premier :
Un système de corps ne peut changer par lui-même l'état de repos
ou de mouvement de son centre de gravité.
Ou encore : Le centre de gravité d'un système de corps qui n'est
soumis à aucune action extérieure, ne peut avoir qu'un mouve-
ment rectiligne et uniforme.
On conçoit très bien que ces formules sont, dans notre langage
conventionnel des lignes droites et des vitesses, l'expression de la
conservation de l'énergie dans un système isolé'. Si, en eflet, sans
apport extérieur d'énergie, le centre de gravité du système subis-
sait une accélération, nous pourrions, en mesurant cette accéléra-
lion, calculer ce travaircorrespondant; et ce travail aurait été fait
avec rien.
Supposons, pour fixer les idées au moyen d'un exemple simple,
que le système isolé soit formé seulement de deux corps. Si l'un de
ces deux corps subit, sans apport extérieur d'énergie, une accélé-
ration donnée, l'autre devra subir aussi une accélération telle que
le résultat combiné de ces deux accélérations soit, pour le centre
de gravité des deux corps, une accélération nulle. Sous cette forme,
le principe prend le nom d'égalité de l'action et de la réaction. Je
considère par exemple dans l'espace, deux de ces mobiles théo-
riques ayant l'un et l'autre une vitesse uniforme et une direction
\. La forme de l'énonce ainsi réalisé reste elle-même conventionnelle, puis-
qu'elle parle de mouvement rectiligne et uniforme du centre de gravité; mais
le système considéré est lui-même un système théorique irréalisable; il n'y a
pas de système purement mécanique, et la valeur philosophique de la conser-
vation de l'énergie réside dans les principes d'équivalence.
270 REVUE PHILOSOPHIQUE
rectiligne. Chacun de ces deux corps est, par définition, soustrait à
toute influence extérieure; il en est de même de l'ensemble des
deux corps, ensemble dont le centre de gravité a un mouvement
rectiligne et uniforme. Si ces deux corps se heurtent, ils prennent
l'un et l'autre deux accélérations se compensant de telle manière
que le centre de gravité de leur ensemble continue sa marche
monotone.
La conséquence de ces considérations est que, si un système de
corps peut-être considéré comme isolé, aucun des corps du sys-
tème ne peut être l'objet du changement sans que l'ensemble des
autres corps du système subisse, lui aussi, un changement corres-
pondant et qui compense le premier. J'ai proposé^ de substituera
l'expression « système isolé » expression « système complet » que
je définis par la propriété que ce système complet de « porter son
devenir en soi ». Le principe de la conservation de l'énergie dans
un tel système est donc l'énoncé de l'existence de liaisons entre les
diverses parties du système.
Cette remarque nous fait comprendre que le principe de l'inertie
ait la même forme que celui de la conservation de l'énergie. Une
masse continue, un corps solide, est, en elï'et, un système de corps
réunis par des liaisons telles que leur disposition relative ne varie
pas. Le mouvement d'une telle masse qui se meut uniformément
est donc un cas particuher de celui des corps d'un système isolé,
cas particulier dans lequel tous les corps composant le système ont
des vitesses égales et parallèles.
L'existence des liaisons que nous venons de découvrir sous
l'énoncé du principe de la conservation de l'énergie se manifeste à
nous dans la nature d'une manière plus ou moins évidente suivant
les cas. Elle est surtout facile à observer quand il n'y a en jeu que
des phénomènes purements mécaniques,' transmission de mouve-
ments par chocs, mouvements pendulaires, oscillatoires, etc.
Elle devient plus difficile à observer quand elle passe du canton
de la vision des formes dans des cantons sensoriels différents,
comme le canton thermique ou le canton sonore. Mais elle est
alors aussi plus intéressante à constater. C'est la principale con-
quête de la science du xix" siècle que celle de Véquivalencc des
1. V. Les lois naturelles, op. cit.
F. LE DANTEC- — L'OUnul- 1>ES SCIENCES 271
formes d'énergie se manileslanl à des échelles clilVérenlcs. Le prin-
cipe général de la conservation de l'énergie revient à la constatation
de liaisuns enU-e les diverses parties du monde (jue nous connais-
sons, et les divers phénomènes qui s'y manifesteiil aux échelles les
plus diverses. En d'autres termes, la conservation de l'énergie est
un phénomène A'i'qullihre '.
Dans lunivers que nous connaissons et où tout change sans
cesse, les corps qui paraissent les plus libres les uns des autres ont
entre eux des relations cachées (jui font qu'aucun changement
n'est indifférent à l'ensemble, dans quelque domaine qu'il se pro-
duise. Et ce sont ces relations cachées que nous avons découvertes,
le jour où notre scrence impersonnelle, à travers nos modes arbi-
traires de notations -, a conçu cet invarianl du monde perpétuelle-
ment mobile, invariant qui n'est à aucune échelle et qui permet par
conséquent d'ajouter, d'additionner légitimement des quantités en
apparence aussi dissemblables (jue des quantités de travail méca-
nique et des quantités de chaleur. De la notion d'elfort, point
estimé de l'étape psychologique, l'homme a tiré des indications
précieuses qui lui ont permis d'établir, en langage mathématique
impersonnel, le point observé et calculé qu'est la conservation de
l'énergie.
FÉLIX Le Dantec.
1. On dit que deux corps sont en équilibre quand chacun d'eux est un facteur
de l'état de repos ou de mouvement de l'autre.
2. La notion de masse, provient, elle aussi, de calculs faits au moyen d'élé-
ments conventionnels du canton de la vision des formes, ainsi que je l'ai
montré dans ■- Les lois naturelles ■>. La loi de Lavoisier, suivant la conserva-
tion de la masse à travers tous ses avatars, montre que cette notion a, comme
la notion d'énergie, une valeur indépendante des conventions à travers les-
quelles on y est arrivé.
L'IMITATION DANS L'IDÉE DU MOI
I
§ 1. Voici deux rêves où le dédoublement de la personnalité s'est
produit et a présenté quelques caractères intéressants.
Premier rêve : Je dors depuis peu de temps et je rêve que l'obscu-
rité « coule » sur moi. Elle ne m'entoure plus, mais elle me couvre et
glisse contre mon corps. C'est une sensation curieuse, qui m'envahit
lentement. Je n'y prête d'abord que peu d'attention : mais bientôt elle
me préoccupe et je cherche à l'oublier. Je vois maintenant l'obscurité,
très nettement, comme de l'encre qui coule sur mes mains et sur
mes bras. Je songe, après quelques instants, que cela est tout à fait
étrange et que je dois rêver; mais la sensation est maintenant plus
nette : et cette idée me vient peu à peu que mes mains et mes bras
ne sont plus à moi, mais à autre chose, peut-être à quelqu'un d'autre.
Ensuite je devine, d'une manière très brusque, que c'est vraiment
quelqu'un d'étranger qui est en moi et qui a pris mes mains. Je veux
me forcer à oublier tout cela, je m'applique à écouter les battements
de mon cœur; j"ai tout un ensemble de sensations confuses de repos,
d'alanguissement, que j'évoque peu à peu, que je m'efforce de sentir
plus intenses; et je sais, très sûrement, que toutes ces impressions
nouvelles sont à moi. Puis j'oublie peu à peu l'obscurité.
Il n'y a eu dans ce rêve qu'une seule image visuelle : celle de
l'encre que je vois couler. Pour le reste, le rêve paraît presque entiè-
rement composé de sensations et d'images internes ou cénesthésiques.
Voici un second rêve, que l'on m'a communiqué, où le dédouble-
ment de la personnalité s'est appliqué, non pas au moi du rêveur, mais
à une autre personne dont le rêveur, à ce moment, était préoccupé.
« Je me suis promené dans la journée avec Ernest S. Je tiens assez
à lui, parce qu'il a un caractère ingénieux et qu'il rend volontiers des
services. Il y a pourtant des jours, comme hier, où il m'exaspère,
exprès, en soutenant des théoiies politiques ridicules. C'est un côté
de son caractère qui est en lui très peu naturel et qui me choque.
Nous avons marché deux heures environ, sur la route de Versailles.
Puis, après avoir assez discuté, et sans joie, nous nous sommes
quittés.
« La nuit je rêve que je recommence, avec S., la même promenade.
Nous marchons l'un près de l'autre. Nous ne parlons guère, et nous
J. PAULHAN. — l'imitation DANS l.'iKKK lil" MOI 273
admirons do temps en temps, par habitude, le i)ays ou le temps qu'il
lait. A un moment, S. me dit : • Ou'est-ce quo tu as fait, ce matin? ». I-Il
je devine, au ton de sa voix, qu'il va tout à l'heure me parler de la
politique. Puis, non, il n'en parle pas. Nous marchons toujours
silencieusement, du même pas, et je sais gré à S. de m'avoir épargné
ses théories.
« La nuit est presque tombée. J'ai glissé contre un caillou, je me
retourne et je vois, sans surprise, S. à trente pas derrière moi, en
train de parler. Il s'occupe de politique : cela se voit tout de suite à
ses gestes, à sa voix. II marche en s'arrêtant de temps en temps pour
se retourner vers son interlocuteur, et, cet interlocuteur, je ne le
connais pas. D'ailleurs, cela n'est guère intéressant. Le vrai S. est
toujours à côté de moi, toujours aussi silencieux. J'ai un grand plaisir
à penser que c'est lji«n lui, lui pour de bon qui marche près de moi.
Nous continuons notre promenade. J'entends, quelque temps encore,
loin derrière moi, la voix du faux S. qui discute et je plains l'ami
qui l'écoute. »
§ 2. Le premier rêve présente un cas à peu près identique aux nom-
breux faits de dédoublements réels qui ont été signalés. Dans presque
tous, le malade se croit devenu, en partie, un autre; cest-à-dire qu'il
croit toujours à l'existence de sa personnalité, mais qu'il affirme
l'existence d'une seconde personnalité qui se môle plus ou moins à la
sienne. Et au sujet de tous ces dédoublements qui paraissent dus en
général à une altération partielle de la cénesthésie, une remarque
générale doit s'imposer.
C'est que le malade ou le rêveur que l'on considère a, en général et
d'une manière très intense, au moment même où il sent qu'une autre
existence l'envahit, l'idée de son moi à lui, de son « vrai moi ». Dans
le premier rêve, j'ai eu l'intuition subite, le sentiment de ma person-
nalité, d'une manière plus profonde peut-être que je ne l'avais jamais
eue. Et parmi les malades que l'on a observés, beaucoup aussi se
plaignent de la disparition progressive de leur moi, et découvrent
subitement qu'ils tenaient beaucoup à eu.x-mêmes. Des sensations
quelconques, qu'ils n'avaient encore jamais remarquées, prennent
tout à coup pour eux une grande valeur, parce qu'elles leur semblent
être encore à eux, parce qu'ils y voient un symbole de leur vie per-
sonnelle; je n'avais jamais songé, avant mon rêve, que les battements
de mon cœur étaient bien à moi et non pas à quelqu'un d'autre. Ainsi
encore un malade, dont les sensations inertes sont alTaiblies, sera
heureux de ressentir une brûlure aussi vivement qu'avant sa maladie :
il se retrouvera tout entier dans cette brûlure; elle sera tout son moi.
Pourtant, avant qu'il tombe malade, cette brûlure n'était pour lui
qu'une sensation interne, comme tant d'autres, à laquelle ne s'atta-
chait aucune interprétation.
L'on ne peut guère tirer de tout cela qu'une remarque assez simple :
c'est que les sensations internes habituelles ne semblent nous repré-
TOME LXIV. — 1907. 18
274 REVUE PHILOSOPHIQUE
senter vraiment notre moi que lorsqu'elles sont combattues par
d'autres sensations nouvelles ou différentes. Je ressens d'une manière
vague et indifférente les battements de mon cœur. Mais si certaines de
mes sensations, celles, par exemple, que je localise dans l'estomac, la
gorge ou les poumons, viennent à être brusquement modifiées, dans
leur nature profonde, je me rattraperai, pour ainsi dire, en m'attachant
aux battements de mon cœur. Eux, au moins, seront bien à moi.
§ 3. Nous affirmons notre personnalité, en général, sur bien d'autres
sujets que des sensations internes; et cela même est l'exception.
Lorsque je parle de moi, lorsque j'affirme, par exemple, que je suis
tout de même quelqu'un qui n'est pas comme les autres — en
quelque sens d'ailleurs, que l'on prenne le mot — cela veut dire, à
l'ordinaire, que certains de mes sentiments, certaines de mes idées
sont quelque chose qui m'est bien personnel, et ne se retrouverait
guère ou pas du tout chez d'autres que moi. Il ne s"agit plus ici de
battements de cœur ou de sensations cénesthésiques.
Mais, lors même qu'il s'agit de sentiments ou d'idées, il peut se pré-
senter encore, en nous, un dédoublement de la personnalité. Nous
pouvons croire ou savoir que tel de nos sentiments ne nous appartient
guère, que telle idée que nous avons, nous est au fond étrangère. Et
le cas est ici le même que pour les sensations internes. Seulement il
arrivera à l'ordinaire que le dédoublement ne nous paraîtra plus une
chose, étrange.
Le rêve de la promenade peut être rappelé ici. Sans doute, il n"a
pas présenté à proprement parler de dédoublement du moi, mais il
y a eu dédoublement d'une autre personne que l'on considérait comme
un « moi ■», et dans la mesure précisément où on la considérait ainsi.
Que certaines idées, certaines paroles de cette personne nous aient
choqué, nous aient paru contraires à son véritable caractère, à sa
nature profonde, cela a suffi pour que nous nous représentions son
vrai moi, son moi nouveau sans ces idées et ces paroles; mais avec
ces idées et ces mots, nous avons imaginé et construit une personne
étrangère.
C'est là un fait qui nous arrive constamment. Il se produit, tout le
temps, que nous connaissions, d'après ce que nous dit telle ou telle
personne, des théories, des remarques ingénieuses que nous compre-
nons et que pourtant nous n'attribuons pas à nous, mais à la per-
sonne qui nous les a suggérées; le fait peut paraître banal, mais il
faut^l'exaniiner ici d'un point de vue particulier et restreint. Si l'on
est en temps d'élections et que, dans mon quartier, se présente un
candidat radical, je connais, d'après ses affiches, ses théories et ses
opinions. J'imagine, je recrée en moi un moi le système politique
dont il est partisan. Pourtant ce système ne m'apparaît pas comme
étant mien; je le sais profondément différent de telle ou telle de mes
opinions et je le connais pourtant en tant qu'il m'est étranger. Il
arrive donc ici, comme dans le rêve de la promenade, qu'avec des
J. PAULHAN. — l'imitation [(ANS l'iIIKI!: DU MOI 275
idées, des raisonnements qui sont en moi, que je pense et qne pour-
tant je sais étrani^ers, je crée, j'imagine l'esprit d'une autre personne
à laquelle j<' m'oppose.
.§ 4. Mais il faut aller plus loin : je ne méconnais moi-même comme
une personnalité, comme ayant en matière de politique, des idées
qui ne sont ti moi que si je m'oppose précisément ù cet adversaire
I)olilique.
Je suppose que j'ai sur TÉfat, sur le fonctionnement des services
publics, une théorie si simple, si évidemment vraie qiiil me paraît
impossible que personne la conteste ou l'ignore. Cette théorie, je
ne dirai même pas qu'elle est à moi. Elle est trop évidente pour cela
et d'une évidence trop impersonnelle. C'est une vérité sans intérêt.
Mais si je connais un jour qu'elle est combattue, si je vois, dans
un journal, tel argiinient qui vise à la renverser, je songerai alors à
affirmer que ce^te théorie est vraiment mienne, qu'elle m'appartient,
qu'elle est vraie — et cela d'autant plus, sans doute, que je la croirai
plus menacée.
Que deux et doux fassent quatre, c'est une vérité qui me laisse
indilTérent, qui n'appartient pas plus à moi qu'à mon voisin. Mais
que la lutte des classes soit une chose nécessaire et bonne, si je suis
socialiste et que les gens que je vois, avec qui je cause, soient roya-
listes ou modérés, voilà une vérité que j'affirme, qui est bien à moi
en tant que je l'ai pensée, que j"ai rélléchi à elle et que j'apporte le
résultat de mes réflexions.
Il semble que nos croyances sont, pour nous, la meilleure manière
d'affirmer aux autres ou à nous-mêmes, notre personnalité — et l'on
remarquerait que ces croyances portent, en général, sur des choses
très contestables et très contestées. Un homme religieux peut consi-
dérer comme également vrais ces deux faits que le soleil se lève et
que Dieu existe. Cependant la croyance en Dieu lui semblera être
l'expression de toute sa personnalité et le lever du soleil — parce
que personne ne songe à le contester — ne sera qu'une vérité indiffé-
rente et incolore. « On n'est pas convaincu, dit R. de Gourmont',
que le soleil se lève ou se couche. Il n'y a pas là, de toute évidence,
matière à des croyances admises. Mais on est convaincu de l'évasion
de Louis XVII ou des débauches de Caprée. »
Ainsi, qu'il s'agisse de sentiments, d'idées, de sensations internes,
notre moi a besoin sans doute pour se poser, pour être connu de
nous, qu'un élément étranger nous heurte et nous choque. Peut-être
voyons-nous ici la raison pour laquelle c'est à propos d'idées ou de
sentiments que s'affirme en général , dans la vie de tous les jours, la
différence de ce qui est à nous et de ce qui nous est étranger. Si
pour imaginer notre moi, nous devons, sur un certain point, par-
venir à nous représenter deux idées, deux sensations contraires,
1. Épilogues, 1895-98, p. 218.
276 KEVUE PHILOSOPHIQUE
opposées, il est évident que je connaîtrai bien plus facilement un
esprit, un mode de raisonner étranger au mien, qu'une cénesthésie
étrangère. Je sais que, sur telle question, cette personne que je vois
soutient une théorie différente de la mienne, et je me représente, au
moins faiblement, cette théorie. Mais je ne puis savoir — et je n"ai
surtout nul intérêt à savoir — quelles sont les sensations confuses,
profondes que cette personne éprouve en digérant. Le cas où une
cénesthésie étrangère vient à être perçue de nous est en général
fourni seulement par les malades dont certaines sensations se trans-
forment — et nous avons vu que toute une part de ces sensations,
par réaction, prenaient une couleur personnelle, devenaient, étant
contrariées, une image de notre moi.
II
§ 1. 11 y a, dans de vieux contes, Thistoire d'un fils de roi qui défend
sa princesse avec beaucoup de persévérance. Cette princesse, qui est
méchante, a blessé un chevreuil, et tous les animaux décident de
l'attaquer. C'est d'abord un canard qui arrive : il prend sournoise-
ment dans son bec la robe de la princesse et cherche à l'entraîner
dans la rivière; mais le fils du roi a tout vu ; il se change aussitôt en
canard et, par ses conseils habiles, persuade au canard ennemi de
s'en aller. Puis un lion cherche à manger la princesse, et un perroquet
veut lui crever les yeux; mais le fils du roi se change aussi en lion et
en perroquet, et sauve la princesse. Ensuite, il l'épouse.
Notre personnalité aussi, quand nous l'affirmons, a une grande
ressemblance, comme le fils du roi, avec la personnalité étrangère à
qui elle s'oppose. Et toutes deux paraissent à ce moment être de
même nature. Dans le premier rêve, où l'élément nouveau, l'élément
étranger était une sensation cénesthésique, je n'ai pas invoqué, pour
représenter mon moi, telle ou telle croyance, telle idée plus ou moins
compliquée, mais bien une sensation cénesthésique de nature iden-
tique, sans doute, à la sensation qui m'avait surpris. Et cette sensa-
tion, à ce moment, me révélait tout entier, comme la nuit qui coulait
représentait tout le non-moi, tout l'inconnu. Je n'aurais même pu
imaginer que je fusse autre chose qu'un battement de cœur.
Voici le rêve de la promenade. Dans la journée, Ernest S., qui
parlait trop, m'avait ennuyé : puis les idées qu'il soutenait me sem-
blaient insignifiantes ou artificielles. Elles lui étaient étrangères,
comme, dans l'autre rêve, était étranger l'écoulement de la nuit. Et
j'ai imaginé la véritable personnalité de mon ami comme marchant,
muette, à côté de moi. L'autre, l'étranger, mon ami tel que je l'ai vu
dans la journée, est loin derrière moi et parle politique. Et de tout
leur caractère et de leur attitude à tous deux, je ne songe guère qu'à
cela : c'est que l'un parle et que l'autre ne parle pas. Cette seule diffé-
rence me frappe. Sur tous les autres points, le moi étranger et le
J. PAULHAN. — l'imitation DANS l/lDÉR DU MOI 277
moi véritable de mon ami sont entièrement pareils : ils ont les mêmes
sentiments et aussi le même rei,'ard, la même allure : si celui qui
est pi'ès de moi venait à parler, ce serait, je le sais, avec les mêmes
gestes et la même voix que celui qui est loin en arrière : et rien ne les
distinguerait plus. Ainsi la * véritalile » personne est alfirmêe et
construite ici à l'imitation exacte de la personne étrangère — sauf
sur un seul point, sans grande importance.
L'on peut imaginei" qu'au cours de mon rêve, j'aie voulu remarquer
dans mon véritable ami, l'ami muet, autre chose que sa gravité et son
silence. J'aurais pu ainsi admirer son expression ou sa démarche, ou
songera certains traits de son caractère. Tout ce que j'aurais ainsi
aperçu en lui, naiirait pas été vraiment à lui — mais bien à la per-
sonne étrangère, à l'image de laquelle je l'avais construit.
,^ 2. Je suppose que j'ai, sur une question sociale qui me touche de
près — par exemple la réglementation de mon métier — une con-
ception si simple, si visiblement vraie de mes devoirs ou de mes
droits, que personne, sans doute, ne se refuserait à l'admettre. Cette
conception, je ne dis même pas qu'elle est à moi. Elle est une réalité.
Je dirai d'elle : « c'est cela et ce n'est pas autre chose ». Maintenant,
je découvre un jour, en lisant un journal, que cette conception se
trouve attaquée, discutée par des hommes politiques. Je pourrai
connaître les arguments qui lui sont opposés — et ces arguments
s'appuyeront sur des raisons d'intérêt général; ils feront appel à la
sensibilité courante, à tel ou tel sentiment particulier.
C'est maintenant que ma conception va m'apparaître comme étant
bien à moi. Peut-être je m'apercevrai pour la première fois que je
tiens beaucoup à elle : je chercherai à la résumer en quelques phrases
concises. J'invoquerai, pour la défendre, des arguments, et, pour
mieux étayer ces arguments, je ferai appel, moi aussi, à l'intéi'êt
général ou aux bons sentiments. Je l'opposerai ainsi à la théorie
fausse et je l'opposerai comme étant vraiment à moi. Mais, en réalité,
est-ce qu'elle n'a pas cessé, pour toute une part, de m'appartenir? Elle
était auparavant diffuse dans mes sentiments et mes décisions : main-
tenant elle s'est condensée, resserrée dans un système — et, ce système,
je l'ai construit à l'imitation exacte d'une théorie étrangère qui m'avait
choqué dans mes sentiments les plus profonds. 11 semble donc qu'ici
je ne puis affirmer mes sentiments, mes idées à moi, et je ne puis
même concevoir comme étant à moi ces sentiments et ces idées qu'en
imitant, pour tout le reste, l'élément étranger qui, en les heurtant,
leur a donné une sorte de vie nouvelle et artificielle. J'admets mainte-
nant, avec mes « ennemis politiques », qu'il est bon, si l'on a une
conviction, de la présenter sous une forme résumée et agréable, qu'il
faut la défendre par certains arguments plutôt que par d'autres, enfin
qu'il convient d'avoir, sur telle question, une opinion ferme et de
chercher à la défendre. Je pourrai même emprunter à mes adversaires
les phrases, et les mots dont ils se servent. Cela prend des formes
278 REVUE PHILOSOWIIQUE
naïves, parfois. On dit : « vous êtes un imbécile ». On répond : « vous
en êtes un autre ».
Sans doute, nous ne pouvons guère affirmer une idée, un désir
personnel, qu'en abandonnant, pour tout le reste, une attitude ou des
sentiments qui étaient, peut-être, plus profondément nôtres. Ainsi les
adversaires d'une société, souvent, portent en eux au maximum les
qualités, les vertus qui ont permis à cette société de se Ibnder et de
vivre. C'est un côté de l'originalité.
§ 3. V. est un petit bourgeois, d'une petite ville, qui croit que Ton ne
doit point accorder aux ouvriers le repos du dimanche. Cela pour une
raison très simple : la loi du repos, si elle était votée, ferait tort à son
commerce. C'est là une raison égoïste. V-. lui donnera, très sincère-
ment, une forme plus générale, plus désintéressée. 11 affirmera que
la loi du repos ferait tort aux ouvriers les plus actifs, et rendrait
l'industrie française incapable de résister à la concurrence étrangère.
Voici des arguments très communs qui, un peu développés, feront
appel au patriotisme et à l'intérêt bien entendu des ouvriers.
D'avoir trouvé et utilisé ces arguments, V. sera plus fier que du
fond même de sa théorie. Cette théorie est vraie, cela est bien évident.
Mais ce qui a été le mérite de V. c'est dé l'avoir présentée d'une
manière si aimable. On lui en fait compliment, il dira volontiers :
« Oui, ça c'est un bon argument, c'est bien trouvé. J'ai eu là une
fameuse idée ». De sorte qu'il se fera gloire ainsi, non de sa théorie
même, mais de cette idée dont il a su si bien tirer parti et qu'il par-
tage avec ses adversaires, que l'intérêt des ouvriers est sacré, ou que
l'industrie française est une chose à encourager.
Ce que V. regarde comme bien personnel dans sa théorie ce sont
ainsi des sentiments, des opinions étrangères dont il a su trouver
l'emploi. Mais il ne s'agit ici encore que de sentiments personnels.
Comment V. viendra-t-il à avoir l'idée de son moi, du moi qui soutient
la théorie. L'on peut imaginer que V. se méfie un jour de la valeur
de ses opinions : il sait maintenant qu'elles sont très attaquées et par
ceux-là même qui auraient eu intérêt à les admettre. Par là il peut
arriver à se demander : « mais enfin qu'est-ce que je suis, qu'est-ce
que je vaux, moi qui soutiens cette opinion? que sont mes raisonne-
ments : n'y a-t-il pas en eux une erreur d'où vient l'imperfection de
ma doctrine? ». Il est donc nécessaire ici que V. se représente son
moi, son esprit tout entier, pour le juger. Comment fera-t-il? Il chan-
gera les rôles. Il supposera par exemple qu'il est un simple lecteur,
et qu'il lit un jour dans un journal — comme si elle étaient d'un
autre — ses propres doctrines. Et il se demandera ce qu'il en pense.
« Qu'est-ce que je dirais, moi, si on venait me soutenir que... »
V. imaginera encore qu'il est un ouvrier, partisan convaincu de la
loi, et qu'un orateur, dans une réunion, vient combattre cette loi
comme lui, V., la combattait avant. Maintenant, il écoutera les cri-
tiques avec ironie, il cherchera leurs points faibles.
J. PAULHAN. — l'imitation DANS L'iDtE DU MOI 279
Et dans tous les cas, pour connaître son moi, V. devra penser que
ses sentiments, ses idées personnelles lui sont devenues étrangères,
et sont exprimées par tel ou tel orateur qu'il connaît, qu'il a entendu
un jour ou (pi'il iin.iginc. Ainsi sa doctrine nu-nie ne lui paraîtra bien
personnelle (pie sous une lorme d'imitation.
11 nous faul choisir un cas plus simple et plus général. Si V. va
faire une conférence, pour la première fois, où il défendra sa théorie
il peut èti'e intiniidé, préoccupé à la pensée de cette conférence. Il se
demande quelle est limpression qu'il va produire, comment on le jugera,
si sa voix est assez nette et si ses gestes ne sont pas ridicules. Il veut
savoir comment il est vraiment, quel est son moi : et pour cela il ne
se demande pas quels sont les sentiments jjIus ou moins confus d'in-
timitlntion ou de hardiesse qu'il éprouve. Non, il se demande com-
meiil les autres le verront, comment sera son allure, ses traits, sa
voix. Ainsi, pour se rendre compte de son moi, il imagine qu'il est
un autre et qu'il se regarde du dehors. Il pourra se demander :
e Comment me trouverais-je si je me rencontrais dans la rue? » C'est
une ((uestion très délicate.
Ou bien encore ^^ se mettra devant sa glace et pensera qu'il voit un
étranger. Ou bien encore il parlera et s'écoutera parler. Et dans l'idée
du moi qu'il évoquera ainsi, sans doute il rappellera ses impressions,
les sentiments qu'il a éprouvés, qui se sont traduits sur sa figure ou
dans ses mots. Mais ces impressions, ces sentiments, il cherche main-
tenant à les connaître du dehors, il leur donne une forme et des traits
imités de telle ou telle personne, il les habille d'un costume étranger.
Et toutes les idées du moi que nous nous faisons ainsi veulent sans
doute dire que nous sommes, quoi qu'il en semble, quelqu'un comme
tous les autres.
§ 4. Ce que nous avons recherché jusqu'ici c'est surtout comment se
formait une nouvelle idée du moi. Mais il est une idée de la personna-
lité que toutes les autres supposent logiquement, et qui est plus com-
mune en ce sens qu'on la trouve dans les livres de philosophie. C'est
cette idée très générale, très abstraite, rare sans doute dans la vie de
tous les jours, que nous sommes une personne une et permanente,
que nos sentiments et nos idées se rattachent, pour ainsi dire, à un
centre unique dont elles dépendent.
Cette idée provient-elle aussi d'une imitation? Il faut remarquer
que nous l'avons d'une manière bien plus nette s'il s'agit des autres
que s'il s'agit de nous. Cette personne que je connais depuis son
enfance, celle-là que je rencontre tous les jours dans la rue, je sais
bien qu'elle n'a pas changé, qu'elle est restée la même, et que si je lui
parle c'est bien à elle que je m'adresserai. Et c'est là une condition
nécessaire des rapports que je puis avoir avec elle. Mais, moi, suis-je
encore ce que j'étais il y a cinq ans, n'ai-je pas changé du tout au
tout? Est-ce que mon passé ne m'est pas continuellement devenu
étranger? Amiel écrit dans son journal : « Je sens fuir sans cesse, se
280 REVUE PHILOSOPHIQUE
renouveler, se modifier toutes les parcelles de mon être, toutes les
gouttes de mon fleuve. » C'est une impression que l'on a bien rare-
ment pour les autres. Au fond, il semble qu'ils demeurent beaucoup
plus que nous.
11 faut faire une seconde remarque. Le devoir, pour nous, c'est ce
que comportent, dans l'avenir, telles de nos tendances, tels de nos
désirs, c'est l'élément réel qu'ils serviront à construire. Et l'on a pu
montrer comment le devoir se ramenait, pour une grande part, à l'idée
de l'attente : il est le moi projeté dans l'avenir, le moi prolongé. Or
nous avons encore, à l'ordinaire, une idée bien plus nette, bien plus
assurée de ce qu'est le devoir des autres que de notre devoir à nous.
Et la morale le reconnaît si bien qu'elle nous conseille volontiers
d'agir comme si nous étions un autre. « Ne fais pas ce que tu ne vou-
drais pas qu'on te fît. Demande-toi ce qui arriverait si tout le monde
agissait comme toi. Agis comme tu voudrais que les autres agissent. »
Ce qui revient à dire : imagine que tu n'es plus toi, mais que tu es
quelqu'un d'autre; ainsi tu comprendras mieux ta nature et ton
devoir.
Si je vois une personne pour la première fois, j'en garderai volon-
tiers l'impression d'une individualité très nette. Je me souviendrai de
certaines de ses attitudes. J'imaginerai certains traits de son carac-
tère. J'aurai une idée très nette de son moi; mais si je la revois sou-
vent, très souvent, si je vis davantage avec elle, si je partage ses émo-
tions, elle me paraîtra de plus en plus confuse et mystérieuse, si elle
est plus proche de moi. Et je me rendrai compte que les mots et
les traits de caractère déjà fixés ne s'appliquent pas tout à fait à elle
et qu'elle est autre chose encore qu'un moi.
§ 5. Ainsi même notre idée du moi la plus abstraite paraît être
l'application à certains de nos sentiments, à certaines de nos idées,
d'une forme étrangère, imitée des autres. Quelle peut être l'utilité
d'une pareille idée?
Regardons quel est le procédé suivi dans une discussion. S'il s'agit
d'une discussion sérieuse, si nous tenons vraiment à convaincre notre
adversaire, à lui faire adopter nos idées, nous nous efforcerons de
nous placer sur son terrain, de prendre la' question au même point de
vue que lui. Volontiers nous lui laisserons entendre que nos senti-
ments à tous deux et notre idée dominante sont, au fond, identiques.
De bonne foi, nous pourrons arriver à croire que, seule une nuance
imperceptible nous sépare. Peut-être l'idée du moi est-elle une con-
cession pareille : en face d'un monde qui nous paraît méfiant et hos-
tile, nous affirmons — et surtout nous nous affirmons à nous-mêmes
— que l'on peut nous croire, que nous sommes pareils à celui-ci et à
celui-là, que nous avons les mêmes désirs et les mêmes intérêts.
Un enfant court dans un salon et se heurte à un meuble. Il peut se
ramasser sur lui-même, sauter et donner à son tour un grand coup
au meuble : il lui a fait mal. C'est qu'il s'était fait un meuble, c'est-à
J. PAULHAN- — l'imitation DANS l'IDÉE DU MOI 281
dire une chose capable de heurter et de blesser. Nous, nous sommes
faits des hommes, peut-être, parce que nous vivons surtout avec des
hommes.
Cela même n'est pas absolument nécessaire. Si notre idée ordinaire
du moi nous vient surtout des rapports que nous avons avec les
autres hommes, il est facile de voir que dans certaines conditions
de vie et de pensée elle pourra s'effacer ou se transformer entière-
ment.
Amiel dit : « L'énergique subjectivité qui s'affirme avec foi en soi,
qui ne craint pas d'être quelque chose de particulier, de défini, m'est
étrangère. Je suis, quant à l'ordre intellectuel, essentiellement objec-
tif; ma spécialité distinctive, c'est de pouvoir me mettre à tous les
points de vue, c'est-à-dire de n'être enfermé dans aucune prison indi-
viduelle... Dans mo\i abandon volontaire à l'infini, à la généralité,
mon moi particulier, comme une goutte d'eau dans une fournaise,
s'évapore. Il ne se condense de nouveau qu'au retour du froid, après
l'enthousiasme éteint et le sentiment de la réalité revenu...; abandon
et reprise de soi, tel est le jeu de la vie intérieure. »
Amiel dit encore : « Sensitif, impressionnant comme je suis, le
voisinage de la beauté, de la santé, de l'esprit exerce une puissante
inlluence sur tout mon être, et réciproquement je maffecte et min-
fecte aussi aisément en présence de vies troublées et d'àmes malades...
Quand je pense aux intuitions de toutes sortes que j'ai eues depuis
mon enfance, il me semble que j'ai vécu bien des douzaines et pres-
que des centaines de vies. Toute individualité caractérisée se moule
idéalement en moi, ou plutôt me forme momentanément à son image
et je n'ai qu'à me regarder vivre à ce moment pour comprendre cette
nouvelle manière d'être de la nature humaine. C'est ainsi que j'ai été
mathématicien, musicien, moine, érudit, enfant, mère. Dans ces états
de sympathie universelle, j'ai même été animal et plante, tel animal
donné, tel arbre présent.
« Cette faculté de métamorphose a stupéfié parfois mes amis, même
les plus subtils. Elle tient sans doute à mon extrême facilité d'objec-
tivation impersonnelle, qui produit à son tour la difficulté que
j'éprouve à m'individualiser pour mon compte, à n'être qu'un homme
particulier, ayant son numéro et son étiquette. Rentrer dans sa
peau m'a toujours paru curieux, chose arbitraire et de convention. »
L'idée du moi, nous la voyons encore ici comme une limitation, une
restriction pratique de notre vie mentale, dont elle exprime l'insuffi-
sance. Primitivement un sentiment est un sentiment, une idée est
une idée et rien de plus. Pour que l'idée ou le sentiment nous appa-
raissent nôtres, il faut qu'ils se heurtent à quelque chose d'étranger
sur quoi ils se modèleront. L'idée du moi c'est un peu la chauve-
souris de la fable de La Fontaine, mais une chauve-souris très sincère
qui se prendrait pour un rat quand elle irait chez des rats, et pour un
oiseau si elle tombait dans un nid. Jkan Paulha.n.
NOTES ET DISCUSSIONS
SUR UN CAS DE PARAMNÉSIE
Les faits de paramnésie doivent être assez fréquents; plus d'un
romancier ou poète en a tiré des effets littéraires parfois curieux; par
contre la psychologie de cet état singulier est encore très incertaine,
faute de documents suffisamment nombreux. Une contribution nou-
velle, pour si menue qu'elle soit, peut en provoquer d'autres plus
importantes, et servir, lors même qu'elle ne résout pas le problème,
à le déterminer d'un peu plus près.
Le cas que nous allons rapporter a le mérite d'être net, complet,
parfaitement circonscrit, et l'observation a été notée pour ainsi dire
séance tenante.
La chose eut lieu en Angleterre, pendant un bref séjour à Londres
que je voyais pour la première fois et où je menais l'existence un
peu bousculée du touriste. Un matin de novembre 1902 je m'étais
rendu, vers les dix heures, à l'abbaye de Westminster. Je tombai en
plein « divine service » : on connaît ces services, et leur longueur
monotone. Celui-ci me donnait d'autant plus d'énervement que j'avais
accepté pour onze heures un rendez-vous, et que j'appréhendais d'être
en retard. L'office enfin terminé, je me fais indiquer par le bedeau
l'entrée des chapelles royales. Je me dirige vers la grille qu'il me
désigne, et voici qu'en approchant, j'éprouve une impression nette,
fuyante et atroce de déjà vu : il n'y a pas à en douter, je m'étais déjà
trouvé à la même place, dans les mêmes circonstances, et le môme
bedeau m'avait, antérieurement, mais quand? donné la môme indi-
cation. Tout était identique, les bustes, les statues, les monuments
commémoratifs que j'apercevais à droite, derrière la grille fermée à
clef, et aussi mon attente un peu fébrile, devant la porte qui tarde à
s'ouvrir. Tout cela brusque comme le flamboiement d'un éclair, un
sentiment soudain et intense d'angoisse, de constriction dans la région
du cœur et du diaphragme, un effort douloureux pour fixer et com-
pléter cette image évanouie aussitôt qu'apparue, qui se montrait et
me fuyait rythmiquemenl; et malgré moi, à deux ou trois reprises,
je murmurai d'une voix étranglée et altérée dont j'ai encore l'accent
dans mon oreille : « C'est singulier! c'est singulier! »
A ce moment nous avons commencé la visite, et cet étrange accès
a pris fin; mon souvenir faux s'est dégagé du sentiment d'angoisse
>OTKS ET DISCUSSIONS i283
torturante pour devenir un simple événement intellectuel, je suis allé
à mon rendez-vous, j'ai d«''jcùné avec des amis, dîné avec d'autres, et
tant i\yir j'étais en conipatcnie, Ibrcé à la représenlalion, ou occupé et
distrait, jetais gai, d'une gaîté un peu verveuse et excitée; mais dans
les intervalles, ma mémoire ne cessait d'évoquer, et cela jusipi'à la
miruite de m'endormir, mille souvenirs fâcheux de maladresses ou
d'indiscrétions commises, dont il est vraiseml)lable que j'exagérais
l'importance pour leur donner la livi-ée de mon inquiétude présente,
mais qui, chassés comme des mouches d'orage, étaient remplacés
par d'autres aussi pénibles qui m'emplissaient de confusion et même
de honte.
Si je veux raisonner ce cas, il me semble que le fait essentiel, ici,
est l'état d'impatience énervée du début, et, comme conséquence de ce
« being in a liurry », l'anlicipation fiévren.-ie du futur. Arrivé à la
grille, j'ai saisi d'un regard, comme fait une femme pour une toilette,
tous les détails. — Il importe de noter cependant que j'avais, quel-
ques jours au[)aravant, visité la cathédrale de Saint-Paul, dans des
circonstances de hâte analogue, mais sans encombre. Or, l'intérieur
de Saint-Paul a la même décoration de tombeaux et de monuments,
dans les nefs et sur les murs, qui se retrouve à Westminster. On peut
admettre alors que les images précédemment recueillies à Saint- Paul
sont naturellement ressucitées à Westminster par l'effet d'une gros-
sière similitude, sans pouvoir arriver, grâce au demi-aveuglement de
l'impatience, à la précision et à l'achèvement du souvenir. En ce cas,
l'élément intellectuel initial serait non pas une perception instan-
tanée, mais un souvenir incomplet : très probablement c'est un
mélange des deux, intimement associé à l'élément affectif dont il reste
à parler.
Avec ma hâte d'en finir, mon impatience s'accroissait du fait de la
placidité du bedeau, qui disposait, méthodiquement et avec lenteur,
sa pacotille de plans, de vues, de guides, de photographies, avant
d'ouvrir la porte pour admettre le public : c'est alors sans doute que
le j)!iroxysme d'irritation contenue a pris la forme de cette angoisse
ulti-apénible, qui dans ma conscience se justifiait par cet elTort vain
de compléter un souvenir faux.
Cette variété de souvenir faux ne doit pas être confondue avec une
autre que je connais fort bien aussi par expérience, je veux dire le
souvenir faux qui surgit dans l'état de rêverie, de demi-distraction,
quand ou lit par exemple un livre machinalement, en songeant à autre
chose ou sans songer à rien.
11 y aurait donc lieu de distinguer deux espèces de paramnésie :
1" Celle du rêveui-, du distrait, qui se produit quand l'unité s'épar-
pille et se dissout : celle-ci n'est angoissante ni toujours, ni nécessai-
rement.
284 REVUE PHILOSOPHIULE
■ 2^^ Celle qui peut survenir dans les cas d'activité hâtive et brouil-
lonne : c'est sous cette rubrique que se rangerait le cas dont j'ai
donné la relation.
Dans le premier cas, un réveil fortuit de l'attention rallie des élé-
menls épars; c'est le travail ordinaire de classification et d'interpré-
tation auquel nous nous livrons chaque matin au sortir du sommeil,
quelques secondes d'incertitude, puis l'empire du réel. Ces phrases
que je lisais avec distraction, ces lignes sur lesquelles glissait mon
regard ne sont pas un événement nouveau, elles ne sont pas non plus
un événement ancien, au sens habituel du mot, du moins au premier
instant; il ne peut y avoir souvenir là où il n'y avait pas unité, orga-
nisation, d'où le désarroi momentané.
Dans le second cas, qui est celui des gens trop pressés, des éner-
gumènes, des agités, il y a bouillonnement intérieur; cette trépidation
est un malaise qui s'accroît de lui-même et finalement aboutit à une
explosion : c'est à ce moment, quand il intervient, que se place le
souvenir faux. Puis, après cette libération, rien ne reste qu'un état de
vague dépression qui va s'atténuant par degrés, et qui, dans le cas cité,
se traduisait dans la conscience par ces souvenirs désagréables qui
ont cessé avec le sommeil.
L. BÉLUGOU.
EXPLICATION OU EXPRESSION
A PROPOS d'une critique DES THÉORIES PSYCnOLOGIQUES
Dans un livre récent, où M. Paul Sollier a réuni la série de ses
intéressantes leçons sur l'Association en psychologie ' professées à
l'Université nouvelle de Bruxelles, se trouve un reproche que l'auteur
n'a jamais manqué de faire à toutes les théories « psychologiques »
des phénomènes psychiques, celui de ne rien expliquer du tout.
Et je crois, en effet, que M. Sollier a tout à i'ait raison, et que de
telles théories n'expliquent rien, malgré l'opinion que peuvent en
avoir leurs auteurs.
Mais est-il légitime d'opposer à une théorie une fin de non rece-
voir en disant qu'elle n'explique rien. Il faudrait s'entendre dabord
sur le but des théories, et les exigences de 1' « explication ».
iM. Sollier, reprenant une conception que j'ai défendue ici-même il y
a quelques années ^ — et dont l'exposé était destiné à réagir contre la
notion courante d'une activité mentale uniquement discursive — con-
clut de son examen très bienveillant que 1' « attraction inexpliquée »
1. Essai critique et théorique sur V Association en psychologie, 100", Bibliothèque
de Philosophie contemporaine.
2. La conception générale de l'Association des idées et les données de l'expé-
rience, Revue philosophique, 29 avril, p. li, mai 1000, pp. 493-517.
f
KOTKS ET DISCUSSIONS 285
ù laquelle j'avais fait appel n'était guère elle-même « exi)licative ».
Or j'avais bien [tris soin du signaler que je ne juvlendais nullement
tenter une explication des phénomènes d'association : t J'ai tàcliô, y
disais-je, d'exprimer le plus exactement possible les faits réels qui se
passent dans l'esprit : le détail des lois et de l'origine des phénomènes
ne me paraît pas atteint de façon, même provisoirement, satisfai-
sante ' ».
C'est dire que je souscris pleinement à la conclusion de iM. SoUier,
puisque j'y souscrivais déjà par avance, mais, encore une fois, est-ce
une raison suffisante de se débarrasser d'une conception ou d'une
théorie que de lui objecter son incapacité explicative?
Qu'est-ce donc qu' « expliquer », ce but, et souvent ce rêve des
chercheurs, qui veulent se mettre l'esprit en repos, lorsqu'ils sont
tourmentés de la curiosité inquiète qui fut toujours le levain de la
science"?
C'est, psychologiquement, trouver un langage qui vous satisfasse,
c'est-à-dire qui ne suscite plus de questions nouvelles. On se débar-
rasse des demandes, souvent gênantes, des enfants, ces éternels ques-
tionneurs, en répondant par un conte qui leur paraît avoir valeur
explicative; le grand enfant qu'est le peuple se contente aussi souvent
d'explications imaginées par les peuples enfants. Ce fut une explica-
tion de la disparition quotidienne du soleil que sa lutte perpétuelle
avec le principe du mal, victorieux chaque soir, vaincu chaque matin.
Nous ne nous contentons plus de cette explication, et les savants,
après avoir admis le mouvement du soleil, firent admettre le mouve-
ment de la terre; nombre de gens instruits se considèrent maintenant
comme absolument satisfaits par l'explication que fournit la loi de
l'attraction universelle, cependant que d'autres cherchent alors à
expliquer l'attraction universelle elle-même.
Ainsi une explication en est une pour un esprit et n'en est pas une
pour un autre; l'explication apparaît, de ce point de vue, comme
essentiellement subjective.
Mais, il y a un sens logique de l'explication, c'est la découverte du
« comment » profond et du « pourquoi » d'une chose.
Seulement les philosophes nous diront qu'au sens strict, nous ne
découvronsjamais de comment ni de pourquoi. Les philosophes sont,
comme les enfants, d'éternels questionneurs, avec cette dilTérence
que, tandis que les derniers se contentent, ou feignent de se contenter
de la première réponse venue, les autres ne se contentent jamais de
la dernière qu'ils arrivent à tirer, en le torturant, de ce malheureux
esprit humain.
Les premiers hommes qui se demandèrent ce que c'était que le
vent, en firent un esprit souflleur, et, fiers d'eux, s'en tinrent là. Depuis
on a cherché plus loin, et l'on explique fort bien le vent, mouvement
1. Ibid., p. 514.
286 REVUE PHILOSOPHIQUE
des particules atmosphériques causées par des changements locaux
de pression, dont on ignore, soit dit en passant, la cause; et la
pression, c'est le poids de l'air; ce qu'est l'air et ce qu'est le poids,
on croit encore l'expliquer en faisant appel aux atomes d'azote, d'oxy-
gène, etc., et à l'attraction par les masses; seulement quand on arrive
aux atomes et aux raisons de leurs dilférences, à l'attraction et à son
mécanisme, on n'explique plus rien du tout.
Nous n'expliquons en réalité que ce qui est une création de notre
esprit, nous expliquons les égalités déduites d'équations parce que
nous arrivons à remonter, par des définitions, au principe d'identité
qui satisfait tout le monde, puisqu'il satisfait même la plupart des
philosophes.
Mais, dans la nature, rien n'est, en dernier ressort, explicable, à
moins de faire appel à un principe suprême qu'on n'explique évi-
demment pas, mais dont on explique son impuissance, a été expliqué
en déclarant que, par nature, il est inexpliquable. Après cela, on peut
dormir tranquille, tout est expliqué, ce qui veut dire que rien ne l'est.
Aussi je me console très facilement de n'avoir pas réussi à fournir
une conception explicative de l'association.
Et je suis très heureux de constater que M. SoUier considère cette
conception comme sensiblement conforme aux faits. Car, si une
théorie réussit à exprimer un ensemble de phénomènes d'une façon
systématique, sans être contredite par certains, et sans en omettre
d'autres, ce qui n'est certainement pas le cas d'ailleurs, cette théorie
a une valeur scientifique, tant qu'une autre ne vient pas s'adapter
plus étroitement à la réalité mieux connue.
Etablir des relations constantes entre les phénomènes, qui per-
mettent de prévoir des termes futurs lorsqu'on possède des termes
actuels ou passés, est bien le but de l'activité scientifique, et une loi
n'a pas besoin d'être explicative pour qu'on la considère comme vraie;
il lui suffit de n'être pas démentie. Mais, à ce compte, il faut recon-
naître qu'il n'y a guère de lois en psychologie, et que, comme le fait
ressortir justement M. Sollier, les lois de l'association n'en sont pas.
Au fond, on exprime les phénomènes dans un langage qui est scienti-
fique quand il permet de prévoir, mais on ne les explique pas.
Mais, ceci dit, il n'en reste pas moins qu'il y a des expressions
plus ou moins satisfaisantes, et que, si on ne peut espérer une satis-
faction totale, on peut du moins s'approcher de plus en plus de cet
idéal. Et il faudrait vraiment avoir un esprit bien optimiste pour
considérer une théorie psychologique comme équivalente, au point
de vue scientifique, à notre théorie du système solaire.
Ce qui nous satisfait, c'est de diminuer la pluralité des langages
que nous employons pour exprimer les phénomènes; nous sommes
satisfaits quand nous pouvons faire de la physique mathématique, de
la chimie physique, de la physiologie chimique et physicochimique,
et de la psychologie physiologique. Aussi, bien qu'on n'explique pas
NOTES ET DISCUSSIONS 287
les pln'-nomènes d'association en on construisant, comme M. Sidlier,
uni' Uirorie pliysiol<Jifi<jU(' dynamiqui-, on les cxpi-imc <''vicleinment en
un langage plus satisfaisant, parce qu'il nous rapproche d'une unité
vivement désirée.
Seulement, et c'est tout à l'ait désolant dans l'état actuel de nos
connaissances, le langage physiologique perd en précision ce qu'il
gagne en agrément; et s'il Fallait étudier dans le détail les phéno-
mènes associatifs, ou tels autres que l'on voudra, en ne parlant que
d'inllux nerveux parcourant les voies cérébrales ou de rétractions de
prolongcnienls dendritiques, on se livrerait, comme certains auteurs
l'ont fait, à un elTort assez stérile et parfois même assez ridicule,
comme le fait sentir lui-même M. SoUicr.
En faut-il conclure que toute tentative pour établir une corrélation
entre phénomènes psychiques et phénomènes cérébraux est vaine,
illusoire, illégitime? Loin de là ma pensée; seulement ces tentatives,
qui restent nécessairement dans le domaine des phénomènes très
généraux, ne peuvent prétendre se suffire. Il est souhaitable que Ion
cherche par des expériences de plus en plus nombreuses à étudier
plus complètement les fonctions cérébrales, mais en attendant le jour,
que je crains bien éloigné, où la connaissance des fonctions céré-
brales dispensera à peu près complètement de l'étude des phénomènes
psychiques, de quel droit, au nom de la piiysiologie qui ne peut vrai-
ment dominer sur un terrain où elle reste encore impuissante, de quel
droit éliminer le langage psychologique?
Toute théorie n'a qu'un temps; les théories psychologiques en
particulier devront céder un jour la place à des théories physiolo-
giques assez complètes. Mais jusque-là, elles gardent leur valeur,
coexistant avec les premiers essais d'interprétation cérébrale, les unes
et les autres s'éclairant mutuellement, pour leur plus grand bénéfice
réciproque.
La psychologie tout entière n'a qu'une existence scientifique provi-
soire, et disparaîtra d'elle-même devant la physiologie qui, pareil-
lement, s'effacera devant la physicochimie. Mais on sait ce que peut
durer le provisoire, on le sait surtout en France, où nous avons
accoutumé d'en faire un synonyme du définitif.
Ce sont là quelques considérations qui n'ont rien de bien original
ni de bien neuf, mais sur lesquelles j'ai cru bon d'insister un peu, car
on abuse vraiment de ce mot d'explication qui reste vague et indéfini,
et on continue trop souvent à s'illusionner, malgré une réaction très
exagérée de la philosophie scientilique, sur la valeur des théories.
Henri Piéron.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
I. — Philosophie générale.
G. Papini. — Il Crepusgulu dei Filosofi, 1 vol. petit in-8" carré,
xii-29o pp. Società éditrice Lombarda, Milan, d906.
a Ceci, dit l'auteur, n'est pas un livre de bonne foi : c'est un livre
de passion et par conséquent d'injustice; un livre inégal, partial, sans
scrupules, violent, contradictoire, insolent comme tous les livres de
ceux qui aiment, qui haïssent, et qui ne rougissent ni de leurs
amours ni de leurs haines... C'est un morceau, où une suite de
morceaux d'une autobiographie intellectuelle, un produit de ma
libération à l'égard de bien des choses dont j"ai souffert; c'est, spécia-
lement, la tentative de me débarrasser de la philosophie et des
philosophes... Mais c'est aussi, plus objectivement, un procès de la
philosophie, un effort pour en démontrer toute la vanité, le vide,
l'inutilité et le ridicule. J'ai voulu, en somme, faire une liquidation
générale de ce produit avorté et équivoque de l'esprit humain, de ce
monstre au sexe douteux qui ne veut être ni science ni art, qui est
un mélange des deux, et qui ne peut servir ni à l'action ni à la
conquête. Pris en ce sens, mon livre pourrait être le programme d'une
génération de bonne volonté; l'assassinat d'un être inutile pour
préparer de nouvelles formes d'activité mentale plus dignes des
animaux qui s'appellent pompeusement les rois de la création. »
Si j'ajoute que l'auteur est un tout jeune homme, l'un des princi-
paux rédacteurs de la petite revue Leonardo, de Florence, qui a
entrepris de répandre en Italie les formes les plus paradoxales du
pragmatisme, on n'en sera sans doute pas trop étonné après avoir lu
cette déclaration de guerre. Peut-être quelques-uns penseront-ils
qu'il leur est parfaitement égal que le crépuscule s'étende sur les
philosophes, dans l'àme d'un étudiant vite blasé, et que ce débutant
se mette en route « pour aller par d'autres chemins, à la conquête de
Sa Divinité ».
Ce serait sans doute juger un peu vite. D'abord le livre, en plus
d'un endroit, est amusant. 11 dit quantité de choses que pensent
souvent de très bons élèves, et qu'ils ne racontent pas à leurs maîtres,
parce que ceux-ci, pensent-ils, n'y comprendraient rien. Il ne traîne
pas; il ne sent ni la bibliographie, ni l'examen; il est écrit de verve
d'un bout à l'autre. On imprime en philosophie tant de littérature
honnête et ennuyeuse, sans être pour cela plus utile, qu'il faut
ANALYSES. — PAi'iM. // crcpusculo ciel filusofi 289
passer quelque chose à ceux qui y mettent un peu d'entrain. Et
puis, qui sait? On connaît le conte du roi naïf et du malin tailli-ur,
(pii lui avait vendu une étolïe invisible pour les imbéciles. Tout le
monde s'exclamait sur la richesse de l'habit, jusqu'à ce que vint un
garnement sans respect humain qui s'écria : Le roi est tout nu! — N'y
aurait-il pas sur le dos de nos grands hommes, quelques lés d'étoffe
invisible? Au rtâvTw; Sr, :f:loTOfri'io'/, et non moins indestructible que lui,
répond cet adage célèbre que se moquer de la philosophie, c'est
vraiment philosophe.
L'auteur donc, pour faire le procès de la philosophie, prend une à
une les gloires philosophiques du six" siècle et en fait la « charge »
intellectuelle : Kant, Hegel, Schopenhauer, Aug. Comte, Spencer,
Nietzsche. Cette galerie rappelle un peu, toutes proportions gardées,
et dans un ton moins discret, celle que consacra Taine aux Philo-
sophes classiques de son temps. Il ne faut point chercher là de critique
documentaire, ni d'effort pour pénétrer dans la réalité psychologique
des penseurs, encore moins pour trouver le biais par où l'on peut se
les assimiler et en faire la chaîne d'une tradition philosophique.
L'auteur rirait si l'on entreprenait de corriger, textes en main, les
silhouettes qu'il a crayonnées '. 11 n"a voulu que trouver en chacun d'eux
le trait amusant, et y appuyer. Kant était un petit bourgeois piétiste,
consciencieux, conservateur, rangé et rangcur, qui organisait les
fonctions de l'esprit humain aussi mécaniquement que ses prome-
nades. Il a tué la grande philosophie, et ruiné définitivement toutes
les vieilles croyances qu'il voulait défendre : le devoir, Dieu, l'âme, la
liberté. Hegel, qu'on a comparé au Christ, à Alexandre, à Dante, à
Napoléon, est au fond un prestidigitateur. Son vrai patron est
l'enchanteur Merlin, t A toutes les pages il exécute des tours de
logique prodigieuse et des miracles intellectuels. Il n'y manque
même pas, pour compléter l'illusion, les formules magiques et les
triangles cabalistiques. Sa dialectique est une alchimie de concepts...
Il a fait une réalité de la grande aspiration romantique; Novalis
rêvait d'une poésie toute de mots et d'images, qui n'aurait rien
exprimé; Hegel a trouvé le moyen de construire toute une philosophie
qui répond à cet idéal. » Schopenhauer a vu juste sur le cas de Hegel,
mais lui-même ne vaut pas mieux. Cet admirateur passionné de Mozart
a écrit le grand opéra-bouffe de la philosophie allemande. Auguste
Comte est défini « un messie qui avait étudié les mathématiques » et
qui a fait marcher en un bel ordre, bien digne du rationalisme
français, une t procession de sottises ». Mais la présentation de
Spencer est la plus joyeuse : « Je le déclare, pour mon compte, je
déplore sincèrement la précipitation avec laquelle M. Prichard,
l. Il est tout de même un peu trop fantaisiste de prêter à Taine cette formule
composite et extraordinaire <■ que le vice et la vertu sont des sécrétions comme
le sucre et le vitriol » (239).
TOME LXIV. — 1907. 49
290 REVUE PHILOSOPHIQUE
entrepreneur anglais de voies ferrées, présenta à la commission
parlementaire ses plans de la ligne Northampton-Worcester. Je le
regrette premièrement pour M. Prichard, qui perdit une excellente
affaire par le refus de cette autorisation; mais je le déplore surtout
parce que M. H. Spencer, intéressé aux commandes de M. Prichard,
se trouva conduit, par l'échec de ce projet, à quitter définitivement
l'honorable carrière d'ingénieur des chemins de fer ».
On s'attendrait à voir mieux traiter l'auteur de Zarathustra. Il y a
tant de Nietzschéisme dans la manière de M. Papini! Eloge constant
de l'action, seule valeur et seul critérium; mépris de la foule mou-
tonnière; enthousiasme pour l'héroïsme, pour la vie, pour la santé,
pour la force; immoralisme, individualisme outrancier, culte de la
nouveauté; même confiance dans l'avenir, môme goût du décor,
même manière virulente de déclarer ses antipathies. D'ailleurs, le
titre même du Crépuscule des philosophes n'est-il pas une imitation
de la Gôttendainmerung'l L'auteur ne prétend-il pas, lui aussi, phi-
losopher à coups de marteau?
Nietszche n'est pourtant pas plus épargné que les autres. Ce grand
contempteur avait un secret, et ce secret tient en un mot : faiblesse.
Les forts ne font pas de théorie pour exalter la force; les gens bien
portants ne font pas l'éloge de la santé ; quand on parle sans cesse de
danser, c'est qu'on n'est pas loin d'être paralytique. Par une applica-
tion involontaire du Will ta believe, Nietzsche a fait comme ces
chrétiens qu'il accablait de mépris : faute de pouvoir dominer le
présent, il s'est jeté dans l'avenir, par la théorie du surhumain; dans
l'éternel, par celle du retour indéfini des choses. Sa philosophie a
plus d'unité qu'on ne pense : le corps est sacré; il est la base de tout
le reste; « Selbst : in deinem Leib wohnt er; dein Leib ist er ». Doù
élévation de la biologie à la fonction de morale. Telle est sa trans-
mutation de valeur fondamentale : une manière commode d'être
original qui ne consiste qu'à retourner les banalités pour en faire des
paradoxes. Dès lors il suffit de prendre l'échelle des forces dont le
darwinisme enseigne le succès pour en faire le tableau des vertus
nouvelles : tout le système n'est qu' « una trasfigurazione ditirambica
del naturalismo evoluzionista » (2.38), c'est-à-dire précisément de la
philosophie régnante entre 1870 et 1890, au moment où ses œuvres
furent composées. Nietzsche a répété dans une admirable poésie
allemande, la plus belle peut-être depuis le Faust de Gœthe, ce que
Spencer exposait dans une médiocre prose anglaise; mais il n'a trouvé
ni mieux ni plus. Quelque mal qu'il en dise, c'est de lui qu'il tient
l'avènement d'une race supérieure, et les cycles cosmiques d'évolu-
tion. Comme lui, il laisse dans le vague ce qu'il entend par la vie,
l'instinct, la Puissance; pourquoi y a-t-il des formes inférieures de la
vie, des instincts bas, et môme des puissances malfaisantes? Si le
règne primitif des forts était réel et normal, comment a-t-on pu en sortir?
D'autre part, avec une étrange étroitesse d'esprit, il n'a su voir la
ANALYSES. — ELCKEN. IlaupiprohlcYne de Religions 291
puissance que ilans les luttes d'hommes à homme; il a oublié le plus
important, le pouvoir de l'homme sur les choses. Et enfin il s'enlise
dans une inextricable contradiction, où Marx et Sijencer, dailleui-s, se
sont engagés aussi : car, dune part, il déclare constamment qu'il
accepte le monde comme il est, avec ses maux, ses douleurs, ses
crimes; et de l'autre, il exalte sans cesse la tendance qui porte
riiomme h changer, à se transformer, à modifier en lui certains
instincts, certains sentiments, à en exciter d'autres, à crérr linale-
ment une race inédite, un nouveau type de vie et de cité. L'héroïsme
créateur et l'optimisme naturaliste sont les deux termes d'une anti-
nomie latente, mais insoluble.
Entre les deux, M. Papini fait son clioix : il opte pour l'Iiéroïsme
créateur. Et telle est sa conclusion. Il reconnaît lui-même quelle lui
impose « un terrible programme ». Sa formule générale est que l'art,
la religion, la philosophie, la science, n'ont jamais eu pour objet que
de créer des mondes imaginaires capables de servir à changer le
monde réel. Quelle a été leur efficacité? très inégale. Celle de la
religion a été la plus grande : il n'y a pas de meilleur tonique que la
foi. Celle de l'art y touche de près. Celle de la science est admirable
par sa précision : mais elle est encombrée de tant de machines et de
moyens matériels que son champ d'action est bien restreint. Elle
échappera sans doute à ces limitations par la connaissance des
forces psychiques, par l'utili-sation de la télépathie et des phéno-
mènes analogues. Reste la philosophie. Jusqu'à présent son utilité a
été nulle. Une fois bien convaincue de sa stérilité, le seul bien quelle
puisse faire à l'esprit humain, c'est donc de faire place nette. On
lui concède, comme commutation de peine, de se réduire à des poèmes
métaphysiques, et à une théorie de L'action, une « Pragmatique »
chargée de faire l'inventaire de ce qui reste à accomplir, des forces
dont on dispose pour agir, des expériences encore non tentées — quel-
que chose comme le De Augmentis tenu à jour. .Mais les âmes con-
scientes de leur destinée n'en resteront pas là ; au lieu de parler, elles
agiront : et par elles les choses deviendront vraiment les jouets de
l'espèce humaine, l'argile plastique avec laquelle l'Homme-Dieu réali-
sera à son gré toutes les pensées qui écloronten lui. « Quand Ihommc
sera devenu véritablement seigneur du monde, la volonté se transfor-
mera immédiatement en acte, li sogno si fara fulmineamente realiia. »
A. L.
Rudolf Eucken. — IIalptprobi.eme der Religions piiilosoimiie der
Gegenw.vrt, 2" éd. Berlin, Reuther u. Reichard, 1907.
Cette brochure de 120 pages, très substantielle, est formée de trois
conférences ayant pour titre : Le fondement spirilualisle {seelische)
de la religion, Religion et histoire, L'essence du Christianisme.
292 REVUE PHILOSOPHIQUE
I. Il faut, estime l'A., pour fonder la religion, se frayer une voie
entre la manière ancienne, qui partait du tableau de l'univers, et la
nouvelle, qui prend son point de départ dans l'âme humaine, mais
tombe aisément dans l'incertitude et le vague. 11 prend donc pour
fondement Yintériorilé, mais il entend conserver à sa doctrine un
caractère réel et ne veut pas d'une religion qui resterait purement
individuelle. On n'est pas religieux, dit-il, parce qu'on accepte que,
derrière le connu, il y a de l'inconnu, ou même une force supérieure :
il faut, pour qu'il y ait religion, que cette force soit avec notre u être
entier » en un rapport défini, non en un rapport quelconque. C'est
l'expérience de la vie qui doit nous fournir la conclusion qu'il existe
un monde supérieur; et la chose principale, pour la religion, c'est
que quelque chose de surhumain agit en l'homme et l'élève au-dessus
de lui-môme.
Le danger de l'intellectualisme est de réduire la religion à une
simple conception du monde; le danger du subjectivisme est de nous
livrer au pur sentiment et de nous retirer du « tout » où nous sommes.
Il importe de parvenir à une unité où se fondent les contrastes. Alors
seulement il y aura religion quand la vie de l'esprit sera créatrice
d'une réalité nouvelle, et non plus simple accident d'une réalité
donnée. Est-ce que la pensée ne dépasse pas le monde concret, par
l'hypothèse, par l'idéal? Est-ce que la science et la morale ne sont pas
des constructions progressives? Ce grand spectacle de la vie progres-
sive conduit à se demander d'où elle procède, et quelle place elle
occupe dans l'ensemble de la réalité. Ni la réflexion humaine ni la
recherche du plaisir n'en sauraient être le point de départ unique,
puisque le progrès moral s'obtient si souvent à l'encontre de nos
intérêts. Force nous est de l'entendre comme un mouvement du tout
qui passe dans l'homme, — mouvement auquel l'homme participe,
comme être personnel, indépendant dans l'ensemble où il s'incorpore.
Ce mouvement vers la personnalité, vers l'individualité spirituelle,
devient le point de départ d'un nouvel état de l'humanité. Et désor-
mais, à la façon de l'artiste, nous créons une vie nouvelle par l'inspi-
ration du divin qui entre en nous. La lutte pour le triomphe de la vie
de l'esprit, voilà donc la mesure du caractère religieux. Gardons-nous
de cette erreur où verse trop souvent la pensée moderne, qui est de
prendre de simples conditions pour des forces créatrices, en fermant
ainsi devant nous la réalité, le vrai contenu de la vie. Pour qui est
vraiment religieux, la vérité religieuse commande toutes les autres :
elle est le fondement de toute certitude.
II et III. L'auteur expose, ici, les difficultés nées de la critique
historique appliquée aux faits religieux. Cette critique, en ramenant
tous les faits au point de vue du devenir, ne ruinerait pas moins la
science que la religion. La réalité ne serait plus qu'un jeu d'ombres
chinoises : partout régnerait l'incertitude, dans la morale comme
dans l'art. Des différences de moment, de situation, d'éclairage, ce
ANALYSES. — soi.LiER. V association en psyriiologie 293
serait tout. Hieii d'assuré pour nous, insectes d'un jour suspendus au
mince fil du temps et près de tomber dans le non-être. Mais l'homme
proteste sans se lasser contre une pareille situation. Pourquoi cette
curiosité de notre passé, de nos anciHres, de nos monuments, si nous
n'aspirions à créer un présent qui triomphe du temps et dans lequel
agisse l'ordre éternel? 11 y a, dans l'histoire, quelque chose de plus
que la formation et la chute des peuples. Le sentiment de ce plus
s'augmente à mesure que la relisfion s'élève. Et d'ailleurs, le mouve-
ment de Ihistoire se montre dans la religion elle même. M. Eucken
s'élève avec force contre la méthode ancienne qui prétendait tout
ramener à une vérité religieuse immuable et gouverner les faits sans
avoir souci de ce que la vie apporte incessamment de nouveau. Il
importe, dit-il, de distinguer l'éternel du transitoire, la substance de
Vexistence. Avec la'civilisation moderne a changé l'état des premiers
jours du Christianisme; il serait déraisonnable d'y vouloir ramener
l'humanité. La Réformation a modifié l'institution chrétienne pour
l'accommoder à l'esprit nouveau, mais non pas encore assez profon-
dément.
Je m'abstiens de résumer la dernière conférence, dans laquelle
M. Eucken met en haut relief le rôle extraordinaire et la valeur
durable du Christianisme. Peut-être, ici, force-t-il un peu la signifi-
cation de Vimpossiblc à dessein d'établir l'action providentielle. Mais
ces pages sont d'un écrivain dont l'œuvre a une portée.
L. Arréat.
II. — Psychologie.
D"" Paul Sellier. — Essai critique et théorique sur l'association en
psvciioi.OGiE. Paris, E. Alcan, 1907, in-12, 187 p.
Cet ouvrage fait suite au Problème de la Mémoire publié en
1900, car le phénomène de l'association est « un des facteurs d'une
des opérations les plus importantes constituant l'acte mnésique, à
savoir l'évocation ». L'auteur nous avertit dans le Préambule qu'il a
voulu faire une étude de psychologie générale ; il ne croit pas possible,
en effet, de séparer la psychologie de la philosophie et puisqu'on ne
peut se dispenser de prendre parti entre les deux grandes conceptions
qui divisent les philosophes, il s'est placé lui-même pour étudier son
sujet « au point de vue du monisme pur ».
Le livre, qui est divisé en 4 chapitres, comprend essentiellement
deux parties, une partie critique où l'on examine l'état actuel du
problème et les solutions proposées, et une partie positive où l'auteur
propose à son tour sa solution et l'applique aux différents aspects de
la question.
I. — Il convient tout d'abord de délimiter celle-ci et de définir le
2i)4 REVUE PHILOSOPHIQUE
fait même de l'association. Les associationnistes ont eu le double
tort : 1'' de rétrécir outre mesure le champ de l'association; 2" de
mutiler le phénomène associatif lui-même.
1" Ce qui frappe en effet, quand on lit les divers travaux sur la
matière, c'est le terme « d'association des idées ». « Or, en obéis-
sant au principe même des associationnistes, qui considèrent les
sensations comme primitives et non les idées, il eût fallu examiner
d'abord « les états forts » que représentent les sensations, avant « les
états faibles ». 11 aurait fallu examiner les différentes façons dont
s'associent les sensations, les mouvements, les états affectifs et
cœnesthésiques, en un mot « les différents cas où les actes psychiques
peuvent s'associer entre eux ou s'évoquer l'éciproquement », car le
champ de l'association s'étend en réalité « à tous les modes de l'acti-
vité cérébrale et nerveuse ». On admet par exemple qu'une représen-
tation évoque seulement des représentations passées : c'est une
erreur; elle peut évoquer aussi des représentations d'objets simple-
ment possibles ou même invraisemblables et c'est ce que nous voyons
« se produire dans l'imagination créatrice ».
2° Les associationnistes n'envisagent ordinairement, dans le pro-
cessus de l'association, que la phase de la reviviscence ; mais celles
de la création, de la conservation, de l'évolution ne sont pas moins
importantes et demandent une étude spéciale.
Quant aux définitions, elles pèchent toutes par quelque point. On
ne doit considérer comme phénomène d'association que celui « où
deux événements psychiques (cérébraux), conscients ou non, sur-
gissent toujours simultanément ou dans un ordre de succession néces-
saire et invariable, réversible ou non ».
II. — Le chapitre suivant, intitulé « les lois de l'association » est
plus particulièrement consaci'é à établir le bilan des recherches
faites jusqu'à ce jour. Les points admis se réduisent à peu de chose :
les auteurs ne sont à peu près d'accord que sur la nécessité de
ramener à l'unité les lois de l'association (ils entendent d'ailleurs
cette réduction de façons très diverses) et sur les procédés au moyen
desquels on peut mesurer la force et la vitesse des associations
(encore M. .Sollier fait-il remarquer, à ce prppos, que les expériences
délicates et pénibles de psychométrie n'ont guère fait que confirmer
ce qu'on savait déjà par l'observation vulgaire). Parmi les }<oints
controversés ou controversables, il faut citer, au contraire, l'existence
des associations médiates, celle des représentations libres, enfin et
surtout celle des lois mômes de l'association, dont les diverses formules
sont aussi peu satisfaisantes que possible. La loi de la simultanéité
cérébrale, de M. Claparôde, n'affirme-t-elle pas : 1° que deux faits s'asso-
cient par cela seul qu'ils ont coïncidé; 2" qu'ils ne peuvent s'associer
s'ils n'ont pas coexisté? Or cette dernière alfirmation est contredite
par l'existence des associations médiates, et l'on peut objecter à la
première que « la vie deviendrait insupportable s'il fallait que tous
(
ANALYSES. — SOLLIER. UassociatioH en psychologie 295
nos faits de conscience simultanés restassent associés ». D'autre
part on peut adresser une critique de principe ù toutes les tentatives
qui ont été faites pour réduire la ressemblance à la contiguïté. Deux
phénomènes semblables, a-t-on dit, sont deux phénomènes partiel-
lement identiques : mais cette « soi-disant identité partielle des
représentations ne saurait exister. Un état passé du cerveau ne se
reproduit jamais identiquement.... Si artilicieilement, par la pensée,
on peut décomposer une représentation en fragments élémentaires,
on ne saurait procéder de même à l'égard du processus cérébral qui
correspond à cette représentation, lequel forme un état indivisible ».
— La gravité de cette objection n'échappera à personne; elle ne va à
rien moins qu'à détruire la réalité psychologique de la ressemblance
et si elle était fondée elle porterait sans doute beaucoup plus loin
ri lie l'auteur ne l'a voulu. — En réalité, tous ceux qui ont étudié
l'association ont péché par la méthode. « Il fallait d'abord étudier le
processus associatif dans son ensemble, dans son évolution naturelle
et biologique, avant de se perdre dans les discussions psychologiques
et philosophiques ».
III. — Après la critique des résultats, celle des théories. Le livre
eût gagné, sans doute, au point de vue de la composition à ce que ce
chapitre fût fondu avec le précédent. L'auteur distingue quatre con-
ceptions.
1° La conception psychologique fait consister l'association dans
le résultat d'affinités s'exerçant entre les états de conscience.
M. Durckheim qui adopte cette manière de voir est traité avec une
particulière sévérité. Comment se représenter une attraction, c'est-
à-dire un phénomène mécanique, se produisant entre des phéno-
mènes spirituels?
2'^ La conception awilomique, plus satisfaisante, paraît aujourd'hui
un peu simple; elle se ramenait en définitive à faire de chaque cellule
le sii'-ge d'une représentation : ce point de vue ne s'accorde pas avec
les récentes découvertes de l'histologie.
3° Défendue par M. Fouillée, par M. Goblot, etc., la théorie physio-
logique montre plus de souci de la complexité des faits, mais elle est
muette sur le point essentiel : elle ne nous dit pas pourquoi le courant
nerveux, cause profonde de l'association, suit précisément telle voie
plutôt que telle autre.
4° Par la critique des diverses théories proposées, nous nous
sommes acheminés jusqu'à la conception dynamique, « la seule qui
puisse concilier les conditions complexes dans lesquelles se présente
l'association ». Le courant nerveux apparaît au point de vue dyna-
mique « comme une modification d'ordre moléculaire, se poursuivant
dans une série d'éléments et s'accompagnant, dans chacun d'eux,
d'une décharge d'énergie ». Mais qui dit décharge d'énergie dit impli-
citement différence de tension : t la cause du courant nerveux paraît
être dans la déséquilibration et l'égalisation successive de la tension
296 REVUE PHILOSOPHIQUE
des différents segments contigus d'une chaîne de neurones ». « Il
suffit dès lors d'admettre qu'à tout état psychique correspond un état
dynamique spécial... pour comprendre que chaque fois que cet état
cérébral se reproduira le même état psychique se reproduira aussi. »
Mais comment se rétablit cet état? « Comment peut se faire cet aiguil-
lage du courant nerveux qui paraît choisir sa voie? » Or « il y a une
solution à laquelle on ne paraît pas avoir songé, c'est qu'il n'y a pas
d'aiguillage. Il y a là, comme je l'ai montré déjà dans Le Problème
de la Mémoire des phénomènes de résonance nerveuse absolument
comparables à la résonance sonore ou électrique ». L'association
s'explique ainsi très simplement : des phénomènes semblables —
que la ressemblance soit de temps, de qualité, de situation dans
l'espace, etc., — des phénomènes, en d'autres termes, i ayant quelque
chose de commun » déterminent dans les centres des états ayant
aussi quelque chose de commun, c'est-à-dire capables de résonner
entre eux, sous l'influence de l'excitation partie de l'un deux ».
IV. — A la lumière du principe qu'il vient d'établir l'auteur examine
ensuite les diverses questions comprises dans le problème général de
l'association. La conception dynamique explique à merveille comment
l'association se crée, — « pour que deux impressions... puissent s'as-
socier, il est nécessaire et suffisant qu'elles correspondent à un même
état dynamique cérébral ou à deux états dynamiques assez voisins
pour que la vibration de l'un puisse gagner l'autre et le faire vibrer à
l'unisson », — comment elle se co?i'-erue, — une seule chose persiste
« c'est la tendance de l'état dynamique du centre aperceptif, corres-
pondant à une impression, à se reproduire et à provoquer dans le
centre récepteur, une représentation de cette impression », — comment
elle se reproduit, enfin comment elle évolue (on peut distinguer
trois formes d'évolution, la cristallisation, Vinstabilité, la disparition).
— Et, comme il l'avait promis, M. Sollier termine par une conclu-
sion philosophique : l'association consiste « en définitive dans un
phénomène de résonance nerveuse au point de vue physique et éner-
gétique auquel nous nous plaçons pour la compréhension des phéno-
mènes psychiques, conformément aux grandes lois générales qui
gouvernent la matière vivante comme la matière inorganique ».
L. Dupuis.
Alfred Binet. — L'année psychologique, 1906. Paris, Masson,672 pp.
Ce volume comprend, comme les précédents, des travaux originaux,
Les revues générales et des comptes rendus, ceux-ci peu nombreux.
Les travaux originaux sont les suivants :
I. A. Binet et Th. Simon. La misère psysiologique et la misère
sociale (pp. 1-24). — Les recherches dont les résultats sont rapportés
dans ce travail ont été faites sur 245 garçons 'et 308 filles fréquentant
ANALYSES. — Bi>ET. /."Année psychologique 297
des écoles primaires. B. et S. considèrent la taille des enfants, leur
poids, leur diamètre biacromial (compris entre les deux exlrémifès
les plus externes des omoplates) et la dimension de la tète. Ils ont
trouvé qu'il y a un rapport chez les enfants étudiés entre la misère
physiolofîique et la misère sociale, c'est-à-dire que beaucoup des
enfants ilont le développement est en retard appartiennent à des
laniilles pauvres.
II. G. BoNNiER. Les abeilles n' exécutent-elles que des mouvements
réflexes? (25-33). — L'auteur prouve, en s'appuyant sur des expé-
riences qui paraissent démonstratives, qu'il existe chez les abeilles non
seulement des actes réflexes et de l'instinct, mais une véritable intel-
ligence, c'est-à-dire une aptitude à modifier leurs actes en présence
de circonstances imprévues. Voici , par exemple , l'une des expé-
riences qu'il rapporte : « Je place des morceaux de sucre assez loin du
rurher. Le lendemain matin les ouvrières chercheuses les ont décou-
verts et signalés; un va-et-vient de butineuses tend à s'établir entre
le sucre et les ruches. Comment faire pour enlever ce sucre solide?
Les abeilles n'en ont jamais vu et pourtant elles ont reconnu que c'était
du sucre! Des butineuses essaient de le mordiller; mais elles s'aper-
çoivent bientôt que leurs mandibules sont impuissantes. Alors s'orga-
nise un double courant d'ouvrières au vol : elles vont de la ruche au
bassin plein d'eau, récoltent de l'eau dans leur jabot; puis du bassin
aux morceaux de sucre, déposent l'eau sur le sucre et aspirent
ensuite le sirop formé, semblable à du nectar, pour le reporter à la
ruche. » Selon Bonnier, il s'agirait chez les abeilles d'intelligence
« collective »(?) et non pas d'intelligence individuelle; il parle de leur
I admirable organisation collectiviste »; « une abeille isolée est
dépourvue de toute initiative et semble n'obéir qu'à un ordre qui
lui a été donné ».
III. Z. Trêves. Le travail, la fatigue et Veffort (34-69). — Étude
approfondie, parfois un peu trop brève, où l'auteur résume les tra-
vaux antérieurs qui se rapportent aux questions qu'il traite et les
siens propres. Il considère les cinq questions suivantes :
1° Dans quelles conditions peut-on obtenir de nos mouvements
l'effet utile maximum (travail maximal)?
2° Comment se présente la courbe de travail maximal rythmique
selon qu'on l'obtient par une stimulation électrique (maximale) ou
bien par la volonté?
3" Peut-on considérer la courbe du travail comme expression de
l'affaiblissement neuro-musculaire correspondant?
4° Quels éléments devons-nous étudier dans la courbe de travail
volontaire et comment ce^ éléments varient-ils selon les différentes
conditions de travail?
5° Quels rapports existent entre l'efîet utile, l'affaiblissement et
l'effort au cours du travail rythmique volontaire?
Parmi les conclusions de son étude, je signalerai .'es suivantes :
298 RIÎVUE PHILOSOPHIQUE
Dans la courbe du travail musculaire volontaire, comme dans celle
du travail provoqué par l'excitation électriciue, une phase de travail
en régime permanent succède, si on diminue convenablement le poids
(il s'agit d'expériences ergographiques) à la phase descendante com-
posée, lorsqu'on opère avec un poids suffisamment lourd, d'un
nombre limité de soulèvements. On ne peut affirmer d'une manière
générale que, pour obtenir d'un mouvement volontaire le plus grand
effet utile possible, il soit nécessaire d'exciter le muscle d'une façon
d'autant plus intense qu'il a déjà plus travaillé; on ne peut non plus
affirmer d'une manière générale que la production d'une certaine
quantité de travail coûte plus au muscle fatigué qu'au muscle normal.
On ne peut juger de la fatigue d'après la courbe du travail; T. indique
pour mettre en évidence la fatigue d'autres moyens tirés de 1 "étude de
la contraction statique et de l'énergie delà contraction.
IV. S.VNTE DE Sanctis. Typcs et degrés d'insuffisance mentcile
(70-83). — 11 faut distinguer entre le type d'insuffisance mentale et le
degré. Abstraction faite des types combinés ou de transition, de S.
distingue 5 types : 1, mentalité idiotique; 2, m. imbécile; 3, m. vésa-
nique; 4, m. épileptoïde; 5, m. enfantine, et il énumère les caractères
de chacun de ces types. Vimbécile înoraine lui paraît pas pouvoir
former un type à part, nettement distinct des précédents ; les mani-
festations de l'imbécillité morale se rencontrent surtout dans le type
épileptoïde.
De S. propose ensuite des tests intellectuels de difficulté croissante
pour déterminer le degré de la débilité mentale. Ces tests paraissent
pour la plupart pratiques: une critique, pourtant, s'impose pour le
dernier, qui comprend deux questions dont l'une est celle-ci : « Les
objets plus éloignés sont -ils vraiment plus petits ou seulement
paraissent-ils plus petits que les objets plus rapprochés? ». L'auteur
suppose évidemment que les mêmes objets paraissent plus petits
lorsqu'ils sont plus éloignés; ils paraissent d'ordinaire, du moins
lorsqu'ils ont exactement reconnus, de même grandeur, ils sont seule-
ment vus sous un angle plus petit. La question, posée comme
ci-dessus, ne peut pas avoir de sens pour un faible d'esprit.
V. B. Bourdon. Influence de la force centrifuge sur la perception
de la verticale (84-94). — L'auteur s'est servi, pour étudier cette
influence, d'une table rotative portant à l'une de ses extrémités un
siège sur lequel était assis l'observateur (lui-même); la direction de la
l'ésultante de la pesanteur et de la force centrifuge formait un angle
de 10° environ avec la verticale. II a fait les séries suivantes de déter-
minations : 1*^ Essayer, les yeux bandés et la tête n'étant pas immobi-
lisée, de placer verticale avec les deux mains, pendant la rotation, une
baguette; 2" Même expérience, la tête étant immobilisée; 3'^ ÎNIême
expérience, la tête étant inclinée de 10" pour compenser l'influence de
la force centrifuge; 4» Essayer de placer verticale, pendant le mouve-
ment, la tête elle-même; 5'^ Déterminer la verticale visuelle apparente;
(
ANALYSES. — niM;T. L'Année psychologique 299
C'^ Déterminer la torsion des yeux. Les résultats trouvés sont ceux
qu'on obtiendrait en maintenant le corps immobile, mais incliné
la(éi-;ilement de 10" (l'axe de rotation était latéralement situé par
rapport au corps); ils s'accordent parfaitement avec riiypolhèse «jue
lorsque nous tournons en cercle, nous prenons pour la verticale la
direction de la résultante de la pesanteur et de la force centrifuge.
L illusion qui se produit relativement à la verticale visuelle quand
MOUS tournons en cercle ne tient, contrairement à ce ciu'ont aflirmé
dautres expérimentateurs, que pour une très faible part aux torsions
des yeux qui se produisent alors.
VI. L. BLARING1IE.M. La notion d'espèce et la théorie de la mutation,
(Vnprds les travaux de Hugo de Vries (9o-il2). — B. considère succes-
sivement l'espèce linnéenne, l'espèce élémentaire (l'espèce linnéenne
comprend parfois un nombre considérable d'espèces élémentaires),
la variation individuelle (dans une même progéniture il n'y a jamais
deux êtres identicjues) et la variation accidentelle ou anomalie dans
l'espèce élémentaire. L'étude de riiérédité des anomalies a conduit de
N'ries à la découverte de la formation de nouvelles esj)èces élémen-
taires. Après avoir parlé des hybrides et métis, B. résume la théorie
de la mutation: les espèces élémentaires sont elles-mêmes un ensemble
de caractères ou unités héréditaires juxtaposés, non fusionnés, soit
dans l'individu soit dans Tespèce élémentaire, et la rnutabililé est la
possibilité de changements dans l'association des diverses unités héré-
ditaires, changements d'où peuvent résulter des espèces élémentaires
nouvelles.
VIL A. BiNET. Pour la philosophie de la science (113-136). — B.
revient, en les développant, sur des idées qu'il a déjà exposées anté-
rieurement dans son ouvrage : L'âme et le corps. Les sensations, les
images et les idées mêmes, résidus ou transformations des sensations
constituent pour lui la matière, et la conscience, bien qu'incluse dans
les sensations, est un élément essentiellement distinct d'elles, et qu'on
peut appeler l'âme, l'esprit, la pensée. B. défend ensuite cette concep-
tion dualiste contre certaines objections; ainsi, il répond à ceux qui
voient dans la conscience un luxe inutile que le concept d'utilité ne
s'applique pas à la conscience, qu'il concerne exclusivement la matière ;
à ceux qui objectent que la loi de la conservation de l'énergie
implique également l'inutilité de la conscience, que la conscience n'est
pas plus soumise à cette loi qu'à l'action de la pesanteur ou à celle
des bactéries. La conscience, pour B., n'agit pas sur la matière et ne
peut agir, « parce que l'action est un concept qui, tiré du monde de la
matière, ne s'applique pas à la conscience ».
VIII. G. BoiiN. Les Iropismcs, les ri''(ïe.xes et Vintelligence {l21-l'ôQ).
— On entend par tropismes des réactions directes du protoplasma aux
inlluences du milieu ambiant; tel est l'héliotropisme qui fait qu'une
I>lante tourne certaines de ses parties vers la lumière. Chez les ani-
maux il peut exister aussi des tropismes, et on peut ranger approxi-
30O REVUE PHILOSOPHIQUE
mativement par ordre de complexité croissante leurs actes de la
manière suivante : tropisme, réflexe simple, réflexes associés, intelli-
gence. Une école de naturalistes a fait jouer depuis une quinzaine
d'années un rôle considérable aux tropismes dans l'explication des
actes des animaux et quelques-uns sont même allés jusqu'à vouloir
expliquer les actes les plus réfléchis et les plus complexes par des
tropismes. B. signale les dangers de l'abus du mot tropisme; il insiste,
en citant des exemples, sur la complexité de beaucoup des actes con-
sidérés comme des tropismes et il montre que les prétendus tropismes
des métazoaires résultent d'associations nerveuses souvent très com-
plexes; l'acquisition de ces associations dépend non seulement des
connexions nerveuses et du rôle joué par la sélection dans la régula-
tion des actes des animaux, mais encore de l'état d'excitabilité de la
matière vivante; les lois de cette excitabilité sont encore mal connues;
B. signale comme la conditionnant le degré d'hydratation de la
matière vivante, le mode d'application des excitants (excitations
simultanées, successives, continues, etc.). « La vérité, conclut-il,
n'est pas dans des explications trop exclusives et trop simples. « Tro-
pismes », « réflexes », « intelligence », tout cela n'est le plus souvent
que question d'étiquettes, qui masquent notre ignorance au sujet de
la nature réelle des actes des animaux, si complexes dans leur essence
même, et je crois que pour le moment, au lieu de discuter sur des
mots, qui, comme nous l'avons vu ci-dessus, ont été employés dans
tant d'acceptions différentes, le parti le plus sage est d'étudier d'une
façon analytique les actes des animaux, sans se laisser guider par des
idées préconçues. »
IX. Larguier des Bancels. La psychologie judiciaire. Le témoignage
(157-233). — Étude très intéressante et très documentée où l'auteur
passe en revue les recherches qui ont été faites depuis une dizaine
d'années sur la psychologie du témoignage. Les résultats pratiques
désormais acquis, à la suite de ces recherches, sont les suivants :
1° L'erreur est un élément constant du témoignage. Il n'existe pas
de témoignage parfaitement exact.
2'' Les erreurs sont moins nombreuses dans le récit spontané que
dans l'interrogatoire.
3° La réponse et la question forment un tout et la valeur de la pre-
mière dépend de la forme de la seconde : c'est ainsi que, lorsqu'un
interrogatoire comporte des suggestions, la fidélité du témoignage
diminue.
4° Donc toute question impliquant suggestion doit être évitée. Les
enfants, en particulier, ne présentent qu'une résistance faible aux
suggestions d'un interrogatoire.
5'J Les renseignements relatifs au signalement d'un individu, aux
nombres, aux couleurs, méritent peu de confiance. L. des B. va jusqu'à
conclure, d'après les inexactitudes constatées expérimentalement
dans des témoignages se rapportant aux couleurs, que « les rensei-
ANALYSES. — Bi.NET. L'Année psychologique 301
gncments qui portent sur les couleurs n'ont pratiquement aucune
valeur. »
G" l'nc déposition faite sous serment contient elle-même en général
des erreurs.
X. BiNET, SiMO.N et Vaney. Recherches de pédagogie scientifique (233-
274). — Binet signale la création par lui d'un laboratoire-école de
pédagogie à Paris, dans une école primaire. Il a réuni dans ce labo.
raloire les instruments les plus utiles pour l'étude expérimentale de
l'enfant. Il décrit en particulier les méthodes pratiques d'examen de
l'acuité visuelle et de l'acuité auditive qu'il est possible d'employer
avec les enfants et les avantages ou inconvénients de telle ou telle de
ces méthodes. 11 consacre aussi quelques développements à l'attitude
qui convient pour écrire, aux méthodes par lesquelles on peut estimer
le degré d'intelligence, au sens esthétique des formes, et enfin à l'écri-
ture, à la figure et à la main (graphologie, physiognomonie, chiro-
mancie) considérées comme pouvant renseigner sur l'intelligence.
XI. E. Cl.\parède. L:i psychologie judiciaire (27;j-302;. —C. définit en
termes un peu obscurs la psychologie judiciaire « cette psychologie
applifjuée au droit qui comprend l'étude psychologique des faits
relatifs à l'activité judiciaire ». En fait, il traite dans son étude de la
psychologie du juge (« crinologie ») et de la psychologie du déposant
(témoin, plaignant, inculpé). Il décrit assez longuement, à la fin de
son élude, ce qu'il appelle le <> diagnostic constellatoire ». Il s'agit d'une
expérience d'associations verbales qu'on a songé à utiliser pour recon-
naître un coupable. On présente à l'inculpé successivement un certain
nombre de mots choisis d'avance et on lui demande d'y associer le
plus vite possible d'autres mots» Certains mots auront été choisis
capables d'en suggérer d'autres se rapportant au délit. Involontaire-
ment, l'inculpé, s'il est réellement coupable, se trahira, soit par les
mots qu'il associera à ceux qui lui auront été présentés, soit, s'il
sait éviter les associations compromettantes, par de l'hésitation, par du
ralentissement, etc., pour certaines associations. L'expérience, bien
(jue sujette à de sérieuses objections, que C. lui-même cite, a donné
parfois, dans des expériences de laboratoire, de bons résultats.
XII. E. Mach. Sur le rapport de la physique avec la psychologie
(303-318). — « Je tiens à bien marquer que je ne suis ni un philosophe,
ni un psychologue, mais un pur physicien ». On doit protester contre
cette déclaration trop modeste de Mach ; c'est parce qu'il est, au con-
traire, non seulement un excellent physicien, mais en outre, un très
bon philosophe et psychologue, que ses idées sur le rapport de la
physique et de la psychologie présentent, même pour les philosophes
et psychologues de profession, un intérêt considérable. Ceux qui sont
au courant des travaux de Mach connaissent déjà ses idées philoso-
phiques; elles ressemblent à celles de Hume. Pour Mach, il n'y pas
de choses en soi, et, sous ce rapport, il pense avec raison que Kant
accuse un recul marqué vis-à-vis de Berkeley et de Hume. Le monde,
302 REVUE PHILOSOPHIQUE
tant physique que psychologique, résulte de l'activité des organes
sensoriels. « L'ensemble de ce qui dans l'espace est immédiatement
donné pour towi s'appelle dans le langage ordinaire le Physique; ce
qui, au contraire, n'est immédiatement donné qu'à un seul et n'est
accessible à tous les autres que par voie d'analogie, le Psychique. On
désigne aussi ce qui n'est donné qu'à un seul comme son Moi (au sens
strict). C'est dans cette opposition que se trouve la racine naturelle du
dualisme tel que Descartes l'a représenté ». Il fait, toutefois, plus
loin, cette réserve juste que le monde commun à tous apparaît un peu
différent à chacun selon l'individualité de son organisme. Les
données propres à chacun dépendent d'une part les unes des autres
(la couleur du papier de la lumière qui l'éclairé) d'autre part de son
organisme particulier (la couleur de l'oeil).
B. Bourdon.
D'' Theodor Sternberg. — Charakterologie als Wissenschaft.
Lausanne, E. Frankfurter, 1907.
M. Th. St. semble n'accorder qu'une faible confiance aux recherches
de la psychologie pure, même secourue par la physiologie. 11 entre-
prend toutefois de restaurer cette forme populaire de la psychologie,
qui est l'étude du caractère. Mais la caractérologie, telle qu'on l'a
comprise jusqu'à ce jour, n'est qu'un « art » ; il en voudrait faire une
« science », et il se flatte d'en avoir découvert le moyen dans l'étude
consacrée par lui — vu sa compétence spéciale en cette matière — à la
vie et aux ouvrages du juriste philosophe Julius von Kirchmann. Il
suffît à sa méthode des matériaux ordinaires de toute biographie;
elle permet seulement de les utiliser mieux. C'est une méthode diffé-
rentielle, procédant par l'analyse des « contraires » : elle ne se borne
point à sommer banalement des qualités, par où l'on n'atteint jamais
à la détermination d'un caractère; elle remonte delà différentielle à
l'intégrale.
A chaque trait -positif au. caractère, nous dit M. Sternberg, corres-
pond un trait négatif: toujours présent, il apparaîtra aux heures de
dépression, de fatigue. Le sadisme par exemple, — considéré comme
une disposition, non comme une perversion, — n'existe point sans la
disposition contraire du masochisme. Celle-ci, dans les cas patholo-
giques, pousse le sadiste à accabler sa victime de caresses. En
revanche le masochiste, en qui domine le sentiment de l'adoration, a
ses heures de sadisme où il s'abandonne, à défaut de la l'éalité, à des
idées de puissance et de conquête. Dans leur culte extatique de la
femme, ils nous promènent ensemble du culte d'Astarté à celui de la
miadone.
« Liaison, enchaînement téléologique », c'est la loi fondamentale de la
ANALYSES- — FAGL'KT. Le socialisme en 1001 303
caractérologie conçue comme science. Elle arrive aux types par l'ana-
lyse (les détails, par des comparaisons et des parallèles. * A'. .V. esta;
qu'est il encore .' » Telle est la question à résoudre, en sorte que les
réponses b, c... n seront à a comme les moyens sont à la lin. Dans ce
rapport, a marquera la vocation; h, c,... seront les qualités ou les
complémentaires de la vocation. Je renvoie à la brochure même
(4:5 pages) pour explication plus ample, ne pouvant métendre ici
davantage. On y verra comment l'auteur élargit sa mélliode jusqu'à
lui soumettre les diverses diciplines de la philosophie, ou du moins à
l'utiliser en faveur de ces diciplines.
La loi du contraste étant, écrit M. Sternberg, le rellel dune loi
générale de la logique : thèse, antithèse, synthèse, la caractérologie se
rattache naturellement à la logique. Par la logique d'un caractère,
d'autre part, on pénètre dans sa morale. Mais la caractérologie n'aura
point à se demander ce qui est bon, mais ce qui est important, signi-
licatif, n'importe à quel titre; elle n'a pas à juger si les lyi)cs qu'elle
décrit sont louables, elle se borne d'abord à établir qu'ils existent et
comment ils ont de la valeur ou de la portée. De même pour la déter-
mination d'un caractère esthétique : la dégradation des contrastes
nous mène de Richard III à Buckingham, à llastings, etc.
Les caractères, l'ait remarquer M. Sternberg, sont comparables en
leurs éléments, que l'analyse dégage; ils ne le sont point comme un
tout : ainsi la couleur et le son ne sont comparables qu'en leurs vibra-
tions, deux corps chimiques en leur poids ou leur distance atomi-
que, etc. Jusqu'aujourd'hui, en somme, la caractérologie n'a été qu'un
ramas de lieux-communs, une sorte de chiromancie ou de graphologie
suspecte; il est temps que ralmanach des paysans lasse place à une
météorologie scientiticiue. Il y faudra, sans doute, un don personnel, un
tact spécial : mais ne faut-il point être musicien pour apprendre la
musique? — Peut-être, l'ambition de l'auteur paraîtra-t-elle exces-
sive; on ne contestera point, je crois, qu'il se trouve dans ses pages
plus d'une vue juste. La tendance première qui s'y décèle est de
ramener l'étude spéculative vers lindividuel, vers le concret.
L. Arréat.
III. — Sociologie.
E. Faguet. — Le socialisme en 1907. Société française dlnip. et
de Lib., Paris, 1907, in-18, 373 p.
Les définitions nuisent d'ordinaire à l'étude impartiale des faits, car
elles obligent à séparer ou grouper artificiellement des phénomènes
foncièrement analogues; mais elles ont l'avantage de donner à un
livre une belle unité, une forte apparence de vigueur. Est-ce le cas de
la définition donnée par M. Faguet au début de son nouveau livre :
304 REVUE PHILOSOPHIQUE
« J'appelle socialisme toute tendance ayant pour objet l'égalité réelle
entre les hommes » ? D'après cette définition, la simple manifestation de
tendances égalitaires relève de l'étude du socialisme, et c'est pourquoi
les trois premiers chapitres ont pour objet le socialisme avant, pen
dant et après la Révolution de 1789; mais toute tentative de réalisation
d'une égalité imparfaite ne doit être rattachée qu'à un « pseudo-socia»
lisme », et c'est pourquoi le syndicalisme et l'interventionnisme, le
prétendu socialisme libertaire ou humanitaire qui ne va pas jusqu'au
collectivisme rigoureusement niveleur, ne sont pas du « socialisme »
(p. 262 et suiv.)- Donc pour M. Faguet le socialisme ce n'est pas l'en-
semble des idées, sentiments, aspirations et doctrines, tendances et
actes, qui de diverses façons s'opposent à l'individualisme sous ses
divers aspects; ce n'est qu'une idée égalitaire presque figée et dont
les conséquences immuables sont un collectivisme, un anarchisme ou
un « appropriationisme » (p. 157) et un cosmopolitisme, d'ailleurs « uto-
piques » et même « uchroniques ». « La seule forme du socialisme
qui soit rationnelle, à savoir le collectivisme, a contre elle qu'elle est
irréelle. » On ne saurait condamner plus ironiquement un adversaire
couronné, mais émacié, exténué.
Cependant « il n'y a rien de plus respectable, il n'y a rien de plus
digne de vénération et de sympathie que l'idée profonde, que l'idée
intime du socialisme... l'idée d'égalité » (p. 315). « Au fond, le socia-
lisme c'est la guerre à la guerre; au fond le socialisme, c'est la lutte
contre la lutte pour la vie. Le socialisme dit aux hommes : « Reposez-
« vous, contentez-vous de peu et que la paix soit avec vous. » C'est là
sa pensée intime et le fond même de son àme » (p. 316). On peut « con-
sidérer le socialisme à travers les âges comme une pensée de justice,
puisque ce qu'il recherche c'est l'égalité réelle; mais on peut le consi-
dérer aussi comme une grande pensée de charité, puisque ce qui
l'anime c'est une grande pitié pour le mal que les hommes se font à
eux-mêmes par la recherche de biens faux » (p. 322). Aussi M. Faguet
affirme-t-il œ que dérivant de l'idée de justice, il est périlleux et il est
condamnable ou au moins suspect, la plupart des idées rigoureuse-
ment déduites de l'idée de justice étant abominablement fausses;
mais en tant que dérivant de l'idée de charité il est excellent et il faut
le tenir en grande considération » (p. 322). Toute la conclusion du
livre consiste en un éloge parfois enthousiaste du socialisme huma-
nitaire et on une tentative de conciliation entre l'idée socialiste, « idée
fausse », et r « idée fausse » opposée, de laquelle le socialisme est né
par réaction (p. 363). « Le socialisme en soi, en son fond, est une
doctrine morale qui est irréprochable et salutaire, et que, comme
doctrine morale, il faut répandre par tous les peuples comme une
religion, sans abandonner pour lui l'idée de patrie...; mais en le pré-
sentant comme une pensée universelle vers laquelle il faudrait, tous
ensemble et du même pas, s'élever peu à peu de toutes ses forces »
(p. 371).
ANALYSES. — FAGUET. Le socialisme en / D07 305
Si un penseur de moindre envergure avait osé proclamer la sainteté
de l'idée socialiste fondamentale, après avoir déclaré que cette idée
est celle d'égalité qui ne peut engendrer que des théories « abomina-
blement fausses », on nhésiterait pas à parler de contradiction. Mais
M. Faguet n'a sans doute fait qu'user d'un procédé antilliéliquc : il a
opposé l'idée de charilè h l'idée de justice et après avoir montré les
dangers du socialisme fondé sur l'idée de stricte justice, de parfaite
égalité, il a pu d'autant mieux faire resplendir la beauté du socialisme
fondé sur la charité et auquel on peut emprunter le principe d'appli-
cations dites « interventionnistes » (p. 360) et « mutualistes » (p. 359)
pour constituer « le socialisme limité, le socialisme pratique ou le
socialisme réaliste » (p. 3G1).
Toutefois, il est bien entendu que ce dernier socialisme n'est pas
du socialisme puisqu'il ne se rapproche même pas autant du collec-
tivisme , seul logique, que les « pseudo-socialismes » anarchiste,
étatiste, radical, associationniste, etc. Donc, en donnant une adhésion
sans réserve au syndicalisme jaune (p. 305- et suiv.), rapproché inti-
mement du syndicalisme rouge (p. 313) après lui avoir été énergique-
ment opposé (p. 300), en admettant la possibilité d'une révolution
« appropriationniste » (p. 333), en * allant même, en fait d'intervention
de l'État jusqu'à l'atelier national, malgré sa mauvaise réputation,
mais jusqu'à latelier national intelligemment compris » (3ii-342^,
M. Faguet nentend nullement faire du socialisme proprement dit,
bien qu'il ne renonce pas du tout à exalter l'idéal charitable, huma-
nitaire d'un socialisme qui, en définitive, n'est pas essentiellement
différent de celui qu'il combat. Au lecteur avisé de ne pas se laisser
déconcerter par ce semblant d'imbroglio. Qu'il se tienne pour averti
par ce passage du premier chapitre : « Le socialisme est, soit à base
fraternitaire, soit à base égalitaire; en d'autres termes, il est fondé
soit sur la charité, soit sur l'envie; en d'autres termes, il dérive soit du
christianisme, soit de légo'isme » (p. 10-11). Mais comme « à en juger
par les Évangiles, Jésus ne fut pas socialiste et justement il fut
essénien) » ; comme le christianisme s'il « a été le plus actif ferment
de socialisme que je connaisse », n'a pas été socialiste en sa doctrine
primitive, ni en sa doctrine développée » (p. 4), n'oublions pas que le
socialisme à base fraternitaire est socialiste sans l'être, ou n'est pas
socialiste sans qu'on puisse nier qu'il le soit.
Avant la Révolution il n'est guère que des paroles ou écrits « ayant
couleur socialiste » ; la Révolution « qui n'a jamais cru être socialiste :
l'' la été un peu dans les faits ; 2"^ l'a été profondément dans ses idées »,
car t ses deux idées directrices, les seules qui comptent, souverai-
neté nationale, égalité, tendent toutes les deux au socialisme »
1(62)..
Elle ne « s'est pas terminée sans que quelqu'un, avec toute la sûreté
logique et toute la précision possible, en ait poussé les idées géné-
rales et les principes directeurs jusqu'à leur conclusion vraie et logi-
TOME LXIV. — 1907. 20
306 REVUE PHILOSOPHIQUE
quement inévitable » (p. 05) : c'est Babeuf « égalitaire conséquent et
absolument rien de plus » (p. 63).
La période de 1830 à 1848 l'ut « l'époque de la constitution définitive
du socialisme comme doctrine » (p. 71). Mais c'est depuis Marx que
« le socialisme s'est tourné tout entier vers la solution collectiviste »
(p. 82). On sait qu'en France il fut essentiellement humanitaire
de 1830 à 1848, tandis qu'en Allemagne il fut essentiellement positiviste
et affecta même une allure scientifique qui fit l'originalité de Karl
Marx lui-même (p. 79). L'évolution économique de tout le xix'^ siècle,
l'industrialisme, la facilité des communications, la « montée » de la
bourgeoisie et du peuple qui <> s'enrichissent et accèdent à la pro-
priété » (p. 99) sont les principaux « faits générateurs du socialisme »
(p. 92-105). « La grande idée-mère du socialisme », nous l'avons déjà
dit plus haut, « celle auprès de qui toutes les autres sont secondaires,
c'est l'idée d'égalité » (p. 106), idée « antinaturelle ou, si l'on veut,
supranaturelle ». Les démocraties ont fatalement la passion de l'éga-
lité; les aristocraties et les nations à esprit militaire ont seules le
« respect des supériorités » (p. 108), le sentiment de la nécessité d'une
élite et d'une hiérarchie sociale. La démocratie vise à la suppression
de « l'inégalité de naissance, du fait de naître riche, c'est-à-dire plus
fort qu'un autre » (p. 110) et de plus à l'impossibilité pour tout homme
de devenir riche (p. 111). Si le capitalisme est nécessaire, le capitaliste
ne l'est pas aux gens qui savent associer leurs modestes fortunes ,
grouper de petits pécules (p. 125); donc la grande fortune individuelle
est condamnée par eux. 11 en est de même du commerce individuel,
intermédiaire entre le producteur et le consommateur, que la con-
currence, la production anarchique, rendent seules nécessaire (p. 130).
M. Faguet ajoute aux i idées mères du socialisme » qu'il dégage
de ces faits une sorte d'horreur pour la richesse que nous voyons
bien découler directement de la jalousie populaire, mais aussi un
« culte de la pauvreté » (p. 155) dont raffirmation nous semble beau-
coup plus douteuse.
Dans le socialisme proprement dit, les anarchistes sont les libéraux;
les appropriationnistes, les opportunistes, elles collectivistes « les des-
potistes ou les esclavagistes » (p. 186). M. Faguet a vigoureusement
mis en lumière l'odieux joug que le collectivisme ferait peser sur
tous par son « administration très méthodique, très compliquée et
fatalement très despotique, qui ne s'appellera peut-être pas État, mais
qui sera une tyrannie, et une tyrannie plongeant le pays dans l'inertie
et dans le coma » (p. -43). 11 a également montré les liens très forts
qui unissent le collectivisme et ranlimilitarisme,car « faire du collec-
tivisme avant que le cosmopolitisme soit réalisé , c'est mettre la
charrue devant les bœufs » (p. 2oi). Le collectivisme serait fatal à la
nation qui essayerait de le réaliser; mais « eût-il conquis le monde
entier, j'ignore par quel coup de baguette, dans son sein même,
naîtraient des patries qui le détruiraient » (p. 261). Toute cette critique
ANALYSES. — DLiiiEF, A travers la législation du travail 307
du socialisme collectiviste est forte et en bien des parties rajeunie ou
iiouvelle. (À^lie qui montre l'évolution syndicaliste tendant ù faire du
€ prolétariat une classe régnante » (p. 38'.» i est, elle aussi, fort intéres-
sante. En définitive, n'était la confusion à lafjuelle est exposé le lec-
teur, par suite de l'ambiguïté du mot « socialisme », auquel ne corres-
pond nettement aucun concept objectif, l'étude diî .M. Faguet serait
plus encore que lœuvre intéressante dun écrivain dont la réputation
n'est plus à faire, d'un esprit élevé, cherchant de bonne foi ce qui
peut contribuer au t moindre malheur de l'humanité... et de son
pays ».
G.-L. DUPRAT.
F. Dubief. — A travers la législation du travail. 1 vol. in-12,
273 [). Cornély, 1905, Paris.
L'auteur de ce livre est un homme politique; il ne cherche pas à faire
œuvre doctrinale, mais à présenter le tableau du travail législatif
suscité en France par la question ouvrière. 11 passe en revue les lois
faites ou en préparation sur la journée de travail, le repos hebdoma-
daire, le paiement et l'incessibilité des salaires, les accidents du
travail, les maladies professionnelles, les retraites ouvrières, les
bureaux de placement, les caisses de chômage, l'apprentissage,
l'arbitrage dans les grèves, la coopération rurale, le bien de famille,
l'assistance obligatoire. Il conclut à la nécessité d'élaborer un code
du travail et met sous nos yeux l'ébauche de ce code. M. Dubief
appartient à l'école ou au parti qui croit pouvoir pousser à l'extrême
l'application des doctrines de la Révolution française en les conciliant
avec un minimum de socialisme. Mais une telle synthèse exigerait une
élaboration doctrinale dont nous cherchons inutilement ici les pré-
misses. Les radicaux-socialistes sont des éclectiques, ce qu'on ne peut
leur reprocher, mais l'éclectisme lui-même ne peut se passer de
méthode. Peut-on superposer aux doctrinesjuridiques de la Révolution
la critique marxiste de l'économie politique sans craindre que ceci tue
cela? M. Dubief accorde à l'économie socialiste que le travail est une
marchandise que le développement des forces économiques tend à
déprécier. Tandis que, de 1844 à 1894 le taux des salaires s'élève de
80 p. 100, le capital accumulé annuellement, triple et passe de
1 788 600 000 francs à 5 749 900 000 francs, ainsi que le prouve la statis-
tique des droits de succession (p. 18). Fort de ces données qu'il néglige
d'analyser M. Dubief conteste l'existence d'un lien causal entre
l'abaissement du taux de l'intérêt et l'accroissement de la part du
travail. Il accorderait donc aux marxistes le fait de l'accumulation du
capital dans les mêmes mains. Or ces dialecticiens subtils sauront
bien le contraindre à accepter toutes les conséquences du système ou
à avouer la timidité de sa logique.
308 KEVUE PHILOSOPHIQUE
Peut-être suis-je ici trop sévère pour le système radical-socialiste
dont M. Dubief est un représentant judicieux et consciencieux. Le
principe sur lequel il s'appuie semble bien être celui du droit à
l'assistance, principe dont la législation sociale déroulerait les consé-
quences à mesure que le milieu économique l'exigerait. Le droit à
l'assistance serait en quelque sorte le pont jeté entre les doctrines
juridiques de la Révolution et les doctrines économiques du socialisme.
Le législateur radical-socialiste constate que le développement des
forces économiques ôte à l'ouvrier, abstraitement conçu, la jouissance
effective des droits individuels et familiaux que lui reconnaissent les
institutions issues de la Révolution. 11 conserve néanmoins une foi
entière au droit individualiste; il pense seulement que la formule en
a été comprise trop étroitement et que la garantie du droit implique
le développement indéfini de l'assistance légale aux faibles. Le risque
qu'il court, en appliquant ainsi le droit à l'assistance est d'accroître
l'intervention de l'État et de la police au point de soumettre la classe
ouvrière, en vue de l'émanciper, à une tutelle aussi étroite que celle
qu'instituaient le droit du Bas-Empire et plus tard du Moyen-Age.
A notre avis, on n'éviterait cette conséquence ruineuse et l'on ne
donnerait à la législation du travail sa véritable assise que si l'on
revisait la théorie du salaire que les écoles socialistes, à peu près
toutes, ont servilement empruntée à l'économie classique. Si aux yeux
du législateur, le salaire n'est que le prix de la marchandise tra-
vail, nous ne sortons pas de l'esclavagisme; il est inutile de parler de
droits individuels à garantir et à assister dans leur exercice. Le
communiste a dès lors beau jeu contre le démocrate quand il demande
que l'on universalise l'esclavage inhérent au salariat pour en alléger
le poids. 11 n'en est pas de même si l'on considère le salaire comme le
prix de la cession d'un droit de co-propriété acquis à chaque ouvrier
par le fait même du travail. Il y a là plus qu'une idée abstraite, plus
surtout qu'un simple changement dans la terminologie. C'est un nou-
veau critère introduit dans la législation civile, c'est une nouvelle forme
économique. On verra dans l'ouvrier, l'employeur, le capitaliste des
propriétaires égaux qui ont acquis différemment des droits de même
nature sur une même richesse. Le contrat de travail doit se résoudre
analytiquement en un double contrat de société et de vente. La solu-
tion des conflits auxquels ces contrats peuvent donner lieu ne doit
plus être demandée au jeu brutal des forces que la suspension du tra-
vail met en présence, mais à une procédure légale. L'État n'intervient
plus dans les rapports économiques par une réglementation gauche et
arbitraire; il devient l'arbitre des droits des co-propriétaires en litige.
Il peut imposer son arbitrage au lieu de se borner à le proposer timi-
dement, en mettant toutes ses forces au service d'une liberté du travail
qui reste illusoire aussi longtemps que la suspension du travail
reste l'unique défense du droit de l'un des co-propriétaires.
Nous concluons donc contre l'idée de rédiger un code du travail qui
ANALYSES. — F. nuBiEF. A travers la législation du travail 309
ne serait que superposé au code civil et au code de commerce au lieu
de les renouveler en les pénétrant. Le code du travail, tel que le déduit
M. Uubief, serait une mosaïque juridique dans la couqMJsition de
laquelle entreraient des règles de droit administratif, de droitcivil, de
droit commercial, de procédure. Ces règles seraient autant d'excep-
tions apportées au droit administratif, au droit civil, au droit com-
mercial et à la procédure en vigueur. Enfin, chose plus éti-ange! ce
droit exceptionnel serait destiné à définir les garanties légales de la
grande majorité de la population. Le code du travail doit être mieux
qu'une complication illogique du Coj-pusjuris antérieur. Il doit être
la revision, faite au point de vue du travail, de toute la législation
consulaire et impériale, législation issue non de la Révolution française,
mais de son avortement.
Gaston Richard.
LIVRES DÉPOSÉS AU BUREAU DE LA REVUE
Dromard et Levassort. — L'amnésie. In-i2, Paris, F. Alcan.
ScHOPENHAUER. — Phllosophie et philosophes, trad. Ia-i2, Paris,
F. Alcan.
Mairet. — La responsahilité : étude psychophysiologique. In-8°, Paris,
Masson.
G. Dantu. — L'éducation d'après Platon. In-8'^ Paris, F. Alcan. .
V. Berge. — La uraze morale. In-I8, Paris, Giard et Brière.
Saintives. — Le miracle et la critique scientifique. In- 12, Paris.
VanBruvssel. — La vie sociale, ses évolutions. In-12, Paris, Flammarion.
RoDMA. — La parole et les troubles de la parole. In-8'\ Paris, Paulin.
JuDD. — Psycholog y, gênerai introduction. In-S^jNew York, Scribner.
JUDU. — - Yale psychological Studies. I. n° II. In-8°. Baltimore, Strechert.
Sociological Papers, t. III. In-8'% London, Macmillan.
Aars. — Gut und Dose : lur Psychologie der Moralgefïihl. In-8,
Christiania, Dybwad.
Pradel. — Deschwôrungen und Rezeple des M ittelaltereAa-S^, Giessen,
Topelmann.
Weidenbach. — Menschund Wirklichkeit. In-8'^,Giessen, Topelmann .
Sainclair. — Der Utilitarismus bei Sidgwick und Spencer. \a-8°,
Heidelberg, Winter.
Petroniewics. — Die typischen Geometrien und das Unendliche.
In-8°. Heidelberg, Winter.
XXX. — Problemi di filosofia délia natura. In-8o, Firenze.
REVUE DES PÉRIODIQUES ÉTRANGERS
American Journal of Psychology.
T. XVII, 1906.
I, — Broavne. Psychologie des opérations élémentaires cVarithmé-
tique : étude de certaines habitudes d'association et d'attention (p. 1-37)-
— vSous une forme exclusivement psychologique, c'est, en réalité, tout
un côté de la question des jugements synthétiques a priori de Kant
qui est abordé par M. B. Il pose d'abord en principe qu'une simple
addition peut se décomposer ainsi : 1° La conscience nette dun
nombre auquel un autre doit être ajouté. — 2" La prise de connais-
sance de cet autre. — 3° l'acte d'association pour fondre les deux en
une somme. — 4° La conscience nette de cette somme. Le 1° et le
4° sont d'ailleurs de même espèce : d'autre part, les points centraux
de l'attention portent sur la prise de connaissance des doigts
à ajouter, quand l'addition se fait avec les doigts, et la prise de con-
naissance du résultat.
Etudie-t-on comment se passe l'opération : on la voit se décomposer
en diverses étapes, chacune correspondant à un doigt ajouté : et les
deux points centraux de l'attention, pour chaque addition d'un doigt,
sont la prise de connaissance du doigt à ajouter et la prise de con-
naissance de la somme qui résulte de son addition ; entre ces deux
termes se place une opération subconsciente d'association qui
synthétise les deux éléments pour aboutir à la somme totale. La prise
de connaissance du doigt à ajouter à la somme précédente, n'est pas
la perception d'une somme (7, 8, 9, etc.), mais la perception d'un
doigt en tant que relié à cette association subconsciente. Cet état
subconscient, qui est le point obscur de l'opération mentale, peut être
lâche ou strict, étroit : dans le premier cas, l'attention se promène
ailleurs, sur d'autres matières. — Celui qui fait l'opération est certain
de son exactitude ou bien l'estime douteuse d'après le sentiment per-
sonnel que lui ont donné les phénomènes moteurs internes qui se
sont déroulés de l'une à l'autre étape de l'acte d'addition : et si, à un
moment, l'un de ces phénomènes lui a laissé une impression d'incer-
titude, toute l'opération s'en ressent. — Dans ces opérations, et la
façon de les faire, on retrouve d'ailleurs les mêmes lois qui ont été
formulées par Ebbinghaus pour l'association dans les actes de
mémoire : l'enfant compte par le même mécanisme qu'il apprend des
syllabes sans signification; l'enfant avance dans sa série des chiffres
tant qu'il n'a pas le sentiment de se tromper.
REVUE DES PÉRIODIQUES ÉTRANGERS 311
Les mlilitions plus cnmpliqiK^cs pouvcnt se ramoner, en somme, nu
type précédent. L'élément moteur, l'acte de passage diin cliilTre à
l'autre s'y présente sous deux formes : ou bien, sitôt qu'on entrevoit
la dizaine, le phénomène moteur commence et dure jusqu'à ce que la
dizaine soit lixée par une addition siin|>le ou complexe; ou bien les
Ijliénomr-Mos moteurs attendent pour commencer qu'il se fasse wnrt
idée comi)lète du résultat : et rot arrêt de mouvement donne au sujet
le sentiment d'une tension mentale.
Pour les opérations écrites, la multiplication en particulier, ce
sont des imagos motrices et auditives qui prédominent : ce qui
s'explique sans doute par la difficulté que crée notre façon de passer
d'un nombre à l'autre dans la multiplication écrite. Ce passage se fait
d'ailleurs tout autremoiit que dans l'addition. D'autre part, il faut
noter combien la mémoire, devenue automatique et inintelligente, de
la table de multiplication est d'un précieux secours : on la retrouve
même après de longues interruptions de pratique. La soustraction
n'est qu'une complication de l'addition décrite plus haut : elle opère
selon les mêmes lois : la division est, de même, une complication de
la multiplication.
S. IvoRY Franz. Durée de quelques opérations mentales chez des
excités oude^ déprimés (38-68). L F. a comparé le temps de quelques
opérations mentales chez deux sujets normaux, deux malades d'asile
déprimés et deux malades d'asile excités : il a pris des temps de réac-
tions tactiles, de réactions au son, et de réactions de choix pour le
son : en outre, il a mensuré la rapidité de la lecture, le temps néces-
saire à des calculs (addition) et le temps nécessaire pour choisir et
marquer des lettres et des couleurs. La conclusion de ses recherches
est que l'excitation ne confère pas (comme on le supposerait a priori)
une constante augmentation de rapidité sur les sujets normaux ou les
déprimés : l'état maniaque n'augmente pas l'habileté motrice, mais
simplement diffuse davantage la motilité. — Au contraire, les
déprimés sont toujours plus lents au début des séries : mais ce retard
est loin d'être constant pour toutes les opérations mentales : ainsi, il
est bien moindre pour les opérations complexes (réactions de
choix, etc.) que pour les opérations plus simples. Chez les maniaques
au contraire, la diffusion est la même partout. 11 faut noter l'impor-
tance de cette conclusion, sans dissimuler qu'elle ne s'appuie, en
somme, que sur deux observations. J. P. L'exercice diminue beau-
coup cette lenteur chez les déprimés : leurs mouvements peuvent être
rendus plus rapides, etc., sans néanmoins que la dépression diniinue :
peut-être cela tient-il à ce que, dans ces cas, la lenteur usuelle pro-
vient d'une habitude. Enfin la variation moyenne pour ces déséquili-
brés dos deux espèces, est souvent supérieure à la normale.
A. F. CnAMRERLAiN : AcquisHion du Iringage écrit par les peuples
primitifs (69-80).— Étude qui montre les elTorts pour donner un
alphabet p/iOJiéfi^ue aux Américains aborigènes : lexamen des pro-
812 lŒVUE PHILOSOPHIQUE
cédés employés et des résultats est très intéressant pour la psycho-
logie des races et la psychologie des enfants.
C. Ferrée. Examen expérimental des phénomènes ordinairement
attribués aux fluctuations de Vattention (81-120). — On explique les
différences de sensations procurées par des excitations minimes
(c'est-à-dire les variations de l'attention qui prend plus ou moins
conscience de ces excitations minimes) tantôt par des influences
périphériques, tantôt par des influences centrales. C. F. se propose
de reprendre expérimentalement la question, et il publie ici le
le résultat d'une partie de ses expériences. Après avoir insisté sur ce
que les fluctuations ne sont que des variations de l'adaptation; après
avoir écarté diverses circonstances secondaires, pour aller directe-
ment aux causes principales de ces variations, il montre que, pour
les excitations visuelles en particulier, les intermittences et les irré-
gularités de l'adaptation proviennent principalement des mouvements
des yeux.
Laboratoire Psychologique de Vassar Collège (Washburn).
A. Bell et L. Muckenhoupt. Comparaison des méthodes pour déter-
miner le tijpe mental (120-126). — Examen des méthodes données
dans le manuel de Titchner : les procédés sont généralement satisfai-
sants; celui de Secor est le plus précis.
Clara Tov^^n. Les éléments moteurs dans Vendophasie et Vhalluci-
nation. — C. T. Le côté négatif des hallucinations (H6-136).
IL —A. BoRGQUiST. Le cri (149-209). — Cette étude s'appuie sur des
documents recueillis par questionnaires, selon la méthode de Stanley
Hall. A. B. examine ainsi la classification des cris, leur forme chez les
peuples primitifs, et aux différents âges de l'homme, leurs causes
physiques, leurs symptômes et les états mentaux auxquels ils corres-
pondent : Il étudie ensuite les changements qu'ils apportent dans la
circulation, l'attitude, l'émission de la voix, les sanglots, les
larmes, etc., enfin il passe aux théories physiologiques et biologiques
du cri et donne sa propre interprétation.
Sa conclusion est que, malgré l'importance physiologique et
psychologique du cri, on l'a peu étudié, quand on a voulu expliquer
les émotions. L'expérience montre qu'il peut'se rencontrer dans quan-
tité d'états différents : mais il exprime toujours chez l'enfant une
sensation d'abandon et d'isolement qui s'aggrave, chez l'adulte, d'un
sentiment de désespoir et d'anéantissement. D'où il résulte que le cri
est en quelque sorte l'expression dernière, l'aboutissant et la réaction
ultime à a fin d'une période où nous avons cru nécessaire un très
grand effort et une très grosse somme d'énergie; il manifeste, en
somme, la constatation de notre impuissance à nous adapter aux con-
ditions environnantes. Si l'on examine le côté physiologique, on voit
que les principaux traits sont : troubles de la circulation, attitudes
caractéristiques, sanglots, larmes, arrêts dans la gorge, émission de
HEVUE DES PÉIIIODIQUES ÉTRAXGEHS 313
sons. D'une facjon gf-nôrale, on peut dire fiue deux sortes de symp-
lonii's accomp.'ignenl les divers stades du cri : d'abord des actes
dap()el, analogues à ceux ilu petit enfant qui fait entendre sa voix;
en second lieu, des actes expressifs, qui comprennent surtout des
jeux de physionomie, sanglots, larmes, etc., toutes choses montrant
combien le cri est associé aux mouvements de rap|)areil digestif et
montrant ses analogies avec un mouvement de rejet, comme pour le
rejet des aliments. Cela prouve qu'il est tout ù fait insuffisant
d'expliquer le cri comme une dépense de forces inutiles : on s'en
aperçoit aisément quand on compare le cri au rire.
De cette conclusion, il faut rapprocher celle où l'auteur analyse
l'état mental correspondant au cri. Sous ses diverses formes et sous
ses variations organiques, il est une chose que l'on retrouve toujours
dans le cri : c'est le sentiment d'être abandonné, perdu sans espoir.
Le cri est l'expression physique d'un état mental qui consiste à nous
sentir incapables d'éloigner certaines circonstances douloureuses ou
oppressives : quand ce sentiment atteint une certaine intensité, le cri
apparaît; ce qui n'a rien d'étonnant, si l'on admet comme on le fait
généralement que la douleur est liée à un état physiologique de désin-
tégration, qu'il s'agisse de douleurs temporaires ou de douleurs
chroniques, comme cela a lieu dans la mélancolie. Toutes les douleurs
semblent s'exprimer spontanément en cris quand elles arrivent à un
certain degré : le cri manifeste alors l'insuffisance que nous éprouvons
dans l'état de notre organisme et l'appel que nous adressons aux
secours du dehors : c'est un aveu que les forces destructives triomphent.
La volonté de vivre cesse, et tout l'organisme s'en va. Le cri de l'enfant
surtout est un appel au secours : à d'autres âges, le cri n'est plus le
même, mais celui de l'enfant est plus en dehors : il manifeste son
besoin d'appui. L'enfant crie plus souvent à cause d'une douleur :
l'adulte crie plutôt de chagrin, et son cri est moins extérieur, plus sub-
jectif, cherche moins l'appui. Le cri de l'enfant est avant tout l'expres-
sion de besoins corporels, de désirs : celui de l'adulte est davantage
une expression de désespoir. — A côté de cette forme de cri doulou-
reux, l'auteur n'oublie d'ailleurs pas d'analyser aussi les cris de
joie, etc.
S. H. HoLLANDS. La doctrine de Wundt sur l'analyse et les éléments
psychiques et quelques critiques récentes : IL Les Sentiments et leur
analyse (206-226). — A la théorie de Wundt sur les sentiments, le
D'" Washburn reproche : 1" On ne sait exactement si le critérium ana-
lytique de Wundt (variabilité indépendante) implique aussi existence
indépendante. 2» Son critérium pour les attributs (indépendance du
contexte mental) est insuffisant pour éliminer la clarté comme attri-
butif. 3" Sa distinction entre les sentiments, états subjectifs, et les
sensations, états objectifs, est extra-psychologique. 4° En ramenant
en dernière analyse le sentiment et l'aperception aux mêmes sources,
el en définissant conséquemment le sentiment simple, il rend impos-
314 REVUE PHILOSOPHIQUE
sible la distinction entre les sentiments simples et les complexes, à
moins qu'on ne recoure à leurs substrats sensoriels. — Or H. estime
que lorsqu'on examine tout le développement de la doctrine de
Wundt, aucune de ces objections ne subsiste. Ainsi, Wundt n'admet
pas seulement le critérium dont parle Washburn pour les attributs :
il admet 4 critères, etc.
E. MuRRAY. Facteurs centraux et facteurs péîiptiériques dans les
images conservées des couleurs et des formes visuelles (227-247). —
L'auteur a étudié ces facteurs en faisant regarder divers objets tantôt
en les fixant, tantôt avec mouvements des yeux. Sa conclusion est en
partie négative, puisque les influences extérieures semblent avoir fort
peu d'influence sur la reproduction et la conservation des images
vues, tandis que les liens de ces images avec les conditions centrales
et certains phénomènes moteurs de l'acte de fixer, ont une importance
très grande.
J. P. Porter. Étude sur le moineau anglais et d'autres oiseaux, (I),
(248-271). — C'est surtout la mémoire que P. a étudiée : elle lui a paru
très développée, surtout lorsqu'il s'agit de se retrouver à travers un
labyrinthe factice comme ceux qu'on emploie pour ces expériences :
le moineau anglais semble avoir moins de mémoire, et distinguer les
objets moins bien que le pigeon et le cowbird. — L'article est suivi
d'une bibliographie sur la psychologie animale.
Chamberlain. Images hypnogogiques et double vision chez une
enfant (p. 272-273). — L'intérêt de cette observation provient de l'ûge
de l'enfant (quatre ans et demi) et de la spontanéité de son récit : elle
montre que les adultes ou les adolescents ne sont pas seuls à posséder
des images hypnagogiques.
J. Martin. Installation électrique du laboratoire de Lebxn Stanford
Unicersity. — Document intéressant pour les spécialistes.
111. — M. Bentley. Psychologie des mouvements organiques {293-W6).
— Brève communication, qui classe les mouvements organiques, les
rattache à l'attention, et conclut que l'on considère actuellement les
mouvements organiques comme un acte d'adaptation qui résulte de
cette opération mentale nommée attention : celle-ci est d'ailleurs fort
mal définie, et risque de prendre l'aspect d'une faculté vague ou vide
soit de l'organisme soit de l'âme.
J. P. Porter. Habitudes, instincts et facultés mentales de trois
espèces d'araignées (306-357). — M. J. Porter expose d'abord la
méthode d'observation et de documentation qu'il a employée : beau-
coup de photographies pour repérer les toiles d'araignées, les mouve-
ments de ces insectes, etc. Après un examen général des mœurs des
araignées étudiées, il expose comment celles-ci construisent leurs toiles
et quelles figures géométriques elles suivent, quelles modifications
elles y apportent d'après les diverses circonstances où elles se
trouvent, quel temps il leur faut pour la tisser, etc. — P. étudie
ensuite la façon dont ces araignées attendent leur proie; et surtout
IIEVLE DES PlilUODIQUES ÉTRANCEnS 3lo
leur instinct marital, enfin les niodilications de leur instinct. Il con-
clut quil y a ilc très Lrrandes dilïércnces d'une espèce ot d"un individu
à un autre; de même dans leur façon de construire leur toile et dans
le choix des matériaux; en cela, il semble que ces insectes soient
parfaitement capables de s'adapter aux circonstances. Les attaches et
le plan des toiles sont très variables; et quand une araignée refait sa
toile avec les mêmes points de support, elle lance ses attaches de
façon à donner au filet une inclinaison autre qu'autrefois. Kn compa-
rant entre elles et à celles de son voisin, les variations successives
suivies par chaque araignée, on voit que c'est toujours le même
plan, la même succession de formes qui se développe pour les indi-
vidus d'une même espèce : et ce plan est autre dans l'espèce voisine.
Si l'on observe déjeunes araignées fixant et filant leur toile, on cons-
tate qu'elles semblent's'inspirer pour cela des habitudes adoptées par
leurs anciennes : elles tissent d'ailleurs au moins aussi vite et sont
même plus habiles, puisque leur œuvre est plus délicate. Leur façon
de pourvoir à leur nourriture révèle chez elles une faculté de modifier
leurs habitudes qui ressemble bien à de l'intelligence; dailleurs les
expériences de Dahl et celles de Peckhams montrent que les arai-
gnées lirent profit de l'expérience, et conservent les souvenirs plu-
sieurs heures : c'est ainsi qu'une araignée observée par l'auteur a
refusé, après un premier essai infructueux, de saisir un objet non ali-
mentaire venu sur sa toile, et, depuis, ne s'en est plus occupée. Leur
vue, quand leur attention est attirée, s'étend environ à six ou dix
pouces pour les objets usuels, j)lus loin pour les objets gros et
éclairés. Pour la rencontre du niAle et de la remelle, les étapes sem-
blent régulièrement fixées d'avance : le mâle cherche d'abord, pour
trouver la toile de la femelle : quand il l'a trouvée, il va d'abord à la
périphérie de cette toile et du même côté que la femelle, puis il s'ap-
proche du centre et de la femelle, mais cette fois du côté opposé de
la toile; enfin il revient du même côté que la femelle et s'approche
pour s'assurer que la femelle n'est pas hostile : en ce dernier cas
il s'en va. Il peut d'ailleurs y avoir des modifications à ce pro-
gramme.
Presque partout, dans ses observations, P. a constaté des varia-
tions, des preuves d'adaptation qui lui montrent que l'instinct des
araignées n'est pas immuable et qu'il peut s'y former de nouvelles
séries d'habitudes, parfois même un nouvel instinct : il y a là un élé-
ment d'intelligence.
L'article est complété par une longue bibliographie.
S. P. Hâves. Étude dos qualités affecth:es : i° la. théorie trilatérale
des sentiments (358-393). — Cette théorie date de l'édition 1806 des
Grundriss der Psychologie : elle a été depuis reprise, étendue, appuyée
sur les expériences de Lehmann. pour répondre aux critiques. IL veut
également l'examiner du point de vue expérimental : pour cela, il a
recours à l'audition de sons agréables et de sons désagréables, selon
316 REVUE PHILOSOPHIQUE
des intervalles de métronome, sur 3 ou 4 sujets. La conclusion est
qu'il n'y a pas à maintenir la théorie trilatérale des sentiments :
celle des deux formes de sentiment correspond mieux à la réa-
lité.
O. Gesell. Rapports avec V intelligence scolaire et le sexe, de Vhabi-
leté à écrire (394-405). — Preyer a déclaré que les mouvements de l'écri-
ture révèlent plus qu'aucun autre mouvement volontaire les relations
du moral et du physique : c'est aussi l'opinion de Crépieux-Jamin, de
Meyer, de Goldscheider et Krœpelin. G. a voulu en faire la vérifi-
cation : pour cela, il a réuni toute une collection d'écritures d'éco-
liers choisies dans diverses écoles, d'après ce plan : l'' des écritures
des trois meilleurs calligraphes de la classe; 2° des écritures des trois
élèves écrivant le plus mal; 3" des écritures des trois élèves les plus
intelligents de la classe; 4° des écritures des trois élèves les moins
intelligents. A chaque écriture était jointe une fiche indiquant : 1° le
degré d'intelligence scolaire : très bien, bien, passable, faible, très
faible ; 2" le degré d'intelligence générale : brillante, moyenne, épaisse ;
3° le degré d'habileté manuelle : adroit, moyen, maladroit; 4° la faci-
lité d'écriture : aisée, moyenne, pénible.
Les chiffres tirés de la comparaison et du classement de ces docu-
ments ont montré que l'écriture se perfectionne dans la mesure de
l'intelligence : mais avant de conclure, il faut dégager l'influence
d'un élément dont tout le monde reconnaît l'influence sur l'écriture :
l'élément sexuel. Gross et Binet ont étudié l'influence du sexe sur
l'écriture; G. a, de son côté, constaté que les caractères donnés par
le sexe à l'écriture apparaissent dans une large mesure avant l'âge
adulte : sur 50 écritures prélevées dans les hautes classes d'une école,
G. a trouvé 28 spécimens où l'influence du sexe se révèle nettement;
les 22 autres sont difficiles à interpréter. Cette différence d'écriture
selon le sexe s'explique d'ailleurs par ce fait que nous apprenons à
écrire à une époque de la vie où nos mouvements ne sont pas encore
devenus automatiques : et, d'autre part, par ce que les mouvements
d'écriture s'organisent étapes par étapes, et en dirigeant l'attention
non sur le mouvement en lui-même, mais sur les images visuelles
qui en résultent; en sorte qu'il n'y a pas un choix réfléchi de ces
mouvements, mais plutôt une formation, une incorporation graduelle
et inconsciente des mouvements nécessaires à l'écriture; or, si l'on
admet que l'une des caractéristiques du sexe féminin est une plus
grande aptitude à travailler habilement de ses doigts, et, d'autre part,
que la conscience visuelle prédomine chez la femme, on comprendra
que les fillettes apprennent plus aisément à bien écrire.
Cependant, l'intelligence, elle aussi, a son influence : elle peut aider
à relier plus facilement les mouvements aux images visuelles; mais
il suffit, pour réaliser aisément cette union et obtenir une belle écri-
ture, de fort peu d'intelligence. C'est ce que l'on constate aisément
chez les faibles d'esprit : l'écriture des imbéciles est parfois très voi-
REVUE nES ri:iUOI)IQLES ÉTIIANGERS 317
sine de celle des écoliers normaux. Au point de vue de l'exécution
lualérielle : il n'y a que les imbéciles profonds qui soient incapables
d'apprendre à bien écrire.
Dés lors, comment décider si les aptitudes calligrapliiques dépen-
dent de l'intelligence scolaire ou du sexe? Dans les hautes classes, le
sexe joue un rôle prépondérant : son rôle est moindre au début.
D'autre part, quand on étutlie des écritures d'arriérés, en classant les
sexes à part, on voit que rinlelligence n'est pas sans inlluence. L'habi-
leté h écrire dépend donc, dans une certaine mesure, de l'intelligence :
à quoi il faut ajouter que l'intelligence correspondant à celte habi-
leté se développe plus facilement chez les jeunes filles et chez les
enfants qui sont au-dessus de la moyenne scolaire. L'iiabileté à
écrire se développe, jusqu'à une certaine é[)oque et un certain degré,
avec l'intelligence. Lès différences de sexe dans l'écriture se mani-
festent à partir de dix ans, et sous des influences mentales ou de
caractère.
FuSTER et G.A.MBi.E. Effct de la musique sur la respiration llinracique
(406-414). — Ce travail d'essai, interrompu à cause de ses difficultés,
a montré que la musique influe sur la respiration en lui donnant
plus de ra[)idité et de profondeur, mais non une régularité plus grande.
IV. — A. Gesell. La Jalousie '437-496). — L'étude de la jalousie sem-
blerait devoir tenter les psychologues et les moralistes : en réalité, si
l'on s'en réfère à la bibliographie citée par G. peu d'auteurs ont
abordé ce sujet autrement que d'une façon tout incidente. Sur les
45 ouvrages cités par G. pour ses références à l'étude de celte pas-
sion, la plupart n'en parlent qu'incidemment : 5 ou G à peine lui font
une large place. Parmi ceux-ci il faut citer la thèse duD'' Dorez (Paris,
1889), celle du D"" Imbert (Bordeaux, 1897), un article de Krafft-Ebing,
un autre de Stefanowski, un travail du D'' Villers et enfin l'étude de
P. Moreau de Tours sur la folie-jalousie.
G. commence par étudier la jalousie chez les animaux : les cas n'en
sont pas rares, même chez des êtres aussi inférieurs que les arthro-
podes. Chez les insectes, ils sont très fréquents, et leur fréquence
s'accroit à mesure que progresse l'intelligence animale; chez les chats
surtout, et chez les chiens, c'est un sentiment très développé. 11 est à
noter que le plus souvent c'est l'apanage du mâle.
Passant ensuite à la psychologie de la jalousie chez l'homme, G.
extrait de réponses à un questionnaire, qui a été rempli par 350 per-
sonnes, un certain nombre d'indications qui lui permettent de suivre
le développement de la jalousie dans la première enfance, puis de six
à douze ans, et ensuite durant l'adolescence. La jalousie se développe
ordinairement, sauf exception ou précocité, à mesure que se font
jour les sentiments sociaux et altruistes : à la période de l'adoles-
cence, son intensité devient envahissante. Plus tard, moins aiguë
chez la plupart des personnes, elle est, par contre, beaucoup plus fré-
quente : c'est presque un sentiment universel, même chez les normaux
318 REVUE PHILOSOPHIQUE
à l'abri de toute criminalité ou de tout désordre mental, c'est-à-dire
même chez ceux qui ne sont déséquilibrés ni mentalement ni sociale-
ment. — Examinons de quels éléments est composée cette passion, que
Spinoza appelle une « vacillation mentale », dont Baghavan Das fait
un mélange d'amour et de haine, et que Ribot définit comme un com-
posé d'éléments hétérogènes et divergents qui se mêlent : nous la
trouverons faite de colère, de pitié pour soi-même, de mélancolie et
de tristesse, de peur et d'anxiété, de haine et de bouderie. Tous ceux
qui décrivent leur jalousie insistent sur cette complexité, en y notant
la prédominance tantôt d'un élément et tantôt d'un autre. La colère,
la pitié pour soi-même et la tristesse sont les composants les plus
fréquents; et, selon la prédominance des uns ou des autres, la jalousie
prend la forme sthénique ou asthénique. Les deux principales
espèces de jalousie sont celle qui souffre et celle qui est en colère. Il
semble que le fond de ce sentiment soit une certaine conscience de sa
propre insuffisance : aussi les enfants en bas âge qui, ne s'étant guère
heurtés aux difficultés sociales, sont encore pénétrés de l'importance
de leur petite personnalité, échappent-ils le plus souvent à la jalousie.
Au point de vue pathologique, il faut distinguer entre la jalousie
active, qui forme les persécutés persécuteurs capables de devenir
facilement meurtriers, et la jalousie passioe, qui donne les mélanco-
liques et les hallucinés tendant au suicide. La jalousie diffère d'ail-
leurs selon le sexe, la position sociale, etc.
En résumé, on peut dire que la jalousie procède dun instinct fonda-
mental chez tous les animaux et chez l'homme : c'est le correctif des
instincts sociaux, destiné à protéger l'individu contre le groupe au
milieu duquel il vit. Chez l'homme, cet instinct apparaît de bonne
heure : le nourrisson l'éprouve déjà contre la poitrine de sa mère, et,
plus tard, ce sentiment ne fait que grandir. Son développement est
intimement lié au développement de la conscience de sa propre per-
sonnalité : il grandit avec la conscience que l'enfant prend de soi-
même : et surtout s'accroît démesurément à la puberté. Ses manifes-
tations sont d'ailleurs variables comme les variations du tempéra-
ment et du caractère : durant l'enfance, la jalousie est plutôt expan-
sive, batailleuse, et instinctivement agressive; à l'adolescence, ce
sont au contraire les sentiments dépressifs et mélancoliques qui
dominent. C'est d'ailleurs, à tous les Ages, la plus pénible des émo-
tions, et ce caractère lui vient de ce qu'elle est la plus lourde, la
plus repliée sur elle même, celle qui refrène le plus durement notice
besoin de manifester notre; caractère au dehors : et plus que toute
autre passion, elle désorganise profondément notre égolisme.
Ce n'est donc pas une passion à dédaigner; même, il faudrait pou-
voir, dès le jeune âge, agir sur elle par une éducation préventive.
Mais comment? Il ne semble pas que nous puissions essayer autre
chose qu'une action indirecte et préventive, qui consisterait à cul-
tiver les formes saines du sentiment de la personnalité, de façon à
IIKVIK DES PÉRIODIQUES ÉTRANGERS 319
nous préserver des formes morbides de la jalousie : pout-èlrc ainsi
pourrions-nous avoir tout ce qu'il y a de bon dans la jalousie, laf|uelle
a si ônergiqueinent contribué ;\ fonder la famille, ii élaitlir la lidélilc
conjugale ou la mon<jganiie, et parfois à faire accepter la cliaslelé.
Que d'institutions, (|ue d'habitudes sociales reposent, sans qu'on s'en
doute, sur quelques dérivés de la jalousie! Son rôle, son domaine sont
l)ien plus considérables qu'on ne pense.
\i. A. IIaydkn. Im )iié//iOue des poids .sou/'3(;é.s (497-520). — Pendant
combien de temps et avec tfuelle exactitude conservons-nous le sou-
venir d'un poids que nous avons soupesé? Des expériences faites, il
résulte que les souvenirs les plus exacts sont ceux où l'appui verbal
des mots employés est le plus intervenu pour préciser le poids sou-
levé. Ouant aux temps, un intervalle de 4U à iJO secondes semble l'op-
timum : si rintervalfe est plus long, on ne s'en tire qu'à condition de
se maintenir dans les mêmes conditions sensorielles, en tâchant de
n'y rien changer. D'ailleurs, quand on hésite, (juand on cherche à
comparer, quand on dit : c'est comme si, il est rare que la réponse soit
exacte; les réponses exactes sont ordinairement rapides, spontanées
et sans hésitations. Les images mentales employées sont visuelles
plutôt que motrices.
J. SriEPARD. Changement!^ orga)iiq>tes et sentiments (522-o84). —
Dans ce travail, S. a examiné quelles modifications subissent con-
jointement, sous linlluence de sentiments, le pouls capillaire, expres-
sion de la tension et de l'ondée sanguine, et la respiration. Son étude
s'appuie sur des graphiques, d'ailleurs souvent difficiles à lire parce
qu'ils ont été pris sur des cylindres trop lourdement noircis; mais G.
a eu soin de les expliquer par d'autres tracés schématiques. Les
expériences présentées et dont l'auteur a très attentivement fouillé les
résultats, ne permettent pas de solutionner la question des rapports
des sentiments agréables avec l'hypertension et inversement; mais
elles mettent du moins bien en relief deux faits : tout changement
brusqué dans notre tonalité affective détermine un choc qui modifie
la tonicité de notre circulation; et : toute sensation excitante déter-
mine d'abord une hausse, puis, après un temps plus ou moins long,
une dépression circulatoire.
C. E. Seashori:. — Studios in Psychology (Univ. of. lowa), 1 vol.
in-8°, 120 p., Macniillan, Psijcliùlogical Hevicw, Monograph, v. 28.
Ce quatrième fascicule des travaux du laboratoire psychologique de
lowa contient deux études sur les sensations et une sur les change-
ments que subit le travail mental prolongé.
10 D. Storck a étudié longuement les limites et le lieu de localisa-
tion des sons, en se servant du périmètre de Seashorc {o. Psycliol.
Rec, X, p. 64-08). L'étude a été faite pour les plans horizontaux et
pour les plans verticaux. En même temps qu'il faisait localiser les
320 REVUE PHILOSOPHIQUE
sons, M. s. interrogeait soigneusement les sujets pour qu'ils puissent
rendre compte de ce qu'ils observaient en eux-mêmes : il a pu ainsi
montrer que bien des erreurs de localisation sont des erreurs de dis-
tance : par le même procédé, il a constaté que des images tactiles et
surtout des images visuelles se mêlent aux images sonores quand on
veut savoir d'où part le son entendu. Enfin il semble bien que l'on
puisse s'adapter à localiser les sons dans le plan médian.
Les conclusions de S. sont que : 1" dans les plans horizontaux, la
localisation est plus précise en avant, presque aussi précise en arrière,
et moins précise par côté. Dans les plans verticaux, excepté le plan
médian, la localisation est plus précise au-dessus et au-dessous,
moins précise par côté. Sur le plan médian, la localisation est moins
précise que dans tout autre plan : et moins encore dans la moitié
antérieure que dans la moitié postérieure; 2° la précision de la locali-
sation ne décroît pas graduellement en allant du plan médian aux
côtés, mais il y a des endroits de moins bonne localisation, et d'au-
tres de meilleure; 3° presque partout, la localisation dépend de l'in-
tensité des sons qui arrivent aux deux oreilles : mais, dans une aire
assez étendue autour de l'axe de l'oreille, c'est une seule oreille qui
détermine la localisation : elle le fait d'après l'intensité, mais aussi
d'après d'autres données qualitatives et quantitatives : par exemple
d'après les variations de cette intensité, la clarté, le timbre du son,
etc. Ces éléments varient en effet selon la distance d'où ils pro-
viennent à l'oi'eille, selon la position dans l'espace dont l'oreille est
le centre, de la source du son, etc. La manière dont on localise varie
aussi avec les variations de ces éléments.
2° C. Seashore et H. Kent publient une étude sur les variations du
travail cérébral prolongé. Leur thèse est que la fatigue n'est qu'un
produit de diverses autres causes, et que ce sont ces causes qu'il faut
étudier pour la connaître.
Dans ce but, S. et K. ont cherché un procédé d'investigation auquel
on ne peut pas faire les mêmes reproches qu'à la méthode des addi-
tions, ou à celle qui consiste à apprendre des syllabes sans significa-
tion, etc. Leur méthode leur semble avoir l'avantage de choisir un
travail mental proprement dit, de nature, homogène, sous des condi-
tions faciles à contrôler, et soumis à une mesure suffisamment
détaillée : surtout, c'est une méthode que l'on peut appliquer à
divers types de travail mental. Les trois espèces de travail étudiées
(sensation, discrimination et mémoire) présentent de la périodicité :
resterait à savoir à quoi tient cette périodicité, mais c'est un point
sur lequel les auteurs ne peuvent encore que faire des hypothèses. Ils
paraissent plus avancés en ce qui concerne la possibilité de s'adapter
à un travail ou de gagner du terrain sur la fatigue en s'exerçant :
d'après eux, les chances de gain par l'exercice sont en quelque sorte
proportionnelles à la complexité de l'acte accompli.
3° Le fascicule se termine par une observation prise sur un aveugle
\
f
REVLE DES PÉRIOIHQLES ÉTRANGERS 321
opéré de la cataracte, par B. Miner, qui a étudié comincnt l'opéré avait
appris à voir.
Cn. 11. Jldi). — Yale Psychological Studies {New Série, vol. 1,
n" I, in-S", -220 p. Psyclwloijicul Review, Supplément 29).
En i)résentantce volume, M. ("h. Judd nous prévient que les études
qu'il contient sont le résultat de la collaboration constante du direc-
teur du laboratoire et de deux de ses élèves : le D-" Me. Allister et
M. Steele. 11 faut donc s'attendre à retrouver constamment dans les
recherches publiées la trace d'une inlluence personnelle qui oriente
les travau.K du laboratoire vers la solution dune question spéciale,
comme nous l'avions déjîi noté pour les travaux de Harvard. Ici, les
deux sujets à l'ordre du jour sont l'étude de la vision et l'étude des
mouvements.
1" Introduction à une série d'études sur les mouvements de l'œil à
laide de photographies hinétoscopiques, par C. Judd, Me. Allister et
Steele. — Dodge et Stratton ont voulu photographier les mouvements
de l'œil : leur méthode se réduit, en somme, à photographier un
point brillant sur la rétine. A cette méthode d'investigation très
limitée, les auteurs substituent un procédé qui permet d'étudier les
mouvements de l'œil dans tous les sens : pour cela, ils photographient
une parcelle brillante disposée sur la cornée, et par conséquent sui-
vant les mouvements de celle-ci. Partant de là, ils ont établi un appa-
reil qui n'est pas très bien adapté pour mesurer le temps des mouve-
ments du globe de lœil, mais qui est admirablement adapté pour en
mesurer la forme. Restait à choisir le problème à élucider : les études
de Stratton sur la forme esthétique ne pouvaient pas être poursuivies
avec l'appareil adopté, mais les simples illusions géométriques se
prêtaient à une étude exacte, étant susceptibles d'une détermination
quantitative précise; et c'était, d'autre part, un moyen d'aborder le
problème de l'espace, ces illusions ayant grande inlluence sur notre
représentation de l'espace.
2'^ La fixation des points dans le champ visuel, par Me. Allister :
comment se comporte l'œil quand il regarde fixement un point, et
comment l'œil se meut-il d'un point de fixation à un autre? Employant
pour le déterminer la méthode précédemment décrite, M. A. arrive
aux conclusions suivantes : 1" L'image du point fixé ne va pas à un
point particulier de la rétine, mais peut tomber sur un point d'une
aire considérable de la rétine, aire qui s'étend autour de la fovea cen-
tralis et qui l'enferme. Et durant les périodes successives de fixation,
ce ne sont pas (sauf hasard) les mômes points de la rétine qui sont
impressionnés; 2° Les caractères de la zone de fixation sont modifiés
d'une façon bien définie et évidente, quand le point à fixer est sur une
ligne brisée: 3" Les mouvements de l'œil pour déplacer le point de
fî.xation, d'un endroit à l'autre, sur le champ visuel, ne sont pas les
mêmes pour deux mouvements successifs : le premier est rarement
exact : mais l'exactitude se développe avec les essais. Les mouvements
TOME LXIV. — 1907. 21
322
RliVUE PHILOSOPHIQUE
des deux yeux durant une période de fixation ou quand on passe
d'un point à un autre, sur le champ visuel, ne sont pas coordonnés. —
Quand l'œil passe d'un point à un autre d'une ligne droite, il s'efforce
d'avoir du premier coup un trajet en ligne droite : et cette exacti-
tude s'accroît à mesure qu'il refait le mouvement.
3'^' L'Illusion de Mûller-Lyer, par Cii. Judd. Cette illusion, qu'il est
inutile de décrire ici, tant elle est connue, a été étudiée avec des
figures de 10 centimètres de long, les obliques mesurant 3 centimètres
et formant avec la droite un angle de 45 centimètres. Elles étaient
présentées aux sujets à 40 ou 45 centimètres de l'œil : et l'on recom-
mandait au sujet de fixer les extrémités des figures ou bien le point
où l'oblique coupe l'horizontale. Les mouvements de fixation devaient
être très lents, pour permettre aux sujets de bien percevoir l'illusion.
Les résultats obtenus en photographiant l'œil ont montré que : 1 " les
cinq sujets étudiés tendent toujours à restreindre les mouvements
oculaires quand ils regardent celle des figures de MïiUer-Lyer dont
on sousestime la longueur, tandis que les mouvements sont plus
francs, plus libres, quand il s'agit de figures que l'on surestime. D'au-
tre part, il y a toujours beaucoup plus d'efforts pour fixer les figures
sousestimées, que pour fixer celles qui sont surestimées. 2" Ces expé-
riences ne paraissent nullement confirmer l'opinion qui attribue cette
illusion à des sensations de mouvement. Pour la fixation des figures
sousestimées, l'œil tend évidemment à faire des mouvements courts,
mais les photographies montrent le plus souvent un second mouve-
ment qui s'ajoute aux précédents pour porter l'œil jusqu'à l'extrême
limite de la figure sousestimée. Si l'on voulait expliquer cela par
l'hypothèse de la sensation du mouvement, le seul moyen serait
d'admettre que ce second mouvement reste ignoré, pour une raison
ou pour une autre, tandis que le premier mouvement est seul perçu.
Ne vaut-il pas mieux accorder que l'illusion, où ces deux mouvements
entrent en des sens opposés, ne dépend pas de ces mouvements? Judd
donne encore d'autres raisons contre la théorie qui attribue cette
illusion de diminution ou dexagération à une perception plus ou
moins obscure des mouvements exagérés ou diminués que fait l'œil
pour fixer les lignes : nous n'y insistons pas aujourd'hui, l'auteur se
promettant de revenir sur ce sujet.
4° L'Illusion de Poggendorff, par E. C\meron et W. Steele. Étude
faite en partant du même procédé de contrôle que ci-dessus. C. et S.
concluent que cette illusion, à la différence de celle de Miiller-Lyer,
est intimement liée aux mouvements et à l'acte de fixation de l'œil
qui dirige son point de fixation à la jonction des obliques avec les
verticales : on peut dire que la perception de l'illusion (laquelle con-
siste à nous faire voir les obliques inférieures plus basses qu'elles ne
sont réellement) dépend directement du changement de direction de
l'œil quand il arrive à ce point. Aussi n'y a-t-il pas d'illusion quand
l'œil n'opère pas ce mouvement d'adaptation au point indiqué. Si
REVUE DES PÉIUODIQUES ÉTRANGERS 323
maintenant l'on essaye de décomposer cette illusion, on constate qu'il
y a d'ahord un rapide mouvement selon la direction de l'oldique de
son extrémité ù la verticale qui l'interrompt : puis intervient une
pause, pour des actes d'ajustement de la fixation : en second lieu, il
se l'ail un mouvemeid de l'ieil pour franchir l'intervalle qui sépare la
première de la seconde verticale : mouvement d'ailleurs variable
comme direction. Alors intervient ù nouveau une seconde série de
I)auses el. d'actes d'ajustement : et finalement ce voyage est com-
|)lété par un mouvement dans la direction de l'oblique qui reste.
D'autre part, il est intéressant de constater que l'introspection
fournil, durant l'illusion, des données qui ne cadrent pas du tout
avec la réalité objective. Au début, les sujets subissent largement
l'illusion et ils ont conscience de cette sujétion; mais ils s'imaginent
s'en dél)arrasser avec le temps, alors qu'elle persiste très nettement,
nonobstant le témoignage de leur conscience.
y° Illusion de Zôllner, par C. Judu et C. Courten. Ici encore, c'est
surtout la méthode photographique qui a fourni les documents. Cette
illusion est également due au mouvement de l'œil cherchant à suivre
une ligne que coupent obliquement d'autres plus courtes. L'aire de
fixation promenée par l'œil le long de la longue ligne, est attirée par
chacune des lignes qui la coupe, et en passant de la longue aux courtes
lignes, passe par le chemin le plus court. D'où une tendance à inflé-
chir la longue ligne dans la direction de l'angle le plus large. L'habi-
tude diminue d'ailleurs cette illusion, comme les précédentes.
D'autre i)art, les photographies ont montré que, par exemple, pour
l'œil droit, le mouvement commence })rès de la ligne, et non sur elle :
il se fait à peu près toujours dans la même direction, et en sens
inverse de la direction vers laquelle semble s'infléchir la ligne.
En terminant cette dernière étude, C. Judd fait remarquer quelles
contributions les travaux de ce genre pourraient apporter à la ques-
tion générale des rapports du mouvement et de la perception.
La seconde partie, beaucoup plus brève, du présent fascicule, est
consacrée à des études sur les mouvements et à un travail sur la for-
mation des habitudes.
6° Analyse des mouvements de réaction, par C. Judd, Me. Allister
et W. Steele. Smith avait déjà montré que la manière dont la main
exécute les mouvements de réaction n'est pas toujours la même :
reprenant cette question, les auteurs sont parvenus à enregistrer les
diverses phases de mouvements exécutés par la main qui réagit : ils
ont ainsi constaté qu'il y a trois principales manières de réagir :
dans l'une, le mouvement de la main est une sorte d'ondulation : dans
la seconde, la main se prépare à faire le mouvement de réaction en
ébauchant peu à peu ou en exécutant rapidement un mouvement en
sens tout opposé; enfin, dans la troisième, un mouvement partiel de
réaction, exécuté peu à peu ou soudainement, précède le mouvement
324 REVUE PHILOSOPHIQUE
véritable de réaction. Examinant ensuite la manière dont les sujets se
rendent compte de la façon dont ils exécutent ces mouvements, les
auteurs arrivent à conclure que la conscience s'en rend très mal
compte; s'il y a dans certains cas, une véritable sensation musculaire,
elle n'atteint pas assez l'attention pour baser la perception du mouve-
ment, qui se fait par ailleurs, quand elle a lieu. C'est, à nouveau, le
problème de la correspondance de la conscience à nos actes ou à nos
états, qui se trouve posé par l'expérience.
7° Les mouvements et la conscience par C. Judd. L'idée de cette
étude est née de la constatation, souvent faite au cours des recherches
ci-dessus, que l'on a tort de faire intervenir comme on le fait la sen-
sation de certains mouvements pour expliquer notre perception de
l'espace. J. est donc amené à examiner sous une nouvelle forme les
rapports du physique et du moral : et à conclure, en ce qui concerne
l'organisation des mouvements, qu'elle est d'origine centrale et non
périphérique ou sensorielle : ce que prouve encore le fait que dans
les cas où nous nous apercevons d'une illusion, c'est par une voie
indirecte et non par une sensation directe qu'elle nous est révélée.
Entre cette étude et la précédente, Ch. Judd a intercalé une série
de recherches sur des actes d'habitudes prises sans être soumises au
contrôle de la conscience : ce qui l'amène à conclure qu'il y a en
nous deux types de conscience : l'une qui contrôle, l'autre qui ne
contrôle pas. [Resterait à établir en quoi celle-ci diffère de l'incon-
scient.]
J. Watson. — Animal Education, i vol. in-8", 130 p. Chicago, Uni-
versity Press.
Ce travail est une contribution à l'étude de la psychologie animale :
mais l'auteur ne s'est pas contenté de recueillir des observations ou
de faire des expériences : il a cherché à démêler quelle corrélation
existe entre le développement nerveux et le développement mental.
Dans ce but, il a choisi comme sujets d'expériences des souris
blanches, sur lesquelles il a suivi le développement des habitudes et
de l'intelligence à mesure qu'elles grandissaient : puis, à chacun des
stades de ce développement il a comparé l'état de ses sujets avec
ce que nous savons de l'organisation mentale des souris blanches
adultes, animal assez bien connu maintenant qu'on s'en sert dans
tous les laboratoires de physiologie et de bactériologie. En procé-
dant ainsi, il a pu déterminer à peu près à quel moment les
jeunes souris rejoignaient les adultes, mentalement et i)hysiologi-
quement. Ceci fait, M. Watson a tourné ses recherches du côté
du système nerveux, cherchant à y suivre les diverses étapes de
développement et à en marquer la connexion avec les étapes de
développement des habitudes. C'est ainsi qu'il a suivi d'abord l'appa-
rition de cellules nerveuses dans la coi'de, puis l'organisation du sys-
tème médullaire, l'apparition de cellules nerveuses dans l'écorce, leur
développement aux divers âges, l'extension des fibres nerveuses dans
REVUE DES PÉRIODIQUES ÉTRANGERS 325
l'rcorce, et la dinV'rence, pour la structure de ces fibres, entre Técorce
de la souris adulte depuis longtemps et celle de la souris qui vient
d'arriver à l'état adulte. 11 passe ensuite à la partie de la théorie de
Flechsig qui touche à son sujet.
La plupart des expériences que W. a organisées rappellent celles
généralement en usage pour ces recherches (labyrinthe, etc.) : là n'est
donc pas la partie originale de son travail. Ses conclusions sont que
dès son 23e jour, toute souris blanche est capable de résoudre les
difficultés que résolvent les souris adultes : elle les résoud même plus
vite quand il ne s'agit que de déployer de l'activité physique : moins
vite (au début) s'il faut plus que cette activité. Les jeunes souris font
d'ailleurs beaucoup plus de mouvements inutiles que les adultes. De
tous les sens, la vue semble le plus développé; l'odorat viendrait
ensuite, surtout après l'éveil de la sexualité. Quant à la mémoire, elle
est tout inconsciente jusqu'au 12'" jour : ensuite, elle s'accroit rapide-
ment et devient de plus en plus complexe jusqu'à maturité. W. pré-
tend qu'elle se développe ensuite en maturilé, comme cela a lieu pour
l'enfant à partir de dix ans.
Dans une dernière partie, Watson établit les relations entre les
faits observés et les constatations qu'il a faites sur ses coupes de
moelle et de cerveau : il suit le parallélisme d'abord de la naissance
au lO"- jour, puis du 10^ au 24« jour. A ce moment, d'après lui, la
souris a son développement complet : elle complique ses associations,
elle opère des combinaisons nouvelles, mais elle n'acquiert plus au
sens primitif du mot : tout se borne à une nouvelle ou à une meilleure
mise en œuvre des éléments qu'elle possède.
S. D. NoRTii. — The Blind and Deaf, in 1900, Washington, Prin-
ting office, 1 vol. in-i", 280 p., 1906.
C'est un recueil de statistiques sur le nombre, l'âge, le sexe et les
conditions sociales des aveugles des États-Unis et des sourds. Il est
surtout intéressant de consulter les chapitres consacrés aux causes de
la cécité ou de la surdi-mutité, aux établissements d'éducation, et
aux métiers que l'on peut ensuite donner aux aveugles et aux sourds.
Ces documents sont publiés par le ministère américain du Commerce
et du Travail, et c'est là ce qui explique l'importance donnée à l'énu-
mération des professions dans lesquelles on peut utiliser les aveugles
et les sourds : les premiers surtout restent trop souvent chez nous,
de simples déchets sociaux que l'on ne sait utiliser : et c'est à la fois
à leur détriment et à celui de leur entourage. La condition sociale et
morale de l'aveugle reste souvent lamentable, précisément parce qu'on
ne sait pas lui apprendre à travailler.
D"" Je.\n Philippe.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES
1° Philosophie générale.
J. Petzoldt. — Das Weltproblem von positivistisciiem standpunkte
Aus. 1 vol. x-lo2 p. Teubner, Leipzig-Berlin, 1906.
Ce petit livre, très élémentaire, contient en somme une histoire du
problème de la substance, plus particulièrement du problème de la
matière, depuis les origines jusqu'à nos jours.
Il résume — d'une façon si brève et si superficielle qu'il eût peut-
être mieux valu les passer sous silence — les conceptions primitives
(animisme, mythologie, etc.), dans un court premier chapitre intitulé
la représentation préscientifîque du monde. 11 examine ensuite les
origines grecques de la science, le réalisme naïf des Ioniens, les pre-
mières critiques du concept de substance et el'fleure toute l'histoire
des systèmes philosophiques. Il conclut en analysant le relativisme
des grandes philosophies modernes, et les principales notions de nos
sciences physiques. L'information, quoique adaptée à une vulgarisa-
tion forcément superficielle, n'est pas mauvaise. C'est un bon résumé,
susceptible d'intéresser les profanes et de leur apprendre, sans erreurs
grossières, quelques éléments utiles d'histoire de la philosophie.
Pourquoi avoir fait si peu de place à l'histoire des sciences, en un
pareil sujet?
Abel Rey.
.■)o
Esthétique.
G. FanciuUi. — La Coscienza estetica. 'Vol. in-12 de 319 p., Turin,
Bocca, 1906.
Les deux grandes divisions de l'ouvrage correspondent à deux
grands problèmes : la genèse et l'analyse de la conscience estlictique.
L'auteur ne prétend pas obtenir des résultats définitifs dans la
première recherche. Il aborde la genèse de la conscience esthétique
dans l'individu et dans l'espèce d'un point de vue purement psycholo-
gique : le comment et les faits ne préjugent pas le pourquoi et les
causes.
La pensée esthétique existe, mais à l'état de puissance vague et
obscure, chez les animaux, dans leurs appétits sexuels, leurs cons-
tructions architectoniques, leurs jeux ou même leur sensibilité
^0■rlCES BIBI.IOGHAPHIQUES 'S'il
confuse aux arts Inuaaiiis. Clicz riioniine, la tréalion et la <:ontem-
plalion se conlondenl priniilivement. Elles se dilîérencient au cours
de l'évolution, ollVant une double diversité irréductible : d'abord dans
l'apparition plus ou moins tardive des activités multiples (pii con-
courent ;'» la formation de la conscience esthétique; ensuite dans les
différents aits, qui supposent des incultes fort diverses. Le tort de la
plupart des théories courantes est de croire que la conscience esthé-
tique doit être nécessairement tirée d'un seul et unique principe; que
par suite elle est la même dans tous les arts, et a toujours été iden-
tique et complète dans tous les temps.
Ce point de vue assez juste et dans tous les cas assez prudent,
implique cette conséquence, qu'une étude séparée de chacun des
arts doit précéder, nécessairement les généralités qu'on peut en
extraire.
Nous ne pouvons suivre M. F. dans son examen successif de la
genèse des arts représentatifs et expressifs. C'est naturellement la
partie la plus superficielle de l'ouvrage. Car, pour aller jusqu'au bout
de la théorie, l'étude de chaque art demanderait un livre spécial ayant
pour auteur un spécialiste; et surtout chaque développement histo-
rique devrait être beaucoup plus approfondi qu'il ne peut l'être en
quelques i)ages.
L'auteur espère pouvoir formuler des conclusions plus précises dans
Vanali/sc de la conscience esthétique. Trois facteurs en sont les élé-
ments : les sens, lintelligence, l'émotion.
La valeur esthétique est le résultat dune sélection parmi les données
de l'esprit. Par' conséquent on ne peut dire avec Guyau que tous les
sens ont une valeur esthétique, même les sens inférieurs, — sinon
peut-être pour des esprits exceptionnels, qui savent la leur donner.
Quant aux données des sens supérieurs, elles n'ont pas davantage
de valeur esthétique à titre de sensation. Ici c'est Fechner que M. F.
combat. Il refait sur cent sujets une des statistiques qui ont fondé
r « Esthétique expérimentale » : C'est l'application de la " méthode de
choix » à dix rectangles divers, dont l'un présente dans ses dimensions
le fameux rapport de la c section d'or ». L'auteur apporte une petite
modification, peu heureuse, croyons-nous, à la méthode. Il retrouve,
— bien malgré lui — une préférence générale pour la section d'or,
mais elle est moins marquée que Fechner ne croyait. Il découvre
aussi beaucoup plus de différences, mais parfois contradictoires,
entre les jugements des hommes et ceux des femmes. Enfin il
applique la même méthode de choix aux sensations élémentaires des
couleurs et des sons, abstraction faite de toute forme, de tout rythme
et de toute autre association. La question est ici posée peu méthodi-
quement et non sans parti pris. Le résultat d'une statistique portant
sur trente hommes et trente femmes est à peu près négatif pour les
sons, contradictoire ou insignifiant pour les couleurs.
D'où l'auteur conclut que s'il y a des « sentiments esthétiques élc-
328 REVUE PHILOSOPHIQUE
mentaires » c'est-à-dire très pauvres, il n'y a pas de « sensations esthé-
tiques », c'est-à-dire de données sensorielles élémentaires ayant une
valeur esthétique par elles-mêmes.
L'analyse des formes plus complexes du facteur sensoriel et celle
des deux autres facteurs est dispersée dans l'examen particulier de
chacun des arts, qui reparaît dans cette deuxième partie; disposition
qui comporte passablement de redites ou d'aperçus par trop rapides.
Enfin, le fait esthétique peut avoir une valeur positive ou négative.
Le problème de la laideur dans l'art s'impose donc. Il y a une dou-
leur esthétique, comme il y a un plaisir esthétique. Elle peut venir
d'une déviation, d'une infériorité qualitative, ou d'une variation
quantitative par excès ou par défaut. Le concept d'esthétique est plus
large que le concept de beauté.
Telles sont les principales idées que présente ce livre agréable,
dont la forme coulante et facile se prête aux aperçus ingénieux. On
regrette cependant qu'ils soient ordinairement plus abondants
qu'approfondis. L'analyse de M. F. aborde une infinité de problèmes
conçus délibérément comme très vastes et très hétérogènes. Et il y
aurait une singulière illusion à croire que la genèse des faits esthé-
tiques puisse être utilement étudiée en dehors du point de vue socio-
logique proprement dit. L'auteur en a certainement eu le sentiment,
et c'est un des mérites de son œuvre. Mais sa position n'est pas nette
à cet égard.
Charles Lalo.
Karl Vorlaender. — Kant, Schiller, Gœithe. Leipzig, Diirr, 1907,
L'étude de M. Vorlaender est la plus complète qu'on ait encore
écrite sur les rapports des deux grands poètes de l'Allemagne avec
l'illustre auteur des trois Critiques. Si dissemblable que fut le génie
des deux poètes, ils subirent l'un et l'autre, à quelque degré,
l'influence de Kant, ou du moins ils s'appliquèrent à pénétrer sa
philosophie, sans rien perdre de leur originalité propre. Cette étude ne
modifie pas, dans l'ensemble, l'idée que nous avions de ces relations,
mais elle nous les fait connaître plus exactement, elle en montre avec
soin les origines et en suit le cours, rectifiant certaines erreurs,
apportant preuves et documents, et c'est une lecture attachante, car
l'histoire qui touche à ces grands noms ne saurait nous être indiffé-
rente.
Entre Schiller et Kant, le libre disciple et le maître, exista d'abord
un dissentiment profond. Kant ne pouvait se réconcilier avec aucune
forme de l'eudémonisme. Il maintint, contre Schiller, la rigueur de
sa doctrine dans le domaine moral; mais il s'en relâcha dans l'esthé-
tique : la grâce, nous dit M. Vorlaender, y entre par le j'eu. Schiller
donne à la morale kantienne son achèvement esthétique; auprès du
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 329
sublime moral, il place le beau moral; il réconcilie la volonté avec le
sentiment. Mais il n'est besoin d'insister sur ce sujet. Nul n'ignore
que le poète de don ('arlos sut interpréter et développer la doctrine
du vieux maître de Kœnigsberg selon son génie particulier.
Quant à Gœthe, il ne semble pas que sa nature d'esprit le disposât
à se placer étroitement, ni peut-être mèm(î exactement, au point de
vue d'aucune doctrine pliiloso|)Iiique. Au début, il comprit assez mal
Kant: il ne sintéressa d'abord rpi'à ses vues sur les sciences natu-
relles, où il trouvait une conlirmation de sa propre théorie de la
polarité. S'il lui arrive de noter en marge d'un volume cette définition
de Dieu, — le sentiment de la dignité humaine objectivé, cette
formule n'est pas kantienne, mais inspirée seulement par l'éthique de
Kant. Ce l'ut, d'ailleurs, l'inlluence de Kant qui l'arracha à celle de
Spinoza, et il ne vint plus résolument à Kant que sous l'inlluence de
Schiller, quand s'établit entre eux l'amitié féconde que la mort brisa
trop tôt. L'échange d'idées entre les deux poètes a fourni h
M. Voi'laender des pages intéressantes. De même les pages consacrées
h l'activité philosophique de Gœthe, après la mort de Schiller, de 1794
à 1831. L'Allemagne de ce temps passe sous nos yeux, en ses repré-
sentants les plus illustres.
Gœthe, conclut l'auteur, ne fut jamais un vrai kantien, même au
sens large. Trop grand il était, trop éloigné du rigoureux analyste
de la raison humaine, trop divers aussi par tempérament. Il ne
s'incorpore pas la doctrine de Kant, ill'utilise, en éclectique qu'il est.
Le poète naturaliste complète le philosophe, et Schiller forme entre
oux le trait d'union.
Suit un Appendice sur les rapports personnels de Kant avec
Schiller et Gœthe. En somme, un ouvrage qui semble définitif et
qui devra toujours être consulté.
L. Arréat.
3° Psychologie.
Cyrille van Overberg-h. — La Réforme de l'enseignement. 2 vol. 8°,
010 p. Paris, F. Alcan; Bruxelles, 0. Schepens, 1906.
Il serait intéressant d'établir un parallèle entre les idées dévelop-
pées dans ces deux volumes et celles qui ont été autrefois formulées
en France devant la commission de Réforme de l'Enseignement :
on y trouverait probablement de multiples points de contact. Mais
ce n'est pas ce côté du livre de M. v. O. que nous voulons signaler ici.
L'ouvrage est une vue d'ensemble sur l'orientation qu'il convient
de donner à l'enseignement dans la société actuelle. L'auteur y con-
sidère successivement les divers degrés de l'enseignement {primaire,
moyen, supérieur) et ses diverses formes {classique, industriel, com-
mercial, etc.); à chaque fois il donne un résumé des discussions soûle-
k
330 REVUE PHILOSOPHIQUE
vées par ces questions au congrès de Mons, en 1005 ; lui-même reprend
d'ailleurs ces discussions pour en faire ressortir les points favoral:)les
à la thèse qu'il défend.
Ce qui frappe dès le début du livre, c'est la façon résolue dont
l'auteur déclare qu'il faut faire dès l'éducation physique la base de
toute l'éducation : sur ce point, M. v. 0. est très net, et il faut lui en
savoir gré. Mais de la formule qu'il a cru devoir reprendre à son
compte pour diriger cette éducation physique, nous le féliciterons
moins, ayant de bonnes raisons (biologiques et non thomistes) pour
croire que les médecins ne consentiraient pas longtemps à se borner
à « la connaissance physiologique du corps humain, dont Ling fut
le principal initiateur » il y a cent ans. Ce vœu du R. P. Castelein
(que les lecteurs de la Revue Philosophique connaissent plutôt
comme logicien) ne traduit nullement l'état actuel de nos connais-
sances en matière de culture du corps : il faut donc espérer que la
Belgique emploiera une autre méthode pour élever l'enfant que
M. van Overbergh, reprenant une formule du cours d'Éducation Phy-
sique de Paris, appelle VHomme de Demain.
A côté du soin donné à la culture corporelle, il faut signaler, dans
ce livre, le souci d'une orientation pratique de l'enseignement. Cons-
tamment et à chaque page, cette préoccupation se fait jour : M. van
Overbergh veut que l'enfant sache qu'il doit vivre et faire œuvre
d'homme utile et non de rêveur ; l'éducateur doit le faire comprendre
à l'enfant et il doit aussi l'y dresser. Ce point semble actuellement
beaucoup préoccuper les Belges, à tous les degrés et dans tous les
rangs de la société : et quelques-uns de leurs éducateurs excellent à
en montrer l'importance. Ces lignes écrites me reportent au souvenir
d'une communication à la fois très simple et très finement observée,
faite au Congrès de Mons par M. le chanoine Noël, pour nous démon-
trer combien il serait utile d'apprendre aux écoliers certains détails pra-
tiques dont ils auront plus tard grand besoin dans la vie quotidienne
et banale : savoir faire une commission; savoir acheter les objets
usuels, savoir choisir dans un magasin ce dont on a besoin, etc., etc.
Toute la communication fut, sur le ton d'une causerie vivante et sin-
cère, une excellente leçon de pédagogie pratique : nombra d'éduca-
teurs pourraient la méditer au profit de leurs élèves, et M. van
Overbergh, sans la citer, y pensait sans doute en écrivant certaines
pages de sa Réforme de l'Enseignement.
Il faudrait maintenant donner une idée complète de la façon dont
l'auteur s'efforce de réaliser ces deux idées maîtresses, le suivre pas à
pas à travers tous les degrés de l'enseignement et successivement
dans toutes les catégories qu'il énumère : mais ce serait résumer tout
le livre et ce résumé serait long, car l'ouvrage est assez dense : nous
ne pouvons ici que présenter les points capitaux, les idées essen-
tielles qui donnent la signification générale de tout le volume.
Jkan Philu'PE.
NOTICES BIBLIOGKAPIIIQLES 331
Wilhelm Wundt. — Essays. 2^ Aullagc 1 vol. in-8'' de iv-VKj p.
Leipzig, W. Kngeliiiann, 1906.
C'est la réédition d'iiii volume paru il y a plus de trente ans et dont
certains chapitres portaient netlement la marque des circonstances
qui les avaient inspirés. Dans riini)Ossil)ilité de les refondre, lautenr
s'est arrêté an parti suivant. 11 reproduit textuellement iancien
livre, en ajoutant à chaque chapitre une étude nouvelle sur 1(> même
sujet, ce qui rend plus frappante la différence des « états de la ques-
tion » et peimet de mieux mesurer l'étendue des progrès accom|)lis.
Deux chapitres primitifs ont disparu, l'un sur « la i)sychologie zoolo-
gique ", parce que l'auteur a eu l'occasion de traiter le sujet avec plus
d'ampleur dans la V' édition des \'orlesun<jen ûbcr die Mensclien
und Tierseele, l'autre sur « sentiment et représentation » parce qu'une
nouvelle étude l'eût conduit trop loin et que le dernier article, sur
« l'évolution (le la volonté », contient toutes les indications essen-
tielles.
LÉON Poitevin.
"W. Mitchell. — Structure and growtu of tue mind. London, Mac-
millanet C», 1907.
Le livre de M. M. laisse peu de prise à la critique : il est, en elTet,
si touffu et si confus qu'on n'y discerne aucune idée directrice,
aucun point de vue général qui puisse servir de guide. L'ouvrage est
présenté sous l'orme de leçons, destinées il est vrai à la lecture, mais
on est en droit de se demander ce que des auditeurs {)Ourraient
retenir de chacune de ces leçons. Les cinq premières nous présentent
des explications diverses de l'esprit et de l'expérience, les onze
suivantes nous retracent la structure et le développement de cet
esprit et de cette expérience, mais toutes consistent surtout en mots,
en phrases obscures, en discussions et distinctions oiseuses sans
qu'on puisse recueillir de l'ensemble, soit des résultats précis soit une
conception métaphysicpie nouvelle.
Le livre veut être un ouvrage de psychologie, une introduction
à Vexpérience, ce qui semblerait obliger l'auteur à procéder scientili-
quement en vue d'établir tel point précis; au lieu de cela, sous
prétexte de traiter des problèmes concernant < les causes et les fonc-
tions de l'expérience » il met de tout dans un livre dont nous crai-
gnons qu'il ne reste rien. Ce livre commence par établir des distinc-
tions subtiles entre l'esprit et le cerveau, d'où résulte que nous
devons la notion d'esprit à « l'unité dans la complexité présentée j)ar
l'expérience; » l'esprit est le créateur de sa pro|)re expérience. Cette
première partie, la plus confuse peut-être des quatre, semble un essai
de métaphysique critique; elle nous conduit, sans qu'on sache trop
comment, à la seconde partie, étude de l'intelligence sympathique et
332 REVUE PHILOSOPHIQUE
esthétique. Enfin la troisième partie est consacrée à la croissance de
l'intelligence (sensorielle, perceptuelle et conceptuelle) — et la qua-
trième partie « étend l'explication directe à laquelle elle ajoute
l'explication indirecte » (physiologique). Tout est passé en revue
dans ces 500 pages : le mimétisme, le langage, les émotions, la
liberté, le sens de la durée, etc., etc. Mais de pareilles encyclopédies
— l'auteur dit « cyclopédies », sont-elles bien nécessaires? Chacune de
ces questions constitue par elle-même un objet d'études et, si ce n'est
pas pour ajouter quelque chose de précis à nos connaissances, il n'y
a de raisons d'aborder ces questions qu'autant qu'elles servent à
justifier une thèse nouvelle, ce qui n'est pas le cas.
L'auteur n'a garde de conclure et nous ferons comme lui.
C. Bos.
M. Navarro. — Nociones de Psicologia. Tarragona, F. Aris é hijo,
1906, 239 pages.
Traité de psychologie élémentaire résumant d'une façon intéres-
sante les points de vue les plus récents, et donnant impartialement
sur chaque sujet l'état de la question; clairement composé, écrit d'une
façon alerte. Ne cessant de s'appuyer sur les résultats de la psychologie
scientifique, l'auteur réussit à être succinct sans sécheresse dans des
questions plus proprement philosophiques telle que l'abstraction,
l'unité de la vie affective, le caractère et le déterminisme, la volonté
et l'attention. La tendance générale de l'ouvrage est une réaction
contre l'associationnisme, donnant une importance marquée aux faits
de la vie affective.
J. PÉRÈS.
4° Histoire de la philosophie.
D'" Théodor Elsenhans. — Pries und Kant. II Kritisch-Svstematis-
CHER Teil. 1 vol. gr. in-8, xv, 223 p., Giessefi, Topelmann, 1906.
Dans un premier volume, M. Elsenhans avait analysé la théorie de
Pries sur la connaissance. Le second volume, critique et systématique,
pose les bases de la gnoséologie, en critiquant les thèses kantiennes,
non pas exactement selon les idées de Pries, mais du point de vue où
Pries s'est placé pour énoncer le problème.
La doctrine de Pries se concentre en trois idées, qui sont le prolon-
gement des indications kantiennes : l'admission d'une connaissance
immédiate préalable, dont la réflexion se bornerait à faire l'analyse;
l'emploi d'une méthode anthropologique; l'attribution à la philosophie
d'un caractère exclusivement subjectif. Ces trois idées déterminent
trois recherches de la gnoséologie actuelle : problème des présupposi-
NOTICES Bini.lOGRAPHlQL'ES 333
lions; problème de la méthode; problème des limites de la ronnais-
sance.
Les présuppositions de la gnoséologie sont de trois sortes: psycho-
loijiques, logiques, (inosi''olnjiqnes. Et, s'aidaiil do Pries, M. Klseii-
hans montre — en réfutant les néo-criticistes, tels que Rieldou Cohen,
— que ces « préjugés » nont pu être évités par Kanl. En particuliei-, le
concept kantien de Vexpérience implique une notion du fait où se
trouvent adirmés les deux caractères du nécessaire et de Vuniversel.
Et cela n'est possible que grâce à la conception des êtres raisonnables,
dont riiumanité serait une espèce. Or cette extension de la rationalité,
et l'aflirmalion de l'universel qui s'y rattache, ne sont admissibles
qu'à titre de présupposition radicale. U y a donc un cercle inévitable
dans la gnoséologie, puisque l'on ne peut séparer — ainsi que l'a fait
voir Hegel — la lliéorie du connaître de l'acte môme de connaître; et
l'on doit renoncer à prouver la valeur objective de celui-ci.
La méthode de la gnoséologie est forcément psychologique. Le cri-
tère de l'objectivité ne peut être que le sentimeyit de réuidence, lequel
constitue une expérience individuelle. Et l'on ne peut — Frics l'a
établi — universaliser celte expérience au moyen d'une induction. Il
faut s'en référer, pour la correction même des évidences infondées, à
l'affirmation d'une organisation mentale commune aux êtres raison-
nables, donc à une véritable « foi rationnelle ». La détermination des
principes de la connaissance, en dépit du rejet par Kant de toute
méthode psychologique, n'en procède pas moins chez lui — malgré
l'appareil du « fil conducteur » a priori — de manière empirique. D'autre
part, une analyse purement psychologique serait insuffisante ici,
puisque les données enveloppent un rapport avec un objet transcen-
dant. Et nulle déduction ne peut être tentée légitimement — malgré
l'attitude de Kant à cet égard — des formes de connaître. Les prin-
cipes constituent un système téléologique, qui a pour destination de
réaliser la * foi rationnelle » à l'objectivité. Cette « foi » est une pré-
supposition, supérieure à toute science; et c'est par l'histoire même
des sciences et de la connaissance générale que l'on pourra tout
ensemble déterminer les « formes » et les justifier.
Il n'y a pas de méthode gnoséologique spéciale; il n'y a qu'une
recherche empirique, basée sur une croyance qui appartient à la
« connaissance naturelle ». Aussi, [)our M. Elsenhans, cette détermina-
tion des « formes » va-t-elle de pair avec une classification des sciences
qu'il esquisse. Les fins de la science étant au nombre de trois :
ordonnance (mathématisation), classification, explication causale, il y
a trois sortes de principes : les formes de l'intuition, le concept de
substance, la loi de causalité. Irréductibles entre eux, ces principes le
sont également à l'expérience, en ce sens qu'ils constituent des disposi-
tions naturelles qui enveloppent le double caractère du nécessaire et
de l'universel; c'est pourquoi nulle évolution psychologique ne les
expliquerait, puisqu'elle-même ferait partie de l'expérience, et ne pour-
334 REVUE PHILOSOPHIQUE
rait rendre compte du tout où elle figure. On voit par là quel rapport
la psychologie et la gnoséologie soutiennent entre elles. La théorie de
la connaissance suppose une « psychologie du connaître » ; mais la
psychologie ne dépasse pas le point de vue du « réalisme naïf »,
tandis que la gnoséologie pose le problème du rapport entre la con-
naissance et r « objet » transcendant.
Le problème des limites de la connaissance peut être abordé, soit en
recherchant les bornes de la faculté même de connaître comme telle,
soit en cherchant les bornes du domaine de la connaissance. Et, bien
que l'on ne puisse adopter entièrement la thèse de Pries sur le « carac-
tère inintelligible (Unerklarlichkeit) des qualités », bien que l'explica-
tion mathématique (avec réduction à l'identique) ne soit pas (comme
Pries semble le croire) le seul procédé de la science, bien que la réa-
lité puisse être serrée de plus en plus près par une complication des
attributs et des lois, bien que l'explication historique elle-même (en
dépit des oppositions radicales affirmées par Rickert) suive les mêmes
méthodes que les sciences de la nature ; il y a dans le réel (et c'est le fond
de la thèse de Pries) quelque chose d'irréductible aux formes symbo-
liques de la science, à savoir le donné même, Vexpérience individuelle
(Erlebnis) avec les évaluations que nous introduisons en elle. Quant au
domaine de la connaissance, la thèse subjectiviste de Pries et l'affir-
mation qui en découle d'une /bi spécida/iue en la portée transcendante
des « Idées », permettent de dépasser les limitations promulguées par
Kant, et de ne pas voir dans l'intuition empirique la borne des énon-
ciations objectives. Chez Kant lui-même, les « principes régulateurs »,
qui ont pour fonction exclusive (et immanente) d'assurer à la raison
Vunité systématique dont elle a besoin, tendent à se transformer en
hypothèses transcendantes. Or cette fonction unifiante, ce rôle expli-
catif, constituent des titres légitimes à l'affirmation objective; telle est
l'attitude des savants à l'égard des hypothèses. On ne saurait objecter
le relativisme de Poincaré et sa théorie des hypothèses « indifférentes »,
car la connaissance vise toujours le réel au delà des rapports et les
hypothèses « indifférentes » deviennent par degrés des hypothèses
« réelles ». L'exemple des savants, ainsi que le concept même de l'hypo-
thèse « utilisable», montrent que l'on a le droit, en dételles «anticipa-
tions, » de dépasser tous les matériaux que l'expérience fournit; et l'op-
portunité de ces « explications » métaphysiques s'impose lorsque rien
dans l'expérience ne peut rendre raison des faits (ainsi le concept d'un
« monde extérieur » pour expliquer que la sensation apparaisse ou dis-
paraisse). Or le principe même de cette « utilisation » transcendante
invite à transformer les convictions pratiques en hypothèses théoriques.
On nçleur enlèvera pas leur certitude dans le domaine de l'action parce
qu'on fera d'elles des problèmes dans l'ordre spéculatif. Et le rapport
sera doublement intime entre la science et la foi : la foi fera partie de
la réalité même que l'hypothèse interprète, le rattachement de la foi à
l'hypothèse explicative de cette réalité l'empêchera de se tourner en
^O^lCES UIBLIOGHAPHIQUÊS 335
chimère. Au reste, les hypothèses Iniiisct-iulaiitcs demeureront prohlé-
matiquc!<, et l'on appi'ocliera dautaiit plus des liiniles de la cunnais-
sance que les « idées » explicatives ollVironl un caractère plus radical.
Mais l'esprit sera guidé en cette démarche inlassable |)ar « une convic-
tion qui est au tlelà de toute connaissance, par la loi inébranlable en
un idéal do vérité ». J. Sego.nd.
Julius Guttmann. — Kants Gotteshegriff i\ seiner positiven Entwic-
KLiNii. 1 br. ^v, in-8', iOt [). Berlin, Heulheret Heichard, l'JOG.
La brochure de M. Guttmann constitue le premier numéro d'u«e
série de publications ctont la Kaiitgesellschalt a assumé la charge;
elles sont destinées à servir de compléments aux Kantstudien; et
M, Vuihiugcr est à la tète de Tentreprise.
M. Guttmann, dans un travail antérieurement paru, avait étudié
l'évolution du concept de Dieu dans la philosophie kantienne jusqu'à
la Dissertation de 1770. 11 résume, dans les premières pages de son
travail actuel, les conclusions obtenues par lui. Puis il examine les
idées de Kant à ce sujet, telles que nous les oliVent les Leçons sur la
Métaphysique publiées par Pœlilz i^II est d'avis, en elïet, que ces
leçons, avec les oscillations de pensée qu'elles expriment, traduisent
l'état d'esprit de Kant durant la période immédiatement antérieure
à la période criticiste . Abordant ensuite lépoque du criticisme, il
analyse la conception kantienne au double point de vue théorétique
et moral. Enfin, il cherche si les ouvrages que Kant n'a pas publiés
lui-même apportent à cette conception de Dieu des éléments nou-
veaux. — Mais, si le criticisme forme ainsi le centre de l'étude, c'est
beaucoup moins la critique laite par Kant de l'idée de Dieu qui est
visée par M. Guttmann, que la conception positive de Dieu élaborée
progressivement par Kant.
Or, au point de vue théorétique, l'elïort de Kant pour attribuer à
l'idée de Dieu une réalité elïective — et non un simple rôle régulateur
de l'expérience — aboutit à identifier Dieu avec la chose en soi, fond
primitif de l'être que traduit le phénomène et à faire du concept de
Dieu comme le symbole de l'unité systématique de l'expérience. Mais
l'analyse de la finalité, telle que la développe la Critique du Juge-
ment, conclut à une distinction possible entre Dieu et le principe
téléologirjue de la nature. De là l'incertitude des thèses kantiennes,
en ce qui regarde l'objectivité du concept de Dieu.
Au point de vue moral, c'est encore l'idée de finalité qui joue le
principal rêile. Et le concept de Dieu servirait, d'une part à réaliser le
souverain bien par l'unification de la moralité et du bonheur, d'autre
part, à fonder en un même système la téléologic de la nature et la
téléologie morale. Mais celle-ci, comme celle-là, pouvant être inter-
336 REVUE PHILOSOPHIQUE
prêtée sans l'intervention de l'idée de Dieu, le caractère objectif de
cette idée est à nouveau compromis.
Malgré ces incertitudes, et en dépit de l'incompatibilité évidente
entre le Dieu-substance de la métaphysique théorétique et le Dieu
personnel de la métaphysique morale, M. Guttmann maintient — en
historien qui doit respecter le texte de son auteur — le sens tradi-
tionnel de la métaphysique et de la théologie de Kant. Contre Cohen,
il affirme que les Idées de la raison et la chose en soi n'ont pas un
simple rôle de direction idéale, mais bien une portée transcendante.
Contre Paulsen (entre autres), il affirme que les indications pantliéis,
tiques éparses dans l'œuvre de Kant ne permettent pas de mécon-
naître le sens théiste de la théologie kantienne.
J. Second.
Paul Boehm. — Die vorkritisciien Sciiriften Kants, 1 br. in-8°,
Vi-124 p. — Strasbourg, Triibner, 1906.
Tandis que certains historiens du kantisme ont prétendu assigner
surtout à des influences extérieures les grands changements qui se
sont produits dans la pensée kantienne, Kuno Fischer a soutenu, non
sans quelque exagération, que le développement de cette pensée avait
été continu, spontané et nécessaire. M. Paul Bœhm s'est proposé,
grâce à l'étude attentive de ceux des écrits kantiens de la période
antécritique qui se rapportent à la métaphysique et à la théoine de
la connaissance, de retracer, dans la mesure du possible, l'évolution
immanente du kantisme. 11 a montré que, de bonne heure, en appro-
fondissant la physique newtonienne, Kant avait été naturellement
amené à réagir contre la spéculation leibniziano-wolfienne, à nier la
prépondérance universelle du principe de contradiction, à distinguer
entre le fondement logique et le fondement réel, à poser le problème
causal. 11 a fait voir le rôle joué dans ce développement cintique par les
réflexions spontanées sur les quantités négatives, Sur la nature de la
mathématique et la différence entre la méthode de la mathématique et
celle de la philosophie. Kant s'est donc acheminé spontanément à la
théorie de la Dissertation inaugurale sur la connaissance sensible. Et,
comme le prouve M. Bœhm, il est inadmissible que l'influence décisive
de Hume, 1' « éveil du sommeil dogmatique », ait été nécessaire à ce
développement si naturel; inadmissible surtout que celte influence
doive être placée en 1762, à l'entrée d'une prétendue période d'empi-
risme sceptique, laquelle n'a jamais existé pour Kant. L'influence de
Hume est réelle cependant; mais, postérieure à la Dissertation inau-
gurale, c'est en 1771 ou 1772 qu'il convient de la situer; Hume a sim-
plement fourni à Kant l'occasion d'élargir le problème causal, sponta-
nément formé dans son esprit, et de construire, pour le résoudre, la
déduction trancendantale des catégories. J. Second.
Le propriétaire-gérant : Félix Alcan.
Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD.
LA DÉPENDANCE DE LA MORALE
ET
L'INDÉPENDANCE DES MOEURS
I. — La morale sous la dépendance des mceuks
Lorsciue nous énonrons que des lois régissent tel ou tel ordre
de piiénomènes physiques, le cours des astres ou les combinaisons
des corps, nous savons que nous employons une métaphore. Les
lois, qui n'existent que dans notre esprit, ne régissent pas les phé-
nomènes. Elles expriment ce qu'il y a de constant dans les
manières dctre propres aux phénomènes et, si nous formulons
des lois, c'est que nous avons d'abord observé des faits. Les lois
sont des déductions tirées de l'expérience. Si, après avoir établi
une loi à l'égard de quelque ordre que ce soit de phénomènes
physiques, il nous arrive d'observer que l'un des phénomènes de
cet ordre ne s'accommode pas de la loi, c'est à la loi que nous
donnons tort, non au fait. Les lois physiques sont des dépendances
des phénomènes physiques.
S'agit-il des phénomènes moraux, tout change. L'expérience est
ici sans autorité. On suppose que les lois morales tirent leur légi-
timité d'un principe différent de celui dont les lois physiques tirent
la leur. Ce principe est tour à tour la volonté divine ou la Raison
qui n'est, au sens ontologique qu'elle assume ici, qu'un déguise-
ment abstrait de l'arbitraire divin. Sous ce jour, les lois morales,
expression d'une activité ditïérente de celle que nous touchons
dans l'expérience, soutiennent, avec les phénomènes auxquels elles
s'appliquent, un rapport inverse de celui que nous observons entre
les lois et les phénomènes du monde physique. Tandis que les lois
physiques sont des déductions tirées du jeu des phénomènes
physiques, les phénomènes moraux se voient déduits des lois
morales. Aussi, lorsque des phénomènes de cet ordre ne s'accom-
modent pas des lois morales, ce n'est pas à celles-ci que l'on donne
TO.ME LXIV. — OCTOBRE 1907. 22
338 REVUE PHILOSOPHIQUE
tort, mais à ceux-ci : on les dit immoraux. Ce désaccord ne laissant
pas que d'être fréquent, on a dû inventer tout un ordre de sanc-
tions invisibles, justice immanente, joies et peines futures, qui
réparent l'échec apparent imposé par le phénomène à la loi. A ce
prix les phénomènes moraux, c'est-à-dire les mœurs, tombent sous
la dépendance de la morale.
Cette construction n'est pas sans entraîner quelques incommo-
dités. La principale est qu'à côtés des éléments ordinaires de la
connaissance qui, sous la diversité de leurs aspects, relèvent d'un
même principe de développement spontané et s'offrent à nous dans
l'expérience, elle en suppose d'autres qui ne supportent avec les
données de la connaissance naturelle aucune commune mesure.
Au monde physique on oppose le monde moral en vue duquel on
décrète un statut spécial. Dès lors une représentation de l'univer-
saHté des phénomènes sur un plan commun cesse d'être possible.
Le principe de causalité, qui est notre grand moyen d'explication,
qui est le nœud avec lequel nous assemblons en un même tissu les
éléments divers de l'expérience, le principe de causalité, désavoué
en ce qui touche aux phénomènes du monde moral, se voit rem-
placé par un principe d'arbitraire invérifiable, indéterminable qui
infirme ses déductions. Le monde devient ininteUigible sous le jour
de l'expérience et de la raison explicative. On ne renonce pas pour-
tant à le connaître, mais l'interprétation que l'on s'en forme repose
sur un acte de foi, c'est-à-dire sur un état de volonté.
Aussi longtemps que cet acte de foi, fidèle à ses origines, se
réclame de ce seul parti pris volontaire, il est inattaquable par les
moyens intellectuels, puisqu'il récuse leur valeur, et c'est là le pur
état dogmatique. Mais si les dogmes sont inattaquables par les
moyens intellectuels, ils ne manquent pas, à la façon de tous les
éléments irréductibles de la volonté, de'mener entre eux, en raison
même de cette irréductibilité, des luttes sans merci, des guerres
d'extermination dont l'histoire témoigne. Chaque dogme, attri-
buant à ses affirmations un caractère d'universalité, considère
logiquement tous les autres comme la négation de sa propre réa-
lité. Or, cette hostilité ne tarde pas à leur faire perdre bientôt le
bénéfice de leur attitude intangible, à les faire déchoir de leur
état de pureté primitive. Bien que les dogmes soient, en leur prin-
cipe, une simple affirmation du vouloir, le contenu de cette affir-
J. DE GAULTIER. — L\ DÉPENDANCE DE LA MOItAI.E 339
malion n'en implique pas moins une intervention inlrllectuelle
préalable, toute langue et toute syntaxe au moyen desquelles
toute idée, lùt-eile la plus excentrique, s'exprime, supposant un
prodigieux travail antérieur d'élaboration, de systématisation des
élénjents de l'esprit. Pour répondre aux attaques des dogmes
adverses qui le menacent, tout dogme use d'abord de la violence,
mais il lait bientcH appel aussi à ce système logique, qui est, quoi
qu'il en ait, son moyen d'expression, à ce système prodigieuse-
ment ancien et merveilleusement hiérarchisé qu'est l'intelligence
humaine avec ses lois ou ses conventions auxquelles nul esprit ne
peut se soustraire sans se mettre lui-même en péril parce qu'elles
sont le moyen de son pouvoir sur les choses. Dès qu'ils ont fait cet
appel, les dogmes, en tant que dogmes, sont condamnés à échéance
plus ou moins brève. La puissance qu'ils ont appelée à décider
entre eux va les condamner tous. Pourtant leur disparition ne va
point sans transitions et longtemps encore, sous l'influence de
l'ancienne sensibilité, le mécanisme logique de l'esprit pris pour
arbitre mais faussé toujours en quelque endroit par linstinct théo-
logique, demeure contraint de témoigner en faveur du dogme.
La dernière grande entreprise de falsification de cette sorte fut le
Kantisme de la Raison pratique. On va s'efforcer, en une brève
analyse, de faire toucher l'endroit où l'assemblage systématique,
en quoi consiste le jeu intellectuel, a été faussé par la seconde
Critique et, du procédé môme mis en œuvre par Kant pour obtenir
cette déviation, on s'appliquera à faire sortir les déductions posi-
tives que comporte le fonctionnement légitime de ce jeu mental.
Cette analyse aura pour conséquence de placer les phénomènes
appelés moraux sur le même plan de connaissance que tous les
autres et de rétablir à leur endroit la relation d'antériorité du phé-
nomène par rapport à la loi, du fait concret par rapport à la for-
mule abstraite, que l'on a vue invertie par le dogme. Il apparaîtra
alors, semble-t-il, que les phénomènes relatifs à la conduite sont
donnés dans l'expérience comme les autres phénomènes, en sorte
que la morale, c'est-à-dire l'ensemble des lois qui, à un moment
quelconque de l'évolution historique, s'appliquent aux modes de
la pratique humaine est une dépendance des mœurs, une dépen-
dance d'un ordre de phénomènes spéciaux dont on s'efforcera de
préciser le caractère et d'établir la généalogie.
340 REVUE PHILOSOPHIQUE
On pourrait contester la distinction établie par Kant entre la
forme et le contenu de la connaissance. Il le faudrait faire si l'on
devait nécessairement attribuer à cette distinction le sens d'une
opposition, d'une différence de nature et d'origine entre cette forme
et ce contenu. Mais, si les développements de la pensée kantienne,
postérieurs à la première Critique, supposent cette interprétation,
ce fut au contraire la volonté expresse et ce fut aussi le haut mérite
de Kant d'inaugurer une méthode purement expérimentale, de
fonder sur l'analyse de la seule expérience psychologique jusqu'à
la valeur des formes mêmes de la pensée. On acceptera donc la
distinction kantienne en lui conservant la signification légitime et
féconde qu'elle comporte, en réservant expressément la commune
origine, dans l'expérience psychologique, de la forme et du con-
tenu. On constatera que c'est pour avoir oublié cette genèse tout
empirique de la forme et à la suite d'une faute manifeste contre sa
propre méthode, que Kant a pu, dans la Critique de la Raison pra-
tique et dans la Métaphysique des Mœurs, détourner vers des con-
clusions dogmatiques les données de l'expérience, en ce qui
touche aux formes de la pratique.
Lorsque, en effet, dans F Esthétique transcendenlale, Kant s'efforce
de déterminer ce qui est a priori dans la connaissance, c'est à l'expé-
rience qu'il s'adresse : il constate qu'aucune expérience n'est pos-
sible sans l'intervention des notions de temps et d'espace; il en
conclut que ces notions sont a j^riori, qu'elles sont la forme et la
condition de toute expérience possible. Est-ce à dire que ces
notions soient différentes quant à leur origine des autres faits
d'expérience? Pourquoi en serait-il ainsi, si c'est bien parmi les
données de l'expérience psychologique que Kant les rencontre?
Constater qu'aucune expérience n'est possible que n'y interviennent
les notions de temps et d'espace cela ne signifie rien de plus en
somme que ceci : à savoir que le temps et l'espace sont des éléments
communs à tout fait de connaissance, soit la commune mesure,
par rapport à laquelle tous les faits de connaissance s'ordonnent,
la partie stable du phénomène grâce à laquelle tous les autres élé-
ments instables, qui y apportent différenciation et variété, sont
compris en un même système, apparaissent sur un même plan de
J. DE GAULTIER. — l.V nÉPENDANCE DE LA MORALE 341
connaissance et peuvent former entre eux des relations. Après cela
on peut attribuer au temps et à l'espace un caractère formel, mais
cette altrihulion n'est rien de plus qu'un nom pour désigner leur
uni\ersalité, c'est-à-dire le fait qu'ils sont donnés comme élé-
menls dans toute expérience, en sorte qu'ils constituent le fait
caractéristique de toute expérience. Ainsi s'elïace, entre la forme et
le contenu, pour faire place à une remarque de commodité logique,
une prétendue didérence de nature qui introduirait un hiatus dans
le fait même de la connaissance. Les formes de la connaissance
tirant leur origine de la même activité qui engendre le contenu,
étant une part de ce contenu, n'étant que la partie constante du
phénomène, et qui l'identifie, par contraste avec sa part instable
qui le diversifie, elles relèvent, comme tout le reste, de la catégorie
de l'expérience, issues du jeu, d'un même principe, l'activité de la
pensée, soit que l'on envisage sous ce terme une substance, soit
que l'on n'y voie qu'un pur moyen logique.
Quand, par la suite, Kant décrit et classe les catégories de l'enten-
dement, celles-ci remplissent une fonction analogue à celle que
remplissent les formes de l'intuition. Chacune d'elles désigne,
qu'il s'agisse des catégories de la quantité ou de celles de la cau-
salité, quelque chose de commun à toute expérience et sans quoi
l'expérience ne tomberait pas sous l'entendement. Que cet élément
commun, qu'un élément commun quelconque vienne à faire
défaut, la synthèse intellectuelle n'est plus possible, les phéno-
mènes épars n'ont plus de liens entre eux et cessent de com-
poser l'ensemble en partie systématisé que nous nommons l'uni-
vers. Le caractère formel, déduit ici, comme pour l'intuition, de
la stricte analyse de l'expérience psychologique, est un carac-
tère d'universalité et tire de ce seul fait d'universalité son impor-
tance, sans qu'il soit besoin de lui attribuer une valeur transcen-
dentale. Aucune de ces formes ne préjuge du contenu de l'expé-
rience. Aucune ne promulgue des lois déterminant la nature
de ce contenu et ses modalités, sans quoi toutes les sciences
seraient déductives, l'observation et l'induction seraient des détours
inutiles pour connaître.
Mais si Kant est demeuré fidèle à cette méthode tant qu'il a
traité des formes de la connaissance, on ne saurait contester qu'il
s'en est départi dès qu'il a traité des formes de la pratique. Le mot
342 REVUE PHILOSOPHIQUE
forme prend chez lui en celle matière une acceplion toute diffé-
rente. A s'en tenir à la notion précise que l'on vient de considérer
sous ce terme, il est évident que ce qu'il donne pour une forme
n'en est pas une. Son impératif catégorique, sous les expressions
concrètes dont il l'a tour à tour revêtu, ne se fonde plus sur un
fait d'universalité donné dans l'expérience mais sur l'hypothèse
d'un fait d'universalité dont la détermination suppose, contraire-
ment à toute science critique, la connaissance possible d'une téléo-
logie de l'existence d'ordre purement nouménal. Ce qui pourrait être
accepté pour le principe formel de la pratique, à la suite d'une
analyse pareille à celle qui permit de déterminer les formes de la
connaissance, ni Kant, ni les néo-criticistes ne l'ont jamais mis en
lumière. Pourquoi'? Parce que, défini, ce principe n'eût pu rendre
les services que Ton attendait de lui, parce qu'il se fût montré
entièrement extérieur aux idées de devoir, de liberté et de respon-
sabilité morale qui constituent l'éthique kantienne, de même
qu'elles constituaient déjà, sur d'autres fondements, l'éthique chré-
tienne et spiritualiste, — parce que ce principe formel, à la façon
des formes de la connaissance, se fût montré indifférent aux divers
aspects de son contenu, parce qu'étant vraiment une forme, il
n'eût plus été une source de causalité et ne fût intervenu que pour
figurer l'élément commun à tous les phénomènes compris sous la
G alégorie morale, l'élément qui les identifie les distinguant par sa
présence de ceux des autres catégories, mais laissant place à ses
c ôlés à d'autres éléments par lesquels ces phénomènes se distin-
guent les uns des autres.
Cette définition d'une forme de la pratique que Kant n'a point
produite, on va tenter de la donner ici, persuadé que l'on est de la
valeur de la méthode analytique de Kant, persuade qu'à travers
cette distinction de la forme et du contenu, dans les termes de la
signification que l'on a attribuée à l'une et à l'autre, on doit
atteindre la source commune de toute connaissance, l'expérience,
de façon à en faire jaillir un enseignement fécond.
Si la forme de la connaissance est constituée par l'ensemble des
conditions qui accompagnent nécessairement tout fait de com-
préhension, quel que soit le contenu variable du phénomène par
où il s'objective et se différencie, c'est-à-dire quel que soit le
caractère particulier de l'objet perçu ou de l'idée conçue, la forme
J. DE GAULTIER. — lA rH^:PENDAN(:E \)E LA MORALE 343
de la pratique, selon un parall(^lisnie ri^^oureux, sera consliluée
par les conditions (|ui acrompagnent nécessairement toute action,
quel que soit d'ailleurs le caractère particulier de cette action. Or,
si, pour tlélerminer ces conditions, on recherche quel est l'élément
dont la présence s'observe en tout acte réputé moral, à défaut
duquel un acte cesse d'apparaître à l'esprit sous cette catégorie,
on est amené ù constater que cet élément consiste en un jugement,
accompagnant, dans l'esprit de qui va accomplir un acte, l'exécu-
tion de l'acte, jugement qui approuve ou désapprouve, conclut à
faire ou ne pas fair&, à un oui ou à un non, et qui place les ({ualili-
catifs bon et mauvais sur les solutions opposées engendrées par
r alternative. Cet élément a bien le caractère formel, il est bien
comparable, à l'égard de l'action, à ce que sont, à l'égard des
objets saisis par l'intuition ou par l'entendement, les idées de
temps, d'espace, de cause, de quantité. Il décide de l'existence, de
la réalité du phénomène sans rien préjuger de son contenu ni
de ses modes. Telle quelle, cette forme de la pratique implique
purement et simplement, de la part du sujet volontaire, toi fait de
non indi/frrence à l'égard de l'acte à accomplir, elle implique que
tout acte, dans .son rapport avec le sujet particulier qui va l'exé-
cuter, est Jugé par celui-ci bon ou mauvais. Ceci et rien de plus.
Ceci, sans plus, suffit à classer un phénomène sous la catégorie
morale, à le distinguer du phénomène physique dont la causalité a
sa source en une activité étrangère à un sujet conscient, à le diffé-
rencier d'un acte automatique, d'un réflexe.
Dire que cet acte est en réalité bon ou mauvais pour le sujet
serait déjà tirer de la forme de la pratique une déduction qu'elle est
impuissante à fournir et qui ne peut être établie que par l'empi-
risme. Mais Kant ne s'en est pas tenu à ce premier abus et il a
fait entrer dans son idée du devoir la conception d'un bien en soi
selon laquelle l'acte a une valeur indépendante de sa relation
avec le sujet, une valeur déterminée par sa relation avec un
entité nouménale qui, aux termes de la première critique, ne peut
être atteinte par la connaissance, en sorte que tout ce qui peut
être dit à son sujet relève du dogmatisme le plus arbitraire.
C'est donc ici que l'on situera la substitution faite par Kant, au
cours de ses spéculations, d'un principe dogmatique aux déduc-
tions autorisées par l'analyse de l'expérience psychologique. Au fait
344 REVUE PHILOSOPHIQUE
de non indifférence à l'égard de l'acte à accomplir que l'analyse,
appliquée aux éléments de la pratique, révèle, en raison de son
universalité, comme la forme de la pratique, il a substitué, avec
l'idée du devoir, un concept dans lequel il a fait entrer préalable-
ment toutes les conséquences qu'il lui a fait postuler ensuite, — idées
du bien, du libre arbitre, de la responsabilité, du mérite et du
démérite, — au point qu'elles constituent toute sa substance, au
point qu'il n'a, privé d'elles, aucun sens, — en sorte, qu'aucune
de ces conséquences n'étant donnée dans l'expérience, on peut
affirmer, en toute sécurité logique, du concept, lui-même qu'il y est
insaisissable, qu'il n'y existe pas.
A tenir strictement pour la forme de la pratique, le fait de non
indifférence^ le fait de 'partialité que l'on vient d'énoncer, on va
montrer qu'à la façon des formes de la connaissance, il nous met
en relation, par le caractère d'universalité qui nous l'a fait choisir,
avec les divers éléments de la pratique, de la façon la plus utile à
nous les faire connaître.
Son premier office est de nous mettre à même de distinguer
avec clarté le phénomène moral du phénomène physique. On
remarquera en effet que celui-ci est reconnaissable à ce qu'un
seul ordre de causes intervient en vue de sa production. Le
phénomène moral, au contraire, se montre le produit d'une double
série causale, l'une, d'ordre physique qui détermine l'acte, l'autre,
d'ordre intellectuel qui détermine le jugement porté sur l'acte.
Toutefois, ces deux séries causales qui interfèrent, s'accordant ou
se combattant pour la production de l'acte, n'en ont pas moins,
l'une el l'autre, une commune origine en un déterminisme de
même nature et, quand il est question d'une causalité d'ordre
intellectuel pour désigner la seconde, cette qualification n'est
qu'un moyen de distinguer un phénomène plus complexe d'un
plus simple, un fait primitif d'un fait dérivé et il reste, pour qu'il
soit possible de traiter des rapports de ces deux séries entre elles,
après les avoir distinguées par des noms, à les identifier quant à
leur nature. C'est dire qu'il reste à rechercher le fait d'ordre
physique sur lequel s'est greffée la série causale d'ordre intellec-
tuel à l'extrémité de laquelle apparaît le jugement porté sur l'acte.
J. DE GAULTIER. — I A DI^.PENDANCE PE LA MORALE 34o
C'est dire déjà que la catégorie morale, consliluép par l'apparition
de ce jugement, n'est pas un élément originel et (pi'elle est une
dépendance d'autre chose qu'elle môme.
Cet élément primordial d'ordre physique qu'il s'agit de découvrir
devra donc remplir cette condition de déterminer toujours, chez
le sujet qui accomplit un acte, un jugement de valeur sur l'acte
qu'il accomplit. C'est à ce prix que cet élément répondra au carac-
tère formel auqiiel on a distingué que l'acte moral était reconnais-
sable. Or cet élément se manifeste avec la sensibilité, pour user
d'un terme plus précis, avec le goût. Sans le goût, la forme de la
pratique n'a pas de contenu, sans le goût, il n'est pas de jugement
sur les actes et sur les choses, il n'est point de réalité morale. Mais
toute action est bonne pour un individu donné qui a pour effet de
procurer satisfaction à son goût, toute action contraire est mau-
vaise. Prise en son sens le plus étroit, celte énonciation qui
substitue, aux termes objectifs et abstraits Bien et Mal les termes
subjectifs et concrets bon et mauvais^ nous met en possession du
fait éthique élémentaire, de l'atome, en matière de chimie morale,
dont les combinaisons permettent d'expliquer les complications
les plus singulières des morales sociales, les raffinements les plus
subtils des morales individuelles et jusqu'aux inversions mômes
par lesquelles l'individu semble agir contre son goût.
Pour se rendre compte de ces raffinements et de ces complica-
tions, il suffit de faire intervenir, d'une part, le pouvoir individuel
d'imaginer, de réfléchir et de prévoir, et, d'autre part, le phénomène
social au sens le plus général du mot, au sens où il désigne le fait d'une
pluralité d'éléments en relation nécessaire les uns avec les autres.
De ce point de vue, si l'on considère qu'il est impossible de conce-
voir l'individu en dehors d'un milieu social, où sa sensibilité
particulière, avec le goût qui la manifeste, vient en conflit ou en
concurrence avec d'autres sensibilités, on concevra aussi que ce
goût lui-môme ne se rencontre pas à l'état isolé dans le milieu
individuel. Dans ce milieu, qui joue à l'égard des divers instincts
particuliers le rôle du milieu social à l'égard des individus, ces
instincts, ces goûts, ne sont parvenus à s'ordonner, avec plus ou
moins de bonheur, qu'à la suite de longs conflits; il s'est établi
entre eux une hiérarchie, plus ou moins stable, en vertu de laquelle
beaucoup d'entre eux, dominés par les autres, ont été condamnés
346 REVUE PHILOSOPHIQUE
à ne pas s'exercer ou à restreindre leur fougue dans des limites
fixées. Le même conflit aboutit entre individus aux mêmes com-
promis : les plus forts, qu'ils soient une élite, qu'ils soient le nombre,
satisfont avec plus d'ampleur leurs goûts propres et un plus grand
nombre de leurs goûts et de leurs instincts. Les individus les plus
faibles, afin de continuer à assouvir leurs goûts les plus forts,
sacrifient les moins violents, ceux qui sont au bas de l'échelle dans
la hiérarchie de goûts et d'instincts formés dans le milieu collectif
individuel. Si l'instinct de vivre l'emporte en eux sur tous les autres,
ils en viennent, placés sous le joug d'individus plus puissants, à
sacrifier, par crainte de perdre la vie, jusqu'aux plus forts de leurs
instincts et de leurs goûts. Nous touchons donc ici déjà cette
inversion selon laquelle l'individu qui possède un goût très violent
emploie toute sa force à ne pas satisfaire ce goût : or, s'il agit ainsi,
c'est, on vient de l'observer, parce qu'il existe en lui un goût de
vivre encore plus fort que les goûts les plus énergiques qu'il aimerait
à satisfaire en vivant. La crainte, qui joue un rôle si important dans
la constitution des morales, n'est donc ici qu'un nom pour désigner
la prépondérance d'un goût, celui de vivre, sur d'autres goûts que
l'individu ressent avec force et qu'il se charge pourtant de réprimer
lui-même, parce qu'il réfléchit, parce qu'il a le pouvoir d'imaginer,
parce qu'il prévoit les conséquences, menaçantes pour sa vie,
qu'entraînerait la satisfaction de ces goûts que des individus
plus forts lui défendent de satisfaire. Toute cette morale de la
crainte, assez compliquée déjà pour masquer ses origines et faire
croire à l'intervention d'un principe métaphysique, se construit
donc pourtant au moyen des seules notions bon et mauvais dans
leur rapport avec une physiologie individuelle. Est bon l'acte qui
satisfait le goût d'un individu concret donné, mauvais l'acte qui
contrarie ce goût. Agissant dans le double milieu collectif des
instincts et des individus, cette maxime primitive détermine un
individu prévoyant et réfléchi à nommer mal toute une série d'actes
propres à satisfaire immédiatement quelques-uns de ses goûts, à
nommer bien toute une suite d'actes propres à contrarier ces
mêmes goûts. Sous cette latitude morale de la crainte l'homme se
crée ainsi des impératiis et des prohibitions formés les uns et les
autres en vue de satisfaire un goût de vivre, qui est, à ce stade,
son goût dominant.
J. DE GAULTIER — l-A UÉPE.NDANCE DE LA MOHALK 347
A niellre enjeu d'aulrcs inslinels et d'autres mécanismes psy-
chologiques on va pénétrer dans une zone plus tempérée du climat
moral et qui va produire des l'ruils plus nuancés. Il sullit, pour les
voir mi'irir, d'élever le pouvoir, d'imaginer jusqu'au degré où il est
assez Tort pour faire échec à la réalité, et opposer dans l'esprit, aux
formes positives du réel, des formes psychologiques qui, parfois, se
brisent à ces formes plus anciennes, mais parfois aussi les dissol-
vent et parviennent à les remplacer. Cette aventure psychologique,
met en scène un des aspects de ce pouvoir essentiel que j'ai nommé
le Bovarysme et que j'ai défini la faculté, départie à l'homme, de
se concevoir autre qu'il n'est, de concevoir autres qu'ils ne sont,
sous l'empire d'une suggestion ayant pour origine l'intérêt, l'amour
propre ou l'enthousiasme, les mobiles de ses actes. Or, tout indi-
vidu en contraignant un autre, tout groupe d'individus contrai-
gnant un autre groupe, à la suite du premier fait de violence où il
a prouvé la supériorité de sa force, en vient le plus souvent à
employer un subterfuge dont le succès repose sur ce pouvoir qu'a
l'homme de se donner le change. A la contrainte qu'il exerce à
l'égard d'aulrui et qui est de sa part un fait d'exploitation en vue
d'une utilité personnelle, celui qui est le plus fort s'elïorce d'attri-
buer une valeur d'utilité générale. Il s'eflorce par exemple de
persuader que ce qui est pour lui un profit et pour autrui une
servitude est ordonné par une loi supérieure, n'émanant pas de
lui-même mais de la divinité ou de la Raison, et qui, en retour de
l'obéissance qu'on lui accorde, promet le bonheur. Il fait ainsi que
l'impératif qu'il édicté, et qui est pour lui une attitude d'utilité
positive, soit pour les autres une altitude d'utilité imaginaire. Par
le moyen d'une fiction il universalise dans l'imagination de tous, et
de ce fait rend sacré, ce qui lui profite en réalité. Pour que celte
fiction tienne ses promesses et soit effectivement une attitude
bienfaisante pour tous, il suffit qu'elle soit crue vraie. Or le pouvoir
de concevoir autres qu'ils ne sont les mobiles de l'action, va dans
certains cas et sous certaines conditions, réaliser cette croyance
dans l'esprit de l'individu ou du groupe dominé. Individu ou groupe,
s'il veut vivre, si, en même temps, il se fait encore quelque haute
idée de lui-même, va accepter avidement, comme un moyen de
salut, la fiction que le maître lui tend et qui le relève de sa
déchéance : car il va oublier qu'il obéit à la force en se persuadant
348 REVUE PHILOSOPHIQUE
qu'il obéit à la Raison ou à Dieu. En dénaturant ainsi, en conce-
vant ainsi autres qu'ils ne sont les mobiles de ses actes, il va se
concevoir lui-même autre qu'il n'est; réduit en esclavage il ne va
plus sentir le poids de ses chaînes, faible et tyrannisé il va oublier
sa faiblesse et se tenir pour l'égal de son tyran. Mais le maître
lui-même ne va-t-il pas le plus souvent être dupe aussi du subter-
fuge dont il a usé et de la fiction qu'il a créée? En fait, il en est
ainsi, et s'il en est ainsi c'est que ce subterfuge et cette fiction lui
sont commodes, c'est qu'elles sont pour lui une économie de force
et qu'elles lui épargnent la tâche d'imposer à tout moment, par la
contrainte, et au prix d'un effort, sa suprématie. Ainsi le vainqueur
accepte par intérêt la fiction que le vaincu accepte pour ménager
sa fierté. L'un et l'autre croient vrai ce qui est utile à chacun, à la
suite d'un état de fait que la force. a créé.
Ce compromis, que par le moyen de l'analyse précédente, on a
ramené à des termes relativement très simples, est celui qui se
manifeste en tout état social complexe. Dans ce nouveau milieu,
au lieu d'un groupe d'hommes qui en domine un autre, on ren-
contre un grand nombre d'individus répartis en classes, en profes-
sions, en groupes régionaux, des individus que la nature a faits
inégaux entre eux quant au pouvoir dont ils disposent de satisfaire
leurs goûts, chez chacun desquels ces goûts sont disposés selon
des hiérachies quelque peu différentes. Ici comme dans l'exemple
précédent, où l'on n'envisageait que deux termes antagonistes, des
conventions se sont formées entre tous les intéressés et ces con-
ventions n'ont acquis force de loi qu'à la suite de longs et mul-
tiples conflits au cours desquels la puis.sance de chaque catégorie
d'individus a été éprouvée, a vu son étendue et ses limites définies.
Ici également nous n'avons jamais atTaire qu'au même désir de
satisfaction d'un goût concret qui inscrit les étiquettes bon et mau-
vais sur ses appétences et ses aversions, et ce goût est ici encore
comprimé, transformé par un double fait social, dont le premier
consiste en ce qu'il est en relation et vient en concurrence, dans
l'intimilé d'une même physiologie individuelle, avec des goûts dif-
férents qui tous cherchent à exploiter à leur profit l'énergie indi-
viduelle, dont le second consiste en ce qu'il vient en conflit, dans
J. DE GAULTIER- — IV DKl'EMiA.NCK DE LA MUUAI.Ii 349
un môme milieu social, avec des goûts pareils sexpriinanl dans les
autres physiologies individuelles. Le fait moral a donc toujours ici
la môme signification (jui lui a été attribuée une ibis pour toutes;
il a pour forme la distinction en bon et en mauvais établie à légard
de toute action par un goCit particulier, qualifiant cet acte par rap-
port à lui-môme et intléchissant l'énergie individuelle vers la direc-
tion de son bien. Ce phénomène moral, dans tous les cas où il se
manifeste chez l'individu par la répression d'un désir, signifie, soit
que ce désir prend une voie détournée pour s'assouvir plus sûre-
ment et sans bataille sous des conditions tolérées par le compromis
social, soit qu'il a été sacrifié, dans l'intimité de la physiologie où
il s'élève, à d'autres instincts plus forts qui, au prix de ce sacrifice,
ont obtenu des autres individus compris dans le système social la
liberté de se satisfaire.
Le point où s'équilibrent, de façon plus ou moins instable, les
désirs multiples compris dans un môme ensemble équivaut exac-
tement à ce que M. Durkheim a nommé la pression sociale. Cette
pression se fait sentir au moyen des lois positives, au moyen du
préjugé et de la coutume, au moyen d'un état général d'appréciation
selon lequel les étiquettes bien et mal sont apposées, d'un consen-
tement unanime, sur tous les actes possibles. Cette codification des
actions sous les étiquettes bien et mal, où s'exprime en un impératif
le compromis social, exerce sa pression sur toute conscience indi-
viduelle. Elle constitue la morale, la morale en tant que phénomène
social, cet « instinct du troupeau dans l'individu » selon la formule
de Nietzsche, qu'il n'est pas nécessaire de prendre au sens péjoratif.
A rappeler les points principaux de ces développements, on
retiendra qu'après avoir reconnu la forme générale de la pratique
dans le jugement porté sur l'acte par le sujet qui l'accomplit, juge-
ment de valeur tout subjectif, impliquant seulement de la part du
sujet un état de non indifférence à l'égard de l'acte et ne préju-
geant jamais de sa propre valeur objective, on a découvert, à tra-
vers ce fait de partialité pur et simple, avec le goût, l'élément
physiologique qui lui donne naissance. Le jugement moral s'est
ainsi trouvé rattaché, par le lien de la cause à l'eiret, à l'ensemble de
l'empirisme. Il suit de là que la forme de la pratique ne se montre
pas pourvue dune généralité comparable à celle qui caractérise les
formes de la connaissance, qu'elle ne peut leur être symétrique-
350 REVUE PHILOSOPHIQUE
ment opposée à la façon dont Kant l'a fait, mais que le phénomène
moral, avec sa forme propre qui le distingue du phénomène
physique, apparaît, ainsi que tous les autres phénomènes empi-
riques, à travers les formes générales de la connaissance et s'y
manifeste dans une relation étroite de dépendance à l'égard de la
physiologie. Comme le goût physiologique, donné dans l'individu,
se trouve, de ce fait même, donné dans la collectivité des indi-
vidus, — l'individu n'existant pas à l'état isolé — on en vient à
formuler, pour tenir compte des influences et des contraintes
réciproques qui résultent de ces états de fait et engendrent les
mœurs, que la morale est une dépendance des mœurs.
II. — Indépendance des mceurs a l'égard de la logique
De ce que la morale est une dépendance des mœurs et de l'état
physiologique qui produit les mœurs, il résulte avec trop d'évi-
dence que les mœurs sont indépendantes de la morale et cette con-
séquence suffirait peut-être à justifier le titre de cette étude. S'il
en était ainsi, on n'aurait fait que résumer dans les développements
précédents les raisons qui militent en faveur d'une conception, non
point généralement admise puisqu'elle a contre elle toute philoso-
phie religieuse, spiritualiste ou kantienne, mais acceptée pourtant
comme irréfutable par un grand nombre d'esprits et dont M. Lévy-
Bruhl a exposé les termes avec beaucoup de force persuasive et de
clarté ^ Mais on vise dans cette étude à établir quelque chose de
plus que cette interversion du rapport communément imaginé
entre la morale et les mœurs. Non seulement les mœurs sont indé-
pendantes de la morale qui dépend d'elles, mais on prétend encore
que les mœurs sont indépendantes de la -logique. On entend par là
qu'elles échappent à tout effort de déduction, en vue de déterminer
quelles elles doivent être, en sorte qu'il n'est pas plus possible de
les déduire de l'ensemble de l'expérience qu'il n'est possible de les
déduire d'un a priori dogmatique.
Cette assertion ne va pas à mettre en échec les énonciations de
M. Lévy-Bruhl dans la Morale et la Science des Mœurs. De ce qu'il
existe à tout moment une réalité morale donnée, il résulte bien
1. La Morale et la Science des Mœurs, F. Alcan.
J. DE GAULTIER. — LA DÉPENDANCE DE LA MORALE 351
qu'il est possible de lormulcr quel(|ues lois de cette réalité, on
accordera même qu'il est possible éj^aleraent de l'améliorer en édic-
tant les impératifs (jui peuvent favoriser sa production. Une réalité
morale donnée implique en elVet sa téléologie, elle implique une
conception particulière des rapports humains, de la vie et de son
but (juil appartient à la science des mœurs de dé^çager objective-
ment, dont la science des mœurs en tant que science des moyens,
en tant qu'art moral peut aussi favoriser l'accomplissement. On
croit donc la science des mœurs propre à procurer aux diverses
réalités morales qui existent ou existeront dans le temps et dans
l'espace un concours efficace. Une société en possession dune
science des mœurs fortement constituée serait, à l'égard d'une
société que ne posséderait pas cette science, dans le rapport d'un
homme capable de réflexion, de mémoire, d'esprit de déduction,
à l'égard dun homme qui n'aurait pas ces qualités. Mais cette
formule — les mœurs sont indépendantes de la logique — s'oppose
à une conception dont il semble qu'elle apparaisse encore dans
la pensée d'un grand nombre de moralistes et de quelques socio-
logues et qu'elle tende, avec ceux-ci, à faire parfois de la socio-
logie, au lieu d'une recherche indépendante d'ordre purement
scientifique, un succédané de la théologie. Cette conception
s'exprime en cette croyance que la science des mœurs, parvenue à
son point extrême de perfection, réussirait à définir en termes
essentiels la notion du Bien, à fixer les contours et les règles d'une
morale unique, à instaurer le règne d'une morale universelle, de la
Morale. Ainsi, ce que la théologie s'eflorçait de constituer par les
moyens dogmatiques, la sociologie, une certaine sociologie du
moins, s'eflorcerait de le constituer par des moyens scientifiques.
La science, selon un point de vue qui n'est pas encore entièrement
aboli et qui a autorisé quelques esprits à décréter sa faillite, la
science aurait pour destinée de suppléer la théologie. La foi a dis-
paru qui faisait accepter les injonctions théologiques, mais non la
sensibilité qui les approuvait, qui faisait apparaître désirables ses
postulats, celui-ci entre tous, l'existence d'une loi morale unique
régissant l'humanité entière, définissant pour les consciences
inquiètes les formes immuables de l'idée du bien. Or c'est en vain
que l'on s'efforce d'utiliser la science à la démonstration des fins
religieuses et métaphysiques, car l'activité scientifique, différente
352 HEVUE PHILOSOPHIQUE
par les moyens qu'elle met en jeu de l'activité religieuse, en diffère
aussi essentiellement par les buts qu'elle vise, ou tout au moins, à
quelque intention qu'on l'emploie, par les buts qu'elle atteint.
M. Lévy-Bruhl, dans son bel ouvrage, pose cette question : « Les
faits moraux sont-ils des faits sociaux, et les faits sociaux, en
général, peuvent-ils faire l'objet d'une science proprement dite,
ou, un élément de contingence toujours renouvelé et irréductible
s'oppose-t-il à la constitution d'une telle science'? » A cette
question, après les réserves que l'on vient de faire en faveur de la
possibilité d'une science des mœurs, en tout état de cause, on
répondra sans ambages : oui, un élément de contingence toujours
renouvelé et irréductible est inhérent au fait de l'existence phéno-
ménale. Cet élément de contingence, ajoutera-t-on, se confond à
tout moment avec le phénomène moral. Fonder en logique cette
double assertion ce sera atteindre le but que l'on s'est proposé,
soit, établir l'indépendance des mœurs à l'égard de la logique, ce
sera aussi soustraire le fait de l'existence à la possibilité d'une
adaptation parfaite de toutes ses parties à son ensemble où il
s'abolirait dans sa réalisation.
Qu'un élément de contingence irréductible soit inhérent au fait
de l'existence, cela résulte des formes mêmes de la connaissance,
telles que Kant les a formulées et telles qu'on les a acceptées avec
lui comme déduites de l'expérience. Ces formes sont indéfinies.
Nous ne pouvons connaître sans leur intermédiaire, mais dès que
nous les appliquons à l'expérience, les phénomènes qui se for-
mulent devant notre esprit nous apparaissent dans un devenir
indéfini sans origine première et sans fin dernière. Les antinomies
sont inviolables et il n'est pas davantage possible de se représenter
un temps et un espace limités qu'il n'est possible de se représenter
un temps et un espace infinis. Les idées de commencement et de
fin sont inconciliables avec le fait de continuité qui donne leur
signification aux notions de temps et d'espace. La représentation
d'un temps total et d'un espace total limités par un commencement
et par une fin, c'est-à-dire déterminés, exige l'intervention d'un
1. La Morale et la Science des Mœurs, p. 24.
l
J. DE GAULTIER — LA DÉPENDANCE DE LA MORALE 3o3
temps antérieur et postérieur et d'un espace environnant. Sans
celle inlervenlion, il n'y a pas de représcnlalion possible et cette
inlervenlion ruine aussilôt la représcnlalion que l'on se voulait
donner en faisant apparaîlre, par delà la totalité que l'on prétendait
isoler, de nouveaux espaces, de nouvelles périodes de la durée.
Quant au concept d'infini, il est purement négatif. Si nous tentons
de le remplir, nous condamnons noire esprit à s'élancer sans fin
d'un bond toujours renouvelé, toujours, plus frénétique et plus
épuisé vers des perspectives que son efTort ressucile et fait surgir
inaltérablement semblables à elles-mêmes. Si, fatigués de cet effort
exaspéré, nous préle.ndons opposer la faculté de concevoir à celle
d'imaginer et l'entilé abstraite aux entités concrètes, il n'y a rien de
plus en ce parti auquel nous nous décidons qu'un aveu d'impuis-
sance. L'abstrait n'est qu'un moyen de manipulation du concret, et
concevoir n'est rien de plus qu'une forme algébrique d'imaginer.
Avec le concept abstrait, nous nous épargnons une fatigue, une
dépense cérébrale un long détour mental, mais nous ne fécondons
pas linimaginable. Il n'y a rien dans le concept qui n'existe dans
l'image et quand le concept ne recouvre aucune image, il est vide
ou n'exprime que la négation de quelque chose. Le concept d'infini
n'est qu'un mol pour signifier notre impuissance à assigner des
limites. Il en est de môme de l'idée d'une cause première, concept
négatif au même litre que celui d'infini et où le besoin de connais-
sance, qui a inventé la notion de cause, s'abolit en se niant.
De telles énoncialions sont des lieux communs philosophiques.
S'il faut les ressasser, ce n'est pas qu'elles aient à redouter une
argumentation logique contre laquelle il y aurait lieu de les défendre,
mais une sensibilité traditionnelle, d'origine religieuse, toujours
renaissante et toujours en éveil, leur oppose des partis pris de
volonté à l'abri desquels se forment des apparences dialectiques.
On imagine qu'une cause première est imaginable, que le monde
forme un tout saisissable gouverné par un principe de finalité
propre à faire converger tous ses éléments vers un même but.
Pour réfuter ces postulats il suffit de les accepter selon leur rigueur
absolue et d'en tirer les conséquences logiques. Ils montrent aus-
silôt leur source dans un état de sensibilité douloureuse qui, sous
couleur d'une aspiration morale vers l'ordre el la perfection absolus,
exprime en réalité sa réprobation à l'égard de l'existence el tend à
TOME LXIV. — 1907. 23
354 REVUE PHILOSOPHIQUE
Tabolir. Dès, en effet, que l'on passe outre au caractère indéfini des
formes de la connaissance, dès qu'au mépris des antinomies on
décrète un premier commencement et une fin dernière, la vie phé-
noménale se résorbe tout entière dans le fait de convergence
absolue qui confond de toute éternité, dans une adaptation parfaite
de la tendance vers le but, ce premier commencement avec cette
fin dernière qui, entre la cause première et la finalité ultime qui
lui répond, écrase toute la substance du réel.
A rencontre de ces conclusions nécessaires, formuler que les
antinomies sont inviolables, n'est-ce point opposer la parole de vie
au verbe de mort? Les antinomies sont inviolables, cela signifie
que les formes de la connaissance font apparaître le monde dans
un devenir indéfini et qui ne comporte aucun terme, cela signifie
qu'elles excluent tout principe propre à causer la ruine du spectacle
qu'elles suscitent et que, leur jeu, exilant la possibilité d'une con-
vergence vers l'unité absolue où le mouvement se figerait, assure
la pérennité du phénomène dans sa diversité. Si les antinomies
peuvent apparaître ainsi qu'un problème angoissant, comme des
barrières que l'on se lamente de ne pouvoir briser, et, comme un
thème lyrique de désespérance, c'est au regard seulement d'une
sensibilité malade qui considère la vie comme un mal et aspire,
sciemment ou non, à la voir cesser. Au regard d'une sensibilité
intellectuelle, les antinomies sont au contraire rassurantes et con-
tiennent un enseignement riche de sens. Kant a bien vu qu'elles
ne se dressent devant l'esprit que lorsque l'esprit prétend dépasser,
au moyen des formes de la connaissance, les limites de l'expérience
possible. Que sont-elles donc? Des garde-fous. Elles empêchent
l'esprit pris de vertige de se précipiter dans le vide. Elles marquent
la limite exacte où l'activité intellectuelle fait place au mysticisme,
où la sensibilité scientifique fait place à la sensibilité religieuse.
Elles nous rappellent que connaître, c'est connaître dans le temps,
dans l'espace, dans le flux incessant de la causalité et que toute
tentative pour atteindre, au delà et hors de ces formes indéfinies,
un terme absolu, une finalité suprême de l'existence est un effort
pour s'évader des limites de la connaissance, une tentative de sui-
cide métaphysique. Elles maintiennent ainsi l'esprit dans les limites
où la connaissance est possible et nous donnent le réel comme un
compromis entre une part de système et une part de chaos, entre
J. DE GAULTIER. — LA DÉPENDANCE DE LA MOIULE 353
une part de calcul el une part d'im])rc'vu. Il n'est pas de connais-
sance du chaos absolu, dun fait de divergence et d'éparpillement
universels et les formes de la connaissance nous permettent din-
Iroduiro dans le chaos un principe de systématisation. Il ncsl pas
non plus de connaissance d'un tout entièrement systématisé où la
tendance s'évanouit dans le but éternellement atteint et les antino-
mies nous enseignent que les formes de la connaissance sont faites
de façon à rendre à jamais impossible cette systématisation absolue.
Les formes de la-connaissance étant telles, il est nécessaire que
toute tentative intellectuelle en vue de construire avec leur aide le
phénomène de l'existence, porte l'empreinte des moyens employés
pour cette entreprise. De quelque façon que l'on use de ces moyens,
lunivers réalisé par leur entremise laissera donc toujours appa-
raître à son extrémité une série de phénomènes dont la direction et
la destinée ne pourront être déterminées. Un tel univers se mon-
trera calculable en quelques-unes de ses parties, c'est par là qu'il
sera connaissable, mais il échappera toujours au calcul par quelque
endroit, c'est par là qu'il sera vivant. Quelque chose qui bouge
apparaîtra toujours à l'extrémité du système que Ton aura conçu,
un élément d'aventure, de romanesque, d'aléa par où la partie
de l'existence vaudra d'être jouée, par où l'existence conservera
pour elle-même son intérêt.
Cette conséquence ne peut être éludée. L'explication du fait de
l'existence sur le plan de la causalité l'imphque. Quelque série
de phénomènes que l'on considère, le principe de causalité suscite
en ellet, parmi eux, deux catégories bien distinctes. Voici, — au
milieu de la série, — des phénomènes encadrés entre leurs causes
et leurs elïets, fixés devant l'esprit par cette double amarre, livrant
d'eux-mêmes, avec les relations constantes qu'ils observent, une
connaissance scientifique, formant la part systématique de l'exis-
tence; voilà, — aux deux extrémités de la série, — d'une j^art,
l'inaugurant comme des énigmes, des faits sans causes ne mani-
festant leur réalité que dans leurs efïets, d'autre part, avec le
dernier anneau apparu de la série, des faits dont quelques causes
antécédentes nous sont connues, mais dont les elTets ne nous sont
pas donnés dans l'empirisme, en sorte que leur personnalité nous
356 REVLE PHILOSOPHIQUE
échappe, aucune opération logique ne nous permettant de déter-
miner leur virtualité en raison de la cause cachée qui se tient à
l'autre extrémité de la série, grosse d'un déterminisme ignoré. Avec
ces derniers phénomènes apparus, se manifeste donc le principe
d'aléa, inclus dans la notion de causalité, par la vertu duquel
l'existence, en raison d'une nécessité inhérente à la nature de la
connaissance, qui fait partie de la nature des choses, échappe au
calcul, se refuse à la possession intégrale d'elle-même par elle-
même dans un fait de connaissance adéquat à sa totalité.
Tirée de la nature indéfinie de la causalité, une telle déduction
attribue à la cause, selon un dogmatisme logique universellement
accepté, une valeur à vrai dire métaphysique. Le principe de cau-
salité suppose en effet une action génétique du phénomène anté-
cédent à l'égard de chaque phénomène conséquent, action d'un
déterminisme à ce point rigoureux qu'aucun autre phénomène
n'eût pu être engendré par celui-là à la place de celui-ci. C'est là
une hypothèse de commodité intellectuelle qui fournit pour la
besogne scientifique un équivalent suffisant de la réalité des
choses. Elle implique toutefois une sorte de divinisation du fait en
loi qui dépasse, semble-t-il, les besoins de l'esprit en vue de la
connaissance. On s'est efforcé, dans les Raisons de Vldéalisme^^ de
construire le fait de l'existence selon des procédés moins onéreux,
justifiant la part de système et de hiérarchie qu'on y rencontre avec
un minimum de postulats logiques et un maximum d'aléa. Le prin-
cipe de nécessité n'a été invoqué au cours de cette entreprise que
sous une seule de ses formes, celle du déterminisme de la force :
il a semblé qu'un tel principe, — selon lequel, entre deux forces
qui viennent aux prises, la plus forte l'emporte, élimine l'autre ou
se l'asservit, — suffirait à expliquer, confronté avec le fait d'une
activité se développant indépendamment de toute loi parmi les
jeux spontanés du hasard, la part d'ordre qui fait l'existence saisis-
sable, en laissant place à la part d'aventure qui la passionne.
Pour que des phénomènes, de quelque façon qu'on se les repré-
sente, nouent entre eux des relations, il n'est pas nécessaire,
remarquera-t-on, qu'aucune loi les y prédestine, il suffit, qu'en fait,
ils se développent sur le même plan et, qu'en fait, ils viennent en
1. Société du Merciu-e de France.
J. DE GAULTIER. — I-A DLPENUANCE DE l.A MORALE 857
contact les uns avec les autres. Ce contact, dans la plupart des cas,
sera un conflit. Au cours de ce conflit, le déterminisme de la force
établira entre tous les éléments en jeu des hiérarchies fixées par le
depjré de puissance de chacun : ainsi sera constituée une pre-
mière assise de phénomènes entre lesquels des relations constantes,
donc calculables, existeront. Rien n'exige que d'autres phénomènes
se développent à leur tour sur cette première assise phénomé-
nale. Rien ne l'exige et rien ne s'y oppose. Or, il suffit, qu'en fait,
l'événement se réalise pour que cette nouvelle série forme avec
la première un commencement d'univers. Celte nouvelle série
toutefois, va requérir, pour persister, la stabilité de l'assise pi-imi-
tive sur laquelle elle s'est développée et si rien encore ne nécessite
cette persistance, rien non plus ne s'y oppose. Il suffit, qu'en fait,
elle se produise, pour qu'un univers soit, composé de deux termes
dont le premier présentera entre les éléments qui le constituent des
rapports fixes et calculables, dont le second laissera voir entre les
éléments qui le constituent ce même conflit aléatoire qui précéda,
entre les phénomènes de la première série, l'état hiérarchique où
ils se sont fixés et qui, de cet état, fut le moyen. Par la même
vertu de l'épreuve et du conflit, ces phénomènes pourront eux-
mêmes se hiérarchiser, lier entre eux des rapports constants et
calculables, être une assise pour une nouvelle série de phénomènes
se développant au-dessus d'eux dans le jeu d'un conflit aléatoire.
Or, on pourra dire de cette troisième série de phénomènes, quant
à leurs rapports entre eux et avec ceux de la seconde série, tout
ce qui a été dit des phénomènes de cette seconde série, quant à
leurs rapports entre eux et avec ceux de la série précédente, et la
même description pourra s'appliquer indéfiniment à toutes les
séries de phénomènes intégrées dans la notion de notre univers,
jusqu'à cette dernière série à l'extrémité de laquelle nous spécu-
lons sur tout l'antérieur et luttons entre nous pour faire prévaloir
nos désirs, nos tendances et nos spéculations. C'est dire implicite-
ment qu'à tout moment de son développement le phénomène
général de l'existence fera apparaître à son extrémité un groupe de
phénomènes otTrant le spectacle d'un conflit au résultat entière-
ment aléatoire entre les éléments qui s'y rencontreront, témoi-
gnant d'une instabilité réfractaire au calcul et aux déterminations
scientifiques, tandis qu'il requerra pour sa persistance la fixité
358 REVUE PHILOSOPHIQUE
des séries antécédentes et impliquera dans l'univers une part de
systématisation. Mais, pour faire place à cette systématisation,
on n'a invoqué aucun principe logique. Seuls sont intervenus des
étals de fait entre lescjuels le conflit seul a institué des hiérarchies
engendrant des faits de répétition et des rythmes constants sur
lesquels se fonde tout Tordre inclus dans l'univers. Ces conflits,
avec les faits de répétition qu'ils provoquent, composent et nous
laissent voir toute la substance positive de l'idée de loi, notamment
de cette loi de causalité sur laquelle la science se fortifie : cette
loi se montre ainsi un substitut mythologique pour désigner une
suite infiniment complexe de luttes et de péripéties, cristallisées par
le déterminisme de la force en un système de relations fixes.
Ainsi, soit que l'on invoque, pour systématiser la connaissance, le
principe de causalité ou la seule notion du hasard partiellement
ordonné par le déterminisme de la force, on rencontre dans l'une et
l'autre hypothèse, à l'extrémité du mouvement de l'univers, une
catégorie de phénomènes qui échappent au calcul, qui décèlent
la présence d'un élément irrationnel dans le fait de l'existence.
Si, après cela, on recherche quels sont les phénomènes concrets
qui correspondent à cette catégorie d'aléa, on est amené à recon-
naître qu'ils s'identifient avec ceux-là qui reçoivent de l'usage
commun l'appellation de phénomènes moraux. Ce sont ceux qui
ont trait à la conduite, aux modes de l'activité volontaire et dont
l'instabilité se reconnaît aisément à différents signes. Le mal et le
bien d'un pays dans un temps donné ne sont pas le mal et le bien
de ce même pays dans un temps ditTérent, ni, dans le même temps,
le mal et le bien d'un pays dilïèrent. Dans un même pays et dans
le même temps, le bien et le mal d'un individu donné n'est pas
le bien et le mal d'un individu différent. L'instabilité du fait
moral et sa contingence ne sont pas attestées avec moins de force
par le caractère aléatoire et changeant des sanctions qui garan-
tissent l'accomplissement des prescriptions dont il est l'objet.
Sanctions sociales et sanctions individuelles témoignent sur ce
point dans le même sens. D'un pays au pays voisin les sanctions
législatives ne sont pas les mômes à l'égard des mêmes délits, non
plus les sanctions de fait dans les régions diverses d'un même
J. DE GAULTIER- — LA «LPENDANCE DE LA MORALE 359
pays où, selon les laliliules et les saisons, selon le chiiïre el la
ciensilé de la population, selon beaucoup d'autres contingences, les
verdicts des tribunaux et des jurys consacrent des applications très
diverses de textes identiques à des actes pareils. Dans le milieu
individuel, le remords fait éclater un arbitraire encore plus mani-
feste et le pouvoir infiniment variable qui appartient à l'homme de
se dérober à cette vindicte intime, si on l'oppose à la rigueur avec
laquelle la loi physique se fait respecter et supprime qui la viole,
atteste, par la vivacité du contraste, la dilTérence qu'il faut établir
entre les phénomènes de l'une et de l'autre catégorie.
Enfin le caractère aléatoire du phénomène moral ne sedir'jngue
à nul indice avec plus d'évidence qu'aux tentatives par lesquelles
on lui a assigné un mode de production différent de celui dont les
phénomènes physiques relèvent, en rompant en sa faveur la chaîne
de la causalité pour faire place, en vue de son explication, à l'action
du libre arbitre. La conception toute verbale d'un libre arbitre,
insaisissable et contradictoire dans les termes, impuissante à
apporter quelque preuve de sa réalité, accuse du moins, par le seul
fait qu'elle ait pu être imaginée à l'occasion du phénomène moral,
le désarroi où la considération d'un tel phénomène jette l'esprit
et son impuissance à lui appliquer les mesures scientifiques.
Il semble que ces considérations suffisent pour identifier le
phénomène moral, au sens qui lui est attribué communément,
avec cette série de réalités en voie de formation qui fut découverte
par une double déduction à l'extrémité de ce fait de mouvement
qu'est l'existence. Ces phénomènes apparus au point extrême où
une généalogie de causes qui ne reconnaît pas de premier ancêtre
laisse éclater le principe d'aléa qu'elle implique, ces phénomènes
qui, selon une autre hypothèse, apparus au point extrême d'une
série constituée par le seul jeu du hasard et du déterminisme de la
force, peuvent varier, sans mettre en péril le système de connais-
sance déjà formé, parce qu'ils sont précisément les derniers venus
et qu'aucun phénomène conséquent ne requiert leur constance,
ces phénomènes sont actuellement ceux qui ont trait aux modes et
aux normes de la conduite et sont réputés phénomènes moraux
dans le langage usuel.
360 REVUE PHILOSOPHIQUE
III. — La catégorie du conflit.
L'identification que Ton vient de faire réalise Tobjet de cette
étude car elle entraîne l'indépendance des mœurs à l'égard de la
logique, leur caractère incalculable, rebelle à toute déduction. Ce
caractère d'indépendance entraîne lui-même des conséquences
donc quelques-unes ont trait à la pratique. Il n'y a plus qu'aies
formuler, car elles sortent toutes de la nature aléatoire que l'on a
reconnue à la part du mouvement de l'existence sous laquelle on
les a classés.
On remarquera tout d'abord que la distinction établie au cours
de cette étude entre deux catégories de phénomènes, dont l'une,
identifiée avec la classe des phénomènes physiques, se prête aux
mesures scientifiques, tandis que l'autre, identifiée avec la classe
des phénomènes moraux, y échappe, ne crée pas entre l'une et
l'autre une ligne de démarcation infranchissable. De ce qu'il n'existe
qu'une seule nature, une seule cpuortç, il suit que les phénomènes
de l'une et de l'autre catégorie participent d'une commune ori-
gine qu'ils sont tous, en ce sens, physiques, il suit que l'action spon-
tanée qui se déploie dans l'univers pour en créer les diverses mani-
festations et l'activité scientifique qui étudie rétrospectivement ces
démarches, ne sont que deux états successifs de cette même nature,
que la seconde n'est que la transformation de la première, en sorte
que l'activité scientifique de l'existence ne peut jamais anticiper les
modes de son activité spontanée.
Cette constatation nous ramène à notre point de départ et ne fait
que nous montrer sous un nouvel aspect le caractère incalculable
du phénomène moral. Avant de tirer les nouvelles conséquences,
plus voisines de la réalité, qu'elle comporte on prendra soin de
faire encore une restriction, de circonscrire dans les strictes
limites où elle s'exerce l'initiative de cette activité spontanée. De
ce qu'il n'existe qu'une seule nature, de ce que les rythmes cons-
tants qui forment, dans l'anatomie de l'existence, un squelette de
nécessité, reconnaissent pour ancêtres des rythmes hasardeux
entre lesquels le déterminisme de la force, après une période de
luttes, a établi des relations constantes, de ce que l'objectif, à tous
ses degrés, dérive des formes autrefois sul)jeclives de l'activité de
J. DE GAULTIER. — l.A DÉI-ENDANCt; DE LA MOIIALE 361
l'existence, il suit que l'esprit scientifique peutavoir à tout moment
l'occasion d'intervenir à Tri^ard de phénomènes qui échappaient
naguère à ses prises, il suit aussi que des séries de phénomènes,
tributaires depuis de longues périodes de la recherche scienti-
ficjue, ont pu échapper à cette recherche, sous le masque de l'acti-
vité aléatoire dont tout d'abord elles témoignèrent. C'est ainsi
notamment que la présomption du libre arbitre, en soustrayant
une partie du phénomène des mœurs à l'observation scientifique, a
ménagé à l'activité de l'esprit tout un territoire où les découvertes
les plus heureuses sont possibles, où des relations constantes di
cause à elTet peuvent être relevées et appliquées de la façon la plus
efficace aux modalités de la conduite. Celte remarque ouvre à
l'activité intellectuelle un champ des plus vastes. 11 appartient à la
science des mœurs, telle que M. Lévy-Bruhl l'a définie, de déter-
miner la part de nécessité objective avec laquelle la conduite
humaine est tenue de compter. Ce rôle majeur lui échoit de fixer
la limite précise en deçà de laquelle l'activité spontanée rencontre-
rait des obstacles à son expansion et au delà de laquelle il n'y a
place que pour elle seule. C'est par la même détermination qu'elle
fixera la limite où cesse la légitimité de la déduction logique, signi-
fiant ainsi comme il lui appartient, sa propre limite.
Ayant concédé à l'activité scientifique, avec la science des
mœurs, tenue pour sa manifestasion la plus extrême, la part la
plus large qui lui puisse être attribuée, il sera permis de ne s'occuper
plus maintenant que des modes de l'existence où éclate, avec le
phénomène moral en ce qu'il a d'essentiel, une activité toute spon-
tanée indépendante de toute logique.
Ce qu'il faut mettre au premier rang dans ce domaine, c'est que
s'y manifeste l'absence de finalité objective inhérente à l'existence
telle qu'elle se donne à nous dans sa relation indissoluble avec un
état de connaissance, c'est qu'en même temps, celte absence de
finalité objective s'y voit compensée par un nombre infini de fina-
lités subjectives que formulent, de façon impérative, les ditrérents
goûts et les différents désirs en lesquels on a distingué, au début
de cette étude, les éléments originels de la moralité. Tout goût
s'affirmant implique création d'une réalité morale et porte avec lui
sa léléologie qu'il s'efforce d'universaliser. Une chose n'existe
qu'autant qu'elle existe pour une sensibilité qui éprouve à son
362 REVUE PHILOSOPHIQUE
occasion plaisir ou douleur, qui objective par la suite, en des états
secondaires de perception, — couleurs, odeurs, sons, contacts,
résistances, formes — ces états rudimentaires de la sensation. Or
le même fait de sensibilité qui engendre la réalité des choses les
classe aussi sous les catégories bo7i et mauvais, selon qu'elles sont
liées à un état de plaisir ou à un état de douleur. Ces mêmes
choses bonnes et mauvaises deviennent ensuite bien et mal pour
toute une civilisation selon le degré de force et selon la fortune de
la sensibilité qui les a engendrées, selon que cette sensibilité
réussit où échoue a imposer au fait de l'existence, qui ne comporte
aucune finalité, sa propre conception du but à atteindre.
Cette dernière circonstance nous livre la forme générale à
travers laquelle la réalité morale se manifeste : le conflit. Le conflit
s'oppose à la dialectique. La dialectique étant, selon la conception
socratique, le moyen du savoir, c'est-à-dire le moyen de saisir les
rapports objectifs et constants qui existent entre les choses, le
conflit est le moyen par lequel ces rapports se forment ou peuvent
du moins se former, car la loi n'est qu'un cas très particulier de la
réalité. A travers le conflit, nous atteignons le principe de genèse
de soi-même que l'existence implique, par lequel elle échappe, à
tout moment du devenir, à une objectivation absolue où elle s'abo-
lirait. C'est en considérant cette forme du conflit qu'il sera possible
d'énoncer, au sujet de la réalité morale, tout ce qui peut en être
énoncé sans la confondre, selon la coutume des moralistes, qui ne
peuvent se défendre d'en traiter toujours en termes de finalité,
avec la réalité logique. A travers le conflit nous atteignons les
modalités de l'action sans les faire tomber sous le joug de la loi.
Or, si l'esprit de déduction et de clarté, si l'impartialité et la passivité
absolue du vouloir à l'égard des conclusions dialectiques forment
le faisceau des vertus logiques, quelles vont être, sous le jour du
conflit, les vertus morales? Tout d'abord, le parti-pris, ce « roc de
fatalité », ce « je suis cela » de Nietzsche, indemne de toute moti-
vation, décelant la présence effective, à titre d'élément chimique
et de corps simple, d'une modalité indécomposable du goût, puis,
à la suite de celte vertu dont on est tenté de dire qu'elle a la
valeur positive d'une propriété, l'intransigeance, la fidélité à soi-
même et à sa volonté, le degré de force et le courage en vue de
la faire triompher, l'esprit de risque et l'intrépidité, d'un mot,
J. DE GAULTIER. — LA DI'PENDANCK DE LA MORALR 363
riiéroïsme qui incite à lutter et à jouer sa vie pour une cause dont
les chances sont inconnues et dont on sait seulement qu'elle est
sienne. En morale rien ne se démontre, tout s'affirme. Tout
s'affirme et tout s'impose. L'elîorl intellectuel en vue de découvrir
une réalité qu'il s'agit de créer n'est ici qu'impuissance ou naïveté.
Accepter, par les voies dialectiques, les conclusions de l'adversaire
c'est ici prendre un coup de poing pour une démonstration, c'est
confondre les catégories de l'acte avec celles delà connaissance.
Si telles sont les vertus morales, quelle sera, dans un domaine
où aucune forme préalable n'existe ni du bien, ni du mal, où
aucune déduction rationnelle n'est possible, quelle sera la considé-
ration préjudicielle à toute tentative de constitution d'une morale
collective? Ce ne pourra être que la définition de la sensibilité en
vue de laquelle celte morale devra être fondée, la détermination de
la qualité chimique du goût, du désir en jeu. Il faudra (pic des
préférences s'affirment, que des programmes soient affichés, des
programmes de désirs entre lesquels les hommes choisissent,
d'après lesquels ils s'assemblent et s'opposent. A tout débat de
conscience en vue de savoir (|ui a tort et qui a raison dans un
domaine où de telles questions ne se posent pas, voici substituée
cette seule interrogation possible : sommes-nous des hommes de
même désir? Et si l'on demande quel sera, en cette matière des
moeurs, l'homme utile? Ni le logicien, ni le philosophe, ni le savant,
répondra-t-on, mais celui qui, doué d'une sensibilité fortement
accentuée, évaluera toutes choses à la mesure positive de celte
sensibilité, qui, avec celle sensibilité pour guide, assignera un but
à l'existence qui n'en avoue aucun, le créateur de valeurs de
Nietzsche, le héros de Garlyle, affirmant, au-dessus de toute
logique, la valeur propre de son désir et instituant, en guise de
règles de la conduite, les moyens de le contenter.
Ainsi à comparer entre eux les deux domaines du calculable
et de l'incalculable, tels qu'on les a distingués au cours de celte
étude, on est amené à opposer à la déduction et h l'observation,
comme modes de l'activité scientifique, l'improvisation et le conflit
comme modes de l'activité morale, à l'évidence, comme critérium
intellectuel, la prépondérance comme critérium moral, au sens
logique, au pouvoir dialectique comme vertu de connaissance,
l'héroïsme comme vertu morale.
364 REVUE PHILOSOPHIQUE
Peut-être s'efforcera-t-on de distinguer par la suite quelques-
unes des règles objectives qui contraignent, en deçà des limites
présumées, l'activité indépendante des mœurs. Il a paru plus urgent
de spécifier ici l'existence trop généralement méconnue de ce
domaine d'aléa et d'aventure où le phénomène de l'existence, dans
son devenir le plus récent, se formule et bourgeonne, avec toutes
les nuances de l'appréciation morale, dans un fait de diversité, il a
paru plus urgent de stipuler que nombre de sentiments, d'évalua-
tions, de réalités naissantes ne relèvent d'aucun impératif, d'aucune
législation connaissable et ne recevront leur forme définitive, si
tant est qu'ils doivent jamais tomber sous le joug de la loi, que du
goût le plus intense porté par les individualités les plus fortes et
servi par les circonstances les plus favorables, qu'il en est ainsi
notamment de toute aspiration impliquant une téléologie morale. Il
a paru utile dans un intérêt de connaissance aussi bien que dans
un intérêt vital de mettre fin à une confusion, en opposant à la caté-
gorie de la logique oi^i un rationalisme excessif menace d'étoufîer
l'existence dans une tentative de systématisation universelle, la
catégorie du conflit dans l'aléa où l'existence échappe à tout
moment à cette étreinte et manifeste le pouvoir d'improvisation où
elle s'engendre. Une telle conception s'accorde avec l'empirisme.
On rappellera qu'elle est la seule aussi qui s'accorde avec les
formes indéfinies de la connaissance, qui se fortifie des antinomies
au lieu d'en recevoir un désaveu.
Jules de Gaultier.
LA DÉFINITION DE LA MÉMOIRE
Comme la sensation, comme tout fait psychologique, le souvenir
est compris entre deux limites : l'une au-dessous, l'autre, au-dessus
de laquelle il cesse d'ôtre, ou du moins d'être conscient. Il n'existe
pas encore, quand les perceptions passées restent à l'état brut,
rassemblées, non classées, et il n'existe plus, quand la systémati-
sation de ces perceptions est poussée à l'excès, rendue définitive et
complète.
Établissons le premier point.
Le défaut de mémoire peut d'abord être simplement l'efï'et d'un
défaut de perception. Des milliers d'impressions sont pour ainsi
dire mort-nées : elles glissent sur nous, n'arrivent pas à forcer, à
fixer notre attention; elles n'ont pas même à être oubliées, n'ayant
pas été senties.
Mais la mémoire aussi fait défaut sans que la perception manque,
et c'est dans ce cas qu'il y a proprement oubli. Bien des impres-
sions franchissent le seuil de la conscience, mais sont aussitôt
écartées comme négligeables, insignifiantes et vaines; elles sont,
dès leur apparition, marquées pour l'oubli, comme ces enfants nés
viables, mais mal conformés, ou simplement à charge, que l'anti-
quité jetait au barathre. Théoriquement sans doute il n'y a pas
d'états psychologiques qui ne soient doués de reviviscence, et,
dans les cas d'hypermnésie, on voit en effet apparaître les souve-
nirs les plus extraordinaires, ceux des impressions les plus loin-
taines, les plus effacées, les moins dignes, à tous égards, d'être
conservées et rappelées. Cependant, à l'état normal, le triage se
fait toujours entre les représentations qui sont à garder ou non.
Par une sorte d'instinct ou par un choix exprès, l'esprit lutte
contre l'encombrement. Il peut éprouver, à l'égard de certaines
sensations, une répugnance, un dégoût qui va jusqu'à la nausée.
Pour d'autres il n'aura que de l'indifférence ou de la froideur;
celles-là, on ne peut dire qu'il les rejette ; il les laisse simplement
366 REVUE PHILOSOPHIQUE
échapper; mais il a ainsi plus de chances encore de ne les point
retenir. Dans tous les cas, c'est la première impression qui décide
du sort de la mémoire.
Plus exactement, ce n'est pas de l'entrée des sensations dans la
conscience, mais de l'accueil fait aux sensations par la conscience
que dépend, à proprement parler, la mémoire. Or l'hospitalité que
l'esprit offre aux représentations dépend elle-même, d'une part, de
sa capacité naturelle, de sa puissance de coordination, qui lui
p ermet de loger et d'assembler un nombre plus ou moins grand
de représentations, de l'autre, de la quantité et de la qualité ou
nature des représentations antérieures, auxquelles chaque sensa-
tion nouvelle doit pouvoir s'ajouter, et avec lesquelles il faut
qu'elle cadre. La formation des souvenirs est donc un travail
d'organisation ou de synthèse : elle suppose un esprit en état de
recevoir les sensations qui se présentent, de se les adjoindre, c'est-
à-dire de se les assimiler, de les harmoniser, de les faire tenir avec
ses représentations anciennes, et par surcroît de les y encadrer
et situer.
Ce n'est pas ainsi pourtant qu'on se représente ordinairement la
mémoire : on la conçoit comme un prolongement, un écho, une
réduplication de la sensation primitive. L'état primaire simplement
répété, se reproduisant sans changement aucun, sans altération
ni lacunes, telle serait la mémoire à la fois élémentaire et parfaite,
celle que M. Bergson appelle la mémoire pure. En réalité une telle
mémoire est rare, exceptionnelle, et j'ose dire anormale. Elle ne se
rencontre guère d'une façon authentique que dans les cas de fièvre
cérébrale, comme celui du garçon boucher déclamant des tirades
de Phèdre, et de la servante de curé, récitant des pages entières
du bréviaire romain. Ces émergences d'un passé, qui semblait
4
devoir rester à jamais ignoré, et qui reparaît comme par enchante-
ment, par un coup de baguette magique, pour disparaître de
même, fulguration soudaine, soudainement évanouie, ne représen-
tent pas plus la mémoire-type que la convulsion volcanique, qui
fait surgir aujourd'hui une île au milieu des flots et qui l'y abîmera
demain, ne représente la formation naturelle de la couche ter-
restre. La mémoire brute, comme nous l'avons appelée', simple
1. Dans un article déjà ancien de la Revue philosophique, novembre 1894.
DUGAS — LA DLIINIIION I»E L\ MÉMOIllK 367
répercussion des perceplions passées, n'est pas la mémoire véri-
table ou proprement dite, elle en est tout au plus la matière pre-
mière ou les éléments. Elle est à la mémoire ce que la sensation
est à la perception.
L'enregistrement des sensations comporte en efl'et deux degrés
ou revêt deux formes : ou l'esprit absorbe simplement les sensa-
tions, ou il les digère et en fait sa substance. Dans le premier
cas, il y a enregistrement automatique et mémoire brute, les sen-
sations, quand elles se reproduisent, se reproduisant telles quelles
et en bloc, rudis indigeslaquc moles. Dans le second, il y a sélection
et organisation des sensations ou, d'un mot, perception, et à la
perception répond la mémoire véritable ou mémoire organisée.
Ce qui caractérise les souvenirs bruts, c'est d'abord qu'ils forment
une masse intangible, qu'ils disparaissent ou reparaissent en bloc,
selon la formule : lout ou rien, — sinl ul sunt aut non sintf C'est
ensuite qu'ils n'offrent aucune prise à l'esprit, qu'ils peuvent
revenir, se reproduire automatiquement, par une grâce d'état ou
fatalité physiologique, mais qu'ils ne peuvent être rappelés. Ils
sont toujours inattendus, fortuits. On ne les retrouve ni on ne les
évite : on les subit. Et on ne choisit pas entre eux : on les subit
tels quels et tout entiers. — Par ce caractère qu'elle a d'être tout
d'une pièce, la mémoire brute peut faire illusion : on la croit par-
faite en raison de sa plénitude ou intégralité. Mais c'estlà un avan-
tage chèrement payé. L'esprit ne peut se mouvoir ni se retrouver
dans ses souvenirs. Il en a la hantise, il en est possédé; il ne les
possède pas, il n'en a pas l'usage. Un flot d'images l'envahit,
l'étourdit de son bruit, l'accable de son poids : ce flot, il ne peut
ni l'empêcher de couler, ni l'endiguer, ni le diriger : voilà la
mémoire brute.
Je dis que cette mémoire redondante et surabondante, qui se
produit par accès, comme la fièvre, et qui, en bien des cas, est,
à la lettre, une fièvre cérébrale, qui sombre dans un état de grande
fatigue et que le repos rétablit, qui va et vient d'une ivresse à une
autre, et qui se rencontre, sous une forme spéciale, chez certains
idiots, est le plus bas degré de la mémoire, si même elle n'est pas
au-dessous de la mémoire. C'est un point sur lequel il faut insister,
car il semble méconnu ou laissé de côté dans les théories de la
mémoire les plus récentes.
368 REVUE PHILOSOPHIQUE
Ainsi, par exemple, selon M. Paulhan, un souvenir n'existerait
comme tel qu'autant qu'il existerait à part du système général de
l'esprit, qu'il ne viendrait pas s'insérer ou mieux s'intégrer dans
nos représentations courantes, qu'il ne ferait pas partie de notre
vie, qu'il resterait pour nous un étranger, un hôte de passage et
ne deviendrait jamais un familier de la maison. Autrement dit, le
souvenir serait, par définition, une matière première, un article
d'importation, et devrait être reconnu comme tel; il perdrait sa
qualité propre, dès que l'esprit s'en empare, se l'assimile et le fait
entrer dans la trame de ses pensées. Conception d'ailleurs toute
théorique! car M. Paulhan avoue qu'il n'y a pas, en fait, de sou-
venir vraiment détaché de l'esprit, restant en dehors de la synthèse
de nos représentations. Mais il en conclut qu'il n'y a pas non plus
et par là même de souvenir pur ou proprement dit. Nous croyons
au contraire qu'il y a souvenir en dehors de la condition posée
par l'auteur, et même qu'il n'y a véritablement souvenir qu'autant
qu'il y a à quelque degré entrée du souvenir dans la synthèse
mentale, qu'autant que l'esprit tout au moins s'attribue la repré-
sentation ou l'image-souvenir et, s'il la juge, en un sens, étrangère
à lui, la juge, en un autre, sienne. Supposons en effet que, comme
dans les cas rapportés plus haut, l'esprit évoque l'image ou plutôt
le tableau de perceptions passées «sans y songer, avec distraction,
et comme dans une sorte de somnambulisme » (M. de Biran). Je
dis qu'alors on aurait tort de parler de mémoire, si fidèles que
soient les images évoquées, si étrangères aussi que l'esprit les juge
à soi, et justement parce qu'elles lui sont à ce point étrangères.
Personne, en effet, ne regarderait comme suffisante, encore moins
comme parfaite, la mémoire de ce clergyman qui, un dimanche
matin, célèbre le service, et, le dimanche suivant, « choisit les
mêmes hymnes, les mêmes leçons, récite la même prière, prend le
même texte, et prononce le même sermon », tout cela sans « aucun
souvenir d'avoir fait, le dimanche précédent, ce qu'il venait de
répéter entièrement ' ». Une telle mémoire cependant réalise, à un
degré éminent et d'une façon complète, les conditions que M. Pau-
lhan semble exiger de la mémoire : elle est exacte, fidèle, intégrale,
et indépendante de la vie de l'esprit. Mais c'est précisément ce
1. Ribot, Maladies de la mémoire, p. SO. V. Alcan.
DUGAS. — I.A DftFlMTION DE LA MKMOlfli: 369
dernier caraclère qui, selon nous, la compronieL et la ruine. Elle
est comme suspendue en l'air, elle ne se rallache à rien ; c'est un
rôve flollanl. Or un rùve, mOme exclusivcmenl l'orme d'images
empruntées à la réalité, reproduction fidèle d'un passé vécu, ne
laisse pas d'être un rêve et ne mérite point le nom de mémoire.
Dans la tète afTaiblie du vieillard, où bourdonne le chœur familier
des images anciennes, le souvenir proprement dit ne subsiste
qu'autant que subsiste la distinction nette du passé et du présent,
qu'autant que la trame du passé continue à s'ourdir régulièrement,
sans emmêler ses fds avec ceux de la synthèse, formée par les
perceptions pressentes. Quand la mémoire ne s'organise plus, ne
forme plus un système, qui s'oppose au système des perceptions
actuelles, quand elle devient un simple défdé d'images, même
reproduisant exactement le passé, il faut alors lui donner un autre
nom, soit celui iV imagination, comme le propose Maine de Biran,
soit celui ûltallucinalion. Il y aurait abus de langage à appeler
souvenirs les hallucinations du déhre, celles de l'ivresse, celles
de l'homme arrivé au terme de la dégénérescence sénile, celles
encore du clergyman dont on parlait tout à l'heure. Ces halluci-
nations, en leur qualité d'états reproduits, et reproduits fidèlement,
sont sans doute des souvenirs, et môme des souvenirs parfaits,
pour un spectateur du dehors, mais ils n'ont pas, pour le sujet
lui-même, — et c'est ce qui avant tout importe, — le caractère
de souvenirs, ils ne sont pas reconnus comme tels. Il leur manque
d'être rattachés à la personnaHté, attribués au moi, et d'y être
rattachés par un hen défini, spécial, de lui être attribués comme
souvenirs, comme états ayant la marque propre du déjà vu.
Ainsi, quand on veut dégager le souvenir pur, que pour cela on
remonte jusqu'au moment oîi le souvenir ne serait encore engagé
dans aucune synthèse mentale, et qu'on le réduit à n'être qu'un
duplicalum de la sensation, si on ne tombe pas dans la fiction, on
risque de dépouiller le souvenir de son caractère propre et de le
faire évanouir.
M. Bergson nous paraît arriver au même résultat par une autre
voie. Analysant le cas de l'écoHer qui lit ou récite sa leçon plu-
sieurs fois pour l'apprendre, il distingue le souvenir particulier,
qui s'attache à chacune des lectures ou récitations successives, et
celui qui est la résultante de tous ces actes répétés. Le premier,
TOME LXIV. — 1907. 24
370 ItEVUE PHILOSOPHIQUE
qu'il appelle souvenir pur, est d'emblée complet et ne peut par la
suite que perdre ou s'affaiblir, le second, au contraire, qu'il faut
appeler fiomenir-habitude, se forme et se constitue par degrés. Il y
a entre ces deux sortes de souvenir, non pas seulement différence
de nature, mais rivalité et conflit : la mort de l'un marque la nais-
sance de l'autre. Admettons (quoique cela revienne peut-être à
opposer la représentation à l'acte et à nier le caractère motein- de
l'image) que le souvenir pur naisse tout formé, soit original, sin-
gulier et unique, et doive décliner, s'appauvrir et se banaliser,
c'est-?i-dire disparaître, au contact d'autres souvenirs, tandis que
Vhabitude se constitue, se renforce, s'affermit, d'un mot, s'organise
par la répétition. Qu'en résulte-t-il? C'est que le souvenir pur ou
proprement dit a tout à perdre et n'a rien à gagner, est condamné
à une existence précaire et accidentelle, et ne deviendra jamais
une véritable acquisition de l'esprit; nous n'avons point barre sur
lui; nous ne pouvons ni le fixer et le retenir, ni l'évoquer. Il est
ce qu'il est, et dure ce qu'il peut. Il est tout entier hors de notre
prise, nous en avons la jouissance, non la propriété. Il nous appar-
tient bien moins que Vhabitude. Or c'est là ce qui nous paraît para-
doxal. Un souvenir, que nous ne pouvons rappeler, sur lequel
même nous ne pouvons revenir, sans risquer de l'altérer, de porter
atteinte à son originalité, à sa pureté, c'est ce que nous avons
peine à concevoir et ce que nous nous refusons à admettre. Il faut,
selon nous, qu'un élément d'habitude ou d'organisation entre dans
le souvenir pour qu'il nous devienne accessible, pour qu'il tombe
sous notre prise, pour que nous puissions l'évoquer, car la pro-
priété d'être rappelé fait partie de sa nature, de son essence.
La distinction du souvenir et de l'habitude est donc artificielle, et
il faut dire plutôt avec Malebranche que la mémoire est une espèce
d'habitude, ou renferme toujours des éléments moteurs.
La mémoire est une association systématique d'images comme
l'habitude est une association systématique d'actes, et il n'y a
entre l'une et l'autre qu'une différence de degré. En effet tout
acte suppose naturellement une image : ignoti nulla voluntas, de
même que toute image entraîne naturellement un acte. Suivant
que dans un système d'images prédomine l'élément représentatif
ou l'élément moteur, ce système est appelé mémoire ou habitude :
l'habitude est une mémoire aveugle, et la mémoire, une habitude
DUGAS- — LA UÉFIMTION DE LA MÉMOinK 37i
inlcUigonle. Mais mémoire et habiUide sonl également, et au même
degré, des actes d'organisation ou de synthèse : c'est leur carac-
tère distinctil'ct rondamcnlal.
Dès lors, comme il y a des degrés dans l'organisation, il y en
aura aussi dans la mémoire. D'après ce qui précède, la mémoire
la plus parfaite semblerait devoir être la plus solidement organisée,
la plus systématique, par là même la plus impeccable, la plus sûre
et la j)lus prompte, et inversement la forme inférieure de la mémoire
devrait être la mémoire la plus anarchique, la plus dispersée, par-
tant, en ses retours, la plus incertaine, la plus fuyante et la plus
imprévue. Est-ce ainsi qu'on l'entend? Pas du tout, et nous allons
voir maintenant qu'une part de vérité est renfermée dans les théo-
ries que nous critiquions tout à l'heure.
La mémoire entièrement systématisée, et par là même rendue
infaillible, ne paraît plus de la mémoire. On lui donne d'autres
noms : on l'appelle, suivant les cas, habitude, savoir, capacité,
talent. Connaître un métier, posséder une langue, un art, une
science, c'est avoir accompli un effort de mémoire prodigieux,
c'est avoir appris et retenu un nombre considérable d'actes,
d'images, de mots, d'idées; c'est, de plus, avoir tout ce lot d'acqui-
sitions, sinon présent à l'esprit, du moins disponible ou prêt à
répondre au premier appel de la volonté. On devrait voir là le
triomphe de la mémoire, si l'objet de la mémoire était de conserver
les connaissances acquises et de les retrouver à point nommé. Or,
tout au contraire, la mémoire semble disparaître, quand son
succès est ainsi assuré. On dirait que, sous ce rapport, elle est
semblable à l'art qui se dérobe quand il est parfait. 11 y a, dans
l'acquisition d'une langue, d'une science par exemple, un moment
où les connaissances multiples dont se composent cette langue,
cette science, font l'effet de souvenirs qui se forment, se déve-
loppent, .se consolident, et il y en a un autre, où ces connaissances
semblent perdre le caractère de notions, logées en la mémoire,
pour prendre celui d'un savoir, définitivement établi dans l'esprit,
et qui ne fait plus de progrès, soit qu'il n'en ait plus à faire, soit
qu'il n'en puisse plus faire, les Umites de la science ou celles de
l'esprit se trouvant atteintes. Et ce passage des notions apprises
aux notions sues s'accomplit dans tout ordre de connaissances,
et non pas seulement dans celles qui ont un caractère marqué de
372 REVUE PHILOSOPHIQUE
raisonnement et de rigueur logique. Ainsi on dit d'une langue
qu'on la sait^ quand on ne se souvient plus de l'avoir apprise,
quand il semble qu'on l'a toujours parlée, quand on la parle natu-
rellement^ quand les mots et les tournures de cette langue en sont
venus à représenter d'une part le matériel, de l'autre les catégories
ou les formes de notre pensée. On dit de môme que, pour pos-
séder une science, qu'il s'agisse d'une science de faits, comme la
chimie, ou d'une science de raisonnement, comme la géométrie,
il faut l'avoir apprise et oubliée sept fois, comme si l'assimilation
complète de cette science ne pouvait aller sans l'élimination finale
de la mémoire, devenue inutile, ayant rempli sa tâche. Enfin, si
l'on fait appel à l'analyse introspective, chacun de nous peut se
rendre compte que, dans la science qu'il cultive, il a un fonds qui
ne varie plus, et, à côté de cela, un capital de roulement, engagé
dans des entreprises toujours incertaines, donnant lieu à des gains
et à des perles, dont il faut sans cesse dresser le bilan, ou qu'il
faut tenir à jour. Le premier fonds représente le savoir, le second,
les apports de l'expérience, les données de la mémoire. Le premier
forme notre constitution mentale, nos principes. Ces principes
ont beau avoir été acquis, ils ne paraissent plus l'être. Ce qui est
su ne semble pas avoir été appris.
En devenant la substance de notre esprit, les matériaux de
la connaissance cessent d'apparaître, comme nous étant, voire
comme ne nous ayant jamais pu être étrangers; ils sont notre
assise constante, notre fonds toujours présent. L'esprit constate
leur actualité, postule leur nécessité, et nie leur caractère de faits
mnémoniques ou â\icrjuisitions du passé, comme incompatible avec
cette nécessité logique et cette actualité de fait. C'est en ce sens
qu'on peut dire avec M. Bergson que ,1e souvenir exclut la systé-
matisation et le mécanisme mental.
Mais qu'est-ce donc alors qui constitue les souvenirs et qui
empêche le savoir le mieux établi, le plus solidement fixé d'en
porter le nom? C'est d'abord d'être des connaissances dont on
peut établir l'authenticité, produire le certificat d'origine, dont
on a gardé la fiche signalétiquc, le numéro d'ordre, la date
d'entrée dans la conscience. Il suffit en effet que l'esprit accorde à
ses connaissances les plus récentes un large crédit, qu'il les laisse
s'implanter en lui, prendre place définitivement dans sa vie, et ne
DUGAS. — I.A DLFIXmON DE LA MÉMOIRK 373
s'iiuiuièle jilus de leur provenance, pour qu'il les dépouille aussit(H
el par là nirine de leur caractère de souvenirs cl les élève ù la
dignité de savoir.
En second lien, si paradoxal cpie cela paraisse, les connaissances
les mieux acquises, les mieux fixées, partant celles dont nous nous
souvenons le mieux et le plus à propos, sont précisément celles que
nous jugeons les plus impersonnelles, les plus étrangères à nous. Il
en est de ces connaissances comme de la fortune qu'on possède et
dont on jouit moins, si considérable qu'elle soit, que d'un gain
qu'on vient de faire, si médiocre soit-il. Il faut donc que les con-
naissances non seulement portent la date ou au moins la marque
de leur origine, mais encore soient sciemment enrôlées dans la vie
mentale ou incorporées à la personnalité d'une façon consciente,
pour qu'elles aient le caractère de souvenirs et s'opposent, comme
tels, par exemple, aux cojinaissances rationnelles, qui sont le lot
commun des esprits. En un mot, ce n'est pas à la qualité d'être
conservées el rappelées, mais à celle d'être reconnues par l'esprit
comme ses acquisitions individuelles et propres que les connaissances
doivent le titre de souvenirs.
Remarquons que ce n'est pas en raison de leur nature que cer-
taines connaissances se rangent sous le nom de savoir, tandis que
d'autres sont étiquetées souvenirs. Il ne faut pas dire qu'il y a ce
(jui se comprend et ce qui s'apprend et que cela porte et doit porter
deux noms dilTérents. La distinction de la connaissance rationnelle
et de la connaissance empiriqur n'a rien à voir ici. Je puis avoir
gardé, et j'ai gardé en efîet, le souvenir net et précis de ma vie
proprement intellectuelle et des événements de cette vie. Je puis
dire quand, à quel moment, dans quelles circonstances telle vérité
scientifique et abstraite a lui à mon esprit pour la première fois :
mes connaissances rationnelles ont leur histoire et comptent dans
ma vie et dans mes souvenirs, comme les autres. Pythagore n'avait
pas besoin d'immoler une hécatombe aux dieux pour perpétuer le
souvenir de sa découverte du théorème du carré de l'hypothénuse :
il ne courait aucun risque d'oublier une vérité pour lui si émou-
vante ni la façon dont il l'avait acquise. Je présume que Laura
Bridgman était également incapable d'oublier le moment où le
sens des mouvements que lui faisait exécuter le D' Howe, et
auxquels elle s'était longtemps prêtée sans comprendre, se
374 REVUE PHILOSOPHIQUE
révéla à son esprit, plus exactement le moment où elle découvrit
que ces mouvements avaient un caractère volontaire, intentionnel,
répondaient à une idée^ avaient un sens, étaient des moyens
inventés par un esprit pour communiquer avec un autre, d'un mot,
étaient des signes ou constituaient un langage. Les idées abstraites
et générales, les vérités de raisonnement peuvent donc être des
souvenirs; il suffit pour cela qu'elles n'aient pas encore pris, à
force de rouler dans notre esprit, la forme, si j'ose dire, usée,
banale, impersonnelle, que de telles idées et vérités doivent peut-
être à la longue fatalement revêtir; il suffit qu'elles aient gardé
pour nous leur originalité, leur fraîcheur première, moins que cela,
qu'elles présentent un intérêt subjectif quelconque, au minimum,
celui d'être au moment de notre vie., de notre histoire., celui d'avoir
fait un jour leur entrée dans notre esprit. C'est là, — indépendam-
ment de l'idée de temps (Aristote) — le critérium de la mémoire.
On pourrait dire : nous n'avons souvenir (au sens propre) que de
ce qui nous touche, et c'est parce que les connaissances très systé-
matisées, fortement ancrées en nous, ont cessé de nous toucher
qu'elles paraissent nous être sorties de la mémoire.
Le langage courant a des nuances qui échappent aux psycho-
logues. Ceux-ci élargissent le sens du mot mémoire, étendent ce
mot à tous les faits de conservation et de reviviscence. Ils diront
par exemple que la perception est une sensation escortée de son
groupe habituel de souvenirs; ils diront que connaître, c'est recon-
naître., c'est ranger tout fait nouveau dans un groupe de faits anté-
rieurement connus; ils diront que toute sensation évoque le
souvenir de sensations semblables ou différentes et n'est perçue
qu'en opposition avec ces sensations antécédentes; en un mot, ils
retrouveront ou croiront retrouver la mémoire dans toutes les
opérations de l'esprit. Parler ainsi, c'est sans doute dépasser les
connaissances et la rétlexion du vulgaire, mais c'est aussi faire
violence à nos habitudes mentales et aller contre l'usage de la
langue. En effet, il n'y a plus mémoire, au sens propre, là où
l'esprit humain a perdu la trace de ses acquisitions personnelles,
là où il ne se retrouve plus lui-même, où il semble s'être retiré de
ses actes, de ses pensées. C'est pourquoi la mémoire est distinguée
de l'habitude. C'est pourquoi encore, lorsque l'imagination déroule
le tableau du passé, comme dans le rêve, le délire, l'hallucination,
DUGAS. — I.A ni-FIMTlON DE LA MKMOTri!- 37o
il n'y a pas non plus nu-nioiro, parce que l'espril est alors emporté
hors de soi, parce qu'il ne se possède plus, ne se retrouve plus,
parce qu'il a perdu la notion du passé et du présent.
« On ne se souvient, a-l-on dit, que de soi-même. » Le mot est
juste s'il veut dire que le souvenir implique la notion du moi, « le
jugement de personnalité » Maine de Biran). La mémoire par
suite peut cesser dôtre, pour deux raisons difîérentcs et même
contraires : ou parce que la notion du moi n'a pu se former encore,
ou parce qu'elle est formée depuis si longtemps qu'on ne la
remarque plus, qu'on nen a plus conscience. Ainsi, si on suppose
avec Condillac le moi réduit à une sensation, l'odeur de rose, ou à
une image, l'image aiïective de celte odeur, il n'y aura plus alors ni
perception ni mémoire proprement dite; tout entier à ce qu'il
éprouve, lesprit n'aura ni la notion du passé et du présent ni celle
du moi et du non-moi, il sera hors du temps et de l'espace, perdu
dans un rêve vague, cet état pourra être dit d'mfra-perception et
<V infra-mémoire. Inversement, si on suppose le moi fortement
constitué, la personnalité ayant atteint son maximum de dévelop-
pement, l'esprit dès lors n'acquerra plus rien, il aura ses idées
arrêtées d'avance sur tous les faits, il n'aura plus de perceptions;
il ne devra plus avoir, à ce qu'il semble, que des souvenirs. Mais
aura-t-il réellement des souvenirs? Non, car ses idées, depuis long-
temps organisées et constituées en système, n'ont plus d'histoire;
elles sont lui-même, elles sont sa vie; il se perd en elles, comme
il se perdait tout à l'heure dans la sensation. Il est alors dans un
état voisin de celui que nous analysions tout à l'heure, mais logi-
quement et dialectiquement plus élevé, et que nous appellerons
de supra-mémoire .
La mémoire paraît donc prendre exactement place entre la sen-
sation pure et la pensée pure ou l'enlendemenl. Le souvenir est une
sensation, une idée, un fait psychologique quelconque, rattaché à
notre histoire, considéré comme un moment défini, comme un'
événement défini de notre vie mentale. Supprimons le caractère-
personnel du souvenir, le lien qui le rattache au moi individuel, il
est anéanti par là même : ce n'est donc pas sa persistance, son
aptitude à renaître, c'est sa subjectivité, sa relation à la person-
nalité, qui le constitue ce qu'il est, qui fait le fond de sa nature.
376 REVUE PHILOSOPHIQUE
Nous n'avons en jusqu'ici en vue que la mémoire inlellectuelle.
Si notre théorie est vraie, elle doit s'appliquer aussi à la mémoire
affective.
Y a-t-il donc des états affectifs que nous cessons de nous attri-
buer, de regarder comme des souvenirs, et cela précisément en
raison de leur adhésion intime à notre personnalité, parce qu'ils
sont devenus des éléments constitutifs de notre caractère? Assu-
rément. Chacun sait que les passionnés ont d'étranges oublis.
Leurs partis pris irréductibles, leur propension fatale à interpréter
dans le sens de leurs désirs les faits les plus contraires, à tirer par
exemple de la trahison la plus authentique une preuve de fidélité
certaine, et inversement, leur idée fixe, en un mot, qu'est-ce autre
chose qu'un sentiment dont ils ont oublié la naissance, qu'ils
croient avoir toujours eu, sous la forme et au degré où ils l'éprou-
vent maintenant, alors qu'en réalité ils ont eu longtemps, et hier
encore, des sentiments contraires, et qu'ils ont souvent démenti
leur vie, leur caractère, leurs opinions et leurs principes, pour en
venir là ? Ce qu'on appelle l'aveuglement de la passion est en partie
un obscurcissement de la mémoire. Un sentiment, arrivé au terme
de son évolution et qui, dans son exaltation présente, oublie son
origine, son passé, est analogue à une connaissance qui s'est si
bien fixée qu'on ne la distingue plus de l'esprit lui-même, qu'on
ne la reconnaît plus comme acquisition de l'expérience ou comme
souvenir. La loi posée se vérifie donc dans tous les cas : les souve-
nirs cessent d'apparaître comme tels, par cela seul qu'ils atteignent
leur plus haut degré d'organisation, et sont désormais fixés dans
l'esprit pour toujours.
Mais les sentiments et les idées, ainsi systématisés, et auxquels
on ne reconnaît plus de passé ni d'histoire, deviennent un centre
d'attraction ou d'organisation pour tous les états, intellectuels
ou affectifs, qui ont le caractère historique ou mnémonique. Un
sentiment dominant chasse de l'esprit tous les faits, toutes les
idées, tous les sentiments qui le contredisent, ou même qui lui
sont simplement étrangers. Le pouvoir inhibiteur de la passion à
l'égard du souvenir a son expression admirable dans le cri d'Iler-
mione : Qui te l'a dit? En môme temps qu'elle exclut les souvenirs
qui la contredisent, la passion attire et retient ceux qui la confir-
ment. C'est en quoi consistent sa partialité, son aveuglement et
DUGAS. — I.A ni%FINITlON UE LA MÉMOIRE 377
son inconscience. La passion est à la mémoire ce que, selon Aris-
lolo. la forme esl à la inalièrc. Elle est la loi suivant la({uelle les
sensations se transforment en éléments du souvenir, suivant
lacjuelle ces éléments s'assemblent, s'ordonnent et se combinent;
elle est le système dans hnjuel ils cristallisent. Il n'y ;i, pour un
passionné, de souvenirs reconnus ou proprement dits que ceux que
peut loger sa passion. C'est pourquoi vous ne sauriez le confondre :
en vain vous lui opposez sa conduite passée, vous lui rappelez les
paroles par lesquelles il blAmait autrefois ce que maintenant il
approuve; en vain vous invoquez des promesses qu'il ne tient pas,
des engagements qu'il trahit : rien ne le trouble, ni la matérialité
des faits ni la rigueur des preuves. Il vous déclare, il vous jure
<pril n"a jamais rien fait, rien dit ni rien pensé de tel; c'est lui qui
se charge de vous confondre, et d'accusé se fait accusateur. On
peut douter, il est vrai, que la passion qui parle ainsi soit sincère;
mais je crois quelle peut l'être et que la fausseté de l'esprit est,
dans l'espèce, au moins aussi fréquente que la déloyauté et le
mensonge.
La mémoire entre donc en conflit avec la passion systématique
aussi bien qu'avec l'esprit logique et raisonneur, et cela doit être,
la passion ayant sa logique à elle, ou étant une forme de l'esprit
logique. Elle entre de même en conflit avec Véinotion, en tant que
celle-ci arrache l'esprit à lui-même, lui ôte la possession de soi,
le plonge dans un état de ravissement et d'extase. C'est là une
particularité psychologique que Stendhal a curieusement notée et
finement analysée. »( Un des malheurs de la vie, dit-il, c'est que le
bonheur de voir ce qu'on aime et de lui parler ne laisse pas de
souvenirs distincts. L'àme est apparemment trop troublée par ses
émotions pour èlre attentive à ce qui les cause ou à ce qui les
accompagne. Elle est la sensation elle-même. » La sensation est ici
la sensation pure, celle qui n'est pas reliée au moi, qui n'entre pas
dans le système de ses représentations. L'émotion est à la passion
ce que la sensation est à la pensée pure ou à l'entendement. Il en
est de l'émotion comme de la sensation : elle échappe à la mémoire,
parce qu'elle échappe à la systématisation des sentiments, parce
qu'elle reste en dehors du caractère ou du moi; et il en est de la
passion comme de l'entendement : elle exclut la mémoire, soit
parce qu'elle chasse tel souvenir comme un importun et un intrus.
378 REVUE PHILOSOPHIQUE
soit parce qu'elle Tassimile au contraire trop complètement, et
l'absorbe dans le présent.
Le fait noté par Stendhal peut servir à éclairer la discussion
toujours pendante au sujet de la mémoire affective, les uns admet-
tant cette mémoire, les autres la niant. Cette discussion cesserait
ou paraîtrait vaine, si on prenait soin de définir les mots. En effet,
si par mémoire on entend simplement la conservation et le retour à
la conscience des états passés, comment nier l'existence delà mémoire
alTective? Il n'y a pas, en ce sens, de mémoire plus parfaite, il n'y
a pas de réveil du passé plus saisissant, plus net, plus total. Mais
si par mémoire on entend le rappel à volonté et la reconnaissance,
on peut au contraire fort bien soutenir que la mémoire affective
n'existe pas ou à peine; la mémoire intellectuelle, sous ce rapport,
reprend tout au moins l'avantage.
Selon Stendhal, il y aurait même incompatibilité entre le sou-
venir pur et la reconnaissance, et la mémoire affective serait, à
cause de cela, en raison inverse de la mémoire intellectuelle. « C'est
peut-être, dit-il, parce que les plaisirs que donne à l'amant la
présence de ce qu'il aime « ne peuvent être usés par des rappels à
volonté qu'ils se renouvellent avec tant de force », dès que quelque
circonstance favorable les ramène à l'esprit. »
Les exemples qui suivent mettent en lumière l'opposition de la
mémoire des sentiments et de la mémoire des idées, de la mémoire-
résurrection et de la mémoire- rappel.
« La rêverie de l'amour ne peut se noter. Je remarque que je
puis relire un bon roman tous les trois ans avec le même plaisir. »
(Ce plaisir tient à ce que je l'ai oublié, car si je m'en souvenais, le
souvenir se mettrait en travers de mon sentiment, m'empêcherait
de sentir, ou du moins je n'éprouverais plus le même sentiment
que la première fois : la fraîcheur de l'irnprévu, du nouveau me
manquerait.) " Je puis aussi écouter avec plaisir la même musique,
mais il ne faut pas que la mémoire cherche à se mettre de la partie.
Cest l'imagination uniquement qui doit être affectée; si un opéra
fait plus de plaisir à la vingtième représentation, c'est que l'on
comprend mieux la musique, ou qu'il rappelle la sensation du
premier jour. » (En d'autres termes, il faut, si je comprends
bien, que le. souvenir affectif, — car c'est de lui qu'il s'agit,
— soit l'état passé simplement retrouvé, et n'implique aucune
DUGAS- — I.A DlilIMTION DK l.A MÉMOIRE 379
comparaison, afin de rester l'état singulier, unicjue, (ju'il doit être.)
Quant à la lecture des romans, il faut distinguer, parmi les
plaisirs qu'elle donne, celui qui lient ù <( la connaissance du cœur
humain » et celui cpii lient à « la rûverie, qui est le vrai plaisir du
roman. Cette rôverie est innotable. La noter, c'est la tuer pour le
présent, car on tombe dans l'analyse pliilosophi(|ue du plaisir;
c'est la tuer encore plus sûrement pour l'avenir, car t-ioi ne para-
h/sc r'nnatjination co)ii7nc Vappel à la mémoire. Si je trouve en
marge une note peignant ma sensation en lisant Old Mortalilif à
Florence, il y a trois ans, à l'instant je suis plongé dans l'histoire
de ma vie, dans l'estime du degré de bonheur aux deux époques,
dans la plus haute philosophie, en un mot, et adieu pour longtemps
le laisser-aller des sensations tendres.
Ainsi s'explique encore le mol d'Horace : Odi profanum vulf/us et
arceo. « Tout grand poète ayant une vive imagination est timide,
c'est-à-dire qu'il craint les hommes pour les interruptions et les
troubles qu'ils peuvent apporter à ses délicieuses rêveries. C'est
pour son attention qu'il tremble. Les hommes, avec leurs intérêts
grossiers, viennent le tirer des jardins d'Armide pour le pousser
dans un bourbier fétide; » ils l'arrachent à ses « rêveries tou-
chantes' »; ils l'empêchent de sentir, ils l'obligent à penser.
Tout cela revient à dire que, dans l'intérêt du sentiment, il faut
tuer la mémoire. La thèse est subtile, paradoxale, risquée. Stendhal
le reconnaît lui-même. Avant de l'énoncer, il prend soin de dire :
« Voilà un effet qui me sera contesté ». Cette thèse, je ne la défends
ni ne l'épouse. J'en veux seulement retenir que la mémoire affec-
tive est d'une autre nature que la mémoire intellectuelle ou pro-
prement dite : elle est une résurrection; se souvenir d'une émotion,
c'est l'éprouver à nouveau; « j'en viens presque à me demander,
dit Sully Prudhomme, résumant l'analyse qu'il a faite de cet état,
si tout souvenir de sentiment ne revêt pas le caractère d'hallucination ».
Or, l'hallucination exclut la notion du passé et du présent, du moi
et du non-moi, et peut être distinguée du souvenir proprement dit.
Que conclure de ce qui précède? C'est d'abord que le mot
mémoire est équivoque et prend dans chaque doctrine philoso-
phique un sens différent. Selon nous, le sens le plus exact de ce
1. Stendhal, De VAmour.
380 REVUE PHILOSOPHIQUE
mot est celui qui s'écarte le moins de la langue vulgaire, laquelle
a ses nuances délicates et fines, ses subtilités cachées, ses raisons
profondes. Or, par mémoire, il semble qu'on entende communément
la connaissance du passé, non du passé en général, mais de notre
passé à nous, cette connaissance ayant elle-même un caractère
historique pour 7ious, étant considérée comme un événement de
noire vie. La connaissance de notre passé perd-elle ce caractère,
cesse-t-elle d'être un fait de notre vie individuelle, sans subir d'ail-
leurs aucune autre atteinte, en demeurant entière, en devenant
même, en un sens, plus assurée, plus prompte à renaître, elle ne
laisse pas d'être par là même, sinon détruite, du moins profondé-
ment modifiée, elle ne mérite plus le nom de mémoire. Les acqui-
sitions impersonnelles, et en quelque sorte anonymes de notre
expérience passée composent notre savoir. Or ce qu'on sait, on
peut sans doute dire en un sens qu'on s'en souvient ; on ne le dit
pas cependant, et il y a une raison à cela, celle que nous avons
essayé de dégager et de mettre en lumière. Dira-t-on qu'il s'agit
ici d'une distinction verbale, d'une discussion sur le sens du mot
mémoire? Je soutiens qu'au contraire nous sommes en présence
de deux formes d'acquisition mentale réellement différentes,
quoi(iue étroitement liées, et que la distinction qu'on établit entre
elles a pratiquement un haut intérêt et une grande portée. Le sort
de la mémoire est lié en effet au développement du savoir. Les
mémoires les plus remarquables sont celles que l'intelfigence taille,
émonde, débarrasse de leurs branches gourmandes. Livrée à elle-
même, croissant en liberté, la mémoire périrait par excès d'abon-
dance; elle serait en outre puérile, et aurait, si j'ose dire, trop de
quant à moi; l'intelligence l'élague, en ménage la sève et lui fait
produire des fruits; en même temps et par là môme elle l'empêche
de se prendre pour fin, de se complaire en soi, elle la fait servir à
des fins objectives, aux fins du savoir ou aux fins pratiques. Il ne
faut pas toutefois que la mémoire soit trop asservie à l'intelli-
gence; il faut qu'elle garde sa spontanéité, son indépendance,
toute la richesse et l'abondance de sa sève. Lintelligence peut tuer
la mémoire, la dessécher, la rendre stérile, à force de la rendre
impersonnelle et abstraite. Le mal alors ne serait pas moins grand
que celui qui provient de l'excès contraire, je veux dire de la
mémoire étouftant l'intelligence par sa luxuriance, son trop-plein
DUGAS. — LA ni'FlMTION DE LA MliMOinF, 381
d'images particulières et concrètes, La raison et la mémoire doivent
se tenir nuituellement en respect, se pénétrer Tune l'autre, sans
empiéter l'une sur l'autre, se compléter, sans se nuire. L'idéal
serait que la mémoire, tout en acceptant la discipline de la raison,
gardAt loulc^ja fraîcheur et toute son abondance native, autrement
dit que le moi n'abdi([Uiit rien de sa personnalité, de sa vie propre,
en accomplissant son œuvre.
Le problème de la mémoire est donc celui du rapport de la
connaissance au moi. Si la mémoire disparaît, quand la connais-
sance devient tout impersonnelle, elle cesse également d'être, ou,
pour mieux dire, elle n'apparaît pas encore, quand le moi est
absorbé entièrement par les images du passé, lotus in illis. On a
dit que, pour Dieu, il n'y a ni passé ni avenir, que toutes les
choses sont dans un éternel présent; il en est de même pour cer-
tains extatiques, plongés dans la vision du passé; Dieu et ces
extatiques n'ont pas, à proprement parler, de mémoire; de même,
si la mémoire affective est toujours une hallucination, une hantise
du passé, ôtant la notion du présent, elle ne serait pas non plus, en
tant que telle, une mémoire au sens ordinaire et rigoureux du mot.
Ainsi, en résumé, la mémoire est la synthèse ou la conciliation
de deux tendances ou opérations contraires : l'une, par laquelle le
moi se détache du passé, se contente d'en prendre acte, mais le
tient pour étranger à sa vie, pour indifférent et mort; l'autre, par
laquelle le moi se rattache au passé, le ressaisit tout entier, lui rend
sa fraîcheur première et le tient dès lors pour réel et vivant. La
première consiste à s'acharner en quelque sorte sur le passé, à en
achever la destruction et la ruine, à le retenir pourtant encore,
mais à ne s'y intéresser plus que dans la mesure où il sert les inté-
rêts présents : elle aboutit à la mémoire impersonnelle et abstraite,
que j'ai appelée savoir. La seconde consiste à s'enchanter du passé,
à le revivre dans son intégralité et à en oublier le présent : elle
aboutit à une sorte d'obsession, de hantise, ou dliallucinalion. La
mémoire proprement dite esta égale distance de cette hallucination
et du savoir : elle n'est ni la pleine et entière résurrection du passé
rendu vivant, suivant l'heureuse expression latine {redivivus), ni la
notation sèche, impersonnelle et abstraite du passé. Elle est un
composé d'ailleurs instable, à doses exactement combinées, de
spontanéité et de réflexion, d'évocation, de pouvoir magique de
38iJ REVUE PHILOSOPHIQUE
résurrection, en un mot, d'imagination, et de mise au point, de
classement et de systématisation des images évoquées, en un mot,
de raison. Que Funou l'autre de ces éléments manque, ou acquière
une valeur prédominante, exclusive, la mémoire disparaît, ou
change de nature. La mémoire est donc une combinaison. Il faut
en isoler les principes pour en comprendre les différentes formes
ou espèces, et il faut rassembler ces principes pour avoir une idée
complète et juste de la mémoire elle-même.
L. DUGAS.
MORALE ET RAISON
La sociologie contemporaine tend à absorber la morale, et
semble vouloir la réduire à une science des mœurs où la justifica-,-.
lion des règles pratiques se confondrait avec leur explication histo-
rique. Si cette. tentative, malgré les difficultés, peut-être insur-
montables, qu'elle soulève, jouit aujourd'hui d'une faveur si mar-
((uée, c'est sans doute, entre autres raisons, parce que la sociologie
est considérée assez ordinairement, et qu'elle se donne elle-même,
comme seule capable de constituer la morale en discipline posi-
tive. Les deux grands groupes de doctrines traditionnelles, les
morales métaphysiques et les morales utilitaires, sont en effet
récusés par elle au môme titre et renvoyés dos à dos, également
taxés d'arbitraires et d'idéologie. Pour être positive, la morale,
comme toute science digne de ce nom, ne doit avoir affaire qu'avec
des faits, ces faits d'une espèce particulière qu'on appelle des
préceptes, des devoirs, des règles sociales; elle doit rester placée
à un point de vue strictement objectif, et ne considérer la con-
science morale que du dehors, comme un ensemble de représen-
tations et de croyances qu'il s'agit uniquement d'expliquer; elle
sera donc rationnelle dans la mesure où elle rendra compte des
impératifs moraux par leurs causes sociales ou les ramènera à
leurs lois, mais ne saurait voir autre chose qu'une illusion dans
cette autre sorte de rationalité, qui consiste à justifier un acte par
ses conséquences ou par ses fins, au nom de son utilité ou au nom
d'un idéal, et à en rechercher la valeur en soi. S'il est vrai que pas
plus les calculs du plus grand intérêt individuel ou social que les
spéculations a priori sur le Bien ou le Devoir ne peuvent présenter
le moindre caractère positif, nous sommes bien enfermés dans
les limites de la sociologie pure.
Mais ne peut-on vraiment pas concevoir de morale positive en
dehors de ce positivisme? N'y a-t-il d'autre manière de faire œuvre
pratique que de traiter ainsi les idées morales comme des faits purs
384 REVUE PHILOSOPHIQUE
et simples, au risque peut-être den méconnaître la vraie nature et
Toriginalité? La contradiction est-elle bien réelle entre l'esprit
positif et le rationalisme en matière de conduite? Après tout, le
sociologisme en morale est fort loin d'avoir cause gagnée; il n'est
nullement évident que la doctrine qui nous fournirait, de l'exis-
tence et du développement des règles éthiques, l'explication la plus
positive, serait en étal par là-même de nous donner les raisons les
plus positives d'agir d'après ces règles : on peut même se demander
si ce ne serait pas le contraire. Et justement, ne semble-t-il pas
que la morale des sociologues ne soit pas positive en ce second
sens, puisqu'elle veut nous faire obéir à des préceptes dont elle ne
fournit pas, dont elle nous interdit de chercher la justification
dans une utilité ou une finalité présentes, et qu'elle se contente
d'exphquer comme faits sociaux, comme résultats historiques.
D'autre part, on ne saurait se contenter de faire la critique du
sociologisme et revenir simplement à l'une ou l'autre des concep-
tions traditionnelles : il faut avouer que la morale a priori, celle
de l'ancienne métaphysique ou celle de Kant, ne méritait guère
l'épithète de jjositive, si elle pouvait se donner pour rationnelle;
inversement, à l'utilitarisme classique on s'accordait pour dénier
la rationalité, et s'il pouvait paraître positif, c'était par ses ten-
dances plutôt que par ses résultats; l'une et l'autre doctrine res-
tent, à coup sûr, vagues et abstraites, incapables de rejoindre le
contenu concret de la conscience commune, et sans prise dès lors
sur les besoins pratiques de l'homme. — Aussi, comme si Ion
voulait ramasser, contre les dédains des sociologues, toutes les
forces réunies de ces doctrines diverses qu'ils confondent dans une
même condamnation, le moment semble venu peut-être de renoncer
à les opposer entre elles, pour chercher à les concilier, à les com-
pléter l'une par l'autre, à les fondre même avec les résultats les
mieux assurés des modernes recherches sociologiques. Une morale,
pour être positive, n'est peut-être pas condamnée à renoncer à
toute spéculation de caractère finaliste, à tout effort pour rendre
intelligible et raisonnable la conduite; elle sera positive, au sens
pratique du mot, si elle nous propose pour agir des fins précises
et concrètes, si elle peut nous persuader qu'il est raisonnable de
les désirer et de les poursuivre; elle sera positive, sans qu'il soit
besoin qu'elle se donne comme une pure et simple application de
PARODI. — MORALE ET RAISON 385
la science, si elle peut simplement éviter tout recours au senti-
ment, à l'inluilion morale, aux mystérieuses révélations de quelque
faculté transcendante, ou au respect mystique de je ne sais quel
vouloir et quel Grand Être social. Le problème est de satisfaire à
la fois la raison qui s'interroge sur les tins intelligibles de l'action,
et la conscience pratique, qui ne peut se contenter de construc-
tions abstraites et arbitraires, et, devant agir, a besoin de règles
précises et de motifs vivants. Si donc les travaux de nos socio-
logues, comme peut-être certaines analyses de l'utilitarisme d'au-
trefois, semblent fournir à la morale le contenu déterminé et con-
cret dont elle a bfesoin, il suffirait, pour que le problème fût résolu,
de parvenir à leur donner une forme rationnelle et positive qui
put les faire accepter de l'esprit critique. — Un utilitarisme social,
qui serait en même temps et en un certain sens, un rationalisme
moral; une conception de la conduite où se joindraient, sans être
jamais sacrifiées l'une à l'autre, la réalité et la rationalité, tels sont
les éléments de la solution que nous propose un livre récent, où
nous sommes tenté de voir une des contributions les plus impor-
tantes qui aient été apportées depuis bien des années à l'éclaircis-
sement du problème : les Études de Morale positive, de M. Gustave
Belot*. Essayer d'en définir et d'en discuter les idées directrices,
ce sera essayer de préciser les rapports de la Moralité et de la
Raison, ou, si l'on veut, de la forme et de la matière delà Moralité,
tels qu'ils se présentent à la pensée contemporaine. Aussi bien, que
ce soit là la vraie lâche qui s'impose nécessairement à notre temps
dans le domaine de la philosophie pratique, nous en voyons la
preuve en un autre ouvrage encore, un peu hûtif, peut-être, où
des conceptions assez disparates sont juxtaposées plutôt que fon-
dues, mais où se retrouvent quelques-unes des conclusions essen-
tielles de M. Belot, qui constitue une tentative tout à fait similaire,
et qui prend par cet accord la valeur d'un symptôme : les Principes
de Morale rationnelle, de M. A. Landry ^
L'ouvrage de M. Belot est composé de plusieurs études, de dates
diverses, qui presque toutes avaient été fort remarquées déjà, mais
qui acquièrent par leur rapprochement même une portée nouvelle.
1. 1 vol., 523 p., F. Alcan, 1907.
2. 1 vol., 278 p., F. Alcan, 1906.
TOME LXIV. — 1907. 25
386 REVUE PHILOSOPHIQUE
Elles se distribuent nettement en deux groupes : dans les unes',
c'est le problème théorique qui est traité, et une conception d'en-
semble de la moralité nous est offerte. Les autres ont pour objet
d'appliquer à des questions spéciales les principes dégagés dans
les premières, et en forment ainsi comme la contre-épreuve; et ces
divers mémoires^ sont d'une richesse d'aperçus, dune ingéniosité,
d'une pénétration dont on ne pourrait donner une idée qu'en les
reprenant un à un et de très près. C'est seulement sur l'idée
générale de la Moralité qui nous est proposée par M. Belot que
nous insisterons ici.
Cette idée est à la fois très large et très précise. Le moment est
venu, selon M. Belot, de concevoir la morale d'une façon positive;
mais pour cela, il importe avant tout d'échapper aux confusions
ou aux équivoques qu'y introduisent également, quoique en sens
inverse, et les représentants de l'esprit métaphysique, et les parti-
sans trop simplistes de l'esprit et de la méthode scientifiques. —
La métaphysique se présente encore en Morale, soit sous la forme
ontologique, soit sous la forme criticiste et kantienne. Dans le
premier cas, elle est condamnée à la stérilité, parce qu'elle pose
a priori sa définition de la Morale, ou, si elle prétend rejoindre les
faits moraux conci'ets, c'est en partant de principes tellement
généraux et vagues, « évidents à force d'être vides », que tout ce
qu'il y a de distinctif dans le phénomène à expliquer s'y confond
et s'évanouit. « Qu'est-ce que le Bien, sinon la fin, le terme de
l'action en général? Qu'est-ce que le Bonheur, sinon le sentiment
du sujet en tant qu'il se voit approcher de sa fin? ^ » Le Criticisme,
de son côté, pose mal le problème mocal; sa grande erreur est de
méconnaître ce qu'il y a de spécifique dans la Moralité, de l'iden-
tifier arbitrairement avec la Raison pratique, dans sa généralité
formelle* : « C'est la matière seule, et non la forme, qui permet
de dire en quoi une action morale diffère de la fabrication du
savon », Le propre de la raison pratique est bien d'établir un ordre,
1 . En quête d'une morale positive, VUtilitarisme et ses nouveaux critiques, Esquisse
d'une morale positive.
2. La Véracité, le Suicide, Justice et Socialisme, Charité et Sélection, le Luxe.
3. En quête d'une morale positive, p. 21.
4. Ibid., p. 37, sqq. Cf. p. 27 i, 300, sqq.
PARODI. — MORALE ET RAISON 387
i|iu'l qu'il soil, comme c'esl le piopre de la raison spéciilalive d'en
découvrir un : « l'accord avec soi-même est pans doute une condi-
tion de l'activilé morale, comme de toute activité systématique :
mais c'est confondre le genre avec l'espèce, l'élément avec le tout,
que d'en faire la définition même de la moralité » ; en un mot, « de
la critique de la raison pratique, Kant n'avait nullement le droit
de faire sortir une morale, mais seulement une logique générale
de l'action ». De là encore, chez Kant, deux illusions complémen-
taires : d'une part, il attribue au fait proprement moral le carac-
tère absolu, universel, nécessaire, qu'on ne peut attribuer qu'à la
raison formelle*; d'autre part, il identifie indûment avec l'impératif
catégorique, absolu, mais vide, les impératifs déterminés de la
conscience commune, et s'évertue à démontrer que ceux-ci, autant
que celui-là, ne peuvent être niés sans contradiction. Or, du men-
songe par exemple, peut-on vraiment dire qu'il est contradictoire
en soi? Nullement : mais seulement que, par son extension même,
il tend à se réfréner, à se limiter. Et d'ailleurs, il n'y a pas de
mensonge en soi : on ment par intérêt, on ment par humanité; sur
quoi faudra-t-il donc faire l'épreuve de l'universalisation? sur la
règle : ne mens pas, ou sur le motif, la maxime : sois humain? —
De l'impératif formel on ne peut donc tirer aucun devoir particu-
lier, « pas plus que du principe d'identité les lois d'Ampère ».
La métaphysique est donc impuissante devant le problème moral,
« posé en dehors d'elle par les conditions empiriques de la vie
humaine ». La science réussira-t-elle mieux? Autant et plus encore
que le formalisme de Kant, j\L Belot combat la conception })ure-
ment sociologique de la morale, à la manière de M. Lévy-Bruhl, et
cette critique est subtile, pénétrante et forte. La morale deviendrait,
de ce point de vue, une technique fondée sur la science. Mais
cette science même, comment la conçoit-on? Le plus souvent
comme la science des mœurs, essentiellement historique et descrip-
tive; or, l'histoire ne peut, à elle-seule, fonder une technique :
car, dans la mesure même où elle a une histoire, la société ne
présente pas une nature fixe qui permette d'agir sur elle. D'ailleurs,
si elle recherche les causes ou les origines de ce qui est, la science
des mœurs n'en étudie pas les raisons ou les fonctions présentes,
elle nous interdit même de rendre compte d'une institution par
son utilité actuelle, en nous la montrant issue de conditions
388 REVUE PHILOSOPHIQUE
aujourd'hui périmées : ainsi, elle fait souvent apparaître les règles
morales comme irrationnelles au moment môme où elle en rend
raison. Enfin, si la science reste une conception synthétique de la
réalité, si elle établit avant tout « la solidarité historique des phé-
nomènes sociaux », elle rend par là même l'action impossible et
aboutit au pur « conservatisme » : car l'action suppose des moyens
déterminés pour atteindre des fins particulières, et suppose donc
qu'on a pu diviser le déterminisme total des phénomènes en
« des déterminismes partiels et élémentaires » : autrement, et tant
qu'elle met seulement en lumière la solidarité sociale, c la science
des mœurs deviendrait d'autant plus inutile qu'elle serait plus
parfaite * ».
Il faut donc, pour que la morale puisse devenir une technique
analogue aux autres techniques scientifiques, la concevoir, non
plus comme une histoire, mais comme une science de lois, comme
une physique sociale. Or, toute technique consiste à utiliser, pour
une fin nettement aperçue, des déterminismes naturels; elle sup-
pose donc « une nature ayant quelque fixité, indifférente à l'action
qu'elle subit ». En est-il ainsi des phénomènes sociaux? L'action
ne réagit-elle pas ici sur la connaissance, la finalité sur la réalité,
par une sorte de récurrence qui en fait un cas unique? Si l'on avait
eu, en 1870, la prévision de la défaite, on n'aurait pas fait la
guerre, et ainsi cette prévision « serait devenue fausse, si on
l'avait connue comme vraie » ; un phénomène social est modifié
par la conscience même que nous en prenons, puisque nous pou-
vons être amenés par elle à nous proposer d'autres fins; « lorsque
nous savons ce que nous sommes, nous ne sommes déjà plus ce
que nous étions ». Prise en un sens rigoureux, l'idée d'une
technique morale est donc presque contradictoire, puisqu' « elle
suppose la société active en tant qu'elle utilise la science sociale, et
inerte en tant qu'elle en est l'objet- ». La morale ne peut donc pas
se réduire à une science de moyens, à une technique : la question
des fins à choisir lui est essentielle; au vrai, on n'a pas seulement
à découvrir la morale, mais pour ainsi dire à l'inventer.
La morale restera d'ailleurs analogue à une technique, comme
on l'a d'ailleurs reconnu depuis longtemps, et comme M. Belot lui-
1. En quéle d'une morale positive, p. 76, sqq.; p. 93.
2. Mil., p. 98, sqq.; p. 122, 124.
PARODI. — MORALE ET RAISON 389
même l'admellail dès ses premiers ccrils, chaque fois que l'on con-
sidérera l'action d'un individu isolé dans un milieu social donné,
parce que le milieu peut être regardé alors comme à peu prés indé-
pendant de cette action môme. De même encore, lorsque, prenant
certaines fins pour accordées, on ne discutera que des moyens pro
près à les atteindre : et ces cas sont à coup sûr très fréquents dans
la pratique morale. Mais, partout ailleurs, lorsqu'il ne s'agit plus
d'appliquer certains préceptes indiscutés, lorsque l'on considère,
non plus de la morale faite, mais de la morale qui se fait, et que
l'on se demande la hiérarchie qu'il convient d'établir entre les
diverses fins, faut-il déclarer que l'action sera arbitraire et àans
règles?
Pour M. Belot, et c'est une de ses idées maîtresses, l'idée d'une
science des fins n'a pas de sens; les fins ne se démontrent pas,
répète-t-il avec Aristote, et il faut abandonner l'idée d'obligation
morale. A cette question : La connaissance des rapports qui relient
tels moyens à telles fins, une fois acquise, qu'en faudra-t-il faire? il
n'y a qu'une réponse : On en fera ce qu'on voudra '. On ne pourra
donc démontrer un précepte ou un devoir qu'en s'appuyant sur un
vouloir préexistant; et le devoir ultime de l'homme ne pourra donc
être que son vouloir le plus fondamental. Toute idée d'une morale
positive ne s'évanouit-clle pas dès lors? Non, si l'on entend par
morale positive simplement une morale qui satisfasse la raison,
c'est-à-dire que l'homme puisse accepter lorsqu'il prend une atti-
tude analogue à celle du savant : « car elle serait alors issue du
même esprit qui fait la science ». Une morale serait scientifique
et positive, en ce sens, si elle consistait en une coordination scien-
tifique des actes, en vue d'une fin acceptée après un examen con-
sciencieu.v; la valeur ou la respectabilité d'une règle y dépendrait,
non de la source dont elle émane, mais de la fin où elle tend ; car
la finalité est ce qui dislingue toute œuvre de la raison : « l'avenir y
détermine le présent, au lieu que, dans le mécanisme, c'est le passé
qui s'impose ». Il s'agit donc, non d'assigner à l'homme une fin
arbitraire, à la façon des métaphysiciens ; mais de rechercher s'il
y a, en fait, une fin caractéristique de la moralité, et si cette fin
est capable d'être proposée à l'acceptation réfléchie et rationnelle
i. En quête d'une morale positive, p. 109.
i
390 REVUE PHILOSOPHIQUE
de l'homme consciencieux, qui la critique en se mettant dans « les
conditions d'une pensée qui cherche le vrai ' ».
Or, en fait, selon M. Belot, une fin, et une seule, définit la
moralité dans ce qu'elle a de spécifique : si nous procédons à une
induction régulière sur l'ensemble des jugements unaniment
caractéi'isés comme moraux dans le milieu oi^i ils sont admis; si
nous faisons porter cette induction tant sur les données de l'his-
toire ou de l'ethnologie que sur nos jugements actuels, il apparaît
que « les règles morales sont, pour une société donnée, les règles
que la collectivité impose à l'individu dans l'intérêt discerné ou
seulement senti, réel ou seulement imaginé, de la collectivité même
qui les sanctionne». Toutes les exceptions apparentes s'expliquent,
soit par les erreurs inévitables des sociétés sur leur réel intérêt,
soit par des survivances, soit par l'extension et le développement
propre des règles déjà admises et des institutions déjà établies^ : et
c'est ce qu'établit très ingénieusement le morceau sur V Utilita-
risme, en examinant de près les préceptes relatifs à la charité, que
l'on a considérés si souvent comme socialement inutiles ou même
nuisibles, — Objectivement, la morale positive semble donc con-
sister à accepter les règles imposées par la collectivité; subjecti-
vement, elle semblait tout à l'heure consister à n'agir qu'en vue
de fins librement acceptées : il y a là, à première vue, une anti-
nomie. La thèse s'en formulerait ainsi : « Il n'y a pas de moralité
dans l'acceptation passive d'une règle extérieure toute faite », et
l'observation des faits nous imposerait l'antithèse : « la moralité
consiste dans le fait d'accepter telles quelles les règles émanées de
la volonté collective ». Mais l'antinomie se résout pourtant, si l'on
remarque qu'à la vérité on ne peut pas démontrer que la vie sociale
constitue une fin supérieure en soi (puisqu'une fin ne se démontre
pas), mais qu'il faut bien y voir au moiris la condition commune
de toutes les activités et de toutes les fins humaines, quelles qu'elles
soient. « Dès qu'on veut quelque chose, on veut en principe la
société. » La société devient ainsi fin suprême, parce qu'elle est
moyen universel ; et elle nous fournit par là un équivalent pratique
du Bien en soi des morales métaphysiques^. — D'autant que la
1. Eji quête d'une morale positive, p. 172 sqq.; p. 183.
2. Esquisse d'une morale positive, p. 194 sqq.
3. Ibid., p. 505 sqq.
PARODI. — MOItALE ET HAISON 391
société n'est pas seulement un fait, mais une idée directrice : « faire
exister la société », rendre notre vie toujours plus pleinement
sociale, devient le problème moral par excellence. D'autant plus
que par là et par là seulement, redeviendrait possible l'art social :
car il suppose la prévision et le calcul des conséquences; or, dans
une société que nous aurions transformée systématiquement, de
manière à la faire répondre à notre besoin de finalité; dans une
société qui reposerait davantage sur le libre examen d'une part, et
d'autre part sur le contrat et les stipulations expresses, chacun
pourrait agir avec sécurité et en connaissance de cause. Ainsi se
trouve accomplie la jonction de la rationalité, qui définit la forme
de la moralité, et de la socialité, qui en définit la matière; et par
là se précise Tidée d'une morale positive, c'est-à-dire à la fois
rationnelle, puisqu'elle peut être acceptée par la conscience indi-
viduelle, et réelle, puisqu'elle coïncide avec les règles objectives,
telles que nous les font connaître l'observation et l'induction socio-
logiques.
C'est cette doctrine morale, et en particulier l'équivalence des
idées de moralité et d'intérêt social, que M. Belot a cherché à con-
firmer par une série d'études spéciales. Il établit, par exemple, que
la vrracité n'a été conçue comme un devoir qu'à mesure qu'appa-
raissait son utilité pour la collectivité, qu'à mesure que se décou-
vrait en particulier l'importance, non plus seulement spéculative,
mais pratique, de la science; et si elle tend à devenir comme « le
point culminant de la moralité », c'est qu'elle n'est pas nécessaire
seulement à telle ou telle forme de société, mais qu'on y voit de
plus en plus la condition de la société en général*. De môme pour
le suicide : les raisons au nom desquelles on le condamne d ordinaire
sont embarrassées ou faibles; si pourtant une réprobation morale
continue à s'y attacher, c'est qu'il est l'affirmation d'un individua-
lisme radical, anti-social par là même; c'est surtout que tout sui-
cide est un reproche implicite à l'ordre social où il se produite —
Étudiant la conception de la justice chez Spencer (le fair-play)
et sa réfutation du socialisme, M. Belot n'a pas de peine à montrer
1. P. 211-310.
■2. p. 311-338.
392 REVUE PHILOSOPHIQUE
que la concurrence est loin d'être toujours juste, comme elle est
loin d'être toujours socialement utile; et par là que le socialisme
moderne, où s'exprime un idéal de coopération sociale de plus en
plus étendue et organisée, est profondément individualiste à sa
façon; et à la date où parut pour la première fois cette discussion,
l'idée en était profondément nouvelle encore*. Se demandant si
l'on peut justifier la charité dans une doctrine qui identifie mora-
lité et intérêt social, il montre que la sélection brutale est loin
d'être toujours un agent de progrès, et qu'inversement la charité
est socialement utile, ne fût-ce que parce qu'elle maintient les sen-
timents sympathiques, sans lesquels la vie sociale est inconce-
vable ^ Enfin, dans une analyse de premier ordre, il s'attaque à
ridée de luxe, si complexe et si négligée des moralistes, et il y dis-
tingue deux éléments : d'une part, au point de vue biologique, il
y aura luxe partout où il y a interversion dans l'ordre normal des
besoins humains; mais, d'autre part, si l'on compare les besoins des
diverses personnes, sera de luxe toute satisfaction supérieure au
revenu moyen; et il devient difficile d'affirmer dès lors que le luxe
n'a pas parfois une utilité sociale, dans une société fondée comme
la nôtre sur l'inégalité des revenus; car, en multipliant le nombre
des travailleurs qui s'adonneraient aux travaux vraiment utiles, il
n'est pas évident qu'on multiplierait la production dans les mêmes
proportions, mais, en revanche, on diminuerait certainement la
somme totale des salaires. L'économiste qui vante les bienfaits du
luxe se place donc au point de vue de la société telle qu'elle est,
tandis que le sens commun, qui volontiers le condamne, se place
au point de vue de la justice idéale; « naïvement socialiste », sa
critique porte au fond sur l'état social dinégalité et d'injustice,
dont le luxe est le signe ^
*
La conception de la morale qui nous est ici proposée est ferme
et compréhensive; elle a le grand mérite de ne pas masquer, par
esprit de système, la complexité de la question, et de tenir compte
de tous ses aspects; elle aboutit à une synthèse vigoureuse à force
1. Justice et socialisme, p. 339-390.
2. CImrilé et sélection, p. 391-429.
3. P. 430-481.
PARODI. — MOKAI.E KT RAISON i^93
de modéralion et dune originalité discrète, mais très réelle cl très
profonde, dans son apparent éclectisme. Essentiellement sociale,
elle fait aux inductions historiques et sociologiques la part la
plus large et la plus légitime; et pourtant le " sociologismc »
comme système moral y est analysé, disséqué et percé à jour
d'une manière qui peut paraître définitive et que les réponses qu'on
a tenté d'opposer à M. Belot contribuent peut-être encore h nous
faire croire telle. La » positivilé » n'exclut donc pas ici le rationa-
lisme; et, comme il l'avoue par endroits, M. Belot aboutit à une
altitude très voisine de celle de Kant. Sans faire aucune réserve
à ses affirmations essentielles, nous voudrions indiquer seulement
pourquoi sa doctrine nous semble plus proche encore du pur
rationalisme moral qu'il ne l'avoue.
A première vue, cependant, M. Belot semble bien loin du criti-
cisme. En affirmant, au nom de l'observation et de l'histoire, que
les diverses règles morales ne peuvent s'expliquer et se justifier
que du point de vue de leur utilité sociale, il coupe court, semble-
t-il, et très heureusement, à toute tentative de construction idéolo-
gique; il rend impossible reiTort,où le kantisme a toujours incliné
secrètement, pour déduire de la forme la matière même de la mora-
lité. Il y a plus : il nous présente de la raison elle-même une idée
qui semble n'avoir plus rien de formel, et qu'il faut lui savoir gré de
préciser : si rendre raison d'un fait naturel, au point de vue spécu-
latif, c'est l'expliquer par ses causes, rendre raison d'un acte ou
d'une règle, au point de vue pratique, c'est le justifier en tant que
moyen approprié à une fin, ou à l'ensemble des fins humaines; or,
faire ainsi de la finalité le caractère propre de l'action rationnelle
et morale, n'est-ce pas ruiner tout formalisme, puisque aucun acte
ne se justifie plus autrement que par ses conséquences?
Pourtant, ne s'agirait-il pas, en somme, chez M. Belot, de ses
conséquences pour la raison même'l La règle morale se propose à
l'acceptation de la conscience au nom de son utilité sans doute,
mais de son utilité générale, dont nous pourrons, en tant qu'indi-
vidu, profiter plus ou moins, ou môme pas du tout. Pourquoi me
demande-ton de rechercher lulililé sociale? ce n'est plus, à la
manière de l'utilitarisme classique, comme un moyen d'atteindre
telle ou telle fin particulière, actuellement désirée, ce n'est plus
au nom d'une hypothétique concordance des intérêts individuels et
394 REVUE PHILOSOPHIQUE
collectifs : c'est parce qu'il est raisonnable de réaliser le moyen
commun de toutes les fins désirables ou même concevables.
N'est-ce pas ainsi par sa forme rationnelle que se fait reconnaître
et se définit encore à nous ce qui est moralement bon? Et que
signifierait autrement cette attitude de désintéressement, d'imper-
sonnalité et d'objectivité qu'on réclame de l'homme consciencieux
au même titre que du savant? Des deux éléments qu'on distingue
dans la moralité, l'utilité et la rationalité, ne faut-il pas recon-
naître alors que c'est ce dernier qui la définit sous son aspect
subjectif, et caractérise les motifs de l'honnête homme? l'action
morale n'est-elle pas toujours, sinon celle qui est accomplie par
pur respect de la loi, au moins celle qui est acceptée par pur
respect de la raison?
Mais M. Belot répondra qu'il prétend justement abandonner
tous les éléments purement subjectifs et formels de la moralité; il
se désintéresse de l'intention pure, il fait bon marché des notions
de mérite par exemple ou de bonne volonté, comme de la notion
d'obligation, pour ne juger l'acte que d'après ses conséquences,
socialement utiles ou nuisibles. — Or, du point de vue même de
M. Belot, ces notions peuvent, nous semble-t-il, et doivent être
réhabilitées; par une argumentation analogue à celle dont il a fait
un si heureux usage en faveur de la charité, ne pourrait-on pas
soutenir que la société même est intéressée à ce que, à côté des
conséquences objectives d'un acte, on tienne compte de l'intention
de l'agent qui l'accomplit ? Si, en règle générale, la bonne volonté
et l'effort consciencieux sont la première condition de la décou-
verte du vrai moral ou du bien, ne faut-il pas les encourager, et
par suite en tenir compte, même si, par exception, elles n'ont pas
suffi, dans tel cas donné, à le faire découvrir? Si l'on entend la
bonne volonté au sens plein, comme enveloppant l'effort le plus
énergique dont l'être soit capable, y a-t-il autre chose qui dépende
de nous et par quoi nous puissions contribuer à la moralité, autre
chose, par suite, qu'il soit de l'intérêt commun de favoriser et de
développer? — Mais il y a plus : on voit mal comment l'idée en pour-
rait être séparée de celle de cette attitude rationnelle où M. Belot
reconnaît un élément nécessaire de la moralité. Si « un jugement
moral, pour être valable, doit comporter l'acceptation réfléchie du
sujet », comment le concevoir en dehors de l'intention de juger
PARODI. — MOIIALF. ET IIAISU.N 395
conscicncieusemenl? Coinmenl n'entraînerai l-il pas le senliniont
que celle première condition de la moralité a été remplie là où
le jugement a été consciencieux, qu'elle ne l'a pas été, là où il
a été porté légèrement? et comment ne donnerait-il pas lieu, à
la réflexion, à un second jugement, d'approbation ou de désappro-
bation de soi-même, selon rallitudc prise, cest-à-dire de mérite ou
de démérite?
Nous avons dit aussi que cette morale est une morale sans obli-
gation, sans autre obligation au moins que celle qui résulte en
fait des sanctions externes et sociales; elle se propose à la raison,
elle ne prétend pas s'imposer. En effet, nous dit M. Belot, et
M. Lalande le re'disait récemment, lui aussi', c'est au fond un
non-sens qu' « une obligation qui aurait la vertu de faire vouloir
l'homme malgré lui; » établir un devoir, c'est le représenter comme
moyen nécessaire pour atteindre une certaine fin déjà acceptée ;
« il n'y aura une règle de conduite que si l'homme veut qu'il y en
ait une »-. — 11 va de soi qu'on ne peut faire vouloir quelqu'un
malgré lui : mais s'agit-il de cela? ne s'agit-il pas plutôt et seule-
ment de savoir si l'on ne peut pas être amené à sentir qu'on devrait
vouloir de telle ou telle façon? Demander à l'homme, comme le
fait M. Belot, de ne porter un jugement moral qu'après un examen
consciencieux et impersonnel, qu'est-ce donc, sinon admettre qu'il
est capable d'une conviction rationnelle, distincte du désir et de
l'impulsion présente, et que, dans son conflit possible avec ceux-ci,
celte conviction lui apparaîtra comme ayant un droit à se faire
obéir, même si elle n'en a pas la puissance effective? Nous n'enten-
dons rien de plus par l'idée d'obligation. « Que répondrait-on,
demande M. Belot, à celui qui dirait : mais si je ne veux pas agir
suivant un principe universel? » Il n'y a rien à lui répondre sans
doute, s'il n'est pas convaincu qu'il y a une sorte de nécessité à le
faire : mais à celui qui a compris la valeur d'un principe universel,
ce principe doit apparaître comme obligatoire, quelque désir qu'il
ait par ailleurs de s'y soustraire, et même s'il est décidé déjà à s'y
\. « Si vous ne voulez pas être juste, c'est voire afTaire ; il n'y a ni morale plii-
losophique, ni morale religieuse qui puisse vous le faire couloir. Velle non clis-
citur. Vous êtes justement ce qui s'appelle un être immoral. » A. Lalande, Sur
une fausse exigence de la raison. Revue de Métaphysique et de Morale, janvier
1901, p. 22, note.
2. En quête d'une morale positive, p. 33.
396 REVUE PHILOSOPHIQUE
soustraire. De même, au point de vue spéculatif, il apparaît que
la démonstration d'un théorème avait une valeur en droit même
avant que nous ne l'eussions comprise, même pour ceux qui
l'ignorent ou la méconnaissent, parce qu'il suffît, pour la recon-
naître, d'y penser et de suivre la chaîne de raisons qui y conduisent.
L'idée d'obligation n'est rien de plus, et rien de moins, que l'idée
de l'existence absolue, ou en soi, d'une vérité; d'une vérité morale,
c'est-à-dire d'une valeur; et, à moins d'en venir à un pragmatisme
radical et de ne voir dans la pensée que l'expression indirecte do
nos besoins actuels, elle semble inséparable de l'idée de vérité. Les
systèmes qui admettent l'obligation morale ne l'entendent donc
pas, évidemment, comme pouvant obhger en fait ceux qui rejettent
ces mêmes systèmes; mais en ce sens que, pour ceux qui sont
placés en quelque sorte à l'intérieur d'un tel système, elle s'impose
logiquement; à l'égard des autres, on ne lui attribuera que la
valeur toute virtuelle qui résulte, aux yeux de ses partisans, de la
vérité même du système auquel elle est liée. Et quand on objecte
à d'autres doctrines qu'elles ne sont pas en état de fonder l'obliga-
tion morale, on veut dire, à tort ou à raison, que pour ceux mêmes
qui adoptent ces doctrines et se placent comme en leur centre, il
n'y a pas de raison logiquement contraignante de soumettre leurs
désirs du moment à une règle obligatoire. Peut-il en être ainsi
pour celui qui a pris l'attitude consciencieuse décrite par M. Belot
et qui a jugé une certaine règle morale rationnellement satisfai-
sante? Qu'est-ce que ce jugement, sinon le sentiment même qu'il
devrait agir selon cette règle? et qu'est-ce que cela, sinon s'y sentir
moralement obhgé? Et sans doute, s'il ne prend pas celte attitude,
il ne connaîtra pas l'obligation qui en résulte; mais peut-être sen-
tira-t il confusément, au moins par échappées, qu'il devrait la
prendre; si pourtant toute idée lui en -est étrangère, c'est qu'il est
incapable de réflexion et de préoccupation morale, il est, subjec-
tivement au moins, amoral : exactement de même, pour celui qui
ne suit pas une démonstration ou ne comprend pas l'énoncé d'un
problème, la solution n'en aura aucun sens. Nous dirons donc,
avec M. Belot, qu'au point de vue du sujet, la moralité est avant
tout une attitude; mais nous ajouterons que cette attitude, dès
qu'elle existe, s'apparaît à elle-même comme obligatoire. Le seul
devoir pur et en soi, qui s'impose a priori, à l'homme conscien-
PARODI. — MORALE ET RAISON - 397
cieux, c'est donc de remplir toutes les conditions propres à nous
faire découvrir nos devoirs concrets. Le seul devoir absolu, c'est
de bien vouloir faire son devoir. Par là, la morale n'est pas une
science, c'est une méthode.
Pourtant, dira-t-on avec M. Belot, l'action morale ne s'explique
pas par le seul besoin de rationalité; l'analogie avec le caractère
contraignant d'une vérité spéculative n'est que spécieuse; la morale
n'est pas la science. Celle-ci suppose des données, un ordre externe
à reconnaître : en morale, il s'agit d'un ordre à établir, d'un acte à
réaliser'. Sans doute : mais remarquons que délibérer, c'est se
représenter en imagination des possibles, qui deviennent dès lors
comme autant de données hypothétiques, dont la cohérence, ou
l'utilité, ou la beauté peuvent être prévues, éprouvées, comparées
par avance. Sans doute encore, pour décider lequel nous paraît
digne d'être réalisé, nous consultons, moins la pure intelligence,
que nos sentiments et nos désirs : mais, si nous étions capables
d'un examen purement moral, nos sentiments mômes ou nos désirs
ne joueraient pour nous, au cours de la délibération, que le rôle
d'unités de mesure ou de pierres de touche, pour décider des
valeurs; et pour autant que nous en sommes capables, c'est le
rôle qu'ils jouent en eiTet. Je dois tenir compte, sans doute, du fait
que je désire tel acte, mais comme d'un signe, d'une présomption
de sa désidérabililé en soi. C'est une attitude mentale toute diffé-
rente que de dire : Je désire cet objet, donc je m'efforce vers lui
par tous les moyens; ou de dire : Je désire cet objet, donc, et par
là même, il est sans doute à quelque degré désirable, et sans doute
pour les autres comme pour moi, et sans doute à d'autres moments
du temps comme aujourd'hui; et c'est un élément à considérer
pour résoudre la question de savoir s'il doit ou non être recherché
ou voulu. Ce n'est pas autrement que le physicien se sert de sa
sensation, de rouge ou de vert, pour conclure à la présence d'un
objet, ayant la qualité de rouge ou de vert, pour autrui sans doute
comme pour lui; tout de même encore, l'emploi de tel réactif
révèle au chimiste l'existence ou telle propriété d'un corps. Tout
cela nous semble impliqué dans l'altitude de rationalité que définit
M. Belot. On estimera ainsi, à côté de l'utilité de l'acte pour l'indi-
1. En quête d'une morale positive, p. 35.
398 REVUE PHILOSOPHIQUE
vidu, son utilité générale ou sociale; à côté de sa valeur sensuelle,
sa valeur esthétique, sa valeur rationnelle : intelligibilité, cohé-
rence, accord avec les autres actes de la vie. Et ces valeurs une
fois reconnues, ne semblent-elles pas subsister par elles-mêmes
devant la raison, à la manière de vérités, différentes de tout désir
ou de toute impulsion présente? n'apparaissent-elles pas comme
des valeurs de droit, discernables de l'intensité de n'importe quelle
force psychique s'exerçant, en tant que telle, en fait?
Dans sa pureté théorique, l'examen consciencieux suppose donc
bien l'agent dominé par un certain vouloir préalable, ou au moins
subordonnant à celui-là tous les autres : mais c'est le vouloir même
de comprendre et de justifier ses actes, d'une manière qui vaille
rationnellement, c'est-à-dire qui vaille d'une façon permanente, et
pour les autres autant que pour lui. Ce vouloir, qui ne fait qu'un
avec la conscience et la raison même, est lui aussi une donnée
positive de la nature humaine; et bien qu'il ne soit apparu sans
doute que tardivement, sous des influences sociales et des formes
utilitaires, il suffît qu'il ait acquis aujourd'hui son indépendance
et ait ses exigences propres. Tant qu'il ne s'est pas éveillé, ou pour
tous ceux chez qui il ne se fait pas sentir, à coup sûr il n'y a pas
à parler d'obligation : seulement, il n'y a pas non plus à parler de
problème moral. Quant à savoir ce qui justifie et ce qui fonde ce
vouloir même, la question ne se pose pas : le besoin de se justifier
sa conduite se justifie de lui-même, puisqu'il est la source même
de toute idée de justification. Lorsque je veux ceci ou cela, je puis
toujours me demander si j'ai raison de le vouloir; mais quand je
demande pourquoi je veux savoir si j'ai raison de le vouloir, la
question n'a plus de sens, on tourne en cercle : car c'est demander
pourquoi, être raisonnable, je suis raisonnable.
Ainsi, en admettant la ratioyialité comme l'un des éléments de sa
conception de la moralité, M. Belot nous semble y réintroduire
avec elle les notions formelles qu'il voulait exclure, celle de bonne
volonté et de mérite, et celle d'obligation. Par là encore réapparaît
l'idée de devoirs envers soi-même. Sans doute la conscience
n'en peut être que fort tardive, comme la réflexion morale elle-
même; sans doute encore, toutes les diverses prescriptions nous
en ont été imposées d'abord par la collectivité, sous une forme
sociale ou religieuse. Mais, dès que les premières lueurs du senti-
PARODI. — MOIIALE ET RAISON . 399
ment moral ont apparu dans la conscience individuelle, plus ou
moins obscurément n'a-t-on pas dû entrevoir que l'observation
des règles sociales et religieuses elle-mùme devait comporter
une juslilication, autre que la contrainte (jui les sanctionnait?
En tout cas, actuellement, ces devoirs ne nous apparaissent
pas comme fondés uniquement sur lutilité sociale; ou plutôt,
l'idée môme de respecter l'utilité sociale, étant proposée à l'accep-
tation de la raison en dehors de tout avantage particulier et
immédiat, se présente dès lors comme un devoir de conscience,
comme un devoir, en d'autres termes, de nous-mème à nous-môrae.
Au reste, M. Belot l'a bien senti, dans la curieuse, profonde et
significative conclusion de son étude sur la véracité ' : il reconnaît
que la véracité s'impose à nous aujourd'hui comme une sorte
d'absolu, et indépendamment de toute considération d'utilité,
personnelle ou collective. Mais il en conclut que le respect de la
vérité devient dès lors quelque chose d'autre que la moralité, et
peut être de supérieur à elle. Or, comment le concevoir en ce
cas? Quelle idée se faire de cette espèce de « valeur » nouvelle et
mystérieuse? Il est indéniable que cet « absolu » inexpliqué garde
un caractère pratique encore et s'adresse à l'action; de deux
choses Tune, en elfet : ou notre conduite, en tout ce qui touche
à la véracité pure, nous apparaîtra inditïérente, ou bien, au con-
traire, digne de blûme ou de louange, susceptible d'être quaUfiée
comme bonne ou mauvaise. Si on la conçoit comme indifï'érente,
toute idée de ce respect du vrai dont on parlait s'évanouit, la
véracité n'a d'aucune façon cette valeur en soi qu'on lui réservait.
Dans le cas contraire, si nous concevons réellement en nous-
mème que la vérité ne doit jamais être déguisée, travestie ou dis-
simulée, si nous admettons, par exemple, suivant la formule de
Aï. Poincaré, qu'il y a une « science pour la science- », comment
et d'après quel signe distinguerons-nous ce jugement sur nos
propres actes de tous ceux, tout à fait analogues, qui constituent
les jugements moraux, puisque c'est, tout autant que ceux-ci, un
jugement pratique, un jugement de valeur? iM, Belot ne le fait
qu'au nom d'une certaine définition de la moralité qu'il s'agissait
précisément d'éprouver, et qui a bien l'air ici de se trouver en
1. P. 305.
2. La valeur de la Science, p. 274.
400 REVUE PHILOSOPHIQUE
défaut; la distinction qu'il pose ne reste-t-elle pas gratuite et arbi-
traire?
*
MaisHa grosse objection de M. Belot au pur rationalisme moral
semble subsister : la rationalité, à elle seule, ne définirait pas
la moralité. Elle laisse échapper, nous dit-on, ce que celle-ci a
de spécifique; elle pose seulement la nécessité de ne pas vouloir
contradictoirement, de rester cohérent avec soi-même dans ses
décisions et dans ses actes; et cela ne nous permet pas de dire « en
quoi une action morale diffère de la fabrication du savon » ; « le
commerçant qui cherche à gagner le plus d'argent possible est
aussi d'accord avec lui-même ». — Si l'on veut dire par là que
l'accord avec soi ne suffit pas à déterminer la matière même de la
moralité, qui nous est donnée par ailleurs et suppose toutes sortes
de relations de fait et expérimentales, pas plus que « le principe
d'identité ne contient les lois d'Ampère », nul ne le contestera.
Mais en peut-on conclure que le parfait accord avec soi-même
ne soit pas le signe suffisant auquel se reconnaît l'acte moral,
lorsqu'on veut critiquer à cet égard une relation pratique donnée?
L'idée d'accord avec soi est-elle vraiment plus générale que celle
de moralité, et s'applique-t-elle dans des cas où celle-ci n'aurait
aucune place? Certes, il peut être raisonnable de faire une action A
en vue d'obtenir un résultat B, sans que l'action soit par cela seul
morale; pourtant, si elle peut sembler immorale ou amorale, c'est à
la condition que le résultat B soit lui-môme immoral ou amoral : et
n'est-ce pas alors qu'il n'est pas raisonnable de vouloir obtenir B?
En tant que le commerçant, par habitude ou indifférence ou inap-
titude intellectuelle, ne se pose à aucun degré la question de la
moralité^du commerce en général, ne doit-il pas considérer comme
moral de?, gagner le plus d'argent possible? et n'a-t-il pas raison
partiellement, en tant que le profit suppose ici une application
professionnelle, un travail, une coordination des efforts, très supé-
rieure moralement à une manière d'agir légère et décousue, aban-
donnée au hasard des désirs momentanés ou des occasions exté-
rieures? Mais s'il entrevoit qu'en ne visant qu'au maximum de gain
il contredit quelque autre règle morale acceptée par lui-même, non
plus en tant que commerçant, mais en tant qu'homme ou que
PARODI. — MOIIALK ET RAISON 401
citoyen, alors il peut hésiter et ôtre pris de scrupule, parce qu'il ne
se sent plus, en a{?issant de la sorte, pleinement daccord avec soi-
mCme. Et tout de mùme, est-il si évident que la fabrication du
savon soit étrangère à la moralité? Surtout si Ton a défini comme
M. lielot la moralilé par l'utilité générale? Les hésitalions qui peu-
vent se produire à propos des divers procédés possibles de fabri-
cation du savon vont porter sur leur utilité respective, soit pour
lindividu, soit pour la collectivité : qualité du produit, coût ou
rapidité de la production, etc., toutes choses qui soulèveront for-
cément des problèmes moraux, car si l'on réfléchit, dans un cas de
ce genre, sur le meilleur parti à prendre, n'est-ce pas avec le sen-
timent que des intérêts sérieux sont engagés dans notre choix, et
que la conscience même dans la réflexion est ici un devoir? Nous
devons faire appel à toute notre science, donner toute la somme
d'attention dont nous sommes capables, pour faire consciencieuse-
ment notre métier d'industriel ou de commerçant : le devoir pro-
fessionnel n'est pas autre chose. Et sans doute, l'examen porte
surtout sur les moyens d'atteindre une fin, par exemple le plus
grand bénéfice avec la moindre dépense, laquelle est acceptée
d'avance : mais cette fin, prise en soi et tant qu'aucun conflit n'est
entrevu entre elle et quelque autre fin égale ou supérieure, cette
fin est alors envisagée de telle façon qu'il ne peut qu'apparaître
comme moral de l'atteindre ', dans la mesure où sont moraux le tra-
vail, la prévoyance, la discipline intérieure. Hoffding a très forte-
ment et heureusement mis en lumière cette idée, que la recherche
de l'intérêt, — môme purement individuel, que l'égoïsme réfléchi,
sont déjà des motifs moraux, puisqu'ils représentent une conquête
sur la multiplicité et la dispersion des impressions fugitives, un
progrès dans la possession de soi par soi-même. — Au reste, si « le
principe d'identité ne contient pas les lois d'Ampère », en ce sens
qu'on ne peut pas les en déduire, ne peut-on pas dire cependant en
quelque manière, que c'est une condition suffisante pour qu'une loi,
même expérimentale, puisse être acceptée pour vraie dans un
certain état donné de la science, qu'elle se conforme au principe
d'identité? Car, si bien des propositions semblent ne heurter en
rien ce principe et se trouvent pourtant expérimentalement fausses,
1. El M. Belot aussi d'ailleurs : Cf. Enquête d'une morale positive, p. 27.
TOME LXIII. — 1907. 26
402 REVUE PHILOSOPHIQUE
c'est à la condition de les considérer isolément et à l'état d'abs-
traction pure : mais les faits d'observation ou d'expérience, à
partir du moment où ils sont connus, font nécessairement partie
des données intellectuelles d'un problème, et dès lors une propo-
sition qui les contredirait serait par là même en désaccord avec
le principe d'identité. Si la parfaite cohérence, avec soi et avec les
faits, est le seul critère, au fond, de la vérité scientifique, ce n'est
rien de plus aussi que l'absence de contradiction. — Il n'apparaît
donc pas que ce que M. Belot appelle « la logique de l'action »
déborde autant qu'il le dit le domaine de la moralité; il n'est pas
évident que l'on puisse découvrir des actions qui soient à la fois
cohérentes entre elles ou rationnelles, et immorales ou amorales.
Ce qui est pleinement rationnel est moral par là même; et tout ce
qui est raisonnable, au moins partiellement, en tant que tel est
moral, c'est-à-dire aussi longtemps qu'on fait abstraction des con-
sidérations qui, en faisant apparaître les actes en question comme
douteux moralement, sont du même coup aptes à y faire apparaître
quelque discordance et à faire douter de leur rationahté.
Mais des actions réputées mauvaises ne pourraient-elles pas, par
contre, rester cohérentes entre elles et non déraisonnables?
M. Belot semble l'admettre, lorsque, critiquant les exemples kan-
tiens, il demande où est la contradiction à ce que le mensonge se
généralise dans une société : on en voit bien le désavantage, mais
non l'absurdité; et l'on s'explique que l'on soit alors amené à
réagir contre sa diffusion, mais non qu'on le considère comme un
acte déraisonnable. Or, il nous semble qu'on confond, en parlant
ainsi, le fait même de mentir et ses conséquences, avec l'idée et la
volonté du mensonge comme type d'action ; et il n'y a rien de
contradictoire sans doute à ce que Iç mensonge, comme fait, se
généralise et devienne même le fait normal et habituel; mais ne
l'est-il pas qu'il devienne la règle"! Pour l'homme qui consulte la
raison pratique, ou, ce qui revient au même, qui a pris l'attitude
rationnelle définie par M. Belot, pour l'homme, en d'autres termes,
qui se demande si une certaine manière d'agir, prise abstraitement
ou en elle-même, peut satisfaire sa raison, il est vraiment absurde,
non d'imaginer une société de menteurs, mais de vouloir une telle
société : ne serait-ce pas vouloir la généralisation d'un moyen de
tromper qui supposait la confiance d'aulrui, et qui dès lors, par
PA.RODI. — MORUE ET lUISON 403
cela niOme qu'il se généralise, rendant la tromperie impossible,
devient incompatible avec sa propre fin? Il est donc bien ATai que
je ne puis vouloir le mensonge qu'à titre d'exception, bien mieux,
qu'en voulant expressément son contraire comme règle; en ne
l'acceplant que pour moi seul, je réprouve par là même une telle
manière d'agir dans sa généralité abstraite ou dans son essence
rnlionnelle. Sans doute, du moment que nous n'agissons pas à
l'aveugle, et du moment que nous ne sommes pas contraints, nous
acceptons nécessairement l'acte qu'actuellement et volontairement
nous accomplissons : c'est presque là une tautologie; mais nous
n'acceptons pas nécessairement par là môme l'idée de cet acte : dans
celte distinction consiste peut-être tout l'essentiel de la moralité.
Mais ne revient-on pas de la sorte à un formalisme vide et vague?
à ce respect paresseux de la loi parce qu'elle est la loi, où
M. Belot, avec beaucoup de pénétration, croit discerner une
manière de pharisaïsme, une tendance à fuir le plus possible les
responsabilités et les risques? Y a-t-il autre chose, dans la vie
morale, que des cas particuliers, des exceptions ? et « le mensonge
en soi » existe-l-il vraiment, ou bien n'y a-t-il pas seulement « des
mensonges par intérêt, des mensonges par humanité »? — Certes,
nous nions aussi énergiquement que M. Belot que l'on puisse déduire
a priori les règles morales : la raison ne peut que s'appliquer à des
situations données, à des circonstances concrètes. Mais le concret
et le particulier peut lui-même être analysé rationnellement; il ne
faut pas confondre le caractère abstrait d'une loi scientifique ou
rationnelle avec la fréquence de sa vérification, la multiplicité de
ses applications dans le temps ou l'espace. Ne peut-on faire, ou
tenter au moins, la théorie abstraite d'un cas très particulier, qui,
si l'on en pouvait épuiser tous les éléments, et sous réserve de la
question de savoir si l'on n'y rencontrera pas un fonds irréductible
de contingence, deviendrait ainsi objet de loi, tout en restant
strictement localisé dans le temps et l'espace? L'astronome peut
faire la théorie de la lune, et le mathématicien la théorie de l'équi-
libre en bicyclette, et ce seront des théories rationnelles sans être
générales : il suffira pour cela qu'il puisse démêler et isoler abstrai-
tement tous les aspects ou tous les éléments de la réalité, si com-
plexe et si particulière qu'elle soit. L'essence de la loi est d'être
abstraite ou analytique : elle n'est générale que par voie de con-
404 REVUE PHILOSOPHIQUE
séquence; rabstraction n'est la généralité qu'en puissance : le
triangle abstrait du géomètre est une notion qui, en soi, n'est pas
plus générale que particulière. De même en matière morale : si tel
cas où le mensonge paraît excusable peut être clairement analysé,
si les conditions en peuvent être définies in abstracto et acceptées
par la raison, ne se serait-il produit qu'une fois en dix siècles, il
pourra devenir objet de loi, et l'exception, de règle. Mais dans la
définition de l'acte ainsi entendu, comme dans son appréciation,
toute la série de ses conséquences sociales ou individuelles, telles
que la science ou l'expérience pourront me les faire prévoir, et
aussi loin que je puis les suivre par la pensée, entreront en Hgne
de compte. N'est-ce pas ainsi qu'en matière, juridique, par exemple,
les considérants d'un arrêt portant sur un cas très spécial pour-
ront et devront être aussi strictement rationnels que les textes
législatifs généraux auxquels ils peuvent se référer?
De même, l'épreuve de la généralisation, pour avoir une valeur,
pourra donc porter sur l'acte ainsi défini, avec toute sa compréhen-
sion, et non sur je ne sais quel squelette décharné et appauvri, sur
je ne sais quelle formule tellement abstraite que l'acte ne s'y recon-
naîtrait plus, y est dépouillé de tout ce qui le déterminait. Quand
nous disions qu'il doit être considéré in abstracto, nous entendions
dire surtout qu'il doit être conçu en soi, comme idée de iacte et jugé
par ma raison, et non plus senti comme mobile présent et désiré
par ma sensibilité. Aussi bien, en pratique, ne comprenons-nous
pas que c'est ainsi que nous devons agir, si nous voulons appré-
cier avec équité la conduite de nos semblables? Nous nous entou-
rons de tous les renseignements qui peuvent l'éclairer, nous
tâchons de pénétrer autant qu'il se peut dans les motifs, dans les
intentions, dans le caractère de l'agept, et de tenir compte de tout
ce qui fait de chaque action comme de chaque individu quelque
chose d'unique. Quant au pur formalisme, qui se contenterait de
confronter l'acte commis avec tel ou tel texte de loi, de le faire
rentrer dans tel ou tel cadre rigide, de lui appliquer telle ou telle
formule toute faite, la conscience moderne y répugne assez pour
vouloir le bannir même de nos tribunaux : comment pourrions-
nous l'installer au cœur de notre morale? Si le kantisme n'en a
pas été assez exempt, il va de soi que nous ne songeons pas à
demander à M. Belotde le restaurer dans son intégrité et dans son
PARODI. — MOMALE ET UAISON 403
exaclilucle historique : nous voudrions seulement qu'il n'en mécon-
nût pas les idées essentielles, encore vivantes autour de nous et,
bien (juc modifiées depuis deux siècles, comme tout ce qui a vécu,
reconnaissables encore, qu'il n'en désavouût pas l'influence et
l'esprit, là où il en semble encore lui-même tout animé '.
Mais, dira-t-on, s'il s'agit de considérer l'acte dans son intégra-
lité, avec toutes les circonstances qui le caractérisent et ne lui sont
pas liées accidentellement, il va apparaître comme rattaché à un tel
complexus de conditions particulières, que l'idée même de le géné-
raliser, d'essayer de l'ériger en loi, devient presque inintelligible. Il
se peut bien. Mais il n'en va pas autrement, en matière scientifique,
de tout fait particulier dont le physicien, par exemple, entreprendrait
l'explication. Or, de même que celui-ci procéderait par approxi-
mations successives, et croirait en rendre compte dans la mesure
où il réduirait le résidu d'inintclligibilité inévitable, dû à l'acci-
dent, au concours de causes trop nombreuses et trop petites, peut-
être même ù un fond dernier de contingence radicale ; de même,
l'honnête homme poursuivra l'examen moral d'un acte particulier
en poursuivant de plus en plus loin l'analyse de ses éléments carac-
téristiques, et en essayant de soumettre chacun à l'épreuve de la
généralisation possible. Puis-je vouloir le mensonge en général?
Je ne le puis, sous peine d'absurdité. Puis-je vouloir en général
telle espèce de mensonge, le mensonge par humanité, par exemple?
Non encore, semble-t-il. Mais le mensonge par humanité dans
telles circonstances qui le circonscrivent et le spécifient : à l'égard
d'un malade, si l'on veut, du malade qui n'a plus que quelques
heures à vivre? Précisons et particularisons encore : à l'égard du
moribond, selon que ses convictions religieuses lui imposent, ou
non, en ce moment, des obligations spéciales; selon qu'il a, ou n'a
pas, à notre connaissance, telles dispositions à prendre avant de
mourir, etc.? Nous avons beau déterminer ainsi le cas, nous ne
cessons pas de considérer des particularités ainsi introduites cha-
cune en elle-même, dans l'abstrait, comme définissant un problème
moral de valeur et d'application générale, sinon en fait, du moins
1. .M. Belol le reconnaît lui-même : • Essayer de nous rendre compte du rôle
qu'il esl possible d'assigner à la raison dans son usage pratique,... c'est tout
ce que nous voulions faire pour le moment, et c'était moins réfuter que remettre
en service l'idée kantienne. » (Enquête d'une morale positive, p. 54, note.)
406 REVUE PHILOSOPHIQUE
virtuellement et en droit; et nous ne disons pas que par cette
méthode nous arriverons à résoudre le cas de conscience, nous
disons qu'il n'y a pas d'autre méthode pour l'examiner et chercher
à l'éclaircir résoudre en conscience. Qu'il reste toujours, après
cela, un résidu impossible à analyser et à énoncer ainsi en termes
abstraits, dont la complexité originale et unique est sentie plutôt
que conçue, il se peut bign : c'est peut-être là, en matière morale
comme en matière de spéculation ou de technique, la part quil
faut abandonner en fin de compte au sentiment pur et à l'intuition
divinatrice, à l'invention morale.
On voit par là que l'idée de rechercher la valeur rationnelle et
générale d'un acte est équivoque et peut être entendue en deux
sens, mais que ces deux sens se rapprochent singulièrement, au
point de se confondre pratiquement. Considérer une action au
point de vue rationnel, ce peut être, avec Kant, la considérer
comme formulée en loi générale, comme type d'une série d'actions
similaires ou analogues, répétées un nombre indéfini de fois. Mais
ce peut être simplement aussi l'examiner d'un point de vue imper-
s onnel, en dehors de nos intérêts ou de nos désirs d'individu, à la
manière du spectateur impartial et désintéressé d'Adam Smith, et
de telle sorte qu'autrui, l'examinant de même de son côté, dût
aboutir à une appréciation qui concorde nécessairement avec la
nôtre : c'est alors la définition même de cette attitude rationnelle
analogue à l'attitude scientifique, en dehors de laquelle M. Belot
ne conçoit pas de jugement moral digne de ce nom. Mais com-
ment se placer dans cette attitude, sans examiner abstraitement
l'acte en soi, ou Vidée de lacté ; et comment, en le faisant, ne serions-
nous pas amené à nous demander si cet acte est, ou non, suscep-
tible dôtre répété sans absurdité ni dommage, d'être imité, d'être
généralisé?
Mais ce peut être quelque chose de plus encore : l'examiner
dans son accord, possible ou non, avec d'autres actes, à la limite,
avec l'ensemble des actes humains. La valeur générale, ou ration-
nelle, ou morale, d'un acte, c'est donc encore sa valeur comme élé-
ment de tout le système d'actes qui constitue notre vie individuelle
d'abord, la vie sociale ensuite, enfin la vie humaine en général.
Lorsque nous disons que la valeur morale d'un acte se confond
avec sa valeur pour la raison, nous pouvons donc l'entendre de
PARODI. — >IORALE ET RAISON 40?
trois façons, mais (jui s'enchaînent et s'appellent l'une l'antre :
c'est la valeur qu'il acquiert pour la raison pure, jugeant du point
de vue de la vérité morale impersonnelle; c'est la valeur que la
raison lui reconnaît comme principe ou loi rationnelle de la con-
duite, susceptible de s'appliciuer et se réaliser dans une foule de
cas; c'est enfin la valeur que la raison lui reconnaît encore, à ce
signe, qu'il soit apte à s'harmoniser avec les autres actes égale-
ment approuvés par elle, dans le système des actes bons ou de la
conduite droite*. Sous ce dernier aspect, la raison n'est plus seule-
ment une attitude, mais, sans cesser d'être formelle, elle devient
un besoin, un aiguillon, une force active. Elle aspire à l'ordre, elle
veut l'harmonie et l'unité; elle exige et provoque, sans être capable
sans doute de l'assurer et de l'elTectuer toute seule, le passage de
la forme à la matière de la moralité. En tant qu'être sensible et
qu'être social, l'homme trouve en lui des tendances et des désirs
multiples, il conçoit par suite une très grande variété de fins; de
ces fins, individuelles ou sociales, l'expérience lui montre que les
unes sont discordantes entre elles, que d'autres peuvent se déve-
lopper parallèlement sans se gêner, que quelques-unes enfin sem-
blent tendre d'elles-mêmes à se coordonner. Ou encore, les unes
ne peuvent être satisfaites qu'à condition de renoncer aux autres,
tandis que certaines doivent être satisfaites d'abord pour que les
autres puissent l'être. Il en est ainsi, dans les limites de la vie indi-
viduelle, lorsqu'on passe du point de vue du plaisir pur au point
de vue de l'intérêt bien entendu ou du développement intégral;
il en va de même au point de vue social. Or, aux yeux de la Raison,
faculté essentiellement abstractive et impersonnelle, il est clair
que les conséquences des actes pour autrui ont la même valeur
rationnelle que leurs conséquences pour moi-même; bien plus, les
fins sociales, d'intérêt général, constituant par définition une
coordination de tendances plus haute et plus riche que les fins indi-
viduelles, valent donc plus par elles-mêmes et mieux que celles-ci.
Ainsi s'ébauche nécessairement, pour qui raisonne, une hiérarchie
naturelle des fins, une coordination, une systématisation des valeurs
pratiques. Le système qui satisferait toutes les fins humaines, ou
1. Ces distinctions correspondent, partiellement au moins, à la disliuclion si
précieuse qu'établit M. Belotenire les inorales de l'extension et les morales de la
compréhension. Cf. Esquisse, p. 506 et 320.
408 IlEVUE PHILOSOPHIQUE
tout au moins le système de fins le plus harmonieux et le plus riche,
satisferait par surcroît notre besoin d'ordre, il serait le plus pro-
fondément finaliste, et dès lors le plus rationnel. Par là, le ratio-
nahsme moral, loin d'être condamné aux abstractions vides et sans
contact avec la réalité, peut rejoindre et embrasser toutes les décou-
vertes de la science du monde extérieur comme toutes les acqui-
sitions de l'expérience intérieure. Sans doute, on ne peut rien
déduire de la raison pure, ni tirer d'elle seule le contenu de la
moralité, le code de nos devoirs : entreprise illusoire, et même
absurde entre toutes, bien que l'ancienne morale métaphysique,
et Kant en particulier, n'aient pas su tout à fait s'en abstenir; mais
on ne peut non plus rien construire ni organiser sans elle. Tout le
contenu de la moralité vient du dehors, et si l'on veut de l'expé-
rience de l'utifité sociale : mais la forme morale ne lui vient jamais
que de la raison, puisque celle-ci seule peut, en confrontant et
critiquant les divers éléments du réel, en constituer un système,
un type d'action, un idéal, et convertir le fait en droit. La mora-
lité suppose une attitude analogue à celle du savant qui scrute
la nature, M. Belot l'a bien mis en lumière; mais, pas plus que
celle du savant, cette altitude n'est inaclive et toute réceptive;
on ne trouve que parce qu'on cherche, et l'on ne cherche qu'à
condition de sentir les obscurités ou les insuffisances de ce que
l'on possède déjà : la raison est ainsi un principe de discernement
et de choix, un esprit d'invention et de synthèse. Et M. Belot l'a
senti encore, sans le dire assez peut-être, puisque, après avoir
montré que la « socialité » doit être voulue comme moyen commun
de toutes nos fins, quelles qu'elles soient, il ne s'en tient pas là,
et dépasse en quelque sorte sa propre doctrine. Car il ne se con-
tente pas de proposer à la raison ce minimum de socialité qui est
en effet la condition nécessaire pour que nous puissions satisfaire
nos diverses fins : il nous propose comme idéal moral de perfec-
tionner, de promouvoir, d'achever cette socialité, de travailler à
réaliser, autant qu'il est en nous, une société plus pleinement
sociale que toutes celles dont l'histoire ou l'observation contempo-
raine nous offrent l'image : qu'est-ce que cela, sinon s'adresser
à l'instinct propre de la raison, qui seule nous pousse à concevoir
la société, non plus comme moyen en vue de nos fins quelconques,
mais comme une fin en soi, supérieure à, tout autre et privilégiée,
PARODI. — MdllAI.E Kl IIAIS0> 409
comme une œuvre d art, un chef-d'œuvre d'organisation, de coor-
dination, de parfaite adaptation des moyens aux fins, en un mot,
de finalité et de rationalité, où la raison se retrouverait tout entière
elle-même et se satisferait d'elle-même?
En nous plaçant à ce point de vue, nous n'avons rien à aban-
donner, croyons-nous, des résultats positifs auxquels arrivait
M. Belot. Sa critique du pur « sociologisme », comme des morales
à base ontologique nous semble définitive, nous l'avons dit; mais
son induction sociologique nous paraît subsister aussi, qui nous
représente les règles morales à travers l'histoire comme posées en
faveur de l'intérêt social, tel qu'il est entendu à chaque époque et
en chaque pays. En quoi une telle conception contredirait-elle, en
effet, celle d'une moralité qui s'impose à la conscience du sujet
au nom de sa rationalité seule? M. Belot nous fait bien voir que la
« socialité », en tant que condition commune de toutes les fins
humaines, s'impose par cela même à la raison; et si l'on conçoit
que d'autres fins aussi hautes puissent s'imposer à elle aussi,
l'amour de la vérité par exemple, ou de la beauté, ou la perfection
individuelle, elles devront toujours se combiner et se concilier
avec celle-là. Puisque l'homme est social par nature, que ses sen-
timents comme son intelligence se sont dévelopi)és dans un milieu
social, n'est-il pas naturel que sa raison ne puisse rien approuver,
ni même concevoir comme désirable, que ce qui suppose la vie
sociale et l'implique comme élément? C'est aussi évident que de
dire que tout idéal moral doit être humain, et impliquer l'existence
ou la permanence des caractères propres de Ihumanité. — De
même, nous ne perdons pas le bénéfice, croyons-nous, des
recherches et des travaux si précieux de la sociologie moderne :
si elle nous montre certaines règles sociales survivant aux condi-
tions c(ui les ont suscitées, ou se maintenant au nom de principes
ou tlulilités qui furent tout à fait étrangères à leur institution
premières, nous apprendrons, à son école même, qu'elles peuvent
n'en être pas moins nécessaires et respectables. D'abord, parce
que les services qu'elles rendent aujourd'hui, pour être autres que
410 REVUE PUILOSOI'HIQIJE
ceux qu'elles rendaient à leur origine, peuvent n'en être pas moins
réels; seulement, c'est sur leur utilité présente seule que la raison
fondera les raisons de leur obéir, et non sur le simple caractère de
règles impératives et traditionnelles qu'elles ont hérité du passé.
Ensuite, parce que, fussent-elles même aujourd'hui arbitraires et
sans utilité directe, pourvu qu'elles ne soient pas franchement mau-
vaises ou nuisibles, nous pourrons y voir encore des éléments de
notre tradition et des conditions de la cohésion sociales : seule-
ment, ici encore, c'est parce que nous apercevrons les raisons
de les respecter, c'est en faveur de cette utiHté indirecte, et parce
qu'il est raisonnable de vouloir l'unité sociale, que nous les accep-
terons, et non en vertu de je ne sais quel respect mystique pour le
vouloir social comme tel : la Raison reste le juge suprême en
morale.
La morale positive de M. Belot nous semble donc, parmi toutes
les tentatives si intéressantes de la pensée contemporaine en
matière d'éthique, la plus complète peut-être et la plus satisfai-
sante; mais elle nous paraît aussi la plus voisine du pur rationa-
lisme moral, si voisine qu'elle tend au fond à s'y confondre. Car,
en fin de compte, une obscurité seulement nous semble subsister
dans ce livre qui dissipe tant d'équivoques et éclaircit tant de con-
fusions. Par morale, M. Belot semble le plus souvent encore n'en-
tendre que le code pratique, tel quel, d'une société ou d'un temps
donné, l'ensemble des règles qu'on y accepte, ou tout au plus qu'on
y discute. Mais ce serait se placer là au même point de vue que
l'école sociologique qu'il a combattue, et oublier qu"en un autre
sens la morale n'existe en réalité que pour l'homme qui se demande
ce qu'il doit faire : en dehors de la conscience, il y a des mœurs,
il n'y a pas de moralité. La morale est avant tout, dès lors, une
forme de la réflexion, une critique, par laquelle l'honnête homme
essaye de se justifier l'acceptation d'un code moral quelconque.
Dès lors le point de vue de la rationalité doit l'emporter sur celui
de la réalité; le point de vue de la matière, sans rien perdre de son
importance et de son irréductibilité, se subordonne naturellement
au point de vue de la forme. Les principes formels de la raison
pratique, dit M. Belot, sont comme des rois constitutionnels : ils
régnent, mais ne gouvernent pas : soit, mais eux seuls pourtant
déterminent la légalité des règles, et établissent, pour la con-
PARODI. — MORALE EF UAISON
411
science qui réiléchit el examine, si elles doivent légilimcment
être voulues. Or, cette réllexion devient sans doute plus expresse
et plus consciente chez le philosophe, mais elle apparaît à quelque
dej^ré chez quiconque délibère, veut agir en connaissance de cause,
en un mot, se place au point de vue moral. C'est pour cela que
M. Belot a senti la nécessité de définir la moralité, non seulement
parce qu'il en donnait cependant comme Télément spécifique,
linlérêt général, mais encore par un élément tout subjectif, la
rationalité. Peut-être seulement y a-t-il quelque équivoque à pré-
senter comme deux éléments, comme deux condilions mises sur le
mémo plan, et que l'on est tenté dès lors de considérer comme de
même ordre, ce qui se présentait dabord dans sa déduction comme
la thèse et l'antithèse de l'antinomie morale, et ce qui est, en réa-
lité, le double aspect, subjectif et objectif, individuel et social,
formel et matériel, de la moralité. Plutôt que deux éléments, ce
sont là deux points de vue. Objectivement, la morale est l'obser-
vation de certaines règles sans lesquelles il n'y aurait ni vie sociale
possible, ni, par suite, à aucun degré, civilisation ni humanité, m,
par suite encore, conscience ni raison. Subjectivement, pour la
conscience qui délibère, la morale est l'ensemble des règles que
la raison accepte, elle est par suite respect de la raison, obligation
formelle de rester d'accord avec soi, ou de se satisfaire ration-
nellement soi-même. Tout de même, on peut bien dire que la
science, c'est l'ensemble des faits et des lois connus : mais, plus
profondément la science, c'est encore et surtout les raisonnements,
les inductions, les expériences, par lesquels s'étabht la vérité de
ces faits ou de ces lois, et les méthodes vivantes qui en peuvent
faire découvrir d'autres. — Par là, au sens propre et profond, il
n'y a de devoir qu'envers soi-même, puisque l'honnête homme est
celui qui n'agit pas par contrainte extérieure, mais pour se satis-
faire en agissant.
Quoi qu'il en soit, d'ailleurs, la pensée et l'enseignement dernier
de l'œuvre de M. Belot ne sont pas douteux. Avoir montré qu'il
n'y a pas de moralité concevable sans rationalité, que la rationalité
dans sa forme la plus haute se confond avec la plus parfaite fina-
lité; et qu'ainsi, loin d'exclure toute idée de « positivité », le
rationalisme seul pouvait fonder une morale positive, ce ne sont
pas là de faibles services rendus à la pensée contemporaine.
D. Parodi.
REVUE GÉNÉRALE
ÉTUDES DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSE
James Pratt, Psychology of religions helief\ Macmillan, 1907, 300 p. — F. W.
BussELL, Christian Iheology and social progress, being the Bampton lectures
for 1905, Lo'uJres, Melhuen, 1907, 340 p.— James Haughlon Wood?,, Praclice and
science of religion, Longman, Green, 1906, 123 p. — Cl. Piat, De la croyance en
Dieu, F. Alcan, 1907, 280 p.
Le livre de M. Pratt, partagé à peu près par moitié entre la théorie
psychologique et les illustrations historiques de sa thèse, s'ouvre par
quelques considérations sur la vie psychique, sur la nature du senti-
ment et de la croyance. L'auteur distingue deux principales sortes
d'étoffe psychique : (p. 7) d'une part les éléments de conscience
descriptilDles, définis, communicables, expérience sensorielle et idéa-
tion; en face d'eux, les éléments subjectifs, privés, impossibles à
communiquer. Il rapproche, dans ce second groupe, ce qu'on nomme
proprement le sentiment [feeling) de ce que James a appelé la
« frange » consciente, à laquelle M. Pratt donne aussi le nom d'arrière-
plan {background). Le « sentiment » a ceci de commun avec la
c frange » d'être indescriptible; vouloir décrire l'un ou l'autre revient
nécessairement à les faire évanouir, à y substituer des états de con-
science dun tout autre type.
Tandis que sensation et idéation nous mettent en rapport avec le
monde extérieur, éloigné de nous dans le temps et dans l'espace, la
masse sentante est liée indissolublement à nos fonctions vitales. C'est
elle qui est la forme primaire de la conscience. Mais si elle a donné
naissance par voie de différenciation à la perception nette et à la
pensée définie (clear-cut), une grande partie delà conscience humaine
la plus développée n'en retient pas moins son caractère primitif,
riche, indifférencié (p. 18). Le sentiment, prolongé parle subconscient,
jette constamment sur les rivages de la conscience claii-e toutes sortes
de produits. C'est de l'arrière-plan vital que jaillissent les idées
fécondes, les intuitions du génie, les actes les mieux inspirés. Notre
vie affective est l'héritière de notre passé, du passé de notre race; elle
résume en elle l'histoire et l'expérience du monde vivant tout entier.
C'est pour cela qu'il faut, si l'on a pour l'humanité un autre idéal que
celui d'un syllogisme animé, faire confiance à l'homme tout entier, se
dire que l'instinct est souvent plus sage que la pensée, qu'il a été
lŒVUE GENERALE
413
lentement adapté par les siècles à notre situation dans le cosmos
(pp. 21-28).
Les croyances se répartissent sous trois types. Les unes ont pour
base la crédulité naturelle : tout ce qui est présenté à l'esprit est
réalisé aussitôt. D'autres présupposent le doute; elles sont critiquées,
si peu que ce soit; elles s'appuient sur des raisons. Il est à noter que
la croyance à l'autorité relève tantôt de l'un, tantôt de l'autre de ces
types. Knfin il y a des croyances qui tirent leur force du sentiment
vital. Concevoir avec passion, c'est allirmer. Nous sommes instincti-
vement convaincus qu'il existe une satisfaction pour nos divers désirs
organiques. C'est la forme primitive et l'ultime origine organique de.
la € volonté de croire ». Cela doit être réel, donc c'est réel. C'est un
fait reconnu que les réactions irraisonnées de l'organisme sont sou-
vent plus certaines, plus rapides, plus appropriées que les actions qui
résultent d'un choix conscient; la même espèce d'adaptation, le même
caractère approprié appartient aux croyances instinctives; aussi jouis-
sent-elles d'une certitude qui délie la critique (pp. 29-io!.
M. Pratt entre ensuite dans une longue revue historique, pour
retrouver dans les principales religions de l'humanité ses trois formes
de croyance. La crédulité naturelle, qui est la base des religions féti-
chistes, se manifeste chez les Indous dans le culte des êtres sensibles,
du Ciel, de l'Aube, du Soleil, de la Plante et du Feu. Les Hébreux ont
longtemps mêlé à l'adoration de Jéhovah une dévotion pour des objets
matériels et des images tangibles, qui solidifiaient leur foi.
La croyance rationnelle a son rôle chez les fétichistes eux-mêmes.
Si l'autorité est au début acceptée par eux purement et simplement
parce que présentée, elle ne tarde pas à s'appuyer sur des raisons de
croire. Des entités immatérielles sont peu à peu substituées aux dieux
de la pierre, de l'arbre, et de la bête. Un Mexicain parlait de la cause
des causes, et Lang cite un sauvage qui prouvait Dieu par l'argument
des causes finales. — Dans l'Inde l'idée de l'unité divine s'établit vite,
non sans provoquer, semble-t-il, une crise de scepticisme. La concep-
tion de Brahma se forme. M. Pratt examine pourquoi les Indous se
sont orientés vers le monisme absolu plutôt que vers le monothéisme
(p. 89> Ils étaient rationalistes par excellence : s'ils trouvaient la
nature en désaccord avec les demandes de la raison, tant pis pour
la nature: elle est le voile de Maya. L'aspect moral des choses les
préoccupait peu. C'est parce que les Juifs étaient peu métaphysiciens
qu'ils ont pris la direction inverse (p. 114). Leur réflexion s'est portée
sur l'histoire. Ils ont fortement senti la puissance de leur Dieu, et ils
l'ont identifié dans leur esprit avec la justice même. Le problème
est, pour chaque génération, « étant donnée la justice de Jéhovah,
comment interpréter la politique et l'histoire? » De là l'élargissement
progressif de leur conception de Dieu, notamment avec .Amos, Jérémie
et le second Isa'ie, au fur et à mesure qu'ils sont plus mal traités par
lui (p. 131).
414 REVUE PHILOSOPHIQUE
La religion du sentiment nous est montrée dans les danses de
presque toutes les tribus sauvages, dans le culte fameux de Dionysos,
dans tous ces phénomènes de possession qui font choisir comme
prêtre, dans presque toutes les peuplades sauvages, l'individu qui les
présente. L'étude du mysticisme indou y fait distinguer deux courants :
l'un d'émotion calme, spirituelle, « cosmique », dans les UpanUhads
et les philosophes Vedanta d'aujourd'hui; l'autre d'extase plus
exaltée, plus morbide, artificiellement provoquée par des pratiques
ascétiques, dans les vieux « Tapas » védiques, dans la Yoga, et chez
les Fakirs modernes (97-108). De même si nous trouvons dans la Bible
un prophétisme « shamanistique » (les nebiim), ce n'est pas en ce
sens qu'Amos se déclare inspiré par Jéhovah. Les grands prophètes
n'ont rien de possédés : en revanche ils expriment souvent l'impres-
sion qu'ils ont d'être passifs sous la main de Dieu ; le message qu'ils
apportent leur est venu du dehors (142). Cette revue historique
s'achève par une étude assez développée des mystiques chrétiens,
dont M. Pratt rapproche Emerson et Walt Whitmann (169); par
quelques aperçus sur le déisme en Angleterre, et une rapide discus-
sion des preuves rationnelles de l'existence de Dieu (173-193).
M. Pratt est d'avis que la critique kantienne et le darwinisme ont
frappé à mort la croyance qui se fondait sur le raisonnement (p. 192),
Mais la question est de savoir si c'est sur des raisonnements que se
base aujourd'hui la croyance religieuse. Pour s'en rendre compte,
l'auteur procède à une troisième enquête. Il examine d'abord le déve-
loppement de la croyance religieuse chez l'enfant et le jeune homme.
Bien entendu la crédulité absolue est la caractéristique de l'enfant;
elle ne diffère guère de la suggestibilité hypnotique. L'esprit critique
s'éveille chez quelques-uns de très bonne heure, en général vers douze
ou treize ans. L'enfant est surtout frappé d'un désaccord entre les
notions qu'on lui a enseignées et les faits d'expérience. Mais l'éveil
de la raison fortifie aussi dans bien des cas la croyance; et l'étude de
certains sourds-muets montre que, livrée entièrement à elle-même, la
pensée de l'enfant pourrait être une source indépendante d'idées
théologiques, sinon d'une foi vraiment religieuse (p. 2H).
Pour déterminer plus exactement quelles sont les bases de la
croyance de Ihomme mûr, M. Pratt a répandu un questionnaire
(qu'il serait intéressant de comparer avec celui que le Prof. Schiller,
d'Oxford, a fait distribuer par la Society for Psychical Research, et
qu'il a commenté dans les Proceedings de cette société, de nov. 1904).
M. Pratt a distribué cinq cent cinquante exemplaires et reçu quatre-
vingt-trois réponses; parmi elles beaucoup indiquent l'autorité
comme source et garantie de la croyance. Vingt-deux personnes
déclarent qu'en cessant de croire à la Bible elles perdraient leurs
raisons de croire en Dieu, elles seraient misérables et incapables de
rien de bien. Pourtant il est à noter que vingt-huit hommes d'Église,
protestants, ou rejettent l'autorité de la Bible, ou disent que, si elle
KEVUE GENERALE
415
vcnail à leur manquer, It'ur foi en Dieu nVn Sf-rail pas éhranléo: et
c'est à plus forte raison la manit-re de sentir de ceux qui nappar-
tiennent pas aux églises. La religion rationaliste a aussi ses repré-
sentants. Mais les croyances les plus profondes paraissent venir du
sentiment (p. 243). L'un croit parce que Dieu est le seul espoir de
l'univers. D'autres ont une sorte d'expérience mystique de t n'être
jamais seuls ». Celle présence est tantôt assez délinie, s'accompagne
de voix intérieures; tantôt c'est une sorte de vague émotion cosmique.
Ce qui est sûr, c'est que ce mysticisme n'est presque jamais du type
exalté, morbide, « possédé », auquel appartiennent les conversions de
jeunes gens dans les revivais 'p. 200).
Nous croyons en Dieu parce qu'il nous est utile, parce qu'il nous
est nécessaire, parce qu'il est le * grand compagnon ». Cette pensée
pragmatique, reprise de James et de Leuba, inspire les dernières
pages du livre, sur la » Valeur de Dieu » et sur la prière. La religion
philosophiipie a vécu : les arguments que le peuple pourrait com-
prendre ne sont plus tenables; et les arguments qui seraient tcnables,
s'il y en a, sont hors de la portée du peuple. Mais le besoin de Dieu
est enraciné par l'instinct et le sentiment au plus profond de notre
vie et jusque dans notre organisme lui-même (p. 292). Le mysticisme
est une disposition normale de l'homme. Quelques-uns limitent le
sens du mot à ne désigner qu'une « maladie du sentiment religieux » ;
ils le peuvent, c'est affaire de terminologie. Mais l'auteur a essayé de
montrer qu'à côté de la « possession » et de ses extravagances évi-
demment pathologiques, il y a chez un grand nombre d'hommes un
sentiment puissant d'union avec Dieu, qui est calme, qui est sain, et
qui est bienfaisant.
Le livre de M. Pratt est facile à lire, plus clair sans doute qu'ori-
ginal. Si la thèse en manque de profondeur, elle ne manque pas de
justesse; à défaut de rien qui frappe, il a de quoi intéresser. C'est un
excellent travail de vulgarisation. La composition est un peu sim-
pliste : il passe en revue la psychologie, puis l'histoire; ni dans l'une
ni dans l'autre partie il n'apporte d'aperçus bien neufs, mais un
résumé instructif des résultats acquis. La dette de l'auteur à
Starbuck, k Leuba, surtout à James, est très manifeste, et d'ailleurs
parfaitement reconnue par lui. Ne semble-t-il pas que la publication
de tant de travaux américains sur la psychologie religieuse ôte un
peu aujourd'hui, à la méthode des questionnaires, de sa valeur docu-
mentaire? La plupart des personnes qu'on interroge ont lu sans doute
au moins le livre de James; et leurs réponses n'ont peut-être pas
toute la spontanéité désirable. Ce doute est suggéré à plusieurs
reprises par les derniers chapitres du livre, notamment dans les
pages 270-280.
416 REVUE PHlLOSOPHiaUE
Nous trouvons encore un caractère pragmatique bien marqué au
très curieux livre d'apologétique qui est sorti des « Bampton lec-
tures » de M. Bussell. Lui aussi cite avec admiration (p. 90) le mot de
James : « Les dieux auxquels nous nous attachons sont ceux dont nous
avons besoin, et qui nous servent ». L'apologétique du xviii« siècle
était rationaliste; celle du xix'' a été historique; celle que nous faisons
à présent est surtout utilitaire. M. Bussell a de fines remarques sur
le caractère « humaniste » du christianisme (p. 2o9), qui n'a jamais
consenti à sacrifier à un vain désir d'unité les antithèses indispen-
sables à la conception morale de l'univers. 11 félicite à maintes
reprises le christianisme de n'avoir jamais voulu être purement
contemplatif, à la manière des religions de l'Est; mais d'avoir tou-
jours maintenu dans le monde un élément hostile à vaincre, et pro-
fessé la contingence du progrès : « De bonne heure, dans la première
Eglise, les rêves d'une Parousia instantanée, l'espoir d'une conquête
magique immédiate, cédèrent la place à la conception du royaume
lentement construit, sur un sol ennemi, par des efforts énergiques et
souvent infructueux, chaque pouce de terrain chaudement disputé »
(p. 49). C'est par là que le christianisme a pu s'adapter aux races ger-
maniques et Scandinaves qui avaient porté le goût de la lutte et
l'amour du risque jusqu'à se faire une religion dans laquelle leurs
dieux avaient finalement le dessous (p. 138). Il est vrai que ce dua-
lisme nécessaire a subi une longue éclipse dans la philosophie
moderne; mais on voit enfin les penseurs de tous les pays rendre au
monde moral son indépendance, abandonner l'idée d'une science
architectonique, reconnaître les droits de la pratique; « il nous inté-
resse de voir la France, autrefois patrie et berceau de monisme et de
la cohérence logique, renoncer à l'identité supposée des phéno-
mènes naturels et des phénomènes sociaux, avec Rauh, Lévy-Briihl,
Jankelevitch, compatriotes de ces grands champions d'une seule loi
dominatrice : Rousseau, Napoléon, Comte » (p. 268).
Le but du travail de M. Bussell est de montrer que le plan actuel de
la société occidentale, — avec tous ses n^érites, ses défauts, et ses
virtualités, — est inextricablement lié à certaines croyances élémen-
taires, qui sont peut-être assez fermement enracinées dans les
profondeurs de notre nature pour que toute crainte à leur égard soit
vaine, mais qui paraissent cependant sérieusement menacées par la
pensée contemporaine. Des aperçus historiques toujours originaux et
saisissants, quelquefois ingénieux jusqu'au paradoxe, sont accumulés
pour mettre en lumière ce divorce de notre pratique et de nos spécu-
lations. 11 est à regretter que l'ordonnance des idées ne soit pas à la
hauteur de leur nouveauté; la démonstration n'est pas pressante
parce que les arguments sont amenés trop souvent au hasard. On a
REVUE GÉNÉRALE 417
une fâcheuse impression de décousu, qui fait tort à un travail de
grand mérite.
Dans la li"" « Lecture » : t l'Age moderne », et dans les < Suppléments »
qui s'y rapportent, M. Bussell explique ingénieusement que ce n'est
pas le moyen ùge qu'on devrait appeler un Age de foi : c'est au
contraire à la Réforme qu'ont en réalité commencé les ûges de foi.
Aujourd'hui toute notre vie morale est un pari hasardeux, un risque
à courir; il serait absurde de vouloir l'appuyer sur les résultats d'une
science et d'une philosophie qui ont « transvalué toutes les valeurs »
(p. 74-86). « Si les titres solennels du nouveau baptisé », insiste
éloquemment ailleurs M. Bussell, « membre du Christ, enfant de Dieu,
héritier du royaume des cieux, constituent un obscur postulat mytho-
logique, en est-il autrement de l'imaginaire prérogative de l'homme
né libre, dans l'égalité, avec un titre inaliénable au bonheur et un
droit à développer sa personne? » (p. 287; voir aussi p. 289). Tous les
grands principes de notre réformisme politique ou social sont des
croyances morales, dont la science ne peut absolument pas se faire
honneur.
L'idée de loi naturelle s'est peu à peu, au cours des quatre
derniers siècles, démoralisée. Au xvi« siècle, on appelait du christia-
nisme à la nature, mais à une nature encore conçue téléologiqucment,
encore chargée du soin de sauvegarder les grands intérêts qui sont
chers h Ihomme. Depuis, le naturalisme a fait du corps politique un
simple organisme dont l'unique loi est la règle biologique : conser-
vation, survie à tout prix (p. 61-64). Nous est-il donc garanti que
notre conduite pourra indéfiniment continuer à être chrétienne,
quand la doctrine qui lui servait de base aura été détruite par des
conceptions du monde toutes contraires?
C'est surtout à propos de la démocratie que M. Bussell fait ressortir
quel écart il y a entre l'idéal pratique des sociétés modernes, et leur
conception théorique de la nature et de l'homme. Le xviii^ et le
xix*' siècle ont retenti de formules démocratiques. Et pourtant la
philosophie des lumières, si l'on y regarde bien, s'est fait de l'homme
la conception la moins démocratique qui soit. Pour les « philosophes »,
l'homme moyen {average man) est une quantité négligeable, ou une
énigme (pii ne mérite pas d'être résolue. Ils donnaient raison à
Platon d'avoir limité la sagesse, et partant le pouvoir politique, à une
classe privilégiée. Le citoyen individuel n'était qu'un automate à
faire mouvoir par les hommes compétents (p. 15, 67). La philosophie
moderne n'est pas davantage en mesure de justifier et de fonder la
démocratie. Notre science et notre métaphysique ne tiennent aucun
compte de l'individu; ce n'est que le type qui les intéresse. Il leur
faut spéculer au moins sur les fortunes d'un système solaire ou les
changements graduels d'une espèce : ce n'est pas leur affaire que le
« sordid(,' particulier » (p. 93). La destinée de l'individu ne compte pas;
on le sacrifie sans peine à des abstractions, à l'avenir de la race, au
TO.ME LXIII. — 1907. 27
418 REVUE PHILOSOPHIQUE
bonheur de l'humanité, à l'inexorable loi de nature, à la Raison
absolue. A l'égoïsme radical que le XYiiie siècle avait mis à la base de
la morale, on a lait succéder un devoir d'altruisme intégral et de
sacrifice sans réserve, qui n'a pas de sens, et qui témoigne de
l'influence exercée sur la pensée du xixe siècle par les spéculations
pessimistes, seules fondées à nous prescrire avec quelque logique le
renoncement total de nous-mêmes (p. 91). Quelques penseurs, plus
clairvoyants ou plus francs que les autres, demandent qu'on abandonne
les formules malheureuses (mischievous) et qu'on substitue, dans la
direction du corps politique, à l'ingérence des amateurs, l'autorité des
hommes compétents (p. 129).
C'est le christianisme qui a donné à l'individu sa valeur, secondé
en cela par les tendances de l'esprit germanique. Hartmann a
justement remarqué que la conception chrétienne est incapable de
s'élever à un complet désintéressement: même l'ascétique chrétienne
est personnelle {selfiah). C'est d'ailleurs un trait caractéristique de la
religion en général. C'est une grosse erreur de l'identifier avec la
m oralité. Elle n'a pas affaire aux lois universelles de la conduite; elle
n' a souci que du salut d'une âme. A ses origines, elle est un appel
éploré vers la suspension de la loi. Le pécheur demande un privi-
1 ège d'exemption, de pardon, et il s'efforce d'échapper à une équité
rigoureuse (p. 50, p. 238).
L'analyse de l'individualisme chrétien est la partie centrale de cette
remarquable étude. Elle est extrêmement fine et originale; l'auteur
a malheureusement dispersé à travers tout le volume les remarques
qui s'y rapportent. Il ne s'agit pas, bien entendu, d'un individualisme
à la façon de la Renaissance italienne, ou du romantisme. Nous
sommes, également, aux antipodes du systématique et brutal égoïsme
où se manifeste combien peu la philosophie du xviii'^ siècle a connu
la complexité des instincts de l'homme. L' « époque des lumières »
av ait oublié que l'homme est loyal et généreux, et que l'enthousiasme
lui est beaucoup plus naturel que le calcul (p. 186). Le christianisme
ne se rend pas coupable de cette mutilation. Il sait tout ce qu'on peut
demander à l'homme; et il lui fait une loi du dévouement, de l'oubli
de lui-même. Car il n'est pas juste -d'appeler, comme on le fait
quelquefois, le zèle du chrétien un utilitarisme à longue portée : c'est
bien vraiment le détachement et le don de soi (self-surrender) qui lui
sont prêches et commandés (p. 40). Mais, d'autre part, le christianisme
n'a jamais eu l'idée de demander à l'individu le sacrifice absolu de ses
intérêts, que lui imposent aujourd'hui tant de « scientistes ». Le
« vase dans les mains du potier » ne correspond pas au sentiment
chrétien en général (ibid.). Si le chrétien s'oublie, s'il se donne, c'est
à une cause qu'il a choisie et dont il partagera le triomphe. Ce n'est
pas un renoncement extravagant qui l'inspire (quixotic surrender) ;
c'est au contraire un sentiment de sécurité personnelle, une confiance
que l'ien ne peut mal tourner pour l'élu de Dieu. L'individu n'est'
HEVUE GÉNÉRALE - 419
jamais annulé ici, parce que c'est sa destinée qui est le grand intérêt
de l'univers (p. 50, p. 80, p. 232).
La démocratie trouve sa seule garantie dans cette croyance à la
valeur incommensurable de l'individu fin en soi: parce que l'individu
dont il sagit, c'est 1' « average man », l'homme normal et moyen
C'est du moyen Age (pour lequel M. Bussell a une sympathie mar-
quée tout en reconnaissant l'écai-t (ju'il y avait entre la théorie et la
pratique} que notre idéal démocratique nous est venu; ou plutôt
nous avons perdu l'esprit démocratique à mesure que nous nous
éloignions du moyen âge (p. '69, p. 195). L'individu est devenu une
€ chose » aux yeux de l'État; au moyen âge on concevait entre le
souverain et le sujet des devoirs réciproques. L'État moderne ne base
son autorité que sur la contrainte; le moyen âge faisait appel à la
bonne volonté, au consentement loyal, k une sorte de collaboration
des gouvernés. Il leur reconnaissait des droits, une indépendance
locale, la faculté de se taxer, la liberté d'association; il ne les traitait
ni en ennemis, ni en supects, ni en incapables; des liens personnels
et sociaux étaient à la base des relations politiques « au lieu de la
douteuse cohésion d'atomes nus ». La vie sociale fonctionnait par la
sympathie, la confiance, le dévouement de personne à personne;
tandis que notre idée moderne de lien contractuel n'est que l'asso-
ciation des égoïsmes. M. Bussell ajoute que la forme représentative
adoptée par plusieurs peuples modernes ne change rien au caractère
despotique de létat : « il est même possible que le sentiment d'autorité
étrangère soit plus fort, maintenant qu'un gouvernement ne peut
prétendre à représenter plus de la moitié de la nation (p. 284). » Il n'y
a de vraie démocratie que dans le retour à une conception plus
familiale de l'autorité et de la loi. M. Bussell croit que la Réforme a
contribué à cette transformation de lÉtat dans le sens du despotisme.
C'est Luther qui a séparé la sphère de la vie religieuse et celle de la
vie séculière, et qui a préparé ainsi, en même temps que Machiavel,
la « démoralisation » radicale des fins de l'État. M. Bussell semble
prendre plaisir (p. 250, p. 263 1 à montrer que la protestation indivi-
dualiste par où commença la Réforme aboutit en somme à raviver
l'augustinianisme, son intolérance, son absolutisme; à faire dispa-
raître les attributs moraux de Dieu derrière la toute-puissance arbi-
traire; à introduire à l'intérieur de sociétés étroites une hiérarchie
tyrannique; qu'avec ses Églises de prédestinés, le protestantisme
était sur la pente du quiétisme et conduisait en dernière analyse à
l'adoration de l'inconnu et de l'incompréhensible. « Il faut reconnaître,
si on est candide » p. 250), que l'Église romaine demande à la raison
de moindres sacrifices, et respecte un peu mieux la liberté.
Je n'ai pu faire que dégager quelques idées, qui me semblent être
les idées directrices de ce livre touffu et mal agencé. .l'en regrette
d'autant plus la composition désordonnée, que j'ai déjà dit combien
je trouve originales les interprétations de M. Bussell, quelle est
4!20 REVUE PHILOSOPHIQUE
l'étendue de sa lecture; avec quelle finesse il a analysé les influences
auxquelles a été soumise, depuis l'origine, l'évolution de la pensée
européenne; et combien sont parfois ingénieux et pénétrants les
rapprochements qu'il fait voir entre les opinions dont on a l'habitude
de ne signaler que les contrastes.
M. l'abbé Piat n'est point pragmatisle. Il se fait même le champion
de la théologie traditionnelle et rationnelle contre l'apologétique
de M. Blondel et du P. Laberthonnière. Il félicite M. l'abbé Baudin
« d'avoir senti le besoin de réagir contre le fidéisme newmanien ». Les
nouveaux apologistes le charment bien par le débordement de vie
intérieure et la richesse morale que révèlent leurs écrits; quant à
Newman, il a magnifiquement mis en lumière qu'il y a une logique
personnelle. Mais la philosophie de l'action décrit une « arabesque »,
dont M. Blondel a pu être empêché, par sa « manière ombreuse », de
prendre nettement conscience. Des penseurs catholiques ne peuvent
que par mégarde enseigner une philosophie de l'immanence, qui n'est
qu'un monisme moral doublé d'une théorie du devenir, un panthéisme,
par où M. Blondel « donne la main sans le savoir à Fichte et à Schel-
ling ». C'est le <i cyclone kantien » qui passe dans l'apologétique;
c'est le relativisme avec tous ses périls. Il y a bien un peu de la faute
de Newman : il est exagéré de dire que la « logique ne persuade pas »,
que « la logique n'aura jamais de martyrs d. Les anciens philosophes
étaient plus près de la vérité lorsqu'ils affirmaient avec tant de fierté
que a rien n'est puissant comme la raison » (liv. II, chap. I'^'', Rôle
de la connaissance rationnelle, p. 158-188). En réalité M. Piat est éclec-
tique; il voudrait donner satisfaction à la fois aux deux tendances :
à ceux qui fondent la croyance sur la raison, et à ceux qui l'étaient
sur la volonté. C'est au lùv oXyj t^ 4/ûxri d'OUé Laprune qu'il en revient.
De là le plan du livre : une première partie s'appelle « Dieu et la
raison humaine »; la seconde : « Dieu et l'action morale ».
Il commence par rétablir contre Kant, d'une manière trop sommaire
pour n'être pas obscure, la possibilité de la métaphysique, i L idée
de Kant est un rêve d'où l'on sort, en poussant son œuvre un peu
plus loin ï (p. 21). Nous avons, pour aller jusqu'à Dieu, quatre « bases
d'élan » : L'existence de l'être, le mouvement, l'ordre, et le contenu
logique de la pensée p. 30-97). L'analyse déductive qui démontre
Dieu établit ensuite sa perfection (p. 97-135). Le problème du mal est
rapidement examiné (p. 135-158). Je ne vois à signaler, dans cette
revision des principaux problèmes de la théologie, que ce qui a trait
à la finalité. M. Piat reprend, contre le panthéisme et l'immanence, la
doctrine leibnizieanc de la contingence de l'ordre, et la distinction
des possibles et des existences. Il avance d'ailleurs, hardiment, que
lŒVLE CÉNÉHALE 421
toute philosophie moniste exclut l'idée d'évolution, et qu'un monisme
conséquent no peut être que de l'éléatisme. C'est se mettre en
désaccord avec toute l'histoire du panthéisme moderne, tel qu'il est
sorti des spéculations mystiques de maître Eckartet de Jacob Bœhme
sur la « genèse » de Dieu. Peu importe. « Ficlite et Schelling, qui
étaient des romantiques, ont fait le roman de la divinité. Scho-
penhauer et Hartmann l'ont assombri en y mêlant le désespoir comme
à pleines mains. Et la raison de tels excès métaphysiques, c'est que
ces philosophes, pourtant très remarquables de puissance inventive,
ont méconnu l'une des vérités fondamentales de la théodicée natu-
relle; à savoir que la cause première réalise d'un coup, et pour tou-
jours, ce qu'elle a de réalisable j> p. 109). Ce principe a, en effet, pour
conséquence immédiate, la transcendance et la liberté de Dieu à
l'égard du monde.
Le criticisme a donc tort de situer la vérité hors des atteintes de
notre intelligence. Pourtant, il reste, bien entendu, du mystère en
métaphysique : » c"est l'inévitable, c'est notre grand familier ». 11 faut
bien dire en outre que ce Dieu que je conclus au prix de tant
d'elïorts est soustrait à toute vérification expérimentale (p. 18C). C'est
pourquoi M. l'abbé Piat reconnaît à la volonté un rôle indispensable
dans la recherche théologique. Des qualités morales, la sincérité,
l'indépendance, le désintéressement, l'humilité, doivent collaborer
avec les qualités du dialecticien. Or M. Piat croit que beaucoup de
penseurs contemporains sont aveuglés par la haine, l'orgueil, « l'arri-
visme » (p. 197), surtout dès qu'ils touchent aux questions reli-
gieuses. « Au lieu de chercher à voir le sens fondamental de ces
grandes idées, ils ont considéré les abus qu'elles avaient occasionnés
chez quelques-uns, les interprétations plus ou moins fausses que
d autres s'en étaient faites; et c'est sur ces informations d'ordre épi-
dermique qu'ils sont partis en guerre...; aussi n'ont-ils rien formulé
de substantiel sur ces sujets délicats. ^Y. James est le premier des
penseurs dits indépendants qui en ait disserté avec quelque jus-
tesse » (p. 195). Il est vrai que Tainc, « immortel et sympathique
savant », eut de la droiture et brava héroïquement l'impopularité ; mais
que d'orgueil et de préjugés dans le premier volume de sa correspon-
dance! « Je me prends à ne plus tant admirer ces séminaires de
l'esprit où les meilleures intelligences se pouvaient fausser de la
sorte » (p. 217). Après quelques pages sur « le sens du divin », le
dernier chapitre du livre est intitulé « La logique de l'athéisme ».
L'auteur y retrace liiistoire des négations morales du temps présent;
il suit les étapes d'un lent progrès, au bout du<iuel, « l'absolu bien
exorcisé, le moi émancipé à fond, l'arrivisme et la volupté peuvent
venir : ils ne trouveront plus d'obstacle à leurs éternelles préten-
tions » (p. 273). L'amoralisme de Lévy-Brïihl. avant-coureur du
nihilisme, n'est que l'aboutissement de toutes les destructions kan-
tiennes et positivistes.
422 REVUE PHILOSOPHIQUE
Je ne sais si j'ai réussi à rendre la physionomie de la Croyance en
Dieu, et à donner une idée du style, quelquefois audacieux, de
M. Piat. Mes extraits auront fait voir que ce n'est pas, et que ce
ne prétend pas être un livre de philosophie pure; le ton de toute la
seconde moitié me semble être le ton accoutumé des sermonnaires
qui prennent « le siècle » à partie. Si on le classe dans ce genre, il y
a évidemment des difficultés qu'il serait déplacé de faire à M. l'abbé
Piat; et je me garderai bien de lui reprocher de s'être écarté du ton
de la discussion scientifique en parlant de doctrines qui ne peuvent
pas avoir à ses yeux une valeur simplement spéculative. Je regrette
seulement qu'il lui arrrive, à lui qui est un historien de la philosophie
très distingué et très averti, d'adopter vis-à-vis de la pensée laïque
moderne la même attitude que les « philosophes » du xviir siècle pre-
naient envers les fondateurs de religions; un sermonnaire, qui est un
philosophe, ne devrait pas se laisser aller à déprécier le caractère, à
suspecter les motifs, à révoquer en doute la bonne foi des hommes
auxquels il reproche des opinions pernicieuses. 11 aurait dû retirer
au moins « l'arrivisme et la volupté » ! Cette façon d'interpréter et
d'expliquer le mouvement des idées n'est véritablement pas digne
de lui.
M. J. Haughton Woods a réuni dans un petit livre, intitulé Pratique
et Science de la Religion, les six conférences de la Fondation Paddock
qu'il a faites au Séminaire théologique général de New- York en
janvier et février 1906. — Il a appris de ses maîtres, John Cotton
Smith, Kaftan, Harnack, Windelband, que la Théologie ne peut plus
aujourd'hui s'appuyer sur des abstractions ni raisonner a priori. La
Religion n'est plus pour nous une existence à demi transcendentale ;
elle est une expérience personnelle, un intérêt humain, une affaire
actuelle et qui n'est pas loin de nous. Là comme en tout, c'est sur
l'aptitude à ressentir des impressions (sensitiveness) que notre
science repose. Mais encore ne faut-il pas que ces impressions reli-
gieuses soient de simples frissons, discontinus et passagers, de notre
vie émotive. La science se fait avec des données empiriques, mais
qu'elle a organisées en séries ordonnées; l'affaire d'une théologie
scientifique, d'une science de la religion, ce sera de comparer entre
eux, et de sérier, les jugements de valeur qui constituent la con-
science religieuse de l'humanité. Il ne s'agit pas de créer une religion,
pas plus qu'il ne s'agit pour le chimiste de créer un corps ou pour
l'historien de créer une charte. 11 faut se soumettre aux faits, imiter
« la candeur qui règne dans le laboratoire ». Mais, d'autre part, la
science des choses religieuses ne se fait pas du dehors. Vous ne
pouvez pas comprendre et apprécier des valeurs sans qu'elles soient
dans une certaine mesure des valeurs pour vous. Nous ne nous
UEVUE GÉ.NÉKALE 4:23
contentons pins des esquisses n^ligieuses que dcjnnaienl le touriste
ou l"avei»tiirier; il nous faut des ethnolojj'istes entraînés qui se
dévouent à un peuple, ù une civilisation, et qui essaient de reproduire
en eux-m(^mes les émotions, les stimulants, les intérêts par lesquels
étaient gouvernés les hommes dont il s'agit d'expliquer la croyance,
M. Woods cite comme modèle la description donnée, par les frères
Sari-asin, de la religion des Hocks-Wetldalis à Ceylan (p. 4fj;.
D'après M. Woods, il s'établit, dans la religion, une correspon-
dance entre trois t niveaux de valeurs ». Elle a, à sa base, des émo-
tions individuelles. Tandis que la science assure souvent h l'homme
qu'il n'est rien de plus qu'un groupement instable d'énergies chan-
geantes, tandis qu'il arrive à la morale elle-même de laisser dans le
doute si le bien est autre chose qu'une illusion fascinante, la religion
nous apporte -la garantie que le moi ne sera jamais anéanti ni
diminué. Elle est essentiellement la forme la plus intense de l'amour
de la vie. — A un niveau différent, l'individu absorbe la valeur de sa
propre vie dans un intérêt plus large ; la conservation et la prospérité
du corps social s'imposent à lui au point qu'il choisirait de ne pas
exister plutôt que de leur porter atteinte. Les fins personnelles se
subordonnent aux fins collectives. — Les religions supérieures attei-
gnent un troisième niveau. Car les religions sociales, — comme celle de
Confucius ou des anciens Romains, — ne tardent pas à faire peser sur
les membres de la tribu une masse écrasante de rites conventionnels,
de formules incomprises, d'habitudes mécaniques, sous lesquelles
s'éteint peu à peu la faculté de découvrir et de créer des valeurs nou-
velles. Le moi se libère en faisant appel à une volonté plus cora-
préhensive que la volonté de son clan. Il oppose aux jugements et aux
valeurs collectives ou sociales des jugements et des valeurs qui sont
universels, endroit, sinon en fait, qui sont « normatifs «. La divinité
dans laquelle les hommes incarnent et à laquelle ils donnent à pro-
téger ce qui leur apparaît maintenant comme le suprême intérêt de
l'univers, c'est un Moi infini, où sont réconciliés toutes les fins de la
vie humaine p. 36, p. 98).
M. Woods illustre, un peu sommairement, ses thèses par des allu-
sions aux religions des Veddahs, des Sioux, des Iroquois, et des
Grecs (p. 88), Sa dernière conférence est consacrée à l'étude de trois
des principales formes religieuses qui aient atteint le troisième
niveau métaphysique ou mystique. Il y a un mysticisme ascétique,
dont on trouve un exemple dans le système Vedanta. L'être unique
a seul de la valeur : méthodiquement l'ascète se dépouille des liens
qui l'attachent à ses compagnons et à la nature sensible : il abolit le
monde, supprime les intermédiaires entre l'Un absolu et l'àme indivi-
duelle, et s'absorbe le plus possible dans l'extase. « D'ailleurs le
résultat n'est souvent rien de plus que l'établissement d'une corres-
pondance entre le vieux niveau primitif de l'instinct de conservation
et le nouveau niveau d'aspiration à l'extase; dans la terminologie de
4:24 REVUE PHILOSOrHlQUE
Spinoza . la passion d'être parfait est identique à la tendance à persé-
vérer dans l'être » (p. 111). Le bouddhiste, lui, ne trouve pas la plus
haute valeur de la vie dans la haine ou l'oubli de ce monde de chan-
gement; il ne se dégoûte pas des institutions humaines ni des fins
sociales ; au contraire, il prend une sorte de joie extatique à contempler
la vie des hommes, à participer à leur effort. Deux idéals sont juxta-
posés; pourtant l'idéal ascétique est encore celui qui domine; et de
là l'élément morbide qu'on a souvent signalé dans la morale du
bouddhisme. Le christianisme représente la forme de religion la plus
parfaite, parce qu'il fait correspondre parfaitement les trois niveaux
de la conscience religieuse (p. 120). Il n'est cependant qu'une religion
parmi les autres, ou même une partie de la religion totale p. 15).
Ce petit livre offre nombre de suggestions intéressantes. Il ne leur
manque que d'être éclaircies et mises en valeur par un développe-
ment plus abondant, et d'être exprimées dans un langage plus
concret. M. Woods prend vigoureusement parti, sur le problème le
plus discuté de la méthode sociologique, dans les pages remar-
quables où il explique que la science des religions ne saurait se
passer d'imagination psychologique ni suppléer à la sympathie par
l'érudition ; et qu'eût-on traduit des hymmes, édité des manuscrits et
publié tous les textes possibles, on n'aurait pas fait un pas dans la
connaissance que l'on cherche, si l'on n'est pas capable de reproduire
en soi les états intérieurs, les sentiments, et les volontés qui se sont
exprimées autrefois dans ces textes. L'accent rappelle celui du bel
essai d'Emerson sur l'Histoire, et le fameux passage : « Belzoni bêche
et mesure, dans les Pyramides et les tombeaux de Thèbes, jusqu'à ce
qu'il ait épuisé la différence entre lui-même et l'œuvre monstrueuse... »
On ne peut que souhaiter que M. Haughton Woods ne tarde pas à
appliquer cette féconde méthode à quelque problème déterminé de
religion comparée : son opuscule actuel n'est encore qu"une pro-
messe.
H. ROBET.
ANALYSES ET COMPTES liEM)US
I. — Philosophie générale.
André Cresson. — Les iuses ue la imiilusdimue NAïfnALisTE, iii-lG,
178 p. Paris, F. Alcan, 1007.
« Bien quil soit depuis quelque temps à la mode dans certains
milieux philosopiiiques de mépriser la philosophie naturaliste, cette
philosophie reste féconde. » Telle est la proposition dont tout l'ouvrage
est la claire et intéressante justification. L'auteur entend par « pliilo-
sophic naturaliste » celle qui prend pour fondement les principaux
résultats scientifiques, les coordonne, les « amplifie », étend leur
portée, s'empare d'hypothèses dont la valeur n'est pas encore pleine-
ment établie, grâce auxquelles on peut « fournir une idée du monde »,
sorte de « schéma satisfaisant pour l'esprit ». Le transformisme, lévo-
lutionnisme, ont en quelque sorte dominé au .\i.\« siècle la philosophie
naturaliste qui fut autrefois dominée par l'atomisme, et dont
l'origine se confond avec celles de la philosoi)hie européenne. Notons
en passant qu'une esquisse de l'histoire des systèmes « naturalistes »,
montrant leurs transformations correspondant à celles de la science,
n'eût pas été sans intérêt pour la compréhension même du sujet : de
nos jours c'est surtout au spiritualisme traditionnel que s'oppose le
naturalisme, réaction de l'esprit à tendances scientifiques contre
l'esprit à tendances théologiques; en cosmologie, en biologie, en
psychologie et en sociologie, à la croyance à l'intervention d'une
divinité organisatrice, d'une providence subordonnant les causes
efficientes aux causes finales, d'un esprit hétérogène à la matière brute
ou vivante qu'il domine, la philosophie naturaliste oppose la croyance
à un pouvoir organisateur immanent à la nature même, la foi dans la
« nature » qui n a besoin que de ses énergies propres et de ses lois
pour s'élever aux plus hauts degrés d'ordre et de complexité. Grâce à
l'essor des sciences positives au xix'^ siècle, cette foi s'est affirmée
avec une énergie croissante : l'ancien anthropocentrisme a été ébranlé
par les découvertes astronomiques! les progrès de la physique et de
la chimie ont suggéré « un principe d'interprétation générale » des
phénomènes : celui du déterminisme universel, corroboré par une
conception mécaniste, à laquelle l'étude du son, de la lumière, de la
chaleur, etc., a donné une singulière valeur (p. 12 et 10 . Sans doute
les théories cinétiques font place à une énergétique moins claire,
mais aussi moins superficielle » (p. 29); le dynamisme paraît devoir
420 REVUE PHILOSOPHIQUE
l'emporter sur le mécanisme; qu'importe, si « l'esprit de la science
reste toujours à peu près le même » (p. 34), si le déterminisme uni-
versel subsiste, si l'introduction de forces occultes, d'actions provi-
dentielles, de facteurs imprévisibles, d'une « intelligence contribuant
à diriger le monde i> demeure interdite? si tous les problèmes soulevés
par la (inalité organique (bio-psycho-sociologique) apparaissent de
plus en plus comme susceptibles d'être résolus par le simple recours à
des lois naturelles? La philosophie naturaliste « sait que la plupart des
phénomènes vitaux se réduisent à des phénomènes physico-chimiques ;
elle soupçonne qu'il pourrait bien en être ainsi de tous. Elle a décou-
vert une façon rationnelle dexpliquer automatiquement la formation
des espèces vivantes et les traits de finalité qu'on y remarque.
Elle constate, de plus en plus, qu'il ne doit pas y avoir un abîme
infranchissable entre l'inorganique et l'organique, le mort et le vivant.
Il n'en faut pas plus au philosophe naturaliste pour qu'il se croie en
droit de conserver son attitude » (p. 76). Il peut se croire en droit
d'affirmer que « la conscience est un effet de la vie » (p. 167), que les
sociétés humaines sont dans le prolongement des sociétés animales
les plus humbles comme la raison est dans le prolongement de l'intel-
ligence animale, comme la conscience morale est dans le prolonge-
ment des simples habitudes nées de l'adaptation convenable au milieu.
Inutile d'insister sur les différents motifs de croyance que le philo-
sophe naturaliste peut tirer des progrès incessants des sciences
positives : le livre de M. Cresson les fournit avec une précision (que
n'exclut pas la brièveté, telle que sa lecture ne saurait être trop
recommandée aux jeunes étudiants en philosophie.
Mais que vaut la philosophie naturaliste? Elle n'est certes pas"
méprisable comme « philosophie des sciences » ; à ce titre, elle a son
rôle légitime et nul ne contestera au savant, au penseur, le droit de
systématiser les divers résultats et les hypothèses, les certitudes et
les probabilités du savoir « positif », pour se faire une conception
d'ensemble du monde des phénomènes. Toutefois l'auteur n'a pas
manqué d'exprimer au début et à la fin de son ouvrage dès doutes sur
la pleine objectivité des croyances naturalistes. C'est que derrière la
philosophie des sciences apparaît bien vite une sorte de métaphysique,
une prétention injustifiable à nous faire' concevoir le réel. Eh quoi!
le naturalisme nous porte à croire que la raison, l'intelligence, ne
sont que des moyens « grâce auxquels chez l'homme la vie dure et
sentretient > (p. 135), des moyens d'adaption au milieu; nous préten-
dons être en parfaite conformité avec les tendances de la philosophie
naturaliste lorsque nous faisons de toutes les représentations, de la
science positive tout entière, des intermédiaires entre le besoin et
l'action, non une connaissance des choses en soi ; — et le même
naturalisme pourrait comporter sans contradiction une sorte de
dogmatisme réaliste, une sorte de foi dans l'aptitude de l'esprit
humain à connaître le réel en lui-même?...
ANALYSES- — itALDWiiN. Thought and things 427
€ Partout, la science prudente et défiante sous-cnlend devant ses
hypotlièses : luut se pause commf si telle ou telle théorie était véri-
table. Le métaphysicien naturaliste vient : il barre d'un trait de plume
le sage : tout se passe comme si... » (p. 174). Il affirme que le symbo
lisme scientifique donne la mesure du réel; que des abstractions telles
que matière, niasse, atome, force, qui ne correspondent (jue très
imparraitemcnt à des phénomènes concrets, existent vrainienl, indé-
pendamment de l'intelligence humaine qui les utilise. Mais ce natu-
ralisme réaliste n'est plus du naturalisme et mérite le discrédit dans
lequel il est tombé, chez ceu.\ qui sont habitués à la critique philoso-
phique. C'est ce que nous regrettons de n'avoir pas lu autrement
qu'entre les lignes de M. Cresson, dont l'agnosticisme formulé dans
cette conclusion : c Nous ne pouvons pas savoir d'une façon indiscu-
table si nous le savons ou si nous ne le savons pas ») nous paraît
inspiré surtout par le désir de ne pas trop chagriner les « tempéra-
ments ([ui se heurtent » et pour certains desquels, quoi qu'on dise,
€ le naturalisme ne manquera pas d'être le dernier mot de la vérité
métaphysique ». Nous souhaitons que le dernier mot du naturalisme
soit qu'il ne saurait y avoir de « vérité métaphysique ».
G.-L. DUPRAT.
I
II. — Théorie de la connaissance.
J. M. Baldwin. — Thought and things, a stcdy of Development
ANU -MEANING OF THOTIGHT, OR GENETIC LOGIC. VolumC I : FuïlCtional
Logic, or GenoAic Tlieory of Knowledge; 1 vol. in-8^ xiv-273 pp.
Londres, Swan Sonnenschein et C-^; New-York, Macmillan, 190G.
Ce livre est la première partie dune Logique génétique qui doit
être complète en trois volumes et qui aurait dû paraître à la fois dans
le texte anglais et en traduction fran(^aise dans la Bibliothèque de
psychologie expérimentale du D'' Toulouse 0. Doin, éditeurl. 11 aura
pour titre dans l'édition française : Le jugement et la connaissance,
ou Logique fonctionnelle: il correspond à la première partie du plan
tracé dans l'introduction, c'est-à-dire au stade « prélogique » et au
stade « quasi-logique » de la connaissance. Le second volume, qui est
sous presse, doit concerner la genèse de la logique proprement dite,
c'est-à-dire des idées et des jugements; son titre sera : Logique expé-
rimentale. Enfin le troisième volume traitera des fonctions « hyper-
logiques >', c'est-à dire esthétiques et morales. On annonce qu'il aura
pour titre : Le jugement et La réalité, ou Logique réelle. — Ce plan
rappelle le Traité des sensations de Condillac, qui serait repris par
un psychologue instruit de toutes les idées modernes, et notamment
revenu de ce préjugé que les sensations font toutes seules leur
besogne, sans un elîort actif qui les relie et les organise; en sorte
428 REVUE PHILOSOPHIQUE
qu'il ne croit plus réduire les choses les unes aux autres en mon-
trant comment elles sortent les unes des autres par un dévelop-
pement continu.
Antérieurement à la connaissance de l'homme conscient et complè-
tement développé, il y a une connaissance qu'on peut appeler pré-
logique. Elle consiste à avoir conscience, au sens le plus élémentaire,
ou, si l'on veut, à avoir le sentiment d'un objet comme présent, the
being aware of an ohject. Ce n'est pas encore l'objet en tant qu'opposé
au sujet; cette grande distinction ne se forme que plus tard; c'est
seulement un quelque chose qui est là. On a appelé cette connais-
sance « pure », I protoplasmique >-, « adualistique », « pi'ésenta-
tive », etc. L'auteur préfère le terme « projective » qu'il a déjà employé
dans d'autres ouvrages et qui a été adopté par plusieurs psychologues
étrangers.
Cette connaissance primitive, qui a été décrite avec une rare ingénio-
sité par W. James, présente les caractères suivants : elle est une
connaissance du quocl sans être une connaissance du quid (« that
which is not yet any definite what »), une continuité mobile où
certains éléments sont en relief, mais sans être pour cela détachés de
l'ensemble, une unité complexe dont les parties se transforment, se
combinent, s'excluent sans jamais rompre d'une façon décisive le lien
qui les attache l'un à l'autre. Ces objets sont à la fois intérieurs et
extérieurs : ils sont essentiellement déterminés par l'attitude de
l'esprit, qui porte son attention sur telle ou telle partie du contenu
de la vie mentale. La première analyse de ce tout comiplexe est donc
faite par les intérêts qui sont en jeu. L'idée, si l'on peut prendre ce
mot dans son sens le plus vague, qu'un oiseau a d'un ver de terre, est
absolument différente de Vidée qu'en a un naturaliste : pour le
premier c'est essentiellement quelque chose qui sç mange; pour le
second, un système anatomique et physiologique; et, dans un même
esprit, l'idée varie avec l'intention du moment : le naturaliste lui-même
ne se représente pas d'une manière identique un escargot, en tant que
comestible, et un escargot, en tant que Mollusque gastéropode. Ainsi
l'enfant de quelques mois, couché sur le dos, enveloppe du regard
avec une sereine neutralité le panorama' qui flotte devant lui; mais
dès que quelque chose de ce qu'il voit met en jeu ses instincts, tout
change : un élément du tout prend le dessus, se met en valeur,
devient une valeur, stimule et incarne à la fois un intérêt. Par là
commence la détermination des objets de pensée.
Les objets qui satisfont la tendance et l'effort ne sont pas les seuls;
un élément essentiel de discrimination est au contraire dans l'échec,
dans le mécontentement qui résulte de tendances contrariées, soit par
l'absence de l'objet qui les satisferait, soit par la présence d'objets qui
les blessent. Ce dernier cas est, psychologiquement, le plus efficace :
un objet est un objet justement parce qu'il est quelque chose à quoi
ANALYSES. — itALHWi.N. Tltongltt and tJintfjs 429
nous nous opposons '. — De plus, il y a des objets qui se découpent
sur le fond uniforme de la présentation sans être déterminés par
l'action de l'être (|ui connaît : par exemple une balle qui rebondit
attire lattention de l'enfant; la cause de la distinction est ici dans
l'expérience elle-même. Il faut do ne, dès l'origine, distinguer nettement
l'intérêt et le dalum. Il y a dans la nouveauté, prise en elle-même,
quelque chose qui ne peut être expliqué seulement par l'activité de
l'esprit. Ce qui caractérise un objet sensible est donc en délinitive son
caractère résiduel. Notre disposition, notre intérêt lui confèrent ses
connexions, son air de familiarité, son introduction dans un contexte :
ils ne constituent pas ce qu'il a de propre. De même l'adolescent est
agité par de vagues inquiétudes qui sont l'expression d'un instinct
essentiel et profond, mais qui n"en restent pas moins incomplètes et
indéfinies en l'absence de l'objet qui leur donnera une forme et un sens
bien arrêtés.
Ce caractère est bien plus frappant encore si des objets nous
passons aux personnes. Celles-ci pour l'enfant, ce sont d'abord des
centres de mouvements imprévus et imprévisibles. Les choses, après
les premières surprises, on sait comment elles se conduisent, et par
suite, on sait comment les conduire : les actes des personnes partent
comme des explosions inattendues sur le théAtre du réel. Elles ne
restent pas où on les met; quand on veut les écarter, elles s'obstinent
à rester là. * Quelques raisons que nous ayons de dire que les choses
sont, à quelque degré, ce que nous les faisons, ce que nous voulons
qu'elles soient, ce que demandent nos besoins, il est sûr qu'il n'en est
pas de même des gens .Les choses peuvent, dans une certaine mesure,
se laisser façonner par nous ; encore n'est-ce vrai que de certaines
choses, et dans une certaine mesure; mais les gens, ce sont eux qui
nous façonnent! C'est en fait un des résultats les plus saillants des
études modernes sur la psychologie sociale » (61).
La première détermination qui s'introduit dans le monde projectif
est celle des objets de mémoire. Elle n'y apparaît pas comme une
nouveauté. Dès l'origine, les choses se distinguent les unes des
autres par une familiarité plus ou moins notable, qui suppose déjà
leur persistance dans un mode encore indéfini. Mais il y a mémoire
quand cette fonction se différencie. Ce qui était séparabilité relative
dans les objets devient dans la mémoire possibilité d'existence hors
du contexte sensible normal; ce qui était autonomie relative, indé-
pendance à l'égard de notre volonté, devient une sorte de persistance,
une continuation d'être sui generis. Par le premier caractère, la
mémoire devient le mode représentatif des choses, la fonction de
l'irréel : non pas au sens logique qui naîtra ultérieurement, où l'on
i. « Just for this reason Ihe object is an object : someihing to objecl to or to
avoid » (50). Celle formule ingénieuse me parait malheureusement intradui-*
sible en français.
430 REVUE PHILOSOIMIIQUK
posera la chose comme continuant à exister ailleurs, tandis qu'on pense
sans la percevoir; mais seulement un mode spécial de présence des
choses, qui manque d'efficacité, qui n'a pas le pouvoir direct, contrai-
gnant, qui appartient à leur présence effective. Par le second caractère,
la mémoire constitue un cours spécial d'éléments mentaux, caractérisé
par la liaison nécessaire qui existe entre eux, et par le fait de pouvoir
venir tôt ou tard, rejoindre la réalité, c'est-à-dire nous ramener
directement ou indirectement, à cette sensation d'action efficace qui
constitue celle-ci. La mémoire est donc la première forme sous
laquelle la construction cognitive abandonne son contact immédiat
avec les objets sensibles.
La seconde détermination qui prend place dans notre monde
psychique est l'oppositiou de l'interne et de l'externe. Supposons que
cette « conversion » du mnémonique en actuel ne se fasse pas;
l'image n'aboutit pas à la réalité, elle n'est pas satisfaite par elle
[fiilfilled) : surprise et détresse. Le rêve en est un cas typique : il est
pour les sauvages et les enfants un des grands mystères de la vie.
Voilà comment apparaît essentiellement, sans préjudice de quelques
processus accessoires, la distinction de l'intérieur et de l'extérieur.
La ligne de démarcation, très nette, qui les sépare ne passe donc pas,
comme on le pense d'ordinaire entre la sensation et les diverses
formes de la re-présentation, mais entre la mémoire réalisable et la
sensation d'une part, l'imagination fantaisiste de l'autre.
Cette opposition, en se développant et se transformant, donne
naissance à celle du sujet et de l'objet, qui est toute différente. Le
corps, représenté du premier point de vue, est à la fois externe et
interne : on le touche comme un objet; mais en même temps on
associe avec lui les images et les souvenirs, qu'il transporte pour
ainsi dire avec lui au travers des autres objets réels. En môme temps,
plaisirs et douleurs tiennent à lui, sont à la fois des choses fixes, et
cependant soumises dans une certaine mesure à l'action de la volonté.
Si nous vivions comme les animaux, sans relations sociales déve-
loppées, nous en resterions sans doute à cette représentation hybride
du corps; mais la vie sociale et en particulier l'imitation viennent
déplacer la coupure de notre dualisme '. ce qu'il imite est le même
dans son corps et dans les autres; mais tout ce qu'il perçoit de plus
dans l'acte accompli par lui que dans l'acte accompli par d'autres,
définit une matèire nouvelle qui s'oppose à la précédente : le sujet se
distingue de l'ol^jet.
Du même coup se pose aussi la loi fondamentale de l'expérience :
elle consiste à copier le donné par une imitation volontaire. Mais
cet effort est un effort sur des idées : on apprend à s'y mouvoir, à les
manipuler, à se servir du corps comme d'un instrument pour éprouver
si elles sont réelles ou imaginaires. Dès lors, un critérium est défini,
et tout ce qui ne se plie pas à devenir actuel par l'action de la
volonté sur le corps constitue le contenu bien arrêté de ce que nous
ANALYSES. — BAi-OWiN. Thonght and things 431
appelons le sujet. Tous les objets deviennent ép:alement, à ce titre,
ses objets, les matériaux de son expérience; et nous attribuons aux
autres précisément le même genre de réalité que nous nous sommes
ainsi construits à nous-mêmes, une subjectivité qui est i)Our nous
un objet.
A ce moment se constitue une classe mentale d'une grande lécon
dite : celle des objets fictifs, ou o^Je^^ pour rive (}>lny-ohj<'ct-'^). Ils
ont quatre caractères : ils sont imitatifs, imaginaires, dépendants de
nous, et internes; et ils ont de plus ceci de spécial qu'on ne les con(;oit
jamais sans une oscillation constante du point de vue interne au point
de vue externe, en corrigeant sans cesse l'illusion à laquelle on permel
de .sembler réelle par le sentiment d'une autre réalité vraie sur
laquelle, au tond, on prend son point d'appui. Parla, l'objel pour rtre
est le germe de toutes les grandes fonctions intellectuelles qui se déve-
lopperont plus tard. En tant qu'il a son intérêt en lui-même, il est
l'origine de l'art. En tant qu'il se pose comme distinct du réel, il
annonce l'opposition du vrai et du faux; il est un objet sur lequel on
peut expérimenter pour savoir si les sensations le confirmeront; il a
donc un caractère quasi-logique. En tant qu'il se sert du mouvement
pour cette vérification, il accentue la distinction déjà ébauchée de
l'esprit et du corps. Enfin, en tant qu'il consiste à feindre d'être soi-
même ceci ou cela, comme font sans cesse les enfants, ou à vouloir
paraître tel ou tel, comme le font presque toujours les hommes, il
donne naissance à la distinction du moi et du non-moi. Ces dilîé-
rentes fonctions restent d'ailleurs étroitement unies dans leur dévelop-
pement ultérieur. L'art, si réaliste qu'il soit, est toujours un exercice
volontaire, la manifestation, sinon l'ostentation d'un moi, en même
temps que l'affirmation d'un certain ordre de vérité *.
Nous atteignons alors la grande idée dont le développement graduel
constitue tout le reste de la vie quasi-logique : la nieaning. Ce terme
intraduisible veut dire sens ou signification, mais aussi direction
psychique, intention, dessein, inlèrèi, à peu près comme le mot sens
se dit à la fois en français de la signification d'un mot et de la direc-
tion d'un mouvement. Quant à la valeur psychique actuelle d'un objet,
à son caractère de donnée immédiate vient se joindre l'attente de le
retrouver dans le monde extérieur, il prend une meaning. Un chien
qui voit un os s'attend à le ronger; et si cet os n'est qu'une image
dans l'eau il apprendra à ses dépens que la meaning peut se séparer
de la chose signifiée, comme le désir de sa réalisation. Il serait trop
long de suivre tous les détours des réactions psychiques par les-
quelles se constituent, à partir de ce point, les étages superposés de
1. Tout ce cliapitre VI est vraiment remarquable. Il m'a paru, avec le chapitre
sur les réactions psychiques inler-individuelles, le plus intéressant de l'ou-
vrage. L'auteur est d'ailleurs très attentif à la fouclion esthétique : il l'a déjà
étudié dans Social and Ethical Interpretalions of mental Development; elVèpi'
graphe du présent ouvrage est -o y.a>ôv Tràv.
432
REVUE PHILOSOPHIQUE
la pensée réfléchie. L'intérêt en est d'ailleurs surtout dans l'enchaî-
nement continu et détaillé des opérations mentales, dont l'ouvrage de
M. Baldwin est lui-même un résumé. La complication la plus impor-
tante est celle qui se produit à partir du moment où les idées des
choses se combinant avec celles des personnes, le « psychologique » se
superpose au « psychique », et où les connaissances commencent à
être pensées comme communes. Le progrès en est résumé dans le
tableau suivant où je suis obligé de traduire meaning par pensée :
signification n'y voudrait rien dire; et d'ailleurs on se souviendra
que pensée ne manque pas tout à fait, en français, du sens intentionnel
qui caractérise le mot anglais :
Psychique ou privée
Pensée commune
Psychologique ou objective i
Simple : objet ou pensée.
Syndoxique : communauté pensée (la
pensée commune en tant que pensée
comme telle).
Sociale : pensée co-agrégée en com-
mun.
1. Agrégée : pensée en commun.
2. Co-agrégée : pensée syndoxique en-
commun (la pensée en tant que com-
mune en commun).
3. Publique : pensée sociale en com-
mun.
Dans cette forme générale se développent les idées d'individuation
et les catégories qui s'y rattachent; — l'idée de schématisation, celle
de relation, et en particulier les relations, capitales au point de vue
logique, de la limitation (le simple fait que l'objet pensé est tel); de
la privation (l'absence d'un élément senti comme manquant) et de
l'exclusion (l'absence d'un élément rejeté comme étranger); on peut
y ajouter la privation fictive, ou, comme dit encore l'auteur, la néga-
tion impérative, qui consiste à poser par volonté ce qu'un objet de
pensée ne sera pas, à exclure par exemple le réel de l'ordre des objets
imaginaires où l'on se place, comme il arrive dans l'art. On passe de
là à la logique réfléchie quand on prend ces relations elles-mêmes
pour objet de pensée : ainsi apparaissent les idées connues d'opposi-
tion et de négation proprement dite.
Parallèlement à ce travail, deux grands dualismes s'établissent aux
dépens des formes primitives et grossières de distinction mentale que
nous avons analysées plus haut. Le prerliier est celui des esprits et
des corps; le second, qui marque un degré supérieur d'élaboration,
est celui des sujets et des objets.
L'intérieur et l'extérieur, nous l'avons vu, sont d'abord simplement
le réalisable et l'irréalisable : ce dont la direction psychique vient
aboutir à l'actuel et ce dont la direction n'aboutit pas. Mais, d"autre
part, l'étroite parenté des images vraies ou fausses, en tant qu'égale-
ment soumises à l'action de la volonté, tend à les agréger en une
classe distincte associée à certains éléments « extérieurs » eux aussi,
1. C'est-à-dire pensée vue du dehors par un tiers et reconnue par lui pour
commune à ceux qui la possèdent.
ANALYSES. — r.\Linvi.N. Thowjld and Ihings 433
ce qui constitue l'idée de corps. VA comme, en outre, le processus
objectif par Icciuel nous intcr|)r(:'tons les autres nous amène ù nous
faire d'eux une ima^e du même genre, une redistribution se fait dans
l'ensemble de notre contenu mental : la connaissance du moi se
divise en un moi-corps qui est connu et en un moi-esprit également
connu, cliacun pourvu intérieurement d'un principe d'action qui, lui,
n'est pas ditïércncié et qui fait lunilé de ces deux groupes; et comme
le même travail sappli(iue aux autres individus par analogie, et qu'il
est conlirmé par des faits comme la mort, le sommeil, les rêves, où le
corps et l'esprit semblent se séparer, cette opposition devient la
forme générale suivant laquelle le sens commun organise sa représen- .
tation. Une chose est irréelle quand elle n'existi; que dans un esprit;
elle est réelle quand elle existe hors des esprits. Le champ de la
réalité se sépare ainsi à la fois de l'actuel et de l'existant.
L'opération par laquelle ce cadre est rempli est l'expérience. Elle
part du sch'-ma. c'est-à-dire de la construction i)ragmatique aléatoire
par laquelle nous anticipons sur la connaissance en l'organisant. Là est
la racine de la généralité, non la généralité elle-même. Entre les deux
il y a la même différence qu'entre le fait de se demander hypothétique-
ment, à la vue d'un nouveau quadrupède : « Est-ce un cheval? » —
C'est-à-dire au fond : t Étendrai-je mon concept du cheval jusque-
là? » — et celui d'assurer catégoriquement » Voilà un cheval » quand
nous le distinguons, dans une ferme, des bœufs et des moutons. Le
cartilage élastique et croissant est devenu un os dur, aux formes
immuables. Du même coup il y a un critérium indépendant de nous
qui permet de répondre oui ou 710/1, et non plus seulement : je
l'accepte, ou je ne l'accepte pas. Or, par le même processus, le général
atteint l'universel : car, ce qui constitue celui-ci, c'est précisément la
fi.xité, le fait de demeurer le même à travers toutes les répétitions, et
de représenter une classe fermée irrévocable et sans exceptions. —
Par des processus corrélatifs, qu'il serait trop long d'analyser, se
forment les idées d'individualité concrète, et déjà presque logique,
qui s'oppose à celles d'universalité et de généralité; celle d'idéal,
transposition dans le plan où nous sommes parvenus du caractère
intentionnel que présentait spontanément le schéma; enOn celle d'e.vis-
(eîice, sous ses deux formes antithétiques desprit et de corps.
Le second dualisme, avons-nous dit, qui se superpose à celui-là,
sans l'absorber dans la pensée de la plupart des hommes, est le dua-
lisme de l'objet et du sujet. Il naît des embarras où nous jette le pré-
cédent. Car l'esprit s'oppose bien au corjjs en général : mais quand il
s'agit des actions, la séparation ne peut plus être maintenue. La per-
sonne d'autrui, en tant qu'objet de respect et de crainte pour moi,
est âme et corps à la fois : et moi-même, dans mon propre effort, à
quel moment cessé-je d'être esprit ? Je perçois ma main comme une
chose; mais le centre d'action qui la meut n'en est plus une. Comment
s'en tirer? Par un nouveau point de vue : le corps devient idée; et
TOME LXIV. — 1907. 28
434 REVUE PHILOSOPHIQUE
toutes ces idées prises ensemble deviennent l'objet en tant qu'opposé
au sujet. Une seule chose possède une internalité essentielle, irréduc-
tible, c'est le pouvoir intérieur, dégagé de toute matière déterminée,
limitée, qu'elle soit esprit ou corps. En face de l'une et de l'autre, il
se pose dans la pureté de sa nature, il se reconnaît pour le mouve-
ment interne qui organise l'expérience et qui la dépasse toujours. Ce
dualisme constitue le monde de la réflexion dans lequel apparaît le
jugement proprement dit : fonction de reconnaître, fonction d'appré-
cier, fonction de synthétiser. L'analyse de ces fonctions doit faire
l'objet des volumes suivants.
Ce nouvel ouvrage de M. Baldwin est écrit, bien plus encore que les
précédents, dans la forme et dans le style qui lui sont propres et qui
constituent malheureusement, pour les lecteurs français, un grand
obstacle à la diffusion de ses très intéressantes idées. Je me demande
même si le retard de la traduction annoncée ne tiendrait pas pour
une bonne part aux difficultés qu'à dû rencontrer le traducteur. Non
seulement il n'est pas facile de trouver des équivalents pour des
expressions composées et idiotismales comme the stay-putness ou
the hold-me-to-it feeling ; — de cela nous ne nous plaindrions pas trop ;
les auteurs américains nous y ont habitués déjà, et des expressions
de ce genre ont l'avantage d'être souvent frappantes et suggestives ;
— mais il y a des embarras bien plus grands dans la forme même du
style et dans le choix du vocabulaire. D'abord on y trouve beaucoup
de néologismes proprement dits : autotèlique, syntélique, pragmaté-
lique, syndoxique, co-agrégé, etc., et plus encore de termes usuels,
plus ou moins élargis ou restreints dans leur signitication, à la manière
hégélienne si bien que, pour les comprendre, il faut se reporter sans
cesse à leurs définitions : mode, meaning, coefficient, conversion, to
contrai, to fulpll, etc.
Il est bien certain que ciuelques-uns de ces mots, notamment le der-
nier, correspondent à des concepts tout à fait utiles à la psychologie,
et essentiels à la méthode de l'auteur. Mais qu'il est difficile de faire
nettement, dans l'emploi de ces expressions, le départ de leur valeur
traditionnelle et de leur dignité nouvelle! Ce n'est pas à dire, cepen-
dant, que l'abstraction règne ici sans partage. Loin de là : il n'est
guère de chapitre oii l'idée ne s'incarne de temps à autre dans des
exemples topiques, concrets, souvent pittoresques qui la font saillir
en plein relief; j'ai essayé d'en conserver le plus possible dans l'ana-
lyse précédente. Cependant le style abstrait est celui qui domine
dans l'ouvrage; et l'on y rencontre fréquemment cette forme de lan-
gage — je ne sais trop comment la nommer — qui consiste à faire
jouer un petit nombre de termes significatifs avec un grand nombre
de termes relationnels : « The complicated content is so far individual
that its présence is determined as \K-hat or tins and not as that or
other ralher than tins » (loO). 11 est curieux de remarquer que cette
ANALYSES. — KMUQUEZ. Problcmi délia scienza 435
manière d'écrire a été introduite \):\y dfs i)liilosoplics d'esprit i<antien
ou hégélien qui cherchaient h encliaîner les concepts suivant un ordre
(l'anfériorité logiqno et de synllièse profjrcssive. Les exemples n'en
iiKUupieraicnt pas dans notre langue. Au temps où jetais étudiant, elle
passait pour la marque nécessaire d'une pensée iorle, et beaucoup
(Télùves s'appliquaient à l'acquérir. Elle subit une transplantation
qui surprenil d'abord quand elle est api)li(piée h l'analyse génétique
de la |)nnsée réelle : mais ne serait-ce pas qu'au fond cette genésC;
('•tant une histoire abstraite, sans documents et sans date, est i)rol'on-
ilémcnt apparentée à la méthode logique qui procède par construction
de concepts? Rien n'est plus frappant, à cet égard, que de voir com-
bien ce volume par son ton, son contenu et sa méthode, diffère de
l'Ècolulion des Icb-cs gibièralos de M. Ribot, qui traite pourtant de
questions tout'à fait analogues, et dans un esprit non moins évolu-
tionniste. Mais je ne veux pas entrer dans la discussion, qui deman-
ilcrait un tout autre article. L'analyse sommaire que j'ai essayé d'en
donner ridessus aura du moins montré, je l'espère, le haut intérêt des
questions qu'il traite, et combien le point de vue où se place M. Bald-
win est propre à renouveler d'anciennes questions, qui viendront
peut-être s'y résoudre.
André L.alande.
Federigo Enriquez. — Proble.mi della scienza, 1 vol. in-8°, iv-59i) pp.
Bologne, Zanichelli, 1906.
Le plan extrêmement vaste de cet ouvrage est le suivant.
Un premier chapitre, qui a pour titre Introduction (1-80), traite de
la science et de la philosophie, du problème de la connaissance de
l'absolu, du subjectif et de l'objectif, enfin du positivisme; il repousse
la théorie de l'inconnaissable et montre qu'il n'y a pas, à proprement
parler, de problèmes insolubles. Le chapitre ii [Faits et théories,
81-151) concerne la définition de l'illusoire et du réel : notre croyance
à quelque chose de réel suppose un ensemble de sensations qui se
produisent invariablement si nous nous plaçons volontairement dans
certaines conditions déterminées. Chose en soi est une expression
vide de sens, à moins qu'on ne l'entende comme le symbole de notre
imi)uissance à modifier les sensations que nous alti'ibuons au réel.
Mais cette formule paraît exclure do la réalité ce qui ne se produit
({u'une fois et dont les conditions ne peuvent plus être réunies; et tel
est notamment le cas de tous les événements historiques; ne font-ils
pas partie de la réalité? Si, mais indirectement. Et d'ailleurs le sens
commun lui-mém*^ ne leur attribue pas la même réalité qu'aux objets
actuels. Ce qui est invariable en eux, ce sont les associations qu'ils
constituent avec le présent, et qui sont telles qu'on les retrouve, elles
436 REVUE PHILOSOPHIQUE
aussi, toujours semblables lorqu'on prend l'attitude intellectuelle qui
est propre à les manifester. Un détour analogue fait rentrer dans la
définition la réalité psychologique : les états de conscience des autres
sont jugés réels en tant qu'ils déterminent chez nous, eux aussi, une
attente qui n'est pas trompée, l'attente de certains actes, de certaines
paroles, de certaines réactions. A cela se joint une valeur émotive
particulière et le sentiment d'une limitation de notre propre volonté;
ces facteurs donnent à la réalité psychologique son caractère spécial
de réalité existant par elle même, comme les éléments analogues de
notre propre réalité. Peut-être faudrait-il y ajouter encore l'action
directe des esprits l'un sur l'autre, qui se présente par ailleurs comme
une hypothèse plausible. — Une fois arrivé à ce point, notre crité-
rium s'élargit : grâce au consensus des esprits, il cesse d'être seule-
ment individuel et devient social. Par là aussi se précise notre crité-
rium de la réalité historique, fondé sur le témoignage des autres
esprits. — Enfin cette définition de la réalité par l'attente ou la prévi-
sion accomplie est évidemment d'accord avec l'idée biologique de
notre activité générale, à la nature de laquelle notre connaissance
participe évidemment. On peut la résumer dans la formule logique
suivante : la réalité est Vinoariant manifesté pir la correspondance
des volitions et des sensations (iOOj.
Partant de là, on distingue aisément le fait brut qui répond, sans
plus, à la condition précédente, et le fait scientifique, qui résume un
très grand nombre de faits élémentaires et individuels en une formule
collective et valable pour tous. Il peut être encore très voisin du fait
brut, par exemple en astronomie — quand il ne s'agit que de trouver
les conditions nécessaires à la perception infaillible d'un astre nou-
veau ; en chimie, quand il s'agit d'isoler un corps. Mais même à ce
degré inférieur, il est déjà une loi, et les lois les plus générales ne sont
séparées des faits par aucune coupure : on le voit très bien dans les
degrés de l'histoire naturelle. De même aussi, il n'y a pas de coupure
entre les hypothèses vérifiables et les hypothèses invérifiables (par
exemple les hypothèses de structure, condamnées comme telles par
Aug. Comte) : le télescope et le microscope ont déjà donné une réa-
lité concrète à certaines hypothèses de, ce genre, et il n'y a à cela
d'autres limites que la a représentabilité » même des hypothèses
adoptées.
Au point de vue de l'ordre suivant lequel se constitue la science, il
y aurait lieu de substituer à la tliéorie logique de Cl. Bernard et de
Jevons (observation, hypothèse, déduction, vérification) le sclième
psychologique suivant : observation, création d'un concept qui la
représente hypotliéliquement, déduction et vérification. Tel est en
effet l'essentiel des théories scientifiques : prenons par exemple tous
les faits connus par Newton : les lois de Kepler, la chute des corps, etc.
Ce qu'il y ajoute, ce qui est créé de toutes pièces i)ar son activité
mentale et ses associations d'idées est un concept de la gravitation;
ANALYSES. — E>RiQLi:z. Prohlcmi délia scienza 437
ce concept a coordonné les faits et en a fait prévoir de nouveaux, que
rexpérience est venue condimer d'une manière tout h fait indépcn-
(lante : nous rentrons ici dans une analyse classique, dont lauteur
donne des exemples abondants et bien choisis. Il insiste particulière-
ment sur 1 introduction dans la théorie des objets fictifs (fluides,
élhers) et sur la substitution possible d'un système d'images ii un
autre. — Suflit-il, pour expliquer cette création, de dire avec Mach
qu'elle est gouvernée [)av la loi d'ticonomie psijchologiqnel Non, pas
plus qu'il ne suffit, pour expliquer l'évolution, de faire appt-l h la
sélection naturelle. De même que cette sélection n'aurait rien sur
quoi s'exercer si la vie, suivant une finalité qui lui est propre, ne fleu-
rissait sans cesse en formes nouvelles, de même les principes logiques
qui servent i\ la critique des concepts formés n'auraient rien où
s'ai)pliqucr si* l'activité de l'esprit n'engendrait spontanément une
matière nouvelle suivant ses besoins propres. En sorte que, dans
toute la critique des sciences, il faut toujours considérer séparément
ces deux ordres de questions : le premier se manifeste dans le déve-
loppement déductif de la science, et le second dans son développe-
ment inductif.
Le chapitre m (153-239) concerne la Logique. 11 se divise en trois
parties. La logique pure, envisagée surtout dans son rapport avec la
mathématique, qui en démontre re.xistence et la fécondité, Y Applica-
tion de la Logique, où l'on considère le mouvement alternant de la
pensée qui vérifie et précise tour à tour les unes par les autres les
hypothèses explicites et les hypothèses impAicites (c'est-à-dire les
principes directeurs de la connaissance;; enfin VAspect p}iysiolo(jiquc
de la Logique qui consiste à traduire en images problématiques de
courants nerveux et de modifications anatomiques la représentation
associationniste de l'intelligence qui est adoptée par l'auteur.
Le chapitre iv (237-347) a pour objet la Géométrie. Elle est consi-
dérée comme une partie de la physique. La démonstration en est sur-
tout critique: elle commence par une longue discussion du « nomi-
nalisme » de M. Poincaré, c'est-à-dire de la thèse suivant laquelle
les conventions fondamentales de la Géométrie porteraient sur des
objets qui n'ont rien de commun avec ceux qu'étudie la géométrie,
tandis que celles de la mécanique et de la physique porteraient sur le
même objet, ou du moins sur des objets très analogues; en sorte que,
contrairement à ce qui se passe en géométrie, on y resterait sans
cesse au contact des choses et les principes y seraient la généralisa-
lion directe et naturelle des faits particuliers observables. Cela est
faux : si l'espace présente des propriétés non physiques, c'est seulement
en tant qu'il est un concept, comme la densité ou la pression. — De
ce point de vue sont examinées également, avec un grand défait, les
géométries non-euclidiennes : les postulats de notre géométrie sont
des hypothèses physiques, que l'expérience actuelle confirme très
exactement au degré de précision que nous sommes capables
438 REVUE PHILOSOPHIQUE
d'atteindre; et la preuve c'est que, sous d'autres conditioas, elle pour-
rait les démentir.
D'oîi l'intérêt particulier de la formation psychologique de l'idée
d'espace, analysée selon la méthode de Mach : cette analyse occupe
toute la seconde partie du chapitre (300-347); elle aboutit à montrer
« d'abord la variété des expériences élémentaires et inconsciemment
répétées que nous rappelons dans la vision Imaginative ou intuitive
de l'espace; mais plus encore le long processus d'association et
d'abstraction par lequel les concepts géométriques ont été engendrés ».
Le chapitre v traite de la Mécanique (349-448). Du point de vue pré-
cédent, elle se rattache directement à la géométrie, dont elle est une
extension : elle comprend l'étude du temps (ordre de succession des
phénomènes), de la durée (mesure de cet ordre), du point matériel, de
la force, du mouvement, de la masse, de l'inertie; la statique des
systèmes; la théorie des Taisons, celle des machines simples, le prin-
cipe des travaux virtuels; la dynamique et le principe de la moindre
action. Chacun de ces points est étudié et critiqué : la façon dont se
vérifie le dynamique fournit la conclusion.
De même que la Mécanique par rapport à la Géométrie, la Physique
est une Extension de la Mécanique : c'est le titre même du cha-
pitre VI (449-580), dont la première partie concerne la physique
proprement dite, et la seconde l'applicalion de Thypothèse mécaniste
aux phénomènes de la vie.
La physique proprement dite doit d'abord trouver un moyen de
mesurer tous les faits qualitatifs qu'elle étudie. Le détour par où elle
y. parvient est plus ou moins long : ainsi la mesure des distances, des
volumes, des poids, des chaleurs, des températures, présuppose un«
élaboration de plus en plus complète de l'objet étudié. Ce travail fait,
on se trouve en présence de deux sortes de mesures, les unes portant
sur l'extensif (données géométriques), les autres sur l'intensif , forces) :
et l'on tend à leur unification. La réduction de la seconde classe à
la première est le type du mécanisme cartésien; la réduction de la
première à la seconde est le type du mécanisme newtonien. Au type
cartésien appartiennent les hypothèses sur les causes de la gravi-
tation, la théorie cinétique des gaz (à propos de laquelle fauteur
étudie la théorie de l'élasticité et les difficultés qu'elle a soulevées), la
ihéorie mécanique de la chaleur et l'explication cinétique du second
principe de la thermodynamique, enfin, d'une façon générale, toutes
les explications modernes où l'on admet des masses cachées qui
permettent de ramener l'élasticité elle-même au mouvement. On
peut y rapporter aussi toute la théorie des électrons. Il semble
donc que la méthode bacono-cartôsienne triomphe pleinement. ;\Iais,
d'autre part, toutes ces représentations à leur tour exigent, pour
être utiles, c'est-à-dire pour faire prévoir les phénomènes, l'emploi
d'équations, qui seules contiennent la vérité physique afférente aux
connaissances dont il s'agit. Ces équations sont soit absolument indé-
ANALYSES. — EMUQUEZ. Pvohlcmi délia scienza 439
pendantes de la représcntalioii mécanique, ot elles conslilucnt dans
ce cas tout ce qui! y a de positif dans la lliroric (par exemple dans
Vèner(ji'' tique de Helmiioltz, dans la théorie éleclro-niagnélique
de Hertz); soit dépendantes de la représentation mécanique (par
exem[)le dan< l'optique vibratoire de Fresnel) et elles déterminent
dans ce cas les conditions communes à toute une série de représenta-
lions mécaniques possibles; car, suivant la célèbre remarque de
M. Poincaré, un seul modèle d'un phénomène en implique une
infinité de modèles possibles : la partie solide est donc en tout cas le
système des équations qui ne changent pas.
Rien de plus vrai, mais là ne se borne pas l'utilité d'une théorie. Un;
modèle mécanique relatif à un groupe de phénomènes A prolonge la
sensation sous la forme d'une vision imaginable et suggère par feuite
la découverte de nouveaux rapports soit entre les éléments de A, soit
entre A et d'autres phénomènes appartenant à un groupe plus étendu.
A ce titre il a une valeur heuristique qui dépend précisément des
particularités du modèle concret. Ainsi le modèle ondulatoire de
l'optiquo a fait découvrir le principe de Doppler; le modèle électro-
magnétique, qui équivaut au précédent pour les milieux non conduc-
teurs de l'électricité, ou non doués de perméabilité magnétique, s'est
montré supérieur en faisant prévoir de nouveaux rapports entre les
phénomènes lumineux et le champ magnétique. — En dédnilive les
deux méthodes ont leur raison d'être : la méthode mathématique
contient pour ainsi dire un groupe fermé de prévisions précises, la
méthode concrète un groupe de prévisions indéterminé mais indéfini-
ment extensible. Comprendre une théorie, c'est pouvoir se placer
tour à tour aux deux points de vue, et acquérir ainsi « une vue
synthétique des rapports généraux des faits dans un schème simplifié,
qui permet de faire abstraction des particularités techniques de l'expé-
rience et des développements du calcul » (549).
Sur le rapport du mécanisme et de la vie, trois points sont
examinés :
1" Les difficultés verbales et les raisons de sentiments. Il est évident
que rejeter a priori le mécanisme au nom d'une antithèse entre la
spontanéité et l'inertie, ou l'écarter parce qu'on a peur qu'il ne porte
atteinte à nos jugements de valeur, c'est ignoratio elenchi : une affir-
mation scientifique, étant de l'ordre de ce qui est, ne peut ni être
modifiée par une proposition de l'ordre normatif, ni la modifier elle-
même.
2° Les difficultés qu'on tire des caprices apparents du phénomène
vital, et du libre arbitre humain. On en fait aisément justice; carie
jour où l'on trouve le déterminisme d'une maladie, on l'arrête à coup
sûr : il y en a d'innombrables exemples, dont le plus récent est celui
de la malaria; et quant à la liberté humaine elle est réelle, mais elle
n'a rien de contraire au déterminisme; car elle n'est pas une indéter-
mination mais une détermination d'un ordre spécial, celle qui résulte
440 REVUE PHILOSOPHIQUE
de l'ensemble de notre vie morale et de notre conscience. La contra-
diction n'existe que si l'on fait de l'àme une substance transcendante,
à laquelle on veut réserver un droit d'intervention au milieu des
phénomènes naturels : mais c'est une hypothèse que rien ne justifie.
3° La méthode même qu'on doit suivre. Si l'on entend par physi-
cisme biologique cette thèse que les conditions essentielles dont il
faut tenir compte dans la causalité physique, sont aussi les conditions
essentielles dont il faut tenir compte dans la causalité biologique, le
physicisme est une erreur. Au fond des choses, rien n'empêche le
mécanisme d'être valable pour les êtres vivants : nous devons même
l'admettre en principe, si nous tenons à l'unité de la science. Mais, en
fait, une bonne méthode exige qu'on prenne les phénomènes de la vie
en eux-mêmes, avec les exceptions apparentes qu'ils offrent à la
physique générale (par exemple les tissus imperméables pendant la
vie qui deviennent perméables quand l'animal est mort). Il faut donc
admettre, par esprit de positivisme, la spécificité des lois biologiques,
et de la finalité qui leur est propre. En un mot il n'y a aucune contra-
diction entre l'hypothèse mécaniste et la science de la vie ; mais le
mécanisme est une hypothèse indifférente au progrès de la biologie.
Plus tard la conception biologique réagira peut-être sur la
Physique, comme celle-ci sur la Mécanique, pour donner de l'ensemble
une vue plus complètement unifiée.
On voit tout ce que contient cet ouvrage, et combien il soulève de
questions. Novns orbis scientio.riu)\. Il en résulte quelques inconvé-
nients. L'exposition en est souvent décousue, et le développement est
d'une grande inégalité : à côté de longues explications sur des ques-
tions relativement simples, certains points délicats sont traités rapide-
ment, comme s'ils ne soulevaient aucune difficulté : quelquefois
même par de simples allusions, comme si le lecteur devait être
évidemment renseigné sur ce dont il s"agit. Certaines pages exposent
d'une façon très complète, des points bien acquis de philosophie des
sciences, tout à fait utiles à vulgariser; on en ferait un excellent
manuel à l'usage des classes; les faits y sont nombreux, souvent
topiques; ils renouvelleraient utilement le stock un peu maigre
des exemples qu'utilisent d'ordinaire les cours de méthodologie. —
D'autres passages sont tout différents d'aspect : ils expriment d'une
façon parfois ardue, parfois surtout insuffisamment critiquée, des
théories personnelles à l'auteur, qui paraît beaucoup mieux informé
des mathématiques f[ue de la psychologie et de la théorie de la
connaissance. — Dans la forme, on dirait qu'il s'est plu à imiter les
digressions, les retours, les esquisses rapides et vite abandonnées, en
un mot le genre « conversation » qui caractérise les ouvrages philo-
sophiques de M. Poincaré. Si l'ouvrage était traduit en français, il
faudrait, me semble-t-il, en abréger quelques passages, et y ajouter
eh revanche un certain nombre de notes explicatives : le fond en reste-
rait utile et instructif. A. L.
ANALYSES. — iiiïACiiiCESCO. Le problème de la conscience 441
III. — Sociologie.
Draghicesco ,D. . — Le proiu.lme de la conscience. Ktude psyciio-
socioLuciKjLi:, 1 vol. iii-8 de la liibliolkéfiue de philosophie conlempo-
raine, 24i p. Paris, Féli.v Alcan, 1907.
M. Draghicesco nous donne un livre où l'on trouve des idées inté-
ressantes, dont quelques-unes au moins, comme il arrive souvent aux
idées intéressantes, sont fort discutables.
« Considérer le problème de la conscience individuelle au point de
vue social, telle est, dit l'auteur, l'idée maîtresse de ce livre. » Mais
vraiment cette phrase n'en donne pas une idée suffisante. M. Draghi-
cesco s'est proposé de supi>rimcr en un sens la psychologie individuelle
en rincorporant à la sociologie, il a donné un ensemble de vues
générales sur la sociologie, et même sur le monde, et il a tâché d'en
montrer les conséquences en ce qui concerne les aspirations actuelles
ou permanentes de la conscience individuelle.
Il veut établir tout d'abord l'origine sociale de la conscience. En
passant de la société primitive la horde, la tribu; à la société civilisée
l'individu a subi une modification essentielle. La société l'a transformé.
Il a acquis une vie intérieure qui lui était inconnue. Celte vie inté-
rieure c'est la société qui la lui donne en le modelant à son image.
< La réflexion, la conscience, l'àme, seraient donc des qualités qu'il a
déduites de la vie sociale. » Il a donné de soi, et infiniment acquis, il
a réalisé un accroissement de sa vie grâce à linlluence que les autres
ont exercée sur lui. C'est ainsi que l'homme est devenu réfléchi,
raisonnaljle, c'est-à-dire social, et il s'est ainsi formé une réalité nou-
velle, supérieure à la réalité biologique. L'individu humain devient,
pour la sociologie, semblable à ce qu'est la cellule vivante pour
la biologie. Continuant à chercher des analogies entre la constitu-
tion de ces deux sciences, et ramenant la conscience humaine à des
causes sociales, M. Draghicesco conclut que « les sciences sociales
doivent se substituer à la psychologie dans l'étude de l'esprit et de la
conscience ». C'est la sociologie, non la psychologie qui peut former
une véritable science abstraite.
La psychologie individuelle est, en effet, impossible. Un chapitre
entier est consacré par l'auteur à démontrer cette proposition. La
psychologie introspeclive, la psychologie physiologique, la psychologie
expérimentale se sont montrées également impuissantes. On n'a pu
établir ni connaître une seule loi psychologique; « après un demi-
siècle de travail rude et obstiné, on s'aperçoit qu'en fait de psycho-
logie proprement dite et de lois mentales, on est aussi peu avancé
qu'auparavant. Sans doute nous ne méconnaissons pas la valeur des
lois de Weber, de P^echner, de Wundt, etc., pas plus que celle de la loi
de l'évolution et de la dissolution progressive des états psychiques
établie par M. Ribot. Il nous semble, cependant, que ces lois ne sont
442 REVUE PHILOSOPHIQUE
rien moins que psychologiques, et seul un esprit réduit à ses der-
nières ressources peut voir en elles autre chose que des lois physio-
logiques où se révèle le mécanisme du fonctionnement physico-
chimique du système nerveux. En d'autres termes, seule la nécessité
de justifier le titre d'une science qui n'existe que de nom, a pu con-
duire les esprits à se tromper sur la nature réelle de ces lois. « Une
science de la psychologie individuelle est impossible, il laut consi-
dérer l'homme dans ses rapports avec les autres hommes pour arriver
à quelque résultat vraiment scientifique, il faut constituer une psy-
chologie inter-individuelle.
Mais si la psychologie individuelle est impossible, la sociologie
« objective » ne l'est pas moins. Si la science de la psychologie, pour
mériter ce nom, doit tendre vers une psychologie inter-individuelle,
ou sociale, la sociologie sera stérile et contradictoire jusqu'à ce qu'elle
ait évolué, elle aussi, vers une sociologie psychologique, individuelle.
Il faut donc rapprocher la sociologie et la psychologie, de manière
à cesser d'admettre une psychologie essentiellement distincte. L'auteur
examine les conditions de ce rapprochement. 11 doit s'effectuer sur
le terrain de la morale et il doit se faire par l'absorption de la psy-
chologie dans la science sociale. La psychologie est un simple dérivé
de la sociologie. « La sociologie est la science abstraite, la science
des lois », à côté d'elle « la psychologie n'est que la science concrète
qui contient la matière à laquelle s'appliquent les lois sociologiques.
C'est dire que la psychologie et la sociologie se confondent comme
une science abstraite avec sa matière concrète... En un mot : la-
sociologie est la science des lois i^sychologiques. »
Mais cette conception d'une science sociale abstraite s'est déjà
montrée sous une forme différente, et c'était sous la forme d'une
morale. La conception de la morale kantienne « est, dit l'auteur,
l'intuition la plus nette et, en même temps, la plus profonde de la
thèse que nous défendons ici ». Si la société est une sorte de généra-
lisation et d'universalisation de l'individu, c'est précisément aussi
celte universalisation que Kant invoquait comme règle de l'action
morale. « Le fait social de M. Durkheim n'est tel, qu'en tant qu'il
n'est pas psychique, individuel, et en. tant qu'il est une loi, une
manière de faire commune dans un groupe social, c'est-à-dire en tant
qu'il est « universalisé », pour employer la terminologie de Kant. » Le
moral n'est en somme « que le social devenu psychique ou le psy-
chique devenu social. Car le moral co7isiste tantôt dans Vérection de
la conduite personnelle en loi universelle, tantôt dans la soumission
de la volonté à une loi universelle, c'est-à-dire sociale. »
L'accord des esprits, cette « universalisation » qui doit constituer la
réalité de la sociologie, ne peut pas être définitivement accompli d'une
manière théorique. La méthode active, volontaire doit nécessairement
collaborer avec la méthode spéculative. Et, « parallèlement aux efforts
théoriques de Kant et de Comte, nous constatons les efforts pratiques
ANALYSES. — nitAGiiiCESCO. Lc problème de la conscience 443
de deux mouvemenls hislorico-sociaux qui vont dans le même sens et
se confirment à merveille ». L'un de ces efforts pratiques, c'est « le mou-
vement niveletir de la Terreur », continué par t la tendance unifor-
matrice et législative » de Napoléon. Le second, c'est le mouvement
créé par le socialisme et la démocratie. 11 tend aussi à généraliser les
idées, les sentiments, les manières d'être, h universaliser un type
d'individu social. Si son idéal se réalise, « toute action individuelle
sera accomplie d'après une maxime qui vaudra en même temps comme
un principe de législation universelle. La belle formule de Kant est, en
effet, le (réfonds, le postulat du mouvement démocratique La démo-
cratie et l'impératif catégorique, voilà les deux négations efficaces de
la psychologie individualiste destinées à être confondues avec la
sociologie. »
Et l'on remarquera sans doute que la sociologie ainsi comprise
dilTère assez profondément de ce que l'oa entend généralement par
une science, et que ses lois ne ressemblent guère à des lois scienti-
fiques. En effet, il n'y a pas, actuellement au moins, de « lois sociolo-
giques » analogues aux lois de la physique et de la chimie. Ce n'est
point à la complexité du sujet de l'étude psychologique et sociolo-
gique qu'il faut attribuer ce résultat, ce n'est pas non plus à la nou-
veauté relative des sciences qui l'examinent. C'est simplement que
ces lois, ces distribufions régulières des faits, n'existent pas dans le
domaine psychique et social, qui est celui de l'indéfini, de lirrégula-
rité, de Vanomie. Cela ne signifie pas que la causalité en soit exclue,
mais les phénomènes, quoique déterminés, n'y prennent point une
apparence régulière comparable à celle des phénomènes physico-
chimiques. L'incohérence et la causalité s'y joignent.
Il est donc absolument inutile de chercher des lois sociales avec les
méthodes rigoureusement objectives des sciences naturelles. Plus les
méthodes seront rigoureuses même, et plus elles seront infructueuses.
La méthode sociologique est toute différente. Pour trouver les lois, il
faut d'abord les créer, les rendre réelles, donner l'être aux faits qui
les incarnent. L'art, ici la praticpie, ne peuvent être séparés de la
science. C'est pourquoi les lois sociales sont impcratives, elles
iîidiquent non pas ce qui est, mais ce qui doit être, ce qu'il faut réaliser
pour que l'objet de la sociologie existe réellement. « Concluons donc
que les lois sociales et psychologiques n'existent pas et ne sont pas
à découvrir, sans vouloir dire, par cela, quelles ne pourraient pas
exister. Disons, au contraire, que si les lois sociales et psychologiques
ne peuvent pas être établies par un simple acte de constatation et par
une siniide recherche contemplative, elles peuvent toutefois être
découvertes au moyen d'une initiative délibérée, acte créateur de la
volonté, impératif catégorique qui élimine les exceptions et simplifie
la complexité psychique et sociale. » « A notre humble avis, ajoute
l'auteur, le mouvement démocratique n'est qu'une méthode scienti-
fique, qui s'est formée à côté et à linsu de celle des savants. Et
444 REVUE PHILOSOPHIQUE
tandis que les efforts contemplatifs de ces derniers se révélaient
infructeux, la méthode démocratique créait des lois sociales effectives,
préparait et aplanissait le terrain qui, de cette manière seulement,
pourrait devenir propre aux sciences sociales. Seul le mouvement
démocratique a été de quelque efficacité pour la science sociale et pour
la science de l'esprit. Si ces dernières ont pu et peuvent arriver, avec
le temps, à découvrir et à déterminer quelques lois et quelque régu-
larité dans leurs domaines, ce sera une simple consécration de
l'œuvre uniformatrice de la démocratie. »
Mais pourquoi n'existe-t-il pas actuellement des lois psychologiques
et sociales semblables aux lois naturelles? C'est que les sociétés
humaines sont relativement jeunes. Le système solaire n'a pas été
d'emblée soumis aux lois qu'on lui connaît aujourd'hui. Il a passé
lentement de l'état de nébuleuse anarchique à celui de système
organisé. Les lois physiques, chimiques, biologiques, se sont de même
lentement constituées. Avant qu'elles existassent, il est bien clair qu'un
observateur ne pouvait les trouver, de même les lois sociales ne
peuvent ôti'e découvertes tant qu'elles n'existent pas. Les sociétés en
sont à la période de la nébuleuse, du chaos, de l'anomie, la réalité
sociale n'est encore qu'une aspiration vers l'être. Mais il dépend en
partie de nous de la rendre plus vraie. Et deux conditions immédiates
permettent à la réalité sociale et à la science sociale de se créer
parallèlement. L'une est « la connaissance et l'utilisation de toutes les
forces et de toutes les lois naturelles qui gouvernent la planète », et
l'aulre, c'est « l'étendue réelle de la société, le volume, le nombre et
la densité de son contenu, c'est-à-dire le progrès du processus de
l'intégration sociale ». Ainsi peu à peu l'évolution sociale pourra se
faire.
Il faudra déranger encore tous les ordres imparfaits dont les civi-
lisations différentes ont esquissé la création. « L'ordre et le progrès
sont deux éléments incompatibles. » Mais le désordre futur doit
accompagner « les conditions les plus extrêmes du progrès, d'où
surgit l'ordre définitif ».
M. Draghicesco étudie ensuite plus en détail la création des lois
sociales et de la société même par la méthode active, démocratique.
Il a d'ingénieuses remarques sur la statistique et le suffrage
universel. Le sociologue objectif ne peut arriver à la connaissance
de ce qui est. Il y a des faits irréguliers, il ne peut généraliser contre
CCS fails sans manquer à sou principe. Mais le suffrage universel et
le principe de la majorité permettent d'éliminer l'intluence d'une partie
des voix exprimées, il crée l'uniformité là où elle n'existe pas, il
remplace en quelque sorte l'induction du savant. A côté « des efforts
stériles de la méthode sociologique objective, s'est réalisée, dans les
deux derniers siècles, cette autre méthode également sociologique,
mais active et pratique : le mouvement social démocratique et socia-
liste. Le mouvement social offre tous les caractères d'une véritable
ANALYSES. — DitAr.MiCKsco. Le problème de la conscience Mi>
science sociologique. Car il rraliso rindiiclioii cl la slalislique au
moyen du suffrage universel. Sa force scienlifiquc abstraite con-
siste dans le simple mécanisme du vote. Sa portée scientifique
généraiisalricc, législatrice, consiste dans le principe îles majorités,
qui fait qu'un tiers, rarement la moitié, imi)ose sa manière de voir
au reste. Enfin, celte méthode trouve dans la sanction dont elle
appuie les projets et les liypolhèses ainsi découvertes, le seul moyen
de les vérifier. La logique des faits nous conduit donc à cette
conclusion, qui nous mettra peut-être en contradiction avec la plupart
des sociologues contemporains : le mouvement démocratique
socialisle est li seule méthode sociologique viable et efficace. La
démocratie est la science éthico-sociale vivante et vécue, c'est la
science sociologique mise en aclion, se créant elle-même et en tra'in
de se créer. » *
La méthode inductive doit se compléter par la méthode déductive,
le suffrage universel « est déjà trop positif». 11 augmente luniforniité,
mais il eu suppose la réalité préalable. Si elle n'existe pas, il faut
pourtant la créer. Le suffrage universel doit se compléter par la
propagande, qui constitue la méthode déductive, telle que l'auteur la
conçoit en sociologie. « Si le suffrage universel peut, en elîet, décou-
vrir en les décrétant les lois sociales, la vraie raison de ces lois est
dans le fait de la propagande. » Ainsi : « la seule façon de créer des
lois, c'est de les imposer, c'est de les suggérer aux masses; la seule
manière de les vérifier, c'est de les propager ».
Vers la fin de son étude, l'auteur étudie les conflits de la science et
de la conscience. La conscience contient une sorte de savoir général
indéfini, vague, peu cohérent. La science doit lui donner la fermeté
et la précision qui rendent plus grande et plus facile notre prise sur
la réalité. Mais tant que sa tâche n'est pas accomplie, des conflits
s'élèvent, et ne peuvent cesser tout à fait. Il faudra pour cela que tout
le contenu de la conscience soit rendu scientifique, et ensuite que les
notions scientifiques se généralisent chez tous, descendent dans
toutes les consciences, s'y transforment de science commune en
conscience rationnelle. Le désaccord n'est donc pas essentiel ni
éternel. Ainsi se réaliseront en quelque sorte la liberté de la volonté,
l'immorlalité de l'Ame, l'existence de Dieu qui sont « les croyances
et les aspirations les plus profondes, les plus fortes et les plus fonda-
mentales de notre conscience ». La liberté de la volonté sera réalisée
par la connaissance de la nature que l'homme prendra. L'immorta-
lité de l'àmc accompagnera vraisemblablement la vie illimitée, non
fatalement soumise à la mort qu'admet la science d'aujourd'hui. La
science satisfera « aux besoins de l'espèce par la conservation des
intlividus et non par leur mort. La mort physique sera abolie par elle.
L'immortalité physique amène l'immortalité de l'àme. Ce n'est donc
pas à la science de nier cette immortalité, car chaque pas y conduit,
qu'elle fait sur la voie du progrès. » Quant à Dieu, c'est à peu près
446 lŒVUE PHILOSOPHIQUE
l'homme lui-même arrivé à son plein développement. Ainsi, « malgré
des contestations amères de part et d'autre, la science confirme
indirectement à chaque découverte les postulats de la foi, et prépare
leur réalisation. De son côté, la conscience religieuse, peut-être à son
insu, ne cesse de suggérer à la science les lignes principales selon
lesquelles celle-ci peut utilement diriger ses efforts. » La conscience
est donc une force active et utile, c'est à elle, « réduction atomique et
résumé fidèle des rapports sociaux, de commencer la réalisation du
nouvel équiliJDre », qui s'indiquera d'abord dans certaines consciences
d'où il rayonnera vers les autres. Ainsi « les découvertes de la science
conduisent progressivement à la réalisation des aspirations de l'ànie
humaine; il est alors logique que la conscience et ses aspirations
dirigent les essais et les efforts de la science. La conscience doit poser
distinctement les fins que doit viser la science. Et inversement, pour
que les recherches scientifiques soient cllicaces, elles ne pourront
mieux faire que de se laisser guider par ces aspirations profondes de
l'âme humaine. Elles arriveront ainsi plus sûrement à leur but. Au
point de vue des lois sociales et morales comme au point de vue des
progrès scientifiques, la conscience moderne possède des vertus
créatrices sans égales, grâce au développement qu'elle acquiert en
raison de l'extension universelle de la société civilisée. »
J'ai vu avec plaisir le livre de M. Draghicesco, et je trouve qu'il offre
un réel intérêt, plus encore peut-être au point de vue de la philo-
sophie générale qu'en ce qui concerne le rapport de la psychologie à
la sociologie et la constitution de cette dernière science. Je suis très
porté à être de son avis sur les rapports des lois naturelles et des lois
sociales, et parce que son opinion est, au moins à certains égards, la
mienne depuis longtemps déjà. 11 y a bien des années que j'ai consi-
déré, ici même, je crois, la loi morale comme étant une loi natu-
relle en voie de formation. Malgré cela je n'accepterais sans doute
pas toutes les idées de détail que M. Draghicesco a associées à cette
manière de voir. Peut-être aurait-il pu analyser un peu autrement la
nature des lois et de leurs manifestations variées. Je crois aussi qu'il
aurait pu préciser davantage le sens du mot « conscience ».
Mais il y a beaucoup à tirer pour élargir nos idées sur nos connais-
sances et sur les choses de cette idée que les lois ne sont pas — toutes
au moins, et peut-être aucune d'entre celles que nous pouvons
connaître — des vérités éternelles, mais le résultat de tâtonnements
nombreux et d'évolutions successives, que nous assistons à la nais-
sance, au développement, aux transformations d'ébauches de lois
qui avortent, ou qui se transformeront et qui arriveront peut-être à
se fixer.
On reconnaîtra dans certaines idées de M. Draghicesco rinfiuence
des théories de M. de Roberty, de M. Izoulet et aussi de G. Tarde. Je
doute d'ailleurs qu'il faille accepter avec lui l'absorption delà psycho-
logie par la sociologie. 11 me semble plutôt que la psychologie doit
ANALYSES. — JACoiti. Ilcrders nnd Kants /Eslhelik 4iT
conserver une existence distincte, même comme science abstraite.
Et j'en indiquerai encore une sur l'optimisme vraiment excessif, h
mon sens, des conclusions de l'auteur. Sa façon nirnic de satisfaire
les aspirations de la conscience moderne me paraît prêter à bien des
critiques. Il a peut-être voulu trop de conciliation. Je doute que ceux
qui aspirent vraiment et fortement i\ l'immortalité personnelle soient
satisfaits jjar l'idée qu'un jour, encore si éloigné qu'on ne peut
liinaginer ([ue bien abslraitement, la vie pourra n'aboutir plus à la
mort. Y aura-t-il encore des individualités en ce temps-là? En tout
cas, il ne viendra pas pour les nôtres. Et même le système solaire
durera-t-il assez pour permettre cette création de l'homme-Dieu
omniscient et éternel.' Et cet homme-Dieu arrêtera-t-il les transfor-
mations de l'univers qui lui ùteraient ses conditions d'existence?
Convenons que'nous n'en savons rien et que l'optimisme est ici assez
aventureux. Sans aller même si loin, je suis moins confiant que
l'auteur dans rcfficacité cornijlète des mouvements politiques et
sociaux actuels. Je pense qu'ils peuvent servir 1 humanité pendant
(pielque temps, mais vraisemblablement ils paraîtront suranm-s dans
quelques siècles.
Au reste, il n'est pas possible de faire un ouvrage sur de pareilles
(jnestions sans soulever des objections et des réserves, à moins d'être
insignifiant et l^anal, — et encore! Le livre de M. Draghicesco n'est
heureusement ni banal ni insignifiant. Il est sérieusement pensé et
assez clairement écrit. Les idées y sont ingénieuses, intéressantes,
parfois aventureuses, mais parfois profondes. C'est un livre qui mérite
d'être étudié. Fr. Paimian.
IV. — Esthétique.
Gûnther Jacobi. — Herders und K.ants OEsthetik. 1 vol. in 8", ix-
348 p. Leipzig, Diirr, 1907.
L'objet que s'est proposé M. Jacobi dans ce travail est très nettement
expliqué par lui. Les historiens de l'esthétique ont presque univer-
sellement méconnu le sens et la valeur des idées de Ilerder; et l'on
n'a guère vu en celui-ci que l'adversaire de Kant. Or ce n'est pas
ainsi qu'il faut poser le problème. Kant est moins un esthéticien que
le théoricien de l'a priori en matière d'esthétique. Le point de vue de
Kant est, dès lors, diamétralement opposé à celui de Ilerder, leriuel
procède inductivement; et c'est Ilerder qui détermine les problèmes
en esthéticien. Dès lors qu'il s'agit des rapports entre les thèses de
Herder et celles de Kant, et que l'on ne veut pas se borner à deux
monographies distinctes, une seule méthode reste possible
rechercher ce que deviennent les problèmes agités par Ilerder dans
l'esthétique de Kant.
De la définition de l'objet proposé résulte le plan de l'ouvrage. 11
448 REVUE PHILOSOPHIQUE
s'agit, d'abord, de montrer à quelle tradition commune ont puisé les
deux adversaires, et quel fut l'accueil réservé — à brève ou courte
échéance — à leurs thèses respectives. En second lieu, il s'agit
d'exposer quelle fut l'esthétique de Herder au temps de sa pleine for-
mation, c'est-à-dire telle qu'il l'expose dans son ouvrage essentiel, la
Kalligone. En troisième lieu, il s'agit d'examiner ce que deviennent les
problèmes que le Kalligone devait s'efforcer de résoudre dans l'ouvrage
capital de Kant, la Critique du Jugement.
Les thèses essentielles de Herder sont celles de la signification et
de la perfection. Vanimation esthétique des choses est, non pas
enseignée dogmatiquement, mais adoptée comme exprimant le point
de vue naturel. Le beau réside, dès lors, dans Yobjet lui-même; l'acte
esthétique consiste dans l'abandon de soi-même à l'objet, donc dans
la sympathie; la connaissance objective devient la mesure de la com-
pétence esthétique, le concept est misa son rang dans la connais-
sance esthétique; et une échelle des valeurs esthétiques s'établit
d'après l'échelle des valeurs objectives. Le beau est identifié au vrai;
l'esthétique est normative, il y a un idéal esthétique et une éducation
esthétique. Le sublime, objectivement déterminé, consiste dans ce
qui éZère l'homme vers l'idéal de l'humanité. — Et de cette esthétique
se dégage une philosophie de la nature, une doctrine de Vanimisme
universel.
A ces thèses de Herder M. Jacobi se montre, en somme, favorable. Et
les thèses opposées de l'esthétique kantienne lui apparaissent comme
dogmatiques et moins conformes aux tendances modernes. 11 se plaît,
d'ailleurs, à montrer les inconséquences où la force même des choses
réduit l'apriorisme et le formalisme kantiens. Mais, s'il condamne le
point de vue subjectiviste de Kant, s'il repousse (en leur sens criti-
ciste) les trois principes de Vuniversalisation, du désintéressement,
et de la finalité sans fin, — il n'en admet pas moins la légitimité rela-
tive de la méthode de Kant, laquelle répond (à sa manière) au problème
de la genèse du phénomène esthétique; l'esthétique phénoméniste, et
non plus génétique, laquelle traduit le phénomène esthétique en sa
nature spéciale, répond plutôt au point de vue de Herder. Mais Herder
reconnaît le rôle secondaire des phénomènes pré-esthétiques et laisse
ainsi à la méthode génétique son rôle légitime. Seulement, du point
de vue normatif de la Kalligone, les erreurs esthétiques, auxquelles
la Critique du Jugement (en sa haine du concept] laisse toute carrière,
se trouvent écartées et l'esthétique objective de Herder se rattache
bien à sa philosophie générale, laquelle professe l'unité de l'être
humain, donne au vrai la préséance sur le bien et le beau, et voit
dans leur fusion (ainsi hiérarchique) l'idéal de la pure humanité.
J. Second.
Le propriétaire-gérant : Félix Alcan
Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD.
DOIT-ON lO.NDEll LA SCIENCE MORALE ET COMMENT?'
I
DOIT-ON FONDER LA SCIENCE MORALE?
I. — Nécessité des principes.
•
« Quand j'ai eu trouvé mes principes, tout le reste est venu à
moi. » L'aflaihlissement de l'esprit philosophique et même du véri-
table esprit scientifique s'est toujours reconnu, dans l'histoire, à
l'absence de « principes » et à l'exclusive domination des vues
pratiques. Non moins que Montesquieu, Auguste Comte déplorait
la dispersion des sciences en spécialités sans lien entre elles.
Aujourd'hui, quelques philosophes ou sociologues veulent faire
de la morale une sorte de spécialité sur laquelle on travaillerait
sans se préoccuper d'en critiquer et d'en justifier les bases. Pour
nous, loin de faire fi des principes, nous croyons qu'ils sont l'essen-
tiel. Y substituer la pure étude de faits biologiques ou sociolo-
giques, c'est vouloir faire marcher une montre sans y introduire le
grand ressort. Les siècles à venir seront de plus en plus des
« siècles de lumières ». Espérer que l'homme obéira les yeux
bandés, soit aux dogmes religieux, soit aux institutions sociales,
soit à l'intérêt social, soit même aux lois de la « vie », c'est croire
que l'homme se fera machine, alors qu'il devient chaque jour plus
réfléchi et plus raisonneur. Vainement on nous invite à délaisser
pour les « questions pratiques du jour » la paix des « questions
éternelles ». — Dites plutôt, hélas! le tourment des questions éter-
nelles. Les problèmes du jour ne peuvent vraiment se résoudre
qu'en vertu de raisons qui les dépassent : l'actuel dépend du per-
pétuel. S'agit-il de .savoir si le soldat doit désobéir à ses chefs et
même tirer sur eux, il faudra remonter à la valeur des institutions
I. Ces pages sont extraites de rintroduction de la Murale des idées-forces, qui
va paraître à la librairie Félix Alcan.
TOME LXIV. — NOVKMBRE 1907. 29
450 UEVUE PHILOSOPHIQUE
militaires pour la défense de la patrie dans l'état présent de
l'Europe, puis à la valeur de l'idée de patrie, puis à la valeur de
l'idée d'humanité, et ainsi de suite. Le souci exclusif du particulier
est d'autant plus déplacé en morale que la justice consiste à agir
selon des principes généraux et même universels, qui dépassent
l'individu et l'heure présente. L'empirisme moral est aveugle et
paralytique.
On a beau répondre : « La morale est de l'ordre de la vie, non
de la spéculation » ; quand il s'agit de mourir pour son pays ou
pour le genre humain, il y a là, comme nous l'avons dit maintes
fois, une spéculation en acte, une spéculation vécue pendant un
instant qui aboutit à la mort même. Sans aller jusqu'aux cas les
plus « tragiques » de l'existence, n'y a-t-il pas encore du tragique
dans toute détermination désintéressée qui coûte un sacrifice? Le
drame est beaucoup plus fréquent dans la vie réelle qu'on ne se
l'imagine. « La vie est sérieuse », dit Schiller; elle est souvent
triste, ajouterons-nous. Toute vertu implique courage, persévé-
rance, force d'âme, abnégation, renoncement, dévouement, effort
sur soi, si pénible souvent qu'on faiblit sous le fardeau.
Bien loin de n'avoir pas besoin d'être fondée, la morale ofTre ce
caractère particulier que, de toutes les sciences normatives, elle
est la seule qui, pour se constituer comme science et comme pra-
tique, ait absolument besoin d'être fondée sous tous les rapports.
Elle exige des principes immanents qui lui permettent, en tant que
science, de se suffire à elle-même et d'être vraiment indépendante.
Les autres sciences, pour se développer théoriquement et passer
ensuite à la pratique, n'ont pas toujours besoin de remonter à leurs
principes premiers, ni surtout d'en examiner la validité et l'objec-
tivité; si elles réussissent à « prévoir » et à « pourvoir », elles ont
rempli leur tâche la plus importante. Mais la morale est dans une
situation toute différente et ses exigences sont autrement impé-
rieuses. La pratique de la géométrie ou de la physique ne change
nullement avec les idées que nous nous faisons sur la valeur objec-
tive de l'espace ou de la matière; tout se passe pour nous comme
s'il y avait un espace et une matière, cela suffit. Mais, si nous
considérons la moralité comme une illusion, tout se passera-t-il
en nous comme si elle avait une valeur réelle? Nous serions trop
naïfs de nous sacrifier à une apparence. Agir comme si les trois
FOUILLÉE- — DOIT-ON FO.NDEK L\ SCIKNCK .MOKAI.i: EY COM.MKM' ? 451
angles d'un Irianj^le valaieuL deux droits, voila qui n'enlraînc pas
le plus léger sacrifice; au contraire, si nous agissions autrement,
nous serions vite « attrapés ». Mais agir comme si la patrie ou
l'humanité avaient un droit supérieur à notre intérêt, à notre vie,
voilà qui exige un sacrifice. Si, en dernière analyse, ce droit supé-
rieur est imaginaire, nous nous serons attrapés nous-mêmes. Notre
intérêt est toujours d'agir comme si deux et deux faisaient quatre,
et non pas cinq; en mettant au fond d'un tiroir deux francs un jour,
deux francs un autre, il m'est utile de compter sur une somme de
quatre francs à dépenser, non sur une somme de cinq. Au con-
traire, ce n'est nullement mon intérêt d'agir comme si je deVais
sacrifier mon intérêt. S'il est des géomètres de bonne volonté qui
se contentent de dire : il est commode de croire que la ligne droite
est le plus court chemin d'un point à un autre, personne ne se
contentera en morale d'une recommandation comme celle-ci :
Suivez le droit chemin comme s'il était le plus commode. La mora-
lité est, dans les occasions où elle est vraiment en jeu, tout ce
qu'il y a de moins commode. Les comme si ne sont plus de mise en
celte aflaire. Personne ne voudra lâcher le réel pour le condi-
tionnel, la proie pour l'ombre. On ne peut donc pas se passer de
raisons bien fondées dans l'action morale, qui pose le grand
problème : — Que vaut la vie et qu'est-ce qui fait la valeur du
« vivre » ou, au besoin, du « mourir »■? (Jue vaut l'individu humain
et qu'est-ce qui en constitue la dignité? Que vaut la société
humaine? A-t-elle une valeur par elle-même, ou par les personnes
individuelles qui la composent et par le but universel qu'elle
poursuit? — Ces problèmes sont intérieurs et immanents à la
morale, au lieu de lui être extérieurs et transcendants, comme
dans les autres sciences. Tout acte moral en est une solution
pratique, raisonnée ou irraisonnée, mais qui, dans les grandes
occasions, se donne toujours à elle-même des raisons.
De deux choses l'une : ou l'idée morale est vraie, ou elle est
fausse. Dans le premier cas, il faut la fonder par l'analyse et par la
critique de ses éléments, de ses conditions, de ses origines; dans
le second cas, il faut lui enlever tout fondement objectif par cette
même analyse et cette même critique. Se dispenser d'examen et se
servir, comme les sociologues exclusifs, du « sentiment d'obliga-
tion ••> pris comme « fait », pour édifier une simple physique des
452 REVUE PHILOSOPHIQUE
mœurs, ce serait, à nos yeux, Tabdication de la vraie science en
même temps que de la vraie philosophie. On comprendrait que
la « science des mœurs » voulût remplacer la morale en la détrui-
sant, mais qu'elle veuille « la remplacer sans la détruire » et en
prenant pour « des données » tous les produits de l'intention
morale, c'est là une entreprise qui ne nous semble ni scientifique
ni philosophique.
II. — En quoi consistent les fondements d'une science
et, en particulier, de la science morale.
Pour déterminer en quoi consistent les fondements d'une
science, il faut se placer aux trois points de vue de la logique, de
la psychologie, de l'épistémologie. J'entends par fondements
logiques d'une science l'ensemble de ses principes les plus géné-
raux, auxquels on remonte par induction ou qu'on dégage par ana-
lyse. A l'aide de ces principes dominateurs, tout le reste se déduit.
Ils peuvent consister dans' des faits, dans des lois, dans des hypo-
thèses, dans des postulats, ou même dans de simples idées, dans
des constructions de l'esprit formées à l'aide des matériaux fournis
par l'expérience. Les principes premiers d'une science en font
l'unité organique et permettent la systématisation de toutes ses
parties. Grâce à eux, un rapport s'étabht entre les multiples consé-
quences et le petit nombre de thèses initiales auxquelles ces consé-
quences viennent se rattacher. Dans certaines sciences, comme les
mathématiques, les principes ne sont pas toujours ce qu'il y a de
plus évident à première vue. Lorsqu'ils peuvent avoir ce carac-
tère de l'évidence, ils ont le double avantage delà primauté logique
et de la certitude immédiate : tel est l'idéal que s'étaient proposé
les anciens et aussi Descartes. Cet idéal demeure celui de la
morale, alors même que d'autres sciences pourraient s'en passer.
Je n'ignore pas qu'il est de mode aujourd'hui chez les mathéma-
ticiens (les mathématiques ont aussi leurs modes) de dédaigner les
évidences au profit des jeux de la logique. Les uns, prenant pour
méthode l'empirisme, se contentent de réussir dans la pratique et
considèrent les principes eux-mêmes comme des moyens de réus-
site, comme des postulats pratiquement commodes, étant donné tel
but. D'autres se livrent aux fantaisies d'une imagination combi-
FOUILLÉE. — nOlT-ON FONIll-R LA SCIENCE MORALK ET COMMENT? 453
nalrice qui croit avoir établi \a possifjitilédcfi choses par ce seul fait
qu'elle a évité la contradiction clans les raisonnements. Il n'en
demeure pas moins vrai, pour les logiciens rigoureux, qu'une
science qui, dune manière ou d'une autre, sur un point ou sur un
autre, ne prend pas pour fondements des évidences auxquelles tout
le reste se ratlache, demeure une construction en l'air, incapable
d'établir non seulement des réalités, mais môme de vraies possibi-
lités. Une théorie où l'on postulerait que le contenu est plus grand
que le contenant pourrait être logiquement liée; elle n'établirait
pas plus la possiOilité que [arcalilé. Il y a une logique de l'absurde.
Toujours est-il que la morale, elle, doit prendre contact et avec le
véritable possible et avec le réel; car son domaine est à la fois ce
qu'il y a de plus idéal, comme constituant le meilleur possible, et ce
qu'il y a de plus réel, comme constituant une réalisation du meil-
leur par tout notre être, un don de notre être entier, en sa réalité
la plus intime, aux exigences de l'idéal. La morale doit sans doute
cU'o conséquente, mais conséquente avec des principes qui puissent
s'imposera l'intelligence et, par l'intelligence, à la volonté. Il ne
s'agit plus ici de jeux logiques, mais de vie vécue.
J'entends par fondements psychologiques ceux qui établissent la
conformité des principes d'une science avec notre constitution
comme êtres doués d'intelligence, de sensibilité et de volontés.
C'est, par cela même, l'harmonie avec le contenu le plus primitif
de l'expérience interne et avec les formes les plus essentielles de
cette expérience.
Le résultat des fondements psychologiques est de conférer à une
science qui, sans cela, aurait pu demeurer un édifice tout hypothé-
tique, sa première base solide, son premier genre de légitimité : con-
formité au réel. Ainsi le moraliste doit prouver, par ses analyses, que
l'idée morale n'est pas une pure abstraction ; que, de fait, nous
sommes constitués moralement, que l'homme, par son organisation
même, est un animal moral, (jue les principes premiers d'où se
déduit la science de l'action sont d'accord avec l'expérience intime
que nous avons de notre humanité.
Mais cette première sorte de confirmation n'est pas encore suffi-
sante; il faut en venir à des fondements épistémologiques, établis
par l'analyse et la critique de la connaissance. Pour cela, il faut
rechercher : 1° l'origine; 2* la validité objective des principes à la
4S4 lïEVUE PHILOSOPHIQUE
fois généraux et spéciaux d'où part la science. Il faut voir si ces
principes, déjà en harmonie de fait avec notre propre nature, sont
aussi en harmonie de droit avec la réalité objective, autant que
nous pouvons la concevoir d'après notre constitution intellectuelle.
Une illusion psychologiquement naturelle et subjectivement néces-
saire n'en serait pas moins une illusion au point de vue objectif.
Entre les diverses sortes de fondements que nous venons de
définir nous n'apercevons pas la moindre incompatibilité. Dans une
remarquable étude publiée par la lUmie de métaphijsique et de
m.erale\ on a soutenu qu'il faut choisir; nous choisissons les trois
sortes de fondements à la fois. Tant que l'un manque, l'édifice de
la morale n'a pas de bases complètes: il peut demeurer une cons-
truction très logique et intérieurement cohérente, mais il n'a pas
d'assises dans la réalité.
Le caractère propre de la morale des idées-forces, c'est que les
fondements sur lesquels elle repose sont indivisiblement psycholo-
giques (analyse du sujet conscient), cosmologiques (analyse des
objets et valeurs objectives), sociologiques (rapport des sujets
entre eux), épistémologiques (rapport du sujet à l'objet). Toute
idée n'est-elle pas, selon nous, un acte du sujet relatif à un objet
conçu également par les autres sujets, avec un rapport du sujet à l'objet
qui constitueledegréde validité appartenantàridée?Ainsi s'unissent
scientifiquement et philosophiquement tous les points de vue.
Notre bien subjectif contient parmi ses éléments la satisfaction
de l'intelligence, qui, elle-même, ne peut être satisfaite que par
des raisons objectives, c'est-à-dire par des idées valables pour tous
les sujets pensants; il en résulte, grâce au moyen terme de l'intelli-
gence et de ses idées, une introduction du point de vue imperson-
nel dans la satisfaction de notre volonté personnelle. Les êtres
4
inintelligerits sont déterminés par des lois; les êtres intelligents
sont déterminés par la représentation même des lois, qui est une
idée-force. De là une synthèse de la morale subjective et de la
morale objective, de la morale psychologique et des morales cos-
mologique et sociologique, sous le contrôle de l'épistémologie. Il
est difficile, croyons-nous, de renverser une doctrine qui a ainsi
pour caractère d'être universellement synthétique et radicalement
1. M. Lalande : Sur une fausse exigence de la raisoji dans la mélhode des
sciences morales (1907).
FOUILLÉE. — nniT-ON FOMtER I.A SCIENCE MOHAI.E ET COMMENT? W)
analytique. Passons en revue tous les aspects dilTcrents et intime-
ment liés de celte doctrine.
II
MÉTUODE ET FONDEMENTS LOGIQUES DE LA MORALE
DES IDÉES-FORCES.
I. — La morale peut-elle élre une science?
On a voulu rejeter la morale du nombre des sciences pour celte*
raison qu'il n'y aurait pas de science normative, de science pratique.
C'est ce qu'un logicien ne saurait admettre et ce qui est plus
inadmissible encore pour la morale des idées-forces.
Toute science de faits et de lois roule sur des rapports de causes
à cfl'cts (de condition à conditionné), qui, relativement à la volonté,
peuvent devenir rapports de moyens à fins, sans perdre leur carac-
tère scienlifi(iue el môme à condition de le garder. Donc toute
science roulant sur des effets qui peuvent devenir moyens est
normative par conséquence immédiate et directe. Les logiciens
ne nous enseignent-ils pas que la déduction théorique ou de causa-
lité devient, par un simple changement dans l'ordre des proposi-
tions, une démonstration pratique ou de finalité? Cette interversion
découle nécessairement, selon nous, de ce que la série des fins et
moyens est celle des causes et effets renversée : c'est la volonté de
la fin qui entraîne la volonté du moyen '.
1. La majeure de la déduction pratique est, comme l'a bien montré M. Lachc-
lier, quelque loi de la nature, quelque rapport constant de cause à eiïet. La
théorie pose la cause, par exemple, en médecine (science normative), l'action
physiologique des salicylates, pour conclure à l'elTet (suppression du rhumatisme) ;
la pratique pose l'efTet (suppression du rhumatisme) comme fin, et conclut à
la cause comme moyen (emploi des salicylates). Les principes du raisonnement
sont les mêmes de part et d'autre; l'ordre cl le rôle des termes est seul
changé. Mais en quoi celte déduction normative est-elle moins scientifique que
la déduction théorique, dont elle est une simple modification logique? Seule-
ment, dans la pratique, diverses déductions peuvent se contrarier. Le salicylale
est contre-indiqué chez un rhumatisant cardiaque, pour cette autre loi physio-
logique que le salicylate est dangereux pour le cœur. La pratique est un
entrecroisement de théories, où l'on risque toujours d'oublier quelque donnée
théorique; une pratique imparfaite est une théorie imparfaite.
En morale, vous retrouverez tout le long de votre chemin des déductions à
la fois théoriiiues et pratiques. — La justice comme cause et moyen est néces-
saire au bien de la société comme eiïet et fin; or je veux le bien de la société
comme effet et fin; donc je veux la justice comme cause el moyen. — Tous les
raisonnements de ce genre sont rigoureusement scientifiques. Il est manifeste
456 REVUE PHILOSOPHIQUE
Non seulement est possible une science pratique comme la
morale, selon nous, mais, toute idée ayant par elle-même force
normative, il s'ensuit que'toute théorie est pratique. La marchande
à qui vous demandez quatre oranges et qui vous en donne deux,
puis deux, agit sous l'idée que deux et deux font quatre. L'astro-
nome, qui fait de longues additions en disant 2+2 = 4, agit sous
la même idée. La connaissance est action et tend toujours à l'action.
Les formules les plus abstraites de l'algèbre, si elles n'agissent pas
sur les mouvements musculaires de l'astronome, agissent sur les
mouvements cérébraux et font tourner dans un sens déterminé le
moulin à équations.
Une science, réplique-t-on, n'a pas à répondre à nos besoins
pratiques : a elle répond seulement à notre besoin de connaître. »
Mais, en morale, j'ai précisément besoin de connaître ce qui est le
meilleur : vivre pour manger, ou manger pour vivre et même ne
pas manger plutôt que de trahir l'honnêteté? La morale, elle aussi,
est une connaissance; mais cette connaissance porte précisément
sur les valeurs et fins de la pratique. Vouloir la traiter comme
l'astronomie ou la physique moléculaire, c'est ne tenir aucun
compte des difïérences spécifiques, ce qui est cependant la pre-
mière démarche de la science.
Dans la morale des idées-forces, le lien de la pratique avec la
théorie est plus indissoluble encore que partout ailleurs, puisque
c'est aux idées mêmes quappartient la force pratique, grâce à ce
qu'elles enveloppent de satisfaisant pour l'intelligence, la sensibi-
lité et la volonté.
IL — Caractères propres de la méthode des idées-forces.
Les fausses méthodes scientifiques.
Pour fonder logiquement la science morale, il faut d'abord
déterminer le caractère spécifique de la moralité. Tout objet
d'étude, en effet, a sa « différence propre », qu'il faut mettre en
qu'il faudra remonter sans cesse de majeure en majeure. On se demandera, par
exemple, pour quelles raisons le bien de la société est une fin et qu'est-ce qui
confère à la société une valeur supérieure. La morale ne sera vraiment fondée
que quand on aura pu remonter logiquement jusqu'à ses principes à la fois
spéciaux et généraux et que, de plus, on aura justifié ces principes par l'analyse
et la critique.
FOUILLÉE. — DOIT-ON FONDER LA SCIENCE MOIUI.I': KT CO.M>li:M ? 4o7
lumière avec laide de rexpérience et ne jamais oublier dans le
cours de ses recherches. On doit ensuite employer et créer au
besoin une méthode appropriée à l'objet môme. La doctrine des
idées-forces suivra cette voie. Elle mettra en lumière la nature
sui generis de l'acte moral, à la fois personnel par la volonté
consciente dont il émane et impersonnel par l'universalité de son
but. Examinez les principaux types de moralité qu'olîrent les
sociétés passées et les sociétés présentes, vous reconnaîtrez que le
désintéressement de l'individu en vue du groupe a toujours été
considéré comme le fond de l'acte moral. Or, un tel acte n'est ni
biologique, ni primitivement sociologique; il est en lui-mêmfe
psychologique. Tel est le principe d'où part la morale des idées-
forces. Sa méthode a deux caractéristiques: 1° elle pousse jusqu'au
bout les deux procédés classiques de toute méthode, de manière à
obtenir, comme nous l'avons déjà dit, l'analyse radicale et la syn-
thèse intégrale des réalités intérieures ; 2° elle y joint la réalisation des
idées par leur force automotrice. Elle fait sortir d'abord l'idéal du
réel, puis le réel de l'idéal. Cette marche progressive va des formes
de la moralité jusqu'à son fond le plus intime; elle montre que, si
tel élément encore extérieur, — par exemple biologique ou socio-
logique, — est nécessaire, il a cependant besoin d'être complété
par un élément plus interne, d'où il reçoit un sens plus profond et
une vérité plus large, jusqu'à ce qu'on arrive, par delà les organes
de la moralité, à l'âme même. C'est cet élément dernier et essentiel
qui seul introduit la vie et l'harmonie dans le tout. L'analyse ainsi
dirigée à fond fournit elle-même la synthèse, en révélant le rapport
des divers éléments avec l'élément fondamental.
Une telle manière de procéder n'est pas un jeu de concepts ni de
déductions abstraites : n'avons-nous pas vu qu'elle part des faits,
non seulement biologiques et sociologiques, mais psychologiques?
Parmi ces faits, la morale des idées-forces étudie celui même qui
est la condition de tous les autres : le fait de conscience, puis
l'idée morale, qui, selon nous, en dérive directement. Les déduc-
tions ne viennent qu'ensuite et ne partent nullement de notions a
priori ou abstraites, mais de faits concrets et de lois expérimen-
tales.
Celte méthode analytique et synthétique, par l'unité de son but
nous semble propre à diminuer les divergences relatives au bien
'i58 REVUE PHILOSOPHIQUE
parmi les hommes. D'où viennent, en effet, ces divergences? — De
l'insuffisance des points de vue, qui demeurent particuliers et
bornés, faute d'une analyse exhaustive et d'une synthèse com-
préhensive. Étroitesse et courte vue sont les grands maux de
l'humanité; en morale, ils engendrent division et discorde. Nous
repousserons donc tout ensemble et le parti pris de l'exclusivisme
et l'arbitraire de l'éclectisme. N'est-il pas déplorable de voirtantde
gens se contenter de demi-vérités, que dis-je? de millièmes de
vérité, sans éprouver le besoin de compléter leur vision insuffisante
par celle que peuvent avoir ceux qui sont moins myopes? Si on leur
propose ce qu'on pourrait appeler une vue panoramique, ils pré-
fèrent s'en tenir à leur petit fragment du paysage universel.
Ce défaut n'est pas particulier aux ignorants; il se retrouve chez
les savants spécialistes, qui d'ailleurs, hors de leur spécialité, sont
des ignorants. Que de systèmes s'intitulent abusivement scienti-
fiques. Soi-disant positifs et a posteriori, ces systèmes reposent sur
une assimilation établie a priori entre lé point de vue propre à la
morale et celui de telle ou telle science objective, arbitrairement
choisie : physique, par exemple, d'où la physique des mœurs;
biologie, d'où l'histoire naturelle des mœurs; sociologie, d'où la
réduction de la science morale à la science sociale des mœurs, etc.
Or, traiter physiquement les choses morales, c'est prendre pour
accordé qu'il n'y a aucune différence propre entre la moralité et les
choses physiques. Outre qu'une telle supposition est gratuite, elle
est précisément improbable a priori. De même, quand on veut ne
traiter les choses morales que sociologiquement, on suppose a /3n'on
que l'individu est tout entier un produit de la société, chose impro-
bable encore, môme a priori. Le vrai procédé scientifique, c'est de
traiter d'abord j)sgchologiquement les choses morales, puisqu'elles
ont leur siège dans la pensée, dans le' sentiment et la volonté de
l'individu humain.
De plus, quand on transporte telles quelles en morale les
méthodes des diverses sciences objectives, on oublie de se demander
si un objet à produire et à donner doit être étudié par la môme
méthode que les objets donnés de fait. Il y a là une nouvelle erreur,
trop fréquente chez les hommes de science.
Enfin les sciences déjà constituées, là où elles peuvent fournir
des indications et des éléments à la morale, les fournissent tout
FOUILLÉE. — liOIT-ON FONDER I.A SCIENCE MORALE ET COMMENT? 459
autres que ce que croient la plupart des savants, d'après des ana-
logies superficielles qui, pour être empruntées au domaine des
sciences, n'ont elles-mêmes rien de scientifique. La biologie cl la
sociologie, notamment, ont été mal interprétées dans leurs consé-
quences; de là le pseudo-darwinisme transporté dans l'ordre moral
et social avec toute la brutalité de ses assertions, qui ne sont pas
mêmes exactes pour les animaux, à plus forte raison pour les
hommes.
La vraie méthode scientifique ne consiste pas dans l'emploi
d'une terminologie qui cache Tobscurité et la confusion des idées
sous l'apparente précision des termes techniques : processus, inté-
gration, dilïérenciation, adaptation, psychose, symbiose, etc. Il ne
suffit pas d'atïubler de termes scientifiques un amas de notions
non définies non démontrées, pour faire de la morale scienti-
fique. On abuse aujourd'hui, par une sorte de charlatanisme
inconscient, du nom vénéré de la science, pour faire croire au
public qu'on a résolu les problèmes moraux en les transposant
dans la langue des sciences physiques et naturelles. Soit, par
exemple, le problème de la responsabilité. Aura-l-on beaucoup
avancé la question en disant, comme certains savants de l'école
phvsiologique : « Le crime n'est pas une entité juridique. -^
Qu'est-ce qu'une entité juridique^ — Le crime « est une modalité
des collectivités «. — N'est-ce point aussi, demanderons-nous, une
modalité des individualités? — Le crime est « un phénomène de la
vie sociale comme l'ivrognerie, la charité, la débauche, la compas-
sion, etc. » Cette confusion des vices et des vertus, sous prétexte
que tout y serait social, est-elle vraiment scientifique? N'y a-t-il
aucune distinction entre la charité et l'assassinat?
Beaucoup d hommes de science, hors de leur domaine spécial, se
contentent des vues les plus incomplètes. Si quelqu'un s'avisait de
soutenir devant un astronome que, le soleil étant plus près de la
terre en hiver, il doit faire plus chaud, l'astronome hausserait les
épaules en disant : — « Vous ne tenez compte que d'une seule
donnée; vous oubliez la durée plus courte de la présence du soleil
au-dessus de l'horizon, l'obliquité plus grande de ses rayons, etc. »
— Mais faites raisonner ce même homme de science surla morale,
la politique, la philosophie, l'éducation, que de fois il argumentera
de la manière même qu'il vient de blâmer!
460 UEVUE PHILOSOPLIIQL'E
La vraie science consiste à observer, à définir, à démontrer, à ne
pas dépasser sans cesse les prémisses dans les conclusions, à ne
pas abuser sans cesse de l'ambiguïté des termes, à ne pas ignorer
la vraie question pour passer à côté, à ne pas commettre de perpé-
tuelles pétitions de principes. Quand les « scientifîqu es » s'aven-
turent dans la philosophie et dans la morale, ils entassent généra-
lement, avec la maladresse de l'inexpérience, tous lesparalogismes
énumérés dans les traités de logique. Ce qui ne les empêche pas
d'aiïecter le plus profond dédain pour les philosophes. Ceux-ci n'en
continueront pas moins de croire que déraisonner en termes
savants n'est pas raisonner scientifiquement.
III
FONDEMENTS PSYCHOLOGUES, SOCIOLOGIQUES ET COSMOLOGIQUES
DE LA MORALE DES IDÉES-FORCES
I. — L'idée du sujet moral.
1. — La moralité est avant tout une décision de l'individu. Elle
est mieux encore que ce qu'un astronome appellerait une équation
personnelle ; elle est une action personnelle en réponse à l'action
du milieu physique, physiologique, social et même cosmique. De
plus, elle est une réaction du moi tout entier, s'exprimant dans
une direction finale de la volonté. Enfin elle est une réaction
consciente et inteUigente, qui a lieu sous l'idée des diverses réac-
tions possibles. Un acte purement machinal n'aurait évidemment
rien de moral; la morahté ne commence que quand on sait plus ou
moins clairement ce qu'on fait et pourquoi on le fait. Tout ce qu'on
dira de la spontanéité avec laquelle l'Homme de bien agit ne
l'empêchera pas d'agir sous une idée, par une idée, pour une idée.
Quelle que soit la « genèse » de la morahté, quelque incontestable
part qu'y aient eue la société et la nature, la morahté n'en demeure
pas moins, en son essence propre, une chose de « for-intérieur »,
une impulsion qui enveloppe sentiment et pensée.
Consultez l'expérience, base de toute science, vous reconnaîtrez
en tout acte moral des idées latentes, mais que l'auteur de l'acte
ne peut pas toujours amener à la pleine lumière de la réflexion.
FOUILLÉE. — UOIT-O.N FONUKU I.A SCIENCE MOUALK ET COM.MEM ? 461
Poussez à bout le plus humble des hommes, comme Socrale aurait
fait, pour lui tirer les raisons de son acte. Supposons qu'il se soit
abstenu de dérober une somme d'argent, quoique personne n'eût
pu le soup(;onn(M- comme auteur du vol. Supposons-le encore
incroyant au point de vue religieux : le cas est devenu fréquent
mi^me chez les hommes du peuple. Il n'en dira pas moins : « Je
suis pauvre, mais chacun a son honneur». Faisant du platonisme
inconscient, il ajoutera en termes familiers qu'il n'est pas de ces
« types » qui veulent vivre aux dépens d'autrui. Bref, il traduira
d'abord un certain sentiment de dignité, de fierté légitime pour un
être du type humain; il mettra en avant son moi, mais un nvoi
supérieur, celui d'un être qui a une intelligence, une « raison »,
non celui d'une « brute » esclave de ses instincts, comme le chien
qui voit un bon morceau et se jette dessus. Poussez encore plus
loin vos questions, un autre aspect de l'acte apparaîtra. Peut-être
notre homme commencera-t-il par faire inconsciemment dans sa
conduite la part des « mœurs » établies en disant : - « Cela ne se
fait pas. » Mais demandez-lui pourquoi, et il répondra : « A chacun
son dû. Où irions-nous si chacun profitait de ce qu'il n'est pas vu
pour dépouiller son voisin? » Voilà du kantisme inconscient. « Je
sais ce que je dois aux autres et ce que je ne voudrais pas qu'on
me fît ». Christianisme inconscient. Bref, notre « agent moral »
finira par mettre en avant l'idée d'autrui, qui est elle-même liée à
l'idée de tous; il se mettra, comme on dit « à la place des autres »;
son point de vue deviendra impersonnel, puis, de question en ques-
tion, universel. Il n'aura lu ni Platon, ni Kant, ni Auguste Comte,
mais Vidée du groupe auquel il appartient et, de groupe en groupe,
l'idée de la société entière, lldée de l'humanité se laissera entrevoir
au fond de sa pensée. Vous reconnaîtrez finalement en lui les deux
grands pôles de toute conception morale : 1° le vrai moi conscient
de soi-même, principe de la dignité personnelle; 2" Yauirui, dont la
notion est le principe du désintéressement et comme un premier pas
vers Vuniversel. Ce sont les fondements psychologiques de cette
croyance en action qui est la moralité.
Il est bien clair que l'idée d'un rapport entre le moi actuel et un
moi supérieur, ainsi qu'entre le moi et autrui, a des origines en
grande partie sociales : elle résume tout le travail du genre humain.
Est-ce à dire que le germe n'en soit pas déjà dans la constitution
46i IlEVUE PIIILOSOPIIIQUK
(Je la conscience de soi? C'est ce qu'établira la première partie de
notre livre. Nous chercherons ensuite dans la conscience collective
la confirmation de ce que nous aurons découvert dans la con-
science individuelle.
II. — Le premier fondement psychologique de la morale des
idées-forces sera la nature humaine, comme le veulent les natura-
listes et les positivistes, seulement, nous entendons par nature non
pas un ordre de choses, mais un ordre de représentations et
daclions soumises à un déterminisme. La nature mentale est bien
dill'érente de la nature matérielle. Quelque opinion que l'on
adopte sur le fond métaphysique, il y a pour l'expérience un
devenir mental qui se sent, se dirige, se veut, se modifie, une nature
mentale qui crée elle-même sa rèalUé par l'idée de sa possibilité et de
sa M désirabililé ». Or, un tel devenir, qui est la vie même des indi-
vidus, leur vie consciente, ne saurait être identifié avec les réalités
objectives qui constituent la nature extérieure; il ne saurait l'être
non plus avec les institutions et mœurs qui constituent ce qu'on
peut appeler la nature sociale. Vouloir « désubjectiver entière-
ment ■>, comme le demande M. Lévy Bruhl, un ordre moral qui ne
se réalise qu'en se pensant et en se voulant lui-même chez les
sujets conscients, c'est le détruire, puisqu'il est essentiellement la
part et la contribution de ces sujets, ce qu'ils fournissent, eux, et
non plus ce qui leur est fourni du dehors. Aussi, même indépen-
damment de toute croyance au libre arbitre, la vraie méthode
obli<çe à distinguer siiécifiquement, comme nous l'avons fait, le
moral propremeiil dit : 1" (Ui physique, -1° du biologique, 3" du
sociologique, -i" du métaphysique. Et c'est sur la nature mentale
que doit se fonder la moralité. Ce que MM. Durkheim et Lévy-
Bruhl ont nommé la « nature morale » nous semble quelque chose
d'ambigu, ({ui désigne à la fois du donné (la nature mentale ou
sociale) et du non-donné (la moralité que chacun doit l'aire passer
de l'idéal dans le réel).
ill. — Outre les faits de la nature humaine, avec les rapports de
causalité qui les relient, la morale des idées-forces a un second
fondement psychologique non moins essentiel; ce sont les fins
idéales de l'humanité. N'est-il pas dans la nature môme de l'homme
de ne pas se contenter de sa nature actuelle, mais de tendre à une
nature meilleure? Après les réaUtés, le morahste doit étudier les
FOUILLÉE- — IKMT-O.I fO!«J>KB «A «M:IK!*CE MOIiM.K F'T rO^Mf^f ' 4*»3
iiWi'dtiX. (Jt'MX-ci corrchpon'l<!rit aux but» »|ij»r jMjiirRujvmL i'-r, Ioih;-
liori'* u'AiircWnn <J<! rinlclli^^cnci!, <lc la wîri*iihilil/: <!l. «le In voloril*-.
Aux rapport» fon<l;irn'rril;iiJX <l<; f-au**;!!!!/: rioim «IcvroriH <l<>nc
joiruJnt l/;»» rapports non rnoiti» forHJafn<rnl.'iiJX «J« finalil/j, (^>ijafid il
H'a^il de tutïi'jicoH ayant pour (A/yin <U:*> faiU <tnli<;r«,'rn*:nl <lonn/;»
♦îl (ïdH loÏH «lonnfWîH, cornmc la pliv>iïjijc ou la (Uiuiir, Ut point We
vue lh('-ori<{ue dr: la i.aiihhUi^'. 'loil Atre mnefU'.tiMutH'Ml H/rparA <Ju
point d<î vue pratique <le» fin» el moyen» pour l'aclion. Main c'eM
à Jort, croyonH-nou«, que len parti^anH de la th/rorie de» " nmuirn t,
veulent Irannporler la rnftrne ««/rparalion dan» la morale, Celle-ei c»l
précih/îmenl une itu'^orÏH dk la pralif/ue, une tli/rorie dcH hut» de
l'action ';t de leur valeur coniparalive. Ut rhimi«^lc nr-tudie pa»
la fin de loxy^ltnn, mai» le morali«ite «-ludic leH finn inlernen de no»
diverhe» pui^Kanee» et op/rralion» mentale»; il /dudie le» fin» com-
paralivr-H de la vie individuelle et de la vie »<jciale, etc. Comment
donc une lli/îorie de» fin» k r/raliner dan» la pratique pourrail-elle
" ahntraire t/>ute iiU',e de fin» et de pratique . ? Il faut hien qu'il
exi»te une w;ience de» objet» le» plu» /devé» que nou» fiouvon»
poursuivre; or, dan» cette »<:ience, lli/jorie et pratique ne jHriivent
plu» »'oppo»er, comme elle» » o(ipo»ent dan» le» »/;ience» qui ne
deviennent «r/« qu'à traver» line foule d'inlerrn<;diaireH. Le» qua-
lité» tliéorique** du fer et la lecbnique du forgeron ne »e rejoig^nenl
qu'après une quantit/: de moyen» terme»; mai» il n en e»t plu» de
môme rpjand il »'agit de nou«», de ce que nou» (»ouvon» devenir.
rx»mmenl, par exemple, r<;f1échir et « »p<-culer >» «ur l'intelligence
et la vérit/î »anh qu'il en rr-^ulte immédiatement une repréMmtalion
de la vérité comme fin immanente de 1 intelligence et une propen-
»ion effective ver» la vérité? Ou un Nietz»clie arrive ré^dlernent à
établir la théorie « ha»chicliéenne " du < Hien n'e»t vrai », il aura
ju»tifié du rnôme coup la pratique du " Tout e»l jn'.rmi* o. La (U)U%\'
dération de» fin» n'e»l antivcientifique que là o/j en ne »ont pa» le*
fin» qui »ont en que»tion, comme en a»tronomie; mai% l'oubli de»
fin» e»t à »on tour anli»cientifique \h où ce »<jnt préci»ément le»
fin» et leur hiérarcbie qui »<>nl en question. Le» fin» immanente» â
la nature humaine doivent donc contribuer à fournir le» fonde-
ment» psychologique» de la science morale.
464 UEVUE PHILOSOPHIQUE
II. — Vidée de l'objet moi^al.
Le second livre du présent ouvrage traitera de l'objet de la mora-
lité. Ici se posera un problème de la plus haute importance pour
les principes de la morale. En effet, la vraie science de la conduite
exige une classification théorique des objets, destinée à se changer
en classification pratique. La connaissance du vrai bien ne peut
être fondée objectivement que sur la détermination méthodique
d'une hiérarchie des êtres et des actions selon leurs qualités.
Quelque difficulté qu'offre cette qualification, nous verrons qu'elle
peut d'abord se faire indépendamment de toute idée de loi morale
et à un point de vue purement scientifique. L'échelle intellectuelle
des qualités deviendra ensuite une règle de choix pratique, une
échelle de valeurs ou d'idées-forces.
Pour une morale purement scientifique, les valeurs sont toujours
relatives, qu'on les considère du côté du sujet ou de l'objet.
L'existence de valeurs absolues implique l'existence de l'absolu
lui-même; c'est là une question de métaphysique et de métamorale,
à laquelle on ne peut suspendre la morale comme science. D'ail-
leurs, en admettant l'existence de valeurs absolues, la conformité
de nos valeurs humaines à ces valeurs ne pourra être scientifique-
ment garantie, nous ne pourrons jamais juger des premières que
d'après les secondes. Notre idée de l'absolu est notre idée; elle est
une idée de l'absolu relative à notre pensée. C'est ce qui fait le
cercle vicieux de la morale théologique : elle veut faire de Dieu le
principe de la morale, au lieu d'en faire, s'il y a lieu, un postulat à
examiner dans les conclusions dernières de la morale. Nous trans-
poserons l'idée même de l'absolu, en tant qu'idée de notre esprit,
dans le relatif et dans l'humain, pour 'chercher quelle action cette
idée y peut exercer et si cette action a sa place en morale. Au lieu
de spéculer sur le bien absolu, la morale des idées-forces, en tant
que science, se bornera aux valeurs ultimes ou fondamentales, c'est-
à-dire telles que Vanalyse ne puisse aller au delà. Ces valeurs auront
nécessairement des rapports avec l'expérience conscïenle, en dehors
de laquelle aucune valeur n'est pour nous concevable. Une valeur
dont on n'a pas la conscience ne vaut pas pour la conscience et,
par conséquent, est pour nous comme si elle n'existait pas. Nietzsche
FOUILLÉE. — DOIT-ON lO.NOER I.A SCIKNCI- MORM.K ET COMMENT? 46?)
a donc eu tort de substituera ce qu'il ai)pelle « l'absurde surestime
de la conscience » une sous-estime encore plus inexacte. Notre
conscience est la conscience de fonctions qui s'accomplissent en
nous : fonctions intellectives, sensilives et volilives; la valeur est
pour nous l'accomplissement aussi parfait que possible de ces fonc-
tions; elle est la perfection fonctionnelle sentie et jouissant de soi.
La part inéluctable de relativité qui reste dans toutes nos idées
leur enlève-t-elle leur valeur morale? Non. On a fort justement
remarqué que la base môme de notre système métrique, le mètre
conservé aux archives n'a pas la longueur exacte qu'il devrait
avoir pour satisfaire à sa définition. Est-ce que ce défaut d'exacli-
lude a entravé les progrès de la physique et même de l'astronomie?
« Certes, si le mètre des archives avait été remis à Moïse sur le
Sinai, il aurait de ce chef, aux yeux de certains fidèles, un carac-
tère apparent de certitude que la Convention n'a pu lui donner;
en serail-il plus absolu? » Dira-t-on que les lois physiques de
léleclricité et de la pesanteur n'existent pas parce nous ignorons
ce qu'est en soi l'électricité ou la pesanteur'?
Il y a une relativité inhérente à toutes les valeurs, c'est leur
nécessaire relation avec nous-mêmes tels que nous sommes consti-
tués, non pas seulement avec nos désirs, mais aussi avec nos idées
et représentations. Si, d'une part, les objets sont désirables parce
que nous les désirons, d'autre part, nous ne les désirerions pas si
nous n'avions pas l'idée de ces objets, de leurs lois indépendantes
de nos désirs, de leur valeur indépendante de nous, de leur place
et de leur rang dans le monde. La connaissance ou la science donne
donc à certains objets la qualité de désirables, qu'ils n'auraient pas
eue sans elle; elle la leur donne par Vidée, où toute connaissance se
formule et se résume. La vérité elle-même est désirable et désirée,
parce qu'elle satisfait notre instinct intellectuel et rationnel, non
moins vital que les autres ; nous ne pouvons donc, sans cesser
d'être hommes, être indifférents à la vérité non humaine, à la
vérité indépendante de l'homme. Ainsi se révèlent, d'une façon
inextricable, et la relativité des valeurs subjectives et la concep-
tion de la vérité objective.
1. Ces remarques sont de M. Brunot, l'auteur des lectures sur la Solidarité,
qui suscitèrent à l'Académie des Sciences morales une longue et intéressante
discussion (1905).
TOME LXIV. — 1907. 30
466 REVUE PHILOSOPHIQUE
Selon la doctrine des idées-forces, toute vérité est une relation
de solidarité, toute loi découverte par l'intelligence et fixée dans
une idée est un lien qui donne lieu à d'autres liens solidaires les
uns des autres. Ces liens objectifs entraînent à leur tour des liens
subjectifs. En effet, ils lient notre intelligence ou, si l'on veut,
notre instinct intellectuel et rationnel, dont ils sont la satisfaction
en même temps que la loi; or, du même coup, ils lient les instincts
esthétique, moral et social, parce que ces instincts, chez tout
homme normalement constitué, sont eux-mêmes rattachés à l'ins-
tinct intellectuel par des solidarités indissolubles, qui constituent
la personne même. La vérité est donc une solidarité interne en
même temps qu'externe, et, de plus, une solidarité entre l'externe et
l'interne. Au fond, cette solidarité est un déterminisme indissolu-
blement objectif et subjectif, qui prend conscience de lui-même et
de son réseau d'infinies relations mutuellement impliquées. Ce qu'on
nomme Y obligation est un lien de vérité, une relation de solidarité
indissoluble entre l'intelligence, la sensibilité et la volonté, qui sont
elles-mêmes indissolublement solidaires des rapports objectifs, lois
ou liens des choses. Nous sommes « engagés », comme dit Pascal;
il ne s'agit pas de farkr simplement, mais de connaître, et, si on ne
connaît pas tout, d'agir selon ce qu'on connaît, selon ce qu'on pense
comme meilleur et plus vrai. Tel est, au point de vue des objets, le
sens le plus profond que peut prendre la morale de la solidarité,
outre celui qu'elle reçoit déjà de la solidarité intime qui, dans toute
conscience, unit l'idée du sujet à l'idée de tous les autres sujets.
La vérité « oblige » parce qu'elle lie les objets entre eux, les objets
au sujet, le sujet aux autres sujets; elle est solidarité entre l'homme
et le monde, sohdarité entre les divers hommes; elle est sociale
parce qu'elle est cosmique; elle est morale parce qu'elle est cos-
mique et sociale, surtout parce qu'elle est psychique et que nous
sommes nous-mêmes un ensemble de lois incarnées et vivantes,
dont la solidarité interne fait notre individuahté. La doctrine des
idées-forces ramène ainsi à l'unité la morale antique de la vérité « en
soi » et la morale moderne de la solidarité entre nous et le Tout.
Notre t héorie des qualités objectives complétera notre théorie
du sujet conscient. Nous opposerons au formalisme de Kant
un réalisme supérieur, fondé à la fois sur ce que nous savons
du sujet et des objets. Nous nous élèverons tout ensemble au-dessus
FOUILLÉE. — UOIT-ON FONDER I.A SCIENCE MORALE ET COMMENT? 467
du point de vue ontologique des anciens, qui poursuivaient labsolu
et du point de vue trop étroitement critique de Kant, pour nous
placer à un point de vue vrainienl scientifique.
III. — Rapport des sujets entre eux.
Une fois fondée sur la nature et la valeur de la conscience, la
morale des idées-forces aura l'avantage de réconcilier, comme la
conscience môme, le point de vue individuel et le point de vue
social ou même universel. Nous n'accorderons ni que la morale
future doive être, en son essence, purement individualiste, ni qu'elle
doive être exclusivement sociale. D'une part, la vie raisonnable
et rationnelle, c'est la vie universelle, qui ne peut se réaliser plei-
nement dans l'individu comme tel, mais se réalise dans la société
avec d'autres êtres. D'autre part, la vie universelle et vraiment
sociale ne peut se réaliser dans une société comme telle sans
individus conscients et « raisonnables >> pour la concevoir et la
vouloir. La morale est donc à la fois psychologique et sociolo-
gique. Nous croyons que l'avenir mettra de plus en plus en lumière
le côté social de l'individu, mais nous admettons en même temps,
— sans la moindre contradiction, — que le côté individuel et le
côté universel iront en s'accusant. Toutes les vertus ont une
valeur pour la société, mais ce qui est vraiment moral dans la
moralité sociale, c'est l'intention personnelle de procurer le plus
grand bien. Justice et charité sociales impliquent donc avant tout
sagesse, tempérance et courage individuels; elles sont moralement
des actes de sagesse, de tempérance et de courage : c'est seulement
par leur côté objectif qu'elles sont justice et charité. Supprimez
l'idéal de connaissance, de modération et de force d'ùme, idéal que
je conçois pour moi comme pour autrui, et vous aurez supprimé
tout véritable idéal social, du moins tout idéal offrant un caractère
de moralité. La conduite exige une subordination de nos fonctions
personnelles les unes aux autres selon leur valeur, qui n'est pas uni-
quement sociale. L'intelligence, par exemple, est supérieure à tel
ou tel appétit ayant pour objet le corps, au besoin de se gratter
pour se délivrer d'une démangeaison, besoin qu'éprouve le plus
stupide des animaux comme le plus intelligent. Les valeurs sociales
sont elles-mêmes fondées sur les valeurs psychiques. Inversement,
468 IIEVUE PHlLOSOPHiaUE
les valeurs psychiques ne peuvent atteindre leur entier dévelop-
pement et trouver leur dernier objet que dans et par la société.
Tout système exclusivement individualiste ou exclusivement socia-
liste, est donc une mutilation du réel.
S'élevant au-dessus de ces systèmes contraires, la morale des
idées-forces sera plus profondément individualiste que toutes
les autres. Celles-ci, en effet, s'en tiennent aux manifesta-
tions extérieures de l'individualité, à ses intérêts, comme dans
l'utilitarisme, à son expansion de puissance, comme dans le nietzs-
chéïsme. Nous, nous irons au plus profond de l'individualité pour
chercher ce qui la constitue; nous découvrirons que le seul
véritable individu est celui qui, grâce à la conscience, existe non
pas seulement en soi, mais pour soi. Exister m soi, au fond, n'a ni
sens ni valeur si on n'existe pas aussi pour soi, si on ne sent pas
son existence, si on ne la pense pas, si on ne la veut pas. Le moi
est une idée-force d'existence personnelle qui se réahse en se con-
cevant, qui se détache ainsi du reste pour former un tout nouveau
au sein du grand tout. Nous devons donc commencer par avoir un
vrai moi. Mais, d'autre part, la morale des idées-forces sera plus
profondément universaliste que toutes les autres, puisque l'univer-
salité y sortira de cette conscience même où l'individualité se
constitue en se pensant. Je ne puis avoir un véritable moi qu'en
pensant les autres et le tout. Ce qui fait l'individualité complète,
c'est l'universalité immanente à la conscience; et seule capable, en
pensant l'universel, de lui donner une existence. Que serait Vunivers
et. ou serait-il en tant qu'univers, s'il n'y avait aucune conscience
pour le penser? Il s'évanouirait dans l'éparpillement des phéno-
mènes s'ignorant l'un et l'autre : faute de l'idée du tout, qui seule
totalise, il n'y aurait vraiment plus de tout.
IV. — Rapport entre le sujet moral et Vobjet.
Pour ce qui concerne le rapport entre le sujet moral et son objet,
la théorie de l'idéal persuasif établira une orientation nouvelle.
L'analyse même du sujet conscient et celle des quahtés de l'objet
nous permettra de déterminer le rapport des deux termes. Nous ne
nous rangerons pas du côté des criticistes et néocriticistes, qui con-
idèrent l'obligation comme un caractère ultime et irréductible, au
FOUILLÉE. — DOIT-ON FONHEFt LA SCIENCE MOUALE ET COMMENT? 4C9
delà duquel il n'y aurait rien à chercher. Non seulement Tobligation
ne suffit pas à définir la moralité du point de vue objectif, à nous
révéler ses conditions d'existence hors de nous, mais elle ne suffit pas
à la définir du côté subjectif, à nous révéler ses conditions d'exis-
tence en nous. La forme de l'obligation doit être le caractère d'une
réalité; elle doit donc se déduire, au lieu de se poser comme un
principe primitif. C'est pour cela que nous chercherons une déduc-
tion du doit-éire, en partant de Vètre intérieur qui nous constitue et
constitue aussi la société, — de l'être intérieur, c'est-à-dire conscient
de soi et présent à soi par la pensée. Là où nous somines et pensons
notre être, ainsi que l'être d'autrui, là est l'origine de ce que nous
voulons qui soit et de ce que nous déclarons devoir être.
Ainsi, de même que nous nous placerons en dehors du bien en soi,
nous nous élèverons au-dessus de Vimpératif catégorique, qui était
précisément motivé par l'impossibité d'atteindre un bien en soi,
jointe à la nécessité d'une règle pour notre volonté.
Au lieu de laisser le bien moral à l'état de pure hypothèse,
comme a fait Guyau, nous y montrerons une thèse essentielle,
dérivée de notre nature même comme êtres pensants; au lieu de
simples équivalents du bien moral, nous essaierons d'en établir les
vrais fondements. Nous comblerons ainsi le vide laissé par Guyau
entre la morale positive qu'il demandait à la science et la morale
purement hypothétique qu'il demandait à la philosophie.
La doctrine des idées-forces dépassera de même la théorie nietz-
schéenne. Celle-ci, pour aller « au delà du bien et du mal », au
delà de toute obligation et de tout impératif, considère dans le sujet
la puissance; elle rabaisse à l'excès la pensée et même le sentiment.
De plus, elle abstrait indûment la puissance de ses objets et points
d'application, comme si le pouvoir se suffisait à lui seul. Nous,
nous considérerons la totalité du sujet, la totahté des autres sujets
et la totalité des objets : là seulement se trouve la vraie « table des
valeurs ». Pas plus pour nous que pour Guyau et pour Nietzsche,
cette table ne .sera primitivement une table de la loi ou des lois.
N'avions-nous pas nous-môme, dans la Philosophie de Platon,
élevé l'idéal du bien au-dessus de la loi impérative? Mais précisé-
ment Nietzsche, par une autre voie, redescend à des « impératifs »,
puisqu'il veut commander, dominer, se commander et surtout
commander aux autres, se faire la loi et la faire à autrui. Le culte
470 HEVUE PUILOSOPHIQUE
de la puissance pour la puissance aboutit nécessairement au culte
de la domination. Au contraire, réintégrez en morale la pensée
avec ses idées, le sentiment avec ses joies, vous aurez, au lieu d'un
commandement, une persuasion de l'intelligence, de la sensibilité
et de la volonté, qui sont inséparables; tout impératif s'évanouira
dans le persuasif suprême. Nous n'irons pas ainsi « au delà
du bien », ce qui serait absurde et contradictoire, mais nous
irons au delà de la loi; nous irons môme, comme Guyau et
Nietzsche, au delà du bien moral pour poser comme n/ime un bien
qui est bon en soi, pour soi, par soi, et en même temps bon pour
tous, en tous, par tous : la bonté. Telle est l'idée où aboutit toute
conscience et qui, en sapercevant elle-même, ne peut pas ne pas se
vouloir et commencer sa propre réalisation. Seule, cette idée est
capable de satisfaire pleinement la volonté, parce qu'elle satisfait
pleinement la pensée et l'amour, le « grand amour » dont a parlé
Nietzsche lui-même. Seule elle peut produire la plénitude du
bonheur, dont Nietzsche fait trop bon marché en ses moments
stoïques. La bonté est le véritable idéal et la véritable valeur à
laquelle, dans 1' « évaluation », doit se subordonner tout le reste.
lY
FONDEMENTS ÉPISTÉMOLOGIQUES DE LA MORALE DES IDÉES-FORCES
L'origine et la validité de nos idées morales sont des questions
qui relèvent de l'épistémologie. Il s'agit, en effet, de savoir : l'' si
ces idées proviennent de notre nature même et de celle de l'objet,
ou si elles ne sont qu'un résultat de l'hérédité et du milieu social;
2° si elles ont une validité objective et de quelle espèce. Toutes ces
questions, d'ailleurs, ne doivent pas précéder, mais suivre l'établis-
sement de la morale sur ses bases psychologiques, sociologiques
et cosmologiques. A vrai dire, l'épistémologie n'est pas une fonda-
tion, mais une consolidation. De fait et de droit, la morale est
antérieure à toute critique de la connaissance : dès qu'on agit selon
des idées, le problème du meilleur choix s'impose et on ne peut pas
ne pas agir. C'est seulement plus tard que s'éveille l'esprit critique.
Aussi adopterons-nous une méthode directe et immédiate, que
nous appellerons précriiique, pour étudier tout d'abord la nature et
FOUILLÉE. — nOlT-ON KO.NDEH I.A SCIE.NCli MOItAl.K ET COMMLM ? 471
l'origine psychologique de l'idée morale. Quoique réservés et
reculés, les droits de la critique n'en subsisteront pas moins.
Le moraliste, quand il se place au point de vue épislémologique,
doit tout d'abord réfuter le dogmatisme négatif qu'on trouve dans
les tentatives de genèse dues à l'école matérialiste, à l'école
biologi(iue, t\ l'école sociologique; il doit maintenir, comme
nous le ferons, le point de vue propre de la psychologie, l'irréduc-
tibilité du psychique ou du conscient, par cela même du moral. La
doctrine des idées-forces ne ferme nullement les yeux sur la genèse
de la moralité, mais elle en montre, autant qu'il est possible, les
vraies origines, celles qui sont en nous, non pas seulement celles
du dehors, *qui ne sont pas suffisantes et peuvent bien produire
quelque apparence du moral, non sa réalité.
Ilya des « genèses » qui fortifient les idées et d'autres qui en dis-
solvent la substance. La connaissance des conditions scientifiques
qui font paraître le bâton recourbé dans l'eau détruit la croyance à
cette illusion visuelle, en l'expliquant; mais la connaissance des
conditions scientifiques qui font paraître le bâton droit dans l'air
ne fait que justifier la rectitude de notre vision. Tout dépend des
conclusions auxquelles aboutit l'explication scientifique; ces con-
clusions tantôt confirment, tantôt infirment les apparences des
choses pour nous. Si donc il est légitime de remonter, autant qu'il
est possible, aux conditions et causes productrices de l'idée
morale, pour en expliquer la formation et le développement, il ne
faut pas commettre des erreurs de genèse qui aboutissent à déna-
turer ou à détruire l'objet même qu'on veut expliquer.
Toutes les genèses de l'idée morale qui ont été proposées pour la
résoudre en éléments extérieurs, — sociologiques, biologiques ou
cosmologiques, — ne sauraient jamais parvenir à leur but. En effet,
dans les questions d'origine et de genèse, nous ne pouvons jamais
atteindre une explication complète. Nous ne pouvons, en particu-
lier, découvrir l'origine de la conscience, qui est le germe de l'idée
morale. Dune façon générale, nous ne pouvons établir avec certi-
tude l'origine d'aucune idée fondamentale. La moralité conservera
donc toujours un élément irréductible, inexplicable par des causes
étrangères.
Le point de vue des idées-forces offre, dans les questions de
genèse, cet avantage particulier de mettre l'idée morale à l'abri
472 REVUE PHILOSOPHIQUE
de toute atteinte. En effet, quelle que soit la genèse qu'on adopte
comme la plus probable, il demeure toujours certain que l'idée
morale existe et qu'elle possède, soit originellement, soit par acqui-
sition à travers les âges, des caractères spécifiques. La morale des
idées-forces ne se suspend donc pas à la question des origines
incertaines, mais à la question des caractères certains et effets cer-
tains. De quoi Vidée morale elle-même est-elle ou peut-elle être
Voriginel Voilà le vrai et grand problème. Ce n'est pas la cause de
cette idée qui soulève la question la plus importante, mais ce dont
cette idée elle-même peut être cause. Nous revenons ainsi au point
de vue propre à la morale des idées-forces. Quelque part énorme
qu'ait le milieu dans la genèse de l'idée morale, l'individu la fait
toujours sienne en la concevant, en la comprenant, en l'acceptant
comme idée, non pas seulement comme fait extérieur. Or, une fois
présente à la pensée, par quelque moyen que se soit produite cette
présence, l'idée ne reste pas inactive : elle provoque une réaction
de l'individu à l'égard des conceptions qu'il a acquises sur son
idéal personnel et sur l'idéal commun à tous. Cette réaction sub-
siste indépendamment des questions d'origine : elle ne concerne
point le passé, mais l'avenir; elle est la force que l'idée peut
désormais avoir pour réaliser son objet.
La position particulière que prend la morale des idées-forces
peut s'exprimer dans ces deux propositions : 1° l'origine de l'idée
morale est impossible à déterminer complètement et, en consé-
quence, ne peut être invoquée contre cette idée; '2° l'idée morale est
elle-même l'origine de tout cet ensemble d'effets qui constitue le
vrai domaine de la moralité.
L — Problème de la v.aUdité.
A la question de l'origine des idées est liée celle de leur validité
objective, beaucoup plus importante. Il faut savoir, par exemple,
si la force impérative ou persuasive du bien moral n'est qu'une
pure apparence, si la liberté que semble impliquer l'obligation et
même, jusqu'à un certain point, la « persuasion » , est aussi une appa-
rence, ce qu'il y a de vrai et de faux dans le sentiment que nous
avons de notre volonté indépendante, de notre « responsabilité »,
de notre « dignité », de notre « devoir », de notre « droit », etc.
FOUILLÉE. — UOIT-O.N FONIIKR LA SCIE.NCK MOIIALI': ET COMMK.M? 473
Ce n'est pas à dire que la validité absolue de nos idées, y compris
l'idée morale, puisse cl doive ôlre établie pour que la morale con-
serve sa valeur propre. Nous nous trouvons ici en face du doute
qui pèse sur toute conception humaine, alors môme qu'elle
résulte de notre constitution comme êtres pensants. Ce doute ne
peut être levé. Bien plus, dans Tordre moral, il devient une condi-
tion de désintéressement; c'est lui qui, selon la loi des idées-
forces, communique à l'obligation un caractère primitivement
persuasif, au lieu d'un caractère primitivement impéralif.
Si nous n'avons pas de certitude positive en faveur de l'idéal
moral, il faut pourtant que nous n'ayons pas contre lui de certitude
négative; en d'autres termes, si nous ne sommes pas certains de sa
vérité absolue, encore faut-il que nous ne soyons pas certains de
sa fausseté radicale. Supposez qu'on démontre, par exemple, que la
moralité n'est qu'une façon dont la nature et la société nous plient
à leurs fins, par suite d'actions et réactions à la fois mécaniques et
organiques, notre moralité conservera sans doute une validité
comme moyen biologique et social, mais elle perdra sa valeur de fin
personnelle; elle deviendra, au point de vue de l'individu, une
erreur, tout en gardant sa vérité au point de vue de l'espèce ou du
groupe. Si, par raisons démonstratives, l'individu était absolument
convaincu d'un tel état de choses, il est douteux que, dans les
grandes occasions, il voulût se sacrifier.
Le philosophe doit maintenir avec énergie la validité psycholo-
gique des idées morales contre ceux qui ne leur attribuent qu'une
validité sociale. Quand je dis que le philosophe doit procéder ainsi,
ce n'est pas pour sauver la morale aux dépens de la vérité et en
vue de l'utilité; c'est, au contraire, parce que je considère comme
une vérité la valeur intrinsèque de l'intelligence et de la connais-
sance, de la volonté, de la puissance sur soi ou sur la nature, du
pouvoir d aimer, enfin de la joie qui accompagne l'exercice de
toutes les fonctions psychiques. Or, ce sont là, comme nous le ver-
rons, les valeurs nrjmaires, qui se résument dans la bonté intrin-
sèque et extrinsèque. Nul n'a jamais prouvé par des raisons irréfu-
tables que ces valeurs soient illusoires.
La doctrine des idées-forces, ici encore, a l'avantage de conserver
une solidité qui lui est propre en présence des résultats les plus
hardis de la critique; car, encore une fois, l'idée morale existe cer-
474 REVUE PHILOSOPHIQUE
tainement comme idée et ses effets ne sont certainement pas illu-
soires, alors même qu'il y aurait dans ses éléments une part d'illu-
sion. Elle agit et, en conséquence, elle n'est pas une pure chimère.
II. — Problème de V efficacité pratique.
Dans la science qui a pour objet la pratique, peut-on être
indifférent aux effets pratiques des idées? C'est vraiment là qu'on
juge l'arbre à ses fruits. Si un jardinier greffe l'amer sur le doux
au lieu de greffer le doux sur l'amer, il est permis d'en induire que
son système est faux; quand un médecin tue selon les règles, ses
règles sont fausses. L'examen des conséquences a sa place dans
toute recherche scientifique. La science s'occupe de toutes les
différences entre les choses; les différences qui existent entre
les conséquences de doctrines partant de principes différents ne
sauraient donc être en dehors de la science. Ce qui est vrai, c'est que
la considération de telles ou telles conséquences particulières ne doit
pas empêcher l'étude des principes généraux. Aussi sommes-nous le
premier à rejeter les arguments superficiels de l'école de Cousin,
qui se dispensait trop souvent d'analyse et de critique pour s'en
tenir à l'utilité sociale. Il n'en demeure pas moins vrai que l'effica-
cité pratique est nécessaire à la science, toutes les fois que ses
objets ne sont pas absolument hors de notre action et, pour ainsi
dire, de nos atteintes. On peut d'ailleurs se demander si jamais les
objets d'une science quelconque sont indépendants de notre acti-
vité, de notre contrôle, de notre vérification au moins partielle par
l'expérience. C'est en ce sens que, d'une façon ou de l'autre, la
science doit toujours « réussir ». Sans admettre comme suffisante
et « adéquate » la théorie du succès dans le domaine du savoir,
nous reconnaissons que l'on justifie pratiquement certaines for-
mules et conventions mathématiques, parfois bizarres, en disant :
« Cela réussit ». C'est que, grâce à ces formules, nous finissons
par avoir prise sur le réel, par l'interpréter ou le modifier. Elles
contiennent donc certains rapports vrais, en harmonie avec les
rapports des choses. Il faut de même que la moralité ait une effica-
cité et un succès dans le domaine du réel ; il faut que les idées
auxquelles elle se suspend soient des forces capables de réaliser
progressivement leur objet.
L'argument de Guyau relatif à la puissance dissolvante des idées
FOUILLÉE. — UOll-ON FO.NDEU LA SCIENCE MOH.VLE ET COMMENT? 47o
est une imporlanle application de la théorie des idées-forces; mais
il faut bien en saisir la portée et le sens. L'idée réfléchie n'est une
force de dissolution pour l'idée spontanée et confuse, pour le senti-
ment, pour l'instinct, (ju aidant quelle en dévoile Virralionalilé intime
ou qu'elle les ramène à des éléments qui en sont la contradiction. Si
un La Rochefoucauld ou un Nietzsche parvenait réellement à
découvrir tous les éléments de l'amour-propre sous l'apparence du
désintéressement, ceux de l'orgueil sous la modestie, ceux de la
cupidité sous l'abnéi^alion, pourrais-je encore prendre au sérieux
ce qui me semblait d'abord sublime? Pourrais-je surtout faire sur
moi un efl'ort douloureux pour réaliser l'irréahsable?
La morale des idées-forces, grâce à la complète immanence de
son principe i^lidéej et de ses résultats (les effets intérieurs de l'idée),
a une situation privilégiée dans le problème de la validité, non moins
que dans celui de l'origine. Elle offre cette particularité d'être, par
sa nature, à l'abri des effets dissolvants de la réflexion. En effet,
elle repose sur l'essence môme de la conscience réfléchie, qui enve-
loppe autrui et non pas seulement moi, ainsi que sur la pure
idée de moralité, qui exprime cette essence. Loin de craindre la
réflexion, la morale des idées-forces l'appelle; loin de redouter la
lumière, elle ne vil que de la lumière inhérente aux idées. Son
unique point d'appui étant en elle, elle ne relève pas du dehors, des
considérations extrinsèques qui portent sur les mœurs et leur his-
toire, sur les sauvages et sur les animaux, sur l'évolution de la vie
et de la société, sur tout ce qui n'est pas le moral même, c'est-
à-dire l'idée désintéressée se réalisant par sa propre valeur et pour
.sa propre valeur. C'est précisément parce que Ihomme est un
animal capable de réflexion qu'il se distingue des autres animaux,
pose à la fois, devant la pleine clarté de sa conscience, le moi,
Vautrui, le tout et le lien qui les unit. Or, ce qu'il a ainsi posé
lui-même, rien ne pourra en détruire l'idée et rien ne pourra
l'empêcher d'agir sous cette idée. En somme, la morale des idées-
forces se fonde sur des éléments à la fois individualistes et uni-
versalisles qui n'existent que dans la personne consciente de soi
et d'autrui; ses éléments sont donc ceux de la réflexion même et,
en conséquence, ne peuvent être détruits par la réflexion; tout au
contraire; la réflexion les dégage d'autant mieux qu'elle est poussée
plus à fond et plus loin.
LE ROLE CIVILISATEUR DES ABSTRACTIONS
DU TOTÉMISME AU SOCIALISME
Le rôle joué dans l'histoire des sociétés humaines par la généra-
lisation et l'abstraction fut toujours considérable, décisif, et
la valeur sociale de ces opérations intellectuelles n'a pas cessé de
croître. Sans leur intervention, toute culture un peu intense de
l'esprit eût été matériellement — physiologiquement — impossible.
Car les générations humaines se suivent avec rapidité, tandis que
s'accumulent et s'entassent les connaissances particulières, con-
crètes, empiriques. Comment, dans le nombre minime d'années
dévolu à l'œuvre pédagogique, une génération aurait-elle pu
transférer à la génération suivante, sans recourir à des procédés
spéciaux d'emmagasinement et de conservation, ces énormes blocs
bruts de connaissances? Nulle mémoire d'homme n'aurait suffi à
l'effroyable tâche. Et depuis de longs siècles l'humanité se serait
vue enfermée dans ce dilemme : ou périr, écrasée par la haute
montagne du savoir, ou renoncer à la transmission des connais-
sances, c'est-à-dire, dans l'espace de quelques générations, à tout
espoir de progrès.
Cela est si vrai que c'est justement à notre époque — caracté-
risée par un foisonnement prodigieux de menues connaissances
qui échappent aux processus réducteurs et régulateurs de l'abs-
traction et de la généralisation — que ce cri sacrilège a retenti
comme un appel de délivrance : à bas le savoir hostile à la vie! Au
lieu d'exciter la réprobation universelle, cette parole impie eut un
écho retentissant; elle trouva des auditoires enthousiastes. Telle
nous semble la raison cachée de l'influence qu'exercèrent sur les
esprits contemporains le pathos cruel d'un Nietzsche ou la philo-
■sophie naïve d'un Tolstoï.
Le cas de Nietzsche est particulièrement instructif. Nietzsche se
•donne de bonne foi pour l'irréductible paladin de l'individualisme,
E. DE ROBERTY. — I-K nÙ\.E CIVIl.lSATLLd l>i:s AKSIUACTIO.NS 477
aristocratique, alfirme-t-il, par définition. Or, dans ses invectives
les plus violentes contre la science, Nietzsche apparaît toujours, en
vérité, comme le servant involontaire, lorgane inconscient de ce
troupeau humain qui lui faisait horreur, de ces foules abêties pour
lesquelles il n'avait pas assez de dédain et de méprisante pitié.
Sans s'en douter, il défend avec une vigueur que personne ne sur-
passa, les intérêts pressants de la multitude, ses droits imprescrip-
tibles aux hautes jouissances de l'àme.
Absorbées par de rudes travaux physiques, les masses populaires
ploient beaucoup plus facilement que les élites sous le lourd far-
deau des connaissances restées inassimilées. Et c'est pour répondre
à la peine "imméritée de telles foules qu'à certaines époques plus
chargées de savoir ou plus démocratiques que les autres, surgissent
les libérateurs qui conquièrent d'un coup la grande vogue : les
Rousseau opposant l'état de nature aux vices artificiels de la civi-
lisation, les Guyau glorifiant l'expansion de la vie physiologique,
les Marx prônant la primauté de la pratique sur la théorie, de
l'action sur la pensée, les Tolstoï dissertant à perte de vue sur les
méfaits de la raison, les Nietzsche raillant l'outrecuidante sottise
des modernes dévots de la science, tous les amoureux de la vie en
soi, tous les zélateurs de l'action pour l'action! Leurs attaques
contre le savoir sont, à leur insu, provoquées par un malaise social
redoutable, la difficulté soudainement éprouvée de transmettre aux
siècles futurs les connaissances contemporainnes. Et leur indivi-
dualisme outrancier cache mal leur folle appréhension des nom-
breux dangers courus précisément par le groupe, par la collecti-
vité, par la chaîne ininterrompue des époques de plus en plus
experles et policées, et nullement par l'individu comme tel, qui,
échappé au naufrage de la civilisation, retournera à la barbarie
primitive, redeviendra vite un bel animal humain.
Quoiqu'il en soit, le cri d'alarme jeté par les prédécesseurs de
Nietzsche et par Nietzsche lui-même dans l'intérêt direct — je le
répète — des foules démocratiques, fut des plus utiles. Par lui
s'exprima l'un des besoins urgents de l'époque. Assez de science
empirique, d'adoration du fait brut et inexpliqué, d'érudition pure
et desséchante, de nourriture intellectuelle indigeste et intrans-
missible à l'ensemble des générations futures. La peur encore
vague qu'inspire le socialisme ne dénonce-t-elle pas déjà ces gêné-
478 ItEVUE PHILOSOPHIQL'E
rations comme un flot montant de barbares? C'est par les procédés
condensateurs et filtrateurs de la raison que l'énorme amas de con-
naissances particulières se peut transmuer en une sève jeune et
nouvelle circulant dans toutes les parties du corps social; et l'excès
d'historisme, la pléthore empirique pourrait bien devenir, pour la
continuité de la culture et pour la socialité elle-même, un péril
mortel, une menace constante d'asphyxie.
L'abstraction est le premier et le principal résultat de l'expé-
rience collective tant soit peu organisée ou systématisée, et c'est à
ce titre qu'elle nous frappe comme le point de départ ou la véri-
table base de toute civilisation progressive. Mais il y a abstraction
et abstraction, comme il y a savoir et savoir. Une classification
très large nous permet de distinguer deux grandes espèces d'idées
et de connaissances abstraites. L'une forme le savoir réel, exact
ou positif, l'autre constitue le savoir verbal, un phénomène qui
marque les débuts de toute science, une sorte de faiblesse infantile
qui, prolongée outre mesure, peut conduire à un état pathologique
grave. On a maintes fois décrit ce phénomène en s'attachant de
préférence à ses traits extérieurs les plus accusés. « Il y a, dit par
exemple Whewell, l'historien bien connu des sciences inductives,
deux manières de raisonner et de fixer le sens des hautes abstrac-
tions employées dans nos recherches : l'une qui consiste à examiner
les mots et les pensées que ces mots suggèrent; l'autre qui consiste
à porter l'attention sur les faits et les choses qui introduisent dans
la langue et mettent en usage les mots et les termes abstraits.
Cette dernière voie, la méthode de l'investigation réelle, conduit
seule au succès.... La tendance à puiser des principes dans les
mots et les termes du langage est discernable de très bonne
heure... »
4
Quelle est la nature intime et l'origine du savoir verbal, et
comment réussit-il pendant de longs siècles à tenir la place du
savoir réel? Essayons d'expliquer ce phénomène d'une importance
majeure.
La connaissance est l'activité non seulement analytique, mais
encore hypothétique de la pensée sociale. A chaque étape du savoir,
nous posons, comme un jalon, une hypothèse qui, nécessairement,
s'exprime par des mots, des termes correspondants. Nous obtenons
ainsi des notions ayant une valeur purement conventionnelle et
E. DE ROBERTY. — LE UÙI.E CIVII.ISATELU I)i:S ABSTUACTIONS 479
qui servent h faire durer, à transmettre, dans le temps ou l'espace,
nos conjectures. Mais s'il n'est rien de plus aisé que de construire
des suppositions plus ou moins plausibles, sinon spécieuses, et par
là d'enrichir la langue de termes génériques (les hypothèses tendant
toujours au plus haut degré de généralité, à la plus grande valeur
possible), rien n'est plus difficile que de les vérifier. Aussi, neuf
fois sur dix, omet-on de le faire ou se contente-t-on d'une vérifi-
cation hâtive et seulement partielle. La richesse nominale de l'es-
prit s'accroît ainsi de siècle en siècle et couvre de ses somptuosités
rhétoriques l'indigence réelle du savoir. Plus une science est
arriérée, et plus elle se trouve encombrée de théories incertaines,
illusoires, plus elle se montre favorable aune luxuriante croissance
de concepts verbaux. Cet état de choses caractérise d'abord la jeu-
nesse de la science; les mathématiques elles-mêmes, comme l'a
prouvé le verbalisme aigu de l'école pythagoricienne, n'ont pas
échappé à la règle commune; et une faiblesse analogue a toujours
formé le trait distinclif de la philosophie. Les ontologies des plus
grands penseurs, leurs controverses sans fin sur certaines idées
génériques (dans lesquelles il faut voir des conjectures non véri-
fiées, des suppositions paresseuses bien plus que de simples flatus
voci), leurs habiles jongleries avec la matière, l'esprit, l'être, la
substance, le néant, l'objet, le sujet. Dieu, l'univers, le noumène,
le phénomène, avec le temps, l'espace, la cause, la fin, le mouve-
ment, la vie, la conscience; ou, dans un ordre plus particulier de
recherches, leurs dissertations sur les facultés de l'àme, l'inlelli-
ligence, le cœur, la volonté, sur le devoir, le droit, la responsabilité,
la vertu, le vice, le bien, le mal, sur les biomorphismes récemment
introduits en sociologie, le milieu, l'adaptation, la lutte pour l'exis-
tence, enfin sur des notions aussi vagues que le besoin, le désir,
l'instinct social — il est vraiment impossible d'épuiser cette fas-
tueuse nomenclature, — toutes ces choses, dites et ressassées mille
fois, confirment pleinement notre thèse. Il suffit de comparer l'aio-
misme de Démocrite avec celui de nos chimistes, la conception
antique de la conservation delà force avec sa conception moderne,
les idées des philosophes sur le mouvement avec celles de nos phy.
siciens, ou encore les vieilles doctrines sur l'évolution avec nos
théories actuelles, pour se rendre compte de l'énorme différence qui
existe entre le savoir verbal — trésor formé de billets fiduciaires à
480 REVUE PHILOSOPHIQUE
cours forcé — et le savoir réel — or pur en lingots ou déjà monnayé.
Non pas que nous jugions utile de disperser à tous les vents ces
richesses nominales, — un tel conseil manquerait de prudence;
mais il nous semble nécessaire de reprendre une à une, pour les
vérifier, toutes ces hypothèses, et de les considérer, en attendant,
comme des problèmes dont la solution future peut nous réserver
les plus grandes surprises.
Tout concept ne vaut que par Texpérience qu'il représente. Si
celle-ci est imparfaite ou erronée, le concept le sera aussi; et
quand, en dépit d'une telle tache originelle, nous lui accordons
une valeur objective, nous remplaçons par une réalité imaginaire
la réalité psychologique ou subjective que l'idée la plus absurde
conserve toujours. L'histoire des sciences et de la philosophie est
pleine de faits de ce genre. Nous attribuons certaines propriétés à
des objets qui en sont dépourvus ou qui ne les possèdent qu'en
vertu de circonstances fortuites et passagères. Il y a une corrélation
nécessaire entre l'expérience tronquée ou inhabile et le concept
subjectif. Et « l'entité » n'est pas, ainsi qu'on l'enseigne d'habitude,
l'erreur qui consiste à poser l'idée en être réel; car rien, dans les
agrégats concrets, n'est plus élémentairementréel que leurs qualités
ou leurs rapports abstraits. Mais les entités représentent autant
d'expériences incomplètes, superficielles ou trop brèves. Elles pro-
viennent d'un défaut — qui à la longue devient quelquefois un
déni — d'analyse. Force nous est donc d'en user avec elles comme
avec toutes nos connaissances empiriques. Nous ne devons les
rejeter qu'à bon escient, et qu'au fur et à mesure des corrections
apportées par notre expérience élargie et prolongée à celle de nos
ancêtres. C'est ainsi, par exemple, que nous ne pouvons plus
admettre, dans la science, les nombreuses entités physiques
réduites aujourd'hui au concept de mouvement; ni en philosophie,
l'entité divine opposée à l'idée équivalente de nature ou d'univers.
Une seconde catégorie de concepts verbaux est formée par les
entités en voie de déchéance; citons comme exemples de cette
classe l'affinité chimique, la vie, et, sous certaines réserves, le bien
suprême en morale, le beau en esthétique, le juste dans le domaine
des sciences du droit, etc. Une troisième classe enfin comprend
les entités encore puissantes et d'autant plus utiles ou nécessaires
qu'elles nous rappellent constamment les imperfections des ana-
E. DE ROBERTY. — LE UÔLE CIVILISATEUII DES ABSTnACTIONS 481
lyses mulliplcs dont elles forment le résumé succinct. Tel nous
apparaît, entre autres, le concept de « socialité » qui fonde l'indé-
pendance de la sociologie, qui empêche sa confusion avec la bio-
logie et la psychologie, la science abstraite immédiatement anté-
rieure et la science concrète dérivée. L'expérience des différentes
branches du savoir et surtout celle de la biologie flhéories vita-
lisles) et de la chimie (affinité) venant éclairer ce cas spécial, nous
attachons déjà au concept de sociable une signification de moins
en moins absolue. Pour notre part, nous avons môme la prétention
— fondée ou non, ce n'est pas à nous de le dire — d'avoir contribué
à préciser, à limiter, à interpréter les concepts vagues et plus ou
moins équivalents de milieu social, de filiation historique, d'imita-
tion, etc., en précisant, en limitant, en commentant l'expérience
collective correspondante et en l'expliquant, en dernier lieu, comme
une interaction ou môme une « intersubstitution » (une sorte
d'affinité mentale) d'états conscientiels simples (psychophysiques)
et composés (psychologiques).
Le positivisme, celui de Comte aussi bien que celui de ses grands
prédécesseurs à partir du xvii'= siècle, tomba, au cours de son infati-
gable croisade contre les « entités » théologiques, métaphysiques ou
scientifiques, dans un malentendu plutôt pénible. En effet, cette
longue lignée de philosophes ne cessèrent jamais de reprocher à la
classe particulière de concepts contre lesquels s'exerçait leur verve,
leur qualité de pures abstractions; or, l'abstraction passait à leurs
yeux pour un synonyme de l'irréel, du non-existant. La lutte qu'ils
entreprirent dégénéra donc en une vaine campagne contre l'idée
abstraite au profit de la chose concrète. Aujourd'hui, dans les
sciences commençantes, telles que la sociologie et la psychologie,
nous sommes arrivés, semble-t-il, à l'extrême limite de ce mouve-
ment : des écoles entières de théoriciens de la connaissance nous
prémunissent contre les terribles dangers des notions abstraites,
ces embûches toujours dressées à l'esprit humain, et nous vantent
l'incomparable sécurité des voies empiriques remplies de faits con-
crets et vivants.
Il y a, chez les adeptes de ces écoles, une tendance marquée à
considérer les « abstractions vides » comme l'obstacle principal,
l'ennemi héréditaire en quelque sorte, de la connaissance vraiment
positive ou exacte. On nous rappelle que dans leur période « pré-
TONfE LXIV. — 1907. 31
482 REVUE PHILOSOPHIQUE
scientifique » toutes les branches du savoir ont usé et abusé de
l'abstraction. On cite l'alchimiste séduit parla conception abstraite
de l'unité essentielle de la matière et se lançant à la poursuite du
problème de la transmutation des métaux; le médecin dominé par
ridée d'une cause commune de la santé et de la maladie et se
livrant en conséquence à la recherche de la panacée universelle; et
ainsi de suite jusqu'au moraliste que sa croyance aux entités idéo-
logiques convainc qu'il est en son pouvoir, par quelques règles
d'or, de bannir du monde social le vice, l'injustice et le malheur.
On ajoute qu'il n'y a pas plus de « problème moral », au singulier,
que de problème « physiologique » ou de « problème physique ».
Il est aussi puéril de chercher le « bonheur en général » que de
chercher la « santé en général », etc. On affirme enfin que toute
connaissance, devenue positive, scientifiquement constituée,
dédaigne de telles abstractions : elle se borne à découvrir « les
relations réelles » des choses.
Ces formules courantes reflètent des idées peu claires quant à
l'essence vraie de tout labeur scientifique. Elles prouvent que sur
ce sujet d'une importance capitale la pensée moyenne flotte
encore, indécise, hésitante. Qu'est-ce que « les relations réelles »
que la science mûre ou constituée s'efforce uniquement de décou-
vrir? Des concepts, des abstractions, et rien que cela. Ou les mots
n'ont aucun sens précis, ou un rapport est, par définition, une idée
abstraite. La connaissance excluant ou niant les propriétés géné-
rales des choses, est une notion contradictoire, un illogisme aussi
abusif et manifeste que celui impliqué par ce terme : l'incognos-
cible.
La science rationnelle ne néglige ni l'abstrait, ni le concret, ces
deux aspects inséparables des choses. Mais dans sa période de
début, placée en face de la réalité concrète non analysée, irréduite
en ses éléments constitutifs, elle travestit facilement le concret en
abstrait, elle tombe dans les pièges multiples de l'idéation pure-
ment formelle ou verbale. Examinez attentivement les plus hautes
généralités des sciences commençantes : sous ces masques abstraits
vous verrez vite transparaître la réalité concrète très incomplète-
ment décomposée. Chez l'alchimiste, ce sont certaines substances
définies, l'or et l'argent, qui, grâce à quelques procédés des plus
grossiers, deviennent capables de communiquer leurs propriétés à
E. DE ROBERTY. — I r: R<^I.F. CIVILISATKI II liKS ABSTRACTIONS /|83
tous les autres métaux. Cliez le physiologiste primitif qui se con-
foiul avec le médecin, ce sont encore quel(|ues liciuides ou quehjues
poudres, certains mélanges extraordinaires dont l'absorption abolit
les maux physiques, procure la santé et prolonge la vie. Chez le
moraliste, enfin, même chez celui de nos jours, c'est la conscience
morale, c'est-à-dire un fait brut, un ensemble concret de qualités
psychiques superficiellement observées et décrites, qui produit le
miracle delà transsubstantiation du vice en vertu, de linjustice en
justice, du mal et du malheur en bien et en bonheur.
Une méprise manifeste gît au fond des éloges qu'on adresse à
l'étude comparée et critique d'un ordre quelconque de faits (par
exemple, de faits moraux, juridiques, économiques etc.), et des
reproches par lesquels on accable la réilexion ((ui se borne à leur
« analyse abstraite ». Oue veut-on dire? Que la première étude est
irréfléchie ou dédaigne l'analyse? Assurément non. Mais si elle est
analytique, elle est par là même abstraite. Le blûme ne saurait
atteindre ni la réflexion, ni l'analyse, ni leur résultat inévitable,
l'abstraction. Ce n'est donc pas de ces opérations intellectuelles
qu'il s'agit dans la phraséologie coutumière. On y a en vue une
tout autre opposition : à savoir, l'analyse abstraite des faits
moraux dans beaucoup ou dans le plus grand nombre possible de
sociétés diverses, et la même analyse se contentant de l'étude
d'une morale ou dune société unique; il s'agit donc, en somme,
du contraste entre une induction très étendue et une induction
très courte. Il est certain que la première vaut mieux que la
seconde; et, lorsque nous pouvons l'instituer, nous lui attribuons
une valeur scientifique que nous refusons à sa concurrente. Mais,
encore une fois, ni ce que nous appelons la réflexion, ni ce que
nous appelons l'abstraction ne sont nullement intéressées à ce
débat.
J'ai parlé plus haut de malentendu. Je puis difficilement désigner
par un autre terme la protestation positiviste contre ce démon
malicieux que nos sociologues et nos psychologues s'eflorçent à
l'envie d'exorciser, contre ce Protée insaisissable qui revêt à
chaque instant sous leurs mains une forme nouvelle : l'Entité.
Abandonnons aux coups de cette critique facile les entités théolo-
giques. Dieu et les dieux. Le caractère syncrétique et symbolique,
c'est-à-dire, en tous cas, plus concret qu'abstrait (même chez les
484 REVUE PHILOSOPHIQUE
panthéistes qui identifient l'idée de Dieu avec celle d'Univers) de
ces concepts anthropomorphes ne fait plus de doute pour personne.
Laissons aussi les plus vieilles entités physiques : le chaud, le
froid, le sec, l'humide, les quatre éléments, les vertus essentielles
des diverses substances. Il serait malaisé de faire accroire aux
physiciens et aux chimistes de notre époque que ces descriptions
lautologiques s'élèvent bien haut dans l'échelle abstractive. Bor-
nons-nous aux entités qui figurent encore dans le domaine moins
cultivé des sciences sociales et psychologiques : la conscience, la
raison, le droit naturel, la liberté, la justice, la volonté de l'État
(Staatswille) et, plus récemment, la race, l'esprit national, la sou-
veraineté du peuple, etc. Il faut être volontairement aveugle pour
ne pas voir que nous nageons ici en plein dans les grandes eaux
du concret, des faits et des événements non analysés ou grossière-
ment et insuffisamment décomposés en conglomérats accidentels
qui n'offrent rien de nécessaire, de simple ou d'irréductible. En
vérité, à moins de renoncer au verbe articulé et à l'écriture, pour
revenir au langage des gestes et des exclamations émotives, il est
impossible d'être plus assujettis à la réalité concrète et plus empi-
riques, que tous ces prétendus abstracteurs de quintessence!
L'abstraction verbale est tout autre chose que l'abstraction
réelle s'exprimant par des mots. C'est presque son contraire. La
première est la transposition du concret dans le langage nécessai-
rement conceptuel; elle n'a donc d'abstrait que son enveloppe
extérieure. Et la seconde est la transcription réelle de l'idée
abstraite dans le langage qui l'exprime si bien. Mais, comme il ne
peut être question, dans les deux cas, que du plus ou du moins
concret et du plus ou du moins abstrait, le passage du concept
verbal au concept réel se produit toujours d'une manière insen-
sible. Il suit de là que l'attitude de l'esprit la plus profitable au
progrès scientifique est de considérer comme entachées de verba-
lisme toutes les abstractions, même les moins exposées au reproche
d'être de simples noms collectifs désignant des agrégats concrets.
C'est ce que semblent avoir instinctivement compris les positivistes.
Leur erreur fut d'avoir érigé cette règle de prudence pratique en
une vérité gnoséologique de premier ordre.
Devons-nous ajouter qu'à notre sens rien n'est plus insignifiant
et rien ne révèle mieux le caractère puéril de nos disputes sur ces
E. DE ROBERTY. — LK UÔI.E CIMLISATF.LK DF.S ABST»ACrlO^S 485
matières, que la série d'adjectifs qu'on a accoutumé de joindre
aux termes désignant la vision abstraite et la vision concrète
d'un seul et même univers? Les abstractions sèches et mortes
opposées aux r<''alités pleines et vivantes, ce contraste semble
insinuer que le monde surorganiciue auquel appartient notre vision
abstraite est un univers terne, IVoid, insipide, par comparaison
avec le monde organique remuant, coloré, savoureux, auquel
appartiendrait la vision concrète. Or, le monde social, le monde
de la raison et de la conduite rationnelle, le plus éloigné du monde
inorganique (de la matière estimée inerte et passive), constitue
celte portion de l'univers où le mouvement, sous toutes ses faces,
atteint son maximum d'intensité et d'où, sous forme d'action
humaine, il se déverse à flots continus sur le reste de la nature
qu'il entraîne dans son évolution incessante et incomparablement
plus rapide. C'est le monde le plus concentré et le plus magnifi-
quement vibrant qui soit. Ce n'est pas le monde de la vie, non,
certes; et cela pour cette raison bien simple que c'est, littéralement,
le monde de la survie. Comparez les idées aux organismes et osez
soutenir qu'elles n'ont point une durée, je ne dirai pas éternelle
(la pérennité ne convient qu'à l'ensemble des forces cosmiques),
mais infiniment plus stable ou plus « réelle », et en même temps
une évolution plus variée, plus riche en combinaisons inattendues,
que la durée éphémère et l'évolution plutôt uniforme de l'être
vivant au sens biologique du mot. L'être doué de vie se perpétue
par l'espèce; mais n'oublions pas qu'avec cette affirmation, nous
passons déjà du concret à l'abstrait, nous entrons de plain-pied
dans le royaume de l'idée pure, nous constatons entre des agrégats
concrets des ressemblances, des identités d'ordre idéologique. La
survie par l'espèce est le don de joyeux avènement que le monde
.social apporte au monde de la vie qui est aussi ceiui de la mort,
de la sûre dissolution chimique.
Il est incontestable, d'ailleurs, que le monde surorganique, le
monde de la survie, s'allie étroitement au monde organique, au
monde de la vie et tend en quelque sorte à l'élever à son niveau, à
l'entraîner dans son orbite. Et le même rapport se constate entre
le monde organique et le monde mécanique ou physico-chimique.
C'est pourquoi ni la vision abstraite de la nature, ni sa vision
concrète ne sont jamais, l'une, exclusivement surorganique, et
486 REVUE PHILOSOPHIQUE
l'autre, exclusivement organique (psychophysique). Toutes deux
sont bio-sociales, psychologiques. Mais dans la première, dans la
connaissance, c'est l'élément surorganique qui domine, qui fait
fonction de chorège; et dans la seconde, dans la conscience, c'est
l'élément organique. La vision concrète forme le point de départ
de la connaissance qui, dans cette phase initiale, demeure encore
foncièrement descriptive, empirique; et la vision abstraite corres-
pond à l'âge adulte du savoir. Dans la première période le défaut
de généralisations, le manque d'abstractions réelles se fait vivement
sentir, et l'on y supplée par cette formation inférieure, les concepts
verbaux. Dans la seconde, on débarrasse l'édifice déjà avancé de la
science de la plupart des échafaudages qui l'encombrent sans la
moindre utilité. Car c'est à tort, notons-le en passant, qu'on donne
pour caractéristique à l'enfance du savoir l'entière absorption de
l'esprit par des besoins d'ordre pratique, et qu'on voit dans ce
qu'on appelle la tendance d'une discipline à devenir exclusivement
théorique la marque certaine de sa maturité. 11 n'en est rien; et ce
qui différencie ces deux étapes d'une seule et même évolution, ce
n'est pas l'absence de toute théorie dans le premier cas, mais seu-
lement le caractère inadéquat du rapport, la nature lâche et pré-
caire des liens qui dans cette phase unissent la théorie à la pra-
tique. Entre les deux périodes se place une époque critique ou de
transition, plus ou moins brève ou longue, pendant laquelle de
chaudes disputes ont lieu qui roulent sur les plans et les devis, les
méthodes et les procédés à employer pour l'œuvre constructrice.
On en est déjà là ■-- fort heureusement — dans les sciences
sociales et psychologiques. Et pour notre part, nous ne demandons
pas mieux que de nous associer aux efforts des savants qui se
targuent de faire une guerre sans merci aux « entités », aux abstrac-
tions verbales des anciennes disciplines morales et politiques.
Nous voulons bien contribuer, dans la mesure de nos forces, à
chasser de leur dernier refuge ses hôtes autrefois si fêtés et tombés
aujourd'hui au rang d'affreux parasites; mais nous déclarons bien
haut que c'est pour introniser à leur place les abstractions réelles,
les idées, les concepts autrement purs, la « moelle » substanti-
fique » de tout vrai savoir. Nous n'avons pas besoin d'ajouter qu'un
seul chemin mène à ce but : c'est la voie où sont depuis longtemps
entrées les disciplines dites exactes qui, parmi les cornues de leurs
E. DE ROBERTY. — i-K KÙLE ClMLISATKLIl DES ABSiRACTIOMS 487
laboratoires et les labiés d opéralion de leurs clinicjucs, conlinueul
Iriomphalenicnl lancienne ascension du concret à l'abstrait, du
composé au simple, du particulier au général, du multiple à l'un.
Leur exemple devrait suffire à ramener les explorateurs du monde
surorj^ani(iue à une appréciation plus saine des rapports du con-
cret avec l'abstrait, ou de la véritable nature de lidée.
Sans sortir du même ordre d'idées, nous pouvons poser cette
(jucstion : que signifie la thèse favorite des modernes théories de
la connaissance qui assigne au savoir pour unique objet le f)héiio-
mène, et comment cette thèse se concilie-t-elle avec cette autre,.-,
également courante, selon laquelle les lois, les rapports nécessaires
des choses forment le but dernier des recherches scientifiques?
(Juand l'analyse, aidée par l'hypothèse spécialisée ou vérifiable,
décompose les agrégats concrets et aboutit à la constatation, entre
les phénomènes de plus en plus simples, d'un rapport d'autant plus
général et nécessaire que l'expérience correspondante — l'induc-
tion — aura été plus étendue et plus prolongée, elle opère sur
le phénomène concret (elle l'a directement pour objet, disons-
nous , et non sur le résultat de son opération, l'idée ou le rapport
abstrait. Et lorsque, insatisfaite, la pensée analytique cherche à
pénétrer ()lus avant dans l'essence intime des choses, ce n'est pas
le rapport trouvé qu'elle soumet à son investigation — elle n'arri-
verait ainsi qu'à des exercices logiques verbaux, — mais bien les
agrégats concrets déjà décomposés une première fois, et leurs
diverses parties. Elle continue à s'attacher au seul phénomène
concret, elle reste expérimentale dans le sens ordinaire du mot. Et
comme le concret et l'abstrait sont des concepts essentiellement
corrélatifs, ce processus se renouvelle sans cesse, indéfiniment.
Toujours la science analyse la réalité concrète, et toujours elle
obtient en résultat l'idée abstraite. Alors même qu'elle est la
science spéciale de l'idée, elle envisage et étudie celle-ci comme
un phénomène concret, un fait psychologique ou bio-social. C'est
dans ce sens qu'elle est toujours phénoméniste.
Entre le savoir objectif ou expérimental et le savoir subjectif
caractérisé encore comme verbal, il n'y a, en somme, qu'une seule
dilTérence, mais elle explique toutes les autres. Le premier marque
la possibilité, pour l'esprit humain, dans certaines conditions
déterminées, d'analyser, de décomposer le concret pour en faire
488 REVUE PHILOSOPHIQUE
jaillir l'abstrait; et le second témoigne des difficultés, temporaire-
ment insurmontables, rencontrées par une telle entreprise. L'opi-
nion vulgaire croit à tort qu'il y a là une inspiration préméditée,
que les dialecticiens — anciens et modernes — commettent la faute
grave de mal choisir entre deux routes également ouvertes devant
eux. Il n'en est rien, ainsi que le prouve l'histoire des sciences
naturelles les plus exactes, qui toutes ont passé par des phases de
scolaslique aiguë (phases dont le retour — peut-être périodique,
régi par une loi à découvrir — reste possible). L'existence de la
dialectique montre toutefois que la raison humaine n'abdique
jamais : quand elle ne peut pas gouverner de fait, elle règne
de nom.
Le reproche qu'on fait d'habitude aux sciences du monde suror-
ganique : de ne pas se comporter à l'égard de la réalité comme les
sciences de la nature extérieure, de ne pas étudier patiemment et
minutieusement « ce qui est », — ce reproche, immérité au
fond, prouve en outre combien peu on se rend compte des vraies
conditions qui déterminent les progrès lents ou rapides du savoir.
Dans toute science l'esprit humain passe de l'analyse superfi-
cielle des phénomènes à leur analyse de plus en plus complète
par une gradation quasi-insensible, conditionnée bien moins par
le zèle ou même le génie de l'observateur, que par les nouvelles
données, les découvertes des sciences antécédentes, — lumière
forte et presque toujours inattendue jetée sur les faits étudiés, et
lumière qui permet cette descente « en profondeur » qu'on explique
par des causes et des circonstances en tous cas subsidiaires. Toute
patience se serait usée en chimie, et la plus grande minutie n'au-
rait servi de rien ou serait allée à l'encontre du but poursuivi,
aurait abouti au plus pur k verbiage », si le chimiste, faute de
données quantitatives et physiques suffisantes, eût ignoré les lois
du nombre, de l'étendue, de la pesanteur, de la chaleur, de la
lumière, etc. Les alchimistes eurent beau être des expérimenta-
teurs zélés et habiles, ne quittant pas, des vies d'hommes durant,
leurs fourneaux et leurs alambics, ils n'obtinrent que des résultats
douteux ou négatifs, ils ne firent que de la « métachimie » ou de
la « préchimie ». Et les naturalistes de la « prébiologie » eurent
le même sort. Toute leur admirable persévérance et leur scrupu-
leuse attention ne servirent qu'à encombrer l'histoire naturelle de
E. DE ROBERTY. — I-li R<JIK «MVIl.lSATEUIt iu:s AltSlllA(:rlO^S 489
petits faits, de petits détails, de petites classifications et de nomen-
clatures tellement louflues que la meilleure des mémoires suffit à
peine pour les retenir. D'autre part, combien de cadavres les méde-
cins et les pliysiolo{^Mstes de la môme époque ne dépecèrent-ils pas
et combien de malades et môme de gens bien portants ne tuèrent-
ils point, pour arriver aux idées les plus fausses sur les humeurs,
sur le rôle des divers organes, sur les fonctions vitales les plus
essentielles? Le mystère de la vie ne commença vraimentà s'éclaircir
qu'à la suite de certaines découvertes chimiques.
Les sciences morales et politiques furent et restent logées à la
môme enseigne. Ce n'est pas la minutie au service de l'observation,
ni la patience au service de Tinduction, ni tels ou tels procédés
merveilleux prônés par Bacon, Descaries, et nos modernes logi-
ciens et mélhodologistes — procédés que ces philosophes n'inven-
tèrent point ni ne découvrirent, par la raison bien simple qu'ils
n'inventèrent ni ne découvrirent l'esprit humain — qui leur ont
manqué. Ce qui leur fit longtemps défaut, ce furent les recherches
et les découvertes biologiques, la connaissance des lois de la vie
sans laquelle il n'y a pas de connaissance abstraite possible des
lois de la superstructure surorganique ou sociale. Prêcher la réforme
méthodologique aux sociologues est un moyen assez médiocre
pour faire avancer la sociologie; mais quand la méthode recom-
mandée est, en outre, purement descriptive, quand, écartant 1 idée
d'une véritable expérimentation sociale (qui ne reculerait pas
devant la « socioseclion » ou législation intentionnellement expé-
rimentale qui sera peut-être largement employée un jour), on nous
sollicite à « patiemment et minutieusement » colliger des faits, des
faits et encore des faits, nous ne pouvons que frémir à la pensée
de ce fatras indigeste capable d'étoufler sous son poids les cerveaux
les plus résistants.
Notons encore à ce propos la distinction qui s'impose, dans tout
ordre de connaissance, entre les lois empiriques et les lois dites
causales (ou abstraites) des phénomènes. Les premières permettent
de prévoir et, par suite, de prédire certaines répétitions ou certains
enchaînements de faits. Les secondes donnent lieu, en outre, à la
manifestation de ce phénomène social particulier qu'il est convenu
d'appeler l'intervention modificatrice de l'homme dans le cours
naturel des choses. Et seules, elles ont le pouvoir de produire ce
490 REVUE PHILOSOPHIQUE
dernier effet. Dans un cas, nous avons devant nous des sommes
d'éléments toujours susceptibles de variation, puisque nous ne
connaissons pas toutes leurs composantes (c'est ce qui distingue
la connaissance empirique, ou analyse inachevée, de la connais-
sance dite scientifique, ou analyse de plus en plus complète) ; et
dans l'autre, nous sommes placés en face d'éléments identiques et
déjà bien définis. Comme nous le verrons par la suite, en étudiant
de plus près le déterminisme spécifique des phénomènes sociaux,
notre action modificatrice est inhibitive par essence, elle s'adresse
toujours au concret résoluble en ses parties, elle n'a aucune prise
sur l'élément abstrait tant qu'il demeure irréductible. Rien ne se
perd, rien ne se crée dans l'univers est strictement vrai de l'abs-
trait, non du concret, variable par définition. Un phénomène peut
entièrement disparaître en tant que phénomène concret : ses élé-
ments seuls subsistent alors et donnent lieu, suivant le cas, à la
reconstitution de phénomènes pareils au phénomène disparu, ou à
la constitution de phénomènes différents. Notre pouvoir modifica-
teur est conditionné par notre savoir abstrait, et il ne dépend que
dans une faible proportion de nos connaissances descriptives. A
mesure que la causalité empirique, celle des sommes ou résul-
tantes insuffisamment analysées, cède la place à la causalité
abstraite, celle qui réduit les résultantes à leurs composantes, la
causalité a inintellig-ible » se voit remplacée par la causalité « intel-
ligible ». L'intelligibilité d'un phénomène consiste en ceci, que
nous le concevons comme un agrégat formé de parties qui se
retrouvent exactement pareilles en d'autres agrégats; c'est litté-
ralement, la « compréhension h du phénomène concret, la vue qui
embrasse et saisit tous ses éléments jugés irréductibles. La néces-
sité empirique appelée probabilité se résout alors en nécessité
logique appelée certitude. Conformérnent à ces vues, dans toute
analyse un peu sérieuse ayant pour objet l'évolution des sociétés,
il faut prendre soin de tracer une ligne-frontière très nette entre
l'action des causes biologiques et celle des causes qu'on désigne
sous le nom de « facteur économique ». Ces deux grands groupes
de faits sont néanmoins très souvent confondus : au profit des
causes de l'ordre biologique par les investigateurs des origines
sociales, et au profit des causes de l'ordre économique par
les historiens des époques de plus en plus civiUsées. Arrè-
E. DE ROBERTY. — IK HÙLE CIVII.ISATiaH DES ABSTHACTIO.NS 491
tons-nous quelques instants à la inemièrc de ces erreurs.
On a donné le nom de conf/réfjation au fait par lequel déLulcnt les
plus lointaines ébauches de société et qui consiste dans l'aniuence
d'individus ap|)artenant à la même espèce animale vers les lieux
où sont réunies les conditions physiologiques — nourriture, etc.
— nécessaires à leur existence. Or, ce fait, surtout lorsqu'il se
manifeste dans l'espèce humaine, est plus complexe (ju'on ne le
croit d'habitude; il olfro un double aspect; il est déjà, par un de
ses côtés, surorgani({ue ou social. La congrégation est le résultat
aussi bien des besoins physiologiques individuels, que d'une expé-
rience collective plus ou moins prolongée portant sur les dilTé-
rentes façons de satisfaire ces besoins, sur le choix des moyens
à employer, sur l'existence effective de ceux-ci en certains
endroits, etc.
Ce qu'on a appelé Vagréf/ation gèmHique présente le même carac-
tère : c'est, en vérité, une congrégation à base sexuelle donnant
naissance aux liens consanguins de famille et de parenté et débu-
tant par le clan malronymique. Dans les deux cas, nous avons
devant nous des phénomènes biologiques intimement unis aux
premiers germes du fait social ou économique (de l'activité appli-
quant certains acquêts cognitifs à la satisfaction de nos besoins
matériels).
Les groupes humains les plus rudimentaires (agrégations géné-
tiques ou groupements mixtes, génétiques et congrégatifs à la fois)
apparaissent ainsi comme déjà suffisamment pénétrés par l'élé-
ment surorganique, comme déjà fortement imprégnés du ciment
social. Et la vraie nature de celui-ci se découvre avec éclat dans
un phénomène qui caractérise toutes les sociétés primitives sans
la moindre exception. Je veux parler du totémisme, fait sociolo-
gique universel que les premiers observateurs ont ignoré ou passé
sous silence, le jugeant insignifiant, qui plus tard parut assez
incompréhensible et mystérieux, et auquel, de nos jours, on recon-
naît une valeur réelle, sans toutefois arriver à l'expliquer d'une
façon suffisamment claire et uniforme.
Le totem (distingué du fétiche strictement individuel) est tou-
jours constitué par une classe d'objets; c'est déjà, par suite, une
idée générique, une abstraction. Elle signale la première con-
quête, manifestée d'une façon extérieure et durable, de l'expé-
492 HEVLR ['FULOSOPHIQUE
rience collective, de rinteraction psychique. Le totem devient un
objet de culte pour le clan, pour un groupe d'hommes qui, ralliés
par un tel signe de nature abstraite, se comportent comme une
famille unique indéfiniment élargie. Par cela seul qu'ils se don-
nent le nom du totem, les membres du clan s'attribuent une ori-
gine commune, se conduisent les uns envers les autres comme
s'ils étaient issus du môme sang. C'est le premier lien, religamen.,
commandant un premier système de rapports sociaux et d'actions
collectives (services mutuels et attitudes communes vis-à-vis des
autres clans).
Le totem est presque toujours tabou, intangible. L'idée de
défense, de contrainte, d'obligation est virtuellement contenue
dans celle d'activité ou de rechercho commune. Dès la prime ori-
gine des sociétés, nous voyons l'interaction mentale et son résultat
— la généralisation des expériences isolées et l'abstraction symbo-
lisée inconsciemment par le totem — engendrer une longue suite
de prescriptions, de sollicitations et surtout d'inhibitions de nature
sociale. L'idée totémique (comme plus tard, dans les groupes
sociaux plus avancés, les conceptions religieuses) pénètre la vie
entière du sauvage, préside à tous ses grands événements, — nais-
sance, puberté, initiation, adoption, mariage, chasse, cueillette ou
récolte, maladie, mort; elle jette, en outre, dans ces milieux
frustes, par l'idée de tabou qui en dérive, la première semence du
droit, des plus anciennes notions juridiques (aide, protection, châ-
timent, etc.).
En dehors de notre hypothèse sur la nature essentielle du fait
surorganique, le totémisme s'explique mal ou ne s'explique pas du
tout. Quand Spencer et Lubbock s'efforcent de ramener le totem
à la nécessité de dénommer le groupe et au besoin de personni-
fier, de réaliser le signe, le nom lui-même, ils s'arrêtent à mi-
chemin; car cette nécessité de se donner un « nom collectif »
emprunté à une notion collective est évidemment déjà le résultat
d'une expérience également collective. Le totémisme est la pre-
mière expression connue de ce produit de l'interaction psychique
qui porte indifféremment les noms d'esprit, de raison ou de con-
naissance; c'est la plus ancienne des généralisations, l'abstraclion-
ancêtre. Dans cette phase initiale, la connaissance n'apparaît
- guère que comme une sorte de vague conscience collective, com-
E. DE ROBERTY. — l.E RÔI.E Civil. ISAÏEl.ll DLS ABSTUACTIONS 493
rnuiie à tous les membres du clan, conscience aussi réelle d'ail-
leurs (juc les consciences biologiques avec qui elle a un siège
commun (le cerveau) et dont elle ne fait que trier, résumer et con-
server le contenu le plus essentiel. Elle exprime ce contenu par le
langage articulé qu'elle contribue à créer spontanément (en arti-
culant, en joignant les uns aux autres d'une façon régulière et
uniforme les cris, les exclamations de la période présocialc ou
purement zoologique). Et elle se manifeste aussi bien par les phé-
nomènes appelés sympathie, altruisme, instinct social, solidarité,
suggestion, imitation, etc., que par cette sorte de mémoire collec-
tive qu'on nomme tradition (expérience commune emmagasinée et
prèle à se "perpétuer) et qui forme le lien social le plus puissant.
A mesure qu'elles s'accumulent, les expériences traditionnelles —
véritables réminiscences collectives — se différencient et consti-
tuent peu à peu autant d'espèces différentes d'aiguillons et de
freins, d'incitations et de contraintes, d'exigences et d'obligations,
de droits et de devoirs : traditions ou droits et devoirs familiaux
et domestiques, traditions ou droits et devoirs économiques, pro-
fessionnels, religieux, artistiques, etc.
Le clan tolémique envisagé comme une famille indéfiniment
élargie et surtout débiologisée, pour ainsi dire, une famille qui
cesse d'être purement consanguine, marque un progrès considé-
rable dans l'histoire de l'évolution sociale. Et ce progrès s'accom-
plit pari passu avec un progrès mental — de généralisation et d'ab-
straction — dû uniquement à l'expérience collective.
Le totémisme s'est profondément modifié dans son aspect
externe au cours des vicissitudes historiques. Mais il n'en subsiste
pas moins par sa racine profonde et ses traits essentiels. Le socia-
lisme, par exemple, n'est-il pas, dans un certain sens, une sorte de
totémisme moderne, tendant, par la connaissance (la généralisa-
tion et l'abstraction), à départiculariser la classe économique, fai-
sant pour celle-ci ce que le totémisme et les formes sociales qui
suivirent ont fait pour la famille consanguine et la tribu biolo-
gique? Je dis « départiculariser », car il ne peut plus être que
vaguement question ici de « débiologiser », à moins que toute
départicularisation, en s'attaquant à ce qui reste encore de « domi-
nante biologique » dans l'individu social, ne soit considéré comme
un processus similaire.
494 REVUE PHILOSOPHIQUE
Le totémisme ancien renfermait le premier germe de la « socia-
lisation ■>■> du couple sexuel et du troupeau humain primitifs, socia-
lisation qui fut continuée d'une façon brillante et partiellement
accomplie par les groupements collectifs bien connus de la patrie,
de la nation, de la classe, de l'État.
Le totémisme moderne ou socialisme poursuit le même grand
œuvre. Il contient le premier germe d'une socialisation plus pro-
fonde ou plus égalitaire (économique) de la classe, de la patrie et
de l'Etat lui-même : la classe disparaissant, sombrant dans la pro-
fession libre et variable; la patrie s'unissant organiquement aux
autres patries; enfin l'État devenant une fédération logiquement
hiérarchisée de groupes sociaux autonomes.
Eugène de Roberty,
L'ÉiMÎBGÉTlQUK ET LE MÉCANISME
AU POINT DE VUE
DES CONDITIONS DE LA CONNAISSANCE
La physique mécaniste clierche à explujuer l'expérience; elle
veut, au-dessous des apparences immédiates, trouver des faits
permanents et généraux qui en rendent raison. Les mécanistes ne
distinguent plus guère actuellement entre les hypothèses atomistes,
newloniennes ou cartésiennes. Ils visent, avant tout, à nous
fournir une représentation de l'univers, construite à l'aide du plus
petit nombre d'éléments possible, ces éléments était les plus
simples possible. Comme, dans les sciences de la nature, c'est la
mécanique, ou science du mouvement, qui utilise le plus petit
nombre d'éléments, et les éléments les plus simples, il en résulte
que ces physiciens cherchent à construire une représentation du
monde physique en continuité avec la mécanique.
Il y a encore une autre raison qui les incline à chercher une
représentation mécanique des phénomènes physiques : c'est qu'au
fond toutes nos représentations psychologiques sont accompagnées
de la représentation d'un mouvement, aussi bien dans le milieu
extérieur que dans notre organisme. Une transformation physique
est donc toujours liée, si nous en faisons l'analyse exacte, à du
mouvement. De là cette idée de chercher à figurer tous les phéno-
mènes par un mouvement. D'autre part, comme la science du
mouvement essaye de représenter le mouvement à l'aide du plus
petit nombre d'éléments possible, et des éléments les plus simples
et les plus clairs, elle tend à réduire le mouvement à ses conditions
géométriques. Les forces newtoniennes seront les simples effets du
mouvement des masses (hypothèse atomique), et les masses elles-
49lj REVUE PHILOSOPHIQUE
mêmes seront dérivées purement et simplement des mouvements
donnés dans un milieu homog-ène. On considère que l'hypothèse
cartésienne est la plus simple et la plus démonstrative. Hertz, Sir
William Thomson, Helmholtz, Gibbs, Lorentz, Larmor, se sont
efTorcés de mettre ces hypothèses en harmonie avec les découvertes
les plus récentes, de façon qu'elles puissent les représenter suffi-
samment. Actuellement, sous le nom de physique des électrons,
une science, issue de l'hypothèse mécaniste et cartésienne, cherche
à représenter tous les phénomènes de l'univers en considérant que
l'élément primordial est l'éther électro-magnétique, et que les
mouvements qu'y produisent et créent les particules électrisées,
sont l'origine des phénomènes que nous appelons matériels. La
mécanique classique, telle qu'elle a été établie par Galilée et
Newton, ne serait qu'un cas privilégié de cette mécanique plus
générale, lorsque les particules matérielles considérées, et les
agrégats qu'elles forment, ont des vitesses assez éloignées de celle
de la lumière. Le mouvement seul est à la base de cette hypothèse.
La notion de masse, elle-même, n'est qu'une fonction du mouve-
ment. Larmor a essayé une représentation purement mécanique
dans laquelle la dynamique des électrons se déduit du milieu où
ils se meuvent.
Les énergétistes, au contraire, prétendent que c'est outrepasser
le droit de la science et la portée de notre connaissance, que de
chercher à nous représenter une source homogène et unique d'oîi
pourraient se déduire tous les phénomènes naturels. La réalité ne
peut pas être pénétrée sous les apparences qui la manifestent.
L'hypothèse physique, au lieu de chercher à expliquer par des
mécanismes ingénieux l'origine lointaine des phénomènes, doit se
contenter de les classer et de les décrire. Tous les phénomènes
physico-chimiques sont, en effet, des variations de l'aspect sous
lequel se présente la nature, variations qui nous sont connues par
nos sensations. Nous aurons une description scientifique de l'uni-
vers quand nous saurons exactement comment ces variations se
produisent, quand nous pourrons prévoir d'une façon mathéma-
tique les différentes sensations que nous ressentirons dans des con-
ditions déterminées. L'hypothèse énergétique affirme qu'avec les
formules qu'elle déduit des principes de la conservation de l'énergie
et de l'entropie, et avec des expériences détaillées qui précisent
A. REY. — l.'li.NEIlGÉIlUL'K KT I.E MKCAMS.ME 497
dans chaque cas les quanliU'S comprises clans ces formules, nous
pourrons arriver ti posséder celle description el ces moyens de
prévision. Toule variation dans l'aspect d'un phénomène est, en
cIlVl, une transformation de l'énergie; on doit donc pouvoir
déduire les variations des phénomènes naturels, des lois qui
régissent les transformations de l'énergie. L'énergie n'esl pas
autre chose qu'une variable mathématique. La théorie énergétique
se défend de toule enciuête sur la nature intime de celte énergie.
Elle laisse cette recherche au.K hypothèses mécanisles. Pour elle,
le problème essentiel est de trouver des formules liant les variations
des variables « énergies », avec les variations observées dans
l'expérience. Nous n'avons pas le droit de dériver toutes les repré-
sentations que nous offre la nature du type unique de représenta-
tion qu'est le mouvement. Le mouvement n'est qu'un phénomène
(une manifestation d'une énergie particulière), comme les autres et
il n'y a pas de raison pour qu'il soit pris comme l'équivalent de
tous les autres.
La question posée entre l'énergétique el le mécanisme est
d'abord d'ordre .scientifique. A ce point de vue, chacune de ces
tiiéories se différencie de l'autre uniquement par la façon dont
sont disposées el classées les différentes lois découvertes grâce à
l'expérience. Quelle est la meilleure de ces dispositions, de ces
classifications? C'est une question que le temps, d'une part, les
progrès delà science, d'autre part, peuvent seuls résoudre; c'est
une question qui n'intéresse que les physiciens, dans la pratique
quotidienne de l'exposition et de la recherche des lois physiques.
Remarquons que l'on pourrait même soutenir que les deux théories
sont aussi légitimes l'une que l'autre et que ce débat ne comporte
pas d'issue. En effet, on peut disposer le môme contenu scienti-
fique dans des ordres différents : cela dépend des principes que
l'on choisit comme point de départ, et il se peut faire que rien ne
soit changé dans la vue scientifique de la nature, au point de vue
des connaissances que nous en avons, soit que l'on parte des prin-
cipes de la thermodynamique, soit que l'on parte des principes de
la mécanique. Dans un cas on considérera que les principes de la
mécanique sont une conséquence particulière des principes relatifs
à l'énergie. Dans l'autre cas, on considérera, au contraire, que les
principes de lénergie sont une extension des principes de la méca-
TUME LXIV. — 1907. 32
498 REVUE PHILOSOPHIQL'K
nique ou une addition nécessaire apportée à ces principes pour
continuer avec fruit nos investigations sur la nature; mais
l'ensemble de la physique, les connaissances réelles qu'elle nous
donne, ne seront nullement modifiés, selon que l'on adoptera l'un
ou l'autre système. Il n'y aura que la manière d'exposer qui chan-
gera. Ainsi, aujourd'hui, nous voyons que parmi les mécanistes,
certains considèrent sans cesser d'être mécanistes, que les prin-
cipes de la mécanique rationnelle ne sont qu'un cas particulier, le
plus simple, des principes de la mécanique électro-magnétique.
Cela ne veut pas dire que les lois de la mécanique soient fausses,
ni môme que le mécanisme soit une mauvaise méthode de recherche
en physique; cela peut vouloir dire simplement qu'il faut compléter
le mécanisme traditionnel par des représentations mécanistes nou-
velles, ajouter aux principes de la mécanique des principes nou-
veaux, pour avoir une vue adéquate de la nature. Pour tout dire,
puisque les physiciens contemporains se partagent sur la question
et ne peuvent se convaincre, la question n'est pas soluble à un
point de vue scientifique, au moins actuellement.
Mais ne peut-on pas, ne doit-on pas examiner la question à un
autre point de vue que ce point de vue scientifique exclusif?
Certes, dans les problèmes soulevés par la science, il faut se
garder avec soin d'aller sur les brisées des savants et d'y mêler son
incompétence. La dialectique philosophique a été trop souvent
portée à les résoudre d'une façon étrange et elle n'y a pas gagné
grand crédit auprès des savants. Mais tout en reconnaissant que
les questions générales (de méthode, d'esprit, d'idées directrices),
en matière de science, sont encore du ressort des savants, que nul
mieux que les praticiens professionnels n'est qualifié pour élaborer
la logique positive de leur science, et même pour en aborder la
philosophie, il faut reconnaître que la pratique, de la science ne
suffit pas à résoudre tous les problèmes logiques et philosophiques
qu'elle peut poser. Or, ici n'atteignons-nous pas un problème à la
fois logique et philosophique? Car il s'agit d'une question de
méthode et d'une question d'esprit. Et ne peut-on pas contribuer
à sa solution, à laide de considérations psychologiques et histo-
riques, puisque la science a évidemment des conditions psycholo-
giques et historiques (voire sociales, mais ces dernières sont trop
mal connues pour qu'on en puisse encore faire état)?
A. REY — L'tNKHGKTIQLE KT LK .MliCAMS.ME 49'J
Que le mécanisme ail des chances de se développer, parce qu'il
répond à certaines nécessités psychologiques, c'est ce que ne nient
guère les partisans les plus résolus de l'énergétique, Duhem en
particulier.
iJuhem et Ostwald accordent, avec plus de tolérance et de lar-
geur d'esprit que certains philosophes, qu'il y aura toujours des
mécanistes et que la science aura toujours un profit à tirer des
hypothèses mécanistes : l'attitude mécaniste est donc pour un
savant parfaitement légitime. Mais ils s'empressent d'ajouter qu'on
peut se passer des hypothèses mécanistes. Il y aurait môme pour
la science un grand intérêt à les supprimer; et ils ne seraient pas
éloignés de croire que la tendance mécaniste est une imperfection
inhérente à certains esprits. C'est une habitude de travail qu'on
doit tolérer chez ceux qui ne peuvent pas travailler autrement,
parce que le travail donne toujours dans le domaine scientifique
des résultats, mais c'est en somme une habitude de travail qu'il y
aurait avantage à remplacer par une autre. La science n'y perdrait
rien, au contraire...
Les esprits se classeraient en eflet, d'après Duhem, en deux
grandes classes : les esprits abstraits et les esprits concrets.
« • Les esprits abstraits se contentent de considérer des grandeurs
nettement définies, fournies par des procédés de mesure déter-
minés, susceptibles d'entrer suivant des règles fixes, dans des
raisonnements rigoureux et dans des calculs précis; il leur importe
peu que ces grandeurs ne se puissent imaginer. Ils sont satisfaits,
par exemple, s'ils ont défini un thermomètre, qui, à chaque inten-
sité de chaleur fait correspondre un degré déterminé de tempéra-
ture; s'ils connaissent la forme des équations qui relient celle tem-
pérature aux autres propriétés mensurables des corps, à la
densité, à la pression, à la chaleur de fusion, à la chaleur de vapo-
risation. Ils n'exigent nullement que cette température se réduise
à la force vive d'un mouvement imaginable animant des molécules
dont la ligure se pourrait dessiner. Pourvu que les lois de la
1. P. Duhem. L'Kvolulion de la mécanique, Revue générale des sciences,
mars 1903, p. 2o;j-2o6.
500 liEVUE PHILOSOPHIQUE
physique se laissent condenser en un cerlain nombre dejuoemenls
abstraits exprimables en formules mathématiques ils consentent
volontiers à ce que ces jugements portent sur certaines idées
étrangères à la géométrie. Que le monde physique ne soit pas sus-
ceptible d'une explication mécanique, ils s'y résignent sans peine.
Les imarjinatifs ont de tout autres exigences. Pour eux, l'esprit
humain, en observant les phénomènes naturels, y reconnaît, à côté
de beaucoup d'éléments confus qu'il ne parvient pas à débrouiller,
un élément clair, susceptible par sa précision d'être l'objet de
connaissances vraiment scientifiques. C'est l'élément géométrique,
tendant à la localisation des objets dans l'espace, et qui permet
de se les représenter, de les dessiner ou de les construire d"une
manière au moins idéale. 11 est constitué par les dimensions et les
formes des corps ou des systèmes de corps, par ce quon appelle,
en un mot, leur configuralion à un moment donné. Ces formes, ces
configurations, dont les parties mensurables sont des distances ou
des angles, tantôt se conservent, du moins à peu près, pendant un
cerlain temps, et paraissent même se maintenir dans les mêmes
régions de l'espace pour constituer ce qu'on appelle le repos, tantôt
changent sans cesse, mais avec continuité, et leurs changements
de lieu sont ce qu'on appelle le mouvement local, ou simplement le
mouvement. »
Cette distinction, si elle signifie simplement qu'il y a des esprits
qui tendent naturellement vers l'abstraction et la généralisation,
et d'autres qui y répugnent davantage est très juste et très légi-
time au point de vue psychologique.
Seulement, ce qu'il faut bien voir, au point de vue psychologique
également, c'est la vraie nature, la valeur de cette tendance et la
valeur des œuvres qu'elle crée.
Si nous envisageons le premier point, il faut d'abord remar-
quer que cette tendance n'est qu'une tendance. Jamais elle
ne peut être réalisée complètement. Un esprit abstrait, c'est-à-dire
capable de comprendre une notion abstraite, sans aucun support
concret, n'existe pas, et ne peut pas exister au point de vue psy-
chologique. 11 ne peut exister que pour un métaphysicien qui croit
à la réalité des Universaux; et alors la notion abstraite devient
elle-même une notion individuelle, vivante et... concrète, aussi
concrète qu'une image de la perception sensible. La psychologie
A. REY. — l.'K.Mil'.r.LTIUlE ET I K MÉCA.MS.MK oO l
nous nionlre une conlinuilé conslanlc entre la porceplion et le
concept; elle nous montre encore que le concept n'est saisissable
qu'au moyen d'une imaj^e, d'une perception résiduelle. Lapei-
ccplion n'a avec la perception qu'une dilTérencc de degrés cl
non (le nature. Il reste donc qu'il ])cut y avoir des esprits
dont la tendance à l'abstraction est plus accentuée qu'elle n'est
chez d'autres : mais qu'un esprit ne peut être purement abstrait.
11 s'ensuit qu'une construction de l'esprit, la systématisation
pliysico-chimiijue par exemple, ne peut pas être purement abs-
traite. Elle peut tendre à être aussi abstraite que possible, mais
à l'insu de ceux qui voudraient réaliser cette limite psycbologique
du concept dégagé de tout élément représentable, de la notion
purement intellectuelle, elle conserve toujours des éléments
empruntés à la représentation sensible, l/enlendemcntpur, la raison
pure sont, depuis Hume et Kant, des formes vides que l'abstraction
peut discerner, mais qui auraient bien du mal à être rajeunies par
la psychologie et à reprendre une apparence de vie et de réalité.
Aussi l'énergétique obéit-elle à la loi commune, et Boltzman ' a
déjà remarqué, à bon droit, que quoiqu'elle veuille bannir les hypo-
thèses figuratives, elle est obhgée d'y recourir. Le symbolisme
algébrique, les relations établies par les démonstrations mathéma-
tiques, ne sont-ils pas des hypothèses figuratives, des moyens de
représenter les choses? L'expression mathématique, quoi{|u'on en
dise, est bien un support emprunté à la représentation, pour aider
à comprendre la relation purement conceptuelle.
Certains mathématiciens voudraient bien par un souci louable
de la rigueur, considérer la mathémaliciue comme une promotion
de la logique. Mais d'abord la logique pure n'est peut-être pas
aus.si indépendante de la représentation perceptive ({u'on le croit,
si le concept lui-môme ne peut absolument s'en détacher. El au
fond qu'est-ce que l'implication de deux propositions, ou de deux
concepts, sinon la concordance de leur substrat représentatif et
empirique. Je ne puis comprendre que « homme » imph'que
« mortel », en dehors des perceptions qui, dans l'expérience, m'ont
fait constater que la structure de l'organisme humain inq)li(pie
une désorganisation nécessaire. Et puis, dire que la mathémati(iuo
i. Bollzman, Ueber die Enlwickeluiui dm- MelUoden der theorelischen Plnjsik in
ncuerer Zeit. Nalunvissenschafliclie Rundschau, 14 octobre 1899.
502 niLVUE PniLOSOPHFUUE
est une promotion de la logique, comme dire que la physique est
une promotion de la mécanique, cela ne veut pas dire que pour
constituer l'objet de la mathématique il ne faille pas faire appel à
des notions particulières, à des relations nouvelles, à des restric-
tions, et à des complications qu'excluait la logique pure. L'intui-
tion du nombre, celle de l'espace, des relations qu'ils impliquent,
paraissent particulariser les relations logiques, tout en s'appuyant
sur elles, et en les continuant, pour les adaptera un objet nouveau,
spécial. De même dans la physique mécaniste, la notion de l'énergie,
de ses diverses formes, et des relations qu'elles impliquent, ou les
notions électro-magnétiques paraissent modifier la mécanique
pure et l'adapter à une matière plus complexe et plus spécifique.
Mais, en admettant même que les mathématiques ne fassent
aucune part à l'intuition sensible, et soient un pur symbolisme
logique, du moment que l'on se sert des mathématiques pour une
autre fin que les mathématiques elles-mêmes, du moment que l'on
sort du domaine des mathématiques pures pour entrer dans celui
des mathématiques appliquées, cette dénomination l'indique, on
fait nécessairement appel à un substrat intuitif. Dans la conception
de Duhem, cela ne fait d'ailleurs aucun doute. La base qualitative
qu'il donne aux notions fondamentales de son système est un appel
à l'intuition sensible; mais comme l'a bien vu Boltzman, même
là où il n'est pas fait appel à cette base qualitative, comme chez
Mach, il est encore fait usage d'images représentatives, par cela
même quele symbolisme algébrique perd son sens purementabstrait,
s'il est possible que ce sens existe, et devient une notation d'élé-
ments représentatifs. Ainsi, quand bien même la mathématique
serait un jeu de concepts, du moment qu'on s'en sert dans la systé-
matisation formelle des sciences physico-chimiques, il devient un
mode de représentation : La systématisation n'est formelle qu'en
apparence, car elle porte au fond sur des données empiriques. Elle
n'a de sens qu'à condition de pouvoir se traduire en images. Il ne
faut donc pas croire que l'énergétique comprend sans imaginer.
L'énergétique, à bien l'analyser psychologiquement, comprend en
imaginant, et c'est pourquoi elle a une valeur scientifique dans le
domaine des sciences de la nature. C'est pourquoi elle peut être
considérée comme une forme légitime de la science de la nature.
La raison qui fait sa légitimité, et sa valeur, c'est qu'elle garde
A. REY. — L'É.NKIlGtTIULi: KT LK .MliCAMSMK o03
(lu mécanisme beaucoup plus qu'elle n'eu rejelle, qu'elle esl, à
son insu, plus voisine de lui qu'elle ne le pense. Elle est, comme
le mécanisme quoique h un degré bien moindre, un mode imagi-
nalif de représenlalion des phénomènes physico-chimiques.
Il s'agit justement d'apprécier maintenant si, en essayant
de réduire au moindre degré la nécessité par où il faut bien passer,
par suite de notre organisation psychoIogi(jue, de « représenter »
les notions scientifiques, de conserver des résidus d'images sen-
sibles, on fait œuvre utile, — si, par suite, cette tendance a des
chances de s'imposer au détriment de la tendance contraire que
représeate le mécanisme.
Poussons-la à l'extrême, cl efforçons-nous de déterminer le
terme auquel elle doit aboutir. Nous ne bâtirons pas une hypothèse
vide; car historiquement la scolastique l'a à peu près réalisée. Elle
nous apprend en gros que le terme naturel de cette tendance, c'est
le verbalisme. Et la psychologie de la connaissance corrobore cet
enseignement de l'histoire. Le concept ne peut jamais éliminer
tout résidu d'images. Mais au terme, l'image résiduelle se réduit à
celle du mot qui le connote. Le concept tend, si l'abstraction esl
poussée aussi loin qu'il esl possible, si l'esprit a une grande facilité
à abstraire et à généraliser, à se confondre avec le mot et à se
vider de tout contenu vivant et réel. La paille des mots remplacera
le grain des choses.
Le verbalisme, ou, puisqu'il s'agit ici moins de symboles ver-
jjaux, comme dans la scolastique, que de symboles algébriques, le
formalisme sec et vide, purement utilitaire, voilà le danger qui
menace la théorie énergétique. Ce danger est surtout à craindre
pour ceux qui ne créent pas la science par leurs expériences con-
tinuelles, pour ceux qui ne cherchent qu'à s'assimiler et à utiliser
les résultats de cette création. Le formalisme des premiers esl
animé par la force des choses du même courant de vie qui anima
dans l'esprit d'un Aristote, ou môme d'un Hegel, l'idéologie pure.
Mais le formalisme des seconds esl bien vite un formalisme mort,
une discipline étroite dans laquelle, à cause des résultats et des
facilités qu'elle fournit, on finit par absorber la science tout en-
tière. La possibilité de susciter une attitude de ce genre est pour
la science pleine de périls. El n'est-ce pas, bien que Duhem se
range de suite parmi les créateurs, parmi ceux dont le travail est
504 REVUE PHILOSOPHIQUE
fécond parce qu'il agrandit toujours le champ des recherches,
n'est-ce pas cependant, si l'on veut lire entre les lignes, le reproche
que lui adresse Douasse, à propos de ses travaux sur l'hystérésis?
N'oppose-t-il pas, dans sa critique, la réalité empirique, le travail
concret du laboratoire, aux formules prématurées, aux généralisa-
lions trop hâtives, aux abstractions trop éloignées des faits, au
formalisme qui veut enserrer le réel, mais le vide toujours pour
cela de quelques-uns de ses aspects intéressants et importants? Et
Bonasse ne recourt-il pas, dans cette même critique, aux modèles
mécaniques, à la représentation sensible, à l'hypothèse figurative,
car elle lui semble plus propre à faire saisir la réalité du fait? Elle
est donc plus concrète; elle est une image, elle est donc plus près
de l'expérience et des données qu'il faut retenir. Voilà le méca-
nisme bien vengé du reproche, qu'on lui adresse sans cesse dans
l'autre camp, de substituer une nature arbitrairement simplifiée à
la vraie nature. Que dire alors de l'énergétique, si elle substitue,
on n'ose pas dire des mots aux choses, mais des formules de calcub
dont les termes sont souvent arbitraires, aux données de l'expé-
rience, aux propriétés perceptibles des phénomènes? Mieux vaut
avoir une explication encore lointaine, mais en contact avec les
faits, qu'un formulaire plus précis, mais tout artificiel.
La grande raison psychologique pour laquelle le mécanisme
semble ici préférable à l'énergétique, c'est au fond qu'il n'y a pas
d'entendement pur : on ne pense jamais sans images. L'intuition
sensible est nécessaire à la pensée, comme l'air à la vie. Dire qu'il
n'y a pas d'entendement pur, pas de raison pure, ce n'est pas sou-
lever la vieille et stérile querelle de l'apriorisme et de l'empirisme.
Elle n'a plus grand sens, au point de vue psychologique. Admel-
trait-on avec Kant qu'il y a dans la pensée des éléments qui ne
viennent pas de l'expérience? on est bien forcé d'admettre avec lui
que ces éléments ne sont donnés qu'avec l'expérience, que toute
pensée commence nécessairement avec elle. Celle-ci est la matière
à laquelle les éléments n priori viennent s'appliquer comme une
forme, et dans toute existence matière et forme sont inséparables.
Dire que l'on ne pense pas sans images, c'est donc affirmer que,
même si l'on admet un élément a priori, il faut accorder qu'il n'est
donné et qu'il n'est saisissable qu'avec l'intuition sensible.
Cette question mise à part d'un élément ou plutôt d'une fonction
A. REY- — l.*É>RKr.r;TIQrK ET LE MÉCANISME hOo
qui, dynamiquement, modifie en les assimilant les données de
l'expérience, tous les psychologues s'accorderont h reconnaître
que les idées, les concepts, ont une substructure d'images, de
perceptions, subsiructure qui leur donne leur sens ou leur assigne
leur fonction. En tout cas, au point de vue scientifique, la (jucstion
est définitivement tranchée, et les énergétistes, plus empiriques
que quicon(|uc en matière scientifique, admettront que l'expérience
seule peut fournir les prémisses d'un raisonnement. N'ont-ils pas
souvent reproché au mécanisme de construire a priori, de donner
au raisonnement une importance qu'il n'a pas? Alors pourquoi une
fois que l'expérience a joué son rôle, s'elîorcer de systématiser
ses résultats en partant de généralités conceptuelles, de façon à
déduire, en apparence, de formules, et par un raisonnement
aprioristique, les moyens de prévoir les particularités des phéno-
mènes réels? La méthode inverse, qui part des données les plus
élémentaires de l'expérience, et qui, à la suite de l'expérience, les
complique et les complète progressivement, en détermine plus
précisément le domaine, cette méthode concrète n'esl-elle pas, par
rajiporl à la marche évolutive de la connaissance, comme à sa
nature, préférable à la méthode abstractive? On a vu que cette
dernière ne semblait pas en réalité plus économique pour la pensée,
car elle augmentait les difficultés inhérentes à tout clïort d'abs-
traction. 11 est possible de dire en outre, maintenant, qu'elle est
l'eiTet d'une illusion psychologique : le concept pur est un mythe,
et un mythe dangereux. Puisqu'il n'a de sens que par une
intuition empirique, puisqu'il est le résultat de l'évolution des
images, n'est-il pas plus naturel de systématiser des connaissances
en conservant toujours, à côté des formules, des intuitions em-
piriques capables de les remplir, comme dans la figuration
mécaniste?
Les résul'ats que l'on peut atteindre à l'aide de la méthode
abstractive sont, dès lors, d'un point de vue purement psycholo-
gique, assez aisés à circonscrire.
Si, comme l'a dit Kanl, toute connaissance commence avec
l'expérience, si tout concept repose sur une substruclure sensible,
le concept ne peut être qu'un résumé de connaissances; il ne peut
être un procédé d'acquisition, un moyen d'invention et de décou-
vertes. La psychologie, en distinguant toujours l'imagination de la
506 REVUE PHILOSOPHIQUE
conception , réservait l'invention et la découverte comme une
propriété spéciale de l'imagination. L'activité créatrice de l'esprit
s'opposait ainsi à son activité rationnelle, l'une allant de l'avant,
ajoutant sans cesse, au milieu des hypothèses, des aventures, des
risques, des illusions, des erreurs, à notre connaissance, l'autre
ordonnant, réglant ce qui paraissait définitif. Mais la psychologie
moderne, en effaçant, dans son sentiment profond de la vie réelle
de l'esprit et de sa continuité organique, les distinctions abstraites
et les oppositions arbitraires, en liant intimement l'image et le
concept, l'imagination qui crée, et la raison qui harmonise, a
peut-être encore rendu plus nette la nécessité de l'image dans
l'invention, en môme temps que la nécessité parallèle des concepts
régulateurs, discipline de l'invention. Et c'est vraiment une théorie
unanime de la psychologie contemporaine que le concept est un
résumé de connaissances, ou, selon le mot heureux de Taine, un
substitut. Il n'a de valeur, comme le papier-monnaie, que par les
expériences qu'il recouvre. C'est un abréviateur utile et ce n'est
que cela. Par conséquent envisager une systématisation concep-
tuelle, formelle, de nos connaissances scientiliques, c'est, de parti
pris, borner la théorie scientifique au rôle d'abréviateur utile, de
résumé de connaissances déjà acquises. C'est lui fermer tout le
champ de l'invention et de la découverte; c'est considérer qu'elle
ne sera d'aucune aide, d'aucune valeur pour faire progresser la
science. La théorie n'est plus un moyen d'investigation. C'est une
table des matières.
La plupart des énergétistes le proclament d'ailleurs. Pour Mach,
le but dernier de la science n'est-il pas l'économie de la pensée?
Pvamasser nos connaissances de la façon la plus maniable, les con-
denser dans la construction la plus sobre, voilà à quoi doit viser
avant tout la physique formelle. Or, la physi(}ue formelle est la
forme définitive que doit atteindre la physique, si bien que la fin
de la science est tout entière dans la description la plus condensée
des phénomènes. Rankine, s'il ne formule pas d'une façon aussi
explicite que JMach le principe d'économie de la pensée, n'en
cherche pas moins une forme théorique qui soit le simple dévelop-
pement des acquisitions que la science considère comme définitives.
La physique théoriqne ne cherche qu'à disposer, — toujours de la
façon la plus utile et la plus simple, — les matériaux que lui
A. REY. — L'KNKROtTIQI K KT I.F, MKCAMS.MK 507
fournit la physique expérimenlaK". Mais là s'arrôlc sa lAchc Elle
ne se soucie nuUeinenl d'ajouter à ces matériaux. Les progrès de
la physique ne l'intéressent pas. Elle les constate et c'est tout. Elle
ne crée pas, elle construit. Elle dispose, pour le mettre à notre
portée, ce qui a été trouvé par ailleurs. La théorie n'est pas hypo-
théli(|ue; elle ne pousse pas l'imagination dans des voies nouvelles,
h l'aventure peut-être, mais aussi à la découverte. Elle est sim-
plement abstractive. Elle extrait des découvertes déjà faites un
moyen harmonieux de les or^^aniser.
Et Ostwald ou Duhem ne diront pas autre chose. La théorie est
essentiellement une formule descriptive. Repérer les phénomènes,
les observations empiriques, par un système de symboles facile à
manier, qui groupe toutes les lois naturelles, voilà le but de la
théorie physico-chimi({ue. La théorie concerne donc seulement les
lois naturelles que nous connaissons déjà, les observations que nous
acons déjà faites, les phénomènes que nous avons déjà étudies, et les
résultats d'expérience, considérés comme définitifs. 3amais\a théorie
n'est proposée comme moyen de découverte. Elle doit faire en
sorte que les résultats des calculs qu'elle permet, coïncident avec
les résultats de l'expérience; mais en eux-mêmes ces calculs peu-
vent être tels ou tels, pourvu que leurs résultats, qui seuls impor-
tent, soient bien ceux que l'on cherche. La théorie peut, à la
rigueur, être en elle-même telle ou telle; l'arbitraire peut avoir
régné dans sa construction. Tout cela montre bien que la théorie
n'a jamais la prétention de servir à la découverte des lois nouvelles,
à l'étude des phénomènes non encore étudiés. Le voudrait-elle
qu'elle ne le pourrait pas. Elle est naturellement stérile. La théorie
est une traduction à l'usage de l'esprit, des résultats de l'expé-
rience. Limitée à traduire, elle ne servira jamais à une découverte
originale. Comme le démiurge des conceptions grecques, la théorie
énergétique organise mais ne crée pas.
Aussi le domaine de la physique finit-il par se diviser en deux
parties bien distinctes : la physique expérimentale et la physique
théorique ou physique mathématique. Cette scission est encore
admise plus ou moins explicitement par tous les énergélistes. L'ana-
lyse du développement de la physique par Mach place à côté d'une
physique inductive et déductive, qui se meut dans le cercle de
l'expérience, une physique formelle qui en systématise mathémati-
C08 HEVL'K PIIII.OSOPIIIQLE
quement les résultais. Ce qui accentue chez ce théoricien Tisolo-
ment des deux physiques, c'est précisément que la phase déductive
d'une étude physique est cette phase où les hypothèses systémati-
salrices sont encore les hypothèses inventives, où les théories ima-
ginées (ce sont toujours des théories mécanistes) servent à la
découverte. Elle se développe parallèlement à la physique induc-
tive, tant que la science cherche à étendre son patrimoine et va
encore à l'aventure dans l'inconnu des lois naturelles. Mais dès
que par les hypothèses, parfois les plus bizarres, (peu importe les
moyens employés, s'ils ne sont que des moyens) on est arrivé à
formuler les lois des phénomènes, la tâche objective de la scien(;e
est achevée; on connaît de la nature ce qu'on peut en connaîiro
dans le cercle que l'on s'était proposé d'étudier. Et alors, pour ce
cercle, commence la période où le savant n'a plus qu'à cherchera
systématiser de la façon la plus maniable pour l'esprit, et pour les
nécessités techniques, les résultats acquis. Le moyen le plus
rapide de calculer les résultats que l'expérience fournirait dans le
laboratoire, parlant le moyen le plus rapide de prévoir, sous telles
conditions données, les phénomènes naturels, leurs transforma-
tions successives, leur marche et leurs eflets, voilà la théorie phy-
sique. La physique mathématique n'a point d'autre but.
Ostwald et Helm partagent absolument cette conception : la
théorie physique est le but et le terme de la science physique; elle
est une description au moyen du symbolisme mathématique, un
repérage des phénomènes physiques. Elle est pour le savant ce
que les points et les lignes marquées sur un canevas sont pour un
ouvrier d'art. Le modèle, sorti de l'imagination inventive de l'ar-
tiste, est ici la recherche expérimentale du laboratoire.
Duhem pense à son tour que la théorie est un dispositif créé
arbitrairement et librement par l'esprit, comijie les combinaisons
de concepts dans la logique formelle, de nombres dans l'arithmé-
tique, de lignes dans la géométrie. Elle ne peut donc rien avoir de
commun avec la physique expérimentale, sinon les résultats qu'elle
doit permettre de calculer tels que l'expérience autorise à les pré-
voir. Elle est un instrument forgé par nous pour manier la matière
que fournit la physique expérimentale; mais un instrument (jui
n'a de commun avec l'œuvre que l'utilité qu'il ofl're pour l'accom-
plir. L'arbitraire de la théorie physique ne se comprendrait pas
A. REY. — L'h'.NKHGÉTlOlE ET LE MÉCANISME u09
aulrcinciil : la connaissance d'un objet ne peut Olic arbitraire, clic
est. an moins parlicllenienl, imposée i)ar la nature do. l'objet. La
physique tliéoricpu* est à la pliysiciuc; objective ce «pie la logi<pie
formelle est à un ensemble île faits.
L'énergétique conduit donc à séparer absolument l'exposition
de la vérité, et les moyens employés pour l'exposer, de la décou-
verte de la vérité et des luoyens employés pour la découvrir. Elle
creuse un fossé profond entre l'expérience et la théorie. Le seul
point qui les réunisse, c'est l'obligation à laquelle est assujettie la
théorie, de permettre de calculer assez exactement les résultats de
l'expérience. Mais en elle-même la théorie est indépendante de
l'expérience, puisqu'elle n'a par elle-même aucune vertu inventive,
aucune capacité de découverte. Son rôle en détinitive est d'écono-
miser notre travail intellectuel, dans le rappel des connaissances
que nous avons déjà par ailleurs. C'est un aide-mémoire.
Il est certain que la théorie physico-chimique a toujours eu
depuis la Renaissance ce rôle économi(|ue. Et en ce sens ce que
.Mach a appelé le principe d'économie de la pensée est vraiment un
principe directeur de la connaissance scientifique. Principe dérivé
il'ailleurs : il n'est, si l'on y prend garde, que la conséquence de; la
méthode déduclive, c'est-à-dire du principe d'identité transformé
lorsqu'il est appli(jué au raisonnement démonstratif en principe
d'identification. La forme la plus économique sous laquelle on
puisse présenter un ensemble de connaissances, est évidemment
une forme systématique; car les liaisons du système facilitent
puissamment le rappel, le maniement et l'utilisation de ses élé-
ments. Et de toutes les formes systématiques, une forme déductive,
dans laquelle la démonstration mathématique elTcctue toutes les
liaisons du système, est assurément à son tour la pluséconomiiiue;
car elle dérive de proche en proche les phénomènes les uns des
autres.
Une formule mathématique est toujours une formule de dériva-
tion : je n'ose pas dire de réduction, ce qui serait peut-être l'idéal
de l'économie de la pensée; mais cette réduction des phénomènes
les uns aux autres est formellement proscrite par l'énergétique et
n'existe que dans le mécanisme. Or, le nerf de la dérivation et de
la déduction, et ce qui la rend économique, c'est certainement le
principe d'identité, et son application continuelle. Le principe
510 REVUE PHILOSOPHIQUE
d'économie de la pensée est donc, en tant que principe directeur
de la connaissance scientifique, beaucoup moins nouveau qu'il
n'en a l'air. Le mot est nouveau et a ajouté d'ailleurs à la chose
une précision et une limitation bien intéressantes. Mais la chose, à
la considérer d'une façon très générale, est fort ancienne, car le
principe d'identité est la première loi que la philosophie grecque
ait nettement dégagée des démarches de la pensée théorétique.
Aussi est-il incontestable que la théorie physique, comme toute
théorie, comme toute science, comme toute connaissance, est grâce
à la synthèse qu'elle recouvre et à la possibilité de déduction qu'elle
cache, une économie de pensée. Et à ce point de vue, la théorie
mécaniste, c'est-à-dire la théorie physique, depuis la Renaissance
n'a aucun désavantage vis-à-vis de la théorie énergétique.
Mais pour être une économie de la pensée, et pour l'avoir tou-
jours été, notamment depuis le xvi*^ siècle, la théorie physique ne
doit-elle être que cela, et n'avoir d'autre propriété ou d'autre uti-
lité? La plupart des savants ne sont pas de cet avis. Ils prétendent
que la théorie est avant tout un instrument de découverte. Une
conception de la théorie physique, assez fréquemment exposée à
notre époque, ne fait-elle pas de cette théorie un élément de tra-
vail, dont l'objectivité, la conformité aux phénomènes naturels
importent peu, pourvu qu'il suggère des vues nouvelles et qu'il
pousse toujours plus loin nos investigations. Si cela est vrai, ce
qu'il y a de plus important dans la théorie, ce serait moins sa
valeur systématisatrice, sa vertu d'exposition de la vérité, que sa
valeur créatrice, sa vertu d'invention. La théorie, œuvre de l'ima-
gination, devrait toujours chercher à devancer sur le chemin de
l'hypothèse, le raisonnement rigoureux et précis, ouvrir des aperçus
nouveaux, féconds en erreurs sans doute, mais aussi féconds en
vérités, puisque c'est toujours au milieu d'erl-eurs sans nombre
que Ton s'est approché de la vérité.
Historiquement au reste, tels nous apparaissent bien le rôle, et
l'utilité essentielle des théories physiques. Toutes les grandes
découvertes ont été faites, non à l'aide d'expériences pour voir,
mais d'expériences suggérées par de grandes théories. Et même la
théorie a prévu quelques-uns des résultats les plus féconds de
l'expérience. Ce n'est pas un des moindres titres du mécanisme
que l'immense quantité d'expériences qu'il a provoquées, et l'ample
A. REY. — l.'l'NKRC.ÉTIQLK ET LK MLCAMS.MK 511
moisson de résultais qu'elles ont fournie. Chaque f>as en avant,
dans la science a été précédé d'un progrès dans les théories méca-
nisles. Et les expériences qui forment le contenu de la physique
expérimentale sont toutes historiquement des expériences de véri-
fication, et de vérification d'une hypothèse mécaniste. Toutes les
découvertes de l'optique ont été subordonnées à deux théories
mécanistes, la théorie de l'émission et celle de l'ondulation, et à
leur rivalité. Taut-il rappeler que la théorie de iMaxwell a provoqué
les expériences de Hertz et de Zeemann, et que ces expériences
sont en somme des vérifications de la théorie de Maxwell?
Aussi n'est-il pas étonnant que les savants qui ont analysé lof,à-
quement "les conditions de la science expérimentale aient énoncé
comme une des plus importantes la nécessité de Ihypolhèse théo-
rique. L'idée préconçue de Claude Bernard, la suggestion del'ima-
fnnation, dans l'induction, sont devenues des lieux communs de la
logique inductive contemporaine.
A un point de vue moins banal et plus approfondi, II. Poincaré
a montré combien la physique théorique tenait étroitement à la
physique expérimentale — jusqu'à en être une simple promotion
— et comment les principes ou les grandes hypothèses n'avaient à
son avis de raison d'être que leur fécondité sur le terrain expéri-
mental. Là est le véritable critère de leur validité, le titre impres-
criptible de leur légitimité. Un principe, une théorie (car tout prin-
cipe entraîne une théorie, et toute théorie postule des principes)
ne sont admissibles qu'autant qu'ils suggèrent des expériences
nouvelles, et que ces expériences apportent des résultats nouveaux.
Ainsi la physique théorique sort de la physique expérimentale et y
ramène'. Ou, plus exactement, il n'y a lieu de les distinguer l'une
et l'autre ((ue par abstraction. Elles sont deux moments inévita-
bles, ou deux phases inséparables de la même méthode. La théorie,
au fond, c'est la part de l'esprit dans la science, c'est l'activité
créatrice, surtout lorsque théorie et hypothèse sont presque
termes synonymes; et qui songerait aujourd'hui à supprimer la
part de l'esprit dans la physi([ue? Oui parlerait encore de l'empi-
risme absolu que l'on a voulu attribuer à certains savants, à
Newton et à Magendi, par exemple, et bien à tort : car un savant
1. Cf. H. Poincaré, Science et Uypolhèse (passim).
512 UEVL'E PHILOSOPHIQUE
peut-il avoir la prctcation de supprimer dans la recherche, les
créations de l'esprit et Tiniagination? Aujourd'hui, plus que jamais,
l'hypothèse est partie intégrante de la méthode expérimentale.
Or, c'est pour faire de la théorie un répertoire, et seulement un
répertoire, que Rankine, Mach, Ostwald, Duhem, ont imaginé et
perfectionné la théorie énergétique. Ils ont voulu, le créateur
Rankine le dit d'une façon bien nette, éliminer toute hypothèse de
la systématisation, être purement abstractifs, extraire du connu les
seules généralités qu'il autorise. Par cela môme, la physique théo-
rique qu'ils construisaient ne pouvait aider à la découverte que
d'une manière accidentelle et indirecte : par un heureux hasard.
La nature de la construction énergétique entraînait d'ailleurs
cette conclusion, en bonne logique. La découverte dans les sciences
physico chimiques, est toujours le résultat d'une expérience. Une
expérience est évidemment une suite de perceptions. Cette suite de
perceptions ne se présente pas par une chance fortuite dans un
laboratoire ou dans la nature. Il faut l'avoir préparée, y avoir
« pensé longtemps ». Si on veut préciser cette « longue patience »
on peut dire qu'il a fallu « imaginer beaucoup ». L'histoire d'une
découverte est toujours un agencement d'images. Les idées n'ont de
valeur qu'en tant qu'elles entraînent une multitude d'images. Ce
qu'il y a, dans l'esprit du physicien sur la voie de la découverte,
c'est donc toujours la prévision d'une série de perceptions possibles.
La découverte physique consiste à actualiser par l'expérience une
possibilité de perception. L'intuition sensible ou empirique, voilà
une de ses conditions nécessaires.
II résulte de là que Ihypolhèse féconde dans le domaine physico-
chimique est nécessairement une hypothèse imaginable, une hypo-
thèse construite en termes de perception, en langage sensible. Une
hypothèse, dont les termes ne se représenteut pas d'une façon con-
crète, n'aura aucune vertu inventive. Elle sera comme ces poèmes
romantiques d'un symbolisme si abstrait qu'ils ne peuvent ni
émouvoir, ni inspirer. La théorie physique purement conceptuelle
a des chances d'être inféconde. Excellent moyen descriptif pour
résumer ce que nous savons, elle perd de cette excellence dès qu'il
s'agit de pénétrer plus avant dans la connaissance de la nature.
Et c'est peut-être pour avoir cru que toute la science physique se
réduisait à la conception théorique des énergétistes, ou était du
A. REY — I.'k.NKRCKIIQIK KT LE MÉCAMS.MK ol3
même ordre qu'elle, (ju'on a pu proclamer avec une apparente
logique la faillite de la science. Une criliqiKî mieux inform(''e en
matirre scientifique aurait vu que les éncrgélisles ne réduisaient
[)as toute la science îi la théorie, et séparaient à cause de la siérililé
plus ou moins aperçue de celle-ci, le domaine de la découverte et
de l'expérience, du domaine de l'exposition systématique.
11 n'en reste pas moins alors, du point de vue des conditions de
la connaissance, qu'il y a certainement un danger h isoler le
domaine théorique du domaine de la recherche. L'altitude la plus
simple, la plus normale, semble plutôt consister, toujours du même
point de vue, à subordonner étroitement le domaine théoricjue au
domaine.de la recherche, et à poursuivre, même dans l'exposition
systémaliipie, dans ces sortes de revues générales que forment les
théories, l'augmentation du capital antérieur. Ainsi ne sera-t-on
point exposé à faire naître l'illusion d'une faillite prochaine.
C'est précisément ce (jue réalise le mécanisme.
Il olVre en même temps qu'un procédé de systématisation, un
procédé de découverte; car sa systématisation tout en essayant de
correspondre aux expériences actuelles, et de les intégrer dans une
construction logique, dans une synthèse démonstrative, sefl'orce
également de prévoir les résultats possibles des expériences
futures. N'y a-t-il pas là une condition de santé psychologique
pour la théorie physico-chimique? La science ne doit-elle pas, plus
encore que sur le passé et le présent, toujours tourner ses regards
sur l'avenir?
En résumé, la construction énergétique, en mettant les choses
au mieux, n'envisage que nos perceptions actuelles; le mécanisme
anticipant par ses hypothèses sur nos connaissances, essaye d'en-
visager encore des perceptions possibles. Or, l'univers n'est pas
seulement composé des perceptions actuelles; il l'est encore des
perceptions possibles; il est une possibilité de perceptions. Et la
physique a pour but de rendre actuelles toutes les perceptions
possibles, si elle veut nous faire connaître l'univers. La théorie
physique, .tout en nous oITrant le tableau ordonnéjdes perceptions
actuelles, doit aussi compter avec les perceptions possibles, et
mémo doit surtout chercher les moyens de faire passer ce pos-
sible à l'acte. Je veux bien que la physique ne doive ni altérer,
ni dépasser l'expérience. Mais pour ne pas altérer l'expérience
TOME LXIV. — 1907. 33
514 RKVUE PHILOSOPHIQUE
il ne faut pas arbitrairement la restreindre à rexpérience acquise
jusqu'ici. Et ce n'est pas dépasser l'expérience que faire une part
à la prévision et à l'expérience de demain.
On arriverait môme, sans forcer dialectiquement, je crois, les
conclusions de la discussion, à montrer que, de l'énergétique et
du mécanisme, c'est, malgré ses hypothèses et ses anticipations
sur les perceptions virtuelles, le mécanisme qui reste le plus cons-
tamment et le plus étroitement fidèle à l'expérience. Qu'on se
rappelle simplement l'absence voulue de représentabilité, de figu-
ration empirique, l'idéologie abstraite qui caractérise la construc-
tion énergétique. Qu'on se rappelle qu'elle n'est saisissable, de
l'aveu de ses défenseurs, que pour des esprits abstraits, qu'elle
vise, non à être imaginée, mais seulement à être intelligible. Et au
point de vue psychologique, on peut voir combien elle est loin, et
combien elle tend à s'éloigner de l'intuition empirique, fondement
de la recherche physique. Qu'on se souvienne en particulier de ces
termes auxquels il est impossible d'assigner un sens concret, un
sens physique, et qui ne s'introduisent arbitrairement dans la
formule que pour corriger la distance qu"il y a entre les données
numériques fournies par les instruments de mesure et les nombres
que calcule la théorie. Si un mode d'exposition de ce genre peut
avoir quelque effet sur la recherche, ce ne peut être que pour
l'égarer, si l'on revêtait d'un sens physique la correction : car, ou
bien cette correction cache une méprise fondamentale dans le
terme qu'elle corrige, une inadaptation complète de ce terme aux
phénomènes qu'il veut représenter, ou bien elle cache une multi-
plicité de phénomènes influant en des sens différents. Dans les
deux cas la forme théorique telle que la conçoit l'énergétique ne
donnera aucune indication sur les relations naturelles des phéno-
mènes, et ne nous fera pas avancer d'un pas dans la connaissance
de la nature.
C'est d'ailleurs ce que pensent des praticiens comme Van t'Hoff,
bien qu'il incline lui-même vers l'énergétique comme forme
d'exposition, parce qu'elle exclut l'hypothèse, et des physiciens cri-
tiques de la physique comme P. de Heen.
« Comme tout phénomène, l'équilibre chimique peut être consi-
déré de deux points de vue différents, et les deux conceptions qui
en résultent et se complètent mutuellement, peuvent être dis-
A. REY. — l.'biNF.RGKTIQUE KT LE .MI-.CAMSMl-: 515
linguées par les noms de l/iprmodyniimi<iiie et de moléculaire ou
atomitfue.
« D'une pari, on peut n'éludier l'équilibre chimique qu'au point
de vue extérieur, sans se préoccuper du mécanisme qui en est la
cause. Considérons par exemple, la décomposition du sulfhydrate
d'ammonium,
AzIPS^rAzH^H-H^S,
décomposition qui s'arrête, comment on sait, lorsque les produits
gazeux de la dissociation en présence du solide non décomposé ont
acquis une certaine tension maxima. On ne voit dans cette décom-
position que la formation d'une vapeur, jusqu'à une limite déter-
minée, aux dépens dun solide de môme composition. La pression,
le volume, la température, l'état d'agrégation, la composition sont
les seuls facteurs, tous délenninables par rexp&rienre, dont on se
contente. L'analogie avec le phénomène purement physique de la
vaporisation est manifeste, et la liaison se fait sur le terrain de la
thermodynamique, dont les principes s'appliquent aux deux cas.
« On peut pousser l'étude plus loin parla considération du méca-
nisme mis en jeu, ce qui est surtout d'une grande importance dans
l'équilibre chimique. Déjà l'état de repos qui caractérise un li(iuide
volatil dont la vapeur a atteint sa tension maxima n'est qu'appa-
rent, et résulte d'une condensation et d'une vaporisation équiva-
lente et simultanée; il en est de même, à plus forte raison, pour le
sulfhydrate d'ammonium, où la vaporisation provient d'une
décomposition en acide sulfhydrique et ammoniaque. Cette notion
acquiert une importance pratique lorsqu'il s'agit de l'influence que
peut avoir sur l'état d'équilibre un excès de l'un des composants,
l'ammoniaque, par exemple. Ainsi le "-l"' problème fondamental a
pour but d'obtenir une connaissance plus complète des mélanges
homogènes et des principes d'équilibre '. »
L'introduction d'une hypothèse relative à une constitution de la
matière « peut être considérée, en dehors de sa réalité, comme un
moyen didacli<iue puissant. Toute la série des phénomènes se
trouvant rattachée à une même cause et en découlant à titre de
conséquence nécessaire, le lecteur peut prévoir par lui-même les
\ . Van t'HofT, Leçons de Chimie physique, I, 9.
516 REVUE PHiLOSOPillQUE
faits qui vont s'observer. Mais indépendamment de cette considé-
ration d'ordre purement pratique, qui relègue toute théorie au rôle
de simple moyen même technique ou de classification, les
recherches théoriques ont, en réalité, un but plus élevé : celui de
satisfaire un désir naturel de l'homme, celui de savoir, de remonter
aux causes. Sans doute ces causes se présenteront toutes à nous
sous forme d'hypothèses, plus ou moins probables : mais leur
degré de probabilité ne fera que s'accroître à mesure que les faits
permettront d'élaguer un grand nombre de possibilités, tout en
tendant à confirmer de plus en plus celles qui traduisent probable-
ment la réalité.
« Qu'il nous soit permis de constater ici qu'il existe une école de
savants atteints d'un mal intellectuel qu'on pourrait désigner sous
le nom de pessimisme scientifique. Elle paraît s'être condamnée à
ne jamais tacher de savoir : pour elle, toute conviction qui n'a pas
la certitude du fait observé est d'importance nulle. La théorie de
la lumière elle-même n'est qu'un jeu d'esprit fort ingénieux per-
mettant au calculateur de développer toute l'élégance de ses for-
mules.
« La science prend alors l'aspect froid d'une collection d'objets
soigneusement étiquetés, et n'ayant entre eux que les rapports qui
sont imposés par l'évidence ou par un certain nombre de principes
fondamentaux.
« Sans doute, la détermination de ces rapports indépendants tie
toute hypothèse et qui ont trait, soit à la théorie analytique, soit à
la théorie mécanique de la chaleur, présentent une importance
telle qu'il est inutile d'insister pour le démontrer, mais ces sciences
doivent être nettement distinguées de la physique proprement dite,
dont la mission est de remonter le plus possible à la nature des
choses.
« Pour établir la distinction qui existe entre la physique et la
théorie mécanique de la chaleur, qu'il nous suffise de citer un
exemple : Sir W. Thomson a démontré, en se basant sur le prin-
cipe de la conservation de l'énergie, que la tension de la vapeur
émise par une surface liquide concave est plus faible que celle
émise par une surface plane, cette démonstration appartient à la
théorie mécanique de la chaleur; elle est rigoureuse, mais elle
élude complètement la recherche de la cause du phénomène. C'est
A. REY. — l,'i:>RllGKTIQL'E ET LE MÉCANISME 517
au physicien qu'est dévolue la mission de rechercher celle
cause '. »
On peul donc, je crois, conclure, au point de vue des conditions
psycho!ùgi(|ues de la connaissance, d'une pari, (|uc le mécanisme
paraît plus favorable aux progrès de la physicjue et répond mieux
aux nécessités psychologiques de la recherche expérimentale, et,
d'autre pari, que la Ihéorie physique n'a pas lieu d'être séparée de
la recherche expérimentale.
L'œuvre de l'esprit dans la science, comme partout ailleurs, est
une œuvre vivante. Une œuvre vivante est une œuvre profondé-
ment empreinte d'unilé organique. L'unité organique dans la
recherche scienliiiquc exige que tout converge vers un même but :
le progrès des connaissances. Psychologiquement, une physique
théorique se développant arbitrairement à côté de la physique
expérimentale, simplement pour la résumer et non pour la servir
et anticiper sur elle, paraît assez difficile à concevoir. Une théorie
énergétique, alors, ne pourrait jamais être que l'enveloppe dune
théorie physique. Klle devrait toujours surbordonner ses formules
à une théorie mécaniste, et les présenter simplement comme des
procédés auxiliaires de calcul, auxquels la théorie mécaniste
fournirait un sens physique, sinon immédiatement; au moins dans
l'avenir. Abel Rey.
1. La chaleur, par Pierre de Heen.
DE
LA <( PLASTICITÉ » DANS L'ASSOCIATION DES IDÉES
Le phénomène de l'association a été l'objet de bien des discus-
sions et il est difficile d'apporter un nouvel appoint à l'étude de ses
lois et de son mécanisme. Toutefois, on s'est attaché surtout à
chercher les conditions requises pour qu'une connexion se pro-
duise entre deux états de conscience; on a tenté d'exprimer en
formules précises la nature des liens qui joignent nos représen-
tations mentales dans la succession des opérations psychiques. On
sait par exemple qu'une représentation M doit appeler N par res-
semblance, par contiguité dans le temps etc; entre M et N on
connaît la nature de l'affinité. Mais toutes choses égales d'ailleurs,
cette affinité elle-même est essentiellement variable au point de vue
de son intensité. Or on peut dire que si les attributs qualitatifs de
l'association sont d'ordre intrinsèque et relèvent de lois propres et
bien spécifiées, ses attributs quantitatifs au contraire sont d'ordre
extrinsèque et demeurent sous la dépendance de conditions extrê-
mement variées.
Dans certaines attitudes d'esprit les affinités de M sont aiguisées
jusqu'à entraîner d'emblée au sein de la conscience N 0 P ORS
qui s'évanouiront aussitôt pour appeler en leur lieu et place T U V
X Y Z. Les représentations s'attirent et s'excluent avec une dexté-
rité remarquable; elles glissent les unes sur les autres comme
autant de molécules fluides : la texture des opérations Imaginatives
évoque par comparaison la façon d'être des corps liquides.
Dans d'autres cas au contraire, les affinités de M demeurent
paresseuses : M vit dans l'isolement, ou si M appelle N, N à son tour
s'immobilise ou n'appelle qu'un groupement restreint de repré-
sentations voisines qui stagnent longuement dans le champ de la
conscience. Les représentations se fixent; parfois, elles se cristal-
lisent : la texture des opérations imaginativcs évoque par compa-
raison la façon d'être des corps solides.
DROMARD. — I.V " l'I.ASTICITl" » DANS l'aSSOCIATION DES IDICES 519
On peut dire qu'en ^'énéral la plaslicilé des associations est en
rapport direct avec le relAcliement de la synthèse mentale : aussi
bien est-elle plus mar<iuéc dans la rc>vcric que dans la réllexion.
Mais ceci n'est nullement exact aussitôt qu'on touche auxexlr(>mes
limites : la plaslicilé est nulle dans l'extase qui répond à un
maximum de concentration, mais elle est nulle également dans la
simple obnuhilalion ou tians la stupidité des anciens psychiAtres,
laquelle répond à réparpillement complet, à l'entière dissolution
de la synthèse mentale. En réalité dans le lonctionnement de notre
activité psychique, deux forces sont en conflit. L'une pousse aux
affinités en engendrant variété, mobilité et richesse; elle tend à
la dilTusion polyidéique : c'est proprement Vimarfination . L'autre
inhibe les affinités, engendre la fixité et d'une façon relative la
monotomie et la pauvreté, en inclinant vers un degré plus ou
moins marqué de condensation monoïdéique : Vallenlion. De la
combinaison de ces deux éléments, de leur union en proportions très
diverses dépendent les variations de la plaslicilé dans le jeu de nos
associations.
I
Quand nous percevons un objet par voie sensorielle, ou quand
nous évoquons simplement sa représentation, il se fait en nous un
appel d'images plus ou moins nombreuses, ayant des rapports
variables avec celte représentation ou celle perception. Par exemple
l'idée du ciel éveille celle des nuages, de la pluie, des étoiles; elle
éveille en outre l'idée du bleu qui appellera celle d'une robe ou
encore celle des veux avant môme couleur; l'idée de la robe ou des
yeux évoque limage d'une personne qui à son tour nous reportera
dans tel lieu ou tel temps de notre vie, et ainsi de suite. Voilà bien
le perpétuel courant qui entraîne nos pensées. Mais celte aflluence
d'images successives ne facilite pas au cerveau sa tâche utile qui
est de connaître et de juger. L'objet qui en est le point de départ
n'est ni expliqué ni rendu plus clair par ce tumulte d'aperceplions
qui n'ont avec lui aucun lien logique. Pour que le phénomène de
l'évocation trouve à s'appliquer dune manière utile, il faut que la
synthèse mentale soit maintenue en étal de tonus par cette faculté
dominante qu'on nomme l'altenlion. C'est elle qui impose un pro-
5^0 RLVL'E l'IIlLOSOPIlIQUK
gramme au chaos de nos représentations et nous permet de les
ntilii-er pour le jugement et la connaissance des choses. Ainsi dans
tous les clats qui sont caractérisés par le relâchement de la syn-
thèse mentale, lorsque Tallention se disperse en un mot, les repré-
sentations surgissent au hasard, incoordonnées et illimitées, appa-
raissent et disparaissent automatiquement dans le champ de la
conscience, sans que la volonté intervienne pour les provoquer ou
les inhiber, de sorte que l'esprit tend naturellement au rayonnement
des associations, à la pluralité des états de conscience.
De la cohésion entière au relâchement complet, il y a d'ailleurs
des intermédiaires sans nombre. Dans l'acte de la réflexion, une
représentation tient très nettement le premier plan, ou du moins
elle tend d'une façon constante à le reprendre ou à le conserver.
C'est que l'attention qui s'y mêle joue un double rôle : elle main-
tient dans le champ de la conscience les associations logiques ou
rationnelles qui sont utiles, et elle refoule les associations automa-
tiques qui pourraient venir en intruses gêner les précédentes. Ici,
l'esprit foncièrement actif s'applique toujours à un but précis, à
un sujet bien déterminé. L'homme qui réfléchit ne laisse mouvoir
ses idées que dans un champ restreint; et quand on dit qu'il fait
efl^ort pour se soustraire à la distraction, on implique par là qu'il
resserre au maximum sa pensée, la rappelant sans cesse sur le
point donné, dès qu'elle tente de s'en écarter. L'esprit qui médite
n'a déjà plus le même degré de tension. Il dirige encore ses idées,
mais il cesse de les enfermer en une enceinte nettement limitée. Ses
associations ne convergent plus vers un centre unique; elles
s'étendent à plaisir, divergent en maintes directions sans perdre
pour cela leur mot de ralliement, profitent avec complaisance des
hasards de la route, et n'ont point peur des écarts et des digressions
dont elles font au contraire leur profil. îMais laissons encore la
pensée se distendre. La sensation d'effort disparaît presque com-
plètement. Les images défilent comme d'elles-mêmes; elles se
suivent, l'une appelant l'autre, au hasard des associations. Elles
se groupent sans contrainte, s'étendent sans but défini ni limites
précises, au gré du caprice et de la fantaisie. Et quand après un
instant de cette promenade efl'ectuée sans intervention de volonté
consciente, nous renaissons à la vie réelle, nous sommes presque
surpris du chemin parcouru. Allons encore plus loin, et nous voici
DROMARD. — lA « l'I.ASTICITK » I)A^5 l'aSSOCIATION DtS. IDÉES 5i 1
en pleine aclivili' de son^c. Alors l'cspril cûmphncnieiil passif est
abandonné aux divai^alions sans bornes. Lhommc (pii rôvc ne
{^uidc plus ses représenlalions; ce sont ces représenlalions ellcs-
Mièmcs (pii se ineuvenl dans un champ dont les limites peuvent
«itrc indéfiniment recuk'cs. Les images aux contours fuyants se
présentent sans ordre cl s'agrègent au hasard d'associations dislo-
(piées, sans aucune tenue. I-llles peuvent aboutir aux formations
les plus imprévues et les plus fantasques.
Parmi ces différents modes de l'activité psychique, nous trouvons
un degré de plasticité de plus en plus marqué dans l'association
des représentations. Toutefois les songes dans l'état de sommeil se
prêtent mal à un examen direct tant par introspection que par
cxtrospection ; d'autre part les conditions physiologiques qui les
provoquent et les accompagnent rendent à peu près stérile la
plasticité des associations, dont la succession ne peut être fixée et
retenue. Les états de rêverie chez l'homme éveillé représentent au
contraire un type de pluslicilc rnoxhna qu'il cs,l toujours facile de
contrôler.
Avec Sully Frudhomme', on peut définir la rêverie « la contem-
plation intérieure d'une succession d'états de conscience sponta-
nément associés ». L'absence de l'effort, tel est donc le trait dis-
tinctif de cette attitude mentale du rêveur qui s'oppose au travail
volontaire delà réflexion comme le passif s'oppose à l'actif. Dans
la rêverie, l'esprit ne poursuit aucun but. 11 ne dirige plus ses
idées comme dans la réflexion; il contemple leur défilé. Ses idées
constituent pour lui non pas une propriété qu'il exploite, mais
plutôt un spectacle au(iuel il assiste et dont les péripéties d'ailleurs
sont pleines d'imprévu. Ouoi qu'il en soit, l'absence de l'effort
indifiue que l'état de rêverie répond à une altitude de repos par
rapport à l'élévation du tonus atlentionnel «jui implique au con-
traire un travail pénible. On ne s'étonnera donc pas si nous sommes
tous à quelque degré et successivement penseurs et rêveurs. Aussi
bien peut-on dire que dans l'altitude mentale de tous les humains,
il y a comme un balancement perpétuel entre le resserrement et la
détente des facultés attentives Pour peu qu'on s'observe, on
reconnaît que ces deux états se succèdent alternativement. A
1. SliIIv Prudhomm^, L'erptpssion dans fes Beatu-Arly, Paris, 1883.
S22 HEVUlî PHILOSOPHIQUE
chaque instant nous reprenons la direction de nous-mêmes, et à
chaque instant aussi celte direction nous échappe. Voici que nous
avons tout empire sur nos facultés; nous sollicitons nos idées par
une recherche nettement active, et quand elles nous apparaissent
nous les tenons enfermées sous le contrôle le plus rigoureux. Mais
vienne une éclipse de notre attention ; alors tout se met en cam-
pagne, d'un mouvement spontané, sans consulter notre assenti-
ment; et de ce dévergondage il sort malgré nous des idées, des
images, des souvenirs que nous n'avons pas demandés. Le pouvoir
personnel abdique entièrement; il lâche les rênes à nos facultés.
Et voilà que nous vivons tout bonnement comme vivrait une chose :
tout ce qui se passe en nous est vraiment fatal et marche au gré
d'une force arbitraire. Nous ne commandons plus, nous nous con-
tentons de subir.
Mais si la rêverie est à tous les hommes et si elle représente une
activité de moindre effort, elle n'en offre pas moins en soi une
richesse de représentations dont la réflexion est bien incapable.
Cette richesse trouve d'ailleurs son application dans toutes les
modalités de l'invention en général, et de l'invention esthétique en
particulier. Paulhan dit avec raison : « l'intelligence n'invente pas
tant par son jeu régulier, que par le profit qu'elle sait tirer de l'ac-
tivité relativement libre et parfois capricieuse de ses éléments...
L'idée directrice générale intervient pour choisir, pour accepter
ou rejeter les éléments qui lui sont offerts, mais ces éléments, ce
n'est généralement pas elle qui les évoque. Ils sont en bien des
cas le produit du jeu spontané, quoique surveillé, des idées et des
images, de tous les petits systèmes qui vivent dans l'esprit... Si
les éléments ne s'affranchissaient pas quelque peu, s'ils ne se
livraient pas à leurs affinités propres en rompant les associations
logiques habituelles, si la coordination de l'esprit était trop serrée
et trop raide, trop uniformément persistante, l'invention serait
beaucoup plus rare. »
En fait, on peut vérilier que tout état flottant, vague, et incer-
tain des associations, est évocaleur d'images aux contours variés.
Lorsque vous faites une sieste, laissez errer vos regards sur la
tapisserie de la chambre. Dans les dessins souvent indécis de
cette tapisserie vous découvrirez une série d'esquisses, une richesse
incalculable de caricatures, de visages plus ou moins monstrueux,
DROMARD. — lA " IMASTICITl': >< liANS l'aSSOCIATION IlKS IDkES Î)23
disposrs dans dinÏTonls sens, piesiiue toujours Ironciués, mais
dont voire imaj^inalion complèlera les lif^ncs avec une facilité
reniarqnaljle. Si vous avez la fièvre, ces impressions fugaces se
fixeront davantai^e ; elles deviendront hallucinations sous rinfluence
des niodilicalions mentales imprimées par le processus fébrile.
Placez-vous maintenant à (pichiue distance d'un orchestre, assez
près pour l'entendre, assez loin cependant pour n'en rien retenir,
et de telle sorte que les harmonies musicales vous arrivent à
l'étal d'aiulilion très vague. Vous vous accrocherez bien vite à des
bribes de phrases à peine devinées dont vous comjdéterez vous-
même la logique. Si vous aviez à cet instant même un appareil
enregistreur, vous y fixeriez des compositions aussi originales (pie
variées, dont l'inspiration ne vous serait jamais venue en temps
ordinaire, malgré loulc votre application et tous vos efforts. C'est
que l'impression difïuse est comme un carrefour où viennent se
rencontrer les idées les plus inattendues cl les sensations les plus
disparates. Avec les images précises, aux contours nets et bien
définis, nous voyons ce que nous voyons, nous entendons ce que
nous entendons, cl notre activité en quelcjue sorte polarisée ne va
pas au delà de la réalité étroite qui la fixe et l'immobilise tout
entière. Avec les impressions vagues au contraire, le champ est
ouvert à toute une riche floraison de possibilités dont chacune est
le germe latent d'une sensation en puissance. L'imagination s'épar-
pille et se donne libre cours au milieu de toutes ces forces vir-
tuelles qui ne demandent qu'à éclore. Dès que notre activité s'ap-
plique, elle se rétrécit; dès qu'elle flotte, elle s'étend. L'activité de
la vie logique et utilitaire, parce qu'elle est appliquée, est une acti-
vité condensée et en quelque sorte cristalfisée, par rapport à l'objet
qu'on a préalablement fixé dans le champ de l'attention. L'activité
de la rêverie au contraire, parce qu'elle est flottante, est une acti-
vité douée au plus haut point de propriétés ditîusibles, et c'est en
cela justement qu'elle est source de richesse. Aussi la rêverie,
parce qu'elle favorise le libre jeu des associations est l'altitude
féconde et chère au poète. Il y trouve des combinaisons que la
réflexion ne lui fournirait pas. La réflexion en appliquant les forces
mentales vers une direction unique, est bien une source d'associa-
tions, sans doute, mais ces associations, elle les tient en laisse
comme on tient l'animal captif qu'on traîne à sa suite. Dans le
5M REVUE PHILOSOPHIQUE
périmètre rigide el inextensible qu'on leur assigne, les images se
sentent à létroit et la robe ajustée qu'on taille sur mesure leur
moule les flancs tant et si bien que tout mouvement leur est
interdit. Aux associations d'ordre poétique, il faut moins de
rigueur et de servilité. Il ne faut point la robe étriquée que lin-
transigeante attention commande et façonne; il faut l'élasticité
sans limites d'une cotte modifiable à loisir; il faut les francb.es
coudées de la rêverie. iJans l'attention, les associations s'agrip-
pent, elles se fixent et demeurent; dans la rêverie elles flottent, se
croisent et s'entrecroisent, se suspendent, se détachent, s'agrègent
et se désagrègent. Sous l'œil négligent du despote endormi, elles
dansent à plaisir le quadrille échevelé de la chimère et de la fan-
taisie. Coquettes comme les belles, infidèles. Oh combien! mais
délicieuses dans leurs jeux éphémères et leurs rencontres toute
faites d'imprévu, elles passent et repassent comme des bêtes efl'a-
rouchées, se glissent subtiles et légères comme des sylphes, dispa-
raissent et reparaissent encore comme des feux follets. L'affinité
des représentations dans l'état de rêverie n'est donc pas la même
que dans un travail mental adapté aux actes courants. Dans la
plupart des opérations intellectuelles que nous appliquons au juge-
ment de la vie journalière comme aux enchaînements plus com-
plexes de la discussion scientifique, nos associations d'idées ont un
caractère de fixité qui n'exclue pas la plasticité mais qui ne les
autorise pas à se mouvoir en dehors de certaines limites. Elles doi-
vent demeurer groupées en un tissu dense, et les seuls liens qui
doivent les unir sont ceux de la logique. Lorsqu'une image men-
tale se présente dans le champ de la conscience elle s'y fixe, et
tandis qu'elle s'y tient en relief, elle appelle autour d'elle un grou-
pement limité de représentations dont la rencontre engendre un
jugement. Il n'en est plus de même dans l'espril livré aux caprices
du rêve. Ici les représentations se recherchent et s'abandonnent
tour à tour; elles s'attirent suivant les rapports les plus fragiles et
les plus lointains; et sans s'arrêter longtemps dans le champ de la
conscience, elles la frôlent simplement comme pour se jouer
presque en dehors d'elle. Dès qu'une image se présente, des ondes
vibratoires s'étendent à distance et à profusion : l'apparition de
celle image soulève un concert d'échos qui se répondent et se répan-
dent jusqu'à l'infini. Les rapports se diiruscnt, s'éparpillent. L'acte
DROMARD. — lA " PLASTICITE » HANS L'ASSOCIATION l»KS IDÉES 523
ineiilal y gagne vn richesse ; il y perd en exactitu(icct en précision,
lu simple moL réveille clie/ h^ rêveur loufe une foule diniages,
(oui un groupe d'idées. Ces images, il est vrai, sont bien moins
définies, ces idées sont bien moins déterminées, mais la puissance
iuKiginalive féconde à loisir chacun des fruits de celle évocation
!nullii)lc dont les vibrations vonl se répercutant au loin. Un ami de
Verlaine lui demandait un jour comment lui venaient ses inspi-
rations. Le poète qui était attablé au café Mahieu désigna du coté
de la terrasse un slore battu par le vent • « Vous voyez celle toile
(jui s'agite?... Pour vous, c'est un simple morceau d'étoile que
l'orage secoue... Pour moi, c'est tout autre chose. J'y reconnais la
voile d'iln vaisseau qu'ébranle la lempcle cl me voici tout épou-
vanté sur une mer en furie. Puis mon objectif fait un tour. Alors
j'y vois un drapeau qui Ilot te; le clairon vient de sonner la charge;
je fonds sus à l'ennemi et j'entraîne au feu une armée. » Cette dif-
fusion des images, cet éparpillement de la pensée, peuvent être
assez accentués pour qu'on ait peine à suivre dans ses méandres
l'activité associative de certains poètes. Bien des œuvres modernes
en particulier, évoquent au plus haut degré, et plus que de raison
sans doute, cette impression d'une promenade errante dont les
étapes se succèdent dans un charmant décousu, au hasard d'as-
sociations qui s'égrènent librement sans une unité directrice pour
les asservir et les commander.
Kn vérité, la simple rêverie ne fournil que très rarement une
matière artistique tout élaborée. Les images qu'elle procure ont
une beauté purement subjective. Elles n'ont de prix que pour la
contemplation intérieure; elles ne charment personne hors celui-
mème (|ui les conçoit en les subissant. Pour les rendre esthétiques,
il faut une activité nettement volontaire et des qualités de syn-
thèse par surcroît. Il existe dans chacun de nous des images
latentes qui se soudent, se décomposent pour se recomposer sans
cesse. Mais le plus souvent nous n'y prenons garde. Ces représen-
tations plus ou moins fugaces, et toujours confuses, nous dédai-
gnons de les fixer. Il en résulte qu'elles ne vivent pas : à peine
formées, elles se désagrègent. Le poète au contraire est à l'aflùt
de ces combinaisons fuyantes, et lorsque l'une d'elles est utilisable,
il la fixe au passage et la tire à part. Ainsi ces associations for-
tuites que nous laissons aller à l'état d'ébauche, il en fait une
oi6 KKVUE PllILOSOPIlIQUE
réserve d'exploitation. S'il n'y avait pas quelque paradoxe à nous
exprimer ainsi, nous dirions volontiers que sa rêverie doit être
attentive, encore que l'altenlion est par certains côtés en opposi-
tion formelle avec la rêverie. Aussi le commun des mortels n'a
point l'habitude d'extérioriser son rêve ; il évite de rêver tout haut,
et quant, au sortir de son égarement il est rejeté dans le monde du
réel, il oublie la matière du thème illusoire, et au reste il lui
importe peu de la retenir. Le poète, au contraire, respecte ce rêve.
Il le fixe et l'extériorise; il en fait un butin précieux, un aliment
cher. Bien mieux, il fait un tri dans son arsenal. Tant que les
images progressent dans le bon sens, il se garde d'intervenir. Mais
viennent-elles à s'écarter du droit chemin ou à choquer les prin-
cipes du goût, il les arrête; puis de nouveau il les abandonne
après avoir rectifié leur orientation. Il y a donc là une intervention
constante du jugement qui stimule et utilise pour le mieux le tra-
vail spontané de l'imagination. Contrairement à ce qui se passe
chez le simple rêveur il y a chez le poète, suivant l'expression de
Souriau *, « tout un jeu subtil de pensées, qui enveloppent comme
d'un réseau délié les images en voie de formation, qui les relie les
unes aux autres, qui les attire ou qui les écarte. » En un mot, si
la formation des images échappe à la volonté consciente du poète,
leur utilisation est toute œuvre de volonté et de conscience. Le
poète ne rêve pas seulement, il compose. En cela, et en cela sur-
tout, il est bien poète, et non point rêveur simplement.
La plasticité associationnelle ne peut s'augmenter sans influer
d'une manière notable sur la qualité des liens qui unissent les
états de conscience. Et tout d'abord, ces liens sont rarement
logiques. Les rapports logiques en effet s'effectuent surtout à
l'aide des termes généraux et des mots abstraits. Or les expres-
sions générales ou abstraites sont autant de synthèses dont cha-
cune est représentative de perceptions élémentaires plus ou moins
nombreuses, localisées en des territoires distincts, mais reliées entre
elles par des fibres associatives et réunies d'autre part à l'image
verbale qui leur constitue comme un lieu commun de rendez-vous.
Cela revient à dire que tout rapport logique implique dans ses
éléments un travail d'analyse, et ce travail substituant au charme
i. Souriau, La rêverie estfiélique, F. Alcan, IDOC.
DROMARD. — lA '. l'I.ASriCITt; » DANS I.'aSSOCIATIOM DF.S IDÉES 527
un elïorl pi-nible, est Icnneini naturel des états de rêverie. Le
rOvcur, tout coinnu; les enfants et les primitifs n'évoque que des
jKMceptions élémentaires prises à l'état naissant, et utilisées dans
leur matière brute, si l'on peut ainsi s'exprimer. Cette substitution
naturelle dos perceptions élémentaires aux concepts généraux
supprime le travail incessant de décomposition qu'entraînent ces
derniers dans la pensée par rapports lof,nques, mais elle nous
ramène forcément au caractère d'incomplélude et d'indécision de
la pensée mal élaborée, telle qu'on se la représente chez les
peuples de l'antiquité. On sait en particulier que dans les langues
synthéti(iues anciennes, les objets n'étaient désignés souvent que
par une de leurs qualités, la plus marquée, la plus frappante pour
l'esprit. 11 en résultait qu'une multitude d'objets participant à
celte qualité restaient confondus sous une même dénomination et
tendaient à s'iilenlifier. Cette incomplétude tl'analyse, cette insuf-
sance de discernement dans l'appréciation des dilTérences de
second plan, cette assimilation plus ou moins grossière d'objets
disparates, voilà la conséquence évidente du mode d'activité de la
pensée dont nous venons d'indiquer les bases. Toutefois, la ten-
dance aux associations élémentaires n'entraîne pas de simples
rapprochements; elle crée l'antithèse pour des raisons identiques
et par le même mécanisme. iJc même que l'activité mythique
néglige certaines différences pour n'apercevoir que les points de
contact et conclure de ce fait à une entière similitude que la
logique ne justifie pas, de même elle néglige les formes de pas-
sage, les ressemblances de second plan, pour favoriser les opposi-
tions violentes. Aux associations par contiguïté, viennent
s'adjoindre naturellement les associations par contraste. Les unes
et les autres sont après tout cl en résumé le témoignage d'une
activité mentale qui n'utilise pas les ac([uisitions dernières de l'es-
prit, nous voulons dire, les pouvoirs logiques des termes généraux
et des mots abstraits. Elles sont l'apanage d'une évolution incom-
plète chez les enfants et les primitifs, comme elles sont l'apanage
d'une disposition spéciale de l'esprit chez le rêveur. Celte absence
de tout rigorisme dans l'affinité des représentations doit auto-
riser à pratiquer des liaisons lointaines, en négligeant les termes
intermédiaires qui servent de soudures. C'est encore là un trait
importnnt du mécanisme associationnel au cours des états de
'■'28 REVUE PHILOSOPHIQUE
rêverie. Les associations par bonds, y sonl consLamment admises.
Elles abolissent les nuances et les gradations, elles établissent
d'emblée des équivalences; elles imposent des identités entre deux
objets dont le rapport est cependant lointain. De telles considéra-
tions justifient d'ailleurs la fréquence de l'ellipse chez les poêles.
Mais il y a mieux. Au cours des états de rêverie, ce ne sont pas
les affinités purement substantielles qui permettent l'enchaînement
des représentations. Le mot qui n'est qu'un symbole et dont la
valeur resle négligeable au point de vue des associations logiques
a pourtant une forme; il n'est quun signe, il est vrai, mais ce
signe est un son, et les sons en s'appelant pour leur propre compte
peuvent devenir à leur tour la source d'un enchaînement. Cet
enchaînement sera tout arbitraire; la raison n'en fera aucun cas
au point de vue logique, pour peu (ju'elle soit en éveil; mais comme
les états de rêverie marquent un relâchement plus ou moins com-
plet des forces de contrôle, ces associations verbales purement
arbitraires pourront s'y glisser.
Tout d'abord il faut observer que le mot évoque indépendamment
de son sens une foule de représentations particulières, qui varient
avec chacun de nous. Le même mot prononcé devant plusieurs
personnes éveillera, en dehors de limage primaire, des représenla-
tations secondaires extrêmement variées. Chaque mot a son histoire,
et, envisagé en soi, nous apparaît entouré de souvenirs. 11 nous a
servi déjà dans des circonstances passées, nous l'avons entendu
sortir de telle ou telle bouche, dans tel ou tel lieu; ou bien nous
l'avons lu, nous l'avons écrit, etde tout cela il a conservé l'empreinte.
C'est toute une escorte qu'il traîne, et de celle escorte on peut voir
surgir des associations très inattendues. C'est ainsi que la ren-
contre d'un mot fait surgir soudain limage d'une personne oubliée
de longue date, le tableau d'un lieu auquel on ne pense plus
depuis bien des années. Mais il convient d'ajouter que les mots au
lieu de s'enchaîner d'après des affinités réelles, s'assemblent dans
certains cas suivant le hasard des sons. Il en résulte que des rap-
prochements arbitraires de mots sont substitués au rapprochement
nécessaire et universel des idées. Les mots s'attirent mutuellement
par suite de leurs ressemblances sonores; ils se répercutent les
uns dans les autres comme les notes successives d'une phrase
mélodique, et ils tendent à se grouper d'eux-mêmes suivant des
DROrvIARD. — lA « PLASTICIIK » It.VNS i/aSSOCIMION DKS IDIÎKS 0-29
lois dillérenlcs de celles .ini pivsidenl à rcnchaînemenl de la
pensée. Les allilôralions et les assonances donnent alors au mode
»renchaîneinentdes imacçes mentales une orientation tout automa-
li(iue. Le vul^'aire calembour est l'expression la mieux définie do cet
automatisme verhal sous une forme voulue et recherchée. Mais
sponlanément ces associations se produisent avec une extrême
rré(|uence, dès qu'il y a relAchement de la synthèse mentale.
Albert Maury lésa étudiées dans les états de rôve : <- Un matin cpie
je me livrais à uneréllexionde ce genre, raconlc-L-il, je me rappelai
(jue j'avais eu un rêve qui avait commencé par un pèlerinage à
Jérusalem. Après bien des aventures, que j'ai oubliées, je Une
Trouvai rue Jacob chez M. Pelletier le chimiste, et après une
conversation avec lui, il se trouve qu'il me donna une pelle en zinc,
qui fui mon grand cheval de bataille dans un rêve suivant. Voilà
trois idées, trois scènes principales qui me paraissent liées entre
elles par les mots : pèlerinage. Pelletier, pelle; c'est-à-dire par trois
mots qui s'étaient associés en vertu d'une simple assonance, et
formaient les liens d'un rêve fort incohérent d'ailleurs' ». Cette
valeur du mol comme source d'association dans les étals de plas-
ticité maxima n'est pas seulement vérifiée dans le rêve avec perle
des facultés de contrôle et d'inhibition ; on Ja retrouve dans les
formes les plus élevées de la rêverie consciente. C'est ainsi que le
poète n'exploite pas seulement la force expressive des mots et
leur correspondance habituelle aux choses; à la faveur de la rime
et jusqu'à un certain point toutefois, il fait des mots eux-mêmes les
germes concrets de ses opérations psychiques. Chez Victor Hugo,
par exenqile, c'est le mot qui éveille l'idée et qui la précède. Il n'y
a pas une idée d'abord, puis une expression pour la rendre ensuite.
L'expression sonore naît spontanément et entraîne l'idée. Le déve-
loppement est amené presque fatalement par la succession ininter-
rompue des mots. Chaque mot représente une image et chaque image
appelle une image nouvelle, parce que chaque mot met en branle
d'autres mois nouveaux. Ainsi les associations d'ordre automatique
tendent à dominer d'une façon patente dans les cas où la plasticité
associalionnelle s'accroît d'une manière notable, et ceci n'est point
pour nous étonner, car la plasticité associalionnelle d'une part et
1. Alfred Maiiry, Annales médico-psychologiques, 2° série, t. V, 1853, p. 140.
TOME LXlV. — 1907. 3'i
530 REVUE PHILOSOPHIQUE
la fréquence des associations automatiques d'autre part, sont éga-
lement favorisées par un relâchement de la synthèse mentale.
Est-ce à dire que le polyidéisme et le relâchement de la synthèse
mentale iront s'accroissant de façon parallèle indéfiniment? Il n'en
est rien, contrairement aux prévisions qu'on pourrait tirer superfi-
ciellement des relations que nous venons d'énoncer. Augmentez le
relâchement de la synthèse mentale, la plasticité deviendra de la
déliquescence ; les frottements des différents rouages seront si bien
évités, que les parties désormais ne pourront plus se rejoindre; la
texture des opérations psychiques prendra une telle laxité que les élé-
ments qui la constituent tomberont en poussière ou seditluseront en
vapeurs; le polyidéisme fera place au non-idéisme. Si nous voulons
avoir une idée de cette plasticité des représentations allant jusqu'au
degré extrême de l'évanouissement, nous n'avons qu'à envisager
les états d' obnubila lion survenant de façon transitoire, en tant
qu'expression de fatigue. En pareil cas les processus mentaux com-
mencent par flotter au gré du hasard, avec ce caractère d'indépen-
dance et d'indiflerence que nous signahons plus haut. Nos repré-
sentations ne sont plus élaborées en vue d'une synthèse, mais
simplement fixées en tant que sensations, nos jugements ne vivent
plus que d'associations automatiques préformées, et le sentiment
qui se dégage d'un pareil état est un sentiment de non-effort pour la
prise de possession de la réalité. Bien souvent les choses ne vont pas
plus loin. Après une courte phased'épuisement, le tonus attentionnel
se relève et la vie mentale reprend son cours habituel. Nous avons
alors l'impression — suivant la formule courante — de « sortir des
nues ». Mais le relâchement de la synthèse mentale peut atteindre
un degré beaucoup plus marqué. Alors, si vous cherchez à définir
l'eifet que produit sur vos sens la présence des objets ambiants,
voici à peu près ce que vous observez. A mesure que votre attention
se disperse, tout ce qui vous entoure vous paraît de plus en plus
lointain et comme suspendu dans le vide. La vie flotte en dehors de
vous, et toutes les sensations qu'elle vous apporte défilent devant vous
comme autant d'ombres chinoises qu'un impalpable rideau tiendrait
séparées de vous-même. Ces sensations d'ailleurs, il vous semble
qu'elles viennent à vous plutôt que vous n'allezà elles ; vous les subis-
sez plutôt que vous ne les prenez et vous n'avez en aucune façon
le sentiment d'un travail actif en vuede les faire vôtres. Si par une
DROMARD. — I.V <> l'I.ASTIClTji " DANS I.'aSSOCIATION [)KS. IIII-ES 531
sorte de «lédoublement, vous rentrez alors en vous-môme, pour
vous regarder voir, pour vous écouter entendre, il vous semblera
que vous ôtes à la fois deux hommes dont l'un i'onctionne en
automate et dont l'autre regarde fonctionner le précédent, celui-ci
assistant à tout ce (luéprouve celui-là. Mais à ce moment même il
se produira une sorte de déclic. Un voile se crève. Vous êtes au
réveil... et la vie reprend son cours. Ce comj)lct relûchement de la
synthèse mentale ne permet plus aucun enchaînement. Il confine
au néant, et il devient le néant môme en atteignant ses dernières
limites. Ici lesimagessonl vraimcntabsentes, ou si ellesexistent, c'est
toujours dune manière latente et inaccessible à la pleine conscience :
elles ne peuvent donc s'agréger en associations. Cela est si vrai que
si l'on nous surprend au cours d'un pareil état, toujours fugitif
d'ailleurs, et si l'on nous demande « A quoi pensez-vous? » nous
répondons invariablement « A rien ».
Les relations que nous venons d'exposer trouvent leur expres-
sion dans les cadres pathologi(iues, mais avec des variantes nom-
breuses.
Dans la marne tant idiopathique que symptomatique, l'abaisse-
ment du tonus attentionnel abandonne les facultés Imaginatives
au gré de leur automatisme. Il y a donc là quelque chose de très
analogue à l'état de rêverie, mais l'analogie est loin d'être entière.
Dans l'état de rêverie, les affinités restent simplement normales
entre les images; toutefois lattenlion cessant de sélectionner ces
imagos, de les restreindre et de les grouper sous son joug, les
images vont leur train, tout bonnement, les rênes sur le cou. Dans
l'état maniaque, au contraire, les facultés Imaginatives ne sont pas
libérées seulement par le relâchement de l'elfort attentif; elles sont
exaltées pour leur propre compte, et de cet éréthisme pathologique
il ne naît pas une simple plasticité, mais bien une incontinence,
une « fuite des idées. » Ce n'est plus seulement l'abondance et la
liberté des représentations; c'eslleur course hâtive et désordonnée,
c'est leur alïolement. Ce n'est plus seulement le régime libéral;
c'est le tumulte, c'est l'anarchie.
Nous avons dit déjà qu'à l'état normal, une aperception appelle
532 MEVL'E PHILOSOPHIQUE
autour d'elle jusqu'à la conscience d'autres images associées. Seu-
lement l'espriL sain supprime les représentations inutiles ou con-
tradictoires, au lieu que dans les états de dissociation de la synthèse
mentale, il est incapable d'éliminer, et se laisse aiguiller par des
associations d'ordre automatique qui à chaque instant le font
dévier de la ligne, si Ton peut ainsi s'exprimer. Cette intervention
incessante des représentations automatiques dans les processus
mentaux, les états maniaques, permettent au psychologue le moins
affiné d'en relever l'influence patente. L'excité maniaque a perdu
l'usage de la volonté qui dirige et réfrène renchaînement de nos
pensées; chez lui cette action frénatrice devient impossible et fait
place à l'automatisme cérébral. Les impressions sensorielles évo-
quent des souvenirs qui s'associent entre eux ou aux perceptions
actuelles avec une telle spontanéité que l'intelligence erre à l'aven-
ture sans direction et sans règle : c'est le vol de la chauve-souris.
Chaque représentation ne pouvant se fixer dans la conscience est
aussitôt remplacée par une autre et dans cette succession rapide
de représentations qui défilent sans ordre et sans lien, on remarque
la fréquence toute particulière des associations par contiguïté, par
contraste et par assonance, des associations d'ordre automatique en
un mot. Cette « fuite des idées » donne au premier abord l'impres-
sion d'une incohérence complète; mais comme l'a fait observer
Foville, si l'on se donne la peine d'écouter longtemps les mania-
ques, et d'étudier avec persistance le mécanisme de leurs divaga-
tions, on finit par saisir un certain rapport entre ce qu'ils disent
et ce qu'ils ont entendu immédiatement auparavant. Parfois c'est
un mot qui vient d'être prononcé et dont le sens provoque une
idée instantanément traduite; plus souvent encore ce n'est pas
le sens du mot, mais sa consonance qui, par un véritable jeu de
calembours sert de point de départ à un nouvel ordre d'idées et
de propos. Les idées ne sont donc pas dissociées, bien au con-
traire, la faculté d'association se trouve exagérée, mais elle se
donne libre cours, et dans ses opérations, l'influence du mot sur la
direction de l'idée est bien évidente. Au lieu de s'enchaîner pa^
leurs liens logiques et de se combiner suivant les besoins du
discours, les représentations s'associent par des ressemblances
tout à fait indépendantes de leur sens. Si vous couchez par écrit
les paroles sans suite d'un maniaque et si vous rapprochez de cette
DROMARD. - - IV ' l'IASlIClTK » DANS l'aSSO(:IATIO> DKS lUKKS
533
facjoii les uu)l> ci l<-s phrases qu'il arliculc pendant son délire,
vous poune/ saisir le lien secret qui rallaclic entre elles les propo-
sitions les plus discordantes. Vous constaterez que le malade
associe certains mots, et, par suite, les idées (jui s'y rattachent,
parce que ces mots ont môme désinance, môme terminaison. Ces
mots une fois rapprochés par une analogie indépendante de leur
sens, il en compose des pluases qui seront nécessairement privées
de signification. Par exemple, il commencera par exprimer l'idée
de corps; le mol corps amènera par l'identité du son le même mol
d'orthographe diiïércntc cl de sens parfailemenl distinct, et le
.discours finira sur le cor de chasse. La pensée progresse de la
sorte avec une accélération presque fébrile, si bien que le malade
prend à peine le temps d'achever la phrase commencée; il se hûte
d'abandonner chaque parole pour courir après celle que lui suggère
un son analogue ou plus ou moins proche.
Dans les psychoses d'intoxication qui s'accompagnent d'un
certain état de confusion mentale, le d<':lire onirique — l'adjectif en
dit assez long — rappelle par bien des côtés la succession d'images
fantasmagoriques qu'on trouve dans l'état de rêverie. Mais ici
encore l'analogie n'est que partielle. Les facultés attentives sont en
déficit, mais les facultés imaginatives sont englobées elles aussi
dans l'étal de torpeur. Les affinités encore que déliées par le relâ-
chement de la synthèse mentale, restent gauches et comme en-
gourdies : c'est justement le processus inverse de celui que nous
venons dindiquer dans l'élat maniaque. Toutefois nous retrouvons
ici le jeu involontaire des images-souvenirs, qui abandonnées à
elles-mêmes, forment des groupements étranges, des combinai-
sons bizarres auxquelles le sujet assiste sans être à môme de les
modifier. Les représentations sont encore soustraites à l'inlerven-
lion active de la volonté, de sorte que l'imagination n'a plus de
règle pour se conduire. La folle du logis livrée à elle même, sans
guide et sans frein, s'égare au gré de ses tendances, d'où ces con-
ceptions baroques et ces pérégrinations fantastiques dans le pays
mystérieux de la chimère et de la fantaisie. Seulement, la plasticité
des liens ipii unissent les représentations mentales, le cas échéant,
n'entraîne pas comme tout à l'heure une marche plus rapide, plus
précipitée dans leur succession. Tout au contraire, les représen-
tations s'embarrassent comme en un dédale, s'enchevêtrent et se
534 HEVUE l'llll,OSOl'HIQL'E
confondent en un processus pénible. Cet encombrement se traduit
en particulier par une incapacité presque spécifique de distinguer
l'objectif du subjectif, la réalité de l'irréalité, et d'effectuer en
un mot une dissociation de cette réalité concrète d'avec les vues
de l'imagination. Le sujet mêle à chaque instant les choses du
dehors aux tableaux qui se déroulent en lui. Il en résulte un im-
broglio que le clinicien, lorsqu'il est habile, peut orienter dans
mille directions, si bien que le patient, rêveur éveillé, vit entre le
monde et soi dans un perpétuel chaos.
A un degré extrême, les facultés Imaginatives se suspendent
même d'une façon totale et la confusion de l'esprit conduite aux
dernières limites, aboutit à l'arrêt de toute association. Cette
attitude mentale, sans doute comparable à l'état d'obnubilation que
nous avons mentionné plus haut, trouve sa traduction dans cer-
taines psychoses d'épuisement ; elle répond tout particulièrement
aux états de stupidité décrits jadis par Georget.
II
Nous nous sommes étendus longuement sur les états répondant
aux conditions de plasticité maxirna, et, avec certaines restrictions
toutefois, nous avons observé que cette plasticité s'accroît avec le
relâchement de la synthèse mentale, lequel se traduit lui-même
par une prépondérance des facultés Imaginatives sur les atten-
tives. Il n'est donc pas étonnant que les conditions de plasticité
minima soient réalisées dans les circonstances inverses, où les
facultés attentives sont prépondérantes par rapport aux pouvoirs
imaginatifs.
Ces circonstances sont bien réunies d'une façon relative dans la
réflexion concentrée, ainsi que nous l'avons m'entionné plus haut,
mais elles le sont d'une façon beaucoup plus typique dans ïextase
qui est la seule attitude mentale traduisant le monoïdéisme pur.
Ici en effet toutes les forces de l'attention sont polarisées dans une
direction unique: la conscience entière est accaparée par une
seule représentation, par un seul objet. Il ne peut être question
de changement et par conséquent d'opération associative d'aucune
sorte. C'est l'immobilisation, c'est la stagnation sous sa forme la
plus évidente.
DROMARD. — I.A '< l'I-ASTICITI-: ■> nA>S L'ASSOCIATION DKS IDKRS 585
Toutefois les condilions de plaxlicité mininia peuvent ôlre réali-
sées autrement que par l'hypertrophie fonctionnelle de l'attention,
si l'on peut ainsi s'exprimer. Klles sont aussi et inversement sous
la (lé|)endance d'une disparition totale de celte faculté. En elTel, si
la plasticité associalionnelle s'accroît avec le relAchement de la
synthèse mentale, nous avons vu qu'elle s'évanouit au contraire
quand ce relâchement dépasse une certaine limite. Nous ne serons
donc pas étonnés de découvrir des états de plasticité minima dans
les circonstances oîi la synthèse mentale n'est plus simplement
relAchée mais dissociée d'une façon complète et irrémédiable. Eu
pareil cas en elTet, les représentations restent morcelées; elles
vivent en quelque sorte dans l'isolement et .sont incapables de s'ajv
peler pour former par leur succession et leur enchaînement des
étals de conscience. Il en résulte que la vie psychique se traduit
par la répétition incessante d'une môme représentation qui acca-
pare à elle seule toute l'activité jusqu'au moment où une autre
image appelée d'une façon fortuite la supplante pour un temps, el
ainsi de suite. C'est encore là, si l'on veut, une façon de mono-
ïdéisme, mais c'est un monoïdéisme de dissociation, non de concen-
tration comme celui de l'extase. Encore faut-il s'abstenir d'une
pareille dénomination, car il n'y a pas d'idée ou du moins pas
d'idée consciente là où il n'y a pas de groupement.
Quoiqu'il en soil, certains processus démentiels fournissent un
exemple bien évident de cette dissociation, et les représentations
stagnantes qui résultent d'un tel état ont leur traduction immé-
diate dans les manifestations stéréotypées. C'est tantôt un mot, une
phrase, tantôt un geste, une attitude, qui se reproduit sans but et
sans cause, indéfiniment. Tel malade qui se destinait, autrefois, à
la carrière du théâtre, répèle aujourd'hui plus de cent fois par jour
et à tous propos un môme vers de /(inj-Blas ; tel autre écrivant une
lettre à son médecin couvre vingt-cinq pages avec la même
phrase : " Donnez-moi mes habits neufs à l'asile St-Pierre de Mar-
seille », etc. Il est facile d'expliquer pourquoi une image tend,
en pareil cas, à subsister ou à se reproduire sans aucune modifica-
tion dans le champ de la conscience. En ell'et, le changement qui
est la condition sine qua non de la vie consciente, est déterminé par
l'action réciproque qu'exercent les uns sur les autres les éléments
de la pensée, les représentations actuelles venant à chaque instant
536 REVUE PHILOSOPHIQUE
de la durée prendre contact avec les acquisitions antérieures et les
modifier de mille façons, tout en s'incorporant à leur tour au con-
tenu de la personnalité. En d'autres termes, dans un cerveau
valide, la complexité et la variété viennent justement de ce que les
éléments de l'esprit ayant entre eux une solidarité parfaite, leur
utilisation individuelle est absolument contingente et subordonnée
aux exigences du système, d'où il résulte que chacun d'eux subit
de la part de tous les autres une série d'interférences, de carambo-
lages, de modifications incessantes, susceptibles d'influencer de
mille manières son orientation propre. De là toute la nouveauté,
tout l'imprévu, tout le caractère atypique de notre activité normale.
Mais supposons maintenant les éléments de l'esprit conservant leur
autonomie par suite de la rupture des liens qui doivent les unir.
Ces éléments seront autant d'individualités indépendantes les unes
des autres et incapables de s'influencer mutuellement. De cet état
d'ankylose, il résultera que toute représentation occupant à un
moment donné le champ de la conscience, aura tendance à se figer
et à s'y maintenir par défaut de réduction, si bien que toute acti-
vité développée ne pourra se traduire que par la répétition mono-
tone d'une manifestation toujours identique à elle-même. La variété
de notre activité se trouve essentiellement conditionnée par la soli-
darité réciproque des éléments de l'esprit. Qu'on supprime cette
solidarité, qu'on provoque l'indépendance réciproque de ces élé-
ments psychiques, et l'on court immédiatement à la persistance, à
la répétition et à la monotonie. Aussi rencontre-t-on cette mono-
tonie dans la plupart des états pathologiques au cours desquels
le nombre des représentations capables d'occuper simultanément le
champ de la conscience tend à diminuer. C'est qu'en pareil cas, les
influences réciproques, les interférences, les carambolages dont
nous parlions tout à l'heure tendent à devenir plus rares. Au reste,
la représentation stéréotypée doit subsister d'autant mieux que la
mémoire étant désormais incapable de rien ajouter à la masse de
ses acquisitions, le stock des images réductrices ne tend pas à
s'enrichir. Bien mieux ce stock tend à s'appauvrir, les éléments
dont il se compose devant périr les uns après les autres, par ce fait
qu'ils se tiennent dans l'ombre et sont rappelés de moins en moins
souvent dans le champ de la conscience.
Toutefois il convient d'ajouter que la dissociation des éléments
DROMARD- — lA « PLASTICITÉ >• liANS I.'aSSOCI VTION DES IDtKS h'M
dû la pensée n'implique pas, priiuilivemenl du moins, leur destruc-
lion. En examinant des malades stéréotypés, nous avons eu souvent
l'occasion de constater que, chez un ^rand nombre d'entre eux, les
éléments de la i)enséc subsistaient à l'étal latent. Ces éléments
étaient simplement tenus hors du champ de la conscience, en raison
même de leur dissociation. En eflet, il est bien certain (pie lors-
qu'une représentation a été emmaganiséc par la connaissance et
incorporée à la personnalité, cette représentation qui sommeille
dans le subconscient aura chance d'apparaître fréquemment dans
le miroir vivant de la conscience, si nos associations se font avec
richesse et rapidité; elle aura chance au contraire de n'y plus ôtr-c
convoquée, si les éléments ne s'appellent plus les uns les autres que
d'une façon paresseuse et de loin en loin. Or, un grand nombre de
malades stéréotypés qui sont incapables de répondre à telle ou telle
question touchant un fait de leur vie antérieure par exemple, font
allusion à ce même fait un instant après. Nous demandons à l'un
d'eux de nous rappeler les auteurs classiques du xviii* siècle. Il est
incapable de répondre, et l'on a l'impression très nette que les
représentations qu'on veut évoquer sont absentes; puis au cours de
l'interrogatoire, et tandis que nous lui posons des questions sur un
sujet tout ditïérent, il nous cite spontanément les noms de Voltaire,
Montesquieu et Uousseau. Un autre malade est incapable de dési-
gner verbalement son infirmier, quand on le lui demande, puis il
l'appelle très naturellement par son nom, quelques minutes plus
lard. Dans ces dilTérenls cas, on aurait pu croire que le souvenir
était détruit alors qu'il existait en réserve, et qu'il était simplement
laissé à lécart par un défaut d'association basé sur le trouble pro-
fond de la synthèse mentale. En résumé, et pour nous exprimer
d'une façon concrète, il semble que la lésion fonctionnelle qui sert
de substralum à la sléréotypie réside essentiellement dans une
perte de conductibilité des voies associatives, mais n'implique pas
forcément une altération des unités cellulaires qui détiennent les
éléments constitutifs de l'image mentale. Est-ce à dire que les élé-
ments dissociés et qui subsistent pourtant à l'état latent soient
appelés à une survivance illimitée? Certainement non. On conçoit
en effet que ces éléments reparaissant de moins en moins souvent
dans le champ de la conscience, tendent à s'atrophier. Les représen-
tations désagrégées n'ayant plus aucun rôle actif et ne participant
538 REVUE PHILOSOPHIQUE
plus à la vie mentale toute faite de cohésion et de subordinations
réciproques, finissent par s'ellacer petit à petit, et par disparaître.
Alors, le malade n'est plus un riche dont les capitaux sont immo-
bilisés; il devient un pauvre effectif. Il n'en est pas moins vrai que
l'ankylose et l'immobilisation des éléments de la pensée, par défaut
d'association, précèdent de longue date l'atrophie et la disparition
de ces éléments. La désagrégation n'implique pas, primitivement du
moins, la destruction, et cette désagrégation seule suffit à engen-
drer la stéréotypie.
En schématisant les différents types que nous venons d'esquisser,
on arrive au tableau suivant :
.„,..,. ( Réflexion (allenlion active; Imagination refrénée) :
A. Plasticité moyenne s ,, . , •• , i-j-
^ ( Monoideisme relalij.
„„,,..,. . ^ ^'? J'^'^''^'^'^'"^-^ (attention ± passive; Imagination dr
B. Plasticité maxima /. Rêverie ^ Polyïdéismc relatif.
{ c) Rêve ;
(/) États maniaques (attention passive; Imagination
exaltée) : Poly'idcisme incohérent avec accélération des
représentation^,
e) États oniriques (attention passive; Imagination en-
gourdie) : Pohjidéisme incohérent avec ralentissement
des représentations.
a) Extase (attention maxima; Imagination polarisée) :
Monoidéistne de concentration.
b) Stéréotypie (allenlion minima; Imagination mor-
celée) : Monoïdéisme de dissociation.
c) ObiNUbilation et stepïdité par épuissement (attention
suspendue; Imagination suspendue) : Non-idéisme.
Ce tableau résume d'unemanière approximativeles variations de
plasticité qu'offre l'association des représentations mentales dans
les formes les plus caractéristiques de l'activité normale et patho-
logique. Il est à peine besoin d'ajouter qu'une étude de ce genre
demeure forcément incomplète, car épuiser un pareil sujet dans
toutes ses relations, ce serait étudier toute la 'vie de l'esprit.
D'' Dromard.
c. Plasticité minima
IlEVUE CRITIQUE
LA DISSOLUTION DE LA PERSONNALITÉ
1" Morton Prince, tue dissociation ok a I'ERSonnality. London, Long-
mans, Greeii et C'«, li-OG, in-4", vii-560 p.
•20 Oesterreich. die entfuaemdung der wahrneiimlnoswei.t und die
DEPEUsu.NNALisATiuN IN DER l'svcHATiiEME, par M. le D' K. Lcipzig. Vcrlag
J, A. Barth, 1907, 135 pp.
3" Camille Sabatier. le duplicisme humain, Paris, F. Alcan, 1000,
iii-lG, xvii-lGO pp.
Si nous réunissons dans le mémo compte-rendu les trois ouvrages
dont nous venons de citer les titres, c'est moins ù cause de l'identité
du sujet qu'ils traitent que parce qu'ils soulèvent tous un certain
nombre de questions de même ordre et présentant la même importance
au point de vue de la psychologie morbide et normale.
yu'est-ce que la personnalité ? guelles sont les caractéristiques de
létat normal et de l'équilibre de la personnalité? Quels sont les
symptômes, les signes qui permettent de reconnaître, de diagnos-
tiquer la rupture de cet équilibre? Quelles sont enfin les manifesta-
tions les plus IVéquentes de cette rupture, quels en sont le mécanisme
et les causes, les causes organiques surtout, celles qui tiennent à la
constitution psychique de la personnalité elle-même?
Telles sont les questions que M. Morton Prince n'eflleure encore
qu'en i)assanl, nous promettant d'y revenir dans un deuxième volume
qui doit {)araître prochainement et que MM. Oestcrreicii et Sabatier
s'elTorcent de résoudre chacun au cours même de son travail, le
premier en analysant d'un côté ses observations personnelles, en sou-
mettant d'autre part à une critique serrée et rigoureuse les opinions
souvent divergentes, contradictoires même, émises sur les mêmes
(piestions par d'autres auteurs, le dernier, en avançant une hypothèse
dont le moindre défaut, nous pouvons le dire à l'avance, est de man-
quer de solidité.
M. Morton Prince nous présente dans sa volumineuse monographie
l'histoire peut-être la plus complète qui ait été donnée jusqu'à ce jour
d'un cas de dissociation de la personnalité. Celte histoire, passionnante
540 uKvuE l'iiii.osoi'mouK
comme un roman, remplie d'action comme un drame, méritait vrai-
ment d'être racontée dans ses moindres détails, tans le cas qui en
fournit le sujet est curieux et plein d'enseignement.
Il s'ag-it d'une jeune fille que, pour fixer les idées, nous appelerons
avec l'auteur Miss Beauchamp ou BI, ayant une hérédité nerveuse
très chargée, ayant eu en outre une enfance extrêmement malheureuse
et qui était venue en 1898 se faire soigner par l'auteur pour des trou-
bles nerveux C'était une jeune fille bien élevée, intelligente, d'une
rare bonté et délicatesse de caractère, idéaliste et même quelque
peu mystique : une véritable sainte, ajoute l'auleur. Elle présentait
une grande instabilité nerveuse, était facilement suggestionnable
et se laissait facilement hypnotiser. Désignons, toujours d'après
Fauteur, par B II Miss Beauchamp à l'état d'hypnose. On a pu
s'assurer, à la suite d'un grand nombre d'expériences, que BI et
et B II présentaient bien deux aspects d'une seule et môme per-
sonnalité, que B II avait parfaitement conscience de ce fait et se con-
naissait comme B I endormie dont elle partageait d'ailleurs tous les
goûts, toutes les tendances et tous les traits de caractère.
Mais un jour, i)endant que Miss Beauchamp se trouvait à l'état
d'hypnose, l'auteur réussit à obtenir, sans s'en douter, un état nou-
veau de la même personnalité nouvelle, B III, ou, comme elle a été
surnommée plus tard, Sally, qui n'avait rien de commun avec Miss
Beauchamp, qui présentait même des goûts, des tendances, des traits
de caractère diamétralement opposés et était loin de posséder la cul-
ture intellectuelle de la personnalilé principale.
Or ce qui caractérisait la personnalité B III, c'est que, tout en étant
absolument ignorée de B I et de B II, elle était au contraire au courant
de tous les faits et gestes, de toutes les pensées et de tous les senti-
ments les plus intimes de l'une et de l'autre et adopta, dès le premier
jour de son apparition, un parti-pris d'hostilité, d'inimitié même, vis-
à-vis de Miss Beauchamp, dont elle était vraiment le mauvais génie,
lui faisant faire des choses qui lui répugnaient, défaisant celles que
Miss Beauchamps faisait, dérangeant tous les projets de celle-ci, lui fai-
sant faillir à ses engagements les plus sacrés. C'a été entre BI et Bill
une lutte de tous les instants pour la suprématie, lutte, dans laquelle
Sally, d'un caractère taquin et combatif, était toujours sûre de l'em-
porter, tandis que la pauvre B I acceptait ses malheurs avec une
résignation qui n'avait d'égal que son désespoir.
Déjà à cette époque la question de savoir qui de B I ou de B III était
la personnalité réelle commençait à se poser, et cela quelle que fût
la répugnance de l'auteur et quelle qu'aurait pu être la répugnance de
ceux qui ont connu Miss Beauchamps avec toutes ses qualités morales
et sa rare distinction d'esprit, à admettre que Bill pût être cette per-
sonnalité réelle.
11 est bon d'ajouter en passant que les rapports entre B I et B III
étaient de deux ordres : tantôt B 111 faisait sonai)parition comme pcr-
IIKVLK CRITIQUE î) 4 l
sonnnliU'aUern;uile,effaç;iiil,siii)|>iimantcomj)Ktemciil MI, remplissant
sciili' la scène de la vir aclivc et réelle, lanlùl au contraire elle restait
il l'clat deceijuc l'aiilcur appelle une pj^soiitialilé co-conscienle, aulre-
nient dit à l'élal sul)eoiisci«'uL au courant de tous les projets, de toutes
les idées, de toutes les intentions, de tous les actes de IJ I, déterminant
de la part de celle-ci des manilestations d'automatisme, auxiliaire pré-
cieux capable de rendre compte, en précisant les causes, de chacun
des gestes, de chacun des mouvements de .Miss lîeauchamp.
Au bout d'un certain temps, cette situation déjà suffisamment com-
plifiuée se complifpia davantage encore, du lait de Tapparition dune
nouvelle personnalité B IV. Au point de vue du caractère, du goût,
des habitudes et des tendances, H IV était pour ainsi dire aux anti-
|)odcs de H I. tout en n'ayant rien de commun non plus avec Sally. En
poussant l'analyse aussi loin que possible, en se servant des informa-
tions de Sally qui était au courant de cette nouvelle personnalité
comme elle l'était de celle de B I, alors que B IV ne se doutait pas plus
de l'existence de B I que B I de celle de B IV, grâce, d'sons-nons, à ces
éléments d'information, l'auteur acquit la conviction c|ue la formation
de B IV remontait à i)lusieurs années et était consécutive à une émo-
tion extrêmement violente qu'avait éprouvée un jour Miss Bcauchamp.
B IV ne se souvenait en effet de rien de ce qui s'était passé depuis ce
moment et même de certains événements survenus quelque temps
avant : elle avait à la fois de l'amnésie antérograde et rétrograde.
Mais ce qu'il y avait de plus curieux dans celte nouvelle situation,
c'est qu'en hypnotisant B IV on obtenait le même état B II qu'en
hy|>notisant B I. Cette particularité avait tout d'abord fait croire à
l'auteur que si l'on parvenait à obtenir B II à l'état éveillé, on se trou-
verait en présence de la personnalité réelle. Et toutes ses tentatives et
expériences furent dirigées dans ce sens. Mais le résultat obtenu
chaque fois était loin de répondre à son attente. Il obtenait bien, en
ordonnant à B II de s'éveiller sans changer de personnalité, une
synthèse, mais une synthèse incomplète, passagère, instable, un
mélange plutôt qu'une synthèse, dans lequel dominaient tantôt les
ti-aits de caractère de B I, tantôt ceux de B IV, selon qu'on obtenait
B II en hypnotisant l'une ou l'autre.
Nous n'allons pas suivre l'auteur dans tous les détails de cette his-
toire, ni énumérer tous les autres laml^eaux de personnalités qu'il a
encore réussi à obtenir, ni raconter toutes les péripéties de la lutte qui
régnait dans cette nombreuse famille (car on se trouvait en présence
d'une véritable c famille Beauchamp ») divisée contre elle-même.
Disons seulement c|uaprès bien des efforts l'auteur réussit ou crut
réussir à obtenir cette personnalité réelle qu'il avait cherchée pendant
des années, la véritable Miss Beauchamp, c'est-à-dire une personnalité
stable, équilibrée, adaptée au milieu, jouissant d'une santé physique
et morale satisfaisante, n'ayant ni amnésies, ni aboulie, ni hallucina-
tions, se souvenant des états qu'elle a traversés en tant que B 1 et
5'f2 lîEVUE PHILOSOPHIQUE
B IV et les rattachant à sa propre personnalité, mais n'ayant aucune
idée de Sally, laquelle a fini d'ailleurs par plonger définitivement dans
l'abîme, dans la subconscience.
M. Prince est-il toutefois bien sûr d'avoir trouvé cette fois la per-
sonnalité réelle, normale? Nous avons dit qu'il le croyait, mais le tout
est de savoir ce qui constitue au juste une personnalité réelle, normale.
La stabilité, l'équilibre, l'adaptation au milieu? Mais ce sont là des
notions très relatives et très conventionnelles, et d'ailleurs Miss Beau-
champ elle-même apparaissait à tout le monde comme une personne
stable, équilibrée, adaptée au milieu, et si l'auteur n'en avait pas fait
l'objet de ses expériences répétées et prolongées, elle lui auraitapparu,
à lui aussi, comme une personne nerveuse certes, mais nullement désin-
tégrée. Il est vrai qu'il y avait Sally, ce mauvais génie, qui faisait
faire à Miss Beauchamp des choses qui étaient de nature à la faire
considérer comme anormale par tout le monde. On peut dire toutefois
que sous ce rapport le cas est quelque peu exceptionnel, et l'existence
de Sally reste jusqu'ici un phénomène inexpliqué et mystérieux.
D'après M. Prince, la simple neurasthénie serait déjà une expression
de la désintégration de la personnalité. Or, la neurasthénie étant le
plus souventconsécutive à la fatigue nerveuse, mentale, la désintégra-
tion de la personnalité reconnaîtrait elle aussi pour cause principale la
fatigue nerveuse et mentale.
Et même, nous dit l'auteur, le terme dissociation de lapersonnalilé
n'exprime pas d'une façon adéquate ce qui ce passe dans les cas de ce
genre : c'est désintégration mentale qu'il faudrait dire. Sous l'influence
de la fatigue, certaines idées et représentations se détacheraient de
l'ensemble de la vie mentale pour former des groupes distincts fonc-
tionnant d'une façon plus ou moins indépendante, sans lien avec
les autres idées et représentations. Quelques-uns de ces groupes sont
très instables et se dissocient facilement; d'autres au contraire
acquièrent une stabilité très grande, formant pour ainsi dire des États
dans l'État, de façon à donner l'illusion d'une personnalité nouvelle.
En réalité, il s'agirait toujours d'une seule et même personnalité, mais
morcelée, fragmentée, dissociée, ayant perdu le pouvoir de mettre en
contact, en les subordonnant les unes aux autres, toutes ses idées et
représentations : d'oi!i les amnésies, les aboulies, tes hallucinations, les
manifestations automatiques, etc., qui sont toujours l'expression d'un
fonctionnement indépendant et souvent discordant de plusieurs
domaines de la vie mentale.
Telles sont les quelques considérations très brèves que suggère le
cas de M. Prince, en attendant le volume suivant dans lequel l'auteur
nous promet d'exposer tout au long ses idées sur le problème de la
désintégration de la personnalité ainsi que sur les principales ques-
tions qui s'y rattachent.
Pour le moment, il ne paraît pas inutile de compléter ces consi-
dérations par celles que M. Oestcrreich a cru pouvoir tirer de ses obser-
IIEVIK CIIITIQUE
i43
valions sur la drporsonnalisalion et sur ce que M. Dugas a appelé
Vitnpres.'^iun d'e ni œ renient noncenu cl ce cpie d'autres auteurs Iran-
çais ai)i)ellent la /".lusse reconnnixsance.
Dans la fausse reconnaissance et dans la dépersonnalisation il s'agit
également d'une dissociation de la personnalité, mais avec cette <lilTé-
rencc capitale que dans l'un et dans l'autre de ces états le sujet est
pleinement conscient des changements qui sont survenus dans son
organisation psychique, qu'il garde la mémoire de son état antérieur,
normal et que c'est sur la comparaison entre cet état-là et son état
actu<d qu'il se base pour reconnaître lui-même qu'il est malade.
Dilïérenles théories ont été proposées pour expliquer les phénomènes
de la dépersonnalisation et de la fausse reconnaissance. Il suffit de
citer celles de Taine, de Ribot, de Janet, Lipps, Dilthey, etc. Mais
aucune de ces théories, d'après l'auteur, ne rendrait pleinement
compte des phénomènes en question. Par quoi en effet sont con-
stituées la dépersonnalistion et la fausse reconnaissance'? Dans la
première le sujet se semble étranger à lui-même, apparaît à ses propres
yeux comme une personnalité tout à fait nouvelle; dans la deuxième
ce sont les objets du monde extérieur (jui lui apparaissent comme
nouveaux et n'évoquent plus en lui les mêmes sensations, les mêmes
représentations et les mêmes idées qu'autrefois.
Or si l'on examine bien attentivement les sujets atteints d'une de ces
anomalies ou, ce qui arrive le plus souvent, des deux à la fois, on
s'aperçoit sans peine que leurs organes des sens sont intacts, que leur
sensibilité interne est également normale, qu'ils ne présentent en un
mot aucune anesthésie. Si l'on examine d'autre part les analyses que
des malades intelligenls font eux-mêmes de leur état, on arrive néces-
sairement à cette conclusion que la principale cause de leur anomalie
consiste dans raffail)lissement du ton affectif de leurs sensations,
dans la diminution d'intensité, voire même dans la suppression com-
plète du côté émotionnel de leur vie psychique.
C'est que la vie émotionnelle, affective, dit l'auteur, présente, pour
l'ensemble de la vie psychique de l'homme, une im[)ortance capitale
en tout cas infiniment plus grande que celle ([ue lui accorde la psy-
chologie à tendances sensualistes ou intellectualistes. Les impres-
sions reçues du monde extérieur changent du tout au tout aussitôt
que les émotions primitives ou secondaires qui accompagnent les
sensations diminuent d'intensité ou s'éteignent : la l'éalité apparaît alors
à l'homme comme étrangère, nouvelle, il se sent comme transplanté
sur une autre planète. Il en est de même en ce qui concerne la vie
intérieure de l'homme : il se sent changé, il s'apparaît à lui-même
comme une autre personne ou bien, dans les cas les plus graves, il
perd toute conscience de son moi cl devient une machine inerte. Il
mène bien une existence consciente, ou plutôt il i^ait tout ce qui se
passe en lui et en dehors de lui, mais toutes ces impressions qu'il
reçoit il ne les rapporte plus h sa propre personne, les sensations
544 ItEVUE PilILOSOPHlQl'E
venant du monde extérieur et de son corps propre ne suffisant pas
telles quelles et à elles seules à constituer le moi, à nous donner la
conscience nette de noire personnalité.
C'est cette absence de la vie émotionnelle, affective, qui expliquerait
les différents autres symptômes qu'on observe dans la dépersonnali-
sation et dans la fausse reconnaissance : aboulie, diminution (qui
d'ailleurs n'est qu'apparente) des facultés intellectuelles et tout parti-
culièrement de la faculté d'attention, etc. Les malades présentent
toutes les expressions extérieures des émotions qu'ils sont censés
éprouver à un moment donné, sans éprouver (ce sont eux-mêmes qui
l'affirment) ces émotions elles-mêmes : ils pleurent de tristesse, sans
éprouver de tristesse, ils rient de joie sans éprouver de joie; telle
femme par exemple, lorsqu'on la fait déshabiller en public, cherche
bien à se couvrir, se cache bien la figure avec ses mains, tout en affir-
mant qu'elle n'éprouve aucune honte. Les faits de ce genre, en admet-
tant que la théorie proposée par l'auteur soit vraie, constitueraient
d'après lui un argument de grande valeur contre la théorie de James-
Lange qui réduit toute émotion à son expression extérieure, organique,
laquelle serait le fait initial, fondamental, l'émotion elle-même n'étant
qu'un fait secondaire, dérivé, provoqué par l'attitude extérieure.
A première vue la théorie de M. Oesterreich paraît assez plausible,
mais elle a le défaut de nous laisser sans explication quant aux causes
et au mécanisme de l'abaissement ou de l'extinction de la vie émo-
tionnelle. S'il est vrai que c'est grâce aux émotions qui accompagnent
les sensations que l'individu reconnaît celles-ci comme se rapportant
à sa propre personnalité, ne pourrait-on dire d'un autre côté que la
sensation doit elle-même atteindre un certain degré d'intensité,
d'acuité, au-dessous duquel elle n'est plus reconnue comme faisant
partie du contenu de la personnalité, comme contribuant à former ce
contenu? Ce serait là un trait d'union entre la théorie sensualiste et
la théorie émotionnaliste défendue par l'auteur. Dans cette hypothèse,
ce qui caractériserait avant tout les états de tausse reconnaissance
et de dépersonnalisation, ce serait une diminution d'acuité des sensa-
tions, diminution qui n'implique pas nécessairement une anesthésie,
mais ayant atteint un degré où les émotion* qui accompagnent
ordinairement les sensations deviennent impuissantes à surgir, à appa-
raître à leur tour. Cette diminution d'acuité des sensations peut bien
être elle-même l'effet d'une fatigue nerveuse et, comme celte dernière,
n'être pas toujours d'ordre pathologique. On l'observe par exemple
d'une façon normale comme un effet de làge, alors que, sans
présenter la fausse reconnaissance et la dépersonnalisation à propre-
ment parler, nous n'en avons pas moins conscience d'un changement
plus ou moins profond survenu aussi bien dans notre propre person-
nalité que dans la façon dont nous sommes impressionnés, affectés
par les objets du monde extérieur.
Pour M. Sabatier, la dissociation de la personnalité n'est pas tant
REVLK CHITIQCE oiTi
Il 11 plu'-nomène morbid.' qu'iui phénomène de dégénérescence et un
retour à l'état |)rimitif. La dissocial ioii ne se ferait pas selon des
lignes i>lus ou moins arbitraires, mais solon dos lignes tracées pour
ainsi dire d'avaiire, imposées parla conslilution même de la jn-rsonnc
liuiiiaiiic. L'unité de la personnalité est un phénomène tardif, elle est
une conquête qui s'accentue de plus en plus au cours de l'évolution
animale, qui atteint son plus haut degré chez les animaux su|)érieurs
et surtout chez l'homme, et ne peut être considérée comme complète
que dans des cas relativement rares. C'est là un lait connu de tous et
en l'énonçant M. Sabatier ne nous apprend rien de nouveau. Nous
savons aussi que l'être humain est inliiiiincnt complexe et que de par
la phylogénie et i)ar l'ontogénie (ici nous citons les paroles de
M. Abelous qui a écrit la prélace au livre de M. Sabatier) aussi bien
que de |)ar l'anatomie et la physiologie, lorganisme humain est un orga-
nisme polyzoïque colonial, composé d'une foule innombrable de cons-
ciences élémentaires ou cellulaires, dont la coordination, la synthèse
s'opère dans le cerveau, donnant ainsi naissance à la conscience ilu moi.
Or. le cerveau est double, et de celte constatation M. Sabatier lire
tout de suite celte conclusion que la conscience est elle aussi origi-
nairement double et il voit là un point de départ pour affirmer d'une
façon générale ce qu'il appelle le duplicismc humain. Il cite d'autres
preuves à l'appui de celle théorie : preuves morphologiques, preuves
embryogéniques. preuves tératologiqucs. Et d'abord tous nos organes
sont doubles, à l'exception du tube digestif; mais l'unité de celui-ci
s'expliquerait par ce fait qu'il n'est pas un organe à proprement
parler, mais représente dans sa première [tartie une route par laquelle
l'organisme s'approvisionne, dans sa seconde partie un égout. Or,
roule et égout sont synonymes de vide et « un vide ne peut être ni
simple ni double ». >io discutons pas la valeur de cet argument et
passons aux autres : à la duplicité des organes physiologiques de
l'homme s'ajoutent la duplicité de ses engendreurs et celle de la sépa-
ration blaslomérique, et pour couronner le tout l'auteur cite l'expé-
rience de Chabry dont la reproduction n'a d'ailleurs donné jusqu'ici,
ainsi qu'il l'avoue lui-même, que des résultats divergents (ce qui
n'empêche pas M. Sabatier do lui attribuer une importance capitale) :
Chabry ayant recueilli dans un tube des œufs d'ascidie qui venaient
d'être fécondés, et ayant tué un des deux blastomères qui venaient
de se former, a vu l'autre blastomère se développer et donner
naissance à un demi-individu dans le sens longitutinal.
C'est en s'appuyanl sur cet ensemble de preuves que l'auteur croit
pouvoir réfuter les principales théories ayant cours en psychologie
pathologique. Tous les cas de dédoublement de la personnalité
s'expliqueraient parle duplicisme originel de l'homme, par sa bi-indivi-
dualité organique. Mais que dire de ces cas morbides où Ton a cons-
taté l'existence de [)lus de deux personnalités? La réponse est toute
trouvée : d'après l'auteur ces cas n'existent pas et n'ont jamais existé;
TO.ME LXIll. — 1907. 35
546 UEVUE PUILOSOPIUQUE
toutes les fois qu'on a constaté des personnalités multiples, il ne
pouvait s'agir que d'une personnalité double et l'auteur le prouve,
d'une lagon qui laisse plutôt à désirer, en analysant un cas de multi-
plication de la personnalité et en réduisant à deux les nombreuses
personnalités qui y ont été observées.
Après la psychologie morbide, vient la psychologie normale : dans
tout ce qui est inconscient ou subconscient, toutes les fois que
l'attention est dispersée, endormie, la volonté faible et faillissante,
c'est l'une de nos demi-individualités, l'un de nos deux co-étres qui
est en action. Nos hésitations s'expliquent par la lutte que se livrent
en nous les deux coètres, chacun tirant pour ainsi dire de son côté,
s'eiïorçant défaire prédominer dans la vie consciente ses impulsions
propres. Cette lutte, cet obscurcissement de la conscience, cette fai-
blesse de la volonté cessent dès que se produit la synthèse des deux
co-étres : alors apparaît le moi proprement dit, et avec lui la raison,
la volonté consciente, l'unité, la liberté. Remarquons en passant qu'à
côté du duplicisme résultant de la coexistence des deux co-étres,
l'auteur en signale un autre : le dualisme entre « le moi sentant et le
moi pensant », entre « la vie déterminée des co-ètres et la vie raison-
sonnable de l'Èlre complet ». il existerait donc « une dualité de
dualisme ». Comment, par quel mécanisme, par quels motifs les deux
co-ètres en arrivent-ils à se tendre la main, à renoncer chacun à la
suprématie exclusive, à soumettre leurs différends au tribunal de
r « Être complet » ; quelles sont les conditions de la paix, comment
se maintient-elle, quelles sont les causes susceptibles de la troubler?
Autant de questions que la théorie du duplicisme humain laisse sans
réponse. Et pourtant elle se présente à nous avec des prétentions à
l'universalité, comme l'ébauche d'une véritable philosophie, puisque
l'auteur consacre tout un chapitre à édifier une nouvelle théorie
sociologique en lui donnant pour base la théorie du duplicisme. Il est
vrai qu'il suffit d'un examen superficiel pour sapercevoir que point
n'était besoin d'aller chercher ses preuves aussi loin pour en arriver
à proclamer l'infaillibité du bon sens, du cri du cœur et de la voix de
la conscience. t. o t
D'" S. Jankeleviïcii.
LE CONCEPT DE VALEUR
d'apriîs deux ouvrages récents *.
Le concept de valeur, dont M. Ribot esquissait l'analyse — toute
nouvelle dans la psychologie française — en sa Logique des senti-
1 P R. Ti-ojano, Le basi dcW Umanisnio, l vol. iQ-8, 24'» p. Turin, Fratelli
Bocca, 1907. - F. Oreslano, / valorl wnani, 1 vol in-8, viii-300 p. Turin, bralelli
Bocca, 1907.
REVLIi CKITIULK o47
monti', consiitue l'objol de deux «'•tuiles — 1res inégalement inléres-
SMiitos et scieuliliijues à notre avis) — qui viennent de paraître dans
la liibliolera di scienze modenip, des frères IJucca. L'un des deux
auteurs, M. Trojano, est déjà connu en Italie grAce à ini assez grand
nombre d'essais, historiques et tliéoriiiues, relatifs surtout à la morale
et aux sciences sociales. L'autre, M. Oj-cstano, éci-ivain heaiicoup moins
fécoiul, en dehors de deux études sur Kant, s'est fait connaître — et
non pas seulement en Italie — par un essai sur les Idées fond.imen-
liiles de Frédéric Nictzsclie, le pins objectif peut-être, au jugement de
.M. Ribot, <le tous ceux qui furent consacrés à l'auteur de Zara-
thoustra. L'un et l'autre étaient donc amenés, par leurs recherches
antérieures, à se poser le problème des videurs humaine.'^, et cela sur-
tout en ce qui concerne la sphère de la morale.
I
Sous le nom ù'IInmanisine, c'est tout une phUosup.'Lie que .M. Tro-
jano esquisse — et intentionnellement. Non pas une philosophie
métempiri(pie, mais une Weltnnscliauunj du point de vue — le seul
possible — de l'expérience huinaino. Et il établit nettement le carac-
tère spirittudisln de cette vue d'ensemble; non qu'il aflirme un spi-
ritualisme substantialiste, ou qu'il adopte un idéalisme radical —
dualiste, il professe, à titre ilexigence de la méthode, la doctrine de
l'inconnaissable et inconcevable chose en soi — mais le spiritualisme
qu'il défend «;st do nature gnoséologique. Le monde ne figure dans la
connaissance qu'à titre d'objet de la conscience, d'expérience spiri-
tuelle; et c'est la tâche de la philosophie, sinon de la science, que de
déterminer le rà-jne de l'esprit, c'est-à-dire de mettre en vedette ce
rapport entre la conscience et la réalité qui constitue la connais-
sance, d'analyser la nature de la conscience, enfui d'expliquer de quelle
façon la conscience apprécie les choses et elle-même et fonde ainsi un
système de valeurs. La théorie de la connaissance, la psychologie, la
théorie des valeurs, seraient donc les trois parties essentielles de la
I)hilosophie de M. Trojano. D'ailleurs, si nous dégageons avec cette
nellelé les trois aspects de cette philosophie, ce n'est pas que l'auteur
les distingue précisément lui-même de la sorte et en toute rigueur, ou
qu il répartisse selon un tel plan l'étude qu'il nous offre. Théorie de
la connaissance et théorie des valeurs se basent toutes deux sur la
psychologie; et cette psychologie — moins expérimentale au sens
objectif qu'introspeclive — est surtout préoccupée d'établir comme
seul légitime lindividualisrae de la conscience, et de distinguer
comme irréductibles la fonction de connaissance et celle dévaluation.
C'est qu'en efl'et, rebelle à l'idéalisme transcendantal, qui pose ci priori
la conscience générique ou même abolit en une conscience absolue
les consciences personnelles, M. Trojano se refuse également à
adhérer aux postulats des théoriciens de la conscience sociale. Le
5i8 UEVLli PHILOSOPHIQUE
sujet réel est, pour lui, l'individu; la raison est un abstrait des raisons
individuelles; et, s'il échappe à l'individualisme atomique et anar-
chique, c'est en vertu des analogies constitutives entre les consciences
personnelles et humaines. D'autre part, attaché à la notion du mi, il
oppose son humanisme aux thèses du pragmatisme; il ne consent
pas à admettre le primat de la volonté; et, maintenant que le l'ait
subjectif de rapp/-éo(.iho/i ne nous fournit pas une connaissance de
ce que sont les choses, il va même, au point de vue pratique, jusqu'à
subordonner la tendance, comme aveugle et inconsciente, au primat
du sentiment, seul organe de l'évaluation. On pourrait dire que sa
psychologie — réagissant contre les thèses volontaristes aussi bien que
contre la doctrine classique des facultés — est strictement dualiste.
Nous nous proposons uniquement d'étudier les bases de r/iuma-
nisme du point do vue de la théorie des valeurs; et nous laisserons
de côté, par suite, les vues de M. Trojano sur le symbolisme de la
connaissance et ses attaques contre l'idéalisme. Aussi bien, la valeur
étant pour lui chose toute subjective en principe, c'est à peine si le rca-
lisme phénoméniste qui est le sien trouve à s'exprimer au sujet des
conditions biopsychologiques de l'appréciation.
La première tâche consiste à repousser les théories inexactes de la
valeur. Et d'abord, l'auteur réfute la thèse ontalogiste : valeur et bien
coïncidant, il n'y a de bien, et par suite, de valeur, que pour un
esprit ; la finalité de la nature, s'il en existe une, ne constitue pas une
valeur; l'homme seul, et l'animal qui lui est analogue, font l'expérience
des valeurs, ou plutôt créent celles-ci par leur expérience même. Et
ces valeurs sont, ou bien immé liHes et servant de /în-, ou bien
ia'lirectes et symboliques (utiles pour atteindre les premières). Il n'y
a, d'ailleurs, ni vérité ni erreur eu ce qui concerne les valeurs
immédiates : elles sont réelles par cela seul qu'elles sont éprouvées.
Mais on distingue entre les valeurs universellement reconnues et
Vi"aimcnt n)rinales, les valeurs collectives et historiques (lesquelles
se rapprochent des premières), et les valeurs purement individuelles
qui sont anormales. Au reste, si l'expérience constitue les valeurs, il
ne faut pas chercher leur principe dans la conscience en tant que
conscience; il y a là condition nécessaire, mais non explication, car
tout état de conscience n'est pas estimé à titre- de bien, et la con-
science enveloppe la négation des valeurs au môme titre que leur
affirmation. La fonction éoaluatrice (laquelle est indéterminée) est
également insuffisante comme principe, puisqu'elle enveloppe le mal
comme le bien. Vi.ntellig''.nce, et cette forme intellectuelle qui est la
raison, ne peuvent non plus constituer la source des valeurs; il y a
différence foncière entre les p/iéao,'7ièaes, objets de connaissance, et
les axiouménes, objets d'appréciation. L'intelligence ne peut même
pas apprécier sa propre valeur. Le pnnlogisme, qui affirme la ratio-
nalité de toutes choses, interdirait de parler de valeurs, puisqu'il ne
laisse à l'irrationnel aucune place, et surtout de valeurs individuelles.
RKVLE CMITIQL'E 549
Les llirories voloularistei^ sont aussi inefficfires que les théories
inlell''clualislosi. La valeur ne procède pas du désir, car le désir
implique le besoin de la délivrance, et il suppose donc, avec la
représentation de l'état où il aspire, la conscience de la valeur. Elle
ne procède pas du vouloir, car la (in du vouloir manque à celui qui
se la propose, et c'est encore l'inquiétude qui est le motif de la
volonté. Elle ne découle pas de Tcxpression du voidoir, car le
commandement n'est pas bon e?i lui-mômo, non plus que l'obéissance.
Elle ne naît pas de la tendance, car la tendance est aveugle, elle est
ambiguë, elle ne devient consciente et déterminée que dans le
sentniient. Elle ne procède pas de la vie, laquelle ne devient une
valeur que dans le sentiment qui réagit ù son égard. Et l'on ne
saurait réduire /ou/e.s les valeurs aux pures valeurs biologiques,
aflirnier comme idéal exclusif avec Nietzsche « la vie luxuriante et
tropicale », sans nier les valeurs morales qui impliquent une défaite
au regard de la vie physiologique. Le panlhélisme absolu serait, lui
aussi, un obstacle radical à la constitution des valeurs, puisqu'il
supposerait un monde de tendances inconscientes et jamais satis-
faites; il rendrait inqiossibles, en particulier, les valeurs indii:i-
dui'lles.
C'est donc dans le sentiment seul qu'il convient de chercher l'organe
de l'évaluation. Or, en déjjit du préjugé qui bipolarise la vie sentniien-
tale, celle-ci offre trois aspects distincts : douleur, plaisir, calme. La
douliiur est sentie comme un mal, et la preuve en est que tous
aspirent à en être délivrés. Elle est le ninl suprême (les cas d'nl'jophUie
s'expliquent par l'excitation douloureuse et le plaisir qui en résulte).
Elle a même des effets nuisibles pour l'organisme et pour l'esprit.
Mais elle est principe d'action; et, en ce sens, elle constitue la valeur
suprême au point de vue indirect et utilitaire. — Le plaisir esl toujours
un bien, et il est évalué inniiùdiate)ne)it comme tel i)ar tous. Mais il
n'est pas le bien unique; mille tendances ne trouvent leur satisfaction
que dans la libération môme de l'inquiétude, dans le retour au calme
primordial. Il n'est [)ns le bien suprême; fion inst.'ibilité l'en empêche,
et son défaut de généralité. I5ien plus : désir et volonté ne poursuivent
jamais leur fin que mus par le souci de la libération; il n'importe
que l'esprit se trouve dans un état de douleur, de plaisir ou de calme;
c'est toujours l'apaisement (|ui est désiré ou voulu, et non le plaisir
môme. Le c:i!m'\ qui n'est point l'évanouissement de la conscience
(mort de l'évaluation), mais qui est harmonie des activités et attitude
de la personne totale, est ainsi un bien, et môme la valeur immédiate
la plus haute. Et qu'il soit accessible, la possibilité môme de vivre
len dépit des affirmations [x-ssimisles) en est la preuve. C'est en lui,
et non dans le plaisir, que consiste au fond la félicité. C'est lui qui met
en relief l'eudémonisine le plus exact (et l'histoire de l'eudémonisme
serait à refaire de ce point de vue). Bref, le motif réel et constant
<le l'évaluation est la répugnance à la douleur; et la valeur immédiate
5o0 lŒVL'E PlIILOSOl'IHQUE
et suprême consiste dans le sentiment de la libération. La théorie
vraie des valeurs est un alypisrne.
Il faut ajouter, d'ailleurs, que l'intelligence, incompétente en ce qui
regarde la constitution des valeurs immédiates, a pour office de
déterminer les valeurs symboliques, les ulililés; le sentiment serait
incompétent à son tour à l'égard de cette tâche. Et l'intelligence établit
le système des valeurs, non qu'elle les crée, mais parce qu'elle distin-
gue les valeurs éprouvées par le sentiment et, recueillant les concepts
et les jugements de valeur énoncés dans l'expérience, dispose,
suivant l'ordre même que l'expérience a fixé, ces valeurs reconnues.
M. Trojano ne poursuit pas, dans son détail, celle systématisation,
dont l'achèvement serait celui-là même des sciences de l'esprit. Mais
il insiste sur la possibilité d'une hiérarchisation des valeurs, en étudiant
Yindividualisme. Si l'individu, seule réalité spirituelle, est vraiment
à ses yeux l'organe de l'évaluation, il estime que certaines valeurs
universelles — humaines — se trouvent définitivement constituées :
telles les valeurs logifpxes, ou bien le mal radical de la douleur;
d'autres, historiques et susceptibles de changement, s'imposent pour
un tiMTips à l'individu, qui dépend d'elles en son évaluation même et
son action, comme normales. Et c'est ainsi que le système des valeurs,
reposant sur une base individualiste, admet cependant un luiirer-
salisme, non supra-individuel et transcendant mais plnvi-indiciduel :
« L'individu est porté par sa nature à se nier lui-mèm.e, pour se
rattacher au genre humain. »
II
M. Orestano divise son essai en deux parties : il esquisse, dans la
première, une théorie gènèraJe de la valeur; il s'occupe spécialement,
dans la seconde, de déterminer les valeurs morales. Préoccupé de
donner à sa méthode un caractère strictement scientifique, il traite
de 1 "évaluation comme les physiciens de l'école nouvelle, Kirchhoff et
Mach en particulier, traitent des phénomènes physiques; et son désir
est de résumer les faits selon la formule la plus économique et la plus
compréliensive. Bien loin donc de prétendre, comme M. Trojano,
construire une philosophie des valeurs humaines, il regarde le
concept de valeur comme ayant un simple rôle auxiliaire en vue de la
description positive; et, à la manière de l'empirio-criticisme, il lui
assigne une nature purement fnrmcVe, ainsi que l'on fait, dans la
physique descriptive, pour le concept de force. C'est même ce carac-
tère formel qui doit assurer, d'après lui, la supériorité de sa tenlative
sur celles des sociologues ou des psychologues, en ce qui concerne
l'établissement d'une morale. Car la morale construite de la sorte,
applicable à tout contenu, comporlc très bien une tecJinique. Mais le
point de vue de l'empirio-criticisme, s'il est identique, dans la sphère
IIEVLE ClUTiOUK ^31
de l;i description positivr, à celui de M. Oreslano. ne fournil pas
l'équivalent comi>Iet de sa mitliodc. Si létudc formelle de l'évalua-
tion est purenieiil phénoménale, l'auleur :\dincl qu'une pliilofiopliie
pénèlre au dcl;i des concepts auxiliaires et délermine le contenu des
évaluations réelles. El il s'accorde, sur ce point, avec M. de S:irIo,
lequel aflirme, par delà les descriptions d'une psychologie expéri-
mentale et phénoménisle. la léi!:il imité d'une philosophie de l'esprit.
La méthode, toute rcUilirc, dont M. Oreslano fait usage, est donc
destinée, à ses yeux, à construire la science pure de la valeur, et la
science puvir de la morale.
Or il est inévitable que celte esquisse procède d'une critique des
thèses qui se sont déjà produites au sujet des valeurs. Aussi la j)lus
grande partie de l'ouvrage de M. Oreslano, en l'une et l'autre section,
csl-elle consacrée à l'analyse et à la critique des théories actuelles. Il
s'attache surtout, en ce qui regarde les valeurs en général, aux thèses
de Meinong, d'Khrcnfels, de Neumann, d'Ollo Bitschl, et d'Eisler. En
ce qui regarde les valeurs morales, il expose et critique les thèses de
Meinong el d'Elirenfels encore, puis de Kri'iger, de lloffding, de Lipps,
et de quehiucs auteurs italiens (Tarozzi, Calù el Cnlderoni .
La critique el les conclusions de M. Oreslano sont, d'ailleurs, essen-
tiellement les mêmes, dans les deux sections de son essai. Il s'efforce
d'établir que la thèse purement p^ijchoiorjtqxie — celle que soutient
Meinong en donnant aux valeurs le scnlimo.nt pour principe, celle
que défend Elirenfels en rattachant les valeurs au dè^^ir, celle que
représente Kriiger en faisant dériver toutes les valeurs morales de
cette valeur absolue qui est la faculté même d'évaluer, celle que
Lipps soutient à son tour gi'àcc au concept de la pàivHration sijmpa-
tliique ;^Einfuhlung! — est insuffisante. Le mérite d'Eisler est, à ses
yeux, d'avoir déterminé les valeurs d'un point de vue extrapsycho-
logique, à titre d'oscillations autour d'un centre d'équilibre vital.
Mais le psycUuloriismc. n'en est pas moins, à son avis, l'un des
éléments intégrants de la description positive. Même biologiques,
les valeurs ne sont telles que si on les envisage comme données
conscientes. Kl, si les choses n'ont point de valeur en elles-mêmes, si
donc le point de vue ontologique est radicalement inexact; si, d'aulre
part, la réaction de l'être vivant est la source mémo de l'évaluation;
— cette réaction qui al)Outit à évaluer n'a de signification que jiar la
conscience même de l'altitude prise ainsi par le vivant. Les valeurs
sont bin-p!<yrlio'ogiqnc>i, mais sous forme psychologique, et non
vitale.
Le caractère incomi>lct des diverses théories apparaît facilement par
là même. C'est ainsi que la détermination alTeclive attribuée par
Meinong à toutes les valeurs — (plaisirs et douleurs sont rapportés,
grâce à des jugements positifs et négalils, à leurs objets, dont on
délermine par là ou l'existence ou la non-existence) — contredit (en
son eudihnonisme) le caractère objectif (el impartial en ce sens) de
'ô^^ nK\m l'IlILOSOPHlULE
toute évaluation; ni comme actuels, ni comme possibles, le plaisir
et la douleur ne représentent l'attitude même de la conscience qui les
apprécie eux-mêmes et les devance logiquement. C'est ainsi encore
que ridentiHcation affirmée par Ehrenfels entre le v alahle tiXc désirable
se trouve démontrée inexacte, par cela seul que l'oii accorde une valeur
à tous les objets du désir, mais que l'on remarque combien varie le
désir selon les manières personnelles d'évaluer. C'est ainsi également
que le caractère purement objectif de la méthode biologique (et, on
peut le dire, ontologique) d'Eisler, si (d'une part) il conduit à mécon-
naître Vindice subjecUf qui appartient à toute valeur expérimentée et
qui en fait un moment de la vie intérieure, amène (d'autre part) à
délînir comme évahiatinn ce qui constitue la forme de /om.s les. phéno-
mènes, même purement physiques ou chimiques. Et c'est ainsi, de
façon analogue, que (toute psychologique, d'ailleurs) la méthode tie
Krûger, réduisant les valeurs morales à la fonction d'évaluer, estimant
l'individu en proportion même de lintensité chez lui d'une telle fonc-
tion, se trouve impuissante à élablir un départ enti'e les domaines
opposés de l'évaluation proprement morale.
Les diverses théories critiquées ont le défaut, ou bien de définir la
valeur par un fait partiel de la vie consciente, ou d'admettre l'évalua-
tion à titre de fonction irréductible, ou de méconnaître l'élément psy-
chologique de l'appréciation. Le problème est de découvrir un rap-
port fonctionnel élémentaire auquel se rattachent tontes les variables.
Le critère subjectif de l'évaluation ne peut consister que dans une
attitude simple et constante du sujet. Cette attitude, qui exprime le
moi tout entier, M. Orestano lui donne (en un sens large) le nom
d'intérêt; et il définit la vahîur : la conscience, de Vinlérèt, en tant
que celui-ci est rapporté A l'objet par le produit. L'intérêt est bien,
dès lors, un état subjectif: mais il exprime les aptitudes, actuelles ou
latentes, et de l'esprit et de l'organisme, et de l'individu et de la race.
On ne réduit donc pas, comme Ehrenfels avec son identification du
valable au désirable, la valeur elle-même à une affirmation toute
subjective. Et l'on peut expliquer, grâce à ce facteur, les faits que les
théories critiquées laissaient dépourvus d'explication. C'est ainsi que,
suivant les variations même de l'intérêt, l'évaluation pourra s'attacher
de façon diverse et même paradoxale aux plaisirs et aux douleurs, tout
en dépassant la sphère des uns et des autres. C'est ainsi encore
que les faits passés ou futurs peuvent être objets d'appréciation, dès
l'instant qu'ils suscitent un intérêt, alors que l'équation : va'citr-sen-
tirneni ne permettait de comprendre une telle appréciation que grâce
îi un artifice. Et l'inlluence, signalée par Neumann, du jugement sur
l'évaluation s'explique, si l'on réfléchit que le jugement donne une
vivacité pUis grande aux représentations fjui déterminent l'iulérèt. Le
caractère tout appréciatif de l'expérience enfantine, signalé par
Ritschl, s'explique, si l'on songe que tout éveille chez l'enfant une
réaction totale de son moi; et l'on conçoit (ju'avec l'habitude l'homme
«EVLE CRITlUt K - 5S3
tlrvii'iiiH', il la loiiLTUf. plus siis(<'|»lil)l(' tic cflle réarf ion piirciiiciil par-
liollr i|iii est la (•oniiaissancc llitoii(|ue. C'est riiiléri'l qui pcniict de
coiiiph'ler la llièsc toute objeclivisle d'Eisler, en distinguant parmi
les réactions vitales celles (pji sont aptes à éveiller un intérêt de la
part (le l'uriranisine entier, et qui seules ont pour nous une valeur. Le
concej)t derinlériH fournil encore une solution au proldèincde Vol>ji-c-
lirilé lies valeurs. Si la t localisation des valeurs » n'est pas illusoire,
cela lient à ce que la valeur des choses consiste en leur aptitude ù
susciter en nous un intérêt. Et, s'il y a des valeurs absoluos, cela tient
à ce que certaines choses sont aptes ;\ éveiller chez l'individu un
intérêt fon.s/.ui/ au(iuel il subordonne tous les autres. L'expérience
seule peut nous apprendre s'il existe des valeurs universelles absolues,
c'cst-îVdire des objets susceptibles d'éveiller chez tous les hommes un
intérêt constant.
Ce principe de Vinlé.rél rend possible la définition des valeurs /'/(-
ijicnses ^assurer dans un ordre i<léal la pcrpéUiilé des valeurs l'onda-
mentales de la vie), e<tliéliqucs (intérêt non associé à une fin pratique
:n-liteUe), inlellertuelles (intérêt éprouvé par le sujet pour son activité
intellect uelle, comme teUe), èconomiqna (intérêt suscité par la con-
servation de la vie), enfin morales {rajtport d'un objet p.irllculii r
auquel l'on s'intéresse au concept fondamenlul, explicite ou implicite,
(pie Von se fornie de la vie, en la totalité des buts qu'elle onbrasse).
Cette définition des valeurs morales nous interdit de confondre avec
le concept total de la vie la vie purement biologiciue. Une telle confu-
sion reitose sur le postulat de la valeur absolue de la vie en ce deini<>r
sens; et ce postulat n'est vrai que par rapport à l'évaluation de fait qui
est pratiquée par la majorité des hommes. Le problème moral consiste
l)récisément dans la possibilité d'évaluations supérieures; c'est le
problème de l'autonomie humaine en son devenir; il s'agit d'expé-
riences nouvelles sur l'adaptation du réel à l'idéal, expériences dont le
champ est l'avenir et non le passé, le devoir et non l'être. C'est juste-
ment celte orientation vers l'avenir qui rend impossible la détermina-
lion dune valeur morale nh-^nlue, latp.iclle no pourrait consister que
dans la valeur même attribuée à la vie. Et c'est In possibilité de
dépasser ainsi le concept de la vie l'urement biologique qui peut
seule donner un sens au sacrifice absolu.
Celle définition aégalement l'avantage de faire comprendre en quoi
consiste Vihidence des évaluations morales. Leur évidence est toute
lo'jiqw, en ce sens qu'elle lient à la possibilité de déduire chacune
d'elles de la valeur fondamentale, c'est-ù-dire de la conception géné-
rale que chacun se forme de la vie elle-même. Et l'on expliquera,
par ce rapport fonctionnel primitif, ces valeurs dérivées que l'on
attribue à la personnalité, h la rùyle et au devoir, à l'autonomie, à la
justice, à la sanction.
Ainsi, de même que le concept général de valeur, le concept de
valeur morale est purement formel, sans rapport déterminé à aucune
Oo4 REVL'K niILOSOPHIQUK
intuition concrète, étranger à toute préoccupation d'égoïsme ou
d'altruisme. 11 comprend indistinctement toute l'expérience morale;
et, s'il permet d'affirmer, d'un point de vue physique et non métn-
physiqve, que l'univers so résume dans le microcosme humain, qu'il
se continue dans la création des valeurs humaines, en ce siège unifjue
de la vie morale qui est la conscience, — il n'en constitue pas moins
un pur principe de synthèse de l'expérience, le symbole de Vun des
aspects de la vie morale. Et M. Orestano se rend le témoignage que,
dans toute son étude, demeuré fidèle à sa méthode, il s'est borné à
mettre en pratique cette transformation des concepts en purs auxi-
liaires formels, qui seule peut assurer à toutes les sciences, à la
morale comme à la physique, un caractère positif.
J. Second.
LIVRES DÉPOSÉS AU BUREAU DE LA REVUE
J. L.VGORGETTE. — l.e fondement du droit et de In morale, ln-8,
Paris, Giard et Brière.
A. Brasseur. — La Psychologie de la force. In-8, Paris, F. Alcan.
A. D. MoNziE. — Les réformes scohiires. In-i2, Paris, Horck.
Roussel-Despierres. — Hors du scepticisme : Liberté et Beauté.
In-8, Paris, F. Alcan.
Proceedings of Aristotelian Society; t. VII, Williams and Norgatc.
In-8, London.
KiRCîiNKR. — Wôrlcrbuch der philosophische Grundbcgriffe, neu-
bearh. von Michalis. In- 12, Leipzig, Dûrr.
Stern (Clnrn et Willinm). — Die Kinder?prache. In-8, Leipzig,
Bar th.
0. Kraus.— Neue Studien ziir Aristotelischen RUetorik. ïn-8. lîalle,
Niemeyer.
POLLACK. —Die philosopliisclien GruncUagen der \K-isscnscl\aftUchen
Forschung. In-8, Berlin, Diimmler.
J. SciiMiDT. — Zur Wiedergeburt der Idenlismus. In-8, Leipzig, Diirr.
W. WixDELBAND. — Kuno Fischcr : Gediichtnissredc. In-12, Hcidel-
berg, Winter.
H. Keyserling (Graf.). — Unsterhlichheit. ln-8, Miinchen, Lehmann.
AxTONiADE. — Iluziunea realista. In-8, Bucarest, Gobi.
C. V.\s Fehreira. — Los problcmas de la Libcrtad. ln-8, Montevideo,
Marino.
AiNAI.VSKS KT COMI'TES lîlùNDUS
Philosophie générale.
F. Evellin. — La tiaison puhe i:t les antinomies. /J.s.s.a criLiqiui sxtr
hi philos >i>lne haniii-uno, 1 vol. in-8" de la Bibliolhèquc de philo-'
soi^liie coiilemporaine; Paris, F. Alcon, ID07.
Le titre de cet ouvrage pourrait tromper sur son genre d'impor-
tance. Il y est constamment question de Kant et des antinomies, soit
potir approuver, soit pour combattre, surtout pour combattre. Il n'y
aurait jamais été question ni de Kant ni des antinomies, que Touvrago
aurait gardé toute sa signiticalion «t toute sa valeur. Kant et la dia-
lecli(pio des antinomies lui ont fourni son litre, son cadre et par suite
sa distribution, bref tout Laccessoire. L'essentiel est ailleurs.
En effet. M. F. Evellin a pensé toute la première partie de son livre,
il y a vingt-cinq ans environ, alors qu'il ne songeait ni à s'inspirer de
Kant ni à s'opposer à lui. hiprti cl QicnUilè, Lune des œuvres de phi-
losophie française les i»lns significatives du siècle dernier se retrouve
dans le présent ouvrage. Et la doctrine est constante. La Raison pure
n'en est pas moins une œuvre nouvelle puisqu'au lieu d'une théorie
de l'inlini seulement, c'est toute une philosophie qu'elle contient. —
Le changement de cadre est donc i)lus important qu'il ne semble! —
Oui et non. Non, puisque la doctrine de M. Evellin tourne le dos à
celle de Kant : Kant est loin den avoir été la cause ellicienle, fût-ce
par contraste. Oui, car il s'en est trouvé devenir la cause occasion-
nelle. Et voici comment.
Hépudier l'infini, le i-éduire à l'indéfini, réduire -h son tour l'indélini
à riiuiidde condition d'un produit dont le fini serait le multiplicande
et rimagiiialion le multiplicateur, reconnaître que rimiéfini est né
d'un droit de répétition que l'imagination s'arroge, et d'un pouvoir de
répétition qu'elle exerce; qu'il a sa racine dans le fini, seul en accord
avec la raison.... pour peu que l'on soit attentif aux résultats de ces
marches et contremarches dialectiques on ne saurait manquer de
s'apercevoir, quand on est M. Evellin, que si l'on avait fait le sei-ment
de donner la chasse à Kant, de le rencontrer et de lui livrer bataille,
on l'aurait difficilement tenu avec plus de succès. Car s'il faut en v( nir
à un monde fini, au triple point de vue du temps, de l'espace et de la
composition, c'est comme si l'on avait formé le dessein de discuter les
deux premières antinomies kantiennes en rejetant les antithèses, rien
que les antithèses.
5o() REVUE PHILOSOPHIQUE
Supposons-nous maintenant en face de Kant, et de sa « troisième »
antinomie. Là Kant, au lieu de poser le dilemme « nécessité ou
liberté » ni sans vouloir pouvoir le résoudre, s oriente vers une double
solution affirmative. Le .sic et le non envisagés à deux points de vue
différents pourraient d'ailleurs être vrais ensemble. Or la distinction
du phénomène et du noumènc permet à l'universelle nécessité, d'une
part, et à l'universelle liberté, de l'autre, de se prétendre vraies : ceci
est de Kant. Cela va être de M. Evellin : i)ourquoi Kant n'a-l-il pas
applique à ses deux premières antinomies la distinction dont il s'aj)-
prète à faire usage dans les deux dernières? Il aurait ainsi préféré les
thèses aux antithèses. Mais, plus on y pense, plus cette préférence,
au cas où elle se serait généralisée, aurait rendu ce nouveau Kant à
peine différent de l'auteur d'Iniini <l Qunnlitè. 11 ne reste donc plus
à cet auteur qu'à se remettre en campagne. Assuré qu'il est par son
œuvre d'il y a vingt-cinq ans d'avoir une solution toute prête pour
les deux premières antinomies, il lui suffii-a de se préparera résoudre
les deux dernières, et quand il les aura résolues, sa philosophie sera
faite. L'entreprise sera longue, peut-être aussi laborieuse, mais si la
raison a eu gain de cause sur le terrain de linfiniment grand et de
l'infiniment petit qu'à force d'adresse et de clairvoyance, elle a fait
évanouir, tout fait espérer qu'elle installera la liberté ou son équi-
valent au cœur du monde et l'Inconditionné au sommet de l'Univers :
Leibnitz couronné par Aristote, c'est une belle gageure à tenir. Mais
que restera-t-il de Kant dans ce kantisme plus qu'aisé à méconnaître?
Deux mots : celui de « phénomène » et celui de * noumène ;>. Pas
davantage. En effet, le monde du phénomène, identifié non sans de
justes motifs à celui de la science s'y trouvera séparé du monde de la
raison. Quant au noumène, descendu dans le champ du connaissable,
il aura la raison pour siège, mais une raison pure de tout alliage,
— je n'ai pas dit de toute alliance — avec l'entendement Imaginatif,
éclairée par la lumière naturelle et pleinement consciente de ses droits.
Effacez maintenant les deux mots « noumène » et <i phénomène ».
Écrivez à leur place : « monde de Vontcndement imaginntif, ou encore
de la pensée sensible; monde de la Rnison pure », et tout vestige
d'origine kantienne aura disparu de la nouvelle doctrine.
Dans cette doctrine les thèses posées par la Raison priment les
antithèses opposées par l'Im.agination. Aussitôt il en résulte que le
monde a commencé; que la monade cxi rime la nature de l'être; que
l'homme est libre, que Dieu est son créateur ainsi que du monde.
Ceci n'est certes pas dans Kant. Ceci est dans Renouvier, mais ici
résulte d'une méthode qui n'est pas celle de Renouvier. D'où il suit
que l'originalité de M. Evellin est principalement sinon exclusivement
dans sa dialectique. En effet nulle part, dans Renouvier, ni même
ANALYSES- — KVKii.iN. La rnifon pure et les antinomies oo7
nulle |Kirl aillciir.s, ne se rencontre celle curieuse dislinclion diin
espace phénomène et liun espace nouniène sur la(iuell(.' lepose la
discussion de la tieuxiènie antinomie. L'espace phénomène de
M. Evollin c'est l'espace tout court de la i>hilosophie classicpie, sans
bornes, sans limites, ni à son extension, ni à sa division. — L'espace
<lu Cféomèlre alors?— En un sens oui. car le géomètre spécule sui- le
continu et sur les inlinimenl divisibles. Ln un autre sens, non. (lar
il prend des points sur une ligne, car il termine toute ligne par des
points. Qu'est-ce à dire sinon, qu'à son insu, alors qu'il se figure
n'avoir affaire quà un seul espace, l'espace-phénomènc ou l'espace
de l'imagination, il opère en outre sur un autre espace produit de la
raison, générateur exclusif du |»oint, lequel joue vis-à-vis de la ligne le
double rôle de mullii)licateur et de multiplicande, puisque c'est en se
multipliant et en se juxtaposant à lui-même qu'il permet à la ligne de
se déployer dans l'espace? — Dans lequel? — Dans tous les deux : le
second œuvre de l'imagination n'existe en délinitive que par celui
dont il est le rellet. L imagination ne crée pas. Elle reçoit et elle altère.
Elle reçoit de la raison l'espace ponctuel, composé d'éléments contigus.
et le transforme en un espace linéaire, continu et indivisible. Des-
cendez au soir les Champs-Elysées : à droite et à gauche vous distin-
guerez des globes lumineux de distance en dislance, vous les comp-
terez. Arrivés à l'arc du Carrousel, rclournez-vous. Deux lignes
lumineuses convergeant vers l'arc de l'Étoile apparaîtront, vous les
croirez continues, infiniment divisibles, et pourtant elles seront faites
d'éléments lumineux distincts cl en nombre assignable.
Les thèses dont le résumé précède sont celles d'Infini et Quantité.
Or, si ce premier ouvrage n'offre avec la dialectique kantienne des
Antinomies que des ressemblances somme toute extérieures et recon-
nues après coup, on aimerait pouvoir lui rattacher les thèses complé-
mentaires de la doctrine, celles qu'on serait tenté de croire issues de
Kanl, sinon immédiatement, du moins directement. Elles ont pour
objet la spontanéité universelle et l'existence d'un être absolu planant
sur les esprits créés dont ne se distinguerait pas la réalité du monde.
La tâche n'est pas impossible.
Car, et pour commencer, l'espace réel, cet espace dont on iieul dire
que, s'il est celui de tout le monde, M. Evellin l'ayant découvert
mérite de lui attacher son propre nom; — cet espace ne préexiste pas
aux êtres qui le meublent. Il en est le décalque, non le récipient, l'n
d'autres termes, il en est le produit, l'cfTet. En d'autres termes encore,
il a sa source dans l'énergie de ces êtres, dans leur note, leur aflion.
Un premier pas est fait. On l'a pu faire sans regarder du côté de
Kant, et il est de première importance. En effet, nous sommes en
mesure de savoir les négations et les affirmations qui en résultent :
Od8 Mi\UE PlIlLOSOPinaUK
les négations d'abord. Du moment où notre espace réel est l'œuvre
de la raison, puisque cette raison exige impérieusement que l'on
chasse l'infini de son domaine, la nécessité sera éconduile. La chaîne
des causes allant se perdre dans l'infini sera dénoncée comme un
produit de « l'entendement imaginatif ». Elle n'aura place nulle part
ailleurs, c'est-à-dire après tout nulle part. Passons maintenant aux
afiirmations. Du moment où l'espace réel résulte d'un acte, c'est
l'acte qui devient l'essence de la réalité, de toute réalité : Être et
Volonté, par suite, deviennent réciproques. — Occasionnellement, s'il
plaît à M. Evellin de prendre position dans un débat où Kaut s'est
obstiné à ne pas conclure, il admettra, comme lui, le caractère pure-
ment phénoménal de la causalité par liaison nécessaire. En un sens il
cédera tout à cette causalité, car il lui abandonnera tout le phéno-
mène. En un autre sens il ne lui abandonnera rien, puisqu'une loi
qui ne gouvernerait que l'apparence, n'en serait vraiment pas une.
Ne disons donc plus que la spontanéité a sa place dans l'univers
même au-dessous de l'homme. Il faut oser dire que seule la sponta-
néité a droit à l'existence.
Une difficulté s'élève. D'où vient qu'on ait fait jusqu'à présenta la
raison l'honneur d'exiger impérieusement le déterminisme? Répondre
qu'on l'a confondue avec l'Imagination serait déclarer que M. Evellin
a gagné sa cause avant d'avoir cessé de la plaider. Et tel ne serait
point son avis puisque la discussion continue. L'auleur ne nous a-t-il
pas dit, autre part, que l'imagination, ouvrière de l'indéfini, ce pseudo-
nyme de l'infini, va chercher sa matière dans la raison qui lui procure
le lini pour le multiplier tout à son aise? C'est donc la l'aison qui ali-
mente l'imagination. Tout ce sur quoi l'imagination se joue, est donc
et toujours, à quelque degré, fondé en raison. Si la nécessité est illu-
soire, il faut à tout prix que le mécanisme de cette illusion se laisse
découvrir.
La difficulté va grandir si l'on songe que la raison est amie de
l'ordre et que l'universel déterminisme est l'expression de cet ordre.
Et la difficulté n'aura pas encore atteint son paroxysme, car, du moment
où l'on aura fait litière de toute nécessité dans le monde du réel, on
sera visiblement réduit à mettre la liberté partout. — Non : la sponta-
néité! — Ce vocable modeste n'est, à le bien prendre, qu'un terme de
passeport. Car du moment où Ton ne voit dans la nécessité qu'une
sorte d'ombre portée par la raison sur l'imagination, — en conformité
d'ailleurs avec celte idée qui domine tout le débat, à savoir que le
noumène est à son phénomène ce que l'endroit d'une chose est à son
envers, comment éviter de définir la spontanéité sans y introduire
l'autonomie, .sans y déposer les germes du vouloir libre, autrement dit
du vouloir tout court? Au fond M. Evellin y est résigné. Disons mieux :
cette obligation lui est chère entre toutes, et s'il paraît en redouter le
poids, c'est uniquement parce qu'il craint d'effaroucher le lecteur.
Aussi le prend-il par la main et le mène-t-il graduellement, douce-
ANALYSES. — EVEi.i.iN. La vdison pure et /es antinomies 5o9
nient, jusqu'au tornio du voyayo. C cvoyage, dont nous ir^'i'cllon.s de
ne pouvuir lairt' le récit, est semé dincitleuls tlialecli(iues tout d'abord
inattendus, mais avec lesquels l'art d.- l'auteur excelle à nous familia-
riser promptement. Oui sans doute il faut expliiiucr Tordre du monde :
or la constance du vouloir ne nous y conduira l-elle pas infail!d>Ie-
nient? lJ"autr(^ part, cett<i constance, outre ({nclle est (.•xiii;ée par le
besoin de l'ordre, apparaît nécessaii'e à la libre expansion de la spon-
tanéité. 11 faut que le vouloir qui est à la racine de l'élre se donne une
matière, et que cette niatiére il la trouve en lui. 11 faut, dès lors, qu'il
se divise. .\ la base tiu vouloir individuel, un aulrc vouloir est indis-
pensable, « vouloir général > ou plutôt y:énéralisé par la constance et
qui exprimera la nature de l'être, à commencer par le genre dont il
dérive. Alors la loi et l'accident pourront coexister sans contradiction.
Ou sait que des physiciens se rencontrent pour identilier la matière à
rétlier. Soumettez l'atome d'éthcr au joug de la pesanteur et vous
obtenez l'atome matériel. Pareillement, dira M. EvcUin, rendez un
vouloir constant, vous saurez bientôt prévoir ses actes et limage du
déterminisme se dessinera progressivement dans votre esjirit.
L'accident, au contraire, sera l'œuvre d'un vouloir resté libre; nous
disons : libre, au plein sens du terme, c'est-à-dire exempt même de
toute apparence de nécessité. Dès lors si l'on vent savoir par quoi
l'homme se distingue non pas de la matière, puisqu'au fond elle
n'est nulle part et qu'il n'y a que des vivants au monde, mais des
simples vivants, on s'apercevra que son libre arbiti-e a |,>our dilTé-
rences [)ropres la possession de soi-même et la réilexion. .Mais qu'on ne
s'y trompe pas. L'essence du libre arbitre humain est dans son genre
et nullement dans sa dilTérence spécifique.
Telle est cette curieuse théorie delà volonté à trois étages : 1° vouloir
générique; 2" vouloir individuel; 3" vouloir personnel, qui vient
achever en une philosophie première le fragment de philosopliic taillé
jadis par notre auteur d'une main si sûre et si forte.
H va nous falloir aller plus loin. Ce ne sera point par la seule
raison qu'il y a quatre antinomies dans la Critique de la Raison fjure.
La théorie qui vient d'être résumée manquo d'un échelon. .\ le bien
prendre, tout être est un inconditionné : il l'est du moins à quelque
degré. Le monde est donc comparable ù une échelle de Jacob, mais
où il serait impossible que l'homme se haussât jusqu'au degré
suprême. Le monde marche vers Dieu et l'homme est médiateur entre
Dieu et le monde. Le monde est une Société de dieux issus d'un Dieu.
Et tout cela peut se conclure sans que Kant intervienne et (jue sa
dernière antinomie soit remise sur le chantier. Le plan suivi par
l'auteur lui imposait ce genre de travail. N'en soyons point mécon-
tents, au contraire. J'imagine que la discussion par M. Evellin de la
160
REVUE PHILOSOPHIQUE
quatrième antinomie, en raison de la manière dont les textes orig-i-
naux sont serrés de près, donnera du travail aux commentateurs Tes
plus autorisés de la pensée kantienne. Ils auront à décider si Kant
a eu tort de ne pas distinguer une cinquième antinomie au soin de la
quatrième; cette distinction lui eût permis de séparer radicalement
la question de savoir si l'être nécessaire existe de celle de savoir où il
le faut situer. Il s'agirait encore de statuer sur un autre reproche et
de décider si Kant n'a pas excédé dans sa démonstration les prémisses
de son raisonnement. Voilà qui intéresse directement l'histoire du
kantisme, mais sans intéresser d'assez près, à notre avis du moins, la
doctrine dont une « réduction » vient d'être essayée.
II serait inutile d'en redire l'originalité. 11 nous plairait d'en dire
l'actualité. Oui, c'est un signe des temps qu'à quelques semaines de dis-
lance la Rai-son ])ure ait précédé VÈcoinLion créatrice. Certes entre
le rationaliste qu'est M. Eveilla et le pragmatiste qui, chez M. Berg-
son, de plus en plus se dégage, la distance ne se comblera jamais
naturellement, et le « passage à la limite » offrira des risques assez
sérieux pour donner à réfléchir aux prudents. Mais les prudents sont
rares parmi les jeunes. Et je me figure qu'il s'en trouvera plus d'un
pour voir dans MM. Evellin et Bergson deux maîtres que l'on pour-
rait servir à la fois. La raison inspire à M. Evellin un respect dont
M. Bergson serait peut-être tenté de sourire. Mais la manière dont
M. Evellin « expédie » la science sera très certainement du goût de
M. Bergson : elle ne manque en effet ni de crànerie ni de désinvolture
cette façon de pratiquer le « chacun chez soi », en poussant la science
hors du réel et en ne lui laissant que les miettes du festin delà Raison
pure, ou plutôt l'ombre de sa proie.
Telle est cette large esquisse d'une philosophie spiritualiste et
monadiste de la nature. Malgré les avertissements du sous-titre.
« Essai critique sur la philosophie kantienne », nous y avons vu toute
autre chose qu'un essai sur une doctrine préexistante. Nous ne
pensons pas d'ailleurs que l'auteur nous reproche d'avoir méconnu son
dessein. Nous regrettons la brièveté obligée de notre analyse et la
rapidité avec laquelle nous avons glissé d'une part sur la critique
de l'infini, de l'autre, la dialectique de l'espace « objectif et ponc-
tuel ». Tous ces points ont d'ailleurs été touchés ici même par
Victor Brochard dans son bel article sur Infini et QuanlilàK
II n'était donc pas utile d'y revenir pas plus que sur les justes
éloges donnés au talent du style et à l'élégante vigueur de la dialec-
tique.
1. Cf. Revue p/iilosophic/ue, t. XI, p. 451.
Lionel Dauhiac.
Le tiropriélaire-gérant : Félix Alcan.
Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD.
LA PSYCHOLOGIE QUANTITATIVE
(troisikme étudk) '
PSYCHOLOGIE EXPÉKIMENTALE
A l'origine, la psychologie scientifique apparaît telle qu'une
métaphysique. Comme les métaphysiciens, Fechner poursuit la
solution d'un problème transcendant, la nature des rapports exis-
tant entre l'àme et le corps; mais ses procédés d'investigation sont
ceux que l'on emploie dans les sciences physiques. C'est uneerreur
commune à beaucoup d'hommes de croire qu'il n'existe qu'une
seule voie qui mène à la vérité, celle qu'ils pratiquent hahiluelle-
ment. J'ai entendu des mathématiciens démontrer, parles méthodes
du calcul des probabilités, l'impossibilité du fait de l'évolution et
des anatomistes nier l'existence de ce qui ne se rencontre pas sous
leur scalpel. A chaque sorte de problème il faut appliquer l'espèce
de solution qui convient : la déduction en algèbre, l'expérimenta-
tion en physiologie. Or, si les phénomènes conscients sont suscep-
tibles d'être étudiés par la méthode expérimentale, les problèmes
transcendants comme ceux de la nature de l'ûme sont à tout
jamais soustraits à l'expérimentation.
Fechner a cru que les procédés qui réussissent en physique,
donneraient des résultats non moins beaux en psychologie et il a
entrepris une tâche au-dessus de ses forces. Cependant toute
recherche expérimentale sur un sujet quelconque donne toujours
certains résultats, ne fût-ce que négatifs.
Les nombreuses expériences de Weber et de Fechner ont d'une
montré part la fausseté de l'hypothèse fondamentale des psychophy-
siciens; elles ont apporté d'autre part quelques conclusions nou-
velles intéressantes à plusieurs points de vue. C'est aux recherches
des psychophysiciens en effet que nous devons la notion si intéres-
sante du seuil de la sensation; c'est grùce à l'échec des tentatives
t. Voiries numéros de janvier et février 1907.
TOME LXIV. — DÉCEMBRE 1907. 36
562 REVUE PHILOSOPHIQUE
de Fechner, que nous savons combien les hommes diffèrent entre
eux au point de vue de la finesse des divers territoires du système
nerveux sensitif. C'est enfin grâce à de nombreux travaux de psy-
chophysique que nous devons de posséder des méthodes définitives
pour l'étude de certains phénomènes conscients.
Moins exclusifs que les psychophysiciens, les psychologues de
l'école de Leipzig n'ont point renoncé à établir la loi psychophysique ;
mais, considérant qu'outre ce problème spécial des rapports entre
l'âme et le corps, beaucoup d'autres sont susceptibles d'être étudiés
par les méthodes des sciences naturelles, ils entreprirent l'étude
qualitative et quantitative des phénomènes psychiques. Chez eux,
comme chez leurs prédécesseurs on trouve le souci de résoudre les
problèmes métaphysiques. M. Wundt est spiritualiste, et les déve-
loppements purement philosophiques qu'il a donnés à son œuvre
trahissent ostensiblement ces préoccupations métaphysiques. En
psychologie, il a voulu aider l'introspection en y ajoutant l'expéri-
mentation physiologique. Les deux procédés de recherches s'enche-
vêtrent dans ses travaux de psychophysiologie. C'est ainsi qu'étu-
diant les réactions, il distingue celles-ci en sensorielles et muscu-
laires, etc., distinction basée au fond sur une différence subjective;
que dans la mesure de la durée des actes psychiques il attribue un
temps précis à l'aperception et au choix.
Certes, M. Wundt et ses élèves ne furent point les seuls à
étudier la durée des opérations intellectuelles élémentaires, mais
c'est sans doute à leurs préoccupations métaphysiques plus affichées
qu'ils doivent d'être considérés comme plus psychophysiologistes
que les Donders, les Exner et autres savants qui ont étudié les
mêmes questions.
Si l'on parcourt les nombreuses études publiées dans le recueil
dirigé par M. Wundt, on voit qu'elles peuvent se grouper sous trois
titres principaux.
Trois genres de questions ont été surtout traités par les psycho-
physiologistes de l'école de Leipzig : c'est d'abord le problème
psychophysique; diverses recherches eurent pour objet de déter-
miner si la loi de Weber et de Fechner s'applique oui ou non aux
différentes sensations; c'est en second heu un ensemble considé-
rable de travaux sur la psychométrie. M. Wundt est un des fon-
dateurs de cette branche psychologique, et comme tel il mérite
VAN BIERVLIET. — I A PSYCHULOGUi QUANTITATIVE 563
une mention toute spéciale dans une étude sur la psychologie
quantitative. Ses mesures ont porté en général sur la durée des
processus conscients. C'est ainsi que l'école de Leipzig a longue-
ment étudié les causes innombrables qui font varier les temps de
réaction; quelle a tenté de déterminer la durée de quelques opé-
rations mentales les plus simples. Enfin une troisième catégorie
de travaux a été consacrée à des questions diverses, telles que la
notion du temps, les variations de l'attention, certaines illusions et
notamment les illusions visuelles.
Conduits avec un très grand souci de sincérité et une persév,é-
rancc remarquable, les travaux de l'école de Leipzig, et ceux qui
furent faits ailleurs d'après les mêmes principes ont apporté des
résultats considérables.
Comme les recherches psychophysiques, mais beaucoup mieux
que ces premières les travaux psychophysiologiques constituent des
préparations directes à l'étude de la p.sychologie expérimentale,
mais ce sont des préparations et non des études définitives.
La psychologie scientifique sous sa troisième forme, c'est-à-
dire la psychologie expérimentale, étudie les phénomènes conscients
en dehors de toute préoccupation métaphysique, et seulement
comme faits observables et mesurables. Elle est née, comme je l'ai
dit plus haut, en dehors de la philosophie, sur divers points du
domaine des sciences biologiques. Certains historiens de la philo-
s ophie, peu au courant du mouvement scientifique de ces temps-
ci ont voulu chercher les origines de la psychologie contemporaine
dansl'évolution des divers systèmes philosophiques du siècle dernier.
Constatant que depuis Kant, les philosophes ont, quelques-uns du
moins, modifié leurs théories, désirant les mettre d'accord avec les
données des sciences expérimentales, ces historiens ont cru que
la psychologie expérimentale est sortie de l'évolution des doctrines
philosophiques. C'est prendre l'effet pour la cause.
Les phénomènes psychiques n'intéressent pas que les psycho-
logues de profession, même psychophysiciens ou psychophysiolo-
gistes; une foule de gens sont obligés par métier d'étudier les mo-
difications conscientes. Ainsi les aliénistes et les neuropalhologistes,
forcés de traiter les malades pré.senfant des troubles intellectuels,
ont été amenés naturellement à étudier ces troubles pour pouvoir
y porter remède. Quelque opinion qu'on ait de la nature de l'esprit,
564 REVUE PHILOSOPHIQUE
il est intéressant et surtout utile de pouvoir renforcer une attention
atraiblie, restaurer une mémoire débilitée, etc. En étudiant sans
préoccupation métaphysique des faits innombrables, les aliénistes
et les neuropalhologistes sont arrivés à des conceptions intéres-
santes parce que désintéressées sur le mécanisme des phénomènes
conscients.
Grâce à eux le domaine mental nous est apparu sous un jour
tout nouveau : au lieu des quelques facultés simples que les méta-
physiciens s'obstinaient à nous montrer dans l'âme humaine, ils
ont mis en relief les diversités infinies des espèces intellectuelles.
Leur conception primitive des types, mise au point par les recher-
ches ultérieures, est une des plus fécondes qui soient. C'est vers
1875 que Charcot commença ses recherches sur les hystéro-épilep-
tiques, en même temps à peu près que M. Wundt créait son labo-
ratoire. Les travaux de Charcot et les observations des aliénistes
ouvrirent des horizons insoupçonnés. Cependant ce domaine nou-
veau demeurait étranger aux psychologues de profession. C'est à
M. Ribotque revient l'honneur d'avoir introduit ces données scien-
tifiques dans le domaine philosophique. Les maladies mentales et
nerveuses en disséquant les mentalités altérées ont mis en relief la
complexité extrême de chaque faculté, un amnésique peut n'être
qu'aphasique, un aphasique lui-même sera surtout aphasique sen-
soriel, un aphasique sensoriel sera principalement atteint de cécité
verbale, la cécité verbale portera plus sur une forme visuelle parti-
culière, etc., etc. Comme le disait M. Ribot : il n'y a pas une
mémoire, mais des mémoires.
Ce qui est vrai pour la mémoire l'est sans doute pour les autres
facultés intellectuelles, surtout l'imagination et l'intelligence. De
même qu'on retient mieux sous une certaine forme, on se repré-
sente les choses et l'on pense préférablement avec telles sortes
d'images.
Les variétés presque infinies de maladies nerveuses prouvent qu'il
y a une presque infinie variété de compositions d'entités mentales.
A côté des aliénistes et des neuropathologistes étudiant le con-
tenu du domaine mental en observant ses détraquements et ses
imperfections, les anthropologistes aussi ont abordé le domaine
psychique.
Après l'échec du système prématuré de Gall dont l'idée fonda-
VAN BIERVLIET. — IV PSYCHOLOGIE QLANTITATIVK 365
menlale était juste, Broca avait fondé la science des localisations
cérébrales. Kn 18C.1, par deux autopsies il prouva que le centre du
lanj,^age articulé a son siège dans le pied de la troisième frontale
gauche. L'histoire des localisations cérébrales dejjuis liroca jus-
qu'à Flechsig est un chapitre des plus intéressants de la psycho-
logie anthropologi<pie. Malgré les contradictions et les hésitations
il reste indubitablement établi que la lésion ou l'ablation de cer-
taines parties de l'écorce cérébrale altèrent ou suppriment cer-
taines fonctions psychiques nettement déterminées, et que la
restauration de ces mêmes parties ou l'adaptation des zones cir-
convoisines, rétablissent ces fonctions lésées ou disparues.
Cette vérité incontestable devait mener à rechercher dans la
conformation macroscopique et microscopique de l'organisme en
général et du système nerveux en particulier, et notamment de
l'écorce cérébrale, les conditions des inégalités psychiques si con-
sidérables se manifestant chez des individus élevés d'une manière
à peu près identique. Partant de cette idée générale exacte, que la
menlalilé et la moralité inégales de deux sujets, élevés pareillement
doivent dépendre d'une structure organique dilTérente, Lom-
broso et les anthropologistes de son époque pensaient que les
déformations morales pouvaient avoir pour base des tares phy-
siques, et ils s'ingénièrent à trouver ces tares chez les criminels
avérés.
Sans doute leurs conclusions hâtives ne demeureront point
intactes, mais leur idée fondamentale était juste. Ils ont commis de
nombreuses erreurs de détail. Ainsi l'importance accordée à l'asy-
métrie est, comme les travaux plus récents l'ont prouvé, au moins
exagérée. Lombroso ne savait pas que tout homme normal est
asymélri(iue et considère comme une tare l'inégalité normale de la
sensibilité tactile des deux côtés du corps. Mais quand les expé-
riences ultérieures auront remis toutes choses au point, il ressortira
des observations et des expériences des anthropologistes, que les
déformations morales peuvent être la conséquence naturelle d'infé-
riorités organiques transmissibles par hérédité.
C'est encore delà psychologie que font les embryologistes quand
ils recherchent dans les particularités héréditaires les causes de la
transmission des caractères intellectuels et moraux des ascendants
aux descendants. Question passionnante pour le psychologue qui
566 REVUE PHILOSOPHIQUE
entrevoit le rôle immense des caractères acquis sous l'influence des
milieux et transmis par l'hérédité.
Les philosophes classiques rapportant toute l'activité propre de
l'homme aux diverses facultés de l'âme, doivent lire avec surprise,
s'ils le lisent, le livre de M. Arréat sur la psychologie du peintre.
Pour un psychologue métaphysicien, une école de peinture appa-
raît comme le produit du libre choix d'un certain nombre d'esprits
portés vers l'observation de la nature. Quand ils recherchent les
causes qui expliquent l'apparition d'un ensemble d'œuvres remar-
quables, les historiens psychologues croient les découvrir dans cer-
taines circonstances particulières, identiques aux diverses époques
de splendeur artistique. C'est généralement chez les peuples devenus
riches après de longues guerres et qui jouissent enfin d'un repos
luxueux, que les arts s'épanouissent comme des fleurs merveilleuses
de civilisation raffinée.
Pour un psychologue contemporain, une école de peinture est
une végétation visuelle motrice qui s'est développée sur une ou
plusieurs générations d'individus, de plus en plus héréditairement
préparés à subir cette épidémie artistique. Sans doute il faut un
certain degré de civilisation, voire de richesse pour permettre aux
artistes de se développer, de cultiver leur art et d'en vivre. Dans les
sociétés pauvres et besogneuses le souci des nécessités premières,
ne laisse pas à ceux qui en auraient l'envie, le loisir de peindre
ou de composer; ni à la société le temps et l'argent nécessaires
pour admirer les œuvres d'art et les rétribuer largement. Mais
lorsqu'un peuple est devenu riche, il ne lui suffit pas, pour voir
s'épanouir les arts, qu'il soit capable d'encourager pécunièrement
les artistes, il faut que ce peuple ait dans l'ensemble des centres
visuels, auditifs, moteurs assez développés pour goûter les produc-
tions artistiques, il faut surtout qu'il se trouve parmi la foule un
certain nombre de sujets particulièrement affinés. Des brodeurs,
des enlumineurs finiront par prendre le pinceau et d'eux descen-
dront des visuels moteurs plus entraînés qui deviendront des pein-
tres célèbres. Rapprochons ces idées sur la genèse des écoles artis-
tiques, de la conception des types intellectuels exprimables par
une formule et nous arrivons à cette conclusion qu'à côté de la
mentalité ordinaire dont la formule très flottante se conçoit cepen-
dant comme composée de visuélisme moyen, d'auditivisme peu
VAN BIERVLIET. — lA PSYCHOLOGIE QIAMITATIVE 567
accentué, etc., nous avons les mentalités spéciales, celle du peintre,
par exemple, où l'importance de l'élément visuel sera éminenle;
cet homme mémorisera, imaj^inera et pensera presque exclusive-
ment par imaji^es visuelles. Aspect analo^nic do la sensibilité du
musicien; chez lui les imaj^es auditives motrices ont une impor-
tance extraordinaire. Chaque homme a une i'ormule mentale dilTé-
rente et spéciale, mais toutes ces mentalités (jucUes qu'elles soient
sont perfectibles aussi bien les médiocres que les éminentes. Chez
un visuel éminent on peut développer les représentations auditives,
et chez un musicien les représentations visuelles, ce qui aura pour
conséquence d'enrichir rima<^ination et la mémoire de l'un et de
l'autre. Chez tout homme il faudrait cultiver les ditï'érents centres
sensoriels harmonieusement. Gedevraitôtre là un des butsdelédu-
cation générale. Jusqu'ici la formation de l'esprit, l'instruction
donnée dans les classes depuis l'école primaire jusqu'en rhétorique
est entièrement basée surles conceptions vétustés de la psychologie
métaphysique. C'est la formation des facultés, mémoire, imagina-
tion, intelligence, volonté par des exercices généraux. On déve-
loppe la mémoire en la faisant travailler d'une façon quelconque,
l'intelligence en faisant répéter des opérations intellectuelles, l'ima-
gination en travaillant sur des souvenirs, etc., exactement comme
l'on développe le corps en marchant, courant et sautant sans règle
ni mesure. Sans doute le travail corporel développe l'organisme,
mais de (juelle façon? De même les leçons forcent à faire attention,
à retenir, mais développent-elles la mentalité de la meilleure façon?
Les pédagogues se sont posé ces questions et à leur tour ils ont
envahi le domaine psychologique avec le souci de trouver les
méthodes rationnelles, l'orthopédie des facultés intellectuelles.
De tous les problèmes psycho-pédagogiques, c'est sans doute celui
de l'attention qui a été jusqu'ici le plus étudié. La fameuse ques-
tion du surmenage, dont toute la presse s'occupa il y a une ving-
taine d'années et qui fut à cette époque portée devant l'Académie
de médecine de Paris, a été le point de départ d'une foule de tra-
vaux ayant pour but de mesurer la fatigue intellectuelle. Car, si
un grand nombre de gens traitèrent celle question de façon pure-
ment théorique, un certain nombre de psychologues et de péda-
gogues entreprirent de vérifier les assertions des adversaires
comme celles des partisans des programmes scolaires existants.
568
REVUE PHILOSOPHIQUE
Les écoliers sont-ils fatigués ou trop fatigués le soir d'une journée
de classe? le sont-ils davantage les jours où les récréations sont
moins longues ou moins nombreuses? La fatigue causée par les
classes du matin a-t-elle disparu quand recommencent les leçons de
l'après-midi? La leçon d'arithmétique fatigue-t-elle davantage que
celle d'histoire naturelle? partant laquelle de ces leçons faut-il
placer la première, etc., voilà autant de questions que l'on tenta de
résoudre non en consultant ses propres sentiments, non pas même
en interrogant les élèves, comme l'eût fait un psychologue méta-
physicien, mais en mesurantles degrés objectifs, les marques exté-
rieures de la fatigue intellectuelle, ou, ce qui revient au même, en
mesurant la capacité de fixer l'attention. Celle-ci, comme chacun
sait, s'épuise après un certain temps de travail intellectuel, ou,
pour être plus précis, le travail intellectuel a un double effet, d'une
part l'entraînement qui facilite l'effort, et d'autre part la fatigue
qui le rend plus pénible; le bénéfice de l'entraînement est combattu
par la fatigue et un moment arrive où celle-ci l'emporte définitive-
ment. Pratiquement tout travail intellectuel devrait s'arrêter au
moment où la fatigue annihile les effets de l'entraînement, et il ne
faudrait dans aucun cas faire le moindre travail dans la période où
la fatigue l'emporte tout à fait. Or, comment mesurer cette fatigue?
Les deux principales méthodes employées et qui consistent à mesurer
la prédominance de la fatigue par le défaut d'attention se rédui-
sent d'une part à faire faire un exercice (dictée, calcul, etc.), et à
compter le nombre proportionnel de fautes qu'il contient, d'autre
part à mesurer la sensibilité tactile sur la peau du front au moyen
de l'esthésiomètre. Je renvoie le lecteur à l'exposé des expériences
de Weber, dans la première étude de ce travail.
Les innombrables travaux entrepris avec l'une ou l'autre de ces
méthodes ont apporté des monceaux de documents des plus inté-
ressants, et si l'on ne peut encore de façon certaine décider quelles
sont les durées de leçons maxima les plus favorables, quels doivent
être l'ordre et la longueur des temps de pause, comment doivent
être distribuées les diverses sortes de leçons, on entrevoit du moins
qu'un jour, peut-être prochain, ces questions fondamentales pour-
ront recevoir une solution rationnelle basée sur des données cer-
taines et mesurées. La pédagogie scientifique apparaît comme une
suite nécessaire et logique de la psychologie expérimentale.
VAN BIERVLIET. — LA l'SYCIlOI.OGIK ULA.MIT.VTIVK 5G9
Que si mainlcnant on demande comment ces mouvements nés
sur dillV'ienls points du domaine biologi(Hie consliluenl une science
uni(iue, (jui'l lien existe entre l'étude des modiliculions psychiques
faites par les aliénistes, les cliniciens, les antliropologistes, les
psychologues de profession et les pédagogues, quels liens font que
cet ensemble d'investigations conslilue une recherche unique, nous
dirions que c'est la conformité de leurs caractères généraux et
nous citerons les suivants :
Pii)iiu : L'absence de préoccupations métaphysiques; les diffé-
rentes catégories de savants qui explorent le domaine psychique,
sont poussés avant tout, semble-t-il, par un souci utilitaire et dési-
reux de trouver immédiatement des applications : guérison des
malades, amendements des enfants anormaux, orthopédie des
facultés intellectuelles.
L'absence de préoccupations théoriques sur la nature du domaine
psyclii(iue, permet d'observer les faits sans parti pris, de contrôler
leur mécanisme par l'observation scientifique et lexpérimenlalion,
en un mot de faire l'inventaire exact et mesuré du contenu de la
conscience, estimé jusqu'ici par le sens intime. De là sortira un
jour une métaphysique sans doute bien différente de celle qui fut
le fond de l'ancienne psychologie ; mais les psychologues expéri-
mentateurs, qu'ils soient aliénistes, anlhropologistes, physiologistes
ou simplement psychologues ne se soucient pas des théories qui
sortiront de leurs découvertes, ils ne voient que les faits et traitent
le psychique absolument comme une autre matière des sciences
biologiques.
Secundo : Par suite de leurs innombrables observations, les psy-
chologues expérimentateurs ont appris qu'il y a des différences et
des variétés presque infinies entre les sujets qu'ils observent. Pre-
nons un exemple dans la psychologie pédagogique : à propos du
surmenage ou mieux de la fatigue intellectuelle, dont je parlais
tantôt. Dès les premières expériences on s'est aperçu qu'il y avait
des enfants qui à la fin dune classe, quand leurs camarades accu-
saient une fatigue considérable, demeuraient eux absolument
aussi sensibles aux stimulations tactiles que s'ils avaient pris un
long repos. Bien plus, on trouve que chez quelques-uns la sensi-
bilité au toucher loin d'avoir diminué à la suite d'une heure de
leçon s'est au contraire accrue! L'observation soigneuse donne
570 KEVUK PHILOSOPHIQUE
aux psychologues de l'école expérimentale une conception beau-
coup plus juste de la nature de l'être conscient. Et comme consé-
quence de cette conception imposée par les premiers résultats de
l'observation scientifique naît le souci d'étudier une question psy-
chologique, non plus sur deux ou trois spécimens, mais sur le plus
grand nombre de sujets possibles.
Tertio : Les psychologues expérimentateurs ont non seulement
remplacé l'introspection du psychologue s'étudiant lui-même par
l'examen du plus grand nombre possible de sujets variés, mais
encore ils ont tâché de rendre autant que possible objective la
valeur de leurs examens.
Si on suit le développement des méthodes en usage dans l'école
expérimentale, on voit que spontanément, avec une espèce de
logique naturelle, on monte de l'introspection élargie, devenue
examen de conscience des masses, jusqu'à la mesure précise des
caractères objectifs, signes extérieurs des particularités conscientes
individuelles. Au début du mouvement nous voyons fleurir le
régime des questionnaires. L'introspection pratiquée sur lui-même
par le psychologue le plus avisé, ne vaut dans tous les cas que
comme monographie. D'aucuns ont cru naïvement que tout ce qui
se passe en eux, se passe de la même façon chez chacun de leurs
semblables. Le savant Stricker, lui-même, type de verbo-moteur, a
conclu que chacun pense comme lui et conclu à l'universalité du
type, très répandu d'ailleurs dont il est un spécimen.
Les questionnaires avaient pour but de substituer à l'examen de
conscience privé, un examen public portant sur des centaines,
voire sur des milliers de personnes. Une série de questions soi-
gneusement formulées et judicieusement choisies était adressée
directement ou par la voie de la presse à une foule de lecteurs qui
y répondaient après s'être examinés plus ou, moins scrupuleuse-
ment.
Ce procédé, grâce à certaines circonstances, donna parfois des
résultats heureux. Dans une foule d'autres cas, les résultats que
l'on en put tirer furent tout à fait négligeables.
On essaya de remplacer le questionnaire écrit par un interroga-
toire ou questionnaire oral. Le sujet mis en présence de l'auteur
est plus ou moins surveillé par lui; ses réponses sont interprétées
par son attitude, son ton, etc. Quelles que soient les précautions
VAN BIERVLIET. — lA l'SY(.H(i|.()(;iK Ql ANTITATIVK 371
prises, dans tous les cas on fait de 1 introspection, et (jui pis est,
de lintrospection interprétée deux fois, par le sujet d'abord, par
rexpérinienlaleur ensuite.
Pour éviter les défauts inhérents aux méthodes précédentes, on
imagina le procédé d'enquête objective au moyen de tests. A un
grand nombre de sujets, on présente des dessins, des couleurs,
des chilVres, etc. Sur Tensembie des stimulations produites on note
les effets dillérents produits chez chaque sujet.
Ici plus d'introspection et néanmoins ravanlage d'étudier un
grand nombre de sujets. Par exemple, on se présente dans une
classe, car c'est surtout dans les classes qu'ont été faites les expé-
riences sur les masses, et l'on présente aux enfants quatre lignes
de longueur inégale. On prie les élèves de reproduire ces tests
exactement. Cinquante, quatre-vingts, voire cent élèves repro-
duisent en tout deux cents, trois cents, quatre cents lignes. Celles-
ci dilïcient [)lus ou moins des lests présentés. En général les plus
longues sont reproduites trop courtes, et les trop courtes plus
longues qu'elles ne le sont en réalité. On refait cette expérience
dans les huit classes d'une école, donc chez les enfants les plus
jeunes, les moyens et les plus Agés. Ainsi on mesure la valeur des
erreurs commises en moyenne par les plus jeunes et les plus Agés,
on en déduit ce que vaut leur mémoire des longueurs, etc., etc.
Les expériences faites en commun, ont toutes un défaut inévitable :
on n'obtient que des résultantes sans connaître exactement la
valeur des composantes qui les ont formées. Cinquante élèves ont
commis ensemble une erreur moyenne de I/IO, je suppose. Que
vaut cette faute? Parmi ces cinquante élèves quelques-uns étaient
peut-être fatigués, quelques autres pouvaient être mal disposés.
Voilà deux circonstances qui changent la signification du chilTre
exprimant les erreurs commises.
Pour mieux préciser la valeur d'une résultante obtenue dans des
conditions variables, certains auteurs ont examiné à part au
laboratoire quelques-uns des sujets ayant d'abord participé aux
expériences en masse. Ils faisaient d'abord une première expérience
en commun sur tous les élèves d'une classe par exemple; puis
refaisaient des opérations identiques sur queUpies-uns de ces mêmes
élèves examinés en particulier.
De semblables travaux faits au laboratoire sur quelques sujets,
572 REVUE PUILOSOPHIQUE
voire sur un seul, ont donné des résultats intéressants. Mais en
opérant sur un petit nombre on retombe dans le défaut reproché
aux psychophysiciens et aux psychophysiologistes.
Enfin, et c'est là sans doute la méthode définitive, quelques psy-
chologues, désireux de se baser sur des résultantes sérieuses, en
rassemblant les conclusions tirées d'un grand nombre de cas parti-
culiers; et d'autre part voulant connaître la valeur de chacune des
nombreuses composantes sur lesquelles ils se sont appuyés, ont
examiné chaque sujet à part au laboratoire, mais ont multiplié
autant que possible leurs expériences. Ils ont fait des recherches
expérimentales non plus sur deux ou trois sujets, mais sur soixante,
cent et davantage.
De cet ensemble de recherches psychologiques entreprises par
des savants se plaçant à des points de vue différents, je vais tâcher
de donner une idée succincte. Choisissant quelques travaux carac-
téristiques, dans le vaste domaine des questions traitées, je tenterai
d'établir comment spontanément pour ainsi dire les méthodes se
sont perfectionnées. Ici nous ne trouvons plus comme dans les
deux phases précédentes de la psychologie scientifique un chef
imposant ses théories ; des disciples s'attelant à une espèce déter-
minée de problèmes envisagés d'une façon systématique; mais une
foule de travailleurs s'eflbrçant d'arriver à des buts spéciaux chacun
de la façon qui lui paraît la plus pratique. Puis, petit à petit, par le
jeu naturel de l'initiative, guidée par la critique, on arrive à per-
fectionner insensiblement les méthodes. Parti de l'introspection on
aboutit à la détermination objective, à l'analyse qualitative et
quantitative du domaine psychique chez des hommes pris en
masses.
Je vais passer en revue les procédés de plus en plus parfaits
d'analyse psychologique quantitative, mis en œuvre depuis les
enquêtes et questionnaires jusqu'aux procédés contemporains,
prenant dans chaque espèce un travail assez caractéristique pour
faire voir les avantages et les désavantages des méthodes
employées.
VAN BIERVLIET. — I A l'SYCHOLOClE ULAMlTATlVE o73
§ I. — Les enquêtes.
Le procédé des enquêtes lleuril surloul U y a quelque vingt-cinq
ans; ceux qui lancèrent ce mode d'investigation parlaient d'une
idée juste. Ils voulaient remplacer la simple observation de soi-
même par l'introspection de centaines, voire de milliers de sujets.
Celui qui prend pour base de ses connaissances psychologiques
le résultat de ses auto-observations, est exposé à commettre entre
autres deux erreurs principales : la première, qui domine toute
l'histoire de la psychologie métaphysique et môme une partie de
la psychologie scientifique, consiste à admettre que ce qui est vrai
pour lauto-observateur est vrai pour toute l'humanité. Sans doute
les hommes sont construits sur un type uniforme et ce qui est vrai
de l'un est vrai de l'autre d'une manière générale. Tout homme a
un cœur, des poumons, un cerveau, se fAche quand on l'irrite,
pleure quand il est triste, rit quand il est gai, mais le cœur de l'un
n'est pas le cœur de l'autre; la colère de celui-ci est totalement
difl'érente de la colère de celui-là, et l'angineux qui voudrait,
d'après ses propres sensations, juger de la résistance du cœur d'un
homme normal se tromperait à coup sûr, comme Ihomme normal
qui voudrait prendre les habitudes d'un malade. Si tous les
hommes sont semblables d'une certaine façon, ils sont tout aussi
certainement différents d'une foule d'autres façons. L'auto-obser-
vation peut servir de base à une monographie, non à une science
qui par sa nature même est un système de connaissances générales.
Un second défaut résulte pour l'introspection de la part que
l'imagination et le raisonnement ajoutent au produit brut de
l'observation. La conscience est la vision de soi-même, mais la
vision de soi-même à travers une personnalité.
Le procédé des enquêtes supprimait, ou du moins semblait
supprimer le premier des inconvénients de l'introspection.
En plongeant le regard dans des centaines, des milliers de
consciences différentes, en observant un nombre considérable de
personnalités on évitait le risque de généraliser un cas particulier,
on se trouvait dans les meilleures conditions pour démêler dans les
innombrables variétés individuelles les éléments essentiels consti-
tutifs des divers genres de mentalité.
574 KEVUE PHILOSOPHIQUE
L'histoire des enquêtes par questionnaire et même celle des
enquêtes orales est là pour montrer qu'on se faisait sur ce procédé
d'investigation scientifique de singulières illusions. Pourtant la
méthode réussit quelquefois, Galton que l'on considère générale-
ment comme l'inventeur des enquêtes psychologiques, a obtenu
des résultats brillants. Ce sont les enquêtes qui lui révélèrent
l'existence d'un certain nombre de personnes pensant sans le
secours d'aucune image visuelle. Mais Galton lançait ses question-
naires dans son pays, et les Anglo-Saxons ont peut-être une dispo-
sition à s'analyser, un amour des faits exacts, comme disait Taine,
qui permet de croire à la sincérité relative de leurs réponses. Dans
la plupart des cas le procédé a lamentablement échoué. Bien sou-
vent sur des milliers de questionnaires lancés dans la circulation,
il en revient à l'auteur quelques centaines tout au plus. L'avantage
du grand nombre des sujets observés disparaît par là même.
Si maintenant on examine la valeur des réponses obtenues on
constate que, sauf pour quelques questions très simples, ces
réponses sont généralement vagues. Sont-elles du moins sincères?
Je ne le crois pas quand je songe aux causes innombrables d'er-
reur! Le sujet s'observe mal, il traduit inexactement, et surtout il
embellit, il veut se montrer sous un jour favorable, de façon à pou-
voir affronter la publicité de l'expression écrite.
Sa réponse, il la rédige chez lui, sans témoin, après avoir mûre-
ment réfléchi et composé ses phrases.
Que de causes de déformation!
L'enquête orale évite quelques-uns de ces inconvénients.
L'observateur voit le sujet, comprend par son attitude le sens de
ses paroles, peut expliquer une question vague, élucider une
réponse obscure; le sujet est forcé de répondre d'emblée; sans
composer ni orner sa réponse.
Dans l'une, comme dans l'autre forme d'enquête, le second
défaut inhérent à l'auto-observation, c'est-à-dire la part due à
l'interprétation, non seulement demeure mais est même renforcé.
Ici les résultats bruts de l'introspection sont interprétés une pre-
mière fois par chacun des sujets, une deuxième fois par l'observa-
teur lui-môme qui traduit les réponses. En résumé, quand le
problème étudié est suffisamment clair et facile à comprendre,
quand il est possible de le réduire en un petit nombre de questions
VAN BIERVLIET. — I-V p.sYCHOl.OGlE QLANTHAIIVK b75
tellement précises, qu'elles comportent des réponses infiniment
simples comme oui et non, le système des enquêtes écrites et plus
encore celui des encpuMes orales peut donner des résultats
sérieux; mais dans l'inimense majorité des cas, il ne lournit que
des matériaux disparates et inutilisables.
Parmi les multiples enquêtes entreprises en dilTérents pays il en
est qui lurent fort l»ien conduites. Jai cité Galton, je dois men-
tionner les enquêtes orales laites par M. RiLol, et parmi celles qui
furent laites sous forme de questionnaire, l'enquête que M. liinet
adressa aux joueurs d'échecs et qu'il a publiée dans les journauî^
spéciaux.
Parmi les enquêtes faites sur des questions de psychologie quan-
titative, je choisis celle que fil, il y a quelque quinze ans,
M. G. Saint-Paul, sur le langage intérieur. L'auteur définit nette-
ment son but. Les hommes pour penser se servent d'images; mais
tous n'emploient pas les mêmes sortes de représentations, ou
mieux, chez chacun ne domine pas la môme sorte d'image.
Les uns sont plus visuels, d'autres plus auditifs, d'aucun jjIus
moteurs, etc. L'auteur admet qu'en général les hommes pensent
avec des images visuelles et des images verbales. En d'autres
termes que les représentations sur lesquelles nous faisons tout
notre travail mental sont des choses et des mots. C'est très proba-
blement inexact. 11 y a évidemment d'autres sortes de mentalités
que celle des visuels verbaux. Quoi qu'il en soit, les hommes
emploient entre autres pour penser des représentations verbales.
Nous pensons avec des mots et notamment avec des mots d'une
forme spéciale, nous pensons dans une langue déterminée, géné-
ralement celle qui nous est la plus familière. Nous pensons quel-
quefois en plusieurs langues, ordinairement sur des sujets
dilTérents.
Donc, puisque nous pensons avec des images verbales, il est
intéressant de savoir quelle est la forme que prennent habituelle-
ment ces mots chez tel sujet, si c'est la même que celle qui prédo-
mine chez tel autre, ou si d'une manière générale on trouve chez
les hommes, telle forme plus répandue, telle autre plus rare.
L'auteur a fait un (pieslionnaire assez long, et judicieusement
composé, il l'a adressé à un grand nombre de sujets choisis
surtout parmi les intellectuels, des hommes ayant une culture
o76 REVUE PHILOSOPHIQUE
au-dessus de la moyenne. Se basant sur les réponses reçues de
deux cents d'entre eux il établit une classification des types ver-
baux.
Le questionnaire porte sur l'acuité des divers organes des sens,
sur la mémoire des sensations, sur le langage intérieur, sur les
rêves, les aptitudes générales et contient enfin des demandes de
renseignements généraux. Pour donner une idée de la précision
du questionnaire, je transcris quelques questions.
A. Audition verbale. — Lorsque vous pensez, êtes-vous de ceux qui
entendent en dedans d'eux-mêmes, intérieurement, mentalement
tous les mots de leur pensée, comme Rivarol qui déclarait que
dans la retraite et dans le silence un homme, en méditation enten-
dait en lui-même, une voix secrète qui lui nommait tous les objets
auxquels il pensait!
B. Imagination verbale visuelle. — Êtes-vous de ceux au contraire
qui lisent les mots de leur pensée comme s'ils étaient écrits devant
eux? Ainsi Charma qui disait : « Nous pensons notre écriture
comme nous écrivons notre pensée. » Est-ce dans ce cas votre
écriture que vous lisez, ou bien sont-ce des caractères d'impri-
merie? Gomment sont disposées les lignes?
G. Articulation verbale. — Appartenez-vous enfin à la catégorie de
ceux qui parlent mentalement les mots de leurs pensées? Êtes-vous
comme Montaigne qui nous dit : « Ce que nous parlons, il faut que
nous le parlions premièrement à nous et que nous le fassions
sonner en dedans de nos oreilles avant que de l'envoyer aux étran-
gères. »
Il est impossible de poser plus clairement les questions, illustrée
chacune par un exemple typique.
Certes, s'il n'y avait eu parmi les sujets interrogés par l'auteur
que des verbo-auditifs, des verbo-visuels et des verbo-moteurs, les
réponses nettes se fussent produites pour ainsi dire d'emblée et
l'on aurait pu diviser les 200 sujets en trois catégories bien
distinctes.
Malheureusement la classification qui semblait si simple quand
on examinait la question théoriquement, n'apparaît plus du tout
telle quand on essaie de classer les réponses obtenues.
' Les sujets ne se divisent nullement en trois espèces définies. 11 y
a des combinaisons innombrables de types intermédiaires et
VAN BIERVLIET. — IV PSYCHOLOGIE QUA^TITATINE 577
(l'aiicuns (ju'il esl impossible déclasser par la raison qu'ils ag^issent
lanlôl comme les types d'une espèce, lantùt comme ceux d'une
tout autre espèce. En compidsant ses réponses, extrêmement
intéressantes pour la plupart, recueillies après quehjues semaines;
voici comment l'auteur croit devoir classifier les types. fLe travail
a porté sur les réponses des 200 premiers sujets.)
Le verbo-audili f s\\h'\i les représentations de ses mots sous forme
de sons qui retentissent intérieurement eu lui. c'est à peu près le
type qui entend comme Rivarol, il n'articule pas les mots qu'il
pense, « quand il apprend par cœur il ne remue pas les lèvres ». •
. L" nudilivo-moteur verbal entend à la fois et parle sa pensée ou
bien simultanément, ces cas semblent bien rares, ou bien succes-
sivement, comme cela se rencontre chez les sujets qui font inté-
rieurement des conversations, ou des dialogues, qui parlent et
entendent une voix qui leur répond.
Le verbo-moteurcsi un être tout de réaction, il parle sa pensée.
C'est le type si bien décrit par SIricker. Il a dans les muscles pho-
nateurs les contractions appropriées pour exprimer toutes ses
représentations mentales. C'est à ce type que semble avoir appar-
tenu Monlaii^ne qui dit : « Ce que nous pensons il faut que îious le
parlions ù nous et que nous le fassions sonner en dedans de nos
oreilles *. »
Les sujets de ce type pensent sous forme de discours. Parfois le
discours ne demeure pas simplement mental, les contractions des
muscles phonateurs acquièrent une intensité telle que le sujet
parle réellement.
Le Numa Roumestan de Daudet, réalise ce type de verbo-
moleur. Pour penser il a besoin de parler.
Deux remarques sur ce type : la première est de l'auteur
lui-même : le verbo-moteur entend généralement son propre dis-
cours intérieur, il serait donc en môme temps verbo-audilif? Non,
dit M. Saint-Paul, car cette audition n'est qu'une conséquence de
son articulation et de plus elle est tout à fait accessoire, le verbo-
moteur peut penser sans le secours de ces images consécutives.
J'ajoute une seconde remarque, c'est que tout homme sous
l'empire dune émotion intense semble porté à exj)rimer tout haut
1. Thèse de .M. G. Saint-Paul, p. 66.
TOME LXlv. — 1907, 37
578 REVUE PHILOSOPHIQUE
ses pensées, à devenir un verbo-moteur caractérisé. Remarquons
encore que le verbo-moteur se conçoit sous deux formes : celui
qui articule, celui qui écrit ses mots.
Le moteur^ intérieurement mime sa pensée. Il faut le distinguer
du verbo-moteur et du grapho-moteur. Ici les pensées du sujet se
traduisent par des contractions appropriées d'an grand nombre
de muscles du corps, et spécialement par des jeux de physionomie,
des ébauches de gestes. Lorsque ces types moteurs entendent ou
lisent un récit ils prennent, en partie du moins, les attitudes cor-
respondant aux événements. Le type moteur est reconnaissable à
ses allures, les moteurs sont des gesticulateurs.
Le verbo-visuel moteur est le type qui spontanément à la fois pro-
nonce et lit les mots de ses pensées.
Le verbo-visuel, découvert par Galton, lit mentalement devant
ses yeux ses pensées écrites ou imprimées généralement en noir
sur fond blanc.
h'auditivo-visuel verbal à la fois voit ses pensées écrites et les
entend résonner intérieurement.
Ce type est exceptionnel. L'auteur n'en cite que deux cas, l'un
par simultanéité, l'autre par succession.
Enfin le type indifférent est celui qui pense tantôt avec telles
images, tantôt avec telles autres.
Quand on lit attentivement les nombreuses réponses recueillies
par M. Saint-Paul, on est frappé entre autres de voir que comme
je le disais tout à l'heure, des sujets qui semblent appartenir à un
type bien défini quand on examine l'ensemble de leur vie mentale,
agissent comme des types tout à fait différents pour une certaine
forme d'occupations intellectuelles particuhères. Je n'en veux citer
que deux exemples. — M. Claretie écrit : « Je lis devant moi ce
que je pense. J'entends parler l'espagnol en moi. » M. Coquelin
cadet, qui n'est pas verbo-moteur en général, le devient pour ses
rôles, qui lui apparaissent avec tous les mots, les points, les vir-
gules, les taches même.
La conclusion qui s'impose après avoir pris connaissance du
travail de M. Saint-Paul; c'est qu'il existe sans doute des types
divers de verbaux, mais que ces types eux-mêmes sont assez mal
déterminés. Au lieu des trois classes bien définies : auditifs, visuels,
moteurs, on trouve une division beaucoup plus compliquée, et
VAN BIERVLIET. — LA PSYCHOLOGIE QIA>TITAT1\E 579
encore, semble-l-il, ces nombreux types sont i)lus ou moins llol-
lanls.
C'est ce (jue l'auteur lui-mOme reconnaît en disant avec beau-
coup de modestie : «i De conclusion de ces premières recherclies,
on n'en peut attendre que de très générales, s'il est des résultats il
est encore davantage d'hypothèses » et plus loin : a Un autre point
sur lequel il est utile d'insister, c'est que les types purs (Slricker,
Egger, etc.), s'ils ne sont pas exceptionnels sont du moins rares. »
C'est en tenant compte de ces réserves qu'il faut lire le tableau
final, donnant sur '200 sujets le pour cent des dillérents types : -
«
A. Types à prédominance de verbo-arliculalion mentale 72
B. Types à prédominance de verbo-audition mentale 28
C. Types allernanls, tantôt du type A tantôt du type B 20
D. Types à. prédominance de verbo-visuélisine vrai 12
E. Types alternants tantôt comme ceux de A tantôt comme ceux de B. . . 15
F. Types verbo-visuels moteurs 20
G. Auditivo-visuels : fiar simultanéité 1
par alternative 1
H. Verbo-indilTérents : par simultanéité 0
par alternative 1
1. Indéterminés 30
Total 200
M. G. Saint-Paul a publié un ouvrage ultérieur' traitant de
façon plus complète la question du langage intérieur. Mais comme
nous faisons ici non pas l'histoire d'une question de psychologie,
mais l'histoire d'un mouvement, la thèse basée sur le question-
naire nous a semblé plus intéressante.
§ II. — EXPÉHIE.NCES SUR LES MASSES.
Aux enquêtes sur les masses se substituèrent peu à peu les
expériences avec tests. Ce sont surtout les pédagogues ou mieux
les psychologues à préoccupations pédagogi(iues qui usèrent de
cette méthode. D'innombrables travaux furent entrepris surtout
sur les élèves des écoles. Ce sont des sujets tout désignés. Ils sont
nombreux, on en trouve de différents âges depuis cinq à six ans
jusqu'à vers quatorze à quinze ans et plus Agés encore dans les
établissements d'humanités ou les écoles professionnelles. Ils sont
disciplinés, habitués à répondre par écrit, plus ou moins dressés
1. Le langage intérieure, Paris, F. Alcan, 1904.
580 ItEVUE PHILOSOPHIQUE
à Tobéissance. Enfin c'est chez eux notamment qu'il est le plus
aisé d'étudier les questions pédagogiques, le développement des
facultés intellectuelles, mémoire, imagination, attention, et en par-
ticulier la fatigue intellectuelle.
J'examinerai deux travaux seulement, l'un portant sur la fatigue,
l'autre sur le développement d'une faculté, la mémoire immédiate.
La première de ces études a été faite par M. Joh Friedriech.
Les résultats en furent publiés dans la Zeitschrift fur Psycho-
logie und Physiologie der Sinnesorgane^, c'est un travail fort
consciencieux et très méthodique, un des meilleurs à coup sûr qui
ait paru sur la question. 11 montre à quelle précision l'on peut
arriver en employant des méthodes relativement simples. L'auteur
se propose d'atteindre un triple but, déterminer :
1° La qualité du travail intellectuel aux différentes heures du jour ;
2° L'influence de la durée des leçons sur l'aptitude au travail
des élèves;
3° L'influence des temps de pause.
En d'autres termes comment travaille-t-on aux différentes heures
d'une journée de classe? Quelle fatigue résulte des leçons plus ou
moins prolongées? Jusqu'à quel point cette fatigue est-elle com-
battue par les récréations et quelle est la meilleure distribution
de ces temps de pause?
Les expériences ont été faites sur 51 élèves âgés en moyenne
de dix ans. Pendant les 6 semaines qu'ont duré les recherches,
renseignement se faisait absolument comme d'habitude.
Deux méthodes furent employées pour mesurer à la fois le degré
de fatigue ou plus exactement la résultante entre ces deux com-
posantes : entraînement et fatigue. D'abord la méthode des dic-
tées. L'auteur dictait douze phrases choisies de façon à présenter
des difficultés égales. Chacune des phrases était formée avec soin
et se composait d'un nombre à peu près équivalent de lettres. Le
fond et la forme de ces dictées ne s'écartait pas de celles que les
élèves faisaient habituellement. Chaque mot difficile avait été
expliqué, épelé et écrit au tableau. Toutes les phrases présentaient
des difficultés égales. L'auteur en a fait la preuve en dictant un
jour les douze phrases dans un certain ordre, puis un autre jour,
1. Voss, éditeur. Hambourg et Leipzig, 18 décembre 1896, p. 1 à 53.
VAN BIERVLIET — I A PSYCHOLOGIE QUANTITATIVE
.•i81
longlciups après, dans lorilre inverse. Dans le premier cas comme
dans le second, le nombre des fautes commises est allé en aug-
mentant de la premi«'re phrase î\ la dernière.
Pour cluuiue expérience un a toujours procédé de façon iden-
tique : l'auteur lit une première phrase. Deux élèves la répètent
clairement à haute voix, ceci afin d'être sûr que les élèves ont bien
compris. Puis tous les élèves écrivent la phrase entendue. A un
signal, ils lèvent tous la tôte étant mis ainsi dans l'impossibilité de
relire leur texte et de le corriger éventuellement.
On suivait le môme procédé pour la lecture et la copie succes-
sive des onze phrases suivantes. La lecture et la transcription de
chaciue phrase prenait en moyenne 2 l/t> minutes. L'ensemble des
exercices une 1/^ heure.
Les expériences, toujours régulièrement conduites comme il
vient d'être dit, ont été faites à des heures ditVérentes après une
période de travail plus ou moins prolongée entrecoupée ou non
par des temps de repos.
On a fait :
Après deux heures de leçon l'après-midi sans récréation.
Les expériences ont duré six semaines.
Dans ses résultats l'auteur a tenu compte des fautes et aussi des
corrections de fautes faites par les élèves eux-mêmes.
Quand on examine le tableau résumant les fautes commises
dans les dictées faites aux dilïerentcs périodes du jour, on est
tout d'abord frappé de voir que la fatigue intellectuelle se fait
sentir toujours de la même façon dans le cours de lexercice de
dictée lui-même. Sauf pour le premier de tous les exercices, on
trouve une courbe uniforme; la ligne des ordonnées monte depuis
la première phrase jusqu'à la dernière. Mais cette ligne présente
une, parfois deux cassures. Il semble y avoir au cours de l'exercice,
un brusque regain d'attention.
Examinons le nombre total des fautes commises par le groupe
des 51 sujets aux diflércnts moments de la journée de classe. Us
sont extrêmement instructifs :
Nombre de fautes commises le malin :
Avant la première iieure 41 fautes '.
1. En réalité il ne subsistait que 33 fautes, 14 ayant été corrigées par les
élèves eux-mêmes.
582 REVUE PHILOSOPHIQUE
Après 1 heure 70 fautes K
Après 2 h. (8 m. récréât.) 122 —
Après 2 h. (sans récréât.) 158 —
Après 3 h. {2 récréations) 172 —
Après 3 h. (/ récréation) 183 —
Nombre de fautes. commises l'après-midi :
Avant la 1" heure 62 —
Après la T" h. (gymnastique) 152 —
Après 2 h. (15 m. récréât.) 107 —
Après 1 h. (sans récréation) 189 —
Une remarque s'impose à propos du chiffre de 152 fautes obte-
nues l'après-midi dans des conditions tout à fait spéciales : c'est
en effet après une heure de g'ymnastique que se révèle cet énorme
accroissement de fatigue intellectuelle. Il y a longtemps que les
physiologistes ont démontré que la fatigue physique ne délasse pas
du tout le cerveau.
Si on examine l'ensemble de ces chiffres, on voit que, d'une
manière générale, la fatigue intellectuelle d'un écolier croît le
matin comme l'après-midi depuis le commencement des leçons
jusqu'à la fin. On voit que la fatigue est au minimum le matin, que
l'après-midi, même après un repos de 3 heures elle est plus grande
que le matin.
Ce n'est peut-être pas la fatigue intellectuelle proprement dite
qui est la cause de l'augmentation, légère d'ailleurs, des fautes
commises au début de l'après-midi. Je suis fort tenté de croire
que le travail de la digestion y est pour une part et cela d'autant
plus que l'accroissement proportionnel des fautes après 2 heures
de travail, que cet accroissement, dis-je, est plus marqué le matin
que l'après-midi. En effet on note 122 fautes après deux heures de
classe le matin; ce total rapporté au nombre de 47 fautes commises
au début de la matinée, représente plus du triple. Après 2 heures
de classe l'après-midi le nombre des fautes n'est que de 107, moins
que 122; et rapporté au nombre de fautes commises au début de
l'après-midi, 67, ce n'est pas môme le double.
Les chiffres montrent encore de façon évidence l'influence bien-
faisante des pauses ou récréations. Mais ici Fauteur aurait pu
pousser ses expériences plus loin. La question du nombre et de la
répartition des récréations est extrêmement complexe. Il faut
tenir compte de leur influence sur les deux facteurs : l'entraîne -
i. 58 fautes, 12 corrections.
VAN BIERVLIET. — I A l'>YCII(>LOGIK QL'A>iTlTATI\ li
583
raenl dune pari, la fali^ue de l'aulre. Une récréalion mal placée
reposera sans doute, mais si elle contrarie les elïets de l'entraîne-
ment, son action sera plutôt nuisible. 11 faudrait connaître la durée
exacte de la prédominance de rentralnemenl et cela aux dilïérents
âges et chez les dilïérents sujets (lillcs et garçons); c'est là un pro-
blème fort complexe, je l'avoue, mais capital. Tant ([u'il ne sera
pas résolu, il sera impossible de distribuer les temps de récréations
de façon rationnelle. L'auteur a cru pouvoir conclure de ses don-
nées (luuii repos de 8 minutes après une heure est préférable à un
repos de 15 minutes après 2 heures ; que 2 récréations de 15 minutes
yalenl mieux qu'une seule de la môme durée, mais ce ne sont là
que des indications générales.
On pourrait objecter que la méthode des dictées ne donne pas
une mesure exacte de la fatigue, pour éviter ce reproche et prouver
que le nombre des fautes commises en écrivant des phrases est
bien dû à la fatigue, l'auteur a recours à un autre procédé, celui
des opérations d'arithmétique relativement simples : additions et
multiplications.
Chaque série d'expériences comprenait cette fois au lieu de
douze phrases, dix opérations à savoir : cinq additions et cinq
multiplications, présentées de telle façon qu'une addition fût
suivie d'une multiplication et celle-ci d'une addition.
Les nombres à additionner se composaient tous les deux de
20 chiffres chacun et étaient formés en plaçant sans ordre, côte à
côte, deux fois la série de dix chilîres de 0 à 9. Pour les multipli-
cations on prenait comme multiplicande le premier nombre à
additionner et comme multiplicateur les nombres 2 à 6.
Ces données n'étaient pas énoncées de vive voix comme les
phrases des dictées, mais imprimés sur une feuille de papier. Il y
avait un espace suffisant pour inscrire au-dessous des données le
résultat des opérations.
Les dimensions des caractères imprimés étaient de i millimètres
ce qui empêchait de confondre des chilîres qui se ressemblent.
Le travail de calcul commençait à un signal donné et cessait
après vingt minutes. Après ce délai on ramassait toutes les copies.
Quand on examine les résultats obtenus dans chacun de ces
exercices, on constate que le nombre des fautes de calcul suit ici
encore une courbe uniforme, et va en augmentant du commence-
584 ItEVUE PHILOSOPHIQUE
ment à la fin de l'exercice. L'auteur additionne le nombre de
fautes commises dans les 5 premières opérations puis dans les
5 dernières. La proportion des erreurs est toujours plus considé-
rable dans cette seconde moitié.
Ainsi dans le premier exercice, avant la première heure de classe
du matin, le nombre de fautes commises est de 112 ' en tout, dont
49 seulement dans les cinq premiers problèmes et 63 dans les cinq
derniers. Cette inégalité devient beaucoup plus sensible quand le
nombre total des fautes augmente, donc quand la faligue s'accroît.
Ainsi après 3 heures de classe le matin, heures séparées par
deux récréations de lo minutes, les fautes dans les cinq premiers
problèmes montent à 75, dans les cinq derniers à 126, soit dans le
rapport de 3 à 5.
Les expériences ont été, comme les précédentes, régulièrement
conduites et faites systématiquement au début des classes, matin
et après-midi, après une, deux, trois heures de travail entrecoupées
ou non par des temps de pause.
Nombre des fautes
Le malin avant la V heure de classe 112 2
Après la r» heure de classe 119
— 2 heures (récréation de S minutes) 201
— 2 heures (pas de récréation) 207
— 3 heures (2 récréations de 15 minutes) 201
— 3 heures (une récréation à la 2° heure) 230
— 3 heures (sans pause) 236
L'après-midi avant la 1" heure 185
Après !a 1" heure 199
— la 2° heure (récréation intercalée) 218
— la 2° heure (sans récréation) 251
Ici encore on constate que le nombre des fautes commises au
début des leçons de l'après-midi est supérieur à celui que l'on
commet le matin à 8 heures. Quand on compare les chiffres du
matin : 112, 201 et 207, la différence est beaucoup plus grande
qu'entre ceux de l'après-midi : 186, 218 et 251. Ce qui confirme
l'interprétation donnée plus haut. La fatigue semble moindre mais
la digestion contrarie le travail intellectuel.
1. Ici on ne compte que les fautes seules, en négligeant celles que les élèves
eux-mêmes ont corrigées.
2. C'est-à-dire 112 fautes. Il y avait en outre 50 fautes corrigées. Je note les
fautes seulement.
VAN BIERVLIET. _ , v i-sYCHOLOGIli Ql AMIIATIVI.: 585
Les conclusions «^rnérales que l'auleur croit pouvoir lirer de ses
expériences sont les suivantes :
I. A mesure que le travail se prolonge, l'aptitude des élèves à
faire ce travail va en diminuant; ceci s'appuie sur le lait i\ue dans
toutes les dictées, saut" celle qui a servi de tout premier exercice,
le nombre de fautes va en augmentant depuis le j)rciiii('i- tiers jus-
qu'au dernier, et que pour les problèmes les fautes sont toujours
plus nombreuses dans les cinq derniers que dans les cinq premiers.
II. En augmentant la durée des leçons, on diminue la valeur du
travail.
.Les travaux les moins bons sont ceux qui se font à la fin de la
matinée et à la fin de l'après-midi, après 3 ou 2 heures de classe
ininterrompues. Et les 3 heures de repos de midi ne suffisent pas
à défatiguer complètement du travail du mal in. Je conteste cette
dernière conclusion.
III. Les pauses sont toujours favorables. La double récréation,
2 fois i/'t d'heure le matin, a la meilleure influence. Conclusion
pratiipie : il faudrait après chaque heure de classe une récréation
de 8 à lu minutes. En outre il faudrait faire le matin les leçons
difficiles et réserver pour l'après-midi les leçons faciles : chant,
calligraphie, etc.
Le travail de M. F'riedrich porte sur les variations du degré d'at-
tention aux diverses heures du jour. MM. Binet et Henri ont tenté
de mesurer chez les enfants la force d'une faculté intellectuelle :
la mémoire ou mieux une forme spéciale de la mémoire, celle des
mots et celle des phrases. M. Binet a fait de nombreuses expé-
riences sur les écoliers; résumons très brièvement son travail sur
la mesure de la mémoire des mots.
Les opérations ont porté sur 380 enfants, jeunes garçons fré-
quentant les écoles primaires de Paris et dont l'Age variait entre
huit et treize ans.
Les expériences ont été faites dans les conditions suivantes :
Le directeur de l'école se rendait avec les expérimentateurs dans
les différentes classes, faisait donner à chaque élève une feuille de
papier, sur laquelle l'enfant inscrivait son nom, son âge, le nom de
la classe et celui de l'école. Le directeur expliquait fort clairement
comment on allait procéder, il annonçait le nombre de mots qu'il
586 IlEVUE PHILOSOPHIQUE
allait prononcer, avertissait les élèves qu'ils eussent à écouler avec
le maximum d'attention, et leur recommandait de ne prendre la
plume pour écrire que lorsque le dernier mot de la série aurait été
prononcé.
On a exercé pendant tout le temps des opérations la surveillance
la plus minutieuse afin d'éviter que l'un ne copiât les résultats de
l'autre; on a d'ailleurs malgré cette précaution cru devoir sup-
primer les copies qui semblaient le moins du monde suspectes.
On énonçait donc sept fois sept mots, s'arrètant après chaque
série le temps nécessaire pour permettre aux écoliers de transcrire
ce qu'ils avaient retenu.
Différentes conclusions découlent de ces expériences. L'influence
minime en fait, de l'âge, l'influence du nombre des mots présentés,
sur le nombre total des mots retenus, etc., et cette conclusion-ci,
plus inattendue, que les enfants retiennent moins de mots, les
adultes davantage. Je n'insiste pas sur les résultats. Ce qui importe
ici c'est le procédé opératoire lui-même, la façon dont on s'y prend
pour étudier une question sur une masse de sujets réunis.
Comme je l'ai observé plus haut, le principal défaut de ces
expériences est qu'on ne connaît pas suffisamment la valeur des
innombrables composantes qui servent à former la conclusion
résultante.
Ainsi pour la fatigue intellectuelle au début et à la fin de la
matinée; on mesure cette fatigue par le nombre des fautes com- '
mises. Or, ce nombre dépend de deux causes, la fatigue d'une
part, l'infériorité intellectuelle d'autre part. Supposez les mêmes
problèmes faits par d'autres enfants du même âge, mais générale-
ment plus intelligents, le nombre des fautes, toutes choses égales
d'ailleurs, diminuera. Or, dans une classe de 51 élèves la fatigue
résultant des leçons est très irrégulièrement 'répartie. Les bons,
ceux qui auront travaillé seront fatigués, les médiocres et les can-
cres qui n'ont rien fait durant cette leçon le seront moins! Par
contre ces derniers contribueront largement à augmenter le
nombre de fautes. Il est probable que leur apport sera à peu près
le même au début et à la fin des leçons. La différence résultera
alors surtout de la fatigue des bons. M. Friedrich, quia soigneuse-
ment examiné les copies de chacun de ces élèves, fournit des don-
nées fort instructives à cet égard.
VAN BIERVLIET. — lA PSYCHOLOGIE OLANTITATIVI- 587
Ainsi sur 51 élèves, dans chacun des exercices il s'en trouve
un cerlain nombre qui n'ont pas fait de fautes du tout; ce nombre
va en diminuant à mesure que la fatigue générale augmente;
de 11 ' le malin, au début des leçons, il tombe à 10 après la pre-
mière heure, à 1 après 3 heures. J'avais donc raison de faire
observer qu'on obtient dans ces expériences collectives un résultat
brut dont la signification est bien confuse. C'est pourquoi certains
auteurs ont imaginé de refaire sur quelques sujets choisis l'expé-
rience qu'ils avaient faite sur la masse et cela afin de se rendre
comj)te de la valeur des résultats obtenus dabord. MM. lîinet et
Henri ont refait dans ces conditions la mesure de la mémoire des
mots; et ils ont refait ces expériences au laboratoire; c'est au
laboratoire seulement qu'on peut examiner de près les sujets. Beau-
coup de travaux de psychologie expérimentale et non des moins
im|iorlanls,ont ainsi été faits d'après la méthode de la psychophy-
siologie. Nous allons en analyser quelques-uns.
.J. J. VAN Btervliet.
1. Dans les résultats des exercices de calcul.
{La fin prochainement).
LA MÉMOIRE AFFECTIVE
NOUVELLES REMARQUES
En reprenant la question de la mémoire affective que j'ai étudiée
ici, il y a près de quatorze ans \ je me propose de l'examiner sous
d'autres aspects et en évitant soigneusement les redites. Depuis
cette époque, j'ai reçu des communications et observations assez
nombreuses; de plus, le sujet a été scruté, discuté, critiqué par
divers auteurs qui n'ont pas peu contribué à l'éclairer, à l'étendre
et à en montrer la portée 2.
Mon but unique est d'établir par de nouvelles preuves l'existence
de cette forme de mémoire contre les psychologues qui s'obstinent
à la nier. Sous sa forme la plus simple et la plus claire, leur thèse
peut se résumer comme il suit :
Dans le prétendu souvenir affectif d'un fait de notre vie passée,
ce qui est remémoré, c'est l'image de la personne, de l'objet, de
l'événement et cela seul : l'état atlectif — agréable ou pénible, triste
ou joyeux — qui l'accompagne n'est pas un souvenir; il est l'effet
nouveau et actuel de l'apparition de l'image; il n'a pas de passé.
Il y a reviviscence des représentations, mais l'émotion ne revit
pas; c'est un phénomène entièrement nouveau qui apparaît; <* sem-
blable au sentiment primitif, il n'a pas plus sa condition d'existence
dans ce sentiment que la tempête d'aujourd'hui dans la tempête
du mois passé » (Mauxion, loc. cit.). En un mot, il y a un élément
ancien, mais il est intellectuel; il y a un élément affectif qui peut
ressemblera l'ancien, mais il est nouveau.
Voilà l'objection dans toute sa force. Il faut reconnaître qu'elle
1. Revue philosophique, 1894, tome II, 376, el Psychologie der Sentinwnls, pre-
mière parlie, chap. XI.
2. En particulier : Pillon : Revue philos., 1901, tome I, p. 113, en mais 1907.
Mauxion, Ihid., février 1901; Piéron, lôiiL, 1902, II, 612; Diigas, IbicL, 1904, II»
638; Pauilian, La fonction de la mémoire el le souvenir affectif, 1904; Dauriac,
Essai sur l'esprit musical, p. 257, sq.
TH. RIBOT. — I A MI.MUIIU': AFFIT.TIVK
589
t'xclul avec raison beaucoup tlexemples donnes comme probants
el qui, après examen, restent suspects, douteux, susceptibles d'une
double interprétation. Ces laits sont nombreux. Ainsi le souvenir
d'une injure subie peut longtemps après s'accompai,Mier des symp-
tômes de la colère. Une infraction grave à la politesse revient en
notre mémoire et nous lait ruu<,nr. Le D' llartenberg dans son
eniiucHc sur les timides a très souvent reçu cette réponse : Je puis
très facilement reproduire les phénomènes d'angoisse, palpitations,
sueur froide, tremblement, par le simple souvenir et en imaginant
fortement l'émotion que j'ai ressentie'.
On pourrait étendre indéfiniment cette énumération de faits qui
sont connus de tout le monde. Pour beaucoup d'auteurs, ils sont
probants. Pour les adversaires de la mémoire affective, ils ne le
sont pas; on les récuse pour la raison indiquée ci-dessus. Le pro-
blème reste donc en suspens. Pour le résoudre, il faut procéder
avec plus de circonspection et ne pas accepter sans critique toutes
les données de l'expérience; elles n'ont pas une égale valeur. Il est
nécessaire de faire un choix et de n'affirmer que d'après des cas
dont l'interprétation prête le moins possible à l'équivoque. Nous
répartirons ces faits en trois classes : psychologiques, physiolo-
giques, pathologiques. En sus, il y a les preuves indirectes — non
les moindres — tirées de la stabilité de certaines dispositions qui
ne s'expliquent que par la mémoire affective.
I
Faits psychologiques. — Le seul critérium qui permette d'af-
firmer légitimement un souvenir affectif, c'est qu'il soit reconnu,
qu'il porte la marque du déjà éprouvé, déjà senti et que par suite
il soit localisé au moins vaguement dans le passé. Or, il y a des cas
de cette espèce (je néglige tous les autres) et je les divise en deux
groupes :
Ceux où une comparaison s'établit entre deux états affectifs qui
coexistent ou se succèdent 1res rapidement dans la conscience ;
Ceux où le souvenir affectif apparaît le premier, sous une forme
vague qui se complète par l'adjonction d'éléments intellectuels.
1. Les timides el la timidité, p. 33.
590 REVUK PHILOSOPHIQUE
1° Comme type du premier groupe, prenons les cas de J.-J. Rous-
seau cité par Pillon {loc. cit.^ p. 123). Le héros de son roman' en
revoyant avec Julie la retraite qui abrita leurs anciennes amours,
succombe au désespoir d'être abandonné. « Tous les sentiments
délicieux qui remplissaient autrefois mon âme s'y retrouvèrent
pour l'affliger... Voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et
de rage, etc. » Évidemment rien ne s'explique sans la comparaison
entre l'état d'abandon qui est actuel et l'état d'amour partagé qui
est remémoré, et c'est de ce contraste entre le présent et le passé
que naît la rage. Il est impossible de soutenir que la reviviscence
de l'ancien état est un sentiment qui se produit à nouveau, puis-
qu'il porte la marque du passé, puisqu'il apparaît comme ayant
été, n'étant plus et ne pouvant plus être; en un mot puisqu'il est
reconnu. Il est également impossible de supposer que le souvenir
est purement intellectuel, sans quoi il existerait dans la conscience
sous une forme neutre, indifférente et serait sans action. D'un
amour disparu il ne reste que le souvenir de la personne et des
circonstances, auquel s'ajoute ce jugement que tout cela fut autre-
fois accompagné des éléments affectifs qui constituent l'amour :
c'est un état intellectuel, une connaissance dénudée de tout sen-
timent; aussi cette représentation sèche ne nous émeut pas. — En
résumé, le désespoir de Rousseau résulte de l'antagonisme entre
deux tendances : le souvenir du passé suscite des désirs dont l'état
actuel empêche la satisfaction. Gomment refuser au premier le
caractère essentiel de la mémoire, qui est non seulement revivis-
cence mais reconnaissance?
L'existence de la mémoire affective affirmée par la comparaison
du sentiment présent avec le sentiment passé se constate dans
beaucoup d'autres cas. On a soutenu avec raison que l'amour n'est
ressenti jamais deux fois de la même manière,' que sa qualité varie
suivant son objet. Comment le saurait-on s'il ne restait dans la
mémoire des traces affectives? Je suppose que Don Juan et ses
émules pourraient relever dans leur liste bien des cas indilïérents;
mais ce qui en reste doit s'inscrire au compte de la mémoire du
sentiment. Sans elle, un amour ne diflère d'un autre que par les
i. Il serait futile d'objecter que ceci est un exemple littéraire. J.-J. Rousseau
ne rapporte que ce que lui et bien d'autres ont éprouvé réellement, en sorte que
le fait littéraire a été d'abord un fait d'expérience.
TH. RIBOT. — LA MbMOIIlE AFFECTIVE 591
caraclères physiques et moraux tle l'objet aimé, par la durée et les
épisodes : ce qui n'est plus qu'une mémoire inlellccluelle.
Beaucoup de formes de regret témoignent aussi en faveur de
notre thèse, car il n'y a pas de regret sans une comparaison. Sans
doute elle peut s'établir entre l'étal actuel et un événement simple-
ment imaginé, espéré — ce qui est étrangère la mémoire, — mais
on sait et on a rappelé à satiété combien le souvenir du bonheur
passé rend le malheur actuel plus cuisant : ce qui n'est que le cas
de Rousseau généralisé. La loi de contraste qui, dans la vie des
sentiments, est souveraine, suppose la mémoire ail'ective. Mais sa
puissance et même son existence dépendent du caractère individuel
et de son aptitude à sentir. Si l'on est pauvrement doué, le passé
réapparaît sans marque sentimentale suffisante pour dépasser la
mémoire uniquement intellectuelle. J'ai fait remarquer ailleurs
{Pstjch. des setUimenfs, p. 165) que cette amnésie aOective a une
grande influence sur la conduite et que cette portion de l'expérience
individuelle qui résulte des plaisirs et des peines éprouvés sera,
quant à son efficacité, forte, faible ou nulle suivant les individus.
Ayant résolu de ne présenter au lecteur que des cas probants, j'éli-
mine des faits que plusieurs auteurs ont allégués en faveur de notre
thèse. Certains hommes ont le pouvoir d'évoquer volontairement
et fortement le souvenir des plaisirs pour neutraliser la douleur
physique ou les tristesses de l'heure présente. « Selon Épicure,
remarque Brochard, le bonheur est toujours à la portée et dépend
toujours de la volonté du sage, parce que les images affectives,
plaisirs et douleurs de l'âme, forment pour lui un monde idéal qu'il
peut opposer au monde réel des sentiments présents, c'est-à-dire
aux plaisirs et aux douleurs du corps; en sorte qu'il peut conserver
la sérénité et la joie au milieu des plus grandes souffrances cor-
porelles 1. » Ce pouvoir n'est pas départi à tous et ne réussit pas
toujours, — les tempéraments pessimistes ne s'y prélent guère, —
mais il n'est pas assez rare pour être négligé.
Toutefois les adversaires de noire thèse pourraient soutenir que
ce remède idéaliste n'est pas un exemple de mémoire alï'ective
vraie, que l'image vivement représentée agit comme la réalité
elle-même et suscite des sentiments qui, en vertu de leur intensité,
1. Année philosophique, 1903, p. 2, sq.
592 REVUE PHILOSOPHIQUE
envahissent la conscience; mais que ces sentiments semblables à
des états antérieurs (ou réputés tels) sont engendrés à nouveau,
sont une sorte de création issue de l'image. Je ne suis pas certain
que celte opinion est la vérité ni que sa solidité est inébranlable.
Cependant elle soulève des doutes; les faits se prêtent à une double
interprétation et il convient de ne s'appuyer que sur des faits
incontestables.
2° Le second groupe, tout à fait différent, n'exige aucune compa-
raison. Dans le tout complexe qui constitue le souvenir, c'est
l'élément affectif qui apparaît le premier; d'abord vague, confus,
ayant seulement quelque marque générale : triste ou joyeuse, ter-
rifiante ou agressive. Peu à peu, il se détermine par l'évocation
d'images intellectuelles et atteint sa forme achevée.
Ainsi, on s'éveille et dans l'indétermination du premier moment,
on se rappelle confusément que, la veille avant de s'endormir, on a
savouré par avance ce jour qui promet quelque plaisir. Ce souvenir
ressuscite sans rien de plus; puis, après des hésitations, il se précise
et se représente dans la conscience non plus comme souvenir
affectif pur, mais comme souvenir total.
Parfois en passant dans tel endroit, devant telle maison ou en sui-
vant telle rue, il m'arrive de ressentir brusquement une impression
superficielle et fugitive — plutôt sensation que perception — qui
réveille le souvenir affectif d'une période ou d'un épisode de ma vie.
Ce n'est qu'un état confusément conscient qui a, malgré tout, sa
qualité sentimentale particulière; quelques vagues images senso-
rielles s'y ajoutent, mais le sentiment a précédé l'intuition. Le
passé affectif a ressuscité et a été reconnu avant le passé objectif
qui est une addition. Tel est le phénomène initial et brut. Si j'insiste,
à la réflexion, le souvenir prend corps et s'affirme par un groupe-
ment d'associations intellectuelles.
On peut dire que ces exemples ont un caractère fuyant; mais,
par sa nature, la mémoire affective ne peut avoir la netteté et la
fermeté de contour de la mémoire intellectuelle, issue d'éléments
sensoriels. Pour établir son existence propre et indépendante, il
est nécessaire de la réduire à ce qu'elle est en elle-même. Au reste,
on peut s'appuyer sur des observations plus détaillées et plus
explicites.
TH. RIBOT. — I.A MÉMOIHE AFFK.r.TIVK 593
M. Piéron rapporte un cas personnel, fort curieux, dont j'exlrais
l'essentiel'. - Il m arrive cpuMcpiefois en passant clans un endroit
quelconque, avec un iHat physi(iue el nienlai ù peu près quel-
conipu', (le sentir une odeur qui, détinie en elle-môme, n'est pas
cependant susceptible d'ôlre ex|)rimée et déterminée, (pii ne rentre
pas dans la classification des odeurs; elle est composée, mixte et
me met subitement et violemment dans un état alîeclif indéfinis-
sable, complètement inexprimable, mais nettement senti el reconnu.
Ainsi une sensation qui n'est que sensation évoque une émotion
qui n'est qu'émotion et qui est cependant reconnue.... Cet état
atï'ectif a été éprouvé plusieurs fois pendant mon enfance, un très
petit nombre de fois, ou jamais depuis. Il avait disparu complète-
ment de ma synthèse personnelle el il apparaît avec un air étrange,
vieillot. En même temps quil apparaît, je sens que c'est quelque
chose d'ancien et d'oublié. De plus, son apparition est fugace, j'ai
besoin de le retenir, ce n'est pas un état .stable ; il n'est aucunement
en rapport avec mon état actuel; il apparaît comme un anachro-
nisme véritable. Il a tous les caractères de l'image, et n'a aucune-
ment l'aspect d'un état nouveau. » Après avoir discuté et écarté
l'hypothèse d'une paramnésie, l'auteur ajoute : « De plus, si j'ana-
lyse dans mes souvenirs évoqués ensuite l'apparition première de
cet état, je m'aperçois qu'il n'a pas été produit par la sensation
qui vient de l'évoquer en moi. Il s'agit, en effet, d'un état affectif
accompagnant une céneslhésie enfantine, un de ces états qui
souvent ont apparu au début de la puberté.... Une sensation vague
et rare est restée liée avec l'émotion et est seule susceptible de
l'évoquer. Quand donc le renouvellement d'une de ces sensations
concomitantes évoque à nouveau l'émotion, je puis dire qu'il n'y a
pas production d'un phénomène nouveau, mais réapparition asso-
ciative d'un état ancien conservé, d'une image, d'un souvenir
proprement dit.... La durée de ces évocations a toujours été de
quelques secondes à peine, puis venaient les souvenirs intellectuels
évoqués par cette orientation brusque, d'origine affective, vers des
périodes d'enfance. Il me semble qu'il y a là une preuve indéniable
de l'existence delà mémoire afTcctive. Notre observation est un fait
isolé; mais il doit se produire des phénomènes analogues chez tous
1. Pour l'observalion m extenso, voir l'arlicle cilé plus haut, p. 613.
TOME LXIV. — 1907. 38
594 lŒVUE PHILOSOPHIQUE
les hommes. Si l'on ne parle pas de faits de ce genre, c'est qu'il
est très difficile d'en parler; tout y est vague et inexprimable; rien
n'y est assez défini et le langage, c'est la définition, l'intellectuali-
sation. A mon avis, il n'y a de mémoire affective que celle qui ne
peut rentrer dans le langage psychologique, et c'est peut-être delà
que viennent toutes les difficultés de la question'. «
Voici un autre cas de la même nature. Il m'est communiqué par
un homme très bon observateur et capable de s'analyser avec beau-
coup de précision :
« Il y a quelques années, je fus assailli en pleine campagne par
des chiens errants dont l'un me mordit cruellement à la cuisse. Il
n'était pas enragé. Toutefois, la gravité de la morsure, les cautéri-
sations et, il faut le dire, la thérapeutique employée causèrent un
érylhème avec fièvre et divers désordres qui me condamnèrent à
l'inaction pendant près de deux mois et j'ai gardé de cette période
de ma vie le souvenir le plus pénible. Jusque-là (pendant cinquante
ans), j'avais toujours vécu dans les meilleurs termes avec la gent
canine, même plein de bienveillance à son égard, et depuis je ne
lui suis devenu nullement hostile. Mais, depuis cette époque, si,
dans la rue, un chien grand ou petit, s'avance vers moi, quelque
inoffensif qu'il paraisse, j'éprouve dans la région du cœur un senti-
ment immédiat d'angoisse qui dure environ une demi-minute. Ce
phénomène est instantané, irréfléchi, presque inconscient. Au
début, j'en ai facilement deviné la cause : toutefois je n'ai jamais
eu qu'une vision extrêmement faible de l'événement. Actuellement
je ne l'ai à aucun degré, à moins qu'il ne me plaise de la solliciter
à naître et de reconstituer la scène. Le souvenir angoissant subsiste
seul quoiqu'il ne naisse pas dans tous les cas, sans exception. »
Cette observation me paraît nette et probante : une impression
visuelle à peine sentie, un sentiment mixte d-e peur et de tristesse
avec son accompagnement physiologique, la conscience d'un état
déjà éprouvé, l'acte de reconnaissance qui le localise dans le passé
et se précise, si on insiste. Voilà tous les éléments que la sensibilité
affective comporte, réduite à elle seule et sans secours étranger.
Certes, l'éveil des images sensorielles, résidus de l'accident et de
la maladie qui s'ensuivit, éclaircit et renforce le souvenir affectif;
1. Voir une observation de même nature dans Mauxion, art. cité, p. liR-149.
TH. RIBOT. — I.A Ml MUIHE AFFECTIVE 595
mais celui-ci reste l'éléinenl principal el dominateur; sans lui rien
n'est. L'addition des éléments intcUecluels le complète, mais ne le
constitue pas.
Dauriac rappelle aux psychologues que s'ils veulent des attes-
tations en faveur de celle « mémoire du sentiment » sur la réalité
de laquelle on ne s'est pas mis d'accord, ils n'auront qu'à puiser à
pleines mains dans la mémoire musicale. 11 en donne des exemples
et en lire une conclusion applicable aux faits précités el qui résume
si bien notre thèse que je la transcris intégralement : « Un état
affectif se produit en nous sans cause apparente. Nous le recon-
naissons : fait de mémoire. C'est lui que nous reconnaissons et non
par les circonstances de son apparition première, puisque ces
circonstances nous les cherchons longtemps [dans les cas musicaux
qu'il a cités] sans les trouver : fait de mémoire alïective. Preuve :
après que nous avons renoncé à chercher, les circonstances nous
reviennent, la mémoire se complète et cela prouve la liaison à ces
circonstances du sentiment reconnu. La vérité est que, dans les
faits de mémoire alTective, la localisation n'a jamais lieu, tant que
se prolonge l'oubli des circonstances. Mais ce qui constitue un
phénomène de mémoire aflective comme tel, c'est de pouvoir se
passer du rapjiel des circonstances pour reconnaître le sentiment '. »
II
Faits physiologiques. — Il est assez curieux de noter que les
physiologistes qui ont louché à la mémoire des sentiments, presque
toujours pour l'affirmer, ne semblent pas avoir remarqué que leur
science fournit des preuves en sa faveur. Il est universellement
admis que toutes les manifestations de la vie des sentiments,
émotions, passions el le reste, supposent à titre d'efTet ou de cause
lapparilion d'un grand nombre de modifications dans l'organisme.
Je les rappelle sommairement.
Mettons dans un premier groupe les phénomènes vaso-moteurs,
les mouvements musculaires qui expriment les sentiments ou ser-
vent à d'autres fins, les changements brusques dans la vie de
nutrition (sécrétions, excrétions). Ces modifications sont, les unes
•
1. Ouvrar/e cité, p. 2o8.
596 REVUE PHILOSOPHIQUE
perçues clairement par la conscience, les autres confusément sen-
ties dans la cénesthésie.
Un autre groupe comprend des processus nerveux et cérébraux
qui correspondent aux nombreuses modalités du plaisir et de la
douleur. On est très loin de pouvoir fixer avec précision leurs
conditions anatomiques et physiologiques. Pour la douleur phy-
sique, on admet des appareils récepteurs des impressions, des
fibres conductrices, des nerfs dolorifères selon quelques-uns et des
centres spéciaux, dont la situation est très discutée : on a proposé
le territoire rolandique, la couche optique, le gyrus fornicalus.
Pour la douleur morale, c'est-à-dire liée à de simples représenta-
tions, on est induit à admettre les mêmes conditions organiques,
sauf la transmission de la périphérie aux centres. Pour le plaisir
sous toutes ses formes, les conditions anatomiques et physiolo-
giques sont une terre inconnue. Dans les cas de plaisir physique
que se passe-t-il dans les terminaisons périphériques, dans les
nerfs, dans l'axe cérébro-spinal? Ces questions ne sont même pas
posées par la plupart des auteurs. Faut-il admettre que, entre le
plaisir et la douleur, la difïérence est foncière, irréductible ou bien
qu'elle n'est que de degré, non de nature ; que ces deux manifesta-
lions contraires ne sont que deux moments d'un même processus ^
et supposent finalement un même substratum anatomique? En
dehors de ces discussions et de beaucoup d'autres, je ne vois qu'un
seul point sur lequel on s'accorde : c'est que le plaisir suppose
une dynamogénie. Mais quelque nombreuses que soient les lacunes
et incertitudes sur les conditions organiques du plaisir et de la
douleur, on ne peut douter de leur existence, et cela nous suffit.
Rappelons qu'en sus de ces éléments matériels afférents à la
seule psychologie des sentiments, il y a ceux qui sont propres à la
psychologie intellectuelle : conditions de la perception sensorielle
et de la reproduction des images visuelles, auditives, tactiles,
olfactives, etc. ; sans oublier les signes qui servent à l'analyse de
la pensée.
La plupart de ces facteurs organiques sont nécessaires, à divers
degrés, pour la constitution d'une émotion, d'une passion, d'un
sentiment quelconque. Tout cela forme des agrégats, stables ou
1. Pour une étude détaillée de celle hypothèse, consuller notre PsychoUxjic des
sentiments, i" partie, chap. ui.
TH. RIBOT. — I.A MI:M01KE AFFECTIVE ^97
instables, relativement complexes môme dans les cas simples, qui
sont les ét/iiioalents physiuloijiques de tel état de conscience déter-
miné.
Les remarques précédentes se résument dans la formule connue :
« L'état de conscience renouvelé occupe les mêmes parties et de
la même manière que l'étal de conscience originel et aucune autre
partie ni d'aucune autre manière appréciable. » Cette formule con-
dense les recherches de la fin du dernier siècle sur le « siège des
images », suivant la locution un peu simpliste de cette époque. Ce
résultat paraît acquis, parce qu'il s'appuie sur une base solide de
faits normaux et pathologiques et môme d'expériences qu'ils n'y a
pas lieu de rapporter ici.
Ceci posé, prenons un épisode de notre vie sentimentale. Il
surgit dans la conscience, spontanément ou voionlairemcnt.
Apparaissent d'abord les images sensorielles, — visuelles surtout.
Physiologiquemenl, le phénomène consiste en ceci : les éléments
nerveux qui ont concouru à la perception originelle, agissent
actuellement de la même manière et eux seuls. Le groupe senso-
riel prépondérant (ordinairement visuel) éveille les autres auxquels
il a été associé dans les précédentes expériences. En vertu de la
loi fondamentale dite de réintégration ou de totalisation, le
souvenir d'abord partiel tend à se compléter'. Or, si cette loi a une
validité psychologique, elle doit avoir aussi une validité physiolo-
gique. Par suite les processus nerveux ayant fait partie jadis de ce
complexus physiologique actuellement renaissant et qui corres-
pondent aux états affectifs (conditions du plaisir et de la douleur,
des changements moteurs, vaso-moteurs et autres énumérés
ci-dessus), tendent aussi à être entraînés dans le mouvement de
renaissance, par conséquent à susciter la mémoire affective.
Nos adversaires soutiennent que le prétendu souvenir d'un sen-
timent n'est qu'un état nouveau ressemblant à un ancien. Pris
psychologiquement, le problème reste indécis. Pris physiologique-
menl, il est abordable. Nous avons, en elTet, le droit de demander
pourquoi le mécanisme nerveux de la reviviscence intellectuelle
1. • L'essence de toute association est la tendance que nous avons, un élément
particulier étant donné, à reproduire l'état lol;il dont cet élément ou un autre
semblable formait l'une des parties. • (MofTding, Psychologie.) Wolff, en 1732,
donnait déjà une formule très exacte de cette loi, « Perceptio prœlerita intégra
recurrit cujne priesens continel parlem •.
598 REVUE PHILOSOPHIQUE
aurait le privilège de renaître, tandis que celui de la reviviscence
du sentiment serait, par hypothèse, toujours impuissant et frappé
de caducité. Est-on capable d'en fournir la preuve?
Cependant, on pourrait soulever quelques objections qu'il con-
vient de prévenir.
L'observation semble prouver que l'image affective renaît sou-
vent pâle, effacée et que sa reviviscence est aléatoire : on l'évoque
rarement à volonté. Est-ce parce que ses conditions organiques
sont plus complexes, plus nombreuses que celles d'une sensation et
plus difficiles à mettre en action? Est-ce pour d'autres causes
inconnues ?
On peut observer aussi que la disparition du souvenir affectif est
plus rapide que celle du souvenir intellectuel. Dans le passage à
l'indifférence, il ne reste finalement, de la personne ou de l'objet
aimé ou haï, qu'une représentation sèche. Une dissociation com-
plète s'est opérée entre deux groupes de phénomènes qui, au temps
de la passion, paraissaient associés par un lien indissoluble ; ou
plutôt une fraction de l'association totale est anéantie.
Une autre objection possible, c'est que la loi d'intégration, invo-
quée plus haut, n'est en définitive qu'une formule schématique;
que d'ailleurs, en psychologie, les « lois » ne sont jamais que des
approximations. Cette restriction est légitime et il faut reconnaître
qu'en diverses circonstances, le mécanisme de l'association
n'accomplit pas son œuvre, sans infraction à la règle générale.
Mais ces difficultés et d'autres encore n'atteignent pas le fond de
la question. Nous verrons dans la suite de cet article que la vie du
sentiment abonde en faits totalement inexplicables, s'ils n'ont pas
pour appui l'association anatomo-physiologique des éléments et
du processus nerveux, dévolus les uns aux fonctions intellectuelles,
les autres aux fonctions sensitives.
Les remarques précédentes sur les conditions organiques, tou-
jours oubliées, delà mémoire des sentiments doivent être complétées
par l'examen d'une question connexe : celle de la nature des images
affectives. Mauxion (art. cité, p. i48) a émis brièvement et en passant
une hypothèse qui ne paraît pas avoir été remarquée et qui, à mon
avis, est importante : c'est un rapprochement entre la mémoire
affective et la mémoire motrice. Je transcris le passage : « Lorsque
nous disons que nous nous rappelons le nom d'un objet, cela
TH. RIBOT. — I.A MLMOniK AFFECTIVE 599
signilie iiiie la seule représenlalioii — réelle ou idéale — de ccl
objet suffit, en vertu dune association antérieurement établie, pour
déleiininer elVeetivenient ou à l'état naissant, l'ensemble des mou-
vements multiples qui concourent i\ l'articulation du mot : l'émission
actuelle de ce mol a ainsi sa condition dans une émission antérieure
dont elle peut être appelée le souvenir. Mais pourquoi ne s'établi-
rait-il ()as entre la représentation et ce rytlune de l'activité
générale qui est la face objective et le substratum pliysiolo^i«|ue
du sentiment, une association, une liaison analogue à celle qui
s'établit entre la représentation et l'ensemble des mouvements si
complexes qui concourent à l'articulation d'un mol déterminé, de
telle sorte que l'émotion nouvelle ait sa condition essentielle dans
l'émotion antérieure et puisse en être considérée légitimement
comme la reviviscence? Une telle liaison n'a rien d'absurde en soi.
La mémoire alïective apparaît ainsi comme théoriquement possible
et même comme hautement vraisemblable. Existe-l-elle en fait?
C'est à l'expérience de répondre. » On voit que l'auteur, sans qu'il
y paraisse, cherche une solution dans la physiologie, '< dans une
certaine disposition acquise de l'organisme ».
Mais revenons à son hypothèse. Une bonne mémoire motrice
n'est pas également départie à tous les hommes; ce qui explique
pourquoi quelques-uns sont peu disposés à l'admettre. La force
physique, mais surtout l'adresse et les exercices variés de l'activité
musculaire la supposent et la développent. Sous sa forme moyenne,
elle est la conscience d'une innervation motrice, de mouvements
à l'état naissant : ainsi, débarrassé d'un fardeau, on peut le sentir
encore quoique absent. Sous sa forme vive, l'image motrice peut
devenir hallucinatoire, c'est-à-dire donner l'illusion dune sensation
réelle. Secoué par le roulis d'une longue navigation, on peut, à
terre paisiblement assis, sentir brusquement le mouvement d'oscil-
lation. Le cas le mieux étudié, le plus saisissant est celui des
amputés. Ils peuvent sentir leur membre absent, en extension, en
flexion; leur main perdue qui s'ouvre ou se ferme, leurs doigts qui
s'écartent et d'autres menus détails de mouvements imaginaires.
Maintenant, transposons la remarque en termes de p.sychologie
affective et nous dirons : L'image atTective est un état de sentiment,
simple ou complexe, à l'état naissant, c'est-à-dire un ensemble de
processus nerveux afférents à la vie organique et à la vie cérébrale,
600 REVUK PHILOSOPHIQUE
comme on l'a dit précédemment. Sous sa forme faible ou moyenne,
c'est une esquisse, une ébauche de sentiment, mais qui a sa
marque spécifique; peur, colère, tristesse, joie, tendresse, etc. Sous
sa forme vive, l'image affective devient hallucinatoire et est sentie
comme une émotion réelle; elle ressuscite l'émotion passée et
même ses concomitants physiques ; elle fait couler des larmes, trem-
bler de peur, rougir de honte, bouillonner de colère. Sans doute,
ici se pose l'inévitable objection : N'est-ce pas un état nouveau? Je
ne reviendrai pas sur un point déjà traité. D'ailleurs, il est possible
que dans beaucoup de cas les deux partis aient raison ; que l'état
de conscience soit à la fois ancien et nouveau, ravivé et engendré
réellement; que les deux se superposent et se fondent en un seul
qui, malgré tout, porte la marque de la répétition, qui n'est pas
senti comme une impression vierge.
Il est possible que le terme « image affective >> que nous avons
employé plusieurs fois sonne étrangement à quelques oreilles.
Cependant, à moins de rejeter toute mémoire du sentiment, il est
nécessaire de l'admettre : le développement naturel des études
psychologiques dirige vers cette hypothèse. Qu'on me permette
sur ce point quelques remarques historiques que je ferai très
brèves.
A l'origine, la psychologie confuse des images n'indique aucune
distinction entre elles; on en parle in génère. Pourtant, il est clair
que ceux qui traitent ce sujet ont dans l'esprit principalement —
on pourrait exclusivement — les résidus des perceptions visuelles^.
Ce n'est qu'à la suite d'études détaillées, œuvre importante de
la dernière moitié du xix" siècle, que l'étude des images s'est
modelée, comme elle le devait, sur celle des perceptions, que
l'apport de chacun de nos sens fixé sous la forme de souvenirs a
été traité séparément par les procédés de la psychologie, de la phy-
siologie, de la pathologie et que le rôle des images auditives,
tactiles, olfactives, gustatives, dans la vie de l'esprit a été déter-
miné selon l'importance relative de chacun de ces groupes.
1. Un psychologue professionnel, Th. Reid, nous donne avec tranquillité la
définition suivante : « L'imagination signifie au sens propre une conception
vive des objets de la vue ». Cette tendance à ériger la vi.-ion et ses produits en
type exclusif de la représentation se traduit dans la langue courante. Même des
gens réfléchis s'étonneul un peu d'entendre parler d'images ou d'hallucinations
auditives, tactiles, olfactives.
TH. RIBOT. — l-A Ml.MOlUK AFFECTIVE
tiOl
Limage motrice est d'apparition plus récente, parce que létude
du sens musculaire (sens de leflorl, kineslhésie) est elle-m«^me tar-
dive. Sans doute, avant Cli. Bell et ses successeurs, on trouve des
ébauches, des indications sur la dillérence entre le loucher actif
et le toucher passif; mais son autonomie physiologique et psycho-
logique n'est pas reconnue ni son importance; elle n'a passon cha-
pitre à part dans un traité des sensations. L'image motrice reste
donc inobservée; elle n'est entrée dans la pleine lumière que grâce
à la patliologie, surtout celle des aphasiques.
Dans cette investigation qui a toujours suivi une marche du plus
stable au plus instable, l'image alTective devait avoir son jour.
Comparée à limage visuelle, elle est comme un antipode. 11 faut
reconnaître aussi que bien souvent son apparition est si vague
qu'elle ne dépasse guère le seuil de la conscience, qu'elle est à
peine localisée dans le passé et reconnue.
III
Faits pathologiques. — Si un surcroît de preuves était néces-
saire pour établir lexistence des images affectives, la pathologie
fournirait des faits abondamment. On a fait remarquer qu'il existe
toute une classe de douleurs (on pourrait en dire autant du plaisir)
dont la mémoire est génératrice; leur raison n'est pas, comme habi-
tuellement, externe et objective; elle est interne et subjective.
J'en ai rapporté plusieurs cas dans la Psi/cholofjie des sentiments
(p. i 49 sq.). Il y a des gens qui peuvent les évoquer à volonté, mais
pas toutes indistinctement : tel réussite raviver l'angoisse cardiaque
et échoue pour un furoncle. Il y a aussi les douleurs imaginaires,
c'est-à-dire celles qu'engendre la croyance vive quon est blessé
par un instrument tranchant, par une chute; l'examen du corps
montrant que l'on est totalement indemne. Il y a encore les dou-
leurs ou plaisirs ressentis par sympathie; enlin la classe très nom-
breuse des êtres agréables ou pénibles suscitée par suggestion chez
Les hystériques, les hypnotisés. On pourrait soutenir que sous celte
dernière forme, le phénomène est arlificiel et peut-èlre superficiel.
Cependant si on suggère à l'hynoptisé une douleur quelconque,
elle ne sera pas la copie atténuée d'une soulïrance, mais une dou-
leur atrocement vive qui lui arrachera des cris et des pleurs. Ce
602 REVUE PHILOSOPHIQUE
sont des douleurs d'imagination, si Ton veut, mais non point des
douleurs imaginaires, car MM. Comte et Hallion, à Faide de leur
pléthysmographe digital, ont vu que cette sensation suggérée,
parement psychique, déterminait des réactions de même ordre que
la sensation suscitée par une excitation directe des nerfs périphé-
riques. Il existe la plus grande analogie dans Taction des centres
circulatoires, bulbo-médullaires, soit que leur mise en jeu procède
d'une excitation transmise de la périphérie par les nerfs sensitifs,
soit qu'elle procède d'une excitation émanée du centre psychique.
Aucun caractère spécial des réactions vaso-motrices ne permet de
diftérencier les deux cas, malgré la déUcatesse avec laquelle la
méthode graphique fait saisir la moindre nuance ^
Résumons en termes physiologiques : Les centres nerveux et leurs
annexes peuvent entrer en action sous des influences intérieures,
connues ou inconnues ; l'intégrité fonctionnelle de ces centres
est la condition nécessaire et suffisante de la renaissance des
images affectives qui, dans certains cas, deviennent hallucina-
toires ^
Pour être exact et à l'abri de toute critique, il faut avouer que
les faits précités sont plutôt des cas d'imagination affective que de
mémoire affective proprement dite. Ils montrent que, chez quel-
ques personnes, dans certaines conditions, des images pénibles qui
ont laissé leur empreinte, peuvent renaître dans la conscience,
sans excitation périphérique : mais ce n'est que la matière d'une
vraie mémoire, car l'image n'est ni localisée dans le passé, ni
reconnue comme répétition d'une expérience antérieure; elle n'ap-
paraît pas comme souvenir. Ils établissent psychologiquement les
conditions premières d'une mémoire affective, sa possibihté, non
sa réalité. Il faut donc produire des faits plus probantes.
Je suis porté à croire que si un aliéniste étudiait spécialement
la mémoire affective, il constaterait son influence dans diverses
formes de maladies mentales. Je n'ai pas la compétence nécessaire
pour entreprendre ce travail qui serait long, minutieux, incertain
comme résultats. Je me restreindrai à un cas unique, mais qui,
1. Castex, La douleur phy.tique, in-8, Paris, p. 59, 60.
2. Celle forme d'hallucination esl d'une nature analogue à celle des impres-
sions sensorielles. J'ai indiqué dans un précédent article {Revue philosophique,
mai 1907, p. 507) une autre forme possible, admise par certains auteurs et qui
serait obsédante.
TH. RIBOT. — lA MI-MOIUE AFFECTIVE G03
j)ar sa simplicilt* el sa claih-, me paraiL un excellent exemple à
produire.
Avant d'y arriver, j'indique en courant ijuehjues liypolhèses pro-
bables. Les peurs morbides el persistantes désignées sous le nom
de H phobies >; l'état perpétuel d'in((uiélade des scrupuleux décrit
par Pierre Janet, peuvent-ils s'expliquer sans une nîémoire des
émolions passées, frétjuemment renaissante? L'hypocondriaciue,
dans son état perpétuel d'an<^oisse et d'alarmes, avec la préoccupa-
tion incessante de sa santé, quoiqu'il vive surtout dans le présent,
ne peut guère échapper à une comparaison avec sa douleur passée,
ne l'Cil-ce que pour entretenir sa minutieuse enquête sur lui-même,
— Faut-il mentionner les idées fixes qui, avec leur caractère d'ob-
session, sont aussi bien des émotions fixes? Ce serait peut-être
abuser de l'équivoque que de considérer cette permanence comme
équivalant à une mémoire.
Dans les cas de double et triple personnalité, la mémoire est un
facteur très important, puisque généralement chacune d'elles a sa
mémoire propre; mais cette étude a toujours été restreinte aux élé-
ments intellectuels. Les variations du caractère qui relèvent de la
vie affective ont été notées avec soin. Dans l'observation la plus
complète qui existe, celle miss Beauchamp', le D"" Morton Prince
décrit trois personnalités principales qu'il nomme : la sainte, la
femme, la diabolique : mais je ne vois pas que le problème de la mé-
moire atïcctive ait attiré son attention. — Je trouve cependant un cas
de dissolution embryonnairede la personnalité où l'indépendance de
la mémoire affective s'affirme d'une manière très curieuse ; il a été
rapporté par Sollier : « C'est celui d'une jeune fille nerveuse qui, à
la suite d'un violent choc moral (la mort de son père tué à la chasse),
présente ce phénomène. Les sensations actuelles dépouillaient chez
elle toute espèce de ton émotionnel; mais les souvenirs l'avaient
conservé. Quand elle songeait à son père, c'était toujours le même
désespoir. Quand elle voyait sa mère, elle savait que c'était elle,
mais n'éprouvait aucun sentiment. Par contre, si elle songeait à
un voyage fait en compagnie de son père et de sa mère, le souvenir
de sa mère s'accompagnait du sentiment qu'elle ressentait alors pour
1. The Dissociation of a Personality, a biographical Study in ahnormal Psijcho-
loffij, in-8, New-York. Longmans. 1900. C'est un ouvrage de 512 pages consacré
tout entier à la biographie de Mlle Beaucliamp.
604 REVUE PHILOSOPHIQUE
elle. Celte jeune fille, par suite de la dualité de la perception
dépouillée de ton émotionnel et du souvenir accompagné d'émo-
tion, finit par avoir l'impression qu'elle avait changé de personna-
lité et se mit à parler d'elle-même à la troisième personne... ce qui
prouve le rôle immense du ton émotionnel de nos sensations et de
nos souvenirs dans l'idée que nous avons de notre personnalité'. »
Maintenant, j'arrive à la maladie ou disposition morbide qui,
selon moi, est la preuve la plus solide du souvenir afiectif, puis-
qu'elle dépend de lui et tout entière repose sur lui : c'est la nos-
talgie (mal du pays). Elle consiste, on le sait, en une tristesse pro-
fonde, en un regret incessant, causé par l'éloignement des personnes
qui nous sont chères, du milieu où nous avons vécu et dans le désir
irrésistible de les revoir.
Ses variétés médicales, légères ou graves, primitives ou secon-
daires, nées immédiatement après le départ, ou se greffant plus tard
par suite d'affaiblissement sur un sujet qui paraissait acclimaté,
ses symptômes physiques et ses suites : tout cela est négligeable
pour nous.
Le fait psychologique hrut reste le même : c'est une mélancolie
de forme précise qui a sa cause unique dans le rappel du passé.
L'immense majorité des nostalgiques se nourrit de souvenirs assez
simples : la famille, la maison paternelle, les anciennes habitudes.
Quelques-uns plus affinés regrettent leurs paysages et leurs mon-
tagnes. Un ami, possédé pendant son adolescence d'un transport
poétique qui s'est transformé avec les années, m'écrit :
« Je me souviens que je fus envoyé à dix-sept ans au lycée de
où j'ai soutfert plusieurs mois d'une nostalgie que des retours fré-
quents au lieu natal ont guéri peu à peu. j\Ia tristesse venait
moins du souvenir des personnes que de celui d'une campagne où,
logé chez une vieille tante, j'errais librement dans les bois, au bord
des cascades, adressant mes vers à tout ce qui m'entourait comme
à des êtres vivants. C'était surtout le regret d'une ivresse esthétique
qui ne pouvait plus se satisfaire. »
Mais chez tous, le sauvage, le paysan, le poète, la Mignon de
Gœthe, le mécanisme psychologique est identique : antagonisme
entre le présent et le passé. Il surgit des désirs dont la satisfaction
1. Le mécanisme des émotions, p. 155-156 (F. Alcan).
TH. RIBOT. — LA Mi;>IOIKK APFF.CTIVE
G05
actuelle est impossible, mais (jui là-hns deviendraieiil ntu- rùalilé.
Le passif nous enveloppe de son charme alVeclif, mais pour nous
tenter'. U nesl pas nécessaire d'insister pour rtahlir que la situa-
tion repose tout entière sur la mémoire alVoctivc. Taudis (jue pour
la plu|)art des hommes le souvenir des personiu^s cl des choses
reste intellectuel ou du moins que la quantité de sentiment (jui
l'accompagne est faible, souvent nulle; jtour le nostalgique, la
mémoire du cœurest tout et, sans elle, sa maladie est incompréhen-
sible et inexplicable. Si, par impossible, on hésitait sur la cause, la
nature du remède en indiquerait la nature : la certitude d'un
prompt retour rend le calme; le retour guérit.
Cependant, il est intéressant de noter des cas où le nostalgique
revenu dans son pays, aussitôt guéri, retourne sans regret au
régiment ou à l'atelier, « n'ayant pas trouvé les choses telles (ju'il
se les imaginait ». Ici, la mémoire a dépassé la mesure ou plutôt le
travail de l'imagination a grandi à l'excès l'attrait des gens et des
choses. En tout cas, ces faits prouvent que d'une part le souvenir
afleetif, d'autre part le sentiment suscité par l'impression acludle
des mêmes personnes et des mêmes choses sont — (juoi qu'on ait
dit — distincts et indépendants l'un de l'autre.
Bien (juc les causes ou conditions de la nostalgie aient un intérêt
surtout médical, elles méritent quelques remaniues psychologiques.
J'omets les causes extérieures qui sont plutôt adjuvantes (pie
déterminantes : l'éloignemenl chez le soldai, le marin, l'exilé,
l'esclave. L'Age importe : la nostalgie est une maladie d'adolescence
et de jeunesse, rare après trente ans. Le sexe aussi : elle est plus
fréquente chez l'homme que chez la femme; ce fait singulier est
reconnu par tous les auteurs qui l'expliciuent, faute de mieux par
une j.lasticilé plus grande de la nature féminine. Tous les tempéra-
ments paient leur tribut, le nerveux plus que les autres. Quelques
peuples semblent prédisposés (les Suisses, les Tyroliens d'autres
sont généralement réfracinires ^\nglais. Américains du Nord).
De ces documents confus, il est diflicile d'extraire quehiue con-
clusion. Cependant, abstraction faite de ces causes qui ne sont que
des moyennes de statisticiens, il semble qu'il s'en dégage d'abord
\. Beaucoup de voyageurs recommencent un voyage pour essayer de revivre
le passé, pour retrouver les lieux parcourus dans leurs années de jeunesse. Cet
embrvon de nostalgie serait-il explicable sans la mémoire du sentiment?
606 KEVUE PHILOSOPHIQUE
une de nature affective. Elle tient au caractère, individuel, indépen-
damment de toute autre circonstance : c'est l'attraction vers le /^ome,
consciente ou non, mais solide chez les prédestinés à la nostalgie et
que l'absence doit renforcer.
Voici une autre cause, de nature intellectuelle, qu'on a formulée
comme il suit : « La fréquence de la nostalgie est en raison inverse
de la multiplicité et de la fréquence des relations sociales ». Le
sauvage, le montagnard, le paysan passent leur vie dans un milieu
très restreint qui est le foyer unique de leurs émotions. Plus le
cercle de leurs idées est restreint, moins ils sont plastiques et plus
il est difficile pour eux, si la nécessité les éloigne du pays natal,
de s'adapter, de modifier, de changer le cours de leurs idées. La
faiblesse de leur intelfigence assure le maintien de leur disposition
mélancolique par l'impossibilité de franchir leur étroite limite '.
Enfin, il faut admettre, en outre de ces deux causes, une faiblesse
de la volonté, une absence de réaction énergique. Sur les carac-
tères bien trempés, la nostalgie n'a pas de prise.
En résumé, la prédominance de la mémoire affective est la
marque psychologique essentielle de cet état mental. Si, reculant la
question, on recherche les causes de cette prédominance, on voit
qu'il y en a plusieurs possibles. Mais ce qui reste acquis, c'est que
l'existence de cette manifestation pathologique est un des meil-
leurs arguments qu'on puisse opposer à la négation de la mémoire
des sentiments.
IV
Preuves indirectes. — Comme les précédentes, elles s'ap-
puient sur l'expérience et elles peuvent se résumer en cette formule
générale : La vie individuelle et sociale de l'iiomme est pleine de
faits qui, sans l'existence de la mémoire affective, sont inexplicables.
Supposons, comme nos adversaires le soutiennent, qu'il n'existe
1. Quelques auteurs ont posé cette question : Les animaux (supérieurs) peu-
vent-ils éprouver la nostalgie? Tous répondent affirmativement: ils s'appuient
sur des faits que tout le monde connaît et ils voient dans cette affection une
des causes principales qui s'opposent à racclimatemeiit. 11 est possible que,
dans la conscience animale, la mémoire affective, sous sa forme simple (dou-
leur, plaisir, peur, attachement, etc.), soit relativement plus développée que
la mémoire intellectuelle. La psychologie zoologique est trop pleine de ténèbres
pour discuter en passant ce problème obscur.
TH. RIBOT. — I.A Ml-MOIIIK AKKKCTIVK 007
que la mémoireinicllecluolle des (événements j)assés, des lieux, du
temps, des circonstances, sauf cet élément additionnel : que nous
savons que ces événements ont été accompagnés d'un sentiment
qui rentre actuellement dans la conscience, mais comme connu,
iKin comme senti; en d'autres termes, supposons qu'il ne reste
aucune trace des états alleclifs comme tels. Cette hypothèse, si
absolue qu'elle soit, n'est pas chimérique; car, si beaucoup
admettent que ce qui est entré dans la conscience (perceptions,
images, idées) reste acquis et gravé d'une manière indélébile, rien
ne le prouve. Des faits bien connus montrent au contraire que ce
qui a été perçu n'est pas ipso facto, fixé, enregistré. Ainsi, dans
les cas de chocs violents, il se produit ordinairement une amnésie
rétrograde — l'ignorance complète d'une période, courte ou
longue, immédiatement antérieure à l'accident — qui montre que
la période de fixation a fait défaut. Supposons donc que les élé-
ments afl'ectifs s'évanouissent ainsi sans retour possible, ne lais-
sant d'autre trace de leur passage que ce souvenir intellectuel, —
qu'ils ont été. Dès lors on est en perpétuelle contradiction avec
l'expérience journalière. Supprimez cette fixation si faible et si
précaire qu'elle soit et, dans la vie aiïective, rien ne s'acquiert,
toute répétition devient inutile, chaque fois tout est à recom-
mencer.
Je n'ai pas besoin d'insister sur ce fait incontestable que la
mémoire intellectuelle ou motrice s'organise par une répétition
plus ou moins fréquente et à la condition que chaque impression
ou chaque acte laisse dans l'individu une disposition particulière.
A prioî'i, quels motifs a-t-on d'admettre que les sentiments fassent
exception à cette loi biologique? En fait, ils lui obéissent. La
preuve est fournie par deux processus importants : l'un statique,
la consolidation ; l'autre dynamique, Vévolulion des sentiments.
1° On désigne couramment sous le nom d'images génériques
(ou récepts) le résultat d'une fusion spontanée d'images produite
par la répétition d'événements semblables ou très analogues. Elle
consiste en un procédé d'assimilation presque passif; elle n'est pas
intentionnelle cl n'a pour matière ([ue les grosses ressemblances;
elle a été comparée aux photographies composites ou portraits
génériques obtenus par Gallon.
Il en est de même pour les éléments affectifs. Les impressions
608 REVUE PHILOSOPHIQUE
de joie, de tristesse, de peur, de tendresse, d'irritation, plusieurs
fois suscitées par une personne ou un objet tendent à s'addi-
tionner, à se cumuler; la succession devient une intégration; le
sentiment est solidement associé avec son objet et renaît avec lui.
Sous cette forme, « la mémoire affective peut être conçue comme
un état obscur, profond, analogue à l'habitude; elle est alors
comme une disposition acquise de l'organisme, une imprégnation
et, du point de vue subjectif, comme une modalité, une forme du
sentir qui se mêle désormais à tous nos sentiments, à toutes nos
idées ; les colore, les anime, les suscite et les dirige, mais qui n'est
pas elle-même sentie ou n'apparaît à la conscience que par excep-
tion, sous la forme originelle de l'émotion privilégiée qui l'a créée
en nous. La mémoire affective ainsi entendue diffère naturellement
de la mémoire représentative. Telle est vraisemblablement la cause
pour laquelle certains psychologues se refusent à en admettre
l'existence'. » Paulhan, lui aussi, élimine tous les états qui sont
devenus des habitudes, parce que dans la mémoire « au sens
étroit » le caractère de reproduction est le plus important, tout en
reconnaissant leur influence sur notre manière de sentir et d'agir.
Sans doute celte mémoire organisée est une forme inférieure,
mais elle a les caractères fondamentaux de toute mémoire : conser-
vation, reproduction; il ne manque que son couronnement psycho-
logique : la reconnaissance précise, la détermination dans le
temps. Ainsi, le souvenir d'un lieu souvent fréquenté nous enve-
loppe quelquefois d'une tristesse dont on ne peut indiquer la
marque d'origine. N'existàt-il que des faits de ce genre, l'exis-
tence de la mémoire affective serait établie ; nous savons qu'il s'en
rencontre d'autres plus complets. Au reste, ce ne sont pas les
moins influents dans notre vie. On peut le montrer par quelque s
exemples.
D'abord, ils contribuent à la formation ou du moins à la conso-
lidation du caractère. Être optimiste ou pessimiste, c'est posséder
une bonne mémoire des états agréables ou des impressions
pénibles. « A cet égard, remarque B. Ferez, l'enfant donne de très
bonne heure son ton, sinon sa mesure. Ce que l'un sent et se
remémore le mieux, c'est la catégorie des impressions douces,
1. Dugas, Loc. cit., p. 648.
TH. RIBOT. — LA ME-.MOIRK AFFECTIVE G09
riantes, bienveillantes; un autre celle des impressions tendres; un
autre celle des impressions malveillantes, haineuses. On a depuis
longtemps classé les caractères selon la prédominance de ces sortes
de mémoire. Je retrouve à trente ans d'intervalle mes compa-
gnons d'enfance ce qu'ils étaient h six ou sept ans : enjoués ou
tristes, audacieux ou timides, pacifiques ou agressifs, rusés ou
candides, généreux ou vindicatifs'. » En un mot et sans entrer
dans les détails, on peut dire que tout caractère net, bien tranché,
a une forme de mémoire allective qui est à son service ou plutôt
qui fait partie intégrante de lui-môme.
Un critique très pénétrant, M. Faguet, a bien vu que dans la
mémoire des sentiments se trouve la solution de plus d'un pro-
blème psychologique. " Il y a là, dit-il, entre mille choses, une
explication de la tendance polygamique de l'homme et de la ten-
dance monogamique de la femme. Pounjuoi? Parce que la
mémoire afleclive est plus forte chez la femme et la mémoire
intellectuelle chez l'homme. Autrement dit, l'homme est fait dans
une certaine mesure pour oublier ses émotions d'amour, la femme
pour s'en souvenir. Donc la première émotion amoureuse de la
femme doit retentir éternellement dans son être et l'attacher indé-
finiment à celui d'où elle lui est venue. »
C'est une remarque juste, quoiqu'elle ne me paraisse pas accep-
table sans restriction. On peut môme aller plus loin et poser une
question de responsabilité en ce qui concerne la constance en
amour et la fidélité aux serments. Un romancier qui a mis récem-
ment en action « la mémoire du cœur^ » m'écrivait, il y a quelques
années, ce qui suit : « Assister dans une grande gare au départ d'un
des grands rapides du soir. Prendre plusieurs couples que ce
départ va séparer. Étudier selon les cas ce que va produire Vabsence
sur ces dilTérents êtres, les uns fidèles à leurs sentiments, les autres
plus vite oublieux, .sans que ce soit de leur faute. Je crois que c'est
sur ce terrain alîectif que le lecteur sera le plus prêt d'admettre
qu'il n'y a pas, dans les défaillances, responsabilité, libre arbitre. »
La mémoire affective est, pour les croyances religieuses, une
grande force conservatrice, grûce à laquelle elles résistent long-
temps à l'assaut des démonstrations logiques et scientifiques. « Ces
1. B. Ferez, Venfant de trois à sept am, p. 48 suiv. (F. Alcan).
2. .M. Michel Corday dans son roman qui porle ce lilre. Paris, 1907.
T0.ME LXIII. — 1907. 3U
610 REVUE PHILOSOPHIQUE
croyances que nous tenons de notre première éducation ont été et
restent associées, incorporées à des sentiments. De celte associa-
tion vient leur résistance aux idées qui les menacent. Ce sont les
sentiments et les souvenirs de ces sentiments qui les retiennent et
luttent en nos âmes pour en prolonger l'empire. » (Pillon, art. cit.,
p. 134). Il y a un cas particulier qui mériterait une étude. On sait
que Taffaiblissement de l'âge produit souvent une régression de la
mémoire qui ravive et renforce les souvenirs de l'enfance et de la
jeunesse. Certain pour la mémoire intellectuelle, ce fait n'est-il
pas aussi probable pour la mémoire affective, quoiqu'on ne l'ait pas
remarqué? Les retours religieux de la dernière heure ne seraient-
ils pas souvent un cas de régression de la mémoire des senti-
ments?
2° Les souvenirs affectifs font mieux que se condenser et s'orga-
niser solidement; ils sont susceptibles d'évolution. On sait que les
images intellectuelles ne sont pas des empreintes figées en nous;
mais que, semblables à toutes les choses vivantes, elles se
modifient, même quand nous les croyons immuables; elles subissent
des additions et des pertes : on en a fourni maintes preuves. Com-
bien ce travail interne d'érosion ou d'expansion ou d'éclosion d'élé-
ments parasites doit être plus grand pour les images affectives qui,
par nature, sont fluides et évanescentes!
La forme la plus importante de cette évolution et la plus riche
en conséquences est la tendance du souvenir à grandir, augmenter,
s'amplifier — à mesure qu'on s'éloigne de l'événement originel —
par l'effet d'une reviviscence spontanée et d'une rumination inté-
rieure. 11 fait « boule de neige ». J'en ai donné plusieurs exemples,
entre autres celui de Chateaubriand {art. cit.), et j'ai observé le fait
sur moi même : « Dans certains cas, écrit Paulhan, j'ai constaté
chez moi l'exaltation progressive d'un sentiment se rapportant à un
événement passé à mesure que cet événement s'éloignait. Il est
des choses qui m'ont laissé presque indifférent sur le moment,
contrarié ou charmé à peine et dont le souvenir s'est accompagné
d'une impression beaucoup plus forte. C'est une remarque souvent
faite que la faiblesse ou la nullité de l'émotion au moment du péril
et son accroissement considérable quand le péril est passé. » Par
contre un accident très grave, un événement tragique devient assez
vite un souvenir dénudé de tout caractère affectif, si le drame a été
TH. RIBOT. — I.A MLMOIHK AFFECTIVF: 011
court cl sans conséquences nuisibles. Celle remarque nes'applitiue
pas au\ niallieurs irréparables.
Une communication de Mme A..., contenant phisieurs observa-
tions personnelles, mérite une mention particulière : l'évolution
des sentiments se produit en elle sons deux formes, inverses lune
de l'autre. « Voici, m'écril-elle, comment évoluent en moi les sou-
venirs des émotions agréables et ceux des émotions pénibles; leur
marche est tout à l'ait dilTérenle. Tandis que le souvenir des émo-
tions agréables faiblit graduellement, mais ne s'efface presque jamais
complètement, le souvenir des émotions pénible croît en intensité
pendant quelque temps, arrive à un maximum pendant lequel
l'émotion renouvelée dans la mémoire est beaucoup plus intense
que celle ressentie primitivement; puis l'effacement se fait et est
complet au bout de quelque temps '. »
Le lecteur remarquera de lui-même et sans commentaires que
cette évolution des images afleclives et même leur régression sont,
plus encore que leur consolidation, une preuve satisfaisante de la
persistance du souvenir. Sans doute, ces métamorphoses sont sol-
licitées par les événements de la vie intellectuelle (perceptions,
réflexions, idées), mais nous savons que le souvenir affectif est
évotiué par contiguïté ou, pour parler plus rigoureusement, comme
partie d'un tout dont il est un des facteurs ^.
1. J'indique sommairement quelques-unes des observations communiquées.
1. - Le départ de mon amie Mme Z.., me causa un immense chagrin. Il aug-
menta de jour en jour et devint si grand que j'en fus malade pendant phisieurs
semaines. Pendant une année, je ne pus me résoudre à passer dans la rue où
elle demeurait; une fois ayant aperçu de loin sa maison, je fus prise subite-
ment d'une crise de larmes, mes genoux fléchissaient, etc. Mon chagrin diminua
peu à peu et disparut après deux ou trois ans. •
11. - A Allevard-les-Bains, j'ai été réveillée une nuit par un tremblement de
terre; j'en fus très effrayée. La crainte augmenta pendant les jours suivants et,
pendant plusieurs s-emaines, ma peur se ravivait au moindre bruit. Cela dura
plusieurs mois, s'effaça graduellement et disparut en tant qu'émotion. Le sou-
venir seul du fait reste ti es vif jusqu'à présent, mais je n'éprouve plus la moindre
peur en pensant aux tremblements de terre. »
Je crois, avec d'autres psychologues, que dans les cas de ce genre, il y a un
mélange de souvenir affectif et d'cniotion actuelle et qu'il est impossible de
faire le départ entre les ileux : la mémoire du sentiment n'est pas à l'état pur.
2. L'évocation peut avoir lieu par ressemblance (cas cités dans le para-
graphe I de cet article). Voici un autre exemple plus complexe : • Un de mes
amis, m'écrit le professeur Carlisle, relevant d'une maladie de trois mois, en
vojant pour la première fois la verdure fraîche des arbres bourgeonnant
éprouva des émotions qu'il n'avait ressenties auparavant qu'à la vue de per-
sonnes aimées dont l'image lui apparut. • Sans craindre de paraître trop subtil.
612 KEVUE PHILOSOPHIQUE
Les faits qui précèdent n'ont été produits qu'à titre d'éclaircisse-
ment et ciioisis un peu au hasard ; car, grand est le nombre de ceux
qui pourraient fournir des preuves indirectes. Mais ici commence
un autre sujet que je m'abstiens de traiter : la portée et les consé-
quences de la mémoire des sentiments dans la vie individuelle et
collective de l'humanité. C'est une étude digne de tenter un psy-
chologue; elle a été déjà effleurée par quelques auteurs, Paulhan,
Dugas et tout récemment Pillon [Année philosophique, 1907, p. 44).
Remarquons, en effet, que l'existence de la mémoire affective
étant solidement établie, en éliminant ceux qui ne l'ont pas et sont
par conséquent hors de cause, on peut appliquer à cette faculté la
méthode d'étude employée avec succès pour les diverses modalités
de la mémoire sensorielle et intellectuelle.
D'abord elle a ses variétés qui semblent indiquées par les
variétés de caractère. La mémoire des optimistes n'est pas celle des
pessimistes; chez l'un le souvenir est tenace pour l'amour, chez
l'autre pour la haine, etc.
Autre problème : quel est son rôle dans la genèse et la durée
des passions, dans la stabilité de nos croyances, dans la vie morale,
religieuse, esthétique?
Enfin, on sait combien l'étude des mémoires spéciales a servi à
comprendre la perte des images visuelles ou auditives ou motrices,
les variétés d'aphasie, la cécité et la surdité verbales. N'est-il pas
probable que la mémoire affective peut devenir la cause primitive
ou secondaire d'états pathologiques dont nous avons trouvé un
exemple dans la nostalgie?
Il est certain que ce sujet \ en outre de son étendue et de ses
je ferai remarquer que le fait cité n'est pas identique au cas très connu où une
disposition affective prédominante régit l'association : ainsi la joie ravivant les
souvenirs joyeux à l'exclusion de tous les autres. Il y a ici un état affectif ach«eZ
causé par la nature qui ravive un état affectif passé causé par des êtres humains ;
par conséquent un fait de mémoire affective.
1. J'extrais d'une lettre de M. Dugas quelques remarques suggestives sur ce
projet : ■• Il me semble que les catholiques ont connu la mémoire affective et
l'ont même soumise à une culture méthodique. Ils ont pratiqué, selon moi, une
double mnémolhérapie : l'art d'oublier et celui de se souvenir; la première non
moins précieuse que l'autre.
a L'art d'oublier les émotions jugées dangereuses ou funestes, c'est l'art de com-
battre ce qu'ils appellent la « tentation ». Ils ont très bien vu qu'on ne fait pas
sa part à la mémoire affective, qu'on ne transige pas avec les sentiments, qu'il
faut arriver pour eux à l'oubli total; autrement on est victime de la loi de réin-
tégration. Cela me paraît très juste et très bien observé. La littérature mys-
TH. RIBOT. — I.\ Mh'MOIRF. AFFECTIVK 613
limites incertaines, est plein de difficultés; mais il semble que,
malf,Mé tout, on ne se risquerait pas à léludier sans profit.
tique sérail à consulter sur ce point; on la trouverait, je crois, abondante et
explicite.
• Quant à l'art d'entretenir les bons sentiments, de les faire revivre, et de les
fi.xer, c'est la direction spirituelle presque tout entière considérée dans sa partie
positive. Pillon a cité à cette occasion les Exercices s}nriluels d'Ignace de
Loyola; c'est très juste, mais ce n'est ([u'un échantillon du genre — l'échan-
tillon le plus matérialiste d'ailleurs et le plus grossier. Les écrivains qui ont
étudié à plusieurs reprises le mysticisme dans la Itevue philosophique pourraient
nous renseigner là-dessus. Pour moi qui ne suis pas versé dans la littérature
mystique, j'ai rencontré quelqu'un qui est bien remarquable sous ce rapport :
un philosoi)he de race et d'éducation catholique, Auguste Comte. Il y aurait
une élude curieuse à faire sur lui, comme organisateur de la religion du senti-
ment, du culte des morts, de la comme'moralion, etc. C'est bien connu (|uoique
peu exploité. Je suis de plus en plus persuadé <|ue la psychologie-^cie/ice a beau-
coup à attendre delà psychologie-ari : ainsi, il n'y a pas en un sens de plus
grands psychologues que les catholiques, ces pétrisseurs d'àmes. C'est leur
lorce et la condition de leurs succès. Et je ne parle que de la mémoire alîective.
L'im iginalion alfective, ses créations savantes seraient encore bien mieux repré-
sentées par les mystiques. »
Th. Ribot.
LA SYMPATHIE ESTHÉTIQUE
D'APRÈS TH. LIPPS i
I
La constitution du nouveau livre de M. Théodore Lipps m'oblige à
renoncer au compte rendu exact que j'aurais voulu en donner aux
lecteurs de la Revue yhiloso-phique. Cette « Psychologie du Beau et
de l'Art » dont le volume actuel porte le sous-titre « La contemplation
esthétique et l'art plastique » ne traite en somme que de riiypothèse
de VEinfûhlung, à laquelle M. Lipps avait déjà consacré deux forts
volumes. Mais ce sujet y est traité dans une demi-douzaine d'essais,
de leçons et de conférences répondant évidemment à des polémiques
et des interrogations fortuites, et sans aucun souci d'unité, voire
même d'ordre. Cette façon de rassembler, sans même les relier par
une introduction, des études, qu'on me passe le mot, des tentatives
d'exploitation, d'une seule idée, a certes l'avantage de présenter la
même pensée sous beaucoup d'angles différents; mais elle oblige le
lecteur à faire lui-même un travail de synthèse et d'élimination; et
elle nécessite de la part du critique soit la reconstruction à neuf du
système de l'auteur, ce qui exclut tout commentaire suivi, soit l'ana-
lyse, chapitre par chapitre et section par section, c'est-à-dire un
travail aussi chaotique que le volume lui-même.
Mise en demeure d'envisager ma besogne, j'ai préféré renvoyer le
lecteur à mes études précédentes sur l'esthétique de M. Lipps où il
trouvera un exposé général de la théorie de VEinfûhlung, ce qui me
permet de démêler dans les pages suivantes le véritable apport fait
par^M. Lipps à une psychologie du beau, d'avec tles détails qui ne me
semblent pas tenir devant une critique basée sur ce que j'oserais
appeler l'esthétique positive. Il m'importe non seulement de montrer
ce qu'il faudrait accepter et ce qu'il faudrait soumettre à un examen
ultérieur et plus vigoureux, mais aussi de faire voir la méthode
employée par λL Lipps, et d'y comparer, chemin faisant, la méthode
amenant les rectifications et les interrogations que je soumettrai
sinon à M. Lipps, du moins aux lecteurs de la Revue philosophique.
. 1. Theodor Lipps : Die àsthelische Betrachtimg und die bildende KunsL {Msthelik
Psychologie des Sckônen und der Kunst II). Hamburs und Leipzig, Leopold Voss,
p. G4o, in-8% grav.
VERNON LEE. — I A SYMP.UUIE ESTHKTIQLE 615
Ainsi que je lai fait ressortir dans mes éliKlos précédentes sur
l'eslliétiiiuc allemande contemporaine '. M. Liiips a jeté les bases
dune nouvelle et véritable philosophie du beau et de l'art, en formu-
laiil son hypothèse de VFAnfûhlitno; hypotlièse qu'on pourrait com-
parer à celle de la sélection naturelle par son orii.Mnalilé et sa
portée. Appliquer lidée de VFAnfùhlanfj, tel sera le procédé principal
par lequel l'esthétique de l'avenir résoudra les problèmes de la mor-
phologie et de l'évolution artistiques; analyser véritîer, ramener le
phénomène de VEinfulilung à des phénomènes élémentaires de l'es-
prit, tel sera la principale besogne de la psychologie appliquée aux
activités esthéti<|ues. Nouveau Darwin et non sans avoir des nouveaux
Wallaccs; M. Lipps nous a donné l'hypothèse de ÏEinfulilung; exa-
minons ce que lui-même a fait de sa découverte, et ce qu'il importe
que nous en fassions.
11
D'abord, rappelons aux lecteurs de mes autres éludes sur M. Lipps,
expliquons à ceux qui ne les connaîtraient point, ce qui se cache sous
cette formule bien tudesquc et un peu bizarre : VEinfûlilunri. Ce mot,
composé de fûhlen, sentir, et ein (herein, hinein), dans dedans, et se
conjuguant à l'état de verbe (sich einfûhlen) avec le pronom mar-
quant la forme réfléchie, ce mot existait déjà dans l'esthétique alle-
mande depuis 'Vischer et Lotze; de même qu'il a existé, du moins
depuis les romantiques contemporains de Novalis, dans la langue
littéraire. Nous constaterons même plus tard l'équivoque, la déviation
de sa propre pensée, au prix desquels M. Lipps a acheté le dangereux
avantage de se servir d'une expression toute faite pour une idée nou-
velle, sich einfiihlen, se transporter par le sentiment (la forme rélléchie
possède un sens d'activité que la langue française n'attribue pas à
se sentir, et qu'on ne peut rendre qu'à l'aide d'un verbe comme, trans-
porter, projeter, entrer). Sich einfûhlen dans quelque chose ou dans
quelqu'un, a dans le langage ordinaire allemand le sens de se mettre
à la place de quelquun, de s imaginer, de ressentir les sentiments de
quelqu'un : c'est le préliminaire de la sympathie, mais dans ce pre-
mier stade, 1 attention se porte entièrement sur le sentiment qu'on
attribue à l'autre, et non point sur l'imitation de ce sentiment reconnu
ou supposé qui est l'acte de sympathiser (allemand mitfiihlon;.
C'est ce sens qu'on a parlé, même avant Vischer, Fechner et Lotze,
de a'einfïihlen dans la vie, le mouvement, d'un animal ou d'une plante :
Mais en seme/(a?it ainsi à la place d'une branche d'arbre balancée au
soleil irexemple. devenu célèbre, estprisdans le Mirro.-^romosdc Lotze),
il était évident que les sentiments auxfiuels on participait étaient des
1. Revue philosophique, 1902; Quarlerly fierieu-, 1905.
616 UEVUE PHILOSOPHIQUE
sentiments que la branche d'arbre ne ressentait point; c'étaient les
sentiments que nous aurions eu non pas en devenant branche mais en
transportant dans la branche notre propre nature Iiumaine. Cette
constatation est le point de départ de la théorie de VEinfûhlen de Lipps
ou plus exactement, c'est le point de conjonction entre sa façon d'em-
ploj^er le verbe Einfûhlen et le sens usuel de ce mode. Lorsqu'on met
à la place de quelqu'un cette place, c'est-à-dire les sentiments que l'ont
naître telle ou telle circonstance, ce sont des sentiments connus
directement de nous, éprouvés par nous dans notre passé; et que
nous attribuons, pour une raison quelconque (il sera nécessaire de
revenir sur ce point) à un autre que nous : Que cet autre soit, plus ou
moins littéralement, notre semblable, que ce soit la perception d'une
ressemblance qui nous suggère cette attribution, et qu'enfin cette
attribution des données directes de notre expérience se rencontre avec
la réalité des faits; ou bien que la personne, la chose, à laquelle nous
attribuons nos propres états, soit plus ou moins dissemblable de
nous et incapable de ressentir ce que nous ressentirions à sa place, et
que l'attribution de notre expérience ne réponde nullement à la réalité ;
bref, qu'il s'agisse d'un fait vérifiable ou d'une analogie partielle
exploitée par notre imagination, cet acte préliminaire de toute
sympathie (dans le sens littéral du mot) repose sur le réveil d'images
subjectives dues à notre expérience intime, et emmagasinées à l'état
plus ou moins abstrait, dans ce que nous appelons notre mémoire. Il
importe d'insister sur ce fait psychologique élémentaire, car il explique
la nature essentielle de tout mouvement sympathique; et, ce qui nous
occupe en ce moment, de tout ce que la langue allemande avant ou
avec M. Lipps, entend sous le moid' Einfûhlung. Car les états attribués
par nous à la personne ou la chose dont nous prenons connaissance,
les états que nous croyons reconnaître en elle, étant nos états à
nous, le réveil de ces états passés sera accompagné en nous par des
phénomènes de satisfaction ou de dissatisfaction dont l'intensité
répondra à la vivacité plus ou moins grande de ce réveil mémorial, et
à la présence ou l'absence d'autres états capables de corroborer ou
d'enrayer ce réveil. Nous sentons le plaisir ou le déplaisir de l'état
subjectif que nous reconnaissons ou que nous ipiaginons, parce que
cet état subjectif a éié le nôtre et redevient le nôtre lorsque nous l'attri-
buons, r.î d'autres termes : tout phénomène subjectif, émotion, senti-
ment, étal de bien-être ou de malaise, etc., ne peut être connu que
directement et en tant que donnée de notre expérience intime; dès
lors, ce que nous prenons pour l'aperception de son existence en
dehors de nous, n'est que la conscience de sa reviviscence forte ou
faible en nous. Répélons-Ie : rEinfàhlung, c'est-à-dire l'attribution de
nos états au non-moi, est accompagnée de satisfaction ou de dissatis-
faction parce qu'elle se passe en nous. Or, il existe une catégorie de
cette attribution de nos états au non-moi, qui se spécialise par le fait
que ce non-moi n'esl point susceptible des états que nous lui attribuons.
VERNON LEE — IV SYMPATHIE KSTHÉriQL'E
617
Je fais allusion à ralliiitiilioii (k- luouvemcnts, d'états moteurs et
même d'inluilioiis de vulitiuii, d'efTort. bref de caractère et de sensi-
lité aux formes visibles et stables. Qu'on me permette un exemple,
qui est aussi une citation du premier livre de M. Lipps.
€ L'a?>aci«s ilori(iue s'élari^'il en comparaison avec la colonne, et
sendjle par conséquent céder à la i)ression de lenlablement et s'élargit
en fléchissant. Mais tout en cédant ainsi il se concentre vigoureuse-
ment fasst sich zughicli KraftvoU Zusammen) et tient tète {belianplet
sic/i) contre cette action du poids superposé. C'est ainsi (ju'il constitue
l'inlermédiaip' capable de résistance entre la poussée verticale de la
colonne et le poids de la toiture concentré dans l'architrave. »
Mais, objective le lecteur voilà simplement la description du jeu dps
forces mécaniques tel qu'il se produit dans l'ordre Dorique. Ce jeu de
force> nous est sans doute bien connu, et spécialement vis-à-vis d'un
édilice d'ordre Dorique. Mais où se produit ce jeu de furces'l tst-ce
dans la pierre dont se compose l'édifice matériel? Cette pierre a des
qualités de pesanteur et de cohésion, et ces qualités ont des limites :
la pesanteur de la partie superposée pourra, dans de certaines positions,
surpasser la cohésion de la partie inférieure; alors celle-ci se fendra,
et Tédilice pourra même sécrouler. Mais la pierre ne pourra ni pluijer,
ni se concentrer vigoureusement, ni tenir tête contre une activité.
La pierre ne connaît ni poussée, ni résistance. En nous servant de ces
expressions nous cédons à l'habitude, au besoin, d'ai)pli<iuer les modes
de notre existence pour nous rendre compte du monde extérieur. Celte
tendance de noire esprit, notons-la en passant, car elle nous servira
de 111 conducteur dans les replis souvent obscurs de notre sujet. Bref,
lorsque nous appliquons à des édifices ou à leurs détails des termes
tels que se dresser, s élancer, s'ètundrc, s'élargir, se resserrer, etc., il
est évident que ce n'est pas à leur partie matérielle, pierre, brique ou
bois, que nous faisons allusion, mais à leur forme. Continuons nos
exemples, empruntés au premier livre de M. Lipps.
« La colonne entière, après s'ôlre élargie à sa base pour sadapter au
sol, se concentre dans son fût pour monter verticalement avec une
concentration d'énergie, une rapidité, et une sécurité correspondant
à cette concentration. » Nous comprenons parfaitement le sens de ces
mots, et, pour peu que nous ayons la mémoire visuelle et l'habitude
de l'arcliitecture, ils nous procureront la vision iidérieure des formes
en question. Tout cela rentre dans nos habitudes quotidiennes, et na
rien de nouveau. Mais demandons-nous en quel sens une forme archi-
tectonique, c'est-à-dire un ensemble donné de lignes et de plans,
peut accomplir des actions que nous avons reconnues impossibles
dans la pierre, la brique, enfin dans la matière en qui cette forme
nous est présentée?
11 nous faudra convenir que la forme visible^ construite en pierre,
ou simplement dessinée sur papier, est, elle aussi, incapable d'action,
à moins que nous donnions un sens littéral et inexact à l'expression
6d8 REVUE PHILOSOPIIIUUE
« agir sur nos perceptions ». La forme existe; elle n'agit point; ce
sont nos facultés au contraire qui agissent en nous fournissant les
rapports constituant cette forme. Ainsi plus nous analysons, plus
nous reconnaissons la présence d'activité de notre part, l'absence
d'activité de la part de la forme.
De plus Vactivité se déploie dans le temps et se décompose en
moments successifs; et en parlant de la colonne, c'est-à-dire la forme
de la colonne, en termes d'activité, nous en avons parlé aussi en
termes de temps; nous en sommes venus jusqu'à attribuer à cette
colonne, à cette forme immobile, dont toutes les parties coexistent
sans changement, des modes de mouvement, de la rapidité et de la
sécurité dans une action qu'elle est censée accomplir; et cette action
nous l'avons subdivisée en moments successifs!
Que s'est-il passé, et que signifie cette suite de mensonges univer-
sellement acceptée dans notre langage même le plus exact?
Cela signifie notre inhabilité de penser autrement qu'en termes de
notre propre expérience; l'inhabilité à nous rendre compte du non-
moi sinon par des données de notre conscience : succession, mouve-
ment, activité, et leurs modalités diverses. L'existence temporelle
attribuée à cette forme n'existant que dans l'espace, c'est notre exis-
tence dans le temps; la suite de moments attribuée aux qualités
coexistantes de cette forme, c'est la suite dans nos impressions; le
mouvement, la rapidité, la sécurité, appartiennent non pas à la forme,
mais à notre prise de possession de cette forme; et l'activité dont
nous parlons, c'est la nôtre.
« Le caractère sérieux ou gai d'un rythme » — dit M. Lipps (Raum-
aesthetik) — « l'ampleur, la gravité, le caractère reposant... des
sons musicaux; la profondeur, la chaleur ou la froideur d'un coloris;
voilà des qualités n'appartenant point au rythme, aux sons ou aux
couleurs perçus; en d'autres termes, voilà des cjualités qui n'existent
point dans ces contenus de notre conscience pris en eux-mêmes. Je
n'écoute pas le caractère sérieux ou gai lorsque je prête l'oreille à
une suite de syllabes accentuées ou inaccentuées; je n'entends pas
non plus la pauvreté, la plénitude, l'ampleur et le repos, en écoutant
un son; je ne vois pas la profondeur, la chaleur ou la froideur en
voyant la couleur. Ces mots expinment la façon dont s'émeut ma sen-
sibilité intérieure au moment de percevoir les sons et les couleurs;
ces mots désignent le caractère affectif du processus perceptuel ».
Or à ce processus simplement perceptuel, il s'associe le plus sou-
vent, un processus explicatif : l'aperception complète d'une chose
renferme des actes de comparaison non seulement entre les sensa-
tions élémentaires produites par cette chose, mais aussi des actes de
référence de nos impressions actuelles à des impressions passées;
se rendre compte d'une existence ou d'une qualité, c'est la relier avec
d'autres existences et d'autres qualités : c'est une intégration de
l'aperception nouvelle dans une synthèse préalable.
VERNON LEE- — I A SYMPATHIE ESTHKTIUl K 619
L'aporccption d'une forme renferme donc, autour du noyau de
sim|)les sensations, la conscience du iirocessus psycliique, du mode
plus ou moins facile, plus ou moins continu, r<''p:ulier ou «énergique,
de ce processus psychique; cl dès lors, comme le fait observer
M. Lipps, la conscience du caractère alTectif de ce processus. Mais
Taperception d'une forme renferme en outre la référence de notre
processus psychique i^i d'autres processus : nous inté^'rons la syn-
thèse de nos activités actuelles dans une synthèse déjà connue et
analogue; et notre conscience de faire eflort, de ployer ou de se
redresser, de céder ou de i-ésister à la pesanteur, de nous équilibrer,
de nous diriger en hauteur, en profondeur ou en largeur, se com-
plique de l'expérience antérieure d'états ressemblants, et s'enrichit
des concomitances spéciales à cette expérience. Ainsi, lorsque deux
lignes se rencontrent, les modes d'activité dont nous avons con-
science dans 1 aperception plus ou moins rapide, facile et continue de
leurs rapports, se compliquent des modes d'activité dont nous avons
eu conscience à l'occasion d'une rencontre semblable entre notre
corps et des corps étrangers : nous expliipions donc les rapports de
ces lignes dans l'espace en termes de mouvements dans le temps,
nous leurattribuons non seulement l'équilibre, la direcliiMi, une vitesse,
un temps, un rythme, une énergie, mais une poussée, une ri'sistance,
un sentiment et un caractère. Bref, en apercevant la forme consti-
tuée par des lignes et des plans, c'est-à-dire en portant noire atten-
tion successivement sur leurs différentes parties, en les mesurant,
les comparant, les rapportant l'une à l'autre; en les rapportant dans
leurs détails et leur totalité à nos expériences antérieures, nous tra-
versons un incident ou un drame, et cet incident ou ce drame, ne
pouvant le localiser en nous-mêmes, faute de t signes locaux » atta-
ches à ces états, nous le projetons dans la forme sur laquelle se con-
centre en ce moment un si grand nombre de nos énergies.
Mais, puisque tout cet incident, tout ce drame se passe en nous,
puisqu'il consiste dans le réveil d'activités et d'exi)ériences emma-
gasinés en nous-mêmes, il ne peut nous être indifférent, il est sujet
à l'alternative plaisir-déplaisir qui accompagne toute la conscience
de nos activités. Voilà pourquoi une forme sur laquelle nous rappor-
tons notre attention suscitera en nous un élat plus ou moins net de
satisfaction ou de dissatisfaction. Cet élat i)roduira une t(Mi(lance, un
acte même pour le prolonger ou l'abréger, selon qu'il est agréable
ou désagréable; et cette tendance, cet acte rappelleront notre atten-
tion sur nous-mêmes. A la formule objective et passive «« celte
forme est belle » — se joindra la formule subjective et active —
« j'aimr' (c'est-à-dire je cherche à continuer en rapport avec) cette
forme ».
'Voilà, il me semble, l'analyse, la descrijjtion, du processus que
M. Lipps a signal» comme faisant le fonds de tout phénomène de
préférence ou d'aversion à l'égard des formes visibles, de tout phéno-
620 REVUE PHILOSOPHIQUE
mène esthétique. Et c'est à ce processus que M. Lipps a appliqué le
terme, déjà usité dans sa langue, d'Einfûhlung.
III
L'expression « acsthetische Einfûhlung » avait l'avantage de relier
au phénomène psychologique d'une certaine complexité et d'un genre
peu étudié, à des faits d'observation journalière. Mais cet avantage
est racheté par le rappel sur cette idée nouvelle et scientifique des
connotations d'une expression ayant servi dans d'autres circonstances.
UEinfûlilung est devenue plus acceptable grâce à son nom; mais
elle n'est pas restée la même. Le verbe « sich einfûhlen » littérale-
ment pénétrer par le sentiment dans quelque chose ou quelqu'un,
implique par son mode réfléchi, l'idée d'un moi qui entre dans le
non-moi; et cette implication, Tesprit de M. Lipps semble l'avoir
subi. Admise d'une façon toute conventionnelle dans son premier livre
sur l'esthétique des formes spatiales, cette idée latente dans le mot
Einfûlhung a grandi avec les développements de l'hypothèse dans
les deux volumes sur l'esthétique en général dont le second nous
occupe en ce moment. Le moi grammatical impliqué dans la forme
du verbe, est devenu peu à peu un moi métaphysique ayant une
nature, une unité. M. Lipps en est arrivé à parler couramment de la
projection de notre moi dans l'objet ou la forme vue : ich fûhle mich
ein, répète-t-il à tout propos; et cet ich, ce moi, devenant de plus en
plus personnel, finit presque par participer aux conditions qu'il a
créées dans le non-moi et à en ressentir le contre-coup comme un
enfant chercherait à imiter les mouvements de l'ombre projetée par
lui-même.
Suis-je injuste en attribuant à M. Lipps un peu de mythologie
métaphysique? Certes, à beaucoup de moments, surtout lorsqu'il se
borne aux problèmes des formes élémentaires qu'il a étudié si magis-
tralement, M. Lipps conçoit VEinfiXhlung, et l'explique à beaucoup
de reprises, comme phénomène psychologique de reviviscence et de
projection de nos états passés. Mais, ainsi qu'il se passe pour toute
mythologie, les instants, si j'ose m'exprimer ainsi, mythologiques
sont à l'état intermittent : on croit et on ne croit pas; avec le résultat
de laisser une impression incertaine, confuse, où flottent des 23euN
être fâcheux.
« Tout ce que nous apercevons dans le monde inanimé lin der unbe-
seelten Welt », dit M. Lipps (p. 399 et suiv.), n'est que simple èti-e et
devenir. Mais cet être et ce devenir, nous l'apercevons et nous nous
en rendons compte (nehmen wir wahr und fassen es anf), c'est-à-dire
que nous le faisons nôtre par un procédé intellectuel. Mais, continue
M. Lipps, « en tant que nous faisons ceci, nous remplissons les phéno-
VERNON LEE. — I-A SYMI'ATIIIK KSTIII'TIQLE 6:21
mènes aperçus avec notre aclivilé, avec nolic vie, noire force, bref
avec noiis-iïiêmes ».
("elle ritalinii csl un exemple dr r»-mpit'teineiil graduel sur des
vt-rilés t'vidcnlt's d'une asserlion deinandaul à iHre soumise ù un con-
trôle ri^'oureux. Certes, en nous rendant cumple d'un phénomène,
nous lui appliiiuons des données de notre expérience. Dans les cas
prévus par M. Lipps, nous allriliuons ù ce plién<inuii<' des modes
modrs emi)ruutés à nos aclivilés; activités (jui nous sont connues
par< e quelles sont les nôtres. Mais entre ultribuer des nmdea de
notre activité, attribuer des activités nous appartenant, et attribuer
)io/re activité, il y a une dilïérence dont il faut tenir compte. En effet,
ayant transformé ratlribiition d'activités (jue nous connaissons en
tant (jut- nôtres en pi'ojcclion île noire activité, M. Lipps, continuant
à prendre la partie pour le tout, transforme notre activité en 7io/re fie,
notre force, pour terminer ce crescendo par une dernière transforma-
tion : notre vie, notre force devient « nous-mêmes » uns selbti. Dira-
ton que ce ne sont là que des lacions de parler, et qu'il ne faut pas
s'acharnei' sur des expressions? C'est que chez les penseurs abstraits,
les définisseu7-s, comme M. Lipps, la façon de parler, l'expression,
devient elle-même sujette à l'analyse et qu'on en tire des déductions.
Parler iValtrUntor aux phénomi-nes des activités ou plntût (b-s modes
d'activité, cesl se borner aux données de l'observation psycliolof,'i<|ue :
nous nous rendons compte d'avoir des modes d'activité et d'interpréter
les phénomènes extérieurs en termes de ces modes. Mais parler de
projeter nous-mêmes dans des phénomènes extérieurs, c'est pos-
tuler d'abord l'unité, l'entité d'un moi; c'est aussi formuler un fait
psychologique (jui ne s'accorde point avec les données de notre con-
science. On serait en droit de demander d'abord de quelle façon le
moi, en admettant son existence littérale, pourrait se dépouiller du
caractère subjectif, intérieur, qui lui est [jruprc pour se revêtir du
caractère objectif et extérieur du non-moi dans leiiuel il est censé être
entré? Même en laissant de côté cette difliculté à lallure un peu théo-
logique, oserail-on afiirmer que l'expérience intime nous fournit des
exemples d'un tel transfert du moi dans le îion -?7ioi?Que le sentiment
du moi s'allie au sens de l'elVorl, plusieurs psychologistes l'ont
aflirmé: (jue le sentiment du moi s'évanouisse dans les instants de
grande « absorption » dans une activité quelconque, le langage popu-
laire semblerait l'indiquer; tout ce «[u'ou pont afiirmer c'est <pie
lorsque l'attention se conceidi-e sur un objet en dehors de nous, cette
attention s'occupe proportioiniellement peu de ce qui se passe en
nous-mème. Mais qu'une telle absorption dans le non-moi, un tel
évanouissement du sentiment du moi et de ses fonctions soit inévi-
table dans le phénomène de VEinfûhlung, voilà une assertion dépas-
sant rexpérieiice psychologique, et se lieurtant nu'me, dans certains
cas, aux données île cette expérience. Expliquer le plaisir ou le
déplaisir accompagnant laperception de telle ou telle forme par l'en-
6:22 REVUE PHILOSOPHIQUE
trée de notre moi dans cette forme, voilà une analogie avec des phé-
nomènes concrets, une façon de penser métaphorique séduisante
pour des esprits plus littéraires que philosophiques, mais à laquelle
M. Lipps ne devrait pas prêter son appui en se servant d'expressions
aussi inexactes que pittoresques. Et nous sommes loin de supposer
que M. Lipps ait pu lui-même donner dans ce piège métaphorique.
Mais le moi d'Ei)ifûiïlung conduit directement à ce guet-apens, et
rend plus difficile à suivre le processus réel qui se cache sous cette
expression. Ce i^rocessus, c'est celui que nous avons décrit dans nos
premières pages : le processus de l'interprétation des formes visibles
en termes de nos propres activités, de même que nous interprétons
toutes les données extérieures en termes de notre expérience, pro-
cessus qui implique une reviviscence plus ou moins nette d'états
moteurs antérieurs, et dès lors des possibilités de jouissance ou de
déplaisir se rattachant à ces états.
M. Lipps n'explique-t-il pas la satisfaction et la dissatisfaction
esthétiques parce même procédé? Sans doute, puisque c'est M. Lipps,
qui, le premier a indiqué le phénomène de VEhilûhliing, et que le
procédé que nous venons de décrire se cache sous ce phénomène de
ÏEinfûhlung. J'ai dit qu'il s'y cache : et en parlant ainsi, j'ai exprimé
à la fois mon adhésion aux idées de M. Lipps et ma divergence avec
elles. En effet, le simple procédé d'attribution de certaines de nos
activités d'interprétation par certains faits de notre expérience, se
dégage quelquefois dans la pensée et dans les paroles de M. Lipps;
mais il s'y dissimule aussi à d'autres irritants. 11 est clair et net alors
qu'il parle de « la pulsation de la vie intérieure que j'éprouve en péné-
trant par la vue dans l'œuvre d'art, la pulsation qui, pour cette raison
même semble appartenir à l'œuvre d'art et être la pulsation de la vie
intérieure de celle-ci », et lorsqu'il identifie le plaisir de ÏEinfûhlung
avec le plaisir « de mon expansion et de ma concentration intérieure,
que j'accomplis (au der ganzen inneren Bewegung, die ich vollziehe),
lorsque je suis les formes (architectoniques) en les contemplant ».
Mais si le procédé psychologique se dégage nettement dans ces mots,
ne s'obscurcit-il pas dans la phrase suivante? « Le moi qui reste dans
cette contemplation esthétique, est un moi super-individuel, dans le
même sens que sont supers-individuels les moi scientifiques et éthi-
ques. Le moi vit dans la chose contemplée (es lebt in der betrachteten
Sache). »
Ne serait-il pas plus conforme aux faits de dire que la chose con-
templée vit dans l'esprit qui contemple? Et ne semble-t-il pas qu'on
entrevoie ici dans l'esprit de M. Lipps l'idée obscure d'un moi homo-
gène, discret et presque matériel, se déplaçant de la réalité (conçue
en quelque sorte comme espace dimensionnel) pour s'installer dans
« l'œuvre d'art », pour participer à la vie de celle-ci et s'isoler de la
sienne, à la façon de la retraite quarésimale d'un dévot fuyant le
monde et se purifiant par la participation à la vie d'un couvent?
VERNON LEE. - LA SYMPATIIIH r.STIlfîIQLE 623
Cette métaphore ne serait pas inapplicable, mais ello ferait oublier
qur le moi n'est pas une entité discrète, un personnage pouvant
entrt-r et sortir U sa truise d'un milimi ambiant, mais un groupement
de phénomèn.'s subjectifs, ou plulùl, un senlimcnt d'ordre spécial
présent d'une l'ac^on intermittente dans la conscience. Kt cette méta-
phore ferait oublier aussi que * œuvre d'art » est le nom donné tantôt
à un objt;t existant en dehors de nous, tantôt à l'image (jnc nons nous
en faisons et à l'état intérieur accompagnant lapcrceplion de cet
objet. Oi- ce n'est qnen ce dernier sens que l'œuvre d'art possède une
vie à laquelle nous puissions participer; et toute la part de vérité
qu'il y a dans l'hypothèse de ÏEinfûhlunrj se rapporte à l'existence
subjective de l'o-uvre d'art, c'est-ù-dire à l'idée que nous nous en
faisons, idée composée en partie de nos expériences de vie et d'acti-
vité; j'oserai préciser davantage, composée en partie des expériences
de mouvements de notre corps.
C'est cette dernière possibilité dont M. Lipps ne veut absolument
pas entendre parler, et ù laquelle M. Lipps semble constamment
préoccupé à fermer toutes les avances. On pourrait presque croire
que c'est la répugnance à admettre la participation du corps dans le
phénomène de VEinfûhlung esthétique qui a poussé M. Lipps l'i faire
de l'esthétique de plus en plus al)slraito, a jiriori, et métaphysique.
Cette préoccupation de sauvegarder la pureté spirituelle du phéno-
mène de VEinfllItUing par l'entremise d'un moi équivalent à une
entité immatérielle, ne semble pas avoir existé du temps où il écrivit
son premier et son plus beau livre d'esthétique, l'admirable liaum-
aesllu'lili. Prenant son point de départ dans les phénomènes si
connus mais si mal étudiés de ce que nous appelons incorrectement
les t illusions optiques », phénomènes consistant à fausser les pro-
portions réelles de formes géométriques parce que nous portons sur
elles un jugement tiré de notre expérience, M. Lipps s'était mis à
examiner, avec une sagacité géniale, les idées (dont le langage cou-
rant conserve l'empreinte) d'activité, d'existence temporelle, voire
même de mouvement, qui surgissent dans notre conscience à sa vue
de lignes et de plans qui (pour nous servir de ce vocabulaire lui-
même la preuve de l'existence du phénomène en question; s,' roncon-
trenl et .•^'nni-^senl pour constiliu'r ce que nous appelons des formes.
De cette étude est sortie sinon l'idée, du moins la démonstration
empirique aussi bien que logique du processus auquel M. Lipps a
donné le nom à la fois commode et dangereux iVKiitfûldunij.
« Toute forme spatiale unidée >, écrivait-il dans son premier livre
sur l'esthétique ; l!aumacstlietih, p. -219), t possède pour nos re|>résen-
talions une tendance vers Veffel spécial qui nons semble se produire
à un point quelconque de son existence. La forme possède cette ten-
dance dans sa totalité et avant, aussi bien qu'après, le point où cet
elTet se réalise. De là une illusion optique d'un genre particulier. » —
Pourquoi? parce que iRaumaesthetik, p. 304) « nous voyons, pour
624 REVUE PHILOSOPHIQUE
ainsi dire, ce que nous nous attendons à voir, parce que nous sommes
dans cette attente et parce que la réalité ne la contrecarre pas ». —
Ainsi [Raumaesthetih, p. 337) « il est impossible que nous ne pen-
sions pas que l'élargissement implique nécessairement un ralentisse-
ment du mouvement vertical, et que, vice versa, le rétrécissement en
sens horizontal nMmplique pas une accélération du mouvement ver-
tical ». — De même {Raumaesthetik, p. 260), « une pierre reposant sur
uïïe autre ne tombe pas...; ce fait réveille en nous la représentation
d'une contre-tendance, que nous attribuons au support de la pierre.
Ou, plus correctement, et lorsque yious analysons ce qui se jiâsse
effectivement, la contre-tendance n'est que la négation de notre
attente de voir tomber cette pierre ».
Demandons-nous de nouveau pourquoi il en serait ainsi"? La Raum-
aesthetik (p. 35) nous donne la réponse que voici : « La vie quoti-
dienne démontre que nous sommes guidés par des expériences
d'ordre mécanique aussi bien dans la pratique que dans nos juge-
ments, sans que nous ayons un souvenir conscient du contenu de
ces expériences. Il est donc certain que les expériences mécaniques
passées agissent inconsciemment en nous... Lorsque les expériences
passées appartenant à la même catégorie deviennent assez nom-
breuses, elles se condensent en nous pour devenir une Loi. Et une
fois condensées en une loi, ces expériences passées n'agissent plus
en nous séparément mais seulement réunies ainsi dans cette loi qui
est la réalisation de ce qu'elles possèdent d'éléments communs. Et,
de même que nous n'avons pas conscience de l'expérience passée
prise séparément, il n'est point nécessaire que nous ayons conscience
de cette Loi. Quoique cette loi n'ait aucune existence intrinsèque et
isolée, néanmoins elle agit en nous comme si elle existait effectivement.
Elle agit en nous; c'est-à-dire que iious lui soumettons les cas isolés...
Et non pas seulement les cas pareils à ceux dont nous avons fait
l'expérience dans notre passé, mais aussi des cas nouveaux et variés,
pourvu toujours que ces cas nouveaux tombent sous cette même loi... »
La dernière partie de cette chaîne d'explication est peut-être
exprimée en termes un peu trop généraux, mais le lecteur se rendra
compte que dans tous les passages que nous venons maintenant de
citer, M. Lipps fait de la psychologie basée sur- l'observation, et non
point de la métaphysique contenant des a priori. Dans tout ceci il
n'est point question d'un moi entrant dans la chose vue pour s'y
laisser émouvoir par les activités émanant de ce même moi. L'Em-
fiXhlung, puisque M. Lipps se servait déjà de ce nom, dépend de la
condensation d'expériences mécaniques passées agissant dans le
présent comme loi effective, c'est-à-dire, traduit en termes de psycho-
logie moderne, de résidus d'états moteurs ayant perdu par la répéti.
tion les marques de leur provenance et de leur environnement; et les
activités que nous attribuons aux formes aperçues sont des activités
devenues pour ainsi dire abstraites et se réveillant sans reviviscence
VERNON LEE. — LA SYMPATHIE ESTHÉTIQUE 625
de dolîiils, de la mt^mc manirre (juc ces autres rlal.s revécus à l'ab-
strait et qui fout le sujet de Ihypothèse de M. Uiijol sur l;i mémoire
affective.
« Lorsque la réalité ne la contrecarre pas, notre attente de voir se
vérifie parro (pit' nous avons cette attente », dit M. Lipps; phrase
quoii pourrait «xprinier, sans rien y ajouter ni retrancher,* un état
actif ou alTectif se reproduit en nous lorsque cet état nous a été sug-
géré et que rien ne suscite d'autres étals actifs ou affectifs de nature
opposée et par conséquent inhihitoire ».
Dans la théorie de VFAnfiXJilanQ ainsi formulée dans le pi-eniicr
livre lie M. Lipps, il n'y avait donc rien qui ne pùl être accepté par la
psychologie empirique; rien à quoi je ne pusse souscrire lorsque
j'écrivis mes études sur la Raumaesthelik, rien dont les pages magis-
trales d"un psychologue expérimental, M. Hugo Miinsterberg (Prin-
ciples of Arl Educiiliou, New- York, lOUiij ne fussent une amplifica-
tion en termes plus précis.
Malheureusement il semblerait que, à ce point, la pensée de
M. Lipps se fût arrêtée sur le chemin sur lequel elle était engagée,
et déviée dans une direction qui est celle de la vieille esthétique
métaphysique abstraite et même à priorislique. M. Lipps se heurta
à des opinions qui venaient à la rencontre de la sienne, et dont il
s'offusqua. Un autre esthéticien allemand des plus distingués, M. Karl
Groos iSpiele cler Memchen et /Esthelik), parlant de l'examen du
soi-disant < instinct du jeu », exemplifié dans les jeux de lenfance,
et s'appuyanl sur des observations introspcclives, formula, au moment
même où paraissait le premier livre de M. Lipps (auquel il emprunta
une page) une explication du plaisir et du déplaisir esthétique basée
sur un phénomène qu'il nomma « imilalion intérieure ». Cette imita-
tion intérieure, que .M. Groos, esprit observateur plutôt que systé-
matique, ne crut point définir très exactement, répondait h peu près à
V Einfïihlunrj de M. Lipps. Mais elle en différait en ce que Vimilation
intérieure, phénomène connu à M. Groos grâce à des observations
introspectives, contenait un élément très nettement défini non seule-
ment (Vétats )itoteur.->, mais de sensations motrices, semblables à
celui que Fechner avait découvert en lui-même à la vue d'un assaut
d'escrime et d'une partie de billard, et à celles dont .M. Stricker,
réfuté en cela par M. Gilbert rJallet, faisait consister la mémoire audi-
tive.
L'existence dans l'imitation intérieure, telle du moins qu'elle fut
d'abord formulée par M. Groos, de cet élément de sensations motrices^
rallachait cette hypothèse aux idées de .M.M. Lange et James sur le
rôle des sensations organiques dans les états affectifs, et pormellait,
en même temps, d'expliijuer une partie au moins du plaisir esthé-
tique par des conditions organiques favorables à la vie. L'alliance
ainsi olTerte avec de telles idées, répugnantes à l'esthétique tout
abstraite sinon toute spiritualiste de M. Lipps, a dû produire chez
TOME LXIV. — 1907. 40
626 REVUE PHILOSOPHIQUE
celui-ci un mouvement de recul. 11 semblerait y avoir eu plus encore;
et ici force m'est de parler de moi-même et d'un travail auquel j'ai
collaboré et qui a été publié en 1897, sous le titre de Beaiity and
uglinessK Ce travail, où j'avais donné un cadre psychologique aux
documents fournis par un observateur d'une finesse esthétique hors
ligne et d'une introspection suraiguë, M. Austruther-Thomson, con-
tenait, indépendamment de toute influence de M. L.ipps que nous ne
connaissions point encore, la découverte faite contemporainement
par lui, par M. Groos et par nous, de l'attribution d'activités, voire
même de mouvements aux formes visibles, et la mise en valeur de
ce fait comme explication principale du plaisir et du déplaisir causés
par la contemplation esthétique de ces formes. Jusqu'ici il semble-
rait que la coïncidence de nos idées avec celles de M. Lipps, qui
s'occupa de mon petit travail dans la Zeitschrift fur Psycho-
logie der Sinnesorgane, aurait dû le corroborer dans les idées for-
iBulées dans la Raumaesthetik. Mais, de même que dans le cas de
M. Groos, il s'unissait à ces ressemblances de nos idées avec celles
de M. Lipps, des tendances qui étaient faites pour lui déplaire.
Novice encore dans la psychologie, je m'étais ralliée avec un en-
thousiasme aveugle à l'hypothèse dite de Lange-James; qui plus est,
généralisant sur les observations introspectives fournies par mon
collaborateur, j'en avais tiré la conclusion tout à fait illégitime que
des phénomènes organiques aussi bien que des états moteurs locali-
sables accompagnent toujours dans la sous-conscience la perception
de la forme visible, et enfin que le plaisir ou le déplaisir esthétique
n'étaient que les noms donnés àdes retentissements organiques produits
par ces mouvements inconscients dans les appareils musculaire, cir-
culatoire et respiratoire, mouvements que l'aulo-observation de mon
collaborateur avait constatés dans sa propre personne comme accom-
pagnement de la perception visuelle très intense. De la partie théo-
rique de ce petit travail (la partie observation, due à mon collabora-
teur, eût demandé un contrôle par l'expérimentation et la méthode des
questionnaires) M. Lipps releva avec une netteté impitoyable tout ce
qu'il y avait de confus, de fantastique, d'illogique, de présomptueux
et d'insoutenable. Quoique injuste dans certains détails, cette critique
de M. Lipps me fut d'une utilité très grande dans mes travaux d'esthé-
tique. Elle l'eût été davantage si, avant d'en prendre connaissance,
l'étude de sa Raumaesthetik, dans laquelle je reconnus sur-le-champ
le fil conducteur à travers tout ce sujet, n'avait pas déjà fait passer
au crible toutes les idées que j'avais eues auparavant. Sans qu'il s'en
doutât, j'étais déjà le disciple enthousiaste de M. Lipps, et la semonce
qu'il m'infligea dans la Zeitschrift fur Psychologie der Sinnesorgane
n'en fut que plus sentie et plus efficace. Mais tandis que la critique de
mon travail m'avait été d'une si grande utilité, il semblerait qu'elle
\. Contemporary Review, oct.-nov. 1897.
VERNON LEE. — LA SYMPATHIE ESTIILTIQLE 627
eut sur l'esprit ilc M. Lipps un clfct moins désirable. Je trouve dans
un chapili'c {Krilischcr Exhurs) de son nouveau livre des allusions
à mon Heiuly and ngliness, même la citation d'une expression
anglaise dont je m'étais servie; en sorte que ce n'est point, je pense,
de la mégalomanie qui me fait envisager ce travail comme la pierre
d'achoppement cpii a dévié vers une esthétique tout aljslraite et à
l'allure spiritualiste, l'esprit de M. Lipps déjà mis en émoi par la
coïncitlence lâcheuse entre son EinfiXhlunrj et ïlmilation inlihieure
de M. Karl Groos. Ce chapitre de biographie littéraire est-il imagi-
naire, dû à l'importance que j'attache à mon propre travail? Il se
peut; mais je le présente néanmoins aux lecteurs de la Ueiue philo-
sophique parce qu'il peut servir de diagramme de l'évolution de
la pensée de M. Lipps. S'appuyant sur l'observation du fait psycho-
logique, analysant cas par cas les « illusions optiques » dont l'exis-
tence prouve l'attribution de notre expérience mécanique aux formes
géométriques, et comparant ces données élémentaires aux phéno-
mènes déjà si complexes de lallribution de nos activités et de nos
étals moteurs à l'architecture, M. Lipps a posé les assises sur les-
quelles s'élèvera l'esthétique scientifique de l'avenir. Mais, hostile à
toute ingérence de la psychophysiologie dans la psychologie, impa-
tient du fait isolé autant ((n'attaché à la formule générale, il a voulu
édifier à lui seul et par un procédé déductif un système complet d'es-
thétique dont chaque détail serait déduit d'un détail précédent et le
tout, dans sa totalité comme dans ses parties, serait logiquement
déduisible d'une seule prémisse : l'existence d'une EinfiXhlung esthé-
tique.
Je me suis attardée à distinguer VEinfiihlung envisagée comme
processus psychologique complexe et vérifiable, d'avec V EinfiXhlung
envisagée comme postulat élémentaire, comme raison suffisante, d'une
esthétique abstraite. Il importe de même, pour la mise en valeur
pratique des découvertes de M. Lipps, de fournir au lecteur de ces
trois volumes mal ordonnés, remplis de répétitions et qui plus est,
énormes, un fil conducteur consistant en une différenciation nette
entre les deux aspects de l'œuvre esthétique de M. Lipps. Il existe
un professeur Lipps qui a ouvert et continue à ouvrir (dans les cha-
pitres du nouveau volume ayant une affinité avec la Raumaesthetik)
un champ vaste et fructueux aux recherches esthétiques, ou, pour
mieux dire, un Lipps donnant, comme Darwin à la biologie, une
direction nouvelle à toute la pensée et à toute l'observation ayant
pour objet le Beau et l'Art. Mais il existe également un professeur
Lipps cherchant à emprisonner dans un système unique, dans des
formules abstraites, dans des définitions simplistes, ce sujet si
complexe, si rattaché à d'autres, enfin si profondément obscur; un
professeur Lipps qui, ayant délimité le sujet, défini les termes, pres-
crit la méthode et érigé le système, prétend renfermer tout travail
futur dans les limites d'une amplification, d'une exemplificalion, bref
628 REVUE PHILOSOPHIQUE
d'un commentaire du système presque tliéologique dont la première
page porte « au commencement fut YEinfûhlung » ; un professeur
Lipps qui traite d'iiérétique et de pervers tous ceux qui cherchent la
vérité par d'autres méthodes et dans d'autres prémisses; un professeur
Lipps surtout qui, à la plus mince allusion au parallélisme psycho-
physiologique, à la plus petite velléité de rattacher les phénomènes
du Beau à des états organiques et des sensations nous écrase d'un
mot : « tout cela n'a rien à voir avec l'Esthétique ».
Or c'est contre de telles prétentions qu'il s'agit de s'insurger. Il faut
étudier — et je voudrais que toute étude psychologique du Beau com-
mençât par cette étude — il faut étudier les hypothèses, les analyses,
les définitions de M. Lipps; plus on le fera avec amour mais avec
indépendance, plus on y trouvera d'idées justes et fécondes. Mais il
faut étudier M. Lipps pour le continuer et le corriger, j'ose m.ême
affirmer que ce ne sera que par un lent travail de correction, travail
oîi s'uniront toutes les méthodes et toutes les individualités, que les
richesses de la pensée de M. Lipps pourront être mises en valeur et
même convenablement appréciées.
11 faut, d'un côté, appliquer l'idée de YEinfûhlwag (après l'avoir
dépouillée de tout ce qui n'est pas purement psychologique, et après
lui avoir enlevé son nom intraduisible et ambigu) à toutes les branches
de l'art, à toutes les catégories de la forme, suivre l'exemple magistral
de M. Lipps dans ses études (nouveau volume) sur les formes élémen-
taires de l'architecture et de la céramique en ramenant les formes à
certains types représentant ces jeux de forces esthétiques. D'un côté
se fera donc la classification analytic|ue de ces schèmes élémentaires,
de ces éléments de toute forme visible, dont le calcul de M. Lipps
porte le nombre à 1G20; de l'autre, on procédera au dénombrement
statistique de ces différents schèmes esthétiques élémentaires dans
l'art de tous les siècles et de tous les temps; cette morphologie artis-
tique frayera le chemin à une étude des transformations de la forme,
laquelle constituera dans l'avenir la véritable histoire de l'art.
L'exemple de M. Lipps aura donc créé ce que j'appellerai Vesthétique
objective en mettant à la base de toute morphologie artistique le phé-
nomène de VEinfûhlung comme explication des préférences et des
répulsions dans le domaine de la forme; ou envisagé objectivement,
comme explication de la prédominance de certaines catégories de
forme et de la tendance à l'élimination des catégories esthétique-
ment opposées.
Il restera cependant une moitié des problèmes de l'esthétique.
VEinfûhlung n'explique pas tout dans le phénomène artistique : il y
a dans les rapports de la forme avec ce qu'elle représente ou suggère
tout un fouillis de problèmes psychologiques où le jugement, la recon-
naissance jouent le premier rôle. Il faudra mettre fin à la confusion
(existant parfois même chez M. Lipps) non seulement entre la forme
de Vohjet représenté, c'est-à-dire la structure anatomique, matérielle,
VERNON LEE. — 1-V SYMPATHIE ESTIIlÎTIQrK 629
efleclivc, cl la l\>niie o>illu'tique rcprésentanl c'est à-dire rappelant un
aspect de cet objet représenté. Il faudra môme empocher des confusions
aussi t'rossièies que celle laisant classitier parmi les problèmes plas-
tiques la question logique s'il faut mettre une couronne de hron/.e sur
une t«ne en marjjre, et (ce qui est pis encore) s'il est admissible de
coucher une iigure sur le socle qui en supporte une autre. Sur ce vaste
et obscur terrain des rapport de la forme esthétique avec l'idée de
l'objet qu'elle représente, l'hypothèse de VEinfûhlimg ne saura servir
de fd conducteur.
Il y a plus. Si nous envisagons l'esthétique comme partie intégrante
de la psychologie, ainsi que le fait avec raison M. Lipps, dont le livre
s'intitule « Psychologie du beau et de l'art », nous avons le droit, sinon
le devoir d'envisager le phénomène de VEinfûhbmg non plus comme
une cause explicative, mais aussi comme un effet demandant à être
e\-i)liqué. 11 ne sufdl pas deréi)él<'r que VEinfahlung est accompagnée
de plaisir ou de déplaisir selon que les « activités » mises en branle
sont agréables ou non. Nous avons le droit de demander (beaucoup
de savants le demandent d'une façon peu flatteuse pour l'art et le
beau!' quelle peut être l'utilité, et dès lors la raison du développe-
ment i)lutùt que l'élimination de cette mise enjeu d'activités ne pro-
duisant aucun résultat pratique, en d'autres termes quel avantage
l'individu et la race rapportent-ils de ce phénomène si singulier de
VEinfûhlung, et pourquoi les sensibilités esthétiques, n'aboutissant
apparemment à aucun avantage pratique, seraient-elles encouragées
par rinqilication d'un plaisir aussi vif, aussi volumineux et aussi
durable? En quoi cette Eint'ûldunj esthétique a-t-elle pu contribuer
à la survivance des individus et des espèces capables de s'y adonner?
Et ceci nous ramène, n'en déplaise à M. Lipps, à l'étude des phéno-
mènes concomitants du phénomène esthétique, à l'élude des retentis-
sements de VEinfûhlung sur l'état physique aussi bien que moral de
l'homme. Je désirerais donc soumettre, sinon à M. Lipps, du moins
à tous les disciples que je lui souhaite let que tous mes propres tra-
vaux s'efforceront de lui procurer), (juclques réllexions sur l'altitude
scientilique qu'il importe de prendre vis à vis de ces « sensations
organiques » dont M. Lipps nous invite à ne plus parler. Je commence
par déclarer qu'ici, comme en toute question de psychologie (ou autre) ,
il faut apprendre à définir et critiquer sa propre pensée, à ne pas se
laisser trahir par les mots; très vulgairement, savoir au juste ce que
l'on pense et de quoi l'on parle. Identifier le plaisir qu'on ressent à la
vue d'un tableau avec la sensation qu'on peut démêler (si tant est
qu'on puisse la démêler toujours) dans la tête, le thorax, le dos ou
n'importe où ailleurs, c'est évidemment ne pas savoir de quoi l'on
parle, ou parler, ainsi que j'ai pu le faire dans mon premier travail
sur ces questions, sans avoir précisé sa pensée. Faut-il pour celte
raison s'interdire tout examen des phénomènes musculaires ou orga-
niques, des conditions d'exaltation ou de dépression physique qu'on
630 BEVUE PHILOSOPHIQUE
a eu lieu de constater en soi aux instants de contemplation esthétique?
Non certes. Ce n'est qu'en tenant compte de ces faits qu'on pouri^a
en déterminer le rapport avec les états esthétiques, ou bien l'absence
de tout rapport. Ces sensations musculaires ou organiques, dont
M. Lipps ne nie point l'existence, sont-elles de simples répercussions
dues aux activités que nous venons d'attribuer aux formes visibles?
Sont-elles l'indice, le signe local, de processus nerveux faisant globe
avec le substratum physique de ces activités revécues par nous avant
d'être ainsi attribuées au non-moi ? Sont-elles, ainsi que semble le penser
M. Karl Groos ', l'accompagnement dénotant l'activité esthétique la
plus développée et réagissant pour redoubler cette même activité?
Sont-elles au contraire, comme sembleraient l'être les sensations
laryngeales et glottiques des auditifs imparfaits, le fait d'une sensibi-
lité esthétique rudimentaire cherchant à se renforcer d'un second
appel à l'attention? Chacune de ces possibilités mériterait d'être
étudiée; le résultat de cette étude jetterait beaucoup de lumière sur
le mécanisme psychophysiologique de V Einfûlilung , et, dès lors,
sur la nature psychologique et la raison d'être évolutionnelle de ce
phénomène si singulier. Elle pourrait ainsi éclairer un point resté
obscur dans l'explication toute psychique de VEinfûhlung, c'est-à-dire
la provenance, dans le groupe de qualités attribuées par nous aux
formes visibles, des qualités de pesanteur et de direction; qualités
qui sembleraient, comme la chaleur et la froideur attribuées selon
M. Lipps aux couleurs, exiger de notre part la coopération d'états
nettement sensoriels et musculaires avec les états purement abstraits
et pour ainsi dire spirituels, d'activité, d'effort et de résistance dont
M. Lipps fait consister la synthèse subjective projetée par nous dans
la forme objective. Enfin, l'examen des états de bien-être ou de malaise
physique plus ou moins nettement localisable dont certains sujets se
rendent compte pendant la contemplation esthétique, pourrait laisser
deviner la nature de l'avantage direct ou indirect pour la race grâce
auquel la faculté esthétique a pu se développer au lieu de s'étioler; et
la raison, vis-à-vis de l'idée transformiste, du plaisir attaché à des
activités dont l'utilité pratique nous est actuellement cachée. Le phé-
nomène esthétique se complique, même s'il ne dépend point des
phénomènes de la mémoire, de l'attention, et surtout de la corres-
pondance entre l'idée et le mouvement musculaire; la question du
plaisir et du déplaisir rattachés à l'interprétation esthétique des
formes s'englobe, en dernier lieu, avec la question du plaisir et du
déplaisir en général. S'interdire l'étude des concomitances physiolo-
giques du phénomène esthétique, c'est exclure bien des hypothèses,
1. Karl Groos, Mslhetik, p. 429. Dass wir motorischen in... der Uerberzeugung
leben, einen intensiveren gerue zu habea als solche, denen jede Koperlich,
Resonanz fehlt. wird man Unbescheiden, aber doch wohl auch natùrlich findeng
denn die Verschmelzung mit Vergangenem ist ja bei iinb esenfalis vorhanden;
sswir Untersclieiden une also durch ein Plus von den Andeien.
VERNON LEE. — LV SYMPATHIE ESTFIÉTIQUE 631
et peut-iHre bien des synthèses de faits, portant sur le domaine entier
de la psychologie. Quoi qu'en aient pensé les esthéticiens du xviiie siècle
et quelques retardataires modernes, reslhf'-fique ne servira jamais à
nous fairo <listiticruer le brau d'avec le laid. .Mais, on nous indiquant
la raison des préférences et des aversions intuitives rattaciiées aux
qualités beauté et laideur, l'esthétique saura contribuer son apport à
la connaissance générale et applicable du microcosme de mouvements
si enchevêtrés et si obscurs appelé Vàme humaine.
Arrivée aux limites de l'espace accordé par la Revue philm^ojjhiqne,
je m'apcrrois, non sans étonnement, que cet article a perdu petit à
petit les allures d'un compte rendu et même d'une critique du nouveau
livre de M. I.ipps, pour prendre celles d'une simple causerie sur
quelques-uns des principaux problèmes de l'esthétique contemporaine
et sur les différentes façons de les envisager. L'esprit sévère et un
peu dogmatique de M. Lipps s'accommoderait-il de la causerie? J'ai
peur que non.
J'avoue, au reste, qu'il ne s'est jamais présenté à moi l'espoir
téméraire d'inlUier sur les idées du maître auquel les miennes doivent
une bonne moitié de leur valeur. J'estimerai avoir fait œuvre utile si
j'ai pu déterminer quelques-uns des lecteurs de la Revue philo-
sophique à se ranger, avec moi, parmi les disciples de l'illustre
esthéticien allemand. J'aurai accompli au delà de mon attente en
indiquant à ceux qui le sont déjà une possibilité de mettre en valeur
la doctrine du maître, non pas en la resserrant dans les limites
qu'il voudrait lui-môme imposer, mais en l'appliquant, la conti-
nuant et. au besoin, le redressant pour l'adapter aux développements
constants de la pensée psychologique.
Verxo.x Lee.
Florence. Aoùl 1907.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
I. — Philosophie générale.
Alex. Th. Ormond. — Concepts of piiilosopiiy in three parts : Ana-
LYSis, SYNTHESis, DEDUCTIONS. New-York, The Macmillan Company, 1906,
1 vol. in-8o, xxi-722 p.
M. Ormond, professeur à l'Université de Princeton, avait déjà
publié un ouvrage imi)ortant : Foundation of kno\^-ledge. Celui dont
j'ai à m'occuper ici est encore plus considérable : c'est l'exposé de
tout un système de métaphysique. Quelles que soient les réserves que
je serai obligé de faire sur la valeur de ce système, je ne saurais trop
insister d'abord sur les mérites de l'auteur. Son nouveau livre est
sans doute un peu gros, et il aurait pu être mieux composé, avec
moins de longueurs et de répétitions. Mais il est, en général, facile et
agréable à lire. C'est l'œuvre d'un noble esprit, à la fois épris d'idéal
et très informé. On sent que cette œuvre a été en quelque sorte vécue
et l'on n'est pas surpris que le professeur l'ait dédiée à ses élèves
d'autrefois et à ceux d'aujourd'hui, avec qui les théories développées
dans ce volume ont été, pour la plupart, discutées. Nous avons là,
comme on dit, une contribution très intéressante à cette philosophie
américaine dont MM. James, Royce et Baldwin sont les représentants
les plus célèbres. M. O. ne dissimule pas ce qu'il leur doit. Mais il a
son originalité propre; il a droit, si je ne me trompe, non loin de ces
maîtres, à un rang fort honorable, et qui est bien à lui.
Le mal de notre temps est la spécialisation excessive à laquelle nous
sommes condamnés par le développement indéfini des recherches.
Nous ne voyons plus avec netteté qu'un espace très restreint de cet
immense domaine; nous devenons de plus en plus incapables d'en
saisir l'unité et nous sommes tous les jours plus éloignés d'acquérir
la notion exacte des valeurs relatives. Nous sommes alors fatalement
exposés ou au découragement qui engendre l'indifférence et le scepti-
cisme, ou à la tentation de faire prévaloir comme absolu et exclusif
le point de vue où le hasard seul, bien souvent, nous a placés. La
philosophie est donc plus nécessaire que jamais. Elle a encore
aujourd'hui la tâche qu'elle a toujours eue, celle de faire une vaste
synthèse. Elle doit s'appuyer, pour les dépasser, sur les résultats
actuels des sciences et embrasser, avec les vérités définitivement
acquises, les croyances mêmes par lesquelles se manifestent éter-
ANALYSES. — oRMONU. Concepts of philosophy 633
ncllfiiH-nt les convicliuns les plus profondes de riuimaiiité, la certi-
tude llȎori(iue avec la foi. Elle doit arriver ainsi, par une sorte de
dialccti«]uc, en passant successivement par le monde du sens commun
et par celui de la science, jusfiu'ù un monde niétapliysicino dont la
conception, répondant à la lolalité de notre expérience, ne laisserait
aucune ([uestion à résoudre. Telles sont, dune part, les raisons qui
ont décidé M. 0. à cntrei)rendre une restauration de la philosophie,
et, de l'autre, les lignes principales de l'édifice qu'il a construit. On
s'explique déjà les trois divisions essentielles de son livre : analyses,
synthèses et déductions.
11 m'est impossible de suivre ici dans le détail les développements
donnés à ces trois parties. Ils sont, à certains égards, très remar-
quables, remplis d'observations ingénieuses, quelquefois bizarres,
comme certaine élude psychologique du chien 'p. 114 sq.) peut-être
capable d'avoir quelque vague notion de l'absolu (p. ilC); ils témoi-
gnent d'une connaissance approfondie des sciences physiques et natu-
relles, bien qu'il soit peut-être peu exact de dire que la lumière,
l'électricité, etc., aient jamais été sérieusement considérées comme
des substances et des agents de phénomènes (p. 140 . On trouverait
beaucoup à louer dans la descrii)tion ou la construction des synthèses
qui, en partant de l'activité physique, s'élèvent, à travers les mouve-
ments organiques, l'activité consciente et les activités sociales, jusqu'à
la morale et à la religion. Enfin les déductions sont fort belles, i)eut-
ètre même trop belles en ce sens que les difficultés auxquelles ont
donné lieu de tous temps des problèmes comme ceux de la liberté,
des rapports de Dieu et du monde, de l'immortalité de l'àme, etc.,
semblent s'évanouir dans l'entraînement d'une pensée qui s'est fait un
monde et un Dieu à son image. J'ai hâte d'arriver à ce qu'il y a, en
effet, d'essentiel dans ce livre : la conception du monde mélai)hysique,
conception qui prétend transformer, en absorbant et en légitimant ce
qu'ils ont de commun, le monde du simple bon sens et le monde de la
science.
L'homme de sens commun, tlie plain man, celui qui, par hypothèse,
n'a pas encore rélléchi et dont la conscience agit spontanément,
prend (et ceci est une assertion surprenante) les données des sens,
non pas pour des symboles d'une réalité plus profonde, mais pour la
réalité même (p. 144). Notons d'ailleurs, continue M. O., que quelles
que soient plus tard nos concejjtions scientifiques ou métaphysiques,
c'est là une manière de voir qui continuera de s'imposer au savant et
au métaphysicien lui-même. Le p/am m an, qui subsiste en chacun de
nous avec ses intérêts pratiques, nous ramènera en arrière, car il
n'est donné à personne de vivre dans un monde purement scientifique
et surtout dans un monde exclusivement métaphysique (p. loi). Dans
tous les cas, malgré les différences qui les séparent, ces trois manières
de concevoir l'ensemble des choses gardent un trait commun. Le
monde est essentiellement pour tous également un monde d'activités.
634 REVUE PHILOSOPHIQUE
Tandis que pour la conscience spontanée, ces activités se manifestent
dans les sensations mêmes prises pour les choses, la conscience
réfléchie, qui ne voit dans les sensations que des symboles de réalités
cachées, de substances (au pluriel ou au singulier), considère la rela-
tion de successions uniformes entre les phénomènes comme l'équiva-
lent symbolique de l'activité causale qui se manifeste par cette rela-
tion. C'est là le fond de la conception scientifique du monde. Mais
comme Lotze, après Leibniz, l'a fait voir, et par analogie avec la thèse
d'un ouvrage qui a gardé chez nous une grande autorité : Du fonde-
ment de r induction, l'explication des phénomènes par le fait de les
considérer seulement comme des effets de causes efficientes, si elle
suffit pour rendre compte de leur enchaînement, ne fournit aucune
raison de leur existence. La causalité physique, dont cependant se
contentent les sciences comme telles, ne nous donne pas le ratiomiel
des choses, et, pour ce qui la concerne, leur non-existence ou l'exi-
tence de leurs contraires est absolument indifférente. Les sciences
livrent ainsi le monde au hasard, ou du moins à une énergie qui ne
peut produire que des résultats fortuits. Pour remédier à cette irra-
tionalité du monde auquel la science, réduite à ses seuls moyens, est
forcée de s'arrêter, la conscience réfléchie, par le jeu naturel de cette
dialectique à laquelle nous avons fait allusion, conçoit une forme
toute différente d'activité. A la place de cette activité causale, pure-
ment mécanique, dont le savant se contente, le métaphysicien voit
partout les effets d'une activité mentale dont le caractère est de pré-
voir, de se proposer une fin et de tendre à la réaliser : il construit le
monde en termes de finalité.
Tel est le thème général développé dans le livre de M. O., et tels
sont aussi, sommairement indiqués, les degrés par oîi la dialectique
nous permet de nous élever successivement des données de la con-
science spontanée jusqu'à l'affirmation, on le devine déjà, de l'existence
de Dieu, et enfin à tout ce qui répond « aux plus intimes convictions de
l'humanité ». Mais où prenons-nous le type de cette activité mentale
dont nous finissons par reconnaître partout les effets? Il est temps de
découvrir l'idée maîtresse de cette philosophie. Je l'ai fait pressentir,
sans doute, mais je l'ai réservée à dessein jusqu'à présent. On serait
d'ailleurs impardonnable de ne l'avoir pas distinguée même après
l'étude la plus superficielle. Non content de l'avoir exposée claire-
ment dans l'Introduction, l'auteur lui a consacré le petit Appendice
par lequel, comme par un fjost-scriptum, son œuvre s'achève, et elle
se représente, pour ainsi dire, à chaque page. La voici.
La conscience est la grande réalité, et c'est à elle que nous devons
les concepts et les catégories du réel en général; mais, pour parler
ainsi, il ne faut pas considérer la conscience comme une faculté de
connaître seulement; elle est, sans doute, une faculté de connaître,
mais elle est encore beaucoup plus : « elle est une activité, une
énergie qui devient consciente de soi-même et de son objet » {passim,
ANALYSES. — oioio.M». Concepts of philosophy 635
et particulièrement p. 718). Ailleurs (p. 1'^, en noie), M. O. déclare se
rallier ainsi à une théorie voisine de celles des idées-forces, telle que
l'a proposée chez nous M. Fouillée. Le monde se ramène donc pour
lui à une pluralité infinie d'idées-forces, courues d'après le modèle de
notre pro|)re conscience, et s'il iaul, en délinitive, que le monde con-
sidéré comme un tout ait un sens, alors on verra dans l'Être absolu,
non pas une substance où tout vient se perdre, mais un moi, « qui a
le privilège de monter à la fois tous les coursiers aux([uels peuvent se
comparer les dilTérents êtres de ce monde, qui lient les rênes de tous
et les diri^'e tous vers une lin commune » (p. 'JS). En prose, cela revient
à dire, il me semble, que le monde doit être conçu, par analogie avec
notre propre activité, comme une société d'esprits dominée et gou-
vernée par un esprit infini.
Certes, cette doctrine n'est pas très originale, si l'on s'arrête à la
formule par laquelle je viens de la résumer; en revanche, elle l'est
vraiment, si l'on accorde à M. 0. sa définition de la conscience. A
première vue, on serait même tenté de la prendre pour une de ces
définitions dont il n'y a plus qu'à en faire sortir, à la faijon des mathé-
maticiens ce que l'on y a mis implicitement. La philosoi)hie serait
alors une science toute déductive. Mais, outre que les définitions qui
servent de principes à ces sortes de sciences, sont purement arbi-
traires, ce qui, en philosophie, nous serait d'un faible secours, elles
ne doivent contenir aucune contradiction, et il me paraît difficile de
ne pas regarder comme contradictoire cette conceplion dune activité,
dune énergie qui devient consciente d'elle-même et de son objet.
Nous avons beau nous être déshabitués de distinguer et avoir perdu
le souci de ne rien confondre, si l'activité est donnée dabord comme
inconsciente, comment affirmerons-nous qu'elle devient consciente
d'elle-même et de son objet? Comment ferons-nous sortir ainsi la
connaissance d'éléments où elle ne se rencontre pas? C'est une faute
que les empiristes commettent, je le sais bien, tous les jours; elle n'en
est pas plus excusable. Et n'est-ce pas une faute semblable que de
rapporter à la conscience et les concepts et les catégories du réel?
N'est-ce pas confondre encore ce qui doit être distingué : les faits et
les lois? M. O. n'hésite pas à dire, en divers passages, que nous pou-
vons nous élever aux vérités les plus transcendantes sans dépasser
l'expérience. C'est la suite directe de cette dernière confusion. L'expé-
rience, en elTet, dont il nous parle est la connaissance prise dans son
ensemble; « elle est le moyen par lequel la conscience se réalise elle-
même et réalise son monde » (p. o6d). La raison, que d'autres philo-
sophes - ont affecté d'opposer avec un grand R à l'expérience, et qui
lui donnerait des lois », n'est autre chose que « cette expérience
même lorsqu'elle se fait entendre, non pas dune manière fragmen-
taire, mais dans son unité » (ibid.). Ou bien, « la voix de la raison
sera l'unisson de toutes les données d'expérience, dans toute leur
complexité, et ce qu'elle demande c'est l'accord des éléments volition-
636 REVUE PHILOSOPHIQUE
nels aussi bien que des éléments émotionnels et intellectuels ». L'au-
teur semble avoir subi, comme on le voit, l'influence des pragmatistes
pour qui, si l'on va à l'extrémité de leur pensée, la réalité même que
la philosophie a pour objet de nous faire connaître devrait se substi-
tuer à la philosophie. 11 se défend, il est vrai, d'appartenir à leur
école, ou plutôt il voudrait concilier leur doctrine (si ce mot peut
s'employer ici) avec celle de ceux qu'il appelle lui-même les rationa-
listes. Pour les premiers, c'est l'action qui décide de la vérité, en ce
sens que cela est vrai qui favorise l'action et qui, d'une manière
générale, est utile aux fins que l'humanité se propose. M. O. ne trouve
pas qu'ils aient absolument tort, et il est curieux de voir comment il
interprète en ce sens les postulais de Kant (p. 707 et passini); il ne
méconnaît cependant pas que les vérités théoriques valent par elles-
mêmes. Mais il exclut tout a priori : « l'expérience intégrale » suffit
pour tout expliquer.
On dirait que M. O. n'a retenu des analyses magistrales de David
Hume que les conclusions sceptiques; elles lui font horreur, et il a
ignoré, de parti pris, les résultats auxquels ces analyses ont conduit
Kant et les néo-criticistes. Toute la matière de l'expérience ne s'en
ramène pas moins, en définitive, à trois sortes de phénomènes élé-
mentaires, les sensations, les sentiments et les idées. Ceux des deux
premières sont l'étoffe dont sont faites nos prétendues substances
corporelles et spirituelles, et ces substances ne nous sont données
comme telles que dans les idées, ces phénomènes sui generis dont
l'essence est d'affirmer ce qu'ils représentent, et sans lesquels sen-
timents et sensations seraient comme s'ils n'étaient pas. Corps,
esprits ou âmes, sont donc seulement des apparences qu'une loi
a priori des idées ou de la pensée nous contraint à former, en même
temps qu'elle nous fournit les moyens d'en dissiper lillusion. C'est le
rôle de la philosophie de pénétrer ainsi la manière dont se constitue
l'expérience ou la connaissance en général. Si l'on passe d'emblée à la
connaissance toute constituée, comme les partisans de 1' « expérience
intégrale », la philosophie sera, si l'on veut, la synthèse des sciences;
mais elle ne dépassera pas plus qu'elles ne le font elles-mêmes les
apparences; faute d'avoir reconnu la loi a priori de la pensée, elle
sera réduite à choisir, pour des raisons de convenance, entre telles
ou telles solutions des divers problèmes, et, comme ici, en partant
d'une conception toute factice de notre nature, elle se fera de Dieu
une représentation plus relevée, sans doute, que nefaisait l'imagina-
tion des sauvages, mais tout aussi anthropomorphique.
De la lecture d'un pareil livre on sort peut-être édifié; mais la phi-
losophie, proprement dite, a d'abord une autre tâche à remplir : celle
de reconnaître la nature véritable des choses et de faire que, dans
notre pensée, du moins, tout soit ordre et clarté.
A. Penjon.
ANALYSES. — CALKi>s. The persistent prohlems of pliUoaopliy G37
Mary Whiton Calkins. — Tiik f'EMSistknt I'Roblkms ùv I'IIilusoi'iiy.
In-12, Ncw-Vork, The Macmillan Company; \xii-o7o p.
« J'ai hardiiiienl tcnlé de coiubiiier les traits essentiels d'une intro-
duction syslrnialique à la métaphysique avec ceux d'une histoire de
laijhilosophii' moderne, parce (jue c'est, à mon sens, dans les systèmes
des grands penseurs que sont le mieux étudiés et formulés les pro-
blèmes de la philosophie, et parce que la suite historique des pliilo-
sophies, de celle de Desrnrtes à celle de Hegel, sendde coïncider à peu
près avec un ordre logique (P/é/'ate, p. vu). » C'est en ces termes que
l'objet de ce livre nous est indiqué par l'auteur.
Il comprend onze chapitres : — I. Introduction : la nature et la
valeur de la philosojjliie et les types de philosophie; — H. Dualisme
pluraliste : le système de Descartes; — Ul. Matérialisme pluialiste : le
système de Hobbes ; — IV. .Spiritualisme pluraliste : le syslè)ne de
Leibniz; — V. Spiritualisme pluraliste : le système de Berkeley ; —
VI. Idéalisme pluraliste phènoméniste : le système de Hume; —
VII. Réfutation du dualisuie et du phènoménisme : la philosophie cri-
tique de Kant; — VIII. Pluralisme moniste : le système de Spinoza;
— IX. Vers le spiritualisme moniste : les systèmes de Fichle, de
Schelling et de Schopenhauer ; — X. Spiritualisme moniste: le sys-
tème de Hegel; —XI. Conclusion : systèmes philosophiques contem-
porains : personrtalisme pluraliste ou personnalisme moniste'^
Le chapitre premier contient, sur la nature de la philosophie et sur
la classification des systèmes philosophiques modernes, quelques pages
introductives qui méritent l'attention. L'auteur y marque très exacte-
ment — plus exactement, selon nous, qu'on ne le fait ù l'ordinaire, —
la différence qu'il faut mettre entre l'objet de la philosophie et celui
de la science :
« Sur deux points importants la science et la philosophie sont oppo-
sées l'une à l'autre. Dabord, la philosophie doit (must) prendre pour
objet la nature entièrement irréductible d'une certaine réalité ;
ensuite, la philosophie peut [may] prendre pour objet la nature
ultime (ultimato) non seulement d'un fait ou d'un groupe de faits,
mais de tout ce qui existe, la réalité ultime en laquelle toutes les autres
choses peuvent se résoudre, et qui ne peut elle-même se résoudre en
aucune autre chose... La science n'étudie que les faits d'un certain
ordre, et sans se demander si ces faits sont ou non léductibles à des
phénomènes d'un autre ordre...
« xVinsi, le physiologiste, par exemple, ne recherche pas si l'objet
limité de son étude, la cellule vivante, est, dans sa nature fondamen-
tale, un phénomène physique ou un i)hénomène psychique, en d'autres
termes, si le protoplasma se réduit h l'énergie physique ou k la con-
science. Au contraire, le physiologiste ne s'occupe pas de l'irréducti-
bilité de son objet ; il renferme son analyse dans la limite arbitraire
de ses cellules vivantes, laissant au philosophe l'examen de ces ques-
tions : — Quelle est la nature réelle de ces processus psychiques et
638 REVUE PHILOSOPHIQUE
physiques? La réalité ultime se divise-t-elle en psychique et physique ?
Est-ce à cette division qu'il faut conclure, ou le psychique est-il réduc-
tible au physique ? La pensée est-elle une fonction de l'activité céré-
brale ? Ou bien, est-ce le physique qui se réduit lui-même en fin de
compte au psychique ? La matière est-elle une manifestation de l'esprit
conscient?...
« Les deux caractères de l'objet de la philosophie sont indiqués par
l'épithète ultime (ultimate), souvent employée dans ce livre. Comme
l'objet de la philosophie est entièrement irréductible et qu'il peut
embrasser la totalité du réel, — pour ces deux raisons il est appelé
ultime par opposition aux réalités prochaines (proximate) delà science
naturelle. 11 est ultime, parce qu'il est entièrement irréductible, parce
qu'il n'est pas une simple manifestation d'une plus profonde réalité ;
et il est ultime, aussi, en ce qu'il ne laisse rien en dehors de lui et
qu'il renferme tout ce qui existe fp. 4). »
Selon l'auteur, les divers systèmes philosophiques modernes sont
caractérisés et peuvent être définis par les différentes réponses qu'ils
font à cette question : de quelle nature est l'objet de la philosophie,
c'est-à-dire la réalité ultime ? Pour Descartes, la réalité ultime est de
deux espèces : esprit et matière ou substance corporelle ; d'où le nom
de dualisme donné à son système. Ce dualisme est pluraliste, parce
qu'il y a plusieurs esprits et plusieurs corps. Pour Hobbes, la réalité
ultime n'est que matière, et, comme il y a plusieurs corps, son système
est désigné par les mots matérialisme pluraliste. Les mots spiritua-
lisme pluraliste désignent les systèmes de Leibniz et de Berkeley
parce que ces philosophes tiennent que la réalité ultime est de nature
exclusivement spirituelle et en m.ême temps multiple. Le système de
Hume esiapifeléidéalismepluralisteet phénoméniste, parce que Hume
fait consister en perceptions distinctes et multiples l'objet de la philoso-
phie.
Au système de Spinoza peut s'appliquer l'expression monisme
pluraliste, parce que Spinoza admet l'unité de substance et la pluralité
des attributs et des modes. Les systèmes de Fichte, de Schelling et de
Schopenhauer mènent au spiritualisme moniste; mais ils n'y abou-
tissent pas, car la réalité spirituelle unique à laquelle ils concluent
n'est pas un esprit conscient, un véritable moi: Enfin, l'auteur voit le
spiritualisme moniste dans le système de Hegel, parce que l'absolu
auquel conduit la dialectique hégélienne lui paraît avoir les carac-
tères, il est vrai quelquefois méconnus, d'une conscience réelle, d'une
personne.
On voit comment s'expliquent très simplement les titres des chapitres
consacrés à l'examen des divers systèmes. Nous ne saurions ici passer
en revue ces chapitres, qui témoignent tous d'une profonde connais-
sance de la philosophie moderne. Nous tenons à signaler particulière-
ment le chapitre n [Système de Descartes), le chapitre iv {Système
de Leibniz), le chapitre v {Système de Berkeley) et le chapitre vi {Sys-
ANALYSES. — CALKINS. Tîie persistent prohlems of philosophy 639
tèmede Hume) où se trouvent des observations critiques très intéres-
santes sur les doctrines qui y sont résumées.
L'auteur n'admet pas, — en quoi il suit Leibniz et Herkeley et s iiccorde
avec ridéalisiue néo-criticistc, — quil i)uisse y avoir une autre réalité
ullinic.un autre ol.jet de la philosopliie queTesprit. Aussi repousse-t-il
le dualisme de Descartes aussi bien que le matérialisme de Hobbes.et
fait il remarquer la faiblesse de l'argument cartésien tiré de la véracité
divine, pour établir l'existence de la substance étendue p. ;J3). Il
accepte la doctrine immatérialiste de Leibniz et ces propositions sur
lesquelles elle est fondée : 1" que l'étendue et le mouvement ne sont
pas la réalité ultime, mais des manifestations d'une plus profonde
réalité, force ou esprit; 2"que la forcené peut èlreconçuequc comme
spirituelle (p. 99i. Mais Leibniz ne lui paraît pas avoir donné de ces
propositions idéalistes une démonstration suffisamment claire «t
explicite.
Les objections que l'auteur oppose aux systèmes de Leibniz et de
Berkeley montrent que, s'il accepte les principes immatérialistes de
ces pliilosoplies, il est opposé au théisme créationniste quils en font
dériver. « Selon Leibniz, dit-il, une cause suffisante de cette nature
(Dieu), doit être distincte des choses finies et même hors de la série
des choses finies. Ce second caractère est impliqué par le fait qu'une
cause dernière, satisfaisante, suffisante, ne saurait elle même être
causée. Mais si la raison suffisante est à la fois distincte des choses
finies et hors de la série qu'elles forment, il est impossible qu'elle ait
avec ces choses le rapport de la cause à l'effet. De là le dilemme sui-
vant qui ne laisse aucune issue : Si la cause dernière est, en un sens
quelconque, comprise dans la série des choses finies, il faut qu'elle
ait elle-même une cause, en d'autres termes, elle nest pas réellement
cause dernière; si, d'autre part, la cause supposée est en dehors
{onlside) et distincte de choses finies, elle ne peut avoir aucun rapport
avec ces choses {cannot be relaled to them at ail), et, par conséquent,
ne peut en être la cause (p. iOu). »
Les philosophes théistes pourraient, il nous semble, répondre que le
mot cause peut avoir des sens difTérents; que la causalité divine, qui
est volonté libre, ne doit pas être confondue avec les causes phéno-
ménales qui agissent dans le monde ; que le rapport causal de la
liberté divine créatrice aux êtres dont se composelc monde n'est en rien
incompatible avec l'idée que Dieu est distinct de la série de ces êtres
et existe hors de cette série. Mais tel n'est pas, selon l'auteur, le
moyen d'échapper au dilemme qu'il pose. Il n'en voit et n'en veut
admettre qu'un seul : c'est d'attribuer à Dieu un rapport avec les
choses finies qui ne soit pas celui de la cause à lefiet, mais celui du
tout aux parties, c'est de concevoir Dieu « comme la réalité unique
{Ihe One Reality) dont les choses finies sont les expressions partielles
(p. 105, note) ».Et c'est pour cette doctrine panthéiste, qui est aujour-
d'hui professée par un philosophe américain éminent, M. Royce, —
640 UEVUE PHILOSOPHIQUE
pour le spiritualisme ou personnalisme moniste,— qu'Use prononce
dans les derniers chapitres de l'ouvrage, en écartant l'idée de créa-
tion et les formes diverses, anciennes et contemporaines, du spiritua-
lisme ou personrialisme pluraliste.
Ainsi, le moi absolu, tel que l'entend l'auteur, n'est pas le Dieu du
théisme classique et traditionnel. On peut et l'on doit cependant lui
reconnaître tout ce qui, dans les attributs de la conscience humaine,
« n'est pas incompatible avec l'expérience d'un moi qui habite l'éter-
nité et hors duquel il n'y a rien (p. 426) ». Donc, au moi absolu et
éternel appartiennent, comme aux esprits finis, la pensée, la sensa-
tion, l'affection et la volonté. — Mais lui attribuer la volonté, n'est-ce
pas revenir pratiquement à la doctrine de la création, d'après laquelle
l'être est tiré du néant, et qui est « condamnée comme impensable
(unthinkable) »? — « Non, répond l'auteur, vouloir n'est pas créer;
vouloir, ce n'est pas nécessairement faire quelque chose ; un change-
ment physique peut résulter, mais ne résulte pas nécessairement de
la volonté. La volonté est, d'ailleurs, une attitude essentielle au moi
relativement à d'autres moi {inherently an attitude of self to selves),
l'attitude suprême du moi suprême ; la volonté est donc une relation
nécessaire du moi absolu, qui renferme tout {all-including), avec
les êtres qui sont ses propres manifestations. » — Mais, peut-on encore
objecter, si le moi absolu est doué de volonté, sa conscience est
nécessairement bornée à l'ordre temporel : la volonté ne se rapporte-
t-elle pas toujours à l'avenir ? — « C'est là encore une assertion qu'il
faut rejeter. Les volitions, au sens phénoméniste du mot, renferment,
il est vrai, les images d'actes futurs prévus. Mais la volonté ne regarde
pas nécessairement vers l'avenir ; elle est d'abord une attitude active,
dominante {on active, subordinating attitude) d'un moi à l'égard d'un
autre, attitude à laquelle le temps peut être considéré comme étranger
(p. 429j. »
Nous devons dire que les réponses faites par l'auteur aux objections
que l'on peut élever contre sa conception du moi absolu et éternel, qui
renferme tout, sont loin de nous paraître satisfaisantes. Cette doctrine
panthéiste est, à notre sens, plus impensable {unthinkable) que celle
de la création ex nihilo.
F. PiLLON.
Adolphe Stôhr. — Philosophie des unbelebten Materie. 1 vol. in-S°,
418-xiv p., Barth, Leipzig, 1907.
Dans cet ouvrage sur « la philosophie de la matière inorganique »
l'auteur se propose de chercher une représentation hypothétique de
l'unité de la matière et des lois de son mouvement. C'est la suite d'un
travail antérieur sur « la philosophie des atomes élémentaires » paru
ANALYSES. — STOHR. — Philosophie des unbelehlen 641
en 190i, et dans lequel il avait eu pour but d'éclaircir la psychologie
des représentations hypothétiques.
Les hypothèses répondent à des manifestations diverses du besoin
d'économie de la pensée. Ces manifestations dépcndnnt de la consti-
tution individuelle. Certains même qui veulent exclure toute hypo-
thèse ne cèdent-ils pas en un certain sens à ce besoin d'économie? Ils
jugent en effet l'hypothèse inutile aussi bien pour calculer la marche
des phénomènes que pour les représenter. D'autres au contraire
pensent qu'un amas de faits sans une grande théorie qui les coonlon-
nera à travers les hypothèses les moins nombreuses et les plus
simples possibles, est une gène, presque un obstacle. Aussi réclament-
ils une organisation de ces faits au moyen de représentations intui-
tives comme une libération et une épargne. Les tendances des natures
purement déductives ont une autre direction que celles des esprits
purement constructifs qui cherchent dans les représentations com-
munes les éléments de leurs constructions.
Ces tendances si diverses conduisent à deux moyens absolument
opposés pour représenter la réalité physique. M. StOhr les appelle les
représentations « monénergétique » et c polyénergétique ». Et c'est
dans le but d'éclaircir leurs fondements réciproques, et d'illustrer en
même temps les problèmes psychologiques qui s'y rattachent, qu'il
a été conduit lui-même à esquisser une hypothèse particulière. Cette
hypothèse est fondée sur la considération d'atomes élémentaires
définis à l'aide du minimum possible de qualités. L'édification de cette
hypothèse, il le reconnaît, lui a d'ailleurs fait laisser au second plan
le problème psychologique.
Il lui a paru plus intéressant de traiter en première ligne, et en
quelque sorte par le fait, la question de savoir comment le point de
vue t monémergétique » est légitime dans une théorie de la matière.
Ceci revient à montrer comment il est possible de construire la réa-
lité physique avec les particules les plus petites qui soient, sans
leur donner d'autres qualités que la grandeur d'une qualité a: (qui
n'a rien de commun avec l'impénétrabilité; et le mouvement. Cette
qualité .v est ce qui justifie la qualification de « monénergétique » ; elle
est l'élément unique qui doit suffire à rendre compte de toutes les
variations des phénomènes. Les petites particules s'entrechoquent, au
contact d'après les données des lois du mouvement. Elles ne s'al
tirent pas à distance, et ne se repoussent pas à l'approche du con-
tact.
Le désir d'éviter l'action à distance est, comme le remarque l'auteur,
universel dans les théories modernes; mais ce qu'il croit nouveau,
ce qui l'est relativement, c'est la tentative d'éliminer aussi la notion
d'impénétrabilité, et de volatiliser [pneumatisieren) la matière. Les
concepts de force, de travail, d'énergies, au sens d'aptitude à la pro-
duction d'un travail physique, sont inapplicables aux atomes élémen-
taires. Ils ne peuvent être appliqués qu'aux agrégats visibles et invisi-
TOME L.xiv. — 1907. 41
642 REVUE PHILOSOPHIQUE
bles que forment ces atomes; les propriétés qu'ils représentent résul-
tent de l'agrégation.
En somme, c'est une hypothèse cinétique très générale que nous
présente M. Stôhr. Et cette hypothèse est échafaudée sur les faits que
fournissent les découvertes récentes de la physique dans la radio-
activité et l'électricité. Elle se présente comme une construction,
logique et rationnelle destinée à fonder par des efforts dialectiques
les hypothèses plus ou moins bien organisées et cohérentes des phy-
siciens qui ont été conduits à une représentation électrochimique de
la matière. Elle vise aussi à débarrasser cette représentation d'une
figuration trop matérielle en lui donnant une forme abstraite, idéa-
liste, qui rappelle les théories énergétiques.
C'est précisément cet effort dialectique qui paraît ne pas répondre,
par les services qu'il peut rendre, à la peine et au travail qu'il a
coûtés à son auteur. Celui-ci, à la fin de sa préface ne manque pas
de nous dire que la métaphysique est utile et nécessaire, à côté des
hypothèses de la science. Peut-être, mais, alors il y aurait avantage
à ne pas faire double emploi avec elle. Une métaphysique qui,
double la science n'a pas grand intérêt. Et, de fait, je ne pense pas
qu'un physicien puisse tirer quelque chose de la construction phi-
losophique édifiée par M. Stôhr. La clarté logique, la disposition
harmonieuse et rationnelle qu'il donne à son hypothèse sont vrai-
semblablement ce qui la rend scientifiquement inféconde, car elles
l'éloignent trop des réalités physiques avec leurs terres inconnues,
leurs lacunes et par suite leurs incohérences. Son hypothèse est trop
abstraite, trop générale, trop vague, pour être une théorie physique
de la matière. Quoique appuyés sur une connaissance réelle de faits
physico-chimiques, elle reste une théorie philosophique par son but et
ses procédés, et elle paraît peu propre à satisfaire les philosophes
métaphysiciens par son contenu trop physique.
N'eùt-il pas été préférable de nous donner une description exacte
et bien ordonnée des diverses hypothèses de physiciens relativement
à la constitution de la matière, en montrant en quoi elles s'accordent
et en quoi leurs imperfections et leurs lacunes les obligent et peut-
être les obligeront toujours à de continuelles revisions? La philo-
sophie utile et positive n"a-t-elle pas plus à gagirer à analyser et à
expliquer les théories scientifiques qu'à essayer de construire à son
tour dialectiquement une théorie qui s'y superpose et s'en éloigne
sous prétexte de les fonder en droit.
Abel Rey.
ANALYSES. — LE ROY. Dogme et critique 043
II. — Philosophie religieuse.
Edouard Le Roy. — Dog.me et CruriyCE. Paris, liloud, -iHl pp. ia-lo,
iyu7.
La Quinzaine du IG avril 19011, en publiant un article de M. Lo Roy
intitulé : Qu'est-ce qu'ui\ doûime?demandait auxthéologiens catholiques
de répondre à la question posée. Certains tliéologicns répondirent,
mais en général de manière violente, et une vive polémique s'inau-
gura, dont riiisloire serait ù l'aire. De cet article et de celte polémique
est issu le livre de M. Le Roy : Dogme et Critique.
M. Le Roy remarque d'abord que « nous ne sommes plus au temps
des hérésies partielles ». Ce n'est point tel dogme qui nous arrête,
mais la notion même de dogme. Bien des motifs pourraitMit être
allégués de cette répulsion. M. Le R. en découvre quatre principaux :
1° Le dogme se donne lui-même comme n'étant ni prouvé ni prou-
vable selon une méthode intrinsèque. Or, nous exigeons que les
€ axiomes » eux-mêmes soient justifiés, sinon par une démonstration
directe, du moins par une analyse critique. Nous nous délions des
c prétendues évidences immédiates ». 2" Le dogme est-il démontrable
indirectement? L'apologétique usuelle se fonde surune telle méthode.
Mais pour démontrer indirectement un dogme, il faudrait d'abord
avoir prouvé directement Dieu, la Révélation, l'Église, c'est-à-dire
des « dogmes » encore. Invoquera-t-on une autorité transcendante?
Nous exigeons une méthode d'immanence. 3° Les dogmes ne sont pas
pensables. Ils sont formulés selon des philosophies vieillies ou des
métaphores de sens commun. i° Enfin, aurait-on levé les ol)jections
précédentes , les dogmes resteraient « incommensurables avec
l'ensemble du savoir positif... » (pp. 5-12).
Un ancien apologiste, nourri d'éclectisme facile, eût essayé de
montrer que ces objections ne sont pas sans réplique. Procédé
déplorable, répond M. Le R. : en vérité, ces objections sont valables,
et il n'existe aucun moyen de les anéantir. Quelle solution découvrir,
sinon admettre que • la notion de dogme condamnée... par la pensée
moderne n'est pas la notion catholique du dogme »? (p. I3|. En effet,
le dogme, aux catholiques, comme à leurs adversaires, apparaît
énoncé théorique (p. 15^. De là toutes les difficultés; car « il est inévi-
table... qu'on finisse par conclure à l'illégitimité de tout dogme, dès
lors qu'on veut à la fois le délinir comme jouant le rôle d'un énoncé
théorique, et lui attribuer cependant des caractères inverses de ceux
qui font les énoncés corrects » {HncL). Un exemple précis : ■> Dieu est
personnel »; est-ce un énoncé théorique? Dès lors, que veut dire
l'attribut : personnel''! Au point de vue intellectualiste, ce n'est pas
plus que dire : « Dieu est A » (p. 17). La formule dogmaticiue' a
1. .M. Le R. dislingue la formule dogmatique de la réalilé sous-jacenle (cf.
p. 3, note 1).
644 REVUE PHILOSOPHIQUE
donc avant tout ici un sens négatif et signifie surtout ceci : Dieu n'est
pas impersonnel. Même raisonnement pour toute autre formule dog-
matique. Si l'on veut y maintenir un sens à la fois positif et intellec-
tuel, on rend les dogmes inintelligibles.
Or, le dogme n'est pas et ne peut être seulement négatif; il est
l'affirmation par excellence. Le dogme n'est pas un théorème, mais
€ l'énoncé d'un fait dont il est possible de construire bien des théories
diverses, mais dont toute théorie doit tenir compte » fp. 32). Je suis
donc libre de me composer du dogme telle représentation intellec-
tuelle que je voudrai, pourvu que j'adhère au fait. A ce fait seul je
crois, non à la théorie changeante qui s'en dégage : « Ce qui est inva-
riant dans un dogme, c'est l'orientation qu'il donne à notre activité
pratique, c'est la direction suivant laquelle il infléchit notre con-
duite » (pp. 33-4). Le dogme est ainsi analogue au « schéma dyna-
mique » de M. Bergson; il indique en « termes de devenir' » « une
direction à suivre » . La méthode statique mène à l'anthropomor-
phisme ou au symbolisme ; le dynamisme sauve des deux dangers,
« car si chaque symbole pris en soi demeure défectueux, la réalité à
saisir transparaît... dans et par le mouvement même qui porte
incessamment l'esprit d'un symbole inadéquat à un symbole meilleur »
(p. 279). Direction permanente, impulsion motrice: voilà ce qu'un
dogme fournit à la pensée philosophique. Nul arrêt pour la pensée,
puisque aucune solution intellectuelle n'est imposable; aucune des-
truction pourtant de l'invariabilité catholique, puisque la direction
est permanente. La vérité étant incluse en la direction même, et non
en chacun des états, connaître un dogme, c'est le vivre, non le perce-
voir en une de ses formules. Ainsi s'évanouirait une des plus graves
objections contre le dogme : si le dogme semble inacceptable à la plu-
part des hommes, c'est moins parce qu'il pose des problèmes et suggère
des attitudes que parce qu'il indique d'avance des solutions théoriques.
N'intéresse-t-il dès lors que notre action? Il intéresse 1' « action »
vivante qui est notre pensée intégrale, vécue, et que M. Le R. appelle
la pensée-action. Toute séparation de la pensée et de l'action est
illégitime et réductible au « morcelage » intellectualiste (p. 85). Le
dogme est objet de connaissance, « puisque connaître est une fonction
de la vie, un acte pratique à sa manière » (p. 30). Mais puisque cette
fonction s'appelle aussi expérience et puisque le dogme peut être con-
sidéré comme un fait, qui, ainsi que tout autre fait, doit être inséré,
pour être compris, en une « théorie >, l'expérience religieuse tout
entière nous présentera des faits qu'il faudra analyser en eux-mêmes,
et insérer, pour les bien comprendre, en un système tout nouveau,
véritablement sui generis (p. 56).
M. Le R. illustre cette théorie générale par des exemples dogma-
tiques : Personnalité divine. Résurrection, Présenceeucharistique, etc.
L Bergson, L'Effort inlellecluel, Rev. p/iil., janvier 1902, p. 25.
ANALYSES. — le ROY. Dogme et critique 645
Mais puisqu'il insiste surtout sur l'exemple de la Résurrection et y
consacre plus de cent pages, je n<'-f,'ligerai les autres pour étudier
rapidement celui-là.
€ Le Christ ressuscité ^ une vie surnaturelle n'est pas objet d'expé-
rience : ou plul<H, il n'est objet que pour l'expérience religieuse.... Si
l'on parle de « perception », au moins faut-il ajouter perception
€ mystique » (p. 218). La foi est en un sens analogue à la perception :
€ Oui nous assure que la foi n'est pas un moyen d.- connaissance
normal dans son genre, un moyen d'entrer en relation avec des réa-
litésdunecertainesorte? .(p. 223). Ainsi comprend-on la thèse naguère
soutenue par M. Loisy ' que la résurrection échappe par elle-même à
toute donnée sensible, donc à toute vérification historique, non seule-
ment réelle, maispossiblc.L'hypothèsede la « réanimation du cadavre»,
ou passage merveilleux d'un état matériel observable à un second état
observable par des procédés analogues, est irréductible à toute théorie
solide du corps et à la vraie tradition catholique. Le Christ ressuscité
est un corps glorifié. Or, « si la résurrection consiste en une sortie de
l'ordre phénoménal, n'est-il pas impossible qu'elle soit elle-même un
phénomène observable? » p. 160;. La réalité d'un corps glorieux au
sens physique du terme est inintelligible. En nous tous, la matière
fait échec h la liberté de l'esprit; notre vrai corps est pourtant
« l'univers entier, en tant que vécu par nous » ; et entre ce corps réel et
notre corps apparent le rapport est « analogue à celui qui existe
entre le moi subliminal et la conscience claire » (p. 239, note 1). Mais
un corps glorieux est totalement libéré de l'automatisme; il vit
l'univers entier « non plus dans l'inertie mécanique et. la pénombre
subliminale mais dans la lumière et dans la liberté » ^p. 2U ). La posses-
sion de ce corps marque un triomphe définitif sur la souffrance, la mala-
die et la mort : corps perceptible du dedans et non plus du dehors.
« L'entrée dans la gloire entraîne donc bien sortie du monde phéno-
ménal: mais elle n'implique pas séparation d'avec la réalité physique
profonde; elle est au contraire établissement explicite et complète
actualisation du rapport vrai avec cette réalité » (p. 242). La résurrec-
tion, dès lors, n'est plus liée à la réanimation du cadavre, « à je ne
sais quel résidu de matière » (p. 171). On voit à quelle solution mys-
tique nous allons de suite aboutir. La résurrection, telle que la con-
çoivent les apologistes ordinaires, est une résurrection étroite, toute
matérielle, physif[ue; la résurrection vraie est sans limites; bien loin
d'avoir été réduite à une forme corporelle, elle se revêtit d'une réalité
neuve : la gloire. Ainsi s'explique que l'on puisse dire que Jésus est
à la fois ressuscité en nous et hors de nous, en un temps, et à jamais,
(p. 232 . La résurrection, fait .s^n.sj/>/e, n'est pas plus prouvable histori-
quementquellen'estphilosophiquementpensable.DéjàM. Loisy* avait
1. L'Évangile et l'Église, p. 118; Aiilour d'un petit livre, p. 109,
2. L'Évangile et l'Église, p. 119.
646 REVUE PHILOSOPHIQUE
rappelé quelles médiocres garanties historiques en donne l'Évangile.
M. Le R. se demande si la tradition galiléenne d'après laquelle les
Apôtres auraient lui en Galilée ne serait pas plus vraisemblable que la
tradition hiérosolymitaine d'après laquelle ils n'auraient pas quitté
Jérusalem (pp. 200-17). Et si, plus tard, l'hypothèse du tombeau vide a
paru indispensable, c'est que la continuité de Jésus au Chi'ist glorieux
« se traduisait par l'image : réanimation du cadavre » (p. 216). Restent
les apparitions : Quelle critique en peut-on faire, puisque les impres-
sions premières ont subi nécessairemnnt une élaboration intérieure?
(p. 217). On ne peut dire qu'une chose : 11 y a eu des apparitions.
« Peu à peu, au contact des événements..., la foi antérieure se déter-
mina... elle s'appuyait sur une expérience... présente : les apparitions.
Expérience qu'elle instituait elle-même dans la pénombre de la sub-
conscience, mais par où elle entrait en relation véritable avec une
mystérieuse réalité vivante, qui lui répondait à son tour et même,
allant en quelque manière... au-devant d'elle, orientait sa recherche »
(p. 226). Le fait appartient à un plan de réalité ultra-phénoménal.
Appliquons cet exemple de la Résurrection à la théorie nouvelle du
dogme; toute représentation intellectuelle du dogme sera affaire de
spéculation libre. Le fait nous est « notifié en tant que dogme, sous
les espèces de la réaction pratique et vitale commandée en nous par
lui » (p. 254). Une fois le fait notifié, le dogme peut et doit devenir
matière de représentation abstraite, objet de théories à construire,
plutôt que de théories déjà construites (p. 90); les résultats ainsi
obtenus « ne sont pas en eux-mêmes dogmatiques, et ce n'est pas sur
eux que porte jamais l'obligation d'adhérer par un acte de foi » (p. 51) ;
l'ordre pratique seul est immuable.
Solution toute mystique, que l'Église romaine a réprouvée, comme
elle réprouva en général les divers mysticismes. Rien des difficultés
subsistent, qu'il est impossible de formuler en quelques lignes. Au
point de vue exégétique, il serait désirable que M. Le R. précisât
désormais comment il concilie dans les textes la réalité spirituelle
du Christ et les formes particulières en lesquelles elle se serait
limitée'. D'autre part, comment différencier exactement la foi et la
perception mystique? N'y a-t-il pas quelque chose d'incomplet encore
en cette idée que les dogmes, mystères pouririntelligence, sont sus-
ceptibles d'énoncés parfaitement nets, en ce qui regarde notre atti-
tude? (p. 29). Sans doute, un grand progrès est idéalisé grâce à ce livre,
et M. Le R. a établi de façon neuve la possibilité d'une évolution indé-
finie du dogme au point de vue delà représentation intellectuelle. Mais
que l'adhésion de foi soit réduite au dogme en tant que notification de
données, cela ne supprime pas la difficulté essentielle, laquelle réside
en cette soumission même au fait. Je ne voudrais pas que ces
remarques si imparfaites parussent de véritables objections. La
1. I^uc, XXIV, IG; Jean, XX, 15; Loisy, Le Quatrième Évangile, p. 906.
ANALYSES. — iii^MO>. Philosophie de }f. Sully J'rudhomme 647
pensée de M. Le H. n'est pas réductible à une rapide analyse. On
saisit en ce livre un elïorl admirable et peut-être désespéré pour
triompher des op[)Osilions entre « le do^me » et la * critique ». Ce
n'est pas un des moimlres elïels de la philosophie bertjsonienne
que d'avoir fait surgir, à rinléricur de IKglise calholiiiue, et parmi
les laïques croyants, un « positivisme nouveau » devant les phéno-
mènes religieux.
Jean Baruzi.
III. — Histoire de la philosophie.
Camille Hémon. — La i>iiilusui'iiie de M. Slllv Pruduomme. Plaris,
F. Alcan, 1907.
M. Hémon a entrepris de réunir et d'organiser — ce sont les termes
mêmes du poète dans l'intéressante Préface écrite pour ce volume
— les divers aperçus philosophiques épars dans les écrits, vers ou
prose, de M. Sully Prudhomme, pour en composer un ensemble
cohérent. Discuter ces aperçus nous entraînerait à faire le tour de
bien des questions, et ce compte rendu, forcément très bref, doit se
borner au principal, je veux dire à montrer le lien par où se rejoignent
les membres épars de la philosophie de M. Sully Prudhomme. A bien
dire, elle n'est pas vraiment un système: il y faut voir plutôt une
attitude philosophique, ou mieux encore un des drames émouvants
de la raison disputant éternellement avec le cœur. Tout s'explique
par là dans l'œuvre du poète. « Un perpétuel examen de conscience »,
écrit M. Hémon, telle est, en définitive, la situation de M. Sully
Prudhomme. L'artiste et l'homme de science se combattent en lui : à
l'ordre mécanique du monde il oppose l'ordre moral et esthétique.
€ Une véhémente protestation du cœur contre l'intellect, une opiniâtre
résistance de l'intellect aux suggestions du cuur. Voilà l'initiale con-
tradiction qui sans cesse agite et déchire » son àmc. Combien d'entre
nous, hélas! se débattent sous ses prises et en ont traduit l'angoisse
par quelque cri douloureux! Mais voyons à quelle solution provisoire,
personnelle, aboutit le poète penseur de la Jiislice et du Que .^iv's-je?
Sa méthode avoisine celle du criticisme. En esthétique, il étudie la
conception du beau dans l'àme de l'artiste. En morale, il analyse les
€ racines » et les « principes » des groupements humains. Rationnelle
dans sa partie critique, sa méthode deviendra semi-mystique dans sa
partie positive. Dans son impuissance à résoudre les antinomies qui
se dressent devant lui, il se conliera à son sentiment poétique et à sa
nature religieuse. Quoique indépendant de tout dogme, il est, en effet,
religieux par tempérament. Et toujours, après avoir passé de la cri-
tique au doute logique, il en reviendra à l'acceptation pratique des
croyances que lui révèlent son intuition d'artiste et son besoin d'un
6i8 REVUE PHILOSOPHIQUE
au delà. En ce qui concerne les données éthiques, par exemple, il
restera fermement placé au point de vue de la conscience chrétienne.
Mais comment dépasser les résultats d'une froide enquête sur les
idées? Comment sortir de la voie purement spéculative? Cela n'est
possible que par une foi qui soit un acte. Vaspiralion, c'est-à-dire
l'élan vers l'idéal, semble à M. Hémon marquer le plus profondément
l'attitude philosophique de M. Sully Prudhomme. Aspiration vers le
beau, c'est l'esthétique; vers la plus haute dignité humaine et le
sacrifice, c'est l'éthique. L'aspiration morale tient lieu, ici, des con-
cepts kantiens. Il n'importe point que nos tendances actives soient
acquises : elles sont. Persuadé que la moralité n'existe que pour
l'homme, M. Sully Prudhomme n'aboutit pas comme Kant au théisme
spiritualiste, mais à une sorte de monisme panthéistique, à une
doctrine excluant la Personnalité divine, la Providence et la Justice
surnaturelle. Et d'ailleurs, impatient qu'il est de trouver quelque
refuge, il se repose en une hypothèse selon laquelle la justice serait
le terme idéal de la science étroitement unie à l'amour. Ainsi l'aspi-
ration s'achève en une doctrine de Vaction, fondée sur le plus haut,
le plus généreux désir. L'aspiration morale et esthétique se présente
« comme un instinct révélateur à la fois de la perfection acquise et
de la perfection à acquérir ».
Porté plus loin encore par son désir de la perfection, le poète, qui
avait assigné pour but aux lois de l'évolution biologique la beauté
des formes vivantes, ne craint pas de tirer maintenant de son aspira-
tion esthétique une métaphysique quasi mythique, une doctrine de
la transmigration astrale. « Un acte de foi spontané et intuitif en la
vertu et en le devoir, un évolutionisme moral, une sorte de religion
panthéistique de la solidarité cosmique et de l'idéal » telles sont,
d'autre part, les inférences qu'il tire de l'aspiration morale, et il
entrevoit ainsi « la conjonction de l'éthique et de l'esthétique, leur
connexion, peut-être môme leur identité fondamentale j>.
Il resterait à justifier les souffrances des générations passées, à
justifier et à compenser le sacrifice : à quoi répond le poème du
Bonheur. Nulle autre voie pour y parvenir, pensons-nous, que l'accep-
tation gratuite du croyant. Toute conjecture qui nous donnerait une
réponse passerait aussitôt pour vérité. M. Sully Prudhomme ne se
flattait poiit.t, de projeter une éclatante lumière sur tant d'obsédants
problèmes; mais il est arrivé que l'énigme redoutable posée parla
vie, et sans cesse rajeunie par la douleur, lui a inspiré de iDcaux
accents, comme à tout poète formé d'une noble essence, et nous
n'avons rien à exiger davantage du penseur, après que l'artiste a su
nous pénétrer et nous émouvoir.
Un dernier mot à l'adresse de M. Hémon. Nous ne pouvions mieux
faire, en cette rapide analyse, que de suivre pas à pas son étude
patiente et laborieuse. Je ne m'arrêterai pas à y reprendre quelques
longueurs, quelques redites. L'ouvrage eût gagné, je crois, à être
ANALYSES. — T\LBOT. The fundanieutal principles 649
moins éteudu; mais l'auteur est bien excusable d'avoir cédé à l'allrait
de sou sujet.
L. AltUKAT.
Ellen Bliss Talbot. — The fundamental principles uf Fichte's philo-
soi'iiY. 1 vol. gr. in-8". vi-140 p. New-York, The Macmillan Com-
pany, 190t).
Miss Elk-n Hliss Talbot s'est proposé, dansée travail, de déterminer
quel fut le principe fondamental de la philosophie de b'ichte. A cette
lin, elle a opposé la méthode de Fichte à celle de Kant (cliap. i), puis
elle a recherché la pensée de Ficiite dans les œuvres de la première
période (cliap. ii). enfin elle a analysé du même point de vue les
œuvres de la seconde période i^ciiap. m).
En ce qui concerne le rapport entre Kant et Fichte, le problème se
pose ainsi : Quel est pour l'un et l'autre la relation entre la con-
scii'itce liumai)ie et son idcaU La Critique de la Raison Pure
oppose radicalement, dans les limites de la connaissance humaine, la
matière de la connaissance et sa forme, Vobjet et le sujet. L'unité
transcendantale de l'aperception, pure forme subjective, est impuis-
sante à réconcilier les deu.x éléments. Mais Vidéal de la connaissance
apparaît avec l'idée de Vintuition intelleclueUe. Seulement, cette
intuition est tantôt conclue comme pure rècepHoité (perception des
choses en soi), tantôt comme activité créatrice. De plus, elle est un
simple tdéa/, et la connaissance humaine ne saurait ni en affirmer la
réalisation ni même s'en ai)procher. La Critique de la Raison Pra-
tique, avec son opposition radicale entre le désir et la volonté morale,
fait reculer encore la solution; l'idéal moral est purement formel. La
Critique du Jugement nous offre, dans le jugement esthétique, une
perception sans concept, dans le jugement téléologique un principe
purement régulateur, dans lun et l'autre cas un idéal pureuKMit
subjectif. Si donc Kant a suggéré à ses successeurs, grûce à l'idée de
Vinluilion intellectuelle, une solution possible du problème, il a
repoussé, pour son compte, cette solution. Chez lui, Vidéal demeure
extérieur à la conscience. Fichte renverse la méthode; c'est Vidéal
qui va expliquer la conscience; il va devenir principe actif et imma-
nent de l'expérience humaine.
La philosophie de la première période détermine comme principe
17déc du Moi. C'est elle qui, (inalité immanente, amène le moi pur
à s'opposer un objet, afin de se constituer unité plus riche par le
triomphe même sur cette dualité. Mais l'Idée du Moi, qui i)orle le
caractère de lùi/tai, si elle est innuanente à l'expérience, n'est jamais
réalisable par elle, l^idéal, explicatif de la conscience, n'est pas un
être, mais un devoir-être (SoUen). La philosophie pr.ifùjue constitue la
solution du problème de la Wissenschaftslehre. Envisagé en lui-même
650 REVUE PHILOSOPHIQUE
ce dcvoir-étre n'est pas défini par Fichte avec une parfaite con-
séquence. Tantôt il apparaît comme unité organique, identité du
sujet et de l'objet; tantôt (ainsi dans la Sittenlehre) comme for^ne pure,
pur sujet. Toutefois, miss Talbot estime que la première interprétation
est plus conforme à l'ensemble de la doctrine. Si dans l'infini le fini
doit s'abolir avec ses différences, donc avec la conscience même et
l'individualité, il s'agit de l'individualité, sensible et égoïste; et
Fichte, dans sa défense contre l'accusation d'athéisme, indique que
l'Idée du Moi, cet ordre moral, pourrait bien impliquer une sorte de
surconscience. Nul ne répugne, autant que Fichte, à l'admission de
la chose en soi.
Pourtant, la philosophie de la deuxième période semble trans-
former le principe de la science en être transcendant, hypostasier
Y Absolu par delà l'expérience. Miss Talbot ne croit pas qu'il y ait,
d'une période à l'autre, un simple changement de terminologie. Elle
ne croit pas, non plus, que Fichte ait voulu seulement écarter, en
insistant sur l'Absolu et le Divin, le grief d'athéisme. La modification
du point de vue procède plutôt, d'après elle, de la méprise où l'on
était tombé en interprétant la Wissenschaftslehre dans le sens du
pur solipsisme. Fichte ne renonce pas à Vactivité idéale imma-
nente ; mais, au lieu de l'envisager surtout dans son développement,
dans le monde de Vexistence (Dasein), il insiste maintenant sur sa
nature intrinsèque. S'il la définit comme être (Sein), cet être n'est pas
inintelligible (bien que nul concept ne l'épuisé), il n'a rien de commun
avec la chose en soi. Il y a donc, en somme, môme doctrine dans l'une
et l'autre période. Dès lors, c'est se méprendre que d'attribuer à une
liberté d'indifférence la création du monde de l'expérience; le Dasein
est nécessaire, comme produit par cette finalité immanente, c|ui n'est
autre (sous un nom nouveau) que l'Idée du Moi de la première
période. Ounnt à définir le mode de réalité de cet être idéal, il est
impossible de tirer à cet égard de la lettre de Fichte une réponse suffi-
sante. Certainement, il ne l'a pas hypostasié. Mais il n'a pas vu en lui
une simple norme; le devoir-être (Sollen) est, à ses yeux, une fin en
voie de réalisation (un ought-to-he et un is-to-be). L'a-t-il envisagé
comme conscience infinie,. surcouscie?ice? Miss Talbot ne le pense pas.
Fichte lui semble n'admettre d'autres consciences que les consciences
finies.
V Appendice se compose de deux notes. Dans l'une, l'auteur discute
l'opinion de Thiele relative à Vintnition intellectuelle de Kant, dans
l'autre l'opinion du même historien relative à la signification kan-
tienne du Cogito.
J. Segond.
p
ANALYSES — siM>iEL. Schopenhaucr und Nietztche G51
Georg Simmel. — Schupemialer lnu Nietzsche eis VnRTFiv(;szYKLUs.
1 vol. in S'\ 2G:{ p. Leipzig, Dunckcr et Iluinblof, 1907.
Le livre de M. G. Simmel se développe dans un cadre de pensée
plus large que celui où se meuvent ordinairement les éludes historico-
criti(iues de ce genre. 11 ne s'agit |)as pour l'auteur d'étudier en détail
l'œuvre de Scliopenliauer et de Nietzsche, mais bien de dresser le
bilan de la culture moderne en prenant comme types de celle culture
les deux grandes figures philosophiques en qui se résiuneid ses opi)o-
sitions essentielles.
En il'autres tei-mes, W. but de M. S. est détudier Schopenhauer et
Nietzsche en fonction de la culture moderne.
Dans le premier chapitre l'auteur formule la position respective des
deux penseurs en face de cette culture. Les deux [ihilosophies de
Schopenhauer et de Nietzsche sont une expression adéquate de notre
stade de civilisation. — Le caractère de toute civilisation avancée —
par suite très diiîérenciée et très compliquée — est un impérieux
besoin d'unité, d'une lin dernière (Endz\K-eck) capable de lui conférer
un sens. Le christianisme a pendant longtemps donné satisfaction à
ce besoin d'unité. Aujourd'hui il a perdu son empire sur les âmes;
mais le besoin dunité subsiste.
La philosophie de Schopenhauer exprime cotte nostalgie d'une
unité finale et totale. Le vouloir-vivre schopenhauérien dominé par la
loi de linsatiabilité du désir, incapable de se reposer dans un but
dernier, en est le symbole. — La considération d'un univers poussé
par la volonté dun but et pourtant privé de but est également le point
de départ de Nietzche. Mais entre Schopenhauer et Nietzsche, il y a
Darwin. Tandis que Schopenhauer s'arrête à la négation du but
final et conclut à la négation du vouloir-vivre, Nietzsche trouve dans
révolution de l'espèce humaine la possibilité d'un but qui permette à
la vie de s'affirmer. Chez Schopenhauer s'affirme l'horreur de la vie;
chez Nietzsche le sentiment de la magnificence de la vie. Le sur-
homme est la formule de l'ascension de la vie qui toujours se dépasse
elle-même — par opposition à l'éternelle monotonie de l'univers
schopenhauérien. Dans un remarquable parallèle entre les deux pen-
seurs. M. S. remarque que Nietzsche répond mieux que Schopenhauer
aux aspirations de l'esprit moderne. -< Cette ascension de la vie est la
grande et impérissable consolation qui, grûce à Nietzsche, est devenue
la lumière de notre moderne paysage intellectuel. Celle conception
fondamentale fait oublier la forme antisociale, qu'elle revêt chez
Nietzsche de sorte que, en dépit de cette tendance antisociale,
Nietzche apparaît en face de Schopenhauer comme une expression
beaucoup plus adéquate du moderne sentiment de la vie. Et c'est un
côté tragique de la destinée de Schoi)enhauer qu'avec des forces bien
supérieures, il a défendu la plus mauvaise cause. Schopenhauer est
un penseur incomparablement plus profond que Nietzsche, un méta-
physicien génial écoutant dans les profondeurs de son âme les bruits
652 «EVUE PHILOSOPHIQUE
mystérieux de l'existence universelle. Ce n'est pas l'instinct méta-
physique qui inspire Nietzsche; c'est le génie du psychologue et du
moraliste qui domine en lui... mais il lui manque le grand style de
Schopenhauer qui jaillit de la tension du penseur vers le mystère des
choses et non pas seulement de l'homme et de sa valeur, ce grand
style qui semble refusé de la manière la plus singulière aux hommes
de la plus extrême finesse psychologique » (p. 16).
Des 7 chapitres qui suivent, 5 sont consacrés à Schopenhauer et
2 à Nietzsche. En ce qui concerne Schopenhauer, notons la pénétrante
critique à laquelle M. S. soumet le pessimisme. Le pessimisme de
Schopenhauer, remarque-t-il, ne se fonde pas sur la quantité des
douleurs; mais sur cette constatation de principe : le mal est un
a priori de la vie; il est donné en fonction du désir, essence de la
vie. A un système qui se fonde sur la constatation psychologique. que
le désir s'accompagne de douleur et sa satisfaction de plaisir il faut
opposer une réputation psychologique. Schopenhauer ne considère
dans la volonté que l'obstacle ou que le point de départ et le point
d'arrivée; il oublie le trajet entre les deux points extrêmes, trajet
dont chaque station est accompagnée de plaisir, ne serait-ce que d'un
plaisir d'anticipation. Réfutation identique à celle de Guyau qui n'est
pas cité par M, Simmel. Les successeurs de Schopenhauer ont voulu
ajouter à la preuve métaphysique du mal des preuves empiriques :
la somme des maux surpasse la somme des biens. Encore comme Guyau,
M. S. remarque que la comparaison n'est pas possible. — Aussi bien
Schopenhauer fidèle à son principe de l'unité métaphysique du vou-
loir et par suite de la douleur universelle ne s'arrète-t-il pas à la
question de la répartition du bien et du mal entre les individus. —
Au contraire, tout système reposant sur la différenciation des indi-
vidus et leur réalité absolue s'attache surtout à la question de la
répartition. Exemple : le socialisme.
Les deux chapitres consacrés à Nietzsche sont intitulés l'un : Les
valeurs humaines et la décadence; l'autre : La morale de la Distinc-
tion.
Schopenhauer ne reconnaît qu'une valeur : le non-vivre. Nietzsche
glorifie la vie. Nietzsche attaque le christianisme qui sacrifie le fort
aux faibles et qui par là est une décadence. Mais il y a dans la pensée
de Nietzsche une méprise; il n'a d'intelligence que pour le côté moral
du christianisme et non pour sa valeur transcendante. En réalité le
christianisme et Nietzsche exaltent l'individu. Mais alors que pour
Nietzsche, il atteint son apogée dans cette vie, il ne l'atteint pour
le christianisme que dans le royaume de Dieu. Nietzsche ne voit pas
dans le christianisme la culture intensive de l'âme; il ne voit que
son altruisme pratique; il ne voit que l'acte de charité; il ne voit
pas l'état de vie intense qui le précède; il ne voit que la force cen-
trifuge et méconnaît la force centripète.
Nietzsche nie Dieu. L'opposition de Dieu et du moi l'exige. Seul
ANALYSES. — siMMEi.. Schopenhauer und Xietzsche 653
Schleicrmacher a su concilier les deux en absorbant l'un dans l'autre.
Nietzsche subtitue au royaume de Dieu l'idée d'Humanité réalisée
par des individus d'élite, «lu'il oppose A celle de Socièto. Gd'the avait
lui aussi isol*'- das « nUgcinein-inenschlichr ». — Nietzsche dit :
l'Humanité ne vit que dans les individus, nullement dans la société.
Le progrès de l'individu c'est le progrès de l'Humanité. Au point de vue
de la conception sociale l'individu est un point d'intersection de fils
sociaux. Au point de vue nietzschéen, l'individu est une réalité, il
résume en lui une ligne Homme jusqu'à lui. Et si cette ligne est
une ligne ascendante, l'individu incarne le progrès de l'Humanité. —
M. S. oppose l'individualisme nietzschéen au libéralisme (p. 206-210).
A propos de l'aristocratismc nietzchéen, M. S. compare finement
Nietzsche et M. Ma-terlinck. Nietzsche place la valeur de la vie dans
quelques individus d'élite et dans quelques heures héroïques, points
culminants de l'existence individuelle, « ruptures d'équilibre de notre
pendule entre le ciel et l'enfer ». M. Maeterlinck place les valeurs de
la vie dans l'existence journalière et à chacun de ses moments. Elles
n'ont pas besoin de l'héroïque, du catastrophique, de rexcei)tionnel.
t Apprenez à vénérer les petites heures de la vie. » C'est la môme
idée que la plastique ouvrière du sculpteur Meunier a rendue visible :
la valeur individuelle, aristocratique, esthétique, et le charme de
l'individu qui n'est compté pourtant que comme un égal tiré de la
foule de ses pairs. M;clerlinck lait descendre l'évaluation démocratique
dans l'intimité de l'Ame individuelle.
Le dernier chapitre : La morale de la Distinction contient beaucoup
de vues non moins fines et ingénieuses. Ainsi cette remarque : Ce
n'est pas l'acte, mais l'être qui donne à l'homme son rang. La société
a égard à ce que l'homme fait; l'Humanité ne profite au contraire que
de ce que l'homme est dans son l'or intérieur. M. S. rappelle ici le
mot de Schiller : c les nobles natures comptent avec ce qu'elles sont;
les natures communes avec ce qu'elles font ».
Nous nous sommes étendu un peu longuement sur ce livre qui
mérite une place à part dans la littérature nietzschéenne. Livre fécond
en rapprochements ingénieux, en critiques pénétrantes, en fines
observations psychologiques et sociologiques. En résumé, les deux
points essentiels à noter sont : la réfutation du pessimisme schopen-
hauérien par la conception de Guyau et la réfutation de l'aristocra-
tismc nietzschéen par le démocratisme moral de Ma'terlinck. — A
Schopenhauer M. S. reproche de ne tenir compte que des états
extrêmes : douleur et plaisir et de négliger les états de transition. A
Nietzsche il reproche de ne porter son attention (pie sur les som-
mets de la vie et les heures héroïques et de négliger la vie journalière,
les heures anonymes, cette continuité qui forme la trame ininter-
rompue et solide de notre destinée.
G. P.VLANTE.
654 REVUE PHILOSOPUIQUE
Max Wundt. — Der Intellektualismus in der griechischen Ethik.
Leipzig, Engelmann, 1907.
Dans le domaine cependant si vaste de la philosophie ancienne,
c'est chose difficile à coup sûr de découvrir à l'heure présente un coin
inexploré. L'on est réduit à grouper, sous une enseigne encore inédite
ou dans un cadre nouveau, des faits et des textes pour la plupart
depuis longtemps connus. Ainsi la prééminence de l'intellectualisme
dans la civilisation hellénique n'a jamais été contestée; mais en ce
qui touche spécialement la morale, il y a quelque originalité à lui
assigner, avec M. M. Wundt, trois sources distinctes, auxquelles
d'ailleurs au cours des siècles il est arrivé maintes et maintes fois
de mêler leurs eaux.
La première est qualifiée ici d'intellectualisme homérique : épithète
dont le choix sera jugé tout au moins discutable. Au fort de la mêlée,
il est naturel que les héros de V Iliade fassent appel au sentiment
plutôt qu'à la raison de leurs soldats; toutefois pour préserver
l'homme des excès auxquels l'expose la passion aveugle ou injuste,
dès ces temps reculés c'est à la modération, autant dire à la raison et
à la sagesse (^pdvr,(jti;) qu'il est recommandé d'avoir recours. El ce
même point de vue se retrouve tant chez les lyriques que chez les
tragiques. Les philosophes antésocratiques eux-mêmes s'en inspirent;
il est vrai qu'aucun d'eux (sauf peut-être Démocrite) ne nous a légué
un corps de morale méthodiquement constitué.
La seconde est l'intellectualisme mystique, représenté durant cette
même période soit par les superstitions populaires dont on trouve
l'écho chez Hésiode, soit p&.T la métempsycose enseignée dans l'école
de Pythagore. C'est à la divination sous ses diverses formes qu'il
appartient de révéler aux mortels les exigences ou les préférences des
dieux.
Au troisième rang apparaît Fintellectualisme pratique. L'ipsrr,,
expression primitive de la vaillance guerrière, a fini par désigner
toute espèce d'habileté, de savoir faire et de virtuosité, qu'il s'agisse
d'un don de la nature ou d"un fruit de l'éducation et de l'habitude.
C'est ce dernier courant qui prévaut manifestement chez les sophistes,
si empressés à dépouiller la sagesse de tout caractère divin. Pour
Socrate la vertu consiste dans la connaissance misonnée {èniaTfi\i.-ri) du
bien et de l'utile; Platon adopte cette théorie, mais la dépasse en
subordonnant toutes les aptitudes morales à la science du bien en
soi, pendant que dans le Ménon et ailleurs il attribue à une laveur
divine (Oeca [i-oXpcc] la supériorité de certains caractères d'élite. vVinsi les
trois explications dont il a été question se rencontrent dans ses
dialogues, et selon M. W., c'est grâce à l'hypothèse de la réminis-
cence que ce rapprochement a été rendu possible (p. 6); thèse à tout
le moins spécieuse, si malgré le texte du Phèdre sur lequel elle
s'appuie elle ne paraissait qu'à moitié fondée.
Aristote soumet la passion au contrôle de la raison et prêche le
ANALYSES.
CAMOM. Kant 655
juste mili.'u outre les extrêmes : chez lui la réflexion spéculative, dans
ce domaine tout particulièrement, ne conserve qu'une importance
assez secondaire. C'est l'expérience avant tout (pi'il consulte, tandis
que la Mnrnli' h Kn<U'mo s'ouvre à ties teudaucfs niysticiues.
Le triomphe de riulelleclualisnie « homérique » est encore plus
marqué chez Épicure, ce qui ne l'empêche pas d'assimiler la vie du
sage dans le monde à celle des dieux. Les stoïcieus donneront pour
base l'i la vertu un juirement droit, résultant de \a ronlemplalion de
l'ordre universel, contre lequel s'insurgent les révoltes de la passion :
les teintes plus ou moins mystiques du sage selon le Portique s'accen-
tueront surtout chez Kpictète et Marc-Aurèle, pour atteindre leur
apogée dans la vertu néo-platonicienne. D'une part l'Ame est ici d'une
natiue tellement supérieure au reste des choses qu'elle est capable de
recevoir des révélations d'en haut, de l'autre les hommages à nndrè
Il la divinité sont à la fois le plus impérieux et le plus noble des
devoirs. Plotin demande aux ravissements de l'extase une sorte
d'abdication de l'entendement au sein de l'Absolu. Voilà comment
dans la conception alexandrine on peut dire que lenlhouslasme
intellectuel des Grecs fête son plus beau triomphe. Seulement
puisque ce privilège n'est accordé qu'au très petit nombre, pour la
masse il faut y suppléer par les pratiques bizarres de la théurgie.
Et ainsi, au déclin de la sagesse hellénique, devins et magiciens
reprennent le même rôle prépondérant qu'ils avaient eu jadis à son
berceau.
Ces cent pages, que l'auteur nous présente comme le prélude et
l'abrégé d'un ouvrage plus étendu en cours de préparation, inté-
ressent par une abondance de textes judicieusement choisis et en
général brièvement commentés : mais en ce qui touche le mérite
proprement philosophique, qu'on ne s'attende pas à retrouver ici la
profondeur et la pénétration hors de pair d'un Zeller ou d'un
Gomperz.
C. Hnr.
C. Cantoni. — E. Kant. 1 vol. in-S^, xix-346 p. Turin, Bocca, 1907.
La librairie Bocca publie, dans sa Biblioteca di scienze moderne, la
deuxième édition de l'ouvrage de Cantoni sur Kant, ou du moins du
premier volume de cel ouvrage, consacré à la ))liilosopkie thdoré-
tique. M. Luigi Credaro présente au public cette édition nouvelle, qui
diffère peu de l'ancienne, et dont l'auteur revoyait les épreuves au
moment de sa mort, en septembre dernier. 11 rappelle combien
l'étude de Cantoni a contribué à faire connaître en Italie le kantisme,
môme en dehors des cercles philosophiques. Il reproduit le jugement
favorable porté sur l'œuvre par l'Académie dei Lincei, lorsqu'en 1886
656 REVUE PHILOSOPHIQUE
elle lui décerna le prix royal de philosophie, le seul qu'elle ait jamais
décerné.
L'éditeur a conservé la Préface qui figurait en tète de l'édition de
1879. Cantoni y résumait les diverses fortunes du kantisme en Alle-
magne, depuis le premier accueil triomphal jusqu'au néo-kantisme
contemporain. Il exprimait aussi la conviction que le criticisme était
appelé en Italie à jouer un rôle modérateur, capable qu'il était de
montrer l'arbitraire de l'ontologisme, l'anachronisme du mouvement
néo-thomiste, l'insuffisance critique du positivisme.
L'ouvrage lui-même, bien que remanié et mis au courant, n'a subi
que des changements secondaires. L'ordonnance en est simple.
L'auteur replace le kantisme dans son milieu intellectuel, en esquissant
l'histoire des précurseurs de Kant depuis Galilée et Descartes (chap. i).
Il retrace la vie de Kavt (chap. ii). Il expose le développement des
idées kantiennes durant la période anticritique (chap. m), et les
idées nouvelles contenues dans la dissertation de 1110 (chap. iv). II
explique le problème et la méthode de la Critique (chap. v). Il analyse
les diverses parties de la Critique de la Raison Pure (chap. vi-ix).
Enfin, il rend compte du développement de la philosophie théorétique
postérieur à cette œuvre essentielle, et s'attache surtout à la Méta-
physique de la Nature (chap. x).
Cantoni annonçait, dans sa Préface, qu'il n'entendait pas épuiser
la t littérature » de son sujet, qu'il n'exposerait et ne discuterait les
opinions des interprètes de Kant que lorsque cela serait nécessaire
pour fonder sa propre interprétation, et qu'il expliquerait, en se réfé-
rant toujours au texte même, comment il comprenait son auteur et
comment il jugeait ses idées. Et, de fait, il prend position personnel-
lement à l'égard de tous les problèmes soulevés par le philosophe ou
par ses commentateurs. En particulier, dans les chapitres consacrés
à VEsthétique transcendantale (vi), à VAnalytique transcendantale
(VII), à la Dialectique transcendantale (vu), il oppose à la thèse
kantienne sur l'a priori, le rapport de la forme à la matière de la
connaissance, la relation entre le phénomène et le noumène,
ses propres conceptions, basées sur la psychologie. Dans le débat
relatif aux deux éditions de la Critique de la Raison Pure, il prend
parti contre Schopenhauer, et croit à l'identité essentielle de la doc-
trine dans l'un et l'autre exposé. Mais cette question de Vidéalisme
kantien lui semble mal posée que les commentateurs : ce que Kant
affirme, c'est uniquement le réalisme spatial; l'existence de la chose
en soi demeure chez lui toute pro^^émaa'qwe; le phénomène est pure-
ment conçu comme représentation interne. Et, dans un dialogue entre
l'auteur et un kantien orthodoxe, qui termine le chapitre sur VAnaly-
tique, Cantoni s'efforce d'établir que le Kantisme, avec de telles
présuppositions, s'achemine infailliblement vers l'idéalisme subjectif
de Fichte. Il y a chez Kant, d'après lui, influence indirecte et loute-
puissante de la philosophie de Locke : la pensée est en rapport, non
ANALYSES. — CA.MOM. A'anf 657
avec les objets, mais avec les idées des choses. De là, le cercle vicieux
de la gnoséologic kantienne, la distinction radicale entre le plu-no-
mène et le noum èno, la nécessité d»^ recourir, pour constituer l'expé-
rience objective, aux pures formes subjectives de lY-sprit, et loncière-
menl à Vanité transcendantale de l'aperception, dont Vubjet transcen-
dantal (=x) est un simple corrélatif sans réalité assignable. De là
enfin la nécessité logique de recourir à la solution de Fichte. et de
considérer le Moi pur comme le créateur de la sensation. D'après
Canloni, la disparition du préjugé lockisle sur le rôle des idêe,s inter-
médiaires, la constatation psychologique du caractère objectif immé-
diat de la perception, font disparaître le cercle vicieux, établissent
l'unité du phénomène et du nouniène (indéterminable comme cliose
en soi), donnent un sens nouveau à l'a priori lequel cesse d avoir une
origine subjective), assurent une réalité aux formes de l'expérience,
suppriment le paralogisme relatif au Moi (lequel est donné à titre
intuitif), font évanouir en un sens les antinomies relatives au temps
et à l'espace {Vinfinité de l'un et de l'autre ayant une origine expéri-
mentale , transforment Vantinomie relative à la liberd'- ign'ice à
Vunité de phénomène et du noumène). Le point de vue de Cantoni est
donc essentiellement psychologique et réaliste.
On a pu voir, par cette brève analyse, l'importance très grande
attribuée à Locke par l'auteur. De tous les précurseurs de Kant;
Locke est, en effet, selon Cantoni, le plus voisin de Kant; sous forme
populaire, et avec trop peu de rigueur logique, il a posé nettement le
problème de la critique; et il semble souvent qu'il expose en termes
de vulgarisation les résultats mêmes de la philosophie transcendan-
tale (cela est particulièrement sensible en ce qui regarde la substance
de Locke et le noumène de Kant, et aussi la théorie de lunité de la
conscience chez les deux philosophes. Toutefois Cantoni ne croit pas
à l'inlluence directe de Locke sur Kant. La grande influence e.v/erieure
est celle que Hume exerça sur lui ; et l'auteur prend parti dans la
discussion relative à Véveil du sommeil dogmatique. Il place
rinfluence décisive de Hume entre 1760 et 1770; et il en détermine
l'apogée au moment de la publication des lièveries d'un visionnaire.
Nous relèverons dans Vhistorique du chapitre i" l'erreur commise
au sujet de Berkeley (p. 20). Cantoni affirme que, d'après ce philo-
sophe, nous n'avons pas d'intuition directe de notre activité mentale,
et que la réalité de l'esprit est seulement inférée à titre de sujet et de
cause des idées. Il suffit de se référer au Troisième dialogue entre
Ilglns et f^hilonoUs (pp. 230-2.3:; de la trad. Heaulavon et Parodi) pour
constater chez Berkeley l'opinion contraire. Ce qui est r/i/êré, c'est
l'existence des autres esprits; du nôtre propre nous avons une con-
naissance immédiate et intuitive {ibid., p. 230): une connaissance par
réflexion (p. 233), non une idée mais une notion (p. 234).
J. Segom).
TO.ME LXIV. — 1907. 42
658 REVUE PHILOSOPHIQUE
Giuseppe Modugno. — Il concetto della vita nella filosofia
GRECA. Bitoiito, Gai'ofalo, 1907.
Titre ialcrcssant, mais un peu vague. S'agit-il, comme le laisserait
croire la phrase de Tolstoï qui sert d'épigraphe au volume, do l'idée
que les Grecs se sont faite de la destinée humaine? ou au contraire
de leurs timides essais en matière de biologie? En somme, sur les
cinq parties dont se compose l'ouvrage, quatre sont consacrées à une
histoire abrégée de la philosophie grecque, de Thaïes aux Alexan-
drins.
Les vues personnelles de l'auteur doivent être cherchées surtout
dans les cent premières pages où après avoir posé en principe l'étroite
corrélation entre le problème du divin et celui de la vie, M. M. établit
que la religion répond à un instinct profondément humain et que « la
préoccupation du supranaturel fait partie intégrante de notre organi-
sation psychologique » (p. 22). A cette façon primitive de comprendre
les choses la Grèce a substitué, ou plus exactement juxtaposé la phi-
losophie, et cela par une méthode qui hù a été propre et n'a rien de
commun avec les imaginations téméraires des peuples de l'Orient.
L'analogie toujours maintenue entre le microcosme ou l'homme et le
macrocosme ou l'univers rappelle le panthéisme qui était au fond des
cultes les plus anciens.
M. M. admire sans réserves les croyances mythologiques enfantées
par le génie grec dont le trait le plus saillant est la joie de vivre, la
satisfaction donnée à la nature, sauf à corriger cette sensualité par
des aspirations idéales. La Renaissance qui a frayé les voies à la
Réforme et à la Révolution n'est au fond qu'un retour à peine déguisé
à l'antique hellénisme, et le rapprochement entre le paganisme et le
christianisme dont témoignent presque tous les chefs-d'œuvre de
l'art italien au xvi" siècle est ici célébré en quelques pages (Oîi-lOo)
d'une brillante allure.
La partie spécialement philosophique du livre se recommande par
son exactitude. Sans être étranger le moins du monde à l'érudition
allemande, l'auteur a consulté et cité ici de préférence des sources
françaises, ce dont nous ne pouvons que lui être sincèrement recon-
naissants. Je note en passant un plaidoyer habile en faveur des
Sophistes, auxquels est attribué dans l'Athènes du v^ siècle un rôle
tout semblable à celui des Encyclopédistes dans la France du xviiie.
L'âge immédiatement précédent avait vu se produire un développe-
ment aussi rapide qu'extraordinaire du génie athénien : une déca-
dence non moins précipitée rendit indispensable une refonte des idées
comme des institutions : renouer le lien entre la théorie et la pratique,
voilà la tâche qui s'imposait à Socrate et à ses disciples.
En ce qui touche Platon et ses hypothèses doctrinales, M. Modugno
(sa Conclusion surtout l'atteste) a plus de critiques que d'éloges : mais
il est le premier à rendre hommage à cet immense et loyal effort pour
donner une solution aux plus vastes problèmes. Il estime que le Dieu
ANALYSES. — BiŒMA.Nu. UntersudiungcH zur ^innespsycli. 659
<le Plalou comme la morale chez les prédécesseurs de Socrale) est
emprunt»'' h la tradition plutôt (pi'il ne lait partie iiit«''graiile du
systt''nu;. (Juaiil à sa pli\ siipiec'est '< une contradiction pure •' p. 505).
La polémiipie d'Aristole contre cette métaphysique abstraite est
présentée comme un modèle : elle aboutit à intéf^rer, et pour ainsi
dii-e, à incarner l'idée dans 1»' plx-noinéne, au lieu de l'en sépan-r.
Théiste par raisonnement, panthéiste pai' sentiment, observateur
patient et intelligent de tous les genres de phénomènes naturels, le
fondateur du Lycée a donné à la philosophie de son temps un regain
de fierté et de grandeur.
l'picure fut dans la Grèce ancienne un positiviste à sa manière,
sauf qu'il n'était pas et ne pouvait pas être relativiste : au fond, la
science moderne marche sur ses traces (p. 475, note).
Au scepticisme de Pyrrhon M. M. rattache le caractère purement
négatif qui devait, dit-il, triompher au point de vue religieux dans le
christianisme, au point de vue scientifique dans l'objeclivisme des
temps motlernes. La pensée grecque avait pris pour point de dé|)art
la communauté originelle de l'esprit et de la nature : mais est-ce
l'esprit qui dérive de la nature, ou le contraire? Voilà la grave difli-
cuUé quelle a vainement tenté de trancher. Aussi bien jiour noire
autour la vérité ne se trouve ni dans la philosophie naturaliste anté-
rieure à Socrate, ni dans la philosophie idéaliste qui lui a succédé, ni
dans la conception chrétienne de l'univers; elle est dans les données
expérimentales recueillies et logiquement coordonnées par la science
contemporaine (p. 500).
C. Huit.
IV. — Psychologie.
Frantz Brentano. — I'.ntkksichingen zuk Sinnespsvciiologie. Leipzig,
1907, 10 i pp., i marks 20.
Le présent volume contient trois études principales :
1. Du vert phénoménal. — 11 s'agit de savoir si le vert, en tant que
sensation, est une couleur simple ou composée de bleu et de jaune.
Brentano s'applique à démontrer qu'il est une couleur composée.
2. Sur Cindividuation, In (lualitè multiple et Vintensité des pliéno-
mènes sensibles. — D'après l'auteur, le principe d'individuation des
qualités sensibles doit être cherché dans une certaine espèce de caté-
gorie spatiale ic'est-à-dire que deux sensations pourront être iden-
tiques à tous autres égards, mais qu'elles différeront toujours par
leur localisation).
Il entend par qualité multiple par exemple le fait que le vert paraît
à quelques-uns contenir à la fois du bleu et du jainie. Or, le phéno-
mène de la qualité mullq)le i)arail être en contradiction avec un autre
fait, celui de l'impénétrabilité en un même point de l'espace d'une
qualité pour une autre qualité (on peut illustrer ce fait par l'exeniple
660 REVUE PHILOSOPHIQUE
de la lutte des champs visuels, où l'on voit une couleur en exclure au
même point de l'espace une autre). L'auteur concilie le fait de la qua-
lité multiple et celui de l'impénétrabilité des qualités différentes en
supposant que là où nous percevons une qualité multiple nous avons
affaire à des parcelles d'espace présentant des qualités différentes,
mais très rapprochées les unes des autres de sorte que la distinction
spatiale de ces parcelles n'est pas possible. En s'appuyant sur cette
hypothèse, il essaie de réduire la notion d'intensité : les divers degrés
d'intensité représenteraient une plus ou moins grande quantité de plein
ou de vide, des degrés divers de densité.
3. De Vanalyse psychologique des qualités auditives en leurs élé-
ments proprement premiers. — Brentano expose très brièvement sur
la constitution des sensations auditives une hypothèse analogue à
celle qui est défendue aujourd'hui par beaucoup pour les sensations
de la vue et d'après laquelle il faudrait distinguer le groupe achroma-
tique blanc, gris, noir et le groupe chromatique bleu, vert, rouge, etc.
11 existerait donc aussi dans les sensations auditives, d'après Brentano,
des éléments blanc-noir et des éléments chromatiques, ou, comme il
les appelle, saturés. Les mêmes éléments saturés reviennent dans
chaque octave, ils apparaissent relativement purs dans les octaves
moyennes, tandis que dans les octaves graves et aiguës ils sont de
plus en plus mélangés de noir ou de blanc auditifs.
B. Bourdon.
NÉCROLOGIE
Notre collaboratrice, Mlle Camille Bos est morte le l^'' novembre der-
nier, à l'âge de trente-neuf ans, après une longue maladie qu'elle a
supportée avec courage, quoiqu'elle n'eût depuis longtemps aucune
illusion sur l'issue fatale. Après de fortes études qui furent complétées
par la fréquentation des cours de physiologie et des asiles consacrés
aux maladies nerveuses et mentales, elle débuta par une traduction de
Past and Présent de Carlyle publiée sous le titre de Cathédrales d'au-
trefois et Usines d'aujourd'hui et parcelle des Énigmes de VUnivers
de Hackel. Elle obtint le titre de docteur, à l'Université de Berne : sa
thèse est La Psychologie de la Croyance dont une seconde édition
vient de paraître. Enfin peu de jours avant sa mort, elle publiait un
autre volume : Pessimisme, Féminisme, Moralisme dont il sera
rendu bientôt compte dans cette Revue. Mentionnons aussi beaucoup
de comptes rendus dispersés dans divers périodiques.
Grâce à ses études philosophiques auxquelles elle a consacré le
meilleur de sa vie, elle a pu supporter avec une énergie virile une mala-
die inexorable et voir, sans défaillance, la mort venir la délivrer.
UI'VUE MS PÙtlODIOUES ÉTUANtillIlS
Miud.
Janary-October 1907.
RuTGERS Marshall. La qunlilé du temps. — L'autour s'est proposé de
montrer que les facteurs (jui sont toujours impliiiués dans chaque
moment de la conscience, iinplirpient eux-mùmes l'expérience du temps
écoulé et que cela apparaît soit comme un passé, soit comme un futur
ou comme quelque présent. Une qualité générale du temps est sa
nature à triple phase: dans la réllrxion l'une au moins des trois (passé,
présent, futur) prédomine.
Prichard. Critique des psychologues traitant de la connaissance
(notamment de Ward). Lorsqu'il s'agit d'expliquer les processus
mentaux, ils essaient de dériver les processus secondaires et supérieurs
des processus primitifs et inférieurs. D'après l'auteur, cette tentative
est impossible; les divers termes des processus mentaux sont aussi
ultimes et sui generis que l'espace, le temps ou la couleur. Comme tels
on ne peut les diviser ou les établir en termes de toute chose autre.
G. Cator. L'i struclure de la rii:ilif.>\ — Article qui a pour but de
proposer le théisme non pour des raisons d'apologétique religieuse,
mais pour son aptitude à la solution du problème métaphysique de
la structure de la réalité.
Hœrnlé. Image, idée et signification. -- Article écrit exclusivement
au point de vue psychologique et logique, sans préoccupation de
métaphysique ou d'épistémologie. Il semblerait que la valeur propre
des trois termes ci dessus devrait être fixée par l'usage; l'auteur con-
state qu'il n'en est rien. Psychologiquement, l'idée est une image ;
logi(iuement elle est une signification. Dans toute idée, on peut dis-
tinguer trois aspects : l'existence, le contenu, la signification ^mca-
niruj).
Forsyth. Conception de Vinconnu dans la phdnsopliie anglaise. —
Étudié dans Locke, Berkeley, Hume, Reid, Ilamilton, Ferrier, Mill,
Spencer, etc. Cette opinion que l'expérience consiste en termes de
conscience définis, sans rapport entre eux et que la connaissance ne
naît que de leur connexion, a conduit à cette conclusion que nous
n'avons aucune garantie de la validité ultime de notre connaissance.
D'autre part, l'opinion contraire que les rap|>orts postulés naissent
d'une source autre que les data eux-mêmes, conduit au mèmi- résultat.
662 REVUE PHILOSOPHIQUE
La source des deux théories est dans cette hypothèse que l'esprit et
la matière existent indépendamment de la connaissance que nous en
avons et que c'est dans la manière dont nous les connaissons qu'on
doit trouver les préconditions et l'explication de l'expérience. Mais
cette expérience est intimement liée à la réalité de l'au-delà et tire sa
valeur d'une appréhension et participation progressive de la réelle
existence.
Dewey. La réalité et le critérium pour la validité des idées; con-
siste pour une bonne part en une critique de Bradley. La condition
qui précède et provoque la réflexion est le désaccord, la lutte, la col-
lision : cette condition est pratique. La réflexion logique est une con-
statation de ce conflit et un effort pour le décrire et le définir, un acte
de choix. Le critérium de la valeur d'une idée est sa capacité à servir
au dessein qu'on a projeté ; le critérium est donc pratique au sens
large du terme. Les difficultés surgissent; des problèmes se présen-
tent qui semblent demander de nouvelles ressources pour la solution.
Divers modes d'activité ayant leur fin respective travaillent en même
temps d'une manière plus ou moins indépendante à tout organiser en
un système corapréhensif de conduite.
Leslie Walker. La nature de l'incompatibilité. — Discussion de
l'argument ontologique. D'après l'auteur, quoiqu'il n'y ait pas d'in-
compatibles innés, cependant l'incompatibilité et la contradiction
sont l'une et l'autre fondées en réalité, c'est-à-dire dans la réalité des
objets limités, dépendant de Dieu, mais relativement indépendants
l'un de l'autre.
Welbv. Le temps comme dérivé. — On a toujours modelé l'idée du
temps sur celle d'espace et les deux sont traitées par les penseurs de
toutes les écoles comme des formes originelles, régulatrices de l'ex-
périence. L'auteur rappelle sur ce point les théories récentes de
Royce, Hodgson, Carveth Read, James, etc. Avant d'écrire son article»
il ne connaissait pas les études de Guyau et de Bergson, sur ce sujet,
« avec lesquels il s'accorde en substance » quoiqu'il soit arrivé à sa
conclusion par une autre voie. 11 conçoit que l'idée du temps s'est
produite parce que, réalisant l'expérience comme une suite de chan-
gements, nous avons besoin de la mesurer; mais cette mesure n'est
qu'une application métaphysique de l'idée disparuer Le temps est la
transposition en une succession d'une diversité dans la position en
un changement de position. C'est l'effet d'une condition mentale cor-
respondant au stade de la perception prévisuelle. L'aveugle ne peut
saisir le schème des objets d'un seul coup, il doit les toucher en suc-
cession : de même, nous ne pouvons voir le schème du temps en un
acte comme celui de l'espace. Par suite, nous érigeons passé, pré-
sent, futur en trois mondes, dont chacun a sa place; nous devons tou-
cher chaque moment de notre vie, chaque unité du Temps-Espace.
Nous avons deux immensités : l'une physique, l'espace; l'autre men-
tale, l'éternité.
REVUE DES PÉIUOIiIOLES ÉTHANCERS 663
Bhadley. Vi'rili'' et copip. — Artich; de critique et de polémique
contre Joacliini. Parler, dans la coimaissaiice, de copie, comme dans
un miroir, est une absurdité et elle est encore augmentée si l'on
remarque que la vie en général et la connaissance en particulier
impliquent volonté et désir.
Si'EitMW. Uni' lliéorie économique de In. perception de Vcspacc. —
Faiblesse des théories empiriques usuelles. Identité originelle de
l'espace physicpie et de l'espace physiologique. Économie mentale cl
localisation tactile ainsi que les autres sensations. 11 rejette la thèse
que les valeurs tactiles sont dérivées des valeurs vissuelles. Los
diverses sensations peuvent être localisées de manières très dilïé-
rentes : tous les sens produisent (euo/i'e) leurs propres espaces.
Do.w. Les sanctions phénoménales de la vie morale. — La raison
morale doit dépendre de plus en plus et avec conscience des recher-
ches rétrospectives sur le cours du développement humain jusqu'à
nos jours; des investigations de la psychologie conqiarée et de
l'anthropologie, et enfin de l'élargissement de la morale humaine.
BuDKiN. Les facteurs subconscients des procef^sus inentau.x dans
leurs rapports avec In pensée. — Article surtout théorique où ces
facteurs sont étudiés principalement dans leurs relations avec le
jugement. L'auteur s'est proposé : 1» de distinguer le sentir en général
{feeling or sentience) du contenu de la pensée ou de la connaissance
claire, et d'étudier l'organisation du matériel des sensations qui peut
se produire par l'activité corporelle indépendamment du travail de la
pensée; 2° d'examiner comment les facteurs mentaux à divers degrés
d'organisation peuvent agir sur le jugement d'inférence, sans entrer
explicitement dans l'esprit. L'auteur s'étend longuement sur le rôle du
langage. Il s'attache aussi à distinguer du subconscient, un élément
implicite existant dans la pensée et qui est un facteur limitatif.
A. Sh.vnd. La théorie des passions de fîibot. — Le sujet des passions
qui n'a trop souvent servi qu'à des lieux communs, demande à ôtre
repris et revisé. L"auteur trouve que le groupe étudié par Ribot
serait mieux désigné (du moins en anglais) par le terme « Sentiments >.
Il lui reproche de donner des passions une déterminaison moins
qualitative que quantitative (intensité, stabilité, complexité;. .M.Shand
expose sous une forme un peu discontinue sa théorie propre qui
avait déjà été le sujet d'un article : < Character and tlie Lmotions »,
publié dans le Mind. Il paraît en revenir à lancienne doctrine qui, au
fond de presque toutes les passions, place l'amour (love). Toutefois il
termine en disant que « le mot amour, fùt-il pris dans un sens trop
large pour désigner l'instinct qui est à la base, il resterait toujours
cette distinction fondamentale (jui est le but de cet article entre les
dispositions émotionnelles ou appétitives et le système dans lequel
elles sont organisées avec ou sans conscience de leur lin >.
Gallow.w. L'idée de développement et son application h lliistoire. —
Elle apparaît nettement dès les premiers temps du christianisme :
664 REVUE PHILOSOPHIQUE
l'histoire est la réalisation d'un plan divin, plus tard avec Leibniz,
Herder, et surtout Hegel qui le regarde comme l'évolution de ce qui
existait déjà à l'état potentiel; plus tard Bruckle et Mill l'attribuent à
l'accroissement de Tintelligence; d'autres plus récents soutiennent
que l'histoire est l'antithèse de la logique. D'après l'auteur, la transi-
tion du temporel à l'éternel peut s'accomplir dans la vie personnelle
et n'être pas simplement le résultat d'un progrès historique. Le
progrès moral et spirituel est une vocation dans la race comme dans
l'individu; il ne se produit pas de lui-même, par des moyens imper-
sonnels. « Le développement historique et personnel est gravement
entravé par les forces antagonistes du mal et quoiqu'elles soient
défaites, semblables à Protée, elles prennent toujours de nouvelles
formes pour renouveler le combat. L'humanité a toujours des puis-
sances de régénérescence et si les potentats du mal gagnent une
victoire et établissent leur domination, une réaction les balayera eux
et leur tyrannie. »
Macgregor. L'argument inductif et la finalité. — Cet argument est
inexpugnable. Ward a changé complètement l'aspect de la discussion
en faisant appel aux théories métaphysiques sur l'adaptation de la
nature à la pensée. La finalité est, comme la causalité, un aspect des
événements naturels quoiqu'elle les groupe d'une autre manière. Il
ne faut pas personnifier la force de la nature. Les marques de la
causalité sont uniformité et séquence nécessaire, celles de la finalité
sont contingence et utilité. Discussion intéressante des diverses
interprétations de la théorie de Darwin. — La conception d'une
finalité repose elle-même sur celle de l'unité du monde. Beaucoup de
preuves de cette unité ont sombré, comme celle de Lotze, parce qu'elle
est conçue comme une interprétation des parties, une interfusion.
Mais elle est peut-être i-eprésentée de d'autres manières : comme
pensée non comme peinture Imaginative. Ainsi une formule mathé-
matique représente une unité. Se représenter le monde comme un con-
cours d'activités individuelles est aussi préférable à l'idée d'un récep-
tacle qui renferme les individus. L'auteur ne prétend pas résoudre
cette question, mais il a voulu montrer que concevoir une unité de
tendances individuelles est une méthode meilleure que d'admettre les
individus comme une partie d'un tout.
Hœrnlé. La construction idéaliste de Vexpérience de Baillie. — Etude
critique sur l'ouvrage de cet auteur ayant ce titre et qui porte une
marque hégélienne. Baillie s'occupe des problèmes de l'essence plutôt
que de l'existence. Il y a un mélange confus du point de vue logique
et du point de vue temporel 'expérimental i pour essayer de retracer
le développement c d'un esprit individuel typique ». Ce n'est qu'une
construction artificielle, un essai audacieux pour transformer une
connexion logique en un fait historique imaginaire.
LIVRES DÉPOSÉS AU BUREAU DE LA REVUE
Ai.KNORY. — l'sjirhnlogir el Murale nppliqiiâes à nCducation. In-8,
Paris, Picard et Kaan.
Dkpkret. — Len Transformations du Monde animnl. In IJ. l'aris,
Flammarion.
A. liAir.R. — /Jss.'u sur les Révolutions. In-8, Paris, Giard et Hrière,
C. Bos. — Pessimisme, Féminisme, Moralisme. In-lJ, Paris.
F. Alcan.
n.-P. Gaudlii.. — La Crédibilité et rApoluyéliqne. In IJ. P;ui<.
Lecolîre.
Bahckiiaisen. — Montesquieu, ses idées et ses couvres. In-lo, Paris,
Haclietle.
G. RuBKKT. — Philosophie et Dram>\ In- 12, Paris, Pion el Nourrit.
Sangmer (Marc). — La Lutte pour la Démocratie. In-12, Paris,
Perrin.
A. Bros. — La Peligion des Peuple.-^ non civilif^és. In-IJ. Paris.
Letliiclleux.
A. Lalande. — Lectures sur la Philosophie des Sciences. In-12, l'aris,
Harlieltc
D. Maiukt. — La Jalousie : étude psycliophi/siologique. ln-8, Mont-
pellier. Goulet.
E. TiiiAiDiKRE. — La Conquête de l'Inlini : Xoles d'un pesf^imisto.
In- 18, Paris, Fischbacher.
BursE Bai.l. — Récréations mathématiques, Irad. de l'anglais, ln-8,
Paris, Herniann.
David iAlexandra). — Le Philosophe chinois Mch-H <-i VJdéo de
Solidarité. In-H, Londres, Lusac.
Fabre (Joseph). — La Pensée moderne de Luther à Leibniz, ln-8,
Paris, F. Alcan.
F. Le Dantec. — De l'Homme à la Science : Philosophie du XX" siècle.
In-12, Paris, Flammarion.
Chaciiuuin. — Religion, Philosophie, Science. In-s, Aliter, lorn-nt.
G. Rageot. — Le< 'Savanis et la Philosophie. In-i2, Pans, F. Alcan.
C. CoiGNET. — LÉvjdulion du Protestantisme français au XIX' siè-
cle. ln-12. Paris, F. Alcan.
Bazaii.las. — Musique et h^ranscienre. In-8, Paris, F. Alcan.
A. Faire.— L'Didividu et iEspril d'autorité. In-12, Paris. .Mock.
S.MALL. — Ad. Smith and modem Sociologg. In- 12, Chicago. Fischer-
Unwm.
Hegel. — Phœnomenologie des Geiste.-,. In I-'. iXirr. I.cip/ig.
li,^sT. — Metaphysih der Silten. Pnd.
Wlndt. — Logili. II Bd (3- édit.). ln-«, Stnilgarl, FnUr.
SiEGEL. — Ilerderals Philosopli. ln-8, Slnlt^art. Colla.
Pallsen. — Der Begriffdrr Liui>findung. ln-8. Tôpelmann. Giessen.
G. Cesca. — La Filosofia deW azione. In-8, Sandron, Milano.
TABLE DES MATIÈRES DU TOME LXIV
Biervliet (J. J. Van). — La psychologie quantitative (3° partie). 557
Binet. — Une expérience cruciale en graphologie 24
Boirac. — La cryptopsychie 113
Chide. — La conscience sociale 41
Cousinet. — Le rôle de l'analogie dans les représentations du
monde extérieur chez les enfants 159
Dromard. — La plasticité dans l'association des idées 518
Dugas. — La définition de la mémoire 365
Fouillée. — Faut-il fonder la science morale et comment? 449
Gaultier (J. de). — La dépendance de la morale et l'indépendance
des mœurs 337
Le Dantec. — L'ordre des sciences 1 et 248
Parodi. — ^Morale et raison 383
Paulhan (F.). — Herbert Spencer d'après son autobiographie. . . 145
Probst-Biraben. — Le mysticisme dans l'esthétique musulmane. 65
Rey. — L'énergétique et le mécanisme du point de vue des con-
ditions de la connaissance 495
Ribot. — La mémoire affective : nouvelles remarques 588
Roberty (E.). — Le rôle civilisateur des abstractions 476
Truc. — Les conséquences morales de l'effort 225
Vernon Lee. — La sympatliie esthétique G14
OBSERVATIONS ET DOCUMENTS
Bélugou. — Sur un cas de paramnésie -. 282
Jankelevitch. — La dissolution de la personnalité 538
Paulhan (J.). — L'imitation dans l'idée du moi 272
PiéroD. — Explication ou expression 284
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
Baldwin. — Thought and Things essay on genetic Logic 437
Baruzi. — Leibniz et l'organisation religieuse de la terre 184
Binet. — L'année psychologique 296
Brentano. — Unlersucliungcn :ur Sinnespsychologie 059
Bussel. — Christian Theology and social Progress 412
TABLE DES .MATII^;HF.S 667
Bergson. — L'évolution créalrice 73
Bœhm. — Die vorhritischen Scriften Kants 336
Calkins (Miss). — The persistent Problème of Philosophy 03G
Cantoni. — Kant orjB
Cresson. — Los hasos de la pliilosopliie naluralislc 425
Draghicesco — l.'- problème de la conscience : étude de psy-
ciiosociologio VU
Dubief. .\ travers la législation du travail 307
Eislor. — Einfûlirung in die Erlie)intnisllieurie t»0
Elsenhans. — Fries iind Kant 332
Enriquez. — Principi delta scienza 435
Eucken. — Ilauptprobleme dcr Ri'liijionspliilosopliie 291
Evellin. — La raison pure et les antinomies liij.o
Faguet. — Le socialisme en 1907 303
Fanciuli. — L'individuo noi suui rapporti sociali 199
— Lo coscienza estetica 320
Farias-Brlto. — A verdade como regrn das ncçoes [u'S
Glawe. — Die Religion Friedrich Schlegel 324
Gutmann. — Kants Gottesbegriffen 33o
Hémon. — Philosophie de Sully Prudhommc 6i7
Houghton Woods. — Practice and science of Religion 412
Jacobi I G un Hier . — Ilerders und Kants .Fsthetik 547
Joachim. — The nature of Truth 86
Kropotkine. — L'entr'aide facteur de l'évolution 192
Lagargette. — Le rôle de la guerre 188
Le Roy. — Dogme et critique *»i3
Lipps. — Psychologischc Untersuchungen 102
Mach. — Spiice and Geotnetry in light of physiological Psycho-
logy 101
Mariani. — // fatto cooperativo nelievoluzione sociale 196
Mitchell. — Structure and gros^^th of mind 331
Modugno. — Il concello delta vita nella (ilosofia greca 049
Morton Prince. — Dissolution of a Personality 538
Morselli. — Morale 104
Munsterberg. — Harvard psychotogical Sludies 96
Navarre. — .Vocio?ie.s de psicologia 332
Oesterreich. — Die Fntfraemdung der Wahrnehmungswelt 538
Orestano. — 7 valori umani 546
Ormcni. — Concepts of philosophy 362
Overbergh. — La réforme de renseignement 329
Papini. // crepuscolo dei C^losofl 288
Paulhan. — Le mensonge de l'art 174
Fiat. - Platon 201
— De la croyance en Dieu 412
Petzold. — Dns Woltproblem von positiviste)i Ihinhte 32i
Pratt. — Psychologie of religion Uelief 412
668 REVUE PHILOSOPHIQUE
Prezzolini. — Varie di persuadere 94
Prins. — De l'esprit du gouvernement démocratique 194
Riemann. — Les éléments de l'esthétique musicale 180
Sabatier. — Le duplicisme humain 538
Siebeck. — Zur Religionsphilosophie 187
SimmeL — Schopenhauer und Nietzsche 651
SoUier (D'). — Essai critique et théorique sur l'association des
idées 293
Sternberg. — Carakterologie als Wissenschaft 303
Stôhr. — Philosophie der unbelebten Mater ie 640
Talbot (Miss). — The Principles of Fichte Philosophy 649
Trojano. — Le basi de Vumanismo 546
Vorlànder. — liant, Schiller und Gœthe 328
Wundt (W.). — Essays 331
Wundt (Max). — Der Intellektualismus in der griechischen
Ethik 654
REVUE DES PÉRIODIQUES ÉTRANGERS
American Journal of Psychology 310
Archiver de psychologie 205
Archiv fur die gesamte Psychologie 219
Mind 661
Rivista di /llosofia e scienze affini 110
Rivista filosofica 107
Studies in Psychology of lowa University 319
Zeitschrift fur Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane. . 210
NÉCROLOGIE
Mlle Camille Bos : 660
Le propriétaire-gérant : Félix Alcan.
Couiomtniers. — Imp. Paul BRODARD.
i
B Revue philosophique de la France
2 et de 1' etrLnger
t. 64
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UNIVERSITY OF TORONTO
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L