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Full text of "Réflexions d'un solitaire"

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RÉFLEXIONS   D'UN   SOLITAIRE 


Cet  ouvî'age  a  été  tiré  à  42S  exemplaires 

sur  papier  de  Hollande  à  la  cuve  Vaji  Gelder  Zonen, 

numérotés  de  i  à  42S. 


Exemplaire  n"   '-Oo 


PORIKAir    l)K   (ÎRÉTKV    (lySS) 
par  M""'   Vinée  Lebrun  (Musée  de  Versailles). 


ŒUVRES    COMPLETES    DE    GRETRY 
PUBLIÉES    PAR    LE    GOUVERNEMENT    BELGE 


RÉFLEXIONS 

D'UN 

SOLITAIRE 

PAR 

A.-E.-M.    GRÉTRY 


MANUSCRIT   INEDIT 

PUBLIÉ    PAR    LES    SOINS   DE   LA   COMMISSION    POUR   LA    PUBLICATION 
DES   ŒUVRES    DES   ANCIENS    MUSICIENS   BELGES 

AVEC    UNE    INTRODUCTION    E,T    DES    NOTES 

PAR 

Lucien  SOLVAY  et  Ernest  CLOSSON 


TOME  PREMIER 


BRUXELLES  &  PARIS 

LIBRAIRIE  NATIONALE   D'ART  ET   D'HISTOIRE 
G.  VAN  OEST  cS:  C'e,  ÉDITEURS 


1919 


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INTRODUCTION 


Grétry  avait  environ  quarante-six  ans.  Applaudi  et 
admiré  universellement  comme  le  plus  spirituel,  le  plus 
tendre,  le  plus  français  des  musiciens  dramatiques,  il  était 
alors  dans  toute  sa  gloire  ;  il  avait  composé  et  fait  repré- 
senter ses  meilleurs  opéras,  le  Tableau  parlant,  Zémire 
et  Azov,  Liicile,  \  Amant  jaloux,  la  Caravane  du  Caire, 

\  Epreuve  villageoise,   Richard  Cœur -de -Lion Les 

œuvres  qui  devaient  suivre  allaient  connaître  des  fortunes 
diverses,  heureuses  parfois,  mais  inférieures  en  somme  à 
celles  de  ces  partitions-là.  Déjà  en  cet  esprit  charmant  et 
fécond  les  sources  d'inspiration  commençaient  à  se  tarir. 
Quoiqu'il  fût  dans  la  force  de  Tâge,  vaguement  approchait 
l'heure,    désirable  pour   lui-même  et    pour  tous,   d'une 

retraite  prudente Il  s'en  rendait  compte  et,  de  bonne 

grâce,  il  s'y  résignait.  Il  s'y  résignait  d'autant  mieux  que, 
dans  sa  pensée,  cette  retraite  ne  serait  pas  inactive  et  sté- 
rile. Une  ambition  nouvelle  le  tourmentait  ;  à  sa  couronne 
glorieuse  de  musicien,  il  rêvait  d'ajouter  un  fleuron  de 
-plus  :  celui  de  littérateur.  Dans  ses  luttes  incessantes  pour 


la  conquête  de  la  renommée,  n'avait-il  pas  coudoyé  les 
personnages  les  plus  illustres,  assisté  à  d'innombrables 
événements,  remué  dans  son  cerveau  tant  d'idées  délicates 
et  neuves,  qu'il  avait  cherché  à  exprimer  dans  son  art? 
Ces  idées,  de  quel  prix  ne  seraient-elles  pas,  exprimées 
sous  une  autre  forme,  moins  concrète?  Ces  impressions 
et  ces  souvenirs  d'une  carrière  brillante  entre  toutes,  com- 
bien la  postérité  lui  serait  reconnaissante  de  les  lui  com- 
muniquer avant  qu'il  disparût  !  Et  combien  précieux  aussi 
les  conseils  d'un  tel  maître,  fruits  d'une  expérience  longue 
et  fructueuse!...  C'était  la  coutume  alors,  parmi  les  gens 
de  lettres,  d'écrire  leurs  Mémoires  :  Grétry  voulut  écrire 
les  siens,  moins  encore,  nous  avoue-t-il  aimablement,  pour 
instruire  la  postérité  que  pour  contenter  ses  propres  désirs. 
Il  en  publia  le  premier  volume  en  1789,  sous  le  titre 
à! Essais  sur  la  musique.  La  suite  se  fit  attendre  :  peut- 
être  même,  repris  tout  entier  par  sa  musique,  n'aurait-il 
pas  songé  à  nous  la  donner  si  de  grandes  douleurs  qui  le 
frappèrent  en  ce  moment,  —  la  mort  coup  sur  coup  de  ses 
trois  filles,  Jenny,  Lucile  et  Antoinette  (en  1787,  en  1790 
et  en  1797),  —  ne  l'avaient  déterminé  à  chercher  en  des 
travaux  plus  paisibles  que  ceux  qu'exige  la  vie  de  théâtre 
les  consolations  dont  son  cœur  de  père  avait  besoin.  C'est 
alors  qu'il  écrivit  le  deuxième  et  le  troisième  volumes  de 
sts  Essais  ;  ti,  chose  inattendue  et  un  peu  regrettable,  ce 
n'est  plus  de  ses  succès  et  de  sa  gloire  qu'il  songe  à  nous  y 
entretenir  :  tout  ce  qui,  dans  le  cours  de  sa  carrière,  l'avait 
retenu  et  passionné,  il  paraît,  dès  cet  instant,  s'en  désin- 
téresser. Ces  deux  derniers  volumes  de  Mémoires  (ou 
Essais  sur  la  musiqtie),  publiés  en  1797  sous  les  auspices 
du  Gouvernement,  sont  purement  didactiques  :  le  compo- 
siteur, que  le  début  de  son  ouvrage  nous  avait  montré 
avant  tout  épris  de  sa  renommée,  soucieux  de  ce  que  diront 


de  lui  les  siècles  futurs  et  de  ce  qu'en  pense  le  siècle  pré- 
sent, a  fait  place  tout  à  coup  au  moraliste  et  au  profes- 
seur; ceux-ci,  presque  seuls,  font  entendre  leur  voix, 
exprimant,  sur  mille  sujets  variés,  des  idées  générales,  que 
des  liens  plus  ou  moins  artificiels  rattachent  à  la  pratique 
de  l'art  que  le  musicien  a  illustré.  Puis,  ça  et  là,  au  milieu 
de  ces  graves  théories,  la  douleur  du  père  qui  pleure  la 
mort  de  ses  enfants  éclate  comme  un  sanglot.  C'est  ainsi 
que,  dans  quelques  pages  d'une  émotion  poignante,  il  nous 
raconte  comment  il  a  perdu  ses  trois  filles  bien-aimées  (i)  ; 
il  serait  difficile  de  les  lire  sans  attendrissement. 

«  Le  chagrin  a  éteint  presqu'entièrement  mon  ima- 
gination »,  déclare  Grétry  dès  les  premières  pages  du 
second  volume  de  ses  Essais  (note  de  \ Introduction);  «  ces 
second  et  troisième  volumes  sont  plutôt  un  ouvrage  de 
raisonnement  que  d'imagination  ».  Il  disait  vrai.  Etait-ce 
la  faute  des  épreuves  qui  l'avaient  accablé,  ou  bien  simple 
coïncidence  des  événements?  Toujours  est-il  que  ce  retour 
vers  le  passé,  traduit  par  un  tel  changement  d'humeur  et 
d'esprit,  marqua  presque  soudainement  chez  le  composi- 
teur un  arrêt  vers  l'avenir.  Certes,  pendant  que  se  mou- 
raient ses  filles,  Grétry  avait  signé  encore  Raoul  Barbe- 
Bleue  (  1 789) ,  Pierre  -le-  Grand  et  Guillaume  Tell  (  1 790 
et  1791),  Lisbeth  t\,  Anacréon  {\^g6  et  1797);  mais,  mal- 
gré des  pages  remarquables,  ces  ouvrages,  bien  que 
conçus  dans  la  plénitude  de  ses  facultés,  ne  valaient  pas 
leurs  aînés.  Il  ne  les  avait  pas  créés  dans  la  joie;  ils  étaient 
nés  de  nécessités  ou  de  circonstances,  d'engagements  pris, 
de  promesses  données.  La  Révolution  lui  imposa  aussi 
des  tâches  auxquelles  il  ne  put  se  soustraire  :  elles  ne  lui 
furent  point  favorables.  Celles  qui  suivirent  le  lui  furent 
moins    encore,    avec    Elisca    (1798),    le    Casque   et   les 

(i)  Essais  sur  la  musique,  t.  II,  chap.  LXVII  injine. 


Colombes  (1801)  et  enfin  Delphis  et  Mopsa  (1802),  qui  clôt 
la  série  sans  aucun  éclat.  Après  quoi  le  chantre  de 
Richard  se  tut  définitivement.  Il  avait  charmé  toute  une 
génération  :  sa  mission  était  accomplie. 

Le  foyer  de  son  inspiration  éteint,  le  maître  vieillis- 
sant se  réfugia,  selon  son  propre  aveu,  dans  le  «  raison- 
nement » .  A  peine  les  deux  derniers  volumes  de  ses  Essais 
avaient-ils  paru  qu'il  s'attelait  à  un  nouveau  livre  qui 
continuait  le  précédent  :  De  la  Vérité,  ou  ce  que  nous 
fumes,  ce  que  7ious  sommes,  ce  que  nous  devrions  être.  Et 
c'était  là  aussi,  comme  le  titre  l'indiquait  clairement,  un 
ouvrage  de  «  raisonnement  plutôt  que  d'imagination  ». 
Plus  que  jamais,  et  bien  décidément  cette  fois,  le  compo- 
siteur délaissait  la  musique  pour  la  littérature  ;  et,  loin  de 
dissimuler  l'affaiblissement  de  ses  facultés  productives,  il 
la  proclamait  avec  la  plus  entière  sincérité  :  «  Je  le  dis 
franchement,  dit-il,  soit  parce  que  j'avance  en  âge  (il  était 
né  en  1741),  ou  que  les  républiques  ne  sont  pas  le  pays 
des  illusions,  aujourd'hui  la  musique  m'intéresse  moins 

qu'autrefois Le  langage  musical  a  pour  moi  trop  de 

vague  :  arrivé  presque  à  la  vieillesse,  il  me  faut  quelque 
chose  de  plus  positif.  L'homme  de  tous  les  âges  est  charmé 
par  l'attrait  des  beaux-arts,  mais  leur  profession,  en  ce  qui 
a  rapport  au  génie,  ne  convient  qu'à  l'âge  où  l'imagination 
et  ses  doux  prestiges  sont  dans  toutes  leurs  forces.  Il  est 
temps  de  préparer  ma  retraite,  et  la  philosophie,  la  raison, 
qui  sont  une  même  chose,  deviennent  mon  partage  ». 

Un  tel  renoncement,  chez  un  homme  que  le  succès 
aurait  pu  enivrer,  n'allait  pas  sans  quelque  décourage- 
ment. On  en  retrouverait  peu  d'exemples  parmi  les  musi- 
ciens célèbres.  Mais  il  est  tout  à  la  louange  de  Grétry,  et 
ne  saurait  s'expliquer  par  le  chagrin  seulement.  La  clair- 
voyance d'un  jugement  sévère  guidait  sa  volonté. 


IV 


Les  trois  volumes  de  la  Vérité  paraissaient  en  1801 
(l'an  IX,  à  Paris,  chez  Pougens).  Et,  aussitôt  après,  la 
même  année,  le  Maître,  ayant  rempli  ses  derniers  enga- 
gements de  compositeur  dramatique,  et  inébranlablement 
résolu  à  ne  plus  en  accepter  d'autres,  entreprenait  un  tra- 
vail du  même  genre,  mais  beaucoup  plus  considérable 
encore  :  les  Réflexions  d'tm  solitaire,  qui  devait  être  son 
véritable  testament  intellectuel.  Installé  depuis  trois  ans 
dans  l'ancienne  demeure  de  Jean -Jacques  Rousseau, 
r«  Ermitage  d'Emile  »,  qu'il  avait  acquise,  il  y  travailla 
sans  relâche  jusqu'à  sa  mort  (24  septembre  i8i3).  Il  n'eut 
point  la  joie  de  le  voir  livré  au  public,  et  il  n'y  songeait 
point  d'ailleurs.  Ecrit  au  jour  le  jour,  il  le  considérait 
comme  un  legs  fait  à  ses  héritiers,  comme  un  dépôt  sacré 
renfermant  sa  pensée  la  plus  intime.  Sans  aucun  doute, 
quoi  qu'il  en  ait  dit,  il  se  flattait  que  cette  pensée  serait 
communiquée  au  monde  après  lui  ;  malheureusement,  ses 
héritiers  ne  se  préoccupèrent  point  de  la  garder  aussi  res- 
pectueusement que  le  souhaitaient  ses  intentions  et  ses 
désirs.  L'ouvrage  formait  huit  gros  cahiers  in-quarto, 
écrits  de  sa  main  d'un  bout  à  l'autre  (i),  d'une  écriture 
large  et  ferme  (2),  avec,  en  marge,  de  nombreux  ajoutés 
et  des  annotations,  et,  en  tête,  des  tables  des  matières. 
A  la  mort  de  Grétry,  ces  huit  cahiers  manuscrits,  soigneu- 
sement reliés,  furent  déposés  chez  le  notaire  de  la  succes- 
sion, M''  Lahure  ;  ils  y  restèrent  jusqu'en  1820;  après 
quoi,  les  héritiers  ne  trouvèrent  rien  de  mieux  que  de  se 
les  partager!...  Dispersés  au  hasard,  ils  s'en  allèrent  de 
divers  côtés,  on  ne  sait  où,  parfois  déchirés,  lacérés,  dis- 
tribués par  fragments,  sous  prétexte  de  souvenirs,  à  de 

(i)  Une  trentaine  de  pages  (aSi  à  282)  du  chapitre  XXXI  du  tome  I  sont  d'une 
autre  écriture,  féminine,  scmble-t-il;  en  marge,  les  ajoutés  et  les  notes  sont  de  la  main 
de  Grétry. 

(2)  Nous  reproduisons  plus  loin,  en  iac-simile,  le  titre  général  de  l'ouvrage. 


quelconques  amateurs  d'autographes,  puis  égarés  chez  les 
bouquinistes  et  dans  les  ventes  publiques,  ou  perdus  même 
totalement.  Seul,  un  petit-neveu  de  Grétry,  M.  Paul  de 
Grétry,  vraiment  soucieux  de  la  mémoire  de  son  ancêtre, 
a  conservé  intacts  trois  de  ces  précieux  volumes,  le  pre- 
mier, le  deuxième  et  le  sixième,  qu'il  avait  pu  sauver  du 
naufrage.  Il  y  a  quelques  années,  on  s'est  avisé  de  recueillir 
les  autres  épaves,  en  essayant  de  reconstituer  l'ouvrage 
tout  entier,  et  l'on  y  est  parvenu  en  partie  :  la  Bibliothèque 
nationale  de  Paris  possède  le  cinquième  volume,  prove- 
nant de  la  succession  de  Cécile  Grétry,  née  Buchet,  la 
petite-nièce  du  Maître,  mais  auquel  manquent  cependant 
quatre  chapitres.  La  Bibliothèque  de  l'Opéra  a  acquis  le 
quatrième  volume,  qui  avait  appartenu  avant  cela  au  très 
distingué  musicologue,  M.  Charles  Malherbe.  Une  partie 
du  troisième  volume  (chapitres  XXVI  et  XXX),  le  septième 
en  entier,  sauf  quatre  chapitres,  et  cinq  chapitres  du  hui- 
tième sont  à  Liège,  au  Musée  Grétry.  Quelques  fragments 
encore  ont  pu  être  retrouvés.  Le  reste,  tout  le  fait  craindre, 
n'existe  plus. 

C'est  cet  ouvrage,  resté  inédit,  à  part  deux  ou  trois 
fragments  parus  dans  les  revues  (i),  que  la  «  Commission 
pour  la  publication  des  Anciens  musiciens  belges  »  publie 
aujourd'hui  sous  les  auspices  du  Gouvernement  belge, 
comme  complément  à  l'édition  définitive  des  œuvres  musi- 
cales de  Grétry  entreprise  par  elle  il  y  a  près  de  trente  ans 
et  qui,  à  l'heure  actuelle,  est  à  peu  près  achevée  (2).  Il  eût 
été  injuste  de  le  laisser  ignorer  plus  longtemps  de  tous  ceux 
qu'intéressent  le  passé  artistique  de  la   Belgique,  les  mai- 


(i)  L  Annuaiit'  du  Cunservatoire  ru)jl  de  Brujcelles  (>i\'  année,  i8gi)  a  publié  le 
chapitre  XXIX  du  deuxième  volume;  le  Mercure  de  France  (numéro  du  i6  novembre  igiS') 
a  donné  le  chapitre  IX  du  cinquième  volume;  enfin  un  autre  fragment,  sans  indication 
d'origine,  a  paru  dans  la  Revue  de  Paris  (avril  1S45). 

(2)  Actuellement,  quarante-deux  partitions  (piano,  chant  et  ori  hostre)  i>nt  paru.  11  en 

VI 


très  qui  l'ont  illustré  et,  en  particulier,  le  délicieux  com- 
positeur dont  l'art  lyrique  s'enorgueillit  à  bon  droit.  Assu- 
rément, tout  n'y  est  pas  excellent,  pas  plus  que  dans  les 
trois  volumes  des  Mémoires  ou  Essais  sur  la  musique  et 
dans  les  trois  volumes  de  la  Vérité  ;  il  y  a  là,  pourrait-on 
dire,  «  du  bon,  du  mauvais  et  du  pire  ».  Le  principal 
attrait  de  cet  ouvrage  est  son  extrême  diversité.  «  Un  peu 
de  tout  »  pourrait,  dit  lui-même  Grétry  (vol.  II,  chap.  L), 
lui  servir  d'épigraphe.  »  Ailleurs,  il  appelle  ses  Réflexions 
«  les  joujoux  de  ma  vieillesse  (vol.  VII,  chap.  XIX)  »,  ou 
encore  :  «  une  récapitulation  d'idées  propres  à  l'âge  avancé, 
une  espèce  de  polype  littéraire  qu'on  peut  couper  partout 
et  qui  partout  se  rejoint  (vol.  I,  chap.  LVII)  ».  Il  va  même 
jusqu'à  les  qualifier  —  non  sans  quelque  raison  parfois  — 
de  «  radotages  (vol.  VI,  chap.  I)  »...  Ne  nous  y  fions  pas 
trop  cependant  ;  cette  modestie,  ainsi  que  nous  le  verrons 
plus  loin,  cache  un  peu  de  vanité  ;  mais  elle  est  pleine  de 
bonne  grâce  et  donne  un  charme  de  plus  à  sa  sincérité. 

Grétry  revient  souvent,  avec  insistance,  sur  les  rai- 
sons qui  l'ont  déterminé  à  écrire  ses  Réflexions.  Tantôt 
il  s'en  explique,  comme  ci-dessus,  avec  une  souriante  bon- 
homie, «  La  solitude,  dit-il  encore  (vol.  I,  chap.  I),  a  fait 
naître  ces  réflexions  que  j'eusse  volontiers  intitulées  Rêve- 
ries du  promeneur  solitaire  si  Jean-Jacques  Rousseau  ne 
se  fût  emparé  de  ce  titre  avant  moi  »...  Et  il  ajoute  que 
c'est  dans  les  mêmes  lieux,  encore  tout  embaumés  des  sou- 
venirs du  philosophe  de  Genève,  qu'il  a  jeté  sur  le  papier 
«  ces  idées  philosophiques  que  l'hermitage  d'Emile  semble 
inspirer  à  ceux  qui  l'habitent  ».  Cette  candeur  n'est-elle 

reste  sept  à  paraître.  La  Commission  était  ainsi  composée  en  1914,  au  moment  où  la  guerre 
interrompit  ses  travaux  :  MM,  Emile  Mathieu,  président;  Lucien  Solvay,  secrétaire;  Sylvain 
Dupuis,  Paul  Gilson.  J.  Van  den  Eeden  et  Léon  Du  Bois,  membres;  Ernest  Closson  et 
Ad.  Wouters,  membres-adjoints.  M.  Van  den  Eeden,  décédé  depuis,  a  été  remplacé  par 
M.  Karl  Mestdagh. 

\I1 


pas  délicieuse?  Puis  :  «  C'est  après  avoir  fait  plus  de  cin- 
quante opéras  que  je  passe  doucement  les  dernières  années 
de  ma  vie  en  écrivant  bien  plus  pour  être  occupé  que  dans 
l'idée  fastueuse  d'instruire  les  hommes...  »  Enfin  :  «  Il 
régnera  dans  cet  ouvrage  une  espèce  de  désordre  »... 

Mais  bientôt  le  naturel  revient  au  galop.  «  Baga- 
telles »,  «  joujoux  »,  «  radotages  »,  peut-être;  Grétry 
nous  l'a  avoué,  très  humblement,  et  nous  pouvons  l'en 

croire jusqu'à  un  certain  point.  Il  n'empêche  qu'il  en 

fait  tout  de  même  quelque  cas;  jugez-en.  A  maintes 
reprises,  il  n'hésite  pas  à  se  comparer  à  un  philosophe  qui 
n'est  certes  pas  le  premier  venu,  à  Montaigne...  Ma  foi, 
oui  !  à  Montaigne,  pour  sa  littérature,  comme  il  se  com- 
pare à  Pergolèse  pour  sa  musique.  Des  personnes  aux- 
quelles il  a  lu  des  fragments  de  son  livre  le  lui  ont  dit  : 
—  «  C'est  du  Montaigne!  »  Et  il  les  croit  sincèrement. 
Au  fait,  Montaigne,  dans  ses  Essais,  n'a  guère  parlé  des 
femmes  ;  et  il  en  parle,  lui,  beaucoup  :  il  le  continue  donc, 
il  le  complète...  Encore  un  peu,  et  il  lui  serait  supérieur! 
En  tout  cas,  il  se  déclare  «  plus  fort  que  lui  dans  cette 
partie  »...  Voyez,  à  cet  égard,  le  quatrième  volume,  cha- 
pitre X,  in  fine,  et  chapitre  XV;  le  cinquième  volume, 
chapitre  XXI  ;  le  septième  volume,  chapitre  XIX;  etc. 

D'autre  part,  nous  confie-t-il  aussi  (vol.  IV,  chap.  XXV), 
un  savant  a  estimé  que  le  mot  de  «  Rêveries  »  ou  de 
«  Reflexions  »  est  un  peu  trop  familier,  et  eût  convenu  à 
un  tout  autre  ouvrage  que  celui-ci,  «  qui  est  philosophique 
et  moral  »  ;  ce  savant  lui  a  proposé  ce  titre  meilleur  : 
Rapports  oitre  le  physique  et  le  moral  des  choses. . .  Grétry 
repousse  ce  titre,  qu'il  trouve  trop  «  fastueux  »  ;  mais  on 
sent  bien  (juc  la  proposition  le  flatte  infiniment.  Il  a  la 
conviction,  au  fond  de  lui-même,  de  faire  œuvre  de  philo- 
sophe et  de  moraliste;  ce  rôle  lui  plait,  lui  tient  au  cœur, 


VIII 


le  soutient  dans  l'accomplissement  de  ce  qu'il  considère 
volontiers,  en  véritable  disciple  des  Encyclopédistes, 
comme  un  devoir  humanitaire.  Ainsi  grandit  peu  à  peu 
à  ses  yeux  bienveillants  la  portée  de  ce  qu'il  nous  avait 
présenté  tout  d'abord  comme  de  simples  divertissements 
de  vieillard  inoccupé. 

A  vrai  dire,  ce  côté  un  peu  trop  ambitieux  de  son 
travail  nous  attacherait  médiocrement,  et  nous  serait 
même  assez  indifférent,  s'il  n'était  signé  de  l'auteur  de 
Richard  Cœiir-de-Lion.  Grétry  a  vécu  dans  l'intimité  des 
erands  hommes  de  la  fin  du  dix-huitième  siècle  ;  il  a 
connu  Diderot,  Grimm,  J.-J.  Rousseau;  il  les  a  lus  assi- 
dûment ;  il  a  disserté  avec  eux  ;  et  non  seulement  il  peut 
nous  apprendre  à  leur  sujet  des  choses  capables  de  piquer 
notre  curiosité,  mais  il  s'est  imprégné  de  leurs  doctrines 
et  s'est  efforcé  de  se  les  assimiler  au  point  parfois  de  croire 
qu'elles  sont  un  peu  les  siennes.  Le  fait  est  qu'il  n'y  a 
point  d'intelligence  plus  attentive  aux  multiples  manifes- 
tations de  l'esprit  humain.  Tous  les  sujets  lui  paraissent 
accessibles;  s'il  ne  les  comprend  pas  toujours  très  claire- 
ment, il  en  est  toujours  curieusement  enthousiaste.  Les 
récentes  découvertes  de  la  physique,  de  la  chimie  et  de  la 
médecine  l'ont  ébloui  ;  il  a  une  confiance  aveugle  dans 
l'avenir  de  la  science.  Ayant  l'orgueil  justifié  d'avoir 
ouvert  à  la  musique  dramatique  des  voies  nouvelles,  il 
accueille  avec  joie  tous  les  progrès,  et  souvent  môme  les 
présage,  par  une  vague  et  inconsciente  intuition.  Les 
théories  naissantes  de  l'hérédité,  de  l'origine  des  espèces, 
du  transformisme  le  séduisent  et  le  troublent  ;  il  lui  arrive 
d'émettre  des  idées  où  sont  en  germe  des  systèmes  dont  le 
dix-neuvième  siècle  s'enorgueillira  à  juste  titre.  Il  y  a  du 
prophète  dans  ce  musicien.  Ce  qui  n'empêche  point  son 
cœur  sensible  d'artiste  de  lutter  avec  sa  raison,  de  se 


IX 


laisser  dominer  par  des  influences  beaucoup  moins  posi- 
tives. La  bizarre  religiosité  de  son  temps,  mêlée  de  tant 
d'éléments  hostiles,  renforcée  par  les  ferments  de  son  édu- 
cation première,  le  laisse  plein  de  doute  et  d'inquiétude. 
Le  culte  de  l'Etre  suprême  n'a  pas  suffi  à  sa  soif  d'idéal. 
Et  alors  il  s'efforce  de  concilier  en  lui  ce  positivisme 
scientifique  avec  ce  mysticisme,  les  lumières  de  son  esprit 
critique  avec  les  vacillants  flambeaux  de .  ses  croyances 
d'enfant;  tout  en  admettant  l'éternité  d'un  univers  sans 
commencement  et  sans  fin,  il  affirme  l'existence  d'un 
Dieu  créateur  et  proclame  avec  force  l'immortalité  de 
l'àme  (i).  En  somme,  il  est  religieux  à  la  façon  de 
J.-J.  Rousseau,  dont  il  a  épousé  les  théories  sociales  et 
les  paradoxes,  moins  par  conviction  que  par  coquetterie; 
il  lui  a  succédé  comme  habitant  dans  son  Ermitage  :  il 
voudrait  bien  nous  faire  croire  qu'il  lui  a  succédé  aussi 
intellectuellement.  Comme  lui,  il  déclare  la  guerre  à  la 
civilisation  au  nom  des  droits  de  la  nature,  et  c'est  la 
nature  qui  lui  démontre  Dieu.  Seulement,  il  se  fait  de 
celle-ci  une  idée  assez  différente  :  pour  Rousseau,  elle 
vivait  dans  le  charme,  la  diversité  et  la  splendeur  de  ses 
paysages  non  moins  que  dans  ses  créatures  ;  pour  Grétry, 
tout  cela  semble  lettre  morte.  Au  milieu  même  du  décor 
magnifique  qui  inspira  au  philosophe  genevois  ses  élans 
les  plus  lyriques,  sa  sensibilité  reste  muette  ;  pas  une 
seule  fois  il  ne  nous  apparaît  réellement  impressionné. 
Aime-t-il  la  campagne,  comme  l'aimait  son  illustre 
devancier?  Sans  doute;  mais  il  ne  nous  en  dit  rien. 
L'Ermitage  ne  lui  a  communiqué  aucune  des  émotions 
(|uc    nous    pouvions    espérer    lui    voir    traduire     par    la 


(i)  V(iy</  il  (  c  pKjpus  son  iiiricux  }irt)|ct  de  icniple  à  ri^trc  suprême,  avei  céré- 
monie annuelle  (>t  choeur  (paroles  et  musique),  en  l'honneur  du  i<  Créateur  de  l'univers  ». 
vol.  Il.chap.  IV. 

X 


plume,  lui  qui  les  avait  si  souvent  traduites  dans  sa 
musique.  Il  n'en  a  aperçu,  dirait-on,  ni  les  ruisseaux,  ni 
les  grands  bois  voisins,  pleins  d'harmonies  agrestes,  et  le 
chant  des  oiseaux  qui  peuplent  leurs  ombrages  n'a  point 
caressé  son  oreille  de  musicien  et  de  poète.  Pour  Grétry, 
la  nature,  c'est  l'homme  uniquement. 

Cependant,  de  tant  d'abstractions,  de  raisonnements 
qui  veulent  être  profonds  et  de  commentaires  philoso- 
phiques et  scientifiques,  la  personnalité  du  compositeur 
se  dégage  bientôt.  Au  fond,  c'est  elle  toujours,  heureuse- 
ment, qui  domine,  et  reparaît  lorsqu'on  s'y  attendait  le 
moins.  A  certains  moments,  Grétry  n'est  pas  fâché  de 
l'occasion  qui  s'offre  à  lui  de  se  défendre  contre  des  cri- 
tiques —  évidemment  injustes  —  dont  il  fut  jadis  la 
victime,  de  rappeler  ses  succès,  de  nous  dire,  aussi  modes- 
tement que  possible,  de  lui-même  et  de  son  «  génie  », 
beaucoup  de  bien,  et  surtout  de  se  venger  de  ses  anciens 
ennemis...  Car,  comme  tout  homme  célèbre,  il  eut,  cela 
va  sans  dire,  des  jaloux  et  des  envieux.  Certains  chapitres 
des  Réflexions  d'un  solitaire  sont  de  vraies  pages  de  polé- 
mique, acerbes  et  bien  troussées.  Reconnaissant  aux 
hommes  qui  l'aimaient  et  qui  l'admiraient,  il  est  impi- 
toyable pour  les  hypocrites  et  les  méchants.  Un  de  ses 
collaborateurs,  Marmontel,  tenta  de  le  rabaisser  :  Grétry 
lui  fait  payer  cher  son  irrévérence  et  son  mépris.  Il  étend 
même  sa  vengeance  sur  la  race  tout  entière  des  hommes 
de  lettres,  qui  lui  furent  pourtant  si  utiles,  et  principale- 
ment sur  celle  des  gazetiers,  faux  journalistes,  «  hommes 
de  lettres  de  seconde  classe  »,  qui  se  permirent  de  le 
méconnaître,  voire  de  le  discuter.  Et  cette  petite  guerre 
traditionnelle  entre  auteurs  et  critiques  est  divertissante 
à  souhait. 

En    fin    de    compte,    Grétry,    dans    ses   Réflexions 


comme  dans  ses  Mémoires,  rattache  à  la  musique  la  plu- 
part des  sujets  qu'il  traite.  «  yu'on  soit  persuadé  en  lisant 
mes  écrits,  dit-il,  qu'il  faut  connoître  le  cœur  humain, 
savoir  analyser  les  sensations  de  l'homme,  au  moins  par 
instinct,  pour  être  bon  musicien...  Je  répète  ici  ce  que 
j'ai  dû  dire  dans  mes  précédens  ouvrages  :  J'avois  trop 
senti  les  choses  pendant  ma  longue  carrière  dramatique 
pour  résister  au  besoin  de  jeter  mes  idées  sur  le  papier 
après  les  avoir  dépeintes  poétiquement  et  abstractivement 
dans  ma  musique  (vol.  II,  chap.  LV,  §  2).  »  —  Ailleurs 
il  s'excuse  de  parler  de  ce  que  l'on  pourrait  ne  pas  consi- 
dérer de  sa  compétence  :  «  Comment,  dira-t-on,  un 
musicien  peut-il,  ose-t-il...?  »  Sa  réponse  est  victorieuse  : 
«  Un  musicien  comme  moi  a  dû  étudier  tous  les  tons  ; 
les  tons  sont  accompagnés  d'une  pantomime,  et  la  panto- 
mime et  le  ton  décèlent  la  conscience  de  tous,  véridiques 
ou  menteurs.  Je  suis,  si  vous  voulez,  devenu  philosophe 
par  les  oreilles,  comme  d'autres  par  quelqu'autre  sens... 
(vol.  IV,  chap.  VIII)  >>. 

Déjà  dans  ses  Mémoires,  Grétry  s'était  proposé  d'étu- 
dier les  passions,  les  sentiments,  voire  les  institutions 
politiques  «  dans  leurs  rapports  avec  l'art  musical  ». 
C'est  un  peu  le  même  programme  qu'il  s'est  tracé  dans 
ses  Réflexions,  mais  il  y  apporte  beaucoup  plus  de  variété 
et,  dirais-je,  de  familiarité;  les  détails  personnels  et  tout 
ce  qui  concerne  le  métier  de  musicien  y  tiennent  une 
place  plus  large.  Grétry  trouve  moyen  de  nous  parler 
de  hii-nicme  à  propos  de  tout,  et  ainsi  nous  révèle-t-il 
])lus  d'un  souvenir  de  sa  carrière,  de  sa  jeunesse,  de 
son  bon  pays  de  Liège,  qu'il  n'a  jamais  cessé  de 
chérir,  de  son  tempérament  sensuel  et  amoureux  et  de 
son  caractère.  Il  y  a  des  pages  tout  intimes,  qui  sont 
charmantes  de  grâce  et  d'émotion,  notamment  celles  où 


Xil 


il  nous  conte  ses  premières  amours  (vol.  I,  chap.  XVI), 
la  mort   de   sa  femme   (vol.   VI,   chap.   XIII),    les  airs 
qu'elle  préférait,    etc.   Il  en  est  d'autres,  sinon  pleines 
d'esprit  (l'écrivain-musicien  manie  la  plume  un  peu  lour- 
dement, étant  resté,  malgré    tout,  «  de  son   village  », 
ce  qui,  pourtant  n'est  pas  sans  saveur),  tout  au  moins 
pleines  de  gaîté  et  d'humour,  voire  de  gaillardise  parfois, 
—  celle-ci,  par  exemple,  un  peu  indiscrète  même  :  «  La 
vieillesse,  a  dit  quelqu'un,  c'est  le  rosier  du  mois  de  jan- 
vier :  plus  de  feuilles,  plus  de  roses,  il  ne  reste  que  les 
épines.  A  soixante  ans,  je  ne  connois  point  les  épines  de 
l'âge  avancé,  et  je  cueille  encore  abondamment  les  roses 
d'Anacréon...  »    Et,    en    marge,    devant   cette   dernière 
phrase,  Grétry  a  noté  ceci   :   «  A  l'hermitage  d'Emile, 
29  floréal  an  XI,  jour  de  l'Ascension,  à  six  heures  du 
matin  »  (i)...  Heureux  époux  !...   D'autres  pages  enfin, 
où  il  nous  parle,  avec  peut-être   quelque  amertume,  de 
sa  vieillesse  résignée  (car,   quelques  années  après   cette 
nuit  de  floréal,  l'anacréontique  mari  semble  s'être  consi- 
dérablement assagi),  de  la  maladie  dont  il  souffre  depuis 
longtemps,  des  raisons  pour  lesquelles  il  ne  compose  plus 
(vol.  V,  chap.  VI),  se  voilent  de  mélancolie.  Mais  tou- 
jours, quand  il  arrive  à  nous  parler  de  son  art,  c'est  avec 
une    ardeur   et    un    enthousiasme    que    l'âge    n'a    point 
affaiblis.  Ce  sont  les  meilleures  pages  du  livre;  elles  en 
rachètent  beaucoup  de  médiocres,  où  sa  verve  s'essouffle 
et  s'épuise,  où  il  se  perd  en  des  phrases  embrouillées  et 
obscures,  où  il  «  radote  »  enfin,  pour  employer  sa  propre 
expression.  Et  ce  sont  ces  bonnes  pages  qui  nous  rendent 
son  livre  vraiment  intéressant. 

La  plupart  des  biographes  de  Grétry  ont  traité  avec 
dédain  ses  écrits  littéraires  et  spécialement  les  Réflexions 

(i)  Vol.  I,  chap.  XXIV,  sj  -5  injtne. 


XIII 


d'un  solitaire,  qu'ils  ne  pouvaient  connaître  puisqu'elles 
étaient  inédites  :  ils  lui  ont  même  reproché  de  ne  pas  les 
avoir  jetés  au  feu...  Or,  ce  sont  les  Mémoires  de  Grétry, 
ce  sont  ses  Essais  sur  la  musique,  qui  ont  fourni  à  ces 
mêmes  biographes  les  raisons  les  meilleures  de  louer  son 
esprit  novateur  et  la  hardiesse  de  ses  théories  musicales, 
très  en  avance  sur  celles  de  son  siècle,  prêchant  le  respect 
de  la  nature,  la  vérité  de  l'expression,  la  justesse  de  la 
déclamation,  l'accord  constant  entre  les  paroles  et  l'accom- 
pagnement. On  trouvera  dans  les  Réflexioiis  d'un  solilaire 
les  mêmes  idées,  appuyées  d'exemples  typiques,  de  traits 
tour-à-tour  piquants,  pittoresques  et  instructifs.  La  supé- 
riorité de  la  musique  «  chantante  »  sur  la  musique  savante, 
pour  laquelle  il  marque  une  antipathie  légèrement  égoïste, 
est  un  des  thèmes  principaux  de  son  ouvrage;  il  y  revient 
sans  cesse,  avec  quelques  autres  sujets  qui  lui  sont  chers  : 
l'amour-propre  de  l'homme,  mobile  principal,  selon  lui  — 
et  combien  il  a  raison  !  —  de  toutes  les  actions  humaines, 
bonnes  ou  mauvaises,  la  vieillesse  heureuse  des  artistes 
qui,  «  parvenus  à  la  renommée,  se  reposent  de  leur  vie 
passée  en  se  flattant  qu'on  prononcera  leur  nom  dans 
l'avenir  avec  respect  et  reconnaissance  »,  et  enfin  l'amour, 
«  vertu  reprocréative  »,  la  volupté,  qu'il  appelle  le  sixième 
sens,  et  les  femmes,  —  «  cette  peste  à  l'eau  de  rose  »,  — 
dont  il  dit  beaucoup  de  mal,  comme  tous  ceux  qui  les  ont 
beaucoup  aimées. 

Cette  allure  de  causerie  familière  que  le  composi- 
teur-écrivain liégeois  a  cru,  sans  trop  d'orgueil,  emprunter 
à  Montaigne  et  où  abondent,  parmi  d'inutiles  papotages 
et  d'avérées  calinotades,  les  observations  judicieuses,  voire 
profondes,  cette  façon  de  traiter  les  plus  graves  sujets 
comme  les  plus  badins  sur  un  ton  de  bonhomie  cordiale 
ne  laissent  pas  de  paraître  parfois  un  peu  puériles,  ou  un 


XIV 


peu  prétentieuses  ;  il  arrive  en  ces  moments-là  que  le  style 
se  relâche  singulièrement;  et  l'on  comprend  alors  que 
Fétis,  qui  n'eut  sous  les  yeux  que  les  ouvrages  publiés, 
revus  et  corrigés,  et  n'avait  point  connaissance  des 
ouvrages  manuscrits,  ait  pu  prétendre  que  la  littérature 
de  Grétry  n'est  pas  de  lui  et  que  d'autres  tenaient  la 
plume  quand  il  s'avisait  de  vouloir  écrire  :  Fétis  s'est 
trompé  lourdement.  Mais  ces  maladresses  et  ces  naïvetés 
mêmes  ont  aussi  leur  saveur  ;  il  y  a  dans  tout  cela  tant  de 
franchise  et  de  bonne  foi!  Une  âme  ardente  s'y  révèle 
sans  voile.  Puis,  que  de  renseignements  curieux  sur  les 
mœurs,  les  idées  et  les  gens  !  En  même  temps  que  l'his- 
toire d'un  homme  qui  connaît  le  monde  et  la  vie,  les 
Réflexions  d'un  solitaire  peuvent  être  considérées,  par 
certains  côtés,  comme  l'histoire  d'une  époque,  racontée, 
en  ses  infiniment  petits  détails,  par  un  témoin  illustre  et 
ingénu. 

Il  est  regrettable  que  les  Réflexions  de  Grétry  ne  nous 
soient  point  parvenues  dans  leur  intégralité.  Les  titres  de 
quelques  chapitres  perdus,  notamment  dans  le  dernier 
volume  (  Comment  faites-vous  votre  musique? . . .  Sur  mon 
caractère,  etc.),  étaient  riches  de  promesses.  Quoi  qu'il  en 
soit,  nous  avons  reproduit  le  texte  de  l'ouvrage  tel  que 
nous  l'avons  sous  les  yeux,  dans  l'ordre  logique  des 
matières  qu'il  comporte,  en  regrettant  les  lacunes  qui 
l'interrompent  ça  et  là  forcément.  Pour  ne  rien  négliger, 
nous  l'avons  fait  suivre  de  quelques  fragments  qu'il 
ne  nous  a  pas  été  possible  de  classer  avec  exactitude, 
mais  qui,  selon  toute  vraisemblance  et  malgré  l'absence 
d'indication  authentique,  appartiennent  au  manuscrit 
original. 

Et  maintenant,  il  nous  reste  un  devoir  à  remplir, 
celui  de  remercier  les  administrateurs  de  la  Bibliothèque 

XV 


nationale  de  Paris  et  de  la  Bibliothèque  de  l'Opéra,  le 
Conservateur  du  Musée  Grétry,  M.  Hogge,  ainsi  que 
M.  Sylvain  Dupuis,  l'éminent  directeur  du  Conservatoire 
de  Liège,  qui  ont  bien  voulu  nous  laisser  prendre  copie 
des  manuscrits  dont  ils  ont  la  garde,  et  nous  ont  obli- 
geamment prêté  leur  aide  et  leurs  conseils.  Il  nous  faut 
remercier  tout  particulièrement  M.  Paul  de  Grétry,  qui 
n'a  pas  hésité  à  nous  confier  pendant  plusieurs  mois,  grâce 
à  l'aimable  intermédiaire  de  la  Légation  belge  à  Paris, 
les  trois  volumes  qu'il  conservait  avec  un  soin  jaloux. 

Quelques  mots  enfin  au  sujet  de  la  façon  dont  nous 
avons  procédé,  mon  très  précieux  collaborateur  M.  Ernest 
Closson  et  moi,  pour  mettre  au  jour,  avec  la  sollicitude 
qu'y  eût  apportée  sans  aucun  doute  l'auteur  lui-même,  les 
Réflexions  d'iin  solitaire.  Nous  avons  suivi,  et  cela  va 
sans  dire,  scrupuleusement,  ses  indications  très  précises  : 
division  en  volumes,  en  chapitres  et  parfois  en  paragra- 
phes. Chaque  volume  manuscrit  comportait  environ  six 
cents  pages  ;  Grétry  comptait  que,  imprimé  dans  le  format 
de  ses  ouvrages  antérieurs,  il  n'en  comporterait  que  quatre 
cents (i).  Ce  qui  subsiste  de  ces  huit  volumes  formera,  dans 
notre  édition,  quatre  ou  cinq  tomes,  que  suivra  une  table 
des  noms  cités  dans  le  cours  de  l'ouvrage.  Aux  notes  person- 
nelles de  Grétry,  nous  avons  pensé  qu'il  ne  serait  pas  inu- 
tile d'ajouter  quelques  notes  explicatives  sur  des  person- 
nages ou  des  événements  oubliés  ou  peu  connus.  Quant 
au  texte  môme,  nous  l'avons  reproduit  fidèlement,  en 
tenant  compte  des  très  nombreuses  corrections  et  addi- 
tions faites  en  marge  par  l'auteur.  La  seule  licence  que 
nous  nous  soyons  autorisée,  c'est  de  ne  point  respecter  ses 
négligences  grammaticales  et  sa  ponctuation  illusoire,  non 
plus  que  certaines  formes  de  langage  surannées  qui,  de 

(i)  Vol.  VI,  chap.  I  préliminaire. 


X\l 


loin  en  loin,  émaillent  le  texte  sans  lui  donner  plus  d'in- 
térêt ;  nous  ne  supposons  pas  que  la  mémoire  de  Grétry 
en  souffrira  énormément.  Celui-ci  était  avare  de  majus- 
cules, même  au  commencement  de  ses  phrases  ;  on  ne  nous 
en  voudra  point  de  les  avoir  placées  là  où  il  en  fallait. 
Mais  ceci  est  plus  grave  :  dans  beaucoup  de  mots  d'ac- 
ception courante,  et  surtout  dans  les  noms  propres,  l'or- 
thographe de  notre  compatriote  est  d'une  fantaisie  accu- 
sant plus  de  distraction  encore  que  d'ignorance  :  c'est  une 
orthographe  de  musicien  et  de  grand  seigneur.  Nous 
l'avons  corrigée  sans  scrupules,  en  adoptant  l'orthographe 
et  la  typographie  habituelles  de  l'époque  (i).  Quand  des 
mots  étaient  oubliés  par  suite  d'une  évidente  erreur,  nous 
nous  sommes  permis  de  les  rétablir.  Par  contre,  nous 
n'avons  eu  garde  de  modifier  les  tournures  de  phrases 
qui,  tout  en  étant  incorrectes,  semblaient  voulues  et  pou- 
vaient parer  le  style  de  quelque  pittoresque.  Il  y  avait  là, 
en  somme,  tout  un  travail  de  révision  et  de  mise  au 
point,  très  délicat  et  très  attentif  :  nous  espérons  en  être 
venus  à  bout  heureusement. 

Ainsi  présentées,  les  Réfiexioiis  d'un  solitaire  de 
Grétry  ne  laisseront  pas  indifférents  les  musiciens  et  les 
lettrés,  comme  souvenir  et  comme  document.  Mais  peut- 
être  méritent-elles,  à  l'heure  présente,  d'être,  pour  nous 
tous,  mieux  encore  que  cela.  Lorsqu'éclata  la  guerre  ter- 
rible qui  déchira  le  cœur  de  la  patrie,  elles  étaient  prêtes 
à  paraître...  Elles  voient  le  jour  maintenant,  dans  l'aube 
de  la  délivrance  si  longtemps  attendue  et  si  chèrement 

(i)  Quoique  écrivant  dans  les  premières  années  du  XIX<"  siècle,  Grétry,  à  l'instar  de 
plus  d'un  écrivain  contemporain,  conserve  la  lettre  o  dans  les  mots /ranço /a',  anglais,  fai- 
blesse, etc.,  et  dans  les  imparfaits  et  les  conditionnels.  Cependant,  bien  avant  la  fin  du 
XVII  l»  siècle,  on  avait  commencé  à  substituer  la  lettre  a  à  la  lettre  o,  et  à  écrire  ces  mots  et 
ces  temps  de  verbes  comme  on  les  prononçait.  Voltaire,  dans  son  Dictionnaire  philasaphique , 
démontrait  l'absurdité  de  l'ancienne  orthopjraphe  et  se  faisait  le  champion  d'une  réforme  qui 
déjà  comptait  de  nombreux  partisans. 

XVII 


achetée.  Après  tant  de  bruit  et  d'agitation,  après  tant  de 
douleurs  et  de  misères,  il  nous  sera  infiniment  doux  d'en- 
tendre enfin  résonner,  en  son  joli  bavardage  d'ancêtre,  la 
voix  aimable  de  celui  qui,  par  la  souveraine  puissance  de 
Tart,  réalisa,  il  y  a  juste  un  siècle,  l'union,  cimentée 
aujourd'hui  par  le  sang  de  nos  enfants  et  de  nos  frères, 
de  l'héroïque  pays  de  Liège  et  de  la  belle  France. 

Lucien  SOLVAY. 


X\I11 


/t<ÀrL  '  Z  • 


Fac-similé  du  titre  uu  manuscrit  original, 

APPARTENANT     A     M.      PaUL     DE     GrÉTRV,     A     PaRIS. 


CHAPITRE    PREMIER 

SERVANT    d'introduction 


«  C'est  aux  pensées  à  nourrir  les  paroles,  aux  paroles  à 
vêtir  les  pensées  »,  a  dit  Pythagore.  Pour  suivre  ce  sage  précepte, 
c'est  plutôt  une  promenade  qu'un  voyage  que  nous  allons  entre- 
prendre. Quand  on  veut  établir  un  système  complet  par  quel- 
ques sciences,  on  s'expose  à  faire  le  contraire  de  ce  que  recom- 
mande le  philosophe  athénien;  souvent  alors,  les  pensées  se 
nourrissent  par  les  paroles,  mais  les  pensées  (s'il  y  en  a)  sont 
noyées  dans  les  paroles;  il  faut  maintes  idées  accessoires  pour 
lier  l'ensemble  d'un  système,  pour  faire  un  tout  en  apparence, 
et  ces  idées  secondaires  éloignent  de  plus  en  plus  de  l'unité.  En 
les  retranchant,  il  reste  un  noyau  substantiel  autour  duquel  le 
lecteur  judicieux  ajoute  les  accessoires  de  l'idée  principale  et 
existante  :  c'est  ce  que  j'ai  cherché  à  faire.  Montaigne,  vous 
dit-on,  est  raboteux,  incohérent,  mais  on  convient  qu'il  est  plein 
de  choses.  Plutarque  est  crédule,  superstitieux,  mais  il  est 
instructif,  quoiqu'on  ne  croie  pas  tout  ce  qu'il  dit.  Soit  par  le 
fond  ou  par  la  forme,  il  y  a  toujours  quelque  chose  qui  manque 
à  l'œuvre  des  hommes  et,  à  tout  prendre,  il  vaut  mieux  avoir 
de  quoi  choisir  dans  une  bonne  bibliothèque  en  désordre  que 
de  se  promener  vaguement  dans  les  livres  qui  promettent  beau- 
coup à  la  première  page  et  qui  n'ont  rien  tenu  à  la  dernière. 
C'est   l'amour-propre,    supérieur  à  tout   autre   sentiment,   qui 


dicte  ces  ouvrages,  et  plus  ils  sont  inintelligibles,  plus  l'amour- 
propre  de  ceux  qui  les  lisent  feint  de  les  comprendre.  En  un 
mot,  l'homme  de  génie  écrit  toujours  d'une  manière  intéressante 
parce  qu'il  a  des  idées;  l'homme  sans  génie  peut  écrire  bien, 
très  bien,  et  nous  ennuyer  parce  qu'il  ne  dit  rien  qu'en  se  traî- 
nant par  les  idées  des  autres.  Je  ne  parle  pas  de  l'immensité  de 
gravelures  qu'on  trouve  dans  Plutarque,  Montaigne  et  surtout 
dans  Rabelais;  ce  qu'on  appelle  des  naïvetés  de  ces  temps 
éloignés  engagent  plus  qu'on  n'en  convient  à  faire  relire  ces 
ouvrages;  mais,  encore  une  fois,  ils  sont  pleins  de  substance; 
c'est  à  ce  titre  qu'ils  sont  immortels. 

La  solitude  a  fait  naître  ces  réflexions  que  j'eusse  volontiers 
intitulées  «  Rêveries  du  promeneur  solitaire  »,  si  Jean-Jacques 
Rousseau  ne  se  fût  emparé  de  ce  titre  avant  moi.  C'est  dans  les 
mêmes  lieux,  encore  pleins  des  souvenirs  du  philosophe  de 
Genève,  que  j'ai  jeté  sur  le  papier  ces  idées  philosophiques  que 
l'Hermitage  d'Emile  semblent  inspirer  à  ceux  qui  l'habitent. 
«  Un  homme  instruit  ne  peut  séjourner  ici  sans  avoir  l'idée  de 
quelque  ouvrage  »,  me  disait  un  écrivain  illustre.  Nulle  part 
aussi  Rousseau  n'a  travaillé  autant  que  dans  cette  retraite  : 
1°  sa  rédaction  sur  la  Paix  imiverselle  de  l'abbé  de  Saint- 
Pierre  ;  2°  une  partie  du  Contrat  social  ;  3°  son  Dictionnaire  de 
musique;  4°  Julie;  5°  Emile,  sont  les  ouvrages  qu'il  produisit  ou 
auxquels  il  mit  la  dernière  main  pendant  environ  six  ans  qu'il 
habita  l'Hermitage  et  la  ville  de  Montmorency. 

Le  genre  qui  inspirait  Rousseau  n'est  pas  également  favo- 
vorable  à  ses  successeurs;  non,  sans  doute  :  les  hommes  tels  que 
lui  sont  rares  ;  mais,  je  le  répète,  on  ne  peut  être  ici  sans  occu- 
pations; et  si  après  avoir  composé  de  la  musique  Rousseau 
devint  philosophe,  c'est  après  avoir  fait  plus  de  cinquante  opéras 
que  je  passe  doucement  les  dernières  années  de  ma  vie  en  écri- 
vant, bien  plus  pour  être  occupé  que  dans  l'idée  fastueuse 
d'instruire  les  hommes  (1).  Il  régnera  dans  cet  ouvrage  une 
espèce  de  désordre;  des  réflexions  tantôt  physiques,  tantôt 
morales;  des  idées  aussi  variées  que  les  sites  de  la  forêt  et  sur- 

(i)  Voye^  l'épigraphe  qui  est  a  la  tête  de  ce  premier  \olunie.  'G.)  —  Nous  désigne- 
rons, dans  le  cours  de  citta  édition,  par  la  lettre  G  les  notes  que  Grétry  a  intercalées  dans 
son  manuscrit. 


tout  des  champeaux  qui  environnent  mon  habitation  de  prin- 
temps, d'été  et  d'automne,  et  que  je  parcours  journellement. 
Mais  peut-être  y  trouvera-t-on  aussi  de  ces  idées  vivaces, 
chaudes,  agrestes,  qu'un  soleil  brillant,  un  air  vif,  l'aspect  et 
l'odeur  des  bois,  des  mousses  épaisses  inspirent  à  ceux  qui  sont 
en  rapport  avec  les  émanations  pures,  comme  d'autres  écrivains 
n'ayant  que  des  idées  sales  et  sinistres  semblent  être  en  rapport 
avec  les  émanations  fétides  des  villes  et  des  marais  qu'ils 
habitent. 


CHAPITRE  II 


SUITE    DU     PREMIER 


Notre  siècle  est  fertile  en  découvertes  physiques  et  les 
mœurs  se  ressentent  peu  de  ces  progrès.  Cependant,  le  vrai 
résultat  de  ces  expériences  est  de  rectifier  nos  mœurs  :  tout  doit 
aboutir  à  ce  point  d'utilité.  Il  n'est  point  d'action  morale  qui 
n'ait  sa  source  physique;  donc,  il  n'est  point  de  découverte  en 
physique  qui  ne  doive  influer  tôt  ou  tard  sur  la  moralité  de 
l'homme. 

Quelle  est  la  cause  physique  de  tel  effet  moral?  doit  être  la 
grande  question  des  sages.  S'il  est  un  eflfet  moral  dont  on  ignore 
la  cause  physique,  les  Académies  doivent  rester  en  surveillance 
jusqu'à  ce  qu'elle  soit  trouvée.  Le  même  homme,  le  même 
talent  ne  peut  faire  l'immensité  d'applications  dont  nous  par- 
lons :  sans  rivalité,  le  physicien  et  le  moraliste  doivent  se  par- 
tager la  besogne  qu'un  seul  ne  peut  faire.  Locke,  pour  le  bon 
plaisir  d'une  femme,  esquissa  l'œuvre  que  Condillac  et  ses  suc- 
cesseurs cherchent  encore  à  perfectionner;  mon  travail  sera  très 
insuffisant,  je  le  sais,  mais  il  produira  d'autres  efforts  plus 
efficaces. 

Dans  mes  précédens  ouvrages,  j'ai  souvent  convié  les  gens 
habiles  à  traiter  ce  sujet  que  Hippocrate  et  d'autres  anciens 
avoient  ébauché  et  que  J.-J.  Rousseau  avoit  eu  en  vue  sous  le 
titre  de  Morale  sensitlve.  Que  de  facultés  seroienl  nécessaires 


pour  bien  faire  ce  livre!  Il  faudroit  à  la  fois  réunir  la  force  de 
l'homme  et  la  finesse  de  tact  de  la  femme,  sans  que  l'un  perdît 
en  empruntant  de  l'autre.  Un  homme  y  parviendra  peut-être  un 
jour;  une  femme,  jamais;  à  moins  que  la  nature  ne  l'ait  pré- 
parée pour  ce  grand  œuvre. 

Si  le  bel  âge  de  Rousseau  eût  appartenu  au  temps  présent, 
il  eût,  je  pense,  exécuté  son  idée  chérie,  qu'il  abandonna  ;  mais 
il  l'eût  traitée  différemment  :  il  eût  pris  le  ton  de  ce  dix-neu- 
vième siècle.  De  son  temps,  l'éloquence  étoit  en  première  ligne, 
la  vérité  en  seconde;  aujourd'hui,  c'est  le  contraire.  De  son 
temps,  on  cherchoit  à  séduire  le  lecteur  par  les  charmes  de 
l'éloquence  ;  il  étoit  plus  permis  de  colorier  son  objet,  pourvu 
qu'on  fût  attachant,  qu'on  n'osoit  être  vrai  en  communiquant 
le  moindre  ennui,  et  tout  est  ennui  pour  qui  n'a  pas  la  con- 
science de  ce  qu'il  lit.  Il  manquoit  d'ailleurs  à  Rousseau  la  base 
principale  de  l'œuvre  qu'il  projetoit  :  alors,  la  physiologie  étoit 
à  son  berceau  et  ne  s'est  montrée  que  depuis  lui  sous  l'aspect 
imposant  de  science  analytique.  On  doit  en  convenir,  l'appli- 
cation du  moral  au  physique  n'est  qu'arbitraire  quand  ce  der- 
nier ne  repose  pas  sur  l'évidence  la  plus  complète.  Mais  si  cette 
base  essentielle  manquoit  à  Rousseau,  que  de  ressources  n'eût- 
il  pas  trouvées  dans  son  âme  brûlante  de  vertus,  pour  nous 
montrer  les  rapports  des  sens  avec  les  principes  les  plus  purs  de 
la  morale!  Excepté  dans  les  beaux-arts,  dont  l'essence  propre 
est  de  nous  séduire  par  d'aimables  subterfuges,  aujourd'hui  plus 
que  jamais  l'éloquence  devient  suspecte  si  elle  n'est  d'une  utilité 
générale.  Une  preuve  de  trop,  l'auteur  perd  sa  cause  :  on  veut 
se  rendre  de  bon  gré,  on  ne  veut  plus  plus  être  entraîné  et 
l'homme  instruit  ne  se  rend  qu'à  l'évidence  des  faits.  On  con- 
noît  à  fond  l'art  de  la  séduction  depuis  que  les  séducteurs  sont 
analysés;  aussi  ce  siècle  est-il  peu  admirateur.  Pour  nous,  l'ad- 
miration est  une  semi-preuve  d'ignorance.  On  use  encore 
aujourd'hui  d'un  autre  stratagème  pour  se  faire  lire  :  on  ose 
dire  ce  que  chacun  fait,  mais  que  les  circonstances  rendent 
dangereux  de  publier.  Une  note  de  deux  lignes,  bien  vibrante, 
que  toutes  les  bouches  répètent,  suffit  au  hardi-poltron  pour 
faire  parler  de  lui  quelques  instans.  Hommes  astucieux!  vos 
hardiesses   sont   appréciées   et  l'opinion,  qui  mûrit   tout,    qui 


surveille  tout,  vous  range  bientôt  dans  la  classe  des  pygmées. 

On  dit  que  le  bon  style  seul  rend  les  écrits  immortels  :  je 
le  crois  pour  tout  ce  qui  regarde  l'éloquence  littéraire;  mais 
Plutarque,  si  juste  en  comparaisons  (i)  ;  Montaigne,  si  rempli 
de  choses,  ne  vivent  que  de  leurs  idées  ;  eussent-ils  mal  écrit, 
c'est  dans  ces  pépinières  que  le  moraliste  doit  se  pourvoir;  c'est 
sur  leurs  branches  agrestes  qu'il  faut  greffer  des  rejetons  que 
leur  sève  vigoureuse  fait  fructifier. 

Les  époques  des  temps  sont  fixes;  celles  des  choses  sont 
incalculables;  on  prévoit,  mais  on  ne  peut  assurer.  Plusieurs 
siècles  consécutifs  peuvent  n'amener  aucune  révolution  réelle 
dans  les  sciences,  mais,  en  attendant,  les  sem.ences  scientifiques 
mûrissent.  Je  dis  ceci  en  remarquant  combien  de  fois  nous 
avons  vu  le  public  varier  de  système  en  matière  de  sciences,  de 
talens  agréables,  de  style  et  de  goût.  11  falloit  plaire,  toujours 
plaire.  On  veut  des  choses,  toujours  des  choses.  Les  hommes 
du  bon  ton,  du  bon  goût  ont  passé  comme  des  insectes  dorés  ; 
le  style  plus  simple  revient  à  la  mode;  les  prétendus  gens  de 
goût  ne  croyoient  pas  qu'on  en  vînt  à  juger  les  jugeurs  comme, 
du  reste,  la  postérité  nous  jugera.  Dans  les  caractères  de 
l'homme  bien  né  ou  de  l'homme  malsain  que  je  tracerai  dans 
le  cours  de  cet  ouvrage,  la  méchanceté  fera  tant  qu'elle  voudra 
les  rapprochemens  avec  les  hommes  connus  :  je  ne  me  charge 
point  des  torts  de  sa  malignité!  J'ai  trouvé,  sans  doute,  parmi 
les  individus,  les  notions  qui  m'étoient  nécessaires  ;  cependant, 
j'atteste  que  ce  n'est  jamais  à  l'hom^me,  mais  aux  hommes  que 
je  m'adresse.  Un  homme,  quel  qu'il  soit,  ne  fournit  pas  assez 
pour  un  sujet  aussi  vaste;  il  a  fallu  cent  modèles  pour  faire 
l'Apollon  :  de  même,  il  faut  rassembler  ici  la  généralité  des 
individus  pour  trouver  l'homme!  J'avertis  encore  une  fois  pour 
toutes  que  je  ne  prétens  pas  instruire  les  autres  en  parcourant 
les  diverses  matières  de  physiologie,  de  physique  et  d'anatomie; 
je  converse  avec  moi  sur  ces  objets.  Si  jamais  on  lit  ces 
réflexions  et  que  le  lecteur  y  trouve  son  compte,  tant  mieux  ; 
si  on  ne  les  lit  pas,  je  me  serai  toujours  amusé  dans  mes  idées; 
on  ne  m'ôtera  pas  ce  plaisir. 

(i)  Les  Vies  des  Hommes  illustres  de  Plutarque  sont  une  comparaison  continuelle; 
et  dans  les  premiers  chapitres  de  sa  Morale  on  trouve  encore  des  comparaisons  aussi 
justes  que  brillantes,  (('i.) 

t) 


CHAPITRE  III 


NAISSANCE 


En  naissant,  sommes-nous  un  avec  la  nature?  L'homme 
a-t-il  dégénéré  depuis  qu'il  existe^  Pour  répondre  à  ces  deux 
questions,  nous  dirons  qu'il  n'en  est  pas  du  physique  comme 
du  moral  de  l'homme,  qui  varie,  se  perfectionne  ou  se  corrompt 
sans  cesse;  le  physique,  ou  la  nature,  est  incorruptible.  Les 
substances  primordiales  sont  inaltérables  dans  leur  principe  ; 
elles  augmentent  en  force,  s'atténuent,  s'oblitèrent,  se  modifient, 
se  fondent,  se  mélangent,  mais  ne  peuvent  perdre  leur  carac- 
tère qu'en  s'incorporant  avec  d'autres  substances  qui  alors  les 
dominent  ou  en  sont  dominées  ou  restent  en  équilibre.  C'est 
pourquoi  la  nature  est  impérissable  et  renaît  quand  elle  semble 
périr.  Elle  est  toujours  une  chose  propre  à  quelque  chose, 
bonne  ou  mauvaise,  seulement  en  rapport  avec  les  individus. 
Il  en  est  ainsi  des  couleurs  primitives  :  le  peintre  peut  les 
mélanger,  mais  toujours  une  couleur  quelconque  existe. 

On  doit  attribuer  à  l'état  des  humeurs  et  à  leurs  mélanges 
les  variations  de  caractère  qu'on  remarque  dans  l'homme  :  sa 
santé,  ses  maladies,  sa  bonté,  sa  méchanceté,  sa  douceur,  son 
aigreur...  Tout  est  en  lui,  il  n'est  que  l'effet  de  sa  cause.  Savoir 
neutraliser,  diviser,  empâter,  fortifier,  afîoiblir  à  propos,  est  le 
secret  de  la  médecine;  mais  que  ce  mot  à  propos  est  imposant! 


L'enfant  naît  avec  les  qualités  ou  les  vices  de  ses  généra- 
teurs :  c'est-à-dire  avec  leurs  humeurs.  Il  est  bien,  médiocrement 
ou  mal  partagé;  c'est-à-dire  que  ses  substances  sont  en  plus  ou 
en  moins  mélangées  avec  d'autres  substances  :  coagulées,  elles 
croupissent,  se  putréfient  et  tuent;  trop  claires,  trop  peu  sub- 
stantielles, l'individu  est  sans  force,  il  périclite  ;  en  rapports 
justes  avec  ses  substances,  il  fructifie.  Le  mélange  le  plus  veni- 
meux, qui  produit  en  nous  la  maladie  la  plus  pestilentielle, 
n'est  tel  que  par  une  association  fortuite  entre  substances  enne- 
mies qui  cherchent  à  se  délivrer  l'une  de  l'autre  et  qui  y  par- 
viennent toujours.  Alors,  l'individu  fiévreux  est  en  tiers  avec 
ses  substances  combattantes;  il  résiste  ou  périt,  mais  l'opération 
chimique  se  réalise.  S'il  résiste,  il  est  débarrassé;  s'il  périt, 
d'autres  individus  commencent  à  vivre  par  la  mort  de  celui  qui 
succombe. 

O  vous  qui  venez  de  perdre  votre  enfant  chéri,  gémissez, 
mères  éplorées!  Vous,  amans  infortunés  qui  perdez  l'objet  de 
vos  tendres  amours,  accusez  le  ciel  et  la  terre!  La  nature  inexo- 
rable ne  s'arrête  point;  et  déjà  du  cadavre  adoré  sortent  mille 
insectes  joyeux,  charmés  des  prémices  de  l'existence. 


CHAPITRE  IV 


SUITE  DU  PRECEDENT 


Au  physique  comme  au  moral,  altération  veut  dire 
mélange.  Le  sel  sale  l'eau,  le  sucre  la  dulcifie,  mais  l'eau 
s'évapore  et  n'emporte  que  les  essences;  la  matière  reste  sur 
la  terre  :  c'est  ainsi  que,  même  matériellement,  nous  fré- 
quentons les  cieux.  Le  miel  mêlé  avec  le  vinaigre  fait  un  aigre- 
doux;  l'enfant  bien  né  qui  suit  de  mauvais  exemples  subit  la 
même  métamorphose  morale. 

Les  substances  qui  constituent  l'homme  ne  sont  presque 
jamais  mélangées  dans  un  rapport  assez  désirable  :  il  y  en  a  trop 
ou  pas  assez,  du  plus  ou  du  moins  quelque  part.  Cependant,  rame- 
ner tout  à  un,  ou  le  plus  près  possible  de  l'unité,  seroit  au  physique 
comme  au  moral  l'opération  par  excellence.  On  voit  que  l'indi- 
vidu en  général  peut  se  modifier  de  trois  manières  :  bon,  s'il 
est  un  ;  mauvais,  s'il  contient  trop  ou  trop  peu  ;  médiocre,  s'il 
participe  du  bon  et  du  mauvais.  Trois  en  un  appartient  donc 
aux  différentes  classes  de  tous  les  êtres.  Nous  prouverons  cet 
axiome  dans  la  suite  de  cet  ouvrage. 


CHAPITRE  V 


NÉCESSITÉ  DE  REVENIR  A  UN 


Si,  comme  les  bêtes,  les  hommes  étoient  maîtrisés  par  leur 
instinct,  la  morale  seroit  inutile.  Les  bêtes  sont  unes,  les 
hommes  sont  mille;  il  n'y  a  qu'une  bête  dans  une  bête,  il  y  a 
mille  hommes  dans  un  homme  par  la  diversité  des  éducations 
et  des  opinions.  Qu'avons-nous  gagné  en  voulant  modifier 
l'instinct  des  bêtes  par  notre  raison?  Rien;  nous  avons  usé  des 
chaînes,  des  licous  et,  après  tout,  nous  ne  sommes  guère  plus 
avancés,  ni  elles  non  plus.  Nous,  au  contraire,  nous  avons 
besoin  de  revenir  au  simple,  d'où  nos  passions  nous  font  dévier 
sans  cesse.  De  la  manière  dont  nous  philosophons  aujourd'hui, 
on  diroit  que  nous  voulons  faire  des  hommes  avec  les  bêtes  et 
des  bêtes  avec  les  hommes.  Laissons  ces  brutes  ce  qu'elles  sont, 
laissons  ce  qui  est  bien  tel  qu'il  est;  quant  à  nous,  plus  nous 
nous  rapprocherons  de  l'unité,  non  pas  bestiale  mais  raison- 
nable, plus  nous  serons  bien  avec  les  autres  et  avec  nous-mêmes. 
Comment  être  bien  avec  soi  et  avec  les  autres,  dira-t-on,  quand 
tous  veulent  et  voudront  toujours  envahir  le  domaine  de  la 
vérité?  C'est  là  où  commencent  l'abus,  notre  misère,  nos  tour- 
mens  sans  termes.  Plus  on  possède,  plus  il  faut  de  soins  pour 
conserver  ses  possessions;   la  fatigue  nous  gagne,   le  désordre 


naît  de  toute  part,  on  devient  esclave  de  ses  propriétés,  le 
bonheur  nous  tue  si  nous  n'avons  la  force,  si  nous  ne  trouvons 
la  manière  de  revenir  à  un.  C'est  le  but  de  cet  ouvrage.  Des 
milliers  de  volumes  ont  été  faits  pour  apprendre  à  acquérir  ; 
ici,  c'est  le  contraire  :  on  conseille  de  soustraire  les  inutilités  (i). 
Après  avoir  tant  amassé  pour  nous  rendre  pauvres,  il  faut  aban- 
donner presque  tout  pour  nous  enrichir.  Pourquoi  l'homme 
est-il  insatiable?  Ne  saura-t-il  jamais  comparer  sa  courte  exis- 
tence à  ses  vastes  désirs?  C'est  cependant  là  le  mal  qui  le  tue 
ou  le  secret  du  bonheur.  Si  nous  arrivons  à  ce  point  de  per- 
fectibilité, si  nous  pouvons  devenir  sages,  si  l'amour-propre 
forcé  dans  ses  retranchemens  cesse  d'être  dupe  de  lui-même, 
alors,  pour  être  heureux,  nous  inviterons  les  vaniteux  à  se 
charger  des  superfluités.  Nous  prierons  ceux-ci  de  s'instruire 
dans  les  vraies  sciences  dont  nous  profiterons  au  besoin,  ceux-là 
de  se  charger  des  biens  de  la  terre  dont  ils  ne  peuvent  s'em- 
pêcher de  nous  faire  part.  Savant!  invente,  perfectionne...  je 
profiterai  de  tes  découvertes.  Artiste  !  fais  des  maisons  com- 
modes, des  tableaux,  de  la  musique. . .  je  m'en  délecterai.  Homme 
riche  !  aie  des  palais  en  ville,  des  bois,  des  châteaux  en  cam- 
pagne... j'en  jouirai.  Soyez  tous  mes  régisseurs,  mes  intendans... 
moi,  j'admirerai,  je  profiterai  sans  souci,  en  vous  remerciant 
de  votre  bonhomie  :  et  cet  homme  sera  vraiment  philosophe  si 
c'est  à  la  vertu  qu'il  sacrifie  ses  inutilités.  Mais  posséder  pour 
dominer  est  la  folie  humaine.  La  Grèce  a  compté  jusqu'à  sept 
sages.  L'Europe  pourrait  peut-être  en  compter  autant  et,  si  l'on 
passoit  ces  quatorze  sages  à  l'alambic  de  la  raison,  il  ne  res- 
teroit  qu'un  homme,  ou  bien  peu  d'hommes  pensant  de  même 
et  ne  faisant  qu'un. 

(i)  «  Que  de  choses  dont  je  n'ai  que  faire  '  »  disoit  un  philosophe  en   parcourant 
un  château  richement  meublé.  (G.) 


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â^S^V^-V  ^•   s/  V  \/      >,  r'    '  '^V  S/  V  N/'  V   N/  V  jiri 

^o1 'X^  \^  \/  \/  N/  V^  \  '       c'      ,  '  '  N^  V  \/  V'V  V/Vkq 


CHAPITRE  VI 


DEUX  MANIÈRES  DE  CORRIGER  LES  HOMMES 


Il  est  deux  manières  de  corriger  les  hommes  corrompus 
des  vices  de  la  société  :  il  faut  leur  montrer  des  hommes  meil- 
leurs ou  pis  qu'eux.  Dans  les  deux  cas,  c'est  l'amour-propre 
qui  agit  et  réagit,  mais  ils  sont  humiliés  dans  un  et  satisfaits 
dans  l'autre  et,  comme  nous  nous  déterminons  pour  ce  qui 
nous  plaît,  je  préférerois  la  seconde  manière.  On  avoit  donné 
à  Louis  XIV,  étant  enfant,  un  compagnon  d'étude  de  son  ûgc 
qu'on  punissoit  quand  le  jeune  roi  faisoit  quelque  faute,  (yétoit, 
ce  me  semble,  lui  donner  des  leçons  d'injustice.  Si  ce  que  l'his- 
toire nous  rapporte  est  vrai,  que  vouloit  dire  cet  exemple  aux 
yeux  de  l'enfant?  «  Jeune  sire,  faites  tout  le  mal  quil  vous 
plaira,  les  autres  seront  battus  ».  Je  crois  que  si  ce  jeune  roi 
étoit  entêté,  il  falloit  lui  montrer  un  enfant  plus  entêté  que  lui 
et  le  punir;  s'il  étoit  ambitieux,  un  plus  ambitieux;  si  gour- 
mand, un  plus  gourmand... 

Alors  l'enfant,  naturellement  fier,  eût  aperçu  ses  propres 
défauts  dans  les  autres;  il  eût  mis  sous  ses  pieds  les  polissons 
et  il  eût  bien  fait.  N'est-il  pas  dangereux  d'associer  les  vices 
avec  les  vices,  dira-t-on?  Oui,  quand  ils  sont  à  peu  près  d'égale 
force,  car  alors,  il  y  a  équilibre  de  mal;  mais  remarquons  que 
je  demande  un  enfant  beaucoup  plus  entaché  que  celui  que  je 
veux  corriger  et   que   je  punis  à  ses  yeux.    Du   reste,  ce  qui 

12 


convient  à  un  caractère  seroit  nuisible  à  un  autre.  Un  enfant 
sans  esprit,  sans  fierté,  mal  disposé  au  bien,  sans  imagination, 
n'ayant  nulle  idée  du  bien  et  du  mal,  suivroit  de  mauvois 
exemples  qu'il  faut  éloigner  de  lui.  On  ne  gagne  rien  à  châtier 
les  imbéciles,  on  leur  donne  une  dose  de  plus  d'imbécillité. 

De  deux  choses  l'une  :  si  nous  voyons  mieux  que  nous, 
notre  premier  mouvement  est  d'en  être  jaloux  :  tant  mieux 
pourtant  si  nous  voulons  faire  aussi  bien  ou  mieux  encore.  Si 
nous  voyons  dans  un  autre  pis  que  nous-même,  il  nous  fait 
horreur.  Je  sais  que  dans  un  temps  de  ma  vie  où  j'étois  d'hu- 
meur assez  inégale,  je  pris  par  hasard  un  domestique  qui  étoit 
cent  fois  pire  que  moi.  Oh!  le  monstre,  le  détestable  homme! 
disois-je  cent  fois  par  jour,  et  je  prenois  ma  part  de  la  leçon. 
Cet  homme  que  j'ai  chassé  m'a  fait  beaucoup  de  bien  (i). 

La  physiologie  est  la  science  qui  occupe  les  hommes  dans 
ce  temps.  Quel  est  le  but  de  cette  science?  Connoitre  pour  appli- 
quer sans  doute,  connoitre  le  physique  pour  rectifier  le  moral. 
Si  l'homme  étoit  un,  composé  d'une  seule  substance,  il  y  auroit 
plus  d'unité  dans  ses  volontés,  pourroit-on  croire.  Cependant, 
les  animaux  sont,  comme  nous,  une  composition  de  plusieurs 
matières  et  ils  ne  sortent  pas  de  leur  instinct  à  moins  que  nous 
ne  les  y  forcions.  Il  y  a  donc  du  mécompte  dans  notre  arith- 
métique morale,  qu'il  faut  rectifier,  ou  convenir  de  bonne  foi 
que  nous  ne  sommes  pas  faits  pour  vivre  en  grande  société. 
«  Dieu,  me  disoit  un  homme,  est  un  composé  de  tous  les 
germes  de  la  nature.  »  —  «  Vous  le  faites  bien  petit,  lui  dis-je, 
car  vous  parlez  sans  doute  de  la  nature  que  nous  connoissons  ; 
mais  la  nature  n'est  pas  seulement  sur  la  terre  et  dans  les  astres 
que  nous  apercevons  de  loin...  elle  est  dans  l'Univers;  il  fau- 
droit  connoitre  tout  ce  qu'il  contient  pour  se  faire  une  idée  de  Dieu 
tel  que  vous  l'entendez;  après  quoi,  je  demanderois  encore 
quels  rapports  il  y  a  entre  l'architecte  et  les  matériaux  qu'il  a 
employés  et  qu'il  emploie?  Entre  celui  qui  est  parce  qu'il  est 
et  celui  qui  n'est  que  parce  qu'on  lui  permet  d'être?  Mais  avant 
de  parler  des  effets,  recherchons  les  causes  et,  d'après  les 
physiciens,  voyons  de  quelles  substances  l'homme  est  composé.  » 

(i)  —  Pourquoi  l'avez-vous  chassé? 

—  Parce  qu'on  ne  prend  pas  Témétique  toute  l'année.  (G.) 

l3 


CHAPITRE  VII 


QUELLES  SONT  LES  SUBSTANCES  DONT  L'HOMME 

EST  COMPOSÉ, 

QUELLES  SONT  LEURS  PROPRIÉTÉS?  (i) 


Plus  on  fera  de  découvertes  chimiques,  plus  nous  marche- 
rons en  avant  dans  l'étude  de  la  physiologie  interne. 

Le  terme  de  l'analyse,  c'est  l'unité  pure,  c'est  Dieu;  nous 
rapprocher  de  l'unité  ou  de  Dieu,  c'est  de  plus  en  plus  perfec- 
tionner notre  être  :  le  terme  de  la  perfectibilité  humaine  est 
donc  incalculable. 

Pour  rectifier  le  moral,  il  faut  connoitre  le  physique,  sans 
quoi  rien  n'avance.  A  quoi  sert-il  qu'une  femme  blanchisse  sa 
peau  pour  se  faire  belle  si  son  sang  n'est  pas  pur  ?  c'est 
l'enseigne  attrayante  d'une  mauvaise  auberge. 

Les  substances  dont  le  corps  humain  est  composé  se 
divisent  en  substances  solides,  molles  et  liquides.  Les  solides 
sont  les  os  ;  les  substances  molles  sont  les  muscles,  les  nerfs,  le 
cerveau,  la  moelle  épinière,  les  vaisseaux...  Les  substances 
liquides  sont  le  chyle,  le  sang,  la  bile,  la  lymphe,  la  salive  et 

(i)  Je  regarde  ce  chapitre  et  les  réllexions  qui  le  suivent  comme  un  appendice  d'indi- 
cations nécessaires  auquel  je  renvoie  d'avance  le  lecteur  chaque  fois  que,  dans  le  cours  de 
cet  ouvrage,  j'applique  le  moral  au  physique.  Ce  chapitre  étant  hors  de  ma  compétence,  je 
l'ai  fait  lire  à  plusieurs  physiciens  habiles  qui  l'ont  approuvé  quoiqu'il  soit  incomplet,  et, 
comme  je  lai  dit  1'  «  a,  b,  c  »  de  la  bciencc  dont  il  traite.  (G.) 

H 


toutes  les  humeurs  sécrétées.  De  quoi  sont  composées  ces 
diverses  substances?  Les  os  sont  composés  de  terre  calcaire 
absorbante  et  d'acide  phosphorique  ;  les  substances  molles,  de 
terre  et  d'eau,  d'alcalis  fixe  et  volatil  ;  les  substances  liquides 
sont  composées  d'eau,  de  quelques  parties  liquéfiées  de  toutes 
les  substances  solides  et  molles  :  on  trouve  même  une  teinture 
minérale  dans  le  sang  à  laquelle  on  attribue  la  couleur  rouge  ; 
il  existe  plusieurs  gaz  qui  jouent  un  rôle  important  dans  le 
corps  humain  et,  en  général,  dans  celui  de  tous  les  animaux; 
tels  sont  les  gaz  oxygènes,  hydrogènes  et  azote.  Quelles  sont  les 
propriétés  de  toutes  ces  substances?  La  terre  calcaire  séparée  de 
l'acide  phosphorique  avec  lequel  elle  est  combinée  dans  les  os 
est  de  la  chaux  vive;  c'est  la  même  matière  que  celle  des  pierres 
calcaires  pures  après  qu'elle  a  été  calcinée.  Elle  a,  de  même 
que  les  autres  terres  absorbantes,  la  propriété  de  se  combiner 
aux  acides.  L'acide  phosphorique  est  une  combinaison  de  phos- 
phore et  d'oxygène.  Le  phosphore  est  un  corps  si  combustible 
qu'il  brûle  spontanément  en  dégageant  de  la  lumière  et  de  la 
chaleur.  Les  alcalis  fixes  se  retirent  des  cendres  des  plantes. 
L'alcali  volatil  se  retire  des  déjections  des  animaux  et,  en 
général,  de  la  corruption  de  toutes  les  substances  animales. 
L'eau,  qui  se  trouve  partout,  est  composée  d'oxygène,  principe 
de  la  vie,  d'hydrogène  et  d'une  certaine  quantité  de  matière  de 
la  chaleur.  L'eau,  ce  dissolvant  universel,  s'empare  de  toutes 
les  substances,  bonnes  ou  mauvaises  relativement  à  notre  état 
actuel.  Combien  de  fois,  dans  un  verre  d'eau,  ne  trouvons-nous 
pas  la  vie  ou  la  mort?  La  bile  est  une  humeur  amère  qui 
fortifie  l'individu  quand  elle  n'est  pas  trop  abondante.  La  salive 
est  de  l'eau  tenant  en  dissolution  quelques  substances  salines  ; 
c'est  un  des  moins  composés  des  liquides  animaux.  Le  chyle  est 
un  liquide  laiteux  provenant  des  substances  dont  l'homme  se 
nourrit,  et  l'on  sait  que  ces  substances  contiennent  des  sels 
alcalins.  Le  chyle  devient  du  sang  en  s'élaborant  dans  le 
poumon  et  dans  les  artères.  La  lymphe  est  la  partie  aqueuse  du 
sang.  Enfin,  l'air  atmosphérique,  sans  lequel  nous  ne  pourrions 
pas  exister,  est  composé  de  gaz  oxygène,  de  gaz  azote  ou  mofette, 
et  d'un  peu  d'acide  carbonique.  Si  l'oxygène  ne  corrigeoit  l'azote 
ou  si  ce  dernier  dominoit,  on  sent  combien  l'air  que  l'on  respire 


13 


seroit  mortel.  Toutes  ces  substances,  mêlées  emre  elles  en  diffé- 
rentes proportions,  fourniroient,  comme  on  s'imagine,  une 
nomenclature  infinie  de  mixtes,  et  ceci  n'est  encore  que  «  l'a,  b, 
c  »  de  la  chimie,  science  à  laquelle  nous  devrons  un  jour 
une  existence  plus  solide,  une  morale  plus  pure  et  une  plus 
longue  vie. 

Ajoutons  à  ceci  les  substances  presque  sans  nombre  qui 
sont  répandues  dans  la  nature  et  qui  sont  plus  ou  moins  incor- 
porées avec  les  substances  nutritives  de  l'homme,  qui  se  modi- 
fient par  tous  les  degrés  de  chaleur  interne  de  l'individu,  qui  se 
changent,  comme  au  fond  du  creuset,  en  alcalis  plus  ou  moins 
caractérisés...  Enfin,  lisez  les  bons  dictionnaires  de  chimie  et 
d'anatomie  et,  d'après  le  nombre  pour  ainsi  dire  infini  des 
substances  connues  et  reconnues,  d'après  les  mille  et  une 
propriétés  de  ces  substances...  établissez,  si  vous  l'osez,  une 
direction  morale  à  l'individu  qui  les  contient  ou  peut  les  con- 
tenir. Ce  n'est  donc  que  des  aperçus  que  nous  osons  espérer. 
Cependant,  en  supposant  que  tel  individu  est  composé  de  telles 
substances  connues  dans  leurs  principes,  on  peut  indiquer  quelle 
sera  sa  direction  morale,  si  les  préjugés  de  l'éducation  ne  le  font 
dévier  de  sa  route.  L'habitude,  dit-on,  est  une  seconde  nature, 
nature  en  second  qui  commande  à  l'individu,  jamais  à  l'espèce. 


CHAPITRE  VIII 


REFLEXIONS  SUR  LE  CHAPITRE  PRECEDENT 


Les  substances  dont  l'homme,  générateur  de  l'homme,  se 
nourrit,  doivent  constituer  le  germe  avec  lequel  il  se  reproduit. 
Si  le  premier  homme  fut  antérieur  à  son  germe,  c'est  qu'il  fut 
créé,  type  ou  moule,  par  une  main  puissante  et  d'une  manière 
différente  de  ses  successeurs,  mais  portant  toujours  en  soi  les 
substances  avec  lesquelles  il  se  reproduit;  de  plus,  l'instinct  et 
le  besoin  de  se  reproduire.  Comment  se  fait-il  que,  les  substances 
étant  toujours  les  mêmes,  l'individu  passe  de  l'enfance  à  l'ado- 
lescence et  de  celle-ci  à  la  maturité  et  à  la  vieillesse?  Comment 
se  fait-il,  dis-je,  que  des  substances,  toujours  les  mêmes  en  force, 
donnent  un  individu  foible,  fort  ou  décrépit,  bête  ou  spirituel  ? 
Toutes  ces  transitions  sont  dans  le  germe  :  il  est  plus  ou  moins 
vigoureux,  c'est  de  nos  générateurs  que  nous  en  héritons.  Les 
substances  nutritives  que  nous  incorporons  chaque  jour  en  nous 
alimentent  ce  germe  qui,  du  reste,  ne  peut  passer  le  terme  qui 
lui  est  prescrit.  L'individu  le  plus  complet  n'est  qu'une  suite  de 
son  germe;  c'est  son  ^erme  parvenu  au  plus  haut  point.  On  peut 
hâter  sa  destruction  par  les  excès  ou  prolonger  son  existence  par 
un  bon  régime,  qui  empêche  la  vie  de  se  consumer  trop  vite  ; 
mais,  quoi  que  fasse  l'individu,  il  doit  périr  pour  renaître  ;  s'il  ne 


17 


périssoit  pas  il  ne  renaîtroit  point  :  il  n'est  point  de  statu  quo 
dans  la  nature.  L'été,  en  regardant  un  bel  arbre  chargé  de 
feuilles,  on  se  dit  :  toutes  tomberont  à  leur  tour,  il  n'en  restera 
pas  une  à  la  fin  de  l'hiver.  De  même,  nos  instans  sont  comptés  : 
il  ne  restera  pas  un  ou,  du  moins,  guère  d'hommes  existant 
aujourd'hui  sur  la  terre  après  un  siècle  révolu.  Nos  devanciers 
vivoient  quatre  fois  plus  que  nous,  ose-t-on  dire!  Erreur  de 
calcul  !  Ils  comptoient  les  années  par  les  saisons. 

Disons  donc  que  l'essence  du  germe  est  de  croître  et  de 
dépérir  dans  les  organes  individuels  qu'il  a  produits.  Les  organes 
affoiblis  n'élaborent  plus  comme  dans  leur  vigueur;  aussi  les 
mêmes  substances  ne  produisent  plus  les  mêmes  effets  dans  un 
corps  neuf  ou  usé.  Tout  est  de  même  dans  la  nature,  mais  tout 
est  modifié  par  les  organes  élaboratoires  et  modificateurs  de 
toute  chose.  Le  jeune  homme  est  fort  en  mangeant  du  pain  et 
en  buvant  de  l'eau  ;  le  vieillard  est  foible  en  se  nourrissant  des 
choses  les  plus  succulentes  et  les  plus  spiritueuses.  Il  en  est  ainsi 
même  des  effets  physiques  ;  l'air  qui  sort  du  gosier  du  corbeau 
et  du  rossignol  est  le  même,  à  peu  de  chose  près,  mais  la  diffé- 
rence des  organes  le  modifie  et  produit  dans  l'un  un  croassement 
désagréable,  dans  l'autre  des  chants  délicieux  et  variés  (i). 

(i)  J  ai  compté  de  suite  jusques  à  dix-sept  chansonnettes  du  même  rossignol,  dans 
lesquelles  il  y  avait  chaque  fois  une  variante  remarquable.  (G.) 


CHAPITRE  IX 


SUITE  DE  REFLEXIONS 


Nous  avons  dit  que  la  majeure  partie  des  substances  répan- 
dues dans  la  nature  doivent  être  les  mêmes  dans  l'homme  qui 
se  nourrit  d'air,  d'animaux  et  de  végétaux  qui  le  contiennent. 
Nous  avons  encore  observé  que  plusieurs  individus  peuvent 
s'être  nourris  des  mêmes  substances  et,  néanmoins,  montrer  des 
résultats  différen s  parce  que  leurs  organes  élaborent  diversement. 
Le  poumon,  cette  éponge  vitale  qui  contient  et  qui  caractérise 
le  sang,  le  rend  pur  ou  impur,  selon  son  état  bon  ou  mauvais. 
La  partie  terrestre  seroit  masse  si  elle  n'étoit  vivifiée  par  les 
esprits.  Si  les  esprits  dominent  dans  tel  individu,  il  sera  actif  et 
spirituel.  Si  c'est  les  alcalis  neutres  et  le  résidu  terrestre,  il  sera 
passif  et  rond.  Aussi  a-t-on  remarqué  que  les  individus  à  gros  os 
étoient  lourds  et  matériels.  Une  grosse  tête  à  proportion  du 
corps  est  souvent  un  bon  indice  parce  qu'elle  contient  beaucoup 
de  cervelle  pour  conduire  un  petit  corps.  Mais  une  petite  tête 
et  un  grand  corps  donne  souvent  un  niais  ;  il  n'y  a  pas  assez 
d'étoffe  dans  cette  petite  tête  pour  régir  une  grande  machine  : 
l'empire  est  trop  grand  pour  une  si  petite  puissance.  Enfin,  la 
matière  sans  esprits  est  un  corps  sans  âme  ;  mais  les  esprits,  les 
gaz,  le  feu,  le  phosphore  qui  éclaire  sans  alimens  combustibles 


sont  ce  qui  vivifie  tout  (i).  Connoissez,  augmentez,  diminuez 
ces  substances,  vous  êtes  maître  des  facultés  de  l'individu  qui 
les  contient. 

Nous  avons  des  indicateurs  de  beaucoup  d'espèces;  espérons 
qu'on  trouvera  celui  qui  indiquera  la  qualité  et  la  quantité  des 
substances  internes  renfermées  dans  le  corps  humain.  On  observe 
le  mouvement  du  pouls,  la  nature  du  sang,  les  sécrétions  intesti- 
nales et  pectorales  ;  peut-être  qu'une  quantité  suffisante  de 
transpiration,  peut-être,  dis-je,  que  ce  liquide  provenant  de 
toutes  les  parties  du  corps  indiqueroit,  par  l'analyse  chimique, 
l'état  des  humeurs.  L'air  est  connu  grâce  à  Lavoisier  ;  pourquoi 
ne  connoitrions-nous  pas  radicalement  le  fluide  qu'on  nomme 
transpiration? 

Il  y  a  longtemps  que  l'humanité  réclame  l'avantage  des 
étuves  publiques  où  l'on  puisse,  dans  une  heure,  rétablir  sa 
transpiration  arrêtée;  alors  les  rhumes,  les  courbatures,  les 
rhumatismes,  les  fluxions  de  poitrine,  les  pulmonies...  dispa- 
roitront  des  deux  tiers.  La  respiration  est  la  pompe  humaine  ; 
elle  aspire  l'atmosphère  que  la  transpiration  lui  rend  sans  cesse. 

Tout  ce  dont  l'individu  est  composé  doit  être  en  petit  dans 
la  transpiration  comme  dans  le  germe,  mais  en  moindre 
quantité  ;  il  ne  s'agit  que  d'analyser.  Or,  je  suppose  un  cabinet 
d'étuve  où  l'on  fait  transpirer  un  individu  ;  mettez-le  sous  verre, 
il  se  chargera  de  sueur  et  l'on  recevra  une  suffisante  quantité  de 
transpiration  (2).  Nous  avons,  ai-je  dit,  des  régulateurs  de 
beaucoup  d'espèces  ;  qui  sait  si  un  instrument  analytique  dont 
le  nom  grec,  latin  et  français  sera  bientôt  trouvé,  ne  peut  indiquer 
quelles  substances  existent,  dominent  en  nous,  je  veux  dire 
dans  notre  transpiration?  S'il  ne  peut  indiquer  leurs  qualités  et 
leur  imperfections  (je  veux  dire  leurs  mélanges  hétérogènes, 
car  il  n'est  rien  d'imparfait  dans  la  nature),  c'est  que  c'est 
toujours  relativement  que  tout  est  bon  ou  mauvais.  Cet  instru- 
ment indiquera  donc  la  source  des  maux  et  le  chimiste-médecin 
saura  neutraliser,  dulcifier,  épaissir,  clarifier  à  propos  selon  la 
maladie  et  l'état  du  malade. 

(i)  L'acide  phosphorique  se  trouve  par  excès  dans  le  brillant.  (G.) 
(2)  Je  suppose  qii'on  ménage  un  petit  tuyau  par  lequel  le  malade  respire  l'flir  du 
dehors.  (G.) 


Avant  de  finir  ce  chapitre,  je  vais  rendre  compte  d'une 
expérience  confirmée  qui,  par  ses  rapports  avec  une  partie  de  la 
question  qui  nous  occupe  et  la  confiance  que  doit  inspirer 
l'homme  sage  de  qui  je  tiens  ce  récit,  mérite  l'attention  du 
lecteur.  Un  monsieur  Frusson  exposa  sa  vie  volontairement  de 
la  manière  qui  suit  pour  prouver  l'efficacité  de  la  transpiration 
quand  elle  est  soudainement  arrêtée  pendant  les  chaleurs  de 
Tété  :  il  fait  à  pied  une  longue  course,  rentre  chez  lui,  descend 
dans  sa  cave  où  il  reste  plusieurs  heures  et  en  sort  perclus, 
abîmé;  il  fait  appeler  les  gens  de  l'art  qui  le  jugent  être  menacé 
d'une  fluxion  de  poitrine  des  plus  caractérisées  ;  on  veut  le 
soigner,  lui  prescrire  un  régime,  il  refuse  tout  et  il  exige  qu'on 
le  laisse  seul  ;  il  se  met  au  lit,  place  sa  main  creusée  sur  sa 
bouche,  son  nez,  une  partie  du  front  et  reste  ainsi  deux  fois 
vingt-quatre  heures  sans  remuer,  quoiqu'il  se  sentît  inondé  de 
sueur  ;  il  sonne  enfin  et  fait  appeler  les  mêmes  officiers  de  santé 
qui  le  trouvent  parfaitement  rétabli  et,  à  son  invitation,  attestent, 
par  écrit,  l'avoir  vu,  dans  deux  fois  vingt-quatre  heures,  mori- 
bond et  jouissant  d'une  santé  parfaite. 

Ayons  donc  des  étuves  publiques  comme  les  Ottomans  et 
les  Russes;  éloignons  de  nous  mille  maux  qui  deviennent  ingué- 
rissables et  que  quelques  heures  de  patience  peuvent  prévenir. 
Dans  le  canton  de  cet  homme,  quand  quelqu'un  périt  d'un 
rhume  ou  d'une  fluxion  de  poitrine,  on  dit  encore  aujourd'hui 
en  forme  d'adage  :  «  S'il  eût  fait  Frusson,  il  ne  seroit  pas  mort  ». 


CHAPITRE  X 


LA  NATURE  CREE  PARTOUT 


On  peut  regarder  le  polype  comme  l'écume  des  substances 
vitales  rassemblées  sans  ordre.  C'est  le  chaos  des  espèces 
vivantes;  là,  il  y  a  peut-être  de  quoi  produire  tous  les  animaux, 
si  les  substances  étoient  mûres  et  si  leur  abondance  ne  nuisoit  à 
l'ordre  nécessaire  pour  faire  un  individu.  Mille  chances  peuvent 
montrer  autant  de  polypes  divers,  des  chances  plus  heureuses, 
montrer  des  animaux  plus  ou  moins  parfaits.  Enfin,  un  indi- 
vidu tel  que  l'homme,  très  compliqué  dans  son  être,  sans  doute, 
mais  doué  d'une  intelligence  suprême  relativement  à  tous  les 
êtres  terrestres  —  la  nature  ne  produira-t-elle  pas  un  être  plus 
parfait,  plus  w;?  que  l'homme?  —  qui  le  sait  et  qui  oseroit  l'en 
défier?  Mais  cet  être  unique  sera  monstre  jusqu'à  ce  qu'il  ait 
une  souche. 

Une  faculté  suprême  est  nécessitée  à  tout  être  :  c'est  celle 
du  germe  reproductif.  Tant  que  l'animal  ne  porte  pas  en  soi 
cette  faculté,  il  meurt  sans  race;  s'il  en  est  doué,  il  se  reprocrée 
avec  passion  et  sa  race  ne  périt  plus  que  dans  les  ravages  géné- 
raux de  la  nature.  Les  polypes,  ces  êtres  ébauchés,  ont-ils  la 
conscience  de  leur  existence?  Non,  sans  doute  :  c'est,  comme 
nous  avons  dit,  de  l'écume  de  vie.  Nous  avons  tous  existé  dans 
le  sein  de  notre  mère  sans  jamais  en  avoir  eu,  par  la  suite, 
aucun  souvenir;  un  fœtus  est  néanmoins  un  être  bien  supérieur 


aux  polypes  quels  qu'ils  soient.  Il  faut  perfection  de  maturité 
dans  l'être  pour  qu'il  ait  la  conscience  de  son  moi.  Tel  animal, 
peu  favorisé  dans  le  phénomène  de  la  création,  peut  s'agiter, 
donner  des  signes  de  sensibilité  et  de  souffrance,  sans  avoir  le 
sentiment  de  sa  douleur;  il  crie  comme  la  matière  qu'on 
déchire  :  c'est  ainsi  que  crient  les  enfants  et  presque  tous  les 
animaux  venant  au  monde.  Ceux  qui  disent  que  le  germe  ne 
contient  pas,  en  petit,  l'animal  tout  entier  me  semblent  se  trom- 
per; mais  telle  que  la  coque  de  l'œuf  qui  est  molle  dans  le 
ventre  de  la  poule  et  qui  se  durcit  à  l'air,  notre  espèce,  les 
espèces  faites  pour  respirer  ont  besoin  du  concours  de  l'air  et  du 
temps  pour  se  consolider  et  se  compléter.  On  a  ri  de  certains 
observateurs  qui  ont  dit  avoir  vu  un  petit  homme  dans  le  germe 
humain;  j'avoue  que  je  voudrois  voir  cette  charmante  miniature 
pour  croire  à  ce  phénomène  ;  mais,  de  même  que  le  chêne  est 
tout  entier  dans  le  gland,  la  plante,  la  fleur  et  les  fruits  dans  la 
graine,  je  pense  aussi  que  l'homme  est  dans  son  germe  et  qu'il 
ne  lui  manque  que  le  développement.  Je  crois  encore  que 
chaque  partie  de  l'homme  générateur  fournit  son  contingent  au 
germe  avec  ses  bonnes  ou  mauvaises  facultés,  qu'un  pulmonique 
a  souvent  des  enfants  pulmoniques,  un  goutteux,  des  goutteux  ; 
les  tics  mêmes,  les  manières  se  perpétuent  dans  les  familles  (i). 
Quant  à  l'arrangement  des  parties,  il  ne  peut  être  autre  que  ce 
qu'il  nous  montre  parce  que  le  type  étoit  ainsi;  si  la  tête  se  place 
aux  pieds,  les  pieds  à  la  place  de  la  tête,  il  n'y  a  pas  d'unité 
dans  l'individu,  il  n'a  pas  de  droit  à  l'existence;  c'est  de  la 
matière  à  refondre  dans  le  grand  creuset  de  la  nature  pour 
qu'elle  se  place  selon  ses  lois.  Encore  une  fois,  il  n'est  pas  plus 
étonnant  que  graine  d'homme  produise  l'homme  que  graine  de 
chou  donne  un  chou.  La  nature  n'a  qu'une  manière  de  créer  : 
elle  fait  de  même  un  homme  ou  une  pomme,  mais  quelle  dis- 
tance entre  ces  deux  êtres  !  En  soufflant  dans  un  tube  mouillé 
d'eau  de  savon,  vous  faites  une  petite  bulle;  soufflez  encore,  elle 
grossit  et  s'embellit  des  couleurs  du  prisme...  Ainsi  l'animal 
naissant  fructifie  dans  l'air  atmosphérique,  mais  il  étoit  tout 
entier  dans  son  germe,  et  le  germe  dans  le  tube  qui  le  contenoit. 
Nous  savons  que  c'est  de  cette  manière  que  se  forment  les  êtres 

(i)  V^oyez  le  chapitre  qui  porte  ce  titre.  (G.) 

23 


et  jamais  autrement,  mais  pourquoi  ils  se  forment  ainsi,  nous  ne 
le  savons  pas  et  ne  le  saurons  jamais.  Et  qu'on  ne  dise  pas  qu'il 
seroit  égal  qu'un  arrangement  qui  forme  un  être  fît  l'autre; 
l'expérience  prouve  le  contraire;  il  faut,  comme  je  l'ai  dit,  que 
tout  soit  comme  nous  le  voyons  pour  être  bien;  le  désordre 
dans  les  parties  ou  les  membres  fait  des  monstres  qui  ne  peuvent 
vivre.  Il  faut  d'autres  élémens  que  les  nôtres  pour  qu'ils  prennent 
d'autres  formes;  dans  les  astres,  les  planètes  que  nous  aper- 
cevons, il  est  vraisemblable  que  d'autres  élémens  primordiaux, 
ou  les  nôtres  plus  parfaits,  produisent  autrement  que  chez  nous. 
Laissons  aux  poëtes  le  plaisir  d'imaginer  mille  formes,  cent 
manières  d'exister  et  de  se  reproduire  plus  aimables  que  les 
nôtres  :  la  chose  n'est  pas  difficile  à  supposer  et  l'imagination  a 
un  champ  vaste.  C'est  un  livre  ravissant  à  faire,  et  quel  succès 
n'auroit-il  pas  auprès  d'êtres  tels  que  nous,  qui,  toujours 
inquiets,  ne  cherchent  qu'à  se  transporter  hors  d'eux-mêmes  ! 
C'est  une  mythologie  humaine  à  inventer,  à  l'instar  de  celle  des 
dieux  du  paganisme;  et  qui  sait  si  cette  espèce  d'alchimie  poé- 
tique ne  rencontrera  pas  quelques  chances  heureuses  !  Les  effets 
des  beaux-arts  sont,  en  général,  produits  par  un  mouvement 
spontané  de  l'artiste  expérimenté;  ils  n'ont  presque  jamais  été  le 
fruit  d'un  froid  calcul.  Même  dans  les  sciences  physiques,  c'est 
l'homme  de  génie  qui  trouve  une  base  qui  produit  un  système. 
Est-il  le  plus  savant?  Non,  du  moins  on  lui  refuse  ce  titre  ;  il 
crée  néanmoins  les  savans  qui  pefï-fectionnent  son  œuvre.  C'est 
le  mélodiste  sensible  et  non  l'harmoniste  qui  fait  des  trouvailles 
en  musique;  c'est  le  poëte  et  non  le  grammairien  qui  trouve  les 
expressions  neuves... 

Au  reste,  les  sciences  ne  se  ressemblent  pas  ;  peut-être  que 
le  génie  nuiroit  à  telle  et  telle  science  que  je  ne  veux  même  pas 
chercher  à  connoitre. 

La  nature  crée  partout  est  l'intitulé  de  ce  chapitre;  excepté 
dans  le  feu,  diront  les  physiciens,  car  il  décompose  toute  la 
matière.  Et  de  quelle  matière  est  le  feu?  Le  feu  est-il  matière? 
Il  est  quelque  chose  puisqu'il  est;  des  êtres  analogues  à  lui 
peuvent  donc  exister  avec  lui,  comme  lui  et  dans  lui.  Oui,  la 
nature  crée  partout  et  toute  créature  se  plaît  où  elle  est  née. 
Voyons-nous  nos  puces  voyageant  sur  nos  têtes? 

24 


CHAPITRE  XI 


POURQUOI  LES  HOMMES  SONT  DIFFÉRENS 


Pour  qu'ils  fussent  uns,  les  hommes  devroient-ils  se  res- 
sembler? C'est  une  question  que  nous  examinerons  dans  un  des 
chapitres  de  cet  ouvrage.  Castor  et  Pollux  étoient,  dit-on, 
inséparables  et  n'avoient  qu'une  volonté  ;  d'autres  gémeaux  ou 
jumeaux  ont  montré  les  mêmes  penchans  ;  mais  que  cet  amour 
est  loin  d'être  général  entre  les  êtres  de  diverses  espèces  ou  de 
la  même  famille  !  Pourquoi  les  hommes,  tous  sortis  du  sein  de 
la  terre,  sont-ils  si  difFérens  ?  Comment  voyons-nous  des  frères 
ennemis,  quoique  formés  du  même  sang?  Parce  que  le  généra- 
teur, l'homme  d'hier,  n'est  pas  celui  d'aujourd'hui  ;  parce  que 
mille  circonstances  concourent  à  varier  l'être  qu'il  procrée.  La 
force  des  substances  procréatrices  varie  selon  les  climats,  les 
alimens  qu'ils  donnent,  l'âge,  les  mœurs,  les  vices,  les  défauts, 
l'état  de  maladie  ou  de  santé  des  générateurs  :  tout  contribue  à 
varier  le  germe  d'où  nous  sortons.  Pour  pouvoir  vivre  ensemble, 
c'est  donc  aux  lois  morales  à  rectifier  le  physique,  ou,  si  l'on 
connoissoit  les  vices  physiques  que  le  germe  a  apportés  à  l'indi- 
vidu-né,  rectifier  autant  que  possible  ce  qui  manque  au  physique 
par  des  contraires  physiques.  L'éducation  contribue  à  changer 
nos  inclinations;  mais  par  elle  le  caractère  de  l'homme  change 
plus  en  apparence  qu'en  réalité  :  par  l'éducation,  tel  homme  est 


honnête  qui,  sans  éducation,  eût  été  grossier  ;  mais  suivez-le 
dans  sa  retraite,  quand  il  est  avec  ses  inférieurs  et  quelquefois 
même,  par  vanité,  avec  ses  supérieurs,  vous  retrouverez  le  pre- 
mier homme,  l'hommeselon  sa  nature.  Quelque  éducation  qu'ils 
eussent  reçue,  je  ne  pense  pas  qu'on  eût  donné  à  Démocrite  le 
caractère  d'Heraclite  et  vice-versa.  L'un  rioit  de  tout,  l'autre 
s'en  affligeoit.  Les  caractères  de  ces  deux  philosophes  fondus 
ensemble  eussent  produit  un  excellent  homme  pour  le  monde 
et  la  philosophie.  Les  différens  caractères  ont  leur  manière  de 
saisir  les  choses  si  différemment  qu'on  peut  s'en  étonner,  et 
quelle  que  soit  l'éducation,  on  est  forcé  de  convenir  que  diverses 
forces  physiques  agissent  dans  celui-ci  ou  dans  celui-là.  Par  exem- 
ple :  dans  une  maison  où  j'étois  fort  lié,  on  reçoit  une  lettre  d'une 
personne  inconnue  qui  demande  un  rendez-vous  parce  qu'elle  a, 
dit-elle,  des  choses  importantes  à  communiquer.  Le  maître  du 
logis,  homme  d'un  caractère  flegmatique,  me  dit  en  particulier 
que  c'étoit  sans  doute  quelque  complot  qu'on  tramoit  contre  lui 
ou  sa  famille  ;  la  femme,  plus  gaie  que  son  mari,  me  dit  ensuite 
en  confidence  qu'on  vouloit  peut-être  lui  restituer  une  somme 
d'argent  qu'on  lui  avoit  volée  depuis  plusieurs  années.  Elle 
étoit  avare,  direz-vous...  non,  elle  voyoit  tout  en  couleur  de  rose, 
le  mari  tout  en  noir. 


CHAPITRE  XII 


MATERNITE  ! 


Maternité,  c'est  amour.  Comment  ne  pas  aimer  ce  qui  vient 
de  nous,  ce  qui  est  nous?  Aimer  son  fruit,  c'est  s'aimer  soi- 
même;  il  n'est  pas  besoin  de  loi  qui  le  commande.  Le  père  aime 
moins  ses  enfans  que  leur  mère  ne  les  aime  :  l'un  coopère  à 
l'œuvre  et  s'en  va;  l'autre,  après  de  longs  désirs  que  sa  pudeur 
naturelle  rend  plus  impatiens,  reçoit  l'être,  l'unit  à  elle,  le 
nourrit  de  son  sang  pendant  neuf  mois  :  c'est  un  bourgeon  qui 
sort  de  l'arbre,  et  nul  doute  ne  peut  troubler  sa  douce  sécurité 
d'être  la  mère  de  son  fruit. 

D'où  vient  l'état  de  crise  où  se  trouve  la  femme  après  avoir 
conçu?  On  peut  croire  que  le  germe  qu'elle  reçoit  étant  un  corps 
étranger  pour  elle  et  différent  plus  ou  moins  de  sa  nature  fémi- 
nine, mettant  en  mouvement  les  parties  les  plus  nobles  de  son 
être,  lui  imprimant  le  sceau  de  la  maternité  pour  laquelle  elle 
est  créée...  On  peut  croire,  dis-je,  que  les  goûts,  les  dégoûts,  les 
maux  de  cœur,  les  caprices,  les  appétits  déréglés,  proviennent 
de  ces  causes.  Aussi  ces  symptômes,  plus  remarquables  dans  le 
commencement  de  la  grossesse  parce  que  le  nouvel  être  n'est  pas 
formé  entièrement  ni  incorporé  avec  la  mère,  se  dissipent-ils  par 
la  suite.  Alors,  les  élémens  de  vie  sont  incorporés  avec  elle;  ils 


ne  forment  plus  qu'une  nature  analogue  à  la  sienne;  alors,  la 
branche  est  unie  au  tronc  jusqu'au  moment  où  la  maternité  l'en 
sépare.  C'est  dans  ce  moment  suprême  que  l'art  de  la  chimie- 
médecinale  pourroit  rendre  plus  homogènes  les  élémens  qui  vont 
constituer  l'être  provenant  de  deux  individus  de  sexes  différens, 
pour  préparer  une  créature  plus  pure  et  participant  à  plus 
d'unité!  Mais  il  faudroit  les  connoître,  ces  élémens  générateurs, 
pour  pouvoir  opérer.  La  nature  donne  des  inspirations  à  la 
femme  ;  une  femme  dans  l'état  de  première  grossesse  est  un 
foyer  de  désirs,  de  goûts  et  de  dégoûts  qui  seront  longtemps 
l'objet  des  recherches  du  physicien.  Ces  goûts,  ces  dégoûts  sont- 
ils  plus  souvent  bons  que  dépravés?  Nous  l'ignorons;  on  n'ose 
presque  pas  prononcer  ce  mot  :  la  natiwe  se  trompe.  Les  Spar- 
tiates posoient  les  statues  d'Hercule  et  d'Apollon  dans  les 
chambres  à  coucher  de  leurs  femmes  grosses.  Oseroit-on  de 
même  exposer  à  leurs  yeux  les  substances  qu'elles  désirent?  Et 
même  les  sels  alcalins  qui  neutralisent,  qui  font  que  deux  sub- 
stances hétérogènes  deviennent  amies?  Que  de  choses  il  nous 
reste  à  faire  et  à  savoir  faire!  Heureux  Hépiménide!  Que  ne 
pouvons-nous  reparoître  de  siècle  en  siècle  !  Combien,  au 
bout  de  mille  ans,  ne  trouverions-nous  pas  de  sciences  perfec- 
tionnées ! 


CHAPITRE  XIII 


L'HOMME  IMITATEUR 


Moins  on  a  de  caractère,  plus  on  est  imitateur.  Qu'est-ce 
que  le  caractère?  C'est  d'être  d'aplomb  moralement  avec  ses 
facultés  physiques.  D'où  viennent  nos  bonnes  facultés  phy- 
siques ?  Du  juste  mélange  des  substances  dont  notre  être  est 
composé,  de  l'aplomb  dans  les  nerfs  qui  ne  se  dérange  que 
par  le  chagrin  et  le  mauvais  régime,  si  l'être  est  bien  constitué. 
Pouvons-nous  contribuer  à  la  justesse  de  ce  mélange?  Oui, 
la  nature  ne  demande  pas  mieux.  Comment  ?  En  ne  faisant 
aucun  excès,  soit  qu'on  se  nourrisse  ou  qu'on  se  dégage  du 
superflu,  vivant  bien  avec  soi  et  les  autres.  Ensuite,  respirer  un 
air  pur;  bon  pain,  bonne  eau  surtout,  un  peu  de  vin,  peu  de 
viande,  beaucoup  de  légumes  et  de  fruits,  se  promener  tous  les 
jours,  dormir  toutes  les  nuits...  voilà  pour  le  physique.  Quant 
au  moral,  ne  mentez  jamais,  mais  ne  dites  pas  toujours  votre 
secret  ;  aimez,  on  vous  aimera;  soyez  serviable,  on  vous  servira; 
donnez,  on  vous  donnera.  Ces  préceptes  peuvent  s'observer 
dans  tous  les  états  de  la  vie. 

Il  n'est  pas  difficile  d'être  bon  quand  l'individu  est  en 
bonne  disposi*:ion  :  dire  de  quelqu'un  :  il  a  de  «  l'humeur  », 
comme  dit  le  proverbe,  c'est  plus  parler  du  physique  que  du 

29 


moral.  N'allons  pas  parler  d'affaires  à  ceux  qui  ont  de  l'humeur 
et  le  besoin  de  purger  ;  la  science  des  flatteurs  et  des  solliciteurs 
de  grâces  consiste  à  savoir  saisir  le  moment  favorable  :  moment 
favorable  le  dit  assez.  Imiter  au  physique,  c'est  imiter  la  nature  : 
c'est  le  métier  des  arts.  Imiter  au  moral,  c'est  prendre  le  ton, 
l'esprit,  les  manières,  les  procédés  des  autres  qui  nous  semblent 
supérieurs  à  nous;  c'est  s'humilier  qu'imiter;  mais  nous  nous 
imitons  tous  malgré  nous.  Quand  l'opinion  est  générale,  on 
n'ose  la  braver,  il  faut  l'adopter,  il  faut  s'y  rendre,  ou  louvoyer 
en  s'y  rendant;  il  n'y  a  que  l'homme  de  grand  caractère  qui 
résiste  au  mal  général;  il  se  tait,  en  attendant  qu'il  puisse 
parler  et  agir. 

Les  substances  molles  de  l'enfance  ne  permettent  pas  au 
caractère  de  se  prononcer,  ou,  pour  mieux  dire,  il  n'y  a  point 
de  caractère  où  il  y  a  indécision  et  mollesse.  L'enfant  imite  tout 
ce  qu'il  voit;  et  comme  de  l'un  à  l'autre  le  plus  foible  est 
l'enfant  moral  du  plus  fort,  nous  sommes  tous  enfans  et  imita- 
teurs les  uns  des  autres.  Mais  pour  ne  parler  ici  que  de  l'enfance 
véritable,  quel  succès  ne  pourroit-on  pas  attendre  d'enfans 
choisis,  placés  à  côté  de  bons  modèles?  Nous  ne  sommes  plus 
à  Sparte,  dira-t-on,  les  enfans  restent  auprès  de  leurs  pères.  Je 
suis  loin,  d'après  nos  mœurs,  de  vouloir  priver  la  paternité  de 
son  plus  doux  apanage;  mais  les  enfans  abandonnés  sont 
souvent  ceux  de  l'amour  opprimé  et  l'on  peut  croire  que  l'en- 
fant de  l'amour  est  le  résultat  d'un  germe  précieux  qu'il  faudroit 
cultiver  comme  je  vais  le  dire.  Les  hommes  de  bien,  les 
hommes  instruits,  les  sages  enfin  sont  connus,  et  les  gouverne- 
mens  ne  cherchent  pas  assez  à  les  connoître.  Ces  hommes  sont, 
pour  la  plupart,  dépourvus  des  dons  de  la  fortune  qu'ils 
négligent  pour  être  utiles  par  leurs  travaux  solitaires.  Eh  bien, 
faites  un  choix  parmi  les  enfans  abandonnés,  dès  qu'ils  auront 
cinq  ou  six  ans;  que  les  enfans  de  l'amour,  quelquefois  de  la 
misère,  et  toujours  de  la  patrie,  soient  confiés  à  l'homme  sage 
pensionné  par  l'État;  qu'il  l'adopte,  lui  donne  son  nom,  qu'il 
agisse  devant  lui  et  le  laisse  faire  :  bientôt  l'enfant  imitera  son 
père  adoptif.  Quand  on  pense  qu'il  est  en  Europe  tant  d'hommes 
illustres  dont  les  talens  et  les  mœurs  surtout  devroient  servir 
de  type,  tant  d'hommes  illustres  que  nous  connoissons  trop 

3o 


tard,  c'est-à-dire  quand  nous  sommes  en  état  de  lire  leurs 
écrits!  Mais  ce  n'est  pas  assez  :  il  faut  les  voir  agir  journelle- 
ment, les  imiter  et  préparer  ainsi  la  génération  qui  nous  suit  ; 
leur  conduite  est  régulière,  chaque  heure  du  jour  est  employée 
à  bien  faire  ;  chez  eux,  la  morale  est  toute  en  action.  Voilà  ce 
qui  frappe  l'enfant  de  conviction;  il  fait  le  bien  par  pure  imita- 
tion, il  voit  que  le  bien  est  bien  par  les  suffrages  qu'il  obtient, 
il  ne  se  dérange  plus.  Mais  il  n'est  pas  seulement  question  de 
moralité  proprement  dite;  l'homme  distingué,  dans  quelque 
science  que  ce  soit,  est  un  type  qui  peut  faire  souche  :  c'est  aux 
gens  instruits  à  renouveler  l'espèce  humaine.  Je  donne  un 
moyen  de  faire  à  la  fois  des  hommes  instruits  et  bons,  des 
enfans  presqu'abandonnés  et  de  récomf)enser  les  hommes  célè- 
bres; quel  plus  bel  emploi  l'Etat  peut-il  faire  de  ses  richesses? 
En  terminant  ce  chapitre,  je  veux  confirmer  son  intitulé  en 
rapportant  une  scène  touchante  de  l'enfant  imitateur;  ce  tableau 
n'a  pu  sortir  de  ma  mémoire  :  «  Un  petit  enfant  tout  nu  —  car 
il  faisait  chaud  —  regardoit  une  chienne  couchée,  le  ventre  en 
l'air  et  allaitant  ses  petits;  il  s'approche,  prend  une  goutte  de 
lait  au  bout  de  son  petit  doigt  de  rose,  le  goûte,  le  trouve  bon, 
se  couche  près  de  la  chienne  et  tette  de  compagnie  avec  les 
petits  chiens.  »  Ce  tableau  me  semble  digne  du  pinceau  d'un 
autre  Albane. 


CHAPITRE  XIV 


BALANCE 


On  sait  que  le  bilieux  est  flegmatique  ;  l'homme  matériel, 
pesant;  le  sanguin,  spirituel,  s'il  n'est  dans  un  état  de  plétore. 
On  doit  connoître  les  degrés  d'âcreté  de  la  bile  par  le  mélange 
de  plus  ou  moins  d'eau  nécessaire  pour  la  dulcifier.  Pour 
adoucir  cette  humeur,  le  régime  ordinaire  est  de  manger  peu. 
boire  beaucoup  et  faire  de  l'exercice;  on  peut  en  dire  autant  des 
autres  humeurs  que  de  la  bile.  L'homme  matériel  et  lourd  par 
sa  structure  osseuse  semble  être  condamné  à  demeurer  tel 
jusqu'à  ce  que  l'individu  se  développe  et  augmente  en  esprits 
qui,  alors,  sont  en  équilibre  ou  plus  forts  que  la  matière.  Ce 
sang  a  été  beaucoup  analysé  :  on  change  la  masse  du  sang  par 
un  long  régime.  La  sueur  a  été  peu  analysée;  si  le  moyen  que 
je  donne,  chapitre  IX,  peut  fournir  une  quantité  suffisante  de 
transpiration,  elle  le  sera  mieux  à  l'avenir.  Si  l'on  demande 
pourquoi  ces  individus  sont  ainsi,  nous  répéterons  que  ces 
dispositions  sont  dans  le  germe.  Un  filament  destiné  à  devenir 
fibre,  un  peu  trop  allongé,  un  atome  de  substance  laiteuse  du 
germe  sorti  de  son  équilibre,  grandissent  dans  cette  fausse 
direction;  cela  suffit  pour  faire  naître  un  pulmonique  ou  un 
maniaque,  un  fou  qui  bouleversera  le  monde  s'il  est  malheu- 

32 


reusement  destiné,  par  son  illustre  naissance,  à  gouverner  les 
hommes.  Les  plus  grands  événemens  dépendent  d'aussi  petites 
causes  :  rien  n'est  petit,  toutes  choses  sont  grandes,  prises  dans 
leur  principe. 

La  physiologie  ne  cesse  d'étudier  l'homme  en  santé  ;  la 
chimie  a,  pour  ainsi  dire,  rangé  dans  des  vases  étiquetés  toutes 
les  substances  dont  nous  sommes  faits  :  elle  décompose  et 
recompose  tout  par  les  mêmes  procédés  rétrogrades.  Le  méde- 
cin profite  des  découvertes  chimiques  en  cherchant  les  moyens 
d'opérer  en  nous,  sans  nuire  à  l'individu,  comme  le  chimiste 
dans  les  cornues.  Quand  on  ose  nous  incorporer  le  mercure  et 
l'hémétique,  il  semble  qu'avec  précautions  on  puisse  faire  beau- 
coup d'essais  fructueux.  Dès  qu'il  sera  aisé  de  se  procurer  la 
mesure  de  l'individu  physique,  celle  de  l'individu  moral  devra 
s'en  suivre.  Abstraction  faite  de  l'éducation,  le  médecin  obser- 
vateur sait,  au  premier  coup  d'œil,  que  tel  individu,  pâle, 
rouge,  gras  ou  sec,  plus,  son  âge  et  son  état,  est  enclin  à  telle 
ou  telle  passion  qui  doit  conduire  l'individu  à  tels  ou  tels  excès. 
C'est  dans  l'état  de  maladie  qu'on  rectifie  les  humeurs  ;  pour- 
quoi, en  état  de  santé,  ne  pas  prévenir  le  mal  futur  (i)? 

Les  défauts  de  construction  physique  ou  les  maladies  héré- 
ditaires sont,  à  peu  près,  incurables  sans  doute  ;  mais  les  mau- 
vaises humeurs  acquises  peuvent  être  changées  par  le  régime. 
C'est  en  santé  qu'il  faut  payer  le  médecin  physiologiste  pour 
qu'il  nous  préserve  des  maux  â  venir  :  il  n'en  coûte  pas  plus  de 
payer  trois  ans  de  santé  que  trois  mois  de  maladie. 

La  balance  physico-morale  est  chose  trouvable,  car  toutes 
nos  actions  morales  sont  des  réactions  physiques  que  l'édu- 
cation ou  la  crainte  arrêtent  ou  modifient.  La  balance  physico- 
morale, c'est-â-dire  physique  d'un  côté  et  morale  de  l'autre,  est 
un  ouvrage  immense  qui  nous  reste  â  faire.  Là,  toutes  les  forces 
des  substances  seront  calculées  et  mises  en  ordre  d'après  leur 
degré  de  force,  et  correspondant  aux  mêmes  degrés  d'impul- 
sions morales  dont  elles  sont  susceptibles.  Toutes   les   folies 

(i)  Un  ancien  médecin,  dont  l'expérience  est  consommée,  M.  Brieude,  a  le  coup  d'œil 
si  juste  qu'il  a  dit  à  tel  homme,  qui  se  portoit  bien  en  apparence  :  «  purgez-vous...  vous 
touchez  à  l'apoplexie.  »  Il  a  une  telle  connoissance  des  divers  degrés  de  la  pulmonie  qu'en 
entrant  dans  la  chambre  du  malade  et  à  l'odeur  qu'elle  exhale,  il  sait,  en  général,  s'il  peut 
guérir  on  non.  (G.) 

33 


morales  n'ont  pas  leur  source  dans  le  physique,  non  sans 
doute  ;  l'ambition,  l'imitation  poussent  les  hommes  à  mille 
inconséquences  purement  morales;  cependant,  l'homme  con- 
stamment ambitieux  ou  imitateur  est  d'une  nature  différente  de 
l'homme  toujours  modeste  ou  constant,  et  la  table  physico- 
morale doit  le  démontrer.  Donne-t-on  une  idée  bien  avanta- 
geuse de  l'homme  en  le  montrant  perfectible  au  physique  et 
ayant  besoin  de  se  combattre  sans  cesse  pour  être  bon  mora- 
lement? Il  est  ainsi;  de  quoi  nous  serviroit  la  plainte?  Heureux 
le  philosophe  qui  saisit  un  secret  à  la  nature  !  Heureux  l'homme 
qui  sait  vaincre  ses  passions  nuisibles  à  la  société!  Prendre  un 
biais  pour  tromper  est  le  palliatif  d'un  jour  ;  on  se  trompe  soi- 
même  en  trompant  les  autres.  L'homme  qui  a  le  tact  fin  s'aper- 
çoit aisément  quand  il  n'y  a  pas  de  justes  rapports  entre  le 
physique  et  le  moral  de  tel  homme  ;  il  reconnoit  l'homme 
lourd  qui  veut  être  léger,  le  léger  qui  veut  paroître  homme  de 
poids,  le  flegmatique  qui  sourit  sans  pouvoir  rire,  l'homme  nul 
qui  affecte  des  distractions  pour  avoir  l'air  pensant,  enfin, 
l'homme  instruit  et  d'aplomb  sur  lui-même  qui  se  montre  tel 
qu'il  est.  Quand  la  balance  physico-morale  sera  consommée, 
on  dira  :  cet  homme  est  pesé...  que  lui  sert  de  récriminer 
davantage?  Mais  ne  nous  pressons  pas  de  juger  en  dernier 
ressort;  le  physique  change  avec  l'âge  qu'on  acquiert  et  le 
régime  qu'on  observe;  et  le  moral  se  perfectionne  par  les  efforts 
réitérés  qu'on  fait  pour  acquérir  plus  de  sagesse. 


CHAPITRE  XV 


MOBILITÉ  DE  LA  NATURE 


Nous  le  dirons  sans  cesse  :  l'âge,  le  climat,  la  saison  pour 
le  physique,  l'éducation  et  les  circonstances  favorables  ou  défa- 
vorables pour  le  moral,  décident  de  notre  être  aussi  mobile 
que  la  nature.  La  nature  est  constante  dans  ses  procédés  géné- 
raux, Vue  en  grand  (et  nous  n'en  voyons  qu'une  mince  partie), 
elle  est  une,  sublime;  mais  ses  effets,  qui  sont  des  causes 
rapport  à  nous,  ses  effets,  qui  ont  rapport  à  la  création  d'une 
espèce  ou  d'une  autre  espèce,  semblent  lui  être  indifférens.  De 
quelque  manière  que  la  nature  opère,  elle  crée  une  chose  ou 
l'autre.  Elle  crée  ou  tue;  tout  est  égal  dans  le  grand  tout;  tuer, 
c'est  préparer  la  pâte  de  vie  qui  va  former  d'autres  êtres.  On  a 
dû  remarquer  que  dans  le  même  pays,  selon  la  température  de 
l'été,  tel  genre  d'insectes  abonde.  Tantôt  les  cousins,  gros  ou 
petits,  les  perce-oreilles,  les  mouches  noires,  les  guêpes,  les 
limaçons,  les  chenilles,  les  punaises  de  chambre  ou  de  bois... 
et  que  si  une  espèce  est  abondante,  les  autres  espèces  le  sont 
moins.  Il  est  indifférent  à  la  nature  de  former  l'une  ou  l'autre 
espèce  qui  sont  créées  d'avance  et  répandues  sur  la  terre  et 
dans  l'atmosphère.  Un  coup  de  soleil,  un  coup  d'électricité 
porté  dans  un  certain  moment  et  dans  une  certaine  direction 

35 


suffisent  pour  déterminer  la  création  de  milliers  d'insectes  qui, 
selon  leur  espèce,  auront  un  instinct  différent  pour  vivre  et  se 
reprocréer.  Un  coup  de  vent  ravage  souvent  tous  les  fruits  de 
nos  vergers  dans  une  seule  nuit.  Amour,  ou  haine,  ou  neu- 
tralité entre  les  substances  semble  décider  de  toutes  les  créations 
passagères  et  éphémères  des  êtres  terrestres.  La  grande  création 
de  l'Univers  et  ses  lois  conservatrices  sont  invariables.  Si  elles 
varient,  c'est  pour  opérer  diversement,  mais  toujours  au  profit 
de  la  nature  à  qui  il  semble  indiflférent  de  bouleverser  une 
partie  du  globe  pour  la  revivifier.  Et  si  elle  détruisoit  le  globe 
entier,  si  une  comète  nous  réduisoit  en  poudre,  nos  débris,  en 
écrasant  une  autre  planète,  la  revivifieroient,  et  nous  autres  avec 
elle.  O  Dieu,  que  tu  es  grand  !  Malheur  à  qui  te  méconnoit! 
Celui-là  est  un  puceron  qui  veut  régir  cent  millions  d'hommes. 

Oui,  les  substances  ont  entr'elles  des  rapports  sympathiques 
qui  les  unissent.  Il  faut  qu'elles  s'unissent,  il  faut  qu'elles 
s'évitent  ou  qu'elles  demeurent  immobiles  jusqu'à  ce  qu'une 
parcelle  de  matière  aimante  la  force  à  se  mouvoir.  C'est  par 
attraction  qu'on  aime  :  il  faut  une  force  majeure,  il  faut  des 
coups  pour  séparer  un  être  qui  veut  s'unir  à  l'autre.  Voyez 
avec  quelle  obstination  une  mouche,  pendant  la  canicule, 
s'attache  à  vous,  y  revient  cent  fois,  quoique  vous  la  chassiez 
toujours.  Je  dis  une  mouche,  car  sur  mille  de  ces  insectes  qui 
vous  environnent,  il  n'y  en  a,  fort  heureusement,  que  très  peu 
qui  vous  aiment  et  vous  obsèdent  à  ce  point.  Remarquez  encore 
que  c'est  à  vous,  à  vous  seul,  que  telle  mouche  s'attache  ;  car 
je  crois  avoir  remarqué  que  si,  dans  la  même  chambre,  une 
autre  personne  est  tourmentée  d'une  mouche,  elle  n'est  pas 
celle  qui  vous  a  persécuté.  Il  faut  conclure  qu'il  y  a  analogie 
entre   votre  sueur  et   la  mouche,  dirai-je  amie    ou  ennemie. 

L'insecte  se  laisse  écraser  sur  votre  peau,  tant  il  aime  et  se 
délecte  de  votre  transpiration.  Physiciens,  analysez  l'une  et 
l'autre  substances  :  vous  verrez  pourquoi  cette  analogie,  cette 
sympathie  à  laquelle  nous  ne  répondons  pas,  pourquoi  cet 
instinct,  ce  besoin,  cet  amour. 


36 


CHAPITRE  XVI 


RECOURS  CONTRE  SOI-MEME 


La  nature  de  l'homme  est  trop  compliquée  pour  produire 
unité  d'action.  La  multiplicité  des  ressorts  qui  lui  donnent 
l'existence,  l'influence  qu'ils  reçoivent  des  diverses  températures 
de  l'air,  le  fluide  nerveux  auquel  les  nerfs  servent  de  conduc- 
teurs... toutes  ces  causes  et  ces  effets  rendent  ses  volontés 
indéterminées  et  font  de  l'homme,  en  général,  un  être  qu'on 
ose  comparer  au  sable  mouvant.  Outre  la  morale  publique, 
il  est  donc  nécessaire  qu'il  ait  un  recours  particulier  contre 
lui-même,  qui  le  protège  dans  les  circonstances  qui  décident 
de  son  bonheur,  de  sa  réputation  et  de  sa  vie.  Dans  le  temps 
de  ma  jeunesse,  ce  moyen  de  conduite  me  fut,  comme  on 
va  le  voir,  suggéré  par  la  nécessité.  A  Rome,  éloigné  de  ma 
famille,  j'éprouvai  la  puissance  d'un  premier  amour;  j'aimois, 
j'étois  aimé(i).  Le  père  de  ma  maîtresse,  homme  d'esprit,  vint 
me  trouver  à  mon  collège  (2).  «  Vous  touchez,  me  dit-il,  vous 
et  ma  fille,  au  moment  décisif  de  votre  vie;  vous  vous  aimez, 


(i)  On  ignore  le  nom  de  celle  qui  fut  l'objet  du  «  premier  amour  n  de  Grétry.  11 
'a  toujours  tu  fort  discrètement.  Peut-être  avait-il  quelque  honte  de  la  façon  assez  cava- 
ière  dont  il  s'y  prit  pour  étouffer  sa  flamme  juvénile. 

(2)  Collège  de  Liège,  in  pia^^a  monte  d'oro.  (G.) 

37 


vous  vous  convenez  :  il  faut  vous  unir  ou  renoncer  à  vous 
voir.  »  —  «  Me  permettrez-vous  d'emmener  ma  femme  dans  ma 
patrie,  ou  en  France  où  j'ai  dessein  de  m'établir?  »  —  «  Jamais 
ma  fille  ne  me  quittera  et  je  veux  mourir  à  Rome  ;  pensez-y 
sérieusement.  »  Il  m'embrassa  et  me  laissa.  Renoncer  à  ce  que 
j'aimois  ou  renoncer  pour  jamais  à  revoir  mes  parens  que 
j'avois  laissés  dans  le  besoin  et  dont  j'étois  l'espoir  :  telle  étoit 
ma  position.  Je  revis  ma  maîtresse  et,  si  c'étoit  ici  le  lieu,  je 
pourrois  tracer  les  scènes  douloureuses  qui  se  passèrent  entre 
nous  et  qui  ressembleroient  à  tous  les  romans  d'amour.  Bref,  je 
demandai  huit  jours  pour  me  décider  et  je  partis  pour  la  petite 
ville  de  Frascati,  à  quelques  milles  de  Rome.  Là,  déchiré  du 
tourment  de  l'absence  et  menacé  d'une  absence  éternelle,  par- 
courant les  jardins  solitaires,  je  cherchai  vainement  à  concilier 
l'amour  et  la  tendresse  filiale;  il  falloit  opter;  mes  pleurs,  mes 
tourmens  me  disoient  assez  que  l'amour  perdroit  sa  cause  si 
j'avois  le  courage  de  me  bannir  de  la  présence  de  l'objet  chéri. 
J'imaginai  donc  de  me  lier  par  un  serment  inviolable  et  je 
trouvai  hors  de  moi  la  force  qui  me  manquoit.  A  genoux,  dans 
une  grotte  solitaire,  je  jurai  solennellement  à  Dieu  de  ne  plus 
revoir  celle  que  tant  j'aimois  (i).  Et  dans  les  diverses  positions 
de  ma  vie,  quand  la  conscience  indique  le  devoir  à  travers  la 
mutinerie  des  passions,  j'ai  renouvelé  ce  serment  effrayant  pour 
l'honnête  homme  qui  veut  être  fidèle  à  sa  foi,  serment  toujours 
inviolable  quand  on  l'a  respecté  une  première  fois,  serment 
qu'on  ne  fait  pas  légèrement  quand  on  y  attache  l'idée  terrible 
de  l'inviolabilité.  Je  me  crois  obligé  de  révéler  ce  préservatif 
que  j'ai  indiqué  verbalement  à  plusieurs  qui  étaient  subjugués 
par  quelque  passion  aussi  violente  que  funeste  et  qui  en  ont 
éprouvé  les  fruits  salutaires.  Cette  recette  morale  peut  surpasser 
en  efficacité  tous  les  raisonnemens  métaphysiques. 

(i)  J'écrivis  à  elle,  à  son  père,  et  je  crois  que  j  obtins  leur  estime.  (G.) 


38 


Q  Q^^SQGGaa-cIsf-  >o  f^ 


CHAPITRE  XVII 


SYMPATHIE 


La  véritable  sympathie,  la  sympathie  par  excellence,  doit 
se  trouver  entre  les  individus  mâle  et  femelle  de  même  espèce. 
C'est  là  que  tout  est  fait  dans  l'un  pour  plaire  et  pour  attirer 
l'autre.  Toutes  les  autres  sympathies  n'ont  que  de  légers  rap- 
ports avec  cette  sympathie  universelle  qui  force  tout  être  animé 
d'aimer,  non  pas  son  semblable,  mais  plus  que  son  semblable, 
c'est-à-dire  l'être  nécessaire  au  charme,  au  premier  besoin  de  la 
vie  de  l'un  et  l'autre  individu  des  deux  sexes.  Cette  sympathie, 
et  l'amour  maternel  qui  en  est  une  suite,  est  un  des  plus  grands 
œuvres  de  la  nature  qui  a  voulu  assurer  ainsi  la  reproduction 
des  êtres  animés.  Quelles  sont  les  causes  physiques  de  ces  effets 
merveilleux?  Où  nous  conduiroit  cette  sublime  théorie  si  elle 
étoit  consommée?  C'est  sur  quoi  nous  allons  porter  des  regards 
timides.  Nous  ne  dirons  pas  ce  que  nous  avons  vu,  ce  que  nous 
avons  fait,  mais  ce  que  nous  pensons  qu'il  faudroit  faire  pour  y 
parvenir.  Heureux  si,  en  formant  des  hypothèses,  elles  peuvent 
servir  d'échelons  pour  arriver  à  un  plus  haut  degré  de  certitude. 
C'est,  dira-t-on,  au  physicien,  au  chimiste,  au  médecin  à  faire 
les  découvertes  physiologiques.  L'expérience  prouve  souvent 
contre  cette  assertion  ;  c'est  à  tout  homme  qui  pense  à  donner 

39 


ridée  première  dune  chose;  un  second  homme  de  l'art  s'y 
attache  plus  fortement,  un  troisième  vient  la  répandre...  c'est 
ainsi  qu'on  arrive  après  avoir  tâtonné  longtemps.  Quand  on 
parle  d'une  découverte  quelconque,  aussitôt  on  dit  :  tel  ancien 
ou  moderne  l'avait  prévue.  Mais  prévoir  n'est  pas  effectuer. 
Avant  d'entrer  en  matière,  qu'on  me  permette  une  comparaison 
par  rapport  à  l'analyse  :  car  c'est  par  l'analyse  la  plus  scrupu- 
leuse qu'on  pourra  parvenir  au  phénomène  dont  nous  parlons. 

L'imagination  change,  augmente  ou  diminue  toute  chose  : 
un  enfant  peut  mourir  de  peur  en  voyant  un  masque.  Que  faut-il 
pour  le  guérir?  Faire  un  masque  horrible  à  ses  yeux.  Creusez  une 
tête  hideuse  dans  une  terre  molle  ;  dans  ce  moule,  pressez  une 
pâte  de  papier  mouillé  et  battu;  le  masque  sorti,  peignez-le  d'abord 
d'une  couleur  tendre,  ensuite  couleur  de  feu;  n'épargnez  aucun 
détail,  mettez  de  l'ordre  et  de  la  gaîté  dans  votre  travail... 
l'enfant  a  été  de  moitié  dans  votre  opération;  il  a  vu  faire,  il  a 
fait  un  double  ;  son  imagination  est  guérie,  il  n'a  plus  peur 
d'un  masque  et,  dans  la  suite,  il  croira  que  toutes  ses  peurs 
peuvent  se  guérir  comme  la  première,  par  l'analyse  pratique. 
C'est  de  même  en  décomposant  et  recomposant  les  substances 
des  sexes  qu'on  découvrira  leur  essence  et  leurs  analogies.  Tout 
est  problème,  tout  nous  effraye  dans  le  désordre  moral  parce 
que  nous  ne  connoissons  pas  à  fond  les  causes  physiques  qui 
agissent  sur  les  nerfs  et  sur  notre  imagination.  Quand  je  dis 
«  nous  ne  connoissons  pas  »,  je  n'entens  pas  les  causes  pre- 
mières. Dieu  nous  permet  de  savoir  pourquoi  les  causes  agissent, 
mais  lui  seul  a  su  les  faire  agir  par  des  vertus  secrètes. 

Il  semble  être  reconnu  généralement  que  toutes  les  sub- 
stances naturelles  sont  entr'elles  en  amour,  en  haine  ou  en 
neutralité;  mais  il  ne  suffit  pas  d'opérer  sur  les  substances  telles 
que  les  donne  la  nature.  Il  faut  qu'elles  soient  élaborées  par  les 
organes  mêmes  qui  les  ont  rendues  propres  à  leur  destination. 
Analysez,  rapprochez  toutes  les  substances  dont  l'homme  et  la 
femme  sont  composés;  voyez  leur  analogie  ou  leur  sympathie, 
leur  tendance  à  se  mêler,  leur  antipathie  ou  leur  neutralité... 
On  peut  croire  que  tout,  dans  la  femme,  attend  son  complément 
des  substances  viriles;  que  les  siennes  (surtout  les  substances 
propres  à  la  génération)  tendent  à  se  procurer  le  mouvement 

40 


qui  leur  manque  en  se  mêlant  avec  les  substances  vigoureuses 
de  l'homme  et  que  tout,  dans  l'homme,  cherche  dans  les  sub- 
stances douces  et  féminines  le  repos  que  trop  d'activité  tour- 
mente. On  peut  croire  encore  que  les  substances  des  individus 
les  mieux  faits  à  l'intérieur  et  l'extérieur  se  recherchent  par  ana- 
logie de  perfection  ;  que  l'impur  recherche  avec  passion  les  sub- 
stances pures  qui  le  rendroient  meilleur,  que  l'antipathie  est 
réelle  et  physique  entre  les  monstres  et  les  métis;  que  l'âge 
avancé,  qui  détériore  les  substances  par  les  gradations  du  germe, 
voudroit  réacquérir  ce  qui  lui  manque  en  s'unissant  à  la  jeunesse 
vigoureuse  qui  la  repousse  comme  simulacre  de  mort  ;  qu'il  faut 
croiser  les  races  humaines  comme  celles  des  chevaux  et  qu'on 
saura  peut-être  un  jour,  quand  tout  aura  été  étudié,  que  les 
hommes  de  tel  pays  et  les  femmes  de  tel  autre  sont  les  plus 
propres  à  la  perfection  de  notre  espèce...  C'est  un  volume 
d'observations  qu'on  pourroit  faire  ici  et  que  l'analyse  et  le 
temps  peuvent  seuls  découvrir.  Ces  analyses,  exécutées  dans  le 
plus  grand  détail,  nous  montreront  le  jeu  des  passions  dans 
leurs  racines...  On  verra  pourquoi,  en  changeant  les  substances 
individuelles  par  le  régime,  les  passions  s'exaltent  ou  s'obli- 
tèrent; on  verra  pourquoi  l'âge,  le  climat  diversifient  les  pas- 
sions et  les  habitudes.  Enfin,  une  morale  plus  analogue  aux 
causes  mieux  connues,  plus  technique,  s'appliquera  plus  direc- 
tement à  réprimer  les  vices.  Ce  ne  sera  plus  à  coups  d'étrivières 
que  l'on  fera  fléchir  l'homme;  on  disposera  son  être  physique 
selon  la  moralité  qu'on  voudra  qu'il  adopte  ;  les  désirs  de 
l'homme  ne  seront  réalisés  qu'en  s'accordant  avec  la  nature  (i). 
Ce  ne  sera  plus  qu'en  dernier  terme  que  les  lois  pénales  se 
débarrasseront  d'un  membre  gangrené.  La  morale  ne  peut  se 
perfectionner  que  par  l'exacte  connoissance  du  physique  :  agir 
autrement,  c'est  brûler  la  plaie  au  lieu  de  la  guérir.  Sans  doute 
que  le  jeu  moral  des  grandes  sociétés  corrompues  sera  toujours 
un  obstacle  à  la  perfectibilité  de  notre  race.  Tant  que  la  forme 
du  meilleur  gouvernement,  selon  sa  localité,  sera  problé- 
matique,   tant   qu'une    physique   éclairée    n'indiquera    pas    la 

(i)  Devroit-on  être  étonné  de  voir  un  scélérat,  un  furieux  devenir  un  agneau,  un 
dévot,  en  substituant  aux  chaînes,  aux  cachots  un  régime  médical  assez  doux  pour  changer 
son  être  et  ses  passions  ?  {G.) 


morale  qu  elle  appelle,  les  mœurs  seront  chancelantes.  Mais 
espérons  dans  le  temps,  qui  mûrit  les  idées  le§  plus  complexes  ; 
dans  le  génie  humain  qui,  dans  son  inquiétude  naturelle, 
cherche  à  découvrir  ce  qui  lui  est  caché  ;  dans  ce  génie  fécond 
qui  tend  sans  cesse  à  l'immortalité  vers  laquelle  il  aspire  par 
révélation  d'instinct;  enfin,  espérons  dans  Celui  qui  nous  a 
doués  de  raison  pour  nous  en  servir.  La  raison  s'égare,  mais, 
telle  qu'un  voyageur  perdu  dans  un  vaste  labyrinthe  et  qui,  à 
force  d'observations,  parvient  à  en  reconnoître  les  issues,  rare- 
ment, dans  le  même  lieu,  elle  adopte  deux  fois  l'erreur  qu'elle 
a  reconnue  et  abjurée. 

On  sait  combien  certains  animaux  ont  l'odorat  fm  pour 
reconnoître  les  émanations  des  espèces  qui  leur  sont  amies  ou 
ennemies  ;  et  surtout  dans  leur  espèce,  pour  reconnoître  le  sexe 
et  les  besoins  amoureux.  C'est  chez  eux,  peut-être  plus  que  dans 
l'homme,  qu'on  pourroit  étudier  le  jeu  des  substances  à  l'égard 
des  différences  sexuelles;  car  chez  nous,  l'instinct  semble  s'obli- 
térer à  mesure  que  la  raison  s'éclaire.  Les  bêtes  sont  pures  dans 
ce  sens,  ayant  toujours  suivi  l'impulsion  naturelle,  soit  dans  les 
alimens  dont  elles  se  nourrissent,  soit  dans  leurs  mœurs;  rien 
chez  elles  n'a  pu  abâtardir  l'instinct  au  même  point  que  chez 
nous.  Dans  la  bête,  les  substances  seront  probablement  plus 
vivaces,  plus  simples,  et  l'on  doit  trouver  dans  l'homme  une 
plus  grande  quantité  de  mixtes  ou  de  substances  mêlées,  aux- 
quelles il  doit  ses  versatilités  et  son  inconstance.  Ces  idées,  je  le 
sais,  sont  hypothétiques,  mais  ici  nous  ne  voulons  que  remuer 
la  terre,  où  d'autres  viendront  semer  et  recueillir. 

Celui  qui  ne  dit  rien  ne  peut  jamais  mentir,  ai-je  lu  quelque 
part  dans  un  poëme  comique.  La  prudence  est  louable  quand 
il  s'agit  de  matières  abstraites;  mais  dans  une  carrière  vaste, 
infinie  comme  celle-ci,  ne  rien  conjecturer  ressemble  trop  à  la 
nullité;  c'est  n'enseigner  rien,  c'est  n'ouvrir  le  chemin  à  aucune 
découverte.  Enfin,  puisqu'en  mathématiques  on  opère  vague- 
ment en  attendant  l'application  utile,  on  peut,  en  physique, 
supposer  avant  la  preuve,  d'après  des  aperçus  constans  qui 
peut-être,  après  analyse,  seront  des  vérités  incontestables. 


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CHAPITRE   XVIII 


NERFS 


Tout  nous  dit  que  la  sensibilité  vient  des  nerfs.  Depuis  le 
cerveau  jusqu'à  la  plante  des  pieds,  tous  les  nerfs  gros  ou  petits 
ont  des  rapports  et  ne  forment  qu'une  espèce  de  charpente.  La 
charpente  osseuse  est  la  plus  forte  et  la  plus  matérielle;  celle 
nerveuse  est  la  plus  sensible.  A  l'extrémité  des  nerfs  on 
remarque  des  houppes,  des  espèces  de  pinceaux,  qui  servent  à 
étendre  en  nous  le  sentiment,  comme  ceux  du  peintre  étendent 
la  couleur.  Souvent,  nos  nerfs  agissent  sans  notre  volonté;  sou- 
vent aussi,  l'imagination  les  agite  plus  fortement  que  les  forces 
matérielles.  D'où  vient  cette  sensibilité,  cette  mobilité  presque 
magique?  On  croit  qu'un  fluide  électrique  agit  directement  sur 
nos  nerfs;  et  si  cette  conjecture  est  fondée,  quels  ne  doivent  pas 
être  nos  rapports  avec  les  régions  célestes?  Le  chagrin  affecte 
puissamment  les  nerfs  ;  car  dans  cet  état  il  se  fait  une  compression 
qui  gêne  leur  jeu  naturel,  après  quoi  la  réaction  devient  très 
forte.  Le  plaisir  les  agace  aussi,  et  trop  de  plaisir  est  mortel 
comme  trop  de  chagrin.  Qu'est-ce  donc  que  cette  machine,  cette 
espèce  de  jeu  d'orgue  que  la  pensée,  que  la  musique  font  agir? 
Oui,  la  musique  a  beaucoup  d'empire  sur  les  nerfs;  et  s'il  étoit 
possible  de  composer  un  chant  assez  parfait  pour  affecter  trop 

43 


vivement  les  auditeurs,  il  faudroit  se  le  défendre.  Mais  ne 
craignons  rien  :  on  ne  réunira  jamais  le  vague  du  chant  de 
Sacchini  à  la  science  de  fugue  de  Haendel  où  il  n'y  a  que  des 
chants  d'école.  Il  manquera  toujours  à  la  musique  chant  ou 
modulations  savantes  et,  comme  dans  toutes  les  productions 
humaines,  y  ambitionner  une  perfection  absolue  est  une  chimère 
pour  l'artiste  expérimenté. 

L'éléphant  crispe  sa  peau  à  l'endroit  qu'il  veut  de  son 
corps,  comme  nous  nous  remuons  le  bout  du  doigt  ;  il  écrase 
ainsi  l'insecte  audacieux  qui  ose  chercher  sa  subsistance  dans  le 
sang  de  ce  colosse.  Quelle  perfection  de  système  nerveux  il  y  a 
dans  l'économie  de  cet  animal  !  Nous  touchons  peut-être  au 
moment  où  la  science  des  nerfs  sera  mieux  connue  ;  le  galva- 
nisme peut  y  conduire.  Si  les  nerfs  sont  les  conducteurs  d'un 
fluide,  quel  doute  qu'un  des  plus  purs  fluides  ne  dispose  de 
nous  par  nos  nerfs?  Quel  doute  que  le  fluide,  se  précipitant 
dans  un  seul  endroit,  ne  donne  à  tous  ces  cordages,  muscles  ou 
nerfs,  la  force  convulsive  qu'on  remarque  dans  les  maniaques  et 
les  vaporeux?  Quel  doute  que,  le  système  des  nerfs  étant 
dérangé,  cette  machine  n'ait  la  force  cahotique  de  toute  machine 
sortie  de  son  aplomb  physique? 

Les  individus  les  plus  sensibles  sentent  tous  les  changemens 
de  l'atmosphère.  Pendant  l'hiver,  le  feu  le  plus  actif,  les 
murailles  les  plus  épaisses  ne  les  préservent  pas  du  vent  du 
Nord  ;  et  chacun,  selon  son  système  de  nerfs,  peut  être  affecté 
de  vents  différens  ;  mais  c'est  surtout  dans  les  temps  orageux 
que  le  fluide  électrique  agit  puissamment  sur  nous  et  sur  toute 
la  nature  animée  ou  vivifiée.  Physiciens,  expliquez-nous  pour- 
quoi telle  femme  pusillanime  aime  le  tonnerre,  pourquoi  telle 
autre,  plus  hardie,  tremble  à  l'aspect  de  l'orage,  pourquoi  tel 
homme  (je  le  connois),  rempli  d'esprit  et  de  philosophie, 
devient  tremblant  et  ressent  les  effets  de  l'électricité  plusieurs 
heures  avant  l'orage?  Dites-nous  pourquoi  l'aspect  des  foudres 
balancés  sur  ma  tète  est  un  spectacle  ravissant  pendant  lequel 
j'éprouve  un  contentement  inexprimable  dans  mes  nerfs?  Et 
pourquoi  le  moindre  chagrin  moral  m'allecte  de  manière  à  ne 
pouvoir  le  dissimuler?  Je  hais  le  mensonge  à  la  mort;  j'ai  com- 
posé trois  volumes  qui  l'attestent.   «  (l'est  là,  m'a  dit  un  savant 

-14 


anglais,  la  vraie  religion  de  l'homme  de  bien,  et  qui  deviendra 
un  jour  la  religion  universelle.  »  Cet  homme  m'a  assez  payé. 
Je  hais  le  mensonge,  ai-je  dit,  et  je  ne  puis  dissimuler  aucune- 
ment ce  qui  m'affecte  :  c'est  peut-être  là  la  raison  qui  me  fait 
détester  le  mensonge  et  aimer  la  vérité  ;  c'est  parce  qu'il  m'est 
impossible  de  me  cacher.  Le  moral  a,  plus  encore  qu'on  ne  le 
croit,  de  rapports  avec  le  physique.  Dans  les  temps  orageux, 
nous  sommes  enveloppés  de  feux  prêts  à  scintiller  ;  nous  sommes 
dilatés  de  telle  sorte  au  physique  que  je  croirois  ce  moment 
irrésistible  à  l'effusion  de  l'âme  au  moral.  Virgile  savoit  sans 
doute  que,  sans  orage,  Didon  n'eût  pas  succombé.  Oui,  quand 
l'amour  sollicite  la  jeunesse  à  s'unir,  il  y  a  cause  physique. 
Quand  la  grenouille  coasse  et  annonce  la  pluie,  il  y  a  cause 
physique  :  elle  demande  l'eau  dont  elle  sent  les  approches  et  le 
besoin.  Quand  les  bêtes  fauves  hurlent,  quand  les  troupeaux 
bêlent  à  l'approche  des  orages,  c'est  parce  que  déjà  ils  se  sentent 
émus,  étouffés  par  la  matière  électrique  et  qu'ils  en  redoutent 
des  effets  plus  puissans,  une  gêne  plus  forte...  Mais  dire 
comment  les  substances  primordiales  agissent,  sont  modifiées  et 
produisent  différens  instincts  dans  chaque  classe  d'êtres,  c'est 
là  que  s'arrête  notre  foible  puissance  et  où  commence  la 
puissance  infinie.  Homme,  reconnois  un  Dieu  ou  sois  créateur, 
un  seul  instant,  de  la  vie  !  Avec  douze  demi-tons,  le  musicien 
rend  les  accens  de  toutes  les  passions  et  de  toutes  les  langues  ; 
mais  la  division  du  jour  et  l'accent  des  passions  existoient  avant 
lui  :  il  n'est  qu'imitateur.  Avec  quelques  substances,  Dieu  donne 
la  vie  à  des  milliers  d'êtres,  tous  doués  d'instincts  différens  ;  il 
leur  dit  :  «  Soyez  »,  et  ils  sont.  Voilà  le  créateur. 

Le  physique  est  véhément  dans  les  temps  orageux  ;  dans  ces 
temps  fulminans,  redoublons  les  chaînes  morales.  La  religion 
met  les  familles  en  prière  :  elle  fait  bien.  Moïse  conduisit  son 
peuple  à  la  montagne,  les  Juifs  attendent  le  Messie...  Les  temps 
d'orage  nous  montrent  la  nature  en  crise,  la  nature  dans  sa 
majesté  la  plus  terrible. 


43 


CHAPITRE  XIX 


FACULTES.    CARACTERE 


Oui  ou  non,  tout  ou  rien. 


Nous  faudra-t-il  toujours  flotter  entre  les  doutes  funestes? 
entre  si  et  mais?  L'homme  ne  formera-t-il  jamais  un  désir 
véhément  d'être  tout  ou  rien,  pour  ou  contre,  oui  ou  non? 
Savoir  douter,  c'est  être  sage,  j'en  conviens  :  mais  toujours 
douter,  c'est  être  nul.,  on  doit  en  convenir.  Un  Pyrrhonien  se 
voit  ressembler  à  nos  gobe-mouches.  L'homme  qui  sait  le  mieux 
ce  qu'il  veut,  et  qui  peut  ce  qu'il  veut,  a  un  grand  avantage  sur 
ceux  qui  louvoyent  entre  si  et  mais.  Ne  verrons-nous  jamais 
l'homme  qui  définisse  l'homme?  qui  sache  nous  dire  :  nous 
sommes  faits  de  telles  substances,  elles  ont  telles  propriétés  et 
produisent  en  nous  tels  effets;  elles  peuvent  se  mêler  de  tant  de 
manières,  alors  elles  ne  sont  que  des  mixtes,  des  forces  affbi- 
blies  qui  doivent  atténuer  notre  caractère  et  les  facultés  qui 
en  émanent;  elles  peuvent  ou  ne  peuvent  s'unir  (i).  Elles  se 
recherchent  ou  s'évitent,  s'aiment  ou  se  haïssent...  Appliquer  les 

(i)  l'iutarquc  dit  que  le  sanj;  du  chat-huant  et  celui  de  la  corneille  ne  se  mêlent 
point.  (G) 

46 


procédés  physiques,  les  substances  dont  nous  sommes  faits,  aux 
affections  morales,  seroit  l'objet  d'un  traité  de  physiologie, 
l'œuvre  par  excellence  que  j'ai  désirée  dans  mes  précédens 
ouvrages,  que  j'essaye  aujourd'hui,  mais  dont,  je  le  pressens,  je 
suis  loin  de  pouvoir  atteindre  le  but  désirable. 

«  Si  Dieu  existe,  me  disait  un  athée,  il  doit  être  formé  de 
toutes  les  semences  procréatrices  répandues  dans  la  nature  et 
destinées  à  la  formation  de  tous  les  êtres;  il  doit  être  la  réunion 
de  tous  les  archétypes  vivans  répandus  dans  l'Univers.  »  Idée 
singulière  !  Disons  plutôt  :  heureux  l'être  formé  d'une  seule 
substance  ;  il  est  bon  ou  mauvais,  oui  ou  non,  dieu  ou  démon. 
S'il  existe,  c'est  dans  d'autres  planètes;  mais  il  semble  que  cette 
unité  sublime  n'appartient  qu'à  Dieu. 

On  défendoit  jadis  aux  hommes  de  chercher  à  comprendre 
les  choses  qu'on  disoit  être  au-dessus  de  leur  compréhension. 
Néanmoins,  on  expliquoit  hardiment  aux  enfans  les  mystères 
divins  et  Ton  anathématisoit  le  physicien  qui  démontroit  la 
circulation  du  sang.  Combien  ils  étoient  osés,  ceux  qui  bornoient 
.ainsi  les  facultés  du  premier  être  du  globe!  En  parcourant  les 
divers  systèmes  des  philosophes  anciens  sur  la  nature  de  Dieu 
et  de  l'homme,  on  les  voit  tâtonnant  et  adoptant  tour  à  tour 
toutes  les  erreurs  dont  l'égarement  humain  est  capable.  Les 
doctes  de  notre  siècle  semblent  être  convenus  d'étendre  un  voile 
respectueux  devant  le  sanctuaire  de  la  divinité  et  de  se  fixer  aux 
choses  naturelles  comme  étant  les  seules  appartenant  à  notre 
perspicacité.  Vainement  le  théologien  superstitieux  s'écrieroit  : 
Arrête,  téméraire!  tu  veux  matérialiser  toutes  choses!  non,  âme 
foible  ;  l'impiété  est  dans  l'erreur  ou  le  mensonge  présomptueux 
et  les  vacillations  font  les  crimes.  Fixe-toi,  sois  tout  ou  rien, 
comprends  ton  être  autant  que  possible,  doute  franchement  et 
ne  sois  pas  vain  de  tes  conceptions  ;  reconnois  en  tout  la  main 
qui  voulut  borner  ton  être  ;  tu  n'es  impie  qu'en  voulant  être  par 
toi-même  ce  qu'un  être  plus  grand  que  toi  ne  veut  pas  que  tu 
sois.  Cet  être  immense  sort  de  lui-même,  indépendant  de  la 
nature,  qui  est  parce  qu'il  est,  qui  ne  peut  finir,  n'ayant  pas 
commencé.  Adore-le,  c'est  ton  Dieu.  Sois  aussi  petit  qu'il  est 
grand,  aussi  fini  qu'il  est  infini.  Nier  son  existence,  c'est  nier 
que  tu  existes  ;  vouloir  le  comprendre,  c'est  te  mettre  à  sa  place. 

47 


Fixe  là  tes  regards,  ne  va  pas  au  delà  ;  ne  cherche  pas  à  définir 
celui  qui  voulut  que  tu  fusses,  mais  qui  ne  veut  pas  que  tu  saches 
pourquoi  tu  es  et  quelles  sont  tes  destinées.  L'animal  vermineux 
parcouroit  aussi  la  tête  de  Socrate  comme  tu  parcours  le  globe 
où  tu  fus  jeté  ;  ton  ignorance  sur  les  causes  premières  est  la 
même.  Tu  espères,  tu  cherches  à  pénétrer  l'avenir;  cet  espoir  te 
désole  ou  fait  ton  bonheur  ;  mais  sois  soumis  pour  être  sage  : 
révolté,  tu  n'es  que  ridicule  (i). 

Etudier,  analyser,  comprendre  son  être  est  le  devoir  de 
l'homme,  afin  qu'il  règle  ses  moeurs  sur  ses  facultés.  Notre 
raison  fut  et  est  toujours  bornée,  sans  doute;  elle  se  forme  des 
souvenirs,  des  choses  souvent  apparentes  dont  nous  ne  connois- 
sons  pas  la  nature  interne;  néanmoins,  étudions,  cherchons  à 
savoir  ce  qui  est  en  nous,  et  hors  de  nous.  L'homme  n'aura  de 
caractère  décidé  qu'en  faisant  une  ample  connoissance  avec  lui- 
même  et  avec  ses  annexes.  Quel  bilan  peut  donner  celui  qui  ne 
connoit  ni  son  actif  ni  son  passif? 

En  tout,  le  terme  désirable  seroit  de  se  rapprocher  le  plus 
près  possible  de  l'unité  ;  mais  nous  pressentons  la  nécessité  des 
divisions  parce  que  le  mieux  possible,  le  médiocre  et  le  pire 
s'offriront  toujours,  en  tout  et  partout,  à  nos  yeux.  Distinguons 
donc  l'homme  nul,  l'homme  vacillant  et  l'homme  fixé,  qui 
n'est  tel  qu'après  avoir  parcouru  deux  termes  pour  parvenir  au 
troisième  où  il  se  fixe.  Oui,  en  jetant  les  yeux  sur  l'homme  et 
ses  facultés,  nous  trouverons  partout  trois  en  un;  c'est-à-dire  des 
facultés  en  germes  dans  l'enfance,  des  facultés  plus  marquantes, 
mais  inquiètes  et  vagues  dans  l'adolescence,  des  facultés  plus 
décidées  dans  l'âge  mûr.  Nous  trouverons  aussi,  dans  l'homme 
fait,  le  bien,  le  mal  et  le  mixte  qui  les  sépare.  Appliquons  ceci 
directement  au  moral.  Notre  manière  d'être,  notre  caractère  et 
les  facultés  qui  en  émanent  ont  leurs  sources  dans  les  substances 
dont  nous  sommes  formés  et  dans  celles  nutritives  dont  nous 
entretenons  notre  existence.  Ces  substances  n'étant  pas  les 
mêmes  et  se  variant  selon  la  nature  des  climats,  des  âges,  des 
sexes,  de  la  manière  d'être  des  individus,  notre  instinct  et  nos 

(i)  Je  vis  un  jour  un  homme  pieux  qui  lisoit  un  livre  d'athéisme  ;  je  lui  en  témoignai 
mon  étonnement...  «  Voici  ma  recette,  me  dit-il  :  aux  mots  nature,  destin,  fortune,  hasard 
et  autres  semblables,  je  substitue  le  mot  Dieu  ;  alors  le  langage  des  athées  est  le  même  que 
celui  de  l'Evangile.  »  (G.) 


facultés  varient  avec  eux  et  comme  eux.  Tous  les  philosophes 
l'ont  pensé.  Hippocrate  l'a  prouvé  et,  de  nos  jours,  l'illustre 
Cabanis  l'a  démontré  dans  un  style  si  clair  qu'on  n'y  aperçoit 
plus  ni  abstractions  ni  métaphysique.  A  son  tour,  l'éducation, 
la  société  et  ses  mouvemens  divers  modifient  nos  penchans, 
exaltent,  poussent  nos  facultés  et  engendrent  plus  de  biens  et 
plus  de  maux  que  n'eût  fait  l'esprit  de  l'homme  abandonné  à  la 
simple  nature.  Mais  la  matière  est  si  vaste,  puisqu'elle  est  l'œu- 
vre de  l'être  infini,  qu'il  est  toujours  permis  de  s'occuper  de  cet 
objet  après  les  efforts  multipliés  des  hommes  les  plus  experts. 
La  difficulté  de  saisir  l'unité  dans  l'homme  nous  force  donc  à 
le  diviser  par  classes,  première,  seconde  et  troisième,  sans 
compter  des  classes  métis  presque  sans  nombre.  L'homme  de 
la  première  classe  est  celui  qui  a  le  caractère  le  plus  régulier, 
parce  que  son  individu  est  composé  de  substances  homogènes 
qui  ne  se  combattent  point  entr'elles  ou  qui  sont  plus  ou  moins 
en  harmonie  (i).  Après  quoi,  la  direction  que  lui  fait  prendre 
l'éducation  décide  de  son  existence  morale.  Jeté  parmi  les  sages, 
il  devient  sage;  parmi  les  artistes,  artiste  dans  la  foule  du  peu- 
ple, il  sait  s'y  distinguer  ;  parmi  les  hommes  pieux,  c'est  Fénelon 
ou,  au  moins,  le  pasteur  de  son  village;  il  est  partout  à  sa 
place,  parce  qu'il  se  connoit  et  sait  dans  quel  rapport  il  est  avec 
les  hommes. 

L'homme  de  la  seconde  classe,  formé  de  substances  moins 
homogènes,  ou  devenues  telles  par  l'incomplète  élaboration  de 
ses  organes,  cet  homme,  dis-je,  participe  du  bon  et  du  mauvais. 
Il  est  mixte,  métis,  indécis  en  tout;  il  ressemble  aujourd'hui  à 
l'homme  qu'il  a  vu  la  veille  ;  c'est  l'être  le  plus  commun  ;  dans 
les  villes,  sur  cent  individus,  il  y  en  a  quatre-vingts  de  cette 
espèce.  Il  est  bavard,  entreprenant,  ne  doute  de  rien  ou  doute 
de  tout.  Tous  les  résultats  de  sa  conduite  et  de  ses  faits  sont 
nuls  comme  sa  personne;  mi-sot  est  son  nom,  nom  qui  seroit 
commun  s'il  étoit  donné  à  tous  ceux  qui  devroient  le  porter  (2). 

L'homme  de  la  troisième  classe  est  encore  plus  pitoyable. 

(i)  Nous  examinerons  dans  un  autre  chapitre  si  trop  d'harmonie  entre  les  hommes 
est  letat  le  plus  convenable  pour  former  une  bonne  société.  (G.) 

(2)  Les  noms  de  famille  ont,  sans  doute,  une  origine  réelle  :  Le  Sage  ne  fut  pas  nommé 
ainsi  sans  raison  ;  ajoutons  mi-sot  et  grand-fou,  nous  aurons  des  surnoms  pour  les  trois 
espèces.  (G.) 

49 


Informe  dans  ses  organes  internes,  les  substances  dont  il  est  fait 
se  dénaturent  à  mesure  qu'il  se  les  incorpore.  Sa  manière  d'être 
prend  la  tournure  de  son  être  intérieurement  difforme  ;  tout  ce 
qui  est  rectale  (i)  lui  paroit  gauche,  tout  ce  qui  est  gauche  lui 
paroit  droit;  il  vous  adresse  des  sottises  pour  vous  plaire,  vous 
séduire  et,  pour  vous  paroître  aimable,  il  vous  avertit  que  vous 
boitez,  que  vous  avez  mal  aux  yeux  ;  il  est  triste  ou  gai  toujours 
outre  mesure,  il  aime  trop  ou  trop  peu,  il  ne  sent  la  mesure  de 
rien,  pas  même  celle  de  la  musique  ;  tantôt  furieux,  tantôt 
lâche,  c'est  par  accès  et  par  excès  qu'il  agit,  il  se  traîne  ou  va 
par  bonds  ;  son  existence  est  une  décomposition  des  conve- 
nances; il  fait  sans  cesse  ce  qu'il  ne  voudroit  pas  et  ne  veut  plus 
ce  qu'il  vient  de  faire  ;  sa  raison  est  une  déraison,  sa  parole  est 
écrite  sur  le  sable  mouvant...  Tel  est  l'homme  nul,  tel  est 
l'homme  de  la  troisième  classe  dont  la  majorité  est  effrayante 
parce  que,  déplacé  dans  la  société,  combattu  par  ses  lois  qui 
s'opposent  à  l'instinct  de  la  nature,  il  nage  dans  le  vague,  il 
n'est  rien  que  déraisonnable  et  bête.  Si  des  êtres  de  la  seconde 
et  de  la  troisième  classe  fussent  restés  dans  leur  état  naturel,  ils 
eussent  été  moins  difformes,  ils  eussent  été  quelque  chose  :  la 
société  les  dénature.  Jugés  par  comparaison  des  hommes 
instruits,  ils  perdent  tout  :  les  géants  font  les  nains. 

(i)  Je  sais  qu'on  dit  rectangle.  (G.) 


CHAPITRE  XX 


MARIAGE 


J'ai  souvent  dit  ceci  aux  filles  à  marier  :  «  Prendre  mari 
sans  bien  le  connoître,  c'est  mettre  en  une  fois  tout  son  bien  à 
la  loterie.  »  Femmes  à  marier,  défiez-vous  des  hommes  qui 
ont  différentes  humeurs,  qui  sont  respectueux  avec  les  grands, 
insolens  avec  les  petits,  aimables  en  société,  grognons  avec  ceux 
qui  leur  sont  soumis.  Défiez-vous  de  cette  sorte  d'hommes;  ils 
ne  vivent  pas  selon  la  nature,  ils  mentent  presque  toujours,  à 
moins  qu'ils  ne  disent  :  «  J'ai  la  colique  ».  Mais  ayez  confiance 
en  celui  qui,  avant  le  mariage,  vous  aime  sans  bassesse,  vous 
respecte  sans  idolâtrie,  qui  aime  la  vérité  encore  plus  qu'il  ne 
vous  aime,  qui  soit  Vhomme  de  son  cœur,  comme  dit  Cham- 
fort.  Pour  le  bien  connoître  (car  la  passion  de  l'amour  change  le 
caractère),  n'allez  pas  aux  informations  dans*  les  sociétés  qu'il 
fréquente.  Descendez  plus  bas  que  lui,  demandez  à  ceux  qui 
l'ont  servi  et  qui  le  servent.  Nous  sommes  mieux  connus  de  nos 
domestiques  que  de  nos  plus  proches  parens  (i).  Faut-il  un 
exact  rapport  d'âge  et  de  fortune  entre  les  époux  pour  qu'ils 
contractent  avantageusement  les  nœuds  du  mariage?  A  dix  ans 

(i)  Lisez  dans  mon  livre  de  La  Vérité,  le  paragraphe  intitulé  «  Le  réfime  des 
époux  »,  tome  II,  page  343.  (G.) 

5i 


près,  la  proportion  d'âge  est  le  vœu  de  la  nature  ;  les  mariages 
où  il  y  a  plus  de  disproportion  sont  des  unions  de  convenance 
peu  naturelles.  Une  vieille  femme  riche  peut  aimer  beaucoup 
son  jeune  mari  pauvre  ;  un  vieillard  riche  peut  adorer  sa  jeune 
épouse  sans  fortune,  mais  c'est  par  vertu  ou  par  intérêt  qu'on 
répond  à  leur  amour,  et  la  balance  n'est  pas  moins  inégale.  Gare 
que  le  complaisant,  quoique  bien  payé,  ne  devienne  martyr,  puis 
hypocrite  et  qu'enfin  il  ne  se  lasse  du  joug  qui  l'oppresse  !  Quant 
à  la  fortune,  il  semble  que  moins  une  femme  apporte  en  ménage, 
plus  sa  reconnoissance  doit  lui  faire  chérir  son  époux  et  plus 
celui-ci  doit  aimer  celle  qu'il  rend  fortunée.  On  remarque  en 
général  que  le  mari  enrichi  par  sa  femme  est  une  espèce  d'inten- 
dant de  maison  qui  n'ose  dépenser  sans  un  bon  au  porteur.  Au 
contraire,  la  femme  qui  doit  tout  à  son  mari  est  ce  qu'elle  doit 
être  :  pouvoir  exécutif  tenant  tout  du  pouvoir  législatif,  que 
l'époux  ne  doit  jamais  abandonner. 


CHAPITRE  XXI 


SAVOIR  CE  QU'ON  VEUT 


Sans  doute  est  l'affirmation  familière  des  sots  ;  peut-être  est 
l'expression  douteuse  et  favorite  du  sage.  Il  y  a  tant  de  nuances 
entre  peut-être  et  sans  doute,  que  le  plus  expert  est  presque  tou- 
jours forcé  de  réfléchir  avant  d'affirmer  aucune  proposition.  Il 
n'y  a  point  de  niaiserie  à  dire  que  sapoii^  ce  quon  veut  est  une 
situation  d'âme  très  rare  parmi  les  hommes.  L'inscription  du 
temple  d'Apollon,  à  Delphes,  disoit  :  Connois-toi  toi-même... 
C'étoit  prémunir  d'une  juste  défiance  les  demandeurs  de  grâces 
contre  leurs  vœux  indiscrets.  J'eusse  préféré  l'inscription  sui- 
vante :  «  Vieiis  appî^endre  à  te  connoîti^e  »,  car  bien  peu  d'hom- 
mes possèdent  cette  science  rare.  Les  prêtres  chrétiens  y  ont 
suppléé,  en  quelque  sorte,  par  la  confession  ;  mais  avoir  des 
milliers  de  prêtres,  tous  confesseurs,  ou  quelques  anachorètes 
pour  confidens  de  ses  vœux  secrets,  ne  mène  pas  aux  mêmes 
résultats  politiques  et  moraux.  Savoir  ce  qu'on  est  est  encore 
regardé  par  les  moralistes  comme  une  énigme  non  expliquée  ;  et 
ce  qu'il  y  a  de  particulier  en  ceci,  ce  que  (je  le  pense  au  moins) 
on  n'a  pas  encore  cherché  ni  déduit,  ce  sont  les  raisons  phy- 
siques qui  nous  font  nous  méconnoître  à  nos  propres  yeux.  On  se 
contente  de  dire  :  l'amour-propre  nous  cache  nos  défauts  et 
laisse  ceux  des  autres  à  découvert.  Cette  raison  est  péremptoire 
quant  au  moral  ;  mais  cherchons  quelque  chose  de  plus,  car 

53 


cette  question  est  des  plus  importantes.  A  quoi  sert  en  effet  de 
voir  l'homme  en  général  ou  de  porter  nos  regards  sur  nos  voi- 
sins, si  nous  restons  inconnus  à  nous-mêmes  ou  dupes  de  nous- 
mêmes?  S'il  nous  faut  chercher  chez  les  autres  la  clef  de  notre 
conscience,  nous  sommes  souvent  trompés,  car  la  nécessité 
d'être  honnêtes,  polis  et  discrets  rend  leurs  jugemens  suspects. 
Dans  le  commerce  de  la  vie,  présens,  on  nous  flatte,  absens, 
on  nous  déchire.  C'est  un  dédale  ténébreux  où  chacun  est 
égorgé  clandestinement  sous  l'appât  des  caresses  perfides.  Nous 
connoissons-nous  nous-mêmes,  tout  a  changé  de  face.  C'est 
encore  ici  en  étudiant  le  physique  qu'on  parviendra  à  supputer 
ses  produits  moraux;  il  n'est  que  ce  moyen  de  se  connoître  soi- 
même.  Physiciens,  commencez  par  l'analyse  exacte  des  diverses 
substances  des  animaux  proprement  dits,  qui  diffèrent  totalement 
dans  leurs  instincts  et  leurs  mœurs.  Le  chien,  par  exemple,  est 
aimant,  franc  et  loyal,  le  chat,  au  contraire,  est  traître,  égoïste 
et  est  tout  dissimulation.  Il  est  probable  que  des  substances 
opposées  constituent  et  dirigent  l'instinct  et  les  mœurs  de  ces 
deux  races  animales.  On  dit  depuis  longtemps  que  nous  avons 
tous  quelque  ressemblance  dans  les  traits  du  visage  avec  un 
animal  quelconque  ;  peut-être  que  le  composé  de  notre  individu 
intérieur  a  aussi  des  rapports  avec  tel  animal.  Tel  homme  n'est- 
il  pas  bon,  loyal,  aimant  et  brave  comme  le  chien?  Tel  autre 
n'est-il  pas  faux,  rusé,  adroit  comme  un  chat?  Avec  cette  diffé- 
rence que  le  chien  est  toujours  franc,  le  chat  toujours  fourbe  et 
que  l'homme  semble  réunir  tous  les  instincts  aimables  et  haïs- 
sables. C'est  donc  la  bête  caractérisée  dans  un  seul  instinct  qu'il 
peut  prendre  pour  type  et  qu'il  faut  analyser  par  tous  les 
moyens  possibles.  Si  le  germe  du  chien,  en  se  développant  par 
l'accroissement  de  l'animal,  compose  ses  organes  et  ses  humeurs 
de  substances  chaudes,  vigoureuses,  qui  ont  la  force  nécessaire 
pour  former  un  caractère  déterminé,  et  que  dans  le  chat  ce  soit 
le  contraire,  ne  pourrons-nous  pas  inférer  que  les  substances 
chaudes  et  fortes  et  les  substances  froides  et  acides  (i)  produisent 
des  effets  contraires?  Le  caractère  provient  de  quelque  chose 
sans  doute,  à  part  l'éducation  qui  le  dissimule  ou  mitigé,  car  il 
n'est  point  de  cause  sans  effet.  Si  la  nature  (qui  est  toute-puis- 

(i)  Ce  II  est  que  j)ar  supposition  que  nous  ilisons  froides  et  acides.  ((}.) 

34 


santé  dans  la  main  de  Dieu)  faisoit  un  homme  uniquement 
avec  du  sucre,  il  seroit  doux  au  goût  comme  au  tact  et  auroit 
des  mœurs  douces.  Si  elle  en  faisoit  un  avec  du  vinaigre,  il 
seroit  aigre,  haineux  et  froid.  Ceci  est  une  comparaison  plutôt 
qu'un  rapprochement  des  substances  avec  leurs  effets  moraux. 
Vous  qui  avez  les  moyens  de  connoître,  d'analyser,  de  décom- 
poser et  recomposer,  de  comparer  et  d'appliquer  le  physique  au 
moral,  faites-le  et  rendez-vous  en  compte,  simplement,  comme 
Hippocrate;  sans  phrases  élégantes,  toujours  plus  ou  moins 
ennemies  de  la  vérité!  Telle  substance  a  tel  caractère.  Simple, 
elle  est  au  numéro  i.  Mêlée  de  tant  de  manières  avec  telles 
autres  substances,  elle  devient  les  numéros  2,  3,  4,  5,  6,  7. 
Chaque  substance  simple  aura,  pour  ainsi  dire,  sa  gamme  de 
mixtes,  comme  le  son  générateur  a  ses  aliquotes,  qui  forment 
les  accords  consonnans  et  dissonans.  Plus,  les  effets  physiques 
des  substances  simples  et  mêlées,  plus  le  produit  ou  l'effet  moral 
qu'on  remarque  constamment  être  la  suite  de  tel  principe  phy- 
sique... Il  ne  s'agit  donc  que  de  connoître,  peser,  mesurer 
l'homme;  c'est  une  affaire  d'analyse,  de  métier  et  de  patience. 
Le  moral  doit  toujours  avoir  sa  source  dans  le  physique  ;  et  si 
l'individu  indique  par  ses  actions  morales,  le  contraire  de  son 
physique  bien  reconnu  ;  si,  par  exemple,  les  acides  froids 
dominent  chez  lui  et  qu'il  agisse  toujours  bien,  nous  dirons  que 
c'est  un  être  vertueux,  respectable  à  tous  égards.  —  Cet  être  est 
faux,  direz-vous,  puisqu'il  n'agit  pas  selon  ses  facultés-principes. 
Non,  il  sait  se  vaincre  pour  être  bon  et  utile  aux  autres.  Com- 
bien de  malades  atteins  de  maux  chroniques  ont  appris  à  mor- 
dre leurs  draps  de  lit  au  lieu  de  brusquer  ceux  qui  les  entourent  / 
—  C'est  par  intérêt,  direz-vous...  ils  ont  besoin  des  secours  d'un 
chacun...  —  N'importe  :  que  le  bien  se  fasse;  que  notre  intérêt, 
le  respect  pour  la  société  ou  la  religion  rectifient  nos  erreurs, 
c'est  un  bien  ;  de  quelque  part  qu'il  vienne,  profitons-en.  Au 
reste,  la  grande  loi  des  prophètes  nous  donne  le  bilan  de  cha- 
cun de  nous  :  je  veux  dire  que  ce  que  nous  sommes  et  ce  que 
nous  faisons  ne  manquent  jamais  de  se  montrer  dans  les  résul- 
tats de  notre  conduite.  Voyez  ce  que  tel  homme  est  devenu, 
vous  savez  ce  qu'il  a  fait  pour  être  ce  qu'il  est.  Ce  n'est  qu'au 
dénouement  d'une  pièce  de  théâtre  qu'on  sait  si  elle  est  bonne. 

55 


Au  réel  comme  au  figuré,  il  est  alors  souvent  trop  tard  pour 
s'amender,  il  ne  reste  plus  qu'à  demander  pardon.  Il  faudroit 
prévenir  le  mal  moral  par  plus  de  connoissance  physique  ;  il 
faudroit  pouvoir  dire  à  tel  homme  :  Voilà  ton  être...  tu  seras 
enclin  à  tels  désirs,  tels  appétits  qui  te  nuiront  à  toi  et  aux 
autres;  corrige-toi  par  un  régime  suivi,  fréquente  d'honnêtes 
gens,  lis  les  bons  auteurs...  voilà  comme  tu  peux  encore  éviter 
le  précipice  au-dessus  duquel  tu  es  suspendu.  Te  refuses-tu  à 
ces  avis?  Prétends-tu  qu'on  ne  peut  vaincre  ses  passions  déré- 
glées? Sois-en  la  proie,  péris  de  misère  ou  sur  l'échafaad  ;  ton 
destin  s'est  accompli,  ta  fin  est  une  vérité  aussi  effective,  aussi 
physique,  aussi  morale  que  celle  de  l'homme  bon  qui,  sans 
rébellion,  termine  en  paix  ses  jours  en  bénissant  le  grand  être 
et  en  déplorant  la  folie  des  hommes.  La  plus  grande  folie,  dira 
quelque  superstitieux,  est  de  vouloir  concevoir  les  mystères  de 
la  nature  et  surtout  de  la  création,  que  Dieu  tient  cachés  dans 
son  sanctuaire  impénétrable.  —  Raisonneur  timoré,  ne  voyez- 
vous  pas  que  je  rapporte  tout  à  Dieu  en  étudiant  la  nature? 
Dites-nous  quel  étoit  l'homme  avant  son  instruction?  Avant 
qu'il  eût  déployé  les  facultés  pensantes  dont  son  créateur  l'a 
doué?  Une  espèce  de  brute  qui  marchoit  entre  le  bâton  et  la 
potence  élevés  par  les  plus  rusés.  Comparez-lui,  si  vous  l'osez, 
non  l'homme  pervers  des  grandes  villes,  non  l'esclave  stupide, 
mais  l'homme  instruit  des  vérités  grandes  auxquelles  nous 
avons  atteint  ou  que  nous  essayons  d'atteindre!  Sans  doute,  il 
est  quelques  monstres  qui  abusent  de  l'instruction;  il  en  est 
beaucoup  plus  qui,  mal  instruits,  sont  plus  dangereux  à  la 
société  que  les  ignorans.  Mais,  si  nous  le  pouvions,  faudroit-il 
anéantir  la  nature  parce  quelle  produit  quelques  poisons?  Le 
vrai  poison  de  l'homme,  c'est  l'ignorance;  elle  lui  communique 
la  rage  de  dominer  ses  semblables,  et  cette  maladie  morale 
n'est  pas  celle  des  amans  de  la  nature,  des  adorateurs  de  son 
auteur.  Béni  soit  l'homme  instruit  qui  donne  son  existence  à 
l'amélioration  de  son  espèce.  Béni  soit  l'homme  pieux  qui 
invite  par  sa  douceur  et  son  indulgence  à  suivre  ses  mœurs 
saintes,  qui  sait  pardonner  à  ses  ennemis  et  rapporte  tout  à 
Dieu.  Maudit  soit  l'égoïste  qui  ne  vit  que  pour  lui;  plaignons 
l'athée  privé  du  doux  espoir  de  l'avenir! 

56 


CHAPITRE  XXII 


TIC     OU    GRIMACE 


On  remarque,  dans  certaines  familles,  des  inclinations 
bonnes  ou  mauvaises,  ou  toutes  deux  à  la  fois.  On  remarque 
des  grâces  naturelles,  des  tics,  des  grimaces  aussi  naturelles  que 
les  grâces,  qui  s'y  perpétuent  pendant  des  siècles,  de  génération 
en  génération.  J'ai  vu  une  famille  où  le  père  et  tous  les  enfans 
faisoient  la  même  grimace.  Réunis  à  la  même  table,  rien  n'étoit 
plus  étonnant  pour  l'observateur  physiologiste,  et  rien  n'étoit 
plus  comique  pour  l'homme  frivole.  Toutes  les  habitudes  indivi- 
duelles sont  dans  le  germe;  il  n'est  pas  d'homme  qui,  en 
naissant,  n'apporte  les  siennes;  et  les  hommes  conformés  de 
même  ont  ordinairement  les  mêmes  manières,  si  l'éducation 
ne  les  force  à  se  diversifier.  On  ne  peut  en  disconvenir,  le 
physique  influence  prodigieusement  le  moral  et  l'éducation  n*a 
pas  plus  d'empire  sur  le  physique  que  le  jardinier  n'en  a  sur  les 
fruits  de  son  verger;  il  les  fait  venir  à  bien,  mais  il  ne  peut  en 
changer  la  nature  première.  Ce  que  je  vais  dire  prouve  néan- 
moins l'influence  réciproque  qui  existe  entre  le  physique  et  le 
moral.  J'avois  un  bon  domestique  villageois  que  je  voyais 
languissant.  —  Qu'avez-vous,  lui  dis-je?  —  Il  faut  que  je 
retourne  dans  mon  village,   je  mourrois  à  Paris.  —  Partez  : 


voilà  de  l'argent  pour  faire  votre  route,  et  votre  place  auprès  de 
moi  est  à  vous  pendant  un  mois,  si  vous  voulez  revenir.  Mais  il 
faut  vous  purger  avant  de  partir.  Vous  tomberiez  malade  en 
chemin.  —  Il  suivit  ce  dernier  conseil,  mais  il  ne  voulut  plus 
partir.  Le  moral  et  le  physique  étoient  réconciliés  ;  sa  mauvaise 
santé  lui  rappeloit  le  village  où,  jadis,  il  n'étoit  point  malade  ; 
la  difficulté  de  s'y  rendre  rendoit  ses  désirs  plus  pressans  ;  il 
avoit  ce  qu'on  appelle  la  maladie  du  pays,  et  tous  ces  maux 
turent  réparés  avec  une  médecine  de  trente  sous  et  la  liberté  de 
partir  en  conservant  sa  place.  Venons  à  notre  texte  :  un  vieux 
proverbe  dit  :  Les  agneaux  ne  sont  pas  des  loups.  Il  est  sûr  que 
tel  germe,  telle  production  doit  s'en  suivre.  Or,  en  supposant 
que  le  trisaïeul  d'une  famille'  ait  un  muscle  du  cou  d'une 
sensibilité  particulière,  ce  muscle  agira  chaque  fois  qu'un 
mouvement  de  joie,  de  colère,  de  surprise,  d'admiration  ou  de 
mépris  le  mettront  en  mouvement  (i).  Ce  muscle  ou  ce  nerf 
tirera  de  côté  la  lèvre  inférieure,  et  toujours  du  même  côté,  si 
telle  est  la  direction  donnée  par  le  tiraillement  du  nerf  (2).  Et  les 
descendans  de  cet  homme,  participant  de  sa  conformation  cor- 
porelle, feront  tous  la  même  grimace,  auront  tous  le  tic  du 
trisaïeul. 

Les  vices,  les  défauts  de  conduite  sont  autant  de  grimaces 
morales  qu'on  pourroit  corriger  si  le  physique  de  l'homme  étoit 
mieux  connu.  Excepté  l'envie  de  voler  (qui  ne  peut  guère  se 
corriger  que  par  les  peines  corporelles  qu'inflige  la  loi,  parce 
que  ce  vice  est  dans  la  nature  de  l'homme  sauvage),  on  pourroit, 
par  une  éducation  physique  et  morale,  ralentir  et  dissiper  la 
plus  grande  partie  de  nos  vices  et  de  nos  défauts.  Cherchons  ce 
que  c'est  que  l'amour-propre  dont  on  a  parlé,  dont  on  parlera 
toujours,  que  nous  voyons  si  distinctement  dans  les  autres  et  si 
mal  en  nous,  probablement  parce  qu'il  nous  crève  les  yeux. 

(i)  Nos  nerfs  agissent  sans  notre  participation,  mais  ils  agissent  plus  souvent  de  notre 
propre  volonté.  Le  fluide  électrique  ou  nerveux,  X'ignis  vital,  semble  être  aussi  prompt  à 
obéir  à  nos  nerfs  que  l'étincelle  produite  j^ar  l'électricité.  (G.) 

(2)  C'étoit  eft'ectivemcnt  de  la  lèvre  inférieure  que  la  famille  que  j'ai  vue  grimaçoit  ; 
l'enfant  A  la  mammellc  avait  déjà  ce  tic  très  marqué.  (G.) 


58 


'^:^-^^:gG!GG;û(.^^qo  ^ 


CHAPITRE  XXIII 


AMOUR-PROPRE 


Le  principe  de  l'amour-propre  est  dans  le  besoin  de  se 
conserver,  mais  on  en  abuse  comme  de  toutes  les  bonnes 
choses  ;  et  alors,  l'amour-propre  devient  le  destructeur  du  bien- 
être  général.  Bien  dirigé,  c'est  le  soleil  moral.  Le  principe 
physique  de  l'amour-propre  est  dans  les  nerfs.  S'il  est  bon,  c'est 
de  la  sensibilité  ;  s'il  est  mauvais,  c'est  de  l'irritabilité  nerveuse. 
Les  bêtes  connoissent  peu  l'amour-propre,  aussi  leur  système 
nerveux  est  fort  calme.  Sans  l'amour-propre,  les  hommes 
dormiroient  autant  que  les  bêtes;  un  auteur  s'endort  quelquefois 
en  lisant,  jamais  s'il  lit  ou  relit  ses  propres  ouvrages.  Je  compose 
ceci  pour  ne  point  m'endormir,  au  risque  d'endormir  les  autres. 
Quand  on  sera  maître  du  système  nerveux,  si  cela  nous  arrive, 
on  modérera  l'amour-propre  humain  (cause  des  orages  moraux) 
comme  on  dirige  les  effets  du  tonnerre  par  des  conducteurs 
métalliques.  Une  cause  qui  est  hors  de  nous  agit  sur  nos  nerfs, 
puisqu'ils  agissent  sans  notre  participation.  Plus  on  étudiera  la 
théorie  des  nerfs  par  la  découverte  du  galvanisme,  plus  on 
reconnoitra  que  les  fluides  vitaux  (et  ils  ne  sont  pas  tous  connus) 
agissent  sur  nos  nerfs  qui  leur  servent  de  conducteurs.  Alors  les 
maux  causés   par  les  nerfs  disparoitront  en  partie.   —  Mais, 

59 


dira-t-on,  une  injure,  un  mot  piquant  qu'on  nous  adresse  mettent 
le  système  nerveux  en  mouvement.  —  Oui,  sans  doute,  les 
affections  morales  compriment  les  artères,  les  muscles  et  les 
nerfs.  Si  les  fluides  seuls  en  disposoient,  nous  serions  des 
machines  sans  force  d'inertie.  Que  serions-nous  si,  tel  que 
l'éclair,  le  fluide  électrique  dont  nous  sommes  imprégnés 
n'obéissoit  à  nos  moindres  mouvemens  physiques  ou  moraux  ? 
Ce  que  seroit  le  son  sans  l'air  qui  le  propage...  Notre  sensibilité 
nerveuse  est  très  souvent  mue  par  nos  préjugés  :  un  coup  de 
bâton  en  forme  de  correction  suffiroit  pour  faire  mourir  de 
chagrin  un  soldat  français,  et  l'allemand  en  recevroit  dix  sans 
perdre  l'appétit.  La  sensibilité  des  nerfs  dépend  d'abord  de  la 
nature  du  germe  qui  les  a  produits,  ensuite  de  nos  préjugés,  de 
notre  âge  et  du  caractère  des  humeurs  qui  les  nourrissent.  On  les 
irrite,  on  les  calme  physiquement  et  moralement;  ils  sont  les 
cordes  (vibrantes  lorsqu'elles  sont  tendues)  qui,  d'accord  avec  le 
système  cérébral,  disposent  de  notre  être  :  dirigeons  ces  cor- 
dages, nous  disposons  de  l'instrument. 


CHAPITRE  XXIV 


DIFFERENCE  ENTRE  LA  SENSIBILITÉ 
ET  L'IRRITABILITÉ 


§  P^  —  Définition. 


La  convulsion  est  pour  le  physique  ce  qu'est  la  colère  pour 
le  moral. 

Tout  ce  qui  est  sensible  est  irritable,  même  la  sensibilité 
puérile  et  niaise.  L'enfant  qui  vient  de  naître  n'ayant  aucune 
moralité  acquise,  est  insusceptible  de  colère  jusqu'à  l'époque  de 
quelques  mois;  mais  à  tout  âge,  même  en  naissant,  il  peut 
éprouver  la  convulsion. 


§2.  —  Limites  de  la  sensibilité. 


Montrer  les  limites  justes  qui  séparent  la  sensibilité  de 
l'irritabilité  est  encore  une  proportion  abstraite.  Respectivement 
l'un  à  l'autre,  nous  sommes  tous  irascibles;  mais  il  y  a  colère 
du  petit  serin  et  du  lion;  celle  de  l'enfant  ou  d'Hercule,  qui 

6i 


forment  entr'elles  les  deux  extrêmes  de  la  colère  niaise  parce 
qu'elle  est  sans  force,  et  de  la  colère  énergique.  Pour  ne  point 
nous  égarer  dans  les  abstractions  lointaines,  parlons  de  l'homme 
seul.  C'est  la  grande  sensibilité  des  nerfs  qui  les  rend  irritables. 
—  Est-ce  le  physique  ou  le  moral  qui  les  rend  tels  ?  C'est,  je 
pense,  l'un  et  l'autre.  L'irritabilité  physique  provient  de  l'acri- 
monie des  humeurs  et  l'irritabilité  morale  suit  celle  physique. 
Quand  le  physique  est  en  bon  état,  une  longue  irritabilité 
morale  suffit  pour  aigrir  les  humeurs  qui,  à  leur  tour,  rendent 
encore  le  moral  plus  irascible.  On  voit  combien  ces  deux  états 
sont  dépendans  l'un  de  l'autre  (i). 


§3.  —  L'irritabilité  est  spécialement  le  partage 
I  de  Vhomme  sociétaire  (2). 


Il  y  a  peu  d'irritabilité  morale  pour  l'homme  naturel  ;  il  y 
en  a  beaucoup  pour  l'homme  sociétaire.  Tout  est  irritabilité 
pour  celui  qui  prétend  à  tout  et  est  jaloux  de  tout.  Cependant, 
la  possession  de  toutes  choses  n'est  pas  ce  que  l'homme  désire 
le  plus;  il  est  trop  paresseux  pour  former  un  vœu  aussi  embar- 
rassant; c'est  faire  envie  aux  autres  ou  c'est  leur  considération 
qu'il  cherche  et  qu'il  veut  :  mettez-le  au  pinacle,  bientôt  il  ne 
remue  plus. 


§  4.  —  Sensibilité  relative  aux  talens. 


«  La  sensibilité  fait  tout  notre  génie  »,  a  dit  quelqu'un; 
mais  que  de  modifications  elle  éprouve  selon  les  talens  divers  ! 

Moins  nous  appuyons  notre  réputation  sur  des  objets 
réels,  moins  nous  en  sommes  prévenus  et  entêtés.  Les  sciences 

(1)  On  voit  aussi  combien  les  mauvais  traitemens  exercés  envers  ceux  qui  sont 
dans  notre  dépendance,  soit  dans  nos  foyers,  soit  dans  les  prisons,  remplissent  mal  leur 
objet,  qui  est  de  les  rendre  meilleurs.  (G.) 

(2)  Pour  «  vivant  en  société  ». 


exactes  sont  comme  un  et  un  font  deux,  aussi  le  géomètre  est-il 
bon  homme;  chez  lui  tout,  jusqu'à  l'amour-propre,  est  réduit  au 
calcul  ;  il  ne  devient  abstrait  qu'à  l'application  d'une  vérité 
démontrée  à  une  vérité  moins  connue. 

Le  poète  vit  dans  les  cieux;  enveloppé  de  sublimes  suppo- 
sitions qu'on  ne  trouve  qu'en  s'exaltant  l'esprit,  il  soutient  son 
dire,  il  adore  son  fantôme  et  s'irrite  contre  ceu^  qui  ne  vjoient 
pas,  comme  lui,  Vénus  dans  un  nuage  doré;  mais  cette  exal- 
tation, cette  irritabilité  n'est  que  plaisante  et  pas  dangereuse; 
on  sourit  au  poète,  au  peintre,  au  musicien,  on  croit  de  leur 
art  ce  qu'on  en  peut  et  l'on  dit  :  le  reste  est  dans  l'espace  ima- 
ginaire où  je  ne  puis  pénétrer  aujourd'hui.  On  donnera  peut-être 
un  jour  l'esprit  poétique  aux  hommes,  comme  on  donnoit 
l'esprit  prophétique  aux  anciennes  sybilles.  Chacun  sait  que 
Swedenborg  fut  longtemps  inspecteur  des  mines  en  Suède; 
j'ai  souvent  pensé,  surtout  depuis  la  découverte  du  galvanisme, 
que  des  émanations  métalliques  avoient  causé  les  visions  singu- 
lières de  cet  homme  de  bien.  La  sensibilité,  c'est  l'état  naturel 
des  nerfs  ;  l'irritabilité  en  est  l'excès. 


5.  —  Autre  définition. 


Tout  ce  qui  se  fait  de  bon  se  fait  par  sensibilité  ;  tout  ce 
qui  se  fait  de  mauvais  (si  on  en  excepte  une  juste  vengeance)  se 
fait  par  irritabilité.  Appliquez  ce  principe  aux  sciences,  aux  arts, 
à  la  politique,  à  la  morale...  Il  sera  très  souvent  juste.  —  Mais 
la  nature,  dira-t-on,  qui  ne  crée  une  chose  que  par  la  des- 
truction d'une  autre,  n'est-ce  pas  là  de  l'irritabilité?  —  Les 
Dieux  sont  les  maîtres,  eût  dit  Plutarque,  et  nous  pensons 
comme  lui.  C'est  par  les  lois  préfixes  qu'un  principe  créé  agit  ; 
mais  quelle  loi  peut  atteindre  le  créateur  du  principe.?  Il  n'a 
d'autres  lois  à  suivre  que  sa  volonté  suprême.  Abordons  en  face 
notre  question.  Il  semble  que  la  différence  qui  existe  entre 
l'homme  bien  né  et  l'homme  mal  né  ou  malsain,  l'homme  bon 
ou  méchant,  provient  de  la  sensibilité  ou  de  l'irritabilité  de 

63 


leurs  nerfs.  Si  cette  question  majeure  est  un  jour  bien  prouvée, 
il  ne  restera  plus  qu'à  établir  l'échelle  immense  de  toutes  les 
nuances  qui  se  doivent  trouver  entre  ces  deux  facultés  sensitives, 
car  entre  ces  deux  termes  extrêmes  sont  compris  tous  les  carac- 
tères humains  et  toutes  les  facultés  physiques  et  morales  qui  en 
dérivent  et  qui  leur  sont  propres.  Il  ne  restera  plus  qu'à  rectifier 
plus  efficacement  le  moral  par  le  physique,  comme  fait  la 
médecine,  et  corriger  le  physique  par  le  moral,  ce  que  font  les 
bonnes  lois. 


§6.  —  Echelle  graduée. 


Voici  l'échelle  à  laquelle  on  pourroit  rapporter  les  divers 
degrés  de  la  sensibilité  : 

Zéro.  Sensibilité  puérile,  ou  nullité. 

1.  Sensibilité  vraie,  ou  juste. 

2.  Sensibilité  mixte,  entre  la  première  et  la  seconde. 

3.  Irritabilité,  ou  excès  de  sensibilité  qui  dégénère  en 
amour-propre,  en  manie,  en  délire... 

Toutes  les  nuances  qui  peuvent  sortir  de  ces  types  sont 
aussi  multipliables  que  les  ambes,  les  ternes,  les  quaternes  et 
les  quines  qu'on  trouve  dans  une  série  de  numéros.  N'oublions 
pas  d'ajouter,  dans  cette  balance,  l'éducation  et  les  préjugés  de 
naissance.  Au  reste,  ceci  n'est  pas  un  système,  c'est  le  noyau 
qui  le  contient,  c'est  le  moyen  d'en  établir  un,  quand  ces  idées 
auront  mûri  dans  une  tête  forte.  Je  le  sens,  j'ai  trop  de  sensibilité 
pour  avoir  la  force  nécessaire  à  un  tel  ouvrage;  j'écris  d'après 
un  sentiment  inné,  né  avec  moi,  et  non  d'érudition  ou  de 
mémoire.  Les  gens  de  l'art,  en  adoptant  quelques-unes  de  ces 
idées,  les  développeront  et  leur  donneront  plus  de  sanction  en 
les  enrichissant  des  termes  techniques;  il  leur  suffira  même  de 
ne  pas  me  citer  pour  laisser  croire  qu'ils  ne  m'ont  point  ki  (i). 

(i)  Nous  laissons  au  jugement  du  lecteur  le  soin  de  classer,  selon  notre  table  d'indi- 
cation, les  hommes  dont  nous  allons  chercher  à  connoître  les  ressorts,  ceux  surtout  dont 
les  caractères  mixtes  (qui  sont  le  très  grand  nombre)  ne  sont  que  les  ramifications  et  les 
nuances  fugitives  des  caractères  doués  de  plus  d'unité.  (G.) 

64 


/• 


Application  à  r homme  selon  son  état. 


Tel  homme  est  doué  de  la  sensibilité  juste,  mais  le  poly- 
théisme est  la  religion  de  ses  pères,  la  mythologie  occupe  sa 
vaste  imagination,  il  est  né  et  habite  un  climat  chaud  ;  il  veut 
écrire  l'histoire  épique,  il  est  aveugle,  ce  qui  le  concentre  en 
lui-même.  C'est  l'homme  bien  né  auquel  je  ne  suppose  qu'une 
irritabilité  médiocre  et  presque  volontaire;  c'est  Homère  qui, 
outre  ses  beautés  poétiques,  est  cité  cent  fois  comme  législateur 
et  moraliste. 

L'homme  instruit,  doué  d'une  même  sensibilité  juste, 
mais  qui,  au  lieu  du  polythéisme,  a  été  élevé  dans  la  religion 
chrétienne,  ayant  connu  les  mœurs  galantes  de  nos  climats 
tempérés  au  lieu  de  celles  des  climats  et  des  têtes  exaltées 
d'Athènes  et  de  Rome...  c'est  Pope,  Racine,  l'abbé  Delisle. 
Dominé  par  un  sentiment  religieux,  jeté  par  circonstance  dans 
l'état  ecclésiastique,  voulant  être  fidèle  à  ses  vœux  de  chasteté... 
c'est  Fénelon  ou  Bossuet.  Ayant  pris  une  direction  vers  les 
sciences  exactes,  mais  ayant  conservé  une  part  d'imagination  et 
d'exaltation  d'esprit...  c'est  Descartes,  Newton,  Malebranche, 
Pascal.  Sans  imagination,  c'est  Locke,  Condillac  et  tous  les 
grands  métaphysiciens  et  calculateurs.  Toujours  le  même 
homme  doué  d'une  sensibilité  juste  qui  fait  l'homme  de  goût, 
mais  celui-ci  plus  foible  que  fort  par  ses  nerfs,  plus  dépendant 
d'eux  que  sachant  en  être  maître,  né  sous  un  monarque  jaloux 
de  dominer  et  dans  une  caste  à  peu  près  nobiliaire,  flottant 
entre  les  idées  libérales  que  donne  une  vaste  instruction  et  les 
mœurs  des  courtisans  qui  dominent  son  siècle,  aimant  la  vérité 
qu'il  n'a  pas  la  force  d'adopter  toute  entière,  détestant  l'hypo- 
crisie et  la  superstition...  c'est  Voltaire;  ou  c'est  Buffon,  si 
l'étude  de  la  nature  l'occupe  au  lieu  des  idées  du  poëte  ou  de 
l'homme  des  belles-lettres,  mais  également  philosophes  autant 
que  le  permet  leur  siècle.  Né  républicain,  protestant,  mais 
vivant  dans  une  grande  monarchie  chrétienne  et  avec  des 
gens  de  lettres  moitié  philosophes,  moitié  courtisans...  c'est 
J.-J.  Rousseau,  auquel,  néanmoins,  on  pourroit  supposer 
autant  d'irritabilité  que  de   sensibilité  nerveuse,  et  nous  pen- 

65 


sons  que  cette  irritabilité  provenoit  plus  du  peu  de  rapport 
qui  existoit  entre  lui  et  ses  contemporains  que  de  son  phy- 
sique, qui  eût  été  calme  par  contradictions  morales.  Dans 
sa  manière  d'être,  l'amour-propre  ne  jouoit-il  pas  son  rôle? 
—  Sans  doute  :  l'homme  de  génie  sans  amour-propre  n'existe 
pas,  ou  c'est  son  cadavre  qui  sert  encore  à  réveiller  l'amour- 
propre  de  ses  descendans.  L'amour-propre  vient  d'irritation  ; 
que  d'hommes  qui,  sans  amour-propre,  n'eussent  été  que  des 
automates  ! 


8.  —  Pour  juger  i homme. 


Faut-il  juger  l'homme  par  ses  œuvres  ou  les  œuvres  par 
l'homme?  C'est  tout  un,  s'ils  sont  également  connus  et  analysés. 
Mais  si  l'un  est  mieux  connu  que  l'autre,  ou  qu'un  seul  le  soit, 
c'est  par  le  connu  qu'il  faut  juger  l'inconnu,  puisque  d'avance 
on  sait  que  l'un  est  intime  de  l'autre  :  or,  nous  ne  connoissons 
les  grands  hommes  que  par  leurs  œuvres. 

L'analyse,  que  personne  (selon  moi)  n'a  possédée  comme 
Condillac,  est  la  première  faculté  de  l'homme  voué  aux  sciences 
abstraites  et  de  raisonnement.  C'est  l'analyse  qui  distingue  notre 
siècle.  Je  vois  le  monde  instruit  partagé  entre  deux  sections  : 
une  s'occupe  de  l'analyse  physique  de  toutes  les  substances 
connues  ;  l'autre  applique  au  moral  les  observations  physiques 
constatées  ;  tous  crient  :  Vérité  !  c'est  la  seule  manière  d'honorer 
le  Dieu  créateur. 

La  fiction  poétique  qui  exalte  l'imagination  n'est  pas  enne- 
mie de  la  sensibilité,  au  contraire  :  elle  l'augmente  par  ses 
irritations  factices.  Que  de  charme  dans  Virgile,  le  Dante, 
l'Arioste!  Que  de  vigueur  sentimentale  dans  la  poésie  de  notre 
Lebrun  (i)  !  On  diroit  que,  chez  lui,  la  sensibilité  et  l'irritabilité 
sont  en  équilibre.  Mais  le  génie  poétique  n'est  pas  toujours 
accompagné  d'une  sensibilité  exquise.  Que  remarque-t-on  dans 

(i)  p. -A.  Lebrun,  poète  français  de  )a  tradition  classique,  membre  de  1  Académie, 
sénateur  sous  le  second  Empire;  auteur  de  tragédies  et  d'odes  de  tendance  impérialiste 
(17M-1873). 

66 


les  ouvrages  immortels  de  Boileau?  Peu  de  sensibilité,  beau- 
coup de  précision,  de  l'énergie,  de  l'esprit  et  de  la  cruauté,  car 
on  ne  peut  être  satirique  sans  être  cruel...  je  dis  plus,  pour  être 
justement  cruel.  A  quel  degré  étoient  en  lui  ces  facultés?  Sensi- 
bilité puérile,  zéro.  Sensibilité  juste,  au  tiers  (et  je  crois  qu'il 
eût  souvent  manqué  de  goût  et  de  tact  s'il  n'eût  été  rectifié  par 
un  ami  ou  une  femme  sensible).  —  Sensibilité  mixte,  au  tiers. 
Irritabilité,  beaucoup. 

La  Fontaine  est,  presqu'en  tout,  l'opposé  de  Boileau.  Toute 
la  sensibilité  enfantine,  sans  être  jamais  niaise.  Toute  la  sensi- 
bilité juste  (et  il  n'avoit  besoin  de  personne  pour  être  averti).  — 
Sensibilité  mixte,  à  son  commandement,  selon  le  sujet  qu'il 
traitoit.  Irritabilité  presque  nulle.  Il  devoit  être  difficile  de 
fâcher  cet  être  privilégié.  La  Fontaine  étoit  l'homme  par  excel- 
lence pour  lui  et  les  autres.  Deux  hommes  semblent  avoir  été 
les  précurseurs  de  La  Fontaine,  c'est  Plutarque  dans  l'antiquité 
et  Montaigne  au  siècle  avant-dernier.  Ces  hommes,  sans  doute, 
ne  furent  pas  doués  du  génie  poétique  de  notre  fabuliste;  le 
talent  propre  au  poëte  est  l'inverse  de  celui  qui  convient  au 
moraliste;  la  fiction  est  nécessaire  à  l'un,  la  vérité  est  indispen- 
sable à  l'autre.  Plutarque  est  La  Fontaine  en  prose,  avec  toute 
la  bonhomie  gauloise;  Montaigne  a  la  finesse,  le  sel  attique  du 
siècle  de  Périclès  ;  l'un,  c'est  l'historien  naïf  des  mœurs  vigou- 
reuses et  des  préjugés  de  la  Grèce;  l'autre  est  le  compilateur  de 
la  nature.  N'oublions  pas  Corneille  qui  avoit  (à  ce  qu'il  semble) 
autant  de  précision  et  de  force  d'irritabilité  que  Racine  avoit  de 
sensibilité  juste.  Ce  petit  nombre  de  grands  hommes  anciens  et 
modernes  peut  suffire  pour  qu'on  puisse  juger  des  hommes 
éminens  en  général.  Nous  n'avons  cité  que  peu  d'hommes 
vivans  et  nous  n'en  citerons  pas  dans  la  division  suivante  où 
l'on  ne  trouvera  plus  d'hommes  complets.  Nous  l'avons  déjà 
dit,  c'est  au  lecteur  studieux  que  nous  laissons  à  faire  l'appli- 
cation du  principe.  La  dissection  n'est  permise  qu'après  décès,  à 
moins  que  l'éloge  ne  rende  l'opération  agréable  à  celui  qui  en  est 
l'objet. 


§9-  —  Classe  des  métis. 


C'est  d'après  nos  sensations  que  nous  formons  nos  idées  et 
nos  jugemens;  mais  peu  d'hommes  ont  les  cinq  sens  en  équi- 
libre. Se  rendre  habile  dans  une  science,  un  art,  c'est  perfec- 
tionner tels  de  nos  sens  qui  entraînent  notre  jugement  vers 
leurs  bords  en  rendant  d'autres  sens  paresseux,  inactifs  ou  inu- 
tiles. Aussi  disons-nous  du  bonhomme  qui  ne  sait  rien  par 
principes  scolastiques,  mais  qui  juge  de  tout  sainement  :  c'est 
un  homme  de  bon  sens.  Cela  veut  dire  qu'il  a  ses  sens  en 
équilibre,  que  nul  n'entraîne  et  ne  paralyse  l'autre,  quoiqu'il  ne 
soit  sublime  en  rien.  Les  hommes  à  demi-talens  sont,  je  crois, 
privés  non  seulement  de  l'équilibre  entre  leurs  sens,  mais  ils 
ont  un,  deux  ou  trois  sens  de  moins  que  le  compte  commun.  A 
la  rigueur,  tous  les  sens  existent  en  eux,  mais  on  a  trop  forcé 
quelques-uns  de  leurs  sens  en  leur  faisant  comprendre  telle 
science  ou  tel  art  ;  et  leur  machine  étant  prête,  c'est  aux  dépens 
de  quelques  sens  que  quelques  autres  ont  pris  de  la  consistance. 
Je  ne  dis  pas  qu'un  homme  puisse  être  universel  dans  les 
sciences  et  les  arts,  mais  un  vrai  savant  par  instinct  de  nature, 
tel  que  Descartes  (i),  un  illustre  artiste  tel  que  Raphaël,  Pergo- 
lèse  ou  Gluck,  ont  l'idée  de  tout,  qu'ils  seroient  les  maîtres  de 
perfectionner  par  la  pratique.  On  dh  que  les  hommes'  ont  un 
penchant  secret  à  faire  ce  qu'ils  n'entendent  pas;  cela  est  vrai 
et  je  le  prouve,  peut-être;  on  veut  posséder  ce  qu'on  désire  et 
qu'on  n'a  pas;  quel  besoin,  quelle  envie  peut-on  avoir  de  courir 
après  ce  qu'on  a? 


§10.   —  Nomenclature  des  métis. 


Essayons  la  nomenclature  des  métis.  Fléaux  de  la  société 
qui  les  repousse  quand  ils  ont  des  prétentions  (ce  qui  ne  leur 
arrive  que  trop),  ils  sont  dans  le  monde  moral  comme  la  balle 

(i)  «  Si  nous  avions  été  capables  de  prendre  toujours  la  nature  pour  guide,  nous 
saurions  tout,  en  quelque  sorte,  sans  avoir  rien  appris  »,  dit  Condillac.  (G.) 

68 


entre  les  raquettes;  partout  ils  arrivent  froissés,  indignés,  humi- 
liés et  sont  encore  repoussés  ailleurs  jusqu'à  ce  qu'ils  restent 
enfouis  sous  l'amas  informe  et  matériel  de  leurs  œuvres  ou  de 
leurs  faits  et  gestes.  On  leur  entend  dire  alors  :  «  Il  n'a  manqué 
qu'une  heureuse  circonstance  pour  me  faire  connoître  avanta- 
geusement. »  Ce  sont  les  circonstances  qu'ils  accusent.  — 
Malheureux  !  Croyez  plutôt  qu'il  ne  vous  a  manqué  que  des 
hommes  assez  ignorans  pour  vous  admirer. 


§11.  —  Mauvaise  combinaison  des  agens  de  la  sensibilité. 


C'est  de  la  mauvaise  combinaison  des  agens  qui  produi- 
sent en  nous  la  sensibilité  ou  la  faculté  de  sentir  que  doit 
dépendre  le  caractère.  Ces  agens  sont,  avons-nous  dit  : 

Zéro  :  Sensibilité  enfantine,  presque  nulle  parce  qu'elle  est 
extrême  ou  exiguë. 

Un  :  Sensibilité  vraie. 

Deux  :  Sensibilité  mixte. 

Trois  :  Irritabilité, 

La  sensibilité  extrême  ou  puérile  étant  irritée  ou  mêlée 
d'irritation,  doit  engendrer  cette  race  dindonnière  qui  prétend  à 
tout  sans  talens  et  sans  force,  ou  qui  n'a  qu'une  force  factice 
d'irritabilité,  qui  imite  tout  ce  qu'elle  voit  et  croit  avoir  tout 
inventé.  Remarquons  qu'il  est  deux  sortes  de  fièvres  de  produc- 
tion ;  l'une  rend  fou,  l'autre  rend  sublime  et  sage.  L'irritabilité 
physique  ou  morale  agit  immédiatement  sur  les  nerfs.  S'ils  sont 
foibles  et  presque  nuls,  elle  écrase  au  lieu  de  produire,  ou  elle 
produit  des  monstres  ou  des  avortons.  Si,  au  contraire,  elle  trouve 
à  s'exercer  avantageusement,  si  elle  trouve  une  résistance  con- 
venable, alors  elle  produit  l'exaltation  qui  invente  avec  fruit. 
Les  êtres  foibles  s'extasient  pour  le  dernier  livre  qu'ils  viennent 
de  lire;  ils  ont  l'amour-propre  de  tout  parce  qu'ils  désirent  tout 
et  qu'ils  n'ont  rien  de  fixe  dans  les  idées.  Nous  le  savons,  on 
est  humble  quand  on  sait  et  qu'on  voit  combien  il  reste  à  acqué- 
rir en  toutes  choses.   Les  êtres  dont  nous  parlons  veulent  être 

69 


bergers  et  ils  sont  nés  moutons.  C'est  la  société  qui  les  fait  :  ils 
seroient  inconnus  dans  l'état  de  nature;  mais  parmi  nous,  ils 
peuvent  être  riches  par  patrimoine,  nobles  de  naissance,  souve- 
rains héréditaires...  On  sent  combien  d'abus  doivent  naître  de 
la  force  morale  jointe  à  la  foiblesse  physique,  de  la  puissance 
jointe  à  l'ineptie. 


§   12.  —  Auti^e  combinaison. 


Nous  venons  de  combiner  zéro  et  trois,  c'est-à-dire  sensibi- 
lité presque  nulle  avec  l'irritabilité,  ou  les  deux  extrêmes  de  la 
sensibilité,  et  nous  avons  vu  que  cette  combinaison  est  défec- 
tueuse. Zéro  et  deux  sont  irrapprochables,  incompatibles  :  on  ne 
peut  être  à  la  fois  nul  et  posséder  la  sensibilité  mixte;  encore 
moins  peut-on  combiner  le  zéro  et  l'unité.  Par  maladie,  l'indi- 
vidu peut  passer  de  zéro  à  un,  à  deux  ou  à  trois  :  quand  la 
machine  est  détraquée,  le  cerveau  (que  je  regarde  comme  le 
télégraphe  du  système  nerveux)  n'a  point  d'ordre  ;  mais  ces  états 
ne  sont  que  momentanés  ou  délirans.  C'est  donc  le  trois  qui, 
comme  nous  l'avons  dit,  se  combine  avec  zéro,  avec  un,  avec 
deux;  c'est-à-dire  que  l'irritabilité,  agissant  sur  la  sensibilité 
mixte,  produit  tous  les  caractères  et  leurs  effets  divers.  Nous 
avons  dit  encore  que  la  sensibilité  juste  sans  irritabilité,  ou  avec 
peu  d'irritabilité,  plus  les  directions  occasionnées  par  les  climats 
et  les  éducations,  plus  les  circonstances  favorables  ou  défavo- 
rables... font  les  hommes  rares  de  tous  genres.  La  sensibilité 
juste,  fortement  irritée  physiquement  ou  moralement,  produit 
les  excès  dans  le  talent,  tels  que  la  satire  aussi  bien  faite  que 
mordante,  le  machiavélisme,  le  despotisme,  le  fanatisme 
et  les  grands  scélérats.  Dans  les  arts,  la  grande  irritation 
jointe  à  la  sensibilité  juste,  ou  presque  juste,  ne  produit  que 
des  effets  outrés.  Pourquoi?  Parce  que  l'irritation  majeure 
détruit  le  tact  parfait  de  la  vraie  sensibilité.  Il  faut,  comme 
nous  l'avons  dit,  l'irritation  dont  un  soii  maître  pour  produire 
le  bon. 


70 


§  i3.  —  Encore  une  autre  combinaison. 


L'irritation  jointe  à  la  sensibilité  mixte  (n^  2)  donne  la  classe 
générale  des  métis.  Oui,  la  sensibilité  mixte  fortement  irritée  (et 
elle  s'irrite  aisément)  produit  les  demi-caractères,  les  demi- 
talens,  les  mixtes  de  toute  espèce  qui  sont  aussi  variés  que  les 
nuances  du  jour  depuis  le  lever  jusqu'au  coucher  du  soleil.  Il 
est  impossible  de  nombrer  en  entier  cette  classe  immense;  nous 
nous  contenterons  de  la  parcourir  sans  classer  les  êtres  qu'elle 
renferme.  La  foible  correspondance  qui  existe  chez  eux  entre 
zéro,  un,  deux  et  trois,  en  fait  des  êtres  insignifians  et  sans 
essence  de  caractère.  Ils  sont  empruntés  dans  ce  qu'ils  font,  foi- 
bles  dans  les  sciences  et  les  arts,  philosophes  sans  principes, 
fourbes  en  diplomatie,  énergumènes  et  superstitieux  en  religion, 
cruels  s'ils  sont  puissans,  vils  si  le  sort  les  abandonne;  c'est  la 
prétention  sans  moyens,  c'est  le  pauvre  qui  se  croit  riche,  c'est 
le  foible  qui  se  croit  fort...  Les  circonstances  et  l'exemple  déci- 
dent de  leurs  actions,  ils  sont  le  foible  écho  de  ce  qu'on  dit;  la 
grande  galerie  de  la  société  les  trouble,  les  trompe  et  les  fait 
culbuter  sans  ressource  :  telle  est  la  fin  des  êtres  sans  caractère 
déterminé. 


§  14.  —  Des  productions  des  grands  hommes. 


Les  productions  des  grands  hommes  sont  des  effets  visibles 
qui  laissent  présumer  leurs  causes  secrètes.  Mais  en  ne  nommant 
point  d'hommes  peu  ou  point  remarquables  par  leurs  œuvres, 
nous  laissons,  je  le  dis  encore,  au  lecteur  l'application  vague  du 
principe.  Au  reste,  dans  l'hypothèse  actuelle,  il  est  égal  de  juger 
des  causes  par  leurs  effets  ou  des  effets  par  leurs  causes. 

1°  Tel  être  est  doué  de  la  force  d'Hercule  et  ne  produit  rien 
dans  les  sciences  ni  les  arts  (1).  La  force  vitale,  trop  souvent 
j/éhémente,  irrite,  pousse  les  nerfs  à  une  telle  contraction,  qu'ils 

(1)  Voyez  mes  Essais  sur  la  musique,  chapitre  de  l'Influence  du  physique  sur  le 
moral,  tome  HI.  (G.) 

71 


perdent  ce  fluctus,  cette  ondulation  douce  qui  les  font  mouvoir 
comme  un  fleuve  tranquille;  ou  ce  même  effet  provient  du 
fluide  nerveux,  si  c'est  lui  (comme  on  le  croit)  qui  agit  sur  les 
nerfs,  aussi  promptement  que  l'éclair  précède  la  foudre.  Oppo- 
sons à  cet  homme  celui  qui  juge  bien  de  tout  et  ne  fait  rien 
ou  peu  de  choses  (sachez  d'abord  si  tous  ses  jugemens  sont  de 
lui).  Cet  homme  possède  la  sensibilité  juste,  mais  si  débile,  si 
instantanée  qu'il  n'a  que  le  premier  coup  d'œil,  après  quoi  sa 
sensibilité  est  déjà  épuisée.  Il  fuit  l'irritation  qui  le  blesse,  il 
l'évite  de  tous  ses  moyens;  par  elle,  il  sortiroit  de  sa  chère 
paresse  :  cet  être  n'est  que  le  me{{Otermine  de  l'homme  ;  il 
faut  plus  pour  produire  de  grandes  choses  :  il  faut  une  force 
active  et  continue  de  sensibilité  juste,  soumise  autant  que  pos- 
sible à  notre  volonté.  Cet  homme,  cependant,  qui  n'a  que  les 
élans  d'une  mouche,  mais  d'un  tact  fin  et  sûr,  doit  produire  les 
petites  choses  en  perfection  :  et  ce  qui  est  parfait  n'est  jamais 
petit  (soit  en  petit,  soit  en  grand,  soit  en  bon  ou  mauvais,  rien 
n'est  longtemps  extrême).  11  aime  à  rectifier  :  il  rectifie  bien; 
mais  sa  nonchalance,  un  épuisement  subit  de  sensibilité  lui 
font  redouter  les  efforts  nécessaires  à  l'invention.  Pourquoi 
n'est-il  pas  accompagné  d'un  second,  ayant  une  tête  ardente 
qui  invente  aisément  et  qui  outre  de  même?  Le  rectificateur 
viendroh  en  juste  et  donneroit  un  prix  réel  à  ce  qui  n'étoit  qu'in- 
forme. Quant  à  son  moral,  il  ne  peut  être  que  le  dérivé  de  son 
physique.  Sa  foiblesse,  sa  paresse,  sa  finesse  de  tact  le  font 
louvoyer  sans  cesse  ;  il  ment  avec  grâce,  trompe  de  même  ;  les 
hommes  lourds  sont  ses  dupes  et  il  n'obtient  que  le  mépris  du 
sage.  Entre  ces  deux  hommes  et  après  le  second,  il  y  a  mille 
nuances  de  plus  ou  de  moins  qui  produisent  autant  de  carac- 
tères indéterminés,  sans  doute,  mais  existans. 

2^  La  forte  acrimonie  ou  irritation  qui  se  rencontre  dans 
un  sujet  doué  de  beaucoup  de  sensibilité,  produit  l'effet  de 
l'acide  jeté  dans  du  lait.  Tout  prend  une  teinte  d'irritabilité 
chez  de  tels  hommes.  Le  doux  est  trop  doux,  l'amer  trop 
amer,  le  tendre  trop  tendre,  le  vigoureux  trop  vigoureux,  le 
rond  trop  rond,  le  pointu  trop  pointu...  Trouver  à  redire  à 
tout,  à  médire  de  tout  est  leur  fait  :  rien  n'est  bien,  parce 
qu'ils  sont  mal  avec  leurs  nerfs.  Ce  sont  cependant  ces  êtres 

72 


rongés  de  soucis  qui  se  font  les  Aristarques  des  sociétés  litté- 
raires (i). 

Ce  sont  eux  qui  se  font  journalistes  et  qui,  chaque  jour, 
réveillés  par  la  pointe  aiguë  de  leur  causticité,  cherchent,  en 
ouvrant  les  yeux,  la  victime  qu'ils  vont  déchirer  pour  vendre 
leurs  feuilles.  Quand  ils  ont  trouvé  le  mot  le  plus  piquant,  le  plus 
désolant  contre  l'auteur  d'un  ouvrage,  ils  sont  au  comble  de  leurs 
vœux  :  quelle  vie,  quelle  existence  que  celle  du  méchant!  L'enfer 
seul  peut  le  payer  de  ses  peines.  Il  est  encore  un  être  plus  vil  que 
ces  gens-là,  c'est  le  libraire  qui  les  paye  en  s'enrichissant  de  leur 
venin  périodique.  Mais  l'opposé  de  cet  homme,  l'être  sans  nulle 
acrimonie  quoique  doué  d'une  sensibilité  majeure,  n'est  pas 
l'homme  de  génie  tel  que  nous  l'avons  montré  en  premier.  La 
force  vitale  qui  communique  l'énergie  tient  de  l'acrimonie;  il  en 
faut,  mais  pas  trop.  Disons  donc  que  l'être  contraire  à  celui 
dont  nous  venons  de  parler  est  un  mouton  sans  fiel  :  il  est  heu- 
reux, régulier,  serviable;  c'est  un  être  très  utile,  sans  être 
sublime  en  rien.  Une  société  d'hommes  de  ce  caractère  renou- 
velleroit  l'âge  d'or,  jusqu'à  ce  que  le  loup  naquît  pour  dévorer 
les  moutons  (2). 

3°  L'amour-propre  provenant  d'une  forte  irritation  factice, 
jointe  à  peu  de  sensibilité  et  de  tact,  donne  toutes  les  préten- 
tions sans  réalité.  L'amour-propre  est  inné  dans  nous;  mais  le 
chagrin  de  ne  réussir  en  rien,  même  de  ne  pas  réussir  assez,  le 
pousse,  l'entretient  et  le  nourrit.  Je  le  dis  encore,  le  succès 
dépend  de  la  sensibilité  et  de  la  force  vitale  qui  l'excite,  juste- 
ment combinées.  Mais  s'il  n'y  a  pas  d'équilibre  entre  ces  deux 
puissances,  l'amour-propre  prend  parti  pour  la  plus  foible  des 
deux,  et  qu'est-ce  que  l'envie  de  faire  sans  facultés  pour 
exécuter?  C'est  le  tourment  de  l'eunuque,  qui  ne  fait  jamais 
rien  et  nuit  à  qui  veut  faire. 

(i)  Je  ne  connois  qu'un  être  plus  ridicule  que  ces  hommes,  c'est  la  femme  qui  lui 
ressemble  ou  qui  veut  leur  ressembler.  (G.) 

(2)  On  trouverait  le  type  de  tous  les  caractères  vierges  dans  les  animaux;  mais  en 
eux,  l'instinct  est  irraisonnable  ou,  du  moins,  très  limité  en  raisonnement.  (G.) 


73 


Récapitulation. 


L'homme  chagrin  de  ses  non-succès  est  toujours  mécontent 
de  ceux  des  autres;  il  trouve  le  défaut  de  leurs  ouvrages,  jamais 
la  beauté.  «  Quelle  belle  femme!  dit  l'homme  heureux.  —  Oui, 
dit-il,  mais  elle  a  le  pied  gros.  —  Quels  beaux  vers  !  Quelle 
bonne  musique!  Quel  excellent  tableau!  —  Oui,  mais  j'aime 
mieux  les  précédens  ouvrages  de  ces  mêmes  auteurs,  ils  foiblis- 
sent  ».  S'il  trouve  un  benêt  qui  l'admire,  il  vante  son  jugement 
sans  dire  pourquoi  ;  on  lui  dit  que  son  héros  n'est  qu'un  sot,  et 
il  est  forcé  de  prendre  sa  part  de  la  réponse.  Irrité  de  voir  que 
rien  de  tout  ce  qu'il  fait  n'est  adopté  par  l'opinion,  il  lui  reste 
une  ressource  pour  faire  parler  de  lui  :  c'est  d'être  le  vice- 
versa  de  tout  ce  qui  est  reçu.  Alors,  la  religion  est-elle  en  vogue  ? 
Il  est  presqu'athée.  L'athéisme  montre-t-il  les  dents?  Il  se  fait 
capucin.  Est-on  sous  la  puissance  monarchique?  Il  invoque  la 
liberté.  Travaille-t-on  à  se  rendre  libre?  Il  fulmine  contre  les 
innovateurs.  Mais  il  a  beau  faire  :  il  est  foible  et  pâle  en  tout  et 
partout,  parce  qu'il  n'a  d'esprit  que  par  excitation  factice,  et 
jamais  de  génie,  car  on  ne  peut  ni  le  voler  ni  l'apprendre.  Un 
petit  coin  peut-être  l'eût  rendu  propriétaire,  il  veut  envahir  le 
domaine  des  sciences  et  des  arts,  il  ne  possède  rien.  On  pour- 
roit  dire  que  les  hommes  médiocres  qui  singent  les  hommes  de 
génie  sont  comme  les  champignons  vénéneux  qui  croissent 
autour  du  tronc  d'un  grand  arbre. 


§   i6.  —  Autre  combinaisoii . 


La  plus  grande  sensibilité  nerveuse  se  trou\c  quelquefois 
réunie  à  la  plus  grande  irritabilité.  Conçoit-on  quel  individu 
moral  il  résulte  de  ce  mélange?  C'est  l'être  le  plus  sensible  et  le 
l^lus  irascible  à  la  fois.  Souvent  doucereux  par  réflexion  et 
avec  effort,  presque  toujours  colère,  il  se  fûche  de  se  fâcher  et 
de  vous  obliger  d'une   manière   acerbe  et  rude.    Une  bonne 

74 


maladie  purgatoire,  un  fleuve  de  petit  lait  adouciroient  ses 
humeurs  sans  doute;  mais  s'il  gagnoit  d'un  côté,  il  perdroit 
de  l'autre.  Il  seroit  sans  force,  sans  talent,  sans  énergie  si  on 
lui  ôtoit  son  active  irritabilité  et,  pour  me  servir  d'un  vers 
de  Marmontel  dans  le  Huron  :  «  Je  crains  qu'il  ne  perde  en 
se  civilisant.  » 


§17.  —  Réflexions. 


Avant  de  parler  des  femmes,  réfléchissons  encore  et  rappe- 
lons-nous que  la  diversité  des  âges  modifie  l'individu  qui  tou- 
jours croît  et  décroît  et  n'est  jamais  in  statu  quo.  Les  substances 
dont  il  se  nourrit  ont  beau  être  les  mêmes,  le  germe  dont  nous 
parlons  a  un  terme;  nos  organes  n'élaborent  plus  aussi  puis- 
samment les  substances  nutritives;  enfin,  il  faut  que  nous  finis- 
sions parce  que  nous  avons  commencé.  La  différence  des  climats 
dont  toutes  les  substances  diffèrent  modifie  encore  l'individu 
physique  et,  par  suite,  son  moral  et  sa  morale.  Le  Grec,  l'Ita- 
lien, l'Espagnol,  le  Français,  l'Allemand,  le  Russe  portent  des 
stigmates  climatériques  dont  leurs  mœurs  se  ressentent  toute 
leur  vie.  J'ai  vu  des  François,  des  Allemands,  établis  à  Rome 
depuis  longtemps;  ils  étoient  acclimatés,  mais  il  leur  restoit  des 
marques  originelles  qui  annonçoient  l'homme  du  Nord.  A 
Rome,  comme  jadis  à  Athènes,  une  femme  du  peuple,  une 
marchande  de  poissons  reconnoit  l'étranger  établi  depuis  cin- 
quante ans  dans  le  pays  et  l'appelle  Si^nor forestière,  Monsieur 
des  forêts  :  hors  de  leur  beau  pays,  ils  croient  que  tout  est 
sauvage. 


§18.  —  Des  femmes. 


L'échelle  progressive  déjà  établie  entre  la  sensibilité  et  l'irri- 
tabilité seroit  la  même  pour  les  deux  sexes,  si  la  vertu  générative 
attribuée   à   la   femme,  comme  à   l'arbre   qui  porte  le  fruit, 

75 


nexigeoit  des  distinctions  notables  dont  nous  parlerons  bientôt. 
Le  moral  des  femmes  est  peut-être  plus  difficile  à  démêler  que 
leur  analyse  physique.  Ce  dernier  point  appartient  (comme  toute 
la  nature)  au  physicien  ;  mais  le  moral  est  tellement  enveloppé 
de  ruses  naturelles  et  d'éducation,  que  le  plus  adroit  moraliste 
craint  de  s'y  tromper.  Il  y  a  néanmoins  deux  sortes  de  ruses 
chez  les  femmes;  l'une  mène  au  vrai,  l'autre  au  faux;  ruses 
affirmatives  ou  négatives,  offensives  ou  défensives  :  c'est  pour 
attaquer  ou  se  défendre  qu'elles  rusent.  Toutes  les  ruses 
employées  pour  dire  oui  (et  ce  oui  est  écrit  dans  leurs  yeux  pour 
ceux  du  connoisseur)  sont  des  ruses  naturelles;  toutes  celles 
employées  pour  dire  non  sont  factices.  Il  n'y  a  que  le  oui  ou  le 
non  sans  restrictions  qui  décident  et  qui  fassent  connoître  le 
sexe;  c'est  le  point  final,  absolu  qui  éclaircit  le  mystère.  On 
remarque  que  ceux  qui  parlent  le  plus  du  moral  des  femmes 
ont  rarement  ce  qu'il  faut  pour  raisonner  juste  (i).  Celui-ci  les 
aime  trop,  l'autre  pas  assez.  Trop,  on  est  leur  dupe,  car  les 
femmes  ne  se  donnent  pas  la  peine  d'aimer  ceux  qui  les  ido- 
lâtrent. Pas  assez,  elles  savent  encore  que  c'est  l'eunuque  qui 
cherche  à  se  consoler  de  son  piteux  martyre.  C'est  donc  le  seul 
beau  jeune  homme,  celui  qui  enlève  d'emblée  l'opinion  sur  son 
compte,  qui  leur  plaît.  Dès  qu'il  entre  dans  une  société  où  les 
femmes  aimables  sont  en  grand  nombre,  l'atmosphère  amou- 
reuse change  de  température.  Court-on  à  lui?  non,  on  le  laisse; 
mais  observez  ensuite  le  manège  des  femmes.  Toutes  sauront 
lui  dire  adroitement  ce  qu'il  est,  ce  qu'il  vaut  et  ce  qu'on  attend 
de  lui.  Que  fera  le  monsieur  dans  telle  circonstance?  Il  dira  aux 
femmes  :  oui  ou  non,  résolvez-vous.  Le  sire  a  trop  beau  jeu  pour 
employer  une  ennuyeuse  tactique,  il  rejette  toute  capitulation 
indéfinie.  Les  dupes  des  femmes  ne  sont  que  des  métis  en  fait 
d'amour;  elles  les  reconnoissent  surtout  à  leur  fausse  galanterie. 

(i)  Homme,  quel  que  tu  sois,  si  tu  n'aimes  ni  les  femmes,  ni    la   musique,  ni  les 
enfans,  ni  les  fleurs,  tes  organes  sont  en  discordance  avec  la  nature.  (G.) 


76 


§19   —  Différences  entre  les  sexes. 


S\,  comme  nous  l'avons  dit  dans  un  chapitre  précédent, 
l'homme  possède  en  activité  ce  qui  manque  à  la  femme  et 
celle-ci,  en  passivité,  ce  dont  l'homme  a  besoin  pour  être  retenu 
dans  les  bornes  raisonnables;  si  les  forces  individuelles  de  ces 
deux  êtres  (qu'on  pourroit  regarder  comme  le  côté  droit  et 
gauche  d'un  même  tout)  doivent  être  réunies  pour  faire  un  tout 
complet,  il  s'ensuit,  peut-on  croire,  qu'il  faut  juger  l'un  par 
l'autre  et  ce  que  nous  avons  établi  pour  l'homme  est  applicable 
à  la  femme  ;  le  tout  par  moitié,  dirons-nous,  puisque  la  femme 
est  inférieure  en  force  à  l'homme,  au  moins  de  cette  quantité. 
Mais  ce  raisonnement  ne  suffit  pas;  les  fonctions  génératives 
des  deux  sexes  .sont  trop  différentes;  la  femme  surtout  est 
tellement  active  en  ce  qui  concerne  la  génération,  qu'on  peut 
regarder  ce  point  comme  formant  une  séparation,  une  dis- 
tinction notable  entre  les  sexes,  et  comme  la  boussole  qui  mène 
aux  vrais  sentimens  de  la  femme  ;  comme  le  point  central  d'où 
partent  ses  facultés,  un  instinct  particulier  à  son  sexe,  dont 
l'homme  ne  participe  pas  également  parce  que,  à  chaque  gros- 
sesse, l'homme  n'est  actif  qu'un  instant  et  la  femme  est  active 
pendant  neuf  mois.  Dans  ce  cas,  l'homme  est  à  la  femme 
comme  un  est  à  cent  mille.  (Il  y  a  plus  de  cent  mille  instans 
dans  neuf  mois.)  L'homme  ne  participe  donc  que  des  instans  à 
l'acte  de  la  génération  et  la  femme  conçoit  ou  achève  le  grand 
œuvre  presque  continuellement  depuis  quinze  jusqu'à  quarante 
ans,  plus  une  fraction,  selon  le  climat  et  la  précocité  de  l'indi- 
vidu. C'est  donc  sous  ce  rapport,  sous  le  rapport  de  l'amour 
proprement  dit,  et  de  l'amour  maternel,  que  nous  devons  tirer 
nos  principales  inductions  en  ce  qui  regarde  la  sensibilité  et 
l'irritabilité  féminines.  En  amour,  tout  est  physique  ou  moral  : 
rien  n'est  indifférent. 


77 


§  20.  —  Femmes  saluantes. 


Hors  ce  que  nous  avons  appelé  le  grand  œuvre,  tout  es 
étranger  pour  les  femmes;  et  celles  qui  réussissent  à  se  faire  géo- 
mètres, artistes  ou  littérateurs,  ont  quelques  facultés  viriles  qui 
les  éloignent  presque  toujours  de  leurs  véritables  fonctions  ;  ou 
c'est  une  éducation  particulière  qui  les  a  détournées  de  leur 
sphère  naturelle,  pour  n'être  que  métis  dans  toute  autre  fonction. 
L'homme  est  un  type  unique  qui  réunit  force  et  intelligence  sans 
distraction  aucune  ;  la  femme  est  encore  femme  en  possédant  des 
vertus  viriles.  L'empire  de  la  force  est  le  désir  secret  de  toutes  les 
femmes  :  rien  de  si  naturel  que  désirer  ce  qu'on  n'a  pas.  Mais 
ne  nous  prévalons  pas  d'une  prérogative  non  générale,  ne  nous 
exposons  pas  au  souris  moqueur  du  beau  sexe..  Que  d'hommes 
sont  presque  femmes  par  leur  physique,  qui  veulent  être  hommes 
moralement  !  Que  de  femmes  énergiques  voudroient  changer 
leur  enveloppe  contre  la  nôtre  !  L'homme  souhaite  quelquefois 
d'être  femme  pendant  quinze  jours  ;  la  temme  voudroit  être 
homme  toute  sa  vie. 


§21.  —  La  femme  forte. 


La  femme  forte  est  cent  fois  supérieure  à  l'homme  foible, 
sans  doute.  Il  est  des  femmes  qui  se  sont  distinguées  à  la  guerre 
comme  dans  le  cabinet  d'études.  Peu  d'hommes  eussent  voulu 
se  mesurer  avec  W^^  d'Eon,  et  Beaumarchais,  appelé  en  duel  par 
cette  fille  martiale,  ne  lui  répondit  que  par  ces  deux  vers  de 
Quinault  : 

.\rmide  est  cncor  plus  aimable 
Qu'elle  n'est  redoutable. 

Il  avoit  compris  que  tuer  ou  être  tué  par  une  femme  est  tou- 
jours fâcheux.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  parler  des  femmes 
illustres  dans  les  sciences  et  les  arts  :  leur  histoire  est  connue. 


§22.  —  Excellence  de  la  femme  forte. 


La  femme  forte,  si  supérieure  à  tant  d'hommelets,  est  néan- 
moins, plus  que  l'homme,  soumise  au  pouvoir  des  sens,  respec- 
tivement à  l'amour.  Excepté  quelques  héroïnes  amazones, 
Jeanne  d'Arc,  M^'^  la  Chevalière  d'Eon,  qui  ont  paru  oubHer  leur 
sexe  pour  se  livrer  aux  travaux  guerriers  et  aux  actions  coura- 
geuses, les  femmes  fortes  en  général  ont  été,  avec  délice,  tribu- 
taires de  l'amour  bien  plus  que  les  héros,  qui  n'ont  cédé  que  con- 
ditionnellement  à  leurs  passions.  Nous  avons  dit  précédemment 
qu'un  instant  suffit  à  l'homme  pour  payer  sa  dette  paternelle  à  la 
nature  et  que  la  femme,  dès  qu'elle  a  conçu,  est  mère  neuf  mois 
avant  de  voir  éclore  son  fruit.  Cela  explique  combien  l'homme  a 
de  temps  et  de  facultés  pour  pouvoir  se  livrer  aux  faits  éclatans. 
Toutes  ses  forces  centrales,  si  longtemps  inutiles,  remontent  à  sa 
tête  et  lui  communiquent  l'énergie.  Chez  la  femme,  au  contraire, 
toutes  les  substances  se  réunissent  au  centre  pour  alimenter  le 
fœtus  ou,  d'avance,  préparer  sa  résidence.  Malheur  à  l'homme 
né  d'une  mère  trop  occupée  de  sciences!  Il  ne  peut  être  que 
métis  ;  c'est  de  la  force  centrale  de  la  femme  et  de  la  neutralité 
des  autres  organes  que  provient  notre  puissance  sexuelle.  La 
femme  forte  dont  l'esprit  et  le  cœur  ont  pris  une  direc- 
tion favorable  est  l'être  du  monde  le  plus  précieux  à  la  société. 
Elle  joint  à  une  force  presque  virile  une  part  de  la  délicatesse  et 
de  la  sensibilité  féminines  ;  c'est  la  femme  par  excellence,  soit 
pour  la  propagation,  l'éducation  de  ses  enfans,  l'attachement 
envers  son  époux,  ses  amis,  ses  amies;  pour  elle,  l'amour-propre 
est  sans  foi  blesse  et  presque  sans  coquetterie  :  ses  droits  réels  à 
l'estime,  à  l'amour  et  à  l'admiration  l'en  dispensent  (i). 

(i)  Chez  les  femmes,  la  coquetterie  n'est  jamais  qu'un  supplément  aux  facultés 
réelles.  (G.) 


79 


§23.  —  Son  éducation. 


Un  des  soins  le  plus  essentiel  relativement  à  l'éducation  de  la 
femme  forte  est  de  la  concentrer,  pour  ainsi  dire,  dans  les  idées 
et  les  mœurs  propres  à  son  sexe,  dont  elle  aime  à  sortir  pour  se 
livrer  aux  habitudes  plus  viriles.  Sans  cette  sollicitude,  elle  n'est 
souvent  qu'une  espèce  d'intermédiaire  entre  les  sexes.  L'amour 
chez  la  femme  forte  a  quelquefois  des  caractères  équivoques  qui 
proviennent  d'une  organisation  privée  d'unité.  Femme  par  le 
sexe,  homme  par  le  cœur  et  la  tête,  elle  reste  indécise  entre  les 
fonctions  sexuelles.  Deux  caractères  se  combattent  en  elle;  l'un 
regarde  les  sens,  l'autre  l'amour-propre,  et  ce  dernier  l'emporte 
parce  qu'elle  préfère  la  puissance  qui  commandç  à  la  foiblesse 
qui  obéit.  Plutôt  mourir  que  d'être  femme  tout  entière  :*elle  est 
femme  néanmoins;  elle  est  amie  sincère  des  hommes  forts,  s'ils 
la  considèrent  comme  homme  ;  mais  elle  est  ennemie  des  foibles 
et  des  galantins  qui  ne  voient  en  elle  qu'une  femme.  Solliciter 
ses  faveurs  amoureuses,  c'est  l'humilier;  elle  veut  protéger  et 
non  pas  être  protégée.  Elle  aime  comme  nous  la  beauté  qui 
cherche  un  appui  dans  un  sexe  protecteur.  Elle  idolâtre  plus  que 
nous-mêmes  cette  beauté  à  laquelle  elle  n'ose  prétendre  qu'en 
tremblant  d'être  déçue.  Alors,  elle  voit  dans  tous  les  hommes 
aimables  autant  de  rivaux  odieux  qu'elle  abhorre,  d'autant  plus 
qu'elle  sent  son  foible  et  leur  supériorité.  C'est  dans  un  sérail 
qu'elle  voudroit  vivre  et  commander  en  despote  ;  mais  le  sceptre 
est  indispensable  à  la  royauté  et  l'eunuque,  honteux  d'obéir,  se 
croiroit  sultan  auprès  d'un  tel  maître. 


§24.         La  femme  foible. 


La  femme  foible  est  entièrement  livrée  à  l'amour,  à  la 
coquetterie  et  à  la  vanité  puérile  de  ses  ajustemens.  Sans  carac- 
tère, sans  détermination,  elle  est  le  fléau  de  son  mari,  de  ses 
cnfans   et   de   la   société   qu'elle   bouleverse  par   ses   volontés 

.    80 


momentanées ,  ses  vacillations  continuelles  qu'on  nomme 
caprices.  Que  peut-on  être,  que  peut-on  faire  quand  on  est  dirigé 
par  des  nerfs  foibles,  toujours  irrités  par  des  désirs  que  l'état  de 
foiblesse  de  l'individu  réprouve?  C'est  le  baromètre  du  mois  de 
mars,  qui  varie  dix  fois  par  jour.  Le  moral  des  grandes  villes 
dégrade  cet  être  presque  nul  ;  et  c'est  par  le  physique  et  le  moral 
bien  dirigés  qu'on  pourroit  le  tirer  de  son  état  perplexe.  Le  grand 
air  de  la  campagne  et  l'exercice  lui  sont  d'abord  indispensables. 
Mais  les  imaginations  vives  ne  peuvent  se  passer  d'occupations  : 
l'esprit,  comme  le  corps,  a  besoin  d'aliment,  et  l'imagination  des 
femmes  dont  nous  parlons  (et  des  hommes  qui  leur  ressemblent, 
et  dont  nous  ne  parlons  pas)  va  souvent  jusqu'au  délire.  J'en  ai 
guéri  plusieurs  qui  étoient  musiciennes,  en  les  aidant  à  com- 
poser quelques  romances.  Les  imaginations  vives  sont  celles  qui 
trouvent  des  traits  originaux  de  mélodie;  j'applaudissois  en  écou- 
tant un  de  ces  traits  ;  on  en  faisoit  le  début  ou  le  refrain  d'une 
romance.  Je  donnerois,  disois-je,  un  de  mes  opéras  pour  avoir 
trouvé  ce  trait  de  sensibilité  (et  alors  je  pense  ce  que  je  dis).  Après 
cette  romance  applaudie  en  société,  on  veut  en  faire  une  autre, 
on  s'occupe  agréablement.  L'amour-propre  satisfait  est  le  remède 
à  bien  des  bobos.  Si  toutes  les  femmes  ne  sont  pas  musiciennes, 
elles  savent  toutes  lire  et  écrire;  j'en  ai  guéri  une  en  lui  conseil- 
lant d'écrire  ses  remarques  sur  les  maximes  de  La  Rochefou- 
cauld :  et  souvent  ces  remarques,  courtes  et  concises,  étoient 
d'une  finesse  extrême.  Jean-Jacques  diroit  ici  :  il  falloit  leur  con- 
seiller d'être  bonnes  mères  ou  bonnes  filles.  Je  réponds  à  cela 
que  c'est  vouloir  sauter  d'un  extrême  à  l'autre.  J'aime'  mieux 
parvenir  au  même  but  par  les  intermédiaires. 


§25.  —  Métisses. 


Entre  la  force  et  la  foiblesse  se  trouve  le  terme  moyen  qui 
constitue  la  femme,  sinon  par  excellence,  au  moins  la  plus  dési- 
rable, et  voici  pourquoi.  La  femme  forte,  si  elle  ne  rencontre  pas 
l'homme  qui  lui  soit  supérieur,  use  comme  de  juste  de  sa  supé- 

8i 


riorité  et  abuse  aisément  de  ses  prérogatives.  C'est  un  mal  que 
cette  union,  que  cet  assemblage  contre  nature  :  partout  où  le 
mari  est  le  serf  de  sa  femme,  la  maison  est  en  désarroi  ou,  du 
moins,  en  discrédit  (i).  Nous  avons  vu  combien  la  femme  foible 
est  capricieuse  et  dépendante  de  ses  nerfs.  La  femme  qui  tient  le 
milieu  entre  la  force  et  la  foiblesse  n'a  aucun  de  ces  inconvé- 
niens.  Elle  est  assez  femme  pour  céder  à  l'homme  en  tout  ce  qui 
est  de  raison  ou  de  convenance  :  assez  forte  pour,  avec  douceur, 
le  conduire  à  bien,  en  réprimant  ses  élans  trop  fougueux,  en 
modérant  son  despotisme  orgueilleux.  «  Quelle  femme  faut-il  à 
tel  homme,  quel  homme  à  telle  femme?  »  seroit  un  des  livres 
les  plus  utiles  qu'on  pût  faire.  Mais  chacun  cherche  et  croit 
prendre  sa  convenable  moitié,  et  c'est  l'ambition  et  l'amour  qui 
font  les  mariages.  L'amour  et  l'ambition  sont  des  passions  fou- 
gueuses qui  n'écoutent  pas  la  raison  ;  ce  n'est  qu'après  avoir  pré- 
cipité l'individu  qu'elles  lui  permettent  de  l'invoquer.  Cepen- 
dant, la  nature  est  infinie  en  combinaisons  ;  elle  peut  former  un 
être  (2).  Il  peut  exister  une  femme  forte  qui  n'abuse  point  de  sa 
suprématie,  et  ayant  assez  de  moelleux  dans  ses  nerfs  pour  con- 
server la  douceur  et  l'amabilité  de  son  sexe.  Supposons  à  cette 
femme  un  homme  qui  sait  l'apprécier,  qui  la  laisse  souveraine 
dans  son  ménage,  qui  jamais  ne  l'humilie  en  rien,  qui  ne  prend 
l'autorité  que  lorsque  des  circonstances  particulières  l'exigent 
absolument,  qui  est  occupé  utilement  de  quelque  science  ou  art, 
ou  autre  emploi,  afin  qu'il  ne  soh  pas  tenté  d'empiéter  sur  les 
devoirs  domestiques  dont  s'occupe  la  femme.  Ces  deux  êtres 
heureux  l'un  par  l'autre  passeront  leur  vie  dans  une  parfaite 
harmonie.  La  confiance  absolue  de  l'homme  lui  mérite  les 
égards,  les  soins  touchans  de  sa  femme;  celle-ci,  reconnaissante 
du  bien-être  qu'on  lui  procure,  éloigne  les  soucis  domestiques, 
jusqu'au  moindre  nuage,  des  regards  de  son  époux  ;  elle  sait  trop 
bien  que  l'homme  chagrin  ne  peut  être  ni  aimant  ni  aimable; 
pour  être  heureuse,  elle  rend  heureux  celui  qui  lui  communique 
le  bonheur  :  c'est  une  balance  où  tout  est  réciproque. 

(i)  Pour  ce  qui  regarde  l'union  matrimoniale,  voyez  le  chapitre  XV  du  second  volume 
de  cet  ouvrage,  ayant  pour  titre  :  Chaque  femme  veut  être  aimée  à  sa  manière.  (G.) 

(2)  La  nature  n'agissant  que  par  des  lois  générales,  on  sent  bien  que  l'être  dont  je  parle 
n'est  pas  l'unique  dans  son  genre.  (G.) 

82 


La  vieillesse,  a  dit  quelqu'un,  c'est  le  rosier  du  mois  de  jan- 
vier :  plus  de  feuilles,  plus  de  roses,  il  ne  reste  que  les  épines. 
A  soixante-deux  ans  (i),  je  ne  connois  point  les  épines  de  l'âge 
avancé,  et  je  cueille  encore  abondamment  les  roses  d'Anacréon, 
grâce  à  l'heureux  naturel  de  l'aimable  compagne  à  laquelle  je 
me  suis  lié.  Forte  de  raison  et  de  gaîté,  elle  fait  aimer  l'une  par 
l'autre  ;  les  soins  du  ménage  ne  sont  pour  elle  qu'un  passe-temps 
joyeux  et  l'amour  reconnoissant  que  je  lui  porte  complète  notre 
bonheur  mutuel. 


§26.  —  Conclusion. 


L'éducation  fait  tout,  dit  Helvétius.  Oui,  quand  elle  est  de 
force  à  changer  le  physique  qui  produit  nos  actions  comme  la 
graine  produit  la  plante  et  la  plante  produit  les  fleurs.  Dénaturer 
la  plante,  c'est  changer  la  fleur  et  le  fruit  qui  doit  suivre.  Il  en 
est  ainsi  du  physique  relativement  au  moral.  Mais  l'auteur  du 
livre  de  l'esprit  ne  devoit  pas  dire  ce  qui  est  le  contraire  de  son 
système.  Je  crois  même  que,  par  quelque  régime  que  ce  soit,  on 
ne  peut  totalement  changer  par  éducation  le  physique  d'un  être 
fortement  prononcé  ;  on  peut  le  tempérer,  mais  non  pas  le  faire 
autre  ;  il  n'y  a  que  le  temps  qui  le  puisse,  parce  qu'il  change 
l'être  presqu'en  totalité.  Par  l'éducation  forcée,  rendre  un  homme 
autre  que  ce  qu'il  auroit  dû  être,  c'est  courir  les  risques  d'en 
faire  un  hypocrite,  je  le  sais;  mais  les  grandes  sociétés  sont 
tellement  hors  de  la  nature,  qu'on  préfère  la  dissimulation  qui 
se  cache  au  désordre  de  la  rébellion  ouverte.  Tel  est  l'aperçu 
qu'on  peut  présenter  avec  infiniment  plus  de  détails,  touchant 
la  sensibilité  des  nerfs  et  l'irritabilité  qui  les  excite.  Ce  qu'on 
appelle  fluide  nerveux  ou  électricité  est  ami  des  nerfs;  c'est 
par  ce  fluide  vital  qu'ils  agissent  et  que  nous  vivons;  il  n'en  est 
pas  ainsi  de  l'irritabilité  nerveuse,  c'est  un  excès;  et  à  moins 
qu'elle  ne  soit  dirigée,  maîtrisée  par  la  sensibilité  juste,  c'est 
presque  toujours  un  mal.  Telles  sont  les  idées  que  nous  avions 

(i)  L'Hermitage  d'Emile,  29  floréal  an  XI,  jour  de  l'Ascension,  à  six  heures 
du  matin.  (G.) 

83 


à  présenter  sur  ce  vaste  sujet.  Elles  restent  incomplètes  sans 
doute,  car  de  même  que  les  feuilles  d'un  grand  arbre,  observées 
de  près,  ont  toutes  une  forme  ou  une  nuance  différentes;  depuis 
l'homme  fort  jusqu'à  l'homme  foible,  en  passant  par  le  métis,  il  y 
a  une  échelle  innombrable  de  gradations  physiques  et  morales. 
Je  dis  morales,  parce  qu'en  supposant  que  plusieurs  êtres  soient  les 
mêmes  au  physique  (ce  qui  est  bien  difficile,  mais  pas  impossible), 
l'éducation  seule  suffiroit  pour  les  diversifier  moralement. 

En  terminant  ce  chapitre,  adressons  un  mot  aux  hommes 
superstitieux.  Pourquoi,  disent  certaines  personnes,  pousser  si 
loin  nos  recherches  sur  les  ressorts  de  la  vie?  C'est  trop  assimiler 
l'homme  à  un  automate,  c'est  blesser  les  principes  de  la  morale 
et  de  la  religion.  Je  n'en  crois  rien  et  je  fais  cette  comparaison. 
L'ignorant  qui  ne  voit  que  l'aiguille  qui  montre  l'heure  et  qui 
admire  la  machine  sans  la  connoître,  est  un  idolâtre;  mais 
l'homme  instruit  qui  n'admire  l'ouvrage  de  l'horloger  qu'après 
avoir  démonté  et  remonté  chaque  pièce  de  l'horloge  est  le  seul 
juste  appréciateur;  lui  seul  peut  élever  son  esprit  reconnaissant 
vers  le  Créateur  de  toutes  choses,  lui  seul  est  digne  d'en  être 
accueilli.  Il  n'y  a  que  l'athée  qui,  par  ses  faux  raisonnemens, 
se  prive  du  bonheur  de  la  reconnoissance.  «  S'il  existoit  des 
dieux,  ils  voudroient  se  montrer  »  me  disoit  fastueusement  l'un 
d'eux.  —  Dieu  n'est  pas  un  auteur  qui  nous  ressemble,  lui  dis-je. . . 
il  est  sans  amour-propre.  La  fourmilière  qui  chemine  à  côté 
de  vous  vous  a-t-elle  jamais  inspiré  l'envie  de  lui  plaire?  Non 
sans  doute,  et  vous  voudriez  que  le  Tout-Puissant  ambitionnât 
l'honneur  de  votre  assentiment?  Trop  heureux  s'il  s'amuse  de 
nos  efforts  les  plus  sublimes,  et  s'il  dit  :  «  J'ai  fait  cela  avec  un 
peu  de  terre  délayée  dans  de  l'eau  spiritueuse.  » 

Pendant  une  belle  soirée  d'été,  nous  nous  promenions  à 
l'Hermitage  en  philosophant;  un  soi-disant  athée,  croyant  avoir 
dit  bien  des  choses  contre  l'existence  de  Dieu  :  «  Quel  bel  effet 
sans  cause  !  »  m'écriai-je  en  regardant  le  ciel...  Il  y  eut  plusieurs 
minutes  de  silence  après  mon  exclamation.  Je  ne  sais  pas  bien 
à  quoi  cela  tient,  mais  plus  j'étudie  la  nature  et  plus  j'adore  son 
auteur.  Qu'on  est  heureux  d'être  en  harmonie  avec  le  bon,  avec 
le  bien  !  Rien  ne  prouve  mieux  la  puissance  de  Dieu  que  la 
petitesse  de  l'homme. 

84 


Terminons  ce  long  chapitre.  Je  sais  que  chacun  prétendra 
posséder  la  sensibilité  juste  et  rejettera  sur  les  circonstances 
défavorables  la  nullité  de  ses  preuves,  soit  en  bonnes  actions, 
soit  en  talens  ;  mais  il  est  une  règle  pire  pour  se  juger.  Placé 
dans  la  balance  de  l'équité,  qu'on  ose  se  faire  à  soi-même  ces 
questions  :  ai-je  été  bon  père,  bon  citoyen?  ai-je  détesté  le  men- 
songe comme  la  source  impie  de  tous  les  vices?  ai-je  fait  aux 
autres  le  moins  de  mal  possible  en  faisant  mon  légitime  bien?  Si 
ces  questions  n'effraient  pas  ta  conscience,  homme  de  quelqu'état 
que  tu  sois,  oui,  tu  possèdes  la  vraie  sensibilité  qui  fait  opposer 
une  barrière  salutaire  aux  passions  subversives  dont  la  source 
est  dans  l'irritabilité  physique  et  morale.  Homme  bon,  ne  crains 
ni  Dieu  ni  les  hommes;  ceux-ci  ne  peuvent  détruire  ton  bonheur, 
et  le  Ciel  veut  que  tu  sois  du  nombre  chéri  des  élus. 


CHAPITRE   XXV 


DES  HABITUDES 


Les  métis  ont  une  ressource  qui  consiste  à  se  donner  les 
talens  d'habitude  :  ce  qui  seroit  contraire  aux  grands  talens 
d'imagination  leur  est  favorable.  L'habitude  est  une  seconde 
nature  ou  une  nature  en  second.  Nous  ne  ferons  pas  ici  le  cha- 
pitre des  habitudes  en  général,  quoiqu'il  en  valût  la  peine;  nous 
présenterons  seulement  deux  objets  d'habitude,  mais  d'une  telle 
importance  et,  pour  ainsi  dire,  tellement  miraculeux  qu'ils  ne 
laissent  point  de  doute  sur  la  possibilité  de  se  soumettre  à  quel- 
qu'habitude  que  ce  soit.  La  première,  que  nous  nommerons 
physique,  est  celle  que  contracte  le  joueur  d'instrument.  A-t-on 
réfléchi  que  l'habile  violoniste  ou  violoncelliste,  celui  qui  a  l'in- 
tonation parfaite,  joue  également  juste  sur  dix  instrumens  de 
différentes  dimensions  qu'il  essaye  l'un  après  l'autre  dans  le 
même  quart  d'heure?  Dès  qu'il  a  formé  une  tierce  ou  une  quinte 
sur  l'instrument,  il  le  parcourt  jusqu'à  l'extrémité  [élevée  de  la 
touche,  toujours  en  diminuant  ses  proportions,  avec  une  préci- 
sion étonnante;  il  change  d'instrument  et  un  instant  lui  suffit 
pour  faire  un  nouvel  apprentissage  qui,  dans  le  temps  de  ses 
j^remières  études,  lui  coûta  dix  ans  de  travail. 

La  seconde  habitude,  qui  me  semble  plus  morale  que  phy- 

86 


sique,  quoique  le  physique  y  soit  pour  beaucoup,  c'est  celle  que 
contracte  le  poëte  après  avoir  fait  longtemps  des  vers,  surtout 
de  bons  vers.  Quel  étonnant  mécanisme  que  celui  du  versifi- 
cateur qui,  occupé  d'un  poëme  épique,  d'une  tragédie,  d'une 
ode,  est  contraint  de  six  en  six  syllabes,  de  trouver  la  rime  et 
de  rendre  parfaitement  l'idée  qui  l'occupe  avec  les  mots  les  plus 
convenables  et  les  plus  élégans  !  Après  quoi,  s'il  veut  rimer  en 
vers  d'autres  mesures,  comportant  d'autres  césures,  aussitôt  sa 
tête  en  prend  l'allure  et  l'habitude  avec  autant  de  facilité  que  le 
professeur  de  musique  en  changeant  d'instrument.  Oui,  Apollon, 
un  dieu  seul  fut  digne  d'être  le  premier  instituteur  des  poètes  et 
des  musiciens. 


^  ^    ^ 


CHAPITRE    XXVI 


REGIME    MAJEUR 


Si  la  sensibilité  et  l'irritabilité  des  nerfs  agissent  comme 
nous  venons  de  l'énoncer  dans  notre  pénultième  chapitre,  il  est 
bien  nécessaire  de  s'observer  soi-même  relativement  au  régime 
qui  nous  convient;  nous  sommes  notre  meilleur  médecin,  à 
moins  qu'il  n'y  ait  complication  de  maux.  Je  vois  trois  sortes 
de  maladies  qui  tuent  ou  font  languir  l'individu  :  les  unes  par 
surabondance  ou  plétore,  les  autres,  d'usure  et  de  vieillesse,  et 
celles  du  délabrement  qui,  à  tout  âge,  provient  des  excès.  La 
médecine  subdivise  ensuite  ces  maladies  de  mille  manières, 
selon  leurs  symptômes  et  le  siège  du  mal.  Les  premières  appar- 
tiennent à  la  jeunesse  et  à  l'âge  mûr,  les  secondes  à  la  vieillesse  et 
à  la  décrépitude.  Elles  tuent  également;  cependant,  les  premières 
sont  plus  expéditives  que  les  secondes,  parce  que  l'abondance, 
l'activité  sont  du  ressort  des  premiers  âges  et  que  leurs  contraires 
sont  pour  l'âge  avancé.  C'est  surtout  aux  années  qu'on  nomme 
climatériques  qu'il  faut  s'observer  et  changer  de  régime  (i). 

(i)  Elles  se  renouvellent  de  sept  ans  en  sept  ans  pendant  le  cours  de  la  vie  humaine. 

Hippocrate  a  laissé    les    aphorismes  suivans  sur  le  régime  et  les  probabilités  de  la  vie, 

tous  soumis  au  nnmlire  sept  : 

L'HOMME 

I"  Ne  peut  pas  vivre  au  delà  de  sept  jours  sans  manger;  2"  11  faut  qu'il  se  répare  de  sept 
heures  en  sept  heures  pour  bien  se  porter;  3"  Qu'il  vienne  au  monde  à  sept  mois  au  moins 
pour  exister;  4"  Qu'il  arrive  à  sept  ans  pour  subsister;  5"  A  deux  fois  sept  ans  pour  engen- 
drer; 6°  A  trois  lois  sept  ans  pour  résister;  7"  A  quatre  fois  sept  ans  pour  consister;  8°  A 
cinq  fois  sept  ans  pour  valider;  9"  A  six  fois  sept  ans  po\ir  décliner;  lo"  Et  qu'il  change, 
de  sept  ans  en  sept  ans,  quinze  fois  pour  désister,  (c;.) 

88 


Car  ce  qui  tue  dans  un  temps  fait  vivre  dans  un  autre. 
Mais  c'est  par  degrés,  et  non  subitement  qu'il  peut  changer  ses 
habitudes.  Si  l'homme  de  quarante  ou  cinquante  ans  veut  tout- 
à-coup  se  sevrer,  l'apoplexie  le  tue;  si  à  soixante  ou  septante,  il 
veut  trop  profiter  des  retours  de  jeunesse,  ce  n'est  qu'un  leurre 
de  la  nature  :  en  trois  jours  d'excès  relatifs  à  sa  débilité,  il 
paroit  vieilli  de  dix  ans;  après  quoi,  s'il  continue,  un  jour  suffit 
pour  le  plonger  dans  la  nuit  éternelle.  Dans  le  jeune  âge,  chaque 
jour  nous  apporte  une  perfection  de  plus,  ou,  chaque  jour,  la 
nature  répare  les  pertes  trop  fortes  qu'on  peut  faire  alors.  Dans 
l'âge  avancé,  chaque  jour  emporte  ou  diminue  quelques  facul- 
tés; c'est  une  dent,  un  cheveu  qui  tombent  pour  ne  plus  revenir; 
c'est  une  fibre,  un  nerf  qui  se  dessèchent  pour  ne  plus  repren- 
dre leur  première  mollesse...  Si  l'on  pouvoit  calculer  au  juste 
nos  forces  et  nos  foiblesses,  je  veux  dire  la  force  des  organes  et 
des  substances  dont  nous  sommes  faits  et  par  lesquelles  nous 
agissons  respectivement  aux  différens  âges,  les  règles  de  notre 
conduite  physique  et  morale  seroient  aussi  calculables,  aussi 
sûres  que  celles  de  l'arithmétique.  —  La  maladie  la  moins 
supportable  est  celle  qui  conduit  l'homme  à  se  demander  s'il  est 
maître  de  se  donner  la  mort;  c'est  le  dégoût  de  la  vie  que  les 
Anglois  appellent  le  spleen,  qui  auroit  en  France  une  juste 
étymologie  dans  le  mot  splendide,  puisque  c'est  surtout  l'abon- 
dance des  biens  qui  conduit  à  cette  satiété  de  vivre.  L'ermite  le 
plus  sobre,  le  plus  pauvre  ne  fut  jamais  tenté  de  se  détruire  : 
mettons  donc  un  frein  à  nos  jouissances  les  plus  chères  ;  appre- 
nons à  dire  :  «  Gardons  cela  pour  demain  »;  sans  quoi  nous 
trouvons  dans  toutes  nos  passions  satisfaites  l'inaction  de  la 
mort  :  pis  que  la  mort,  puisqu'en  vain  on  l'invoque. 

Jeunesse,  ménagez  la  sève  abondante  de  vos  beaux  jours  : 
elle  prépare  l'existence  favorable  des  âges  suivans.  Homme  du 
bel  âge,  ménagez  aussi  votre  force  majeure  :  elle  donne  encore 
quelques  charmes  à  la  vieillesse.  Vieillards,  défiez-vous  des 
derniers  éclats  de  la  lampe  :  ces  intervalles  lucides  sont  des 
bénéfices  instantanés.  La  semence  vitale  forme  l'homme  dans 
sa  jeunesse;  elle  le  conserve  dans  sa  vieillesse;  dans  la  vigueur 
de  l'âge,  elle  sert  à  s'acquitter  de  l'heureux  devoir  de  la  repro- 
duction :  elle  sert  deux  fois  pour  nous-mêmes,  une  fois  pour 

89 


tous.  Vivre  sans  passions  seroit  languir  dans  l'inaction.  Celles 
relatives  à  l'amour  sont  pour  la  jeunesse  ;  celles  qu'inspire 
l'ambition  sont  à  l'âge  mûr  et  celles  de  la  sordide  avarice 
appartiennent  à  la  vieillesse.  C'est  par  une  connoissance  parfaite 
de  la  morale,  c'est  en  la  pratiquant  qu'on  peut  contenir  et 
vaincre  le  jeu  terrible  des  passions,  qui  toutes  semblent  vouloir 
précipiter  le  cours  de  la  vie.  Maintenir  chacune  dans  un  milieu 
raisonnable  est  le  fruit  de  la  philosophie  :  Heureux  celui  qui, 
assis  sur  le  rocher  inaccessible  de  la  sagesse,  voit  mourir  à  ses 
pieds  les  vagues  mugissantes!  Qu'est-ce  que  la  vie?  Une  végé- 
tation successive  de  substances.  Qu'est-ce  que  la  mort?  Le  terme 
de  cette  végétation,  remplacée  par  une  autre.  La  mort  est  aussi 
naturelle  que  la  vie  :  un  seul  point  les  sépare.  Plutarque  vou- 
droit  que,  même  en  songe,  l'homme  vertueux  ne  sortît  pas  de 
ses  principes.  C'est  beaucoup  exiger,  ce  me  semble;  on  ne  peut 
pas  plus  répondre  de  ses  sens  engourdis  par  le  sommeil  qu'on 
ne  peut  assigner  une  direction  fixe  à  la  feuille  qui  voltige  au 
gré  des  vents.  Néanmoins,  les  rêves  de  l'honnête  homme  ne 
ressemblent  point  à  ceux  du  coquin.  Raconter  ses  rêves,  c'est, 
plus  qu'on  ne  pense,  faire  sa  confession  générale.  Je  dis  ceci  à 
l'occasion  d'un  rêve  aussi  singulier  que  philosophique  que  je  fis, 
ces  jours  derniers,  à  ma  campagne.  Je  voyois  danser  des  villa- 
geois sur  la  plate-forme  d'une  montagne  à  pic.  L'endroit  où  ils 
dansoient  étoit  l'ancien  cimetière  du  village  qui  étoit  devenu  un 
bocage  charmant.  On  montoit  à  la  danse  par  un  des  côtés  de 
la  montagne,  mais  sa  face  à  pic  présentoit  des  couches  de 
cadavres  plus  ou  moins  réduits;  en  haut,  les  corps  étoient 
presqu'entiers,  et  de  couche  en  couche  en  descendant,  ils  étoient 
terrifiés  (i)  de  plus  en  plus;  des  bras,  des  jambes  sortoient  de 
la  montagne;  des  crânes  encadrés  de  terre  sembloient  regarder 
les  passans  qui  alloient  le  long  du  chemin.  Que  de  générations, 
me  disois-je,  sur  lesquelles  on  danse  !  Plusieurs  tableaux,  qui 
sont  dans  la  Suisse,  représentent  la  danse  des  morts  :  ce  sont 
des  squelettes  qui  dansent.  Ici,  c'est  la  danse  des  vivans  sur  les 
morts;  le  contraste  est  frappant  et  convient  de  même  à  la  pein- 
ture et  à  la  gravure. 

(i)  Réduits  en  poussière. 

90 


CHAPITRE    XXVII 


DU    CONFLIT    DES    PASSIONS 


L'homme  a  besoin  de  sentir  :  si  la  musique,  la  tragédie, 
les  combats,  les  exécutions  des  criminels  lui  manquent,  il  se 
déchire  le  corps  par  plaisir,  comme  font  les  sauvages  stupéfiés  ; 
il  se  flagelle  par  amour  de  Dieu,  comme  les  superstitieux.  Je 
vois  sans  cesse  deux  hommes  dans  le  monde  :  celui  qui  a  le 
sentiment  appris  et  celui  qui  a  le  sentiment  naturel  des  choses. 
Le  premier  est  toujours  hors  de  soi,  le  second  vit  dans  lui-même. 
Celui-là  est  triste,  paroissant  gai  ;  l'autre  est  heureux,  paroissant 
mélancolique  :  Molière  était  plus  gai  que  Voltaire,  et  l'on  eût 
cru  le  contraire  en  les  voyant.  Mais  leurs  œuvres  attestent  ce 
que  je  dis  :  Voltaire  est  gai  de  paroles,  Molière,  de  situation  et 
d'action.  J'ai  souvent  rencontré  l'homme  qui,  par  habitude, 
cherche  toujours  chaussure  à  son  pied  quand  il  n'a  plus  besoin 
de  chaussure.  C'est  le  conflit  des  sens  ou  des  passions  qui  le 
jette  dans  cette  indécise  fluctuation.  L'esprit  juste  ne  veut  et  ne 
dit  que  ce  qu'il  sent;  l'esprit  faux  (et  il  est  ainsi  quand  il  sent 
trop  à  la  fois)  croit  sentir  juste  et  ne  peut  que  métaphysiquer. 
L'homme  sans  talent,  qui  porte  chez  lui  le  conflit  des  sens,  n'a 
que  des  demi-idées,  interrompues  par  d'autres  demis  ou  quarts 
d'idées  :  il  est  tout  en  fractions. 


91 


Le  scepticisme  est  l'apanage  des  sages  et  des  fous  :  tout 
dépend  de  la  nature  de  leurs  doutes.  Plusieurs  passions  à  la  fois 
donnent  des  sensations  doubles.  Alors  on  dit  :  «  Je  ne  sais  ce 
que  je  veux.  »  Cette  situation  de  l'âme  est  plus  commune  qu'on 
n'ose  l'avouer.  Il  faut  à  l'homm.e  :  sensibilité,  amour-propre, 
éducation.  Si  ces  trois  puissances  ne  sont  pas  dans  de  justes 
rapports,  le  mal  s'en  suit.  Trop  réprimer  l'amour-propre  de 
l'homme  sensible,  c'est  le  rendre  nul.  Inspirer  l'amour-propre 
à  celui  qui  a  peu  de  sensibilité,  c'est  le  rendre  vain,  impitoyable. 
Ne  pas  diriger  l'éducation  de  celui  qui  est  doué  de  sensibilité  et 
d'amour-propre,  c'est  l'exposer  à  faire  un  mauvais  usage  de  ces 
qualités  primordiales.  Sortons  du  style  aphoristique...  Nos 
indécisions,  nos  désirs  inconsidérés,  nos  unions  mal  assorties, 
nos  infortunes,  nos  immoralités,  notre  patriotisme  équivoque... 
proviennent  du  conflit  des  sensations.  Chez  les  autres  comme 
chez  nous,  une  grande  idée  nous  frappe  avant  que  nous  la  com- 
prenions. Dans  le  temps  de  notre  Révolution,  on  a  pu  remar- 
quer combien  de  sortes  de  patriotismes  il  s'est  montré.  L'un 
regrettoit  la  monarchie,  l'autre  la  vouloit  mitigée;  celui-ci  dési- 
roit  la  république  de  Sparte,  l'autre  celle  d'Athènes  ou  des 
Anglois  :  et  les  pertes  qu'on  avoit  faites  par  la  révolution  et  le  gain 
qu'on  se  proposoit  de  faire  dans  de  nouvelles  commotions, 
étoient  presque  toujours  ce  qui  faisoit  prendre  un  parti.  Rien  ne 
prouve  mieux  combien  les  hommes  sont  intéressés,  inconsé- 
quens,  et  combien  l'art  de  gouverner  est  encore  abstrait.  Faut-il 
de  grandes  villes,  de  grands  empires  monarchiques?  Faut-il 
de  petites  républiques  fédératives?  Faut-il  isoler  les  hommes, 
chaque  famille  avec  son  coin  de  terre  et  chaque  chef  maître 
chez  soi?  Par  ce  dernier  moyen,  évitera-t-on  la  guerre,  le  plus 
grand  des  fléaux?  On  aura  plus  de  paix,  mais  plus  d'ennui;  il 
est  impossible  à  l'homme  de  vivre  dans  une  retraite  patriarcale 
après  avoir  subi  la  surabondance  des  biens  et  des  plaisirs  des 
villes;  il  faut  être  fait  exprès,  il  faut  être  enfant  de  la  nature 
pour  aimer  la  solitude.  Un  mien  cousin,  bon  guerrier,  prétend 
que  la  guerre  est  l'état  de  nature.  «  Voyez,  dit-il,  le  poisson  dans 
l'eau,  les  oiseaux  dans  l'air,  l'insecte  sur  la  terre,  la  guerre  est 
déclarée  partout  ;  on  n'est  en  paix  que  le  ventre  plein  et  toujours 
en  guerre  quand  il  est  vide.  11  n'est  plus  qu'un  patriotisme  pur  : 


c'est  celui  de  l'homme  assez  philosophe  pour  voir  son  bien-être 
dans  le  bien  général.  Il  est  juste  qu'il  désire  l'aisance  honnête, 
qu'il  se  la  procure  par  des  moyens  licites;  mais  on  ne  vit  jamais 
le  vrai  républicain  se  préférer  à  la  grande  famille.  Sa  passion 
n'est  pas  celle  de  l'or  :  c'est  celle  de  la  liberté  sans  anarchie, 
sans  monarchie  et  sans  théocratie.  Hommes  enrichis  ou  puis- 
sans  par  vos  places,  ne  comptez  pour  rien  l'adulation  de  ceux 
qui  vous  entourent  :  ils  mentent,  s'ils  profitent  de  vos  dons. 
Mais  à  chaque  opération  que  vous  allez  entreprendre,  deman- 
dez-vous ce  que  diront  les  hommes  probes,  votre  conscience 
vous  répondra.  Rien  de  plus  commun  aujourd'hui  que  ces  gens 
qui,  en  conservant  les  préjugés  de  l'ancien  régime,  veulent 
prendre  de  la  révolution  au  juste  ce  qui  convient  à  leur  amour- 
propre.  Elles  se  mettent  de  pair  avec  un  Montmorency  :  cela  est 
juste,  la  loi  l'ordonne,  elle  ne  connoît  pas  de  caste  nobiliaire, 
disent-elles;  mais  en  même  temps,  elles  affectent  de  prendre 
des  tons,  de  petites  hauteurs  avec  tout  ce  qui  consent  à  leur  être 
inférieur;  et  il  y  a  malheureusement  trop  d'hommes  qui  con- 
sentent, par  foiblesse  ou  malignement,  à  l'infériorité  pour  attrap- 
per  l'argent  des  prétendus  supérieurs.  On  a  beau  faire  des  lois 
civiles,  la  balance  morale  sera  toujours  vétilleuse,  parce  que 
chacun  s'y  place  et  se  pèse  soi-même.  L'opinion  générale,  elle 
seule,  fixe  le  mérite  d'un  homme,  comme  la  bourse  fixe  le  prix 
des  effets  et  le  crédit  des  négocians.  Quant  aux  artistes  et  gens 
de  lettres,  ce  sont  leurs  œuvres  qui  décident  de  leur  mérite. 
Si  tel  homme  n'avait  jamais  écrit,  il  eût  sans  cesse  fait  des  dupes 
qui  l'eussent  cru  ce  qu'il  disoit  être  :  mais  enfin  son  livre  a 
paru  et  on  n'y  a  trouvé  qu'entortillage  et  prétentions  sans  buts 
et  sans  résultas. 

Les  femmes  ont  beaucoup  gagné  depuis  la  Révolution  ;  une 
belle  femme  équivaut  aujourd'hui  à  la  plus  grande  fortune  de 
l'homme.  On  les  entrevoit  jadis,  on  les  épouse  aujourd'hui.  Les 
préjugés  de  l'ancien  régime  voudroient  reparoître  et  reparois- 
sent  en  effet,  mais  vergogneusement.  Le  seul  préjugé  qui,  en 
apparence,  nous  séparoit  des  Aspasies  et  des  Laïs  ne  reparoît 
plus.  Les  sénateurs,  les  généraux,  les  ministres  et  même  les 
évêques  ont  épousé  et  épouseroient  encore  leurs  maîtresses. 
Ceci  prouve   notre   penchant  irrésistible  pour  les  femmes,   et 

93 


combien  nous  mentons  quand  nous  semblons  les  mépriser 
parce  qu'elles  se  donnent  à  nous,  sous  quelque  forme  que  ce 
soit.  On  essaye  tout,  jusqu'à  son  habit,  et  on  n'éprouveroit  pas 
le  principal  objet  qui  nous  rend  heureux  ou  malheureux  ! 
Cependant  tout  doit  se  faire  sans  troubler  l'ordre;  il  faut  aimer 
les  femmes,  mais  encore  plus  les  bonnes  mœurs.  Que  faire 
donc?  Faut-il  s'unir  avant  de  se  connoître?  Nous  le  savons, 
tout  est  charmant  quand  l'imagination  fait  les  frais  d'un 
ménage  futur.  Les  réponses  suivantes  me  furent  faites  jadis  par 
un  Anglois,  homme  de  sens  : 

Moi 

—  Cette  femme  est-elle  votre  maîtresse? 

L'Anglois 

—  Je  crois  que  oui. 

Moi 

—  L'épouserez-vous  ? 

L'Anglois 

—  Je  l'essaye. 

Moi 

—  Elle  vous  aime,  à  ce  qu'il  paroît. 

L'Anglois 

—  Je  ne  sais  si  c'est  moi. 

Les  illusions  de  l'amour  tiennent  à  peu  de  chose  :  un  coup 
de  tête,  un  mot  dit  à  propos  rendent  amoureux;  mais  le  charme 
se  détruit  de  même.  J'ai  vu  se  dégoûter  d'une  femme  parce  qu'à 
travers  les  vitres  bosselées,  elle  sembloit  marcher  les  jambes 
écartées.  (Quelle  coquette  peut  prévoir  des  coups  du  sort  aussi 
contrarians!)  Un  Anglois  étoit  très  amoureux  d'une  Romaine; 

94 


on  se  disoit  les  plus  belles  choses  du  monde,  elle  veut  s'éloigner, 
son  amant  la  retient,  elle  lui  fait  entendre  qu'elle  a  un  petit 
besoin  à  satisfaire...  «  Voi pisciate  dunque!  »  et  il  s'en  va  pour 
ne  plus  revenir.  Sa  divinité  n'étoit  plus  qu'une  femme  ordinaire. 
Voilà  un  grand  fou,  direz-vous.  Les  passions  exaspérées,  n'est-ce 
pas  la  raison  en  délire?  La  figure  humaine  vue  renversée  sens- 
dessus-dessous  n'est  pas  agréable,  et  c'est  manquer  de  tact  que  de 
placer  des  miroirs  sous  les  plateaux  de  desserts  :  dans  une  noce, 
on  peut  rendre  ainsi  la  mariée  fort  laide  aux  yeux  du  marié  et 
mal  commencer  la  chaîne  conjugale.  Dans  les  grandes  villes, 
nous  sommes  des  enfans  gâtés  par  le  plaisir.  L'abondance  des 
biens  et  le  conflit  des  passions  qu  elle  amène  nous  jette  dans  une 
satiété  accablante.  Nous  savons  que,  par  sa  nature,  le  plaisir  ne 
peut  être  continu  ;  et,  dans  le  plaisir  présent,  nous  redoutons  déjà 
l'ennui  futur.  Le  papier  public  que  nous  lisons  aujourd'hui  est 
trop  intéressant,  disons-nous,  pour  que  demain  il  ne  soit  pas 
ennuyeux.  Au  théâtre,  vers  la  fin  d'une  bonne  situation  drama- 
tique, nous  redoutons  d'avance  l'intervalle  sans  intérêt  qui  va 
suivre  et  qui  est  nécessaire  pour  conduire  à  une  autre  situation. 
Shakespeare  et  Sedaine  avoient  leurs  raisons  pour  souvent 
frapper  fort  sans  préparation,  quitte  à  expliquer  ensuite  l'événe- 
ment inattendu.  C'étoit  aussi  pour  captiver  les  enfans  gâtés  que 
Sterne  imagina  de  placer  dans  un  roman  mille  incohérences 
apparentes  qu'il  n'explique  qu'après  coup.  Ces  auteurs  originaux 
savoient  bien  que  c'est,  en  quelque  sorte,  jetter  le  manche  après 
la  coignée,  mais,  en  nous  surprenant,  ils  piquent  notre  curiosité. 
Quelle  bêtise  !  disons-nous  ;  cela  tombe  des  nues  !  et  puis,  nous 
nous  trouvons  être  dupes  de  notre  jugement  précipité. 


CHAPITRE  XXVIII 


DU  CHOIX  DES  RAPPORTS  ENTRE  NOUS 


L'indifférence  trop  générale  est  l'état  le  plus  malheureux,  le 
plus  dangereux  pour  l'homme  ;  mais  aussi,  plus  on  a  de  rapports 
avec  les  autres,  plus  on  est  heureux  ou  malheureux,  et  c'est 
dans  le  choix  de  ces  rapports  qu'on  peut  trouver  plus  ou  moins 
de  félicité.  Pour  commencer  par  le  commencement,  nous  dirons 
que  le  choix  de  notre  état  dépend  souvent  de  la  place  qu'occu- 
pent nos  pères  dans  la  société  ;  que  notre  éducation  dépend  de 
nos  instituteurs  ;  que  notre  fortune  dépend  de  notre  esprit  et  de 
notre  industrie;  le  choix  d'une  bonne  femme,  presque  d'un 
hasard  heureux;  que  nous^ n'avons  de  vrais  amis  qu'en  les  méri- 
tant ;  et  qu'enfin,  dans  tout  état,  notre  bonheur  provient  unique- 
ment de  nos  vertus.  Donnons  quelques  développemens  aux  six 
propositions  que  nous  venons  d'établir. 

1°  Ce  n'est  pas  l'état  plus  ou  moins  éminent  que  nous  prenons 
parmi  les  hommes  qui  nous  rend  heureux  :  c'est  la  convenance 
entre  nous  et  notre  état.  Le  premier  serrurier  d'une  ville  ou  d'un 
village,  s'il  est  en  rapports  justes  avec  son  état,  a  plus  de  tran- 
quillité et  est  cent  fois  plus  estimable  que  l'inique  premier 
ministre  dont  les  opérations  sont  censurées  du  public.  La  consi- 
dération factice  n'est  pas  le  bonheur;  cependant,  les  hommes  se 

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laissent  aisément  prendre  à  ce  leurre  et  ils  s'aperçoivent  tôt  ou 
tard  que  la  balance  de  l'équité  est  suspendue  devant  nous  tous; 
que  les  mensonges  dorés,  enfans  de  l'amour-propre,  sont  d'un 
côté  de  cette  balance  et  la  vérité  nue  de  l'autre;  et  que  plus  nous 
diminuons  de  nos  prétentions  fastueuses,  plus  nous  augmentons 
la  somme  réelle  des  biens  qui  constituent  notre  félicité. 

2°  L'éducation  est  la  source  de  notre  existence  heureuse  ou 
malheureuse.  J'ai,  dans  mon  livre  de  La  Vérité  (i),  avancé, 
comme  un  fait  certain,  que  l'éducation  tout  entière  consiste  à 
inspirer  à  l'enfant  et  à  l'adulte  l'amour  de  la  vérité  et  l'horreur 
du  mensonge.  Que  peut-il,  en  effet,  manquer  à  l'homme  vrai? 
Rien.  Il  est  plus  heureux  sous  la  bure  que  le  financier  million- 
naire sous  ses  habits  somptueux.  Si  je  méritois  une  épitaphe,  je 
voudrois  que  ce  ftJt  celle-ci,  dont  je  laisse  à  faire  les  deux  pre- 
miers vers  à  qui  voudra  : 

Ci-gît 


Il  fut  vrai  dans  sa  musique 
Et  vrai  dans  ses  actions. 


L'épitaphe  est  un  peu  fastueuse,  dira-t-on...  Eh  î  qui  oseroit 
blâmer  l'orgueil  de  sa  probité? 

Z^  Quant  à  la  fortune,  il  y  a  tant  de  manières  de  la  faire  et 
si  peu  sont  approuvées  par  le  cœur  de  l'homme  de  bien,  qu'il  faut 
être  au-dessus  des  préjugés  honnêtes  et  désavouer  la  saine  morale 
pour  oser  être  millionnaire. 


Apologue. 


Une  fourmilière  entoure  un  tas  de  blés  ;  chaque  insecte 
s'apprête  à  emporter  son  grain,  quand  quelques  fourmis  plus 
fortes,  plus  rusées,  plus  alertes  que  les  autres  enlèvent  le  magasin 
en  disant  d'une  voix  bénigne  à  la  population  fourmilière  :  «Venez, 
nos  bonnes  amies,  venez  en  prendre  chez  nous  quand  il  vous 

(i)  La  Vérité,  ou  ce  que  nous  fûmes,  ce  que  uous  sommes,  ce  que  nous  devrions 
être.  Paris,  chez  Pougens,  an   IX  (i8oi),  3  volumes  in-S". 

97 


plaira  :  pour  de  l'argent,  s'entend,  ou  quelques  autres  denrées 
que  vous  nous  apporterez  en  échange...  pour  rien  même,  si  vous 
voulez;  mais  vous  aurez  la  complaisance  d'arranger  nos  maga- 
sins et  de  nous  .servir.  »  On  y  va  :  la  terre  est  déserte  et  il  faut 
vivre.  On  flatte,  on  caresse,  on  travaille,  on  tait  tout  pour  les 
riches  magasiniers  qui  vous  nourrissent  à  peine.  Mais  le  jour 
vient,  on  s'en  retourne  chez  soi  ;  alors,  la  troupe  mécontente 
maudit  ceux  qu'elle  vient  de  caresser;  les  noms  d'avares,  d'usu- 
riers, d'infâmes,  d'inhumains,  de  voleurs  leur  sont  prodigués; 
et  le  lendemain,  quand  l'appétit  est  revenu,  que  fait-on?  La 
même  chose  que  la  veille. 

Le  riche,  de  quelque  manière  qu'il  le  soit  devenu,  et  malgré 
les  démonstrations  de  dévouement  qu'on  lui  témoigne,  peut  être 
persuadé  qu'on  ne  l'aime  point  :  il  n'a  que  des  esclaves  et  point 
d'amis.  Nommez  un  riche  véritablement  heureux  de  sa  richesse, 
et  je  passe  condamnation  sur  ce  que  j'avance.  Mais  Sully,  Vol- 
taire, Necker,  Buffon?  Ils  ont  été  heureux  de  leurs  talens  et  nul- 
lement de  leur  opulence  ;  c'est  en  faveur  de  leurs  talens  qu'on 
leur  a  pardonné  d'être  riches,  si  tant  est  qu'on  leur  par- 
donne (i). 

J'ai  vu  le  riche  Baujon  qui,  hors  son  état  de  financier,  n'était 
pas  homme  de  génie;  il  avait  l'imposant  d'un  lingot  d'or  et  toute 
sa  triste  pesanteur.  L'ingratitude  ne  seroit  pas  aussi  commune 
s'il  étoit  possible  d'être  fort  riche  impunément.  L'homme  qui 
sut  le  moins  recevoir,  J.-J.  Rousseau,  a  dit  qu'un  bienfait  véri- 
table ne  fit  jamais  d'ingrat.  On  pourroit  rétorquer  l'argument  et 
dire  qu'un  ingrat  véritable,  même  en  recevant,  ne  reçut  jamais 
de  bienfait.  Il  existe  entre  le  riche  et  le  pauvre  une  guerre 
secrète  qui  n'a  ni  paix  ni  trêve.  «  Tu  t'abaisseras  devant  moi  », 
dit  l'un.  «  Je  ne  t'implorerai  pas  »,  dit  l'autre,  «  ou  si  je  m'humi- 
lie jusqu'à  te  demander  du  secours,  j'ai  déjà  payé  ma  dette 
en  m'humiliant;  je  ne  te  dois  rien  après  avoir  reçu,  pour  peu 
que  tu  te  souviennes  que  je  suis  ton  obligé  ».  Le  riche,  pour 
conserver  son  bien,  peut  se  dire  en  toute  assurance  qu'il  ne 

(i)  Il  seroit  injuste  de  vouloir  qu'un  homme  né  avec  un  riche  patrimoine,  un  ministre, 
un  banquier  qui  inspire  la  confiance,  un  artiste,  un  homme  de  lettres  dont  les  travaux 
jouissent  d'un  succès  éclatant  fussent  sans  fortune  :  leur  indigence  n'annonceroit  qu'un 
défaut  de  conduite.  (G.) 

98 


trouvera  pas  une  âme  noble  qui  veuille  de  ses  dons,  et  que  les 
âmes  viles  n'en  sont  pas  dignes.  Je  ne  parle  pas  des  gens  en 
place  qui  distribuent  les  biens  de  l'État;  ceux-là  ne  donnent 
rien  du  leur,  et  reçoivent  nos  vœux  reconnaissans.  Mais,  quoi- 
qu'ils soient  forcés  de  donner  à  l'un  ou  à  l'autre,  et  que  la  plu- 
part des  gens  en  place  ressemblent  à  la  grosse  cloche  qui  fait 
beaucoup  d'effet  et  n'en  est  pas  moins  une  machine,  il  est  encore 
assez  humiliant  de  recevoir  une  grâce  de  l'homme  puissant  à 
moins  que  l'opinion  publique  ne  confirme  le  bienfait  ; 

4^  Nous  avons  dit  que  le  choix  d'une  bonne  femme  dépen- 
doit  d'un  hasard  heureux;  et,  à  quelques  modifications  près,  le 
choix  d'un  brave  homme  n'est  pas  moins  hasardeux  pour  la 
femme.  Sans  doute,  le  mariage  est  un  des  actes  le  plus  intéres- 
sant de  notre  vie,  et  qui  demanderoit  le  plus  de  combinaisons 
et  de  réflexions;  mais,  soit  que  l'amour  ou  la  convenance  décide, 
cette  union,  dont  la  longévité  n'est  fixée  qu'à  la  mort  d'un  des 
époux,  est  trop  hors  de  la  portée  de  notre  prudence  pour  pouvoir 
en  calculer  les  résultats  fixes.  La  passion  de  l'amour,  celle  de 
l'or  et  de  la  considération  font  tous  les  mariages,  et  jamais  on 
ne  fera  le  juste  calcul  des  effets  des  passions,  pas  plus  qu'on  n'a 
jusqu'ici  trouvé  la  théorie  des  vents  qui  disposent  de  notre 
atmosphère  et  de  nos  moissons  (i); 

5°  De  même  que  le  commerce  en  marchandises,  l'amitié 
est  un  échange  de  sentimens  honnêtes  entre  deux  âmes  faites 
pour  s'apprécier  et  s'estimer.  Condamner  l'amitié  parce  qu'elle 
participe  au  bonheur  qu'elle  donne,  c'est  comme  si  l'on  repro- 
choit  au  négociant  de  ne  vouloir  entreprendre  que  de  bonnes 
affaires.  La  comparaison  n'est  pas  aussi  juste  cependant 
qu'elle  ne  foiblisse  sous  bien  des  rapports  ;  on  ne  fait  le  com- 
merce que  pour  gagner  et  dans  les  nœuds  révérés  de  l'amitié 
on  est  plus  heureux  de  donner  que  de  recevoir.  C'est  le 
commerce  du  corps  et  celui  de  l'âme,  du  matériel  et  de  l'imma- 
tériel :  le  commerce  est  une  chaîne  d'intérêts,  l'amitié  un  lien 
d'amour; 

6°  Enfin,  dans  tout  état  (avons-nous  dit),   notre  bonheur 

(i)  Les  avalanches  qui  ont  lieu  dans  les  Alpes  et  les  Pyrénées,  et  dont  on  peut  fixe- 
ment prédire  l'instant,  nous  envoient  des  vents  de  Midi  aussi  incertains  que  la  chute  des 
neiges  amoncelées.  (G.) 

99 


provient  uniquement  de  nos  vertus.  Vertu  !  mot  sublime  que  les 
âmes  abjectes  veulent  rendre  abstrait,  et  qui  ne  lest  pas  pour 
l'homme  de  bien,  qui  voit  tout  pour  tous,  et  ne  veut  que  sa 
quote-part  des  biens  de  ce  monde. 

Le  conflit  de  notre  morale  provient  du  mélange  de  l'état 
de  nature  avec  celui  de  société.  Ce  point  bien  éclairci,  il  n'est 
plus  d'abstractions  dans  le  mot  vertu  (i).  Nos  rapports  entre 
nous  sont  physiques  et  moraux.  Quelquefois,  mais  rarement, 
ils  sont  d'accord.  Nos  rapports  physiques  sans  moralité  sont 
d'inspiration;  ils  se  sentent,  ils  nous  entraînent  et  n'ont  pas 
besoin  d'autres  preuves.  Tout  ce  qui  s'aime  s'attire  et  veut  se 
confondre  dans  l'unité.  Héloïse  et  Abélard,  réduits  en  atomes 
vitaux,  ne  forment  qu'une  masse  amoureuse  composée  de  par- 
celles homogènes,  si  elles  ont  pu  se  réunir,  et  si  le  temps  n'a 
pas  changé  leurs  vertus  sympathiques.  Le  moral,  au  contraire, 
est  presque  toujours  illusoire.  Nous  avons  un  penchant  secret, 
mais  factice,  pour  l'homme  puissant  et  riche.  Gare  à  lui  cepen- 
dant si  sa  puissance  cesse,  si  sa  richesse  tarit  !  Tous  les  hommes 
aiment  une  jeune  et  belle  princesse,  qui  n'eût  eu  que  peu 
d'amans  si  elle  fût  née  bergère.  Le  chien  du  paysan  ne  connoit 
point  de  rang,  la  chienne  du  roi  devient  sa  compagne  sans 
qu'elle  se  croie  honorée. 

C'est  par  des  rapports  doux  ou  par  les  correctifs  entre  nos 
facultés  différentes  que  nous  pouvons  vivre  en  harmonie  ; 
encore  faut-il  que  la  loi  commande  et  soit  respectée,  sans  quoi 
la  nature  et  les  mœurs  sont  en  opposition.  S'il  n'y  a  que  peu 
ou  point  de  rapports  physiques  entre  nous,  c'est-à-dire  entre 
les  substances  dont  nous  sommes  faits  ;  ou  plutôt,  si  les  correc- 
tifs ne  sont  pas  à  côté  des  puissances  trop  actives,  les  orages 
moraux  se  déchaînent  jusqu'au  rétablissement  de  l'équilibre.  Ce 
qui  se  passe  moralement  en  nous  sur  la  terre  n'est  que  la  repré- 
sentation de  ce  qui  a  lieu  physiquement  entre  les  élémens 
terrestres  ou  célestes;  et  il  doit  en  être  ainsi,  puisque  ces 
élémens  sont  les  mêmes.  L'homme  fougueux,  plein  d'acrimonie 
et  de  feu,   a  besoin   de   rencontrer  l'être  calme  qui  lui  cède. 

(i)  C'est  un  livre  à  faire  et  qui,  bien  fait,  vaudroit  à  lui  seul  une  bibliothèque  de 
morale.  Nous  tâcherons  d'en  donner  l'esquisse  dans  un  des  chapitres  suivants.  Terminons 
celui-ci.  (G.) 


L'homme  pacifique,  dont  les  humeurs  douces  et  laiteuses 
inclinent  au  repos,  a  besoin  qu'on  lui  communique  un  peu  de 
l'énergie  et  du  mouvement  qui  lui  manquent.  Deux  hommes 
fougueux  conjure roient  l'orage  moral,  deux  flegmatiques  reste- 
roientdans  l'inaction.  C'est  de  cette  balance  que  naît  l'harmonie 
physico-morale.  Mais  la  nature  chemine  sans  s'arrêter,  quels 
que  soient  ses  mouvemens  divers  :  nos  jours  se  comptent  sans 
rétrograder.  Tant  pis  pour  nous  si,  contre  le  vœu  des  lois  natu- 
relles, nous  nous  jetons  dans  les  excès  qui  nous  fatiguent  et 
nous  tuent  ;  tout  est  égal  pour  la  nature;  elle  est  puissante  par 
la  mort  comme  par  la  vie.  Dissolution,  c'est  création;  fermen- 
tation, c'est  fièvre  créatrice  :  alors  les  atomes  s'agitent,  s'évitent, 
se  recherchent,  se  pressent  et  s'unissent  pour  former  un  être  ou 
plusieurs  êtres.  Elle  n'a  qu'un  procédé,  soit  qu'elle  vitalise 
une  mouche  ou  un  lion  ;  au  sein  des  nues  et  des  mers,  au  centre 
de  la  terre  ou  à  sa  surface,  elle  opère  de  même.  Et,  de  même 
que  la  nature  des  matériaux  d'un  édifice  constitue  sa  solidité, 
le  choix  des  substances  plus  ou  moins  pures  décide  des  facultés 
individuelles.  Nul  animal  ne  possède  ce  qui  donne  à  l'homme 
son  intelligence  suprême;  la  main  divine  qui  agite  et  arrête  les 
flots  a  mis  un  terme  à  l'instinct  des  bêtes.  L'éducation  n'y  peut 
rien;  jamais  l'animal-bête  ne  sortira  de  sa  sphère  bornée; 
jamais  l'homme  perfectible  ne  concevra  la  puissance  divine  et 
créatrice.  Nous  sommes  attachés  à  la  terre  :  terre  nous  sommes. 
Nos  efforts  pour  nous  élever  prouvent  qu'un  rayon  céleste  nous 
anime  :  il  veut  remonter,  retourner  à  sa  source,  il  y  retournera. 


CHAPITRE   XXIX 


DES  AFFECTIONS 


Nos  affections  nous  rendent  heureux.  On  s'affectionne  à 
ses  parens,  à  ses  amis,  à  ses  livres,  à  ses  meubles...  C'est  en 
jouir  que  de  les  revoir  chaque  jour.  Nos  alfections  habituelles 
étaient  plus  multipliées  jadis;  aujourd'hui,  mille  ouvriers  nous 
pressent  d'échanger  nos  meubles,  nos  habits,  jusqu'à  l'édition 
et  la  reliure  de  nos  livres  (i);  et  ils  sont,  pour  notre  argent,  les 
vrais  destructeurs  de  nos  plus  chères  habitudes.  Pour  nous 
prêter  à  la  fantaisie  du  moment,  à  la  mode  nouvelle,  et  dans 
la  crainte  puérile  d'être  ridicules,  nous  nous  privons  des 
charmes  les  plus  doux  de  la  vie.  Nous  savons  cependant  que 
l'intérêt  seul  conduit  les  sangsues  qui  nous  pompent;  que  c'est 

(i)  u  C'est  la  bible  où  mon  père  lisait  »,  me  dit  un  homme  que  j'internimpis  dans  sa 
lecture.  J  aurois  voulu  baiser  la  bible,  le  père  et  le  lils,  tant  cette  allection  me  pirut  respec- 
table. Tout  le  charme  des  romans  anglais  et  allemands  provient  des  habitudes  conservées. 
Je  pense  (ju'un  peuple  est  démoralisé  quand  ou  permet  aux  marchands  de  modes  de  lui 
faire  accroire  que  toutes  choses  sont  ridicules,  parce  qu'elles  sont  vieilles,  vieilles  de  la  veille. 
Les  mœurs,  l'esprit  public  tiennent  à  nos  affections  conservées,  et  il  n'y  a  ni  l'un  ni  l'autre  où 
l'on  change  chaque  jour  d'habit,  de  meuble  ou  de  femme.  Mais  les  Anglois,  dira-t-on,  ont  un 
esprit  public  et  ils  sont  fort  inventifs.  Oui,  pour  porter  leurs  denrées  au.v  autres  peuples, 
qu'ils  démoralisent  en  prenant  encore  leur  argent,  y  uant  aux  mœurs  angloises,  elles  se  jugent 
assez  communément  au  poids  de  l'or;  c'est  le  résultat  funeste  des  richesses  accumulées  qui 
l'emportent  alors  sur  les  vertus.  (G.) 


102 


en  persiflant  qu'elles  disent  :  «  Fi  donc,  Madame  !  cette  mode 
est  passée  depuis  plus  de  trois  jours  !  »  Il  n'importe,  les  gens  du 
bel  air  (les  plus  sottes  gens  du  monde)  se  laissent  conduire  et 
ruiner  par  cette  peste  mercenaire  qui  ne  lui  laisse  pas  huit  jours 
pour  s'affectionner  à  ce  qui  l'environne.  Je  me  rappelle  un  temps 
précieux  où,  quand  je  voyois  sortir  l'habit  rouge  de  mon  grand- 
père,  je  ressentois  une  joie  extrême  :  c'était  annoncer  quelque 
grande  fête  du  calendrier  ou  de  la  famille.  Nous  ne  sommes 
heureux  que  par  réminiscences;  nos  soupirs  les  plus  purs  sont 
autant  de  souvenirs  d'instans  que  nous  voudrions  renouveler, 
et  il  n'y  a  plus  ni  réminiscence,  ni  plaisir,  si  nous  ne  laissons 
pas  aux  affections,  aux  habitudes  le  temps  de  s'enraciner  en 
nous.  L'être  qui  contracte  l'habitude  de  voltiger  d'objet  en 
objet,  quoique  frivole  en  apparence,  pourroit  bien  s'habituer  de 
même  à  n'avoir  rien  de  cher  ni  de  sacré  dans  ce  monde;  et  s'il 
trouve  ridicule  le  vieil  habit  de  son  grand-père,  je  demande 
quels  sont  les  sentiments  d'un  tel  petit-fîls  pour  les  auteurs  de  ses 
jours?  Distinguons  cependant,  dans  nos  affections,  celles  qui  ne 
corrompent  ni  le  cœur,  ni  l'esprit.  Trop  longtemps  les  hommes 
se  sont  agenouillés  devant  le  soleil,  la  lune,  l'habit  d'un  moine 
ou  le  son  d'une  cloche;  nous  ne  sommes  plus,  Dieu  merci,  au 
temps  des  sottes  idolâtries;  en  vain  on  voudroit  nous  ramènera 
ces  vieilles  erreurs.  Vouloir  aujourd'hui  ramener  l'homme  au 
temps  des  chimères,  c'est  l'avertir  qu'on  veut  le  tromper,  le 
museler.  Il  n'y  a  qu'un  lâche  de  cœur  et  d'âme  qui  puisse,  dans 
sa  bêtise,  vouloir  nous  replonger  dans  le  vague  des  illusions, 
heureuses  si  l'on  veut  pour  les  foibles  d'esprit,  mais  funestes  à 
la  race  humaine.  L'erreur  et  l'esclavage  ont  toujours  été  de 
compagnie;  protéger  l'une,  c'est  se  soumettre  à  l'autre;  et  le 
traître  qui  séduit  sa  victime  en  dorant  ses  chaînes  est  plus  vil 
que  le  bourreau  qui  l'égorgé. 


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CHAPITRE    XXX 


LE  NŒUD  GORDIEN 


En  morale  et  en  législation,  le  nœud  gordien,  c'est,  comme 
nous  l'avons  dit,  dans  notre  pénultième  chapitre,  le  mélange  de 
l'état  de  nature  avec  celui  de  société.  Ce  mélange  est  tel  qu'il  y 
a  toujours  contestation  entre  les  hommes  et  souvent  obscurité 
dans  ses  lois.  Qu'ils  se  prescrivent,  parce  qu'en  parlant  de  1  état 
de  société  où  nous  sommes,  nous  louvoyons  sans  cesse  pour 
nous  rapprocher  de  l'état  de  nature  que  nous  regrettons  tacite- 
ment, quoique  nous  en  ayons  abdiqué  les  droits  pour  être 
sociétaires.  Non,  ce  mélange  n'est  pas  encore  débrouillé;  il 
présente,  il  demande  des  opérations  morales  et  législatives  bien 
difficiles,  pour  ne  pas  dire  impossibles  à  saisir,  puisque  l'état  de 
société  est  presque  toujours  en  contradiction  avec  celui  de 
nature,  d'une  nature  inviolable  au  point  qu'elle  rentre  toujours 
dans  ses  droits  imprescriptibles,  quoiqu'on  l'en  détourne.  Tels, 
les  corps  élastiques  cèdent,  plient  et  prennent  une  direction 
contraire  à  Jeur  nature;  mais  dès  que  l'etlort  cesse,  ils  se 
replacent  aussitôt  avec  violence  dans  leur  situation  naturelle. 
Toutes  les  violations  de  la  nature  ont,  de  même,  une  réaction. 
C'est  à  la  morale  publique,  selon  les  localités,  à  fixer  les  mœurs 
de  chaque  peuple,  en  violant  le  moins  possible  les  droits  naturels 
de  l'homme.  C'est  en  récompensant  la  vertu  qui  a  la  force  de 
renoncer  à  ses  droits  de  nature,  à  la  vie  même,  plutôt  que  de 

104 


violer  le  serment  civique  que  chacun  contracte  dès  l'âge  de 
raison  en  adoptant  une  patrie.  Un  dialogue  entre  l'homme 
naturel  et  l'homme  sociétaire,  où  l'un  propose  et  l'autre  modifie, 
nous  offrant  le  tableau  comparatif  des  droits  du  premier  homme 
et  de  notre  renonciation  à  ces  mêmes  droits,  est,  ce  me  semble, 
ce  qu'il  y  a  de  plus  frappant  pour  nous  convaincre  de  la  néces- 
sité d'obéir  aux  lois  que  nous  nous  sommes  données;  et  c'est  un 
des  meilleurs  moyens  de  dénouer  le  nœud  que  l'on  serre  de  plus 
en  plus  en  multipliant  et  compliquant  les  lois  sans  remonter  à 
la  source  nécessitée  dont  elles  émanent. 

Proposition  :  L'homme  est  né  libre. 

Modification  :  Il  n'est  de  liberté  que  celle  accordée  par  la 
loi  et  consentie  par  tous. 

Proposition  :  A  quoi  reconnoître  le  consentement  de  tous? 

Réponse  :  A  l'opinion  générale  fortement  prononcée. 

Proposition  :  Ne  peut-elle  errer? 

Réponse  :  L'opinion  générale  a  la  même  marche  que  la 
nature.  Elle  s'avance  lentement,  mais,  quand  elle  se  voit 
trompée,  elle  opère  par  des  secousses  rapides  et  terribles. 

Proposition  :  Il  existe  un  Dieu. 

Modification  :  Le  cœur  de  l'homme  sent  et  atteste  son  exis- 
tence, surtout  en  admirant  les  merveilles  et  l'ordre  de  l'Univers. 

Proposition  :  Les  cultes  religieux  sont-ils  d'institution  natu- 
relle? 

Modification  :  Tous  les  cultes  sont  bons,  puisqu'ils  attestent 
notre  reconnaissance  envers  Dieu. 

Proposition  :  Tous,  absolument? 

Modification  :  Non,  puisque  l'homme  cruel  sacrifie  à  Dieu 
des  victimes  humaines. 

Proposition  :  L'ignorance  est  bien  dangereuse. 

Réponse  :  Elle  rend  l'homme  capable  et  coupable  de  tous 
les  crimes. 

Proposition  :  Quel  est  le  meilleur  culte  ? 

Réponse  :  Le  plus  simple  :  adorer  Dieu.  Un  jour,  il  sera 
celui  de  tous  les  hommes. 

Proposition  :  La  nature  nous  a  faits  tous  égaux  possesseurs 
des  biens  de  la  terre. 

Modification   :   Oui,  mais  nous  avons   renoncé  à  ce  droit 


depuis  que  les  partages  sont  faits.  Il  reste  néanmoins  des  pays 
inhabités,  des  terres  incultes  :  allez-y  et  faites-vous  propriétaire 
par  la  peine  que  vous  donnera  la  culture  de  votre  champ. 

Proposition  :  Pourrois-je  le  céder  à  mes  enfans  ?  Puis-je 
avoir  des  héritiers  ? 

Réponse  :  Vous  voulez  donc  un  ordre  civil,  des  lois?  Quatre 
ménages  réunis  en  sentent  déjà  le  besoin.  L'Etat  a  le  droit  de 
s'emparer  de  vos  biens  après  vous  pour  les  donner  à  Pierre  ou 
à  Paul.  Mais  il  trouve  plus  juste  de  les  laisser  aux  descendans 
de  celui  qui  les  a  gagnés.  D'ailleurs,  il  craint  la  négligence  du 
propriétaire,  qui  sait  qu'après  lui  ses  enfans  seront  dépossédés. 

Proposition  :  Que  de  procès,  que  d'astuces,  que  de  chicanes, 
que  de  mensonges,  que  de  combats  entre  les  hommes  pour  con- 
server un  bien  qu'il  faut  bientôt  abandonner  aux  autres  ! 

Modification  :  Il  n'est  que  trop  vrai  :  rien  n'atteste  le 
malheur  de  l'humanité  autant  que  l'aspect  des  tribunaux;  mais 
ils  sont  indispensables.  J'ai  toujours  désiré  (c'est  le  vœu  de  mon 
cœur  que  je  renouvelle  ici)  quatre  tribunaux  aux  quatre  points 
cardinaux  d'un  grand  Etat.  Les  juges  y  seroient  renfermés  pen- 
dant dix  ans,  après  quoi  ils  passeroient  à  d'autres  places 
éminentes  et  plus  libres.  Le  midi  jugeroit  le  nord,  le  nord  le 
midi;  Test  jugeroit  l'ouest,  l'ouest  l'est.  On  y  enverroit  les  pièces 
d'instruction  sous  le  sceau  de  l'Etat;  la  sentence  sans  appel  par- 
viendroit  de  même.  Les  noms  des  parties  belligérantes  ne 
seroient  pas  connus  des  juges.  Si  quelqu'un  osoit  se  faire  con- 
noître  et  solliciter  par  soi-même  ou  ses  amis,  le  procès  seroit 
perdu  pour  lui.  Toutes  les  belles  phrases  d'éloquence  seroient 
prohibées;  les  faits  à  nu  et  dans  toute  leur  simplicité  seroient 
seuls  admis  dans  l'instruction  du  procès.  Après  les  propriétés 
territoriales  viennent  celles  des  sexes,  car  nous  ne  ferons  pas  à 
la  femme  l'injure  de  la  mettre  dans  notre  dépendance  absolue, 
d'autant  que  si  la  force  est,  en  général,  l'apanage  de  l'homme, 
la  femme,  dans  ce  cas-ci  (je  veux  dire  lorsqu'il  s'agit  d'union 
des  sexes),  le  surpasse  en  forces  physiques  et  morales.  Cette 
propriété  réciproque  est  si  impérieuse  qu'on  eût  pu  la  mettre 
en  première  ligne,  si  la  nécessité  indispensable  de  manger  pour 
vivre  et  pour  fnirc  vivre  un  nouvel  être  ne  réclamoit  une  juste 
priorité  enxci's  l'homme. 


Proposition  :  L'homme  et  la  femme  sont  libres  de  se  donner 
l'un  à  l'autre  et  de  se  quitter  quand  leurs  besoins  sont  satisfaits. 

Modification  :  Il  est  impossible  que  l'homme  soit  plus 
cruel,  moins  prévoyant  que  les  animaux  les  plus  féroces,  qui 
prolongent  leur  société  autant  qu'ils  sont  nécessaires  à  leurs 
petits.  Or,  neuf  mois  de  grossesse  et  dix  ans  d'enfance,  pendant 
lesquels  il  arrive  d'autres  enfans  qui  prolongent  toujours  la 
société  ;  puis  l'habitude  de  se  voir,  l'empire  que  nous  nous  don- 
nons sur  nous  réciproquement  par  nos  foiblesses  et  nos  défaus, 
notre  amour  extrême  pour  nos  enfans  dont  l'innocence  est  si 
intéressante,  enfin  l'âge  où  l'on  ne  forme  plus  de  liaison  nou- 
velle qui  s'avance...  La  chaîne  est  tellement  formée  que  le  tom- 
beau seul  ou  l'immoralité  des  époux  peut  la  rompre.  D'ailleurs, 
l'homme  nu,  sans  défenses  naturelles,  doit  être  craintif  et  tous 
les  animaux  craintifs  vivent  rassemblés.  Le  lion,  le  tigre,  l'aigle 
vivent  par  couples,  mais  séparés  :  leur  force  les  met  à  l'abri  de 
toute  violence  ;  il  leur  faut  un  territoire  entier  pour  fournir  à 
leur  subsistance.  Partout  où  il  y  a  des  êtres  humains,  la  société 
est  établie  ;  l'homme  sociétaire,  victime  de  ses  semblables,  est 
le  seul  qui  cherche  à  s'isoler.  La  société  humaine  exige  entre  les 
époux  des  contrats  inviolables  quant  à  leurs  biens  ;  elle  n'agit 
que  forcément  contre  l'infraction  des  vœux  de  fidélité.  La  poly- 
gamie visible  est  en  usage  chez  certaines  nations  ;  chez  nous, 
elle  est  défendue  et  est  sensée  invisible,  quoique  tout  le  monde 
la  voie.  Sur  ce  point,  le  philosophe  le  plus  sévère  est  forcé  d'être 
tolérant,  dans  la  crainte  de  réduire  les  époux  au  vice  alfreux  de 
l'hypocrisie,  ce  qui  pourtant  est  très  commun,  vu  la  difficulté 
de  former  des  unions  parfaites  sous  tous  leurs  rapports,  vu  la 
difficulté  plus  grande  encore  de  voir  régner  la  constance  au 
sein  des  passions.  Le  philosophe  à  la  fleur  de  l'âge  voit  le 
mensonge  comme  un  mal  incurable,  vu  nos  lois  sur  le  mariage; 
il  ne  voit  de  ressources  que  dans  le  divorce,  ou  il  abandonne  la 
partie.  Le  vieux  moraliste  trop  sévère  est  jugé  incompétent. 
Mais  quel  état  que  celui  d'un  confesseur  de  trente  à  quarante 
ans!  Quelle  étude  pour  un  peintre!  Quel  portrait  à  faire  que 
celui  d'un  jeune  prêtre  mal  cuirassé  sous  le  costume  et  les  rites 
apostoliques,  dont  les  élans  d'un  cœur  brûlant  sont  comprimés 
sous  l'austérité  d'un   ministère  imposant,  qui  écoute  attentive- 


ment  la  confession  d'une  jolie  femme  qui  n'a  rien,  presque  rien 
à  dire,  si  elle  ne  révèle  les  secrets  sentimens  de  son  amoureux 
martyre  !  Quels  silences  que  ceux  qui  suivent  les  aveux  détaillés 
d'une  belle  pécheresse!  Quelles  questions  que  celles  que  peut, 
que  doit  faire  un  jeune  homme  aux  pieds  duquel  la  beauté  est 
prosternée  !  La  grâce  efficace  est-elle  assez  prompte  à  descendre 
sur  l'anachorète  exposé  à  de  si  vives  tentations?  La  médecine 
est  encore  à  son  berceau  et  peut  intimider  Esculape  lui-même  ; 
mais  la  médecine  de  l'âme,  exercée  de  cette  manière,  est  plus 
dangereuse  encore,  et  le  médecin  plus  exposé  à  la  contagion  du 
mal  qu'il  veut  guérir. 

Tel  est  le  petit  nombre  de  lois  civiles,  entées  sur  autant  de 
lois  naturelles.  i°  Liberté;  2°  Dieu  et  le  culte;  3^  Propriétés 
territoriales;  4°  Propriétés  entre  les  sexes.  Viennent  ensuite  des 
milliers  de  lois  locales  et  réglementaires  que  nul  ne  peut  retenir, 
vu  leur  nombre  considérable  :  abandonnons-les  aux  gens  de 
lois.  Le  résumé  du  code  civil  ou  du  contrat  social  que  nous 
venons  de  mettre  sous  les  yeux  du  lecteur  suffit  pour  lui  former 
une  conscience  conservatrice  du  véritable  esprit  des  lois,  pour 
lui  faire  chérir  les  bonnes  mœurs  et  repousser  l'immoralité  qui 
tue  l'esprit  d'ordre,  que  tout  membre  de  la  société  doit  connoître 
et  respecter.  Chaque  modification  de  lois  fondamentales  peut, 
par  de  nombreuses  exceptions,  former  aisément  un  volume  de 
jurisprudence.  Mais  plus  on  s'enfonce  dans  ce  dédale  ténébreux, 
plus  on  se  perd  dans  les  formes  législatives  et  juridiques.  Il  faut 
peu  de  lois  à  l'honnête  homme,  et  le  code  infini  des  lois  de  la 
terre  ne  suffiroit  pas  pour  convaincre  l'homme  immoral  qui 
prétend  vivre  en  société  civile  comme  dans  les  bois.  C'est  aux 
bois  qu'il  faut  le  renvoyer.  Si  la  vie  sauvage  lui  plaît,  tant  mieux 
pour  lui  et  pour  nous  ;  s'il  se  repent  et  veut  se  mettre  à  l'ordre, 
qu'il  revienne  après  dix  ans  d'épreuves  ;  mais  qu'il  soit  réexilé 
à  jamais  s'il  confond  de  nouveau  deux  positions  dont  les  droits 
et  les  rapports  sont  brisés.  Pourquoi  tuer  juridiquement  ?  Pour- 
quoi les  prisons  perpétuelles  ?  Aux  bois,  aux  îles  à  peu  près 
désertes  !  Là,  entre  hommes  et  bêtes,  il  n'est  qu'une  loi,  celle 
du  plus  fort.  Tu  battras,  tu  seras  battu;  et  si  l'amour  et  ses  fruits 
t'invitent  à  former  une  société  nouvelle,  alors  tu  vivras  et  tu 
sauras  pour(HH)i  nous  t'avons  chassé. 

108 


CHAPITRE  XXXI 


COUP  D'ŒIL  DE  STATIQUE  MORALE 


Quatre  passions  principales,  quatre  sortes  d'amours  dis- 
posent de  nous  :  i°  Amour-propre;  2°  amour;  3°  amour  de 
la  sagesse;  4°  amour  de  l'or  (1).  C'est  de  la  combinaison  de  ces 
difFérens  amours  que  dépend  notre  félicité  et  notre  malheur. 
On  peut  en  réunir  deux,  rarement  trois,  jamais  quatre.  L'amour- 
propre  est  général.  L'amour  est  universel.  Jamais  la  poésie  n'a 
été  plus  véridique  qu'en  disant,  en  montrant  l'amour  : 

Qui  que  tu  sois,  voilà  ton  maître; 
Il  l'est,  le  fut  ou  le  doit  être. 


S'il  est  quelques  exceptions,  elles  ne  font  pas  loi.  L'amour 
de  la  sagesse  est  la  pierre  philosophale  non  chimérique. 
L'amour  de  l'or  est  le  partage  matériel  des  êtres  sans  noblesse 
ni  élévation  (2).  L'amour  et  la  sagesse  se  combinent  diffici- 
lement; l'amour  est  un  tyran  qui  veut  régner  en  despote;  il  fuit 

(i)  Les  autres  amours,  qui  ne  sont  que  des  goûts  ou  des  inclinations  quand  ils 
sont  foibles,  partent  des  mêmes  troncs  dont  ils  sont  les  branches.  (G.) 

(2)  L'homme  distingué  ne  prise  l'or  que  comme  fournisseur  des  biens  de  la  terre; 
c'est  un  agent,  un  domestique  fidèle  qu'il  considère,  mais  qui  ne  lui  inspire  pas  de 
passions.  (G.) 

109 


la  sagesse  qui  veut  émousser  ses  traits  et  lui  rogner  ses  ailes.  Le 
cours  d'amour  que  le  pauvre  Jean-Jacques  a  fait  dans  ce  lieu 
même  où  j'écris,  avec  sa  brune  et  sa  blonde  imaginaires  et  ses 
amours  pour  M"i«  d'Houdelot,  est  une  véritable  Don-Quichot- 
terie. 

L'amour  de  l'or  exclut  tout  autre  amour,  excepté  l'amour- 
propre.  L'avare  amoureux  cesse  bientôt  d'être  l'un  ou  l'autre. 


Education, 


L'arbre  qui  est  devenu  beau  sans  culture  est  plus  beau 
qu'un  bel  arbre  cultivé;  de  même,  l'homme  qui  par  la  nature 
est  excellent  homme,  vaut  mieux  que  celui  qui  doit  tout  à  son 
éducation.  L'éducation  modifie  plus  qu'elle  ne  change  :  il  nous 
reste  toujours  quelque  chose  des  mauvaises  habitudes.  C'est  le 
ver  qui  ne  meurt  point,  dont  l'Ecriture  parle  à  propos  des 
remords  ;  mais  un  long  et  salutaire  régime  moral  influe  sur  le 
physique.  S'il  ne  le  change  point  absolument,  il  le  rend  suppor- 
table. Tel  est  ivre  de  gentilhommerie,  tel  d'amour,  tel  de  philo- 
sophie, tel  de  son  or.  Lequel  est  le  plus  heureux?  Le  stoïcien 
diroit  :  le  premier  est  un  fou,  le  second  un  fou,  le  troisième  un 
sage,  le  quatrième  un  imbécile.  Encore  une  fois,  lequel  est  le 
plus  heureux?  Faut-il  un  peu  de  tous,  un  peu  de  ces  quatre 
amours?  C'est  n'être  rien  ;  c'est  la  maladie  générale  des  hommes  ; 
il  vaudroit  encore  mieux  être  possédé  d'un  seul  amour.  Remar- 
quons que,  excepté  le  fou  d'Athènes,  tous  les  fous  sont  honteux 
en  sortant  de  leur  délire,  et  que  jamais  le  sage  ne  s'est  repenti 
de  l'avoir  été.  II  paroit  que  chacun  cherche  le  bonheur  hors  de 
soi  et  qu'il  n'est  qu'en  nous;  le  sage  seul  en  approche  en  domp- 
tant ses  passions.  En  attendant  que  le  problème  soit  résolu, 
disons  que  le  sage  est  de  tous  les  pays;  que  moins  les  sciences 
sont  en  vogue  dans  un  lieu,  moins  il  y  a  de  savans,  plus 
l'homme  qui  se  voue  par  instinct  à  l'étude  de  la  nature  est  ce 
qu'il  doit  être;  nul  préjugé  ne  l'encombre,  la  nature  juste  l'a  fait. 


Influence  des  climats. 


D'après  le  partage  et  la  combinaison  des  divers  amours 
que  nous  venons  d'établir,  l'Espagnol  est  ivre  de  sa  noblesse  et 
de  ses  amours;  la  philosophie,  néant.  On  a  profité  de  son 
double  délire  pour  l'enchaîner  avec  des  préjugés.  On  a  senti 
que  si  son  délire  changeoit  d'objet,  s'il  aimoit  (comme  il  en  est 
capable)  l'instruction  autant  que  ses  titres  et  ses  maîtresses, 
l'Espagnol  seroit  un  aigle  qui  ne  se  laisseroit  plus  conduire 
dans  les  cachots  de  l'Inquisition.  Ce  que  nous  venons  de  dire 
pour  l'Espagnol  convient  à  l'Italien,  à  quelque  modification 
près.  Le  François  est  capable  de  tout;  dès  lors,  il  fait  toutes 
choses  avec  plus  de  vivacité  que  de  réflexion  ;  il  a  de  l'amour- 
propre  sans  noirceur;  il  aime  les  belles  plus  que  sa  belle,  il 
aime  les  sciences  sans  excès,  il  aime  l'or  pour  pouvoir  être 
généreux.  Tel  est  l'empire  d'un  climat  tempéré  sur  l'homme 
quand  une  détermination  violente  ne  le  pousse  pas  tout  entier 
d'un  même  côté.  Le  Nord  réel  commence  sans  doute  où  finit 
la  juste  température.  Les  hommes  du  Nord  ont  numériquement 
autant  de  passions  que  ceux  des  pays  chauds,  mais  elles  sont 
tempérées  comme  leur  climat.  Les  passions  sont  comme  les 
hommes  :  robustes  et  lourdes  au  Nord,  modérées  dans  les 
pays  tempérés,  exaltées,  vives  et  violentes  dans  les  pays  chauds. 
Cependant,  l'excès  de  la  chaleur  ou  du  froid  produit  le  même 
effet,  la  nullité  des  passions  et  des  effets  qui  en  ressortent. 
L'homme  robuste  du  Nord  qui  est  en  état  de  faire,  fait  plus 
solidement  que  d'autres.  En  général,  l'esprit,  le  génie  ou  le  jeu 
des  passions  (car  c'est  tout  un)  est  rare  chez  eux.  Les  hommes 
et  les  femmes  y  sont  souvent  indécis  entre  le  oui  et  le  non,  plus 
imitateurs  qu'inventeurs  ;  s'ils  font  bien,  il  y  en  a  un  peu  de 
trop;  mal,  c'est  très  mal;  héros,  il  y  a  une  ombre  de  Don- 
Quichotterie \  savans,  une  ombre  de  pédanterie  (i).  Néanmoins 
l'exact  et  sévère  analyste,  ou  plutôt  V analyseur,  l'emporte  sur 
les  hommes  de  toutes  les  nations. 

(i)  Les  rêveries  de  Swedenborg,  le  système  de  Lavater,  la  philosophie  de  Kant 
sont  des  productions  hyperboréennes  ;  nées  dans  le  Midi,  elles  n'en  eussent  été  que  plus 
exaltées;  en  France,  on  les  réduira  à  leur  juste  valeur...  mais  donnons-nous  le 
temps...  (G.) 

III 


L'esprit  de  vie  est  l'héritage  des  hommes  méridionaux  ;  ils 
en  ont  les  défauts,  tels  que  l'astuce,  la  fourberie,  la  perfidie,  la 
dissimulation,  la  trahison  :  c'est-à-dire  qu'ils  se  servent  dans  les 
circonstances  épineuses  des  facultés  de  leur  esprit.  L'homme  du 
Nord,  au  contraire,  est  franc  et  loyal  par  caractère;  il  existe 
trop  fortement,  trop  lourdement,  trop  décidément  pour  y 
entendre  finesse.  L'homme  du  Midi  voit  tout  environné  d'ab- 
stractions, à  moins  qu'il  ne  soit  emporté  ou  anéanti  par  son 
délire.  L'homme  du  Nord  ne  voit  qu'une  chose  à  la  fois.  Le  oui 
et  le  non  du  dernier  sont  de  plomb,  ils  attirent;  ceux  du 
premier  sont  de  feu,  ils  s'exaltent.  A  part  le  caractère,  nos 
occupations  journalières  nous  modifient  forcément.  Le  savant, 
le  magistrat,  le  guerrier,  le  négociant,  l'ouvrier  et  le  noble 
portent  tous  quelques  stigmates  de  leur  état. 


Le  Savant. 

L'homme  studieux,  l'amant  de  la  nature  vit  tranquille  au 
milieu  des  orages  moraux.  Le  savant  dont  on  pilloit  la  chambre 
disoit  à  ses  voleurs  :  «  Messieurs,  je  vous  en  prie,  ne  dérangez 
pas  mes  papiers  »  et  il  continuoit  de  travailler.  Je  n'ai  jamais 
vu  le  lieu  de  travail  d'un  grand  homme  sans  émotion.  L'amour 
de  la  sagesse  et  de  l'humanité,  un  grain  d'amour-propre  qui  se 
multiplie  cependant  si  l'on  dédaigne  l'homme  et  ses  productions; 
les  douces  réminiscences  de  l'amour  qu'un  calme  heureux  laisse 
peu  regretter  (i),  l'indifférence  pour  toute  espèce  de  superflu, 
tel  est  l'état  du  sage,  qu'il  préfère  au  trône  du  monde. 


Le  Magistrat. 

Dans  toutes  ses  actions,  le  magistrat  doit  imposer  le  respect 
qu'on  doit  aux  lois  dont  il  est  l'organe.  L'aisance  de  la  vie  lui  est 

(i)  On  sait  ce  mot  d'un  grammairien  qui  trouva  sa  femme  renfermée  avec  un  jeune 
homme  :  celui-ci,  découvert,  dit  à  la  dame  :  «  Je  vous  l'avois  bien  dit  qu'il  étoit  temps  que 
je  m'en  aille...  —  Que  je  m'en  allasse,  Monsieur,  reprit  le  puriste.  »  (G.j 

112 


nécessairement  dévolue  :  l'homme  qui  ordonne  au  nom  de  la  loi 
ne  doit  dépendre  ni  implorer  la  pitié  de  personne.  Nous,  peuple, 
nous  gageons  de  sa  conscience  intime  par  ses  mœurs,  sa  justice, 
son  intégrité,  et  surtout  par  sa  modération  à  acquérir  les  biens 
de  la  fortune.  Nous  disons  :  pour  que  ses  mœurs  soient  pures, 
il  doit  être  marié  ;  le  concubinage  le  dégrade  plus  que  nul  autre 
citoyen,  soit  par  le  mauvais  exemple  qu'il  donne,  soit  parce  que 
ses  mœurs  et  les  préceptes  de  la  loi  qu'il  promulgue  sont  diver- 
gens  avec  sa  conduite.  S'il  vit  sans  femme,  il  lui  manque  le  sens 
majeur;  il  n'est  que  moitié  d'homme  et  hors  d'état  de  nous 
juger  en  se  mettant  à  notre  place.  Sa  justice  et  son  intégrité 
doivent  être  manifestes.  Nous  l'avertissons  que  le  peuple,  dans 
une  brève  supputation,  calcule  de  la  manière  suivante  sa  situation 
passive  et  active  :  que  lui  ont  laissé  ses  pères?  Rien.  Combien 
lui  vaut  son  emploi?  Tant.  Combien  doit-il  dépenser?  Tant. 
Combien  doit-il  lui  rester  net  depuis  dix  ans  qu'il  exerce?  Tant. 
11  a  vingt  fois  plus...  c'est  un  fripon.  Il  n'est  pas  d'homme  en 
place  dont  le  bilan  ne  soit  ainsi  fait  cent  fois  dans  chaque  nuit 
d'insomnie  par  cent  hommes  différens.  On  les  flatte  pour  les 
corrompre,  pour  les  tromper,  parce  qu'on  a  besoin  d'eux,  mais 
l'opinion,  la  justice,  la  vindicte  publique  veillent...  c'est  de  quoi 
ils  peuvent  être  sûrs. 


Le  Guerner 


On  diroit  que  l'état  de  guerrier  a  son  code  à  part.  Sa  force 
impose  tellement  qu'elle  tend  à  neutraliser  les  passions  dont 
nous  faisons  l'analyse.  L'amour-propre,  dans  le  guerrier,  devient 
amour  de  la  gloire,  l'amour  un  besoin,  un  passe-temps  qu'on 
aperçoit  à  peine.  L'amour  de  la  philosophie  paroit  incompatible 
avec  un  ministère  de  destruction  souvent  nécessaire  pour 
repousser  l'agression.  L'amour  de  l'or  est  un  droit  de  conquête 
auquel  on  n'attache  aucun  préjugé  déshonorant  :  «  si  j'eusse  été 
vaincu,  tu  m'eusses  pris;  je  suis  le  plus  fort,  je  te  prends,  toi  et 
tout  ce  que  tu  possèdes.  »  Exécrable  amour-propre,  à  quelle 
extrémité  nous  rcduis-tu?  Mais  depuis  l'insecte  jusqu'à  l'aigle 

ii3 


impérieux,  depuis  Tagneau  jusqu'au  lion  furieux,  tous  les  ani- 
maux se  font  la  guerre.  La  nature  semble  avoir  dit  :  «  Mangez- 
vous  et  multipliez-vous...  ne  pourrissez  point  sans  renaître  sous 
mille  formes.  Périsse  l'individu  pour  que  mon  œuvre  soit 
éternel!  »  Ainsi,  nature,  tu  le  veux,  et  nous  naissons  à  ce  prix. 
Une  force  armée,  avons-nous  dit,  impose  à  tel  point  qu'elle 
neutralise  les  passions  aux  yeux  des  spectateurs.  Si  telle  est  une 
force  humaine,  qu'est-ce  donc,  que  disons-nous  d'une  nature 
imposante  au  suprême  degré,  dont  les  lois  sont  universelles?  Qui 
semble  avoir  tout  fait  pour  nous  et  qui  nous  écrase  comme  le 
blé  sous  la  meule?  Quant  aux  grandes  révolutions  physiques  du 
globe,  elles  sont  nécessaires  puisqu'elles  ont  lieu;  nous  ne 
pouvons  les  éviter,  soumettons-nous.  Ce  sont  surtout  nos  passions 
illimitées  qui  nous  rendent  malheureux;  est-ce  la  nature  qu'il 
faut  en  accuser?  Non,  elles  appartiennent  à  la.  société  qui 
est  notre  ouvrage.  O  instruction  plus  générale  encore,  viens  au 
secours  de  l'homme  misérable!  Fais  qu'il  te  connaisse  assez 
pour  savoir  ce  qu'il  doit  soustraire  de  ses  droits  naturels  pour 
pouvoir  vivre  en  société.  C'est  là  le  nœud  gordien.  Qu'il  se 
rende  par  raison  et  non  par  crainte  du  glaive  des  lois  suspendu 
sur  sa  tête.  Qu'il  fasse  le  bien  sans  contrainte,  afin  qu'il  cesse 
d'être  vil,  menteur  et  hypocrite.  Diras-tu,  apôtre  de  l'erreur, 
qu'il  faut  tromper,  asservir  les  foibles  par  des  prestiges?  C'est 
éterniser  la  guerre  parmi  nous;  c'est  vouloir  être  toujours  ce 
que  nous  fûmes,  ce  que  nous  sommes,  c'est  vouloir  que  toujours 
le  loup  mange  l'agneau. 


Le  Négociant, 


L'amour  de  l'or  est  le  partage  des  êtres  sans  noblesse  ni 
éducation,  avons-nous  dit,  généralement  parlant.  Mais  le  vrai 
négociant,  celui  qui  a  autant  de  probité  que  d'activité  et  d'ordre, 
est  peut-être  le  citoyen  le  plus  utile  à  sa  patrie.  S'il  n'a  ni  l'amour 
de  la  philosophie  ni  l'amour  des  arts  au  premier  degré,  ces 
goûts  sont  remplacés  par  une  existence  utile  et  solide.  Le  vrai 
négociant  est  idolâtre  de  son  crédit;  son  crédit  tient  à  son  intel- 

114 


ligence  et  surtout  à  sa  probité.  L'amour  chez  le  négociant  est 
soumis  aux  règles  du  calcul,  comme  son  commerce  :  c'est  un 
effet  de  l'habitude.  Tout  homme,  de  quelqu'état  qu'il  soit,  a  son 
coin  de  foi bl esse  ;  celui  du  négociant  est  l'amour  de  l'or;  c'est 
le  fond  de  sa  conscience;  toute  sa  tactique  est  là,  comme  celle 
du  savant  ou  de  l'artiste  a  la  réputation  pour  but.  Le  marchand 
sait  que  la  sienne  n'ira  pas  loin  après  lui...  il  s'en  dédommage 
par  l'opulence.  Le  savant  et  l'artiste  savent  qu'une  fortune 
immense  dégraderoit  leur  réputation  ;  ils  s'en  consolent  en  fixant 
le  nuage  doré  de  l'immortalité.  De  ces  deux  états,  l'un  est  plus 
noble,  l'autre  plus  solide;  l'un  plus  imposant,  vu  en  grand  et 
dans  l'avenir,  l'autre  plus  utile  au  présent.  Le  négociant  trouve 
son  délassement  dans  les  travaux  de  l'homme  de  lettres  et  de 
l'artiste  qu'il  fait  vivre  par  ses  dépenses;  l'un  enrichit  l'Etat, 
l'autre  l'illustre  par  les  productions  de  son  génie.  L'Anglois,  qui 
semble  ne  considérer  que  son  état  de  commerçant,  dépose 
l'homme  de  génie  devant  le  tombeau  de  ses  rois,  et  non  le 
négociant  à  cent  mille  livres  sterling. 


L'Ouvrier. 


L'ouvrier  et  le  paysan  sont  à  la  société  ce  que  les  roues 
sont  à  l'horloge;  sans  elles,  point  de  machine,  mais  sans  le 
ressort  ou  le  poids  (qui  est  l'homme  instruit),  le  rouage  resteroit 
immobile  ou  se  briseroit  par  ses  irrégularités.  Pour  suivre  la 
marche  que  nous  avons  prise  au  commencement  de  ce  chapitre, 
disons  que  l'amour-propre  sans  instruction  est  ce  qu'il  y  a  de 
plus  pitoyable  dans  l'homme.  L'amour  de  la  sagesse  est  énig- 
matique  chez  le  peuple.  Quand  il  est  bien  né,  je  veux  dire  heureu- 
sement, il  pratique  la  bonne  philosophie  sans  ostentation.  Si, 
dans  le  jeune  âge,  ses  passions  le  jettent  dans  le  désordre,  c'est 
avec  excès;  rien  ne  peut  l'en  sortir  qu'un  désastre;  après  quoi, 
il  recommence  une  seconde  carrière  plus  régulière.  L'éducation 
nous  dispense  souvent  d'être  sages  à  nos  dépens  :  c'est  en  quoi 
elle  est  bonne  à  tous.  L'amour  est  de  pur  instinct  chez  le  peuple. 

ii3 


Rien  de  plus  singulier  que  d'observer  les  amours  de  village  ; 
c'est  à  coups  de  pattes,  à  coups  de  poings  qu'ils  s'expliquent 
leurs  tendresses;  le  garçon  a  les  cheveux  hérissés,  la  fille  crie 
comme  une  chatte;  néanmoins,  ils  vont  se  raccommoder  au 
prochain  bocage.  L'amour  de  l'or  est  la  passion  favorite  du 
peuple.  Il  ne  comprend  pas  pourquoi  nous  sommes  plus  riches 
que  lui;  cela  explique  assez  qu'il  n'entend  rien  à  la  gradation 
nécessaire  qui  lie  les  hommes  entr'eux  et  les  élève  graduellement 
à  proportion  de  leurs  facultés  intellectuelles.  L'homme  du 
peuple  ne  voit  que  l'or;  il  croit  qu'il  procure  tout,  il  s'obstine  à 
ignorer  qu'il  conduit  à  tous  les  maux.  L'homme  du  peuple 
désintéressé  est  un  phœnix,  c'est  le  vrai  philosophe  sans  le 
savoir.  L'intérêt  sordide,  l'amour  de  l'or  gâte  tout  chez  lui.  Sans 
ce  défaut  et  sans  amour-propre  ridicule,  son  ignorance  seroit 
touchante. 


Noblesse. 


La  noblesse  dans  les  sentimens,  les  manières  et  surtout 
dans  les  actions  est  le  premier  apanage  de  l'homme,  après  la 
sagesse.  La  richesse  bienfaisante  jointe  à  la  noblesse  ou  la  grâce 
dans  les  manières  caractérisent  l'être  le  plus  aimable  et  le  plus 
nécessaire  :  c'est  le  simulacre  du  soleil  magnifique  et  vivifiant. 
Le  riche  est  l'ami  du  pauvre,  dont  il  ne  peut  se  passer  pour 
faire  emploi  de  ses  richesses  quand  il  n'est  pas  son  tyran  ;  le 
pauvre  est  l'ennemi  naturel  du  riche.  Combien  de  fois  verse-t- 
il,  en  s'inclinant  devant  lui,  des  larmes  de  rage  qu'on  prend 
pour  celles  de  la  détresse!  La  puissance  et  la  richesse  donnent 
immuablement  à  l'homme  une  direction  déterminée  dans  le 
monde  moral.  Il  est  bon,  utile  ou  méchant  et  plus  qu'inutile. 
Quelle  direction  prendra-t-il  s'il  n'est  éduqué  avec  soin?  Il  sera 
dur,  orgueilleux  et  tyran  du  pauvre  :  c'est  avec  hauteur  que  le 
riche  lui  dit  :  «  Sers-moi,  je  te  paye  ».  C'est  avec  humilité  que 
le  pauvre  demande  son  salaire.  Celui  qui  donne  à  cent  pour 
cent  a  un  avantage  sur  celui  qui  reçoit,  quoiqu'ils  aient  besoin 
l'un  de  l'autre.  Il  semble  qu'on  reste  en  confraternité  avec  un 

ii6 


homme  tant  qu'on  n'a  rien  reçu  de  lui.  C'est  l'amorce  perfide  que 
Rousseau  redoutoit,  quand  on  lui  disoit  ou  qu'on  lui  écrivoit  : 
«  Permettez-moi  de  vous  offrir...  »  Cela  vouloit  dire  pour  lui  : 
«  Souffrez  que  je  me  place  au-dessus  de  vous.  »  C'est  d'un  ton 
bénin  qu'on  oftre  ce  premier  petit  cadeau,  qui  est  plus  considé- 
rable et  plus  conséquent  qu'on  ne  croit,  si  on  compte.  L'amour- 
propre  est  l'élément  du  noble  riche,  et  plus  encore  du  noble 
pauvre.  C'est  pour  ainsi  dire  dans  l'amour-propre  que  toutes  les 
substances  de  son  corps  sont  imprégnées  dès  sa  naissance.  Par 
l'exemple  et  l'éducation,  le  noble  se  croit  aisément  d'une  pâte 
différente  de  la  nôtre,  et  que  nous  ne  nous  ressemblons  que  par 
les  os;  néanmoins,  la  mort  est  un  grand  égaliseur.  Quand  il  y 
avoit  force  vilains  sur  la  terre,  les  moins  vilains  s'anoblissoient; 
mais  l'instruction,  la  philosophie,  l'invention  de  l'imprimerie 
surtout,  ont  abattu  le  préjugé  qui  soutenoit  l'édifice  nobiliaire; 
plus  l'instruction  sera  générale,  plus  la  juste  égalité  régnera 
parmi  les  peuples. 

L'amour  est  de  tous  les  états,  nous  le  répétons  encore.  Si 
l'homme  puissant  n'est  retenu  dans  les  liens  d'un  véritable 
amour,  c'est  dans  toutes  les  classes,  dans  tous  les  pays  qu'il 
achète  des  faveurs  sans  pouvoir  s'assouvir.  Cependant,  qu'il 
rencontre  une  femme  qui  lui  résiste,  il  en  oublie  cent  pour  lui 
consacrer  tous  ses  vœux.  Cette  femme,  il  la  trouvera  soit  par 
vertu,  soit  par  caprice  :  les  femmes  aiment  à  résister  à  celui 
qui  n'est  point  habitué  aux  obstacles.  Qui  le  plaindra  dans  son 
malheur?  Personne.  Dans  tout  état,  l'amour  malheureux  est  un 
tourment  auquel  on  ne  compatit  guère,  encore  moins  le  riche 
amoureux  que  le  pauvre  ;  par  déférence  on  le  plaint,  mais  on 
jouit  secrètement  de  le  voir  participant  aux  peines  communes. 
En  général,  on  ose  peu  avouer  pourquoi  l'on  souff"re  des 
rigueurs  d'une  femme  ;  ce  qu'on  désire  au  vrai  est  si  bestial  ! 
Tous  les  égards,  toutes  les  faveurs  décentes  qu'elle  peut 
accorder  ne  sont  rien  si  elle  ne  se  livre  entièrement,  et  (on 
ose  à  peine  l'écrire)  plus  le  don  est  obscène,  plus  la  faveur  est 
grande  ! 


Le  Sexe. 


Il  nous  reste  à  remarquer  quelle  est  l'influence  du  sexe  sur 
l'homme  de  divers  états.  Le  rapport  entre  les  sexes  est  tel 
(avons-nous  déjà  observé)  que  ce  qui  manque  à  l'un  se  trouve 
dans  l'autre.  Si  l'homme  et  la  femme  se  ressemblent  trop,  c'est  à 
coup  sûr  un  ménage  monotone,  ennuyeux.  Si  la  femme  a  une  tête 
masculine  et  l'homme  une  tête  foible,  c'est  un  sot  ménage.  Si 
l'homme  est  un  maître  juste  et  la  femme  contente  d'obéir  en  rece- 
vant des  hommages  reconnaissans  de  la  part  de  son  mari,  c'est 
un  heureux  ménage.  L'équilibre  moral,  comme  l'équilibre  phy- 
sique, cherchent  à  s'établir  en  toutes  choses  ;  en  conséquence  de 
cette  loi  suprême  et  pour  vivre  en  paix,  si  l'homme  est  emporté, 
la  femme  sera  douce,  du  moins  en  apparence,  et  le  contraire 
aura  lieu  si  la  femme  est  colère.  Si  1  homme  est  libertin,  la 
femme  sera  sage.  A  niais,  femme  de  tête.  Si  dévot,  femme  sans 
préjugés,  et  toujours  le  contraire  en  retournant  la  médaille. 
Disons  donc  que  l'épouse  du  sage  qui  méprise  les  richesses  réta- 
blira un  peu  l'équilibre  en  les  méprisant  moins  que  son  mari; 
et,  souvent,  celui-ci  n'en  sera  pas  fâché.  La  femme  du  rigide 
magistrat  sera  plus  indulgente  que  son  époux.  Celle  du  guerrier, 
compatissante;  celle  de  l'économe  négociant,  dépensière;  celle 
de  l'ouvrier,  chagrine  :  chagrine  en  voyant,  chaque  soir,  son 
mari  abhné  de  fatigue  et  n'ayant  besoin  que  de  réparer  ses 
forces.  Beaumarchais,  parlant  de  la  comtesse  Almaviva  négligée 
par  son  mari,  a  dit  que  le  superflu  ne  suffit  pas  aux  femmes 
riches,  mais  qu'il  leur  taut  encore  le  nécessaire.  Qu'est-ce  donc 
quand  le  premier  n'existe  nullement  et  que  le  second  est  rare? 
C'est  dans  les  pauvres  ménages,  c'est  là  que  le  riche  entendroit 
des  litanies  apologétiques,  qui  lui  feroient  comprendre  que 
l'équilibre  cherche  toujours  à  se  rétablir  et  que,  si  les  moyens 
manquent  pour  y  parvenir,  la  critique  et  la  médisance  y  sup- 
pléent à  cœur  ouvert. 


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CHAPITRE  XXXII 


POUR  FAIRE 


En  général,  pour  faire  un  artiste,  prenez  un  enfant  bien 
né,  je  veux  dire  qui  annonce  de  l'intelligence  et  de  la  viva- 
cité. Elevez-le  au  sein  des  arts;  laissez-lui  librement  essayer 
ses  facultés  naissantes  sur  divers  objets;  il  fera  des  trous 
dans  la  terre,  bâtira  de  petites  maisons,  sculptera  de  petites 
figures,  dessinera,  chantera,  dansera,  imitera  tout  ce  qu'il 
verra  faire.  Enfin,  il  se  fixera  à  un  art  et,  s'il  réussit,  c'est 
justement  alors  qu'il  saura  que  la  vie  ne  suffit  pas  pour  en 
atteindre  la  perfection.  Pour  faire  une  coquette,  prenez  une 
petite  fille  quelconque.  Donnez-lui  des  rubans,  des  bouts 
d'étoffe,  un  miroir,  une  poupée  qu'elle  puisse  fouetter,  gronder, 
mettre  en  pénitence,  et  qui  lui  serve  à  essayer  ses  petites  nippes 
et  sa  domination.  Quand  elle  sera  sage,  dites-lui  qu'elle  est 
belle  pour  la  récompenser.  Quand  elle  aura  de  l'humeur, 
dites-lui  encore  qu'elle  est  belle  pour  l'égayer.  Ainsi  vous  ferez 
un  petit  être  romanesque,  fantastique,  impérieux,  qui  rappor- 
tera tout  à  sa  petite  personne,  qui  boudera  quand  une  mouche 
viendra  deux  fois  de  suite  au  bout  de  son  nez,  qui,  à  quinze 
ans,  ne  trouvera  pas  un  jeune  homme  digne  d'elle  et  qui,  clan- 
destinement, se  préparera  à  être  un  jour  le  fléau  de  son  mari 

119 


et  de  ses  enfans  par  ses  vapeurs  et  le  mauvais  état  de  ses  nerfs. 

Pour  faire  une  femme  aimable,  prenez  une  jolie  petite  fille 
(car  les  laides,  à  moins  qu'elles  ne  soient  douées  de  beaucoup 
d'intelligence,  deviennent  méchantes  parce  qu'on  les  humilie), 
rassemblez  autour  d'elle  quelques  petites  amies  bien  élevées,  en 
éloignant  toutes  celles  qui,  par  leur  méchanceté,  détruiroient  le 
bien  que  vous  voulez  lui  procurer,  caressez,  récompensez  ses 
petites  compagnes  en  disant  :  w  Chère  enfant,  puisse  ma  fille  te 
ressembler!  »  On  apprend  une  langue  en  l'entendant  parler  ;  on 
apprendroit  aussi  la  morale  si,  constamment,  on  la  voyoit  prati- 
quer ;  on  fait  tout  par  l'exemple,  le  bien  et  le  mal.  Vous  lui  don- 
nerez des  talens  sans  doute  ;  ayez  donc  des  assemblées  fixes  où 
ils  soient  mis  en  évidence.  «  Pour  qui  voulez-vous  que  votre  fille 
étudie?  disois-je  à  des  mères  qui  se  plaignoient  à  moi;  pour  plaire 
à  sa  poupée?  »  —  «  Je  crains  que  son  amour-propre...  elle  en  a 
beaucoup  ».  —  «  Il  est  inévitable  quand  on  sait  peu  ;  il  diminue 
à  mesure  qu'on  apprend  et  si  l'on  parvient  à  un  degré  éminent, 
nos  ennemies  savent  encore  nous  contenir.  Sur  toute  chose,  soyez 
vous-même  au  moral  ce  que  vous  voulez  que  soit  un  jour  votre 
fille,  sinon  ne  prétendez  à  rien.  » 

Pour  faire  un  pédant,  donnez  à  l'homme  d'un  esprit  borné 
l'éducation  dont  est  digne  le  seul  homme  bien  né.  11  aura  d'au- 
tant plus  de  prétentions  qu'il  ne  comprendra  rien  à  fond  et  ne 
prendra  rien  du  bon  côté.  Il  ne  sera  jamais  de  l'avis  des  gens 
sensés  qui  voient  à  la  fois  en  grand  et  en  détail  ;  lui  ne  voit  qu'en 
petit,  par  subdivisions,  et  jamais  sous  un  point  de  vue  de  gran- 
deur d'homme. 

Pour  faire  un  athée,  prenez  un  cœur  froid  avec  une  tête 
chaude;  ajoutez  beaucoup  d'amour-propre,  suite  d'une  sensibi- 
lité outrée  ou  vague,  beaucoup  de  prétention  avec  peu  de 
moyens  :  toujours  celui  qui  ne  peut  parvenir  par  les  voies  ordi- 
naires se  jette  dans  les  extraordinaires.  Si  Dieu  l'eût  assisté  en  le 
rendant  content  de  son  sort,  il  ne  l'eût  pas  renié  ;  de  même  que 
si  le  fou  n'eût  pas  fait  de  mauvaises  affaires,  il  ne  se  fût  pas  noyé. 
L'athée  ressemble  à  beaucoup  d'autres  qui  prennent  parti  comme 
ils  peuvent,  parce  qu'il  faut  être  d'un  parti.  Le  mauvais  poëte 
tait  une  satire,  îifin  qu'on  parle  de  lui.  Le  musicien  fait  beaucoup 
de  bruit  quand  il  ne  peut  faire  du  chant.  La  vieille  coquette  qui 

Î20 


craint  le  jour  ne  se  montre  que  la  nuit.  Le  roi  qui  craint  de  ren- 
contrer Diogène  ne  regarde  personne.  Le  malade  qui  sent  qu'il 
va  mourir  se  jette  dans  les  bras  de  Dieu,  comme  l'athée  lettré 
qui  se  sent  mort  en  réputation  se  jette  dans  les  bras  du  diable 
pour  s'en  faire  une.  Y  a-t-il  plusieurs  sortes  d'athées?  Sans  doute. 
L'un  sent  que  la  nature  lui  a  refusé  ce  qu'il  faut  pour  com- 
prendre, l'autre  veut  comprendre  malgré  nature.  L'un,  en  cher- 
chant, s'humilie  devant  la  toute-puissance  ;  l'autre,  ne  concevant 
point  les  causes  premières,  se  révolte.  L'un  est  tendre,  recon- 
naissant, intelligent;  l'autre  est  dur,  impitoyable,  abstrait.  L'un 
espère  toujours  en  Dieu,  sans  le  comprendre  ;  l'autre  désespère 
toujours,  parce  qu'il  a  la  foiblesse  vaniteuse  de  nier  tout  ce  qu'il 
ne  comprend  pas.  Le  premier  sent  un  Dieu  incompréhensible,  il 
n'est  point  athée  ;  l'autre  veut  faire  un  Univers  sans  Dieu  ;  il  veut 
que  ce  qui  est  soit  ainsi  parce  que  c'est  ainsi  :  j'aime  mieux  un 
principe  qui  fait,  que  l'existence  fortuite  de  toute  chose.  Avec 
moins  d'amour-propre,  moins  d'aigreur,  plus  de  sensibilité  et 
surtout  plus  de  considération  parmi  les  hommes,  l'athée  chan- 
geroit  de  sentiment  :  il  n'est  incrédule  que  parce  qu'on  n'est  pas 
de  son  parti.  Si  l'on  croyoit  en  lui,  il  croiroit  en  Dieu  (i).  Quelle 
sottise  de  prétendre  trouver  l'identité  entre  l'ouvrier  créateur  et 
la  machine  qui  lui  obéit  !  Nous  ne  sommes  que  des  machines. 
Cest  l'ombre  qui  se  croit  le  soleil. 

Pour  faire  un  sage,  prenez  l'enfant  d'un  homme  bien  né. 
La  culture  héréditaire  atténue  à  la  longue  tous  les  vices;  elle 
perfectionne  les  hommes  comme  les  plantes.  Entourez  votre 
élève  de  sages  et  de  fous  (il  n'y  a  que  cela  dans  le  monde).  Dirigé 
par  vous,  les  uns  lui  feront  aimer  la  sagesse,  les  autres,  encore 
davantage.  S'il  est  jeune  sage,  il  sera  vieux  fou,  ainsi  ne  préci- 
pitez rien  pour  son  instruction.  Quant  aux  passions  :  si  vous 
l'enchaînez,  il  brisera  ses  entraves.  Laissez-le  boire,  laissez-le 
manger...  mais  préparez-lui  sa  nourriture.  S'il  fait  quelques 
excès,  sachez  en  profiter;  c'est  le  beau  jour  de  son  amendement. 
Faites-le  lire  peu  et  bien,  jamais  jusqu'à  l'ennui.  Connoissez  sa 
mesure,  ne  l'outrepassez  pas.  Chaque  fois  qu'il  vous  question- 

(i)  Je  connois  un  abbé  qui  aime  la  musique  comme  un  enragé  parce  qu'il  ne  la  com- 
prend pas.  L'harmonie  musicale  tend  à  rétablir  l'ordre  dans  ses  nerfs;  elle  le  secoue,  il  crie 
et  ne  peut  guérir  :  c'est  Tantale  au  milieu  des  eaux.  (G.) 


tiera  sur  le  premier  principe  des  choses,  montrez-lui  le  ciel,  qu'il 
croie  Dieu  aussi  puissant  qu'incompréhensible  ;  qu'il  l'adore  sans 
vouloir  le  comprendre,  car  Dieu  est  la  sagesse;  mais  Dieu  est 
comme  l'eau  (a  dit  Plutarque)  ;  plus  on  l'empoigne,  plus  elle 
s'échappe. 

Pour  faire  un  mauvais  journaliste,  prenez  l'homme  de 
lettres  le  plus  désespéré  de  sa  nullité.  Pour  en  faire  un  bon, 
prenez  l'homme  assez  fort  pour  être  au-dessus  de  toute  rivalité. 

Pour  faire  un  sot,  un  libertin,  un  scélérat,  prenez  l'enfant 
premier  venu,  ne  lui  apprenez  rien  ;  qu'il  voie  les  hommes  et 
laissez-le  faire. 

Pour  faire  un  musicien,  prenez  une  âme  vive,  tendre  et 
forte.  Vive  et  tendre,  pour  créer;  forte,  pour  rectifier  après  avoir 
fait.  Le  bon  musicien  est  en  rapport  d'harmonie  avec  toute  la 
nature;  il  senties  nuances  des  accens  des  hommes  et  des  animaux; 
à  leurs  accens,  il  distingue  leurs  passions.  Doué  de  ce  sentiment, 
il  fait  des  chants  heureux,  mais  vagues.  Si  ces  chants  deviennent 
l'expression  de  la  parole  passionnée,  alors  ils  sont  immortels 
comme  les  passions  humaines.  Si  la  nature  ne  prépare  l'artiste, 
ce  qu'on  apprend  en  musique  est  peu  de  chose. 

Pour  faire  un  poëte,  il  faut  les  mêmes  qualités  que  nous 
venons  de  désigner  pour  le  musicien  ;  mais  le  poëte  a  moins 
besoin  encore  de  sentir  l'harmonie  imitative  des  accens  de  la 
parole  que  d'être  pénétré  de  leur  sens  intime.  Le  musicien  fait 
tout  avec  des  sons  ;  le  poëte  ne  les  regarde  que  comme  coloris. 
La  connoissance  et,  surtout,  le  sentiment  des  passions,  celle  de 
l'histoire  et  de  la  mythologie,  qu'il  doit  connoitre  matérielle- 
ment, sont  les  ressources  du  poëte.  Mêler  le  vrai  au  fabuleux  par 
des  rapprochemens  piquans  est  ce  qu'on  appelle  le  genre  poé- 
tique. Je  dirai  encore  pour  le  poëte  ce  que  je  viens  de  dire  pour 
le  musicien  :  les  règles  de  la  poésie  sont  nulles  si  la  nature  n'a 
préparé  l'artiste. 

Pour  faire  un  menteur,  prenez  un  mauvais  poëte  et  un 
mauvais  musicien  ;  nièlc/.  le  tout  ensemble  jusqu'à  parfaite  dis- 
sonance. 

Pour  faire  un  grand  homme  de  quelque  genre  qu'il  soit, 
donnons-lui  les  moyens  d'exercer  son  génie;  c'est  tout  ce  que 
nous  pouvons  et  Dieu  seul  peut  le  reste. 


Pour  faire  un  théologien,  prenez  un  homme  qui  croit  tout 
sans  rien  voir. 

On  pourroit  étendre  le  chapitre  des  Pour  faire...,  mais  il 
deviendroit  une  satire  !... 

Taisons-nous. 


(SI 


CHAPITRE   XXXIII 


MANIERE 
DE  SE  CONDUIRE  SELON  LES  DIVERS  ÉTATS 


En  passant  soi-même  par  divers  états,  on  a  le  temps  de  s'y 
préparer  et  d'en  prendre  les  mœurs.  Mais  on  peut  dans  un  jour 
rencontrer  cent  personnes  d'états  différens  et  envers  lesquels 
notre  conduite  doit  différer.  Dans  ce  rapide  itinéraire...  moral, 
nous  allons  donc  observer  la  personne  stationnaire  et  les 
témoins  de  son  état.  Dans  la  vertu...  quoi!  la  vertu  a  aussi  sa 
tactique?  oui,  mais  le  mot  de  tactique  est  peu  digne  d'être 
appliqué  au  premier  des  états  moraux  ;  état  si  respectable  en 
lui-même  que  l'expression  manque  et  ne  peut  en  atteindre  la 
sainteté.  L'être  vertueux  qui  se  sacrifie  volontairement  au  bien 
général,  qui  est  toujours  pur  dans  ses  mœurs,  pour  qui  le  men- 
songe est  le  dernier  terme  de  l'avilissement  humain,  n'a  pas 
besoin  d'être  prévenu  sur  sa  conduite  envers  nous  ;  sa  vie  est  le 
modèle  sacré  que  nous  devons  suivre  ;  après  Dieu,  c'est  devant 
lui  seul  que  nous  devons  fléchir  le  genou.  Tant  que  je  ne  verrai 
pas  l'homme  vertueux  (reconnu  tel  par  tout  ce  qui  l'environne) 
élevé,  respecté  publiquement  par  le  gouvernement,  je  dirai  :  ' 
ici,  la  morale  publique  n'est  pas  encore  connue  ;  les  hommes  ne 
teront   pas  de  vertueux  ciloris  pour   atteindre  à    la   perfection 

124 


morale  de  leur  être.  Si  je  vois  le  contraire,  si  mon  vœu  s'accom- 
plit, alors  je  dirai  :  ici  je  veux  que  ma  cendre  repose.  A  mon 
gré,  le  contraste  le  plus  hideux  de  ce  monde,  c'est  l'aspect  du 
pauvre  vertueux  à  côté  du  riche  coquin. 

Vous  qui  êtes  dans  la  grandeur,  la  prospérité,  la  richesse, 
voyez  tous  les  hommes  comme  les  juges  sévères  de  votre  bon- 
heur. Celui  qui  vous  flatte  le  plus  est  peut-être  celui  qui  vous 
porte  le  plus  d'envie.  Il  veut  vous  élever  si  haut  qu'on  ne  vous 
voie  plus.  Il  ne  vous  porte  aux  nues  que  parce  qu'il  ne  peut 
vous  enfouir  sous  terre  :  il  sait  que  l'élévation  est  le  tombeau  de 
l'orgueil.  Hommes  puissans,  voulez-vous  savoir  la  vérité? 
Demandez-la  à  ceux  qui  ne  vous  demandent  rien  et  qui  ne 
veulent  rien  de  vous.  Quant  à  vos  créatures,  elles  parlent  pour 
elles  chaque  fois  qu'elles  font  votre  éloge;  elles  ont  beau  se 
cacher,  prendre  un  ton  sévère  ou  flagorneur,  une  espèce  d'écho 
dit  à  la  fin  de  leurs  phrases  :  «  Par  lui,  j'ai  vingt  mille  livres  de 
rente.  » 

Il  est  aisé  d'être  bon  avec  ses  inférieurs,  il  ne  faut  que  se 
laisser  aller  ;  plus  facile  encore  avec  ses  égaux,  il  n'y  a  rien  à 
faire.  Mais  avec  les  puissans  de  ce  monde,  il  ne  faut  ni  monter 
ni  descendre  d'une  manière  trop  sensible,  car  ils  n'aiment  ni  les 
plats  ni  les  impertinens.  En  quittant  quelqu'un  d'imposant,  j'ai 
l'habitude  de  me  demander  si  je  suis  content  de  moi,  et  c'est 
quand  j'ai  le  moins  parlé  que  je  m'approuve  le  plus.  Je  sens  que 
le  personnage  qui  me  quitte  m'aime  en  proportion  de  ce  que  je 
l'ai  laissé  briller.  S'il  vous  force  à  briller  vous-même,  c'est  un 
matois  qui  en  sait  autant  que  vous  ;  alors,  n'attendez  rien  de 
lui...  il  vous  a  tout  payé. 

On  dit  d'un  riche  souffrant  qu'il  est  misérable,  et  non  qu'il 
est  dans  la  misère.  Telle  est  la  force  de  l'usage  :  elle  donne  une 
acception  aux  termes  qu'on  ne  peut  violer.  Mais  ce  qui  est  ainsi 
dans  une  langue  est  autrement  dans  une  autre.  Savoir  plusieurs 
langues,  et  en  respecter  non  seulement  les  règles  de  grammaire, 
mais  les  acceptions  d'usage,  me  paroit  un  phénomène  de 
mémoire.  Quand  aurons-nous  dans  le  monde  trois  unités  bien 
précieuses  :  de  langage,  de  poids  et  de  mesures?  Quand  notre 
langue  française  s'écrira-t-elle  comme  on  la  parle?  Mais  l'éty- 
mologie    des  mots,    vous   dira-t-on?  Ayons   des  dictionnaires 

125 


étymologiques  qu'on  puisse  consulter  au  besoin,  mais  écrivons 
comme  on  parle.  Qu'un  mot  ne  dise  plus  trois  choses,  comme 
poids,  pois  et  poix.  Il  est  affreux  qu'il  n'existe  pas  une 
page  de  français  qu'on  ne  puisse  critiquer.  Il  est  affreux  qu'on 
ne  puisse  rien  traduire  d'une  langue  à  l'autre  sans  presque  faire 
un  livre  d'une  autre  tournure  d'esprit.  Quelqu'un  a  fort  bien  dit 
qu'une  traduction  est  comme  le  compliment  d'une  femme 
d'esprit  rapporté  par  sa  femme  de  chambre  !  Nous  nous 
sommes  éloignés  de  notre  objet,  abordons-le.  Le  riche  misé- 
rable ou  souffrant  a  plusieurs  peines  à  la  fois  à  supporter  :  celle 
de  son  état  de  maladie,  le  dépit  de  sentir  qu'on  n'achète  pas  la 
santé  avec  des  millions  et  de  se  voir  réduit  à  la  condition  com- 
mune des  humains.  A  son  aspect,  le  pauvre  se  défend  diffici- 
lement d'un  retour  satisfait  vers  lui-même,  en  voyant  que,  tôt 
ou  tard,  tout  rentre  dans  l'ordre  commun.  Après  cette  tacite 
vengeance,  il  lui  est  aisé  d'être  compatissant.  La  misère  du 
pauvre  excite  en  nous  un  conflit  de  sensations.  Souffre-t-il  par 
sa  faute?  Est-ce  celle  de  son  éducation?  ses  proches  peuvent-ils 
l'assister?  pourquoi  ne  le  font-ils  pas?  Ecartons  à  la  fois  tous  ces 
obstacles  à  notre  commisération,  volons  au  secours  du  malheu- 
reux qui  souffre  si  nous  ne  voulons  pas  sentir  les  remords; 
raisonnons  ensuite  sur  son  état  pour  l'améliorer.  L'humanité 
souffrante  a  plus  de  droit  à  nos  égards  que  l'homme  élevé  sur 
le  trône  du  monde.  Comment  devons-nous  nous  conduire  avec 
les  amans  heureux  ou  malheureux?  Egoïstes  doubles,  ils  font 
classe  à  part,  ils  font  semblant  de  nous  écouter  et  ne  suivent  que 
leur  passion. 

J'ai  souvent  parlé  de  l'amour  dans  mes  ouvrages  préccdens 
et  dans  celui-ci  :  l'objet  est  si  vaste,  il  lient  si  près  au  cœur  de 
l'homme,  il  a  tant  de  faces  qu'il  se  présente  toujours  sous  des 
aspects  nouveaux.  Le  sentier  de  l'amour  a  beau  avoir  été  frayé, 
battu  depuis  Adam  et  Eve  jusqu'à  Noé  et  depuis  Noé  jusqu'à 
nous,  c'est  une  corne  d'abondance  intarissable  pour  les  uns. 
c'est  le  tonneau  des  Danaïdes  pour  les  autres,  c'est  le  Paradis 
des  Musulmans  et  ce  seroit  aisément  celui  de  tous  les  hommes, 
de  croire  revivre  doués  d'amour  sans  lin  et  de  facultés  iniînies. 
Deux  êtres  unis  par  l'amour  légitime  sont  les  plus  fortunés  de  ce 
monde.  Après  le  temps  de  leurs  premières  amours,  après  avoir 

126 


dépassé  la  zone  torride-amoureuse,  si,  l'un  envers  l'autre,  ils 
conservent  la  fidélité  conjugale,  si  la  femme  surtout  devient 
prêtresse  conservatrice  du  feu  sacré  de  l'hymen,  alors  les  époux 
sont  vertueux  et  respectables  à  tous  les  yeux.  Troubler  leur 
union  est  un  crime  de  lèse-société.  Tel  Satan,  qui  n'existe  que 
pour  le  mal,  tel  est  le  corrupteur  qui  trouble  un  heureux 
ménage. 

L'amour  illégitime  est  un  fruit  encore  vert,  mais  piquant, 
qu'on  enlève  en  passant  sous  le  verger  du  voisin.  Le  charme  du 
larcin  provient,  en  nous,  du  désir  de  retourner  à  l'état  libre  de 
nature  ;  mais  les  suites  des  excès  moraux  sont  toujours  compen- 
sés par  les  peines  qui  les  suivent.  Nous  voyons  avec  envie  les 
amans  liés  par  des  nœuds  illégitimes;  mais,  mieux  qu'eux,  nous 
sentons  leurs  périls  futurs  et  déjà,  dans  les  yeux  célestes  de 
l'amante  adorée,  nous  découvrons  une  source  de  larmes  prêtes 
à  couler,  et  trop  amères  pour  être  désirables.  La  beauté  qui  se 
donne  à  l'homme  sans  l'autorisation  des  lois  est  comme  la  fleur 
arrachée  de  sa  tige  qu'on  fait  vivre  encore  quelques  jours  dans 
une  eau  limpide  :  en  la  voyant  chacun  dit  :  «  C'est  dommage  !  » 

Les  unions  surannées  sont  pour  nous  comme  la  parade  de 
la  bonne  comédie  ou  comme  la  pièce  de  théâtre  d'un  auteur 
mal  accrédité  ;  dès  la  première  scène  on  dit  :  Gare  le  dénoue- 
ment !  (i) 

Disons,  en  résultat,  que  chacun  a,  malgré  soi,  les  mœurs 
et  les  manières  de  son  état.  On  peut  remarquer  les  stigmates 
moraux  suivans  dans  les  divers  états  que  nous  parcourons.  La 
misère  sans  instruction  est  rampante  ou  insolente  ;  elle  fait 
hausser  les  épaules.  Pour  peu  qu'une  famille  se  multiplie,  un 
de  ses  membres  s'instruit  ou  s'enrichit  et  la  souche  se  décrasse. 
Si  l'instruction  et  la  fortune  se  réunissent,  le  meilleur  ton  s'en- 
suit; si  la  fortune  est  seule,  les  manières  gauches  se  font  encore 
remarquer  au  milieu  du  luxe  le  plus  somptueux.   Les  puissans 

(i)  La  nièce  de  Voltaire,  vevivc  depuis  longtemps,  étonna  Paris  en  épousant  un  veuf 
aussi  âgé  qu'elle;  le  lendemain  des  noces,  un  petit  jockey  (*),  qu'on  fit  entrer  dans  la 
chambre  nuptiale,  vit  dans  le  lit  deux  grosses  tètes  enluminées  et  pomponnées  de  rubans 
roses  ;  ne  sachant  à  qui  offrir  son  billet,  il  tendit  le  bras  en  disant  :  «  Lequel  de  ces  deux 
messieurs  est  madame  Du  vivier  ?  »  (G.) 

(*)  Dans  le  langage  du  temps,  domestique  de  petite  taille  habituellement  employé  à 
conduire  les  chevaux  en  postillon. 

127 


et  les  riches  sont  (quand  ils  ont  de  l'esprit)  affablement  nobles  ; 
ils  nous  paient  ainsi  le  surplus  du  bien  commun  dont  ils 
jouissent  à  nos  dépens.  Ils  sont  tellement  ennuyés  des  grimaces 
intéressées  de  ceux  qui  les  entourent,  qu'ils  finissent  par  aimer 
leur  chien  plus  que  leurs  courtisans,  parce  qu'il  est  sans 
manège. 


CHAPITRE  XXXIV 


DISSERTATION  SUR  UN  VERRE  D'EAU 


«  Vous  avez  une  belle  source  d'eau  vive,  me  disoit  hier 
[i5  thermidor  an  XI  (i)]  un  philosophe.  D'où  vient-elle?  »  —  «  De 
la  forêt  voisine,  de  la  forêt  de  Montmorency,  qui  est  plus  élevée 
que  l'Hermitage.  Des  aqueducs  qui  ont  peut-être  coûté  trente 
ou  quarante  mille  francs  vont,  de  droite  et  de  gauche,  chercher 
cette  eau  sous  la  forêt.  »  —  «  Est-ce  pour  Rousseau  qu'on  a  fait 
cette  dépense  en  lui  bâtissant  sa  maison?  »  —  «  Non  ;  ceci  étoit 
le  réservoir  des  eaux  de  la  terre  de  la  Chevrette  qui  fut  vendue, 
mais,  avant  de  vendre  la  terre,  il  plut  au  propriétaire  de  démolir 
le  château,  d'arracher  les  tuyaux  de  fonte  qui  s'étendoient  à 
plus  d'une  demi-lieue,  et  les  eaux  nous  restèrent.  »  —  «  Qu'elle  est 
belle,  cette  eau  !  »  Et  il  en  puise  un  verre  qu'il  regarde  à  travers 
le  jour.  ((  Que  de  voyages  a  faits  ce  verre  d'eau  depuis  sa  créa- 
tion, aussi  ancienne  que  le  monde  !  Par  combien  d'endroits 
n'a-t-il  pas  passé!  S'il  pouvoit  parler,  il  diroit  :  J'arrive  ici  pour 
la  centième  fois.  Dix  fois,  j'ai  rafraîchi  les  entrailles  de  Jean- 
Jacques,  et  je  suis  encore  à  votre  service  ;  j'ai  parcouru  cent 
mille  fois  les  nues  et  le  centre  de  la  terre.  J'ai  fait  cent  et  cent 

(i)  3  août  i8o3. 


I2g 


fois  les  quatre  parties  du  monde.  J'ai  été  sorbet  en  Turquie,  le 
lait  de  la  nourrice  de  Marc-Aurèle  et  de  Henri  IV,  la  ciguë  de 
Socrate,  les  larmes  des  vestales  païennes  et  des  nonnes  catho- 
liques, le  liquide  de  cent  mille  jolies  femmes,  telles  que 
Cléopâtre,  Laïs,  Aspasie,  Ninon,  Gabriel,  Mesdames  B.  F,  T,  J, 
et  toutes  les  lettres  de  l'alphabet.  J'ai  été  tour  à  tour  verger, 
vinaigre,  poison  perfide,  vin  réconciliateur  ;  on  me  fait  belle 
mine  quand  je  suis  nectar,  la  grimace  quand  je  suis  médecine... 
S'il  en  est  de  même  de  l'esprit  qui  nous  anime,  nous  sommes, 
sans  le  savoir,  de  fiers  voyageurs.  »  —  «  Buvez,  dis-je  à  mon 
joyeux  philosophe  qui  s'échautîbit,  et  son  verre  d'eau  aussi  ; 
vous  en  puiserez  un  second  qui  vous  dira  le  reste.  »  Si  je 
l'eusse  laissé  dire,  il  eût  fait  entrer  le  système  du  monde  dans 
son  verre  d'eau,  tant  il  y  a  de  rapports  entre  les  choses  créées. 
((  La  médisance  des  petites  villes  devient  inutile  et  semble  bien 
mesquine  à  l'homme  instruit  qui  plane  dans  les  airs,  tandis  que 
la  caillette  et  le  bigot  rampent  sur  la  terre,  dis-je  à  la  société 
du  pays  qui  nous  entouroit.  Bénie  soit  l'instruction  !  Maudite 
soit  l'ignorance  et  ceux  qui  voudroient  la  réaccréditer  encore 
parmi  nous!  Exécrables  partisans  de  Terreur,  qui  montrez 
aujourd'hui  vos  cornes  démoniaques,  vous  voulez  qu'on  trompe 
les  hommes!  Laissez-les  s'instruire.  Un  verre  d'eau,  un  caillou, 
une  feuille  suffisent  pour  les  conduire  à  l'étude  de  l'immense 
nature,  en  admirant  son  auteur.  Satan  est  aussi  le  partisan  de 
l'erreur  et  du  mensonge;  allez  le  rejoindre  aux  enfers  et 
amusez-vous  ensemble  à  tromper  les  hommes  autant  que  la 
philosophie  veut  les  éclairer.  —  Mais  on  abuse  quelquefois  de 
la  science.  —  Oui,  mais  on  abuse  toujours  de  l'erreur  accré- 
ditée. L'instruction  a  mille  chances  heureuses  sur  trois  mau- 
vaises; l'erreur,  c'est  le  contraire.  En  morale,  l'instruction... 
c'est  la  vie,  l'ignorance  c'est  la  mort.  » 


i3o 


CHAPITRE  XXXV 


DES  FACULTES  NEGATIVES  DES  ETRES 


Toutes  choses  créées  ont  leur  printemps,  leur  été,  leur 
automne  et  leur  hiver,  qui  répondent  à  l'enfance,  à  la  brillante 
adolescence,  à  l'âge  mûr  et  à  la  vieillesse  de  l'homme  et  de 
toutes  créatures  douées  seulement  d'instinct  et  de  sensibilité, 
sans  la  faculté  rationnelle.  Les  créations  qu'on  nomme  insen- 
sibles, parce  qu'elles  n'ont  pas  plus  la  faculté  de  nous  révéler 
leur  existence  par  la  parole  ou  les  signes  que  nous  de  monter 
dans  les  astres  pour  y  étudier  l'universalité  de  la  nature  ;  ces 
créations  ont  aussi  leurs  gradations  d'âge.  Existe-t-il  des  rap- 
ports entre  les  âges  de  l'homme  et  les  saisons?  Oui,  puisque 
nous  sommes  constitués  des  mêmes  substances  que  les  élémens 
qui  végètent  sous  la  puissance  électrique  de  l'astre  de  feu  qui 
s'éloigne  ou  se  rapproche  de  nous  en  diversifiant  les  saisons.  — 
L'homme  trouve-t-il  l'équilibre  de  la  santé,  surtout  dans  la 
saison  qui  correspond  à  son  âge?  Il  semble  que  la  jeunesse  ou 
la  force  de  l'âge  s'accommode  de  toutes  les  saisons,  qu'elle  ne 
périt  que  par  défaut  de  conformation  organique,  par  abondance 
de  vie  ou  par  les  excès.  La  vieillesse  se  termine  en  hiver  par 
défaut  de  chaleur  et,  au  printemps  et  en  été,  par  l'impulsion 
des  forces  élémentaires  trop  au-dessus  de  la  foiblesse  de  l'âge 

i3i 


avancé.  Au  reste,  l'hiver  est  généralement  le  tombeau  des 
vieillards;  ils  se  restaurent  en  été  quand  ils  peuvent  en  sup- 
porter l'abondance  et  c'est  dans  la  morte-saison  que  la  mort 
nous  moissonne.  Les  climats  divers  ont  tous  quelques  propriétés. 
Nous  sommes  constitués  selon  le  climat  où  nous  sommes  nés. 
Nous  hommes  faits  pour  lui,  puisque  dans  lui  nous  avons 
fructifié.  ((  Ce  climat  me  convient  »  n'est  pas  un  mot  vide  de 
sens,  mais  «  je  suis  fait  dans  tel  ou  pour  tel  climat  »  seroit  une 
expression  plus  juste  et  moins  fastueuse.  Chaque  être  a  des 
facultés  négatives  qui  le  retiennent  captif  et  qu'il  ne  peut 
franchir.  Si  l'être  organisé  jusqu'à  la  raison  ou  seulement 
jusqu'à  l'instinct  pouvoit  tout  ce  qu'il  veut,  par  trop  de  sécurité 
il  n'agiroit  plus.  Ses  facultés  négatives  le  tentent;  il  veut  les 
surmonter  ;  il  pousse  sans  cesse  vers  plus  de  perfection  :  ainsi 
nous  devons  tout  à  ce  qui  nous  manque.  Les  flots  veulent 
gagner  la  terre,  mais  inutilement,  si  elle  ne  cède.  La  terre 
veut  contenir  les  flots,  mais  ils  la  détrempent,  elle  fléchit  et  ils 
la  surmontent.  Tout  est  en  combat,  tout  résiste  et  tout  cède  : 
c'est  ainsi  que  le  mouvement  est  contenu  dans  la  nature.  Croître 
ou  décroître  est  de  fait  dans  les  corps  organisés,  donc  ils  ne 
cessent  d'être  en  mouvement.  S'agiter  pour  créer  est  le  fait  des 
matières  inertes,  jusqu'à  ce  qu'un  nombre  de  substances  soient 
compétentes  pour  former  un  individu  doué  de  sensibilité.  Mais 
toujours  il  manque  quelque  chose  à  cet  être  ;  Dieu  seul  réunit 
toutes  les  facultés.  Le  caillou  se  forme  et  se  décompose,  mais  il 
y  auroit  absurdité  de  croire  qu'il  se  connoit,  qu'il  a  la  convic- 
tion de  son  existence.  Il  ne  lui  manque  rien  de  ce  qui  donne 
vie,  si  végétation  est  vie,  mais  il  lui  manque  ce  qui  donne 
l'intelligence,  car  il  n'a  ni  instinct  ni  raison  dont  il  puisse  dis- 
poser. N'a-t-il  aucune  substance  qui  soit  en  nous?  Au  contraire  : 
les  cailloux,  les  minéraux,  les  terres  sont  imprégnés  de  gaz... 
C'est  dans  certains  cailloux  qu'on  trouve  le  feu  ;  les  gaz  dans  les 
minéraux  et  les  plantes  ;  ils  vivent,  mais  des  facultés  négatives 
les  arrêtent.  Tu  fi'iras  pas  plus  loin  est  un  mot  terrible  que  la 
nature  a  prononcé  à  chaque  espèce  après  avoir  dit  :  Sois!  — 
Les  animaux,  selon  l'assemblage  de  leurs  substances  et  selon 
leurs  difFérens  climats,  sont  doués  d'instincts  divers  et  plus  ou 
moins  prononcés  ;  ils  veulent  peut-être,  mais  inutilement,  com- 

l32 


prendre  ce  que  cest  qu'un  homme,  un  enfant,  qui  les  mènent 
impérieusement  par  la  lisière  :  mais  Dieu  leur  a  dit  :  Tu  niras 
pas  plus  loin.  —  Ils  nous  obéissent,  nous  craignent,  se  révoltent 
et  nous  mangent  quelquefois.  Comment  la  nature  permet-elle 
cette  révolte  contre  l'homme,  le  plus  parfait  des  êtres  sur  la 
terre?  Afin  qu'il  n'y  ait  point  de  tyran  dans  la  nature.  Il  ne  faut 
qu'un  maître  pour  que  tout  aille  bien;  Dieu,  souverain  maître 
et  créateur,  a  donné  une  marche  régulière  à  tout  ce  qui  est  ; 
hors  des  lois  naturelles,  nous  sommes  en  contravention,  mais 
dès  que  nous  vivons  en  société,  qui  est  elle-même  une  contra- 
vention, dès  que  nous  avons  juré  de  respecter  le  contrat  de 
sociabilité  pour  obtenir  l'ordre  général,  les  mots,  quoiqu'abs- 
traits,  du  tien  et  du  mien  sont  sacrés;  il  s'établit  alors  une  juris- 
prudence de  nature  factice  que  tous  doivent  scrupuleusement 
respecter,  s'ils  n'aiment  mieux  retourner  dans  les  déserts.  Pour- 
suivons. Le  rossignol  chante,  module.  Il  crée  des  chants  que  je 
lui  ai  pris  quelquefois  et  dont  on  m'a  attribué  l'invention.  Mais 
en  vain  il  voudroit  savoir  pourquoi  telle  succession  de  sons  vaut 
mieux  que  telle  autre  :  Tu  n'iî'os  pas  plus  loin  lui  est  signifié.  Il 
chante  quand  il  est  amoureux  et  lorsqu'il  se  voit  père;  sa  chan- 
son est  une  complainte,  une  romance  ou  un  chant  de  victoire 
qu'il  n'exhale  qu'avec  ses  amours;  il  se  tait  dès  qu'il  n'aime 
plus.  Le  chien  aime  son  maître  de  toute  la  vigueur  de  son  natu- 
rel chaud;  mais  il  lui  obéit,  le  défend,  le  seconde  quand  il  vole 
et  assassine  ;  il  voit  son  cher  maître  sans  distinguer  le  scélérat  ; 
ce  conflit  de  vertu  et  de  crime,  non  volontaire,  indique  combien 
la  nature  lui  a  infligé  le  Tu  niras  pas  plus  loin.  Le  lion  dans 
toute  sa  force  (ai-je  dit  quelque  part)  n'a  pas  autant  d'intelligence 
que  l'homme  expirant.  La  somme  d'intelligence  accordée  à  tous 
les  animaux  n'équivaut  pas  à  celle  dont  fut  doué  Descartes  ou 
Newton.  Un  seul  homme  peut  construire  des  liens  assez  forts 
pour  enchaîner  tous  les  animaux  de  la  terre,  ce  qui  en  eux 
annonce  puissamment  le  Tu  n'iras  pas  plus  loin.  Partout  dans  la 
nature,  on  ne  voit  que  forces  limitées,  que  facultés  négatives, 
partout  est  écrit  :  Tu  n  iras  pas  plus  loin.  Aussi,  rien  de  tout  ce 
qui  est  sorti  de  la  main  de  l'homme  n'est  insusceptible  de  criti- 
que. Depuis  l'Iliade  jusqu'à  la  fade  épithalame  bourgeoise,  la 
censure  a  de  quoi  s'exercer.  Les  vérités  mathématiques  même 

i33 


qu'on  regarde  comme  infaillibles  ne  fleurissent  que  dans  le 
vague  des  abstractions  ;  appliquées  à  un  objet  fixe,  elles  tombent 
souvent  de  leur  sublimité  et,  encore  là,  l'on  voit  le  Tu  îi  iras  pas 
plus  loin.  De  même  qu'on  peut  croire  que  la  masse  des  facultés 
intellectuelles  qui  seroient  nécessaires  pour  former  un  homme 
parfait  est  répandue  par  portions  chez  toutes  les  créatures  des 
planètes  que  nous  voyons  et  de  celles,  plus  nombreuses,  que 
nous  ne  voyons  pas;  de  même  les  facultés  intellectuelles,  l'in- 
stinct propre  pour  faire  une  chose  bien  ou  seulement  pour  en 
avoir  l'idée  première  ou  pour  l'envisager  parfaitement  sur  une 
seule  face,  sont  donnés  aussi  par  portions  à  tous  les  hommes  de 
la  terre.  Nul  homme  ne  possède  assez;  il  faudroit  tous  les 
hommes  pour  faire  un  homme,  comme  il  faudroit  toutes  les 
belles  femmes  pour  faire  une  Vénus  digne  de  ce  nom  céleste. 
Aussi  voyons-nous  que  chaque  homme  a  sa  marotte  dont  il  ne 
peut  se  séparer  ;  c'est  elle  qui  dit  :  Tu  7î  iras  pas  plus  loin.  Cha- 
que médecin  a  son  système;  celui-ci  voit  tout  dans  le  feu,  cet 
autre  dans  l'eau,  tel  autre  dans  l'air,  et  aucun  système  n'em- 
pêche que  nous  ne  rentrions  tous  en  terre.  J'ai  connu  un  peintre 
qui  faisoit  loucher  tous  ses  portraits,  et  lui-môme  louchoit  (i).  J'ai 
connu  des  musiciens  qui  ont  retourné  la  gamme  toute  leur  vie, 
sans  faire  un  trait  de  chant  original  ou  sensible.  Chaque  peintre 
a  sa  manière  de  colorier  qu'il  reproduit  malgré  lui  dans  ses 
ouvrages  (à  moins  qu'il  ne  soit  un  homme  extraordinaire).  Tel 
fait  rouge,  l'autre  bleu,  l'autre  noir.  Il  en  est  de  même  dans  les 
arts  et  les  sciences;  tout  annonce  le  lu  n'iras  pas  plus  loin,  et 
rien  n'annonce  autant  le  besoin  dune  refonte  générale  des  sub- 
stances répandues  dans  l'Univers,  c'est-à-dire  d'une  mort  suivie 
d'une  résurrection,  qui  mettent  tout  à  sa  véritable  place  et  dans 
un  même  lieu,  le  sein  d'un  Dieu  créateur.  Là  l'esquisse  s'achè- 
vera, car  tout  n'est  qu'esquisses- dans  les  globes  roulans.  Nous 
sommes  créés  pour  être  immortels  puisqu'aucune  des  substances 
dont  nous  sommes  faits  ne  périt,  même  sur  la  terre;  mais  l'orga- 
nisation qui  forme  un  être  a  des  limites  qu'il  ne  peut  outre- 
passer. (Chaque  être  a  le  temps  de  son  existence  marqué  dans  la 
puissance  de  son  germe  depuis   un   instant   jusqu'à  mille  ans. 

(i)  Ce  peintre  lit  l(;  portrait  do  (irétry.  C"eliii-ri  m  ]>  iilc  an  chai>itro  XVM  du  tome  \I 
de  ses  Héjle.viuna. 


Qu'est-ce  qui  prolonge  la  vie?  Ici,  les  systèmes  recommencent 
et  la  certitude  s'éloigne.  Est-ce  le  feu?  Il  consume.  Est-ce  l'eau? 
C'est  presque  absence  du  feu,  de  mouvement  et  de  vie.  La 
tanche,  néanmoins,  ce  poisson  paresseux  qui  semble  craindre 
de  faire  aucun  mouvement  et  d'user  sa  vie,  vit  cent  ans  dans 
l'eau,  blottie  dans  le  sable  ou  la  fange.  Mais  puisque  la  matière 
peut  se  reprocréer  en  changeant  de  mode,  pourquoi  l'essence 
vitale  séparée  de  la  matière,  jointe  à  mille  autres  substances 
éthérées  et  dégagées  des  autres  globes  et  réunies  au  plus  haut 
des  cieux,  ne  constitueroient-elles  pas  une  organisation  par 
laquelle  nous  vivrons  éternellement?  Cet  ordre  de  choses  est 
moins  difficile  à  comprendre,  plus  facile  à  exécuter  par  la  Pro- 
vidence que  d'avoir  ordonné  aux  substances  terrestres  de  finir 
sans  cesse  pour  recommencer  toujours. 


CHAPITRE  XXXVI 


QU'KSr-CE   QU'UN    RÊVE    PHILOSOPHIQUE? 


C'est  raisonner  d'après  une  hypothèse  probable  et  non 
encore  prouvée.  C'est  (pour  s'instruire)  parcourir  en  quelque 
sorte  la  partie  poétique  du  raisonnement,  comme  la  poésie  se 
permet  des  invasions  d'esprit  pour  étonner  et  séduire.  Depuis 
Homère  jusqu'à  nous,  personne  n'a  rêvé  plus  que  les  philoso- 
phes; mais,  sur  mille  rêves  frivoles,  un  seul  peut  dédommager 
de  tous  par  son  utilité.  Les  découvertes  dans  les  sciences  et  les 
arts  sont  comme  un  coup  de  lumière,  un  coup  d'amoureuse 
sympathie,  un  coup  d'électricité,  un  effort  spontané  du  t;énie 
qui  perce  les  ténèbres  en  désillant  tous  les  yeux.  On  peut  sans 
danger  raisonner  et  déraisonner  en  métaphysique,  en  physique, 
quand  on  pose  pour  principe  un  créateur  de  toutes  choses. 
Depuis  que  les  hommes  travaillent  à  perfectionner  leur  raison, 
ils  n'ont  pu  s'égarer  qu'en  voulant  expliquer  les  causes  premières; 
jamais  sur  les  effets,  quand  ils  donnent  leurs  idées  comme  des 
aperçus  aussi  modestes  que  douteux.  Par  exemple,  un  philo- 
sophe (encore  existant)  me  disoit  que,  probablement,  l'homme 
qui  dort  est  dans  le  même  état  que  la  bête  qui  veille,  que  dans 
l'état  de  sommeil  souvent  notre  âme  nous  quitte,  et  qu'alors,  les 
rêves  les  plus  extravagans  s'emparent  de  notre  imagination.  Il 

136 


présume  de  plus  qu'étant  éveillés,  l'âme  nous  quitte  quelquefois 
et  que,  dans  cet  état,  l'homme  est  capable  de  se  livrer  aux 
erreurs  des  sens  les  plus  funestes  à  la  société  et  de  commettre 
les  plus  grands  crimes.  «  —  Ainsi,  lui  dis-je,  le  scélérat  peut 
prétexter  (si  la  potence  n'étoit  un  réveillon  salutaire)  qu'il  étoit 
endormi  et  sans  âme  lorsqu'il  se  rendit  criminel  !  »  —  Ce  philo- 
sophe, partisan  de  l'existence  de  l'âme  et  de  son  immortalité, 
trouve  ainsi  le  moyen  de  nous  faire  pardonner  nos  sottises  et 
de  nous  amener  au  repentir  en  disant  que  l'âme  nous  quitte  et 
vient  ensuite  se  rejoindre  à  nous.  J'objectai,  d'après  l'opinion 
reçue,  que  la  mort  est  le  résultat  de  la  séparation  de  l'âme  et 
du  corps;  alors  il  me  dit  qu'il  étoit  indispensable  que  nous 
eussions  deux  âmes  :  une  qui  nous  donne  la  raison  et  qui  est 
immortelle  ;  l'autre  qui  est  commune  à  tous  les  animaux  et  qui 
périt  avec  le  corps  «  Je  croyois,  lui  dis-je,  que  le  philosophe  de 
Chéronnée,  que  Plutarque  avait  rêvé  cela  avant  vous  et  qu'il 
l'avoit  rapporté  dans  son  livre  des  Opinions  des  philosophes. 
Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  raisonnons  ou  déraisonnons  sur  ce 
point  de  métaphysique.  » 

«  Il  est  certain  que  plus  un  être  est  matériel  et  sans  esprit, 
plus  il  est  lourd,  plus  il  dort.  Nous  avons  tous  éprouvé  que 
l'instant  où  nous  sortons  du  lit  encore  mal  éveillés  est  celui  de 
nos  étourderies  ;  que  plus  il  y  a  d'esprit,  de  feu,  d'activité  dans 
l'homme,  moins  il  est  porté  au  sommeil.  Donc  la  matière  est 
passive,  l'esprit  actif;  l'une  dort  et  l'autre  veille.  L'esprit  ne 
repose  point;  c'est  une  chaîne  de  feu  électrique  qui  parcourt  et 
entoure  l'Univers  sans  interruption,  et  qui  part  et  descend  d'un 
foyer  immense  qui  est  Dieu.  —  Dieu  est  donc  le  feu  ou  l'esprit 
répandu  dans  la  nature?  —  Maints  philosophes  l'ont  cru  et  le 
croyent  encore,  mais  croyons  mieux  et  d'une  manière  plus  digne 
de  la  divinité  :  croyons  que  l'essence  même  du  feu  et  de  l'esprit 
habite  au  plus  haut  des  cieux  (gloria  in  excelsis)  et  que  là  règne 
la  toute-puissance.  Pour  que  Dieu  soit,  il  faut  qu'il  soit  fait  de 
quelque  chose  sans  doute  ;  et  quoi  de  plus  digne  d'être  employé 
à  son  existence  divine  que  l'essence  la  plus  pure  du  plus  pur 
esprit?  Croyons  encore  que  des  esprits  secondaires  et  en 
sous-ordre  formant,  pour  ainsi  dire,  la  cour  du  Tout-Puis- 
sant, sont  employés  à  vivifier  la  matière;  qu'eux  seuls  descen- 

n 


dent  dans  le  firmament  et  pénètrent  les  globes  roulans  que 
nous  voyons.  Dans  cette  hypothèse,  Fingal,  contemplant  les 
âmes  de  ses  pères,  les  voyant  colorier  les  nuages,  la  cime 
des  monts,  les  prairies  émaillées,  ne  s'égaroit  point  dans  ses 
idées  poétiques.  » 


CHAPITRE  XXXVII 


SUITE    DU    PRÉCÉDENT 


Montesquieu  avait  composé  V Esprit  des  lois  par  divisions 
fort  étendues,  m'a  dit  un  homme  de  lettres,  son  contemporain. 
Je  croirois  davantage  à  cette  anecdote  si  ses  Lettres  persanes, 
antérieures  à  VEsprit  des  lois,  n'indiquoient  l'inclination  de 
l'auteur  pour  les  courtes  divisions  faisant  néanmoins  un  grand 
tout.  Un  des  amis  de  l'auteur  lui  dit  que  ce  défaut  de  forme, 
pour  des  François,  retarderoit  de  vingt  ans  la  connoissance  et  le 
succès  de  son  ouvrage.  Montesquieu  désirant,  comme  tout 
auteur,  être  lu  avec  quelqu'empressement,  divisa  de  telle  sorte 
sa  matière  qu'on  trouve  dans  VEsprit  des  lois  imprimé  des 
chapitres  contenant  peu  de  lignes,  et  même  d'un  seul  mot. 
Voilà  pourquoi  on  se  permet,  en  France,  de  changer  de  chapitre 
sans  changer  d'objet. 

Si  l'on  compare  l'homme  endormi  à  la  bête  éveillée,  dis-je 
à  mon  philosophe,  je  ne  vois  d'un  côté  qu'une  masse  souvent 
inerte  et,  de  l'autre,  le  produit  d'un  instinct  invincible  mais 
précieux,  en  ce  qu'il  ne  dévie  jamais  de  la  ligne  qui  lui  est 
prescrite  par  sa  nature.  Et,  sans  doute,  les  bêtes  ne  rêvent  point 
avec  autant  de  suite  que  les  hommes,  ce  qui  n'arriveroit 
pas  si  l'âme  nous  quittoit   et   nous  rendoit,  par  son  absence, 

i39 


semblable  aux  bêtes.  Qu'un  animal  rêve  qu'il  court  après  la 
femelle  dont  il  a  le  besoin,  il  rêve  qu'il  agit  comme  il  agiroit 
étant  éveillé,  et  toujours  bestialement.  Qu'un  jeune  homme 
rêve  qu'il  est  dans  un  bal  magnifique,  qu'il  y  courtise  une 
belle,  il  emploiera  la  galanterie,  la  politesse,  la  grâce  qu'il  tient 
de  son  éducation  et  qui  peuvent  le  conduire  à  son  désir.  Si  une 
élégante  coquette  et  femme  d'esprit  s'amusoit  à  décrire  ses  rêves 
galans,  nous  aurions  le  traité  le  plus  fin,  le  plus  élégant,  le  plus 
perfide  de  l'aimable  coquetterie  féminine  :  de  même  qu'un 
lièvre  ou  une  perdrix  rêvant  qu'ils  sont  poursuivis  par  un 
chien  de  chasse,  usent  de  toutes  les  finesses  de  leur  instinct 
pour  lui  échapper.  Une  lionne  couchée  sur  ses  petits,  qui  lui 
pressent  ses  mamelles  desséchées,  rêve  qu'elle  se  jette  sur  la 
première  proie  qui  se  présente  à  sa  voracité,  comme  elle  feroit 
étant  éveillée  :  le  fils  d'un  roi  ou  l'agneau  bêlant  sont  de  même 
pour  elle,  dès  que  ses  petits  demandent  la  pâture.  Nous  sommes 
tous  rêveurs  et  nous  savons  comment  nous  rêvons;  nous  ne 
sommes  pas  aussi  savans  du  côté  de  la  bêtise  (i);  mais  nous 
pouvons  conjecturer,  avec  quelques  fondemens,  que  les  bêtes 
rêvent  en  bêtes  comme  nous  rêvons  en  hommes.  Il  me  semble 
que  ce  point  est  assez  éclairci  et  qu'on  peut  infirmer  de  ce  que 
nous  venons  de  dire,  que  les  organes  de  l'homme  dormant  et 
rêvant  agissent  plus  correctement,  plus  raisonnablement  que 
ceux  de  la  bête  douée  de  l'instinct  le  plus  régulier.  L'homme 
étant  tout  autre,  ou  en  partie  autre  que  la  bête;  étant,  si  l'on 
veut,  ce  qu'est  la  fine  fleur  de  farine  au  son,  doit  rêver  selon 
lui,  puisque  les  rêves  sont  une  répétition  ou  une  anticipation 
désordonnée  des  sensations  passives  ou  des  désirs  actifs  de  l'in- 
dividu. 

Pour  le  second  point,  si  on  nous  prive  nuitamment  ou 
instantanément  de  notre  âme  pour  nous  faire  descendre  jusqu'à 
l'animalité  et  pour  donner  une  cause  excusable  à  nos  égare- 
mens,  il  faudra  donc  aussi  prêter  une  âme  raisonnable  aux 
bêtes,  quand  leur  intelligence,  leur  dévouement  et  leur  cou- 
rage nous  paraissent  sublimes  et  presqu'au-dessus  des  vertus 
humaines. 

Les  philosophes  ont  rêvé  à  tout,  ont  tout  rêvé  puisqu'un 

(i)  Concernant  les  animaux. 

140 


d'eux  a  osé  demander  si  les  femmes  avoient  une  âme  (i).  Philo- 
sophe pétri  de  glace  ou  d'hypocrisie  !  N'est-ce  pas  dans  leur 
sein  que  vous  puisez  la  vôtre?  La  correspondance  et,  pour 
dire  mieux,  l'unité  qui  existe  entre  elles  et  vous,  ce  rapport 
étonnant  qui  ne  vous  permet  pas  de  former  un  souhait  dont 
elles  ne  soient  l'objet  direct  ou  indirect...  oui,  vous  êtes  con- 
vaincu si  vous  êtes  philosophe.  Somme  toute,  on  peut  croire 
qu'il  y  a  autant  de  distance  entre  la  plante  et  l'animal  qu'entre 
l'animal  et  l'homme.  Vouloir  les  confondre  avec  nous,  c'est  les 
dégrader  tous  deux.  Qu'est-ce  qu'une  bête  raisonnant  bêtement? 
Un  homme-bête  tout  au  plus.  Qu'est-ce  qu'un  homme  qui  rai- 
sonne de  travers?  Encore  une  bête.  Respectons  les  décrets  de  la 
nature  :  elle  ne  confond  rien.  Chaque  chose  est  une  et  le  tout 
n'est  qu'un,  régi  par  un. 

(i)  On  a  affirmé  (faussement  d'ailleurs)  que  la  question  aurait  été  discutée  au  concile 
de  Mâcon.  Quant  au  «philosophe»  dont  il  s'agit  ici,  nous  apprendrons  plus  loin  (voir 
vol.  II,  chapitre  XXXVH)  qu'il  s'agit  de  Mahomet.  Il  arrive  à  Grétry  de  confondre  ses 
sources,  d'écrire,  par  exemple,  Plutarque  pour  Pythagore. 


CHAPITRE  XXXVIII 


QUELQUES  IDÉES  SUR   LA  DURÉE  DE   NOTRE  VIE 

La  nature  a  voulu  nous  cacher  le  moment  préfixe  de  notre 
fin,  rendons-lui  grâces.  A  voir  les  hommes  du  siècle  présent 
danser  sur  les  ossements  des  hommes  du  siècle  passé,  on  diroit 
qu'ils  ne  croient  pas  à  la  mort  et  que  c'est  par  hasard  qu'on 
porte  les  autres  en  terre.  Il  est  bon  néanmoins  de  s'accoutu- 
mer à  l'idée  de  sa  fin.  Que  seroit-ce  qu'un  soldat  qui  tremble- 
roit  en  songeant  qu'il  est  chaque  jour  exposé  à  mourir?  J'aime 
que  nos  anciens  exposassent  un  squelette  dans  la  salle  de  leurs 
festins  et  qu'ils  s'écriassent,  la  coupe  en  main  :  «  Amis,  réjouis- 
sons-nous; demain,  nous  pouvons  être  ainsi  !  »  Cette  idée  est 
vigoureuse.  L'homme  qui  ne  craint  pas  la  mort  observe  avec 
plus  de  calme  les  degrés  de  sa  vie  pour  en  tirer  parti  :  un  voyage 
est  inquiétant  quand  on  en  redoute  le  terme.  Arrivé  à  un  cer- 
tain âge,  regardez  voire  portrait  fait  dans  votre  jeunesse  : 
observez  les  dégradations  qu'a  éprouvées  votre  être  :  ce  n'est 
plus  vous.  C'est  par  vanité  qu'une  vieille  coquette  garde  son 
portrait  fait  à  vingt  ans  en  vous  assurant  que  c'est  elle;  on  la 
croiroit  d'elle-même  sa  grand'mère.  C'est  philosophiquement 
que  nous  devons  sourire  au  portrait  fait  dans  notre  jeunesse  : 
Jeune  homme,  faut-il  lui  dire,  qu'as-tu  appris  depuis  le  temps 
de  ton  imbécillité?  Que  laisses-tu  pour  preuve  de  tes  prouesses? 


142 


Si  tu  as  passé  le  fleuve  de  la  vie  comme  un  distrait,  si  chaque 
jour  tu  as  été  à  charge  de  quelqu'un  qui  a  maudit  ton  existence, 
regarde  ton  portrait  et  dis-nous  pourquoi  le  peintre  a  collé  tes 
traits  sur  cette  toile.  On  n  apprend  à  vivre  qu'en  fixant  la  mort. 
Nous  sommes  trop  timides;  on  se  rend  compte  de  sa  fortune, 
de  sa  dépense,  on  ose  tout  compter,  excepté  ses  rides.  Allons, 
parcours  hardiment  avec  moi  les  archives  de  ton  existence. 
As-tu  été  précoce  en  amour  (car  celui-ci  est  le  thermomètre  de 
la  vie)?  A  cinquante  ans,  tu  n'es  plus  qu'un  reste  d'homme. 
Quel  âge  avoient  ton  aïeul,  ton  père,  ta  mère,  ton  frère,  ta  sœur 
quand  tu  portas  leur  deuil  ?  Prépare  ton  testament,  et  surtout  ta 
conscience,  car  tu  vois  en  somme  que  ta  fin  est  fixée  dans  telle 
dizaine  d'un  siècle  accordé  à  l'humanité.  Compte  dix  échelons, 
depuis  dix  jusqu'à  cent,  qui  est  ton  maximum.  Soustrais  ensuite 
une  dizaine  si  tu  te  livres  sans  réserve  à  tes  passions.  Que  dis-je... 
une  dizaine  !  Tu  en  donnas  une  à  ta  première  maîtresse,  une  à 
toutes  les  femmes  qui  te  rappelèrent  cette  première  idole,  une 
aux  intempérances,  et  surtout  aux  boissons  spiritueuses  qui  par- 
courent nos  entrailles  en  s'amalgamant  avec  nos  esprits,  qu'elles 
emportent  dans  les  airs  en  nous  laissant  foibles  et  languissans; 
une  aux  chagrins,  aux  dépits  journaliers  causés  par  un  amour- 
propre  trop  irascible;  une  aux  excès,  même  vertueux,  que  tu  fis 
pour  résister  à  la  corruption  et  pour  rectifier  les  erreurs  de  ton 
siècle;  car  la  nature  est  ingrate,  inexorable;  une  aux  excès  de 
sobriété,  aux  restaurans  trop  multipliés  dont  tu  veux  corro- 
borer ta  vieillesse.  Tu  peux  donc  compter  quarante  ans  de 
vie  :  et  c'est  trop  si  tu  fais  le  calcul  général,  si  tu  parcours  les 
probabilités  ordinaires  de  ta  vie.  Ose  fixer  de  plus  près  encore 
le  jour  de  ton  départ.  Remarque  dans  quelle  saison  de  l'année 
tu  entends  une  voix  secrète  te  dire  :  Halte  î  F^st-ceaux  solstices, 
aux  équinoxes,  à  laquelle  de  ces  époques  éprouves-tu  périodi- 
quement certaines  quintes  de  mélancolie  remarquables^  Ne 
distingues-tu  pas  un  certain  pressentiment  qui  te  dit  :  J'avance  ! 
en  t'arrachant  des  soupirs  que  tu  crois  fortuits  et  qui  ne  le  sont 
pas?  C'est  là  le  tocsin  de  ton  agonie  future  (i).  Vois  le  coucher 

(i)  Nous  existons  de  substances  soumises  à  une  végétation  et  qui  ont  un  terme,  soit 
qu'elles  fructifient  ou  dépérissent,  nous  marchons  comme  elles  et  avec  elles.  Rester  dans  la 
nature,  c'est  toujours  marcher  à  la  mort,  mais  à  petits  pas;  en  sortir,  c'est  s'y  précipiter.  (G. 

143 


du  soleil  :  il  emporte  avec  lui,  chaque  jour,  cent  mille  âmes  de 
tout  ordre  qui  ne  peuvent  attendre  son  retour  du  lendemain. 
En  nous  quittant,  il  assoupit,  il  affoiblit  la  nature  et  il  la  régé- 
nère en  emportant,  en  soustrayant  d'elle  ce  qui  n'a  plus  la  force 
d'exister  sous  sa  forme  actuelle.  Remarque  à  quelle  heure  sont 
morts  tes  amis;  tu  verras  que  plus  des  deux  tiers  de  tous  les 
hommes  ont  fermé  les  yeux  quand  l'astre  de  lumière  a  disparu; 
et  s'il  nous  reste  assez  de  vie  pour  résister,  alors,  à  son  absence, 
demain  ce  brillant  despote  nous  percera  de  ses  premiers  rayons 
matinals,  en  humant  notre  âme  au  lieu  de  la  raviver.  Des 
élixirs,  des  esprits  artificiels,  qu'on  plongera  dans  ton  estomac, 
te  donneront  encore  une  minute  au-delà  de  ton  cdmpte  :  Qu'as- 
tu  gagné?  une  minute...  ô  éternité! 


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CHAPITRE  XXXIX 


SAVOIR   SE   TAIRE 


C'est  le  talent  que  l'homme  acquiert  le  plus  difficilement, 
l/instruction  donne  des  idées  qu'il  est  aisé  de  communiquer. 
Les  passions  assouvies  laissent  des  impressions  fortes  dont  nous 
aimons  à  retracer  les  souvenirs  ;  savoir  se  taire  alors  est  difficile, 
parce  que  l'imagination  fourmille  d'images,  d'idées  et  d'objets 
qu'on  veut  révéler  et  parce  que  l'amour-propre,  toujours  en 
sentinelle,  crie  :  Il  est  temps  de  briller.  A  la  manière  dont  un 
homme  parle  d'une  chose,  on  doit  juger  s'il  est  foible  dans  ce 
qu'il  dit,  fort  ou  ignorant.  L'homme  qui  a  de  l'aplomb  se 
reconnoît  de  suite.  Ecoutez  un  grand  peintre,  un  grand  musi- 
cien :  ils  ne  disent  que  peu  de  mots,  mais  ils  sont  sentencieux, 
bons  à  écrire.  L'ignorant  bavard  étale  cent  choses  parmi 
lesquelles  vous  ne  trouverez  pas  celle  que  vous  cherchez. 
Entrez  dans  un  magasin  bien  en  ordre,  où  il  y  a  mille  sortes  de 
marchandises;  le  marchand  vous  donne  à  l'instant  ce  que  vous 
demandez,  si  vous  savez  ce  qu'il  vous  faut.  Si  le  magasin  est  en 
désordre,  le  marchand  monte,  descend,  déploie  cent  paquets, 
vous  montre  cent  objets,  excepté  le  vôtre.  Nous  sommes  tous 
magasiniers  de  nos  idées;  ne  donnons  pas  tout  à  la  fois,  seule- 
ment l'objet  ad  hoc.  Ce  n'est  qu'en  se  taisant  beaucoup,  qu'on 


145 


peut  parler  à  propos  et  bien.  Lorsqu'il  parut  dans  le  monde, 
encore  jeune,  Rivarol  m'a  souvent  étonné  par  la  quantité  de  ses 
idées  brillantes.  Voilà,  me  disois-je,  beaucoup  de  bons  vins,  de 
liqueurs  mêlés  ensemble.  J'ai  vu  aussi  le  docteur  Franklin.  Le 
temps,  l'expérience  et  un  tact  exquis  lui  avoient  appris  à  mettre 
chaque  vin  dans  un  flacon  et  il  ne  vous  en  donnoit  qu'un  verre 
ou  deux,  selon  notre  besoin.  Quel  homme  que  Franklin!  Il 
possédoit  le  résultat  en  petit  de  toutes  les  grandes  choses.  Il  me 
semble  le  voir  établir  une  proposition  générale;  ensuite  retran- 
cher toujours  jusqu'à  ce  qu'il  vît  le  tout  resserré  dans  quelques 
mots.  Les  bavards  font  le  contraire,  ils  délayent  et  ne  sont 
contens  d'eux  que  lorsqu'ils  nous  ont  noyés.  J'aime  à  retrouver 
les  traits  de  ce  grand  homme  dans  ceux  de  son  petit-fils  (i)  qui 
habite,  l'été,  une  maison  attenante  à  mon  Hermitage.  Je  me 
trouve  petit,  mais  fier,  entre  les  noms  de  Rousseau  et  de  Fran- 
klin. «Que  disoit  votre  grand-père  sur  tel  objet?  de  tel  homme?» 
sont  des  questions  que  je  lui  fais  souvent.  En  nous  donnant  la 
vie  et  les  œuvres  complètes  du  docteur  Franklin,  que  son  petit- 
fils  prépare  et  que  le  public  attend,  je  voudrois  qu'il  y 
joignît  toutes  les  idées,  tous  les  résultats  qu'il  a  pu  recueillir 
pendant  vingt  ans  qu'il  fut  son  secrétaire.  Tout  est  précieux, 
partant  d'une  source  aussi  pure.  C'est  anticiper  sur  les  siècles  à 
venir  que  de  recueillir  les  sentencieux  avis  de  Franklin.  Il  y  a 
trois  manières  de  se  taire  :  par  stupidité,  par  orgueil  et  par 
sagesse.  Le  stupide  n'a  rien  à  dire,  il  ne  sait  que  crier  quand  on 
l'écorche.  L'orgueilleux  se  tait  pour  ne  pas  compromettre  sa 
nullité.  Le  sage  se  tait  pour  bien  parler  dans  l'occasion.  On  ne 
parle  trop  que  par  ignorance,  par  foiblesse  et  par  amour-propre  : 
le  plus  grand  bavard  doit  être  celui  qui  réunit  ces  trois  défauts. 
Nous  sommes  grands  parleurs,  selon  notre  degré  de  toiblesse. 
Les  petits  enfans  parlent  plus  que  les  grands,  les  femmes  plus 
que  les  hommes  et  les  convalescens  plus  que  les  gens  en  santé 
parfaite.  Parler  beaucoup  indique  foiblesse  dans  l'individu. 
L'homme  foible  parle  et  n'agit  pas,  ou  agit  mal.  L'homme  fort 
agit  sans  parler,  mais  on  peut  écrire  dix  volumes  quand  Hercule 

(i)  William  Temple  Franklin,  fils  de  William  Franklin,  lui-même  fils  illégitime 
du  philosophe.  L'ouvrage  dont  il  va  être  question  parut  à  Londres  de  1817  à  1819. 
Temple  Franklin  avait  accompagné  en  France  son  grand  père  en  qualité  de  secrétaire. 
Plus  loin  (vol.  II,  chap.  X)  nous  apprendrons  qu'il  était,  à  Montmorency,  le  propie 
locataire  de  Grctry. 

146 


a  levé  et  baissé  son  bras  sans  mot  dire.  Le  foible  marche  par 
impulsion  matérielle,  il  est  entraîné  sans  résistance.  Le  fort  fixe 
d'abord  le  but  où  il  veut  parvenir  et  il  s'y  cramponne;  il  rétro- 
grade ensuite  jusqu'à  nous  sans  perdre  son  objet  de  vue.  Notre 
étonnement  ne  l'étonné  point,  il  avoit  tout  prévu.  La  politique 
vulgaire  marche  selon  les  circonstances  ;  la  vraie  politique  les 
fait  naître.  Le  foible  ne  va  nulle  part,  il  circule  dans  le  laby- 
rinthe. L'homme  fort  se  place  d'abord,  en  imagination,  au  plus 
haut  de  sa  carrière;  et  tous  les  pas  rétrogrades  qu'il  fait  vers 
nous  ne  font  que  nous  montrer  la  route  qu'il  a  parcourue  pour 
s'élever  :  il  recule  en  montant.  Le  sot  descend,  croyant  monter  : 
telle,  l'eau  souterraine  des  montagnes  vient  jaillir  dans  les 
plaines.  L'amour-propre  des  sots  est  une  échelle  de  bois  pourri 
qui  s'écrase  sous  leurs  pieds;  celui  des  gens  d'esprit  s'élève, 
s'abaisse,  augmente  ou  diminue,  selon  les  personnes  auxquelles 
ils  ont  à  faire  et  selon  les  circonstances  :  ils  ne  se  fourvoient 
jamais.  Leur  amour-propre  a,  cependant,  un  grand  ennemi  à 
redouter,  c'est  lui-même. 

Les  femmes,  on  le  sait,  sont  parleuses;  elles  disent  et  nous 
agissons.  «  Cette  femme  a  un  grand  talent  pour  le  silence  »,  disoit 
un  Anglois,  et  c'est  sans  doute  en  écoutant  le  caquet  féminin 
qu'un  autre  disoit  que  le  parler  gâtoit  la  conversation.  Une 
Françoise  parle  autant  que  trois  Angloises;  mais  sa  grâce  natu- 
relle, sa  vivacité,  ses  petites  manières,  ses  prétentions  sans 
prétention,  sa  coquetterie  sans  noirceur  la  rendent  aimable  aux 
yeux  de  tous  les  hommes.  Néanmoins,  dans  quatre  femmes 
jolies  qu'on  quitte  après  les  avoir  entendues  jaser,  laquelle  préfé- 
rez-vous ordinairement?  Celle  qui  a  le  moins  parlé!  En  France, 
les  femmes  croient  communément  que  parler,  c'est  penser;  les 
Angloises  croient  le  contraire.  Dans  les  pays  où  la  polygamie 
est  permise,  on  devroit  avoir  une  Angloise  pour  épouse  et  une 
Françoise  pour  maîtresse.  Au  reste,' les  désirs  amoureux  de 
l'homme  sont  tellement  incommensurables  que,  toujours,  la 
femme  jolie  qu'il  ne  connoit  pas  est  celle  qu'il  désire  le  plus. 
Femmes  qui  voulez  plaire  longtemps,  cherchez  l'ombre  et  le 
mystère.  Ne  contentez  notre  plus  pressant  désir  qu'après  en 
avoir  excité  un  autre.  Soyez  un  peu  tyrans,  s'il  faut  que  nous 
soyons  esclaves. 

147 


\y'\y  \^  \^  ^  M  V 


;    .  V  V  V^  V^V^V^fTi 


CHAPITRE  XL 


SAVOIR  ecoutp:r 


Ce  n'est  pas  assez  de  savoir  se  taire,  il  faut  savoir  écouter. 
C'est  là  qu'est  le  centre  de  la  véritable  amabilité,  qui  flatte 
l'amour-propre  du  parleur.  Attendez  que  votre  second  ait  bien 
achevé  son  discours;  aidez-le  des  yeux,  d'un  petit  mot  propre... 
et  quand  vous  le  verrez  bien  content  de  son  dire,  qu'il  n'a 
plus  rien  à  y  ajouter,  alors  ses  yeux  chercheront  vos  paroles 
et  vous  êtes  sûr  qu'il  va  vous  prêter  attention.  Vous  interrompt- 
il  néanmoins?  Laissez-le  aller  encore;  c'est  un  nouveau  titre 
que  vous  acquérez  à  sa  reconnaissance,  et  vous  allez  dégoiser 
tout  à  votre  aise.  S'il  réplique,  laissez-le  faire  et  ne  répliquez 
plus;  c'est  le  dernier  qui  parle  qui  emporte  le  prix  et,  s'il  est 
bien  content  de  lui,  vous  êtes  le  plus  aimable  de  tous  les  hom- 
mes. On  pourroit  à  ce  chapitre  en  ajouter  bien  d'autres,  comme 
savoir  parler,  savoir  écrire;  mais,  de  savoir  en  savoir,  on  rè- 
commenceroit  l'Encyclopédie.  Je  dirai  seulement  que  pour 
savoir  parler,  U  faut  savoir  se  taire;  et  que  plus  on  a  d'idées, 
plus  les  mots  viennent  en  foule  pour  les  exprimer,  soit  par  la 
parole  ou  par  écrit.  Une  remarque  que  je  fis  jadis  n'est  pas 
ici  hors  de  saison.  Je  remarquai  qu'un  homme  que  j'aimois 
à  prendre  pour  modèle,  articuloit  quelques  mots  tout  bas  quand 

148 


quelqu'un  le  prenoit  à  partie.  Je  lui  demandai  l'explication  de 
ce  qui  me  sembloit  une  recette  de  morale  qui  pouvoit  m  être 
utile.  «  Nous  formons  souvent,  me  dit-il,  le  projet  de  nous 
corriger  de  nos  défauts  et  nous  nous  oublions  quand  l'occasion 
se  présente.  Pour  obvier  au  danger  de  parler  mal  ou  mal  à 
propos,  voici  les  mots  que  je  profère  tout  bas  ou  mentale- 
ment :  «  Il  en  est  temps,  soyons  sur  nos  gardes.  »  Dussois-je 
me  répéter,  je  le  dis  encore  :  savoir  se  taire  avoit  semblé  à 
Pythagore  une  vertu  si  rare  et  si  difficile  qu'il  exigeoit  de  ses 
disciples  un  silence  de  plusieurs  années  avant  de  les  initier 
dans  les  sciences.  Quelques  bonnes  choses  qu'ils  eussent  à  dire, 
ils  étoient  obligés  de  les  emmagasiner  dans  leur  mémoire  et 
d'attendre  l'ordre  du  maître  pour  en  faire  part  à  l'école.  On 
ne  profite  que  dans  le  silence.  Quand,  au  milieu  d'une  société 
de  gens  d'esprit,  vous  voyez  rêver  un  homme  de  lettres,  c'est 
qu'il  approprie  à  l'ouvrage  qui  l'occupe  quelque  idée  qu'on 
vient  de  lui  suggérer.  Attendre  et  se  taire  sont  les  deux  der- 
nières vertus  qu'on  acquiert. 

Les  plus  belles  possessions  ne  donnent  pas  la  félicité;  elles 
sont  des  moyens  de  bonheur  quand  le  cœur  est  sain.  —  «  Quelle 
est  cette  terre  immense  qu'entoure  ce  beau  château?  On  l'ap- 
pelle la  terre  enchantée,  la  plus  belle  possession  du  pays; 
deux  mille  arpens  en  dépendent;  ils  rapportent  quarante  à 
cinquante  mille  livres  de  rente.  —  Je  vois  un  petit  monu- 
ment là-bas,  dans  le  coin.  —  C'est  le  tombeau  du  maître  qui 
vient  de  mourir.  —  Etoit-il  heureux?  —  Non,  il  est  mort  aban- 
donné de  tous  ses  parens,  et  aucun  pauvre  ne  l'a  pleuré  !  — 
Cet  homme  a  bien  mal  calculé  :  s'il  pouvoit  revenir  et  recom- 
mencer son  compte  !  —  Ses  héritiers  voudroient  lui  ravir  les 
cinq  pieds  de  terre  qu'il  occupe  et,  pour  se  débarrasser  de  lui 
honorablement,  on  dit  qu'ils  vont  le  mettre  dans  l'église.  — 
Vont-ils  souvent  à  la  messe?  —  Jamais.  »  Au  nom  de  la  terre 
près,  c'est  mot  pour  mot  la  conversation  que  j'eus  il  y  a  quel- 
ques années,  avec  un  paysan. 


:49 


CHAPITRE  XLI 


TOUT  CHEMIN  MENE  A  ROME 


Le  difficile  est  de  savoir  d'avance  où  l'on  veut  aller;  sans 
quoi  on  ne  sait  où  l'on  va,  on  vogue  au  gré  des  circonstances, 
«  La  politique  vulgaire  marche  selon  les  circonstances,  la  vraie 
politique  les  fait  naître,  »  ai-je  dit  dans  un  des  chapitres  pré- 
cédens.  En  deux  mots,  voici  comment  s'expliqueroient  ces 
deux  propositions.  L'avenir  paroit  si  peu  appartenir  à  l'homme 
tant  qu'il  est  dans  ce  monde,  qu'il  est  presqu'au-dessus  de  son 
ctre  de  créer  des  circonstances  dont  les  issues  lui  soient  sûre- 
ment profitables.  Mais,  sachant  apprécier  ses  talens,  il  lui 
est  plus  aisé  de  se  jeter  dans  les  affaires,  de  voir  naître  les 
chances  et  d'en  profiter  :  voilà  le  fait  d'un  être  passif  tel  que 
l'homme.  Il  y  auroit  bien  un  moyen  plus  matériel  et  plus  sûr 
pour  arriver  au  but;  il  nous  faudroit  l'histoire  des  par\enus, 
écrite  par  eux  avec  tous  ses  détails  {mais  ils  ne  la  publieront 
vas);  ce  seroit  là  le  meilleur  agenda  de  ceux  qui  veulent  par- 
venir. Par  exemple,  j'ai  commencé  de  telle  manière  et  seule- 
ment avec  tels  moyens.  J'ai  rencontré  tels  obstacles  que  j'ai 
vaincus  ou  n'ai  pu  vaincre.  J'ai  commis  telles  fautes  qui  m'ont 
nui,  tels  hasards  heureux  qui  m'ont  servi;  enfin,  je  suis  par- 
venu. Si   j'eusse  suivi  tel   chemin  cui  lieu  de  tel   autre,  si  j'eusse 


évité  tel  écueil,  je  serois  arrivé  dix  ans  plus  tôt.  Où,  au  bon- 
heur? Non,  à  la  fortune.  —  C'est  donc  peines  perdues,  si  vous 
n'êtes  pas  heureux.  —  Hélas  !  On  pèse,  on  calcule  tout  dans 
ce  siècle  des  mathématiques;  ne  nous  en  plaignons  point,  mais 
faisons  un  bon  usage  de  nos  signes,  de  nos  balances,  de  nos 
poids  et  de  nos  mesures.  On  peut  calculer  aussi  les  chances 
du  bonheur;  c'est  là  qu'on  trouve  le  gros  lot.  Agissez  de  ma- 
nière que  votre  conscience  dise  toujours  :  c'est  bien.  Si  quel- 
ques passions  séduisantes  vous  font  dévier  du  droit  chemin, 
dites-vous  à  vous-même  :  «  Mon  ami,  c'est  bon  pour  une 
fois;  je  ne  vous  pardonne  qu'à  cette  condition.  »  Nous  ne 
nous  appelons  pas  assez  souvent  Jîotj-e  ami,  et  ce  titre  seroit 
si  vrai,  si  naturel  !  Quand  nous  avons  failli,  nous  nous  bou- 
dons, nous  nous  cachons  de  nous-mêmes  comme  des  enfans,  et 
le  lendemain  nous  recommençons  nos  farces.  J'aimerois  mieux 
l'indulgence  et  la  ferme  résolution  de  se  corriger. 

Tout  chemin  mène  à  Rome,  mais  il  faut  tourner  la  face 
vers  Rome,  sinon  on  prend  l'opposé  du  chemin  de  la  fortune. 
Savoir  sourire  à  ceux  qui  donnent,  avoir  un  amour-propre  de 
bonne  pâte  qui  ne  leur  conteste  rien  qu'avec  une  douceur 
extrême,  et  qui  ne  conteste  que  pour  céder,  n'être  ni  trop  bête 
ni  trop  savant,  si  ce  n'est  dans  l'art  de  se  contraindre,  n'être  ni 
triste  ni  trop  gai,  savoir  faire  cortège,  aimer  l'antichambre, 
avoir  l'heureux  don  de  se  sentir  honoré,  être  fier  des  rayons  que 
l'on  reçoit  comme  si  on  étoit  l'astre  qui  les  distribue,  voilà  la 
tactique  pour  parvenir.  Une  fois  riche,  se  retirer  doucement 
dans  sa  terre,  dans  son  cabinet  de  philosophie,  où  l'on  oublie 
aisément  son  protecteur  et  l'incursion  antiphilosophique  qu'on 
a  faite  :  voilà  le  sage  vulgaire  qui  connoit  le  chemin  de  Rome. 
Si  on  ne  peut  se  couvrir  du  manteau  philosophique  et  scienti- 
fique, rentrer  chez  soi,  compter  son  or,  faire  l'important  avec 
ceux  qui  veulent  bien  le  permettre  ou  qui  le  souffrent  par 
intérêt,  prendre  les  airs  de  seigneur  avec  ses  laquais,  voilà  le 
faquin  devenu  millionnaire  comme  par  enchantement. 

L'amour-propre  contenu  et  modifié  par  les  circonstances 
est  le  principe  moral  qui  mène  à  Rome.  Après  lui,  l'amour  est 
le  chemin  le  plus  sûr.  Les  femmes  influent  dans  tout,  puisque 
tout  se  dirige  vers  le  plaisir  et  le  bonheur  de  les  posséder.  Et  si 

i5i 


l'homme  est  vieux  et  sage,  que  peuvent  sur  lui  les  femmes?  Rien, 
mais  n'aime-t-il  pas  son  fils,  sa  fille,  un  neveu,  une  nièce,  qui 
aiment  d'amour  et  qui  sont  aimés  de  même?  De  proche  en 
proche,  retournez  à  la  source  du  mouvement  des  affaires  ;  vous 
trouverez  là  le  plaisir  sous  le  nom  d'amour,  faisant  la  nique  à 
Jupin  et  à  ses  foudres,  ou  vous  trouverez  l'amour-propre, 
monstre  amphibie,  polype  androgyne,  qui  vit  de  toutes  les 
couleurs  mais  plus  souvent  jaune,  qui  verse  des  pleurs 
d'eau  de  rose  ou  d'eau-forte  indistinctement  pour  parvenir  à 
son  but. 

Le  public  juge  sévèrement  les  parvenus.  Il  met  la  fortune 
du  quidam  d'un  côté  de  la  balance  et  son  mérite  réel  de  l'autre. 
S'il  y  a  proportion  entr'eux,  il  lui  pardonne  à  peine  d'être  riche, 
sinon,  une  censure  amère  suit  le  parvenu  chaque  fois  qu'il  se 
montre  et  croit  jouir  de  son  opulence.  On  se  moque  du  public, 
direz-vous;  je  réponds  à  cela  qu'on  ne  s'est  jamais  moqué  de 
lui  longtemps  sans  payer  cher  cette  licence.  Il  ne  vaut  pas 
mieux  que  vous  peut-être,  ce  public.  —  Gela  est  vrai,  chaque 
homme  pris  à  part,  mais  pris  collectivement,  il  est  juste  à  votre 
égard. 

Personne  ne  sait  mieux  que  les  amans  que  tout  chemin 
mène  à  Rome  :  la  beauté  est  la  fameuse  ville  aux  cent  portes 
qui  toutes  y  conduisent.  Chaque  talent  de  la  femme  jolie, 
chacune  de  ses  grâces  est  un  chemin  ;  même  un  léger  défaut 
compte  encore  :  si  elle  a  l'adresse,  non  de  vous  le  cacher  —  cela 
est  trop  commun  —  mais  de  vous  faire  croire  que  c'est  par  lui 
qu'elle  est  piquante,  unique  et  recherchée  de  vos  rivaux.  Com- 
ment s'y  prendra-t-elle  pour  cela  ?  En  vous  parlant  légèrement 
de  son  défaut,  d'un  ton  ironiquement  spirituel,  chaque  fois 
qu'elle  aura  obtenu  un  triomphe  sur  une  autre  femme  ;  et 
surtout  lorsqu'elle  vous  verra  transporté  d'amour  pour  elle  ;  son 
défaut  lui  sert  alors  de  contraste  aux  charmes  inexprimables 
dont  votre  imagination  la  pare.  Que  seroit-elle  sans  ce  défaut? 
On  n'y  tiendroit  pas.  On  n'a  pas  besoin  d'aimer  tout  .dans  les 
femmes  pour  en  être  épris.  Elles  sont  grandes,  petites,  brunes  ou 
blondes  ;  l'une  fait  désirer  l'autre.  Et  puis  celle-ci  n'a-t-elle  pas 
une  bouche...  Quelle  bouche!  Cette  autre  des  bras,  des  mains, 
des  pieds,  des  dents...  Va  cette  belle  dame  ne  sent-elle  pas  l'eau  de 


bouquet  ?  Cette  villageoise,  le  serpolet  ?  Et  celles  qui  ne  sentent 
rien  ne  sentent-elles  pas  encore  bien  bon  ?  Chez  elles  tout  est 
conducteur  d'amour  ;  tout  aboutit  à  un  centre  ou  à  plusieurs 
centres  qui  ne  font  qu'un  ;  ce  qui  prouve  évidemment  qu'on 
veut  aller  à  Rome,  qu'on  y  va  et  que  tout  chemin  y  conduit. 


o  r*»  c 


CHAPITRE   XLII 


AMPLIFICATION    DU    CHAPITRE   XXVI 

DE   CE   VOLUME,    OU   JE    DIS  : 

VIEILLARDS,  DÉFIEZ  VOUS  DES  DERNIERS  ECLATS 

DE    LA    LAMPE 


Il  est  si  important  pour  la  vieillesse  de  ménager  un  reste 
de  forces  et  ne  pas  se  fier  à  la  dernière  pousse  de  la  végétation 
vitale  que  j'ai  cru  devoir  revenir  sur  ce  que  j'avois  dit,  en 
passant,  dans  le  chapitre  vingt-sixième.  Tous  les  êtres  en  cessant 
d'exister  font  un  effort  et  passent  de  vie  à  mort.  La  raison  de 
cet  etîort  est  physique  ;  mais  il  faut  la  chercher  et  la  trouver, 
s'il  est  possible.  Les  grands  froids  se  font  sentir  lorsque  le 
soleil  devient  plus  fort  et  que  les  jours  grandissent:  c'est,  dit-on, 
parce  que  la  terre  est  refroidie.  La  canicule  nous  annonce 
l'automne,  et  les  jours  diminuent  sensiblement  quand  la  cha- 
leur nous  étouffe  :  c'est,  dit-on,  parce  que  la  terre  est  échauffée. 
L'eau  qui  s'écoule  d'un  vase  par  un  tuyau  étroit  fait  un  effort  et 
cesse  tout  à  coup  :  c'est  le  combat  entre  l'air  extérieur  et  inté- 
rieur. Les  hauts  cris  de  la  femme  qui  accouche  annoncent  sa 
délivrance  ;  quand  la  douleur  ne  peut  aller  plus  loin,  il  faut 
qu'elle  cesse  ou  il  faut  périr.  C'est  après  les  plus  forts  coups  de 
vent  que  la  tempête  s'apaise.  L'animal  qui  meurt  fait  un  dernier 

i54 


effort  avant  de  succomber.  Le  vieillard  se  sent  ragaillardir 
quand  il  approche  de  sa  fin  ;  il  feroit  le  jeune  homme  encore 
trois  jours,  si  le  souris  moqueur  de  celle  qu'il  convoite  ne 
l'avertissoit  qu'on  ne  le  prend  pas  pour  une  autre  et  que  sa 
fièvre  n'est  qu'éphémère.  L'homme  mourant  a  quelques  instans 
d'énergie,  souvent  les  plus  beaux  de  sa  vie.  Tout,  dans  la  nature, 
annonce  la  fin  et  les  regrets  de  finir.  La  lampe  éclate  plusieurs 
fois  et  s'éteint.  Vieillards,  vous  faites  de  même  ;  défiez-vous  des 
derniers  éclats  de  la  lampe.  Soit  qu'on  la  sente  ou  qu'on  ne  la 
sente  pas,  l'habitude  de  la  vie,  de  l'existence  est  chère  à  tous  les 
êtres.  Des  organes  habitués  d'être  se  sentent  privés  des 
substances  qui  leur  permettoient  d'agir,  qui  leur  donnoient  la 
vie  ;  cette  privation  les  affoiblit  graduellement  ;  arrivés  au  terme 
de  leur  foiblesse,  quelques  substances  qu'on  leur  procure  agissent 
encore  sur  eux;  mais  comme  il  n'y  a  plus  d'analogie  entre  les 
organes  affoiblis  et  des  substances  trop  nutritives,  trop  fortes  pour 
eux,  il  en  résulte  une  commotion  fatale  à  l'individu  :  il 
succombe.  C'est  ainsi,  vieillards,  que  votre  vigueur,  amoureuse- 
ment mortuaire,  peut  s'expliquer;  l'habitude  des  plaisirs  de 
l'amour  vous  soutient  au-delà  de  votre  force.  L'aspect  d'une 
moisson  à  cueillir  vous  donne  l'envie  de  moissonner  encore. 
Les  substances  dont  vous  vous  corroborez  vous  prêtent  une 
vigueur  factice  :  factice  puisque  vos  organes  affoiblis  en  sont 
trop  vivement  affectés  et  n'en  peuvent  soutenir  l'effet  ;  ils  font 
un  dernier  effort  parce  qu'ils  sont  foibles  et  que  la  force  des 
substances  les  ébranlent;  c'est  l'élan  de  la  mort,  car,  après  peu  de 
temps,  vous  succombez  pour  toujours.  Vieillards,  défiez-vous 
donc  des  derniers  éclats  de  la  lampe.  En  les  ménageant  comme 
un  précieux  reste,  vous  pouvez  en  prolonger  la  durée.  C'est  en 
s'y  prenant  longtemps  d'avance  qu'on  se  prépare  une  longue  et 
belle  vieillesse.  Un  vieillard  qui  vouloit  épouser  une  jeune  fille 
me  demandoit  mon  avis.  «  Vous  ressemblez,  lui  dis-je,  à  celui 
qui  n'ayant  que  deux  sous  veut  faire  une  lettre  de  change 
payable  à  vue.  » 

Jeune  homme,  soyez  retenu;  soyez-le  surtout  dans  la 
canicule  des  amours  ;  la  vie  est  dans  ce  qui  la  donne  aux 
autres  ;  si  vous  ne  ménagez  pas  cette  huile  précieuse,  la  lampe 
aura  peu  d'éclat  et  s'éteindra  promptement,  car  cessante  causa 


cessât  ejffectus.  L'homme  dont  les  organes  sont  bien  conservés, 
qui  ne  leur  fournit  de  substances  nutritives  que  ce  qu'il  leur 
faut  et  leur  convient,  est  toujours  d'aplomb  avec  son  âge. 
Celui-là  peut  dire  :  omnia  mecum  porto.  Santé,  joie,  forces 
relatives,  bonnes  mœurs,  amant  de  la  vérité,  ouvrant  et  fermant 
son  cœur  avec  sa  bouche  :  voilà  l'homme  qui  a  ménagé  la 
principale  source  de  la  vie.  L'a-t-il  trop  tôt  épuisée?  sa  vie  n'est 
qu'une  longue  agonie,  une  lampe  sépulcrale;  il  voit  tout  en 
noir,  soupçonne  ceux  qui  ne  pensent  pas  à  lui  ou  qui  lui 
veulent  du  bien,  croit  faire  envie  quand  il  fait  pitié;  son 
existence  est  un  long  crêpe  de  deuil  et  de  tristesse.  Veut-il  être 
gai?  son  rire  est  forcé.  Veut-il  moraliser? 

Bâillant  tout  ce  qu'il  dit,  il  ne  fait  qu'ennuyer. 

11  ignore  le  premier  des  arts,  l'arithmétique  morale,  ou 
savoir  compter  avec  soi-même.  Jetez-le  en  pointe  de  vin;  ce  qui 
égayé  ordinairement  le  vieillard,  noircit  encore  son  imagina- 
tion. L'ivrognerie  ne  produit  pas,  mais  elle  découvre,  a  dit 
Sénèque.  Vous  le  verrez  pleurer,  se  lamenter,  pester  contre  le 
genre  humain.  Ah!  que  la  lampe  s'éteigne  pour  lui!  Il  traîne 
une  existence  malheureuse;  il  chagrine  tout  ce  qui  l'entoure, 
est  enclin  à  l'avarice,  est  athée  par  crainte,  sans  doute,  d'une 
autre  vie...  Enveloppons  cet  homme  de  tout  son  crêpe;  qu'il 
aille  en  paix  reposer  pour  jamais  et  que  ses  substances,  mieux 
combinées  dans  une  seconde  édition  de  son  corps,  nous  montrent 
un  meilleur  homme. 

Vieillards,  soit  que  vous  ayez  été  économes  ou  prodigues 
de  l'huile  de  vie,  ménagez  bien  les  derniers  éclats  de  la  lampe. 
C'est  ce  que  je  vous  recommande,  au  nom  de  la  nature,  de 
l'humanité,  de  la  sagesse  et  de  vos  propres  intérêts. 


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CHAPITRE  XLIII 


UN  PEU  D'ORIGINALITE  OU  DE  FOLIE 

SEMBLE  SOUVENT  DÉPASSER 

LE  GÉNIE,  LE  TALENT  ET  MÊME  LA  SAGESSE 


Si  un  peintre  faisoit  les  portraits  des  hommes  en  réputation 
accompagnés  de  l'attribut  de  leurs  foiblesses,  il  peindroit 
Descartes  fixant,  avec  effroi,  son  trou  ou  son  précipice  ;  Diogène 
et  Jean-Jacques  cherchant  un  homme  en  plein  midi,  la  lanterne 
à  la  main,  et  cette  perquisition  ne  seroit  pas  une  grande  folie  ; 
Spinosa  et  Dolback  (i)  cherchant  un  Dieu  qu'ils  seroient  fâchés 
de  trouver  en  perdant  leur  réputation;  Homère  chantant  pour 
deux  sous  dans  un  village  de  la  Grèce;  Molière  glosant  les 
maris  trompés  en  tremblant  de  l'être;  Voltaire,  enchanté  qu'on 
l'appelle  «  Monsieur  le  Comte  »,  en  prêchant  l'égalité...  Si  tous 
les  portraits  que  je  viens  d'esquisser  ne  sont  pas  du  ressort  de  la 
peinture,  ils  appartiennent  à  l'art  de  la  parole,  qui  est  la  pein- 
ture passive,  active  et  future.  Telle  est  la  foiblesse  humaine  : 
l'excès  d'une  chose  amène  son  contraire,  si  la  modération  ne 
surveille  et  ne  rectifie  nos  opérations.  Il  faut  un  contrepoids  à 
l'effort  du  génie  qui  invente,  à  l'esprit  qui  applique  ;  ce  contre- 

(I)  Le  philosophe  et  littérateur  français  baron  a'Holbach,  1723-1789;  plus  loin, 
l'auteur  écrit  «  d'Olbach  n. 


157 


poids,  c'est  le  jugement  qui  rectifie  et  modère  l'impression. 
C'est  la  fièvre  qui  donne  l'impulsion  aux  nerfs  qui  produisent 
des  sensations,  comme  les  nerfs  tendus  sur  l'instrument  pro- 
duisent des  sons;  mais  il  faut  diriger  cette  fièvre  et  ne  pas  se 
laisser  maîtriser  par  elle.  Être  fort  d'un  côté,  c'est  être  un  peu 
foible  de  l'autre.  Eviter  les  foiblesses  de  ses  qualités,  c'est 
doubler  ses  vertus.  Tous  les  yeux  des  Grecs  fixés  sur  leurs 
philosophes  les  firent  donner  dans  l'excès  du  bien  (car  le  bien 
réel  est  dans  le  savoir  maintenu  par  la  sagesse).  Les  aigles  en 
tous  genres,  séduits  par  l'amour-propre,  inclinent  aisément  vers 
quelque  manie.  C'est  ainsi  qu'un  roi  devient  tyran,  après  avoir 
été  bon  ;  le  stoïque,  un  pédant;  le  magistrat,  empesé;  le  riche, 
insolent,  avare  ou  prodigue;  le  pauvre,  vil,  menteur  et  ram- 
pant; le  grand  artiste,  un  fou,  s'il  ne  tient  pas  son  génie  en 
bride;  le  beau  jeune  homme  de  haut  étage,  un  Alcibiade  chez 
les  Grecs,  un  duc  de  Richelieu  en  France,  un  aimable  scélérat 
en  tous  pays.  C'est  encore  ainsi  qu'un  baron  de  Bâche  (i)  devient 
l'imbécile  protecteur  des  musiciens  de  Paris.  Enfin,  de  même 
(^ue  l'insensibilité  dégénère  en  stupidité,  en  torpeur,  trop  de 
finesse  dans  l'organisation  des  sens  peut  porter  aux  excès  de 
sensualité.  J'ai  vu  quelques-uns  de  ces  hommes,  mais  je  ne  les 
nommerai  pas.  Que  faire  à  celui  qui  ne  sent  rien?  Rien  : 
laissons-le  se  rouler  dans  le  vague  du  temps  qui  le  déroulera 
tôt  ou  tard,  fût-ce  après  la  mort.  Que  dire  à  celui  qui  sent  trop? 
De  recourir  à  la  modération  ou  de  s'attendre  a  être  victime.  Il 
n'y  a  point  ou  peu  de  correctifs  à  la  nullité  des  moyens  ;  la 
médecine,  la  réflexion  et  l'habitude  de  se  vaincre  ne  peuvent 
tempérer  que  les  excès  de  facultés.  Heureux  celui  qui  a  de  trop, 
il  peut  être  économe;  malheur  à  celui  qui  n'a  rien,  il  ne  peut 
rien  ménager.  Rien  ne  produit  rien;   un  peu  moins  que  trop, 

(i)  Le  baron  Ch.-E.  de  Bagge,  chambellan  du  roi  de  Prusse,  longtemps  établi  à 
Paris,  où  il  mourut  en  1791.  Passionné  amateur  de  musique,  les  artistes  trouvèrent  en  lui 
un  mécène  attentif  et  généreux.  Mais  de  Bagge  cultivait  lui-même  le  violon  et,  bien  qu'il  en 
jouât  d'une  manière  détestable,  il  s'y  croyait  de  première  force,  comme  en  témoigne  ce 
quatrain  qu'il  fit  peindre  sous  son  portrait,  le  représentant  le  violon  à  la  main  : 

1)11  T>ieu  de  l'harmonie  adorateur  Jidcle, 
Son  jèle  impétueux  ne  saurait  s'arrêter; 
Dans  l'art  du  violon  il  n'a  point  de  modèle 
Et  personne  jamais  n'osera  l'imiter. 

i58 


c'est  le  juste  milieu  si  désirable  en  tout,  parce  qu'il  laisse  des 
latitudes  de  droite  et  de  gauche. 

Olui  qui  doit  tout  à  lui-même,  je  veux  dire  à  sa  nature,  ne 
peut  guère  trouver  qu'en  soi  les  moyens  de  se  conserver  pur, 
sans  taches  d'immoralité  et  sans  ridicules.  Nul  ne  peut  faire  la 
loi  à  celui  qui  fait  type  pour  ses  imitateurs.  L'homme  de  génie 
s'est  formé  lui-même,  avons-nous  dit,  non  sur  un  seul  modèle, 
car  alors  il  seroit  une  copie,  mais  sur  ce  que  les  hommes  rares 
ont  ou  ont  eu  de  meilleur  partiellement.  Le  même  jugement, 
qui  lui  servit  à  se  former,  doit  donc  lui  servir  encore  pour  se 
maintenir.  Souvent  l'opinion  se  trompe  sur  son  compte;  mais 
l'histoire  des  temps,  la  gloire  qu'il  l'accompagnera  à  travers  les 
siècles,  soutiennent  dès  aujourd'hui  son  émulation.  Le  génie  n'a 
besoin  d'autre  récompense  que  lui-même  ;  il  a  tout  en  lui  ;  aussi 
se  console-t-il  de  l'inditférence  des  hommes  qui,  souvent,  le 
condamnent  par  envie  ou  l'estiment  par  vanité.  Rapportons 
quelques  traits  anecdotiques  qui  caractérisent  les  héros  que  nous 
avons  cités.  J'ai  dit  des  philosophes  anciens  et  modernes  ce  que 
je  voulois  en  dire  relativement  à  la  question  qui  nous  occupe. 
La  vie  d'Alcibiade  est  connue.  Celle  du  Maréchal  de  Richelieu 
ne  l'est  pas  moins.  Ces  deux  caméléons  dorés  seront  cités  dans 
tous  les  temps  comme  des  modèles  de  grâce,  de  bravoure  et  de 
folie.  Ils  ont  séduit  bien  des  femmes,  mais  on  ne  séduit  pas 
l'opinion,  qui  se  fortifie  en  vieillissant.  Richelieu  étoit  chef 
suprême  du  Théâtre  Italien,  où  j'ai  fait  mes  premières  armes 
dramatiques.  Plus  occupé  des  actrices  de  ce  théâtre  que  du 
progrès  des  arts,  je  me  rappelle  une  scène  assez  plaisante  dans 
laquelle  il  me  fit  jouer  un  rôle.  Elle  est  inconnue  des  éditeurs 
de  sa  vie,  car  elle  étoit  digne  d'être  rapportée  et  de  figurer 
parmi  ses  galantes  prouesses.  Il  vouloit  recevoir  au  nombre  des 
actrices (i). 

mieux,  disoit-il,  quand  il  me  sentoit  à  ses  côtés.  Les  efforts  que 
je  faisois  pour  ne  pas  éclater  étoient  bien  pénibles.  On  a  pré- 
tendu que  le  baron  a  persifïlé  la  cour,  la  ville  et  tous  les 
musiciens  de  la   France;  si  cela  eût  été  vrai,  il  est  probable 

(i)   [-es  pages  377  à  38o  du  rnanubcrit  original  ont  été  arrachées. 

159 


qu'il  eût  ajouté  à  son  testament  quelques  mots  de  codicille  où  il 
eût  dit  à  peu  près  ceci  :  «  Chers  professeurs  et  amateurs  de 
musique,  je  me  suis  amusé  à  vos  dépens.  Je  vous  ai  écorché  les 
oreilles  pendant  quarante  ans  pour  mon  bon  plaisir  et  vous 
m'avez  remercié  et  comblé  d'éloges;  mais  je  ne  fus  jamais  votre 
dupe,  et  toujours  vous  le  fûtes  de  mes  farces  harmoniques.  » 
S'il  eût  mis  ce  codicille  dans  son  testament,  le  baron  de  Bâche 
eût  joué,  dans  le  monde  musicien,  le  rôle  le  plus  extraordinaire. 
Mais  non,  tel  que  certains  fous,  il  avoit  du  bon  sens  en  tout, 
excepté  sur  un  point;  dès  qu'il  touchoit  au  violon,  il  battoit 
forcément  la  campagne.  C'est  par  folie  qu'il  fut  aveugle  sur  son 
talent  de  violoniste  ;  ce  pauvre  homme  ne  fit  qu'attester  un  des 
mille  phénomènes  de  l'amour-propre  humain.  Il  est  mort  en 
paix,  croyant  qu'après  lui  le  génie  des  arts  éteindroit  son  flam- 
beau et  pleureroit  sa  perte. 


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CHAPITRE   XLIV 


RECAPITULATION 


1. 


La  vie  de  l'homme,  fût-elle  d'un  siècle,  est  divisée  en  années. 
Dans  l'année  sont  les  mois,  les  semaines  et  les  jours.  Récapi- 
tuler ses  actions  à  la  fin  de  chaque  jour,  c'est  faire  l'analyse  de 
sa  vie.  La  plus  intéressante  récapitulation  que  nous  puissions 
faire  seroit  donc  celle  de  notre  journée,  et  c'est  de  celle-là  que 
nous  allons  parler.  Qu'ai-je  fait  aujourd'hui?  Qu'ai-je  omis  de 
faire?  devroient  être  des  questions  quotidiennes,  la  prière  du 
soir  de  tous  les  hommes  qui  se  couchent  pour  dormir.  Le  matin, 
il  faut  penser  à  ce  qu'on  va  faire  ;  le  soir,  il  faut  récapituler  ce 
qu'on  a  fait.  Que  de  défauts,  que  de  vices  on  atténueroit  d'abord, 
et  qui  disparaîtroient  entièrement  par  cette  habitude  salutaire  ! 
Nous  avons  déjà  dit,  chapitre  XXXIII,  combien  les  divers  états 
de  l'homme  influoient  sur  ses  moeurs;  passer  ici  en  revue  toutes 
les  conditions  ne  seroit  qu'une  répétition.  Néanmoins,  c'est 
selon  son  état  que  l'homme  agit,  qu'il  est  en  rapports  avec  la 
société,  qu'il  a  des  reproches  à  se  faire  ou  des  éloges  à  se 
donner.  Des  éloges!  dira  quelqu'un...  Oui,  je  veux  que  l'homme 

i6i 


s'applaudisse  du  bien  qu'il  a  fait,  avec  autant  de  candeur  que 
je  veux  qu'il  se  condamne  quand  il  a  failli.  Se  dissimuler  ce 
qu'on  a  fait  de  bon  par  une  modestie  déplacée,  c'est  s'ôter  la 
récompense  qu'on  a  méritée,  c'est  nous  rendre  inditférens  le 
mal  ou  le  bien.  Celui  qui  n'ose  pas  se  dire  avec  fierté  et  jubi- 
lation :  <(  Je  suis  content  de  moi  »,  est  souvent  le  fourbe  qui 
trahit  la  vérité. 


§  2, 


Sommes-nous  toujours  les  maîtres  d'agir  selon  le  bien 
général?  Le  mode  sur  lequel  nous  sommes  constitués  ne  nous 
entraîne-t-il  pas  malgré  nous?  Tout  ce  livre  ne  prouve-t-il  pas, 
ou  ne  recherche-t-il  pas  les  preuves  que  nos  actions  ne  sont  que 
des  effets  dont  les  causes  sont  en  nous?  Notre  liberté  d'agir 
est-elle  bien  nôtre,  bien  à  nous?  Voilà  des  questions  auxquelles 
il  nous  faudra  répondre  dans  ce  chapitre,  après  quoi  nous  par- 
courrons la  matière  que  la  nature  exige.  Ce  n'est  pas  un  examen 
léger,  mais  un  appel  à  la  conscience  que  nous  conseillerons;  l'un 
demande  une  méthode  dont  en  peu  de  jours  on  pourroit  l'en- 
nuyer; l'autre  dit  à  la  conscience  où  tout  est  écrit  :  Parle,  je 
t' écoute.  Mais  cet  appel  ne  peut  se  faire  qu'à  huis-clos,  étant 
seul  avec  soi  ;  pour  peu  que  le  concours  d'un  autre  s'en  mêle, 
l'amour-propre  s'y  glisse  en  tiers,  et  trop  souvent  il  l'emporte. 


§  ?■ 


Tout  pour  soi,  feignant  de  fa"re  tout  pour  les  autres,  est  la 
manie  universelle  de  tous  les  égoïstes,  surtout  dans  les  grandes 
villes.  Là,  la  monnoie  courante  est  la  politesse  que  les  novices 
prennent  pour  de  l'affection  Là,  il  suffit  de  se  donner  pour 
l'antagoniste  d'un  grand  homme  pour  être  déjà  quelque  chose. 
«  C'est  l'ennemi  acharné  de  Rousseau  »,  me  disoit-on  un  jour 
à  l'oreille,  en  me  montrant  un  quidam.  Je  vis  bientôt  qu'il 
n'étoit  rien,  mais  qu'il  avoit  la  rage  de  paroître.  En  examinant 

162 


Paris,  je  dirois  volontiers  qu'il  n'est  pas  un  lieu  où,  sous  un  air 
capable,  il  y  ait  pareille  somme  de  bêtise.  Mais  aussi,  il  n'est 
pas  de  ville  où  la  sagesse  ait  des  asiles  plus  assurés.  Encore  ici, 
les  extrêmes  se  rapprochent  :  la  futilité  des  uns  rend  les  autres 
plus  attentifs  et  plus  sévères.  En  outre,  tous  les  moyens  d'ému- 
lation sont  réunis  dans  cette  capitale  du  monde. 


§4. 


Répondons  aux  questions  que  nous  nous  sommes  faites 
précédemment. 

Demande  :  Sommes-nous  toujours  les  maîtres  d'agir  selon 
le  bien  général? 

Réponse  :  Il  est  peut-être  des  individus  très  nerveux,  très 
irascibles,  dont  les  humeurs  sont  portées  à  un  tel  point  d'acri- 
monie et  de  force  qu'ils  ne  peuvent  résister  à  l'impulsion  de  leur 
caractère  féroce.  Plaignons-les  s'ils  n'ont  pu  se  vaincre;  mais 
qu'ils  aillent  (je  le  dis  encore  quoique  je  l'aie  déjà  dit  plusieurs 
fois)  dans  les  forêts  désertes,  lutter  contre  les  ours  et  les  tigres  ; 
leur  place  n'est  point  parmi  les  hommes.  S'ils  s'obstinent  à  s'y 
fixer,  que  leurs  membres  gangrenés  soient  séparés  du  corps 
social;  qu'ils  soient  étouffés  comme  des  enragés;  leur  être, 
quoique  naturel,  est  l'opprobre  de  la  nature.  Par  une  combi- 
naison malheureuse,  les  contraires,  sans  se  neutraliser,  se  sont 
accumulés  pour  former  leur  individu  monstrueux;  mais  bientôt 
ils  seront  déchirés  par  ces  mêmes  poisons  et  leur  sang  corrosif 
s'adoucira  par  une  mort  prompte,  qui  fera  rentrer  leurs  sub- 
stances dans  la  masse  commune  des  élémens  primordiaux. 


.^    D. 


Du  reste,  tout  être,  quel  qu'il  soit,  a  besoin  de  modification 
physique  et  d'éducation  morale.  Quand,  par  des  signes  certains 
on  connoîtra  à  fond   l'état  de  l'individu  physique,  alors,  dès 

i63 


l'âge  le  plus  tendre,  on  le  disposera,  par  une  purification  pré- 
paratoire, à  recevoir  l'éducation  morale  à  laquelle  son  être 
sera  propre,  et  peut-être  qu'alors  (dans  quelques  siècles)  on  ne 
lancera  aucun  individu  dans  la  société  sans  qu'il  soit  ainsi  pré- 
paré. «  Le  présent  est  gros  de  l'avenir  »  est  un  mot  rempli  de 
force  et  de  vérité  :  heureux  ceux  qui  naîtront  après  des  siècles 
d'une  instruction  plus  consommée. 


§6. 


Demafide  :  Notre  liberté  d'agir  est-elle  bien  nôtre,  bien  à 
nous? 

Réponse  :  L'homme  à  principes  est  toujours  préparé  ;  il  est 
lui  dans  toutes  les  circonstances.  L'homme  sans  principes  est  le 
jouet  des  circonstances  ;  il  est  toujours  entraîné  par  le  physique 
ou  le  moral  :  c'est  comme  une  glace  qui  réfléchit  les  objets 
qu'on  lui  présente,  sans  qu'aucun  y  reste  empreint.  Qu'est-ce 
qui  nous  décide  quand  nous  avons  plusieurs  volontés  indéter- 
minées? J'ai  remarqué  qu'on  suit  ordinairement  la  première 
volonté  qui  s'est  présentée  à  l'esprit.  Par  exemple,  voilà  trois 
chemins  qui  me  sont  inconnus  ;  un  des  trois  conduit  à  l'endroit 
où  je  veux  aller  :  lequel  prendrai-je?  Après  mainte  hésitation, 
on  prend  celui  qu'on  avoit  d'abord  fixé  comme  le  meilleur. 
Nous  en  agissons  ainsi  toutes  les  fois  que  nous  flottons  entre 
plusieurs  idées,  à  moins  que  quelque  chose  ne  nous  décide 
contre  notre  premier  penchant.  La  première  femme  qui  nous  a 
frappés  en  entrant  dans  un  salon  est  celle  à  laquelle  nous 
donnons  la  pomme  toute  la  soirée,  si  rien  ne  s'oppose  à  notre 
volonté.  C'est  souvent  le  hasard  cependant,  ou  ce  qu'on  appelle 
ainsi,  qui  nous  présente  en  premier  un  objet  plutôt  qu'un  autre. 
Pourquoi  donc  restons-nous  trappes?  Parce  que  la  première 
impression  a  l'avantage  sur  les  impressions  secondaires  :  il  faut 
une  force  prépondérante  pour  l'effacer  et  y  substituer  une  autre 
impression. 


164 


§7- 


Venons  à  la  moralité  la  plus  directe  de  ce  chapitre.  Les 
devoirs  de  l'homme  sont  fort  étendus;  le  tableau  en  seroit 
immense;  le  parcourir  chaque  soir  ne  feroit  que  hâter  notre 
sommeil.  Contentons-nous  de  demander  à  l'homme  occupé  de 
sa  perfectibilité  morale  qu'il  se  dise  :  «  Qu'ai-je  fait  de  bien  ou 
de  mal  aujourd'hui?  et  qu'ai-je  omis  de  faire  qui  eût  été  bien?» 
La  réponse  est  prête  :  notre  conscience  ne  dort  point,  elle  veille 
même  quand  nous  dormons.  Ecoutons-la  donc  et  disons  :  Une 
autre  fois,  en  pareille  circonstance,  je  ferai  mieux.  Il  est  bien 
important  d'être  en  paix  avec  sa  conscience,  car  toujours 
l'homme  qui  est  mal  avec  soi-même  s'en  prend  aux  autres  pour 
s'excuser.  Tout  le  monde  a  tort  au  dire  de  celui  qui  n'a  ni 
conscience  ni  principes.  Mais  en  frappant  l'air  de  ces  coups 
redoublés,  il  n'atteint  personne  et  se  frappe  lui-même.  Nul  n'ose 
attribuer  le  mal  à  l'homme  de  bien,  reconnu  tel  par  la  notoriété 
publique  ;  on  le  trompe  quelquefois,  mais  on  se  repent  après  l'avoir 
trompé;  le  plus  insigne  coquin  du  siècle  est  celui  qui,  sans  re- 
mords, outrage  la  vertu. 


Nous  serions  maîtres  de  notre  conduite  si  nous  pouvions 
l'être  des  circonstances  :  mais,  presque  toujours,  elles  disposent 
de  nous  et,  difficilement,  nous  disposons  d'elles.  La  loi  dorée 
qui  dit  ;  «  Ne  faites  pas  à  autrui  ce  que  vous  ne  voulez  pas 
qu'on  vous  fasse  "  contiendroit  tous  les  préceptes  de  la  morale 
si  les  circonstances  pouvoient  être  les  mêmes  pour  tous.  Mais, 
ainsi  qu'un  air  du  chant  le  plus  simple,  dont  l'unité  est  parfaite, 
mais  vague  d'expression,  peut  se  varier  de  cent  manières,  nous 
trouvons  toujours  quelques  raisons  pour  nous  sortir  du  cercle 
moral  qui  environne  chaque  être,  excepté  nous.  Il  est  vieux, 
disons-nous,  et  je  suis  jeune;  il  est  pauvre,  et  je  suis  riche;  il  a 
une  mauvaise  santé  et  je  me  porte  bien  ;  il  est  flegmatique,  et  je 
suis  vivace...  Donc,  je  ne  dois  pas  agir  pour  lui,  comme  lui 

i65 


pour  moi.  Mais  la  loi  citée  condamne  ces  sophismes;  elle  abat 
toutes  les  exceptions;  elle  sait  que  vous  et  autrui  sont  deux  ;  mais 
elle  ordonne  de  vous  transporter  dans  la  situation  de  cet  autre  et 
de  vous  dire  :  «  Si  j'étois  lui,  voudrois-je  être  traité  ainsi  ?  »  Alors  la 
conscience  parle  et  dit  :  «  Cet  autre,  c'est  moi  ;  car  demain,  je  serai 
lui  vis-à-vis  d'un  autre.  » 


§9- 


Se  confondre  avec  le  prochain  au  point  que  nous  semblons 
le  désirer,  n'est-ce  pas  violer  la  loi  naturelle  qui  crie  sans  cesse 
en  nous  tous  :  Moi!  moi!  et  toujours  moi!  ensuite  les  autres? 
Le  plus  sévère  des  moralistes  non  bigots,  Rousseau,  permet 
qu'on  se  mette  en  première  ligne  et  les  autres  sur  la  seconde,  en 
modifiant,  comme  il  suit,  la  loi  dorée  (i)  :  Fais  ton  bien  en  fai- 
sant aux  autres  le  moins  de  mal  possible.  Il  semble  croire 
qu'outrer  les  devoirs  de  l'homme  naturellement  paresseux  et 
égoïste,  c'est  s'exposer  à  n'obtenir  de  lui  qu'un  abandon  léthar- 
gique. On  ne  peut  exiger  de  l'homme  qu'il  soit  vertueux  ;  on  ne 
l'est  pas  par  ordre  :  c'est  pour  le  bonheur  de  l'être.  On  gâte  tout 
en  sollicitant  l'homme  au-delà  de  ce  qu'il  peut,  et  je  crois  que 
Rousseau  a  raison  d'être  moins  exigeant  pour  obtenir  davantage. 
Une  fois  d'accord  sur  ce  point  capital  (qui  met  sans  cesse  une 
foule  d'hommes  en  concurrence  d'une  même  chose),  notre 
examen  devient  facile  ;  c'est  un  trio  à  arranger  entre  : 

1.   Moi;  2.  Les  miens;  3.  Les  autres  (2). 

(i)  La  parole  du  Christ  est  dite  quelquefois  «  parole  dorée  ». 

(2)  Ces  trois  mots  rappellent  un  couplet  de  Sedaine  dans  le  'Déserttur,  où  le  sens 
des  paroles  est  excellent  : 

Tous  les  hommes  sont 

Bons, 
On  ne  voit  que  gens 

Francs, 
A  leurs  intérêts 

f^rès  ! 
Nous  aimons  la  bonté, 
L'exacte  probité 
Dans  les  autres  ; 
Faire  le  bien  est  si  doux. 
Pour  ne  rendre  heureux  que  nous 
lit  les  noires!  (G.) 

166 


Moi  d'abord,  si  je  suis  en  état  et  si  je  veux  faire  les  démar- 
ches nécessaires  pour  obtenir.  Ensuite  les  miens,  puis  les  autres. 
Mais  je  dois  désirer  que  celui  qui  en  est  le  plus  digne,  obtienne. 
fe  dois  même  le  servir,  si  je  le  puis  :  la  justice  le  veut,  le  bien 
public  le  commande.  Deux  choses  sont  bien  nécessaires  à  la 
prospérité  des  empires  :  il  faut,  avant  tous  autres  intérêts, 
que  les  hommes  y  soient  citoyens;  il  faut  que  l'Eglise  soit  dans 
l'Etat,  et  non  l'Etat  dans  l'Eglise.  Quant  aux  cas  de  conscience, 
je  l'ai  dit,  elle  parle,  elle  crie...  il  ne  faut  que  l'écouter.  Tout 
homme  qui  fait  le  mal  pour  se  favoriser  a  besoin  d'un  effort 
qu'il  ne  peut  dissimuler  et  auquel  il  ne  peut  se  méprendre.  A 
force  d'efforts  réitérés  on  peut,  dit-on,  se  blaser  la  conscience  ; 
quel  funeste  avantage  !  C'est  un  vaisseau  qui  a  perdu  son  gou- 
vernail et  ses  mâtures.  Alors,  pour  Thomme,  tout  est  tourment, 
tout  est  désordre;  le  scélérat  porte  dans  son  cœur  la  roue  et  la 
potence. 


§  lo. 


Quelques  honnêtes  gens  disent  quelquefois  que  rien  ne  leur 
réussit  :  je  le  crois  bien,  ils  ne  se  remuent  point.  Il  faut  de  l'ac- 
tivité pour  créer  des  chances  dont  il  faut  savoir  profiter,  d'accord 
avec  sa  conscience  ;  mais  l'être  vertueux  qui  ferme  sa  porte  pour 
feuilleter  tranquillement  ses  livres  a  tout  ce  qu'il  mérite  ;  chacun 
pense  à  soi  ;  comment  penseroit-on  à  lui  s'il  ne  se  fait  connoître  i 
D'autres  êtres,  peu  ou  point  vertueux,  doués  d'une  activité 
inquiète,  agissent  sans  réflexions  et  croyant  que  l'étourderie  est 
un  mérite  personnel,  parce  que  c'est  l'apanage  de  la  jeunesse... 
disant  que  rien  ne  leur  réussit  et  que  le  malheur  semble  s'attacher 
à  eux.  Cependant,  ils  n'ont  que  ce  qu'ils  méritent.  Ils  remuent 
trop,  ils  courent  trop  de  chances  diverses  pour  que,  sur  la  quan- 
tité, il  n'y  en  ait  pas  de  détestables,  de  nulles,  et  une  bonne  sur 
mille.  Terminons  encore  ce  chapitre  par  quelques  remarques  sur 
les  femmes.  Elles  portent  un  intérêt  qui  ne  s'épuise  point  ;  c'est, 
en  morale,  ce  que  le  gourmand  appelle  le  morceau  friand,  ou  la 
bonne  bouche. 


167 


1 1 


Les  deux  sexes  peuvent  s'examiner  de  même,  chacun  dans 
ses  rapports  sexuels.  Vieilles,  lisez  le  chapitre  intitulé  Savoir  se 
taire  !  Vous  qui  êtes  les  conducteurs  du  feu  de  l'amour,  observez- 
vous,  surtout  sur  l'article  de  la  coquetterie  :  c'est  ce  qui  constitue 
votre  bonheur  ou  votre  malheur.  Souvenez-vous  que  le  premier 
tort  des  femmes  aimables  et  ce  qui  leur  fait  le  plus  d'ennemis 
parmi  les  hommes,  c'est  de  les  attirer  pour  avoir  le  plaisir  de  les 
repousser  après.  Une  femme  compte  avec  délices  ceux  qui  lui  ont 
rendu  quelques  hommages  dont  elle  a  écarté  les  suites  ;  c'est  par 
eux  qu'elle  peut  nombrer  ses  ennemis.  L'amour-propre  humilié 
ne  pardonne  point.  Les  femmes  crient  à  l'injustice  en  comparant 
leurs  chaînes  morales  à  notre  liberté  :  elles  sont  injustes,  puisque 
les  conséquences  de  leur  conduite  et  celles  de  la  nôtre  sont 
comme  mille  est  à  un.  Consentiroient-elles  à  se  charger  de  nos 
bâtards?  Jamais;  ce  prodige  de  vertu  répugne  à  la  maternité  : 
c'est  tout  au  plus  ce  que  pourroit  faire  la  femme  stérile.  Le 
procès  est  donc  jugé  sans  appel.  D'ailleurs,  d'amples  dédomma- 
gemens  (s'il  en  est  pour  l'amour  négligé)  sont  offerts  à  la  femme 
par  échange  du  sacrifice  qu'elle  fait  à  l'homme.  Puisque  les  con- 
séquences de  l'infidélité  sont  sans  proportions  entre  les  époux,  la 
femme  peut  se  dire  ceci  :  «  L'homme  est  libre,  la  femme  ne  l'est 
point.  L'homme  infidèle,  sans  conséquences  majeures,  me  doit 
l'empire  de  la  vertu,  si  je  ne  l'imite  point  ».  —  Oui,  la  femme 
négligée  qui  respecte  encore  son  mari  est  une  héroïne  ;  son  abné- 
gation dans  un  seul  point  la  rend  souveraine  sans  que  notre 
inconduite  l'humilie.  L'homme  honnête  en  sent  tellement  le  prix 
qu'il  lui  sacrifieroit  toutes  rivales  qui  voudroient  la  dégrader; 
et,  tôt  ou  tard  (un  peu  trop  tard  peut-être),  elle  verra  ses  indignes 
rivales,  misérables,  abandonnées,  venir  implorer  son  secours  et 
non  celui  de  son  infidèle  époux.  Tel  est  l'hommage  qu'on  aime 
à  rendre  à  la  vertu,  jamais  au  vice  :  on  l'implore  ;  sans  bassesse, 
on  s'humilie  devant  elle;  ses  droits  sacrés  sont  écrits  dans  tous 
les  cœurs. 


i68 


CHAPITRE  XLV 


DES    IDEES    DÉROBÉES 


Rien  de  si  commun  entre  les  auteurs  que  leurs  récrimina- 
tions sur  des  idées  qu'ils  prétendent  leur  appartenir;  cependant, 
excepté  Dieu,  rien  n'est  type  absolument,  rien  n'est  exclusif  dans 
les  sciences  et  les  arts,  tout  a  des  rapports  infinis  dans  la  nature. 
u  J'avois  pensé  et  écrit  telle  chose  avant  tel  auteur,  disent-ils, 
mais  il  l'a  manifestée  avant  moi  par  l'impression...  »  Ne  sem- 
bleroit-il  pas  que  plusieurs  ne  puissent  avoir  la  même  idée  sur 
un  même  objet  devenu  prépondérant  par  les  circonstances  du 
temps,  la  mode,  le  goût  du  public  qui  commandent?  D'ailleurs, 
n'est-il  pas  des  êtres  dont  l'organisation  se  rapproche  et  qui  ont 
reçu  la  même  direction,  la  même  éducation  sur  un  même  objet  ? 
Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'ils  aient  les  mêmes  idées;  il  le 
seroit  davantage  qu'ils  ne  les  eussent  point.  Je  ne  me  suis  servi 
d'aucune  idée  en  musique  que  je  n'en  aie  ensuite  retrouvé  le 
type  d'autre  part,  souvent  dans  quelque  chanson  surannée.  Com- 
bien de  fois,  en  feuilletant  un  vieux  bouquin,  un  antique  billot, 
ne  retrouvons-nous  pas  la  pensée  sublime  que  nous  avons  cru 
être  nôtre?  Le  recueil  ou  le  dictionnaire  des  idées-mères,  rendues 
brièvement  et  clairement  d'après  les  auteurs  classiques,  seroit  un 
livre  plus  utile  que  celui   des  dates,  estimé  à  juste  titre.  On 


169 


I? 


recourroit  à  chaque  instant  a  ce  dépôt  précieux  ;  il  remueroit 
notre  imagination  souvent  fatiguée  et  arrêtée.  En  se  remémorant 
ce  qu'on  a  dit  de  mieux  sur  une  chose,  on  s'efforceroit  de  la  dire 
encore  mieux.  Tel  ancien  a  eu  la  première  idée  ou  notion  de  tel 
objet  ;  tel  moderne  l'a  mieux  défini  en  le  plaçant  ainsi...  On  ver- 
roit  combien  nous  sommes  souvent  loin  d'être  créateurs  quand 
nous  croyons  l'être.  Montaigne,  Condillac  et  Rousseau  n'ont 
peut-être  pas  une  pensée,  née  en  eux,  dont  ils  soient  absolument 
les  créateurs  ;  mais  la  force  et  surtout  la  précision  de  leurs  idées 
les  en  ont  rendus  propriétaires;  on  a  regret  alors  de  les  attribuer 
à  d'autres  qui  ne  les  avoient  développées  que  foiblement.  Ren- 
dons hommage  à  qui  le  mérite.  N'imitons  pas  les  écrivains  pla- 
giaires qui  ne  citent  jamais  le  livre  où  ils  ont  puisé  ce  qu'ils  ont 
d'essentiel  dans  leur  œuvre  ;  les  détours  de  l'amour-propre  d'au- 
teurs sont  si  mesquins  qu'ils  dévoilent  l'homme  foible  par  où  il 
croit  se  cacher. 


CHAPITRE  XLVI 


Y  A-T-IL  DES  RAPPORTS  ENTRE  L'HARMONIE 
SOCIALE  ET  CELLE  DES  SONS  ? 


Parag}  aphe  préliminaire. 


Cette  question  n'est  point  frivole.  L'art  social  ou  celui  des 
gouvernemens  est  encore  à  son  berceau  et  tout  ce  qui  peut  con- 
tribuer à  son  perfectionnement  est  d'un  intérêt  majeur.  Pytha- 
gore  croit  que  les  hommes  ont  besoin  de  sentir  l'harmonie  des 
sons  quand  il  dit  :  «  L'âme  n'a  point  de  tenue  dans  un  corps 
rebelle  à  l'harmonie.  »  Et  ailleurs  :  «  Le  monde  est  un  grand 
concert  de  musique  ;  n'y  fais  pas  dissonance.  »  Serions-nous 
heureux,  dirois-je  à  mon  tour,  si  dans  ce  monde  nous  étions 
toujours  en  consonances  parfaites?  Ou,  dans  l'harmonie 
morale,  faut-il  des  dissonances  comme  il  en  est  dans  celle  des 
sons?  Rapprochons  ces  deux  systèmes  sans  aucun  secours  des 
mathématiques;  après  quoi,  formons  quelques  tableaux  d'êtres 
en  dissonances  parfaites,  tels  que  nous;  d'êtres  en  consonan- 
ces parfaites  qui  s'ennuieroient  encore  plus  que  nous;   et  du 


mélange  de  ces  deux  agens  artistement  conduits,  qui  semblent 
devoir  constituer  l'une  et  l'autre  harmonie,  et  être  le  vrai 
système  général  et  universel  de  la  nature  (i). 


§ 


1,  3,  5  ou  ut,  mi,  sol,  est  le  type  de  l'harmonie  des  sons, 
plus  l'octave  du  n^  i,  qui  forme  8.  Les  nombres  intermédiaires 
sont  2,  4,  6  et  7.  Les  quatre  premiers  sont  consonans;  les  qua- 
tre intermédiaires  sont  plus  ou  moins  dissonans.  Pourquoi? 
Parce  que  la  nature  du  corps  sonore  donne  les  quatre  premiers 
sons  ou  nombres  et  que  nous  avons  ajouté  les  intermédiaires, 
en  totalité  ou  en  partie  selon  la  mélodie  d'usage  des  peuples 
divers.  On  a  cru  remarquer,  par  exemple,  que  les  Ecossois 
n'avoient  point  de  demi-ton  dans  leur  gamme  et  qu'ils  chan- 
toient  :  1,  2,  4,  5,  6,  8(2). 


§2 


Si  l'on  chante  2,  ou  4,  ou  6,  ou  7,  il  faut  nécessairement 
que  ces  nombres  aillent  se  reposer  sur  un  des  quatre  primitifs  : 
c'est  le  doute  suivi  d'une  certitude  non  douteuse  ;  c'est  la 
demande  incertaine  suivie  de  la  réponse  plus  ou  moins  affirma- 
tive. 


§3. 


Pourquoi  la  division  des  sons,  des  couleurs,  etc.,  n'est-elle 
pas  décimale  comme  celle  des  nombres?  Je  n'en  sais  rien,  mais 
cela  devroit  être;  il  n'y  a  qu'un  système  dans  la  nature.  Il  n'est 
pas  étonnant  que   Pythagore  ait  voulu  tout  expliquer  par  les 

(1)  Platon  et  Pythagore  ont  comparé  mathématiquement  l'harmonie  des  sons  avec 
celle  de  toute  la  nature.  Voyez  Plutarque,  Dialogue  sur  la  inusiijuc,  traduit  par  Amiot. 
ensuite  par  Burette.  (G.) 

(2)  L'auteur  parle  ici  de  la  gamme  pentaphone,  base  du  folklore  musical  écossais. 
Mais  cette  gamme  se  compose  des  i»"",  2«,  3»,  5»  et  (')••  degrés  de  l'échelle  diatonique;  il  fallait 
donc  écrire  3  au  lieu  de  4. 

172 


nombres  :  vraiment,  tout  est  là  sans  abstractions  ;  et  tous  les 
mélanges  abstraits  y  sont  encore  quand  on  ajoute  des  unités  aux 
dix  unités  primitives.  On  sent  cette  vérité  mieux  qu'on  ne  peut 
la  comprendre  ;  toutes  les  grandes  choses  sont  ainsi. 


§4- 

L'homme  i  est  tout  dans  la  nature.  3,  il  en  est  séparé  d'une 
tierce,  mais  il  y  correspond.  5,  toujours  dans  la  nature,  mais  en 
rapport  consonant  comme  i  est  à  5.  Viennent  ensuite  les 
hommes  dissonans,  représentés  par  les  nombres  2,  4,  6  et  7. 
L'homme  2  est  double;  4,  quadruple;  6.  sextuple;  7,  septuple. 
Celui  qui  accumule  le  plus  de  numéros  intermédiaires  s'éloigne 
de  plus  en  plus  de  l'état  de  nature,  excepté  les  excès  des  vices  que 
nous  comparerons  bientôt  aux  semi-tons  et  quarts  de  tons.  Voilà 
le  rapprochement,  non  encore  assez  développé,  mais  le  plus  suc- 
cinct, le  plus  vrai  qu'on  puisse  faire  sur  les  deux  harmonies. 
Pour  établir  des  rapports  plus  étendus,  il  faudroit  qu'on  connût 
la  théorie  des  sentimens  moraux  autant  qu'on  connoit  celle  des 
sons;  cette  dernière  est  mieux  développée,  n'en  doutons  point. 
Les  excès  moraux  attestent  que  nous  tâtonnons  dans  l'autre.  Or, 
je  pose  en  fait  qu'il  n'y  a  pas  une  manière  de  combiner  les  sons 
qui  ne  se  rapporte  à  une  combinaison  morale,  bonne  ou  mau- 
vaise, et  que  tous  les  excès  moraux  sont  figurément  dans  les  excès 
harmoniques.  S'il  reste  de  l'abstrait  dans  ces  rapprochemens 
c'est,  je  le  dis  encore,  par  le  peu  de  connoissance  que  nous  avons 
du  dédale  moral  qui  nous  étonne  toujours  dans  ses  excès  et  ses 
caprices  incompréhensibles  ;  tandis  qu'il  n'est  pas  de  vrai  musi- 
cien qui  n'explique  l'effet  le  plus  extraordinaire  des  accords,  soit 
comme  règle  ou  licence  harmonique. 


^   5. 


Si  je  ne  craignois  ici  de  n'être  entendu  que  des  musiciens, 
jedirois  que  le  corps  sonore,  la  gamme  en  huit  sons,  celle  chro- 


matique  en  douze  et  les  accords  enharmoniques,  se  rapportent  à 
tous  les  caractères  moraux.  L'enfance,  soit  dans  ses  cris  ou  ses 
chants,  fait  entendre  le  corps  sonore.  Toutes  les  bêtes  font  de 
même  (  i  ).  La  gamme  en  huit  sons  donne  les  chants  qui  convien- 
nent et  sont  en  rapport  avec  l'homme  civilisé  et  peu  corrompu. 
La  gamme  chromatique  se  rapporte  et  peint  les  excès  moraux  des 
passions.  Les  accords  enharmoniques  (2)  se  rapportent  aux  plus 
grands  excès  des  vices  de  la  dissimulation.  Certaines  phrases  de 
Machiavel  m'ont  crispé  les  nerfs  en  les  lisant,  comme  certaines 
transitions  enharmoniques.  Faire  autant  de  traits  d'harmonie  en 
rapport  avec  autant  de  nuances  morales  seroit  possible  ;  mais, 
je  l'ai  dit,  la  combinaison  des  sons  est  mieux  connue,  plus 
méthodique  que  le  labyrinthe  des  passions  humaines.  Ce  seroit 
d'ailleurs  se  jeter  dans  des  abstractions,  des  suppositions  que  la 
majorité  nieroit  et  qui  ne  seroient  senties  que  des  hommes  égale- 
ment musiciens  et  physico-moralistes.  Arrêtons-nous  donc  et 
répétons  avec  Pythagore  :  «  Le  monde  est  un  grand  concert  de 
musique;  n'y  fais  pas  dissonance  ».  J'ajouterois  volontiers  à  ce 
dilemme  :  «  Si  tu  fais  dissonance,  sauve-la  au  plus,  tôt,  ou  l'ul- 
cère qui  se  formera  dans  ton  oreille  pénétrera  dans  ton  cœur.  » 
Ceci  ressemble  assez  à  l'addition  que  Rousseau  a  faite  à  la  loi 
dorée  et  qu'on  a  lue  dans  le  chapitre  XLIV. 


^  6. 


Y  a-t-il  de  l'harmonie  dans  le  monde  tel  qu'il  est?  Je  vois 
partout  l'amour  de  la  vie  empreint  dans  tous  les  êtres;  et  ce  qui 
est  en  nous  et  pour  nous  amour  de  la  vie,  nous  l'appelons 
égoïsme  dans  les  autres.  D'après  ce  principe  qui  est  si  différent 
de  la  loi  dorée,  je  ne  vois  que  des  dissonances  sauvées,  une 
harmonie  simulée,  un  grand  désir  d'harmonie  qu'on  ne  peut 

(1)  Le  tuyau  par  lequel  les  gros  animaux  poussent  leurs  cris  est  un  vrai  tube  sonore, 
tel  que  le  cor  ou  la  trompette.  Les  oiseaux,  qui  ont  l'organe  de  la  voix  plus  souple,  parcou- 
rent tantôt  le  corps  sonore  et  tantôt  les  intervalles  contenus  dans  les  gammes.  Il  faut  être  aussi 
habitué  avec  les  sons  que  l'est  le  musicien  pour  sentir  les  nuances  du  cri  et  du  chant  des 
animaux;  et  si  le  roi  Salomon  expliquoit  leur  langage,  Salomon  étoit  musicien.  (G.) 

(2)  Qui  appartiennent  à  plu.sieurs  gammes  et  où  le  quart  de  ton  devient  sensible  et 
indispensable.  (G.) 


trouver,  que  les  bons  cherchent  de  bonne  foi  et  que  les  despotes 
seroient  bien  fâchés  d'établir  autrement  que  par  la  force.  Le 
monde  moral  ressemble  à  une  troupe  de  musiciens  qui  s'accor- 
dent toujours,  sans  jamais  commencer  le  concert.  Y  a-t-il 
remède  à  cette  cacophonie  ?  Grande  question  que  celle-là  ! 
Quand  on  dévie  du  principe  physique  et  fondamental,  tout  est 
en  désordre  au  moral  et  d'une  difficulté  extrême  à  remettre  en 
ordre. 


§7- 


On  remarque  que  tous  les  animaux  foibles  vivent  en 
société,  mais  que  tous  s'y  combattent.  De  même,  tout  pousse 
l'homme  à  vivre  avec  les  hommes;  sa  foiblesse,  ses  besoins, 
l'amour  des  femmes  et  l'attachement  qu'il  contracte  pour  sa 
famille,  ses  amis  et  le  lieu  où  il  est  né.  Bientôt,  la  société  se 
multiplie  et  se  nuit  à  elle-même,  parce  qu'il  n'y  a  plus  assez 
pour  tous  et  que  tous  veulent  avoir.  Alors,  les  procès  rempla- 
cent l'harmonie.  Il  faut  bien  se  désister  quand  on  a  perdu  son 
procès,  mais  je  demande  si  Ton  aime  celui  qui  l'a  gagné? 
D'ailleurs,  celui-ci  a  de  l'esprit,  de  l'activité;  celui-là  n'a  ni  l'un 
ni  l'autre.  Il  y  a  donc  forcément  des  riches  et  des  pauvres  qui 
sont  tous  en  procès,  même  sans  plaider.  Le  remède,  encore  un 
coup?  Je  n'ai  vu  qu'une  sorte  d'hommes  bons  et  généreux;  ce 
sont  les  riches  campagnards  isolés  qui  vous  donnent  volontiers 
parce  qu'ils  ont  trop,  et  qui  vous  retiennent  près  d'eux  parce 
qu'ils  aiment  à  s'informer  de  ce  qui  se  passe  dans  le  monde 
d'où  vous  venez.  —  Il  faut  donc  chercher  à  isoler  les  familles 
riches?  —  Rien  de  mieux  ;  c'est  autant  d'heureux  que  vous 
faites  et  que  vous  forcez  de  l'être,  après  qu'ils  auront  oublié 
les  tracas  fiévreux  de  la  ville.  —  Il  faut  donc  des  villes?  — 
Oui,  c'est  le  centre  nécessaire  du  gouvernement  et  de  Tinstruc- 
fion  ;  c'est  là  où  le  pauvre  s'évertue  ou  se  déuertue,  et  devient 
riche.  —  Ne  pourroit-on  se  passer  des  villes  qui  sont  les  foyers 
des  immoralités?  —  Pas  plus  que  de  gouvernement,  ou  il  faut 
s'attendre  à  être  pillé,  conquis  par  la  première  peuplade  jalouse 
du  bonheur  des  hommes  paisibles,  riches  et  agriculteurs.  Toute 

175 


chose  est  au  moral  comme  au  physique  :  si  l'on  force  la  terre, 
elle  ne  produit  plus;  de  même,  si  les  hommes  se  multiplient 
avec  excès,  ils  se  battent  pour  posséder  le  peu  qui  reste,  ils 
meurent  des  coups  qu'ils  se  portent,  de  maladie  ou  de  besoin... 
et  rengraissent  ainsi  la  terre  qu'ils  avoient  imprudemment 
forcée  et  rendue  inculte. 


§8. 


L'harmonie  sociale  se  perfectionnera  de  plus  en  plus  à 
mesure  que  l'art  de  gouverner  fera  des  progrès.  Mais  l'art  n'est 
jamais  la  nature;  qui  dit  art,  dit  assemblage  des  règles  plus  ou 
moins  observées  ou  violées.  La  nature  n'a  d'autres  règles  qu'elle- 
même  :  comme  Dieu,  elle  est  parce  qu'elle  est.  Chercher 
l'accord  parfait  en  morale  est  une  chimère.  Comme  en  musique, 
c'est  le  mélange  des  consonances  et  des  dissonances  qui 
constitue  l'harmonie.  Que  seroit-ce  qu'un  peuple  en  accord 
parfait  dont  les  idées,  les  sensations,  toujours  en  harmonie  avec 
les  autres,  couleroient  paisiblement  comme  le  fleuve  Léthé? 
Cette  monotonie  harmonique,  cette  succession  d'instans  pré- 
cieux, cette  existence  parfaite,  ce  vocabulaire  où  la  négation  et 
le  doute  seroient  ignorés  et  où  l'assentiment  absolu  seroit  la 
réponse  à  tous  les  désirs  d'autrui...  cette  espèce  d'harmonie 
morale  répugne  d'avance  par  sa  fadeur.  Où  il  n'y  a  ni  amour- 
propre,  ni  désirs,  ni  besoins  à  satisfaire,  nous  ne  voyons  pas  le 
plaisir.  Le  monde  et  la  musique,  tels  qu'ils  sont,  nous  convien- 
nent donc  parce  que  nous  sommes  faits  l'un  comme  l'autre. 
Nous  avons  la  bonté  de  croire  que  tout  est  fait  pour  nous  : 
bene  sit,  soyons  heureux,  s'il  est  possible,  par  cette  bonhomie; 
mais  néanmoins,  il  n'est  pas  une  pensée  sortie  de  notre  sublime 
cerveau  qui  n'ait  son  type  dans  la  nature,  pas  un  atome  dans 
notre  corps  qui  n'ait  appartenu  et  ne  retourne  chaque  jour  dans 
ce  tout  qui  nous  appartient  si  pertinemment,  je  dirois  volontiers 
si  impertinemment.  Encore  une  fois,  isolons-nous  quand  nous 
sommes  riches;  faisons  du  bien  aux  villageois  et  à  nos  amis, 
plus  pour  l'amour  de  nous  que  pour  l'amour  d'eux,  et  profi- 
tons des  découvertes  utiles  qui  se  font  dans  les  villes. 

176 


§9- 


Rien  de  plus  heureux,  de  plus  respectable  que  l'agriculteur 
riche  qui  fait  vivre  tout  un  village  en  nageant  lui-même  dans 
l'abondance.  Son  activité  conserve  sa  santé,  que  le  riche  citadin 
détruit  en  languissant  dans  un  repos  nuisible.  Mille  objets  de 
dépense  sont  loin  du  premier,  tandis  que  l'autre  est  forcé  de  se 
soumettre  à  la  mode,  à  la  couture,  soit  pour  soutenir  son  crédit 
s'il  est  négociant,  ou  son  amour-propre  et  le  ton  de  convenance 
s'il  est  homme  en  place.  Oui,  je  le  dis  encore  parce  que  c'est  la 
vraie  morale  de  ce  chapitre,  l'abondance  rend  l'homme  bon  et 
généreux  dans  ses  terres  fertiles;  mais  il  n'en  est  pas  ainsi  des 
richesses  qu'on  accumule  et  qu'on  dépense  dans  les  villes.  Là, 
la  facilité  d'user  et  d'abuser  de  tout  conduit  au  pire  de  tous  les 
états  :  le  dégoût  de  la  vie;  et  il  est  difficile  à  l'homme  des  villes 
de  résister  au  torrent,  de  rester  sobre  et  de  se  subordonner  à  la 
raison,  quand  l'exemple  et  toutes  les  facilités  le  provoquent 
d'en  sortir.  Les  riches  Anglois  font  mieux,  dira-t-on  :  ils  vivent 
huit  mois  en  campagne,  pendant  que  des  commis  continuent 
leurs  affaires  en  ville,  où  ils  viennent  passer  quatre  mois  de 
l'hiver.  Ce  n'est  pas  de  cet  état  mixte,  de  ces  moitiés  campa- 
gnards dont  je  parle;  ils  ne  portent  que  leur  corps  en  campagne; 
leur  esprit  est  à  leurs  affaires.  Aussi,  dans  leurs  terres,  ils  lisent 
les  journaux,  ils  parcourent  les  mers  où  sont  leurs  vaisseaux... 
Regarde  plutôt  le  clocher  de  ta  paroisse,  vieillard  insatiable  ! 
Là,  tu  giseras  bientôt.  Ecoute  cette  cloche  mortuaire  :  elle 
sonne  l'agonie  de  ton  voisin  et,  bientôt,  elle  sonnera  la  tienne. 
Mais  non  !  soit  miracle  ou  délire,  nous  ne  croyons  pas  à  notre 
lin  prochaine;  toujours  la  mort  nous  surprend  sans  être  prépa- 
rés. Attends,  dit  l'auteur,  que  j'aie  fini  mon  ouvrage...  Attends, 
dit  l'Anglois,  que  j'aie  fini  mon  bol  de  punch...  Mais  le  temps 
marche  en  attendant;  il  ne  nous  fait  pas  plus  de  grâce  qu'à  la 
feuille  d'automne  qui  se  détache  de  l'arbre  à  son  instant  préfixé, 
et  pourrit  dans  la  fange. 


'77 


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CHAPITRE  XLVII 


LIRE  DANS  LES  NUES 


L'espérance  et  l'illusion  sont  deux  sœurs  inséparables,  l'une 
plus  sévère,  l'autre  plus  frivole,  qui  semblent  s'entendre  pour 
consoler  les  mortels.  Les  passions  et  les  arts  d'imagination  ont 
le  privilège  de  nous  promener  dans  les  nues.  Est-ce  un  bien? 
est-ce  un  mal?  Il  ne  faut  que  jeter  les  yeux  sur  les  contraires 
de  ce  qui  nous  exalte  pour  être  convaincu.  Les  arts  d'imagi- 
nation et  les  passions  aimables  nous  font  espérer  des  plaisirs 
sans  fin,  tandis  que  les  mathématiques  sèches  plaisent  par  leur 
exactitude,  en  désolant  l'imagination  qui  n'admet  point  de 
bornes.  L'astronomie  est  privilégiée,  dès  qu'il  s'agit  de  lire 
dans  les  nues;  un  astronome  athée  me  semble  aussi  extraor- 
dinaire que  les  phénomènes  qu'il  observe.  Aussi  Pie  VII  a  dit, 
étant  à  Paris  et  parlant  de  Lalande  :  Peut-on  connoître  si 
bien  le  ciel  et  méconnoître  son  auteur  !  C'est  un  mot  excel- 
lent, surtout  dans  la  bouche  d'un  pape  (i).  Lire  plus  ou  moins 
couramment  dans  les  nues  est  donc  le  bonheur  des  imagi- 
nations exaltées.  Celui-là  est  bien  à  plaindre  qui  n'a  pas  quelque 
sentier  surhumain  pour  arriver  au  temple  de  l'espérance.  Le 

(i)  J.-J  Le  François  de  Lalande,  astronome  français  (1732-1807).  Grétry  reviendra 
plus  d'une  fois,  dans  ses  Réflexions,  sur  ratiiéisirie  de  Lalande.  \^>y.  t.  IV,  chap.  XLIV  et 
note,  et  t.  V,  chap.  1. 

.78 


crime  est  un  faux  calcul,  a  dit  quelqu'un,  oui,  bien  taux  !... 
Les  Néron,  les  Tibère,  les  Caligula  ont  senti  les  étreintes  du 
crime,  étant  assis  sur  le  trône  du  monde;  et  Homère  men- 
diant, Socrate  nécessiteux,  Rousseau  dans  l'indigence,  ont 
éprouvé  les  délices  de  la  vertu.  Les  criminels  veulent  en  vain 
s'exalter  l'imagination  et  lire  dans  les  nues  pour  échapper  à 
leurs  remords;  dans  les  nues,  ils  voient  leur  chute  préparée, 
que  leur  élévation  rend  plus  effrayante  encore.  La  réaction  de 
nos  vertus  et  de  nos  vices  se  montre  à  tous  les  hommes  dans 
une  longue  perspective;  dans  les  nuages,  les  flots,  le  peuple 
assemblé,  un  grand  concert  de  musique...  chacun  y  lit  ce  qui 
est  écrit  au  fond  de  sa  conscience.  Je  m'amuse  quelquefois  à 
faire  observer  ma  tabatière  de  racine  de  buis  à  diverses  per- 
sonnes. «  Que  de  choses  il  y  a  là-dessus,  dis-je  à  la  jeune  fille; 
qu'y  voyez-vous?  —  Voilà,  dit-elle,  une  jolie  tête  d'enfant. 
Voilà  la  tête  d'un  soldat  romain,  dit  le  guerrier.  —  Voilà 
Homère,  dit  le  jeune  poëte.  —  Voilà  Raphaël,  dit  le  peintre.  — 
Voilà  mes  trois  filles,  dis-je  à  mon  tour.  —  Voilà  un  chœur 
d'anges  qui  chantent  les  louanges  du  Seigneur,  dit  la  dévote.  — 
Je  les  entends,  dit  ironiquement  l'incrédule...  Dans  les  nues 
comme  sur  ma  tabatière,  chacun  voit  ce  qu'il  a  dans  l'âme. 

La  jeunesse  est  heureuse,  elle  lit  tout  courant  dans  les  nues. 
Il  semble  que,  pour  elle,  le  monde  soit  une  vraie  comédie 
inventée  pour  son  amusement.  Elle  a  l'heureux  don  de  tourner 
en  plaisanterie  les  choses  les  plus  graves.  Un  de  mes  neveux, 
jeune  poëte,  lisant  parfaitement  dans  les  nues  quoiqu'aveugle, 
m'a  conté  l'histoire  suivante,  comme  très  comique.  On  y  verra 
néanmoins  une  jeune  fille  abusée  et  un  jeune  homme  bien  rossé 
de  coups  de  bâton  :  c'est  égal,  l'historiette  est  plaisante  et  peut 
fournir  une  bonne  scène  de  comédie.  La  voici  :  Un  jeune 
homme  des  amis  de  mon  neveu,  et  de  plusieurs  autres  jeunes 
gens  de  lettres,  avait  promis  d'épouser  une  fille  (assez  honnête 
puisqu'elle  ne  se  vendoit  point)  pour  obtenir  ses  faveurs.  Il 
cachoit  soigneusement  sa  maîtresse  à  ses  amis,  ce  qui  leur 
déplaisoit  fort,  et  ils  promirent  de  se  venger  de  lui  à  la  première 
occasion.  Après  quelques  mois  d'assiduité,  notre  jeune  homme 
se  dégoûte  de  la  fille  et  fait  part  à  ses  amis  de  la  contrainte  qu'il 
éprouve.  —  Il  faut  t'en  débarrasser.  —  Je  le  désire,  mais  com- 

179 


ment  ?  elle  m'adore  et  m'ennuie  (c'est  le  sort  des  femmes  qui 
aiment  trop  :  elles  ne  doivent  pas  nous  dire  à  quel  point  elles 
nous  aiment).  —  Nous  y  rêverons.  —  Quelques  heures  après, 
l'un  d'eux  dit  au  jeune  homme  qu'il  avoit  trouvé  l'expédient  qui 
le  rendroit  libre.  «  Seras-tu  demain,  à  huit  heures  du  matin, 
chez  ta  maîtresse?  —  Rien  de  plus  aisé.  —  Cela  suffit;  sois 
exact,  »  Ils  prirent  une  bonne  dame  qui  s'habilla  en  «  mère  de 
famille  »  ;  l'un  d'eux,  gros  garçon,  s'affuble  d'une  perruque, 
endosse  l'habit  noir,  se  munit  de  sa  canne  à  pomme  d'or  et, 
accompagnés  de  quelques-uns  d'entr'eux  qui  représentent  les 
parens,  ils  font  une  descente  chez  la  demoiselle,  qui  étoit  cou- 
chée avec  son  amant.  Le  bruit  qu'ils  font  à  la  porte  l'oblige 
d'ouvrir;  alors  le  prétendu  papa,  la  canne  haute,  fait  à  son  fils 
une  terrible  réprimande,  le  force  de  s'habiller  en  le  régalant  de 
vingt  coups  de  canne.  Le  jeune  homme  avoit  beau  clignoter  des 
yeux  et  faire  signe  au  prétendu  papa  de  ne  pas  frapper  si  fort,  il 
alloit  son  train;  la  maman  crioit  comme  une  sorcière.  Enfin,  ils 
emmenèrent  leur  fils  prétendu,  après  lui  avoir  fait  jurer  qu'il 
épouseroit  sans  résistance  une  autre  femme  qui  lui  étoit  destinée 
depuis  longtemps.  La  fille,  plus  morte  que  vive,  promit  aussi  de 
ne  plus  revoir  son  amant  ;  le  père  la  menaça  de  la  police  correc- 
tionnelle si  elle  continuoit  à  débaucher  un  enfant  de  famille. 
Encore  quelques  coups  de  canne,  et  ils  lentraînoient  de  chez  sa 
belle  pour  n'y  plus  rentrer.  On  sent  bien  que  notre  jeune  homme 
se  plaignit  des  coups  qu'il  avoit  reçus,  qu'il  voulut  même  en 
demander  raison  au  papa;  mais  tous  lui  dirent  qu'il  étoit  un  fou, 
un  ingrat,  et  que,  sans  les  coups  de  canne,  la  scène  n'eût  pas  eu 
de  vraisemblance. 


CHAPITRE   XLVlll 


RÉGIME    POUR 
CONSERVER    NOS    FACULTÉS    INTELLECTUELLES 


J'ai  dit  dans  un  chapitre  de  cet  ouvrage,  intitulé  Régime 
majeur:  «  Vieillards,  défiez-vous  des  derniers  éclats  de  la 
lampe  m.  et  ces  mots  m'ont  fourni  un  second  chapitre.  Je  ne 
parlois  alors  que  relativement  à  la  santé  du  corps,  à  laquelle 
celle  de  l'esprit  tient  infiniment.  C'est  ainsi  qu'en  repassant  dans 
ma  tête  certains  chapitres  qui  ne  me  semblent  point  assez 
nourris,  j'y  reviens  sous  un  autre  titre  pour  les  rendre  plus 
complets.  Ce  n'est  pas  une  méthode  sèche  qui  rend  un  ouvrage 
recommandable  :  on  n'estime  guère  ce  qui  ennuie  et  la  morale 
a  son  marivaudage  comme  la  comédie.  Il  y  a  plutôt  ici  un 
grand  tout  épars,  dont  les  fils  se  correspondent  néanmoins,  et 
qui  surtout  donne  à  penser  au  lecteur.  On  ne  peut  faire  un 
œuvre  bien  régulier  qu'avec  des  idées  reprises;  du  premier 
bond,  elles  commandent  et  se  ressentent  du  désordre  de  l'ima- 
gination créatrice.  Avant  d'entrer  en  matière,  je  rapporterai  un 
propos  que  j'entendis  naguère  dans  la  société  :  on  disoit  que  les 
gens  d'esprit  avoient  intérêt  qu'il  y  eût  beaucoup  de  sots  dans 
le  monde,  pour  qu'ils  pussent  y  briller.  On  disputa  sur  cet 
argument  et  je  crus  fermer  la  discussion  en  disant  ceci  :  «  Tout 

i8i 


est  relatif  et,  comme  dit  le  proverbe,  un  sot  trouve  toujours  un 
plus  sot  qui  V admire.  Soyons  bien  tranquilles,  mes  amis;  la 
graine  de  niais  est  loin  d'être  épuisée.  » 

Deux  choses  me  semblent  bien  nécessaires  à  observer  pour 
entretenir  les  facultés  de  notre  esprit.  C'est  l'abstinence  des 
liqueurs  spiritueuses  prises  avec  excès.  Il  en  est  de  même  des 
ragoûts  trop  épicés.  Les  substances  chaudes  prises  intérieure- 
ment épuisent  nos  forces,  parce  qu'en  excitant  la  transpiration 
qui  s'exhale  dans  l'atmosphère  et  avec  laquelle  elles  voyagent 
quelque  temps,  elles  emportent  nos  esprits  et  notre  chaleur 
naturelle;  cette  perte  souvent  répétée  aîtoiblit  la  mémoire  et  la 
sensibilité  des  nerfs,  qui  se  dessèchent  (i).  Le  vin,  dit-on,  est  le 
lait  des  vieillards  ;  je  le  veux,  mais  je  crois  qu'il  doit  être  pris 
sans  excès;  il  faut  ranimer  et  non  enivrer;  donner  trop  d'acti- 
vité à  une  vieille  machine,  c'est  hâter  son  détériorement  et  sa 
fin.  Partout  où  il  y  a  frottement,  il  y  a  usure. 

Les  hommes  de  génie  ne  doivent  pas  non  plus  se  livrer  à 
une  grande  dépense  d'esprit,  étant  en  société;  c'est  là  qu'ils 
recueillent  les  bons  propos,  les  mettent  en  poche  et,  comme 
l'abeille,  en  composent  à  loisir  le  miel  salutaire  qu'ils  vont 
déposer  dans  leurs  manuscrits.  On  ne  peut,  chaque  jour  et  à 
chaque  moment,  avoir  de  l'esprit;  et  l'on  peut  généralement 
observer  que  ceux  qui  brillent  le  plus  dans  les  sociétés,  et  qui 
les  fréquentent  assidûment,  ne  sont  pas  ceux  qui  nous  laissent 
de  bons  et  de  grands  ouvrages  (voyez  le  chapitre  suivant). 
Non  seulement  ils  rentrent  chez  eux  fatigués,  mais  leurs  organes 
intellectuels  s'affaissent  rapidement  par  une  exaltation,  une 
dépense  quotidienne.  Je  ne  veux  pas  dire  que  l'homme  de  génie 
s'enferme  et  s'isole  :  la  rouille  du  cabinet  se  fait  sentir  alors 
dans  ses  ouvrages  et,  comme  on  dit,  ils  sentent  la  lampe.  J'aime 
au  contraire  que  l'homme  fait  pour  produire  voie  le  monde, 
une  société  choisie,  mais  qu'il  écoute  plus  que  de  parler;  c'est 
le  moyen  de  faire  peu  de  dépense  et  de  mettre  à  profit  le  bien 
des  autres.  On  dira  que  l'homme  d'esprit  est  fait  pour  instruire 
et  donner  le  ton  par  son  amabilité...  Je  le  veux,  mais  que  ses 
incursions  dans  le  monde  soient  rares.  Après  quelque  temps  de 

(i)  On  sait  qu'au  soleil  d'été,  on  fait  périr  un  animal  en  le  frottant  d'éther  :  il  tremble 
après  la  première  évaporation,  il  périt  de  froid  après  la  seconde.  {Ci.) 

182 


retraite  amicale,  il  peut  paraître  en  société  et  y  briller  de  tout 
l'éclat  de  son  esprit;  cet  élan  le  ranime  et  le  dispose  au  travail; 
le  plaisir  qu'il  produit,  les  caresses  qu'il  reçoit  flattent  son 
amour-propre,  dont  toutes  les  productions  émanent,  soit  qu'on 
en  convienne  ou  qu'on  n'en  convienne  pas. 


CHAPITRE  XLIX 


DES    FAUSSES    PRETENTIONS   A    L'ESPRIT 


On  n'a  pas  plus  d'esprit  qu'on  n'en  manifeste  par  ses 
ouvrages.  Quoique  les  vrais  talens  soient  loin  d'être  dénués 
d'amour-propre,  ils  n'affichent  point  leurs  prétentions,  si  on  ne 
cherche  pas  à  les  humilier.  Mais  le  monde  est  rempli  d'hommes 
de  lettres  à  prétentions,  dont  le  plus  grand  mérite  consiste  à 
savoir  se  cacher  et  qui  ne  montrent,  çà  et  là,  que  quelques 
éclairs  avec  l'esprit  des  autres.  Les  deux  hommes  de  lettres  que 
j'aie  connus,  qui  montrassent  le  moins  de  prétentions,  le  plus 
de  simplicité  et  qui,  néanmoins,  ont  produit  chacun  un  des 
meilleurs  ouvrages  de  notre  littérature,  c'est  Helvétius  et  d'Ol- 
back.  Une  femmelette,  parente  du  premier,  avoit  beau  dire 
qu'il  avoit  ramassé  les  balayures  de  son  salon  scientifique  pour 
faire  le  livre  de  l'esprit.  En  vain,  disoit-on,  et  dit-on  encore, 
que  d'Olback  n'avait  que  rédigé  la  conversation  des  gens  de 
lettres  qu'il  recevoit  chez  lui  toute  l'année...  Tous  les  lettrés 
reçus  chez  lui  avoient  les  mêmes  avantages;  tous,  sans  doute, 
mettoient  à  profit  les  doctes  avis  de  leurs  confrères  ;  mais  les 
deux  philosophes  que  je  viens  de  citer  en  profitèrent  plus  et 
mieux  qu'aucun  autre.    Ils  ont   prouvé  cette  vérité   :    que  les 

184 


prétentions  ne  comptent  pas  et  qu'on  n'a  que  l'esprit  qu'on 
manifeste  dans  un  grand  ouvrage. 

Entendez  le  jeune  homme  :  il  n'ignore  de  rien;  il  vous 
force  au  silence,  vous  qui  savez,  vous  qui  le  jugez  à  sa  seconde 
phrase  ;  il  se  croit  l'inventeur  de  tout  ce  qu'il  lit;  mais  patience, 
sa  fièvre  passera;  il  verra,  ou  on  lui  fera  voir,  qu'il  n'est  que  le 
registre  souvent  incorrect  des  auteurs  qu'il  a  étudiés.  Faut-il  le 
décourager,  l'humilier?  Non,  le  jeune  homme  à  prétentions  n'a 
rien  de  fâcheux  dans  son  délire;  c'est  la  fièvre  du  bonheur  qui 
l'exalte;  gardons-nous  d'afïoiblir  son  émulation.  Que  l'homme 
de  lettres  expert  dans  son  art  fasse  ce  que  je  fais  vis-à-vis  du 
jeune  compositeur  de  musique  qui  me  consulte  sur  son  oeuvre, 
souvent  sans  caractère  et  rempli  de  plagiats;  si  cependant  j'y 
découvre  un  trait  de  mélodie  ou  d'harmonie  original,  voilà, 
dis-je,  un  trait  heureux  qu'il  faut  mettre  dans  un  cadre  mieux 
ordonné  :  je  voudrois  l'avoir  trouvé...  Quant  aux  hommes  à 
prétentions  dont  le  talent  consiste  à  savoir  captiver  les  hommes 
puissans,  qui  s'emparent  des  places  lucratives  et  honorables 
que  le  public  décerne  à  d'autres  qui  en  sont  plus  dignes,  qui  se 
font  les  enthousiastes  d'un  mort  ou  d'un  Vivant  célèbre,  sous 
les  auspices  duquel  ils  étalent  leurs  prétentions  ridicules  et 
autour  duquel  ils  distribuent  les  rangs  que  doivent  occuper  les 
savans  de  tous  genres,  de  ces  hommes  enfin  qu'on  rencontre 
partout  et  qui  n'obtiennent  nulle  part  le  sourire  du  plaisir,  de 
la  considération  et  du  bon  accueil,  leur  humeur  acerbe,  leur 
air  tranchant  et  furibond,  leur  ton  tantôt  haut,  tantôt  bas,  selon 
l'homme  auquel  ils  parlent,  annoncent  que,  m  petto,  ils  sont 
soufïrans,  tourmentés  de  leur  nullité,  malgré  leurs  prétentions; 
ils  prouvent  enfin,  je  le  répète  encore,  qu'on  n'a  pas  plus  de 
talent  ni  d'esprit  qu'on  n'en  manifeste  dans  ses  ouvrages. 
Proba,  credebo  :  Prouve,  je  te  croirai. 


CHAPITRE  L 


L'INDIFFÉRENCE  EST  LA  PLUS  DANGEREUSE 
MALADIE  DE  L'AME  (i). 


Si,  par  sa  nature,  l'homme  étoit  tout  bon  ou  tout  mauvais, 
la  société  auroit  une  action  déterminée  et  la  loi  n'auroit  qu'à 
récompenser  ou  punir;  mais  l'homme  le  plus  commun  est 
sans  caractère.  Montrez-lui  le  bien,  il  le  fait;  montrez-lui  le 
mal,  il  l'adopte.  Sur  un  homme  type,  il  y  a  dix  mille  imitateurs 
qui  se  croient  originaux  et  qui  ne  sont  que  des  copies.  L'homme 
sans  caractère,  nageant  dans  le  vague,  toujours  rêvant  sans 
penser,  ne  fait  prendre  que  le  parti  que  lui  ofïrc  la  circonstance 
actuelle.  Voilà  comme  sont  la  plupart  des  hommes  sans  édu- 
cation, ou  qui  en  ont  reçu  une  contraire  à  leur  être.  Cet  état 
indéterminé  provient-il  d'ignorance  ou  d'indifférence?  C'est 
tout  bonnement  incertitude  entre  le  physique  et  le  moral.  Plus 
le  monde  instruit  vieillira,  plus  on  s'apercevra  qu'il  n'est  rien 
de  fixe  hors  du  physique,  et  que  la  société  est  un  état  outre- 
Ci)  Avec  un  peu  d'effort,  on  peut  toujours  lier  un  chapitre  avec  celui  qui  suit,  soit  on 
finissant  l'un  ou  en  commençant  l'autre.  Plutarque  et  Montaigne  ont  dédaigné  cette  sujétion  ; 
je  les  imite  souvent  dans  cet  ouvrage.  Néanmoins,  un  fil  sensible  lie,  bon  gré  mal  gré,  tout 
ce  qui  se  rapporte  à  l'homme.  Par  exemple,  ici  je  dirois  :  qu'il  faut,  même  dans  les  hommes 
nuls,  tolérer  un  peu  de  prétention,  dans  la  crainte  de  les  jcttcr  dans  une  indifférence  dange- 
reuse à  la  société.  (G.) 


nature  où,  sur  mille  positions  ou  actions  morales,  il  n'en  est 
peut-être  pas  une  qui  ne  contrarie  la  nature.  Mais  les  hommes 
veulent  vivre  ensemble,  ne  fût-ce  que  pour  avoir  le  plaisir  de 
se  tromper,  de  se  voler  et,  surtout,  pour  pouvoir  dire  :  «  Je 
suis  plus  grand  que  toi.  » 

Revenons  à  l'incertitude  de  l'homme.  L'enfance  est  vacil- 
lante et  doit  l'être,  parce  que  les  organes  sont  en  végétation 
ascendante  et  non  formés.  La  vieillesse,  par  raisons  contraires. 
L'homme  fait,  comprimé  par  les  soucis  et  les  chagrins,  est  encore 
ainsi  faute  de  mouvement.  Donnez-lui  une  passion  active,  il 
reprend  l'existence.  11  lui  falloit  des  coups  d'éperon  pour  le 
faire  agir  ;  à  présent,  ce  sont  des  rênes  qu'il  lui  faut  pour  le 
contenir.  Trop  ou  trop  peu  est  la  chance  malheureuse  de 
l'homme;  le  point  juste  après  lequel  il  mire  semble  fuir 
devant  lui. 

L'enfant  est  aimable  par  son  indifférence,  son  abnégation 
de  lui-même.  Le  vieillard  commande  le  respect  par  son  impuis- 
sance. On  est  enchanté  de  faire  pour  eux  ce  qu'ils  ne  peuvent 
faire.  Nous  semblons  hériter  de  l'activité  et  de  l'amour-propre 
de  ceux  qui  n'en  ont  pas  ou  qui  n'en  ont  plus.  Mais  si  les 
inactifs  ont  des  prétentions  exagérées,  s'ils  sont  opiniâtres,  alors 
nous  les  haïssons;  au  moins,  ils  nous  inspirent  une  pitié  dédai- 
gneuse. Oh!  que  l'amour-propre  (mobile  du  bien  et  du  mal)  est 
difficile  à  expliquer  !  Il  est  révoltant  dans  l'homme  nul,  inutile 
à  celui  qui  sait  ;  c'est  un  mouvement  de  l'âme  qu'il  peut 
toujours  retenir  en  le  laissant  subsister  :  supprimé,  c'est  la  mort 
morale  de  l'individu. 

L'homme  toujours  content  de  lui  est  le  plus  insoutenable, 
le  plus  sot  des  êtres.  Tout  est  lui,  tout  a  rapport  à  lui  (i).  Ce 
que  vous  dites,  il  le  pensoit  ;  ce  que  vous  écrivez,  il  le  savoit.  Il 
ne  fait  l'éloge  d'un  autre  que  pour  accorder  une  réputation  ; 
montrez-lui  un  homme  supérieur...  «  C'est  dommage,  dit-il, 
qu'il  lui  manque  telle  qualité.  »  —  Vermisseau,  caméléon 
servile,  que  te  manque-t-il,  à  toi.^  Tout;  et  le  meilleur  des 
hommes,  Socrate,  savoit  beaucoup  en  prévoyant  qu'il  pouvoit 
apprendre  sans  cesse.   L'indifférent  prend  le  monde  pour  un 

(i)  C'est  moi,  c'est  encore  moi,  est  ce  que  dit  de  plus  éloquent  la  statue  de  Pygmalion, 
en  se  touchant,  puis  un  autre.  (G.) 

187 


aparté;  rien  ne  l'émeut,  ne  l'intéresse,  à  commencer  par  les 
autres  et  puis  lui.  Si,  par  transmutation  de  caractère,  il  pouvoit 
sortir  de  sa  léthargie,  c'est  par  égoïsme  qu'il  commenceroit  à 
s'intéresser  aux  autres.  Nouvelle  statue,  il  diroit  :  C'est  encore 
moi,  en  s'approchant  d'une  femme.  Nos  rapports  avec  les 
autres  ont  donc  l'égoïsme  pour  base,  ces  rapports  fussent-ils 
vertueux.  Tenir  aux  autres  sans  tenir  à  soi  est  une  contradiction 
morale.  Il  est  de  saints  personnages  qui  ont  tout  sacrifié  à  la 
vertu  ;  mais  l'état  de  sainteté  a  ses  délices  :  on  ne  peut  comparer 
la  jouissance  passagère  d'un  scélérat  couronné  à  celle  du  béat 
couvert  d'un  cilice. 


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CHAPITRE   LI 


OU    L'ON    RECHERCHE   COMMENT    ET   POURQUOI 

LES  UNS  VOIENT  TOUT  EN  BIEN, 

D'AUTRES  TOUT  EN    MAL 


Outre  les  indifférens  dont  nous  venons  de  parler,  il  est 
dans  le  monde  des  Démocrites  et  des  Héraclites,  c'est-à-dire 
des  êtres  qui  prennent  tout  en  bien,  d'autres,  tout  en  mal.  Ils 
voient  ainsi,  ils  sentent  ainsi,  tout  en  protestant  que  la  vérité 
n'est  qu'une  pour  l'Indien  des  bords  du  Gange  ou  pour  le 
Lapon  congelé.  Pouvons-nous  trouver  mauvais  que  le  sucre 
soit  doux,  le  vinaigre  acide,  que  le  feu  soit  chaud,  que  la  glace 
soit  froide,  que  la  pierre  soit  dure,  que  la  laine  soit  molle?...  et 
que  toutes  ces  productions  ou  ces  substances  aient  les  propriétés 
qu'on  leur  connoît?  Non.  Pouvons-nous  empêcher  que  tel 
individu  ait  [en  naissant]  subi  telle  forme  qui  gêne  le  jeu  de 
quelque  partie  de  son  être?  Non.  C'est  le  cas  de  dire  :  Gaudeant 
bene  nati  ;  car  tels  hommes,  construits  en  perfection,  n'engen- 
drent aucune  mauvaise  humeur  et  sont  disposés  au  bien  qu'ils 
recherchent  et  qu'ils  aiment  et  à  fuir  le  mal  qu'ils  haïssent; 
voilà  Démocrite.  Nous  dirons  à  ceux  qui  sont  le  contraire  des 
bienheureux  :  Doleant  tnale  nati.  La  nature  les  a  faits  pour 
souffrir  ;  la  moindre  incorrection  dans  le  monde  où  ils  ont  été 

189 


jetés  ou  dans  la  matière  dont  ils  sont  formés  a  suffi  pour  que 
[en  souffrant]  ils  ne  puissent  ni  sentir,  ni  voir,  ni  penser  comme 
l'homme  correct  :  voilà  le  Heraclite  :  s'il  est  homme  du  peuple 
et  sans  éducation,  il  bat  sa  femme,  il  plaide,  il  vole;  s'il  est 
instruit,  il  fait  la  satire  du  genre  humain  et  n'a  souvent  d'autre 
tort  que  de  se  chagriner  outre  mesure.  Ajoutez  aux  causes 
physiques  celles  morales  qui  ne  sont,  malgré  leurs  effets  réels 
sur  l'individu,  que  des  causes  secondaires  dont  nous  ne  répé- 
terons plus  la  nomenclature  assez  détaillée  précédemment.  C'est 
dans  une  assemblée  d'hommes  délibérant  qu'on  reconnoît,  à  la 
mine,  les  Héraclites  et  les  Démocrites,  et  toutes  les  nuances  qui 
les  différencient  ;  qu'on  peut  remarquer  combien  il  y  a  d'avis 
divers  sur  une  même  proposition.  1^'homme  de  sens  froid  en  est 
effrayé.  C'est  dans  un  spectacle  dramatique  tel  que  jadis  étoit 
celui  de  la  Cour  de  Versailles  où  l'on  n'osoit,  par  respect, 
ni  applaudir,  ni  murmurer,  qu'il  faut  observer  l'embarras  des 
spectateurs  qui  se  demandent,  en  sortant,  si  l'ouvrage  nouveau 
qu'on  vient  de  représenter  est  bon  ou  mauvais.  J'ai  été  mainte 
et  mainte  fois  intéressé  par  cette  scène;  avois-je  perdu,  avois-je 
gagné?  souvent  je  l'ignorois.  Heraclite  passoit  près  de  moi  sans 
me  regarder;  Démocrite,  en  riant,  me  demandoit  des  nouvelles 
de  ma  santé  au  lieu  de  me  parler  de  mon  ouvrage.  Je  n'obte- 
nois  pour  réponse  à  mes  questions  que  des  phrases  évasives, 
des  si,  des  mais;  chacun  attendoit  le  jugement  d'un  autre  pour 
se  décider.  Combien  j'étois  content  quand  je  trouvois  lui  homme 
qui  m'avoit  jugé  à  travers  l'atmosphère  glaciale  de  l'assemblée! 
Un  garde  du  roi,  chevalier  de  Saint-Louis,  me  dit  un  jour  son 
avis  d'une  manière  trop  singulière  pour  que  j'aie  pu  l'oublier. 
Je  passois  seul  vis-à-vis  du  poste  où  il  était  en  faction;  il  me 
porte  ses  armes  avec  bruit.  —  Vous  vous  trompez.  Monsieur, 
lui  dis-je,  je  suis  artiste.  —  Je  sors  du  spectacle,  fut  sa  réponse. 
J'avoue  que  je  fus  pénétré  de  reconnaissance  et  qu'il  me  paya 
sensiblement  des  peines  infinies  que  donne  la  mise  en  œuvre 
d'un  ouvrage  dramatique  depuis  sa  première  création  jusqu'à 
la  représentation  effective.  Concluons,  sui-  l'objet  principal  de 
ce  chapitre,  que  ceux  qui  voient  tout  en  mal  (nous  n'avons  rien 
à  dire  à  ceux  qui  voient  en  bien)  ont  besoin  d'être  rectifiés,  s'il 
est  possible  qu'ils  le  soient.   Le  régime  de  l'homme  malsain  par 

190 


nature  doit  être  les  jus  d'herbes  purifiantes,  les  purgatifs  doux 
et  habituels  ;  ils  doivent  surtout  se  nourrir  d'alimens  contraires 
au  défaut  de  leurs  humeurs.  On  remarque  cependant  (tant  la 
chaleur  plaît  naturellement  à  l'homme  et  à  tout  ce  qui  existe) 
qu'ils  n'aiment  pas  l'eau  qui  délayeroit  leurs  humeurs  noires  et 
recuites  ;  qu'ils  détestent  toute  purgation  et  qu'ils  n'ont  guère 
qu'une  maladie  finale  qui  les  emporte  avant  la  vieillesse  con- 
sommée. Ils  sont  chauds,  durs,  mordans,  justes  et  sévères  dans 
leurs  moeurs,  s'ils  ont  reçu  une  bonne  éducation  ;  ou  de  cruels 
scélérats  s'ils  ont  été  mal  élevés.  Ils  donnent  dans  les  excès  et 
ne  sont  nuls  en  rien.  Un  peuple  de  pareils  hommes  seroit  bien 
dangereux  !...  Non,  ces  hommes  feroient  comme  les  lions  et  les 
aigles,  ils  s'arrangeroient  ;  ils  sont  forts  de  caractère. 


CHAPITRE   LU 


COLERE 


On  apprend  toujours  quelque  chose  avec  les  vieillards.  Un 
d'eux  disoit  ceci  :  «  Il  est  une  colère  blanche  et  une  rouge.  »  Il 
eût  pu  ajouter  celle  des  larmes  ou  lacrymale,  qui  appartient  à 
la  foiblesse  de  l'enfance  et  de  la  vieillesse.  La  colère  blanche 
est  longue  et  haineuse.  La  colère  rouge,  quoique  plus  terrible 
en  apparence,  se  calme  plus  tôt.  Celle  des  larmes  est  péné- 
trante; elle  désarme  le  provocateur  le  plus  dur,  parce  que  la 
personne  qui  en  est  atteinte  se  livre  en  victime  dévouée;  et, 
nous  le  savons,  l'amour-propre  entre  pour  moitié  dans  nos 
passions  :  nous  sommes  vaincus  dès  qu'il  est  satisfait.  Ces 
différentes  marques  extérieures  des  trois  diverses  colères  ont 
leurs  sources  dans  les  individus  diversement  constitués.  La 
colère  est  un  mouvement  convulsif  des  muscles  et  des  nerfs  qui 
pressent  les  artères  et  les  veines.  Dans  la  colère  blanche,  le 
sang  se  précipite  dans  l'intérieur  du  corps,  et  à  l'extérieur,  si  la 
colère  est  rouge.  Pourquoi  l'une  est-elle  longue  et  haineuse, 
l'autre  plus  terrible  en  apparence,  mais  plus  brève?  Les  anato- 
mistes  expliqueront  mieux  que  moi  cette  différence.  Il  semble- 
roit  que  le  sang  poussé  et  pressé  dans  l'intérieur  est  plus 
longtemps  à   reprendre  sa  circulation  ordinaire.   De  plus,  les 

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parties  nobles  sont  dans  l'intérieur  du  corps  ;  les  deux  impres- 
sions successives  qu'elles  reçoivent,  d'abord  par  le  mouvement 
des  nerfs  et,  en  second,  par  le  flux  du  sang,  doivent  affecter 
plus  fortement  et  plus  longuement  l'individu  que  quand  le  sang 
se  porte  vers  la  peau.  La  douce  et  simple  (i)  colère  qui  se 
manifeste  par  les  pleurs  agit  peu  sur  les  nerfs  non  conformés 
des  enfans,  ou  aux  desséchés  des  vieillards.  Une  contrariété 
suffit  en  eux  pour  occasionner  l'émission  des  larmes;  et,  nous 
le  savons,  l'accès  des  passions,  qui  laisse  couler  des  larmes,  est 
moins  inquiétant.  Un  médecin  qui  croit  beaucoup  (et  avec 
raison)  à  l'influence  de  la  musique  sur  les  nerfs  —  le  docteur 
Lefébure  (2)  —  m'a  communiqué  le  fait  suivant.  Par  l'effet 
d'un  violent  chagrin,  une  jeune  femme  tombe  dans  un  spasme 
effrayant.  Les  remèdes  ordinaires  ne  produisant  point  de  soula- 
gement, le  médecin  a  recours  à  la  musique  ;  et  après  quelques 
heures,  la  douce  harmonie  d'un  piano  fait  cesser  le  délire  de  la 
belle  affligée;  ses  larmes  coulent  en  abondance  et  le  grand 
maître  (le  temps)  achève  la  cure.  Mais,  dira-t-on,  quelle  musique 
faut-il  employer?  Faut-il  l'harmonie  du  piano  et  les  chants  de 
romance  pour  la  petite-maîtresse?  Faut-il  des  instrumens  et 
des  chants  de  victoire  pour  détendre  les  nerfs  vigoureux  du 
guerrier?  Faut-il  chanter  le  Pange  lingua  pour  frapper  l'imagi- 
nation d'une  dévote  dont  les  nerfs  sont  crispés?  Qu'on  essaye 
de  tout,  je  le  veux  bien  ;  mais  je  pense  que  l'harmonica,  le 
piano,  la  harpe,  la  guitare  improvisant,  cherchant  (en  fixant  le 
malade)  ce  qui  paroit  l'atteindre  de  plus  près  est  le  plus  sûr 
moyen  de  réussir.  Indiquer  autant  de  nuances  musicales  qu'il 
en  est  dans  la  tension  des  nerfs  du  corps  humain  et,  surtout, 
indiquer  juste,  c'est  à  quoi  je  renonce,  moi  musicien-né,  autant 
qu'un  autre.  J'en  sais  trop  en  musique  pour  ne  pas  douter.  Si 
j'étois  autant  instruit  dans  toutes  les  autres  sciences,  peut-être 
n'oserois-je  écrire  ce  livre.  Au  reste,  le  lecteur  a  dû  remarquer 
que  je  n'affirme  point  quand  je  n'ai  pas  de  la  chose  dont  je 
parle  une  persuasion  intime. 

(i)  Je  dis  simple,  parce  que  cette  colère  est  plus  physique  que  morale;  le  moral 
est  non-venu  dans  l'enfance,  indifférent,  par  usure,  dans  la  vieillesse.  (G.) 

(2)  Sans  doute  Guillaume- René,  baron  de  Lefébure,  médecin  et  littérateur,  médecin 
de  Monsieur,  émigré  au  moment  de  la  Révolution  (1744-1809). 

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CHAPITRE   LUI 


BOURRUS  BIENFAISANS, 

DOUCEREUX  MALFAISANS.  IL  Y  A  PLUS 

DES  SECONDS  QUE  DES  PREMIERS.  POURQUOI? 


Le  bourru  bienfaisant,  le  doucereux  malfaisant  ne  se  trouvent 
que  dans  la  société  réglée.  Dans  la  société  de  nature  (si  elle 
existe  encore),  les  mouvemens  sont  prompts  et  déterminés  :  on 
frappe  ou  l'on  se  sauve,  selon  qu'on  est  fort  ou  foible,  battant 
ou  battu.  Mais,  chez  nous,  il  faut  louvoyer  pour  arriver.  Mille 
voyageurs  convoiteux  visent  au  même  but  ;  le  prix  est  pour  celui 
qui  conduit  mieux  sa  barque.  Le  bourru  bienfaisant  est  celui 
qui  se  révolte  et  se  repent.  Le  doucereux  malfaisant  est  un  lou- 
voyeur  perfide.  Il  y  a  deux  actions  successives  dans  le  premier: 
il  obéit  à  l'instinct  de  l'amour-propre,  puis  il  envisage  les  chaînes 
morales  qui  nous  lient.  Le  second  est  subjugué  par  la  crainte 
des  lois  qu'il  élude  sans  cesse.  Il  a  autant  de  masques  que  de 
volontés.  Paillard  ou  fripon,  c'est  Tartuffe,  toujours  doucereux, 
soit  qu'il  séduise  la  soubrette,  la  maîtresse  du  logis,  ou  qu'il 
s'empare  des  biens  du  mari  débonnaire.  Pourquoi  y  a-t-il  plus 
des  seconds  que  des  premiers,  avons-nous  demandé  ?  Parce  que, 
dans  le  monde,  il  y  a  plus  d'hommes  foibles  que  d'hommes 
forts,  plus  de  gens  sans  caractères  que  de  gens  à  caractères 
déterminés.  Dans  la  nature,  les  doucereux  se  voient  battus  s'ils 
avoient  des  prétentions  au-dessus  de  leur  petite  mesure  ;  mais 

194 


sous  l'abri  des  lois  qui  égalisent  le  tort  et  le  foible,  ils  jouent  un 
rôle  et  font,  par  adresse,  ce  que  l'homme  fort  de  sa  propre  force 
ou  par  ses  principes,  dédaigne  de  faire.  Le  monstre  le  plus 
hideux,  le  doucereux  hypocrite,  qui  naît  près  de  la  religion  dont 
il  se  joue,  a  des  forces  d'emprunt,  des  leviers  moraux  de  toutes 
proportions  dont  il  se  sert  avec  une  agilité  que  rien  n'égale. 
Dieu,  femmes,  enfans,  valets  scélérats  reconnus,  hommes 
pieux,  hommes  en  face,  femmes  prostituées...  tout  est  l'objet  de 
ses  caresses  perfides  s'il  le  conduit  à  ses  fins.  Son  règne,  cepen- 
dant, est-il  de  longue  durée  ?  —  Je  ne  crois  pas  qu'un  seul 
Tartuffe  ait  usé  son  manteau  sans  être  découvert.  Au  premier 
bruit  d'une  perfidie  constatée,  le  contraste  de  ses  mœurs  anté- 
rieures et  présentes  est  si  révoltant  qu'il  passe  incontinent  de 
l'estime  au  mépris.  On  se  rappelle  des  soupçons,  les  demi- 
preuves  se  vérifient,  tout  est  contre  lui.  On  le  compare  au  chat 
qui,  sous  sa  robe  veloutée,  aux  regards  fins  et  sinistres,  guettoit 
la  proie  dont  il  vient  de  se  saisir  ;  et  dès  qu'une  fois  il  s'est  servi 
traîtreusement  de  sa  griffe  acérée,  dès  qu'il  est  connu,  ses 
caresses  sont  à  jamais  odieuses.  Le  repentir  chez  un  tel  homme, 
fût-il  sincère,  est  toujours  suspect.  En  un  mot,  un  faux  dévot, 
c'est  le  ciel  devenu  l'enfer  par  subite  métamorphose. 

Venons  maintenant  à  la  seconde  moitié  du  genre  humain, 
qui  séduit  et  dispose  de  la  première.  Une  femme  dure,  cruelle 
et  bourrue  est  un  être  contrefait.  Elle  est  créée,  au  contraire  de 
l'homme,  pour  être  douce,  humaine  et  pour  être  sans  cesse 
l'éteignoir  des  passions  qu'elle  allume  en  lui.  Dans  la  nature,  il 
n'est  pas  d'être  aussi  bienfaisant  que  la  femme  satisfaite  de  son 
existence.  Il  n'est  point  de  monstre  pareil  si  elle  souffre  ou  dissi- 
mule. Si  elle  est  forte,  pour  se  venger  elle  est  capable  de  tout. 
Si  elle  est  foible,  elle  succombe  par  irritabilité.  Dans  les  grandes 
catastrophes  politiques,  c'est  presque  toujours  une  femme  qui 
porte  le  premier  coup  ou  le  coup  décisif.  Pourquoi  ?  Parce  que 
la  sensibilité  féminine  est  de  moitié  en  plus  de  la  nôtre  et  que 
tout  se  fait  par  sensibilité  ou  par  irritabilité  (voyez  le  cha- 
pitre XXIV).  Les  hommes  n'ont  pas  encore  assez  réfléchi  que  leur 
bien-être  dépend  de  celui  des  femmes  et  que  nous  n'aurons  de 
bonheur  réel  qu'autant  qu'elles  en  seront  comblées.  Si  elles 
souffrent,  nous  souffrons,  et  plus  qu'elles,  car  elles  ont  sur  nous 

195 


l'arrière-goût  de  la  vengeance  qui  les  soutient  et  qui  est  de 
moitié  en  plus,  comme  leur  sensibilité.  Que  faut-il  donc  à  la 
femme  pour  que  sa  bienfaisance  naturelle  s'épanouisse  et  qu'elle 
nous  en  rende  participans?  Il  faut,  au  physique  comme  au 
moral,  qu'une  femme  puisse  se  dire  :  il  ne  me  manque  rien  selon 
mon  état.  Elle  possède  tout  si  elle  peut  dire  :  j'aime  et  je  suis 
aimée.  Les  tourmentes  de  l'amour  ne  l'épouvantent  point;  elle 
est  un  pilote  excellent  dans  les  temps  orageux  ;  elle  sait  mieux 
que  nous  que  la  passion  de  l'amour  a,  comme  toutes  les  pas- 
sions, ses  alternatives  de  plaisirs  et  de  peines,  que  c'est  ainsi  que 
les  passions  se  nourrissent,  qu'une  passion  sans  mouvement 
n'est  pas  une  passion,  que  ce  n'est  que  le  repos  qui  sépare,  répare 
et  prépare  d'autres  passions.  Manque-t-elle  du  grand  nécessaire.' 
A  ses  yeux,  le  ciel  cesse  d'être  serein  ;  tout  est  noir  pour  elle, 
dans  la  nature  comme  dans  son  imagination  ;  elle  se  livre  à  des 
monstruosités  parce  que  vous  prétendez  qu'elle  existe  hors  de 
son  existence.  «  J'aime  et  je  suis  payée  de  retour  par  celui  que 
j'aime  »  est  donc  la  source  de  la  vertu  première  des  femmes, 
dont  émanent  toutes  les  autres  vertus  de  son  sexe.  Cette  satis- 
faction éprouvée  par  elles  et  accomplie  par  nous,  ses  autres 
passions,  telles  que  la  coquetterie  et  l'amour-propre,  ne  sont  que 
secondaires.  La  financière  se  donne  des  diamans  ;  la  villageoise, 
un  habit  de  couleur  vive  et,  si  elles  aiment  et  sont  aimées,  elles 
sont  également  bonnes  et  heureuses.  On  a  tout  quand  on  ne 
désire  rien  ou  quand  les  désirs  sont  faciles  à  satisfaire.  La 
femme-mère  transporte  tout  son  être  dans  son  amour  pour  ses 
enfans.  Malgré  elle,  c'est  pour  eux  qu'elle  existe.  Son  époux  en 
est  presque  jaloux  ;  elle  se  reproche  presque  une  infidélité  ;  mais 
le  premier  sourire  du  nouveau-né  les  avertit  que  cette  division 
d'amour  n'en  a  point  affoibli  le  sentiment.  Tout  est  miracle 
dans  la  création.  L'enfant  voit  la  cause  secrète  de  la  passion  des 
amans-époux  ;  sa  naissance  est  le  résultat  de  leur  amour,  et  il  est 
encore,  quoique  très  indifférent  et  passif,  l'objet  de  leur  ten- 
dresse extrême.  Oh  !  que  l'homme  aimé  est  bien  sûr  de  sa 
femme  quand  il  laisse  entre  ses  bras  un  aussi  cher  surveillant  ! 
L'homme  assez  osé  pour  adresser  des  vœux  impifrs  à  la  mère 
en  exercice  du  plus  saint  ministère,  donne  une  des  plus  fortes 
preuves  possibles  de  scélératesse.  Le  plus  grand  supplice  d'une 

196 


mère  doit  être  celui  de  voir,  au  milieu  de  la  famille  de  son 
époux  légitime,  l'enfant  d'un  second  père  qu'elle  n'a  aimé  qu'un 
moment  par  caprice.  Ce  moment  funeste,  quoique  suivi  de 
mille  soupirs  étouffés,  est  inexpiable.  Le  dernier  terme  de  la 
coquetterie  des  femmes  est  de  cacher  leurs  enfans  pour  nous 
promettre  des  prémices.  La  femme  vieillie  et  hors  d'âge  mérite 
autant  notre  reconnaissance  que  la  terre  fertile  qui  se  repose 
après  la  moisson.  La  nature  inflexible  semble  l'abandonner 
dans  l'âge  de  la  stérilité.  Réparons  par  nos  soins  cette  injustice. 
Le  moule  précieux  qui  a  produit  Apollon  et  Vénus  doit-il  être 
brisé  et  sa  poussière  jetée  au  vent  ?  Non,  c'est  un  type  respec- 
table pour  l'artiste  reconnaissant.  De  même,  la  femme  surâgée 
ou  surannée  mérite  encore  nos  égards  si  elle  est  bonne  et  sensée  ; 
mais,  assez  souvent,  elle  oublie  qu'elle  ne  régna  que  par  sa 
beauté  ;  que  cet  empire  étant  détruit,  celui  de  la  raison  doit  être 
son  partage.  Il  est  difficile  aux  femmes  de  renoncer  à  l'amour; 
chez  elles,  le  besoin  d'aimer  est,  je  crois,  plus  fort  que  celui 
d'être  aimée  ;  ce  qui  le  prouveroit,  c'est  leur  instinct  à  la  coquet- 
terie lorsqu'elles  sont  jeunes  ;  c'est  leur  penchant  à  la  dévotion 
quand  elles  sont  vieilles.  —  Oui,  madame,  disoit  Diderot  à  une 
vieille  qui  le  consultoit  :  baisez,  baisez  les  pieds  du  Christ  si  l'on 
cesse  de  baiser  vos  mains,  (i) 

Plutarque  compare  ingénieusement  la  femme  à  la  musique 
vocale,  comme  choses  précieuses  ou  abusives.  Voici  le  passage 
traduit  par  Amyot  :  «  La  poésie  ayant  accommodé  à  la  parole 
le  chant,  la  mesure  et  la  cadence,  en  a  rendu  ce  qu'il  y  a  de 
profitable  plus  attrayant  et  plus  émouvant,  et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  dangereux,  plus  malaisé  à  s'en  garder.  Aussi  la  nature 
ayant  orné  la  femme  de  gracieux  attraits,  des  yeux,  douceur  de 
parole  et  beauté  de  visage,  lui  a  donné  de  grands  moyens,  si 
elle  est  impudique,  de  décevoir  l'homme  en  lui  donnant  du 
plaisir  et,  si  elle  est  honnête  et  pudique,  de  gagner  la  bonne  grâce 
et  l'amitié  de  son  mari.»  —  Il  résulte,  des  observations  générales 
contenues  dans  ce  chapitre,  que  nature  contrariée  ne  produit 
que  des  métis,  des  monstres,  que  tout  est  chimie  dans  la  nature 
et  qu'il  n'est  rien  en  dehors  des  lois  chimiques. 

(i)  Je  ne  sais  si  je  n'ai  pas  déjà  rapporté  ce  mot  dans  un  de  mes  précédens  ouvrages.  (G.j 

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CHAPITRE  LIV 


TOUT  EST   CHIMIE 


Le  grand  artisan  de  l'Univers  a  tout  créé.  L'homme  ne 
peut,  dans  ses  procédés  chimiques,  que  décomposer,  analyser, 
et  recomposer  en  admirant  la  puissance  infinie  de  celui  qui 
dit  :  «  Chaque  chose  aura  sa  nature  incorruptible,  car  mélange 
ou  changement  dans  les  quantités  n'est  pas  corruption.  Chaque 
substance  sera  plus  ou  moins  amie  ou  ennemie  d'une  autre 
substance.  Chaque  substance  aura  sa  propriété  qu'on  nommera 
instinct  dans  les  corps  animés.  Chaque  mélange  (et  ils  sont  par 
millions  de  milliards)  imposera  un  caractère  ditîérent  et  plus  ou 
moins  déterminé  à  chaque  être  animé  ou  inanimé,  selon  que 
prédominera  dans  sqn  être  telle  ou  telle  substance.  Chaque 
détermination  de  caractère  d'une  chose  faite  proviendra  (car 
Dieu  lui-même  ne  peut  faire  qu'une  chose  soit  ou  ne  soit  pas) 
de  la  nature  des  substances  dont  celte  chose  est  formée.  Dixit 
et  hoc  factinn  fuit. 

Disons  donc  :  i^  Tout  est  mixtion  chimique  dans  la  nature. 
Rien  n'est  un  que  Dieu,  qui  est  partout,  qui  est  outre  nature, 
quoique  inhérent  avec  la  nature; 

2"  Dieu  même  est  une  substance  pure,  mais  chimique,  car 
pour  être  il  faut  être  quelque  chose; 

3"  Tout  ce  qui  est  mixtion  commence  et  finit,  parce  qu'il  y 

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a  combat  entre  les  choses  diverses.  Dieu  seul,  qui  est  pur  et  un, 
n'a  pas  eu  de  commencement  et  n'aura  pas  de  fin.  S'il  devait 
linir  il  auroit  commencé.  S'il  avoit  commencé,  un  plus  puissant 
que  lui  l'eût  créé; 

4*^  Un  rayon  divin  anime  toute  la  nature;  ce  rayon  n'est 
pas  Dieu,  mais  une  émanation  de  son  essence  suprême  ; 

5°  Tout  périt  et  renaît  dans  la  nature;  le  soleil  périra  s'il 
n'est  restauré  à  mesure  qu'il  darde  ses  feux; 

6°  Toutes  les  substances,  môme  les  plus  dures,  ont  une 
odeur  qui  prouve  qu'elles  exhalent  sans  cesse  une  partie  d'elles- 
mêmes.  Une  boule  d'airain,  grosse  comme  la  terre,  aurait  une 
odeur  qui  prouverait  qu'elle  s'évapore  continuellement,  que  la 
boule  se  consume  et  seroit  un  jour  consumée  totalement  ; 

7°  Un  corps  qui  est  privé  d'odeur  est  aussi  privé  de  mouve- 
ment et  de  vie,  dira-t-on;  oui,  mais  ce  phénomène  n'existe  pas. 
—  Si  l'odeur  et  le  mouvement  sont  la  vie,  un  cadavre  est  donc 
vivant  ?  —  Je  réponds  que  le  cadavre  est  mort  au  présent,  mais 
en  travail  pour  l'avenir;  bientôt  il  produira  d'autres  êtres  vivans. 
11  semble  qu'un  être  volumineux  a  le  droit,  en  mourant,  de 
produire  mille  petits  êtres  et  que  mille  petits  êtres  coopèrent  à 
former  l'être  volumineux.  —  Qu'est-ce  qui  lie  les  parties  d'un 
être  ?  —  On  ne  le  sait  ;  c'est  son  existence  ;  c'est  parce  qu'il  est, 
qu'il  est.  —  Quelle  est  la  plus  petite  parcelle  de  la  matière  ?  — 
Celle  qui  n'est  plus  visible  même  aux  yeux  du  céron;  néan- 
moins, elle  est  toujours  parcelle  ou  atome; 

8^  Dire  comment  la  nature  s'y  prend  pour  diversifier 
l'odeur  de  divers  individus  est  impossible  :  c'est  son  secret.  La 
punaise  nous  empeste;  le  castor,  la  belette  sentent  le  musc. 
C'est  après  avoir  étudié,  analysé  les  substances  de  ces  animaux 
que  la  chimie  trouvera  peut-être  le  pourquoi,  car  tout  est  soumis 
à  la  chimie  ; 

g"*  Si  l'homme  étoit  voué  à  la  nature,  il  sentiroit  une  femme 
de  loin  ;  il  sauroit  si  elle  désire  ou  ne  désire  point.  Un  aveugle 
qui  n'auroit  jamais  pris  de  tabac,  pourroit  peut-être  dire  :  «  Ce 
salon  est  rempli  d'hommes  ou  de  femmes  »,  à  l'évaporation  qui 
doit   être   différente   entre    les   deux    sexes  (i).    Voici   ce  que 

(i)  Je  dis  que  pour  vérifier  cette  expérience,  il  ne  faut  pas  avoir  l'odorat  blasé  par  le 
tabac.  ((■,.) 

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M.  de  Galonné  (i)  me  conta  :  Jadis,  en  route,  en  revenant  de  la 
Flandre  où  il  était  intendant,  aux  portes  de  Péronne,  il  me 
demanda  si  j'avois  du  tabac  plus  que  ma  tabatière.  —  Non,  lui 
dis-je.  —  L'année  dernière,  me  dit-il,  j'y  fus  pris.  Mon  valet  de 
chambre  avoit  mis  quelques  livres  de  tabac  de  Dunkerque  sous 
ma  voiture,  à  mon  insu;  je  dis  aux  commis  que  je  n'avois  pas 
de  tabac  ;  on  sourit,  on  me  pria  de  descendre,  le  tabac  fut  trouvé, 
confisqué  et  je  payai  l'amende,  car,  comme  intendant  de  cette 
même  ville,  je  devois  payer  d'exemple.  «  Comment,  Monsei- 
gneur, me  dit  le  chef,  vous  avez  du  tabac  et  vous  fermez  les 
glaces  de  votre  voiture  !  Le  commis  qui,  le  premier,  y  met  le 
nez,  n'a  jamais  pris  de  tabac  et  il  n'y  en  auroit  qu'une  demi- 
livre  qu'il  le  sentiroit.  Nous  avons  d'ailleurs  des  chiens  qui  nous 
avertissent  et  qui  ne  s'y  trompent  jamais  !  «  —  Que  de  ruses  et 
de  contre-ruses  il  faut  aux  hommes  quand  ils  sortent  du  cercle 
tracé  par  la  nature  ! 

10°  Les  bêtes  sentent  leurs  femelles  et  ne  s'y  trompent 
point.  Leur  jugement  est  un,  le  nôtre  est  cinq.  Par  nos  cinq 
sens,  un  homme  compte  pour  cinq  bêtes  qui  n'ont  (par  leur 
nature)  qu'un  sens  exquis.  Une,  l'odorat  :  c'est  le  chien.  Une 
autre,  le  tact  :  c'est  l'araignée.  Une  troisième,  la  vue  :  c'est 
l'aigle.  Une  quatrième,  le  goût  :  c'est  le  cochon.  Une  cinquième, 
l'ouïe  :  c'est  le  rossignol  {2).  L'homme  qui  réuniroit  ces  cinq 
qualités  sensuelles  au  même  point  que  ces  cinq  bêtes,  seroit 
l'homme  parfait.  (Toutes  les  bêtes  ont  un  sens  supérieur  quoique 
nous  n'ayons  désigné  que  cinq  animaux.)  Aussi,  en  parlant  de 
nos  sens,  nous  ne  sommes  pas  fiers;  nous  disons  :  Celui-là 
flaire  comme  un  chien  de  chasse  ;  cette  femme  a  le  tact  délié  de 
l'araignée  ;  cet  homme  a  l'œil  d'un  aigle  ;  tel  autre  est  gourmand 
comme  un  cochon  et  le  chanteur  Colifichet  chante  comme  un 
rossignol  ; 

1 1''  Oui,  tout  est  chimie.  La  musique  (au  figuré)  est  la  chi- 
mie des  oreilles;  la  peinture,  celle  des  yeux;  la  cuisine,  celle 
des  gourmands;  la  parfumerie,  celle  de  l'odorat;  la  profession 

(i)  Ch.-Al.  de  Calonne,  successivement  avocat,  procureur  général,  maître  des 
requêtes  et  intendant,  investi  cnlin  par  Louis  XVI,  à  la  suite  dune  intrigue,  des  fonctions 
de  contrôleur  général  (1734-1802). 

(2)  Je  donne  le  plus  parfait,  l'ouïe,  au  rossignol,  comme  au  music  icn  le  plus  naturel. 
Mais  que  de  choses  il  ignore  en  musique  !  (Ci.) 


des  instrumens  doigtés,  celle  du  toucher.  De  même,  en  morale 
et  en  politique,  c'est  de  l'amalgame  des  sentimens  moraux  que 
résulte  l'accord  entre  les  hommes.  La  politique  est  mauvaise  si 
elle  ne  trouve  le  milieu  entre  la  nature  pure  et  celle,  conven- 
tionnelle, des  sociétés  d'hommes. 


iS 


CHAPITRE    LV 


ON   JUGE  SOUVENT   D'UNE   CHOSE 
PAR    UNE   AUTRE 


La  liberté  politique  rend  l'homme  vrai,  comme  les  chaînes 
de  l'esclavage  le  rendent  menteur.  Faire  des  esclaves,  c'est  créer 
des  traîtres,  des  assassins  et  des  empoisonneurs.  Le  traître  vit 
en-dedans  de  lui-même  avec  ses  noires  pensées;  l'homme  libre 
les  manifeste  toutes,  bonnes  ou  mauvaises.  L'acerbe  franchise  a 
disparu  avec  Lacédémone  ;  depuis  la  chute  de  Sparte  les 
hommes  sont  convenus  d'être  polis  pour  ne  point  se  blesser  visi- 
blement, mais  pour  s'assassiner  dans  les  ténèbres.  C'est  par 
leurs  intérêts  qu'il  faut  juger  les  hommes  plus  que  par  leurs  dis- 
cours :  c'est  par  les  accessoires  qu'il  faut  aller  au  principal  ; 
cette  marche  rétrograde  convient  à  la  foiblesse  humaine.  Nous 
connoissons  mal  les  substances  primitives,  les  principes  des 
choses  ou  les  causes  premières  :  c'est  en  observant  les  effets  que 
nous  remontons  aux  causes.  En  morale,  l'homme  se  cache  par 
le  masque  de  la  politesse  et  du  mensonge  ;  percez  cette  écorce, 
vous  retrouverez  l'homme.  Ivre  de  vin,  de  colère  ou  d'amour, 
son  manteau  se  détache,  l'homme  retombe  sur  lui-même,  et 
l'on  ne  sait  alors  s'il  rougit  d'avoir  menti,  d'être  déçu  ou  d'être 
\'rai.  Venons  à  des  preuves  plus  matérielles.   En  entrant  dans 


une  maison  où  vous  êtes  connu,  la  mine  des  domestiques  vous 
dit  comment  vous  êtes  avec  les  maîtres.  On  juge  de  l'honneur 
ou  de  la  dégradation  d'un  homme  par  ce  qui  le  touche  de  plus 
près.  Celui  qui  manque  de  respect  envers  ses  vieux  parens 
découvre  à  la  fois  la  bassesse  de  son  extraction  et  de  son  éduca- 
tion négligée.  L'amour  de  l'or,  ce  signe  représentatif  des  jouis- 
sances, existe  en  nous  en  proportion  inverse  de  notre  fierté  et, 
souvent,  de  notre  probité.  On  achète  tous  les  hommes,  excepté 
celui  qui  s'estime  plus  que  les  richesses  et  la  considération  fac- 
tice qu'elles  donnent. 

On  discute  encore  sur  les  mœurs  et  les  opinions  de 
J.-J.  Rousseau.  Je  trouve  la  force  de  son  caractère  dans  celle 
qu'il  eut  de  mépriser  tout  ce  qui  corrompt  le  cœur  et  de  rester 
ami  des  choses  simples.  Toujours  il  fut  affable  avec  les  petits  et 
fier  avec  les  grands  ;  il  voulut  être  pauvre  et  roturier,  quand 
tous  voulaient  être  riches  et  nobles.  —  C'étoit  pour  se  distinguer, 
vous  dit-on.  —  Soit,  je  suis  loin  de  croire  qu'il  manquât 
d'amour-propre;  mais  le  sien  étoit  aussi  indépendant  que  celui 
des  autres  étoit  servile.  Dans  son  temps,  d'autres  hommes 
célèbres  furent  estimables,  sans  doute;  mais  Rousseau  seul  eut 
le  courage  de  mépriser  les  richesses  et  les  fauteuils  académiques 
qu'il  pouvoit  posséder  dans  un  temps  où  les  idoles  étoient  le 
plus  en  vénération.  Ne  lui  étoit-il  pas  permis  de  dire  :  «  Je  ne 
suis  fait  comme  aucun  autre  »,  quand  il  faisoit  ce  que  nul  autre 
n'avoit  le  courage  de  faire?  Passons-lui  au  moins  le  plaisir  de 
s'en  vanter  et  d'en  être  fier. 

Rien  de  plus  délicat  dans  le  monde  moral  que  la  vertu  du 
sexe,  auquel  l'honneur  des  époux  est  attaché.  Le  dernier  degré 
d'avilissement  est  dans  celui  qui  trafique  de  sa  femme  et  de 
l'honneur  de  sa  famille.  Reconnoissez  l'indigne  époux  qui  veut 
vous  vendre  sa  femme  ;  il  prend  d'avance  avec  vous  un  ton  de 
cousinage.  Nous  sommes  amis,  nous  sommes  parens,  dit-il  en 
riant  et  en  vous  claquant  dans  la  main  ;  l'infâme  se  croit  peut- 
être  philosophe,  tant  on  abuse  des  choses  saintes.  Le  bon  ou  le 
mauvais  succès  d'une  pièce  de  théâtre  n'est  pas  toujours  bien 
décidé  après  la  première  représentation  ;  en  telle  circonstance, 
pour  être  instruit  de  son  sort,  souvent  j'observois  les  mines  : 
l'une  me  disoit  oui,   l'autre  non,  une  autre  :   j'en  doute.    Un 

2o3 


assez  bon  indice  de  réussite  est  de  rencontrer  la  mine  triste 
d'un  rival  affligé.  S'il  vous  dit  qu'il  est  malade,  c'est  souvent 
parce  que  vous  vous  portez  bien.  Si  le  public  d'hier  ne  l'avoit 
pas  applaudi,  il  le  trouveroit  insensé  de  vous  applaudir  aujour- 
d'hui. Que  le  fou  d'Athènes  étoit  heureux!  Tout  ce  qui  arrivoit 
dans  le  port  étoit  sa  propriété.  Les  auteurs  ne  sont  pas  encore 
assez  -fous  pour  éprouver  cette  satisfaction  ;  cependant,  ils 
approchent  de  ce  genre  de  folie,  car  souvent  ils  disent  :  '<  Tel 
trait  qu'on  applaudit  est  pillé  de  mes  ouvrages,  tel  autre  est 
dans  mon  portefeuille.  » 

On  ne  me  fera  pas  le  reproche,  qu'on  adresse  ordinai- 
rement aux  moralistes,  d'oublier  la  belle  moitié  du  genre 
humain;  venons  donc  à  notre  refrain  :  parler  des  femmes,  c'est 
parler  d'amour;  car  les  bonnes  et  les  méchantes  sont  telles 
parce  qu'elles  plaisent  ou  ne  plaisent  plus.  La  méchante  femme 
est  d'autant  plus  dangereuse  qu'elle  joint  la  douceur  de  la 
séduction  c\  la  perfidie.  Oui,  si  vous  apercevez  quelques  nuages 
dans  l'amitié  que  tel  de  vos  parens  ou  de  vos  amis  avoit 
l'habitude  de  vous  témoigner,  adressez-vous  de  suite  à  la 
méchante  bavarde  qui  a  actuellement  sa  confiance,  et  priez-la 
de  vous  réconcilier.  A  travers  ses  protestations  d'estime  pour 
vous,  remarquez  sa  honte;  c'est  elle  qui  vous  a  calomnié.  C'est 
l'amour  qui  donne  aux  belles  leur  grand  ascendant  sur  nous. 
Ce  que  nous  leur  demandons  le  plus  généralement  est  si  singu- 
lier que  souvent  le  demandeur  est  plus  honteux  que  celle  qu'il 
sollicite.  Quand  nous  leur  disons  :  «  J'aime  tout  en  vous,  depuis 
le  bout  de  vos  cheveux  jusqu'au  bout  de  vos  pieds  »,  elles  savent 
que  c'est  pour  descendre  ou  monter  qu'on  fait  ce  long  détour. 
C'est  dans  leurs  yeux,  dit-on,  qu'il  faut  savoir  lire  :  ne  vous  y 
fiez  pas  trop;  par  réminiscence  de  sensations,  ils  parlent  sou- 
vent pour  un  absent  que  vous  remplacez  momentanément. 
\|me  d'Houdelot  pensoit  à  saint  Lambert  quand  Jean-Jacques 
l'électrisoit  de  ses  discours  amoureux;  et  quand  il  la  pressoit 
trop  vivement,  elle  disoit  :  «  Saint  Lambert  nous  écoute.  » 
Elle  se  servait  de  l'un  pour  s'occuper  de  l'antre.  Pauvre  Jean- 
Jacques!  ignorois-tu  qu'une  femme  amoureuse  d'un  autre  joue 
avec  notre  cœur  comme  la  petite  lille  avec  sa  poupée? 

La    paiitoniiine   J'iinc   coquette,    même   d'une   femme  qui 

204 


aime  véritablement,  est  comme  le  miroir  à  facettes  qui  multi- 
plie et  colore  de  cent  manières  l'objet  devant  lequel  il  tournoie. 
L'homme  insensible  aux  mystères  mythologiques  du  sexe  et  de 
l'amour  repose,  il  est  vrai,  dans  une  belle  quiétude.  Mais  que 
son  bonheur  est  tiède  !  Pour  lui,  l'Univers  est  sans  créateur  :  le 
premier  des  athées  fut  celui  qui  ne  vit  dans  la  créature  femelle 
qu'un  objet  passif  destiné  à  ses  plaisirs.  Dans  son  langage  liber- 
tin, Piron  disoit  :  «  L'amour  commence  par  les  yeux;  Tabcès 
se  forme  au  cœur  et  crève  un  peu  plus  bas.  »  C'est  l'histoire  en 
abrégé  de  la  plus  terrible  des  passions  ;  mais  que  ses  détails 
moraux  sont  multiples  !  Ce  que  Piron  nomme  abcès  est  la 
foudre  qui  écrase  ou  vivifie.  Nul  de  ses  coups  n'est  perdu;  tou- 
jours ils  sont  suivis  du  bonheur  ou  du  malheur  de  quelqu'un  ; 
souvent  le  bien,  puis  le  mal  se  succèdent.  Chez  l'homme,  espérer 
pour  jouir,  jouir  pour  regretter  semblent  être  les  deux  parties 
égales  d'un  cercle  toujours  en  mouvement  de  rotation. 


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CHAPITRE    LVI 


JE   NE   PROFESSE    PLUS,   JE   xM'AMUSE 


Malheur  à  l'artiste  maniaque  qui  professe  trop  longtemps 
son  art  pour  occuper  ses  vieux  ans!  Tel  que  l'écrivain  qui  pro- 
longe trop  un  grand  ouvrage,  il  se  répète,  devient  foible,  sort  du 
ton  général,  quand  il  devroit  être  fort,  concluant  et  conserver 
l'unité.  Quittons  notre  talent  principal  avant  qu'il  nous  quitte; 
c'est  par  lui  qu'on  nous  juge  et  qu'on  nous  jugera.  Ne  donnons 
pas  de  regrets  à  nos  amis,  des  armes  à  nos  ennemis  en  dimi- 
nuant une  réputation  méritée  par  des  efforts  languissans,  dont 
le  produit  ne  peut  être  que  médiocre.  O  vérité  trop  constatée  !  Il 
est  dans  l'homme  une  puissance  générative  qui  vivifie  ses  pro- 
ductions dans  le  jeune  âge,  et  cette  force  motrice  est-elle  à  son 
déclin  ?...  N'inventons  plus,  récapitulons.  Ce  retour  sur  soi- 
même  a  des  charmes  pour  la  vieillesse.  Qui  peut,  sans  atten- 
drissement, se  remémorer  son  premier  songe  d'amour?  Les 
productions  du  génie  viennent  de  la  même  source.  On  produit 
quand  on  aime,  comme  on  aime  pour  se  reproduire.  Je  ne 
professe  plus,  je  m'amuse.  On  me  demande  souvent  pourquoi  je 
ne  fais  plus  de  musique  ;  je  renvoie  les  questionneurs  à  la  pré- 
face de  mon  livre  De  la  Vérité,  où  j'ai  détaillé  mes  raisons.  Je 
sais  que,   pour  le  faire  bien,   l'homme  ne  doit  exercer  qu'un 


état.  Non  seulement  pour  le  faire  bien,  mais  pour  que  ses  amis 
sachent  par  où  le  défendre  contre  ses  envieux.  Je  sais  que  celui 
qui  se  divise  n'est  plus  que  des  fractions  d'un  tout  et  qu'il  vaut 
mieux  être  un  fort  que  trois  foibles  pour  être  cité.  Je  sais  encore 
que  l'auteur  qui  a  produit  des  œuvres  dans  divers  genres  n'est 
principalement  remarqué  que  par  un  genre,  un  ouvrage,  sou- 
vent par  celui  de  son  début  dans  le  monde...  Mais  il  n'est  pas 
moins  vrai  que  l'homme  qui  a  beaucoup  réfléchi,  qui  a  rap- 
proché en  un  faisceau  à  peu  près  toutes  les  branches  de  l'arbre 
unique  des  sciences,  parce  qu'il  a  été  forcé  de  les  parcourir 
pour  exceller  dans  celle  qu'il  a  professée  avec  distinction,  doit, 
vers  la  fin  de  sa  carrière,  apercevoir  mieux  qu'un  autre  ce 
grand  tout  qui  se  déroule  à  ses  yeux  en  long  souvenir.  Oui, 
l'homme  chargé  de  jours  et  d'expérience  doit  à  ses  semblables 
le  bref  résultat  de  ses  longues  veilles  :  s'il  ne  peut  plus  entre- 
prendre un  grand  ouvrage,  qu'il  nous  donne  la  table  des 
matières  des  idées  qui  l'ont  accompagné  à  travers  tout  un 
siècle  :  ce  legs  est  inappréciable,  il  dit  beaucoup  en  peu  de 
mots.  J'aime  les  courtes  phrases.  J'aime  l'expression  dont  se 
servent  les  nègres  pour  indiquer  tout  ce  qui  est  imposant  dans 
la  nature.  Ils  disent  :  papa  lion,  papa  canon,  papa  soleil... 
Jeunesse,  respectez  vos  pères;  ils  lisent  dans  vos  regards  le 
passé  et  le  présent  qu'enfante  votre  avenir. 


f  «io^^zE^xKKia'js^oo  ll^il 


"H^ 


CHAPITRE    LVII 


RETOUR   SUR   SOI-MEME 


Il  est  certain  que,  malgré  soi,  chacun  de  nous  est  envers 
les  autres  comme  dix  est  à  un.  Le  contraire  étabiiroit  mieux 
l'harmonie  sociale;  mais  la  nature  veut  que  chacun  soit  son 
principal  protecteur,  et  le  distique  latin  (non  de  deux  vers,  mais 
de  deux  mots)  le  plus  connu  dans  tous  pays,  même  des  cuisi- 
nières, est  sans  contredit  primo  mihi,  et  notre  premier  centre, 
c'est  nous;  nous  partons  de  là  pour  aller  aux  autres  en  rayons 
divergens;  et  en  rétrogradant  suivant  ces  mêmes  rayons,  nous 
revenons  à  nous  ;  nous  aimons  les  autres  en  nous  aimant,  et 
pour  nous  aimer.  Tous  nos  mouvemens,  toutes  nos  pensées 
prouvent  cette  vérité  dont  notre  conversation  est  le  résultat.  Le 
propre  de  l'amour  sacré,  du  véritable  amour,  est  d'aimer  hors 
de  soi  :  tels  sont  l'amour  divin  et  l'amour  maternel.  Celui  de 
l'amour-propre  est  d'aimer  en  soi  (i).  Aimer  Dieu  conduit  à  tous 
les  biens  de  cette  vie  et  de  celle  que  nous  espérons  après  notre 
mort.  11  ne  manque  rien  à  celui  qui  est  pénétré  de  l'amour  pur. 
Fût-il  privé  de  tout,  n'eût-il  qu'un  souffle  de  vie,  il  a  tout,  il 
repose  dans  sa  source.  L'amour-propre  nous  sépare  de  Dieu  et 


'i'amour.  (G.) 


if  placé  avant 


itil   .haiifje  .Hlwolinnenl   ro.^  dt 


;o8 


des  hommes;  l'égoïste  est  seul  dans  l'Univers,  il  n'a  ni  parens 
ni  amis.  Quand  on  aime,  on  est  aimé,  la  conséquence  est  juste. 
L'homme  de  bien  jouit  seul  du  présent,  est  sans  regrets  du  passé 
et  ne  redoute  point  l'avenir.  Quand  on  n'aime  pas  ou  qu'on 
n'aime  que  soi,  on  est  haï;  la  conséquence  est  encore  juste.  Le 
méchant  souffre  dans  le  présent,  regrette  le  passé  et  redoute 
l'avenir. 

Malgré  la  condition  sublime  et  intime  du  bonheur  que 
donne  la  piété,  pourquoi  donc  si  peu  de  gens  en  prennent-ils  le 
chemin?  C'est  leur  nature  ou  leur  éducation  qui  s'y  oppose. 
Dominés  par  des  humeurs  acres  ou  par  des  humeurs  douces, 
les  passions  haineuses  ou  aimantes  sont  notre  partage.  Le  ton 
du  siècle  influe  aussi  sur  l'homme  imitateur  ;  mais  alors  c'est  le 
loup  qui  se  fait  mouton  ;  c'est  Tartulfe  qui  prend  le  masque  de 
l'homme  pieux.  Dans  la  morale,  il  n'est  point  de  bonne  imi- 
tation, il  n'en  est  pas  une  sans  grimace.  Nous  sommes  ce  que 
nous  sommes,  bon  gré  mal  gré,  c'est  l'ordre  suprême  de  la 
nature.  Nous  et  nos  œuvres  sommes  et  sont  forcément  le  pro- 
duit d'une  nature  universelle,  modifiée  par  les  qualités  et  les 
quantités.  Lisez  les  écrits  du  méchant,  je  veux  dire  de  l'homme 
rongé  du  fiel  de  l'amour-propre  :  il  dit  du  mal  de  tout  le 
monde,  excepté  de  lui  ;  on  sent  qu'il  dit  le  mal  avec  plaisir  et 
le  bien  avec  regret.  En  disant  le  bien,  qu'il  n'ose  quelquefois 
désavouer,  il  est  en  souffrance  et  le  poison  haineux  qui  est  en 
lui  s'échappe  par  quelqu'expression  ironique,  satirique  ou 
cynique.  Chez  lui,  le  bien  porte  toujours  un  correctif  qui 
l'atténue;  mais  il  ne  tergiverse  pas  pour  dire  le  mal;  il  part 
d'une  source  abondante.  Après  l'âge  des  passions,  un  retour 
vers  la  foiblesse  est  naturel  :  alors  il  devient  bigot,  après  avoir 
été  un  impie  ;  mais  c'est  toujours  le  même  homme  ;  dominé  par 
les  mêmes  humeurs,  il  a  seulement  retourné  sa  médaille 
morale,  il  est  le  vice-versa  de  son  être  antérieur;  il  ridiculisoil 
les  gens  pieux  ;  aujourd'hui  il  flagelle  les  philosophes,  et  lui- 
même  pour  avoir  appartenu  à  leur  secte.  A  quoi  reconnoître 
les  hommes  et,  notamment,  les  écrivains  qui  s'efforcent  de 
paroître  ce  qu'ils  ne  sont  pas  (  Aux  efforts  mêmes  qu'ils  font 
pour  nous  persuader.  Amour,  sensibilité  sont  leurs  mots  favo- 
ris, et  le  lecteur  attentit  lit,  à  chacune  de  leurs  pages,  haine  et 

201J 


insensibilité.  \\s  affectent  encore  d'être  les  législateurs  du  bon 
goût  et  d'être  sensibles  aux  charmes  de  la  musique  :  il  n'en  est 
rien;  c'est  la  tendresse  et  l'amour  qui  distinguent  les  âmes 
douces  et  affectueuses;  eux,  au  contraire,  sont  forcément  ce 
qu'ils  doivent  être,  c'est  l'émanation  de  notre  conscience. 
L'homme  qui  n'a  ni  rien  fait  ni  rien  écrit  n'est  encore  qu'une 
abstraction.  A  présent  que  je  suis  presque  hors  de  lice,  je  jette 
avec  curiosité  un  coup  d'œil  rétrograde  sur  mes  œuvres  musi- 
cales et  philosophiques.  Dans  mes  premiers  ouvrages  de 
musique,  je  remarque  la  chaleur,  les  élans  de  la  jeunesse  et  le 
sentiment  vital  qu'ils  donnent  à  nos  compositions.  Je  vois  peu 
à  peu,  dans  les  ouvrages  subséquens,  cet  enthousiasme  se 
rallentir,  les  écarts  devenir  moins  fréquens,  mais  aussi  les 
beautés  hardies  se  perdre  et  s'atténuer.  C'est  comme  une 
gamme  descendante  qui  suit  le  degré  de  l'âge  qui  se  mûrit  en 
perdant  de  sa  sève  première.  Je  remarque  la  même  gradation 
ou  dégradation  dans  mes  œuvres  de  littérature.  Mes  Essais  sur 
la  musique,  que  j'ai  écrits  à  quarante  ans,  ont  plus  de  vie,  mais 
sont  moins  profonds  et  surtout  moins  utiles  que  mon  traité  sur 
la  Vérité,  composé  à  cinquante.  Cet  ouvrage-ci,  commencé 
vers  ma  soixantième  année,  n'est  qu'une  récapitulation  d'idées 
propres  à  l'âge  avancé.  Quand  je  quitterai  cette  vie,  dans 
quelqu'instant  que  la  nature  me  reprenne  son  dû,  cette  œuvre 
peut  se  terminer  avec  moi  sans  lacune.  C'est  une  espèce  de 
polype  littéraire  qu'on  peut  couper  partout  et  qui  partout  se 
rejoint,  parce  qu'il  ne  traite  que  d'un  seul  et  grand  objet  dans 
toutes  ses  parties  et  sur  toutes  ses  faces. 


CHAPITRE  LVIII 


LES   BONS  MEURENT-ILS  PLUS  TÔT 
QUE    LES    MÉCHANS? 


Le  proverbe  le  dit,  et  les  proverbes  ont  souvent  raison. 
Mais  il  ne  dit  ni  comment  ni  pourquoi  il  en  est  ainsi  :  c'est  ce 
que  nous  allons  rechercher. 

I**  Pour  que  le  proverbe  dise  vrai,  il  faut  que  les  foibles 
soient  les  bons  et  les  forts  les  méchans,  ce  qui  jetterait  une 
défaveur  sur  la  nature,  qui  ne  se  trompe  jamais.  La  division  de 
bon,  médiocre  et  de  mauvais  se  trouve  partout  dans  la  nature  : 
donc  il  doit  mourir,  au  moins,  deux  foibles  sur  un  fort,  quoi- 
que les  premiers  se  ménagent  et  que  les  seconds  abusent  de 
leur  santé. 

11°  Dans  les  diverses  espèces,  la  durée  de  la  vie  animale 
n'est  pas  dans  la  force  individuelle  :  la  carpe  vit  cent  ans  et  le 
cheval  ne  vit  pas  la  moitié  d'un  siècle.  La  vie  a  donc  une 
longévité  proportionnelle  à  la  force  du  germe  qui  met  plus  ou 
moins  longtemps  à  croître  et  à  décroître. 

111°  Chez  les  hommes,  les  foibles  ne  sont  bons  que  par 
effet  de  calculs;  ils  sont  dépendans  des  forts  et,  alors,  gare 
l'hypocrisie!  Elle  naquit  entre  la  force  et  la  foiblesse. 

IV"   La  seule  puérilité  innocente  commande  par  sa   foi- 

211 


blesse.  Autrement,  jetez  un  homme  foible  parmi  de  plus  foibles 
que  lui,  il  devient  fort  respectivement  à  la  foiblesse  des  autres. 
Sera-t-il  bon,  raisonnable?  Non,  ce  sera  un  tyran;  il  faut  de  la 
force  pour  être  bon  par  nature  et  non  par  dissimulation.  La 
foiblesse  doit  donc  être  régie  par  la  force  ;  c'est  une  loi  de 
propriété  de  l'esprit  et  de  la  matière.  On  ne  peut  croire  que  les 
non-propriétés  l'emportent  sur  les  facultés  réelles. 

V^  C'est  par  la  force  des  lois  et  de  l'éducation  que  le  foible 
devient  aussi  puissant  que  le  fort.  Par  cette  protection  civile,  le 
foible  de  corps,  mais  fort  d'esprit  et  d'animosité,  l'emporte  sur 
le  fort  qui  dédaigne  la  protection.  On  voit  alors  l'enfant  à  la 
mammelle  gagner  un  procès  contre  l'homme  formidable. 
Quelle  foule  d'erreurs  on  anéantira  si  l'on  parvient  à  classer  les 
hommes  d'après  leur  nature  et  leurs  facultés,  révélées  par  leurs 
œuvres  et  leurs  procédés  d'action  !  Si  nous  représentons  par  le 
nombre  lo  l'individu  à  son  apogée  le  plus  désirable,  il  est  foible 
quand  il  n'est  que  i,  2  ou  3.  S'il  est  4,  5  ou  6,  il  est  au  médium 
des  facultés;  7,  8,  9,  10,  il  est  plus  ou  moins  au  complet  (1). 
Après  avoir  entendu  raisonner  ou  déraisonner  quelqu'un,  on 
pourra  donc  lui  assigner  un  numéro  ;  ce  sera  un  nouveau  mode 
de  langage  pour  les  adeptes  dont  l'homme  numéroté  en  plus  ou 
en  moins  sera  soumis  sans  s'en  douter.  J'aime  les  nombres 
autant  que  Pythagore  les  aimoit;  tous  les  rapports  possibles 
sont  là  ;  ils  sont  les  représentans  de  toutes  choses  :  voilà  tout 
ce  que  je  sais  des  mathématiques  et,  néanmoins,  je  les  aime. 

La  grande  habitude  de  la  parole,  surtout  dans  ceux  qui 
improvisent  en  public  ou  dans  leurs  écoles,  et  qui  sont  obligés 
de  parler,  vaille  que  vaille,  quand  ils  ont  entamé  leur  discours, 
contracte  la  malheureuse  habitude  de  parler  avant  d'avoir 
pensé.  (Ce  n'est  assurément  ni  de  Fourcroy  (2),  ni  de  Cuvier 
dont   je   veux  parler   :  ils  improvisent   mieux   que  beaucoup 

(i)  Dans  un  autre  endroit  de  ce  livre,  j'ai  assigné  le  nombre  un  à  l'homme  le  plus 
simple  et  le  plus  prés  de  la  nature.  Ici.  je  donne  di.\  au  meilleur  homme,  et  des  unités  en 
mnins  à  ceux  qui  s'éloignent  de  la  perfection.  Ceci  prouve  que  les  nombres  (abstraits  par 
eux-mêmes)  se  prêtent  à  merveille  à  tous  nos  systèmes.  Disons  de  plus  que  l'homme  naturel 
fist  un  par  sa  simplicité  native  et  que  le  meilleur  homme  forme  à  la  société  est  dix.  vu 
la  multiplicité  des  facultés  qu'il  exerce  envers  les  autres  pour  être  ce  qu'il  est.  (Ci.) 

(2)  Antoine-François,  comte  de  Fourcroy,  chimiste,  professeur  de  chimie  au  Muséum, 
à  la  Faculté  de  médecine  et  à  l'Ecole  polytechnique  de  Pnriv,  mi  des  savants  les  plus 
éminents  du  temps,  professeur  incomparable  (1755-1809). 


d'autres  n'écrivent.)  Toutes  ces  machines  à  paroles  sont  tout 
au  plus  numéro  5.  J'aime  ce  couplet  de  Sedaine  dans  le  Comte 
cVAlbei^t.  Sedaine  a  souvent  plus  de  force  et  de  raison  dans  un 
couplet  d'opéra-comique  que  beaucoup  de  philosophes  n'en 
mettent  dans  un  volume  ;  le  voici  : 

Quand  j'entens  un  homme  sensé 
Qui  parle  après  avoir  pensé, 
•*  Comme  j'estime  sa  personne! 

Mais  un  bavard  qui  déraisonne 
Et  qui  jase  ab  hoc  et  ab  hac, 
Je  le  méprise 
Et  je  le  prise 
Moins  qu'une  prise 
De  tabac. 

Pour  en  revenir  à  notre  question,  considérons  que  la 
disparition  d'un  méchant  fait  peu  de  sensation,  s'il  est  petit  et 
foible;  s'il  est  fort  de  caractère  et  d'immoralités,  c'est  une  sensa- 
tion de  bien-être  passager  qu'on  s'efîorce  de  bannir  de  sa 
mémoire  avec  l'indigne  objet  qui  la  fit  naître.  Mais  l'homme 
utile,  l'homme  bon  qui  disparoit  de  ce  monde,  laisse  une  forte 
impression  par  les  regrets  qu'il  cause.  Le  premier  est  une 
chenille  ou  un  serpent  écrasé  sous  le  pied  du  voyageur;  le 
second,  c'est  un  protecteur  qui  laisse  en  souffrance  tout  ce  qui 
agissoit,  qui  s'opéroit  par  lui.  Y-a-t-il  plus  de  créatures  humaines 
depuis  1  jusqu'à  5  que  depuis  5  jusqu'à  lo?  L'état  de  notre 
moralité  répond  à  cette  question.  Les  méchans,  les  intrigans  et 
les  amoureux  de  l'or  sont  si  communs  dans  notre  grande  ville 
qu'ils  aspirent  à  nous  faire  croire  que  nous  pensons  et  agissons 
tous  de  même.  Un  La  Fontaine,  un  homme  bon  est  pour  eux 
un  être  abstrait  qu'ils  ne  comprennent  point  et  dont  ils  révoquent 
en  doute  l'existence.  D'abord,  depuis  i  jusqu'à  3,  il  y  a  à  peu 
près  nullité  de  moyens.  Ensuite,  depuis  3  jusqu'à  5,  sont  les 
métis.  Depuis  5  jusqu'à  lo  sont  les  physiquement  forts,  mais 
mal  éduqués  et  mal  placés  par  les  circonstances.  Vient  ensuite 
le  chapitre  des  accidens,  des  infirmités,  des  maladies  chro- 
niques, des  mauvaises  combinaisons  d'humeurs  respectivemient 
aux  localités  (i). 

(i)  Qui  doute  qu'un  crapaud,  brillant  de  sanlé,  dans  un  marais  putride,  ne  périsse 
dans  des  élémons  purs?  (Cr.) 

12  1  3 


On  voit  que  dans  les  dix  unités  désirées,  il  en  est  huit 
mauvaises  ou  suspectes  et  perdues  pour  le  bien.  Cette  mince 
quotité  paroit  désespérante  pour  la  sagesse  et  la  philanthropie; 
néanmoins,  trois  hommes  purs  sur  mille  suspects  ont  une  force 
d'ascendant  qui  doit  un  jour  (jour  solennel  !)  régir  tout  le  reste 
par  l'empire  de  la  vérité.  L'ordre  moral  est  fixé  chez  tous  les 
animaux  qui  vivent  en  société  et  cet  ordre  est  invariable.  N'est- 
il  que  l'homme  qui  ne  puisse  parvenir  au  terme  de  perfectibilité 
qui  lui  soit  le  plus  convenable?  Mais,  dira-t-on,  les  abeilles,  les 
fourmis,  les  oiseaux  se  battent  et  se  tuent  ;  la  loi  du  plus  fort 
est  partout  la  loi  qui  décide.  —  Oui,  mais  au  moins  les  époques 
désastreuses  sont  brèves  et  l'ordre  bientôt  se  rétablit  :  il  y  a, 
pour  ainsi  dire,  chez  eux  un  ordre  dans  le  désordre.  Mais  la 
haine,  la  dispute  entre  les  hommes  sont  éternels  comme  leur 
amour-propre  ;  ils  ne  cèdent  que  pour  guetter  l'instant  d'une 
vengeance  inextinguible  ;  et  comme  entre  deux  combattans  il  y 
a  toujours  un  battu,  les  haines  se  perpétuent  entre  les  individus, 
enti'e  les  familles  et  les  nations.  Tous  les  empires  et  leurs  gou- 
vernemens,  renversés  tour  à  tour,  prouvent  une  instabilité 
accablante  pour  tout  homme  qui  réfléchit.  On  ne  sait  encore  si 
l'homme  est  plus  heureux  étant  libre  ou  muselé.  Ce  problème 
(unique  par  son  importance)  est  encore  irrésolu.  Libres,  ils  se 
tuent  ouvertement;  muselés,  ils  s'empoisonnent  clandestine- 
ment. O  race  humaine  qui  veut  tout,  qui  peut  beaucoup  et  qui 
perd  presque  toi^jours  d'un  côté  ce  qu'elle  gagne  de  l'autre! 
Allez  donc  à  l'école  des  bêtes!  Là,  vous  trouverez  des  règles 
établies  sur  la  nature  des  êtres,  du  chaud,  du  froid,  des  .saisons, 
des  équinoxes  et  des  solstices  divers.  Profitez-en,  devenez  régu- 
liers. Par  amour-propre,  ne  poussez  pas  toujours  en  avant 
quand  la  nature  vous  pousse  en  arrière.  Soyez  franchement  ce 
que  vous  êtes,  et  croyez  que  votre  calcul  est  erroné  quand  vous 
vous  parez  d'une  seule  unité  qui  ne  vous  est  pas  acquise  de 
droit.  Il  n'est  que  l'instruction,  devenue  alors  plus  générale, 
qui  puisse  rectifier  l'homme.  O  combien  les  ennemis  de  la 
philosophie  .sont  impics  quand  ils  poussent  en  sens  contraire 
de  la  perfectibilité  et  de  l'abnégation  des  préjugés,  tous  funestes 
sans  exemption,  ou  pouvant  devenir  tels  quand  les  peuples  sont 
désabusés!  .Te  ne  dis  pas  qu'il   faille  braver  les  préjugés  reçus  et 

214 


tout  renverser  en  un  moment,  lois  civiles  et  morales  :  c'est 
l'inexpérience  qui  opère  ainsi  ;  mais  tolérer  en  instruisant,  pour 
parvenir  insensiblement  à  plus  de  perfection,  est  la  marche 
qui  convient  à  l'ignorance  qu'on  éclaire  et  à  la  sagesse  qui 
dicte  des  lois.  On  ne  parviendra  jamais  à  réprimer  tous  les 
vices;  mais,  je  le  demande,  est-ce  dans  l'état  d'ignorance  ou 
de  sagesse  qu'on  abuse  le  plus?  Demandez  aux  voyageurs 
qui  se  sont  vus  parmi  une  horde  de  sauvages  ce  qu'ils  pen- 
sent de  l'ignorance  dominatrice;  ce  que  c'est  qu'un  peuple 
qui  commet  tous  les  crimes  pour  assouvir  sa  faim  et  sa  soif; 
qui  mange  son  ennemi  prisonnier  en  attendant  que  d'autres 
le  mangent  à  son  tour.  Qui,  avec  connoissance  de  cause, 
rapprochera  ces  deux  positions  morales  sera  persuadé  que 
les  vérités  ou  les  préjugés  ne  sont  pas  comparables  dans  leurs 
résultats. 

La  science  n'est  abusive  que  chez  les  demi-savans  que 
l'amour-propre  exaspère;  et  la  sagesse  parvenue  au  point  dési- 
rable sera  la  première  à  condamner  les  demi-savans,  comme  la 
chimie  expérimentale  réprouve  les  alchimistes  et  comme  la 
vraie  dévotion  est  ennemie  des  faux  dévots  et  du  fanatisme.  — 
Oui,  mais  l'esprit,  les  gens  d'esprit,  ceux  qui  sont  échauffés  de 
cette  fièvre  continue  qui  les  pousse  sans  cesse  au  delà  du  but, 
qu'en  ferons-nous?  Ne  faut-il  pas  convenir  que  l'esprit  exalté 
nous  montre  toute  chose  comme  les  objets  vus  à  travers  un 
prisme?  Je  réponds  encore  de  même  que  le  seul  moyen  de  ne  pas 
être  dupe  des  faux  savants,  des  faux  dévots  et  de  tous  les  esprits 
superficiels  est  tout  entier  dans  la  sagesse  qui  ne  prétend  jamais 
savoir  ce  quelle  ignore.  Les  demi-savans,  les  bavards  à  préten- 
tions, les  semi-sots  (comme  je  les  ai  appelés  ailleurs)  sont  une 
peste  dont  l'instruction  véritable  peut  seule  nous  guérir.  PIu- 
tarque  était  sage  en  ordonnant  à  ses  élèves  de  se  taire  et  d'écou- 
ter pendant  plusieurs  années  avant  de  parler  (i).  Je  suis  per- 
suadé que  c'est  l'unique  méthode  de  faire  des  hommes  du 
premier  bond.  Aujourd'hui,  l'on  voit  trop  de  beaux  parleurs  à 
prétention,  et  pas  un  qui  dise  ce  qu'il  devroit  dire,  et  comme  il 
devroit  le  dire.  Réprimons  leur  jactance,  jouons-les  sur  la  scène 

(i)  Ce  n'est  pas  Plutarque,  mais  Pythagore  qui  imposait  à  ses  élèves  un  silence  de 
sept  années. 

2l5 


comique,  critiquons-les  dans  les  journaux,  mais  ne  confondons 
jamais  le  talent  modeste  et  véritable  avec  celui  du  fat  épris  de 
lui-même.  La  sagesse  est  autant  loin  de  la  vanité  que  Dieu  qui 
a  tout  fait  par  sa  seule  votonté)  est  loin  de  l'ostentation  mon- 
daine. Pour  clore  ce  chapitre,  il  faut  encore  en  revenir  à  la  loi 
par  excellence  :  Connois-toi.  Qui,  en  effet,  décidera  quelle  est. 
où  est  la  vraie  sagesse?  Qui?  l'opinion  générale,  la  notoriété 
publique  ;  elle  seule  nous  dit  tout,  nous  apprend  tout  ;  car 
aucun  de  nous,  judex  in  propiia  causa,  n'a  le  droit  de  se  juger 
soi-même.  —  xMais,  dira-t-on,  connoissons-nous  bien  l'opinion 
publique  quand  il  s'agit  de  nous?  Oh!  que  oui.  Elle  n'est  pas 
dans  les  complimens  que  nous  font  ceux  qui  attendent  quelque 
chose  de  nous.  Elle  n'est  pas  dans  le  folliculaire  qui  vous  loue 
pour  faire  enrager  votre  rival  qu'il  déteste.  Elle  n'est  pas  dans  le 
jugement  de  votre  maîtresse,  de  votre  père,  de  votre  mère,  de 
votre  femme,  de  vos  enfans.  —  Où  est-elle  donc?  Elle  est 
partout,  quoiqu'elle  ne  soit  nulle  part  en  totalité.  Elle  est  dans 
le  serrement  de  main  de  celui  qui  vous  rencontre  fortuitement 
et  qui  n'a  nul  intérêt  de  vous  flatter.  Elle  est  dans  votre  femme, 
vos  enfans,  vos  parens,  vos  amis  et  surtout  parmi  vos  domes- 
tiques qui  vous  ont  observés  de  près,  et  peut-être  avec  les  yeux 
de  l'envie.  Elle  est  dans  le  ton  du  salut,  dans  le  regard  expres- 
sif qu'on  fixe  sur  nous  quand  on  vous  croit  occupé  ailleurs. 
Oui,  l'on  voit,  on  sait  comment  et  combien  on  est  estimé  de 
ceux  mêmes  qui  ne  nous  ont  jamais  parlé  de  nous.  Si  nous 
prenons  en  ceci  cause  d'ignorance,  je  crains  bien  que  ce  ne  soit 
dans  la  crainte  d'apprendre  des  autres  ce  que  nous  savons  très 
bien  de  nous-mêmes.  On  nous  juge  comme  nous  jugeons  les 
autres.  Nos  cinq  sens  nous  servent  pour  connoître  l'honnête 
homme,  les  yeux,  les  oreilles,  l'odorat  :  que  dis-je,  il  embaume 
jusqu'à  l'athmosphèrc  du  lieu  qu'il  habite,  comme  le  coquin 
empeste  la  sienne.  Il  a  beau  y  répandre  les  parfums  les  plus  doux, 
il  dégrade  l'ambre  et  l'encens  qui  se  mêlent  à  sa  moralité 
repoussante. 

Quand  les  gouvernemens  feront  leur  principale  atiaire  de 
récompenser  et  d'avilir  les  méchans,  les  bonnes  mœurs  noîtront. 
comme  les  fleurs  du   printemps,    et   l'hypocrisie,    qui   voudra 
contrefaire    les    bons,   sera    déjouée    par    la    sagesse,   fruit   de 

216 


l'insiruction  (i).  Répétons  donc  :  i"  que  les  bons  meurent 
avant  les  méchans,  parce  que  leur  germe  vital  est  plus  foible  et 
moins  fourni  de  substances  durables;  2*^  qu'on  n'est  souvent  bon 
qu'en  raison  de  sa  foiblesse  dépendante  et  méchant  en  proportion 
de  sa  force  dominatrice;  mais  que  si  le  foible  se  sent  protégé, 
aisément  son  insolence  augmente;  3^  que  le  fort  et  le  foible, 
implorés  l'un  par  l'autre,  se  prêtent  volontiers  assistance;  c'est 
le  jeu  de  l'amour-propre  par  représailles.  Rien  ne  montre 
mieux  la  force  des  lois  que  de  voir  le  géant  supplier  le  pygmée; 
4°  qu'enfin,  soit  le  foible  ou  le  fort,  dès  qu'il  est  méchant,  il 
disparoît  de  la  société  sans  lui  causer  une  forte  sensation,  et  que 
la  perte  du  bon,  fort  ou  foible,  laisse  après  lui  de  longs  regrets. 

(i)  On  ne  peut  plus  aujourd'hui  tromper  l'homme  grossier  comme  on  le  trompoit  dans 
les  siècles  antérieurs.  Cette  preuve  incontestable  du  perfectionnement  de  l'espèce  forcera 
les  hommes  encore  plus  instruits  à  ne  recourir  qu'à  la  vérité.  'G.) 


%^.^ 


16 


^mmmtmm 


CHAPITRE    LIX 


MARCHE   NATURELLE 


La  date  de  notre  monde  est  aussi  inconnue  que  celle  de 
l'Univers  entier.  Nous  marchons  comme  et  avec  notre  monde, 
qu'on  nomme  terre,  car  nous  sommes  partie  intégrante  d'icelui. 
L'immensité  de  l'espace  est  infinie,  autant  que  les  nombres, 
auxquels  on  peut  toujours  ajouter  millions  sur  millions.  Le 
terme  final  de  l'espèce  est  plus  difficile  à  comprendre  que  sa 
continuité  sans  fin.  Qu'y  aurait-il  pour  terminer  l'espace,  un 
mur  de  diamant  inaccessible?  L'imagination  le  franchit  ei 
demande  :  Qu'est-il  au-delà?  Quelques  têtes  exaltées,  telles  que 
les  antiques  sybilles,  Svendenborg  et  autres,  ont  prétendu 
parcourir  l'Univers  de  globe  en  globe;  félicitons-les.  Il  reste  à 
savoir  si  ces  ctrcs  prédestinés  et  philosophiquement  universels 
n'ont  pas  divagué  comme  les  sybilles  et  par  les  mêmes  causes  ou 
par  des  causes  approximatives.  (Voyez  le  chapitre  suivant.) 
L'antiquité  de  notre  monde  est  écrite  sur  les  rochers  mieux  que 
dans  nos  livres,  qui  sont  de  fraîche  date.  L'histoire,  la  physique, 
l'histoire  naturelle  et  surtout  l'imprimerie,  qui  conserve  toutes 
nos  connoissances,  ne  datent  pas  d'assez  loin  pour  que  nous 
soyons  sûrs  que  les  élémens  de  ce  monde  n'aient  pas  subi  des 
hoiileNcrscmcns   innombrables.    La    UKualité.  qui   constitue  le 


bonheur  général  des  hommes,  seroit.  à  coup  sûr,  plus  avancée 
en  mieux  si  le  globe  que  nous  habitons  n'eût  pas  essuyé  des 
secousses  terribles,  après  lesquelles  il  a  fallu  recommencer  de 
nouveau  à  s'instruire,  après,  néanmoins,  avoir  passé  une  lon- 
gue filière  d'ignorance  absolue  de  quelques  milliers  d'années  : 
car  le  temps  que  nous  comptons  n'est  jamais  qu'une  fraction  de 
l'incommensurable  éternité.  Il  semble  que  l'histoire  de  la  Tour 
de  Babel  (i)  fut  une  allégorie  générale  de  l'œuvre  des  hommes. 
Il  semble  que  Dieu  confonde  notre  raison  quand  nous  croyons 
toucher  au  but  le  plus  élevé,  et  que  la  parcelle  spirituelle  qui 
nous  distingue  des  bêtes  n'ait  pas  assez  de  force  ou  n'ait  pas  reçu 
de  Dieu  une  mission  assez  complète  pour  nous  initier  totale- 
ment. Travaillez  donc,  savans,  artistes  fameux;  demain,  votre 
globe,  vous  et  vos  œuvres  serez  peut-être  réduits  en  poudre. 
Oui,  l'esprit  de  l'homme  fut  de  tous  temps  aussi  actif  qu'il  se 
montre  actuellement.  Pourquoi  les  remarques  que  nous  faisons 
n'auroient-elles  pas  été  faites  pendant  les  siècles  antérieurs?  Le 
soleil,  la  fermentation  n'opéroient-ils  pas  dans  les  substances 
comme  ils  opèrent  encore?  L'oxygène,  l'hydrogène,  le  carbone, 
l'azote,  la  terre  et  le  phosphate,  le  carbonate  n'ont-ils  pas  en 
tous  temps  composé  son  être?  Y  a-t-il  une  seule  prérogative 
pour  le  présent  qui  n'ait  appartenu  au  passé?  Les  lumières, 
vous  dit-on,  se  propagent  lentement.  Oui,  mais  le  monde  est  si 
vieux.  N'est-ce  rien  (s'il  est  permis  de  compter)  que  quelques 
milliers  de  siècles  écoulés  avant  nous?  Et  si  seulement,  depuis 
trois  ou  quatre  mille  ans  que  le  globe  est  généralement  tran- 
quille, nous  remarquons  nos  progrès,  quels  progrès  n'ont  pas 
dû  faire  ceux  qui  ont  traversé  des  millions  de  siècles  avant 
nous!  Il  semble  donc  que  notre  antique  planète  a  été  boule- 
versée autant  que,  depuis  l'ère  du  monde  connu,  nous  avons 
labouré  nos  champs  fertiles. 

Nos  prédécesseurs  ont  recommencé  mainte  et  mainte  fois 
sur  nouveaux  frais,  comme  probablement  feront  nos  succes- 
seurs.   Parlons   donc   du   nouvel   homme,  de  celui  qui   date 


(i)  Un  maître  expliquoit  à  son  jeune  élève  le  sens  que  nous  attachons  au.\  mots  . 
Substantifs  d'histoire  et  de  fable.  Un  jour  qu'il  le  surprit  à  mentir,  il  lui  dit  :  «  Mon  bel  ami, 
tu  me  fais  une  fable.  —  Non,  je  t'assure,  dit  l'élève,  c'est  une  histoire.  »  Quelle  confusion 
dans  les  mots  qui  représentent  nos  idées  I  (G.) 

219 


seulement  de  quelques  centaines  de  siècles;  l'autre  est  perdu 
dans  la  vaste  poussière  des  temps.  Je  crois  que  c'est  le  philo- 
sophe Kant  qui  a  dit  ceci,  qui  m'a  paru  remarquable  :  «  Dans 
les  sciences,  l'homme  avance  par  bonds,  puis  il  recule  pour 
faire  un  autre  bond;  mais  il  ne  recule  jamais  autant  qu'il 
s'est  avancé,  ce  qui  fait  qu'à  chaque  bond  il  avance  tou- 
jours, (i)  »  Dans  le  principe  de  notre  ère,  l'homme  fut  simple 
et  trompé  par  celui  qui  le  surpassoit  en  intelligence.  Qu'a-t-on 
gagné  en  le  trompant?  Rien.  Il  s'instruisit  et  se  révolta,  après 
quoi  on  lui  forgea  de  nouvelles  chaînes  qui  le  replongèrent 
dans  l'ignorance,  d'où  il  sortit  encore.  Que  falloit-il  au  lieu 
de  le  tromper  ?  Des  lois  sévères,  propres  à  la  société,  et  force  à 
la  loi.  Je  ne  parle  pas  des  tromperies  d'homme  à  homme, 
elles  sont  inévitables;  toujours  l'espnt  aura  la  prééminence  et 
l'ascendant  sur  la  matière,  et  toujours  l'intérêt  personnel  fera 
agir  les  hommes.  Mais  les  gouvernemens  ne  doi\'ent  pas 
tromper  le  peuple,  même  en  matière  de  religion.  Remercions 
le  grand  Etre  de  nous  avoir  créés,  la  manière  n'y  fait  rien.  Tous 
les  cultes  sont  bons;  point  d'idolâtrie  surtout.  S'il  y  a  trop 
d'hommes  dans  une  île  pour  pouvoir  y  vivre,  ne  les  égorgez 
pas  en  l'honneur  de  Dieu  ;  tirez  au  sort  entre  les  mauvais  sujets 
et  qu'ils  s'en  aillent.  Peu  de  prêtres  :  seulement  ce  qu'il  en  faut 
pour  desservir  les  temples.  Que  le  peuple  ne  les  paye  jamais, 
car  alors  ils  exigent  trop,  ils  deviennent  trop  riches  et,  au  scan- 
dale de  la  religion,  il  faut  les  réformer.  Paya-t-on  jamais  pour 
aller  à  la  cour  des  rois?  Il  est  honteux  de  payer  le  culte  de 
Dieu;  cette  dépense  nécessaire  regarde  l'État. 

Quelle  fut  la  marche  des  lumières  chez  l'homme?  11  essaya 
de  tout,  abusa  de  tout,  compliqua  toutes  choses  et  se  crut  plus 
riche  à  chaque  idée  nouvelle;  mais  après  avoir  trop  compliqué, 
il  sent  la  nécessité  de  rétrograder  vers  la  simplicité  ;  et  je  crois, 
comme  Kant,  qu'en  retournant  sur  ses  pas,  il  garde  l'essence  de 
chaque  bonne  chose  et  ne  retourne  jamais  à  son  point  de  départ, 
à  moins  qu'il  ne  soit  replongé  dans  l'ignorance  absolue  par  une 
forte  convulsion  du  globe,  physique  ou  morale.  Quelle  est  la 
simplicité,  ou,  pour  mieux  dire,  l'unité  à  laquelle  nous  devons 

(i)  Leibnitz  et  Goethe  avaient  dit,  dans  un  sens  analogue,  de  l'histoire  en  général, 
qu'elle  présente  des  périodes  de  progrès  alternant  avec  des  moments  d'arrêt  et  de  recul. 


aspirer?  N'entrons  pas  ici,  après  tant  d'autres,  dans  les  divisions 
et  subdivisions  relatives  aux  divers  climats  ;  disons  que  l'homme 
de  tous  les  pays  est  ignorant,  ou  civilisé  avec  préjugés,  ou 
instruit.  Le  premier  est  une  bête  qu'il  faut  museler,  le  second, 
un  sot  qu'il  faut  contenir  par  le  frein  des  lois;  le  troisième  est 
le  même  partout;  un  fil  d'or  parcourt  le  monde  et  réunit  tous 
les  initiés  au  temple  auguste  de  la  vérité  et  de  la  raison.  Chacun 
professe  une  science  particulière,  mais  tous  ont  les  notions  justes 
de  l'instruction  générale.  C'est  une  chaîne  dont  chaque  chaînon 
est  utile  et  indispensable;  si  un  chaînon  manquoit,  la  chaîne 
seroit  rompue.  De  plus,  cette  chaîne  est  mobile  et  multiforme; 
selon  l'opinion  et  la  mode,  un  chaînon  se  trouve  en  haut,  en 
bas  ou  de  côté,  sans  pouvoir  se  séparer  du  tout.  Enfin,  l'unité 
précieuse  de  l'homme  de  bien,  de  l'homme  instruit,  consiste 
dans  l'idée  de  bonheur  qu'il  attache  et  qu'il  éprouve  en  prati- 
quant les  vertus.  Il  voit  du  même  œil,  mais  avec  pitié,  les 
mauvoises  têtes,  toujours  en  révolte,  et  le  plat  coquin  qui  profite 
des  écarts  moraux  pour  s'élever  et  s'enrichir.  Calme  au  sein  des 
orages,  il  croit  à  la  perfectibilité  humaine  parce  qu'il  croit  en 
Dieu,  qui  nous  honora  de  la  raison, 


CHAPITRE  LX 


DES  ESPRITS    OU    DES    ETRES    INCORPORELS    (i] 


L'extase  est  produite  en  nous  par  l'exaltation  des  esprits 
vitaux.  Par  elle,  nous  sortons  de  notre  aplomb  rationnel,  et 
cet  eflfet  est  aussi  physique  que  la  fièvre  causée  par  la  maladie. 
Tout  ce  qu'on  nous  raconte  des  antiques  sybilles  nous  prouve 
que  leurs  extases  avoient  des  causes  physiques  qu'elles  igno- 
raient peut-être  elles-mêmes,  excepté  la  grande-prêtresse  :  les 
vapeurs  sulfureuses  et  métalliques  quelles  respiroient,  étant 
placées  au-dessus  de  la  fente  d'un  rocher  volcanique;  les  solli- 
citations, les  mauvais  traitemens  qu'on  leur  faisoit  essuyer  pour 
les  mettre  en  colère,  en  extase,  étant  assises  à  nu  sur  la  fente 
du  rocher  volcanique  qui  communiquoit  ses  exhalaisons  au 
centre  si  sensible,  si  délirant  de  la  maternité...  Tout  prouve 
qu'un  état  surnaturel  est  celui  des  êtres  qui  voyent  au-delà  du 
terme  commun  et  sensuel  de  l'humanité.  Le  magnétisme  qui 
s'est  renouvelé  de  nos  jours,  le  galvanisme  dont  on  s'occupe 
actuellement  (an  XII)  (2)  et  qui  agit  si  puissamment  sur  les  nerfs, 

(1)  J'entends  par  incorporel,  qui  n'est  pas  corps  humain,  car  un  esprit  a  nécessaire- 
ment un  corps  pour  pouvoir  exister.  (G.) 

(2)  Volta  s'était  posé  en  adversaire  de  l'idée  de  Galvani,  prétendant  que  les  animaux 
peuvent  avoir  une  électricité  propre,  résidant  en  eux  de  la  même  manière  que  dans  une 
bouteille  de  Leyde;  il  inventa  la  pile  électrique  en  1800. 


même  après  la  mort  consommée  de  l'animal,  ne  sont  que  des 
effets  divers  d'une  même  cause  :  c'est  l'électricité  (cause)  repro- 
duite sous  différentes  formes  ou  effets  divers. 

Le  poëte  qui  exalte  sa  tête  par  les  fictions  est,  par  cette 
impulsion,  aussi  éloigné  des  mathématiques  sèches  que  le  calme 
est  loin  de  l'orage.  Svedenborg  (ai-je  déjà  dit  dans  une  note)  fut 
longtemps  inspecteur  des  mines  en  Suède  ;  il  avait  respiré  par 
d'autres  voies  les  mêmes  vapeurs  que  les  sybilles,  dont  les  fibres 
de  son  cerveau  pouvoient  être  affectées  le  reste  de  sa  vie.  Aussi 
ses  livres  sont  remplis  de  visions  avouées  par  lui  avec  autant  de 
confiance  que  nous  supputons  les  chiffres.  Une  dame  que  je 
connois  ayant  été  asphyxiée  par  la  vapeur  du  charbon,  me 
répète  souvent  qu'elle  se  mouroit  dans  un  délire  charmant.  Les 
plus  belles  perspectives  ornées  d'arbres  couverts  de  fleurs  l'envi- 
ronnoient  de  toutes  parts  Néanmoins,  elle  souffroit  dans  cet 
état,  car  ses  gémissemens  seuls  firent  courir  à  son  secours.  .Les 
malheureux  dégoûtés  de  la  vie  qui  ont  recours  au  suicide  ne 
doivent  pas  s'en  rapporter  au  récit  de  cette  dame  pour  se  choisir 
une  mort  douce  et  voluptueuse;  quand  elle  me  dit  :  «  C'est 
ainsi  que,  tous,  nous  devrions  désirer  de  mourir,  »  je  lui  observai 
qu'à  la  suite  de  ce  délire  charmant  et  avant  d'expirer,  elle  eût 
probablement  éprouvé  des  convulsions  horribles.  Disons  donc 
que  rien  n'est  plus  certain  que  l'incertitude  des  actes  de  notre 
esprit  délirant.  Je  sais  et  j'ai  dit,  dans  mes  Essais  sur  la  musique, 
que  l'artiste,  que  l'homme  de  génie  en  général  ne  produit  que 
dans  le  ravissement  de  son  esprit  et  jamais  dans  le  calme. 
L'homme  dont  les  esprits  rebelles  se  refusent  à  l'exaltation  est 
voué  par  sa  nature  aux  exercices  matériels;  mais  quoique 
l'exaltation  des  esprits  donne  le  génie,  elle  est  en  même  temps 
la  mère  des  erreurs.  Nous  voyons  par  le  soleil,  mais,  si  nous  le 
fixons  trop  longtemps,  il  nous  éblouit.  Il  ne  sutîit  pas,  pour 
croire  aux  esprits,  qu'on  vous  dise  :  j'ai  vu;  il  faut  voir  par  soi- 
même.  Je  sais  qu'on  m'objectera  la  croyance  (vague  à  la  vérité) 
des  peuples  les  plus  anciens,  d'un  nombre  d'adeptes  les  plus 
érudits  qui,  depuis  l'existence  connue  du  monde,  ont  cru  et 
croient  encore  qu'il  est  des  êtres  intermédiaires  entre  Dieu  et 
l'homme.  Je  sais  encore  que  l'homme  le  plus  expérimenté  dans 
les  choses  naturelles  a  des  instants  où  il  doute  si  nous  ne  sommes 

223 


pas  en  rapports  et  sous  la  puissance  d'êtres  incorporels.  C'est 
surtout  en  affirmant  qu'il  n'existe  rien  entre  Dieu  et  l'homme, 
c'est  en  blasphémant  ainsi  qu'on  le  voit  troublé  par  ses  doutes. 
Cagliostro,  Martin  (i),  Svedenborg  et  cent  autres  sont-ils  des 
fourbes?  Ou,  tels  que  les  alchimistes  de  bonne  foi,  croient-ils  à 
l'existence  d'une  doctrine  qu'ils  cherchent  encore  et  dont  ils 
n'ont  pas  de  certitudes  ?  Ou  tels  font-ils  semblant  de  croire  pour 
nous  duper,  et  tels  autres  par  aliénation  d'esprit  ?  Les  apprentis 
philosophes  diront  :  «  Oui,  ce  sont  des  imposteurs  ou  des  fous. 
C'est  par  ces  sublimes  rêveries  qu'on  enchaîne  les  dupes. 
Croyons  ce  que  nous  voyons  et  ce  qui  est  prouvé,  rien  de  plus.  » 
Fort  bien,  philosophes,  mais  entre  l'affirmative  et  le  doute,  le 
chemin  est  encore  bien  long.  Il  y  a  une  telle  nuance  entre  sans 
doute  et  peut-être  que  le  plus  sage  n'ose  presque  rien  affirmer. 
C'est  donc  de  l'inexpérience  que  proviennent  vos  certitudes  : 
vous  n'avez  pas  encore  appris  à  douter.  Je  l'avoue,  sur  cette 
matière,  je  suis  de  ceux  qui  croient  sans  croire  affirmativement 
et  qui  ne  veulent  se  rendre  qu'à  l'évidence.  Si,  dans  ce  cas, 
l'évidence  est  introuvable,  je  mourrai  dans  le  doute  sans  qu'il 
trouble  en  rien  ma  paisible  existence.  Je  me  repose  sur  la  justice 
divine  :  je  veux  ce  que  Dieu  veut  que  je  veuille. 

On  a  tenu  en  Europe  des  conciles  pour  décider  certains 
articles  de  foi  qui  n'étoient  pas  de  l'importance  des  objets  dont 
nous  parlons.  Si  j'en  avois  les  moyens,  je  rassemblerois  les 
initiés,  sages  ou  fous,  pour  savoir  définitivement  ce  qu'ils  sont. 
La  moindre  certitude  sur  cet  objet  nous  donneroit  un  bout  de 
la  chaîne  qui  mèneroit  aux  plus  grands  événemens  pour  l'autre 
monde  et  pour  celui-ci...  que  dis-je...  la  confection  d'une  révo- 
lution salutaire  dans  la  conscience  populaire  est  assurée,  si  l'on 
trouve  un  seul  point  de  cette  doctrine  antique  et  comme  héré- 
ditaire chez  les  hommes.  Il  est  des  milliers  d'anges,  vous  dit-on, 
pour  vous  conduire  dans  le  chemin  des  vertus.  Il  est  aussi  des 
milliers  d'esprits  infernaux  qui  vous  provoquent  au  mal  ;  leur 
apparition  est  sûre  ;  les  exorcismes  pour  chasser  les  démons 
sont  connus  et  reconnus  par  l'Eglise  et  imprimés  dans  le  rituel. 

(i)  Martin  de  Fritiilar,  pharmacien  et  alchimiste  allemand  de  la  première  nmitic  du 
XVUl»  siècle,  disciple  du  célèbre  Lascaris,  se  livra  à  des  expériences  de  transmutation 
métallique  ot  à  des  recherihes  concernant  la  poudre  pliilosophale. 

2  34 


II  est  bien  singulier  que  le  diable  ait  apparu  si  souvent  et  que 
son  apparition  soit  toujours  apocryphe  et,  pas  une  seule  fois, 
bien  constatée.  Toujours  des  vieilles  ou  des  malades,  toujours 
la  nuit,  jamais  le  jour;  toujours  des  demi-mots  de  la  part  des 
initiés  ou  des  livres  alambiqués  ;  le  seul  Svedenborg  est  clair, 
mais  il  nous  laisse  en  même  temps  dans  la  plus  parfaite  obscu- 
rité, puisqu'il  ne  nous  donne  aucun  moyen  de  nous  convaincre, 
La  plus  forte  preuve  que  j'aie  qu'il  est  des  diables  sur  la  terre 
m'est  suggérée  par  la  duplicité,  la  perversité  des  hommes. 
Encore  sentois-je  bien  qu'ils  ne  peuvent  être  autres,  étant  ras- 
semblés sur  une  courte  surface  de  terrain  dont  ils  dévorent  les 
productions  en  se  mangeant  eux-mêmes.  Isolez-les,  mettez- 
les  tous  dans  l'abondance,  et  le  diable  disparoîtra  avec  les 
passions  haineuses.  Mais  enfin,  en  laissant  la  société  ce  qu'elle 
est,  je  dirai  aux  initiés  :  rassemblez-vous,  montrez- nous  des 
preuves  de  votre  mission  et  raffermissez  la  croyance  des  peuples. 
Je  le  répète,  un  point  découvert  mène  à  tout.  Montrez-nous  un 
diable  et  Dieu  lui-même  ;  un  million  d'esprits  bienfaisans  et 
malfaisans  existent  sans  contradictions.  Alors  la  morale  est  sûre 
et  le  monde  régénéré  sans  retour.  Béni  soit  le  potentat,  l'homme 
riche  qui  a  voulu,  qui  veut  ou  qui  voudra  faciliter  l'éclaircis- 
sement de  ces  objets,  les  premiers  de  tous  par  leur  importance. 
Qu'il  soit  enfin  dit  qu'on  a  trompé  les  hommes  de  tous  les 
siècles  ou  qu'on  leur  annonce  la  vérité.  Si  cette  lumière  sublime 
sort  des  ténèbres  qui  nous  environnent,  quel  est  le  profane  qui 
osera,  par  son  immoralité,  troubler  la  société  et  renoncer  à  un 
avenir  certain  et  rempli  de  félicité?  Quel  est  l'athée  qui  ne  se 
prosterne  à  l'aspect  d'un  missionnaire  céleste  ou  infernal,  qui 
dit  tout,  qui  affirme  tout  par  sa  seule  présence?  Une  pomme 
tombe  d'un  arbre  et  Newton  établit  son  système  de  l'attraction. 
Un  son  se  fait  entendre,  avec  ses  aliquotes,  et  le  système  com- 
plet de  l'harmonie  des  sons  est  expliqué.  Un  diable  se  montre- 
t-il  évidemment?  Il  atteste  toutes  les  vérités  des  cieux  et  l'avenir 
heureux  ou  malheureux  qui  nous  attend  ;  l'espoir  d'un  bien-être 
éternel  remplit  toutes  les  âmes,  le  fripon  cesse  de  l'être,  l'orgueil 
s'abaisse,  l'impudicité  fait  place  à  la  pudeur,  l'athée  se  fait 
hermite,  l'auteur  est  sans  amour-propre,  les  femmes  sans 
coquetterie,  tous  les  époux  fidèles,  les  souverains  n'ont  plus  de 


223 


vanité,  les  prêtres  reprennent  la  besace  apostolique...  nul  ne 
veut  courir  à  une  perte  assurée,  la  morale  du  monde  est  épurée 
et  le  cœur  de  l'homme  est  le  sanctuaire  de  son  créateur.  Mais, 
dira-t-on  peut-être,  une  preuve  évidente  des  esprits  ne  nous 
donnera  pas  la  certitude  de  notre  immortalité  future.  Ce  seroit, 
je  l'avoue,  pousser  le  pyrrhonisme  à  l'excès  et  hors  des  limites 
raisonnables  que  de  douter  encore  après  une  telle  évidence,  et 
je  ne  crois  pas  que  nul  homme  s'en  rendra  coupable.  Quoi,  les 
rapports  entre  l'esprit  qui  nous  vivifie  d'une  manière  toute 
différente  des  bêtes  seroient  confirmés,  et  nous  douterions 
encore  de  uQtre  prédestination?  Quoi,  sans  extase  de  notre  part, 
l'apparition  d'un  esprit  consolateur  ou  désolateur  frapperoit  nos 
sens  au  milieu  d'une  assemblée  d'hommes  calmes  et  instruits, 
et  il  n'attesteroit  pas  une  mission  éthérée  ou  infernale?  Il  diroit  : 
«  Dieu  existe,  je  suis  son  mini.stre  heureux,  et  le  même  bonheur 
vous  attend,  si  vous  vivez  en  Dieu,  si  vous  secourez  votre  pro- 
chain et  si  vous  respectez  les  lois  sociales.  »  Ou  l'ange  infernal 
diroit  :  «  Je  suis  banni  de  la  présence  de  Dieu  ;  je  souffre  pour 
m'être  révolté  contre  ses  décrets  ;  associez-vous  à  moi,  livrez- 
moi  l'esprit  qui  vous  anime  et  qui  sera,  par  la  mort,  séparé  de 
votre  corps  matériel,  alors  nous  détrônerons  mon  ennemi!...  » 
Et  il  resteroit  un  incrédule  après  de  tels  aveux  !  Quel  idiot 
oseroit  encore  nous  dire  que  le  ciel,  l'enfer  et  toutes  les  religions 
sont  l'œuvre  des  hommes  et  le  produit  des  têtes  exaltées  des 
pays  chauds,  que  tout  est  fiction,  que  le  bien  et  le  mal,  les 
esprits  bienfaisans  et  malfaisans  sont  la  fable  de  nos  passions 
bonnes  ou  mauvaises,  que  ces  belles  inventions  sont  nécessitées 
par  le  conflit  des  lois  de  nature  qui  donnent  tout  à  tous,  sans 
distinction,  et  celles  de  la  société  qui  assure  les  propriétés  d'un 
chacun...  Ces  disputes  éternelles,  dont  Voltaire  a  rempli 
vingt  volumes,  ont  cessé,  si  l'homme  (comme  il  s'en  vante)  est 
le  maître  de  nous  montrer  un  esprit.  Après  le  concile  des  initiés 
dont  j'ai  désiré  la  tenue,  que  le  doute  soit  pour  jamais  banni  de 
l'esprit  de  l'homme,  car  il  n'est  jamais  de  bonne  raison  pour  le 
tromper.  La  politique  elle-même  doit  souvent  taire  la  vérité, 
mais  ne  doit  point  mentir.  Quoi,  dira  le  théologien,  Dieu  lui- 
même  est  mort  de  nos  coups  (belle  prouesse!)  et  le  doute  sub- 
siste  encore  sur  l'existence  d'un   monde   futur?    Il    existe,    il 


subsiste  tout  entier,  ce  doute,  car  je  ne  vois  nul  homme  sage 
convaincu  sur  cet  article.  Vraiment,  si  l'homme  seul  possédoit 
la  vie  dans  ce  monde  et  que  tout  fût  brut  à  l'entour  de  lui, 
aisément  il  se  croiroit  animé.  Mais  cette  dégradation  des 
facultés  dans  les  animaux,  depuis  l'homme  jusqu'à  l'insecte, 
jusqu'au  polype,  confond  un  peu  son  jugement.  Vraiment,  s'il 
n'étoit  qu'un  culte  religieux  sur  la  terre...  mais  cent  religions, 
cent  prophètes  qui  se  disputent  la  prééminence,  nous  jettent 
dans  l'indécision.  Il  est  donc  essentiel  qu'une  seule  croyance 
soit  sur  la  terre.  Faut-il  voir  éternellement  l'homme  maudire 
l'homme  et  le  vouer  aux  tortures  infernales!'  Est-ce  là  la  chaîne 
fraternelle  qui  nous  lie?  Malheureuse  humanité,  invoque  plutôt 
l'instinct  des  bêtes  et  vis,  une  fois,  sans  agitation  et  sans  trouble. 
Invoque  aussi  ta  raison  et  force  l'erreur  à  se  dévoiler;  fixe  le 
terme  de  ta  croyance  et  de  tes  facultés  et  jouis  (s'il  est  possible) 
du  repos  que  tu  cherches  vainement  depuis  le  commencement 
des  siècles.  Ne  disons  plus  qu'il  faut  tromper  le  peuple,  le 
frapper  par  des  prestiges,  des  miracles,  des  mystères...  non,  il 
ne  le  faut  pas,  il  ne  le  faut  plus.  Que  les  magistrats,  les  hommes 
sages  se  prosternent  à  la  face  du  ciel  ou  dans  un  temple;  qu'ils 
disent  (dans  la  langue  du  pays)  :  ^  Grand  Dieu  !  toi  dont  nous 
tenons  la  vie,  reçois  l'hommage  de  notre  reconnaissance  !  »  Le 
peuple  suivra  l'exemple  de  ses  chefs,  il  croira  ce  qu'il  dit  parce 
qu'il  en  sera  convaincu.  Que  les  devoirs  de  l'homme  envers 
l'homme  soient  ensuite  rappelés  au  peuple;  mais  ne  lui  expli- 
quons rien  d'incompréhensible,  si  nous  voulons  que  sa  con- 
science soit  pure  et  son  cœur  sans  idolâtrie.  Pierre  Charron  (i). 
en  parlant  des  superstitieux,  dit  ceci  :  «  Ils  se  font  accroire  qu'ils 
croient  et  puis  ils  veulent  le  faire  accroire  aux  autres.  Non,  les 
hommes  ne  croient  point;  vivroient-ils  comme  ils  font  s'ils 
croyoient  à  l'immortalité  de  l'âme?  Si  nous  croyons  à  Dieu 
seulement  comme  nous  croyons  une  histoire,...  si  nous  aimions 
Dieu  comme  nous  aimons  l'honneur,  nos  parens,  nos  amis,  les 
richesses...  or,  il  y  a  bien  peu  d'hommes  qui  ne  craignent 
moins  de  faire  contre  Dieu  et  quelques  points  de  sa  religion 
que  d'agir  contre  son  parent,  son  maître,  son  ami.  » 

II)  Ecrivain  et  moraliste,  Paris  i54i-i6o3:  auteur  du  Traité  de  la  Sagesse. 

227 


De  la  Sagesse. 

Il  faut  donc  croire  fermement  ce  que  l'on  veut  que  le 
peuple  croie.  Comment  ne  croiroit-il  pas  qu'un  être  tout- 
puissant  a  créé  l'Univers?  Et  si  Dieu  a  créé  l'Univers,  l'homme 
n'en  fait-il  pas  partie  et  n'est-il  pas  sous  la  puissance  immédiate 
de  son  créateur^  Qu'il  croie  l'Univers  incréé  ou  existant  de 
toute  éternité,  comme  Dieu,  n'importe;  rien  en  cela  n'altère 
sa  foi.  —  Mais,  diront  les  poètes  et  les  prêtres,  si  nous  cessons 
de  diviniser  les  élémens,  si  nous  simplifions  les  dogmes,  les 
rites  et  les  cultes,  si  nous  ne  croyons  plus  que  ce  que  tout  le 
monde  peut  croire  sans  efforts,  sans  prestiges  et  sans  miracles, 
que  deviennent  les  antiques  monumens  des  religions,  les 
saints,  les  martyrs,  les  prophètes,  les  histoires  saintes  et  pro- 
fanes, la  mythologie?...  —  Ce  que  sont  devenus  l'ancienne 
théologie,  l'ancienne  chimie,  l'ancienne  physique,  l'ancienne 
musique...  Les  hommes  avoient  poussé  trop  loin  en  cherchant 
à  s'instruire  ou  à  tromper;  nous,  nous  revenons  sur  nos  pas  et 
n'adoptons  que  le  vrai  de  toutes  choses,  d'après  l'inspection  de 
nos  sens.  Conservez,  si  vous  voulez,  dans  vos  bibliothèques, 
vss  traditions  antiques  ;  mais  ne  les  conservez  que  pour  noter 
nos  égaremens  et  nos  progrès.  Le  monde  est  assez  vieux  pour 
savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  compte  des  esprits;  il  est  assez  de 
prétendus  illuminés  :  sachons  ce  qu'ils  savent,  ce  qu'ils  veulent, 
ce  qu'ils  peuvent,  et  cessons  de  courir  après  des  fantômes,  s'ils 
n'ont  rien  de  positif  à  nous  dire.  Peuvent-ils  nous  donner 
quelques  certitudes?  Honneur  aux  initiés,  ils  ont  changé  la 
morale  universelle;  que  notre  reconnoissance  les  célèbre  sur  la 
terre  ;  en  mourant,  portons  avec  nous  leurs  noms  dans  les 
cieux.  Mais  enfin,  vous  dit-on  encore,  les  esprits  existent  et  la 
preuve  est  évidente  pour  certains  individus  qui  se  sont  rendus 
dignes  d'être  avec  eux  en  rapports  de  vertus,  comme  nous  sen- 
tons très  bien  être  en  rapports  physiques  avec  les  êtres  qui  nous 
attirent  et  que  nous  aimons.  Faites  de  même  que  les  initiés, 
soyez  sage,  continent,  vertueux;  alors  vous  serez  investi  de  la 
grâce  efficace.  —  Tous  ces  discours  sont  vagues  s'ils  ne  sont 
apocryphes;  il  est  mille  savans,  respectables  à  tous  égards, 
dont  la  vie  est  pure  comme  celle  d'un  ange,  qui  brûlent  d'être 


instruits  de  l'avenir  et  qui  ne  peuvent  toucher  à  l'évidence.  — 
11  leur  mcuique  la  foi.  —  Si  la  foi  consiste  à  croire  sur  parole 
ce  dont  on  n'a  nulle  preuve,  les  savans  ne  seront  jamais  illu- 
minés et  les  illuminés  ne  seront  jamais  savans  que  in  partibus. 
Comment  dans  le  dix-huitième  siècle  (sans  compter  les  milliers 
de  siècles  antérieurs)  ose-t-on  dire  à  l'homme  instruit  :  croyez 
sans  preuves  et  les  preuves  vous  parviendront?  Si  Dieu  vouloit 
cette  abnégation  de  notre  raison,  nous  etàt-il  donné  l'intel- 
ligence? J'aimerois  autant  qu'on  dît  à  un  homme  auquel  on 
montre  un  tableau  ;  «  Fermez  les  yeux  si  vous  voulez  bien 
voir.  »  Les  yeux  de  la  foi,  les  yeux  de  l'esprit,  les  yeux  de 
l'âme...  ces  mots  sont  plus  aisés  à  dire  qu'à  expliquer;  et  s'il 
étoit  possible  de  croire  sans  conviction^  il  seroit  possible  d'être 
sage  sans  vertus,  savant  sans  science,  habile  sans  talens...  On 
pourroit  dire  à  l'époux  volage  :  croyez  que  votre  femme  est  la 
plus  belle  des  femmes,  vous  l'aimerez;  au  jeune  peintre  :  croyez 
être  Raphaël  et  vous  le  serez.  Je  sens  que,  jusqu'à  un  certain 
point,  le  désir  chaud,  l'espoir  de  parvenir,  l'exaltatioil  de  nos 
esprits  vers  la  chose  que  nous  souhaitons  fortement  nous  la 
donne  souvent.  Cela  doit  être  ainsi  :  on  n'obtient  que  ce  qu'on 
cherche  avidement.  Pulsate  et  aperietur  vobis.  Mais  ici,  ce  n'est 
pas  seulement  la  foi  qui  nous  aide  ;  c'est  la  preuve  parlante  et 
matérielle  qui  nous  pousse.  Les  chefs-d'œuvre  des  arts  sont  les 
yeux  du  jeune  artiste  qui  cherche  à  les  imiter.  J'analysois  la 
musique  de  Pergolèse  quand  je  cherchois  à  développer  mes 
facultés  musicales  ;  que  ne  puis-je,  me  disois-je  (ayant  sa  musique 
sous  mes  yeux),  déclamer  en  chantant  avec  autant  de  vérité  et 
de  charmes!  Pourquoi  donc,  me  disois-je  encore,  ne  feroit-on  pas 
ce  qu'il  a  su  taire?  C'est-il  impossible  à  la  nature  de  créer  deux 
fois  le  même  homme?  Ne  confondons  jamais  le  naturel  avec  le 
surnaturel,  le  physique  avec  le  métaphysique,  les  facultés  généra- 
lement senties  avec  celles  exaspérées.  N'exigeons  de  nos  organes 
sensuels  que  les  sensations  qui  leur  appartiennent  sans  efforts  ;  si 
le  délire  s'en  mêle,  alors  nous  voyons,  nous  sentons  double  ;  et 
plus  encore,  nous  allons  au  pays  des  chimères.  Je  contemple  l'Uni- 
vers et  je  dis  :  Dieu  existe  :  point  d'ouvrage  sans  ouvrier.  Je  vois 
les  produits  du  génie  humain  et  je  dis  à  mon  génie  de  suivre  les 
mêmes  traces,  a  Les  erreurs  commencent  lorsque  la  nature  cesse 


de  nous  avertir  de  nos  méprises  ».  a  dit  Condillac.  Vous  nous 
dites,  illuminés,  qu'il  est  des  esprits  :  une  preuve,  et  nous  vous 
croirons.  Nous  avons  la  preuve  de  toutes  les  sensations  qui 
nous  persuadent;  elles  sont  en  nous,  elles  sont  nous  (i).  Dieu 
veut  que  je  prise  ma  vie  :  chaque  instant  de  mon  existence  me 
le  prouve.  Dieu  veut  que  j'aime  mes  enfans  :  chaque  battement 
de  mon  cœur  me  l'ordonne.  Dieu  veut  que  l'espèce  humaine  se 
propage  :  chaque  parole  sortant  d'une  belle  bouche  nous  répète 
cet  ordre.  Dieu  veut,  dit  le  théologien,  que  vous  croyiez  avant 
la  preuve  :  je  reste  muet  et  j'attends  la  preuve  pour  croire.  — 
Dites-moi  ce  qu'il  faut  pour  mériter  l'initiation;  mille  âmes 
sont  prêtes  à  se  dévouer  et  elles  entraîneront  l'espèce  entière. 
Faites  le  livre  intitulé  :  Mœurs  et  conduite  de  ceux  qui  veulent 
avoir  les  preuves  de  l'existence  de  Dieu,  des  esprits  et  dune  vie 
future.  Ne  dites  pas  avec  Svedenborg  :  «  J'ai  vu,  j'ai  conversé 
avec  les  anges  qui  m'ont  appris  telle  et  telle  chose  ;  dites  ce 
que  vous  avez  fait  pour  parvenir  à  cette  faveur.  Fallût-il  se 
livrer  aux  travaux  les  plus  durs,  souffrir  les  injures  des  méchans, 
vivre  de  pain  et  d'eau,  renoncer  à  toutes  les  voluptés  des  sens, 
doutez-vous  qu'on  ne  se  résigne  à  tout  pour  mériter  ce  que  vous 
dites  avoir  obtenu?  A  vous  voir  ainsi  enveloppés  de  votre 
science  cabalistique,  on  diroit  qu'il  y  a  du  mal  à  connoître 
Dieu,  ce  qui  l'environne  et  à  s'assurer  de  son  salut.  Nous 
sommes  dans  un  siècle  où  on  ne  cache  que  le  mal  et  où  l'on  se 
tait  un  bonheur  d'être  utile  à  ses  semblables,  et  où  le  mystérieux 
charlatan  n'en  impose  plus.  Nous  donnons  le  vrai  pour  vrai,  le 
douteux  pour  douteux  et  le  faux  pour  ce  qu'il  est  (2).  Avez-vous 
une  plus  haute  idée  que  nous  de  la  divinité?  Je  le  nie.  Compa- 
tissez-vous plus  que  nous  aux  misères  humaines?  Je  le  nie.  Etes- 
vous  plus  savans,  meilleures  gens  que  nous?  Je  le  nie  encore.  Que 
diriez  vous,  0  initiés,  d'un  homme  qui,  ayant  le  remède  à  une 
épidémie  désastreuse,  garderoit  son  secret?  Vous  êtes  cet  homme, 
sans  contredit,  ou  vous  n'avez  nulle  preuve  de  votre  doctrine. 
Un  de  vous  me  disoit  un  jour  qu'il  entendoit  une  musique 
céleste,  des  voix  qui  lui  parloient,  quand  il  se  couchoit  sans 

(ij  II  nous  manque  le  livre  où  toutes  nos  connoissances  abrégées  seroient  rangées  en 
preuves,  semi-preuves  et  conjecturales.  (G.) 

(2)  Voyez  le  chapitre  qui  porte  ce  titre,  second  volume,  chapitre  l"""*.  ((;  ) 

230 


souper.  —  Nous  en  voyons  bien  d'autres,  lui  dis-je,  quand  nous 
avons  la  fièvre,  —  Un  autre,  que  je  pressois  vivement,  me  dit 
qu'il  étoit  dangereux  de  faire  apparoître  un  esprit  infernal  au 
lieu  d'un  ange  céleste  qu'on  invoquait.  «  Faites  toujours  paroître 
le  diable,  lui  dis-je,  fût-il  vert  comme  celui  de  l'Opéra...  il 
n'aura  pas  plus  de  pouvoir  sur  nous  que  Dieu  ne  lui  en  accor- 
dera ».  Oui,  initiés,  vous  vous  trompez,  parce  que  votre  délire 
vous  trompe  ;  ou,  si  vous  avez  une  certitude  de  la  chaîne  qui 
lie  notre  monde  avec  le  ciel,  si  vous  ne  nous  confiez  pas  le 
mystère  qui  remédieroit  à  tous  les  maux,  vous  en  êtes  respon- 
sables. Tous  les  mensonges,  les  crimes,  les  meurtres  qui  se 
commettent  sur  la  terre  pèsent  sur  vous.  Vous  vous  dites 
illuminés,  et  vous  êtes  les  grands  maîtres  des  ténèbres.  Vous 
n'êtes  pas  seuls  dans  ce  monde  ;  je  range  dans  votre  classe 
le  métaphysicien  qui  s'embrouille  dans  les  mots;  qui  est  si 
sublime,  qui  s'élève  si  haut,  qu'on  ne  l'entend  plus,  qu'on  ne 
l'aperçoit  plus.  Je  range  dans  votre  classe  le  physicien  qui 
donne  pour  certain  ce  qui  n'est  qu'un  aperçu  douteux  ;  le 
médecin  qui  fait  mystère  de  ce  qu'il  sait,  de  ce  qu'il  voit,  pour 
cacher  ce  qu'il  ne  sait  pas  ;  du  musicien  qui  explique  l'harmonie 
en  termes  grecs,  et  qui  meurt  sans  nous  laisser  même  un  bon 
menuet...  On  diroit  que  depuis  le  fou  des  petites  maisons,  il  est 
une  gradation  de  folies  mixtes  qui  ne  s'évanouit  tout  à  fait  qu'en 
ceux  qui  disent  avec  Socrate  :  «  Je  sais  que  je  ne  sais  rien  après 
avoir  tout  appris.  »  La  guerre  est  donc  finie  entre  les  profanes 
et  les  initiés.  Nous  avons  parlé, 'qu'ils  parlent,  non  dans  un  lan- 
gage mystique  et  figuré,  c'est  celui  des  imposteurs,  mais  sai- 
nement, froidement,  sans  équivoques  et  sans  extases.  Deux  mots 
suffisent  :  Je  sais  :  voilà  mes  preuves.  Faites  comme  moi  :  voici 
ce  que  j'ai  fait  pour  m'illuminer  (i). 

(i)  J'ai  écrit  ce  chapitre  pour  le  faire  lire  à  un  illuminé  ;  voici  sa  réponse  :  <(  —  Vous 
êtes  dans  l'erreur,  mais  bien  digne  d'en  sortir.  »  Je  lui  ai  répliqué  :  «  —  N'ous  êtes  dans 
l'erreur  et  bien  digne  d'y  rester.  »  (G.) 


CHAPITRE    LXI 


DES    CHARLA'JANS 


Pour  nous  préserver  de  toute  espèce  d'illusion  et  de  char- 
latanisme, lisons  chaque  matin  quelques  pages  de  Condillac, 
puis  de  Montaigne,  avec  autant  de  confiance  qu'un  dévot  prend 
de  l'eau  bénite.  L'un  établit  la  justesse  dans  les  idées,  l'autre 
fait  agir  l'imagination,  qui  s'affaisse  aisément  par  les  dégressions 
métaphysiques. 

Il  est  mainte  sorte  de  charlataneries  et  l'on  en  trouve  dans 
tous  les  états.  Amour-propre  est  le  père  d'une  très  nombreuse 
famille;  char lataîie rie  est  une  de  ses  filles;  elle  s'appelle  ainsi 
chez  nous  ;  chez  les  femmes,  elle  se  nomme  coquetterie  (i).  En 
son  lieu,  nous  dirons  un  mot  des  charlatans  par  excellence  qu'on 
nomme  empiriques.  Selon  leur  nombre  et  la  célébrité  que  le 
peuple  leur  accorde,  on  peut  les  prendre  pour  le  thermomètre 
marquant  le  degré  d'ignorance  des  dupes  qui  s'y  confient.  C'est 

(i)  Les  bêtes  semblent  insusceptibles  d'aucun  mouvement  cl'am(Hir-pr(^l)re...  encore 
n'ose  t- on  l'affirmer  ;  il  est  des  moments  où  le  chien,  le  cheval,  le  petit  serin,  semblent 
enchantés  de  leur  adresse  ;  l'amour-propre,  qui  est  dans  l'homme  l'agent  secret  et  visible  du 
bien  et  du  mal  qu'il  opère,  ne  dirige  pas  la  conduite  des  bètes  ;  elles  sont  stables  autant  que- 
nous  sommes  changeants  et  indécis.  On  ne  doit,  sur  la  terre,  fléchir  le  genou  ni  devant  gens 
ni  bêtes,  mais  on  doit  être  peu  étonné  que  certains  peuples  aient  pris  les  animaux  pour 
modèles  de  telle  vertu.  (G.) 


surtout  quand  l'opinion  publique  élève  ou  abaisse  trop  un 
homme,  quelqu'état  qu'il  professe,  qu'il  est  tenté  d'en  imposer; 
rarement  la  fièvre  mensongère  de  la  charlatanerie  l'atteint  dans 
une  situation  calme  et  mixte.  Ajoutons  que  plus  notre  savoir  est 
dénué  de  preuves  physiques  et  matérielles,  plus  l'homme  est 
tenté  de  recourir  à  ce  qui  en  impose.  L'imagination  supplée  où 
la  preuve  manque.  Dans  les  sciences  telles  que  la  théologie,  la 
poésie,  la  musique,  l'exaltation  est  naturelle;  le  figuré  remplace 
le  vrai  ;  la  métaphysique  veut  être  physique  :  toujours  un  peu 
de  charlatanisme  se  fait  sentir.  Le  prêtre  annonce  la  parole  de 
Dieu  comme  s'il  venoit  de  converser  avec  le  grand  architecte  de 
r Univers.  Le  poëte  fait  parler  jusqu'aux  cailloux.  Le  musicien, 
armé  d'un  orchestre  imposant,  fait  entendre  un  harmonieux 
tapage,  quand  même  il  ne  sait  ce  qu'il  dit.  Le  savant  veut  quel- 
quefois en  imposer  jusque  dans  son  modeste  et  dédaigneux 
silence.  Le  médecin,  je  le  répète,  veut  faire  croire  à  ce  qu'il  ne 
sait  pas,  en  ne  disant  pas  ce  qu'il  sait.  Toujours  l'emphase 
est  recueil  des  beaux  diseurs  :  l'homme  de  lettres  en  réputation 
veut  soutenir  le  renom  qu'on  lui  défère;  ses  ennemis  ont  ou 
devroient  avoir  l'adresse  de  lui  jeter  de  l'encens  pour  l'enivrer, 
après  quoi  ils  lui  jettent  ou  lui  jetteroient  de  la  boue. 

Les  charlatans  empiriques  apprennent  au  peuple  à  mentir 
impudemment;  ils  ne  sont  bons  qu'à  cet  effet.  «  Avec  mon 
baume,  disoit  un  d'eux,  j'ai  giierito  dix  mille  personnes  en 
Italie,  entr'autres  un  illustrissime  piiiicipe  qui  doit  la  vie  à  ce 
remède  tanto  p}'e{ioso.  Quelle  preuve  voulez-vous,  Messieurs, 
de  ce  que  je  dis?  En  voici  une  incontestabile  :  voilà  la  peau  de 
sto  galantiiomo.  »  Et  il  déployé  une  peau  humaine  sur  son 
bâton...  Un  autre  arracheur  de  dents  disoit  :  «  Voilà  comment 
le  famoso  dentiste  du  roi  arrache  ima  dent!  »  Il  donne  une 
secousse  et  le  patient  fait  un  cri.  «  Voici,  Messieurs,  la  manière 
du  famoso  dentiste  de  la  reine.  »  Il  donne  une  autre  secousse 
inverse  et  le  malheureux  crie  plus  fort.  «  Moi,  Messieurs,  sans 
instrument  et  sans  douleur,  je  prends  la  dent  avec  mes  doigts  et 
j'ai  l'honneur  de  la  présenter  au  public  respettabile  qui  voit  la 
différence  qu'il  y  a  entre  ma  manière  et  celles  des  illustres  den- 
tistes de  Leurs  Majestés  1  » 

Le  charlatanisme  des  femmes,  ai-je  dit,  c'est  leur  coquet- 

233 


terie.  Plaire  à  tous  les  hommes,  n'en  aimer  qu'un,  est  l'instinct 
du  sexe  féminin  (i).  Le  nôtre  veut  jouir  du  sexe  en  général, 
quoiqu'il  ne  chérisse  véritablement  qu'une  femme.  Pourquoi 
cette  différence  d'instincts  entre  les  sexes?  La  femme  n'aime 
qu'un  homme  parce  que  neuf  mois  de  repos  doivent  suivre  un 
seul  jour,  un  seul  instant  peut-être  donnés  à  l'amour.  Elle  n'aime 
qu'un  homme  parce  que  si  la  femme  veut  trouver  en  nous, 
pendant  neuf  mois,  le  protecteur  dont  elle  pressent  le  besoin 
futur,  elle  nous  doit  une  certitude  à  la  paternité.  Néanmoins  la 
cohabitation  intime  des  époux  après  la  conception  semble  un 
acte  contre  nature,  et  la  femme  seule  le  souffre  parmi  les  femelles, 
soit  par  jalousie  ou  par  dégradation.  Dès  que  la  conception  est 
consommée,  la  femme,  par  une  sorte  d'instinct,  doit  être  avertie 
et  l'on  ne  peut  douter  que,  surtout  dans  ce  premier  temps  et 
même  pendant  les  neuf  mois  qui  y  succèdent,  l'amante  active 
ne  porte  le  trouble  dans  le  creuset  germinal  et  maternel,  et  que 
ce  trouble  ne  soit  la  principale  cause  des  innombrables  maladies 
qui  affligent  l'humanité  plus  que  les  autres  races  d'animaux. 

C'est  peut-être  à  la  polygamie  que  les  Turcs  doivent  la  force 
de  leur  constitution  physique;  l'homme  qui  peut  s'adresser  tour 
à  tour  à  plusieurs  femmes  laisse  en  repos  celle  qui  a  conçu  et, 
fidèle  à  la  nature  qui  n'exige  pas  de  lui  neuf  mois  d'inactivité, 
il  change  d'objet  sans  enfreindre  la  loi.  Pour  revenir  et  finir  par 
le  charlatanisme  :  celui  de  l'homme  est  aussi  dégoûtant  que  la 
coquetterie  de  la  femme  est  séduisante  ;  quand  même  sa  coquet- 
terie nous  trompe,  c'est  un  à-compte  de  plaisir  que,  j'en  conviens, 
nous  payons  souvent  fort  cher  ensuite.  Le  charlatanisme  de 
l'homme  porte  avec  lui  un  avant  et  arrière-goût  d'orgueil  scien- 
tifique insupportable.  Une  femme  disoit  d'un  docteur  empha- 
tique, toujours  monté  sur  des  échasses  :  «  Il  lui  manque  la  petite 
monnoie  de  l'esprit!  »  Ce  mot  est  du  style  précieux,  mais 
charmant. 

(i)  lille  n.iime  Dieu  que  parce  qu'il  ^ost  lui  honniio,  .lis.^t-i.n  .1  uiio  roquette 
devenue  dévote.  (G.) 


234 


CHAPITRE  LXII 


DES  FLATTEURS 


Le  physique  influe  de  telle  sorte  sur  le  moral  que  les  bêtes 
varient  d'inclinations  selon  le  climat  qu'elles  habitent,  et  toujours 
celles  d'un  climat  se  ressemblent.  La  constitution  et  l'éducation 
de  l'homme  en  font  presque  autant  d'hommes  diflférens.  Outre 
ses  facultés  d'instinct,  l'homme  est  poussé  par  l'amour-propre 
qui  lui  crie  :  «  Tu  es  libre  d'agir  selon  ta  volonté.  »  Mais  cette 
volonté  est  vacillante.  La  plupart  des  hommes  vont  et  viennent, 
veulent  et  ne  veulent  plus  et,  après  avoir  divagué  sans  résolution 
(et  toujours  feignant  d'en  avoir  une),  ils  rentrent  dans  le  néant 
d'où  ils  étoient  sortis  sans  avoir  existé,  si  exister  moralement 
c'est  avoir  une  volonté  déterminée.  Dans  la  foule  des  caractères 
(dont  nous  parlerons  dans  le  second  volume)  qui  sont  dans  l'être 
et  le  non-être,  entre  la  volonté  ferme  ou  nulle,  on  peut  néan- 
moins distinguer  trois  hommes.  Un  qui  sait  ce  qu'il  veut;  un 
qui  ne  veut  rien  et  un  troisième  qui,  alternativement,  veut  ou 
ne  veut  plus.  Tout  le  reste  sont  des  mixtes  inappréciables  de 
ces  trois  hommes,  dont  le  nombre  est  incalculable.  L'étude  de 
l'homme,  c'est  l'homme,  disent  les  sages.  Cela  est  vrai;  mais 
ajoutons  que  l'étude  de  l'homme  doit  commencer  par  celle  des 
élémens  qui  le  composent.  La  chimie  commence  par  l'analyse 


physique  des  substances,  et  la  philosophie  morale  achève  par  la 
réflexion  analytique  de  la  pensée.  Un  jour,  nous  en  saurons  plus 
qu'aujourd'hui,  si  quelque  convulsion  du  globe  ne  nous  arrête 
en  chemin.  Mais  avons-nous  quelque  puissance  sur  les  causes 
principes?  L'homme  sera-t-il  autre  quand  nous  saurons  par 
quelles  causes  il  est  ce  qu'il  est?  Cette  question,  déjà  développée 
précédemment  dans  cet  ouvrage,  peut  se  résoudre  ainsi.  L'être 
malsain  et  l'être  en  santé  diffèrent  essentiellement,  c'est-à-dire 
par  l'essence  de  leurs  humeurs.  Connoissez  les  humeurs  de  l'un 
et  de  l'autre,  sachez  ce  qui  neutralise  ce  qui  est  trop  véhément 
et  ce  qui  fortifie  ce  qui  est  trop  foible  :  voilà  la  médecine. 
Mais  prenons-y  garde  ;  il  faut  expliquer  juste,  c'est  là  le  grand 
secret. 

J'ai  écrit  trois  volumes  pour  dire  ce  que  c'est  que  la  musi- 
que; il  n'est  pas  un  axiome  harmonique  qui  ne  puisse,  par 
comparaison,  s'appliquer  à  la  médecine  ;  par  exemple,  chaque 
son  a  son  caractère  respectivement  à  la  déclamation  des  paroles 
qu'on  chante;  mais  il  est  bien  essentiel  d'appliquer  les  sons  avec 
justesse.  Mille  fois,  l'artiste  musicien  ne  dit  pas  ce  qu'il  croit 
dire,  ni  ce  qu'il  devroit  dire  à  temps  et  à  propos.  La  note 
expressive  veut  être  très  souvent  sur  le  verbe,  assez  souvent  sur 
le  substantif,  quelquefois  sur  l'adjectif.  Ce  n'est  pas  tout  :  il  faut 
que  cette  bonne  note  se  trouve  sur  la  bonne  syllabe  du  mot... 
De  même  en  médecine,  la  force  ou  la  foiblesse  du  sujet  doit  être 
considérée  pour  doser  les  médicamens  qu'il  faut  connoître  par- 
faitement. Il  faut  suivre  le  travail  de  la  nature,  l'aider,  ne 
jamais  l'interrompre  imprudemment,  car  agir  par  les  remèdes, 
un  jour,  une  heure  trop  tôt  ou  trop  tard,  peut  être  d'une  grande 
conséquence  (i).  Oui,  l'harmonie  musicale  ou  médicinale  est 
toute  une  dans  leurs  comparaisons.  Savoir  au  juste  ce  qu'on 
fait,  agir  à  point  nommé  est  la  Science  des  Sciences.  Science 
sublime  cependant,  que  l'instinct  de  nature  suggère  à  l'artiste  et 
à  laquelle  la  plus  longue  vie  occupée  en  réflexions  ne  peut 
encore  suflire.  Voilà  par  quels  rapports  il  est  permis  au  médecin 
de  parler  de  musique,  et  au  musicien  de  comprendre  la  méde- 
cine selon  leurs  principes  généraux.  Terminons  cette  exorde  et 

(i)  Je  laisse  au  médecin  à  parachever  la  longue  nomenclature  que  j'omets  touchant 
la  doctrine  médicinale,  (G.) 

236 


abordons  notre  objet.  Flatter,  c'est  foiblesse  ou  astuce;  le  con- 
traire est  souvent  de  l'orgueil.  Mais  l'homme  est  si  alerte  qu'il 
sait  réunir  les  deux  extrêmes  :  il  flatte  par  orgueil  et  par  intérêt; 
il  s'abaisse  pour  s'élever.  S'il  ne  lui  en  revient  rien,  il  ne  flatte 
plus.  S'il  n'y  avoit  en  ce  monde  que  le  bien  et  le  mal  agissant  à 
découvert,  l'un  seroit  aisément  reconnu  et  l'autre  déjoué.  Mais 
il  est  des  couteaux  à  deux  tranchans.  Que  dis-je,  à  deux?  à  trois, 
à  quatre  !  Telle  est  la  marche  de  l'homme  perverti  par  la  société  : 
il  est  simple  d'abord,  il  ne  flatte  point.  Il  est  double  quand  il 
flatte  sans  autre  intérêt  que  d'être  aimé  et  flatté  ;  il  est  triple 
quand  il  flatte  pour  devenir  insolent,  trompeur  et  menteur.  Il 
n'est  plus  qu'une  boussole  morale  pour  nous  diriger,  c'est 
d'envisager  l'intérêt  personnel  de  qui  nous  flatte  ;  il  n'est  plus 
qu'un  juge  des  actions  de  l'homme,  c'est  le  résultat  de  sa  con- 
duite passée.  A-t-il  trompé?  il  trompe  encore;  s'il  est  de  bonne 
foi,  c'est  pour  son  compte.  Au  fait,  rien  de  plus  vil  que  celui  qui 
flatte  d'un  côté  pour  être  impudent  de  l'autre.  «  Il  a  de  la  glu 
jusque  dans  son  regard  »,  dit  Madame  de  Sévigné  en  parlant 
d'un  courtisan.  Il  ne  faut  être  ni  flatteur,  ni  insolent,  mais  juste 
autant  qu'il  est  en  nous.  Il  semble  que  le  flatteur  est  toujours  un 
homme  médiocre  en  tout.  Comment  seroit-il  autre?  Il  est  men- 
teur par  essence,  quand  même  il  ne  veut  que  son  bien  et  nulle- 
ment le  mal  des  autres.  Le  caustique  est  le  contraire  du  flatteur; 
il  ne  sent  sa  dure  existence  qu'en  mouillant  les  yeux,  qu'en 
serrant  le  cœur  des  hommes  sensibles  qu'il  rudoie.  C'est  entre 
ces  deux  êtres  qu'il  faut  trouver  l'homme  bon.  Les  noms  de 
flatteur  et  de  séducteur  pourroient  être  synonymes;  mais  le  der- 
nier s'applique  spécialement  au  séducteur  amoureux  de  la 
femme  qui  se  défend  encore.  Néanmoins,  il  n'est  pas  seulement 
des  séducteurs  en  amour  ;  il  en  est  dans  la  conduite  de  leurs 
affaires.  Les  hommes  dont  les  traits  sont  mouvans;  celui  qui  rit 
à  volonté,  toujours  aimable  avec  ceux  qui  peuvent  lui  être  utiles, 
qui  courtise  les  gens  en  place,  qu'il  abandonne  quand  ils  n'y 
sont  plus,  qui  ne  peut  devenir  amoureux  que  des  femmes  à  la 
mode,  celui-là  est  factice,  c'est  un  instrument  bien  monté;  il 
s'est  fait  des  règles  de  conduite  qu'il  suit  exactement  pour  arri- 
ver au  faîte  de  la  fortune  qu'il  court  ;  il  y  parvient,  il  y  reste 
longtemps,  parce  qu'il  n'est  jamais  de  mécompte  dans  sa  marche. 

237 


Dès  que  dans  sa  sphère  il  est  arrivé  à  un  certain  rang,  chacun 
s'en  étonne  et  se  demande  comment  et  pourquoi  il  y  est  parvenu. 
Cependant,  il  est  peu  de  chose  par  lui-même,  puisque  sa  nature 
suggère  de  s'appuyer  de  tous  côtés  par  de  feintes  caresses. 
L'homme  supérieur,  fait  pour  être  type,  crée  l'opinion  dont  les 
hommes  secondaires  s'emparent  avec  ostentation;  et  tou- 
jours l'intrigant  par  système,  eût-il  l'astuce  d'un  jésuite,  va  se 
briser  tôt  ou  tard  contre  l'écueil  que  lui  prépare  la  grande  majo- 
rité qui  l'observe  :  tel  est  le  flatteur  adroit.  Il  sait  que  le  foible 
de  l'homme  est  d'aimer  la  flatterie;  il  flatte  donc  avec  finesse, 
dissimulation  et  discernement;  il  est  aimable,  il  est  aimé,  mais 
il  n'est  ni  estimable,  ni  estimé,  car  il  fait  tout  pour  sa  plus  grande 
gloire  et  n'a  jamais,  ainsi  que  l'honnête  homme,  le  courage  de 
s'oublier  pour  le  service  commun.  S'il  fait  le  bien,  c'est  pour 
qu'on  le  sache  ;  s'il  garde  l'incognito,  c'est  pour  paroître  avec 
plus  d'éclat.  Le  flatteur  véritable  est  donc  tel  par  foiblesse  ou 
par  intérêt.  S'il  flatte  pour  être  protégé,  plaignons-le  dans  sa 
nullité.  S'il  flatte  pour  tout  autre  intérêt,  il  est  méprisable.  L'un 
est  souple  par  foiblesse  et  par  besoin,  l'autre  par  vanité.  Le  pre- 
mier est  nul  par  nature,  le  second,  fourbe  par  orgueil.  Dans 
quelque  rang  de  la  société  qu'on  place  ces  deux  êtres,  il  est  évi- 
dent qu'ils  y  sont  vicieux  par  pusillanimité  ou  par  astuce.  Dans 
les  emplois  comme  dans  les  arts,  ils  sont  ce  qu'on  appelle  dès 
endormeurs.  C'est  l'amour  du  vrai  qui  fait  le  grand  homme  ;  ni 
le  fourbe  ni  le  flatteur  ne  peuvent  prétendre  à  ce  titre  sublime. 
S'ils  parviennent  à  quelques  succès,  leur  œuvre  est  toujours  un 
écho  des  productions  originales.  Néanmoins,  je  l'ai  dit,  les 
places,  les  revenus  sont  pour  eux  ;  ils  les  obtiennent  par  adresse, 
bassesse,  souplesse  et  flatterie,  mais  la  palme  immortelle  leur 
échappe  toujours.  La  fièvre  de  la  gloire  peut  les  saisir  une  fois 
momentanément;  mais  ils  en  meurent  plutôt  qu'ils  n'en  vivent. 
Cet  heureux  délire,  mais  factice,  se  renouvelle  en  eux  difficile- 
ment; on  les  soupçonne  d'avoir  pillé  le  portefeuille  du  riche.  Par 
des  services  et  par  leur  or,  ils  obtiennent  quelques  bribes  de 
l'homme  de  génie,  souvent  infortuné,  mais  on  reconnoit  le  larcin 
et  l'on  renvoie  la  partie  méritoire  de  l'œuvre  à  son  adresse. 
Tout  homme  qui  produit  une  belle  chose  prend  engagement  avec 
les  connoisseurs  d'en  produire  d'autres,  sortant  de  la  même 

238 


mine.  S'il  reste  muet  après  un  élan  heureux,  on  cherche  et  on 
trouve  la  cause  qui  Ta  fait  homme  pour  un  moment.  Les  passions 
influent  sur  le  génie,  car  le  génie  est  lui-même  une  passion  mise 
en  action.  Si  l'artiste  veut  y  faire  attention,  c'est  quelquefois 
l'instant  où  il  a  été  le  plus  chaudement  aiguillonné  par  l'amour- 
propre,  mais  plus  souvent  celui  où  il  a  le  plus  fortement  aspiré 
avec  quelque  certitude  aux  faveurs  de  l'amour,  qui  lui  ont  valu 
son  chef-d'œuvre.  C'est  l'enfant  de  l'amour,  disent  les  époux  en 
montrant  leur  premier-né  :  c'est  l'œuvre  de  l'amour,  peut  dire 
aussi  l'artiste  en  montrant  son  plus  bel  ouvrage.  —  Si  l'amour 
étoit  le  génie,  dira  quelqu'un,  le  génie  seroit-il  aussi  rare?  Tout 
le  monde  est  amoureux  et  souvent  le  génie  survit  à  l'amour.  — 
Qui  nous  dira  combien  de  temps  le  cœur  reste  embrasé  après 
avoir  une  fois  brûlé  d'une  flamme  vive?  La  terre  n'est  pas 
refroidie  depuis  des  milliers  de  siècles,  disent  certains  philo- 
sophes. De  même,  la  vie  de  l'homme  ne  suffit  pas  pour  éteindre 
le  feu  actif  et  réactif  de  l'amour,  quand  il  agit  sur  les  organes 
préparés  pour  l'art  qui  nous  occupe.  Tout  le  monde  est  amou- 
reux et  le  génie  est  rare,  mais  tous  ne  courent  pas  la  carrière  du 
génie.  Cependant,  chacun  a  son  état  et,  depuis  le  souverain  jus- 
qu'au berger,  l'heureux  délire  du  premier  feu  d'amour  a  influé 
sur  la  vie  entière  des  individus;  il  a  produit  quelquefois  le  mal, 
mais  plus  souvent  un  bien  notoire.  Dans  cet  instant  d'inspiration 
et  de  bonheur,  le  souverain  a  été  clément,  le  juge  compatissant 
et  scrupuleux,  le  géomètre,  le  chimiste  ont  conçu  leur  grand 
système,  le  poète,  son  poème,  sa  tragédie  de  prédilection,  le 
peintre,  le  sculpteur,  l'architecte,  le  musicien,  leur  chet- 
d'œuvre  (i). 

Résumons-nous  :  le  flatteur  ne  peut  être  que  foible  ou 
fourbe,  et  ces  dispositions  ne  peuvent  produire  rien  de  bon,  de 
vrai,  de  grand,  ni  dans  les  actions  morales,  ni  dans  l'exercice 
des  sciences.  Être  bon,  tolérant,  indulgent  envers  les  autres,  est 
une  vertu  sans  doute,  dont  la  réaction  nous  est  nécessaire  et 
favorable,  mais  ce  n'est  pas  là  flatter,  c'est  compatir  à  la  foi- 
blesse  humaine.  J'ai  souvent  remarqué  que  l'homme  qui  caresse 
sans  raison,  se  refroidit  de  même  ;  il  a,  d'avance,  épuisé  sa  sen- 

(i)  Cette  idée  est  plus  développée  dans  mes  ouvrages  précédens,  aux  chapitres  qui 
traitent  de  l'amour  et  de  son  influence  sur  le  génie  de  l'homme.  (G.) 


sibilité;  et  quand  il  en  a  besoin,  la  source  en  est  tarie,  il  ne  sait 
plus  que  se  répéter.  Aimons  ce  qui  est  estimable,  haïssons  tous 
les  vices,  mais  associons  l'indulgence  à  la  haine.  Jetons  la  der- 
nière pierre  au  méchant,  pour  qu'une  autre  fois  on  ne  nous 
jette  pas  la  première. 


CHAPITRE    LXIll 


DES   PUNITIONS   CORPORELLES 


La  flagellation,  la  bastonnade,  la  corde  et  la  roue  sont 
encore,  dans  plusieurs  États  de  l'Europe,  les  supplices  des 
écoles  et  des  prisons.  Ces  remèdes  sont  violens  et  ne  corrigent 
point.  Ils  forcent  le  moral  et  n'atteignent  point  le  physique  (i).  Ils 
font  des  hypocrites,  des  assassins  et  des  cadavres.  Devenus  plus 
sages  et  plus  conséquens,  nous  irons  droit  au  physique  pour  obte- 
nir des  modifications  morales.  Chaque  école,  chaque  garnison, 
chaque  prison  aura  son  médecin  plus  chimiste  qu'aujourd'hui  ; 
et,  selon  le  cas,  les  bains,  les  remèdes  neutralisans,  dulcifians, 
fortifians...  étant  administrés  à  propos,  feront  plus  d'effet  que 
la  violence  des  punitions  corporelles.  Il  faut  travailler  pour 
vivre,  et  la  haine  du  travail  est  si  naturelle  à  certains  individus 
qu'elle  devient  la  cause  de  leurs  immoralités.  C'est  par  besoin 
ou  par  amour-propre  que  nous  travaillons  :  plus  l'homme  tient 
de  la  bête,  je  dirois  volontiers  à  la  nature,  plus  il  hait  le  tra- 
vail (2).  C'est  surtout  pendant  le  régime  propre  à  détourner  des 
immoralités  qu'il  faut  accoutumer  le  détenu  à  un  travail  jour- 
nalier,  qu'il   faut  l'encourager,   lui   donner  le  goût,   l'amour- 

(i)  C'est  évidemment  le  contraire  que  Grétry  a  voulu  dire  :  «  lis  forcent  le  physique 
et  n'atteignent  pas  le  moral  •■1. 

(2)  Que  de  sortes  de  toux,  que  de  mines  hâves  1  on  \oit  dans  les  ateliers  de  luxe  ' 
Ils  sont  les  antichambres  des  cimetières.  (G.) 


Hi 


propre  de  ce  qu'il  fait,  et  lui  en  conserver  les  fruits.  Après  six 
mois,  il  sera  un  autre  homme,  qui  détestera  son  existence  anté- 
rieure (i).  —  Mais  l'assassin,  le  voleur,  qu'en  ferons-nous? 
Quoique  corrigés,  peuvent-ils  rentrer  dans  la  société?  —  Non. 
Un  lieu  d'exil,  une  habitation  assez  éloignée  doivent  leur  être 
infligés  et  si,  après  dix  ans,  ils  apportent  un  certificat  damende- 
ment^  ils  peuvent  rentrer  dans  leur  patrie.  On  dit  que  les  pri- 
sons achèvent  de  corrompre  les  malfaiteurs  qui  en  sortent;  je  le 
crois  bien  :  coucher  sur  la  paille  dans  un  lieu  malsain,  se 
nourrir  d'alimens  grossiers,  être  en  compagnie  avec  des  scélé- 
rats, vivre  dans  la  fainéantise  et  la  corruption,  ne  voir  que  des 
criminels  qui  désirent  et  bravent  la  mort...  que  peut  être  le 
résultat  d'une  telle  vie?  Les  mauvais  sujets  ne  sortent  absous 
des  prisons  que  pour  devenir  des  assassins.  La  philanthropie  et 
la  philosophie  cherchent  les  moyens  d'abolir  la  peine  de  mort  : 
il  n'en  est  point  d'autres  que  ceux  que  nous  venons  d'indiquer. 
Changez  le  physique,  donnez  le  goût  du  travail  à  celui  dont  les 
humeurs  sont  brûlées,  calcinées  par  les  veilles,  la  débauche  et 
l 'eau-de-vie,  vous  lui  donnez  un  nouvel  être,  et  il  en  prend  les 
mœurs  avec  satisfaction  ;  il  devient  reconnoissant  envers  la 
patrie,  la  loi  et  le  magistrat,  au  lieu  de  les  maudire. 

(i)  Ce  n  est  pas  faire  une  riche  apologie  de  l'homme,  en  disant  qu'il  est  monstrueux 
dans  l'oisiveté.  Sur  dix  hommes  oisifs,  huit  sont  dangereux  et  les  deux  autres  sont  des 
machines  inertes.  {('■,.) 


CHAPITRE  LXIV 


D'UN   ÉTABLISSEMENT   QUI    NOUS   DONNE 
DE   BONS  DOMESTIQUES 


Cet  établissement,  déjà  conçu  et  en  partie  exécuté  en  Angle- 
terre, devient  chaque  jour  plus  indispensable  pour  la  France. 
Je  sais  que  le  désordre  des  maîtres  occasionne  celui  des  valets 
et  qu'un  maître  dissolu  se  trouverait  embarrassé  avec  un  hon- 
nête domestique.  Mais  il  est  encore  des  mœurs,  même  à  Paris, 
et  les  moyens  de  se  procurer  d'honnêtes  domestiques  connus  et 
dont  on  réponde  nous  manquent  absolument.  Tel  valet  de 
Paris,  chassé  de  cent  maisons  pour  ses  désordres  et  ses  vols, 
n'est  pas  encore  mis  en  justice.  On  a  la  foiblesse  de  dire  : 
«  Qu'il  aille  se  faire  pendre  ailleurs  »  ;  on  lui  donne  même  un 
certificat  de  ses  bonnes  qualités,  sans  parler  des  mauvaises;  car 
à  Paris,  les  coquins  de  valets  savent,  en  général,  mieux  le  ser- 
vice, sont  plus  alertes,  plus  intelligens  que  les  bons  serviteurs, 
et  il  semble  que  certains  riches  consentent  à  être  volés  pourvu 
qu'ils  soient  bien  servis.  Ici,  les  marchands  de  comestibles  s'en- 
tendent avec  les  chefs  de  cuisine  pour  piller  les  maîtres.  Dans 
les  marchés  publics,  ils  ne  rougissent  plus  de  dire  à  nos  cuisi- 
niers ou  cuisinières  :  «  Cet  objet  est  de  18,  24  »,  c'est-à-dire  un 
quart  de  la  somme  pour  le  domestique  acheteur.  Ainsi,  si  une 

243 


forte  maison  dépense  par  année  cent  mille  francs  pour  la  table, 
il  y  a  vingt-cinq  mille  francs  pour  le  chef  de  cuisine,  qu'il 
appelle  les  droits  de  sa  place,  à  part  ses  gages.  Quelle  horreur  ! 
.Jamais  l'activité  ne  fut  plus  vivace  à  Paris  que  dans  ce  temps 
ultra-révolutionnaire  (an  XII).  Tout  est  restaurateurs,  cafés, 
tenant  des  établissements  somptueux  dans  les  hôtels  des  ci- 
devant  grands  seigneurs.  Ici,  tout  est  maisons  de  jeu,  maisons 
de  filles,  bals,  spectacles...  Il  ne  manque  à  Paris  que  quelques 
usages  lacédémoniens  qui  sanctionnent  le  désordre,  comme  la 
permission  de  voler  pourvu  qu'on  ne  se  laisse  pas  surprendre 
dans  le  vol  (nos  voleurs  sont  si  impudents  qu'ils  regardent  le  vol 
comme  un  persiflage),  des  jeux  publics  où  les  femmes  soient 
nues  (elles  n'ont  presque  rien  à  défaire  pour  l'être)  et  si,  comme 
à  Sparte,  la  loi  défendoit  aux  Français  d'habiter  publiquement 
avec  leurs  épouses,  à  l'instant  tous  les  maris  deviendroient 
amoureux  de  leurs  femmes.  Or,  si  le  proverbe  qui  dit  «  tel 
maître,  tel  valet  »  a  raison,  on  sent  tout  ce  que  peuvent,  tout  ce 
que  doivent  faire  les  serviteurs  d'un  monde  pareil.  La  révolu- 
tion a  mis  au  pinacle  mille  porteurs  de  livrée  et  il  n'est  pas  un 
domestique  de  ce  jour  qui  ne  dise  :  «  Pourquoi  ne  ferois-je  pas 
comme  un  tel,  qui  grimpoit  avec  moi  derrière  un  carrosse?  » 
Une  réflexion  n'échappera  pas  ici  au  philosophe  :  après  qu'une 
trop  grande  inégalité  s'est  établie  par  succession  de  temps  dans 
un  empire,  quand  la  tyrannie  a  créé  l'esclavage  et  que  celui-ci 
a  secoué  le  joug,  l'homme  rendu  à  la  liberté  publique  croit 
rentrer  dans  ses  droits  naturels  en  se  livrant  aux  excès  immo- 
raux ;  il  oublie  le  contrat  social  qui  veut  un  ordre  infini  partout 
oii  existe  une  société  civile.  Le  mouvement  fébrile  de  la  révo- 
lution dure  encore  ;  la  convalescence  suivra  et  la  santé  du  corps 
politique  ou  l'ordre  volontaire,  qui  est  une  même  chose,  aura 
son  tour.  Alors  un  établissement  raisonné  pour  nous  donner  de 
bons  domestiques  est  essentiel  et  de  première  nécessité  ;  notre 
félicité  est  là  ;  point  de  sécurité  pour  nous  si  cet  établissement 
nous  manque.  Il  nous  faut  une  régie  où  seront  inscrits  les 
domestiques  des  deux  sexes  et  où  leur  âge,  leurs  mœurs,  leurs 
talens,  le  nombre  des  maîtres  qu'ils  ont  eus  soient  détaillés. 
Qu'il  leur  soit  impossible  d'avoir  une  condition  sans  passer  par 
le  bureau  des  domestiques  et  que  notre  sûreté  nous  convie  à  ne 

244 


jamais  les  prendre  que  par  cette  voie;  que  tous,  nous  payons 
une  somme  en  demandant  au  bureau  un  domestique  fidèle  et 
ayant  les  talens  que  nous  requérons.  Que  les  vieux  serviteurs, 
dont  la  probité  est  confirmée,  trouvent  une  petite  rente  après 
leurs  longs  services;  qu'ils  puissent,  en  toute  stireté,  y  placer 
leurs  épargnes.  Que  le  maître,  qui  a  donné  trop  légèrement  une 
attestation  de  bonnes  mœurs  à  un  coquin,  soit  informé  par  le 
bureau  du  mauvais  service  qu'il  a  rendu  à  la  société;  que  le 
certificat  du  bureau  dise  :  «  Honnête  homme.  Tels  talens,  mais 
tels  défauts  »,  puisque  chacun  a  les  siens. 

Voilà  quelques  idées  principales  auxquelles  l'expérience 
peut  en  ajouter  encore.  Le  mal  nous  presse,  la  société  est  régie 
par  les  valets  et  il  est  impossible  qu'il  en  soit  autrement  :  ils 
nous  observent  jour  et  nuit,  ils  connoissent  nos  foiblesses,  ils 
nous  flattent,  ils  s'abaissent,  ils  doivent  nous  gouverner.  Qu'ils 
soient  honnêtes  et  probes,  notre  existence  s'améliore  du  double  ; 
nous  vivons  dans  une  inquiétude  continuelle,  et  nous  pouvons 
recouvrer  notre  tranquillité. 


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CHAPITRE   LXV 


TYPE 


I.  On  conçoit  que  la  matière  soit  divisée  en  substances  de 
diverses  natures  plus  ou  moins  amies  ou  ennemies  et  que  ce 
seul  attractif  ou  répulsif  donne  le  mouvement  à  la  matière. 

II.  On  conçoit  que  la  nature  ne  puisse  opérer  qu'avec  ses 
élémens  et  que,  quel  que  soit  l'individu,  il  doit  avoir  un  carac- 
tère quelconque,  soit  actif,  inactif  ou  réactif  (i). 

III.  On  conçoit  que,  par  la  nature  des  substances  plus  ou 
moins  pesantes,  les  plus  lourdes  doivent  graduellement  servir 
de  base  aux  plus  légères  (2). 

IV.  On  conçoit  que  les  substances  soient  animées  par  leur 
fermentation  naturelle,  leur  croissance  ou  décroissance  et  le 
mouvement  qui  s'en  suit. 

V.  On  conçoit  que  l'être  qui  résulte  d'une  combinaison  de 
substances  animées  soit  lui-même  animé. 

VI.  On  conçoit  que  l'être  qui  ne  contient  pas  le  germe  de 
son  être  soit  comme  non  comptable  dans  la  nature. 

(i)  Il  y  a  plus  qu'on  ne  croit  des  caractères  réactits  que  le  vulgaire  appelle  esprits 
de  contradiction.  Ont-ils  leur  source  au  physique  ou  au  moral?  Dans  tous  dcu.\.  Toutes  les 
races  d'animaux  ont  leurs  ennemis.  Chez  l'homme,  l'amour-propre  établit  une  inimitié 
plénicre  entre  les  individus  qui  se  ressemblent  trop  et  plus  encore  quand  ils  diftérent.  Voilà 
de  quoi  faire  un  livre.  (G.) 

(2)  C'est  ici  comme  une  gamme  diatonique,  du  plus  grave  au  plus  aigu.  (G.) 


246 


VII.  On  conçoit  que  le  germe  aspire  à  son  développement, 
et  que,  par  instinct,  il  cherche  son  moule  propagateur. 

VIII.  On  conçoit  que  l'individu  tout  entier  étant  en  petit 
dans  le  germe,  il  doive  en  sortir. 

IX.  On  conçoit  qu'étant  déposé  dans  son  lieu  de  prédilec- 
tion attractive,  il  fructifie  par  les  lois  de  la  végétation  com- 
munes à  tout  ce  qui  végète. 

X.  On  conçoit  que  chaque  germe,  étant  diversement  formé 
en  plus  ou  moins  dételles  ou  telles  autres  substances,  doive 
différer  d'instinct  et  de  forme. 

XI.  On  conçoit  que  les  germes  de  diverses  races  étant  tous 
ditférens,  les  individus  qui  en  résultent  doivent  différer  (i). 

XII.  On  conçoit  que  les  germes  appartenant  à  une  même 
race  doivent  aussi  différer  entre  eux  selon  les  facultés  de  leurs 
générateurs  mâle  et  femelle. 

XIII.  On  conçoit  à  combien  d'accidens  fâcheux  le  fœtus 
est  assujetti  depuis  le  moment  de  sa  conception  jusqu'à  celui  de 
sa  maturité,  et  combien  ces  accidens  doivent  influer  sur  l'indi- 
vidu plus  formé. 

XIV.  On  conçoit  que,  de  quelque  manière  que  l'individu 
se  forme,  par  la  gravitation  des  substances,  du  mouvement,  de 
la  fermentation  et  des  affinités...,  il  doit  avoir  une  forme 
symétrique. 

XV.  On  conçoit  que  l'instinct  animal  varie  selon  la  forme 
individuelle  :  que  le  poisson  nage  dans  son  élément,  que  tel 
aille  en  avant,  tel  en  reculant,  tel  en  roulant,  tel  décote;  que 
l'oiseau  vole  ;  que  le  lion  soit  fier  de  sa  force  ;  que  le  lièvre  soit 
timide  par  sa  foiblesse;  que  l'homme  soit  penseur  et  la  femme 

(i)  Il  vient  de  paroitre  un  livre  où  l'on  prétend  que  la  nature  n'a  formé  qu  un  germe 
qui,  à  la  longue,  s'est  modifié,  diversifié  en  milliards  d'individus  par  la  force  des  élémens 
dans  lesquels  ils  cohabitent.  Grande  idée  de  la  sublime  unité!  Désirons-en  la  preuve.  (G.) 

On  ne  sait  à  quel  ouvrage  Grétry  fait  allusion.  Notons  toutefois  qu  en  i8o5,  le  philo- 
sophe et  naturaliste  allemand  Oken  (1779-1851)  publia  un  livre  sur  la  génération  des  êtres, 
dans  lequel  il  imagine  que  tous  proviennent  d'une  sorte  de  substance  colloïde  primitive  {L'r- 
Schleim)  se  présentant  dès  l'origine  sous  forme  de  vésicules.  —  Dans  ce  chapitre,  et  dans 
plusieurs  autres,  qui  suivront,  Grétry  exprime  très  confusément  des  idées  qui,  à  son  époque, 
commençaient  à  se  faire  jour  sur  l'origine  des  espèces.  Un  demi-siéclc  plus  tard,  Darwin 
nous  expliquera,  beaucoup  plus  clairement,  comment  «  tous  les  êtres  organisés  qui  vivent 
ou  ont  vécu  sur  la  terre  peuvent  descendre  dune  seule  forme  primordiale  ».  Mais  déjà,  ainsi 
que  nous  le  verrons  plus  loin,  Grétry  et  ses  contemporains  avaient  la  vague  intuition  de  ce 
principe  important. 

247 


coquette.  C'est  autant  de  lois,  d'instincts  imprimés  par  la  nature  : 
plus,  la  loi  de  la  nécessité  qui  force  chaque  individu  d'agir 
selon  son  être. 

XVI.  Mais  (c'est  ici  le  terme  de  nos  conceptions,  c'est  ici 
où  est  le  type  suprême)  comment  concevoir  qu'une  nature 
formée  de  substances  que  nous  voyons,  que  nous  palpons,  que 
nous  goûtons,  que  nous  mesurons,  que  nous  analysons  jusque 
dans  leurs  racines,  ait  une  faculté  d'arrangement  qui  lui  fasse 
mettre  chaque  chose  à  sa  place  pour  une  fin  déterminée?  Et,  ne 
voyant  ici  que  l'homme,  qu'il  ait  des  dents  dans  la  bouche  parce 
qu'il  doit  manger,  des  yeux  parce  qu'il  doit  voir,  des  oreilles 
parce  qu'il  doit  entendre,  un  nez  parce  qu'il  doit  flairer,  et  mille 
nerfs  sensitifs  dans  tout  son  corps  qui  l'avertissent  par  le  con- 
tact, autant  de  jointures,  de  rotules,  de  leviers  qu'il  a  de  mem- 
bres ou  de  parties  de  membres C'est  trop  pour  une  nature 

matérielle;  c'est  là  qu'il  faut  voir  DIEU  qui  a  dit  :  Que  cela 
soit  ainsi  ! . . .  et  cela  fut. 


CHAPITRE  LXVI 


QUELQUES   OBJECTIONS   DE    L'ATHÉÏSME 


L  athée. 

Je  voudrois  quelques  preuves  physiques  de  l'existence  de 
Dieu  :  je  n'en  puis  obtenir. 


Moi. 


Nous  ne  connoissons  et  nous  ne  connoîtrons  jamais  Dieu 
que  par  sentiment  et  non  par  des  preuves  matérielles.  Il  y  a 
trop  loin  de  la  matière  au  plus  pur  esprit  pour  que  l'un  conduise 
à  l'autre. 


L'athée. 


Kl  Tâme    vous  l'oubliez 


Moi. 


C'est  par  elle  que  nous  avons  le  sentiment  de  Dieu  :  les 
bêtes  ne  l'ont  point. 

249 

18 


V  athée. 

Croire  en  Dieu  par  sentiment,  n'est-ce  pas  vouloir  com- 
prendre l'esprit  par  la  matière?  Car  enfin  nos  sens  sont 
matériels. 

Moi. 

On  peut  avoir  le  sentiment  d'une  chose  avant  d'en  avoir  la 
preuve  physique.  Croire  ce  qu'on  sent,  parce  que  c'est  démontré, 
c'est  l'évidence.  Sentir  qu'une  chose  est  sans  en  avoir  la  preuve, 
c'est  parce  qu'un  sens  ou  plusieurs  sens  nous  manquent  pour 
parvenir  à  l'évidence.  Je  crois  que  le  feu  existe,  je  le  décom- 
pose; sais-je  comment  il  est,  ce  qu'il  est?  Qu'il  y  a  loin  encore 
de  Dieu  au  feu  matériel  ! 

L'athée. 

Venons  à  mes  objections.  Vos  quinze  premières  proposi- 
tions sont  palpables  :  elles  sont  de  mon  bord.  Dans  la  seizième 
vous  dites  :  «  Qu'il  est  impossible  que  la  matière  ait  par  elle- 
même  une  faculté  d'arrangement  qui  lui  fasse  mettre  chaque 
chose  à  sa  place  pour  une  fin  déterminée.  Que  l'homme  a  des 
dents  dans  la  bouche  parce  qu'il  doit  manger...  »  mais,  bon- 
homme... 

Moi. 

Bonhomme,  soit  !  j'ai  désiré  toute  ma  vie  mériter  ce  titre 
honorable. 

V  athée. 

Si  l'homme  n'avoit  point  de  dents,  il  suceroit  et  se  nourri- 
roit  de  même.  S'il  n'a\'oii  pas  dveux,  il  iroit  en  aveugle.  S'il 
n'avoit  pas  d'oreilles  .. 

Aloi . 

Hé  oui!  S'il  était  un  polype,  une  masse  vitale  sans  organi- 
sation achevée,  il  existeroit  encore. 

25o 


L'athée. 

Sans  doute.  Qu'il  soit  tout  ce  qu'on  peut  être  et  de  quelque 
manière  que  ce  puisse  être;  qu'il  vive  cent  ans  ou  cent  minutes, 
c'est  toujours  la  nature  qui  remue,  qui  agit,  qui  transforme,  et 
les  formes  n'y  font  rien. 

Moi. 

Halte-là,  mon  homme!  La  forme  fait  tout,  puisque  c'est 
elle  qui  annonce  une  volonté  déterminée  du  Créateur.  Si  la 
matière  vivifiée  étoit  sans  forme,  je  croirois  que  la  nature  n'est 
qu'un  ouvrage  ébauché.  Mais,  depuis  le  brin  d'herbe  jusqu'au 
chêne,  depuis  le  plus  petit  insecte  jusqu'à  l'homme,  tout  a  une 
fin  déterminée,  prévue  et  infaillible.  Il  faut  que  tout  ce  qui  est 
soit  ainsi  :  ou  il  faut  mourir  pour  être  rejeté  au  moule,  jusqu'à 
ce  qu'on  en  sorte  rectifié  selon  la  grande  volonté  déterminée... 
Enfin,  le  hasard  est  votre  Dieu;  vous  êtes  un  homme  par 
hasard,  quoique  chez  vous-même  tout  ait  une  fin  déterminée. 
Le  mien  a  tout  prévu  et  je  prévois  que  vous  niez  l'existence  de 
Dieu  (que  vous  sentez  comme  nous)  afin  qu'on  vous  la  prouve  ; 
et  dans  ce  premier  des  mondes  (je  veux  dire  le  dernier),  cela 
est  impossible.  Allez,  bonhomme,  vous  n'êtes  pas  plus  athée 
que  nous  :  sentir,  c'est  croire. 


CHAPITRE   LXVII 


DES  TROIS  RÈGNES  ET  DE  QUELQUES-UNS 
DE  LEURS  RAPPORTS  MORAUX 


Le  règne  animal,  le  végétal,  le  minéral  ont-ils  des  rapports 
identiques?  Sont-ils  amis  ou  ennemis?  L'animalité  participe 
aux  influences  de  l'air,  des  fluides  électriques  et  magnétiques. 
Le  règne  végétal  est  notre  nourriture  la  plus  naturelle.  Le 
règne  minéral  semble  être  ennemi  des  deux  autres  règnes.  C'est 
de  là  que  sortent  les  poisons,  et  comme  la  nature  aime  à 
travailler  par  oppositions,  on  y  trouve  aussi  les  contre-poisons  : 
il  vaut  mieux  se  passer  des  uns  et  des  autres.  L'or,  que  l'homme 
a  choisi  comme  signe  représentatif  de  toutes  choses,  excepté  la 
santé,  est  devenu  l'agent  de  ses  crimes;  les  pierres  précieuses, 
le  signe  de  sa  vanité.  Il  ne  sort  rien  ou  presque  rien  des 
entrailles  de  la  terre  qui,  je  crois,  favorise  l'homme  absolu- 
ment; tout  ce  qui  en  sort  lui  est  nuisible  ou  indifférent.  L'enfer, 
le  purgatoire  et  le  paradis  sont  assez  bien  représentés  par  le 
centre  de  la  terre,  sa  surface  et  les  régions  éthérées.  Tout  est 
délice  en  haut;  tout  ici  est  en  suspens  comme  pierres  d'attente  ; 
tout  est  horreur  en  bas.  Nous  sommes  postés  entre  notre  ami  et 
notre  ennemi,  entre  le  ciel  et  l'enfer.  Le  règne  végétal  est, 
dit-on,  favorisé  par  le  minéral  :  il  est  un  feu  central,  dit  Bufton, 
qui  aide  à  la  végétation.  S'il  lui  aide,  il  lui  nuit  aussi.  C'est  de 
là  que  sortent  les  exhalaisons  pestilentielles  qui  empoisonnent 

252 


quelquefois  les  plantes  et  les  fontaines  ;  la  pluie  et  la  rosée  ne 
leur  font  que  du  bien,  rarement  du  mal.  La  foudre  vient  d'en 
haut,  mais  d'où  partent  les  exhalaisons  sulfureuses,  bitumi- 
neuses... qui  vont  la  former?  Les  remèdes  tels  que  les  sels, 
l'hémétique,  le  mercure?...  on  peut  s'en  passer;  c'est  avec 
précautions  qu'on  ose  s'en  servir. 

La  guerre  entre  les  élémens  est-elle  plus  longue  que  le  calme 
qui  lui  succède?  Le  calme  n'est  qu'une  guerre  qui  recommence 
doucement,  qui  éclate  et  s'apaise  pour  recommencer  encore. 
Ainsi  la  guerre  dont  nous  parlons  est  à  peu  près  comme  dix  est 
à  un,  qui  est  le  calme. 

Trois  puissances  morales  ont  assez  de  rapports  avec  les 
trois  règnes.  Gloire,  amour-propre,  haine  et  vengeance.  La 
bonne  gloire  nous  vient  d'en  haut.  L'amour-propre  est  sur  la 
terre.  La  haine  vient  des  enfers.  Tout  ce  qui  a  rapport  au  ciel 
est  bon  et  nous  vient  du  ciel;  tout  ce  qui  est  terrestre  est 
niomentané  et  souvent  pitoyable,  fût-il  or  ou  diamant. 

Le  corps  de  l'homme  semble  être  fait  sur  le  même  moule  : 
puanteur  en  bas,  et  c'est  là  que  nous  sommes  formés.  Prépa- 
ration des  substances  au  milieu.  Esprit,  intelligence  dans  la 
tête.  Depuis  la  guerre  de  Troie  jusqu'à  nous,  les  guerres  qu'on 
pourroit  nommer  «  intestinales  »  ont  été  les  plus  terribles. 
L'amour,  ce  mot  charmant  que  la  pudeur  n'ose  expliquer,  en 
fut  la  cause.  Les  guerres  pour  les  subsistances  sont  guerres  de 
cochons,  de  gourmands  :  un  bon  repas  les  apaise,  quand  l'amour- 
propre  y  entre  pour  peu.  La  guerre  d'amour-propre  est  vive  (il 
n'est  point  de  bonne  guerre,  quoique  le  résultat  en  soit  bon 
quelquefois),  mais  les  motifs  sont  plus  nobles  :  c'est  la  guerre  des 
dieux.  Quant  à  l'homme,  puisqu'il  est  formé  d'élémens  qui 
presque  toujours  s'entrechoquent  et  se  combattent,  il  doit  guer- 
royer avec  l'homme.  Au  reste,  les  gens  d'esprit  font  bien  de 
guerroyer  entre  eux;  ils  amusent  les  sots,  qui  sont  fiers  de  s'en- 
rôler sous  les  drapeaux  de  l'esprit;  cette  petite  guerre  nous  pré- 
serve d'autres  guerres  plus  funestes.  Si  les  gens  d'esprit  ne  se 
guerroyaient  point,  s'ils  éioient  réunis  en  un  faisceau,  ils  seroient 
trop  forts,  ils  romproient  trop  l'égalité  ;  il  faudroit  les  ostraciser. 
Mais  soyons  sans  inquiétude  sur  ce  point  :  le  propre  de  l'esprit 
est  de  remuer,  de  couper  un  cheveu  en  seize,  comme  on  disoit 

253 


de  Marivaux.  Malgré  leur  foiblesse  et  leur  folie,  rien  de  plus 
aimable  qu'un  enfant  ou  un  poète;  caressez-les,  tout  va  bien. 
Une  dragée  à  l'un,  un  brin  d'herbe  à  l'autre,  ils  nous  aban- 
donnent le  reste  des  vanités  de  ce  monde.  Dans  ce  moment,  en 
France  (an  XII),  on  fait  la  guerre  à  la  philosophie  et  à  l'esprit  ; 
c'est  l'esprit  qui  se  combat  lui-même  après  avoir  terminé  la 
guerre  des  préjugés,  jusqu'à  ce  qu'elle  renaisse.  L'instruction 
étant  aujourd'hui  l'apanage  de  la  majorité,  a  fait  tant  d'hommes 
à  demi-talens  qui  croient  tout  savoir,  qu'ils  sont  devenus  les 
ennemis  d'eux-mêmes.  Quelques  sages  regardent  et  se  taisent; 
ils  savent  que  cet  orage  léger  de  l'esprit  finira,  tel  que  l'orage 
printanier,  par  une  pluie  favorable  à  sa  culture.  Avant  la  révo- 
lution, les  lettres  avoient  le  pas  sur  les  hautes  sciences;  aujour- 
d'hui c'est  le  contraire,  et  les  arts  sont  un  peu  négligés.  Les 
lettres  et  les  arts  paient,  par  un  abandon  momentané,  la  préémi- 
nence qu'on  leur  avoit  accordée.  Laissons  faire  au  temps  et  à 
l'inconstance  humaine  :  ils  savent  faire  fileurir  tour  à  tour  toutes 
les  branches  de  l'esprit. 

La  philosophie  a  perdu  le  monde,  dit  tel  journaliste,  et 
sans  quinze  mille  livres  de  rente  que  me  donne  mon  journal 
anti-philosophique,  je  dirois  qu'elle  n'est  bonne  à  rien.  Les 
illusions,  l'erreur  et  le  mensonge  sont  les  seuls  biens  de  l'homme, 
dit  un  capucin  visionnaire.  La  vérité  est  la  source  des  révolutions 
plus  funestes  à  l'homme  que  l'esclavage.  Gouvernans,  trompez, 
battez  les  hommes  et  qu'ils  se  taisent;  il  faut  qu'ils  soient  battans 
ou  battus.  Le  capucin  ne  fait  pas  attention  qu'un  mouvement 
révolutionnaire  est  encore  une  de  ces  commotions  passagères  et 
que  l'esclavage  se  perpétue  de  père  en  fils.  Oui,  une  révolution 
politique,  quelqu'afïreuse  qu'elle  soit  et  quelque  longue  qu'elle 
puisse  être,  n'est  pas  la  source  d'autant  de  maux  qu'un  préjugé 
accrédité;  on  n'en  peut  nombrer  les  désastres  futurs  qui 
dépendent  des  opinions.  Le  capucin  ignore  que  les  chaînes  de 
l'esclave  se  multiplient  chaque  fois  qu'il  veut  s'en  délivrer,  que 
mourir  pour  recouvrer  sa  liberté  est  le  plus  bel  emploi  de  la  vie. 
Mais  un  visionnaire  ne  peut  comprendre  le  langage  de  la  vérité  : 
ce  qui  n'est  pas  illusoire  ne  lui  semble  ni  vrai  ni  bon  ;  la  machine 
est  faite  ainsi  :  c'est  une  réunion  des  contraires.  Le  journaliste 
frondeur  des  abus  (et  qui  par  l'esprit  seroit  un  autre  Diogène  s'il 

254 


troquait  quinze  mille  livres  contre  une  écuelle  de  bois)  ignorc- 
t-il  que  la  satire  ad  hominem  fut  répréhensible  dans  tous  les 
temps  et  que  celui  qui,  pour  de  l'or,  médit  de  ceux  qu'il  ne 
craint  point,  doit  redouter  martin-bâton  que  ses  pareils  n'ont 
jamais  esquivé.  Sait-il  encore  qu'il  fait  le  plus  aisé  de  tous  les 
métiers?  Fronder  les  abus  sans  pitié,  et  surtout  en  prose,  est  un 
office  qui  ne  demande  que  de  l'activité,  de  la  hardiesse  et  de 
bonnes  oreilles.  La  médisance  est  si  familière  chez  ceux  qu'on 
nomme  les  humains,  qu'il  n'a  qu'à  se  poster  dans  les  lieux 
publics  et  dans  les  sociétés  qui  veulent  bien  le  recevoir  pour 
s'entendre  dicter  aujourd'hui  sa  feuille  de  demain.  Quels  que 
soient  les  mœurs,  le  système  du  gouvernement,  il  trouvera 
toujours  à  mordre  :  tel  le  chien  hargneux  qui  attaque  les  pierres 
et  les  arbres  quand  il  manque  d'objets  sensibles.  Seulement, 
pour  qu'à  son  tour  il  ne  soit  pas  mordu  jusqu'au  vif,  il  aura 
soin  de  caresser  ceux  qui  commandent  et  ceux  qui  ^portent 
glaive,  car  s'il  osoit  se  gendarmer  contre  eux,  il  seroit  écrasé 
comme  un  frelon. 

Certaines  choses  ne  peuvent  se  trafiquer  sans  simonie  ou 
sans  bassesse.  Telles  sont  les  indulgences,  la  satire  et  la  louange. 
On  voit  écrit  sur  les  autels  de  Rome  moderne  :  «  Dix  ans,  vingt 
ans,  cent  ans  d'indulgences  en  faveur  des  âmes  du  purgatoire, 
si  l'on  fait  dire  autant  de  messes  à  cet  autel  privilégié...  »  Beau 
trafic  que  cela!  Il  n'est  bon  qu'à  faire  naître  des  guerres  de 
religion,  des  Calvin  et  des  Luther.  Nous  avons  dit  du  satirique 
et  de  la  satire  ce  que  nous  en  pensons.  Quant  à  la  louange,  il  en 
est  fort  peu  sans  fadeur,  à  moins  que  le  bien  général  et  le  désin- 
téressement ne  la  sanctionnent.  Il  est  peu  d'épîtres  dédicatoires 
qui  ne  donnent  quelque  pressentiment  de  nausée.  Jean-Jacques 
dit  à  Duclos,  à  la  tête  du  Devin  du  village  :  «  C'est  la  première 
et  la  dernière  dédicace  qui  paroîtra  en  tête  de  mes  œuvres.  » 
Cependant  (si  j'ai  bonne  mémoire)  ses  confessions  sont  dédiées 
à  l'Être  suprême  et  son  Contrat  social  à  la  ville  de  Genève. 

Si  une  dédicace  est  un  mal,  pourquoi  dédier,  même  une 
fois?  Si  c'est  un  bien  ou  que  la  chose  soit  indifiérente,  pourquoi 
se  le  défendre  pour  l'avenir?  Il  semble  impossible  de  n'être 
pas /7/2ra5z<?r  quand  on  fait  une  dédicace,  n'eût-clle  qu'une  phrase 
comme  celle  dont  je  parle. 

255 


CHAPITRE    LXVIII 


INSTINCT    ET    RAISON 


Ce  que  nous  nommons  instinct  est  la  qualité  intrinsèque 
des  substances  naturelles  dont  nous  sommes  formés.  Ce  que 
nous  appelons  raison,  est  l'instinct  modifié  par  les  lois  civiles, 
perfectionné  selon  telles  lois  morales  ou  tel  système  de  sciences. 
Vaincre  l'instinct  qui  déroge,  c'est  vertu.  Renoncer  à  l'instinct 
(s'il  étoit  possible)  seroit  une  folle  abnégation  de  son  être.  Accor- 
der l'instinct  avec  la  raison,  c'est  être  sage.  On  ne  peut  donc 
être  sage  sans  avoir  été  tenté  de  ne  pas  l'être.  Un  bon  général 
ne  se  connoît  qu'à  la  guerre.  Ceux  qui  remportent  d'amples 
victoires  sur  leurs  passions  passent  leur  vie  à  se  battre  contre 
eux-mêmes.  Ceux  qui  cèdent  tout  à  leur  intérêt,  combattent 
continuellement  avec  la  société.  Enfin,  s'il  est  un  homme  sans 
désirs  et  sans  passions,  celui-là  n'est  propre  à  rien  pendant  la 
vie;  et  après  sa  mort  il  servira  (comme  toutes  les  substances 
douces)  à  la  modification  des  substances  acres  et  fortes.  Pendant 
la  vie  de  l'individu,  les  substances  dont  il  est  composé  demeu- 
rent-elles dans  le  même  état?  Non,  et  c'est  ce  qui  cause  l'insta- 
bilité des  actions  humaines,  c'est  ce  qui  rend  l'éducation  si 
nécessaire.  Le  sage,  posté  comme  sur  une  montagne  inaccessible 
au  vulgaire,  voit  la  guerre  établie  et  continue  de  l'instinct  qui 

356 


commande  et  de  la  loi  qui  prohibe.  Il  voit  ce  dédale  chicanier 
qui  élude  et  succombe  sans  cesse  sous  les  lois  de  l'instinct  :  mais 
que  peut-il?  Voir,  sourire  et  se  taire.  L'homme  qu'on  exile 
comme  insociable  se  croit  perdu;  n'a-t-il  pas  lui  avec  lui,  son 
instinct  et  sa  force  vitale?  Robinson  n'est  vraiment  intéressant 
qu'avec  son  instinct,  son  perroquet  et  Vendredi. 

L'homme  et  l'animal  ressemblent  assez  à  deux  navires, 
l'un  muni  de  tous  ses  agrès,  l'autre  seulement  des  principaux. 
L'instinct,  disons-nous,  est  la  meilleure  des  boussoles...  D'ac- 
cord; mais  elle  n'incline  que  du  côté  nord,  d'après  lequel  il 
faut  s'orienter.  La  raison  est  une  boussole  universelle,  physique 
et  morale,  qui  nous  mène  même  au-delà  des  bornes  possibles 
de  la  raison,  quand  l'imagination  voyage  avec  elle;  alors,  elle 
se  trompe  dans  ses  suppositions.  Mais,  des  erreurs  aussi  sublimes 
sont  encore  à  l'instinct  brut  comme  mille  est  à  un.  Nous  faisons 
souvent  l'apologie  de  l'instinct  :  il  le  mérite;  mais  nous  crevons 
de  dépit  si  on  nous  appelle  bête  ou  être  déraisonnable  qui  ne 
se  conduit  que  par  son  instinct.  C'est  cependant  ce  que  nous 
avons  de  plus  sûr,  et  malheur  à  qui  n'est  plus  guidé  par  lui,  il 
est  corrompu  :  malheur  cependant  à  qui  n'écoute  que  lui,  il  est 
insociable. 

Tous  les  instincts  donnés  aux  divers  animaux  terrestres 
semblent  être  partagés  entre  les  hommes  :  notre  espèce  possède 
donc  l'instinct  de  la  plupart  des  espèces.  Tel  homme  a  le  cou- 
rage du  lion,  tel  la  douceur  du  mouton,  tel  la  finesse  du  renard, 
tel  la  timidité  du  lièvre.  On  croit  même  remarquer  dans  chaque 
homme  quelques  traits  d'analogie  avec  un  animal  et  son 
instinct,  tant  le  physique  est  type  impérieux  du  moral. 

L'homme  privé  de  sa  raison  a  autant  de  genres  de  manies 
folles  qu'il  est  de  cerveaux  défectueux.  Même  dans  l'état  de 
santé  et  de  raison,  on  remarque  dans  l'homme  une  manière 
d'être  secondum  sensus  qui  se  modifie  avec  l'âge,  mais  qui  est 
toujours  elle.  Tel  se  fait  aimer  constamment,  tel  se  fait  haïr. 
Tel  commence  bien  ses  liaisons,  ses  affaires  et  les  finit  mal.  Tel 
commence  froidement  et  termine  bien.  Tel  est  bon,  généreux, 
en  bourrant  ceux  qu'il  oblige.  Tel  est  mielleux,  caressant,  qui 
ne  laisse  pas  glisser  un  écu  de  sa  bourse...  Un  penchant  plus 
fort  qu'eux  les  entraîne.  Presque  tous  ont  un  mode  de  juge- 

257 


ment,  provenant  de  leur  métier  habituel,  qu'ils  reportent  en 
toutes  choses  :  pour  un  observateur,  il  lui  suffit  d'entendre 
parler  quelqu'un  pour  savoir  son  état.  En  général,  quand  on 
connoît  bien  un  homme,  et  de  quelque  manière  qu'il  com- 
mence, on  sait  où  il  aboutira  dans  ses  entreprises.  Les  ressorts 
de  son  caractère  étant  ainsi,  il  ne  peut  être,  ni  agir,  ni  aboutir 
autrement  qu'il  ne  fait.  On  peut  se  contraindre,  se  tromper,  soi 
et  les  autres,  dans  le  commerce  usuel  de  la  vie  ;  mais  après  avoir 
forcé  quelque  temps  ses  inclinations,  on  revient  à  sa  nature;  et 
plus  on  s'en  est  éloigné  avec  effort,  plus  la  chute  naturelle  est 
véhémente.  Respectivement  à  nos  inclinations,  rien  n'empêche 
que  nous  nous  regardions  tous  comme  des  maniaques.  Quand, 
dès  notre  jeunesse,  nous  avons  contracté  des  habitudes,  c'est  pour 
kl  vie.  L'éducation  nous  subjugue,  et  c'est  un  bien  si  elle  est 
bonne.  De  père  en  fils,  en  s'exerçant  sur  les  mêmes  objets,  on  se 
perfectionne  de  plus  en  plus  :  c'est  alors  qu'on  peut  dire  que  les 
habitudes  forment  une  seconde  nature.  L'architecte  et  le 
sculpteur  s'occupent  des  formes;  le  peintre,  des  nuances,  des  cou- 
leurs qui  représentent  toutes  choses;  le  musicien  imite  les  sons  de 
la  déclamation  de  tous  les  êtres  actifs  et  passifs;  le  poëte  est  péné- 
tré du  sens  et,  pour  ainsi  dire,  de  la  couleur  des  paroles;  le 
philosophe,  du  système  général  de  tout  ce  qui  est...  Nous  nous 
étonnons  réciproquement  de  nos  conquêtes  acquises  par  le 
temps  et  l'expérience.  L'exaltation  des  esprits  dans  les  uns,  la 
froide  réflexion  dans  les  autres,  nous  donnent  une  allure  telle 
de  notre  occupation  favorite,  nous  impriment  les  stigmates 
indélébiles  de  notre  objet,  tellement  que  nous  pourrions,  dis-je, 
nous  prendre  tous  pour  des  êtres  singuliers,. des  fous,  si  nous  ne 
méritions,  par  là-même,  les  noms  de  sage  dans  notre  emploi. 
Dans  le  temps  de  ma  jeunesse,  quand  je  chantois  moi-même  ma 
musique  pour  qu'elle  fût  bien  comprise,  je  me  suis  trouvé  assez 
souvent  avec  Maleshcrbes  (i)  et  Condillac  qui,  les  yeux  fixés 
sur  moi,  mecoutaient  avec  une  sorte  d'étonnement.  Je  les 
entraînois,  je  les  captivois  malgré  eux  et  leur  esprit  rectangle. 
Mais,  sans  doute,  ils  jugeaient  mon  délire  musical  fort  singu- 
lier; ils  se  disoient  à  eux-mêmes  (je  voyais  cela  à  leur  mine)  : 

(i)  Chr.-Guill.   de   Malesherbes,   magistrat  et  ministre,  né  à  Paris  en   1721,  arrêté 
comme  suspect,  condamné  et  exécuté  en  1794. 

258 


«  Quoi,  se  peut-il  que  pour  former  une  succession  de  sons 
d'après  le  sens  des  paroles,  ce  jeune  homme  emploie  son  âme 
toute  entière  !  »  Ils  n'eussent  pas  porté  un  autre  jugement  du 
poëte  ou  du  peintre,  quoiqu'ils  estimassent  les  arts  et  les 
artistes. 

Un  philosophe  me  disoit  que  l'instinct  brut  des  animaux 
ressembloit  à  notre  raison  aliénée  :  oh!  que  nenni  !  L'instinct 
et  la  raison  me  semblent  être  ce  que  j'ai  dit  au  commencement 
de  ce  chapitre.  A  la  vérité,  les  animaux  sont  doués  de  plus  ou 
moins  d'instinct  qui  les  rapproche  de  nous;  mais  chez  eux, 
l'instinct  est  impérieux  et  leur  raison  n'est  qu'éducation  foible. 
On  remarque  même  en  eux  une  espèce  de  folie  qui  les  fait 
dévier  de  leur  instinct,  comme  nous  de  la  raison. 

Vais-je  m'arrêter  à  cet  endroit?  Vais-je  clore  ici  cet  ouvrage? 
Pourquoi  borner  le  cours  de  mes  réflexions  sur  un  sujet  inépui- 
sable? La  main  du  temps  ne  viendra-t-elle  pas  m'arrêter  à  mon 
heure  marquée?  G  nature  sublime  dans  l'être  sensible  et  rai- 
sonnable !  Ton  cours  rapide  ne  nous  laisse  qu'apercevoir  les 
objets.  Mille  fois  la  vie  de  l'homme  ne  sufïiroit  pas  pour  appro- 
fondir tes  mystères.  Ce  n'est  qu'en  unissant  notre  existence  à 
celle  des  hommes  qui  nous  ont  précédés,  et  en  idée  à  ceux  qui 
nous  suivront,  que  nous  pouvons  satisfaire  notre  impatience. 
Toi  qui  douas  l'homme  d'un  instinct  insatiable  et  d'une  intelli- 
gence trop  foible  pour  ses  élans,  viens  encore  échauffer  mon 
âme  !  Après  t'avoir,  dans  mes  jeunes  ans,  consacré  mes  douces 
et  harmonieuses  sensations,  permets  encore  au  reste  de  mes 
facultés  pensantes  de  manifester  ta  grandeur.  C'est  toi,  Être 
grand,  qui  m'animes,  et  si  l'insecte,  coloré  de  la  substance  des 
fleurs  dont  il  s'alimente,  atteste  ta  puissance,  je  ne  veux,  comme 
lui,  qu'attester  que  tout  vient  de  toi,  prospère  par  toi,  retourne 
en  toi,  depuis  le  premier  jusqu'au  dernier  instant  de  l'existence 
des  siècles. 


TABLE  DES  CHAPITRES 
CONTENUS  DANS  CE  PREMIER  VOLUME 


Chapitres.  l'oses. 

I.     Introduction i 

II.     Suite  d'introduction 4 

III.  Naissance 7 

IV.  Suite  du  précédent ...  9 

V.     Nécessité  de  revenir  à  un 10 

VI.     Deux  manières  de  corriger  les  hommes 12 

VII.  Quelles  sont  les  substances  dont  l'homme  est  composé; 

quelles  sont  leurs  propriétés  ? 14 

VIII.     Réflexions  sur  le  chapitre  précédent 17 

IX.     Suite  des  réflexions .  iq 

X.     La  nature  crée  partout 22 

XI.     Pourquoi  les  hommes  sont  différens ^5 

XII.     Maternité 27 

XIII.  L'homme  imitateur 20 

XIV.  Balance S^ 

XV.      Mobilité  de  la  nature ?5 

KVI.     Recours  contre  soi-même 37 

XVII.     Sympathie 3p 

XVIII.     Nerfs 4S 

XIX.      Facultés,  caractère ^ù 

XX.     Mariage 5i 

XXI.     Savoir  ce  qu'on  veui           5;^ 

XXII.     Tic  ou  grimace 37 

XXIII.  Amour-propre 5c) 

XXIV.  Différence  entre  la  sensibilité  et  l'irritabilité 61 

261 


Chapitres. 

XXV. 

XXVI. 

XXVII. 

XXVIII. 

XXIX. 

XXX. 

XXXI. 

XXXII. 

XXXIII. 

XXXIV. 

XXXV. 

XXXVI. 

KXXVII. 

XXXVIII. 

XXXIX. 

XL. 

XLI. 

XLII. 

XLI  II. 

XLIV. 

XLV. 

XLVI. 

XLVII. 

XLVIII. 

XLIV. 

L. 

Ll. 

IJI. 
I.lll. 

LIV. 

LV. 

LVL 

LVII. 

LVIll. 

LIX. 

LX. 

LXI. 

LXII. 


Pages 

Des  habitudes 86 

Régime  majeur 88 

Du  conflit  des  passions qi 

Du  choix  des  rapports  entre  époux 96 

Des  affections 102 

Le  nœud  gordien 104 

Coup  d'œil  de  statique  morale log 

Pour  faire 119 

Manière  de  se  conduire  selon  les  divers  états      ....  124 

Dissertation  sur  un  verre  d'eau 129 

Des  facultés  négatives  des  êtres 1 3 1 

Qu'est-ce  qu'un  rêve  philosophique? i3ô 

Suite  du  précédent lig 

Quelques  idées  sur  la  durée  de  notre  vie   .     .           ...  142 

Savoir  se  taire 145 

Savoir  écouter 148 

Tout  chemin  mène  à  Rome i5o 

Amplification  du  chapitre  XXVI  où  je  dis  :  «  Vieillards, 

défiez-vous  des  derniers  éclats  de  la  Lampe  ».  .  .  .  134 
Un  peu  d'originalité  ou  de  folie  semble  souvent  dépasser 

le  génie,  le  talent  et  même  la  sagesse iSy 

Récapitulation 161 

Des  idées  dérobées i6q 

Y  a-t-il  des  rapports  entre  l'harmonie  sociale  et  celle  des 

sons? 171 

Lire  dans  les  nues 178 

Régime  pour  conserver  nos  facultés  intollectuellLS  .     .     .  181 

Des  fausses  prétentions  à  l'esprit 184 

L'indiflerence  est  la  plus  dangereuse  maladie  de  l'àme.  .  ]8h 
(3li  l'on  recherche  comment  et  pourquoi  les  uns  voient 

tout  en  bien,  d'autres  tout  en  mal 189 

Colère 1 02 

liourrus  bienfaisans,  doucereux    malfaisans,    il   y  a  plus 

des  seconds  que  des  premiers;  pourquoi  i* 11)4 

Tout  est  chimie u)8 

On  juge  souvent  d'une  chose  par  une  autre jo-j 

Je  ne  professe  plus,  je  m'amuse ...  -206 

Retour  sur  soi-même 1208 

Les  bons  meurent-ils  plus  tôt  que  les  méchants;'           .      .  211 

Marche  naturelle -juS 

Des  Esprits  ou  des  êtres  incorporels 222 

Des  charlatans 232 

I')es  flatteurs 235 

262 


Chapitre?.  fAget. 

LXIII.     Des  punitions  corporelles 241 

LXIV.  D'un  établissement  qui  nous  donne  de  bons  domestiques.  243 

LXV.     Type 24(3 

LXVl.     Quelques  objections  de  l'athéisme 24(1 

l.XVll.  Des  trois  règnes  et  de  quelques-uns   de   leurs   rapports 

moraux 252 

LXVIII.     Instinct  et  raison 236 


FIN  DU   PREMIER  VOLUME 


Impi'imé  pour 

MM.  G.  Van  Oest  â  C^  Editeurs, 

par  L'Imprimerie 

(AnC  EtabV'  ¥'•'  Momiom) 

Bruxelles. 


vvl  ^ 


927.81  G865r 


3  5002  00393  1859 

Gretry,  André  Ernesl  Modeste 
Reflexions  d'un  solitaire. 


ML    410     . GÔ3    A3    1 


Gr    e-try,     Andr    e    Ernest. 
Modeste,      1741-1613. 

.  .  .     R    e:£le:xlons    d'un 
solitaire