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RÉFLEXIONS D'UN SOLITAIRE
Cet ouvî'age a été tiré à 42S exemplaires
sur papier de Hollande à la cuve Vaji Gelder Zonen,
numérotés de i à 42S.
Exemplaire n" '-Oo
PORIKAir l)K (ÎRÉTKV (lySS)
par M""' Vinée Lebrun (Musée de Versailles).
ŒUVRES COMPLETES DE GRETRY
PUBLIÉES PAR LE GOUVERNEMENT BELGE
RÉFLEXIONS
D'UN
SOLITAIRE
PAR
A.-E.-M. GRÉTRY
MANUSCRIT INEDIT
PUBLIÉ PAR LES SOINS DE LA COMMISSION POUR LA PUBLICATION
DES ŒUVRES DES ANCIENS MUSICIENS BELGES
AVEC UNE INTRODUCTION E,T DES NOTES
PAR
Lucien SOLVAY et Ernest CLOSSON
TOME PREMIER
BRUXELLES & PARIS
LIBRAIRIE NATIONALE D'ART ET D'HISTOIRE
G. VAN OEST cS: C'e, ÉDITEURS
1919
■ é-^3
A3
INTRODUCTION
Grétry avait environ quarante-six ans. Applaudi et
admiré universellement comme le plus spirituel, le plus
tendre, le plus français des musiciens dramatiques, il était
alors dans toute sa gloire ; il avait composé et fait repré-
senter ses meilleurs opéras, le Tableau parlant, Zémire
et Azov, Liicile, \ Amant jaloux, la Caravane du Caire,
\ Epreuve villageoise, Richard Cœur -de -Lion Les
œuvres qui devaient suivre allaient connaître des fortunes
diverses, heureuses parfois, mais inférieures en somme à
celles de ces partitions-là. Déjà en cet esprit charmant et
fécond les sources d'inspiration commençaient à se tarir.
Quoiqu'il fût dans la force de Tâge, vaguement approchait
l'heure, désirable pour lui-même et pour tous, d'une
retraite prudente Il s'en rendait compte et, de bonne
grâce, il s'y résignait. Il s'y résignait d'autant mieux que,
dans sa pensée, cette retraite ne serait pas inactive et sté-
rile. Une ambition nouvelle le tourmentait ; à sa couronne
glorieuse de musicien, il rêvait d'ajouter un fleuron de
-plus : celui de littérateur. Dans ses luttes incessantes pour
la conquête de la renommée, n'avait-il pas coudoyé les
personnages les plus illustres, assisté à d'innombrables
événements, remué dans son cerveau tant d'idées délicates
et neuves, qu'il avait cherché à exprimer dans son art?
Ces idées, de quel prix ne seraient-elles pas, exprimées
sous une autre forme, moins concrète? Ces impressions
et ces souvenirs d'une carrière brillante entre toutes, com-
bien la postérité lui serait reconnaissante de les lui com-
muniquer avant qu'il disparût ! Et combien précieux aussi
les conseils d'un tel maître, fruits d'une expérience longue
et fructueuse!... C'était la coutume alors, parmi les gens
de lettres, d'écrire leurs Mémoires : Grétry voulut écrire
les siens, moins encore, nous avoue-t-il aimablement, pour
instruire la postérité que pour contenter ses propres désirs.
Il en publia le premier volume en 1789, sous le titre
à! Essais sur la musique. La suite se fit attendre : peut-
être même, repris tout entier par sa musique, n'aurait-il
pas songé à nous la donner si de grandes douleurs qui le
frappèrent en ce moment, — la mort coup sur coup de ses
trois filles, Jenny, Lucile et Antoinette (en 1787, en 1790
et en 1797), — ne l'avaient déterminé à chercher en des
travaux plus paisibles que ceux qu'exige la vie de théâtre
les consolations dont son cœur de père avait besoin. C'est
alors qu'il écrivit le deuxième et le troisième volumes de
sts Essais ; ti, chose inattendue et un peu regrettable, ce
n'est plus de ses succès et de sa gloire qu'il songe à nous y
entretenir : tout ce qui, dans le cours de sa carrière, l'avait
retenu et passionné, il paraît, dès cet instant, s'en désin-
téresser. Ces deux derniers volumes de Mémoires (ou
Essais sur la musiqtie), publiés en 1797 sous les auspices
du Gouvernement, sont purement didactiques : le compo-
siteur, que le début de son ouvrage nous avait montré
avant tout épris de sa renommée, soucieux de ce que diront
de lui les siècles futurs et de ce qu'en pense le siècle pré-
sent, a fait place tout à coup au moraliste et au profes-
seur; ceux-ci, presque seuls, font entendre leur voix,
exprimant, sur mille sujets variés, des idées générales, que
des liens plus ou moins artificiels rattachent à la pratique
de l'art que le musicien a illustré. Puis, ça et là, au milieu
de ces graves théories, la douleur du père qui pleure la
mort de ses enfants éclate comme un sanglot. C'est ainsi
que, dans quelques pages d'une émotion poignante, il nous
raconte comment il a perdu ses trois filles bien-aimées (i) ;
il serait difficile de les lire sans attendrissement.
« Le chagrin a éteint presqu'entièrement mon ima-
gination », déclare Grétry dès les premières pages du
second volume de ses Essais (note de \ Introduction); « ces
second et troisième volumes sont plutôt un ouvrage de
raisonnement que d'imagination ». Il disait vrai. Etait-ce
la faute des épreuves qui l'avaient accablé, ou bien simple
coïncidence des événements? Toujours est-il que ce retour
vers le passé, traduit par un tel changement d'humeur et
d'esprit, marqua presque soudainement chez le composi-
teur un arrêt vers l'avenir. Certes, pendant que se mou-
raient ses filles, Grétry avait signé encore Raoul Barbe-
Bleue ( 1 789) , Pierre -le- Grand et Guillaume Tell ( 1 790
et 1791), Lisbeth t\, Anacréon {\^g6 et 1797); mais, mal-
gré des pages remarquables, ces ouvrages, bien que
conçus dans la plénitude de ses facultés, ne valaient pas
leurs aînés. Il ne les avait pas créés dans la joie; ils étaient
nés de nécessités ou de circonstances, d'engagements pris,
de promesses données. La Révolution lui imposa aussi
des tâches auxquelles il ne put se soustraire : elles ne lui
furent point favorables. Celles qui suivirent le lui furent
moins encore, avec Elisca (1798), le Casque et les
(i) Essais sur la musique, t. II, chap. LXVII injine.
Colombes (1801) et enfin Delphis et Mopsa (1802), qui clôt
la série sans aucun éclat. Après quoi le chantre de
Richard se tut définitivement. Il avait charmé toute une
génération : sa mission était accomplie.
Le foyer de son inspiration éteint, le maître vieillis-
sant se réfugia, selon son propre aveu, dans le « raison-
nement » . A peine les deux derniers volumes de ses Essais
avaient-ils paru qu'il s'attelait à un nouveau livre qui
continuait le précédent : De la Vérité, ou ce que nous
fumes, ce que 7ious sommes, ce que nous devrions être. Et
c'était là aussi, comme le titre l'indiquait clairement, un
ouvrage de « raisonnement plutôt que d'imagination ».
Plus que jamais, et bien décidément cette fois, le compo-
siteur délaissait la musique pour la littérature ; et, loin de
dissimuler l'affaiblissement de ses facultés productives, il
la proclamait avec la plus entière sincérité : « Je le dis
franchement, dit-il, soit parce que j'avance en âge (il était
né en 1741), ou que les républiques ne sont pas le pays
des illusions, aujourd'hui la musique m'intéresse moins
qu'autrefois Le langage musical a pour moi trop de
vague : arrivé presque à la vieillesse, il me faut quelque
chose de plus positif. L'homme de tous les âges est charmé
par l'attrait des beaux-arts, mais leur profession, en ce qui
a rapport au génie, ne convient qu'à l'âge où l'imagination
et ses doux prestiges sont dans toutes leurs forces. Il est
temps de préparer ma retraite, et la philosophie, la raison,
qui sont une même chose, deviennent mon partage ».
Un tel renoncement, chez un homme que le succès
aurait pu enivrer, n'allait pas sans quelque décourage-
ment. On en retrouverait peu d'exemples parmi les musi-
ciens célèbres. Mais il est tout à la louange de Grétry, et
ne saurait s'expliquer par le chagrin seulement. La clair-
voyance d'un jugement sévère guidait sa volonté.
IV
Les trois volumes de la Vérité paraissaient en 1801
(l'an IX, à Paris, chez Pougens). Et, aussitôt après, la
même année, le Maître, ayant rempli ses derniers enga-
gements de compositeur dramatique, et inébranlablement
résolu à ne plus en accepter d'autres, entreprenait un tra-
vail du même genre, mais beaucoup plus considérable
encore : les Réflexions d'tm solitaire, qui devait être son
véritable testament intellectuel. Installé depuis trois ans
dans l'ancienne demeure de Jean -Jacques Rousseau,
r« Ermitage d'Emile », qu'il avait acquise, il y travailla
sans relâche jusqu'à sa mort (24 septembre i8i3). Il n'eut
point la joie de le voir livré au public, et il n'y songeait
point d'ailleurs. Ecrit au jour le jour, il le considérait
comme un legs fait à ses héritiers, comme un dépôt sacré
renfermant sa pensée la plus intime. Sans aucun doute,
quoi qu'il en ait dit, il se flattait que cette pensée serait
communiquée au monde après lui ; malheureusement, ses
héritiers ne se préoccupèrent point de la garder aussi res-
pectueusement que le souhaitaient ses intentions et ses
désirs. L'ouvrage formait huit gros cahiers in-quarto,
écrits de sa main d'un bout à l'autre (i), d'une écriture
large et ferme (2), avec, en marge, de nombreux ajoutés
et des annotations, et, en tête, des tables des matières.
A la mort de Grétry, ces huit cahiers manuscrits, soigneu-
sement reliés, furent déposés chez le notaire de la succes-
sion, M'' Lahure ; ils y restèrent jusqu'en 1820; après
quoi, les héritiers ne trouvèrent rien de mieux que de se
les partager!... Dispersés au hasard, ils s'en allèrent de
divers côtés, on ne sait où, parfois déchirés, lacérés, dis-
tribués par fragments, sous prétexte de souvenirs, à de
(i) Une trentaine de pages (aSi à 282) du chapitre XXXI du tome I sont d'une
autre écriture, féminine, scmble-t-il; en marge, les ajoutés et les notes sont de la main
de Grétry.
(2) Nous reproduisons plus loin, en iac-simile, le titre général de l'ouvrage.
quelconques amateurs d'autographes, puis égarés chez les
bouquinistes et dans les ventes publiques, ou perdus même
totalement. Seul, un petit-neveu de Grétry, M. Paul de
Grétry, vraiment soucieux de la mémoire de son ancêtre,
a conservé intacts trois de ces précieux volumes, le pre-
mier, le deuxième et le sixième, qu'il avait pu sauver du
naufrage. Il y a quelques années, on s'est avisé de recueillir
les autres épaves, en essayant de reconstituer l'ouvrage
tout entier, et l'on y est parvenu en partie : la Bibliothèque
nationale de Paris possède le cinquième volume, prove-
nant de la succession de Cécile Grétry, née Buchet, la
petite-nièce du Maître, mais auquel manquent cependant
quatre chapitres. La Bibliothèque de l'Opéra a acquis le
quatrième volume, qui avait appartenu avant cela au très
distingué musicologue, M. Charles Malherbe. Une partie
du troisième volume (chapitres XXVI et XXX), le septième
en entier, sauf quatre chapitres, et cinq chapitres du hui-
tième sont à Liège, au Musée Grétry. Quelques fragments
encore ont pu être retrouvés. Le reste, tout le fait craindre,
n'existe plus.
C'est cet ouvrage, resté inédit, à part deux ou trois
fragments parus dans les revues (i), que la « Commission
pour la publication des Anciens musiciens belges » publie
aujourd'hui sous les auspices du Gouvernement belge,
comme complément à l'édition définitive des œuvres musi-
cales de Grétry entreprise par elle il y a près de trente ans
et qui, à l'heure actuelle, est à peu près achevée (2). Il eût
été injuste de le laisser ignorer plus longtemps de tous ceux
qu'intéressent le passé artistique de la Belgique, les mai-
(i) L Annuaiit' du Cunservatoire ru)jl de Brujcelles (>i\' année, i8gi) a publié le
chapitre XXIX du deuxième volume; le Mercure de France (numéro du i6 novembre igiS')
a donné le chapitre IX du cinquième volume; enfin un autre fragment, sans indication
d'origine, a paru dans la Revue de Paris (avril 1S45).
(2) Actuellement, quarante-deux partitions (piano, chant et ori hostre) i>nt paru. 11 en
VI
très qui l'ont illustré et, en particulier, le délicieux com-
positeur dont l'art lyrique s'enorgueillit à bon droit. Assu-
rément, tout n'y est pas excellent, pas plus que dans les
trois volumes des Mémoires ou Essais sur la musique et
dans les trois volumes de la Vérité ; il y a là, pourrait-on
dire, « du bon, du mauvais et du pire ». Le principal
attrait de cet ouvrage est son extrême diversité. « Un peu
de tout » pourrait, dit lui-même Grétry (vol. II, chap. L),
lui servir d'épigraphe. » Ailleurs, il appelle ses Réflexions
« les joujoux de ma vieillesse (vol. VII, chap. XIX) », ou
encore : « une récapitulation d'idées propres à l'âge avancé,
une espèce de polype littéraire qu'on peut couper partout
et qui partout se rejoint (vol. I, chap. LVII) ». Il va même
jusqu'à les qualifier — non sans quelque raison parfois —
de « radotages (vol. VI, chap. I) »... Ne nous y fions pas
trop cependant ; cette modestie, ainsi que nous le verrons
plus loin, cache un peu de vanité ; mais elle est pleine de
bonne grâce et donne un charme de plus à sa sincérité.
Grétry revient souvent, avec insistance, sur les rai-
sons qui l'ont déterminé à écrire ses Réflexions. Tantôt
il s'en explique, comme ci-dessus, avec une souriante bon-
homie, « La solitude, dit-il encore (vol. I, chap. I), a fait
naître ces réflexions que j'eusse volontiers intitulées Rêve-
ries du promeneur solitaire si Jean-Jacques Rousseau ne
se fût emparé de ce titre avant moi »... Et il ajoute que
c'est dans les mêmes lieux, encore tout embaumés des sou-
venirs du philosophe de Genève, qu'il a jeté sur le papier
« ces idées philosophiques que l'hermitage d'Emile semble
inspirer à ceux qui l'habitent ». Cette candeur n'est-elle
reste sept à paraître. La Commission était ainsi composée en 1914, au moment où la guerre
interrompit ses travaux : MM, Emile Mathieu, président; Lucien Solvay, secrétaire; Sylvain
Dupuis, Paul Gilson. J. Van den Eeden et Léon Du Bois, membres; Ernest Closson et
Ad. Wouters, membres-adjoints. M. Van den Eeden, décédé depuis, a été remplacé par
M. Karl Mestdagh.
\I1
pas délicieuse? Puis : « C'est après avoir fait plus de cin-
quante opéras que je passe doucement les dernières années
de ma vie en écrivant bien plus pour être occupé que dans
l'idée fastueuse d'instruire les hommes... » Enfin : « Il
régnera dans cet ouvrage une espèce de désordre »...
Mais bientôt le naturel revient au galop. « Baga-
telles », « joujoux », « radotages », peut-être; Grétry
nous l'a avoué, très humblement, et nous pouvons l'en
croire jusqu'à un certain point. Il n'empêche qu'il en
fait tout de même quelque cas; jugez-en. A maintes
reprises, il n'hésite pas à se comparer à un philosophe qui
n'est certes pas le premier venu, à Montaigne... Ma foi,
oui ! à Montaigne, pour sa littérature, comme il se com-
pare à Pergolèse pour sa musique. Des personnes aux-
quelles il a lu des fragments de son livre le lui ont dit :
— « C'est du Montaigne! » Et il les croit sincèrement.
Au fait, Montaigne, dans ses Essais, n'a guère parlé des
femmes ; et il en parle, lui, beaucoup : il le continue donc,
il le complète... Encore un peu, et il lui serait supérieur!
En tout cas, il se déclare « plus fort que lui dans cette
partie »... Voyez, à cet égard, le quatrième volume, cha-
pitre X, in fine, et chapitre XV; le cinquième volume,
chapitre XXI ; le septième volume, chapitre XIX; etc.
D'autre part, nous confie-t-il aussi (vol. IV, chap. XXV),
un savant a estimé que le mot de « Rêveries » ou de
« Reflexions » est un peu trop familier, et eût convenu à
un tout autre ouvrage que celui-ci, « qui est philosophique
et moral » ; ce savant lui a proposé ce titre meilleur :
Rapports oitre le physique et le moral des choses. . . Grétry
repousse ce titre, qu'il trouve trop « fastueux » ; mais on
sent bien (juc la proposition le flatte infiniment. Il a la
conviction, au fond de lui-même, de faire œuvre de philo-
sophe et de moraliste; ce rôle lui plait, lui tient au cœur,
VIII
le soutient dans l'accomplissement de ce qu'il considère
volontiers, en véritable disciple des Encyclopédistes,
comme un devoir humanitaire. Ainsi grandit peu à peu
à ses yeux bienveillants la portée de ce qu'il nous avait
présenté tout d'abord comme de simples divertissements
de vieillard inoccupé.
A vrai dire, ce côté un peu trop ambitieux de son
travail nous attacherait médiocrement, et nous serait
même assez indifférent, s'il n'était signé de l'auteur de
Richard Cœiir-de-Lion. Grétry a vécu dans l'intimité des
erands hommes de la fin du dix-huitième siècle ; il a
connu Diderot, Grimm, J.-J. Rousseau; il les a lus assi-
dûment ; il a disserté avec eux ; et non seulement il peut
nous apprendre à leur sujet des choses capables de piquer
notre curiosité, mais il s'est imprégné de leurs doctrines
et s'est efforcé de se les assimiler au point parfois de croire
qu'elles sont un peu les siennes. Le fait est qu'il n'y a
point d'intelligence plus attentive aux multiples manifes-
tations de l'esprit humain. Tous les sujets lui paraissent
accessibles; s'il ne les comprend pas toujours très claire-
ment, il en est toujours curieusement enthousiaste. Les
récentes découvertes de la physique, de la chimie et de la
médecine l'ont ébloui ; il a une confiance aveugle dans
l'avenir de la science. Ayant l'orgueil justifié d'avoir
ouvert à la musique dramatique des voies nouvelles, il
accueille avec joie tous les progrès, et souvent môme les
présage, par une vague et inconsciente intuition. Les
théories naissantes de l'hérédité, de l'origine des espèces,
du transformisme le séduisent et le troublent ; il lui arrive
d'émettre des idées où sont en germe des systèmes dont le
dix-neuvième siècle s'enorgueillira à juste titre. Il y a du
prophète dans ce musicien. Ce qui n'empêche point son
cœur sensible d'artiste de lutter avec sa raison, de se
IX
laisser dominer par des influences beaucoup moins posi-
tives. La bizarre religiosité de son temps, mêlée de tant
d'éléments hostiles, renforcée par les ferments de son édu-
cation première, le laisse plein de doute et d'inquiétude.
Le culte de l'Etre suprême n'a pas suffi à sa soif d'idéal.
Et alors il s'efforce de concilier en lui ce positivisme
scientifique avec ce mysticisme, les lumières de son esprit
critique avec les vacillants flambeaux de . ses croyances
d'enfant; tout en admettant l'éternité d'un univers sans
commencement et sans fin, il affirme l'existence d'un
Dieu créateur et proclame avec force l'immortalité de
l'àme (i). En somme, il est religieux à la façon de
J.-J. Rousseau, dont il a épousé les théories sociales et
les paradoxes, moins par conviction que par coquetterie;
il lui a succédé comme habitant dans son Ermitage : il
voudrait bien nous faire croire qu'il lui a succédé aussi
intellectuellement. Comme lui, il déclare la guerre à la
civilisation au nom des droits de la nature, et c'est la
nature qui lui démontre Dieu. Seulement, il se fait de
celle-ci une idée assez différente : pour Rousseau, elle
vivait dans le charme, la diversité et la splendeur de ses
paysages non moins que dans ses créatures ; pour Grétry,
tout cela semble lettre morte. Au milieu même du décor
magnifique qui inspira au philosophe genevois ses élans
les plus lyriques, sa sensibilité reste muette ; pas une
seule fois il ne nous apparaît réellement impressionné.
Aime-t-il la campagne, comme l'aimait son illustre
devancier? Sans doute; mais il ne nous en dit rien.
L'Ermitage ne lui a communiqué aucune des émotions
(|uc nous pouvions espérer lui voir traduire par la
(i) V(iy</ il ( c pKjpus son iiiricux }irt)|ct de icniple à ri^trc suprême, avei céré-
monie annuelle (>t choeur (paroles et musique), en l'honneur du i< Créateur de l'univers ».
vol. Il.chap. IV.
X
plume, lui qui les avait si souvent traduites dans sa
musique. Il n'en a aperçu, dirait-on, ni les ruisseaux, ni
les grands bois voisins, pleins d'harmonies agrestes, et le
chant des oiseaux qui peuplent leurs ombrages n'a point
caressé son oreille de musicien et de poète. Pour Grétry,
la nature, c'est l'homme uniquement.
Cependant, de tant d'abstractions, de raisonnements
qui veulent être profonds et de commentaires philoso-
phiques et scientifiques, la personnalité du compositeur
se dégage bientôt. Au fond, c'est elle toujours, heureuse-
ment, qui domine, et reparaît lorsqu'on s'y attendait le
moins. A certains moments, Grétry n'est pas fâché de
l'occasion qui s'offre à lui de se défendre contre des cri-
tiques — évidemment injustes — dont il fut jadis la
victime, de rappeler ses succès, de nous dire, aussi modes-
tement que possible, de lui-même et de son « génie »,
beaucoup de bien, et surtout de se venger de ses anciens
ennemis... Car, comme tout homme célèbre, il eut, cela
va sans dire, des jaloux et des envieux. Certains chapitres
des Réflexions d'un solitaire sont de vraies pages de polé-
mique, acerbes et bien troussées. Reconnaissant aux
hommes qui l'aimaient et qui l'admiraient, il est impi-
toyable pour les hypocrites et les méchants. Un de ses
collaborateurs, Marmontel, tenta de le rabaisser : Grétry
lui fait payer cher son irrévérence et son mépris. Il étend
même sa vengeance sur la race tout entière des hommes
de lettres, qui lui furent pourtant si utiles, et principale-
ment sur celle des gazetiers, faux journalistes, « hommes
de lettres de seconde classe », qui se permirent de le
méconnaître, voire de le discuter. Et cette petite guerre
traditionnelle entre auteurs et critiques est divertissante
à souhait.
En fin de compte, Grétry, dans ses Réflexions
comme dans ses Mémoires, rattache à la musique la plu-
part des sujets qu'il traite. « yu'on soit persuadé en lisant
mes écrits, dit-il, qu'il faut connoître le cœur humain,
savoir analyser les sensations de l'homme, au moins par
instinct, pour être bon musicien... Je répète ici ce que
j'ai dû dire dans mes précédens ouvrages : J'avois trop
senti les choses pendant ma longue carrière dramatique
pour résister au besoin de jeter mes idées sur le papier
après les avoir dépeintes poétiquement et abstractivement
dans ma musique (vol. II, chap. LV, § 2). » — Ailleurs
il s'excuse de parler de ce que l'on pourrait ne pas consi-
dérer de sa compétence : « Comment, dira-t-on, un
musicien peut-il, ose-t-il...? » Sa réponse est victorieuse :
« Un musicien comme moi a dû étudier tous les tons ;
les tons sont accompagnés d'une pantomime, et la panto-
mime et le ton décèlent la conscience de tous, véridiques
ou menteurs. Je suis, si vous voulez, devenu philosophe
par les oreilles, comme d'autres par quelqu'autre sens...
(vol. IV, chap. VIII) >>.
Déjà dans ses Mémoires, Grétry s'était proposé d'étu-
dier les passions, les sentiments, voire les institutions
politiques « dans leurs rapports avec l'art musical ».
C'est un peu le même programme qu'il s'est tracé dans
ses Réflexions, mais il y apporte beaucoup plus de variété
et, dirais-je, de familiarité; les détails personnels et tout
ce qui concerne le métier de musicien y tiennent une
place plus large. Grétry trouve moyen de nous parler
de hii-nicme à propos de tout, et ainsi nous révèle-t-il
])lus d'un souvenir de sa carrière, de sa jeunesse, de
son bon pays de Liège, qu'il n'a jamais cessé de
chérir, de son tempérament sensuel et amoureux et de
son caractère. Il y a des pages tout intimes, qui sont
charmantes de grâce et d'émotion, notamment celles où
Xil
il nous conte ses premières amours (vol. I, chap. XVI),
la mort de sa femme (vol. VI, chap. XIII), les airs
qu'elle préférait, etc. Il en est d'autres, sinon pleines
d'esprit (l'écrivain-musicien manie la plume un peu lour-
dement, étant resté, malgré tout, « de son village »,
ce qui, pourtant n'est pas sans saveur), tout au moins
pleines de gaîté et d'humour, voire de gaillardise parfois,
— celle-ci, par exemple, un peu indiscrète même : « La
vieillesse, a dit quelqu'un, c'est le rosier du mois de jan-
vier : plus de feuilles, plus de roses, il ne reste que les
épines. A soixante ans, je ne connois point les épines de
l'âge avancé, et je cueille encore abondamment les roses
d'Anacréon... » Et, en marge, devant cette dernière
phrase, Grétry a noté ceci : « A l'hermitage d'Emile,
29 floréal an XI, jour de l'Ascension, à six heures du
matin » (i)... Heureux époux !... D'autres pages enfin,
où il nous parle, avec peut-être quelque amertume, de
sa vieillesse résignée (car, quelques années après cette
nuit de floréal, l'anacréontique mari semble s'être consi-
dérablement assagi), de la maladie dont il souffre depuis
longtemps, des raisons pour lesquelles il ne compose plus
(vol. V, chap. VI), se voilent de mélancolie. Mais tou-
jours, quand il arrive à nous parler de son art, c'est avec
une ardeur et un enthousiasme que l'âge n'a point
affaiblis. Ce sont les meilleures pages du livre; elles en
rachètent beaucoup de médiocres, où sa verve s'essouffle
et s'épuise, où il se perd en des phrases embrouillées et
obscures, où il « radote » enfin, pour employer sa propre
expression. Et ce sont ces bonnes pages qui nous rendent
son livre vraiment intéressant.
La plupart des biographes de Grétry ont traité avec
dédain ses écrits littéraires et spécialement les Réflexions
(i) Vol. I, chap. XXIV, sj -5 injtne.
XIII
d'un solitaire, qu'ils ne pouvaient connaître puisqu'elles
étaient inédites : ils lui ont même reproché de ne pas les
avoir jetés au feu... Or, ce sont les Mémoires de Grétry,
ce sont ses Essais sur la musique, qui ont fourni à ces
mêmes biographes les raisons les meilleures de louer son
esprit novateur et la hardiesse de ses théories musicales,
très en avance sur celles de son siècle, prêchant le respect
de la nature, la vérité de l'expression, la justesse de la
déclamation, l'accord constant entre les paroles et l'accom-
pagnement. On trouvera dans les Réflexioiis d'un solilaire
les mêmes idées, appuyées d'exemples typiques, de traits
tour-à-tour piquants, pittoresques et instructifs. La supé-
riorité de la musique « chantante » sur la musique savante,
pour laquelle il marque une antipathie légèrement égoïste,
est un des thèmes principaux de son ouvrage; il y revient
sans cesse, avec quelques autres sujets qui lui sont chers :
l'amour-propre de l'homme, mobile principal, selon lui —
et combien il a raison ! — de toutes les actions humaines,
bonnes ou mauvaises, la vieillesse heureuse des artistes
qui, « parvenus à la renommée, se reposent de leur vie
passée en se flattant qu'on prononcera leur nom dans
l'avenir avec respect et reconnaissance », et enfin l'amour,
« vertu reprocréative », la volupté, qu'il appelle le sixième
sens, et les femmes, — « cette peste à l'eau de rose », —
dont il dit beaucoup de mal, comme tous ceux qui les ont
beaucoup aimées.
Cette allure de causerie familière que le composi-
teur-écrivain liégeois a cru, sans trop d'orgueil, emprunter
à Montaigne et où abondent, parmi d'inutiles papotages
et d'avérées calinotades, les observations judicieuses, voire
profondes, cette façon de traiter les plus graves sujets
comme les plus badins sur un ton de bonhomie cordiale
ne laissent pas de paraître parfois un peu puériles, ou un
XIV
peu prétentieuses ; il arrive en ces moments-là que le style
se relâche singulièrement; et l'on comprend alors que
Fétis, qui n'eut sous les yeux que les ouvrages publiés,
revus et corrigés, et n'avait point connaissance des
ouvrages manuscrits, ait pu prétendre que la littérature
de Grétry n'est pas de lui et que d'autres tenaient la
plume quand il s'avisait de vouloir écrire : Fétis s'est
trompé lourdement. Mais ces maladresses et ces naïvetés
mêmes ont aussi leur saveur ; il y a dans tout cela tant de
franchise et de bonne foi! Une âme ardente s'y révèle
sans voile. Puis, que de renseignements curieux sur les
mœurs, les idées et les gens ! En même temps que l'his-
toire d'un homme qui connaît le monde et la vie, les
Réflexions d'un solitaire peuvent être considérées, par
certains côtés, comme l'histoire d'une époque, racontée,
en ses infiniment petits détails, par un témoin illustre et
ingénu.
Il est regrettable que les Réflexions de Grétry ne nous
soient point parvenues dans leur intégralité. Les titres de
quelques chapitres perdus, notamment dans le dernier
volume ( Comment faites-vous votre musique? . . . Sur mon
caractère, etc.), étaient riches de promesses. Quoi qu'il en
soit, nous avons reproduit le texte de l'ouvrage tel que
nous l'avons sous les yeux, dans l'ordre logique des
matières qu'il comporte, en regrettant les lacunes qui
l'interrompent ça et là forcément. Pour ne rien négliger,
nous l'avons fait suivre de quelques fragments qu'il
ne nous a pas été possible de classer avec exactitude,
mais qui, selon toute vraisemblance et malgré l'absence
d'indication authentique, appartiennent au manuscrit
original.
Et maintenant, il nous reste un devoir à remplir,
celui de remercier les administrateurs de la Bibliothèque
XV
nationale de Paris et de la Bibliothèque de l'Opéra, le
Conservateur du Musée Grétry, M. Hogge, ainsi que
M. Sylvain Dupuis, l'éminent directeur du Conservatoire
de Liège, qui ont bien voulu nous laisser prendre copie
des manuscrits dont ils ont la garde, et nous ont obli-
geamment prêté leur aide et leurs conseils. Il nous faut
remercier tout particulièrement M. Paul de Grétry, qui
n'a pas hésité à nous confier pendant plusieurs mois, grâce
à l'aimable intermédiaire de la Légation belge à Paris,
les trois volumes qu'il conservait avec un soin jaloux.
Quelques mots enfin au sujet de la façon dont nous
avons procédé, mon très précieux collaborateur M. Ernest
Closson et moi, pour mettre au jour, avec la sollicitude
qu'y eût apportée sans aucun doute l'auteur lui-même, les
Réflexions d'iin solitaire. Nous avons suivi, et cela va
sans dire, scrupuleusement, ses indications très précises :
division en volumes, en chapitres et parfois en paragra-
phes. Chaque volume manuscrit comportait environ six
cents pages ; Grétry comptait que, imprimé dans le format
de ses ouvrages antérieurs, il n'en comporterait que quatre
cents (i). Ce qui subsiste de ces huit volumes formera, dans
notre édition, quatre ou cinq tomes, que suivra une table
des noms cités dans le cours de l'ouvrage. Aux notes person-
nelles de Grétry, nous avons pensé qu'il ne serait pas inu-
tile d'ajouter quelques notes explicatives sur des person-
nages ou des événements oubliés ou peu connus. Quant
au texte môme, nous l'avons reproduit fidèlement, en
tenant compte des très nombreuses corrections et addi-
tions faites en marge par l'auteur. La seule licence que
nous nous soyons autorisée, c'est de ne point respecter ses
négligences grammaticales et sa ponctuation illusoire, non
plus que certaines formes de langage surannées qui, de
(i) Vol. VI, chap. I préliminaire.
X\l
loin en loin, émaillent le texte sans lui donner plus d'in-
térêt ; nous ne supposons pas que la mémoire de Grétry
en souffrira énormément. Celui-ci était avare de majus-
cules, même au commencement de ses phrases ; on ne nous
en voudra point de les avoir placées là où il en fallait.
Mais ceci est plus grave : dans beaucoup de mots d'ac-
ception courante, et surtout dans les noms propres, l'or-
thographe de notre compatriote est d'une fantaisie accu-
sant plus de distraction encore que d'ignorance : c'est une
orthographe de musicien et de grand seigneur. Nous
l'avons corrigée sans scrupules, en adoptant l'orthographe
et la typographie habituelles de l'époque (i). Quand des
mots étaient oubliés par suite d'une évidente erreur, nous
nous sommes permis de les rétablir. Par contre, nous
n'avons eu garde de modifier les tournures de phrases
qui, tout en étant incorrectes, semblaient voulues et pou-
vaient parer le style de quelque pittoresque. Il y avait là,
en somme, tout un travail de révision et de mise au
point, très délicat et très attentif : nous espérons en être
venus à bout heureusement.
Ainsi présentées, les Réfiexioiis d'un solitaire de
Grétry ne laisseront pas indifférents les musiciens et les
lettrés, comme souvenir et comme document. Mais peut-
être méritent-elles, à l'heure présente, d'être, pour nous
tous, mieux encore que cela. Lorsqu'éclata la guerre ter-
rible qui déchira le cœur de la patrie, elles étaient prêtes
à paraître... Elles voient le jour maintenant, dans l'aube
de la délivrance si longtemps attendue et si chèrement
(i) Quoique écrivant dans les premières années du XIX<" siècle, Grétry, à l'instar de
plus d'un écrivain contemporain, conserve la lettre o dans les mots /ranço /a', anglais, fai-
blesse, etc., et dans les imparfaits et les conditionnels. Cependant, bien avant la fin du
XVII l» siècle, on avait commencé à substituer la lettre a à la lettre o, et à écrire ces mots et
ces temps de verbes comme on les prononçait. Voltaire, dans son Dictionnaire philasaphique ,
démontrait l'absurdité de l'ancienne orthopjraphe et se faisait le champion d'une réforme qui
déjà comptait de nombreux partisans.
XVII
achetée. Après tant de bruit et d'agitation, après tant de
douleurs et de misères, il nous sera infiniment doux d'en-
tendre enfin résonner, en son joli bavardage d'ancêtre, la
voix aimable de celui qui, par la souveraine puissance de
Tart, réalisa, il y a juste un siècle, l'union, cimentée
aujourd'hui par le sang de nos enfants et de nos frères,
de l'héroïque pays de Liège et de la belle France.
Lucien SOLVAY.
X\I11
/t<ÀrL ' Z •
Fac-similé du titre uu manuscrit original,
APPARTENANT A M. PaUL DE GrÉTRV, A PaRIS.
CHAPITRE PREMIER
SERVANT d'introduction
« C'est aux pensées à nourrir les paroles, aux paroles à
vêtir les pensées », a dit Pythagore. Pour suivre ce sage précepte,
c'est plutôt une promenade qu'un voyage que nous allons entre-
prendre. Quand on veut établir un système complet par quel-
ques sciences, on s'expose à faire le contraire de ce que recom-
mande le philosophe athénien; souvent alors, les pensées se
nourrissent par les paroles, mais les pensées (s'il y en a) sont
noyées dans les paroles; il faut maintes idées accessoires pour
lier l'ensemble d'un système, pour faire un tout en apparence,
et ces idées secondaires éloignent de plus en plus de l'unité. En
les retranchant, il reste un noyau substantiel autour duquel le
lecteur judicieux ajoute les accessoires de l'idée principale et
existante : c'est ce que j'ai cherché à faire. Montaigne, vous
dit-on, est raboteux, incohérent, mais on convient qu'il est plein
de choses. Plutarque est crédule, superstitieux, mais il est
instructif, quoiqu'on ne croie pas tout ce qu'il dit. Soit par le
fond ou par la forme, il y a toujours quelque chose qui manque
à l'œuvre des hommes et, à tout prendre, il vaut mieux avoir
de quoi choisir dans une bonne bibliothèque en désordre que
de se promener vaguement dans les livres qui promettent beau-
coup à la première page et qui n'ont rien tenu à la dernière.
C'est l'amour-propre, supérieur à tout autre sentiment, qui
dicte ces ouvrages, et plus ils sont inintelligibles, plus l'amour-
propre de ceux qui les lisent feint de les comprendre. En un
mot, l'homme de génie écrit toujours d'une manière intéressante
parce qu'il a des idées; l'homme sans génie peut écrire bien,
très bien, et nous ennuyer parce qu'il ne dit rien qu'en se traî-
nant par les idées des autres. Je ne parle pas de l'immensité de
gravelures qu'on trouve dans Plutarque, Montaigne et surtout
dans Rabelais; ce qu'on appelle des naïvetés de ces temps
éloignés engagent plus qu'on n'en convient à faire relire ces
ouvrages; mais, encore une fois, ils sont pleins de substance;
c'est à ce titre qu'ils sont immortels.
La solitude a fait naître ces réflexions que j'eusse volontiers
intitulées « Rêveries du promeneur solitaire », si Jean-Jacques
Rousseau ne se fût emparé de ce titre avant moi. C'est dans les
mêmes lieux, encore pleins des souvenirs du philosophe de
Genève, que j'ai jeté sur le papier ces idées philosophiques que
l'Hermitage d'Emile semblent inspirer à ceux qui l'habitent.
« Un homme instruit ne peut séjourner ici sans avoir l'idée de
quelque ouvrage », me disait un écrivain illustre. Nulle part
aussi Rousseau n'a travaillé autant que dans cette retraite :
1° sa rédaction sur la Paix imiverselle de l'abbé de Saint-
Pierre ; 2° une partie du Contrat social ; 3° son Dictionnaire de
musique; 4° Julie; 5° Emile, sont les ouvrages qu'il produisit ou
auxquels il mit la dernière main pendant environ six ans qu'il
habita l'Hermitage et la ville de Montmorency.
Le genre qui inspirait Rousseau n'est pas également favo-
vorable à ses successeurs; non, sans doute : les hommes tels que
lui sont rares ; mais, je le répète, on ne peut être ici sans occu-
pations; et si après avoir composé de la musique Rousseau
devint philosophe, c'est après avoir fait plus de cinquante opéras
que je passe doucement les dernières années de ma vie en écri-
vant, bien plus pour être occupé que dans l'idée fastueuse
d'instruire les hommes (1). Il régnera dans cet ouvrage une
espèce de désordre; des réflexions tantôt physiques, tantôt
morales; des idées aussi variées que les sites de la forêt et sur-
(i) Voye^ l'épigraphe qui est a la tête de ce premier \olunie. 'G.) — Nous désigne-
rons, dans le cours de citta édition, par la lettre G les notes que Grétry a intercalées dans
son manuscrit.
tout des champeaux qui environnent mon habitation de prin-
temps, d'été et d'automne, et que je parcours journellement.
Mais peut-être y trouvera-t-on aussi de ces idées vivaces,
chaudes, agrestes, qu'un soleil brillant, un air vif, l'aspect et
l'odeur des bois, des mousses épaisses inspirent à ceux qui sont
en rapport avec les émanations pures, comme d'autres écrivains
n'ayant que des idées sales et sinistres semblent être en rapport
avec les émanations fétides des villes et des marais qu'ils
habitent.
CHAPITRE II
SUITE DU PREMIER
Notre siècle est fertile en découvertes physiques et les
mœurs se ressentent peu de ces progrès. Cependant, le vrai
résultat de ces expériences est de rectifier nos mœurs : tout doit
aboutir à ce point d'utilité. Il n'est point d'action morale qui
n'ait sa source physique; donc, il n'est point de découverte en
physique qui ne doive influer tôt ou tard sur la moralité de
l'homme.
Quelle est la cause physique de tel effet moral? doit être la
grande question des sages. S'il est un eflfet moral dont on ignore
la cause physique, les Académies doivent rester en surveillance
jusqu'à ce qu'elle soit trouvée. Le même homme, le même
talent ne peut faire l'immensité d'applications dont nous par-
lons : sans rivalité, le physicien et le moraliste doivent se par-
tager la besogne qu'un seul ne peut faire. Locke, pour le bon
plaisir d'une femme, esquissa l'œuvre que Condillac et ses suc-
cesseurs cherchent encore à perfectionner; mon travail sera très
insuffisant, je le sais, mais il produira d'autres efforts plus
efficaces.
Dans mes précédens ouvrages, j'ai souvent convié les gens
habiles à traiter ce sujet que Hippocrate et d'autres anciens
avoient ébauché et que J.-J. Rousseau avoit eu en vue sous le
titre de Morale sensitlve. Que de facultés seroienl nécessaires
pour bien faire ce livre! Il faudroit à la fois réunir la force de
l'homme et la finesse de tact de la femme, sans que l'un perdît
en empruntant de l'autre. Un homme y parviendra peut-être un
jour; une femme, jamais; à moins que la nature ne l'ait pré-
parée pour ce grand œuvre.
Si le bel âge de Rousseau eût appartenu au temps présent,
il eût, je pense, exécuté son idée chérie, qu'il abandonna ; mais
il l'eût traitée différemment : il eût pris le ton de ce dix-neu-
vième siècle. De son temps, l'éloquence étoit en première ligne,
la vérité en seconde; aujourd'hui, c'est le contraire. De son
temps, on cherchoit à séduire le lecteur par les charmes de
l'éloquence ; il étoit plus permis de colorier son objet, pourvu
qu'on fût attachant, qu'on n'osoit être vrai en communiquant
le moindre ennui, et tout est ennui pour qui n'a pas la con-
science de ce qu'il lit. Il manquoit d'ailleurs à Rousseau la base
principale de l'œuvre qu'il projetoit : alors, la physiologie étoit
à son berceau et ne s'est montrée que depuis lui sous l'aspect
imposant de science analytique. On doit en convenir, l'appli-
cation du moral au physique n'est qu'arbitraire quand ce der-
nier ne repose pas sur l'évidence la plus complète. Mais si cette
base essentielle manquoit à Rousseau, que de ressources n'eût-
il pas trouvées dans son âme brûlante de vertus, pour nous
montrer les rapports des sens avec les principes les plus purs de
la morale! Excepté dans les beaux-arts, dont l'essence propre
est de nous séduire par d'aimables subterfuges, aujourd'hui plus
que jamais l'éloquence devient suspecte si elle n'est d'une utilité
générale. Une preuve de trop, l'auteur perd sa cause : on veut
se rendre de bon gré, on ne veut plus plus être entraîné et
l'homme instruit ne se rend qu'à l'évidence des faits. On con-
noît à fond l'art de la séduction depuis que les séducteurs sont
analysés; aussi ce siècle est-il peu admirateur. Pour nous, l'ad-
miration est une semi-preuve d'ignorance. On use encore
aujourd'hui d'un autre stratagème pour se faire lire : on ose
dire ce que chacun fait, mais que les circonstances rendent
dangereux de publier. Une note de deux lignes, bien vibrante,
que toutes les bouches répètent, suffit au hardi-poltron pour
faire parler de lui quelques instans. Hommes astucieux! vos
hardiesses sont appréciées et l'opinion, qui mûrit tout, qui
surveille tout, vous range bientôt dans la classe des pygmées.
On dit que le bon style seul rend les écrits immortels : je
le crois pour tout ce qui regarde l'éloquence littéraire; mais
Plutarque, si juste en comparaisons (i) ; Montaigne, si rempli
de choses, ne vivent que de leurs idées ; eussent-ils mal écrit,
c'est dans ces pépinières que le moraliste doit se pourvoir; c'est
sur leurs branches agrestes qu'il faut greffer des rejetons que
leur sève vigoureuse fait fructifier.
Les époques des temps sont fixes; celles des choses sont
incalculables; on prévoit, mais on ne peut assurer. Plusieurs
siècles consécutifs peuvent n'amener aucune révolution réelle
dans les sciences, mais, en attendant, les sem.ences scientifiques
mûrissent. Je dis ceci en remarquant combien de fois nous
avons vu le public varier de système en matière de sciences, de
talens agréables, de style et de goût. 11 falloit plaire, toujours
plaire. On veut des choses, toujours des choses. Les hommes
du bon ton, du bon goût ont passé comme des insectes dorés ;
le style plus simple revient à la mode; les prétendus gens de
goût ne croyoient pas qu'on en vînt à juger les jugeurs comme,
du reste, la postérité nous jugera. Dans les caractères de
l'homme bien né ou de l'homme malsain que je tracerai dans
le cours de cet ouvrage, la méchanceté fera tant qu'elle voudra
les rapprochemens avec les hommes connus : je ne me charge
point des torts de sa malignité! J'ai trouvé, sans doute, parmi
les individus, les notions qui m'étoient nécessaires ; cependant,
j'atteste que ce n'est jamais à l'hom^me, mais aux hommes que
je m'adresse. Un homme, quel qu'il soit, ne fournit pas assez
pour un sujet aussi vaste; il a fallu cent modèles pour faire
l'Apollon : de même, il faut rassembler ici la généralité des
individus pour trouver l'homme! J'avertis encore une fois pour
toutes que je ne prétens pas instruire les autres en parcourant
les diverses matières de physiologie, de physique et d'anatomie;
je converse avec moi sur ces objets. Si jamais on lit ces
réflexions et que le lecteur y trouve son compte, tant mieux ;
si on ne les lit pas, je me serai toujours amusé dans mes idées;
on ne m'ôtera pas ce plaisir.
(i) Les Vies des Hommes illustres de Plutarque sont une comparaison continuelle;
et dans les premiers chapitres de sa Morale on trouve encore des comparaisons aussi
justes que brillantes, (('i.)
t)
CHAPITRE III
NAISSANCE
En naissant, sommes-nous un avec la nature? L'homme
a-t-il dégénéré depuis qu'il existe^ Pour répondre à ces deux
questions, nous dirons qu'il n'en est pas du physique comme
du moral de l'homme, qui varie, se perfectionne ou se corrompt
sans cesse; le physique, ou la nature, est incorruptible. Les
substances primordiales sont inaltérables dans leur principe ;
elles augmentent en force, s'atténuent, s'oblitèrent, se modifient,
se fondent, se mélangent, mais ne peuvent perdre leur carac-
tère qu'en s'incorporant avec d'autres substances qui alors les
dominent ou en sont dominées ou restent en équilibre. C'est
pourquoi la nature est impérissable et renaît quand elle semble
périr. Elle est toujours une chose propre à quelque chose,
bonne ou mauvaise, seulement en rapport avec les individus.
Il en est ainsi des couleurs primitives : le peintre peut les
mélanger, mais toujours une couleur quelconque existe.
On doit attribuer à l'état des humeurs et à leurs mélanges
les variations de caractère qu'on remarque dans l'homme : sa
santé, ses maladies, sa bonté, sa méchanceté, sa douceur, son
aigreur... Tout est en lui, il n'est que l'effet de sa cause. Savoir
neutraliser, diviser, empâter, fortifier, afîoiblir à propos, est le
secret de la médecine; mais que ce mot à propos est imposant!
L'enfant naît avec les qualités ou les vices de ses généra-
teurs : c'est-à-dire avec leurs humeurs. Il est bien, médiocrement
ou mal partagé; c'est-à-dire que ses substances sont en plus ou
en moins mélangées avec d'autres substances : coagulées, elles
croupissent, se putréfient et tuent; trop claires, trop peu sub-
stantielles, l'individu est sans force, il périclite ; en rapports
justes avec ses substances, il fructifie. Le mélange le plus veni-
meux, qui produit en nous la maladie la plus pestilentielle,
n'est tel que par une association fortuite entre substances enne-
mies qui cherchent à se délivrer l'une de l'autre et qui y par-
viennent toujours. Alors, l'individu fiévreux est en tiers avec
ses substances combattantes; il résiste ou périt, mais l'opération
chimique se réalise. S'il résiste, il est débarrassé; s'il périt,
d'autres individus commencent à vivre par la mort de celui qui
succombe.
O vous qui venez de perdre votre enfant chéri, gémissez,
mères éplorées! Vous, amans infortunés qui perdez l'objet de
vos tendres amours, accusez le ciel et la terre! La nature inexo-
rable ne s'arrête point; et déjà du cadavre adoré sortent mille
insectes joyeux, charmés des prémices de l'existence.
CHAPITRE IV
SUITE DU PRECEDENT
Au physique comme au moral, altération veut dire
mélange. Le sel sale l'eau, le sucre la dulcifie, mais l'eau
s'évapore et n'emporte que les essences; la matière reste sur
la terre : c'est ainsi que, même matériellement, nous fré-
quentons les cieux. Le miel mêlé avec le vinaigre fait un aigre-
doux; l'enfant bien né qui suit de mauvais exemples subit la
même métamorphose morale.
Les substances qui constituent l'homme ne sont presque
jamais mélangées dans un rapport assez désirable : il y en a trop
ou pas assez, du plus ou du moins quelque part. Cependant, rame-
ner tout à un, ou le plus près possible de l'unité, seroit au physique
comme au moral l'opération par excellence. On voit que l'indi-
vidu en général peut se modifier de trois manières : bon, s'il
est un ; mauvais, s'il contient trop ou trop peu ; médiocre, s'il
participe du bon et du mauvais. Trois en un appartient donc
aux différentes classes de tous les êtres. Nous prouverons cet
axiome dans la suite de cet ouvrage.
CHAPITRE V
NÉCESSITÉ DE REVENIR A UN
Si, comme les bêtes, les hommes étoient maîtrisés par leur
instinct, la morale seroit inutile. Les bêtes sont unes, les
hommes sont mille; il n'y a qu'une bête dans une bête, il y a
mille hommes dans un homme par la diversité des éducations
et des opinions. Qu'avons-nous gagné en voulant modifier
l'instinct des bêtes par notre raison? Rien; nous avons usé des
chaînes, des licous et, après tout, nous ne sommes guère plus
avancés, ni elles non plus. Nous, au contraire, nous avons
besoin de revenir au simple, d'où nos passions nous font dévier
sans cesse. De la manière dont nous philosophons aujourd'hui,
on diroit que nous voulons faire des hommes avec les bêtes et
des bêtes avec les hommes. Laissons ces brutes ce qu'elles sont,
laissons ce qui est bien tel qu'il est; quant à nous, plus nous
nous rapprocherons de l'unité, non pas bestiale mais raison-
nable, plus nous serons bien avec les autres et avec nous-mêmes.
Comment être bien avec soi et avec les autres, dira-t-on, quand
tous veulent et voudront toujours envahir le domaine de la
vérité? C'est là où commencent l'abus, notre misère, nos tour-
mens sans termes. Plus on possède, plus il faut de soins pour
conserver ses possessions; la fatigue nous gagne, le désordre
naît de toute part, on devient esclave de ses propriétés, le
bonheur nous tue si nous n'avons la force, si nous ne trouvons
la manière de revenir à un. C'est le but de cet ouvrage. Des
milliers de volumes ont été faits pour apprendre à acquérir ;
ici, c'est le contraire : on conseille de soustraire les inutilités (i).
Après avoir tant amassé pour nous rendre pauvres, il faut aban-
donner presque tout pour nous enrichir. Pourquoi l'homme
est-il insatiable? Ne saura-t-il jamais comparer sa courte exis-
tence à ses vastes désirs? C'est cependant là le mal qui le tue
ou le secret du bonheur. Si nous arrivons à ce point de per-
fectibilité, si nous pouvons devenir sages, si l'amour-propre
forcé dans ses retranchemens cesse d'être dupe de lui-même,
alors, pour être heureux, nous inviterons les vaniteux à se
charger des superfluités. Nous prierons ceux-ci de s'instruire
dans les vraies sciences dont nous profiterons au besoin, ceux-là
de se charger des biens de la terre dont ils ne peuvent s'em-
pêcher de nous faire part. Savant! invente, perfectionne... je
profiterai de tes découvertes. Artiste ! fais des maisons com-
modes, des tableaux, de la musique. . . je m'en délecterai. Homme
riche ! aie des palais en ville, des bois, des châteaux en cam-
pagne... j'en jouirai. Soyez tous mes régisseurs, mes intendans...
moi, j'admirerai, je profiterai sans souci, en vous remerciant
de votre bonhomie : et cet homme sera vraiment philosophe si
c'est à la vertu qu'il sacrifie ses inutilités. Mais posséder pour
dominer est la folie humaine. La Grèce a compté jusqu'à sept
sages. L'Europe pourrait peut-être en compter autant et, si l'on
passoit ces quatorze sages à l'alambic de la raison, il ne res-
teroit qu'un homme, ou bien peu d'hommes pensant de même
et ne faisant qu'un.
(i) « Que de choses dont je n'ai que faire ' » disoit un philosophe en parcourant
un château richement meublé. (G.)
.,Nj,.-^.^-;v vvj.^-^V^^V
â^S^V^-V ^• s/ V \/ >, r' ' '^V S/ V N/' V N/ V jiri
^o1 'X^ \^ \/ \/ N/ V^ \ ' c' , ' ' N^ V \/ V'V V/Vkq
CHAPITRE VI
DEUX MANIÈRES DE CORRIGER LES HOMMES
Il est deux manières de corriger les hommes corrompus
des vices de la société : il faut leur montrer des hommes meil-
leurs ou pis qu'eux. Dans les deux cas, c'est l'amour-propre
qui agit et réagit, mais ils sont humiliés dans un et satisfaits
dans l'autre et, comme nous nous déterminons pour ce qui
nous plaît, je préférerois la seconde manière. On avoit donné
à Louis XIV, étant enfant, un compagnon d'étude de son ûgc
qu'on punissoit quand le jeune roi faisoit quelque faute, (yétoit,
ce me semble, lui donner des leçons d'injustice. Si ce que l'his-
toire nous rapporte est vrai, que vouloit dire cet exemple aux
yeux de l'enfant? « Jeune sire, faites tout le mal quil vous
plaira, les autres seront battus ». Je crois que si ce jeune roi
étoit entêté, il falloit lui montrer un enfant plus entêté que lui
et le punir; s'il étoit ambitieux, un plus ambitieux; si gour-
mand, un plus gourmand...
Alors l'enfant, naturellement fier, eût aperçu ses propres
défauts dans les autres; il eût mis sous ses pieds les polissons
et il eût bien fait. N'est-il pas dangereux d'associer les vices
avec les vices, dira-t-on? Oui, quand ils sont à peu près d'égale
force, car alors, il y a équilibre de mal; mais remarquons que
je demande un enfant beaucoup plus entaché que celui que je
veux corriger et que je punis à ses yeux. Du reste, ce qui
12
convient à un caractère seroit nuisible à un autre. Un enfant
sans esprit, sans fierté, mal disposé au bien, sans imagination,
n'ayant nulle idée du bien et du mal, suivroit de mauvois
exemples qu'il faut éloigner de lui. On ne gagne rien à châtier
les imbéciles, on leur donne une dose de plus d'imbécillité.
De deux choses l'une : si nous voyons mieux que nous,
notre premier mouvement est d'en être jaloux : tant mieux
pourtant si nous voulons faire aussi bien ou mieux encore. Si
nous voyons dans un autre pis que nous-même, il nous fait
horreur. Je sais que dans un temps de ma vie où j'étois d'hu-
meur assez inégale, je pris par hasard un domestique qui étoit
cent fois pire que moi. Oh! le monstre, le détestable homme!
disois-je cent fois par jour, et je prenois ma part de la leçon.
Cet homme que j'ai chassé m'a fait beaucoup de bien (i).
La physiologie est la science qui occupe les hommes dans
ce temps. Quel est le but de cette science? Connoitre pour appli-
quer sans doute, connoitre le physique pour rectifier le moral.
Si l'homme étoit un, composé d'une seule substance, il y auroit
plus d'unité dans ses volontés, pourroit-on croire. Cependant,
les animaux sont, comme nous, une composition de plusieurs
matières et ils ne sortent pas de leur instinct à moins que nous
ne les y forcions. Il y a donc du mécompte dans notre arith-
métique morale, qu'il faut rectifier, ou convenir de bonne foi
que nous ne sommes pas faits pour vivre en grande société.
« Dieu, me disoit un homme, est un composé de tous les
germes de la nature. » — « Vous le faites bien petit, lui dis-je,
car vous parlez sans doute de la nature que nous connoissons ;
mais la nature n'est pas seulement sur la terre et dans les astres
que nous apercevons de loin... elle est dans l'Univers; il fau-
droit connoitre tout ce qu'il contient pour se faire une idée de Dieu
tel que vous l'entendez; après quoi, je demanderois encore
quels rapports il y a entre l'architecte et les matériaux qu'il a
employés et qu'il emploie? Entre celui qui est parce qu'il est
et celui qui n'est que parce qu'on lui permet d'être? Mais avant
de parler des effets, recherchons les causes et, d'après les
physiciens, voyons de quelles substances l'homme est composé. »
(i) — Pourquoi l'avez-vous chassé?
— Parce qu'on ne prend pas Témétique toute l'année. (G.)
l3
CHAPITRE VII
QUELLES SONT LES SUBSTANCES DONT L'HOMME
EST COMPOSÉ,
QUELLES SONT LEURS PROPRIÉTÉS? (i)
Plus on fera de découvertes chimiques, plus nous marche-
rons en avant dans l'étude de la physiologie interne.
Le terme de l'analyse, c'est l'unité pure, c'est Dieu; nous
rapprocher de l'unité ou de Dieu, c'est de plus en plus perfec-
tionner notre être : le terme de la perfectibilité humaine est
donc incalculable.
Pour rectifier le moral, il faut connoitre le physique, sans
quoi rien n'avance. A quoi sert-il qu'une femme blanchisse sa
peau pour se faire belle si son sang n'est pas pur ? c'est
l'enseigne attrayante d'une mauvaise auberge.
Les substances dont le corps humain est composé se
divisent en substances solides, molles et liquides. Les solides
sont les os ; les substances molles sont les muscles, les nerfs, le
cerveau, la moelle épinière, les vaisseaux... Les substances
liquides sont le chyle, le sang, la bile, la lymphe, la salive et
(i) Je regarde ce chapitre et les réllexions qui le suivent comme un appendice d'indi-
cations nécessaires auquel je renvoie d'avance le lecteur chaque fois que, dans le cours de
cet ouvrage, j'applique le moral au physique. Ce chapitre étant hors de ma compétence, je
l'ai fait lire à plusieurs physiciens habiles qui l'ont approuvé quoiqu'il soit incomplet, et,
comme je lai dit 1' « a, b, c » de la bciencc dont il traite. (G.)
H
toutes les humeurs sécrétées. De quoi sont composées ces
diverses substances? Les os sont composés de terre calcaire
absorbante et d'acide phosphorique ; les substances molles, de
terre et d'eau, d'alcalis fixe et volatil ; les substances liquides
sont composées d'eau, de quelques parties liquéfiées de toutes
les substances solides et molles : on trouve même une teinture
minérale dans le sang à laquelle on attribue la couleur rouge ;
il existe plusieurs gaz qui jouent un rôle important dans le
corps humain et, en général, dans celui de tous les animaux;
tels sont les gaz oxygènes, hydrogènes et azote. Quelles sont les
propriétés de toutes ces substances? La terre calcaire séparée de
l'acide phosphorique avec lequel elle est combinée dans les os
est de la chaux vive; c'est la même matière que celle des pierres
calcaires pures après qu'elle a été calcinée. Elle a, de même
que les autres terres absorbantes, la propriété de se combiner
aux acides. L'acide phosphorique est une combinaison de phos-
phore et d'oxygène. Le phosphore est un corps si combustible
qu'il brûle spontanément en dégageant de la lumière et de la
chaleur. Les alcalis fixes se retirent des cendres des plantes.
L'alcali volatil se retire des déjections des animaux et, en
général, de la corruption de toutes les substances animales.
L'eau, qui se trouve partout, est composée d'oxygène, principe
de la vie, d'hydrogène et d'une certaine quantité de matière de
la chaleur. L'eau, ce dissolvant universel, s'empare de toutes
les substances, bonnes ou mauvaises relativement à notre état
actuel. Combien de fois, dans un verre d'eau, ne trouvons-nous
pas la vie ou la mort? La bile est une humeur amère qui
fortifie l'individu quand elle n'est pas trop abondante. La salive
est de l'eau tenant en dissolution quelques substances salines ;
c'est un des moins composés des liquides animaux. Le chyle est
un liquide laiteux provenant des substances dont l'homme se
nourrit, et l'on sait que ces substances contiennent des sels
alcalins. Le chyle devient du sang en s'élaborant dans le
poumon et dans les artères. La lymphe est la partie aqueuse du
sang. Enfin, l'air atmosphérique, sans lequel nous ne pourrions
pas exister, est composé de gaz oxygène, de gaz azote ou mofette,
et d'un peu d'acide carbonique. Si l'oxygène ne corrigeoit l'azote
ou si ce dernier dominoit, on sent combien l'air que l'on respire
13
seroit mortel. Toutes ces substances, mêlées emre elles en diffé-
rentes proportions, fourniroient, comme on s'imagine, une
nomenclature infinie de mixtes, et ceci n'est encore que « l'a, b,
c » de la chimie, science à laquelle nous devrons un jour
une existence plus solide, une morale plus pure et une plus
longue vie.
Ajoutons à ceci les substances presque sans nombre qui
sont répandues dans la nature et qui sont plus ou moins incor-
porées avec les substances nutritives de l'homme, qui se modi-
fient par tous les degrés de chaleur interne de l'individu, qui se
changent, comme au fond du creuset, en alcalis plus ou moins
caractérisés... Enfin, lisez les bons dictionnaires de chimie et
d'anatomie et, d'après le nombre pour ainsi dire infini des
substances connues et reconnues, d'après les mille et une
propriétés de ces substances... établissez, si vous l'osez, une
direction morale à l'individu qui les contient ou peut les con-
tenir. Ce n'est donc que des aperçus que nous osons espérer.
Cependant, en supposant que tel individu est composé de telles
substances connues dans leurs principes, on peut indiquer quelle
sera sa direction morale, si les préjugés de l'éducation ne le font
dévier de sa route. L'habitude, dit-on, est une seconde nature,
nature en second qui commande à l'individu, jamais à l'espèce.
CHAPITRE VIII
REFLEXIONS SUR LE CHAPITRE PRECEDENT
Les substances dont l'homme, générateur de l'homme, se
nourrit, doivent constituer le germe avec lequel il se reproduit.
Si le premier homme fut antérieur à son germe, c'est qu'il fut
créé, type ou moule, par une main puissante et d'une manière
différente de ses successeurs, mais portant toujours en soi les
substances avec lesquelles il se reproduit; de plus, l'instinct et
le besoin de se reproduire. Comment se fait-il que, les substances
étant toujours les mêmes, l'individu passe de l'enfance à l'ado-
lescence et de celle-ci à la maturité et à la vieillesse? Comment
se fait-il, dis-je, que des substances, toujours les mêmes en force,
donnent un individu foible, fort ou décrépit, bête ou spirituel ?
Toutes ces transitions sont dans le germe : il est plus ou moins
vigoureux, c'est de nos générateurs que nous en héritons. Les
substances nutritives que nous incorporons chaque jour en nous
alimentent ce germe qui, du reste, ne peut passer le terme qui
lui est prescrit. L'individu le plus complet n'est qu'une suite de
son germe; c'est son ^erme parvenu au plus haut point. On peut
hâter sa destruction par les excès ou prolonger son existence par
un bon régime, qui empêche la vie de se consumer trop vite ;
mais, quoi que fasse l'individu, il doit périr pour renaître ; s'il ne
17
périssoit pas il ne renaîtroit point : il n'est point de statu quo
dans la nature. L'été, en regardant un bel arbre chargé de
feuilles, on se dit : toutes tomberont à leur tour, il n'en restera
pas une à la fin de l'hiver. De même, nos instans sont comptés :
il ne restera pas un ou, du moins, guère d'hommes existant
aujourd'hui sur la terre après un siècle révolu. Nos devanciers
vivoient quatre fois plus que nous, ose-t-on dire! Erreur de
calcul ! Ils comptoient les années par les saisons.
Disons donc que l'essence du germe est de croître et de
dépérir dans les organes individuels qu'il a produits. Les organes
affoiblis n'élaborent plus comme dans leur vigueur; aussi les
mêmes substances ne produisent plus les mêmes effets dans un
corps neuf ou usé. Tout est de même dans la nature, mais tout
est modifié par les organes élaboratoires et modificateurs de
toute chose. Le jeune homme est fort en mangeant du pain et
en buvant de l'eau ; le vieillard est foible en se nourrissant des
choses les plus succulentes et les plus spiritueuses. Il en est ainsi
même des effets physiques ; l'air qui sort du gosier du corbeau
et du rossignol est le même, à peu de chose près, mais la diffé-
rence des organes le modifie et produit dans l'un un croassement
désagréable, dans l'autre des chants délicieux et variés (i).
(i) J ai compté de suite jusques à dix-sept chansonnettes du même rossignol, dans
lesquelles il y avait chaque fois une variante remarquable. (G.)
CHAPITRE IX
SUITE DE REFLEXIONS
Nous avons dit que la majeure partie des substances répan-
dues dans la nature doivent être les mêmes dans l'homme qui
se nourrit d'air, d'animaux et de végétaux qui le contiennent.
Nous avons encore observé que plusieurs individus peuvent
s'être nourris des mêmes substances et, néanmoins, montrer des
résultats différen s parce que leurs organes élaborent diversement.
Le poumon, cette éponge vitale qui contient et qui caractérise
le sang, le rend pur ou impur, selon son état bon ou mauvais.
La partie terrestre seroit masse si elle n'étoit vivifiée par les
esprits. Si les esprits dominent dans tel individu, il sera actif et
spirituel. Si c'est les alcalis neutres et le résidu terrestre, il sera
passif et rond. Aussi a-t-on remarqué que les individus à gros os
étoient lourds et matériels. Une grosse tête à proportion du
corps est souvent un bon indice parce qu'elle contient beaucoup
de cervelle pour conduire un petit corps. Mais une petite tête
et un grand corps donne souvent un niais ; il n'y a pas assez
d'étoffe dans cette petite tête pour régir une grande machine :
l'empire est trop grand pour une si petite puissance. Enfin, la
matière sans esprits est un corps sans âme ; mais les esprits, les
gaz, le feu, le phosphore qui éclaire sans alimens combustibles
sont ce qui vivifie tout (i). Connoissez, augmentez, diminuez
ces substances, vous êtes maître des facultés de l'individu qui
les contient.
Nous avons des indicateurs de beaucoup d'espèces; espérons
qu'on trouvera celui qui indiquera la qualité et la quantité des
substances internes renfermées dans le corps humain. On observe
le mouvement du pouls, la nature du sang, les sécrétions intesti-
nales et pectorales ; peut-être qu'une quantité suffisante de
transpiration, peut-être, dis-je, que ce liquide provenant de
toutes les parties du corps indiqueroit, par l'analyse chimique,
l'état des humeurs. L'air est connu grâce à Lavoisier ; pourquoi
ne connoitrions-nous pas radicalement le fluide qu'on nomme
transpiration?
Il y a longtemps que l'humanité réclame l'avantage des
étuves publiques où l'on puisse, dans une heure, rétablir sa
transpiration arrêtée; alors les rhumes, les courbatures, les
rhumatismes, les fluxions de poitrine, les pulmonies... dispa-
roitront des deux tiers. La respiration est la pompe humaine ;
elle aspire l'atmosphère que la transpiration lui rend sans cesse.
Tout ce dont l'individu est composé doit être en petit dans
la transpiration comme dans le germe, mais en moindre
quantité ; il ne s'agit que d'analyser. Or, je suppose un cabinet
d'étuve où l'on fait transpirer un individu ; mettez-le sous verre,
il se chargera de sueur et l'on recevra une suffisante quantité de
transpiration (2). Nous avons, ai-je dit, des régulateurs de
beaucoup d'espèces ; qui sait si un instrument analytique dont
le nom grec, latin et français sera bientôt trouvé, ne peut indiquer
quelles substances existent, dominent en nous, je veux dire
dans notre transpiration? S'il ne peut indiquer leurs qualités et
leur imperfections (je veux dire leurs mélanges hétérogènes,
car il n'est rien d'imparfait dans la nature), c'est que c'est
toujours relativement que tout est bon ou mauvais. Cet instru-
ment indiquera donc la source des maux et le chimiste-médecin
saura neutraliser, dulcifier, épaissir, clarifier à propos selon la
maladie et l'état du malade.
(i) L'acide phosphorique se trouve par excès dans le brillant. (G.)
(2) Je suppose qii'on ménage un petit tuyau par lequel le malade respire l'flir du
dehors. (G.)
Avant de finir ce chapitre, je vais rendre compte d'une
expérience confirmée qui, par ses rapports avec une partie de la
question qui nous occupe et la confiance que doit inspirer
l'homme sage de qui je tiens ce récit, mérite l'attention du
lecteur. Un monsieur Frusson exposa sa vie volontairement de
la manière qui suit pour prouver l'efficacité de la transpiration
quand elle est soudainement arrêtée pendant les chaleurs de
Tété : il fait à pied une longue course, rentre chez lui, descend
dans sa cave où il reste plusieurs heures et en sort perclus,
abîmé; il fait appeler les gens de l'art qui le jugent être menacé
d'une fluxion de poitrine des plus caractérisées ; on veut le
soigner, lui prescrire un régime, il refuse tout et il exige qu'on
le laisse seul ; il se met au lit, place sa main creusée sur sa
bouche, son nez, une partie du front et reste ainsi deux fois
vingt-quatre heures sans remuer, quoiqu'il se sentît inondé de
sueur ; il sonne enfin et fait appeler les mêmes officiers de santé
qui le trouvent parfaitement rétabli et, à son invitation, attestent,
par écrit, l'avoir vu, dans deux fois vingt-quatre heures, mori-
bond et jouissant d'une santé parfaite.
Ayons donc des étuves publiques comme les Ottomans et
les Russes; éloignons de nous mille maux qui deviennent ingué-
rissables et que quelques heures de patience peuvent prévenir.
Dans le canton de cet homme, quand quelqu'un périt d'un
rhume ou d'une fluxion de poitrine, on dit encore aujourd'hui
en forme d'adage : « S'il eût fait Frusson, il ne seroit pas mort ».
CHAPITRE X
LA NATURE CREE PARTOUT
On peut regarder le polype comme l'écume des substances
vitales rassemblées sans ordre. C'est le chaos des espèces
vivantes; là, il y a peut-être de quoi produire tous les animaux,
si les substances étoient mûres et si leur abondance ne nuisoit à
l'ordre nécessaire pour faire un individu. Mille chances peuvent
montrer autant de polypes divers, des chances plus heureuses,
montrer des animaux plus ou moins parfaits. Enfin, un indi-
vidu tel que l'homme, très compliqué dans son être, sans doute,
mais doué d'une intelligence suprême relativement à tous les
êtres terrestres — la nature ne produira-t-elle pas un être plus
parfait, plus w;? que l'homme? — qui le sait et qui oseroit l'en
défier? Mais cet être unique sera monstre jusqu'à ce qu'il ait
une souche.
Une faculté suprême est nécessitée à tout être : c'est celle
du germe reproductif. Tant que l'animal ne porte pas en soi
cette faculté, il meurt sans race; s'il en est doué, il se reprocrée
avec passion et sa race ne périt plus que dans les ravages géné-
raux de la nature. Les polypes, ces êtres ébauchés, ont-ils la
conscience de leur existence? Non, sans doute : c'est, comme
nous avons dit, de l'écume de vie. Nous avons tous existé dans
le sein de notre mère sans jamais en avoir eu, par la suite,
aucun souvenir; un fœtus est néanmoins un être bien supérieur
aux polypes quels qu'ils soient. Il faut perfection de maturité
dans l'être pour qu'il ait la conscience de son moi. Tel animal,
peu favorisé dans le phénomène de la création, peut s'agiter,
donner des signes de sensibilité et de souffrance, sans avoir le
sentiment de sa douleur; il crie comme la matière qu'on
déchire : c'est ainsi que crient les enfants et presque tous les
animaux venant au monde. Ceux qui disent que le germe ne
contient pas, en petit, l'animal tout entier me semblent se trom-
per; mais telle que la coque de l'œuf qui est molle dans le
ventre de la poule et qui se durcit à l'air, notre espèce, les
espèces faites pour respirer ont besoin du concours de l'air et du
temps pour se consolider et se compléter. On a ri de certains
observateurs qui ont dit avoir vu un petit homme dans le germe
humain; j'avoue que je voudrois voir cette charmante miniature
pour croire à ce phénomène ; mais, de même que le chêne est
tout entier dans le gland, la plante, la fleur et les fruits dans la
graine, je pense aussi que l'homme est dans son germe et qu'il
ne lui manque que le développement. Je crois encore que
chaque partie de l'homme générateur fournit son contingent au
germe avec ses bonnes ou mauvaises facultés, qu'un pulmonique
a souvent des enfants pulmoniques, un goutteux, des goutteux ;
les tics mêmes, les manières se perpétuent dans les familles (i).
Quant à l'arrangement des parties, il ne peut être autre que ce
qu'il nous montre parce que le type étoit ainsi; si la tête se place
aux pieds, les pieds à la place de la tête, il n'y a pas d'unité
dans l'individu, il n'a pas de droit à l'existence; c'est de la
matière à refondre dans le grand creuset de la nature pour
qu'elle se place selon ses lois. Encore une fois, il n'est pas plus
étonnant que graine d'homme produise l'homme que graine de
chou donne un chou. La nature n'a qu'une manière de créer :
elle fait de même un homme ou une pomme, mais quelle dis-
tance entre ces deux êtres ! En soufflant dans un tube mouillé
d'eau de savon, vous faites une petite bulle; soufflez encore, elle
grossit et s'embellit des couleurs du prisme... Ainsi l'animal
naissant fructifie dans l'air atmosphérique, mais il étoit tout
entier dans son germe, et le germe dans le tube qui le contenoit.
Nous savons que c'est de cette manière que se forment les êtres
(i) V^oyez le chapitre qui porte ce titre. (G.)
23
et jamais autrement, mais pourquoi ils se forment ainsi, nous ne
le savons pas et ne le saurons jamais. Et qu'on ne dise pas qu'il
seroit égal qu'un arrangement qui forme un être fît l'autre;
l'expérience prouve le contraire; il faut, comme je l'ai dit, que
tout soit comme nous le voyons pour être bien; le désordre
dans les parties ou les membres fait des monstres qui ne peuvent
vivre. Il faut d'autres élémens que les nôtres pour qu'ils prennent
d'autres formes; dans les astres, les planètes que nous aper-
cevons, il est vraisemblable que d'autres élémens primordiaux,
ou les nôtres plus parfaits, produisent autrement que chez nous.
Laissons aux poëtes le plaisir d'imaginer mille formes, cent
manières d'exister et de se reproduire plus aimables que les
nôtres : la chose n'est pas difficile à supposer et l'imagination a
un champ vaste. C'est un livre ravissant à faire, et quel succès
n'auroit-il pas auprès d'êtres tels que nous, qui, toujours
inquiets, ne cherchent qu'à se transporter hors d'eux-mêmes !
C'est une mythologie humaine à inventer, à l'instar de celle des
dieux du paganisme; et qui sait si cette espèce d'alchimie poé-
tique ne rencontrera pas quelques chances heureuses ! Les effets
des beaux-arts sont, en général, produits par un mouvement
spontané de l'artiste expérimenté; ils n'ont presque jamais été le
fruit d'un froid calcul. Même dans les sciences physiques, c'est
l'homme de génie qui trouve une base qui produit un système.
Est-il le plus savant? Non, du moins on lui refuse ce titre ; il
crée néanmoins les savans qui pefï-fectionnent son œuvre. C'est
le mélodiste sensible et non l'harmoniste qui fait des trouvailles
en musique; c'est le poëte et non le grammairien qui trouve les
expressions neuves...
Au reste, les sciences ne se ressemblent pas ; peut-être que
le génie nuiroit à telle et telle science que je ne veux même pas
chercher à connoitre.
La nature crée partout est l'intitulé de ce chapitre; excepté
dans le feu, diront les physiciens, car il décompose toute la
matière. Et de quelle matière est le feu? Le feu est-il matière?
Il est quelque chose puisqu'il est; des êtres analogues à lui
peuvent donc exister avec lui, comme lui et dans lui. Oui, la
nature crée partout et toute créature se plaît où elle est née.
Voyons-nous nos puces voyageant sur nos têtes?
24
CHAPITRE XI
POURQUOI LES HOMMES SONT DIFFÉRENS
Pour qu'ils fussent uns, les hommes devroient-ils se res-
sembler? C'est une question que nous examinerons dans un des
chapitres de cet ouvrage. Castor et Pollux étoient, dit-on,
inséparables et n'avoient qu'une volonté ; d'autres gémeaux ou
jumeaux ont montré les mêmes penchans ; mais que cet amour
est loin d'être général entre les êtres de diverses espèces ou de
la même famille ! Pourquoi les hommes, tous sortis du sein de
la terre, sont-ils si difFérens ? Comment voyons-nous des frères
ennemis, quoique formés du même sang? Parce que le généra-
teur, l'homme d'hier, n'est pas celui d'aujourd'hui ; parce que
mille circonstances concourent à varier l'être qu'il procrée. La
force des substances procréatrices varie selon les climats, les
alimens qu'ils donnent, l'âge, les mœurs, les vices, les défauts,
l'état de maladie ou de santé des générateurs : tout contribue à
varier le germe d'où nous sortons. Pour pouvoir vivre ensemble,
c'est donc aux lois morales à rectifier le physique, ou, si l'on
connoissoit les vices physiques que le germe a apportés à l'indi-
vidu-né, rectifier autant que possible ce qui manque au physique
par des contraires physiques. L'éducation contribue à changer
nos inclinations; mais par elle le caractère de l'homme change
plus en apparence qu'en réalité : par l'éducation, tel homme est
honnête qui, sans éducation, eût été grossier ; mais suivez-le
dans sa retraite, quand il est avec ses inférieurs et quelquefois
même, par vanité, avec ses supérieurs, vous retrouverez le pre-
mier homme, l'hommeselon sa nature. Quelque éducation qu'ils
eussent reçue, je ne pense pas qu'on eût donné à Démocrite le
caractère d'Heraclite et vice-versa. L'un rioit de tout, l'autre
s'en affligeoit. Les caractères de ces deux philosophes fondus
ensemble eussent produit un excellent homme pour le monde
et la philosophie. Les différens caractères ont leur manière de
saisir les choses si différemment qu'on peut s'en étonner, et
quelle que soit l'éducation, on est forcé de convenir que diverses
forces physiques agissent dans celui-ci ou dans celui-là. Par exem-
ple : dans une maison où j'étois fort lié, on reçoit une lettre d'une
personne inconnue qui demande un rendez-vous parce qu'elle a,
dit-elle, des choses importantes à communiquer. Le maître du
logis, homme d'un caractère flegmatique, me dit en particulier
que c'étoit sans doute quelque complot qu'on tramoit contre lui
ou sa famille ; la femme, plus gaie que son mari, me dit ensuite
en confidence qu'on vouloit peut-être lui restituer une somme
d'argent qu'on lui avoit volée depuis plusieurs années. Elle
étoit avare, direz-vous... non, elle voyoit tout en couleur de rose,
le mari tout en noir.
CHAPITRE XII
MATERNITE !
Maternité, c'est amour. Comment ne pas aimer ce qui vient
de nous, ce qui est nous? Aimer son fruit, c'est s'aimer soi-
même; il n'est pas besoin de loi qui le commande. Le père aime
moins ses enfans que leur mère ne les aime : l'un coopère à
l'œuvre et s'en va; l'autre, après de longs désirs que sa pudeur
naturelle rend plus impatiens, reçoit l'être, l'unit à elle, le
nourrit de son sang pendant neuf mois : c'est un bourgeon qui
sort de l'arbre, et nul doute ne peut troubler sa douce sécurité
d'être la mère de son fruit.
D'où vient l'état de crise où se trouve la femme après avoir
conçu? On peut croire que le germe qu'elle reçoit étant un corps
étranger pour elle et différent plus ou moins de sa nature fémi-
nine, mettant en mouvement les parties les plus nobles de son
être, lui imprimant le sceau de la maternité pour laquelle elle
est créée... On peut croire, dis-je, que les goûts, les dégoûts, les
maux de cœur, les caprices, les appétits déréglés, proviennent
de ces causes. Aussi ces symptômes, plus remarquables dans le
commencement de la grossesse parce que le nouvel être n'est pas
formé entièrement ni incorporé avec la mère, se dissipent-ils par
la suite. Alors, les élémens de vie sont incorporés avec elle; ils
ne forment plus qu'une nature analogue à la sienne; alors, la
branche est unie au tronc jusqu'au moment où la maternité l'en
sépare. C'est dans ce moment suprême que l'art de la chimie-
médecinale pourroit rendre plus homogènes les élémens qui vont
constituer l'être provenant de deux individus de sexes différens,
pour préparer une créature plus pure et participant à plus
d'unité! Mais il faudroit les connoître, ces élémens générateurs,
pour pouvoir opérer. La nature donne des inspirations à la
femme ; une femme dans l'état de première grossesse est un
foyer de désirs, de goûts et de dégoûts qui seront longtemps
l'objet des recherches du physicien. Ces goûts, ces dégoûts sont-
ils plus souvent bons que dépravés? Nous l'ignorons; on n'ose
presque pas prononcer ce mot : la natiwe se trompe. Les Spar-
tiates posoient les statues d'Hercule et d'Apollon dans les
chambres à coucher de leurs femmes grosses. Oseroit-on de
même exposer à leurs yeux les substances qu'elles désirent? Et
même les sels alcalins qui neutralisent, qui font que deux sub-
stances hétérogènes deviennent amies? Que de choses il nous
reste à faire et à savoir faire! Heureux Hépiménide! Que ne
pouvons-nous reparoître de siècle en siècle ! Combien, au
bout de mille ans, ne trouverions-nous pas de sciences perfec-
tionnées !
CHAPITRE XIII
L'HOMME IMITATEUR
Moins on a de caractère, plus on est imitateur. Qu'est-ce
que le caractère? C'est d'être d'aplomb moralement avec ses
facultés physiques. D'où viennent nos bonnes facultés phy-
siques ? Du juste mélange des substances dont notre être est
composé, de l'aplomb dans les nerfs qui ne se dérange que
par le chagrin et le mauvais régime, si l'être est bien constitué.
Pouvons-nous contribuer à la justesse de ce mélange? Oui,
la nature ne demande pas mieux. Comment ? En ne faisant
aucun excès, soit qu'on se nourrisse ou qu'on se dégage du
superflu, vivant bien avec soi et les autres. Ensuite, respirer un
air pur; bon pain, bonne eau surtout, un peu de vin, peu de
viande, beaucoup de légumes et de fruits, se promener tous les
jours, dormir toutes les nuits... voilà pour le physique. Quant
au moral, ne mentez jamais, mais ne dites pas toujours votre
secret ; aimez, on vous aimera; soyez serviable, on vous servira;
donnez, on vous donnera. Ces préceptes peuvent s'observer
dans tous les états de la vie.
Il n'est pas difficile d'être bon quand l'individu est en
bonne disposi*:ion : dire de quelqu'un : il a de « l'humeur »,
comme dit le proverbe, c'est plus parler du physique que du
29
moral. N'allons pas parler d'affaires à ceux qui ont de l'humeur
et le besoin de purger ; la science des flatteurs et des solliciteurs
de grâces consiste à savoir saisir le moment favorable : moment
favorable le dit assez. Imiter au physique, c'est imiter la nature :
c'est le métier des arts. Imiter au moral, c'est prendre le ton,
l'esprit, les manières, les procédés des autres qui nous semblent
supérieurs à nous; c'est s'humilier qu'imiter; mais nous nous
imitons tous malgré nous. Quand l'opinion est générale, on
n'ose la braver, il faut l'adopter, il faut s'y rendre, ou louvoyer
en s'y rendant; il n'y a que l'homme de grand caractère qui
résiste au mal général; il se tait, en attendant qu'il puisse
parler et agir.
Les substances molles de l'enfance ne permettent pas au
caractère de se prononcer, ou, pour mieux dire, il n'y a point
de caractère où il y a indécision et mollesse. L'enfant imite tout
ce qu'il voit; et comme de l'un à l'autre le plus foible est
l'enfant moral du plus fort, nous sommes tous enfans et imita-
teurs les uns des autres. Mais pour ne parler ici que de l'enfance
véritable, quel succès ne pourroit-on pas attendre d'enfans
choisis, placés à côté de bons modèles? Nous ne sommes plus
à Sparte, dira-t-on, les enfans restent auprès de leurs pères. Je
suis loin, d'après nos mœurs, de vouloir priver la paternité de
son plus doux apanage; mais les enfans abandonnés sont
souvent ceux de l'amour opprimé et l'on peut croire que l'en-
fant de l'amour est le résultat d'un germe précieux qu'il faudroit
cultiver comme je vais le dire. Les hommes de bien, les
hommes instruits, les sages enfin sont connus, et les gouverne-
mens ne cherchent pas assez à les connoître. Ces hommes sont,
pour la plupart, dépourvus des dons de la fortune qu'ils
négligent pour être utiles par leurs travaux solitaires. Eh bien,
faites un choix parmi les enfans abandonnés, dès qu'ils auront
cinq ou six ans; que les enfans de l'amour, quelquefois de la
misère, et toujours de la patrie, soient confiés à l'homme sage
pensionné par l'État; qu'il l'adopte, lui donne son nom, qu'il
agisse devant lui et le laisse faire : bientôt l'enfant imitera son
père adoptif. Quand on pense qu'il est en Europe tant d'hommes
illustres dont les talens et les mœurs surtout devroient servir
de type, tant d'hommes illustres que nous connoissons trop
3o
tard, c'est-à-dire quand nous sommes en état de lire leurs
écrits! Mais ce n'est pas assez : il faut les voir agir journelle-
ment, les imiter et préparer ainsi la génération qui nous suit ;
leur conduite est régulière, chaque heure du jour est employée
à bien faire ; chez eux, la morale est toute en action. Voilà ce
qui frappe l'enfant de conviction; il fait le bien par pure imita-
tion, il voit que le bien est bien par les suffrages qu'il obtient,
il ne se dérange plus. Mais il n'est pas seulement question de
moralité proprement dite; l'homme distingué, dans quelque
science que ce soit, est un type qui peut faire souche : c'est aux
gens instruits à renouveler l'espèce humaine. Je donne un
moyen de faire à la fois des hommes instruits et bons, des
enfans presqu'abandonnés et de récomf)enser les hommes célè-
bres; quel plus bel emploi l'Etat peut-il faire de ses richesses?
En terminant ce chapitre, je veux confirmer son intitulé en
rapportant une scène touchante de l'enfant imitateur; ce tableau
n'a pu sortir de ma mémoire : « Un petit enfant tout nu — car
il faisait chaud — regardoit une chienne couchée, le ventre en
l'air et allaitant ses petits; il s'approche, prend une goutte de
lait au bout de son petit doigt de rose, le goûte, le trouve bon,
se couche près de la chienne et tette de compagnie avec les
petits chiens. » Ce tableau me semble digne du pinceau d'un
autre Albane.
CHAPITRE XIV
BALANCE
On sait que le bilieux est flegmatique ; l'homme matériel,
pesant; le sanguin, spirituel, s'il n'est dans un état de plétore.
On doit connoître les degrés d'âcreté de la bile par le mélange
de plus ou moins d'eau nécessaire pour la dulcifier. Pour
adoucir cette humeur, le régime ordinaire est de manger peu.
boire beaucoup et faire de l'exercice; on peut en dire autant des
autres humeurs que de la bile. L'homme matériel et lourd par
sa structure osseuse semble être condamné à demeurer tel
jusqu'à ce que l'individu se développe et augmente en esprits
qui, alors, sont en équilibre ou plus forts que la matière. Ce
sang a été beaucoup analysé : on change la masse du sang par
un long régime. La sueur a été peu analysée; si le moyen que
je donne, chapitre IX, peut fournir une quantité suffisante de
transpiration, elle le sera mieux à l'avenir. Si l'on demande
pourquoi ces individus sont ainsi, nous répéterons que ces
dispositions sont dans le germe. Un filament destiné à devenir
fibre, un peu trop allongé, un atome de substance laiteuse du
germe sorti de son équilibre, grandissent dans cette fausse
direction; cela suffit pour faire naître un pulmonique ou un
maniaque, un fou qui bouleversera le monde s'il est malheu-
32
reusement destiné, par son illustre naissance, à gouverner les
hommes. Les plus grands événemens dépendent d'aussi petites
causes : rien n'est petit, toutes choses sont grandes, prises dans
leur principe.
La physiologie ne cesse d'étudier l'homme en santé ; la
chimie a, pour ainsi dire, rangé dans des vases étiquetés toutes
les substances dont nous sommes faits : elle décompose et
recompose tout par les mêmes procédés rétrogrades. Le méde-
cin profite des découvertes chimiques en cherchant les moyens
d'opérer en nous, sans nuire à l'individu, comme le chimiste
dans les cornues. Quand on ose nous incorporer le mercure et
l'hémétique, il semble qu'avec précautions on puisse faire beau-
coup d'essais fructueux. Dès qu'il sera aisé de se procurer la
mesure de l'individu physique, celle de l'individu moral devra
s'en suivre. Abstraction faite de l'éducation, le médecin obser-
vateur sait, au premier coup d'œil, que tel individu, pâle,
rouge, gras ou sec, plus, son âge et son état, est enclin à telle
ou telle passion qui doit conduire l'individu à tels ou tels excès.
C'est dans l'état de maladie qu'on rectifie les humeurs ; pour-
quoi, en état de santé, ne pas prévenir le mal futur (i)?
Les défauts de construction physique ou les maladies héré-
ditaires sont, à peu près, incurables sans doute ; mais les mau-
vaises humeurs acquises peuvent être changées par le régime.
C'est en santé qu'il faut payer le médecin physiologiste pour
qu'il nous préserve des maux â venir : il n'en coûte pas plus de
payer trois ans de santé que trois mois de maladie.
La balance physico-morale est chose trouvable, car toutes
nos actions morales sont des réactions physiques que l'édu-
cation ou la crainte arrêtent ou modifient. La balance physico-
morale, c'est-â-dire physique d'un côté et morale de l'autre, est
un ouvrage immense qui nous reste â faire. Là, toutes les forces
des substances seront calculées et mises en ordre d'après leur
degré de force, et correspondant aux mêmes degrés d'impul-
sions morales dont elles sont susceptibles. Toutes les folies
(i) Un ancien médecin, dont l'expérience est consommée, M. Brieude, a le coup d'œil
si juste qu'il a dit à tel homme, qui se portoit bien en apparence : « purgez-vous... vous
touchez à l'apoplexie. » Il a une telle connoissance des divers degrés de la pulmonie qu'en
entrant dans la chambre du malade et à l'odeur qu'elle exhale, il sait, en général, s'il peut
guérir on non. (G.)
33
morales n'ont pas leur source dans le physique, non sans
doute ; l'ambition, l'imitation poussent les hommes à mille
inconséquences purement morales; cependant, l'homme con-
stamment ambitieux ou imitateur est d'une nature différente de
l'homme toujours modeste ou constant, et la table physico-
morale doit le démontrer. Donne-t-on une idée bien avanta-
geuse de l'homme en le montrant perfectible au physique et
ayant besoin de se combattre sans cesse pour être bon mora-
lement? Il est ainsi; de quoi nous serviroit la plainte? Heureux
le philosophe qui saisit un secret à la nature ! Heureux l'homme
qui sait vaincre ses passions nuisibles à la société! Prendre un
biais pour tromper est le palliatif d'un jour ; on se trompe soi-
même en trompant les autres. L'homme qui a le tact fin s'aper-
çoit aisément quand il n'y a pas de justes rapports entre le
physique et le moral de tel homme ; il reconnoit l'homme
lourd qui veut être léger, le léger qui veut paroître homme de
poids, le flegmatique qui sourit sans pouvoir rire, l'homme nul
qui affecte des distractions pour avoir l'air pensant, enfin,
l'homme instruit et d'aplomb sur lui-même qui se montre tel
qu'il est. Quand la balance physico-morale sera consommée,
on dira : cet homme est pesé... que lui sert de récriminer
davantage? Mais ne nous pressons pas de juger en dernier
ressort; le physique change avec l'âge qu'on acquiert et le
régime qu'on observe; et le moral se perfectionne par les efforts
réitérés qu'on fait pour acquérir plus de sagesse.
CHAPITRE XV
MOBILITÉ DE LA NATURE
Nous le dirons sans cesse : l'âge, le climat, la saison pour
le physique, l'éducation et les circonstances favorables ou défa-
vorables pour le moral, décident de notre être aussi mobile
que la nature. La nature est constante dans ses procédés géné-
raux, Vue en grand (et nous n'en voyons qu'une mince partie),
elle est une, sublime; mais ses effets, qui sont des causes
rapport à nous, ses effets, qui ont rapport à la création d'une
espèce ou d'une autre espèce, semblent lui être indifférens. De
quelque manière que la nature opère, elle crée une chose ou
l'autre. Elle crée ou tue; tout est égal dans le grand tout; tuer,
c'est préparer la pâte de vie qui va former d'autres êtres. On a
dû remarquer que dans le même pays, selon la température de
l'été, tel genre d'insectes abonde. Tantôt les cousins, gros ou
petits, les perce-oreilles, les mouches noires, les guêpes, les
limaçons, les chenilles, les punaises de chambre ou de bois...
et que si une espèce est abondante, les autres espèces le sont
moins. Il est indifférent à la nature de former l'une ou l'autre
espèce qui sont créées d'avance et répandues sur la terre et
dans l'atmosphère. Un coup de soleil, un coup d'électricité
porté dans un certain moment et dans une certaine direction
35
suffisent pour déterminer la création de milliers d'insectes qui,
selon leur espèce, auront un instinct différent pour vivre et se
reprocréer. Un coup de vent ravage souvent tous les fruits de
nos vergers dans une seule nuit. Amour, ou haine, ou neu-
tralité entre les substances semble décider de toutes les créations
passagères et éphémères des êtres terrestres. La grande création
de l'Univers et ses lois conservatrices sont invariables. Si elles
varient, c'est pour opérer diversement, mais toujours au profit
de la nature à qui il semble indiflférent de bouleverser une
partie du globe pour la revivifier. Et si elle détruisoit le globe
entier, si une comète nous réduisoit en poudre, nos débris, en
écrasant une autre planète, la revivifieroient, et nous autres avec
elle. O Dieu, que tu es grand ! Malheur à qui te méconnoit!
Celui-là est un puceron qui veut régir cent millions d'hommes.
Oui, les substances ont entr'elles des rapports sympathiques
qui les unissent. Il faut qu'elles s'unissent, il faut qu'elles
s'évitent ou qu'elles demeurent immobiles jusqu'à ce qu'une
parcelle de matière aimante la force à se mouvoir. C'est par
attraction qu'on aime : il faut une force majeure, il faut des
coups pour séparer un être qui veut s'unir à l'autre. Voyez
avec quelle obstination une mouche, pendant la canicule,
s'attache à vous, y revient cent fois, quoique vous la chassiez
toujours. Je dis une mouche, car sur mille de ces insectes qui
vous environnent, il n'y en a, fort heureusement, que très peu
qui vous aiment et vous obsèdent à ce point. Remarquez encore
que c'est à vous, à vous seul, que telle mouche s'attache ; car
je crois avoir remarqué que si, dans la même chambre, une
autre personne est tourmentée d'une mouche, elle n'est pas
celle qui vous a persécuté. Il faut conclure qu'il y a analogie
entre votre sueur et la mouche, dirai-je amie ou ennemie.
L'insecte se laisse écraser sur votre peau, tant il aime et se
délecte de votre transpiration. Physiciens, analysez l'une et
l'autre substances : vous verrez pourquoi cette analogie, cette
sympathie à laquelle nous ne répondons pas, pourquoi cet
instinct, ce besoin, cet amour.
36
CHAPITRE XVI
RECOURS CONTRE SOI-MEME
La nature de l'homme est trop compliquée pour produire
unité d'action. La multiplicité des ressorts qui lui donnent
l'existence, l'influence qu'ils reçoivent des diverses températures
de l'air, le fluide nerveux auquel les nerfs servent de conduc-
teurs... toutes ces causes et ces effets rendent ses volontés
indéterminées et font de l'homme, en général, un être qu'on
ose comparer au sable mouvant. Outre la morale publique,
il est donc nécessaire qu'il ait un recours particulier contre
lui-même, qui le protège dans les circonstances qui décident
de son bonheur, de sa réputation et de sa vie. Dans le temps
de ma jeunesse, ce moyen de conduite me fut, comme on
va le voir, suggéré par la nécessité. A Rome, éloigné de ma
famille, j'éprouvai la puissance d'un premier amour; j'aimois,
j'étois aimé(i). Le père de ma maîtresse, homme d'esprit, vint
me trouver à mon collège (2). « Vous touchez, me dit-il, vous
et ma fille, au moment décisif de votre vie; vous vous aimez,
(i) On ignore le nom de celle qui fut l'objet du « premier amour n de Grétry. 11
'a toujours tu fort discrètement. Peut-être avait-il quelque honte de la façon assez cava-
ière dont il s'y prit pour étouffer sa flamme juvénile.
(2) Collège de Liège, in pia^^a monte d'oro. (G.)
37
vous vous convenez : il faut vous unir ou renoncer à vous
voir. » — « Me permettrez-vous d'emmener ma femme dans ma
patrie, ou en France où j'ai dessein de m'établir? » — « Jamais
ma fille ne me quittera et je veux mourir à Rome ; pensez-y
sérieusement. » Il m'embrassa et me laissa. Renoncer à ce que
j'aimois ou renoncer pour jamais à revoir mes parens que
j'avois laissés dans le besoin et dont j'étois l'espoir : telle étoit
ma position. Je revis ma maîtresse et, si c'étoit ici le lieu, je
pourrois tracer les scènes douloureuses qui se passèrent entre
nous et qui ressembleroient à tous les romans d'amour. Bref, je
demandai huit jours pour me décider et je partis pour la petite
ville de Frascati, à quelques milles de Rome. Là, déchiré du
tourment de l'absence et menacé d'une absence éternelle, par-
courant les jardins solitaires, je cherchai vainement à concilier
l'amour et la tendresse filiale; il falloit opter; mes pleurs, mes
tourmens me disoient assez que l'amour perdroit sa cause si
j'avois le courage de me bannir de la présence de l'objet chéri.
J'imaginai donc de me lier par un serment inviolable et je
trouvai hors de moi la force qui me manquoit. A genoux, dans
une grotte solitaire, je jurai solennellement à Dieu de ne plus
revoir celle que tant j'aimois (i). Et dans les diverses positions
de ma vie, quand la conscience indique le devoir à travers la
mutinerie des passions, j'ai renouvelé ce serment effrayant pour
l'honnête homme qui veut être fidèle à sa foi, serment toujours
inviolable quand on l'a respecté une première fois, serment
qu'on ne fait pas légèrement quand on y attache l'idée terrible
de l'inviolabilité. Je me crois obligé de révéler ce préservatif
que j'ai indiqué verbalement à plusieurs qui étaient subjugués
par quelque passion aussi violente que funeste et qui en ont
éprouvé les fruits salutaires. Cette recette morale peut surpasser
en efficacité tous les raisonnemens métaphysiques.
(i) J'écrivis à elle, à son père, et je crois que j obtins leur estime. (G.)
38
Q Q^^SQGGaa-cIsf- >o f^
CHAPITRE XVII
SYMPATHIE
La véritable sympathie, la sympathie par excellence, doit
se trouver entre les individus mâle et femelle de même espèce.
C'est là que tout est fait dans l'un pour plaire et pour attirer
l'autre. Toutes les autres sympathies n'ont que de légers rap-
ports avec cette sympathie universelle qui force tout être animé
d'aimer, non pas son semblable, mais plus que son semblable,
c'est-à-dire l'être nécessaire au charme, au premier besoin de la
vie de l'un et l'autre individu des deux sexes. Cette sympathie,
et l'amour maternel qui en est une suite, est un des plus grands
œuvres de la nature qui a voulu assurer ainsi la reproduction
des êtres animés. Quelles sont les causes physiques de ces effets
merveilleux? Où nous conduiroit cette sublime théorie si elle
étoit consommée? C'est sur quoi nous allons porter des regards
timides. Nous ne dirons pas ce que nous avons vu, ce que nous
avons fait, mais ce que nous pensons qu'il faudroit faire pour y
parvenir. Heureux si, en formant des hypothèses, elles peuvent
servir d'échelons pour arriver à un plus haut degré de certitude.
C'est, dira-t-on, au physicien, au chimiste, au médecin à faire
les découvertes physiologiques. L'expérience prouve souvent
contre cette assertion ; c'est à tout homme qui pense à donner
39
ridée première dune chose; un second homme de l'art s'y
attache plus fortement, un troisième vient la répandre... c'est
ainsi qu'on arrive après avoir tâtonné longtemps. Quand on
parle d'une découverte quelconque, aussitôt on dit : tel ancien
ou moderne l'avait prévue. Mais prévoir n'est pas effectuer.
Avant d'entrer en matière, qu'on me permette une comparaison
par rapport à l'analyse : car c'est par l'analyse la plus scrupu-
leuse qu'on pourra parvenir au phénomène dont nous parlons.
L'imagination change, augmente ou diminue toute chose :
un enfant peut mourir de peur en voyant un masque. Que faut-il
pour le guérir? Faire un masque horrible à ses yeux. Creusez une
tête hideuse dans une terre molle ; dans ce moule, pressez une
pâte de papier mouillé et battu; le masque sorti, peignez-le d'abord
d'une couleur tendre, ensuite couleur de feu; n'épargnez aucun
détail, mettez de l'ordre et de la gaîté dans votre travail...
l'enfant a été de moitié dans votre opération; il a vu faire, il a
fait un double ; son imagination est guérie, il n'a plus peur
d'un masque et, dans la suite, il croira que toutes ses peurs
peuvent se guérir comme la première, par l'analyse pratique.
C'est de même en décomposant et recomposant les substances
des sexes qu'on découvrira leur essence et leurs analogies. Tout
est problème, tout nous effraye dans le désordre moral parce
que nous ne connoissons pas à fond les causes physiques qui
agissent sur les nerfs et sur notre imagination. Quand je dis
« nous ne connoissons pas », je n'entens pas les causes pre-
mières. Dieu nous permet de savoir pourquoi les causes agissent,
mais lui seul a su les faire agir par des vertus secrètes.
Il semble être reconnu généralement que toutes les sub-
stances naturelles sont entr'elles en amour, en haine ou en
neutralité; mais il ne suffit pas d'opérer sur les substances telles
que les donne la nature. Il faut qu'elles soient élaborées par les
organes mêmes qui les ont rendues propres à leur destination.
Analysez, rapprochez toutes les substances dont l'homme et la
femme sont composés; voyez leur analogie ou leur sympathie,
leur tendance à se mêler, leur antipathie ou leur neutralité...
On peut croire que tout, dans la femme, attend son complément
des substances viriles; que les siennes (surtout les substances
propres à la génération) tendent à se procurer le mouvement
40
qui leur manque en se mêlant avec les substances vigoureuses
de l'homme et que tout, dans l'homme, cherche dans les sub-
stances douces et féminines le repos que trop d'activité tour-
mente. On peut croire encore que les substances des individus
les mieux faits à l'intérieur et l'extérieur se recherchent par ana-
logie de perfection ; que l'impur recherche avec passion les sub-
stances pures qui le rendroient meilleur, que l'antipathie est
réelle et physique entre les monstres et les métis; que l'âge
avancé, qui détériore les substances par les gradations du germe,
voudroit réacquérir ce qui lui manque en s'unissant à la jeunesse
vigoureuse qui la repousse comme simulacre de mort ; qu'il faut
croiser les races humaines comme celles des chevaux et qu'on
saura peut-être un jour, quand tout aura été étudié, que les
hommes de tel pays et les femmes de tel autre sont les plus
propres à la perfection de notre espèce... C'est un volume
d'observations qu'on pourroit faire ici et que l'analyse et le
temps peuvent seuls découvrir. Ces analyses, exécutées dans le
plus grand détail, nous montreront le jeu des passions dans
leurs racines... On verra pourquoi, en changeant les substances
individuelles par le régime, les passions s'exaltent ou s'obli-
tèrent; on verra pourquoi l'âge, le climat diversifient les pas-
sions et les habitudes. Enfin, une morale plus analogue aux
causes mieux connues, plus technique, s'appliquera plus direc-
tement à réprimer les vices. Ce ne sera plus à coups d'étrivières
que l'on fera fléchir l'homme; on disposera son être physique
selon la moralité qu'on voudra qu'il adopte ; les désirs de
l'homme ne seront réalisés qu'en s'accordant avec la nature (i).
Ce ne sera plus qu'en dernier terme que les lois pénales se
débarrasseront d'un membre gangrené. La morale ne peut se
perfectionner que par l'exacte connoissance du physique : agir
autrement, c'est brûler la plaie au lieu de la guérir. Sans doute
que le jeu moral des grandes sociétés corrompues sera toujours
un obstacle à la perfectibilité de notre race. Tant que la forme
du meilleur gouvernement, selon sa localité, sera problé-
matique, tant qu'une physique éclairée n'indiquera pas la
(i) Devroit-on être étonné de voir un scélérat, un furieux devenir un agneau, un
dévot, en substituant aux chaînes, aux cachots un régime médical assez doux pour changer
son être et ses passions ? {G.)
morale qu elle appelle, les mœurs seront chancelantes. Mais
espérons dans le temps, qui mûrit les idées le§ plus complexes ;
dans le génie humain qui, dans son inquiétude naturelle,
cherche à découvrir ce qui lui est caché ; dans ce génie fécond
qui tend sans cesse à l'immortalité vers laquelle il aspire par
révélation d'instinct; enfin, espérons dans Celui qui nous a
doués de raison pour nous en servir. La raison s'égare, mais,
telle qu'un voyageur perdu dans un vaste labyrinthe et qui, à
force d'observations, parvient à en reconnoître les issues, rare-
ment, dans le même lieu, elle adopte deux fois l'erreur qu'elle
a reconnue et abjurée.
On sait combien certains animaux ont l'odorat fm pour
reconnoître les émanations des espèces qui leur sont amies ou
ennemies ; et surtout dans leur espèce, pour reconnoître le sexe
et les besoins amoureux. C'est chez eux, peut-être plus que dans
l'homme, qu'on pourroit étudier le jeu des substances à l'égard
des différences sexuelles; car chez nous, l'instinct semble s'obli-
térer à mesure que la raison s'éclaire. Les bêtes sont pures dans
ce sens, ayant toujours suivi l'impulsion naturelle, soit dans les
alimens dont elles se nourrissent, soit dans leurs mœurs; rien
chez elles n'a pu abâtardir l'instinct au même point que chez
nous. Dans la bête, les substances seront probablement plus
vivaces, plus simples, et l'on doit trouver dans l'homme une
plus grande quantité de mixtes ou de substances mêlées, aux-
quelles il doit ses versatilités et son inconstance. Ces idées, je le
sais, sont hypothétiques, mais ici nous ne voulons que remuer
la terre, où d'autres viendront semer et recueillir.
Celui qui ne dit rien ne peut jamais mentir, ai-je lu quelque
part dans un poëme comique. La prudence est louable quand
il s'agit de matières abstraites; mais dans une carrière vaste,
infinie comme celle-ci, ne rien conjecturer ressemble trop à la
nullité; c'est n'enseigner rien, c'est n'ouvrir le chemin à aucune
découverte. Enfin, puisqu'en mathématiques on opère vague-
ment en attendant l'application utile, on peut, en physique,
supposer avant la preuve, d'après des aperçus constans qui
peut-être, après analyse, seront des vérités incontestables.
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CHAPITRE XVIII
NERFS
Tout nous dit que la sensibilité vient des nerfs. Depuis le
cerveau jusqu'à la plante des pieds, tous les nerfs gros ou petits
ont des rapports et ne forment qu'une espèce de charpente. La
charpente osseuse est la plus forte et la plus matérielle; celle
nerveuse est la plus sensible. A l'extrémité des nerfs on
remarque des houppes, des espèces de pinceaux, qui servent à
étendre en nous le sentiment, comme ceux du peintre étendent
la couleur. Souvent, nos nerfs agissent sans notre volonté; sou-
vent aussi, l'imagination les agite plus fortement que les forces
matérielles. D'où vient cette sensibilité, cette mobilité presque
magique? On croit qu'un fluide électrique agit directement sur
nos nerfs; et si cette conjecture est fondée, quels ne doivent pas
être nos rapports avec les régions célestes? Le chagrin affecte
puissamment les nerfs ; car dans cet état il se fait une compression
qui gêne leur jeu naturel, après quoi la réaction devient très
forte. Le plaisir les agace aussi, et trop de plaisir est mortel
comme trop de chagrin. Qu'est-ce donc que cette machine, cette
espèce de jeu d'orgue que la pensée, que la musique font agir?
Oui, la musique a beaucoup d'empire sur les nerfs; et s'il étoit
possible de composer un chant assez parfait pour affecter trop
43
vivement les auditeurs, il faudroit se le défendre. Mais ne
craignons rien : on ne réunira jamais le vague du chant de
Sacchini à la science de fugue de Haendel où il n'y a que des
chants d'école. Il manquera toujours à la musique chant ou
modulations savantes et, comme dans toutes les productions
humaines, y ambitionner une perfection absolue est une chimère
pour l'artiste expérimenté.
L'éléphant crispe sa peau à l'endroit qu'il veut de son
corps, comme nous nous remuons le bout du doigt ; il écrase
ainsi l'insecte audacieux qui ose chercher sa subsistance dans le
sang de ce colosse. Quelle perfection de système nerveux il y a
dans l'économie de cet animal ! Nous touchons peut-être au
moment où la science des nerfs sera mieux connue ; le galva-
nisme peut y conduire. Si les nerfs sont les conducteurs d'un
fluide, quel doute qu'un des plus purs fluides ne dispose de
nous par nos nerfs? Quel doute que le fluide, se précipitant
dans un seul endroit, ne donne à tous ces cordages, muscles ou
nerfs, la force convulsive qu'on remarque dans les maniaques et
les vaporeux? Quel doute que, le système des nerfs étant
dérangé, cette machine n'ait la force cahotique de toute machine
sortie de son aplomb physique?
Les individus les plus sensibles sentent tous les changemens
de l'atmosphère. Pendant l'hiver, le feu le plus actif, les
murailles les plus épaisses ne les préservent pas du vent du
Nord ; et chacun, selon son système de nerfs, peut être affecté
de vents différens ; mais c'est surtout dans les temps orageux
que le fluide électrique agit puissamment sur nous et sur toute
la nature animée ou vivifiée. Physiciens, expliquez-nous pour-
quoi telle femme pusillanime aime le tonnerre, pourquoi telle
autre, plus hardie, tremble à l'aspect de l'orage, pourquoi tel
homme (je le connois), rempli d'esprit et de philosophie,
devient tremblant et ressent les effets de l'électricité plusieurs
heures avant l'orage? Dites-nous pourquoi l'aspect des foudres
balancés sur ma tète est un spectacle ravissant pendant lequel
j'éprouve un contentement inexprimable dans mes nerfs? Et
pourquoi le moindre chagrin moral m'allecte de manière à ne
pouvoir le dissimuler? Je hais le mensonge à la mort; j'ai com-
posé trois volumes qui l'attestent. « (l'est là, m'a dit un savant
-14
anglais, la vraie religion de l'homme de bien, et qui deviendra
un jour la religion universelle. » Cet homme m'a assez payé.
Je hais le mensonge, ai-je dit, et je ne puis dissimuler aucune-
ment ce qui m'affecte : c'est peut-être là la raison qui me fait
détester le mensonge et aimer la vérité ; c'est parce qu'il m'est
impossible de me cacher. Le moral a, plus encore qu'on ne le
croit, de rapports avec le physique. Dans les temps orageux,
nous sommes enveloppés de feux prêts à scintiller ; nous sommes
dilatés de telle sorte au physique que je croirois ce moment
irrésistible à l'effusion de l'âme au moral. Virgile savoit sans
doute que, sans orage, Didon n'eût pas succombé. Oui, quand
l'amour sollicite la jeunesse à s'unir, il y a cause physique.
Quand la grenouille coasse et annonce la pluie, il y a cause
physique : elle demande l'eau dont elle sent les approches et le
besoin. Quand les bêtes fauves hurlent, quand les troupeaux
bêlent à l'approche des orages, c'est parce que déjà ils se sentent
émus, étouffés par la matière électrique et qu'ils en redoutent
des effets plus puissans, une gêne plus forte... Mais dire
comment les substances primordiales agissent, sont modifiées et
produisent différens instincts dans chaque classe d'êtres, c'est
là que s'arrête notre foible puissance et où commence la
puissance infinie. Homme, reconnois un Dieu ou sois créateur,
un seul instant, de la vie ! Avec douze demi-tons, le musicien
rend les accens de toutes les passions et de toutes les langues ;
mais la division du jour et l'accent des passions existoient avant
lui : il n'est qu'imitateur. Avec quelques substances, Dieu donne
la vie à des milliers d'êtres, tous doués d'instincts différens ; il
leur dit : « Soyez », et ils sont. Voilà le créateur.
Le physique est véhément dans les temps orageux ; dans ces
temps fulminans, redoublons les chaînes morales. La religion
met les familles en prière : elle fait bien. Moïse conduisit son
peuple à la montagne, les Juifs attendent le Messie... Les temps
d'orage nous montrent la nature en crise, la nature dans sa
majesté la plus terrible.
43
CHAPITRE XIX
FACULTES. CARACTERE
Oui ou non, tout ou rien.
Nous faudra-t-il toujours flotter entre les doutes funestes?
entre si et mais? L'homme ne formera-t-il jamais un désir
véhément d'être tout ou rien, pour ou contre, oui ou non?
Savoir douter, c'est être sage, j'en conviens : mais toujours
douter, c'est être nul., on doit en convenir. Un Pyrrhonien se
voit ressembler à nos gobe-mouches. L'homme qui sait le mieux
ce qu'il veut, et qui peut ce qu'il veut, a un grand avantage sur
ceux qui louvoyent entre si et mais. Ne verrons-nous jamais
l'homme qui définisse l'homme? qui sache nous dire : nous
sommes faits de telles substances, elles ont telles propriétés et
produisent en nous tels effets; elles peuvent se mêler de tant de
manières, alors elles ne sont que des mixtes, des forces affbi-
blies qui doivent atténuer notre caractère et les facultés qui
en émanent; elles peuvent ou ne peuvent s'unir (i). Elles se
recherchent ou s'évitent, s'aiment ou se haïssent... Appliquer les
(i) l'iutarquc dit que le sanj; du chat-huant et celui de la corneille ne se mêlent
point. (G)
46
procédés physiques, les substances dont nous sommes faits, aux
affections morales, seroit l'objet d'un traité de physiologie,
l'œuvre par excellence que j'ai désirée dans mes précédens
ouvrages, que j'essaye aujourd'hui, mais dont, je le pressens, je
suis loin de pouvoir atteindre le but désirable.
« Si Dieu existe, me disait un athée, il doit être formé de
toutes les semences procréatrices répandues dans la nature et
destinées à la formation de tous les êtres; il doit être la réunion
de tous les archétypes vivans répandus dans l'Univers. » Idée
singulière ! Disons plutôt : heureux l'être formé d'une seule
substance ; il est bon ou mauvais, oui ou non, dieu ou démon.
S'il existe, c'est dans d'autres planètes; mais il semble que cette
unité sublime n'appartient qu'à Dieu.
On défendoit jadis aux hommes de chercher à comprendre
les choses qu'on disoit être au-dessus de leur compréhension.
Néanmoins, on expliquoit hardiment aux enfans les mystères
divins et Ton anathématisoit le physicien qui démontroit la
circulation du sang. Combien ils étoient osés, ceux qui bornoient
.ainsi les facultés du premier être du globe! En parcourant les
divers systèmes des philosophes anciens sur la nature de Dieu
et de l'homme, on les voit tâtonnant et adoptant tour à tour
toutes les erreurs dont l'égarement humain est capable. Les
doctes de notre siècle semblent être convenus d'étendre un voile
respectueux devant le sanctuaire de la divinité et de se fixer aux
choses naturelles comme étant les seules appartenant à notre
perspicacité. Vainement le théologien superstitieux s'écrieroit :
Arrête, téméraire! tu veux matérialiser toutes choses! non, âme
foible ; l'impiété est dans l'erreur ou le mensonge présomptueux
et les vacillations font les crimes. Fixe-toi, sois tout ou rien,
comprends ton être autant que possible, doute franchement et
ne sois pas vain de tes conceptions ; reconnois en tout la main
qui voulut borner ton être ; tu n'es impie qu'en voulant être par
toi-même ce qu'un être plus grand que toi ne veut pas que tu
sois. Cet être immense sort de lui-même, indépendant de la
nature, qui est parce qu'il est, qui ne peut finir, n'ayant pas
commencé. Adore-le, c'est ton Dieu. Sois aussi petit qu'il est
grand, aussi fini qu'il est infini. Nier son existence, c'est nier
que tu existes ; vouloir le comprendre, c'est te mettre à sa place.
47
Fixe là tes regards, ne va pas au delà ; ne cherche pas à définir
celui qui voulut que tu fusses, mais qui ne veut pas que tu saches
pourquoi tu es et quelles sont tes destinées. L'animal vermineux
parcouroit aussi la tête de Socrate comme tu parcours le globe
où tu fus jeté ; ton ignorance sur les causes premières est la
même. Tu espères, tu cherches à pénétrer l'avenir; cet espoir te
désole ou fait ton bonheur ; mais sois soumis pour être sage :
révolté, tu n'es que ridicule (i).
Etudier, analyser, comprendre son être est le devoir de
l'homme, afin qu'il règle ses moeurs sur ses facultés. Notre
raison fut et est toujours bornée, sans doute; elle se forme des
souvenirs, des choses souvent apparentes dont nous ne connois-
sons pas la nature interne; néanmoins, étudions, cherchons à
savoir ce qui est en nous, et hors de nous. L'homme n'aura de
caractère décidé qu'en faisant une ample connoissance avec lui-
même et avec ses annexes. Quel bilan peut donner celui qui ne
connoit ni son actif ni son passif?
En tout, le terme désirable seroit de se rapprocher le plus
près possible de l'unité ; mais nous pressentons la nécessité des
divisions parce que le mieux possible, le médiocre et le pire
s'offriront toujours, en tout et partout, à nos yeux. Distinguons
donc l'homme nul, l'homme vacillant et l'homme fixé, qui
n'est tel qu'après avoir parcouru deux termes pour parvenir au
troisième où il se fixe. Oui, en jetant les yeux sur l'homme et
ses facultés, nous trouverons partout trois en un; c'est-à-dire des
facultés en germes dans l'enfance, des facultés plus marquantes,
mais inquiètes et vagues dans l'adolescence, des facultés plus
décidées dans l'âge mûr. Nous trouverons aussi, dans l'homme
fait, le bien, le mal et le mixte qui les sépare. Appliquons ceci
directement au moral. Notre manière d'être, notre caractère et
les facultés qui en émanent ont leurs sources dans les substances
dont nous sommes formés et dans celles nutritives dont nous
entretenons notre existence. Ces substances n'étant pas les
mêmes et se variant selon la nature des climats, des âges, des
sexes, de la manière d'être des individus, notre instinct et nos
(i) Je vis un jour un homme pieux qui lisoit un livre d'athéisme ; je lui en témoignai
mon étonnement... « Voici ma recette, me dit-il : aux mots nature, destin, fortune, hasard
et autres semblables, je substitue le mot Dieu ; alors le langage des athées est le même que
celui de l'Evangile. » (G.)
facultés varient avec eux et comme eux. Tous les philosophes
l'ont pensé. Hippocrate l'a prouvé et, de nos jours, l'illustre
Cabanis l'a démontré dans un style si clair qu'on n'y aperçoit
plus ni abstractions ni métaphysique. A son tour, l'éducation,
la société et ses mouvemens divers modifient nos penchans,
exaltent, poussent nos facultés et engendrent plus de biens et
plus de maux que n'eût fait l'esprit de l'homme abandonné à la
simple nature. Mais la matière est si vaste, puisqu'elle est l'œu-
vre de l'être infini, qu'il est toujours permis de s'occuper de cet
objet après les efforts multipliés des hommes les plus experts.
La difficulté de saisir l'unité dans l'homme nous force donc à
le diviser par classes, première, seconde et troisième, sans
compter des classes métis presque sans nombre. L'homme de
la première classe est celui qui a le caractère le plus régulier,
parce que son individu est composé de substances homogènes
qui ne se combattent point entr'elles ou qui sont plus ou moins
en harmonie (i). Après quoi, la direction que lui fait prendre
l'éducation décide de son existence morale. Jeté parmi les sages,
il devient sage; parmi les artistes, artiste dans la foule du peu-
ple, il sait s'y distinguer ; parmi les hommes pieux, c'est Fénelon
ou, au moins, le pasteur de son village; il est partout à sa
place, parce qu'il se connoit et sait dans quel rapport il est avec
les hommes.
L'homme de la seconde classe, formé de substances moins
homogènes, ou devenues telles par l'incomplète élaboration de
ses organes, cet homme, dis-je, participe du bon et du mauvais.
Il est mixte, métis, indécis en tout; il ressemble aujourd'hui à
l'homme qu'il a vu la veille ; c'est l'être le plus commun ; dans
les villes, sur cent individus, il y en a quatre-vingts de cette
espèce. Il est bavard, entreprenant, ne doute de rien ou doute
de tout. Tous les résultats de sa conduite et de ses faits sont
nuls comme sa personne; mi-sot est son nom, nom qui seroit
commun s'il étoit donné à tous ceux qui devroient le porter (2).
L'homme de la troisième classe est encore plus pitoyable.
(i) Nous examinerons dans un autre chapitre si trop d'harmonie entre les hommes
est letat le plus convenable pour former une bonne société. (G.)
(2) Les noms de famille ont, sans doute, une origine réelle : Le Sage ne fut pas nommé
ainsi sans raison ; ajoutons mi-sot et grand-fou, nous aurons des surnoms pour les trois
espèces. (G.)
49
Informe dans ses organes internes, les substances dont il est fait
se dénaturent à mesure qu'il se les incorpore. Sa manière d'être
prend la tournure de son être intérieurement difforme ; tout ce
qui est rectale (i) lui paroit gauche, tout ce qui est gauche lui
paroit droit; il vous adresse des sottises pour vous plaire, vous
séduire et, pour vous paroître aimable, il vous avertit que vous
boitez, que vous avez mal aux yeux ; il est triste ou gai toujours
outre mesure, il aime trop ou trop peu, il ne sent la mesure de
rien, pas même celle de la musique ; tantôt furieux, tantôt
lâche, c'est par accès et par excès qu'il agit, il se traîne ou va
par bonds ; son existence est une décomposition des conve-
nances; il fait sans cesse ce qu'il ne voudroit pas et ne veut plus
ce qu'il vient de faire ; sa raison est une déraison, sa parole est
écrite sur le sable mouvant... Tel est l'homme nul, tel est
l'homme de la troisième classe dont la majorité est effrayante
parce que, déplacé dans la société, combattu par ses lois qui
s'opposent à l'instinct de la nature, il nage dans le vague, il
n'est rien que déraisonnable et bête. Si des êtres de la seconde
et de la troisième classe fussent restés dans leur état naturel, ils
eussent été moins difformes, ils eussent été quelque chose : la
société les dénature. Jugés par comparaison des hommes
instruits, ils perdent tout : les géants font les nains.
(i) Je sais qu'on dit rectangle. (G.)
CHAPITRE XX
MARIAGE
J'ai souvent dit ceci aux filles à marier : « Prendre mari
sans bien le connoître, c'est mettre en une fois tout son bien à
la loterie. » Femmes à marier, défiez-vous des hommes qui
ont différentes humeurs, qui sont respectueux avec les grands,
insolens avec les petits, aimables en société, grognons avec ceux
qui leur sont soumis. Défiez-vous de cette sorte d'hommes; ils
ne vivent pas selon la nature, ils mentent presque toujours, à
moins qu'ils ne disent : « J'ai la colique ». Mais ayez confiance
en celui qui, avant le mariage, vous aime sans bassesse, vous
respecte sans idolâtrie, qui aime la vérité encore plus qu'il ne
vous aime, qui soit Vhomme de son cœur, comme dit Cham-
fort. Pour le bien connoître (car la passion de l'amour change le
caractère), n'allez pas aux informations dans* les sociétés qu'il
fréquente. Descendez plus bas que lui, demandez à ceux qui
l'ont servi et qui le servent. Nous sommes mieux connus de nos
domestiques que de nos plus proches parens (i). Faut-il un
exact rapport d'âge et de fortune entre les époux pour qu'ils
contractent avantageusement les nœuds du mariage? A dix ans
(i) Lisez dans mon livre de La Vérité, le paragraphe intitulé « Le réfime des
époux », tome II, page 343. (G.)
5i
près, la proportion d'âge est le vœu de la nature ; les mariages
où il y a plus de disproportion sont des unions de convenance
peu naturelles. Une vieille femme riche peut aimer beaucoup
son jeune mari pauvre ; un vieillard riche peut adorer sa jeune
épouse sans fortune, mais c'est par vertu ou par intérêt qu'on
répond à leur amour, et la balance n'est pas moins inégale. Gare
que le complaisant, quoique bien payé, ne devienne martyr, puis
hypocrite et qu'enfin il ne se lasse du joug qui l'oppresse ! Quant
à la fortune, il semble que moins une femme apporte en ménage,
plus sa reconnoissance doit lui faire chérir son époux et plus
celui-ci doit aimer celle qu'il rend fortunée. On remarque en
général que le mari enrichi par sa femme est une espèce d'inten-
dant de maison qui n'ose dépenser sans un bon au porteur. Au
contraire, la femme qui doit tout à son mari est ce qu'elle doit
être : pouvoir exécutif tenant tout du pouvoir législatif, que
l'époux ne doit jamais abandonner.
CHAPITRE XXI
SAVOIR CE QU'ON VEUT
Sans doute est l'affirmation familière des sots ; peut-être est
l'expression douteuse et favorite du sage. Il y a tant de nuances
entre peut-être et sans doute, que le plus expert est presque tou-
jours forcé de réfléchir avant d'affirmer aucune proposition. Il
n'y a point de niaiserie à dire que sapoii^ ce quon veut est une
situation d'âme très rare parmi les hommes. L'inscription du
temple d'Apollon, à Delphes, disoit : Connois-toi toi-même...
C'étoit prémunir d'une juste défiance les demandeurs de grâces
contre leurs vœux indiscrets. J'eusse préféré l'inscription sui-
vante : « Vieiis appî^endre à te connoîti^e », car bien peu d'hom-
mes possèdent cette science rare. Les prêtres chrétiens y ont
suppléé, en quelque sorte, par la confession ; mais avoir des
milliers de prêtres, tous confesseurs, ou quelques anachorètes
pour confidens de ses vœux secrets, ne mène pas aux mêmes
résultats politiques et moraux. Savoir ce qu'on est est encore
regardé par les moralistes comme une énigme non expliquée ; et
ce qu'il y a de particulier en ceci, ce que (je le pense au moins)
on n'a pas encore cherché ni déduit, ce sont les raisons phy-
siques qui nous font nous méconnoître à nos propres yeux. On se
contente de dire : l'amour-propre nous cache nos défauts et
laisse ceux des autres à découvert. Cette raison est péremptoire
quant au moral ; mais cherchons quelque chose de plus, car
53
cette question est des plus importantes. A quoi sert en effet de
voir l'homme en général ou de porter nos regards sur nos voi-
sins, si nous restons inconnus à nous-mêmes ou dupes de nous-
mêmes? S'il nous faut chercher chez les autres la clef de notre
conscience, nous sommes souvent trompés, car la nécessité
d'être honnêtes, polis et discrets rend leurs jugemens suspects.
Dans le commerce de la vie, présens, on nous flatte, absens,
on nous déchire. C'est un dédale ténébreux où chacun est
égorgé clandestinement sous l'appât des caresses perfides. Nous
connoissons-nous nous-mêmes, tout a changé de face. C'est
encore ici en étudiant le physique qu'on parviendra à supputer
ses produits moraux; il n'est que ce moyen de se connoître soi-
même. Physiciens, commencez par l'analyse exacte des diverses
substances des animaux proprement dits, qui diffèrent totalement
dans leurs instincts et leurs mœurs. Le chien, par exemple, est
aimant, franc et loyal, le chat, au contraire, est traître, égoïste
et est tout dissimulation. Il est probable que des substances
opposées constituent et dirigent l'instinct et les mœurs de ces
deux races animales. On dit depuis longtemps que nous avons
tous quelque ressemblance dans les traits du visage avec un
animal quelconque ; peut-être que le composé de notre individu
intérieur a aussi des rapports avec tel animal. Tel homme n'est-
il pas bon, loyal, aimant et brave comme le chien? Tel autre
n'est-il pas faux, rusé, adroit comme un chat? Avec cette diffé-
rence que le chien est toujours franc, le chat toujours fourbe et
que l'homme semble réunir tous les instincts aimables et haïs-
sables. C'est donc la bête caractérisée dans un seul instinct qu'il
peut prendre pour type et qu'il faut analyser par tous les
moyens possibles. Si le germe du chien, en se développant par
l'accroissement de l'animal, compose ses organes et ses humeurs
de substances chaudes, vigoureuses, qui ont la force nécessaire
pour former un caractère déterminé, et que dans le chat ce soit
le contraire, ne pourrons-nous pas inférer que les substances
chaudes et fortes et les substances froides et acides (i) produisent
des effets contraires? Le caractère provient de quelque chose
sans doute, à part l'éducation qui le dissimule ou mitigé, car il
n'est point de cause sans effet. Si la nature (qui est toute-puis-
(i) Ce II est que j)ar supposition que nous ilisons froides et acides. ((}.)
34
santé dans la main de Dieu) faisoit un homme uniquement
avec du sucre, il seroit doux au goût comme au tact et auroit
des mœurs douces. Si elle en faisoit un avec du vinaigre, il
seroit aigre, haineux et froid. Ceci est une comparaison plutôt
qu'un rapprochement des substances avec leurs effets moraux.
Vous qui avez les moyens de connoître, d'analyser, de décom-
poser et recomposer, de comparer et d'appliquer le physique au
moral, faites-le et rendez-vous en compte, simplement, comme
Hippocrate; sans phrases élégantes, toujours plus ou moins
ennemies de la vérité! Telle substance a tel caractère. Simple,
elle est au numéro i. Mêlée de tant de manières avec telles
autres substances, elle devient les numéros 2, 3, 4, 5, 6, 7.
Chaque substance simple aura, pour ainsi dire, sa gamme de
mixtes, comme le son générateur a ses aliquotes, qui forment
les accords consonnans et dissonans. Plus, les effets physiques
des substances simples et mêlées, plus le produit ou l'effet moral
qu'on remarque constamment être la suite de tel principe phy-
sique... Il ne s'agit donc que de connoître, peser, mesurer
l'homme; c'est une affaire d'analyse, de métier et de patience.
Le moral doit toujours avoir sa source dans le physique ; et si
l'individu indique par ses actions morales, le contraire de son
physique bien reconnu ; si, par exemple, les acides froids
dominent chez lui et qu'il agisse toujours bien, nous dirons que
c'est un être vertueux, respectable à tous égards. — Cet être est
faux, direz-vous, puisqu'il n'agit pas selon ses facultés-principes.
Non, il sait se vaincre pour être bon et utile aux autres. Com-
bien de malades atteins de maux chroniques ont appris à mor-
dre leurs draps de lit au lieu de brusquer ceux qui les entourent /
— C'est par intérêt, direz-vous... ils ont besoin des secours d'un
chacun... — N'importe : que le bien se fasse; que notre intérêt,
le respect pour la société ou la religion rectifient nos erreurs,
c'est un bien ; de quelque part qu'il vienne, profitons-en. Au
reste, la grande loi des prophètes nous donne le bilan de cha-
cun de nous : je veux dire que ce que nous sommes et ce que
nous faisons ne manquent jamais de se montrer dans les résul-
tats de notre conduite. Voyez ce que tel homme est devenu,
vous savez ce qu'il a fait pour être ce qu'il est. Ce n'est qu'au
dénouement d'une pièce de théâtre qu'on sait si elle est bonne.
55
Au réel comme au figuré, il est alors souvent trop tard pour
s'amender, il ne reste plus qu'à demander pardon. Il faudroit
prévenir le mal moral par plus de connoissance physique ; il
faudroit pouvoir dire à tel homme : Voilà ton être... tu seras
enclin à tels désirs, tels appétits qui te nuiront à toi et aux
autres; corrige-toi par un régime suivi, fréquente d'honnêtes
gens, lis les bons auteurs... voilà comme tu peux encore éviter
le précipice au-dessus duquel tu es suspendu. Te refuses-tu à
ces avis? Prétends-tu qu'on ne peut vaincre ses passions déré-
glées? Sois-en la proie, péris de misère ou sur l'échafaad ; ton
destin s'est accompli, ta fin est une vérité aussi effective, aussi
physique, aussi morale que celle de l'homme bon qui, sans
rébellion, termine en paix ses jours en bénissant le grand être
et en déplorant la folie des hommes. La plus grande folie, dira
quelque superstitieux, est de vouloir concevoir les mystères de
la nature et surtout de la création, que Dieu tient cachés dans
son sanctuaire impénétrable. — Raisonneur timoré, ne voyez-
vous pas que je rapporte tout à Dieu en étudiant la nature?
Dites-nous quel étoit l'homme avant son instruction? Avant
qu'il eût déployé les facultés pensantes dont son créateur l'a
doué? Une espèce de brute qui marchoit entre le bâton et la
potence élevés par les plus rusés. Comparez-lui, si vous l'osez,
non l'homme pervers des grandes villes, non l'esclave stupide,
mais l'homme instruit des vérités grandes auxquelles nous
avons atteint ou que nous essayons d'atteindre! Sans doute, il
est quelques monstres qui abusent de l'instruction; il en est
beaucoup plus qui, mal instruits, sont plus dangereux à la
société que les ignorans. Mais, si nous le pouvions, faudroit-il
anéantir la nature parce quelle produit quelques poisons? Le
vrai poison de l'homme, c'est l'ignorance; elle lui communique
la rage de dominer ses semblables, et cette maladie morale
n'est pas celle des amans de la nature, des adorateurs de son
auteur. Béni soit l'homme instruit qui donne son existence à
l'amélioration de son espèce. Béni soit l'homme pieux qui
invite par sa douceur et son indulgence à suivre ses mœurs
saintes, qui sait pardonner à ses ennemis et rapporte tout à
Dieu. Maudit soit l'égoïste qui ne vit que pour lui; plaignons
l'athée privé du doux espoir de l'avenir!
56
CHAPITRE XXII
TIC OU GRIMACE
On remarque, dans certaines familles, des inclinations
bonnes ou mauvaises, ou toutes deux à la fois. On remarque
des grâces naturelles, des tics, des grimaces aussi naturelles que
les grâces, qui s'y perpétuent pendant des siècles, de génération
en génération. J'ai vu une famille où le père et tous les enfans
faisoient la même grimace. Réunis à la même table, rien n'étoit
plus étonnant pour l'observateur physiologiste, et rien n'étoit
plus comique pour l'homme frivole. Toutes les habitudes indivi-
duelles sont dans le germe; il n'est pas d'homme qui, en
naissant, n'apporte les siennes; et les hommes conformés de
même ont ordinairement les mêmes manières, si l'éducation
ne les force à se diversifier. On ne peut en disconvenir, le
physique influence prodigieusement le moral et l'éducation n*a
pas plus d'empire sur le physique que le jardinier n'en a sur les
fruits de son verger; il les fait venir à bien, mais il ne peut en
changer la nature première. Ce que je vais dire prouve néan-
moins l'influence réciproque qui existe entre le physique et le
moral. J'avois un bon domestique villageois que je voyais
languissant. — Qu'avez-vous, lui dis-je? — Il faut que je
retourne dans mon village, je mourrois à Paris. — Partez :
voilà de l'argent pour faire votre route, et votre place auprès de
moi est à vous pendant un mois, si vous voulez revenir. Mais il
faut vous purger avant de partir. Vous tomberiez malade en
chemin. — Il suivit ce dernier conseil, mais il ne voulut plus
partir. Le moral et le physique étoient réconciliés ; sa mauvaise
santé lui rappeloit le village où, jadis, il n'étoit point malade ;
la difficulté de s'y rendre rendoit ses désirs plus pressans ; il
avoit ce qu'on appelle la maladie du pays, et tous ces maux
turent réparés avec une médecine de trente sous et la liberté de
partir en conservant sa place. Venons à notre texte : un vieux
proverbe dit : Les agneaux ne sont pas des loups. Il est sûr que
tel germe, telle production doit s'en suivre. Or, en supposant
que le trisaïeul d'une famille' ait un muscle du cou d'une
sensibilité particulière, ce muscle agira chaque fois qu'un
mouvement de joie, de colère, de surprise, d'admiration ou de
mépris le mettront en mouvement (i). Ce muscle ou ce nerf
tirera de côté la lèvre inférieure, et toujours du même côté, si
telle est la direction donnée par le tiraillement du nerf (2). Et les
descendans de cet homme, participant de sa conformation cor-
porelle, feront tous la même grimace, auront tous le tic du
trisaïeul.
Les vices, les défauts de conduite sont autant de grimaces
morales qu'on pourroit corriger si le physique de l'homme étoit
mieux connu. Excepté l'envie de voler (qui ne peut guère se
corriger que par les peines corporelles qu'inflige la loi, parce
que ce vice est dans la nature de l'homme sauvage), on pourroit,
par une éducation physique et morale, ralentir et dissiper la
plus grande partie de nos vices et de nos défauts. Cherchons ce
que c'est que l'amour-propre dont on a parlé, dont on parlera
toujours, que nous voyons si distinctement dans les autres et si
mal en nous, probablement parce qu'il nous crève les yeux.
(i) Nos nerfs agissent sans notre participation, mais ils agissent plus souvent de notre
propre volonté. Le fluide électrique ou nerveux, X'ignis vital, semble être aussi prompt à
obéir à nos nerfs que l'étincelle produite j^ar l'électricité. (G.)
(2) C'étoit eft'ectivemcnt de la lèvre inférieure que la famille que j'ai vue grimaçoit ;
l'enfant A la mammellc avait déjà ce tic très marqué. (G.)
58
'^:^-^^:gG!GG;û(.^^qo ^
CHAPITRE XXIII
AMOUR-PROPRE
Le principe de l'amour-propre est dans le besoin de se
conserver, mais on en abuse comme de toutes les bonnes
choses ; et alors, l'amour-propre devient le destructeur du bien-
être général. Bien dirigé, c'est le soleil moral. Le principe
physique de l'amour-propre est dans les nerfs. S'il est bon, c'est
de la sensibilité ; s'il est mauvais, c'est de l'irritabilité nerveuse.
Les bêtes connoissent peu l'amour-propre, aussi leur système
nerveux est fort calme. Sans l'amour-propre, les hommes
dormiroient autant que les bêtes; un auteur s'endort quelquefois
en lisant, jamais s'il lit ou relit ses propres ouvrages. Je compose
ceci pour ne point m'endormir, au risque d'endormir les autres.
Quand on sera maître du système nerveux, si cela nous arrive,
on modérera l'amour-propre humain (cause des orages moraux)
comme on dirige les effets du tonnerre par des conducteurs
métalliques. Une cause qui est hors de nous agit sur nos nerfs,
puisqu'ils agissent sans notre participation. Plus on étudiera la
théorie des nerfs par la découverte du galvanisme, plus on
reconnoitra que les fluides vitaux (et ils ne sont pas tous connus)
agissent sur nos nerfs qui leur servent de conducteurs. Alors les
maux causés par les nerfs disparoitront en partie. — Mais,
59
dira-t-on, une injure, un mot piquant qu'on nous adresse mettent
le système nerveux en mouvement. — Oui, sans doute, les
affections morales compriment les artères, les muscles et les
nerfs. Si les fluides seuls en disposoient, nous serions des
machines sans force d'inertie. Que serions-nous si, tel que
l'éclair, le fluide électrique dont nous sommes imprégnés
n'obéissoit à nos moindres mouvemens physiques ou moraux ?
Ce que seroit le son sans l'air qui le propage... Notre sensibilité
nerveuse est très souvent mue par nos préjugés : un coup de
bâton en forme de correction suffiroit pour faire mourir de
chagrin un soldat français, et l'allemand en recevroit dix sans
perdre l'appétit. La sensibilité des nerfs dépend d'abord de la
nature du germe qui les a produits, ensuite de nos préjugés, de
notre âge et du caractère des humeurs qui les nourrissent. On les
irrite, on les calme physiquement et moralement; ils sont les
cordes (vibrantes lorsqu'elles sont tendues) qui, d'accord avec le
système cérébral, disposent de notre être : dirigeons ces cor-
dages, nous disposons de l'instrument.
CHAPITRE XXIV
DIFFERENCE ENTRE LA SENSIBILITÉ
ET L'IRRITABILITÉ
§ P^ — Définition.
La convulsion est pour le physique ce qu'est la colère pour
le moral.
Tout ce qui est sensible est irritable, même la sensibilité
puérile et niaise. L'enfant qui vient de naître n'ayant aucune
moralité acquise, est insusceptible de colère jusqu'à l'époque de
quelques mois; mais à tout âge, même en naissant, il peut
éprouver la convulsion.
§2. — Limites de la sensibilité.
Montrer les limites justes qui séparent la sensibilité de
l'irritabilité est encore une proportion abstraite. Respectivement
l'un à l'autre, nous sommes tous irascibles; mais il y a colère
du petit serin et du lion; celle de l'enfant ou d'Hercule, qui
6i
forment entr'elles les deux extrêmes de la colère niaise parce
qu'elle est sans force, et de la colère énergique. Pour ne point
nous égarer dans les abstractions lointaines, parlons de l'homme
seul. C'est la grande sensibilité des nerfs qui les rend irritables.
— Est-ce le physique ou le moral qui les rend tels ? C'est, je
pense, l'un et l'autre. L'irritabilité physique provient de l'acri-
monie des humeurs et l'irritabilité morale suit celle physique.
Quand le physique est en bon état, une longue irritabilité
morale suffit pour aigrir les humeurs qui, à leur tour, rendent
encore le moral plus irascible. On voit combien ces deux états
sont dépendans l'un de l'autre (i).
§3. — L'irritabilité est spécialement le partage
I de Vhomme sociétaire (2).
Il y a peu d'irritabilité morale pour l'homme naturel ; il y
en a beaucoup pour l'homme sociétaire. Tout est irritabilité
pour celui qui prétend à tout et est jaloux de tout. Cependant,
la possession de toutes choses n'est pas ce que l'homme désire
le plus; il est trop paresseux pour former un vœu aussi embar-
rassant; c'est faire envie aux autres ou c'est leur considération
qu'il cherche et qu'il veut : mettez-le au pinacle, bientôt il ne
remue plus.
§ 4. — Sensibilité relative aux talens.
« La sensibilité fait tout notre génie », a dit quelqu'un;
mais que de modifications elle éprouve selon les talens divers !
Moins nous appuyons notre réputation sur des objets
réels, moins nous en sommes prévenus et entêtés. Les sciences
(1) On voit aussi combien les mauvais traitemens exercés envers ceux qui sont
dans notre dépendance, soit dans nos foyers, soit dans les prisons, remplissent mal leur
objet, qui est de les rendre meilleurs. (G.)
(2) Pour « vivant en société ».
exactes sont comme un et un font deux, aussi le géomètre est-il
bon homme; chez lui tout, jusqu'à l'amour-propre, est réduit au
calcul ; il ne devient abstrait qu'à l'application d'une vérité
démontrée à une vérité moins connue.
Le poète vit dans les cieux; enveloppé de sublimes suppo-
sitions qu'on ne trouve qu'en s'exaltant l'esprit, il soutient son
dire, il adore son fantôme et s'irrite contre ceu^ qui ne vjoient
pas, comme lui, Vénus dans un nuage doré; mais cette exal-
tation, cette irritabilité n'est que plaisante et pas dangereuse;
on sourit au poète, au peintre, au musicien, on croit de leur
art ce qu'on en peut et l'on dit : le reste est dans l'espace ima-
ginaire où je ne puis pénétrer aujourd'hui. On donnera peut-être
un jour l'esprit poétique aux hommes, comme on donnoit
l'esprit prophétique aux anciennes sybilles. Chacun sait que
Swedenborg fut longtemps inspecteur des mines en Suède;
j'ai souvent pensé, surtout depuis la découverte du galvanisme,
que des émanations métalliques avoient causé les visions singu-
lières de cet homme de bien. La sensibilité, c'est l'état naturel
des nerfs ; l'irritabilité en est l'excès.
5. — Autre définition.
Tout ce qui se fait de bon se fait par sensibilité ; tout ce
qui se fait de mauvais (si on en excepte une juste vengeance) se
fait par irritabilité. Appliquez ce principe aux sciences, aux arts,
à la politique, à la morale... Il sera très souvent juste. — Mais
la nature, dira-t-on, qui ne crée une chose que par la des-
truction d'une autre, n'est-ce pas là de l'irritabilité? — Les
Dieux sont les maîtres, eût dit Plutarque, et nous pensons
comme lui. C'est par les lois préfixes qu'un principe créé agit ;
mais quelle loi peut atteindre le créateur du principe.? Il n'a
d'autres lois à suivre que sa volonté suprême. Abordons en face
notre question. Il semble que la différence qui existe entre
l'homme bien né et l'homme mal né ou malsain, l'homme bon
ou méchant, provient de la sensibilité ou de l'irritabilité de
63
leurs nerfs. Si cette question majeure est un jour bien prouvée,
il ne restera plus qu'à établir l'échelle immense de toutes les
nuances qui se doivent trouver entre ces deux facultés sensitives,
car entre ces deux termes extrêmes sont compris tous les carac-
tères humains et toutes les facultés physiques et morales qui en
dérivent et qui leur sont propres. Il ne restera plus qu'à rectifier
plus efficacement le moral par le physique, comme fait la
médecine, et corriger le physique par le moral, ce que font les
bonnes lois.
§6. — Echelle graduée.
Voici l'échelle à laquelle on pourroit rapporter les divers
degrés de la sensibilité :
Zéro. Sensibilité puérile, ou nullité.
1. Sensibilité vraie, ou juste.
2. Sensibilité mixte, entre la première et la seconde.
3. Irritabilité, ou excès de sensibilité qui dégénère en
amour-propre, en manie, en délire...
Toutes les nuances qui peuvent sortir de ces types sont
aussi multipliables que les ambes, les ternes, les quaternes et
les quines qu'on trouve dans une série de numéros. N'oublions
pas d'ajouter, dans cette balance, l'éducation et les préjugés de
naissance. Au reste, ceci n'est pas un système, c'est le noyau
qui le contient, c'est le moyen d'en établir un, quand ces idées
auront mûri dans une tête forte. Je le sens, j'ai trop de sensibilité
pour avoir la force nécessaire à un tel ouvrage; j'écris d'après
un sentiment inné, né avec moi, et non d'érudition ou de
mémoire. Les gens de l'art, en adoptant quelques-unes de ces
idées, les développeront et leur donneront plus de sanction en
les enrichissant des termes techniques; il leur suffira même de
ne pas me citer pour laisser croire qu'ils ne m'ont point ki (i).
(i) Nous laissons au jugement du lecteur le soin de classer, selon notre table d'indi-
cation, les hommes dont nous allons chercher à connoître les ressorts, ceux surtout dont
les caractères mixtes (qui sont le très grand nombre) ne sont que les ramifications et les
nuances fugitives des caractères doués de plus d'unité. (G.)
64
/•
Application à r homme selon son état.
Tel homme est doué de la sensibilité juste, mais le poly-
théisme est la religion de ses pères, la mythologie occupe sa
vaste imagination, il est né et habite un climat chaud ; il veut
écrire l'histoire épique, il est aveugle, ce qui le concentre en
lui-même. C'est l'homme bien né auquel je ne suppose qu'une
irritabilité médiocre et presque volontaire; c'est Homère qui,
outre ses beautés poétiques, est cité cent fois comme législateur
et moraliste.
L'homme instruit, doué d'une même sensibilité juste,
mais qui, au lieu du polythéisme, a été élevé dans la religion
chrétienne, ayant connu les mœurs galantes de nos climats
tempérés au lieu de celles des climats et des têtes exaltées
d'Athènes et de Rome... c'est Pope, Racine, l'abbé Delisle.
Dominé par un sentiment religieux, jeté par circonstance dans
l'état ecclésiastique, voulant être fidèle à ses vœux de chasteté...
c'est Fénelon ou Bossuet. Ayant pris une direction vers les
sciences exactes, mais ayant conservé une part d'imagination et
d'exaltation d'esprit... c'est Descartes, Newton, Malebranche,
Pascal. Sans imagination, c'est Locke, Condillac et tous les
grands métaphysiciens et calculateurs. Toujours le même
homme doué d'une sensibilité juste qui fait l'homme de goût,
mais celui-ci plus foible que fort par ses nerfs, plus dépendant
d'eux que sachant en être maître, né sous un monarque jaloux
de dominer et dans une caste à peu près nobiliaire, flottant
entre les idées libérales que donne une vaste instruction et les
mœurs des courtisans qui dominent son siècle, aimant la vérité
qu'il n'a pas la force d'adopter toute entière, détestant l'hypo-
crisie et la superstition... c'est Voltaire; ou c'est Buffon, si
l'étude de la nature l'occupe au lieu des idées du poëte ou de
l'homme des belles-lettres, mais également philosophes autant
que le permet leur siècle. Né républicain, protestant, mais
vivant dans une grande monarchie chrétienne et avec des
gens de lettres moitié philosophes, moitié courtisans... c'est
J.-J. Rousseau, auquel, néanmoins, on pourroit supposer
autant d'irritabilité que de sensibilité nerveuse, et nous pen-
65
sons que cette irritabilité provenoit plus du peu de rapport
qui existoit entre lui et ses contemporains que de son phy-
sique, qui eût été calme par contradictions morales. Dans
sa manière d'être, l'amour-propre ne jouoit-il pas son rôle?
— Sans doute : l'homme de génie sans amour-propre n'existe
pas, ou c'est son cadavre qui sert encore à réveiller l'amour-
propre de ses descendans. L'amour-propre vient d'irritation ;
que d'hommes qui, sans amour-propre, n'eussent été que des
automates !
8. — Pour juger i homme.
Faut-il juger l'homme par ses œuvres ou les œuvres par
l'homme? C'est tout un, s'ils sont également connus et analysés.
Mais si l'un est mieux connu que l'autre, ou qu'un seul le soit,
c'est par le connu qu'il faut juger l'inconnu, puisque d'avance
on sait que l'un est intime de l'autre : or, nous ne connoissons
les grands hommes que par leurs œuvres.
L'analyse, que personne (selon moi) n'a possédée comme
Condillac, est la première faculté de l'homme voué aux sciences
abstraites et de raisonnement. C'est l'analyse qui distingue notre
siècle. Je vois le monde instruit partagé entre deux sections :
une s'occupe de l'analyse physique de toutes les substances
connues ; l'autre applique au moral les observations physiques
constatées ; tous crient : Vérité ! c'est la seule manière d'honorer
le Dieu créateur.
La fiction poétique qui exalte l'imagination n'est pas enne-
mie de la sensibilité, au contraire : elle l'augmente par ses
irritations factices. Que de charme dans Virgile, le Dante,
l'Arioste! Que de vigueur sentimentale dans la poésie de notre
Lebrun (i) ! On diroit que, chez lui, la sensibilité et l'irritabilité
sont en équilibre. Mais le génie poétique n'est pas toujours
accompagné d'une sensibilité exquise. Que remarque-t-on dans
(i) p. -A. Lebrun, poète français de )a tradition classique, membre de 1 Académie,
sénateur sous le second Empire; auteur de tragédies et d'odes de tendance impérialiste
(17M-1873).
66
les ouvrages immortels de Boileau? Peu de sensibilité, beau-
coup de précision, de l'énergie, de l'esprit et de la cruauté, car
on ne peut être satirique sans être cruel... je dis plus, pour être
justement cruel. A quel degré étoient en lui ces facultés? Sensi-
bilité puérile, zéro. Sensibilité juste, au tiers (et je crois qu'il
eût souvent manqué de goût et de tact s'il n'eût été rectifié par
un ami ou une femme sensible). — Sensibilité mixte, au tiers.
Irritabilité, beaucoup.
La Fontaine est, presqu'en tout, l'opposé de Boileau. Toute
la sensibilité enfantine, sans être jamais niaise. Toute la sensi-
bilité juste (et il n'avoit besoin de personne pour être averti). —
Sensibilité mixte, à son commandement, selon le sujet qu'il
traitoit. Irritabilité presque nulle. Il devoit être difficile de
fâcher cet être privilégié. La Fontaine étoit l'homme par excel-
lence pour lui et les autres. Deux hommes semblent avoir été
les précurseurs de La Fontaine, c'est Plutarque dans l'antiquité
et Montaigne au siècle avant-dernier. Ces hommes, sans doute,
ne furent pas doués du génie poétique de notre fabuliste; le
talent propre au poëte est l'inverse de celui qui convient au
moraliste; la fiction est nécessaire à l'un, la vérité est indispen-
sable à l'autre. Plutarque est La Fontaine en prose, avec toute
la bonhomie gauloise; Montaigne a la finesse, le sel attique du
siècle de Périclès ; l'un, c'est l'historien naïf des mœurs vigou-
reuses et des préjugés de la Grèce; l'autre est le compilateur de
la nature. N'oublions pas Corneille qui avoit (à ce qu'il semble)
autant de précision et de force d'irritabilité que Racine avoit de
sensibilité juste. Ce petit nombre de grands hommes anciens et
modernes peut suffire pour qu'on puisse juger des hommes
éminens en général. Nous n'avons cité que peu d'hommes
vivans et nous n'en citerons pas dans la division suivante où
l'on ne trouvera plus d'hommes complets. Nous l'avons déjà
dit, c'est au lecteur studieux que nous laissons à faire l'appli-
cation du principe. La dissection n'est permise qu'après décès, à
moins que l'éloge ne rende l'opération agréable à celui qui en est
l'objet.
§9- — Classe des métis.
C'est d'après nos sensations que nous formons nos idées et
nos jugemens; mais peu d'hommes ont les cinq sens en équi-
libre. Se rendre habile dans une science, un art, c'est perfec-
tionner tels de nos sens qui entraînent notre jugement vers
leurs bords en rendant d'autres sens paresseux, inactifs ou inu-
tiles. Aussi disons-nous du bonhomme qui ne sait rien par
principes scolastiques, mais qui juge de tout sainement : c'est
un homme de bon sens. Cela veut dire qu'il a ses sens en
équilibre, que nul n'entraîne et ne paralyse l'autre, quoiqu'il ne
soit sublime en rien. Les hommes à demi-talens sont, je crois,
privés non seulement de l'équilibre entre leurs sens, mais ils
ont un, deux ou trois sens de moins que le compte commun. A
la rigueur, tous les sens existent en eux, mais on a trop forcé
quelques-uns de leurs sens en leur faisant comprendre telle
science ou tel art ; et leur machine étant prête, c'est aux dépens
de quelques sens que quelques autres ont pris de la consistance.
Je ne dis pas qu'un homme puisse être universel dans les
sciences et les arts, mais un vrai savant par instinct de nature,
tel que Descartes (i), un illustre artiste tel que Raphaël, Pergo-
lèse ou Gluck, ont l'idée de tout, qu'ils seroient les maîtres de
perfectionner par la pratique. On dh que les hommes' ont un
penchant secret à faire ce qu'ils n'entendent pas; cela est vrai
et je le prouve, peut-être; on veut posséder ce qu'on désire et
qu'on n'a pas; quel besoin, quelle envie peut-on avoir de courir
après ce qu'on a?
§10. — Nomenclature des métis.
Essayons la nomenclature des métis. Fléaux de la société
qui les repousse quand ils ont des prétentions (ce qui ne leur
arrive que trop), ils sont dans le monde moral comme la balle
(i) « Si nous avions été capables de prendre toujours la nature pour guide, nous
saurions tout, en quelque sorte, sans avoir rien appris », dit Condillac. (G.)
68
entre les raquettes; partout ils arrivent froissés, indignés, humi-
liés et sont encore repoussés ailleurs jusqu'à ce qu'ils restent
enfouis sous l'amas informe et matériel de leurs œuvres ou de
leurs faits et gestes. On leur entend dire alors : « Il n'a manqué
qu'une heureuse circonstance pour me faire connoître avanta-
geusement. » Ce sont les circonstances qu'ils accusent. —
Malheureux ! Croyez plutôt qu'il ne vous a manqué que des
hommes assez ignorans pour vous admirer.
§11. — Mauvaise combinaison des agens de la sensibilité.
C'est de la mauvaise combinaison des agens qui produi-
sent en nous la sensibilité ou la faculté de sentir que doit
dépendre le caractère. Ces agens sont, avons-nous dit :
Zéro : Sensibilité enfantine, presque nulle parce qu'elle est
extrême ou exiguë.
Un : Sensibilité vraie.
Deux : Sensibilité mixte.
Trois : Irritabilité,
La sensibilité extrême ou puérile étant irritée ou mêlée
d'irritation, doit engendrer cette race dindonnière qui prétend à
tout sans talens et sans force, ou qui n'a qu'une force factice
d'irritabilité, qui imite tout ce qu'elle voit et croit avoir tout
inventé. Remarquons qu'il est deux sortes de fièvres de produc-
tion ; l'une rend fou, l'autre rend sublime et sage. L'irritabilité
physique ou morale agit immédiatement sur les nerfs. S'ils sont
foibles et presque nuls, elle écrase au lieu de produire, ou elle
produit des monstres ou des avortons. Si, au contraire, elle trouve
à s'exercer avantageusement, si elle trouve une résistance con-
venable, alors elle produit l'exaltation qui invente avec fruit.
Les êtres foibles s'extasient pour le dernier livre qu'ils viennent
de lire; ils ont l'amour-propre de tout parce qu'ils désirent tout
et qu'ils n'ont rien de fixe dans les idées. Nous le savons, on
est humble quand on sait et qu'on voit combien il reste à acqué-
rir en toutes choses. Les êtres dont nous parlons veulent être
69
bergers et ils sont nés moutons. C'est la société qui les fait : ils
seroient inconnus dans l'état de nature; mais parmi nous, ils
peuvent être riches par patrimoine, nobles de naissance, souve-
rains héréditaires... On sent combien d'abus doivent naître de
la force morale jointe à la foiblesse physique, de la puissance
jointe à l'ineptie.
§ 12. — Auti^e combinaison.
Nous venons de combiner zéro et trois, c'est-à-dire sensibi-
lité presque nulle avec l'irritabilité, ou les deux extrêmes de la
sensibilité, et nous avons vu que cette combinaison est défec-
tueuse. Zéro et deux sont irrapprochables, incompatibles : on ne
peut être à la fois nul et posséder la sensibilité mixte; encore
moins peut-on combiner le zéro et l'unité. Par maladie, l'indi-
vidu peut passer de zéro à un, à deux ou à trois : quand la
machine est détraquée, le cerveau (que je regarde comme le
télégraphe du système nerveux) n'a point d'ordre ; mais ces états
ne sont que momentanés ou délirans. C'est donc le trois qui,
comme nous l'avons dit, se combine avec zéro, avec un, avec
deux; c'est-à-dire que l'irritabilité, agissant sur la sensibilité
mixte, produit tous les caractères et leurs effets divers. Nous
avons dit encore que la sensibilité juste sans irritabilité, ou avec
peu d'irritabilité, plus les directions occasionnées par les climats
et les éducations, plus les circonstances favorables ou défavo-
rables... font les hommes rares de tous genres. La sensibilité
juste, fortement irritée physiquement ou moralement, produit
les excès dans le talent, tels que la satire aussi bien faite que
mordante, le machiavélisme, le despotisme, le fanatisme
et les grands scélérats. Dans les arts, la grande irritation
jointe à la sensibilité juste, ou presque juste, ne produit que
des effets outrés. Pourquoi? Parce que l'irritation majeure
détruit le tact parfait de la vraie sensibilité. Il faut, comme
nous l'avons dit, l'irritation dont un soii maître pour produire
le bon.
70
§ i3. — Encore une autre combinaison.
L'irritation jointe à la sensibilité mixte (n^ 2) donne la classe
générale des métis. Oui, la sensibilité mixte fortement irritée (et
elle s'irrite aisément) produit les demi-caractères, les demi-
talens, les mixtes de toute espèce qui sont aussi variés que les
nuances du jour depuis le lever jusqu'au coucher du soleil. Il
est impossible de nombrer en entier cette classe immense; nous
nous contenterons de la parcourir sans classer les êtres qu'elle
renferme. La foible correspondance qui existe chez eux entre
zéro, un, deux et trois, en fait des êtres insignifians et sans
essence de caractère. Ils sont empruntés dans ce qu'ils font, foi-
bles dans les sciences et les arts, philosophes sans principes,
fourbes en diplomatie, énergumènes et superstitieux en religion,
cruels s'ils sont puissans, vils si le sort les abandonne; c'est la
prétention sans moyens, c'est le pauvre qui se croit riche, c'est
le foible qui se croit fort... Les circonstances et l'exemple déci-
dent de leurs actions, ils sont le foible écho de ce qu'on dit; la
grande galerie de la société les trouble, les trompe et les fait
culbuter sans ressource : telle est la fin des êtres sans caractère
déterminé.
§ 14. — Des productions des grands hommes.
Les productions des grands hommes sont des effets visibles
qui laissent présumer leurs causes secrètes. Mais en ne nommant
point d'hommes peu ou point remarquables par leurs œuvres,
nous laissons, je le dis encore, au lecteur l'application vague du
principe. Au reste, dans l'hypothèse actuelle, il est égal de juger
des causes par leurs effets ou des effets par leurs causes.
1° Tel être est doué de la force d'Hercule et ne produit rien
dans les sciences ni les arts (1). La force vitale, trop souvent
j/éhémente, irrite, pousse les nerfs à une telle contraction, qu'ils
(1) Voyez mes Essais sur la musique, chapitre de l'Influence du physique sur le
moral, tome HI. (G.)
71
perdent ce fluctus, cette ondulation douce qui les font mouvoir
comme un fleuve tranquille; ou ce même effet provient du
fluide nerveux, si c'est lui (comme on le croit) qui agit sur les
nerfs, aussi promptement que l'éclair précède la foudre. Oppo-
sons à cet homme celui qui juge bien de tout et ne fait rien
ou peu de choses (sachez d'abord si tous ses jugemens sont de
lui). Cet homme possède la sensibilité juste, mais si débile, si
instantanée qu'il n'a que le premier coup d'œil, après quoi sa
sensibilité est déjà épuisée. Il fuit l'irritation qui le blesse, il
l'évite de tous ses moyens; par elle, il sortiroit de sa chère
paresse : cet être n'est que le me{{Otermine de l'homme ; il
faut plus pour produire de grandes choses : il faut une force
active et continue de sensibilité juste, soumise autant que pos-
sible à notre volonté. Cet homme, cependant, qui n'a que les
élans d'une mouche, mais d'un tact fin et sûr, doit produire les
petites choses en perfection : et ce qui est parfait n'est jamais
petit (soit en petit, soit en grand, soit en bon ou mauvais, rien
n'est longtemps extrême). 11 aime à rectifier : il rectifie bien;
mais sa nonchalance, un épuisement subit de sensibilité lui
font redouter les efforts nécessaires à l'invention. Pourquoi
n'est-il pas accompagné d'un second, ayant une tête ardente
qui invente aisément et qui outre de même? Le rectificateur
viendroh en juste et donneroit un prix réel à ce qui n'étoit qu'in-
forme. Quant à son moral, il ne peut être que le dérivé de son
physique. Sa foiblesse, sa paresse, sa finesse de tact le font
louvoyer sans cesse ; il ment avec grâce, trompe de même ; les
hommes lourds sont ses dupes et il n'obtient que le mépris du
sage. Entre ces deux hommes et après le second, il y a mille
nuances de plus ou de moins qui produisent autant de carac-
tères indéterminés, sans doute, mais existans.
2^ La forte acrimonie ou irritation qui se rencontre dans
un sujet doué de beaucoup de sensibilité, produit l'effet de
l'acide jeté dans du lait. Tout prend une teinte d'irritabilité
chez de tels hommes. Le doux est trop doux, l'amer trop
amer, le tendre trop tendre, le vigoureux trop vigoureux, le
rond trop rond, le pointu trop pointu... Trouver à redire à
tout, à médire de tout est leur fait : rien n'est bien, parce
qu'ils sont mal avec leurs nerfs. Ce sont cependant ces êtres
72
rongés de soucis qui se font les Aristarques des sociétés litté-
raires (i).
Ce sont eux qui se font journalistes et qui, chaque jour,
réveillés par la pointe aiguë de leur causticité, cherchent, en
ouvrant les yeux, la victime qu'ils vont déchirer pour vendre
leurs feuilles. Quand ils ont trouvé le mot le plus piquant, le plus
désolant contre l'auteur d'un ouvrage, ils sont au comble de leurs
vœux : quelle vie, quelle existence que celle du méchant! L'enfer
seul peut le payer de ses peines. Il est encore un être plus vil que
ces gens-là, c'est le libraire qui les paye en s'enrichissant de leur
venin périodique. Mais l'opposé de cet homme, l'être sans nulle
acrimonie quoique doué d'une sensibilité majeure, n'est pas
l'homme de génie tel que nous l'avons montré en premier. La
force vitale qui communique l'énergie tient de l'acrimonie; il en
faut, mais pas trop. Disons donc que l'être contraire à celui
dont nous venons de parler est un mouton sans fiel : il est heu-
reux, régulier, serviable; c'est un être très utile, sans être
sublime en rien. Une société d'hommes de ce caractère renou-
velleroit l'âge d'or, jusqu'à ce que le loup naquît pour dévorer
les moutons (2).
3° L'amour-propre provenant d'une forte irritation factice,
jointe à peu de sensibilité et de tact, donne toutes les préten-
tions sans réalité. L'amour-propre est inné dans nous; mais le
chagrin de ne réussir en rien, même de ne pas réussir assez, le
pousse, l'entretient et le nourrit. Je le dis encore, le succès
dépend de la sensibilité et de la force vitale qui l'excite, juste-
ment combinées. Mais s'il n'y a pas d'équilibre entre ces deux
puissances, l'amour-propre prend parti pour la plus foible des
deux, et qu'est-ce que l'envie de faire sans facultés pour
exécuter? C'est le tourment de l'eunuque, qui ne fait jamais
rien et nuit à qui veut faire.
(i) Je ne connois qu'un être plus ridicule que ces hommes, c'est la femme qui lui
ressemble ou qui veut leur ressembler. (G.)
(2) On trouverait le type de tous les caractères vierges dans les animaux; mais en
eux, l'instinct est irraisonnable ou, du moins, très limité en raisonnement. (G.)
73
Récapitulation.
L'homme chagrin de ses non-succès est toujours mécontent
de ceux des autres; il trouve le défaut de leurs ouvrages, jamais
la beauté. « Quelle belle femme! dit l'homme heureux. — Oui,
dit-il, mais elle a le pied gros. — Quels beaux vers ! Quelle
bonne musique! Quel excellent tableau! — Oui, mais j'aime
mieux les précédens ouvrages de ces mêmes auteurs, ils foiblis-
sent ». S'il trouve un benêt qui l'admire, il vante son jugement
sans dire pourquoi ; on lui dit que son héros n'est qu'un sot, et
il est forcé de prendre sa part de la réponse. Irrité de voir que
rien de tout ce qu'il fait n'est adopté par l'opinion, il lui reste
une ressource pour faire parler de lui : c'est d'être le vice-
versa de tout ce qui est reçu. Alors, la religion est-elle en vogue ?
Il est presqu'athée. L'athéisme montre-t-il les dents? Il se fait
capucin. Est-on sous la puissance monarchique? Il invoque la
liberté. Travaille-t-on à se rendre libre? Il fulmine contre les
innovateurs. Mais il a beau faire : il est foible et pâle en tout et
partout, parce qu'il n'a d'esprit que par excitation factice, et
jamais de génie, car on ne peut ni le voler ni l'apprendre. Un
petit coin peut-être l'eût rendu propriétaire, il veut envahir le
domaine des sciences et des arts, il ne possède rien. On pour-
roit dire que les hommes médiocres qui singent les hommes de
génie sont comme les champignons vénéneux qui croissent
autour du tronc d'un grand arbre.
§ i6. — Autre combinaisoii .
La plus grande sensibilité nerveuse se trou\c quelquefois
réunie à la plus grande irritabilité. Conçoit-on quel individu
moral il résulte de ce mélange? C'est l'être le plus sensible et le
l^lus irascible à la fois. Souvent doucereux par réflexion et
avec effort, presque toujours colère, il se fûche de se fâcher et
de vous obliger d'une manière acerbe et rude. Une bonne
74
maladie purgatoire, un fleuve de petit lait adouciroient ses
humeurs sans doute; mais s'il gagnoit d'un côté, il perdroit
de l'autre. Il seroit sans force, sans talent, sans énergie si on
lui ôtoit son active irritabilité et, pour me servir d'un vers
de Marmontel dans le Huron : « Je crains qu'il ne perde en
se civilisant. »
§17. — Réflexions.
Avant de parler des femmes, réfléchissons encore et rappe-
lons-nous que la diversité des âges modifie l'individu qui tou-
jours croît et décroît et n'est jamais in statu quo. Les substances
dont il se nourrit ont beau être les mêmes, le germe dont nous
parlons a un terme; nos organes n'élaborent plus aussi puis-
samment les substances nutritives; enfin, il faut que nous finis-
sions parce que nous avons commencé. La différence des climats
dont toutes les substances diffèrent modifie encore l'individu
physique et, par suite, son moral et sa morale. Le Grec, l'Ita-
lien, l'Espagnol, le Français, l'Allemand, le Russe portent des
stigmates climatériques dont leurs mœurs se ressentent toute
leur vie. J'ai vu des François, des Allemands, établis à Rome
depuis longtemps; ils étoient acclimatés, mais il leur restoit des
marques originelles qui annonçoient l'homme du Nord. A
Rome, comme jadis à Athènes, une femme du peuple, une
marchande de poissons reconnoit l'étranger établi depuis cin-
quante ans dans le pays et l'appelle Si^nor forestière, Monsieur
des forêts : hors de leur beau pays, ils croient que tout est
sauvage.
§18. — Des femmes.
L'échelle progressive déjà établie entre la sensibilité et l'irri-
tabilité seroit la même pour les deux sexes, si la vertu générative
attribuée à la femme, comme à l'arbre qui porte le fruit,
75
nexigeoit des distinctions notables dont nous parlerons bientôt.
Le moral des femmes est peut-être plus difficile à démêler que
leur analyse physique. Ce dernier point appartient (comme toute
la nature) au physicien ; mais le moral est tellement enveloppé
de ruses naturelles et d'éducation, que le plus adroit moraliste
craint de s'y tromper. Il y a néanmoins deux sortes de ruses
chez les femmes; l'une mène au vrai, l'autre au faux; ruses
affirmatives ou négatives, offensives ou défensives : c'est pour
attaquer ou se défendre qu'elles rusent. Toutes les ruses
employées pour dire oui (et ce oui est écrit dans leurs yeux pour
ceux du connoisseur) sont des ruses naturelles; toutes celles
employées pour dire non sont factices. Il n'y a que le oui ou le
non sans restrictions qui décident et qui fassent connoître le
sexe; c'est le point final, absolu qui éclaircit le mystère. On
remarque que ceux qui parlent le plus du moral des femmes
ont rarement ce qu'il faut pour raisonner juste (i). Celui-ci les
aime trop, l'autre pas assez. Trop, on est leur dupe, car les
femmes ne se donnent pas la peine d'aimer ceux qui les ido-
lâtrent. Pas assez, elles savent encore que c'est l'eunuque qui
cherche à se consoler de son piteux martyre. C'est donc le seul
beau jeune homme, celui qui enlève d'emblée l'opinion sur son
compte, qui leur plaît. Dès qu'il entre dans une société où les
femmes aimables sont en grand nombre, l'atmosphère amou-
reuse change de température. Court-on à lui? non, on le laisse;
mais observez ensuite le manège des femmes. Toutes sauront
lui dire adroitement ce qu'il est, ce qu'il vaut et ce qu'on attend
de lui. Que fera le monsieur dans telle circonstance? Il dira aux
femmes : oui ou non, résolvez-vous. Le sire a trop beau jeu pour
employer une ennuyeuse tactique, il rejette toute capitulation
indéfinie. Les dupes des femmes ne sont que des métis en fait
d'amour; elles les reconnoissent surtout à leur fausse galanterie.
(i) Homme, quel que tu sois, si tu n'aimes ni les femmes, ni la musique, ni les
enfans, ni les fleurs, tes organes sont en discordance avec la nature. (G.)
76
§19 — Différences entre les sexes.
S\, comme nous l'avons dit dans un chapitre précédent,
l'homme possède en activité ce qui manque à la femme et
celle-ci, en passivité, ce dont l'homme a besoin pour être retenu
dans les bornes raisonnables; si les forces individuelles de ces
deux êtres (qu'on pourroit regarder comme le côté droit et
gauche d'un même tout) doivent être réunies pour faire un tout
complet, il s'ensuit, peut-on croire, qu'il faut juger l'un par
l'autre et ce que nous avons établi pour l'homme est applicable
à la femme ; le tout par moitié, dirons-nous, puisque la femme
est inférieure en force à l'homme, au moins de cette quantité.
Mais ce raisonnement ne suffit pas; les fonctions génératives
des deux sexes .sont trop différentes; la femme surtout est
tellement active en ce qui concerne la génération, qu'on peut
regarder ce point comme formant une séparation, une dis-
tinction notable entre les sexes, et comme la boussole qui mène
aux vrais sentimens de la femme ; comme le point central d'où
partent ses facultés, un instinct particulier à son sexe, dont
l'homme ne participe pas également parce que, à chaque gros-
sesse, l'homme n'est actif qu'un instant et la femme est active
pendant neuf mois. Dans ce cas, l'homme est à la femme
comme un est à cent mille. (Il y a plus de cent mille instans
dans neuf mois.) L'homme ne participe donc que des instans à
l'acte de la génération et la femme conçoit ou achève le grand
œuvre presque continuellement depuis quinze jusqu'à quarante
ans, plus une fraction, selon le climat et la précocité de l'indi-
vidu. C'est donc sous ce rapport, sous le rapport de l'amour
proprement dit, et de l'amour maternel, que nous devons tirer
nos principales inductions en ce qui regarde la sensibilité et
l'irritabilité féminines. En amour, tout est physique ou moral :
rien n'est indifférent.
77
§ 20. — Femmes saluantes.
Hors ce que nous avons appelé le grand œuvre, tout es
étranger pour les femmes; et celles qui réussissent à se faire géo-
mètres, artistes ou littérateurs, ont quelques facultés viriles qui
les éloignent presque toujours de leurs véritables fonctions ; ou
c'est une éducation particulière qui les a détournées de leur
sphère naturelle, pour n'être que métis dans toute autre fonction.
L'homme est un type unique qui réunit force et intelligence sans
distraction aucune ; la femme est encore femme en possédant des
vertus viriles. L'empire de la force est le désir secret de toutes les
femmes : rien de si naturel que désirer ce qu'on n'a pas. Mais
ne nous prévalons pas d'une prérogative non générale, ne nous
exposons pas au souris moqueur du beau sexe.. Que d'hommes
sont presque femmes par leur physique, qui veulent être hommes
moralement ! Que de femmes énergiques voudroient changer
leur enveloppe contre la nôtre ! L'homme souhaite quelquefois
d'être femme pendant quinze jours ; la temme voudroit être
homme toute sa vie.
§21. — La femme forte.
La femme forte est cent fois supérieure à l'homme foible,
sans doute. Il est des femmes qui se sont distinguées à la guerre
comme dans le cabinet d'études. Peu d'hommes eussent voulu
se mesurer avec W^^ d'Eon, et Beaumarchais, appelé en duel par
cette fille martiale, ne lui répondit que par ces deux vers de
Quinault :
.\rmide est cncor plus aimable
Qu'elle n'est redoutable.
Il avoit compris que tuer ou être tué par une femme est tou-
jours fâcheux. Ce n'est pas ici le lieu de parler des femmes
illustres dans les sciences et les arts : leur histoire est connue.
§22. — Excellence de la femme forte.
La femme forte, si supérieure à tant d'hommelets, est néan-
moins, plus que l'homme, soumise au pouvoir des sens, respec-
tivement à l'amour. Excepté quelques héroïnes amazones,
Jeanne d'Arc, M^'^ la Chevalière d'Eon, qui ont paru oubHer leur
sexe pour se livrer aux travaux guerriers et aux actions coura-
geuses, les femmes fortes en général ont été, avec délice, tribu-
taires de l'amour bien plus que les héros, qui n'ont cédé que con-
ditionnellement à leurs passions. Nous avons dit précédemment
qu'un instant suffit à l'homme pour payer sa dette paternelle à la
nature et que la femme, dès qu'elle a conçu, est mère neuf mois
avant de voir éclore son fruit. Cela explique combien l'homme a
de temps et de facultés pour pouvoir se livrer aux faits éclatans.
Toutes ses forces centrales, si longtemps inutiles, remontent à sa
tête et lui communiquent l'énergie. Chez la femme, au contraire,
toutes les substances se réunissent au centre pour alimenter le
fœtus ou, d'avance, préparer sa résidence. Malheur à l'homme
né d'une mère trop occupée de sciences! Il ne peut être que
métis ; c'est de la force centrale de la femme et de la neutralité
des autres organes que provient notre puissance sexuelle. La
femme forte dont l'esprit et le cœur ont pris une direc-
tion favorable est l'être du monde le plus précieux à la société.
Elle joint à une force presque virile une part de la délicatesse et
de la sensibilité féminines ; c'est la femme par excellence, soit
pour la propagation, l'éducation de ses enfans, l'attachement
envers son époux, ses amis, ses amies; pour elle, l'amour-propre
est sans foi blesse et presque sans coquetterie : ses droits réels à
l'estime, à l'amour et à l'admiration l'en dispensent (i).
(i) Chez les femmes, la coquetterie n'est jamais qu'un supplément aux facultés
réelles. (G.)
79
§23. — Son éducation.
Un des soins le plus essentiel relativement à l'éducation de la
femme forte est de la concentrer, pour ainsi dire, dans les idées
et les mœurs propres à son sexe, dont elle aime à sortir pour se
livrer aux habitudes plus viriles. Sans cette sollicitude, elle n'est
souvent qu'une espèce d'intermédiaire entre les sexes. L'amour
chez la femme forte a quelquefois des caractères équivoques qui
proviennent d'une organisation privée d'unité. Femme par le
sexe, homme par le cœur et la tête, elle reste indécise entre les
fonctions sexuelles. Deux caractères se combattent en elle; l'un
regarde les sens, l'autre l'amour-propre, et ce dernier l'emporte
parce qu'elle préfère la puissance qui commandç à la foiblesse
qui obéit. Plutôt mourir que d'être femme tout entière :*elle est
femme néanmoins; elle est amie sincère des hommes forts, s'ils
la considèrent comme homme ; mais elle est ennemie des foibles
et des galantins qui ne voient en elle qu'une femme. Solliciter
ses faveurs amoureuses, c'est l'humilier; elle veut protéger et
non pas être protégée. Elle aime comme nous la beauté qui
cherche un appui dans un sexe protecteur. Elle idolâtre plus que
nous-mêmes cette beauté à laquelle elle n'ose prétendre qu'en
tremblant d'être déçue. Alors, elle voit dans tous les hommes
aimables autant de rivaux odieux qu'elle abhorre, d'autant plus
qu'elle sent son foible et leur supériorité. C'est dans un sérail
qu'elle voudroit vivre et commander en despote ; mais le sceptre
est indispensable à la royauté et l'eunuque, honteux d'obéir, se
croiroit sultan auprès d'un tel maître.
§24. La femme foible.
La femme foible est entièrement livrée à l'amour, à la
coquetterie et à la vanité puérile de ses ajustemens. Sans carac-
tère, sans détermination, elle est le fléau de son mari, de ses
cnfans et de la société qu'elle bouleverse par ses volontés
. 80
momentanées , ses vacillations continuelles qu'on nomme
caprices. Que peut-on être, que peut-on faire quand on est dirigé
par des nerfs foibles, toujours irrités par des désirs que l'état de
foiblesse de l'individu réprouve? C'est le baromètre du mois de
mars, qui varie dix fois par jour. Le moral des grandes villes
dégrade cet être presque nul ; et c'est par le physique et le moral
bien dirigés qu'on pourroit le tirer de son état perplexe. Le grand
air de la campagne et l'exercice lui sont d'abord indispensables.
Mais les imaginations vives ne peuvent se passer d'occupations :
l'esprit, comme le corps, a besoin d'aliment, et l'imagination des
femmes dont nous parlons (et des hommes qui leur ressemblent,
et dont nous ne parlons pas) va souvent jusqu'au délire. J'en ai
guéri plusieurs qui étoient musiciennes, en les aidant à com-
poser quelques romances. Les imaginations vives sont celles qui
trouvent des traits originaux de mélodie; j'applaudissois en écou-
tant un de ces traits ; on en faisoit le début ou le refrain d'une
romance. Je donnerois, disois-je, un de mes opéras pour avoir
trouvé ce trait de sensibilité (et alors je pense ce que je dis). Après
cette romance applaudie en société, on veut en faire une autre,
on s'occupe agréablement. L'amour-propre satisfait est le remède
à bien des bobos. Si toutes les femmes ne sont pas musiciennes,
elles savent toutes lire et écrire; j'en ai guéri une en lui conseil-
lant d'écrire ses remarques sur les maximes de La Rochefou-
cauld : et souvent ces remarques, courtes et concises, étoient
d'une finesse extrême. Jean-Jacques diroit ici : il falloit leur con-
seiller d'être bonnes mères ou bonnes filles. Je réponds à cela
que c'est vouloir sauter d'un extrême à l'autre. J'aime' mieux
parvenir au même but par les intermédiaires.
§25. — Métisses.
Entre la force et la foiblesse se trouve le terme moyen qui
constitue la femme, sinon par excellence, au moins la plus dési-
rable, et voici pourquoi. La femme forte, si elle ne rencontre pas
l'homme qui lui soit supérieur, use comme de juste de sa supé-
8i
riorité et abuse aisément de ses prérogatives. C'est un mal que
cette union, que cet assemblage contre nature : partout où le
mari est le serf de sa femme, la maison est en désarroi ou, du
moins, en discrédit (i). Nous avons vu combien la femme foible
est capricieuse et dépendante de ses nerfs. La femme qui tient le
milieu entre la force et la foiblesse n'a aucun de ces inconvé-
niens. Elle est assez femme pour céder à l'homme en tout ce qui
est de raison ou de convenance : assez forte pour, avec douceur,
le conduire à bien, en réprimant ses élans trop fougueux, en
modérant son despotisme orgueilleux. « Quelle femme faut-il à
tel homme, quel homme à telle femme? » seroit un des livres
les plus utiles qu'on pût faire. Mais chacun cherche et croit
prendre sa convenable moitié, et c'est l'ambition et l'amour qui
font les mariages. L'amour et l'ambition sont des passions fou-
gueuses qui n'écoutent pas la raison ; ce n'est qu'après avoir pré-
cipité l'individu qu'elles lui permettent de l'invoquer. Cepen-
dant, la nature est infinie en combinaisons ; elle peut former un
être (2). Il peut exister une femme forte qui n'abuse point de sa
suprématie, et ayant assez de moelleux dans ses nerfs pour con-
server la douceur et l'amabilité de son sexe. Supposons à cette
femme un homme qui sait l'apprécier, qui la laisse souveraine
dans son ménage, qui jamais ne l'humilie en rien, qui ne prend
l'autorité que lorsque des circonstances particulières l'exigent
absolument, qui est occupé utilement de quelque science ou art,
ou autre emploi, afin qu'il ne soh pas tenté d'empiéter sur les
devoirs domestiques dont s'occupe la femme. Ces deux êtres
heureux l'un par l'autre passeront leur vie dans une parfaite
harmonie. La confiance absolue de l'homme lui mérite les
égards, les soins touchans de sa femme; celle-ci, reconnaissante
du bien-être qu'on lui procure, éloigne les soucis domestiques,
jusqu'au moindre nuage, des regards de son époux ; elle sait trop
bien que l'homme chagrin ne peut être ni aimant ni aimable;
pour être heureuse, elle rend heureux celui qui lui communique
le bonheur : c'est une balance où tout est réciproque.
(i) Pour ce qui regarde l'union matrimoniale, voyez le chapitre XV du second volume
de cet ouvrage, ayant pour titre : Chaque femme veut être aimée à sa manière. (G.)
(2) La nature n'agissant que par des lois générales, on sent bien que l'être dont je parle
n'est pas l'unique dans son genre. (G.)
82
La vieillesse, a dit quelqu'un, c'est le rosier du mois de jan-
vier : plus de feuilles, plus de roses, il ne reste que les épines.
A soixante-deux ans (i), je ne connois point les épines de l'âge
avancé, et je cueille encore abondamment les roses d'Anacréon,
grâce à l'heureux naturel de l'aimable compagne à laquelle je
me suis lié. Forte de raison et de gaîté, elle fait aimer l'une par
l'autre ; les soins du ménage ne sont pour elle qu'un passe-temps
joyeux et l'amour reconnoissant que je lui porte complète notre
bonheur mutuel.
§26. — Conclusion.
L'éducation fait tout, dit Helvétius. Oui, quand elle est de
force à changer le physique qui produit nos actions comme la
graine produit la plante et la plante produit les fleurs. Dénaturer
la plante, c'est changer la fleur et le fruit qui doit suivre. Il en
est ainsi du physique relativement au moral. Mais l'auteur du
livre de l'esprit ne devoit pas dire ce qui est le contraire de son
système. Je crois même que, par quelque régime que ce soit, on
ne peut totalement changer par éducation le physique d'un être
fortement prononcé ; on peut le tempérer, mais non pas le faire
autre ; il n'y a que le temps qui le puisse, parce qu'il change
l'être presqu'en totalité. Par l'éducation forcée, rendre un homme
autre que ce qu'il auroit dû être, c'est courir les risques d'en
faire un hypocrite, je le sais; mais les grandes sociétés sont
tellement hors de la nature, qu'on préfère la dissimulation qui
se cache au désordre de la rébellion ouverte. Tel est l'aperçu
qu'on peut présenter avec infiniment plus de détails, touchant
la sensibilité des nerfs et l'irritabilité qui les excite. Ce qu'on
appelle fluide nerveux ou électricité est ami des nerfs; c'est
par ce fluide vital qu'ils agissent et que nous vivons; il n'en est
pas ainsi de l'irritabilité nerveuse, c'est un excès; et à moins
qu'elle ne soit dirigée, maîtrisée par la sensibilité juste, c'est
presque toujours un mal. Telles sont les idées que nous avions
(i) L'Hermitage d'Emile, 29 floréal an XI, jour de l'Ascension, à six heures
du matin. (G.)
83
à présenter sur ce vaste sujet. Elles restent incomplètes sans
doute, car de même que les feuilles d'un grand arbre, observées
de près, ont toutes une forme ou une nuance différentes; depuis
l'homme fort jusqu'à l'homme foible, en passant par le métis, il y
a une échelle innombrable de gradations physiques et morales.
Je dis morales, parce qu'en supposant que plusieurs êtres soient les
mêmes au physique (ce qui est bien difficile, mais pas impossible),
l'éducation seule suffiroit pour les diversifier moralement.
En terminant ce chapitre, adressons un mot aux hommes
superstitieux. Pourquoi, disent certaines personnes, pousser si
loin nos recherches sur les ressorts de la vie? C'est trop assimiler
l'homme à un automate, c'est blesser les principes de la morale
et de la religion. Je n'en crois rien et je fais cette comparaison.
L'ignorant qui ne voit que l'aiguille qui montre l'heure et qui
admire la machine sans la connoître, est un idolâtre; mais
l'homme instruit qui n'admire l'ouvrage de l'horloger qu'après
avoir démonté et remonté chaque pièce de l'horloge est le seul
juste appréciateur; lui seul peut élever son esprit reconnaissant
vers le Créateur de toutes choses, lui seul est digne d'en être
accueilli. Il n'y a que l'athée qui, par ses faux raisonnemens,
se prive du bonheur de la reconnoissance. « S'il existoit des
dieux, ils voudroient se montrer » me disoit fastueusement l'un
d'eux. — Dieu n'est pas un auteur qui nous ressemble, lui dis-je. . .
il est sans amour-propre. La fourmilière qui chemine à côté
de vous vous a-t-elle jamais inspiré l'envie de lui plaire? Non
sans doute, et vous voudriez que le Tout-Puissant ambitionnât
l'honneur de votre assentiment? Trop heureux s'il s'amuse de
nos efforts les plus sublimes, et s'il dit : « J'ai fait cela avec un
peu de terre délayée dans de l'eau spiritueuse. »
Pendant une belle soirée d'été, nous nous promenions à
l'Hermitage en philosophant; un soi-disant athée, croyant avoir
dit bien des choses contre l'existence de Dieu : « Quel bel effet
sans cause ! » m'écriai-je en regardant le ciel... Il y eut plusieurs
minutes de silence après mon exclamation. Je ne sais pas bien
à quoi cela tient, mais plus j'étudie la nature et plus j'adore son
auteur. Qu'on est heureux d'être en harmonie avec le bon, avec
le bien ! Rien ne prouve mieux la puissance de Dieu que la
petitesse de l'homme.
84
Terminons ce long chapitre. Je sais que chacun prétendra
posséder la sensibilité juste et rejettera sur les circonstances
défavorables la nullité de ses preuves, soit en bonnes actions,
soit en talens ; mais il est une règle pire pour se juger. Placé
dans la balance de l'équité, qu'on ose se faire à soi-même ces
questions : ai-je été bon père, bon citoyen? ai-je détesté le men-
songe comme la source impie de tous les vices? ai-je fait aux
autres le moins de mal possible en faisant mon légitime bien? Si
ces questions n'effraient pas ta conscience, homme de quelqu'état
que tu sois, oui, tu possèdes la vraie sensibilité qui fait opposer
une barrière salutaire aux passions subversives dont la source
est dans l'irritabilité physique et morale. Homme bon, ne crains
ni Dieu ni les hommes; ceux-ci ne peuvent détruire ton bonheur,
et le Ciel veut que tu sois du nombre chéri des élus.
CHAPITRE XXV
DES HABITUDES
Les métis ont une ressource qui consiste à se donner les
talens d'habitude : ce qui seroit contraire aux grands talens
d'imagination leur est favorable. L'habitude est une seconde
nature ou une nature en second. Nous ne ferons pas ici le cha-
pitre des habitudes en général, quoiqu'il en valût la peine; nous
présenterons seulement deux objets d'habitude, mais d'une telle
importance et, pour ainsi dire, tellement miraculeux qu'ils ne
laissent point de doute sur la possibilité de se soumettre à quel-
qu'habitude que ce soit. La première, que nous nommerons
physique, est celle que contracte le joueur d'instrument. A-t-on
réfléchi que l'habile violoniste ou violoncelliste, celui qui a l'in-
tonation parfaite, joue également juste sur dix instrumens de
différentes dimensions qu'il essaye l'un après l'autre dans le
même quart d'heure? Dès qu'il a formé une tierce ou une quinte
sur l'instrument, il le parcourt jusqu'à l'extrémité [élevée de la
touche, toujours en diminuant ses proportions, avec une préci-
sion étonnante; il change d'instrument et un instant lui suffit
pour faire un nouvel apprentissage qui, dans le temps de ses
j^remières études, lui coûta dix ans de travail.
La seconde habitude, qui me semble plus morale que phy-
86
sique, quoique le physique y soit pour beaucoup, c'est celle que
contracte le poëte après avoir fait longtemps des vers, surtout
de bons vers. Quel étonnant mécanisme que celui du versifi-
cateur qui, occupé d'un poëme épique, d'une tragédie, d'une
ode, est contraint de six en six syllabes, de trouver la rime et
de rendre parfaitement l'idée qui l'occupe avec les mots les plus
convenables et les plus élégans ! Après quoi, s'il veut rimer en
vers d'autres mesures, comportant d'autres césures, aussitôt sa
tête en prend l'allure et l'habitude avec autant de facilité que le
professeur de musique en changeant d'instrument. Oui, Apollon,
un dieu seul fut digne d'être le premier instituteur des poètes et
des musiciens.
^ ^ ^
CHAPITRE XXVI
REGIME MAJEUR
Si la sensibilité et l'irritabilité des nerfs agissent comme
nous venons de l'énoncer dans notre pénultième chapitre, il est
bien nécessaire de s'observer soi-même relativement au régime
qui nous convient; nous sommes notre meilleur médecin, à
moins qu'il n'y ait complication de maux. Je vois trois sortes
de maladies qui tuent ou font languir l'individu : les unes par
surabondance ou plétore, les autres, d'usure et de vieillesse, et
celles du délabrement qui, à tout âge, provient des excès. La
médecine subdivise ensuite ces maladies de mille manières,
selon leurs symptômes et le siège du mal. Les premières appar-
tiennent à la jeunesse et à l'âge mûr, les secondes à la vieillesse et
à la décrépitude. Elles tuent également; cependant, les premières
sont plus expéditives que les secondes, parce que l'abondance,
l'activité sont du ressort des premiers âges et que leurs contraires
sont pour l'âge avancé. C'est surtout aux années qu'on nomme
climatériques qu'il faut s'observer et changer de régime (i).
(i) Elles se renouvellent de sept ans en sept ans pendant le cours de la vie humaine.
Hippocrate a laissé les aphorismes suivans sur le régime et les probabilités de la vie,
tous soumis au nnmlire sept :
L'HOMME
I" Ne peut pas vivre au delà de sept jours sans manger; 2" 11 faut qu'il se répare de sept
heures en sept heures pour bien se porter; 3" Qu'il vienne au monde à sept mois au moins
pour exister; 4" Qu'il arrive à sept ans pour subsister; 5" A deux fois sept ans pour engen-
drer; 6° A trois lois sept ans pour résister; 7" A quatre fois sept ans pour consister; 8° A
cinq fois sept ans pour valider; 9" A six fois sept ans po\ir décliner; lo" Et qu'il change,
de sept ans en sept ans, quinze fois pour désister, (c;.)
88
Car ce qui tue dans un temps fait vivre dans un autre.
Mais c'est par degrés, et non subitement qu'il peut changer ses
habitudes. Si l'homme de quarante ou cinquante ans veut tout-
à-coup se sevrer, l'apoplexie le tue; si à soixante ou septante, il
veut trop profiter des retours de jeunesse, ce n'est qu'un leurre
de la nature : en trois jours d'excès relatifs à sa débilité, il
paroit vieilli de dix ans; après quoi, s'il continue, un jour suffit
pour le plonger dans la nuit éternelle. Dans le jeune âge, chaque
jour nous apporte une perfection de plus, ou, chaque jour, la
nature répare les pertes trop fortes qu'on peut faire alors. Dans
l'âge avancé, chaque jour emporte ou diminue quelques facul-
tés; c'est une dent, un cheveu qui tombent pour ne plus revenir;
c'est une fibre, un nerf qui se dessèchent pour ne plus repren-
dre leur première mollesse... Si l'on pouvoit calculer au juste
nos forces et nos foiblesses, je veux dire la force des organes et
des substances dont nous sommes faits et par lesquelles nous
agissons respectivement aux différens âges, les règles de notre
conduite physique et morale seroient aussi calculables, aussi
sûres que celles de l'arithmétique. — La maladie la moins
supportable est celle qui conduit l'homme à se demander s'il est
maître de se donner la mort; c'est le dégoût de la vie que les
Anglois appellent le spleen, qui auroit en France une juste
étymologie dans le mot splendide, puisque c'est surtout l'abon-
dance des biens qui conduit à cette satiété de vivre. L'ermite le
plus sobre, le plus pauvre ne fut jamais tenté de se détruire :
mettons donc un frein à nos jouissances les plus chères ; appre-
nons à dire : « Gardons cela pour demain »; sans quoi nous
trouvons dans toutes nos passions satisfaites l'inaction de la
mort : pis que la mort, puisqu'en vain on l'invoque.
Jeunesse, ménagez la sève abondante de vos beaux jours :
elle prépare l'existence favorable des âges suivans. Homme du
bel âge, ménagez aussi votre force majeure : elle donne encore
quelques charmes à la vieillesse. Vieillards, défiez-vous des
derniers éclats de la lampe : ces intervalles lucides sont des
bénéfices instantanés. La semence vitale forme l'homme dans
sa jeunesse; elle le conserve dans sa vieillesse; dans la vigueur
de l'âge, elle sert à s'acquitter de l'heureux devoir de la repro-
duction : elle sert deux fois pour nous-mêmes, une fois pour
89
tous. Vivre sans passions seroit languir dans l'inaction. Celles
relatives à l'amour sont pour la jeunesse ; celles qu'inspire
l'ambition sont à l'âge mûr et celles de la sordide avarice
appartiennent à la vieillesse. C'est par une connoissance parfaite
de la morale, c'est en la pratiquant qu'on peut contenir et
vaincre le jeu terrible des passions, qui toutes semblent vouloir
précipiter le cours de la vie. Maintenir chacune dans un milieu
raisonnable est le fruit de la philosophie : Heureux celui qui,
assis sur le rocher inaccessible de la sagesse, voit mourir à ses
pieds les vagues mugissantes! Qu'est-ce que la vie? Une végé-
tation successive de substances. Qu'est-ce que la mort? Le terme
de cette végétation, remplacée par une autre. La mort est aussi
naturelle que la vie : un seul point les sépare. Plutarque vou-
droit que, même en songe, l'homme vertueux ne sortît pas de
ses principes. C'est beaucoup exiger, ce me semble; on ne peut
pas plus répondre de ses sens engourdis par le sommeil qu'on
ne peut assigner une direction fixe à la feuille qui voltige au
gré des vents. Néanmoins, les rêves de l'honnête homme ne
ressemblent point à ceux du coquin. Raconter ses rêves, c'est,
plus qu'on ne pense, faire sa confession générale. Je dis ceci à
l'occasion d'un rêve aussi singulier que philosophique que je fis,
ces jours derniers, à ma campagne. Je voyois danser des villa-
geois sur la plate-forme d'une montagne à pic. L'endroit où ils
dansoient étoit l'ancien cimetière du village qui étoit devenu un
bocage charmant. On montoit à la danse par un des côtés de
la montagne, mais sa face à pic présentoit des couches de
cadavres plus ou moins réduits; en haut, les corps étoient
presqu'entiers, et de couche en couche en descendant, ils étoient
terrifiés (i) de plus en plus; des bras, des jambes sortoient de
la montagne; des crânes encadrés de terre sembloient regarder
les passans qui alloient le long du chemin. Que de générations,
me disois-je, sur lesquelles on danse ! Plusieurs tableaux, qui
sont dans la Suisse, représentent la danse des morts : ce sont
des squelettes qui dansent. Ici, c'est la danse des vivans sur les
morts; le contraste est frappant et convient de même à la pein-
ture et à la gravure.
(i) Réduits en poussière.
90
CHAPITRE XXVII
DU CONFLIT DES PASSIONS
L'homme a besoin de sentir : si la musique, la tragédie,
les combats, les exécutions des criminels lui manquent, il se
déchire le corps par plaisir, comme font les sauvages stupéfiés ;
il se flagelle par amour de Dieu, comme les superstitieux. Je
vois sans cesse deux hommes dans le monde : celui qui a le
sentiment appris et celui qui a le sentiment naturel des choses.
Le premier est toujours hors de soi, le second vit dans lui-même.
Celui-là est triste, paroissant gai ; l'autre est heureux, paroissant
mélancolique : Molière était plus gai que Voltaire, et l'on eût
cru le contraire en les voyant. Mais leurs œuvres attestent ce
que je dis : Voltaire est gai de paroles, Molière, de situation et
d'action. J'ai souvent rencontré l'homme qui, par habitude,
cherche toujours chaussure à son pied quand il n'a plus besoin
de chaussure. C'est le conflit des sens ou des passions qui le
jette dans cette indécise fluctuation. L'esprit juste ne veut et ne
dit que ce qu'il sent; l'esprit faux (et il est ainsi quand il sent
trop à la fois) croit sentir juste et ne peut que métaphysiquer.
L'homme sans talent, qui porte chez lui le conflit des sens, n'a
que des demi-idées, interrompues par d'autres demis ou quarts
d'idées : il est tout en fractions.
91
Le scepticisme est l'apanage des sages et des fous : tout
dépend de la nature de leurs doutes. Plusieurs passions à la fois
donnent des sensations doubles. Alors on dit : « Je ne sais ce
que je veux. » Cette situation de l'âme est plus commune qu'on
n'ose l'avouer. Il faut à l'homm.e : sensibilité, amour-propre,
éducation. Si ces trois puissances ne sont pas dans de justes
rapports, le mal s'en suit. Trop réprimer l'amour-propre de
l'homme sensible, c'est le rendre nul. Inspirer l'amour-propre
à celui qui a peu de sensibilité, c'est le rendre vain, impitoyable.
Ne pas diriger l'éducation de celui qui est doué de sensibilité et
d'amour-propre, c'est l'exposer à faire un mauvais usage de ces
qualités primordiales. Sortons du style aphoristique... Nos
indécisions, nos désirs inconsidérés, nos unions mal assorties,
nos infortunes, nos immoralités, notre patriotisme équivoque...
proviennent du conflit des sensations. Chez les autres comme
chez nous, une grande idée nous frappe avant que nous la com-
prenions. Dans le temps de notre Révolution, on a pu remar-
quer combien de sortes de patriotismes il s'est montré. L'un
regrettoit la monarchie, l'autre la vouloit mitigée; celui-ci dési-
roit la république de Sparte, l'autre celle d'Athènes ou des
Anglois : et les pertes qu'on avoit faites par la révolution et le gain
qu'on se proposoit de faire dans de nouvelles commotions,
étoient presque toujours ce qui faisoit prendre un parti. Rien ne
prouve mieux combien les hommes sont intéressés, inconsé-
quens, et combien l'art de gouverner est encore abstrait. Faut-il
de grandes villes, de grands empires monarchiques? Faut-il
de petites républiques fédératives? Faut-il isoler les hommes,
chaque famille avec son coin de terre et chaque chef maître
chez soi? Par ce dernier moyen, évitera-t-on la guerre, le plus
grand des fléaux? On aura plus de paix, mais plus d'ennui; il
est impossible à l'homme de vivre dans une retraite patriarcale
après avoir subi la surabondance des biens et des plaisirs des
villes; il faut être fait exprès, il faut être enfant de la nature
pour aimer la solitude. Un mien cousin, bon guerrier, prétend
que la guerre est l'état de nature. « Voyez, dit-il, le poisson dans
l'eau, les oiseaux dans l'air, l'insecte sur la terre, la guerre est
déclarée partout ; on n'est en paix que le ventre plein et toujours
en guerre quand il est vide. 11 n'est plus qu'un patriotisme pur :
c'est celui de l'homme assez philosophe pour voir son bien-être
dans le bien général. Il est juste qu'il désire l'aisance honnête,
qu'il se la procure par des moyens licites; mais on ne vit jamais
le vrai républicain se préférer à la grande famille. Sa passion
n'est pas celle de l'or : c'est celle de la liberté sans anarchie,
sans monarchie et sans théocratie. Hommes enrichis ou puis-
sans par vos places, ne comptez pour rien l'adulation de ceux
qui vous entourent : ils mentent, s'ils profitent de vos dons.
Mais à chaque opération que vous allez entreprendre, deman-
dez-vous ce que diront les hommes probes, votre conscience
vous répondra. Rien de plus commun aujourd'hui que ces gens
qui, en conservant les préjugés de l'ancien régime, veulent
prendre de la révolution au juste ce qui convient à leur amour-
propre. Elles se mettent de pair avec un Montmorency : cela est
juste, la loi l'ordonne, elle ne connoît pas de caste nobiliaire,
disent-elles; mais en même temps, elles affectent de prendre
des tons, de petites hauteurs avec tout ce qui consent à leur être
inférieur; et il y a malheureusement trop d'hommes qui con-
sentent, par foiblesse ou malignement, à l'infériorité pour attrap-
per l'argent des prétendus supérieurs. On a beau faire des lois
civiles, la balance morale sera toujours vétilleuse, parce que
chacun s'y place et se pèse soi-même. L'opinion générale, elle
seule, fixe le mérite d'un homme, comme la bourse fixe le prix
des effets et le crédit des négocians. Quant aux artistes et gens
de lettres, ce sont leurs œuvres qui décident de leur mérite.
Si tel homme n'avait jamais écrit, il eût sans cesse fait des dupes
qui l'eussent cru ce qu'il disoit être : mais enfin son livre a
paru et on n'y a trouvé qu'entortillage et prétentions sans buts
et sans résultas.
Les femmes ont beaucoup gagné depuis la Révolution ; une
belle femme équivaut aujourd'hui à la plus grande fortune de
l'homme. On les entrevoit jadis, on les épouse aujourd'hui. Les
préjugés de l'ancien régime voudroient reparoître et reparois-
sent en effet, mais vergogneusement. Le seul préjugé qui, en
apparence, nous séparoit des Aspasies et des Laïs ne reparoît
plus. Les sénateurs, les généraux, les ministres et même les
évêques ont épousé et épouseroient encore leurs maîtresses.
Ceci prouve notre penchant irrésistible pour les femmes, et
93
combien nous mentons quand nous semblons les mépriser
parce qu'elles se donnent à nous, sous quelque forme que ce
soit. On essaye tout, jusqu'à son habit, et on n'éprouveroit pas
le principal objet qui nous rend heureux ou malheureux !
Cependant tout doit se faire sans troubler l'ordre; il faut aimer
les femmes, mais encore plus les bonnes mœurs. Que faire
donc? Faut-il s'unir avant de se connoître? Nous le savons,
tout est charmant quand l'imagination fait les frais d'un
ménage futur. Les réponses suivantes me furent faites jadis par
un Anglois, homme de sens :
Moi
— Cette femme est-elle votre maîtresse?
L'Anglois
— Je crois que oui.
Moi
— L'épouserez-vous ?
L'Anglois
— Je l'essaye.
Moi
— Elle vous aime, à ce qu'il paroît.
L'Anglois
— Je ne sais si c'est moi.
Les illusions de l'amour tiennent à peu de chose : un coup
de tête, un mot dit à propos rendent amoureux; mais le charme
se détruit de même. J'ai vu se dégoûter d'une femme parce qu'à
travers les vitres bosselées, elle sembloit marcher les jambes
écartées. (Quelle coquette peut prévoir des coups du sort aussi
contrarians!) Un Anglois étoit très amoureux d'une Romaine;
94
on se disoit les plus belles choses du monde, elle veut s'éloigner,
son amant la retient, elle lui fait entendre qu'elle a un petit
besoin à satisfaire... « Voi pisciate dunque! » et il s'en va pour
ne plus revenir. Sa divinité n'étoit plus qu'une femme ordinaire.
Voilà un grand fou, direz-vous. Les passions exaspérées, n'est-ce
pas la raison en délire? La figure humaine vue renversée sens-
dessus-dessous n'est pas agréable, et c'est manquer de tact que de
placer des miroirs sous les plateaux de desserts : dans une noce,
on peut rendre ainsi la mariée fort laide aux yeux du marié et
mal commencer la chaîne conjugale. Dans les grandes villes,
nous sommes des enfans gâtés par le plaisir. L'abondance des
biens et le conflit des passions qu elle amène nous jette dans une
satiété accablante. Nous savons que, par sa nature, le plaisir ne
peut être continu ; et, dans le plaisir présent, nous redoutons déjà
l'ennui futur. Le papier public que nous lisons aujourd'hui est
trop intéressant, disons-nous, pour que demain il ne soit pas
ennuyeux. Au théâtre, vers la fin d'une bonne situation drama-
tique, nous redoutons d'avance l'intervalle sans intérêt qui va
suivre et qui est nécessaire pour conduire à une autre situation.
Shakespeare et Sedaine avoient leurs raisons pour souvent
frapper fort sans préparation, quitte à expliquer ensuite l'événe-
ment inattendu. C'étoit aussi pour captiver les enfans gâtés que
Sterne imagina de placer dans un roman mille incohérences
apparentes qu'il n'explique qu'après coup. Ces auteurs originaux
savoient bien que c'est, en quelque sorte, jetter le manche après
la coignée, mais, en nous surprenant, ils piquent notre curiosité.
Quelle bêtise ! disons-nous ; cela tombe des nues ! et puis, nous
nous trouvons être dupes de notre jugement précipité.
CHAPITRE XXVIII
DU CHOIX DES RAPPORTS ENTRE NOUS
L'indifférence trop générale est l'état le plus malheureux, le
plus dangereux pour l'homme ; mais aussi, plus on a de rapports
avec les autres, plus on est heureux ou malheureux, et c'est
dans le choix de ces rapports qu'on peut trouver plus ou moins
de félicité. Pour commencer par le commencement, nous dirons
que le choix de notre état dépend souvent de la place qu'occu-
pent nos pères dans la société ; que notre éducation dépend de
nos instituteurs ; que notre fortune dépend de notre esprit et de
notre industrie; le choix d'une bonne femme, presque d'un
hasard heureux; que nous^ n'avons de vrais amis qu'en les méri-
tant ; et qu'enfin, dans tout état, notre bonheur provient unique-
ment de nos vertus. Donnons quelques développemens aux six
propositions que nous venons d'établir.
1° Ce n'est pas l'état plus ou moins éminent que nous prenons
parmi les hommes qui nous rend heureux : c'est la convenance
entre nous et notre état. Le premier serrurier d'une ville ou d'un
village, s'il est en rapports justes avec son état, a plus de tran-
quillité et est cent fois plus estimable que l'inique premier
ministre dont les opérations sont censurées du public. La consi-
dération factice n'est pas le bonheur; cependant, les hommes se
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laissent aisément prendre à ce leurre et ils s'aperçoivent tôt ou
tard que la balance de l'équité est suspendue devant nous tous;
que les mensonges dorés, enfans de l'amour-propre, sont d'un
côté de cette balance et la vérité nue de l'autre; et que plus nous
diminuons de nos prétentions fastueuses, plus nous augmentons
la somme réelle des biens qui constituent notre félicité.
2° L'éducation est la source de notre existence heureuse ou
malheureuse. J'ai, dans mon livre de La Vérité (i), avancé,
comme un fait certain, que l'éducation tout entière consiste à
inspirer à l'enfant et à l'adulte l'amour de la vérité et l'horreur
du mensonge. Que peut-il, en effet, manquer à l'homme vrai?
Rien. Il est plus heureux sous la bure que le financier million-
naire sous ses habits somptueux. Si je méritois une épitaphe, je
voudrois que ce ftJt celle-ci, dont je laisse à faire les deux pre-
miers vers à qui voudra :
Ci-gît
Il fut vrai dans sa musique
Et vrai dans ses actions.
L'épitaphe est un peu fastueuse, dira-t-on... Eh î qui oseroit
blâmer l'orgueil de sa probité?
Z^ Quant à la fortune, il y a tant de manières de la faire et
si peu sont approuvées par le cœur de l'homme de bien, qu'il faut
être au-dessus des préjugés honnêtes et désavouer la saine morale
pour oser être millionnaire.
Apologue.
Une fourmilière entoure un tas de blés ; chaque insecte
s'apprête à emporter son grain, quand quelques fourmis plus
fortes, plus rusées, plus alertes que les autres enlèvent le magasin
en disant d'une voix bénigne à la population fourmilière : «Venez,
nos bonnes amies, venez en prendre chez nous quand il vous
(i) La Vérité, ou ce que nous fûmes, ce que uous sommes, ce que nous devrions
être. Paris, chez Pougens, an IX (i8oi), 3 volumes in-S".
97
plaira : pour de l'argent, s'entend, ou quelques autres denrées
que vous nous apporterez en échange... pour rien même, si vous
voulez; mais vous aurez la complaisance d'arranger nos maga-
sins et de nous .servir. » On y va : la terre est déserte et il faut
vivre. On flatte, on caresse, on travaille, on tait tout pour les
riches magasiniers qui vous nourrissent à peine. Mais le jour
vient, on s'en retourne chez soi ; alors, la troupe mécontente
maudit ceux qu'elle vient de caresser; les noms d'avares, d'usu-
riers, d'infâmes, d'inhumains, de voleurs leur sont prodigués;
et le lendemain, quand l'appétit est revenu, que fait-on? La
même chose que la veille.
Le riche, de quelque manière qu'il le soit devenu, et malgré
les démonstrations de dévouement qu'on lui témoigne, peut être
persuadé qu'on ne l'aime point : il n'a que des esclaves et point
d'amis. Nommez un riche véritablement heureux de sa richesse,
et je passe condamnation sur ce que j'avance. Mais Sully, Vol-
taire, Necker, Buffon? Ils ont été heureux de leurs talens et nul-
lement de leur opulence ; c'est en faveur de leurs talens qu'on
leur a pardonné d'être riches, si tant est qu'on leur par-
donne (i).
J'ai vu le riche Baujon qui, hors son état de financier, n'était
pas homme de génie; il avait l'imposant d'un lingot d'or et toute
sa triste pesanteur. L'ingratitude ne seroit pas aussi commune
s'il étoit possible d'être fort riche impunément. L'homme qui
sut le moins recevoir, J.-J. Rousseau, a dit qu'un bienfait véri-
table ne fit jamais d'ingrat. On pourroit rétorquer l'argument et
dire qu'un ingrat véritable, même en recevant, ne reçut jamais
de bienfait. Il existe entre le riche et le pauvre une guerre
secrète qui n'a ni paix ni trêve. « Tu t'abaisseras devant moi »,
dit l'un. « Je ne t'implorerai pas », dit l'autre, « ou si je m'humi-
lie jusqu'à te demander du secours, j'ai déjà payé ma dette
en m'humiliant; je ne te dois rien après avoir reçu, pour peu
que tu te souviennes que je suis ton obligé ». Le riche, pour
conserver son bien, peut se dire en toute assurance qu'il ne
(i) Il seroit injuste de vouloir qu'un homme né avec un riche patrimoine, un ministre,
un banquier qui inspire la confiance, un artiste, un homme de lettres dont les travaux
jouissent d'un succès éclatant fussent sans fortune : leur indigence n'annonceroit qu'un
défaut de conduite. (G.)
98
trouvera pas une âme noble qui veuille de ses dons, et que les
âmes viles n'en sont pas dignes. Je ne parle pas des gens en
place qui distribuent les biens de l'État; ceux-là ne donnent
rien du leur, et reçoivent nos vœux reconnaissans. Mais, quoi-
qu'ils soient forcés de donner à l'un ou à l'autre, et que la plu-
part des gens en place ressemblent à la grosse cloche qui fait
beaucoup d'effet et n'en est pas moins une machine, il est encore
assez humiliant de recevoir une grâce de l'homme puissant à
moins que l'opinion publique ne confirme le bienfait ;
4^ Nous avons dit que le choix d'une bonne femme dépen-
doit d'un hasard heureux; et, à quelques modifications près, le
choix d'un brave homme n'est pas moins hasardeux pour la
femme. Sans doute, le mariage est un des actes le plus intéres-
sant de notre vie, et qui demanderoit le plus de combinaisons
et de réflexions; mais, soit que l'amour ou la convenance décide,
cette union, dont la longévité n'est fixée qu'à la mort d'un des
époux, est trop hors de la portée de notre prudence pour pouvoir
en calculer les résultats fixes. La passion de l'amour, celle de
l'or et de la considération font tous les mariages, et jamais on
ne fera le juste calcul des effets des passions, pas plus qu'on n'a
jusqu'ici trouvé la théorie des vents qui disposent de notre
atmosphère et de nos moissons (i);
5° De même que le commerce en marchandises, l'amitié
est un échange de sentimens honnêtes entre deux âmes faites
pour s'apprécier et s'estimer. Condamner l'amitié parce qu'elle
participe au bonheur qu'elle donne, c'est comme si l'on repro-
choit au négociant de ne vouloir entreprendre que de bonnes
affaires. La comparaison n'est pas aussi juste cependant
qu'elle ne foiblisse sous bien des rapports ; on ne fait le com-
merce que pour gagner et dans les nœuds révérés de l'amitié
on est plus heureux de donner que de recevoir. C'est le
commerce du corps et celui de l'âme, du matériel et de l'imma-
tériel : le commerce est une chaîne d'intérêts, l'amitié un lien
d'amour;
6° Enfin, dans tout état (avons-nous dit), notre bonheur
(i) Les avalanches qui ont lieu dans les Alpes et les Pyrénées, et dont on peut fixe-
ment prédire l'instant, nous envoient des vents de Midi aussi incertains que la chute des
neiges amoncelées. (G.)
99
provient uniquement de nos vertus. Vertu ! mot sublime que les
âmes abjectes veulent rendre abstrait, et qui ne lest pas pour
l'homme de bien, qui voit tout pour tous, et ne veut que sa
quote-part des biens de ce monde.
Le conflit de notre morale provient du mélange de l'état
de nature avec celui de société. Ce point bien éclairci, il n'est
plus d'abstractions dans le mot vertu (i). Nos rapports entre
nous sont physiques et moraux. Quelquefois, mais rarement,
ils sont d'accord. Nos rapports physiques sans moralité sont
d'inspiration; ils se sentent, ils nous entraînent et n'ont pas
besoin d'autres preuves. Tout ce qui s'aime s'attire et veut se
confondre dans l'unité. Héloïse et Abélard, réduits en atomes
vitaux, ne forment qu'une masse amoureuse composée de par-
celles homogènes, si elles ont pu se réunir, et si le temps n'a
pas changé leurs vertus sympathiques. Le moral, au contraire,
est presque toujours illusoire. Nous avons un penchant secret,
mais factice, pour l'homme puissant et riche. Gare à lui cepen-
dant si sa puissance cesse, si sa richesse tarit ! Tous les hommes
aiment une jeune et belle princesse, qui n'eût eu que peu
d'amans si elle fût née bergère. Le chien du paysan ne connoit
point de rang, la chienne du roi devient sa compagne sans
qu'elle se croie honorée.
C'est par des rapports doux ou par les correctifs entre nos
facultés différentes que nous pouvons vivre en harmonie ;
encore faut-il que la loi commande et soit respectée, sans quoi
la nature et les mœurs sont en opposition. S'il n'y a que peu
ou point de rapports physiques entre nous, c'est-à-dire entre
les substances dont nous sommes faits ; ou plutôt, si les correc-
tifs ne sont pas à côté des puissances trop actives, les orages
moraux se déchaînent jusqu'au rétablissement de l'équilibre. Ce
qui se passe moralement en nous sur la terre n'est que la repré-
sentation de ce qui a lieu physiquement entre les élémens
terrestres ou célestes; et il doit en être ainsi, puisque ces
élémens sont les mêmes. L'homme fougueux, plein d'acrimonie
et de feu, a besoin de rencontrer l'être calme qui lui cède.
(i) C'est un livre à faire et qui, bien fait, vaudroit à lui seul une bibliothèque de
morale. Nous tâcherons d'en donner l'esquisse dans un des chapitres suivants. Terminons
celui-ci. (G.)
L'homme pacifique, dont les humeurs douces et laiteuses
inclinent au repos, a besoin qu'on lui communique un peu de
l'énergie et du mouvement qui lui manquent. Deux hommes
fougueux conjure roient l'orage moral, deux flegmatiques reste-
roientdans l'inaction. C'est de cette balance que naît l'harmonie
physico-morale. Mais la nature chemine sans s'arrêter, quels
que soient ses mouvemens divers : nos jours se comptent sans
rétrograder. Tant pis pour nous si, contre le vœu des lois natu-
relles, nous nous jetons dans les excès qui nous fatiguent et
nous tuent ; tout est égal pour la nature; elle est puissante par
la mort comme par la vie. Dissolution, c'est création; fermen-
tation, c'est fièvre créatrice : alors les atomes s'agitent, s'évitent,
se recherchent, se pressent et s'unissent pour former un être ou
plusieurs êtres. Elle n'a qu'un procédé, soit qu'elle vitalise
une mouche ou un lion ; au sein des nues et des mers, au centre
de la terre ou à sa surface, elle opère de même. Et, de même
que la nature des matériaux d'un édifice constitue sa solidité,
le choix des substances plus ou moins pures décide des facultés
individuelles. Nul animal ne possède ce qui donne à l'homme
son intelligence suprême; la main divine qui agite et arrête les
flots a mis un terme à l'instinct des bêtes. L'éducation n'y peut
rien; jamais l'animal-bête ne sortira de sa sphère bornée;
jamais l'homme perfectible ne concevra la puissance divine et
créatrice. Nous sommes attachés à la terre : terre nous sommes.
Nos efforts pour nous élever prouvent qu'un rayon céleste nous
anime : il veut remonter, retourner à sa source, il y retournera.
CHAPITRE XXIX
DES AFFECTIONS
Nos affections nous rendent heureux. On s'affectionne à
ses parens, à ses amis, à ses livres, à ses meubles... C'est en
jouir que de les revoir chaque jour. Nos alfections habituelles
étaient plus multipliées jadis; aujourd'hui, mille ouvriers nous
pressent d'échanger nos meubles, nos habits, jusqu'à l'édition
et la reliure de nos livres (i); et ils sont, pour notre argent, les
vrais destructeurs de nos plus chères habitudes. Pour nous
prêter à la fantaisie du moment, à la mode nouvelle, et dans
la crainte puérile d'être ridicules, nous nous privons des
charmes les plus doux de la vie. Nous savons cependant que
l'intérêt seul conduit les sangsues qui nous pompent; que c'est
(i) u C'est la bible où mon père lisait », me dit un homme que j'internimpis dans sa
lecture. J aurois voulu baiser la bible, le père et le lils, tant cette allection me pirut respec-
table. Tout le charme des romans anglais et allemands provient des habitudes conservées.
Je pense (ju'un peuple est démoralisé quand ou permet aux marchands de modes de lui
faire accroire que toutes choses sont ridicules, parce qu'elles sont vieilles, vieilles de la veille.
Les mœurs, l'esprit public tiennent à nos affections conservées, et il n'y a ni l'un ni l'autre où
l'on change chaque jour d'habit, de meuble ou de femme. Mais les Anglois, dira-t-on, ont un
esprit public et ils sont fort inventifs. Oui, pour porter leurs denrées au.v autres peuples,
qu'ils démoralisent en prenant encore leur argent, y uant aux mœurs angloises, elles se jugent
assez communément au poids de l'or; c'est le résultat funeste des richesses accumulées qui
l'emportent alors sur les vertus. (G.)
102
en persiflant qu'elles disent : « Fi donc, Madame ! cette mode
est passée depuis plus de trois jours ! » Il n'importe, les gens du
bel air (les plus sottes gens du monde) se laissent conduire et
ruiner par cette peste mercenaire qui ne lui laisse pas huit jours
pour s'affectionner à ce qui l'environne. Je me rappelle un temps
précieux où, quand je voyois sortir l'habit rouge de mon grand-
père, je ressentois une joie extrême : c'était annoncer quelque
grande fête du calendrier ou de la famille. Nous ne sommes
heureux que par réminiscences; nos soupirs les plus purs sont
autant de souvenirs d'instans que nous voudrions renouveler,
et il n'y a plus ni réminiscence, ni plaisir, si nous ne laissons
pas aux affections, aux habitudes le temps de s'enraciner en
nous. L'être qui contracte l'habitude de voltiger d'objet en
objet, quoique frivole en apparence, pourroit bien s'habituer de
même à n'avoir rien de cher ni de sacré dans ce monde; et s'il
trouve ridicule le vieil habit de son grand-père, je demande
quels sont les sentiments d'un tel petit-fîls pour les auteurs de ses
jours? Distinguons cependant, dans nos affections, celles qui ne
corrompent ni le cœur, ni l'esprit. Trop longtemps les hommes
se sont agenouillés devant le soleil, la lune, l'habit d'un moine
ou le son d'une cloche; nous ne sommes plus, Dieu merci, au
temps des sottes idolâtries; en vain on voudroit nous ramènera
ces vieilles erreurs. Vouloir aujourd'hui ramener l'homme au
temps des chimères, c'est l'avertir qu'on veut le tromper, le
museler. Il n'y a qu'un lâche de cœur et d'âme qui puisse, dans
sa bêtise, vouloir nous replonger dans le vague des illusions,
heureuses si l'on veut pour les foibles d'esprit, mais funestes à
la race humaine. L'erreur et l'esclavage ont toujours été de
compagnie; protéger l'une, c'est se soumettre à l'autre; et le
traître qui séduit sa victime en dorant ses chaînes est plus vil
que le bourreau qui l'égorgé.
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CHAPITRE XXX
LE NŒUD GORDIEN
En morale et en législation, le nœud gordien, c'est, comme
nous l'avons dit, dans notre pénultième chapitre, le mélange de
l'état de nature avec celui de société. Ce mélange est tel qu'il y
a toujours contestation entre les hommes et souvent obscurité
dans ses lois. Qu'ils se prescrivent, parce qu'en parlant de 1 état
de société où nous sommes, nous louvoyons sans cesse pour
nous rapprocher de l'état de nature que nous regrettons tacite-
ment, quoique nous en ayons abdiqué les droits pour être
sociétaires. Non, ce mélange n'est pas encore débrouillé; il
présente, il demande des opérations morales et législatives bien
difficiles, pour ne pas dire impossibles à saisir, puisque l'état de
société est presque toujours en contradiction avec celui de
nature, d'une nature inviolable au point qu'elle rentre toujours
dans ses droits imprescriptibles, quoiqu'on l'en détourne. Tels,
les corps élastiques cèdent, plient et prennent une direction
contraire à Jeur nature; mais dès que l'etlort cesse, ils se
replacent aussitôt avec violence dans leur situation naturelle.
Toutes les violations de la nature ont, de même, une réaction.
C'est à la morale publique, selon les localités, à fixer les mœurs
de chaque peuple, en violant le moins possible les droits naturels
de l'homme. C'est en récompensant la vertu qui a la force de
renoncer à ses droits de nature, à la vie même, plutôt que de
104
violer le serment civique que chacun contracte dès l'âge de
raison en adoptant une patrie. Un dialogue entre l'homme
naturel et l'homme sociétaire, où l'un propose et l'autre modifie,
nous offrant le tableau comparatif des droits du premier homme
et de notre renonciation à ces mêmes droits, est, ce me semble,
ce qu'il y a de plus frappant pour nous convaincre de la néces-
sité d'obéir aux lois que nous nous sommes données; et c'est un
des meilleurs moyens de dénouer le nœud que l'on serre de plus
en plus en multipliant et compliquant les lois sans remonter à
la source nécessitée dont elles émanent.
Proposition : L'homme est né libre.
Modification : Il n'est de liberté que celle accordée par la
loi et consentie par tous.
Proposition : A quoi reconnoître le consentement de tous?
Réponse : A l'opinion générale fortement prononcée.
Proposition : Ne peut-elle errer?
Réponse : L'opinion générale a la même marche que la
nature. Elle s'avance lentement, mais, quand elle se voit
trompée, elle opère par des secousses rapides et terribles.
Proposition : Il existe un Dieu.
Modification : Le cœur de l'homme sent et atteste son exis-
tence, surtout en admirant les merveilles et l'ordre de l'Univers.
Proposition : Les cultes religieux sont-ils d'institution natu-
relle?
Modification : Tous les cultes sont bons, puisqu'ils attestent
notre reconnaissance envers Dieu.
Proposition : Tous, absolument?
Modification : Non, puisque l'homme cruel sacrifie à Dieu
des victimes humaines.
Proposition : L'ignorance est bien dangereuse.
Réponse : Elle rend l'homme capable et coupable de tous
les crimes.
Proposition : Quel est le meilleur culte ?
Réponse : Le plus simple : adorer Dieu. Un jour, il sera
celui de tous les hommes.
Proposition : La nature nous a faits tous égaux possesseurs
des biens de la terre.
Modification : Oui, mais nous avons renoncé à ce droit
depuis que les partages sont faits. Il reste néanmoins des pays
inhabités, des terres incultes : allez-y et faites-vous propriétaire
par la peine que vous donnera la culture de votre champ.
Proposition : Pourrois-je le céder à mes enfans ? Puis-je
avoir des héritiers ?
Réponse : Vous voulez donc un ordre civil, des lois? Quatre
ménages réunis en sentent déjà le besoin. L'Etat a le droit de
s'emparer de vos biens après vous pour les donner à Pierre ou
à Paul. Mais il trouve plus juste de les laisser aux descendans
de celui qui les a gagnés. D'ailleurs, il craint la négligence du
propriétaire, qui sait qu'après lui ses enfans seront dépossédés.
Proposition : Que de procès, que d'astuces, que de chicanes,
que de mensonges, que de combats entre les hommes pour con-
server un bien qu'il faut bientôt abandonner aux autres !
Modification : Il n'est que trop vrai : rien n'atteste le
malheur de l'humanité autant que l'aspect des tribunaux; mais
ils sont indispensables. J'ai toujours désiré (c'est le vœu de mon
cœur que je renouvelle ici) quatre tribunaux aux quatre points
cardinaux d'un grand Etat. Les juges y seroient renfermés pen-
dant dix ans, après quoi ils passeroient à d'autres places
éminentes et plus libres. Le midi jugeroit le nord, le nord le
midi; Test jugeroit l'ouest, l'ouest l'est. On y enverroit les pièces
d'instruction sous le sceau de l'Etat; la sentence sans appel par-
viendroit de même. Les noms des parties belligérantes ne
seroient pas connus des juges. Si quelqu'un osoit se faire con-
noître et solliciter par soi-même ou ses amis, le procès seroit
perdu pour lui. Toutes les belles phrases d'éloquence seroient
prohibées; les faits à nu et dans toute leur simplicité seroient
seuls admis dans l'instruction du procès. Après les propriétés
territoriales viennent celles des sexes, car nous ne ferons pas à
la femme l'injure de la mettre dans notre dépendance absolue,
d'autant que si la force est, en général, l'apanage de l'homme,
la femme, dans ce cas-ci (je veux dire lorsqu'il s'agit d'union
des sexes), le surpasse en forces physiques et morales. Cette
propriété réciproque est si impérieuse qu'on eût pu la mettre
en première ligne, si la nécessité indispensable de manger pour
vivre et pour fnirc vivre un nouvel être ne réclamoit une juste
priorité enxci's l'homme.
Proposition : L'homme et la femme sont libres de se donner
l'un à l'autre et de se quitter quand leurs besoins sont satisfaits.
Modification : Il est impossible que l'homme soit plus
cruel, moins prévoyant que les animaux les plus féroces, qui
prolongent leur société autant qu'ils sont nécessaires à leurs
petits. Or, neuf mois de grossesse et dix ans d'enfance, pendant
lesquels il arrive d'autres enfans qui prolongent toujours la
société ; puis l'habitude de se voir, l'empire que nous nous don-
nons sur nous réciproquement par nos foiblesses et nos défaus,
notre amour extrême pour nos enfans dont l'innocence est si
intéressante, enfin l'âge où l'on ne forme plus de liaison nou-
velle qui s'avance... La chaîne est tellement formée que le tom-
beau seul ou l'immoralité des époux peut la rompre. D'ailleurs,
l'homme nu, sans défenses naturelles, doit être craintif et tous
les animaux craintifs vivent rassemblés. Le lion, le tigre, l'aigle
vivent par couples, mais séparés : leur force les met à l'abri de
toute violence ; il leur faut un territoire entier pour fournir à
leur subsistance. Partout où il y a des êtres humains, la société
est établie ; l'homme sociétaire, victime de ses semblables, est
le seul qui cherche à s'isoler. La société humaine exige entre les
époux des contrats inviolables quant à leurs biens ; elle n'agit
que forcément contre l'infraction des vœux de fidélité. La poly-
gamie visible est en usage chez certaines nations ; chez nous,
elle est défendue et est sensée invisible, quoique tout le monde
la voie. Sur ce point, le philosophe le plus sévère est forcé d'être
tolérant, dans la crainte de réduire les époux au vice alfreux de
l'hypocrisie, ce qui pourtant est très commun, vu la difficulté
de former des unions parfaites sous tous leurs rapports, vu la
difficulté plus grande encore de voir régner la constance au
sein des passions. Le philosophe à la fleur de l'âge voit le
mensonge comme un mal incurable, vu nos lois sur le mariage;
il ne voit de ressources que dans le divorce, ou il abandonne la
partie. Le vieux moraliste trop sévère est jugé incompétent.
Mais quel état que celui d'un confesseur de trente à quarante
ans! Quelle étude pour un peintre! Quel portrait à faire que
celui d'un jeune prêtre mal cuirassé sous le costume et les rites
apostoliques, dont les élans d'un cœur brûlant sont comprimés
sous l'austérité d'un ministère imposant, qui écoute attentive-
ment la confession d'une jolie femme qui n'a rien, presque rien
à dire, si elle ne révèle les secrets sentimens de son amoureux
martyre ! Quels silences que ceux qui suivent les aveux détaillés
d'une belle pécheresse! Quelles questions que celles que peut,
que doit faire un jeune homme aux pieds duquel la beauté est
prosternée ! La grâce efficace est-elle assez prompte à descendre
sur l'anachorète exposé à de si vives tentations? La médecine
est encore à son berceau et peut intimider Esculape lui-même ;
mais la médecine de l'âme, exercée de cette manière, est plus
dangereuse encore, et le médecin plus exposé à la contagion du
mal qu'il veut guérir.
Tel est le petit nombre de lois civiles, entées sur autant de
lois naturelles. i° Liberté; 2° Dieu et le culte; 3^ Propriétés
territoriales; 4° Propriétés entre les sexes. Viennent ensuite des
milliers de lois locales et réglementaires que nul ne peut retenir,
vu leur nombre considérable : abandonnons-les aux gens de
lois. Le résumé du code civil ou du contrat social que nous
venons de mettre sous les yeux du lecteur suffit pour lui former
une conscience conservatrice du véritable esprit des lois, pour
lui faire chérir les bonnes mœurs et repousser l'immoralité qui
tue l'esprit d'ordre, que tout membre de la société doit connoître
et respecter. Chaque modification de lois fondamentales peut,
par de nombreuses exceptions, former aisément un volume de
jurisprudence. Mais plus on s'enfonce dans ce dédale ténébreux,
plus on se perd dans les formes législatives et juridiques. Il faut
peu de lois à l'honnête homme, et le code infini des lois de la
terre ne suffiroit pas pour convaincre l'homme immoral qui
prétend vivre en société civile comme dans les bois. C'est aux
bois qu'il faut le renvoyer. Si la vie sauvage lui plaît, tant mieux
pour lui et pour nous ; s'il se repent et veut se mettre à l'ordre,
qu'il revienne après dix ans d'épreuves ; mais qu'il soit réexilé
à jamais s'il confond de nouveau deux positions dont les droits
et les rapports sont brisés. Pourquoi tuer juridiquement ? Pour-
quoi les prisons perpétuelles ? Aux bois, aux îles à peu près
désertes ! Là, entre hommes et bêtes, il n'est qu'une loi, celle
du plus fort. Tu battras, tu seras battu; et si l'amour et ses fruits
t'invitent à former une société nouvelle, alors tu vivras et tu
sauras pour(HH)i nous t'avons chassé.
108
CHAPITRE XXXI
COUP D'ŒIL DE STATIQUE MORALE
Quatre passions principales, quatre sortes d'amours dis-
posent de nous : i° Amour-propre; 2° amour; 3° amour de
la sagesse; 4° amour de l'or (1). C'est de la combinaison de ces
difFérens amours que dépend notre félicité et notre malheur.
On peut en réunir deux, rarement trois, jamais quatre. L'amour-
propre est général. L'amour est universel. Jamais la poésie n'a
été plus véridique qu'en disant, en montrant l'amour :
Qui que tu sois, voilà ton maître;
Il l'est, le fut ou le doit être.
S'il est quelques exceptions, elles ne font pas loi. L'amour
de la sagesse est la pierre philosophale non chimérique.
L'amour de l'or est le partage matériel des êtres sans noblesse
ni élévation (2). L'amour et la sagesse se combinent diffici-
lement; l'amour est un tyran qui veut régner en despote; il fuit
(i) Les autres amours, qui ne sont que des goûts ou des inclinations quand ils
sont foibles, partent des mêmes troncs dont ils sont les branches. (G.)
(2) L'homme distingué ne prise l'or que comme fournisseur des biens de la terre;
c'est un agent, un domestique fidèle qu'il considère, mais qui ne lui inspire pas de
passions. (G.)
109
la sagesse qui veut émousser ses traits et lui rogner ses ailes. Le
cours d'amour que le pauvre Jean-Jacques a fait dans ce lieu
même où j'écris, avec sa brune et sa blonde imaginaires et ses
amours pour M"i« d'Houdelot, est une véritable Don-Quichot-
terie.
L'amour de l'or exclut tout autre amour, excepté l'amour-
propre. L'avare amoureux cesse bientôt d'être l'un ou l'autre.
Education,
L'arbre qui est devenu beau sans culture est plus beau
qu'un bel arbre cultivé; de même, l'homme qui par la nature
est excellent homme, vaut mieux que celui qui doit tout à son
éducation. L'éducation modifie plus qu'elle ne change : il nous
reste toujours quelque chose des mauvaises habitudes. C'est le
ver qui ne meurt point, dont l'Ecriture parle à propos des
remords ; mais un long et salutaire régime moral influe sur le
physique. S'il ne le change point absolument, il le rend suppor-
table. Tel est ivre de gentilhommerie, tel d'amour, tel de philo-
sophie, tel de son or. Lequel est le plus heureux? Le stoïcien
diroit : le premier est un fou, le second un fou, le troisième un
sage, le quatrième un imbécile. Encore une fois, lequel est le
plus heureux? Faut-il un peu de tous, un peu de ces quatre
amours? C'est n'être rien ; c'est la maladie générale des hommes ;
il vaudroit encore mieux être possédé d'un seul amour. Remar-
quons que, excepté le fou d'Athènes, tous les fous sont honteux
en sortant de leur délire, et que jamais le sage ne s'est repenti
de l'avoir été. II paroit que chacun cherche le bonheur hors de
soi et qu'il n'est qu'en nous; le sage seul en approche en domp-
tant ses passions. En attendant que le problème soit résolu,
disons que le sage est de tous les pays; que moins les sciences
sont en vogue dans un lieu, moins il y a de savans, plus
l'homme qui se voue par instinct à l'étude de la nature est ce
qu'il doit être; nul préjugé ne l'encombre, la nature juste l'a fait.
Influence des climats.
D'après le partage et la combinaison des divers amours
que nous venons d'établir, l'Espagnol est ivre de sa noblesse et
de ses amours; la philosophie, néant. On a profité de son
double délire pour l'enchaîner avec des préjugés. On a senti
que si son délire changeoit d'objet, s'il aimoit (comme il en est
capable) l'instruction autant que ses titres et ses maîtresses,
l'Espagnol seroit un aigle qui ne se laisseroit plus conduire
dans les cachots de l'Inquisition. Ce que nous venons de dire
pour l'Espagnol convient à l'Italien, à quelque modification
près. Le François est capable de tout; dès lors, il fait toutes
choses avec plus de vivacité que de réflexion ; il a de l'amour-
propre sans noirceur; il aime les belles plus que sa belle, il
aime les sciences sans excès, il aime l'or pour pouvoir être
généreux. Tel est l'empire d'un climat tempéré sur l'homme
quand une détermination violente ne le pousse pas tout entier
d'un même côté. Le Nord réel commence sans doute où finit
la juste température. Les hommes du Nord ont numériquement
autant de passions que ceux des pays chauds, mais elles sont
tempérées comme leur climat. Les passions sont comme les
hommes : robustes et lourdes au Nord, modérées dans les
pays tempérés, exaltées, vives et violentes dans les pays chauds.
Cependant, l'excès de la chaleur ou du froid produit le même
effet, la nullité des passions et des effets qui en ressortent.
L'homme robuste du Nord qui est en état de faire, fait plus
solidement que d'autres. En général, l'esprit, le génie ou le jeu
des passions (car c'est tout un) est rare chez eux. Les hommes
et les femmes y sont souvent indécis entre le oui et le non, plus
imitateurs qu'inventeurs ; s'ils font bien, il y en a un peu de
trop; mal, c'est très mal; héros, il y a une ombre de Don-
Quichotterie \ savans, une ombre de pédanterie (i). Néanmoins
l'exact et sévère analyste, ou plutôt V analyseur, l'emporte sur
les hommes de toutes les nations.
(i) Les rêveries de Swedenborg, le système de Lavater, la philosophie de Kant
sont des productions hyperboréennes ; nées dans le Midi, elles n'en eussent été que plus
exaltées; en France, on les réduira à leur juste valeur... mais donnons-nous le
temps... (G.)
III
L'esprit de vie est l'héritage des hommes méridionaux ; ils
en ont les défauts, tels que l'astuce, la fourberie, la perfidie, la
dissimulation, la trahison : c'est-à-dire qu'ils se servent dans les
circonstances épineuses des facultés de leur esprit. L'homme du
Nord, au contraire, est franc et loyal par caractère; il existe
trop fortement, trop lourdement, trop décidément pour y
entendre finesse. L'homme du Midi voit tout environné d'ab-
stractions, à moins qu'il ne soit emporté ou anéanti par son
délire. L'homme du Nord ne voit qu'une chose à la fois. Le oui
et le non du dernier sont de plomb, ils attirent; ceux du
premier sont de feu, ils s'exaltent. A part le caractère, nos
occupations journalières nous modifient forcément. Le savant,
le magistrat, le guerrier, le négociant, l'ouvrier et le noble
portent tous quelques stigmates de leur état.
Le Savant.
L'homme studieux, l'amant de la nature vit tranquille au
milieu des orages moraux. Le savant dont on pilloit la chambre
disoit à ses voleurs : « Messieurs, je vous en prie, ne dérangez
pas mes papiers » et il continuoit de travailler. Je n'ai jamais
vu le lieu de travail d'un grand homme sans émotion. L'amour
de la sagesse et de l'humanité, un grain d'amour-propre qui se
multiplie cependant si l'on dédaigne l'homme et ses productions;
les douces réminiscences de l'amour qu'un calme heureux laisse
peu regretter (i), l'indifférence pour toute espèce de superflu,
tel est l'état du sage, qu'il préfère au trône du monde.
Le Magistrat.
Dans toutes ses actions, le magistrat doit imposer le respect
qu'on doit aux lois dont il est l'organe. L'aisance de la vie lui est
(i) On sait ce mot d'un grammairien qui trouva sa femme renfermée avec un jeune
homme : celui-ci, découvert, dit à la dame : « Je vous l'avois bien dit qu'il étoit temps que
je m'en aille... — Que je m'en allasse, Monsieur, reprit le puriste. » (G.j
112
nécessairement dévolue : l'homme qui ordonne au nom de la loi
ne doit dépendre ni implorer la pitié de personne. Nous, peuple,
nous gageons de sa conscience intime par ses mœurs, sa justice,
son intégrité, et surtout par sa modération à acquérir les biens
de la fortune. Nous disons : pour que ses mœurs soient pures,
il doit être marié ; le concubinage le dégrade plus que nul autre
citoyen, soit par le mauvais exemple qu'il donne, soit parce que
ses mœurs et les préceptes de la loi qu'il promulgue sont diver-
gens avec sa conduite. S'il vit sans femme, il lui manque le sens
majeur; il n'est que moitié d'homme et hors d'état de nous
juger en se mettant à notre place. Sa justice et son intégrité
doivent être manifestes. Nous l'avertissons que le peuple, dans
une brève supputation, calcule de la manière suivante sa situation
passive et active : que lui ont laissé ses pères? Rien. Combien
lui vaut son emploi? Tant. Combien doit-il dépenser? Tant.
Combien doit-il lui rester net depuis dix ans qu'il exerce? Tant.
11 a vingt fois plus... c'est un fripon. Il n'est pas d'homme en
place dont le bilan ne soit ainsi fait cent fois dans chaque nuit
d'insomnie par cent hommes différens. On les flatte pour les
corrompre, pour les tromper, parce qu'on a besoin d'eux, mais
l'opinion, la justice, la vindicte publique veillent... c'est de quoi
ils peuvent être sûrs.
Le Guerner
On diroit que l'état de guerrier a son code à part. Sa force
impose tellement qu'elle tend à neutraliser les passions dont
nous faisons l'analyse. L'amour-propre, dans le guerrier, devient
amour de la gloire, l'amour un besoin, un passe-temps qu'on
aperçoit à peine. L'amour de la philosophie paroit incompatible
avec un ministère de destruction souvent nécessaire pour
repousser l'agression. L'amour de l'or est un droit de conquête
auquel on n'attache aucun préjugé déshonorant : « si j'eusse été
vaincu, tu m'eusses pris; je suis le plus fort, je te prends, toi et
tout ce que tu possèdes. » Exécrable amour-propre, à quelle
extrémité nous rcduis-tu? Mais depuis l'insecte jusqu'à l'aigle
ii3
impérieux, depuis Tagneau jusqu'au lion furieux, tous les ani-
maux se font la guerre. La nature semble avoir dit : « Mangez-
vous et multipliez-vous... ne pourrissez point sans renaître sous
mille formes. Périsse l'individu pour que mon œuvre soit
éternel! » Ainsi, nature, tu le veux, et nous naissons à ce prix.
Une force armée, avons-nous dit, impose à tel point qu'elle
neutralise les passions aux yeux des spectateurs. Si telle est une
force humaine, qu'est-ce donc, que disons-nous d'une nature
imposante au suprême degré, dont les lois sont universelles? Qui
semble avoir tout fait pour nous et qui nous écrase comme le
blé sous la meule? Quant aux grandes révolutions physiques du
globe, elles sont nécessaires puisqu'elles ont lieu; nous ne
pouvons les éviter, soumettons-nous. Ce sont surtout nos passions
illimitées qui nous rendent malheureux; est-ce la nature qu'il
faut en accuser? Non, elles appartiennent à la. société qui
est notre ouvrage. O instruction plus générale encore, viens au
secours de l'homme misérable! Fais qu'il te connaisse assez
pour savoir ce qu'il doit soustraire de ses droits naturels pour
pouvoir vivre en société. C'est là le nœud gordien. Qu'il se
rende par raison et non par crainte du glaive des lois suspendu
sur sa tête. Qu'il fasse le bien sans contrainte, afin qu'il cesse
d'être vil, menteur et hypocrite. Diras-tu, apôtre de l'erreur,
qu'il faut tromper, asservir les foibles par des prestiges? C'est
éterniser la guerre parmi nous; c'est vouloir être toujours ce
que nous fûmes, ce que nous sommes, c'est vouloir que toujours
le loup mange l'agneau.
Le Négociant,
L'amour de l'or est le partage des êtres sans noblesse ni
éducation, avons-nous dit, généralement parlant. Mais le vrai
négociant, celui qui a autant de probité que d'activité et d'ordre,
est peut-être le citoyen le plus utile à sa patrie. S'il n'a ni l'amour
de la philosophie ni l'amour des arts au premier degré, ces
goûts sont remplacés par une existence utile et solide. Le vrai
négociant est idolâtre de son crédit; son crédit tient à son intel-
114
ligence et surtout à sa probité. L'amour chez le négociant est
soumis aux règles du calcul, comme son commerce : c'est un
effet de l'habitude. Tout homme, de quelqu'état qu'il soit, a son
coin de foi bl esse ; celui du négociant est l'amour de l'or; c'est
le fond de sa conscience; toute sa tactique est là, comme celle
du savant ou de l'artiste a la réputation pour but. Le marchand
sait que la sienne n'ira pas loin après lui... il s'en dédommage
par l'opulence. Le savant et l'artiste savent qu'une fortune
immense dégraderoit leur réputation ; ils s'en consolent en fixant
le nuage doré de l'immortalité. De ces deux états, l'un est plus
noble, l'autre plus solide; l'un plus imposant, vu en grand et
dans l'avenir, l'autre plus utile au présent. Le négociant trouve
son délassement dans les travaux de l'homme de lettres et de
l'artiste qu'il fait vivre par ses dépenses; l'un enrichit l'Etat,
l'autre l'illustre par les productions de son génie. L'Anglois, qui
semble ne considérer que son état de commerçant, dépose
l'homme de génie devant le tombeau de ses rois, et non le
négociant à cent mille livres sterling.
L'Ouvrier.
L'ouvrier et le paysan sont à la société ce que les roues
sont à l'horloge; sans elles, point de machine, mais sans le
ressort ou le poids (qui est l'homme instruit), le rouage resteroit
immobile ou se briseroit par ses irrégularités. Pour suivre la
marche que nous avons prise au commencement de ce chapitre,
disons que l'amour-propre sans instruction est ce qu'il y a de
plus pitoyable dans l'homme. L'amour de la sagesse est énig-
matique chez le peuple. Quand il est bien né, je veux dire heureu-
sement, il pratique la bonne philosophie sans ostentation. Si,
dans le jeune âge, ses passions le jettent dans le désordre, c'est
avec excès; rien ne peut l'en sortir qu'un désastre; après quoi,
il recommence une seconde carrière plus régulière. L'éducation
nous dispense souvent d'être sages à nos dépens : c'est en quoi
elle est bonne à tous. L'amour est de pur instinct chez le peuple.
ii3
Rien de plus singulier que d'observer les amours de village ;
c'est à coups de pattes, à coups de poings qu'ils s'expliquent
leurs tendresses; le garçon a les cheveux hérissés, la fille crie
comme une chatte; néanmoins, ils vont se raccommoder au
prochain bocage. L'amour de l'or est la passion favorite du
peuple. Il ne comprend pas pourquoi nous sommes plus riches
que lui; cela explique assez qu'il n'entend rien à la gradation
nécessaire qui lie les hommes entr'eux et les élève graduellement
à proportion de leurs facultés intellectuelles. L'homme du
peuple ne voit que l'or; il croit qu'il procure tout, il s'obstine à
ignorer qu'il conduit à tous les maux. L'homme du peuple
désintéressé est un phœnix, c'est le vrai philosophe sans le
savoir. L'intérêt sordide, l'amour de l'or gâte tout chez lui. Sans
ce défaut et sans amour-propre ridicule, son ignorance seroit
touchante.
Noblesse.
La noblesse dans les sentimens, les manières et surtout
dans les actions est le premier apanage de l'homme, après la
sagesse. La richesse bienfaisante jointe à la noblesse ou la grâce
dans les manières caractérisent l'être le plus aimable et le plus
nécessaire : c'est le simulacre du soleil magnifique et vivifiant.
Le riche est l'ami du pauvre, dont il ne peut se passer pour
faire emploi de ses richesses quand il n'est pas son tyran ; le
pauvre est l'ennemi naturel du riche. Combien de fois verse-t-
il, en s'inclinant devant lui, des larmes de rage qu'on prend
pour celles de la détresse! La puissance et la richesse donnent
immuablement à l'homme une direction déterminée dans le
monde moral. Il est bon, utile ou méchant et plus qu'inutile.
Quelle direction prendra-t-il s'il n'est éduqué avec soin? Il sera
dur, orgueilleux et tyran du pauvre : c'est avec hauteur que le
riche lui dit : « Sers-moi, je te paye ». C'est avec humilité que
le pauvre demande son salaire. Celui qui donne à cent pour
cent a un avantage sur celui qui reçoit, quoiqu'ils aient besoin
l'un de l'autre. Il semble qu'on reste en confraternité avec un
ii6
homme tant qu'on n'a rien reçu de lui. C'est l'amorce perfide que
Rousseau redoutoit, quand on lui disoit ou qu'on lui écrivoit :
« Permettez-moi de vous offrir... » Cela vouloit dire pour lui :
« Souffrez que je me place au-dessus de vous. » C'est d'un ton
bénin qu'on oftre ce premier petit cadeau, qui est plus considé-
rable et plus conséquent qu'on ne croit, si on compte. L'amour-
propre est l'élément du noble riche, et plus encore du noble
pauvre. C'est pour ainsi dire dans l'amour-propre que toutes les
substances de son corps sont imprégnées dès sa naissance. Par
l'exemple et l'éducation, le noble se croit aisément d'une pâte
différente de la nôtre, et que nous ne nous ressemblons que par
les os; néanmoins, la mort est un grand égaliseur. Quand il y
avoit force vilains sur la terre, les moins vilains s'anoblissoient;
mais l'instruction, la philosophie, l'invention de l'imprimerie
surtout, ont abattu le préjugé qui soutenoit l'édifice nobiliaire;
plus l'instruction sera générale, plus la juste égalité régnera
parmi les peuples.
L'amour est de tous les états, nous le répétons encore. Si
l'homme puissant n'est retenu dans les liens d'un véritable
amour, c'est dans toutes les classes, dans tous les pays qu'il
achète des faveurs sans pouvoir s'assouvir. Cependant, qu'il
rencontre une femme qui lui résiste, il en oublie cent pour lui
consacrer tous ses vœux. Cette femme, il la trouvera soit par
vertu, soit par caprice : les femmes aiment à résister à celui
qui n'est point habitué aux obstacles. Qui le plaindra dans son
malheur? Personne. Dans tout état, l'amour malheureux est un
tourment auquel on ne compatit guère, encore moins le riche
amoureux que le pauvre ; par déférence on le plaint, mais on
jouit secrètement de le voir participant aux peines communes.
En général, on ose peu avouer pourquoi l'on souff"re des
rigueurs d'une femme ; ce qu'on désire au vrai est si bestial !
Tous les égards, toutes les faveurs décentes qu'elle peut
accorder ne sont rien si elle ne se livre entièrement, et (on
ose à peine l'écrire) plus le don est obscène, plus la faveur est
grande !
Le Sexe.
Il nous reste à remarquer quelle est l'influence du sexe sur
l'homme de divers états. Le rapport entre les sexes est tel
(avons-nous déjà observé) que ce qui manque à l'un se trouve
dans l'autre. Si l'homme et la femme se ressemblent trop, c'est à
coup sûr un ménage monotone, ennuyeux. Si la femme a une tête
masculine et l'homme une tête foible, c'est un sot ménage. Si
l'homme est un maître juste et la femme contente d'obéir en rece-
vant des hommages reconnaissans de la part de son mari, c'est
un heureux ménage. L'équilibre moral, comme l'équilibre phy-
sique, cherchent à s'établir en toutes choses ; en conséquence de
cette loi suprême et pour vivre en paix, si l'homme est emporté,
la femme sera douce, du moins en apparence, et le contraire
aura lieu si la femme est colère. Si 1 homme est libertin, la
femme sera sage. A niais, femme de tête. Si dévot, femme sans
préjugés, et toujours le contraire en retournant la médaille.
Disons donc que l'épouse du sage qui méprise les richesses réta-
blira un peu l'équilibre en les méprisant moins que son mari;
et, souvent, celui-ci n'en sera pas fâché. La femme du rigide
magistrat sera plus indulgente que son époux. Celle du guerrier,
compatissante; celle de l'économe négociant, dépensière; celle
de l'ouvrier, chagrine : chagrine en voyant, chaque soir, son
mari abhné de fatigue et n'ayant besoin que de réparer ses
forces. Beaumarchais, parlant de la comtesse Almaviva négligée
par son mari, a dit que le superflu ne suffit pas aux femmes
riches, mais qu'il leur taut encore le nécessaire. Qu'est-ce donc
quand le premier n'existe nullement et que le second est rare?
C'est dans les pauvres ménages, c'est là que le riche entendroit
des litanies apologétiques, qui lui feroient comprendre que
l'équilibre cherche toujours à se rétablir et que, si les moyens
manquent pour y parvenir, la critique et la médisance y sup-
pléent à cœur ouvert.
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CHAPITRE XXXII
POUR FAIRE
En général, pour faire un artiste, prenez un enfant bien
né, je veux dire qui annonce de l'intelligence et de la viva-
cité. Elevez-le au sein des arts; laissez-lui librement essayer
ses facultés naissantes sur divers objets; il fera des trous
dans la terre, bâtira de petites maisons, sculptera de petites
figures, dessinera, chantera, dansera, imitera tout ce qu'il
verra faire. Enfin, il se fixera à un art et, s'il réussit, c'est
justement alors qu'il saura que la vie ne suffit pas pour en
atteindre la perfection. Pour faire une coquette, prenez une
petite fille quelconque. Donnez-lui des rubans, des bouts
d'étoffe, un miroir, une poupée qu'elle puisse fouetter, gronder,
mettre en pénitence, et qui lui serve à essayer ses petites nippes
et sa domination. Quand elle sera sage, dites-lui qu'elle est
belle pour la récompenser. Quand elle aura de l'humeur,
dites-lui encore qu'elle est belle pour l'égayer. Ainsi vous ferez
un petit être romanesque, fantastique, impérieux, qui rappor-
tera tout à sa petite personne, qui boudera quand une mouche
viendra deux fois de suite au bout de son nez, qui, à quinze
ans, ne trouvera pas un jeune homme digne d'elle et qui, clan-
destinement, se préparera à être un jour le fléau de son mari
119
et de ses enfans par ses vapeurs et le mauvais état de ses nerfs.
Pour faire une femme aimable, prenez une jolie petite fille
(car les laides, à moins qu'elles ne soient douées de beaucoup
d'intelligence, deviennent méchantes parce qu'on les humilie),
rassemblez autour d'elle quelques petites amies bien élevées, en
éloignant toutes celles qui, par leur méchanceté, détruiroient le
bien que vous voulez lui procurer, caressez, récompensez ses
petites compagnes en disant : w Chère enfant, puisse ma fille te
ressembler! » On apprend une langue en l'entendant parler ; on
apprendroit aussi la morale si, constamment, on la voyoit prati-
quer ; on fait tout par l'exemple, le bien et le mal. Vous lui don-
nerez des talens sans doute ; ayez donc des assemblées fixes où
ils soient mis en évidence. « Pour qui voulez-vous que votre fille
étudie? disois-je à des mères qui se plaignoient à moi; pour plaire
à sa poupée? » — « Je crains que son amour-propre... elle en a
beaucoup ». — « Il est inévitable quand on sait peu ; il diminue
à mesure qu'on apprend et si l'on parvient à un degré éminent,
nos ennemies savent encore nous contenir. Sur toute chose, soyez
vous-même au moral ce que vous voulez que soit un jour votre
fille, sinon ne prétendez à rien. »
Pour faire un pédant, donnez à l'homme d'un esprit borné
l'éducation dont est digne le seul homme bien né. 11 aura d'au-
tant plus de prétentions qu'il ne comprendra rien à fond et ne
prendra rien du bon côté. Il ne sera jamais de l'avis des gens
sensés qui voient à la fois en grand et en détail ; lui ne voit qu'en
petit, par subdivisions, et jamais sous un point de vue de gran-
deur d'homme.
Pour faire un athée, prenez un cœur froid avec une tête
chaude; ajoutez beaucoup d'amour-propre, suite d'une sensibi-
lité outrée ou vague, beaucoup de prétention avec peu de
moyens : toujours celui qui ne peut parvenir par les voies ordi-
naires se jette dans les extraordinaires. Si Dieu l'eût assisté en le
rendant content de son sort, il ne l'eût pas renié ; de même que
si le fou n'eût pas fait de mauvaises affaires, il ne se fût pas noyé.
L'athée ressemble à beaucoup d'autres qui prennent parti comme
ils peuvent, parce qu'il faut être d'un parti. Le mauvais poëte
tait une satire, îifin qu'on parle de lui. Le musicien fait beaucoup
de bruit quand il ne peut faire du chant. La vieille coquette qui
Î20
craint le jour ne se montre que la nuit. Le roi qui craint de ren-
contrer Diogène ne regarde personne. Le malade qui sent qu'il
va mourir se jette dans les bras de Dieu, comme l'athée lettré
qui se sent mort en réputation se jette dans les bras du diable
pour s'en faire une. Y a-t-il plusieurs sortes d'athées? Sans doute.
L'un sent que la nature lui a refusé ce qu'il faut pour com-
prendre, l'autre veut comprendre malgré nature. L'un, en cher-
chant, s'humilie devant la toute-puissance ; l'autre, ne concevant
point les causes premières, se révolte. L'un est tendre, recon-
naissant, intelligent; l'autre est dur, impitoyable, abstrait. L'un
espère toujours en Dieu, sans le comprendre ; l'autre désespère
toujours, parce qu'il a la foiblesse vaniteuse de nier tout ce qu'il
ne comprend pas. Le premier sent un Dieu incompréhensible, il
n'est point athée ; l'autre veut faire un Univers sans Dieu ; il veut
que ce qui est soit ainsi parce que c'est ainsi : j'aime mieux un
principe qui fait, que l'existence fortuite de toute chose. Avec
moins d'amour-propre, moins d'aigreur, plus de sensibilité et
surtout plus de considération parmi les hommes, l'athée chan-
geroit de sentiment : il n'est incrédule que parce qu'on n'est pas
de son parti. Si l'on croyoit en lui, il croiroit en Dieu (i). Quelle
sottise de prétendre trouver l'identité entre l'ouvrier créateur et
la machine qui lui obéit ! Nous ne sommes que des machines.
Cest l'ombre qui se croit le soleil.
Pour faire un sage, prenez l'enfant d'un homme bien né.
La culture héréditaire atténue à la longue tous les vices; elle
perfectionne les hommes comme les plantes. Entourez votre
élève de sages et de fous (il n'y a que cela dans le monde). Dirigé
par vous, les uns lui feront aimer la sagesse, les autres, encore
davantage. S'il est jeune sage, il sera vieux fou, ainsi ne préci-
pitez rien pour son instruction. Quant aux passions : si vous
l'enchaînez, il brisera ses entraves. Laissez-le boire, laissez-le
manger... mais préparez-lui sa nourriture. S'il fait quelques
excès, sachez en profiter; c'est le beau jour de son amendement.
Faites-le lire peu et bien, jamais jusqu'à l'ennui. Connoissez sa
mesure, ne l'outrepassez pas. Chaque fois qu'il vous question-
(i) Je connois un abbé qui aime la musique comme un enragé parce qu'il ne la com-
prend pas. L'harmonie musicale tend à rétablir l'ordre dans ses nerfs; elle le secoue, il crie
et ne peut guérir : c'est Tantale au milieu des eaux. (G.)
tiera sur le premier principe des choses, montrez-lui le ciel, qu'il
croie Dieu aussi puissant qu'incompréhensible ; qu'il l'adore sans
vouloir le comprendre, car Dieu est la sagesse; mais Dieu est
comme l'eau (a dit Plutarque) ; plus on l'empoigne, plus elle
s'échappe.
Pour faire un mauvais journaliste, prenez l'homme de
lettres le plus désespéré de sa nullité. Pour en faire un bon,
prenez l'homme assez fort pour être au-dessus de toute rivalité.
Pour faire un sot, un libertin, un scélérat, prenez l'enfant
premier venu, ne lui apprenez rien ; qu'il voie les hommes et
laissez-le faire.
Pour faire un musicien, prenez une âme vive, tendre et
forte. Vive et tendre, pour créer; forte, pour rectifier après avoir
fait. Le bon musicien est en rapport d'harmonie avec toute la
nature; il senties nuances des accens des hommes et des animaux;
à leurs accens, il distingue leurs passions. Doué de ce sentiment,
il fait des chants heureux, mais vagues. Si ces chants deviennent
l'expression de la parole passionnée, alors ils sont immortels
comme les passions humaines. Si la nature ne prépare l'artiste,
ce qu'on apprend en musique est peu de chose.
Pour faire un poëte, il faut les mêmes qualités que nous
venons de désigner pour le musicien ; mais le poëte a moins
besoin encore de sentir l'harmonie imitative des accens de la
parole que d'être pénétré de leur sens intime. Le musicien fait
tout avec des sons ; le poëte ne les regarde que comme coloris.
La connoissance et, surtout, le sentiment des passions, celle de
l'histoire et de la mythologie, qu'il doit connoitre matérielle-
ment, sont les ressources du poëte. Mêler le vrai au fabuleux par
des rapprochemens piquans est ce qu'on appelle le genre poé-
tique. Je dirai encore pour le poëte ce que je viens de dire pour
le musicien : les règles de la poésie sont nulles si la nature n'a
préparé l'artiste.
Pour faire un menteur, prenez un mauvais poëte et un
mauvais musicien ; nièlc/. le tout ensemble jusqu'à parfaite dis-
sonance.
Pour faire un grand homme de quelque genre qu'il soit,
donnons-lui les moyens d'exercer son génie; c'est tout ce que
nous pouvons et Dieu seul peut le reste.
Pour faire un théologien, prenez un homme qui croit tout
sans rien voir.
On pourroit étendre le chapitre des Pour faire..., mais il
deviendroit une satire !...
Taisons-nous.
(SI
CHAPITRE XXXIII
MANIERE
DE SE CONDUIRE SELON LES DIVERS ÉTATS
En passant soi-même par divers états, on a le temps de s'y
préparer et d'en prendre les mœurs. Mais on peut dans un jour
rencontrer cent personnes d'états différens et envers lesquels
notre conduite doit différer. Dans ce rapide itinéraire... moral,
nous allons donc observer la personne stationnaire et les
témoins de son état. Dans la vertu... quoi! la vertu a aussi sa
tactique? oui, mais le mot de tactique est peu digne d'être
appliqué au premier des états moraux ; état si respectable en
lui-même que l'expression manque et ne peut en atteindre la
sainteté. L'être vertueux qui se sacrifie volontairement au bien
général, qui est toujours pur dans ses mœurs, pour qui le men-
songe est le dernier terme de l'avilissement humain, n'a pas
besoin d'être prévenu sur sa conduite envers nous ; sa vie est le
modèle sacré que nous devons suivre ; après Dieu, c'est devant
lui seul que nous devons fléchir le genou. Tant que je ne verrai
pas l'homme vertueux (reconnu tel par tout ce qui l'environne)
élevé, respecté publiquement par le gouvernement, je dirai : '
ici, la morale publique n'est pas encore connue ; les hommes ne
teront pas de vertueux ciloris pour atteindre à la perfection
124
morale de leur être. Si je vois le contraire, si mon vœu s'accom-
plit, alors je dirai : ici je veux que ma cendre repose. A mon
gré, le contraste le plus hideux de ce monde, c'est l'aspect du
pauvre vertueux à côté du riche coquin.
Vous qui êtes dans la grandeur, la prospérité, la richesse,
voyez tous les hommes comme les juges sévères de votre bon-
heur. Celui qui vous flatte le plus est peut-être celui qui vous
porte le plus d'envie. Il veut vous élever si haut qu'on ne vous
voie plus. Il ne vous porte aux nues que parce qu'il ne peut
vous enfouir sous terre : il sait que l'élévation est le tombeau de
l'orgueil. Hommes puissans, voulez-vous savoir la vérité?
Demandez-la à ceux qui ne vous demandent rien et qui ne
veulent rien de vous. Quant à vos créatures, elles parlent pour
elles chaque fois qu'elles font votre éloge; elles ont beau se
cacher, prendre un ton sévère ou flagorneur, une espèce d'écho
dit à la fin de leurs phrases : « Par lui, j'ai vingt mille livres de
rente. »
Il est aisé d'être bon avec ses inférieurs, il ne faut que se
laisser aller ; plus facile encore avec ses égaux, il n'y a rien à
faire. Mais avec les puissans de ce monde, il ne faut ni monter
ni descendre d'une manière trop sensible, car ils n'aiment ni les
plats ni les impertinens. En quittant quelqu'un d'imposant, j'ai
l'habitude de me demander si je suis content de moi, et c'est
quand j'ai le moins parlé que je m'approuve le plus. Je sens que
le personnage qui me quitte m'aime en proportion de ce que je
l'ai laissé briller. S'il vous force à briller vous-même, c'est un
matois qui en sait autant que vous ; alors, n'attendez rien de
lui... il vous a tout payé.
On dit d'un riche souffrant qu'il est misérable, et non qu'il
est dans la misère. Telle est la force de l'usage : elle donne une
acception aux termes qu'on ne peut violer. Mais ce qui est ainsi
dans une langue est autrement dans une autre. Savoir plusieurs
langues, et en respecter non seulement les règles de grammaire,
mais les acceptions d'usage, me paroit un phénomène de
mémoire. Quand aurons-nous dans le monde trois unités bien
précieuses : de langage, de poids et de mesures? Quand notre
langue française s'écrira-t-elle comme on la parle? Mais l'éty-
mologie des mots, vous dira-t-on? Ayons des dictionnaires
125
étymologiques qu'on puisse consulter au besoin, mais écrivons
comme on parle. Qu'un mot ne dise plus trois choses, comme
poids, pois et poix. Il est affreux qu'il n'existe pas une
page de français qu'on ne puisse critiquer. Il est affreux qu'on
ne puisse rien traduire d'une langue à l'autre sans presque faire
un livre d'une autre tournure d'esprit. Quelqu'un a fort bien dit
qu'une traduction est comme le compliment d'une femme
d'esprit rapporté par sa femme de chambre ! Nous nous
sommes éloignés de notre objet, abordons-le. Le riche misé-
rable ou souffrant a plusieurs peines à la fois à supporter : celle
de son état de maladie, le dépit de sentir qu'on n'achète pas la
santé avec des millions et de se voir réduit à la condition com-
mune des humains. A son aspect, le pauvre se défend diffici-
lement d'un retour satisfait vers lui-même, en voyant que, tôt
ou tard, tout rentre dans l'ordre commun. Après cette tacite
vengeance, il lui est aisé d'être compatissant. La misère du
pauvre excite en nous un conflit de sensations. Souffre-t-il par
sa faute? Est-ce celle de son éducation? ses proches peuvent-ils
l'assister? pourquoi ne le font-ils pas? Ecartons à la fois tous ces
obstacles à notre commisération, volons au secours du malheu-
reux qui souffre si nous ne voulons pas sentir les remords;
raisonnons ensuite sur son état pour l'améliorer. L'humanité
souffrante a plus de droit à nos égards que l'homme élevé sur
le trône du monde. Comment devons-nous nous conduire avec
les amans heureux ou malheureux? Egoïstes doubles, ils font
classe à part, ils font semblant de nous écouter et ne suivent que
leur passion.
J'ai souvent parlé de l'amour dans mes ouvrages préccdens
et dans celui-ci : l'objet est si vaste, il lient si près au cœur de
l'homme, il a tant de faces qu'il se présente toujours sous des
aspects nouveaux. Le sentier de l'amour a beau avoir été frayé,
battu depuis Adam et Eve jusqu'à Noé et depuis Noé jusqu'à
nous, c'est une corne d'abondance intarissable pour les uns.
c'est le tonneau des Danaïdes pour les autres, c'est le Paradis
des Musulmans et ce seroit aisément celui de tous les hommes,
de croire revivre doués d'amour sans lin et de facultés iniînies.
Deux êtres unis par l'amour légitime sont les plus fortunés de ce
monde. Après le temps de leurs premières amours, après avoir
126
dépassé la zone torride-amoureuse, si, l'un envers l'autre, ils
conservent la fidélité conjugale, si la femme surtout devient
prêtresse conservatrice du feu sacré de l'hymen, alors les époux
sont vertueux et respectables à tous les yeux. Troubler leur
union est un crime de lèse-société. Tel Satan, qui n'existe que
pour le mal, tel est le corrupteur qui trouble un heureux
ménage.
L'amour illégitime est un fruit encore vert, mais piquant,
qu'on enlève en passant sous le verger du voisin. Le charme du
larcin provient, en nous, du désir de retourner à l'état libre de
nature ; mais les suites des excès moraux sont toujours compen-
sés par les peines qui les suivent. Nous voyons avec envie les
amans liés par des nœuds illégitimes; mais, mieux qu'eux, nous
sentons leurs périls futurs et déjà, dans les yeux célestes de
l'amante adorée, nous découvrons une source de larmes prêtes
à couler, et trop amères pour être désirables. La beauté qui se
donne à l'homme sans l'autorisation des lois est comme la fleur
arrachée de sa tige qu'on fait vivre encore quelques jours dans
une eau limpide : en la voyant chacun dit : « C'est dommage ! »
Les unions surannées sont pour nous comme la parade de
la bonne comédie ou comme la pièce de théâtre d'un auteur
mal accrédité ; dès la première scène on dit : Gare le dénoue-
ment ! (i)
Disons, en résultat, que chacun a, malgré soi, les mœurs
et les manières de son état. On peut remarquer les stigmates
moraux suivans dans les divers états que nous parcourons. La
misère sans instruction est rampante ou insolente ; elle fait
hausser les épaules. Pour peu qu'une famille se multiplie, un
de ses membres s'instruit ou s'enrichit et la souche se décrasse.
Si l'instruction et la fortune se réunissent, le meilleur ton s'en-
suit; si la fortune est seule, les manières gauches se font encore
remarquer au milieu du luxe le plus somptueux. Les puissans
(i) La nièce de Voltaire, vevivc depuis longtemps, étonna Paris en épousant un veuf
aussi âgé qu'elle; le lendemain des noces, un petit jockey (*), qu'on fit entrer dans la
chambre nuptiale, vit dans le lit deux grosses tètes enluminées et pomponnées de rubans
roses ; ne sachant à qui offrir son billet, il tendit le bras en disant : « Lequel de ces deux
messieurs est madame Du vivier ? » (G.)
(*) Dans le langage du temps, domestique de petite taille habituellement employé à
conduire les chevaux en postillon.
127
et les riches sont (quand ils ont de l'esprit) affablement nobles ;
ils nous paient ainsi le surplus du bien commun dont ils
jouissent à nos dépens. Ils sont tellement ennuyés des grimaces
intéressées de ceux qui les entourent, qu'ils finissent par aimer
leur chien plus que leurs courtisans, parce qu'il est sans
manège.
CHAPITRE XXXIV
DISSERTATION SUR UN VERRE D'EAU
« Vous avez une belle source d'eau vive, me disoit hier
[i5 thermidor an XI (i)] un philosophe. D'où vient-elle? » — « De
la forêt voisine, de la forêt de Montmorency, qui est plus élevée
que l'Hermitage. Des aqueducs qui ont peut-être coûté trente
ou quarante mille francs vont, de droite et de gauche, chercher
cette eau sous la forêt. » — « Est-ce pour Rousseau qu'on a fait
cette dépense en lui bâtissant sa maison? » — « Non ; ceci étoit
le réservoir des eaux de la terre de la Chevrette qui fut vendue,
mais, avant de vendre la terre, il plut au propriétaire de démolir
le château, d'arracher les tuyaux de fonte qui s'étendoient à
plus d'une demi-lieue, et les eaux nous restèrent. » — « Qu'elle est
belle, cette eau ! » Et il en puise un verre qu'il regarde à travers
le jour. (( Que de voyages a faits ce verre d'eau depuis sa créa-
tion, aussi ancienne que le monde ! Par combien d'endroits
n'a-t-il pas passé! S'il pouvoit parler, il diroit : J'arrive ici pour
la centième fois. Dix fois, j'ai rafraîchi les entrailles de Jean-
Jacques, et je suis encore à votre service ; j'ai parcouru cent
mille fois les nues et le centre de la terre. J'ai fait cent et cent
(i) 3 août i8o3.
I2g
fois les quatre parties du monde. J'ai été sorbet en Turquie, le
lait de la nourrice de Marc-Aurèle et de Henri IV, la ciguë de
Socrate, les larmes des vestales païennes et des nonnes catho-
liques, le liquide de cent mille jolies femmes, telles que
Cléopâtre, Laïs, Aspasie, Ninon, Gabriel, Mesdames B. F, T, J,
et toutes les lettres de l'alphabet. J'ai été tour à tour verger,
vinaigre, poison perfide, vin réconciliateur ; on me fait belle
mine quand je suis nectar, la grimace quand je suis médecine...
S'il en est de même de l'esprit qui nous anime, nous sommes,
sans le savoir, de fiers voyageurs. » — « Buvez, dis-je à mon
joyeux philosophe qui s'échautîbit, et son verre d'eau aussi ;
vous en puiserez un second qui vous dira le reste. » Si je
l'eusse laissé dire, il eût fait entrer le système du monde dans
son verre d'eau, tant il y a de rapports entre les choses créées.
(( La médisance des petites villes devient inutile et semble bien
mesquine à l'homme instruit qui plane dans les airs, tandis que
la caillette et le bigot rampent sur la terre, dis-je à la société
du pays qui nous entouroit. Bénie soit l'instruction ! Maudite
soit l'ignorance et ceux qui voudroient la réaccréditer encore
parmi nous! Exécrables partisans de Terreur, qui montrez
aujourd'hui vos cornes démoniaques, vous voulez qu'on trompe
les hommes! Laissez-les s'instruire. Un verre d'eau, un caillou,
une feuille suffisent pour les conduire à l'étude de l'immense
nature, en admirant son auteur. Satan est aussi le partisan de
l'erreur et du mensonge; allez le rejoindre aux enfers et
amusez-vous ensemble à tromper les hommes autant que la
philosophie veut les éclairer. — Mais on abuse quelquefois de
la science. — Oui, mais on abuse toujours de l'erreur accré-
ditée. L'instruction a mille chances heureuses sur trois mau-
vaises; l'erreur, c'est le contraire. En morale, l'instruction...
c'est la vie, l'ignorance c'est la mort. »
i3o
CHAPITRE XXXV
DES FACULTES NEGATIVES DES ETRES
Toutes choses créées ont leur printemps, leur été, leur
automne et leur hiver, qui répondent à l'enfance, à la brillante
adolescence, à l'âge mûr et à la vieillesse de l'homme et de
toutes créatures douées seulement d'instinct et de sensibilité,
sans la faculté rationnelle. Les créations qu'on nomme insen-
sibles, parce qu'elles n'ont pas plus la faculté de nous révéler
leur existence par la parole ou les signes que nous de monter
dans les astres pour y étudier l'universalité de la nature ; ces
créations ont aussi leurs gradations d'âge. Existe-t-il des rap-
ports entre les âges de l'homme et les saisons? Oui, puisque
nous sommes constitués des mêmes substances que les élémens
qui végètent sous la puissance électrique de l'astre de feu qui
s'éloigne ou se rapproche de nous en diversifiant les saisons. —
L'homme trouve-t-il l'équilibre de la santé, surtout dans la
saison qui correspond à son âge? Il semble que la jeunesse ou
la force de l'âge s'accommode de toutes les saisons, qu'elle ne
périt que par défaut de conformation organique, par abondance
de vie ou par les excès. La vieillesse se termine en hiver par
défaut de chaleur et, au printemps et en été, par l'impulsion
des forces élémentaires trop au-dessus de la foiblesse de l'âge
i3i
avancé. Au reste, l'hiver est généralement le tombeau des
vieillards; ils se restaurent en été quand ils peuvent en sup-
porter l'abondance et c'est dans la morte-saison que la mort
nous moissonne. Les climats divers ont tous quelques propriétés.
Nous sommes constitués selon le climat où nous sommes nés.
Nous hommes faits pour lui, puisque dans lui nous avons
fructifié. (( Ce climat me convient » n'est pas un mot vide de
sens, mais « je suis fait dans tel ou pour tel climat » seroit une
expression plus juste et moins fastueuse. Chaque être a des
facultés négatives qui le retiennent captif et qu'il ne peut
franchir. Si l'être organisé jusqu'à la raison ou seulement
jusqu'à l'instinct pouvoit tout ce qu'il veut, par trop de sécurité
il n'agiroit plus. Ses facultés négatives le tentent; il veut les
surmonter ; il pousse sans cesse vers plus de perfection : ainsi
nous devons tout à ce qui nous manque. Les flots veulent
gagner la terre, mais inutilement, si elle ne cède. La terre
veut contenir les flots, mais ils la détrempent, elle fléchit et ils
la surmontent. Tout est en combat, tout résiste et tout cède :
c'est ainsi que le mouvement est contenu dans la nature. Croître
ou décroître est de fait dans les corps organisés, donc ils ne
cessent d'être en mouvement. S'agiter pour créer est le fait des
matières inertes, jusqu'à ce qu'un nombre de substances soient
compétentes pour former un individu doué de sensibilité. Mais
toujours il manque quelque chose à cet être ; Dieu seul réunit
toutes les facultés. Le caillou se forme et se décompose, mais il
y auroit absurdité de croire qu'il se connoit, qu'il a la convic-
tion de son existence. Il ne lui manque rien de ce qui donne
vie, si végétation est vie, mais il lui manque ce qui donne
l'intelligence, car il n'a ni instinct ni raison dont il puisse dis-
poser. N'a-t-il aucune substance qui soit en nous? Au contraire :
les cailloux, les minéraux, les terres sont imprégnés de gaz...
C'est dans certains cailloux qu'on trouve le feu ; les gaz dans les
minéraux et les plantes ; ils vivent, mais des facultés négatives
les arrêtent. Tu fi'iras pas plus loin est un mot terrible que la
nature a prononcé à chaque espèce après avoir dit : Sois! —
Les animaux, selon l'assemblage de leurs substances et selon
leurs difFérens climats, sont doués d'instincts divers et plus ou
moins prononcés ; ils veulent peut-être, mais inutilement, com-
l32
prendre ce que cest qu'un homme, un enfant, qui les mènent
impérieusement par la lisière : mais Dieu leur a dit : Tu niras
pas plus loin. — Ils nous obéissent, nous craignent, se révoltent
et nous mangent quelquefois. Comment la nature permet-elle
cette révolte contre l'homme, le plus parfait des êtres sur la
terre? Afin qu'il n'y ait point de tyran dans la nature. Il ne faut
qu'un maître pour que tout aille bien; Dieu, souverain maître
et créateur, a donné une marche régulière à tout ce qui est ;
hors des lois naturelles, nous sommes en contravention, mais
dès que nous vivons en société, qui est elle-même une contra-
vention, dès que nous avons juré de respecter le contrat de
sociabilité pour obtenir l'ordre général, les mots, quoiqu'abs-
traits, du tien et du mien sont sacrés; il s'établit alors une juris-
prudence de nature factice que tous doivent scrupuleusement
respecter, s'ils n'aiment mieux retourner dans les déserts. Pour-
suivons. Le rossignol chante, module. Il crée des chants que je
lui ai pris quelquefois et dont on m'a attribué l'invention. Mais
en vain il voudroit savoir pourquoi telle succession de sons vaut
mieux que telle autre : Tu n'iî'os pas plus loin lui est signifié. Il
chante quand il est amoureux et lorsqu'il se voit père; sa chan-
son est une complainte, une romance ou un chant de victoire
qu'il n'exhale qu'avec ses amours; il se tait dès qu'il n'aime
plus. Le chien aime son maître de toute la vigueur de son natu-
rel chaud; mais il lui obéit, le défend, le seconde quand il vole
et assassine ; il voit son cher maître sans distinguer le scélérat ;
ce conflit de vertu et de crime, non volontaire, indique combien
la nature lui a infligé le Tu niras pas plus loin. Le lion dans
toute sa force (ai-je dit quelque part) n'a pas autant d'intelligence
que l'homme expirant. La somme d'intelligence accordée à tous
les animaux n'équivaut pas à celle dont fut doué Descartes ou
Newton. Un seul homme peut construire des liens assez forts
pour enchaîner tous les animaux de la terre, ce qui en eux
annonce puissamment le Tu n'iras pas plus loin. Partout dans la
nature, on ne voit que forces limitées, que facultés négatives,
partout est écrit : Tu n iras pas plus loin. Aussi, rien de tout ce
qui est sorti de la main de l'homme n'est insusceptible de criti-
que. Depuis l'Iliade jusqu'à la fade épithalame bourgeoise, la
censure a de quoi s'exercer. Les vérités mathématiques même
i33
qu'on regarde comme infaillibles ne fleurissent que dans le
vague des abstractions ; appliquées à un objet fixe, elles tombent
souvent de leur sublimité et, encore là, l'on voit le Tu îi iras pas
plus loin. De même qu'on peut croire que la masse des facultés
intellectuelles qui seroient nécessaires pour former un homme
parfait est répandue par portions chez toutes les créatures des
planètes que nous voyons et de celles, plus nombreuses, que
nous ne voyons pas; de même les facultés intellectuelles, l'in-
stinct propre pour faire une chose bien ou seulement pour en
avoir l'idée première ou pour l'envisager parfaitement sur une
seule face, sont donnés aussi par portions à tous les hommes de
la terre. Nul homme ne possède assez; il faudroit tous les
hommes pour faire un homme, comme il faudroit toutes les
belles femmes pour faire une Vénus digne de ce nom céleste.
Aussi voyons-nous que chaque homme a sa marotte dont il ne
peut se séparer ; c'est elle qui dit : Tu 7î iras pas plus loin. Cha-
que médecin a son système; celui-ci voit tout dans le feu, cet
autre dans l'eau, tel autre dans l'air, et aucun système n'em-
pêche que nous ne rentrions tous en terre. J'ai connu un peintre
qui faisoit loucher tous ses portraits, et lui-môme louchoit (i). J'ai
connu des musiciens qui ont retourné la gamme toute leur vie,
sans faire un trait de chant original ou sensible. Chaque peintre
a sa manière de colorier qu'il reproduit malgré lui dans ses
ouvrages (à moins qu'il ne soit un homme extraordinaire). Tel
fait rouge, l'autre bleu, l'autre noir. Il en est de même dans les
arts et les sciences; tout annonce le lu n'iras pas plus loin, et
rien n'annonce autant le besoin dune refonte générale des sub-
stances répandues dans l'Univers, c'est-à-dire d'une mort suivie
d'une résurrection, qui mettent tout à sa véritable place et dans
un même lieu, le sein d'un Dieu créateur. Là l'esquisse s'achè-
vera, car tout n'est qu'esquisses- dans les globes roulans. Nous
sommes créés pour être immortels puisqu'aucune des substances
dont nous sommes faits ne périt, même sur la terre; mais l'orga-
nisation qui forme un être a des limites qu'il ne peut outre-
passer. (Chaque être a le temps de son existence marqué dans la
puissance de son germe depuis un instant jusqu'à mille ans.
(i) Ce peintre lit l(; portrait do (irétry. C"eliii-ri m ]> iilc an chai>itro XVM du tome \I
de ses Héjle.viuna.
Qu'est-ce qui prolonge la vie? Ici, les systèmes recommencent
et la certitude s'éloigne. Est-ce le feu? Il consume. Est-ce l'eau?
C'est presque absence du feu, de mouvement et de vie. La
tanche, néanmoins, ce poisson paresseux qui semble craindre
de faire aucun mouvement et d'user sa vie, vit cent ans dans
l'eau, blottie dans le sable ou la fange. Mais puisque la matière
peut se reprocréer en changeant de mode, pourquoi l'essence
vitale séparée de la matière, jointe à mille autres substances
éthérées et dégagées des autres globes et réunies au plus haut
des cieux, ne constitueroient-elles pas une organisation par
laquelle nous vivrons éternellement? Cet ordre de choses est
moins difficile à comprendre, plus facile à exécuter par la Pro-
vidence que d'avoir ordonné aux substances terrestres de finir
sans cesse pour recommencer toujours.
CHAPITRE XXXVI
QU'KSr-CE QU'UN RÊVE PHILOSOPHIQUE?
C'est raisonner d'après une hypothèse probable et non
encore prouvée. C'est (pour s'instruire) parcourir en quelque
sorte la partie poétique du raisonnement, comme la poésie se
permet des invasions d'esprit pour étonner et séduire. Depuis
Homère jusqu'à nous, personne n'a rêvé plus que les philoso-
phes; mais, sur mille rêves frivoles, un seul peut dédommager
de tous par son utilité. Les découvertes dans les sciences et les
arts sont comme un coup de lumière, un coup d'amoureuse
sympathie, un coup d'électricité, un effort spontané du t;énie
qui perce les ténèbres en désillant tous les yeux. On peut sans
danger raisonner et déraisonner en métaphysique, en physique,
quand on pose pour principe un créateur de toutes choses.
Depuis que les hommes travaillent à perfectionner leur raison,
ils n'ont pu s'égarer qu'en voulant expliquer les causes premières;
jamais sur les effets, quand ils donnent leurs idées comme des
aperçus aussi modestes que douteux. Par exemple, un philo-
sophe (encore existant) me disoit que, probablement, l'homme
qui dort est dans le même état que la bête qui veille, que dans
l'état de sommeil souvent notre âme nous quitte, et qu'alors, les
rêves les plus extravagans s'emparent de notre imagination. Il
136
présume de plus qu'étant éveillés, l'âme nous quitte quelquefois
et que, dans cet état, l'homme est capable de se livrer aux
erreurs des sens les plus funestes à la société et de commettre
les plus grands crimes. « — Ainsi, lui dis-je, le scélérat peut
prétexter (si la potence n'étoit un réveillon salutaire) qu'il étoit
endormi et sans âme lorsqu'il se rendit criminel ! » — Ce philo-
sophe, partisan de l'existence de l'âme et de son immortalité,
trouve ainsi le moyen de nous faire pardonner nos sottises et
de nous amener au repentir en disant que l'âme nous quitte et
vient ensuite se rejoindre à nous. J'objectai, d'après l'opinion
reçue, que la mort est le résultat de la séparation de l'âme et
du corps; alors il me dit qu'il étoit indispensable que nous
eussions deux âmes : une qui nous donne la raison et qui est
immortelle ; l'autre qui est commune à tous les animaux et qui
périt avec le corps « Je croyois, lui dis-je, que le philosophe de
Chéronnée, que Plutarque avait rêvé cela avant vous et qu'il
l'avoit rapporté dans son livre des Opinions des philosophes.
Mais, quoi qu'il en soit, raisonnons ou déraisonnons sur ce
point de métaphysique. »
« Il est certain que plus un être est matériel et sans esprit,
plus il est lourd, plus il dort. Nous avons tous éprouvé que
l'instant où nous sortons du lit encore mal éveillés est celui de
nos étourderies ; que plus il y a d'esprit, de feu, d'activité dans
l'homme, moins il est porté au sommeil. Donc la matière est
passive, l'esprit actif; l'une dort et l'autre veille. L'esprit ne
repose point; c'est une chaîne de feu électrique qui parcourt et
entoure l'Univers sans interruption, et qui part et descend d'un
foyer immense qui est Dieu. — Dieu est donc le feu ou l'esprit
répandu dans la nature? — Maints philosophes l'ont cru et le
croyent encore, mais croyons mieux et d'une manière plus digne
de la divinité : croyons que l'essence même du feu et de l'esprit
habite au plus haut des cieux (gloria in excelsis) et que là règne
la toute-puissance. Pour que Dieu soit, il faut qu'il soit fait de
quelque chose sans doute ; et quoi de plus digne d'être employé
à son existence divine que l'essence la plus pure du plus pur
esprit? Croyons encore que des esprits secondaires et en
sous-ordre formant, pour ainsi dire, la cour du Tout-Puis-
sant, sont employés à vivifier la matière; qu'eux seuls descen-
n
dent dans le firmament et pénètrent les globes roulans que
nous voyons. Dans cette hypothèse, Fingal, contemplant les
âmes de ses pères, les voyant colorier les nuages, la cime
des monts, les prairies émaillées, ne s'égaroit point dans ses
idées poétiques. »
CHAPITRE XXXVII
SUITE DU PRÉCÉDENT
Montesquieu avait composé V Esprit des lois par divisions
fort étendues, m'a dit un homme de lettres, son contemporain.
Je croirois davantage à cette anecdote si ses Lettres persanes,
antérieures à VEsprit des lois, n'indiquoient l'inclination de
l'auteur pour les courtes divisions faisant néanmoins un grand
tout. Un des amis de l'auteur lui dit que ce défaut de forme,
pour des François, retarderoit de vingt ans la connoissance et le
succès de son ouvrage. Montesquieu désirant, comme tout
auteur, être lu avec quelqu'empressement, divisa de telle sorte
sa matière qu'on trouve dans VEsprit des lois imprimé des
chapitres contenant peu de lignes, et même d'un seul mot.
Voilà pourquoi on se permet, en France, de changer de chapitre
sans changer d'objet.
Si l'on compare l'homme endormi à la bête éveillée, dis-je
à mon philosophe, je ne vois d'un côté qu'une masse souvent
inerte et, de l'autre, le produit d'un instinct invincible mais
précieux, en ce qu'il ne dévie jamais de la ligne qui lui est
prescrite par sa nature. Et, sans doute, les bêtes ne rêvent point
avec autant de suite que les hommes, ce qui n'arriveroit
pas si l'âme nous quittoit et nous rendoit, par son absence,
i39
semblable aux bêtes. Qu'un animal rêve qu'il court après la
femelle dont il a le besoin, il rêve qu'il agit comme il agiroit
étant éveillé, et toujours bestialement. Qu'un jeune homme
rêve qu'il est dans un bal magnifique, qu'il y courtise une
belle, il emploiera la galanterie, la politesse, la grâce qu'il tient
de son éducation et qui peuvent le conduire à son désir. Si une
élégante coquette et femme d'esprit s'amusoit à décrire ses rêves
galans, nous aurions le traité le plus fin, le plus élégant, le plus
perfide de l'aimable coquetterie féminine : de même qu'un
lièvre ou une perdrix rêvant qu'ils sont poursuivis par un
chien de chasse, usent de toutes les finesses de leur instinct
pour lui échapper. Une lionne couchée sur ses petits, qui lui
pressent ses mamelles desséchées, rêve qu'elle se jette sur la
première proie qui se présente à sa voracité, comme elle feroit
étant éveillée : le fils d'un roi ou l'agneau bêlant sont de même
pour elle, dès que ses petits demandent la pâture. Nous sommes
tous rêveurs et nous savons comment nous rêvons; nous ne
sommes pas aussi savans du côté de la bêtise (i); mais nous
pouvons conjecturer, avec quelques fondemens, que les bêtes
rêvent en bêtes comme nous rêvons en hommes. Il me semble
que ce point est assez éclairci et qu'on peut infirmer de ce que
nous venons de dire, que les organes de l'homme dormant et
rêvant agissent plus correctement, plus raisonnablement que
ceux de la bête douée de l'instinct le plus régulier. L'homme
étant tout autre, ou en partie autre que la bête; étant, si l'on
veut, ce qu'est la fine fleur de farine au son, doit rêver selon
lui, puisque les rêves sont une répétition ou une anticipation
désordonnée des sensations passives ou des désirs actifs de l'in-
dividu.
Pour le second point, si on nous prive nuitamment ou
instantanément de notre âme pour nous faire descendre jusqu'à
l'animalité et pour donner une cause excusable à nos égare-
mens, il faudra donc aussi prêter une âme raisonnable aux
bêtes, quand leur intelligence, leur dévouement et leur cou-
rage nous paraissent sublimes et presqu'au-dessus des vertus
humaines.
Les philosophes ont rêvé à tout, ont tout rêvé puisqu'un
(i) Concernant les animaux.
140
d'eux a osé demander si les femmes avoient une âme (i). Philo-
sophe pétri de glace ou d'hypocrisie ! N'est-ce pas dans leur
sein que vous puisez la vôtre? La correspondance et, pour
dire mieux, l'unité qui existe entre elles et vous, ce rapport
étonnant qui ne vous permet pas de former un souhait dont
elles ne soient l'objet direct ou indirect... oui, vous êtes con-
vaincu si vous êtes philosophe. Somme toute, on peut croire
qu'il y a autant de distance entre la plante et l'animal qu'entre
l'animal et l'homme. Vouloir les confondre avec nous, c'est les
dégrader tous deux. Qu'est-ce qu'une bête raisonnant bêtement?
Un homme-bête tout au plus. Qu'est-ce qu'un homme qui rai-
sonne de travers? Encore une bête. Respectons les décrets de la
nature : elle ne confond rien. Chaque chose est une et le tout
n'est qu'un, régi par un.
(i) On a affirmé (faussement d'ailleurs) que la question aurait été discutée au concile
de Mâcon. Quant au «philosophe» dont il s'agit ici, nous apprendrons plus loin (voir
vol. II, chapitre XXXVH) qu'il s'agit de Mahomet. Il arrive à Grétry de confondre ses
sources, d'écrire, par exemple, Plutarque pour Pythagore.
CHAPITRE XXXVIII
QUELQUES IDÉES SUR LA DURÉE DE NOTRE VIE
La nature a voulu nous cacher le moment préfixe de notre
fin, rendons-lui grâces. A voir les hommes du siècle présent
danser sur les ossements des hommes du siècle passé, on diroit
qu'ils ne croient pas à la mort et que c'est par hasard qu'on
porte les autres en terre. Il est bon néanmoins de s'accoutu-
mer à l'idée de sa fin. Que seroit-ce qu'un soldat qui tremble-
roit en songeant qu'il est chaque jour exposé à mourir? J'aime
que nos anciens exposassent un squelette dans la salle de leurs
festins et qu'ils s'écriassent, la coupe en main : « Amis, réjouis-
sons-nous; demain, nous pouvons être ainsi ! » Cette idée est
vigoureuse. L'homme qui ne craint pas la mort observe avec
plus de calme les degrés de sa vie pour en tirer parti : un voyage
est inquiétant quand on en redoute le terme. Arrivé à un cer-
tain âge, regardez voire portrait fait dans votre jeunesse :
observez les dégradations qu'a éprouvées votre être : ce n'est
plus vous. C'est par vanité qu'une vieille coquette garde son
portrait fait à vingt ans en vous assurant que c'est elle; on la
croiroit d'elle-même sa grand'mère. C'est philosophiquement
que nous devons sourire au portrait fait dans notre jeunesse :
Jeune homme, faut-il lui dire, qu'as-tu appris depuis le temps
de ton imbécillité? Que laisses-tu pour preuve de tes prouesses?
142
Si tu as passé le fleuve de la vie comme un distrait, si chaque
jour tu as été à charge de quelqu'un qui a maudit ton existence,
regarde ton portrait et dis-nous pourquoi le peintre a collé tes
traits sur cette toile. On n apprend à vivre qu'en fixant la mort.
Nous sommes trop timides; on se rend compte de sa fortune,
de sa dépense, on ose tout compter, excepté ses rides. Allons,
parcours hardiment avec moi les archives de ton existence.
As-tu été précoce en amour (car celui-ci est le thermomètre de
la vie)? A cinquante ans, tu n'es plus qu'un reste d'homme.
Quel âge avoient ton aïeul, ton père, ta mère, ton frère, ta sœur
quand tu portas leur deuil ? Prépare ton testament, et surtout ta
conscience, car tu vois en somme que ta fin est fixée dans telle
dizaine d'un siècle accordé à l'humanité. Compte dix échelons,
depuis dix jusqu'à cent, qui est ton maximum. Soustrais ensuite
une dizaine si tu te livres sans réserve à tes passions. Que dis-je...
une dizaine ! Tu en donnas une à ta première maîtresse, une à
toutes les femmes qui te rappelèrent cette première idole, une
aux intempérances, et surtout aux boissons spiritueuses qui par-
courent nos entrailles en s'amalgamant avec nos esprits, qu'elles
emportent dans les airs en nous laissant foibles et languissans;
une aux chagrins, aux dépits journaliers causés par un amour-
propre trop irascible; une aux excès, même vertueux, que tu fis
pour résister à la corruption et pour rectifier les erreurs de ton
siècle; car la nature est ingrate, inexorable; une aux excès de
sobriété, aux restaurans trop multipliés dont tu veux corro-
borer ta vieillesse. Tu peux donc compter quarante ans de
vie : et c'est trop si tu fais le calcul général, si tu parcours les
probabilités ordinaires de ta vie. Ose fixer de plus près encore
le jour de ton départ. Remarque dans quelle saison de l'année
tu entends une voix secrète te dire : Halte î F^st-ceaux solstices,
aux équinoxes, à laquelle de ces époques éprouves-tu périodi-
quement certaines quintes de mélancolie remarquables^ Ne
distingues-tu pas un certain pressentiment qui te dit : J'avance !
en t'arrachant des soupirs que tu crois fortuits et qui ne le sont
pas? C'est là le tocsin de ton agonie future (i). Vois le coucher
(i) Nous existons de substances soumises à une végétation et qui ont un terme, soit
qu'elles fructifient ou dépérissent, nous marchons comme elles et avec elles. Rester dans la
nature, c'est toujours marcher à la mort, mais à petits pas; en sortir, c'est s'y précipiter. (G.
143
du soleil : il emporte avec lui, chaque jour, cent mille âmes de
tout ordre qui ne peuvent attendre son retour du lendemain.
En nous quittant, il assoupit, il affoiblit la nature et il la régé-
nère en emportant, en soustrayant d'elle ce qui n'a plus la force
d'exister sous sa forme actuelle. Remarque à quelle heure sont
morts tes amis; tu verras que plus des deux tiers de tous les
hommes ont fermé les yeux quand l'astre de lumière a disparu;
et s'il nous reste assez de vie pour résister, alors, à son absence,
demain ce brillant despote nous percera de ses premiers rayons
matinals, en humant notre âme au lieu de la raviver. Des
élixirs, des esprits artificiels, qu'on plongera dans ton estomac,
te donneront encore une minute au-delà de ton cdmpte : Qu'as-
tu gagné? une minute... ô éternité!
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CHAPITRE XXXIX
SAVOIR SE TAIRE
C'est le talent que l'homme acquiert le plus difficilement,
l/instruction donne des idées qu'il est aisé de communiquer.
Les passions assouvies laissent des impressions fortes dont nous
aimons à retracer les souvenirs ; savoir se taire alors est difficile,
parce que l'imagination fourmille d'images, d'idées et d'objets
qu'on veut révéler et parce que l'amour-propre, toujours en
sentinelle, crie : Il est temps de briller. A la manière dont un
homme parle d'une chose, on doit juger s'il est foible dans ce
qu'il dit, fort ou ignorant. L'homme qui a de l'aplomb se
reconnoît de suite. Ecoutez un grand peintre, un grand musi-
cien : ils ne disent que peu de mots, mais ils sont sentencieux,
bons à écrire. L'ignorant bavard étale cent choses parmi
lesquelles vous ne trouverez pas celle que vous cherchez.
Entrez dans un magasin bien en ordre, où il y a mille sortes de
marchandises; le marchand vous donne à l'instant ce que vous
demandez, si vous savez ce qu'il vous faut. Si le magasin est en
désordre, le marchand monte, descend, déploie cent paquets,
vous montre cent objets, excepté le vôtre. Nous sommes tous
magasiniers de nos idées; ne donnons pas tout à la fois, seule-
ment l'objet ad hoc. Ce n'est qu'en se taisant beaucoup, qu'on
145
peut parler à propos et bien. Lorsqu'il parut dans le monde,
encore jeune, Rivarol m'a souvent étonné par la quantité de ses
idées brillantes. Voilà, me disois-je, beaucoup de bons vins, de
liqueurs mêlés ensemble. J'ai vu aussi le docteur Franklin. Le
temps, l'expérience et un tact exquis lui avoient appris à mettre
chaque vin dans un flacon et il ne vous en donnoit qu'un verre
ou deux, selon notre besoin. Quel homme que Franklin! Il
possédoit le résultat en petit de toutes les grandes choses. Il me
semble le voir établir une proposition générale; ensuite retran-
cher toujours jusqu'à ce qu'il vît le tout resserré dans quelques
mots. Les bavards font le contraire, ils délayent et ne sont
contens d'eux que lorsqu'ils nous ont noyés. J'aime à retrouver
les traits de ce grand homme dans ceux de son petit-fils (i) qui
habite, l'été, une maison attenante à mon Hermitage. Je me
trouve petit, mais fier, entre les noms de Rousseau et de Fran-
klin. «Que disoit votre grand-père sur tel objet? de tel homme?»
sont des questions que je lui fais souvent. En nous donnant la
vie et les œuvres complètes du docteur Franklin, que son petit-
fils prépare et que le public attend, je voudrois qu'il y
joignît toutes les idées, tous les résultats qu'il a pu recueillir
pendant vingt ans qu'il fut son secrétaire. Tout est précieux,
partant d'une source aussi pure. C'est anticiper sur les siècles à
venir que de recueillir les sentencieux avis de Franklin. Il y a
trois manières de se taire : par stupidité, par orgueil et par
sagesse. Le stupide n'a rien à dire, il ne sait que crier quand on
l'écorche. L'orgueilleux se tait pour ne pas compromettre sa
nullité. Le sage se tait pour bien parler dans l'occasion. On ne
parle trop que par ignorance, par foiblesse et par amour-propre :
le plus grand bavard doit être celui qui réunit ces trois défauts.
Nous sommes grands parleurs, selon notre degré de toiblesse.
Les petits enfans parlent plus que les grands, les femmes plus
que les hommes et les convalescens plus que les gens en santé
parfaite. Parler beaucoup indique foiblesse dans l'individu.
L'homme foible parle et n'agit pas, ou agit mal. L'homme fort
agit sans parler, mais on peut écrire dix volumes quand Hercule
(i) William Temple Franklin, fils de William Franklin, lui-même fils illégitime
du philosophe. L'ouvrage dont il va être question parut à Londres de 1817 à 1819.
Temple Franklin avait accompagné en France son grand père en qualité de secrétaire.
Plus loin (vol. II, chap. X) nous apprendrons qu'il était, à Montmorency, le propie
locataire de Grctry.
146
a levé et baissé son bras sans mot dire. Le foible marche par
impulsion matérielle, il est entraîné sans résistance. Le fort fixe
d'abord le but où il veut parvenir et il s'y cramponne; il rétro-
grade ensuite jusqu'à nous sans perdre son objet de vue. Notre
étonnement ne l'étonné point, il avoit tout prévu. La politique
vulgaire marche selon les circonstances ; la vraie politique les
fait naître. Le foible ne va nulle part, il circule dans le laby-
rinthe. L'homme fort se place d'abord, en imagination, au plus
haut de sa carrière; et tous les pas rétrogrades qu'il fait vers
nous ne font que nous montrer la route qu'il a parcourue pour
s'élever : il recule en montant. Le sot descend, croyant monter :
telle, l'eau souterraine des montagnes vient jaillir dans les
plaines. L'amour-propre des sots est une échelle de bois pourri
qui s'écrase sous leurs pieds; celui des gens d'esprit s'élève,
s'abaisse, augmente ou diminue, selon les personnes auxquelles
ils ont à faire et selon les circonstances : ils ne se fourvoient
jamais. Leur amour-propre a, cependant, un grand ennemi à
redouter, c'est lui-même.
Les femmes, on le sait, sont parleuses; elles disent et nous
agissons. « Cette femme a un grand talent pour le silence », disoit
un Anglois, et c'est sans doute en écoutant le caquet féminin
qu'un autre disoit que le parler gâtoit la conversation. Une
Françoise parle autant que trois Angloises; mais sa grâce natu-
relle, sa vivacité, ses petites manières, ses prétentions sans
prétention, sa coquetterie sans noirceur la rendent aimable aux
yeux de tous les hommes. Néanmoins, dans quatre femmes
jolies qu'on quitte après les avoir entendues jaser, laquelle préfé-
rez-vous ordinairement? Celle qui a le moins parlé! En France,
les femmes croient communément que parler, c'est penser; les
Angloises croient le contraire. Dans les pays où la polygamie
est permise, on devroit avoir une Angloise pour épouse et une
Françoise pour maîtresse. Au reste,' les désirs amoureux de
l'homme sont tellement incommensurables que, toujours, la
femme jolie qu'il ne connoit pas est celle qu'il désire le plus.
Femmes qui voulez plaire longtemps, cherchez l'ombre et le
mystère. Ne contentez notre plus pressant désir qu'après en
avoir excité un autre. Soyez un peu tyrans, s'il faut que nous
soyons esclaves.
147
\y'\y \^ \^ ^ M V
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CHAPITRE XL
SAVOIR ecoutp:r
Ce n'est pas assez de savoir se taire, il faut savoir écouter.
C'est là qu'est le centre de la véritable amabilité, qui flatte
l'amour-propre du parleur. Attendez que votre second ait bien
achevé son discours; aidez-le des yeux, d'un petit mot propre...
et quand vous le verrez bien content de son dire, qu'il n'a
plus rien à y ajouter, alors ses yeux chercheront vos paroles
et vous êtes sûr qu'il va vous prêter attention. Vous interrompt-
il néanmoins? Laissez-le aller encore; c'est un nouveau titre
que vous acquérez à sa reconnaissance, et vous allez dégoiser
tout à votre aise. S'il réplique, laissez-le faire et ne répliquez
plus; c'est le dernier qui parle qui emporte le prix et, s'il est
bien content de lui, vous êtes le plus aimable de tous les hom-
mes. On pourroit à ce chapitre en ajouter bien d'autres, comme
savoir parler, savoir écrire; mais, de savoir en savoir, on rè-
commenceroit l'Encyclopédie. Je dirai seulement que pour
savoir parler, U faut savoir se taire; et que plus on a d'idées,
plus les mots viennent en foule pour les exprimer, soit par la
parole ou par écrit. Une remarque que je fis jadis n'est pas
ici hors de saison. Je remarquai qu'un homme que j'aimois
à prendre pour modèle, articuloit quelques mots tout bas quand
148
quelqu'un le prenoit à partie. Je lui demandai l'explication de
ce qui me sembloit une recette de morale qui pouvoit m être
utile. « Nous formons souvent, me dit-il, le projet de nous
corriger de nos défauts et nous nous oublions quand l'occasion
se présente. Pour obvier au danger de parler mal ou mal à
propos, voici les mots que je profère tout bas ou mentale-
ment : « Il en est temps, soyons sur nos gardes. » Dussois-je
me répéter, je le dis encore : savoir se taire avoit semblé à
Pythagore une vertu si rare et si difficile qu'il exigeoit de ses
disciples un silence de plusieurs années avant de les initier
dans les sciences. Quelques bonnes choses qu'ils eussent à dire,
ils étoient obligés de les emmagasiner dans leur mémoire et
d'attendre l'ordre du maître pour en faire part à l'école. On
ne profite que dans le silence. Quand, au milieu d'une société
de gens d'esprit, vous voyez rêver un homme de lettres, c'est
qu'il approprie à l'ouvrage qui l'occupe quelque idée qu'on
vient de lui suggérer. Attendre et se taire sont les deux der-
nières vertus qu'on acquiert.
Les plus belles possessions ne donnent pas la félicité; elles
sont des moyens de bonheur quand le cœur est sain. — « Quelle
est cette terre immense qu'entoure ce beau château? On l'ap-
pelle la terre enchantée, la plus belle possession du pays;
deux mille arpens en dépendent; ils rapportent quarante à
cinquante mille livres de rente. — Je vois un petit monu-
ment là-bas, dans le coin. — C'est le tombeau du maître qui
vient de mourir. — Etoit-il heureux? — Non, il est mort aban-
donné de tous ses parens, et aucun pauvre ne l'a pleuré ! —
Cet homme a bien mal calculé : s'il pouvoit revenir et recom-
mencer son compte ! — Ses héritiers voudroient lui ravir les
cinq pieds de terre qu'il occupe et, pour se débarrasser de lui
honorablement, on dit qu'ils vont le mettre dans l'église. —
Vont-ils souvent à la messe? — Jamais. » Au nom de la terre
près, c'est mot pour mot la conversation que j'eus il y a quel-
ques années, avec un paysan.
:49
CHAPITRE XLI
TOUT CHEMIN MENE A ROME
Le difficile est de savoir d'avance où l'on veut aller; sans
quoi on ne sait où l'on va, on vogue au gré des circonstances,
« La politique vulgaire marche selon les circonstances, la vraie
politique les fait naître, » ai-je dit dans un des chapitres pré-
cédens. En deux mots, voici comment s'expliqueroient ces
deux propositions. L'avenir paroit si peu appartenir à l'homme
tant qu'il est dans ce monde, qu'il est presqu'au-dessus de son
ctre de créer des circonstances dont les issues lui soient sûre-
ment profitables. Mais, sachant apprécier ses talens, il lui
est plus aisé de se jeter dans les affaires, de voir naître les
chances et d'en profiter : voilà le fait d'un être passif tel que
l'homme. Il y auroit bien un moyen plus matériel et plus sûr
pour arriver au but; il nous faudroit l'histoire des par\enus,
écrite par eux avec tous ses détails {mais ils ne la publieront
vas); ce seroit là le meilleur agenda de ceux qui veulent par-
venir. Par exemple, j'ai commencé de telle manière et seule-
ment avec tels moyens. J'ai rencontré tels obstacles que j'ai
vaincus ou n'ai pu vaincre. J'ai commis telles fautes qui m'ont
nui, tels hasards heureux qui m'ont servi; enfin, je suis par-
venu. Si j'eusse suivi tel chemin cui lieu de tel autre, si j'eusse
évité tel écueil, je serois arrivé dix ans plus tôt. Où, au bon-
heur? Non, à la fortune. — C'est donc peines perdues, si vous
n'êtes pas heureux. — Hélas ! On pèse, on calcule tout dans
ce siècle des mathématiques; ne nous en plaignons point, mais
faisons un bon usage de nos signes, de nos balances, de nos
poids et de nos mesures. On peut calculer aussi les chances
du bonheur; c'est là qu'on trouve le gros lot. Agissez de ma-
nière que votre conscience dise toujours : c'est bien. Si quel-
ques passions séduisantes vous font dévier du droit chemin,
dites-vous à vous-même : « Mon ami, c'est bon pour une
fois; je ne vous pardonne qu'à cette condition. » Nous ne
nous appelons pas assez souvent Jîotj-e ami, et ce titre seroit
si vrai, si naturel ! Quand nous avons failli, nous nous bou-
dons, nous nous cachons de nous-mêmes comme des enfans, et
le lendemain nous recommençons nos farces. J'aimerois mieux
l'indulgence et la ferme résolution de se corriger.
Tout chemin mène à Rome, mais il faut tourner la face
vers Rome, sinon on prend l'opposé du chemin de la fortune.
Savoir sourire à ceux qui donnent, avoir un amour-propre de
bonne pâte qui ne leur conteste rien qu'avec une douceur
extrême, et qui ne conteste que pour céder, n'être ni trop bête
ni trop savant, si ce n'est dans l'art de se contraindre, n'être ni
triste ni trop gai, savoir faire cortège, aimer l'antichambre,
avoir l'heureux don de se sentir honoré, être fier des rayons que
l'on reçoit comme si on étoit l'astre qui les distribue, voilà la
tactique pour parvenir. Une fois riche, se retirer doucement
dans sa terre, dans son cabinet de philosophie, où l'on oublie
aisément son protecteur et l'incursion antiphilosophique qu'on
a faite : voilà le sage vulgaire qui connoit le chemin de Rome.
Si on ne peut se couvrir du manteau philosophique et scienti-
fique, rentrer chez soi, compter son or, faire l'important avec
ceux qui veulent bien le permettre ou qui le souffrent par
intérêt, prendre les airs de seigneur avec ses laquais, voilà le
faquin devenu millionnaire comme par enchantement.
L'amour-propre contenu et modifié par les circonstances
est le principe moral qui mène à Rome. Après lui, l'amour est
le chemin le plus sûr. Les femmes influent dans tout, puisque
tout se dirige vers le plaisir et le bonheur de les posséder. Et si
i5i
l'homme est vieux et sage, que peuvent sur lui les femmes? Rien,
mais n'aime-t-il pas son fils, sa fille, un neveu, une nièce, qui
aiment d'amour et qui sont aimés de même? De proche en
proche, retournez à la source du mouvement des affaires ; vous
trouverez là le plaisir sous le nom d'amour, faisant la nique à
Jupin et à ses foudres, ou vous trouverez l'amour-propre,
monstre amphibie, polype androgyne, qui vit de toutes les
couleurs mais plus souvent jaune, qui verse des pleurs
d'eau de rose ou d'eau-forte indistinctement pour parvenir à
son but.
Le public juge sévèrement les parvenus. Il met la fortune
du quidam d'un côté de la balance et son mérite réel de l'autre.
S'il y a proportion entr'eux, il lui pardonne à peine d'être riche,
sinon, une censure amère suit le parvenu chaque fois qu'il se
montre et croit jouir de son opulence. On se moque du public,
direz-vous; je réponds à cela qu'on ne s'est jamais moqué de
lui longtemps sans payer cher cette licence. Il ne vaut pas
mieux que vous peut-être, ce public. — Gela est vrai, chaque
homme pris à part, mais pris collectivement, il est juste à votre
égard.
Personne ne sait mieux que les amans que tout chemin
mène à Rome : la beauté est la fameuse ville aux cent portes
qui toutes y conduisent. Chaque talent de la femme jolie,
chacune de ses grâces est un chemin ; même un léger défaut
compte encore : si elle a l'adresse, non de vous le cacher — cela
est trop commun — mais de vous faire croire que c'est par lui
qu'elle est piquante, unique et recherchée de vos rivaux. Com-
ment s'y prendra-t-elle pour cela ? En vous parlant légèrement
de son défaut, d'un ton ironiquement spirituel, chaque fois
qu'elle aura obtenu un triomphe sur une autre femme ; et
surtout lorsqu'elle vous verra transporté d'amour pour elle ; son
défaut lui sert alors de contraste aux charmes inexprimables
dont votre imagination la pare. Que seroit-elle sans ce défaut?
On n'y tiendroit pas. On n'a pas besoin d'aimer tout .dans les
femmes pour en être épris. Elles sont grandes, petites, brunes ou
blondes ; l'une fait désirer l'autre. Et puis celle-ci n'a-t-elle pas
une bouche... Quelle bouche! Cette autre des bras, des mains,
des pieds, des dents... Va cette belle dame ne sent-elle pas l'eau de
bouquet ? Cette villageoise, le serpolet ? Et celles qui ne sentent
rien ne sentent-elles pas encore bien bon ? Chez elles tout est
conducteur d'amour ; tout aboutit à un centre ou à plusieurs
centres qui ne font qu'un ; ce qui prouve évidemment qu'on
veut aller à Rome, qu'on y va et que tout chemin y conduit.
o r*» c
CHAPITRE XLII
AMPLIFICATION DU CHAPITRE XXVI
DE CE VOLUME, OU JE DIS :
VIEILLARDS, DÉFIEZ VOUS DES DERNIERS ECLATS
DE LA LAMPE
Il est si important pour la vieillesse de ménager un reste
de forces et ne pas se fier à la dernière pousse de la végétation
vitale que j'ai cru devoir revenir sur ce que j'avois dit, en
passant, dans le chapitre vingt-sixième. Tous les êtres en cessant
d'exister font un effort et passent de vie à mort. La raison de
cet etîort est physique ; mais il faut la chercher et la trouver,
s'il est possible. Les grands froids se font sentir lorsque le
soleil devient plus fort et que les jours grandissent: c'est, dit-on,
parce que la terre est refroidie. La canicule nous annonce
l'automne, et les jours diminuent sensiblement quand la cha-
leur nous étouffe : c'est, dit-on, parce que la terre est échauffée.
L'eau qui s'écoule d'un vase par un tuyau étroit fait un effort et
cesse tout à coup : c'est le combat entre l'air extérieur et inté-
rieur. Les hauts cris de la femme qui accouche annoncent sa
délivrance ; quand la douleur ne peut aller plus loin, il faut
qu'elle cesse ou il faut périr. C'est après les plus forts coups de
vent que la tempête s'apaise. L'animal qui meurt fait un dernier
i54
effort avant de succomber. Le vieillard se sent ragaillardir
quand il approche de sa fin ; il feroit le jeune homme encore
trois jours, si le souris moqueur de celle qu'il convoite ne
l'avertissoit qu'on ne le prend pas pour une autre et que sa
fièvre n'est qu'éphémère. L'homme mourant a quelques instans
d'énergie, souvent les plus beaux de sa vie. Tout, dans la nature,
annonce la fin et les regrets de finir. La lampe éclate plusieurs
fois et s'éteint. Vieillards, vous faites de même ; défiez-vous des
derniers éclats de la lampe. Soit qu'on la sente ou qu'on ne la
sente pas, l'habitude de la vie, de l'existence est chère à tous les
êtres. Des organes habitués d'être se sentent privés des
substances qui leur permettoient d'agir, qui leur donnoient la
vie ; cette privation les affoiblit graduellement ; arrivés au terme
de leur foiblesse, quelques substances qu'on leur procure agissent
encore sur eux; mais comme il n'y a plus d'analogie entre les
organes affoiblis et des substances trop nutritives, trop fortes pour
eux, il en résulte une commotion fatale à l'individu : il
succombe. C'est ainsi, vieillards, que votre vigueur, amoureuse-
ment mortuaire, peut s'expliquer; l'habitude des plaisirs de
l'amour vous soutient au-delà de votre force. L'aspect d'une
moisson à cueillir vous donne l'envie de moissonner encore.
Les substances dont vous vous corroborez vous prêtent une
vigueur factice : factice puisque vos organes affoiblis en sont
trop vivement affectés et n'en peuvent soutenir l'effet ; ils font
un dernier effort parce qu'ils sont foibles et que la force des
substances les ébranlent; c'est l'élan de la mort, car, après peu de
temps, vous succombez pour toujours. Vieillards, défiez-vous
donc des derniers éclats de la lampe. En les ménageant comme
un précieux reste, vous pouvez en prolonger la durée. C'est en
s'y prenant longtemps d'avance qu'on se prépare une longue et
belle vieillesse. Un vieillard qui vouloit épouser une jeune fille
me demandoit mon avis. « Vous ressemblez, lui dis-je, à celui
qui n'ayant que deux sous veut faire une lettre de change
payable à vue. »
Jeune homme, soyez retenu; soyez-le surtout dans la
canicule des amours ; la vie est dans ce qui la donne aux
autres ; si vous ne ménagez pas cette huile précieuse, la lampe
aura peu d'éclat et s'éteindra promptement, car cessante causa
cessât ejffectus. L'homme dont les organes sont bien conservés,
qui ne leur fournit de substances nutritives que ce qu'il leur
faut et leur convient, est toujours d'aplomb avec son âge.
Celui-là peut dire : omnia mecum porto. Santé, joie, forces
relatives, bonnes mœurs, amant de la vérité, ouvrant et fermant
son cœur avec sa bouche : voilà l'homme qui a ménagé la
principale source de la vie. L'a-t-il trop tôt épuisée? sa vie n'est
qu'une longue agonie, une lampe sépulcrale; il voit tout en
noir, soupçonne ceux qui ne pensent pas à lui ou qui lui
veulent du bien, croit faire envie quand il fait pitié; son
existence est un long crêpe de deuil et de tristesse. Veut-il être
gai? son rire est forcé. Veut-il moraliser?
Bâillant tout ce qu'il dit, il ne fait qu'ennuyer.
11 ignore le premier des arts, l'arithmétique morale, ou
savoir compter avec soi-même. Jetez-le en pointe de vin; ce qui
égayé ordinairement le vieillard, noircit encore son imagina-
tion. L'ivrognerie ne produit pas, mais elle découvre, a dit
Sénèque. Vous le verrez pleurer, se lamenter, pester contre le
genre humain. Ah! que la lampe s'éteigne pour lui! Il traîne
une existence malheureuse; il chagrine tout ce qui l'entoure,
est enclin à l'avarice, est athée par crainte, sans doute, d'une
autre vie... Enveloppons cet homme de tout son crêpe; qu'il
aille en paix reposer pour jamais et que ses substances, mieux
combinées dans une seconde édition de son corps, nous montrent
un meilleur homme.
Vieillards, soit que vous ayez été économes ou prodigues
de l'huile de vie, ménagez bien les derniers éclats de la lampe.
C'est ce que je vous recommande, au nom de la nature, de
l'humanité, de la sagesse et de vos propres intérêts.
mzsz
w^
CHAPITRE XLIII
UN PEU D'ORIGINALITE OU DE FOLIE
SEMBLE SOUVENT DÉPASSER
LE GÉNIE, LE TALENT ET MÊME LA SAGESSE
Si un peintre faisoit les portraits des hommes en réputation
accompagnés de l'attribut de leurs foiblesses, il peindroit
Descartes fixant, avec effroi, son trou ou son précipice ; Diogène
et Jean-Jacques cherchant un homme en plein midi, la lanterne
à la main, et cette perquisition ne seroit pas une grande folie ;
Spinosa et Dolback (i) cherchant un Dieu qu'ils seroient fâchés
de trouver en perdant leur réputation; Homère chantant pour
deux sous dans un village de la Grèce; Molière glosant les
maris trompés en tremblant de l'être; Voltaire, enchanté qu'on
l'appelle « Monsieur le Comte », en prêchant l'égalité... Si tous
les portraits que je viens d'esquisser ne sont pas du ressort de la
peinture, ils appartiennent à l'art de la parole, qui est la pein-
ture passive, active et future. Telle est la foiblesse humaine :
l'excès d'une chose amène son contraire, si la modération ne
surveille et ne rectifie nos opérations. Il faut un contrepoids à
l'effort du génie qui invente, à l'esprit qui applique ; ce contre-
(I) Le philosophe et littérateur français baron a'Holbach, 1723-1789; plus loin,
l'auteur écrit « d'Olbach n.
157
poids, c'est le jugement qui rectifie et modère l'impression.
C'est la fièvre qui donne l'impulsion aux nerfs qui produisent
des sensations, comme les nerfs tendus sur l'instrument pro-
duisent des sons; mais il faut diriger cette fièvre et ne pas se
laisser maîtriser par elle. Être fort d'un côté, c'est être un peu
foible de l'autre. Eviter les foiblesses de ses qualités, c'est
doubler ses vertus. Tous les yeux des Grecs fixés sur leurs
philosophes les firent donner dans l'excès du bien (car le bien
réel est dans le savoir maintenu par la sagesse). Les aigles en
tous genres, séduits par l'amour-propre, inclinent aisément vers
quelque manie. C'est ainsi qu'un roi devient tyran, après avoir
été bon ; le stoïque, un pédant; le magistrat, empesé; le riche,
insolent, avare ou prodigue; le pauvre, vil, menteur et ram-
pant; le grand artiste, un fou, s'il ne tient pas son génie en
bride; le beau jeune homme de haut étage, un Alcibiade chez
les Grecs, un duc de Richelieu en France, un aimable scélérat
en tous pays. C'est encore ainsi qu'un baron de Bâche (i) devient
l'imbécile protecteur des musiciens de Paris. Enfin, de même
(^ue l'insensibilité dégénère en stupidité, en torpeur, trop de
finesse dans l'organisation des sens peut porter aux excès de
sensualité. J'ai vu quelques-uns de ces hommes, mais je ne les
nommerai pas. Que faire à celui qui ne sent rien? Rien :
laissons-le se rouler dans le vague du temps qui le déroulera
tôt ou tard, fût-ce après la mort. Que dire à celui qui sent trop?
De recourir à la modération ou de s'attendre a être victime. Il
n'y a point ou peu de correctifs à la nullité des moyens ; la
médecine, la réflexion et l'habitude de se vaincre ne peuvent
tempérer que les excès de facultés. Heureux celui qui a de trop,
il peut être économe; malheur à celui qui n'a rien, il ne peut
rien ménager. Rien ne produit rien; un peu moins que trop,
(i) Le baron Ch.-E. de Bagge, chambellan du roi de Prusse, longtemps établi à
Paris, où il mourut en 1791. Passionné amateur de musique, les artistes trouvèrent en lui
un mécène attentif et généreux. Mais de Bagge cultivait lui-même le violon et, bien qu'il en
jouât d'une manière détestable, il s'y croyait de première force, comme en témoigne ce
quatrain qu'il fit peindre sous son portrait, le représentant le violon à la main :
1)11 T>ieu de l'harmonie adorateur Jidcle,
Son jèle impétueux ne saurait s'arrêter;
Dans l'art du violon il n'a point de modèle
Et personne jamais n'osera l'imiter.
i58
c'est le juste milieu si désirable en tout, parce qu'il laisse des
latitudes de droite et de gauche.
Olui qui doit tout à lui-même, je veux dire à sa nature, ne
peut guère trouver qu'en soi les moyens de se conserver pur,
sans taches d'immoralité et sans ridicules. Nul ne peut faire la
loi à celui qui fait type pour ses imitateurs. L'homme de génie
s'est formé lui-même, avons-nous dit, non sur un seul modèle,
car alors il seroit une copie, mais sur ce que les hommes rares
ont ou ont eu de meilleur partiellement. Le même jugement,
qui lui servit à se former, doit donc lui servir encore pour se
maintenir. Souvent l'opinion se trompe sur son compte; mais
l'histoire des temps, la gloire qu'il l'accompagnera à travers les
siècles, soutiennent dès aujourd'hui son émulation. Le génie n'a
besoin d'autre récompense que lui-même ; il a tout en lui ; aussi
se console-t-il de l'inditférence des hommes qui, souvent, le
condamnent par envie ou l'estiment par vanité. Rapportons
quelques traits anecdotiques qui caractérisent les héros que nous
avons cités. J'ai dit des philosophes anciens et modernes ce que
je voulois en dire relativement à la question qui nous occupe.
La vie d'Alcibiade est connue. Celle du Maréchal de Richelieu
ne l'est pas moins. Ces deux caméléons dorés seront cités dans
tous les temps comme des modèles de grâce, de bravoure et de
folie. Ils ont séduit bien des femmes, mais on ne séduit pas
l'opinion, qui se fortifie en vieillissant. Richelieu étoit chef
suprême du Théâtre Italien, où j'ai fait mes premières armes
dramatiques. Plus occupé des actrices de ce théâtre que du
progrès des arts, je me rappelle une scène assez plaisante dans
laquelle il me fit jouer un rôle. Elle est inconnue des éditeurs
de sa vie, car elle étoit digne d'être rapportée et de figurer
parmi ses galantes prouesses. Il vouloit recevoir au nombre des
actrices (i).
mieux, disoit-il, quand il me sentoit à ses côtés. Les efforts que
je faisois pour ne pas éclater étoient bien pénibles. On a pré-
tendu que le baron a persifïlé la cour, la ville et tous les
musiciens de la France; si cela eût été vrai, il est probable
(i) [-es pages 377 à 38o du rnanubcrit original ont été arrachées.
159
qu'il eût ajouté à son testament quelques mots de codicille où il
eût dit à peu près ceci : « Chers professeurs et amateurs de
musique, je me suis amusé à vos dépens. Je vous ai écorché les
oreilles pendant quarante ans pour mon bon plaisir et vous
m'avez remercié et comblé d'éloges; mais je ne fus jamais votre
dupe, et toujours vous le fûtes de mes farces harmoniques. »
S'il eût mis ce codicille dans son testament, le baron de Bâche
eût joué, dans le monde musicien, le rôle le plus extraordinaire.
Mais non, tel que certains fous, il avoit du bon sens en tout,
excepté sur un point; dès qu'il touchoit au violon, il battoit
forcément la campagne. C'est par folie qu'il fut aveugle sur son
talent de violoniste ; ce pauvre homme ne fit qu'attester un des
mille phénomènes de l'amour-propre humain. Il est mort en
paix, croyant qu'après lui le génie des arts éteindroit son flam-
beau et pleureroit sa perte.
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M kr v^t> \/ V ^\> ' V V fofs./-*' fi 'le ^v' V \A \X- <JmI>^ b*
CHAPITRE XLIV
RECAPITULATION
1.
La vie de l'homme, fût-elle d'un siècle, est divisée en années.
Dans l'année sont les mois, les semaines et les jours. Récapi-
tuler ses actions à la fin de chaque jour, c'est faire l'analyse de
sa vie. La plus intéressante récapitulation que nous puissions
faire seroit donc celle de notre journée, et c'est de celle-là que
nous allons parler. Qu'ai-je fait aujourd'hui? Qu'ai-je omis de
faire? devroient être des questions quotidiennes, la prière du
soir de tous les hommes qui se couchent pour dormir. Le matin,
il faut penser à ce qu'on va faire ; le soir, il faut récapituler ce
qu'on a fait. Que de défauts, que de vices on atténueroit d'abord,
et qui disparaîtroient entièrement par cette habitude salutaire !
Nous avons déjà dit, chapitre XXXIII, combien les divers états
de l'homme influoient sur ses moeurs; passer ici en revue toutes
les conditions ne seroit qu'une répétition. Néanmoins, c'est
selon son état que l'homme agit, qu'il est en rapports avec la
société, qu'il a des reproches à se faire ou des éloges à se
donner. Des éloges! dira quelqu'un... Oui, je veux que l'homme
i6i
s'applaudisse du bien qu'il a fait, avec autant de candeur que
je veux qu'il se condamne quand il a failli. Se dissimuler ce
qu'on a fait de bon par une modestie déplacée, c'est s'ôter la
récompense qu'on a méritée, c'est nous rendre inditférens le
mal ou le bien. Celui qui n'ose pas se dire avec fierté et jubi-
lation : <( Je suis content de moi », est souvent le fourbe qui
trahit la vérité.
§ 2,
Sommes-nous toujours les maîtres d'agir selon le bien
général? Le mode sur lequel nous sommes constitués ne nous
entraîne-t-il pas malgré nous? Tout ce livre ne prouve-t-il pas,
ou ne recherche-t-il pas les preuves que nos actions ne sont que
des effets dont les causes sont en nous? Notre liberté d'agir
est-elle bien nôtre, bien à nous? Voilà des questions auxquelles
il nous faudra répondre dans ce chapitre, après quoi nous par-
courrons la matière que la nature exige. Ce n'est pas un examen
léger, mais un appel à la conscience que nous conseillerons; l'un
demande une méthode dont en peu de jours on pourroit l'en-
nuyer; l'autre dit à la conscience où tout est écrit : Parle, je
t' écoute. Mais cet appel ne peut se faire qu'à huis-clos, étant
seul avec soi ; pour peu que le concours d'un autre s'en mêle,
l'amour-propre s'y glisse en tiers, et trop souvent il l'emporte.
§ ?■
Tout pour soi, feignant de fa"re tout pour les autres, est la
manie universelle de tous les égoïstes, surtout dans les grandes
villes. Là, la monnoie courante est la politesse que les novices
prennent pour de l'affection Là, il suffit de se donner pour
l'antagoniste d'un grand homme pour être déjà quelque chose.
« C'est l'ennemi acharné de Rousseau », me disoit-on un jour
à l'oreille, en me montrant un quidam. Je vis bientôt qu'il
n'étoit rien, mais qu'il avoit la rage de paroître. En examinant
162
Paris, je dirois volontiers qu'il n'est pas un lieu où, sous un air
capable, il y ait pareille somme de bêtise. Mais aussi, il n'est
pas de ville où la sagesse ait des asiles plus assurés. Encore ici,
les extrêmes se rapprochent : la futilité des uns rend les autres
plus attentifs et plus sévères. En outre, tous les moyens d'ému-
lation sont réunis dans cette capitale du monde.
§4.
Répondons aux questions que nous nous sommes faites
précédemment.
Demande : Sommes-nous toujours les maîtres d'agir selon
le bien général?
Réponse : Il est peut-être des individus très nerveux, très
irascibles, dont les humeurs sont portées à un tel point d'acri-
monie et de force qu'ils ne peuvent résister à l'impulsion de leur
caractère féroce. Plaignons-les s'ils n'ont pu se vaincre; mais
qu'ils aillent (je le dis encore quoique je l'aie déjà dit plusieurs
fois) dans les forêts désertes, lutter contre les ours et les tigres ;
leur place n'est point parmi les hommes. S'ils s'obstinent à s'y
fixer, que leurs membres gangrenés soient séparés du corps
social; qu'ils soient étouffés comme des enragés; leur être,
quoique naturel, est l'opprobre de la nature. Par une combi-
naison malheureuse, les contraires, sans se neutraliser, se sont
accumulés pour former leur individu monstrueux; mais bientôt
ils seront déchirés par ces mêmes poisons et leur sang corrosif
s'adoucira par une mort prompte, qui fera rentrer leurs sub-
stances dans la masse commune des élémens primordiaux.
.^ D.
Du reste, tout être, quel qu'il soit, a besoin de modification
physique et d'éducation morale. Quand, par des signes certains
on connoîtra à fond l'état de l'individu physique, alors, dès
i63
l'âge le plus tendre, on le disposera, par une purification pré-
paratoire, à recevoir l'éducation morale à laquelle son être
sera propre, et peut-être qu'alors (dans quelques siècles) on ne
lancera aucun individu dans la société sans qu'il soit ainsi pré-
paré. « Le présent est gros de l'avenir » est un mot rempli de
force et de vérité : heureux ceux qui naîtront après des siècles
d'une instruction plus consommée.
§6.
Demafide : Notre liberté d'agir est-elle bien nôtre, bien à
nous?
Réponse : L'homme à principes est toujours préparé ; il est
lui dans toutes les circonstances. L'homme sans principes est le
jouet des circonstances ; il est toujours entraîné par le physique
ou le moral : c'est comme une glace qui réfléchit les objets
qu'on lui présente, sans qu'aucun y reste empreint. Qu'est-ce
qui nous décide quand nous avons plusieurs volontés indéter-
minées? J'ai remarqué qu'on suit ordinairement la première
volonté qui s'est présentée à l'esprit. Par exemple, voilà trois
chemins qui me sont inconnus ; un des trois conduit à l'endroit
où je veux aller : lequel prendrai-je? Après mainte hésitation,
on prend celui qu'on avoit d'abord fixé comme le meilleur.
Nous en agissons ainsi toutes les fois que nous flottons entre
plusieurs idées, à moins que quelque chose ne nous décide
contre notre premier penchant. La première femme qui nous a
frappés en entrant dans un salon est celle à laquelle nous
donnons la pomme toute la soirée, si rien ne s'oppose à notre
volonté. C'est souvent le hasard cependant, ou ce qu'on appelle
ainsi, qui nous présente en premier un objet plutôt qu'un autre.
Pourquoi donc restons-nous trappes? Parce que la première
impression a l'avantage sur les impressions secondaires : il faut
une force prépondérante pour l'effacer et y substituer une autre
impression.
164
§7-
Venons à la moralité la plus directe de ce chapitre. Les
devoirs de l'homme sont fort étendus; le tableau en seroit
immense; le parcourir chaque soir ne feroit que hâter notre
sommeil. Contentons-nous de demander à l'homme occupé de
sa perfectibilité morale qu'il se dise : « Qu'ai-je fait de bien ou
de mal aujourd'hui? et qu'ai-je omis de faire qui eût été bien?»
La réponse est prête : notre conscience ne dort point, elle veille
même quand nous dormons. Ecoutons-la donc et disons : Une
autre fois, en pareille circonstance, je ferai mieux. Il est bien
important d'être en paix avec sa conscience, car toujours
l'homme qui est mal avec soi-même s'en prend aux autres pour
s'excuser. Tout le monde a tort au dire de celui qui n'a ni
conscience ni principes. Mais en frappant l'air de ces coups
redoublés, il n'atteint personne et se frappe lui-même. Nul n'ose
attribuer le mal à l'homme de bien, reconnu tel par la notoriété
publique ; on le trompe quelquefois, mais on se repent après l'avoir
trompé; le plus insigne coquin du siècle est celui qui, sans re-
mords, outrage la vertu.
Nous serions maîtres de notre conduite si nous pouvions
l'être des circonstances : mais, presque toujours, elles disposent
de nous et, difficilement, nous disposons d'elles. La loi dorée
qui dit ; « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas
qu'on vous fasse " contiendroit tous les préceptes de la morale
si les circonstances pouvoient être les mêmes pour tous. Mais,
ainsi qu'un air du chant le plus simple, dont l'unité est parfaite,
mais vague d'expression, peut se varier de cent manières, nous
trouvons toujours quelques raisons pour nous sortir du cercle
moral qui environne chaque être, excepté nous. Il est vieux,
disons-nous, et je suis jeune; il est pauvre, et je suis riche; il a
une mauvaise santé et je me porte bien ; il est flegmatique, et je
suis vivace... Donc, je ne dois pas agir pour lui, comme lui
i65
pour moi. Mais la loi citée condamne ces sophismes; elle abat
toutes les exceptions; elle sait que vous et autrui sont deux ; mais
elle ordonne de vous transporter dans la situation de cet autre et
de vous dire : « Si j'étois lui, voudrois-je être traité ainsi ? » Alors la
conscience parle et dit : « Cet autre, c'est moi ; car demain, je serai
lui vis-à-vis d'un autre. »
§9-
Se confondre avec le prochain au point que nous semblons
le désirer, n'est-ce pas violer la loi naturelle qui crie sans cesse
en nous tous : Moi! moi! et toujours moi! ensuite les autres?
Le plus sévère des moralistes non bigots, Rousseau, permet
qu'on se mette en première ligne et les autres sur la seconde, en
modifiant, comme il suit, la loi dorée (i) : Fais ton bien en fai-
sant aux autres le moins de mal possible. Il semble croire
qu'outrer les devoirs de l'homme naturellement paresseux et
égoïste, c'est s'exposer à n'obtenir de lui qu'un abandon léthar-
gique. On ne peut exiger de l'homme qu'il soit vertueux ; on ne
l'est pas par ordre : c'est pour le bonheur de l'être. On gâte tout
en sollicitant l'homme au-delà de ce qu'il peut, et je crois que
Rousseau a raison d'être moins exigeant pour obtenir davantage.
Une fois d'accord sur ce point capital (qui met sans cesse une
foule d'hommes en concurrence d'une même chose), notre
examen devient facile ; c'est un trio à arranger entre :
1. Moi; 2. Les miens; 3. Les autres (2).
(i) La parole du Christ est dite quelquefois « parole dorée ».
(2) Ces trois mots rappellent un couplet de Sedaine dans le 'Déserttur, où le sens
des paroles est excellent :
Tous les hommes sont
Bons,
On ne voit que gens
Francs,
A leurs intérêts
f^rès !
Nous aimons la bonté,
L'exacte probité
Dans les autres ;
Faire le bien est si doux.
Pour ne rendre heureux que nous
lit les noires! (G.)
166
Moi d'abord, si je suis en état et si je veux faire les démar-
ches nécessaires pour obtenir. Ensuite les miens, puis les autres.
Mais je dois désirer que celui qui en est le plus digne, obtienne.
fe dois même le servir, si je le puis : la justice le veut, le bien
public le commande. Deux choses sont bien nécessaires à la
prospérité des empires : il faut, avant tous autres intérêts,
que les hommes y soient citoyens; il faut que l'Eglise soit dans
l'Etat, et non l'Etat dans l'Eglise. Quant aux cas de conscience,
je l'ai dit, elle parle, elle crie... il ne faut que l'écouter. Tout
homme qui fait le mal pour se favoriser a besoin d'un effort
qu'il ne peut dissimuler et auquel il ne peut se méprendre. A
force d'efforts réitérés on peut, dit-on, se blaser la conscience ;
quel funeste avantage ! C'est un vaisseau qui a perdu son gou-
vernail et ses mâtures. Alors, pour Thomme, tout est tourment,
tout est désordre; le scélérat porte dans son cœur la roue et la
potence.
§ lo.
Quelques honnêtes gens disent quelquefois que rien ne leur
réussit : je le crois bien, ils ne se remuent point. Il faut de l'ac-
tivité pour créer des chances dont il faut savoir profiter, d'accord
avec sa conscience ; mais l'être vertueux qui ferme sa porte pour
feuilleter tranquillement ses livres a tout ce qu'il mérite ; chacun
pense à soi ; comment penseroit-on à lui s'il ne se fait connoître i
D'autres êtres, peu ou point vertueux, doués d'une activité
inquiète, agissent sans réflexions et croyant que l'étourderie est
un mérite personnel, parce que c'est l'apanage de la jeunesse...
disant que rien ne leur réussit et que le malheur semble s'attacher
à eux. Cependant, ils n'ont que ce qu'ils méritent. Ils remuent
trop, ils courent trop de chances diverses pour que, sur la quan-
tité, il n'y en ait pas de détestables, de nulles, et une bonne sur
mille. Terminons encore ce chapitre par quelques remarques sur
les femmes. Elles portent un intérêt qui ne s'épuise point ; c'est,
en morale, ce que le gourmand appelle le morceau friand, ou la
bonne bouche.
167
1 1
Les deux sexes peuvent s'examiner de même, chacun dans
ses rapports sexuels. Vieilles, lisez le chapitre intitulé Savoir se
taire ! Vous qui êtes les conducteurs du feu de l'amour, observez-
vous, surtout sur l'article de la coquetterie : c'est ce qui constitue
votre bonheur ou votre malheur. Souvenez-vous que le premier
tort des femmes aimables et ce qui leur fait le plus d'ennemis
parmi les hommes, c'est de les attirer pour avoir le plaisir de les
repousser après. Une femme compte avec délices ceux qui lui ont
rendu quelques hommages dont elle a écarté les suites ; c'est par
eux qu'elle peut nombrer ses ennemis. L'amour-propre humilié
ne pardonne point. Les femmes crient à l'injustice en comparant
leurs chaînes morales à notre liberté : elles sont injustes, puisque
les conséquences de leur conduite et celles de la nôtre sont
comme mille est à un. Consentiroient-elles à se charger de nos
bâtards? Jamais; ce prodige de vertu répugne à la maternité :
c'est tout au plus ce que pourroit faire la femme stérile. Le
procès est donc jugé sans appel. D'ailleurs, d'amples dédomma-
gemens (s'il en est pour l'amour négligé) sont offerts à la femme
par échange du sacrifice qu'elle fait à l'homme. Puisque les con-
séquences de l'infidélité sont sans proportions entre les époux, la
femme peut se dire ceci : « L'homme est libre, la femme ne l'est
point. L'homme infidèle, sans conséquences majeures, me doit
l'empire de la vertu, si je ne l'imite point ». — Oui, la femme
négligée qui respecte encore son mari est une héroïne ; son abné-
gation dans un seul point la rend souveraine sans que notre
inconduite l'humilie. L'homme honnête en sent tellement le prix
qu'il lui sacrifieroit toutes rivales qui voudroient la dégrader;
et, tôt ou tard (un peu trop tard peut-être), elle verra ses indignes
rivales, misérables, abandonnées, venir implorer son secours et
non celui de son infidèle époux. Tel est l'hommage qu'on aime
à rendre à la vertu, jamais au vice : on l'implore ; sans bassesse,
on s'humilie devant elle; ses droits sacrés sont écrits dans tous
les cœurs.
i68
CHAPITRE XLV
DES IDEES DÉROBÉES
Rien de si commun entre les auteurs que leurs récrimina-
tions sur des idées qu'ils prétendent leur appartenir; cependant,
excepté Dieu, rien n'est type absolument, rien n'est exclusif dans
les sciences et les arts, tout a des rapports infinis dans la nature.
u J'avois pensé et écrit telle chose avant tel auteur, disent-ils,
mais il l'a manifestée avant moi par l'impression... » Ne sem-
bleroit-il pas que plusieurs ne puissent avoir la même idée sur
un même objet devenu prépondérant par les circonstances du
temps, la mode, le goût du public qui commandent? D'ailleurs,
n'est-il pas des êtres dont l'organisation se rapproche et qui ont
reçu la même direction, la même éducation sur un même objet ?
Il n'est donc pas étonnant qu'ils aient les mêmes idées; il le
seroit davantage qu'ils ne les eussent point. Je ne me suis servi
d'aucune idée en musique que je n'en aie ensuite retrouvé le
type d'autre part, souvent dans quelque chanson surannée. Com-
bien de fois, en feuilletant un vieux bouquin, un antique billot,
ne retrouvons-nous pas la pensée sublime que nous avons cru
être nôtre? Le recueil ou le dictionnaire des idées-mères, rendues
brièvement et clairement d'après les auteurs classiques, seroit un
livre plus utile que celui des dates, estimé à juste titre. On
169
I?
recourroit à chaque instant a ce dépôt précieux ; il remueroit
notre imagination souvent fatiguée et arrêtée. En se remémorant
ce qu'on a dit de mieux sur une chose, on s'efforceroit de la dire
encore mieux. Tel ancien a eu la première idée ou notion de tel
objet ; tel moderne l'a mieux défini en le plaçant ainsi... On ver-
roit combien nous sommes souvent loin d'être créateurs quand
nous croyons l'être. Montaigne, Condillac et Rousseau n'ont
peut-être pas une pensée, née en eux, dont ils soient absolument
les créateurs ; mais la force et surtout la précision de leurs idées
les en ont rendus propriétaires; on a regret alors de les attribuer
à d'autres qui ne les avoient développées que foiblement. Ren-
dons hommage à qui le mérite. N'imitons pas les écrivains pla-
giaires qui ne citent jamais le livre où ils ont puisé ce qu'ils ont
d'essentiel dans leur œuvre ; les détours de l'amour-propre d'au-
teurs sont si mesquins qu'ils dévoilent l'homme foible par où il
croit se cacher.
CHAPITRE XLVI
Y A-T-IL DES RAPPORTS ENTRE L'HARMONIE
SOCIALE ET CELLE DES SONS ?
Parag} aphe préliminaire.
Cette question n'est point frivole. L'art social ou celui des
gouvernemens est encore à son berceau et tout ce qui peut con-
tribuer à son perfectionnement est d'un intérêt majeur. Pytha-
gore croit que les hommes ont besoin de sentir l'harmonie des
sons quand il dit : « L'âme n'a point de tenue dans un corps
rebelle à l'harmonie. » Et ailleurs : « Le monde est un grand
concert de musique ; n'y fais pas dissonance. » Serions-nous
heureux, dirois-je à mon tour, si dans ce monde nous étions
toujours en consonances parfaites? Ou, dans l'harmonie
morale, faut-il des dissonances comme il en est dans celle des
sons? Rapprochons ces deux systèmes sans aucun secours des
mathématiques; après quoi, formons quelques tableaux d'êtres
en dissonances parfaites, tels que nous; d'êtres en consonan-
ces parfaites qui s'ennuieroient encore plus que nous; et du
mélange de ces deux agens artistement conduits, qui semblent
devoir constituer l'une et l'autre harmonie, et être le vrai
système général et universel de la nature (i).
§
1, 3, 5 ou ut, mi, sol, est le type de l'harmonie des sons,
plus l'octave du n^ i, qui forme 8. Les nombres intermédiaires
sont 2, 4, 6 et 7. Les quatre premiers sont consonans; les qua-
tre intermédiaires sont plus ou moins dissonans. Pourquoi?
Parce que la nature du corps sonore donne les quatre premiers
sons ou nombres et que nous avons ajouté les intermédiaires,
en totalité ou en partie selon la mélodie d'usage des peuples
divers. On a cru remarquer, par exemple, que les Ecossois
n'avoient point de demi-ton dans leur gamme et qu'ils chan-
toient : 1, 2, 4, 5, 6, 8(2).
§2
Si l'on chante 2, ou 4, ou 6, ou 7, il faut nécessairement
que ces nombres aillent se reposer sur un des quatre primitifs :
c'est le doute suivi d'une certitude non douteuse ; c'est la
demande incertaine suivie de la réponse plus ou moins affirma-
tive.
§3.
Pourquoi la division des sons, des couleurs, etc., n'est-elle
pas décimale comme celle des nombres? Je n'en sais rien, mais
cela devroit être; il n'y a qu'un système dans la nature. Il n'est
pas étonnant que Pythagore ait voulu tout expliquer par les
(1) Platon et Pythagore ont comparé mathématiquement l'harmonie des sons avec
celle de toute la nature. Voyez Plutarque, Dialogue sur la inusiijuc, traduit par Amiot.
ensuite par Burette. (G.)
(2) L'auteur parle ici de la gamme pentaphone, base du folklore musical écossais.
Mais cette gamme se compose des i»"", 2«, 3», 5» et (')•• degrés de l'échelle diatonique; il fallait
donc écrire 3 au lieu de 4.
172
nombres : vraiment, tout est là sans abstractions ; et tous les
mélanges abstraits y sont encore quand on ajoute des unités aux
dix unités primitives. On sent cette vérité mieux qu'on ne peut
la comprendre ; toutes les grandes choses sont ainsi.
§4-
L'homme i est tout dans la nature. 3, il en est séparé d'une
tierce, mais il y correspond. 5, toujours dans la nature, mais en
rapport consonant comme i est à 5. Viennent ensuite les
hommes dissonans, représentés par les nombres 2, 4, 6 et 7.
L'homme 2 est double; 4, quadruple; 6. sextuple; 7, septuple.
Celui qui accumule le plus de numéros intermédiaires s'éloigne
de plus en plus de l'état de nature, excepté les excès des vices que
nous comparerons bientôt aux semi-tons et quarts de tons. Voilà
le rapprochement, non encore assez développé, mais le plus suc-
cinct, le plus vrai qu'on puisse faire sur les deux harmonies.
Pour établir des rapports plus étendus, il faudroit qu'on connût
la théorie des sentimens moraux autant qu'on connoit celle des
sons; cette dernière est mieux développée, n'en doutons point.
Les excès moraux attestent que nous tâtonnons dans l'autre. Or,
je pose en fait qu'il n'y a pas une manière de combiner les sons
qui ne se rapporte à une combinaison morale, bonne ou mau-
vaise, et que tous les excès moraux sont figurément dans les excès
harmoniques. S'il reste de l'abstrait dans ces rapprochemens
c'est, je le dis encore, par le peu de connoissance que nous avons
du dédale moral qui nous étonne toujours dans ses excès et ses
caprices incompréhensibles ; tandis qu'il n'est pas de vrai musi-
cien qui n'explique l'effet le plus extraordinaire des accords, soit
comme règle ou licence harmonique.
^ 5.
Si je ne craignois ici de n'être entendu que des musiciens,
jedirois que le corps sonore, la gamme en huit sons, celle chro-
matique en douze et les accords enharmoniques, se rapportent à
tous les caractères moraux. L'enfance, soit dans ses cris ou ses
chants, fait entendre le corps sonore. Toutes les bêtes font de
même ( i ). La gamme en huit sons donne les chants qui convien-
nent et sont en rapport avec l'homme civilisé et peu corrompu.
La gamme chromatique se rapporte et peint les excès moraux des
passions. Les accords enharmoniques (2) se rapportent aux plus
grands excès des vices de la dissimulation. Certaines phrases de
Machiavel m'ont crispé les nerfs en les lisant, comme certaines
transitions enharmoniques. Faire autant de traits d'harmonie en
rapport avec autant de nuances morales seroit possible ; mais,
je l'ai dit, la combinaison des sons est mieux connue, plus
méthodique que le labyrinthe des passions humaines. Ce seroit
d'ailleurs se jeter dans des abstractions, des suppositions que la
majorité nieroit et qui ne seroient senties que des hommes égale-
ment musiciens et physico-moralistes. Arrêtons-nous donc et
répétons avec Pythagore : « Le monde est un grand concert de
musique; n'y fais pas dissonance ». J'ajouterois volontiers à ce
dilemme : « Si tu fais dissonance, sauve-la au plus, tôt, ou l'ul-
cère qui se formera dans ton oreille pénétrera dans ton cœur. »
Ceci ressemble assez à l'addition que Rousseau a faite à la loi
dorée et qu'on a lue dans le chapitre XLIV.
^ 6.
Y a-t-il de l'harmonie dans le monde tel qu'il est? Je vois
partout l'amour de la vie empreint dans tous les êtres; et ce qui
est en nous et pour nous amour de la vie, nous l'appelons
égoïsme dans les autres. D'après ce principe qui est si différent
de la loi dorée, je ne vois que des dissonances sauvées, une
harmonie simulée, un grand désir d'harmonie qu'on ne peut
(1) Le tuyau par lequel les gros animaux poussent leurs cris est un vrai tube sonore,
tel que le cor ou la trompette. Les oiseaux, qui ont l'organe de la voix plus souple, parcou-
rent tantôt le corps sonore et tantôt les intervalles contenus dans les gammes. Il faut être aussi
habitué avec les sons que l'est le musicien pour sentir les nuances du cri et du chant des
animaux; et si le roi Salomon expliquoit leur langage, Salomon étoit musicien. (G.)
(2) Qui appartiennent à plu.sieurs gammes et où le quart de ton devient sensible et
indispensable. (G.)
trouver, que les bons cherchent de bonne foi et que les despotes
seroient bien fâchés d'établir autrement que par la force. Le
monde moral ressemble à une troupe de musiciens qui s'accor-
dent toujours, sans jamais commencer le concert. Y a-t-il
remède à cette cacophonie ? Grande question que celle-là !
Quand on dévie du principe physique et fondamental, tout est
en désordre au moral et d'une difficulté extrême à remettre en
ordre.
§7-
On remarque que tous les animaux foibles vivent en
société, mais que tous s'y combattent. De même, tout pousse
l'homme à vivre avec les hommes; sa foiblesse, ses besoins,
l'amour des femmes et l'attachement qu'il contracte pour sa
famille, ses amis et le lieu où il est né. Bientôt, la société se
multiplie et se nuit à elle-même, parce qu'il n'y a plus assez
pour tous et que tous veulent avoir. Alors, les procès rempla-
cent l'harmonie. Il faut bien se désister quand on a perdu son
procès, mais je demande si Ton aime celui qui l'a gagné?
D'ailleurs, celui-ci a de l'esprit, de l'activité; celui-là n'a ni l'un
ni l'autre. Il y a donc forcément des riches et des pauvres qui
sont tous en procès, même sans plaider. Le remède, encore un
coup? Je n'ai vu qu'une sorte d'hommes bons et généreux; ce
sont les riches campagnards isolés qui vous donnent volontiers
parce qu'ils ont trop, et qui vous retiennent près d'eux parce
qu'ils aiment à s'informer de ce qui se passe dans le monde
d'où vous venez. — Il faut donc chercher à isoler les familles
riches? — Rien de mieux ; c'est autant d'heureux que vous
faites et que vous forcez de l'être, après qu'ils auront oublié
les tracas fiévreux de la ville. — Il faut donc des villes? —
Oui, c'est le centre nécessaire du gouvernement et de Tinstruc-
fion ; c'est là où le pauvre s'évertue ou se déuertue, et devient
riche. — Ne pourroit-on se passer des villes qui sont les foyers
des immoralités? — Pas plus que de gouvernement, ou il faut
s'attendre à être pillé, conquis par la première peuplade jalouse
du bonheur des hommes paisibles, riches et agriculteurs. Toute
175
chose est au moral comme au physique : si l'on force la terre,
elle ne produit plus; de même, si les hommes se multiplient
avec excès, ils se battent pour posséder le peu qui reste, ils
meurent des coups qu'ils se portent, de maladie ou de besoin...
et rengraissent ainsi la terre qu'ils avoient imprudemment
forcée et rendue inculte.
§8.
L'harmonie sociale se perfectionnera de plus en plus à
mesure que l'art de gouverner fera des progrès. Mais l'art n'est
jamais la nature; qui dit art, dit assemblage des règles plus ou
moins observées ou violées. La nature n'a d'autres règles qu'elle-
même : comme Dieu, elle est parce qu'elle est. Chercher
l'accord parfait en morale est une chimère. Comme en musique,
c'est le mélange des consonances et des dissonances qui
constitue l'harmonie. Que seroit-ce qu'un peuple en accord
parfait dont les idées, les sensations, toujours en harmonie avec
les autres, couleroient paisiblement comme le fleuve Léthé?
Cette monotonie harmonique, cette succession d'instans pré-
cieux, cette existence parfaite, ce vocabulaire où la négation et
le doute seroient ignorés et où l'assentiment absolu seroit la
réponse à tous les désirs d'autrui... cette espèce d'harmonie
morale répugne d'avance par sa fadeur. Où il n'y a ni amour-
propre, ni désirs, ni besoins à satisfaire, nous ne voyons pas le
plaisir. Le monde et la musique, tels qu'ils sont, nous convien-
nent donc parce que nous sommes faits l'un comme l'autre.
Nous avons la bonté de croire que tout est fait pour nous :
bene sit, soyons heureux, s'il est possible, par cette bonhomie;
mais néanmoins, il n'est pas une pensée sortie de notre sublime
cerveau qui n'ait son type dans la nature, pas un atome dans
notre corps qui n'ait appartenu et ne retourne chaque jour dans
ce tout qui nous appartient si pertinemment, je dirois volontiers
si impertinemment. Encore une fois, isolons-nous quand nous
sommes riches; faisons du bien aux villageois et à nos amis,
plus pour l'amour de nous que pour l'amour d'eux, et profi-
tons des découvertes utiles qui se font dans les villes.
176
§9-
Rien de plus heureux, de plus respectable que l'agriculteur
riche qui fait vivre tout un village en nageant lui-même dans
l'abondance. Son activité conserve sa santé, que le riche citadin
détruit en languissant dans un repos nuisible. Mille objets de
dépense sont loin du premier, tandis que l'autre est forcé de se
soumettre à la mode, à la couture, soit pour soutenir son crédit
s'il est négociant, ou son amour-propre et le ton de convenance
s'il est homme en place. Oui, je le dis encore parce que c'est la
vraie morale de ce chapitre, l'abondance rend l'homme bon et
généreux dans ses terres fertiles; mais il n'en est pas ainsi des
richesses qu'on accumule et qu'on dépense dans les villes. Là,
la facilité d'user et d'abuser de tout conduit au pire de tous les
états : le dégoût de la vie; et il est difficile à l'homme des villes
de résister au torrent, de rester sobre et de se subordonner à la
raison, quand l'exemple et toutes les facilités le provoquent
d'en sortir. Les riches Anglois font mieux, dira-t-on : ils vivent
huit mois en campagne, pendant que des commis continuent
leurs affaires en ville, où ils viennent passer quatre mois de
l'hiver. Ce n'est pas de cet état mixte, de ces moitiés campa-
gnards dont je parle; ils ne portent que leur corps en campagne;
leur esprit est à leurs affaires. Aussi, dans leurs terres, ils lisent
les journaux, ils parcourent les mers où sont leurs vaisseaux...
Regarde plutôt le clocher de ta paroisse, vieillard insatiable !
Là, tu giseras bientôt. Ecoute cette cloche mortuaire : elle
sonne l'agonie de ton voisin et, bientôt, elle sonnera la tienne.
Mais non ! soit miracle ou délire, nous ne croyons pas à notre
lin prochaine; toujours la mort nous surprend sans être prépa-
rés. Attends, dit l'auteur, que j'aie fini mon ouvrage... Attends,
dit l'Anglois, que j'aie fini mon bol de punch... Mais le temps
marche en attendant; il ne nous fait pas plus de grâce qu'à la
feuille d'automne qui se détache de l'arbre à son instant préfixé,
et pourrit dans la fange.
'77
fflmm^ll^
CHAPITRE XLVII
LIRE DANS LES NUES
L'espérance et l'illusion sont deux sœurs inséparables, l'une
plus sévère, l'autre plus frivole, qui semblent s'entendre pour
consoler les mortels. Les passions et les arts d'imagination ont
le privilège de nous promener dans les nues. Est-ce un bien?
est-ce un mal? Il ne faut que jeter les yeux sur les contraires
de ce qui nous exalte pour être convaincu. Les arts d'imagi-
nation et les passions aimables nous font espérer des plaisirs
sans fin, tandis que les mathématiques sèches plaisent par leur
exactitude, en désolant l'imagination qui n'admet point de
bornes. L'astronomie est privilégiée, dès qu'il s'agit de lire
dans les nues; un astronome athée me semble aussi extraor-
dinaire que les phénomènes qu'il observe. Aussi Pie VII a dit,
étant à Paris et parlant de Lalande : Peut-on connoître si
bien le ciel et méconnoître son auteur ! C'est un mot excel-
lent, surtout dans la bouche d'un pape (i). Lire plus ou moins
couramment dans les nues est donc le bonheur des imagi-
nations exaltées. Celui-là est bien à plaindre qui n'a pas quelque
sentier surhumain pour arriver au temple de l'espérance. Le
(i) J.-J Le François de Lalande, astronome français (1732-1807). Grétry reviendra
plus d'une fois, dans ses Réflexions, sur ratiiéisirie de Lalande. \^>y. t. IV, chap. XLIV et
note, et t. V, chap. 1.
.78
crime est un faux calcul, a dit quelqu'un, oui, bien taux !...
Les Néron, les Tibère, les Caligula ont senti les étreintes du
crime, étant assis sur le trône du monde; et Homère men-
diant, Socrate nécessiteux, Rousseau dans l'indigence, ont
éprouvé les délices de la vertu. Les criminels veulent en vain
s'exalter l'imagination et lire dans les nues pour échapper à
leurs remords; dans les nues, ils voient leur chute préparée,
que leur élévation rend plus effrayante encore. La réaction de
nos vertus et de nos vices se montre à tous les hommes dans
une longue perspective; dans les nuages, les flots, le peuple
assemblé, un grand concert de musique... chacun y lit ce qui
est écrit au fond de sa conscience. Je m'amuse quelquefois à
faire observer ma tabatière de racine de buis à diverses per-
sonnes. « Que de choses il y a là-dessus, dis-je à la jeune fille;
qu'y voyez-vous? — Voilà, dit-elle, une jolie tête d'enfant.
Voilà la tête d'un soldat romain, dit le guerrier. — Voilà
Homère, dit le jeune poëte. — Voilà Raphaël, dit le peintre. —
Voilà mes trois filles, dis-je à mon tour. — Voilà un chœur
d'anges qui chantent les louanges du Seigneur, dit la dévote. —
Je les entends, dit ironiquement l'incrédule... Dans les nues
comme sur ma tabatière, chacun voit ce qu'il a dans l'âme.
La jeunesse est heureuse, elle lit tout courant dans les nues.
Il semble que, pour elle, le monde soit une vraie comédie
inventée pour son amusement. Elle a l'heureux don de tourner
en plaisanterie les choses les plus graves. Un de mes neveux,
jeune poëte, lisant parfaitement dans les nues quoiqu'aveugle,
m'a conté l'histoire suivante, comme très comique. On y verra
néanmoins une jeune fille abusée et un jeune homme bien rossé
de coups de bâton : c'est égal, l'historiette est plaisante et peut
fournir une bonne scène de comédie. La voici : Un jeune
homme des amis de mon neveu, et de plusieurs autres jeunes
gens de lettres, avait promis d'épouser une fille (assez honnête
puisqu'elle ne se vendoit point) pour obtenir ses faveurs. Il
cachoit soigneusement sa maîtresse à ses amis, ce qui leur
déplaisoit fort, et ils promirent de se venger de lui à la première
occasion. Après quelques mois d'assiduité, notre jeune homme
se dégoûte de la fille et fait part à ses amis de la contrainte qu'il
éprouve. — Il faut t'en débarrasser. — Je le désire, mais com-
179
ment ? elle m'adore et m'ennuie (c'est le sort des femmes qui
aiment trop : elles ne doivent pas nous dire à quel point elles
nous aiment). — Nous y rêverons. — Quelques heures après,
l'un d'eux dit au jeune homme qu'il avoit trouvé l'expédient qui
le rendroit libre. « Seras-tu demain, à huit heures du matin,
chez ta maîtresse? — Rien de plus aisé. — Cela suffit; sois
exact, » Ils prirent une bonne dame qui s'habilla en « mère de
famille » ; l'un d'eux, gros garçon, s'affuble d'une perruque,
endosse l'habit noir, se munit de sa canne à pomme d'or et,
accompagnés de quelques-uns d'entr'eux qui représentent les
parens, ils font une descente chez la demoiselle, qui étoit cou-
chée avec son amant. Le bruit qu'ils font à la porte l'oblige
d'ouvrir; alors le prétendu papa, la canne haute, fait à son fils
une terrible réprimande, le force de s'habiller en le régalant de
vingt coups de canne. Le jeune homme avoit beau clignoter des
yeux et faire signe au prétendu papa de ne pas frapper si fort, il
alloit son train; la maman crioit comme une sorcière. Enfin, ils
emmenèrent leur fils prétendu, après lui avoir fait jurer qu'il
épouseroit sans résistance une autre femme qui lui étoit destinée
depuis longtemps. La fille, plus morte que vive, promit aussi de
ne plus revoir son amant ; le père la menaça de la police correc-
tionnelle si elle continuoit à débaucher un enfant de famille.
Encore quelques coups de canne, et ils lentraînoient de chez sa
belle pour n'y plus rentrer. On sent bien que notre jeune homme
se plaignit des coups qu'il avoit reçus, qu'il voulut même en
demander raison au papa; mais tous lui dirent qu'il étoit un fou,
un ingrat, et que, sans les coups de canne, la scène n'eût pas eu
de vraisemblance.
CHAPITRE XLVlll
RÉGIME POUR
CONSERVER NOS FACULTÉS INTELLECTUELLES
J'ai dit dans un chapitre de cet ouvrage, intitulé Régime
majeur: « Vieillards, défiez-vous des derniers éclats de la
lampe m. et ces mots m'ont fourni un second chapitre. Je ne
parlois alors que relativement à la santé du corps, à laquelle
celle de l'esprit tient infiniment. C'est ainsi qu'en repassant dans
ma tête certains chapitres qui ne me semblent point assez
nourris, j'y reviens sous un autre titre pour les rendre plus
complets. Ce n'est pas une méthode sèche qui rend un ouvrage
recommandable : on n'estime guère ce qui ennuie et la morale
a son marivaudage comme la comédie. Il y a plutôt ici un
grand tout épars, dont les fils se correspondent néanmoins, et
qui surtout donne à penser au lecteur. On ne peut faire un
œuvre bien régulier qu'avec des idées reprises; du premier
bond, elles commandent et se ressentent du désordre de l'ima-
gination créatrice. Avant d'entrer en matière, je rapporterai un
propos que j'entendis naguère dans la société : on disoit que les
gens d'esprit avoient intérêt qu'il y eût beaucoup de sots dans
le monde, pour qu'ils pussent y briller. On disputa sur cet
argument et je crus fermer la discussion en disant ceci : « Tout
i8i
est relatif et, comme dit le proverbe, un sot trouve toujours un
plus sot qui V admire. Soyons bien tranquilles, mes amis; la
graine de niais est loin d'être épuisée. »
Deux choses me semblent bien nécessaires à observer pour
entretenir les facultés de notre esprit. C'est l'abstinence des
liqueurs spiritueuses prises avec excès. Il en est de même des
ragoûts trop épicés. Les substances chaudes prises intérieure-
ment épuisent nos forces, parce qu'en excitant la transpiration
qui s'exhale dans l'atmosphère et avec laquelle elles voyagent
quelque temps, elles emportent nos esprits et notre chaleur
naturelle; cette perte souvent répétée aîtoiblit la mémoire et la
sensibilité des nerfs, qui se dessèchent (i). Le vin, dit-on, est le
lait des vieillards ; je le veux, mais je crois qu'il doit être pris
sans excès; il faut ranimer et non enivrer; donner trop d'acti-
vité à une vieille machine, c'est hâter son détériorement et sa
fin. Partout où il y a frottement, il y a usure.
Les hommes de génie ne doivent pas non plus se livrer à
une grande dépense d'esprit, étant en société; c'est là qu'ils
recueillent les bons propos, les mettent en poche et, comme
l'abeille, en composent à loisir le miel salutaire qu'ils vont
déposer dans leurs manuscrits. On ne peut, chaque jour et à
chaque moment, avoir de l'esprit; et l'on peut généralement
observer que ceux qui brillent le plus dans les sociétés, et qui
les fréquentent assidûment, ne sont pas ceux qui nous laissent
de bons et de grands ouvrages (voyez le chapitre suivant).
Non seulement ils rentrent chez eux fatigués, mais leurs organes
intellectuels s'affaissent rapidement par une exaltation, une
dépense quotidienne. Je ne veux pas dire que l'homme de génie
s'enferme et s'isole : la rouille du cabinet se fait sentir alors
dans ses ouvrages et, comme on dit, ils sentent la lampe. J'aime
au contraire que l'homme fait pour produire voie le monde,
une société choisie, mais qu'il écoute plus que de parler; c'est
le moyen de faire peu de dépense et de mettre à profit le bien
des autres. On dira que l'homme d'esprit est fait pour instruire
et donner le ton par son amabilité... Je le veux, mais que ses
incursions dans le monde soient rares. Après quelque temps de
(i) On sait qu'au soleil d'été, on fait périr un animal en le frottant d'éther : il tremble
après la première évaporation, il périt de froid après la seconde. {Ci.)
182
retraite amicale, il peut paraître en société et y briller de tout
l'éclat de son esprit; cet élan le ranime et le dispose au travail;
le plaisir qu'il produit, les caresses qu'il reçoit flattent son
amour-propre, dont toutes les productions émanent, soit qu'on
en convienne ou qu'on n'en convienne pas.
CHAPITRE XLIX
DES FAUSSES PRETENTIONS A L'ESPRIT
On n'a pas plus d'esprit qu'on n'en manifeste par ses
ouvrages. Quoique les vrais talens soient loin d'être dénués
d'amour-propre, ils n'affichent point leurs prétentions, si on ne
cherche pas à les humilier. Mais le monde est rempli d'hommes
de lettres à prétentions, dont le plus grand mérite consiste à
savoir se cacher et qui ne montrent, çà et là, que quelques
éclairs avec l'esprit des autres. Les deux hommes de lettres que
j'aie connus, qui montrassent le moins de prétentions, le plus
de simplicité et qui, néanmoins, ont produit chacun un des
meilleurs ouvrages de notre littérature, c'est Helvétius et d'Ol-
back. Une femmelette, parente du premier, avoit beau dire
qu'il avoit ramassé les balayures de son salon scientifique pour
faire le livre de l'esprit. En vain, disoit-on, et dit-on encore,
que d'Olback n'avait que rédigé la conversation des gens de
lettres qu'il recevoit chez lui toute l'année... Tous les lettrés
reçus chez lui avoient les mêmes avantages; tous, sans doute,
mettoient à profit les doctes avis de leurs confrères ; mais les
deux philosophes que je viens de citer en profitèrent plus et
mieux qu'aucun autre. Ils ont prouvé cette vérité : que les
184
prétentions ne comptent pas et qu'on n'a que l'esprit qu'on
manifeste dans un grand ouvrage.
Entendez le jeune homme : il n'ignore de rien; il vous
force au silence, vous qui savez, vous qui le jugez à sa seconde
phrase ; il se croit l'inventeur de tout ce qu'il lit; mais patience,
sa fièvre passera; il verra, ou on lui fera voir, qu'il n'est que le
registre souvent incorrect des auteurs qu'il a étudiés. Faut-il le
décourager, l'humilier? Non, le jeune homme à prétentions n'a
rien de fâcheux dans son délire; c'est la fièvre du bonheur qui
l'exalte; gardons-nous d'afïoiblir son émulation. Que l'homme
de lettres expert dans son art fasse ce que je fais vis-à-vis du
jeune compositeur de musique qui me consulte sur son oeuvre,
souvent sans caractère et rempli de plagiats; si cependant j'y
découvre un trait de mélodie ou d'harmonie original, voilà,
dis-je, un trait heureux qu'il faut mettre dans un cadre mieux
ordonné : je voudrois l'avoir trouvé... Quant aux hommes à
prétentions dont le talent consiste à savoir captiver les hommes
puissans, qui s'emparent des places lucratives et honorables
que le public décerne à d'autres qui en sont plus dignes, qui se
font les enthousiastes d'un mort ou d'un Vivant célèbre, sous
les auspices duquel ils étalent leurs prétentions ridicules et
autour duquel ils distribuent les rangs que doivent occuper les
savans de tous genres, de ces hommes enfin qu'on rencontre
partout et qui n'obtiennent nulle part le sourire du plaisir, de
la considération et du bon accueil, leur humeur acerbe, leur
air tranchant et furibond, leur ton tantôt haut, tantôt bas, selon
l'homme auquel ils parlent, annoncent que, m petto, ils sont
soufïrans, tourmentés de leur nullité, malgré leurs prétentions;
ils prouvent enfin, je le répète encore, qu'on n'a pas plus de
talent ni d'esprit qu'on n'en manifeste dans ses ouvrages.
Proba, credebo : Prouve, je te croirai.
CHAPITRE L
L'INDIFFÉRENCE EST LA PLUS DANGEREUSE
MALADIE DE L'AME (i).
Si, par sa nature, l'homme étoit tout bon ou tout mauvais,
la société auroit une action déterminée et la loi n'auroit qu'à
récompenser ou punir; mais l'homme le plus commun est
sans caractère. Montrez-lui le bien, il le fait; montrez-lui le
mal, il l'adopte. Sur un homme type, il y a dix mille imitateurs
qui se croient originaux et qui ne sont que des copies. L'homme
sans caractère, nageant dans le vague, toujours rêvant sans
penser, ne fait prendre que le parti que lui ofïrc la circonstance
actuelle. Voilà comme sont la plupart des hommes sans édu-
cation, ou qui en ont reçu une contraire à leur être. Cet état
indéterminé provient-il d'ignorance ou d'indifférence? C'est
tout bonnement incertitude entre le physique et le moral. Plus
le monde instruit vieillira, plus on s'apercevra qu'il n'est rien
de fixe hors du physique, et que la société est un état outre-
Ci) Avec un peu d'effort, on peut toujours lier un chapitre avec celui qui suit, soit on
finissant l'un ou en commençant l'autre. Plutarque et Montaigne ont dédaigné cette sujétion ;
je les imite souvent dans cet ouvrage. Néanmoins, un fil sensible lie, bon gré mal gré, tout
ce qui se rapporte à l'homme. Par exemple, ici je dirois : qu'il faut, même dans les hommes
nuls, tolérer un peu de prétention, dans la crainte de les jcttcr dans une indifférence dange-
reuse à la société. (G.)
nature où, sur mille positions ou actions morales, il n'en est
peut-être pas une qui ne contrarie la nature. Mais les hommes
veulent vivre ensemble, ne fût-ce que pour avoir le plaisir de
se tromper, de se voler et, surtout, pour pouvoir dire : « Je
suis plus grand que toi. »
Revenons à l'incertitude de l'homme. L'enfance est vacil-
lante et doit l'être, parce que les organes sont en végétation
ascendante et non formés. La vieillesse, par raisons contraires.
L'homme fait, comprimé par les soucis et les chagrins, est encore
ainsi faute de mouvement. Donnez-lui une passion active, il
reprend l'existence. 11 lui falloit des coups d'éperon pour le
faire agir ; à présent, ce sont des rênes qu'il lui faut pour le
contenir. Trop ou trop peu est la chance malheureuse de
l'homme; le point juste après lequel il mire semble fuir
devant lui.
L'enfant est aimable par son indifférence, son abnégation
de lui-même. Le vieillard commande le respect par son impuis-
sance. On est enchanté de faire pour eux ce qu'ils ne peuvent
faire. Nous semblons hériter de l'activité et de l'amour-propre
de ceux qui n'en ont pas ou qui n'en ont plus. Mais si les
inactifs ont des prétentions exagérées, s'ils sont opiniâtres, alors
nous les haïssons; au moins, ils nous inspirent une pitié dédai-
gneuse. Oh! que l'amour-propre (mobile du bien et du mal) est
difficile à expliquer ! Il est révoltant dans l'homme nul, inutile
à celui qui sait ; c'est un mouvement de l'âme qu'il peut
toujours retenir en le laissant subsister : supprimé, c'est la mort
morale de l'individu.
L'homme toujours content de lui est le plus insoutenable,
le plus sot des êtres. Tout est lui, tout a rapport à lui (i). Ce
que vous dites, il le pensoit ; ce que vous écrivez, il le savoit. Il
ne fait l'éloge d'un autre que pour accorder une réputation ;
montrez-lui un homme supérieur... « C'est dommage, dit-il,
qu'il lui manque telle qualité. » — Vermisseau, caméléon
servile, que te manque-t-il, à toi.^ Tout; et le meilleur des
hommes, Socrate, savoit beaucoup en prévoyant qu'il pouvoit
apprendre sans cesse. L'indifférent prend le monde pour un
(i) C'est moi, c'est encore moi, est ce que dit de plus éloquent la statue de Pygmalion,
en se touchant, puis un autre. (G.)
187
aparté; rien ne l'émeut, ne l'intéresse, à commencer par les
autres et puis lui. Si, par transmutation de caractère, il pouvoit
sortir de sa léthargie, c'est par égoïsme qu'il commenceroit à
s'intéresser aux autres. Nouvelle statue, il diroit : C'est encore
moi, en s'approchant d'une femme. Nos rapports avec les
autres ont donc l'égoïsme pour base, ces rapports fussent-ils
vertueux. Tenir aux autres sans tenir à soi est une contradiction
morale. Il est de saints personnages qui ont tout sacrifié à la
vertu ; mais l'état de sainteté a ses délices : on ne peut comparer
la jouissance passagère d'un scélérat couronné à celle du béat
couvert d'un cilice.
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CHAPITRE LI
OU L'ON RECHERCHE COMMENT ET POURQUOI
LES UNS VOIENT TOUT EN BIEN,
D'AUTRES TOUT EN MAL
Outre les indifférens dont nous venons de parler, il est
dans le monde des Démocrites et des Héraclites, c'est-à-dire
des êtres qui prennent tout en bien, d'autres, tout en mal. Ils
voient ainsi, ils sentent ainsi, tout en protestant que la vérité
n'est qu'une pour l'Indien des bords du Gange ou pour le
Lapon congelé. Pouvons-nous trouver mauvais que le sucre
soit doux, le vinaigre acide, que le feu soit chaud, que la glace
soit froide, que la pierre soit dure, que la laine soit molle?... et
que toutes ces productions ou ces substances aient les propriétés
qu'on leur connoît? Non. Pouvons-nous empêcher que tel
individu ait [en naissant] subi telle forme qui gêne le jeu de
quelque partie de son être? Non. C'est le cas de dire : Gaudeant
bene nati ; car tels hommes, construits en perfection, n'engen-
drent aucune mauvaise humeur et sont disposés au bien qu'ils
recherchent et qu'ils aiment et à fuir le mal qu'ils haïssent;
voilà Démocrite. Nous dirons à ceux qui sont le contraire des
bienheureux : Doleant tnale nati. La nature les a faits pour
souffrir ; la moindre incorrection dans le monde où ils ont été
189
jetés ou dans la matière dont ils sont formés a suffi pour que
[en souffrant] ils ne puissent ni sentir, ni voir, ni penser comme
l'homme correct : voilà le Heraclite : s'il est homme du peuple
et sans éducation, il bat sa femme, il plaide, il vole; s'il est
instruit, il fait la satire du genre humain et n'a souvent d'autre
tort que de se chagriner outre mesure. Ajoutez aux causes
physiques celles morales qui ne sont, malgré leurs effets réels
sur l'individu, que des causes secondaires dont nous ne répé-
terons plus la nomenclature assez détaillée précédemment. C'est
dans une assemblée d'hommes délibérant qu'on reconnoît, à la
mine, les Héraclites et les Démocrites, et toutes les nuances qui
les différencient ; qu'on peut remarquer combien il y a d'avis
divers sur une même proposition. 1^'homme de sens froid en est
effrayé. C'est dans un spectacle dramatique tel que jadis étoit
celui de la Cour de Versailles où l'on n'osoit, par respect,
ni applaudir, ni murmurer, qu'il faut observer l'embarras des
spectateurs qui se demandent, en sortant, si l'ouvrage nouveau
qu'on vient de représenter est bon ou mauvais. J'ai été mainte
et mainte fois intéressé par cette scène; avois-je perdu, avois-je
gagné? souvent je l'ignorois. Heraclite passoit près de moi sans
me regarder; Démocrite, en riant, me demandoit des nouvelles
de ma santé au lieu de me parler de mon ouvrage. Je n'obte-
nois pour réponse à mes questions que des phrases évasives,
des si, des mais; chacun attendoit le jugement d'un autre pour
se décider. Combien j'étois content quand je trouvois lui homme
qui m'avoit jugé à travers l'atmosphère glaciale de l'assemblée!
Un garde du roi, chevalier de Saint-Louis, me dit un jour son
avis d'une manière trop singulière pour que j'aie pu l'oublier.
Je passois seul vis-à-vis du poste où il était en faction; il me
porte ses armes avec bruit. — Vous vous trompez. Monsieur,
lui dis-je, je suis artiste. — Je sors du spectacle, fut sa réponse.
J'avoue que je fus pénétré de reconnaissance et qu'il me paya
sensiblement des peines infinies que donne la mise en œuvre
d'un ouvrage dramatique depuis sa première création jusqu'à
la représentation effective. Concluons, sui- l'objet principal de
ce chapitre, que ceux qui voient tout en mal (nous n'avons rien
à dire à ceux qui voient en bien) ont besoin d'être rectifiés, s'il
est possible qu'ils le soient. Le régime de l'homme malsain par
190
nature doit être les jus d'herbes purifiantes, les purgatifs doux
et habituels ; ils doivent surtout se nourrir d'alimens contraires
au défaut de leurs humeurs. On remarque cependant (tant la
chaleur plaît naturellement à l'homme et à tout ce qui existe)
qu'ils n'aiment pas l'eau qui délayeroit leurs humeurs noires et
recuites ; qu'ils détestent toute purgation et qu'ils n'ont guère
qu'une maladie finale qui les emporte avant la vieillesse con-
sommée. Ils sont chauds, durs, mordans, justes et sévères dans
leurs moeurs, s'ils ont reçu une bonne éducation ; ou de cruels
scélérats s'ils ont été mal élevés. Ils donnent dans les excès et
ne sont nuls en rien. Un peuple de pareils hommes seroit bien
dangereux !... Non, ces hommes feroient comme les lions et les
aigles, ils s'arrangeroient ; ils sont forts de caractère.
CHAPITRE LU
COLERE
On apprend toujours quelque chose avec les vieillards. Un
d'eux disoit ceci : « Il est une colère blanche et une rouge. » Il
eût pu ajouter celle des larmes ou lacrymale, qui appartient à
la foiblesse de l'enfance et de la vieillesse. La colère blanche
est longue et haineuse. La colère rouge, quoique plus terrible
en apparence, se calme plus tôt. Celle des larmes est péné-
trante; elle désarme le provocateur le plus dur, parce que la
personne qui en est atteinte se livre en victime dévouée; et,
nous le savons, l'amour-propre entre pour moitié dans nos
passions : nous sommes vaincus dès qu'il est satisfait. Ces
différentes marques extérieures des trois diverses colères ont
leurs sources dans les individus diversement constitués. La
colère est un mouvement convulsif des muscles et des nerfs qui
pressent les artères et les veines. Dans la colère blanche, le
sang se précipite dans l'intérieur du corps, et à l'extérieur, si la
colère est rouge. Pourquoi l'une est-elle longue et haineuse,
l'autre plus terrible en apparence, mais plus brève? Les anato-
mistes expliqueront mieux que moi cette différence. Il semble-
roit que le sang poussé et pressé dans l'intérieur est plus
longtemps à reprendre sa circulation ordinaire. De plus, les
192
parties nobles sont dans l'intérieur du corps ; les deux impres-
sions successives qu'elles reçoivent, d'abord par le mouvement
des nerfs et, en second, par le flux du sang, doivent affecter
plus fortement et plus longuement l'individu que quand le sang
se porte vers la peau. La douce et simple (i) colère qui se
manifeste par les pleurs agit peu sur les nerfs non conformés
des enfans, ou aux desséchés des vieillards. Une contrariété
suffit en eux pour occasionner l'émission des larmes; et, nous
le savons, l'accès des passions, qui laisse couler des larmes, est
moins inquiétant. Un médecin qui croit beaucoup (et avec
raison) à l'influence de la musique sur les nerfs — le docteur
Lefébure (2) — m'a communiqué le fait suivant. Par l'effet
d'un violent chagrin, une jeune femme tombe dans un spasme
effrayant. Les remèdes ordinaires ne produisant point de soula-
gement, le médecin a recours à la musique ; et après quelques
heures, la douce harmonie d'un piano fait cesser le délire de la
belle affligée; ses larmes coulent en abondance et le grand
maître (le temps) achève la cure. Mais, dira-t-on, quelle musique
faut-il employer? Faut-il l'harmonie du piano et les chants de
romance pour la petite-maîtresse? Faut-il des instrumens et
des chants de victoire pour détendre les nerfs vigoureux du
guerrier? Faut-il chanter le Pange lingua pour frapper l'imagi-
nation d'une dévote dont les nerfs sont crispés? Qu'on essaye
de tout, je le veux bien ; mais je pense que l'harmonica, le
piano, la harpe, la guitare improvisant, cherchant (en fixant le
malade) ce qui paroit l'atteindre de plus près est le plus sûr
moyen de réussir. Indiquer autant de nuances musicales qu'il
en est dans la tension des nerfs du corps humain et, surtout,
indiquer juste, c'est à quoi je renonce, moi musicien-né, autant
qu'un autre. J'en sais trop en musique pour ne pas douter. Si
j'étois autant instruit dans toutes les autres sciences, peut-être
n'oserois-je écrire ce livre. Au reste, le lecteur a dû remarquer
que je n'affirme point quand je n'ai pas de la chose dont je
parle une persuasion intime.
(i) Je dis simple, parce que cette colère est plus physique que morale; le moral
est non-venu dans l'enfance, indifférent, par usure, dans la vieillesse. (G.)
(2) Sans doute Guillaume- René, baron de Lefébure, médecin et littérateur, médecin
de Monsieur, émigré au moment de la Révolution (1744-1809).
193
CHAPITRE LUI
BOURRUS BIENFAISANS,
DOUCEREUX MALFAISANS. IL Y A PLUS
DES SECONDS QUE DES PREMIERS. POURQUOI?
Le bourru bienfaisant, le doucereux malfaisant ne se trouvent
que dans la société réglée. Dans la société de nature (si elle
existe encore), les mouvemens sont prompts et déterminés : on
frappe ou l'on se sauve, selon qu'on est fort ou foible, battant
ou battu. Mais, chez nous, il faut louvoyer pour arriver. Mille
voyageurs convoiteux visent au même but ; le prix est pour celui
qui conduit mieux sa barque. Le bourru bienfaisant est celui
qui se révolte et se repent. Le doucereux malfaisant est un lou-
voyeur perfide. Il y a deux actions successives dans le premier:
il obéit à l'instinct de l'amour-propre, puis il envisage les chaînes
morales qui nous lient. Le second est subjugué par la crainte
des lois qu'il élude sans cesse. Il a autant de masques que de
volontés. Paillard ou fripon, c'est Tartuffe, toujours doucereux,
soit qu'il séduise la soubrette, la maîtresse du logis, ou qu'il
s'empare des biens du mari débonnaire. Pourquoi y a-t-il plus
des seconds que des premiers, avons-nous demandé ? Parce que,
dans le monde, il y a plus d'hommes foibles que d'hommes
forts, plus de gens sans caractères que de gens à caractères
déterminés. Dans la nature, les doucereux se voient battus s'ils
avoient des prétentions au-dessus de leur petite mesure ; mais
194
sous l'abri des lois qui égalisent le tort et le foible, ils jouent un
rôle et font, par adresse, ce que l'homme fort de sa propre force
ou par ses principes, dédaigne de faire. Le monstre le plus
hideux, le doucereux hypocrite, qui naît près de la religion dont
il se joue, a des forces d'emprunt, des leviers moraux de toutes
proportions dont il se sert avec une agilité que rien n'égale.
Dieu, femmes, enfans, valets scélérats reconnus, hommes
pieux, hommes en face, femmes prostituées... tout est l'objet de
ses caresses perfides s'il le conduit à ses fins. Son règne, cepen-
dant, est-il de longue durée ? — Je ne crois pas qu'un seul
Tartuffe ait usé son manteau sans être découvert. Au premier
bruit d'une perfidie constatée, le contraste de ses mœurs anté-
rieures et présentes est si révoltant qu'il passe incontinent de
l'estime au mépris. On se rappelle des soupçons, les demi-
preuves se vérifient, tout est contre lui. On le compare au chat
qui, sous sa robe veloutée, aux regards fins et sinistres, guettoit
la proie dont il vient de se saisir ; et dès qu'une fois il s'est servi
traîtreusement de sa griffe acérée, dès qu'il est connu, ses
caresses sont à jamais odieuses. Le repentir chez un tel homme,
fût-il sincère, est toujours suspect. En un mot, un faux dévot,
c'est le ciel devenu l'enfer par subite métamorphose.
Venons maintenant à la seconde moitié du genre humain,
qui séduit et dispose de la première. Une femme dure, cruelle
et bourrue est un être contrefait. Elle est créée, au contraire de
l'homme, pour être douce, humaine et pour être sans cesse
l'éteignoir des passions qu'elle allume en lui. Dans la nature, il
n'est pas d'être aussi bienfaisant que la femme satisfaite de son
existence. Il n'est point de monstre pareil si elle souffre ou dissi-
mule. Si elle est forte, pour se venger elle est capable de tout.
Si elle est foible, elle succombe par irritabilité. Dans les grandes
catastrophes politiques, c'est presque toujours une femme qui
porte le premier coup ou le coup décisif. Pourquoi ? Parce que
la sensibilité féminine est de moitié en plus de la nôtre et que
tout se fait par sensibilité ou par irritabilité (voyez le cha-
pitre XXIV). Les hommes n'ont pas encore assez réfléchi que leur
bien-être dépend de celui des femmes et que nous n'aurons de
bonheur réel qu'autant qu'elles en seront comblées. Si elles
souffrent, nous souffrons, et plus qu'elles, car elles ont sur nous
195
l'arrière-goût de la vengeance qui les soutient et qui est de
moitié en plus, comme leur sensibilité. Que faut-il donc à la
femme pour que sa bienfaisance naturelle s'épanouisse et qu'elle
nous en rende participans? Il faut, au physique comme au
moral, qu'une femme puisse se dire : il ne me manque rien selon
mon état. Elle possède tout si elle peut dire : j'aime et je suis
aimée. Les tourmentes de l'amour ne l'épouvantent point; elle
est un pilote excellent dans les temps orageux ; elle sait mieux
que nous que la passion de l'amour a, comme toutes les pas-
sions, ses alternatives de plaisirs et de peines, que c'est ainsi que
les passions se nourrissent, qu'une passion sans mouvement
n'est pas une passion, que ce n'est que le repos qui sépare, répare
et prépare d'autres passions. Manque-t-elle du grand nécessaire.'
A ses yeux, le ciel cesse d'être serein ; tout est noir pour elle,
dans la nature comme dans son imagination ; elle se livre à des
monstruosités parce que vous prétendez qu'elle existe hors de
son existence. « J'aime et je suis payée de retour par celui que
j'aime » est donc la source de la vertu première des femmes,
dont émanent toutes les autres vertus de son sexe. Cette satis-
faction éprouvée par elles et accomplie par nous, ses autres
passions, telles que la coquetterie et l'amour-propre, ne sont que
secondaires. La financière se donne des diamans ; la villageoise,
un habit de couleur vive et, si elles aiment et sont aimées, elles
sont également bonnes et heureuses. On a tout quand on ne
désire rien ou quand les désirs sont faciles à satisfaire. La
femme-mère transporte tout son être dans son amour pour ses
enfans. Malgré elle, c'est pour eux qu'elle existe. Son époux en
est presque jaloux ; elle se reproche presque une infidélité ; mais
le premier sourire du nouveau-né les avertit que cette division
d'amour n'en a point affoibli le sentiment. Tout est miracle
dans la création. L'enfant voit la cause secrète de la passion des
amans-époux ; sa naissance est le résultat de leur amour, et il est
encore, quoique très indifférent et passif, l'objet de leur ten-
dresse extrême. Oh ! que l'homme aimé est bien sûr de sa
femme quand il laisse entre ses bras un aussi cher surveillant !
L'homme assez osé pour adresser des vœux impifrs à la mère
en exercice du plus saint ministère, donne une des plus fortes
preuves possibles de scélératesse. Le plus grand supplice d'une
196
mère doit être celui de voir, au milieu de la famille de son
époux légitime, l'enfant d'un second père qu'elle n'a aimé qu'un
moment par caprice. Ce moment funeste, quoique suivi de
mille soupirs étouffés, est inexpiable. Le dernier terme de la
coquetterie des femmes est de cacher leurs enfans pour nous
promettre des prémices. La femme vieillie et hors d'âge mérite
autant notre reconnaissance que la terre fertile qui se repose
après la moisson. La nature inflexible semble l'abandonner
dans l'âge de la stérilité. Réparons par nos soins cette injustice.
Le moule précieux qui a produit Apollon et Vénus doit-il être
brisé et sa poussière jetée au vent ? Non, c'est un type respec-
table pour l'artiste reconnaissant. De même, la femme surâgée
ou surannée mérite encore nos égards si elle est bonne et sensée ;
mais, assez souvent, elle oublie qu'elle ne régna que par sa
beauté ; que cet empire étant détruit, celui de la raison doit être
son partage. Il est difficile aux femmes de renoncer à l'amour;
chez elles, le besoin d'aimer est, je crois, plus fort que celui
d'être aimée ; ce qui le prouveroit, c'est leur instinct à la coquet-
terie lorsqu'elles sont jeunes ; c'est leur penchant à la dévotion
quand elles sont vieilles. — Oui, madame, disoit Diderot à une
vieille qui le consultoit : baisez, baisez les pieds du Christ si l'on
cesse de baiser vos mains, (i)
Plutarque compare ingénieusement la femme à la musique
vocale, comme choses précieuses ou abusives. Voici le passage
traduit par Amyot : « La poésie ayant accommodé à la parole
le chant, la mesure et la cadence, en a rendu ce qu'il y a de
profitable plus attrayant et plus émouvant, et ce qu'il y a de
plus dangereux, plus malaisé à s'en garder. Aussi la nature
ayant orné la femme de gracieux attraits, des yeux, douceur de
parole et beauté de visage, lui a donné de grands moyens, si
elle est impudique, de décevoir l'homme en lui donnant du
plaisir et, si elle est honnête et pudique, de gagner la bonne grâce
et l'amitié de son mari.» — Il résulte, des observations générales
contenues dans ce chapitre, que nature contrariée ne produit
que des métis, des monstres, que tout est chimie dans la nature
et qu'il n'est rien en dehors des lois chimiques.
(i) Je ne sais si je n'ai pas déjà rapporté ce mot dans un de mes précédens ouvrages. (G.j
197
CHAPITRE LIV
TOUT EST CHIMIE
Le grand artisan de l'Univers a tout créé. L'homme ne
peut, dans ses procédés chimiques, que décomposer, analyser,
et recomposer en admirant la puissance infinie de celui qui
dit : « Chaque chose aura sa nature incorruptible, car mélange
ou changement dans les quantités n'est pas corruption. Chaque
substance sera plus ou moins amie ou ennemie d'une autre
substance. Chaque substance aura sa propriété qu'on nommera
instinct dans les corps animés. Chaque mélange (et ils sont par
millions de milliards) imposera un caractère ditîérent et plus ou
moins déterminé à chaque être animé ou inanimé, selon que
prédominera dans sqn être telle ou telle substance. Chaque
détermination de caractère d'une chose faite proviendra (car
Dieu lui-même ne peut faire qu'une chose soit ou ne soit pas)
de la nature des substances dont celte chose est formée. Dixit
et hoc factinn fuit.
Disons donc : i^ Tout est mixtion chimique dans la nature.
Rien n'est un que Dieu, qui est partout, qui est outre nature,
quoique inhérent avec la nature;
2" Dieu même est une substance pure, mais chimique, car
pour être il faut être quelque chose;
3" Tout ce qui est mixtion commence et finit, parce qu'il y
198
a combat entre les choses diverses. Dieu seul, qui est pur et un,
n'a pas eu de commencement et n'aura pas de fin. S'il devait
linir il auroit commencé. S'il avoit commencé, un plus puissant
que lui l'eût créé;
4*^ Un rayon divin anime toute la nature; ce rayon n'est
pas Dieu, mais une émanation de son essence suprême ;
5° Tout périt et renaît dans la nature; le soleil périra s'il
n'est restauré à mesure qu'il darde ses feux;
6° Toutes les substances, môme les plus dures, ont une
odeur qui prouve qu'elles exhalent sans cesse une partie d'elles-
mêmes. Une boule d'airain, grosse comme la terre, aurait une
odeur qui prouverait qu'elle s'évapore continuellement, que la
boule se consume et seroit un jour consumée totalement ;
7° Un corps qui est privé d'odeur est aussi privé de mouve-
ment et de vie, dira-t-on; oui, mais ce phénomène n'existe pas.
— Si l'odeur et le mouvement sont la vie, un cadavre est donc
vivant ? — Je réponds que le cadavre est mort au présent, mais
en travail pour l'avenir; bientôt il produira d'autres êtres vivans.
11 semble qu'un être volumineux a le droit, en mourant, de
produire mille petits êtres et que mille petits êtres coopèrent à
former l'être volumineux. — Qu'est-ce qui lie les parties d'un
être ? — On ne le sait ; c'est son existence ; c'est parce qu'il est,
qu'il est. — Quelle est la plus petite parcelle de la matière ? —
Celle qui n'est plus visible même aux yeux du céron; néan-
moins, elle est toujours parcelle ou atome;
8^ Dire comment la nature s'y prend pour diversifier
l'odeur de divers individus est impossible : c'est son secret. La
punaise nous empeste; le castor, la belette sentent le musc.
C'est après avoir étudié, analysé les substances de ces animaux
que la chimie trouvera peut-être le pourquoi, car tout est soumis
à la chimie ;
g"* Si l'homme étoit voué à la nature, il sentiroit une femme
de loin ; il sauroit si elle désire ou ne désire point. Un aveugle
qui n'auroit jamais pris de tabac, pourroit peut-être dire : « Ce
salon est rempli d'hommes ou de femmes », à l'évaporation qui
doit être différente entre les deux sexes (i). Voici ce que
(i) Je dis que pour vérifier cette expérience, il ne faut pas avoir l'odorat blasé par le
tabac. ((■,.)
199
M. de Galonné (i) me conta : Jadis, en route, en revenant de la
Flandre où il était intendant, aux portes de Péronne, il me
demanda si j'avois du tabac plus que ma tabatière. — Non, lui
dis-je. — L'année dernière, me dit-il, j'y fus pris. Mon valet de
chambre avoit mis quelques livres de tabac de Dunkerque sous
ma voiture, à mon insu; je dis aux commis que je n'avois pas
de tabac ; on sourit, on me pria de descendre, le tabac fut trouvé,
confisqué et je payai l'amende, car, comme intendant de cette
même ville, je devois payer d'exemple. « Comment, Monsei-
gneur, me dit le chef, vous avez du tabac et vous fermez les
glaces de votre voiture ! Le commis qui, le premier, y met le
nez, n'a jamais pris de tabac et il n'y en auroit qu'une demi-
livre qu'il le sentiroit. Nous avons d'ailleurs des chiens qui nous
avertissent et qui ne s'y trompent jamais ! « — Que de ruses et
de contre-ruses il faut aux hommes quand ils sortent du cercle
tracé par la nature !
10° Les bêtes sentent leurs femelles et ne s'y trompent
point. Leur jugement est un, le nôtre est cinq. Par nos cinq
sens, un homme compte pour cinq bêtes qui n'ont (par leur
nature) qu'un sens exquis. Une, l'odorat : c'est le chien. Une
autre, le tact : c'est l'araignée. Une troisième, la vue : c'est
l'aigle. Une quatrième, le goût : c'est le cochon. Une cinquième,
l'ouïe : c'est le rossignol {2). L'homme qui réuniroit ces cinq
qualités sensuelles au même point que ces cinq bêtes, seroit
l'homme parfait. (Toutes les bêtes ont un sens supérieur quoique
nous n'ayons désigné que cinq animaux.) Aussi, en parlant de
nos sens, nous ne sommes pas fiers; nous disons : Celui-là
flaire comme un chien de chasse ; cette femme a le tact délié de
l'araignée ; cet homme a l'œil d'un aigle ; tel autre est gourmand
comme un cochon et le chanteur Colifichet chante comme un
rossignol ;
1 1'' Oui, tout est chimie. La musique (au figuré) est la chi-
mie des oreilles; la peinture, celle des yeux; la cuisine, celle
des gourmands; la parfumerie, celle de l'odorat; la profession
(i) Ch.-Al. de Calonne, successivement avocat, procureur général, maître des
requêtes et intendant, investi cnlin par Louis XVI, à la suite dune intrigue, des fonctions
de contrôleur général (1734-1802).
(2) Je donne le plus parfait, l'ouïe, au rossignol, comme au music icn le plus naturel.
Mais que de choses il ignore en musique ! (Ci.)
des instrumens doigtés, celle du toucher. De même, en morale
et en politique, c'est de l'amalgame des sentimens moraux que
résulte l'accord entre les hommes. La politique est mauvaise si
elle ne trouve le milieu entre la nature pure et celle, conven-
tionnelle, des sociétés d'hommes.
iS
CHAPITRE LV
ON JUGE SOUVENT D'UNE CHOSE
PAR UNE AUTRE
La liberté politique rend l'homme vrai, comme les chaînes
de l'esclavage le rendent menteur. Faire des esclaves, c'est créer
des traîtres, des assassins et des empoisonneurs. Le traître vit
en-dedans de lui-même avec ses noires pensées; l'homme libre
les manifeste toutes, bonnes ou mauvaises. L'acerbe franchise a
disparu avec Lacédémone ; depuis la chute de Sparte les
hommes sont convenus d'être polis pour ne point se blesser visi-
blement, mais pour s'assassiner dans les ténèbres. C'est par
leurs intérêts qu'il faut juger les hommes plus que par leurs dis-
cours : c'est par les accessoires qu'il faut aller au principal ;
cette marche rétrograde convient à la foiblesse humaine. Nous
connoissons mal les substances primitives, les principes des
choses ou les causes premières : c'est en observant les effets que
nous remontons aux causes. En morale, l'homme se cache par
le masque de la politesse et du mensonge ; percez cette écorce,
vous retrouverez l'homme. Ivre de vin, de colère ou d'amour,
son manteau se détache, l'homme retombe sur lui-même, et
l'on ne sait alors s'il rougit d'avoir menti, d'être déçu ou d'être
\'rai. Venons à des preuves plus matérielles. En entrant dans
une maison où vous êtes connu, la mine des domestiques vous
dit comment vous êtes avec les maîtres. On juge de l'honneur
ou de la dégradation d'un homme par ce qui le touche de plus
près. Celui qui manque de respect envers ses vieux parens
découvre à la fois la bassesse de son extraction et de son éduca-
tion négligée. L'amour de l'or, ce signe représentatif des jouis-
sances, existe en nous en proportion inverse de notre fierté et,
souvent, de notre probité. On achète tous les hommes, excepté
celui qui s'estime plus que les richesses et la considération fac-
tice qu'elles donnent.
On discute encore sur les mœurs et les opinions de
J.-J. Rousseau. Je trouve la force de son caractère dans celle
qu'il eut de mépriser tout ce qui corrompt le cœur et de rester
ami des choses simples. Toujours il fut affable avec les petits et
fier avec les grands ; il voulut être pauvre et roturier, quand
tous voulaient être riches et nobles. — C'étoit pour se distinguer,
vous dit-on. — Soit, je suis loin de croire qu'il manquât
d'amour-propre; mais le sien étoit aussi indépendant que celui
des autres étoit servile. Dans son temps, d'autres hommes
célèbres furent estimables, sans doute; mais Rousseau seul eut
le courage de mépriser les richesses et les fauteuils académiques
qu'il pouvoit posséder dans un temps où les idoles étoient le
plus en vénération. Ne lui étoit-il pas permis de dire : « Je ne
suis fait comme aucun autre », quand il faisoit ce que nul autre
n'avoit le courage de faire? Passons-lui au moins le plaisir de
s'en vanter et d'en être fier.
Rien de plus délicat dans le monde moral que la vertu du
sexe, auquel l'honneur des époux est attaché. Le dernier degré
d'avilissement est dans celui qui trafique de sa femme et de
l'honneur de sa famille. Reconnoissez l'indigne époux qui veut
vous vendre sa femme ; il prend d'avance avec vous un ton de
cousinage. Nous sommes amis, nous sommes parens, dit-il en
riant et en vous claquant dans la main ; l'infâme se croit peut-
être philosophe, tant on abuse des choses saintes. Le bon ou le
mauvais succès d'une pièce de théâtre n'est pas toujours bien
décidé après la première représentation ; en telle circonstance,
pour être instruit de son sort, souvent j'observois les mines :
l'une me disoit oui, l'autre non, une autre : j'en doute. Un
2o3
assez bon indice de réussite est de rencontrer la mine triste
d'un rival affligé. S'il vous dit qu'il est malade, c'est souvent
parce que vous vous portez bien. Si le public d'hier ne l'avoit
pas applaudi, il le trouveroit insensé de vous applaudir aujour-
d'hui. Que le fou d'Athènes étoit heureux! Tout ce qui arrivoit
dans le port étoit sa propriété. Les auteurs ne sont pas encore
assez -fous pour éprouver cette satisfaction ; cependant, ils
approchent de ce genre de folie, car souvent ils disent : '< Tel
trait qu'on applaudit est pillé de mes ouvrages, tel autre est
dans mon portefeuille. »
On ne me fera pas le reproche, qu'on adresse ordinai-
rement aux moralistes, d'oublier la belle moitié du genre
humain; venons donc à notre refrain : parler des femmes, c'est
parler d'amour; car les bonnes et les méchantes sont telles
parce qu'elles plaisent ou ne plaisent plus. La méchante femme
est d'autant plus dangereuse qu'elle joint la douceur de la
séduction c\ la perfidie. Oui, si vous apercevez quelques nuages
dans l'amitié que tel de vos parens ou de vos amis avoit
l'habitude de vous témoigner, adressez-vous de suite à la
méchante bavarde qui a actuellement sa confiance, et priez-la
de vous réconcilier. A travers ses protestations d'estime pour
vous, remarquez sa honte; c'est elle qui vous a calomnié. C'est
l'amour qui donne aux belles leur grand ascendant sur nous.
Ce que nous leur demandons le plus généralement est si singu-
lier que souvent le demandeur est plus honteux que celle qu'il
sollicite. Quand nous leur disons : « J'aime tout en vous, depuis
le bout de vos cheveux jusqu'au bout de vos pieds », elles savent
que c'est pour descendre ou monter qu'on fait ce long détour.
C'est dans leurs yeux, dit-on, qu'il faut savoir lire : ne vous y
fiez pas trop; par réminiscence de sensations, ils parlent sou-
vent pour un absent que vous remplacez momentanément.
\|me d'Houdelot pensoit à saint Lambert quand Jean-Jacques
l'électrisoit de ses discours amoureux; et quand il la pressoit
trop vivement, elle disoit : « Saint Lambert nous écoute. »
Elle se servait de l'un pour s'occuper de l'antre. Pauvre Jean-
Jacques! ignorois-tu qu'une femme amoureuse d'un autre joue
avec notre cœur comme la petite lille avec sa poupée?
La paiitoniiine J'iinc coquette, même d'une femme qui
204
aime véritablement, est comme le miroir à facettes qui multi-
plie et colore de cent manières l'objet devant lequel il tournoie.
L'homme insensible aux mystères mythologiques du sexe et de
l'amour repose, il est vrai, dans une belle quiétude. Mais que
son bonheur est tiède ! Pour lui, l'Univers est sans créateur : le
premier des athées fut celui qui ne vit dans la créature femelle
qu'un objet passif destiné à ses plaisirs. Dans son langage liber-
tin, Piron disoit : « L'amour commence par les yeux; Tabcès
se forme au cœur et crève un peu plus bas. » C'est l'histoire en
abrégé de la plus terrible des passions ; mais que ses détails
moraux sont multiples ! Ce que Piron nomme abcès est la
foudre qui écrase ou vivifie. Nul de ses coups n'est perdu; tou-
jours ils sont suivis du bonheur ou du malheur de quelqu'un ;
souvent le bien, puis le mal se succèdent. Chez l'homme, espérer
pour jouir, jouir pour regretter semblent être les deux parties
égales d'un cercle toujours en mouvement de rotation.
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CHAPITRE LVI
JE NE PROFESSE PLUS, JE xM'AMUSE
Malheur à l'artiste maniaque qui professe trop longtemps
son art pour occuper ses vieux ans! Tel que l'écrivain qui pro-
longe trop un grand ouvrage, il se répète, devient foible, sort du
ton général, quand il devroit être fort, concluant et conserver
l'unité. Quittons notre talent principal avant qu'il nous quitte;
c'est par lui qu'on nous juge et qu'on nous jugera. Ne donnons
pas de regrets à nos amis, des armes à nos ennemis en dimi-
nuant une réputation méritée par des efforts languissans, dont
le produit ne peut être que médiocre. O vérité trop constatée ! Il
est dans l'homme une puissance générative qui vivifie ses pro-
ductions dans le jeune âge, et cette force motrice est-elle à son
déclin ?... N'inventons plus, récapitulons. Ce retour sur soi-
même a des charmes pour la vieillesse. Qui peut, sans atten-
drissement, se remémorer son premier songe d'amour? Les
productions du génie viennent de la même source. On produit
quand on aime, comme on aime pour se reproduire. Je ne
professe plus, je m'amuse. On me demande souvent pourquoi je
ne fais plus de musique ; je renvoie les questionneurs à la pré-
face de mon livre De la Vérité, où j'ai détaillé mes raisons. Je
sais que, pour le faire bien, l'homme ne doit exercer qu'un
état. Non seulement pour le faire bien, mais pour que ses amis
sachent par où le défendre contre ses envieux. Je sais que celui
qui se divise n'est plus que des fractions d'un tout et qu'il vaut
mieux être un fort que trois foibles pour être cité. Je sais encore
que l'auteur qui a produit des œuvres dans divers genres n'est
principalement remarqué que par un genre, un ouvrage, sou-
vent par celui de son début dans le monde... Mais il n'est pas
moins vrai que l'homme qui a beaucoup réfléchi, qui a rap-
proché en un faisceau à peu près toutes les branches de l'arbre
unique des sciences, parce qu'il a été forcé de les parcourir
pour exceller dans celle qu'il a professée avec distinction, doit,
vers la fin de sa carrière, apercevoir mieux qu'un autre ce
grand tout qui se déroule à ses yeux en long souvenir. Oui,
l'homme chargé de jours et d'expérience doit à ses semblables
le bref résultat de ses longues veilles : s'il ne peut plus entre-
prendre un grand ouvrage, qu'il nous donne la table des
matières des idées qui l'ont accompagné à travers tout un
siècle : ce legs est inappréciable, il dit beaucoup en peu de
mots. J'aime les courtes phrases. J'aime l'expression dont se
servent les nègres pour indiquer tout ce qui est imposant dans
la nature. Ils disent : papa lion, papa canon, papa soleil...
Jeunesse, respectez vos pères; ils lisent dans vos regards le
passé et le présent qu'enfante votre avenir.
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CHAPITRE LVII
RETOUR SUR SOI-MEME
Il est certain que, malgré soi, chacun de nous est envers
les autres comme dix est à un. Le contraire étabiiroit mieux
l'harmonie sociale; mais la nature veut que chacun soit son
principal protecteur, et le distique latin (non de deux vers, mais
de deux mots) le plus connu dans tous pays, même des cuisi-
nières, est sans contredit primo mihi, et notre premier centre,
c'est nous; nous partons de là pour aller aux autres en rayons
divergens; et en rétrogradant suivant ces mêmes rayons, nous
revenons à nous ; nous aimons les autres en nous aimant, et
pour nous aimer. Tous nos mouvemens, toutes nos pensées
prouvent cette vérité dont notre conversation est le résultat. Le
propre de l'amour sacré, du véritable amour, est d'aimer hors
de soi : tels sont l'amour divin et l'amour maternel. Celui de
l'amour-propre est d'aimer en soi (i). Aimer Dieu conduit à tous
les biens de cette vie et de celle que nous espérons après notre
mort. 11 ne manque rien à celui qui est pénétré de l'amour pur.
Fût-il privé de tout, n'eût-il qu'un souffle de vie, il a tout, il
repose dans sa source. L'amour-propre nous sépare de Dieu et
'i'amour. (G.)
if placé avant
itil .haiifje .Hlwolinnenl ro.^ dt
;o8
des hommes; l'égoïste est seul dans l'Univers, il n'a ni parens
ni amis. Quand on aime, on est aimé, la conséquence est juste.
L'homme de bien jouit seul du présent, est sans regrets du passé
et ne redoute point l'avenir. Quand on n'aime pas ou qu'on
n'aime que soi, on est haï; la conséquence est encore juste. Le
méchant souffre dans le présent, regrette le passé et redoute
l'avenir.
Malgré la condition sublime et intime du bonheur que
donne la piété, pourquoi donc si peu de gens en prennent-ils le
chemin? C'est leur nature ou leur éducation qui s'y oppose.
Dominés par des humeurs acres ou par des humeurs douces,
les passions haineuses ou aimantes sont notre partage. Le ton
du siècle influe aussi sur l'homme imitateur ; mais alors c'est le
loup qui se fait mouton ; c'est Tartulfe qui prend le masque de
l'homme pieux. Dans la morale, il n'est point de bonne imi-
tation, il n'en est pas une sans grimace. Nous sommes ce que
nous sommes, bon gré mal gré, c'est l'ordre suprême de la
nature. Nous et nos œuvres sommes et sont forcément le pro-
duit d'une nature universelle, modifiée par les qualités et les
quantités. Lisez les écrits du méchant, je veux dire de l'homme
rongé du fiel de l'amour-propre : il dit du mal de tout le
monde, excepté de lui ; on sent qu'il dit le mal avec plaisir et
le bien avec regret. En disant le bien, qu'il n'ose quelquefois
désavouer, il est en souffrance et le poison haineux qui est en
lui s'échappe par quelqu'expression ironique, satirique ou
cynique. Chez lui, le bien porte toujours un correctif qui
l'atténue; mais il ne tergiverse pas pour dire le mal; il part
d'une source abondante. Après l'âge des passions, un retour
vers la foiblesse est naturel : alors il devient bigot, après avoir
été un impie ; mais c'est toujours le même homme ; dominé par
les mêmes humeurs, il a seulement retourné sa médaille
morale, il est le vice-versa de son être antérieur; il ridiculisoil
les gens pieux ; aujourd'hui il flagelle les philosophes, et lui-
même pour avoir appartenu à leur secte. A quoi reconnoître
les hommes et, notamment, les écrivains qui s'efforcent de
paroître ce qu'ils ne sont pas ( Aux efforts mêmes qu'ils font
pour nous persuader. Amour, sensibilité sont leurs mots favo-
ris, et le lecteur attentit lit, à chacune de leurs pages, haine et
201J
insensibilité. \\s affectent encore d'être les législateurs du bon
goût et d'être sensibles aux charmes de la musique : il n'en est
rien; c'est la tendresse et l'amour qui distinguent les âmes
douces et affectueuses; eux, au contraire, sont forcément ce
qu'ils doivent être, c'est l'émanation de notre conscience.
L'homme qui n'a ni rien fait ni rien écrit n'est encore qu'une
abstraction. A présent que je suis presque hors de lice, je jette
avec curiosité un coup d'œil rétrograde sur mes œuvres musi-
cales et philosophiques. Dans mes premiers ouvrages de
musique, je remarque la chaleur, les élans de la jeunesse et le
sentiment vital qu'ils donnent à nos compositions. Je vois peu
à peu, dans les ouvrages subséquens, cet enthousiasme se
rallentir, les écarts devenir moins fréquens, mais aussi les
beautés hardies se perdre et s'atténuer. C'est comme une
gamme descendante qui suit le degré de l'âge qui se mûrit en
perdant de sa sève première. Je remarque la même gradation
ou dégradation dans mes œuvres de littérature. Mes Essais sur
la musique, que j'ai écrits à quarante ans, ont plus de vie, mais
sont moins profonds et surtout moins utiles que mon traité sur
la Vérité, composé à cinquante. Cet ouvrage-ci, commencé
vers ma soixantième année, n'est qu'une récapitulation d'idées
propres à l'âge avancé. Quand je quitterai cette vie, dans
quelqu'instant que la nature me reprenne son dû, cette œuvre
peut se terminer avec moi sans lacune. C'est une espèce de
polype littéraire qu'on peut couper partout et qui partout se
rejoint, parce qu'il ne traite que d'un seul et grand objet dans
toutes ses parties et sur toutes ses faces.
CHAPITRE LVIII
LES BONS MEURENT-ILS PLUS TÔT
QUE LES MÉCHANS?
Le proverbe le dit, et les proverbes ont souvent raison.
Mais il ne dit ni comment ni pourquoi il en est ainsi : c'est ce
que nous allons rechercher.
I** Pour que le proverbe dise vrai, il faut que les foibles
soient les bons et les forts les méchans, ce qui jetterait une
défaveur sur la nature, qui ne se trompe jamais. La division de
bon, médiocre et de mauvais se trouve partout dans la nature :
donc il doit mourir, au moins, deux foibles sur un fort, quoi-
que les premiers se ménagent et que les seconds abusent de
leur santé.
11° Dans les diverses espèces, la durée de la vie animale
n'est pas dans la force individuelle : la carpe vit cent ans et le
cheval ne vit pas la moitié d'un siècle. La vie a donc une
longévité proportionnelle à la force du germe qui met plus ou
moins longtemps à croître et à décroître.
111° Chez les hommes, les foibles ne sont bons que par
effet de calculs; ils sont dépendans des forts et, alors, gare
l'hypocrisie! Elle naquit entre la force et la foiblesse.
IV" La seule puérilité innocente commande par sa foi-
211
blesse. Autrement, jetez un homme foible parmi de plus foibles
que lui, il devient fort respectivement à la foiblesse des autres.
Sera-t-il bon, raisonnable? Non, ce sera un tyran; il faut de la
force pour être bon par nature et non par dissimulation. La
foiblesse doit donc être régie par la force ; c'est une loi de
propriété de l'esprit et de la matière. On ne peut croire que les
non-propriétés l'emportent sur les facultés réelles.
V^ C'est par la force des lois et de l'éducation que le foible
devient aussi puissant que le fort. Par cette protection civile, le
foible de corps, mais fort d'esprit et d'animosité, l'emporte sur
le fort qui dédaigne la protection. On voit alors l'enfant à la
mammelle gagner un procès contre l'homme formidable.
Quelle foule d'erreurs on anéantira si l'on parvient à classer les
hommes d'après leur nature et leurs facultés, révélées par leurs
œuvres et leurs procédés d'action ! Si nous représentons par le
nombre lo l'individu à son apogée le plus désirable, il est foible
quand il n'est que i, 2 ou 3. S'il est 4, 5 ou 6, il est au médium
des facultés; 7, 8, 9, 10, il est plus ou moins au complet (1).
Après avoir entendu raisonner ou déraisonner quelqu'un, on
pourra donc lui assigner un numéro ; ce sera un nouveau mode
de langage pour les adeptes dont l'homme numéroté en plus ou
en moins sera soumis sans s'en douter. J'aime les nombres
autant que Pythagore les aimoit; tous les rapports possibles
sont là ; ils sont les représentans de toutes choses : voilà tout
ce que je sais des mathématiques et, néanmoins, je les aime.
La grande habitude de la parole, surtout dans ceux qui
improvisent en public ou dans leurs écoles, et qui sont obligés
de parler, vaille que vaille, quand ils ont entamé leur discours,
contracte la malheureuse habitude de parler avant d'avoir
pensé. (Ce n'est assurément ni de Fourcroy (2), ni de Cuvier
dont je veux parler : ils improvisent mieux que beaucoup
(i) Dans un autre endroit de ce livre, j'ai assigné le nombre un à l'homme le plus
simple et le plus prés de la nature. Ici. je donne di.\ au meilleur homme, et des unités en
mnins à ceux qui s'éloignent de la perfection. Ceci prouve que les nombres (abstraits par
eux-mêmes) se prêtent à merveille à tous nos systèmes. Disons de plus que l'homme naturel
fist un par sa simplicité native et que le meilleur homme forme à la société est dix. vu
la multiplicité des facultés qu'il exerce envers les autres pour être ce qu'il est. (Ci.)
(2) Antoine-François, comte de Fourcroy, chimiste, professeur de chimie au Muséum,
à la Faculté de médecine et à l'Ecole polytechnique de Pnriv, mi des savants les plus
éminents du temps, professeur incomparable (1755-1809).
d'autres n'écrivent.) Toutes ces machines à paroles sont tout
au plus numéro 5. J'aime ce couplet de Sedaine dans le Comte
cVAlbei^t. Sedaine a souvent plus de force et de raison dans un
couplet d'opéra-comique que beaucoup de philosophes n'en
mettent dans un volume ; le voici :
Quand j'entens un homme sensé
Qui parle après avoir pensé,
•* Comme j'estime sa personne!
Mais un bavard qui déraisonne
Et qui jase ab hoc et ab hac,
Je le méprise
Et je le prise
Moins qu'une prise
De tabac.
Pour en revenir à notre question, considérons que la
disparition d'un méchant fait peu de sensation, s'il est petit et
foible; s'il est fort de caractère et d'immoralités, c'est une sensa-
tion de bien-être passager qu'on s'efîorce de bannir de sa
mémoire avec l'indigne objet qui la fit naître. Mais l'homme
utile, l'homme bon qui disparoit de ce monde, laisse une forte
impression par les regrets qu'il cause. Le premier est une
chenille ou un serpent écrasé sous le pied du voyageur; le
second, c'est un protecteur qui laisse en souffrance tout ce qui
agissoit, qui s'opéroit par lui. Y-a-t-il plus de créatures humaines
depuis 1 jusqu'à 5 que depuis 5 jusqu'à lo? L'état de notre
moralité répond à cette question. Les méchans, les intrigans et
les amoureux de l'or sont si communs dans notre grande ville
qu'ils aspirent à nous faire croire que nous pensons et agissons
tous de même. Un La Fontaine, un homme bon est pour eux
un être abstrait qu'ils ne comprennent point et dont ils révoquent
en doute l'existence. D'abord, depuis i jusqu'à 3, il y a à peu
près nullité de moyens. Ensuite, depuis 3 jusqu'à 5, sont les
métis. Depuis 5 jusqu'à lo sont les physiquement forts, mais
mal éduqués et mal placés par les circonstances. Vient ensuite
le chapitre des accidens, des infirmités, des maladies chro-
niques, des mauvaises combinaisons d'humeurs respectivemient
aux localités (i).
(i) Qui doute qu'un crapaud, brillant de sanlé, dans un marais putride, ne périsse
dans des élémons purs? (Cr.)
12 1 3
On voit que dans les dix unités désirées, il en est huit
mauvaises ou suspectes et perdues pour le bien. Cette mince
quotité paroit désespérante pour la sagesse et la philanthropie;
néanmoins, trois hommes purs sur mille suspects ont une force
d'ascendant qui doit un jour (jour solennel !) régir tout le reste
par l'empire de la vérité. L'ordre moral est fixé chez tous les
animaux qui vivent en société et cet ordre est invariable. N'est-
il que l'homme qui ne puisse parvenir au terme de perfectibilité
qui lui soit le plus convenable? Mais, dira-t-on, les abeilles, les
fourmis, les oiseaux se battent et se tuent ; la loi du plus fort
est partout la loi qui décide. — Oui, mais au moins les époques
désastreuses sont brèves et l'ordre bientôt se rétablit : il y a,
pour ainsi dire, chez eux un ordre dans le désordre. Mais la
haine, la dispute entre les hommes sont éternels comme leur
amour-propre ; ils ne cèdent que pour guetter l'instant d'une
vengeance inextinguible ; et comme entre deux combattans il y
a toujours un battu, les haines se perpétuent entre les individus,
enti'e les familles et les nations. Tous les empires et leurs gou-
vernemens, renversés tour à tour, prouvent une instabilité
accablante pour tout homme qui réfléchit. On ne sait encore si
l'homme est plus heureux étant libre ou muselé. Ce problème
(unique par son importance) est encore irrésolu. Libres, ils se
tuent ouvertement; muselés, ils s'empoisonnent clandestine-
ment. O race humaine qui veut tout, qui peut beaucoup et qui
perd presque toi^jours d'un côté ce qu'elle gagne de l'autre!
Allez donc à l'école des bêtes! Là, vous trouverez des règles
établies sur la nature des êtres, du chaud, du froid, des .saisons,
des équinoxes et des solstices divers. Profitez-en, devenez régu-
liers. Par amour-propre, ne poussez pas toujours en avant
quand la nature vous pousse en arrière. Soyez franchement ce
que vous êtes, et croyez que votre calcul est erroné quand vous
vous parez d'une seule unité qui ne vous est pas acquise de
droit. Il n'est que l'instruction, devenue alors plus générale,
qui puisse rectifier l'homme. O combien les ennemis de la
philosophie .sont impics quand ils poussent en sens contraire
de la perfectibilité et de l'abnégation des préjugés, tous funestes
sans exemption, ou pouvant devenir tels quand les peuples sont
désabusés! .Te ne dis pas qu'il faille braver les préjugés reçus et
214
tout renverser en un moment, lois civiles et morales : c'est
l'inexpérience qui opère ainsi ; mais tolérer en instruisant, pour
parvenir insensiblement à plus de perfection, est la marche
qui convient à l'ignorance qu'on éclaire et à la sagesse qui
dicte des lois. On ne parviendra jamais à réprimer tous les
vices; mais, je le demande, est-ce dans l'état d'ignorance ou
de sagesse qu'on abuse le plus? Demandez aux voyageurs
qui se sont vus parmi une horde de sauvages ce qu'ils pen-
sent de l'ignorance dominatrice; ce que c'est qu'un peuple
qui commet tous les crimes pour assouvir sa faim et sa soif;
qui mange son ennemi prisonnier en attendant que d'autres
le mangent à son tour. Qui, avec connoissance de cause,
rapprochera ces deux positions morales sera persuadé que
les vérités ou les préjugés ne sont pas comparables dans leurs
résultats.
La science n'est abusive que chez les demi-savans que
l'amour-propre exaspère; et la sagesse parvenue au point dési-
rable sera la première à condamner les demi-savans, comme la
chimie expérimentale réprouve les alchimistes et comme la
vraie dévotion est ennemie des faux dévots et du fanatisme. —
Oui, mais l'esprit, les gens d'esprit, ceux qui sont échauffés de
cette fièvre continue qui les pousse sans cesse au delà du but,
qu'en ferons-nous? Ne faut-il pas convenir que l'esprit exalté
nous montre toute chose comme les objets vus à travers un
prisme? Je réponds encore de même que le seul moyen de ne pas
être dupe des faux savants, des faux dévots et de tous les esprits
superficiels est tout entier dans la sagesse qui ne prétend jamais
savoir ce quelle ignore. Les demi-savans, les bavards à préten-
tions, les semi-sots (comme je les ai appelés ailleurs) sont une
peste dont l'instruction véritable peut seule nous guérir. PIu-
tarque était sage en ordonnant à ses élèves de se taire et d'écou-
ter pendant plusieurs années avant de parler (i). Je suis per-
suadé que c'est l'unique méthode de faire des hommes du
premier bond. Aujourd'hui, l'on voit trop de beaux parleurs à
prétention, et pas un qui dise ce qu'il devroit dire, et comme il
devroit le dire. Réprimons leur jactance, jouons-les sur la scène
(i) Ce n'est pas Plutarque, mais Pythagore qui imposait à ses élèves un silence de
sept années.
2l5
comique, critiquons-les dans les journaux, mais ne confondons
jamais le talent modeste et véritable avec celui du fat épris de
lui-même. La sagesse est autant loin de la vanité que Dieu qui
a tout fait par sa seule votonté) est loin de l'ostentation mon-
daine. Pour clore ce chapitre, il faut encore en revenir à la loi
par excellence : Connois-toi. Qui, en effet, décidera quelle est.
où est la vraie sagesse? Qui? l'opinion générale, la notoriété
publique ; elle seule nous dit tout, nous apprend tout ; car
aucun de nous, judex in propiia causa, n'a le droit de se juger
soi-même. — xMais, dira-t-on, connoissons-nous bien l'opinion
publique quand il s'agit de nous? Oh! que oui. Elle n'est pas
dans les complimens que nous font ceux qui attendent quelque
chose de nous. Elle n'est pas dans le folliculaire qui vous loue
pour faire enrager votre rival qu'il déteste. Elle n'est pas dans le
jugement de votre maîtresse, de votre père, de votre mère, de
votre femme, de vos enfans. — Où est-elle donc? Elle est
partout, quoiqu'elle ne soit nulle part en totalité. Elle est dans
le serrement de main de celui qui vous rencontre fortuitement
et qui n'a nul intérêt de vous flatter. Elle est dans votre femme,
vos enfans, vos parens, vos amis et surtout parmi vos domes-
tiques qui vous ont observés de près, et peut-être avec les yeux
de l'envie. Elle est dans le ton du salut, dans le regard expres-
sif qu'on fixe sur nous quand on vous croit occupé ailleurs.
Oui, l'on voit, on sait comment et combien on est estimé de
ceux mêmes qui ne nous ont jamais parlé de nous. Si nous
prenons en ceci cause d'ignorance, je crains bien que ce ne soit
dans la crainte d'apprendre des autres ce que nous savons très
bien de nous-mêmes. On nous juge comme nous jugeons les
autres. Nos cinq sens nous servent pour connoître l'honnête
homme, les yeux, les oreilles, l'odorat : que dis-je, il embaume
jusqu'à l'athmosphèrc du lieu qu'il habite, comme le coquin
empeste la sienne. Il a beau y répandre les parfums les plus doux,
il dégrade l'ambre et l'encens qui se mêlent à sa moralité
repoussante.
Quand les gouvernemens feront leur principale atiaire de
récompenser et d'avilir les méchans, les bonnes mœurs noîtront.
comme les fleurs du printemps, et l'hypocrisie, qui voudra
contrefaire les bons, sera déjouée par la sagesse, fruit de
216
l'insiruction (i). Répétons donc : i" que les bons meurent
avant les méchans, parce que leur germe vital est plus foible et
moins fourni de substances durables; 2*^ qu'on n'est souvent bon
qu'en raison de sa foiblesse dépendante et méchant en proportion
de sa force dominatrice; mais que si le foible se sent protégé,
aisément son insolence augmente; 3^ que le fort et le foible,
implorés l'un par l'autre, se prêtent volontiers assistance; c'est
le jeu de l'amour-propre par représailles. Rien ne montre
mieux la force des lois que de voir le géant supplier le pygmée;
4° qu'enfin, soit le foible ou le fort, dès qu'il est méchant, il
disparoît de la société sans lui causer une forte sensation, et que
la perte du bon, fort ou foible, laisse après lui de longs regrets.
(i) On ne peut plus aujourd'hui tromper l'homme grossier comme on le trompoit dans
les siècles antérieurs. Cette preuve incontestable du perfectionnement de l'espèce forcera
les hommes encore plus instruits à ne recourir qu'à la vérité. 'G.)
%^.^
16
^mmmtmm
CHAPITRE LIX
MARCHE NATURELLE
La date de notre monde est aussi inconnue que celle de
l'Univers entier. Nous marchons comme et avec notre monde,
qu'on nomme terre, car nous sommes partie intégrante d'icelui.
L'immensité de l'espace est infinie, autant que les nombres,
auxquels on peut toujours ajouter millions sur millions. Le
terme final de l'espèce est plus difficile à comprendre que sa
continuité sans fin. Qu'y aurait-il pour terminer l'espace, un
mur de diamant inaccessible? L'imagination le franchit ei
demande : Qu'est-il au-delà? Quelques têtes exaltées, telles que
les antiques sybilles, Svendenborg et autres, ont prétendu
parcourir l'Univers de globe en globe; félicitons-les. Il reste à
savoir si ces ctrcs prédestinés et philosophiquement universels
n'ont pas divagué comme les sybilles et par les mêmes causes ou
par des causes approximatives. (Voyez le chapitre suivant.)
L'antiquité de notre monde est écrite sur les rochers mieux que
dans nos livres, qui sont de fraîche date. L'histoire, la physique,
l'histoire naturelle et surtout l'imprimerie, qui conserve toutes
nos connoissances, ne datent pas d'assez loin pour que nous
soyons sûrs que les élémens de ce monde n'aient pas subi des
hoiileNcrscmcns innombrables. La UKualité. qui constitue le
bonheur général des hommes, seroit. à coup sûr, plus avancée
en mieux si le globe que nous habitons n'eût pas essuyé des
secousses terribles, après lesquelles il a fallu recommencer de
nouveau à s'instruire, après, néanmoins, avoir passé une lon-
gue filière d'ignorance absolue de quelques milliers d'années :
car le temps que nous comptons n'est jamais qu'une fraction de
l'incommensurable éternité. Il semble que l'histoire de la Tour
de Babel (i) fut une allégorie générale de l'œuvre des hommes.
Il semble que Dieu confonde notre raison quand nous croyons
toucher au but le plus élevé, et que la parcelle spirituelle qui
nous distingue des bêtes n'ait pas assez de force ou n'ait pas reçu
de Dieu une mission assez complète pour nous initier totale-
ment. Travaillez donc, savans, artistes fameux; demain, votre
globe, vous et vos œuvres serez peut-être réduits en poudre.
Oui, l'esprit de l'homme fut de tous temps aussi actif qu'il se
montre actuellement. Pourquoi les remarques que nous faisons
n'auroient-elles pas été faites pendant les siècles antérieurs? Le
soleil, la fermentation n'opéroient-ils pas dans les substances
comme ils opèrent encore? L'oxygène, l'hydrogène, le carbone,
l'azote, la terre et le phosphate, le carbonate n'ont-ils pas en
tous temps composé son être? Y a-t-il une seule prérogative
pour le présent qui n'ait appartenu au passé? Les lumières,
vous dit-on, se propagent lentement. Oui, mais le monde est si
vieux. N'est-ce rien (s'il est permis de compter) que quelques
milliers de siècles écoulés avant nous? Et si seulement, depuis
trois ou quatre mille ans que le globe est généralement tran-
quille, nous remarquons nos progrès, quels progrès n'ont pas
dû faire ceux qui ont traversé des millions de siècles avant
nous! Il semble donc que notre antique planète a été boule-
versée autant que, depuis l'ère du monde connu, nous avons
labouré nos champs fertiles.
Nos prédécesseurs ont recommencé mainte et mainte fois
sur nouveaux frais, comme probablement feront nos succes-
seurs. Parlons donc du nouvel homme, de celui qui date
(i) Un maître expliquoit à son jeune élève le sens que nous attachons au.\ mots .
Substantifs d'histoire et de fable. Un jour qu'il le surprit à mentir, il lui dit : « Mon bel ami,
tu me fais une fable. — Non, je t'assure, dit l'élève, c'est une histoire. » Quelle confusion
dans les mots qui représentent nos idées I (G.)
219
seulement de quelques centaines de siècles; l'autre est perdu
dans la vaste poussière des temps. Je crois que c'est le philo-
sophe Kant qui a dit ceci, qui m'a paru remarquable : « Dans
les sciences, l'homme avance par bonds, puis il recule pour
faire un autre bond; mais il ne recule jamais autant qu'il
s'est avancé, ce qui fait qu'à chaque bond il avance tou-
jours, (i) » Dans le principe de notre ère, l'homme fut simple
et trompé par celui qui le surpassoit en intelligence. Qu'a-t-on
gagné en le trompant? Rien. Il s'instruisit et se révolta, après
quoi on lui forgea de nouvelles chaînes qui le replongèrent
dans l'ignorance, d'où il sortit encore. Que falloit-il au lieu
de le tromper ? Des lois sévères, propres à la société, et force à
la loi. Je ne parle pas des tromperies d'homme à homme,
elles sont inévitables; toujours l'espnt aura la prééminence et
l'ascendant sur la matière, et toujours l'intérêt personnel fera
agir les hommes. Mais les gouvernemens ne doi\'ent pas
tromper le peuple, même en matière de religion. Remercions
le grand Etre de nous avoir créés, la manière n'y fait rien. Tous
les cultes sont bons; point d'idolâtrie surtout. S'il y a trop
d'hommes dans une île pour pouvoir y vivre, ne les égorgez
pas en l'honneur de Dieu ; tirez au sort entre les mauvais sujets
et qu'ils s'en aillent. Peu de prêtres : seulement ce qu'il en faut
pour desservir les temples. Que le peuple ne les paye jamais,
car alors ils exigent trop, ils deviennent trop riches et, au scan-
dale de la religion, il faut les réformer. Paya-t-on jamais pour
aller à la cour des rois? Il est honteux de payer le culte de
Dieu; cette dépense nécessaire regarde l'État.
Quelle fut la marche des lumières chez l'homme? 11 essaya
de tout, abusa de tout, compliqua toutes choses et se crut plus
riche à chaque idée nouvelle; mais après avoir trop compliqué,
il sent la nécessité de rétrograder vers la simplicité ; et je crois,
comme Kant, qu'en retournant sur ses pas, il garde l'essence de
chaque bonne chose et ne retourne jamais à son point de départ,
à moins qu'il ne soit replongé dans l'ignorance absolue par une
forte convulsion du globe, physique ou morale. Quelle est la
simplicité, ou, pour mieux dire, l'unité à laquelle nous devons
(i) Leibnitz et Goethe avaient dit, dans un sens analogue, de l'histoire en général,
qu'elle présente des périodes de progrès alternant avec des moments d'arrêt et de recul.
aspirer? N'entrons pas ici, après tant d'autres, dans les divisions
et subdivisions relatives aux divers climats ; disons que l'homme
de tous les pays est ignorant, ou civilisé avec préjugés, ou
instruit. Le premier est une bête qu'il faut museler, le second,
un sot qu'il faut contenir par le frein des lois; le troisième est
le même partout; un fil d'or parcourt le monde et réunit tous
les initiés au temple auguste de la vérité et de la raison. Chacun
professe une science particulière, mais tous ont les notions justes
de l'instruction générale. C'est une chaîne dont chaque chaînon
est utile et indispensable; si un chaînon manquoit, la chaîne
seroit rompue. De plus, cette chaîne est mobile et multiforme;
selon l'opinion et la mode, un chaînon se trouve en haut, en
bas ou de côté, sans pouvoir se séparer du tout. Enfin, l'unité
précieuse de l'homme de bien, de l'homme instruit, consiste
dans l'idée de bonheur qu'il attache et qu'il éprouve en prati-
quant les vertus. Il voit du même œil, mais avec pitié, les
mauvoises têtes, toujours en révolte, et le plat coquin qui profite
des écarts moraux pour s'élever et s'enrichir. Calme au sein des
orages, il croit à la perfectibilité humaine parce qu'il croit en
Dieu, qui nous honora de la raison,
CHAPITRE LX
DES ESPRITS OU DES ETRES INCORPORELS (i]
L'extase est produite en nous par l'exaltation des esprits
vitaux. Par elle, nous sortons de notre aplomb rationnel, et
cet eflfet est aussi physique que la fièvre causée par la maladie.
Tout ce qu'on nous raconte des antiques sybilles nous prouve
que leurs extases avoient des causes physiques qu'elles igno-
raient peut-être elles-mêmes, excepté la grande-prêtresse : les
vapeurs sulfureuses et métalliques quelles respiroient, étant
placées au-dessus de la fente d'un rocher volcanique; les solli-
citations, les mauvais traitemens qu'on leur faisoit essuyer pour
les mettre en colère, en extase, étant assises à nu sur la fente
du rocher volcanique qui communiquoit ses exhalaisons au
centre si sensible, si délirant de la maternité... Tout prouve
qu'un état surnaturel est celui des êtres qui voyent au-delà du
terme commun et sensuel de l'humanité. Le magnétisme qui
s'est renouvelé de nos jours, le galvanisme dont on s'occupe
actuellement (an XII) (2) et qui agit si puissamment sur les nerfs,
(1) J'entends par incorporel, qui n'est pas corps humain, car un esprit a nécessaire-
ment un corps pour pouvoir exister. (G.)
(2) Volta s'était posé en adversaire de l'idée de Galvani, prétendant que les animaux
peuvent avoir une électricité propre, résidant en eux de la même manière que dans une
bouteille de Leyde; il inventa la pile électrique en 1800.
même après la mort consommée de l'animal, ne sont que des
effets divers d'une même cause : c'est l'électricité (cause) repro-
duite sous différentes formes ou effets divers.
Le poëte qui exalte sa tête par les fictions est, par cette
impulsion, aussi éloigné des mathématiques sèches que le calme
est loin de l'orage. Svedenborg (ai-je déjà dit dans une note) fut
longtemps inspecteur des mines en Suède ; il avait respiré par
d'autres voies les mêmes vapeurs que les sybilles, dont les fibres
de son cerveau pouvoient être affectées le reste de sa vie. Aussi
ses livres sont remplis de visions avouées par lui avec autant de
confiance que nous supputons les chiffres. Une dame que je
connois ayant été asphyxiée par la vapeur du charbon, me
répète souvent qu'elle se mouroit dans un délire charmant. Les
plus belles perspectives ornées d'arbres couverts de fleurs l'envi-
ronnoient de toutes parts Néanmoins, elle souffroit dans cet
état, car ses gémissemens seuls firent courir à son secours. .Les
malheureux dégoûtés de la vie qui ont recours au suicide ne
doivent pas s'en rapporter au récit de cette dame pour se choisir
une mort douce et voluptueuse; quand elle me dit : « C'est
ainsi que, tous, nous devrions désirer de mourir, » je lui observai
qu'à la suite de ce délire charmant et avant d'expirer, elle eût
probablement éprouvé des convulsions horribles. Disons donc
que rien n'est plus certain que l'incertitude des actes de notre
esprit délirant. Je sais et j'ai dit, dans mes Essais sur la musique,
que l'artiste, que l'homme de génie en général ne produit que
dans le ravissement de son esprit et jamais dans le calme.
L'homme dont les esprits rebelles se refusent à l'exaltation est
voué par sa nature aux exercices matériels; mais quoique
l'exaltation des esprits donne le génie, elle est en même temps
la mère des erreurs. Nous voyons par le soleil, mais, si nous le
fixons trop longtemps, il nous éblouit. Il ne sutîit pas, pour
croire aux esprits, qu'on vous dise : j'ai vu; il faut voir par soi-
même. Je sais qu'on m'objectera la croyance (vague à la vérité)
des peuples les plus anciens, d'un nombre d'adeptes les plus
érudits qui, depuis l'existence connue du monde, ont cru et
croient encore qu'il est des êtres intermédiaires entre Dieu et
l'homme. Je sais encore que l'homme le plus expérimenté dans
les choses naturelles a des instants où il doute si nous ne sommes
223
pas en rapports et sous la puissance d'êtres incorporels. C'est
surtout en affirmant qu'il n'existe rien entre Dieu et l'homme,
c'est en blasphémant ainsi qu'on le voit troublé par ses doutes.
Cagliostro, Martin (i), Svedenborg et cent autres sont-ils des
fourbes? Ou, tels que les alchimistes de bonne foi, croient-ils à
l'existence d'une doctrine qu'ils cherchent encore et dont ils
n'ont pas de certitudes ? Ou tels font-ils semblant de croire pour
nous duper, et tels autres par aliénation d'esprit ? Les apprentis
philosophes diront : « Oui, ce sont des imposteurs ou des fous.
C'est par ces sublimes rêveries qu'on enchaîne les dupes.
Croyons ce que nous voyons et ce qui est prouvé, rien de plus. »
Fort bien, philosophes, mais entre l'affirmative et le doute, le
chemin est encore bien long. Il y a une telle nuance entre sans
doute et peut-être que le plus sage n'ose presque rien affirmer.
C'est donc de l'inexpérience que proviennent vos certitudes :
vous n'avez pas encore appris à douter. Je l'avoue, sur cette
matière, je suis de ceux qui croient sans croire affirmativement
et qui ne veulent se rendre qu'à l'évidence. Si, dans ce cas,
l'évidence est introuvable, je mourrai dans le doute sans qu'il
trouble en rien ma paisible existence. Je me repose sur la justice
divine : je veux ce que Dieu veut que je veuille.
On a tenu en Europe des conciles pour décider certains
articles de foi qui n'étoient pas de l'importance des objets dont
nous parlons. Si j'en avois les moyens, je rassemblerois les
initiés, sages ou fous, pour savoir définitivement ce qu'ils sont.
La moindre certitude sur cet objet nous donneroit un bout de
la chaîne qui mèneroit aux plus grands événemens pour l'autre
monde et pour celui-ci... que dis-je... la confection d'une révo-
lution salutaire dans la conscience populaire est assurée, si l'on
trouve un seul point de cette doctrine antique et comme héré-
ditaire chez les hommes. Il est des milliers d'anges, vous dit-on,
pour vous conduire dans le chemin des vertus. Il est aussi des
milliers d'esprits infernaux qui vous provoquent au mal ; leur
apparition est sûre ; les exorcismes pour chasser les démons
sont connus et reconnus par l'Eglise et imprimés dans le rituel.
(i) Martin de Fritiilar, pharmacien et alchimiste allemand de la première nmitic du
XVUl» siècle, disciple du célèbre Lascaris, se livra à des expériences de transmutation
métallique ot à des recherihes concernant la poudre pliilosophale.
2 34
II est bien singulier que le diable ait apparu si souvent et que
son apparition soit toujours apocryphe et, pas une seule fois,
bien constatée. Toujours des vieilles ou des malades, toujours
la nuit, jamais le jour; toujours des demi-mots de la part des
initiés ou des livres alambiqués ; le seul Svedenborg est clair,
mais il nous laisse en même temps dans la plus parfaite obscu-
rité, puisqu'il ne nous donne aucun moyen de nous convaincre,
La plus forte preuve que j'aie qu'il est des diables sur la terre
m'est suggérée par la duplicité, la perversité des hommes.
Encore sentois-je bien qu'ils ne peuvent être autres, étant ras-
semblés sur une courte surface de terrain dont ils dévorent les
productions en se mangeant eux-mêmes. Isolez-les, mettez-
les tous dans l'abondance, et le diable disparoîtra avec les
passions haineuses. Mais enfin, en laissant la société ce qu'elle
est, je dirai aux initiés : rassemblez-vous, montrez- nous des
preuves de votre mission et raffermissez la croyance des peuples.
Je le répète, un point découvert mène à tout. Montrez-nous un
diable et Dieu lui-même ; un million d'esprits bienfaisans et
malfaisans existent sans contradictions. Alors la morale est sûre
et le monde régénéré sans retour. Béni soit le potentat, l'homme
riche qui a voulu, qui veut ou qui voudra faciliter l'éclaircis-
sement de ces objets, les premiers de tous par leur importance.
Qu'il soit enfin dit qu'on a trompé les hommes de tous les
siècles ou qu'on leur annonce la vérité. Si cette lumière sublime
sort des ténèbres qui nous environnent, quel est le profane qui
osera, par son immoralité, troubler la société et renoncer à un
avenir certain et rempli de félicité? Quel est l'athée qui ne se
prosterne à l'aspect d'un missionnaire céleste ou infernal, qui
dit tout, qui affirme tout par sa seule présence? Une pomme
tombe d'un arbre et Newton établit son système de l'attraction.
Un son se fait entendre, avec ses aliquotes, et le système com-
plet de l'harmonie des sons est expliqué. Un diable se montre-
t-il évidemment? Il atteste toutes les vérités des cieux et l'avenir
heureux ou malheureux qui nous attend ; l'espoir d'un bien-être
éternel remplit toutes les âmes, le fripon cesse de l'être, l'orgueil
s'abaisse, l'impudicité fait place à la pudeur, l'athée se fait
hermite, l'auteur est sans amour-propre, les femmes sans
coquetterie, tous les époux fidèles, les souverains n'ont plus de
223
vanité, les prêtres reprennent la besace apostolique... nul ne
veut courir à une perte assurée, la morale du monde est épurée
et le cœur de l'homme est le sanctuaire de son créateur. Mais,
dira-t-on peut-être, une preuve évidente des esprits ne nous
donnera pas la certitude de notre immortalité future. Ce seroit,
je l'avoue, pousser le pyrrhonisme à l'excès et hors des limites
raisonnables que de douter encore après une telle évidence, et
je ne crois pas que nul homme s'en rendra coupable. Quoi, les
rapports entre l'esprit qui nous vivifie d'une manière toute
différente des bêtes seroient confirmés, et nous douterions
encore de uQtre prédestination? Quoi, sans extase de notre part,
l'apparition d'un esprit consolateur ou désolateur frapperoit nos
sens au milieu d'une assemblée d'hommes calmes et instruits,
et il n'attesteroit pas une mission éthérée ou infernale? Il diroit :
« Dieu existe, je suis son mini.stre heureux, et le même bonheur
vous attend, si vous vivez en Dieu, si vous secourez votre pro-
chain et si vous respectez les lois sociales. » Ou l'ange infernal
diroit : « Je suis banni de la présence de Dieu ; je souffre pour
m'être révolté contre ses décrets ; associez-vous à moi, livrez-
moi l'esprit qui vous anime et qui sera, par la mort, séparé de
votre corps matériel, alors nous détrônerons mon ennemi!... »
Et il resteroit un incrédule après de tels aveux ! Quel idiot
oseroit encore nous dire que le ciel, l'enfer et toutes les religions
sont l'œuvre des hommes et le produit des têtes exaltées des
pays chauds, que tout est fiction, que le bien et le mal, les
esprits bienfaisans et malfaisans sont la fable de nos passions
bonnes ou mauvaises, que ces belles inventions sont nécessitées
par le conflit des lois de nature qui donnent tout à tous, sans
distinction, et celles de la société qui assure les propriétés d'un
chacun... Ces disputes éternelles, dont Voltaire a rempli
vingt volumes, ont cessé, si l'homme (comme il s'en vante) est
le maître de nous montrer un esprit. Après le concile des initiés
dont j'ai désiré la tenue, que le doute soit pour jamais banni de
l'esprit de l'homme, car il n'est jamais de bonne raison pour le
tromper. La politique elle-même doit souvent taire la vérité,
mais ne doit point mentir. Quoi, dira le théologien, Dieu lui-
même est mort de nos coups (belle prouesse!) et le doute sub-
siste encore sur l'existence d'un monde futur? Il existe, il
subsiste tout entier, ce doute, car je ne vois nul homme sage
convaincu sur cet article. Vraiment, si l'homme seul possédoit
la vie dans ce monde et que tout fût brut à l'entour de lui,
aisément il se croiroit animé. Mais cette dégradation des
facultés dans les animaux, depuis l'homme jusqu'à l'insecte,
jusqu'au polype, confond un peu son jugement. Vraiment, s'il
n'étoit qu'un culte religieux sur la terre... mais cent religions,
cent prophètes qui se disputent la prééminence, nous jettent
dans l'indécision. Il est donc essentiel qu'une seule croyance
soit sur la terre. Faut-il voir éternellement l'homme maudire
l'homme et le vouer aux tortures infernales!' Est-ce là la chaîne
fraternelle qui nous lie? Malheureuse humanité, invoque plutôt
l'instinct des bêtes et vis, une fois, sans agitation et sans trouble.
Invoque aussi ta raison et force l'erreur à se dévoiler; fixe le
terme de ta croyance et de tes facultés et jouis (s'il est possible)
du repos que tu cherches vainement depuis le commencement
des siècles. Ne disons plus qu'il faut tromper le peuple, le
frapper par des prestiges, des miracles, des mystères... non, il
ne le faut pas, il ne le faut plus. Que les magistrats, les hommes
sages se prosternent à la face du ciel ou dans un temple; qu'ils
disent (dans la langue du pays) : ^ Grand Dieu ! toi dont nous
tenons la vie, reçois l'hommage de notre reconnaissance ! » Le
peuple suivra l'exemple de ses chefs, il croira ce qu'il dit parce
qu'il en sera convaincu. Que les devoirs de l'homme envers
l'homme soient ensuite rappelés au peuple; mais ne lui expli-
quons rien d'incompréhensible, si nous voulons que sa con-
science soit pure et son cœur sans idolâtrie. Pierre Charron (i).
en parlant des superstitieux, dit ceci : « Ils se font accroire qu'ils
croient et puis ils veulent le faire accroire aux autres. Non, les
hommes ne croient point; vivroient-ils comme ils font s'ils
croyoient à l'immortalité de l'âme? Si nous croyons à Dieu
seulement comme nous croyons une histoire,... si nous aimions
Dieu comme nous aimons l'honneur, nos parens, nos amis, les
richesses... or, il y a bien peu d'hommes qui ne craignent
moins de faire contre Dieu et quelques points de sa religion
que d'agir contre son parent, son maître, son ami. »
II) Ecrivain et moraliste, Paris i54i-i6o3: auteur du Traité de la Sagesse.
227
De la Sagesse.
Il faut donc croire fermement ce que l'on veut que le
peuple croie. Comment ne croiroit-il pas qu'un être tout-
puissant a créé l'Univers? Et si Dieu a créé l'Univers, l'homme
n'en fait-il pas partie et n'est-il pas sous la puissance immédiate
de son créateur^ Qu'il croie l'Univers incréé ou existant de
toute éternité, comme Dieu, n'importe; rien en cela n'altère
sa foi. — Mais, diront les poètes et les prêtres, si nous cessons
de diviniser les élémens, si nous simplifions les dogmes, les
rites et les cultes, si nous ne croyons plus que ce que tout le
monde peut croire sans efforts, sans prestiges et sans miracles,
que deviennent les antiques monumens des religions, les
saints, les martyrs, les prophètes, les histoires saintes et pro-
fanes, la mythologie?... — Ce que sont devenus l'ancienne
théologie, l'ancienne chimie, l'ancienne physique, l'ancienne
musique... Les hommes avoient poussé trop loin en cherchant
à s'instruire ou à tromper; nous, nous revenons sur nos pas et
n'adoptons que le vrai de toutes choses, d'après l'inspection de
nos sens. Conservez, si vous voulez, dans vos bibliothèques,
vss traditions antiques ; mais ne les conservez que pour noter
nos égaremens et nos progrès. Le monde est assez vieux pour
savoir à quoi s'en tenir sur le compte des esprits; il est assez de
prétendus illuminés : sachons ce qu'ils savent, ce qu'ils veulent,
ce qu'ils peuvent, et cessons de courir après des fantômes, s'ils
n'ont rien de positif à nous dire. Peuvent-ils nous donner
quelques certitudes? Honneur aux initiés, ils ont changé la
morale universelle; que notre reconnoissance les célèbre sur la
terre ; en mourant, portons avec nous leurs noms dans les
cieux. Mais enfin, vous dit-on encore, les esprits existent et la
preuve est évidente pour certains individus qui se sont rendus
dignes d'être avec eux en rapports de vertus, comme nous sen-
tons très bien être en rapports physiques avec les êtres qui nous
attirent et que nous aimons. Faites de même que les initiés,
soyez sage, continent, vertueux; alors vous serez investi de la
grâce efficace. — Tous ces discours sont vagues s'ils ne sont
apocryphes; il est mille savans, respectables à tous égards,
dont la vie est pure comme celle d'un ange, qui brûlent d'être
instruits de l'avenir et qui ne peuvent toucher à l'évidence. —
11 leur mcuique la foi. — Si la foi consiste à croire sur parole
ce dont on n'a nulle preuve, les savans ne seront jamais illu-
minés et les illuminés ne seront jamais savans que in partibus.
Comment dans le dix-huitième siècle (sans compter les milliers
de siècles antérieurs) ose-t-on dire à l'homme instruit : croyez
sans preuves et les preuves vous parviendront? Si Dieu vouloit
cette abnégation de notre raison, nous etàt-il donné l'intel-
ligence? J'aimerois autant qu'on dît à un homme auquel on
montre un tableau ; « Fermez les yeux si vous voulez bien
voir. » Les yeux de la foi, les yeux de l'esprit, les yeux de
l'âme... ces mots sont plus aisés à dire qu'à expliquer; et s'il
étoit possible de croire sans conviction^ il seroit possible d'être
sage sans vertus, savant sans science, habile sans talens... On
pourroit dire à l'époux volage : croyez que votre femme est la
plus belle des femmes, vous l'aimerez; au jeune peintre : croyez
être Raphaël et vous le serez. Je sens que, jusqu'à un certain
point, le désir chaud, l'espoir de parvenir, l'exaltatioil de nos
esprits vers la chose que nous souhaitons fortement nous la
donne souvent. Cela doit être ainsi : on n'obtient que ce qu'on
cherche avidement. Pulsate et aperietur vobis. Mais ici, ce n'est
pas seulement la foi qui nous aide ; c'est la preuve parlante et
matérielle qui nous pousse. Les chefs-d'œuvre des arts sont les
yeux du jeune artiste qui cherche à les imiter. J'analysois la
musique de Pergolèse quand je cherchois à développer mes
facultés musicales ; que ne puis-je, me disois-je (ayant sa musique
sous mes yeux), déclamer en chantant avec autant de vérité et
de charmes! Pourquoi donc, me disois-je encore, ne feroit-on pas
ce qu'il a su taire? C'est-il impossible à la nature de créer deux
fois le même homme? Ne confondons jamais le naturel avec le
surnaturel, le physique avec le métaphysique, les facultés généra-
lement senties avec celles exaspérées. N'exigeons de nos organes
sensuels que les sensations qui leur appartiennent sans efforts ; si
le délire s'en mêle, alors nous voyons, nous sentons double ; et
plus encore, nous allons au pays des chimères. Je contemple l'Uni-
vers et je dis : Dieu existe : point d'ouvrage sans ouvrier. Je vois
les produits du génie humain et je dis à mon génie de suivre les
mêmes traces, a Les erreurs commencent lorsque la nature cesse
de nous avertir de nos méprises ». a dit Condillac. Vous nous
dites, illuminés, qu'il est des esprits : une preuve, et nous vous
croirons. Nous avons la preuve de toutes les sensations qui
nous persuadent; elles sont en nous, elles sont nous (i). Dieu
veut que je prise ma vie : chaque instant de mon existence me
le prouve. Dieu veut que j'aime mes enfans : chaque battement
de mon cœur me l'ordonne. Dieu veut que l'espèce humaine se
propage : chaque parole sortant d'une belle bouche nous répète
cet ordre. Dieu veut, dit le théologien, que vous croyiez avant
la preuve : je reste muet et j'attends la preuve pour croire. —
Dites-moi ce qu'il faut pour mériter l'initiation; mille âmes
sont prêtes à se dévouer et elles entraîneront l'espèce entière.
Faites le livre intitulé : Mœurs et conduite de ceux qui veulent
avoir les preuves de l'existence de Dieu, des esprits et dune vie
future. Ne dites pas avec Svedenborg : « J'ai vu, j'ai conversé
avec les anges qui m'ont appris telle et telle chose ; dites ce
que vous avez fait pour parvenir à cette faveur. Fallût-il se
livrer aux travaux les plus durs, souffrir les injures des méchans,
vivre de pain et d'eau, renoncer à toutes les voluptés des sens,
doutez-vous qu'on ne se résigne à tout pour mériter ce que vous
dites avoir obtenu? A vous voir ainsi enveloppés de votre
science cabalistique, on diroit qu'il y a du mal à connoître
Dieu, ce qui l'environne et à s'assurer de son salut. Nous
sommes dans un siècle où on ne cache que le mal et où l'on se
tait un bonheur d'être utile à ses semblables, et où le mystérieux
charlatan n'en impose plus. Nous donnons le vrai pour vrai, le
douteux pour douteux et le faux pour ce qu'il est (2). Avez-vous
une plus haute idée que nous de la divinité? Je le nie. Compa-
tissez-vous plus que nous aux misères humaines? Je le nie. Etes-
vous plus savans, meilleures gens que nous? Je le nie encore. Que
diriez vous, 0 initiés, d'un homme qui, ayant le remède à une
épidémie désastreuse, garderoit son secret? Vous êtes cet homme,
sans contredit, ou vous n'avez nulle preuve de votre doctrine.
Un de vous me disoit un jour qu'il entendoit une musique
céleste, des voix qui lui parloient, quand il se couchoit sans
(ij II nous manque le livre où toutes nos connoissances abrégées seroient rangées en
preuves, semi-preuves et conjecturales. (G.)
(2) Voyez le chapitre qui porte ce titre, second volume, chapitre l"""*. ((; )
230
souper. — Nous en voyons bien d'autres, lui dis-je, quand nous
avons la fièvre, — Un autre, que je pressois vivement, me dit
qu'il étoit dangereux de faire apparoître un esprit infernal au
lieu d'un ange céleste qu'on invoquait. « Faites toujours paroître
le diable, lui dis-je, fût-il vert comme celui de l'Opéra... il
n'aura pas plus de pouvoir sur nous que Dieu ne lui en accor-
dera ». Oui, initiés, vous vous trompez, parce que votre délire
vous trompe ; ou, si vous avez une certitude de la chaîne qui
lie notre monde avec le ciel, si vous ne nous confiez pas le
mystère qui remédieroit à tous les maux, vous en êtes respon-
sables. Tous les mensonges, les crimes, les meurtres qui se
commettent sur la terre pèsent sur vous. Vous vous dites
illuminés, et vous êtes les grands maîtres des ténèbres. Vous
n'êtes pas seuls dans ce monde ; je range dans votre classe
le métaphysicien qui s'embrouille dans les mots; qui est si
sublime, qui s'élève si haut, qu'on ne l'entend plus, qu'on ne
l'aperçoit plus. Je range dans votre classe le physicien qui
donne pour certain ce qui n'est qu'un aperçu douteux ; le
médecin qui fait mystère de ce qu'il sait, de ce qu'il voit, pour
cacher ce qu'il ne sait pas ; du musicien qui explique l'harmonie
en termes grecs, et qui meurt sans nous laisser même un bon
menuet... On diroit que depuis le fou des petites maisons, il est
une gradation de folies mixtes qui ne s'évanouit tout à fait qu'en
ceux qui disent avec Socrate : « Je sais que je ne sais rien après
avoir tout appris. » La guerre est donc finie entre les profanes
et les initiés. Nous avons parlé, 'qu'ils parlent, non dans un lan-
gage mystique et figuré, c'est celui des imposteurs, mais sai-
nement, froidement, sans équivoques et sans extases. Deux mots
suffisent : Je sais : voilà mes preuves. Faites comme moi : voici
ce que j'ai fait pour m'illuminer (i).
(i) J'ai écrit ce chapitre pour le faire lire à un illuminé ; voici sa réponse : <( — Vous
êtes dans l'erreur, mais bien digne d'en sortir. » Je lui ai répliqué : « — N'ous êtes dans
l'erreur et bien digne d'y rester. » (G.)
CHAPITRE LXI
DES CHARLA'JANS
Pour nous préserver de toute espèce d'illusion et de char-
latanisme, lisons chaque matin quelques pages de Condillac,
puis de Montaigne, avec autant de confiance qu'un dévot prend
de l'eau bénite. L'un établit la justesse dans les idées, l'autre
fait agir l'imagination, qui s'affaisse aisément par les dégressions
métaphysiques.
Il est mainte sorte de charlataneries et l'on en trouve dans
tous les états. Amour-propre est le père d'une très nombreuse
famille; char lataîie rie est une de ses filles; elle s'appelle ainsi
chez nous ; chez les femmes, elle se nomme coquetterie (i). En
son lieu, nous dirons un mot des charlatans par excellence qu'on
nomme empiriques. Selon leur nombre et la célébrité que le
peuple leur accorde, on peut les prendre pour le thermomètre
marquant le degré d'ignorance des dupes qui s'y confient. C'est
(i) Les bêtes semblent insusceptibles d'aucun mouvement cl'am(Hir-pr(^l)re... encore
n'ose t- on l'affirmer ; il est des moments où le chien, le cheval, le petit serin, semblent
enchantés de leur adresse ; l'amour-propre, qui est dans l'homme l'agent secret et visible du
bien et du mal qu'il opère, ne dirige pas la conduite des bètes ; elles sont stables autant que-
nous sommes changeants et indécis. On ne doit, sur la terre, fléchir le genou ni devant gens
ni bêtes, mais on doit être peu étonné que certains peuples aient pris les animaux pour
modèles de telle vertu. (G.)
surtout quand l'opinion publique élève ou abaisse trop un
homme, quelqu'état qu'il professe, qu'il est tenté d'en imposer;
rarement la fièvre mensongère de la charlatanerie l'atteint dans
une situation calme et mixte. Ajoutons que plus notre savoir est
dénué de preuves physiques et matérielles, plus l'homme est
tenté de recourir à ce qui en impose. L'imagination supplée où
la preuve manque. Dans les sciences telles que la théologie, la
poésie, la musique, l'exaltation est naturelle; le figuré remplace
le vrai ; la métaphysique veut être physique : toujours un peu
de charlatanisme se fait sentir. Le prêtre annonce la parole de
Dieu comme s'il venoit de converser avec le grand architecte de
r Univers. Le poëte fait parler jusqu'aux cailloux. Le musicien,
armé d'un orchestre imposant, fait entendre un harmonieux
tapage, quand même il ne sait ce qu'il dit. Le savant veut quel-
quefois en imposer jusque dans son modeste et dédaigneux
silence. Le médecin, je le répète, veut faire croire à ce qu'il ne
sait pas, en ne disant pas ce qu'il sait. Toujours l'emphase
est recueil des beaux diseurs : l'homme de lettres en réputation
veut soutenir le renom qu'on lui défère; ses ennemis ont ou
devroient avoir l'adresse de lui jeter de l'encens pour l'enivrer,
après quoi ils lui jettent ou lui jetteroient de la boue.
Les charlatans empiriques apprennent au peuple à mentir
impudemment; ils ne sont bons qu'à cet effet. « Avec mon
baume, disoit un d'eux, j'ai giierito dix mille personnes en
Italie, entr'autres un illustrissime piiiicipe qui doit la vie à ce
remède tanto p}'e{ioso. Quelle preuve voulez-vous, Messieurs,
de ce que je dis? En voici une incontestabile : voilà la peau de
sto galantiiomo. » Et il déployé une peau humaine sur son
bâton... Un autre arracheur de dents disoit : « Voilà comment
le famoso dentiste du roi arrache ima dent! » Il donne une
secousse et le patient fait un cri. « Voici, Messieurs, la manière
du famoso dentiste de la reine. » Il donne une autre secousse
inverse et le malheureux crie plus fort. « Moi, Messieurs, sans
instrument et sans douleur, je prends la dent avec mes doigts et
j'ai l'honneur de la présenter au public respettabile qui voit la
différence qu'il y a entre ma manière et celles des illustres den-
tistes de Leurs Majestés 1 »
Le charlatanisme des femmes, ai-je dit, c'est leur coquet-
233
terie. Plaire à tous les hommes, n'en aimer qu'un, est l'instinct
du sexe féminin (i). Le nôtre veut jouir du sexe en général,
quoiqu'il ne chérisse véritablement qu'une femme. Pourquoi
cette différence d'instincts entre les sexes? La femme n'aime
qu'un homme parce que neuf mois de repos doivent suivre un
seul jour, un seul instant peut-être donnés à l'amour. Elle n'aime
qu'un homme parce que si la femme veut trouver en nous,
pendant neuf mois, le protecteur dont elle pressent le besoin
futur, elle nous doit une certitude à la paternité. Néanmoins la
cohabitation intime des époux après la conception semble un
acte contre nature, et la femme seule le souffre parmi les femelles,
soit par jalousie ou par dégradation. Dès que la conception est
consommée, la femme, par une sorte d'instinct, doit être avertie
et l'on ne peut douter que, surtout dans ce premier temps et
même pendant les neuf mois qui y succèdent, l'amante active
ne porte le trouble dans le creuset germinal et maternel, et que
ce trouble ne soit la principale cause des innombrables maladies
qui affligent l'humanité plus que les autres races d'animaux.
C'est peut-être à la polygamie que les Turcs doivent la force
de leur constitution physique; l'homme qui peut s'adresser tour
à tour à plusieurs femmes laisse en repos celle qui a conçu et,
fidèle à la nature qui n'exige pas de lui neuf mois d'inactivité,
il change d'objet sans enfreindre la loi. Pour revenir et finir par
le charlatanisme : celui de l'homme est aussi dégoûtant que la
coquetterie de la femme est séduisante ; quand même sa coquet-
terie nous trompe, c'est un à-compte de plaisir que, j'en conviens,
nous payons souvent fort cher ensuite. Le charlatanisme de
l'homme porte avec lui un avant et arrière-goût d'orgueil scien-
tifique insupportable. Une femme disoit d'un docteur empha-
tique, toujours monté sur des échasses : « Il lui manque la petite
monnoie de l'esprit! » Ce mot est du style précieux, mais
charmant.
(i) lille n.iime Dieu que parce qu'il ^ost lui honniio, .lis.^t-i.n .1 uiio roquette
devenue dévote. (G.)
234
CHAPITRE LXII
DES FLATTEURS
Le physique influe de telle sorte sur le moral que les bêtes
varient d'inclinations selon le climat qu'elles habitent, et toujours
celles d'un climat se ressemblent. La constitution et l'éducation
de l'homme en font presque autant d'hommes diflférens. Outre
ses facultés d'instinct, l'homme est poussé par l'amour-propre
qui lui crie : « Tu es libre d'agir selon ta volonté. » Mais cette
volonté est vacillante. La plupart des hommes vont et viennent,
veulent et ne veulent plus et, après avoir divagué sans résolution
(et toujours feignant d'en avoir une), ils rentrent dans le néant
d'où ils étoient sortis sans avoir existé, si exister moralement
c'est avoir une volonté déterminée. Dans la foule des caractères
(dont nous parlerons dans le second volume) qui sont dans l'être
et le non-être, entre la volonté ferme ou nulle, on peut néan-
moins distinguer trois hommes. Un qui sait ce qu'il veut; un
qui ne veut rien et un troisième qui, alternativement, veut ou
ne veut plus. Tout le reste sont des mixtes inappréciables de
ces trois hommes, dont le nombre est incalculable. L'étude de
l'homme, c'est l'homme, disent les sages. Cela est vrai; mais
ajoutons que l'étude de l'homme doit commencer par celle des
élémens qui le composent. La chimie commence par l'analyse
physique des substances, et la philosophie morale achève par la
réflexion analytique de la pensée. Un jour, nous en saurons plus
qu'aujourd'hui, si quelque convulsion du globe ne nous arrête
en chemin. Mais avons-nous quelque puissance sur les causes
principes? L'homme sera-t-il autre quand nous saurons par
quelles causes il est ce qu'il est? Cette question, déjà développée
précédemment dans cet ouvrage, peut se résoudre ainsi. L'être
malsain et l'être en santé diffèrent essentiellement, c'est-à-dire
par l'essence de leurs humeurs. Connoissez les humeurs de l'un
et de l'autre, sachez ce qui neutralise ce qui est trop véhément
et ce qui fortifie ce qui est trop foible : voilà la médecine.
Mais prenons-y garde ; il faut expliquer juste, c'est là le grand
secret.
J'ai écrit trois volumes pour dire ce que c'est que la musi-
que; il n'est pas un axiome harmonique qui ne puisse, par
comparaison, s'appliquer à la médecine ; par exemple, chaque
son a son caractère respectivement à la déclamation des paroles
qu'on chante; mais il est bien essentiel d'appliquer les sons avec
justesse. Mille fois, l'artiste musicien ne dit pas ce qu'il croit
dire, ni ce qu'il devroit dire à temps et à propos. La note
expressive veut être très souvent sur le verbe, assez souvent sur
le substantif, quelquefois sur l'adjectif. Ce n'est pas tout : il faut
que cette bonne note se trouve sur la bonne syllabe du mot...
De même en médecine, la force ou la foiblesse du sujet doit être
considérée pour doser les médicamens qu'il faut connoître par-
faitement. Il faut suivre le travail de la nature, l'aider, ne
jamais l'interrompre imprudemment, car agir par les remèdes,
un jour, une heure trop tôt ou trop tard, peut être d'une grande
conséquence (i). Oui, l'harmonie musicale ou médicinale est
toute une dans leurs comparaisons. Savoir au juste ce qu'on
fait, agir à point nommé est la Science des Sciences. Science
sublime cependant, que l'instinct de nature suggère à l'artiste et
à laquelle la plus longue vie occupée en réflexions ne peut
encore suflire. Voilà par quels rapports il est permis au médecin
de parler de musique, et au musicien de comprendre la méde-
cine selon leurs principes généraux. Terminons cette exorde et
(i) Je laisse au médecin à parachever la longue nomenclature que j'omets touchant
la doctrine médicinale, (G.)
236
abordons notre objet. Flatter, c'est foiblesse ou astuce; le con-
traire est souvent de l'orgueil. Mais l'homme est si alerte qu'il
sait réunir les deux extrêmes : il flatte par orgueil et par intérêt;
il s'abaisse pour s'élever. S'il ne lui en revient rien, il ne flatte
plus. S'il n'y avoit en ce monde que le bien et le mal agissant à
découvert, l'un seroit aisément reconnu et l'autre déjoué. Mais
il est des couteaux à deux tranchans. Que dis-je, à deux? à trois,
à quatre ! Telle est la marche de l'homme perverti par la société :
il est simple d'abord, il ne flatte point. Il est double quand il
flatte sans autre intérêt que d'être aimé et flatté ; il est triple
quand il flatte pour devenir insolent, trompeur et menteur. Il
n'est plus qu'une boussole morale pour nous diriger, c'est
d'envisager l'intérêt personnel de qui nous flatte ; il n'est plus
qu'un juge des actions de l'homme, c'est le résultat de sa con-
duite passée. A-t-il trompé? il trompe encore; s'il est de bonne
foi, c'est pour son compte. Au fait, rien de plus vil que celui qui
flatte d'un côté pour être impudent de l'autre. « Il a de la glu
jusque dans son regard », dit Madame de Sévigné en parlant
d'un courtisan. Il ne faut être ni flatteur, ni insolent, mais juste
autant qu'il est en nous. Il semble que le flatteur est toujours un
homme médiocre en tout. Comment seroit-il autre? Il est men-
teur par essence, quand même il ne veut que son bien et nulle-
ment le mal des autres. Le caustique est le contraire du flatteur;
il ne sent sa dure existence qu'en mouillant les yeux, qu'en
serrant le cœur des hommes sensibles qu'il rudoie. C'est entre
ces deux êtres qu'il faut trouver l'homme bon. Les noms de
flatteur et de séducteur pourroient être synonymes; mais le der-
nier s'applique spécialement au séducteur amoureux de la
femme qui se défend encore. Néanmoins, il n'est pas seulement
des séducteurs en amour ; il en est dans la conduite de leurs
affaires. Les hommes dont les traits sont mouvans; celui qui rit
à volonté, toujours aimable avec ceux qui peuvent lui être utiles,
qui courtise les gens en place, qu'il abandonne quand ils n'y
sont plus, qui ne peut devenir amoureux que des femmes à la
mode, celui-là est factice, c'est un instrument bien monté; il
s'est fait des règles de conduite qu'il suit exactement pour arri-
ver au faîte de la fortune qu'il court ; il y parvient, il y reste
longtemps, parce qu'il n'est jamais de mécompte dans sa marche.
237
Dès que dans sa sphère il est arrivé à un certain rang, chacun
s'en étonne et se demande comment et pourquoi il y est parvenu.
Cependant, il est peu de chose par lui-même, puisque sa nature
suggère de s'appuyer de tous côtés par de feintes caresses.
L'homme supérieur, fait pour être type, crée l'opinion dont les
hommes secondaires s'emparent avec ostentation; et tou-
jours l'intrigant par système, eût-il l'astuce d'un jésuite, va se
briser tôt ou tard contre l'écueil que lui prépare la grande majo-
rité qui l'observe : tel est le flatteur adroit. Il sait que le foible
de l'homme est d'aimer la flatterie; il flatte donc avec finesse,
dissimulation et discernement; il est aimable, il est aimé, mais
il n'est ni estimable, ni estimé, car il fait tout pour sa plus grande
gloire et n'a jamais, ainsi que l'honnête homme, le courage de
s'oublier pour le service commun. S'il fait le bien, c'est pour
qu'on le sache ; s'il garde l'incognito, c'est pour paroître avec
plus d'éclat. Le flatteur véritable est donc tel par foiblesse ou
par intérêt. S'il flatte pour être protégé, plaignons-le dans sa
nullité. S'il flatte pour tout autre intérêt, il est méprisable. L'un
est souple par foiblesse et par besoin, l'autre par vanité. Le pre-
mier est nul par nature, le second, fourbe par orgueil. Dans
quelque rang de la société qu'on place ces deux êtres, il est évi-
dent qu'ils y sont vicieux par pusillanimité ou par astuce. Dans
les emplois comme dans les arts, ils sont ce qu'on appelle dès
endormeurs. C'est l'amour du vrai qui fait le grand homme ; ni
le fourbe ni le flatteur ne peuvent prétendre à ce titre sublime.
S'ils parviennent à quelques succès, leur œuvre est toujours un
écho des productions originales. Néanmoins, je l'ai dit, les
places, les revenus sont pour eux ; ils les obtiennent par adresse,
bassesse, souplesse et flatterie, mais la palme immortelle leur
échappe toujours. La fièvre de la gloire peut les saisir une fois
momentanément; mais ils en meurent plutôt qu'ils n'en vivent.
Cet heureux délire, mais factice, se renouvelle en eux difficile-
ment; on les soupçonne d'avoir pillé le portefeuille du riche. Par
des services et par leur or, ils obtiennent quelques bribes de
l'homme de génie, souvent infortuné, mais on reconnoit le larcin
et l'on renvoie la partie méritoire de l'œuvre à son adresse.
Tout homme qui produit une belle chose prend engagement avec
les connoisseurs d'en produire d'autres, sortant de la même
238
mine. S'il reste muet après un élan heureux, on cherche et on
trouve la cause qui Ta fait homme pour un moment. Les passions
influent sur le génie, car le génie est lui-même une passion mise
en action. Si l'artiste veut y faire attention, c'est quelquefois
l'instant où il a été le plus chaudement aiguillonné par l'amour-
propre, mais plus souvent celui où il a le plus fortement aspiré
avec quelque certitude aux faveurs de l'amour, qui lui ont valu
son chef-d'œuvre. C'est l'enfant de l'amour, disent les époux en
montrant leur premier-né : c'est l'œuvre de l'amour, peut dire
aussi l'artiste en montrant son plus bel ouvrage. — Si l'amour
étoit le génie, dira quelqu'un, le génie seroit-il aussi rare? Tout
le monde est amoureux et souvent le génie survit à l'amour. —
Qui nous dira combien de temps le cœur reste embrasé après
avoir une fois brûlé d'une flamme vive? La terre n'est pas
refroidie depuis des milliers de siècles, disent certains philo-
sophes. De même, la vie de l'homme ne suffit pas pour éteindre
le feu actif et réactif de l'amour, quand il agit sur les organes
préparés pour l'art qui nous occupe. Tout le monde est amou-
reux et le génie est rare, mais tous ne courent pas la carrière du
génie. Cependant, chacun a son état et, depuis le souverain jus-
qu'au berger, l'heureux délire du premier feu d'amour a influé
sur la vie entière des individus; il a produit quelquefois le mal,
mais plus souvent un bien notoire. Dans cet instant d'inspiration
et de bonheur, le souverain a été clément, le juge compatissant
et scrupuleux, le géomètre, le chimiste ont conçu leur grand
système, le poète, son poème, sa tragédie de prédilection, le
peintre, le sculpteur, l'architecte, le musicien, leur chet-
d'œuvre (i).
Résumons-nous : le flatteur ne peut être que foible ou
fourbe, et ces dispositions ne peuvent produire rien de bon, de
vrai, de grand, ni dans les actions morales, ni dans l'exercice
des sciences. Être bon, tolérant, indulgent envers les autres, est
une vertu sans doute, dont la réaction nous est nécessaire et
favorable, mais ce n'est pas là flatter, c'est compatir à la foi-
blesse humaine. J'ai souvent remarqué que l'homme qui caresse
sans raison, se refroidit de même ; il a, d'avance, épuisé sa sen-
(i) Cette idée est plus développée dans mes ouvrages précédens, aux chapitres qui
traitent de l'amour et de son influence sur le génie de l'homme. (G.)
sibilité; et quand il en a besoin, la source en est tarie, il ne sait
plus que se répéter. Aimons ce qui est estimable, haïssons tous
les vices, mais associons l'indulgence à la haine. Jetons la der-
nière pierre au méchant, pour qu'une autre fois on ne nous
jette pas la première.
CHAPITRE LXIll
DES PUNITIONS CORPORELLES
La flagellation, la bastonnade, la corde et la roue sont
encore, dans plusieurs États de l'Europe, les supplices des
écoles et des prisons. Ces remèdes sont violens et ne corrigent
point. Ils forcent le moral et n'atteignent point le physique (i). Ils
font des hypocrites, des assassins et des cadavres. Devenus plus
sages et plus conséquens, nous irons droit au physique pour obte-
nir des modifications morales. Chaque école, chaque garnison,
chaque prison aura son médecin plus chimiste qu'aujourd'hui ;
et, selon le cas, les bains, les remèdes neutralisans, dulcifians,
fortifians... étant administrés à propos, feront plus d'effet que
la violence des punitions corporelles. Il faut travailler pour
vivre, et la haine du travail est si naturelle à certains individus
qu'elle devient la cause de leurs immoralités. C'est par besoin
ou par amour-propre que nous travaillons : plus l'homme tient
de la bête, je dirois volontiers à la nature, plus il hait le tra-
vail (2). C'est surtout pendant le régime propre à détourner des
immoralités qu'il faut accoutumer le détenu à un travail jour-
nalier, qu'il faut l'encourager, lui donner le goût, l'amour-
(i) C'est évidemment le contraire que Grétry a voulu dire : « lis forcent le physique
et n'atteignent pas le moral •■1.
(2) Que de sortes de toux, que de mines hâves 1 on \oit dans les ateliers de luxe '
Ils sont les antichambres des cimetières. (G.)
Hi
propre de ce qu'il fait, et lui en conserver les fruits. Après six
mois, il sera un autre homme, qui détestera son existence anté-
rieure (i). — Mais l'assassin, le voleur, qu'en ferons-nous?
Quoique corrigés, peuvent-ils rentrer dans la société? — Non.
Un lieu d'exil, une habitation assez éloignée doivent leur être
infligés et si, après dix ans, ils apportent un certificat damende-
ment^ ils peuvent rentrer dans leur patrie. On dit que les pri-
sons achèvent de corrompre les malfaiteurs qui en sortent; je le
crois bien : coucher sur la paille dans un lieu malsain, se
nourrir d'alimens grossiers, être en compagnie avec des scélé-
rats, vivre dans la fainéantise et la corruption, ne voir que des
criminels qui désirent et bravent la mort... que peut être le
résultat d'une telle vie? Les mauvais sujets ne sortent absous
des prisons que pour devenir des assassins. La philanthropie et
la philosophie cherchent les moyens d'abolir la peine de mort :
il n'en est point d'autres que ceux que nous venons d'indiquer.
Changez le physique, donnez le goût du travail à celui dont les
humeurs sont brûlées, calcinées par les veilles, la débauche et
l 'eau-de-vie, vous lui donnez un nouvel être, et il en prend les
mœurs avec satisfaction ; il devient reconnoissant envers la
patrie, la loi et le magistrat, au lieu de les maudire.
(i) Ce n est pas faire une riche apologie de l'homme, en disant qu'il est monstrueux
dans l'oisiveté. Sur dix hommes oisifs, huit sont dangereux et les deux autres sont des
machines inertes. {('■,.)
CHAPITRE LXIV
D'UN ÉTABLISSEMENT QUI NOUS DONNE
DE BONS DOMESTIQUES
Cet établissement, déjà conçu et en partie exécuté en Angle-
terre, devient chaque jour plus indispensable pour la France.
Je sais que le désordre des maîtres occasionne celui des valets
et qu'un maître dissolu se trouverait embarrassé avec un hon-
nête domestique. Mais il est encore des mœurs, même à Paris,
et les moyens de se procurer d'honnêtes domestiques connus et
dont on réponde nous manquent absolument. Tel valet de
Paris, chassé de cent maisons pour ses désordres et ses vols,
n'est pas encore mis en justice. On a la foiblesse de dire :
« Qu'il aille se faire pendre ailleurs » ; on lui donne même un
certificat de ses bonnes qualités, sans parler des mauvaises; car
à Paris, les coquins de valets savent, en général, mieux le ser-
vice, sont plus alertes, plus intelligens que les bons serviteurs,
et il semble que certains riches consentent à être volés pourvu
qu'ils soient bien servis. Ici, les marchands de comestibles s'en-
tendent avec les chefs de cuisine pour piller les maîtres. Dans
les marchés publics, ils ne rougissent plus de dire à nos cuisi-
niers ou cuisinières : « Cet objet est de 18, 24 », c'est-à-dire un
quart de la somme pour le domestique acheteur. Ainsi, si une
243
forte maison dépense par année cent mille francs pour la table,
il y a vingt-cinq mille francs pour le chef de cuisine, qu'il
appelle les droits de sa place, à part ses gages. Quelle horreur !
.Jamais l'activité ne fut plus vivace à Paris que dans ce temps
ultra-révolutionnaire (an XII). Tout est restaurateurs, cafés,
tenant des établissements somptueux dans les hôtels des ci-
devant grands seigneurs. Ici, tout est maisons de jeu, maisons
de filles, bals, spectacles... Il ne manque à Paris que quelques
usages lacédémoniens qui sanctionnent le désordre, comme la
permission de voler pourvu qu'on ne se laisse pas surprendre
dans le vol (nos voleurs sont si impudents qu'ils regardent le vol
comme un persiflage), des jeux publics où les femmes soient
nues (elles n'ont presque rien à défaire pour l'être) et si, comme
à Sparte, la loi défendoit aux Français d'habiter publiquement
avec leurs épouses, à l'instant tous les maris deviendroient
amoureux de leurs femmes. Or, si le proverbe qui dit « tel
maître, tel valet » a raison, on sent tout ce que peuvent, tout ce
que doivent faire les serviteurs d'un monde pareil. La révolu-
tion a mis au pinacle mille porteurs de livrée et il n'est pas un
domestique de ce jour qui ne dise : « Pourquoi ne ferois-je pas
comme un tel, qui grimpoit avec moi derrière un carrosse? »
Une réflexion n'échappera pas ici au philosophe : après qu'une
trop grande inégalité s'est établie par succession de temps dans
un empire, quand la tyrannie a créé l'esclavage et que celui-ci
a secoué le joug, l'homme rendu à la liberté publique croit
rentrer dans ses droits naturels en se livrant aux excès immo-
raux ; il oublie le contrat social qui veut un ordre infini partout
oii existe une société civile. Le mouvement fébrile de la révo-
lution dure encore ; la convalescence suivra et la santé du corps
politique ou l'ordre volontaire, qui est une même chose, aura
son tour. Alors un établissement raisonné pour nous donner de
bons domestiques est essentiel et de première nécessité ; notre
félicité est là ; point de sécurité pour nous si cet établissement
nous manque. Il nous faut une régie où seront inscrits les
domestiques des deux sexes et où leur âge, leurs mœurs, leurs
talens, le nombre des maîtres qu'ils ont eus soient détaillés.
Qu'il leur soit impossible d'avoir une condition sans passer par
le bureau des domestiques et que notre sûreté nous convie à ne
244
jamais les prendre que par cette voie; que tous, nous payons
une somme en demandant au bureau un domestique fidèle et
ayant les talens que nous requérons. Que les vieux serviteurs,
dont la probité est confirmée, trouvent une petite rente après
leurs longs services; qu'ils puissent, en toute stireté, y placer
leurs épargnes. Que le maître, qui a donné trop légèrement une
attestation de bonnes mœurs à un coquin, soit informé par le
bureau du mauvais service qu'il a rendu à la société; que le
certificat du bureau dise : « Honnête homme. Tels talens, mais
tels défauts », puisque chacun a les siens.
Voilà quelques idées principales auxquelles l'expérience
peut en ajouter encore. Le mal nous presse, la société est régie
par les valets et il est impossible qu'il en soit autrement : ils
nous observent jour et nuit, ils connoissent nos foiblesses, ils
nous flattent, ils s'abaissent, ils doivent nous gouverner. Qu'ils
soient honnêtes et probes, notre existence s'améliore du double ;
nous vivons dans une inquiétude continuelle, et nous pouvons
recouvrer notre tranquillité.
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iliiillli[tiiilllii||jiliili:illll!'i'iii!!i!^
CHAPITRE LXV
TYPE
I. On conçoit que la matière soit divisée en substances de
diverses natures plus ou moins amies ou ennemies et que ce
seul attractif ou répulsif donne le mouvement à la matière.
II. On conçoit que la nature ne puisse opérer qu'avec ses
élémens et que, quel que soit l'individu, il doit avoir un carac-
tère quelconque, soit actif, inactif ou réactif (i).
III. On conçoit que, par la nature des substances plus ou
moins pesantes, les plus lourdes doivent graduellement servir
de base aux plus légères (2).
IV. On conçoit que les substances soient animées par leur
fermentation naturelle, leur croissance ou décroissance et le
mouvement qui s'en suit.
V. On conçoit que l'être qui résulte d'une combinaison de
substances animées soit lui-même animé.
VI. On conçoit que l'être qui ne contient pas le germe de
son être soit comme non comptable dans la nature.
(i) Il y a plus qu'on ne croit des caractères réactits que le vulgaire appelle esprits
de contradiction. Ont-ils leur source au physique ou au moral? Dans tous dcu.\. Toutes les
races d'animaux ont leurs ennemis. Chez l'homme, l'amour-propre établit une inimitié
plénicre entre les individus qui se ressemblent trop et plus encore quand ils diftérent. Voilà
de quoi faire un livre. (G.)
(2) C'est ici comme une gamme diatonique, du plus grave au plus aigu. (G.)
246
VII. On conçoit que le germe aspire à son développement,
et que, par instinct, il cherche son moule propagateur.
VIII. On conçoit que l'individu tout entier étant en petit
dans le germe, il doive en sortir.
IX. On conçoit qu'étant déposé dans son lieu de prédilec-
tion attractive, il fructifie par les lois de la végétation com-
munes à tout ce qui végète.
X. On conçoit que chaque germe, étant diversement formé
en plus ou moins dételles ou telles autres substances, doive
différer d'instinct et de forme.
XI. On conçoit que les germes de diverses races étant tous
ditférens, les individus qui en résultent doivent différer (i).
XII. On conçoit que les germes appartenant à une même
race doivent aussi différer entre eux selon les facultés de leurs
générateurs mâle et femelle.
XIII. On conçoit à combien d'accidens fâcheux le fœtus
est assujetti depuis le moment de sa conception jusqu'à celui de
sa maturité, et combien ces accidens doivent influer sur l'indi-
vidu plus formé.
XIV. On conçoit que, de quelque manière que l'individu
se forme, par la gravitation des substances, du mouvement, de
la fermentation et des affinités..., il doit avoir une forme
symétrique.
XV. On conçoit que l'instinct animal varie selon la forme
individuelle : que le poisson nage dans son élément, que tel
aille en avant, tel en reculant, tel en roulant, tel décote; que
l'oiseau vole ; que le lion soit fier de sa force ; que le lièvre soit
timide par sa foiblesse; que l'homme soit penseur et la femme
(i) Il vient de paroitre un livre où l'on prétend que la nature n'a formé qu un germe
qui, à la longue, s'est modifié, diversifié en milliards d'individus par la force des élémens
dans lesquels ils cohabitent. Grande idée de la sublime unité! Désirons-en la preuve. (G.)
On ne sait à quel ouvrage Grétry fait allusion. Notons toutefois qu en i8o5, le philo-
sophe et naturaliste allemand Oken (1779-1851) publia un livre sur la génération des êtres,
dans lequel il imagine que tous proviennent d'une sorte de substance colloïde primitive {L'r-
Schleim) se présentant dès l'origine sous forme de vésicules. — Dans ce chapitre, et dans
plusieurs autres, qui suivront, Grétry exprime très confusément des idées qui, à son époque,
commençaient à se faire jour sur l'origine des espèces. Un demi-siéclc plus tard, Darwin
nous expliquera, beaucoup plus clairement, comment « tous les êtres organisés qui vivent
ou ont vécu sur la terre peuvent descendre dune seule forme primordiale ». Mais déjà, ainsi
que nous le verrons plus loin, Grétry et ses contemporains avaient la vague intuition de ce
principe important.
247
coquette. C'est autant de lois, d'instincts imprimés par la nature :
plus, la loi de la nécessité qui force chaque individu d'agir
selon son être.
XVI. Mais (c'est ici le terme de nos conceptions, c'est ici
où est le type suprême) comment concevoir qu'une nature
formée de substances que nous voyons, que nous palpons, que
nous goûtons, que nous mesurons, que nous analysons jusque
dans leurs racines, ait une faculté d'arrangement qui lui fasse
mettre chaque chose à sa place pour une fin déterminée? Et, ne
voyant ici que l'homme, qu'il ait des dents dans la bouche parce
qu'il doit manger, des yeux parce qu'il doit voir, des oreilles
parce qu'il doit entendre, un nez parce qu'il doit flairer, et mille
nerfs sensitifs dans tout son corps qui l'avertissent par le con-
tact, autant de jointures, de rotules, de leviers qu'il a de mem-
bres ou de parties de membres C'est trop pour une nature
matérielle; c'est là qu'il faut voir DIEU qui a dit : Que cela
soit ainsi ! . . . et cela fut.
CHAPITRE LXVI
QUELQUES OBJECTIONS DE L'ATHÉÏSME
L athée.
Je voudrois quelques preuves physiques de l'existence de
Dieu : je n'en puis obtenir.
Moi.
Nous ne connoissons et nous ne connoîtrons jamais Dieu
que par sentiment et non par des preuves matérielles. Il y a
trop loin de la matière au plus pur esprit pour que l'un conduise
à l'autre.
L'athée.
Kl Tâme vous l'oubliez
Moi.
C'est par elle que nous avons le sentiment de Dieu : les
bêtes ne l'ont point.
249
18
V athée.
Croire en Dieu par sentiment, n'est-ce pas vouloir com-
prendre l'esprit par la matière? Car enfin nos sens sont
matériels.
Moi.
On peut avoir le sentiment d'une chose avant d'en avoir la
preuve physique. Croire ce qu'on sent, parce que c'est démontré,
c'est l'évidence. Sentir qu'une chose est sans en avoir la preuve,
c'est parce qu'un sens ou plusieurs sens nous manquent pour
parvenir à l'évidence. Je crois que le feu existe, je le décom-
pose; sais-je comment il est, ce qu'il est? Qu'il y a loin encore
de Dieu au feu matériel !
L'athée.
Venons à mes objections. Vos quinze premières proposi-
tions sont palpables : elles sont de mon bord. Dans la seizième
vous dites : « Qu'il est impossible que la matière ait par elle-
même une faculté d'arrangement qui lui fasse mettre chaque
chose à sa place pour une fin déterminée. Que l'homme a des
dents dans la bouche parce qu'il doit manger... » mais, bon-
homme...
Moi.
Bonhomme, soit ! j'ai désiré toute ma vie mériter ce titre
honorable.
V athée.
Si l'homme n'avoit point de dents, il suceroit et se nourri-
roit de même. S'il n'a\'oii pas dveux, il iroit en aveugle. S'il
n'avoit pas d'oreilles ..
Aloi .
Hé oui! S'il était un polype, une masse vitale sans organi-
sation achevée, il existeroit encore.
25o
L'athée.
Sans doute. Qu'il soit tout ce qu'on peut être et de quelque
manière que ce puisse être; qu'il vive cent ans ou cent minutes,
c'est toujours la nature qui remue, qui agit, qui transforme, et
les formes n'y font rien.
Moi.
Halte-là, mon homme! La forme fait tout, puisque c'est
elle qui annonce une volonté déterminée du Créateur. Si la
matière vivifiée étoit sans forme, je croirois que la nature n'est
qu'un ouvrage ébauché. Mais, depuis le brin d'herbe jusqu'au
chêne, depuis le plus petit insecte jusqu'à l'homme, tout a une
fin déterminée, prévue et infaillible. Il faut que tout ce qui est
soit ainsi : ou il faut mourir pour être rejeté au moule, jusqu'à
ce qu'on en sorte rectifié selon la grande volonté déterminée...
Enfin, le hasard est votre Dieu; vous êtes un homme par
hasard, quoique chez vous-même tout ait une fin déterminée.
Le mien a tout prévu et je prévois que vous niez l'existence de
Dieu (que vous sentez comme nous) afin qu'on vous la prouve ;
et dans ce premier des mondes (je veux dire le dernier), cela
est impossible. Allez, bonhomme, vous n'êtes pas plus athée
que nous : sentir, c'est croire.
CHAPITRE LXVII
DES TROIS RÈGNES ET DE QUELQUES-UNS
DE LEURS RAPPORTS MORAUX
Le règne animal, le végétal, le minéral ont-ils des rapports
identiques? Sont-ils amis ou ennemis? L'animalité participe
aux influences de l'air, des fluides électriques et magnétiques.
Le règne végétal est notre nourriture la plus naturelle. Le
règne minéral semble être ennemi des deux autres règnes. C'est
de là que sortent les poisons, et comme la nature aime à
travailler par oppositions, on y trouve aussi les contre-poisons :
il vaut mieux se passer des uns et des autres. L'or, que l'homme
a choisi comme signe représentatif de toutes choses, excepté la
santé, est devenu l'agent de ses crimes; les pierres précieuses,
le signe de sa vanité. Il ne sort rien ou presque rien des
entrailles de la terre qui, je crois, favorise l'homme absolu-
ment; tout ce qui en sort lui est nuisible ou indifférent. L'enfer,
le purgatoire et le paradis sont assez bien représentés par le
centre de la terre, sa surface et les régions éthérées. Tout est
délice en haut; tout ici est en suspens comme pierres d'attente ;
tout est horreur en bas. Nous sommes postés entre notre ami et
notre ennemi, entre le ciel et l'enfer. Le règne végétal est,
dit-on, favorisé par le minéral : il est un feu central, dit Bufton,
qui aide à la végétation. S'il lui aide, il lui nuit aussi. C'est de
là que sortent les exhalaisons pestilentielles qui empoisonnent
252
quelquefois les plantes et les fontaines ; la pluie et la rosée ne
leur font que du bien, rarement du mal. La foudre vient d'en
haut, mais d'où partent les exhalaisons sulfureuses, bitumi-
neuses... qui vont la former? Les remèdes tels que les sels,
l'hémétique, le mercure?... on peut s'en passer; c'est avec
précautions qu'on ose s'en servir.
La guerre entre les élémens est-elle plus longue que le calme
qui lui succède? Le calme n'est qu'une guerre qui recommence
doucement, qui éclate et s'apaise pour recommencer encore.
Ainsi la guerre dont nous parlons est à peu près comme dix est
à un, qui est le calme.
Trois puissances morales ont assez de rapports avec les
trois règnes. Gloire, amour-propre, haine et vengeance. La
bonne gloire nous vient d'en haut. L'amour-propre est sur la
terre. La haine vient des enfers. Tout ce qui a rapport au ciel
est bon et nous vient du ciel; tout ce qui est terrestre est
niomentané et souvent pitoyable, fût-il or ou diamant.
Le corps de l'homme semble être fait sur le même moule :
puanteur en bas, et c'est là que nous sommes formés. Prépa-
ration des substances au milieu. Esprit, intelligence dans la
tête. Depuis la guerre de Troie jusqu'à nous, les guerres qu'on
pourroit nommer « intestinales » ont été les plus terribles.
L'amour, ce mot charmant que la pudeur n'ose expliquer, en
fut la cause. Les guerres pour les subsistances sont guerres de
cochons, de gourmands : un bon repas les apaise, quand l'amour-
propre y entre pour peu. La guerre d'amour-propre est vive (il
n'est point de bonne guerre, quoique le résultat en soit bon
quelquefois), mais les motifs sont plus nobles : c'est la guerre des
dieux. Quant à l'homme, puisqu'il est formé d'élémens qui
presque toujours s'entrechoquent et se combattent, il doit guer-
royer avec l'homme. Au reste, les gens d'esprit font bien de
guerroyer entre eux; ils amusent les sots, qui sont fiers de s'en-
rôler sous les drapeaux de l'esprit; cette petite guerre nous pré-
serve d'autres guerres plus funestes. Si les gens d'esprit ne se
guerroyaient point, s'ils éioient réunis en un faisceau, ils seroient
trop forts, ils romproient trop l'égalité ; il faudroit les ostraciser.
Mais soyons sans inquiétude sur ce point : le propre de l'esprit
est de remuer, de couper un cheveu en seize, comme on disoit
253
de Marivaux. Malgré leur foiblesse et leur folie, rien de plus
aimable qu'un enfant ou un poète; caressez-les, tout va bien.
Une dragée à l'un, un brin d'herbe à l'autre, ils nous aban-
donnent le reste des vanités de ce monde. Dans ce moment, en
France (an XII), on fait la guerre à la philosophie et à l'esprit ;
c'est l'esprit qui se combat lui-même après avoir terminé la
guerre des préjugés, jusqu'à ce qu'elle renaisse. L'instruction
étant aujourd'hui l'apanage de la majorité, a fait tant d'hommes
à demi-talens qui croient tout savoir, qu'ils sont devenus les
ennemis d'eux-mêmes. Quelques sages regardent et se taisent;
ils savent que cet orage léger de l'esprit finira, tel que l'orage
printanier, par une pluie favorable à sa culture. Avant la révo-
lution, les lettres avoient le pas sur les hautes sciences; aujour-
d'hui c'est le contraire, et les arts sont un peu négligés. Les
lettres et les arts paient, par un abandon momentané, la préémi-
nence qu'on leur avoit accordée. Laissons faire au temps et à
l'inconstance humaine : ils savent faire fileurir tour à tour toutes
les branches de l'esprit.
La philosophie a perdu le monde, dit tel journaliste, et
sans quinze mille livres de rente que me donne mon journal
anti-philosophique, je dirois qu'elle n'est bonne à rien. Les
illusions, l'erreur et le mensonge sont les seuls biens de l'homme,
dit un capucin visionnaire. La vérité est la source des révolutions
plus funestes à l'homme que l'esclavage. Gouvernans, trompez,
battez les hommes et qu'ils se taisent; il faut qu'ils soient battans
ou battus. Le capucin ne fait pas attention qu'un mouvement
révolutionnaire est encore une de ces commotions passagères et
que l'esclavage se perpétue de père en fils. Oui, une révolution
politique, quelqu'afïreuse qu'elle soit et quelque longue qu'elle
puisse être, n'est pas la source d'autant de maux qu'un préjugé
accrédité; on n'en peut nombrer les désastres futurs qui
dépendent des opinions. Le capucin ignore que les chaînes de
l'esclave se multiplient chaque fois qu'il veut s'en délivrer, que
mourir pour recouvrer sa liberté est le plus bel emploi de la vie.
Mais un visionnaire ne peut comprendre le langage de la vérité :
ce qui n'est pas illusoire ne lui semble ni vrai ni bon ; la machine
est faite ainsi : c'est une réunion des contraires. Le journaliste
frondeur des abus (et qui par l'esprit seroit un autre Diogène s'il
254
troquait quinze mille livres contre une écuelle de bois) ignorc-
t-il que la satire ad hominem fut répréhensible dans tous les
temps et que celui qui, pour de l'or, médit de ceux qu'il ne
craint point, doit redouter martin-bâton que ses pareils n'ont
jamais esquivé. Sait-il encore qu'il fait le plus aisé de tous les
métiers? Fronder les abus sans pitié, et surtout en prose, est un
office qui ne demande que de l'activité, de la hardiesse et de
bonnes oreilles. La médisance est si familière chez ceux qu'on
nomme les humains, qu'il n'a qu'à se poster dans les lieux
publics et dans les sociétés qui veulent bien le recevoir pour
s'entendre dicter aujourd'hui sa feuille de demain. Quels que
soient les mœurs, le système du gouvernement, il trouvera
toujours à mordre : tel le chien hargneux qui attaque les pierres
et les arbres quand il manque d'objets sensibles. Seulement,
pour qu'à son tour il ne soit pas mordu jusqu'au vif, il aura
soin de caresser ceux qui commandent et ceux qui ^portent
glaive, car s'il osoit se gendarmer contre eux, il seroit écrasé
comme un frelon.
Certaines choses ne peuvent se trafiquer sans simonie ou
sans bassesse. Telles sont les indulgences, la satire et la louange.
On voit écrit sur les autels de Rome moderne : « Dix ans, vingt
ans, cent ans d'indulgences en faveur des âmes du purgatoire,
si l'on fait dire autant de messes à cet autel privilégié... » Beau
trafic que cela! Il n'est bon qu'à faire naître des guerres de
religion, des Calvin et des Luther. Nous avons dit du satirique
et de la satire ce que nous en pensons. Quant à la louange, il en
est fort peu sans fadeur, à moins que le bien général et le désin-
téressement ne la sanctionnent. Il est peu d'épîtres dédicatoires
qui ne donnent quelque pressentiment de nausée. Jean-Jacques
dit à Duclos, à la tête du Devin du village : « C'est la première
et la dernière dédicace qui paroîtra en tête de mes œuvres. »
Cependant (si j'ai bonne mémoire) ses confessions sont dédiées
à l'Être suprême et son Contrat social à la ville de Genève.
Si une dédicace est un mal, pourquoi dédier, même une
fois? Si c'est un bien ou que la chose soit indifiérente, pourquoi
se le défendre pour l'avenir? Il semble impossible de n'être
pas /7/2ra5z<?r quand on fait une dédicace, n'eût-clle qu'une phrase
comme celle dont je parle.
255
CHAPITRE LXVIII
INSTINCT ET RAISON
Ce que nous nommons instinct est la qualité intrinsèque
des substances naturelles dont nous sommes formés. Ce que
nous appelons raison, est l'instinct modifié par les lois civiles,
perfectionné selon telles lois morales ou tel système de sciences.
Vaincre l'instinct qui déroge, c'est vertu. Renoncer à l'instinct
(s'il étoit possible) seroit une folle abnégation de son être. Accor-
der l'instinct avec la raison, c'est être sage. On ne peut donc
être sage sans avoir été tenté de ne pas l'être. Un bon général
ne se connoît qu'à la guerre. Ceux qui remportent d'amples
victoires sur leurs passions passent leur vie à se battre contre
eux-mêmes. Ceux qui cèdent tout à leur intérêt, combattent
continuellement avec la société. Enfin, s'il est un homme sans
désirs et sans passions, celui-là n'est propre à rien pendant la
vie; et après sa mort il servira (comme toutes les substances
douces) à la modification des substances acres et fortes. Pendant
la vie de l'individu, les substances dont il est composé demeu-
rent-elles dans le même état? Non, et c'est ce qui cause l'insta-
bilité des actions humaines, c'est ce qui rend l'éducation si
nécessaire. Le sage, posté comme sur une montagne inaccessible
au vulgaire, voit la guerre établie et continue de l'instinct qui
356
commande et de la loi qui prohibe. Il voit ce dédale chicanier
qui élude et succombe sans cesse sous les lois de l'instinct : mais
que peut-il? Voir, sourire et se taire. L'homme qu'on exile
comme insociable se croit perdu; n'a-t-il pas lui avec lui, son
instinct et sa force vitale? Robinson n'est vraiment intéressant
qu'avec son instinct, son perroquet et Vendredi.
L'homme et l'animal ressemblent assez à deux navires,
l'un muni de tous ses agrès, l'autre seulement des principaux.
L'instinct, disons-nous, est la meilleure des boussoles... D'ac-
cord; mais elle n'incline que du côté nord, d'après lequel il
faut s'orienter. La raison est une boussole universelle, physique
et morale, qui nous mène même au-delà des bornes possibles
de la raison, quand l'imagination voyage avec elle; alors, elle
se trompe dans ses suppositions. Mais, des erreurs aussi sublimes
sont encore à l'instinct brut comme mille est à un. Nous faisons
souvent l'apologie de l'instinct : il le mérite; mais nous crevons
de dépit si on nous appelle bête ou être déraisonnable qui ne
se conduit que par son instinct. C'est cependant ce que nous
avons de plus sûr, et malheur à qui n'est plus guidé par lui, il
est corrompu : malheur cependant à qui n'écoute que lui, il est
insociable.
Tous les instincts donnés aux divers animaux terrestres
semblent être partagés entre les hommes : notre espèce possède
donc l'instinct de la plupart des espèces. Tel homme a le cou-
rage du lion, tel la douceur du mouton, tel la finesse du renard,
tel la timidité du lièvre. On croit même remarquer dans chaque
homme quelques traits d'analogie avec un animal et son
instinct, tant le physique est type impérieux du moral.
L'homme privé de sa raison a autant de genres de manies
folles qu'il est de cerveaux défectueux. Même dans l'état de
santé et de raison, on remarque dans l'homme une manière
d'être secondum sensus qui se modifie avec l'âge, mais qui est
toujours elle. Tel se fait aimer constamment, tel se fait haïr.
Tel commence bien ses liaisons, ses affaires et les finit mal. Tel
commence froidement et termine bien. Tel est bon, généreux,
en bourrant ceux qu'il oblige. Tel est mielleux, caressant, qui
ne laisse pas glisser un écu de sa bourse... Un penchant plus
fort qu'eux les entraîne. Presque tous ont un mode de juge-
257
ment, provenant de leur métier habituel, qu'ils reportent en
toutes choses : pour un observateur, il lui suffit d'entendre
parler quelqu'un pour savoir son état. En général, quand on
connoît bien un homme, et de quelque manière qu'il com-
mence, on sait où il aboutira dans ses entreprises. Les ressorts
de son caractère étant ainsi, il ne peut être, ni agir, ni aboutir
autrement qu'il ne fait. On peut se contraindre, se tromper, soi
et les autres, dans le commerce usuel de la vie ; mais après avoir
forcé quelque temps ses inclinations, on revient à sa nature; et
plus on s'en est éloigné avec effort, plus la chute naturelle est
véhémente. Respectivement à nos inclinations, rien n'empêche
que nous nous regardions tous comme des maniaques. Quand,
dès notre jeunesse, nous avons contracté des habitudes, c'est pour
kl vie. L'éducation nous subjugue, et c'est un bien si elle est
bonne. De père en fils, en s'exerçant sur les mêmes objets, on se
perfectionne de plus en plus : c'est alors qu'on peut dire que les
habitudes forment une seconde nature. L'architecte et le
sculpteur s'occupent des formes; le peintre, des nuances, des cou-
leurs qui représentent toutes choses; le musicien imite les sons de
la déclamation de tous les êtres actifs et passifs; le poëte est péné-
tré du sens et, pour ainsi dire, de la couleur des paroles; le
philosophe, du système général de tout ce qui est... Nous nous
étonnons réciproquement de nos conquêtes acquises par le
temps et l'expérience. L'exaltation des esprits dans les uns, la
froide réflexion dans les autres, nous donnent une allure telle
de notre occupation favorite, nous impriment les stigmates
indélébiles de notre objet, tellement que nous pourrions, dis-je,
nous prendre tous pour des êtres singuliers,. des fous, si nous ne
méritions, par là-même, les noms de sage dans notre emploi.
Dans le temps de ma jeunesse, quand je chantois moi-même ma
musique pour qu'elle fût bien comprise, je me suis trouvé assez
souvent avec Maleshcrbes (i) et Condillac qui, les yeux fixés
sur moi, mecoutaient avec une sorte d'étonnement. Je les
entraînois, je les captivois malgré eux et leur esprit rectangle.
Mais, sans doute, ils jugeaient mon délire musical fort singu-
lier; ils se disoient à eux-mêmes (je voyais cela à leur mine) :
(i) Chr.-Guill. de Malesherbes, magistrat et ministre, né à Paris en 1721, arrêté
comme suspect, condamné et exécuté en 1794.
258
« Quoi, se peut-il que pour former une succession de sons
d'après le sens des paroles, ce jeune homme emploie son âme
toute entière ! » Ils n'eussent pas porté un autre jugement du
poëte ou du peintre, quoiqu'ils estimassent les arts et les
artistes.
Un philosophe me disoit que l'instinct brut des animaux
ressembloit à notre raison aliénée : oh! que nenni ! L'instinct
et la raison me semblent être ce que j'ai dit au commencement
de ce chapitre. A la vérité, les animaux sont doués de plus ou
moins d'instinct qui les rapproche de nous; mais chez eux,
l'instinct est impérieux et leur raison n'est qu'éducation foible.
On remarque même en eux une espèce de folie qui les fait
dévier de leur instinct, comme nous de la raison.
Vais-je m'arrêter à cet endroit? Vais-je clore ici cet ouvrage?
Pourquoi borner le cours de mes réflexions sur un sujet inépui-
sable? La main du temps ne viendra-t-elle pas m'arrêter à mon
heure marquée? G nature sublime dans l'être sensible et rai-
sonnable ! Ton cours rapide ne nous laisse qu'apercevoir les
objets. Mille fois la vie de l'homme ne sufïiroit pas pour appro-
fondir tes mystères. Ce n'est qu'en unissant notre existence à
celle des hommes qui nous ont précédés, et en idée à ceux qui
nous suivront, que nous pouvons satisfaire notre impatience.
Toi qui douas l'homme d'un instinct insatiable et d'une intelli-
gence trop foible pour ses élans, viens encore échauffer mon
âme ! Après t'avoir, dans mes jeunes ans, consacré mes douces
et harmonieuses sensations, permets encore au reste de mes
facultés pensantes de manifester ta grandeur. C'est toi, Être
grand, qui m'animes, et si l'insecte, coloré de la substance des
fleurs dont il s'alimente, atteste ta puissance, je ne veux, comme
lui, qu'attester que tout vient de toi, prospère par toi, retourne
en toi, depuis le premier jusqu'au dernier instant de l'existence
des siècles.
TABLE DES CHAPITRES
CONTENUS DANS CE PREMIER VOLUME
Chapitres. l'oses.
I. Introduction i
II. Suite d'introduction 4
III. Naissance 7
IV. Suite du précédent ... 9
V. Nécessité de revenir à un 10
VI. Deux manières de corriger les hommes 12
VII. Quelles sont les substances dont l'homme est composé;
quelles sont leurs propriétés ? 14
VIII. Réflexions sur le chapitre précédent 17
IX. Suite des réflexions . iq
X. La nature crée partout 22
XI. Pourquoi les hommes sont différens ^5
XII. Maternité 27
XIII. L'homme imitateur 20
XIV. Balance S^
XV. Mobilité de la nature ?5
KVI. Recours contre soi-même 37
XVII. Sympathie 3p
XVIII. Nerfs 4S
XIX. Facultés, caractère ^ù
XX. Mariage 5i
XXI. Savoir ce qu'on veui 5;^
XXII. Tic ou grimace 37
XXIII. Amour-propre 5c)
XXIV. Différence entre la sensibilité et l'irritabilité 61
261
Chapitres.
XXV.
XXVI.
XXVII.
XXVIII.
XXIX.
XXX.
XXXI.
XXXII.
XXXIII.
XXXIV.
XXXV.
XXXVI.
KXXVII.
XXXVIII.
XXXIX.
XL.
XLI.
XLII.
XLI II.
XLIV.
XLV.
XLVI.
XLVII.
XLVIII.
XLIV.
L.
Ll.
IJI.
I.lll.
LIV.
LV.
LVL
LVII.
LVIll.
LIX.
LX.
LXI.
LXII.
Pages
Des habitudes 86
Régime majeur 88
Du conflit des passions qi
Du choix des rapports entre époux 96
Des affections 102
Le nœud gordien 104
Coup d'œil de statique morale log
Pour faire 119
Manière de se conduire selon les divers états .... 124
Dissertation sur un verre d'eau 129
Des facultés négatives des êtres 1 3 1
Qu'est-ce qu'un rêve philosophique? i3ô
Suite du précédent lig
Quelques idées sur la durée de notre vie . . ... 142
Savoir se taire 145
Savoir écouter 148
Tout chemin mène à Rome i5o
Amplification du chapitre XXVI où je dis : « Vieillards,
défiez-vous des derniers éclats de la Lampe ». . . . 134
Un peu d'originalité ou de folie semble souvent dépasser
le génie, le talent et même la sagesse iSy
Récapitulation 161
Des idées dérobées i6q
Y a-t-il des rapports entre l'harmonie sociale et celle des
sons? 171
Lire dans les nues 178
Régime pour conserver nos facultés intollectuellLS . . . 181
Des fausses prétentions à l'esprit 184
L'indiflerence est la plus dangereuse maladie de l'àme. . ]8h
(3li l'on recherche comment et pourquoi les uns voient
tout en bien, d'autres tout en mal 189
Colère 1 02
liourrus bienfaisans, doucereux malfaisans, il y a plus
des seconds que des premiers; pourquoi i* 11)4
Tout est chimie u)8
On juge souvent d'une chose par une autre jo-j
Je ne professe plus, je m'amuse ... -206
Retour sur soi-même 1208
Les bons meurent-ils plus tôt que les méchants;' . . 211
Marche naturelle -juS
Des Esprits ou des êtres incorporels 222
Des charlatans 232
I')es flatteurs 235
262
Chapitre?. fAget.
LXIII. Des punitions corporelles 241
LXIV. D'un établissement qui nous donne de bons domestiques. 243
LXV. Type 24(3
LXVl. Quelques objections de l'athéisme 24(1
l.XVll. Des trois règnes et de quelques-uns de leurs rapports
moraux 252
LXVIII. Instinct et raison 236
FIN DU PREMIER VOLUME
Impi'imé pour
MM. G. Van Oest â C^ Editeurs,
par L'Imprimerie
(AnC EtabV' ¥'•' Momiom)
Bruxelles.
vvl ^
927.81 G865r
3 5002 00393 1859
Gretry, André Ernesl Modeste
Reflexions d'un solitaire.
ML 410 . GÔ3 A3 1
Gr e-try, Andr e Ernest.
Modeste, 1741-1613.
. . . R e:£le:xlons d'un
solitaire