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Full text of "Richard Wagner à Mathilde Wesendonk : journal et lettres, 1853-1871"

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Richard  Wagner 

A 

I  Mathilde  Wesendonk 


JOURNAL  ET  LETTRES 
1853— 187L 

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TRADUCTION  AUTORISÉE  DE  L'ALLEMAND 
PAR 

GEORGES  KHNOPFF 

PRÉFACE  DE 
HENRI  LICHTENBERGER. 

TOME  SECOND. 


BERLIN 


ALEXANDRE   DUNCKER,  ÉDITEUR 

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V.  Z 


A 
MON  AMI 

HENRI   BOUCHER 

EST   AFFECTUEUSEMENT   DÉDIÉE 
CETTE  TRADUCTION. 

G.  K. 


Observation  préliminaire. 

Le  Maître  avait  exprimé  le  désir  que  ces  pages 
fussent  détruites. 

Madame  Wesendonk  ne  se  considérait  pas  comn.e 
ayant  des  droits  exclusifs  sur  les  lettres  qui  lui  avaient 
été  adressées.  Elle  les  conserva  en  silence,  pour  la 
Postérité,  les  destinant  à  être  publiées,  un  jour. 

D'accord  avec  la  famille  Wagner,  le  fils  et  le 
petit-fils  de  la  défunte  ont  décidé  d'attribuer  le  produit 
de  la  publication  à  la  «Stipendienstiftung»  de 
Bayreuth. 


"^ 


Hugo  Wiliscli,  imprimerie,  Chemnitz. 


Paris 

23  Sept.  1859  —  fin  Janvier  1862/ 

Vienne 

11  Mai   1861;   19  Août  —  28  Sept.  1861 


[^O 


*  Voir,  comme  complément,  les  Lettres  à  Otto  Wesen- 
donk  du  17  Sept.  1859  au  25  Juin  1861. 


II 


91.  Paris,  23  Sept.  59. 

«Je  ne  butine  que  ce  qui  est  doux, 

Le  poison,  je  le  laisse  là!»^ 
me  disait,  en  riant,  une  insouciante  enfant,  voilà 
des  années.  Elle  a  goûté,  maintenant,  le  poison 
du  souci,  mais  Tabeille  a  piqué  aussi  avec  son 
aiguillon.  C'est  l'aiguillon  incitant  vers  des  buts 
plus  hauts,  vers  des  buts  plus  nobles,  qui  est 
resté  en  moi.  Et,  vraiment,  le  poison  était-il 
si  méchant?  .  .  . 

Mon  amie,  seules  ces  dernières  années  de 
ma  vie  ont  fait  vraiment  de  moi  un  homme. 
Je  me  sens  en  pleine  harmonie  avec  moi-même; 
et,  sitôt  que  la  vérité  est  en  jeu,  toujours  je 
suis  certain  de  mon  vouloir,  je  ne  fais  qu'un 
avec  lui.  Dans  la  vie  proprement  dite,  je  me 
laisse  tout  bonnement  conduire  par  mon  instinct: 
une  volonté  s'accomplit  avec  la  mienne  qui  dé- 
passe la  valeur   de   ma  personnalité.     La  con- 


^  Ancienne  chanson  populaire. 


science  de  cela  m'est  si  familière,  que  souvent 
c'est  à  peine  si  je  me  demande,  avec  un  sourire: 
«veux-je  ou  ne  veux-je  point?»  C'est  l'étrange 
génie  que  je  sers  pour  le  restant  de  ma  vie 
qui  règne  en  maître  ici,  et  celui-là  veut  que 
j'achève  ce  que  moi  seul  suis  capable  d'achever. 

Ainsi  un  calme  profond  est  en  moi:  le  jeu 
des  vagues  à  la  surface  n'a  rien  à  faire  avec 
mon  for  intérieur  ...  Je  suis  ce  que  je  puis 
être!  .  .  .  Grâce  à  vous,  mon  amie!  .  .  . 

Que  direz-vous  maintenant  en  apprenant 
que  je  suis  déjà  plongé  dans  le  travail  jusqu'au 
cou?  .  .  . 

Le  jeune  homme  ^  qui  a  fait  la  traduction 
de  Tannhâuser,  m'a  donné  celle-ci  à  lire. 
Après  une  première  lecture  rapide,  je  la  laissai 
tomber,  en  disant:  «C'est  impossible!»  Du  même 
coup,  je  secouais  une  pensée  qui  m'opprimait, 
celle  d'un  Tannhâuser  français,  et  je  respi- 
rais. Mais  ceci  n'était  que  ma  personne  à  moi; 
l'autre,  mon  démon  —  mon  génie?  —  me  chu- 
chota: «Tu  vois  l'impossibilité  pour  un  Français, 
et,  d'ailleurs,  quel  qu'il  soit,  de  traduire  ton 
poème!  En  conséquence,  tu  vas  interdire  tout 
uniment  la  représentation  de  ton  œuvre  en 
France!  Qu'arrivera- 1- il,  cependant,  quand, 
après  ta  mort,  tes  œuvres  commenceront  réel- 

'  Charles  Nuitter.  —  Wagner,  dans  une  lettre  à 
Otto  Wesendonk,  l'appelle  «  un  aspirant  à  des  succès  de 
vaudeville».    (Lettre  du  5  Octobre  1859.) 


lement  à  vivre?  On  pourra  naturellement  se 
passer  de  ta  permission  et  on  représentera 
Tannhauser  d'après  une  traduction  semblable 
à  celle  que  tu  tenais  à  la  main,  il  y  a  un  mo- 
ment, et  telle  qu'on  en  fait  des  plus  nobles 
poèmes  allemands  (Faust,  par  exemple),  sans 
y  comprendre  goutte!»  Hélas!  mon  enfant,  pa- 
reille immortalité  en  expectative  est  un  démon 
tout  spécial;  il  nous  apporte  les  mêmes  soucis 
qui  lient  père  et  mère  à  leurs  enfants  pour  plus 
longtemps  que  leur  propre  vie.  Moi  seul,  je 
puis  contribuer  à  une  traduction  parfaite  de  mes 
œuvres:  c'est  donc  là  un  devoir  que  je  ne  puis 
décliner.  Ce  qui  fait  que,  tous  les  matins,  je 
revois  le  travail  avec  mon  jeune  poëte,  vers  par 
vers,  mot  par  mot,  oui,  syllabe  par  syllabe.  Je 
recherche  avec  lui,  souvent  durant  des  heures, 
la  meilleure  tournure,  le  meilleur  mot;  j'em- 
ploie même  le  chant  pour  lui  rendre  accessible 
un  monde  qui,  jusque-là,  lui  restait  absolument 
fermé.  Maintenant  je  suis  heureux  de  son  acti- 
vité, de  son  enthousiasme  croissant,  de  la  con- 
fession sans  détour  de  son  aveuglement  d'autre- 
fois .. .  et...  nous  verrons!  Je  sais  du  moins 
que  je  soigne  mon  enfant  le  mieux  possible 
pour  l'avenir! 

D'ailleurs,  je  n'ai  guère  bougé  jusqu'ici. 
A  Lucerne  ou  à  Paris,  ma  vie  est  la  même. 
Le  dehors  n'a  point  d'influence  sur  moi,  heu- 
reusement .  .  . 


24  Sept. 
Mon  Français  est  venu.  Malgré  un  refroi- 
dissement, j'ai  travaillé  un  peu  trop  ardemment 
avec  lui  et  .  .  .  suis  resté  en  plan,  épuisé. 
Aujourd'hui,  je  me  suis  réveillé  avec  une  forte 
fièvre  catarrhale.  Votre  lettre  et  celle  de  Wesen- 
donk  m'ont  fait  beaucoup  de  plaisir.  Remerciez- 
le  cordialement!  Qu'on  n'aille  à  ma  recherche 
que  quand  je  suis  parti,  c'est  absolument  dans 
l'ordre:  le  monde  ne  cherche  quelqu'un  que 
quand  cela  lui  plaît.  Quand,  un  beau  jour, 
j'aurai  disparu  tout  de  bon,  c'est  alors  qu'on 
me  cherchera  surtout!  11  paraît  que  papa  Heim^ 
a  été  excellent  dans  le  rôle  de  Posa.  ^  La  bonté 
de  cœur  de  pareils  adhérents  fait  toujours  plaisir, 
quoique  cela  ne  puisse  aller  sans  malentendus 
inextricables  qui  font  sourire.  Je  n'ai  rien  vu 
de  la  lettre  de  Bulow  sur  Tristan.  Je  suis 
resté  ici,  jusqu'à  présent,  fort  solitaire.  Une 
fille  de  madame  A.,  la  comtesse  de  Charnacé, 
avait  reçu  des  instructions  de  sa  mère  à  propos 
de  moi  et  m'a  invité  à  prendre  le  thé.  Je  n'ai 
pas  encore  pu  aller  chez  elle.  La  jeune  dame 
m'est  beaucoup  recommandée  de  Berlin.  Une 
chose  m'importe  bien  davantage,  pour  le  mo- 
ment: mon  installation,  car  c'est  pour  m'«in- 
staller»  encore  une  fois  que  je  suis  venu  à  Paris. 


*  Directeur  de  musique  à  Zurich. 
^  Voir  le  Don  Carlos,  de  Schiller. 


Provisoirement,  je  suis  encore  en  garni;  mais 
je  cherche  un  appartement  non  meublé.  Outre 
la  question  de  mon  appartement,  il  me  faut 
songer  encore  à  une  autre  «organisation»  im- 
portante. Mon  amie,  je  me  suis  examiné  et  je 
suis  résolu  à  exécuter  ma  décision  avec  toute 
l'énergie  morale  que  je  me  suis  acquise.  Mais 
pour  cela  j'ai  besoin  de  quelque  assistance.  Je 
trouve  bien  de  l'agrément  au  joli,  affectueux  et 
bon  petit  chien  ^  que  vous  m'avez  envoyé  un 
jour,  de  votre  lit  de  malade;  il  m'accompagnera 
ici  dans  mes  courses  ou,  quand  je  reviendrai 
à  la  maison  après  de  fâcheuses  besognes,  il 
bondira  à  ma  rencontre  avec  des  transports 
d'amitié.  Procurez -moi  donc  encore  un  bon 
esprit  qui  hante  ma  maison:  choisissez-moi  un 
domestique!  Vous  savez  de  quoi  j'ai  besoin. 
La  physionomie  avenante  de  votre  portier  actuel 
m'a  beaucoup  plu.  Que  devient  son  prédéces- 
seur, que  l'on  aimait  tant  autrefois  chez  vous? 
Ne  pourriez-vous  conclure  un  arrangement  qui 
me  serait  favorable,  sans  trop  nuire  à  vos  in- 
térêts? Je  cherche  à  rendre  ma  maison  aussi 
intime  que  possible.  Cependant,  je  ne  veux 
rien  décider  concernant  la  partie  féminine  de 
mon  personnel;  sinon,  j'aurais  déjà  ouvert  la 
colonie  parisienne  à  Vreneli.  Je  tiens  à  ce  que 
ma  femme   cherche   et  amène   une  jeune   fille 

•  Fips;  voir  Glasenapp,  II,  2,  158  et  330. 


bien  élevée,  moitié  pour  son  service,  moitié 
comme  demoiselle  de  compagnie.  En  outre, 
j'ai  besoin  d'une  cuisinière,  que  me  trouvera 
madame  Hérold.  ^  En  conséquence,  la  besogne 
du  domestique  consisterait  à  balayer  les  chambres 
(à  Paris,  c'est  toujours  l'affaire  du  «domestique 
mâle»),  nettoyer  l'argenterie,  servir  à  table,  faire 
les  courses,  etc;  puis,  le  service  de  ma  personne, 
notamment  au  bain.  Enfin  il  m'accompagnera 
également  quand  je  voyagerai  et  s'occupera  de 
mes  colis.  Ces  commodités  me  manquent  hor- 
riblement: à  m'occuper  de  tout  cela,  je  mets 
beaucoup  trop  d'ardeur,  m'emporte  inutilement, 
je  prends  froid,  etc.  etc.  Et,  par-dessus  tout,  j'ai 
besoin  d'avoir  auprès  de  moi  quelqu'un  d'agréable 
et  sympathique,  ne  s'agît-il  que  d'un  serviteur. 

Donc  je  vous  prie  instamment  de  prendre 
en  considération  ma  demande.  L'homme  pour- 
rait entrer  chez  moi  tout  de  suite.  —  Voilà  ce 
qui  s'appelle  encore  une  fois,  me  procurer  un 
gros  «zwieback»! 

Ma  situation  extérieure  promet  de  devenir 
très  supportable.  De  ce  côté-là,  il  y  a  progrès, 
et  il  semble  même  que  celui-ci  sera  rapide;  du 
moins,  d'après  un  entretien  que  j'ai  eu  hier  avec 
le  directeur  du  Théâtre -Lyrique-  (un  homme 
vraiment  agréable  et  d'éducation  parfaite),  il  ne 

'   La  femme   du   compositeur  français;   voir  Glase- 
napp,  II,  2,  174. 
'^  Carvalho. 


dépend  que  de  moi  de  faire  bientôt  fortune  à 
Paris.  Pourvu  que  tout  concoure  seulement  à 
ce  que  cet  liiver  je  me  tienne  en  équilibre,  afin 
de  pouvoir  regagner  au  printemps  ma  chère 
Suisse!  Là  seulement  Siegfried  peut  réveiller 
Brùnnhilde!  A  Paris  cela  nMrait  pas  ...  — 
De  Carlsruhe  j'attends  sous  peu  une  réponse 
des  plus  détaillées  sur  bien  des  points.  Je  suis 
résolu  à  me  montrer  fort  strict  envers  les  gens 
de  là -bas.  Il  est  possible  que  je  leur  occa- 
sionne beaucoup  d'embarras;  mais  peu  me  chaut. 
Tristan  n'est  pas  un  fruit  facile  à  cueillir. 

Que  ce  serait  beau,  mes  enfants,  de  m'en- 
voyer  une  photographie  de  la  «colline  verte»! 
Excellente  idée!  Je  regrette  encore  tellement  de 
ne  pas  vous  avoir  envoyé  mon  palais  vénitien! 

J'ai  encore  à  vous  parler  de  bien  des  choses 
dont  je  me  suis  entretenu  avec  vous  dans  ces 
derniers  temps;  mais  je  réserve  cela  pour  une 
autre  fois.  J'écrirai  bientôt  à  madame  Wille: 
impossible  de  nous  voir  cette  fois-ci,  mais  je  lui 
offrirai  une  réconciliation.  Laissez-moi  mainte- 
nant conjurer  tout  à  fait  ma  fièvre  par  le  repos 
et  par  la  lecture  (Plutarque).  Bientôt,  j'espère, 
j'aurai  de  vos  nouvelles,  peut-être  bien  par 
Fridolin.^  Mes  meilleures  amitiés  au  cousin  et 
aux  enfants,  cordial  remerciement  à  Karl,  fidèle 
affection  à  l'amie!  Richard  Wagner. 

'  Le  domestique  dont  il  est  question  plus  haut,  le 
«fidèle  serviteur». 


92.  Paris,  10  Oct.  59. 

En  attendant  de  recevoir  prochainement  de 
bonnes  nouvelles  de  l'état  de  Karl,  je  veux, 
pour  vous  distraire,  chère  enfant,  bavarder  de 
choses  et  d'autres. 

Aujourd'hui  j'ai  eu  une  très  curieuse  aven- 
ture. Je  m'informais,  dans  un  bureau  de  la 
douane,  au  sujet  de  mes  bagages  arrivés  de 
Lucerne:  les  colis  figuraient  au  registre,  mais 
mon  nom  pas.  Je  montre  ma  lettre  d'avis  et 
donne  mon  nom.  L'un  des  préposés ^  se  lève: 
«Je  connais  bien  M.  Richard  Wagner,  puisque 
j'ai  son  médaillon  suspendu  à  mon  piano,  et  je 
suis  son  plus  ardent  admirateur.  —  Quoi?  — 
Ne  soyez  pas  surpris  de  rencontrer  à  la  douane 
de  Paris  un  homme  capable  de  goûter  les  in- 
comparables beautés  de  vos  partitions,  que  j'ai 
toutes  étudiées,  etc.»^ 

Je  croyais  rêver.  Un  enthousiaste  de  mon 
art  à  la  douane,  alors  que  je  prévois  tant  de 
difficultés  pour  la  réception  de  mes  meubles! 
Le  brave  homme  se  mit  en  quatre  pour  me 
venir  en  aide:  c'était  lui-même  qui  devait  visiter. 
Il  a  une  femme  qui  joue  fort  bien  du  piano; 
quant  à  lui,  il  aspire  à  la  littérature  et  gagne 
sa  vie,  pour  le  moment,  par  cet  emploi.  Il  me 
parle   d'un   groupe    assez    important,    qui    s'est 

*  Edmond  Roche. 

■^  Tout  ce  dialogue  est  en  français  dans  Toriginal. 


10 


formé  presque  exclusivement  par  la  propagation 
de  mes  œuvres.  Comme  il  ne  comprend  pas 
l'allemand,  je  lui  objectai  que  je  me  rendais 
difficilement  compte  du  plaisir  qu'il  pouvait 
trouver  à  lire  une  musique  si  intimement  liée 
à  la  poésie  et  à  l'expression  du  vers.  A  quoi 
il  répond:  c'est  justement  parce  qu'elle  est  si 
intimement  liée  au  texte  qu'il  peut  sans  peine 
induire  la  poésie  de  la  musique,  de  sorte  que 
la  langue  étrangère  lui  devient  parfaitement  in- 
telligible par  la  musique.  Qu'y  avait-il  à  ré- 
pliquer? Il  me  faut  commencer  à  croire  aux 
miracles  ...  Et  cela  à  la  douane!  .  .  .  J'ai  prié 
mon  nouvel  ami,  qui  m'a  beaucoup  touché  (vous 
pouvez  imaginer  quelle  joie  je  lui  ai  causée), 
de  venir  me  rendre  visite  .  .  . 

Savez-vous  que  mes  opéras  à  Paris  ne  me 
paraissent  plus  une  impossibilité  aussi  para- 
doxale? Bûlow  m'a  recommandé  ici  un  médecin 
et  auteur,  le  docteur  Gasperini,  qui,  avec  l'un 
de  ses  amis,  également  Français  pur  sang,  se 
trouve  dans  le  même  cas  que  mon  préposé  de 
la  douane.  Les  gens  me  jouent  Tannhâuser 
et  Lohengrin  sans  que  j'aie  rien  à  y  redire. 
Ils  ne  sont  pas  gênés  le  moins  du  monde  par 
leur  ignorance  de  l'allemand  .  .  .  Ces  jours-ci, 
pourtant,  le  directeur  du  Théâtre-Lyrique^  s'é- 
tait  fait   annoncer   chez   moi    pour    m'entendre 

'  Voir  Glasenapp,  II,  2,  224. 


11 


jouer  Tannhauser;^  tout  le  monde  étant  là, 
il  me  fallait  donc  m'exécuter,  encore  une  fois; 
j'expliquai  d'abord  minutieusement  le  texte  en 
langue  française  (ce  qui  me  coûta  pas  mal  d'ef- 
forts), puis  je  chantai  et  jouai.  Alors  seulement 
ils  comprirent  vraiment,  et  l'impression  parut 
être  extraordinaire.  Tout  cela  me  semble  telle- 
ment inouï  de  ces  Français! 

En  revanche,  je  ne  reçois  d'Allemagne  que 
des  nouvelles  mornes  et  sentant  le  moisi.  L'ami 
Devrient  attache  la  dernière  importance  à  main- 
tenir son  «Institut»  dans  l'équilibre  le  plus  par- 
fait; pour  lui,  il  s'agit  avant  tout  d'écarter  l'ex- 
traordinaire et  le  passager,  qui  le  dérangeraient. 
Un  soprano 2  totalement  dénué  de  voix,  pour 
qui  le  rôle  d'Isolde  est  d'un  bout  à  l'autre  trop 
bas  et  qui,  par  conséquent,  ne  peut  encore  se 
décider  à  le  chanter,  est  la  seule  artiste  qu'on 
m'offre  pour  mon  héroïne,  parce  que  d'ailleurs 
elle  la  représenterait  bien.  Tout  cela  sans  la 
moindre  trace  de  chaleur.  Pour  ce  qui  est  de 
la  seule  circonstance  parlant  en  faveur  de  l'en- 
treprise, ma  présence  personnelle  là-bas,  eh 
bien!  précisément  sur  ce  point,  malgré  toute 
mon  insistance,  pas  d'explications  précises,  parce 
qu'il  n'y  a  toujours  pas  moyen  d'avoir  le  grand- 
duc.     A  chaque  instant,   l'envie  me  prend  d'en 


*  Voir  Glasenapp,  II,  2,  224. 

-^  Voir  Glasenapp,  III,  I,  68  et  suiv. 


12 


finir  par  une  brusque  rupture.  Ce  n'est  pour- 
tant pas  encore  la  vraie  solution;  il  faut  que  je 
sache  attendre  jusqu'à  ce  que  cette  solution-là 
se  présente  et  se  conforme  à  mon  vouloir.  Il 
me  déplaît  tant  de  lui  faire  la  chasse!  Oui! 
mes  enfants!  Si,  à  Zurich,  en  reconnaissance 
des  honnêtes  sueurs  que  j'ai  répandues  là,  vous 
étiez  parvenus  au  moins  à  m'édifier  un  théâtre 
à  moitié  convenable,  j'aurais  eu  ce  qu'il  me 
fallait  pour  le  restant  de  mes  jours  et  n'aurais 
plus  rien  à  demander  à  personne.  Les  chanteurs 
et  l'orchestre,  si  j'en  avais  besoin  pour  la  pre- 
mière représentation  d'une  œuvre  nouvelle,  je 
me  les  procurerais  bien  chaque  fois;  à  ces  re- 
présentations seraient  invités  les  directeurs  et 
les  chanteurs  étrangers,  pour  qu'ils  retirent  un 
enseignement  de  ma  conception  .  .  .  Et,  ceci 
établi  une  fois  pour  toutes,  je  pourrais  me  dire 
que  j'ai  préparé  l'avenir  et  je  poursuivrais  le 
cours  de  mon  existence  sans  plus  m'inquiéter 
de  la  destinée  ultérieure  de  mes  œuvres.  Comme 
cela  serait  noble  et  beau,  comme  cela  serait 
conforme  à  mon  être!  Je  n'aurais  pas  besoin, 
alors,  des  princes,  d'amnistie,  de  bonnes  ou 
mauvaises  paroles:  je  serais  libre  et  n'aurais 
plus  aucun  souci  pour  ma  postérité.  Et  rien 
qu'un  théâtre  convenable,  nullement  luxueux. 
On  devrait  avoir  honte!  N'est-ce  pas  aussi 
votre  avis?? 

Bonté  du  ciel!  Le  peu  de  liberté  que  j'ai, 


13 


c'est  pourtant  la  seule  chose  qui  puisse  encore 
rendre  la  vie  supportable!  Déjà  je  n'y  tiendrais 
plus  sans  cela,  et  toute  concession  me  rongerait 
le  cœur  comme  un  ver  mortel.  La  vérité  .  .  . 
ou  rien  du  tout!  .  .  .  Ainsi,  malgré  mes  enthou- 
siastes parisiens,  je  mène  une  existence  fort 
calme.  Presque  toute  la  journée,  et  notamment 
tous  les  soirs,  je  suis  seul  à  la  maison.  Ce 
mois-ci,  j'ai  encore  à  passer  par  les  tracas  de 
mon  installation:  c'est  une  charge  des  plus 
lourdes  que  je  me  suis  imposée  là,  de  nouveau, 
et  cela  seulement  pour  assurer  la  tranquillité 
de  mon  travail.  Mais  ma  petite  maison  sera 
charmante.  Liszt  est  ici:  je  la  lui  montrerai 
demain,  afin  qu'il  puisse  vous  la  décrire.  La 
douceur  du  climat  et  le  changement  d'existence 
n'ont  pas  encore  un  résultat  favorable  pour  moi. 
Je  crois  que  je  ferai  bien  de  recommencer,  le 
plus  tôt  possible,  à  monter  à  cheval.  J'ai  tou- 
jours à  écrire  une  effroyable  quantité  de  lettres. 
Les  meilleures  me  restent  en  tête,  cependant: 
celles  qui  vous  sont  destinées.  J'ai  encore 
beaucoup  de  choses  à  vous  dire;  mais  c'est 
toujours  la  vieille  chanson,  que  vous  avez  déjà 
si  souvent  entendue;  rien  n'y  veut  changer. 
Les  grands  hommes  de  Plutarque  me  produisent 
le  même  effet  que  Winkelried  sur  Schiller  (mais 
Schiller  n'avait  pas  tout  à  fait  raison).  Je  ren- 
drais plutôt  grâce  à  Dieu  de  ne  point  appartenir 
à   cette   espèce.     Laides,    mesquines,   violentes, 


14 


natures  insatiables,  —  parce  qu'elles  n'ont  rien 
en  elles  et  doivent  tout  engloutir  du  dehors. 
Laissez-moi  tranquille  avec  vos  grands  hommes! 
Je  m'en  tiens  au  mot  de  Schopenhauer:  «Ce 
n'est  pas  le  conquérant  du  monde,  mais  le 
vainqueur  du  monde  qui  est  digne  d'admiration!» 
Dieu  me  préserve  de  ces  «puissantes»  natures, 
de  ces  Napoléon,  etc.  Et  que  devient  Edda- 
miiller?^  Avez -vous  le  pauvre  Henri?  Êtes- 
vous  fâchée  contre  moi?  Ou  bien  m'aimez- 
vous  encore  un  peu?  Dites-le-moi,  n'est-ce 
pas!     Et   saluez   le   cousin!...    Adieu!     Mille 

amitiés. 

Votre 

R.  W. 
A  partir  du  15  de  ce  mois,  mon  domicile 
sera  16,  rue  Newton,  Champs-Elysées. 

93.  Paris,  21  Oct.  59. 

Je  trouvai  votre  lettre,  chère  amie,  en  en- 
trant hier  dans  ma  nouvelle  demeure  pour  y 
passer  la  première  nuit.  Le  beau  calme  esthé- 
tique de  vos  communications  me  fait  grand  bien, 
tout  en  me  rendant  presque  honteux. 

Permettez-moi  de  me  taire  pendant  quel- 
que temps:  C'est  uniquement  à  cela  que  je  puis 
maintenant  me   consacrer;    je  sais  quelle  peut 

^  Le  professeur  Ettmûller,  de  Zurich,  germaniste, 
qui  publia  et  traduisit  TEdda. 


15 


être  la  valeur  de  mon  silence.  Ayez  confiance 
en  lui!  .  .  . 

Je  ne  vous  aurai  pas  à  la  représentation  de 
Tristan!  Comment  cela  est-il  possible?... 
Laissez-moi  vous  croire  en  bonne  santé  et  dans 
le  calme  absolu  sur  Tîle  heureuse  .  .  . 

La  prochaine  fois  que  je  vous  écrirai,  cela 
ira  mieux.  Au  reste,  je  suis  seul,  ne  vois  per- 
sonne et  n'ai  affaire  qu'avec  les  ouvriers,  hélas!... 
Je  .  .  .  m'installe  encore  une  fois! 

Saluez  cordialement  Wesendonk!   Gratitude 

et  fidélité! 

Votre 

R.  W. 

94.  Paris,  23  Oct.  59. 

Ma  chère  enfant. 

Depuis  la  veillée  du  jour  des  Morts  de  l'an 
passé,  le  maître  a  vu  encore  une  fois  la  mort 
de  tout  près:  cette  fois-ci,  en  amie  et  bien- 
faitrice. 

Il  y  a  quelque  temps,  j'allais  voir  Berlioz. 
Je  le  rencontrai  qui  rentrait  chez  lui  dans  un 
état  déplorable.  Il  venait  de  se  faire  électriser, 
dernier  remède  pour  ses  nerfs  malades.  Il  me 
décrivit  ses  souffrances,  qui  commençaient  dès 
son  réveil,  pour  aller  toujours  croissant:  je  re- 
connus à  cette  description  mon  propre  mal, 
absolument,  et  la  source  d'où  il  sort,  jusqu'à 
dépasser  finalement  la  mesure,  notamment  Fin- 


ie 


croyable  dépense  de  force  nerveuse,  tout  à  fait 
étrangère  au  reste  des  hommes,  que  je  fais 
pour  «diriger»  ou,  plus  généralement,  pour  m'ex- 
primer  avec  passion.  Je  reconnus  que  je  de- 
viendrais encore  plus  souffrant  que  Berlioz  lui- 
même,  si  je  ne  cherchais  pas  à  éviter  autant 
que  possible  pareilles  fatigues,  car  je  sens  qu'elles 
ont  une  action  de  plus  en  plus  destructive  sur 
moi.  Chez  Berlioz,  malheureusement,  Testomac 
est  déjà  affecté  au  dernier  degré  et  —  si  trivial 
que  cela  sonne  —  Schopenhauer  a  pourtant 
bien  raison,  quand  il  énonce  parmi  les  conditions 
physiologiques  du  génie,  entre  autres,  un  bon. 
estomac.  Grâce  à  mon  extraordinaire  sobriété, 
je  me  suis  assez  bien  conservé  cet  organe  in- 
dispensable. Cependant  dans  le  mal  de  Berlioz 
je  prévis  la  probabilité  du  mien  propre  et  j'étais 
fort  effrayé  quand  je  quittai  le  pauvre  homme. 
Il  m'a  fallu  encore  donner  à  mes  Français 
Tannhauser,  jusqu'à  la  moitié.  L'efîbrt  fut 
grand,  avec  la  prédominance  de  mes  peines 
morales  si  amères;  le  lendemain,  un  petit  écart 
de  régime  (un  verre  de  vin  rouge  avec  le 
bouillon  du  second  déjeuner),  et  ce  fut  aussi- 
tôt une  véritable  catastrophe,  qui  m'abattit  ab- 
solument. Comme  j'étais  couché  là,  extrême- 
ment faible,  attaqué  jusqu'à  la  moelle  centrale 
du  corps,  je  sentis  soudainement  un  bien-être 
divin.  Évanouis  tous  chagrins,  tous  soucis,  tout 
vouloir  et   devoir:   harmonie  parfaite   entre   le 

II  --    17    --.  2 


plus  profond  de  mon  âme  et  mon  être  physique; 
silence  de  toute  passion  vitale;  repos,  abandon 
complet  des  rênes  de  la  vie,  naguère  convul- 
sivement retenues. 

Pendant  deux  heures,  je  savourai  ce  bon- 
heur immense.  Puis  la  vie  reprit  son  cours: 
les  nerfs  tressaillirent;  la  douleur,  le  besoin,  le 
désir,  le  vouloir,  s'en  revinrent;  le  malaise,  la 
gêne,  —  l'avenir  furent  là  de  nouveau.  Et,  peu 
à  peu,  je  me  réveillai  complètement,  pour  re- 
trouver le  souci  de  ma  nouvelle  installation. 

C'est  ainsi:  encore  une  fois  je  m'installe, 
—  sans  foi,  sans  amour,  sans  espoir,  sur  la 
vacillante  incertitude  d'une  rêveuse  indiffé- 
rence .  .  . 

Qu'il  en  soit  ainsi!  On  ne  s'appartient  pas 
et  quiconque  le  croit  ne  fait  que  s'illusionner. .. 

Je  ne  suis  pas  encore  tout  à  fait  bien  (ce 
qu'on  appelle  bien!)  —  je  veux  cependant  vous 
donner  encore  une  nouvelle  toute  fraîche.  La 
dramatique  idylle  de  Carlsruhe  est  complète- 
ment finie  et  abandonnée.  ^  Devrient  lui-même 
m'a  épargné  la  peine  de  devoir  refuser  per- 
sonnellement sa  cantatrice:  elle-même  a  déclaré 
n'être  pas  à  la  hauteur  du  rôle  d'Isolde.  Passons 
donc  là-dessus!  En  tout  cas,  l'entière  aventure 
de  Tristan  est  remise  à  plus  tard  et  la  porte 


*  Voir  Glasenapp,  II,  2,  225  et  suiv.;  voir  aussi  l'ob- 
servation à  la  lettre  92. 


18 


est  rouverte  à  d'autres  fortunes  qui  se  présen- 
tent. Passez  le  temps  à  rêver  bellement  en 
Sicile:  vous  n'y  perdrez  rien.  Comme  je  vous 
souhaite,  du  plus  profond  de  mon  âme,  douceur, 
chaleur,  forces  nouvelles  et  guérison!  Votre 
projet  est  excellent:  félicitations  et  louanges  au 
cousin  Wesendonk  .  .  . 

La  «  colline  verte  »  est  arrivée  .  .  .  Pour- 
quoi maintenant  pour  moi  cette  douce  image 
d'innocence  et  de  paix!!  .  .  . 

Adieu  pour  aujourd'hui!  A  bientôt  d'autres 
nouvelles! 

Mille  salutations  à  l'amie! 

R.  W. 

95.  Paris,  29  Oct.  1859. 

Une  particularité  que  je  me  suis  acquise 
dans  mon  art,  et  dont  j'ai  conscience  de  plus 
en  plus  clairement,  me  détermine  aussi  dans 
ma  vie.  Il  a  toujours  été  dans  ma  nature  de 
passer  rapidement  et  fortement  aux  extrêmes 
d'un  état  d'âme:  ces  extrêmes,  d'ailleurs,  ne 
peuvent  faire  autrement  que  se  toucher;  en  cela, 
même,  gît  souvent  le  salut  de  la  vie.  Au  fond, 
l'art  véritable  n'a  d'autre  objet  que  de  présenter 
ces  états  suprêmes  dans  leurs  relations:  ce  dont 
il  s'agit  uniquement  ici,  le  résultat  décisif,  n'est 
dû  qu'à  ces  oppositions  tranchées.  Pour  Part 
cependant  naît  de  l'emploi  matériel  de  ces  oppo- 
sitions une  manière  pernicieuse,  qui  peut  dé- 


I 


19     «^  2* 


générer  en  recherche  d'effets  tout  extérieurs. 
C'est  de  cela  que  souffre  la  nouvelle  école 
française,  à  la  tête  de  laquelle  se  trouve  Victor 
Hugo  .  .  . 

Je  reconnais  maintenant  que  la  particulière 
texture  de  ma  musique  (toujours,  cela  va  sans 
dire,  dans  son  étroite  liaison  avec  le  dessin 
poétique),  ce  que  mes  amis  considèrent  comme 
si  nouveau  et  si  important,  doit  son  enchaîne- 
ment à  la  sensibilité  extrêmement  fine  qui  me 
dispose  à  concilier,  à  relier  intimement  toutes 
les  phases  de  transition  entre  les  états  d'âme 
extrêmes.  Mon  art  le  plus  subtil  et  le  plus 
profond,  je  voudrais  pouvoir  l'appeler  l'art  de 
la  transition,  car  tout  mon  œuvre  artistique  est 
composé  de  telles  transitions:  la  brusquerie, 
les  heurts  me  sont  devenus  antipathiques;  sou- 
vent ils  sont  inévitables  et  nécessaires,  mais 
alors  même  on  ne  doit  les  employer  que  si 
l'état  d'âme  est  assez  formellement  préparé  à 
cette  brusque  transition  pour  la  réclamer  de 
lui-même.  Mon  chef-d'œuvre  dans  l'art  subtil 
de  la  gradation  est  sans  doute  la  grande  scène 
du  second  acte  de  Tristan  et  Isolde.  Le 
début  de  la  scène  exprime  la  vie  débordante 
en  ses  passions  les  plus  véhémentes;  la  fin,  le 
désir  le  plus  solennel,  le  plus  profond,  de  la 
mort.  Ce  sont  là  les  piliers:  voyez  un  peu 
maintenant,  mon  enfant,  comment  je  les  ai  re- 
liés, comment  l'on  passe  de  l'un  à  l'autre!    Là 


20 


gît  le  mystère  de  ma  forme  musicale,  et,  je 
Taffirme  hardiment,  jamais  pareil  accord,  pa- 
reille ordonnance  où  se  disposent  clairement 
tous  les  détails,  n'avait  jusqu'à  ce  jour  été  seule- 
ment pressentie.  Si  vous  saviez  combien  ce 
sentiment  directeur  m'a  inspiré  d'inventions 
musicales,  —  pour  le  rythme,  le  développement 
harmonique  et  mélodique,  —  qui  m'étaient  im- 
possibles auparavant,  vous  comprendriez  mieux 
que  jamais  comment,  même  dans  les  branches 
les  plus  spéciales  de  l'art,  rien  de  vrai  ne  s'in- 
vente qui  ne  soit  issu  de  telles  grandes  causes... 
Voilà  l'art!  Mais  cet  art  se  rattache  intimement 
à  la  vie  chez  moi.  Les  états  d'âme  extrêmes  en 
conflit  violent  doivent  toujours  rester  propres  à 
mon  caractère;  mais  il  m'est  pénible  de  devoir 
mesurer  leurs  effets  sur  d'autres.  Être  com- 
pris est  d'une  si  indispensable  importance!  Si 
maintenant  on  veut  faire  comprendre  en  art  ces 
extrêmes  et  grands  états  d'âme  vitaux,  qui 
restent  proprement  inconnus  au  commun  des 
hommes  (hormis  dans  les  rares  époques  de 
guerre  et  de  révolution),  l'on  ne  peut  y  par- 
venir qu'en  motivant  les  transitions  de  la  façon 
la  plus  précise  et  la  plus  énergique;  et  tout  mon 
œuvre  artistique  consiste  à  éveiller  le  sentiment 
nécessaire  et  voulu  en  les  motivant.  Ainsi  rien 
ne  m'est  plus  affreux  que,  dans  l'exécution  de 
mes  opéras,  les  sauts  entrepris  ici,  —  par 
exemple,   dans  Tannhâuser,   où  j'ai   procédé 


21 


pour  la  première  fois  avec  le  sentiment  toujours 
plus  fort  de  cette  belle  et  persuasive  nécessité 
de  la  transition:  entre  l'horreur  causée  par 
Teffroyable  aveu  de  Tannhâuser  et  le  respect 
avec  lequel  Tintercession  d'Elisabeth  est  finale- 
ment écoutée,  j'ai  ménagé  (musicalement  aussi), 
une  transition  motivée  de  la  façon  la  plus  signi- 
ficative, dont  j'ai  toujours  été  fier  et  qui  ne 
manque  jamais  son  effet  persuasif.  Vous  pou- 
vez juger  de  mon  état,  quand  j'appris  qu'ici 
(comme  à  Berlin)  on  trouvait  des  longueurs 
dans  cette  scène  et  que  l'on  coupait  net  une 
partie  essentielle  de  mon  œuvre. 

Telle  est  ma  destinée  en  art.  Et  dans  la 
vie?  N'avez-vous  pas  été  témoin  souvent  d'oc- 
casions où  l'on  trouvait  mon  discours  démesuré, 
importun,  à  n'en  plus  finir,  lorsque,  par  une 
inclination  analogue,  mon  seul  désir  était  d'a- 
mener, après  l'excitation,  après  quelque  parole 
excessive,  l'accord  conscient,  la  conciliation  ré- 
fléchie? .  .  . 

Vous  rappelez- vous  encore  la  dernière 
soirée  avec  Semper?  J'avais  soudain  perdu 
mon  calme  et  blessé  mon  adversaire  par  une 
attaque  des  plus  vives.  A  peine  le  mot  m'avait- 
il  échappé,  que  je  repris  mon  sang-froid;  je  ne 
vis  plus  alors  que  la  nécessité  —  perçue  par 
moi  seul  —  de  la  conciliation,  du  tour  qu'il 
fallait  redonner  à  l'entretien.  En  même  temps, 
j'avais  le  sentiment  précis  que  cela  ne  pouvait 


22 


se  faire  de  façon  intelligible  que  par  un  passage 
graduel,  et  non  point  par  un  brusque  silence. 
Tout  en  continuant  à  parler  d'un  ton  décidé  et 
sans  abandonner  mon  opinion,  je  me  rappelle 
avoir  dirigé  la  conversation  simplement  avec 
une  certaine  conscience  artistique,  laquelle,  si 
Ton  m'avait  laissé  procéder  d'après  mes  inten- 
tions, eût  conduit  certainement  à  un  dénouement 
conciliant,  aussi  bien  au  point  de  vue  intellectuel 
qu'au  point  de  vue  moral.  On  se  fût  entendu 
et  calmé  en  même  temps.  J'avoue  que  j'en 
demande  trop  ici,  parce  que,  dès  que  la  pas- 
sion personnelle  est  en  jeu,  chacun  veut  avoir 
raison  et  veut  être  considéré  comme  blessé, 
plutôt  que  d'être  amené  à  une  entente.  Dans 
cette  occasion,  comme  dans  beaucoup  d'autres 
encore,  je  ne  suis  arrivé  qu'à  me  faire  reprocher 
de  me  complaire  en  mes  discours.  Vous-même, 
je  le  crois  bien,  vous  êtes  trompée,  un  instant, 
ce  soir-là,  et  avez  craint  que  mes  premières 
paroles  après  cet  éclat,  très  vives  encore,  ne 
fussent  l'effet  d'une  excitation  durable;  et  ce- 
pendant je  me  souviens  de  vous  avoir  répondu 
d'un  ton  fort  calme:  «Laissez-moi  donc  revenir 
à  notre  point  de  départ,  cela  ne  peut  pas  aller 
si  vite!» 

Croiriez-vous  que  pareilles  expériences  ont 
quelque  chose  de  très  pénible  pour  moi?... 
Vraiment,  j'aime  mes  semblables,  et  ce  n'est 
pas  une  humeur  farouche,  égoïste,  qui  m'éloigne 


23 


toujours  davantage  de  toute  société.  Ce  n'est 
point  par  vanité  blessée  que  je  suis  sensible  au 
reproche  d'aimer  trop  à  parler,  mais  j'éprouve 
ce  triste  sentiment:  «Que  peux-tu  être  pour  les 
hommes,  que  peuvent-ils  être  pour  toi,  s'il  ne 
s'agit  pas  dans  notre  commerce  d'arriver  à  l'en- 
tente, mais,  au  contraire,  de  garder  intacte  cha- 
cun sa  propre  opinion?»  Sur  les  sujets  qui  me 
sont  étrangers,  dont  je  n'ai  aucune  idée  certaine, 
soit  par  expérience  directe,  soit  par  l'intuition 
du  sentiment,  je  ne  m'étends  jamais  que  pour 
me  faire  instruire;  mais  quand,  sur  un  sujet 
qui  m'est  familier,  je  sens  que  j'ai  à  dire  quel- 
que chose  de  judicieux  et  de  logique,  m'obliger 
à  interrompre  le  développement  de  mon  idée 
rien  que  pour  laisser  à  autrui  l'apparence  d'a- 
voir aussi  raison  avec  l'avis  exactement  opposé, 
c'est  rendre  inutile  toute  parole  qui  pourrait 
être  prononcée  en  société.  J'évite  maintenant 
toute  société  particulière  ...  et  je  m'en  trouve 
bien. 

Mais  peut-être  suis-je  par  trop  bavard  au- 
jourd'hui même,  et  mêlé-je  trop  de  choses  qui 
pouvaient  demeurer  distinctes.  Me  comprenez- 
vous  quand,  cette  fois-ci  encore,  avec  vous, 
mon  sentiment  me  pousse  à  la  transition  gra- 
duelle, quand  je  veux  accorder  les  extrêmes  de 
mon  âme  et  ne  veux  pas  me  taire  soudain,  pour 
vous  dire  ensuite,  avec  la  même  soudaineté, 
que  je  suis  calme  et  serein?    Est-ce  que  cela 


24 


vous  paraîtrait  naturel?  Non!  Suivez  encore 
aujourd'hui  la  voie  où  je  voudrais  conduire 
votre  sympathie  pour  aboutir  à  un  sentiment 
plus  apaisé  à  mon  égard!  Rien  ne  peut  être 
plus  douloureux  à  mon  cœur  que  d'éveiller 
une  sympathie  qui  soit  un  tourment:  quand  cela 
sera  passé,  laissez-moi  la  belle  liberté  d'apaiser 
peu  à  peu,  avec  douceur.  Tout  chez  moi  s'en- 
chaîne si  solidement!  Cela  a  ses  désavantages, 
car  il  arrive  que  des  contrariétés  banales,  et 
(dans  certaines  circonstances)  très  faciles  à  écar- 
ter, peuvent  avoir  souvent  sur  moi  une  influence 
exagérée;  mais,  d'un  autre  côté,  cela  présente 
cet  avantage  que  j'y  trouve  aussi  les  moyens 
de  m'apaiser:  de  même  que  tout  coule  vers  la 
suprême  tâche  de  ma  vie,  —  mon  art,  —  de 
même  finalement  sort  de  celui-ci  la  source  claire 
qui  rafraîchit  les  sentiers  desséchés  de  ma  vie. 
Par  le  fervent  désir  de  produire  un  effet  d'a- 
paisement sur  votre  sympathie,  je  pouvais 
prendre  conscience  des  plus  hautes  facultés 
d'art  que  je  trouve  toujours  plus  heureusement 
développées  dans  mes  nouvelles  œuvres;  et  je 
pouvais  vous  parler  comme  du  sanctuaire  même 
de  mon  art,  sans  la  moindre  contrainte,  sans 
la  moindre  fraude  amicale  même,  en  toute  vérité, 
en  toute  franchise. 

Ainsi  toute  ma  situation  me  devient  peu  à 
peu  plus  claire:  une  certaine  issue  se  présente, 
tournée  vers  un   côté  du  monde  où  l'amitié  et 


25 


le  noble  vouloir  peuvent  avoir  une  action  apai- 
sante sur  moi.  Tout  pourra  s'arranger  encore, 
et,  quand  j'aurai  retrouvé  la  paix,  quand  le  re- 
cours à  mon  art  créateur  sera  redevenu  possible, 
bientôt  rien  n'aura  plus  le  pouvoir  de  troubler 
mon  âme:  je  regarderai  alors  avec  sang-froid 
vers  le  dehors,  et,  moins  je  m'efforcerai  de  ce 
côté,  plus  vite  m'arrivera,  sans  doute,  de  là- 
même,  ce  que  je  dois  volontiers  accueillir. 
Donc  .  .  .  patience!  .  .  . 

Parmi  mes  livres,  j'ai  pris  notre  cher  Schiller. 
Hier,  j'ai  lu  la  Pucelle  d'Orléans.  Cette 
lecture  m'avait  à  ce  point  disposé  musicalement 
que  j'aurais  parfaitement  pu  rendre  par  des 
sons  le  silence  de  Jeanne  quand  elle  est  pu- 
bliquement accusée:  sa  faute,  —  sa  faute  mira- 
culeuse! —  Aujourd'hui  un  discours  de  Posa 
(à  la  fin  du  deuxième  acte),  sur  l'innocence  et 
la  vertu  m'a  véritablement  stupéfait  par  l'in- 
croyable beauté  de  la  diction  poétique.  Comme 
je  regrette  de  ne  pouvoir  satisfaire  le  comité 
Schiller  de  Berlin,  qui  m'a  récemment  prié 
d'écrire  un  chant  pour  ses  fêtes!  Plaignez- 
moi,  mais  réjouissez-vous  aussi,  en  apprenant 
que  j'ai  écrit  cette  lettre  aujourd'hui  interrompu 
à  chaque  instant  par  les  ouvriers,  parmi  le 
tapage  des  tapissiers,  de  l'accordeur,  des  me- 
nuisiers, etc,  etc.  Peu  s'en  est  fallu  que  je 
n'eusse  le  loisir  d'écrire  la  musique  demandée 
par  le  comité  Schiller;   mais  le  délai  est   trop 


26 


court  et  la  Muse  n'a  pas  encore  de  place  dans 

ma  petite  maison. 

Adieu!  aimez-moi;  ayez  confiance  en  moi! 

Encore  un  peu  de  patience!   Mille  compliments 

et  souhaits  cordiaux! 

R.  W. 

96.  Paris,  11   Nov.  59. 

Ma  chère  enfant, 

Vous  me  procurez  une  grande  joie!  Hier 
enfin  —  j'ai  été  si  occupé!  —  je  voulais  vous 
écrire  en  même  temps  qu'à  Wesendonk  pour 
vous  dire  quel  plaisir  m'a  fait  votre  dernière 
lettre;  ce  matin  arriva,  encore  une  fois  inter- 
rompu, qui  m'apporta  aussi  le  dithyrambe  de 
Schiller.  Je  ne  l'ai  jamais  mieux  compris  que 
maintenant:  vous  m'apprenez  toujours  à  aperce- 
voir des  beautés  nouvelles.  Avec  quel  bonheur 
je  conclus  de  tout  cela  que  vous  êtes  guérie! 

Moi  aussi,  je  guéris  lentement,  et  cela  — 
je  le  dis  maintenant  —  d'une  grave  maladie. 
Il  y  a  dix  ans,  —  également  à  Paris,  —  je 
souffrais  de  violents  rhumatismes.  Le  docteur 
me  conseilla  surtout  de  dériver  le  mal,  par  une 
révulsion,  vers  le  dehors,  pour  éloigner  tout 
danger  du  cœur.  Ainsi  finalement  toutes  les 
souffrances  de  ma  vie  se  concentraient  et  me- 
naçaient de  trouver  leur  issue  dans  mon  cœur. 
J'ai  cru  vraiment  succomber,  cette  fois.  Mais 
tout  sera  de  nouveau  porté  au  dehors:  je  veux, 


27 


par  une  noble  et  distrayante  activité,  essayer  de 
détourner  le  danger  du  cœur.  Vous  m'aiderez? 
N'est-ce  pas,  mes  bons  amis! 

La  première  bonne  nouvelle  me  vint  de 
moi-même.  Les  épreuves  du  troisième  acte  de 
Tristan  arrivèrent  tout  à  coup.  Comment  le 
regard  jeté  sur  cette  dernière  œuvre  terminée 
me  ranima,  me  fortifia,  me  remplit  d'enthou- 
siasme, vous  pouvez  le  sentir  avec  moi.  Un 
père  à  la  vue  de  son  enfant  peut  à  peine  éprouver 
pareille  joie!  Mais,  à  travers  un  flot  de  larmes, 
—  pourquoi  cacher  ma  faiblesse?  —  j'ai  entendu 
cet  appel:  «Non!  Ce  n'est  pas  encore  la  fin: 
il  faut  achever!  Celui  qui  est  encore  capable 
de  créer  une  telle  chose  est  encore  plein  à  dé- 
border! ...» 

Ainsi  soit-il  donc! 

Maintenant  votre  lettre  aussi  m'a  fait  grand 
plaisir,  et  surtout  j'aime  à  voir  que  l'enfant,  de- 
venue si  intelligente,  peut  cependant  quelque- 
fois se  méprendre  légèrement  sur  moi.  Alors 
je  me  dis  :  «  Elle  aura  encore  la  satisfaction  de 
reconnaître  son  erreur  tout  à  fait  un  jour:  par 
exemple  que,  s'il  m'arrive  de  parler  politique, 
j'ai  tout  autre  chose  en  vue  que  le  thème  ap- 
parent, etc.»  Mais  quel  plaisir  j'éprouve  à  avoir 
tort  quand  je  discute  avec  vous!  Car  j'apprends 
toujours  quelque  chose  de  nouveau  .  .  . 

Cependant  l'amitié  m'a  imposé  une  triste 
tâche.    J'avais    appris    tout   à   coup   la   maladie 


28 


mortelle  de  mon  cher  et  paternel  Fischer,  à 
Dresde.  Vous  vous  rappelez  que  je  vous  ai 
parlé  souvent  de  sa  merveilleuse  fidélité,  de 
son  dévoûment.  Une  maladie  de  cœur  a  con- 
duit finalement  le  vieillard  tout  près  de  la  mort. 
Ma  femme,  en  entrant  dans  sa  chambre,  Ten- 
tendit  proférer,  au  milieu  des  spasmes  les  plus 
affreux,  ce  cri  plaintif:  «O  Richard!  Richard 
m'a  oublié,  m'a  repoussé!»  Je  l'avais  attendu, 
cet  été,  à  Lucerne  et  depuis  ne  lui  avais  plus 
écrit.  Je  lui  écrivis  alors  tout  de  suite.  Et 
voilà  que  je  reçois  l'annonce  de  sa  mort:  il  n'a 
plus  pu  se  faire  lire  ma  lettre. 

Or  donc,  ces  jours-ci,  j'ai  écrit  un  Adieu^ 
au  cher  brave  homme;  dès  que  j'en  aurai  reçu 
un  exemplaire,  je  vous  l'enverrai!  .  .  .  Cela 
aussi  fut  une  occupation!  .  .  . 

Et  les  ouvriers  n'ont  toujours  pas  quitté  ma 
maison:  ces  Parisiens  sont  chez  vous  exacte- 
ment comme  chez  eux.  Enfin  mon  petit  étage 
est  en  ordre.  Si  vous  entriez  ici,  vous  croiriez 
me  trouver  encore  dans  r« Asile».  Les  mêmes 
meubles,  l'ancienne  table  de  travail,  les  mêmes 
tapis  verts,  gravures,  tout  tel  que  vous  le  con- 
naissez. Seulement,  les  pièces  sont  encore  plus 
petites  et  j'ai  dû  m'arranger  de  mon  mieux: 
mon  petit  salon  contient  l'Érard,  le  canapé  vert 
avec    les    deux    fauteuils    qui    étaient    dans    la 

*     Voir  Rich.  Wagner,  Écrits,  5,  133. 
--     29     -- 


chambre  où  Ton  prenait  le  thé;  aux  murs,  le 
Kaulbach,  le  Cornélius  et  les  deux  Murillo.^  A 
côté,  un  petit  cabinet  avec  bibliothèque,  table 
de  travail  et  la  causeuse  bien  connue  (souvenir 
de  Lucerne).  J'ai  fait  tapisser  ma  chambre  à 
coucher  d'un  papier  uni  violet  pâle,  encadré 
de  quelques  bandes  vertes:  la  Vierge  à  la 
Chaise  constitue  la  parure.  Un  tout  petit  ca- 
binet, à  côté,  est  arrangé  en  salle  de  bains.  Me 
voici  donc  «installé»  pour  la  dernière  fois! 
Vous  savez  que  si  je  prends  une  ferme  réso- 
lution, je  suis  capable  de  m'y  tenir:  eh  bien! 
jamais,  jamais  plus  je  ne  m'  «  installe  »  !  Dieu 
sait  ce  qui  mettra  fin  à  cet  établissement-ci;  je 
sais,  moi,  qu'il  prendra  fin  avant  que  je  meure; 
mais  je  sais  aussi  que  je  ne  m'arrange  plus 
d'autre  nid  et  veux  sans  rien  posséder  attendre 
là  où  l'on  me  fermera  les  yeux. 

Cette  fois,  j'ai  de  nouveau  mis  une  ardeur 
ridicule  à  installer  tout  le  plus  tôt  possible,  afin 
de  trouver  la  paix:  je  me  surmène  alors,  non 
point  pour  l'amour  de  la  chose  en  elle-même, 
mais  pour  arriver  rapidement  à  la  situation 
voulue,  dans  laquelle  certains  besoins,  satisfaits 
souvent  jusqu'au  plus  minime  détail,  n'exerce- 
ront plus  d'effet  fâcheux  sur  moi.  Ainsi  en 
doit-il  être,  car  autrement  je  ne  puis  m'expliquer 
cette  ardeur  ridicule  avec  laquelle  je  poursuis 

'  Voir  lettres  à  Otto  Wesendonk. 


30 


quelque  chose,  pendant  un  certain  temps;  je 
sais,  d'autre  part,  combien  peu  je  tiens  à  tout 
cela  et  avec  quelle  indifférence  je  laisserais  tout. 
Oui,  vous  pouvez  rire!  Je  vous  le  permets 
encore  cette  fois.   — 

Il  y  a  quelques  jours,  on  m'a  invité  à  une 
soirée  musicale,  où  furent  joués  des  sonates, 
des  trios,  etc,  de  la  dernière  période  de  Beet- 
hoven. L'interprétation  et  l'exécution  m'ont 
fortement  déplu  :  on  ne  m'y  reprendra  pas  de 
sitôt.  Cependant  j'ai  eu  quelques  petites  aven- 
tures. Je  m'assis  à  côté  de  Berlioz,  qui  me 
présenta  immédiatement  le  compositeur  Gounod, 
assis  près  de  lui,  -  un  artiste  d'extérieur  fort 
aimable,  et  d'intentions  honnêtes,  mais  sans  au- 
cuns dons  supérieurs.  —  A  peine  ma  présence 
fut-elle  connue  que  de  tous  côtés  on  s'empressa 
auprès  de  Berlioz  pour  m'être  présenté  par  lui. 
Chose  étrange,  c'étaient  encore  des  enthousias- 
tes de  mon  art,  qui  ont  étudié  mes  partitions 
sans  connaître  l'allemand.  Parfois  j'en  suis 
tout  déconcerté.  Je  crains  à  présent  de  nom- 
breuses visites  et  dois  me  tenir  un  peu  sur 
mes  gardes.  Jusqu'ici  j'ai  négligé  honteuse- 
ment la  jeune  Charnacé.  En  face  de  Paris,  je 
n'ai  pas  encore  recouvré  mon  sang-froid.  Mais, 
après  tout,  j'ai  l'envie  d'entreprendre  quelque 
chose,  —  rien  que  pour  faire  sortir  mes  rhu- 
matismes. 

Je  lis  la  Musique  tzigane  de  Liszt.     Un 


31 


peu  trop  d'enflure  et  de  phraséologie.^  Cepen- 
dant la  très  vigoureuse  définition  de  la  nature 
tzigane  (évidemment  les  Tchandalas  de  l'Inde) 
m'a  vivement  rappelé  Prakriti  (ou  Savitri).  Je 
vous  en  reparlerai  une  autre  fois. 

Pour  aujourd'hui  .  .  .  mille  remerciements! 
Ah!  que  dis- je  donc  là!     Bientôt  je  bavarderai 

de  nouveau  avec  l'enfant!  .  .  . 

R.  W. 


97.  Paris,  29  Nov.  59. 

Quelle  grande  joie  vous  m'avez  encore 
donnée,  mon  amie!  Croyez-moi,  si  je  ne  pou- 
vais me  voir  que  dans  le  miroir  que  me 
présentent  le  monde  et  tous  mes  amis,  je  me 
détournerais  bien  vite  avec  horreur.  Je  ne  puis 
être  sincère  et  vrai  entièrement  avec  personne: 
partout  il  reste  des  taches  et  des  plaques  troubles 
où  je  ne  sais  comment  suppléer.  Mais  sitôt 
que  vous  me  répondez,  je  me  vois  embelli: 
tout  —  et  moi-même  —  m'apparaît  noble  alors; 
je  me  sens  sauvé.  Mes  enfants,  que  nous 
soyons  trois,  voilà  tout  de  même  un  grand 
miracle!  C'est  incomparable,  c'est  mon  et  votre 
plus  magnifique  triomphe!  Nous  dominons  in- 
croyablement,  de   très  haut,    l'humanité!     Par 

^  Liszt  avait  écrit  une  préface  pour  les  Rhapsodies 
Hongroises.  La  princesse  Wittgenstein  développa  cette 
préface  en  volume. 


32 


miracle,  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble,  devait 
devenir  Vérité/  un  jour;  et  le  vrai  n'est  si 
incompréhensible  que  parce  qu'il  est  tellement 
unique.  Jouissons  de  ce  haut  bonheur;  il  n'a 
point  d'utilité  et  n'est  là  pour  rien:  on  ne  peut 
que  le  goûter,  et  seulement  ceux-là  peuvent  le 
goûter  qui  ne  font  qu'un  avec  lui. 

Soyez  les  bienvenus  en  terre  française, 
maintenant:  le  poëte  des  Nibelungen  vient  à 
vous  et  vous  tend  la  main.  Mon  cordial  et 
joyeux  salut  vous  accompagne  pendant  votre 
voyage  vers  l'Italie;  vous  allez  à  la  rencontre 
d'une  jouissance  que  je  ne  dois  pas  goûter  et 
que  je  vous  souhaite  double:  jouissez  pour  moi 
aussi  de  la  douceur  du  ciel,  de  la  poésie  du 
paysage,  du  passé  vivant,  et  soyez  de  la  sorte 
deux  fois  heureux.  Quel  bonheur  ineffable 
j'aurais  à  être  avec  vous!... 

Il  ne  me  reste  plus  rien  d'autre  qu'à  faire 
un  dernier  effort,  un  effort  énergique,  pour 
vaincre,  une  fois  pour  toutes,  un  éternel  ob- 
stacle de  la  vie.  Si  désolée,  si  déséquilibrée 
que  soit  ma  situation,  j'ai  pourtant  compris  que 
beaucoup  de  choses  peuvent  devenir  acceptables 
et  supportables,  si  j'arrive  à  me  procurer  les 
moyens  extérieurs  nécessaires  pour  déterminer 
en  tout  temps  mon  genre  de  vie,  mes  projets, 
mes   actes,    d'après   mes   besoins    et   mon    bon 

'  Wagner  fait  ici  allusion  au  Christ. 
II  --     33     --  3 


plaisir,  sans  être  éternellement  à  l'affût  de  la 
seule  chose  qui  donne  aujourd'hui  la  liberté  et 
dont  la  possession  confère  à  tous  nos  actes  la 
certitude.  Je  viens  de  sentir  mieux  que  jamais 
—  bien  qu'il  en  fût  ainsi  pour  moi  depuis  tou- 
jours —  que  je  suis  capable  de  supporter  n'im- 
porte quel  insuccès,  n'importe  quelle  désillusion, 
n'importe  quelle  impossibilité  d'aboutir,  tout, 
tout,  avec  la  plus  grande,  la  plus  dédaigneuse 
indifférence,  mais  que  les  tourments  dont  je 
viens  de  •  parler  m'impatientent  furieusement. 
Tout  dédaigner,  ne  se  laisser  détourner  par 
rien  de  la  source  intérieure,  pouvoir  renoncer 
à  toute  réputation,  à  tout  succès,  même  à  la 
possibilité  d'une  représentation  dirigée  par  moi 
de  mes  œuvres,  mais  devoir,  avec  des  grince- 
ments de  dents,  me  meurtrir  les  pieds  au  bâton 
que  le  Destin  m'a  jeté  entre  les  jambes  sur 
ma  route  tranquille  et  solitaire!...  Je  n'y  puis 
rien  changer:  à  l'exaspération  que  cela  me  cause, 
je  suis  et  reste  très  sensible  et,  aussi  long- 
temps que  je  tiendrai  debout,  —  je  n'y  puis 
rien  changer  non  plus,  —  tous  mes  efforts,  je 
les  emploierai,  avec  une  suprême  irritation, 
à  éloigner  ce  bâton  .  .  .  Heureusement  que  je 
puis  me  donner  l'illusion,  précisément  à  cette 
heure,  que  cela  s'accorde  très  bien  avec  mon 
sentiment  intime  de  me  tourner  pour  quelque 
temps  exclusivement  vers  le  dehors.  Probable- 
ment, vous  ne  vous  y  laissez  pas  prendre  tout 


34 


à  fait,  et,  si  vous  croyez  que,  sans  balancer,  je 
préférerais  prendre  soin  de  mon  recueillement 
intérieur  dans  une  aimable  solitude,  au  milieu 
d'un  entourage  sympathique,  comme  chez  vous, 
par  exemple,  et,  finalement,  indifférent  à  leurs 
destinées  ultérieures,  me  vouer  à  la  création 
d'œuvres  nouvelles,  laissez-moi  vous  dire  que 
vous  êtes  absolument  dans  le  vrai;  —  ceci 
entre  nous,  bien  entendu!  —  Mais,  je  le  répète, 
je  crois  qu'il  me  deviendra  possible  maintenant 
de  me  convaincre  du  contraire;  et  à  cela  con- 
tribuent pour  beaucoup,  oui,  presque  d'une  façon 
décisive,  mes  toutes  récentes  relations  avec  mes 
soi-disant  amis  d'Allemagne.  L'état  des  choses 
là-bas  est  réellement  incroyable,  à  tel  point  que 
je  ne  vous  en  dis  rien,  car  vous  finiriez  par  ne 
plus  me  croire.  Ainsi  je  suis  convaincu  que 
vous  me  taxeriez  d'exagération  et  d'erreur,  si 
je  vous  dépeignais  la  façon  dont  m'a  traité  cet 
Ed.  Devrient,  en  véritable  ennemi  ou,  pour  le 
moins,  en  homme  sans  conscience.  Je  vous 
dirai  cependant  que  j'y  étais  préparé  depuis 
longtemps  et  que  finalement  cela  ne  m'a  point 
surpris.  Volontiers  je  l'excuse:  chacun  a  son 
dada,  et  le  sien  est  un  Institut  théâtral  régle- 
menté suivant  la  norme,  sans  aucun  écart  sur 
le  terrain  qui  n'est  pas  foulé  tous  les  jours. 
En  ce  sens  il  a  toujours  été  instinctivement 
opposé  à  mes  œuvres,  et  seule  l'intervention 
enthousiaste    de   la   jeune    grande -duchesse  le 

--    35    --  3* 


poussait  en  avant,  avec  des  hochements  de  tête 
et  un  air  de  mauvaise  humeur.  A  présent,  il  a 
remporté  la  victoire.  Il  dit  ouvertement  que 
j'en  suis  arrivé  à  l'impossible.  Je  me  demande 
si  ce  jeune  et  enthousiaste  cœur  de  femme 
n'est  pas  ébranlé  maintenant  et  ne  donne  pas 
intérieurement  raison  à  l'homme  d'expérience, 
à  l'homme  prudent,  —  à  l'homme  «sage»,  si 
vous  voulez!  — Qu'en  pensez-vous?  Le  jeune 
grand-duc  le  fera  sûrement. 

Voyez-vous,  mon  enfant,  ceci  et  d'autres 
expériences  du  même  genre  ont  réveillé  quelque 
peu  mon  ancienne  humeur  batailleuse:  c'est  un 
peu  fou,  mais  déjà  le  fait  que  je  vis  est  une 
folie,  vous  devez  l'avouer.  L'impossible  m'a 
déjà  excité  à  combattre;  et  d'avoir  Paris  en 
vue,  comme  je  l'ai  maintenant,  m'a  longtemps 
semblé  chose  impossible.  Mais  pour  l'impossible 
j'ai  une  mesure  toute  particulière  et  intime: 
mon  état  d'âme  seul,  et  mon  penchant  vers  la 
persévérance  me  diront  si  j'arriverai  à  réaliser 
ce  que  j'ai  entrepris,  et,  en  conséquence,  seule 
la  chose  pour  laquelle  j'aurai  perdu  le  goût 
me  paraîtra  impossible.  Ceci  peut  se  produire 
facilement,  car  le  dégoût  possède  un  terrible 
pouvoir  en  moi  et  quand  il  se  montre  claire- 
ment, il  est  invincible.  Je  ne  le  combats  donc 
point;  c'est  à  lui  qu'il  appartient  de  juger  les 
possibilités.  Je  le  sens  souvent,  et  alors  ce 
sont  pour  moi  des  journées  misérables.     Puis 


36 


il  est  calmé  par  telle  ou  telle  rencontre  surpre- 
nante: une  sympathie,  une  compréhension  nais- 
sante se  présentant  là  où  je  ne  les  avais  jamais 
espérées.  Alors  le  voile  de  Maïa  se  retisse; 
un  moment  m'apparaît,  semblable  à  un  éclair 
lumineux  de  vérité  rayonnante;  les  obstacles 
m'attirent,  les  risques  flamboient  et  .  .  .  c'est  à 
voir  qui  restera  sur  place:  le  dégoût  ou  l'envie 
de  combattre?  Je  ne  puis  le  dire  encore.  Si 
j'étais  l'un  de  ces  heureux  que  la  destinée  a 
pourvus  d'or  et  d'argent,  sans  qu'elle  m'eût  re- 
fusé la  fierté  et  le  talent,  je  préférerais  naturelle- 
ment vous  accompagner  à  Rome  pour  deux  beaux 
mois.  Cela,  je  le  sais.  Allez  maintenant  seuls, 
mes  enfants:  je  verrai  comment  vaincre  ma  des- 
tinée; alors  je  viendrai  aussi,  un  jour.  Bon 
voyage!     Mille  sincères  amitiés! 

R.  W. 

98.  Paris,  19  Dec.  59. 

Chère  enfant,  dont  c'est  l'anniversaire, 
Est-ce  que  j'arrive  bien?  Est-ce  aujourd'hui 
le  23?  Le  jour  convient  peut-être,  mais  le 
cadeau?  Que  donner  à  l'enfant?  Je  suis  telle- 
ment pauvre,  à  présent!  Mes  ressources  sont 
tout  à  fait  taries.  Se  réjouir  de  bonnes  idées, 
les  mettre  sur  le  papier,  les  communiquer,  il 
me  semble  que  je  ne  connais  plus  cela  depuis 
longtemps!  La  seule  chose  qui  me  soit  venue 
en  tête,  c'est  le  finale  de  ma  dernière  (?)  œuvre, 


37 


et   ce   n'est  vraiment   pas   une    mauvaise   idée. 
Écoutez  comment  elle  m'est  venue  .  .  . 

Vous  savez  que  Hans^  voulait  exécuter  le 
prélude  de  Tristan,  l'autre  hiver,  et  qu'il  me 
pria  d'écrire  pour  ce  prélude  une  conclusion. 
A  cette  époque,  je  n'aurais  rien  trouvé;  cela 
me  semblait  tellement  impossible  que  j'opposai 
un  refus  des  plus  nets.  Depuis,  j'ai  écrit  le 
troisième  acte  et  trouvé  la  conclusion  finale  de 
toute  l'œuvre:  montrer  ce  finale  comme  un 
vague  espoir  de  rédemption,  l'idée  m'en  est 
venue,  maintenant,  en  formant  le  programme 
d'un  concert  à  Paris  qui  m'intéressait  surtout 
parce  que  je  voulais  y  inscrire  le  prélude  de 
Tristan.  J'ai  parfaitement  réussi  à  réaliser  ma 
conception  et  vous  envoie  ce  finale  mystérieux 
et  apaisant,  comme  la  meilleure  chose  que  je 
puisse  vous  donner  pour  votre  anniversaire.  Je 
vous  ai  noté  la  musique  telle  à  peu  près  que 
je  l'ai  jouée  pour  moi  au  piano:  elle  contient 
quelques  difficultés  et  je  pense  que  vous  ferez 
bien  de  chercher  un  Baumgartner  romain  pour 
vous  la  jouer,  à  moins  que  vous  ne  préfériez 
la  jouer  avec  lui  à  quatre  mains:  alors  vous 
devrez  arranger  la  partie  de  la  main  droite  pour 
vos  deux  mains.  A  vous  maintenant  de  voir  ce 
que  vous  tirerez  de  ce  présent  incommode! 
Vous  comprendrez  mieux  ce  que  j'ai  écrit  pour 

^  Hans  de  Biilow. 


38 


mon  public  parisien  à  titre  d'explication  du  pré- 
lude tout  entier:  cela  se  trouve  au  verso  du 
spécimen  calligraphique.  Mais  vous  reconnaîtrez 
de  nouveau  dans  la  musique  le  lierre  et  la 
vigne,  notamment  quand  vous  l'entendrez  jouer 
à  l'orchestre,  où  les  instruments  à  cordes  alter- 
nent avec  les  instruments  à  vent.  Cela  sera 
très  beau.  Je  crois  que  je  l'entendrai  vers  la 
mi-Janvier:  alors  je  l'entendrai  en  même  temps 
pour  vous! 

Et  maintenant  mille  amitiés  et  mille  sou- 
haits cordiaux,  envoyés  de  ce  froid  Paris,  où 
la  neige  et  le  gel  nous  feront  bientôt  mourir! 
Comment  allez-vous?  Rome  a-t-elle  confirmé 
vos  espérances?  Donnez-moi  vite  de  vos  nou- 
velles!   J'ai  besoin  d'en  recevoir! 

Adieu!  Soyez  bénie  et  honorée  du  plus 
profond  de  mon  cœur! 

Votre 

R.  W. 

99.  1^' Janvier  1860. 

Amie,  je  vis  encore!  C'est  la  chose  la  plus 
remarquable  que  je  puisse  vous  dire  pour  le 
jour  de  l'an! 

Dieu  sait  comment  l'espoir  m'était  venu  de 
recevoir  aujourd'hui  quelques  nouvelles  de  vous. 
Nos  lettres  sont  pourtant,  à  présent,  bien  lentes 
et  irrégulières.  A  mon  grand  regret,  j'avais 
constaté,   par   la   date   de   votre   lettre,   que   la 


39 


mienne  ne  vous  serait  pas  arrivée  le  23  Dé- 
cembre. Je  ne  puis  donc  attendre  pour  au- 
jourd'hui la  réponse. 

Je  suis  heureux  de  vous  savoir,  cependant, 
bien  arrivés  et  en  bonne  santé  à  Rome.  Votre 
lettre  me  prouve  que  je  puis  parfaitement  vous 
abandonner  à  vous-même  maintenant.  Vous  avez 
ouvert  les  yeux,  et  regardez  .  .  .  Peut-être 
l'aviez-vous  omis.  Voyez  et  regardez  pour  moi 
aussi:  j'en  ai  besoin,  et  ne  pourrais  vous  pré- 
férer personne  pour  voir  à  ma  place.  Mon  cas 
est  tout  à  fait  particulier:  je  l'ai  reconnu  à  plu- 
sieurs reprises,  et,  finalement,  de  la  façon  la  plus 
précise  en  Italie.  Pendant  un  certain  laps  de 
temps,  mon  œil  est  vivement  saisi  par  des  im- 
pressions profondes,  mais  cet  effet  ne  dure  guère. 
Cela  ne  provient  certainement  pas  de  ce  que  mon 
œil  soit  insatiable;  il  semble  plutôt  qu'il  ne  me 
suffise  point  comme  organe  sensible  pour  ob- 
server le  monde.  Peut-être  suis-je  dans  le  même 
cas  que  Gœthe,  qui  prenait  tant  de  plaisir  par 
les  yeux,  et  qui  s'écriait  dans  Faust:  «Quel 
spectacle!  mais,  hélas! . . .  rien  qu'un  spectacle!» 

Cela  provient  peut-être  de  ce  que  je  suis 
trop  décidément  l'homme  de  l'oreille;  et  cepen- 
dant je  vis  parfois  pendant  de  si  longues  pé- 
riodes sans  le  moindre  aliment  pour  l'ouïe!  Non, 
cela  ne  me  paraît  pas  encore  la  véritable  cause. 
Il  doit  exister  un  sens  intérieur,  indéfinissable, 
et^qui   n'agit   jamais   si  nettement  que  lorsque 


40 


les  autres  sens,  tournés  vers  le  dehors,  ne  font 
que  rêver.  Quand  je  ne  vois  ou  n'entends  plus 
clairement,  ce  sens  agit  alors  plus  que  jamais 
et  il  apparaît  en  sa  fonction  comme  une  paix 
productive:  je  ne  puis  le  nommer  autrement. 
J'ignore  si  cette  paix  est  analogue  à  la  paix 
plastique  dont  vous  parlez;  je  sais  seulement 
que  cette  paix  va  du  dedans  au  dehors,  qu'avec 
elle  je  suis  au  centre  du  monde,  tandis  que  ce 
que  vous  appelez  paix  plastique  me  semble 
plutôt  agir  du  dehors,  comme  un  apaisement  de 
l'inquiétude  intérieure.  Quand  je  me  trouve 
dans  cet  état  d'inquiétude  intérieure,  aucune 
image,  aucune  œuvre  d'art  plastique  ne  peuvent 
me  faire  impression:  cela  manque  son  effet 
comme  un  vain  joujou.  C'est  seulement  le  re- 
gard jeté  au-delà  qui  trouve  pour  moi  l'apaise- 
ment. C'est  aussi  le  seul  regard  qui  me  rende 
sympathiques  mes  semblables,  ce  regard  par- 
dessus le  monde;  c'est  le  seul  aussi  qui  com- 
prenne le  monde.  Ainsi  regardait  Calderon,  et 
qui  a  plus  magnifiquement  que  lui  rendu  la  vie, 
la  beauté,  toute  floraison? 

Goethe  à  Rome  est  une  réjouissante  figure 
et  des  plus  importantes:  ce  qu'il  recueillait  là, 
c'était  pour  le  bien  de  tous,  et  à  Schiller  il 
épargna  sans  doute  le  soin  de  voir  par  lui- 
même.  Celui-ci  pouvait  alors  s'accommoder 
parfaitement  de  cette  aide  et  créer  ses  plus 
nobles  œuvres,  tandis  que  Gœthe   poussait  le 


41 


plaisir  de  l'œil  jusqu'à  la  fantaisie,  à  tel  point 
que  nous  le  voyons  finalement  former  avec  une 
étrange  convoitise  une  collection  de  monnaies. 
C'était  foncièrement,  absolument,  l'homme  de 
l'œil! 

Laissons-nous  conduire  par  lui,  quand  il 
s'agit  de  voir;  certainement,  nous  serons  bien 
servis.  A  Rome,  prenez-le  pour  guide;  qu'à 
son  côté,  une  magnifique  et  délicieuse  paix 
descende  sur  vos  yeux  d'enfant!  Voyez  pour 
moi  également!  Et  donnez -moi  toujours  des 
nouvelles  aussi  importantes  et  aussi  plaisantes 
que  cette  première  fois! 

Il  n'y  a  pas  grand'chose  à  dire  de  moi, 
mon  enfant!  A  Rome,  ne  vous  occupez  donc 
point  d'un  homme  qui  va  de  porte  en  porte,  à 
la  recherche  d'une  salle  de  concert  convenable: 
il  n'ose  pas  même  vous  dire  ce  qu'il  éprouve 
dans  ces  courses. 

Mes  amitiés  à  Otto,  et  dites-lui  que  bien- 
tôt il  y  aura  du  nouveau.  Le  \^^  Mai,  je  pense 
ouvrir  mon  Opéra  allemand,^  salle  Ventadour: 
les  meilleurs  chanteurs  de  l'Allemagne  acceptent 
tous  avec  enthousiasme;  Madame  Ney,  Mayer- 
Dustmann  (de  Vienne),  Tichatscheck,  Niemann, 
etc.,  se  rangent  sous  mon  drapeau,  même  au 
prix  de  sacrifices  pécuniaires.  J'ai  l'espoir  de 
bientôt  régler  tout  définitivement.  D'abord,  donc, 

^  Voir  Glasenapp,  II,  2,  233. 


42 


Tannhauser  et  Lohengrin;  en  même  temps, 
les  études  de  Tristan,  qui  sera  joué  à  peu 
près  du  1^*^  au  16  Juin.  Il  me  faut  tâcher  d'ar- 
river au  but.    Mais  cela  n'a  rien  de  romain! 

Vous  savez  que  je  me  proposais  d'avoir 
pour  quelque  temps  une  activité  purement  ex- 
térieure; j'y  suis  forcé  aujourd'hui,  notamment 
par  le  mécompte  de  Tristan  à  Carlsruhe.  Tous 
mes  projets  actuels  ne  visent  qu'à  la  possibilité 
de  me  représenter  Tristan.  Alors,  de  nouveau 
je  laisserai  aller  les  choses.  Je  ne  pense  à  rien 
d'autre.  J'ai  pour  le  moment  assez  de  mes 
efforts  pour  arriver  à  ce  but  ...  Et  si  j'étais 
Goethe,  j'irais,  aujourd'hui,  près  de  vous  à 
Rome,  soyez-en  bien  sûr! 

Et,  maintenant,  une  bonne,  belle  et  radieuse 

année!    Je  suis  tout  heureux  de  vous  savoir  à 

Rome,  sous  le  ciel  de  l'Italie!     Mille  cordiales 

amitiés  à  Otto  et  aux  enfants! 

De  fidèle  affection, 

à  vous. 

R.  W. 

100.  Paris,  28  Janvier  1860. 

Enfin,  ma  chère  enfant,  il  faut  me  décider 
à  vous  donner  de  mes  nouvelles  en  courant, 
en  pleine  agitation.  Au  milieu  de  mes  tour- 
ments, c'est  mon  réconfort  de  songer  comment 
je  me  recueillerai  pour  vous  raconter  bien 
tranquillement,  bien   à  mon   aise,   tout  ce  que 


43 


j*ai  souffert;  mais  je  ne  suis  pas  encore  au 
bout,  et,  sans  doute,  je  n'y  arriverai  jamais. 
Donc,  plus  de  retard  inutile,  et,  au  lieu  de  cela, 
quelques  lignes  de  certitude. 

Toutes  mes  expériences  précédentes  ne  sont 
rien  en  comparaison  d'une  observation,  d'une 
découverte,  que  j'ai  faite  à  la  première  répé- 
tition d'orchestre  pour  mon  concert,  parce  qu'elle 
a  décidé  de  tout  le  restant  de  ma  vie  et  que 
les  conséquences  m'en  domineront  désormais 
tyranniquement.  Je  faisais  jouer  pour  la  pre- 
mière fois  le  prélude  de  Tristan,  et  il  me 
parut  que  les  écailles  me  tombaient  des  yeux, 
quand  j'ai  reconnu  à  quelle  distance,  en  ces 
huit  dernières  années,  je  me  suis  éloigné  du 
monde,  —  à  perte  de  vue!  —  Ce  petit  prélude 
était  si  inconcevablement  nouveau  pour  les 
musiciens,  que  je  fus  forcé  de  conduire  mes 
gens  de  note  en  note,  comme  à  la  découverte 
de  pierres  précieuses  dans  une  mine. 

Bûlow,  qui  était  présent,  m'avoua  qu'en 
Allemagne  les  exécutions  de  ce  morceau  avaient 
été  acceptées  de  confiance  et  sur  parole,  mais 
qu'au  fond  le  public  n'y  avait  absolument  rien 
compris.  Je  parvins  à  le  faire  comprendre  à 
l'orchestre  et  au  public:  oui,  on  m'assure  qu'il 
a  produit  la  plus  profonde  impression;  mais 
comment  ai -je  mis  cela  sur  pied,  ne  me  le 
demandez  pas!  Suffit  qu'aujourd'hui  j'aperçois 
clairement   qu'il    m'est  impossible  de  songer  à 


44 


créer  plus  avant  sans  avoir  comblé  le  gouffre 
terrible  derrière  moi.  Je  dois  d'abord  faire  re- 
présenter mes  œuvres.  Et  qu'est-ce  à  dire?  .  .  . 
Mon  enfant,  c'est-à-dire  que  je  dois  me 
plonger  dans  un  marais  de  douleur  et  de  sacri- 
fice, où  je  périrai  peut-être...  Tout,  tout  peut 
devenir  possible,  mais  seulement  à  condition 
que  j'aie  beaucoup  de  temps  et  de  loisir,  que 
je  puisse  avancer  pas  à  pas  avec  chanteurs  et 
musiciens,  que  je  n'aie  rien  à  précipiter,  rien  à 
couper  faute  de  temps  et  que  j'aie  toujours  tout 
à  ma  disposition.  Et  qu'est-ce  à  dire  encore? 
L'épreuve  de  ce  concert,  avec  le  temps  si  parci- 
monieusement mesuré,  me  l'a  démontré:  il  faut 
que  je  sois  riche;  il  faut  que  je  puisse  sacrifier 
sans  compter  des  milliers  et  des  milliers  de 
francs  pour  m'acheter  emplacement,  temps  et 
bonnes  volontés.  Puisque  je  ne  suis  pas  riche, 
il  me  faut  bien  tâcher  de  m'enrichir:  il  me 
faut  permettre  qu'on  donne  ici  mes  anciens 
opéras  en  français,  pour  être  enfin,  avec  les 
croissants  et  considérables  bénéfices  de  ces  re- 
présentations, en  état  de  révéler  mes  œuvres 
nouvelles.  —  Voilà  le  problème  qui  se  pose 
pour  moi;  je  n'ai  pas  le  choix!  Donc  ...  à 
Dieu  va!  C'est  là  encore  ma  tâche;  c'est  pour 
cela  que  le  démon  m'a  conservé  en  vie!  Ce 
serait  folie  de  songer  à  autre  chose!  Je  n'en- 
trevois rien  que  ces  convulsions  terribles  pour 
la  mise  au  monde  de  mes  dernières  œuvres. 


45 


Oh!  restez  à  Rome!  Comme  je  suis  heu- 
reux de  vous  savoir  ainsi  hors  du  monde! 
Regardez,  contemplez,  méditez  bellement  et 
délicieusement!  Faites-le  pour  moi,  et  ce  me 
sera  un  soulagement  de  recevoir  de  vous  ces 
images  intimes  et  profondes.  Cela  rafraîchira 
et  réconfortera  celui  qui  tremble  la  fièvre! 
Ainsi  maintenant  êtes-vous  ma  suprême  conso- 
lation! 

Deux  mots  encore  des  événements  exté- 
rieurs. Après  des  peines  et  des  tracas  inouïs, 
je  parvins,  mercredi  dernier,  à  mon  premier 
concert.^  La  soirée  a  été  vraiment  une  fête, 
je  ne  puis  dire  autrement.  L'orchestre  était 
déjà  rempli  d'enthousiasme,  comme  suspendu 
à  mon  regard,  à  mon  geste. 

Je  fus  accueilli  par  lui  et  par  le  public 
avec  acclamations  interminables,  et  l'éclat,  l'é- 
tonnement,  les  transports  redoublèrent  à  chaque 
morceau.  La  sensation  est  immense:  impres- 
sions extraordinaires,  conversions,  feuilletonistes 
(celui  de  la  Patrie)  se  précipitant  vers  moi 
pour  me  baiser  la  main!  J'éprouvais  une  fatigue 
mortelle.  Ce  soir-là,  j'ai  reçu  la  dernière  consé- 
cration de  ma  souffrance:  je  dois,  il  le  faut, 
marcher  en  avant!  C'est  l'unique  tâche  qui  me 
reste.  La  fleur  s'ouvrira  au  monde  et  mourra: 
conservez-en  le  chaste  bouton! 

1  Voir  Glasenapp,  II,  2,  239. 
<--     46     -^ 


Bien  des  amitiés  à  Otto!    Dites-lui  que  je 

Taime!  Adieu,  ma  chère  et  noble  enfant!  Vivez 

d'une  vie  douce  et  intime,  et  ainsi  donnez-moi 

le  réconfort!     De  fidèle  affection, 

à  vous, 

R.  W. 

101.  Paris,  3  Mars  60. 

Je  veux  faire  de  ce  jour  un  jour  de  fête. 
Je  veux  vous  écrire,  amie!  Après  avoir  bien 
réfléchi,  et  dans  l'intention  la  plus  amicale,  j'ai 
maintes  fois  déposé  la  plume  que  j'avais  reprise, 
ces  temps-ci,  pour  vous  écrire.  Mon  besoin 
de  communiquer  avec  vous  est  grand  et  je  veux 
tâcher  d'en  mériter  la  satisfaction  en  vous  don- 
nant beaucoup  de  bonnes  nouvelles. 

D'abord  je  vais  vous  décrire  ce  qui  se 
trouve  sur  ma  cheminée,  en  guise  de  pendule. 
C'est  une  chose  étonnante.  Sur  une  monture 
recouverte  de  velours  rouge  s'élargit  un  écusson 
d'argent  où  sont  gravées  des  devises  tirées  de 
mes  œuvres,  depuis  Rienzi  jusqu'à  Tristan  et 
Isolde.  Au-dessus  de  cet  écusson,  dans  une 
couronne  d'argent,  dont  une  branche  est  de 
laurier,  l'autre  de  chêne,  se  déroule  à  moitié 
une  grande  feuille  de  papier  à  musique,  en  ar- 
gent, où  sont  gravés  les  thèmes  principaux  de 
mes  opéras.  Une  belle  plume  d'argent  est  posée 
entre  les  branches  de  la  couronne,  au-dessus 
de  la  feuille  de  papier  à  musique;  les  branches 


47 


sont  réunies  par  un  nœud  d'or  qui  porte  cette 
inscription:  «Le  cœur  de  l'homme  juste  doit 
s'épanouir  au  soleil  des  grands  hommes»,  et 
puis:  «Dédié  au  maître  sublime,  en  témoignage 
de   sincère  vénération,   par  Richard  Weiland». 

Ce  Richard  Weiland  ^  est  un  bourgeois  de 
Dresde,  que  je  n'ai  jamais  connu,  mais  qui  vint 
me  voir,  un  matin,  à  Zurich,  —  dans  «l'Asile», 
—  et  me  fournit  une  critique  assez  drôle  de  la 
manière  dont  Tannhâuser  avait  été  exécuté  à 
Prague,  en  me  rapportant  simplement  que  là-bas 
l'ouverture  avait  duré  vingt  minutes:  elle  n'avait 
duré  que  douze  minutes,  sous  ma  direction,  à 
Dresde  .  .  .  J'ai  trouvé  l'envoi,  avec  une  lettre 
fort  discrète,  un  jour  que  je  revenais  de  faire 
répéter  mes  chœurs,  affreusement  fatigué  .  .  . 
J'ai  maintenant  le  bâton  ^  et  cette  pièce  d'or- 
fèvrerie .  .  . 

Mes  concerts  ici  m'ont  mis  en  relation  avec 
quelques  hommes  dévoués  et  intelligents. 

Gasperini,  un  médecin  très  aimable,  cultivé, 
bien  doué,  qui  prochainement  se  vouera  tout 
entier  à  la  littérature  et  à  la  poésie,  un  homme 
de  bel  extérieur  et  de  cœur  chaleureux,  mais 
peut-être  sans  grande  énergie  propre,  —  m'ap- 
partenait déjà  avant  mon  arrivée,  est  maintenant 
le  plus  ardent  et  le  plus  tenace  champion  de 

^  Voir  Glasenapp,  II,  2,  236  et  suiv. 
2  Ce  bâton  de  chef  d'orchestre,   exécuté   d'après   le 
dessin  de  Semper,  était  un  présent  de  Madame  Wesendonk. 


48 


lia  cause.  Pour  la  soutenir,  il  est  entré  au 
I!ourrier  du  Dimanche. 

En  Villot,  j'ai  gagné  une  tête  excellente  et 
brt  bien  meublée,  un  esprit  fin  et  clair,  libre 
ie  tout  préjugé.  Cet  homme,  qui  déjà  vient 
le  marier  un  fils,  est  conservateur  des  Musées 
lu  Louvre  et,  comme  tel,  a  la  direction  générale 
les  trésors  artistiques.  Dans  une  œuvre  gi- 
gantesque, qui  lui  a  coûté  quinze  années  de 
ravail  constant,  il  a  écrit  une  histoire  des  col- 
ections  du  Louvre  . . . 

Figurez-vous  maintenant  que  cet  homme, 
ongtemps  avant  de  faire  ma  connaissance,  possé- 
lait  déjà  toutes  mes  partitions  et  les  a  étudiées 
ninutieusement.  Il  a  été  tout  heureux  de  pou- 
voir obtenir  des  Hârtel,  dès  maintenant,  par  mon 
ntermédiaire,  une  partition  de  Tristan.  Il  m'a 
;urpris  par  la  netteté  de  son  jugement,  surtout 
juand  il  apprécie  les  facultés  de  sa  propre 
lation,  à  laquelle  il  appartient  tout  à  fait  pour 
'expression,  tandis  qu'il  la  dépasse  de  beaucoup 
)ar  l'esprit.  Sa  tête  est  très  belle  et  très  fine. 
1  m'a  invité  à  voir  en  détail,  sous  sa  conduite,  les 
résors  du  Louvre;  je  n'ai  pas  encore  pu  profiter 
le  l'invitation,  ni  de  longtemps  ne  le  pourrai! 

Parmi  beaucoup  d'autres,  je  vous  citerai 
mcore  le  romancier  Champfleury,  dont  je  vous 
li  envoyé  la  brochure,^  écrite  sous  une  première 

^  Champfleury,  Richard  Wagner,  Paris  1860. 
II  --    49    --  4 


impression.  Il  a  un  regard  profond,  d'une  mé- 
lancolie bienveillante. 

Son  ami,  le  poëte  Baudelaire  m'a  écrit 
plusieurs  lettres  admirables;  il  ne  veut  m'être 
présenté  cependant  qu'après  avoir  achevé  quel- 
ques poëmes  dont  il  désire  me  faire  hommage. 
Je  vous  ai  parlé  de  Franck-Marie:  il  a  écrit 
sur  moi  quelque  chose  d'important;  mais,  per- 
sonnellement, je  ne  le  connais  pas  encore. 

Il  y  a  encore  un  jeune  peintre,  Gustave 
Doré,  qui  a  déjà  ici  une  grande  réputation;  il 
a  fait  un  dessin  pour  l'Illustration,  qui  me 
représente  dirigeant  un  orchestre  d'esprits  dans 
un  site  alpestre.  De  plus,  il  y  a  aussi  plusieurs 
musiciens  et  compositeurs  qui  se  sont  déclarés 
pour  moi  avec  enthousiasme  ;  entre  autres, 
Gounod,  un  homme  tendre,  bon  et  pur,  mais 
pas  profondément  doué.  Louis  Lacombe,  Léon 
Kreutzer,  Stephen  Heller.  Important  comme 
très  profond  musicien,  est  Sensale,*  qui  doit 
me  jouer  à  l'avenir  mes  partitions. 

Un  M.  Perrin,  important  comme  peintre, 
ancien  directeur  de  l'Opéra- Comique  et  pro- 
bablement futur  directeur  du  grand  Opéra,  m'est 
très  dévoué  et  a  bien  parlé  de  moi  dans  la 
Revue  Européenne. 

Berlioz  a  succombé  à  l'envie;  mes  efforts 
pour  pouvoir  rester  en  bonne  amitié  avec  lui 

*  Il  s'agit  vraisemblablement  de  Saint-Saëns. 


50 


sont  devenus  inutiles  par  Paccueil  brillant  fait 
à  ma  musique,  lequel  lui  est  insupportable.  A 
vrai  dire,  il  se  trouve  contrecarré  par  mon 
apparition  à  Paris  à  la  veille  de  l'exécution  de 
ses  Troyens;  sa  mauvaise  étoile  lui  a  aussi 
donné  une  méchante  femme  qui  se  laisse  cor- 
rompre pour  influencer  son  mari,  souffrant  et 
faible.  Sa  conduite  envers  moi  a  été  une  con- 
tinuelle oscillation  entre  un  penchant  amical  et 
une  répulsion  envieuse.  Il  a  publié  très  tardive- 
ment son  compte  rendu,  que  vous  aurez  lu  sans 
doute,  et  de  façon  à  se  dispenser  de  relever 
Teffet  produit  par  une  nouvelle  audition  de  ma 
musique.  J'ai  cru  bon  de  répondre  à  sa  manière 
équivoque,  sinon  méchante,  de  traiter  la  question 
de  la  «musique  de  l'avenir».  Vous  trouverez 
cette  réponse  dans  le  Journal  des  Débats  du 
22  Février. 

Rossini  s'est  mieux  conduit.  On  lui  avait 
attribué  un  bon  mot  sur  mon  manque  de  mé- 
lodie, et  le  bon  mot  avait  été  reproduit  avec 
avidité  jusque  dans  les  journaux  allemands.  Et 
voilà  qu'il  vient  de  dicter  tout  exprès  une  rec- 
tification, où  il  déclare  ne  rien  connaître  de  moi, 
si  ce  n'est  la  marche  du  Tannhâuser,  qui  lui 
a  fait  le  plus  grand  plaisir;  il  ajoute  que,  d'ail- 
leurs, d'après  tout  ce  qu'il  sait  de  moi,  il  me 
tient  en  grande  estime.  Ce  sérieux,  chez  ce 
vieil  épicurien,  m'a  surpris  . . . 

Enfin,  j'ai  encore  une  conquête  à  vous  an- 


51 


noncer,  celle  d'un  maréchal,  du  maréchal  Magnan. 
Il  a  assisté  à  mes  trois  concerts  et  témoigné 
beaucoup  d'enthousiasme.  Comme  malheureuse- 
ment ma  situation  veut  que,  pour  certains  mi- 
lieux, je  me  fasse  bien  connaître  d'un  person- 
nage si  considérable,  je  lui  ai  rendu  visite,  et 
ses  paroles  m'ont  vraiment  surpris.  Il  avait  dû 
lutter  à  la  ronde  et  ne  comprenait  pas  comment 
on  pouvait  entendre  dans  ma  musique  autre 
chose  que  de  la  musique,  tout  comme  Gluck 
et  Beethoven  en  avaient  écrite,  seulement  avec 
la  marque  spéciale  du  génie  «d'un  Wagner»... 

Je  n'ai  pas  encore  pu  retrouver  un  de  mes 
programmes  de  concert.  Cependant  vous  en 
aurez  un.  Vous  verrez  qu'ils  n'ont  pas  été  trop 
intimes.  Votre  remarque  a  tout  décidé.  Pour 
Tristan,  il  n'y  a  qu'une  notice  sur  le  sujet... 

Je  veux  vous  dire  encore  quelques  mots 
des  concerts.  Les  instruments  à  cordes  étaient 
excellents:  trente -deux  violons,  douze  altos, 
douze  violoncelles,  huit  contrebasses,  —  une 
masse  extrêmement  sonore,  que  vous  auriez  eu 
grande  joie  à  entendre.  Seulement,  les  répéti- 
tions étaient  encore  insuffisantes,  et  je  n'avais 
pu  encore  obtenir  le  piano  voulu.  Les  instru- 
ments à  vent  n'étaient  bons  qu'en  partie:  à  tous 
manquait  l'énergie,  notamment  le  hautbois  restait 
toujours  pastoral  et  ne  s'élevait  jamais  jusqu'à 
la  passion.  Les  cors  étaient  misérables  et  m'ont 
coûté   maint   soupir;   les   malheureux   cornistes 


52 


excusaient  leurs  fréquentes  attaques  fautives  en 
prétendant  que  mon  geste  les  intimidait.  Les 
trombones  et  les  trompettes  n'avaient  pas  d'é- 
clat. Mais  finalement  tout  fut  réparé  par  le 
vraiment  grand  enthousiasme  qui  saisit  l'or- 
chestre, du  premier  musicien  jusqu'au  dernier, 
et  qui  s'accrut  si  visiblement  aux  exécutions 
que  Berlioz,  d'après  les  on-dit,  en  demeura 
tout  consterné. 

Les  trois  soirées  furent  donc  de  véritables 
fêtes,  et,  pour  les  démonstrations  d'enthousiasme, 
les  fêtes  de  Zurich  n'étaient  rien  en  comparaison 
de  celles-ci.  Dès  le  début,  le  public  était  captivé. 
Pour  l'ouverture  du  Vaisseau-Fantôme,  j'avais 
composé  une  nouvelle  fin,  qui  me  plaît  beaucoup 
et  fit  aussi  impression  sur  l'auditoire.  De  naïfs 
cris  de  joie  éclatèrent  immédiatement  après  la 
mélodie  gracieuse  de  la  marche  du  Tann- 
hâuser,  et,  chaque  fois  que  cette  mélodie  re- 
venait, la  même  explosion  se  renouvela.  Cette 
ingénuité  enfantine  me  mit  vraiment  en  belle 
humeur,  car  je  n'ai  jamais  entendu  la  joie  éclater 
si  spontanément.  Le  chœur  des  Pèlerins  fut 
la  première  fois  chanté  avec  hésitation  et  sans 
entrain;  plus  tard,  cela  marcha  mieux.  L'ou- 
verture du  Tannhâuser,  exécutée  avec  une 
grande  virtuosité,  me  valut  chaque  fois  de 
nombreux  rappels.  Le  prélude  de  Tristan  ne 
fut  joué  à  ma  guise  qu'au  troisième  concert;  il 
m'a   fait   beaucoup   de   plaisir   ce   soir-là.      Le 


53 


public  aussi  semblait  être  fort  empoigné,  car 
lorsque  —  après  les  applaudissements  —  un 
opposant  se  risqua  à  siffler,  un  tel  ouragan 
éclata,  si  intense,  si  prolongé,  toujours  renais- 
sant, que  je  commençai  vraiment  à  me  sentir 
gêné  à  mon  pupitre  et  que  je  dus  prier,  par 
des  gestes  de  la  main,  de  cesser  à  la  fin,  pour 
l'amour  de  Dieu,  ma  satisfaction  étant  complète; 
mais  cela  même  ralluma  une  nouvelle  ardeur, 
et  l'ouragan  se  déchaîna  de  plus  belle.  Bref, 
je  n'ai  jamais  rien  vu  de  pareil. 

Tous  les  fragments  de  Lohengrin  firent, 
dès  le  début,  un  effet  extraordinaire;  orchestre 
et  public,  après  chacun,  m'auraient  presque 
porté  en  triomphe.  Vraiment,  je  ne  peux  pas 
dire  autrement,  ce  furent  des  soirs  de  fête... 

Et  maintenant  l'enfant  demandera,  sans  doute, 
avec  étonnement,  pourquoi  je  ne  suis  pas  con- 
tent après  de  si  belles  émotions,  pourquoi  je 
regarde  si  tristement  devant  moi?  Oui,  c'est 
tout  spécial...,  et  je  puis  dire  seulement  que 
les  fêtes  c'est  bel  et  bon...,  mais  que  je  n'en 
ai  pas  besoin!  De  telles  soirées  restent  quelque 
chose  qui  m'est  extérieur:  ce  sont  des  ivresses, 
rien  d'autre,  et  elles  laissent  derrière  elles  les 
effets  de  toute  ivresse.  Oui,  si  seulement  j'étais 
autrement  fait,  cela  irait  bien.  Après  tout,  je 
suis  parvenu  assez  loin;  je  pourrais  jouir  du 
repos  maintenant,  attendre  à  mon  aise  les  événe- 
ments, et  ce  qui  est  immanquable,  à  ce  qu'on 


54 


m*assure,  la  célébrité,  les  honneurs,  que  sais-je 
encore!  Quel  fou  je  serais,  alors!  Figurez- 
vous  qu'au  premier  concert  j'étais  distrait  parce 
que  certain  receveur  généraP  n'était  pas  encore 
arrivé  de  Marseille.  Et  de  quoi  s'agissait-il 
avec  cet  homme?  C'était  l'homme  riche  dont 
Gasperini  m'avait  assuré  qu'il  s'intéresserait 
vivement  à  mon  projet  de  faire  représenter  mes 
opéras  en  France,  et  auquel  on  persuaderait 
sans  peine  de  me  soutenir  puissamment  à  cet 
eifet.  Je  n'avais  en  vue  que  la  possibilité  d'une 
première  exécution  de  Tristan  à  Paris,  en 
Mai,  avec  des  interprètes  allemands:  c'était  le 
but  unique  vers  lequel  je  me  dirigeais,  pour 
lequel  je  faisais  tout,  et,  justement,  ce  furieux 
effort  des  trois  concerts.  Mon  homme  riche 
viendrait  de  Marseille;  le  succès  de  ma  musique 
le  déciderait  à  fournir  la  garantie  nécessaire 
pour  l'entreprise  d'opéra  que  j'avais  en  vue. 
Enfin,  au  troisième  concert,  l'homme  arrive; 
mais  il  a,  ce  jour-là,  un  grand  dîner  chez  Mirés; 
il  vient  pourtant  passer  une  heure  au  concert, 
et  .  .  .  c'est  un  Français  magnifique,  très  heu- 
reux de,  etc.  .  .  .  pour  estimer  ensuite  qu'une 
entreprise  d'opéra  allemand  est  bien  chan- 
ceuse .  .  .  etc,  etc. 

J'avais  été,  encore  une  fois,  trop  naïf!  Je  le 
sais  au  fond  toujours  d'avance,  et  pourtant  on  es- 

'  Voir  lettre  à  Otto  Wesendonk  du  12  Février  1860. 


55 


père,  on  se  risque,  —  parce  qu'il  y  a  justement  un 
but,  un  but  qui  me  paraît  si  nécessaire.  Et  je 
ne  suis  plus  ici-bas,  ma  vie  n'a  plus  de  sens 
que  pour  regarder  ce  but  et  le  regarder  par- 
dessus tout  ce  qui  se  trouve  entre  moi  et  lui: 
ce  n'est  qu'en  vue  de  ce  but  que  je  peux  vivre 
encore;  comment  pourrais-je  vivre  si  j'en  dé- 
tournais les  yeux,  pour  les  plonger  dans  l'abîme 
qui  m'en  sépare! 

Oui,  certes,  d'autres  devaient  faire  cela 
pour  moi  et  me  maintenir  debout  dans  l'air 
respirable;  mais  est-ce  qu'on  peut  à  bon  droit 
exiger  cela  de  quelqu'un?  Chacun  n'a-t-il  pas 
un  but  en  vue?  Seulement,  ce  but  n'est  pas 
précisément  celui  de  l'excentrique!  Ainsi  arrive- 
t-il,  mon  enfant,  que  le  maître  stupide  doit  de 
nouveau  regarder  profondément  et  longuement, 
uniquement,  dans  l'abîme,  hélas!  Qu'éprouve- 
t-il  alors?  Aucun  cercle  de  l'enfer  de  Dante 
n'offre  d'abîmes  plus  effroyables!...  Assez  là- 
dessus  ...  Et  le  but??  . . .  demeure  cependant 
toujours  l'unique  chose  qui  m'anime!...  Mais 
comment  l'atteindre?... 

Oui,  mon  amie,  c'est  ainsi!  Tout,  encore 
une  fois,  n'est  que  nuit  autour  de  moi.  Si  je 
n'avais  plus  de  but,  il  en  irait  autrement. 
Maintenant,  au  prix  de  peines  et  d'angoisses 
inexprimables,  il  me  faut  seulement  m'arracher 
du  gouffre,  où  je  devais  finir  par  me  précipiter 
de  nouveau  avec   un  aveuglement  presque  in- 


56 


tentionnel.  Je  ne  vois  pas  encore  la  hauteur 
d'où  je  pourrais  de  nouveau  diriger  mes  regards 
vers  mon  but...  Quand  j'aperçus,  à  la  fin, 
l'inévitable  nécessité  de  concentrer  d'abord  tous 
mes  efforts  pour  arriver  à  une  première  exécu- 
tion de  Tristan,  je  me  disais  aussi:  maintenant, 
avec  ce  but  en  vue,  plus  d'humiliations  pour 
toi!  Tout  ce  que  tu  fais  pour  acquérir  le  pou- 
voir et  les  moyens  ne  peut  comporter  rien  de 
honteux  pour  toi,  et  à  tous  ceux  qui  ne  pou- 
vaient te  comprendre  parce  qu'ils  te  voyaient 
marcher  dans  des  chemins  non  frayés  tu  pour- 
rais crier:  «Qu'est-ce  que  vous  savez  de  mon 
but? . . .  »  Car  celui-là  seul  peut  me  comprendre 
qui  comprend  mon  but. 

Chaque  jour  m'apporte  de  nouveaux  projets: 
tantôt  cette  possibilité-ci,  tantôt  celle-là  flotte 
devant  moi.  Je  suis  si  indissolublement  Hé  à 
cette  œuvre  que  —  très  sérieusement  —  je 
sacrifierais  ma  vie,  je  jurerais  de  ne  pas  vivre 
un  jour  de  plus  après  l'avoir  fait  représenter. 
Ainsi  est-il  explicable  que  je  pense,  au  lieu  de 
subir  toutes  les  peines  et  les  humiliations  que 
j'aurais  à  subir  pour  acquérir  les  moyens  né- 
cessaires par  des  succès  «parisiens»,  à  choisir 
le  tourment  le  plus  simple:  aller  à  Dresde,  me 
soumettre  à  l'interrogatoire,  au  jugement,  et  à 
la  grâce,  ma  foi!  pour  pouvoir  chercher  tran- 
quillement le  meilleur  théâtre  allemand,  y  re- 
présenter Tristan   et  rompre  ainsi  le  charme 


57 


qui  me  domine  aujourd'hui.  Rien  d'autre  ne 
me  paraît  valoir  la  moindre  peine!  Voilà  ce 
qui  me  semble  encore  le  plus  raisonnable  et  je 
trouverais  impardonnablement  égoïste  de  refuser 
n'importe  quel  tourment  ou  quel  affront  qui 
pourrait  conduire  à  la  délivrance  de  mon  œuvre. 
Que  suis-je  donc...  sans  mon  œuvre?...  Et 
puis  encore  ceci:  je  n'ai  pas  foi  dans  mon  opéra 
en  langue  française.  Tout  ce  que  je  fais  pour 
cela  est  en  désaccord  avec  la  voix  intérieure 
que  je  puis  seulement  assourdir  par  la  légèreté 
et  la  violence.  Je  n'ai  foi  ni  dans  un  Tann- 
hâuser  français,  ni  dans  un  Lohengrin  fran- 
çais, moins  encore  dans  un  Tristan  français. 
Toutes  mes  démarches  dans  cette  voie  demeu- 
rent non  bénies,  d'ailleurs:  un  démon  —  sans 
doute  mon  démon  —  me  contrarie  en  tout. 
Seul  l'ordre  d'un  despote  pourrait  écarter  les 
obstacles  personnels  qui  empêchent  mon  entrée 
à  l'Opéra  de  Paris.  Pour  l'obtenir  je  ne  ressens 
même  aucune  véritable  ardeur.  Surtout  qu'ai- 
je  affaire  avec  mes  anciennes  œuvres?  Elles 
me  sont  devenues  presque  indifférentes.  Je  me 
surprends  toujours  à  m'en  désintéresser  abso- 
lument. Et  puis  les  traductions  françaises!  Il 
me  faut  les  tenir  pour  entièrement  impossibles! 
Les  quelques  vers  traduits  pour  mon  concert 
ont  coûté  des  peines  indicibles  et  étaient  in- 
supportables. Malgré  des  efforts  infinis,  pas  un 
acte  de  mes  opéras   n'est  encore  traduit  et  le 


58 


peu  qui  est  là  me  dégoûte.  La  langue  aussi 
est  une  des  causes  principales  qui  font  quMci 
tout  me  reste  proprement  étranger.  La  torture 
d'une  conversation  française  m'est  prodigieuse- 
ment fatigante;  je  m'interromps  souvent  au  milieu 
d'un  entretien,  comme  un  désespéré  qui  se  dit: 
«Ce  n'est  décidément  pas  possible;  tout  est 
inutile!»  Alors  je  me  sens  lamentablement  un 
«sans-patrie».  Je  me  demande:  «Où  est  donc 
ta  place?»  Et  je  n'ai  pas  de  pays  à  nommer, 
pas  de  ville,  pas  de  village  même.  Tout  m'est 
étranger,  et  souvent  je  tourne  un  regard  nostal- 
gique vers  le  pays  du  Nirvana.  Mais  le  Nirvana, 
bien  vite,  me  redevient  Tristan:  vous  connais- 
sez la  théorie  bouddhiste  de  la  Genèse.  Un 
souffle  trouble  la  clarté  du  ciel: 


i 


-^^-€ g— Hfg^^;^ 


i*^- 


cela  s'enfle,  cela  se  condense  et  finalement  le 
monde  entier  m'apparaît  comme  une  masse  im- 
pénétrable. C'est  ma  vieille  destinée,  tant  que 
j'ai  encore  de  ces  esprits  non  délivrés  autour 
de  moi! . . . 

J'ai  encore  quelque  chose  du  pays  auprès 
de  moi,  que  je  vais  perdre  bientôt:  Biilow.  Le 
pauvre  garçon  se  tue  de  fatigue  ici;  et  je  jouis 
peu  de  lui,  car  c'est  à  peine  s'il  peut  me  faire 
de  rares  visites.  Cependant  il  m'est  déjà  doux 
de  le  savoir  ici.     Mon  Dieu!   cela  me  fait  tant 

■—-     59     --- 


de  bien  quand  je  peux  parler  naturellement,  et 
je  ne  puis  le  faire  qu'avec  lui.  Il  m'est  et  me 
demeure  tout  dévoué.  Je  suis  souvent  touché, 
quand  je  surviens  par  derrière,  de  voir  quelle 
peine  secrète  il  se  donne  sans  cesse  pour  moi. 
Il  est  alors  tout  triste  si  je  lui  dis:  «Cela  ne 
servira  pourtant  à  rien  !  «  Mais,  avant  son  départ, 
je  veux  lui  donner  une  joie  en  lui  disant  que 
vous  m'avez  chargé  de  lui  souhaiter  le  bon- 
jour ... 

Maintenant  il  s'agit  de  se  remuer  pour 
combler  l'effroyable  déficit  de  mes  concerts. 
On  me  propose  de  donner  trois  fois  le  même 
concert  à  Bruxelles,  à  des  conditions  qui  m'as- 
surent un  petit  bénéfice.  Je  serai  bien  forcé 
de  le  faire.  Préparez-vous  à  recevoir  de  là  de 
mes  nouvelles.  On  me  parle  aussi  de  Londres. 
C'est  bien  triste;  mais  vous  savez  que  je  ne 
peux  pas  mourir  encore  . .  . 

Et  maintenant  il  vaut  mieux  que  je  termine, 
amie:  je  vois  avec  évidence  que  plus  rien  de 
bon  ne  sortira  de  ma  plume  et  déjà  j'ai  trop 
tiré  sur  la  corde.  Je  suis  du  moins  un  peu 
soulagé  d'avoir  recommencé  à  vous  écrire:  merci 
à  vous  qui  m'avez  valu  cela!  Mille  amitiés  à 
Otto  et  aux  enfants.  Dites-moi  comment  vous 
allez  tous!     De  fidèle  affection, 

à  vous 

R.  W. 


60 


102.  Paris,  10  Avril  60. 

Mais,  chère  enfant  bien-aimée,  pourquoi  ne 
me  donnez-vous  pas  de  vos  nouvelles?  Faut- 
il  donc  que  je  commence  par  tout  demander, 
moi?  Est-ce  qu'on  ne  peut  même  pas  m'écrire, 
à  moi,  malheureux,  me  répondre,  au  moins?... 
Je  suis  vraiment  très  inquiet.  J'ai  écrit  dernière- 
ment à  Otto:  de  lui,  non  plus,  pas  la  moindre 
réponse!  Maintenant  il  ne  me  reste  plus  qu'à 
rêver:  et  c'est  aussi  mon  recours.  Je  rêve  beau- 
coup et  souvent;  mais  même  les  rêves  agréables 
ont  pour  moi  quelque  chose  d'inquiétant,  parce 
que,  d'après  les  règles  de  l'art  d'interpréter  les 
songes,  si  l'objet  de  nos  soucis  nous  apparaît 
sous  des  couleurs  joyeuses,  cela  veut  bientôt 
dire  le  contraire.  Mais  quel  fâcheux  recours 
les  rêves  sont-ils  déjà! ...  Ils  indiquent  le  vide 
de  notre  existence  à  l'état  de  veille.  Alors  le 
Vert  Henri  1  me  revient  à  l'esprit,  celui  qui 
finit  par  ne  plus  faire  autre  chose  que  rêver... 

Méchante  enfant!  Votre  dernière  lettre 
même  —  et  il  y  a  si  longtemps  de  cela  déjà! 

—  me  disait  si  peu  de  chose,  presque  rien,  de 
vous!  Seule  ma  stupide  destinée  doit-elle  tou- 
jours servir  de  thème  à  notre  correspondance? 
Je  me  prends  à  douter  que  ces  lignes  vous 
trouvent  à  Rome:   vous  serez  peut-être  partie 

—  cela   vous   ressemblerait   bien!   —   sans   me 

^  Héros  célèbre  de  récrivain  suisse  Gottfried  Keller. 


61 


dire  quand  ni  pour  quel  endroit!  Vous  voyez, 
c'est  une  querelle:  il  y  a  quelques  jours  encore, 
j'aurais  pris  cela  plus  doucement;  mais,  à  pré- 
sent, je  deviens  plus  méchant  de  jour  en  jour. 

Je  vous  en  prie,  écrivez- moi  donc  une  ^| 
longue  lettre!  Comment  vous  allez,  ce  que 
vous  voyez,  votre  vie  quotidienne,  quelles  con- 
naissances vous  avez  faites,  si  votre  santé  est 
bonne,  etc.  Vous  m'avez  promis  de  me  montrer 
votre  lanterne  magique  de  temps  à  autre.  Et, 
tout  à  coup,  me  voilà  complètement  excommunié? 
Ah!  on  voit  où  vous  êtes! 

Je  devrais  presque,  à  présent,  ne  point 
parler  de  moi;  mais  que  sais-je  de  vous?  Rien, 
sinon  que  je  ne  sais  rien:  une  notion  très 
philosophique!  Et  de  moi??  Chère  enfant, 
cela  ne  tournera  jamais  d'une  façon  raisonnable 
et  surtout  aucun  homme  de  sens  n'y  comprendra 
jamais  rien.  Par  exemple,  je  suis  fêté  par  tous 
les  gens  intelligents  et  le  monde  entier  croit 
que  je  nage  dans  les  plaisirs  et  les  délices,  parce 
que  j'ai  atteint  enfin  le  résultat  incroyable  qu'un 
de  mes  opéras  va  être  représenté  à  Paris.  «Que 
peut-il  désirer  encore  de  plus?»  dit-on.  Et 
figurez-vous  que  je  n'ai  jamais  été  plus  las  de  i 
tout  cela  que  maintenant  et  à  quiconque  vient 
me  féliciter  je  montre  les  dents  avec  fureur. 
Voilà  comment  je  suis,  à  présent! 

Personne  ne  fait  rien  à  mon  goût;  rien  ne 
me  va.     Alors  on  me  plante  là,  et,  finalement. 


62 


i 


il  faut  que  j'en  sois  encore  bien  aise.  Avec 
vous  cependant,  je  ne  veux  pas  être  si  mal- 
honnête. 

Vous  savez,  mon  enfant,  que  je  ne  regarde 
ni  à  droite  ni  à  gauche,  ni  devant  ni  derrière, 
que  le  temps  et  le  monde  me  sont  indifférents 
et  qu'une  seule  chose  me  détermine,  la  nécessité 
de  décharger  mon  âme:  donc  vous  savez  aussi 
la  seule  chose  qui  me  tienne  au  cœur.  Si 
pourtant  il  en  était  autrement,  si  ma  provision 
intérieure  était  déjà  épuisée  et  si  je  n'avais  plus 
qu'à  regarder  autour  de  moi  pour  voir  le  suc- 
cès de  mes  œuvres,  les  situations  que  je  crée, 
l'importance  que  je  puis  avoir,  j'aurais  alors 
assez  de  sérieux  et  édifiants  amusements.  Je 
ne  puis  donner  un  démenti  à  mes  nouveaux 
amis  français  qui  voient  dans  la  possibilité,  dans 
la  certitude  prévue  de  la  grande  impression 
que  fera  bientôt  Tannhâuser  sur  le  public 
parisien,  un  événement  d'une  importance  inouïe 
et  y  attachent  un  prix  incomparable. 

Quiconque  observe  avec  sang- froid  la  vie 
d'une  nation  aussi  douée,  mais  aussi  incroyable- 
ment négligée  que  les  Français,  et  peut  s'in- 
téresser à  tout  ce  qui  lui  semble  utile  pour  le 
développement  et  l'ennoblissement  de  ce  peuple, 
je  ne  saurais  le  blâmer,  après  tout,  s'il  aperçoit 
dans  l'accueil  fait  à  un  Tannhâuser  français 
une  véritable  question  de  vie  ou  de  mort  pour 
la  culture  possible  de  ces  gens-là.    Songez  donc 


63 


à  l'état  misérable  où  se  trouve  l'art  français; 
que  la  poésie  est,  proprement  étrangère  à  ce 
peuple  qui,  à  sa  place,  ne  connaît  que  la  rhé- 
torique et  l'éloquence.  Étant  donné  l'isolement 
absolu  de  la  langue  française  et  son  incapacité 
de  s'assimiler  par  une  traduction  l'élément  poé- 
tique qui  lui  est  étranger,  il  ne  reste  qu'un  seul 
moyen,  c'est  de  faire  agir  la  poésie  sur  les 
Français  par  l'entremise  de  la  musique.  Seule- 
ment, le  Français  n'est  pas  non  plus  proprement 
musicien,  et  toute  musique  lui  est  venue  de 
l'étranger:  de  tout  temps,  le  style  musical  fran- 
çais ne  s'est  formé  que  par  le  contact  de  la 
musique  italienne  et  de  la  musique  allemande; 
il  n'est  rien  d'autre,  à  proprement  parler,  qu'une 
transaction  entre  ces  deux  styles  . . . 

Tout  bien  considéré,  Gluck  n'a  rien  appris 
d'autre  aux  Français  qu'à  mettre  la  musique 
d'accord  avec  la  rhétorique  de  la  tragédie  fran- 
çaise: de  vraie  poésie,  au  fond,  il  n'en  était 
pas  question.  C'est  pourquoi,  depuis  lors,  les 
Italiens  presque  seuls  ont  été  maîtres  du  terrain: 
il  ne  s'agissait  jamais  que  d'une  rhétorique  et 
d'une  manière,  et,  au  demeurant,  de  musique 
aussi  peu  que  de  poésie.  La  négligence  croissante 
qui  en  est  résultée  jusqu'à  ce  jour  est  incroyable. 
Dernièrement,  pour  connaître  un  peu  les  chan- 
teurs de  l'Opéra,  je  fus  obligé  d'entendre  une 
œuvre  nouvelle  d'un  certain  prince  Poniatowski. 
Ce   que    j'éprouvai  là!!     Quelle    nostalgie    du 


64 


plus  simple  vallon  de  la  Suisse  me  saisit!! 
J'étais  comme  assassiné  quand  je  rentrai  chez 
moi,  et  toute  possibilité  s'était  évanouie  à  mes 
yeux  sans  laisser  de  trace.  Mais,  en  même 
temps,  j'appris  comment  les  impressions  les 
plus  horribles  ne  font  que  provoquer  des  ré- 
actions d'autant  plus  fortes  et  plus  durables. 
«Vous  voyez,  —  me  dit-on,  —  quelle  est  la 
situation  et  ce  que  nous  attendons,  ce  que  nous 
désirons  de  vous!»  Ceux  qui  me  disent  cela 
sont  des  gens  qui,  depuis  vingt  ans,  n'ont  plus 
mis  les  pieds  à  l'Opéra,  qui  ne  connaissent  plus 
que  les  concerts  du  Conservatoire,  les  quatuors, 
et  qui,  finalement,  —  sans  me  connaître,  — 
étudiaient  mes  partitions,  —  et  non  seulement 
des  musiciens,  mais  des  peintres,  des  hommes 
de  lettres,  oui,  jusqu'à  des  hommes  politiques! 
Ils  me  disent:  «Ce  que  vous  apportez,  on  ne 
nous  l'a  encore  jamais  offert,  loin  de  là,  car 
vous  apportez,  avec  la  musique,  toute  la  poésie: 
vous  apportez  le  tout,  un  tout  qui  subsiste  par 
lui-même,  indépendant  de  toute  influence,  telle 
qu'il  en  fut  exercé  jusqu'ici  par  nos  instituts 
sur  l'artiste  qui  voulait  se  produire  à  nous. 
Vous  l'apportez  également  sous  une  forme  par- 
faite et  avec  la  plus  grande  puissance  d'expres- 
sion: même  le  Français  le  plus  ignorant  ne 
peut  y  vouloir  rien  changer;  il  doit  l'accepter 
entièrement  ou  le  repousser  entièrement.  Et 
de   là   l'importance   considérable   que   nous  at- 

II  '--    65    --  5 


tachons  à  l'événement  futur:  si  votre  œuvre  est 
repoussée,  nous  saurons  où  nous  en  sommes 
et  renoncerons  à  tout  espoir;  si  elle  est  ac- 
ceptée, et  cela  du  premier  coup  (car  le  Français 
ne  peut  être  influencé  autrement),  nous  respi- 
rerons tous:  car,  ce  n'est  pas  la  science  et  la 
littérature,  mais  Tart  théâtral  seul,  par  son  action 
immédiate  et  générale,  qui  peut  mettre  sa  forte 
empreinte  sur  Tesprit  et  les  idées  de  notre 
nation.  Mais  . . .  nous  sommes  certains  du  suc- 
cès le  plus  grand  et  le  plus  durable  ! ...  » 

Par  le  fait,  même  le  directeur,  qui  connaît 
mieux  le  sujet  maintenant,  se  vante,  à  qui  veut 
l'entendre,  de  pouvoir  compter,  avec  Tann- 
hauser,  sur  un  vrai  «succès  d'argent». 

A  Bruxelles,  j'ai  souvent  causé  avec  un 
homme  remarquable,  un  vieux  diplomate,  très 
intelligent,  spirituel  et  d'une  expérience  peu 
commune,^  qui  me  recommanda  vivement  de 
ne  pas  négliger  les  Français:  on  peut  en  penser 
et  dire  ce  qu'on  veut;  il  n'en  reste  pas  moins 
indéniable  que  les  Français  sont  présentement 
le  véritable  prototype  de  la  civilisation  europé- 
enne, et  faire  sur  eux  un  effet  décisif,  c'est  agir 
sur  l'Europe  toute  entière. 

Tous  ces  sons  de  cloche  n'ont  vraiment 
rien  que  d'encourageant,  et  je  vois  bien  que  je 

'  Le  conseiller  d'État  Klindworth;  voir  Glasenapp, 
II,  2,  252. 


66 


ne  me  dépouillerai  pas  de  Pimportance  que  je 
dois  avoir  aux  yeux  du  monde.  L'étonnant, 
seulement,  c'est  que  l'Europe  et  le  monde  me 
sont  à  peu  près  également  indifférents;  au  fond 
du  cœur,  je  me  dis:  Que  t'importe  tout  cela? 
Mais,  encore  une  fois,  je  vois  bien  que  je  ne 
m'en  dégage  pas:  oh!  le  démon  y  veille.  La  plus 
sûre  garantie  de  mon  immanquable  influence  sur 
l'Europe  c'est...  ma  détresse  I 

Je  vous  dis  cela  franchement  pour  que  vous 
ne  vous  fassiez  pas  des  idées  erronées  sur  mon 
compte,  que  vous  n'alliez  point  imaginer  que  cette 
vaine  supposition  me  pousse  vers  quelque  chose 
qui  est  proprement  hors  de  moi.  Mes  concerts 
de  Paris  m'ont  causé  des  embarras  à  perte  de 
vue:  je  n'ai  entrepris  Bruxelles  que  pour  m'en 
tirer  un  peu;  j'ai  abouti  au  résultat  diamétrale- 
ment opposé.  En  quittant  cette  ville,  je  me  suis 
rappelé  ce  qu'avait  dit  Rossini  après  la  chute 
d'un  de  ses  opéras,  «plus  soigné»  que  les  autres: 
«Si  jamais  on  me  prend  à  soigner  ma  partitionI»i 
Et  je  me  dis,  de  même:  «Si  jamais  on  me  prend 
à  faire  de  l'argent!»-  L'Allemagne  envers  moi 
garde  un  silence  parfait;  si  jamais  de  ma  vie 
j'arrive  à  faire  représenter  Tristan  et  les  Nibe- 
lungen,  il  me  faudra  imaginer  de  véritables 
miracles  pour  me  maintenir  au-dessus  des  eaux 

^  La  phrase  est  telle  quelle,  en  français,  dans  le  texte. 
^  De  même  en  français. 

«->     67     --  5» 


de  cette  sainte  existence.  Voilà  comment  j'accepte 
les  espérances  de  mes  amis  de  Paris,  notamment 
celles  de  mon  directeur;  et,  comme  toutes  ces 
splendeurs,  hélas!  se  font  quelque  peu  attendre, 
je  ne  suis  pas  éloigné  de  me  vendre  à  un  général 
russe,  1  qui  doit  bientôt  venir  ici  m'engager  pour 
une  expédition  de  Tannhâuser  à  Pétersbourg. 
Je  vous  en  prie,  veuillez  en  rire  avec  moi:  on 
ne  peut  vraiment  pas  me  sauver  autrement  de 
ces  contradictions  ridicules,  où  me  laisse  ce 
monde  qui  a  besoin  de  rédemption,  moi,  le 
sauveur  attendu! 

Cependant,  il  me  faut  faire  provision  de 
bonne  humeur  pour  écrire  ...  un  grand  ballet. 
Qu'est-ce  que  vous  dites  de  cela?  Vous  doutez 
de  ma  parole?  Vous  me  ferez  des  excuses,  un 
jour,  quand  vous  le  verrez  et  l'entendrez.  Pour 
le  moment,  je  ne  vous  dis  que  ceci:  pas  une 
note,  pas  un  mot  ne  sera  changé  dans  Tann- 
hâuser. Mais  il  fallait  absolument  qu'il  y  eût 
un  «ballet»,  et  ce  ballet  devait  se  trouver  au 
deuxième  acte,  parce  que  les  abonnés  de  l'Opéra 
viennent  toujours  un  peu  en  retard  au  théâtre, 
après  avoir  dîné  copieusement,  et  jamais  pour 
le  lever  du  rideau.  Je  déclarai  que  je  ne  pou- 
vais pas  me  soumettre  aux  lois  du  Jockey-Club 
et  que  je  retirerais  mon  ouvrage.     Pourtant  je 


*  M.   de   Sabouroff,    directeur   du   théâtre    impérial; 
voir  Glasenapp,  II,  2.  260. 


68 


1 


veux  tirer  ces  messieurs  d^embarras:  TOpéra 
n'a  pas  besoin  de  commencer  avant  huit  heures, 
et  j'évoquerai  alors  encore  une  fois  le  profane 
Venusberg. 

Cette  cour  de  «dame  Vénus»  était  mani- 
festement le  point  faible  de  l'œuvre.  N'ayant 
pas  de  bon  corps  de  ballet  à  ma  disposition, 
je  m'étais  contenté  d'une  esquisse  à  la  grosse 
brosse  et  par  là  je  gâtai  beaucoup  les  choses: 
je  laissais  notamment  l'impression  du  Venus- 
berg faible  et  indécise,  ce  qui  avait  pour  con- 
séquence de  ruiner  la  base  même  sur  laquelle 
devait  s'édifier  ensuite  l'émouvante  tragédie. 
Tous  les  ressouvenirs  et  les  avertissements 
ultérieurs,  si  décisifs,  qui  doivent  nous  remplir 
d'horreur  (et  par  là  seulement  peut  s'expliquer 
l'action),  perdaient  presque  tout  leur  effet;  la 
terreur  et  l'angoisse  continues  faisaient  défaut. 
Je  reconnais,  d'ailleurs,  maintenant  qu'à  l'époque 
où  j'écrivis  Tannhâuser,  j'étais  encore  in- 
capable de  réaliser  chose  pareille,  qui  est  néces- 
saire ici  ;  pour  cela,  il  fallait  une  maîtrise  beau- 
coup plus  grande,  que  j'ai  tout  juste  maintenant: 
maintenant,  après  avoir  écrit  la  suprême  ^trans- 
figuration d'Isolde,  je  pouvais  trouver  aussi 
bien  la  vraie  fin  qu'il  fallait  pour  l'ouverture 
du  Vaisseau  Fantôme,  et  l'horreur  du  Venus- 
berg. On  devient  tout-puissant,  lorsqu'on  ne 
fait  plus  que  jouer  avec  le  monde.  Évidemment, 
il  me  faut  ici  tout  inventer  de  moi-même,  afin 


69 


I 


de  pouvoir  prescrire  au  maître  de  ballet  les 
moindres  nuances;  il  est  certain  cependant  que 
seule  la  danse  peut  ici  produire  l'effet,  mais 
quelle  danse!  Les  gens  seront  stupéfaits  de  tout 
ce  que  j'aurai  combiné!  Je  n'ai  encore  rien 
mis  sur  le  papier;  en  quelques  rapides  indica- 
tions, je  vais  l'essayer  ici  pour  la  première  fois. 
Ne  soyez  point  surprise  de  trouver  cela  dans 
une  lettre  à  Elisabeth. 

Vénus  et  Tannhauser  reposent  comme  dans 
la  version  originelle:  seulement,  les  trois  Grâces 
sont  étendues  à  leurs  pieds,  entrelacées  joliment.  1 
Toute  une  masse  compacte  de  corps  d'enfants 
entoure  la  couche:  de  petits  Amours  qui,  dans 
leurs  jeux  enfantins,  sont  tombés  les  uns  sur 
les  autres  en  se  battant  et  ont  été  pris  par  le 
sommeil. 

Alentour,  sur  les  saillies  de  la  grotte,  sont 
couchés  des  couples  d'amants.  Au  milieu  seule- 
ment dansent  des  Nymphes,  taquinées  par  des 
Faunes,  qu'elles  tâchent  d'éviter.  Ce  groupe 
accélère  ses  mouvements:  les  Faunes  deviennent 
plus  impétueux;  la  fuite  provocante  des 
Nymphes  invite  les  hommes  des  couples 
couchés  à  les  défendre.  Jalousie  des  femmes 
abandonnées  ;  audace  croissante  des  Faunes. 
Tumulte.  Les  Grâces  se  lèvent  et  interviennent, 
exhortant  à  la  belle  modération:  elles,  aussi, 
les  Faunes  les  taquinent,  mais  ils  sont  chassés 
par  les  jeunes  gens.  Les  Grâces  réconcilient  les 


70 


couples  . . .  Des  Sirènes  se  font  entendre  ...  Au 
loin,  tumulte:  les  Faunes,  voulant  se  venger, 
ont  appelé  les  Bacchantes.  Bruyante,  la  troupe 
sauvage  s'approche,  après  que  les  Grâces  se 
sont  couchées  de  nouveau  devant  Vénus.  Le 
jubilant  cortège  amène  toute  espèce  d'animaux 
monstrueux;  on  choisit  un  bélier  noir,  on  exa- 
mine soigneusement  s'il  ne  porte  pas  de  tache 
blanche  et  on  le  conduit,  avec  des  cris  de  joie, 
près  d'une  cascade;  un  prêtre  l'abat  et  le  sacri- 
fie avec  des  gestes  horribles. 

Tout  à  coup  s'élève  hors  de  l'eau,  parmi 
la  joie  turbulente  de  la  foule,  un  personnage  que 
vous  connaissez  bien,  le  Strômkarl^  des  lé- 
gendes du  Nord,  avec  son  grand  violon  mer- 
veilleux. Il  joue  une  danse,  et  vous  pouvez 
penser  ce  qu'il  me  faut  inventer  pour  donner 
à  cette  danse  son  juste  caractère.  Toute  la  gent 
mythologique,  peu  à  peu,  s'empresse,  attirée 
par  les  sons  du  violon.  Tous  les  animaux  con- 
sacrés aux  dieux.  Enfin  des  Centaures,  au  milieu 
de  la  frénésie  générale,  se  mettent  à  caracoler 
çà  et  là.  Les  Grâces  intimidées  ne  savent  com- 
ment mettre  fin  au  délire.  Elles  s'élancent,  avec 
des  gestes  de  désespoir,  parmi  ces  frénétiques  : 
vainement!  Elles  se  retournent  alors  vers  Vénus, 

*  Littéralement,  «  Charles  des  torrents  ».  Parmi  les 
poèmes  de  M.  Wesendonk  se  trouve  aussi  une  ballade 
du  Neck.  Comparer  encore  R.  Wagner,  Ecrits  9,  120 
et  10   319/20. 


71 


invoquant  son  aide.  D*un  geste,  la  déesse  éveille 
les  Amours,  qui  décochent  toute  une  grêle  de 
flèches,  puis  d'autres,  et  d'autres  encore  sur  la 
foule;  leurs  carquois  se  remplissent  de  nouveau 
indéfiniment.  Maintenant,  les  couples  se  forment 
plus  distincts:  ceux  que  les  flèches  ont  blessés 
tombent  dans  les  bras  les  uns  des  autres;  un 
désir  furieux  s'empare  de  tous.  Des  flèches 
égarées  ont  même  blessé  les  Grâces:  elles  ne 
sont  plus  maîtresses  d'elles-mêmes. 

Faunes  et  Bacchantes,  par  couples,  dispa- 
raissent impétueusement:  les  Centaures  prennent 
les  Grâces  en  croupe  et  les  enlèvent;  tous  se 
précipitent  vers  le  fond;  les  couples  se  couchent; 
les  Amours,  continuant  de  tirer,  se  sont  mis  à 
la  poursuite  de  ces  sauvages.  Une  langueur  se 
fait  sentir.  Des  nuages  s'abaissent.  Toujours 
plus  lointain,  on  entend  le  chant  des  Sirènes. 
Tout  disparaît.     Calme  . . . 

Enfin . . .  Tannhâuser  s'éveille  de  son  rêve . . . 
Voilà    à    peu    près    la    chose.     Qu'en    pensez- 
vous?  ...  Je  m'amuse  fort  d'avoir  utilisé  mon 
Strômkarl    pour   la   onzième   variation.     Cela 
explique   aussi   pourquoi  Vénus  est  allée  dans 
le  Nord  avec  sa  cour:  là  seulement  on  pouvait     | 
trouver   le   joueur   de  violon   qui  devait   jouer 
devant   les  dieux  antiques.     Le  bélier  noir  me     j 
plaît  aussi.     Pourtant  il  me  sera  toujours   pos-     " 
sible  de  le  remplacer.     Les  Ménades  devraient 
apporter,  avec  des  cris  de  joie,  Orphée  assas- 


72 


sine:  elles  jetteraient  sa  tête  dans  la  cascade, 
et  là-dessus  apparaîtrait  hors  de  l'eau  le  Strôm- 
karl.  Mais  ceci  est  moins  compréhensible  sans 
paroles.     Qu'en  dites-vous? 

Je  voudrais  bien  avoir  sous  la  main  des 
aquarelles  de  Genelli:  il  a  parfaitement  repré- 
senté ces  sauvageries  mythologiques.  A  la  fin, 
il  faut  bien  m'aider  ainsi.  Mais  j'ai  encore  â 
inventer  beaucoup  . . . 

Voilà!  je  vous  ai  écrit  encore  une  fois  une 
vraie  lettre  de  kapellmeister,  ne  trouvez- 
vous  pas?  Et,  cette  fois,  c'est  aussi  une  lettre 
de  maître  de  ballet.  Cela  doit  pourtant  vous 
mettre  en  belle  humeur? 

Et  pourtant  vous  ne  m'écrivez  pas?  Et  Otto 
non  plus?  O  les  méchants,  les  méchants!  Où 
prendre  maintenant  des  lettres  qui  me  donnent 
de  la  joie?  Et  vous  savez  que  rien  d'autre  ne  me 
donne  de  joie!     Rien  que   m'occuper  de  vous. 

On  m'a  envoyé  de  Bruxelles,  hier,  ma 
photographie,  qui  me  paraît  fort  bien  réussie. 
J'ai  tout  de  suite  pensé  à  vous.  Si  vous  avez 
la  gentillesse  de  m'écrire  bientôt  et  si  vous  me 
dites  quand  vous  retournerez  à  Lucerne,  j'en- 
verrai à  M.  Stûnzig  ou  à  toute  autre  personne 
désignée  par  vous  ce  portrait  qui  vous  dira  quel 
air  j'ai  présentement:  il  faudra  l'accrocher  dans 
la  galerie  au-dessus  du  piano. 

Puisque  vous  avez  emmené  à  Rome  tout 
ce  qui  est  vôtre,  aucun  ami  ne  peut  vous  sou- 


73 


haiter  la  bienvenue  chez  vous,  au  retour,  si 
je  ne  m'y  trouve,  au  moins  en  effigie,  dans  la 
galerie. 

Figurez-vous  que,  cette  fois,  j'ai  tout  uni- 
ment oublié  l'anniversaire  d'Otto:  je  savais  bien 
que  c'était  en  Mars,  mais  le  jour?  Je  n'avais, 
du  reste,  rien  de  convenable  à  lui  offrir.  A  pré- 
sent, qu'il  attende  jusqu'en  Mars  prochain:  alors 
je  serai  probablement  déjà  riche  et  je  jetterai 
les  millions  autour  de  moi.  Au  reste,  consi- 
dérez, chère  enfant,  que  je  n'ai  toujours  plus 
rien  au  monde  que  vous;  que  je  vis  pour  vous, 
par  vous  et  avec  vous,  et  que  le  jeu  n'a  plus 
d'intérêt  pour  moi  que  parce  que  je  puis  me 
plaindre  à  vous  de  ma  détresse  et  que  vous 
accueillez  si  doucement  ma  plainte.  Adieu,  mon 
enfant!  Mille  cordiales  amitiés:  partagez  avec 
votre   mari    et  vos  enfants   ce   que  vous   aurez 

en  trop. 

R.  W. 

103.  Paris,  2  Mai  60. 

Je  ne  puis  voir  le  mois  de  Mai  faire  son 
entrée  sans  vous  envoyer,  chère  enfant,  encore 
un  signe  de  vie  à  Rome,  où  vous  ne  séjournerez 
plus  longtemps,  je  crois.  S'il  y  avait  quelque 
chose  aujourd'hui  qui  pût  me  retenir  d'écrire, 
ce  serait  tout  simplement  que  je  n'ai  rien  de 
précis  à  vous  communiquer.  Vous  savez  déjà,  , 
cependant,  qu'il  ne  faut  pas  considérer  le  sujet  1 


74 


1 


de  ce  que  je  vous  écris,  mais  plutôt  Tétat  moral 
dans  lequel  je  vous  écris.  Le  sujet  est  donc 
indifférent:  à  le  bien  prendre,  c'est  mon  état 
d'âme  qui  peut  vous  intéresser,  et  là-dessus 
même  il  n'y  a  pas  grand'chose  à  dire.  Comment 
pourrais-je  me  sentir  dans  une  bonne  disposition? 
Mais  cette  disposition  d'esprit  est-elle  digne  de 
votre  sympathie?  De  cela,  non  plus,  je  ne  puis 
me  rendre  exactement  compte:  seulement,  une 
voix  me  dit,  au  profond  de  moi-même,  que  les 
choses  devraient  aller  autrement. 

Dieu  sait  pourquoi  je  suis  encore  de  ce 
monde!  Autant  que  ma  volonté  est  en  jeu,  je 
n'ai  aucune  raison  de  me  réjouir  de  ma  per- 
sévérance. Les  moments  de  clarté  sont  trop 
rares.  Peut-être,  un  jour,  même  ceux-ci  dis- 
paraîtront-ils tout  à  fait:  je  les  attends  toujours, 
prends  patience,  et  reste  vivant  dans  la  nuit! 

Vos  souvenirs  m'ont  vivement  saisi.  C'est 
incroyable  à  quel  point  on  peut  supporter  la 
dévastation  de  sa  vie.  Ce  qui  reste  doit  être 
misérablement  petit,  à  moins  que  ne  ce  puisse 
être  sublimement  grand.  Dans  mes  bons  moments, 
l'idée  du  grand  me  flatte.  Qu'y  a-t-il  de  plus 
grand  que  de  renoncer  absolument  au  bonheur 
pour  toute  l'étendue  de  la  vie  et  de  se  restreindre 
à  quelques  moments?  Il  n'y  a  de  sûr  que  ce 
qui  est  vulgaire,  étendu,  vivace,  envahissant: 
ce  qui  est  noble  n'est  qu'une  force  de  résistance; 
rien  de  positif,  tout  négatif. 


75 


Et  Tartiste,  alors?  Le  pauvre  fou!  Celui-ci 
est  vraiment  le  bouffon  de  sa  propre  conscience; 
mais  il  est  très  artistement  organisé,  justement, 
pour  supporter  l'éternel  conflit.  Oui,  être  tou- 
jours en  conflit,  ne  jamais  atteindre  au  parfait 
calme  intérieur,  être  toujours  traqué,  attiré  puis 
repoussé,  telle  est  T existence  éternellement 
bouillonnante  d'où  jaillit  l'inspiration,  comme 
une  fleur  du  désespoir.  .  .  Mais,  je  le  sais,  et 
vous  devez  le  sentir  aussi!  qui  voudrait  être 
autrement  qu'il  n'est? 

Je  me  suis  rendu  compte  maintenant  du 
choix  que  j'ai  à  faire;  seulement  je  ne  sais  pas 
encore  ce  que  je  choisirai  —  et,  probablement, 
le  choix  ne  dépendra  pas  du  tout  de  moi,  mais 
c'est  Lui  qui  choisira,  le  Brahm,  le  Neutrum. 

Voici  donc:  ou  bien  représenter  mes  œuvres, 
ou  bien  en  créer  de  nouvelles.  Prendre  le 
premier  parti,  c'est  accepter  jusqu'au  désastre 
les  conséquences  de  l'affirmation  de  la  vie. 
Si  je  veux  d'abord  révéler  proprement  au  monde 
mes  œuvres  terminées,  lui  faire  sentir  exacte- 
ment, par  des  représentations  adéquates,  ce  qu'il 
possède  en  elles,  cela  seul  est  une  entreprise 
qui  doit  consommer  la  plus  vigoureuse  énergie 
vitale.  Alors  tout  le  reste  n'est  que  fourvoie- 
ment, tout  approfondissement  au  dedans  n'est 
qu'une  trahison  de  mon  projet;  alors  il  s'agit 
de  se  porter  au  dehors,  uniquement  au  dehors, 
de    me    soumettre    le    monde,    de    n'appartenir 


76 


qu'au  monde,  de  me  laisser  trahir,  humilier, 
tourmenter,  anéantir  par  lui,  afin  de  pénétrer 
ainsi  dans  sa  conscience.  Alors  je  lui  dirai, 
comme  Jésus  à  ses  disciples,  le  soir  de  la  Cène: 
«Vous  ne  connaissez  que  le  lait  de  ma  doctrine; 
maintenant  vous  apprendrez  à  connaître  son 
sang:  venez  et  buvez,  afin  que  je  sois  en  vous!» 
Ou  bien  le  second  parti  :  je  renonce  à 
toute  possibilité  de  jamais  entendre  mes  œuvres, 
de  jamais  les  révéler  entièrement  au  monde. 
C'est  un  sacrifice;  et  cependant,  pour  ce  qui 
est  du  plaisir  que  j'y  prendrais,  ce  n'est  peut- 
être  qu'une  tentante  chimère.  En  effet,  très 
clairement,  la  voix  me  dit  que  je  n'arriverai 
jamais  au  plaisir,  à  la  satisfaction,  par  la  repré- 
sentation de  mes  œuvres;  que  toujours  il  restera 
un  tourment  secret,  qui  me  martyrisera  d'autant 
plus  que  je  devrai  le  cacher  encore  et  le  nier, 
si  je  ne  veux  point  passer  pour  un  insensé. 
Puis,  si  je  renonce,  oh!  quelle  délicieuse  image 
se  lève  devant  moi!  D'abord  la  pauvreté  person- 
nelle pleine  et  entière;  plus  jamais  le  moindre 
souci  de  possession.  Une  famille,  qui  me  reçoit 
chez  elle,  pourvoit  à  toutes  les  menues  néces- 
sités de  ma  vie:  je  lui  abandonne  pour  cela 
tout  ce  qui  pourra  jamais  être  mien.  Là,  ne 
plus  rien  faire  qu'écrire  mes  dernières  œuvres: 
tout  ce  que  j'ai  encore  en  tête.  Alors  je 
laisserais  tranquillement  au  démon  qui  me  garde 
le  soin  d'évoquer  un  jour  celui   qui  révélerait 


77 


mes  œuvres  au  monde;  il  dépendrait  de  mon 
bon  plaisir  de  me  figurer  celui-là  ou  de  me 
résigner  doucement  si  je  ne  puis  croire  à  sa 
possibilité.  Voilà,  voilà  mon  vœu  et  mon  choix 
définitifs  ...  si  c'était  moi  qui  avais  à  choisir! 
Le  choix  lui-même  démontrera  ce  qui  était 
le  plus  nécessaire.  Si  moi  seul  puis  représenter 
mes  œuvres,  il  en  sera  ainsi;  j'en  suis  sûr!  .  .  . 
Si  moi  seul  puis  encore  écrire  les  œuvres  que 
j'ai  en  tête,  il  en  sera  ainsi!  .  .  .  Qu'est-ce  qui 
pourrait  bien  être  le  plus  difficile?  .  .  .  Ou  le 
plus  opportun  ?  ...  Je  suis  presque  tenté  de 
croire  au  premier  parti.  Que  dorénavant  quel- 
ques nouvelles  œuvres  de  ce  genre  soient  en- 
core données  au  monde,  cela  importe  peu, 
sans  doute,  au  génie  du  monde,  pourvu  que  ce 
genre,  en  son  essence,  soit  compris  par  le 
monde.  C'est  évident.  Pour  l'essence  des  choses, 
ce  n'est  jamais  de  la  quantité  qu'il  s'agit:  celle-ci 
n'a  rien  d'essentiel;  le  principal,  c'est  la  valeur 
intime  du  genre  tout  entier.  Si  je  la  révèle 
parfaitement,  j'éveille  une  flamme  de  conscience 
en  des  individus  qui,  par  là,  deviennent  propres 
à  multiplier  en  le  variant  ce  qu'ils  ont  reçu. 
C'est  ainsi  également  que  nous  pouvons  nous 
expliquer  la  quantité  et  la  variété  individuelle 
extraordinaires  de  l'école  italienne  en  peinture, 
de  l'école  espagnole  en  poésie,  etc.  Donc  je 
crois  être  assuré  que  pour  le  génie  du  monde 
il   importe   plus   que   je   révèle   au   monde   par 


78 


des  représentations  excellentes  mes  œuvres 
terminées,  et  cela  sur  un  terrain  aussi  large  que 
possible,  parce  que  les  rares  individus  où  il 
s'agit  d'éveiller  cette  flamme  sont  disséminés 
dans  l'espace  aussi  bien  que  dans  le  temps. 
Car,  en  un  certain  sens  très  profond  et  com- 
préhensible au  seul  génie  du  monde,  je  ne 
puis  plus,  dans  de  nouvelles  œuvres,  que  me 
répéter;  je  ne  puis  manifester  une  autre  vertu 
essentielle. 

Donc  le  choix  est  très  difficile  et  mon 
désir  ne  peut  pas  être  invoqué.  Mais  ici  aussi 
il  y  a  de  la  ressource  et  une  chimère  falla- 
cieuse miroite  devant  moi:  peut-être  pourrais-je 
combiner  les  deux,  par  intervalles,  ou  bien 
retrouver  après  la  lutte  un  doux  repos  et 
achever  encore  mon  œuvre.  Oh!  les  visions 
tentatrices  ne  font  jamais  défaut  !  Mais  je 
connais  le  démon;  il  y  a  des  heures  graves 
où  je  sais  tout,  où  nulle  tentation  ne  me  leurre, 
où  je  me  résous  à  tout  subir.  Aujourd'hui  je 
vous  écris  en  de  pareilles  dispositions.  Soyez- 
moi  bonne,  respectez-moi,  aimez-moi  !  Je  le 
mérite,  par  la  grâce  de  mes  souffrances!  .  .  . 

Mille  et  mille  amitiés  !  Faites-moi  savoir 
bien  vite  quand  je  pourrai  vous  écrire  à  Venise! 

A  Otto  je  répondrai  bientôt  en  latin,  puis- 
que c'est  maintenant  sa  langue  favorite.  Il  a 
raison,  ce  qu'on  lui  a  chanté  en  latin  est  magni- 
fique: je  connais  cela! 


79 


104.  23  Mai  60,  Paris. 

Au  lit,  ce  matin,  j'ouvris  votre  dernière 
lettre  de  Rome  et  regardai  ce  qu'elle  contenait. 
Maurice  revint  m'annoncer  mon  bain  :  il  me 
trouva  baigné  de  larmes  et  se  retira  en  silence. . . 

Mon  enfant,  les  dieux  m'ont  honoré,  hier, 
de  la  plus  belle  journée  de  cette  année.  Jamais, 
encore  il  n'avait  fait  si  clair  et  serein.  Pour  la 
première  fois,  je  fus  salué,  lors  de  ma  prome- 
nade matinale,  par  un  ciel  entièrement  pur  et 
un  vent  d'est  des  plus  réconfortants:  tout  était 
vert  et  brillant.  Sans  la  moindre  raison  de  me 
réjouir  de  ma  situation  personnelle,  vivant  au' 
jour  le  jour  dans  l'incertitude  la  plus  vacillante, 
forcé  comme  un  assiégé  de  me  défendre  quoti- 
diennement contre  des  attaques  continuelles  à 
mon  repos,  j'éprouvais  pourtant  un  bien-être, 
une  sérénité.  Les  dieux  m'aimaient  :  cela  me 
faisait  sourire.  Rien  ne  venait  à  ma  rencontre, 
rien  ne  venait  me  saluer  que  le  ciel  et  le  bon 
vent,  qui  m'avaient  manqué  si  longtemps.  Mais 
cela  me  suffisait,  et  de  belles  images  se  ran- 
geaient devant  mon  âme.  Sûrement  il  devait 
faire  beau  partout  aujourd'hui  et,  si  je  ne  rece- 
vais point  de  saluts,  bien  des  gens  penseraient 
à  moi  de  façon  bienveillante  et  se  diraient  : 
«Les  dieux  l'aiment,  pourtant!»  Comme  je  suis 
encore  enfant,  comme  je  me  laisse  facilement 
flatter!  Le  ciel,  la  brise,  le  soleil  et  la  verdure 
de    Mai     vous    épargnent    cette    fois    le    soin 


80 


d'écarter  de   mon   front  les  pensées  anxieuses. 
Remerciez-les  un  peu  !  .  .  . 

Ce  que  jusqu'ici  je  ne  connaissais  que  par 
des  moments  d'émotion  sublime,  je  viens  de 
réprouver  cette  fois-ci  avec  une  paisible  séré- 
nité: me  réjouir  d'un  noble  mouvement  vers 
autrui.  Je  trouvai  chez  moi  le  dernier  numéro 
du  Journal  des  Débats;  là  dedans,  un  article 
de  Berlioz  sur  Fidelio.  Depuis  mes  concerts, 
je  n'avais  pas  revu  Berlioz;  depuis  lors,  il  s'était 
laissé  induire  à  des  animosités  de  plus  en  plus 
vives  et  à  de  malicieuses  et  sournoises  attaques: 
il  me  fallait  renoncer  à  toutes  relations  avec  le 
malheureux,  d'autant  plus  que  toute  tentative 
dans  l'autre  sens  devait  être  considérée  par  lui 
comme  une  injure.  Donc  je  fus  ravi  de  cet 
article  sur  Fidelio  et,  bravant  toute  éventualité, 
oui,  toute  probabilité  d'un  complet  malentendu 
de  sa  part,  je  lui  écrivis  à  peu  près  ceci  :  «Je 
viens  de  lire  votre  étude  sur  Fidelio.  Soyez-en 
remercié  mille  fois  !  C'est  pour  moi  une  joie 
toute  spéciale  d'entendre  s'exprimer,  par  de  si 
purs  et  nobles  accents,  une  âme,  une  intelligence 
qui  comprend  parfaitement  et  s'approprie  les 
mystères  intimes  des  créations  d'un  autre  héros 
de  l'art.  Il  y  a  des  moments  où  la  vue  d'un  tel 
acte  d'appréciation  peut  me  charmer  presque  plus 
que  l'œuvre  critiquée  elle-même,  peut-être  bien 
parce  que  cela  montre  à  l'évidence  qu'une 
chaîne  ininterrompue  lie  tous  les  grands  esprits, 

II  --    81    --  6 


i 


I 


I 


qui  par  ce  lien  seul  sont  sauvés  du  danger 
d'être  jamais  incomprise» 

Comme  je  serais  content  de  le  voir  bien 
prendre  cela!  En  relisant  Tarticle,  je  remarquai, 
il  est  vrai,  quelle  distance  infinie  sépare  encore 
Berlioz  de  moi,  même  en  cette  critique  de 
Beethoven:  de  son  côté,  il  fait  encore  beaucoup 
trop  attention  aux  moments  extérieurs  de  Tœuvre 
d'art  et,  par  conséquent,  il  regarde  beaucoup 
trop,  ce  qui  m'est  tout  à  fait  inconcevable,  au 
succès  remporté  par  cette  œuvre.  En  même 
temps,  je  vis  toutefois  combien  Berlioz  se  trouve 
seul  même  sur  cet  échelon,  et  combien  il  est 
fou,  en  pareille  situation,  de  se  priver  de  l'unique 
réconfort  qu'il  trouverait  à  s'emparer  sans  ré- 
serve de  qui  lui  est  apparenté.  Mais  l'envie..., 
mon  Dieu!  ! 

J'ai  beaucoup  réfléchi,  tranquillement,  claire- 
ment. J'ai  aussi  pensé  à  Liszt.  De  celui-ci,  je 
ne  connais  pas  un  trait  qui  ne  m'en  présente 
une  image  aimable.  Les  ombres  de  sa  nature 
ne  sont  pas  dans  son  caractère,  mais  seulement, 
çà  et  là,  dans  son  intellect;  de  ce  côté,  il  est 
facilement  influencé  et  se  perd  en  la  faiblesse. 
Depuis  longtemps,  je  ne  lui  ai  plus  écrit:  même 
mes  profondes  condoléances  pour  la  perte  de 
son  fils  lui  ont  été  transmises  par  un  autre.   Je 


•  Voir  Bayreuther   Blâtter   1900,    pages  3  et  4:  â 
Wagner,  dans  une  lettre  à  Liszt,   dit  la   même  chose.     ' 


82 


ne  puis  écrire  qu'intimement  à  un  si  charmant 
homme.  Je  n'ai  point  d'affaires  avec  lui;  mais 
savoir  d'avance  que  nos  intimités  seront  tou- 
jours exposées  aux  yeux  de  deux^  personnes, 
cela  n'est  pourtant  pas  supportable:  tout  devient 
alors  charlatanisme  et  arrière -pensée.  Tel  est 
le  cas  ici  :  Liszt  est  devenu  un  homme  absolu- 
ment dépourvu  de  secret;  ce  n'est  pas  son  intime 
unité,  mais  sa  faiblesse  ouvertement  exploitée 
qui  l'a  mis  dans  un  état  de  vilaine  dépendance. 
J'ai  fini  par  lui  déclarer  —  ou  plutôt,  hélas! 
par  leur  déclarer  à  tous  deux  —  avec  tristesse, 
mais  avec  précision,  que  je  ne  pouvais  plus  lui 
(ou  leur!)  écrire.  Le  pauvre  homme  fait  main- 
tenant tout  son  sacrifice  en  silence,  il  subit  tout: 
il  croit  ne  pas  pouvoir  agir  autrement.  Mais  il 
m'affectionne  toujours,  de  même  que  pour  moi 
il  demeure  toujours  un  être  noble  et  très  cher. 
Pensez  un  peu  maintenant  combien  est  touchant 
le  salut  que  nous  échangeons  de  temps  en 
temps  à  la  dérobée,  comme  des  amants  séparés 
par  le  monde.  C'est  ainsi  qu'hier  m'arrivaient 
par  le  télégraphe  les  souhaits  les  plus  chaleureux 
pour  mon  anniversaire.  Comme  cela  me  fait 
sourire  et  me  réjouit! 

Ainsi   passa   la  journée:    je   conservai    ma 
belle  humeur  et,  presque  pour  la  première  fois, 

•  Voir  Bayreuther  Blàtter,  1900,  pages  85  etsuiv.; 
voir  Glasenapp,  II,  2,  230. 

^     83     --^  6» 


goûtai  spirituellement  le  bonheur  et  le  bien-être 
de  la  pleine  santé  corporelle,  qui  ignore  la  cause 
de  son  plaisir,  justement  parce  qu'il  résulte 
d'une  concordance  harmonieuse  de  ses  forces 
vitales.  A  vous,  je  n'ai  même  pas  besoin  de 
dire  de  quelle  source  découle  ce  sentiment  pour 
moi:  c'est  cela  précisément  qui  me  donne  cette 
santé.  C'est  quelque  chose  de  merveilleuse- 
ment précieux,  et  je  sens  que  rarement  un  beau 
jour  pourra  me  procurer  encore  cette  harmonie. 
Cependant,  le  soir,  Jupiter  brilla  merveilleuse- 
ment à  mes  yeux:  il  est  maintenant  dans  tout 
son  éclat.  Ce  doit  être  l'étoile  du  quinquagénaire 
—  au  sens  plaisant  de  notre  Schopenhauer:  — 
j'ai  encore  trois  ans  d'ici  là.  Je  les  vivrai  : 
Jupiter  brillera-t-il  pour  moi  fidèlement,  immua- 
blement? Oh!  il  y  aura  encore  des  nuits  sans 
étoiles:  je  les  connais  toutes,  les  angoisses  et 
les  peines,  à  travers  lesquelles  j'aurai  à  gou- 
verner, et  l'une  des  nuits  les  plus  terribles 
m'attend.  Reverrai -je  alors  l'étoile?  Jupiter 
m'éclairera-t-il  quand  j'aurai  le  plus  besoin  d'un 
astre  qui  me  guide?...  Voilà  ce  que  je  de- 
mandai; et  la  merveilleuse  soirée  me  répondit 
avec  douceur  et  tendresse  et  me  rafraîchit  les 
yeux. 

Le  soir,  vinrent  deux  jeunes  Allemands, 
que  j'ai  choisis  tout  à  fait  au  hasard.  Avant 
de  partir,  ils  ne  me  laissèrent  pas  de  repos 
que   je   ne   leur  eusse  joué  encore  le  prélude 


84 


de  Tristan,  dont  les  jeunes  gens  à  présent 
ratfolent,  surtout  quand  arrive  le  nouveau  finale. 
Ce  finale,  je  dus  le  jouer  encore  différentes 
fois;  puis  je  les  congédiai  et  me  couchai.  Je  me 
réveillai  ce  matin,  et  votre  lettre  me  fut  apportée 
au  lit.  Mais  maintenant,  mon  enfant,  je  ne  puis 
plus  décrire:  —  donc  pas  un  mot  de  vos  por- 
traits! . . .  Vous  aurez  le  mien  sitôt  que  je  saurai 
quand  je  puis  l'envoyer  à  Zurich.  C'est  le 
meilleur  de  mes  portraits.  Surtout  il  a  pour 
moi  ceci  de  remarquable  qu'il  a  été  si  bien 
réussi  dans  des  circonstances  très  défavorables, 
et,  particulièrement,  qu'il  a  si  bien  rendu  l'ex- 
pression paisible  et  tranquille  de  la  physionomie. 
J'étais  de  fort  mauvaise  humeur,  et  les  musiciens 
de  Bruxelles  me  tourmentaient  pour  que  je  leur 
laisse  ma  photographie  en  souvenir.  Il  pleuvait 
(Otto  le  sait  bien,  qu'il  pleuvait  toujours  à 
Bruxelles)  et  je  ne  voulais  pas  aller  à  l'atelier. 
Enfin,  très  tard  dans  la  journée,  on  vient  me 
chercher;  je  n'avais  pas  de  parapluie;  je  devais 
diriger  encore,  le  soir;  il  me  fallait  monter 
cinq  étages:  je  ne  cachai  pas  à  l'artiste  que 
j'étais  proprement  exaspéré  par  la  prétention 
d'obtenir  quelque  chose  de  supportable  dans 
de  pareilles  conditions.  La  confiance  avec  la- 
quelle l'artiste  (sans  aucun  doute  excellent)  me 
reçut  me  mit  vraiment  de  bonne  humeur  et, 
après  lui  avoir  déclaré:  «Eh  bien!  ce  sera  un 
vrai  tour  de   force   si   vous   arrivez  à  quelque 


I 


85 


chose!»  je  pris,  tout  étonné,  ma  pose,  et  je  me 
dis:  «Pour  les  Bruxellois,  ce  sera  toujours 
suffisant!»  Je  me  rappelle  d'ailleurs  m'être  en- 
core aperçu  de  Tincroyable  rapidité  avec  la- 
quelle les  fonctions  du  cerveau  suivent  les  états 
moraux  qui  les  conduisent,  et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  lointain  peut  se  relier  à  ce  qu'il  y  a  de 
plus  proche.  On  m'avait  photographié  à  Paris, 
et  ce  monstre  de  photographe  avait  trouvé  bon, 
sans  que  je  m'en  pusse  apercevoir,  de  me  donner 
une  pose  tout  à  fait  affectée,  avec  l'œil  tourné 
de  côté:  ce  portrait  m'est  souverainement  anti- 
pathique et  j'ai  déclaré  que  là- dessus  j'avais 
l'air  d'un  Marat  sentimental.  Ce  malheureux 
simulacre^  a  été  utilisé  par  l'Illustration  et 
—  défiguré  lui-même  horriblement  —  il  fait, 
depuis,  le  tour  des  journaux  illustrés,  —  jus- 
qu'en Angleterre.  Le  dégoût  que  j'en  ressentis 
me  fit,  lors  de  l'opération  de  Bruxelles,  prendre 
machinalement  une  expression  plus  convenable, 
pour  avoir,  sans  affectation  aucune,  un  air 
paisible  et  sage.  L'ironie  de  toute  la  précédente 
aventure  me  donna,  avec  la  rapidité  de  l'éclair, 
les  dispositions  voulues;  tout  ce  qui  m'entourait 
disparut;  je  regardais  tranquillement  par-dessus 
le  monde,  comme  si  je  n'avais  nullement  affaire 


^  Le  portrait  de  Bruxelles  figure  en  tête  du  volume; 
celui  de  Paris  dans  l'ouvrage  de  Chamberlain  sur  Richard 
Wagner,  page  73. 


86 


à  lui:  peut-être  désirais-je  seulement  apercevoir 
Jupiter.  Peut-être  vous  semblera-t-il  qu'il  a 
vraiment  un  peu  brillé  sur  moi. 

A  présent,  je  vous  ai  raconté  ma  journée 
d'anniversaire,  exposé  tout  ce  qui  s'y  rattache. 
Hier  vous  avez  puisé  dans  la  fontaine  et  vidé 
un  gobelet  à  ma  santé:  ô  mon  enfant,  que 
m'avez -vous  souhaité  de  beau?  Croyez-moi, 
les  dieux  ne  pouvaient  rien  faire  de  mieux  en 
ma  faveur  que  de  vous  laisser  boire  en  pensant 
à  moi  l'eau  de  cette  source,  afin  d'apprendre 
par  elle  tous  les  beaux  secrets  de  Rome,  les 
dieux  auxquels  je  dois  déjà  rendre  grâce  d'un 
si  grand  bonheur,  puisqu'ils  vous  sont  devenus 
si  cléments  et  bienfaisants.  Eh  bien!  espérons 
donc  en  Jupiter! ... 

105.  Paris,  22  Juillet  60. 

Finirai-je  par  écrire  vraiment  sur  ce  papier 
sombre,  que  j'ai  déjà  plusieurs  fois  préparé? 
Vous  donnerai-je  encore  une  fois  de  mes  nou- 
velles? Ou  bien  attendrai-je  jusqu'à  ce  que 
du  moins  une  claire  journée  de  soleil  me  donne 
un  ciel  pur,  afin  de  ranimer  en  moi  par  son 
influence  quelque  peu  de  sérénité  que  je  puisse 
vous  dédier  avec  gratitude? 

Cette  faveur  même  ne  se  montre  pas!  Eter- 
nellement régnent  les  vents  d'ouest  et  du  sud 
pour  maintenir  mes  pauvres  nerfs  dans  la  plus 
profonde  dépression.     Que  faire  enfin?     Peut- 


87 


I 


être  vous  inquiéteriez-vous  plus  quMl  n*est  né- 
cessaire si  je  continue  à  me  taire! 

Pouvez-vous  bien,  vous-même,  vous  faire 
une  idée  exacte  de  ma  vie?  A  peine  si  je  le 
crois,  par  la  seule  raison  que  c'est  presque  im- 
possible. Il  m'arrive  ceci  d'étonnant  que  je 
dois  battre  en  retraite,  finalement,  devant  presque 
toutes  les  sympathies  qui  se  déclarent,  parce 
que  j'en  viens  toujours  à  un  certain  point  où 
mon  étrange  situation  à  l'égard  du  monde,  à 
propos  de  tous  mes  faits  et  gestes,  prête  à  des 
malentendus  si  manifestes  pour  ma  sensibilité, 
qu'il  me  faut  constater  qu'on  me  prend,  à  propre- 
ment parler,  pour  une  espèce  d'hypocrite.  Ce- 
pendant il  m'est  déjà  très  difficile  de  définir 
exactement  ce  que  je  veux  dire  par  là.  Donc 
cette  constatation  même  demeure  mon  secret, 
et  pour  ce  qui  est  du  monde,  je  n'ai  que  cette 
bizarre  consolation,  à  savoir  que,  dans  son  in- 
compréhension, il  croit  ne  rien  voir  là  que 
d'ordinaire,  de  naturel,  et  donc  qui  ne  mérite 
aucun  blâme  particulier ...  Il  n'existe  certaine- 
ment pas  une  seule  créature  humaine  ayant 
moins  de  joies,  de  plaisirs,  ou  seulement  de 
réconforts  quelconques  et  de  recréations  passa- 
gères que  moi.  Quoi  que  je  fasse,  jamais  un 
seul  instant,  il  ne  me  vient  à  l'esprit  de  me 
préparer  un  plaisir,  un  agrément,  parce  que  j'ai 
appris  à  reconnaître  toujours  plus  nettement 
que  ce  que  je  recherchais  n'arrivait  jamais,  allait 


88 


plutôt  à  Popposé.  Cela  est  tellement  net  pour 
moi,  qu'après  une  excursion  que  je  fis  récem- 
ment à  Fontainebleau,  où  m'attiraient  les  beaux 
arbres  promis,  j'ai  fermement  résolu  de  ne  plus 
penser,  par  exemple,  à  n'importe  quelle  distrac- 
tion pour  le  restant  de  l'été,  parce  que  beau- 
coup de  détails,  auxquels  je  suis  devenu  extrê- 
mement sensible,  ont  fait  de  cette  excursion 
même,  en  fin  de  compte,  une  expérience  fort 
pénible  pour  moi  plutôt  qu'agréable.  Dans  ma 
solitude  personne  n'entre  que  je  ne  préférerais 
en  voir  sortir. 

Si  le  désir  inextingible  de  la  société,  ne 
fût-ce  que  pour  changer  un  peu,  se  fait  sentir, 
je  me  dis  toujours  plus  nettement  que  toute 
satisfaction  possible  de  ce  désir  ne  m'apporterait 
que  de  la  peine,  et  je  reste  tranquillement  chez 
moi,  avec  la  conscience  que  je  ne  trouverais 
même  pas  la  minime  récréation  cherchée.  Il 
est  difficile  de  s'imaginer  cette  résignation 
parfaite  et  complète,  surtout  si  l'on  a  des  en- 
fants! . . . 

Et  cette  existence  prodigieusement  dépour- 
vue de  joie,  il  faut  la  mener  dans  un  monde 
où  l'on  est  soumis  à  des  nécessités,  à  des  con- 
sidérations, qui,  aux  yeux  des  autres,  me  font 
presque  toujours  apparaître  comme  un  être  exi- 
geant, si  bien  que,  pour  ma  part,  je  finis  par 
éprouver  les  plus  extraordinaires  impressions 
de   ce   monde.    Je   vous   le   dis   en  toute  fran- 


89 


chise,  ramertume  que  je  vous  confessais  souvent 
disparaît  maintenant  de  plus  en  plus,  pour  faire 
place  au  mépris  absolu.  Ce  sentiment  n'est  pas 
violent;  au  contraire,  il  me  donne  toujours  plus 
de  calme:  il  suffit  que  j'aie  des  rapports  avec 
quelqu'un,  à  présent,  pour  que  ce  sentiment 
prenne  tout  à  fait  le  dessus;  et  cela  épargne 
beaucoup  mon  cœur,  à  présent  beaucoup  moins 
facile  à  blesser:  je  puis  mépriser  là  où  je  deve- 
nais amer  autrefois!... 

Aussi  je  m'exprime  de  moins  en  moins  et 
je  pense  que  je  ne  suis  pas  là  pour  être  com- 
pris par  mes  actes,  et  je  veux  donc  espérer  du 
moins  qu'un  jour  quelque  chose  de  mes  œuvres 
du  moins  sera  compris.  Mais  je  vous  le  dis: 
seul  le  sentiment  de  ma  pureté  me  donne  cette 
force.  Je  me  sens  pur:  je  sais  au  plus  pro- 
fond de  mon  être  que  j'ai  toujours  travaillé 
pour  autrui,  jamais  pour  moi;  et  mes  douleurs 
continuelles  sont  là  pour  en  témoigner. 

Mais  la  joie?  Plus  rien  ne  me  donne  de 
joie!  Et,  c'est  ma  consolation:  toute  joie  où 
je  me  surprendrais  serait  mon  accusatrice,  et 
c'en  serait  fait  de  mon  fier  droit  au  mépris! 

Ainsi  je  puis  vous  l'écrire  aujourd'hui  avec 
une  sorte  de  contentement  bizarre:  la  notification 
que  l'on  m'a  faite,  il  y  a  quelques  jours,  que 
mon  arrêt  de  bannissement  était  abrogé,  que  je 
pouvais  rentrer  en  Allemagne,  m'a  laissé  com- 
plètement froid  et  indifférent.    Des  télégrammes 


90 


de  félicitations,  de  jubilation  arrivèrent:  je  n'ai 
répondu  à  aucun.  Qui  me  comprendrait,  si  je 
lui  disais  que  par  là  même  un  nouveau  champ 
de  douleur  m'est  ouvert,  de  douleur  qui  rem- 
porte sûrement  sur  toute  possibilité  de  satis- 
faction quelconque,  au  point  que  je  ne  prévois 
que  des  sacrifices  de  ma  part?  Quiconque  par 
hasard  m'approche  de  très  près  semble  com- 
prendre cela  tout  à  coup;  mais  ce  n'est  qu'un 
éclair  de  compréhension:  à  peine  le  dos  tourné, 
il  se  dit  finalement  que  c'est  de  l'affectation! 
Et  ce  sont  encore  là  les  meilleurs!  Qu'est-ce 
donc  que  les  autres?...  Pouah!  — 

Cependant  j'ai  un  ami  qui  me  devient  tou- 
jours de  plus  en  plus  cher.  C'est  mon  vieux 
Schopenhauer,  si  grognon  d'apparence,  et  pour- 
tant si  profondément  aimant!  Lorsque  je  suis 
arrivé  au  paroxysme  de  la  sensibilité,  quel  ré- 
confort absolument  unique,  en  ouvrant  ce  livre, 
de  me  retrouver  tout  à  coup  entièrement,  de  me 
voir  si  bien  compris  et  si  clairement  exprimé, 
seulement  dans  un  langage  tout  autre,  qui  rapide- 
ment fait  de  la  douleur  un  objet  de  la  connais- 
sance, et  qui,  de  la  sensibilité,  transpose  tout 
dans  la  froide,  marmoréenne  et  consolante  in- 
telligence, mais  dans  l'intelligence  qui,  en  même 
temps  qu'elle  me  découvre  à  moi-même,  me 
découvre  le  monde  entier!  C'est  une  action 
réciproque,  merveilleuse,  un  échange  de  la  plus 
bienfaisante  espèce;  et  toujours  cette  action  est 


91 


nouvelle,  parce  qu'elle  est  toujours  plus  forte. 
Cela  procure  alors  le  calme,  et  même  le  mépris 
se  résout  en  amour:  car  toute  flatterie  est  loin; 
la  claire  connaissance  refroidit  le  feu  de  la 
douleur.  Les  plis  se  lissent  et  le  sommeil  reprend  i 
sa  vertu  réconfortante.  Et  comme  c'est  beau  que 
ce  vieillard  ne  sache  pas  du  tout  ce  qu'il  est 
pour  moi,  ni  ce  que  je  me  suis  à  moi-même 
par  lui! 

Permettez-moi  de  nommer  encore  un  ami 
tout  différent.  Vous  pouvez  rire,  mais  je  parle 
d'un  véritable  ange,  que  j'ai  toujours  auprès  de 
moi:  un  être  d'une  amitié  inébranlable,  qui  ne 
peut  me  voir  sans  me  prodiguer  tout  un  déluge 
de  joie  et  de  caresses.  C'est  le  petit  chien  que 
vous  m'avez  envoyé,  un  jour,  de  votre  lit  de 
malade!  Je  ne  saurais  dire  combien  cet  incom- 
parable animal  est  délicieux  pour  moi.  Tous 
les  soirs,  je  me  perds  avec  lui  dans  le  bois  de 
Boulogne!  Alors  je  songe  souvent  à  ma  soli- 
taire vallée  de  Sihl!  Adieu,  chère  et  douce  âme! 
Adieu  et  merci! 

196  a. 

[Paris.  —  Commencement  d'Août  1860.] 

Quel  poëte  je  suis,  tout  de  même!  Bonté 
divine,  voilà  que  je  deviens  tout  à  fait  préten- 
tieux! Cette  interminable  traduction  de  Tann- 
hâuser  m'a  déjà  rempli  de  suffisance:  à  présent 
qu'il    faut  tout  examiner   mot  par   mot,   je   dé- 


92 


:ouvre,  en  vérité,  pour  la  première  fois,  com- 
bien ce  poëme  est  concis  et  inchangeable.  Aban- 
lonne-t-on  un  seul  mot,  un  seul  sens,  et,  mon 
Taducteur  ^  comme  moi,  nous  voilà  obligés  de 
reconnaître  qu'un  moment  essentiel  est  sacrifié. 
D'abord  je  croyais  à  la  possibilité  de  menus 
:hangements;  il  fallut  y  renoncer:  Tun  après 
l'autre,  ils  apparaissaient  impossibles.  Je  fus  tout 
surpris  et  trouvai  alors,  par  comparaison,  que 
je  connais  réellement  très  peu  de  poèmes  aux- 
quels je  puisse  attribuer  la  même  qualité.  Bref, 
je  dus  me  résoudre  à  m'avouer  que  déjà  le 
poë-me  n'aurait  pu  être  mieux  fait.  Qu'en  dites- 
^'ous?  Pour  ce  qui  est  de  la  musique,  plutôt, 
je  puis  améliorer.  Çà  et  là,  notamment,  je 
donne  à  l'orchestre  des  passages  plus  expressifs 
et  plus  riches.  La  scène  avec  Vénus  est  la 
seule  que  je  veuille  remanier  complètement, 
l'ai  trouvé  dame  Vénus  guindée:  quelques  traits 
d'une  bonne  esquisse,  mais  pas  de  vraie  vie. 
Là  j'ai  ajouté  une  série  de  vers  assez  considé- 
rable: la  déesse  de  la  volupté  devient  elle-même 
ouchante,  et  la  souffrance  de  Tannhâuser  devient 
-éelle,  de  sorte  que  son  invocation  à  Marie  jaillit 
ie  son  âme  comme  un  profond  cri  de  détresse, 
fe  ne  pouvais  alors  rien  faire  encore  de  pareil. 


'  Voir  Glasenapp,  11,2,271.  La  traduction  française 
.  fait  l'objet  d'un  travail  spécial,  écrit  par  le  Professeur 
jolther  dans  la  revue  Musik  II,  3,  271  et  suiv. 


93 


Pour  Texécution  musicale,  il  me  faut  encore 
beaucoup  de  bonne  humeur:  je  ne  sais  vraiment 
pas  où  me  la  procurer!  .  .  . 

Bientôt  paraîtra  une  traduction  en  prose  des 
quatre  pièces:  le  Vaisseau  fantôme,  Tann- 
hauser,  Lohengrin  et  Tristan,  pour  laquelle 
je  veux  écrire  une  préface,^  qui  doit  donner  à 
mes  amis  d'ici  quelques  explications  notamment 
sur  les  tendances  formelles  de  mon  art.  Je 
viens  d'examiner  ces  traductions  et  j'ai  été 
forcé  de  me  représenter  mes  poëmes  dans  leur 
moindre  détail.  Hier  Lohengrin  m'a  saisi  et 
je  ne  puis  me  défendre  de  le  tenir  pour  le 
poëme  le  plus  tragique,  parce  que  la  récon- 
ciliation ne  peut  être  obtenue  que  si  l'on  jette 
un  regard  effroyablement  lointain  sur  le  monde. 

Le  dogme  si  profond  de  la  métempsychose 
pouvait  seul  me  montrer  le  sommet  riche  de 
consolations  où,  finalement,  tout  concourt  à 
une  même  hauteur  vers  la  délivrance,  après 
que  les  diverses  existences  qui,  séparées  dans 
le  temps,  suivent,  l'une  à  côté  de  l'autre,  leur 
cours,  se  sont  touchées  hors  du  temps  par  la 
pleine  intelligence  mutuelle.  D'après  le  beau 
dogme  bouddhiste,  la  pureté  immaculée  de 
Lohengrin  devient  explicable,  en  toute  simpli- 
cité, par  le  fait  qu'il  est  la  continuation  de  Par- 
zival,  lequel  d'abord  conquérait  la  pureté.   Ainsi, 

'  Richard  Wagner,  Écrits,  VII,  pages  121  et  suiv. 
-^     94     -^ 


I 


dans  sa  réincarnation,  Eisa  de  même  atteindrait 
à  la  hauteur  de  Lohengrin.  C*est  pourquoi  le 
plan  de  mes  Vainqueurs  me  paraît  être  la  suite 
et  la  conclusion  de  Lohengrin.  Ici  Savitri 
(Eisa)  atteint  absolument  à  la  hauteur  d'Ananda. 
Tout  l'effroyable  tragique  de  la  vie  se  réduirait 
donc  au  fait  d'être  séparés  les  uns  des  autres 
dans  le  temps  et  dans  l'espace;  mais,  puisque 
le  temps  et  l'espace  ne  sont  que  des  manières 
de  voir  à  nous,  et  n'ont  d'ailleurs  aucune  réa- 
lité, aux  yeux  du  parfait  clairvoyant  la  douleur 
la  plus  tragique  devrait  s'expliquer  uniquement 
par  l'erreur  de  l'individu:  je  crois  qu'il  en  est 
ainsi!  Et,  en  toute  vérité,  il  ne  s'agit  que  de  la 
pureté  et  de  la  noblesse,  qui,  par  elles-mêmes, 
sont  exemptes  de  douleur. 

Je  ne  puis  vous  écrire  rien  d'autre  que  de 
pareils  bavardages;  cela  seul  en  vaut  la  peine! 
Et  avec  vous  seulement  je  bavarde  volontiers 
sur  de  pareilles  choses!  Alors  disparaissent  le 
temps  et  l'espace,  qui  ne  contiennent  vraiment 
rien  que  tourment  et  détresse!  .  .  .  Mais,  hélas! 
combien  rarement  suis-je  disposé  à  bavarder 
ainsi  !  .  .  . 

Tristan  est  et  reste  pour  moi  un  miracle! 
Comment  ai -je  pu  faire  quelque  chose  de 
semblable,  je  le  comprends  de  moins  en  moins: 
en  relisant,  il  me  faut  rester  bouche  bée!  Com- 
bien terriblement  je  devrai  pâtir  un  jour  de 
cette  œuvre,   si  je  veux  me   la  faire   exécuter 


95 


entièrement,  telle  qu'elle  est!  Très  clairement, 
je  prévois  les  souffrances  les  plus  inouïes,  car 
je  ne  me  dissimule  pas  que  j'ai  surpassé  de 
beaucoup  en  l'écrivant  toutes  nos  réalisations 
possibles:  les  interprètes  merveilleux,  les  inter- 
prètes de  génie,  les  seuls  qui  seraient  à  hauteurJ 
de  la  tâche,  apparaissent  en  ce  monde  si  rare-' 
ment  !  Et  cependant  je  ne  puis  résister  à  la 
tentation:  si  j'entendais  seulement  l'orchestre!!  - 
Parzival  s'est  réveillé  en  moi  très  vivement; 
j'y  vois  de  plus  en  plus  clair;  quand  tout  sera 
mûr  en  moi,  l'exécution  de  ce  poëme  deviendra 
pour  moi  un  plaisir  inouï.  Mais  d'ici  là  peuvent 
encore  s'écouler  pas  mal  d'années  !  Aussi  je 
voudrais  beaucoup  m'en  tenir  uniquement  au 
poëme.  Je  l'écarté  aussi  longtemps  que  je 
peux  et  ne  m'en  occupe  que  lorsqu'il  me  vient 
irrésistiblement!  Alors  ce  merveilleux  progrès 
de  l'enfantement  me  fait  oublier  toute  ma 
misère .  .  .  Bavarderai-je  un  peu  là-dessus  ? 
Vous  ai-je  déjà  dit  que  la  messagère  fabuleuse- 
ment sauvage  du  Graal  ne  doit  faire  qu'un 
avec  la  séductrice  du  deuxième  acte  ?  Depuis 
que  cette  idée  s'est  levée  en  moi,  je  me  sens 
maître  de  presque  toute  ma  matière.  Cette 
merveilleuse,  cette  horrible  créature  qui  sert 
les  chevaliers  du  Graal  avec  le  zèle  d'une 
esclave  infatigable,  s'acquitte  des  besognes  les 
plus  inouïes,  reste  couchée  dans  un  coin, 
attendant  quelque  mission  d'une  difficulté  extra- 


96 


ordinaire,  disparaît  parfois,  on  ne  sait  ni  comment 
ni  où?  .  .  . 

Puis,  soudain,  on  la  retrouve,  effroyable- 
ment épuisée,  misérable,  blême,  horrible;  et  de 
nouveau,  infatigable,  elle  sert  le  Saint  Graal 
comme  une  chienne,  devant  ses  chevaliers  pour 
qui  elle  laisse  percer  un  secret  mépris.  Son 
œil  semble  chercher  toujours  le  prédestiné  : 
elle  s'est  déjà  trompée,  elle  ne  l'a  point  trouvé. 
Mais  ce  qu'elle  cherche,  elle  ne  le  sait  juste- 
ment pas:  elle  n'agit  que  par  instinct. 

Quand  Parzival,  le  simple,  arrive  dans  le 
pays,  elle  ne  peut  détourner  de  lui  son  regard: 
quelque  chose  de  merveilleux  doit  se  passer  en 
elle;  elle  ne  sait  pas  quoi,  mais  s'attache  à  lui. 
Lui  est  effrayé,  mais  aussi  attiré:  il  ne  com- 
prend rien.  (Ici  le  mot  d'ordre  est:  «Poëte, 
crée  !  »  )  Seule  l'exécution  peut  parler  ici  !  — 
Mais  suivez  toujours  ces  indications;  écoutez 
comme  Brûnnhilde  écoutait  Wotan.  —  Cette 
femme  est  dans  une  agitation,  une  excitation 
indicible  :  le  vieil  écuyer  a  déjà  remarqué  cela 
chez  elle,  de  temps  en  temps,  et,  peu  après, 
elle  disparaissait.  Cette  fois  le  phénomène 
atteint  à  son  paroxysme.  Que  se  passe-t-il  en 
elle?  Craint-elle  une  nouvelle  fuite?  Désire- 
t-elle  en  être  dispensée?  Espère-t-elle  pouvoir 
en  finir  tout  à  fait?  Qu'espère-t-elle  de  Parzival? 
Manifestement,  elle  attache  à  celui-ci  quelque 
espoir  inouï.  .  .  Mais   tout  est  obscur  et  téné- 

II  --     97     ^  7 


breux  encore  :  nulle  connaissance,  rien  qu'une 
impulsion  à  travers  le  crépuscule  !  Accroupie 
dans  un  coin,  elle  assiste  à  la  navrante  scène 
d'Amfortas  :  elle  jette  un  regard  merveilleuse- 
ment pénétrant  —  un  regard  de  sphinx  —  sur 
Parzival.  Lui,  vraiment  simple,  ne  comprend 
rien,  s'étonne  et  ...  se  tait.  On  le  pousse 
dehors.  La  messagère  du  Graal  s'abat  avec  un 
grand  cri;  puis  elle  disparaît.  (Il  lui  faut  errer j 
encore.) 

Devinez-vous  maintenant  qui  est  la  mer-J 
veilleuse  et  magique  créature  que  Parzival  trouve 
dans  le  château  étrange,  où  le  conduit  sa  valeur! 
chevaleresque?  Devinez  ce  qui  arrive  et  com-! 
ment  tout  finira.  Aujourd'hui  je  ne  vous  en 
dis  pas  davantage!  .  .  . 

106  b.  10  Août. 

Je  vous  écris  ce  second  feuillet  bien  dej 
jours  plus  tard.  Combien  ?  ...  Je  ne  sais 
«Déjà  je  ne  compte  plus  les  jours!  »  ^  Tou| 
n'est  pour  moi  qu'uniformité  trouble  et  crépus^ 
culaire  :  soucis  et  contrariétés  sous  des  formeî 
toujours  nouvelles,  mais  au  fond  toujours  les 
mêmes,  sans  joie  aucune.  Cependant,  poinl 
d'assauts;  tout  cela,  plutôt,  rampe  autour  de  moij 
Là  contre,  le  calme,    la  pleine  résignation:  n( 


*  Vaisseau  Fantôme,  acte  I,  scène  III. 
texte  porte  «années»  au  lieu  de  ^jours». 


Mais  11 


98 


rien  attendre,  ne  rien  espérer,  souhaiter  à 
peine.  Connaissant  parfaitement  les  caprices 
de  ma  destinée,  m'accommoder  silencieusement 
à  ma  mission.  Patience  !  Même  à  Tégard  du 
temps  qu'il  fait.  Et  ce  temps  m'enseigne:  cela 
,est,  on  ne  peut  le  changer;  il  faut  s'y  habituer; 
de  même,  pour  toutes  les  constellations  morales 
qui  nous  entourent.  S'emporter  ne  mène  à  rien  : 
supporter,  seulement!  .  .  . 

Parfois,  cependant,  la  lumière  jaillit  au  fond 
de  l'âme  :  tout  ce  qui,  du  dehors,  mal  satisfait, 
s'y  réfugie,  se  remet  à  vivre  là  plus  chaude- 
ment, plus  lumineusement.  C'est  bien  la  nuit 
de  Tristan!  «Dès  que  le  soleil  s'est  caché  dans 
notre  sein,  luisent  les  riantes  étoiles  de  la  féli- 
cité .  .  .  ))^  Tout  ce  que  je  pourrais  vous  dire 
de  mon  existence  me  semble  si  insignifiant  ! 
C'est  aussi  le  plus  difficile  à  comprendre.  Une 
vie  comme  la  mienne  doit  toujours  tromper  le 
spectateur  :  il  ne  voit  que  les  faits  et  gestes 
qu'il  tient  pour  miens,  tandis  qu'ils  me  sont  au 
fond  tout  à  fait  étrangers  ;  qui  donc  s'aperçoit 
du  dégoût  que  souvent  ils  m'inspirent?  Tout 
cela  ne  sera  compris  que  le  jour  où  la  somme 
totale  sera  lisible:  alors  il  faudra  bien  recon- 
naître que  cette  œuvre  extraordinaire  ne  pouvait 
être  accomplie  que  de  cette  façon,  et  l'on  s'in- 
struira, quitte  à  ne  pas  tirer  parti  de  la  leçon 


*  Tristan,  acte  IL 

--.     99 


sî. 


^çx  .vers:  tas 

BlBUOTHEC^ 
Ûttav.ens^^ 


une  autre  fois.  C'est  toujours  la  même  chose! 
Je  ne  cherche  plus  guère  à  éclairer  les  autres; 
seulement,  comme  je  n'ai  que  la  conscience 
d'une  souffrance  perpétuelle,  j'en  souffre  égale- 
ment —  et  je  sais  qu'il  en  doit  être  ainsi.  Mais 
quoi  !  L'heure  de  l'éclaircissement  sonnera. 
Elle  approche.  Et  le  monde  verra  beaucoup  de 
choses  qu'il  ne  s'était  pas  permis  de  rêver.  Je 
dis  cela  sans  me  dissimuler  aucunement  les 
impossibilités  que  je  vais  affronter  encore. 
L'Allemagne  m'est  ouverte  maintenant:  et  mainte- 
nant seulement  j'en  suis  effrayé!  Je  n'ai  encore 
aucune  idée  de  l'endroit  où  Tristan  verra  le 
jour.  Hélas  !  c'est  maintenant  que  la  pire 
misère  va  se  démasquer  !  C'est  ainsi  que 
Tannhâuser  à  Paris  me  distrait,  me  donne  le 
temps  de  réfléchir  sur  l'Allemagne,  de  ne  rien 
presser  et  —  ce  qui  est  fort  important!  —  il  me 
procure  peut-être  les  moyens  de  me  conduire, 
en  ce  qui  touche  les  représentations  allemandes 
de  mes  nouveaux  ouvrages,  comme  il  est  ab- 
solument nécessaire  pour  préparer  tout  au  mieux, 
là-bas,  avec  calme  et  patience.  Si  cela  réussit, 
combien  merveilleusement  sera  résolu  le  pro- 
blème, dont  les  chiffres  confondent  chacun  en 
ce  moment,  parce  que  personne  ne  peut  les 
accorder  !  Et  cependant  —  je  l'avoue  très 
modestement  —  il  n'y  avait  pas  là  le  moindre 
calcul  de  ma  part  !  .  .  . 

Mais   quittons  cette    danse   de   feux  follets 


100 


que  mènent  le  vouloir  et  l'illusion  du  monde. 
Nous  y  sommes  pour  peu  de  chose,  sinon 
pour  souffrir!  .  .  . 

De  Parzival,  cependant,  aujourd'hui  encore, 
je  ne  puis  vous  parler  davantage:  tout  cela  est 
encore  très  embryonnaire,  inexprimable.  En 
revanche,  je  veux  vous  conter  une  vieille  histoire 
qui,  il  y  a  quelque  temps,  me  fit  grande  impression 
par  son  originalité,  par  son  profond  caractère. 
Dans  un  volume  du  comte  de  la  Villemarqué, 
lesContesdesanciensBretons,  où  je  trouvai, 
après  les  Mabinogion,  les  versions  les  plus 
vieilles  des  légendes  traitées  ensuite  par  des 
poètes  français,  comme,  par  exemple,  celles 
d'Artus,  de  Parzival,  de  Tristan,  etc,  je  rencon- 
trai aussi  le  poëme  d'Erec  et  Enide,  que  je 
«possède»  encore,  d'après  une  adaptation  alle- 
mande du  Moyen  âge,^  dans  ma  ci -devant 
bibliothèque  de  Dresde,  —  sans  l'avoir  lu  jamais. 
L'histoire  est  à  peu  près  la  suivante  : 

Après  de  longues  luttes,  Erec  a  ramené 
Enide  comme  épouse  ;  son  pays,  attaqué  par 
l'ennemi  de  toutes  parts,  a  recouvré  grâce  à  lui 
toute  sûreté;  il  a  fait  de  tels  prodiges  de  bravoure 
que,  nécessairement,  il  se  considère  lui-même, 
et  tous  avec  lui,  comme  le  héros  invincible  par 
excellence;  n'ayant  plus  aucune  raison  de  com- 


*  Le  poëme  de  Hartmann  von  Aue,  d'après  Chrestien 
de  Troyes. 


101 


battre,  il  ne  vit  plus  que  pour  Tamour  de  sa 
belle  épouse,  dans  la  paix  et  le  bonheur.  Cela 
inquiète  son  peuple  et  ses  amis  :  ils  craignent 
qu'il  ne  s'amollisse  et  perde  ses  forces;  ils  re- 
doutent la  trop  puissante  influence  de  la  délicieuse 
épouse.  Celle-ci  même  commence  à  s'inquiéter 
et  se  reproche  d'être  la  cause  du  changement 
regrettable  —  au  sens  de  tous  —  survenu  dans 
l'humeur  d'Erec.  Un  matin,  elle  s'éveille  sou- 
cieuse, regarde  tristement  le  bien-aimé  qui  dort 
et,  sur  cette  poitrine  nue,  d'où  elle  imagine 
qu'a  disparu  la  bravoure,  tombent  deux  larmes 
chaudes.  En  s'éveillant,  Erec  entend  encore 
ses  paroles  :  «Ah  !  faut-il  que,  par  ma  faute,  la 
force  héroïque  l'abandonne?»     Étonné,  il  croit 

—  avec  l'extrême  sensibilité  d'une  noble  nature 

—  que  sa  plainte  signifie  le  désir  d'être  —  ou 
même  de  devenir  —  l'épouse  d'un  héros  plus 
digne.  Cette  idée,  d'une  délicatesse  et  d'une 
jalousie  singulières,  le  décide  aussitôt:  «Dieu 
me  garde  de  défendre  que  tu  donnes  ta  main 
à  un  plus  digne  par-dessus  le  cadavre  de  ton 
époux!»  s'écrie-t-il.  Aussitôt,  il  fait  seller  des 
chevaux  pour  lui  et  pour  Enide,  prend  rapide- 
ment congé  de  tous,  s'en  va  pour  courir  le 
monde  avec  elle  seule,  lui  ordonnant  d'aller 
toujours  devant  lui  et  —  quoi  qu'elle  entende 
ou  voie  —  de  ne  jamais  se  retourner  vers  lui 
et  de  ne  jamais  lui  parler,  à  moins  qu'il  ne 
l'interroge.  Dans  la  forêt  lointaine,  trois  brigands 


102 


les  chargent;  elle  ne  peut  s'empêcher  d'avertir 
Erec:  «Ne  t'ai-je  pas  ordonné  de  te  taire?»  lui 
dit-il  impérieusement;  puis  il  combat  les  bri- 
gands, les  tue,  confie  leurs  coursiers,  attachés 
ensemble,  à  la  garde  d'Enide  et  lui  ordonne, 
en  même  temps  qu'elle  poussera  les  chevaux 
devant  elle,  de  poursuivre  sa  route  devant  lui. 
On  va  toujours,  en  silence.  La  même  aventure 
se  répète,  seulement  avec  accroissement  de 
danger,  de  crainte  chez  Enide,  de  colère  chez 
Erec  et  de  vaillant  effort  pour  le  vainqueur. 
Enide  ose  à  peine  avouer  son  effroyable  fatigue 
après  ce  long  voyage  sans  repos  ni  réconfort  : 
combien  plus  terrible  encore  doit  être  l'épuise- 
ment d'Erec,  qui  a  sans  trêve  à  soutenir  des 
luttes  prodigieuses!  Enfin  il  commande  halte: 
sur  une  prairie  en  fleurs  il  lui  offre  de  se  ra- 
fraîchir; un  paysan  apporte  des  aliments,  du 
vin,  etc.  Il  s'écarte  un  peu,  tandis  qu'elle  se 
réconforte  et  approche  d'une  source  ses  lèvres 
brûlantes.  Il  la  laisse  dormir  et  veille.  Puis 
on  se  remet  en  marche,  vers  les  aventures  les 
plus  prodigieuses,  les  plus  périlleuses,  et  c'est 
toujours  la  même  chose. 

Enfin,  après  un  combat  contre  un  épouvan- 
table géant,  Erec,  mortellement  fatigué,  revient 
à  l'endroit  où  repose  Enide,  et  s'évanouit.  Elle 
de  se  lamenter  alors!  Survient  un  cavalier, 
avec  une  riche  escorte,  —  un  ennemi  d'Erec. 
Celui-ci  se  relève  péniblement  pour  un  nouveau 


103 


combat:  il  tombe  comme  mort.  Le  comte,  en- 
flammé d'amour  pour  Enide,  Temmène,  avec  le 
corps  d'Erec,  à  son  château.  Enide  est  mandée 
à  la  salle  des  fêtes;  le  comte  la  courtise;  affolée 
de  douleur,  elle  jette  un  cri:  «O  Erec,  si  tu 
vivais  encore,  qui  donc  oserait  me  courtiser?» 
La  porte  vole  en  éclats:  Erec  a  entendu  le  cri 
de  détresse.  Réveillé  de  la  mort,  il  voit  ce  qui 
se  passe,  occit  l'ennemi,  attire  Enide  sur  sa  poi- 
trine, la  prie  de  ne  plus  jamais  douter  de  lui, 
même  s'il  n'est  pas  toujours  à  frapper  d'estoc  et 
de  taille,  et  retourne  chez  lui  avec  la  bienheureuse 
épouse! . . . 

Qu'en  dites-vous?  Ne  sont-ce  pas  là  de 
beaux  exemplaires  d'intégrale  humanité?  D'une 
si  incroyable  délicatesse  que  nous  ne  pouvons 
plus  du  tout  les  comprendre  aujourd'hui;  les 
plus  terribles  témoignages  de  force  inspirés  par 
une  excessive  finesse  de  sentiment!... 

Voilà  le  second  feuillet  rempli,  à  son  tour! . . . 
Adieu!  faites  mes  amitiés  à  WesendonkI  Je  lui 
écrirai  bientôt!  Mille  remerciements  et  con- 
stante affection! 

R.  W. 

107.  Paris,  30  Sept.  60. 

Ma  chère,  très  chère  enfant! 
Jusqu'à    présent,    ce    n'était    jamais    qu'un 
état  de  malaise  qui  me  semblait  permettre  une 
interruption  dans  mes  besognes.     Mais  aujour- 


104 


d'hui  il  faut  absolument  que  je  me  fasse  libre, 
une  heure,  —  pour  être  libre! . . . 

Ah!  comme  l'enfant  se  délecte  avec  passion 
à  Raphaël  et  à  la  peinture!  Comme  cela  est 
beau,  délicieux,  reposant!  Il  n'y  a  que  moi  que 
tout  cela  ne  veut  point  toucher,  jamais!  Je  suis 
toujours  encore  le  Vandale  qui,  depuis  une 
année  de  séjour  à  Paris,  n'est  pas  encore  par- 
venu à  visiter  le  Louvre!  Cela  ne  vous  dit-il 
pas  tout??  — 

Comment  je  vais,  autrement?...  Figurez- 
vous  que  je  m'efforce  à  tout  prix  d'inventer 
de  la  musique.  Vénus  doit  apprendre  à  mieux 
chanter!  Comment  cela  me  réussit?...  Vous 
savez  bien  que  je  vous  écris  toujours  des  lettres 
muettes,  ou  plutôt  invisibles.  Dans  l'une  de 
celles-ci,  je  vous  parlais  longuement  de  deux 
minuscules  oiseaux  des  Indes  qui  sont  entrés 
ici  dans  mon  logis  et  que  je  ne  voulais  plus 
laisser  partir,  parce  qu'en  été  ils  chantaient 
merveilleusement,  et  ainsi  m'égayaient  toujours 
au  moment  du  déjeuner.  Le  petit  mâle  et  la 
petit  femelle  avaient  chacun  leur  ramage  parti- 
culier, très  fin  et  mélancoliquement  mélodieux. 

Finalement,  vers  la  mi-Août,  en  revenant 
de  mon  excursion  au  Rhin,^  je  n'entends  plus 
du  tout  la  petite  femelle,  et  le  petit  mâle  ne  fait 
plus   que  gazouiller  sans   cesse,    toujours  avec 

'  Voir  Glasenapp,  II,  2,  275. 
^     105     --. 


plus  d'inquiétude  et  plus  d'effort  pour  retrouver 
son  mélodieux  ramage:  en  vain,  il  n'y  arrive 
plus!  Il  ne  pouvait  plus  chanter.  Je  n'avais 
jamais  observé,  mais  seulement  entendu  dire, 
que  les  oiseaux  chanteurs  deviennent  muets  vers 
la  fin  de  l'été  et  ne  reprennent  leur  chanson 
qu'à  l'approche  du  printemps.  Mais  je  croyais 
que  c'était  une  affaire  finie  pour  eux  vers  ce 
temps-là,  qu'ils  n'en  éprouvaient  plus  le  besoin 
et  qu'ils  l'oubliaient  donc!  J'apprenais  là  qu'il 
en  est  autrement:  mon  petit  mâle  semblait  tout 
étonné  d'avoir  perdu  la  mélodie,  et  de  ne  pou- 
voir la  recouvrer,  malgré  tous  les  efforts.  Cela 
m'a  extraordinairement  intéressé,  saisi.  Cette 
aliénation  de  l'être  le  plus  intime,  ce  refus  de 
la  force  mélodique!  A  qui  appartient-elle?  A 
l'oiseau?  —  ou  bien  qui  donc  la  lui  prête  seule- 
ment? Il  est  certain  que  seul  un  état  extatique 
lui  rend  la  mélodie  possible:  cet  état  lui  devient 
tellement  habituel  dans  la  saison  voulue  que, 
l'autre  saison  venue,  il  est  tout  effrayé  aussitôt 
de  voir  que  le  charme  l'a  soudain  abandonné. 
A  la  fin,  il  s'y  habitue:  quelque  chose  en  lui- 
même  lui  dit,  qu'au  printemps  il  pourra  de  nou- 
veau chanter! . .  Je  vous  écrivis  beaucoup  de 
choses  là-dessus.  Le  gazouillement  et  le  pépie- 
ment plaintifs  durèrent  encore  longtemps.  —  A 
présent  une  autre  lettre! . . .  Figurez-vous  qu'un 
matin,  la  petite  femelle  recommence  à  gazouiller, 
et  parvient  vraiment  à  retrouver  tout  son  ramage, 


106 


qu^elle  répète  sans  trêve,  maintenant,  jusqu'à  dix 
fois  de  suite  ! . . .  J'étais  hors  de  moi! . . .  Que 
dire?  Était-ce  une  anomalie?  Y  a-t-il  dans  la 
nature  aussi  des  exceptions?  Tout  ce  que  je  sais, 
c'est  que  cette  aventure  est  arrivée  à  la  femelle; 
mais,  depuis,  je  ne  l'ai  plus  jamais  entendue  . . . 
Ah!  si  du  moins  le  ciel  voulait  redevenir  pur 
une  seule  fois!  Comment  puis-je  supporter  cela 
déjà  toute  une  année?  Mais  n'importe:  en  dépit 
du  ciel  et  de  l'automne,  il  faut  que  je  compose. 
Et  j'ai  fait  de  la  littérature  aussi.  Je  vous  enverrai 
le  livre  bientôt.  Les  vers  nouveaux  pour  Tann- 
hauser  ne  sont  pas  encore  définitifs  en  alle- 
mand: ci-joint  le  brouillon,  d'après  lequel  ils  ont 
été  mis  en  français,  et  c'est  sur  les  vers  fran- 
çais que  je  dois  composer.  Qu'en  dites-vous? 
Dieu  sait!  A  la  fin  tout  va!  Mais  comment? 
Cependant  toute  cette  besogne  me  convient.  Elle 
me  cache  ce  monde  étranger,  où  je  dois  main- 
tenant demeurer  toujours.  Il  me  faut  être  patient: 
telle  est  la  volonté  de  cette  même  puissance 
qui  fait  chanter  ou  se  taire  mes  oiseaux.  Mais  je 
ne  puis  guère  en  venir  au  recueillement  propre- 
ment dit,  car  là  il  n'y  a  que  désert  et  désespoir. 
Je  dois  peupler  cela  de  besognes  et,  quand  celles- 
ci  me  dégoûtent,  les  soucis  m'aident  à  vivre 
encore.    Frau  Sorge^  reste  toujours  fidèle... 

'  «Dame  Souci», —  figure  allemande  qui  personnifie 
les  petites  misères  de  la  vie  quotidienne. 


107 


Ne  vous  faites  pourtant  pas  d'idées  fausses: 
je  ne  m'attacherais  avec  force  à  quoi  que  ce  soit. 
Par  exemple,  je  ne  m'occuperais  surtout  pas, 
de  ce  Tannliauser  parisien,  s'il  fallait  un  sé- 
rieux effort  ou  un  important  sacrifice  pour  ob- 
tenir ce  que  je  veux  ici.  Au  contraire,  je  fais 
à  mauvais  jeu  bon  visage,  parce  qu'on  me  montre 
aussi  bon  visage.  Pour  ce  qui  concerne  les 
représentations  de  mes  œuvres,  jamais  de  la 
vie  je  n'ai  encore  eu  d'aussi  bonnes  conditions 
etj  sans  doute,  je  ne  les  aurai  plus  jamais.  A 
peine  puis-je  former  un  souhait,  il  est  exaucé: 
nulle  part  la  moindre  résistance.  Maintenant 
les  répétitions  au  piano  ont  commencé.  Le 
temps  est  employé  de  la  façon  la  plus  judicieuse. 
Chaque  détail  est  soumis  à  mon  examen:  j'ai 
rejeté  trois  fois  les  maquettes  des  décors,  avant 
que  l'on  réussît  à  me  contenter.  A  présent, 
tout  devient  parfait,  et,  en  tout  cas,  l'exécution 
—  si  elle  n'atteint  pas  l'idéal  —  sera  la  meil- 
leure qu'il  y  ait  jamais  eu  et  qu'il  puisse  y 
avoir  d'ici  à  quelque  temps.  Avant  tout,  je 
compte  sur  mon  héros:  Niemann.  Cet  homme 
a  des  facultés  inépuisables.  Il  est  encore  à 
peine  dégrossi,  et  tout,  jusqu'ici,  ne  se  fait  en 
lui  que  par  l'instinct.  A  présent,  il  n'a  pas 
autre  chose  à  faire,  des  mois  durant,  qu'à  se 
laisser  conduire  par  moi.  Tout  sera  étudié 
jusqu'au  dernier  point.  —  Pour  Elisabeth,  j'ai 
pareillement    une    chanteuse    jeune,    encore    à 


108 


demi-sauvage,  Sax:*  sa  voix  est  prodigieuse, 
intacte,  et  son  talent  généreux.  Elle  m'est 
entièrement  dévouée.  —  Vénus  —  madame  Te- 
desco,  engagée  expressément  à  mon  intention, 
a  une  tête  superbe  pour  son  rôle;  toute  sa  per- 
sonne n'est  qu'un  peu  trop  voluptueuse.  Un 
talent  considérable  et  tout  à  fait  approprié.  — 
Wolfram  constituait  la  dernière  difficulté;  j'ai 
fini  par  faire  engager  un  M.  Morelli,  homme 
d'extérieur  magnifique  et  doué  d'une  voix  mer- 
veilleuse. Je  verrai  maintenant  à  l'éduquer. 
Heureusement,  l'opéra  ne  sera  pas  donné  avant 
que  je  sois  entièrement  satisfait  des  études.  Et 
cela  est  important.  —  Je  ne  pouvais  laisser 
échapper  une  offre  de  cette  valeur! ... 

A  l'Opéra,  on  m'aime  déjà;  dans  mes  rap- 
ports avec  tous  il  n'y  a  plus  rien  de  contraint: 
on  commence  à  me  comprendre,  on  ne  me 
contredit  en  rien,  et  d'avance  on  se  réjouit  de 
l'événement.  —  Donc  tout  irait  fort  bien,  si,  en 
dehors  de  cela,  mon  entière  existence  était 
seulement  un  peu  mieux  d'aplomb.  Rien  n'y 
fait!  Je  me  réveille  triste,  et  triste  je  me  couche. 
Il  est  possible  que  le  mauvais  temps  y  soit  pour 
quelque  chose:  les  moments  de  santé  se  font 
si  rares,  et  le  malaise,  oui,  l'angoisse,  augmentent 
de  plus  en  plus. 

Pourtant  ne  faites  pas  trop  attention  à  ces 

^  Plus  connue  sous  le  nom  de  Marie  Sass. 
--     109     -- 


plaintes.  Finalement,  je  suis  toujours  capable  de 
ressentir  le  plus  grand  bien-être,  sitôt  qu'arrive 
une  vive  et  belle  impression.  Vous  vous  rap- 
pelez, lors  de  mon  dernier  anniversaire,  ce  fut 
l'effet  du  vent  d'est.  Aujourd'hui,  nous  avons 
eu  le  premier  brouillard  d'automne:  il  m'a  rap- 
pelé fortement  Zurich.  Peut-être  qu'il  amènera 
le  beau  temps.  Celui-ci  me  fera  grand  bien.  - 
J'ai  déjà  travaillé  à  la  musique  de  ma  nouvelle 
scène.  Chose  étrange!  tout  ce  qui  est  intérieur, 
passionné, —  je  dirai  presque:  fémininement  ex- 
tatique, je  n'ai  pu  l'accomplir  à  l'époque  où 
j'écrivais  Tannhâuser:  là  j'ai  à  démolir  et  à 
reconstruire  tout.  Vraiment  ma  Vénus  d'alors, 
cette  Vénus  de  coulisses,  m'épouvante!  Cela 
deviendra  beaucoup  meilleur,  cette  fois, —  sur- 
tout si  le  brouillard  amène  le  beau  temps. 
Mais  la  fraîcheur,  la  joie  de  vivre  qu'il  y  a  dans 
Tannhâuser,  tout  cela  est  bien,  et  je  n'y  puis 
changer  la  moindre  chose:  tout  ce  qui  porte 
avec  soi  l'odeur  de  la  légende,  d'ailleurs,  y  est 
déjà  éthéré;  la  plainte  et  le  repentir  de  Tann- 
hâuser sont  excellents;  les  ensembles  irrépro- 
chables. Dans  les  parties  passionées  seulement, 
j'ai  dû  retoucher  de-ci,  de-là:  par  exemple,  j'ai 
remplacé  un  trait  de  violons  trop  mou,  au  départ 
de  Tannhâuser,  à  la  fin  du  deuxième  acte,  par 
un  nouveau  trait,  fort  difficile,  mais  qui  me  satisfait 
uniquement.  A  mon  orchestre  d'ici,  je  puis  tout 
offrir:  c'est  le  premier  du  mondel 


110 


Assez  de  Tan  nhiiuser! .  .  .  De  temps  en 
temps,  je  cause  longuement  avec  vous  des  gens 
que  je  rencontre,  mais,  pour  le  moment,  je  n'ai 
rien  à  vous  rapporter  de  particulier:  beaucoup 
de  choses  prendraient  un  air  d'importance 
qu'elles  ne  méritent  pas.  En  somme,  je  con- 
tinue de  vivre  absolument  seul.  Rien  ne  me 
convient  mieux.  Cependant  ma  solitude  aussi 
est  souvent  morose.  Quel  remède,  alors?... 
Le  souvenir  —  et  le  sommeil! . . . 

J'ai  pris  les  projets  en  aversion.  Même  pour 
une  représentation  de  Tristan,  je  n'ai  rien  pro- 
jeté encore.  Je  pense  toujours  que  ce  qui  doit 
être  arrive  un  jour  de  soi-même.  En  attendant, 
la  reine  Victoria  s'est  mise  en  tête  d'entendre 
Lohengrin,  cet  hiver.  Ledirecteurde  Covent- 
Garden  est  venu  me  trouver:  la  reine  désire 
entendre  l'œuvre  en  anglais;  ce  sera  pour  Février. 
Je  n'en  sais  pas  davantage  encore,  ni  d'ailleurs 
si  je  pourrai  m'occuper  de  cela.  Ce  serait  drôle 
d'entendre  cet  ouvrage  pour  la  première  fois  en 
anglais  . . . 

Et  maintenant  je  vais  bientôt  déménager. 
A  partir  du  15  Octobre,  je  demeurerai  3,  rue 
d'Aumale.^  L'appartement  est  plutôt  petit,  et 
j'espère  que  je  n'aurai  pas  à  y  écrire  des  vers 
ou  à  composer:  il  ne  peut  convenir  que  comme 
bureau    d'affaires.     J'ai    à    moitié    perdu    mon 

'  Voir  Glasenapp,  II,  2,  261  et  suiv.;  278  et  suiv. 
«-^     111     ^ 


procès;  on  ne  me  paie  pas  un  sou  d'indemnité. 
Ah!  quand  serai-je  arrivé  jamais  à  quelque  chose! 
C'était  une  mauvaise  affaire,  tout  à  fait  manquée: 
l'appartement,  que  j'avais  choisi  justement  pour 
sa  tranquillité,  devenait,  avec  les  démolitions  du 
quartier,  intenable  à  cause  du  bruit.  On  pré- 
tend que  mon  propriétaire  ne  savait  rien  de  cela. 
Possible! . . . 

Eh  bien,  mon  enfant!  les  choses  vont 
mieux  pour  vous:  c'est  ma  consolation!  Le  ciel 
bénisse  vos  belles  gravures  et,  avant  tout,  le 
portrait!  Moi  aussi,  je  verrai  tout  cela  bientôt.  — 
Mille  compliments  à  Otto!  Je  lui  écrirai  la  pro- 
chaine fois.  Encore  un  mot:  sur  le  Rhin,  aux 
environs  de  Rolandseck,  des  enfants  sveltes  et 
blonds  prirent  le  bateau,  pour  en  descendre  un 
peu  plus  loin.  C'était  tout  à  fait  le  type  de  vos 
enfants:  l'un  d'eux  ressemblait  tellement  à 
Myrrha!!  Je  savais  bien  que  c'était  là  votre 
patrie  !  . . . 

Mille  compliments  et  tout  mon  cœur! 

R.  W. 

Et  maintenant  encore  l'ébauche  des  nou- 
veaux vers  pour  Tannhauser. 

Attention!  Après  la  troisième  strophe  de 
Tannhauser: 

Vénus  (dans  une  explosion  de  colère)  — 

tout  le  début  reste  jusqu'à: 

1  Voir  Glasenapp,  II,  2,  282. 

^     112     ^ 


«Pars,  homme  aveugle,  cherche  ton  salut, 
Cherche-le  sans  le  trouver  jamais!»  — 

Après  quoi  viendra:  — 

«Celle  que  tu  as  combattue,  que  tu  as  vaincue, 
Qui  a  subi  les  éclats  outrageants  de  ton  orgueil, 
Va  la  supplier,  elle,  l'objet  de  ta  dérision; 
Dans  ces  lieux,  témoins  de  tes  mépris,  va  im- 
plorer sa  faveuri 
Ta  misère  et  ton  opprobre  fleuriront  alors: 
Exilé,  maudit,  tu  traîneras  après  toi  les  dédains; 
Je  te  vois  approcher,  brisé,  foulé  aux  pieds. 
Couvert  de  poussière,  le  front  humilié: 

«Oh!  si  tu  la  retrouvais. 

Celle  qui  te  riait  naguère! 

Oh!  si  elles  se  rouvraient  devant  toi 

Les  portes  de  ses  splendeurs!»  — 

Le  voici,  gisant  devant  le  seuil. 

Où  jadis  coulaient  pour  lui  les  flots  de  la  joie; 

Il  supplie,  le  compagnon  d'autrefois. 

Il  mendie,  non  l'amour  mais  la  pitié. 

Arrière,  le  mendiant!  à  jamais  fermé  aux 

esclaves. 
Ce  n'est  qu'aux  héros  que  s'ouvre  mon  empire!» 

Tannhauser. 

«Je  t'épargnerai  assurément  la  douleur 
De  me  voir  approcher  déshonoré; 
Je  pars  pour  jamais,  adieu! 
La  déesse  jamais  ne  me  verra  revenir.» 

II  ^     113    -^  8 


Vénus. 
«Quoi!  tu  ne  reviendrais  plus  jamais? 
Qu'ai-je  dit  et  qu'a-t-il  dit? 
Comment  expliquer  ces  paroles,  comment  les 

comprendre? 
Mon  bien-aimé,  m'abandonner  pour  toujours? 
Par  quel  crime  Taurais-je  mérité? 
La  Déesse  de  la  Grâce 
Se  verrait  ravir  la  joie 
De  pardonner  à  ce  qu'elle  aime? 
Moi,  qui  jadis,  d'une  oreille  avide, 
Écoutais,  souriant  dans  les  larmes, 
Tes  fiers  accents,   muets  trop  longtemps 

autour  de  moi: 
Pourrais-tu  rêver 
Que  je  restasse  jamais  insensible 
Aux  soupirs  plaintifs 
De  ton  âme  élancée  jusqu'à  moi? 
La  suprême  consolation 
Que  j'ai  trouvée  dans  tes  bras. 
Ne  me  la  fais  pas  payer  par  tes  dédains 
Pour  la  consolation  que  je  te  réserve! 
Si  tu  ne  revenais  pas. 
Oh!  le  monde  serait  maudit! 
Il  ne  serait  plus  jamais  qu'un  morne  désert. 
Quand  la  déesse  l'aurait  quitté! 
Reviens,  reviens  à  moi! 
Aie  foi  dans  les  faveurs  de  mon  amour!» 


114 


Tannhauser. 

«Qui  renonce  à  toi,  ô  déesse, 
Renonce  pour  jamais  à  toute  faveur!» 

Vénus. 

«N'oppose  pas  Torgueil  à  tes  désirs, 
S'ils  viennent  à  te  ramener  vers  moi!» 

Tannhauser. 

«cMes  désirs  me  poussent  au  combat; 
Je  ne  cherche  pas  les  délices  et  le  plaisir. 
Écoute  et  comprends,  ô  déesse: 
Mes  désirs  me  poussent  à  la  mort!» 

Vénus. 

aEt  si  la  mort  elle-même  te  fuit, 
Si  elle-même  te  refuse  une  tombe?» 

Tannhauser. 

«La  mort,  la  tombe  dans  le  cœur, 

Je  trouverai  le  repos  par  la  pénitence!» 

Vénus. 

«Jamais  le  repos  ne  te  sera  donné! 
Jamais  tu  ne  trouveras  le  salut! 
Reviens  à  moi,  si  tu  cherches  la  paix! 
Reviens,  si  tu  cherches  le  salut!» 

Tannhauser. 

«Déesse  de  la  Volupté,  ce  n*est  pas  en  toi 
Que  reposent  ma  paix,  mon  salut:  c'est  en 

Marie!» 


115    --,  8* 


108.  24  Octobre  60. 

Un  mot  en  hâte,  ma  très  chère  enfant! 

Vos  dernières  lignes  m'ont  profondément 
réjoui  —  il  en  est  toujours  ainsi  après  l'an- 
goisse! 

La  lettre  est  arrivée  ici  un  jour  néfaste:  je 
congédiais  brusquement  mon  domestique,  sup- 
porté avec  peine  jusqu'à  présent.  Il  s'était  sou- 
vent oublié  au  point  de  garder  des  lettres  sur 
lui  pendant  plusieurs  jours  après  les  avoir  reçues 
du  facteur;  plus  d'une  fois  je  l'avais  semonce 
pour  cela.  Cette  fois-ci,  —  c'était  précisément 
ces  jours-là — je  l'ai  mis  dehors  du  coup;  il  a 
eu  une  demi-heure  pour  quitter  la  maison  (pour 
d'excellents  motifs).  Une  autre  lettre  encore 
ne  m'est  point  parvenue.  Je  m'explique  main- 
tenant pourquoi.  Par  crainte  ou  par  méchanceté, 
il  ne  m'a  pas  remis  au  départ  les  lettres  qu'il 
détenait.  Je  vais  tâcher  de  la  récupérer.  Si  je 
ne  réussis  point,  il  faudra,  hélas!  que  vous 
m'écriviez  une  nouvelle  fois.  A  autrui  j'occa- 
sionne autant  de  trouble  qu'à  moi-même;  nous 
devons  le  supporter  ensemble ...  Je  suis  très 
occupé;  on  est  pour  moi  trop  actif  sans  inter- 
ruption ici.  Aucun  désagrément;  mais  grande 
dépense  de  forces! 

Mille  bonnes  salutations  ! 

Il  me  faut  retourner  à  ma  besogne! 

Cependant  encore  un  salut! 

R.  W. 


116 


109.  Paris,  13  Nov.  60. 

Chère  et  fidèle  enfant!  Belle  et  douce  âme! 
Merci  pour  vos  amitiés! 

Aussi  souvent  que  possible  vous  recevrez 
un  court  bulletin  de  moi. 

Cela  va  —  très  lentement  —  mais  cela  va 
de  nouveau.  De  la  première  semaine  de  ma 
maladie^  je  n'ai  presque  pas  souvenir.  Main- 
tenant, peu  à  peu,  cela  s'éclaircit.  Pendant 
plusieurs  jours  je  fus  presque  aveugle.  A  pré- 
sent, je  suis  extraordinairement  faible:  étonnam- 
ment amaigri,  avec  des  yeux  rentrés  dans  la 
tête.  Que  j'éprouve  toujours  au  fond  une  sen- 
sation de  douleur,  vous  le  savez:  seule,  toujours, 
l'excitation  nerveuse  a  pu  m'étourdir;  à  présent 
que  je  dois  éviter  toute  excitation,  vous  pouvez 
vous  imaginer  ce  qui  me  reste!  — 

Cependant  j'ai  encore  trop  de  choses  devant 
moi,  et  bientôt  la  vie  va  de  nouveau  s'emparer 
de  mon  être  tout  entier! 

Hier,  on  m'a  conduit  en  voiture  aux  Champs- 
Elysées  et  l'on  m'a  fait  faire  une  petite  prome- 
nade au  soleil.  Cela  m'a  réussi.  Je  vais  re- 
prendre!   Aussi  ai-je  retrouvé  la  patience.  .  .  . 

Dans  mon  nouvel  et  modeste  appartement, 
les  trois  gravures  de  Rome  pendent  encadrées 
au-dessus  et  auprès  de  mon  divan! 

*  Voir  Glasenapp,  II,  2,  282. 
'-^     117     ^ 


Adieu  pour  aujourd'hui!  Je  ne  puis  écrire 

davantage!...   Merci!   mille  fois!     Cordiale   et 

profonde  fidélité! . . . 

R.  W. 

110.  Paris,  17  Nov.  60. 

Encore  un  bulletin,  mon  enfant!  Cela  va, 
mais  très  faiblement  et  lentement:  le  temps  ne 
veut  pas  me  favoriser,  il  me  rejette  toujours  en 
arrière!  Cependant  j'ai  déjà  pu  faire  une 
première  course:  —  je  suis  allé  chez  le  relieur. 
La  réduction  de  Tristan  pour  piano  a  enfin 
paru.  J'avais  donné  l'ordre  aux  Hârtel  d'en- 
voyer quelques  exemplaires  à  Zurich  directe- 
ment, un  aussi  à  madame  Wille.  Pour  l'amie,  natu- 
rellement, je  ne  voulais  pas  me  borner  à  cela: 
j'avais  fait  venir  un  exemplaire  à  Paris;  je  vou- 
lais qu'il  fût  relié  à  mon  goût,  et  vous  l'offrir  de 
ma  propre  main.  L'exemplaire  arriva  tout  juste 
pendant  la  plus  méchante  période  de  ma  mala- 
die: figurez- vous  mon  chagrin!  Il  me  fallait 
voir  cet  exemplaire  là,  près  de  moi,  sans  pou- 
voir m'en  occuper.  Maintenant,  je  suis  allé 
chez  le  relieur:  je  doute,  malheureusement, 
qu'il  travaille  à  mon  goût;  ces  gens-là  sont 
tous  si  terriblement  dénués  de  fantaisie  et  d'in- 
vention !  .  .  . 

Il  faudra  bien  me  contenter  de  quelque 
chose  de  tout  à  fait  ordinaire  ;  et  vous  devrez 
vous   contenter,    vous,    de    la    bonne   intention. 


118 


J 


Cela  durera  encore  assez  longtemps,  avant  que 
ce  soit  fini,  et  il  vous  faudra  considérer  mon 
envoi  comme  un  cadeau  d'anniversaire  et  de 
Noël  !  .  .  . 

Pour  le  reste,  je  suis  tellement  .  .  .  mort! 
Je  ne  puis  guère  appeler  mon  état  d'âme  autre- 
ment !  Calme  absolu,  sans  le  moindre  intérêt 
à  l'existence:  les  futures  représentations  de  mes 
dernières  œuvres,  plus  rien  que  rêve  et  brouillard. 
Aucune  activité,  aucun  désir  !  .  .  . 

Mes  pauvres  nerfs  sont  toujours  très  dé- 
primés et  douloureux  :  ce  n'est  jamais  que 
l'excitation  du  moment  qui  me  donne  meilleure 
mine  ...  Et  cependant  .  .  .  cela  va,  cela  ira  .  .  . 
mais  comment?  Dieu  le  sait!  ...  Si  du  moins 
il  n'y  avait  pas  ces  taches  au  soleil!  Un  temps 
clair,  c'est  encore  ce  qui  me  fait  le  plus  de 
bien  .  .  .  Lundi,  j'assisterai  de  nouveau  à  une 
répétition  :  il  me  faut  apprendre  à  être  bien 
calme  .  .  . 

Ah!  votre  petit  chien  est  tout  à  fait  délicieux! 
Comment  s'appelle-t-il  donc?  Fut-ce  un  coup 
de  maître  de  l'ami  Otto?  Croyez- moi,  vous 
devrez  à  cet  animal  beaucoup  de  joie:  la  com- 
pagnie des  animaux  a  toujours  quelque  chose 
de  très  calmant.    Je  vous  félicite! 

Et,  en  guise  de  conclusion,  ma  profonde 
gratitude  encore  pour  les  bonnes  amitiés,  qui 
\inrent  me  trouver  dans  ma  chambre  de  malade: 
qu'il  n'en  soit  pas  venu  depuis  quelques  jours, 


119 


voilà  ce  qui  m'afflige.     Vous  n'êtes  pas  souf- 
frante vous-même,  j'espère?    Rassurez-moi!  .  .  . 
Mille  compliments  cordiaux  à  Wesendonk! 
Il  aura  bientôt  de  mes  nouvelles. 
Adieu,  et  portez-vous  bien  ! 

Votre 

R.  W. 


111.  Paris,  3,  rue  d'Aumale. 

4  Dec.  60. 

Vite  un  cordial  salut  à  la  chère  enfant  ! 
Et  un  peu  de  consolation  !  .  .  . 

Depuis  une  semaine,  ma  convalescence  a 
fait  de  grands  progrès.  Les  forces  reviennent, 
la  mine  est  meilleure  :  on  me  trouve  le  regard 
plus  vif  .  .  . 

C'était  donc  là  un  sérieux  avertissement. 
Il  m'a  fait  grande  impression  :  je  m'arrange 
soigneusement  mon  avenir,  pour  pouvoir  rem- 
plir la  tâche  de  ma  vie.  J'espère,  pourtant  de 
nouveau,  pouvoir  m'en  acquitter! 

Êtes -vous  plus  satisfaite,  chère  et  fidèle 
amie? 

Pour  Tannhâuser,  nous  voulons  attendre 
encore.  Je  ne  dirige  pas  l'orchestre  moi-même, 
et,  une  fois  quitte  des  répétitions,  je  suis  quitte 
de  tout  !  .  .  . 

A  bientôt  de  plus  amples  nouvelles  du 

Vivant. 


120 


à 


112.  [Paris,  Dec.  60.] 

Quelques  lignes  seulement,  qui  vous  en 
diront  assez,  amie!  .  .  . 

Je  fais  tout  mon  possible  pour,  —  en  me 
ménageant  beaucoup  —  pouvoir  assister  régu- 
lièrement aux  répétitions  quotidiennes.  Et 
d'ailleurs,  voici  ma  façon  de  vivre  : 

A  dix  heures,  je  vais  me  coucher;  je  reste 
ordinairement  trois,  quatre  et  jusqu'à  cinq  heures, 
sans  dormir  ;  je  me  lève,  très  faible,  vers  dix 
heures  du  matin,  m'étends  derechef  après  le 
déjeuner,  n'entreprends  rien,  n'écris  pas  une 
ligne,  lis  un  tout  petit  peu,  m'habile  ensuite 
vais  en  voiture  à  l'Opéra,  à  une  heure,  assiste 
à  la  répétition,  reviens  chez  moi  entre  quatre 
et  cinq  heures,  mort  de  fatigue,  m'étends  de 
nouveau,  cherche  à  dormir  un  peu,  dîne  à  cinq 
heures  et  demie,  me  repose  alors  encore  un 
tantinet,  ne  reçois  âme  qui  vive,  excepté  le 
médecin,  —  afin  de  ne  point  devoir  parler,  — 
lis  quelques  lignes  et  recommence  enfin  comme 
il  est  dit  ci-dessus  .  .  . 

Vous  voyez  par  là  combien  profondément 
mes  pauvres  nerfs  sont  malades.  Je  ne  puis 
plus  jamais  chanter,  exécuter  des  actes  entiers 
de  mes  opéras,  comme  je  le  faisais  jusqu'ici, 
rarement  du  moins,  il  ne  peut  plus  même  en 
être  question. 

C'étaient,  chaque  fois,  des  efforts  surhu- 
mains, que  j'ai  maintenant  à  payer.    De  même, 


121 


pour  ce  qui  est  de  diriger  l'orchestre,  comme 
je  le  faisais  autrefois,  cela  ne  m'arrivera  plus  ! 
—  Comment  je  mènerai  à  bien  la  tâche  de  ma 
vie,  je  n'en  sais  rien  .  .  . 

Cependant,  il  faut  espérer  beaucoup  du 
repos,  des  ménagements,  du  «petit  à  petit»,  et 
cela  ira  mieux,  en  tout  cas  .  .  . 

Il  est  digne  de  vous  d'avoir  pensé  à  vous 
rapprocher  maintenant  de  moi,  pauvre  malheu- 
reux ;  pourtant,  moi  aussi,  je  crois  que  dame 
Raison  est  dans  le  vrai.  Arrivez  pour  Tann- 
hâuser;  peut-être  pas  pour  les  premières  repré- 
sentations, mais  plutôt  quand  j'aurai  déjà  repris 
quelque  peu  mon  aplomb:  dans  un  état  pareil  à 
celui  de  maintenant,  je  n'existe  vraiment  pas. 
Consultez  bien,  là-dessus,  avec  Otto!  — 

J'ai  appris  avec  un  vif  plaisir  ce  que  vous 
me  rapportez  de  madame  Wille:  je  m'y  atten- 
dais bien  et  je  ne  lui  en  veux  plus.  Je  sais, 
après  tout,  ce  qu'elle  vaut,  quoiqu'elle  ne  soit 
pas  faite  pour  l'action.  Souvent  nous  n'avons 
pas  besoin  de  cette  énergie,  mais  seulement 
d'intelligence  et  de  sympathie:  et  l'on  ne  saurait 
apprécier  assez  hautement  pareille  aubaine!  .  .  . 
Saluez-la  cordialement  de  ma  part  !  .  .  . 

Cordiales  salutations  aussi  à  la  famille  y 
compris  le  brave  papa!  Faible  et  mélancolique, 
mais  toujours  fidèle  et  reconnaissant,  je  de- 
meure vôtre. 

R.  W. 


122 


113.  Pour  le  23  Décembre  1860. 

Je  viens  de  trouver  encore  un  feuillet  de 
ma  couleur  :  '  il  faut  qu'il  vous  porte,  amie, 
mes  compliments  pour  votre  anniversaire  ! 

Que  vous  souhaiter?  Que  vous  offrir? 
Une  existence  extrêmement  difficile  et  sans 
repos  me  fait  considérer  comme  souhaitable, 
entre  toutes  choses,  le  repos!  Je  languis  telle- 
ment après  lui  que  je  le  souhaite  aussi  à  autrui, 
et  notamment  à  l'être  qui  m'est  le  plus  cher, 
comme  le  bien  suprême.  Il  est  dur  à  conqué- 
rir :  qui  ne  Ta  pas  reçu  en  naissant,  ne  l'aura 
guère  en  partage  et,  seul,  l'entier  brisement  de 
son  propre  caractère  pourra  lui  valoir  cette 
conquête.  Quiconque  reste  ainsi  dans  la  vie, 
et  sacrifie  à  tout  moment  sa  nature  à  cette  vie, 
celui-là,  si  nous  regardons  les  choses  en  grand, 
peut  bien  être  arrivé  au  calme  presque  parfait; 

'  mais  bientôt  le  menu  détail  de  la  vie  quoti- 
dienne excitera  de  nouveau  son  tempérament, 
l'impatientera,  l'inquiétera.  Combien  étrange,  ce 
qui  m'arrive  maintenant!  Je  reste  froid,  insen- 
sible, à  tout  ce  qui  met  en  mouvement,  presque 
sans  exception,  le  monde.  La  gloire  n'a  guère 
de  puissance  sur  moi;  le  gain  n'en  a  que  pour 

i    autant  qu'il  m'assure  l'indépendance.   Avec  l'une 
ou  l'autre  éventualité  en  vue,  entreprendre  sé- 


^  Le   Maître    écrivait  habituellement    sur   du   papier 
couleur  lilas. 


123 


rieusement  quelque  chose  me  serait  à  jamais 
impossible.  Avoir  raison  m'est  de  même  in- 
différent, depuis  que  je  sais  combien  est  in- 
croyablement petit  le  nombre  des  gens  qui  sont 
faits,  seulement,  pour  comprendre  les  autres. 
Le  violent  désir,  si  naturel  et  pardonnable, 
d'obtenir  de  chacune  de  mes  œuvres  une  re- 
présentation parfaitement  adéquate  à  mon  idéal, 
a  fini  pourtant  par  se  refroidir  aussi  beaucoup, 
et  cela,  notamment,  au  cours  de  cette  dernière 
année.  Les  rapports  que  j'ai  repris  avec  les 
musiciens,  les  chanteurs,  etc,  m'ont  coûté  dere- 
chef de  profonds  soupirs,  et  ma  résignation, 
de  ce  côté-là  aussi,  en  a  été  nourrie  et  fortifiée. 
Il  me  faut  comprendre,  de  plus  en  plus  claire- 
ment, à  quelle  incalculable  distance  je  me  suis 
éloigné  de  cette  base  —  invariable  dans  notre 
vie  moderne  —  sur  laquelle  se  fondent  même 
les  créations  de  mon  art.  Volontiers  je  recon- 
nais que,  si  mon  regard  se  porte  soudain  vers 
mes  Nibelungen,  vers  Tristan,  il  me  semble 
que  je  m'éveille  en  sursaut  d'un  rêve,  et  je 
me  dis:  «Où  étais-tu?  ...  Tu  as  rêvé!  Ouvre 
les  yeux  et  regarde  :  voici  la  réalité  !  ...  » 

Oui,  je  ne  nie  pas  que  je  tiens  mes  œuvres 
nouvelles  proprement  et  précisément  pour  in- 
exécutables. Si  pourtant  l'intime  besoin  se 
ranime  de  réaliser,  ici  même,  une  possibilité, 
cela  encore  ne  redevient  possible  que  parce 
que  je  laisse  mon  cerveau  retourner  au  pays  des 


124 


rêves.  Alors,  il  faut  que  des  circonstances  fa- 
vorables, inouïes,  sans  exemple,  m'apparaissent 
comme  possibles  et  que  je  m'attribue  la  force 
énorme  d'amener  ces  circonstances.  Devant 
mes  continuelles  expériences  de  l'incroyable 
faiblesse  et  de  la  nature  superficielle  de  toutes 
les  personnes  et  de  toutes  les  combinaisons, 
sur  lesquelles  s'appuyait  la  possibilité  de  mes 
conceptions,  la  résignation  va  toujours  croissant, 
et  m'inspire  cette  inertie,  qui  se  détourne  crain- 
tivement des  prétentions  inutiles.  Je  ne  pense 
plus  que  très  peu  à  cela  .  .  . 

Si  quelque  chose  m'anime  un  peu  maintenant 
pour  cette  entreprise  parisienne  deTannhâuser, 
c'est  tout  simplement  que  l'indélébile  propriété  de 
ma  nature  est  de  s'agiter  sous  l'influence  d'un  but 
artistique.  Péniblement,  il  faut  que  je  m'efforce, 
toute  la  journée,  pour  m'intéresser  à  la  chose  : 
mais,  sitôt  que  je  suis  à  la  répétition,  la  puis- 
sance immédiate  de  l'art  a  prise  sur  moi  ;  je 
prodigue  mon  être  et  mes  forces,  et  cela  pour 
une  chose  qui  me  laisse,  au  surplus,  indifférent . . . 

Voilà  mon  histoire,  en  vérité!  .  .  . 

Et  pourtant,  combien  différent  de  cela,  et 
tout  autre,  me  voit  non  seulement  le  monde, 
mais  encore  toutes  mes  connaissances,  et  jusqu'à 
mon  ami  le  plus  dévoué!  Cette  insensée,  cette 
ineffaçable  opinion  de  quiconque  m'approche, 
voilà,  m'est-il  possible  d'affirmer,  ce  dont  je 
souffre  presque  uniquement.    Je  puis  prêcher, 


125 


gaspiller  de  Téloquence,  du  chagrin,  de  la 
colère,  de  la  fureur  :  —  la  seule  réponse  que 
j'obtienne,  c'est  un  sourire  de  regret  pour  une 
mauvaise  humeur  momentanée.  Si  les  gens 
pouvaient  alors  deviner  la  signification  de  mon 
silence  quand  je  m'arrête  soudain,  et  pâle,  avec 
l'air  indifférent,  rentré  en  moi-même  ! 

O  mon  enfant!  Où  donc  trouverai-je  alors 
ma  seule  et  unique  consolation?. ..  J'ai  trouvé, 
un  jour,  le  cœur  et  l'âme  qui  dans  ces  moments- 
là  me  comprenaient  à  fond  et  auxquels  j'étais 
devenu  cher,  justement,  parce  qu'ils  m'avaient 
compris  et  devaient  me  comprendre  ainsi  ! 
Voyez,  je  me  réfugie  alors  vers  cette  âme  ; 
mort  de  fatigue,  je  m'abandonne  et  m'abîme 
dans  la  douce  et  pure  atmosphère  de  cette 
créature  amie.  Toutes  les  épreuves,  les  émo- 
tions, les  soucis,  les  douleurs  inouïes  de  ce 
passé  se  fondent,  comme  une  nuée  d'orage,  en 
une  rosée  rafraîchissante,  qui  mouille  mes  tempes 
en  feu  :  alors  j'éprouve  un  rafraîchissement,  et 
le  repos  enfin,  le  doux  repos:  je  suis  aimé,  — 
reconnu  !  .  .  . 

Et  ce  repos,  je  vous  l'offre  !  Dans  l'heu- 
reuse conscience  de  ce  que  vous  êtes  pour 
moi  —  l'ange  de  mon  repos,  la  gardienne  de 
ma  vie  —  trouvez  aussi  la  noble  source  qui 
arrose  les  déserts  de  votre  existence!  Partagez 
mon  repos  et  recevez-le  tout  entier  aujourd'hui, 
comme  j'en  jouis  en  ce  moment  où  je  m'abîme 


126 


I 


tout    entier    en    vous!      Tel    est    mon    souhait, 

mon  présent  ! 

R.  W. 

114.  Mardi  gras  [12  Février  1861]. 

Le  Mardi  gras,  à  la  fin,  me  donne  encore 
une  matinée  tranquille  pour  que  je  puisse,  amie, 
vous  parler  un  peu  de  moi. 

Quand  je  n'ai  rien  en  tête  que  les  cent 
détails  nécessités  par  mon  entreprise  actuelle, 
il  n'y  a  pas  de  bon  sens,  dirai-je,  à  vous  parler 
de  moi.  Ce  qu'il  y  a  toujours  eu,  justement, 
de  plus  beau  dans  nos  rapports,  c'est  que  seule 
la  véritable  essence  de  nos  actes  et  de  nos 
pensées,  sous  une  forme  purifiée,  nous  semblait 
digne  d'attention,  et  que  nous  nous  sentions  en 
quelque  sorte  émancipés  de  la  vie  proprement 
dite,  sitôt  que  nous  nous  rencontrions.  Quand 
je  me  débarrasse  la  tête  de  tout  le  fatras  pour 
la  conserver  libre  à  votre  intention,  il  va  de 
soi  que  seul  le  meilleur  doit  rester,  et  qu'il  ne 
peut  plus  être  question  d'aucune  peine  ;  en 
revanche,  une  vague  mélancolie  enveloppe  l'âme, 
une  mélancolie  qui  nous  montre  tout  le  reste 
sous  le  jour  convenable  du  néant,  car  rien  n'a 
de  véritable  valeur  pour  celui  qui  sent  combien 
de  sacrifices  il  a  toujours  à  faire,  s'il  veut 
donner  une  signification  à  l'apparence  de  la 
réalité  .  .  . 

Ce  qui  me  console  des  nombreuses  peines 


127 


que  me  cause  l'art,  c'est  qu'il  peut  toujours  vous 
apparaître  sous  un  aspect  de  plus  en  plus  serein. 
Vous  avez  des  tableaux  et  vous  les  aimez,  vous 
lisez,  vous  étudiez,  vous  écoutez;  vous  retirez 
de  tout  cela  ce  qui  vous  semble  digne  et  noble, 
et  demeurez  insensible  à  ce  que  vous  pouvez 
négliger.  Toutes  vos  lettres,  même  les  dernières 
de  cet  hiver,  s'accordent  sur  ce  point  que  vous 
est  dévolu  le  bonheur  d'une  paisible  et  douce 
jouissance.  Le  sens  de  cette  jouissance  vous 
aura  été  pleinement  révélé  maintenant:  elle  est 
peut-être  pour  vous  ce  qu'est  pour  moi  mon 
activité,  peut-être  ma  détresse.  Cependant  je 
m'imagine  souvent  que,  moi  aussi,  je  serais 
capable  de  pareille  jouissance  et  que,  seule,  ma 
mission  m'en  écarte.  Quand  je  considère  ce 
que  je  puis  de  nouveau  supporter,  il  me  faut 
m'étonner  et  tenir  pour  injustifié  le  désir  si 
ardent  d'un  repos  absolu  et  solitaire.  Et  pour- 
tant un  certain  repos  intérieur  m'accompagne 
toujours:  celui  de  la  plus  profonde  et  complète 
résignation.  Une  incrédulité  parfaitement  exempte 
de  haine,  mais  d'autant  plus  sûre,  s'est  emparée 
de  moi  :  mon  espérance  se  trouve  tellement 
réduite  à  rien  et,  notamment,  toutes  mes  rela- 
tions avec  les  gens  qui  m'approchent  reposent 
sur  des  fondements  si  légers,  malgré  le  libre 
cours  donné  parfois  à  mon  naturel,  souvent  très 
communicatif,  que  tout  ébranlement  est  ici  im- 
possible. 


128 


Tel  ou  tel,  qui  aujourd'hui  m'approchait 
de  fort  près,  ne  plus  le  voir  pendant  des  mois, 
pendant  le  quart,  même  pendant  la  moitié 
d'une  année,  n'apporte  pas  un  atome  de  trouble 
dans  ces  relations.  Je  ne  suis  nullement  rébar- 
batif, mais  d'une  incroyable  indifférence.  Je  ne 
dépends  nulle  part  de  l'habitude. 

Vous  m'avez  demandé  quel  était  mon 
cercle  de  femmes?  J'ai  fait  de  nombreuses 
connaissances  ;  pas  une  avec  qui  je  sois  entré 
en  commerce  habituel. 

Madame  OUivier  est  fort  bien  douée,  elle 
a  même  un  naturel  éblouissant  ...  Je  me 
demande  comment  il  se  fait  que  nous  nous 
voyions  si  rarement  ...  Il  en  est  ainsi  de 
toutes  mes  connaissances  :  les  chances  de  gain 
à  les  cultiver  davantage  sont  tellement  inégales 
que  je  me  résigne  volontiers,  de  toute  façon, 
et  —  au  gré  de  mon  humeur  aussi,  —  me  con- 
tente de  ce  que  le  hasard  m'apporte  à  la  mai- 
son. Il  y  a,  entre  autres  .  .  .  une  demoiselle 
de  Meysenbug,^  qui  séjourne  ici,  présentement, 
comme  gouvernante  des  enfants  d'une  famille 
russe  :  elle  .  .  .  avait  ceci  pour  elle,  lorsqu'on 
me  l'amena,  que,  dans  le  temps,  à  Londres, 
un  jour  de  méchante  humeur,  je  l'avais  une 
fois   fort   maltraitée.     Ce   souvenir  me   toucha, 

^  Voir  M.  de  Meysenbug:  le  Génie  et  le  Monde, 
dans  la  revue  Cosmopolis  (Aoîit  1896).  Comparer  Glase- 
napp,  II,  2,  235  et  suiv. 

II  ^     129     ^  9 


et  maintenant  elle  est  en  meilleure  posture  au- 
près de  moi  .  .  . 

De  ce  qu'on  appelle  le  grand  monde,  une 
dame  que  je  connaissais  autrefois  de  manière 
superficielle  m'a  inspiré,  cette  fois,  un  plus  vif 
intérêt  que  précédemment  :  c'est  la  comtesse 
Kalergis,^  nièce  du  chancelier  de  l'Empire  de 
Russie,  Nesselrode,  de  laquelle  je  vous  ai  déjà 
parlé  jadis  .  .  . 

L'été  dernier,  se  trouvant  à  Paris  pour 
quelque  temps,  elle  vint  me  voir,  et,  finalement, 
me  résolut  à  mander  Klindworth  de  Londres 
pour  faire  de  la  musique  avec  elle.  Je  chantai 
avec  la  Garcia -Viardot  le  second  acte  de  Tristan: 
tout  à  fait  entre  nous;  il  n'y  avait  là  que  Berlioz. 
Des  fragments  des  Nibelungen  furent  aussi 
exécutés.  C'était  la  toute  première  fois  depuis 
que  je  suis  séparé  de  vous.  Ce  qui  m'a  fait 
m'intéresser  davantage  à  cette  femme,  c'est  que 
j'ai  remarqué  en  elle  une  étrange  satiété,  un 
mépris  du  monde,  un  dégoiit,  qui  auraient  pu 
me  paraître  indifférents,  si  je  n'avais  remarqué 
en  même  temps  une  manifeste  et  profonde 
passion  pour  la  musique  et  la  poésie,  qui,  dans 
ces  conditions,  me  paraissait  mériter  une  sé- 
rieuse attention.     Comme  son  talent  aussi  était 

^  Marie  Kalergis- Nesselrode,  plus  tard  madame  de 
Muchanoff,  à  qui  sont  dédiés  les  Éclaircissements  sur 
le  Judaïsme  dans  la  Musique.  Voir  aussi  R.  Wagner, 
Écrits  8,  299  et  suiv.     Comparer  Glasenapp,  II,  2,  265. 


130 


sérieux,  cette  femme,  en  fin  de  compte,  n'était 
pas  sans  intérêt  pour  moi.  Elle  fut  aussi  la 
première  personne  qui  —  très  spontanément  — 
me  surprit  par  une  intelligence  réellement  magna- 
nime de  ma  situation  .  .  .^ 

Madame  de  Pourtalès,ambassadrice  de  Prusse, 
a  Tair  de  n'être  pas  sans  profondeur  et  d'avoir, 
en  tout  cas,  le  goût  noble  .  .  . 

J'ai  découvert  une  nature  singulièrement 
énergique  en  la  femme  du  ministre  de  Saxe, 
madame  de  Seebach  ...  Ce  qui  me  surprit  chez 
elle,  c'est  un  certain  feu  doux,  qui  couve  sous 
la  lave.  Elle  ne  comprenait  pas  comment  on 
pouvait  n'être  point  frappé  par  la  prodigieuse 
ardeur  de  mes  conceptions,  et  se  demandait  si 
elle  emmènerait  sa  jeune  fille  à  Tannhâuser... 
Voilà  de  ces  connaissances  curieuses  que  l'on 
fait  à  présent!  Mais  ce  ne  sont  que  .  .  .  des 
connaissances!  .  .  . 

Ah!  mon  enfant.  .  .laissons  tout  cela!  Et, 
croyez-moi,  on  se  traîne  tout  juste  ainsi,  pé- 
niblement, bien  péniblement,  —  et  l'on  se  rend 
compte  à  peine  comment  on  fait.  Tout  désir 
est  vain:  faire  et  se  tracasser,  c'est  le  seul 
moyen  d'oublier  sa  misère. 

^  A  titre  de  don,  d'hommage  personnel  tout  pur,  la 
comtesse  Kalergis  rendit  au  maître,  par  ses  moyens 
propres,  la  somme  que  lui  avaient  coûté  les  trois  con- 
certs de  Paris.  Wagner,  en  témoignage  de  gratitude,  lui 
offrit  les  esquisses  d'orchestre  de  Tristan. 


131 


Votre  décision,  mon  enfant,  de  ne  point 
venir  pour  Tannhauser  m'avait  —  comme 
vous  pouvez  bien  le  croire!  —  beaucoup  attristé... 
simplement  parce  qu'elle  m'ôtait  la  joie  de  vous 
revoir  bientôt.  Les  raisons,  telles  que  toutes 
ensemble  elles  vous  avaient  apparu,  je  devais 
les  approuver  pour  vous-même,  car  j'ai  toujours 
agi  le  plus  sûrement,  lorsque  je  m'efforçais  de 
vous  comprendre,  et  que  j'enrichissais  mon 
sentiment  propre  en  l'appropriant  au  vôtre,  — 
et  souvent  même  je  le  rectifiais.  J'étais  triste  . . . 
et  me  taisais  . . . 

Otto  m'a  cependant  écrit,  il  y  a  quelques 
jours,  que  vous  viendriez  tout  de  même  pour 
assister  à  l'événement.  Voyez-vous,  cela  me 
causa  une  joie  si  intimement  douloureuse!  Je 
savais  que  vous  vous  étiez  fait  tort,  et  la  nou- 
velle me  rendit  tellement  heureux,  que  j'osais 
à  peine  espérer  l'accomplissement  de  cette  pro- 
messe!... Mais  voilà  qu'Otto  m'écrit  encore: 
—  vous  ne  viendrez  pas  avec  lui.  Cela  m'agite 
de  nouveau  inexprimablement!  Vous  le  croyez 
bien,  n'est-ce  pas?  . . . 

Permettez  à  l'ami,  qui  vient  de  passer 
encore  par  bien  des  luttes,  un  mot  dit  tran- 
quillement: 

Ce  premier  temps  de  Tannhauser  pèsera 
lourdement  sur  mes  épaules:  je  ne  le  considère 
pas  comme  favorable  au  paisible  besoin  de  nos 
âmes.     Beaucoup  de  superfluités  seront  inévi- 


132 


tables;  tout  ira  vers  le  dehors,  de  la  façon  la 
plus  fâcheuse.  Je  devrais  donc  juger  meilleur 
d'entrer  dans  vos  vues  et  d'attendre  un  temps 
plus  calme,  où  vous  présenter  pour  la  première 
fois,  une  œuvre  entière  de  moi,  montée  avec  au- 
tant de  soin  que  Ton  en  met  à  monter  ici  Tann- 
hàuser:  la  représentation  même  doit  être  et 
sera  pour  vous  alors,  en  de  paisibles  dispo- 
sitions, une  grande  chose,  et  nous  en  jouirons 
paisiblement . . . 

Je  dis  tout  cela,  et  je  vous  le  concède.  Mais 
vous  cacherai-je  que  tout  disparaît  devant  la 
pensée  de  vous  revoir  enfin  —  ne  fût-ce  qu'une 
heure?  —  Non,  mon  enfant,  je  ne  vous  le 
cacherai  pas!  Et  si  vous  arrivez,  malgré  tout, 
au  risque  de  retrouver  peu  de  moi-même, 
de  mon  vrai  moi,  malgré  tout  je  bénirai  l'heure 
—  égoïste  que  je  suis!  —  où  je  pourrai  de  nou- 
veau plonger  mon  regard  dans  vos  yeux!... 

Et  maintenant,  assez!  Vous  savez  tout  cela 
mieux  que  moi!  —  Pour  le  moment,  j'ai  un 
peu  de  tranquillité,  c'est-à-dire  pas  de  répétitions 
quotidiennes.  Par  de  multiples  besognes  acces- 
soires, mon  temps  est  toujours  extrêmement 
pris.  Les  répétitions  vont  leur  train,  avec  un 
soin  inouï,  qui  souvent  me  confond,  et  l'on 
peut  compter,  en  tout  cas,  sur  une  exécution 
tout  à  fait  extraordinaire.  Niemann  est  absolu- 
ment sublime;  c'est  un  grand  artiste,  de  l'espèce 
la   plus    rare.     La    mise   en   valeur   des    autres 


133 


rôles  sera  plutôt  un  résultat  artificiel;  j'espère 
pourtant  qu'à  force  de  soin  on  dissimulera  les 
ficelles. 

Et  maintenant  mille  compliments,  de  tout 
cœur!  Remerciez  bien  Otto  pour  sa  fidèle  con- 
stance: quoi  qu'il  puisse  trouver  ici,  il  le  sup- 
portera, et  remportera  certainement  une  impres- 
sion profonde! 

Adieu,  amie! 

La  représentation  est  toujours  fixée  au 
vendredi  22.  Otto  doit  pourtant  s'attendre  à 
ce  qu'elle  soit  remise  au  lundi  25! 

115.  Paris,  6  Avril  61. 

Ma  chère  enfant! 

Je  crois  que  vous  étiez  injuste  à  mon  égard, 
en  vous  montrant  quelque  peu  froissée  de  ce 
que  je  vous  aie  communiqué  une  lettre  assez 
importante  adressée  à  moi  et  n'aie  pas  trouvé 
un  mot  pour  l'accompagner.  Est-ce  que  le 
silence  a  perdu  sa  signification  pour  vous? 
Pouvez-vous  vous  imaginer  seulement  que  je 
n'aie  rien  à  dire  en  pareil  cas?  Ce  serait  mal 
me  comprendre. 

Vraiment,  j'en  ai  assez  de  ne  causer  que 
des  soucis,  éternellement,  à  mes  amis.  De  toute 
la  scabreuse  aventure  de  Paris  il  ne  me  reste 
que  ce  sentiment  d'amertume.     La  catastrophe^ 

»  Voir  Glasenapp,  II,  2,  290—315. 


134 


elle-même  m'a  laissé  au  fond  passablement  in- 
différent. Si  je  n'avais  eu  en  vue  qu'un  succès 
extérieur,  il  m'aurait  fallu,  naturellement,  pro- 
céder d'une  toute  autre  façon;  mais  c'est  juste- 
ment ce  dont  je  suis  incapable.  Un  tel  succès 
ne  pouvait  compter  pour  moi  que  comme  une 
suite  du  succès  intime  de  la  chose.  La  possi- 
bilité d'une  représentation  vraiment  belle  d'une 
de  mes  œuvres  me  séduisait:  lorsqu'il  me  fallut 
l'abandonner,  j'étais  déjà  bel  et  bien  battu.  Ce 
qui  m'est  advenu  n'était  que  le  juste  châtiment 
de  m'être  encore  une  fois  fait  illusion:  il  ne 
m'a  plus  touché  profondément.  La  représen- 
tation de  mon  œuvre  m'était  si  étrangère,  que 
ce  qui  lui  arrivait  ne  me  regardait  pas  en  réa- 
lité; je  pouvais  assister  à  tout  cela  comme  à  un 
spectacle.  Si  l'accident  a  des  suites  ou  non,  la 
question  à  présent  me  laisse  froid:  tout  ce 
que  je  ressens  à  ce  propos,  c'est  de  la  fatigue, 
du  dégoût . . . 

Ce  qui  réellement  me  rongeait,  et  cela 
seul,  —  c'était  le  sentiment,  aussitôt  revenu, 
que,  de  chances  aussi  incalculablement  folles 
que  celles  d'un  succès  parisien,  une  de  mes 
œuvres  les  plus  intimes^  et,  du  même  coup, 
tout  mon  avenir  devaient  dépendre  si  étroite- 
ment. Cela  est  si  horrible  et  si  insensé  que, 
pendant  tout  un  temps,   le  plus  sage  me  parut 

'  Tristan  et  Isolde.     (Voir  plus  haut:  lettre  101.) 

— -     135     •-. 


de  renoncer  à  une  existence  toute  faussée,  im- 
possible à  redresser,  et  cela  très  sincèrement! 

Je  fatigue  mes  amis  de  la  manière  la  plus 
inexcusable,  et  je  traîne  avec  moi  des  fardeaux 
que  je  ne  puis  vraiment  plus  porter ...  Le  bon 
Bûlow,  qui  ressentit  profondément  ma  douleur, 
essaye  maintenant  de  m'ouvrir  quelque  per- 
spective en  Allemagne.  Pour  moi,  j'ai  peu  de 
confiance,  et  crois  bien  que  je  devrai  m'ex- 
ténuer  peu  à  peu  en  efforts  vers  le  repos, 
jusqu'à  ce  que  j'arrive  au  repos  véritable.  J'ai 
pourtant  des  devoirs  qui  me  tiennent  encore 
debout:  le  souci  me  donne  une  nouvelle  vie  . . . 

Je  ne  puis  parler  de  moi  plus  longuement 
à  l'enfant;  mais  je  me  réserve  de  sourire  encore 
bien  gentiment  lorsque,  trompé  par  les  appa- 
rences, on  croira  pouvoir  me  féliciter  préma- 
turément, comme  cela  m'est  arrivé  il  n'y  a  pas 
longtemps  . . . 

Mon  enfant,  où  s'en  est  allé  le  bonheur  des 
soirées  de  Calderon?  Quelle  mauvaise  étoile 
m'a  fait  sortir  de  mon  seul  digne  asile?  Croyez- 
moi,  quelque  autre  son  de  cloche  que  vous 
puissiez  entendre,  —  quand  je  quittai  cet  asile, 
mon  étoile  était  vouée  à  la  chute;  je  ne  puis 
plus  que  tomber  encore!  .  .  . 

Jamais,  jamais  n'ayez  d'autre  opinion  là- 
dessus!  Tenez-vous  à  cela  uniquement!  .  .  .  . 
Je  ne  me  plains  pas,  je  n'accuse  pas:  —  il  en 
devait  être  ainsi;  mais,  pour  rester  toujours  juste 


136 


envers  moi,  ne  Toubliez  non  plus  jamais!  .  .  . 
Cela,  je  voulais  vous  le  dire  encore:  oh!  impri- 
mez-vous bien  cela  dans  Tesprit!... 

Et  maintenant  faites  mes  meilleures  amitiés 
à  Otto  ...  Sa  présence  ici  pendant  ces  mauvais 
jours  m'a  presque  plus  chagriné  que  réjoui;  je 
dois  cependant  déclarer  de  tout  cœur  que  sa 
sollicitude,  sa  sympathie,  toute  sa  façon  d'être 
m'a  profondément  touché.  Mais  je  ne  pouvais 
rien  être  personnellement  pour  lui.  C'était  un 
perpétuel  affolement,  et  l'échec  proprement  dit 
de  mon  entreprise  ne  se  décida  justement  que 
lors  de  sa  présence  à  Paris.  Ces  répétitions,  où 
mon  œuvre  me  devenait  toujours  plus  étrangère 
et  méconnaissable,  c'est  là  que  je  souffris  le  plus. 
Les  représentations,  au  contraire,  m'ont  produit 
l'effet  de  coups  purement  physiques,  me  rappe- 
lant de  ma  douleur  morale  au  sentiment  de  ma 
triste  existence.  Les  coups  mêmes  n'avaient 
d'effet  qu'à  la  surface  . . . 

Dites  aussi  à  Otto  que,  sans  doute,  on  pourra 
bientôt  lire  dans  l'Illustré  de  Leipzig  un 
article  de  moi-même  sur  toute  l'affaire  du  Tann- 
hauser  à  Paris. ^  J'avais  promis  quelque  chose 
comme  cela  à  un  parent . . . 

Adieu,  amie! 

Dans  quelques  jours,  il  me  faut  aller  pour 
peu  de  temps  à  Carlsruhe  et  puis  m'en  revenir 

^  Voir  Richard  Wagner,  Écrits,  7,  181  et  suiv. 
'-.     137     '-- 


bien  vite,  parce  que  j'ai  encore  trop  de  choses 
à  régler  ici. 

Mille  amitiés! 

R.  W. 

116.  Vienne,  1  11  Mai  61. 
Je  viens  d'assister  à  la  répétition  de  Lohen  - 

grin!  L'effet  incroyablement  saisissant  de  cette 
première  audition,  dans  les  circonstances  les 
plus  belles  et  les  plus  douces,  tant  pour  l'artiste 
que  pour  l'homme,  je  ne  puis  le  tenir  enfermé  en 
moi-même,  sans  vous  le  communiquer  aussitôt. 
Douze  années  de  ma  vie  —  et  quelles  années! 
—  je  les  ai  revécues!!  Vous  aviez  raison  de  me 
souhaiter  souvent  cette  joie!  Mais  nulle  part 
elle  n'aurait  pu  m'être  donnée  aussi  complète- 
ment qu'ici!    Ah!  si  vous  étiez  là  demain!!... 

Mille  cordiales  amitiés! 

R.  W. 

117.  Paris,  27  Mai  61. 
J'arrive  à  l'instant,  et  je  trouve  la  charmante 

lettre  de  la  chère  enfant,  réexpédiée  de  Vienne, 
où  elle  devait  m'apporter  une  joie  pour  mon 
anniversaire.  Indescriptiblement  beau,  l'effet  de 
ces  lignes,  à  présent  qu'on  s'est  revu  dans 
l'intervalle  :  un  rêve  est  devenu  vérité  pour  se 
dissoudre  de  nouveau  dans  la  brume  du  souvenir! 

*  Voir  Glasenapp,  II,  2,  316  et  suiv. 

--.     138     -- 


Il  y  a  donc  moyen  encore  de  goûter  le 
réconfort  et  l'encouragement  le  plus  amical  ! 
Ils  nous  appartiennent,  et  pour  nous  se  renou- 
vellent toujours,  parce  que  notre  conscience  est 
pure  et  libre.  Certainement,  nous  nous  reverrons 
encore  maintes  fois,  et  chaque  rencontre  ajoutera 
une  fleur  plus  belle,  plus  noble,  à  la  couronne 
de  notre  vie  ! 

Mille  fidèles  amitiés  de  celui  qui  vient  de 
vous  quitter  !  .  .  . 

A  Carlsruhe,  j'ai  eu  des  rapports  fort  agré- 
ables avec  le  grand-duc  :  il  se  réjouit  fort 
d'apprendre  ma  ferme  décision  de  préférer  pour 
mon  installation  Carlsruhe  à  n'importe  quelle 
autre  ville  d'Allemagne.  Tout  ce  qu'il  peut  faire 
pour  m'aider  à  avoir  une  demeure  convenable, 
il  le  fera  avec  empressement. 

Liszt  est  encore  ici  :  je  le  verrai  ce  soir 
chez  moi,  longuement  .  .  .  Pour  le  reste,  mon 
enfant,  je  vois  maintenant  devant  moi  une  période 
mauvaise,  difficile:  puissé-je,  d'ici  au  commen- 
cement de  Juillet,  époque  à  laquelle  je  repasse- 
rais alors  le  Rhin,  en  avoir  bien  fini  avec  tout 
cela  !  Voilà  ce  qu'il  me  faut  souhaiter  !  Le 
petit  Tausig,  qui  m'a  exactement  suivi  de  Vienne 
et  déjà  rejoint  à  Carlsruhe,  m'aide  de  temps  en 
temps  à  retrouver  une  humeur  souriante.  Je  le 
considère  comme  un  présent  de  votre  main  . . . 

Et  maintenant  tous  mes  meilleurs  remercie- 
ments encore   pour  les  jolis  cadeaux   que  j'ai 


139 


trouvés  en  allant  me  coucher  et  que,  en  soigneux 
égoïste,  j'ai  tout  de  suite  accaparés.  Je  vous  ai 
laissé  la  couronne;  je  sais  que  vous  l'emploierez 
bien  î 

Mes  cordiales  amitiés  à  Otto  et  aux  enfants! 

Remerciements  et  affection  pour  vous  ! 

Votre  R^  y^ 

118.  Paris,  15  Juin  61. 

Voilà  longtemps  que  je  n'ai  plus  écrit  à 
l'exquise  enfant,  —  et  cependant  mon  devoir 
était  de  lui  adresser  encore  beaucoup  de  remer- 
ciements pour  sa  dernière  et  charmante  lettre! . . . 

Je  traîne  des  journées  pâles,  sans  âme  ;  je 
n'ai  envie  de  rien  au  monde,  ni  d'aucun  travail, 
ni  d'autre  chose:  à  peine  puis-je  me  décider  à 
écrire  les  lettres  les  plus  indispensables!  Peut- 
être  faut-il  appeler  ma  situation  une  épreuve  de 
patience!  La  plus  complète  incertitude,  -  c'est 
la  meilleure  expression  pour  vous  en  donner 
une  idée! 

Je  sors  peu  encore  :  mon  dégoût  de  tout 
est  grand.  Je  cherche  uniquement  à  tuer  le 
temps  et  lis  Gœthe,  au  hasard:  en  dernier  lieu, 
la  campagne  de  1792.  C'est  la  léthargie  absolue: 
le  poisson  sur  le  sable  de  la  rive  est  la  par- 
faite image  de  ce  que  je  suis. 

Liszt  et  Tausig  sont  partis  depuis  huit  jours. 
Je  les  ai  laissés  volontiers  s'en  aller  :  —  voilà 
où   j'en  suis  !     Rien  ne  va  comme  cela  devrait 


140 


aller,  et  rien  ne  me  sert.  Étrange  m'apparaît 
ma  rencontre  avec  Liszt  en  cette  vie.  Il  y  a 
vingt  ans,  je  le  vis  pour  la  première  fois  à 
Paris,  alors  que,  dans  la  situation  la  plus  fâ- 
cheuse, un  dégoût  déjà  profond  du  monde 
m'avait  envahi,  de  ce  monde  où  lui  s'exhibait 
à  moi  dans  tout  son  radieux  éclat.  Maintenant 
que  je  n'ai  qu'à  regretter  d'avoir  été  encore 
une  fois  poussé  vers  ce  monde  par  ma  des- 
tinée; maintenant  que  je  renouvelle  si  durement 
mon  expérience  de  jeunesse  et  que  rien,  au- 
cune illusion,  aucune  apparence  ne  peut  plus 
me  décider  à  lever  le  doigt  vers  lui  :  il  faut 
encore  une  fois  que  Liszt  y  rayonne  à  mes 
yeux  !  .  .  .  Personne  ne  sait  mieux  que  lui  ce 
qu'il  y  a  à  attendre  là-bas.  Je  l'apprécie  donc 
avec  plus  de  justice  quand  j'admets  que,  le  vrai 
lui  étant  toujours  interdit,  il  aime  à  goûter  de 
temps  en  temps  l'ivresse  des  apparences  ...  Je 
ne  pouvais  l'accompagner  nulle  part:  ainsi  l'ai- 
je  peu  vu.  Mais  je  lui  ai  promis  d'aller  le  re- 
trouver pendant  quelques  semaines  à  Weimar:  il 
veut  y  faire  exécuter  de  grandes  œuvres  sym- 
phoniques  .  .  . 

Ah!  mon  enfant!  Si  je  ne  vous  avais  pas, 
mon  sort  serait  bien  piteux!  Croyez-le  toujours 
et  fermement! ...  Et  que  cela  vous  dise  tout! . . . 

Mais  ce  n'est  plus  une  vie  !  Peut-être 
quelque  désir  de  travailler  me  reprendra-t-il, 
une  fois  sorti  d'ici.     Puissé-je  en  sortir!  .  .  . 

^.     141     --. 


La  seule  chose  qui  m'intéresse  est  le  projet 
de  Tristan.  Réfléchissez  un  peu  aux  moyens 
de  vous  arranger  avec  Papa  pour  venir  passer 
à  Vienne,  cette  fois,  Tautomne  et  une  partie  de 
Thiver.  Cela  vous  ferait  du  bien  aussi  :  tant 
que  je  serai  là,  je  me  laisserai  soigner  par  vous 
le  mieux  du  monde,  car  j'y  vais  tout  seul  et 
descendrai  provisoirement  chez  Kolatscheck. 
Alors  vous  pourriez  écouter  en  paix  tout  ce 
que  j'ai  donné  à  entendre:  Tristan,  Lohengrin, 
le  Vaisseau-Fantôme,  Tannhâuser.  Cela 
vous  ferait  passer  un  hiver  comme  ceux  de 
chez  vous  .  .  . 

Donc,  nous  en  reparlerons  longuement! . . . 
Et  maintenant,  mes  meilleures,  mes  plus  cor- 
diales amitiés!  Et  mille  bonnes  choses  à  Otto, 
aux  enfants,  et  à  toute  la  «colline  verte», 

de  votre 

«gris» 

R.  W. 

119.  Paris. 

78,  rue  de  Lille.  —  Légation  de  Prusse. 
12  Juillet  61. 
Mon  enfant!  Je  vous  écris  de  l'hôtel  de  la 
légation  de  Prusse,  où  j'ai  trouvé  un  asile,  chez 
le  comte  Pourtalès,  durant  les  quelques  semaines 
que  je  dois  encore  passer  à  Paris.  J'ai  un  jardin 
avec  de  beaux  et  grands  arbres  et  un  bassin  avec 
deux  cygnes  noirs  devant  moi  ;  au  delà  du  jar- 


142 


din,  la  Seine,  et,  au  delà  de  celle-ci,  le  jardin 
des  Tuileries,  —  de  sorte  que  je  respire  un  peu 
et  ne  suis  plus  du  moins  dans  le  Paris  habituel. 

Mes  meubles  sont  de  nouveau  emballés  et 
déposés  ici  dans  un  garde-meubles:  Dieu  sait 
où  ils  seront  déballés,  un  jour;  probablement, 
que  je  ne  les  reverrai  plus  jamais!  Je  souhaite 
que  ma  femme  s'installe  à  Dresde  et  les  prenne 
chez  elle.  Pour  ma  part,  je  ne  songe  plus  à 
aucune  installation.  Tel  est  le  résultat  d'une 
dernière  expérience  infiniment  dure  et  pénible! 
Il  ne  m'est  pas  accordé  de  choyer  ma  muse 
dans  la  douce  paix  d'un  foyer:  du  dedans  et 
du  dehors,  tout  essai  de  satisfaire,  malgré  toutes 
les  disgrâces  de  mon  destin,  un  désir  si  pro- 
fondément inné,  est  toujours  déjoué  plus  nette- 
ment; et  tout  semblant  artificiel,  le  démon  de 
ma  vie  le  bouleverse  et  le  ruine.  Cela  ne 
m'est  pas  accordé;  toute  recherche  de  repos 
devient  pour  moi  la  cause  d'inquiétudes  plus 
cruelles. 

Je  vouerai  donc  le  restant  de  ma  vie  au 
voyage:  peut-être  me  sera-t-il  permis  de  trouver 
le  repos  et  de  me  restaurer,  çà  et  là,  sous  l'om- 
brage, près  d'une  source.  C'est  le  seul  bienfait 
que  je  puisse  encore  attendre!... 

A  Carlsruhe  je  ne  vais  donc  pas!! 

Par  la  communication  de  ces  résultats,  vous 
voyez  quels  furent  les  derniers  événements  in- 
térieurs et  extérieurs  de  ma  vie  . . . 

— -     143    -^ 


Pour  combler  la  mesure  de  mes  peines,  le 
petit  chien  1  est  mort,  que  vous  m'aviez  envoyé, 
un  jour,  de  votre  lit  de  malade:  mort  rapide  et 
mystérieuse.  Sans  doute  a-t-il  été  heurté  dans 
la  rue  par  une  roue  de  voiture;  quelque  organe 
interne  aura  été  lésé.  Après  cinq  heures  d'agonie, 
pendant  lesquelles  il  resta  toujours  charmant, 
amical,  sans  pousser  aucune  plainte,  mais  s'af- 
faiblissant  de  plus  en  plus,  il  est  mort  silen- 
cieusement. Je  ne  disposais  pas  du  moindre 
morceau  de  terre  pour  enterrer  le  brave  petit 
ami:  par  ruse  et  par  violence,  je  m'introduisis 
dans  le  jardinet  de  Stûrmer,  où  je  l'enterrai  moi- 
même  à  la  dérobée,  sous  des  broussailles  . . . 

Avec  ce  petit  chien  j'ai  enterré  beaucoup 
de  choses!  ...  Je  veux  voyager  maintenant  et 
dans  mes  voyages  je  n'aurai  plus  de  com- 
pagnon .  .  . 

Vous  savez  tout,  à  présent! 

Je  pourrai  bientôt  vous  envoyer  un  portrait- 
carte  de  moi!  Liszt,  qui  posait  ici  chez  tous 
les  photographes,  m'a  forcé  de  poser  aussi  une 
fois.  Je  ne  suis  pas  encore  allé  chercher  ces 
cartes;  mais  cela  ne  tardera  pas  .  .  . 

Bonne  santé,  humeur  sereine!  Mille  ami- 
tiés cordiales  à  Otto  et  aux  enfants!  Toute  mon 
affection  !  .  .  . 

R.  W. 


^  Fips;  voir  Glasenapp,  II,  2,  330. 
^     144     -- 


120.  Paris,  25  Juillet  61. 

Je  voulais  vous  arriver  pour  deux  jours, 
avant  d'aller  à  Vienne.  Voilà  que  Liszt  réduit  ce 
projet  à  néant.  Le  5  et  le  6  Août,  il  dirige  l'exé- 
cution d'œuvres  importantes  parmi  les  siennes 
(Faust,  etc),  à  Weimar,  et  il  avait  décidé  que 
j'irais  chez  lui  pendant  quelque  temps.  Ayant 
appris  qu'il  attendait  des  amis  de  partout  et  ne 
voulant  pas  me  mêler  à  eux,  je  lui  annonçai  que 
je  ne  viendrais  pas.  Il  me  semble,  cependant, 
que  ma  visite  lui  tient  à  cœur  et,  si  je  ne  veux  pas 
le  blesser  définitivement,  il  faut  que  j'y  aille  . . . 

Cela  me  chagrine,  parce  que  mon  projet 
d'aller  à  Zurich  devient  par  le  fait  inexécutable. 
Je  songe,  à  présent,  que  vous  pourriez  vous 
arranger  pour  venir  à  Weimar  les  5  et  6  Août: 
cela  ne  manquerait  toujours  pas  de  vous  inté- 
resser vraiment  tous  les  deux,  rien  que  pour 
compenser  l'excursion  ratée  à  S*  Gall.  Croyez- 
vous  qu'Otto  puisse  être  persuadé?  .  .  . 

Sinon,  je  compte  d'autant  plus  vous  voir  à 
Vienne.  Il  vous  faudrait  arriver  là-bas  au  plus 
tard  fin  Septembre,  et  y  rester  le  plus  longtemps 
possible  .  .  . 

Je  ne  vous  écris  point  parce  que  je  ne 
veux  pas  vous  chagriner.  Je  ne  pense  que  trop 
à  vous!  ...  Le  sentiment  que  j'ai  d'être  un 
étranger  dans  ce  monde  devient  de  plus  en 
plus  fort.  En  vérité,  je  ne  comprends  pas 
pourquoi  je  supporte  le  non-sens  de  vivre?... 

II  '-'     145     ^  10 


Dieu  sait  si  Tristan  me  ranimera.  En 
jetant  parfois  un  coup  d'œil,  au  hasard,  sur  la  par- 
tition, je  suisterrifié  à  Tidée  que  peut-être  je  devrai 
bientôt  entendre  cela  ...  De  nouveau  je  suis 
étonné  de  voir  combien  peu  les  hommes  peuvent 
proprement  connaître  un  d'entre  eux.  Combien 
je  suis  différent  étant  seul,  pour  moi-même,  et 
quand  je  vais  à  autrui!  Je  dois  rire  souvent  du 
fantôme  qui  se  présente  alors  aux  gens!... 

Mais  à  quoi  bon  cela?.  .  . 

Comment  va  la  santé?  Les  bains  vous 
réussissent -ils  maintenant?  .  .  .  Du  courage! 
Nous  en  avons  encore  besoin!  .  .  . 

Lundi,  je  partirai:  une  prompte  réponse 
me  trouvera  encore  ici.  Puis,  jusqu'au  6  Août, 
à  Weimar.  Puis  à  Vienne,  au  Théâtre  de  TOpéra 
impérial  et  royal . . .  Mais  je  vous  écrirai,  bien- 
entendu,  si  je  ne  vous  vois  pas!... 

Je    vous    salue    du  plus    profond   de    mon 

cœur! 

R.  W. 

121.  Vienne,  19  Août  61. 

C'est  une  chose  à  part  que  d'écrire  des 
lettres,  amie!  Enfin  l'on  tient  une  heure  qui 
sera  consacrée  à  la  correspondance:  qu'est-ce 
donc  que  cette  heure,  arrachée  aux  éternelles 
vicissitudes  de  la  vie,  parmi  les  impressions, 
les  états  d'âme  successifs?  Évidemment,  pareille 
lettre  dit  peu   de  chose,   et  nous  ne  pourrions 


146 


vraiment  correspondre  avec  un  être  aimé,  s'il 
n'était  permis  de  croire  que  ces  vicissitudes 
mêmes  sont  communiquées,  de  Tun  à  Tautre, 
sympathiquement. 

Il  m'a  fallu  approuver  la  lettre  où  vous 
me  parliez  de  Weimar,  sitôt  que  j'ai  compris 
que  votre  visite  à  Weimar  pouvait  compromettre 
Vienne.  Fasse  le  ciel,  maintenant,  que  le  sacri- 
fice n'ait  pas  été  une  duperie!   Amen! 

De  repos  et  d'agrément,  à  Weimar,  il  n'a 
pu,  naturellement,  être  question.  De  partout 
on  se  pressait  pour  me  revoir  —  ou  pour  faire 
ma  connaissance.  Toutes  les  demi-heures,  il  me 
fallait  raconter  l'histoire  de  ma  vie  à  quelqu'autre 
personne.  Le  désespoir  me  fit  retrouver  à  la 
fin  ma  folle  humeur  de  jadis  et  tout  le  monde 
fut  charmé  de  mes  facéties.  Seulement,  je  ne 
pouvais  plus  redevenir  sérieux,  car  je  ne  peux 
absolument  plus  l'être  alors,  sans  tomber  dans 
un  attendrissement  où  je  me  dissous  presque. 
C'est  un  défaut  de  mon  tempérament,  qui  em- 
pire de  plus  en  plus:  j'y  prends  garde  encore, 
autant  que  je  puis,  car  il  me  semble  qu'à  force 
de  pleurer  je  m'en  irais  en  eau. 

Il  me  semble,  de  plus  en  plus,  que  j'ai  à 
peu  près  atteint  maintenant  le  terme  de  ma  vie: 
de  but,  il  n'en  est  plus  question  depuis  long- 
temps; bientôt  les  prétextes  aussi,  même  les 
expédients  me  feront  défaut.  Comprenez- moi 
bien  quand  j'avoue,  avec   la  plus  tendre  sincé- 

^     147     ^  10* 


rite,  qu'il  me  devient  de  plus  en  plus  difficile 
de  considérer  quelque  chose  comme  digne  d'une 
sérieuse  attention:  je  ne  prends  plus  d'intérêt 
à  quoi  que  ce  soit,  je  n'ai  plus  foi  en  rien;  il 
n'y  a  qu'une  chose  pour  me  gagner,  —  c'est  de 
pleurer  avec  moi!  .  .  .  Ainsi  agirent,  précisé- 
ment, le  brave  Hans^  et  Liszt.  La  bonne  vieille 
Frommann,^  elle  aussi  vint  à  mon  secours!  Cela 
m'aida  à  supporter  un  peu  mieux  que  d'autre 
part  on  vantât  si  souvent  mon  courage  et  qu'on 
parlât  de  gloires  merveilleuses.  —  Ainsi  quittai-je 
Weimar  dans  une  atmosphère  tout  à  fait  ami- 
cale, et,  j'emportai  notamment  un  excellent 
souvenir  de  Liszt,  qui  maintenant  abandonne 
aussi  Weimar  —  où  il  n'a  pu  rien  planter  — 
pour  s'en  aller  bientôt  vers  l'incertain.  Son 
Faust  m'a  réellement  donné  une  grande  joie, 
et  la  deuxième  partie  (Gretchen)  a  fait  sur 
moi  une  impression  inoubliablement  profonde. 
Je  regrettai  vivement  que  tout  cela  ne  pût  être 
exécuté  qu'avec  une  médiocrité  extraordinaire. 
Il  a  fallu  tout  mettre  sur  pied  en  une  seule 
répétition,  et  Hans,  qui  conduisait,  fit  des  mi- 
racles pour  rendre  cette  exécution  au  moins 
supportable.  Tel  fut  donc  finalement  le  résultat 
de  tous   les   sacrifices   de   l'heureux  Liszt   lui- 


^  Hans  de  Bûlow. 

■^  Alwine  Frommann,  de  Berlin;   lectrice  de  l'impé- 
ratrice Augusta. 


148 


même:  ne  pas  pouvoir  arracher  à  ce  misérable 
monde  les  moyens  les  plus  ordinaires  pour 
une  bonne  exécution  de  son  œuvre!  Comme 
de  constater  cela  me  raffermit  dans  ma  rési- 
gnation! J'ai  pu  encore  faire  pas  mal  d'expé- 
riences, à  ce  propos,  qui  ont  jeté  pour  moi  la 
dernière  clarté  aussi  sur  ma  situation  à  Tégard 
du  monde.  J'ai  vu  clairement  ce  qu'il  en  est 
de  ces  princes  dont,  depuis  quelque  temps,  je 
me  sentais  nécessairement  poussé  à  attendre 
plus  ou  moins.  Je  sais  maintenant  que  même 
le  meilleur,  avec  la  meilleure  volonté,  ne  peut 
rien  faire  pour  moi.  Cela  me  fut  proprement 
salutaire  et  je  ne  fis  point  la  grimace.  Mais  j'ai 
le  sentiment  que  la  fin  approche,  et  —  vrai- 
ment! —  je  dis  que  c'est  tant  mieux! 

Je  suis  à  Vienne  depuis  plusieurs  jours. 
Un  brave  enthousiaste,  le  docteur  Standthardtner,^ 
m'a  offert  l'hospitalité  pour  quelques  semaines, 
aussi  longtemps  que  sa  famille  est  en  voyage  ; 
ensuite  il  faudra  voir  à  me  débrouiller.  Peut- 
être  trouverai-je  encore  quelqu'un  qui  m'héberge 
ainsi  !  Par  malheur,  mon  ténor,  Ander,  a  tou- 
jours la  voix  malade,  de  sorte  que  les  études 
de  Tristan  sont  retardées.  Comme  je  ne 
projette  rien  d'autre  et  ferais  du  tort  à  l'entre- 
prise en  quittant  Vienne,  je  reste  tranquille  et 
attends  ce  que  les  astres  auront  décidé  relative- 

'  Voir  Glasenapp,  II,  2,  342. 


149 


ment  à  ce  dernier  projet,  lequel,  tout  bien 
considéré,  me  rattache  à  la  vie:  c'est  la  dernière 
ondulation  du  voile  de  Maïa.  —  Les  gens,  ici, 
sont  gentils  avec  moi;  mais  nul  ne  sait  le  danger 
auquel  je  les  expose  avec  mon  Tristan,  et 
peut-être  que,  s'ils  le  découvrent,  tout  deviendra 
encore  une  fois  impossible.  Isolde,  seule,  avec 
laquelle  j'ai  un  peu  parcouru  son  rôle,  tout 
récemment,  pressent  de  quoi  il  s'agit.  Comme 
ils  seront  épouvantés,  tous  les  autres,  quand, 
un  jour,  je  leur  dirai  ouvertement  qu'ils  doivent 
tous  se  perdre  avec  moi  !  .  .  . 

Jusqu'ici  je  puis  me  rendre  ce  témoignage 
que  je  n'ai  encore  trompé  personne  à  dessein: 
il  m'a  été  impossible  de  demander  de  l'argent 
à  la  direction  du  théâtre  qui  m'interrogeait  sur 
mes  conditions,  mais,  en  revanche,  j'ai  stipulé 
ceci  uniquement  que,  durant  quatre  semaines 
avant  la  première  représentation  annoncée,  mes 
chanteurs  et  l'orchestre  seraient  soigneusement 
ménagés  pour  moi.  Cela  me  donne  le  calme 
nécessaire  :  car  j'approche  maintenant  de  mon  ^ 
dernier  but,  et  je  sais  que  je  ne  pourrai  l'attein- 
dre qu'en  écartant  de  moi  toute  espèce  d'obli-  û 
gation  .  .  . 

Arrivez  donc,  mon  enfant  !  Le  plus  tôt 
sera  le  mieux  !  Je  suis  un  grand  égoïste  en 
vous  sommant  ainsi,  et,  si  Otto  ne  m'aime  pas 
bien,  il  a  toute  raison  de  ne  point  accéder  à 
ma  demande.     Il  s'agit  ici   d'une  dernière  ten- 


150 


tative:  le  cours  et  la  signification  de  ce  monde 
me  sont  absolument  adverses  ;  je  ne  puis  le 
marquer  de  ma  dernière  et  significative  em- 
preinte qu'en  ne  songeant  pas  même  à  ménager 
le  moindrement  ma  personne.  Pour  vous  con- 
soler, cependant,  je  vous  dirai  que  je  me  porte 
étonnament  bien,  que  ma  mine,  au  dire  de  tous, 
est  excellente,  et  que  ma  patience,  à  ma  grande 
satisfaction,  s'est  fortifiée.  Seulement,  je  m'atten- 
dris à  l'excès:  par  exemple,  les  animaux  entre 
les  mains  de  l'homme  m'inspirent  plus  de  pitié 
que  jamais.  D'autre  part,  je  suis  plus  clair- 
voyant que  jamais  et  ne  me  confie  plus  que 
fort  peu  à  l'illusion.  Eh  bien!  risquez -vous, 
mon  enfant  ! 

Pour  ce  qui  est  de  mon  voyage  par  Munich 
et  Reichenhall  (près  Salzbourg)  avec  les  Olli- 
vier,  je  vous  en  parlerai  une  autre  fois.  Mille 
bons  souhaits  !  Toutes  mes  amitiés  à  Otto  et 
aux  enfants  !     Adieu,  chère  enfant  î 

R.  W. 

(Seilerstâtte,  806, 

Palier  3.  Vienne.) 


122.  Vienne,  13  Sept.  61. 

Je  viens  d'avoir  trois  belles  heures.  Il  faut 
que  l'amie  en  ait  connaissance. 

Dernièrement,  je  fus  enlevé,  conduit  au 
château    d'une    famille    hongroise,    —    chez    le 


151 


comte  Nâho/  —  qui  se  glorifie  d'avoir  été  la 
première  et  la  plus  ardente  à  se  dévouer  pour 
ma  musique  à  Vienne.  Un  jeune  homme  char- 
mant, le  prince  Rodolphe  Lichtenstein,  qui, 
chemin  faisant,  passa  prendre  sa  femme,  tout 
à  fait  digne  de  lui  et  très  douce,  me  mena  au 
pied  des  montagnes  où  se  trouve  Schwarzau. 
Site  merveilleux:  la  plaine,  si  elle  était  recou- 
verte d'eau,  rappellerait  avec  bonheur  un  lac 
suisse.  Tout  l'arrangement  du  château,  d'un 
goût  absolument  exquis,  trahit  la  fantaisie  la 
plus  rare,  par  le  choix,  l'ordonnance,  l'invention. 
La  comtesse,  une  dame  qui  approche  de  la 
quarantaine,  avec  de  grands  yeux  noirs,  éton- 
namment pleins  d'esprit,  est  réputée  pour  son 
talent  musical  inné;  elle  entretient  une  troupe 
de  tziganes,  qui  est  comme  la  «chapelle»  de  la 
maison  ;  elle  se  met  au  piano  et  se  livre  avec 
ces  gens -là,  pendant  des  heures,  aux  improvi- 
sations les  plus  merveilleuses.  Je  craignais  de 
trouver  en  elle  de  l'exaltation,  peut-être  de 
l'affectation  :  son  attitude  me  rassura  bientôt. 
Mieux  encore  me  renseignèrent  sur  le  sérieux 
de  son  sens  esthétique  plusieurs  copies  vraiment 
surprenantes  des  plus  beaux  portraits  de  Van  Dyck, 
dont  elle  me  dit  qu'elles  lui  avaient  coiité  beau- 
coup de  peine,  parce  que,  malheureusement,  elle 
n'avait  pas  fait  non  plus  d'études  régulières  en 

*  Prononcez  «Nako». 


152 


peinture.  Je  n'ai  jamais  rien  vu  de  pareil  à 
son  atelier.  Au  déjeuner,  on  parla  lecture:  elle 
lisait  en  ce  moment  la  Vie  des  animaux  des 
Alpes,  de  Tschudi.  Un  magnifique  chien  de 
chasse,  de  poil  clair,  fut  bientôt  suivi  d'un  su- 
perbe terre-neuve,  noir  comme  un  corbeau  et 
de  taille  gigantesque  :  tous  deux,  caressés  par 
leur  maîtresse,  y  prenaient  un  plaisir  indicible. 
Nous  en  arrivâmes  à  parler  des  rapports  des 
animaux  avec  Thomme  :  je  développai  mon 
thème  favori,  et  l'auditoire  m'accompagna  de  sa 
sympathie  jusqu'à  l'apogée  de  ma  profession 
de  foi.  La  troupe  de  tziganes  se  trouvait  pour 
l'instant  en  Hongrie:  la  comtesse  essaya  de  nous 
donner,  à  elle  toute  seule,  au  piano,  une  idée 
de  ce  qu'elle  fait  avec  cet  orchestre.  C'était  fort 
original  et  intéressant.  Bientôt  elle  introduisit 
dans  son  improvisation  des  motifs  de  Lohen- 
grin:  il  fallut  alors  me  mettre  aussi  au  piano. 
J'étais  heureux  du  beau  silence  avec  lequel  tout 
fut  accueilli.  Seul,  le  comte,  un  svelte  et  beau 
Hongrois,  de  pure  race,  crut  devoir  m'expliquer, 
par  beaucoup  de  récits  et  de  discours,  l'impres- 
sion que  font  mes  œuvres.  Je  le  supportai  fort 
patiemment,  car  il  me  reproduisait  avec  une  in- 
croyable bonhommie  la  teneur  de  ce  qu'il  avait 
entendu  dire  à  mon  sujet ...  Je  reconnus  chez 
le  jeune  Lichtenstein  une  touchante  mélancolie: 
il  s'est  décidé  à  suivre  la  carrière  politique,  après 
avoir,  tout  jeune,  choisi  la  marine,  et  doit  s'a- 


153 


vouer,  de  plus  en  plus,  combien  il  est  peu  fait 
pour  la  politique.  La  journée  fut  consacrée, 
de  façon  agréable  et  doucement  fatigante,  à  des 
promenades  en  voiture  et  à  pied.  Le  lende- 
main, je  devais  me  lever  de  très  bonne  heure, 
car  j'avais  rendez-vous  avec  mon  ténor  Ander 
à  Môdling,  sur  la  route  de  Schwarzau  à  Vienne. 
Tout  le  monde  se  trouva  réuni  encore  une  fois, 
dans  la  fraîcheur  du  petit  matin,  pour  le  pre- 
mier déjeuner,  sur  la  terrasse;  puis,  en  compagnie 
de  deux  autres  magnats  hongrois,  Zichy  et 
Almazy,  qui  parlaient  continuellement  de  leur 
élevage  de  chevaux,  je  suivis  le  chemin  du 
retour  jusqu'à  Môdling,  où  j'arrivai  à  huit 
heures,  par  un  temps  magnifique.  Il  était  en- 
core trop  tôt  pour  aller  voir  Ander  ;  j'étais 
fatigué  d'avoir  beaucoup  parlé  et,  finalement, 
entendu  parler  beaucoup:  je  décidai  de  m'appar- 
tenir  un  peu,  avant  tout,  à  moi  seul.  Je  pris  une 
voiture  et  descendis  la  ravissante  vallée  de  la 
Brûhl.  Il  y  a  là  un  lieu  de  plaisance,  qui  était 
tout  solitaire  à  cette  heure  du  jour.  Derrière 
la  maison,  dans  le  jardin,  les  yeux  sur  les 
magnifiques  prairies  et  les  forêts  des  montagnes, 
splendidement  éclairées  par  le  soleil  du  matin, 
—  je  m'assis  et  vécus  —  paisible  et  solitaire  — 
la  première  des  belles  heures  que  je  voulais 
vous  conter.  Je  partis  de  là  profondément 
apaisé,  réconcilié,  heureux  ! 

La  seconde  de  mes  belles  heures  fut  celle 


154 


où  mon  amie  me  dit  exactement  ce  que  j'avais 
ressenti  pendant  la  première.  Qu'  Ulrich  de 
Hutten  eût  conduit  sa  plume,  sa  prophétie  n'en 
était  que  plus  significative.  Toute  l'âme  de  mon 
existence  m'apparut,  m'interpréta  le  silence  de 
cette  heure,  et  l'ange  effleura  mon  front  d'un 
baiser  de  bénédiction.  —  Et  ce  fut  la  seconde 
de  mes  belles  heures  .  .  . 

Et  maintenant  la  troisième  ?  .  .  . 

Ce  fut  un  beau  succès,  inattendu.  Le 
Vaisseau -Fantôme  —  l'unique  opéra  de  moi 
qu'on  puisse  donner  présentement,  à  cause  de 
l'indisposition  prolongée  d'Ander  —  était  affiché 
pour  hier.  Il  y  a  peu  de  temps,  j'avais  encore 
entendu  cet  opéra  et  j'avais  été,  cette  fois-là, 
très  mécontent.  J'avais  été  froissé  surtout  par 
diverses  erreurs  très  graves  dans  l'interprétation 
et  dans  les  «te  m  pi»,  ainsi  que  par  de  fré- 
quentes rudesses  d'émission  dans  le  chœur  des 
femmes.  Je  fis  donc  convoquer,  hier  matin, 
les  deux  premiers  rôles,  le  chœur  et  le  chef 
d'orchestre  pour  une  petite  communication.  Il 
s'agissait  principalement  de  la  grande  scène  entre 
le  Hollandais  et  Senta:  brièvement  et  nettement, 
je  leur  expliquai' ce  qu'il  fallait;  ils  semblaient 
tout  surpris  d'avoir  manqué  de  la  sorte  quelque 
chose  de  si  indiqué.  Le  chœur  et  le  chef 
d'orchestre  furent  instruits  de  même.  Il  s'agis- 
sait d'une  exécution  déjà  tournée  en  routine, 
et,   comme  l'orchestre  n'avait  pas  pu  être  con- 


155 


voqué,  il  était  bien  possible  que  ces  innovations 
fussent  cause  de  troubles  singuliers.  Ma  joie, 
à  la  représentation,  fut  d'autant  plus  vive.  Un 
nouvel  esprit  s'était  emparé  de  tout  le  monde. 
Le  chef  d'orchestre  lui-même  était  stupéfait  de 
la  précision  avec  laquelle  les  innovations  étaient 
exécutées.  Mes  deux  chanteurs,  juste  à  cet  en- 
droit, furent  vraiment  sublimes.  Mais,  depuis  le 
commencement  jusqu'à  la  fin,  je  fus  saisi,  trans- 
porté! Je  ne  puis  dire  autrement:  j'éprouvai  là 
de  profondes  impressions,  et  il  me  faut  appeler 
cette  soirée  la  troisième  de  mes  belles  heures!... 
Que  cela  suffise  pour  aujourd'hui  !  Que  le 
souvenir  heureux  de  ces  trois  heures  ne  soit 
point  troublé:  donc  .  .  .  aujourd'hui  plus  rien  de 
moi!  De  mes  brumes  et  de  mes  horreurs,  je  vous 
tends  la  main  et  vous  crie:  «Voilà  ce  qui  fut  pos- 
sible! .  .  .  Donc,  courage,  courage!   La  plus  belle 

heure  n'a  pas  encore  sonné  !  ...  » 

R.  W. 

123.  Vienne,  28  Septembre  1861. 

Hôtel  de  l'Impératrice  Elisabeth. 

Weihburg  Gasse. 

O  noble,  ô  superbe  enfant!  .  .  . 

Je  devrais  presque  ne  pas  écrire  autre  chose 

aujourd'hui  que  cette  exclamation.   Tout  ce  que 

je  peux  y  ajouter  est  si  nul!     La  musique,  en 

somme,  fait  de  moi   un   homme  purement  ex- 

clamatif;    le    point   d'exclamation  est   au    fond 


156 


Punique  ponctuation  qui  me  suffise,  dès  que 
j'abandonne  ma  musique!  C'est  aussi  le  vieil 
enthousiasme  sans  lequel  je  ne  puis  subsister. 
La  souffrance,  le  chagrin,  le  dégoût  même,  la 
mauvaise  humeur  prennent  chez  moi  ce  caractère 
enthousiaste;  —  et  voilà  aussi  pourquoi  je  donne 
sûrement  tant  de  peine  aux  autres!  .  .  . 

Que  ne  peut-on  faire  à  Zurich!  Vienne, 
Paris,  Londres,  on  fouillerait  tout,  vainement, 
pour  découvrir  quelque  photographie  qui  vaille 
l'œuvre  du  sieur  Keller!  O  mon  enfant,  que 
vous  êtes  belle!  C'est  impossible  à  dire!!  .  .  . 
Oui,  mon  Dieu!  dans  ce  cœur  il  faut  que  tout 
se  fasse  royal:  le  plus  misérable  mendiant  qui 
demeure  là  doit  bientôt  sentir  son  front  s'élever 
dans  les  nues!  .  .  .  Les  douleurs  du  plus  noble 
enfantement  sont  aussi  écrites  sur  ces  joues,  qui 
jadis  avaient  un  sourire  si  enfantin!  .  .  .  Oui, 
maintenant.  Dieu  habite  en  cette  enfant!  ...  In- 
clinez-vous profondément!! 

Vous  vous  dites  que  j'arrive  aujourd'hui 
bien  tard  avec  mes  remerciements?  En  vérité, 
c'est  aujourd'hui  seulement  que  j'arrive  à  quelque 
chose.  J'émerge  à  peine  hors  de  toute  sorte  de 
calamités,  dont  cette  fière  créature  doit  savoir 
aussi  peu  que  possible.  J'ai  déménagé  encore 
une  fois:  une  connaissance,  qui,  voyageant  avec 
sa  famille,  avait  mis  jusqu'ici  sa  demeure  à  ma 
disposition,  revient  ces  jours-ci,  et,  comme  la 
faveur   d'une   hospitalité    convenable    ne    m'est 


157 


décidément  pas  dévolue,  à  moi,  mallieureux  (je 
dois  pourtant  excepter  l'aimable  ministre  de 
Prusse  à  Paris),  il  ne  me  restait  rien  à  faire  que 
de  me  nicher  encore  une  fois  dans  un  hôtel. 
Je  m'y  suis  installé  pour  quelques  mois  et  c'est 
ici  seulement  que  j'ai  déballé  mon  petit  ménage 
de  Hollandais  errant  ...  Là  reparut  enfin  le 
grand  portefeuille  vert.  Je  l'avais  tenu  fermé 
depuis  Lucerne.  Je  pris  la  clef  pour  inspecter 
le  trésor.  Ciel,  que  vois-je?  Deux  photogra- 
phies: les  lieux  de  naissance  de  Tristan,  — 
«la  colline  verte»  avec  «Tasile»,  et  le  palais  vé- 
nitien. —  Puis  les  feuillets  originels  avec  les 
premières  esquisses,  embryons  étranges,  les  vers 
de  la  dédicace  aussi,  avec  lesquels  j'envoyai  un 
jour,  à  l'enfant,  les  esquisses  du  premier  acte,  au 
crayon,  terminées:  quel  plaisir  il  me  firent,  ces 
vers!  Ils  sont  si  purs  et  loyaux! ...  Je  retrouvai 
aussi,  écrit  au  crayon,  le  lied  d'où  est  sortie 
la  scène  nocturne.  Dieu  le  sait!  ce  lied  me 
plut  bien  autrement  que  la  scène  superbe! 
Bonté  divine!  c'est  plus  beau  que  tout  ce  que 
j'ai  fait!  Je  frémis  jusqu'à  l'extrémité  de  mes 
nerfs  lorsque  j'entends  cela!  ...  Et  porter  dans 
le  cœur  la  toute-présence  d'un  tel  souvenir  sans 
être  bienheureux!!  Comment  serait-ce  pos- 
sible? ...  Je  refermai  le  portefeuille;  mais 
j'ouvris  la  dernière  lettre  avec  le  portrait:  — 
et  le  cri  jaillit!!  Pardon,  pardon!  ...  je  ne  le 
répéterai  pas!  .  .  . 


158 


Je  le  ferai  d'autant  moins  que  je  vous  adresse 
ces  lignes  à  Dûsseldorf,  où  vous  êtes  allée 
assister  une  mère  gravement  malade!...  Com- 
bien profondément  m'attriste  la  pensée  de  ne 
pouvoir  lui  être  d'aucun  secours!  Je  lui  dois  une 
reconnaissance  tellement  inexprimable,  et  peut- 
être  mon  nom  ne  doit-il  pas  même  être  prononcé 
à  son  chevet  !  Je  le  crains,  en  toute  modestie, 
vous  pouvez  bien  le  croire!!  Mais  dites-lui,  quand 
vous  la  reverrez  pour  la  première  fois  après  cette 
lettre,  dites-lui  que  vous  lui  souhaitez  double- 
ment aujourd'hui  patience  et  guérison!  .  .  . 

Maintenant,  je  regarde  venir  le  20  Octobre. 
N'est-ce  pas?  ...  Je  songe  à  toutes  les  bonnes 
choses  que  je  veux  vous  préparer  ici:  vous 
entendrez  bientôt  et  souvent  le  Vaisseau  Fan- 
tôme et  Lohengrin;  et  pour  Tristan,  il  y  a 
de  l'espoir.  Mon  ténor  a  recouvré  sa  voix; 
il  est  plein  de  confiance  et  de  zèle.  On  va  donc 
enfin  commencer  les  études  sérieusement. 

Maintenant,  soyez  bénis,   mes   chers  amis! 

Mille  bonnes  amitiés  à  Otto  et  aux  enfants... 
Tout  ce  qu'il  y  a  de  noble  et  d'éternel  à  la  Reine! 

R.  W. 

124.  Paris,  19,  rue  Voltaire, 

21   Dec.  61. 
Avez-vous   cru  que   je  ne  vous   féliciterais 
point  à  l'occasion  de  votre  anniversaire?    Vous 
savez  bien  que  la  Noël  est  avancée  d'un  jour! ... 


159 


Bonheur  et  prospérité,  de  tout  mon  cœur! 

Je  me  suis  jeté  de  nouveau  dans  les  bras 
de  mon  ancienne  maîtresse:  la  besogne  m'a 
repris,  et  je  lui  crie  maintenant:  «Donne-moi 
l'oubli,  afin  que  je  vive!» 

Il  y  a  trois  semaines,  je  quittai  Vienne 
pour  regagner  directement  Paris.  Personne  ne 
voulait  de  moi.  Avant  une  année,  impossible 
de  représenter  Tristan.  Comment,  où  la 
passer,  cette  année?  Point  de  beaux  jours 
devant  moi.  L'hospitalité  de  Metternich  me 
restait  seule  fidèle.  Mais,  par  suite  de  la  mort 
subite  de  la  belle-mère,  un  parent  était  inopiné- 
ment arrivé  à  Paris  et  occupait  l'appartement 
que  l'on  m'avait  destiné.  Je  ne  peux  y  entrer 
que  dans  les  premiers  jours  de  Janvier.  Il 
m'était  impossible  de  rester  à  Vienne.  Nulle 
part  ailleurs  je  n'étais  le  bienvenu.  C'est  pour- 
quoi je  partis  dès  le  commencement  de  Dé- 
cembre pour  Paris  et  me  contente  jusqu'en 
Janvier  d'une  petite  chambre,  au  quai  Voltaire. 
D'être  accueilli  dans  une  maison  bien  tenue, 
où  l'on  est  bien  servi,  où  je  n'aurai  pas  de  frais 
à  faire  pour  subsister  convenablement,  j'en  suis 
arrivé  à  regarder  cela  comme  un  bonheur 
divin  qui  me  serait  promis.  Oui,  oui,  sou- 
haitez-le-moi! . .  . 

Ici  je  me  donne  la  plus  grande  peine  pour 
passer  inaperçu.  Si  cela  ne  réussit  pas  com- 
plètement, du  moins  je  me  figure  que  personne 


160 


ne  sait  rien  de  ma  présence.  Ainsi,  voilà  déjà 
trois  jours  de  suite  que  je  n'ai  pas  été  dans 
robligation  de  parler  à  quelqu'un.  (Oh!  Tennui 
de  parler!)  Au  restaurant,  j'ai  vu  Royer,  le  di- 
recteur du  grand  Opéra;  mais  j'ai  fait  sem- 
blant de  ne  pas  l'avoir  aperçu.  '  Quand  je  le 
revis,  peu  après,  j'avais  lu,  dans  l'intervalle, 
l'annonce  d'une  traduction  qu'il  a  faite  et  qui 
vient  de  paraître  (des  pièces  oubliées,  de  Cer- 
vantes): tout  à  coup  l'homme  m'intéressa.  C'était 
drôle  maintenant  de  l'aborder,  de  m'entretenir 
toute  une  demi-heure  avec  lui  et  d'ignorer 
pendant  ce  temps-là  si  complètement  le  directeur 
de  l'Opéra  que  la  conversation  roula  unique- 
ment sur  Cervantes.  Le  lendemain,  il  m'en- 
voya son  livre.  La  préface  du  poëte  m'a  tou- 
ché par-dessus  tout  .  .  .  Quelle  profonde  ré- 
signation !  .  .  . 

Il  me  faut  éclater  de  rire  parfois,  quand  je  lève 
les  yeux  de  mon  travail  pour  regarder  en  face  de 
moi  les  Tuileries  et  le  Louvre!  Vous  devez  savoir 
que  je  circule  maintenant  à  travers  Nuremberg,^ 
et  que  là  j'ai  affaire  à  une  population  de  caractère 
assez  anguleux  et  rude.  Il  ne  me  restait  plus  d'autre 
ressource  que  de  m'accoutumer  à  pareille  com- 
pagnie. Le  retour  de  Venise  àVienne^  me  fut  bien 

'  Wagner  travaillait  alors  aux  Maîtres  Chanteurs 
de  Nure  mberg. 

2  Le  maître  était  allé  voir  les  Wesendonk,  à  Venise, 
pour  quelques  jours,  en  Novembre  1861. 

II  ^     161     ^  11 


si 

long:  pendant  deux  grandes  nuits  et  toute  une 
journée,  je  fus  serré  sans  recours  entre  le  passé 
et  le  présent,  et  m'enfonçai  ainsi  droit  dans 
le  gris.  II  me  fallait  un  travail  nouveau;  —  si- 
non, c'était  fini!  .  .  Malheureusement,  mon  acti- 
vité visuelle  est  de  plus  en  plus  émoussée: 
rien  n'attache  mon  regard,  et  tout  ce  qui  est 
local,  avec  ses  tenants  et  aboutissants,  fiit-ce  les 
plus  grands  chefs-d'œuvre  de  peinture,  ne  me 
distrait  pas,  m'est  indifférent.  Mon  œil  ne  me 
sert  plus  qu'à  distinguer  le  jour  de  la  nuit,  la 
clarté  de  l'obscurité.  C'est  vraiment  la  mort, 
pour  ce  qui  est  des  relations  avec  l'extérieur:! 
je  ne  vois  plus  que  les  images  intérieures,  et 
celles-ci  réclament  uniquement  le  son.  | 

Mais  aucune  image  passionnée  ne  voulut 
plus  devenir  claire  en  moi  durant  ce  voyage 
dans  le  gris:  le  monde  m'apparaissait  réelle- 
ment comme  un  jouet.  Et  cela  me  ramena  vers 
Nuremberg,  où  j'avais  passé  une  journée,  l'été 
dernier.  Il  y  a  quantité  de  jolies  choses  à 
voir  là! 

Cela  eut  un  écho  en  moi,  comme  une 
Ouverture  pour  les  Maîtres  Chanteurs  de 
Nuremberg.  Rentré  dans  mon  hôtel,  à  Vienne, 
je  travaillai  avec  une  hâte  extraordinaire  au  plan: 
cela  me  fit  du  bien  d'observer,  à  ce  propos, 
combien  ma  mémoire  était  restée  claire,  combien 
ma  fantaisie  était  abondante  et  prompte  à  l'in- 
vention!  C'était  le  salut,  de  même  qu'un  com- 


162 


mencement  de  folie  peut  sauver  aussi  la  vie! 
Après  quoi,  je  donnai  quelques  tours  de  clef,  je 
poussai  le  verrou,  pour  cette  année,  surTristan, 
adressai  tous  mes  remerciements  pour  quelques 
invitations  à  des  triomphes  en  différentes  villes 
de  ma  splendide  patrie  allemande,  —  et  arrivai 
où  je  suis  maintenant,  afin  d'<(Oublier  que  je  vis! ...» 

Votre  retour  par  le  Saint-Gothard  n'aura  pas 
été  non  plus  très  charmant!  Pourtant  j'étais 
heureux  de  ne  pas  vous  savoir  à  mon  côté 
pendant  le  voyage  de  Venise  à  Vienne:  cette 
fois,  j'avais  le  cœur  assez  étroit  pour  me  féli- 
citer de  n'avoir  à  m'attribuer  aucune  complicité 
dans  un  désagrément  quelconque  pour  vous  et 
votre  mari.  Iphigénie,  aussi,  ne  parut  point  au 
moment  voulu.  En  revanche,  j'étais  heureux  de 
savoir  que  vous  seriez  bientôt  arrivée  sur  «la 
colline  verte»,  où  vous  auriez  la  joie  de  retrou- 
ver les  enfants. 

L'état  de  votre  mari  m'a  fait  beaucoup  de 
peine.  Il  est  manifestement  hypocondriaque. 
Je  doute  fort  que  la  vie  retirée  de  Zurich  lui 
soit  favorable.  On  a  remarqué,  dit- on,  qu'il 
s'observe  beaucoup  moins  quand  il  se  distrait 
dans  de  grandes  villes,  au  milieu  d'une  société 
nombreuse,  etc,  et  qu'il  se  porte  alors  tout  à 
fait  bien.  Il  n'est  pas  fait  d'ailleurs  pour  s'oc- 
cuper avec  succès  de  lui-même;  la  lecture  ne 
peut  lui  être  d'un  grand  secours:  il  lui  manque 
trop  de  ce  qu'il  faut  acquérir  dans  la  première 

^     163    ^  11* 


jeunesse  et  qu'on  n'acquiert  pas  plus  tard.  C'est 
ainsi  qu'il  s'abîme  dans  la  subtilité  oiseuse  et 
les  scrupules  pénibles.  Je  crois,  chère  amie, 
que,  pour  ces  raisons,  il  serait  important  de 
songer,  en  prenant  votre  temps,  à  un  change- 
ment: car  il  est  visible,  surtout  pour  celui 
qui  est  resté  quelque  temps  loin  de  vous,  qu'il 
s'agit  là  d'une  maladie  qui  n'a  pas  seulement 
son  principe  dans  de  grandes  souffrances,  mais 
bien  plus  encore  dans  de  petites  contrariétés  . . . 

Peut-être  souriez-vous  de  mes  inquiétudes 
et  de  mes  conseils?  Hélas!  je  ne  suis  point 
qualifié  pour  cela,  c'est  vrai!  .  .  .  Mais,  lors- 
qu'on est  occupé  à  s'aider  soi-même,  comme 
je  fais  tout  justement,  on  devient  très  pré- 
somptueux, on  se  fie  trop  à  soi-même,  en  vou- 
lant aussi  aider  autrui:  cette  présomption,  du 
moins,  part  d'un  bon  naturel.  Ne  m'en  veuillez 
donc  pas!  .  .  . 

Pardonnez -moi  aussi  maintenant  mes 
Maîtres  Chanteurs  de  Nuremberg!  Ils 
vont  prendre  un  sens  tout  à  fait  gentil,  et  feront 
bien  vite  — ,  dès  le  commencement  de  l'hiver 
prochain,  je  crois  — ,  le  tour  des  théâtres  alle- 
mands, où  je  ne  me  soucierai  guère  alors  de  ce 
qu'ils  deviendront. 

La  représentation  de  Tristan  demeure 
mon  but  principal:  si  je  l'atteins,  il  ne  me 
restera  plus  grand'chose  à  faire  en  ce  monde, 
et  alors  je  me  coucherai  volontiers  pour  dormir 


164 


à  côté  de  maître  Cervantes.  Que  j*aie  écrit 
Tristan,  c'est  ce  dont  je  vous  remercie  du  plus 
profond  de  mon  âme,  en  toute  éternité! . . . 

Maintenant,  adieu!  Vivez  en  paix,  apprenez 
et  enseignez.  Vous  avez  la  patience;  je  l'ai  ap- 
prise, moi  aussi!  Mille  vœux  pour  votre  anni- 
versaire! 

Votre 

R.  W. 

125.  [Paris,  fin  Décembre  61.] 

Merci,  de  tout  mon  cœur,  mon  enfant! .  .  . 

Je  vous  réponds  par  une  confession.  Il  est 
peut-être  inutile  de  l'énoncer  :  tout  en  vous 
me  dit  que  vous  savez  tout,  et  cependant  je 
me  sens  poussé  à  vous  en  donner  moi-même 
la  certitude  : 

Maintenant  seulement  je  suis  tout  à 
fait  résigné  ! 

A  cela  uniquement  je  n'avais  renoncé  jamais, 
et  je  croyais  l'avoir  péniblement  gagné:  retrou- 
ver un  jour  mon  «Asile»,  pouvoir  demeurer 
auprès  de  vous  .  .  .  Une  heure  de  rencontre 
à  Venise  a  suffi  pour  détruire  cette  dernière  et 
chère  illusion  ! 

Je  dus  bientôt  le  reconnaître  :  la  liberté 
qui  vous  est  nécessaire,  et  à  laquelle  vous  de- 
vez tenir  pour  subsister  vous-même,  vous  ne 
pourriez  la  sauvegarder,  dès  que  je  serais  au- 
près de  vous;  seul  mon  éloignement  peut  vous 


165 


donner  le  pouvoir  de  remuer  librement,  selon 
votre  volonté:  il  faut  n'avoir  rien  à  acheter  pour 
n'avoir  pas  de  conditions  à  subir  ! 

Je  ne  puis  supporter  de  vous  voir,  pour 
prix  de  mon  voisinage,  tenue  à  l'étroit,  oppri- 
mée, dominée,  dépendante:  car  je  ne  puis  vous 
dédommager  de  ce  sacrifice,  parce  que  mon 
voisinage  ne  peut  plus  rien  vous  donner,  et  la 
pensée  que  le  misérablement  peu  de  bien  que 
je  puis  vous  procurer  dans  de  pareilles  con- 
ditions a  été  acheté  au  prix  de  toute  la  liberté, 
de  toute  la  véritable  dignité  humaine,  me  ferait 
ressentir  ce  voisinage  même  comme  un  supplice. 

Il  n'y  a  plus  d'illusion  qui  serve.  — Je  vois 
que  vous  le  sentez  et  le  savez  vous-même: 
comment  ne  le  feriez-vous  pas,  la  toute  première? 
Vous  le  saviez  depuis  longtemps,  et  bien  avant 
moi,  qui  secrètement  demeurais  toujours  un 
incorrigible  optimiste. 

C'était  cela,  et  rien  que  cela,  qui  pesait 
comme  du  plomb  sur  mon  âme  à  Venise. 
Non  pas  ma  situation,  mes  autres  malheurs  : 
ces  choses-là  me  sont  et  me  furent,  depuis  que 
je  vous  connais,  en  elles-mêmes,  toujours  in- 
différentes. Vous  auriez  peine  à  croire  avec 
quelle  parfaite  insensibilité  je  me  décide  en 
toutes  ces  choses  qui,  vraiment  ne  touchent 
plus  à  ma  sensibilité,  si  ce  n'est  de  façon  bien 
passagère,  et  cela  encore  tandis  que  je  regarde 
uniquement   vers  une   situation   digne   de  moi. 


166 


où  il  n'y  aurait  plus  pour  moi  ni  succès  ni 
insuccès  .  .  . 

Je  m'en  tiens  donc  à  ceci  que  ce  m'est 
une  consolation  de  vous  savoir  douée  de  pen- 
chants et  dans  une  situation  sociale  qui  rendent 
possible  à  vos  souffrances  de  prendre  un  carac- 
tère idyllique  et  doux.  Pour  ma  part,  je  ne 
m'efforce  plus  maintenant  que  d'arranger  ma 
vie  extérieure  de  telle  sorte  que  je  puisse 
satisfaire  sans  obstacle  mon  besoin  de  créer, 
demeuré  aussi  vif  que  jadis.  Pour  cela, 
avant  tout,  il  me  faut  une  installation,  un 
intérieur  :  je  veux  l'avoir,  à  n'importe  quelles 
conditions.  Car  maintenant  je  puis  supporter 
tout,  absolument  tout,  parce  que  plus  rien 
ne  m'oppresse.  La  vie,  avec  tout  ce  qui 
s'y  rattache,  n'a  plus  absolument  aucun  sens 
pour  moi.  Où  et  comment?  —  m'est 
devenu  immensément  indifférent.  Je  veux  tra- 
vailler :  rien  de  plus  !  Car  le  seul  moyen 
d'être  aussi  quelque  chose  pour  vous,  c'est  de 
n'être  plus  que  pour  moi.  Je  le  sais,  et  vous 
le  savez  aussi!  L'horrible  et  dernière  épreuve 
est  endurée  :  Venise,  le  retour,  et  les  trois 
semaines  qui  suivirent  —  terribles  !  —  tout 
cela  est  passé  .  .  .  Bon  courage,  maintenant! 
Il  faut  que  cela  marche  .  .  . 

Je  vous  enverrai  souvent  quelque  chose 
de  mon  travail.  Quels  yeux  vous  feront  ouvrir 
mes  Maîtres  Chanteurs!    Pour  ce  qui  est 


167 


de  Sachs,  prenez  bien  garde  à  votre  cœur  : 
vous  pourriez  devenir  amoureuse  de  lui!  C'est 
un  travail  tout  à  fait  merveilleux.  L'ancien 
projet^  donnait  peu  de  chose  ou  rien  du  tout. 
Oui,  il  faut  avoir  été  en  paradis  pour  savoir 
enfin  ce  qu'il  y  a  dans  une  œuvre  pareille!... 

De  ma  vie  vous  n'apprendrez  jamais  que 
l'indispensable,  —  ce  qu'elle  aura  de  plus  ex- 
térieur.—  Intérieurement,  —  soyez-en  assurée! 
—  plus  rien  ne  se  passe  :  plus  rien  que  le 
travail  d'art,  la  création.  Ainsi  vous  ne  perdez 
rien,  mais  gardez  ce  qui  seul  est  précieux, 
mes  œuvres.  Nous  nous  verrons,  cependant, 
de  temps  à  autre.  N'est-ce  pas  ?  Mais,  alors, 
sans  nul  désir!  Ainsi  donc,  parfaitement 
libres  !  .  .  . 

Voilà!  Quelle  lettre  extraordinaire!  Vous 
ne  pouvez  imaginer  quel  soulagement  c'est  pour 
moi  de  savoir  que  vous  savez  que  je  sais  ce 
que  vous  saviez  depuis  longtemps  !  .  .  .  Ci- 
joint  encore  une  Chanson  de  cordonnier.- 

Adieu,  mon  enfant! 

Le  Maître. 


^  Publié  depuis,  intégralement,  dans  la  revue  Die 
Musik,  I,  1902,  pages  1799—1809.  -  Madame  Wesendonk, 
qui  conservait  ce  proiet  comme  un  présent  du  maître, 
l'avait  envoyé  à  Paris  le  25  Décembre  1861. 

-^  A  cette  lettre  est  jointe  la  Chanson  de  cor- 
donnier qui  se  trouve  au  deuxième  acte  des  Maîtres 
Chanteurs. 


168 


126. 

Beaucoup  de  bonheur,  et  quMl  fleurisse  et  croisse, 
Voilà  ce  que  vous  souhaite,  de  tout  cœur, 

Hans  Sachs. 
Quelque  chose  de  neuf,^  en  cette  vieille  année! . . . 
Bonne  année  !  j^  ^ 

127.  Paris,  19,  quai  Voltaire. 

7  Janvier  62. 
Mon  enfant  !    Je  suis  encore  ici  !     Fin  de 
ce  mois,   je   pense  aller  à  Wiesbaden  ...  Je 
me  sens  si   faible,  je   Tavoue,   que  j'ai   besoin 
d'une  parole  amicale. 

Cela  ne  va  pas  bien  du  tout! 
Cependant    les    Maîtres    Chanteurs    me 
prêtent  leur  aide:  pour  l'amour  d'eux,  je  tiens  bon! 
Adieu  !  ^  ^ 

128.  [Fin  Janvier  1862.] 

Pogner. 

Et  toi,  mon  enfant,  tu  ne  me  dis  rien? 

Eva. 
Une  enfant  bien  élevée  ne  parle  que  si  on  l'inter- 
pelle ! 
Ainsi,  lorsqu'on  parle  «à  la  troisième  per- 
sonne»,   certains    enfants   ne   comprennent    pas 
qu'on  les  interpelle. 

*  A  ce  quatrain   est  jointe   la  chanson   de  Walther: 
Am  stillen  Herd  .  .  .  («Au  cher  foyer  .  .  .»). 


169 


L'ancien  enthousiasme  voulait  se  raminer. 
Je  pensais  vous  inviter  à  une  soirée  à  Bâle 
pour  entendre  la  lecture  des  Maîtres  Chan- 
teurs. Il  m'était  difficile  de  renoncer  à  la 
vieille  habitude.  Il  le  faut  pourtant,  et  je  crois 
bien  que  vous  m'en  remercierez  !  .  .  . 

Mais  j'ai  emballé  mon  manuscrit^  à  votre 
intention  ;  il  partira  tout  à  l'heure.  Voyez  à 
vous  y  débrouiller  ;  l'aspect  en  est  parfois 
terrible;  il  s'y  trouve  aussi  des  taches  d'encre. 
Cela  m'amuserait  de  voir  si  vous  vous  en 
tirez  partout. 

Souvent  il  m'était  impossible  de  pour- 
suivre mon  travail,  tant  je  riais  ou  pleurais. 
Je  vous  recommande  M.  Sixtus  Beckmesser. 
David  aussi  obtiendra  votre  faveur. 

Du  reste,  ne  vous  y  trompez  pas  :  tout  ce 
qu'il  y  a  là  dedans  est  proprement  de  moi. 
Seules  les  huit  lignes  de  la  dernière  scène,  où 
le  peuple  salue  Hans  Sachs  sont  empruntées  à 
sa  chanson  sur  Luther.  Les  appellations  des 
«modes»  et  des  «tons»^  (à  l'exception  de  quel- 
ques-unes inventées  par  moi)  sont  aussi  authen- 
tiques: en  fin  de  compte,  je  suis  étonné  de  ce 
que  j'ai  pu  faire  avec  aussi  peu  de  documents. 

'  Le  manuscrit,  chargé  de  nombreuses  ratures,  por- 
tant la  date  du  25  Janvier  1862,  se  trouve  dans  la  suc- 
cession de  Madame   Wesendonk. 

■^  Meister-Weisen  und  Tône,  —  formules  énon- 
cées par  David  au  premier  acte. 


170 


Demain,  je  vais  à  Mayence,  pour  chercher 
de  là,  à  Biebrich  ou  Wiesbaden,  le  nid  où  je 
pourrai  couver  musicalement  cet  œuf  des  Maîtres 
que  je  viens  de  pondre  .  .  . 

Si,  avant  de  recevoir  de  mes  nouvelles, 
vous  désiriez  m'écrire,  adressez  la  lettre  aux 
soins  de  J.  B.  Schott,  fils,  à  Mayence. 

Dieu  vous  garde,  mon  enfant  ! 

Amitiés  du 

Maître. 


171 


Biebrich  a.  Rhein' 

13  Février  1862  —  9  Juin   1862. 

Vienne 

21  Décembre  1862. 


[^<3 


'    Comme    complément    voir    aussi    les    Lettres    de 
Wagner  à  Otto  Wesendonk. 


129.  Biebrich,  13  Février  1862. 

La  méchante  enfant  ne  veut  donc  plus  du 
tout  donner  de  ses  nouvelles  au  Maître?  J'aurais 
beaucoup  désiré  savoir  comment  lui  ont  plu  les 
Maîtres  Chanteurs.  Je  commence  à  craindre 
vraiment  qu'elle  ne  soit  tombée  malade!  Je  reste 
jusqu'à  la  fin  de  l'automne  (époque  à  laquelle  j'au- 
rais sans  doute  terminé  la  composition  de  mon 
œuvre),  ici  à  Biebrich,  chez  l'architecte  Frick- 
hôffer,  où  j'ai  loué  pour  un  an  deux  jolies 
chambres,  avec  une  vue  magnifique  sur  le  Rhin 
tout  proche,  à  côté  du  château.  Je  les  ai  gar- 
nies au  moyen  de  toutes  espèces  de  meubles 
pris  en  location.  La  seule  chose  qui  m'appar- 
tienne dans  mon  mobilier,  c'est  la  «machine  à 
thé»  et  la  théière,  que  vous  connaissez.  J'espère 
jouir  bientôt  ici  du  repos.  Si  du  moins  l'en- 
fant de  la  «colline  verte»  m'écrivait! 

R.  W. 


175 


130.  Biebrich, 

16  Février  1862. 
Amie, 
Vous  avez  tort  de  faire  attention  à  moi:  j'en 
ai  honte  maintenant.  J'étais  sans  nouvelles,  donc 
inquiet.  Un  mot  suffisait.  Un  mot  triste,  dé- 
solé! Oh!  combien  il  est  plus  heureux  d'être 
mort  que  de  voir  mort  ce  que  l'on  aime!  Pareille 
douleur  vous  frappe  donc!  Vous  recevez  l'une 
consécration  après  l'autre!  Pour  celui  qui  est 
sérieux,  pour  celui  qui  est  profond,  c'est  une 
consécration:  penser  et  sentir  deviennent  un 
pour  lui;  il  sent  ce  qui  est  pensé  profondément, 
et  sait  combien  terriblement  cela  est  vrai.  J'ai 
mis  une  intention  profonde  dans  les  larmes  que 
j'ai  versées  sur  la  mort  de  votre  mère!  Soyez 
la  bienvenue  dans  le  royaume  grave  qui  m'a 
accueilli  entièrement  maintenant,  et  d'où  seule- 
ment je  puis  encore  regarder  le  monde.  Il 
peut  me  paraître  clair,  à  présent,  parce  que  je 
ne   regarde  plus  dans  la  nuit,  mais  de  la  nuit! 

Ne  vous  préoccupez  absolument  pas  des 
Maîtres  Chanteurs!  Le  manuscrit  vous  ap- 
partient; je  n'avais  d'autre  intention,  que  de  vous 
donner  ce  qui  est  vôtre! 

Cordiales  amitiés  à  Otto  et  aux  enfants! 

R.  W. 

Biebrich 

(chez  l'architecte  Frickhôffer). 


176 


131.  Biebrich, 

12  Mars  1862. 

Je  vous  écrivis,  un  jour,  de  Paris,  que  vous 
apprendriez  désormais  fort  peu  de  chose  de 
ma  vie,  mais  d'autant  plus  de  mes  travaux,^ 
parce  que  ma  vie  même  ne  pouvait  plus  avoir 
de  vraie  signification.  Mais  quid?  s'il  m'est 
impossible  de  travailler,  si  la  vie  seule  me  donne 
du  fil  à  retordre?  Il  faut  bien  alors  qu'inter- 
viennent des  lacunes  sérieuses,  comme  cette 
fois-ci,  pendant  lesquelles  je  devais  vous  laisser 
attendre  aussi  longtemps  un  signe  de  gratitude 
pour  vos  lettres,  pour  vos  cadeaux?  Aussi  je  ne 
vous  dis  pas  plus  aujourd'hui  que  ceci:  demain  je 
compte  finalement  m'atteler  à  mon  travail.  Il  y  a 
eu  une  interruption  de  six  semaines,  durant  les- 
quelles, il  est  vrai,  j'ai  seulement  «vécu».  Mais 
comment!  — 

Maintenant  je  suis  complètement  installé  ici: 
j'ai  loué  deux  chambres  pour  une  année.  Il  s'y 
trouve  un  piano,  une  bibliothèque,  le  fameux 
divan,  les  trois  gravures  romaines  et  le  vieux 
dessin  des  Nibelungen.  Devant  la  table  de 
travail  pend  aussi  la  photographie  de  la  «colline 
verte»;  dans  une  encoignure  de  fenêtre  le«palazzo 
Giustiniani».  La  situation  est  extrêmement  belle: 
tout  près  du  Rhin,  à  côté  du  château,  dans  une 
maison  complètement  isolée,   que  Dieu   puisse 

^  Voir  lettre  no.  125. 
II  ^     177     '—'  12      ^ 


préserver  d'autres  locataires!  Cette  maison  est 
fort  bien  bâtie,  par  spéculation,  et  contient  un 
appartement  tout  à  fait  délicieux,  dans  lequel  je 
désirais  beaucoup  avoir  quelque  chose  de  con- 
venable. Un  beau  jardin  très  spacieux:  dans  le 
parc  et  dans  Tlle  en  face  chantent  à  l'envi  les 
oiseaux.  Les  rossignols,  à  ce  qu'on  dit,  doivent 
être  nombreux,  quand  vient  la  saison,  au  point  de 
devenir  assourdissants.  C'est  ici  que  je  veux 
attendre  la  destinée  de  mes  Maîtres  Chan- 
teurs! 

Grand  merci  pour  votre  lettre,  par  laquelle 
cependant  vous  me  faites  honte:  vous  avez  lu 
et  m'avez  écrit  trop  tôt  !  Vous  auriez  dû  me 
laisser  encore  bien  dans  le  coin.  D'ailleurs  je 
remarquai  que,  cette  fois-ci,  vous  faisiez  con- 
naissance d'un  de  mes  poëmes  par  la  lecture  et 
non  directement  par  moi-même.  Le  difficile 
manuscrit  a  dû  également  vous  occasionner  bien 
de  la  peine.  Oui,  c'est  autre  chose  quand  il 
faut  s'en  tirer  par  ses  propres  efforts.  Je  l'ai 
déjà  lu  à  différentes  reprises,  jusqu'ici,  la 
dernière  fois  pour  les  grands  ducs  à  Carls- 
ruhe:^  ils  ont  bien  écouté,  quoique  pas  encore 
aussi  bien  que  la  grande  Micky.^  Les  règles  de 
la  Tablature  les  ont  fait  beaucoup  rire.  C'est 
justement  mon  intention,  chère  enfant,  de  pro- 
voquer l'hilarité  avec  tout  ce  fatras  de  pédan- 

^  Voir  Glasenapp,  II,  2,  362. 
2  Madame  Wesendonk. 


178 


tisme:  il  faut  que  Ton  rie!  Il  vous  manque  la 
mélodie  pour  les  lieder  de  Walther:  ceci  est 
vraiment  une  chose  indispensable.  J'ai  fait  les 
vers  diaprés  la  mélodie  que  j'avais  en  tête:  vous 
ne  pouviez  pas  vous  l'imaginer,  il  est  vrai. 
Écoutez  donc,  comme  c'est  simple; 

Màfiig  (modéré)  ^ 


1 1 — p- — g— 


Fern  mei-ner  Ju-gend  gold-nen  To-ren  zog  ich  einst 


aJs     in    Be-trach-tung  ganz  ver-lo-ren: 

Le  peuple  n'entend  de  toute  la  chose  que 
la  mélodie:  devinera  qui  pourra  mon  secret. - 

J'ai  lu  le  poëme  pour  la  première  fois  à 
Mayence,  le  5  Février,  chez  les  Schott:^  j'avais 
dû  renoncer  à  vous  le  lire  avant  tout  le  monde. 
Mais,  afin  de  trouver  une  compensation  à  votre 
absence,  j'écrivis,  avant  de  quitter  Paris  pour 
Vienne,  à  Cornélius^  —dont  vous  entendrez 
parler  davantage  avec  le  temps  —  qu'il  devait 
se  trouver  le  5  du  mois  suivant,  le  soir,  chez 
les  Schott,  à  Mayence,  sinon  je  cesserais  de  le 

1  «Loin  des  portes  d'or  de  ma  jeunesse,  un  jour,  je 
m'en  suis  allé,  perdu  dans  mes  contemplations.» 
■i  Voir  Glasenapp,  II,  2,  356. 
3  Cornélius,  compositeur;  ami  de  Wagner. 


179 


12* 


tutoyer.  Maintenant,  les  choses  advinrent  comme 
dans  «Bûrgschaft»  :^  vous  savez  que  tous  les 
cours  d'eau  avaient  débordé,  que  pas  mal  de 
trains  ne  circulaient  plus,  qu'il  y  avait  réelle- 
ment partout  péril  à  voyager.  Nonobstant  tout 
cela,  à  sept  heures  sonnantes,  le  5,  Cornélius 
fait  son  entrée  chez  les  Schott,  pour  s'en  re- 
tourner le  lendemain  à  Vienne!  Il  vous  faut 
savoir  aussi  quel  pauvre  diable  c'est;  comment 
il  est  empêtré  dans  les  leçons  pour  arriver  à 
gagner  40  florins  par  mois.  Mais  —  il  m'aime 
beaucoup.  Et  vous  avez  vu,  quel  cas  je  fais 
de  lui.  Écrivez-lui,  mon  enfant;  il  vous  aime 
aussi!  Il  habite:  30  Weissgârber- Pfefferhof- 
gasse.  Vienne;  c'est  un  neveu  du  célèbre  peintre. 
A  présent,  adieu!  mes  meilleures  amitiés. 
Je  n'ai  pu  écrire  plus  tôt;  il  me  fallait  attendre 
la  retour  de  mes  bonnes  dispositions.  Adieu, 
mon  enfant!  r.  w. 

p.  s.  Oh!  le  beau  coussin!  Voyez-vous  cela,  je 
reçois  ce  cadeau,  et  ne  me  donne  pas  la 
peine  d'en  parler  en  tout  premier  lieu. 
Que  je  suis  donc  gâté  déjà!! 

132.  Biebrich  a.  Rhein, 

22  Mai   1862. 
Chère  amie! 
Aujourd'hui,   c'est   mon  anniversaire.     On 
m'a  envoyé  des  fleurs.    J'étais  malade  et  hier 

•  Poëme  de  Schiller. 


180 


seulement  je  suis  allé  de  nouveau  dans  le  parc. 
A  vous  je  ne  pouvais  maintenant  penser  beau- 
coup, puisqu'il  m'est  impossible  de  vous  aider 
en  quoi  que  ce  soit,  à  part  de  silencieux  sou- 
haits pour  votre  bonheur  ! 

Ainsi  je  me  tenais  là  solitaire. 

Tout  à  coup  une  idée  me  vint  pour  Tin- 
troduction  d'orchestre  du  3^  acte  des  Maîtres- 
Chanteurs.  ^  Dans  cet  acte,  le  point  culminant 
sera  le  moment  où  Hans  Sachs  se  lève  devant 
le  peuple  assemblé,  et  est  accueilli  par  celui-ci 
avec  une  sublime  explosion  d'enthousiasme. 
Le  peuple  alors  chante,  d'un  ton  solennel,  d'une 
voix  vibrante,  les  huit  premiers  vers  du  poëme 
de  Sachs  sur  Luther.  La  musique  était  déjà 
faite  pour  cette  scène.  Maintenant,  pour  servir 
d'introduction  au  3^  acte  où,  quand  le  rideau 
s'ouvre,  on  voit  Hans  Sachs  perdu  dans  ses 
réflexions,  je  fais  jouer  par  les  basses  un 
thème  grave,  attendri,  profondément  mélan- 
colique, présentant  le  caractère  de  la  plus 
grande  résignation;  voici  que  survient,  entonné 
d'abord  par  les  cors  et  de  sonores  instruments 
à  vent  et,  peu  à  peu,  par  l'orchestre  tout  entier, 
comme  un  Evangile,  la  mélodie  solennelle  et 
gaiement  claire  de:  «Wacht  auf!    Es  rufet^  gen 


^  Comparer  R.  Wagner:    Esquisses,  pensées,  frag- 
ments, pages  104/5;  Écrits  posthumes,  1902,  pages  154/55. 
'^  La  lettre  porte  «rufet»  au  lieu  de  «nahet». 


181 


Tag  :  ich  hôr'  singen  im  grûnen  Hag  ein' 
wonnigliche  Nachtigall.»  ^ 

Il  m'est  devenu  maintenant  évident  que  ceci 
sera  mon  chef-d'œuvre  le  plus  accompli,  et  que 
je  l'achèverai. 

Je  voulais  me  donner  un  cadeau  pour  mon 
anniversaire  :  je  le  fais  en  vous  envoyant  cette 
communication. 

Gardez-vous  en  bonne  santé,  soignez-vous 
de  près  et,  s'il  vous  faut  penser  à  moi,  figurez- 
vous  que  vous  me  voyez  toujours  dans  les 
mêmes  dispositions  que  ce  matin  du  jour  de 
mon  anniversaire:  cela  vous  consolera,  et  alors 
vous,  aussi,  vous  vous  épanouirez.    Pour  sûri  — 

Les  meilleures  amitiés  de 

^""■^      R.W. 

133.  Biebrich, 

9  Juin  1862. 
Chère  amie! 

Je  voulais,  ces  derniers  jours,  écrire  à 
Myrrha  pour  la  remercier  de  la  part  qu'elle  a 
sûrement  prise  dans  la  confection  du  beau 
coussin.  Mais  elle  aussi  doit  s'accoutumer  à 
mon  ingratitude,  qui  n'est  pas  précisément  de 
l'ingratitude  même,  mais  souvent  de  la  négli- 
gence dans  l'expression  de  ma  reconnaissance. 
De    telles    attestations    sont    des    élucubrations 

1  «Réveillez-vous!  Le  jour  se  lève.  J'entends  chanter 
dans  le  vert  bocage  le  plus  délicieux  des  rossignols.» 


182 


agréables,  flatteuses,  avec  lesquelles  on  se  fait  à 
soi-même  le  plus  de  plaisir.  J'arrive  très  rare- 
ment encore  à  Texécution  de  si  agréables  projets. 
Chez  moi  tout  ne  tend  qu'à  une  fin  dernière,  fort 
grave.  Ainsi  je  ne  puis  regarder  qu'avec  tristesse 
la  fleur  qui  m'est  jetée  sur  cet  ultime  chemin. 

La  poésie  que  vous  m'avez  envoyée  au- 
jourd'hui est  très  belle,  je  crois  même  un  chef- 
d'œuvre. 

L'esprit  de  la  légende  m'apparaît  tout  autre 
seulement  maintenant.  Au  «Neck»^  est  accordé 
le  souriant  espoir;  pour  ma  part,  je  ne  com- 
prends plus  l'espoir,  et  je  ne'suis  à  rien  moins 
accessible  qu'à  sa  promesse  encourageante.  En 
revanche,  je  comprends  maintenant  la  félicité, 
que  nous  n'avons  pas  à  espérer  d'abord,  mais 
dont  nous  sommes  les  maîtres.  Peut-être  vous 
remémorez- vous  que  je  vous  ai  dit  autrefois, 
un  jour,  avoir  senti  de  plus  en  plus  clairement, 
dans  le  cours  de  mon  existence,  que  l'art  me 
donnerait  seulement  le  suprême  bonheur,  quand 
j'aurais  perdu  tous,  oui  tous  les  biens  de  la  vie, 
après  que  toute  possibilité  d'espoir  aurait  dis- 
paru. Je  me  souviens  encore  m'être  demandé, 
aux  environs  de  ma  trentième  année,  si  j'avais 
réellement  en  moi  les  facultés  d'une  très  haute 
individualité  artistique:  dans  mes  œuvres  je 
trouvais  toujours  encore  des  influences,  de  l'imi- 

'  Nixe  (au  masculin).  Wagner  fait  allusion  à  un 
poëme  de  Madame  Wesendonk  portant  ce  titre. 


183 


ration;  j'osais  à  peine  envisager  mon  développe- 
ment futur  comme  artiste  absolument  original.  A 
l'époque  où  je  vous  fis  cette  confidence,  à  l'époque 
de  la  passion  miraculeuse,  m'était  apparue  sou- 
dain la  possibilité  de  la  perte  d'un  bien,  dont  la 
possession  éventuelle  m'avait  toujours  semblé 
absolument  intangible.  Alors  je  sentis  que  le  temps 
viendrait,  où  l'art  revêtirait  pour  moi  un  sens 
tout  nouveau,  merveilleux,  lorsque  plus  aucune 
espérance  ne  serait  capable  d'enlacer  mon  cœur. 

Ainsi  l'ancienne  légende  du  Messie  a  acquis 
finalement  sa  véritable  signification  pour  moi. 
On  l'attendait,  le  Sauveur,  le  Libérateur  de  la 
race  de  David,  le  roi  d'Israël.  Tout  arriva,  en 
effet,  selon  l'attente.  On  sema  des  palmes  sur 
sa  route  ;  mais  quel  déconcertant  coup  de 
théâtre,  lorsqu'il  dit:  «Mon  royaume  n'est  point 
de  ce  monde!  »^  De  la  sorte  tous  les  peuples 
attendent  leur  Messie,  qui  doit  combler  les 
désirs  de  la  vie.  Il  arrive  et  dit:  «Renoncez 
au  désir  même!»  Voilà  la  dernière  solution  de 
la  grande  énigme  du  désir,  —  que  votre  ami 
Hutten,  par  exemple,  n'a  pas  comprise. 

Je  souhaite  seulement  pouvoir  encore  tra- 
vailler :  mon  désir  ne  s'étend  plus  même  aux 
représentations  éventuelles  de  mes  œuvres  et 
j'en  accepte  la  nécessité  comme  une  calamité 
inévitable.  A  Vienne,  j'ai  été  invité  définitive- 
ment   pour    l'automne    à    la    représentation    de 

*  Voir  Glasenapp,  II,  2,  376  et  suiv. 
--     184     ^ 


Tristan:  cela  m'importune  maintenant.  Il  me 
peine  aussi  d'être  pressé  dans  mon  travail  : 
comme  je  travaille  à  présent,  la  hâte  est  néfaste. 
Un  loisir  assuré  serait  mon  idéal;  si  je  ne 
puis  y  arriver,  il  me  faut  bien  encore  sentir 
les  tourments  de  la  vie;  mais  déjà  ils  rehaussent 
pour  moi  le  plaisir  du  travail.  Je  désirerais 
posséder  un  «Asile»  dans  la  plus  complète 
solitude  :  c'est  bien  difficile  à  conquérir.  — 

Recevez  mes  félicitations  !  Saluez  et  remerciez 
Myrrha,  ainsi  que  votre  mari,  à  qui  je  dois 
encore  de  cordiaux  remerciements  pour  sa 
dernière  lettre  ! 

De  tout  cœur  votre  o   ym 

134.  Vienne,  21  Décembre  62. 

Je  rêvai  bellement,  délicieusement  de  vous, 
cette  nuit,  sitôt  après  m'être  endormi.  Puisse 
ce  rêve  avoir  pour  signification  tout  le  bien  que 
je  vous  souhaite,  chère  amie! 

Cela  m'a  fait  un  grand,  un  sensible  plaisir, 
de  voir  que,  au  milieu  de  toute  la  détresse  et 
de  la  misère  du  présent,  le  rêve  m'ait  rappelé 
juste  à  point  nommé  votre  anniversaire.  Cela 
était  beau  et  je  constate  que  le  rêve,  au  moins, 
se  soucie  encore  de  moi. 

Dévouées  salutations  !  R.  W. 


185 


Penzing  -  lez  -Vienne 


5  Juin  1863  —  21  Décembre  1863. 


C^<3 


j 


135.  221.  Penzing- lez -Vienne. 

5  Juin  1863. 
Chère  et  estimée  amie!^ 
L'un  de  ces  jours,  il  faut  que  j'écrive  de 
nouveau,  finalement,  aux  Wesendonk. '^  Seule- 
ment je  ne  puis  le  faire  qu'au  mari.  La  femme, 
je  l'aime  trop;  mon  cœur  est  trop  sensible,  trop 
plein,  quand  je  songe  à  elle.  Moins  que  jamais 
je  ne  puis  m'adresser  à  elle  dans  la  forme  qui 
s'impose  impérieusement  maintenant.  Ce  que 
mon  cœur  ressent,  je  ne  puis  le  lui  écrire  sans 
me  rendre  coupable  de  trahison  envers  son 
mari,  que  je  respecte  et  que  j'estime  beaucoup. 
Que  faire  donc?  Je  ne  puis  tenir,  d'une  façon 
absolue,  enfermés  en  moi  mes  sentiments,  non 
plus:  un  être  au  moins  doit  savoir  quelle  est  ma 
situation.     C'est  pour  cela  que  je  m'adresse  à 

^  La  lettre  est  adressée  à  Madame  Wille  (Zurich). 

-  Wagner  avait  été,  au  printemps  de  l'année  1863, 
en  Russie,  et  s'installa  en  Mai  à  Penzing.  Voir  Glase- 
napp,  II,  2,  chap.  XVI  et  XVII. 


189 


vous  et  vous  confie  ceci:  elle  est  et  reste  mon 
premier,  mon  unique  amour  !  Je  le  sens  de 
plus  en  plus  distinctement.  Ce  fut  l'apogée  de 
ma  vie  :  les  années  d'inquiétude  et  de  bien- 
heureuse angoisse,  que  je  passai  parmi  le  charme 
grandissant  de  sa  présence  et  de  son  affection, 
contiennent  toute  la  douceur  de  mon  existence. 
La  moindre  circonstance  m'évoque  ce  temps, 
immédiatement  je  m'y  retrouve  en  plein,  me 
reviennent  au  cœur  les  merveilleuses  sensations 
qui,  aujourd'hui  comme  autrefois,  interrompent 
le  cours  de  ma  respiration,  ne  me  permettent 
plus  que  les  soupirs.  Et,  l'occasion  vient-elle 
à  manquer,  le  rêve,  toujours  délicieux  et  bien- 
faisant, est  là  pour  me  remémorer  son  image  ... 
Dites  maintenant,  mon  amie!  Comment  parler 
à  cette  femme  dans  les  termes  qui  conviennent, 
qui  sont  nécessaires?  Impossible!  Oui,  j'ai  le 
sentiment,  même,  qu'il  ne  peut  plus  m'être 
permis  de  la  revoir.  Ah  !  déjà  à  Venise,  la 
rencontre  avec  elle  me  rendit  bien  malheureux: 
c'est  seulement  après  avoir  de  nouveau  perdu 
ce  souvenir,  que  la  femme  m'est  redevenue  ce 
qu'elle  était  pour  moi.  Je  le  sens,  elle  me 
restera  toujours  admirable,  et  jamais  ne  se  re- 
froidira mon  amour:  mais  la  voir,  cela  ne  m'est 
plus  permis,  sous  cette  épouvantable  contrainte 
qui,  si  nécessaire  que  je  la  conçoive,  amènerait 
la  mort  de  notre  amour.  Que  faire  maintenant? 
Est-ce  que  je  laisserai  croire  faussement  à  la  bien- 


190 


aimée  qu'elle  m*est  devenue  indifférente?  C'est 
pourtant  bien  dur!  Est-ce  que  vous  Tarracheriez 
à  cette  croyance  erronnée?  Est-ce  que  cela  serait 
bon?  Je  ne  sais!  Et  finalement  la  vie  arrive 
pourtant  à  sa  conclusion.  C'est  une  misère!  — 
Depuis  mon  départ  de  Zurich,  je  vis 
comme  en  exil  —  ce  que  j'ai  tout  sacrifié  là, 
ce  n'est  pas  à  dire!  Pour  l'instant,  mon  seul 
désir  est  d'arriver  au  repos  domestique,  afin  de 
pouvoir  me  livrer  absolument  à  mon  travail. 
Au  prix  d'efforts  inouis,  j'ai  acquis  du  moins 
la  possibilité  de  fonder  un  nouveau  foyer,  qu'il 
me  faut  être  tout  seul  à  soigner  maintenant. 
Des  tentatives  réitérées  nous  persuadèrent, 
moi  et  mes  amis,  que  la  vie  commune  avec  ma 
femme  est  impossible,  serait  absolument  perni- 
cieuse pour  tous  deux.  De  sorte  qu'elle  vit 
à  Dresde,  où  je  pourvois  à  ses  besoins  large- 
ment, même  au  delà  de  mes  moyens.  Elle  ne 
parvient  pas  encore  à  se  résigner  complètement, 
et  dans  la  nécessité  où  je  suis  de  combattre  le 
retour  des  sursauts  de  compassion,  il  me  faut 
faire  montre  de  dureté,  sous  peine  de  prolonger 
ses  souffrances,  et  d'annihiler  pour  moi  toute 
possibilité  de  repos.  J'affirme  que  cet  effort 
est  le  plus  pénible  que  j'aie  jamais  supporté. 
Pour  cela  je  renonce  aussi  à  tout,  et  ne  veux 
que  le  repos  pour  mon  travail,  la  seule  chose 
qui  m'acquitte  devant  ma  conscience,  et  peut 
me  donner  réellement  la  liberté  ! 


191 


192 


Maintenant,  très  chère,  je  vous  en  prie, 
parlez-moi  parfois  de  notre  amie!  J'espère  que 
vous  Taimez  encore,  et  qu'elle  même  vous  est 
également  restée  fidèle!  Il  est  vraiment  par  trop 
dur  de  savoir  qu'une  existence  inexprimable- 
ment  chère  s'écoule  tellement  étrangère  et  loin- 
taine, sans  qu'on  puisse  jamais  y  jeter  le  moindre 
regard!  Vous  comprenez  que  ce  que  je  puis 
apprendre  par  son  mari  ne  me  montre  pas  l'amie 
sous  son  vrai  jour,  —  l'amie  que  je  puis  assurer 
de  mon  éternel  amour,  ne  voulant  plus  jamais 
la  revoir.  Plus  jamais  ?  C'est  dur,  mais 
nécessaire  ! 

J'ai  rouvert  le  portefeuille  vert,  qu'un  jour 
elle  m'envoya  à  Venise:  que  de  souffrances  depuis 
lors  !  Et  maintenant,  tout  à  coup  entourée  du 
charme  d'autrefois,  si  indiciblement  beau!  Là, 
dans  ce  portefeuille,  les  esquisses  de  Tristan, 
de  la  musique  pour  ses  poëmes!  Ah!  chère!  on 
n'aime  qu'une  seule  fois,  quelles  que  soient  les 
ivresses,  quelles  que  soient  les  joies  que  puisse 
faire  passer  devant  vos  regards  la  vie  !  Oui, 
maintenant  je  suis  pleinement  assuré  que  je 
ne  cesserai  jamais  de  l'aimer,  elle  seule  au  monde! 
Vous  saurez  respecter  l'innocence  de  cet  aveu, 
et  me  pardonnerez  de  vous  l'avoir  fait!  Adieu, 
restez  la  fidèle  amie  de 

votre 

Richard  Wagner. 


À 


1 36.  Penzing  -  lez  -Vienne, 

6  Juin  1862. 
Très  cher  ami/ 
Il  faut  que  j'aie  pourtant  encore  une  fois  des 
nouvelles  de  vous,  enfin!  De  moi,  les  meilleures 
nouvelles  que  vous  puissiez  recevoir,  c'est  que 
je  vous  annonce  la  reprise  de  mon  travail!  Les 
événements  extérieurs,  même  les  plus  divers, 
n'ont  plus  de  vrai  sens  pour  moi.  Mon  voyage  en 
Russie  —  S*  Pétersbourg,  Moscou  — ,  et  les  inci- 
dents qui  s'y  rattachent,  tout  cela  ne  fit  d'impres- 
sion sur  moi  que  pour  autant  que  cela  contri- 
buait à  me  débarrasser  de  tous  ces  ennuis, 
et  à  me  procurer  un  «Asile»  pour  travailler. 
Mon  amertume,  en  pareilles  circonstances,  c'est- 
à-dire  en  voyant  la  quantité  de  gens  qui  disposent 
de  plus  de  loisirs  et  de  ressources  qu'il  ne  leur  en 
faut,  est  parfois  très  vive  et  provoque  chez  moi 
une  arrière-pensée  d'ironie  la  plupart  du  temps 
à  l'égard  de  toute  assurance  de  sympathie  ou 
d'amitié  qui  m'est  témoignée.  Quand  je  songe  à 
toutes  les  angoisses,  à  toutes  les  inquiétudes  que 
je  subis  depuis  que  j'ai  quitté  Zurich,  je  ne  puis 
m'empêcher  d'accuser  sévèrement  ma  destinée! 
La  possibilité  d'arriver  encore,  finalement,  au 
repos,  pour  écrire  mes  œuvres  projetées,  donne 
à  cette  poursuite  folle  de  la  tranquillité  sa  seule 
signification.     J'ai  donc  fêté  mon  cinquantième 

*  La  lettre  est  adressée  au  mari  de  MadameWesendonk. 
II  ^     193     ^  13 


anniversaire:  je  devais  presque  me  tenir  pour 
heureux  de  le  fêter  dans  la  plus  parfaite  solitude! 
Subséquemment  un  cortège  aux  flambeaux^  vint 
me  saluer  à  ma  rustique  demeure:  je  le  reçus 
d'une  façon  quelque  peu  distraite.  Tandis  que  le 
cortège  lumineux  approchait,  en  passant  par  un 
pont,  la  plus  magnifique  pleine  lune  montait 
justement  au-dessus  des  cîmes  du  jardin  du  châ- 
teau de  Schônbrunn,  et  projetait  des  rayons 
mystiques  sur  la  parade  au-dessous  d'elle.  Déjà, 
pendant  que  Ton  chantait,  les  quelques  jeunes 
gens  qui  étaient  montés  chez  moi,  n'entendaient 
de  ma  part  que  des  exclamations  admiratives  pour 
la  splendeur  de  la  lune:  c'était  l'unique,  la  vieille 
et  fidèle  amie,  qui  venait  à  moi  par-dessus  l'en- 
fantillage d'un  monde  étranger,  tout  comme,  autre- 
fois, au-dessus  de  la  couronne  lointaine  des 
Alpes  et  au-dessus  de  votre  jardin,  elle  s'en 
venait  vers  nous!  «Asile!  Asile!»  Combien  de 
fois  j'ai  déjà  cru  avoir  trouvé  un  «Asile»! 

Cette  fois-ci,  j'aspirais  tellement  à  la  tran- 
quillité d'un  logis  que,  ayant  uniquement  en 
vue  une  calme  demeure  avec  un  jardin,  j'ac- 
ceptai la  première  qui  se  présenta.  Huit  jours 
plus  tard,  je  me  serais  installé  peut-être  à  Bingen; 
les  choses  traînèrent;  dans  l'entre-temps,  on  me 
renseigna  ceci:  indifférent  quant  à  la  localité, 
je  me  décidai,  et  mon  seul  souhait  est  qu'il  me 

^  Voir  Glasenapp,  II,  2,  432. 


194 


soit  donné  du  moins  de  rester  ici  jusqu^à  ma 
fin!  Au  point  où  en  sont  les  choses  pour  moi 
en  Allemagne,  tel  que  je  me  sens,  je  n'entrevois 
cependant  la  possibilité  de  demeurer  ici  qu'au 
prix  d'efforts  périodiques  excessifs,  tels  que  ce 
voyage  en  Russie.  Comment  je  supporterai 
cela  encore  plus  longtemps,  je  ne  le  comprends 
en  tout  cas  pas!  Un  jour,  on  le  lira  dans  ma 
biographie  et  alors  ce  sera  pour  maintes  per- 
sonnes une  stupéfaction.  Évidemment,  quelque 
jour,  je  succomberai.  Si  vous  voulez  avoir 
une  idée  de  l'effet  produit  sur  mon  être  par 
de  pareilles  entreprises,  comparez  un  peu, 
pour  vous  amuser,  les  trois  photographies  de 
S*  Pétersbourg  avec  celle  qui  fut  prise  à  Mos- 
cou quinze  jours  plus  tard!  —  Cependant,  c'est 
inévitable! 

Avec  tout  cela  je  n'ai  pas  abandonné  mon 
ancien  désir  de  m'installer  le  mieux  possible  dans 
la  demeure  finalement  choisie.  Si  vous  voulez  y 
contribuer,  de  personne  je  n'accueillerais  de  si 
bon  gré  l'assistance,  vous  le  savez  bien!  Car, 
après  tout,  vous  êtes  les  seuls  à  qui  j'appar- 
tienne en  quelque  sorte  ici -bas:  les  choses 
sont  ainsi  faites,  il  n'y  a  pas  à  recommencer. 
Que  je  vous  appartienne  est  le  résultat  de 
toutes  espèces  de  souffrances  et  de  sacrifices 
de  votre  part. 

—  Qu'avez-vous  dit  de  la  maison  de  cam- 
pagne   en  Suisse,  dont  m'aurait  fait  présent  la 

'--     195    -^  13* 


grande-duchesse  Hélène  de  Russie? *  Vous  avez 
craint,  sans  doute,  de  me  voir  vous  tomber  de 
nouveau  sur  le  dos?  Heureusement  la  maison 
de  campagne  se  trouve  située  dans  la  même 
contrée  que  les  cinquante  mille  francs  gagnés, 
assure-t-on,  par  moi  en  Russie.  Quelle  agréable 
perspective  pour  mes  protecteurs  allemands,  de 
savoir  maintenant  que  je  suis  si  bien  casé,  et 
que  cela  ne  leur  coûtera  pas  un  rouge  liard! 
C'est  encore  Tune  des  caractéristiques  de  ma 
destinée,  de  paraître  toujours  enviable! 

Ah!  mon  cher!  Assez  parlé  de  moi!  Quand 
je  serai  retourné  à  mes  Maîtres-Chanteurs, 
vous  aurez  encore  de  mes  nouvelles:  ma  dis- 
persion est  telle  encore,  que  je  ne  puis  trouver 
le  recueillement  nulle  part.  Mais  plutôt,  four- 
nissez-en moi  l'occasion  par  des  nouvelles  de 
vous,  implorées  de  tout  mon  cœur.  Je  les  attends 
avec  impatience! 

Mille  amitiés  de 

votre 

Richard  Wagner. 

Je  voudrais  pourtant  volontiers  avoir  un 
grand  et  beau  portrait  (photographie)  de  votre 
femme:  la  «colline  verte»  est  déjà  accrochée, 
dans  son  cadre,  à  la  muraille  de  ma  chambre. 


Voir  Glasenapp,  II,  2,  426. 


196 


i 


137.  221.  Penzing- lez -Vienne. 

28  Juin  1863. 
Amie! 
J'ai  reçu  aujourd'hui  un  beau,  magnifique 
portefeuille:  il  est  destiné  aux  Maîtres - 
Chanteurs.  Jusqu'ici  le  portefeuille  vert 
m'avait  suffi  amplement.  Ces  jours  derniers, 
je  l'ai  vidé  (puisque  je  me  suis  encore  une 
fois  installé!):  il  s'y  trouvait  de  nombreuses 
esquisses  et  de  curieux  feuillets,  quelque  part 
tout  à  fait  dans  le  coin.  Dieu  du  ciel  !  quelle 
évocation  encore  de  Tristan!  Néanmoins,  les 
Maîtres- Chanteurs  devaient  y  entrer  aussi. 
Ne  m'en  veuillez  pas,  je  vous  en  prie  :  je  ne 
suis  pas  encore  un  véritable  «maître»,  en  fait  de 
musique;  je  suis  à  peine  plus  fort  qu'un  «ap- 
prenti». Ce  qui  adviendra  en  conséquence.  Dieu 
le  sait!  Donc,  ce  qui  est  complètement  achevé 
doit  avoir  sa  place  dans  le  portefeuille  nouveau; 
cela  y  prendra  un  air  splendide  et  je  me  dirai: 
«maintenant  tu  n'es  plus  loin  d'être  un  maître, 
pas  aussi  près,  cependant,  que  celle  qui  a  en- 
voyé le  maître -portefeuille.»  Pour  le  moment 
l'inachevé  (hélas  !  combien  d'inachevé  il  y  a 
encore  en  moi!)  sera  mis  dans  le  grand  porte- 
feuille vert,  en  compagnie  de  tous  les  vestiges 
du  merveilleux  autrefois.  Je  suis  pourtant  plus 
fidèle  que  vous  ne  le  croyez  peut-être,  ou  que 
ne  le  vous  font  croire  les  on-dit.  Les  Maîtres- 
Chanteurs,  si  jamais  il  en  doit  sortir  quelque 


197 


chose,  doivent  de  toute  façon  venir  au  jour 
dans  le  vieux  portefeuille:  Dieu  sait  si  cela  se 
réalisera.  Mais,  je  le  répète,  ce  qui  sera  achevé 
ensuite  figurera  dans  le  nouveau  portefeuille 
brun:  il  contient  déjà  quarante  pages  de  partition. 

Mais  de  quelle  façon  tout  cela  réussira-t-il? 
Je  n'en  sais  encore  absolument  rien. 

Comment  vous  le  faire  comprendre  ?  — 
Reconnaissez  qu'un  Maître -Chanteur  tellement 
peu  complet  a  quelque  peine  à  vous  écrire. 
Si  je  vous  disais,  par  exemple,  qu'un  Maître- 
Chanteur  doit  jouir  de  la  tranquillité,  je  devrais 
immédiatement  reconnaître  que  moi  je  n'en 
jouis  point,  et  —  ce  qui  est  pire,  —  que  je 
n'en  jouirai  peut-être  jamais!  Voilà  le  contre- 
temps, dont  je  me  rends  compte  maintenant:  je 
ne  jouis  pas  de  la  tranquillité  !  Je  fuis  les 
hommes,  les  relations,  enfin  toute  société,  le 
plus  complètement  possible,  parce  que,  au  fond,  M 
tout  me  torture.  Je  suis  comme  cela,  impossible 
d'y  remédier!  —  Maintenant  je  m'installe  dans 
une  belle  demeure  tranquille:  chaque  coin  doit 
me  plaîre;  j'ai  comme  la  fièvre  de  m'y  arran- 
ger l'installation  la  plus  confortable,  parce  que 
je  me  dis:  «tu  nicheras  là,  tu  y  passeras  tout 
le  temps  (au  cas  le  plus  favorable!)  et  y  seras 
seul  avec  toi-même!»  Etre  seul!  Ah!  quelle 
volupté  me  fait  tressaillir  souvent,  quand  je  mej 
dis  cela,  sitôt  que  je  ne  suis  pas  seul  du  tout. 
Bon  !      A   présent    je    suis    seul    —    Insensé  II 


198 


Comme  si  mon  cœur  n'était  pas  en  moi,  et 
c'est  justement  alors  que  l'inquiétude  commence, 
d'abord  sous  la  forme  de  la  tristesse,  puis  sous 
la  forme  de  la  nostalgie.  Alors  j'aspire  à  une 
«présence»,  car  rien  qu'une  «présence»  peut 
m'apporter  la  paix!  Croyez-moi,  le  Dieu  du 
bonheur  et  de  la  paix  s'appelle  la  «présence»! 
Oui!  maintenant  il  faut  que  cela  aille  sans  «pré- 
sence». Je  m'attache  d'abord  aux  serviteurs, 
qui  m'aiment  vite;  puis  arrive  un  chien.  Mais  je 
ne  m'en  suis  pas  encore  procuré:  j'ai  une  grande 
peur  de  tout  ce  qui  est  nouveau,  de  toutes  cir- 
constances nouvelles,  même  quand  il  s'agit  d'un 
chien.  Dernièrement,  des  voleurs  ont  pénétré 
chez  moi,  et  me  dérobèrent  une  tabatière  en  or, 
que  l'orchestre  de  Moscou  m'avait  donnée  à  titre 
de  souvenir.  Cela  émut  le  vieux  baron  qui 
demeure  au-dessous  de  mon  appartement  :  il 
mit  son  vieux  chien  de  chasse  à  ma  disposition. 
Celui-ci  dort  maintenant  dans  ma  chambre,  la 
nuit,  et,  le  jour,  ne  veut  plus  me  quitter:  il  ne 
me  lâche  pas  d'une  semelle.  Il  s'appelle 
Pohl;^  il  est  brun  et  fort;  mais,  ainsi  que  je 
l'ai  dit,  déjà  âgé:  bientôt  il  mourra,  tout  comme 
Fips  et  Peps.  C'est  une  misère!  Je  le  répète,  je 
crois  que  je  n'arriverai  jamais  à  la  véritable  tran- 
quillité: je  me  méfie  même  encore  des  Maîtres- 


*  Pohl  vécut   pendant  toute   la  période  de  Munich; 
il  mourut  à  Genève  en  1866. 


199 


Chanteurs,  si  sérieux  et  calme  que  me  regarde 
la  portefeuille  brun...  Otto  m'en  veut,  je  suppose, 
d'être  resté  si  longtemps  sans  lui  écrire?  Je 
lui  ai  écrit  après  mon  cinquantième  anniversaire, 
attendu  avec  tant  d'intérêt,  ^  afin  qu'il  ne  pense 
pas  que  je  lui  écris  rien  que  pour  l'importuner 
par  l'une  ou  l'autre  chose.  Si  vous  n'étiez  pas 
là-bas,  je  ne  saurais  pas  même  que  ma  lettre  est 
arrivée  à  destination.  Comment  est  sa  santé  ? 
Est-ce  qu'il  souffre  encore  toujours  de  son  mal 
au  cou?  J'espère  recevoir  de  bonnes  nouvelles 
de  lui. 

Comment  va  la  belle  Suisse  ?  Est-ce  que 
le  lac  a  toujours  son  beau  ton  glauque?  Et  les 
montagnes  leurs  beaux  champs  de  neige  ?  .  .  . 
Mes  enfants,  vous  avez  fait  choix  d'un  magnifique 
pays,  et  souvent  la  nostalgie  me  reporte  vers  lui. 
J'avais  une  fois  formé  l'espoir,  naguère,  d'y 
mourir  !  D'une  façon  générale,  il  me  semble 
que  j'étais  souvent  plus  tranquille  là-bas  qu'à 
présent.  Le  paysage  suisse  a  vraiment  quelque 
chose  de  calmant!  Je  ne  vois  plus  de  couchers 
de  soleil:  dernièrement  encore  deux  ou  trois  fois 
au  Rhin.  Mais  impossible  de  trouver  une  demeure 
là-bas;  maintenant  je  suis  ici,  à  cause  de  quel- 
ques grands  et  beaux  arbres,  que  j'ai  dans  mon 
jardin.  Aussi  l'habitation  est  tranquille,  —  mais 
non  pas  moi!   D'ailleurs,  je  vous  l'ai  déjà  dit.   Et 

^  Comparer  lettre  104. 


200 


comment  allez-vous?   Hans  Sachs  ne  vous  causa 

pas  de   difficultés;  à   moi   il   me  donne  encore 

du  souci.     L'art  aussi  peut-être  sérieux  —  non 

point  seulement  la  vie!     Adieu,  chère  amie! 

Souvenez-vous  de  votre 

R.  W. 

138.  Penzing,  3  Août  1863. 

Chère  «Maître»! 

Après  votre  dernière  bonne  lettre,  j'aurais 
pu  vraiment  m'attendre  à  une  missive  plus  «ex- 
plicite» de  Schwalbach.  Je  suis  allé  une  couple 
de  fois  à  Pesth,^  où  j'étais  invité  par  les  Hon- 
grois, pour  donner  deux  «concerts».  Je  suis 
revenu  il  y  a  quelques  jours,  et  trouvai  du  moins 
la  lampe  promise,  que  je  juge  fort  belle,  œuvre 
de  maître,  et  pour  laquelle  je  vous  assure  de 
ma  gratitude. 

Mon  «Asile»  est  réussi  .  .  .  plus  ou  moins; 
curieux,  après  tout.  Le  besoin  d'une  installation 
définitive,  avec  une  demeure  convenable  et  pré- 
sentant de  l'agrément,  était  devenu  irrésistible. 
Je  sentais  que  c'était  seulement  d'une  telle  base 
que  je  pouvais  considérer  le  monde  encore  une 
fois  —  la  dernière  — ,  pour  savoir  comment 
allaient  lui  et  moi.  Je  trouve  à  présent  qu'il  ne 
va  pas  excellemment,  et  regrette  bien  d'avoir 
sacrifié  mon  bel  argent,   acquis  si   durement,  à 

»  Les  23  et  28  Juillet  1863;  voir  Glasenapp,  11,2,434. 


201 


me  créer  ces  chères  bases  pour  faire  mon  ex- 
périence. Comme  personne  ne  veut  m*accueillir, 
j'aurais  mieux  fait  d'utiliser  mes  quelques  milliers 
de  roubles  à  m'acheter  un  logis  dans  l'un  ou 
l'autre  hospice  italien,  pour  ne  plus  désormais 
m'occuper  aucunement  du  monde.  Je  ne  sais 
vraiment  plus  ce  que  j'y  ferais.  Je  vous  le  dis  en 
vérité, bien  calmement,  du  plus  profond  de  l'âme! 
Si  je  vous  énumérais  les  étranges  mésaventures 
qui  m'ont  poursuivi  depuis  mon  départ  de  la 
Suisse,  vous  même  y  reconnaîtriez  un  cal- 
cul presque  systématique  de  la  destinée  pour 
me  détourner  de  mes  projets.  Je  n'ai  pas  de 
chance!  Et  il  en  faut  un  peu,  pour  que  quel- 
qu'un comme  moi  garde  l'illusion  d'appartenir 
au  monde.  — 

«Maître»,  je  ne  suis  pas  heureux!  Et  je 
suis  bien  las  de  la  vie.  J'en  ai  fait  l'expérience 
dernièrement,  lors  d'un  danger  mortel,  dans  le- 
quel je  me  suis  trouvé.  C'était  à  Pesth,  sur 
le  Danube,  dans  la  même  embarcation  où,  l'an 
passé,  deux  jeunes  cavaliers  hongrois  ont  ac- 
compli le  voyage  de  Rotterdam  à  Pesth  Une 
charmante  et  intelligente  femme,  la  comtesse 
Bethlen,  mère  de  six  enfants,  s'était  chargée  du 
gouvernail.  Un  orage  violent  lui  fit  perdre  son 
sang-froid,  et  elle  mena  l'embarcation  sous  le  vent: 
les  vagues  poussèrent  celle-ci  contre  un  radeau; 
un  craquement  se  produisit.  J'avais  pitié  de  la 
pauvre  mère,  tandis  qu'en  moi-même  je  ressen- 


202 


tais  un  étrange  bien-être,  un  agréable  réconfort: 
les  jeunes  gens  ne  pouvaient  s'étonner  assez  de 
mon  attitude;  ils  s'attendaient  à  voir  de  l'agitation 
chez  moi,  vu  ma  nervosité.  Quand  ils  se  mirent 
à  faire  mon  éloge  -  car  je  pris  quelque  part  au 
sauvetage  —  je  devais  éclater  de  rire  presque! 
A  quoi  bon  tout  cela!  On  ne  meurt  pas  si 
facilement,  surtout  quand  le  moment  n'est  pas 
arrivé.  Il  en  doit  être  ainsi  de  moi.  Seulement, 
je  ne  parviens  pas  à  m'expliquer  à  quoi  je  suis 
réservé.  Peut-être  à  représenter  quelque  chose 
pour  ceux  qui  m'aiment??  Est-ce  que  je  pour- 
rais leur  être  moins,  quand  ils  me  sauront  mort, 
que  maintenant,  où  je  suis,  de  toutes  parts, 
isolé  et  ne  fais  que  souffrir?  Personnellement 
je  ne  puis  plus  être  rien  pour  qui  que  ce  soit. 
Et  mon  intellect?  Il  leur  appartient,  tandis 
qu'il  ne  peut  plus  ranimer  mon  cœur.  Je  n'ai 
plus  le  désir  de  rien.  Il  me  manque  l'intérêt 
aux  choses,  le  recueillement.  Une  dispersion 
inquiète  et  profonde  s'est  emparée  de  mon  âme. 
Je  n'ai  pas  de  présent  et  visiblement  pas  d'avenir. 
Pas  la  moindre  trace  de  foi.  Il  est  vrai  que  la 
véritable  activité  artistique,  la  représentation  de 
mes  nouvelles  œuvres,  aurait  pu  changer  beau- 
coup de  choses.  Au  contraire,  mon  retour  en 
Allemagne  m'a  donné  le  coup  de  grâce:  c'est 
un  misérable  pays  et  un  certain  Ruge^  a  raison, 

'  Écrivain  politique,  mort  en  1802. 
^     203     ^ 


quand  il  dit:  «rAllemand  est  bas».  Il  n'y  a 
pas  une  lueur  d'espoir  en  ce  pays,  et  pour  ce 
qui  est  de  mes  anciens  hauts  protecteurs,  vous 
pouvez  en  juger  rien  que  d'après  ceci:  à  l'oc- 
casion de  la  reprise  de  mes  concerts  de  Vienne, 
j'ai  été  invité  par  les  Tchèques  de  Prague,  par 
les  Russes,  par  les  Hongrois,  tandis  que  je 
m'attends  à  un  refus  de  la  part  de  mes  braves 
Allemands,  si  je  leur  fais  la  moindre  proposition. 
A  Berlin,  l'intendant  a  refusé  de  me  recevoir.^ 
Et  ainsi  de  suite.  —  Depuis  mon  retour  de  Russie, 
il  ne  m'a  pas  encore  été  possible  d'aller  trouver 
personne  du  théâtre  d'ici.  Mon  dégoût  de  la 
société  de  ces  gens  est  tellement  fort,  que  je 
suis  incapable  d'entreprendre  quelque  chose, 
pour  laquelle  j'aurais  besoin  d'eux.  Quiconque 
le  sait  trouve  cela  très  naturel,  seulement  cela 
explique  aussi  pourquoi  ma  carrière  est  fermée. 
Croyez- moi,  c'est  un  sentiment  étrange,  de 
savoir  que  pas  même  vous,  vous  ne  connaissez 
mes  œuvres:  il  suffit  que  je  fasse  exécuter  un 
fragment  de  l'une  d'elles  complètement,  pour  que 
les  mieux  doués,  les  plus  profondément  initiés  de 
mes  disciples  reconnaissent  tout  de  suite,  qu'au- 
paravant ils  n'avaient  pas  la  moindre  idée  de 
l'œuvre.  Que  sont  maintenant  mon  intellectualité, 
mes  œuvres?  -  Sans  moi  elles  n'existent  pour  qui 
que  ce  soit.   Oui!  Cela  donne  une  grande  im- 

*  Voir  Glasenapp,  II,  2,  426  et  suiv. 
^     204     '-^ 


portance  pour  moi  à  mon  insignifiante  personne: 
seulement,  celle-ci  n'existe  précisément  que  pour 
moi-même!  C'est  une  circonstance  néfaste!  On 
peut  aligner  beaucoup  de  phrases  consolantes, 
m'évoquer  emphatiquement  nombre  d'illusions 
à  ce  sujet:  mais  cela  ne  produit  plus  le  moindre 
effet  sur  moi!  J'entends  que  ce  sont  uniquement 
des  mots,  et  le  vois  même,  surtout  quand  ils 
sont  écrits,  puisque  toutes  mes  relations  avec 
les  humains  n'ont  lieu  que  par  lettres. 

Maintenant  que  faire  donc  de  mon  «Asile», 
malgré  portefeuille  et  lampe?  Problème  diffi- 
cile à  résoudre,  surtout  vu  mon  éparpillement. 
—  J'y  réfléchis;  je  pèse  le  pour  et  le  contre. 
Est-ce  que  je  m'y  fixerais  encore  pour  quelque 
temps,  disons  pour  cinq  années?  Comment  faire, 
pour  tenir  bon  durant  celles-ci?  Cela  me  devient 
fort  ardu  et,  à  vrai  dire,  je  suis,  sur  ce  point, 
dans  l'incertitude  la  plus  absolue.  Mes  besoins 
augmentent:  j'ai  à  entretenir  un  double  ménage, 
deux  vraiment  misérables  ménages! — Alors,  il 
faut  m'en  tenir  à  ma  personne.  Nul  ne  veut 
de  mes  œuvres:  le  monde  ne  connaît  et  n'estime 
que  le  virtuose.  Maintenant  la  détresse  m'a 
montré  que  je  suis  un  virtuose  aussi.  A  la 
tête  d'un  orchestre,  il  me  semble  que  j'en  pro- 
duis l'effet  sur  un  auditoire.  Les  Hongrois,  qui 
n'avaient  aucune  idée  de  ma  musique,  et  vivent, 
à  leur  Théâtre  National,  uniquement  de  Verdi,  etc, 
saisirent    avec   une   incroyable   rapidité   chaque 


205 


fragment  des  Nibelungen,  de  Tristan,  des 
Maîtres-Chanteurs,  apparemment  parce  que 
c'était  moi  qui  dirigeais.  Aussi  je  me  dis, 
quand  je  me  mets  à  réfléchir  sur  la  façon 
de  pouvoir  me  gagner  mes  contemporains, 
qu'il  faut  voyager  et  donner  des  concerts. 
Probablement  j'aurai  recours  à  cette  ressource. 
Seulement,  ce  qui  est  pire,  c'est  que  je  ne  sup- 
porte pas  cela  souvent  et  longtemps.  Je  me 
surmène  outre  mesure  à  ces  exécutions  et 
répétitions.  Cependant,  je  veux  essayer.  Peut- 
être  que  vous  m'arrangerez,  si  je  vous  en  prie, 
l'une  de  ces  «exécutions  de  fragments»  à  Zurich; 
seulement  cela  pourrait  être  difficile  là-bas,  car 
ma  pauvre  personne  a  besoin  de  nom- 
breuses autres  personnes  pour  produire 
un  effet  personnel.  Mais,  peu  importe,  vous 
apprendrez  bientôt  que  je  donne,  de  nouveau, 
des  concerts  quelque  part:  les  uns  diront:  «Ah! 
il  veut  faire  de  l'argent!»;  de  très  rares,  peut- 
être:  «On  prétend  —  qu'il  veut  mourir!» 

Il  se  peut,  cependant,  que  tout  finisse  bien 
encore,  et  que  mon  «Asile»  (le  quantième!)  me 
vienne  à  propos,  un  jour:  la  lampe  brûle  encore, 
le  portefeuille  se  remplit,  et  un  service  à  thé  (mon 
ancien,  je  ne  puis  plus  mettre  la  main  dessus)  me 
réconforte  agréablement.  Dieu!  Tout  est  possible 
et,  quoique  j'éprouve  toujours  des  douleurs  dans 
mon  corps  aux  nerfs  torturés,  mon  médecin  me 
rit  au  nez,  quand  je  lui  demande  si  cela  n'aboutira 


206 


pas  un  jour  à  quelque  maladie  mortelle.  Et  c'est 
cela  qui  doit  vous  servir  d'encouragement!  En 
vérité,  je  me  trouve  misérable;  mais  je  me  trouve 
debout  !  Seulement,  je  ne  puis  plus  supporter 
la  solitude  absolue  :  le  vieux  chien  de  chasse, 
que  m'a  donné  mon  propriétaire,  ne  suffit  point. 
Avec  ma  cinquantième  année  m'est  venu  un 
intense  désir  d'avoir  auprès  de  moi  une  atmo- 
sphère filiale.  Lorsque,  dernièrement,  Bùlow  me 
présenta  sa  petite  fille,  à  Berlin,  avec  le  regret 
que  ce  ne  fût  qu'une  fille,  je  lui  dis,  plein  de 
pressentiments:  «Soyez  heureux,  vous  aurez 
beaucoup  de  satisfaction  de  cette  fille!»  Il  y  a 
peu  de  temps,  on  me  recommanda  une  jeune 
fille  de  dix-sept  ans,  d'une  honorable  famille, 
douce,  obligeante,  toute  naïve.  Je  la  pris  à  mon 
service,  pour  me  faire  le  thé,  tenir  en  ordre 
mes  effets,  me  servir  de  compagnie  pour  le  dîner 
et  la  soirée.  Dieu!  Quelle  peine  ce  fut  pour 
moi,  de  me  débarasser  de  la  pauvre  enfant,  sans 
lui  causer  d'humiliation  trop  manifestement! 
Elle  s'enuyait  à  périr,  voulait  retourner  en 
ville;  mais  elle  s'efforçait  par  tous  les  moyens 
de  tenir  cachés  ses  sentiments,  de  sorte  que 
ce  fut  un  bonheur  relatif  pour  moi  de  m'en 
défaire  finalement,  ce  à  quoi  contribuèrent  beau- 
coup mes  projets  de  départ.  Mon  Dieu!  Et  il 
serait  aisé,  pourtant,  de  me  satisfaire  :  je  sais 
combien  facilement  je  m'accorde  avec  mes  servi- 
teurs.   Je  songeai  à  Vreneli,  qui   me  servait  à 


207 


Lucerne:  elle  ne  pouvait  pas  venir.  Dernière- 
ment, s'est  présentée  la  sœur  aînée  de  la  jeune 
fille  congédiée  :  elle  a  plus  d'expérience  que 
celle-ci;  elle  est  plus  «posée»,  a  Tair  doux  et 
n'est  point  désagréable.  Je  me  propose  d'en 
faire  l'essai. 

Voyez -vous!  Il  faut  que  je  me  procure 
tout  à  coups  d'argent,  sans  doute  parce  que  j'en 
possède  tellement!  Je  vous  ferai  part  du  résultat. 

Mais  je  vois  qu'il  est  nécessaire  de  mettre 
un  frein  à  ma  correspondance  :  votre  mari 
m'accuserait  à  bon  droit  de  vous  inquiéter! 
Réellement,  chère  amie,  il  m'est  difficile  de 
vous  écrire.  Toute  la  douceur,  qui  me  ranime 
encore  parfois,  c'est  le  souvenir,  et  il  appartient 
au  passé  :  mais  je  ne  puis  et  n'ose  point  le 
faire  figurer  dans  mes  lettres  !  Que  me  reste- 
t-il?  Une  joie  vraiement  pure,  une  aventure 
plaisante  du  présent,  je  voudrais  tant  pouvoir 
vous  en  faire  le  récit,  mais  où  les  chercher  et 
comment  ne  pas  inventer?  Je  vous  ai  déjà  dit 
que  je  me  suis  presque  noyé  :  voilà  tout  ! 
Est-ce  que  je  vous  écrirai  comment  j'ai  été 
applaudi  et  fêté  par  le  public,  ici  ou  là? 
Croyez-moi,  cela  me  donne  de  la  considération 
pour  le  public,  et  j'apprécie  vraiment  que,  par 
ma  musique,  j'excite  les  gens  à  peu  près  au 
même  enthousiasme,  que  les  danseuses  et  les 
artistes  de  cet  acabit.  Cependant,  Dieu  me 
pardonne,  je  suis  toujours  content  quand  c'est 


208 


fini,  et  je  n'y  songe  plus  qu'à  contre -cœur. 
Peut-être  est-ce  pure  ingratitude,  laquelle  con- 
stitue d'ailleurs  un  de  mes  plus  graves  défauts: 
c'est  un  fait  avéré.  Çà  et  là,  ma  mélancolie 
rencontre  une  éphémère  et  charmante  apparition, 
qui  lui  procure  des  illusions  agréables  :  par 
exemple  à  Pesth,  pour  l'exécution  de  quelques 
fragments  du  rôle  d'Eisa,  j'eus  à  ma  disposition 
une  belle  chanteuse  toute  jeune,  avec  une  voix 
des  plus  expressives  et  des  plus  pures  ;  elle 
était  Hongroise,  prononçait  l'allemand  dans  la 
perfection,  et  n'avait  probablement  de  sa  vie, 
rien  su  vraiment  de  la  musique  jusqu'alors. 
Je  fus  touché  d'avoir  à  ma  disposition,  pour 
mon  œuvre,  la  collaboration  d'une  créature  si 
innocente  et  si  pure,  et  la  brave  enfant  semblait, 
de  son  côté,  être  impressionnée  par  moi  et  par 
la  musique,  comme  si  elle  ressentait  pour  la  pre- 
mière fois  de  son  existence.  Inexprimablement 
charmante  et  saisissante  était  l'explosion  de  ses 
sentiments,  et  pas  mal  de  gens  durent  croire 
que  la  jeune  fille  s'était  éprise  d'un  violent 
amour  pour  ma  personne  ...  A  cette  jeune 
fille  j'ai  aussi  «à  écrire»,  maintenant.  Voyez- 
vous,  je  vous  dis  tout  «le  bon»;  mais  à  présent 
je  ne  sais  plus  rien,  et  j'ignore  même  si  vous  me 
compterez  cette  histoire  comme  quelque  chose 
de  «bon».  Cependant  cela  donne  toujours  une 
tournure  à  la  lettre,  et  finalement  vous  pourrez 
raconter  ainsi  quelque  chose  à  votre  mari.     Il 

II  --    209    --  14 


semble  aussi  que  toutes  sortes  de  calamités 
s'abattent  sur  le  pauvre  homme  :  je  ne  veux 
point  parler  de  TAmérique  (j'ai  déjà  assez  de 
mon  Allemagne!),  mais  c'est  un  malheur  suffi- 
samment grand  d'être  toujours  ennuyé  par  son 
mal  au  cou,  lequel  l'empêche  même  de  donner 
libre  cours  à  son  esprit  de  contradiction  (comme 
il  me  l'a  avoué  de  façon  très  charmante).  Il 
croit  qu'il  devrait  se  créer  finalement  une  situa- 
tion, où  il  ne  serait  pas  obligé  de  parler  le  moins 
du  monde:  je  lui  propose  de  faire  l'échange  avec 
moi,  pendant  quelques  mois  —  bien  entendu, 
quand  je  suis  à  Penzing,  et  non  pas  quand  je 
donne  des  concerts,  car,  dans  ce  dernier  cas, 
il  serait  mort  au  bout  de  quinze  jours.  Je  crois 
que  Otto  doit  en  avoir  terriblement  assez  de 
moi:  comme  il  a  déjà  cherché  à  m'aider;  com- 
bien de  fois  déjà  n'a-t-il  pas  cru  que  je  mar- 
cherais tout  seul  à  présent  —  et  toujours  les 
choses  demeurent  au  même  point;  rien  n'aboutit; 
tout  est  dépensé  en  vain!  Oui,  je  le  crois  aussi, 
on  se  dépense  vainement  pour  moi:  les  chas- 
seurs disent,  en  pareil  cas,  que  Ton  est  le  jouet 
d'un  mauvais  sort,  lequel  vous  empêche  de 
toucher  le  but.  —  Je  le  pense  vraiment! 

Maintenant  je  ne  sais  où  envoyer  la  lettre? 
Le  15  Juillet,  vous  m'avez  écrit  de  Zurich,  que 
vous  seriez  rentrée  au  plus  tard  dans  trois 
semaines.  C'est  pourquoi  le  plus  sûr  me 
paraît  de  considérer  les  trois  semaines  comme 


210 


expirées  ces  jours-ci  et  d'écrire  sur  Tenveloppe 

Tancienne  adresse. 

Adieu  !      Mille   remerciements   pour  votre 

persistance  à  vivre!  Vous  existez  encore  —  donc 

il  faut  bien  que  j'existe  quelque  peu  également, 

si    médiocre    que    soit    cette    existence  !      Mes 

meilleures  amitiés  à  votre  mari  et  aux  enfants; 

qu'ils    me    tiennent    toujours    pour    quelqu'un 

d'honorable.    La  longue  épître  est  finie:  puisse- 

t-elle  ne  pas  trop  vous  attrister!     Songez  à  une 

chose    seulement  :     c'est    que    j'ai    été    encore 

capable  de  l'écrire  ! 

Adieu,  chère  «Maître»  ! 

Votre 

R.  W. 
139. 

Chère  enfant! 

Une  volumineuse  lettre  —  à  laquelle  je  n'ai 

rien  à  ajouter  pour  le  moment  —  est  partie,  il 

y  a  quelques  jours  à  votre  adresse  de  Zurich. 

Puisque  vous  restez  encore,  donnez  des  ordres 

pour   qu'on  vous   l'envoie,   je  vous   prie,   (elle 

n'est  pas  des  plus  gaies,  cependant.) 

Mille  amitiés! 

Votre 
Penzing,  7  Août.  R.  W. 

140.  Penzing,  10  Septembre. 

J'aurais  dû,  chère  amie,  vous  écrire  encore 
quelque  chose:  peut-être  vous  y  attendiez-vous? 
Mais  je  suis  tellement  abattu,  que  je  n'en  trouve 

'-^     211     --.  14* 


pas  la  force.  Je  voulais  vous  demander,  tout 
enthousiaste,  de  faire  quelque  chose  d'énorme 
pour  moi.  Après  coup,  cependant,  il  me  vint 
un  sourire  triste.  Je  suis  un  être  de  malheur! 
Je  croyais  être  appelé  au  Rhin  (Darmstadt, 
Carlsruhe)  à  la  fin  du  mois  d'Août,  pour  donner 
des  concerts  :  je  voulais  en  profiter  pour  aller 
vous  rendre  visite,  et  faire  une  excursion  dans 
les  montagnes  de  ma  Terre  de  salut  d'autrefois, 
afin  de  diminuer  les  souffrances  que  je  ressens 
dans  l'abdomen.  Darmstadt  a  échoué  ;  à  Carls- 
ruhe je  suis  invité  maintenant  vers  la  fin 
d'Octobre.  A  cette  date,  j'ai,  il  est  vrai,  quel- 
ques engagements  dans  l'Est;  tout  viendra  alors 
à  la  fois,  et  cependant  il  me  faut  tout  accepter, 
oui  —  je  me  trouve  maintenant  dans  une 
position  si  pénible  parce  que  les  choses  traînent 
tellement  en  longueur  .  .  .  Mon  Dieu  !  comme 
je  regrette  déjà  de  m'être  installé  ici  ;  et  ce- 
pendant j'ai  sacrifié  tout  pour  m'assurer  un 
logis  stable  —  tel  était  mon  besoin  de  prendre^ 
pied  n'importe  comment  et  n'importe  où.  Main-j 
tenant,  avec  ma  bonne  aubaine  russe,  si  pénible-| 
ment  acquise,  je  suis  dans  la  situation  de  ce 
personnage  de  vaudeville,  qui  se  désole  d'avoir 
gagné  quelque  chose  à  la  loterie,  parce  qu'il 
peut  prouver  que  le  prix  de  son  billet  dépasse 
la  valeur  du  lot  gagné.  Comme  on  m'a  félicité 
pour  la  «fortune»  gagnée  en  Russie!  Et  qui 
cela?     Des    créanciers,   dont   j'ignorais   même 


212 


Texistence.  Ah  !  comme  tout  le  monde  était 
heureux  de  me  savoir  si  bien  pourvu,  et  que 
plus  personne  dorénavant  n'avait  à  se  soucier 
encore  de  moi! 

Je  vais  à  Carlsruhe,  pour  faire  un  dernier 
essai  et  voir  si  j'ai  quoi  que  ce  soit  à  attendre 
de  la  faveur  princière.  Ne  dites  pas  que  je 
suis  un  homme  «abandonné».  Là  où  personne 
ne  peut  plus  m'aider,  je  puis  m'aider  moi- 
même,  tout  seul  :  —  mais  en  quoi  mes  con- 
temporains pouvaient  m'aider,  c'est  ce  que 
verra,  bientôt  peut-être,  la  postérité.  Alors  il 
apparaîtra  clairement  avec  quelle  facilité  on 
aurait  pu  venir  à  mon  aide,  et  ce  qu'on  aurait 
gagné  si  mes  dernières  années  de  création  ne 
m'avaient  pas  été  gâtées  si  misérablement.  Mais, 
pour  éviter  cet  étonnement  futur,  est-ce  que  je 
ferai  maintenant  pour  moi  ce  que  l'on  fera  plus 
tard  pour  mes  monuments  ?  Quel  bien-être 
sans  signification  autour  de  moi!  Et  le  peuple 
veut  devenir  encore  plus  «un»! 

Cependant  j'espère  pouvoir  vous  rendre 
encore  visite  avant  Carlsruhe,  peut-être.  Peut- 
être  aussi  disparaîtrai-je  sans  laisser  de  traces 
déjà  avant  cette  date.  Ah  !  pouvoir  mourir 
comme  un  écho!  Mourir  au  loin,  comme  une 
dernière  onde  sonore  de  soi-même! 

C'est  cela!  Vous  écrire  pareilles  choses! 
Je  ferais  beaucoup  mieux  de  ne  point  vous  les 
envoyer;  mais  vous  avez  agi  de  même,  un  jour, 


213 


avec  la  mention  que  «ce  qui  était  écrit  était 
écrit  »  ! 

Et  vraiment,  être  obligé  de  converser  encore 
avec  ses  meilleurs  amis  au  moyen  de  péri- 
phrases artificielles  tue  toute  nécessité  de  com- 
muniquer avec  eux.  J'avoue  que  je  rage  main- 
tenant, et  que  mon  arrogance  commence  à  dé- 
passer toute  mesure.  C'est,  je  le  sens,  la  lutte 
suprême,  la  dernière  convulsion!  Après  cela, 
mes  bras  retomberont  pour  laisser  flotter  les 
rênes  des  coursiers  — :  qu'ils  aillent  où  bon 
leur  semble!  Plus  jamais  je  ne  me  soucierai  de 
ma  vie:  c'est  la  dernière  fois   aujourd'hui!  — 

Voilà  où  j'en  suis  actuellement,  mon  en- 
fant; .  .  .  c'est  pourquoi  .  .  .  n'en   parlons  plus! 

Je  ne  puis  vous  conseiller  d'aller  à  Vienne. 
De  l'art?  Pas  la  moindre  trace!  L'Opéra  est 
sans  valeur,  misérable!  J'ignore,  au  surplus, 
tout  du  théâtre.  Dieu  sait  si  vous  m'y  verriez 
jamais!  Je  me  tiens  prêt  à  partir  à  chaque 
instant.  Mais  l'un  de  ces  bonds  soudains  peut 
me  porter  chez  vous,  pour  une  couple  de  jours; 
si  tout  va  bien,  j'irai  —  comme  je  vous  le  dis 
plus  haut  —  à  Carlsruhe,  fin  Octobre. 

Quelle  lettre!  Pardon;  impossible  de  faire 
mieux!  Ce  sera  pour  une  autre  fois!  Il  reste 
encore  quelque  chose  en  moi,  fort  peu,  avec 
quoi,  peut-être,  tout  pourra  encore  se  réparer. 

Mes  meilleures  amitiés! 

R.  W. 


214 


141. 

Il  me  pèse  fort  de  vous  avoir  si  terriblement 
affligée  de  mes  doléances,  ces  jours-ci.  Si  vous 
pouvez  me  pardonner,  il  n'en  sera  pas  de  même 
pour  Otto.     Cela  m'inquiète  fort! 

Comme  on  dit,  il  me  semblait  que  je  «sen- 
tais venir  quelque  chose.»  Je  tombai  malade 
et  le  restai  pendant  huit  jours.  Cela  m'a  fait 
du  bien,  et  il  y  a  de  l'ordre  en  moi  main- 
tenant; il  ne  me  reste  plus  qu'à  mettre  un  peu 
d'ordre  avec  moi.  — 

A  cause  de  cela,  je  m'attends  à  une  période 
extrêmement  difficile:  soucis,  contre-temps  de 
toutes  espèces.  Mais  ce  sera  la  fin.  —  En  Octobre, 
j'irai  vous  rendre  visite,  certainement. 

Faites-moi,  chers  amis,  bon  accueil;  j'espère 
être  le  bienvenu  chez  vous. 

De  tout  cœur,  vôtre.         ^ 
Penzing,  20  Sept.  63. 

142.  Penzing,  17  Oct. 

Je  dois  rectifier  ma  communication  d'hier,  ^ 
en  ce  sens  que  mon  concert  à  Carlsruhe  ne 
peut  avoir  lieu  avant  le  14  Novembre.  Si  donc 
vous  avez  à  m'envoyer  des  nouvelles  rassu- 
rantes, surtout  au  sujet  de  la  santé  d'Otto,  je 
vous  prierais  de  bien  vouloir  me  les  adresser 
pour  l'instant  encore  à  Penzing. 

Votre  profondément  dévoué  R.  W. 

'  Elle  n'a  pas  été  retrouvée. 
-^     215     ^ 


143. 

Vous  pensez  bien,  chère  amie,  de  quelle 
importance  votre  lettre  était  pour  moi!  Lorsque 
je  vous  disais,  il  y  a  quelque  temps,  que  ma 
décision  était  inébranlable,  mais  ne  se  révélerait 
que  peu  à  peu  par  l'exécution,  vous  me  répon- 
dîtes fort  justement:  «la  vie  est  une  science»! 
Cette  science  doit  donc  être  apprise;  il  faut  lui 
laisser  faire  ses  preuves.  Je  crois  être  mûr 
pour  cela,  et  ne  me  connais  plus  qu'un  seul 
désir:  le  repos,  le  travail!  — 

Je  ne  suis  pas  encore  fixé  sur  tous  mes 
projets  pour  l'hiver  prochain:^  tout  ce  que  je 
sais,  c'est  qu'il  me  faut  faire  un  effort  suprême, 
non  point  vers  des  conquêtes  nouvelles,  mais 
pour  déblayer  le  terrain  derrière  moi.  Après- 
demain,  (30  Octobre)  je  vais  à  Prague  (Hôtel 
du  cheval  Noir),  pour  y  donner  deux  con- 
certs. Le  10  Nov.  j'arrive  à  Carlsruhe  ;  le 
concert  a  lieu  le  14:  si  Otto  était  de  force  à  y 
aller  ce  jour-là  avec  vous,  je  crois  pouvoir  vous 
assurer  à  tous  deux  une  belle  impression.  Je 
ne  sais  trop  ce  que  je  ferai  après  cela:  jusqu'à 
la  Noël,  il  est  probable  que  je  donnerai  des 
concerts  à  Breslau,  Lôwenberg  en  Silésie  (le 
prince  de  Hechingen),  Dresde,  peut-être  Hanovre, 
et  certainement  encore  une  fois  Prague.  Pro- 
bablement   S^  Pétersbourg    en    Mars    et   Avril; 

^  Voir  Glasenapp,  II,  2,  437  et  suiv. 
^     216     ^ 


peut-être  KiefiF  et  Odessa  déjà  en  Janvier;  peut- 
être  encore  une  fois  aussi  Pesth.  Vous  vous 
imaginez  ce  que  disent  mes  pauvres  nerfs  de 
toute  cette  géographie!  Cela  m'a  presque  Tair 
d'un  crime.  Seulement,  je  n'ai  point  d'autres 
ressources.  —  Dans  l'intervalle,  si  vous  voulez 
bien  m'accueillir,  mon  désir  serait  de  pouvoir 
aller  me  reposer  un  peu  chez  vous.  Peut-être 
vers  la  Noël,  si  ce  n'est  point  possible  déjà 
après  Carlsruhe.  Ne  soyez  pas  surprise  de  me 
voir  prendre  alors,  malgré  que  je  n'aie  que 
quelques  jours  libres,  le  portefeuille  et  tâcher 
de  travailler  un  peu.  J'ai  encore  une  prière  à 
vous  adresser  relativement  aux  repas:  faites-moi 
porter  le  déjeûner  et  le  dîner  dans  ma  chambre; 
les  repas  en  commun,  restent  réservés  pour  des 
fêtes  spéciales,  et  il  me  faut,  pour  y  assister,  une 
invitation  expresse  de  votre  part. 

La  guérison  d'Otto  me  transporte  au  sep- 
tième ciel,  vraiment!  Nous  (moi  et  mon  méde- 
cin) sommes  d'accord  ici  avec  vous  pour  dire 
que  c'était  une  crise  ayant  les  suites  les  plus 
favorables.  Tout  cela  m'est  agréable  et  me  ré- 
jouit fort! 

Ma  profonde  et  sérieuse  gratitude  pour 
votre  bonne  lettre.  Mes  amitiés,  de  mon  cœur 
très  fidèle,  à  Otto  et  aux  enfants.  Que  tous  me 
gardent  leur  affection,  comme  vous  aussi! 

Votre 

R.  W. 


217 


Penzing,  29  Oct.  63. 

J'ai  envoyé  une  brochure  à  Otto.^  Vous 
pourrez  juger,  d'après  cela,  avec  quelles  in- 
tentions conciliantes  je  dis  adieu  au  monde  ; 
vous  reconnaîtrez  la  nécessité  de  cet  adieu, 
parce  que  je  sais  pertinemment  que  toutes  ces 
propositions,  si  pratiques  et  si  simples,  ne 
seront  pas  accueillies. 

144.  Penzing,  15  Dec.  63. 

Quelques  mots  de  rapide  information.  Je 
suis  de  retour  depuis  le  9  de  ce  mois,  dans  la 
soirée.  L'arrivée  dans  la  demeure  que  m'a 
désignée  le  destin  comme  patrie  a  produit  sur 
moi  une  impression  de  douce  mélancolie:  tout 
y  était  chaud  et  amical.  Franz  et  Anna^  heureux; 
aucun  événement  fâcheux  ne  s'était  passé.  Seul, 
Pohl  avait  été  tellement  triste  de  mon  départ 
qu'il  en  avait  vraiment  vieilli. 

Il  me  semblait  étrange  de  trouver  une  telle 
intimité  chez  les  êtres  et  dans  les  choses  autour 
de  moi,  dont  je  ne  connaissais  pas  un  atome, 
il  y  a  une  année. 

Ce  qui  est  le  plus  triste,  cependant,  c'est 
ma  grande   fatigue  :    tel   est   le   résultat  de   ma 


^  «Le  Hoftheater  de  Vienne».  Voir  R.  Wagner: 
Écrits,  7,  p.  365/94. 

2  Franz  Mrazek  et  sa  femme  Anna;  voir  table  des 
noms  propres:  Glasenapp,  II,  2,  et  III,  1. 


218 


«tournée  artistique».  Je  ne  puis  songer  à 
continuer  ou  à  répéter  cela.  Impossible  d'aller 
en  Russie.  Mais  ce  que  je  deviendrai  sans 
cette  ressource,  je  me  le  demande  avec  terreur. 

A  Lôwenberg,  j'ai  fait  la  rencontre  d'un 
excellente  homme,  le  prince,  qui  malheureuse- 
ment est  trop  vieux  déjà,  trop  désabusé  pour 
m'être  utile.  A  Breslau,  j'avais  honte  en  mon 
for  intérieur,  et  il  me  semblait  que  je  devais 
offrir  une  mine  des  plus  tristes. 

J'ai  renouvelé  une  ancienne  connaissance, 
de  manière  bien  significative:  la  sœur  de  Ma- 
dame Wille,  Madame  von  Bissing  vint  assister 
aux  concerts  de  Lôwenberg  et  de  Breslau.  Ma 
grande  fatigue  et  mon  épuisement,  qu'elle  sup- 
porta fort  gracieusement,  enlevèrent  beaucoup 
de  vraie  liberté  à  nos  entretiens  ;  néanmoins 
ces  quelques  heures  passées  ensemble  nous 
furent  extrêmement  précieuses. 

J'espère  que  Cornélius  viendra  me  voir 
tous  les  jours,  malgré  le  mauvais  temps.  Je 
tâche  de  conserver  cet  asile,  avec  une  tristesse 
étrangement  amère. 

Donnez- moi  le  plus  tôt  possible  de  vos 
bonnes  nouvelles,  et  saluez  cordialement  votre 
mari  et  les  enfants. 

Votre 

R.  W. 


219 


145. 

Mille  cordiales  félicitations  pour  votre  anni- 
versaire !  Je  ne  puis  vous  offrir  de  présents 
que  de  cœur  ;  ma  fantaisie  se  refuse  encore  à 
me  rendre  les  services  de  jadis:  elle  aspire  au 
repos,  et  cherche  les  voies  qui  y  conduisent. 
Mais  je  serai  chez  vous  en  pensée,  et  m'évo- 
querai, avec  toute  sa  joie,  votre  fête  de  famille. 

Mille  bons  souhaits  et  salutations  ! 

R.  W. 
Penzing,  21  Dec.  63. 


220 


Munich  —  Tribschen 


Janvier  1865  —  28  Juin  1871. 


C^O 


146.  Munich,!  7.  Janvier  1865. 

Chère  enfant, 

Je  crois  qu'il  serait  mieux  de  m'envoyer 
tout  le  portefeuille.  Je  jure,  par  tout  ce  qui 
m'est  le  plus  sacré,  qu'il  reviendra  à  la  pro- 
priétaire plutôt  enrichi  que  diminué.  Autrement 
il  serait  difficile  de  spécifier  ce  qui  doit  être 
copié  pour  nous  l'envoyer:  il  est  préférable  que 
je  le  désigne  moi-même. 

Il  a  fallu  beaucoup  d'instances  pour  m'a- 
mener  à  m'occuper  de  tout  cela.  Mon  jeune 
Roi,  cependant,  est  bien  fait  pour  apporter  de 
l'ordre  en  cette  matière:  il  a  l'obstination  qu'il 
faut;  toute  initiative  vient  de  lui-même.  Main- 
tenant Semper  doit  construire  à  mon  intention 
un  magnifique  théâtre,  cela  ne  peut  être  autre- 
ment :2  de  tous  côtés,  les  meilleurs  chanteurs 
seront  convoqués  pour  la  représentation  de  mes 

^  Comparer  Lettres   de  Wagner  à  Otto  Wesendonk. 
-  Voir  Glasenapp,  III,  1,  37  et  suiv. 


223 


œuvres,  et  de  tous  les  portefeuilles  cachés  doit 
sortir  tout  ce  que  j'ai  jamais  écrit.  Il  sait  qu'il 
ne  peut  me  surcharger  de  travail  et  s'adresse 
adroitement  toujours  à  des  amis.  Dans  le  cas 
présent,  sa  façon  d'agir  a  été  la  même:  sur  ses 
instances  réitérées,  j'ai  dû  lui  dire  ce  que  j'ai 
écrit  et  où  cela  se  trouve.  Je  devais  donc  dé- 
noncer le  grand  portefeuille  de  la  «colline  verte». 
Impossible  de  faire  autrement.  D'ailleurs,  il 
n'y  a  pas  de  mal  à  cela;  il  veut  seulement  que 
tout  soit  réuni  dans  l'intention  de  le  conserver, 
et  de  savoir  qu'ainsi  il  me  possède  bien  com- 
plètement. 

Oui,  mon  enfant,  celui-ci  m'aime,  vraiment! 
Si,  malgré  tout,  je  ne  vais  pas  bien  encore,  il  y  a 
des  raisons  pour  cela.  Plus  le  poids  de  ma  foi 
diminue,  plus  précieux  je  deviens  —  déjà  je  ne 
crois  pour  ainsi  dire  plus  à  rien  du  tout,  et 
comment  combler  ce  vide:  par  un  lest  formi- 
dable de  faveurs  royales! 

Autrefois  on  pouvait  m'avoir  à  bien  meilleur 
marché:  maintenant  mon  esprit  d'observation  est 
devenu  beaucoup  plus  aigu,  et  l'illusion  sur  les 
inconcevables  faiblesses,  qui  reculaient  partout 
devant  moi,  comme  à  l'approche  d'un  fou,  ne 
m'est  presque  plus  possible.  Toujours  est-il 
que  je  fais  ce  que  je  peux,  et  que  j'aime  à  at- 
tendre encore  quelque  chose  des  humains.  En 
cela  m'assiste  précisément  le  jeune  Roi:  il  sait 
tout  —  et  veut!    Il  faut  donc  que  moi  aussi  je 


224 


veuille  encore,  quoique  souvent  j'aie  des  doutes 
au  fond  de  mon  cœur. 

Mes  meilleures  amitiés  à  «la  colline  verte»! 
On  me  disait  récemment  qu'elle  avait  été  offerte 
en  vente,  cet  été.  Est-ce  vrai?  Où  ira-t-on  alors? 
Est-ce  que  je  suis  bien  indiscret?  Accepterez- 
vous  encore  mes  remerciements  pour  les  cadeaux 
de  Noël?  Est-ce  que  la  grande  Micky  s'est  at- 
tendue à  cela?  Sans  doute  que  non!  Il  y  a 
encore  à  lire  une  ancienne  lettre:^  la  trouve- 
rai-je  dans  le  portefeuille? 

Adieu!    Affectueux  souvenir! 

R.  W. 

147.  [1865] 

Amie, 

Le  Tristan  devient  merveilleux. 

Venez-vous?? 

Votre 

R.  W. 
Le  15  Mai,  1^'^  représentation. 

148. 

Chère  amie, 

Ayez  donc  la  bonté  de  rechercher  parmi 
les  écritures  du  vieux  temps  que  vous  avez 
bien  voulu  conserver  une  page  de  musique 
intitulée: 

^  Elle  n'a  pas  été  retrouvée. 
II  --.     225     -^  15 


Au  tombeau  de  Weber, 
chant  pour  4  voix  d'hommes, 
et,  si  vous  la  trouvez,   de  m'en   faire  parvenir 
une  copie.    Vous  obligeriez  beaucoup  celui  qui, 
de  même  que  sa  femme,  vous  salue  avec  em- 
pressement et  se  dit 

Votre 

Richard  Wagner. 
Tribschen, 
28  Juin  1871. 


226 


Appendice. 

14  Lettres 

de 

Mathilde  Wesendonk 

à 

Richard  Wagner. 

(24  Juin  1861  —  13  Janvier  1865). 


15^ 


ï 


1. 

Je  vous  ai  plaint  souvent  par  ces  temps  de 
::haleur,  car  je  sais  qu'il  fait  suffocant  alors  à 
Paris.  Je  crois  bien  volontiers  que  vous  fuyiez 
v^ers  le  Bois  de  Boulogne,  seulement  on  le 
paie  toujours  cher.  Sur  la  «colline  verte»,  il 
fait  très  beau  maintenant,  et  les  soirées  de  clair 
de  lune  sont  incomparables.  Depuis  longtemps 
aous  n'avons  eu  pareil  été;  cela  vous  procure 
des  sensations  bizarres,  et  Ton  craint  d'aller  se 
:oucher,  de  peur  que,  le  lendemain,  le  temps 
[le  vienne  à  changer.  La  semaine  dernière,  nous 
avons  fait  une  petite  excursion  avec  les  enfants 
à  Baden-Weiler,  le  manoir  patrimonial  des  princes 
de  Zehringen.  C'est  à  une  heure  de  chemin  de 
Per  de  Bâle:  l'aspect  de  la  contrée  est  déjà 
;;elui  du  petit  pays  badois  un  peu  plus  loin. 
De  beaux  noyers,  des  bois,  des  collines,  des 
pâturages  et,  à  l'arrière -plan  le  ruban  d'ar- 
gent du  Rhin.  Tels  seront  à  peu  près  les  traits 
de  votre  pays  futur.     Riant,  silencieux  et  soli- 


229 


taire  —  presque  trop  solitaire,  je  crains,  en  ce 
qui  concerne  les  relations  avec  des  personnes 
de  sentiments  raffinés,  d'intelligence  éprise  d'art. 
En  ce  sens,  vous  êtes  gâté  par  Paris.  Lessing 
est  une  nature  réservée,  je  dirais  même  trop 
discrète,  dont  la  plus  grande  passion  est  la 
chasse.  Schirmer  est  tout  à  fait  Thomme  de  la 
nature.  Le  grand-duc?  Vouz  devez  le  connaître 
mieux  que  moi.  Nos  princesses  allemandes 
sont,  pour  la  plupart,  élevées  trop  strictement 
à  et  pour  la  maison;  elles  apprennent  à  faire 
le  ménage,  c'est-à-dire  à  économiser  leur  argent 
de  poche,  et  nous  touchent  par  leurs  dehors 
simples  et  sans  prétentions.  La  grande-duchesse, 
cependant,  présente  certaines  caractéristiques, 
qui  disposent  en  sa  faveur.  Au  Rômerbad,  à 
Baden-Weiler,  est  accroché  à  la  muraille,  dans 
un  cadre  d'or,  son  portrait,  à  côté  de  celui  du 
duc,  tandis  que  les  régents  précédents  doivent 
se  contenter  d'un  modeste  cadre  noir.  D'ici  à 
cinquante  années,  le  jeune  couple  prendra  place, 
lui  aussi,  dans  le  cadre  noir,  tandis  qu'une  nou- 
velle étoile  brillera  dans  le  cadre  d'or,  et  que 
l'aïeul  aura  tout  à  fait  disparu.  C'est  un  sym- 
bole du  Temps.  Samedi  passé,  il  y  avait  un 
concert  à  Notre-Dame.  Papa  Heim  dirigeait, 
sans  être  le  moins  du  monde  à  la  hauteur  de 
sa  tâche.  Schmidt,  de  Vienne,  chanta  un  air  de 
la   Création. 1     Voix   magnifique,    qui,   même 

1  De  Haydn. 

--,     230     -^ 


dans  ses  dernières  vibrations,  restait  claire  et 
distincte  ...  Il  doit  faire  un  excellent  Roi  Henri. 
Aussi  je  me  réjouissais  de  voir  sa  taille  vigou- 
reuse, qui  semble  résistante  au  moins.  Il  chante 
continuellement,  tantôt  ici,  tantôt  là;  mais  ses 
programmes  sont  effroyables,  conçus  pour  flatter 
les  goûts  d'un  public  tout  ordinaire.  On  donna 
aussi  quelques  fragments  d'Orphée  et  Eury- 
dice de  Gluck,  qui  me  firent  grande  impression. 
Superbe  est  le  passage  où  Orphée  descend  dans 
rOrcus,  et  où  les  esprits  infernaux  lui  crient, 
d'une  voix  tonnante:  «Non!  non!»  Les  accords 
de  la  harpe  interviennent  au  milieu  de  cela  avec 
une  telle  noble  tendresse,  qu'ils  nous  enseignent 
à  croire  au  triomphe  final  du  Beau.  Je  voudrais 
bien  voir  l'œuvre  entière.  Madame  Wille  était 
venue  au  concert  également  et  logeait  chez  nous. 
Elle  m'a  chargé  de  beaucoup  de  compliments 
I  pour  vous.  Je  l'ai  enchantée  avec  l'Or  du 
I  Rhin.  Le  dimanche  matin,  nous  déjeunâmes 
sur  la  terrasse  du  nord,  et  parlâmes  beaucoup 
de  vous.  Pour  prendre  le  repas  avec  nous 
viennent  Keller,  le  D'"  Wille,  Kôchly  et  sa  femme, 
1  et  la  vieille  demoiselle  Ulrich,  dont  vous  vous 
souvenez  encore  probablement.  Son  originalité 
nous  plaît  beaucoup  ...  Je  bavarde  et  bavarde: 
peut-être  cela  fait-il  plaisir  à  l'ami,  qu'on  lui  rap- 
pelle au  moins  le  bon  temps  d'autrefois.  Il  sait 
beaucoup  de  choses,  mais  ce  qui  est  gris  et  triste, 
Dieu  merci,   il  ne  le  sait  pas  encore.     Flux  et 


231 


reflux,  lumière  et  ombre,  telle  est  la  jeunesse. 
Des  situations  d'esprit,  telles  que  vous  les  in- 
diquez dans  votre  dernière  lettre,^  «le  Gris»' 
ne  les  connaît  pas.  D'ailleurs,  nous  savons  qu'elles 
passent,  et  cela  nous  console.  Tandis  que  je 
suis  ici  à  écrire,  au  balcon,  les  Alpes  flamboient 
des  plus  tendres  rougeurs  crépusculaires.  Si  je 
pouvais  en  dérober  un  rose  reflet  et  vous  l'in- 
suffler dans  l'âme! 

Je  suis  heureuse  d'apprendre  que  vous  allez 
à  Weimar.  Liszt  est,  après  tout,  l'homme  qui 
vous  est  le  plus  proche.  Ne  vous  laissez  point 
gâter  l'appréciation  que  vous  avez  sur  son  compte. 
Je  connais  une  belle  parole  de  lui:  «J'apprécie 
les  gens  d'après  ce  qu'ils  sont  pour  Wagner.» 
En  ce  qui  concerne  Vienne,  voyons  si  la 
destinée  nous  sera  favorable.  Nous  y  songeons 
volontiers.  J'ai  eu  pour  la  première  fois  des 
nouvelles  de  la  princesse  à  Rome.  Elle  n'y 
rend  visite  qu'aux  Nazaréens,  les  peintres  Chré- 
tiens, les  peintres  d'Église.  Cela  sert  ses  fins, 
et  elle  persévère  avec  une  conséquence  rigou- 
reuse, quoiqu'elle  doive  s'ennuyer  cordialement. 
A  part  Cornélius  et  Overbeck,  il  y  a  peu  de 
jouissances  à  trouver  là;  évidemment,  je  veux] 
dire  parmi  les  artistes  vivants.  Et  maintenant 
encore  une  prière,  que  vous  exaucerez  bien,  à 


1  Voir  lettre  118. 
'^  Ibidem,  à  la  fin. 


232 


Toccasion.  Je  viens  de  recevoir  un  petit  album 
pour  photographies,  et  depuis  je  possède  diverses 
photographies  de  connaissances,  du  format  carte 
de  visite,  comme  mon  portrait.  En  quelques 
secondes  on  en  obtient  une  douzaine.  J'ai  bien 
votre  grand  portrait,  mais  le  petit  album  vou- 
drait tellement  en  avoir  un  également,  et  la 
place  reste  libre  pour  qu'il  vienne  Ty  occuper. 
\'ous  pardonnerez  au  petit  album  son  caprice, 
n'est-ce  pas?  Il  patientera  cependant,  et  Tenfant 
aussi:  le  maître  ne  sera  pas  importuné  par  des 
lettres  de  rappel.  Qu'il  exauce  la  prière  quand 
l'envie  lui  en  viendra,  car,  s'il  devait  demander 
seulement  à  l'enfant,  il  aurait,  je  le  crains,  par 
trop  à  faire.  L'enfant  tâche  de  se  fortifier  par 
des  bains  réconfortants;  mais  ils  entament  et 
emportent  le  peu  de  vigueur  qui  lui  reste.  Le 
résultat  final,  cependant,  doit  en  être  bon.  A 
présent  l'obscurité  arrive,  les  montagnes  sont 
pâles  et  mortes;  le  silence  est  d'un  profond! 
Que  le  calme,  le  calme,  la  sainte  paix  descende 
en  votre  cœur! 

Votre 

Mathilde  Wesendonk. 
24  Juin  61. 

Matin.  —  La  semaine  dernière,  le  Pacha 
d'Egypte  a  été  ici,  pour  se  rendre  ensuite  à  la 
terrasse  de  Bûrkli,  où,  quelques  minutes  après, 
on  chanta  le  Chœur  des  Pèlerins  et  l'Étoile 
du   Soir.     Les   sonorités   m'en   arrivaient   très 


233 


distinctement.  Sulzer  est  retourné  à  Winterthur, 
pour  interrompre  la  cure.  Tandis  qu'il  regardait 
les  gravures,  un  doute  me  vint  sur  la  puissance 
de  sa  vision;  plus  tard,  dans  le  jardin,  pour 
distinguer  les  vigoureuses  et  grandes  fleurs  de 
pervenches,  il  prit  des  verres  doubles.  Cela 
me  fut  pénible,  car  les  fleurs  sont  d'un  bleu 
clair  et  se  détachent  nettement  sur  le  vert 
savoureux  des  feuilles.  Encore  mes  amicales 
salutations!   Voilà  cette  fois  du  vrai  bavardage! 

2. 

Vos  dernières  lignes^  m'ont  beaucoup  at- 
tristée. Longtemps  je  demeurai  sans  pouvoir 
y  répondre.  La  pensée  de  notre  rencontre  à 
Vienne  m'était  devenue  si  familière,  m'était 
finalement  devenue  une  assurance.  Pendant 
tout  un  temps,  je  n'y  avais  pas  ajouté  foi,  puis 
celle-ci  me  vint,  pour  s'en  aller  ensuite.  Ce 
qui  est  remis  dans  la  main  de  l'avenir  est  peut- 
être  perdu  pour  nous  momentanément,  peut- 
être  à  jamais.  L'instant  nous  appartient;  mais 
qui  sait  donc  ce  que  la  Mère  ténébreuse 
porte  dans  son  sein  à  notre  intention  ?  Com- 
prenant bien  les  affres  de  l'enfantement  d'un 
Tristan,  je  n'avais  dans  l'esprit  pour  ce  moment 
qu'une  entrevue.     Si  nous  avions  su  que  vous 

^  La  lettre  à  laquelle  il  est  fait  allusion  (dont  la 
date  doit  tomber  entre  celle  des  lettres  123  et  124)  est 
perdue. 


234 


ne  restiez  plus  que  peu  de  temps  à  Vienne,  nous 
aurions  certainement  avancé  notre  arrivée.     Il 
n'en  devait  pas  être  ainsi!     Mais  j'en  ai  perdu 
le    sommeil,    maintenant.      Nous   voulons    sur- 
prendre les  secrets  de  la  Mère,  là  où  elle  est 
encore    éveillée,    à   Venise.      Lundi    prochain, 
Otto    et    moi    nous    partons    pour    cette    ville. 
Nous  n'y  resterons  pas  longtemps;  dans  quinze 
jours  ou,  tout  au  plus,  dans  trois  semaines  nous 
revenons.     Ce  nous  sera  un  réconfort  avant  le 
commencement  du  sommeil  hivernal,  tel  que  je 
l'attendais    de    Vienne.    Quoique    la    vie,    de 
temps  à  autre,  semble  être  une  idylle,  le  regard 
perspicace    y    découvrirait    bientôt    la    matière 
d'une    tragédie.      La    myopie    réciproque    des 
humains    les    sauve    de    la    conscience;    «con- 
templer»   n'apporte    pas    la   souffrance,    «être», 
toujours.     Vous,  qui  adorez  Schopenhauer,  vous 
devriez    savoir   cela  !     Ainsi    les    hommes    qui 
«contemplent»  beaucoup  et  ne  «sont»  rien  jouis- 
sent du  plus  grand  bonheur!    Et,  en  somme,  il 
s'agit    «d'être    heureux»,    n'est-ce    pas?      Etre 
grand,  être  bon,  être  beau,  cela  ne  suffit  pas  à 
l'homme  ;  il  veut  être  heureux  aussi  !     Etrange 
marotte!      Il    me    semble,    que    quiconque    est 
grand,  bon  ou  beau  n'a  plus  besoin  de  l'appareil 
fatigant  et   illusoire   du   reste!     Mais   qu'est-ce 
que  je  sais  de  cela,  moi2i 

Dans  le  monde  des  grands  hommes  d'ici, 
il  y  a  des  changements  importants.     Gottfried 


235 


Keller  est  nommé  secrétaire  d'État,  et  occupe 
Tancien  appartement  du  conseiller  Sulzer,  près 
de  la  chancellerie.  Ainsi  la  pauvre  mère  du  «vert 
Henri»  a  encore  la  joie  de  voir  son  fils  appré- 
cié et  honoré  extérieurement!  Puis  Moleschott 
a  été  appelé  comme  professeur  de  sa  branche 
à  rUniversité  de  Turin.  A  la  fin  il  vivait  ici 
tout  à  fait  délaissé,  et  sans  ami  presque. 

Et,  «last  but  not  least»,  votre  Herwegh  est 
nommé  professeur  de  «Littérature  comparée»  à 
Naples.  Il  était  temps,  vu  sa  situation  extérieure; 
elle  était  tout  près  de  la  ruine.  Peut-être  quMl 
sera  rendu  à  lui-même,  par  le  moyen  d'une 
occupation  honorable,  adéquate  à  ses  penchants 
favoris.  Ces  messieurs  ici  hochent  la  tête  à 
cause  de  la  légèreté  de  de  Sanctis;  mais  je  suis 
heureux,  moi,  de  voir  que  quelques  grands 
noms  sont  reconnus  à  présent.  C'est  si  rare  en 
Allemagne.  Les  noms  réputés  sonnent  creux, 
pour  la  plupart;  les  gens  seulement  dont  on  ne 
parle  pas  ont  de  la  valeur. 

Quelles  nouvelles  vais-je  recevoir  prochaine- 
ment de  l'ami  ?  Je  partage  la  douleur  de  sa 
récente  désillusion!  Où  le  conduira  maintenant 
la  destinée?  Le  temps  viendra-t-il  où  il 
trouvera  le  repos  sur  «la  colline  verte»? 
Espérons-le,  quoique  l'espoir  soit  pour  ainsi 
dire    nul  !      Merci    pour    les    photographies    et 

tendre  affection.  Mathilde  Wesendonk. 

23  Octobre  6L 


236 


3. 

Je   viens   de   lire    le   plan   des   Maîtres - 

Chanteurs.^     Je     le     trouve     excellent,     et 

j'espère  que  vous  en  tirerez  bon  parti.    Nombre 

de  traits  délicats  y  sont  indiqués,  et  par  cela  vous 

pourrez  vous  épargner  beaucoup  d'efforts.    Je 

bénis  la  reprise  de  ce  travail  ;  je  m'en  réjouis 

comme  d'une  fête  prochaine.    A  Venise  j'aurais 

à  peine  osé  formuler  pareil  espoir. 

Vous  avez  détruit  une  joie  intime  que  je 
m'étais  préparée  pour  Noël.  Le  jour  de  mon 
anniversaire  vous  deviez  recevoir  une  lettre 
—  elle  reste  en  souffrance  à  Vienne.  Une 
petite  caisse,  renfermant  quelques  menues  baga- 
telles, dont  il  fut  question  par  hasard  au  cours 
de  nos  entretiens,  devait  vous  causer  une  sur- 
prise à  la  Noël.  J'avais  travaillé  avec  un  plaisir 
infini,  avec  une  rapidité  extraordinaire,  des  plus 
aisément,  dans  la  crainte  secrète  d'arriver  trop 
tard.  J'attends  maintenant  que  l'on  me  renvoie 
la  caisse  de  Vienne. 

La  traduction  de  Cervantes  est  une  trou- 
vaille précieuse.  Le  manuscrit  est- il  bien  au- 
thentique? Il  serait  difficile  d'imiter  l'auteur  à 
s'y  méprendre! 

Merci  pour  votre  bonne  lettre,^  qui  du  moins 
m'apporte  de  votre  écriture,  quoique  le  senti- 


^  Comparer  lettre  125. 
=^  Voir  lettre  124. 


237 


ment  sublime  d'autrefois  soit  absent,  et  recevez 

les  meilleurs  vœux,  les  meilleures  salutations  de 

votre 

Mathilde  Wesendonk. 
25  Dec.  61. 

4. 

Je  viens  de  lire  la  biographie  de  Schopen- 
hauer,^  et  me  sentis  irrésistiblement  attirée 
par  son  caractère,  qui  ressemble  tant  au  vôtre. 
Un  désir  ancien  me  prit  de  regarder  une 
fois  dans  ce  bel  œil  inspiré,  dans  le  pro- 
fond miroir  de  la  nature,  qui  est  commun  au 
génie.  Nos  relations  personnelles  s'évoquèrent 
à  ma  mémoire  :  je  voyais  le  monde,  grand  et 
riche,  que  vous  avez  ouvert  à  l'esprit  de  l'enfant; 
mes  yeux  ne  pouvaient  se  détacher  de  cet 
édifice  merveilleux  ;  mon  cœur  battait  à  coups 
pressés,  de  tendre  reconnaissance;  et  je  sentais 
que  de  tout  cela  rien  ne  pourrait  jamais  se 
perdre  pour  moi!  Aussi  longtemps  que  je  vivrai, 
je  lutterai  pour  arriver  à  la  connaissance;  telle 
est  votre  part  dans  mon  développement.  Schopen- 
hauer,  conformément  aux  décrets  du  destin, 
ne  devait  point  vous  connaître  ;  il  n'a  point 
connu  vos  créations  musicales  non  plus.  «Peu 
importe!»  dirait-il  aujourd'hui,  avec  un  sourire 
«nous    faisons    tous    deux    partie   de   l'univers. 

^  W.  Gwinner:  Schopenhauer  pris  sur  le  vif.    Leip- 
zig 1862. 


238 


Un  regard  solitaire:  tel  est  notre  destin!»  Le 
livre  contient  un  excellent  portrait  du  défunt, 
où  la  nudité  crue  de  la  photographie  est  em- 
bellie et  rehaussée  par  la  force  intellectuelle  de 
Thomme.  Quand  vous  serez  plus  près  de  moi, 
je  serai  heureuse  de  vous  passer  un  livre  de 
temps  à  autre,  sans  vous  occasionner  d'ennuis  au 
Ministère.  Ma  pauvre  petite  caisse  m'est  revenue; 
je  Tai  tristement  mise  de  côté.  Dès  que  vous 
serez  fixé  quelque  part,  je  me  faufilerai  certaine- 
ment jusque  là,  tout  comme  les  lutins  poursui- 
vaient le  pauvre  paysan  î^  .  .  .  Comment  va  la 
santé  —  et  le  travail? 
A  vous  de  cœur. 

Mathilde  Wesendonk. 
16  Janvier  62. 

5. 

Le  lion  ailé  -  sur  votre  table  de  travail  s'est 

réveillé.  La  force  et  l'intellectualité,  voilà  ce 
qu'il  symbolise.  Il  secoue  à  bas  de  ses  mem- 
bres la  lourdeur  des  rêves;  il  agite  sa  crinière. 
Cela  me  rend  heureuse  ;  je  ne  pense  à  rien 
d'autre.  Pour  tout  ce  qui  vient  du  dehors 
confions-nous  au  destin.  L'ennemi  est  à  l'inté- 
rieur, dans  les  abîmes  du  cœur  même. 

Presque  jamais,  me  semble-t-il,  la  source 

^  Voir  lettre  23  et  les  allusions  au   «petit  lutin». 
^  Madame  Wesendonk  avait  offert  à  Wagner  le  lion 
de  S*  Marc,  en  forme  de  presse-papier. 


239 


de  votre  poésie  n'a  coulé  aussi  richement,  avec 
autant  d'originalité,  que  maintenant.  Aussi  c'est 
une  espèce  de  justice  envers  vous-même  que 
de  donner  une  fois  à  votre  humour  profond  et 
indestructible,  qui  forme  une  part  si  essentielle 
de  votre  caractère,  tout  l'essor  convenable.  Le 
divin  éphèbe,  avec  son  frère  l'Amour,  descendit 
des  hauteurs  de  l'Olympe  dans  le  cœur  humain, 
et  seulement  là  où  l'un  aimait  à  s'arrêter  entrait 
l'autre. 

Il  me  semble  que  je  suis  montée  sur  une 
élévation,  et  que  mon  regard  s'abîme,  parmi 
les  rougeurs  d'un  soir  merveilleux,  dans  l'hymne 
de  la  création! 

Amitiés  et  adieu! 

Votre 

Mathilde  Wesendonk. 
19  Janvier  62. 

6. 

Je  le  savais  bien  :   les  rêves  sont  fidèles  !  f|i 
Plus  la  réalité  se  retire  de  nous,  plus  s'éveille 
le  rêve.     Que  le  ciel  vous  envoie  encore  bon 
nombre  de  ces  rêves! 

Votre 

Mathilde  Wesendonk. 
23  Dec.  62. 

^  Voir  lettre  134. 


240 


7. 

Veuillez    joindre    ces    feuillets    aux    autres 

dans   le   portefeuille   vert.     Sous   peu    je   vous 

écrirai.     Pour  le  moment,  je  me  laisse  soigner 

comme  une  enfant  malade  et  me  faire  du  bien. 

Saluez  le  docteur  pour  moi  î 

Votre 

Mathilde  Wesendonk. 
3  Juillet  1863. 

7  a.  Élu  pour  moi,  perdu  pour  moi, 

Cœur  aimé  pour  l'éternité  I^ 


On  entend  chanter  les  rossignols, 

Lorsque  les  arbres  portent  toutes  leurs  fleurs  ; 

Mais  dans  les  jours  troubles  de  l'automne 

Aucun  oiseau  ne  se  risque  à  chanter. 

Les  Alpes  se  dressent  hautement  vers  le  ciel 

Avec  un  renoncement  à  jamais  froid  et  muet. 

Mais  on  les  voit  rougir  profondément  et  hésiter. 

Tandis  que  la  déesse  approche  sur  le  char  du  soleil. 

Oh!  n'interroge  point,  n'interroge  jamais; 

J'ai  appris  à  supporter  beaucoup  de  choses, 

sauf  une, 
Mais  cette  seule  chose,  je  ne  puis  te  la  dire; 
De  là  l'accent  plaintif  de  mon  chant. 


^  Tristan:  Acte  I. 
II  '-^     241     ^  16 


Est-ce  qu'une  coupe  peut  contenir  toute  la  lumière 

d'or  du  grand  soleil? 
Et  toi,  mon  cœur,  toi,  si  petit, 
Tu  veux,  à  toi  seul,  contenir 
Tout  le  bonheur  du  monde! 
L'immensité  de  l'amour 
Enfermé  en  des  limites 
Et  toute  la  volupté  des  cieux 

Dans  le  rêve  de  la  vie! 


Dans  le  cœur,  trouble  et  triste, 

Se  plaint  une  douleur  intense. 

Abîme  plein  d'horreurs 

Comme  la  mer  profonde. 

Et  des  soupirs,  comme  des  souffles  de  vent 

Vont  et  viennent  sur  la  surface  de  l'onde. 

Le  souvenir  y  rayonne,  doux 

Comme  la  rougeur  du  soir. 

Tel  un  esquif  vogue  l'espérance. 

Par  les  désirs  poussé  vers  la  rive. 

Il  chancelle  parmi  les  brisants: 

Jamais  sur  la  plage  il  n'atterrira. 


Lorsque  la  souffrance,  aux  ailes  endeuillées. 

Descend  effroyablement  sur  l'âme. 

Ton  Esprit,  de  l'éternelle  Vicissitude 

Est  détourné  vers  l'Illimité. 

Lorsque  de  l'œil  tombe  le  bandeau  des  illusions. 

Et  que  l'Eden  disparaît  en  de  l'écume. 

Que  de  la  tombe   se   lèvent  des  ombres  pâles 


242 


Et  que  le  jour  d'à  présent  devient  un  rêve, 
On  ne  cherche  plus  Têtre  que  dans  le  non-être; 
Toute  existence  devient  une  apparence  vaine; 
De  réel  il  n'y  a  que  le  cœur  battant 
Et  ses  souffrances  à  jamais  affirmativesl 


22  Mai  1863. 
Une  âme  grande  et  pure 

Renferme  la  petite  fleur, 

Qui  de  tout  son  être 

Vit  dans  la  lumière  du  soleil; 

Pour  unique  préoccupation  elle  a 

Le  désir  d'être  belle. 

Quoique  le  rayon  d'or 

Baise  mille  corolles  sœurs. 

Elle  ne  ressent  jamais  le  mal  de  l'envie. 

Et  accueille  le  rayon  avec  joie. 

Se  tourne  toujours  vers  lui. 

N'a  de  senteurs  que  pour  lui. 

Et,  s*il  vient  à  l'oublier  tout  à  fait. 

Ferme  en  silence  son  œil  aimant. 

Baisse  doucement  sa  petite  tête, 

Pousse  un  léger  soupir,  se  tait  —  et  meurt. 


O  mon  cœur,  combien   grande  serait  ta  peine, 
Si  tu  étais  pur  comme  la  fleur? 


J'ai  creusé  une  tombe; 

J'y  ai  déposé  mon  amour, 

Et  tout  mon  espoir  et  tous  mes  désirs, 


243     ^  16' 


Toutes  mes  larmes 

Et  tout  mon  bonheur,  et  toute  ma  peine. 
Et,  après  les  avoir  couchés  avec  soin, 
Je  descendis  moi-même  dans  la  tombe. 


8. 

Votre  lettre  volumineuse  ^  vient  m'écraser 
le  cœur  de  tout  son  poids  aujourd'hui;  croyez, 
mon  ami,  ce  que  je  vous  dis!  Mais  je  ne 
m'irrite  point  pour  les  soucis  que  vous  m'ap- 
portez de  la  sorte,  car  je  compatis  volontiers 
à  vos  souffrances.  Tout  mon  être  se  sent  en- 
nobli de  pouvoir  souffrir  avec  vous.  Si  triste- 
ment que  me  regardent  ces  lettres,  quand  je 
demande  quel  est  leur  sens,  elles  me  deviennent 
chères  et  amicales,  quand  je  me  dis  qu'elles  ont 
été  écrites  «par  lui»  et  «pour  moi».  Mon  ami, 
je  le  crains,  vous  pourriez  me  dire  beaucoup 
de  mauvaises  choses,  que  je  ne  vous  en  vou- 
drais pas! 

O  homme  «abandonné  de  la  joie»  —  une 
expression  que  je  découvris  un  jour  dans  Walther 
von  der  Vogelweide  et  que  j'appliquai  tout  de 
suite  à  vous,  au  plus  profond  de  mon  cœur. 
Quiconque  pourrait  vous  aider  devrait  être  très 
heureux!  J'éprouve  le  vertige,  en  songeant  à 
toutes  les  choses  écœurantes  qui  vous  entourent. 
Le  Destin  est  votre  débiteur,  à  part  quelques 

»  Voir  lettre  138. 


244 


beaux  moments,  qui  ressemblent  au  «bon»  dan- 
gereux, décrit  par  vous  si  merveilleusement,  et 
qui  vous  tombent  en  partage  plus  fréquemment 
qu'à  tout  autre.  Je  sais  cela,  et  j'en  suis  affli- 
gée du  plus  profond  de  mon  âme;  je  n'ai  aucune 
parole  de  consolation  banale,  parce  que  je  n'entre- 
vois pas  l'espérance  qu'il  puisse  en  être  jamais 
autrement.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire 
combien  je  souffre  en  vous  voyant  courir  par 
le  monde  pour  donner  des  concerts.  Et  même 
si  le  ciel  retentissait  des  applaudissements  de 
la  foule,  ce  ne  serait  pas  une  compensation 
adéquate  à  votre  sacrifice.  Le  cœur  saignant, 
je  suis  vos  soi-disant  «triomphes»,  et  j'en  arrive 
à  être  presque  amère,  quand  on  veut  me  les 
représenter  comme  des  événements  heureux. 
Je  sens  alors  combien  peu  on  vous  connaît, 
c'est-à-dire  combien  peu  on  vous  comprend,  et 
que  moi  —  je  vous  connais  et  vous  aime!  Le 
pouvoir  d'un  seul  être  représente  bien  peu  de 
chose  en  regard  de  l'Hydre  aux  mille  têtes  qui 
s'appelle  le  Monde!  On  lui  donnerait  tout  le 
sang  de  son  cœur,  sans  lui  arracher  le  moindre 
amour.  Il  en  est  ainsi  et  il  en  a  été  ainsi  dès 
avant  nous! 

Le  portefeuille  et  la  lampe  ne  doivent  pas 
être  une  charge  pour  «l'Asile»;  ils  deviendront 
«voyageurs»  comme  vous,  si  vous  le  quittez  un 
jour.  Est-ce  que  la  difficulté  de  se  défaire  de 
cet  «Asile»  serait  donc  tellement  grande,  au  cas 


245 


où,  plus  tard,  c'était  votre  intention?  Avez-vous 
acheté  ou  seulement  loué?  Est-ce  que  le  séjour 
à  proximité  de  Vienne  ne  vous  est  point  utile 
et  désirable  sous  le  rapport  artistique,  ne  fût-ce 
que  pour  la  bonne  musique?  Mon  cœur  vous 
rappelle  bien  toujours  vers  la  Suisse;  mais  ce 
cœur  est  égoïste,  et  ne  doit  pas  être  écouté. 
Est-ce  qu'un  «asile»  en  Suisse,  en  dehors  du 
premier  «Asile»,  serait  impossible?  Mes  larmes 
ont  défendu  jusqu'ici  TwAsile»  contre  l'intrusion 
d'autres  locataires;  mais  je  désespère  de  pou- 
voir obtenir  davantage  pour  l'avenir.  Quant  au 
mouvement  musical  à  Zurich,  il  existe  un 
orchestre  permanent  de  30  exécutants,  qui  peut 
être  utilisé  comme  noyau;  il  assure  le  service 
du  Théâtre,  de  la  louable  Société  de  Musique 
et  de  nombreux  «Garten-Concerten,»^  sous  la 
direction  d'un  certain  Fichtelberger,  qui  mas- 
sacre les  symphonies  de  Beethoven  à  la  sueur 
de  son  front.  Papa  Heim  (lequel  appartint 
naguère  au  clan  des  mécontents)  fait  partie, 
maintenant,  du  comité  et  trône  comme  un  bon 
prince  ayant  le  sentiment  de  sa  récente  dignité, 
c'est-à-dire  trouve  tout  excellent.  A  côté  de 
cette  Société  existe  et  fait  florès  le  quatuor 
Heisterhagen  et  Eschmann;  la  place  de  Schleich 
est  occupée  par  un  jeune  homme,  apparem- 
ment  bon   musicien,   du   nom   de   Hilpert.     Si 


^  Concerts  en  plein  air. 
^     246 


vraiment  vous  avez  Tintention  de  nous  donner 
le  plaisir  d'une  audition  musicale  sous  votre 
propre  direction,  je  vous  propose  de  revenir 
à  la  «colline  verte»  pour  quelque  temps,  de 
vous  faire  soigner  par  Tenfant,  et  puis  de  parler 
du  reste.  Vous  ne  me  dites  rien  de  votre 
travail,  sinon  que  le  portefeuille  se  remplit. 
Et  je  vous  laisserais  prendre  le  thé  dans  un 
service  étranger?  Cruel,  avare,  me  ravir  le 
bonheur  de  vous  en  envoyer  un  autre  !  Ne 
savez-vous  pas  que  combler  vos  petits  désirs 
est  mon  unique  consolation  pour  vos  lettres 
si  pénibles,  et  que  vous  pourriez  bien  me  la 
laisser! 

Quand  je  serai  de  retour  à  Zurich,  j'élè- 
verai un  petit  chien,  et  dès  qu'il  m'aimera 
fidèlement,  vous  l'aurez.  C'est  entendu,  n'est- 
ce  pas? 

Dimanche  matin  je  pars,  peut-être  pour 
quelques  jours,  pour  Hombourg,  où  Otto  a 
besoin  d'une  «cure  de  silence»;  vers  la  fin  de 
la  semaine  prochaine  nous  comptons  être  de 
retour.  Dans  le  courant  du  mois  prochain,  si 
vous  ne  pouviez  pas  venir  en  Suisse,  nous 
viendrons  à  Vienne  ou  ailleurs.  Je  passe  sur 
votre  accident,  puisque.  Dieu  merci,  vous  êtes 
sauvé!  Il  se  fait  tard.  Je  vous  écris  en  hâte: 
mais  je  ne  pouvais  garder  le  silence;  j'étais 
atterrée.  Puissiez-vous  vous  sentir  le  cœur  plus 
léger,  quand  vous  recevrez  ceci.  Mes  bien  dé- 


247 


vouées    amitiés!     Je    suis    et    reste,    en    toute 

fidélité, 

votre 

Mathilde  Wesendonk. 

[Schwalbach],  9  Août  1863. 

Etre    heureux,    souffrir  ensemble,    il   nous 
reste  donc  beaucoup  encore! 

9.  23  Sept.  63. 

Depuis  trois  semaines  déjà,  Otto  souffre 
d'une  fièvre  rhumatismale  et  d'une  inflammation 
des  muscles.  Je  le  soigne  nuit  et  jour,  sans 
arriver  jusqu'ici  à  un  résultat  favorable.  Sa 
maladie  est  douloureuse  et  susceptible  de  nom- 
breuses alternatives  d'amélioration  et  d'aggra- 
vation; elle  sera,  je  le  crains,  de  longue  durée. 
Demain  Griesinger  sera  appelé  en  consultation; 
j'espère  dans  sa  science.  Vous  comprenez,  mon 
ami,  la  raison  de  mon  silence  dans  ces  conditions. 
Votre  désespérance^  m'a  vraiment  glacé  le  cœur. 
Je  sentais  que  je  ne  pouvais  vous  être  d'aucun 
secours.  Il  fallait  me  dire  que  tous  les  dons 
de  la  nature,  et  les  plus  beaux,  sont  gaspillésj 
en  pure  perte,  si  le  vide  succès  extérieur  n( 
vient  pas  les  couronner  !  A  eux  seuls  ils  n( 
sont  rien,  et  quiconque  en  a  l'avantage  sur  leî 
autres  n'a  que  celui  d'être  plus  misérable] 
Devoir  songer  à  cela,  à   propos   de  vous,   m( 

•  Voir  lettre  140. 


248 


donna  presque  de  ramertume.  Ma  religion  et 
ma  foi  (qui  font  un,  à  vrai  dire)  ne  s'occupent 
que  de  la  chose  en  elle-même.  Je  ne  comprends 
réellement  pas  comment  Ton  peut  mépriser  et 
rechercher  ensemble  le  résultat  extérieur,  c'est- 
à-dire  le  succès.  Seul,  le  sage,  me  paraît-t-il, 
qui  ne  veut  rien  du  monde,  a  le  droit  de  le 
mépriser;  l'autre,  qui  en  a  besoin,  devient,  déjà 
par  le  simple  contact,  complice,  et  ne  peut  être 
son  juge.  Vous  êtes  conscient  et  complice  au 
plus  haut  degré.  Vous  arrêtez  au  passage  avec 
empressement  chaque  nouvelle  illusion,  sans 
doute  pour  effacer  de  votre  cœur  le  désen- 
chantement des  déceptions  antérieures,  et  personne 
ne  sait  mieux  que  vous  qu'il  n'en  résultera  rien, 
qu'il  ne  peut  rien  en  résulter  jamais.  Mon  ami,  à 
quoi  tout  cela  aboutira-t-il?  Cinquante  années 
d'expérience  ne  suffisent-elles  pas?  Le  moment  ne 
devrait-il  pas  arriver,  où  vous  seriez  parfaitement 
d'accord  avec  vous  même  ?  Aujourd'hui  j'ai 
reçu  votre  bon  émissaire,^  qui  me  fit  infiniment 
de  bien,  et  j'ai  de  nouveau  foi  en  votre  retour. 
Combien  je  serais  heureuse  de  pouvoir  vous 
procurer  un  séjour  vraiment  paisible  et  confor- 
table !  L'automne  en  Suisse  est  parfois  très 
beau;  même  en  hiver  on  est  très  bien  ici  chez 
soi.  Si,  le  ciel  nous  en  garde,  la  maladie 
d'Otto   se   prolongeait  au-delà   des   prévisions, 

^  Voir  lettre  no-  141. 

--     249     -^ 


vous  serait-il  possible  de  passer  la  Noël  avec 
nous?  Dans  Tentre-temps  j*espère  de  tout  mon 
cœur,  pour  vous  et  pour  nous,  que  cela  pourra 
être  plus  tôt. 

Affectueuses  salutations  de  la  part  de 
votre 

Mathilde  Wesendonk. 

10. 

Votre  lettre  d'hier,  à  laquelle  vous  vous 
référez,  ne  m'est  point  parvenue,  malheureuse- 
ment; mais  je  vous  remercie  pour  celle  d'au- 
jourd'hui. ^ 

J'espère  vous  voir  bientôt  à  Zurich,  avant 
ou  après  les  représentations  de  Carlsruhe. 
Notre  malade  va,  de  jour  en  jour,  mieux.  Le 
début  de  la  maladie  date  déjà  de  huit  semaines, 
il  est  vrai,  et  les  forces  ne  reviennent  que  lente- 
ment. Nous  espérons  toutefois  que  cette  crise 
amènera  un  changement  salutaire  et  durable 
dans  l'état  de  santé  d'Otto,  qui  déjà  depuis 
longtemps  laissait  à  désirer;  les  médecins  nous 
confirment  dans  cette  espérance. 

Au  revoir  —  sérieusement,  cette  fois  —  et 
cordiales  amitiés  de 

votre 

Mathilde  Wesendonk. 
20  Oct.  63. 

^  Voir  lettre  no-  142. 


250 


11.  27  Oct.  63. 

Cher  ami! 

La  pensée  de  vous  revoir  bientôt  chez 
nous  m'occupe  de  plus  en  plus;  ce  me  sera 
une  vraie  fête  pour  mon  cœur  de  vous  voir 
installé  le  mieux  possible.  Je  crois  que  notre 
intérieur  possède  les  éléments  d'une  véritable 
intimité,  sans  gêne  ni  autre  sacrifice  pour  aucun 
de  nous.  La  vie  est  une  science  —  dit  un 
spirituel  français  —  qu'il  faut  apprendre.  De 
même  que  sur  les  vagues  de  la  mer  le  calme 
parfois  intervient,  de  même  que  le  ciel  est 
parfois  sans  nuages,  ainsi  il  y  a  des  moments 
dans  la  vie  humaine,  où  la  Destinée  retient  sa 
respiration.  Dieu  veuille  nous  accorder  l'un 
de  ces  moments! 

Ce  que  je  désire  si  ardemment  est  en 
même  temps  si  peu  de  chose,  que  vous  en 
sourirez  peut-être.  C'est  de  vous  voir  au 
moins  une  fois  l'an  chez  nous,  familièrement, 
pour  que  vous  connaissiez  chaque  coin  de  la 
maison,  et  que  les  enfants  ne  vous  deviennent 
pas  étrangers. 

Je  me  suis  toujours  efforcée  de  tenir  en 
éveil  chez  eux  le  souvenir  de  notre  vie  en 
commun,  et  aujourd'hui  encore  ils  ne  connaissent 
«l'Asile»  que  sous  ce  nom:  «le  jardin  de  l'oncle 
Wagner».  La  pensée  de  le  voir  passer  en 
d'autres  mains  m'était  pénible.  Maintenant  seule- 
ment je  suis  rassurée,  parce  que  la  petite  maison 


251 


a  été  incorporée  au  reste,  et  est  considérée 
comme  appartenant  à  la  grande  propriété,  par 
le  fait  de  la  création  d'un  jardin  potager  etc, 
mais  surtout  parce  que  les  chambres  du  rez- 
de-chaussée  ont  été  aménagées  pour  les  études 
de  Karl  et  le  logement  de  son  précepteur.  De 
cette  façon,  la  petite  maison  tombe  sous  ma 
garde  spéciale,  et  je  suis  à  même  de  la  sauve- 
garder de  la  ruine  ou  de  la  négligence.  J'ai  à 
peine  besoin  de  vous  dire  que  même  cela  déjà 
me  procure  une  certaine  joie  mélancolique. 
Vous  savez  par  vous-même  quelle  satisfaction 
le  cœur  recherche  en  ces  choses,  qui  ne  sont 
rien  en  elles-mêmes,  et  que  la  foule  si  légère- 
ment traite  de  «futiles».  Pour  le  cœur  tout  est 
important  ici  ;  il  demeure  toujours  idéaliste,  et 
le  monde  n'a  point  de  prise  sur  lui.  Il  s'ouvre 
au  moyen  d'une  clef  d'or,  et  s'échappe  quand 
le  monde  s'imagine  l'avoir  bien  dans  la  main. 
J'espère  recevoir  bientôt  des  nouvelles  de 
vous  et  de  vos  projets.  Les  beaux  jours  mer- 
veilleusement purs  de  l'automne  sont  passés 
maintenant,  et  le  froid  hiver  est  devant  la  porte. 
A  l'intérieur,  cependant,  tout  devient  chaud  et 
clair.  La  guérison  d'Otto  se  poursuit  à  souhait, 
et  je  compte  que  bientôt  les  dernières  traces 
de  la  maladie  auront  disparu.  Ayez  bon  courage 
aussi,  et  aimez  fidèlement 

votre 

Mathilde  Wesendonk. 


252 


12. 

Au  «Cheval  Noir«,  à  Prague,*  je  vous 
envoie  mes  amitiés.  J'ai  lu,  hier,  votre  brochure, 
et  dus  en  rire:  elle  me  semble  tout  ironie. 
Envoyez  moi  donc  de  là-bas  le  programme  de 
vos  représentations.  La  dernière  chose  que  je 
reçus  de  Prague,  portait  Tépigraphe  de  la  sym- 
phonie de  Faust.  Beaucoup  de  choses  dans 
la  vie  humaine  sont  vouées  à  Toubli,  très  peu 
sont  inoubliables.  Mais  d'après  celles-ci  se 
calcule  finalement  la  valeur  de  l'existence  sur  terre. 

«Etre  ou  ne  pas  être»,  telle  est  la  question 
ici  aussi.     A  l'Existence  est  infligée  la  Croix. 

Je  voudrais  bien  aller  à  Carlsruhe;  mais  Otto 
n'a  pas  encore  repris  toutes  ses  forces.  Il  est 
faible  encore,  et  nous  devons  lui  éviter  la  moindre 
émotion.  Peut-être  sera-t-il  possible,  toutefois,  de 
venir  vers  le  14.  Lui-même  en  témoigne  le  désir. 

Recevez  mes  meilleures  amitiés  maintenant, 
et  préparez -vous  pour  le  portefeuille  vert. 
J'espère  que  nous  réussirons  à  vous  procurer 
le  repos.  Amenez,  si  vous  le  voulez,  l'un  de  vos 
fidèles,  Bûlow  ou  Cornélius:  il  sera  le  bienvenu. 

J'espère  que  la  «colline  verte»  vous  rede- 
viendra chère  un  jour! 

Votre 

Mathilde  Wesendonk. 

Dimanche  soir  (Nov.  1863.) 

*  Voir  lettre  143. 

--     253     --» 


13. 

La  moindre  nouvelle  de  vous,  cher  ami, 
est  une  pensée  de  vous  à  moi  et,  comme  telle, 
la  plus  chère  salutation  que  puisse  désirer  mon 
cœur!  Ma  gratitude  vous  est  donc  acquise 
pour  toute  communication,  si  courte  qu'elle  soit!^ 
Nous  n'avons  plus  besoin  que  de  telles  communi- 
cations, comme  un  lien  invisible  pour  nous 
conduire  à  travers  la  vie,  en  face  de  l'immen- 
sité du  monde  sentimental,  auquel  nous  appar- 
tenons. Le  nœud  de  la  mystérieuse  Filandière 
qui  unit  les  fils  de  nos  destinées  est  indéliable; 
on  ne  peut  que  le  rompre.  «Savez-vous  comment 
cela  advint?  — » 

Je  comprends  votre  désespoir,  votre  épuise- 
ment, et  sais  ce  qu'il  vous  en  coûte  d'aller  en 
Russie.  Je  ne  trouve  nulle  part  de  ressources 
à  votre  intention;  j'ai  beau  me  creuser  la  tête, 
impossible  d'aboutir.  Alors  je  me  tais,  plutôt 
que  de  vous  illusionner  de  vides  espoirs,  aux- 
quels je  ne  crois  pas  moi-même.  C'est  le  plus 
triste  sort  de  l'humanité  de  voir  un  mal  sans 
pouvoir  l'extirper.  Il  est  né  avec  nous,  et  nous 
le  traînons  à  contre-cœur,  comme  une  maladie 
contagieuse.  Cela  me  fit  du  bien  de  savoir  que 
vous  aviez  M"^^  von  Bissing  à  Lôwenberg  et  à 
Breslau.  Heureux  ceux  qui  font  du  bien  ici-bas! 
Ils  sont  vraiment  les  seuls  à  connaître  la  félicité! 

*  Voir  lettre  no-  144. 


254 


L'amie  vient  de  me  quitter.  Elle  avait  passé 
la  nuit  ici:  nous  nous  remémorâmes  des  heures 
très  belles,  inoubliables! 

Le  petit  Enfant-Jésus  y  était  aussi.  Il  disait 
qu'il  voulait  aller  à  Vienne,  pour  orner  le  logis 
de  l'ami.  Je  trouvais  cela  très  bien,  et  j'aurais 
voulu  partir  avec  lui  sur-le-champ.  Mais  le 
petit  Enfant-Jésus  jouit  de  certains  privilèges 
en  ce  monde;  je  le  priai  donc  d'aller  trouver 
qui  il  fallait,  et  lui  donnai  encore  sa  signature. 
Maintenant  il  vous  prie  de  lui  faire  bon  accueil! 

Les  enfants  sont  dans  la  plus  vive  attente. 
L'arbre  sera  allumé  dans  la  salle  à  manger, 
entouré  de  l'auréole  raphaëlesque.  Cela  pro- 
duit un  bel  effet. 

Saluez  Cornélius  et  souvenez  vous  de 
votre 

Mathilde  Wesendonk. 
21  Dec.  63. 

14. 

Mon  ami! 

Madame  von  Bûlow  me  prie  aujourd'hui 
par  lettre  de  lui  envoyer  quelques-uns  de  vos 
manuscrits  littéraires  qui  sont  en  ma  possession. 
J'ai  examiné  tout  le  portefeuille,  seulement  il 
m'est  impossible  de  me  séparer  de  quoi  que  ce 
soit,  à  moins  d'un  désir  exprès  de  votre  part. 
Comme  vous  pouvez  difficilement  vous  rappeler 
quels  feuillets  épars  sont  rassemblés  dans  mon 


255 


portefeuille,  je  vous  donne  une  liste  complète, 

vous    priant    de  me    dire    si    je    dois    envoyer 

quelque  chose  et,  dans  le  cas  affirmatif,  quoi.  ^ 

Je    suppose    évidemment    que    vous    avez 

connaissance  de  la  publication  projetée  de  vos 

œuvres  par  Sa  Majesté.^  J'ai  été  très  heureuse 

d'apprendre  par  la  lettre  de  l'aimable  Madame 

von  Bûlow  que  vous  allez  bien  et  avez  rassemblé 

vos  meilleurs  amis  autour  de  vous.     Recevez 

mes  amitiés  cordiales  et  pensez  affectueusement  à 

votre 

Mathilde  Wesendonlc^ 
13  Janvier  1865. 

Période  Parisienne. 

Le  Freischiitz. 

De  la  Musique  en  Allemagne. 

Caprices  esthétiques:  extraits  du  journal  d'un 

musicien  décédé. 
Un     pèlerinage     chez    Beethoven  :     importants 

souvenirs  de  la  vie  d'un  musicien  allemand. 
Un  pèlerinage  chez  Beethoven  (fin). 
Comment  un  pauvre  musicien  décéda  à  Paris^ 

(Nouvelle). 
Une  heureuse  soirée. 
La  Reine  de  Chypre  (Abendzeitung).  ^ 
La  Reine  de  Chypre  (suite). 

1  Voir  lettre  no-  146. 

2  Voir  Glasenapp;  III,  1,  60/1. 

3  Journal  du  Soir. 


256 


Le  Stabat  Mater  de  Rossini  (Zeitschrift  f.  Musik).* 
Revue  critique,  Gazette  musicale. 
Les  Fées.     Grand  opéra  romantique  en  3  actes. 
Le  Venusberg,  opéra  romantique  en  3  actes. 

(Esquisse.) 
Esquisse  pour  Wieland  le  Forgeron. 
Esquisse  pour  le  Jeune  Siegfried. 
Le  Jeune  Siegfried  (poëme). 
La  Mort  de  Siegfried  (esquisse). 
La  Mort  de  Siegfried  I  (poëme). 
Préface  pour  la  Mort  de  Siegfried. 
La  Mort  de  Siegfried  II  (poëme). 
La  Saga  des  Nibelungen. 
L'Or  du  Rhin  (esquisse). 
L'Or  du  Rhin  (poëme). 
La  Walkûre  (esquisse). 
La  Walkiire  (poëme). 

Lettre  à  Liszt  au  sujet  de  la  Fondation  Goethe. 
Siegfried  (lettre). 
A  M'^  von  Ziegesar. 
A  propos  d'une  revue  Musicale. 

Période  de  Dresde. 

Esquisse  pour  Lohengrin. 

L'Art  et  la  Révolution. 

La  Poésie  etc.     La  Sculpture  etc. 

L'Art  de  l'avenir. 

Le  Génie  de  la  Communauté. 

^  Revue  musicale. 
II  ^     2S1     ^  17 


Le  Judaïsme  dans  la  Musique. 

Lettre  à  *  *  * 

A  la  Chapelle  de  Dresde. 

A  un  fonctionnaire  du  Ministère  Public  (poëme). 

La  Détresse  (poëme). 

La  Réforme  du  Théâtre  (Dresd.  Anzeiger 
16.  Janv.  49). 

Quels  sont  les  rapports  des  aspirations  républi- 
caines avec  la  Royauté?    (Dresd.  Anz.) 

Artistes  et  critiques.  A  propos  d'un  cas  spécial 
(ibid). 

Programme  pour  la  IX^  symphonie  de  Beethoven. 

L'Ouverture  de  «Coriolan»  de  Beethoven. 

La  Symphonie  héroïque  de  Beethoven. 

Ouverture  «d'Iphigénie  en  Aulide»  de  Gluck. 
(Communication  à  la  rédaction  de  la  N.  Z.  f.  M.) 

Une  conclusion  pour  l'ouverture  «d'Iphigénie 
en  Aulide»  de  Gluck. 

Observations  à  propos  de  la  représentation  de 
l'opéra  «le  Vaisseau  Fantôme». 

Esquisse  pour  les  Maîtres-Chanteurs,  opéra 
comique  en  3  actes. 

Discours  au  tombeau  de  Weber  dans  le  cime- 
tière de  Dresde. 

Cantate  chantée  devant  le  tombeau  de  Weber, 
le  10  Nov.  1844,  à  Dresde. 


(^<] 


258 


Table  des  Matières. 


Tome  Second: 

Pages 

Portrait  de  Richard  Wagner 

Lettres  de  Paris 1 

Lettres  de  Biebrich 173 

Lettres  de  Penzing-lez-Vienne  et  de  Vienne  187 

Lettres  de  Munich  et  de  Tribschen       .  221 


Appendice: 
Quatorze  lettres  de  Mathilde  Wesendonk     227 


Errata. 


Tome  Second: 

Page  20,  24e  ligne.   Il  faut  lire:  «du  deuxième  acte...* 
Page  73,  8^  ligne.     Il  faut  lire:  «à  inventer...» 
Page  75,  22^  ligne.     Il  faut  lire:  «ce  ne  puisse...» 
Page  89,  13^  ligne.  Il  faut  lire:  «désir  inextinguible...* 
Page  108,  3e  ligne.   Effacer  la  virgule  après  «pas...» 
Page  112,  9e  ligne.     Il  faut  lire:  «Eh  bien!  . .  .■> 
Page  120,  lettre  111,   IQe  ligne.     Il  faut  lire:    «J'es- 
père, pourtant,  de  nouveau,...» 
Page  121,  12eligne.  Il  faut  lire:  «m'habille  ensuite...» 
Page  143,  10^  ligne.    Il  faut  lire:  «le  résultat  d'une...» 
Page  146,  17e  ligne.   Il  faut  lire:  «bien  entendu...» 
Page  166,  27e  ligne.     Il  faut  lire:  «qui,  vraiment,...» 
Page  168,  dernier  paragraphe.     L'emploi   du  verbe 
savoir   étant    intentionnellement    répété, 
chaque  temps  de  ce  verbe  doit  être  souligné. 
Page  170,  18e  ligne.     Il  faut  lire:  «là-dedans  .. .» 
Page  178,  23e  ligne.   Il  faut  lire:  «les  grands-ducs...» 
Page  180,  18e  ligne.     Il  faut  lire:  «le  retour...» 
Page  209,  24e  ligne.     Il  faut  lire:  «à  «écrire  » .. .» 
Page  217,    16e  ligne.     Effacer    la    virgule    après    «en 

commun  . . .  > 
Page  229,  18e  ligne.     Il   faut  lire:   «et,   à   l'arrière- 

plan,  ...» 
Page  233,  avant-dernière  ligne.   Il  faut  lire:  «Chœur 
des  Pèlerins  ...» 


c^ 


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Date  Due 


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CE  ML   0410 

oy^lA394  1905  V002 

COO    GAGNER»  RICH  RICHARD  WA 

ACC^Î^  1440124