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Richard Wagner
A
I Mathilde Wesendonk
JOURNAL ET LETTRES
1853— 187L
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TRADUCTION AUTORISÉE DE L'ALLEMAND
PAR
GEORGES KHNOPFF
PRÉFACE DE
HENRI LICHTENBERGER.
TOME SECOND.
BERLIN
ALEXANDRE DUNCKER, ÉDITEUR
r ^^ — .
/in/^o
V. Z
A
MON AMI
HENRI BOUCHER
EST AFFECTUEUSEMENT DÉDIÉE
CETTE TRADUCTION.
G. K.
Observation préliminaire.
Le Maître avait exprimé le désir que ces pages
fussent détruites.
Madame Wesendonk ne se considérait pas comn.e
ayant des droits exclusifs sur les lettres qui lui avaient
été adressées. Elle les conserva en silence, pour la
Postérité, les destinant à être publiées, un jour.
D'accord avec la famille Wagner, le fils et le
petit-fils de la défunte ont décidé d'attribuer le produit
de la publication à la «Stipendienstiftung» de
Bayreuth.
"^
Hugo Wiliscli, imprimerie, Chemnitz.
Paris
23 Sept. 1859 — fin Janvier 1862/
Vienne
11 Mai 1861; 19 Août — 28 Sept. 1861
[^O
* Voir, comme complément, les Lettres à Otto Wesen-
donk du 17 Sept. 1859 au 25 Juin 1861.
II
91. Paris, 23 Sept. 59.
«Je ne butine que ce qui est doux,
Le poison, je le laisse là!»^
me disait, en riant, une insouciante enfant, voilà
des années. Elle a goûté, maintenant, le poison
du souci, mais Tabeille a piqué aussi avec son
aiguillon. C'est l'aiguillon incitant vers des buts
plus hauts, vers des buts plus nobles, qui est
resté en moi. Et, vraiment, le poison était-il
si méchant? . . .
Mon amie, seules ces dernières années de
ma vie ont fait vraiment de moi un homme.
Je me sens en pleine harmonie avec moi-même;
et, sitôt que la vérité est en jeu, toujours je
suis certain de mon vouloir, je ne fais qu'un
avec lui. Dans la vie proprement dite, je me
laisse tout bonnement conduire par mon instinct:
une volonté s'accomplit avec la mienne qui dé-
passe la valeur de ma personnalité. La con-
^ Ancienne chanson populaire.
science de cela m'est si familière, que souvent
c'est à peine si je me demande, avec un sourire:
«veux-je ou ne veux-je point?» C'est l'étrange
génie que je sers pour le restant de ma vie
qui règne en maître ici, et celui-là veut que
j'achève ce que moi seul suis capable d'achever.
Ainsi un calme profond est en moi: le jeu
des vagues à la surface n'a rien à faire avec
mon for intérieur ... Je suis ce que je puis
être! . . . Grâce à vous, mon amie! . . .
Que direz-vous maintenant en apprenant
que je suis déjà plongé dans le travail jusqu'au
cou? . . .
Le jeune homme ^ qui a fait la traduction
de Tannhâuser, m'a donné celle-ci à lire.
Après une première lecture rapide, je la laissai
tomber, en disant: «C'est impossible!» Du même
coup, je secouais une pensée qui m'opprimait,
celle d'un Tannhâuser français, et je respi-
rais. Mais ceci n'était que ma personne à moi;
l'autre, mon démon — mon génie? — me chu-
chota: «Tu vois l'impossibilité pour un Français,
et, d'ailleurs, quel qu'il soit, de traduire ton
poème! En conséquence, tu vas interdire tout
uniment la représentation de ton œuvre en
France! Qu'arrivera- 1- il, cependant, quand,
après ta mort, tes œuvres commenceront réel-
' Charles Nuitter. — Wagner, dans une lettre à
Otto Wesendonk, l'appelle « un aspirant à des succès de
vaudeville». (Lettre du 5 Octobre 1859.)
lement à vivre? On pourra naturellement se
passer de ta permission et on représentera
Tannhauser d'après une traduction semblable
à celle que tu tenais à la main, il y a un mo-
ment, et telle qu'on en fait des plus nobles
poèmes allemands (Faust, par exemple), sans
y comprendre goutte!» Hélas! mon enfant, pa-
reille immortalité en expectative est un démon
tout spécial; il nous apporte les mêmes soucis
qui lient père et mère à leurs enfants pour plus
longtemps que leur propre vie. Moi seul, je
puis contribuer à une traduction parfaite de mes
œuvres: c'est donc là un devoir que je ne puis
décliner. Ce qui fait que, tous les matins, je
revois le travail avec mon jeune poëte, vers par
vers, mot par mot, oui, syllabe par syllabe. Je
recherche avec lui, souvent durant des heures,
la meilleure tournure, le meilleur mot; j'em-
ploie même le chant pour lui rendre accessible
un monde qui, jusque-là, lui restait absolument
fermé. Maintenant je suis heureux de son acti-
vité, de son enthousiasme croissant, de la con-
fession sans détour de son aveuglement d'autre-
fois .. . et... nous verrons! Je sais du moins
que je soigne mon enfant le mieux possible
pour l'avenir!
D'ailleurs, je n'ai guère bougé jusqu'ici.
A Lucerne ou à Paris, ma vie est la même.
Le dehors n'a point d'influence sur moi, heu-
reusement . . .
24 Sept.
Mon Français est venu. Malgré un refroi-
dissement, j'ai travaillé un peu trop ardemment
avec lui et . . . suis resté en plan, épuisé.
Aujourd'hui, je me suis réveillé avec une forte
fièvre catarrhale. Votre lettre et celle de Wesen-
donk m'ont fait beaucoup de plaisir. Remerciez-
le cordialement! Qu'on n'aille à ma recherche
que quand je suis parti, c'est absolument dans
l'ordre: le monde ne cherche quelqu'un que
quand cela lui plaît. Quand, un beau jour,
j'aurai disparu tout de bon, c'est alors qu'on
me cherchera surtout! 11 paraît que papa Heim^
a été excellent dans le rôle de Posa. ^ La bonté
de cœur de pareils adhérents fait toujours plaisir,
quoique cela ne puisse aller sans malentendus
inextricables qui font sourire. Je n'ai rien vu
de la lettre de Bulow sur Tristan. Je suis
resté ici, jusqu'à présent, fort solitaire. Une
fille de madame A., la comtesse de Charnacé,
avait reçu des instructions de sa mère à propos
de moi et m'a invité à prendre le thé. Je n'ai
pas encore pu aller chez elle. La jeune dame
m'est beaucoup recommandée de Berlin. Une
chose m'importe bien davantage, pour le mo-
ment: mon installation, car c'est pour m'«in-
staller» encore une fois que je suis venu à Paris.
* Directeur de musique à Zurich.
^ Voir le Don Carlos, de Schiller.
Provisoirement, je suis encore en garni; mais
je cherche un appartement non meublé. Outre
la question de mon appartement, il me faut
songer encore à une autre «organisation» im-
portante. Mon amie, je me suis examiné et je
suis résolu à exécuter ma décision avec toute
l'énergie morale que je me suis acquise. Mais
pour cela j'ai besoin de quelque assistance. Je
trouve bien de l'agrément au joli, affectueux et
bon petit chien ^ que vous m'avez envoyé un
jour, de votre lit de malade; il m'accompagnera
ici dans mes courses ou, quand je reviendrai
à la maison après de fâcheuses besognes, il
bondira à ma rencontre avec des transports
d'amitié. Procurez -moi donc encore un bon
esprit qui hante ma maison: choisissez-moi un
domestique! Vous savez de quoi j'ai besoin.
La physionomie avenante de votre portier actuel
m'a beaucoup plu. Que devient son prédéces-
seur, que l'on aimait tant autrefois chez vous?
Ne pourriez-vous conclure un arrangement qui
me serait favorable, sans trop nuire à vos in-
térêts? Je cherche à rendre ma maison aussi
intime que possible. Cependant, je ne veux
rien décider concernant la partie féminine de
mon personnel; sinon, j'aurais déjà ouvert la
colonie parisienne à Vreneli. Je tiens à ce que
ma femme cherche et amène une jeune fille
• Fips; voir Glasenapp, II, 2, 158 et 330.
bien élevée, moitié pour son service, moitié
comme demoiselle de compagnie. En outre,
j'ai besoin d'une cuisinière, que me trouvera
madame Hérold. ^ En conséquence, la besogne
du domestique consisterait à balayer les chambres
(à Paris, c'est toujours l'affaire du «domestique
mâle»), nettoyer l'argenterie, servir à table, faire
les courses, etc; puis, le service de ma personne,
notamment au bain. Enfin il m'accompagnera
également quand je voyagerai et s'occupera de
mes colis. Ces commodités me manquent hor-
riblement: à m'occuper de tout cela, je mets
beaucoup trop d'ardeur, m'emporte inutilement,
je prends froid, etc. etc. Et, par-dessus tout, j'ai
besoin d'avoir auprès de moi quelqu'un d'agréable
et sympathique, ne s'agît-il que d'un serviteur.
Donc je vous prie instamment de prendre
en considération ma demande. L'homme pour-
rait entrer chez moi tout de suite. — Voilà ce
qui s'appelle encore une fois, me procurer un
gros «zwieback»!
Ma situation extérieure promet de devenir
très supportable. De ce côté-là, il y a progrès,
et il semble même que celui-ci sera rapide; du
moins, d'après un entretien que j'ai eu hier avec
le directeur du Théâtre -Lyrique- (un homme
vraiment agréable et d'éducation parfaite), il ne
' La femme du compositeur français; voir Glase-
napp, II, 2, 174.
'^ Carvalho.
dépend que de moi de faire bientôt fortune à
Paris. Pourvu que tout concoure seulement à
ce que cet liiver je me tienne en équilibre, afin
de pouvoir regagner au printemps ma chère
Suisse! Là seulement Siegfried peut réveiller
Brùnnhilde! A Paris cela nMrait pas ... —
De Carlsruhe j'attends sous peu une réponse
des plus détaillées sur bien des points. Je suis
résolu à me montrer fort strict envers les gens
de là -bas. Il est possible que je leur occa-
sionne beaucoup d'embarras; mais peu me chaut.
Tristan n'est pas un fruit facile à cueillir.
Que ce serait beau, mes enfants, de m'en-
voyer une photographie de la «colline verte»!
Excellente idée! Je regrette encore tellement de
ne pas vous avoir envoyé mon palais vénitien!
J'ai encore à vous parler de bien des choses
dont je me suis entretenu avec vous dans ces
derniers temps; mais je réserve cela pour une
autre fois. J'écrirai bientôt à madame Wille:
impossible de nous voir cette fois-ci, mais je lui
offrirai une réconciliation. Laissez-moi mainte-
nant conjurer tout à fait ma fièvre par le repos
et par la lecture (Plutarque). Bientôt, j'espère,
j'aurai de vos nouvelles, peut-être bien par
Fridolin.^ Mes meilleures amitiés au cousin et
aux enfants, cordial remerciement à Karl, fidèle
affection à l'amie! Richard Wagner.
' Le domestique dont il est question plus haut, le
«fidèle serviteur».
92. Paris, 10 Oct. 59.
En attendant de recevoir prochainement de
bonnes nouvelles de l'état de Karl, je veux,
pour vous distraire, chère enfant, bavarder de
choses et d'autres.
Aujourd'hui j'ai eu une très curieuse aven-
ture. Je m'informais, dans un bureau de la
douane, au sujet de mes bagages arrivés de
Lucerne: les colis figuraient au registre, mais
mon nom pas. Je montre ma lettre d'avis et
donne mon nom. L'un des préposés ^ se lève:
«Je connais bien M. Richard Wagner, puisque
j'ai son médaillon suspendu à mon piano, et je
suis son plus ardent admirateur. — Quoi? —
Ne soyez pas surpris de rencontrer à la douane
de Paris un homme capable de goûter les in-
comparables beautés de vos partitions, que j'ai
toutes étudiées, etc.»^
Je croyais rêver. Un enthousiaste de mon
art à la douane, alors que je prévois tant de
difficultés pour la réception de mes meubles!
Le brave homme se mit en quatre pour me
venir en aide: c'était lui-même qui devait visiter.
Il a une femme qui joue fort bien du piano;
quant à lui, il aspire à la littérature et gagne
sa vie, pour le moment, par cet emploi. Il me
parle d'un groupe assez important, qui s'est
* Edmond Roche.
■^ Tout ce dialogue est en français dans Toriginal.
10
formé presque exclusivement par la propagation
de mes œuvres. Comme il ne comprend pas
l'allemand, je lui objectai que je me rendais
difficilement compte du plaisir qu'il pouvait
trouver à lire une musique si intimement liée
à la poésie et à l'expression du vers. A quoi
il répond: c'est justement parce qu'elle est si
intimement liée au texte qu'il peut sans peine
induire la poésie de la musique, de sorte que
la langue étrangère lui devient parfaitement in-
telligible par la musique. Qu'y avait-il à ré-
pliquer? Il me faut commencer à croire aux
miracles ... Et cela à la douane! . . . J'ai prié
mon nouvel ami, qui m'a beaucoup touché (vous
pouvez imaginer quelle joie je lui ai causée),
de venir me rendre visite . . .
Savez-vous que mes opéras à Paris ne me
paraissent plus une impossibilité aussi para-
doxale? Bûlow m'a recommandé ici un médecin
et auteur, le docteur Gasperini, qui, avec l'un
de ses amis, également Français pur sang, se
trouve dans le même cas que mon préposé de
la douane. Les gens me jouent Tannhâuser
et Lohengrin sans que j'aie rien à y redire.
Ils ne sont pas gênés le moins du monde par
leur ignorance de l'allemand . . . Ces jours-ci,
pourtant, le directeur du Théâtre-Lyrique^ s'é-
tait fait annoncer chez moi pour m'entendre
' Voir Glasenapp, II, 2, 224.
11
jouer Tannhauser;^ tout le monde étant là,
il me fallait donc m'exécuter, encore une fois;
j'expliquai d'abord minutieusement le texte en
langue française (ce qui me coûta pas mal d'ef-
forts), puis je chantai et jouai. Alors seulement
ils comprirent vraiment, et l'impression parut
être extraordinaire. Tout cela me semble telle-
ment inouï de ces Français!
En revanche, je ne reçois d'Allemagne que
des nouvelles mornes et sentant le moisi. L'ami
Devrient attache la dernière importance à main-
tenir son «Institut» dans l'équilibre le plus par-
fait; pour lui, il s'agit avant tout d'écarter l'ex-
traordinaire et le passager, qui le dérangeraient.
Un soprano 2 totalement dénué de voix, pour
qui le rôle d'Isolde est d'un bout à l'autre trop
bas et qui, par conséquent, ne peut encore se
décider à le chanter, est la seule artiste qu'on
m'offre pour mon héroïne, parce que d'ailleurs
elle la représenterait bien. Tout cela sans la
moindre trace de chaleur. Pour ce qui est de
la seule circonstance parlant en faveur de l'en-
treprise, ma présence personnelle là-bas, eh
bien! précisément sur ce point, malgré toute
mon insistance, pas d'explications précises, parce
qu'il n'y a toujours pas moyen d'avoir le grand-
duc. A chaque instant, l'envie me prend d'en
* Voir Glasenapp, II, 2, 224.
-^ Voir Glasenapp, III, I, 68 et suiv.
12
finir par une brusque rupture. Ce n'est pour-
tant pas encore la vraie solution; il faut que je
sache attendre jusqu'à ce que cette solution-là
se présente et se conforme à mon vouloir. Il
me déplaît tant de lui faire la chasse! Oui!
mes enfants! Si, à Zurich, en reconnaissance
des honnêtes sueurs que j'ai répandues là, vous
étiez parvenus au moins à m'édifier un théâtre
à moitié convenable, j'aurais eu ce qu'il me
fallait pour le restant de mes jours et n'aurais
plus rien à demander à personne. Les chanteurs
et l'orchestre, si j'en avais besoin pour la pre-
mière représentation d'une œuvre nouvelle, je
me les procurerais bien chaque fois; à ces re-
présentations seraient invités les directeurs et
les chanteurs étrangers, pour qu'ils retirent un
enseignement de ma conception . . . Et, ceci
établi une fois pour toutes, je pourrais me dire
que j'ai préparé l'avenir et je poursuivrais le
cours de mon existence sans plus m'inquiéter
de la destinée ultérieure de mes œuvres. Comme
cela serait noble et beau, comme cela serait
conforme à mon être! Je n'aurais pas besoin,
alors, des princes, d'amnistie, de bonnes ou
mauvaises paroles: je serais libre et n'aurais
plus aucun souci pour ma postérité. Et rien
qu'un théâtre convenable, nullement luxueux.
On devrait avoir honte! N'est-ce pas aussi
votre avis??
Bonté du ciel! Le peu de liberté que j'ai,
13
c'est pourtant la seule chose qui puisse encore
rendre la vie supportable! Déjà je n'y tiendrais
plus sans cela, et toute concession me rongerait
le cœur comme un ver mortel. La vérité . . .
ou rien du tout! . . . Ainsi, malgré mes enthou-
siastes parisiens, je mène une existence fort
calme. Presque toute la journée, et notamment
tous les soirs, je suis seul à la maison. Ce
mois-ci, j'ai encore à passer par les tracas de
mon installation: c'est une charge des plus
lourdes que je me suis imposée là, de nouveau,
et cela seulement pour assurer la tranquillité
de mon travail. Mais ma petite maison sera
charmante. Liszt est ici: je la lui montrerai
demain, afin qu'il puisse vous la décrire. La
douceur du climat et le changement d'existence
n'ont pas encore un résultat favorable pour moi.
Je crois que je ferai bien de recommencer, le
plus tôt possible, à monter à cheval. J'ai tou-
jours à écrire une effroyable quantité de lettres.
Les meilleures me restent en tête, cependant:
celles qui vous sont destinées. J'ai encore
beaucoup de choses à vous dire; mais c'est
toujours la vieille chanson, que vous avez déjà
si souvent entendue; rien n'y veut changer.
Les grands hommes de Plutarque me produisent
le même effet que Winkelried sur Schiller (mais
Schiller n'avait pas tout à fait raison). Je ren-
drais plutôt grâce à Dieu de ne point appartenir
à cette espèce. Laides, mesquines, violentes,
14
natures insatiables, — parce qu'elles n'ont rien
en elles et doivent tout engloutir du dehors.
Laissez-moi tranquille avec vos grands hommes!
Je m'en tiens au mot de Schopenhauer: «Ce
n'est pas le conquérant du monde, mais le
vainqueur du monde qui est digne d'admiration!»
Dieu me préserve de ces «puissantes» natures,
de ces Napoléon, etc. Et que devient Edda-
miiller?^ Avez -vous le pauvre Henri? Êtes-
vous fâchée contre moi? Ou bien m'aimez-
vous encore un peu? Dites-le-moi, n'est-ce
pas! Et saluez le cousin!... Adieu! Mille
amitiés.
Votre
R. W.
A partir du 15 de ce mois, mon domicile
sera 16, rue Newton, Champs-Elysées.
93. Paris, 21 Oct. 59.
Je trouvai votre lettre, chère amie, en en-
trant hier dans ma nouvelle demeure pour y
passer la première nuit. Le beau calme esthé-
tique de vos communications me fait grand bien,
tout en me rendant presque honteux.
Permettez-moi de me taire pendant quel-
que temps: C'est uniquement à cela que je puis
maintenant me consacrer; je sais quelle peut
^ Le professeur Ettmûller, de Zurich, germaniste,
qui publia et traduisit TEdda.
15
être la valeur de mon silence. Ayez confiance
en lui! . . .
Je ne vous aurai pas à la représentation de
Tristan! Comment cela est-il possible?...
Laissez-moi vous croire en bonne santé et dans
le calme absolu sur Tîle heureuse . . .
La prochaine fois que je vous écrirai, cela
ira mieux. Au reste, je suis seul, ne vois per-
sonne et n'ai affaire qu'avec les ouvriers, hélas!...
Je . . . m'installe encore une fois!
Saluez cordialement Wesendonk! Gratitude
et fidélité!
Votre
R. W.
94. Paris, 23 Oct. 59.
Ma chère enfant.
Depuis la veillée du jour des Morts de l'an
passé, le maître a vu encore une fois la mort
de tout près: cette fois-ci, en amie et bien-
faitrice.
Il y a quelque temps, j'allais voir Berlioz.
Je le rencontrai qui rentrait chez lui dans un
état déplorable. Il venait de se faire électriser,
dernier remède pour ses nerfs malades. Il me
décrivit ses souffrances, qui commençaient dès
son réveil, pour aller toujours croissant: je re-
connus à cette description mon propre mal,
absolument, et la source d'où il sort, jusqu'à
dépasser finalement la mesure, notamment Fin-
ie
croyable dépense de force nerveuse, tout à fait
étrangère au reste des hommes, que je fais
pour «diriger» ou, plus généralement, pour m'ex-
primer avec passion. Je reconnus que je de-
viendrais encore plus souffrant que Berlioz lui-
même, si je ne cherchais pas à éviter autant
que possible pareilles fatigues, car je sens qu'elles
ont une action de plus en plus destructive sur
moi. Chez Berlioz, malheureusement, Testomac
est déjà affecté au dernier degré et — si trivial
que cela sonne — Schopenhauer a pourtant
bien raison, quand il énonce parmi les conditions
physiologiques du génie, entre autres, un bon.
estomac. Grâce à mon extraordinaire sobriété,
je me suis assez bien conservé cet organe in-
dispensable. Cependant dans le mal de Berlioz
je prévis la probabilité du mien propre et j'étais
fort effrayé quand je quittai le pauvre homme.
Il m'a fallu encore donner à mes Français
Tannhauser, jusqu'à la moitié. L'efîbrt fut
grand, avec la prédominance de mes peines
morales si amères; le lendemain, un petit écart
de régime (un verre de vin rouge avec le
bouillon du second déjeuner), et ce fut aussi-
tôt une véritable catastrophe, qui m'abattit ab-
solument. Comme j'étais couché là, extrême-
ment faible, attaqué jusqu'à la moelle centrale
du corps, je sentis soudainement un bien-être
divin. Évanouis tous chagrins, tous soucis, tout
vouloir et devoir: harmonie parfaite entre le
II -- 17 --. 2
plus profond de mon âme et mon être physique;
silence de toute passion vitale; repos, abandon
complet des rênes de la vie, naguère convul-
sivement retenues.
Pendant deux heures, je savourai ce bon-
heur immense. Puis la vie reprit son cours:
les nerfs tressaillirent; la douleur, le besoin, le
désir, le vouloir, s'en revinrent; le malaise, la
gêne, — l'avenir furent là de nouveau. Et, peu
à peu, je me réveillai complètement, pour re-
trouver le souci de ma nouvelle installation.
C'est ainsi: encore une fois je m'installe,
— sans foi, sans amour, sans espoir, sur la
vacillante incertitude d'une rêveuse indiffé-
rence . . .
Qu'il en soit ainsi! On ne s'appartient pas
et quiconque le croit ne fait que s'illusionner. ..
Je ne suis pas encore tout à fait bien (ce
qu'on appelle bien!) — je veux cependant vous
donner encore une nouvelle toute fraîche. La
dramatique idylle de Carlsruhe est complète-
ment finie et abandonnée. ^ Devrient lui-même
m'a épargné la peine de devoir refuser per-
sonnellement sa cantatrice: elle-même a déclaré
n'être pas à la hauteur du rôle d'Isolde. Passons
donc là-dessus! En tout cas, l'entière aventure
de Tristan est remise à plus tard et la porte
* Voir Glasenapp, II, 2, 225 et suiv.; voir aussi l'ob-
servation à la lettre 92.
18
est rouverte à d'autres fortunes qui se présen-
tent. Passez le temps à rêver bellement en
Sicile: vous n'y perdrez rien. Comme je vous
souhaite, du plus profond de mon âme, douceur,
chaleur, forces nouvelles et guérison! Votre
projet est excellent: félicitations et louanges au
cousin Wesendonk . . .
La « colline verte » est arrivée . . . Pour-
quoi maintenant pour moi cette douce image
d'innocence et de paix!! . . .
Adieu pour aujourd'hui! A bientôt d'autres
nouvelles!
Mille salutations à l'amie!
R. W.
95. Paris, 29 Oct. 1859.
Une particularité que je me suis acquise
dans mon art, et dont j'ai conscience de plus
en plus clairement, me détermine aussi dans
ma vie. Il a toujours été dans ma nature de
passer rapidement et fortement aux extrêmes
d'un état d'âme: ces extrêmes, d'ailleurs, ne
peuvent faire autrement que se toucher; en cela,
même, gît souvent le salut de la vie. Au fond,
l'art véritable n'a d'autre objet que de présenter
ces états suprêmes dans leurs relations: ce dont
il s'agit uniquement ici, le résultat décisif, n'est
dû qu'à ces oppositions tranchées. Pour Part
cependant naît de l'emploi matériel de ces oppo-
sitions une manière pernicieuse, qui peut dé-
I
19 «^ 2*
générer en recherche d'effets tout extérieurs.
C'est de cela que souffre la nouvelle école
française, à la tête de laquelle se trouve Victor
Hugo . . .
Je reconnais maintenant que la particulière
texture de ma musique (toujours, cela va sans
dire, dans son étroite liaison avec le dessin
poétique), ce que mes amis considèrent comme
si nouveau et si important, doit son enchaîne-
ment à la sensibilité extrêmement fine qui me
dispose à concilier, à relier intimement toutes
les phases de transition entre les états d'âme
extrêmes. Mon art le plus subtil et le plus
profond, je voudrais pouvoir l'appeler l'art de
la transition, car tout mon œuvre artistique est
composé de telles transitions: la brusquerie,
les heurts me sont devenus antipathiques; sou-
vent ils sont inévitables et nécessaires, mais
alors même on ne doit les employer que si
l'état d'âme est assez formellement préparé à
cette brusque transition pour la réclamer de
lui-même. Mon chef-d'œuvre dans l'art subtil
de la gradation est sans doute la grande scène
du second acte de Tristan et Isolde. Le
début de la scène exprime la vie débordante
en ses passions les plus véhémentes; la fin, le
désir le plus solennel, le plus profond, de la
mort. Ce sont là les piliers: voyez un peu
maintenant, mon enfant, comment je les ai re-
liés, comment l'on passe de l'un à l'autre! Là
20
gît le mystère de ma forme musicale, et, je
Taffirme hardiment, jamais pareil accord, pa-
reille ordonnance où se disposent clairement
tous les détails, n'avait jusqu'à ce jour été seule-
ment pressentie. Si vous saviez combien ce
sentiment directeur m'a inspiré d'inventions
musicales, — pour le rythme, le développement
harmonique et mélodique, — qui m'étaient im-
possibles auparavant, vous comprendriez mieux
que jamais comment, même dans les branches
les plus spéciales de l'art, rien de vrai ne s'in-
vente qui ne soit issu de telles grandes causes...
Voilà l'art! Mais cet art se rattache intimement
à la vie chez moi. Les états d'âme extrêmes en
conflit violent doivent toujours rester propres à
mon caractère; mais il m'est pénible de devoir
mesurer leurs effets sur d'autres. Être com-
pris est d'une si indispensable importance! Si
maintenant on veut faire comprendre en art ces
extrêmes et grands états d'âme vitaux, qui
restent proprement inconnus au commun des
hommes (hormis dans les rares époques de
guerre et de révolution), l'on ne peut y par-
venir qu'en motivant les transitions de la façon
la plus précise et la plus énergique; et tout mon
œuvre artistique consiste à éveiller le sentiment
nécessaire et voulu en les motivant. Ainsi rien
ne m'est plus affreux que, dans l'exécution de
mes opéras, les sauts entrepris ici, — par
exemple, dans Tannhâuser, où j'ai procédé
21
pour la première fois avec le sentiment toujours
plus fort de cette belle et persuasive nécessité
de la transition: entre l'horreur causée par
Teffroyable aveu de Tannhâuser et le respect
avec lequel Tintercession d'Elisabeth est finale-
ment écoutée, j'ai ménagé (musicalement aussi),
une transition motivée de la façon la plus signi-
ficative, dont j'ai toujours été fier et qui ne
manque jamais son effet persuasif. Vous pou-
vez juger de mon état, quand j'appris qu'ici
(comme à Berlin) on trouvait des longueurs
dans cette scène et que l'on coupait net une
partie essentielle de mon œuvre.
Telle est ma destinée en art. Et dans la
vie? N'avez-vous pas été témoin souvent d'oc-
casions où l'on trouvait mon discours démesuré,
importun, à n'en plus finir, lorsque, par une
inclination analogue, mon seul désir était d'a-
mener, après l'excitation, après quelque parole
excessive, l'accord conscient, la conciliation ré-
fléchie? . . .
Vous rappelez- vous encore la dernière
soirée avec Semper? J'avais soudain perdu
mon calme et blessé mon adversaire par une
attaque des plus vives. A peine le mot m'avait-
il échappé, que je repris mon sang-froid; je ne
vis plus alors que la nécessité — perçue par
moi seul — de la conciliation, du tour qu'il
fallait redonner à l'entretien. En même temps,
j'avais le sentiment précis que cela ne pouvait
22
se faire de façon intelligible que par un passage
graduel, et non point par un brusque silence.
Tout en continuant à parler d'un ton décidé et
sans abandonner mon opinion, je me rappelle
avoir dirigé la conversation simplement avec
une certaine conscience artistique, laquelle, si
Ton m'avait laissé procéder d'après mes inten-
tions, eût conduit certainement à un dénouement
conciliant, aussi bien au point de vue intellectuel
qu'au point de vue moral. On se fût entendu
et calmé en même temps. J'avoue que j'en
demande trop ici, parce que, dès que la pas-
sion personnelle est en jeu, chacun veut avoir
raison et veut être considéré comme blessé,
plutôt que d'être amené à une entente. Dans
cette occasion, comme dans beaucoup d'autres
encore, je ne suis arrivé qu'à me faire reprocher
de me complaire en mes discours. Vous-même,
je le crois bien, vous êtes trompée, un instant,
ce soir-là, et avez craint que mes premières
paroles après cet éclat, très vives encore, ne
fussent l'effet d'une excitation durable; et ce-
pendant je me souviens de vous avoir répondu
d'un ton fort calme: «Laissez-moi donc revenir
à notre point de départ, cela ne peut pas aller
si vite!»
Croiriez-vous que pareilles expériences ont
quelque chose de très pénible pour moi?...
Vraiment, j'aime mes semblables, et ce n'est
pas une humeur farouche, égoïste, qui m'éloigne
23
toujours davantage de toute société. Ce n'est
point par vanité blessée que je suis sensible au
reproche d'aimer trop à parler, mais j'éprouve
ce triste sentiment: «Que peux-tu être pour les
hommes, que peuvent-ils être pour toi, s'il ne
s'agit pas dans notre commerce d'arriver à l'en-
tente, mais, au contraire, de garder intacte cha-
cun sa propre opinion?» Sur les sujets qui me
sont étrangers, dont je n'ai aucune idée certaine,
soit par expérience directe, soit par l'intuition
du sentiment, je ne m'étends jamais que pour
me faire instruire; mais quand, sur un sujet
qui m'est familier, je sens que j'ai à dire quel-
que chose de judicieux et de logique, m'obliger
à interrompre le développement de mon idée
rien que pour laisser à autrui l'apparence d'a-
voir aussi raison avec l'avis exactement opposé,
c'est rendre inutile toute parole qui pourrait
être prononcée en société. J'évite maintenant
toute société particulière ... et je m'en trouve
bien.
Mais peut-être suis-je par trop bavard au-
jourd'hui même, et mêlé-je trop de choses qui
pouvaient demeurer distinctes. Me comprenez-
vous quand, cette fois-ci encore, avec vous,
mon sentiment me pousse à la transition gra-
duelle, quand je veux accorder les extrêmes de
mon âme et ne veux pas me taire soudain, pour
vous dire ensuite, avec la même soudaineté,
que je suis calme et serein? Est-ce que cela
24
vous paraîtrait naturel? Non! Suivez encore
aujourd'hui la voie où je voudrais conduire
votre sympathie pour aboutir à un sentiment
plus apaisé à mon égard! Rien ne peut être
plus douloureux à mon cœur que d'éveiller
une sympathie qui soit un tourment: quand cela
sera passé, laissez-moi la belle liberté d'apaiser
peu à peu, avec douceur. Tout chez moi s'en-
chaîne si solidement! Cela a ses désavantages,
car il arrive que des contrariétés banales, et
(dans certaines circonstances) très faciles à écar-
ter, peuvent avoir souvent sur moi une influence
exagérée; mais, d'un autre côté, cela présente
cet avantage que j'y trouve aussi les moyens
de m'apaiser: de même que tout coule vers la
suprême tâche de ma vie, — mon art, — de
même finalement sort de celui-ci la source claire
qui rafraîchit les sentiers desséchés de ma vie.
Par le fervent désir de produire un effet d'a-
paisement sur votre sympathie, je pouvais
prendre conscience des plus hautes facultés
d'art que je trouve toujours plus heureusement
développées dans mes nouvelles œuvres; et je
pouvais vous parler comme du sanctuaire même
de mon art, sans la moindre contrainte, sans
la moindre fraude amicale même, en toute vérité,
en toute franchise.
Ainsi toute ma situation me devient peu à
peu plus claire: une certaine issue se présente,
tournée vers un côté du monde où l'amitié et
25
le noble vouloir peuvent avoir une action apai-
sante sur moi. Tout pourra s'arranger encore,
et, quand j'aurai retrouvé la paix, quand le re-
cours à mon art créateur sera redevenu possible,
bientôt rien n'aura plus le pouvoir de troubler
mon âme: je regarderai alors avec sang-froid
vers le dehors, et, moins je m'efforcerai de ce
côté, plus vite m'arrivera, sans doute, de là-
même, ce que je dois volontiers accueillir.
Donc . . . patience! . . .
Parmi mes livres, j'ai pris notre cher Schiller.
Hier, j'ai lu la Pucelle d'Orléans. Cette
lecture m'avait à ce point disposé musicalement
que j'aurais parfaitement pu rendre par des
sons le silence de Jeanne quand elle est pu-
bliquement accusée: sa faute, — sa faute mira-
culeuse! — Aujourd'hui un discours de Posa
(à la fin du deuxième acte), sur l'innocence et
la vertu m'a véritablement stupéfait par l'in-
croyable beauté de la diction poétique. Comme
je regrette de ne pouvoir satisfaire le comité
Schiller de Berlin, qui m'a récemment prié
d'écrire un chant pour ses fêtes! Plaignez-
moi, mais réjouissez-vous aussi, en apprenant
que j'ai écrit cette lettre aujourd'hui interrompu
à chaque instant par les ouvriers, parmi le
tapage des tapissiers, de l'accordeur, des me-
nuisiers, etc, etc. Peu s'en est fallu que je
n'eusse le loisir d'écrire la musique demandée
par le comité Schiller; mais le délai est trop
26
court et la Muse n'a pas encore de place dans
ma petite maison.
Adieu! aimez-moi; ayez confiance en moi!
Encore un peu de patience! Mille compliments
et souhaits cordiaux!
R. W.
96. Paris, 11 Nov. 59.
Ma chère enfant,
Vous me procurez une grande joie! Hier
enfin — j'ai été si occupé! — je voulais vous
écrire en même temps qu'à Wesendonk pour
vous dire quel plaisir m'a fait votre dernière
lettre; ce matin arriva, encore une fois inter-
rompu, qui m'apporta aussi le dithyrambe de
Schiller. Je ne l'ai jamais mieux compris que
maintenant: vous m'apprenez toujours à aperce-
voir des beautés nouvelles. Avec quel bonheur
je conclus de tout cela que vous êtes guérie!
Moi aussi, je guéris lentement, et cela —
je le dis maintenant — d'une grave maladie.
Il y a dix ans, — également à Paris, — je
souffrais de violents rhumatismes. Le docteur
me conseilla surtout de dériver le mal, par une
révulsion, vers le dehors, pour éloigner tout
danger du cœur. Ainsi finalement toutes les
souffrances de ma vie se concentraient et me-
naçaient de trouver leur issue dans mon cœur.
J'ai cru vraiment succomber, cette fois. Mais
tout sera de nouveau porté au dehors: je veux,
27
par une noble et distrayante activité, essayer de
détourner le danger du cœur. Vous m'aiderez?
N'est-ce pas, mes bons amis!
La première bonne nouvelle me vint de
moi-même. Les épreuves du troisième acte de
Tristan arrivèrent tout à coup. Comment le
regard jeté sur cette dernière œuvre terminée
me ranima, me fortifia, me remplit d'enthou-
siasme, vous pouvez le sentir avec moi. Un
père à la vue de son enfant peut à peine éprouver
pareille joie! Mais, à travers un flot de larmes,
— pourquoi cacher ma faiblesse? — j'ai entendu
cet appel: «Non! Ce n'est pas encore la fin:
il faut achever! Celui qui est encore capable
de créer une telle chose est encore plein à dé-
border! ...»
Ainsi soit-il donc!
Maintenant votre lettre aussi m'a fait grand
plaisir, et surtout j'aime à voir que l'enfant, de-
venue si intelligente, peut cependant quelque-
fois se méprendre légèrement sur moi. Alors
je me dis : « Elle aura encore la satisfaction de
reconnaître son erreur tout à fait un jour: par
exemple que, s'il m'arrive de parler politique,
j'ai tout autre chose en vue que le thème ap-
parent, etc.» Mais quel plaisir j'éprouve à avoir
tort quand je discute avec vous! Car j'apprends
toujours quelque chose de nouveau . . .
Cependant l'amitié m'a imposé une triste
tâche. J'avais appris tout à coup la maladie
28
mortelle de mon cher et paternel Fischer, à
Dresde. Vous vous rappelez que je vous ai
parlé souvent de sa merveilleuse fidélité, de
son dévoûment. Une maladie de cœur a con-
duit finalement le vieillard tout près de la mort.
Ma femme, en entrant dans sa chambre, Ten-
tendit proférer, au milieu des spasmes les plus
affreux, ce cri plaintif: «O Richard! Richard
m'a oublié, m'a repoussé!» Je l'avais attendu,
cet été, à Lucerne et depuis ne lui avais plus
écrit. Je lui écrivis alors tout de suite. Et
voilà que je reçois l'annonce de sa mort: il n'a
plus pu se faire lire ma lettre.
Or donc, ces jours-ci, j'ai écrit un Adieu^
au cher brave homme; dès que j'en aurai reçu
un exemplaire, je vous l'enverrai! . . . Cela
aussi fut une occupation! . . .
Et les ouvriers n'ont toujours pas quitté ma
maison: ces Parisiens sont chez vous exacte-
ment comme chez eux. Enfin mon petit étage
est en ordre. Si vous entriez ici, vous croiriez
me trouver encore dans r« Asile». Les mêmes
meubles, l'ancienne table de travail, les mêmes
tapis verts, gravures, tout tel que vous le con-
naissez. Seulement, les pièces sont encore plus
petites et j'ai dû m'arranger de mon mieux:
mon petit salon contient l'Érard, le canapé vert
avec les deux fauteuils qui étaient dans la
* Voir Rich. Wagner, Écrits, 5, 133.
-- 29 --
chambre où Ton prenait le thé; aux murs, le
Kaulbach, le Cornélius et les deux Murillo.^ A
côté, un petit cabinet avec bibliothèque, table
de travail et la causeuse bien connue (souvenir
de Lucerne). J'ai fait tapisser ma chambre à
coucher d'un papier uni violet pâle, encadré
de quelques bandes vertes: la Vierge à la
Chaise constitue la parure. Un tout petit ca-
binet, à côté, est arrangé en salle de bains. Me
voici donc «installé» pour la dernière fois!
Vous savez que si je prends une ferme réso-
lution, je suis capable de m'y tenir: eh bien!
jamais, jamais plus je ne m' « installe » ! Dieu
sait ce qui mettra fin à cet établissement-ci; je
sais, moi, qu'il prendra fin avant que je meure;
mais je sais aussi que je ne m'arrange plus
d'autre nid et veux sans rien posséder attendre
là où l'on me fermera les yeux.
Cette fois, j'ai de nouveau mis une ardeur
ridicule à installer tout le plus tôt possible, afin
de trouver la paix: je me surmène alors, non
point pour l'amour de la chose en elle-même,
mais pour arriver rapidement à la situation
voulue, dans laquelle certains besoins, satisfaits
souvent jusqu'au plus minime détail, n'exerce-
ront plus d'effet fâcheux sur moi. Ainsi en
doit-il être, car autrement je ne puis m'expliquer
cette ardeur ridicule avec laquelle je poursuis
' Voir lettres à Otto Wesendonk.
30
quelque chose, pendant un certain temps; je
sais, d'autre part, combien peu je tiens à tout
cela et avec quelle indifférence je laisserais tout.
Oui, vous pouvez rire! Je vous le permets
encore cette fois. —
Il y a quelques jours, on m'a invité à une
soirée musicale, où furent joués des sonates,
des trios, etc, de la dernière période de Beet-
hoven. L'interprétation et l'exécution m'ont
fortement déplu : on ne m'y reprendra pas de
sitôt. Cependant j'ai eu quelques petites aven-
tures. Je m'assis à côté de Berlioz, qui me
présenta immédiatement le compositeur Gounod,
assis près de lui, - un artiste d'extérieur fort
aimable, et d'intentions honnêtes, mais sans au-
cuns dons supérieurs. — A peine ma présence
fut-elle connue que de tous côtés on s'empressa
auprès de Berlioz pour m'être présenté par lui.
Chose étrange, c'étaient encore des enthousias-
tes de mon art, qui ont étudié mes partitions
sans connaître l'allemand. Parfois j'en suis
tout déconcerté. Je crains à présent de nom-
breuses visites et dois me tenir un peu sur
mes gardes. Jusqu'ici j'ai négligé honteuse-
ment la jeune Charnacé. En face de Paris, je
n'ai pas encore recouvré mon sang-froid. Mais,
après tout, j'ai l'envie d'entreprendre quelque
chose, — rien que pour faire sortir mes rhu-
matismes.
Je lis la Musique tzigane de Liszt. Un
31
peu trop d'enflure et de phraséologie.^ Cepen-
dant la très vigoureuse définition de la nature
tzigane (évidemment les Tchandalas de l'Inde)
m'a vivement rappelé Prakriti (ou Savitri). Je
vous en reparlerai une autre fois.
Pour aujourd'hui . . . mille remerciements!
Ah! que dis- je donc là! Bientôt je bavarderai
de nouveau avec l'enfant! . . .
R. W.
97. Paris, 29 Nov. 59.
Quelle grande joie vous m'avez encore
donnée, mon amie! Croyez-moi, si je ne pou-
vais me voir que dans le miroir que me
présentent le monde et tous mes amis, je me
détournerais bien vite avec horreur. Je ne puis
être sincère et vrai entièrement avec personne:
partout il reste des taches et des plaques troubles
où je ne sais comment suppléer. Mais sitôt
que vous me répondez, je me vois embelli:
tout — et moi-même — m'apparaît noble alors;
je me sens sauvé. Mes enfants, que nous
soyons trois, voilà tout de même un grand
miracle! C'est incomparable, c'est mon et votre
plus magnifique triomphe! Nous dominons in-
croyablement, de très haut, l'humanité! Par
^ Liszt avait écrit une préface pour les Rhapsodies
Hongroises. La princesse Wittgenstein développa cette
préface en volume.
32
miracle, ce qu'il y a de plus noble, devait
devenir Vérité/ un jour; et le vrai n'est si
incompréhensible que parce qu'il est tellement
unique. Jouissons de ce haut bonheur; il n'a
point d'utilité et n'est là pour rien: on ne peut
que le goûter, et seulement ceux-là peuvent le
goûter qui ne font qu'un avec lui.
Soyez les bienvenus en terre française,
maintenant: le poëte des Nibelungen vient à
vous et vous tend la main. Mon cordial et
joyeux salut vous accompagne pendant votre
voyage vers l'Italie; vous allez à la rencontre
d'une jouissance que je ne dois pas goûter et
que je vous souhaite double: jouissez pour moi
aussi de la douceur du ciel, de la poésie du
paysage, du passé vivant, et soyez de la sorte
deux fois heureux. Quel bonheur ineffable
j'aurais à être avec vous!...
Il ne me reste plus rien d'autre qu'à faire
un dernier effort, un effort énergique, pour
vaincre, une fois pour toutes, un éternel ob-
stacle de la vie. Si désolée, si déséquilibrée
que soit ma situation, j'ai pourtant compris que
beaucoup de choses peuvent devenir acceptables
et supportables, si j'arrive à me procurer les
moyens extérieurs nécessaires pour déterminer
en tout temps mon genre de vie, mes projets,
mes actes, d'après mes besoins et mon bon
' Wagner fait ici allusion au Christ.
II -- 33 -- 3
plaisir, sans être éternellement à l'affût de la
seule chose qui donne aujourd'hui la liberté et
dont la possession confère à tous nos actes la
certitude. Je viens de sentir mieux que jamais
— bien qu'il en fût ainsi pour moi depuis tou-
jours — que je suis capable de supporter n'im-
porte quel insuccès, n'importe quelle désillusion,
n'importe quelle impossibilité d'aboutir, tout,
tout, avec la plus grande, la plus dédaigneuse
indifférence, mais que les tourments dont je
viens de • parler m'impatientent furieusement.
Tout dédaigner, ne se laisser détourner par
rien de la source intérieure, pouvoir renoncer
à toute réputation, à tout succès, même à la
possibilité d'une représentation dirigée par moi
de mes œuvres, mais devoir, avec des grince-
ments de dents, me meurtrir les pieds au bâton
que le Destin m'a jeté entre les jambes sur
ma route tranquille et solitaire!... Je n'y puis
rien changer: à l'exaspération que cela me cause,
je suis et reste très sensible et, aussi long-
temps que je tiendrai debout, — je n'y puis
rien changer non plus, — tous mes efforts, je
les emploierai, avec une suprême irritation,
à éloigner ce bâton . . . Heureusement que je
puis me donner l'illusion, précisément à cette
heure, que cela s'accorde très bien avec mon
sentiment intime de me tourner pour quelque
temps exclusivement vers le dehors. Probable-
ment, vous ne vous y laissez pas prendre tout
34
à fait, et, si vous croyez que, sans balancer, je
préférerais prendre soin de mon recueillement
intérieur dans une aimable solitude, au milieu
d'un entourage sympathique, comme chez vous,
par exemple, et, finalement, indifférent à leurs
destinées ultérieures, me vouer à la création
d'œuvres nouvelles, laissez-moi vous dire que
vous êtes absolument dans le vrai; — ceci
entre nous, bien entendu! — Mais, je le répète,
je crois qu'il me deviendra possible maintenant
de me convaincre du contraire; et à cela con-
tribuent pour beaucoup, oui, presque d'une façon
décisive, mes toutes récentes relations avec mes
soi-disant amis d'Allemagne. L'état des choses
là-bas est réellement incroyable, à tel point que
je ne vous en dis rien, car vous finiriez par ne
plus me croire. Ainsi je suis convaincu que
vous me taxeriez d'exagération et d'erreur, si
je vous dépeignais la façon dont m'a traité cet
Ed. Devrient, en véritable ennemi ou, pour le
moins, en homme sans conscience. Je vous
dirai cependant que j'y étais préparé depuis
longtemps et que finalement cela ne m'a point
surpris. Volontiers je l'excuse: chacun a son
dada, et le sien est un Institut théâtral régle-
menté suivant la norme, sans aucun écart sur
le terrain qui n'est pas foulé tous les jours.
En ce sens il a toujours été instinctivement
opposé à mes œuvres, et seule l'intervention
enthousiaste de la jeune grande -duchesse le
-- 35 -- 3*
poussait en avant, avec des hochements de tête
et un air de mauvaise humeur. A présent, il a
remporté la victoire. Il dit ouvertement que
j'en suis arrivé à l'impossible. Je me demande
si ce jeune et enthousiaste cœur de femme
n'est pas ébranlé maintenant et ne donne pas
intérieurement raison à l'homme d'expérience,
à l'homme prudent, — à l'homme «sage», si
vous voulez! — Qu'en pensez-vous? Le jeune
grand-duc le fera sûrement.
Voyez-vous, mon enfant, ceci et d'autres
expériences du même genre ont réveillé quelque
peu mon ancienne humeur batailleuse: c'est un
peu fou, mais déjà le fait que je vis est une
folie, vous devez l'avouer. L'impossible m'a
déjà excité à combattre; et d'avoir Paris en
vue, comme je l'ai maintenant, m'a longtemps
semblé chose impossible. Mais pour l'impossible
j'ai une mesure toute particulière et intime:
mon état d'âme seul, et mon penchant vers la
persévérance me diront si j'arriverai à réaliser
ce que j'ai entrepris, et, en conséquence, seule
la chose pour laquelle j'aurai perdu le goût
me paraîtra impossible. Ceci peut se produire
facilement, car le dégoût possède un terrible
pouvoir en moi et quand il se montre claire-
ment, il est invincible. Je ne le combats donc
point; c'est à lui qu'il appartient de juger les
possibilités. Je le sens souvent, et alors ce
sont pour moi des journées misérables. Puis
36
il est calmé par telle ou telle rencontre surpre-
nante: une sympathie, une compréhension nais-
sante se présentant là où je ne les avais jamais
espérées. Alors le voile de Maïa se retisse;
un moment m'apparaît, semblable à un éclair
lumineux de vérité rayonnante; les obstacles
m'attirent, les risques flamboient et . . . c'est à
voir qui restera sur place: le dégoût ou l'envie
de combattre? Je ne puis le dire encore. Si
j'étais l'un de ces heureux que la destinée a
pourvus d'or et d'argent, sans qu'elle m'eût re-
fusé la fierté et le talent, je préférerais naturelle-
ment vous accompagner à Rome pour deux beaux
mois. Cela, je le sais. Allez maintenant seuls,
mes enfants: je verrai comment vaincre ma des-
tinée; alors je viendrai aussi, un jour. Bon
voyage! Mille sincères amitiés!
R. W.
98. Paris, 19 Dec. 59.
Chère enfant, dont c'est l'anniversaire,
Est-ce que j'arrive bien? Est-ce aujourd'hui
le 23? Le jour convient peut-être, mais le
cadeau? Que donner à l'enfant? Je suis telle-
ment pauvre, à présent! Mes ressources sont
tout à fait taries. Se réjouir de bonnes idées,
les mettre sur le papier, les communiquer, il
me semble que je ne connais plus cela depuis
longtemps! La seule chose qui me soit venue
en tête, c'est le finale de ma dernière (?) œuvre,
37
et ce n'est vraiment pas une mauvaise idée.
Écoutez comment elle m'est venue . . .
Vous savez que Hans^ voulait exécuter le
prélude de Tristan, l'autre hiver, et qu'il me
pria d'écrire pour ce prélude une conclusion.
A cette époque, je n'aurais rien trouvé; cela
me semblait tellement impossible que j'opposai
un refus des plus nets. Depuis, j'ai écrit le
troisième acte et trouvé la conclusion finale de
toute l'œuvre: montrer ce finale comme un
vague espoir de rédemption, l'idée m'en est
venue, maintenant, en formant le programme
d'un concert à Paris qui m'intéressait surtout
parce que je voulais y inscrire le prélude de
Tristan. J'ai parfaitement réussi à réaliser ma
conception et vous envoie ce finale mystérieux
et apaisant, comme la meilleure chose que je
puisse vous donner pour votre anniversaire. Je
vous ai noté la musique telle à peu près que
je l'ai jouée pour moi au piano: elle contient
quelques difficultés et je pense que vous ferez
bien de chercher un Baumgartner romain pour
vous la jouer, à moins que vous ne préfériez
la jouer avec lui à quatre mains: alors vous
devrez arranger la partie de la main droite pour
vos deux mains. A vous maintenant de voir ce
que vous tirerez de ce présent incommode!
Vous comprendrez mieux ce que j'ai écrit pour
^ Hans de Biilow.
38
mon public parisien à titre d'explication du pré-
lude tout entier: cela se trouve au verso du
spécimen calligraphique. Mais vous reconnaîtrez
de nouveau dans la musique le lierre et la
vigne, notamment quand vous l'entendrez jouer
à l'orchestre, où les instruments à cordes alter-
nent avec les instruments à vent. Cela sera
très beau. Je crois que je l'entendrai vers la
mi-Janvier: alors je l'entendrai en même temps
pour vous!
Et maintenant mille amitiés et mille sou-
haits cordiaux, envoyés de ce froid Paris, où
la neige et le gel nous feront bientôt mourir!
Comment allez-vous? Rome a-t-elle confirmé
vos espérances? Donnez-moi vite de vos nou-
velles! J'ai besoin d'en recevoir!
Adieu! Soyez bénie et honorée du plus
profond de mon cœur!
Votre
R. W.
99. 1^' Janvier 1860.
Amie, je vis encore! C'est la chose la plus
remarquable que je puisse vous dire pour le
jour de l'an!
Dieu sait comment l'espoir m'était venu de
recevoir aujourd'hui quelques nouvelles de vous.
Nos lettres sont pourtant, à présent, bien lentes
et irrégulières. A mon grand regret, j'avais
constaté, par la date de votre lettre, que la
39
mienne ne vous serait pas arrivée le 23 Dé-
cembre. Je ne puis donc attendre pour au-
jourd'hui la réponse.
Je suis heureux de vous savoir, cependant,
bien arrivés et en bonne santé à Rome. Votre
lettre me prouve que je puis parfaitement vous
abandonner à vous-même maintenant. Vous avez
ouvert les yeux, et regardez . . . Peut-être
l'aviez-vous omis. Voyez et regardez pour moi
aussi: j'en ai besoin, et ne pourrais vous pré-
férer personne pour voir à ma place. Mon cas
est tout à fait particulier: je l'ai reconnu à plu-
sieurs reprises, et, finalement, de la façon la plus
précise en Italie. Pendant un certain laps de
temps, mon œil est vivement saisi par des im-
pressions profondes, mais cet effet ne dure guère.
Cela ne provient certainement pas de ce que mon
œil soit insatiable; il semble plutôt qu'il ne me
suffise point comme organe sensible pour ob-
server le monde. Peut-être suis-je dans le même
cas que Gœthe, qui prenait tant de plaisir par
les yeux, et qui s'écriait dans Faust: «Quel
spectacle! mais, hélas! . . . rien qu'un spectacle!»
Cela provient peut-être de ce que je suis
trop décidément l'homme de l'oreille; et cepen-
dant je vis parfois pendant de si longues pé-
riodes sans le moindre aliment pour l'ouïe! Non,
cela ne me paraît pas encore la véritable cause.
Il doit exister un sens intérieur, indéfinissable,
et^qui n'agit jamais si nettement que lorsque
40
les autres sens, tournés vers le dehors, ne font
que rêver. Quand je ne vois ou n'entends plus
clairement, ce sens agit alors plus que jamais
et il apparaît en sa fonction comme une paix
productive: je ne puis le nommer autrement.
J'ignore si cette paix est analogue à la paix
plastique dont vous parlez; je sais seulement
que cette paix va du dedans au dehors, qu'avec
elle je suis au centre du monde, tandis que ce
que vous appelez paix plastique me semble
plutôt agir du dehors, comme un apaisement de
l'inquiétude intérieure. Quand je me trouve
dans cet état d'inquiétude intérieure, aucune
image, aucune œuvre d'art plastique ne peuvent
me faire impression: cela manque son effet
comme un vain joujou. C'est seulement le re-
gard jeté au-delà qui trouve pour moi l'apaise-
ment. C'est aussi le seul regard qui me rende
sympathiques mes semblables, ce regard par-
dessus le monde; c'est le seul aussi qui com-
prenne le monde. Ainsi regardait Calderon, et
qui a plus magnifiquement que lui rendu la vie,
la beauté, toute floraison?
Goethe à Rome est une réjouissante figure
et des plus importantes: ce qu'il recueillait là,
c'était pour le bien de tous, et à Schiller il
épargna sans doute le soin de voir par lui-
même. Celui-ci pouvait alors s'accommoder
parfaitement de cette aide et créer ses plus
nobles œuvres, tandis que Gœthe poussait le
41
plaisir de l'œil jusqu'à la fantaisie, à tel point
que nous le voyons finalement former avec une
étrange convoitise une collection de monnaies.
C'était foncièrement, absolument, l'homme de
l'œil!
Laissons-nous conduire par lui, quand il
s'agit de voir; certainement, nous serons bien
servis. A Rome, prenez-le pour guide; qu'à
son côté, une magnifique et délicieuse paix
descende sur vos yeux d'enfant! Voyez pour
moi également! Et donnez -moi toujours des
nouvelles aussi importantes et aussi plaisantes
que cette première fois!
Il n'y a pas grand'chose à dire de moi,
mon enfant! A Rome, ne vous occupez donc
point d'un homme qui va de porte en porte, à
la recherche d'une salle de concert convenable:
il n'ose pas même vous dire ce qu'il éprouve
dans ces courses.
Mes amitiés à Otto, et dites-lui que bien-
tôt il y aura du nouveau. Le \^^ Mai, je pense
ouvrir mon Opéra allemand,^ salle Ventadour:
les meilleurs chanteurs de l'Allemagne acceptent
tous avec enthousiasme; Madame Ney, Mayer-
Dustmann (de Vienne), Tichatscheck, Niemann,
etc., se rangent sous mon drapeau, même au
prix de sacrifices pécuniaires. J'ai l'espoir de
bientôt régler tout définitivement. D'abord, donc,
^ Voir Glasenapp, II, 2, 233.
42
Tannhauser et Lohengrin; en même temps,
les études de Tristan, qui sera joué à peu
près du 1^*^ au 16 Juin. Il me faut tâcher d'ar-
river au but. Mais cela n'a rien de romain!
Vous savez que je me proposais d'avoir
pour quelque temps une activité purement ex-
térieure; j'y suis forcé aujourd'hui, notamment
par le mécompte de Tristan à Carlsruhe. Tous
mes projets actuels ne visent qu'à la possibilité
de me représenter Tristan. Alors, de nouveau
je laisserai aller les choses. Je ne pense à rien
d'autre. J'ai pour le moment assez de mes
efforts pour arriver à ce but ... Et si j'étais
Goethe, j'irais, aujourd'hui, près de vous à
Rome, soyez-en bien sûr!
Et, maintenant, une bonne, belle et radieuse
année! Je suis tout heureux de vous savoir à
Rome, sous le ciel de l'Italie! Mille cordiales
amitiés à Otto et aux enfants!
De fidèle affection,
à vous.
R. W.
100. Paris, 28 Janvier 1860.
Enfin, ma chère enfant, il faut me décider
à vous donner de mes nouvelles en courant,
en pleine agitation. Au milieu de mes tour-
ments, c'est mon réconfort de songer comment
je me recueillerai pour vous raconter bien
tranquillement, bien à mon aise, tout ce que
43
j*ai souffert; mais je ne suis pas encore au
bout, et, sans doute, je n'y arriverai jamais.
Donc, plus de retard inutile, et, au lieu de cela,
quelques lignes de certitude.
Toutes mes expériences précédentes ne sont
rien en comparaison d'une observation, d'une
découverte, que j'ai faite à la première répé-
tition d'orchestre pour mon concert, parce qu'elle
a décidé de tout le restant de ma vie et que
les conséquences m'en domineront désormais
tyranniquement. Je faisais jouer pour la pre-
mière fois le prélude de Tristan, et il me
parut que les écailles me tombaient des yeux,
quand j'ai reconnu à quelle distance, en ces
huit dernières années, je me suis éloigné du
monde, — à perte de vue! — Ce petit prélude
était si inconcevablement nouveau pour les
musiciens, que je fus forcé de conduire mes
gens de note en note, comme à la découverte
de pierres précieuses dans une mine.
Bûlow, qui était présent, m'avoua qu'en
Allemagne les exécutions de ce morceau avaient
été acceptées de confiance et sur parole, mais
qu'au fond le public n'y avait absolument rien
compris. Je parvins à le faire comprendre à
l'orchestre et au public: oui, on m'assure qu'il
a produit la plus profonde impression; mais
comment ai -je mis cela sur pied, ne me le
demandez pas! Suffit qu'aujourd'hui j'aperçois
clairement qu'il m'est impossible de songer à
44
créer plus avant sans avoir comblé le gouffre
terrible derrière moi. Je dois d'abord faire re-
présenter mes œuvres. Et qu'est-ce à dire? . . .
Mon enfant, c'est-à-dire que je dois me
plonger dans un marais de douleur et de sacri-
fice, où je périrai peut-être... Tout, tout peut
devenir possible, mais seulement à condition
que j'aie beaucoup de temps et de loisir, que
je puisse avancer pas à pas avec chanteurs et
musiciens, que je n'aie rien à précipiter, rien à
couper faute de temps et que j'aie toujours tout
à ma disposition. Et qu'est-ce à dire encore?
L'épreuve de ce concert, avec le temps si parci-
monieusement mesuré, me l'a démontré: il faut
que je sois riche; il faut que je puisse sacrifier
sans compter des milliers et des milliers de
francs pour m'acheter emplacement, temps et
bonnes volontés. Puisque je ne suis pas riche,
il me faut bien tâcher de m'enrichir: il me
faut permettre qu'on donne ici mes anciens
opéras en français, pour être enfin, avec les
croissants et considérables bénéfices de ces re-
présentations, en état de révéler mes œuvres
nouvelles. — Voilà le problème qui se pose
pour moi; je n'ai pas le choix! Donc ... à
Dieu va! C'est là encore ma tâche; c'est pour
cela que le démon m'a conservé en vie! Ce
serait folie de songer à autre chose! Je n'en-
trevois rien que ces convulsions terribles pour
la mise au monde de mes dernières œuvres.
45
Oh! restez à Rome! Comme je suis heu-
reux de vous savoir ainsi hors du monde!
Regardez, contemplez, méditez bellement et
délicieusement! Faites-le pour moi, et ce me
sera un soulagement de recevoir de vous ces
images intimes et profondes. Cela rafraîchira
et réconfortera celui qui tremble la fièvre!
Ainsi maintenant êtes-vous ma suprême conso-
lation!
Deux mots encore des événements exté-
rieurs. Après des peines et des tracas inouïs,
je parvins, mercredi dernier, à mon premier
concert.^ La soirée a été vraiment une fête,
je ne puis dire autrement. L'orchestre était
déjà rempli d'enthousiasme, comme suspendu
à mon regard, à mon geste.
Je fus accueilli par lui et par le public
avec acclamations interminables, et l'éclat, l'é-
tonnement, les transports redoublèrent à chaque
morceau. La sensation est immense: impres-
sions extraordinaires, conversions, feuilletonistes
(celui de la Patrie) se précipitant vers moi
pour me baiser la main! J'éprouvais une fatigue
mortelle. Ce soir-là, j'ai reçu la dernière consé-
cration de ma souffrance: je dois, il le faut,
marcher en avant! C'est l'unique tâche qui me
reste. La fleur s'ouvrira au monde et mourra:
conservez-en le chaste bouton!
1 Voir Glasenapp, II, 2, 239.
<-- 46 -^
Bien des amitiés à Otto! Dites-lui que je
Taime! Adieu, ma chère et noble enfant! Vivez
d'une vie douce et intime, et ainsi donnez-moi
le réconfort! De fidèle affection,
à vous,
R. W.
101. Paris, 3 Mars 60.
Je veux faire de ce jour un jour de fête.
Je veux vous écrire, amie! Après avoir bien
réfléchi, et dans l'intention la plus amicale, j'ai
maintes fois déposé la plume que j'avais reprise,
ces temps-ci, pour vous écrire. Mon besoin
de communiquer avec vous est grand et je veux
tâcher d'en mériter la satisfaction en vous don-
nant beaucoup de bonnes nouvelles.
D'abord je vais vous décrire ce qui se
trouve sur ma cheminée, en guise de pendule.
C'est une chose étonnante. Sur une monture
recouverte de velours rouge s'élargit un écusson
d'argent où sont gravées des devises tirées de
mes œuvres, depuis Rienzi jusqu'à Tristan et
Isolde. Au-dessus de cet écusson, dans une
couronne d'argent, dont une branche est de
laurier, l'autre de chêne, se déroule à moitié
une grande feuille de papier à musique, en ar-
gent, où sont gravés les thèmes principaux de
mes opéras. Une belle plume d'argent est posée
entre les branches de la couronne, au-dessus
de la feuille de papier à musique; les branches
47
sont réunies par un nœud d'or qui porte cette
inscription: «Le cœur de l'homme juste doit
s'épanouir au soleil des grands hommes», et
puis: «Dédié au maître sublime, en témoignage
de sincère vénération, par Richard Weiland».
Ce Richard Weiland ^ est un bourgeois de
Dresde, que je n'ai jamais connu, mais qui vint
me voir, un matin, à Zurich, — dans «l'Asile»,
— et me fournit une critique assez drôle de la
manière dont Tannhâuser avait été exécuté à
Prague, en me rapportant simplement que là-bas
l'ouverture avait duré vingt minutes: elle n'avait
duré que douze minutes, sous ma direction, à
Dresde . . . J'ai trouvé l'envoi, avec une lettre
fort discrète, un jour que je revenais de faire
répéter mes chœurs, affreusement fatigué . . .
J'ai maintenant le bâton ^ et cette pièce d'or-
fèvrerie . . .
Mes concerts ici m'ont mis en relation avec
quelques hommes dévoués et intelligents.
Gasperini, un médecin très aimable, cultivé,
bien doué, qui prochainement se vouera tout
entier à la littérature et à la poésie, un homme
de bel extérieur et de cœur chaleureux, mais
peut-être sans grande énergie propre, — m'ap-
partenait déjà avant mon arrivée, est maintenant
le plus ardent et le plus tenace champion de
^ Voir Glasenapp, II, 2, 236 et suiv.
2 Ce bâton de chef d'orchestre, exécuté d'après le
dessin de Semper, était un présent de Madame Wesendonk.
48
lia cause. Pour la soutenir, il est entré au
I!ourrier du Dimanche.
En Villot, j'ai gagné une tête excellente et
brt bien meublée, un esprit fin et clair, libre
ie tout préjugé. Cet homme, qui déjà vient
le marier un fils, est conservateur des Musées
lu Louvre et, comme tel, a la direction générale
les trésors artistiques. Dans une œuvre gi-
gantesque, qui lui a coûté quinze années de
ravail constant, il a écrit une histoire des col-
ections du Louvre . . .
Figurez-vous maintenant que cet homme,
ongtemps avant de faire ma connaissance, possé-
lait déjà toutes mes partitions et les a étudiées
ninutieusement. Il a été tout heureux de pou-
voir obtenir des Hârtel, dès maintenant, par mon
ntermédiaire, une partition de Tristan. Il m'a
;urpris par la netteté de son jugement, surtout
juand il apprécie les facultés de sa propre
lation, à laquelle il appartient tout à fait pour
'expression, tandis qu'il la dépasse de beaucoup
)ar l'esprit. Sa tête est très belle et très fine.
1 m'a invité à voir en détail, sous sa conduite, les
résors du Louvre; je n'ai pas encore pu profiter
le l'invitation, ni de longtemps ne le pourrai!
Parmi beaucoup d'autres, je vous citerai
mcore le romancier Champfleury, dont je vous
li envoyé la brochure,^ écrite sous une première
^ Champfleury, Richard Wagner, Paris 1860.
II -- 49 -- 4
impression. Il a un regard profond, d'une mé-
lancolie bienveillante.
Son ami, le poëte Baudelaire m'a écrit
plusieurs lettres admirables; il ne veut m'être
présenté cependant qu'après avoir achevé quel-
ques poëmes dont il désire me faire hommage.
Je vous ai parlé de Franck-Marie: il a écrit
sur moi quelque chose d'important; mais, per-
sonnellement, je ne le connais pas encore.
Il y a encore un jeune peintre, Gustave
Doré, qui a déjà ici une grande réputation; il
a fait un dessin pour l'Illustration, qui me
représente dirigeant un orchestre d'esprits dans
un site alpestre. De plus, il y a aussi plusieurs
musiciens et compositeurs qui se sont déclarés
pour moi avec enthousiasme ; entre autres,
Gounod, un homme tendre, bon et pur, mais
pas profondément doué. Louis Lacombe, Léon
Kreutzer, Stephen Heller. Important comme
très profond musicien, est Sensale,* qui doit
me jouer à l'avenir mes partitions.
Un M. Perrin, important comme peintre,
ancien directeur de l'Opéra- Comique et pro-
bablement futur directeur du grand Opéra, m'est
très dévoué et a bien parlé de moi dans la
Revue Européenne.
Berlioz a succombé à l'envie; mes efforts
pour pouvoir rester en bonne amitié avec lui
* Il s'agit vraisemblablement de Saint-Saëns.
50
sont devenus inutiles par Paccueil brillant fait
à ma musique, lequel lui est insupportable. A
vrai dire, il se trouve contrecarré par mon
apparition à Paris à la veille de l'exécution de
ses Troyens; sa mauvaise étoile lui a aussi
donné une méchante femme qui se laisse cor-
rompre pour influencer son mari, souffrant et
faible. Sa conduite envers moi a été une con-
tinuelle oscillation entre un penchant amical et
une répulsion envieuse. Il a publié très tardive-
ment son compte rendu, que vous aurez lu sans
doute, et de façon à se dispenser de relever
Teffet produit par une nouvelle audition de ma
musique. J'ai cru bon de répondre à sa manière
équivoque, sinon méchante, de traiter la question
de la «musique de l'avenir». Vous trouverez
cette réponse dans le Journal des Débats du
22 Février.
Rossini s'est mieux conduit. On lui avait
attribué un bon mot sur mon manque de mé-
lodie, et le bon mot avait été reproduit avec
avidité jusque dans les journaux allemands. Et
voilà qu'il vient de dicter tout exprès une rec-
tification, où il déclare ne rien connaître de moi,
si ce n'est la marche du Tannhâuser, qui lui
a fait le plus grand plaisir; il ajoute que, d'ail-
leurs, d'après tout ce qu'il sait de moi, il me
tient en grande estime. Ce sérieux, chez ce
vieil épicurien, m'a surpris . . .
Enfin, j'ai encore une conquête à vous an-
51
noncer, celle d'un maréchal, du maréchal Magnan.
Il a assisté à mes trois concerts et témoigné
beaucoup d'enthousiasme. Comme malheureuse-
ment ma situation veut que, pour certains mi-
lieux, je me fasse bien connaître d'un person-
nage si considérable, je lui ai rendu visite, et
ses paroles m'ont vraiment surpris. Il avait dû
lutter à la ronde et ne comprenait pas comment
on pouvait entendre dans ma musique autre
chose que de la musique, tout comme Gluck
et Beethoven en avaient écrite, seulement avec
la marque spéciale du génie «d'un Wagner»...
Je n'ai pas encore pu retrouver un de mes
programmes de concert. Cependant vous en
aurez un. Vous verrez qu'ils n'ont pas été trop
intimes. Votre remarque a tout décidé. Pour
Tristan, il n'y a qu'une notice sur le sujet...
Je veux vous dire encore quelques mots
des concerts. Les instruments à cordes étaient
excellents: trente -deux violons, douze altos,
douze violoncelles, huit contrebasses, — une
masse extrêmement sonore, que vous auriez eu
grande joie à entendre. Seulement, les répéti-
tions étaient encore insuffisantes, et je n'avais
pu encore obtenir le piano voulu. Les instru-
ments à vent n'étaient bons qu'en partie: à tous
manquait l'énergie, notamment le hautbois restait
toujours pastoral et ne s'élevait jamais jusqu'à
la passion. Les cors étaient misérables et m'ont
coûté maint soupir; les malheureux cornistes
52
excusaient leurs fréquentes attaques fautives en
prétendant que mon geste les intimidait. Les
trombones et les trompettes n'avaient pas d'é-
clat. Mais finalement tout fut réparé par le
vraiment grand enthousiasme qui saisit l'or-
chestre, du premier musicien jusqu'au dernier,
et qui s'accrut si visiblement aux exécutions
que Berlioz, d'après les on-dit, en demeura
tout consterné.
Les trois soirées furent donc de véritables
fêtes, et, pour les démonstrations d'enthousiasme,
les fêtes de Zurich n'étaient rien en comparaison
de celles-ci. Dès le début, le public était captivé.
Pour l'ouverture du Vaisseau-Fantôme, j'avais
composé une nouvelle fin, qui me plaît beaucoup
et fit aussi impression sur l'auditoire. De naïfs
cris de joie éclatèrent immédiatement après la
mélodie gracieuse de la marche du Tann-
hâuser, et, chaque fois que cette mélodie re-
venait, la même explosion se renouvela. Cette
ingénuité enfantine me mit vraiment en belle
humeur, car je n'ai jamais entendu la joie éclater
si spontanément. Le chœur des Pèlerins fut
la première fois chanté avec hésitation et sans
entrain; plus tard, cela marcha mieux. L'ou-
verture du Tannhâuser, exécutée avec une
grande virtuosité, me valut chaque fois de
nombreux rappels. Le prélude de Tristan ne
fut joué à ma guise qu'au troisième concert; il
m'a fait beaucoup de plaisir ce soir-là. Le
53
public aussi semblait être fort empoigné, car
lorsque — après les applaudissements — un
opposant se risqua à siffler, un tel ouragan
éclata, si intense, si prolongé, toujours renais-
sant, que je commençai vraiment à me sentir
gêné à mon pupitre et que je dus prier, par
des gestes de la main, de cesser à la fin, pour
l'amour de Dieu, ma satisfaction étant complète;
mais cela même ralluma une nouvelle ardeur,
et l'ouragan se déchaîna de plus belle. Bref,
je n'ai jamais rien vu de pareil.
Tous les fragments de Lohengrin firent,
dès le début, un effet extraordinaire; orchestre
et public, après chacun, m'auraient presque
porté en triomphe. Vraiment, je ne peux pas
dire autrement, ce furent des soirs de fête...
Et maintenant l'enfant demandera, sans doute,
avec étonnement, pourquoi je ne suis pas con-
tent après de si belles émotions, pourquoi je
regarde si tristement devant moi? Oui, c'est
tout spécial..., et je puis dire seulement que
les fêtes c'est bel et bon..., mais que je n'en
ai pas besoin! De telles soirées restent quelque
chose qui m'est extérieur: ce sont des ivresses,
rien d'autre, et elles laissent derrière elles les
effets de toute ivresse. Oui, si seulement j'étais
autrement fait, cela irait bien. Après tout, je
suis parvenu assez loin; je pourrais jouir du
repos maintenant, attendre à mon aise les événe-
ments, et ce qui est immanquable, à ce qu'on
54
m*assure, la célébrité, les honneurs, que sais-je
encore! Quel fou je serais, alors! Figurez-
vous qu'au premier concert j'étais distrait parce
que certain receveur généraP n'était pas encore
arrivé de Marseille. Et de quoi s'agissait-il
avec cet homme? C'était l'homme riche dont
Gasperini m'avait assuré qu'il s'intéresserait
vivement à mon projet de faire représenter mes
opéras en France, et auquel on persuaderait
sans peine de me soutenir puissamment à cet
eifet. Je n'avais en vue que la possibilité d'une
première exécution de Tristan à Paris, en
Mai, avec des interprètes allemands: c'était le
but unique vers lequel je me dirigeais, pour
lequel je faisais tout, et, justement, ce furieux
effort des trois concerts. Mon homme riche
viendrait de Marseille; le succès de ma musique
le déciderait à fournir la garantie nécessaire
pour l'entreprise d'opéra que j'avais en vue.
Enfin, au troisième concert, l'homme arrive;
mais il a, ce jour-là, un grand dîner chez Mirés;
il vient pourtant passer une heure au concert,
et . . . c'est un Français magnifique, très heu-
reux de, etc. . . . pour estimer ensuite qu'une
entreprise d'opéra allemand est bien chan-
ceuse . . . etc, etc.
J'avais été, encore une fois, trop naïf! Je le
sais au fond toujours d'avance, et pourtant on es-
' Voir lettre à Otto Wesendonk du 12 Février 1860.
55
père, on se risque, — parce qu'il y a justement un
but, un but qui me paraît si nécessaire. Et je
ne suis plus ici-bas, ma vie n'a plus de sens
que pour regarder ce but et le regarder par-
dessus tout ce qui se trouve entre moi et lui:
ce n'est qu'en vue de ce but que je peux vivre
encore; comment pourrais-je vivre si j'en dé-
tournais les yeux, pour les plonger dans l'abîme
qui m'en sépare!
Oui, certes, d'autres devaient faire cela
pour moi et me maintenir debout dans l'air
respirable; mais est-ce qu'on peut à bon droit
exiger cela de quelqu'un? Chacun n'a-t-il pas
un but en vue? Seulement, ce but n'est pas
précisément celui de l'excentrique! Ainsi arrive-
t-il, mon enfant, que le maître stupide doit de
nouveau regarder profondément et longuement,
uniquement, dans l'abîme, hélas! Qu'éprouve-
t-il alors? Aucun cercle de l'enfer de Dante
n'offre d'abîmes plus effroyables!... Assez là-
dessus ... Et le but?? . . . demeure cependant
toujours l'unique chose qui m'anime!... Mais
comment l'atteindre?...
Oui, mon amie, c'est ainsi! Tout, encore
une fois, n'est que nuit autour de moi. Si je
n'avais plus de but, il en irait autrement.
Maintenant, au prix de peines et d'angoisses
inexprimables, il me faut seulement m'arracher
du gouffre, où je devais finir par me précipiter
de nouveau avec un aveuglement presque in-
56
tentionnel. Je ne vois pas encore la hauteur
d'où je pourrais de nouveau diriger mes regards
vers mon but... Quand j'aperçus, à la fin,
l'inévitable nécessité de concentrer d'abord tous
mes efforts pour arriver à une première exécu-
tion de Tristan, je me disais aussi: maintenant,
avec ce but en vue, plus d'humiliations pour
toi! Tout ce que tu fais pour acquérir le pou-
voir et les moyens ne peut comporter rien de
honteux pour toi, et à tous ceux qui ne pou-
vaient te comprendre parce qu'ils te voyaient
marcher dans des chemins non frayés tu pour-
rais crier: «Qu'est-ce que vous savez de mon
but? . . . » Car celui-là seul peut me comprendre
qui comprend mon but.
Chaque jour m'apporte de nouveaux projets:
tantôt cette possibilité-ci, tantôt celle-là flotte
devant moi. Je suis si indissolublement Hé à
cette œuvre que — très sérieusement — je
sacrifierais ma vie, je jurerais de ne pas vivre
un jour de plus après l'avoir fait représenter.
Ainsi est-il explicable que je pense, au lieu de
subir toutes les peines et les humiliations que
j'aurais à subir pour acquérir les moyens né-
cessaires par des succès «parisiens», à choisir
le tourment le plus simple: aller à Dresde, me
soumettre à l'interrogatoire, au jugement, et à
la grâce, ma foi! pour pouvoir chercher tran-
quillement le meilleur théâtre allemand, y re-
présenter Tristan et rompre ainsi le charme
57
qui me domine aujourd'hui. Rien d'autre ne
me paraît valoir la moindre peine! Voilà ce
qui me semble encore le plus raisonnable et je
trouverais impardonnablement égoïste de refuser
n'importe quel tourment ou quel affront qui
pourrait conduire à la délivrance de mon œuvre.
Que suis-je donc... sans mon œuvre?... Et
puis encore ceci: je n'ai pas foi dans mon opéra
en langue française. Tout ce que je fais pour
cela est en désaccord avec la voix intérieure
que je puis seulement assourdir par la légèreté
et la violence. Je n'ai foi ni dans un Tann-
hâuser français, ni dans un Lohengrin fran-
çais, moins encore dans un Tristan français.
Toutes mes démarches dans cette voie demeu-
rent non bénies, d'ailleurs: un démon — sans
doute mon démon — me contrarie en tout.
Seul l'ordre d'un despote pourrait écarter les
obstacles personnels qui empêchent mon entrée
à l'Opéra de Paris. Pour l'obtenir je ne ressens
même aucune véritable ardeur. Surtout qu'ai-
je affaire avec mes anciennes œuvres? Elles
me sont devenues presque indifférentes. Je me
surprends toujours à m'en désintéresser abso-
lument. Et puis les traductions françaises! Il
me faut les tenir pour entièrement impossibles!
Les quelques vers traduits pour mon concert
ont coûté des peines indicibles et étaient in-
supportables. Malgré des efforts infinis, pas un
acte de mes opéras n'est encore traduit et le
58
peu qui est là me dégoûte. La langue aussi
est une des causes principales qui font quMci
tout me reste proprement étranger. La torture
d'une conversation française m'est prodigieuse-
ment fatigante; je m'interromps souvent au milieu
d'un entretien, comme un désespéré qui se dit:
«Ce n'est décidément pas possible; tout est
inutile!» Alors je me sens lamentablement un
«sans-patrie». Je me demande: «Où est donc
ta place?» Et je n'ai pas de pays à nommer,
pas de ville, pas de village même. Tout m'est
étranger, et souvent je tourne un regard nostal-
gique vers le pays du Nirvana. Mais le Nirvana,
bien vite, me redevient Tristan: vous connais-
sez la théorie bouddhiste de la Genèse. Un
souffle trouble la clarté du ciel:
i
-^^-€ g— Hfg^^;^
i*^-
cela s'enfle, cela se condense et finalement le
monde entier m'apparaît comme une masse im-
pénétrable. C'est ma vieille destinée, tant que
j'ai encore de ces esprits non délivrés autour
de moi! . . .
J'ai encore quelque chose du pays auprès
de moi, que je vais perdre bientôt: Biilow. Le
pauvre garçon se tue de fatigue ici; et je jouis
peu de lui, car c'est à peine s'il peut me faire
de rares visites. Cependant il m'est déjà doux
de le savoir ici. Mon Dieu! cela me fait tant
■—- 59 ---
de bien quand je peux parler naturellement, et
je ne puis le faire qu'avec lui. Il m'est et me
demeure tout dévoué. Je suis souvent touché,
quand je surviens par derrière, de voir quelle
peine secrète il se donne sans cesse pour moi.
Il est alors tout triste si je lui dis: «Cela ne
servira pourtant à rien ! « Mais, avant son départ,
je veux lui donner une joie en lui disant que
vous m'avez chargé de lui souhaiter le bon-
jour ...
Maintenant il s'agit de se remuer pour
combler l'effroyable déficit de mes concerts.
On me propose de donner trois fois le même
concert à Bruxelles, à des conditions qui m'as-
surent un petit bénéfice. Je serai bien forcé
de le faire. Préparez-vous à recevoir de là de
mes nouvelles. On me parle aussi de Londres.
C'est bien triste; mais vous savez que je ne
peux pas mourir encore . . .
Et maintenant il vaut mieux que je termine,
amie: je vois avec évidence que plus rien de
bon ne sortira de ma plume et déjà j'ai trop
tiré sur la corde. Je suis du moins un peu
soulagé d'avoir recommencé à vous écrire: merci
à vous qui m'avez valu cela! Mille amitiés à
Otto et aux enfants. Dites-moi comment vous
allez tous! De fidèle affection,
à vous
R. W.
60
102. Paris, 10 Avril 60.
Mais, chère enfant bien-aimée, pourquoi ne
me donnez-vous pas de vos nouvelles? Faut-
il donc que je commence par tout demander,
moi? Est-ce qu'on ne peut même pas m'écrire,
à moi, malheureux, me répondre, au moins?...
Je suis vraiment très inquiet. J'ai écrit dernière-
ment à Otto: de lui, non plus, pas la moindre
réponse! Maintenant il ne me reste plus qu'à
rêver: et c'est aussi mon recours. Je rêve beau-
coup et souvent; mais même les rêves agréables
ont pour moi quelque chose d'inquiétant, parce
que, d'après les règles de l'art d'interpréter les
songes, si l'objet de nos soucis nous apparaît
sous des couleurs joyeuses, cela veut bientôt
dire le contraire. Mais quel fâcheux recours
les rêves sont-ils déjà! ... Ils indiquent le vide
de notre existence à l'état de veille. Alors le
Vert Henri 1 me revient à l'esprit, celui qui
finit par ne plus faire autre chose que rêver...
Méchante enfant! Votre dernière lettre
même — et il y a si longtemps de cela déjà!
— me disait si peu de chose, presque rien, de
vous! Seule ma stupide destinée doit-elle tou-
jours servir de thème à notre correspondance?
Je me prends à douter que ces lignes vous
trouvent à Rome: vous serez peut-être partie
— cela vous ressemblerait bien! — sans me
^ Héros célèbre de récrivain suisse Gottfried Keller.
61
dire quand ni pour quel endroit! Vous voyez,
c'est une querelle: il y a quelques jours encore,
j'aurais pris cela plus doucement; mais, à pré-
sent, je deviens plus méchant de jour en jour.
Je vous en prie, écrivez- moi donc une ^|
longue lettre! Comment vous allez, ce que
vous voyez, votre vie quotidienne, quelles con-
naissances vous avez faites, si votre santé est
bonne, etc. Vous m'avez promis de me montrer
votre lanterne magique de temps à autre. Et,
tout à coup, me voilà complètement excommunié?
Ah! on voit où vous êtes!
Je devrais presque, à présent, ne point
parler de moi; mais que sais-je de vous? Rien,
sinon que je ne sais rien: une notion très
philosophique! Et de moi?? Chère enfant,
cela ne tournera jamais d'une façon raisonnable
et surtout aucun homme de sens n'y comprendra
jamais rien. Par exemple, je suis fêté par tous
les gens intelligents et le monde entier croit
que je nage dans les plaisirs et les délices, parce
que j'ai atteint enfin le résultat incroyable qu'un
de mes opéras va être représenté à Paris. «Que
peut-il désirer encore de plus?» dit-on. Et
figurez-vous que je n'ai jamais été plus las de i
tout cela que maintenant et à quiconque vient
me féliciter je montre les dents avec fureur.
Voilà comment je suis, à présent!
Personne ne fait rien à mon goût; rien ne
me va. Alors on me plante là, et, finalement.
62
i
il faut que j'en sois encore bien aise. Avec
vous cependant, je ne veux pas être si mal-
honnête.
Vous savez, mon enfant, que je ne regarde
ni à droite ni à gauche, ni devant ni derrière,
que le temps et le monde me sont indifférents
et qu'une seule chose me détermine, la nécessité
de décharger mon âme: donc vous savez aussi
la seule chose qui me tienne au cœur. Si
pourtant il en était autrement, si ma provision
intérieure était déjà épuisée et si je n'avais plus
qu'à regarder autour de moi pour voir le suc-
cès de mes œuvres, les situations que je crée,
l'importance que je puis avoir, j'aurais alors
assez de sérieux et édifiants amusements. Je
ne puis donner un démenti à mes nouveaux
amis français qui voient dans la possibilité, dans
la certitude prévue de la grande impression
que fera bientôt Tannhâuser sur le public
parisien, un événement d'une importance inouïe
et y attachent un prix incomparable.
Quiconque observe avec sang- froid la vie
d'une nation aussi douée, mais aussi incroyable-
ment négligée que les Français, et peut s'in-
téresser à tout ce qui lui semble utile pour le
développement et l'ennoblissement de ce peuple,
je ne saurais le blâmer, après tout, s'il aperçoit
dans l'accueil fait à un Tannhâuser français
une véritable question de vie ou de mort pour
la culture possible de ces gens-là. Songez donc
63
à l'état misérable où se trouve l'art français;
que la poésie est, proprement étrangère à ce
peuple qui, à sa place, ne connaît que la rhé-
torique et l'éloquence. Étant donné l'isolement
absolu de la langue française et son incapacité
de s'assimiler par une traduction l'élément poé-
tique qui lui est étranger, il ne reste qu'un seul
moyen, c'est de faire agir la poésie sur les
Français par l'entremise de la musique. Seule-
ment, le Français n'est pas non plus proprement
musicien, et toute musique lui est venue de
l'étranger: de tout temps, le style musical fran-
çais ne s'est formé que par le contact de la
musique italienne et de la musique allemande;
il n'est rien d'autre, à proprement parler, qu'une
transaction entre ces deux styles . . .
Tout bien considéré, Gluck n'a rien appris
d'autre aux Français qu'à mettre la musique
d'accord avec la rhétorique de la tragédie fran-
çaise: de vraie poésie, au fond, il n'en était
pas question. C'est pourquoi, depuis lors, les
Italiens presque seuls ont été maîtres du terrain:
il ne s'agissait jamais que d'une rhétorique et
d'une manière, et, au demeurant, de musique
aussi peu que de poésie. La négligence croissante
qui en est résultée jusqu'à ce jour est incroyable.
Dernièrement, pour connaître un peu les chan-
teurs de l'Opéra, je fus obligé d'entendre une
œuvre nouvelle d'un certain prince Poniatowski.
Ce que j'éprouvai là!! Quelle nostalgie du
64
plus simple vallon de la Suisse me saisit!!
J'étais comme assassiné quand je rentrai chez
moi, et toute possibilité s'était évanouie à mes
yeux sans laisser de trace. Mais, en même
temps, j'appris comment les impressions les
plus horribles ne font que provoquer des ré-
actions d'autant plus fortes et plus durables.
«Vous voyez, — me dit-on, — quelle est la
situation et ce que nous attendons, ce que nous
désirons de vous!» Ceux qui me disent cela
sont des gens qui, depuis vingt ans, n'ont plus
mis les pieds à l'Opéra, qui ne connaissent plus
que les concerts du Conservatoire, les quatuors,
et qui, finalement, — sans me connaître, —
étudiaient mes partitions, — et non seulement
des musiciens, mais des peintres, des hommes
de lettres, oui, jusqu'à des hommes politiques!
Ils me disent: «Ce que vous apportez, on ne
nous l'a encore jamais offert, loin de là, car
vous apportez, avec la musique, toute la poésie:
vous apportez le tout, un tout qui subsiste par
lui-même, indépendant de toute influence, telle
qu'il en fut exercé jusqu'ici par nos instituts
sur l'artiste qui voulait se produire à nous.
Vous l'apportez également sous une forme par-
faite et avec la plus grande puissance d'expres-
sion: même le Français le plus ignorant ne
peut y vouloir rien changer; il doit l'accepter
entièrement ou le repousser entièrement. Et
de là l'importance considérable que nous at-
II '-- 65 -- 5
tachons à l'événement futur: si votre œuvre est
repoussée, nous saurons où nous en sommes
et renoncerons à tout espoir; si elle est ac-
ceptée, et cela du premier coup (car le Français
ne peut être influencé autrement), nous respi-
rerons tous: car, ce n'est pas la science et la
littérature, mais Tart théâtral seul, par son action
immédiate et générale, qui peut mettre sa forte
empreinte sur Tesprit et les idées de notre
nation. Mais . . . nous sommes certains du suc-
cès le plus grand et le plus durable ! ... »
Par le fait, même le directeur, qui connaît
mieux le sujet maintenant, se vante, à qui veut
l'entendre, de pouvoir compter, avec Tann-
hauser, sur un vrai «succès d'argent».
A Bruxelles, j'ai souvent causé avec un
homme remarquable, un vieux diplomate, très
intelligent, spirituel et d'une expérience peu
commune,^ qui me recommanda vivement de
ne pas négliger les Français: on peut en penser
et dire ce qu'on veut; il n'en reste pas moins
indéniable que les Français sont présentement
le véritable prototype de la civilisation europé-
enne, et faire sur eux un effet décisif, c'est agir
sur l'Europe toute entière.
Tous ces sons de cloche n'ont vraiment
rien que d'encourageant, et je vois bien que je
' Le conseiller d'État Klindworth; voir Glasenapp,
II, 2, 252.
66
ne me dépouillerai pas de Pimportance que je
dois avoir aux yeux du monde. L'étonnant,
seulement, c'est que l'Europe et le monde me
sont à peu près également indifférents; au fond
du cœur, je me dis: Que t'importe tout cela?
Mais, encore une fois, je vois bien que je ne
m'en dégage pas: oh! le démon y veille. La plus
sûre garantie de mon immanquable influence sur
l'Europe c'est... ma détresse I
Je vous dis cela franchement pour que vous
ne vous fassiez pas des idées erronées sur mon
compte, que vous n'alliez point imaginer que cette
vaine supposition me pousse vers quelque chose
qui est proprement hors de moi. Mes concerts
de Paris m'ont causé des embarras à perte de
vue: je n'ai entrepris Bruxelles que pour m'en
tirer un peu; j'ai abouti au résultat diamétrale-
ment opposé. En quittant cette ville, je me suis
rappelé ce qu'avait dit Rossini après la chute
d'un de ses opéras, «plus soigné» que les autres:
«Si jamais on me prend à soigner ma partitionI»i
Et je me dis, de même: «Si jamais on me prend
à faire de l'argent!»- L'Allemagne envers moi
garde un silence parfait; si jamais de ma vie
j'arrive à faire représenter Tristan et les Nibe-
lungen, il me faudra imaginer de véritables
miracles pour me maintenir au-dessus des eaux
^ La phrase est telle quelle, en français, dans le texte.
^ De même en français.
«-> 67 -- 5»
de cette sainte existence. Voilà comment j'accepte
les espérances de mes amis de Paris, notamment
celles de mon directeur; et, comme toutes ces
splendeurs, hélas! se font quelque peu attendre,
je ne suis pas éloigné de me vendre à un général
russe, 1 qui doit bientôt venir ici m'engager pour
une expédition de Tannhâuser à Pétersbourg.
Je vous en prie, veuillez en rire avec moi: on
ne peut vraiment pas me sauver autrement de
ces contradictions ridicules, où me laisse ce
monde qui a besoin de rédemption, moi, le
sauveur attendu!
Cependant, il me faut faire provision de
bonne humeur pour écrire ... un grand ballet.
Qu'est-ce que vous dites de cela? Vous doutez
de ma parole? Vous me ferez des excuses, un
jour, quand vous le verrez et l'entendrez. Pour
le moment, je ne vous dis que ceci: pas une
note, pas un mot ne sera changé dans Tann-
hâuser. Mais il fallait absolument qu'il y eût
un «ballet», et ce ballet devait se trouver au
deuxième acte, parce que les abonnés de l'Opéra
viennent toujours un peu en retard au théâtre,
après avoir dîné copieusement, et jamais pour
le lever du rideau. Je déclarai que je ne pou-
vais pas me soumettre aux lois du Jockey-Club
et que je retirerais mon ouvrage. Pourtant je
* M. de Sabouroff, directeur du théâtre impérial;
voir Glasenapp, II, 2. 260.
68
1
veux tirer ces messieurs d^embarras: TOpéra
n'a pas besoin de commencer avant huit heures,
et j'évoquerai alors encore une fois le profane
Venusberg.
Cette cour de «dame Vénus» était mani-
festement le point faible de l'œuvre. N'ayant
pas de bon corps de ballet à ma disposition,
je m'étais contenté d'une esquisse à la grosse
brosse et par là je gâtai beaucoup les choses:
je laissais notamment l'impression du Venus-
berg faible et indécise, ce qui avait pour con-
séquence de ruiner la base même sur laquelle
devait s'édifier ensuite l'émouvante tragédie.
Tous les ressouvenirs et les avertissements
ultérieurs, si décisifs, qui doivent nous remplir
d'horreur (et par là seulement peut s'expliquer
l'action), perdaient presque tout leur effet; la
terreur et l'angoisse continues faisaient défaut.
Je reconnais, d'ailleurs, maintenant qu'à l'époque
où j'écrivis Tannhâuser, j'étais encore in-
capable de réaliser chose pareille, qui est néces-
saire ici ; pour cela, il fallait une maîtrise beau-
coup plus grande, que j'ai tout juste maintenant:
maintenant, après avoir écrit la suprême ^trans-
figuration d'Isolde, je pouvais trouver aussi
bien la vraie fin qu'il fallait pour l'ouverture
du Vaisseau Fantôme, et l'horreur du Venus-
berg. On devient tout-puissant, lorsqu'on ne
fait plus que jouer avec le monde. Évidemment,
il me faut ici tout inventer de moi-même, afin
69
I
de pouvoir prescrire au maître de ballet les
moindres nuances; il est certain cependant que
seule la danse peut ici produire l'effet, mais
quelle danse! Les gens seront stupéfaits de tout
ce que j'aurai combiné! Je n'ai encore rien
mis sur le papier; en quelques rapides indica-
tions, je vais l'essayer ici pour la première fois.
Ne soyez point surprise de trouver cela dans
une lettre à Elisabeth.
Vénus et Tannhauser reposent comme dans
la version originelle: seulement, les trois Grâces
sont étendues à leurs pieds, entrelacées joliment. 1
Toute une masse compacte de corps d'enfants
entoure la couche: de petits Amours qui, dans
leurs jeux enfantins, sont tombés les uns sur
les autres en se battant et ont été pris par le
sommeil.
Alentour, sur les saillies de la grotte, sont
couchés des couples d'amants. Au milieu seule-
ment dansent des Nymphes, taquinées par des
Faunes, qu'elles tâchent d'éviter. Ce groupe
accélère ses mouvements: les Faunes deviennent
plus impétueux; la fuite provocante des
Nymphes invite les hommes des couples
couchés à les défendre. Jalousie des femmes
abandonnées ; audace croissante des Faunes.
Tumulte. Les Grâces se lèvent et interviennent,
exhortant à la belle modération: elles, aussi,
les Faunes les taquinent, mais ils sont chassés
par les jeunes gens. Les Grâces réconcilient les
70
couples . . . Des Sirènes se font entendre ... Au
loin, tumulte: les Faunes, voulant se venger,
ont appelé les Bacchantes. Bruyante, la troupe
sauvage s'approche, après que les Grâces se
sont couchées de nouveau devant Vénus. Le
jubilant cortège amène toute espèce d'animaux
monstrueux; on choisit un bélier noir, on exa-
mine soigneusement s'il ne porte pas de tache
blanche et on le conduit, avec des cris de joie,
près d'une cascade; un prêtre l'abat et le sacri-
fie avec des gestes horribles.
Tout à coup s'élève hors de l'eau, parmi
la joie turbulente de la foule, un personnage que
vous connaissez bien, le Strômkarl^ des lé-
gendes du Nord, avec son grand violon mer-
veilleux. Il joue une danse, et vous pouvez
penser ce qu'il me faut inventer pour donner
à cette danse son juste caractère. Toute la gent
mythologique, peu à peu, s'empresse, attirée
par les sons du violon. Tous les animaux con-
sacrés aux dieux. Enfin des Centaures, au milieu
de la frénésie générale, se mettent à caracoler
çà et là. Les Grâces intimidées ne savent com-
ment mettre fin au délire. Elles s'élancent, avec
des gestes de désespoir, parmi ces frénétiques :
vainement! Elles se retournent alors vers Vénus,
* Littéralement, « Charles des torrents ». Parmi les
poèmes de M. Wesendonk se trouve aussi une ballade
du Neck. Comparer encore R. Wagner, Ecrits 9, 120
et 10 319/20.
71
invoquant son aide. D*un geste, la déesse éveille
les Amours, qui décochent toute une grêle de
flèches, puis d'autres, et d'autres encore sur la
foule; leurs carquois se remplissent de nouveau
indéfiniment. Maintenant, les couples se forment
plus distincts: ceux que les flèches ont blessés
tombent dans les bras les uns des autres; un
désir furieux s'empare de tous. Des flèches
égarées ont même blessé les Grâces: elles ne
sont plus maîtresses d'elles-mêmes.
Faunes et Bacchantes, par couples, dispa-
raissent impétueusement: les Centaures prennent
les Grâces en croupe et les enlèvent; tous se
précipitent vers le fond; les couples se couchent;
les Amours, continuant de tirer, se sont mis à
la poursuite de ces sauvages. Une langueur se
fait sentir. Des nuages s'abaissent. Toujours
plus lointain, on entend le chant des Sirènes.
Tout disparaît. Calme . . .
Enfin . . . Tannhâuser s'éveille de son rêve . . .
Voilà à peu près la chose. Qu'en pensez-
vous? ... Je m'amuse fort d'avoir utilisé mon
Strômkarl pour la onzième variation. Cela
explique aussi pourquoi Vénus est allée dans
le Nord avec sa cour: là seulement on pouvait |
trouver le joueur de violon qui devait jouer
devant les dieux antiques. Le bélier noir me j
plaît aussi. Pourtant il me sera toujours pos- "
sible de le remplacer. Les Ménades devraient
apporter, avec des cris de joie, Orphée assas-
72
sine: elles jetteraient sa tête dans la cascade,
et là-dessus apparaîtrait hors de l'eau le Strôm-
karl. Mais ceci est moins compréhensible sans
paroles. Qu'en dites-vous?
Je voudrais bien avoir sous la main des
aquarelles de Genelli: il a parfaitement repré-
senté ces sauvageries mythologiques. A la fin,
il faut bien m'aider ainsi. Mais j'ai encore â
inventer beaucoup . . .
Voilà! je vous ai écrit encore une fois une
vraie lettre de kapellmeister, ne trouvez-
vous pas? Et, cette fois, c'est aussi une lettre
de maître de ballet. Cela doit pourtant vous
mettre en belle humeur?
Et pourtant vous ne m'écrivez pas? Et Otto
non plus? O les méchants, les méchants! Où
prendre maintenant des lettres qui me donnent
de la joie? Et vous savez que rien d'autre ne me
donne de joie! Rien que m'occuper de vous.
On m'a envoyé de Bruxelles, hier, ma
photographie, qui me paraît fort bien réussie.
J'ai tout de suite pensé à vous. Si vous avez
la gentillesse de m'écrire bientôt et si vous me
dites quand vous retournerez à Lucerne, j'en-
verrai à M. Stûnzig ou à toute autre personne
désignée par vous ce portrait qui vous dira quel
air j'ai présentement: il faudra l'accrocher dans
la galerie au-dessus du piano.
Puisque vous avez emmené à Rome tout
ce qui est vôtre, aucun ami ne peut vous sou-
73
haiter la bienvenue chez vous, au retour, si
je ne m'y trouve, au moins en effigie, dans la
galerie.
Figurez-vous que, cette fois, j'ai tout uni-
ment oublié l'anniversaire d'Otto: je savais bien
que c'était en Mars, mais le jour? Je n'avais,
du reste, rien de convenable à lui offrir. A pré-
sent, qu'il attende jusqu'en Mars prochain: alors
je serai probablement déjà riche et je jetterai
les millions autour de moi. Au reste, consi-
dérez, chère enfant, que je n'ai toujours plus
rien au monde que vous; que je vis pour vous,
par vous et avec vous, et que le jeu n'a plus
d'intérêt pour moi que parce que je puis me
plaindre à vous de ma détresse et que vous
accueillez si doucement ma plainte. Adieu, mon
enfant! Mille cordiales amitiés: partagez avec
votre mari et vos enfants ce que vous aurez
en trop.
R. W.
103. Paris, 2 Mai 60.
Je ne puis voir le mois de Mai faire son
entrée sans vous envoyer, chère enfant, encore
un signe de vie à Rome, où vous ne séjournerez
plus longtemps, je crois. S'il y avait quelque
chose aujourd'hui qui pût me retenir d'écrire,
ce serait tout simplement que je n'ai rien de
précis à vous communiquer. Vous savez déjà, ,
cependant, qu'il ne faut pas considérer le sujet 1
74
1
de ce que je vous écris, mais plutôt Tétat moral
dans lequel je vous écris. Le sujet est donc
indifférent: à le bien prendre, c'est mon état
d'âme qui peut vous intéresser, et là-dessus
même il n'y a pas grand'chose à dire. Comment
pourrais-je me sentir dans une bonne disposition?
Mais cette disposition d'esprit est-elle digne de
votre sympathie? De cela, non plus, je ne puis
me rendre exactement compte: seulement, une
voix me dit, au profond de moi-même, que les
choses devraient aller autrement.
Dieu sait pourquoi je suis encore de ce
monde! Autant que ma volonté est en jeu, je
n'ai aucune raison de me réjouir de ma per-
sévérance. Les moments de clarté sont trop
rares. Peut-être, un jour, même ceux-ci dis-
paraîtront-ils tout à fait: je les attends toujours,
prends patience, et reste vivant dans la nuit!
Vos souvenirs m'ont vivement saisi. C'est
incroyable à quel point on peut supporter la
dévastation de sa vie. Ce qui reste doit être
misérablement petit, à moins que ne ce puisse
être sublimement grand. Dans mes bons moments,
l'idée du grand me flatte. Qu'y a-t-il de plus
grand que de renoncer absolument au bonheur
pour toute l'étendue de la vie et de se restreindre
à quelques moments? Il n'y a de sûr que ce
qui est vulgaire, étendu, vivace, envahissant:
ce qui est noble n'est qu'une force de résistance;
rien de positif, tout négatif.
75
Et Tartiste, alors? Le pauvre fou! Celui-ci
est vraiment le bouffon de sa propre conscience;
mais il est très artistement organisé, justement,
pour supporter l'éternel conflit. Oui, être tou-
jours en conflit, ne jamais atteindre au parfait
calme intérieur, être toujours traqué, attiré puis
repoussé, telle est T existence éternellement
bouillonnante d'où jaillit l'inspiration, comme
une fleur du désespoir. . . Mais, je le sais, et
vous devez le sentir aussi! qui voudrait être
autrement qu'il n'est?
Je me suis rendu compte maintenant du
choix que j'ai à faire; seulement je ne sais pas
encore ce que je choisirai — et, probablement,
le choix ne dépendra pas du tout de moi, mais
c'est Lui qui choisira, le Brahm, le Neutrum.
Voici donc: ou bien représenter mes œuvres,
ou bien en créer de nouvelles. Prendre le
premier parti, c'est accepter jusqu'au désastre
les conséquences de l'affirmation de la vie.
Si je veux d'abord révéler proprement au monde
mes œuvres terminées, lui faire sentir exacte-
ment, par des représentations adéquates, ce qu'il
possède en elles, cela seul est une entreprise
qui doit consommer la plus vigoureuse énergie
vitale. Alors tout le reste n'est que fourvoie-
ment, tout approfondissement au dedans n'est
qu'une trahison de mon projet; alors il s'agit
de se porter au dehors, uniquement au dehors,
de me soumettre le monde, de n'appartenir
76
qu'au monde, de me laisser trahir, humilier,
tourmenter, anéantir par lui, afin de pénétrer
ainsi dans sa conscience. Alors je lui dirai,
comme Jésus à ses disciples, le soir de la Cène:
«Vous ne connaissez que le lait de ma doctrine;
maintenant vous apprendrez à connaître son
sang: venez et buvez, afin que je sois en vous!»
Ou bien le second parti : je renonce à
toute possibilité de jamais entendre mes œuvres,
de jamais les révéler entièrement au monde.
C'est un sacrifice; et cependant, pour ce qui
est du plaisir que j'y prendrais, ce n'est peut-
être qu'une tentante chimère. En effet, très
clairement, la voix me dit que je n'arriverai
jamais au plaisir, à la satisfaction, par la repré-
sentation de mes œuvres; que toujours il restera
un tourment secret, qui me martyrisera d'autant
plus que je devrai le cacher encore et le nier,
si je ne veux point passer pour un insensé.
Puis, si je renonce, oh! quelle délicieuse image
se lève devant moi! D'abord la pauvreté person-
nelle pleine et entière; plus jamais le moindre
souci de possession. Une famille, qui me reçoit
chez elle, pourvoit à toutes les menues néces-
sités de ma vie: je lui abandonne pour cela
tout ce qui pourra jamais être mien. Là, ne
plus rien faire qu'écrire mes dernières œuvres:
tout ce que j'ai encore en tête. Alors je
laisserais tranquillement au démon qui me garde
le soin d'évoquer un jour celui qui révélerait
77
mes œuvres au monde; il dépendrait de mon
bon plaisir de me figurer celui-là ou de me
résigner doucement si je ne puis croire à sa
possibilité. Voilà, voilà mon vœu et mon choix
définitifs ... si c'était moi qui avais à choisir!
Le choix lui-même démontrera ce qui était
le plus nécessaire. Si moi seul puis représenter
mes œuvres, il en sera ainsi; j'en suis sûr! . . .
Si moi seul puis encore écrire les œuvres que
j'ai en tête, il en sera ainsi! . . . Qu'est-ce qui
pourrait bien être le plus difficile? . . . Ou le
plus opportun ? ... Je suis presque tenté de
croire au premier parti. Que dorénavant quel-
ques nouvelles œuvres de ce genre soient en-
core données au monde, cela importe peu,
sans doute, au génie du monde, pourvu que ce
genre, en son essence, soit compris par le
monde. C'est évident. Pour l'essence des choses,
ce n'est jamais de la quantité qu'il s'agit: celle-ci
n'a rien d'essentiel; le principal, c'est la valeur
intime du genre tout entier. Si je la révèle
parfaitement, j'éveille une flamme de conscience
en des individus qui, par là, deviennent propres
à multiplier en le variant ce qu'ils ont reçu.
C'est ainsi également que nous pouvons nous
expliquer la quantité et la variété individuelle
extraordinaires de l'école italienne en peinture,
de l'école espagnole en poésie, etc. Donc je
crois être assuré que pour le génie du monde
il importe plus que je révèle au monde par
78
des représentations excellentes mes œuvres
terminées, et cela sur un terrain aussi large que
possible, parce que les rares individus où il
s'agit d'éveiller cette flamme sont disséminés
dans l'espace aussi bien que dans le temps.
Car, en un certain sens très profond et com-
préhensible au seul génie du monde, je ne
puis plus, dans de nouvelles œuvres, que me
répéter; je ne puis manifester une autre vertu
essentielle.
Donc le choix est très difficile et mon
désir ne peut pas être invoqué. Mais ici aussi
il y a de la ressource et une chimère falla-
cieuse miroite devant moi: peut-être pourrais-je
combiner les deux, par intervalles, ou bien
retrouver après la lutte un doux repos et
achever encore mon œuvre. Oh! les visions
tentatrices ne font jamais défaut ! Mais je
connais le démon; il y a des heures graves
où je sais tout, où nulle tentation ne me leurre,
où je me résous à tout subir. Aujourd'hui je
vous écris en de pareilles dispositions. Soyez-
moi bonne, respectez-moi, aimez-moi ! Je le
mérite, par la grâce de mes souffrances! . . .
Mille et mille amitiés ! Faites-moi savoir
bien vite quand je pourrai vous écrire à Venise!
A Otto je répondrai bientôt en latin, puis-
que c'est maintenant sa langue favorite. Il a
raison, ce qu'on lui a chanté en latin est magni-
fique: je connais cela!
79
104. 23 Mai 60, Paris.
Au lit, ce matin, j'ouvris votre dernière
lettre de Rome et regardai ce qu'elle contenait.
Maurice revint m'annoncer mon bain : il me
trouva baigné de larmes et se retira en silence. . .
Mon enfant, les dieux m'ont honoré, hier,
de la plus belle journée de cette année. Jamais,
encore il n'avait fait si clair et serein. Pour la
première fois, je fus salué, lors de ma prome-
nade matinale, par un ciel entièrement pur et
un vent d'est des plus réconfortants: tout était
vert et brillant. Sans la moindre raison de me
réjouir de ma situation personnelle, vivant au'
jour le jour dans l'incertitude la plus vacillante,
forcé comme un assiégé de me défendre quoti-
diennement contre des attaques continuelles à
mon repos, j'éprouvais pourtant un bien-être,
une sérénité. Les dieux m'aimaient : cela me
faisait sourire. Rien ne venait à ma rencontre,
rien ne venait me saluer que le ciel et le bon
vent, qui m'avaient manqué si longtemps. Mais
cela me suffisait, et de belles images se ran-
geaient devant mon âme. Sûrement il devait
faire beau partout aujourd'hui et, si je ne rece-
vais point de saluts, bien des gens penseraient
à moi de façon bienveillante et se diraient :
«Les dieux l'aiment, pourtant!» Comme je suis
encore enfant, comme je me laisse facilement
flatter! Le ciel, la brise, le soleil et la verdure
de Mai vous épargnent cette fois le soin
80
d'écarter de mon front les pensées anxieuses.
Remerciez-les un peu ! . . .
Ce que jusqu'ici je ne connaissais que par
des moments d'émotion sublime, je viens de
réprouver cette fois-ci avec une paisible séré-
nité: me réjouir d'un noble mouvement vers
autrui. Je trouvai chez moi le dernier numéro
du Journal des Débats; là dedans, un article
de Berlioz sur Fidelio. Depuis mes concerts,
je n'avais pas revu Berlioz; depuis lors, il s'était
laissé induire à des animosités de plus en plus
vives et à de malicieuses et sournoises attaques:
il me fallait renoncer à toutes relations avec le
malheureux, d'autant plus que toute tentative
dans l'autre sens devait être considérée par lui
comme une injure. Donc je fus ravi de cet
article sur Fidelio et, bravant toute éventualité,
oui, toute probabilité d'un complet malentendu
de sa part, je lui écrivis à peu près ceci : «Je
viens de lire votre étude sur Fidelio. Soyez-en
remercié mille fois ! C'est pour moi une joie
toute spéciale d'entendre s'exprimer, par de si
purs et nobles accents, une âme, une intelligence
qui comprend parfaitement et s'approprie les
mystères intimes des créations d'un autre héros
de l'art. Il y a des moments où la vue d'un tel
acte d'appréciation peut me charmer presque plus
que l'œuvre critiquée elle-même, peut-être bien
parce que cela montre à l'évidence qu'une
chaîne ininterrompue lie tous les grands esprits,
II -- 81 -- 6
i
I
I
qui par ce lien seul sont sauvés du danger
d'être jamais incomprise»
Comme je serais content de le voir bien
prendre cela! En relisant Tarticle, je remarquai,
il est vrai, quelle distance infinie sépare encore
Berlioz de moi, même en cette critique de
Beethoven: de son côté, il fait encore beaucoup
trop attention aux moments extérieurs de Tœuvre
d'art et, par conséquent, il regarde beaucoup
trop, ce qui m'est tout à fait inconcevable, au
succès remporté par cette œuvre. En même
temps, je vis toutefois combien Berlioz se trouve
seul même sur cet échelon, et combien il est
fou, en pareille situation, de se priver de l'unique
réconfort qu'il trouverait à s'emparer sans ré-
serve de qui lui est apparenté. Mais l'envie...,
mon Dieu! !
J'ai beaucoup réfléchi, tranquillement, claire-
ment. J'ai aussi pensé à Liszt. De celui-ci, je
ne connais pas un trait qui ne m'en présente
une image aimable. Les ombres de sa nature
ne sont pas dans son caractère, mais seulement,
çà et là, dans son intellect; de ce côté, il est
facilement influencé et se perd en la faiblesse.
Depuis longtemps, je ne lui ai plus écrit: même
mes profondes condoléances pour la perte de
son fils lui ont été transmises par un autre. Je
• Voir Bayreuther Blâtter 1900, pages 3 et 4: â
Wagner, dans une lettre à Liszt, dit la même chose. '
82
ne puis écrire qu'intimement à un si charmant
homme. Je n'ai point d'affaires avec lui; mais
savoir d'avance que nos intimités seront tou-
jours exposées aux yeux de deux^ personnes,
cela n'est pourtant pas supportable: tout devient
alors charlatanisme et arrière -pensée. Tel est
le cas ici : Liszt est devenu un homme absolu-
ment dépourvu de secret; ce n'est pas son intime
unité, mais sa faiblesse ouvertement exploitée
qui l'a mis dans un état de vilaine dépendance.
J'ai fini par lui déclarer — ou plutôt, hélas!
par leur déclarer à tous deux — avec tristesse,
mais avec précision, que je ne pouvais plus lui
(ou leur!) écrire. Le pauvre homme fait main-
tenant tout son sacrifice en silence, il subit tout:
il croit ne pas pouvoir agir autrement. Mais il
m'affectionne toujours, de même que pour moi
il demeure toujours un être noble et très cher.
Pensez un peu maintenant combien est touchant
le salut que nous échangeons de temps en
temps à la dérobée, comme des amants séparés
par le monde. C'est ainsi qu'hier m'arrivaient
par le télégraphe les souhaits les plus chaleureux
pour mon anniversaire. Comme cela me fait
sourire et me réjouit!
Ainsi passa la journée: je conservai ma
belle humeur et, presque pour la première fois,
• Voir Bayreuther Blàtter, 1900, pages 85 etsuiv.;
voir Glasenapp, II, 2, 230.
^ 83 --^ 6»
goûtai spirituellement le bonheur et le bien-être
de la pleine santé corporelle, qui ignore la cause
de son plaisir, justement parce qu'il résulte
d'une concordance harmonieuse de ses forces
vitales. A vous, je n'ai même pas besoin de
dire de quelle source découle ce sentiment pour
moi: c'est cela précisément qui me donne cette
santé. C'est quelque chose de merveilleuse-
ment précieux, et je sens que rarement un beau
jour pourra me procurer encore cette harmonie.
Cependant, le soir, Jupiter brilla merveilleuse-
ment à mes yeux: il est maintenant dans tout
son éclat. Ce doit être l'étoile du quinquagénaire
— au sens plaisant de notre Schopenhauer: —
j'ai encore trois ans d'ici là. Je les vivrai :
Jupiter brillera-t-il pour moi fidèlement, immua-
blement? Oh! il y aura encore des nuits sans
étoiles: je les connais toutes, les angoisses et
les peines, à travers lesquelles j'aurai à gou-
verner, et l'une des nuits les plus terribles
m'attend. Reverrai -je alors l'étoile? Jupiter
m'éclairera-t-il quand j'aurai le plus besoin d'un
astre qui me guide?... Voilà ce que je de-
mandai; et la merveilleuse soirée me répondit
avec douceur et tendresse et me rafraîchit les
yeux.
Le soir, vinrent deux jeunes Allemands,
que j'ai choisis tout à fait au hasard. Avant
de partir, ils ne me laissèrent pas de repos
que je ne leur eusse joué encore le prélude
84
de Tristan, dont les jeunes gens à présent
ratfolent, surtout quand arrive le nouveau finale.
Ce finale, je dus le jouer encore différentes
fois; puis je les congédiai et me couchai. Je me
réveillai ce matin, et votre lettre me fut apportée
au lit. Mais maintenant, mon enfant, je ne puis
plus décrire: — donc pas un mot de vos por-
traits! . . . Vous aurez le mien sitôt que je saurai
quand je puis l'envoyer à Zurich. C'est le
meilleur de mes portraits. Surtout il a pour
moi ceci de remarquable qu'il a été si bien
réussi dans des circonstances très défavorables,
et, particulièrement, qu'il a si bien rendu l'ex-
pression paisible et tranquille de la physionomie.
J'étais de fort mauvaise humeur, et les musiciens
de Bruxelles me tourmentaient pour que je leur
laisse ma photographie en souvenir. Il pleuvait
(Otto le sait bien, qu'il pleuvait toujours à
Bruxelles) et je ne voulais pas aller à l'atelier.
Enfin, très tard dans la journée, on vient me
chercher; je n'avais pas de parapluie; je devais
diriger encore, le soir; il me fallait monter
cinq étages: je ne cachai pas à l'artiste que
j'étais proprement exaspéré par la prétention
d'obtenir quelque chose de supportable dans
de pareilles conditions. La confiance avec la-
quelle l'artiste (sans aucun doute excellent) me
reçut me mit vraiment de bonne humeur et,
après lui avoir déclaré: «Eh bien! ce sera un
vrai tour de force si vous arrivez à quelque
I
85
chose!» je pris, tout étonné, ma pose, et je me
dis: «Pour les Bruxellois, ce sera toujours
suffisant!» Je me rappelle d'ailleurs m'être en-
core aperçu de Tincroyable rapidité avec la-
quelle les fonctions du cerveau suivent les états
moraux qui les conduisent, et ce qu'il y a de
plus lointain peut se relier à ce qu'il y a de
plus proche. On m'avait photographié à Paris,
et ce monstre de photographe avait trouvé bon,
sans que je m'en pusse apercevoir, de me donner
une pose tout à fait affectée, avec l'œil tourné
de côté: ce portrait m'est souverainement anti-
pathique et j'ai déclaré que là- dessus j'avais
l'air d'un Marat sentimental. Ce malheureux
simulacre^ a été utilisé par l'Illustration et
— défiguré lui-même horriblement — il fait,
depuis, le tour des journaux illustrés, — jus-
qu'en Angleterre. Le dégoût que j'en ressentis
me fit, lors de l'opération de Bruxelles, prendre
machinalement une expression plus convenable,
pour avoir, sans affectation aucune, un air
paisible et sage. L'ironie de toute la précédente
aventure me donna, avec la rapidité de l'éclair,
les dispositions voulues; tout ce qui m'entourait
disparut; je regardais tranquillement par-dessus
le monde, comme si je n'avais nullement affaire
^ Le portrait de Bruxelles figure en tête du volume;
celui de Paris dans l'ouvrage de Chamberlain sur Richard
Wagner, page 73.
86
à lui: peut-être désirais-je seulement apercevoir
Jupiter. Peut-être vous semblera-t-il qu'il a
vraiment un peu brillé sur moi.
A présent, je vous ai raconté ma journée
d'anniversaire, exposé tout ce qui s'y rattache.
Hier vous avez puisé dans la fontaine et vidé
un gobelet à ma santé: ô mon enfant, que
m'avez -vous souhaité de beau? Croyez-moi,
les dieux ne pouvaient rien faire de mieux en
ma faveur que de vous laisser boire en pensant
à moi l'eau de cette source, afin d'apprendre
par elle tous les beaux secrets de Rome, les
dieux auxquels je dois déjà rendre grâce d'un
si grand bonheur, puisqu'ils vous sont devenus
si cléments et bienfaisants. Eh bien! espérons
donc en Jupiter! ...
105. Paris, 22 Juillet 60.
Finirai-je par écrire vraiment sur ce papier
sombre, que j'ai déjà plusieurs fois préparé?
Vous donnerai-je encore une fois de mes nou-
velles? Ou bien attendrai-je jusqu'à ce que
du moins une claire journée de soleil me donne
un ciel pur, afin de ranimer en moi par son
influence quelque peu de sérénité que je puisse
vous dédier avec gratitude?
Cette faveur même ne se montre pas! Eter-
nellement régnent les vents d'ouest et du sud
pour maintenir mes pauvres nerfs dans la plus
profonde dépression. Que faire enfin? Peut-
87
I
être vous inquiéteriez-vous plus quMl n*est né-
cessaire si je continue à me taire!
Pouvez-vous bien, vous-même, vous faire
une idée exacte de ma vie? A peine si je le
crois, par la seule raison que c'est presque im-
possible. Il m'arrive ceci d'étonnant que je
dois battre en retraite, finalement, devant presque
toutes les sympathies qui se déclarent, parce
que j'en viens toujours à un certain point où
mon étrange situation à l'égard du monde, à
propos de tous mes faits et gestes, prête à des
malentendus si manifestes pour ma sensibilité,
qu'il me faut constater qu'on me prend, à propre-
ment parler, pour une espèce d'hypocrite. Ce-
pendant il m'est déjà très difficile de définir
exactement ce que je veux dire par là. Donc
cette constatation même demeure mon secret,
et pour ce qui est du monde, je n'ai que cette
bizarre consolation, à savoir que, dans son in-
compréhension, il croit ne rien voir là que
d'ordinaire, de naturel, et donc qui ne mérite
aucun blâme particulier ... Il n'existe certaine-
ment pas une seule créature humaine ayant
moins de joies, de plaisirs, ou seulement de
réconforts quelconques et de recréations passa-
gères que moi. Quoi que je fasse, jamais un
seul instant, il ne me vient à l'esprit de me
préparer un plaisir, un agrément, parce que j'ai
appris à reconnaître toujours plus nettement
que ce que je recherchais n'arrivait jamais, allait
88
plutôt à Popposé. Cela est tellement net pour
moi, qu'après une excursion que je fis récem-
ment à Fontainebleau, où m'attiraient les beaux
arbres promis, j'ai fermement résolu de ne plus
penser, par exemple, à n'importe quelle distrac-
tion pour le restant de l'été, parce que beau-
coup de détails, auxquels je suis devenu extrê-
mement sensible, ont fait de cette excursion
même, en fin de compte, une expérience fort
pénible pour moi plutôt qu'agréable. Dans ma
solitude personne n'entre que je ne préférerais
en voir sortir.
Si le désir inextingible de la société, ne
fût-ce que pour changer un peu, se fait sentir,
je me dis toujours plus nettement que toute
satisfaction possible de ce désir ne m'apporterait
que de la peine, et je reste tranquillement chez
moi, avec la conscience que je ne trouverais
même pas la minime récréation cherchée. Il
est difficile de s'imaginer cette résignation
parfaite et complète, surtout si l'on a des en-
fants! . . .
Et cette existence prodigieusement dépour-
vue de joie, il faut la mener dans un monde
où l'on est soumis à des nécessités, à des con-
sidérations, qui, aux yeux des autres, me font
presque toujours apparaître comme un être exi-
geant, si bien que, pour ma part, je finis par
éprouver les plus extraordinaires impressions
de ce monde. Je vous le dis en toute fran-
89
chise, ramertume que je vous confessais souvent
disparaît maintenant de plus en plus, pour faire
place au mépris absolu. Ce sentiment n'est pas
violent; au contraire, il me donne toujours plus
de calme: il suffit que j'aie des rapports avec
quelqu'un, à présent, pour que ce sentiment
prenne tout à fait le dessus; et cela épargne
beaucoup mon cœur, à présent beaucoup moins
facile à blesser: je puis mépriser là où je deve-
nais amer autrefois!...
Aussi je m'exprime de moins en moins et
je pense que je ne suis pas là pour être com-
pris par mes actes, et je veux donc espérer du
moins qu'un jour quelque chose de mes œuvres
du moins sera compris. Mais je vous le dis:
seul le sentiment de ma pureté me donne cette
force. Je me sens pur: je sais au plus pro-
fond de mon être que j'ai toujours travaillé
pour autrui, jamais pour moi; et mes douleurs
continuelles sont là pour en témoigner.
Mais la joie? Plus rien ne me donne de
joie! Et, c'est ma consolation: toute joie où
je me surprendrais serait mon accusatrice, et
c'en serait fait de mon fier droit au mépris!
Ainsi je puis vous l'écrire aujourd'hui avec
une sorte de contentement bizarre: la notification
que l'on m'a faite, il y a quelques jours, que
mon arrêt de bannissement était abrogé, que je
pouvais rentrer en Allemagne, m'a laissé com-
plètement froid et indifférent. Des télégrammes
90
de félicitations, de jubilation arrivèrent: je n'ai
répondu à aucun. Qui me comprendrait, si je
lui disais que par là même un nouveau champ
de douleur m'est ouvert, de douleur qui rem-
porte sûrement sur toute possibilité de satis-
faction quelconque, au point que je ne prévois
que des sacrifices de ma part? Quiconque par
hasard m'approche de très près semble com-
prendre cela tout à coup; mais ce n'est qu'un
éclair de compréhension: à peine le dos tourné,
il se dit finalement que c'est de l'affectation!
Et ce sont encore là les meilleurs! Qu'est-ce
donc que les autres?... Pouah! —
Cependant j'ai un ami qui me devient tou-
jours de plus en plus cher. C'est mon vieux
Schopenhauer, si grognon d'apparence, et pour-
tant si profondément aimant! Lorsque je suis
arrivé au paroxysme de la sensibilité, quel ré-
confort absolument unique, en ouvrant ce livre,
de me retrouver tout à coup entièrement, de me
voir si bien compris et si clairement exprimé,
seulement dans un langage tout autre, qui rapide-
ment fait de la douleur un objet de la connais-
sance, et qui, de la sensibilité, transpose tout
dans la froide, marmoréenne et consolante in-
telligence, mais dans l'intelligence qui, en même
temps qu'elle me découvre à moi-même, me
découvre le monde entier! C'est une action
réciproque, merveilleuse, un échange de la plus
bienfaisante espèce; et toujours cette action est
91
nouvelle, parce qu'elle est toujours plus forte.
Cela procure alors le calme, et même le mépris
se résout en amour: car toute flatterie est loin;
la claire connaissance refroidit le feu de la
douleur. Les plis se lissent et le sommeil reprend i
sa vertu réconfortante. Et comme c'est beau que
ce vieillard ne sache pas du tout ce qu'il est
pour moi, ni ce que je me suis à moi-même
par lui!
Permettez-moi de nommer encore un ami
tout différent. Vous pouvez rire, mais je parle
d'un véritable ange, que j'ai toujours auprès de
moi: un être d'une amitié inébranlable, qui ne
peut me voir sans me prodiguer tout un déluge
de joie et de caresses. C'est le petit chien que
vous m'avez envoyé, un jour, de votre lit de
malade! Je ne saurais dire combien cet incom-
parable animal est délicieux pour moi. Tous
les soirs, je me perds avec lui dans le bois de
Boulogne! Alors je songe souvent à ma soli-
taire vallée de Sihl! Adieu, chère et douce âme!
Adieu et merci!
196 a.
[Paris. — Commencement d'Août 1860.]
Quel poëte je suis, tout de même! Bonté
divine, voilà que je deviens tout à fait préten-
tieux! Cette interminable traduction de Tann-
hâuser m'a déjà rempli de suffisance: à présent
qu'il faut tout examiner mot par mot, je dé-
92
:ouvre, en vérité, pour la première fois, com-
bien ce poëme est concis et inchangeable. Aban-
lonne-t-on un seul mot, un seul sens, et, mon
Taducteur ^ comme moi, nous voilà obligés de
reconnaître qu'un moment essentiel est sacrifié.
D'abord je croyais à la possibilité de menus
:hangements; il fallut y renoncer: Tun après
l'autre, ils apparaissaient impossibles. Je fus tout
surpris et trouvai alors, par comparaison, que
je connais réellement très peu de poèmes aux-
quels je puisse attribuer la même qualité. Bref,
je dus me résoudre à m'avouer que déjà le
poë-me n'aurait pu être mieux fait. Qu'en dites-
^'ous? Pour ce qui est de la musique, plutôt,
je puis améliorer. Çà et là, notamment, je
donne à l'orchestre des passages plus expressifs
et plus riches. La scène avec Vénus est la
seule que je veuille remanier complètement,
l'ai trouvé dame Vénus guindée: quelques traits
d'une bonne esquisse, mais pas de vraie vie.
Là j'ai ajouté une série de vers assez considé-
rable: la déesse de la volupté devient elle-même
ouchante, et la souffrance de Tannhâuser devient
-éelle, de sorte que son invocation à Marie jaillit
ie son âme comme un profond cri de détresse,
fe ne pouvais alors rien faire encore de pareil.
' Voir Glasenapp, 11,2,271. La traduction française
. fait l'objet d'un travail spécial, écrit par le Professeur
jolther dans la revue Musik II, 3, 271 et suiv.
93
Pour Texécution musicale, il me faut encore
beaucoup de bonne humeur: je ne sais vraiment
pas où me la procurer! . . .
Bientôt paraîtra une traduction en prose des
quatre pièces: le Vaisseau fantôme, Tann-
hauser, Lohengrin et Tristan, pour laquelle
je veux écrire une préface,^ qui doit donner à
mes amis d'ici quelques explications notamment
sur les tendances formelles de mon art. Je
viens d'examiner ces traductions et j'ai été
forcé de me représenter mes poëmes dans leur
moindre détail. Hier Lohengrin m'a saisi et
je ne puis me défendre de le tenir pour le
poëme le plus tragique, parce que la récon-
ciliation ne peut être obtenue que si l'on jette
un regard effroyablement lointain sur le monde.
Le dogme si profond de la métempsychose
pouvait seul me montrer le sommet riche de
consolations où, finalement, tout concourt à
une même hauteur vers la délivrance, après
que les diverses existences qui, séparées dans
le temps, suivent, l'une à côté de l'autre, leur
cours, se sont touchées hors du temps par la
pleine intelligence mutuelle. D'après le beau
dogme bouddhiste, la pureté immaculée de
Lohengrin devient explicable, en toute simpli-
cité, par le fait qu'il est la continuation de Par-
zival, lequel d'abord conquérait la pureté. Ainsi,
' Richard Wagner, Écrits, VII, pages 121 et suiv.
-^ 94 -^
I
dans sa réincarnation, Eisa de même atteindrait
à la hauteur de Lohengrin. C*est pourquoi le
plan de mes Vainqueurs me paraît être la suite
et la conclusion de Lohengrin. Ici Savitri
(Eisa) atteint absolument à la hauteur d'Ananda.
Tout l'effroyable tragique de la vie se réduirait
donc au fait d'être séparés les uns des autres
dans le temps et dans l'espace; mais, puisque
le temps et l'espace ne sont que des manières
de voir à nous, et n'ont d'ailleurs aucune réa-
lité, aux yeux du parfait clairvoyant la douleur
la plus tragique devrait s'expliquer uniquement
par l'erreur de l'individu: je crois qu'il en est
ainsi! Et, en toute vérité, il ne s'agit que de la
pureté et de la noblesse, qui, par elles-mêmes,
sont exemptes de douleur.
Je ne puis vous écrire rien d'autre que de
pareils bavardages; cela seul en vaut la peine!
Et avec vous seulement je bavarde volontiers
sur de pareilles choses! Alors disparaissent le
temps et l'espace, qui ne contiennent vraiment
rien que tourment et détresse! . . . Mais, hélas!
combien rarement suis-je disposé à bavarder
ainsi ! . . .
Tristan est et reste pour moi un miracle!
Comment ai -je pu faire quelque chose de
semblable, je le comprends de moins en moins:
en relisant, il me faut rester bouche bée! Com-
bien terriblement je devrai pâtir un jour de
cette œuvre, si je veux me la faire exécuter
95
entièrement, telle qu'elle est! Très clairement,
je prévois les souffrances les plus inouïes, car
je ne me dissimule pas que j'ai surpassé de
beaucoup en l'écrivant toutes nos réalisations
possibles: les interprètes merveilleux, les inter-
prètes de génie, les seuls qui seraient à hauteurJ
de la tâche, apparaissent en ce monde si rare-'
ment ! Et cependant je ne puis résister à la
tentation: si j'entendais seulement l'orchestre!! -
Parzival s'est réveillé en moi très vivement;
j'y vois de plus en plus clair; quand tout sera
mûr en moi, l'exécution de ce poëme deviendra
pour moi un plaisir inouï. Mais d'ici là peuvent
encore s'écouler pas mal d'années ! Aussi je
voudrais beaucoup m'en tenir uniquement au
poëme. Je l'écarté aussi longtemps que je
peux et ne m'en occupe que lorsqu'il me vient
irrésistiblement! Alors ce merveilleux progrès
de l'enfantement me fait oublier toute ma
misère . . . Bavarderai-je un peu là-dessus ?
Vous ai-je déjà dit que la messagère fabuleuse-
ment sauvage du Graal ne doit faire qu'un
avec la séductrice du deuxième acte ? Depuis
que cette idée s'est levée en moi, je me sens
maître de presque toute ma matière. Cette
merveilleuse, cette horrible créature qui sert
les chevaliers du Graal avec le zèle d'une
esclave infatigable, s'acquitte des besognes les
plus inouïes, reste couchée dans un coin,
attendant quelque mission d'une difficulté extra-
96
ordinaire, disparaît parfois, on ne sait ni comment
ni où? . . .
Puis, soudain, on la retrouve, effroyable-
ment épuisée, misérable, blême, horrible; et de
nouveau, infatigable, elle sert le Saint Graal
comme une chienne, devant ses chevaliers pour
qui elle laisse percer un secret mépris. Son
œil semble chercher toujours le prédestiné :
elle s'est déjà trompée, elle ne l'a point trouvé.
Mais ce qu'elle cherche, elle ne le sait juste-
ment pas: elle n'agit que par instinct.
Quand Parzival, le simple, arrive dans le
pays, elle ne peut détourner de lui son regard:
quelque chose de merveilleux doit se passer en
elle; elle ne sait pas quoi, mais s'attache à lui.
Lui est effrayé, mais aussi attiré: il ne com-
prend rien. (Ici le mot d'ordre est: «Poëte,
crée ! » ) Seule l'exécution peut parler ici ! —
Mais suivez toujours ces indications; écoutez
comme Brûnnhilde écoutait Wotan. — Cette
femme est dans une agitation, une excitation
indicible : le vieil écuyer a déjà remarqué cela
chez elle, de temps en temps, et, peu après,
elle disparaissait. Cette fois le phénomène
atteint à son paroxysme. Que se passe-t-il en
elle? Craint-elle une nouvelle fuite? Désire-
t-elle en être dispensée? Espère-t-elle pouvoir
en finir tout à fait? Qu'espère-t-elle de Parzival?
Manifestement, elle attache à celui-ci quelque
espoir inouï. . . Mais tout est obscur et téné-
II -- 97 ^ 7
breux encore : nulle connaissance, rien qu'une
impulsion à travers le crépuscule ! Accroupie
dans un coin, elle assiste à la navrante scène
d'Amfortas : elle jette un regard merveilleuse-
ment pénétrant — un regard de sphinx — sur
Parzival. Lui, vraiment simple, ne comprend
rien, s'étonne et ... se tait. On le pousse
dehors. La messagère du Graal s'abat avec un
grand cri; puis elle disparaît. (Il lui faut errer j
encore.)
Devinez-vous maintenant qui est la mer-J
veilleuse et magique créature que Parzival trouve
dans le château étrange, où le conduit sa valeur!
chevaleresque? Devinez ce qui arrive et com-!
ment tout finira. Aujourd'hui je ne vous en
dis pas davantage! . . .
106 b. 10 Août.
Je vous écris ce second feuillet bien dej
jours plus tard. Combien ? ... Je ne sais
«Déjà je ne compte plus les jours! » ^ Tou|
n'est pour moi qu'uniformité trouble et crépus^
culaire : soucis et contrariétés sous des formeî
toujours nouvelles, mais au fond toujours les
mêmes, sans joie aucune. Cependant, poinl
d'assauts; tout cela, plutôt, rampe autour de moij
Là contre, le calme, la pleine résignation: n(
* Vaisseau Fantôme, acte I, scène III.
texte porte «années» au lieu de ^jours».
Mais 11
98
rien attendre, ne rien espérer, souhaiter à
peine. Connaissant parfaitement les caprices
de ma destinée, m'accommoder silencieusement
à ma mission. Patience ! Même à Tégard du
temps qu'il fait. Et ce temps m'enseigne: cela
,est, on ne peut le changer; il faut s'y habituer;
de même, pour toutes les constellations morales
qui nous entourent. S'emporter ne mène à rien :
supporter, seulement! . . .
Parfois, cependant, la lumière jaillit au fond
de l'âme : tout ce qui, du dehors, mal satisfait,
s'y réfugie, se remet à vivre là plus chaude-
ment, plus lumineusement. C'est bien la nuit
de Tristan! «Dès que le soleil s'est caché dans
notre sein, luisent les riantes étoiles de la féli-
cité . . . ))^ Tout ce que je pourrais vous dire
de mon existence me semble si insignifiant !
C'est aussi le plus difficile à comprendre. Une
vie comme la mienne doit toujours tromper le
spectateur : il ne voit que les faits et gestes
qu'il tient pour miens, tandis qu'ils me sont au
fond tout à fait étrangers ; qui donc s'aperçoit
du dégoût que souvent ils m'inspirent? Tout
cela ne sera compris que le jour où la somme
totale sera lisible: alors il faudra bien recon-
naître que cette œuvre extraordinaire ne pouvait
être accomplie que de cette façon, et l'on s'in-
struira, quitte à ne pas tirer parti de la leçon
* Tristan, acte IL
--. 99
sî.
^çx .vers: tas
BlBUOTHEC^
Ûttav.ens^^
une autre fois. C'est toujours la même chose!
Je ne cherche plus guère à éclairer les autres;
seulement, comme je n'ai que la conscience
d'une souffrance perpétuelle, j'en souffre égale-
ment — et je sais qu'il en doit être ainsi. Mais
quoi ! L'heure de l'éclaircissement sonnera.
Elle approche. Et le monde verra beaucoup de
choses qu'il ne s'était pas permis de rêver. Je
dis cela sans me dissimuler aucunement les
impossibilités que je vais affronter encore.
L'Allemagne m'est ouverte maintenant: et mainte-
nant seulement j'en suis effrayé! Je n'ai encore
aucune idée de l'endroit où Tristan verra le
jour. Hélas ! c'est maintenant que la pire
misère va se démasquer ! C'est ainsi que
Tannhâuser à Paris me distrait, me donne le
temps de réfléchir sur l'Allemagne, de ne rien
presser et — ce qui est fort important! — il me
procure peut-être les moyens de me conduire,
en ce qui touche les représentations allemandes
de mes nouveaux ouvrages, comme il est ab-
solument nécessaire pour préparer tout au mieux,
là-bas, avec calme et patience. Si cela réussit,
combien merveilleusement sera résolu le pro-
blème, dont les chiffres confondent chacun en
ce moment, parce que personne ne peut les
accorder ! Et cependant — je l'avoue très
modestement — il n'y avait pas là le moindre
calcul de ma part ! . . .
Mais quittons cette danse de feux follets
100
que mènent le vouloir et l'illusion du monde.
Nous y sommes pour peu de chose, sinon
pour souffrir! . . .
De Parzival, cependant, aujourd'hui encore,
je ne puis vous parler davantage: tout cela est
encore très embryonnaire, inexprimable. En
revanche, je veux vous conter une vieille histoire
qui, il y a quelque temps, me fit grande impression
par son originalité, par son profond caractère.
Dans un volume du comte de la Villemarqué,
lesContesdesanciensBretons, où je trouvai,
après les Mabinogion, les versions les plus
vieilles des légendes traitées ensuite par des
poètes français, comme, par exemple, celles
d'Artus, de Parzival, de Tristan, etc, je rencon-
trai aussi le poëme d'Erec et Enide, que je
«possède» encore, d'après une adaptation alle-
mande du Moyen âge,^ dans ma ci -devant
bibliothèque de Dresde, — sans l'avoir lu jamais.
L'histoire est à peu près la suivante :
Après de longues luttes, Erec a ramené
Enide comme épouse ; son pays, attaqué par
l'ennemi de toutes parts, a recouvré grâce à lui
toute sûreté; il a fait de tels prodiges de bravoure
que, nécessairement, il se considère lui-même,
et tous avec lui, comme le héros invincible par
excellence; n'ayant plus aucune raison de com-
* Le poëme de Hartmann von Aue, d'après Chrestien
de Troyes.
101
battre, il ne vit plus que pour Tamour de sa
belle épouse, dans la paix et le bonheur. Cela
inquiète son peuple et ses amis : ils craignent
qu'il ne s'amollisse et perde ses forces; ils re-
doutent la trop puissante influence de la délicieuse
épouse. Celle-ci même commence à s'inquiéter
et se reproche d'être la cause du changement
regrettable — au sens de tous — survenu dans
l'humeur d'Erec. Un matin, elle s'éveille sou-
cieuse, regarde tristement le bien-aimé qui dort
et, sur cette poitrine nue, d'où elle imagine
qu'a disparu la bravoure, tombent deux larmes
chaudes. En s'éveillant, Erec entend encore
ses paroles : «Ah ! faut-il que, par ma faute, la
force héroïque l'abandonne?» Étonné, il croit
— avec l'extrême sensibilité d'une noble nature
— que sa plainte signifie le désir d'être — ou
même de devenir — l'épouse d'un héros plus
digne. Cette idée, d'une délicatesse et d'une
jalousie singulières, le décide aussitôt: «Dieu
me garde de défendre que tu donnes ta main
à un plus digne par-dessus le cadavre de ton
époux!» s'écrie-t-il. Aussitôt, il fait seller des
chevaux pour lui et pour Enide, prend rapide-
ment congé de tous, s'en va pour courir le
monde avec elle seule, lui ordonnant d'aller
toujours devant lui et — quoi qu'elle entende
ou voie — de ne jamais se retourner vers lui
et de ne jamais lui parler, à moins qu'il ne
l'interroge. Dans la forêt lointaine, trois brigands
102
les chargent; elle ne peut s'empêcher d'avertir
Erec: «Ne t'ai-je pas ordonné de te taire?» lui
dit-il impérieusement; puis il combat les bri-
gands, les tue, confie leurs coursiers, attachés
ensemble, à la garde d'Enide et lui ordonne,
en même temps qu'elle poussera les chevaux
devant elle, de poursuivre sa route devant lui.
On va toujours, en silence. La même aventure
se répète, seulement avec accroissement de
danger, de crainte chez Enide, de colère chez
Erec et de vaillant effort pour le vainqueur.
Enide ose à peine avouer son effroyable fatigue
après ce long voyage sans repos ni réconfort :
combien plus terrible encore doit être l'épuise-
ment d'Erec, qui a sans trêve à soutenir des
luttes prodigieuses! Enfin il commande halte:
sur une prairie en fleurs il lui offre de se ra-
fraîchir; un paysan apporte des aliments, du
vin, etc. Il s'écarte un peu, tandis qu'elle se
réconforte et approche d'une source ses lèvres
brûlantes. Il la laisse dormir et veille. Puis
on se remet en marche, vers les aventures les
plus prodigieuses, les plus périlleuses, et c'est
toujours la même chose.
Enfin, après un combat contre un épouvan-
table géant, Erec, mortellement fatigué, revient
à l'endroit où repose Enide, et s'évanouit. Elle
de se lamenter alors! Survient un cavalier,
avec une riche escorte, — un ennemi d'Erec.
Celui-ci se relève péniblement pour un nouveau
103
combat: il tombe comme mort. Le comte, en-
flammé d'amour pour Enide, Temmène, avec le
corps d'Erec, à son château. Enide est mandée
à la salle des fêtes; le comte la courtise; affolée
de douleur, elle jette un cri: «O Erec, si tu
vivais encore, qui donc oserait me courtiser?»
La porte vole en éclats: Erec a entendu le cri
de détresse. Réveillé de la mort, il voit ce qui
se passe, occit l'ennemi, attire Enide sur sa poi-
trine, la prie de ne plus jamais douter de lui,
même s'il n'est pas toujours à frapper d'estoc et
de taille, et retourne chez lui avec la bienheureuse
épouse! . . .
Qu'en dites-vous? Ne sont-ce pas là de
beaux exemplaires d'intégrale humanité? D'une
si incroyable délicatesse que nous ne pouvons
plus du tout les comprendre aujourd'hui; les
plus terribles témoignages de force inspirés par
une excessive finesse de sentiment!...
Voilà le second feuillet rempli, à son tour! . . .
Adieu! faites mes amitiés à WesendonkI Je lui
écrirai bientôt! Mille remerciements et con-
stante affection!
R. W.
107. Paris, 30 Sept. 60.
Ma chère, très chère enfant!
Jusqu'à présent, ce n'était jamais qu'un
état de malaise qui me semblait permettre une
interruption dans mes besognes. Mais aujour-
104
d'hui il faut absolument que je me fasse libre,
une heure, — pour être libre! . . .
Ah! comme l'enfant se délecte avec passion
à Raphaël et à la peinture! Comme cela est
beau, délicieux, reposant! Il n'y a que moi que
tout cela ne veut point toucher, jamais! Je suis
toujours encore le Vandale qui, depuis une
année de séjour à Paris, n'est pas encore par-
venu à visiter le Louvre! Cela ne vous dit-il
pas tout?? —
Comment je vais, autrement?... Figurez-
vous que je m'efforce à tout prix d'inventer
de la musique. Vénus doit apprendre à mieux
chanter! Comment cela me réussit?... Vous
savez bien que je vous écris toujours des lettres
muettes, ou plutôt invisibles. Dans l'une de
celles-ci, je vous parlais longuement de deux
minuscules oiseaux des Indes qui sont entrés
ici dans mon logis et que je ne voulais plus
laisser partir, parce qu'en été ils chantaient
merveilleusement, et ainsi m'égayaient toujours
au moment du déjeuner. Le petit mâle et la
petit femelle avaient chacun leur ramage parti-
culier, très fin et mélancoliquement mélodieux.
Finalement, vers la mi-Août, en revenant
de mon excursion au Rhin,^ je n'entends plus
du tout la petite femelle, et le petit mâle ne fait
plus que gazouiller sans cesse, toujours avec
' Voir Glasenapp, II, 2, 275.
^ 105 --.
plus d'inquiétude et plus d'effort pour retrouver
son mélodieux ramage: en vain, il n'y arrive
plus! Il ne pouvait plus chanter. Je n'avais
jamais observé, mais seulement entendu dire,
que les oiseaux chanteurs deviennent muets vers
la fin de l'été et ne reprennent leur chanson
qu'à l'approche du printemps. Mais je croyais
que c'était une affaire finie pour eux vers ce
temps-là, qu'ils n'en éprouvaient plus le besoin
et qu'ils l'oubliaient donc! J'apprenais là qu'il
en est autrement: mon petit mâle semblait tout
étonné d'avoir perdu la mélodie, et de ne pou-
voir la recouvrer, malgré tous les efforts. Cela
m'a extraordinairement intéressé, saisi. Cette
aliénation de l'être le plus intime, ce refus de
la force mélodique! A qui appartient-elle? A
l'oiseau? — ou bien qui donc la lui prête seule-
ment? Il est certain que seul un état extatique
lui rend la mélodie possible: cet état lui devient
tellement habituel dans la saison voulue que,
l'autre saison venue, il est tout effrayé aussitôt
de voir que le charme l'a soudain abandonné.
A la fin, il s'y habitue: quelque chose en lui-
même lui dit, qu'au printemps il pourra de nou-
veau chanter! . . Je vous écrivis beaucoup de
choses là-dessus. Le gazouillement et le pépie-
ment plaintifs durèrent encore longtemps. — A
présent une autre lettre! . . . Figurez-vous qu'un
matin, la petite femelle recommence à gazouiller,
et parvient vraiment à retrouver tout son ramage,
106
qu^elle répète sans trêve, maintenant, jusqu'à dix
fois de suite ! . . . J'étais hors de moi! . . . Que
dire? Était-ce une anomalie? Y a-t-il dans la
nature aussi des exceptions? Tout ce que je sais,
c'est que cette aventure est arrivée à la femelle;
mais, depuis, je ne l'ai plus jamais entendue . . .
Ah! si du moins le ciel voulait redevenir pur
une seule fois! Comment puis-je supporter cela
déjà toute une année? Mais n'importe: en dépit
du ciel et de l'automne, il faut que je compose.
Et j'ai fait de la littérature aussi. Je vous enverrai
le livre bientôt. Les vers nouveaux pour Tann-
hauser ne sont pas encore définitifs en alle-
mand: ci-joint le brouillon, d'après lequel ils ont
été mis en français, et c'est sur les vers fran-
çais que je dois composer. Qu'en dites-vous?
Dieu sait! A la fin tout va! Mais comment?
Cependant toute cette besogne me convient. Elle
me cache ce monde étranger, où je dois main-
tenant demeurer toujours. Il me faut être patient:
telle est la volonté de cette même puissance
qui fait chanter ou se taire mes oiseaux. Mais je
ne puis guère en venir au recueillement propre-
ment dit, car là il n'y a que désert et désespoir.
Je dois peupler cela de besognes et, quand celles-
ci me dégoûtent, les soucis m'aident à vivre
encore. Frau Sorge^ reste toujours fidèle...
' «Dame Souci», — figure allemande qui personnifie
les petites misères de la vie quotidienne.
107
Ne vous faites pourtant pas d'idées fausses:
je ne m'attacherais avec force à quoi que ce soit.
Par exemple, je ne m'occuperais surtout pas,
de ce Tannliauser parisien, s'il fallait un sé-
rieux effort ou un important sacrifice pour ob-
tenir ce que je veux ici. Au contraire, je fais
à mauvais jeu bon visage, parce qu'on me montre
aussi bon visage. Pour ce qui concerne les
représentations de mes œuvres, jamais de la
vie je n'ai encore eu d'aussi bonnes conditions
etj sans doute, je ne les aurai plus jamais. A
peine puis-je former un souhait, il est exaucé:
nulle part la moindre résistance. Maintenant
les répétitions au piano ont commencé. Le
temps est employé de la façon la plus judicieuse.
Chaque détail est soumis à mon examen: j'ai
rejeté trois fois les maquettes des décors, avant
que l'on réussît à me contenter. A présent,
tout devient parfait, et, en tout cas, l'exécution
— si elle n'atteint pas l'idéal — sera la meil-
leure qu'il y ait jamais eu et qu'il puisse y
avoir d'ici à quelque temps. Avant tout, je
compte sur mon héros: Niemann. Cet homme
a des facultés inépuisables. Il est encore à
peine dégrossi, et tout, jusqu'ici, ne se fait en
lui que par l'instinct. A présent, il n'a pas
autre chose à faire, des mois durant, qu'à se
laisser conduire par moi. Tout sera étudié
jusqu'au dernier point. — Pour Elisabeth, j'ai
pareillement une chanteuse jeune, encore à
108
demi-sauvage, Sax:* sa voix est prodigieuse,
intacte, et son talent généreux. Elle m'est
entièrement dévouée. — Vénus — madame Te-
desco, engagée expressément à mon intention,
a une tête superbe pour son rôle; toute sa per-
sonne n'est qu'un peu trop voluptueuse. Un
talent considérable et tout à fait approprié. —
Wolfram constituait la dernière difficulté; j'ai
fini par faire engager un M. Morelli, homme
d'extérieur magnifique et doué d'une voix mer-
veilleuse. Je verrai maintenant à l'éduquer.
Heureusement, l'opéra ne sera pas donné avant
que je sois entièrement satisfait des études. Et
cela est important. — Je ne pouvais laisser
échapper une offre de cette valeur! ...
A l'Opéra, on m'aime déjà; dans mes rap-
ports avec tous il n'y a plus rien de contraint:
on commence à me comprendre, on ne me
contredit en rien, et d'avance on se réjouit de
l'événement. — Donc tout irait fort bien, si, en
dehors de cela, mon entière existence était
seulement un peu mieux d'aplomb. Rien n'y
fait! Je me réveille triste, et triste je me couche.
Il est possible que le mauvais temps y soit pour
quelque chose: les moments de santé se font
si rares, et le malaise, oui, l'angoisse, augmentent
de plus en plus.
Pourtant ne faites pas trop attention à ces
^ Plus connue sous le nom de Marie Sass.
-- 109 --
plaintes. Finalement, je suis toujours capable de
ressentir le plus grand bien-être, sitôt qu'arrive
une vive et belle impression. Vous vous rap-
pelez, lors de mon dernier anniversaire, ce fut
l'effet du vent d'est. Aujourd'hui, nous avons
eu le premier brouillard d'automne: il m'a rap-
pelé fortement Zurich. Peut-être qu'il amènera
le beau temps. Celui-ci me fera grand bien. -
J'ai déjà travaillé à la musique de ma nouvelle
scène. Chose étrange! tout ce qui est intérieur,
passionné, — je dirai presque: fémininement ex-
tatique, je n'ai pu l'accomplir à l'époque où
j'écrivais Tannhâuser: là j'ai à démolir et à
reconstruire tout. Vraiment ma Vénus d'alors,
cette Vénus de coulisses, m'épouvante! Cela
deviendra beaucoup meilleur, cette fois, — sur-
tout si le brouillard amène le beau temps.
Mais la fraîcheur, la joie de vivre qu'il y a dans
Tannhâuser, tout cela est bien, et je n'y puis
changer la moindre chose: tout ce qui porte
avec soi l'odeur de la légende, d'ailleurs, y est
déjà éthéré; la plainte et le repentir de Tann-
hâuser sont excellents; les ensembles irrépro-
chables. Dans les parties passionées seulement,
j'ai dû retoucher de-ci, de-là: par exemple, j'ai
remplacé un trait de violons trop mou, au départ
de Tannhâuser, à la fin du deuxième acte, par
un nouveau trait, fort difficile, mais qui me satisfait
uniquement. A mon orchestre d'ici, je puis tout
offrir: c'est le premier du mondel
110
Assez de Tan nhiiuser! . . . De temps en
temps, je cause longuement avec vous des gens
que je rencontre, mais, pour le moment, je n'ai
rien à vous rapporter de particulier: beaucoup
de choses prendraient un air d'importance
qu'elles ne méritent pas. En somme, je con-
tinue de vivre absolument seul. Rien ne me
convient mieux. Cependant ma solitude aussi
est souvent morose. Quel remède, alors?...
Le souvenir — et le sommeil! . . .
J'ai pris les projets en aversion. Même pour
une représentation de Tristan, je n'ai rien pro-
jeté encore. Je pense toujours que ce qui doit
être arrive un jour de soi-même. En attendant,
la reine Victoria s'est mise en tête d'entendre
Lohengrin, cet hiver. Ledirecteurde Covent-
Garden est venu me trouver: la reine désire
entendre l'œuvre en anglais; ce sera pour Février.
Je n'en sais pas davantage encore, ni d'ailleurs
si je pourrai m'occuper de cela. Ce serait drôle
d'entendre cet ouvrage pour la première fois en
anglais . . .
Et maintenant je vais bientôt déménager.
A partir du 15 Octobre, je demeurerai 3, rue
d'Aumale.^ L'appartement est plutôt petit, et
j'espère que je n'aurai pas à y écrire des vers
ou à composer: il ne peut convenir que comme
bureau d'affaires. J'ai à moitié perdu mon
' Voir Glasenapp, II, 2, 261 et suiv.; 278 et suiv.
«-^ 111 ^
procès; on ne me paie pas un sou d'indemnité.
Ah! quand serai-je arrivé jamais à quelque chose!
C'était une mauvaise affaire, tout à fait manquée:
l'appartement, que j'avais choisi justement pour
sa tranquillité, devenait, avec les démolitions du
quartier, intenable à cause du bruit. On pré-
tend que mon propriétaire ne savait rien de cela.
Possible! . . .
Eh bien, mon enfant! les choses vont
mieux pour vous: c'est ma consolation! Le ciel
bénisse vos belles gravures et, avant tout, le
portrait! Moi aussi, je verrai tout cela bientôt. —
Mille compliments à Otto! Je lui écrirai la pro-
chaine fois. Encore un mot: sur le Rhin, aux
environs de Rolandseck, des enfants sveltes et
blonds prirent le bateau, pour en descendre un
peu plus loin. C'était tout à fait le type de vos
enfants: l'un d'eux ressemblait tellement à
Myrrha!! Je savais bien que c'était là votre
patrie ! . . .
Mille compliments et tout mon cœur!
R. W.
Et maintenant encore l'ébauche des nou-
veaux vers pour Tannhauser.
Attention! Après la troisième strophe de
Tannhauser:
Vénus (dans une explosion de colère) —
tout le début reste jusqu'à:
1 Voir Glasenapp, II, 2, 282.
^ 112 ^
«Pars, homme aveugle, cherche ton salut,
Cherche-le sans le trouver jamais!» —
Après quoi viendra: —
«Celle que tu as combattue, que tu as vaincue,
Qui a subi les éclats outrageants de ton orgueil,
Va la supplier, elle, l'objet de ta dérision;
Dans ces lieux, témoins de tes mépris, va im-
plorer sa faveuri
Ta misère et ton opprobre fleuriront alors:
Exilé, maudit, tu traîneras après toi les dédains;
Je te vois approcher, brisé, foulé aux pieds.
Couvert de poussière, le front humilié:
«Oh! si tu la retrouvais.
Celle qui te riait naguère!
Oh! si elles se rouvraient devant toi
Les portes de ses splendeurs!» —
Le voici, gisant devant le seuil.
Où jadis coulaient pour lui les flots de la joie;
Il supplie, le compagnon d'autrefois.
Il mendie, non l'amour mais la pitié.
Arrière, le mendiant! à jamais fermé aux
esclaves.
Ce n'est qu'aux héros que s'ouvre mon empire!»
Tannhauser.
«Je t'épargnerai assurément la douleur
De me voir approcher déshonoré;
Je pars pour jamais, adieu!
La déesse jamais ne me verra revenir.»
II ^ 113 -^ 8
Vénus.
«Quoi! tu ne reviendrais plus jamais?
Qu'ai-je dit et qu'a-t-il dit?
Comment expliquer ces paroles, comment les
comprendre?
Mon bien-aimé, m'abandonner pour toujours?
Par quel crime Taurais-je mérité?
La Déesse de la Grâce
Se verrait ravir la joie
De pardonner à ce qu'elle aime?
Moi, qui jadis, d'une oreille avide,
Écoutais, souriant dans les larmes,
Tes fiers accents, muets trop longtemps
autour de moi:
Pourrais-tu rêver
Que je restasse jamais insensible
Aux soupirs plaintifs
De ton âme élancée jusqu'à moi?
La suprême consolation
Que j'ai trouvée dans tes bras.
Ne me la fais pas payer par tes dédains
Pour la consolation que je te réserve!
Si tu ne revenais pas.
Oh! le monde serait maudit!
Il ne serait plus jamais qu'un morne désert.
Quand la déesse l'aurait quitté!
Reviens, reviens à moi!
Aie foi dans les faveurs de mon amour!»
114
Tannhauser.
«Qui renonce à toi, ô déesse,
Renonce pour jamais à toute faveur!»
Vénus.
«N'oppose pas Torgueil à tes désirs,
S'ils viennent à te ramener vers moi!»
Tannhauser.
«cMes désirs me poussent au combat;
Je ne cherche pas les délices et le plaisir.
Écoute et comprends, ô déesse:
Mes désirs me poussent à la mort!»
Vénus.
aEt si la mort elle-même te fuit,
Si elle-même te refuse une tombe?»
Tannhauser.
«La mort, la tombe dans le cœur,
Je trouverai le repos par la pénitence!»
Vénus.
«Jamais le repos ne te sera donné!
Jamais tu ne trouveras le salut!
Reviens à moi, si tu cherches la paix!
Reviens, si tu cherches le salut!»
Tannhauser.
«Déesse de la Volupté, ce n*est pas en toi
Que reposent ma paix, mon salut: c'est en
Marie!»
115 --, 8*
108. 24 Octobre 60.
Un mot en hâte, ma très chère enfant!
Vos dernières lignes m'ont profondément
réjoui — il en est toujours ainsi après l'an-
goisse!
La lettre est arrivée ici un jour néfaste: je
congédiais brusquement mon domestique, sup-
porté avec peine jusqu'à présent. Il s'était sou-
vent oublié au point de garder des lettres sur
lui pendant plusieurs jours après les avoir reçues
du facteur; plus d'une fois je l'avais semonce
pour cela. Cette fois-ci, — c'était précisément
ces jours-là — je l'ai mis dehors du coup; il a
eu une demi-heure pour quitter la maison (pour
d'excellents motifs). Une autre lettre encore
ne m'est point parvenue. Je m'explique main-
tenant pourquoi. Par crainte ou par méchanceté,
il ne m'a pas remis au départ les lettres qu'il
détenait. Je vais tâcher de la récupérer. Si je
ne réussis point, il faudra, hélas! que vous
m'écriviez une nouvelle fois. A autrui j'occa-
sionne autant de trouble qu'à moi-même; nous
devons le supporter ensemble ... Je suis très
occupé; on est pour moi trop actif sans inter-
ruption ici. Aucun désagrément; mais grande
dépense de forces!
Mille bonnes salutations !
Il me faut retourner à ma besogne!
Cependant encore un salut!
R. W.
116
109. Paris, 13 Nov. 60.
Chère et fidèle enfant! Belle et douce âme!
Merci pour vos amitiés!
Aussi souvent que possible vous recevrez
un court bulletin de moi.
Cela va — très lentement — mais cela va
de nouveau. De la première semaine de ma
maladie^ je n'ai presque pas souvenir. Main-
tenant, peu à peu, cela s'éclaircit. Pendant
plusieurs jours je fus presque aveugle. A pré-
sent, je suis extraordinairement faible: étonnam-
ment amaigri, avec des yeux rentrés dans la
tête. Que j'éprouve toujours au fond une sen-
sation de douleur, vous le savez: seule, toujours,
l'excitation nerveuse a pu m'étourdir; à présent
que je dois éviter toute excitation, vous pouvez
vous imaginer ce qui me reste! —
Cependant j'ai encore trop de choses devant
moi, et bientôt la vie va de nouveau s'emparer
de mon être tout entier!
Hier, on m'a conduit en voiture aux Champs-
Elysées et l'on m'a fait faire une petite prome-
nade au soleil. Cela m'a réussi. Je vais re-
prendre! Aussi ai-je retrouvé la patience. . . .
Dans mon nouvel et modeste appartement,
les trois gravures de Rome pendent encadrées
au-dessus et auprès de mon divan!
* Voir Glasenapp, II, 2, 282.
'-^ 117 ^
Adieu pour aujourd'hui! Je ne puis écrire
davantage!... Merci! mille fois! Cordiale et
profonde fidélité! . . .
R. W.
110. Paris, 17 Nov. 60.
Encore un bulletin, mon enfant! Cela va,
mais très faiblement et lentement: le temps ne
veut pas me favoriser, il me rejette toujours en
arrière! Cependant j'ai déjà pu faire une
première course: — je suis allé chez le relieur.
La réduction de Tristan pour piano a enfin
paru. J'avais donné l'ordre aux Hârtel d'en-
voyer quelques exemplaires à Zurich directe-
ment, un aussi à madame Wille. Pour l'amie, natu-
rellement, je ne voulais pas me borner à cela:
j'avais fait venir un exemplaire à Paris; je vou-
lais qu'il fût relié à mon goût, et vous l'offrir de
ma propre main. L'exemplaire arriva tout juste
pendant la plus méchante période de ma mala-
die: figurez- vous mon chagrin! Il me fallait
voir cet exemplaire là, près de moi, sans pou-
voir m'en occuper. Maintenant, je suis allé
chez le relieur: je doute, malheureusement,
qu'il travaille à mon goût; ces gens-là sont
tous si terriblement dénués de fantaisie et d'in-
vention ! . . .
Il faudra bien me contenter de quelque
chose de tout à fait ordinaire ; et vous devrez
vous contenter, vous, de la bonne intention.
118
J
Cela durera encore assez longtemps, avant que
ce soit fini, et il vous faudra considérer mon
envoi comme un cadeau d'anniversaire et de
Noël ! . . .
Pour le reste, je suis tellement . . . mort!
Je ne puis guère appeler mon état d'âme autre-
ment ! Calme absolu, sans le moindre intérêt
à l'existence: les futures représentations de mes
dernières œuvres, plus rien que rêve et brouillard.
Aucune activité, aucun désir ! . . .
Mes pauvres nerfs sont toujours très dé-
primés et douloureux : ce n'est jamais que
l'excitation du moment qui me donne meilleure
mine ... Et cependant . . . cela va, cela ira . . .
mais comment? Dieu le sait! ... Si du moins
il n'y avait pas ces taches au soleil! Un temps
clair, c'est encore ce qui me fait le plus de
bien . . . Lundi, j'assisterai de nouveau à une
répétition : il me faut apprendre à être bien
calme . . .
Ah! votre petit chien est tout à fait délicieux!
Comment s'appelle-t-il donc? Fut-ce un coup
de maître de l'ami Otto? Croyez- moi, vous
devrez à cet animal beaucoup de joie: la com-
pagnie des animaux a toujours quelque chose
de très calmant. Je vous félicite!
Et, en guise de conclusion, ma profonde
gratitude encore pour les bonnes amitiés, qui
\inrent me trouver dans ma chambre de malade:
qu'il n'en soit pas venu depuis quelques jours,
119
voilà ce qui m'afflige. Vous n'êtes pas souf-
frante vous-même, j'espère? Rassurez-moi! . . .
Mille compliments cordiaux à Wesendonk!
Il aura bientôt de mes nouvelles.
Adieu, et portez-vous bien !
Votre
R. W.
111. Paris, 3, rue d'Aumale.
4 Dec. 60.
Vite un cordial salut à la chère enfant !
Et un peu de consolation ! . . .
Depuis une semaine, ma convalescence a
fait de grands progrès. Les forces reviennent,
la mine est meilleure : on me trouve le regard
plus vif . . .
C'était donc là un sérieux avertissement.
Il m'a fait grande impression : je m'arrange
soigneusement mon avenir, pour pouvoir rem-
plir la tâche de ma vie. J'espère, pourtant de
nouveau, pouvoir m'en acquitter!
Êtes -vous plus satisfaite, chère et fidèle
amie?
Pour Tannhâuser, nous voulons attendre
encore. Je ne dirige pas l'orchestre moi-même,
et, une fois quitte des répétitions, je suis quitte
de tout ! . . .
A bientôt de plus amples nouvelles du
Vivant.
120
à
112. [Paris, Dec. 60.]
Quelques lignes seulement, qui vous en
diront assez, amie! . . .
Je fais tout mon possible pour, — en me
ménageant beaucoup — pouvoir assister régu-
lièrement aux répétitions quotidiennes. Et
d'ailleurs, voici ma façon de vivre :
A dix heures, je vais me coucher; je reste
ordinairement trois, quatre et jusqu'à cinq heures,
sans dormir ; je me lève, très faible, vers dix
heures du matin, m'étends derechef après le
déjeuner, n'entreprends rien, n'écris pas une
ligne, lis un tout petit peu, m'habile ensuite
vais en voiture à l'Opéra, à une heure, assiste
à la répétition, reviens chez moi entre quatre
et cinq heures, mort de fatigue, m'étends de
nouveau, cherche à dormir un peu, dîne à cinq
heures et demie, me repose alors encore un
tantinet, ne reçois âme qui vive, excepté le
médecin, — afin de ne point devoir parler, —
lis quelques lignes et recommence enfin comme
il est dit ci-dessus . . .
Vous voyez par là combien profondément
mes pauvres nerfs sont malades. Je ne puis
plus jamais chanter, exécuter des actes entiers
de mes opéras, comme je le faisais jusqu'ici,
rarement du moins, il ne peut plus même en
être question.
C'étaient, chaque fois, des efforts surhu-
mains, que j'ai maintenant à payer. De même,
121
pour ce qui est de diriger l'orchestre, comme
je le faisais autrefois, cela ne m'arrivera plus !
— Comment je mènerai à bien la tâche de ma
vie, je n'en sais rien . . .
Cependant, il faut espérer beaucoup du
repos, des ménagements, du «petit à petit», et
cela ira mieux, en tout cas . . .
Il est digne de vous d'avoir pensé à vous
rapprocher maintenant de moi, pauvre malheu-
reux ; pourtant, moi aussi, je crois que dame
Raison est dans le vrai. Arrivez pour Tann-
hâuser; peut-être pas pour les premières repré-
sentations, mais plutôt quand j'aurai déjà repris
quelque peu mon aplomb: dans un état pareil à
celui de maintenant, je n'existe vraiment pas.
Consultez bien, là-dessus, avec Otto! —
J'ai appris avec un vif plaisir ce que vous
me rapportez de madame Wille: je m'y atten-
dais bien et je ne lui en veux plus. Je sais,
après tout, ce qu'elle vaut, quoiqu'elle ne soit
pas faite pour l'action. Souvent nous n'avons
pas besoin de cette énergie, mais seulement
d'intelligence et de sympathie: et l'on ne saurait
apprécier assez hautement pareille aubaine! . . .
Saluez-la cordialement de ma part ! . . .
Cordiales salutations aussi à la famille y
compris le brave papa! Faible et mélancolique,
mais toujours fidèle et reconnaissant, je de-
meure vôtre.
R. W.
122
113. Pour le 23 Décembre 1860.
Je viens de trouver encore un feuillet de
ma couleur : ' il faut qu'il vous porte, amie,
mes compliments pour votre anniversaire !
Que vous souhaiter? Que vous offrir?
Une existence extrêmement difficile et sans
repos me fait considérer comme souhaitable,
entre toutes choses, le repos! Je languis telle-
ment après lui que je le souhaite aussi à autrui,
et notamment à l'être qui m'est le plus cher,
comme le bien suprême. Il est dur à conqué-
rir : qui ne Ta pas reçu en naissant, ne l'aura
guère en partage et, seul, l'entier brisement de
son propre caractère pourra lui valoir cette
conquête. Quiconque reste ainsi dans la vie,
et sacrifie à tout moment sa nature à cette vie,
celui-là, si nous regardons les choses en grand,
peut bien être arrivé au calme presque parfait;
' mais bientôt le menu détail de la vie quoti-
dienne excitera de nouveau son tempérament,
l'impatientera, l'inquiétera. Combien étrange, ce
qui m'arrive maintenant! Je reste froid, insen-
sible, à tout ce qui met en mouvement, presque
sans exception, le monde. La gloire n'a guère
de puissance sur moi; le gain n'en a que pour
i autant qu'il m'assure l'indépendance. Avec l'une
ou l'autre éventualité en vue, entreprendre sé-
^ Le Maître écrivait habituellement sur du papier
couleur lilas.
123
rieusement quelque chose me serait à jamais
impossible. Avoir raison m'est de même in-
différent, depuis que je sais combien est in-
croyablement petit le nombre des gens qui sont
faits, seulement, pour comprendre les autres.
Le violent désir, si naturel et pardonnable,
d'obtenir de chacune de mes œuvres une re-
présentation parfaitement adéquate à mon idéal,
a fini pourtant par se refroidir aussi beaucoup,
et cela, notamment, au cours de cette dernière
année. Les rapports que j'ai repris avec les
musiciens, les chanteurs, etc, m'ont coûté dere-
chef de profonds soupirs, et ma résignation,
de ce côté-là aussi, en a été nourrie et fortifiée.
Il me faut comprendre, de plus en plus claire-
ment, à quelle incalculable distance je me suis
éloigné de cette base — invariable dans notre
vie moderne — sur laquelle se fondent même
les créations de mon art. Volontiers je recon-
nais que, si mon regard se porte soudain vers
mes Nibelungen, vers Tristan, il me semble
que je m'éveille en sursaut d'un rêve, et je
me dis: «Où étais-tu? ... Tu as rêvé! Ouvre
les yeux et regarde : voici la réalité ! ... »
Oui, je ne nie pas que je tiens mes œuvres
nouvelles proprement et précisément pour in-
exécutables. Si pourtant l'intime besoin se
ranime de réaliser, ici même, une possibilité,
cela encore ne redevient possible que parce
que je laisse mon cerveau retourner au pays des
124
rêves. Alors, il faut que des circonstances fa-
vorables, inouïes, sans exemple, m'apparaissent
comme possibles et que je m'attribue la force
énorme d'amener ces circonstances. Devant
mes continuelles expériences de l'incroyable
faiblesse et de la nature superficielle de toutes
les personnes et de toutes les combinaisons,
sur lesquelles s'appuyait la possibilité de mes
conceptions, la résignation va toujours croissant,
et m'inspire cette inertie, qui se détourne crain-
tivement des prétentions inutiles. Je ne pense
plus que très peu à cela . . .
Si quelque chose m'anime un peu maintenant
pour cette entreprise parisienne deTannhâuser,
c'est tout simplement que l'indélébile propriété de
ma nature est de s'agiter sous l'influence d'un but
artistique. Péniblement, il faut que je m'efforce,
toute la journée, pour m'intéresser à la chose :
mais, sitôt que je suis à la répétition, la puis-
sance immédiate de l'art a prise sur moi ; je
prodigue mon être et mes forces, et cela pour
une chose qui me laisse, au surplus, indifférent . . .
Voilà mon histoire, en vérité! . . .
Et pourtant, combien différent de cela, et
tout autre, me voit non seulement le monde,
mais encore toutes mes connaissances, et jusqu'à
mon ami le plus dévoué! Cette insensée, cette
ineffaçable opinion de quiconque m'approche,
voilà, m'est-il possible d'affirmer, ce dont je
souffre presque uniquement. Je puis prêcher,
125
gaspiller de Téloquence, du chagrin, de la
colère, de la fureur : — la seule réponse que
j'obtienne, c'est un sourire de regret pour une
mauvaise humeur momentanée. Si les gens
pouvaient alors deviner la signification de mon
silence quand je m'arrête soudain, et pâle, avec
l'air indifférent, rentré en moi-même !
O mon enfant! Où donc trouverai-je alors
ma seule et unique consolation?. .. J'ai trouvé,
un jour, le cœur et l'âme qui dans ces moments-
là me comprenaient à fond et auxquels j'étais
devenu cher, justement, parce qu'ils m'avaient
compris et devaient me comprendre ainsi !
Voyez, je me réfugie alors vers cette âme ;
mort de fatigue, je m'abandonne et m'abîme
dans la douce et pure atmosphère de cette
créature amie. Toutes les épreuves, les émo-
tions, les soucis, les douleurs inouïes de ce
passé se fondent, comme une nuée d'orage, en
une rosée rafraîchissante, qui mouille mes tempes
en feu : alors j'éprouve un rafraîchissement, et
le repos enfin, le doux repos: je suis aimé, —
reconnu ! . . .
Et ce repos, je vous l'offre ! Dans l'heu-
reuse conscience de ce que vous êtes pour
moi — l'ange de mon repos, la gardienne de
ma vie — trouvez aussi la noble source qui
arrose les déserts de votre existence! Partagez
mon repos et recevez-le tout entier aujourd'hui,
comme j'en jouis en ce moment où je m'abîme
126
I
tout entier en vous! Tel est mon souhait,
mon présent !
R. W.
114. Mardi gras [12 Février 1861].
Le Mardi gras, à la fin, me donne encore
une matinée tranquille pour que je puisse, amie,
vous parler un peu de moi.
Quand je n'ai rien en tête que les cent
détails nécessités par mon entreprise actuelle,
il n'y a pas de bon sens, dirai-je, à vous parler
de moi. Ce qu'il y a toujours eu, justement,
de plus beau dans nos rapports, c'est que seule
la véritable essence de nos actes et de nos
pensées, sous une forme purifiée, nous semblait
digne d'attention, et que nous nous sentions en
quelque sorte émancipés de la vie proprement
dite, sitôt que nous nous rencontrions. Quand
je me débarrasse la tête de tout le fatras pour
la conserver libre à votre intention, il va de
soi que seul le meilleur doit rester, et qu'il ne
peut plus être question d'aucune peine ; en
revanche, une vague mélancolie enveloppe l'âme,
une mélancolie qui nous montre tout le reste
sous le jour convenable du néant, car rien n'a
de véritable valeur pour celui qui sent combien
de sacrifices il a toujours à faire, s'il veut
donner une signification à l'apparence de la
réalité . . .
Ce qui me console des nombreuses peines
127
que me cause l'art, c'est qu'il peut toujours vous
apparaître sous un aspect de plus en plus serein.
Vous avez des tableaux et vous les aimez, vous
lisez, vous étudiez, vous écoutez; vous retirez
de tout cela ce qui vous semble digne et noble,
et demeurez insensible à ce que vous pouvez
négliger. Toutes vos lettres, même les dernières
de cet hiver, s'accordent sur ce point que vous
est dévolu le bonheur d'une paisible et douce
jouissance. Le sens de cette jouissance vous
aura été pleinement révélé maintenant: elle est
peut-être pour vous ce qu'est pour moi mon
activité, peut-être ma détresse. Cependant je
m'imagine souvent que, moi aussi, je serais
capable de pareille jouissance et que, seule, ma
mission m'en écarte. Quand je considère ce
que je puis de nouveau supporter, il me faut
m'étonner et tenir pour injustifié le désir si
ardent d'un repos absolu et solitaire. Et pour-
tant un certain repos intérieur m'accompagne
toujours: celui de la plus profonde et complète
résignation. Une incrédulité parfaitement exempte
de haine, mais d'autant plus sûre, s'est emparée
de moi : mon espérance se trouve tellement
réduite à rien et, notamment, toutes mes rela-
tions avec les gens qui m'approchent reposent
sur des fondements si légers, malgré le libre
cours donné parfois à mon naturel, souvent très
communicatif, que tout ébranlement est ici im-
possible.
128
Tel ou tel, qui aujourd'hui m'approchait
de fort près, ne plus le voir pendant des mois,
pendant le quart, même pendant la moitié
d'une année, n'apporte pas un atome de trouble
dans ces relations. Je ne suis nullement rébar-
batif, mais d'une incroyable indifférence. Je ne
dépends nulle part de l'habitude.
Vous m'avez demandé quel était mon
cercle de femmes? J'ai fait de nombreuses
connaissances ; pas une avec qui je sois entré
en commerce habituel.
Madame OUivier est fort bien douée, elle
a même un naturel éblouissant ... Je me
demande comment il se fait que nous nous
voyions si rarement ... Il en est ainsi de
toutes mes connaissances : les chances de gain
à les cultiver davantage sont tellement inégales
que je me résigne volontiers, de toute façon,
et — au gré de mon humeur aussi, — me con-
tente de ce que le hasard m'apporte à la mai-
son. Il y a, entre autres . . . une demoiselle
de Meysenbug,^ qui séjourne ici, présentement,
comme gouvernante des enfants d'une famille
russe : elle . . . avait ceci pour elle, lorsqu'on
me l'amena, que, dans le temps, à Londres,
un jour de méchante humeur, je l'avais une
fois fort maltraitée. Ce souvenir me toucha,
^ Voir M. de Meysenbug: le Génie et le Monde,
dans la revue Cosmopolis (Aoîit 1896). Comparer Glase-
napp, II, 2, 235 et suiv.
II ^ 129 ^ 9
et maintenant elle est en meilleure posture au-
près de moi . . .
De ce qu'on appelle le grand monde, une
dame que je connaissais autrefois de manière
superficielle m'a inspiré, cette fois, un plus vif
intérêt que précédemment : c'est la comtesse
Kalergis,^ nièce du chancelier de l'Empire de
Russie, Nesselrode, de laquelle je vous ai déjà
parlé jadis . . .
L'été dernier, se trouvant à Paris pour
quelque temps, elle vint me voir, et, finalement,
me résolut à mander Klindworth de Londres
pour faire de la musique avec elle. Je chantai
avec la Garcia -Viardot le second acte de Tristan:
tout à fait entre nous; il n'y avait là que Berlioz.
Des fragments des Nibelungen furent aussi
exécutés. C'était la toute première fois depuis
que je suis séparé de vous. Ce qui m'a fait
m'intéresser davantage à cette femme, c'est que
j'ai remarqué en elle une étrange satiété, un
mépris du monde, un dégoiit, qui auraient pu
me paraître indifférents, si je n'avais remarqué
en même temps une manifeste et profonde
passion pour la musique et la poésie, qui, dans
ces conditions, me paraissait mériter une sé-
rieuse attention. Comme son talent aussi était
^ Marie Kalergis- Nesselrode, plus tard madame de
Muchanoff, à qui sont dédiés les Éclaircissements sur
le Judaïsme dans la Musique. Voir aussi R. Wagner,
Écrits 8, 299 et suiv. Comparer Glasenapp, II, 2, 265.
130
sérieux, cette femme, en fin de compte, n'était
pas sans intérêt pour moi. Elle fut aussi la
première personne qui — très spontanément —
me surprit par une intelligence réellement magna-
nime de ma situation . . .^
Madame de Pourtalès,ambassadrice de Prusse,
a Tair de n'être pas sans profondeur et d'avoir,
en tout cas, le goût noble . . .
J'ai découvert une nature singulièrement
énergique en la femme du ministre de Saxe,
madame de Seebach ... Ce qui me surprit chez
elle, c'est un certain feu doux, qui couve sous
la lave. Elle ne comprenait pas comment on
pouvait n'être point frappé par la prodigieuse
ardeur de mes conceptions, et se demandait si
elle emmènerait sa jeune fille à Tannhâuser...
Voilà de ces connaissances curieuses que l'on
fait à présent! Mais ce ne sont que . . . des
connaissances! . . .
Ah! mon enfant. . .laissons tout cela! Et,
croyez-moi, on se traîne tout juste ainsi, pé-
niblement, bien péniblement, — et l'on se rend
compte à peine comment on fait. Tout désir
est vain: faire et se tracasser, c'est le seul
moyen d'oublier sa misère.
^ A titre de don, d'hommage personnel tout pur, la
comtesse Kalergis rendit au maître, par ses moyens
propres, la somme que lui avaient coûté les trois con-
certs de Paris. Wagner, en témoignage de gratitude, lui
offrit les esquisses d'orchestre de Tristan.
131
Votre décision, mon enfant, de ne point
venir pour Tannhauser m'avait — comme
vous pouvez bien le croire! — beaucoup attristé...
simplement parce qu'elle m'ôtait la joie de vous
revoir bientôt. Les raisons, telles que toutes
ensemble elles vous avaient apparu, je devais
les approuver pour vous-même, car j'ai toujours
agi le plus sûrement, lorsque je m'efforçais de
vous comprendre, et que j'enrichissais mon
sentiment propre en l'appropriant au vôtre, —
et souvent même je le rectifiais. J'étais triste . . .
et me taisais . . .
Otto m'a cependant écrit, il y a quelques
jours, que vous viendriez tout de même pour
assister à l'événement. Voyez-vous, cela me
causa une joie si intimement douloureuse! Je
savais que vous vous étiez fait tort, et la nou-
velle me rendit tellement heureux, que j'osais
à peine espérer l'accomplissement de cette pro-
messe!... Mais voilà qu'Otto m'écrit encore:
— vous ne viendrez pas avec lui. Cela m'agite
de nouveau inexprimablement! Vous le croyez
bien, n'est-ce pas? . . .
Permettez à l'ami, qui vient de passer
encore par bien des luttes, un mot dit tran-
quillement:
Ce premier temps de Tannhauser pèsera
lourdement sur mes épaules: je ne le considère
pas comme favorable au paisible besoin de nos
âmes. Beaucoup de superfluités seront inévi-
132
tables; tout ira vers le dehors, de la façon la
plus fâcheuse. Je devrais donc juger meilleur
d'entrer dans vos vues et d'attendre un temps
plus calme, où vous présenter pour la première
fois, une œuvre entière de moi, montée avec au-
tant de soin que Ton en met à monter ici Tann-
hàuser: la représentation même doit être et
sera pour vous alors, en de paisibles dispo-
sitions, une grande chose, et nous en jouirons
paisiblement . . .
Je dis tout cela, et je vous le concède. Mais
vous cacherai-je que tout disparaît devant la
pensée de vous revoir enfin — ne fût-ce qu'une
heure? — Non, mon enfant, je ne vous le
cacherai pas! Et si vous arrivez, malgré tout,
au risque de retrouver peu de moi-même,
de mon vrai moi, malgré tout je bénirai l'heure
— égoïste que je suis! — où je pourrai de nou-
veau plonger mon regard dans vos yeux!...
Et maintenant, assez! Vous savez tout cela
mieux que moi! — Pour le moment, j'ai un
peu de tranquillité, c'est-à-dire pas de répétitions
quotidiennes. Par de multiples besognes acces-
soires, mon temps est toujours extrêmement
pris. Les répétitions vont leur train, avec un
soin inouï, qui souvent me confond, et l'on
peut compter, en tout cas, sur une exécution
tout à fait extraordinaire. Niemann est absolu-
ment sublime; c'est un grand artiste, de l'espèce
la plus rare. La mise en valeur des autres
133
rôles sera plutôt un résultat artificiel; j'espère
pourtant qu'à force de soin on dissimulera les
ficelles.
Et maintenant mille compliments, de tout
cœur! Remerciez bien Otto pour sa fidèle con-
stance: quoi qu'il puisse trouver ici, il le sup-
portera, et remportera certainement une impres-
sion profonde!
Adieu, amie!
La représentation est toujours fixée au
vendredi 22. Otto doit pourtant s'attendre à
ce qu'elle soit remise au lundi 25!
115. Paris, 6 Avril 61.
Ma chère enfant!
Je crois que vous étiez injuste à mon égard,
en vous montrant quelque peu froissée de ce
que je vous aie communiqué une lettre assez
importante adressée à moi et n'aie pas trouvé
un mot pour l'accompagner. Est-ce que le
silence a perdu sa signification pour vous?
Pouvez-vous vous imaginer seulement que je
n'aie rien à dire en pareil cas? Ce serait mal
me comprendre.
Vraiment, j'en ai assez de ne causer que
des soucis, éternellement, à mes amis. De toute
la scabreuse aventure de Paris il ne me reste
que ce sentiment d'amertume. La catastrophe^
» Voir Glasenapp, II, 2, 290—315.
134
elle-même m'a laissé au fond passablement in-
différent. Si je n'avais eu en vue qu'un succès
extérieur, il m'aurait fallu, naturellement, pro-
céder d'une toute autre façon; mais c'est juste-
ment ce dont je suis incapable. Un tel succès
ne pouvait compter pour moi que comme une
suite du succès intime de la chose. La possi-
bilité d'une représentation vraiment belle d'une
de mes œuvres me séduisait: lorsqu'il me fallut
l'abandonner, j'étais déjà bel et bien battu. Ce
qui m'est advenu n'était que le juste châtiment
de m'être encore une fois fait illusion: il ne
m'a plus touché profondément. La représen-
tation de mon œuvre m'était si étrangère, que
ce qui lui arrivait ne me regardait pas en réa-
lité; je pouvais assister à tout cela comme à un
spectacle. Si l'accident a des suites ou non, la
question à présent me laisse froid: tout ce
que je ressens à ce propos, c'est de la fatigue,
du dégoût . . .
Ce qui réellement me rongeait, et cela
seul, — c'était le sentiment, aussitôt revenu,
que, de chances aussi incalculablement folles
que celles d'un succès parisien, une de mes
œuvres les plus intimes^ et, du même coup,
tout mon avenir devaient dépendre si étroite-
ment. Cela est si horrible et si insensé que,
pendant tout un temps, le plus sage me parut
' Tristan et Isolde. (Voir plus haut: lettre 101.)
— - 135 •-.
de renoncer à une existence toute faussée, im-
possible à redresser, et cela très sincèrement!
Je fatigue mes amis de la manière la plus
inexcusable, et je traîne avec moi des fardeaux
que je ne puis vraiment plus porter ... Le bon
Bûlow, qui ressentit profondément ma douleur,
essaye maintenant de m'ouvrir quelque per-
spective en Allemagne. Pour moi, j'ai peu de
confiance, et crois bien que je devrai m'ex-
ténuer peu à peu en efforts vers le repos,
jusqu'à ce que j'arrive au repos véritable. J'ai
pourtant des devoirs qui me tiennent encore
debout: le souci me donne une nouvelle vie . . .
Je ne puis parler de moi plus longuement
à l'enfant; mais je me réserve de sourire encore
bien gentiment lorsque, trompé par les appa-
rences, on croira pouvoir me féliciter préma-
turément, comme cela m'est arrivé il n'y a pas
longtemps . . .
Mon enfant, où s'en est allé le bonheur des
soirées de Calderon? Quelle mauvaise étoile
m'a fait sortir de mon seul digne asile? Croyez-
moi, quelque autre son de cloche que vous
puissiez entendre, — quand je quittai cet asile,
mon étoile était vouée à la chute; je ne puis
plus que tomber encore! . . .
Jamais, jamais n'ayez d'autre opinion là-
dessus! Tenez-vous à cela uniquement! . . . .
Je ne me plains pas, je n'accuse pas: — il en
devait être ainsi; mais, pour rester toujours juste
136
envers moi, ne Toubliez non plus jamais! . . .
Cela, je voulais vous le dire encore: oh! impri-
mez-vous bien cela dans Tesprit!...
Et maintenant faites mes meilleures amitiés
à Otto ... Sa présence ici pendant ces mauvais
jours m'a presque plus chagriné que réjoui; je
dois cependant déclarer de tout cœur que sa
sollicitude, sa sympathie, toute sa façon d'être
m'a profondément touché. Mais je ne pouvais
rien être personnellement pour lui. C'était un
perpétuel affolement, et l'échec proprement dit
de mon entreprise ne se décida justement que
lors de sa présence à Paris. Ces répétitions, où
mon œuvre me devenait toujours plus étrangère
et méconnaissable, c'est là que je souffris le plus.
Les représentations, au contraire, m'ont produit
l'effet de coups purement physiques, me rappe-
lant de ma douleur morale au sentiment de ma
triste existence. Les coups mêmes n'avaient
d'effet qu'à la surface . . .
Dites aussi à Otto que, sans doute, on pourra
bientôt lire dans l'Illustré de Leipzig un
article de moi-même sur toute l'affaire du Tann-
hauser à Paris. ^ J'avais promis quelque chose
comme cela à un parent . . .
Adieu, amie!
Dans quelques jours, il me faut aller pour
peu de temps à Carlsruhe et puis m'en revenir
^ Voir Richard Wagner, Écrits, 7, 181 et suiv.
'-. 137 '--
bien vite, parce que j'ai encore trop de choses
à régler ici.
Mille amitiés!
R. W.
116. Vienne, 1 11 Mai 61.
Je viens d'assister à la répétition de Lohen -
grin! L'effet incroyablement saisissant de cette
première audition, dans les circonstances les
plus belles et les plus douces, tant pour l'artiste
que pour l'homme, je ne puis le tenir enfermé en
moi-même, sans vous le communiquer aussitôt.
Douze années de ma vie — et quelles années!
— je les ai revécues!! Vous aviez raison de me
souhaiter souvent cette joie! Mais nulle part
elle n'aurait pu m'être donnée aussi complète-
ment qu'ici! Ah! si vous étiez là demain!!...
Mille cordiales amitiés!
R. W.
117. Paris, 27 Mai 61.
J'arrive à l'instant, et je trouve la charmante
lettre de la chère enfant, réexpédiée de Vienne,
où elle devait m'apporter une joie pour mon
anniversaire. Indescriptiblement beau, l'effet de
ces lignes, à présent qu'on s'est revu dans
l'intervalle : un rêve est devenu vérité pour se
dissoudre de nouveau dans la brume du souvenir!
* Voir Glasenapp, II, 2, 316 et suiv.
--. 138 --
Il y a donc moyen encore de goûter le
réconfort et l'encouragement le plus amical !
Ils nous appartiennent, et pour nous se renou-
vellent toujours, parce que notre conscience est
pure et libre. Certainement, nous nous reverrons
encore maintes fois, et chaque rencontre ajoutera
une fleur plus belle, plus noble, à la couronne
de notre vie !
Mille fidèles amitiés de celui qui vient de
vous quitter ! . . .
A Carlsruhe, j'ai eu des rapports fort agré-
ables avec le grand-duc : il se réjouit fort
d'apprendre ma ferme décision de préférer pour
mon installation Carlsruhe à n'importe quelle
autre ville d'Allemagne. Tout ce qu'il peut faire
pour m'aider à avoir une demeure convenable,
il le fera avec empressement.
Liszt est encore ici : je le verrai ce soir
chez moi, longuement . . . Pour le reste, mon
enfant, je vois maintenant devant moi une période
mauvaise, difficile: puissé-je, d'ici au commen-
cement de Juillet, époque à laquelle je repasse-
rais alors le Rhin, en avoir bien fini avec tout
cela ! Voilà ce qu'il me faut souhaiter ! Le
petit Tausig, qui m'a exactement suivi de Vienne
et déjà rejoint à Carlsruhe, m'aide de temps en
temps à retrouver une humeur souriante. Je le
considère comme un présent de votre main . . .
Et maintenant tous mes meilleurs remercie-
ments encore pour les jolis cadeaux que j'ai
139
trouvés en allant me coucher et que, en soigneux
égoïste, j'ai tout de suite accaparés. Je vous ai
laissé la couronne; je sais que vous l'emploierez
bien î
Mes cordiales amitiés à Otto et aux enfants!
Remerciements et affection pour vous !
Votre R^ y^
118. Paris, 15 Juin 61.
Voilà longtemps que je n'ai plus écrit à
l'exquise enfant, — et cependant mon devoir
était de lui adresser encore beaucoup de remer-
ciements pour sa dernière et charmante lettre! . . .
Je traîne des journées pâles, sans âme ; je
n'ai envie de rien au monde, ni d'aucun travail,
ni d'autre chose: à peine puis-je me décider à
écrire les lettres les plus indispensables! Peut-
être faut-il appeler ma situation une épreuve de
patience! La plus complète incertitude, - c'est
la meilleure expression pour vous en donner
une idée!
Je sors peu encore : mon dégoût de tout
est grand. Je cherche uniquement à tuer le
temps et lis Gœthe, au hasard: en dernier lieu,
la campagne de 1792. C'est la léthargie absolue:
le poisson sur le sable de la rive est la par-
faite image de ce que je suis.
Liszt et Tausig sont partis depuis huit jours.
Je les ai laissés volontiers s'en aller : — voilà
où j'en suis ! Rien ne va comme cela devrait
140
aller, et rien ne me sert. Étrange m'apparaît
ma rencontre avec Liszt en cette vie. Il y a
vingt ans, je le vis pour la première fois à
Paris, alors que, dans la situation la plus fâ-
cheuse, un dégoût déjà profond du monde
m'avait envahi, de ce monde où lui s'exhibait
à moi dans tout son radieux éclat. Maintenant
que je n'ai qu'à regretter d'avoir été encore
une fois poussé vers ce monde par ma des-
tinée; maintenant que je renouvelle si durement
mon expérience de jeunesse et que rien, au-
cune illusion, aucune apparence ne peut plus
me décider à lever le doigt vers lui : il faut
encore une fois que Liszt y rayonne à mes
yeux ! . . . Personne ne sait mieux que lui ce
qu'il y a à attendre là-bas. Je l'apprécie donc
avec plus de justice quand j'admets que, le vrai
lui étant toujours interdit, il aime à goûter de
temps en temps l'ivresse des apparences ... Je
ne pouvais l'accompagner nulle part: ainsi l'ai-
je peu vu. Mais je lui ai promis d'aller le re-
trouver pendant quelques semaines à Weimar: il
veut y faire exécuter de grandes œuvres sym-
phoniques . . .
Ah! mon enfant! Si je ne vous avais pas,
mon sort serait bien piteux! Croyez-le toujours
et fermement! ... Et que cela vous dise tout! . . .
Mais ce n'est plus une vie ! Peut-être
quelque désir de travailler me reprendra-t-il,
une fois sorti d'ici. Puissé-je en sortir! . . .
^. 141 --.
La seule chose qui m'intéresse est le projet
de Tristan. Réfléchissez un peu aux moyens
de vous arranger avec Papa pour venir passer
à Vienne, cette fois, Tautomne et une partie de
Thiver. Cela vous ferait du bien aussi : tant
que je serai là, je me laisserai soigner par vous
le mieux du monde, car j'y vais tout seul et
descendrai provisoirement chez Kolatscheck.
Alors vous pourriez écouter en paix tout ce
que j'ai donné à entendre: Tristan, Lohengrin,
le Vaisseau-Fantôme, Tannhâuser. Cela
vous ferait passer un hiver comme ceux de
chez vous . . .
Donc, nous en reparlerons longuement! . . .
Et maintenant, mes meilleures, mes plus cor-
diales amitiés! Et mille bonnes choses à Otto,
aux enfants, et à toute la «colline verte»,
de votre
«gris»
R. W.
119. Paris.
78, rue de Lille. — Légation de Prusse.
12 Juillet 61.
Mon enfant! Je vous écris de l'hôtel de la
légation de Prusse, où j'ai trouvé un asile, chez
le comte Pourtalès, durant les quelques semaines
que je dois encore passer à Paris. J'ai un jardin
avec de beaux et grands arbres et un bassin avec
deux cygnes noirs devant moi ; au delà du jar-
142
din, la Seine, et, au delà de celle-ci, le jardin
des Tuileries, — de sorte que je respire un peu
et ne suis plus du moins dans le Paris habituel.
Mes meubles sont de nouveau emballés et
déposés ici dans un garde-meubles: Dieu sait
où ils seront déballés, un jour; probablement,
que je ne les reverrai plus jamais! Je souhaite
que ma femme s'installe à Dresde et les prenne
chez elle. Pour ma part, je ne songe plus à
aucune installation. Tel est le résultat d'une
dernière expérience infiniment dure et pénible!
Il ne m'est pas accordé de choyer ma muse
dans la douce paix d'un foyer: du dedans et
du dehors, tout essai de satisfaire, malgré toutes
les disgrâces de mon destin, un désir si pro-
fondément inné, est toujours déjoué plus nette-
ment; et tout semblant artificiel, le démon de
ma vie le bouleverse et le ruine. Cela ne
m'est pas accordé; toute recherche de repos
devient pour moi la cause d'inquiétudes plus
cruelles.
Je vouerai donc le restant de ma vie au
voyage: peut-être me sera-t-il permis de trouver
le repos et de me restaurer, çà et là, sous l'om-
brage, près d'une source. C'est le seul bienfait
que je puisse encore attendre!...
A Carlsruhe je ne vais donc pas!!
Par la communication de ces résultats, vous
voyez quels furent les derniers événements in-
térieurs et extérieurs de ma vie . . .
— - 143 -^
Pour combler la mesure de mes peines, le
petit chien 1 est mort, que vous m'aviez envoyé,
un jour, de votre lit de malade: mort rapide et
mystérieuse. Sans doute a-t-il été heurté dans
la rue par une roue de voiture; quelque organe
interne aura été lésé. Après cinq heures d'agonie,
pendant lesquelles il resta toujours charmant,
amical, sans pousser aucune plainte, mais s'af-
faiblissant de plus en plus, il est mort silen-
cieusement. Je ne disposais pas du moindre
morceau de terre pour enterrer le brave petit
ami: par ruse et par violence, je m'introduisis
dans le jardinet de Stûrmer, où je l'enterrai moi-
même à la dérobée, sous des broussailles . . .
Avec ce petit chien j'ai enterré beaucoup
de choses! ... Je veux voyager maintenant et
dans mes voyages je n'aurai plus de com-
pagnon . . .
Vous savez tout, à présent!
Je pourrai bientôt vous envoyer un portrait-
carte de moi! Liszt, qui posait ici chez tous
les photographes, m'a forcé de poser aussi une
fois. Je ne suis pas encore allé chercher ces
cartes; mais cela ne tardera pas . . .
Bonne santé, humeur sereine! Mille ami-
tiés cordiales à Otto et aux enfants! Toute mon
affection ! . . .
R. W.
^ Fips; voir Glasenapp, II, 2, 330.
^ 144 --
120. Paris, 25 Juillet 61.
Je voulais vous arriver pour deux jours,
avant d'aller à Vienne. Voilà que Liszt réduit ce
projet à néant. Le 5 et le 6 Août, il dirige l'exé-
cution d'œuvres importantes parmi les siennes
(Faust, etc), à Weimar, et il avait décidé que
j'irais chez lui pendant quelque temps. Ayant
appris qu'il attendait des amis de partout et ne
voulant pas me mêler à eux, je lui annonçai que
je ne viendrais pas. Il me semble, cependant,
que ma visite lui tient à cœur et, si je ne veux pas
le blesser définitivement, il faut que j'y aille . . .
Cela me chagrine, parce que mon projet
d'aller à Zurich devient par le fait inexécutable.
Je songe, à présent, que vous pourriez vous
arranger pour venir à Weimar les 5 et 6 Août:
cela ne manquerait toujours pas de vous inté-
resser vraiment tous les deux, rien que pour
compenser l'excursion ratée à S* Gall. Croyez-
vous qu'Otto puisse être persuadé? . . .
Sinon, je compte d'autant plus vous voir à
Vienne. Il vous faudrait arriver là-bas au plus
tard fin Septembre, et y rester le plus longtemps
possible . . .
Je ne vous écris point parce que je ne
veux pas vous chagriner. Je ne pense que trop
à vous! ... Le sentiment que j'ai d'être un
étranger dans ce monde devient de plus en
plus fort. En vérité, je ne comprends pas
pourquoi je supporte le non-sens de vivre?...
II '-' 145 ^ 10
Dieu sait si Tristan me ranimera. En
jetant parfois un coup d'œil, au hasard, sur la par-
tition, je suisterrifié à Tidée que peut-être je devrai
bientôt entendre cela ... De nouveau je suis
étonné de voir combien peu les hommes peuvent
proprement connaître un d'entre eux. Combien
je suis différent étant seul, pour moi-même, et
quand je vais à autrui! Je dois rire souvent du
fantôme qui se présente alors aux gens!...
Mais à quoi bon cela?. . .
Comment va la santé? Les bains vous
réussissent -ils maintenant? . . . Du courage!
Nous en avons encore besoin! . . .
Lundi, je partirai: une prompte réponse
me trouvera encore ici. Puis, jusqu'au 6 Août,
à Weimar. Puis à Vienne, au Théâtre de TOpéra
impérial et royal . . . Mais je vous écrirai, bien-
entendu, si je ne vous vois pas!...
Je vous salue du plus profond de mon
cœur!
R. W.
121. Vienne, 19 Août 61.
C'est une chose à part que d'écrire des
lettres, amie! Enfin l'on tient une heure qui
sera consacrée à la correspondance: qu'est-ce
donc que cette heure, arrachée aux éternelles
vicissitudes de la vie, parmi les impressions,
les états d'âme successifs? Évidemment, pareille
lettre dit peu de chose, et nous ne pourrions
146
vraiment correspondre avec un être aimé, s'il
n'était permis de croire que ces vicissitudes
mêmes sont communiquées, de Tun à Tautre,
sympathiquement.
Il m'a fallu approuver la lettre où vous
me parliez de Weimar, sitôt que j'ai compris
que votre visite à Weimar pouvait compromettre
Vienne. Fasse le ciel, maintenant, que le sacri-
fice n'ait pas été une duperie! Amen!
De repos et d'agrément, à Weimar, il n'a
pu, naturellement, être question. De partout
on se pressait pour me revoir — ou pour faire
ma connaissance. Toutes les demi-heures, il me
fallait raconter l'histoire de ma vie à quelqu'autre
personne. Le désespoir me fit retrouver à la
fin ma folle humeur de jadis et tout le monde
fut charmé de mes facéties. Seulement, je ne
pouvais plus redevenir sérieux, car je ne peux
absolument plus l'être alors, sans tomber dans
un attendrissement où je me dissous presque.
C'est un défaut de mon tempérament, qui em-
pire de plus en plus: j'y prends garde encore,
autant que je puis, car il me semble qu'à force
de pleurer je m'en irais en eau.
Il me semble, de plus en plus, que j'ai à
peu près atteint maintenant le terme de ma vie:
de but, il n'en est plus question depuis long-
temps; bientôt les prétextes aussi, même les
expédients me feront défaut. Comprenez- moi
bien quand j'avoue, avec la plus tendre sincé-
^ 147 ^ 10*
rite, qu'il me devient de plus en plus difficile
de considérer quelque chose comme digne d'une
sérieuse attention: je ne prends plus d'intérêt
à quoi que ce soit, je n'ai plus foi en rien; il
n'y a qu'une chose pour me gagner, — c'est de
pleurer avec moi! . . . Ainsi agirent, précisé-
ment, le brave Hans^ et Liszt. La bonne vieille
Frommann,^ elle aussi vint à mon secours! Cela
m'aida à supporter un peu mieux que d'autre
part on vantât si souvent mon courage et qu'on
parlât de gloires merveilleuses. — Ainsi quittai-je
Weimar dans une atmosphère tout à fait ami-
cale, et, j'emportai notamment un excellent
souvenir de Liszt, qui maintenant abandonne
aussi Weimar — où il n'a pu rien planter —
pour s'en aller bientôt vers l'incertain. Son
Faust m'a réellement donné une grande joie,
et la deuxième partie (Gretchen) a fait sur
moi une impression inoubliablement profonde.
Je regrettai vivement que tout cela ne pût être
exécuté qu'avec une médiocrité extraordinaire.
Il a fallu tout mettre sur pied en une seule
répétition, et Hans, qui conduisait, fit des mi-
racles pour rendre cette exécution au moins
supportable. Tel fut donc finalement le résultat
de tous les sacrifices de l'heureux Liszt lui-
^ Hans de Bûlow.
■^ Alwine Frommann, de Berlin; lectrice de l'impé-
ratrice Augusta.
148
même: ne pas pouvoir arracher à ce misérable
monde les moyens les plus ordinaires pour
une bonne exécution de son œuvre! Comme
de constater cela me raffermit dans ma rési-
gnation! J'ai pu encore faire pas mal d'expé-
riences, à ce propos, qui ont jeté pour moi la
dernière clarté aussi sur ma situation à Tégard
du monde. J'ai vu clairement ce qu'il en est
de ces princes dont, depuis quelque temps, je
me sentais nécessairement poussé à attendre
plus ou moins. Je sais maintenant que même
le meilleur, avec la meilleure volonté, ne peut
rien faire pour moi. Cela me fut proprement
salutaire et je ne fis point la grimace. Mais j'ai
le sentiment que la fin approche, et — vrai-
ment! — je dis que c'est tant mieux!
Je suis à Vienne depuis plusieurs jours.
Un brave enthousiaste, le docteur Standthardtner,^
m'a offert l'hospitalité pour quelques semaines,
aussi longtemps que sa famille est en voyage ;
ensuite il faudra voir à me débrouiller. Peut-
être trouverai-je encore quelqu'un qui m'héberge
ainsi ! Par malheur, mon ténor, Ander, a tou-
jours la voix malade, de sorte que les études
de Tristan sont retardées. Comme je ne
projette rien d'autre et ferais du tort à l'entre-
prise en quittant Vienne, je reste tranquille et
attends ce que les astres auront décidé relative-
' Voir Glasenapp, II, 2, 342.
149
ment à ce dernier projet, lequel, tout bien
considéré, me rattache à la vie: c'est la dernière
ondulation du voile de Maïa. — Les gens, ici,
sont gentils avec moi; mais nul ne sait le danger
auquel je les expose avec mon Tristan, et
peut-être que, s'ils le découvrent, tout deviendra
encore une fois impossible. Isolde, seule, avec
laquelle j'ai un peu parcouru son rôle, tout
récemment, pressent de quoi il s'agit. Comme
ils seront épouvantés, tous les autres, quand,
un jour, je leur dirai ouvertement qu'ils doivent
tous se perdre avec moi ! . . .
Jusqu'ici je puis me rendre ce témoignage
que je n'ai encore trompé personne à dessein:
il m'a été impossible de demander de l'argent
à la direction du théâtre qui m'interrogeait sur
mes conditions, mais, en revanche, j'ai stipulé
ceci uniquement que, durant quatre semaines
avant la première représentation annoncée, mes
chanteurs et l'orchestre seraient soigneusement
ménagés pour moi. Cela me donne le calme
nécessaire : car j'approche maintenant de mon ^
dernier but, et je sais que je ne pourrai l'attein-
dre qu'en écartant de moi toute espèce d'obli- û
gation . . .
Arrivez donc, mon enfant ! Le plus tôt
sera le mieux ! Je suis un grand égoïste en
vous sommant ainsi, et, si Otto ne m'aime pas
bien, il a toute raison de ne point accéder à
ma demande. Il s'agit ici d'une dernière ten-
150
tative: le cours et la signification de ce monde
me sont absolument adverses ; je ne puis le
marquer de ma dernière et significative em-
preinte qu'en ne songeant pas même à ménager
le moindrement ma personne. Pour vous con-
soler, cependant, je vous dirai que je me porte
étonnament bien, que ma mine, au dire de tous,
est excellente, et que ma patience, à ma grande
satisfaction, s'est fortifiée. Seulement, je m'atten-
dris à l'excès: par exemple, les animaux entre
les mains de l'homme m'inspirent plus de pitié
que jamais. D'autre part, je suis plus clair-
voyant que jamais et ne me confie plus que
fort peu à l'illusion. Eh bien! risquez -vous,
mon enfant !
Pour ce qui est de mon voyage par Munich
et Reichenhall (près Salzbourg) avec les Olli-
vier, je vous en parlerai une autre fois. Mille
bons souhaits ! Toutes mes amitiés à Otto et
aux enfants ! Adieu, chère enfant î
R. W.
(Seilerstâtte, 806,
Palier 3. Vienne.)
122. Vienne, 13 Sept. 61.
Je viens d'avoir trois belles heures. Il faut
que l'amie en ait connaissance.
Dernièrement, je fus enlevé, conduit au
château d'une famille hongroise, — chez le
151
comte Nâho/ — qui se glorifie d'avoir été la
première et la plus ardente à se dévouer pour
ma musique à Vienne. Un jeune homme char-
mant, le prince Rodolphe Lichtenstein, qui,
chemin faisant, passa prendre sa femme, tout
à fait digne de lui et très douce, me mena au
pied des montagnes où se trouve Schwarzau.
Site merveilleux: la plaine, si elle était recou-
verte d'eau, rappellerait avec bonheur un lac
suisse. Tout l'arrangement du château, d'un
goût absolument exquis, trahit la fantaisie la
plus rare, par le choix, l'ordonnance, l'invention.
La comtesse, une dame qui approche de la
quarantaine, avec de grands yeux noirs, éton-
namment pleins d'esprit, est réputée pour son
talent musical inné; elle entretient une troupe
de tziganes, qui est comme la «chapelle» de la
maison ; elle se met au piano et se livre avec
ces gens -là, pendant des heures, aux improvi-
sations les plus merveilleuses. Je craignais de
trouver en elle de l'exaltation, peut-être de
l'affectation : son attitude me rassura bientôt.
Mieux encore me renseignèrent sur le sérieux
de son sens esthétique plusieurs copies vraiment
surprenantes des plus beaux portraits de Van Dyck,
dont elle me dit qu'elles lui avaient coiité beau-
coup de peine, parce que, malheureusement, elle
n'avait pas fait non plus d'études régulières en
* Prononcez «Nako».
152
peinture. Je n'ai jamais rien vu de pareil à
son atelier. Au déjeuner, on parla lecture: elle
lisait en ce moment la Vie des animaux des
Alpes, de Tschudi. Un magnifique chien de
chasse, de poil clair, fut bientôt suivi d'un su-
perbe terre-neuve, noir comme un corbeau et
de taille gigantesque : tous deux, caressés par
leur maîtresse, y prenaient un plaisir indicible.
Nous en arrivâmes à parler des rapports des
animaux avec Thomme : je développai mon
thème favori, et l'auditoire m'accompagna de sa
sympathie jusqu'à l'apogée de ma profession
de foi. La troupe de tziganes se trouvait pour
l'instant en Hongrie: la comtesse essaya de nous
donner, à elle toute seule, au piano, une idée
de ce qu'elle fait avec cet orchestre. C'était fort
original et intéressant. Bientôt elle introduisit
dans son improvisation des motifs de Lohen-
grin: il fallut alors me mettre aussi au piano.
J'étais heureux du beau silence avec lequel tout
fut accueilli. Seul, le comte, un svelte et beau
Hongrois, de pure race, crut devoir m'expliquer,
par beaucoup de récits et de discours, l'impres-
sion que font mes œuvres. Je le supportai fort
patiemment, car il me reproduisait avec une in-
croyable bonhommie la teneur de ce qu'il avait
entendu dire à mon sujet ... Je reconnus chez
le jeune Lichtenstein une touchante mélancolie:
il s'est décidé à suivre la carrière politique, après
avoir, tout jeune, choisi la marine, et doit s'a-
153
vouer, de plus en plus, combien il est peu fait
pour la politique. La journée fut consacrée,
de façon agréable et doucement fatigante, à des
promenades en voiture et à pied. Le lende-
main, je devais me lever de très bonne heure,
car j'avais rendez-vous avec mon ténor Ander
à Môdling, sur la route de Schwarzau à Vienne.
Tout le monde se trouva réuni encore une fois,
dans la fraîcheur du petit matin, pour le pre-
mier déjeuner, sur la terrasse; puis, en compagnie
de deux autres magnats hongrois, Zichy et
Almazy, qui parlaient continuellement de leur
élevage de chevaux, je suivis le chemin du
retour jusqu'à Môdling, où j'arrivai à huit
heures, par un temps magnifique. Il était en-
core trop tôt pour aller voir Ander ; j'étais
fatigué d'avoir beaucoup parlé et, finalement,
entendu parler beaucoup: je décidai de m'appar-
tenir un peu, avant tout, à moi seul. Je pris une
voiture et descendis la ravissante vallée de la
Brûhl. Il y a là un lieu de plaisance, qui était
tout solitaire à cette heure du jour. Derrière
la maison, dans le jardin, les yeux sur les
magnifiques prairies et les forêts des montagnes,
splendidement éclairées par le soleil du matin,
— je m'assis et vécus — paisible et solitaire —
la première des belles heures que je voulais
vous conter. Je partis de là profondément
apaisé, réconcilié, heureux !
La seconde de mes belles heures fut celle
154
où mon amie me dit exactement ce que j'avais
ressenti pendant la première. Qu' Ulrich de
Hutten eût conduit sa plume, sa prophétie n'en
était que plus significative. Toute l'âme de mon
existence m'apparut, m'interpréta le silence de
cette heure, et l'ange effleura mon front d'un
baiser de bénédiction. — Et ce fut la seconde
de mes belles heures . . .
Et maintenant la troisième ? . . .
Ce fut un beau succès, inattendu. Le
Vaisseau -Fantôme — l'unique opéra de moi
qu'on puisse donner présentement, à cause de
l'indisposition prolongée d'Ander — était affiché
pour hier. Il y a peu de temps, j'avais encore
entendu cet opéra et j'avais été, cette fois-là,
très mécontent. J'avais été froissé surtout par
diverses erreurs très graves dans l'interprétation
et dans les «te m pi», ainsi que par de fré-
quentes rudesses d'émission dans le chœur des
femmes. Je fis donc convoquer, hier matin,
les deux premiers rôles, le chœur et le chef
d'orchestre pour une petite communication. Il
s'agissait principalement de la grande scène entre
le Hollandais et Senta: brièvement et nettement,
je leur expliquai' ce qu'il fallait; ils semblaient
tout surpris d'avoir manqué de la sorte quelque
chose de si indiqué. Le chœur et le chef
d'orchestre furent instruits de même. Il s'agis-
sait d'une exécution déjà tournée en routine,
et, comme l'orchestre n'avait pas pu être con-
155
voqué, il était bien possible que ces innovations
fussent cause de troubles singuliers. Ma joie,
à la représentation, fut d'autant plus vive. Un
nouvel esprit s'était emparé de tout le monde.
Le chef d'orchestre lui-même était stupéfait de
la précision avec laquelle les innovations étaient
exécutées. Mes deux chanteurs, juste à cet en-
droit, furent vraiment sublimes. Mais, depuis le
commencement jusqu'à la fin, je fus saisi, trans-
porté! Je ne puis dire autrement: j'éprouvai là
de profondes impressions, et il me faut appeler
cette soirée la troisième de mes belles heures!...
Que cela suffise pour aujourd'hui ! Que le
souvenir heureux de ces trois heures ne soit
point troublé: donc . . . aujourd'hui plus rien de
moi! De mes brumes et de mes horreurs, je vous
tends la main et vous crie: «Voilà ce qui fut pos-
sible! . . . Donc, courage, courage! La plus belle
heure n'a pas encore sonné ! ... »
R. W.
123. Vienne, 28 Septembre 1861.
Hôtel de l'Impératrice Elisabeth.
Weihburg Gasse.
O noble, ô superbe enfant! . . .
Je devrais presque ne pas écrire autre chose
aujourd'hui que cette exclamation. Tout ce que
je peux y ajouter est si nul! La musique, en
somme, fait de moi un homme purement ex-
clamatif; le point d'exclamation est au fond
156
Punique ponctuation qui me suffise, dès que
j'abandonne ma musique! C'est aussi le vieil
enthousiasme sans lequel je ne puis subsister.
La souffrance, le chagrin, le dégoût même, la
mauvaise humeur prennent chez moi ce caractère
enthousiaste; — et voilà aussi pourquoi je donne
sûrement tant de peine aux autres! . . .
Que ne peut-on faire à Zurich! Vienne,
Paris, Londres, on fouillerait tout, vainement,
pour découvrir quelque photographie qui vaille
l'œuvre du sieur Keller! O mon enfant, que
vous êtes belle! C'est impossible à dire!! . . .
Oui, mon Dieu! dans ce cœur il faut que tout
se fasse royal: le plus misérable mendiant qui
demeure là doit bientôt sentir son front s'élever
dans les nues! . . . Les douleurs du plus noble
enfantement sont aussi écrites sur ces joues, qui
jadis avaient un sourire si enfantin! . . . Oui,
maintenant. Dieu habite en cette enfant! ... In-
clinez-vous profondément!!
Vous vous dites que j'arrive aujourd'hui
bien tard avec mes remerciements? En vérité,
c'est aujourd'hui seulement que j'arrive à quelque
chose. J'émerge à peine hors de toute sorte de
calamités, dont cette fière créature doit savoir
aussi peu que possible. J'ai déménagé encore
une fois: une connaissance, qui, voyageant avec
sa famille, avait mis jusqu'ici sa demeure à ma
disposition, revient ces jours-ci, et, comme la
faveur d'une hospitalité convenable ne m'est
157
décidément pas dévolue, à moi, mallieureux (je
dois pourtant excepter l'aimable ministre de
Prusse à Paris), il ne me restait rien à faire que
de me nicher encore une fois dans un hôtel.
Je m'y suis installé pour quelques mois et c'est
ici seulement que j'ai déballé mon petit ménage
de Hollandais errant ... Là reparut enfin le
grand portefeuille vert. Je l'avais tenu fermé
depuis Lucerne. Je pris la clef pour inspecter
le trésor. Ciel, que vois-je? Deux photogra-
phies: les lieux de naissance de Tristan, —
«la colline verte» avec «Tasile», et le palais vé-
nitien. — Puis les feuillets originels avec les
premières esquisses, embryons étranges, les vers
de la dédicace aussi, avec lesquels j'envoyai un
jour, à l'enfant, les esquisses du premier acte, au
crayon, terminées: quel plaisir il me firent, ces
vers! Ils sont si purs et loyaux! ... Je retrouvai
aussi, écrit au crayon, le lied d'où est sortie
la scène nocturne. Dieu le sait! ce lied me
plut bien autrement que la scène superbe!
Bonté divine! c'est plus beau que tout ce que
j'ai fait! Je frémis jusqu'à l'extrémité de mes
nerfs lorsque j'entends cela! ... Et porter dans
le cœur la toute-présence d'un tel souvenir sans
être bienheureux!! Comment serait-ce pos-
sible? ... Je refermai le portefeuille; mais
j'ouvris la dernière lettre avec le portrait: —
et le cri jaillit!! Pardon, pardon! ... je ne le
répéterai pas! . . .
158
Je le ferai d'autant moins que je vous adresse
ces lignes à Dûsseldorf, où vous êtes allée
assister une mère gravement malade!... Com-
bien profondément m'attriste la pensée de ne
pouvoir lui être d'aucun secours! Je lui dois une
reconnaissance tellement inexprimable, et peut-
être mon nom ne doit-il pas même être prononcé
à son chevet ! Je le crains, en toute modestie,
vous pouvez bien le croire!! Mais dites-lui, quand
vous la reverrez pour la première fois après cette
lettre, dites-lui que vous lui souhaitez double-
ment aujourd'hui patience et guérison! . . .
Maintenant, je regarde venir le 20 Octobre.
N'est-ce pas? ... Je songe à toutes les bonnes
choses que je veux vous préparer ici: vous
entendrez bientôt et souvent le Vaisseau Fan-
tôme et Lohengrin; et pour Tristan, il y a
de l'espoir. Mon ténor a recouvré sa voix;
il est plein de confiance et de zèle. On va donc
enfin commencer les études sérieusement.
Maintenant, soyez bénis, mes chers amis!
Mille bonnes amitiés à Otto et aux enfants...
Tout ce qu'il y a de noble et d'éternel à la Reine!
R. W.
124. Paris, 19, rue Voltaire,
21 Dec. 61.
Avez-vous cru que je ne vous féliciterais
point à l'occasion de votre anniversaire? Vous
savez bien que la Noël est avancée d'un jour! ...
159
Bonheur et prospérité, de tout mon cœur!
Je me suis jeté de nouveau dans les bras
de mon ancienne maîtresse: la besogne m'a
repris, et je lui crie maintenant: «Donne-moi
l'oubli, afin que je vive!»
Il y a trois semaines, je quittai Vienne
pour regagner directement Paris. Personne ne
voulait de moi. Avant une année, impossible
de représenter Tristan. Comment, où la
passer, cette année? Point de beaux jours
devant moi. L'hospitalité de Metternich me
restait seule fidèle. Mais, par suite de la mort
subite de la belle-mère, un parent était inopiné-
ment arrivé à Paris et occupait l'appartement
que l'on m'avait destiné. Je ne peux y entrer
que dans les premiers jours de Janvier. Il
m'était impossible de rester à Vienne. Nulle
part ailleurs je n'étais le bienvenu. C'est pour-
quoi je partis dès le commencement de Dé-
cembre pour Paris et me contente jusqu'en
Janvier d'une petite chambre, au quai Voltaire.
D'être accueilli dans une maison bien tenue,
où l'on est bien servi, où je n'aurai pas de frais
à faire pour subsister convenablement, j'en suis
arrivé à regarder cela comme un bonheur
divin qui me serait promis. Oui, oui, sou-
haitez-le-moi! . . .
Ici je me donne la plus grande peine pour
passer inaperçu. Si cela ne réussit pas com-
plètement, du moins je me figure que personne
160
ne sait rien de ma présence. Ainsi, voilà déjà
trois jours de suite que je n'ai pas été dans
robligation de parler à quelqu'un. (Oh! Tennui
de parler!) Au restaurant, j'ai vu Royer, le di-
recteur du grand Opéra; mais j'ai fait sem-
blant de ne pas l'avoir aperçu. ' Quand je le
revis, peu après, j'avais lu, dans l'intervalle,
l'annonce d'une traduction qu'il a faite et qui
vient de paraître (des pièces oubliées, de Cer-
vantes): tout à coup l'homme m'intéressa. C'était
drôle maintenant de l'aborder, de m'entretenir
toute une demi-heure avec lui et d'ignorer
pendant ce temps-là si complètement le directeur
de l'Opéra que la conversation roula unique-
ment sur Cervantes. Le lendemain, il m'en-
voya son livre. La préface du poëte m'a tou-
ché par-dessus tout . . . Quelle profonde ré-
signation ! . . .
Il me faut éclater de rire parfois, quand je lève
les yeux de mon travail pour regarder en face de
moi les Tuileries et le Louvre! Vous devez savoir
que je circule maintenant à travers Nuremberg,^
et que là j'ai affaire à une population de caractère
assez anguleux et rude. Il ne me restait plus d'autre
ressource que de m'accoutumer à pareille com-
pagnie. Le retour de Venise àVienne^ me fut bien
' Wagner travaillait alors aux Maîtres Chanteurs
de Nure mberg.
2 Le maître était allé voir les Wesendonk, à Venise,
pour quelques jours, en Novembre 1861.
II ^ 161 ^ 11
si
long: pendant deux grandes nuits et toute une
journée, je fus serré sans recours entre le passé
et le présent, et m'enfonçai ainsi droit dans
le gris. II me fallait un travail nouveau; — si-
non, c'était fini! . . Malheureusement, mon acti-
vité visuelle est de plus en plus émoussée:
rien n'attache mon regard, et tout ce qui est
local, avec ses tenants et aboutissants, fiit-ce les
plus grands chefs-d'œuvre de peinture, ne me
distrait pas, m'est indifférent. Mon œil ne me
sert plus qu'à distinguer le jour de la nuit, la
clarté de l'obscurité. C'est vraiment la mort,
pour ce qui est des relations avec l'extérieur:!
je ne vois plus que les images intérieures, et
celles-ci réclament uniquement le son. |
Mais aucune image passionnée ne voulut
plus devenir claire en moi durant ce voyage
dans le gris: le monde m'apparaissait réelle-
ment comme un jouet. Et cela me ramena vers
Nuremberg, où j'avais passé une journée, l'été
dernier. Il y a quantité de jolies choses à
voir là!
Cela eut un écho en moi, comme une
Ouverture pour les Maîtres Chanteurs de
Nuremberg. Rentré dans mon hôtel, à Vienne,
je travaillai avec une hâte extraordinaire au plan:
cela me fit du bien d'observer, à ce propos,
combien ma mémoire était restée claire, combien
ma fantaisie était abondante et prompte à l'in-
vention! C'était le salut, de même qu'un com-
162
mencement de folie peut sauver aussi la vie!
Après quoi, je donnai quelques tours de clef, je
poussai le verrou, pour cette année, surTristan,
adressai tous mes remerciements pour quelques
invitations à des triomphes en différentes villes
de ma splendide patrie allemande, — et arrivai
où je suis maintenant, afin d'<(Oublier que je vis! ...»
Votre retour par le Saint-Gothard n'aura pas
été non plus très charmant! Pourtant j'étais
heureux de ne pas vous savoir à mon côté
pendant le voyage de Venise à Vienne: cette
fois, j'avais le cœur assez étroit pour me féli-
citer de n'avoir à m'attribuer aucune complicité
dans un désagrément quelconque pour vous et
votre mari. Iphigénie, aussi, ne parut point au
moment voulu. En revanche, j'étais heureux de
savoir que vous seriez bientôt arrivée sur «la
colline verte», où vous auriez la joie de retrou-
ver les enfants.
L'état de votre mari m'a fait beaucoup de
peine. Il est manifestement hypocondriaque.
Je doute fort que la vie retirée de Zurich lui
soit favorable. On a remarqué, dit- on, qu'il
s'observe beaucoup moins quand il se distrait
dans de grandes villes, au milieu d'une société
nombreuse, etc, et qu'il se porte alors tout à
fait bien. Il n'est pas fait d'ailleurs pour s'oc-
cuper avec succès de lui-même; la lecture ne
peut lui être d'un grand secours: il lui manque
trop de ce qu'il faut acquérir dans la première
^ 163 ^ 11*
jeunesse et qu'on n'acquiert pas plus tard. C'est
ainsi qu'il s'abîme dans la subtilité oiseuse et
les scrupules pénibles. Je crois, chère amie,
que, pour ces raisons, il serait important de
songer, en prenant votre temps, à un change-
ment: car il est visible, surtout pour celui
qui est resté quelque temps loin de vous, qu'il
s'agit là d'une maladie qui n'a pas seulement
son principe dans de grandes souffrances, mais
bien plus encore dans de petites contrariétés . . .
Peut-être souriez-vous de mes inquiétudes
et de mes conseils? Hélas! je ne suis point
qualifié pour cela, c'est vrai! . . . Mais, lors-
qu'on est occupé à s'aider soi-même, comme
je fais tout justement, on devient très pré-
somptueux, on se fie trop à soi-même, en vou-
lant aussi aider autrui: cette présomption, du
moins, part d'un bon naturel. Ne m'en veuillez
donc pas! . . .
Pardonnez -moi aussi maintenant mes
Maîtres Chanteurs de Nuremberg! Ils
vont prendre un sens tout à fait gentil, et feront
bien vite — , dès le commencement de l'hiver
prochain, je crois — , le tour des théâtres alle-
mands, où je ne me soucierai guère alors de ce
qu'ils deviendront.
La représentation de Tristan demeure
mon but principal: si je l'atteins, il ne me
restera plus grand'chose à faire en ce monde,
et alors je me coucherai volontiers pour dormir
164
à côté de maître Cervantes. Que j*aie écrit
Tristan, c'est ce dont je vous remercie du plus
profond de mon âme, en toute éternité! . . .
Maintenant, adieu! Vivez en paix, apprenez
et enseignez. Vous avez la patience; je l'ai ap-
prise, moi aussi! Mille vœux pour votre anni-
versaire!
Votre
R. W.
125. [Paris, fin Décembre 61.]
Merci, de tout mon cœur, mon enfant! . . .
Je vous réponds par une confession. Il est
peut-être inutile de l'énoncer : tout en vous
me dit que vous savez tout, et cependant je
me sens poussé à vous en donner moi-même
la certitude :
Maintenant seulement je suis tout à
fait résigné !
A cela uniquement je n'avais renoncé jamais,
et je croyais l'avoir péniblement gagné: retrou-
ver un jour mon «Asile», pouvoir demeurer
auprès de vous . . . Une heure de rencontre
à Venise a suffi pour détruire cette dernière et
chère illusion !
Je dus bientôt le reconnaître : la liberté
qui vous est nécessaire, et à laquelle vous de-
vez tenir pour subsister vous-même, vous ne
pourriez la sauvegarder, dès que je serais au-
près de vous; seul mon éloignement peut vous
165
donner le pouvoir de remuer librement, selon
votre volonté: il faut n'avoir rien à acheter pour
n'avoir pas de conditions à subir !
Je ne puis supporter de vous voir, pour
prix de mon voisinage, tenue à l'étroit, oppri-
mée, dominée, dépendante: car je ne puis vous
dédommager de ce sacrifice, parce que mon
voisinage ne peut plus rien vous donner, et la
pensée que le misérablement peu de bien que
je puis vous procurer dans de pareilles con-
ditions a été acheté au prix de toute la liberté,
de toute la véritable dignité humaine, me ferait
ressentir ce voisinage même comme un supplice.
Il n'y a plus d'illusion qui serve. — Je vois
que vous le sentez et le savez vous-même:
comment ne le feriez-vous pas, la toute première?
Vous le saviez depuis longtemps, et bien avant
moi, qui secrètement demeurais toujours un
incorrigible optimiste.
C'était cela, et rien que cela, qui pesait
comme du plomb sur mon âme à Venise.
Non pas ma situation, mes autres malheurs :
ces choses-là me sont et me furent, depuis que
je vous connais, en elles-mêmes, toujours in-
différentes. Vous auriez peine à croire avec
quelle parfaite insensibilité je me décide en
toutes ces choses qui, vraiment ne touchent
plus à ma sensibilité, si ce n'est de façon bien
passagère, et cela encore tandis que je regarde
uniquement vers une situation digne de moi.
166
où il n'y aurait plus pour moi ni succès ni
insuccès . . .
Je m'en tiens donc à ceci que ce m'est
une consolation de vous savoir douée de pen-
chants et dans une situation sociale qui rendent
possible à vos souffrances de prendre un carac-
tère idyllique et doux. Pour ma part, je ne
m'efforce plus maintenant que d'arranger ma
vie extérieure de telle sorte que je puisse
satisfaire sans obstacle mon besoin de créer,
demeuré aussi vif que jadis. Pour cela,
avant tout, il me faut une installation, un
intérieur : je veux l'avoir, à n'importe quelles
conditions. Car maintenant je puis supporter
tout, absolument tout, parce que plus rien
ne m'oppresse. La vie, avec tout ce qui
s'y rattache, n'a plus absolument aucun sens
pour moi. Où et comment? — m'est
devenu immensément indifférent. Je veux tra-
vailler : rien de plus ! Car le seul moyen
d'être aussi quelque chose pour vous, c'est de
n'être plus que pour moi. Je le sais, et vous
le savez aussi! L'horrible et dernière épreuve
est endurée : Venise, le retour, et les trois
semaines qui suivirent — terribles ! — tout
cela est passé . . . Bon courage, maintenant!
Il faut que cela marche . . .
Je vous enverrai souvent quelque chose
de mon travail. Quels yeux vous feront ouvrir
mes Maîtres Chanteurs! Pour ce qui est
167
de Sachs, prenez bien garde à votre cœur :
vous pourriez devenir amoureuse de lui! C'est
un travail tout à fait merveilleux. L'ancien
projet^ donnait peu de chose ou rien du tout.
Oui, il faut avoir été en paradis pour savoir
enfin ce qu'il y a dans une œuvre pareille!...
De ma vie vous n'apprendrez jamais que
l'indispensable, — ce qu'elle aura de plus ex-
térieur.— Intérieurement, — soyez-en assurée!
— plus rien ne se passe : plus rien que le
travail d'art, la création. Ainsi vous ne perdez
rien, mais gardez ce qui seul est précieux,
mes œuvres. Nous nous verrons, cependant,
de temps à autre. N'est-ce pas ? Mais, alors,
sans nul désir! Ainsi donc, parfaitement
libres ! . . .
Voilà! Quelle lettre extraordinaire! Vous
ne pouvez imaginer quel soulagement c'est pour
moi de savoir que vous savez que je sais ce
que vous saviez depuis longtemps ! . . . Ci-
joint encore une Chanson de cordonnier.-
Adieu, mon enfant!
Le Maître.
^ Publié depuis, intégralement, dans la revue Die
Musik, I, 1902, pages 1799—1809. - Madame Wesendonk,
qui conservait ce proiet comme un présent du maître,
l'avait envoyé à Paris le 25 Décembre 1861.
-^ A cette lettre est jointe la Chanson de cor-
donnier qui se trouve au deuxième acte des Maîtres
Chanteurs.
168
126.
Beaucoup de bonheur, et quMl fleurisse et croisse,
Voilà ce que vous souhaite, de tout cœur,
Hans Sachs.
Quelque chose de neuf,^ en cette vieille année! . . .
Bonne année ! j^ ^
127. Paris, 19, quai Voltaire.
7 Janvier 62.
Mon enfant ! Je suis encore ici ! Fin de
ce mois, je pense aller à Wiesbaden ... Je
me sens si faible, je Tavoue, que j'ai besoin
d'une parole amicale.
Cela ne va pas bien du tout!
Cependant les Maîtres Chanteurs me
prêtent leur aide: pour l'amour d'eux, je tiens bon!
Adieu ! ^ ^
128. [Fin Janvier 1862.]
Pogner.
Et toi, mon enfant, tu ne me dis rien?
Eva.
Une enfant bien élevée ne parle que si on l'inter-
pelle !
Ainsi, lorsqu'on parle «à la troisième per-
sonne», certains enfants ne comprennent pas
qu'on les interpelle.
* A ce quatrain est jointe la chanson de Walther:
Am stillen Herd . . . («Au cher foyer . . .»).
169
L'ancien enthousiasme voulait se raminer.
Je pensais vous inviter à une soirée à Bâle
pour entendre la lecture des Maîtres Chan-
teurs. Il m'était difficile de renoncer à la
vieille habitude. Il le faut pourtant, et je crois
bien que vous m'en remercierez ! . . .
Mais j'ai emballé mon manuscrit^ à votre
intention ; il partira tout à l'heure. Voyez à
vous y débrouiller ; l'aspect en est parfois
terrible; il s'y trouve aussi des taches d'encre.
Cela m'amuserait de voir si vous vous en
tirez partout.
Souvent il m'était impossible de pour-
suivre mon travail, tant je riais ou pleurais.
Je vous recommande M. Sixtus Beckmesser.
David aussi obtiendra votre faveur.
Du reste, ne vous y trompez pas : tout ce
qu'il y a là dedans est proprement de moi.
Seules les huit lignes de la dernière scène, où
le peuple salue Hans Sachs sont empruntées à
sa chanson sur Luther. Les appellations des
«modes» et des «tons»^ (à l'exception de quel-
ques-unes inventées par moi) sont aussi authen-
tiques: en fin de compte, je suis étonné de ce
que j'ai pu faire avec aussi peu de documents.
' Le manuscrit, chargé de nombreuses ratures, por-
tant la date du 25 Janvier 1862, se trouve dans la suc-
cession de Madame Wesendonk.
■^ Meister-Weisen und Tône, — formules énon-
cées par David au premier acte.
170
Demain, je vais à Mayence, pour chercher
de là, à Biebrich ou Wiesbaden, le nid où je
pourrai couver musicalement cet œuf des Maîtres
que je viens de pondre . . .
Si, avant de recevoir de mes nouvelles,
vous désiriez m'écrire, adressez la lettre aux
soins de J. B. Schott, fils, à Mayence.
Dieu vous garde, mon enfant !
Amitiés du
Maître.
171
Biebrich a. Rhein'
13 Février 1862 — 9 Juin 1862.
Vienne
21 Décembre 1862.
[^<3
' Comme complément voir aussi les Lettres de
Wagner à Otto Wesendonk.
129. Biebrich, 13 Février 1862.
La méchante enfant ne veut donc plus du
tout donner de ses nouvelles au Maître? J'aurais
beaucoup désiré savoir comment lui ont plu les
Maîtres Chanteurs. Je commence à craindre
vraiment qu'elle ne soit tombée malade! Je reste
jusqu'à la fin de l'automne (époque à laquelle j'au-
rais sans doute terminé la composition de mon
œuvre), ici à Biebrich, chez l'architecte Frick-
hôffer, où j'ai loué pour un an deux jolies
chambres, avec une vue magnifique sur le Rhin
tout proche, à côté du château. Je les ai gar-
nies au moyen de toutes espèces de meubles
pris en location. La seule chose qui m'appar-
tienne dans mon mobilier, c'est la «machine à
thé» et la théière, que vous connaissez. J'espère
jouir bientôt ici du repos. Si du moins l'en-
fant de la «colline verte» m'écrivait!
R. W.
175
130. Biebrich,
16 Février 1862.
Amie,
Vous avez tort de faire attention à moi: j'en
ai honte maintenant. J'étais sans nouvelles, donc
inquiet. Un mot suffisait. Un mot triste, dé-
solé! Oh! combien il est plus heureux d'être
mort que de voir mort ce que l'on aime! Pareille
douleur vous frappe donc! Vous recevez l'une
consécration après l'autre! Pour celui qui est
sérieux, pour celui qui est profond, c'est une
consécration: penser et sentir deviennent un
pour lui; il sent ce qui est pensé profondément,
et sait combien terriblement cela est vrai. J'ai
mis une intention profonde dans les larmes que
j'ai versées sur la mort de votre mère! Soyez
la bienvenue dans le royaume grave qui m'a
accueilli entièrement maintenant, et d'où seule-
ment je puis encore regarder le monde. Il
peut me paraître clair, à présent, parce que je
ne regarde plus dans la nuit, mais de la nuit!
Ne vous préoccupez absolument pas des
Maîtres Chanteurs! Le manuscrit vous ap-
partient; je n'avais d'autre intention, que de vous
donner ce qui est vôtre!
Cordiales amitiés à Otto et aux enfants!
R. W.
Biebrich
(chez l'architecte Frickhôffer).
176
131. Biebrich,
12 Mars 1862.
Je vous écrivis, un jour, de Paris, que vous
apprendriez désormais fort peu de chose de
ma vie, mais d'autant plus de mes travaux,^
parce que ma vie même ne pouvait plus avoir
de vraie signification. Mais quid? s'il m'est
impossible de travailler, si la vie seule me donne
du fil à retordre? Il faut bien alors qu'inter-
viennent des lacunes sérieuses, comme cette
fois-ci, pendant lesquelles je devais vous laisser
attendre aussi longtemps un signe de gratitude
pour vos lettres, pour vos cadeaux? Aussi je ne
vous dis pas plus aujourd'hui que ceci: demain je
compte finalement m'atteler à mon travail. Il y a
eu une interruption de six semaines, durant les-
quelles, il est vrai, j'ai seulement «vécu». Mais
comment! —
Maintenant je suis complètement installé ici:
j'ai loué deux chambres pour une année. Il s'y
trouve un piano, une bibliothèque, le fameux
divan, les trois gravures romaines et le vieux
dessin des Nibelungen. Devant la table de
travail pend aussi la photographie de la «colline
verte»; dans une encoignure de fenêtre le«palazzo
Giustiniani». La situation est extrêmement belle:
tout près du Rhin, à côté du château, dans une
maison complètement isolée, que Dieu puisse
^ Voir lettre no. 125.
II ^ 177 '—' 12 ^
préserver d'autres locataires! Cette maison est
fort bien bâtie, par spéculation, et contient un
appartement tout à fait délicieux, dans lequel je
désirais beaucoup avoir quelque chose de con-
venable. Un beau jardin très spacieux: dans le
parc et dans Tlle en face chantent à l'envi les
oiseaux. Les rossignols, à ce qu'on dit, doivent
être nombreux, quand vient la saison, au point de
devenir assourdissants. C'est ici que je veux
attendre la destinée de mes Maîtres Chan-
teurs!
Grand merci pour votre lettre, par laquelle
cependant vous me faites honte: vous avez lu
et m'avez écrit trop tôt ! Vous auriez dû me
laisser encore bien dans le coin. D'ailleurs je
remarquai que, cette fois-ci, vous faisiez con-
naissance d'un de mes poëmes par la lecture et
non directement par moi-même. Le difficile
manuscrit a dû également vous occasionner bien
de la peine. Oui, c'est autre chose quand il
faut s'en tirer par ses propres efforts. Je l'ai
déjà lu à différentes reprises, jusqu'ici, la
dernière fois pour les grands ducs à Carls-
ruhe:^ ils ont bien écouté, quoique pas encore
aussi bien que la grande Micky.^ Les règles de
la Tablature les ont fait beaucoup rire. C'est
justement mon intention, chère enfant, de pro-
voquer l'hilarité avec tout ce fatras de pédan-
^ Voir Glasenapp, II, 2, 362.
2 Madame Wesendonk.
178
tisme: il faut que Ton rie! Il vous manque la
mélodie pour les lieder de Walther: ceci est
vraiment une chose indispensable. J'ai fait les
vers diaprés la mélodie que j'avais en tête: vous
ne pouviez pas vous l'imaginer, il est vrai.
Écoutez donc, comme c'est simple;
Màfiig (modéré) ^
1 1 — p- — g—
Fern mei-ner Ju-gend gold-nen To-ren zog ich einst
aJs in Be-trach-tung ganz ver-lo-ren:
Le peuple n'entend de toute la chose que
la mélodie: devinera qui pourra mon secret. -
J'ai lu le poëme pour la première fois à
Mayence, le 5 Février, chez les Schott:^ j'avais
dû renoncer à vous le lire avant tout le monde.
Mais, afin de trouver une compensation à votre
absence, j'écrivis, avant de quitter Paris pour
Vienne, à Cornélius^ —dont vous entendrez
parler davantage avec le temps — qu'il devait
se trouver le 5 du mois suivant, le soir, chez
les Schott, à Mayence, sinon je cesserais de le
1 «Loin des portes d'or de ma jeunesse, un jour, je
m'en suis allé, perdu dans mes contemplations.»
■i Voir Glasenapp, II, 2, 356.
3 Cornélius, compositeur; ami de Wagner.
179
12*
tutoyer. Maintenant, les choses advinrent comme
dans «Bûrgschaft» :^ vous savez que tous les
cours d'eau avaient débordé, que pas mal de
trains ne circulaient plus, qu'il y avait réelle-
ment partout péril à voyager. Nonobstant tout
cela, à sept heures sonnantes, le 5, Cornélius
fait son entrée chez les Schott, pour s'en re-
tourner le lendemain à Vienne! Il vous faut
savoir aussi quel pauvre diable c'est; comment
il est empêtré dans les leçons pour arriver à
gagner 40 florins par mois. Mais — il m'aime
beaucoup. Et vous avez vu, quel cas je fais
de lui. Écrivez-lui, mon enfant; il vous aime
aussi! Il habite: 30 Weissgârber- Pfefferhof-
gasse. Vienne; c'est un neveu du célèbre peintre.
A présent, adieu! mes meilleures amitiés.
Je n'ai pu écrire plus tôt; il me fallait attendre
la retour de mes bonnes dispositions. Adieu,
mon enfant! r. w.
p. s. Oh! le beau coussin! Voyez-vous cela, je
reçois ce cadeau, et ne me donne pas la
peine d'en parler en tout premier lieu.
Que je suis donc gâté déjà!!
132. Biebrich a. Rhein,
22 Mai 1862.
Chère amie!
Aujourd'hui, c'est mon anniversaire. On
m'a envoyé des fleurs. J'étais malade et hier
• Poëme de Schiller.
180
seulement je suis allé de nouveau dans le parc.
A vous je ne pouvais maintenant penser beau-
coup, puisqu'il m'est impossible de vous aider
en quoi que ce soit, à part de silencieux sou-
haits pour votre bonheur !
Ainsi je me tenais là solitaire.
Tout à coup une idée me vint pour Tin-
troduction d'orchestre du 3^ acte des Maîtres-
Chanteurs. ^ Dans cet acte, le point culminant
sera le moment où Hans Sachs se lève devant
le peuple assemblé, et est accueilli par celui-ci
avec une sublime explosion d'enthousiasme.
Le peuple alors chante, d'un ton solennel, d'une
voix vibrante, les huit premiers vers du poëme
de Sachs sur Luther. La musique était déjà
faite pour cette scène. Maintenant, pour servir
d'introduction au 3^ acte où, quand le rideau
s'ouvre, on voit Hans Sachs perdu dans ses
réflexions, je fais jouer par les basses un
thème grave, attendri, profondément mélan-
colique, présentant le caractère de la plus
grande résignation; voici que survient, entonné
d'abord par les cors et de sonores instruments
à vent et, peu à peu, par l'orchestre tout entier,
comme un Evangile, la mélodie solennelle et
gaiement claire de: «Wacht auf! Es rufet^ gen
^ Comparer R. Wagner: Esquisses, pensées, frag-
ments, pages 104/5; Écrits posthumes, 1902, pages 154/55.
'^ La lettre porte «rufet» au lieu de «nahet».
181
Tag : ich hôr' singen im grûnen Hag ein'
wonnigliche Nachtigall.» ^
Il m'est devenu maintenant évident que ceci
sera mon chef-d'œuvre le plus accompli, et que
je l'achèverai.
Je voulais me donner un cadeau pour mon
anniversaire : je le fais en vous envoyant cette
communication.
Gardez-vous en bonne santé, soignez-vous
de près et, s'il vous faut penser à moi, figurez-
vous que vous me voyez toujours dans les
mêmes dispositions que ce matin du jour de
mon anniversaire: cela vous consolera, et alors
vous, aussi, vous vous épanouirez. Pour sûri —
Les meilleures amitiés de
^""■^ R.W.
133. Biebrich,
9 Juin 1862.
Chère amie!
Je voulais, ces derniers jours, écrire à
Myrrha pour la remercier de la part qu'elle a
sûrement prise dans la confection du beau
coussin. Mais elle aussi doit s'accoutumer à
mon ingratitude, qui n'est pas précisément de
l'ingratitude même, mais souvent de la négli-
gence dans l'expression de ma reconnaissance.
De telles attestations sont des élucubrations
1 «Réveillez-vous! Le jour se lève. J'entends chanter
dans le vert bocage le plus délicieux des rossignols.»
182
agréables, flatteuses, avec lesquelles on se fait à
soi-même le plus de plaisir. J'arrive très rare-
ment encore à Texécution de si agréables projets.
Chez moi tout ne tend qu'à une fin dernière, fort
grave. Ainsi je ne puis regarder qu'avec tristesse
la fleur qui m'est jetée sur cet ultime chemin.
La poésie que vous m'avez envoyée au-
jourd'hui est très belle, je crois même un chef-
d'œuvre.
L'esprit de la légende m'apparaît tout autre
seulement maintenant. Au «Neck»^ est accordé
le souriant espoir; pour ma part, je ne com-
prends plus l'espoir, et je ne'suis à rien moins
accessible qu'à sa promesse encourageante. En
revanche, je comprends maintenant la félicité,
que nous n'avons pas à espérer d'abord, mais
dont nous sommes les maîtres. Peut-être vous
remémorez- vous que je vous ai dit autrefois,
un jour, avoir senti de plus en plus clairement,
dans le cours de mon existence, que l'art me
donnerait seulement le suprême bonheur, quand
j'aurais perdu tous, oui tous les biens de la vie,
après que toute possibilité d'espoir aurait dis-
paru. Je me souviens encore m'être demandé,
aux environs de ma trentième année, si j'avais
réellement en moi les facultés d'une très haute
individualité artistique: dans mes œuvres je
trouvais toujours encore des influences, de l'imi-
' Nixe (au masculin). Wagner fait allusion à un
poëme de Madame Wesendonk portant ce titre.
183
ration; j'osais à peine envisager mon développe-
ment futur comme artiste absolument original. A
l'époque où je vous fis cette confidence, à l'époque
de la passion miraculeuse, m'était apparue sou-
dain la possibilité de la perte d'un bien, dont la
possession éventuelle m'avait toujours semblé
absolument intangible. Alors je sentis que le temps
viendrait, où l'art revêtirait pour moi un sens
tout nouveau, merveilleux, lorsque plus aucune
espérance ne serait capable d'enlacer mon cœur.
Ainsi l'ancienne légende du Messie a acquis
finalement sa véritable signification pour moi.
On l'attendait, le Sauveur, le Libérateur de la
race de David, le roi d'Israël. Tout arriva, en
effet, selon l'attente. On sema des palmes sur
sa route ; mais quel déconcertant coup de
théâtre, lorsqu'il dit: «Mon royaume n'est point
de ce monde! »^ De la sorte tous les peuples
attendent leur Messie, qui doit combler les
désirs de la vie. Il arrive et dit: «Renoncez
au désir même!» Voilà la dernière solution de
la grande énigme du désir, — que votre ami
Hutten, par exemple, n'a pas comprise.
Je souhaite seulement pouvoir encore tra-
vailler : mon désir ne s'étend plus même aux
représentations éventuelles de mes œuvres et
j'en accepte la nécessité comme une calamité
inévitable. A Vienne, j'ai été invité définitive-
ment pour l'automne à la représentation de
* Voir Glasenapp, II, 2, 376 et suiv.
-- 184 ^
Tristan: cela m'importune maintenant. Il me
peine aussi d'être pressé dans mon travail :
comme je travaille à présent, la hâte est néfaste.
Un loisir assuré serait mon idéal; si je ne
puis y arriver, il me faut bien encore sentir
les tourments de la vie; mais déjà ils rehaussent
pour moi le plaisir du travail. Je désirerais
posséder un «Asile» dans la plus complète
solitude : c'est bien difficile à conquérir. —
Recevez mes félicitations ! Saluez et remerciez
Myrrha, ainsi que votre mari, à qui je dois
encore de cordiaux remerciements pour sa
dernière lettre !
De tout cœur votre o ym
134. Vienne, 21 Décembre 62.
Je rêvai bellement, délicieusement de vous,
cette nuit, sitôt après m'être endormi. Puisse
ce rêve avoir pour signification tout le bien que
je vous souhaite, chère amie!
Cela m'a fait un grand, un sensible plaisir,
de voir que, au milieu de toute la détresse et
de la misère du présent, le rêve m'ait rappelé
juste à point nommé votre anniversaire. Cela
était beau et je constate que le rêve, au moins,
se soucie encore de moi.
Dévouées salutations ! R. W.
185
Penzing - lez -Vienne
5 Juin 1863 — 21 Décembre 1863.
C^<3
j
135. 221. Penzing- lez -Vienne.
5 Juin 1863.
Chère et estimée amie!^
L'un de ces jours, il faut que j'écrive de
nouveau, finalement, aux Wesendonk. '^ Seule-
ment je ne puis le faire qu'au mari. La femme,
je l'aime trop; mon cœur est trop sensible, trop
plein, quand je songe à elle. Moins que jamais
je ne puis m'adresser à elle dans la forme qui
s'impose impérieusement maintenant. Ce que
mon cœur ressent, je ne puis le lui écrire sans
me rendre coupable de trahison envers son
mari, que je respecte et que j'estime beaucoup.
Que faire donc? Je ne puis tenir, d'une façon
absolue, enfermés en moi mes sentiments, non
plus: un être au moins doit savoir quelle est ma
situation. C'est pour cela que je m'adresse à
^ La lettre est adressée à Madame Wille (Zurich).
- Wagner avait été, au printemps de l'année 1863,
en Russie, et s'installa en Mai à Penzing. Voir Glase-
napp, II, 2, chap. XVI et XVII.
189
vous et vous confie ceci: elle est et reste mon
premier, mon unique amour ! Je le sens de
plus en plus distinctement. Ce fut l'apogée de
ma vie : les années d'inquiétude et de bien-
heureuse angoisse, que je passai parmi le charme
grandissant de sa présence et de son affection,
contiennent toute la douceur de mon existence.
La moindre circonstance m'évoque ce temps,
immédiatement je m'y retrouve en plein, me
reviennent au cœur les merveilleuses sensations
qui, aujourd'hui comme autrefois, interrompent
le cours de ma respiration, ne me permettent
plus que les soupirs. Et, l'occasion vient-elle
à manquer, le rêve, toujours délicieux et bien-
faisant, est là pour me remémorer son image ...
Dites maintenant, mon amie! Comment parler
à cette femme dans les termes qui conviennent,
qui sont nécessaires? Impossible! Oui, j'ai le
sentiment, même, qu'il ne peut plus m'être
permis de la revoir. Ah ! déjà à Venise, la
rencontre avec elle me rendit bien malheureux:
c'est seulement après avoir de nouveau perdu
ce souvenir, que la femme m'est redevenue ce
qu'elle était pour moi. Je le sens, elle me
restera toujours admirable, et jamais ne se re-
froidira mon amour: mais la voir, cela ne m'est
plus permis, sous cette épouvantable contrainte
qui, si nécessaire que je la conçoive, amènerait
la mort de notre amour. Que faire maintenant?
Est-ce que je laisserai croire faussement à la bien-
190
aimée qu'elle m*est devenue indifférente? C'est
pourtant bien dur! Est-ce que vous Tarracheriez
à cette croyance erronnée? Est-ce que cela serait
bon? Je ne sais! Et finalement la vie arrive
pourtant à sa conclusion. C'est une misère! —
Depuis mon départ de Zurich, je vis
comme en exil — ce que j'ai tout sacrifié là,
ce n'est pas à dire! Pour l'instant, mon seul
désir est d'arriver au repos domestique, afin de
pouvoir me livrer absolument à mon travail.
Au prix d'efforts inouis, j'ai acquis du moins
la possibilité de fonder un nouveau foyer, qu'il
me faut être tout seul à soigner maintenant.
Des tentatives réitérées nous persuadèrent,
moi et mes amis, que la vie commune avec ma
femme est impossible, serait absolument perni-
cieuse pour tous deux. De sorte qu'elle vit
à Dresde, où je pourvois à ses besoins large-
ment, même au delà de mes moyens. Elle ne
parvient pas encore à se résigner complètement,
et dans la nécessité où je suis de combattre le
retour des sursauts de compassion, il me faut
faire montre de dureté, sous peine de prolonger
ses souffrances, et d'annihiler pour moi toute
possibilité de repos. J'affirme que cet effort
est le plus pénible que j'aie jamais supporté.
Pour cela je renonce aussi à tout, et ne veux
que le repos pour mon travail, la seule chose
qui m'acquitte devant ma conscience, et peut
me donner réellement la liberté !
191
192
Maintenant, très chère, je vous en prie,
parlez-moi parfois de notre amie! J'espère que
vous Taimez encore, et qu'elle même vous est
également restée fidèle! Il est vraiment par trop
dur de savoir qu'une existence inexprimable-
ment chère s'écoule tellement étrangère et loin-
taine, sans qu'on puisse jamais y jeter le moindre
regard! Vous comprenez que ce que je puis
apprendre par son mari ne me montre pas l'amie
sous son vrai jour, — l'amie que je puis assurer
de mon éternel amour, ne voulant plus jamais
la revoir. Plus jamais ? C'est dur, mais
nécessaire !
J'ai rouvert le portefeuille vert, qu'un jour
elle m'envoya à Venise: que de souffrances depuis
lors ! Et maintenant, tout à coup entourée du
charme d'autrefois, si indiciblement beau! Là,
dans ce portefeuille, les esquisses de Tristan,
de la musique pour ses poëmes! Ah! chère! on
n'aime qu'une seule fois, quelles que soient les
ivresses, quelles que soient les joies que puisse
faire passer devant vos regards la vie ! Oui,
maintenant je suis pleinement assuré que je
ne cesserai jamais de l'aimer, elle seule au monde!
Vous saurez respecter l'innocence de cet aveu,
et me pardonnerez de vous l'avoir fait! Adieu,
restez la fidèle amie de
votre
Richard Wagner.
À
1 36. Penzing - lez -Vienne,
6 Juin 1862.
Très cher ami/
Il faut que j'aie pourtant encore une fois des
nouvelles de vous, enfin! De moi, les meilleures
nouvelles que vous puissiez recevoir, c'est que
je vous annonce la reprise de mon travail! Les
événements extérieurs, même les plus divers,
n'ont plus de vrai sens pour moi. Mon voyage en
Russie — S* Pétersbourg, Moscou — , et les inci-
dents qui s'y rattachent, tout cela ne fit d'impres-
sion sur moi que pour autant que cela contri-
buait à me débarrasser de tous ces ennuis,
et à me procurer un «Asile» pour travailler.
Mon amertume, en pareilles circonstances, c'est-
à-dire en voyant la quantité de gens qui disposent
de plus de loisirs et de ressources qu'il ne leur en
faut, est parfois très vive et provoque chez moi
une arrière-pensée d'ironie la plupart du temps
à l'égard de toute assurance de sympathie ou
d'amitié qui m'est témoignée. Quand je songe à
toutes les angoisses, à toutes les inquiétudes que
je subis depuis que j'ai quitté Zurich, je ne puis
m'empêcher d'accuser sévèrement ma destinée!
La possibilité d'arriver encore, finalement, au
repos, pour écrire mes œuvres projetées, donne
à cette poursuite folle de la tranquillité sa seule
signification. J'ai donc fêté mon cinquantième
* La lettre est adressée au mari de MadameWesendonk.
II ^ 193 ^ 13
anniversaire: je devais presque me tenir pour
heureux de le fêter dans la plus parfaite solitude!
Subséquemment un cortège aux flambeaux^ vint
me saluer à ma rustique demeure: je le reçus
d'une façon quelque peu distraite. Tandis que le
cortège lumineux approchait, en passant par un
pont, la plus magnifique pleine lune montait
justement au-dessus des cîmes du jardin du châ-
teau de Schônbrunn, et projetait des rayons
mystiques sur la parade au-dessous d'elle. Déjà,
pendant que Ton chantait, les quelques jeunes
gens qui étaient montés chez moi, n'entendaient
de ma part que des exclamations admiratives pour
la splendeur de la lune: c'était l'unique, la vieille
et fidèle amie, qui venait à moi par-dessus l'en-
fantillage d'un monde étranger, tout comme, autre-
fois, au-dessus de la couronne lointaine des
Alpes et au-dessus de votre jardin, elle s'en
venait vers nous! «Asile! Asile!» Combien de
fois j'ai déjà cru avoir trouvé un «Asile»!
Cette fois-ci, j'aspirais tellement à la tran-
quillité d'un logis que, ayant uniquement en
vue une calme demeure avec un jardin, j'ac-
ceptai la première qui se présenta. Huit jours
plus tard, je me serais installé peut-être à Bingen;
les choses traînèrent; dans l'entre-temps, on me
renseigna ceci: indifférent quant à la localité,
je me décidai, et mon seul souhait est qu'il me
^ Voir Glasenapp, II, 2, 432.
194
soit donné du moins de rester ici jusqu^à ma
fin! Au point où en sont les choses pour moi
en Allemagne, tel que je me sens, je n'entrevois
cependant la possibilité de demeurer ici qu'au
prix d'efforts périodiques excessifs, tels que ce
voyage en Russie. Comment je supporterai
cela encore plus longtemps, je ne le comprends
en tout cas pas! Un jour, on le lira dans ma
biographie et alors ce sera pour maintes per-
sonnes une stupéfaction. Évidemment, quelque
jour, je succomberai. Si vous voulez avoir
une idée de l'effet produit sur mon être par
de pareilles entreprises, comparez un peu,
pour vous amuser, les trois photographies de
S* Pétersbourg avec celle qui fut prise à Mos-
cou quinze jours plus tard! — Cependant, c'est
inévitable!
Avec tout cela je n'ai pas abandonné mon
ancien désir de m'installer le mieux possible dans
la demeure finalement choisie. Si vous voulez y
contribuer, de personne je n'accueillerais de si
bon gré l'assistance, vous le savez bien! Car,
après tout, vous êtes les seuls à qui j'appar-
tienne en quelque sorte ici -bas: les choses
sont ainsi faites, il n'y a pas à recommencer.
Que je vous appartienne est le résultat de
toutes espèces de souffrances et de sacrifices
de votre part.
— Qu'avez-vous dit de la maison de cam-
pagne en Suisse, dont m'aurait fait présent la
'-- 195 -^ 13*
grande-duchesse Hélène de Russie? * Vous avez
craint, sans doute, de me voir vous tomber de
nouveau sur le dos? Heureusement la maison
de campagne se trouve située dans la même
contrée que les cinquante mille francs gagnés,
assure-t-on, par moi en Russie. Quelle agréable
perspective pour mes protecteurs allemands, de
savoir maintenant que je suis si bien casé, et
que cela ne leur coûtera pas un rouge liard!
C'est encore Tune des caractéristiques de ma
destinée, de paraître toujours enviable!
Ah! mon cher! Assez parlé de moi! Quand
je serai retourné à mes Maîtres-Chanteurs,
vous aurez encore de mes nouvelles: ma dis-
persion est telle encore, que je ne puis trouver
le recueillement nulle part. Mais plutôt, four-
nissez-en moi l'occasion par des nouvelles de
vous, implorées de tout mon cœur. Je les attends
avec impatience!
Mille amitiés de
votre
Richard Wagner.
Je voudrais pourtant volontiers avoir un
grand et beau portrait (photographie) de votre
femme: la «colline verte» est déjà accrochée,
dans son cadre, à la muraille de ma chambre.
Voir Glasenapp, II, 2, 426.
196
i
137. 221. Penzing- lez -Vienne.
28 Juin 1863.
Amie!
J'ai reçu aujourd'hui un beau, magnifique
portefeuille: il est destiné aux Maîtres -
Chanteurs. Jusqu'ici le portefeuille vert
m'avait suffi amplement. Ces jours derniers,
je l'ai vidé (puisque je me suis encore une
fois installé!): il s'y trouvait de nombreuses
esquisses et de curieux feuillets, quelque part
tout à fait dans le coin. Dieu du ciel ! quelle
évocation encore de Tristan! Néanmoins, les
Maîtres- Chanteurs devaient y entrer aussi.
Ne m'en veuillez pas, je vous en prie : je ne
suis pas encore un véritable «maître», en fait de
musique; je suis à peine plus fort qu'un «ap-
prenti». Ce qui adviendra en conséquence. Dieu
le sait! Donc, ce qui est complètement achevé
doit avoir sa place dans le portefeuille nouveau;
cela y prendra un air splendide et je me dirai:
«maintenant tu n'es plus loin d'être un maître,
pas aussi près, cependant, que celle qui a en-
voyé le maître -portefeuille.» Pour le moment
l'inachevé (hélas ! combien d'inachevé il y a
encore en moi!) sera mis dans le grand porte-
feuille vert, en compagnie de tous les vestiges
du merveilleux autrefois. Je suis pourtant plus
fidèle que vous ne le croyez peut-être, ou que
ne le vous font croire les on-dit. Les Maîtres-
Chanteurs, si jamais il en doit sortir quelque
197
chose, doivent de toute façon venir au jour
dans le vieux portefeuille: Dieu sait si cela se
réalisera. Mais, je le répète, ce qui sera achevé
ensuite figurera dans le nouveau portefeuille
brun: il contient déjà quarante pages de partition.
Mais de quelle façon tout cela réussira-t-il?
Je n'en sais encore absolument rien.
Comment vous le faire comprendre ? —
Reconnaissez qu'un Maître -Chanteur tellement
peu complet a quelque peine à vous écrire.
Si je vous disais, par exemple, qu'un Maître-
Chanteur doit jouir de la tranquillité, je devrais
immédiatement reconnaître que moi je n'en
jouis point, et — ce qui est pire, — que je
n'en jouirai peut-être jamais! Voilà le contre-
temps, dont je me rends compte maintenant: je
ne jouis pas de la tranquillité ! Je fuis les
hommes, les relations, enfin toute société, le
plus complètement possible, parce que, au fond, M
tout me torture. Je suis comme cela, impossible
d'y remédier! — Maintenant je m'installe dans
une belle demeure tranquille: chaque coin doit
me plaîre; j'ai comme la fièvre de m'y arran-
ger l'installation la plus confortable, parce que
je me dis: «tu nicheras là, tu y passeras tout
le temps (au cas le plus favorable!) et y seras
seul avec toi-même!» Etre seul! Ah! quelle
volupté me fait tressaillir souvent, quand je mej
dis cela, sitôt que je ne suis pas seul du tout.
Bon ! A présent je suis seul — Insensé II
198
Comme si mon cœur n'était pas en moi, et
c'est justement alors que l'inquiétude commence,
d'abord sous la forme de la tristesse, puis sous
la forme de la nostalgie. Alors j'aspire à une
«présence», car rien qu'une «présence» peut
m'apporter la paix! Croyez-moi, le Dieu du
bonheur et de la paix s'appelle la «présence»!
Oui! maintenant il faut que cela aille sans «pré-
sence». Je m'attache d'abord aux serviteurs,
qui m'aiment vite; puis arrive un chien. Mais je
ne m'en suis pas encore procuré: j'ai une grande
peur de tout ce qui est nouveau, de toutes cir-
constances nouvelles, même quand il s'agit d'un
chien. Dernièrement, des voleurs ont pénétré
chez moi, et me dérobèrent une tabatière en or,
que l'orchestre de Moscou m'avait donnée à titre
de souvenir. Cela émut le vieux baron qui
demeure au-dessous de mon appartement : il
mit son vieux chien de chasse à ma disposition.
Celui-ci dort maintenant dans ma chambre, la
nuit, et, le jour, ne veut plus me quitter: il ne
me lâche pas d'une semelle. Il s'appelle
Pohl;^ il est brun et fort; mais, ainsi que je
l'ai dit, déjà âgé: bientôt il mourra, tout comme
Fips et Peps. C'est une misère! Je le répète, je
crois que je n'arriverai jamais à la véritable tran-
quillité: je me méfie même encore des Maîtres-
* Pohl vécut pendant toute la période de Munich;
il mourut à Genève en 1866.
199
Chanteurs, si sérieux et calme que me regarde
la portefeuille brun... Otto m'en veut, je suppose,
d'être resté si longtemps sans lui écrire? Je
lui ai écrit après mon cinquantième anniversaire,
attendu avec tant d'intérêt, ^ afin qu'il ne pense
pas que je lui écris rien que pour l'importuner
par l'une ou l'autre chose. Si vous n'étiez pas
là-bas, je ne saurais pas même que ma lettre est
arrivée à destination. Comment est sa santé ?
Est-ce qu'il souffre encore toujours de son mal
au cou? J'espère recevoir de bonnes nouvelles
de lui.
Comment va la belle Suisse ? Est-ce que
le lac a toujours son beau ton glauque? Et les
montagnes leurs beaux champs de neige ? . . .
Mes enfants, vous avez fait choix d'un magnifique
pays, et souvent la nostalgie me reporte vers lui.
J'avais une fois formé l'espoir, naguère, d'y
mourir ! D'une façon générale, il me semble
que j'étais souvent plus tranquille là-bas qu'à
présent. Le paysage suisse a vraiment quelque
chose de calmant! Je ne vois plus de couchers
de soleil: dernièrement encore deux ou trois fois
au Rhin. Mais impossible de trouver une demeure
là-bas; maintenant je suis ici, à cause de quel-
ques grands et beaux arbres, que j'ai dans mon
jardin. Aussi l'habitation est tranquille, — mais
non pas moi! D'ailleurs, je vous l'ai déjà dit. Et
^ Comparer lettre 104.
200
comment allez-vous? Hans Sachs ne vous causa
pas de difficultés; à moi il me donne encore
du souci. L'art aussi peut-être sérieux — non
point seulement la vie! Adieu, chère amie!
Souvenez-vous de votre
R. W.
138. Penzing, 3 Août 1863.
Chère «Maître»!
Après votre dernière bonne lettre, j'aurais
pu vraiment m'attendre à une missive plus «ex-
plicite» de Schwalbach. Je suis allé une couple
de fois à Pesth,^ où j'étais invité par les Hon-
grois, pour donner deux «concerts». Je suis
revenu il y a quelques jours, et trouvai du moins
la lampe promise, que je juge fort belle, œuvre
de maître, et pour laquelle je vous assure de
ma gratitude.
Mon «Asile» est réussi . . . plus ou moins;
curieux, après tout. Le besoin d'une installation
définitive, avec une demeure convenable et pré-
sentant de l'agrément, était devenu irrésistible.
Je sentais que c'était seulement d'une telle base
que je pouvais considérer le monde encore une
fois — la dernière — , pour savoir comment
allaient lui et moi. Je trouve à présent qu'il ne
va pas excellemment, et regrette bien d'avoir
sacrifié mon bel argent, acquis si durement, à
» Les 23 et 28 Juillet 1863; voir Glasenapp, 11,2,434.
201
me créer ces chères bases pour faire mon ex-
périence. Comme personne ne veut m*accueillir,
j'aurais mieux fait d'utiliser mes quelques milliers
de roubles à m'acheter un logis dans l'un ou
l'autre hospice italien, pour ne plus désormais
m'occuper aucunement du monde. Je ne sais
vraiment plus ce que j'y ferais. Je vous le dis en
vérité, bien calmement, du plus profond de l'âme!
Si je vous énumérais les étranges mésaventures
qui m'ont poursuivi depuis mon départ de la
Suisse, vous même y reconnaîtriez un cal-
cul presque systématique de la destinée pour
me détourner de mes projets. Je n'ai pas de
chance! Et il en faut un peu, pour que quel-
qu'un comme moi garde l'illusion d'appartenir
au monde. —
«Maître», je ne suis pas heureux! Et je
suis bien las de la vie. J'en ai fait l'expérience
dernièrement, lors d'un danger mortel, dans le-
quel je me suis trouvé. C'était à Pesth, sur
le Danube, dans la même embarcation où, l'an
passé, deux jeunes cavaliers hongrois ont ac-
compli le voyage de Rotterdam à Pesth Une
charmante et intelligente femme, la comtesse
Bethlen, mère de six enfants, s'était chargée du
gouvernail. Un orage violent lui fit perdre son
sang-froid, et elle mena l'embarcation sous le vent:
les vagues poussèrent celle-ci contre un radeau;
un craquement se produisit. J'avais pitié de la
pauvre mère, tandis qu'en moi-même je ressen-
202
tais un étrange bien-être, un agréable réconfort:
les jeunes gens ne pouvaient s'étonner assez de
mon attitude; ils s'attendaient à voir de l'agitation
chez moi, vu ma nervosité. Quand ils se mirent
à faire mon éloge - car je pris quelque part au
sauvetage — je devais éclater de rire presque!
A quoi bon tout cela! On ne meurt pas si
facilement, surtout quand le moment n'est pas
arrivé. Il en doit être ainsi de moi. Seulement,
je ne parviens pas à m'expliquer à quoi je suis
réservé. Peut-être à représenter quelque chose
pour ceux qui m'aiment?? Est-ce que je pour-
rais leur être moins, quand ils me sauront mort,
que maintenant, où je suis, de toutes parts,
isolé et ne fais que souffrir? Personnellement
je ne puis plus être rien pour qui que ce soit.
Et mon intellect? Il leur appartient, tandis
qu'il ne peut plus ranimer mon cœur. Je n'ai
plus le désir de rien. Il me manque l'intérêt
aux choses, le recueillement. Une dispersion
inquiète et profonde s'est emparée de mon âme.
Je n'ai pas de présent et visiblement pas d'avenir.
Pas la moindre trace de foi. Il est vrai que la
véritable activité artistique, la représentation de
mes nouvelles œuvres, aurait pu changer beau-
coup de choses. Au contraire, mon retour en
Allemagne m'a donné le coup de grâce: c'est
un misérable pays et un certain Ruge^ a raison,
' Écrivain politique, mort en 1802.
^ 203 ^
quand il dit: «rAllemand est bas». Il n'y a
pas une lueur d'espoir en ce pays, et pour ce
qui est de mes anciens hauts protecteurs, vous
pouvez en juger rien que d'après ceci: à l'oc-
casion de la reprise de mes concerts de Vienne,
j'ai été invité par les Tchèques de Prague, par
les Russes, par les Hongrois, tandis que je
m'attends à un refus de la part de mes braves
Allemands, si je leur fais la moindre proposition.
A Berlin, l'intendant a refusé de me recevoir.^
Et ainsi de suite. — Depuis mon retour de Russie,
il ne m'a pas encore été possible d'aller trouver
personne du théâtre d'ici. Mon dégoût de la
société de ces gens est tellement fort, que je
suis incapable d'entreprendre quelque chose,
pour laquelle j'aurais besoin d'eux. Quiconque
le sait trouve cela très naturel, seulement cela
explique aussi pourquoi ma carrière est fermée.
Croyez- moi, c'est un sentiment étrange, de
savoir que pas même vous, vous ne connaissez
mes œuvres: il suffit que je fasse exécuter un
fragment de l'une d'elles complètement, pour que
les mieux doués, les plus profondément initiés de
mes disciples reconnaissent tout de suite, qu'au-
paravant ils n'avaient pas la moindre idée de
l'œuvre. Que sont maintenant mon intellectualité,
mes œuvres? - Sans moi elles n'existent pour qui
que ce soit. Oui! Cela donne une grande im-
* Voir Glasenapp, II, 2, 426 et suiv.
^ 204 '-^
portance pour moi à mon insignifiante personne:
seulement, celle-ci n'existe précisément que pour
moi-même! C'est une circonstance néfaste! On
peut aligner beaucoup de phrases consolantes,
m'évoquer emphatiquement nombre d'illusions
à ce sujet: mais cela ne produit plus le moindre
effet sur moi! J'entends que ce sont uniquement
des mots, et le vois même, surtout quand ils
sont écrits, puisque toutes mes relations avec
les humains n'ont lieu que par lettres.
Maintenant que faire donc de mon «Asile»,
malgré portefeuille et lampe? Problème diffi-
cile à résoudre, surtout vu mon éparpillement.
— J'y réfléchis; je pèse le pour et le contre.
Est-ce que je m'y fixerais encore pour quelque
temps, disons pour cinq années? Comment faire,
pour tenir bon durant celles-ci? Cela me devient
fort ardu et, à vrai dire, je suis, sur ce point,
dans l'incertitude la plus absolue. Mes besoins
augmentent: j'ai à entretenir un double ménage,
deux vraiment misérables ménages! — Alors, il
faut m'en tenir à ma personne. Nul ne veut
de mes œuvres: le monde ne connaît et n'estime
que le virtuose. Maintenant la détresse m'a
montré que je suis un virtuose aussi. A la
tête d'un orchestre, il me semble que j'en pro-
duis l'effet sur un auditoire. Les Hongrois, qui
n'avaient aucune idée de ma musique, et vivent,
à leur Théâtre National, uniquement de Verdi, etc,
saisirent avec une incroyable rapidité chaque
205
fragment des Nibelungen, de Tristan, des
Maîtres-Chanteurs, apparemment parce que
c'était moi qui dirigeais. Aussi je me dis,
quand je me mets à réfléchir sur la façon
de pouvoir me gagner mes contemporains,
qu'il faut voyager et donner des concerts.
Probablement j'aurai recours à cette ressource.
Seulement, ce qui est pire, c'est que je ne sup-
porte pas cela souvent et longtemps. Je me
surmène outre mesure à ces exécutions et
répétitions. Cependant, je veux essayer. Peut-
être que vous m'arrangerez, si je vous en prie,
l'une de ces «exécutions de fragments» à Zurich;
seulement cela pourrait être difficile là-bas, car
ma pauvre personne a besoin de nom-
breuses autres personnes pour produire
un effet personnel. Mais, peu importe, vous
apprendrez bientôt que je donne, de nouveau,
des concerts quelque part: les uns diront: «Ah!
il veut faire de l'argent!»; de très rares, peut-
être: «On prétend — qu'il veut mourir!»
Il se peut, cependant, que tout finisse bien
encore, et que mon «Asile» (le quantième!) me
vienne à propos, un jour: la lampe brûle encore,
le portefeuille se remplit, et un service à thé (mon
ancien, je ne puis plus mettre la main dessus) me
réconforte agréablement. Dieu! Tout est possible
et, quoique j'éprouve toujours des douleurs dans
mon corps aux nerfs torturés, mon médecin me
rit au nez, quand je lui demande si cela n'aboutira
206
pas un jour à quelque maladie mortelle. Et c'est
cela qui doit vous servir d'encouragement! En
vérité, je me trouve misérable; mais je me trouve
debout ! Seulement, je ne puis plus supporter
la solitude absolue : le vieux chien de chasse,
que m'a donné mon propriétaire, ne suffit point.
Avec ma cinquantième année m'est venu un
intense désir d'avoir auprès de moi une atmo-
sphère filiale. Lorsque, dernièrement, Bùlow me
présenta sa petite fille, à Berlin, avec le regret
que ce ne fût qu'une fille, je lui dis, plein de
pressentiments: «Soyez heureux, vous aurez
beaucoup de satisfaction de cette fille!» Il y a
peu de temps, on me recommanda une jeune
fille de dix-sept ans, d'une honorable famille,
douce, obligeante, toute naïve. Je la pris à mon
service, pour me faire le thé, tenir en ordre
mes effets, me servir de compagnie pour le dîner
et la soirée. Dieu! Quelle peine ce fut pour
moi, de me débarasser de la pauvre enfant, sans
lui causer d'humiliation trop manifestement!
Elle s'enuyait à périr, voulait retourner en
ville; mais elle s'efforçait par tous les moyens
de tenir cachés ses sentiments, de sorte que
ce fut un bonheur relatif pour moi de m'en
défaire finalement, ce à quoi contribuèrent beau-
coup mes projets de départ. Mon Dieu! Et il
serait aisé, pourtant, de me satisfaire : je sais
combien facilement je m'accorde avec mes servi-
teurs. Je songeai à Vreneli, qui me servait à
207
Lucerne: elle ne pouvait pas venir. Dernière-
ment, s'est présentée la sœur aînée de la jeune
fille congédiée : elle a plus d'expérience que
celle-ci; elle est plus «posée», a Tair doux et
n'est point désagréable. Je me propose d'en
faire l'essai.
Voyez -vous! Il faut que je me procure
tout à coups d'argent, sans doute parce que j'en
possède tellement! Je vous ferai part du résultat.
Mais je vois qu'il est nécessaire de mettre
un frein à ma correspondance : votre mari
m'accuserait à bon droit de vous inquiéter!
Réellement, chère amie, il m'est difficile de
vous écrire. Toute la douceur, qui me ranime
encore parfois, c'est le souvenir, et il appartient
au passé : mais je ne puis et n'ose point le
faire figurer dans mes lettres ! Que me reste-
t-il? Une joie vraiement pure, une aventure
plaisante du présent, je voudrais tant pouvoir
vous en faire le récit, mais où les chercher et
comment ne pas inventer? Je vous ai déjà dit
que je me suis presque noyé : voilà tout !
Est-ce que je vous écrirai comment j'ai été
applaudi et fêté par le public, ici ou là?
Croyez-moi, cela me donne de la considération
pour le public, et j'apprécie vraiment que, par
ma musique, j'excite les gens à peu près au
même enthousiasme, que les danseuses et les
artistes de cet acabit. Cependant, Dieu me
pardonne, je suis toujours content quand c'est
208
fini, et je n'y songe plus qu'à contre -cœur.
Peut-être est-ce pure ingratitude, laquelle con-
stitue d'ailleurs un de mes plus graves défauts:
c'est un fait avéré. Çà et là, ma mélancolie
rencontre une éphémère et charmante apparition,
qui lui procure des illusions agréables : par
exemple à Pesth, pour l'exécution de quelques
fragments du rôle d'Eisa, j'eus à ma disposition
une belle chanteuse toute jeune, avec une voix
des plus expressives et des plus pures ; elle
était Hongroise, prononçait l'allemand dans la
perfection, et n'avait probablement de sa vie,
rien su vraiment de la musique jusqu'alors.
Je fus touché d'avoir à ma disposition, pour
mon œuvre, la collaboration d'une créature si
innocente et si pure, et la brave enfant semblait,
de son côté, être impressionnée par moi et par
la musique, comme si elle ressentait pour la pre-
mière fois de son existence. Inexprimablement
charmante et saisissante était l'explosion de ses
sentiments, et pas mal de gens durent croire
que la jeune fille s'était éprise d'un violent
amour pour ma personne ... A cette jeune
fille j'ai aussi «à écrire», maintenant. Voyez-
vous, je vous dis tout «le bon»; mais à présent
je ne sais plus rien, et j'ignore même si vous me
compterez cette histoire comme quelque chose
de «bon». Cependant cela donne toujours une
tournure à la lettre, et finalement vous pourrez
raconter ainsi quelque chose à votre mari. Il
II -- 209 -- 14
semble aussi que toutes sortes de calamités
s'abattent sur le pauvre homme : je ne veux
point parler de TAmérique (j'ai déjà assez de
mon Allemagne!), mais c'est un malheur suffi-
samment grand d'être toujours ennuyé par son
mal au cou, lequel l'empêche même de donner
libre cours à son esprit de contradiction (comme
il me l'a avoué de façon très charmante). Il
croit qu'il devrait se créer finalement une situa-
tion, où il ne serait pas obligé de parler le moins
du monde: je lui propose de faire l'échange avec
moi, pendant quelques mois — bien entendu,
quand je suis à Penzing, et non pas quand je
donne des concerts, car, dans ce dernier cas,
il serait mort au bout de quinze jours. Je crois
que Otto doit en avoir terriblement assez de
moi: comme il a déjà cherché à m'aider; com-
bien de fois déjà n'a-t-il pas cru que je mar-
cherais tout seul à présent — et toujours les
choses demeurent au même point; rien n'aboutit;
tout est dépensé en vain! Oui, je le crois aussi,
on se dépense vainement pour moi: les chas-
seurs disent, en pareil cas, que Ton est le jouet
d'un mauvais sort, lequel vous empêche de
toucher le but. — Je le pense vraiment!
Maintenant je ne sais où envoyer la lettre?
Le 15 Juillet, vous m'avez écrit de Zurich, que
vous seriez rentrée au plus tard dans trois
semaines. C'est pourquoi le plus sûr me
paraît de considérer les trois semaines comme
210
expirées ces jours-ci et d'écrire sur Tenveloppe
Tancienne adresse.
Adieu ! Mille remerciements pour votre
persistance à vivre! Vous existez encore — donc
il faut bien que j'existe quelque peu également,
si médiocre que soit cette existence ! Mes
meilleures amitiés à votre mari et aux enfants;
qu'ils me tiennent toujours pour quelqu'un
d'honorable. La longue épître est finie: puisse-
t-elle ne pas trop vous attrister! Songez à une
chose seulement : c'est que j'ai été encore
capable de l'écrire !
Adieu, chère «Maître» !
Votre
R. W.
139.
Chère enfant!
Une volumineuse lettre — à laquelle je n'ai
rien à ajouter pour le moment — est partie, il
y a quelques jours à votre adresse de Zurich.
Puisque vous restez encore, donnez des ordres
pour qu'on vous l'envoie, je vous prie, (elle
n'est pas des plus gaies, cependant.)
Mille amitiés!
Votre
Penzing, 7 Août. R. W.
140. Penzing, 10 Septembre.
J'aurais dû, chère amie, vous écrire encore
quelque chose: peut-être vous y attendiez-vous?
Mais je suis tellement abattu, que je n'en trouve
'-^ 211 --. 14*
pas la force. Je voulais vous demander, tout
enthousiaste, de faire quelque chose d'énorme
pour moi. Après coup, cependant, il me vint
un sourire triste. Je suis un être de malheur!
Je croyais être appelé au Rhin (Darmstadt,
Carlsruhe) à la fin du mois d'Août, pour donner
des concerts : je voulais en profiter pour aller
vous rendre visite, et faire une excursion dans
les montagnes de ma Terre de salut d'autrefois,
afin de diminuer les souffrances que je ressens
dans l'abdomen. Darmstadt a échoué ; à Carls-
ruhe je suis invité maintenant vers la fin
d'Octobre. A cette date, j'ai, il est vrai, quel-
ques engagements dans l'Est; tout viendra alors
à la fois, et cependant il me faut tout accepter,
oui — je me trouve maintenant dans une
position si pénible parce que les choses traînent
tellement en longueur . . . Mon Dieu ! comme
je regrette déjà de m'être installé ici ; et ce-
pendant j'ai sacrifié tout pour m'assurer un
logis stable — tel était mon besoin de prendre^
pied n'importe comment et n'importe où. Main-j
tenant, avec ma bonne aubaine russe, si pénible-|
ment acquise, je suis dans la situation de ce
personnage de vaudeville, qui se désole d'avoir
gagné quelque chose à la loterie, parce qu'il
peut prouver que le prix de son billet dépasse
la valeur du lot gagné. Comme on m'a félicité
pour la «fortune» gagnée en Russie! Et qui
cela? Des créanciers, dont j'ignorais même
212
Texistence. Ah ! comme tout le monde était
heureux de me savoir si bien pourvu, et que
plus personne dorénavant n'avait à se soucier
encore de moi!
Je vais à Carlsruhe, pour faire un dernier
essai et voir si j'ai quoi que ce soit à attendre
de la faveur princière. Ne dites pas que je
suis un homme «abandonné». Là où personne
ne peut plus m'aider, je puis m'aider moi-
même, tout seul : — mais en quoi mes con-
temporains pouvaient m'aider, c'est ce que
verra, bientôt peut-être, la postérité. Alors il
apparaîtra clairement avec quelle facilité on
aurait pu venir à mon aide, et ce qu'on aurait
gagné si mes dernières années de création ne
m'avaient pas été gâtées si misérablement. Mais,
pour éviter cet étonnement futur, est-ce que je
ferai maintenant pour moi ce que l'on fera plus
tard pour mes monuments ? Quel bien-être
sans signification autour de moi! Et le peuple
veut devenir encore plus «un»!
Cependant j'espère pouvoir vous rendre
encore visite avant Carlsruhe, peut-être. Peut-
être aussi disparaîtrai-je sans laisser de traces
déjà avant cette date. Ah ! pouvoir mourir
comme un écho! Mourir au loin, comme une
dernière onde sonore de soi-même!
C'est cela! Vous écrire pareilles choses!
Je ferais beaucoup mieux de ne point vous les
envoyer; mais vous avez agi de même, un jour,
213
avec la mention que «ce qui était écrit était
écrit » !
Et vraiment, être obligé de converser encore
avec ses meilleurs amis au moyen de péri-
phrases artificielles tue toute nécessité de com-
muniquer avec eux. J'avoue que je rage main-
tenant, et que mon arrogance commence à dé-
passer toute mesure. C'est, je le sens, la lutte
suprême, la dernière convulsion! Après cela,
mes bras retomberont pour laisser flotter les
rênes des coursiers — : qu'ils aillent où bon
leur semble! Plus jamais je ne me soucierai de
ma vie: c'est la dernière fois aujourd'hui! —
Voilà où j'en suis actuellement, mon en-
fant; . . . c'est pourquoi . . . n'en parlons plus!
Je ne puis vous conseiller d'aller à Vienne.
De l'art? Pas la moindre trace! L'Opéra est
sans valeur, misérable! J'ignore, au surplus,
tout du théâtre. Dieu sait si vous m'y verriez
jamais! Je me tiens prêt à partir à chaque
instant. Mais l'un de ces bonds soudains peut
me porter chez vous, pour une couple de jours;
si tout va bien, j'irai — comme je vous le dis
plus haut — à Carlsruhe, fin Octobre.
Quelle lettre! Pardon; impossible de faire
mieux! Ce sera pour une autre fois! Il reste
encore quelque chose en moi, fort peu, avec
quoi, peut-être, tout pourra encore se réparer.
Mes meilleures amitiés!
R. W.
214
141.
Il me pèse fort de vous avoir si terriblement
affligée de mes doléances, ces jours-ci. Si vous
pouvez me pardonner, il n'en sera pas de même
pour Otto. Cela m'inquiète fort!
Comme on dit, il me semblait que je «sen-
tais venir quelque chose.» Je tombai malade
et le restai pendant huit jours. Cela m'a fait
du bien, et il y a de l'ordre en moi main-
tenant; il ne me reste plus qu'à mettre un peu
d'ordre avec moi. —
A cause de cela, je m'attends à une période
extrêmement difficile: soucis, contre-temps de
toutes espèces. Mais ce sera la fin. — En Octobre,
j'irai vous rendre visite, certainement.
Faites-moi, chers amis, bon accueil; j'espère
être le bienvenu chez vous.
De tout cœur, vôtre. ^
Penzing, 20 Sept. 63.
142. Penzing, 17 Oct.
Je dois rectifier ma communication d'hier, ^
en ce sens que mon concert à Carlsruhe ne
peut avoir lieu avant le 14 Novembre. Si donc
vous avez à m'envoyer des nouvelles rassu-
rantes, surtout au sujet de la santé d'Otto, je
vous prierais de bien vouloir me les adresser
pour l'instant encore à Penzing.
Votre profondément dévoué R. W.
' Elle n'a pas été retrouvée.
-^ 215 ^
143.
Vous pensez bien, chère amie, de quelle
importance votre lettre était pour moi! Lorsque
je vous disais, il y a quelque temps, que ma
décision était inébranlable, mais ne se révélerait
que peu à peu par l'exécution, vous me répon-
dîtes fort justement: «la vie est une science»!
Cette science doit donc être apprise; il faut lui
laisser faire ses preuves. Je crois être mûr
pour cela, et ne me connais plus qu'un seul
désir: le repos, le travail! —
Je ne suis pas encore fixé sur tous mes
projets pour l'hiver prochain:^ tout ce que je
sais, c'est qu'il me faut faire un effort suprême,
non point vers des conquêtes nouvelles, mais
pour déblayer le terrain derrière moi. Après-
demain, (30 Octobre) je vais à Prague (Hôtel
du cheval Noir), pour y donner deux con-
certs. Le 10 Nov. j'arrive à Carlsruhe ; le
concert a lieu le 14: si Otto était de force à y
aller ce jour-là avec vous, je crois pouvoir vous
assurer à tous deux une belle impression. Je
ne sais trop ce que je ferai après cela: jusqu'à
la Noël, il est probable que je donnerai des
concerts à Breslau, Lôwenberg en Silésie (le
prince de Hechingen), Dresde, peut-être Hanovre,
et certainement encore une fois Prague. Pro-
bablement S^ Pétersbourg en Mars et Avril;
^ Voir Glasenapp, II, 2, 437 et suiv.
^ 216 ^
peut-être KiefiF et Odessa déjà en Janvier; peut-
être encore une fois aussi Pesth. Vous vous
imaginez ce que disent mes pauvres nerfs de
toute cette géographie! Cela m'a presque Tair
d'un crime. Seulement, je n'ai point d'autres
ressources. — Dans l'intervalle, si vous voulez
bien m'accueillir, mon désir serait de pouvoir
aller me reposer un peu chez vous. Peut-être
vers la Noël, si ce n'est point possible déjà
après Carlsruhe. Ne soyez pas surprise de me
voir prendre alors, malgré que je n'aie que
quelques jours libres, le portefeuille et tâcher
de travailler un peu. J'ai encore une prière à
vous adresser relativement aux repas: faites-moi
porter le déjeûner et le dîner dans ma chambre;
les repas en commun, restent réservés pour des
fêtes spéciales, et il me faut, pour y assister, une
invitation expresse de votre part.
La guérison d'Otto me transporte au sep-
tième ciel, vraiment! Nous (moi et mon méde-
cin) sommes d'accord ici avec vous pour dire
que c'était une crise ayant les suites les plus
favorables. Tout cela m'est agréable et me ré-
jouit fort!
Ma profonde et sérieuse gratitude pour
votre bonne lettre. Mes amitiés, de mon cœur
très fidèle, à Otto et aux enfants. Que tous me
gardent leur affection, comme vous aussi!
Votre
R. W.
217
Penzing, 29 Oct. 63.
J'ai envoyé une brochure à Otto.^ Vous
pourrez juger, d'après cela, avec quelles in-
tentions conciliantes je dis adieu au monde ;
vous reconnaîtrez la nécessité de cet adieu,
parce que je sais pertinemment que toutes ces
propositions, si pratiques et si simples, ne
seront pas accueillies.
144. Penzing, 15 Dec. 63.
Quelques mots de rapide information. Je
suis de retour depuis le 9 de ce mois, dans la
soirée. L'arrivée dans la demeure que m'a
désignée le destin comme patrie a produit sur
moi une impression de douce mélancolie: tout
y était chaud et amical. Franz et Anna^ heureux;
aucun événement fâcheux ne s'était passé. Seul,
Pohl avait été tellement triste de mon départ
qu'il en avait vraiment vieilli.
Il me semblait étrange de trouver une telle
intimité chez les êtres et dans les choses autour
de moi, dont je ne connaissais pas un atome,
il y a une année.
Ce qui est le plus triste, cependant, c'est
ma grande fatigue : tel est le résultat de ma
^ «Le Hoftheater de Vienne». Voir R. Wagner:
Écrits, 7, p. 365/94.
2 Franz Mrazek et sa femme Anna; voir table des
noms propres: Glasenapp, II, 2, et III, 1.
218
«tournée artistique». Je ne puis songer à
continuer ou à répéter cela. Impossible d'aller
en Russie. Mais ce que je deviendrai sans
cette ressource, je me le demande avec terreur.
A Lôwenberg, j'ai fait la rencontre d'un
excellente homme, le prince, qui malheureuse-
ment est trop vieux déjà, trop désabusé pour
m'être utile. A Breslau, j'avais honte en mon
for intérieur, et il me semblait que je devais
offrir une mine des plus tristes.
J'ai renouvelé une ancienne connaissance,
de manière bien significative: la sœur de Ma-
dame Wille, Madame von Bissing vint assister
aux concerts de Lôwenberg et de Breslau. Ma
grande fatigue et mon épuisement, qu'elle sup-
porta fort gracieusement, enlevèrent beaucoup
de vraie liberté à nos entretiens ; néanmoins
ces quelques heures passées ensemble nous
furent extrêmement précieuses.
J'espère que Cornélius viendra me voir
tous les jours, malgré le mauvais temps. Je
tâche de conserver cet asile, avec une tristesse
étrangement amère.
Donnez- moi le plus tôt possible de vos
bonnes nouvelles, et saluez cordialement votre
mari et les enfants.
Votre
R. W.
219
145.
Mille cordiales félicitations pour votre anni-
versaire ! Je ne puis vous offrir de présents
que de cœur ; ma fantaisie se refuse encore à
me rendre les services de jadis: elle aspire au
repos, et cherche les voies qui y conduisent.
Mais je serai chez vous en pensée, et m'évo-
querai, avec toute sa joie, votre fête de famille.
Mille bons souhaits et salutations !
R. W.
Penzing, 21 Dec. 63.
220
Munich — Tribschen
Janvier 1865 — 28 Juin 1871.
C^O
146. Munich,! 7. Janvier 1865.
Chère enfant,
Je crois qu'il serait mieux de m'envoyer
tout le portefeuille. Je jure, par tout ce qui
m'est le plus sacré, qu'il reviendra à la pro-
priétaire plutôt enrichi que diminué. Autrement
il serait difficile de spécifier ce qui doit être
copié pour nous l'envoyer: il est préférable que
je le désigne moi-même.
Il a fallu beaucoup d'instances pour m'a-
mener à m'occuper de tout cela. Mon jeune
Roi, cependant, est bien fait pour apporter de
l'ordre en cette matière: il a l'obstination qu'il
faut; toute initiative vient de lui-même. Main-
tenant Semper doit construire à mon intention
un magnifique théâtre, cela ne peut être autre-
ment :2 de tous côtés, les meilleurs chanteurs
seront convoqués pour la représentation de mes
^ Comparer Lettres de Wagner à Otto Wesendonk.
- Voir Glasenapp, III, 1, 37 et suiv.
223
œuvres, et de tous les portefeuilles cachés doit
sortir tout ce que j'ai jamais écrit. Il sait qu'il
ne peut me surcharger de travail et s'adresse
adroitement toujours à des amis. Dans le cas
présent, sa façon d'agir a été la même: sur ses
instances réitérées, j'ai dû lui dire ce que j'ai
écrit et où cela se trouve. Je devais donc dé-
noncer le grand portefeuille de la «colline verte».
Impossible de faire autrement. D'ailleurs, il
n'y a pas de mal à cela; il veut seulement que
tout soit réuni dans l'intention de le conserver,
et de savoir qu'ainsi il me possède bien com-
plètement.
Oui, mon enfant, celui-ci m'aime, vraiment!
Si, malgré tout, je ne vais pas bien encore, il y a
des raisons pour cela. Plus le poids de ma foi
diminue, plus précieux je deviens — déjà je ne
crois pour ainsi dire plus à rien du tout, et
comment combler ce vide: par un lest formi-
dable de faveurs royales!
Autrefois on pouvait m'avoir à bien meilleur
marché: maintenant mon esprit d'observation est
devenu beaucoup plus aigu, et l'illusion sur les
inconcevables faiblesses, qui reculaient partout
devant moi, comme à l'approche d'un fou, ne
m'est presque plus possible. Toujours est-il
que je fais ce que je peux, et que j'aime à at-
tendre encore quelque chose des humains. En
cela m'assiste précisément le jeune Roi: il sait
tout — et veut! Il faut donc que moi aussi je
224
veuille encore, quoique souvent j'aie des doutes
au fond de mon cœur.
Mes meilleures amitiés à «la colline verte»!
On me disait récemment qu'elle avait été offerte
en vente, cet été. Est-ce vrai? Où ira-t-on alors?
Est-ce que je suis bien indiscret? Accepterez-
vous encore mes remerciements pour les cadeaux
de Noël? Est-ce que la grande Micky s'est at-
tendue à cela? Sans doute que non! Il y a
encore à lire une ancienne lettre:^ la trouve-
rai-je dans le portefeuille?
Adieu! Affectueux souvenir!
R. W.
147. [1865]
Amie,
Le Tristan devient merveilleux.
Venez-vous??
Votre
R. W.
Le 15 Mai, 1^'^ représentation.
148.
Chère amie,
Ayez donc la bonté de rechercher parmi
les écritures du vieux temps que vous avez
bien voulu conserver une page de musique
intitulée:
^ Elle n'a pas été retrouvée.
II --. 225 -^ 15
Au tombeau de Weber,
chant pour 4 voix d'hommes,
et, si vous la trouvez, de m'en faire parvenir
une copie. Vous obligeriez beaucoup celui qui,
de même que sa femme, vous salue avec em-
pressement et se dit
Votre
Richard Wagner.
Tribschen,
28 Juin 1871.
226
Appendice.
14 Lettres
de
Mathilde Wesendonk
à
Richard Wagner.
(24 Juin 1861 — 13 Janvier 1865).
15^
ï
1.
Je vous ai plaint souvent par ces temps de
::haleur, car je sais qu'il fait suffocant alors à
Paris. Je crois bien volontiers que vous fuyiez
v^ers le Bois de Boulogne, seulement on le
paie toujours cher. Sur la «colline verte», il
fait très beau maintenant, et les soirées de clair
de lune sont incomparables. Depuis longtemps
aous n'avons eu pareil été; cela vous procure
des sensations bizarres, et Ton craint d'aller se
:oucher, de peur que, le lendemain, le temps
[le vienne à changer. La semaine dernière, nous
avons fait une petite excursion avec les enfants
à Baden-Weiler, le manoir patrimonial des princes
de Zehringen. C'est à une heure de chemin de
Per de Bâle: l'aspect de la contrée est déjà
;;elui du petit pays badois un peu plus loin.
De beaux noyers, des bois, des collines, des
pâturages et, à l'arrière -plan le ruban d'ar-
gent du Rhin. Tels seront à peu près les traits
de votre pays futur. Riant, silencieux et soli-
229
taire — presque trop solitaire, je crains, en ce
qui concerne les relations avec des personnes
de sentiments raffinés, d'intelligence éprise d'art.
En ce sens, vous êtes gâté par Paris. Lessing
est une nature réservée, je dirais même trop
discrète, dont la plus grande passion est la
chasse. Schirmer est tout à fait Thomme de la
nature. Le grand-duc? Vouz devez le connaître
mieux que moi. Nos princesses allemandes
sont, pour la plupart, élevées trop strictement
à et pour la maison; elles apprennent à faire
le ménage, c'est-à-dire à économiser leur argent
de poche, et nous touchent par leurs dehors
simples et sans prétentions. La grande-duchesse,
cependant, présente certaines caractéristiques,
qui disposent en sa faveur. Au Rômerbad, à
Baden-Weiler, est accroché à la muraille, dans
un cadre d'or, son portrait, à côté de celui du
duc, tandis que les régents précédents doivent
se contenter d'un modeste cadre noir. D'ici à
cinquante années, le jeune couple prendra place,
lui aussi, dans le cadre noir, tandis qu'une nou-
velle étoile brillera dans le cadre d'or, et que
l'aïeul aura tout à fait disparu. C'est un sym-
bole du Temps. Samedi passé, il y avait un
concert à Notre-Dame. Papa Heim dirigeait,
sans être le moins du monde à la hauteur de
sa tâche. Schmidt, de Vienne, chanta un air de
la Création. 1 Voix magnifique, qui, même
1 De Haydn.
--, 230 -^
dans ses dernières vibrations, restait claire et
distincte ... Il doit faire un excellent Roi Henri.
Aussi je me réjouissais de voir sa taille vigou-
reuse, qui semble résistante au moins. Il chante
continuellement, tantôt ici, tantôt là; mais ses
programmes sont effroyables, conçus pour flatter
les goûts d'un public tout ordinaire. On donna
aussi quelques fragments d'Orphée et Eury-
dice de Gluck, qui me firent grande impression.
Superbe est le passage où Orphée descend dans
rOrcus, et où les esprits infernaux lui crient,
d'une voix tonnante: «Non! non!» Les accords
de la harpe interviennent au milieu de cela avec
une telle noble tendresse, qu'ils nous enseignent
à croire au triomphe final du Beau. Je voudrais
bien voir l'œuvre entière. Madame Wille était
venue au concert également et logeait chez nous.
Elle m'a chargé de beaucoup de compliments
I pour vous. Je l'ai enchantée avec l'Or du
I Rhin. Le dimanche matin, nous déjeunâmes
sur la terrasse du nord, et parlâmes beaucoup
de vous. Pour prendre le repas avec nous
viennent Keller, le D'" Wille, Kôchly et sa femme,
1 et la vieille demoiselle Ulrich, dont vous vous
souvenez encore probablement. Son originalité
nous plaît beaucoup ... Je bavarde et bavarde:
peut-être cela fait-il plaisir à l'ami, qu'on lui rap-
pelle au moins le bon temps d'autrefois. Il sait
beaucoup de choses, mais ce qui est gris et triste,
Dieu merci, il ne le sait pas encore. Flux et
231
reflux, lumière et ombre, telle est la jeunesse.
Des situations d'esprit, telles que vous les in-
diquez dans votre dernière lettre,^ «le Gris»'
ne les connaît pas. D'ailleurs, nous savons qu'elles
passent, et cela nous console. Tandis que je
suis ici à écrire, au balcon, les Alpes flamboient
des plus tendres rougeurs crépusculaires. Si je
pouvais en dérober un rose reflet et vous l'in-
suffler dans l'âme!
Je suis heureuse d'apprendre que vous allez
à Weimar. Liszt est, après tout, l'homme qui
vous est le plus proche. Ne vous laissez point
gâter l'appréciation que vous avez sur son compte.
Je connais une belle parole de lui: «J'apprécie
les gens d'après ce qu'ils sont pour Wagner.»
En ce qui concerne Vienne, voyons si la
destinée nous sera favorable. Nous y songeons
volontiers. J'ai eu pour la première fois des
nouvelles de la princesse à Rome. Elle n'y
rend visite qu'aux Nazaréens, les peintres Chré-
tiens, les peintres d'Église. Cela sert ses fins,
et elle persévère avec une conséquence rigou-
reuse, quoiqu'elle doive s'ennuyer cordialement.
A part Cornélius et Overbeck, il y a peu de
jouissances à trouver là; évidemment, je veux]
dire parmi les artistes vivants. Et maintenant
encore une prière, que vous exaucerez bien, à
1 Voir lettre 118.
'^ Ibidem, à la fin.
232
Toccasion. Je viens de recevoir un petit album
pour photographies, et depuis je possède diverses
photographies de connaissances, du format carte
de visite, comme mon portrait. En quelques
secondes on en obtient une douzaine. J'ai bien
votre grand portrait, mais le petit album vou-
drait tellement en avoir un également, et la
place reste libre pour qu'il vienne Ty occuper.
\'ous pardonnerez au petit album son caprice,
n'est-ce pas? Il patientera cependant, et Tenfant
aussi: le maître ne sera pas importuné par des
lettres de rappel. Qu'il exauce la prière quand
l'envie lui en viendra, car, s'il devait demander
seulement à l'enfant, il aurait, je le crains, par
trop à faire. L'enfant tâche de se fortifier par
des bains réconfortants; mais ils entament et
emportent le peu de vigueur qui lui reste. Le
résultat final, cependant, doit en être bon. A
présent l'obscurité arrive, les montagnes sont
pâles et mortes; le silence est d'un profond!
Que le calme, le calme, la sainte paix descende
en votre cœur!
Votre
Mathilde Wesendonk.
24 Juin 61.
Matin. — La semaine dernière, le Pacha
d'Egypte a été ici, pour se rendre ensuite à la
terrasse de Bûrkli, où, quelques minutes après,
on chanta le Chœur des Pèlerins et l'Étoile
du Soir. Les sonorités m'en arrivaient très
233
distinctement. Sulzer est retourné à Winterthur,
pour interrompre la cure. Tandis qu'il regardait
les gravures, un doute me vint sur la puissance
de sa vision; plus tard, dans le jardin, pour
distinguer les vigoureuses et grandes fleurs de
pervenches, il prit des verres doubles. Cela
me fut pénible, car les fleurs sont d'un bleu
clair et se détachent nettement sur le vert
savoureux des feuilles. Encore mes amicales
salutations! Voilà cette fois du vrai bavardage!
2.
Vos dernières lignes^ m'ont beaucoup at-
tristée. Longtemps je demeurai sans pouvoir
y répondre. La pensée de notre rencontre à
Vienne m'était devenue si familière, m'était
finalement devenue une assurance. Pendant
tout un temps, je n'y avais pas ajouté foi, puis
celle-ci me vint, pour s'en aller ensuite. Ce
qui est remis dans la main de l'avenir est peut-
être perdu pour nous momentanément, peut-
être à jamais. L'instant nous appartient; mais
qui sait donc ce que la Mère ténébreuse
porte dans son sein à notre intention ? Com-
prenant bien les affres de l'enfantement d'un
Tristan, je n'avais dans l'esprit pour ce moment
qu'une entrevue. Si nous avions su que vous
^ La lettre à laquelle il est fait allusion (dont la
date doit tomber entre celle des lettres 123 et 124) est
perdue.
234
ne restiez plus que peu de temps à Vienne, nous
aurions certainement avancé notre arrivée. Il
n'en devait pas être ainsi! Mais j'en ai perdu
le sommeil, maintenant. Nous voulons sur-
prendre les secrets de la Mère, là où elle est
encore éveillée, à Venise. Lundi prochain,
Otto et moi nous partons pour cette ville.
Nous n'y resterons pas longtemps; dans quinze
jours ou, tout au plus, dans trois semaines nous
revenons. Ce nous sera un réconfort avant le
commencement du sommeil hivernal, tel que je
l'attendais de Vienne. Quoique la vie, de
temps à autre, semble être une idylle, le regard
perspicace y découvrirait bientôt la matière
d'une tragédie. La myopie réciproque des
humains les sauve de la conscience; «con-
templer» n'apporte pas la souffrance, «être»,
toujours. Vous, qui adorez Schopenhauer, vous
devriez savoir cela ! Ainsi les hommes qui
«contemplent» beaucoup et ne «sont» rien jouis-
sent du plus grand bonheur! Et, en somme, il
s'agit «d'être heureux», n'est-ce pas? Etre
grand, être bon, être beau, cela ne suffit pas à
l'homme ; il veut être heureux aussi ! Etrange
marotte! Il me semble, que quiconque est
grand, bon ou beau n'a plus besoin de l'appareil
fatigant et illusoire du reste! Mais qu'est-ce
que je sais de cela, moi2i
Dans le monde des grands hommes d'ici,
il y a des changements importants. Gottfried
235
Keller est nommé secrétaire d'État, et occupe
Tancien appartement du conseiller Sulzer, près
de la chancellerie. Ainsi la pauvre mère du «vert
Henri» a encore la joie de voir son fils appré-
cié et honoré extérieurement! Puis Moleschott
a été appelé comme professeur de sa branche
à rUniversité de Turin. A la fin il vivait ici
tout à fait délaissé, et sans ami presque.
Et, «last but not least», votre Herwegh est
nommé professeur de «Littérature comparée» à
Naples. Il était temps, vu sa situation extérieure;
elle était tout près de la ruine. Peut-être quMl
sera rendu à lui-même, par le moyen d'une
occupation honorable, adéquate à ses penchants
favoris. Ces messieurs ici hochent la tête à
cause de la légèreté de de Sanctis; mais je suis
heureux, moi, de voir que quelques grands
noms sont reconnus à présent. C'est si rare en
Allemagne. Les noms réputés sonnent creux,
pour la plupart; les gens seulement dont on ne
parle pas ont de la valeur.
Quelles nouvelles vais-je recevoir prochaine-
ment de l'ami ? Je partage la douleur de sa
récente désillusion! Où le conduira maintenant
la destinée? Le temps viendra-t-il où il
trouvera le repos sur «la colline verte»?
Espérons-le, quoique l'espoir soit pour ainsi
dire nul ! Merci pour les photographies et
tendre affection. Mathilde Wesendonk.
23 Octobre 6L
236
3.
Je viens de lire le plan des Maîtres -
Chanteurs.^ Je le trouve excellent, et
j'espère que vous en tirerez bon parti. Nombre
de traits délicats y sont indiqués, et par cela vous
pourrez vous épargner beaucoup d'efforts. Je
bénis la reprise de ce travail ; je m'en réjouis
comme d'une fête prochaine. A Venise j'aurais
à peine osé formuler pareil espoir.
Vous avez détruit une joie intime que je
m'étais préparée pour Noël. Le jour de mon
anniversaire vous deviez recevoir une lettre
— elle reste en souffrance à Vienne. Une
petite caisse, renfermant quelques menues baga-
telles, dont il fut question par hasard au cours
de nos entretiens, devait vous causer une sur-
prise à la Noël. J'avais travaillé avec un plaisir
infini, avec une rapidité extraordinaire, des plus
aisément, dans la crainte secrète d'arriver trop
tard. J'attends maintenant que l'on me renvoie
la caisse de Vienne.
La traduction de Cervantes est une trou-
vaille précieuse. Le manuscrit est- il bien au-
thentique? Il serait difficile d'imiter l'auteur à
s'y méprendre!
Merci pour votre bonne lettre,^ qui du moins
m'apporte de votre écriture, quoique le senti-
^ Comparer lettre 125.
=^ Voir lettre 124.
237
ment sublime d'autrefois soit absent, et recevez
les meilleurs vœux, les meilleures salutations de
votre
Mathilde Wesendonk.
25 Dec. 61.
4.
Je viens de lire la biographie de Schopen-
hauer,^ et me sentis irrésistiblement attirée
par son caractère, qui ressemble tant au vôtre.
Un désir ancien me prit de regarder une
fois dans ce bel œil inspiré, dans le pro-
fond miroir de la nature, qui est commun au
génie. Nos relations personnelles s'évoquèrent
à ma mémoire : je voyais le monde, grand et
riche, que vous avez ouvert à l'esprit de l'enfant;
mes yeux ne pouvaient se détacher de cet
édifice merveilleux ; mon cœur battait à coups
pressés, de tendre reconnaissance; et je sentais
que de tout cela rien ne pourrait jamais se
perdre pour moi! Aussi longtemps que je vivrai,
je lutterai pour arriver à la connaissance; telle
est votre part dans mon développement. Schopen-
hauer, conformément aux décrets du destin,
ne devait point vous connaître ; il n'a point
connu vos créations musicales non plus. «Peu
importe!» dirait-il aujourd'hui, avec un sourire
«nous faisons tous deux partie de l'univers.
^ W. Gwinner: Schopenhauer pris sur le vif. Leip-
zig 1862.
238
Un regard solitaire: tel est notre destin!» Le
livre contient un excellent portrait du défunt,
où la nudité crue de la photographie est em-
bellie et rehaussée par la force intellectuelle de
Thomme. Quand vous serez plus près de moi,
je serai heureuse de vous passer un livre de
temps à autre, sans vous occasionner d'ennuis au
Ministère. Ma pauvre petite caisse m'est revenue;
je Tai tristement mise de côté. Dès que vous
serez fixé quelque part, je me faufilerai certaine-
ment jusque là, tout comme les lutins poursui-
vaient le pauvre paysan î^ . . . Comment va la
santé — et le travail?
A vous de cœur.
Mathilde Wesendonk.
16 Janvier 62.
5.
Le lion ailé - sur votre table de travail s'est
réveillé. La force et l'intellectualité, voilà ce
qu'il symbolise. Il secoue à bas de ses mem-
bres la lourdeur des rêves; il agite sa crinière.
Cela me rend heureuse ; je ne pense à rien
d'autre. Pour tout ce qui vient du dehors
confions-nous au destin. L'ennemi est à l'inté-
rieur, dans les abîmes du cœur même.
Presque jamais, me semble-t-il, la source
^ Voir lettre 23 et les allusions au «petit lutin».
^ Madame Wesendonk avait offert à Wagner le lion
de S* Marc, en forme de presse-papier.
239
de votre poésie n'a coulé aussi richement, avec
autant d'originalité, que maintenant. Aussi c'est
une espèce de justice envers vous-même que
de donner une fois à votre humour profond et
indestructible, qui forme une part si essentielle
de votre caractère, tout l'essor convenable. Le
divin éphèbe, avec son frère l'Amour, descendit
des hauteurs de l'Olympe dans le cœur humain,
et seulement là où l'un aimait à s'arrêter entrait
l'autre.
Il me semble que je suis montée sur une
élévation, et que mon regard s'abîme, parmi
les rougeurs d'un soir merveilleux, dans l'hymne
de la création!
Amitiés et adieu!
Votre
Mathilde Wesendonk.
19 Janvier 62.
6.
Je le savais bien : les rêves sont fidèles ! f|i
Plus la réalité se retire de nous, plus s'éveille
le rêve. Que le ciel vous envoie encore bon
nombre de ces rêves!
Votre
Mathilde Wesendonk.
23 Dec. 62.
^ Voir lettre 134.
240
7.
Veuillez joindre ces feuillets aux autres
dans le portefeuille vert. Sous peu je vous
écrirai. Pour le moment, je me laisse soigner
comme une enfant malade et me faire du bien.
Saluez le docteur pour moi î
Votre
Mathilde Wesendonk.
3 Juillet 1863.
7 a. Élu pour moi, perdu pour moi,
Cœur aimé pour l'éternité I^
On entend chanter les rossignols,
Lorsque les arbres portent toutes leurs fleurs ;
Mais dans les jours troubles de l'automne
Aucun oiseau ne se risque à chanter.
Les Alpes se dressent hautement vers le ciel
Avec un renoncement à jamais froid et muet.
Mais on les voit rougir profondément et hésiter.
Tandis que la déesse approche sur le char du soleil.
Oh! n'interroge point, n'interroge jamais;
J'ai appris à supporter beaucoup de choses,
sauf une,
Mais cette seule chose, je ne puis te la dire;
De là l'accent plaintif de mon chant.
^ Tristan: Acte I.
II '-^ 241 ^ 16
Est-ce qu'une coupe peut contenir toute la lumière
d'or du grand soleil?
Et toi, mon cœur, toi, si petit,
Tu veux, à toi seul, contenir
Tout le bonheur du monde!
L'immensité de l'amour
Enfermé en des limites
Et toute la volupté des cieux
Dans le rêve de la vie!
Dans le cœur, trouble et triste,
Se plaint une douleur intense.
Abîme plein d'horreurs
Comme la mer profonde.
Et des soupirs, comme des souffles de vent
Vont et viennent sur la surface de l'onde.
Le souvenir y rayonne, doux
Comme la rougeur du soir.
Tel un esquif vogue l'espérance.
Par les désirs poussé vers la rive.
Il chancelle parmi les brisants:
Jamais sur la plage il n'atterrira.
Lorsque la souffrance, aux ailes endeuillées.
Descend effroyablement sur l'âme.
Ton Esprit, de l'éternelle Vicissitude
Est détourné vers l'Illimité.
Lorsque de l'œil tombe le bandeau des illusions.
Et que l'Eden disparaît en de l'écume.
Que de la tombe se lèvent des ombres pâles
242
Et que le jour d'à présent devient un rêve,
On ne cherche plus Têtre que dans le non-être;
Toute existence devient une apparence vaine;
De réel il n'y a que le cœur battant
Et ses souffrances à jamais affirmativesl
22 Mai 1863.
Une âme grande et pure
Renferme la petite fleur,
Qui de tout son être
Vit dans la lumière du soleil;
Pour unique préoccupation elle a
Le désir d'être belle.
Quoique le rayon d'or
Baise mille corolles sœurs.
Elle ne ressent jamais le mal de l'envie.
Et accueille le rayon avec joie.
Se tourne toujours vers lui.
N'a de senteurs que pour lui.
Et, s*il vient à l'oublier tout à fait.
Ferme en silence son œil aimant.
Baisse doucement sa petite tête,
Pousse un léger soupir, se tait — et meurt.
O mon cœur, combien grande serait ta peine,
Si tu étais pur comme la fleur?
J'ai creusé une tombe;
J'y ai déposé mon amour,
Et tout mon espoir et tous mes désirs,
243 ^ 16'
Toutes mes larmes
Et tout mon bonheur, et toute ma peine.
Et, après les avoir couchés avec soin,
Je descendis moi-même dans la tombe.
8.
Votre lettre volumineuse ^ vient m'écraser
le cœur de tout son poids aujourd'hui; croyez,
mon ami, ce que je vous dis! Mais je ne
m'irrite point pour les soucis que vous m'ap-
portez de la sorte, car je compatis volontiers
à vos souffrances. Tout mon être se sent en-
nobli de pouvoir souffrir avec vous. Si triste-
ment que me regardent ces lettres, quand je
demande quel est leur sens, elles me deviennent
chères et amicales, quand je me dis qu'elles ont
été écrites «par lui» et «pour moi». Mon ami,
je le crains, vous pourriez me dire beaucoup
de mauvaises choses, que je ne vous en vou-
drais pas!
O homme «abandonné de la joie» — une
expression que je découvris un jour dans Walther
von der Vogelweide et que j'appliquai tout de
suite à vous, au plus profond de mon cœur.
Quiconque pourrait vous aider devrait être très
heureux! J'éprouve le vertige, en songeant à
toutes les choses écœurantes qui vous entourent.
Le Destin est votre débiteur, à part quelques
» Voir lettre 138.
244
beaux moments, qui ressemblent au «bon» dan-
gereux, décrit par vous si merveilleusement, et
qui vous tombent en partage plus fréquemment
qu'à tout autre. Je sais cela, et j'en suis affli-
gée du plus profond de mon âme; je n'ai aucune
parole de consolation banale, parce que je n'entre-
vois pas l'espérance qu'il puisse en être jamais
autrement. Je n'ai pas besoin de vous dire
combien je souffre en vous voyant courir par
le monde pour donner des concerts. Et même
si le ciel retentissait des applaudissements de
la foule, ce ne serait pas une compensation
adéquate à votre sacrifice. Le cœur saignant,
je suis vos soi-disant «triomphes», et j'en arrive
à être presque amère, quand on veut me les
représenter comme des événements heureux.
Je sens alors combien peu on vous connaît,
c'est-à-dire combien peu on vous comprend, et
que moi — je vous connais et vous aime! Le
pouvoir d'un seul être représente bien peu de
chose en regard de l'Hydre aux mille têtes qui
s'appelle le Monde! On lui donnerait tout le
sang de son cœur, sans lui arracher le moindre
amour. Il en est ainsi et il en a été ainsi dès
avant nous!
Le portefeuille et la lampe ne doivent pas
être une charge pour «l'Asile»; ils deviendront
«voyageurs» comme vous, si vous le quittez un
jour. Est-ce que la difficulté de se défaire de
cet «Asile» serait donc tellement grande, au cas
245
où, plus tard, c'était votre intention? Avez-vous
acheté ou seulement loué? Est-ce que le séjour
à proximité de Vienne ne vous est point utile
et désirable sous le rapport artistique, ne fût-ce
que pour la bonne musique? Mon cœur vous
rappelle bien toujours vers la Suisse; mais ce
cœur est égoïste, et ne doit pas être écouté.
Est-ce qu'un «asile» en Suisse, en dehors du
premier «Asile», serait impossible? Mes larmes
ont défendu jusqu'ici TwAsile» contre l'intrusion
d'autres locataires; mais je désespère de pou-
voir obtenir davantage pour l'avenir. Quant au
mouvement musical à Zurich, il existe un
orchestre permanent de 30 exécutants, qui peut
être utilisé comme noyau; il assure le service
du Théâtre, de la louable Société de Musique
et de nombreux «Garten-Concerten,»^ sous la
direction d'un certain Fichtelberger, qui mas-
sacre les symphonies de Beethoven à la sueur
de son front. Papa Heim (lequel appartint
naguère au clan des mécontents) fait partie,
maintenant, du comité et trône comme un bon
prince ayant le sentiment de sa récente dignité,
c'est-à-dire trouve tout excellent. A côté de
cette Société existe et fait florès le quatuor
Heisterhagen et Eschmann; la place de Schleich
est occupée par un jeune homme, apparem-
ment bon musicien, du nom de Hilpert. Si
^ Concerts en plein air.
^ 246
vraiment vous avez Tintention de nous donner
le plaisir d'une audition musicale sous votre
propre direction, je vous propose de revenir
à la «colline verte» pour quelque temps, de
vous faire soigner par Tenfant, et puis de parler
du reste. Vous ne me dites rien de votre
travail, sinon que le portefeuille se remplit.
Et je vous laisserais prendre le thé dans un
service étranger? Cruel, avare, me ravir le
bonheur de vous en envoyer un autre ! Ne
savez-vous pas que combler vos petits désirs
est mon unique consolation pour vos lettres
si pénibles, et que vous pourriez bien me la
laisser!
Quand je serai de retour à Zurich, j'élè-
verai un petit chien, et dès qu'il m'aimera
fidèlement, vous l'aurez. C'est entendu, n'est-
ce pas?
Dimanche matin je pars, peut-être pour
quelques jours, pour Hombourg, où Otto a
besoin d'une «cure de silence»; vers la fin de
la semaine prochaine nous comptons être de
retour. Dans le courant du mois prochain, si
vous ne pouviez pas venir en Suisse, nous
viendrons à Vienne ou ailleurs. Je passe sur
votre accident, puisque. Dieu merci, vous êtes
sauvé! Il se fait tard. Je vous écris en hâte:
mais je ne pouvais garder le silence; j'étais
atterrée. Puissiez-vous vous sentir le cœur plus
léger, quand vous recevrez ceci. Mes bien dé-
247
vouées amitiés! Je suis et reste, en toute
fidélité,
votre
Mathilde Wesendonk.
[Schwalbach], 9 Août 1863.
Etre heureux, souffrir ensemble, il nous
reste donc beaucoup encore!
9. 23 Sept. 63.
Depuis trois semaines déjà, Otto souffre
d'une fièvre rhumatismale et d'une inflammation
des muscles. Je le soigne nuit et jour, sans
arriver jusqu'ici à un résultat favorable. Sa
maladie est douloureuse et susceptible de nom-
breuses alternatives d'amélioration et d'aggra-
vation; elle sera, je le crains, de longue durée.
Demain Griesinger sera appelé en consultation;
j'espère dans sa science. Vous comprenez, mon
ami, la raison de mon silence dans ces conditions.
Votre désespérance^ m'a vraiment glacé le cœur.
Je sentais que je ne pouvais vous être d'aucun
secours. Il fallait me dire que tous les dons
de la nature, et les plus beaux, sont gaspillésj
en pure perte, si le vide succès extérieur n(
vient pas les couronner ! A eux seuls ils n(
sont rien, et quiconque en a l'avantage sur leî
autres n'a que celui d'être plus misérable]
Devoir songer à cela, à propos de vous, m(
• Voir lettre 140.
248
donna presque de ramertume. Ma religion et
ma foi (qui font un, à vrai dire) ne s'occupent
que de la chose en elle-même. Je ne comprends
réellement pas comment Ton peut mépriser et
rechercher ensemble le résultat extérieur, c'est-
à-dire le succès. Seul, le sage, me paraît-t-il,
qui ne veut rien du monde, a le droit de le
mépriser; l'autre, qui en a besoin, devient, déjà
par le simple contact, complice, et ne peut être
son juge. Vous êtes conscient et complice au
plus haut degré. Vous arrêtez au passage avec
empressement chaque nouvelle illusion, sans
doute pour effacer de votre cœur le désen-
chantement des déceptions antérieures, et personne
ne sait mieux que vous qu'il n'en résultera rien,
qu'il ne peut rien en résulter jamais. Mon ami, à
quoi tout cela aboutira-t-il? Cinquante années
d'expérience ne suffisent-elles pas? Le moment ne
devrait-il pas arriver, où vous seriez parfaitement
d'accord avec vous même ? Aujourd'hui j'ai
reçu votre bon émissaire,^ qui me fit infiniment
de bien, et j'ai de nouveau foi en votre retour.
Combien je serais heureuse de pouvoir vous
procurer un séjour vraiment paisible et confor-
table ! L'automne en Suisse est parfois très
beau; même en hiver on est très bien ici chez
soi. Si, le ciel nous en garde, la maladie
d'Otto se prolongeait au-delà des prévisions,
^ Voir lettre no- 141.
-- 249 -^
vous serait-il possible de passer la Noël avec
nous? Dans Tentre-temps j*espère de tout mon
cœur, pour vous et pour nous, que cela pourra
être plus tôt.
Affectueuses salutations de la part de
votre
Mathilde Wesendonk.
10.
Votre lettre d'hier, à laquelle vous vous
référez, ne m'est point parvenue, malheureuse-
ment; mais je vous remercie pour celle d'au-
jourd'hui. ^
J'espère vous voir bientôt à Zurich, avant
ou après les représentations de Carlsruhe.
Notre malade va, de jour en jour, mieux. Le
début de la maladie date déjà de huit semaines,
il est vrai, et les forces ne reviennent que lente-
ment. Nous espérons toutefois que cette crise
amènera un changement salutaire et durable
dans l'état de santé d'Otto, qui déjà depuis
longtemps laissait à désirer; les médecins nous
confirment dans cette espérance.
Au revoir — sérieusement, cette fois — et
cordiales amitiés de
votre
Mathilde Wesendonk.
20 Oct. 63.
^ Voir lettre no- 142.
250
11. 27 Oct. 63.
Cher ami!
La pensée de vous revoir bientôt chez
nous m'occupe de plus en plus; ce me sera
une vraie fête pour mon cœur de vous voir
installé le mieux possible. Je crois que notre
intérieur possède les éléments d'une véritable
intimité, sans gêne ni autre sacrifice pour aucun
de nous. La vie est une science — dit un
spirituel français — qu'il faut apprendre. De
même que sur les vagues de la mer le calme
parfois intervient, de même que le ciel est
parfois sans nuages, ainsi il y a des moments
dans la vie humaine, où la Destinée retient sa
respiration. Dieu veuille nous accorder l'un
de ces moments!
Ce que je désire si ardemment est en
même temps si peu de chose, que vous en
sourirez peut-être. C'est de vous voir au
moins une fois l'an chez nous, familièrement,
pour que vous connaissiez chaque coin de la
maison, et que les enfants ne vous deviennent
pas étrangers.
Je me suis toujours efforcée de tenir en
éveil chez eux le souvenir de notre vie en
commun, et aujourd'hui encore ils ne connaissent
«l'Asile» que sous ce nom: «le jardin de l'oncle
Wagner». La pensée de le voir passer en
d'autres mains m'était pénible. Maintenant seule-
ment je suis rassurée, parce que la petite maison
251
a été incorporée au reste, et est considérée
comme appartenant à la grande propriété, par
le fait de la création d'un jardin potager etc,
mais surtout parce que les chambres du rez-
de-chaussée ont été aménagées pour les études
de Karl et le logement de son précepteur. De
cette façon, la petite maison tombe sous ma
garde spéciale, et je suis à même de la sauve-
garder de la ruine ou de la négligence. J'ai à
peine besoin de vous dire que même cela déjà
me procure une certaine joie mélancolique.
Vous savez par vous-même quelle satisfaction
le cœur recherche en ces choses, qui ne sont
rien en elles-mêmes, et que la foule si légère-
ment traite de «futiles». Pour le cœur tout est
important ici ; il demeure toujours idéaliste, et
le monde n'a point de prise sur lui. Il s'ouvre
au moyen d'une clef d'or, et s'échappe quand
le monde s'imagine l'avoir bien dans la main.
J'espère recevoir bientôt des nouvelles de
vous et de vos projets. Les beaux jours mer-
veilleusement purs de l'automne sont passés
maintenant, et le froid hiver est devant la porte.
A l'intérieur, cependant, tout devient chaud et
clair. La guérison d'Otto se poursuit à souhait,
et je compte que bientôt les dernières traces
de la maladie auront disparu. Ayez bon courage
aussi, et aimez fidèlement
votre
Mathilde Wesendonk.
252
12.
Au «Cheval Noir«, à Prague,* je vous
envoie mes amitiés. J'ai lu, hier, votre brochure,
et dus en rire: elle me semble tout ironie.
Envoyez moi donc de là-bas le programme de
vos représentations. La dernière chose que je
reçus de Prague, portait Tépigraphe de la sym-
phonie de Faust. Beaucoup de choses dans
la vie humaine sont vouées à Toubli, très peu
sont inoubliables. Mais d'après celles-ci se
calcule finalement la valeur de l'existence sur terre.
«Etre ou ne pas être», telle est la question
ici aussi. A l'Existence est infligée la Croix.
Je voudrais bien aller à Carlsruhe; mais Otto
n'a pas encore repris toutes ses forces. Il est
faible encore, et nous devons lui éviter la moindre
émotion. Peut-être sera-t-il possible, toutefois, de
venir vers le 14. Lui-même en témoigne le désir.
Recevez mes meilleures amitiés maintenant,
et préparez -vous pour le portefeuille vert.
J'espère que nous réussirons à vous procurer
le repos. Amenez, si vous le voulez, l'un de vos
fidèles, Bûlow ou Cornélius: il sera le bienvenu.
J'espère que la «colline verte» vous rede-
viendra chère un jour!
Votre
Mathilde Wesendonk.
Dimanche soir (Nov. 1863.)
* Voir lettre 143.
-- 253 --»
13.
La moindre nouvelle de vous, cher ami,
est une pensée de vous à moi et, comme telle,
la plus chère salutation que puisse désirer mon
cœur! Ma gratitude vous est donc acquise
pour toute communication, si courte qu'elle soit!^
Nous n'avons plus besoin que de telles communi-
cations, comme un lien invisible pour nous
conduire à travers la vie, en face de l'immen-
sité du monde sentimental, auquel nous appar-
tenons. Le nœud de la mystérieuse Filandière
qui unit les fils de nos destinées est indéliable;
on ne peut que le rompre. «Savez-vous comment
cela advint? — »
Je comprends votre désespoir, votre épuise-
ment, et sais ce qu'il vous en coûte d'aller en
Russie. Je ne trouve nulle part de ressources
à votre intention; j'ai beau me creuser la tête,
impossible d'aboutir. Alors je me tais, plutôt
que de vous illusionner de vides espoirs, aux-
quels je ne crois pas moi-même. C'est le plus
triste sort de l'humanité de voir un mal sans
pouvoir l'extirper. Il est né avec nous, et nous
le traînons à contre-cœur, comme une maladie
contagieuse. Cela me fit du bien de savoir que
vous aviez M"^^ von Bissing à Lôwenberg et à
Breslau. Heureux ceux qui font du bien ici-bas!
Ils sont vraiment les seuls à connaître la félicité!
* Voir lettre no- 144.
254
L'amie vient de me quitter. Elle avait passé
la nuit ici: nous nous remémorâmes des heures
très belles, inoubliables!
Le petit Enfant-Jésus y était aussi. Il disait
qu'il voulait aller à Vienne, pour orner le logis
de l'ami. Je trouvais cela très bien, et j'aurais
voulu partir avec lui sur-le-champ. Mais le
petit Enfant-Jésus jouit de certains privilèges
en ce monde; je le priai donc d'aller trouver
qui il fallait, et lui donnai encore sa signature.
Maintenant il vous prie de lui faire bon accueil!
Les enfants sont dans la plus vive attente.
L'arbre sera allumé dans la salle à manger,
entouré de l'auréole raphaëlesque. Cela pro-
duit un bel effet.
Saluez Cornélius et souvenez vous de
votre
Mathilde Wesendonk.
21 Dec. 63.
14.
Mon ami!
Madame von Bûlow me prie aujourd'hui
par lettre de lui envoyer quelques-uns de vos
manuscrits littéraires qui sont en ma possession.
J'ai examiné tout le portefeuille, seulement il
m'est impossible de me séparer de quoi que ce
soit, à moins d'un désir exprès de votre part.
Comme vous pouvez difficilement vous rappeler
quels feuillets épars sont rassemblés dans mon
255
portefeuille, je vous donne une liste complète,
vous priant de me dire si je dois envoyer
quelque chose et, dans le cas affirmatif, quoi. ^
Je suppose évidemment que vous avez
connaissance de la publication projetée de vos
œuvres par Sa Majesté.^ J'ai été très heureuse
d'apprendre par la lettre de l'aimable Madame
von Bûlow que vous allez bien et avez rassemblé
vos meilleurs amis autour de vous. Recevez
mes amitiés cordiales et pensez affectueusement à
votre
Mathilde Wesendonlc^
13 Janvier 1865.
Période Parisienne.
Le Freischiitz.
De la Musique en Allemagne.
Caprices esthétiques: extraits du journal d'un
musicien décédé.
Un pèlerinage chez Beethoven : importants
souvenirs de la vie d'un musicien allemand.
Un pèlerinage chez Beethoven (fin).
Comment un pauvre musicien décéda à Paris^
(Nouvelle).
Une heureuse soirée.
La Reine de Chypre (Abendzeitung). ^
La Reine de Chypre (suite).
1 Voir lettre no- 146.
2 Voir Glasenapp; III, 1, 60/1.
3 Journal du Soir.
256
Le Stabat Mater de Rossini (Zeitschrift f. Musik).*
Revue critique, Gazette musicale.
Les Fées. Grand opéra romantique en 3 actes.
Le Venusberg, opéra romantique en 3 actes.
(Esquisse.)
Esquisse pour Wieland le Forgeron.
Esquisse pour le Jeune Siegfried.
Le Jeune Siegfried (poëme).
La Mort de Siegfried (esquisse).
La Mort de Siegfried I (poëme).
Préface pour la Mort de Siegfried.
La Mort de Siegfried II (poëme).
La Saga des Nibelungen.
L'Or du Rhin (esquisse).
L'Or du Rhin (poëme).
La Walkûre (esquisse).
La Walkiire (poëme).
Lettre à Liszt au sujet de la Fondation Goethe.
Siegfried (lettre).
A M'^ von Ziegesar.
A propos d'une revue Musicale.
Période de Dresde.
Esquisse pour Lohengrin.
L'Art et la Révolution.
La Poésie etc. La Sculpture etc.
L'Art de l'avenir.
Le Génie de la Communauté.
^ Revue musicale.
II ^ 2S1 ^ 17
Le Judaïsme dans la Musique.
Lettre à * * *
A la Chapelle de Dresde.
A un fonctionnaire du Ministère Public (poëme).
La Détresse (poëme).
La Réforme du Théâtre (Dresd. Anzeiger
16. Janv. 49).
Quels sont les rapports des aspirations républi-
caines avec la Royauté? (Dresd. Anz.)
Artistes et critiques. A propos d'un cas spécial
(ibid).
Programme pour la IX^ symphonie de Beethoven.
L'Ouverture de «Coriolan» de Beethoven.
La Symphonie héroïque de Beethoven.
Ouverture «d'Iphigénie en Aulide» de Gluck.
(Communication à la rédaction de la N. Z. f. M.)
Une conclusion pour l'ouverture «d'Iphigénie
en Aulide» de Gluck.
Observations à propos de la représentation de
l'opéra «le Vaisseau Fantôme».
Esquisse pour les Maîtres-Chanteurs, opéra
comique en 3 actes.
Discours au tombeau de Weber dans le cime-
tière de Dresde.
Cantate chantée devant le tombeau de Weber,
le 10 Nov. 1844, à Dresde.
(^<]
258
Table des Matières.
Tome Second:
Pages
Portrait de Richard Wagner
Lettres de Paris 1
Lettres de Biebrich 173
Lettres de Penzing-lez-Vienne et de Vienne 187
Lettres de Munich et de Tribschen . 221
Appendice:
Quatorze lettres de Mathilde Wesendonk 227
Errata.
Tome Second:
Page 20, 24e ligne. Il faut lire: «du deuxième acte...*
Page 73, 8^ ligne. Il faut lire: «à inventer...»
Page 75, 22^ ligne. Il faut lire: «ce ne puisse...»
Page 89, 13^ ligne. Il faut lire: «désir inextinguible...*
Page 108, 3e ligne. Effacer la virgule après «pas...»
Page 112, 9e ligne. Il faut lire: «Eh bien! . . .■>
Page 120, lettre 111, IQe ligne. Il faut lire: «J'es-
père, pourtant, de nouveau,...»
Page 121, 12eligne. Il faut lire: «m'habille ensuite...»
Page 143, 10^ ligne. Il faut lire: «le résultat d'une...»
Page 146, 17e ligne. Il faut lire: «bien entendu...»
Page 166, 27e ligne. Il faut lire: «qui, vraiment,...»
Page 168, dernier paragraphe. L'emploi du verbe
savoir étant intentionnellement répété,
chaque temps de ce verbe doit être souligné.
Page 170, 18e ligne. Il faut lire: «là-dedans .. .»
Page 178, 23e ligne. Il faut lire: «les grands-ducs...»
Page 180, 18e ligne. Il faut lire: «le retour...»
Page 209, 24e ligne. Il faut lire: «à «écrire » .. .»
Page 217, 16e ligne. Effacer la virgule après «en
commun . . . >
Page 229, 18e ligne. Il faut lire: «et, à l'arrière-
plan, ...»
Page 233, avant-dernière ligne. Il faut lire: «Chœur
des Pèlerins ...»
c^
La Bibliothèque
Université diQttawa
Echéance
The Library
Univers! ty of Ottawa
Date Due
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