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Full text of "Romans nationaux"

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FrOM  THE  LIBRARY  OF 

Professor  W.  h.  Clawson 

Department  of  English 

University  Collège 


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•PAlilS.—JMP^IMÉ  CHEZ  <BONAVENTU'J{E  ET  'DUCESSOIS, 
55,  quai  des  C^ugustins. 


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ERCKMANN-CHATRIAN 


—  LE  CONSCRIT  DE  i8i3  —  WATERLOO  — 
MADAME    THÉRÈSE     OU    LES    VOLONTAIRES    DE    92 

ILLUSTRÉS   PAR   RIOU 

L'INVASION,    iLLCiTKÉt    PAR   FL'CHS 


PARIS 

J.    HETZF.L,    ÉDITEUR,    18,    RUE    JACOB. 


l865 


Tous  droits  réservés. 


10   CEST1ME9. 


ÉDITION    ILLUSTRÉE    PAR    RIOU. 


10  CENTIMES. 


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PAR 


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ERCKMANN-CHATRIAN 

—  LE  CONSCRIT  DE    l8l3  — 
MADAME   THÉRÈSE  —  l'iNVASION  —  WATERLOO. 


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5o  LIVRAISONS  -  loo  DESSINS  —  2  GRAVURES  PAR  LIVRAISON. 


AVERTISSEMENT 


Le  succès  éclatant  de  ces  bons  livres  est  un 
des  meilleurs  signes  de  notre  temps.  Il  prouve 
que  la  Muse  de  l'histoire  vraie  parle  encore  à 
tous  les  cœurs.  Il  prouve  aussi  que  l'amour  de 
la  patrie  et  de  la  famille,  que  le  développement 
des  sentiments  nobles,  que  le  dévouement 


aux  grandes  idées  de  progrès,  de  justice  et 
d'humanité  ont  des  échos  dans  toutes  les 
consciences.  Il  nous  enseigne  que  si  l'âme 
delà  France  peut  parfois  s'endormir,  elle  s'é- 
veille toujours  au  premier  cri  des  esprits  gé- 
néreux. 


ROMANS  NATIONAUX. 


Jamais  plume  n'a  élé  tenue  d'une  main  plus 
ferme  et  plus  honnête  que  celle  qui  a  tracé  les 
admirables,  les  glorieux,  les  poignants  récits 
qui  se  déroulent  dans  les  quatre  livres  que 
nous  réunissons  sous  le  titre  de  Romans 
nationaux.  Jamais  notre  histoire  n'a  été  abor- 
dée avec  plus  de  franchise  et  de  droiture  que  ■ 
dans  ces  œuvres  à  la  fois  si  émouvantes  et  si 
simples.  Pas  un  mot  dans  ces  épopées  ingénues 
'et  profondes  ne  blessera  la  conscience  du 
citoyen,  n'alarmera  la  pudeur  du  foyer.  Voilà 
des  livres,  voilà  un  aliment  moral  qu'on  peut 
présenter  avec  tranquillité  à  la  famille  tout 
entière  :  le  père,  la  mère,  les  enfants,  l'aïeul, 
en  feront  la  lecture  en  commun,  et  après  avoir 
lu,  tous,  oui  tous,  nous  osons  le  dire,  se  senti- 
ront meilleurs  et  comme  fortifiés.  Chacun  de 
ces  ouvrages  est  l'image  d'une  des  grandes 
guerres  de  la  Révolution  et  de  l'Empire.  Nos 
pères  ont  gardé  et  nous  ont  transmis  le  sou- 
venir de  ces  luttes  gigantesques,  elles  ont  fait 
palpiter  autrefois  la  France  tout  entière,  elles 
vivent  encore  aujourd'hui  dans  la  mémoire 
de  beaucoup  d'hommes  de  notre  temps  :  — 
le  vieux  soldat,  le  paysan,  l'ouvrier  retrouve- 
ront avec  attendrissement  et  fierté,  dans  les 
Romans  nationaux,  le  fidèle  souvenir  desjours 
de  leurs  épreuves  et  de  leur  vaillance. 

La  forme  de  ces  admirables  récits  est  d'une 
simplicité  magistrale,  qui  les  a  mis  tout  d'un 
coup  à  la  portée  de  tous  les  âges  et  de  tous  les 
esprits. 

Nous,  avons  tenu,  dans  cette  édition,  à  faire 
revivre  par  le  crayon,  avec  une  fidélité  scru- 


puleuse, la  physionomie  exacte  des  temps,  des  / 
pays,  des  hommes,  des  choses  racontées.  Pour 
accomplir  cette  tâche,  M.  Riou  s'est  transporté 
sur  les  lieux  mêmes  qui  furent  le  théâtre  de 
ces  luttes  mémorables.  C'est  en  Alsace,  dans 
les  Vosges,  au  cœur  de  ces  héroïques  dépar- 
tements qui  ont  versé  le  plus  pur  de  leur 
sang  pour  la  défense  de  la  patrie;  c'est  à 
Wissembourg ,  à  Landau ,  à  Mayence ,  à 
Leipzig,  sur  l'une  et  l'autre  rive  du  Rhin, 
qu'il  a  été  recueillir  les  matériaux  de  son 
illustration. 

Son  œuvre,  comme  celle  des  écrivains,  aura 
donc  le  cachet  de  réalité,  de  vérité  absolue  qui 
fait  la  force  de  l'histoire,  et  laisse  loin  tout  ce 
qui  n'est  qu'œuvre  de  fantaisie.  Les  costumes, 
les  sites,  les  terrains,  les  maisons,  les  rues,  les 
intérieurs,  les  paysages,  tout  a  été  étudié  sur 
nature  par  cet  habile  artiste. 

Mettre  à  la  portée  de  tous  par  le  bon  marché, 
par  le  fractionnement  en  livraisons  à  10  cent, 
ces  œuvres  graves,  saines  et  charmantes,  c'est 
servir  le  goût  du  public  dans  ce  qu'il  a  de 
meilleur  et  de  plus  respectable. 

Chacun  concourra  suivant  son  pouvoir  à 
répandre  ces  bons  livres,  nous  n'en  doutons 
pas;  nous  faisons  sur  ce  point  appel  à  tous  les 
cœurs  patriotiques,  à  tous  les  esprits  honnêtes 
qui  comprennent  que  si  les  mauvais  livres^ 
sont  à  craindre,  le  contre-poison  ne  peut  être 
que  dans  la  lecture  d'œuvres  robustes  et  forti- 
fiantes, —  or,  les  Romans  nationaux  sont  entn 
tous,  de  ces  œuvres  de  choix  sur  lesquelles 
l'assentiment  est  unanime. 

'     Les  Éditeurs. 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813, 


HISTOIRE 


D'UN 


CV     )  ERCKMANN-CHATRIAN  vj 


<p 


I 


Ceux  qui  n'ont  pas  vu  la  gloire  de  l'Empereur 
Napoléon  dans  les  années  1810,  1811  et  1812, 
ne  sauront  jamais  à  quel  degré  de  puissance 
peut  monter  un  homme. 

Quand  il  traversait  la  Champagne,  la  Lor- 
raine ou  l'Alsace,  les  gens,  au  milieu  de  la 
moisson  ou  des  vendanges,  abandonnaient  tout 


pour  courir  à  sa  rencontre  ;  il  en  arrivait  de 
huit  et  dix  lieues;  les  femmes,  les  enfants,  les 
vieillards  se  précipitaient  sur  sa  route  en  levant 
les  mains  et  criant:  •  Vice  l'Empereitr!  vive 
VEmpereur!  »  On  aurait  cru  que  c'était  Dieu; 
qu'il  faisait  respirer  le  monde  et  que  si  par 
malheur  il  mourait,  tout  serait  fini.  Quelques 


4 


ROMANS    NATIONAUX. 


anciens  de  la  République  qui  hochaient  la  tête 
et  se  permettdent  de  dire,  entre  deux  vins,  que 
l'Empereur  pouvait  tomber,  passaient  pour  des 
fous.  Cela  paraissait  contre  nature,  et  même  on 
n'y  pensait  jamais. 

Moi,  j'étais  en  apprentissage,  depuis  1804 
chez  le  vieil  horloger  Melchior  Goulden,  à 
Phalsbourg.  Gomme  je  paraissais  faible  et  que 
je  boitais  un  peu,  ma  mère  avait  voulu  me  faire 
apprendre  un  métier  plus  doux  que  ceux  de 
notre  village;  car,  au  Dagsberg,  on  ne  trouve 
que  des  bûcherons,  des  charbonniers  et  des 
schlilteurs.  M.  Goulden  m'aimait  bien.  Nous 
demeurions  au  premier  étage  de  la  grande 
maison  qui  fait  le  coin  en  face  du  Bœuf-Rouge, 
près  de  la  porte  de  France. 

C'est  là  qu'il  fallait, voir  arriver  des  princes, 
des  ambassadeurs  et  des  généraux,  les  uns  à 
cheval,  les  autres  en  calèche,  les  autres  en 
berline,  avec  des  habits  galonnés,  des  plumets, 
des  fourrures  et  des  décorations  de  tous  les 
pays.  Et  sur  la  grande  route  il  fallait  voir  pas- 
ser les  courriers,  les  estafettes,  les  convois  de 
poudre,  de  boulets,  les  canons,  les  caissons,  la 
cavalerie  et  l'infanterie  !  Quel  temps  !  quel  mou- 
vement ! 

Eu  cinqousix  ans  l'hôtelier  Georges  fit  for- 
tune ;  il  eut  des  prés,  des  vergers,  des  maisons  et 
des  écus  en  abondance,  car  tous  ces  gens  arri- 
vant d'Allemagne,  de  Suisse,  de  Russie,  de  Polo- 
gne ou  d'ailleurs  ne  regardaient  pas  à  quelques 
poignées  d'or  répandues  sur  les  grands  che- 
mins; c'étaient  tous  des  nobles,  qui  se  faisaient 
gloire  en  quelque  sorte  de  ne  rien  ménager. 

Du  malin  au  soir,  et  même  pendant  la  nuit, 
l'hôtel  du  Bœuf-Rouge  tenait  table  ouverte.  Le 
long  des  hautes  fenêtres  en  bas,  on  ne  voyait 
que  les  grandes  nappes  blanches,  étincelantes 
d'argenterie  et  couvertes  de  gibier,  de  poisson 
e  t  d'autres  mets  rares ,  autour  desquels  ces  voya- 
geurs venaient  s'asseoir  côte  à  côte.  On  n'en- 
tendait dans  la  grande  cour  derrière  que  les 
hennissements  des  chevaux,  les  cris  des  pos- 
tillons, les  éclats  de  rire  des  servantes,  le  rou- 
lement des  voilures,  arrivant  ou  parlant,  sous 
les  hautes  portes  cochères.  Ah!  l'hôtel  du  Bœvf- 
Rouge  n'aura  jamais  un  temps  de  prospérité 
pareille  I 

On  voyait  aussi  descendre  là  des  gens  de  la 
ville,  qu'on  avait  connus  dans  le  temps  pour 
chercher  du  bois  sec  à  la  forêt,  ou  ramasser  le 
fumier  des  chevaux  sur  les  grandes  routes.  Ils 
étaient  passés  commandants,  colonels,  géné- 
raux, un  sur  mille,  à  force  de  batailler  dans 
tous  les  pays  du  monde. 

Le  vieux  Melchior,  son  bonnet  de  soie  noire 
tiré  sur  ses  larges  oreilles  poilues,  les  pau- 
pières flasques,  le  nez  pincé  dans  ses  grandes 


besicles  de  corne  et  les  lèvres  serrées,  ne  pou- 
vait s'empêcher  de  déposer  sur  l'établi  sa  loupe 
et  son  poinçon  et  de  je  ter  quelquefois  un  regard 
vers  l'auberge,  surtout  quand  les  grands  coups 
de  fouet  des  postillons  à  lourdes  bottes,  petite 
veste  et  perruque  de  chanvre  tortillée  sur  la 
nuque,  retentissaient  dans  les  échos  des  rem- 
parts, annonçant  quelque  nouveau  person- 
nage. Alors  il  devenait  attentif,  et  de  temps  en 
temps  je  l'entendais  s'écrier  : 

«  Tiens  !  c'est  le  fils  du  couvreur  Jacob,  de  la 
vieille  ravaudeuse  Marie-Anne  ou  du  tonnelier 
Franz-Sépel!  Il  a  fait  son  chemin...  le  voilà 
colonel  et  baron  de  l'Empire  par-dessus  le  mar- 
ché I  Pourquoi  donc  est-ce  qu'il  ne  descend  t)as 
chez  son  père,  qui  demeure  là-bas  dans  la  rue 
des  Capucins?  » 

Mais  lorsqu'il  les  voyait  prendre  le  chemin 
de  la  rue,  en  donnant  des  poignées  de  main  à 
droite  et  à  gauche  aux  gens  qui  les  reconnais- 
saient, sa  figure  changeait;  il  s'essuyait  les 
yeux  avec  son  gros  mouchoir  à  carreaux,  en 
murmurant  : 

•  C'est  la  pauvre  vieille  Annette  qui  va  avoir 
du  plaisir  !  A  la  bonne  heure,  à  la  bonne  heurel 
il  n'est  pas  fier  celui-là,  c'est  un  brave  homme; 
pourvu  qu'un  boulet  ne  l'enlève  pas  de  sitôt  I  • 

Les  uns  passaient  comme  honteux  de  recon- 
naître leur  nid,  les  autres  traversaient  fière- 
ment la  ville,  pour  aller  voir  leur  sœur  ou  leur 
cousine.  Ceux-ci,  tout  le  monde  en  parlait,  on 
aurait  dit  que  tout  Phalsbourg  portait  leurs 
croix  et  leurs  épauleltes;  les  autres,  on  les  mé- 
prisait autant  et  même  plus  que  lorsqu'ils  ba- 
layaient la  grande  route. 

On  chantait  presque  tous  les  mois  des  Te  Deum 
pour  quelque  nouvelle  victoire,  elle  canon  de 
l'arsenal  lirait  ses  vingt  et  un  coups,  qui  vous 
faisaient  trembler  le  cœur.  Dans  les  huit  jours 
qui  suivaient,  tous  les  familles  étaient  dans 
l'inquiélude,  les  pauvres  vieilles  femmes  sur- 
tout attendaient  une  lettre;  la  première  qui 
venait,  toute  la  ville  le  savait  :  «  Une  telle  a  reçu 
des  nouvelles  de  Jacques  ou  de  Claude  !  »  et 
tous  couraient  pour  savoir  s'il  ne  disait  lùen  de 
leur  Joseph  ou  de  leur  Jean-Baptiste.  Je  ne 
parle  pas  des  promotions,  ni  des  actes  de  dé- 
cès; les  promotions,  chacun  y  croyait,  il  fal- 
lait bien  remplacer  les  morts  ;  mais  pour  les 
actes  de  décès,  les  parents  attendaient  en  pleu- 
rant, car  ils  n'arrivaient  pas  tout  de  suite,  quel- 
quefois même  ils  n'arrivaient  jamais,  et  les 
pauvres  vieux  espéraient  toujours,  pensant  : 

«  Peut-être  que  notre  garçon  est  prisonnier... 
Quand  la  paix  sera  faite,  il  reviendra...  Com- 
bien sont  revenus  qu'on  croyait  morts  !  »  Seu- 
lement la  paix  ne  se  faisait  jamais  ;  une  guerre 
finie,  on  en  commençait  une  autre.  Il  nous 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


manquait  toujours  quelque  chose,  soit  du  côté 
de  la  Russie,  soit  du  côté  de  l'Espagne  ou  ail- 
leurs; —  l'Empereur  n'était  jamais  content. 

Souvent,  au  passage  des  régiments  qui  tra- 
versaient la  ville, —  la  grande  capote  retroussée 
sur  les  hanches,  le  sac  au  dos,  les  hautes  guê- 
tres montant  jusqu'aux  genoux  et  le  fusil  à 
volonté,  allongeant  le  pas,  tantôt  couverts  de 
boue,  tantôt  blancs  de  poussière,  —  souvent  le 
père  Melchior,  après  avoir  regardé  ce  défilé, 
me  demandait  tout  rêveur: 

«  Dis  donc,  Joseph,  combien  penses-tu  que 
nous  en  avons  vu  passer  depuis  1804  ? 

— Oh!  je  ne  sais  pas,  monsieur  Goulden,  lui 
disais-je,  au  moins  quatre  ou  cinq  cent  mille. 

— Oui...  au  moins!  faisait-il.  Et  combien  en 
as-tu  vu  revenir?  • 

Alors  je  comprenais  ce  qu'il  voulait  dire,  et 
je  lui  répondais: 

•  Peut-être  qu'ils  rentrent  par  Mayence,  ou 
par  une  autre  route...  Ça  n'est  pas  possible 
autrement!  • 

Mais  il  hochait  la  tête  et  disait  : 

"  Ceux  que  tu  n'as  pas  vu  revenir  sont  morts, 
comme  des  centaines  et  des  centaines  de  mille 
autres  mourront,  si  le  bon  Dieu  n'a  pas  pitié 
de  nous,  car  l'Empereur  n'aime  que  la  guei're! 
Il  a  déjà  versé  plus  de  sang  pour  donner  des 
couronnes  à  ses  frères,  que  notre  grande  Ré- 
volution pour  gagner  les  Droits  de  l'Homme.  » 

Nous  nous  remettions  à  l'ouvrage,  et  les  ré- 
flexions de  M.  Goulden  me  donnaient  terrible- 
ment à  rélléchir. 

Je  boitais  bien  un  peu  de  la  jambe  gauche, 
mais  tant  d'autres  avec  des  défauts  avaient  reçu 
leur  feuille  de  route  tout  de  même  ! 

Ces  idées  me  trottaient  dans  la  tête,  et  quand 
j'y  pensais  longtemps,  j'en  concevais  un  grand 
chagrin.  Cela  me  paraissait  terrible,  non- seu- 
lement parce  que  je  n'aimais  pas  la  guerre, 
mais  encore  parce  que  je  voulais  me  marier 
avec  ma  cousine  Catherine  des  Quatre- Vents. 
Nous  avions  été  en  quelque  sorte  élevés  en- 
.  sem  ble .  On  ne  pouvait  voir  de  fille  plus  fi-aiche, 
plus  riante;  elle  était  blonde,  avec  de  beaux 
yeux  bleus,  des  joues  roses  et  des  dents  blan- 
clios  comme  du  lait;  elle  approchait  de  ses  dix- 
huit  ans;  moi  j'en  avais  dix-neuf,  et  la  tante 
Margrédel  paraissait  contente  de  me  voir  ar- 
river tous  les  dimanches  de  grand  matin,  pour 
déjeuner  et  dîner  avec  eux. 

Catherine  et  moi  nous  allions  derrière,  dans 
le  verger;  nous  mordions  dans  les  mêmes 
pommes  et  dans  les  mêmes  poires  ;  nous  étions 
les  plus  heureux  du  monde. 

C'est  moi  qui  conduisais  Catherine  à  la  grand'- 
messe  et  aux  vêpres,  et,  pendant  la  fête,  elle 
ne  quittait  pas  mon  bras  et  refusait  de  danser 


avec  les  autres  garçons  du  village.  Tout  le 
monde  savait  que  nous  devions  nous  marier 
un  jour;  mais  si  j'avaisle  malheur  de  partira  la 
conscription,  toutétaitfini.  Je  souhaitais  d'être 
encore  mille  fois  plus  boiteux,  car,  dans  ce 
temps,  on  avait  d'abord  pris  les  garçons,  puis 
les  hommes  mariés,  sans  enfants,  et  malgré 
moi  je  pensais  :  «  Est-ce  que  les  boiteux  valent 
mieux  que  les  hommes  mariés?  est-ce  qu'on  ne 
pourrait  pas  me  mettre  dans  la  cavalerie!  » 
Rien  que  cette  idée  me  rendait  triste  :  j'aurais 
déjà  voulu  me  sauver. 

Mais  c'est  principalement  en  1812, au  com- 
mencement de  la  guerre  contre  les  Russes,  que 
ma  peur  grandit.  Depuis  le  mois  de  février 
jusqu'à  la,  fin  de  mai,  tous  les  jours  nous  ne 
vîmes  passer  que  des  régiments  et  des  régi- 
ments :  des  dragons,  des  cuirassiers,  des  cara- 
biniers, des  hussards,  des  lanciers  de  toutes 
les  couleurs,  de  l'artillerie,  des  caissons,  des 
ambulances,  des  voitures,  des  vivres,  toujours 
et  toujours,  comme  une  rivière  qui  coule  et 
dont  on  ne  voit  jamais  la  fin. 

Je  me  rappelle  encore  que  cela  commença 
par  des  grenadiers  qui  conduisaient  de  gros 
chariots  attelés  de  bœufs.  Ces  boeufs  étaient  à 
la  place  de  chevaux,  pour  servir  de  vivres  plus 
tard,  quand  on  aurait  usé  les  munitions.  Cha- 
cun disait  :  «  Quelle  belle  idée  !  Quand  les  gre- 
nadiers ne  pourront  plus  nourrir  les  bœufs, 
les  bœufs  nourriront  les  grenadiers.  »  Malheu- 
reusement ceux  qui  disaient  cela  ne  savaient 
pas  que  les  bœufs  ne  peuvent  faire  que  sept  à 
huit  lieues  par  jour,  et  qu'il  leur  faut  sur  huit 
jours  démarche  un  jour  de  repos  au  moins;  de 
sorte  que  ces  pauvres  bêtes  avaient  déjà  la 
corne  usée,  la  lèvre  baveuse,  les  yeux  hors  de 
la  tête,  le  cou  rivé  dans  les  épaules,  et  qu'il 
ne  leur  restait  plus  que  la  peau  et  les  os.  Il  en 
passa  pendant  trois  semaines  de  cette  espèce, 
tout  déchirés  de  coups  de  baïonnet  te.  La  viande 
devint  bon  marché,  car  on  abattait  beaucoup 
de  ces  bœufs,  mais  peu  de  personnes  en  vou- 
laient, la  viande  malade  étant  malsaine.  Ils 
n'arrivèrent  pas  seulement  à  vingt  lieues  de 
l'autre  côté  du  Rhin. 

Après  cela,  nous  ne  vîmes  plus  défiler  que 
des  lances,  des  sabres  et  des  casques.  Tout  s'en- 
gouffrait sous  la  porte  de  France,  traversait  la 
place  d'Armes  en  suivant  la  grande  roule,  et 
sortait  par  la  porte  d'Allemagne. 

Enfin,  le  10  mai  de  cette  année  1815,  de 
grand  malin,  les  canons  de  l'arsenal  annon- 
cèrent le  maître  de  tout.  Je  dormais  encore 
lorsque  le  premier  coup  partit,  en  faisant  git;- 
lolter  mes  petites  vitres  comme  un  tambotir, 
et  presque  aussitôt  M.  Goulden,  avec  la  chan- 
delle allumée,  ouvrit  ma  porte  en  me  disant  : 


ROMANS    NATIONAUX. 


«  Lève-toi...  le  voilà!  » 

Nous  ouvrîmes  la  fenêtre.  Au  milieu  de  la 
nuit  je  vis  s'avancer  au  grand  trot,  sous  la 
porte  de  France,  une  centaine  de  dragons  dont 
plusieurs  portaient  des  torches;  ils  passèrent 
avec  un  roulement  et  des  piétinements  terri- 
bles; leurs  lumières  serpentaient  sur  la  façade 
des  maisons  comme  de  la  flamnie,  et  de  toutes 
les  croisées  on  entendait  partir  des  cris  sans 
fin  :  «  Yive  l'Empereur!  vive  f Empereur!  » 

Je  regardais  la  voiture,  quand  un  cheval 
s'abattit  sur  le  poteau  du  boucher  Klein,  où 
l'on  attachait  les  bœufs;  le  dragon  tomba  comme 
une  masse,  les  jambes  écartées,  le  casque  dans 
la  rigole,  et  presque  aussitôt  une  tête  se  pencha 
hors  de  la  voiture  pour  voir  ce  qui  se  passait, 
une  grosse  tête  pâle  et  grasse,  une  touffe  de 
cheveux  sur  le  front  :  c'était  Napoléon  ;  il  te- 
nait la  main  levée  comme  pour  prendre  une 
prise  de  tabac,  et  dit  quelques  mots  brusque- 
ment. L'oflicier  qui  galopait  à  côté  de  la  por- 
tière se  pencha  pour  lui  répondre.  Il  prit  sa 
prise  et  tourna  le  coin,  pendant  que  les  cris 
redoublaient  et  que  le  canon  tonnait. 

Voilà  tout  ce  que  je  vis. 

L'Empereur  ne  s'arrêta  pas  à  Phalsbourg; 
tandis  qu'il  courait  déjà  sur  la  route  de  Saverne, 
le  canon  tira'.t  ses  derniers  coups.  Puis  le  si- 
lence se  ré/ablit.  Les  hommes  de  garde  à  la 
porte  de  Fr  mce  relevèrent  le  pont,  et  le  vieil 
horloger  n:e  dit  : 

.  Tu  l'a'j  vu  ? 

—  Oui.  monsieur  Goulden. 

—  Eh'jien!  fit-il,  cet  homftie-là  tient  notre 
vie  à  tons  dans  sa  main  ;  il  n'aurait  qu'à  souffler 
sur  nous  et  ce  serait  fini.  Bénissons  le  ciel  qu'il 
ne  soit  pas  méchant,  car  sans  cela  le  monde 
verrait  des  choses  épouvantables,  comme  du 
temps  des  rois  sauvages  et  des  Turcs.  » 

II  semblait  tout  rêveur;  au  bout  d'une  mi- 
nute, il  ajouta  : 

«  Tu  peux  te  recoucher;  voici  trois  heures 
qui  sonnent.  » 

Il  rentra  dans  sa  chambre,  et  je  me  remis 
dans  mon  Ut.  Le  grand  silence  qu'il  faisait 
dehors  me  paraissait  extraordinaire  après  tout 
ce  tumulte,  et  jusqu'au  petit  jour,  je  ne  cessai 
point  de  rêver  à  l'Empereur.  Je  songeais  aussi 
au  dragon,  et  je  désirais  savoir  s'il  était  mort 
du  coup.  Le  lendemain,  nous  apprîmes  qu'on 
l'avait  porté  à  l'hôpital  et  qu'il  en  reviendrait. 

Depuis  ce  jour  jusqu'à  la  fin  du  mois  de  sep- 
tembre, on  chanta  beaucoup  de  Te  Deum  à  l'é- 
glise, et  l'on  tirait  chaque  fois  vingt  et  un  coups 
de  canon  pour  quelque  nouvelle  victoire.  C'é- 
tait presque  toujours  le  matin  ;  M.  Goulden 
aussitôt  s'écriait  : 

«  Hé,  Joseph  1  encore  une  bataille  gagnée  ! 


cinquante  mille  hommes  à  terre,  vingt-cinq 
drapeaux,  cent  bouches  à  feu  ! .. .  Tout  va  bien. . . 
tout  va  bien.  —  Il  ne  reste  maintenanl  qu'à 
faire  une  nouvelle  levée  ,  pour  remplacer  ceux 
qui  sont  morts  !  » 

Il  poussait  ma  porte,  et  je  le  voyais  tout  gris, 
tout  chauve ,  en  manches  de  chemise  ,  le  cou 
nu,  qui  se  levait  la  figure  dans  la  cuvette. 

«  Est-ce  que  vous  croyez,  monsieur  Goulden, 
lui  disais-je  dans  un  grand  trouble,  qu'on  pren- 
dra les  boiteux  ? 

—  Non,  non,  faisait-il  avec  bonté,  ne  crains 
rien,  mon  enfant;  tu  ne  pourrais  réellement 
pas  servir.  Nous  arrangerons  cela.  Travaille 
seulement  bien,  et  ne  t'inquiète  pas  du  reste.  » 

Il  voyait  mon  inquiétude  et  cela  lui  faisait  de 
la  peine.  Je  n'ai  jamais  rencontré  d'homme 
meilleur.  Alors  il  s'habillait  pour  aller  remon- 
ter les  horloges  en  ville  ,  celles  de  M.  le  com- 
mandant de  place,  de  M.  le  maire  et  d'autres 
personnes  notables. Moi,  je  restais  à  la  maison. 

M.  Goulden  ne  rentrait  qu'après  le  Te  Deum  ; 
il  ôtait  son  grand  habit  noisette,  remettait  sa 
perruque  dans  la  boite  et  tirait  de  nouveau  son 
bonnet  de  soie  sur  ses  oreilles,  en  disant  : 

«  L'armée  est  à  Vilna,  —  ou  bien  à  Smolent  k, 
—  je  viens  d'apprendre  ça  chez  M.  le  co:n- 
mandant.  Dieu  veuille  que  nous  ayons  le  des- 
sus cette  fois  encore  et  qu'on  fasse  la  paix  ;  le 
plus  tôt  sera  le  mieux,  car  la  guerre  est  une 
chose  terrible.  » 

Je  pensais  aussi  que,  si  nous  avions  la  pa'\-, 
on  n'aurait  plus  besoin  de  tant  d'hommes  et 
que  je  pourrais  me  marier  avec  Catherine.  Cha- 
cun peut  s'imaginer  combien  de  vœux  je  for- 
mais pour  la  gloire  de  l'Empereur. 


ÏI 


C'est  le  15  septembre  1812  qu'on  apprit  nUtre 
grande  victoire  de  la  Mo.'^kowa.  Tout  le  monde 
était  dans  la  jubilation  et  s'écriait  :  «  Mainte- 
nant nous  allons  avoir  la  paix... maintenant  la 
guerre  est  finie...  » 

Quelques  mauvais  gueux  disaient  qu'il  res- 
tait à  prendre  la  Chine;  on  rencontre  toujours 
des  êtres  pareils  pour  désoler  les  gens. 

Huit  jours  après ,  on  sut  que  nous  étions  à 
Moscou,  la  plus  grande  ville  de  Russie  et  la  plus 
riche  ;  chacun  se  figurait  le  butin  que  nous  al- 
lions avoir,  et  l'on  pensait  que  cela  ferait  dimi- 
nuer les  contributions.  Mais  bientôt  le  bruit 
courut  que  les  Russes  avaient  mis  le  feu  dans 
leur  ville,  et  qu'il  allait  falloir  battre  en  retraite 
sur  la  Pologne ,  si  l'on  ne  voulait  pas  périr  de 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE   1813. 


faim.  On  ne  parlait  que  de  cela  dans  les  auber- 
ges, dans  les  brasseries,  à  la  halle  aux  blés, 
partout  ;  on  ne  pouvait  se  rencontrer  sans  se 
demander  aussitôt  :  «  Eh'bien.^..  eh  bien...  ça 
va  mal...  la  retraite  a  commencé  !  • 

Les  gens  étaient  pâles;  et  devant  la  poste, 
des  centaines  de  paysans  attendaient  du  matin 
au  soir  j'OT^is  il  n'arrivait  plus  de  lettres.  Moi 
je  passais  au  travers  de  tout  ce  monde,  sans 
faire  trop  attention,  car  j'en  avais  tant  vu  !  Et 
puis  j'avais  une  idée  qui  me  réjouissait  le  cœur, 
et  qui  me  faisait  voir  tout  en  beau. 

Vous  saurez  que  depuis  cinq  mois  je  voulais 
Jaire  un  cadeau  magnifique  à  Catherine,  pour 
'■"te  jour  de  sa  fête,  qui  tombait  le  1 8  décembre. 
Parmi  les  montres  qui  pendaient  à  la  devanture 
de  M.  Goulden,  il  s'en  trouvait  une  toute  petite, 
quelque  chose  de  tout  à  fait  joli ,  la  cuvette  en 
argent,  rayée  de  petits  cercles  qui  la  faisaient 
reluire  comme  une  étoile.  Autour  du  cadran, 
sous  le  verre  ,  était  un  fllpt  de  cuivre  ,  et  sur  le 
cadran  on  voyait  peints  deux  amoureux  qui  se 
faisaient  en  quelque  sorte  une  déclaration,  car 
le  garçon  donnait  à  la  fille  un  gros  bouquet  de 
roses,  tandis  qu'elle  baissait  modestement  les 
yeux,  en  avançant  la  main. 

La  première  fois  que  j'avais  vu  cette  montre, 
je  m'étais  dit  en  moi-môme  :  •  Tu  ne  la  laisse- 
ras pas  échapper  ;  elle  sera  pour  Cathei'ine. 
Quand  tu  serais  forcé  de  travailler  tous  les  jours 
jusqu'à  minuit,  il  faut  que  tu  l'aies.  •  M.  Goul- 
den ,  après  sept  heures ,  me  laissait  travailler 
pour  mon  compte.  Nous  avions  de  vieilles  mon- 
tres à  nettoyer,  à  rajuster,  à  remonter.  Cela 
donnait  beaucoup  de  peine,  et  quand  j'avais 
fait  un  ouvrage  pareil ,  le  père  Melchior  me 
payait  raisonnablement.  Mais  la  petite  montre 
valait  trente-cinq  francs.  Qu'on  s'imagine,  d'a- 
près cela,  les  heures  de  nuit  qu'il  me  fallut 
passer  pour  l'avoir.  Je  suis  sûr  que  si  M.  Goul- 
den avait  su  que  je  la  voulais ,  il  m'en  aurait 
fait  présent  lui-même  ;  mais  je  ne  m'en  serais 
pas  seulement  laissé  rabattre  un  liard ,  j'aurais 
regardé  cela  comme  honteux  ;  je  me  disais  : 
«11  faut  que  tu  l'aies  gagnée...  que  personne 
n'ait  rien  à  réclamer  dessus.  »  Seulement,  de 
peur  qu'un  autre  n'eût  l'idée  de  l'acheter,  je 
l'avais  mise  à  part  dans  une  botte,  en  disant  au 
père  Melchior  que  je  connaissais  un  acheteur 
pour  cette  montre. 

Maintenant  chacun  doit  comprendre  que 
toutes  ces  histoires  de  guerre  m'entraient  par 
une  oreille  et  me  sortaient  par  l'autre.  Je  me 
figurais  la  joie  de  Catherine  en  travaillant;  du- 
rant cinq  mois  je  n'eus  que  cela  devant  les 
yeux  ;  je  me  représentais  sa  mine  lorsqu'elle 
recevrait  mon  cadeau  ,  et  je  me  demandais  : 
t  Qu'est-ce  qu'elle  dira?  »  Tantôt  je  me  figurais 


qu'elle  s'écriait  :  «  0  Joseph ,  à  quoi  penses-tu 
donc  ?  C'est  bien  trop  beau  pour  moi...  Non... 
non...  je  ne  peux  pas  recevoir  une  si  belle 
montre!  •  Alors  je  la  forçais  de  la  prendre,  je  la 
glissais  dans  la  poche  de  son  tablier  en  disant  : 
«  Allons  donc,  Catherine,  allons  donc...  Est-ce 
que  tu  veux  me  faire  de  la  peine?  •  Je  voyais 
bien  qu'elle  la  désirait,  et  qu'elle  me  disait  cela 
pour  avoir  l'air  de  la  refuser.  Tantôt  je  me  re- 
"^résentais  sa  figure  toute  rouge  ;  elle  levait  les 
mains  en  disant  :  «  Seigneur  Dieu  !  maintenant, 
Joseph,  je  vois  bien  que  tu  m'aimes?  »  Et  elle 
m'embrassait,  les  larmes  aux  yeux.  J'étais  bien 
content.  La  tante  Grédel  approuvait  tout.  Enfin 
mille  et  mille  idées  pareilles  me  passaient  par  la 
tête  ,  et  le  soir,  en  me  couchant,  je  pensais  : 
•  Il  n'y  a  pourtant  pas  d'homme  aussi  heureux 
que  toi,  Joseph  I  Voilà  maintenant  que  tu  peux 
faire  un  cadeau  rare  à  Catherine  par  ton  tra- 
vail. Et  sûrement  qu'elle  prépare  aussi  quelque 
chose  pour  ta  fête,  car  elle  ne  pense  qu'à  loi  ; 
vous  êtes  tous  les  deux  très-heureux,  et  quand 
vous  serez  mariés,  tout  ira  bien.  »  Ces  pensées 
m'attendrissaient;  jamais  je  n'avais  éprouvé 
d'aussi  grande  satisfaction. 

Pendant  que  je  travaillais  de  la-  sorte,  ne 
songeant  qu'à  ma  joie,  l'hiver  arriva  plus  tôt 
que  d'habitude,  vers  le  commencement  de  no- 
vembre. 11  ne  commença  point  par  de  la  neige, 
mais  par  un  froid  sec  et  de  grandes  gelées.  En 
quelques  jours  toutes  les  feuilles  tombèrent, 
la  terre  durcit  comme  de  la  pierre,  et  tout  se 
couvrit  de  givre  :  les  tuiles,  les  pavés  et  les 
vitres.  Il  fallut  faire  du  feu,  cette  année-là,  pour 
empêcher  le  froid  d'entrer  par  les  fentes! 
Quand  la  porte  restait  ouverte  une  seconde, 
toute  la  chaleur  était  partie;  le  bois  pétillait 
dans  le  poêle  ;  il  brûlait  comme  de  la  paille  en 
bourdonnant,  et  les  cheminées  tiraient  bien. 

Chaque  matin  je  me  dépêchais  de  laver  les 
vitraux  de  la  devanture  avec  de  l'eau  chaude  ; 
j'avais  à  peine  refermé  la  fenêtre  qu'une  ligne 
de  givre  les  couvrait.  On  entendait  dehors  les 
gens  courir  en  respirant,  le  nez  dans  le  collet 
de  leur  habit  et  les  mains  dans  les  poches. 
Personne  ne  s'arrêtait,  et  les  portes  des  mai- 
sons se  refermaient  bien  vite. 

Je  ne  sais  où  s'en  étaient  allés  les  moineaux, 
s'ils  étaient  morts  ou  vivants,  mais  pas  un 
seul  ne  criait  sur  les  cheminées,  et  sauf  le  ré- 
veil et  la  retraite  qu'on  sonnait  aux  deux  ca- 
sernes, aucun  autre  bruit  ne  troublait  le  silence. 

Souvent,  quand  le  feu  pétillait  bien,M.  Goul- 
den s'arrêtait  tout  à  coup  dans  son  travail,  et 
legardantun  instant  les  vitres  blanches,  il  s'é- 
criait : 

•  Nos  pauvres  soldats  !  nos  pauvres  soldats  I  » 

Il  disait  cela  d'ime  voix  si  triste,  que  je  sçn- 


ROMANS   NATIONAUX 


Le  dragon  tomba  comme  une  masse.  {Page  C). 


tais  mon  cœur  se  serrer  et  que  je  lui  répondais  : 
«  Mais,  monsieur  Goulden,  ils  doivent  être 
maintenant  en  Pologne,  dans  de  bonnes  caser- 
nes; car  de  penser  que  des  êtres  humains  puis- 
sent supporter  un  froid  pareil,  c'est  impossible. 
— Un  froid  pareil!  disait-il,  oui,  dans  ce 
pays,  il  fait  froid,  très-froid,  à  cause  des  cou- 
rants d'air  de  la  montagne;  et  pourtant  qu'est- 
ce  que  ce  froid  auprès  de  celui  du  nord,  en 
Russie  et  en  Pologne?  Dieu  veuille  qu'ils  soient 
partis  assez  iàU...  Mon  Dieu!  mon  Dieul  com- 
bien ceux  qui  conduisent  les  hommes  ont  nne 
charge  lourde  à  porter!  » 

Alors  il  se  taisait,  et  durant  des  heures  je 
songeais  à  ce  qu'il  m'avait  dit;  je  me  repré- 
sentais nos  soldats  en  route,  courant  pour  se 
réchauffer.  Mais  l'idée  de  Catherine  me  reve- 


nait toujours,  et  j'ai  pensé  bien  souvent  depuis, 
que  lorsque  l'homme  est  heureux,  le  malheur 
des  autres  le  touche  peu,  surtout  dans  la  jeu- 
nesse, où  les  passions  sont  plus  fortes,  et  où 
l'expérience  des  grandes  misères  vous  manque 
encore. 

Aprèsles  gelées,  il  tomba  tellement  de  neige, 
que  les  courriers  en  furent  arrêtés  sur  la  eôte 
des  Quatre- Vents.  J'eus  peur  de  ne  pouvoir  pas 
aller  chez  Catherine  le  jour  de  sa  fête;  mais 
deux  compagnies  d'infanterie  sortirent  avec 
des  pioches,  et  taillèrent  dans  la  neige  durcie 
\me  route  pour  laisser  passer  les  voitures,  et 
cette  route  resta  jusqu'au  commencement  du 
mois  d'avril  1813. 

Cependant  la  fête  de  Catherine  approchait  de 
jour  en  jour,  et  mon  bonheur  augmentait  en 


liiip    l'uu|4rt-Davv|  ,ruc  du  B»e,  le 


lllSTOlRb:  D'UN  CONSCRIT  DE  1813 


II 


Qui  vive!  {Page  12.) 


proportion.  J'avais  déjà  les  trente-cinq  francs, 
mais  je  ne  savais  comment  dire  à  M.  Goulden 
que  j'achetais  la  montre  ;  j'aurais  voulu  tenir 
toutes  ces  choses  secrètes  :  cela  m'ennuyait 
beaucoup  d'en  parler. 

Eufln  la  veille  de  la  fête,  entre  six  et  sept 
heures  du  soir,  comme  nous  travaillions  en 
silence,  la  lampe  entre  nous,  tout  à  coup  je 
pris  ma  résolution  et  je  dis  : 

•  Vous  savez,monsieurGoulden,que  je  vous 
ai  parlé  d'un  acheteur  pour  la  petite  montre  en 
argent? 

—Oui,  Joseph,  fit-il  sans  se  déranger;  mais 
il  n'est  pas  encore  venu. 

—C'est  moi ,  monsieur  Goulden  ,  qui  suis 
l'acheteur.  • 

Alors  il  se  redressa  tout  étonné.  Je  tirai  les 


trente-cinq  francs  et  je  les  posai  sur  l'établi. 
Lui  me  regardait. 

t  Mais,  fit-il,  ce  n'est  pas  une  montre  pour 
toi,  cela,  Joseph;  ce  qu'il  te  faut,  c'est  une 
grosse  montre,  qui  te  remplisse  bien  la  poche 
et  qui  marque  les  secondes.  Ces  petites  mon- 
tres-là, c'est  pour  les  femmes.  » 

Je  ne  savais  que  répondre. 

M.  Goulden,  après  avoir  rêvé  quelques  in- 
stants, se  mit  à  sourire. 

•  Ah!  bon, bon,  dit-il,  maintenant  je  com- 
prends, c'est  demain  la  fête  de  Catherine! 
Voilà  donc  pourquoi  tu  travaillais  jour  et  nuit! 
Tiens,  reprends  cet  argent,  je  n'en  veux  pas.  » 

J'étais  tout  confus. 

«  Monsieur  Goulden,  je  vous  remercie  bien, 
lui  dis-je,  mais  cette  montre  est  pour  Cathe- 


10 


ROMANS    NATIONAUX. 


rine,  et  je  suis  content  de  l'avoir  gagnée.  Vous 
me  feriez  de  la  peine  si  vous  refusiez  l'argent; 
j'aimerais  autant  laisser  la  montre.  » 

Il  ne  dit  plus  rien  et  prit  les  trente-cinq 
francs;  puis  il  ouvrit  son  tiroir  et  choisit  une 
telle  chaîne  d'acier,  avec  deux  petites  clefs  en 
argent  doré  qu'il  mit  à  la  montre.  Après  quoi 
lui-même  enferma  le  tout  dans  une  boîte  avec 
jne  faveur  rose.  Il  fit  cela  lentement,  comme 
attendri  ;  enfin  il  me  donna  la  boite. 

■  C'est  un  joli  cadeau,  Joseph,  dit-il;  Cathe- 
rine doit  s'estimer  bien  heureuse  d'avoir  un 
amoureux  tel  que  toi.  C'est  une  honnête  fille. 
Maintenant  nous  pouvons  souper;  dresse  la 
table,  pendant  queje  vais  lever  le  pot-au-feu.  > 
Nous  fîmes  cela,  puis  M.  Goulden  tira  de 
l'armoire  une  bouteille  de  son  vin  de  Metz,  qu'il 
gardait  pour  les  grandes  circonstances,  et  nous 
soupâmes  en  quelque  sorte  comme  deux  ca- 
marades; car,  durant  toute  la  soirée,  il  ne 
cessa  point  de  me  parler  du  bon  temps  de  sa 
jeunesse,  disant  qu'il  avait  eu  jadis  une  amou- 
reuse, mais  ju'en  l'année  92  il  était  parti  pour 
la  levée  en  masse,  à  cause  de  l'invasion  des 
Prussiens,  et  qu'à  son  retour  à  Fénétrange,  il 
avait  trouvé  cette  personne  mariée,  chose  na- 
turelle, puisqu'il  ne  s'était  jamais  permis  de 
lui  déclarer  son  amour  ;  cela  ne  l'empêchait 
pas  de  rester  fidèle  à  ce  tendre  souvenir  :  il  en 
parlait  d'un  air  grave.  Moi  je  l'écoutais  en  rê- 
vant à  Catherine,  et  ce  n'est  que  sur  le  coup 
de  dix  heures,  au  passage  de  la  ronde,  qui  re- 
levait les  postes  toutes  les  vingt  minutes ,  à 
cause  du  grand  froid,  que  nous  remîmes  deux 
bonnes  bûches  dans  le  poêle,  et  que  nous  al- 
lâmes enfin  nous  coucher. 


III 


Le  lendemain  18  décembre,  je  m'éveillai 
vers  six  heures  du  malin.  Il  faisait  un  froid  ter- 
rible; ma  petite  fenêtre  était  comme  couverte 
d'un  drap  de  givre. 

J'avais  eu  soin,  la  veille,  de  déployer  au  dos 
d'une  chaise  mon  habit  bleu  de  ciel  à  queue  de 
morue,  mon  pantalon,  mon  gilet  en  poil  de 
chèvre,  une  chemise  blanche  et  ma  belle  cra- 
vate de  soie  noire.  Tout  était  prêt;  mes. bas  et 
mes  souliers  bien  cirés  se  trouvaient  au  pied  du 
lit;  je  n'avais  qu'à  m'habiller,  et,  malgré  cela, 
lo  froid  que  je  sentais  à  la  figure,  la  vue  de  ces 
vitres  et  le  grand  silence  du  dehors  me  don- 
n.iient  le  frisson  d'avance.  Si  ce  n'avait  pas  été 
la  fête  de  Catherine  ,  je  serais  resté  là  jusqu'à 
midi;  mais  tout  à  coup  celte  idée  me  fit  sauter 


du  lit  et  courir  bien  vite  au  grand  poêle  de 
faïence,  où  restaient  presque  toujours  quelques 
braises  de  la  veille  au  soir,  dans  Içs  cendre>. 
J'en  trouvai  deux  ou  trois ,  je  me  dépêchai  de 
les  rassembler  et  de  mettre  dessus  du  petit  bois 
et  deux  grosses  bûches  ,  après  quoi  je  courus 
me  renfoncer  dans  mon  lit. 

M.  Goulden,  sous  ses  grands  rideaux,  la  cou- 
verture tirée  sur  le  nez  et  le  bonnet  de  coton 
sur  les  yeux,  était  éveillé  depuis  un  instant  ;  il 
m'entendit  et  me  cria  : 

«  Joseph,  il  n'a  jamais  fait  un  froid  pareil 
depuis  quarante  ans...  je  sens  ça...  Quel  hiver 
nous  allons  avoir  I  • 

Moi ,  je  ne  lui  répondais  pas;  je  regardais  de 
loin  si  le  feu  s'allumait  :  les  braises  prenaient 
bien;  on  entendait  le  fourneau  tirer,  et  d'un 
seul  coup  tout  s'alluma.  Le  bruit  de  la  flamme 
vous  réjouissait^  mais  il  fallut  plus  d'une  bonne 
demi-heure  pour  sentir  un  peu  l'air  tiède. 

Enfin  je  me  levai,  je  m'habillai.  M.  Goulden 
parlait  toujours;  moi,  je  ne  pensais  qu'à  Cathe- 
rine. Et  comme  j'avais  fini  vers  huit  heures, 
j'allais  sortir,  lorsque  M.  Goulden,  qui  me  re- 
gardait aller  et  venir,  s'écria  : 

«  Joseph  ,  à  quoi  penses-tu  donc ,  malheu- 
reux? Est-ce  avec  ce  petit  habit  que  tu  veux 
aller  aux  Quatre- Vents?  Mais  tu  serais  mort  à 
moitié  chemin.  Entre  dans  mon  cabinet ,  tu 
prendras  le  grand  manteau,  les  moufles  et  les 
souliers  à  double  semelle  garnis  de  flanelle.  » 
Je  me  trouvais  si  beau,  que  je  réfléchis  s'il 
fallait  suivre  son  conseil,  et  lui,  voyant  ça,  dit: 
«  Ecoute,  on  a  trouvé  hier  un  homme  gelé 
sur  la  côte  de  Wéchem;  le  docteur  Steinbren- 
ner  a  dit  qu'il  résonnait  comme  un  morceau 
de  bois  sec,  quand  on  tapait  dessus.  C'était  un 
soldat;  il  avait  quitté  le  village  entre  six  et 
sept  heures,  à  huit  heures  on  l'a  ramassé  ;  ainsi 
ça  va  vite.  Si  tu  veux  avoir  le  nez  et  les  oreilles 
gelées,  tu  n'as  qu'à  sortir  comme  cela.  » 

Je  vis  bien  alors  qu'il  avait  raison  ;  je  mis 
ses  gros  souliers,  je  passai  le  cordon  des  mou- 
fles sur  mes  épaules,  et  je  jetai  le  manteau  par- 
dessus. C'est  ainsi  que  je  sortis,  après  avoir  re- 
mercié M.  Goulden,  qui  m'avertit  de  ne  pas 
rentrer  trop  tard,  parce  que  le  froid  augmente 
à  la  nuit,  et  qu'une  grande  quantité  de  loups 
devaient  avoir   passé   le  Rhin  sur  la  glace. 
Je  n'étais  pas  encore  devant  l'église,  que  j'a- 
vais déjà  relevé  le  collet  de  peau  de  renard  du 
manteau,  pour  sauver  mes  oreilles.  Le  froid 
était  si  vif ,  qu'on  sentait  comme  dos  aiguilles 
dans  l'air,  et  qu'on  se  recoquillait  malgré  soi 
jusqu'à  la  plante  des  pieds. 

Sous  la  porte  d'Allemagne,  j'aperçus  le  sol- 
dat-de  garde,  dans  son  grand  manteau  gris,  re- 
culé comme  un  saint  au  fond  de  sa  niche;  il 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE   181 


11 


serrait  le  fusil  avec  sa  manche,  pour  n'avoir  pas 
les  doigts  gelés  contre  le  fer,  deux  glaçons 
pendaient  à  ses  moustaches.  Personne  n'était 
sur  le  pont,  ni  devant  l'octroi.  Un  peu  plus 
loin,  hors  de  l'avancée,  je  vis  trois  voitures  au 
milieu  de  la  route ,  avec  leurs  grandes  bâches 
serrées  comme  des  bourriches,  elles  étince- 
laient  de  givre  ;  on  les  avait  dételées  et  aban- 
données. Tout  semblait  mort  au  loin,  tous  les 
êtres  se  cachaient ,  se  blottissaient  dans  quel- 
que trou  ;  on  n'entendait  que  la  glace  crier 
sous  vos  pieds. 

En  courant  à  côté  du  cimetière,  dont  les 
croix  et  les  tombes  reluisaient  au  milieu  de  la 
neige,  je  me  dis  en  moi-même  :  «  Ceux  qui 
dorment  là  n'ont  plus  froid  !  •  Je  serrais  le  man- 
teau contre  ma  poitrine  et  je  cachais  mon  nez 
dans  la  fourrure,  remerciant  M.  Goulden  de  la 
bonne  idée  qu'il  avait  eue.  J'enfonçais  aussi 
mes  mains  dans  les  moufles  jusqu'aux  coudes, 
et  je  galopais  dans  cette  grande  tranchée  à 
perte  de  vue  ,  que  les  soldats  avaient  faite  de- 
puis la  ville  jusqu'aux  Quatre-'V^ents.  C'étaient 
des  murs  de  glace;  en  quelques  endroits  ba- 
layés par  la  bise,  on  voyait  le  ravin  du  fond  de 
Fiquet,  la  forêt  du  bois  de  chênes  et  la  monta- 
gne bleuâtre ,  comme  rapprochés  de  vous  à 
cause  de  la  clarté  de  l'air.  On  n'entendait  plus 
aboyer  les  chiens  de  ferme ,  il  faisait  aussi  trop 
froid  pour  eux. 

Malgré  tout ,  la  pensée  de  Catherine  me  ré- 
chauffait le  cœur,  et  bientôt  je  découvris  les 
premières  maisons  des  Quatre-Vents.  Les  che- 
minées et  les  toits  de  chaume,  à  droite  et  à  gau- 
che de  la  route,  dépassaient  à  peine  les  monta- 
gnes de  neige,  et  les  gens,  tout  le  long  des 
murs,  jusqu'au  bo'ut  du  village ,  avaient  fait 
une  tranchée  pour  aller  les  uns  chez  les  autres. 
Mais  ce  jour-là,  chaque  famille  se  tenait  autour 
de  son  âtre,  et  l'on  voyait  les  petites  vitres 
rondes  comme  piquées  d'un  point  rouge,  à  cause 
du  grand  feu  de  l'intérieur.  Devant  chaque 
porte  se  trouvait  une  botte  de  paille,  pour  em- 
pêcher le  froid  de  passer  dessous. 

A  la  cinquième  porte  à  droite,  je  m'arrêtai 
pour  ôter  mes  moufles ,  puis  j'ouvris  et  je  re- 
fermai bien  vite;  c'était  la  maison  de  ma  tante 
Grédel  Bauer,  la  veuve  de  Malhias  Bauer  et  la 
mère  de  Catherine. 

Comme  j'entrais  grelottant  et  que  la  tante 
Grédel ,  assise  devant  l'àtre,  tournait  sa  tête 
grise ,  tout  étonnée  à  cause  de  mon  grand  col- 
let de  renard,  Catherine,  habillée  en  dimanche, 
avec  une  belle  jupe  de  rayage,  le  mouchoir  à 
longues  franses  en  croix  autour  du  sein,  le  cor- 
don du  tablier  rouge  serré  à  sa  taille  très- 
mince  ,  un  joii  bonnet  de  soie  bleue  à  bandes 
de  velours  noir  renfermant  sa  figure  rose  et 


blonde,  les  yeux  doux  et  le  nez  un  peu  relevé, 
Catherine  s'écria  :  «  C'est  Joseph  !  » 

Et  sans  regarder  deux  fois  elle  accourut 
m'embrasser  en  disant  : 

«  Je  savais  bien  que  le  froid  ne  t'empêcherait 
pas  de  venir.  • 

J'étais  tellement  heureux  que  je  ne  pouvais 
parler  1  J'ôtai  mon  manteau  que  je  pondis  au 
mur  avec  les  moufles;  j'ôtai  pareillement  les 
gros  souliers  de  M.  Goulden  ,  et  je  sentis  que 
j'étais  tout  pâle  de  bonheur. 

J'aurais  voulu  trouver  quelque  chose  d'a- 
gréable ,  mais  comme  cela  ne  venait  pas ,  tout 
à  coup  je  dis  : 

«  Tiens,  Catherine,  voici  quelque  chose  pour 
ta  fête  ;  mais  d'abord  il  faut  que  tu  m'embrasses 
encore  une  fois  avant  d'ouvrir  la  boite.  » 

Elle  me  tendit  ses  bonnes  joues  roses  et  puis 
s'approcha  delà  table  ;  la  tante  Grédel  vint  aussi 
voir.  Catherine  délia  le  cordon  et  ouvrit.  Moi 
j'étais  derrière ,  et  mon  cœur  sautait ,  sautait  ; 
j'avais  peur  en  ce  moment  que  la  montre  ne  fût 
pas  assez  belle.  Mais  au  bout  d'un  instant,  Cathe- 
rine, joignant  les  mains,  soupira  tout  bas  : 

•  Oh  I  mon  Dieu!  que  c'est  beau!...  C'est  une 
montre. 

—  Oui ,  dit  la  tante  Grédel ,  ça  ,  c'est  tout  à 
fait  beau;  je  n'ai  jamais  vu  de  montre  aussi 
belle...  On  dirait  de  l'argent. 

—  Mais  c'est  de  l'argent,  »  fît  Catherine  en 
se  retournant  et  me  regardant  pour  savoir. 

Alors  je  dis  : 

•  Est-ce  que  vous  croyez,  tante  Grédel,  que 
je  serais  capable  de  donner  une  montre  en 
cuivre  argenté  à  celle  que  j'aime  plus  que  ma 
propre  vie?  Si  j'en  étais  capable,  je  me  mépri- 
serais comme  la  boue  de  mes  souliers.  » 

Catherine ,  entendant  cela,  me  mit  ses  deux 
bras  autour  du  cou,  et,  comme  nous  étions 
ainsi,  je  pensai  :  «  Voilà  le  plus  beau  jour  de 
m:i  vie  !  • 

Je  ne  pouvais  plus  la  lâcher;  la  tante  Grédel 
demandait  : 

•  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc  de  peint  sur  le 
verre?  » 

Mais  je  n'avais  plus  la  force  de  répondre,  et 
seulement  à  la  fin,  nous  étant  assis  l'un  à  côté 
de  l'autre,  je  pris  la  montre  et  je  dis  : 

•  Cette  peinture,  tante  Grédel,  représente 
deux  amoureux  qui  s'aiment  plus  qu'on  ne 
peut  dire  :  Joseph  Bertha  et  Catherine  Bauer; 
Joseph  offre  un  bouquet  de  roses  à  son  amou- 
reuse, qui  étend  la  main  pour  le  prendre.  • 

Quand  la  tante  Grédel  eut  bien  vu  la  montre, 
elle  dit: 

•  Viens  que  je  t'embrasse  aussi,  Joseph-;  je 
vois  bien  qu'il  t'a  fallu  beaucoup  économiser 
et  travailler  pour  cette  montre,  et  je  pense  que 


12 


ROMANS   NATIONAUX. 


c'est  très-beau....  que  tu  es  un  bon  ouvrier  et 
que  tu  nous  fais  lionneur.  » 

Je  l'embrassai  dans  la  joie  de  mon  âme,  et 
depuis  ce  moment  jusqu'à  midi,  je  ne  lâcha» 
plus  la  main  de  Catherine  :  nous  étions  heureux 
en  nous  regardant. 

La  tante  Grédel  allait  et  venait  [autour  de 
l'âtre  pour  apprêter  un  pfankovgen  avec  des 
pruneaux  secs  et  des  kuchlen  trempés  dans  du 
vin  à  la  cannelle,  et  d'autres  bonnes  choses; 
mais  nous  n'y  faisions  pas  attention,  et  ce  n'est 
qu'au  moment  où  la  tante,  après  avoir  mis  son 
casaquin  rouge  et  ses  sabots  noirs,  s'écria  toute 
contente  :  «  Allons,  mes  enfants,  à  table!  »  que 
nous  vîmes  la  belle  nappe,  la  grande  soupière, 
la  cruche  de  vin  et  le  pfankougen  bien  rond, 
bien  doré,  sur  une  large  assiette  au  milieu. 
Cela  nous  réjouit  la  vue,  et  Catherine  dit  : 

«  Assieds-toi  là,  Joseph,  contre  la  fenêtre,  que 
jeté  voie  bien.  Seulement  ilfaut  que  tu  m'arran- 
ges la  montre,  car  je  ne  sais  pas  où  la  mettre.  » 

Je  lui  passai  la  chaîne  autour  du  cou,  puis, 
nous  étant  assis,  nous  mangeâmes  de  bon  ap- 
pétit. Dehors,  on  n'entendait  rien;  le  feu  pé- 
tillait sur  l'âtre.  Il  faisait  bien  bon  dans  cette 
grande  cuisine,  et  le  chat  gris,  un  peu  sauvage, 
nous  regardait  de  loin,  à  travers  la  balustrade 
de  l'escalier  au  fond,  sans  oser  descendre. 

Catherine,  après  le  dîner,  chanta  l'air  :  Der 
Ueber  Gott.  Elle  avait  une  voix  douce  qui  s'éle- 
vait jusqu'au  ciel.  Moi  je  chantais  tout  bas, 
seulement  pour  la  soutenir.  La  tante  Grédel, 
qui  ne  pouvait  jamais  rester  sans  rien  faire, 
même  les  dimanches,  s'était  mise  à  filer;  le 
bourdonnement  du  rouet  remplissait  les  si- 
lences, et  nous  étions  tout  attendris.  Quand  un 
air  était  fini,  nous  en  commencions  un  autre. 
A  trois  heures,  la  tante  nous  servit  les  kuchlen 
à  la  cannelle  ;  nous  y  mordions  ensemble,  en 
riant  comme  des  bienheureux,  et  la  tante  quel- 
quefois s'écriait  : 

«  Allons,  allons,  est-ce  qu'on  ne  dirait  pas 
de  véritables  enfants  ?  » 

Elle  avait  l'air  de  se  fâcher,  mais  on  voyait 
bien  à  ses  yeux  plissés  qu'elle  riait  au  fond  de 
son  cœur. 

Cela  dura  jusqu'à  quatre  heures  du  soir. 
Alors  la  nuit  commençait  à  venir,  l'ombre  en- 
trait par  les  petites  fenêtres,  et,  songeant  qu'il 
faudrait  bientôt  nous  quitter,  nous  nous  assî- 
mes tristement  près  de  l'âtre  où  dansait  la 
flamme  rouge.  Catherine  me  serrait  la  main  ; 
moi ,  le  front  penché ,  j'aurais  donné  ma  vie 
pour  rester  .-Cela  durait  depuis  une  bonne  demi- 
heure,  lorsque  la  tante  Grédel  s'écria  : 

•  Joseph....  écoute....  il  est  temps  que  tu 
partes;  la  lune  ne  se  lève  pas  avant  minuit,  il 
Ta  faire  bientôt  noir  dehors  comme  dans  un 


four,  et  par  ces  grands  froids  un  malheur  est 
si  vite  arrivé....  • 

Ces  paroles  me  portaient  un  coup,  et  je  sen- 
tais que  Catherine  me  retenait  la  main  ;  mais  la 
tante  Grédel  avait  plus  de  raison  que  nous. 

«  C'est  assez,  dit-elle  en  se  levant  et  décro- 
chant le  manteau  du  mur  ;  tu  reviendras  di- 
manche. » 

Il  fallut  bien  remettre  les  gros  souliers,  les 
moufles  et  le  manteau  de  M.  Goulden. 

J'aurais  voulu  faire  durer  cela  cent  ans; 
malheureusement,  la  tante  m'aidait.  Quand 
j'eus  le  grand  collet  dressé  contre  les  oreilles, 
elle  me  dit  : 

«  Embrassons-nous,  Joseph.  » 

Je  l'embrassai  d'abord,  ensuite  Catherine, 
qui  ne  disait  plus  rien.  Après  cela,  j'ouvris  la 
porte,  et  le  froid  terrible  entrant  tout  à  coup 
m'avertit  qu'il  ne  fallait  pas  attendre. 

«  Dépêche-toi,  me  dit  la  tante. 

—  Bonsoir,  Joseph,  bonsoir  I  me  criait  Ca- 
therine ;  n'oubUe  pas  de  venir  dimanche.  » 

Je  me  retournai  pour  agiter  la  main,  puis  je 
me  mis  à  courir  sans  lever  la  tête,  car  le  froid 
était  tel  que  mes  yeux  en  pleuraient  derrière 
les  grands  poils  du  collet. 

J'allais  ainsi  depuis  vingt  minutes,  osant  à 
peine  respirer,  quand  une  voix  enrouée,  une 
voix  d'ivrogne,  me  cria  de  loin  :  «  Qui  vive  !  » 

Alors  je  regardai  dans  la  nuit  grisâtre,  et  je 
vis,  à  cinquante  pas  devant  moi,  le  colporteur 
Pinacle,  avec  sa  grande  hotte,  son  bonnet  de 
loutre,  ses  gants  de  laine  et  son  bâton  à  pointe 
de  fer.  La  lanterne  pendue  à  la  bretelle  de  la 
hotte  éclairait  sa  figure  avinée,  son  menton 
hérissé  de  poils  JâliUesJ  et  son  gros  nez  en 
forme  d'éteignoir  ;  il  écarquillait  ses  petits  yeux 
comme  un  loup,  en  répétant  :  •  Qui  vive?  » 

Ce  Pinacle  était  le  plus  grand  gueux  du  pays; 
il  avait  même  eu,  l'année  précédente,  une  mau- 
vaise affaire  avec  M. Goulden,  qui  lui  réclamait 
le  prix  d'une  montre  qu'il  s'était  chargé  de  re- 
mettre à  M.  Ansteit,  le  curé  de  Homert,  et  dont 
il  avait  mis  l'argent  en  poche,  disant  me  l'avoir 
payée  à  moi.  Mais,  quoique  ce  chenapan  eût 
levé  la  main  devant  le  juge  de  paix,  M.  Goulden 
savait  bien  le  contraire,  puisque,  ce  jour-là,  ni 
lui  ni  moi  n'étions  sortis  de  la.  maison.  En 
outre,  ce  Pinacle  ayant  voulu  danser  avec 
Catherine  à  la  fête  des  Quatre-Vents,  elle  avait 
refusé,  parce  qu'elle  connaissait  l'histoire  de  la 
montre,  et  que,  d'ailleurs,  elle  restait  toujours 
à  mon  bras. 

Ce  gueux,  très-méchant,  m'en  voulait  donc, 
et  de  le  voir  là,  tout  à  coup,  au  milieu  de  la 
route,  loin  de  la  ville  et  de  tout  secouis,  avec 
son  bâton  de  cormier  garni  d'une  pointe  en 
fer,  cela  ne  me  réjouissait  pas  beaucoup.  Heu- 


HISTOIRE  D'UN   CONSCRIT  DE   1813. 


13 


reusement,  le  petit  sentier  qui  tourne  autour 
du  cimetière  était  à  ma  gauche,  et,  sans  ré- 
pondre, je  me  dépêchai  d'y  courir ,.ayaut  de  la 
neige  presque  jusqu'au  ventre. 

Alors  lui,  devinant  qui  j'étais,  s'écria  furieux  : 

«  Ah!  ah!  c'est  le  petit  boiteux....  Halte!... 
halte!...  il  faut  que  je  te  souhaite  le  bonsoir. 
Tu  viens  de  chez  Catherine,  voleur  de  montre  !  • 

Moi  je  sautais  comme  un  lièvre  par-dessus 
les  tas  de  neige.  Il  essaya  d'abord  de  me  sui- 
vre, mais  sa  hotte  le  gênait;  c'est  pourquoi, 
voyant  que  je  gagnais  du  terrain,  il  mit  ses 
deux  mains  autour  de  sa  bouche,  en  criant  : 

«  C'est  égal,  boiteux,  c'est  égal....  tu  auras 
ton  compte  tout  de  même  :  la  consci'iption  ap- 
proche.... la  grande  conscription  des  borgnes, 
des  boiteux  et  des  bossus....  Tu  partiras....  tu 
resteras  là-bas  avec  tous  les  autres....  » 

En  même  temps  il  reprit  son  chemin  en  riant 
comme  un  ivrogne  qu'il  était,  et  moi,  n'ayant 
presque  plus  la  force  de  respirer,  je  gagnai  la 
route,  à  l'entrée  des  glacis,  remerciant  le  ciel 
d'avoir  trouvé  la  petite  allée  si  près  de  moi; 
car  ce  Pinacle,  bien  connu  pour  tirer  son  cou- 
teau chaque  fois  qu'il  se  battait,  aurait  pu  me 
donner  un  mauvais  coup. 

Malgré  le  mouvement  que  je  venais  de  me 
donner,  j'avais  l'onglée  sous  mes  grosses  se- 
melles, et  je  me  remis  à  courir. 

Cette  nuit-là,  l'eau  gela  dans  les  citernes  de 
Phalsbourg  et  le  vin  dans  les  caves,  ce  qui  ne 
s'était  pas  vu  depuis  soixante  ans. 

A  l'avancée,  au  premier  pont  et  sous  la  porte 
d'Allemagne,  le  silence  me  parut  encore  plus 
grand  que  le  matin,  la  nuit  lui  donnait  quel- 
que chose  de  terrible.  Quelques  étoiles  brillaient 
entre  les  grands  nuages  blancs  qui  se  dépliaient 
au-dessus  de  la  ville.  Tout  le  long  de  la  rue, 
je  ne  rencontrai  pas  une  âme,  et  quand  j'ar- 
rivai dans  notre  allée  en  bas,  après  avoir  re- 
fermé la  porte,  il  me  semblait  qu'il  y  faisait 
chaud;  pourtant  la  petite  rigole  de  la  cour  qui 
longe  le  mur  était  gelée.  J'attendis  une  se- 
conde pour  reprendre  haleine,  puis  je  montai 
dans  l'ombre,  la  main  sur  la  rampe. 

En  ouvrant  la  chambre ,  la  bonne  chaleur 
du  poêle  me  réjouit.  M.  Goulden  était  assis  de- 
vant le  feu,  dans  le  fauteuil,  son  bonnet  de 
soie  noire  tiré  sur  la  nuque  et  les  mains  sur 
les  genoux. 

«  C'est  toi,  Joseph?  me  dit-il  sans  se  retour- 
ner. 

—Oui,  monsieur  Goulden,  lui  répondis-je; 
il  fait  bon  ici.  Quel  froid  dehors!  Nous  n'avons 
jamais  eu  un  hiver  pareil. 


—Non,  fit-il  d'un  ton  grave,  non,  c'est  vtn 
hiver  dont  on  se  souviendra  longtemps.  > 

Alors  j'entrai  dans  le  cabinet  pour  remettre 
le  manteau,  les  moufles  et  les  souliers  à  leur 
place. 

Je  pensais  lui  raconter  ma  rencontre  avec 
Pinacle,  quand,  en  rentrant,  il  me  demanda  : 

«  Tu  t'es  bien  amusé,  Joseph? 

—Oh  oui  !  la  tanto  Grédel  et  Catherine  m'ont 
fait  des  compliments  pour  vous. 

—Allons,  tant  mieux!  tant  mieux  !  dit-il,  les 
jeunes  ont  raison  de  s'amuser  ;  car,  quand  on 
devient  vieux,  à  force  d'avoir  soull'crt,  d'avoir 
vu  des  injustices,  de  l'égoïsme  et  des  malheurs, 
tout  est  gâté  d'avance.  » 

Il  se  disait  ces  choses  à  lui-même,  en  regar- 
dant la  flamme.  Je  ne  l'avais  jamais  vu  si  triste, 
et  je  lui  demandai  : 

•  Est-ce  que  vous  êtes  malade,  monsieur 
Goulden?  • 

Mais  lui,  sans  me  répondre,  murmura  : 

«  0)ii,  oui,  voilà  les  grandes  nations  mili- 
taires... voilà  la  gloire  !  » 

Il  hochait  la  tête  et  s'était  courbé  tout  rêveur, 
ses  gros  sourcils  gris  froncés. 

Je  ne  savais  que  penser  de  tout  cela,  lorsque, 
se  redressant,  11  me  dit  : 

«  Dans  ce  moment,  Joseph,  il  y  a  quatre  cent 
mille  familles  qui  pleurent  en  France  :  notre 
Grande-Armée  a  péri  dans  les  glaces  de  Russie; 
tous  ces  hommes  jeunes  et-vigoureux,  que  nous 
avons  vus  passer  durant  deux  mois,  sont  en- 
terrés dans  la  neige.  La  nouvelle  est  arrivée 
cette  après-midi.  Quand  on  pense  à  cela,  c'est 
épouvantable!  • 

Moi,  je  me  taisais;  ce  que  je  voyais  de  plus 
clair,  c'est  que  nous  allions  bientôt  avoir  une 
nouvelle  conscription,  comme  après  toutes  les 
campagnes,  et  que  cette  fois  les  boiteux  pour- 
raient bien  en  être.  Cela  me  rendait  tout  pâle, 
et  la  prédiction  de  Pinacle  me  faisait  dresser  les 
cheveux  sur  la  tête. 

«  Va-t'en,  Joseph,  couche-toi  tranquillement, 
me  dit  le  père  Goulden  ;  moi  je  n'ai  pas  som- 
meil, je  vais  rester  là...  tout  cela  me  boul verse. 
Tu  n'as  rien  remarqué  en  ville? 

— Non,  monsieur  Goulden.  » 

J'entrai  dans  ma  chambre  et  je  me  couchai. 
Longtemps  je  ne  pus  fermer  l'œil,  rêvant  à  la 
conscription,  à  Catherine,  à  tous  ces  milliers 
d'hommes  enterrés  dans  la  neige,  et  me  disant 
que  je  f'irais  bien  de  me  sauver  en  Suisse. 

Vers  tru's  heures,  j'entendis  M.  Goulden  se 
couchera  sou  tour.  Qr glques  instants  après, 
je  m'endormis  à  la  grâce  de  Dieu. 


14 


ROMANS  NATlOiNAUX. 


IV 


Lorsque  j'en  Irai  le  lendemain,  vers  sept  heu- 
res, dans  la  chambre  de  M.  Goulden  pour  me 
remettre  à  l'ouvrage,  il  était  encore  au  lit  et 
tout  abattu.  ^ 

«Joseph,  me  dit-il,  je  ne  suis  pas  bien,  toutes 
ces  terribles  histoires  m'ont  rendu  malade;  je 
n'ai  pas  dormi. 

— Est-ce  .qu'il  faut  vous  faire  du  thé?  lui  de- 
mandai-je. 

— Non,  mon  enfant,  non,  c'est  inutile  ;  ar- 
range seulement  un  peu  le  feu,  je  me  lèverai 
plus  tard.  Mais,  à  cette  heure,  il  faudrait  aller 
régler  les  horloges  en  ville,  nous  sommes  au 
lundi  ;  je  ne  peux  pas  y  aller,  car  de  voir  tant 
d'honnêtes  gens  dans  une  désolation  pareille, 
des  gens  que  je  connais  depuis  trente  ans,  cela 
me  rendrait  tout  à  fait  malheureux.  Ecoute , 
Joseph,  prends  les  clefs  pendues  derrière  la 
porte,  et  vas-y;  cela  vaudra  mieux.  Moi,  je 
vais  tâcher  de  me  remettre,  de  dormir  un 
peu...  Si  je  pouvais  dormir  une  heure  ou  deux, 
cela  me  ferait  du  bien , 

—C'est  bon,  monsieur  Goulden,  luidis-je,  je 
pars  tout  de  suite.  • 

Après  avoir  mis  du  bois  au  fourneau,  je  pris 
le  manteau  et  les  moufles,  je  tirai  les  rideaux 
du  lit  de  M.  Goulden,  et  je  sortis,  le  trousseau 
de  clefs  dans  ma  poche.  L'indisposition  du  père 
Melchior  me  chagrinait  bien  un  peu,  mais  une 
idée  me  consolait;  je  me  disais  en  moi-même  : 
«  Tu  vas  grimper  sur  le  clocher  de  la  ville,  et 
tu  verras  de  là-haut  la  maison  de  Catherine  et 
de  la  tante  Grédel.  »  En  songeant  à  cela  j'arri- 
vai,chez  le  sonneur  de  cloches  Brainstein,  qui 
demeurait  au  coin  de  la  petite  place,  dans  une 
vieille  baraque  décrépite;  ses  deux  garçons 
étaient  tisserands,  et  dans  ce  vieux  nid  on  en- 
tendait grincer  les  métiers  et  siffler  les  navet- 
tes du  matin  au  soir.  La  grand'mère,  tellement 
vieille  qu'on  ne  voyait  plus  ses  yeux,  dormait 
dans  un  antique  fauteuil,  au  haut  duquel  per- 
chait une  pie.  Le  père  Brainstein,  quand  il 
n'avait  pas  à  sonner  les  cloches  pour  un  bap- 
tême, un  enterrement  ou  un  mariage,  lisait 
dans  son  almanach,  derrière  ïes  petites  vitres 
rondes  de  la  croisée. 

A  côté  de  leur  baraque  était  une  ca'^sine,  sous 
le  toit  de  la  vieille  halle,  où  travaillait  le  save- 
tier Koniara,  et  plus  loin  se  trouvait  l'étalage 
des  bouchers  et  des  fruitières. 

J'arrivai  donc  chez  les  Brainstein;  et  le  vieux 
en  me  voyant  se  leva,  disant  : 


«  C'est  vous,  monsieur  Joseph? 

— Oui,  père  Brainstein,  je  viens  à  la  place  de 
M.  Goulden,  qui  n'est  pas  bien. 

— Ah!  bon...  bon...  c'est  la  même  chose.  » 

Il  mit  son  vieux  tricot  et  son  gros  bonnet  de 
laine,  en  chassant  le  chat  qui  dormait  dessus  ; 
puis  il  prit  la  grosse  clef  du  clocher  dans  un 
tiroir,  et  nous  sortîmes,  moi,  bienheureux  de 
me  trouver  au  grand  air,  malgré  le  froid,  car 
dans  ce  trou  tout  était  gris  de  vapeur,  et  l'on 
avait  autant  de  peine  à  respirer  que  dans  une 
marmite  ;  je  n'ai  jamais  compris  comment  ces 
gens  pouvaient  vivre  de  la  sorte. 

Enfm  nous  remontâmes  la  rue,  et  le  père 
Brainstein  me  dit  : 

«  Vous  connaissez  le  grand  malheur  de  la 
Russie,  monsieur  Joseph? 

— Oui,  père  Brainstein;  c'est  terrible! 

— Ah  !  fit-il,"  bien  sûr  !  Mais  ça  rapportera 
beaucoup  de  messes  à  l'église  ;  car,  voyez-vous, 
tout  le  monde  voudra  faire  dire  des  messes 
pour  ses  enfants,  d'autant  plus  qu'ils  sont  morts 
dans  un  pays  de  païens. 

— Sans  doute,  sans  doute,  »  lui  dis-je. 

Nous  traversions  alors  la  place,  et  devant  la 
maison  commune ,  en  face  du  corps  de  garde, 
stationnaient  déjà  plusieurs  personnes,  des 
paysans  et  des  gens  de  la  ville,  qui  Usaient  une 
affiche.  Nous  montâmes  le  perron  et  nous  en- 
trâmes dans  l'église,  où  plus  de  vingt  femmes, 
jeunes  et  vieilles,  étaient  à  genoux  sur  le  pavé, 
malgré  le  froid  épouvantable. 

«  Voyez-vous,  fit  Brainstein,  qu'est-ce  que  je 
vous  disais?  Elles  viennent  déjà  prier,  et  je^uis 
sûr  que  la  moitié  sont  là  depuis  cinq  heures.  » 

11  ouvrit  la  petite  porte  de  la  tour  par  où  l'on 
monte  aux  orgues,  et  nous  nous  mîmes  à  grim- 
per dans  les  ténèbres.  Une  fois  dans  les  orgues, 
nous  prîmes  à  gauche  du  soufflet,  etnous  mon- 
tâmes jusqu'aux  cloches. 

Je  fus  bien  content  de  revoir  le  ciel  bleu  et 
de  respirer  le  grand  air,  car  la  mauvaise  odeur 
des  chauves-souris  qui  vivent  dans  ces  boyaux 
vous  étouffait  presque.  Mais  quel  froid  épou- 
vantable dans  cette  cage  ouverte  à  tous  les 
vents,  et  quelle  lumière  éblouissante  par  ces 
temps  de  neige  ,  où  la  vue  s'étendait  sur  vingt 
lieues  de  pays  !  Toute  la  petite  ville  de  Phals- 
bourg,  avec  ses  six  bastions,  ses  trois  demi-lu- 
nes, ses  deux  avancées,  ses  casei-nes,  ses  pou- 
drières, ses  ponts,  ses  glacis  et  ses  remparts, 
sa  grande  place  d'armes  et  ses  petites  maisons 


HISTOIRE   D'UN   CONSCRIT   DE   1813. 


15 


bien  alignées,  se  dessinait  là  comme  sur  un  pa- 
pier blanc.  On  voyait  jusqu'au  fond  des  cours, 
et  moi  qui  n'étais  pas  encore  habitué  à  cela,  je 
me  tenais  bien  au  milieu  de  la  plate-forme,  de 
peur  d'avoir  l'idée  de  m'envoler,  comme  on  le 
raconte  de  certaines  gens  qui  deviennent  fous 
par  les  grandes  hauteurs.  Je  n'osais  m'appro- 
cher  de  l'horloge,  dont  le  cadran  est  peint  der- 
rière avec  ses  aiguilles,  et  si  Brainsteinne  m'a- 
vait pas  donné  l'exemple  ,  je  serais  resté  là, 
cramponné  à  la  poutre  des  cloches  ;  mais  il  me 
dit: 

_  •  Venez,  monsieur  Joseph,  et  regardez;  est-ce 
que  c'est  l'heure  ?  » 

Alors  je  sortis  la  grosse  montre  de  M.  Goul- 
den  ,  qui  marquait  les  secondes ,  et  je  vis  qu'il 
y  avait  beaucoup  de  retard.  Brainstein  m'aidait 
à  tirer  les  poids,  et  nous  réglâmes  aussi  les 
touches. 

«  L'horloge  est  toujours  en  retard  les  hivers, 
dit-il,  à  cause  du  fer  qui  travaille.  » 
/'  Après  m'étre  un  peu  familiarisé  avec  ces 
choses,  je  me  mis  à  regarder  les  environs  :  les 
Baraques  du  bois  de  chênes ,  les  Baraques  d'en 
haut,  le  Bigelberg,  et  finalement  je  reconnus 
les  Quatra-Vents  sur  la  côte  en  face,  et  la  mai- 
son de  la  tante  Grédel.  Justement  la  cheminée 
fumait  comme  un  fil  bleu  qui  monte  au  ciel.  Et 
je  revis  la  cuisine  :  je  me  représentai  Catherine 
en  sabots  et  petite  jupe  de  laine,  filant  au  coin 
de  l'àtre  ,  en  pensant  à  moi  1  J'étais  tellement 
attendri ,  que  je  ne  sentais  plus  le  froid  ;  je  ne 
pouvais  pas  détacher  mes  yeux  de  cette  che- 
minée. 

Le  père  Brainstein,  qui  ne  savait  ce  que  je 
regardais,  dit  : 

•  Oui...  oui ,  monsieur  Jçseph  ,  maintenant, 
malgré  la  neige,  tous  les  chemins  sont  couverts 
de  monde;  la  grande  nouvelle  s'est  déjà  répan- 
due, et  chacun  arrive  pour  savoir  au  juste  son 
malheur.  » 

Je  vis  qu'il  avait  raison  :  tous  les  chemins, 
tous  les  sentiers  étaient  couverts  de  gens  qui 
venaient  en  ville  ;  et,  regardant  sur  la  place, 
j'aperçus  la  foule  qui  grossissait  devant  le  corps 
de  garde  de  la  mairie  et  devant  la  poste  aux 
lettres.  On  entendait  comme  de  grandes  ru- 
meurs. 

Enfin,  après  avoir  regardé  de  nouveau  la  mai- 
son de  Catherine,  il  fallut  bien  descendre,  et 
nous  nous  mîmes  à  tourner  dans  l'escalier 
sombre,  comme  dans  un  puits.  Une  fois  dans 
l'orgue,  nous  vîmes  du  balcon  que  la  foule 
avait  aussi  beaucoup  grossi  dans  l'église  :  tou- 
tes les  mères,  toutes  les  sœurs,  toutes  les  vieilles 
grand'mères  ,  les  riches  et  les  pauvres,  étaient 
à  genoux  dans  les  bancs,  au  milieu  du  plus 
grand  silence ,  elles  priaient  pour  ceux  de  là-  \ 


bas...  offrant  tout  pour  les  revoir  encore  une 
fois  ! 

D'abord  je  ne  compris  pas  bien  cela,  mais 
tout  à  coup  la  pensée  me  vint  que,  si  j'étais 
parti  Tannée  d'avant ,  Catherine  serait  aussi  là 
pour  prier  et  me  redemander  à  Dieu  ;  cela  me 
traversa  le  cœur,  je  sentis  tout  mon  corps  gre- 
lotter. 

•  Allons-nous-en  ,  allons-nous-en  !  dis-je  à 
Brainstein  ;  c'est  épouvantable  I 

—  Quoi?  fit-il. 

—  La  guerre.  • 

Nous  descendions  .alors  l'escalier  sous  la 
grande  porte,  et  je  traversai  la  place  pour  aller 
chez  M.  le  commandant  Meunier,  pendant  que 
Brainstein  reprenait  le  chemin  de  sa  maison. 

Au  coin  de  l'Hôtel  de  ville,  je  vis  un  specta- 
cle que  je  me  rappellerai  toute  ma  vie.  C'est  là 
qu'était  la  grande  affiche  ;  plus  de  cinq  cents 
personnes  :  des  gens  de  la  ville  et  des  paysans, 
des  hommes  et  des  femmes,  serrés  les  uns  con- 
tre les  autres,  tout  pâles  et  le  cou  tendu,  la  re- 
gardaient en  silence  comme  quelque  chose  de 
terrible.  Ils  ne  pouvaient  pas  la  lire,  et  de  temps 
en  temps  l'un  ou  l'autre  disait  en  allemand  ou 
en  français  : 

•  Ils  ne  sont  pourtant  pas  tous  morts!...  il 
en  reviendra  tout  de  même.  • 

D'autres  criaient  : 

•  Mais  on  ne  voit  rien...  on  ne  peut  pas  ap- 
procher !  » 

Une  pauvre  vieille,  derrière,  levait  les  mains 
en  criant  : 

•  Christophe...  mon  pauvre  Christophe  !  » 
D'autres,  comme  indignés  de  l'entendre,  di- 
saient : 

«  Faites  donc  taire  cette  vieille  !  » 

Chacun  ne  pensait  qu'à  soi. 

Derrière,  il  en  venait  toujours  d'autres  par 
la  porte  d'Allemagne. 

A  la  fin,  Harmentier,  le  sergent  de  ville,  sor- 
tit de  la  voûte  du  corps  de  garde ,  et  se  mit  au 
haut  des  marches,  avec  une  afflche  toute  pa- 
reille à  celle  du  mur  ;  quelques  soldats  le  sui- 
vaient. Alors  tout  le  mond«  courut  de  son  côté, 
mais  les  soldats  écartèrent  les  premiers ,  et  le 
père  Harmentier  se  mit  à  lire  cette  affiche, 
qu'on  appelait  le  29«  bulletin,  et  dans  laquelle 
l'Empereur  racontait  que  pendant  la  retraite  les 
chevaux  périssaient  toutes  les  nuits  par  milliers. 
—  11  ne  disait  rien  des  hommes  I 

Le  sergent  de  ville  lisait  lentement,  personne 
ne  soufflait  mot;  la  vieille  ,  qui  ne  comprenait 
pas  le  français,  écoutait  comme  les  autres.  On 
aurait  entendu  voler  une  mouche.  Mais  quand 
il  en  vint  à  ce  passage  :  —  «  Notre  cavalerie 
«  était  te^'ement  démontée,  que  l'on  a  dû  reu' 
«  uir  les  oCQciers  auxquels  il  restait  un  cheval, 


16 


ROMANS   NATIONAUX 


Allons,  mes  «nfants,  à  table  !  (Page  12.) 


«  pour  en  former  quatre  compagnies  de  cent 
■  cinquante  hommes  chacune.  Les  généraux 
«  '  •■  faisaient  les  fonctions  de  capitaines,  et  les 
«  colonels  celles  de  sous-ofTiciers.  »  —  quand 
il  lut  ce  passage,  qui  en  disait  plus  sur  la 
misère  de  la  grande  armée  que  tout  le  reste, 
les  cris  et  les  gémissements  se  firent  entendre 
de  tous  les  côtés;  deux  ou  trois  femmes  tom- 
bèrent... on  les  emmenait  en  les  soutenant 
par  les  bras. 

il  est  vrai  que  l'affiche  ajoutait  :  •  La  santé 
de  Sa  Majesté  n'a  jamais  été  meilleure,  •  et  c'é- 
tait une  grande  consolation.  Malheureusement 
ça  ne  pouvait  pas  rendre  la  vie  aux  trois  cent 
mille  hommes  enterrés  dans  la  neige;  aussi  les 
gens  s'en  allaientbien  tristes  1  D'autres  venaient 
par  douzaines,  qui  n'avaient  rien  entendu,  et, 


d'heure  en  heure,  Harmentier  sortait  pour  lire 
le  bulletin.  Gela  dura  jusqu'au  soir,  et,  chaque 
fois,  c'était  la  même  chose.  Je  me  sauvai... 
j'aurai  voulu  ne  rien  savoir  de  tout  cela. 

Je  montai  chez  M-  le  commandant  de  place. 
En  entrant  dans  son  salon,  je  le  vis  qui  déjeu- 
nait. C'était  un  homme  déjà  vieux, mais  solide, 
la  face  rouge  et  de  bon  appétit. 

«  Ah  !  c'est  toi  I  fit-il  ;  M.  Goulden  ne  vient 
donc  pas  ? 

—  Non,  monsieur  le  eommandarit,  il  est  ma- 
lade, à  cause  des  mauvaises  nouvelles. 

—  Ah  !  bon...  bon...  je  comprends  ça,  fit-il 
en  vidant  son  verre  ;  oui,  c'est  malheureux.  » 

Et  tandis  que  je  levais  le  globe  de  la  pendule, 
il  ajouta: 
«  Bah  1  tu  diras  à.  U.  Goulden  que  nous  au- 


l"..j-rt-J»..^l   .M,"  Jm-B-ï,   I* 


IIISTOIRK  D'UN  COiNSClUT  DE  181 15 


17 


Ils  jouùent  la  marche  des  Suédois.  (Page  21.) 


rons  notre  revanche. .. .  On  ne  peut  pas  toujours 
avoii-  le  dessus,  que  diable  !  Depuis  quinze  ans 
jue  nous  les  menons  tambour  battant ,  il  est 
assez  juste  qu'on  leur  laisse  cette  petite  fiche 
de  consolation....  Et  puis  l'honneur  est  sauf, 
nous  n'avons  pas  été  battus  :  sans  la  neige  et 
le  froid,  ces  pauvres  Cosaques  en  auraient  vu 
des  dures....  Mais  un  peu  de  patience,  les  ca- 
dres seront  bientôt  remplis,  et  alors  gare!  • 

Je  remontai  la  pendule  ;  il  se  leva  et  vint  re- 
garder, étant  grand  amateur  d'horlogerie.  Il 
me  pinça  l'oreille  d'un  air  joyeux;  puis,  comme 
j'allais  me  retirer,  il  s'écria  en  reboutonnant 
sa  grosse  capote ,  qu'il  avait  ouverte  pour 
manger  : 

•  Dis  au  père  Goulden  de  dormir  tranquille, 
la  danse  va  recommencer  au  printemps;  ils 


n'auront  pas  toujours  l'hiver  pour  eux  ,  les 
Kalmoucks;  dis-lui  ça! 

—  Oui,  monsieur  le  commandant,  répondis- 
je  en  fermant  la  porte. 

Sa  grosse  flgure  et  son  air  de  bonne  humeur 
m'avaient  un  peu  consolé  ;  mais  dans  toutes 
les  maisons  où  j'allai  ensuite  chez  les  Ilar- 
wich,  chez  les  Frantz-Toni,  chez  les  Durlach, 
partout  on  n'entendait  que  des  plaintes.  Les 
femmes  surtout  étaient  dans  la  désolation  ;  les 
hommes  ne  disaient  rien  et  se  promenaient  de 
long  en  large,  la  tête  penchée,  sans  même  re- 
garder ce  que  je  faisais  chez  eux. 

Vers  dix  heures,  il  ne  me  restait  plus  que 
deux  personnes  à  voir  :  M.  de  La  Vablerie- 
Chamberlan,  un  ancieu  noble,  qui  demeun'it 
au  bout  de  la  graùde  rue,  avec  madame  Chanv- 


18  . 


ROMANS    NATIONAUX. 


berlan  d'Écof  et  mademoiselle  Jeanne,  leur 
fille.  C'étaient  des  émigrés  revenus  depuis  trois 
ou  quatre  ans.  Ils  ne  fréquentaient  personne 
en  ville,  et  ne  voyaient  que  trois  ou  quatre 
vieux  curés  des  environs.  M.  de  La  Vablerie- 
Chamberlan  n'aimait  que  la  chasse  ;  il  avait  six 
chiens  au  fond  de  sa  cour  et  une  voiture  à  deux  ' 
chevaux;  le  père  Robert,  de  la  rue  des  Capu- 
cins, leur  servait  de  cocher,  de  palefrenier,  de 
domestique  et  de  piqueur.  M.  de  La  Vablerie 
portait  toujours  une  veste  de  chasse,  une  cas- 
quette en  cuir  bouilli  et  des  bottes  à  éperons. 
Toute  la  ville  l'appelait  le  braque;  mais  on  ne 
disait  rien  ni  de  madame  ni  de  mademoiselle 
de  Chamberlan. 

J'étais  bien  triste  en  poussant  la  lourde  porte 
à  poulie,  dont  le  grelottement  se  prolongeait 
dans  le  vestibule;  aussi  quelle  ne  fut  pas  ma 
surprise  d'entendre,  au  milieu  de  celte  désola- 
tion générale,  un  air  de  chant  et  de  clavecin! 
M.  de  La  Vablerie  chantait  et  mademoiselle 
Jeanne  l'accompagnait.  Je  ne  savais  pas,  dans 
ce  temps,  que  le  malheur  des  uns  fait  le  bon- 
heur des  autres,  et  je  me  dis,  la  main  sur  le 
loquet  :  «  Ils  ne  connaissent  pas  encore  les 
nouvelles  de  Russie.  » 

Mais  comme  j'étais  ainsi,  la  porte  de  la  cui- 
sine s'ouvrit,  et  mademoiselle  Louise,  leur  ser- 
vante, penchant  la  tête,  demanda  : 

•  Qui  est  là? 

—  C'est  moi,  mademoiselle  Louise. 

—  Ahl  c'est  vous,  monsieur  Joseph;  passez 
par  ici.  » 

Ces  gens  avaient  leur  pendule  dans  un  grand 
salon  où  l'on  n'entrait  que  rarement;  les  hautes 
fenêtres  à  persiehnes  donnant  sur  la  cour  res- 
taient fermées;  mais  on  y  voyait  assez  pour  ce 
que  j'avais  à  faire.  Je  passai  donc  par  la  cui- 
sine, et  je  réglai  l'antique  pendule,  une  pièce 
magnifique  en  marbre  blanc.  Mademoiselle 
Louise  regardait. 

«  Vous  avez  du  monde,  mademoiselle  Louise? 
lui  dis-je. 

—  Non,  mais  monsieur  m'a  prévenue  de  ne 
laisser  entrer  personne. 

—  Ils  sont  bien  joyeux,  chez  vous.... 

—  Ah!  oui!  fit-elle,  c'est  la  première  fois  de- 
puis des  années;  je  ne  sais  pas  ce  qu'ils  ont.  » 

Je  remis  le  globe,  et  je  sortis,  rêvant  à  ces 
choses  qui  me  paraissaient  extraordinaires. 
;  L'idée  ne  me  vint  pas  que  ceux-ci  se  réjouis- 
saient de  notre  défaite. 

En  partant  de  là,  je  tournai  le  coin  de  la  rue 
pour  me  rendre  chez  le  père  Ferai,  qu'on  appe- 
lait Porte-Drapeau,  parce  qu'à  l'âge  de  qua- 
rante-cinq ans,  étant  forgeron  et  père  de  fa- 
mille depuis  longtemps,  il  avait  porté  le  dra- 
peau des  volontaires  de  Phalsbourg  en  92,  et 


n'était  revenu  qu'après  la  campagne  de  Zu- 
rich. Il  avait  ses  trois  garçons  à  l'armée  de 
Russie,  Jean,  Louis  et  Georges  Ferai;  Georges 
était  commandant  dans  les  dragons,  les  deux 
autres  officiers  d'infanterie. 

Je  me  figurais  d'avance  le  chagrin  du  père 
Ferai;  mais  ce  n'était  rien  auprès  de  ce  que  je 
vis  en  entrant  dans  sa  chambre.  Ce  pauvre 
vieux,  aveugle  et  tout  chauve,  était  assis  dans 
le  fauteuil  derrière  le  fourneau,  la  tète  penchée 
sur  la  poitrine,  et  ses  grands  yeux  blancs  écar- 
quillés  comme  s'il  avait  vu  ses  trois  garçons 
étendus  à  ses  pieds;  il  ne  disait  rien,  mais  de 
grosses  gouttes  de  sueur  coulaient  de  son  front 
sur  ses  longues  joues  maigres,  et  sa  figure 
était  tellement  pâle  qu'on  aurait  dit  qu'il  allait . 
rendre  l'âme.  Quatre  ou  cinq  de  ses  anciens 
camarades  du  temps  de  la  République  :  le  père 
Desmarets,  le  père  Nivoi,  le  vieux  Paradis,  le 
grand  Froissard,  étaient  arrivés  pour  le  con- 
soler. Ils  se  tenaient  autour  de  lui  dans  le  plus 
grand  silence,  fumant  des  pipes  et  faisant  des 
mines  désolées. 
■  De  temps  en  temps  l'un  ou  l'autre  disait  : 

«  Allons,  Ferai,  allons,  est-ce  que  nous  ne 
sommes  plus  des  anciens  de  l'armée  de  Sambre- 
et-Meuse?  • 

Ou  bien  : 

•  Du  courage,  Porte-Drapeau,  du  courage!... 
Est-ce  que  nous  .n'avons  pas  enlevé  la  grande 
batterie  de  Fleuras  au  pas  de  course. 

Ou  quelque  autre  chose  de  semblable. 

Mais  il  ne  répondait  rien;  seulement,  de 
minute  en  minute,  il  soupirait,  ses  vieilles 
joues  creuses  se  gonflaient,  puis  il  se  penchait, 
et  les  autres  se  faisaient  des  signes,  hochant  la 
tête  comme  pour  dire  :  «  Ça  va  mal.  » 

Je  me  dépêchai  de  régler  l'horloge  et  de 
m'en  aller,  car,  de  voir  ce  pauvre  vieux  dans 
une  telle  désolation,  cela  me  déchirait  le  cœur. 

En  rentrant  chez  nous,  je  trouvai  M.  Goulden 
à  son  établi. 

«  Te  voilà,  Joseph,  dit-il;  eh  bien? 

— -  Eh  bien,  monsieur-Goulden,  vous  avez  eu 
raison  de  rester  :  c'est  terrible. 

Et  je  lui  racontai  tout  en  détail. 

«  Oui,  je  savais  cela,  dit-il  tristement,  miiis 
ce  n'est  que  le  commencement  de  plus  grands 
malheurs  :  ces  Prussiens,  ces  Autrichiens,  ces 
Russes,  ces  Espagnols,  et  tous  ces  peuples  que 
nous  avons  pillés  depuis  1804,  vont  profiter  de 
notre  misère  pour  tomber  sur  nous.  Puisque 
nous  avons  voulu  leur  donner  des  rois  qu"ils 
ne  connaissaient  ni  d'Eve  ni  d'Adam,  et  dont 
ils  ne  voulaient  pas,  ils  vont  nous  en  amener 
d'autres,  avec  des  nobles  et  tout  ce  qui  s'en- 
suit. De  sorte  qu'après  nous  être  fait  saigner 
aux  quatre  membres  pour  les  frères  de  l'Empe» 


y^ 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


19 


reur,  nous  allons  perdre  tout  ce  que  nous  avions 
gagné  par  la  Révolution.  Au  lieu  d'être  les 
premiers,  nous  serons  les  derniers  des  der- 
niers. Oui,  voilà  ce  qui  va  nous  arriver  mainte- 
nant. Pendant  que  tu  courais  la  ville,  je  n'ai  fait 
que  rêver  à  cela;  c'est  presque  immanquable  : 
—  puisque  les  soldats  étaient  tout  chez  nous  et 
que  nous  n'avons  plus  de  soldats ,  nous  ne 
sommes  plus  rien  !  » 

Alors  il  se  leva,  je  dressai  la  table,  et,  comme 
nous  dînions  en  silence,  les  cloches  de  l'église 
se  mirent  à  sonner. 

«  Quelqu'un  estmorten  ville,  dit  M.  Goulden. 

— Oui....  Je  n'en  ai  pas  entendu  parler. 

Dix  minutes  après,  le  rabbin  Rose  entra  pour 
faire  mettre  un  verre  à  sa  montre. 

•  Qui  donc  est  mort?  lui  demanda  M,  Goul- 
den. 

—C'est  le  vieux  Porte-Drapeau. 

— Comment!  le  père  Ferai? 

— Oui,  depuis  une  demi-heure,  vingt  mi- 
nutes. Le  père  Desmarets  et  plusieurs  autres 
voulaient  le  consoler;  à  la  fin,  il  leur  demanda 
de  lui  lire  la  dernière  lettre  de  son  fils  Georges, 
le  commandant  de  dragons,  qui  lui  disait  qu'au 
printemps  prochain  il  espérait  venir  l'embras- 
ser avec  les  ôpaulettes  de  colonel.  En  entendant 
cela,  tout  à  coup  il  voulut  se  lever,  mais  il  re- 
tomba la  tête  sur  ses  genoux  :  celte  lettre  lui 
avait  crevé  le  cœur  !  » 

M.  Goulden  ne  fit  aucune  réflexion. 

I  Voici,  monsieur  Rose,  dit-il  en  remettant 
sa  montre  au  rabbin;  c'est  douze  sous.  » 

M.  Rose  sortit,  et  nous  continuâmes  à  dîner 
en  silence. 


Quelques  jours  après,  la  gazette  annonça  que 
l'Empereur  était  à  Paris,  et  quon  allait  cou- 
ronner le  Roi  de  Rome  et  l'Impératrice  Marie- 
Louise.  M.  le  maire,  M.  l'adjoint  et  les  conseil- 
lers municipaux  ne  parlaient  plus  que  des 
droits  du  trône,  et  même  on  fit  un  discours 
exprès  dans  la  salle  de  la  mairie.  C'est  M.  le 
professeur  Burguet  l'aîné  qui  fit  ce  discours, 
et  M.  le  baron  Parmenlier  qui  le  lut.  Mais  les 
gens  n'étaient  pas  attendris,  parce  que  chacun 
avait  peur  d'être  enlevé  parla  conscription,  on 
pensait  bien  qu'il  allait  falloir  beaucoup  de  sol- 
dats; voilà  ce  qui  troublait  le  monde,  et  pour 
ma  part  j'en  maigrissais  à  vue  d'œil.  M.  Goul- 
den avait  beau  me  dire  «  Ne  crains  rien,  Jo- 
seph, tu  ne  peux  pas  marcher.  Considère,  mon 
enfant,  qu'un  être  aussi  boiteux  que  toi  res- 


terait eu  route  à  la  première  étape  !  •  Tout  cela 
no  m'empêchait  pas  d'être  rempli  d'inquiétude. 

On  ne  pensait  déjà  plus  à  ceux  de  la  Russie, 
excepté  leurs  familles. 

M.  Goulden,  quand  nous  étions  seuls  à  tra- 
vailler, me  disait  quelqufois  : 

•  Si  ceux  qui  sont  nos  maîtres,  et  qui  disent 
que  Dieu  les  a  mis  sur  la  terre  pour  faire  notre 
bonheur,  pouvaient  se  figurer,  au  commence- 
ment d'une  campagne,  les  pauvres  vieillards, 
les  malheureuses  mères  auxquels  ils  vont  en 
quelque  sorte  arracher  le  cœur  et  les  entrailles 
pour  satisfaire  leur  orgueil  ;  s'ils  pouvaient 
voir  leurs  larmes  et  entendre  leurs  gémisse- 
ments au  moment  oïl  l'on  viendra  leur  dire  : 
«  Votre  enfant  est  mort...  vous  ne  le  verrez 
plus  jamais!  il  a  péri  sous  les  pieds  des  che- 
vaux, ou  bien  écrasé  par  un  boulet,  ou  bien 
dans  un  hôpital,  au  loin,  — après  avoir  été  dé- 
coupé,—  dans  la  fièvre,  sans  consolation,  en 
vous  appelant  comme  lorsqu'il  était  petit!...  » 
s'ils  pouvaient  se  figurer  les  larmes  de  ces 
mères,  je  crois  que  pas  un  seul  ne  serait  assez 
barbare  pour  continuer.  Mais  ils  ne  pensent  à 
rien;  ils  croient  que  les  autres  n'aiment  pas  leurs 
enfants  autant  qu'eux  ;  ils  prennent  les  gens  pour 
des  bêtes!  Ils  se  trompent  :  tout  leur  grand 
génie  et  toutes  leurs  grandes  idées  de  gloire  ne 
sont  rien,  car  il  n'y  a  qu'une  chose  pour  la- 
quelle un  peuple  doit  marcher,  —  les  hommes, 
les  femmes,  les  enfants  et  les  vieillards,  —  c'est 
quand  on  attaque  notre  Liberté,  comme  en  92; 
alors  on  meurt  ensemble  ou  l'on  gagne  en- 
semble; celui  qui  reste  en  arrière  est  un  lâche; 
il  veut  que  les  autres  se  battent  pour  lui...  la 
victoire  n'est  pas  pour  quelques-uns,  elle  est 
pour  tous,  le  fils  et  le  père  défendent  leur  fa- 
mille ;  s'ils  sont  tués,  c'est  un  malheur,  mais 
ils  sont  morts  pour  leurs  droits.  Voilà,  Joseph, 
la  seule  guerre  juste,  où  personne  ne  peut  se 
plaindre  ;  toutes  lesautressont  honteuses,  et  la 
gloire  qu'elles  rapportent  n'est  pas  la  gloire  d'un 
homme,  c'est  la  gloire  d'une  bête  sauvage  !  » 

Ainsi  me  parlait  le  bon  M.  Goulden,  et  je 
pensais  bien  comme  lui. 

Mais  tout  à  coup,  le  8  janvier,  on  mit  une 
grande  affiche  à  la  mairie,  où  l'on  voyait  que 
l'Empereur  allait  lever,  avec  un  sénatus-con- 
suUe,  comme  on  disait  dans  ce  temps-là,  d'à-  ' 
bord  150,000  conscrits  de  1813,  ensuite  100 
cohortes  du  premier  ban  de  1812,  qui  se 
croyaient  déjà  réchappées,  ensuite  100,000 
conscrits  de  1809  à  1812,  et  ainsi  de  suite  jus- 
qu'à la  fin,  de  sorte  que  toub  les  trous  seraient 
bouchés,  et  que  môme  nous  aurions  une  plus 
grande  armée  qu'avant  d'aller  en  Russie. 

Quand  le  père  Fouze,  le  vitrier,  vint  nous 
raconter  celte  afliche,  un  matin,  je  tombai  près- 


20 


ROMANS  NATIONAUX.- 


que  en  faiblesse,  car  je  me  dis  en  moi-même  : 

«  Maintenant  on  prend  tout  :  les  pères  de  fa- 
mille depuis  1809;  je  suis  perdu!  » 

M.  Goulden  me  versa  de  l'eau  dans  le  cou  ; 
mes  bras  pendaient ,  j'étais  pâle  comme  un 
mort. 

Du  reste,  je  n'étais  pas  le  seul  auquel  l'affiche 
de  la  mairie  produisit  un  pareil  effet  ;  en  cette 
année  beaucoup  de  jeunes  gens  refusèrent  de 
partir  :  les  uns  se  cassaient  des  dents,  pour 
s'empêcher  de  pouvoir  déchirer  la  cartouche; 
les  autres  se  faisaient  sauter  le  pouce  avec  des 
pistolets,  pour  s'empêcher  de  pouvoir  tenir  le 
fusil,  d'autres  se  sauvaient  dans  les  bois;  on 
les  appelait  les  réfractaires,  et  l'on  ne  trouvait 
plus  assez  de  gendarmes  pour  courir  après  eux. 

Et  c'est  aussi  dans  le  même  temps  que  les 
mères  de  famille  prirent  le  courage  en  quelque 
sorte  de  se  révolter,  et  d'encourager  leurs  gar- 
çons à  ne  pas  obéir  aux  gendarmes.  Elles  les  ai- 
daient de  toutes  les  façons,  elles  criaient  contre 
l'Empereur,  et  les  curés  de  toutes  les  religions 
les  soutenaient  ;  enfin  la  mesure  était  pleine  I 

Le  jour  même  de  l'affiche,  je  me  rendis  aux 
Quatre-Vents  ;  mais  ce  n'était  pas  alors  dans  la 
joie  de  mon  cœur,  c'était  comme  le  dernier  des 
malheureux  auquel  on  enlève  son  amoui'»et  sa 
vie.  Je  ne  me  tenais  plus  sur  mes  jambes;  et 
quand  j'arrivai  là-bas,  ne  sachant  comment 
annoncer  notre  malheur,  je  vis  en  entrant 
qu'on  savait  déjà  tout  à  la  maison,  car  Cathe- 
rine pleurait  à  chaudes  larmes ,  et  la  tante 
Grédel  était  pâle  d'indignation. 

D'abord  nous  nous  embrassâmes  en  silence, 
et  le  premier  mot  que  me  dit  la  tante  Grédel, 
en  repoussant  brusquement  ses  cheveux  gris 
derrière  ses  oreilles,  ce  fut  : 

«  Tu  ne  partiras  pas  !...  Est-ce  que  ces  guerres 
nous  regardent,  nous?  Le  curé  lui-même  a  dit 
que  c'était  trop  fort  à  la  On;  qu'on  devrait  faire 
la  paix.  Tu  resteras  I  Ne  pleure  pas,  Catherine, 
je  te  dis  qu'il  restera.  » 

Elle  était  toute  verte  de  colère,  et  bousculait 
ses  marmites  en  parlant. 

«  Voilà  longtemps,  dit-elle,  que  ce  grand  car- 
nage me  dégoûte;  il  a  déjà  fallu  que  nos  deux 
pauvres  cousins  Kasper  et  Yokel  aillent  se  faire 
casser  les  os  en  Espagne,  pour  cet  Empereur, 
et  maintenant  il  vient  encore  nous  demander 
les  jeunes;  îl  n'est  pas  content  d'en  avoir  fait 
périr  trois  cent  mille  en  Ilussie.  Au  lieu  de 
songer  à  la  paix,  comme  un  homme  4e  bon 
sens,  il  ne  pense  qu'à  faire  massacrer  les  der- 
niers qui  restent...  On  verrai  on  verrai 

-—Au  nom  du  ciel!  tante  Grédel,  taisez-vous, 
parlez  plus  bas,  lui  dis-je  en  regardant  la  fe- 
nêtre, on  pourrait  vous  entendre;  nous  serions 
tous  perdus. 


— Eh  bien,  je  parle  pour  qu'on  m'entende, 
reprit-elle;  ton  Napoléon  ne  me  fait  pas  peur; 
il  a  commencé  par  nous  empêcher  de  parler, 
pour  faire  ce  qu'il  voudrait...  mais  tout  cela 
va  finir!...  Quatre  jeunes  femmes  vont  perdre 
leurs  maris  rien  que  dans  notre  village,  et  dix 
pauvres  garçons  vont  tout  abandonner,  malgré 
père  et  mère,  malgré  la  justice,  malgré  le  bon 
Dieu,  malgré  la  religion...  n'est-ce  pas  abomi- 
nable? » 

Et  comme  je  voulais  répondre  : 

«  Tiens,  Joseph,  dit-elle,  tais-toi,  cet  homme- 
là  n'a  pas  de  cœur  1 ...  il  finira  mal  1 . . .  Dieu  s'est 
déjà  montré  cet  hiver  ;  il  a  vu  qu'on  avait  plus 
peur  d'un  homme  que  de  lui,  que  les  mères 
elles-mêmes,  comme  du  temps  d'Hérode,  n'o- 
saient plus  retenir  la  chair  de  leur  chair,  quand 
il  la  demandait  pour  le  massacre  ;  alors  il  a  fait 
venir  le  froid,  et  notre  armée  a  péri...  et  tous 
ceux  qui  vont  partir  sont  morts  d'avance  :  Dieu 
est  las!  —  Toi,  tu  ne  partiras  pas,  me  dit  cette 
femme  pleine  d'entêtement,  je  ne  veux  pas 
que  lu  partes  ;  tu  te  sauveras  dans  les  bois  avec 
Jean  Kraft,  Louis  Bême  et  tous  les  plus  coura- 
geux garçons  d'ici  ;  vous  irez  par  les  monta- 
gnes, en  Suisse,  et  Catherine  et  moi  nous  irons 
près  de  vous  jusqu'à  la  fin  de  l'extermination.  • 

Alors  la  tante  Grédel  se  tut  d'elle-même.  Au 
lieu  de  nous  faire  un  diner  ordinaire,  elle  nous 
en  fit  encore  un  meilleur  que  l'autre  diman- 
che, et  nous  dit  d'un  air  ferme  : 

«  Mangez,  mes  enfants,  n'ayez  pas  peur... 
tout  cela  va  changer.  » 

Je  rentrai  vers  quatre  heures  du  soir  àPhals- 
bourg  un  peu  plus  calme  qu'en  partant.  Mais 
comme  je  remontais  la  rue  de  la  Munitionnaire, 
voilà  que  j'entends,  au  coin  du  collégeje  tam- 
bour du  sergent  de  ville  Harmantier,  et  que  je 
vois  une  grande  foule  autour  de  lui.  Je  cours 
pour  écouter  les  pubhcations,  et  j'arrive  juste 
au  moment  où  cela  commençait. 

Harmantier  lut  que,  par  le  sénatus-consulte 
du  3,  le  tirage  de  la  conscription  aurait  lieu 
le  15. 

Nous  étions  le  8,  il  ne  restait  donc  plus  que 
sept  jours.  Gela  me  bouleversa. 

Tous  ceux  qui  se  trouvaient  là  s'en  allaient 
à  droite  et  à  gauche  dans  le  plus  grand  silence. 
Je  rentrai  chez  nous  fort  triste,  et  je  dis  à 
M.  Goulden  : 

•  On  tire  jeudi  prochain, 

—  Ah  I  fit-il,  on  ne  perd  pas  de  temps...  ça 
presse.  » 

11  est  facile  de  se  faire  une  idée  de  mon  cha- 
grin durant  ce  jour  et  les  suivants.  Je  ne  tenais 
plus  en  place;  sans  cesse  je  me  voyais  sur  le 
point  d'abandonner  le  pays.  Il  me  semblait 
d'avance   courir  dans  les  bois,  ayant  à  n^es 


HISTOIRE   D'UN   CONSCRIT  DE  1813. 


21 


trousses  des  gendarmes  criant:  «  Halte!  halte!  » 
Puis  je  me  représentais  la  désolation  de  Ca- 
therine, de  la  tante  Grédel,  de  M.  Goulden. 
Quelquefois  je  croyais  marcher  en  rang,  avec 
une  quantité  d'autres  malheureux  auxquels 
on  criait  :  «En  avant!...  A  la  baïonnette!  » 
tandis  que  les  boulets  en  enlevaient  des  files 
entières.  J'entendais  ronfler  ces  boulets  et  siffler 
les  balles;  enfin  j'étais  dans  un  état  pitoyable. 

«  Du  calme,  Joseph,  me  disait  M.  Goulden  j 
ne  te  tourmente  donc  pas  ainsi.  Pense  que  de 
toute  la  conscription,  il  n'y  en  a  pas  dix  peut- 
êti'e  qui  puissent  donner  d'aussi  bonnes  rai- 
sons que  toi  pour  rester.  Il  faudrait  que  le  chi- 
rurgien fût  aveugle  pour  te  recevoir.  D'ailleurs, 
je  verrai  M.  le  commandant  de  place...  Tran- 
quillise-toi !  » 

Ces  bonnes  paroles  ne  pouvaient  me  ras- 
surer. 

C'est  ainsi  que  je  passai  toute  une  semaine 
dans  des  transes  extraordinaires,  et  quand  ar- 
riva le  jour  du  tirage,  le  jeudi  matin,  j'étais 
tellement  pâle,  tellement  défait,  que  les  pa- 
rents de  conserits  enviaient  en  quelque  sorte 
ma  mine  pour  leur  fils.  «  Celui-là,  se  disaient- 
ils,  a  de  la  chance...  il  tomberait  par  terre  en 
soufflant  dessus...  Il  y  a  des  gens  qui  naissent 
sous  une  bonne  étoile  1  • 


VI 


Il  aurait  fallu  voir  la  mairie  de  Phalsbourg 
le  matin  du  15  janvier  1813,  pendant  le  tirage. 
Aujourd'hui,  c'est  quelque  chose  de  perdre  à  la 
conscription,  d'être  forcé  d'abandonner  ses  pa- 
rents, ses  amis,  son  village,  ses  bœufs  et  ses 
terres,  pour  aller  apprendre,  Dieu  sait  où;  «  — 
Une...  deussel...  une...  dcussel...  Halte/...  TéLe 
droite.. .  têtegavche. . .  fixe  I. . .  Portez  armes,!.. .  etc.  » 
— Oui,  c'estquelque  chose,  mais  on  en  revient; 
on  peut  se  dire  avec  quelque  confiance  :  «  Dans 
sept  ans,  je  retrouverai  mon  vieux  nid,  mes 
parents  et  peut-être  aussi  mon  amoureuse... 
J'aurai  vu  le  monde...  j'aurai  môme  des  titres 
pour  être  garde  forestier  ou  gendarme  1  »  Gela 
console  les  gens  raisonnables.  Mais  dans  ce 
temps-là,  quand  vous  aviez  le  malheur  de  per- 
dre, c'était  fini  ;  sur  cent,  souvent  pas  un  ne 
revenait  :  l'idée  de  partir  définitivement  ne 
pouvait  presque  pas  vous  entrer  dans  la  tète. 

Ce  jour-là  donc,  ceux  du  Ilarberg,  de  Gar- 
bourg  et  des  Quatre-Vents  devaient  tirer  les 
premiers,  ensuite  ceux  de  la  ville,  ensuite  ceux 
de  Wôchem  et  de  Mittelbronn. 

De  bon  matin  je  fus  debout,  et  les  deux  cou- 


des sur  l'établi,  je  me  mis  à  regarder  tous  ces 
gens  défiler  :  ces  garçons  en  blouse,  ces  pauvres 
vieux  en  bonnet  de  coton  et  petite  veste,  ces 
vieilles  en  casaquin  et  jupe  de  laine,  le  dos 
courbé,  la  figure  défaite,  le  bâton  ou  le  para- 
pluie sous  le  bras.  Ils  arrivaient  par  familles. 
M.  le  sous-préfet  de  Sarrebourg,  en  collet  d'ar- 
gent, et  son  secrétaire,  descendus  la  veille  au 
Dœuf-Rouge,  regardaient  aussi  par  la  fenêtre. 

Vers  huit  heures,  M.  Goulden  se  mit  à  l'ou- 
vrage, après  avoir  déjeuné  ;  moi  je  n'avais  rien 
pris,  et  je  regardais  toujours,  quandM.  le  maire 
Parmentier  et  son  adjoint  vinrent  chercher 
M.  le  sous-préfet. 

Le  tirage  commença  sur  les  neuf  heures,  et 
bientôt  on  entendit  la  clarinette  de  Pfifer-Karl 
et  le  violon  du  grand  Andrès  retentir  dans  les 
rues.  Ils  jouaient  la  marche  des  Suédois;  c'est 
sur  cet  air  que  des  milliers  de  pauvres  diables 
ont  quitté  la  vieille  Alsace  pour  toujours.  Les 
conscrits  dansaient,  ils  se  balançaient  bras  des- 
sus bras  dessous,  ils  poussaient  des  cris  à  fen- 
dre les  nuages,  et  frappaient  la  terre  du  talon 
en  secouant  leurs  chapeaux ,  essayant  de  pa- 
raître joyeux,  tandis  qu'ils  avaient  la  mort 
dans  l'âme...  enfin,  c'est  la  mode;  et  le  grand 
Andrès,  sec,  roide,  jaune  comme  du  buis,  avec 
son  camarade  tout  rond,  les  joues  gonflées  jus- 
qu'aux oreilles,  ressemblaient  à  ces  êtres  qui 
vous  conduisent  au  cimetière,  en  causant  entre 
eux  de  choses  indifférentes. 

Cette  musique,  ces  cris  me  rendaient  triste. 

Je  venais  de  mettre  mon  habit  à  queue  de 
morue  et  mon  castor  pour  sortir,  lorsque  la 
tante  Grédel  et  Catherine  entrèrent  en  disant  : 

«  Bonjour, monsieur  Goulden!  nous  arrivons 
pour  la  conscription.  » 

Je  vis  tout  de  suite  combien  Catherine  avait 
pleuré,  ses  yeux  étaient  rouges,  et  d'abord  elle 
se  pendit  à  mon  cou  pendant  que  sa  mère  tour- 
nait autour  de  moi. 

M.  Goulden  leur  dit  : 

«  Ce  doit  être  bientôt  l'heure  pour  les  jeunes 
gens  de  la  ville? 

— Oui,  monsieur  Goulden,  répondit  Cathe- 
rine d'une  voix  faible;  ceux  du  Harberg  ont 
fini. 

— Bon...  bon...  Eh  bien,  Joseph,  il  est  temps 
que  tu  partes,  dit-il.  Mais  ne  te  chagrine  pas... 
Ne  soyez  pas  effrayées.  Ces  tirages,  voyez-vous , 
ne  sont  plus  que  pour  la  forme ,  depuis  long- 
temps on  ne  gagne  plus,  ou,  quand  on  gagne, 
on  est  rattrapé  deux  ou  trois  ans  plus  tard  : 
tous  les  numéros  sont  mauvais  !  Quand  le  con- 
seil de  révision  s'assemblera,  nous  verrons  ce 
qu'il  sera  bon  de  faire.  Aujourd'hui,  c'est  une 
espèce  de  satisfaction  qu'on  donne  aux  gens  de 
tirer  à  la  loterie...  mais  tout  le  monde  perd. 


09 


ROMANS  NA'     ONAUX. 


— C'est  égal,  fit  la  tante  Grédel ,  Joseph  ga- 
gnera. 

— Oui,  oui,  répondit  M.  Gouldenen  souriant, 
cela  ne  peut  pas  manquer. 

Alors  je  sortis  avec  Catherine  et  la  tante,  et 
nous  remontâmes  vers  la  grande  place,  où  la 
foule  se  pressait.  Dans  toutes  les  boutiques,  des 
douzaines  de  conscrits,  en  train  d'acheter  des 
rubans,  se  bousculaient  autour  des  comptoirs; 
on  les  voyait  pleurer  en  chantant  comme  des 
possédés.  D'autres,  dans  les  auberges,  s'em- 
brassaieut  en  sanglotant,  ïnais  ils  chantaient 
toujours.  Deux  ou  trois  musiques  des  environs, 
celle  du  bohémien  Waldteufel,  de  Rosse.lkas- 
ten  et  de  Georges-Adam,  étaient  arrivées  et  se 
confondaient  avec  des  éclats  décliirants  et  ter- 
ribles. 

Catherine  me  serrait  le  bras,  la  tante  Grédel 
nous  suivait. 

En  face  du  corps  de  garde,  j'aperçus  de  loin 
le  colporteur  Pinacle,  sa  balle  ouverte  sur  une 
petite  table,  et,  tout  à  côté,  une  grande  perche 
garnie  de  rubans  qu'il  vendait  aux  conscrits. 

Je  me  dépêchais  de  passer,  lorsqu'il  me 
cria  : 

«  Hé!  boiteux,  halte,  halte!...  arrive  donc... 
je  te  garde  un  beau  ruban.  Il  t'en  faut  un  ma- 
gnifique à  toi ....  le  ruban  de  ceux  qui  gagnent  !  • 

Il  agitait  par-dessus  sa  tête  un  grand  ru- 
ban noir,  et  je  pâlis  malgré  moi.  Mais,  comme 
nous  montions  les  marches  de  la  mairie,  voilà 
que  justement  un  conscriten  descendait:  c'était 
Klipfel,  le  forgeron  de  la  Porte-de-France;  il 
venait  de  tirer  le  numéro  8,  et  s'écria  de  loin: 

«  Le  ruban  noir.  Pinacle,  le  ruban  noir!... 
Apporte....  coûte  que  coûte!  » 

11  avait  une  figure  sombre  et  riait.  Son  petit 
frère  Jean  pleurait  derrière  en  criant  : 

•  Non,  Jasob,  non,  pas  le  ruban  noir!  » 

Mais  Pinacle  attachait  déjà  le  ruban  au  cha- 
peau du  forgeron,  pendant  que  celui-ci  di- 
sait : 

«  Voilà  ce  qu'il  nous  faut  maintenant....  Nous 
sommes  tous  morts....  nous  devons  porter 
notre  deuil!  » 

Et  d'une  voix  sauvage  il  cria  :  «  Vive  V Empe- 
reur I  » 

J'étais  plus  content  de  voir  ce  ruban  à  son 
.chapeau  qu'au  mien,  et  je  me  gfissai  bien  vite 
dans  la  foule  pour  échapper  à  Pinacle. 

Nous  eûmes  mille  peines  à  entrer  sous  la 
voûte  de  la  mairie,  et  à  grimper  le  vieil  escalier 
de  chêne,  où  les  gens  montaient  et  descendaient 
Gommeune  véritable  fourmilière.  Dans  lagrande 
salle  en  haut,  le  gendarme  Kelz  se  promenait, 
maintenant  l'ordre  autant  que  possible.  Et  dans 
la  chambre  du  conseil,  à  côté,  —  où  se  trouve 
peinte  la  Justice,  un  bandeau  sur  les  yeux,  —  i 


on  entendait  crier  les  numéros.  De  temps  en 
temps  vm  conscrit  sortait,  la  face  gonflée  de 
sang,  attachant  Son  numéro  sur  son  bonnet,  et 
s'en  allant  la  tête  basse  à  travers  la  foule , 
comme  un  taureau  furieux  qui  ne  voit  plus 
clair,  et  qui  voudrait  se  casser  les  cornes  au 
mur.  D'autres,  au  contraire,  passaient  pâles 
comme  des  morts. 

Les  fenêtres  de  la  mairie  étaient  ouvertes  ; 
on  entendait  dehors  les  cinq  ou  six  musiques 
jouer  à  la  fois.  C'était  épouvantable. 

Je  serrais  la  main  de  Catherine,  et  tout  dou- 
cement nous  arrivâmes,  à  travers  ce  monde, 
dans  la  salle  où  M.  le  sous-préfet,  les  maires  et 
les  secrétaires,  sur  leur  tribune,  criaient  les 
numéros  à  haute  voix,  comme  on  prononce 
des  jugements,  car  tous  les  numéros  étaient 
de  véritables  jugements. 

Nous  attendîmes  longtemps. 

Je  n'avais  plus  une  goutte  de  sang  dans  les 
veines,  lorsque  enfin  on  appela  mon  nom. 

Je  m'avançai  sans  voir  ni  entendre,  je  mis  la 
main  dans  la  caisse  et  je  tirai  un  numéro. 

M.  le  sous-préfet  cria  :  •  Numéro  17  !  • 

Alors  je  m'en  allai  sans  rien  dire,  Catherine 
et  la  tante  derrière  moi.  Nous  ddScendimes  sur 
la  place,  et,  ayant  un  peu  d'air,  je  me  rappelai 
que  j'avais  tiré  le  numéro  17. 

La  tante  Grédel  paraissait  confondue, 

«  Je  t'avais  pourtant  mis  quelque  chose  dans 
ta  poche,  dit-elle;  mais  ce  gueux  de  Pinacle  t'a 
jeté  un  mauvais  sort.  » 

En  même  temps  elle  tira  de  ma  poche  de 
derrière  un  bout  de  corde.  Moi,  de  grosses 
gouttes  de  sueur  me  coulaient  du  front;  Cathe- 
rine était  toute  pâle,  et  c'est  ainsi  que  nous  re- 
tournâmes chez  M.  Goulden. 

«  Quel  numéro  as-tu,  Joseph?  me  dit-il  aus- 
sitôt. 

— Dix-sept,  »  répondit  la  tante  en  s'asseyant 
les  mains  sur  les  genoux. 

Un  instant  M.  Goulden  parut  troublé,  mais 
ensuite  il  dit  : 

«  Autant  celui-là  qu'un  autre tous  parti- 
ront.... il  faut  remplir  les  cadres.  Cela  ne  si- 
gnifie rien  pour  Joseph.  J'irai  voir  M.  le  maire, 
M.  le  commandant  de  place....  Ce  n'est  pas  pour 
leur  faire  un  mensonge;  dire  que  Joseph  est 
boiteux,  toute  la  ville  le  sait;  mais,  dans  la 
presse,  on  pourrait  passer  là-dessus.  Voilà  pour- 
quoi j'irai  les  voir.  Ainsi  ne  vous  troublez  pas, 
reprenez  confiance.  ■» 

Ces  paroles  du  bon  M.  Goulden  rassurèrent 
la  tante  Grédel  et  Catherine,  qui  s'en  retour- 
nèrent aux  Ouatre-Vents  pleines  de  bonnes  es- 
pérances; mais  pour  moi  c'était  autre  chose: 
depuis  ce  moment  je  n'eus  plus  une  minute 
de  tranquilhté,  ni  jour  ni  nuit. 


/ 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


L'Empereur  avait  une  bonne  habitude  :  il  ne 
laissait  pas  les  conscrits  languir  chez  eux.  Aus- 
sitôt après  le  tirage  arrivait  le  conseil  de  révi- 
sion, et  quelques  jours  après  la  feuille  de  route. 
Il  ne  faisait  pas  comme  ces  arracheurs  de  dents 
qui  vous  montrent  d'abord  leurs  pinces  et  leurs 
crochets,  et  qui  vous  regardent  longtemps  dans 
la  bouche,  de  sorte  que  vous  attrapez  la  colique 
avant  qu'ils  se  soient  décidés  :  il  allait  ronde- 
ment ! 

Troi»  jours  après  le  tirage,  le  conseil  de  ré- 
vision était  à  l'hôtel  de  ville,  avec  tous  les 
maires  du  pays  et  quelques  notables,  pour 
donner  des  renseignements  au  besoin. 

La  veille,  M.  Goulden  avait  mis  sa  grande 
capote  marron  et  sa  belle  perruque  pour  aller 
remonter  l'horloge  de  M.  le  maire  et  celle  du 
commandant  de  place.  Il  était  revenu  la  mine 
riante  et  m'avait  dit  : 

«  Cela  marchera....  M.  le  maire  et  M.  le  com- 
mandant sSiVent  bien  que  tu  es  boiteux;  c'est 
assez  clair,  que  diable  !  Ils  m'ont  répondu  tout 
de  suite:  «  Hé!  monsieur  Goulden,  ce  jeune 
homme  est  boiteux  ;  à  quoi  bon  nous  parler  de 
lui?  Ne  vous  inquiétez  de  rien;  ce  ne  sont  pas 
des  infirmes  qu'il  nous  faut,  ce  sont  des  sol- 
dats. » 

Ces  paroles  m'avaient  mis  du  baume  dans  le 
sang,  et  cette  nuit-là  je  dormis  comme  un  bien- 
heureux. Mais  le  lendemain  la  peur  me  reprit  : 
je  me  représentai  tout  à  coup  combien  de  gens 
cribbis  de  défauts  partaient  tout  de  même,  et 
combien  d'autres  avaient  l'indélicatesse  de  s'en 
inventer  pour  tromper  le  conseil  :  par  exemple, 
d'avaler  des  choses  nuisibles,  afin  de  se  rendre 
pâles,  ou  de  se  lier  la  jamb'e  afin  de  se  donner 
des  varices,  ou  de  faire  les  sourds,  les  aveugles, 
les  imbéciles.  El  songeant  à  ces  choses,  je  fré- 
mis de  n'être  pas  assez  boiteux,  et  je  résolus 
d'avoir  aussi  l'air  minable.  J'avais  entendu  dire 
que  le  vinaigre  donne  des  maux  d'estomac,  et, 
sans  en  prévenir  M.  Goulden,  dans  ma  peur 
j'avalai  tout  le  vinaigre  qui  se  trouvait  dans  la 
petite  burette  de  l'huilier.  Ensuite  je  m'habillai , 
pensant  avoir  une  mine  de  déterré,  car  le  vi- 
naigre était  très-fort  et  me  travaillait  intérieu- 
rement. Mais,  en  entrant  dans  la  chambre  de 
M.  Goulden,  à  peine  m'eut-il  vu  qu'il  s'écria  : 

«  Jpseph,  qu'as-tu  donc?  tu  es  rouge  comme 
un  coq  !  » 

Et  moi-même,  m'étant  regardé  dans  le  mi- 
roir, je  vis  que,  jusqu'à  mes  oa-eilles  et  jus- 
qu'au bout  de  mon  nez,  tout  était  rouge.  Alors 
je  fus  effrayé;  mais  au  lieu  de  pâlir  je  devins 
encore  plus  rouge,  et  je  m'écriai  dans  la  déso- 
lation : 

•  Maintenant  je  suis  perdu  !  Je  vais  avoir 
l'air  d'un  garçon  qui  n'a  pas  de  défauts,  el 


même  qui  se  porte  très -bien;  c'est  le  vinaigre 
qui  me  monte  à  la  tête. 

—  Quel  vinaigre  ?  demanda  M.  Goulden. 

—  Celui  de  l'huilier,  que  j'ai  bu  pour  être 
pâle,  comme  on  raconte  de  mademoiselle 
Sclapp,  Forganiste.  0  Dieu,  quelle  mauvaise 
idée  j'ai  eue  I 

—  Cela  ne  t'empêchera  pas  d'être  boiteux, 
dit  M.  Goulden;  seulement  tu  voulais  tromper 
le  conseil ,  et  ce  n'est  pas  honnête  !  Mais  voici 
neuf  heures  et  demie, qui  sonnent;  Werper  est 
venu  me  prévenir  hier  que  tu  passerais  à  dix 
heures...  Ainsi  dépêche-toi.  » 

Il  me  fallut  donc  partir  en  cet  état;  le  feu  du 
vinaigre  me  sortait  des  joues.  Lorsque  je  ren- 
contrai la  tante  et  Catherine,  qui  m'attendaient 
sous  la  voûte  de  la  mairie,  elles  me  reconnurent 
à  peine. 

«  Comme  tu  as  l'air  content  et  réjoui  I  »  me 
dit  la  tante  Grédel. 

En  entendant  cela  ,  j'aurais  eu  bien  sùr'une 
faiblesse,  si  le  vinaigre  ne  m'avait  pas  soutenu 
malgré  moi.  Je  montai  donc  l'escalier  dans  un 
trouble  extraordinaire,  sans  pouvoir  remuer  la 
langue  pour  répondre  ,  tant  j'éprouvais  d'hor- 
reur contre  ma  bêtise. 

En  haut,  déjà  plus  de  vingt-cinq  conscrits, 
qui  se  prétendaient  infirmes ,  étaient  reçus;  et 
plus  de  vingt-cinq  autres,  assis  sur  un  banc 
contre  le  mur,  regardaient  à  terre,  les  joues 
pendantes,  en  attendant  leur  tour. 

Le  vieux  gendarme  Kelz,  avec  son  grand  cha- 
peau à  cornes,  se  promenait  de  long  en  b^rge  ; 
dès  qu'il  me  vit,  il  s'arrêta  comme  émerveillé, 
puis  il  s'écria  : 

»  A  la  bonne  heure  !  à  la  bonne  heure  1  au 
moins  en  voilà  un  qui  n'est  pas  fâché  de  partir: 
l'amour  de  la  gloire  éclate  dans  ses  yeux.  • 

Et  me  posant  la  main  sur  l'épaule  : 

«  C'est  bien ,  Joseph ,  fit-il ,  je  te  prédis  qu'à 
la  fin  de  la  campagne,  tu  seras  caporal. 

—  Mais  je  suis  boiteux  !  m'écriai-je  indigné. 

—  Boiteux  I  dit  Kelz  en  clignant  de  l'œil  et 
souriant ,  boiteux  !  C'est  égal ,  avec  une  mine 
pareille  on  fait  toujours  son  chemin.  » 

Il  avait  à  peine  fini  son  discours,  que  la  salle 
du  conseil  de  révision  s'ouvrit  et  que  l'autre 
gendarme,  Werner,  se  penchant  à  la  porte, 
cria  d'une  voix  rude  : 

«  Joseph  Bertha  !  » 

J'entrai ,  boitant  le  plus  que  je  pouvais ,  et 
Werner  referma  la  porte.  Les  maires  du  canton 
étaient  assis  sur  des  chaises  en  demi-cercle, 
M.  le  sous-préfet  et  M.  le  maire  de  Phalsbourg 
au  milieu ,  dans  des  fauteuils ,  et  le  secrétaire 
Freylig,  à  sa  table.  Un  conscrit  du  Ilarberg  se 
rhabillait;  le  gendarme  Descarmes  l'aidait  à 
mettre  ses  bretelles.  Ce  conscrit,  avec  ses  grands 


24 


ROMANS  NATIONAUX 


Alors  je  m'en  allai  sans  rien  dire    (Page  22.) 


cheveux  bruns  pendant  sur  les  yeux,  le  cou 
nu  et  la  bouche  ouverte  pour  soupirer,  avait 
l'air  d'un  homme  qu'on  va  pendre.  Deux  mé- 
decins, M.  le  chirurgien-major  de  Thôpila], 
avec  un  autre  en  uniforme,  causaient  au  mi- 
lieu de  la  salle.  Ils  se  retournèrent  en  me  di- 
sant : 

«  Déshabillez-vous.  » 

Et  je  me  déshabillai  jusqu'à  la  chemise,  que 
Warner  m'ôta.  Les  autres    me  regardaient. 

M.  le  sous-préfet  dit  : 

■  Voilà  un  garçon  plein  de  santé.  » 

Ces  mots  me  mirent  en  colère;  malgré  cela, 
je  répondis  honnêtement  : 

•  Mais  je  suis  boiteux,  monsieur  le  sous-pré- 
fet. .    . 

Les  chirurgiens  me  regardèrent ,  et  celui  de 


l'hôpital,  à  qui  M.  le  commandant  de  place  avait 
sans  doute  parlé  de  moi,  dit  : 
«  La  jambe  gauche  est  un  peu  courte.  » 

—  Bah  !  fit  l'autre,  elle  est  solide.  • 
Puis,  me  posant  la  main  sur  la  poiti'ine  : 

«  La  conformation  est  bonne,  dit-il  ;  toussez. 

Je  toussai  le  moins  fort  que  je  pus;  mais  il 
trouva  tout  de  même  que  j'avais  un  bon  timbre, 
et  dit  encore  :  •  Regardez  ces  couleurs  ;  voilà 
ce  qui  s'appelle  un  beau  sang.  » 

Alors  moi,  voyant  qu'on  allait  me  prendre  si 
je  ne  disais  rien,  je  répondis  : 

•  J'ai  bu  du  vinaigre. 

—  Ah  !  fit-il,  ça  prouve  que  vous  avez  un  bon 
estomac,  puisque  vous  aimez  le  vinaigre. 

—  Mais  je  suis  boiteux  !  m'écriai-je  tout  dé- 
solé. 


4'au;>u:4-4Mr)'t  al  Cany..  t»o  i»  9t9,  )•, 


niSTOlUK  D'UN  CONSCUiT  DK   1813 


ns  racontaient,  d'un  air  majestueux,  leurs  batailles  et  leurs  duels.  (Page  27.) 


—  Bah  !  ne  vous  chagrinez  pas,  reprit  cet 
homme  ;  votre  jambe  est  solide,  j'en  réponds. 

— Tout  cela,  dit  alors  M.  le  maire,  n'empêche 
pas  ce  jeune  homme  de  boiter  depuis  sa  nais- 
sance; c'est  un  fait  connu  de  tout  Phalsbourg. 

—  Sans  doute,  fit  aussitôt  le  médecin  de  l'hô- 
pital, la  jambe  gauche  est  trop  courte  ;  c'est  un 
cas  d'exemption. 

—  Oui,  reprit  M.  le  maire,  je  suis  si\r  que  ce 
garçon-là  ne  pourrait  pas  supporter  une  lon- 
gue marche  ;  il  resterait  en' route  à  la  deuxième 
étape.  » 

Le  premier  médecin  ne  disait  plus  rien. 
Je  me  croyais  déjà  sauvé  de  la  guerre,  quand 
M.  le  sous-préfet  me  demanda  : 
•  Vous  êtes  bien  Joseph  Bertha? 

—  Oui,  monsieur  le  sous-préfet,  répondis-je. 


—  Eh  bien,  messieurs,  dit-il  en  sortant  une 
lettre  de  son  portefeuille,  écoutez  !  » 

Il  se  mit  à  lire  cette  lettre ,  dans  laquelle  on 
racontait  que,  six  mois  avant,  j'avais  parié  d'al- 
ler à  Saverne  et  d'en  revenir  plus  vite  que  Pi- 
nacle ;  que  nous  avions  fait  ce  chemin  ensemble 
en  moins  de  trois  heures,  et  que  j'avais  ga- 
gné. 

C'était  malheureusement  vrai  !  ce  gueux  de 
Pinacle  m'appelait  toujours  boiteux,  et  dans 
ma  colère,  j'avais  parié  contre  lui.  Tout  le 
monde  le  savait,  je  ne  pouvais  donc  pas  soute- 
nir le  contraire. 

Gomme  je  restais  confondu ,  le  premier  chi- 
rurgien me  dit  : 

«  Voilà  qui  tranche  la  question  ;  rhabillez- 
vous.  • 


2G 


ROMANS    NATIONAUX; 


Et,  se  tournant  vers  le  secrétaire,  il  s'écria  : 
«  Bon  pour  le  service  !  » 

Je  me  rhabillai  dans  un  désespoir  épouvan- 
table. 

Werner  en  appela  un  autre.  Je  ne  faisais  plus 
attention  à  rien...  Quelqu'un  m'aidait  à  passer 
les  manches  de  mon  habit.  Tout  à  coup  je  fus 
sur  l'escalier  ;  et  comme  Catherine  me  deman- 
dait ce  qui  s'était  passé ,  je  poussai  un  sanglot 
terrible  ;  j-e  serais  tombé  du  haut  en  bas  ,  si  la 
tante  Grédel  ne  m'avait  pas  soutenu. 

Nous  sortîmes  par  derrière  .et  nous  traver- 
sâmes la  petite  place;  je  pleurais  connue  un  en- 
fant et  Catherine  aussi.  Sous  la  halle,  dans 
l'ombre,  nous  nous  arrêtâmes  en,  nous  embras- 
sant. 

La  tante  Grédel  criait  : 

•  Ah!  les  brigands!.,,  ils  enlèvent  mainte- 
nant jusqu'aux  boiteux...  jusqu'aux  infirmes  I 
Il  leur  faut  tout!  Qu'ils  viennent  donc  aussi 
nous  prendre  !  » 

Les  gens  se  réunissaient,  et  le  boucher  Sèpel, 
qui  découpait  là  sa  viande  sur  l'étal,  dit  : 

«  Mère  Grédel,  au  nom  du  ciel,  taisez-vous... 
On  serait  capable  de  vous  mettre  en  prison. 

—  Eh  bien,  qu'on  m'y  mette,  s'écria-t-elle, 
qu'on  me  massacre  ;  je  dis  que  les  hommes  sont 
des  lâches  de  permettre  ces  horreurs  !  » 

Mais  le  sergent  de  ville  s'étant  approché , 
nous  repartîmes  ensemble  en  pleurant.  Nous 
tournâmes  le  coin  du  café  Hemmerlé  ,  et  nous 
entrâmes  chez  nous.  Les  gens  nous  regardaient 
de  leurs  fenêtres  et  se  disaient  :  •  En  voilà  en- 
core un  qui  part  !  » 

M.  Goulden  ,  sachant  que  la  tante  Grédel  et 
Catherine  viendraient  dîner  avec  nous  le  jour 
de  la  révision  ,  avait  fait  apporter  du  ilouton- 
d'Or  une  oie  farcie  et  deux  bouteilles  de  bon 
vin  d'Alsace.  Il  était  conraincu  que  j'allais  être 
réformé  tout  de  suite;  aussi  quelle  ne  fut  pas 
sa  surprise  de  nous  voir  entrer  ensemble  dans 
une  désolation  pareille. 

«  Qu'est-ce  que  c'est?  »  dit  il  en  relevant  son 
bonnet  de  soie  sur  son  front  chauve,  et  nous 
regardant  les  yeux  écarquillés. 

Je  n'avais  pas  la  force  de  lui  répondre  ;  je 
me  jetai  dans  le  fauteuil  en  fondant  en  larmes. 
Catherine  s'assit  près  de  moi,  les  bras  autour 
de  mon  cou,  et  nos  sanglots  redoublèrent. 

La  tante  Grédel  dit  : 

«  Les  gueux  l'ont  pris. 

— Ce  n'est  pas  possible  I  fit  M.  Goulden,  dont 
les  bras  tombèrent. 

—Oui,  c'est  tout  ce  qu'on  peut  voir  de  pire, 
dit  la  tante  ;  ça  montre  bien  de  la  scélératesse 
de  ces  gens.  • 

Et  s'animant  de  plus  en  plus,  elle  criait  : 

«  11  ne  viendra  donc  plus  de  révolution!  Ces 


bandits  seront  donc  toujours  les  maîtres! 

— Voyons,  voyons,  mère  Grédel,  calmez- 
vous,  disait  M.  Goulden.  Au  nom  du  ciel,  ne 
criez  pas  si  haut.  Joseph,  raconte-nous  raison- 
nablement les  choses;  ils  se  sont  trompés... 
ce  n'est  pas  possible  autrement...  M.  le  maire 
et  le  médecin  de  l'hôpital  n'ont  donc  rien  dit?  » 
Je  racontai  en  gémissant  l'histoire  de  la  lettre; 
et  la  tante  Grédel,  qui  ne  savait  rien  de  cela, 
§e  mit  à  crier  en  levant  les  poings  : 

«Ah!  le  brigand!  Dieu  veuille  qu'il  entre 
encore  une  fois  chez  nous  !  je  lui  fends  la  tète 
avec  ma  hacliette.  » 
M.  Goulden  était  consterné. 
«  Comment!  tu  n'as  pas  criéq^e  c'était  faux! 
dit-il;  c'est  donc  vrai  celte  histoire?  » 

Et  comme  je  baissais  la  tête  sans  répondre, 
joignant  les  mains  il  ajouta  : 

«  Ah!  la  jeunesse,  la  jeunesse,  cela  ne  pense 
à  rien...  Quelle  imprudence...  quelle  impru- 
dence !  » 

Il  se  promenait  autour  de  la  chambre;  puis 
il  s'assit  pour  essuyer  ses  lunettes,  et  la  tante 
Grédel  dit  : 

«  Oui,  mais  ils  ne  l'auront  pas  tout  de  même; 
leurs  méchancetés  ne  serviront  à  rien  :  ce  soir, 
Joseph  sera  déjà  dans  la  montagne,  en  roule 
pour  la  Suisse.  » 

M.  Goulden,  en  entendant  cela,  devint  grave; 
il  fronça  le  sourcil  et  répondit  au  bout  d'un  in- 
stant  : 

«  C'est  un  malheur...  un  grand  malheur... 
car  Joseph  est  réellement  boiteux...  On  le  re- 
connaîtra plus  tard  ;  il  ne  pourra  pas  marcher 
deux  jours  sans  rester  en  arrière  et  sans  tomber 
malade.  Mais  vous  avez  tort,  mère  Grédel,  de 
parler  comme  vous  faites  et  de  lui  donner  un 
mauvais  conseil. 

— Un  mauvais  conseil!  dit-elle;  vous  êtes 
donc  aussi  pour  faire  massacrer  les  gens,  vous?  " 

— Non,  répondit-il,  je  n'aime  pas  les  guerres, 
surtout  celles  où  des  cent  mille  hommes  per- 
dent la  vie  pour  la  gloire  d'un  seul.  Mais  ces 
guerres-là  sont  finies;  ce  n'est  plus  pour  ga- 
gner de  la  gloire  et  des  royaumes  qu'on  lève 
des  soldats,  c'est  pour  défendre  le  pays,  qu'on 
a  compromis  à  force  de  tyrannie  et  d'ambition. 
On  voudrait  bien  la  paix  maintenant!  Malheu- 
reusement, les  Russes  s'avancent,  les  Prussiens 
se  mettent  avec  eux,  et  nos  amis  les  Autri- 
chiens n'attendent  qu'une  bonne  occasion  de 
nous  tomber  sur  le  dos  ;  si  l'on  ne  va  pas  à  leur 
rencontre,  ils  viendront  chez  nous,  car  nous 
allons  avoir  l'Europe  surles  bras  comme  en  93. 
C'est  donc  tout  autre  chose  que  nos  guerres 
d'Espagne,  de  Russie  et  d'Allemagne.  Et  moi,' 
tout  vieux  que  je  suis,  mère  Grédel,  si  le  dan- 
ger continue  à  grandir  et  si  l'on  a  besoin  des 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE   1813. 


21 


anciens  de  la  Répiiblique,  j'aurais  honte  d'aller 
faire  des  horloges  en  Suisse ,  pendant  que 
d'autres  verseraient  leur  sang  pour  défendre 
mon  pays.  D'ailleurs,  écoutez  bien  ceci  :  les 
dC'scrteurs  sont  méprisés  partout.  Après  avoir 
fait  un  coup  pareil,  on  n'a  plus  de  racines 
nulle  part,  on  n'a  plus  ni.  père  ,  ni  mère,  ni 
clocher,  ni  patrie...  On  s'est  jugé  soi-même  in- 
capable de  remplir  le  premier  de  ses  devoirs, 
qui  est  d'aimer  et  do  soutenir  son  pays,  même 
lorsqu'il  a  tort.  »  * 

Il  n'en  dit  pas  plus  en  ce  moment,  et  s'assit 
à  la  table  d'un  air  grave. 

«  Mangeons,  reprit-il  après  un  instant  de 
silence;  voici  midi  qui  sonne.  Mère  Grédel  et 
Catherine,  asseyez-vous  là.  • 

lilles  s'assirent,  et  nous  mangeâmes.  Je  rê- 
vais aux  paroles  de  M.  Goulden,  qui  me  sem- 
blaient justes.  La  tante  Grédel  serrait  les  lèvres, 
et  de  temps  en  temps  me  regardait,  pour  voir 
ce  que  je  pensais.  A  la  fin,  elle  dit  : 

•  Moi  je  me  moque  d'un  pays  où  l'on  prend 
les  pères  de  famille ,  après  avoir  enlevé  les 
garçons!  Si  j'étais  à  la  place  de  Joseph,  je  par- 
tirais tout  de  suite. 

— Ecoutez,  tante  Grédel,  lui  répondis- je, 
vous  !-avez  que  je  n'aime  rien  tant  que  la  paix 
et  la  tranquillité  ;  mais  je  ne  voudraispourlant 
pas  me  sauver  comme  un  heimathslôss  dans  les 
autres  pays.  Malgré  cela,  je  ferai  ce  que  vou- 
dra Catherine  :  si  elle  me  dit  d'aller  en  Suisse, 
j'irai!...  • 

Alors  Catherine,  baissant  la  tête  pour  cacher 
ses  larmes,  dii  tout  bas  : 

«  Je  ne  veux  pas  qu'on  puisse  t'appeler  dé- 
serteur. 

—Eh  bien  donc,  je  ferai  comme  les  autres  ! 
m'écriai-je;  puisque  ceux  de  Phalsbourg  et  du 
Dagsberg  parlent  pour  la  guerre,  je  partirai  !  » 

M.  Goulden  ne  fit  aucune  observation. 

«  Chacun  est  libre,  dit-il;  goulement  je  suis 
content  de  voir  que  Joseph  pense  comme 
moi.  • 

Puisle  silence  se  rétablit,  et  vers  deux  heures, 
la  lante  Grédel,  se  levant,  prit  son  panier.  Elle 
semblait  abattue  et  me  dit  : 

«  Joseph,  tu  ne  veux  pas  m'écouter,  mais 
C'est  égal,  avec  la  volonté  du  Seigneur,  tout 
cela  finira;  tu  reviendras,  si  Dieu  le  veut,  et 
Catherine  t'attendra. 

Catherine,  se  jetant  à  mon  cou,  se  remit  à 
pleurer,  et  moi  plus  encore  qu'elle  ;  de  sorte  que 
M.  Goulden  lui-mênje  ne  pouvait  s'empêcher 
de  verser  des  larmes. 

Enfin  Catherine  et  sa  mère  descendirent  l'es- 
calier, et  d'en  bas  la  tante  me  cria  : 

"  Tâche  do  revenir  encore  une  ou  deux  fois 
chez  nous,  Joseph.  ^ 


—  Oui,  oui,  »  lui  répondis-je  en  fermant  la 
porte. 

Je  ne  me  tenais  plus  sur  mes  jambes  ;  jamais 
je  n'avais  élé  si  malheureux,  et  même  aujour- 
d'hui, quand  j'y  pense,  cela  me  retourne  le 
cœur. 

VII 


Depuis  ce  jour  je  n'avais  plus  la  tête  à  rien. 
J'essayai  d'abord  do  me  remettre  à  l'ouvrage  ; 
mais  sans  cesse  mes  pensées  étaient  ailleurs, 
et  M.  Goulden  lui-même  me  dit  : 

«  Joseph,  laisse  cela...  profite  du  peu  de 
i  temps  qui  te  reste  à  passer  avec  nous  ;  va  voir 
î  Catherine  et  la  mère  Grédel.  Je  crois  toujours 
I  qu'on  te  réformera  ;  mais  que  peut-on  savoir  ? 
'  On  a  tellement  besoin  de  monde,  que  cela 
!   risque  de  traîner  en  longueur.  » 

J'allais  donc  chaque  matin  aux  Quatre-Vents, 
et  je  passais  mesjournéesavec  Catherine.  Nous 
étions  bien  tristes,  et  pourtant  bienheureux 
toutde  même  de  nous  voir  ;  nous  nous  aimions 
plus  encore  qu'avant,  si  c'est  possible.  Cathe- 
rine quelquefois  essayait  de  chanter,  comme 
dans  le  bcm  temps  ;  mais  tout  à  coup  eke  se 
mettait  à  pleurer.  Alors  nous  pleurions  en- 
semble, et  la  tante  Grédel  recommençait  à 
maudir  les  guerres  qui  font  le  malheur  de  tout 
le  monde.  Elle  disait  que  le  conseil -ât  révision 
méritait  d'être  pendu,  que  tous  ces  bandits  s'en- 
tendaient ensemble  pour  vous  empoisonner 
l'existence.  Celanoussoulageaitunpeude  l'en- 
tendre crier,  et  nous  trouvions  qu'elle  avait 
raison. 

Le  soir,  je  rentrais  en  ville  vers  huit  ou  neuf 
heures,  au  moment  où  l'on  fermait  les  portes, 
et  je  voyais,  en  passant,  toutes  les  petites  au- 
berges pleines  de  conscrits  et  de  vieux  soldats 
réformés  qui  buvaient  ensemble.  Les  conscrits 
payaient  toujours  ;  les  autres,  le  bonnet  de  po- 
lice crasseux  sur  l'oreille,  le  nez  rouge,  le  vieux 
col  de  crin  en  guise  de  chemise,  se  retrous- 
saient les  moustaches  en  racontant  d'un  air 
majestueux  leurs  batailles,  leurs  marches  et 
leurs  duels. 

On  ne  pouvait  rien  voir  de  plus  abominable 
que  ces  trous  pleins  de  fumée,  le  quinquet  sous 
les  poutres  sombres,  ces  vieux  ferrailleurs  et 
ces  jeunes  gens  en  train  de  boire,  de  ctier  et 
de  taper  sur  les  tables  comme  des  aveugles  ;  et 
derrière,  dans  l'ombre,  la  vieille  Annelte 
Schnaps,  ou  Marie  Iléring,  la  tignasse  tordue 
sur  la  nuque,  le  peigne  à  trois  dents  en  travers, 
observant  ces  choses  en  se  grattant  la  hanche, 
ou  bien  en  vidant  un  pot  à  la  santé  des  braves. 
C'était  triste  pour  des  flls  de  paysan.s,xles 


ROMANS  NATIONAUX. 


gens  honnêtes  et  laborieux  de  mener  une  exis- 
tence pareille  ;  mais  personne  n'avait  plus  en- 
vie de  travailler  ;  on  aurait  donné  sa  vie  pour 
deux  liards.  A  force  de  crier,  de  boire  et  de  se 
désoler  intérieurement,  on  finissait  par  s'en- 
dormir le  nez  sur  la  table,  et  les  vieux  vidaient 
les  cruches  en  chantant  : 

La  gloire  nous  appelle  I 

Moi  qui  voyais  ces  choses,  je  bénissais  le  ciel, 
dans  ma  misère,  de  me  donner  d'honnêtes 
gens  pour  soutenir  mon  courage  et  m'empô- 
cher  de  tomber  entre  pareilles  mains. 

Gela  se  prolongea  jusqu'au  25  janvier.  De- 
puis quelques  jours,  un  grand  nombre  de  cons- 
crits italiens,  des  Piémontais  et  des  Génois 
étaient  arrivés  en  ville;  les  uns  gros  et  gras 
comme  des  Savoyards  nourris  de  châtaignes, 
le  grand  chapeau  pointu  sur  leur  tête  crépue, 
le  pantalon  de  bure,  teint  en  vert  sombre,  et  la 
pccite  veste  également  de  bure,  mais  couleur 
de  brique,  serrés  aux  reins  par  une  ceinture 
de  cuir.  Ils  avaient  des  souliers  énormes,  et 
mangeaient  du  fromage  sur  le  pouce,  assis 
tout  le  long  de  la  vieille  halle.  Les  autres,  secs 
maigres,  bruns,  grelottaient  dans  leurs  lon- 
gues souquenilles,  rien  qu'à  voir  la  neige  sur 
les  toils,  et  regardaient  passer  les  femmes  avec 
de  graqiJs  yeux  noirs  et  tristes.  On  les  exerçait 
sur  la  place  tous  les  jours  à  marcher  au  pas; 
ils  allaient  remplir  les  cadres  du  G"  léger  à 
Mayence,  et  se  reposaient  un  peu  dans  la  ca- 
serne d'infanterie. 

Le  capitaine  des  recrues,  qui  s'appelait  Vi- 
dal, logeait  au-dessus  de  notre  chambre.  Celait 
un  homme  carré,  solide,  très-ferme,  et  pour- 
tant aussi  très-bon  et  très-honnête.  Il  vint  faire 
raccommoder  la  sonnerie  de  sa  montre  chez 
nous,  et  quaud  il  sut  que  j'étais  conscrit  et  que 
j'avais  peur  de  ne  pas  revenir,  il  m'encouragea 
disant  «  que  tout  n'est  qu'habitude...  qu'au 
bout  de  cinq  ou  six  mois,  on  se  bat  et  l'on 
-marche  comme  on  mange  la  soupe,  et  quebeau- 
coup  même  s'habituent  tellement  à  tirer  des 
coups  de  fusil  ou  de  canon  sur  les  gens,  qu'ils 
se  considèrent  comme  majheureux  lorsqu'ils 
n'ont  pas  cette  jouissance.  » 

Mais  sa  manière  de  raisonner  n'était  pas  de 
mon  goût,  d'autaut  plus  que  je  voyais  cinq  ou 
six  gros  grains  de  poudre  sur  une  de  ses  joues, 
•  lesquels  étaient  entrés  bien  loin  dans  la  peau, 
et  qu'il  m'expliqua  provenir  d'un  coup  de  fusil 
qu'un  Russe  lui  avait  lâché  presque  sous  le 
nez.  Un  état  pareil  me  déplaisait  de  plus  en 
plus,  et,  comme  déjà  plusieurs  jours  s'étaient 
passés  sans  nouvelles,  je  commençais  à  croire 
qu'on  m'oubliait  comme  le  grand  Jacob,  du 


Chévre-Hof,  dont  tout  le  rrfonde  parle  encore, 
à  cause  de  son  bonheur  extraordinaire.  La 
tante  Grédel  elle-même  me  disait  chaque  fois 
que  j'allais  chez  eux:  «  Eh  bien...  eh  bien... 
ils  veulent  donc  nous  laisser  tranquilles  !  » 
lorsque,  le  matin  du  25  janvier,  au  moment  où 
j'allais  partir  pour  les  Ouatre-Vent«,  Monsieur 
Goulden,  qui  travaillait  à  son  établi  d'un  air  rê- 
veur, se  retourna  les  larmes  aux  yeux  et  me  dit: 
«  Ecoute,  Joseph,  j'ji  voulu  te  laisser  dormir 
encore  tranquillement  cette  nuit  ;  mais  il  faut 
pourtant  que  tu  le  saches,  mon  enfant  :  hier 
soir,  le  brigadier  do  gendarmerie  est  venu 
m'apporter  ta  feuille  de  roule.  Tu  pars  avec  les 
Piémontais  et  les  Génois,  et  cinq  ou  six  gar- 
çons de  la  ville  :  le  fils  Klipfel,  le  iils  Lœrig 
Jean  Furst  et  Gaspard  Zébédé  ;  vous  partez  pour 
Mayence.  » 

Eu  entendant  cela,  je  sentis  mes  jambes  s'en 
aller,  et  je  m'assis  sans  pouvoir  répondre  un 
mot.  M.  Goulden  sortit  de. son  tiroir  la  feuille 
de  route  en  belle  écriture,  et  se  mit  à  la  lire 
lentement.  Tout  ce  que  je  me  rappelle,  c'est 
que  Joseph  Bertha,  natif  de  Dabo,  canton  de 
Phaisbourg,  arrondissement  de  Sarrebourg, 
était  incorporé  dans  le  6"  léger,  et  qu'il  de- 
vait avoir  rejoint  son  corps  le  29  janvier,  à 
Mayence. 

Celte  lettre  me  produisit  un  aussi  mauvais 
effet  que  si  je  n'avais  rien  su  d'avance  ;  je  re- 
gardai cela  comme  quelque  chose  de  nouveau, 
et  j'en  fus  indigné. 

M.  Goulden,  après  un  instant  de  silence,  dit 
encore  : 

.  C'est  aujourd'hui  que  les  Italiens  partent, 
vers  onze  heures.  » 

Alors,  me  réveillant  comme  d'un  mauvais 
rêve,  je  m'écriai  : 

«  Mais  je  ne  reverrai  donc  plus  Catherine? 
— Si, Joseph,  si,  dit-il  d'unevoix  tremblante  ; 
j'ai  fait  prévenir  la  mère  Grédel  et  Catherine  ; 
ainsi,  mon  enfant,  elles  viendront,  tu  pourras 
les  embrasser  avant  de  partir.  » 

Je  voyais  son  chagrin  et  je  m'attendrissais 
encore  plus,  de  sorte  que  j'avais  mille  peines  à 
ih'empêcher  de  fondre  en  larmes. 
Au  bout  d'une  minute  il  reprit  : 
•  Tu  n'as  besoin  de  t'inquiéter  de  rien,  j'ai 
tout  préparé  d'avance.  El  quand  lu  reviendras, 
Joseph,  si  Dieu  veut  que  je  sois  encore  de  ce 
monde,  tu  me  trouveras  toujours  le  même. 
Voici  que  je  commence  à  me  faire  vieux,  mon 
plus  grand  bonheur  aurait  été  de  te  conserver 
comme  un  fils,  car  j'ai  trouvé  dans  toi  le  bon 
cœur  et  le  bon  esprit  d'un  honnête  homme  ;  je 
t'aurais  cédé  mon  fonds...  nous  aurions  été 
bien  ensemble...  Catherine  et  toi  vous  auriez 
été  mes  enfants...  Mais  puisqu'il  en  est  ainsi, 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE    1813. 


29 


résignons-nous.  Tout  cela  n'est  que  pour  un 
peu  de  temps;  tu  seras  réformé  j'en  suis  sûr  : 
on  verra  bientôt  que  tu  ne  peux  pas  faire  de 
longues  marches.  » 

Taudis  qu'il  parlait,  moi,  la  lôte  sur  les  ge- 
noux, je  sanglotais  tout  bas. 

A  la  fin,  il  se  leva  et  sortit  de  l'armoire  un 
sac  de  soldat  en  peau  de  vache,  qu'il  posa  sur 
la  table.  Je  le  regardais  toutabattu,  ne  songeant 
à  rien  qu'au  malheur  de  partir. 

«  Voici  ton  sac,  dit-il,  j'ai  rais  là-dedans  tout 
ce' qu'il  te  faut  :  deux  chemises  de  toile,  deux 
gilets  de  flanelle  et  le  reste.  Tu  recevras  deux 
chemises  à  Mayence,  c'est  tout  ce  qu'il  te  fau- 
dra ;  mais  je  t'ai  fait  faire  des  souliers,  car  rien 
n'est  plus  mauvais  que  les  souliers  des  four- 
nisseurs; c'est  presque  toujours  du  cuir  de 
cheval ,  qui  vous  échauffe  terriblement  les 
pieds.  Tu  n'es  pas  déjà  trop  solide  sur  tesjam- 
bes,  mon  pauvre  enfant,  au  moins  que  tu  n'aies 
pas  cette  douleur  de  plus.  Enfin  voilà...  c'est 
tout.  » 

Il  posa  le  sac  sur  la  table  et  se  rassit. 

Dehors  on  entendait  les  allées  et  les  venues 
des  Italiens  qui  se  préparaient  à  partir.  Au- 
dessus  de  nous,  le  capitaine  Vidal  donnait  des 
ordres.  Il  avait  son  cheval  à  la  caserne  de  gen- 
darmerie, et  disait  à  sou  soldat  d'aller  voir  s'il 
était  bien  bouchonné,  s'il  avait  reçu  son  avoine. 

Tout  ce  bruit,  tout  ce  mouvement  me  pro- 
duisait un  elTet  étrange,  et  je  ne  pouvais  encore 
croire  qu'il  fallait  quitter  la  ville.  Comme  j'é- 
tais ainsi  dans  le  plus  grand  trouble,  voilà  que 
la  porte  s'ouvre,  et  que  Catherine  se  jette  dans 
mes  bras  en  gémissant,  et  que  la  mère  Grédel 
crie  : 

•  Je  te  disais  bien  qu'il  fallait  te  sauver  en 

Suisse que  ces  gueux  finiraient  par  t'emmo- 

ner....  Je  te  le  disais  bien....  tu  n'as  pas  voulu 
me  croire. 

— Mère  Grédel,  répondit  aussitôt  M.  Goulden, 
de  partir  pour  faire  son  devoir,  ce  n'est  pas  un 
aussi  grand  malheur  que  d'être  méprisé  par 
les  honnêtes  gens.  Au  lieu  de  tous  ces  cris  et 
de  tous  ces  reproches  qui  ne  servent  à  rien, 
vous  feriez  mieux  de  consoler  et  de  soutenir 
Joseph. 

— Ah!  dit-elle,  je  ne  lui  fais  pas  do  repro- 
ches, non  !  quoique  ce  soit  terrible  de  voir  des 
choses  pareilles.  » 

Catherine  ne  me  quittait  pas;  elle  s'était  as- 
sise à  côté  de  moi,  et  nous  nous  embrassions. 

«  Tu  reviendras,  faisait-elle  en  me  serrant. 

— Oui....  oui,  lui  disais-je  tout  bas;  et  toi,  tu 
penseras  toujours  à  moi....  lu  n'en  aimeras  pas 
un  autre  1  » 

Alors  elle  sanglotait  en  disant  : 

•  Oh'.non,  je  ne  veux  jamaisaimer  que  toi  !  » 


Cela  durait  depuis  un  quart  d'heure,  lorsque 
la  porte  s'ouvrit,  et  que  le  capitaine  Vidal  entra, 
le  manteau  roulé  comme  un  corps  de  chasse 
sur  son  épaule. 

«  Eh  bien!  dit-il,  eh  bien!  et  notre  jeune 
homme? 

— Le  voilà,  répondit  M.  Goulden. 

— Ah!  oui,  fit  le  capitaine,  ils  sont  en  train 
de  se  désoter,  c'est  tout  simple....  Je  me  rap- 
pelle ça....  nous  laissons  tous  quelqu'un  au 
pays.  • 

Puis,  élevant  la  voix  : 

«  Allons,  jeune  homme,  du  courage!  Nous 
ne  sommes  plus  un  enfaut,  que  diable!  » 

Il  regarda  Catherine  : 

«  C'est  égal,  dit-il  à  M. Goulden,  je  comprends 
qu'il  n'aime  pas  de  partir.  » 

Le  tambour  battait  à  tous  les  coins  de  la  rue; 
le  capitaine  Vidal  ajouta: 

«  Nous  avons  encore  vingt  minutes  pour 
lever  le  pied.  » 

Et,  me  lançant  un  coup  d'œil: 

«  Ne  manquons  pas  au  premier  appel,  jeune 
homme,  »  flt-il  en  serrant  la  main  de  M.  Goul- 
den. 

Il  sortit;  on  entendait  son  cheval  piaffer  à  la 
porte. 

Le  temps  était  gris,  la  tristesse  m'accablait; 
je  ne  pouvais  lâcher  Catherine. 

Tout  à  coup  le  roulement  commença;  tous 
les  tambours  s'étaient  réunis  sur  la  place. 
i\l.  Goulden,  prenant  aussitôt  le  sac  par  ses 
courroies  sur  la  table,  dit  d'un  ton  grave  : 

(I  Joseph;  maintenant  embrassons-nous....  il 
est  temps.  » 

Je  me  redressai  tout  pâle;  il  m'attacha  le  sac 
sur  les  épaules.  Catherine,  assise  la  figure  dans 
son  tablier,  sanglotait.  La  mère  Grédel,  de- 
bout, me  regardait  les  lèvres  serrées. 

Le  roulement  continuait  toujours;  subite- 
ment il  se  tut. 

«  L'appel  va  commencer,  dit  M.  Goulden  en 
m'embrassant,  et  tout  à  coup  son  cœur  éclata; 
il  se  mit  à  pleurer,  m' appelant  tout  bas  son 
enfant  et  me  disant  : 

«  Courage!  » 

La  mère  Grédel  s'assit;  comme  je  me  bais- 
sais vers  elle,  elle  me  prit  la  tête  entre  ses 
mains,  et  m'embrassant,  elle  criait  : 

«  Je  t'ai  toujours  aimé,  Joseph,  depuis  que  tu 
n'étais  qu'un  enfant....  je  t'ai  toujours  aimé! 
tu  ne  nous  as  donné  que  de  la  satisfaction,  et 
maintenant  il  faut  que  tu  partes....  Mon  Dieu, 
mon  Dieu,  quel  malheur  !  • 

Moi,  je  ne  pleurais  plus. 

Quand  la  tante  firédel  m'eut  lâché,  je  regart 
dai  Calliorine,  qui  ne  bougeait  pas,  et,  m'étan- 
approclié,  je  la  baisai  sur  le  cou.  Elle  ne  se 


30 


ROMANS  NATIONAUX. 


leva  point,  et  je  m'en  allais  bien  vite,  n'ayant 
plus  de  force,  lorsqu'elle  se  mit  à  crier  d'une 
voix  déchirante  : 

«  Joseph!...  Joseph!  » 

Alors  je  me  retournai;  nous  nous  jetâmes 
dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  et  quelques  ins- 
tants encore  nous  restâmes  ainsi,  sanglotant. 
Catherine  ne  pouvait  plus  se  tenir;  je  la  posai 
dans  le  fauteuil  et  je  partis  sans  oser  tourner 
la  tête. 

J'étais  déjà  sur  la  place,  au  milieu  des  Italiens 
et  d'une  foule  d'e  gens  qui  criaient  et  pleuraient 
en  reconduisant  leurs  garçons,  et  je  ne  voyais 
rien,  je  n'entendais  rien. 

Quand  le  roulement  recommença,  je  regar- 
dai et  je  vis  que  j'étais  entre  Klipfel  et  Furst, 
tous  deux  le  sac  au  doS;  leurs  parents  devant 
nous,  sur  la  place,  pleuraient  comme  pour  un 
enterrement.  A  droite,  près  de  l'hôtel  de  ville, 
le  capitaine  Vidal,  à  cheval  sur  sa  petite  jument 
grise,  causait  avec  deux  oITiciers  d'infanterie. 
Les  sergents  faisaient  l'appel  et  l'on  répondait. 
On  appela  Zébédé,  Furst,  Klipfel,  Bertha,  nous 
répondîmes  comme  les  autres;  puis  le  capitaine 
commanda  :  «  Marche  !  »  et  nous  partîmes  deux 
à  deux  vers  la  porte  de  France. 

Au  coin  du  boulanger  Spitz,  une  vieille,  au 
premier,  cria  de  sa  fenêtre,  d'une  voix  étran- 
glée : 

•  Kasper!  Kasperît 

C'était  la  grand'môre  de  Zébédé;  son  men- 
ton tremblait.  Zébédé  leva  la  main  sans  ré- 
pondre; il  était  aussi  bien  triste  et  baissait  la 
têfe. 

Moi,  je  frémissais  d'avance  de  passer  devant 
chez  nous.  En  arrivant  là,  mes  jambes  fléchis- 
saient; j'entendis  aussi  quelqu'un  crier  des  fe- 
nêtres, mais  je  tournai  la  tète  du  côté  de  l'au- 
berge du  Bœuf-Rouge;  le  bruit  des  tambours 
couvrait  tout. 

Les  enfants  couraient  derrière  nous  en  criant  : 
«  Les  voilà  qui  partent....  Tiens,  voilà  Klipfel, 
voilà  Joseph  !  ■ 

Sous  la  porte  de  France,  les  hommes  de 
garde  rangés  en  ligne,  l'arme  au  bras,  nous  re- 
gardèrent défiler.  Nous  traversâmes  l'avancée  , 
puis  nos  tambours  se  turent,  et  nous  tournâmes 
à  droite.  On  n'entendait  plus  que  le  bruit  des 
pas  dans  la  boue,  car  la  neige  fondait. 

Nous  avions  dépassé  la  ferme  du  Gerberhoff 
et  nous  allions  descendre  la  côte  du  grand  pont, 
lorsque  j'entendis  quelqu'un  me  parler  :  c'était 
le  capitaine  qui  me  criait  du  haut  de  son 
cheval  : 

«  A  la  bonne  heure,  jeune  homme,  je  suis 
content  de  vous!  « 

En  entendant  cela,  je  ne  pus  m'empêchèr  de 
réri.'vndro  enrore  dos  la7"nes,  et  le  grand  Furst 


aussi  ;  nous  pleurions  en  marchant.  Les  autres, 
pâles  comme  des  morts,  ne  disaient  rien.  Au 
grand  pont,  Zébédé  sortit  sa  pipe  pour  fumer. 
Devant  nous,  les  Italiens  parlaient  et  riaient 
entre  eux,  étant  habitués  depuis  trois  semaines 
à  cette  existence. 

Une  fois  sur  la  côte  de  Metting,  à  plus  d'une 
lieue  de  la  ville,  comme  nous  allions  redes- 
cendre, Klipfel  me  toucha  l'épaule,  et  tournant 
la  tête  il  me  dit  : 

«  Regarde  là-bas.... 

Je  regardai,  et  j'aperçus  Phalsbourg  bien 
loin  au-dessous  di;  nous,  les  casernes,  les  pou- 
drières, et  le  clocher  d'où  j'avais  vu  la  maison 
de  Catherine,  six  semaines  avant,  avec  le  vieux 
Brainstein  :  tout  cela  gris,  les  bois  noiis  au- 
tour. J'aurais  bien  voulu  m'arrêter  là  quelques 
instants;  mais  la  tronpe  marchait,  il  fallut 
suivre.  Nous  descendîmes  à  Metting. 


VIII 


Ce  même  jour,  nous  allâmes  jusqu'à  Bitche, 
puis  le  lendemain  à  Ilorubach,  à  Kaiserslau- 
tern,  etc.  Le  temps  s'était  remis  à  la  neige. 

Combien  de  fois,  durant  cette  longue  route, 
je  regrettai  le  brjn  manteau  de  M.  Goulden  et 
ses  souliers  à  doubles  semelles! 

Nous  traversions  des  villages  sans  nombre, 
tantôt  en  montagne,  tantôt  en  plaine.  A  rentrée 
de  chaque  bourgade,  les  tambours  attachaient 
leur  caisse  et  battaient  la  marche;  alors  nous 
redressions  la  tête,  nous  marquions  le  pas, 
pour  avoir  l'air  de  vieux  soldats.  Les  getis  ve- 
naient à  leurs  petites  fenôti-es,  ou  s'avançaient 
sur  leur  porte  en  disant  :  «  Ce  sont  des  con- 
scrits. » 

Le  soir,  à  la  halte,  nous  étions  bien  heureux 
de  reposer  nos  pieds  fatigués  ,  moi  surtout.  Je 
ne  puis  pas  dire  que  ma  jambe  me  faisait  mal, 
mais  les  pieds...  Ah!  je  n'avais  jamais  senti 
cette  grande  fatigue  !  Avec  notre  billet  de  loge- 
ment ,  nous  avions  le  droit  de  nous  asseoir  au 
coin  du  feu  ;  mais  les  gens  nous  donnaient 
aussi  place  à  leur  table.  Presque  toujours  nous 
avions  du  lait  caillé  et  des  pommes  de  terre  ; 
quelquefois  aussi  du  lard  frais,  tremblotant  sur 
un  plat  do  choucroute.  Les  enfants  vivaient 
nous  voir;  les  vieilles  nous  demandaient  de  quel 
pays  nous  étions,  ce  que  nous  faisions  avant  de 
partir;  les  jeunes  filles  nous  regardaient  d'un 
air  triste,  rêvant  à  leurs  amoureux,  partis  cinq, 
six  ou  sept  mois  avant.  Ensuite  on  nous  con- 
duisaitdans  le  lit  du  garçon.  Avec  quel  bonheur 
je  m'étendais  I  comme  j'aurais  vomIu  dormir 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE   1813. 


)[ 


mes  douze  heures  !  Mais  de  bon  matin,  au  pelit 
jour,  lo  bourdonnemenl  de  la  caisse  me  réveil- 
lait ;  je  regardais  les  poutres  brunes  du  pla- 
fond, les  petites  vitres  couvertes  de  givre,  et  je 
me  demandais  :  •  Où  suis-je?  »  Tout  à  coup 
mon  cœur  se  serrait;  je  me  disais  :  «  Tu  es  à 
Bitche  ,  à  Kaiserslautern...  tu  es  conscrit  !  »  El 
bien  vite  il  fallait  m'habiller,  reprendre  le  sac 
et  courir  répondre  à  l'appel. 

«  Bon  voyage  !  disait  la  ménagère  éveillée 
de  grand  malin. 

—  Merci,  •  répondait  le  conscrit. 

Et  l'on  partait. 

Oui...  oui...  bon  voyage!-On  ne  te  reverra 
plus ,  pauvre  diable...  Combien  d'autres  ont 
suivi  le  même  chemin  ! 

Je  n'oublierai  jamais  qu'à  Kaiserslautern,  le 
deuxième  jour  de  notre  départ,  ayant  débouclé 
mon  sac  pour  mettre  une  chemise  blanche,  je 
découvris ,  sous  les  chemises  ,  un  petit  paquet 
assez  lourd,  et  que,  l'ayant  ouvert,  j'y  trouvai 
cinquante-quatre  francs  en  pièces  de  six  livres, 
et  sur  le  papier  ces  mots  de  M.  Goulden  :  «  Sois 
«  toujours  bon,  honnête,  à  la  guerre.  Songe  à 
«  tes  parents,  à  tous  ceux  pour  lesquels  tu  don- 

•  nerais  ta  vie,  et  traite  humainement  les  étran- 

•  gers,  afin  qu'ils  agissent  de  même  à  l'égard 
«  des  nôtres.  Et  que  le  ciel  te  conduise...  qu'il 
«  te  sauve  des  périls  1  Voici  quelque  argent, 
■  Joseph.  Il  est  bon,  loin  des  siens,  d'avoir  tou- 
«  jours  un  peu  d'argent.  Ecris-nous  le  plus 
«  souvent  que  lu  pourras.  Je  t'embrasse,  mon 
«  enfant,  je  te  serre  sur  mon  cœur.  • 

En  lisant  cela  ,  je  répandis  des  larmes  ,  et  je 
pensai  :  «  Tu  n'es  pas  entièrement  abandonné 
sur  la  terre...  De  braves  gens  songent  à  toi  ! 
Tu  n'oublieras  jamais  leurs  bons  conseils.  » 

Enfin  le  cinquième  jour,  vers  dix  heures  du 
soir,  nous  entrâmes  à  Mayence.  Tant  que  je 
vivrai,  ce  souvenir  me  restera  dans  l'esprit.  Il 
faiv^ait  un  froid  terrible  ;  nous  étions  partis  de 
grand  matin,  et  longtemps  avant  d'arriver  à  la 
ville,  nous  avions  traversé  des  villages  pleins 
de  soldats  :  de  la  cavalerie  et  de  l'infanterie, 
des  dragons  en  petite  veste,  les  sabots  pleins  de 
paille,  en  train  de  casser  la  glace  d'une  auge, 
pour  abreuver  leurs  chevaux;  d'autres  traînant 
des  bottes  de  fourrage  à  la  porte  des  écuries; 
des  convois  de  poudre,  de  boulets  en  route, 
tout  blancs  de  givre  ;  des  estafettes,  des  déta- 
chements d'artillerie,  de  pontonniers  allant  et 
venant  sur  la  campagne  blanche,  et  qui  ne  fai- 
saient pas  plus  attention  à  nous  que  si  nous 
n'avions  pas  existé. 

Le  capitaine  Vidal,  pour  se  réchauffer,  avait 
mis  pied  à  terre  et  marchait  d'un  bop  pas;  les 
officiers  et  les  sergents  nous  pressaient  à  cause 
du  relard.  Cinq  ou  six  ItaUens  étaient  restés  en 


arrière  dans  les  villages,  ne  pouvant  plus  avan- 
cer. Moi ,  j'avais  très-chaud  aux  pieds  à  cause 
du  mal;  à  la  dernière  halte,  c'est  à  peine  si  j'a- 
vais pu  me  relever.  Les  autres  Phalsbourgeois 
marchaient  bien. 

La  nuit  était  venue  ;  le  ciel  fourmillait  d'é- 
toiles. Tout  le  monde  regardait,  et  l'on  se  di- 
sait :  «  Nous  approchons!  nous  approchons  !  » 
car  au  fond  du  ciel  une  ligne  sombre,  des  points 
noirs  et  des  aiguilles  étincelantes,  annonçaient 
une  grande  ville.  Enfin  nous  entrâmes  dans  les 
avancées,  à  travers  des  bastions  de  terre  en 
zigzag.  Alors  on  nous  Ot  serrer  les  rangs  et 
nous  continuâmes  mieux  au  pas,  comme  il  ar- 
rive en  approchant  d'une  place  forte.  On  se 
taisait.  Au  coin  d'une  espèce  de  demi-lune,  nous 
vîmes  le  fossé  de  la  ville  plein  de  glace,  les 
remparts  en  briques  au-dessus ,  et  en  face  de 
nous,  une  vieille  porte  sombre,  le  pont  levé. 
En  haut,  une  sentinelle  l'arme  prête,  noua 
cria  : 

•  Qui  vive  ?  » 

Le  capitaine,  seul  en  avant,  répondit  : 

•  France  l 

—  Ouel  régiment? 

—  Recrues  du  6°  léger.  » 

Il  se  fit  un  grand  silence.  Le  ponl-levis  s'a-  ' 
baissa;  les  hommes  de  garde  vinrent  nous  re- 
connaître. L'un  d'eux  pytait  un  grand  falot. 
Le  capitaine.  Vidal  alla  quelque  pas  en  avant, 
causer  avec  le  chef  de  poste,  puis  on  nous  cria  : 

«  Quand  il  vous  plaira.  » 

Nos  tambours  commençaient  abattre;  mais 
le  capitaine  leur  fit  remettre  la  caisse  sur  l'é- 
paule, et  nous  entrâmes  traversant  un  grand 
pont  et  une  seconde  porte  semblable  à  la  pre- 
mière. Alors  nous  fûmes  dans  la  ville, pavée  de 
gros  cailloux  luisants.  Chacun  faisait  ce  qu'il 
pouvait  pour  ne  pas  boiter,  car,  malgré  la  nuit, 
toutes  les  auberges,  toutes  les  boutiques  des 
marchands  étaient  ouvertes  ;  leurs  grandes 
fenêtres  brillaient,  et  des  centaines  de  gens  al- 
laient et  venaient  comme  en  plein  jour. 

Nous  tournâmes  cinq  ou  six  coins  de  rue,  et 
bientôt  nous  arrivâmes  sur  une  petite  place, 
devant  une  haute  caserne  ,  où  l'on  nous  cria  : 
.  Halte  !  » 

11  y  avait  une  voûte  au  coin  de  la  caserne,  et, 
dans  cette  voûte  une  canlinière  assise  derrière 
une  petite  table,  sous  un  grand  parapluie  tri- 
colore où  pendaient  deux  lanternes. 

Presque  aussitôt  plusieurs  officiers  arrivèrent: 
c'étaient  le  commandant  Gémeau  et  quelques 
autres  que  j'ai  connus  depuis.  Ils  serrèrent  la 
main  du  capitaine  en  riant;  puis  ils  nous  re- 
gardèrent et  l'on  fil  l'appel.  Après  quoi  nous 
reçûmes  chacun  une  miche  de  pain  de  muni- 
tion et  un  billet  de  logement.  On  nous  avertit 


ROMANS  NATIONAUX.- 


•  Regarde  là-bas  !. . .  i  (Page  30.)  - 


que  l'appel  aurait  lieu  le  lendemain  à  huit 
heures  pour  la  distribution  des  armes,  et  l'on 
nous  cria  :  «  Rompez  les  rangs  !  »  pendant  que 
les  offlciers  remontaient  la  rue  à  gauche  et  en- 
traient ensemble  dans  un  grand  café  ,  où  l'on 
montait  par  une  quinzaine  de  marches. 

Mais  nous  autres,  où  aller  avec  nos  billets  de 
logement,  au  milieu  d'une  ville  pareille,  et  sur- 
tout ces  Italiens ,  qui  ne  connaissaient  pas  un 
mot  d'allemand  ni  de  français  ? 

Ma  première  idée  fut  d'aller  voir  la  cantinière 
sous  son  parapluie.  C'était  une  vieille  Alsa- 
cienne toute  ronde  et  joufflue,  et  quand  je  lui 
demandai  où  se  trouvait  la  Capuzigner  Slrasse, 
elle  nie  répondit  :  «  Qu'est-ce  que  tu  payes?  • 

Je  fus  obligé  de  prendre  avec  elle  un  petit 
verre  d'eau-de-vie;  alors  elle  me  dit  : 


«  Tiens  ,  juste  en  face  de  nous ,  en  tournant 
le  coin  à  droite,  tu  trouveras  la  Capuzigner 
Strasse.  Bonsoir,  conscrit.  » 

Elle  riait. 

Le  grand  Furst  et  Zébédé  avaient  aussi  leur 
billet  pour  la  Capuzigner  Sirasse;uous  partîmes, 
encore  bienheureux  de  boiter  et  de  traîner  la 
semelle  ensemble  dans  cette  ville  étrangère. 

Furst  trouva  le  premier  sa  maison,  mais  elle 
était  fermée  ,  et ,  comme  il  frappait  à  la  porte, 
je  trouvai  aussi  la  mienne  ,  dont  les  deux  fe- 
nêtres brillaient  à  gauche.  Je  poussai  la  porte, 
elle  s'ouvrit,  et  j'entrai  dans  une  allée  sombre, 
où  l'on  sentait  le  pain  frais  ,  ce  qui  me  réjouit 
intérieurement.  Zébédé  alla  plus  loin.  Moi,  je 
criais  dans  l'allée  :  •  Il  n'y  a  personne?  • 

Et  presque  aussitôt  une  vieille  femme  parut, 


HISÏOIRK  D'UN  CONSCRIT  DE  1813 


33 


«  11  j  a  pourtant  de  braves  gens  sur  la  terre  !  »  (Page  34.] 


la  main  devant  sa  chandelle ,  au  haut  d'un  es- 
calier en  bois. 

•  Qu'est-ce  que  vous  voulez?  »  fit-elle. 

Je  lui  dis  que  j'avais  un  billet  de  logement 
pour  chez  eux.  Elle  descendit  et  regarda  mon 
billet,  puis  elle  me  dit  en  allemand  : 

•  Venez  I  « 

Je  montai  donc  l'escalier.  En  passant,  j'aper- 
çus, par  une  porte  ouverte,  deux  hommes  en 
culotte,  nus  jusqu'à  la  ceinture,  qui  brassaient 
la  pâte  devant  deux  pétrins-.  J'étais  chez  un 
boulanger,  et  voilà  pourquoi  cette  vieille  ne 
dormait  pas  encore,  ayant  sans  doute  aussi  de 
l'ouvrage.  Elle  avait  un  bonnet  à  rubans  noirs, 
les  bras  nus  jusqu'aux  coudes,  une  grosse  jupe 
de  laine  bleue  soutenue  par  des  bretelles,  et 
semblait  triste.  En  haut  elle  me  conduisit  dans 


une  chambre  assez  grande,  avec  un  bon  four- 
neau de  faïence  et  un  lit  au  fond. 

«  Vous  arrivez  tard,  me  dit  cette  femme. 

—  Oui ,  nous  avons  marché  tout  le  jour,  lui 
répondis-je  sans  presque  pouvoir  parler;  je 
tombe  de  faim  et  de  fatigue.  » 

Alors  elle  me  regarda,  et  je  l'entendis  qui  di- 
sait : 

«  Pauvre  enfant  I  pauvre  enfant  !  » 

Puis  elle  me  fit  asseoir  près  du  fourneau  et 
me  demanda  : 

«  Vous  avez  mal  aux  pieds  ? 

—  Oui,  depuis  trois  jours. 

—  Eh  bien  !  ôtez  vos  souliers  ,  fit-elle  ,  et 
mettez  ces  sabots.  Je  reviens.  • 

Elle  laissa  sa  chandelle  sur  la  table  et  redes- 
cendit. J'ôtai  mon  sac  et  mes  souhers;  j'avais 


b' 


34 


ROMANS    NATIONAUX, 


des  ampoules  et  je  pensais  :  «  Mon  Dieu... 
mon  Dieu...  peut-on  souffrir  autant?  Est-ce 
qu'il  ne  vaudrait  pas  mieux  être  mort?  • 

Cette  idée  m'était  venue  cent  fois  en  route  ; 
mais  alors,  auprès  de  ce  bon  feu,  je  me  sentais 
si  las,  si  malheureux,  que  j'aurais  voulu  m'en- 
dormirpour  toujours,  malgré  Catherine,  mal- 
gré la  tante  Grédel,  M.  Goulden  et  tous  ceux 
qui  me  souhaitaient  du  bien.  Oui,  je  me  trou- 
vais trop  misérable  I 

Tandis  que  je  songeais  à  ces  choses,  la  porte 
s'ouvrit,  et  un  homme  grand,  fort,  la  tête  déjà 
grise,  entra.  C'était  un  de  ceux  que  j'avais  vus 
travailler  en  bas.  Il  avait  mis  une  chemise,  et 
tenait  dans  ses  mains  une  cruche  et  (^eux 
verres. 

«  Bonne  nuit  I  »  dit-il  en  me  regardant  d'un 
air  grave. 

Je  penchai  la  tête.  La  vieille  entra  derrière 
cet  homme;  elle  portait  un  cuveau  de  bois,  et 
le  posant  à  terre  près  de  ma  chaise  : 

«  Prenez  un  bain  de  pieds,  me  dit-elle,  cela 
vous  fera  du  bien.  » 

En  voyant  cela,  je  fus  attendri  et  je  pensai  : 
«  Il  y  a  pourtant  de  braves  gens  sur  la  terre  !  • 
J'ôtai  mes  bas.  Comme  les  ampoules  étaient  ou- 
vertes, elles  saignaient,  et  la  bonne  vieille  l'é- 
péta  : 

«  Pauvre  enfant  I  pauvre  enfant  !  » 

L'homme  me  dit  : 

«  Do  quel  pays  ètes-vous  ? 

—De  Phalsbourg,  en  Lorraine 

—Ah!  bon,  .  flt-il. 

Puis,  au  bout  d'un  instant,  il  dit  à  sa 
femme  : 

t  Va  donc  chercher  une  de  nos  galettes  ;  ce 
jeune  homme  prendra  un  verre  de  vin,  et  nous 
le  laisserons  ensuite  dormir  en  paix,  car  il  a 
besoin  de  repos.  » 

Il  poussa  la  table  devant  moi,  de  sorte  que 
j'avais  les  pieds  dans  la  baignoire,  ce  qui  me 
faisait  du  bien,  et  que  j'étais  devant  la  cruche. 
Il  emplit  ensuite  nosverresd'un  bon  vin  blanc, 
en  me  disant  : 

«  A  votre  santé  !  » 

La  mère  était  sortie.  Elle  revint  avec  une 
grande  galette  encore  chaude,  et  loutecouverte 
de  beuire  frais  à  moitié  fondu.  C'est  alors  que 
je  sentis  combien  j'avais  faim;  je  me  trouvai 
presque  mal.  Il  paraît  que  ces  bonnes  gens  le 
virent,  car  la  femme  me  dit  : 

«  Avant  de  manger,  mon  enfant,  il  faut  sortir 
vos  pieds  de  l'eau.  • 

Elle  se  baissa  et  m'essuya  les  pieds  avec  son 
tablier,  avant  que  j'eusse  compris  ce  qu'elle 
voulait  faire. 

Alors  je  m'écriai  :  «  Mon  Dieu,  madame, 
vous  me  traitez  comme  votre  enfant.  » 


Elle  me  répondit  au  bout  d'un  instant  : 

«  Nous  avons  un  fils  à  l'armée  !  » 

J'entendis  que  sa  voix  tremblait  en  disant  ces 
mots,  et  mon  cœur  se  mit  à  sangloter  intérieu- 
rement :  je  songeais  à  Catherine,  à  la  tante 
Grédel,  et  je  ne  pouvais  rien  répondre. 

•  Mangez  et  buvez,  •  me  dit  l'homme  en  dé- 
coupant la  galette. 

Ce  que  je  fls  avec  un  bonheur  que  je  n'a- 
vais jamais  connu.  Tous  deux  me  regar- 
daient gravement.  Quand  j'eus  fini,  l'homme 
se  leva  : 

«  Oui,  dit-il,  nous  avons  un  fils  à  l'armée;  il 
est  parti  l'année  dernière  pour  la  Russie,  et 
nous  n'en  avons  pas  eu  de  nouvelles...  Ces 
guerres  sont  terribles  !  » 

Il  se  parlait  à  lui-même  en  marchant  d'un 
air  rêveur,  les  mains  croisées  sur  le  dos.  Moi, 
je  sentais  mes  yeux  se  fermer. 

Tout  à  coup  l'homme  dit  : 

«  Allons,  bonsoir.  » 

Il  sortit;  sa  femme  le  suivit  emportant  le 
cuveau. 

«  Merci,  leur  criai-je  ;  que  Dieu  ramène  votre 
fils!  » 

Puis  je  me  déshabillai,  je  me  couchai  et  je 
m'endormis  profondément. 


IX 


Le  lendemain,  je  m'éveillai  vers  huit  heu- 
res. Un  trompette  sonnait  le  rappel  au  coin  de 
la  Capuzigner  Strasse  ;  tout  s'agitait  :  on  enten- 
dait passer  des  chevaux,  des  voitures  et  des 
gens.  Mes  pieds  me  faisaient  encore  un  peu  mal, 
mais  ce  n'était  rien  en  comparaison  des  autres 
jours  ;  quand  j'eus  mis  des  bas  propres,  il  me 
sembla  renaître,  j'étais  solide  sur  mes  jambes, 
et  je  me  dis  en  moi-même  :  «  Joseph,  si  cela 
continue,  lu  deviendras  un  gaillard;  il  n'y  a 
que  le  premier  pas  qui  coûte.  » 

Je  m'habillai  dans  ces  heureuses  disposi- 
tions. 

La  femme  du  boulanger  avait  mis  sécher 
mes  souliers  près  du  four,  après  les  avoir  rem- 
plis de  cendres  chaudes,  pour  les  empêcher  de 
se  racornir.  Ils  étaient  bien  graissés  et  lui- 
.sants. 

Enfin  je  bouclai  mon  sac,  et  je  descendis 
sans  avoir  le  temps  de  remercier  les  bonnes 
gens  qui  m'avaient  si  bien  reçu,  pensant  rem- 
plir ce  devoir  après  l'appel. 

Au  bout  de  la  rue,  sur  la  place,  beaucoup  de 
nos  Italiens  attendaient  déjà,  grelotant  autour 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


35 


de  la  fontaine.  Furst,  Klii)fel,  Zébédé  arrivè- 
rent un  instant  plus  tard. 

De  tout  un  côté  de  la  place  on  ne  voyait  que 
des  canons  sur  leurs  aflùts.  Des  chevaux  arri- 
vaient à  l'abreuvoir,  conduits  par  des  hussards 
badois  ;  quelques  soldats  du  train  et  des  dra- 
gons se  trouvaient  dans  le  nombre. 

En  face  de  nous  était  une  caserne  de  cavalerie 
haute  comme  l'église  de  Phalsbourg;  ctdes  trois 
autres  côtés  de  la  place  s'élevaient  de  vieilles 
maisons  en  pointe  avec  des  sculptures,  comme 
à  Saverne,  mais  bien  autrement  grandes.  Ja- 
milis  je  n'avais  i-ien  vu  de  semblable,  et  comme 
je  regardais  le  nez  en  l'air,  nos  tambours  se  mi- 
rent à  rouler.  Chacun  reprit  son  rang.  Le  ca- 
pitaine Vidal  arriva,  le  manteau  sur  l'épaule. 
Des  voitures  sortirent  d'une  voûte  en  face,  et 
l'on  nous  cria,  d'abord  en  italien,  ensuite  en 
français,  qu'on  allait  distribuer  les  armes,  et 
que  chacun  devait  sortir  des  rangs  à  l'appel  de 
son  nom. 

Les  voitures  s'arrêtèrent  à  dix  pas,  et  l'appel 
commença.  Chacun  à  son  tour  sortait  des  rangs, 
et  recevait  une  giberne,  un  sabre,  une  baïon- 
nette et  un  fusil.  On  se  passait  cela  sur  la 
blouse,  sur  l'habit  ou  la  casaque  :  nous  avions 
lamine,  avec  nos  chapeaux,  nos  casquettes  et 
nos  armes,  d'une  véritable  bande  de  brigands. 
Je  reçus  un  fusil  tellement  grand  et  lourd,  que 
je  pouvais  à  peine  le  porter  ;  et  comme  la  gi- 
berne me  tombait  presque  sur  les  mollets,  le 
sergent  Pinto  me  montra  la  manière  de  rac- 
courcir les  courroies.  C'était  un  brave  homme. 
Tous  ces  baudriers  qui  me  croisaient  la  poi- 
trine me  paraissaient  quelque  chose  de  terri- 
ble, et  je  vis  bien  alors  que  nos  misères  n'al- 
laient pas  finir  de  sitôt. 

Après  les  armes,   un  caisson  s'avança,  et 
l'on  nous  distribua  cinquante  cartouches  par 
homme,  ce  qui  n'annonçait  rien  de  bon.  Puis, 
au  lieude  faire  rompre  les  rangs  et  de  nous  ren- 
voyer à  nos  logements,  comme  je  le  pensais, 
le  capitaine  Vidal  tira  son  sabre  et  cria  : 
«  Parfile  à  droite...  en  avant...  marche!  » 
Et  les  tambours  se  mirent  à  battre. 
J'étais  désolé  de  ne  pouvoir  pas  au  moins 
remercier  mes  hôtes  du  bien  qu'ils  m'avaient 
fait;  je  médisais  :  «  Ils  vont  te  prendre  pourun 
ingrat!  »  Mais  tout  cela  ne  m'empêchait  pas  de 
suivre  la  file. 

Nous  allions  par  une  longue  rue  tortueuse, 
et  tout  à  coup  en  dehors  des  glacis,  nous  fûmes 
près  du  Rhin  couvert  de  glace  à  perle  de 
vue.  C'était  quelque  chose  de  magnifique  et 
d'éblouissant. 

Tout  le  bataillon  descendit  au  Rhin,  que 
nous  traversâmes.  Nous  n'étions  pas  seuls  sur 
le  fleuve-  devant  nous,  à  cinq  ou  six  cents  pas,' 


un  convoi  de  poudre,  conduit  par  des  soldats 
du  train,  gagnait  la  route  de  Francfort.  La  glace 
n'était  pas  glissante,  mais  couverte  d'une  es- 
pèce de  givre  raboteux. 

En  arrivant  sur  l'autre  rive,  on  nous  fit 
prendre  un  chemin  tournant  entre  deux  petites 
côtes. 

Nous  continuâmes  à  marcher  ainsi  durant 
cinq  heures.  Tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauclie, 
nous  découvrions  des  villages,  et  Zébédé,  qui 
marchait  près  de  moi,  me  disait  : 

«Puisqu'il  a  fallu  partir,  j'aime  autant  que 
ce  soit  pour  la  guerre.  Au  moins,  nous  voyons 
tous  les  jours  du  nouveau.  Si  nous  avons  le 
bonheur  de  revenir,  nous  pourrons  en  racon- 
ter de  toutes  sortes. 

— Oui,  mais  j'aimerais  beaucoup  mieux  en 
savoir  moins,  lui  disais-je;  j'aimerais  mieux 
vivre  pour  mon  propre  compte  que  pour  le 
compte  des  autres,  qui  sont  tranquillement  chez 
eux,  pendant  que  nous  grimpons  ici  dans  la 
neige. 

— Toi,  tu  ne  regardes  pas  la  gloire,  faisait-il; 
c'est  pourtant  quelque  chose,  la  gloire  !  • 

Et  je  lui  répondais: 

«  La  gloire  est  pour  d'autres  que  pour  nous, 
Zébédé;  ceux-là  vivent  bien,  mangent  bien  et 
dorment  bien.  Ils  ont  des  danses  et  des  ré- 
jouissances, comme  on  le  voit  dans  les  gazettes, 
et,  par-dessus  le  marché,  la  gloire,  quand  nous 
l'avons  gagnée  à  force  de  suer,  de  jeûner  et  de 
nous  l'aire  casser  les  os.  Les  pauvres  diables 
comme  nous,  qu'on  force  de  partir,  lursqu'ils 
rentrent  à  la  fin,  après  avoir  perdu  l'habitude 
du  travail  et  quelquefois  un  membre,  n'ont  pas 
beaucoup  de  gloire.  Bon  nombre  de  leui-s  an- 
ciens camarades,  qui  ne  valaient  pas  mieux 
qu'eux,  et  qui  travaillaient  même  moins  bien, 
ont  gagné  de  l'argent  pendant  les  sept  ans  ils 
ont  ouvert  une  boutique ,  ils  ont  épousé  les 
amoureuses  des  autres,  ils  ont  eu  de  beaux  en- 
fants, ils  sont  des  hommes  posés,  des  conseil- 
lers municipaux,  des  notables.  Et  quand  ceux 
qui  reviennent  de  chercher  de  la  gloire  en  tuant 
des  hommes  passent  avec  leurs  chevrons  sur 
le  bras,  ils  les  regardent  par-dessus  l'épaule, 
et  si  par  malheur  ils  ont  le  nez  rouge,  à  force 
d'avoir  bu  de  l'eau-de-vie  pour  se  remonter 
le  cœur  dans  la  pluie,  dans  la  neige,  dans 
les  marches  forcées,  tandis  que  les  autres 
buvaient  du  bon  vin ,  ils  disent  :  «  Ce  sont 
des  ivrognes  !  •  Et  ces  conscrits  qui  ne 
demandaient  pas  mieux  que  de  rester  chez 
eux,  de  travailler,  deviennent  des  espèces 
de  mendiants.  Voilà  ce  que  je  pense,  Zébédé; 
je  ne  trouve  pas  cela  tout  à  fait  juste,  et  j'ai- 
merais mieux  voir  les  amis  de  la  gloire  aller  se 
battre  eux-mêmes  et  nous  laisser  tranquilles.  » 


36 


ROMANS  NATIONAUX. 


Alors  il  me  disait  : 

«  Je  pense  la  même  chose  que  toi;  mais, 
puisque  nous  sommes  pinces,  il  vaut  mieux 
dire  que  nous  combattons  pour  la  gloire.  Il 
faut  toujours  soutenir  son  état  et  tâcher  de 
faire  croire  aux  gens  qu'on  est  bien  ;  sans  cela, 
Joseph,  on  serait  encore  capable  de  se  moquer 
de  nous.  » 

En  raisonnant  de  ces  choses  et  de  beaucoup 
d'autres,  nous  finîmes  par  découvrir  une  grande 
rivière,  que  le  sergent  nous  dit  être  le  Mein, 
et,  près  de  cette  rivière  un  village  sur  la  route. 
Nous  ne  savions  pas  le  nom  de  ce  village,  mais 
c'est  là  que  nous  fîmes  halte. 

On  entra  dans  les  maisons,  et  chacun  put 
s'acheter  de  l'eau-de-vie,  du  vin  et  delà  viande. 

Ceux  qui  n'avaient  pas  d'argent  cassèrent 
leur  croûte  de  pain  bis  en  regardant  les  autres. 

Le  soir,  vers  cinq  heures,  nous  arrivâmes  à 
Francfort.  C'est  une  ville  encore  plus  vieille 
que  Mayence  et  pleine  de  juifs.  On  nous  con- 
duisit dans  un  endroit  appelé  Saxenhausen,  où 
se  trouvait  caserne  le  10«  hussards  et  des 
chasseurs  badois.  Je  me  suis  laissé  dire  que 
cette  vieille  bâtisse  avait  été  dans  le  temps  un 
hôpital,  et  je  le  crois  volontiers,  car  à  l'inté- 
rieur se  trouvait  une  grande  cour,  avec  des 
arcades  murées;  sous  les  arcades,  on  avait  logé 
les  chevaux,  et  au-dessus  les  hommes. 

Nous  arrivâmes  donc  en  cet  endroit  à  travers 
des  ruelles  innombrables  et  tellement  étroites, 
qu'on  voyait  à  peine  les  étoiles  entre  les  che- 
minées. Le  capitaine  Florentin  et  les  deux  lieu- 
tenants Glavel  et  Bretonville  nous  attendaient. 
Après  l'appel,  nos  sergents  nous  conduisirent 
par  détachements  dans  les  chambrées,  au-des- 
sus des  Badois.  C'étaient  de  grandes  salles  avec 
de  petites  fenêtres;  entre  les  fenêtres  se  trou- 
vaient les  lits. 

Le  sergent  Pinto  suspendit  sa  lanterne  au 
pilier  du  milieu;  chacun  mit  ses  armes  au  râ- 
telier, puis  se  débarrassa  de  son  sac,  de  sa 
blouse  et  de  ses  souliers  sans  dire  un  mot.  Zé- 
bédé  se  trouvait  être  mon  camarade  de  lit. 
Dieu  sait  si  nous  avions  sommeil.  Vingt  mi- 
nutes après ,  nous  dormions  tous  comme  des 
sourds. 


C'est  à  Francfort  que  j'appris  à  connaître  la 
vie  militaire.  Jusque-là  je  n'avais  été  qu'un 
simple  conscrit,  alors  je  devins  un  soldat.  Et 
je  ne  parle  pas  ici  de  l'exercice,  non  !  -La  ma- 
nière de  faire  tête  droite  et  tête  gauche,  d'em- 


boîter le  pas,  de  lever  la  main  àjla  hauteur  de 
la  première  ou  de  la  deuxième  capucine  pour 
charger  le  fusil,  d'ajuster,  et  de  relever  l'arme 
au  commandement,  c'est  l'affaire  d'un  ou  deux 
mois,  avec  de  la  bonne  volonté.  Mais  j'appris 
la  discipline,  à  savoir  :  que  le  caporal  a  tou-  r 
jours  raison  lorsqu'il  parle  au  soldat,  le  sergent  [ 
lorsqu'il  parle  au  caporal ,   le  sergent-major  [ 
lorsqu'il  parle  au  sergent,  le  sous-lieutenant 
au  sergent-major,  ainsi  de  suite  jusqu'au  ma- 
réchal de  France, — quand  ils  diraient  que  deux 
et  deux  font  cinq  ou  que  la  lune  brille  en  plein 
midi. 

Cela  vous  entre  difficilement  dans  la  tête, 
mais  quelque  chose  vous  aide  beaucoup  :  c'est 
une  espèce  de  pancarte  affichée  dans  les  cham- 
brées, et  qu'on  vous  lit  de  temps  en  temps, 
pour  vous  ouvrir  les  idées.  Cette  pancarte  sup- 
pose tout  ce  qu'un  soldat  peut  avoir  envie  de 
faire,  par  exemple  de  retourner  dans  son  vil- 
lage, de  refuser  le  service,  de  résister  à  son 
chef,  etc.,  et  cela  finit  toujours  par  la  mort  ou 
cinq  ans  de  boulet  au  moins. 

Le  lendemain  de  notre  arrivée  à  Francfort, 
j'écrivis  à  M.  Goulden,  à  Catherine  et  à  la  tante 
Grédel;  on  peut  se  figurer  avec  quel  attendris- 
sement, lime  semblait,  en  leur  parlant,  être 
encoi-e  au  milieu  d'eux  ;  je  leur  racontais  mes 
fatigues,  le  bien  qu'on  m'avait  fait  à  Mayence, 
le  courage  qu'il  m'avait  fallu  pour  ne  pas  res- 
ter en  arrière.  Je  leur  dis  aussi  que  j'étais  tou- 
jours en  bonne  santé,  grâce  à  Dieu  ;  que  je  me 
sentais  plus  fort  qu'avant  de  partir,  et  que  je 
les  embrassais  mille  et  mille  fois. 

J'écrivais  dans  notre  chambrée,  au  miheu 
des  camarades,  et  les  Phalsbourgeois  me  fai- 
saient tous  ajouter  des  compliments  pour  leurs 
familles.  Enfin,  ce  fut  encore  un  bon  moment. 

Ensuite  j'écrivis  à  Mayence,  aux  braves  gens 
delà  Capuzigner  Strasse,  qni  m'axSLienl en  quel- 
que sorle  sauvé  de  la  désolation.  Je  leur  dis 
que  le  rappel  m'avait  forcé  le  matin  de  partir 
tout  de  suite;  que  j'avais  espéré  les  revoir  et 
les  remercier,  mais  que,  le  bataillon  ayant 
fait  route  pour  Francfort,  ils  devaient  me  par- 
donner. 

Ce  même  jour,  dans  l'après-midi,  nous  re- 
çûmes l'habillement  dubataillon.  Des  douzaines 
de  juifs  arrivèrent  jusque  sous  les  arcades,  et 
chacun  leur  vendit  ses  effets  bourgeois.  Je  ne 
conservai  que  mes  chemises,  mes  bas  et  mes 
souliers.  Les  Italiens  avaient  mille  peines  à  se 
faire  entendre  de  ces  marchands,  qui  voulaient 
tout  emporter  pour  rien  ;  mais  les  Génois 
étaient  aussi  fins  que  les  juifs,  et  leurs  discus- 
sions se  prolongèrent  jusqu'à  la  nuit.  Nos  ca- 
poraux reçurent  alors  plus  d'une  goutte;  il 
fallait  bien  s'en  faire  des  amis,  car  matin  et 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE   1813. 


soir  ils  nous  montraient  l'exercice  dans  la  cour 
pleine  de  neige.  La  cantinière  Christine  était 
toujours  dans  son  coin,  la  chaufferette  sous  les 
pieds.  Elle  prenait  en  considération  tous  les 
jeunes  gens  de  honne  famille,  comme  elle  ap- 
pelait ceux  qui  ne  regardaient  pas  à  l'argent. 
Combien  d'entre  nous  se  laissaient  tirer  jus- 
qu'au dernier  liard,  pour  s'entendre  appeler 
jeunes  gens  de  bonne  famille  !  Plus  tard  ce 
n'étaient  plus  que  des  gueux  !  mais  que  voulez- 
vous?  la  vanité...  la  vanité...  cela  perd  tout 
le  genre  humain,  depuis  les  conscrits  jusqu'aux 
généraux. 

Pendant  ce  temps,  chaque  jour  il  arrivait  des 
recrues  de  France,  et  des  charrettes  pleines  de 
blessés  de  la  Pologne.  Quel  spectacle  devant 
l'hôpital  du  Saint-Esprit,  de  l'autre  côté  de  la 
rivière!  C'était  un  convoi  quinefinissaitjamais! 
Tous  ces  malheureux  avaient  lesuns  le  nez  et  les 
oreilles  gelés,  les  autres  un  bras,  les  autres  une 
jambe  ;  on  les  mettait  dans  la  neige,  pour  les 
empêcher  de  tomber  en  morceaux.  Jamais  on 
n'a  vu  de  gens  habillés  si  misérablement,  avec 
des  jupons  de  femmes ,  des  bonnets  à  poil 
pelés,  des  shakos  défoncés,  des  vestes  de  Co- 
saques, des  mouchoirs  et  des  chemises  entor- 
tillés autour  des  pieds  ;  ils  sortaient  des  char- 
rettes en  se  cramponnant  et  vous  regardaient 
comme  des  bêtes  sauvages,  les  yeux  enfoncés 
dans  la  tête  et  les  poils  de  la  figure  hérissés. 
Les  bohémiens  qui  dorment  au  coin  des  bois 
en  auraient  eu  pitié,  et  pourtant  c'étaient  en- 
core les  plus  heureux,  puisqu'ils  étaient  ré- 
chappes du  carnage,  et  que  des  milliers  de  leurs 
camarades  avaient  péri  dans  les  neiges  ou  sur 
les  champs  de  bataille. 

Klipfel,  Zébédé,  Furst  et  moi  nous  allions 
voir  ces  malheureux  ;  ils  nous  racontaient  toute 
la  débâcle  depuis  Moscou,  et  je  vis  bien  alors 
que  le 29'  Bulletin,  si  terrible,  n'avait  dit  que  la 
vérité. 

Ces  histoires  nous  excitaient  contre  les 
Russes;  plusieurs  disaient  :  «  Ah!  pourvu  que 
la  guerre  recommence  bientôt;  ils  en  verront 
des  dures  cette  fois. . .  ce  n'est  pas  fini. . .  ce 
n'est  pas  fini!  »  Leur  colère  me  gagnait 
moi-même,  et  quelquefoisje  pensais  :  «  Joseph, 
est-ce  que  tu  perds  la  tête  mainlenant?  Ces 
Russes  défendaient  leur  pays,  leurs  familles, 
tout  ce  que  les  hommes  ont  de  plus  sacré  dans 
ce  monde.  S'ils  ne  les  avaient  pas  défendus,  on 
aurait  raison  de  les  mépriser.   • 

En  ce  temps,  il  arriva  quelque  chose  d'ex- 
traordinaire. 

Vous  saurez  que  Zébédé,  mon  camarade  de 
lit,  était  le  flls  du  fossoyeur  de  Phalsbourg,  et 
que  nous  l'appelions  quelquefois  entre  nous: 
'  Fossoyeur  •  De  notre  part  cela  ne  lui  faisait 


rien.  Mais  un  soir,  après  l'exercice,  comme  il 
traversait  la  cour,  un  hussard  lui  cria  : 

«  Hé!  Fossoyeur,  arrive  m'aider  à  traîner 
ces  bottes  de  paille.  » 

Zébédé,  s' étant  retourné,  lui  répondit  : 

•  Je  ne  m'appelle  pas  Fossoyeur,  et  vous 
n'avez  qu'à  porter  vos  bottes  de  paille  vous- 
même  !  Est-ce  que  vous  me  prenez  pour  une 
bête?  » 

Alors  l'autre  lui  cria  plus  fort  : 

«  Conscrit,  veux-tu  bien  venir,  ou  gare  !  » 

Zébédé,  avec  son  grand  nez  crochu,  ses  yeux 
gris  et  ses  lèvres  minces,  ne  jouissait  pas  d'un 
bon  caractère.  II  s'approcha  du  hussard  et  lui 
demanda  : 

n  Qu'est-ce  que  vous  dites? 

— Je  te  dis  d'enlever  ces  bottes  de  paille,  et 
lestement,  entends-tu,  conscrit?  » 

C'était  un  vieux  à  moustaches  et  gros  favoris 
roux  taillés  en  brosse,  à  la  mode  de  Chamboran. 
Zébédé  l'empoigna  par  un  de  ses  favoris;  mais 
l'autre  lui  donna  deux  grands  soufflets.  Mal- 
gré tout,  une  poignée  de  favoris  resta  dans  la 
main  de  Zébédé,  et  comme  cette  dispute  avait 
attiré  beaucoup  de  monde,  le  hussard  levant 
le  doigt  lui  dit  : 

«  Conscrit,  demain  matin  tu  recevras  de  mes 
nouvelles. 

— C'est  bon,  fit  Zébédé,  nous  verrons.  J'ai 
aus.si  du  nouveau  pour  vous,  l'ancien.  • 

n  arriva  tout  de  suite  me  raconter  cela,  et 
moi,  sachant  qu'il  n'avait  jamais  tenu  qu'une 
pioche,  je  ne  pus  m'empêcher  de  frémir  pour 
lui. 

«  Ecoute,  Zébédé,  lui  dis-je,  tout  ce  qui  te 
reste  à  faire  maintenant,  puisque  tu  ne  peux 
pas  déserter,  c'est  d'aller  demander  pardon  à 
ce  vieux...  cartons  ces  vieux  ont  des  coups 
terribles,  qu'ils  ont  rapportés  d'Egypte,  d'Es- 
pagne et  d'ailleurs.  Crois-moi  !  Si  tu  veux,  je 
vais  te  prêter  un  écu  pour  aller  lui  payer  bou- 
teille j  ça  l'attendrira.  » 

Mais  lui,  fronçant  les  sourcils,  ne  voulut  rien 
entendre. 

«  Plutôt  que  de  faire  des  excuses,  dit-il,  j'ai- 
merais mieux  aller  «me  pendre  tout  de  suite. 
Je  me  moque  de  tous  les  hussards  ensemble. 
S'il  a  des  coups,  moi  j'ai  le  bras  long,  et  j'en 
ai  aussi  des  coups  au  bout  de  mon  sabre,  des 
coups  qui  entreront  aussi  bien  dans  ses  os  que 
les  siens  dans  ma  chair.  » 

Il  était  encore  indigné  de  ses  soufflets. 

Presque  aussitôt  le  maître  d'armes  Châzy,  le 
caporal  Fleury,  Klipfel,  Furst,  Léger  arrivèrent; 
ils  donnaient  tous  raison  à  Zébédé,  et  le  maître 
d'armes  dit  qu'il  fallait  du  sang  pour  laver  les 
soufllets,  que  c'était  l'honneur  des  nouvelles 
recrues  de  se  battre. 


38 


ROMANS  NATIONAUX. 


Zôbédé  répondit  que  les  Phalsbourgeois  n'a- 
vaient jantais  eu  peur  d'une  saignée,  et  qu'il 
était  prêt.  Alors  le  maître  d'armes  alla  voir  le 
capitaine  de  la  compagnie  ,  nommé  Florentin, 
un  homme  ,  le  plus  magnifique  qu'on  puisse 
s'imaginer,  grand,  sec,  large  des  épaules,  le  nez 
droit,  et  qui  avait  reçu  la  décoration  des  mains 
de  l'Empereur,  à  la  bataille  d'Eylau.  Le  capi- 
taine trouva  que  c'était  tout  simple  de  se  battre 
pour  un  soufflet;  il  dit  même  que  cela  donne- 
rait un  bel  exemple  aux  conscrits,  et  que  si 
Zébédé  ne  se  battait  pas ,  il  serait  indigne  de 
rester  au  3»  bataillon  du  6'. 

Toute  cette  nuit-là  je  ne  pus  fermer  l'œil  ; 
j'entendais  mon  camarade  ronfler  et  je  pensais  : 
«  Pauvre  Zébédé,  demain  soir  tu  ne  ronfleras 
plus  I  •  Je  frissonnais  d'être  couché  près  d'un 
homme  pareil.  Enfin,  je  venais  de  m'endormir 
vers  le  petit  jour,  quand  tout  à  coup  je  sens  un 
air  très-froid;  j'ouvre  les  yeux  ,  et  qu'est-ce 
que  je  vois?  le  vieux  hussard  roux,  qui  avait 
enlevé  la  couverture  de  notre  lit  et  qui  disait  : 

«  Allons ,  debout,  fainéant,  je  vais  t'appren- 
dre  de  quel  bois  je  me  chauffe.  » 

Zébédé  se  leva  tranquillement  et  répondit  : 

•  Je  dormais,  vétéran,  je  doi-mais.  » 
L'autre  ,   en    s'entendant  appeler  vétéran, 

voulut  tomber  sur  mon  camarade  ;  mais  deux 
grands  gaillards  qui  lui  servaient  de  témoins 
l'arrêtèrent,  et  d'ailleurs  tous  les  Phalsbour- 
geois étaient  aussi  là. 

«  Voyons...  voyons...  dépêchons!...  »  criait 
le  vieux. 

Mais  Zébédé  s'habillait  sans  se  presser.  Au 
bout  d'un  instant,  il  dit  : 

'  Est-ce  que  nous  aurons  la  permission  de 
sortir  du  quartier,  les  anciens? 

—  Derrière  le  violon,  il  y  a  de  la  place  pour 
s'aligner,  »  répondit  un  des  hussards. 

C'était  un  endroit  plein  d'orties ,  derrière  la 
hotte  du  violon  ;  un  mur  l'entourait ,  et  de  nos 
fenêtres  on  le  voyait  très-bien  ;  il  se  trouvait 
juste  au-dessous,  du  côté  de  la  rivière. 

Zébédé  mit  sa  capote  ,  et  dit  en  se  tournant 
de  mon  côté  : 

•  Joseph,  et  toi,  Klipfel,  je  vous  choisis  pour 
mes  témoins.  » 

Mais  je  secouai  la  tête. 

«  Eh  bien,  P'urst,  arrive  !  »  dit-il. 

Et  tous  ensemble  descendirent  l'escalier. 

Je  croyais  Zébédé  perdu;  cela  me  faisait 
beaucoup  de  peine  ,  et  je  pensais  :  «  Voilà  que 
non -seulement  les  Russes  et  les  Prussiens  nous 
exterminent,  il  faut  encore  que  les  nôtres  s'en 
mêlent.  » 

Toute  la  chambrée  était  aux  fenêtres;  moi 
seul,  derrière,  je  restai  assis  sur  mon  lit.  Au 
bout  de  cinq  minutes ,  le  bruit  des  sabres  en 


bas  me  rendit  tout  blanc  ;  je  n'avais  plus  une 
goutte  de  sang  dans  les  veines. 

Mais  cela  ne  dura  pas  longtemps ,  car  tout  à 
coup  Khpfel  s'écria  :  •  Touché  !  » 

Alors  je  ne  sais  comment  j'arrivai  près  d'une 
fenêtre,  et,  regardant  par-dessus  les  autres,  je 
vis  le  hussard  appuyé  contre  le  mur,  et  Zébédé 
qui  se  relevait,  le  sabre  tout  rouge  de  sang.  Il 
avait  glissé  sur  les  genoux  pendant  la  bataille; 
le  sabre  du  vieux,  qui  se  fendait,  avait  passé 
sur  son  épaule,  et  lui,  sans  perdre  une  seconde, 
avait  enfoncé  le  sien  dans  le  ventre  du  hussard. 
S'il  n'avait  pas  eu  le  bonheur  de  gUsser,  le 
vieux  lui  perçait  le  cœur. 

Voilà  ce  que  je  vis  en  bas  d'un  coup  d'oeil. 

Le  hussard  s'affaissait  contre  le  mur,  ses  lé- 
moins  le  soutenaient  aux  bras,  et  Zébédé,  pâle 
comme  un  mort,  regardait  son  sabre,  tandis 
que  Klipfel  lui  tendait  sa  capote. 

Presque  aussitôt  on  battit  la  diane ,  et  nous 
descendîmes  à  l'appel  du  matin.  Cela  se  passait 
le  18  février.  Le  même  jour  nous  reçûmes  l'or- 
dre de  faire  notre  sac ,  et  nous  pariîmes  de 
Francfort  pour  Séligensladt,  où  nous  restâmes 
jusqu'au  8  mars.  Alors  toutes  les  recrues  con- 
naissaient le  maniement  du  fusil  et  l'école  de 
peloton.  Do  Séligenstadt ,  nous  partîmes  le 
9  mars  pour  Schweinheim,  et  le  24  mars  1813, 
le  bataillon  se  réunit  à  la  division  à  Aschaffen- 
bourg,  où  le  maréchal  Noy  nous  passa  la  revue. 

Le  capitaine  de  la  compagnie  s'appelait  Flo- 
rentin ,  le  lieutenant  Bretonville  ,  le  comman- 
dant du  bataillon  Gémeau,  le  capitaine  adju- 
dant-major Vidal,  le  colonel  du  régiment  Zap- 
fel,  le  général  de  la  brigade  Ladoucette,  et  le 
général  de  la  division  Souham  :  —  tout  soldat 
doit  savoir  cela,  s'il  ne  veutpas  marcher  comme 
un  aveugle. 


XI 


La  fonte  des  neiges  avait  commencé  le  IS  ou 
le  19  mars.  Je  me  rappelle  que  pendant  la 
grande  revue  d'Aschaffenbourg ,  sur  un  large 
plateau  d'où  l'on  découvre  le  Mein  à  perte  de 
vue,  la  pluie  ne  cessa  point  de  tomber  depuis 
dix  heures  du  matin  jusqu'à  trois  heures  de 
l'après-midi.  Nous  avions  à  notre  gatfobe  un 
château,  dont  les  gens  regardaient  par  do  hau- 
tes fenêtres,  bien  à  leur  aise,  pendant  que  l'eau 
nous  coulait  dans  les  souliers.  A  droite  bouil- 
lonnait la  rivière,  que  l'on  voyait  comme  à 
travers  un  brouillard. 

Pour  nous  rafraîchir  encore  les  idées,  à  cha- 


HISTOIRE  D'UN   CONSCRIT   DE   1813. 


39 


que  instant  on  nous  criait  :  «  Portez  arme  I 
Arme  bras  !  » 

Le  maréchal  s'avançait  lentement,  au  milieu 
de  son  état -major.  Ce  qui  consolait  Zébédé, 
c'était  que  nous  allions  voir  le  brave  des  bra- 
ves. Moi,  je  pensais  :  «  Si  je  pouvais  le  voir  au 
coin  du  feu,  ça  me  ferait  plus  de  plaisir.  » 

Enfin  il  arriva  devant  nous  ,  et  je  le  vois 
encore  avec  son  grand  chapeau  trempé 
de  pluie,  son  habit  bleu  couvert  de  broderies 
et  ses  grandes  bottes.  C'était  un  bel  homme, 
d'un  blond  roux ,  le  nez  relevé ,  les  yeux 
vifs,  et  qui  paraissait  terriblement  solide. 
Il  n'était  pas  fier,  car,  comme  il  passait  devant 
la  compagnie,  et  que  le  capitaine  lui  présentait 
les  armes ,  tout  à  coup  il  se  retourna  sur  son 
grand  cheval  et  dit  tout  haut  : 

«  Tiens,  c'est  Florentin  !  • 

Alors  le  capitaine  se  redressa  sans  savoir  que 
répondre.  Il  paraît  que  le  maréchal  et  lui 
avaient  été  simples  soldats  ensemble  du  temps 
de  la  République.  Le  capitaine  à  la  fin  répon- 
dit : 

«  Oui,  maréchal,  c'est  Sébastien  Florentin. 

—  Ma  foi,  Florentin,  dit  le  maréchal  en  éten- 
dant le  bras  du  côté  de  la  Russie  ,  je  suis  con- 
tent de  te  revoir;  je  te  croyais  couché  là-bas.  » 

Toute  notre  compagnie  était  contente,  et  Zé- 
bédé me  dit  : 

«  Voilà  ce  qui  s'appelle  un  homme;  je  me 
ferais  casser  la  tête  pour  lui  !  » 

Je  ne  voyais  pas  pourquoi  Zébédé  voulait  se 
faire  casser  la  tête,  parce  que  le  maréchal  avait 
dit  bonjour  à  son  vieux  camarade. 

C'est  tout  ce  qui  me  revient  d'Aschaffenbourg. 

Le  soir  nous  rentrâmes  manger  la  soupe  à 
Schweinheim,  un  endroit  riche  en  vins,  en 
chanvre,  en  blé,  où  presque  tout  le  monde  nous 
regardait  de  travers. 

Nous  logions  à  trois  ou  quatre  dans  les  mai- 
sons, comme  des  garnisaires,  et  nous  avions 
tous  les  jours  de  la  viande,  soit  du  bœuf,  soit 
3u  lard  ou  dumouton.  Le  pain  de  ménage  était 
très-bon,  et  le  vin  aussi.  Mais  plusieurs  d'en- 
tre nous  avaient  l'air  de  trouver  tout  mauvais, 
croyant  se  faire  passer,  par  ce  moyen,  pour  de' 
grands  seigneurs;  ils  se  trompaient  bien,  car 
j'entendais  les  bourgeois  dire  en  allemand  : 

1  Ceux-là,  dans  leur  pays,  sont  des  mendiants! 
Si  l'on  allait  voir  en  France,  on  ne  trouverait 
pas  seulement  des  pommes  de  terre  dans  leur 
cave.  » 

Et  jamais  ils  ne  se  trompaient,  ce  qui  m'a 
fait  penser  souvent  depuis,  que  les  gens  si  dif- 
ficiles chez  les  autres  sont  de  pauvres  diables 
chez  eux. 

Enfiï.  pour  ma  part,  j'étais  bien  content 
d'être  gobergé  de  cette  façon,  et  j'aurais  voulu 


voir  durer  cela  toute  la  campagne.  Deux  cons- 
crits de  Saint-Dié  étaient  avec  moi  chez  le 
maître  de  poste  du  village,  dont  presque  tous 
les  chevaux  avaient  été  mis  en  réquisition  pour 
no'lre  cavalerie.  Cela  ne  devait  pas  le  rendre 
de  bonne  humeur,  mais  il  ne  disait  rien  et 
fumait  sa  pipe  derrière  le  fourneau  du  matin 
au  soir.  Sa  femme  était  grande  et  forte,  et  ses 
deux  filles  étaient  bien  jolies.  Elles  avaient 
peur  de  nous  et  se  sauvaient  lorsque  nous  re- 
venions de  l'exercice,  ou  de  monter  la  garde 
au  bout  du  village. 

Le  soir  du  quatrième  jour,  comme  nous  fi- 
nissions de  souper,  arriva  vers  sept  heures  un 
vieillard  en  capote  noire,  la  tête  blanche  et  la 
figure  tout  à  fait  respectable.  11  nous  salua, 
puis  il  dit  en  allemand  au  maître  de  poste  : 

•  Ce  sont  de  nouvelles  recrues? 

— Oui,  monsieur  Stenger,  répondit  l'autre, 
nous  ne  serons  jamais  débarrassés  de  ces  gens- 
là.  Si  je  pouvais  les  empoisonner  tous,  ce 
serait  bientôt  fait.  » 

Je  me  retournai  tranquillement  et  je  lui  dis; 

«  Je  connais  l'allemand. . .  ne  dites  pas  de 
pareilles  choses.  » 

A  peine  le  maître  de  poste  m'eut-il  entendu, 
que  sa  grande  pipe  lui  tomba  presque  do  la 
main. 

«  Vous  êtes  bien  imprudent  en  paroles, 
monsieur  Kalkreuth  !  dit  le  vieillard  ;  si  d'au- 
tres que  cejeune  homme  vous  avaiententendu, 
songez  à  ce  qui  vous  arriverait. 

—C'est  une  manière  de  parler,  répondit  le 
gros  homme.  Que  voulez-vous?  quand  on  vous 
prend  tout,  quand  on  vous  dépouille  pendant 
des  années,  à  la  fin  on  ne  sait  plus  ce  qu'il 
faut  dire,  et  l'on  parle  à  tort  et  à  travers.  » 

Le  vieillard,  qui  n'était  autre  que  le  pasteur 
de  Schweinheim,  vint  alors  me  saluer  et  me 
dit: 

«  Monsieur,  votre  manière  d'agir  est  celle 
d'un  honnête  homme  ;  croyez  que  M.  Kalkreuth 
est  incapable  de  faire  du  mal,  même  à  nos  en- 
nemis. 

— Je  le  pense  bien,  monsieur,  lui  répondis- 
je,  sans  cela  je  ne  mangerais  pas  de  ses  sau- 
cisses d'aussi  bon  cœur.  » 

Le  maître  de  poste,  en  entendant  ces  mots, 
se  mit  à  rire,  ses  deux  grosses  mains  sur  son 
ventre  comme  un  enfant,  et  s'écria  : 

•  Je  n'aurais  jamais  cru  qu'un  Français  me 
ferait  rire.  » 

Mes  deux  camarades  étaient  de  garde,  ils  sor- 
tirent, je  restai  seul.  Alors  le  maître  de  poste 
alla  chercher  une  bouteille  de  vieux  vin;  il 
s'assit  à  la  table  et  voulut  trinquer  avec  moi, 
ce  que  je  fis  volontiers.  Et  depuis  ce  jour  jus- 
qu'à notre  départ,  ces  gens  eurent  beaucoup 


% 


40 


ROMANS   NATIONAUX 


Tout  le  bataillon  descendit  au  llhin.  (Page  35.) 


de  confiance  en  moi.  Chaque  soir  nous  causions 
au  coin  du  feu;  le  pasteurarrivait,  et  les  jeunes 
filles  elles-mêmes  descendaient  pour  écouler. 
Elles  étaient  blondes  avec  des  yeux  bleus;  l'une 
pouvait  avoir  dix-huit  ans,rautTe  vingt;  je 
leur  trouvais  un  air  de  ressemblance  avec  Ca- 
therine qui  me  remuait  le  cœur. 

On  savait  que  j'avais  une  amoureuseau  pays, 
parce  que  je  n'avais  pu  m'empècher  de  le  dire, 
et  cela  les  attendrissait. 

Le  maître  de  poste  se  plaignait  amèrement 
des  Français  ;  le  pasteur  disait  que  c'était  une 
nation  vaniteuse  et  peu  chaste,  et  que,  par 
ces  motifs,  toute  l'Allemagne  allait  se  lever 
contre  nous;  qu'on  était  las  des  mauvaises 
mœurs  de  nos  soldais  et  de  l'avidité  de  nos 
généraux,  et  qu'on  avait  formé  le  Tugend- 


■  Dund  *  pour  nous  combattre. 

«  Dans  les  premiers  temps,  me  disait-il,  vous 
nous  parliez  de  Liberté,  nous  aimions  à  en- 
tendre cela,  et  nosvœux  étaient  plutôt  pour  vos 
armées  que  pour  celles  du  roi  de  Prusse  et  de 
J'empereur  d'Autriche;  vous  faisiez  la  guerre 
à  nos  soldats  et  non  pas  à  nous;  vous  souteniez 
des  idées  que  tout  le  monde  trouvait  justes  et 
grandes,  et  voilà  pourquoi  vous  n'aviez  pas  af- 
faire aux  peuples,  mais  à  leurs  maîtres.  Au- 
jourd'hui, c'estbien  différent,  toute  l'Allemagne 
va  marcher,  toute  la  jeunesse  va  se  lever,  et 
c'est  nous  qui  parlerons  de  Liberté,  de  Vertu, 
de  Justice  à  la  France.  Celui  qui  parle  de  ces 
choses  est  toujours  le  plus  fort,  parce  qu'il  n'a 

*  Lien  de  la  rerttt. 


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HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813 


41 


On  voyait  à  peine  les  (jloiles  entre  les  cheminées.  (Page  36.) 


I 


contre  lui  que  les  gueux  de  tous  les  paj's,  et 
parce  qu'il  a  pour  lui  la  jeunesse,  le  courage 
les  grandes  idées,  tout  ce  qui  vous  élève  l'âme 
au-dessus  de  l'égoïsme,  et  qui  vous  fait  sacri- 
fier la  vie  sans  regret.  Vous  avez  eu  cela  long- 
temps, mais  vous  n'en  avez  plus  voulu.  Vos 
généraux,  dans  le  temps,  je  m'en  souviens,  se 
battaient  pour  la  Liberté,  ils  couchaient  sur  la 
paille,  dans  les  granges,  comme  de  simples 
soldats  :  c'étaient  de  terribles  hommes!  Main- 
tenant il  leur  faut  des  canapés,  ils  sont  plus 
nobles  que  nos  nobles  et  plus  riches  que  nos 
banquiers.  Cela  fait  que  la  guerre,  la  plus  belle 
chose  autrefois,  — un  art,  un  sacrifice,  un  dé- 
vouement à  lapatrie,  —  estdevenueun métier, 
qui  rapporte  plus  qu'une  boutique.  C'est  tou- 
jours très-noble,  puisqu'on  porte  des  épaulettes, 


mais  il  y  a  pourtant  une  différence  entre  ac 
battre  pour  des  idées  éternelles,  et  se  battre 
pour  enrichir  sa  boutique. 

«  Aujourd'hui,  c'est  notre  tour  déparier  de  Li- 
berté, et  de  Patrie  :  voilà  pourquoi  je  pense  que 
cette  guerre  vous  sera  funeste.  Tous  les  êtres 
qui  pensent,  depuis  les  simples  étudiants  jus- 
qu'aux professeurs  de  théologie,  vont  marcher 
contre  vous.  Vous  avez  à  votre  tê  te  le  plus  grand 
général  du  monde,  mais  nous  avons  la  justice 
éternelle.  Vous  croyez  avoir  pour  vous  les 
Saxons,  les  Bavarois,  les  Badois  et  les  Hessois; 
détrompez-vous  :  les  enfants  de  la  vieille  Alle- 
magne savent  bien  que  le  plus  grand  crime  et 
la  plus  grande  honte,  c'est  de  se  battre  contre 
ses  frères.  Que  les  rois  fassent  des  alliances,  les 
peuples  seront  contre  vous  malgré  ces  alliances; 


42 


HOMANS    NATIONAUX.- 


ils  défendront  leur  sang,  leur  patrie  :  ce  que 
Dieu  nous  force  d'aimer  et  qu'on  ne  peut  trahir 
sans  crime.  Tout  va  vous  tomber  sur  le  dos; 
les  Autrichiens  vous  massacreront  s'ils  peuvent, 
malgré  le  mariage  de  Marie-Louise  et  de  votro 
Empereur  ;  on  commence  à  voir  que  les  inté- 
rêts des  rois  ne  sont  pas  tout  en  ce  monde,  et 
le  plus  grand  génie  ne  peut  pas  changer  la  na- 
ture des  choses.  » 

Ainsi  parlait  ce  pasteur  d'un  ton  grave;  je 
ne  comprenais  pas  alors  très-bien  ses  discours 
et  je  pensais  :  «  Les  mots  sont  des  mots  et  les 
coups  de  fusil  sont  des  coups  de  fusil.  Si  nous 
ne  rencontrons  que  des  étudiants  et  dos  pro- 
fesseurs de  théologie  pour  nous  livrer  bataille, 
tout  ira  bien.  Et  quant  au  reste,  la  discipline 
empêchera  toujours  les  lîessois,  les  Bavarois 
et  les  Saxons  de  tourner,  comme  elle  nous  force 
bien  de  nous  battre,  nous  autres  Français, 
quoique  plus  d'un  n'en  ait  pas  envie.  Est-ce 
que  le  soldat  n'obéit  pas  au  caporal,  le  caporal 
au  sergent,  ainsi  de  suite  jusqu'au  maréchal, 
qui  fait  ce  que  le  roi  veut?  On  voit  bien  que  ce 
pasteur  n'a  jamais  servi  dans  un  régiment, 
sans  cela  il  saurait  que  les  idées  ne  sont  rien, 
et  que  la  consigne  est  tout  ;  mais  je  ne  veux 
pas  le  contredire,  le  maître  de  poste  ne  m'ap- 
porterait plus  une  bouteille  de  vin  après  le 
souper.  Qu'ils  pensent  ce  qui  leur  plaira,  tout 
ce  que  je  souhaite,  c'est  que  nous  ne  rencon- 
trions que  des  théologiens.  » 

Pendant  que  nous  étions  à  causer  ainsi,  tout 
à  coup,  le  27  mars  au  matin,  l'ordre  de  partir 
arriva.  Le  bataillon  alla  coucher  àLauterbach, 
puis  le  lendemain  à  Nevv-Kirchen,  et  nous  ne 
fîmes  plus  que  marcher,  marcher  toujours. 
Ceux  qui  ne  s'habituèrent  pas  alors  à  porter  le 
sac  ne  pouvaient  pas  se  plaindre  du  manque 
d'exercice  ;  car,  Dieu  merci,  nous  faisions  du 
chemin!  Moi,  je  ne  suais  plus  depuis  long- 
temps, avec  mes  cinquante  cartouches  dans 
ma  giberne,  mon  sac  et  mon  fusil  sur  l'épaule, 
et  je  ne  sais  pas  si  je  boitais  encore. 

Nous  n'étions  pas  les  seuls  en  mouvement  : 
tout  marchait,  partout  on  rencontrait  des  régi- 
ments en  route,  des  détachements  de  cavalerie, 
des  lignes  de  canons,  des  convois  de  poudre  et 
de  boulets,  et  tout  cela  s'avançait  vers  Erfurt, 
comme,  après  une  grande  averse,  des  milliers 
de  ruisseaux  vont  par  tous  les  chemins  à  la  ri- 
vière. 

Nos  sergents  se  disaient  entre  eux  :  «  Nous 
approchons....  ça  va  chauffer!  »  Et  nous  pen- 
sions: «  Tant  mieux!  Ces  gueux  de  Prussiens 
et  de  Russes  sont  cause  qu'on  nous  a  pris  :  s'ils 
étaient  restés  tranquilles,  nous  serions  encore 
en  France  I  » 

Cette  idée  nous  donnait  de  raigreur^ 


Et  puis  partout  on  trouve  des  gens  qui  n'ai- 
ment qu'à  se  battre  :  Klipfel  et  Zébédé  ne  par- 
laient que  de  tomber  sur  les  Prussiens,  et  moi, 
pour  n'avoir  pas  l'air  moins  courageux  que  les 
autres,  je  disais  aussi  que  cela  me  réjouis- 
sait. 

Le  8  avril,  le'bataillon  entra  dans  la  citadelle 
d'Erfurt,  une  place  très-forte  et  très-riche.  Je 
me  souviendrai  toujours  qu'au  moment  où  l'on 
faisait  rompre  les  rangs  sur  la  place,  devant  la 
caserne,  le  vaguemestre  remit  un  paquet  de 
lettres  au  sergent  de  la  compagnie.  Dans  le 
nombre  il  s'en  trouvait  une  pour  moi.  Je  re- 
coniuis  tout  de  suite  l'écriture  de  Catherine,  ce 
qui  me  produisit  un  si  grand  effet  que  mes  ge- 
noux en  tremblaient! 

Zébédé  prit  mon  fusil  en  disant  :  »  Arrive?  » 

Il  était  aussi  bien  content  d'avoir  des  nou- 
velles de  Phalsbourg. 

J'avais  caché  ma  lettre  au  fond  de  ma  porhe, 
et  tous  ceux  du  pays  me  suivaient  pour  l'en- 
tendre lire.  Mais  je  voulus  être  assis  sur  mon 
lit,  bien  tranquille  avant  de  l'ouvrir,  et  seule- 
ment lorsqu'on  nous  eut  casernes  dans  un  coin 
de  la  Finckmatt  et  que  mon  fusil  fut  au  râtelier, 
je  commençai.  Tous  les  autres  étaient  penchés 
sur  mon  dos.  Les  larmes  me  coulaient  le  long 
des  joues,  parce  que  Catherine  me  racontait 
qu'elle  priait  pour  moi. 

Et  les  camarades,  en  entendant  cela,  disaient: 

•  Nous  sommes  silrs  qu'on  prie  aussi  pour 
nousl » 

L'un  parlait  de  sa  mère,  l'autre  de  ses  sœurs, 
l'autre  de  son  amoureuse. 

A  la  fin,  M.  Goulden  avait  écrit  que  toute  la 
ville  se  portait  bien,  que  je  devais  prendre  cou- 
rage, que  ces  misères  n'auraient  qu'un  temps. 
Il  me  chargeait  surtout  de  prévenir  les  cama- 
rades qu'on  pensait  à  eux,  et  que  leurs  parents 
se  plaignaient  de  ne  pas  recevoir  un  seul  mot 
de  leurs  nouvelles. 

Cette  lettre  fut  une  grande  consolation  pour 
nous  tous. 

Et  quand  je  songe  que  nous  étions  alors  le 
8  avril  et  que  bientôt  allaient  commencer  les 
batailles,  je  la  regarde  c.omme  un  dernier  adieu 
du  pays  pour  la  moitié  d'entre  nous  :  —  plu- 
sieurs ne  devaient  plus  entendre  parler  do  leurs 
parents,  de  leurs  amis,  de  ceux  qui  les  aimaient 
en  ce  monde. 


xn 

Tout  cela,  comme  disait  le  sergent  Pinto,  n'é- 
tait encore  que  le  commencement  de  la  fête, 
car  la  danse  allait  venir. 


HISTOIRE   D'UN   CONSCRIT   DE   1813. 


43 


En  attendant,  nous  faisions  le  service  de  la 
citadelle  avec  un  bataillon  du  27",  et,  du  haut 
des  remparts,  nous  voyions  tous  les  environs 
couverts  de  troupes,  les  unes  au  bivac,  les 
autres  cantonnées  dans  les  villages. 

Le  18,  en  revenant  de  monter  la  garde  à  la 
pi  M  te  de  Warthau,  le  sergent  qui  m'avait  pris 
en  amitié  me  dit  : 

«  Fusilier  Bertlia,  l'Empereur  est  arrivé.  • 

Personne  n'avait  encore  entendu  parler  de 
cela,  et  je  lui  répondis  : 

«  Sauf  votre  respect,  sergent,  je  viens  de 
prendre  un  petit  verre  avec  le  sapeur  Merlin, 
en  planton'Ja  nuit  dernière  à  la  porte  du  géné- 
ral, il  ne  m'a  rien  raconté  de  ces  choses.  • 

Alors,  lui,  clignant  de  l'œil,  dit  : 

«  Tout  se  remue,  tout  est  en  l'air. . .  Tu  ne 
comprends  pas  encore  ça,  conscrit ,  mais  il  est 
là,  je  le  sens  jusqu'à  la  pointe  des  pieds.  Quand 
il  n'est  pas  arrivé,  tout  ne  va  que  d'une  aile  ;  et 
maintenant,  tiens,  là-bas,  regarde  ces  estafettes 
qui  galopent  sur  les  routes,  tout  commence  à 
revivre.  Attends  la  première  danse,  attends,  et 
tu  verras  :  les  Kaiserliks  et  les  Cosaques  n'ont 
pas  besoin  de  leurs  lunettes  pour  voir  s'il  est 
avec  nous;  ils  le  sentent  tout  de  suite.  » 

En  parlant  ainsi,  le  sergent  riait  dans  ses 
longues  moustaches. 

J'avais  des  pressentiments  qu'il  pouvait  m'ar- 
river  de  grands  malheurs,  et  j'étais  pourtant 
forcé  ae  faire  bonne  mine. 

Enfin,  le  sergent  ne  se  trompait  pas,  car  ce 
même  jour,  vers  trws  heures  de  l'après-midi, 
toutes  les  troupes  cantonnées  autour  de  la  ville 
se  mirent  en  mouvement,  et,  sur  les  cinq  heu- 
res, on  nous  fit  prendre  les  armes  :  le  maré- 
chal prince  de  la  Moskowa  entrait  en  ville,  au 
milieu  d'une  grande  quantité  d'olTiciers  et  de 
généraux  qui  formaient  son  état-major:  pres- 
que aussitôt,  le  général  Souham,  un  homme 
de  six  pieds ,  tout  gris ,  entra  dans  la  cita- 
delle et  nous  passa  en  revue  sur  la  place.  Il 
nous  dit  d'une  voix  forte,  que  tout  le  monde 
put  entendre  : 

•  Soldats  !  vous  allez  faire  partie  de  l'avant- 
garde  du  3'  corps;  tâchez  de  vous  souvenir 
que  vous  êtes  Français.  Vive  l'Empereur!  » 

Alors  tout  le  monde  cria  «  Vive  l'Empereur!  » 
et  cela  produisit  un  effet  terrible  dans  les  échos 
de  la  place. 

Le  général  repartit  avec  le  colonel  Zapfel. 

Cette  nuit  même,  nous  fûmes  relevés  parles 
Hessois,  et  nous  quittâm.es  Erfurt  avec  le  10» 
hussard  et  un  régiment  de  chasseurs  badois. 
A  six  ou  sept  heures  du  matin,  nous  érlions  de- 
vant la  ville  do  Weimar,  et  nous  voyions  au 
soleillevant  des  jardins,  des  églises,  des  mai- 
son.s,  avec  un  vieux  château  sur  la  droite. 


On  nous  fit  bivaquer  dans  cet  endroit,  et  les 
hussards  partirent  en  éclaireurs  dans  la  ville. 
Vers  neuf  heures,  pendant  que  nous  faisions 
la  soupe,  tout  à  coup  nous  entendîmes  au  loin 
un  pétillement  de  coups  de  fusil;  nos  hussards 
avaient  rencontré  dans  les  rues  des  hussards 
prussiens,  ils  se  battaient  et  se  tiraient  des 
coups  de  pistolet.  Mais  c'était  si  loin,  que  nous 
ne  voyions  pour  ainsi  dire  rien  de  ce  combat. 

Au  bout  d'une  heure,  les  hussards  revinrent; 
ils  avaient  perdu  deux  hommes.  C'est  ainsi  que 
commença  la  campagne. 

Nous  restâmes  là  cinq  jours,  pendant  lesquels 
tout  le  3»  corps  s'avança.  Comme  nous  étions 
l'avant-gardc,  il  fallut  repartir  en  avant,  du 
côté  de  Suiza  et  de  Warthau.  C'est  alors  que 
nous  vîmes  l'ennemi  :  des  Cosaques  qui  se  re- 
tiraient toujours  hors  de  portée  de  fusil,  et  plus 
ces  gens  se  retiraient,  plus  nous  prenions  de 
courage. 

Ce  qui  m'ennuyait,  c'était  d'entendre  Zébédé 
dire  d'un  air  de  mauvaise  humeur  : 

»  Ils  ne  s'arrêteront  donc  jamais?  ils  ne  s'ar- 
rêteront donc  jamais? 

Je  pensais  :  •  S'ils  s'eo  vont,  qu'est-ce  que 
nous  pouvons  souhaiter  de  mieux  ?  Nous  au- 
rons gagné  sans  avoir  eu  de  mal.  » 

Mais,  à  la  fin,  ils  firent  halte  de  l'autre  côté 
d'une  rivière  assez  large  et  profonde;  et  nous 
en  vîmes  une  quantité  qui  nous  attendaient 
pour  nous  hacher,  si  nous  avions  le  malheur 
de  passer  cette  rivière. 

C'était  le  29  avril,  il  commençait  à  se  faire 
tard,  on  ne  pouvait  voir  de  plus  beau  soleil 
couchant.  De  l'autre  côté  de  l'eau  s'étendait  une 
plaine  à  perte  de  vue,  et,  sur  le  bandeau  rouge 
du  ciel,  fourmillaient  ces  cavahers,  avec  des 
shakos  recourbés  en  avant,  des  vestes  vertes, 
une  petite  giberne  sousle  bras  et  des  pantalons 
bleu-de-ciel  ;  il  y  avait  aussi  derrière  des  quan- 
tités de  lances  :  le  sergent  Pinto  les  reconnut 
pour  être  des  chasseurs  russes  à  cheval  et  des 
Cosaques.  Il  reconnut  aussi  la  rivière,  et  dit 
que  c'était  la  Saale. 

On  s'approcha  le  plus  près  qu'on  put  de  l'eau, 
pour  tirer  des  coups  de  fusil  aux  cavaliers,  qui 
se  retirèrent  plus  loin,  et  disparurent  même 
au  fond  du  ciel  rouge.  On  établit  alors  le  bivac 
près  delà  rivière,  on  plaça  les  sentinelles.  Nous 
avions  laissé  sur  notre  gauche  un  grand  vil- 
lage; un  détachement  s'y  rendit,  pour  tâcher 
d'avoir  de  la  viande  en  la  payant,  car  depuis 
l'arrivée  de  l'Empereur,  on  avait  l'ordre  de 
tout  payer. 

Dans  la  nuit,  comme  nous  faisions  la  soupe, 
d'autres  régiments  de  la  division  arrivèrent  ; 
ils  établirent"a«ssi  leurs  bivacs  le  long  de  la 
rive,  et  c'était  quelque  chose  de  magnifique  que 


44 


ROMANS   NATIONAUX. 


ces  traînées  de  feu  tremblotant    sur  l'eau. 

Personne  n'avait  envie  de  dormir;  Zébédé, 
Klipfel,  Farst  et  moi,  nous  étions  à  la  même 
gamelle,  et  nous  disions  en  nous  regardant  : 

•  C'est  demain  que  ça  va  chauffer,  si  nous 
voulons  passer  la  rivière!  Tous  les  camarades 
de  Phalsbourg,  qui  prennent  leur  chope  à  la 
brasserie  de  ï Homme  Sauvage,  ne  se  doutent 
pas  que  nous  sommes  assis  à  cet  endroit,  au 
bord  dune  rivière,  à  manger  un  morceau  de 
vache,  et  que  nous  allons  coucher  sur  la  terre, 
attraper  des  rhumatismes  pour  nos  vieux  jours, 
sans  parler  des  coups  de  sabre  et  de  fusil  qui 
nous  sont  réservés,  peut-être  plus  tôt  que  nous 
ne  pensons. 

— Bah!  disait  KHpfel,  ça,  c'est  la  vie.  Je  me 
moque  bien  de  dormir  dans  du  coton  et  de 
passer  un  jour  comme  l'autre!  Pour  vivre,  il 
faut  être  bien  aujourd'hui,  mal  demain  ;  de 
cette  façon  le  changement  est  agréable.  Et 
quant  aux  coups  de  fusil,  de  sabre  et  de  baïon- 
nette. Dieu  merci,  nous  en  rendrons  autant 
qu'on  nous  en  donnera. 

— Oui,  faisait  Zébédé  en  allumant  sa  pipe, 
pour  mon  compte,j'espère  bien  que,  si  je  passe 
l'arme  à  gauche,  ce  ne  sera  pas  faute  d'avoir 
rendu  les  coups  qu'on  m'aura  portés.  » 

Nous  causions  ainsi  depuis  deux  ou  trois 
heures;  Léger  s'était  étendu  dans  sa  capote,  les 
pieds  à  la  flamme  et  dormait,  lorsque  la  sen- 
tinelle cria  : 

«  Oui  vive?  »  à  deux  cents  pas  de  nous. 

«  France! 

— Quel  régiment? 

— 6»  léger.  » 

C'était  le  maréchal  Ney  et  le  général  Brenier, 
avec  des  officiers  de  pontonniers  et  des  canons. 
Le  maréchal  avait  répondu  6°  léger,  parce 
qu'il  savait  d'avance  oùnous  étions  :  celanous 
réjouit  et  même  nous  rendit  flers.  Nous  le  vî- 
mes passer  à  cheval,  avec  le  général  Souham 
et  cinq  ou  six  autres  ofQciers  supérieurs,  et 
malgré  la  nuit,  nous  les  reconnûmes  très-bien; 
le  ciel  était  tout  blanc  d'étoiles,  la  lunemontait, 
on  y  voyait  presque  comme  en  plein  jour. 

Ils  s'arrêtèrent  dans  un  coude  de  la  rivière, 
où  l'on  plaça  six  canons,  et  presque  aussitôt 
après  les  pontonniers  arrivèrent  avec  une  lon- 
gue file  de  voitures  chargées  de  madriers,  de 
pieux  et  de  tout  ce  qu'il  fallait  pour  jeter  deux 
ponts.  Nos  hussards  couraient  le  long  de  la 
rive  ramasser  les  bateaux,  les  canonniers  étaient 
à  leurs  pièces,  pour  balayer  ceux  qui  vou- 
draient empêcher  l'ouvrage.  Longtemps  nous 
regardâmes  avancer  ce  travail.  De  tous  côtés 
on  entendait  crier:  «  Qui  vive?  —  Qui  vive?  » 
C'étaient  les  régiments  du  3«  corps  qui  arri- 
vaient. 


A  lapointe  du  jour,  je  finis  par  m'endormir; 
il  fallut  que  Klipfel  me  secouât  pour  m  éveiller. 
On  battait  le  rappel  dans  tou  tes  les  directions;  les 
ponts  étaient  finis,  on  allait  traverser  la  Saale. 

Il  tombait  une  forte  rosée;  chacun  se  dépê- 
chait d'essuyer  son  fusil,  de  rouler  sa  capote 
et  de  la  boucler  sur  son  sac.  On  s'aidait  l'un 
l'autre,  on  se  mettait  en  rang.  Il  pouvait  être 
alors  quatre  heures  du  matin.  Tout  était  gris 
à  cause  du  brouillard  qui  montait  de  la  rivière. 
Déjà  deux  bataillons  passaient  sur  les  ponts,  les 
soldats  à  la  file,  les  officiers  et  le  drapeau  au 
milieu.  Cela  produisait  un  roulement  sourd. 
Les  canons  et  les  caissons  passèrent  ensuite. 

Le  capitaine  Florentin  venait  de  nous  faire 
renouveler  les  amorces,  lorsque  le  général 
Souham,  le  général  Chemineau,  le  colonel  Zap- 
fel  et  notre  commandant  arrivèrent.  Le  batail- 
lon se  mit  en  marche.  Je  regardais  toujours  si 
les  Russes  n'accouraient  pas  au  grand  galop, 
mais  rien  ne  bougeait. 

A  mesure  qu'on  arrivait  sur  l'autre  rive, 
chaque  régiment  formait  le  carré,  l'arme  au 
pied.  Vers  cinq  heures,  toute  la  division  avait 
passé.  Le  soleil  dissipait  le  brouillard;  nous 
voyions,  à  trois  quarts  de  lieue  environ  sur 
•  notre  droite,  une  vieille  ville,  les  toits  en  pointe, 
le  clocher  en  forme  de  boule  couvert  d'ardoises 
avec  une  croix  au-dessus,  et  plus  loin  derrière, 
un  château  :  c'était  Weissenfels. 

Entre  la  ville  et  nous  s'étendait  un  pii  de 
terrain  profond.  Le  maréchal  Ney,  qui  venait 
d'arriver  aussi,  voulut  savoir  avant  tout  ce  qui 
se  trouvait  là-dedans.  Deux  compagnies  du  27" 
furent  déployées  en  tirailleurs,  et  les  carrés  se 
mirent  à  marcher  au  pas  ordinaire  :  les  offi- 
ciers, les  sapeurs,  les  tambours  à  l'intérieur, 
les  canons  dans  l'intervalle,  et  les  caissons  der- 
rière le  dernier  rang. 

Tout  le  monde  se  défiait  de  ce  creux,  d'au- 
tant plus  que  nous  avions  vu,  la  veille,  une 
masse  de  cavalerie  qui  ne  pouvait  pas  s'être 
sauvée  jusqu'au  bout  de  la  grande  plaine  que 
nous  découvrions  en  tous  sens.  C'était  impos- 
sible; aussi  je  n'ai  jamais  eu  plus  de  défiance 
qu'en  ce  moment  :  je  m'attendais  à  quelque 
chose.  Malgré  cela,  de  nous  voir  tous  bien  en 
rang,  le  fusil  chargé,  notre  drapeau  sur  le  front 
de  bataille,  nos  généraux  derrière,  pleins  de 
confiance,  —  de  nous  voir  marcher  ainsi  sans 
nous  presser  et  de  nous  entendre  marquer  le 
pas  en  masse,  cela  nous  donnait  un  grand  cou- 
rage. Je  me  disais  en  moi-même  :  «  Peut-être 
qu'en  nous  voyant  ils  se  sauveront;  ce  serait 
encore  ce  qui  vaudrait  le  mieux  pour  eux  et 
pour  nous.  » 

J 'étais  au  second  rang,  derrière  Zébédé,  sur 
le  front,  et  l'on  peut  se  figurer  si  j'ouvrais  les 


HISTOIRE   D'UiN    GONSGIIIT   DE   1813. 


45 


yeux.  De  temps  en  temps,  je  regardais  un  peu 
de  côté  l'autre  carré  qui  s'avançait  sur  la  même 
ligne,  et  je  voyais  le  maréchal  au  milieu  avec 
son  état-major.  Tous  levaient  la  tête,  leurs 
grands  chapeaux  de  travers,  pour  voir  de  loin 
ce  qui  se  passait. 

Les  tirailleurs  arrivaient  alors  près  du  ravin 
bordé  de  broussailles  et  de  haies  vives.  Déjà, 
quelques  instants  avant ,  j'avais  aperçu  plus 
loin,  de  l'autre  côté,  quelque  chose  remuer  et 
reluire  comme  des  épis  où  passe  le  vent;  l'idée 
m'était  venue  que  les  Russes,  avec  leurs  lances 
et  leurs  sabres,  pouvaient  bien  être  là;  j'avais 
pourtant  de  la  peine  à  le  croire.  Mais  au  mo- 
ment où  nos  tirailleurs  s'approchaient  des 
bruyères,  et  comme  la  fusillade  s'engageait  en 
plusieurs  endroits,  je  vis  clairement  que  c'é- 
taient des  lances.  Presque  aussitôt  un  éclair 
brilla  juste  en  face  de  nous  et  le  canon  tonna. 
Ces  Russes  avaient  des  canons;  ils  venaient  de 
tirer  sur  nous,  et  je  ne  sais  quel  bruit  m' ayant 
fait  tourner  la  tête,  je  vis  que  dans  les  rangs, 
à  gauche,  se  trouvait  un  vide. 

En  même  temps  j'entendis  le  colonel  Zapfel 
qui  disait  tranquillement  : 

•  Serrez  les  rangs  !  » 

Et  le  capitaine  Florentin  qui  répétait  : 

«  Serrez  les  rangs  1  » 

Gela  s'était  fait  si  vite  que  je  n'eus  pas  le 
temps  de  réfléchir.  Mais  cinquante  pas  plus 
loin  il  y  eut  encore  un  éclair  et  un  bruit  pareil 
dans  les  rangs,  — comme  un  grand  soufile  qui 
passe,  —  et  je  vis  encore  un  trou,  cette  fois  à 
droite. 

Et  comme,  après  chaque  coup  de  canon  des 
Russes,  le  colonel  disait  toujours  :.«  Serrez  les 
rangs  1  •  je  compris  que  chaque  fois  il  y  avait 
un  vide.  Gette  idée  me  troubla  tout  à  fait,  mais 
il  fallait  bien  marcher. 

Je  n'osais  penser  à  cela,  j'en  détournais  mon 
esprit,  quand  le  général  Ghemineau,  qui  venait 
d'entrer  dans  notre  carré,  cria  d'une  voix  ter- 
rible : 

•  Halte  !  » 

Alors  je  regardai  et  je  vis  que  les  Russes  ar- 
rivaient en  masse. 

«  Premier  rang,  genou  terre....  croisez  la 
baïonnette  I  cria  le  général.  Apprêtez  armes  1  » 

Gomme  Zébédé  avait  mis  le  genou  à  terre, 
j'étais  en  quelque  sorte  au  premier  rang.  Il  me 
semble  encore  voir  avancer  en  ligne  toute  cette 
masse  de  chevaux  et  de  Russes  courbés  en 
avant,  le  sabre  à  la  main,  et  entendre  le  géné- 
ral dire  tranquillement  derrière  nous,  comme 
à  l'exercice  : 

•  Attention  au  commandement  de  feu.  — 
Joue. -..^ Feu!  » 

Nous  avions  tiré,  les  quatre  carrés  ensemble; 


on  aurait  cru  que  le  ciel  venait  de  tomber.  A 
peine  la  fumée  était-elle  un  peu  montée,  que 
nous  vîmes  les  Russes  qui  repartaient  ventre  à 
terre  ;  mais  nos  canons  tonnaient,  et  nos  bou- 
lets allaient  plus  vite  que  leurs  chevaux. 

■  Ghargezl  »  cria  le  général. 

Je  ne  crois  pas  avoir  eu  dans  ma  vie  un 
plaisir  pareil. 

■  Tiens,  tiens,  ils  s'en  vont!  »  me  disais-je  en 
moi-même. 

El  de  tous  les  côtés  on  entendait  crier  :  Yivt 
VEmpereurI 

Dans  ma  joie,  je  me  mis  à  crier  comme  les 
autres.  Gela  dura  bien  une  minute.  Les  carrés 
s'étaient  remis  en  marche,  on  croyait  déjà  que 
tout  était  fini;  mais  à  deux  ou  trois  cents  pas 
du  ravin,  il  se  fit  une  grande  rumeur,  et  pour 
la  seconde  fois  le  général  ci-ia  : 

«  Halte!...  Genou  terre!,.-  Groisez  la  baïon- 
nette! • 

Les  Russes  sortaient  du  creux  comme  le  vent 
pour  tomber  sur  nous.  Ils  arrivaient  tous  en- 
semble :  la  terre  en  tremblait.  On  n'entendait 
plus  les  commandements;  mais  le  don  sens 
naturel  des  soldats  français  les  avertissait  qu'il 
fallait  tirer  dans  le  tas ,  et  les  feux  de  file  se 
mirent  à  rouler  comme  le  bourdonnement  des 
tambours  aux  grandes  revues.  Geux  qui  n'ont 
pas  entendu  cela  ne  pourront  jamais  s'en  faire 
une  idée. Quelques-uns  de  ces  Russes  arrivaient 
jusque  sur  nous;on  les  voyait  se  dresser  dans 
la  fumée,  puis,  aussitôt  après,  on  ne  voyait 
plus  rien. 

Au  bout  de  quelques  instants,  comme  on  ne 
faisait  plus  que  charger  et  tirer,  la  voix  terrible 
du  général  Ghemineau  s'éleva,  criant  :  «  Gessez 
le  feu  !  » 

On  n'osait  presque  pas  obéir;  chacun  se  dé- 
pêchait de  lâcher  encore  un  coup;  mais  la  fu- 
mée s'étant  dissipée,  on  vit  cette  grande  masse 
de  cavaliers  qui  remontaient  de  l'autre  côté  du 
ravin. 

Aussitôt  on  déploya  les  carrés  pour  marcher 
en  colonnes.  Les  tambours  battaient  la  charge, 
nos  canons  tonnaient. 

•  En  avant,  en  avant!...  Vive  VEmpereur!  » 

Nous  descendîmes  dans  le  ravin  par-dessus 
des  las  de  chevaux  et  de  Russes  qui  remuaient 
encore  à  terre,  et  nous  remontâmes  au  pas 
accéléré  du  côté  de  Weissenfels.  Tous  ces  Go- 
f  aques  et  ces  chasseurs,  la  giberne  sur  les  reins 
et  le  dos  plié,  galopaient  devant  nous  aussi 
vite  qu'ils  pouvaient  :  la  bataille  était  gagnée  ! 

Mais,  au  moment  où  nous  approchions  des 
jardins  de  la  ville,  leurs  canons,  qu'ils  avaient 
emmenés,  s'arrêtèrent  derrière  une  espèce  de 
verger  et  nous  envoyèrent  des  boulets,  dont 
l'un  cassa  la  hache  du  sapeur  Merlin  en  lui 


40 


ROMANS   NATIONAUX. 


faisant  sauter  la  tête.  Le  caporal  des  sapeurs, 
Thomé,  eut  même  le  bras  droit  fracassé  par  un 
morceau  de  la  hache;  il  fallut  lui  couper  le 
bras  le  soir,  à  Weissenfels.  C'est  alors  qu'on 
se  mit  à  courir,  car,  plus  on  arrive  vite,  moins 
les  autres  ont  le  temps  de  tirer  :  chacun  com- 
prenait cela. 

Nous  arrivâmes  en  ville  par  trois  endroits, 
en  traversant  les  haies,  les  jardins,  les  perches 
à  houblon,  et  sautant  par-dessus  les  murs.  Le 
maréchal  et  les  généraux  couraient  après  nous. 
Notre  régiment  entra  par  une  avenue  bordée 
de  peupliers  qui  longe  le  cimetière;  comme 
nous  débouchions  sur  la  place,  une  autre  co- 
lonne arrivait  par  la  grande  rue. 

Là  nous  fîmes  halte,  et  le  maréchal,  sans 
perdre  une  uiinute,  détacha  le  27c  pour  aller 
prendre  un  pont  et  tâcher  de  couper  la  retraite 
à  l'ennemi.  Pendan*  ce  temps,  le  reste  de  la 
division  arriva  et  se  mit  en  ordre  sur  la  place. 
Le  bourgmestre  et  les  conseillers  de  Weissen- 
fels étaient  déjà  sur  la  porte  de  l'hôtel  de  ville 
pour  nous  souhaiter  le  bonjour. 

Quand  nous  fûmes  tous  reformés,  le  maré- 
chal prince  de  la  Moskovva  passa  devant  notre 
front  de  bataille  et  nous  dit  d'un  air  joyeux  : 

«  A  la  bonne  heure...  àlabonne  heure!...  Je 
suis  content  de  vous!...  L'Empereur  saura 
votre  belle  conduite...  C'est  bien!  » 

Il  ne  pouvait  s'empêcher  de  rire,  parce  que 
nous  avions  couru  sur  les  canons. 

Et  comme  le  général  Souham  lui  disait  : 

«  Cela  marche  !  » 

Il  répondit  : 

«Oui,  oui  c'est  dans  le  sang  !  c'est  dans  le 
sang! » 

Moi,  je  me  réjouissais  de  ne  rien  avoir  at- 
trapé dans  celte  affaire. 

Le  bataillon  resta  là  jusqu'au  lendemain.  On 
nous  logea  chez  les  bourgeois,  qui  avaient  peur 
de  nous  et  qui  nous  donnaient  tout  ce  que  nous 
demandions.  Le  27'-"  rentra  le  soir,  il  fut  logé 
dans  le  vieux  château.  Nous  étions  bien  fati- 
gués. Après  avoir  fumé  deux  ou  trois  pipes  en- 
semble, en  causant  de  notre  gloii'e,  Zébédé, 
Klipfel  et  moi,  nous  allâmesnous  coucher  dans 
la  boutique  d'un  menuisier,  sur  un  tas  de  co- 
peaux, et  nous  restâmes  là  jusqu'àminuit,  mo- 
ment où  l'on  battit  le  rappeL  II  fallut  bien  alors 
se  lever.  Le  menuisier  nous  donna  de  l'eau- 
de-vie  et  nous  sortîmes.  Il  tombait  de  l'eau  en 
masse.  Cette  nuit  même  le  bataillon  alla  biva- 
quor  devant  le  village  de  Glépen,  à  deux  heures 
de  Weissenfels.  Nous  n'étions  pas  trop  contents 
à  cause  de  la  pluie. 

Plusieurs  autres  détachements  vinrent  nous 
rejoindre.  L'Empereur  était  arrivé  à  Weissen- 
fels, et  tout  le  3»  corps  devait  nous  suivre.  On 


ne  fit  que  parler  de  cela  toute  la  journée  ;  plu- 
sieurs s'en  réjouissaient.  Mais,  le  lendemain, 
vers  cinq  heures  du  matin,  le  bataillon  repartit 
en  avant-garde. 

Eu  face  de  nous  coulait  une  rivière  appelée 
le  Rippach.  Au  lieu  de  se  détourner  pour  ga- 
gner un  pont,  on  la  traversa  sur  place.  Nous 
avions  de  l'eau  jusqu'au  ventre,  et  je  pensais, 
en  tirant  mes  souliers  de  la  vase  :  «  Si  l'on  t'a- 
vait raconté  ça  dans  le  temps,  quand  tu  crai- 
gnais d'attraper  des  rhumes  de  cerveau  chez 
M.  Goulden,  et  que  tu  changeais  de  bas  deux 
fois  par  semaine,  tu  n'aurais  pu  le  croire!  11 
vous  arrive  pourtant  des  choses  terribles  dans 
la  vie  !  » 

Comme  nous  descendions  la  rivière  de  l'autre 
côté,  dans  les  joncs,  nous  découvrîmes,  sur  des 
hauteurs  à  gauche,  une  bande  de  Cosaques  qui 
nous  observaient.  Ils  nous  suivaient  lentement 
sans  oser  nous  attaquer,  et  je  vis  alors  que  la 
vase  était  pourtant  bonne  à  quelque  chose. 

Nous  allions  ainsi  depuis  plus  d'une  heure, 
le  grand  jour  était  venu,  lorsque  tout  à  coup 
une  terrible  fusillade  et  le  grondement  du  ca- 
non nous  firent  tourner  la  tête  du  côté  de  Glé- 
pen. Le  commandant,  sur  son  cheval,  regar- 
dait par  dessus  les  roseaux. 

Cela  dura  longtemps  ;  le  sergent  Pi nto  disait  : 

«  La  division  s'avance;  elle  est  attaquée.  » 

Les  Cosaques  regardaient  aussi,  et  seulement 
au  bout  d'une  heure  ils  disparurent.  Alors  nous 
vîmes  la  division  s'avancer  en  colonnes,  adroite 
dans  la  plaine,  chassant  des  masses  de  cava- 
lerie russe. 

«  En  avant!  »  cria  le  commandant. 

Et 'nous  courûmes  sans  savoir  pourquoi,  en 
descendant  toujours  la  rivière;  de  sorte  que 
nous  arrivâmes  à  un  vieux  pont,  où  se  réunis- 
sent le  Rippach  et  la  Gruna.  Nous  devions  ar- 
rêter l'ennemi  dans  cet  endroit;  mais  les  Co- 
saques avaient  déjà  découvert  notre  ruse  : 
toute  leur  armée  recula  derrière  la  Gruna,  en 
passant  à  gué,  et  la  division  nous  ayant  re- 
joints, nous  apprîmes  que  le  maréchal  Bessières 
venait  d'être  tué  d'un  boulet  de  canon. 

Nous  partîmes  de  ce  pont  pour  aller  biva- 
quer  en  avant  du  village  de  Gorschen.  Le  bruit 
courait  qu'une  grande  bataille  approchait,  et 
que  tout  ce  qui  s'était  passé  jusqu'alors  n'était 
qu'un  petit  commencement,  afin  d'essayer  si 
les  recrues  soutiendraient  bien  le  feu.  D'après 
cela,  chacun  peut  s'imaginer  les  réflexions 
qu'un  homme  sensé  devait  se  faire,  étant  là 
malgré  lui,  parmi  des  êtres  insouciants  tels  que 
Furst,  Zébédé,  Klipfel,  qui  se  réjouissaient,  ' 
comme  si  de  pareils  événements  avaient  pu 
l(!ur  rapporter  autre  chose  que  des  coups  de 
fusil,  de  sabre  ou  de  baïonnette. 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE    1813. 


M 


TouL  le  reste  do  ce  jour  et  moine  une  parlie 
de  la  nuit,  songeant  à  Catherine,  je  priai  Dieu 
de  préserver  mes  jours,  et  de  me  conserver 
les  mains,  qui  sont  nécessaires  à  tous  les  pau- 
vres pour  gagner  leur  vio.  y 

XIII 

On  alluma  des  feux  sur  la  colline,  en  avant 
de  Gros^-Gorschen  ;  un  détachement  descendit 
au  village,  etnousenramenacinqousix  vieilles 
vaches  pour  faire  la  soupe.  Mais  nous  étions 
tellement  fatigués,  qu'un  grand  nombre  avaient 
encore  plus  envie  de  dormir  que  de  manger. 
D'autres  rôi^iments  arrivèrent  avec  des  canons 
et  des  munitions.  Vers  onze  heures,  nous  étions 
là  dix  ou  douze  mille  hommes,  et  dans  le  vil- 
lage deux  mille  :  toute  la  division  Souliam.  Le 
général  et  ses  ofTiciers  d'ordonnance  se  trou- 
vaient dans  un  grand  moulin,  à  gauche,  près 
d'un  cours  d'eau  qu'on  appelle  le  Floss-Graben. 
Les  sentinelles  s'étendaient  autour  de  la  col- 
line à  portée  de  fusil. 

Je  finis  aussi  par  m'endormir,  à  cause  de  la 
grande  fatigue  ;  mais  toutes  les  heures  je  m'é- 
veillais, et  derrière  nous,  du  côté  de  la  route 
qui  part  du  vieux  pont  de  Poserna  et  s'étend 
jusqu'à  Lutzen  et  à  Leipzig,  j'entendais  une 
grande  rumeur  dans  la  nuit:  un  roulement  de 
voitures,  de  canons,  de  caissons,  montant  et 
s'abaissant  au  milieu  du  silence. 

Le  sergent  Pinto  ne  dormait  pas;  il  fumait  sa 
pipe  en  séchant  ses  pieds  au  feu.  Chaque  fois 
que  l'un  ou  l'autre  remuait,  il  voulait  parler  : 

«  Eh  bienl  conscrit?  •  disait-il. 

Mais  on  faisait  semblant  de  ne  pas  l'entendre, 
on  se  retournait  en  bâillant,  et  l'on  se 'rendor- 
mait. 

L'iiorlogede  Gross-Gorschen  tintait  cinq  heu- 
res lorsque  je  m'éveillai;  j'avais  les  os  des 
cuisses  et  des  reins  comme  rompus,  à  force 
d'avoir  marché  dans  la  vase.  Pourtant,  en  ap- 
puyant les  mains  à  terre,  je  m'assis  pour  me 
réchauffer,  car  j'avais  bien  froid.  Les  feux  fu- 
maient; il  ne  restait  plus  que  de  la  cendre  et 
quelques  braises.  Le  sergent,  debout,  regardait 
la  plaine  blanche,  où  le  soleil  étendait  quel- 
ques lignes  d'or. 

Tout  le  monde  dormait  autour  de  nous,  les 
uns  sur  le  dos,  les  autres  sur  l'épaule,  les  pieds 
au  feu;  plusieurs  ronflaient  ou  rêvaient  tout 
haut. 

Le  sergent,  me  voyant  éveillé,  vint  prendre 
une  braise  et  la  mit  sur  sa  pipe,  puis  il  me 
dit  : 

«  Eh  bien  !  fusilier Bortha,  nous  sommes  donc 
à  l'arrière-garde  maintenant?  • 


Je  ne  comprenais  pas  bien  ce  qu'il  entendait 
par  là. 

«  Ça  t'étonne,  conscrit?  fit-il;  c'est  pourtant 
assez  clair  :  nous  n'avons  pas  bougé,  nous  au- 
tres, maisl'armée  a  fait  demi-tour;  elle  était  là, 
hier,  devant  nous,  surleRippach;  à  celte  heure 
elle  est  derrière  nous,  près  do  Lutzen  :  au  lieu 
d'être  en  tête,  nous  sommes  en  queue.  » 

Et,  clignant  de  l'œil  d'un  air  malin,  il  tira 
doux  ou  trois  grosses  bouffées  de  sa  pipe. 

«  Et  qu'est  cequenousygagnons?  lui  disje, 

—Nous  y  gagnerons  d'arriver  à  Leipzig  les 
premiers  et  de  tomber  sur  les  Prussiens,  ré- 
pondit-il. Tu  comprendras  ça  plus  tard,  cons- 
crit. j> 

Alors  je  me  dressai  pour  regarder  le  pays,  et 
je  vis  devant  nous  une  grande  plaine  maréca- 
geuse, traversée  par  la  Gruna-Bach  elle  FJoss- 
Graben;  quelques  petites  collines  s'arrondis- 
saient au  bord  de  ces  cours  d'eau,  et  au  fond 
'passait  une  large  rivière,  que  le  sergent  me  dit 
être  l'Elsîer.  Les  brouillards  du  matin  s'éten- 
daient sur  tout  cela. 

M'étant  retourné,  j'aperçus  derrière  nous, 
dans  le  vallon,  la  pointe  du  clocher  de  Gross- 
Gorschen,  et  plus  loin,  à  droite  et  à  gauche, 
cinq  ou  six  petits  villages  bâtis  dans  le  creux  des 
collines,  car  c'est  un  pays  de  '  collines,  et  les 
villages  de  Kaya,  d'Eisdorf,  de  Starsiedel,  de 
Rahna,  de  Kloin-Gorschen  et  de  Gross-Gors- 
chen, que  j'ai  connus  depuis,  sont  entre  ces 
collines,  sur  le  bord  de  petites  mares  où  pous- 
sent dos  peupliers,  des  saules  et  des  trembles. 
Gross-Gorschen,  où  nous  bivaquions,  était  le 
plus  avancé  dans  la  plaine,  du  cûté  de  l'Elster; 
le  plus  éloigné  était  Kaya,  derrière  lequel  pas- 
sait la  grande  route  de  Lutzen  à  Leipzig.  On  ne 
voyait  pas  d'autres  feux  sur  les  collines  que 
ceux  de  notre  division  ;  mais  tout  le  3°  corps 
occupait  les  villages,  etle  quartier  général  était 
à  Kaya. 

Vers  six  heures,  les  tambours  battirent  la 
diane,  les  trompettes  des  artilleurs  à  cheval  et 
du  train  sonnèrent  le  réveil.  On  descendit  au 
village,  les  uns  pour  chercher  du  bois,  les  au- 
tres de  la  paille  ou  du  foin.  Il  arriva  des  voi- 
tures de  munitions,  et  l'on  fit  la  distribution 
du  pain  et  des  cartouches.  Nous  devions  rester 
là,  pour  laisser  défiler  l'armée  sur  Leipzig; 
voilà  pourquoi  le  sergent  Pinto  disait  que  nous 
serions  à  l'arrière-garde. 

Deux  cantinières  arrivèrent  aussi  du  village, 
et  comme  j'avais  encore  cinq  écus  de  six  li- 
vres, j'offris  un  petit  verre  à  Klipfel  et  à  Zé- 
bodé,  pour  rabattre  les  brouillards  de  la  nuit. 
Je  me  permis  d'en  offrir  un  aussi  au  sergent 
Pinto,  qui  l'accepta,  disant  «  que  l'eau-de-vie 
sur  du  pain  réchauffe  le  cœur.  » 


ROMANS  NATIONAUX 


On  s'approcha  le  plus  près  qu'on  put  de  l'eau.  (Page  13.) 


Nous  étions  tout  à  fait  contents,  et  personne 
ne  se  serait  doulé  des  terribles  choses  qui  de- 
vaient s'accomplir  en.  ce  jour.  On  croyait  les 
Busses  et  les  Prussiens  bien  loin  à  nous  cher- 
cher derrière  la  Gruna-Bach,  mais  ils  savaient 
où  nous  étions;  et  tout  à  coup,  sur  les  dix 
heures,  le  général  Souham,  au  milieu  de  ses 
officiers,  monta  la  côte  ventre  à  terre  :  il  venait 
d'apprendre  quelque  chose.  J'étais  justement 
en  sentinelle  près  des  faisceaux  ;  il  me  semble 
encore  le  voir, — avec  sa  tète  grise  et  son  grand 
chapeau  bordé  de  blanc,  —  s'avancer  à  la 
pointe  de  la  colline,  tirer  une  grande  lunette 
et  regarder,  puis  revenir  bien  vite  et  descen- 
dre au  village  en  criant  de  battre  le  rappel. 

Alors  toutes  les  sentinelles  se  replièrent,  et 
Zébédé,  qui  avait  des  yeux  d'épervier,  dit  i 


■  «  Je  vois  là-bas,  près  de  l'Elster,  des  masses 
qui  fourmillent....  et  même  il  y  en  a  qui  s'a- 
vancent en  bon  ordre,  et  d'autres  qui  sortent 
des  marais  sur  trois  ponts.  Quelle  averse,  si 
tout  cela  nous  tombe  sur  le  dos  ! 

—  Ça,  dit  le  sergent  Pinto,  le  nez  en  l'air  et 
la  main  en  visière  sur  les  yeux,  c'est  une  ba- 
taille qui  commence,  ou  je  ne  m'y  connais  pas. 
Pendant  que  notre  armée  défile  sur  Leipzig  et 
qu'elle  s'étend  à  plus  de  trois  lieues,  ces  gueux 
de  Prussiens  et  de  Russes  veulent  nous  prendre 
en  flanc  avec  toutes  leurs  forces,  et  nous  cou- 
per en  deux.  C'est  bien  vu  de  leur  part;  ils  ap- 
prennent tous  les  jours  les  malices  de  la  guerre. 

— Mais  nous,  qu'est-ce  que  nous  allons  faire? 
demanda  Klipl'el. 

— C'est  tout  simple,  répondit  le  sergent  :  nous 


ràuf.'.xt-ï>anl  i«  riio  da  Btc,  11, 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813 


/■9 


K 


Serrez  les  rangs  !  (Page  45). 


sommes  ici  douze  â  quinze  mille  hommes, 
avec,  le  vieux  Souham,  qui  n'a  jamais  reculé 
d'une  semelle.  Nous  allons  tenir  comme  des 
clous,  un  contre  six  ou  sept,  ju.'qu'à  ce  que 
l'Empereur  soit  informé  de  la  chose  et  qu'il  se 
replie  pour  venir  à  notre  secours.  Tenez,  voilà 
déjà  les  olRciers  d'ordonnance  qui  partent.  » 

C'était  vrai  :  cinq  ou  six  olïïciers  traversaient 
la  plaine  de  Lutzen  derrière  nous,  du  côté  de 
Leipzig;  ils  allaient  comme  le  vent,  et  je  sup- 
pliai le  Seigneur,  dans  mon  âme,  de  leur  faire 
la  grâce  d'arriver  à  temps  et  d'envoyer  toute 
l'armée  à  notre  secours  ;  car  d'apprendre  qu'il 
faut  périr,  c'est  épouvantable,  et  je  ne  souhaite 
pas  à  mon  plus  grand  ennemi  d'être  dans  une 
position  pareille. 

Le  sergent  Pinte  nous  dit  encore  : 


«  Vous  avez  de  la  chance,  conscrits  ;  si  l'un  ou 
l'autre  de  vous  en  réchappe,  il  pourra  se  vanter 
d'avoir  vu  quelque  chose  de  soigné.  Regardez 
seulement  ces  lignes  bleues  qui  s'avancent  le 
fusil  sur  l'épaule,  le  long  du  Floss-Graben  ;  cha- 
cune de  ces  lignes  est  un  régiment;  il  y  en  a  une 
trentaine  :  ça  fait  soixante  mille  Prussiens,  sans 
compter  ces  files  de  cavaliers  qui  sont  des  es- 
cadrons. Et  sur  leur  gauche,  prés  de  Rippach, 
ces  autres  qui  s'avancent  et  qui  reluisent  au 
soleil,  ce  sont  les  dragons  et  les  cuirassiers  de 
la  garde  impériale  russe;  je  les  ai  vus  pour  la 
première  fois  à  Austerlitz,  où  nous  les  avons 
joliment  arrangés.  Il  y  en  a  bien  dix-huit  à 
vingt  mille.  Derrière,  ces  masses  de  lances,  ce 
sont  des  bandes  de  Cosaques.  De  sorte  que  nous 
allons  avoir  l'avantage,  dans  une  heure,  de 


50 


ROMANS    NATIONAUX.- 


nous  regarder  le  blanc  des  yeux  avec  cent 
mille  hommes,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  obstiné 
en  Russes  et  en  Prussiens.  C'est,  à  proprement 
parler,  une  bataille  où  l'on  gagne  la  croix,  et 
si  on  ne  la  gagne  pas,  on  ne  doit  plus  compter 
dessus. 

—Vous  croyez,  sergent?  dit  Zébédé,  qui  n'a 
jamais  eu  deux  idées  claires  dans  la  tête,  et  qui 
se  figurait  déjà  tenir  la  croix.  Ses  yeux  relui- 
saient comme  des  yeux  de  bêtes  qui  voient  tout 
en  beau. 

—Oui,  répondit  le  sergent,  car  on  va  se  serrer 
de  près,  et  supposons  que  dans  la  mêlée  on 
voie  un  colonel,  un  canon,  un  drapeau,  quelque 
chose  qui  vous  donne  dans  l'œil,  on  saute 
dessus  à  travers  les  coups  d#  baïonnette,  de 
sabre,  de  refouloir  ou  de  n'importe  quoi;  on 
l'empoigne,  et,  si  l'on  en  revient,  on  est  proposé. 

Pendant  qu'il  disait  cela,  l'idée  me  \'int  que 
le  maire  de  Felsenbourg  avait  reçu  la  croix 
pour  avoir  amené  son  village,  dans  des  voitures 
entourées  de  guirlandes,  à  la  rencontre  de 
Marie-Louise,  en  chantant  de  vieux  lieds,  et  je 
trouvai  sa  manière  d'avoir  la  croix  bien  plus 
commode  que  celle  du  sergent  Pinto. 

Je  n'eus  pas  le  temps  d'en  penser  davantage, 
car  on  battait  le  rappel  de  tous  les  côtés;  cha- 
cun courait  aux  faisceaux  de  sa  compagnie  et 
se  dépêchait  de  prendre  son  fusil.  Les  offi- 
ciers vous  rangeaient  en  bataille,  des  canons 
arrivaient  au  grand  galop  du  Village,  on  les 
plaçait  au  haut  de  la  colline,  un  peu  en  arrière, 
pour  que  le  dos  de  la  côte  leur  servît  d'épaule- 
ment.  Les  caissons  arrivaient  aussi. 

Et  plus  loin,  dans  les  villages  de  Rahna,  de 
Kaya,  de  Klein-Gorschen,  tout  s'agitait  ;  mais 
nous  étions  les  premiers  sur  lesquels  devait 
tomber  cette  masse. 

L'ennemi  s'était  arrêté  à  deux  portées  de  ca- 
non, et  ses  cavaliers  tourbillonnaient  par  cen- 
taines autour  de  la  côte  pour  nous  reconnaître. 
Rien  qu'à  voir  au  bord  du  Floss-Graben  cette 
quantité  de  Prussiens  qui  rendaient  les  deux 
rives  toutes  noires,  et  dont  les  premières  lignes 
commençaient  à  se  former  en  colonnes,  je  me 
dis  en  moi-même  : 

«  Cette  fois,  Joseph,  tout  est  perdu,  tout  est 
fini....  il  n'y  aplus  de  ressource.... Tout  ce  que 
tu  peux  faire,  c'est  de  te  venger,  de  te  défendre, 
et  de  n'avoir  pitié  de  rien....  Défends-toi,  dé- 
fends-toi!... » 

Comme  je  pensais  cela,  le  général  Chemineau 
passa  seul  à  cheval  devant  le  front  de  bataille, 
en  nous  criant  :  «  Formez  le  carré!  » 

Tous  les  officiers,  à  droite,  à  gauche,  en 
avant,  en  arrière,  répétèrent  le  même  ordre- 
Ou  forma  quatre  carrés  de  quatre  bataillons 
chacun.  Je  me  trouvais  cette  fois  dans  un  des 


côtés  intérieurs,  ce  qui  me  fit  plaisir;  car  je 
pensais  naturellement  que  les  Prussiens,  qui 
s'avançaient  sur  trois  colonnes,  tomberaient 
d'abord  en  face.  Mais  j'avais  à  peine  eu  cette 
idée  qu'une  véritable  grêle  de  boulets  traversa 
le  carré.  En  même  temps,  le  bruit  des  canons 
que  les  Prussiens  avaient  amenés  sur  une  col- 
line à  gauche  se  mit  à  gronder  bien  autrement 
qu'à  Weissenfels  :  cela  ne  finissait  pas!  Ils 
avaient  sur  cette  côte  une  trentaine  de  grosses 
pièces;  on  peut  s'imaginer  d'après  cela  quels 
trous  ils  faisaient.  Les  boulets  sifflaient  tantôt 
en  l'air,  tantôt  dans  les  rangs,  tantôt  ils  en. 
traient  dans  la  terre,  qu'ils  rabotaient  avec  un 
bruit  terrible. 

Nos  canons  tiraient  aussi  d'une  manière  qui 
vous  empêchait  d'entendre  la  moitié  des  siffle- 
ments et  des  ronflements  des  autres,  mais  cela 
ne  servait  à  rien;  et  d'ailleurs,  ce  qui  vous 
produisait  le  plus  mauvais  effet,  c'étaient  les 
officiers  qui  vous  répétaient  sans  cesse  :  •  Ser- 
rez les  rangs,  serrez  les  rangs!  » 

Nous  étions  dans  une  fumée  extraordinaire 
sans  avoir  encore  tiré.  Je  me  disais  :  «  Si  nous 
restons  ici  un  quart  d'heure,  nous  allons  être 
massacrés  sans  pouvoir  nous  défendre!  »  ce 
qui  me  paraissait  terriblement  dur,  quand  tout 
à  coup  les  premières  colonnes  des  Prussiens 
arrivèrent  entre  les  deux  collines,  en  faisant 
une  rumeur  étrange,  comme  une  inondation 
qui  monte.  Aussitôt  les  trois  premiers  côtés  de 
notre  carré,  celui  de  face,  et  les  deux  autres  en 
obliquant  à  droite  et  à  gauche,  firent  fou.  Dieu 
sait  combien  de  Prussiens  restèrent  dans  ce 
creux  !  Mais,  au  lieu  de  s'arrêter,  leurs  cama- 
rades continuèrent  à  monter,  en  criant  comme 
des  lonps  :  «  Faterlandl  Falerland*!  »  et  nous 
déchargeant  tous  leurs  feux  de  bataillon  à  cent 
pas,  pour  ainsi  dire  dans  le  ventre. 

Après  cela  commencèrent  les  coups  de  baïon- 
nette et  de  crosse,  car  ils  voulaient  nous  en- 
foncer; ils  étaient  en  quelque  sorte  furieux. 
Toute  ma  vie  je  me  rappellerai  qu'un  bataillon 
de  ces  Prussiens  arriva  juste  de  côté  sur  nous, 
en  nous  lançant  des  coups  de  baïonnette  que 
nous  rendions  sans  sortir  des  rangs,  et  qu'ils 
furent  tous  balayés  par  deux  pièces  qui  se  trou-  . 
valent  en  position  à  cinquante  pas  derrière  le  ] 
carré. 

Aucune  autre  troupe  ne  voulut  alors  entrer 
entre  les  carrés. 

Ils  redescendaient  la  colline,  et  nous  char- 
gions nos  fusils  pour  les  exterminer  jusqu'au 
dernier,  lorsque  leurs  pièces  recommencèrent 


♦  Patrie  !  Patrie  I 


HISTOIRE  D'UN   CONSCRIT  DE   1813. 


51 


à  lirer,  et  que  nous  entendîmes  un  grand  bruit 
à  droite  :  c'était  leur  cavalerie  qui  venait  pour 
profiter  des  trous  que  faisaient  leurs  canons  ! 
Je  ne  vis  rien  de  cette  attaque,  car  elle  arrivait 
sur  l'autre  face  de  la  division  ;  mais,  en  atten- 
dant, les  boulets  nous  raflaient  par  douzaines. 
Le  général  Chemineau  venait  d'avoir  la  cuisse 
cassée,  et  cela  ne  pouvait  durer  plus  longtemps 
de  cette  manière,  lorsqu'on  nous  ordonna  de 
battre  en  retraite,  ce  que  nous  fîmes  avec  un 
plaisir  que  chacun  doit  comprendre. 

Nous  passâmes  autour  de  Gross-Gorschen, 
suivis  par  les  Prussiens,  qui  nous  fusillaient  et 
que  nous  fusillions.  Les  deux  mille  hommes 
qui  se  trouvaient  dans  le  village  arrêtèrent 
l'ennemi  par  un  feu  roulant  de  toutes  les  fené- 
res,  pendant  que  nous  remontions  la  côte  pour 
gagner  le  second  village,  Klein-Gorschen.  Mais 
alors  toute  la  cavalerie  prussienne  arriva  de 
côté  pour  nous  couper  la  retraite  et  nous  for- 
cer de  rester  sous  le  feu  de  leurs  pièces.  Cela 
me  produisit  une  indignation  qu'on  ne  peut 
croire.  J'entendais  Zébédé  qui  criait  :  «  Courons 
plutôt  dessus  que  de  rester  là!  » 

C'était  aussi  terriblement  dangereux,  car  ces 
régiments  de  hussards  et  de  chasseurs  s'avan- 
çaient en  bon  ordre  avant  de  prendre  leur  élan. 

Nous  marchions  toujours  en  arrière,  quand 
au  haut  de  la  côte  on  nous  cria  :  «  Halte!  »  et 
dans  le  même  moment  les  hussards,  qui  cou- 
raient déjà  sur  nous,  reçurent  une  terrible  dé- 
charge de  mitraille  qui  les  renversa  par  centai- 
nes. C'était  la  division  du  brave  général  Girard 
qui  venait  à  notre  secours  de  Klein-Gorschen; 
elle  avait  placé  seize  pièces  en  batterie  un  peu  à 
droite.  Cela  produisit  un  très-bon  efiét  :  les  hus- 
sardss' en  allèrent  plus  vite  qu'ilsn'ôtaientvenus, 
et  les  six  carrés  de  la  division  Girard  se  réunirent 
avec  les  nôtres  à  Klein-Gorschen  pour  arrêter 
l'iufanlerie  des  Prussiens,  qui  s'avançait  tou- 
jours, les  trois  premières  colonnes  en  avant, 
et  trois  autres  aussi  fortes  derrière. 

Nous  avions  perdu  Gross-Gorchen;  mais 
cette  fois,  entre  Klein-Gorschen  et  Rahna,  l'af- 
faire allait  encore  devenir  plus  terrible. 

Moi,  je  ne  pensais  plus  à  rien  qu'à  me  ven- 
ger. J'étais  devenu  pour  ainsi  dire  fou  de  co- 
jère  et  d'indignation  contre  ceux  qui  voulaient 
in'ôter  la  vie,  le  bien  de  tous  les  hommes,  que 
chacun  doit  conserver  comme  il  peut.  J'éprou- 
vais une  sorte  de  haine  contre  ces  Prussiens, 
dont  les  cris  et  l'air  d'insolence  me  révoltaient 
le  cœur.  J'avais  pourtant  un  grand  plaisir  de 
voir  encore  Zébédé  près  de  moi,  et  comme,  en 
attendant  les  nouvelles  attaques,  nous  avions 
l'arme  au  pied,  je  lui  serrai  la  main. 

«  Nous  avons  eu  de  la  chance,  me  dit-il. 
Mais  pourvu  que  l'Empereur  arrive  bientôt,  car 


ils  sont  vingt  fois  plus  que  nous....  pourvu 
qu'il  arrive  avec  des  canons  !  » 

Il  ne  parlait  plus  d'attraper  la  croix! 

Je  regardai  un  peu  de  côté,  pour  voir  si  le 
sergent  y  était  encore,  et  je  l'aperçus  qui  es- 
suyait tranquillement  sa  baïonnette;  sa  figure 
n'avait  pas  changé  :  cela  me  réjouit.  J'aurais 
bien  voulu  savoir  si  Klipfel  et  Furst  se  trou- 
vaient aussi  dans  leurs  rangs,  mais  alors  le 
commandement  de  «  Portez  armes  !»  me  fit 
songer  à  autre  chose. 

Les  trois  premières  colonnes  ennemies  s'é- 
taient arrêtées  sur  la  colline  de  Gross-Gorschen 
pour  attendre  les  trois  autres,  qui  s'appro- 
chaient le  fusil  sur  l'épaule.  Le  village,  entre 
nous  dans  le  vallon,  brûlait,  les  toits  de 
chaume  flambaient,  la  fumée  montait  jusqu'au 
ciel;  et  sur  une  côte,  à  gauche,  nous  voyioiis 
arriver,  à  travers  les  terres  de  labour,  une 
longue  file  de  canons  pour  nous  prendre  en 
écharpe. 

Il  pouvait  être  midi  lorsque  les  six  colonnes 
86  mirent  en  marche,  et  que,  sur  les  deux 
côtés  de  Gross-Gorschen,  se  déployèrent  des 
masses  de  hussards  et  de  chasseurs  à  cheval. 
Notre  artillerie,  placée  en  arrière  des  carrés, 
au  haut  de  la  côte,  avait  ouvert  un  feu  terrible 
contrôles  canonniers  prussiens,  qui  lui  répon- 
daient sur  toute  la  ligne. 

Nos  tambours  commençaient  à  batlre  dans 
les  carrés,,  pour  avertir  que  l'ennemi  s'appro- 
chait; on  les  entendait-  comme  le  bourdonne- 
ment d'une  mouche  pendant  un  orage,  et  dans 
le  fond  du  vallon  les  Prussiens  criaient  tous 
ensemble  :  «  Faterland  !  Faterland  !  *« 

Leurs  feux  de  bataillon,  en  grimpant  la  col- 
line, nous  couvraient  de  fumée,  parce  que  le 
vent  soufflait  de  notre  côté,  ce  qui  nous  empê- 
chait de  les  voir.  Malgré  cela,  nous  avions 
commencé  nos  feux  de  file.  On  ne  s'entendait 
et  l'on  ne  se  voyait  plus  depuis  au  moins  un 
quart  d'heure,  quand  tout  à  coup  les  hussards 
prussiens  furent  dans  notre  carré.  Je  ne  sais 
pas  comment  cela  s'était  fait,  mais  ils  étaient 
dedans,  et  tourbillonnaient  à  droite  et  à  gau- 
che en  se  penchant  sur  leurs  petits  chevaux, 
pour  nous  hacher  sans  miséricorde.  Nous  leur 
donnionsdes  coupsde  baïonnette, nous  criions, 
il  nous  lâchaient  des  coups  de  pistolet;  enfin 
c'était  terrible.  —  Zébédé,  le  sergent  Pinto  et 
une  vingtaine  d'autres  de  la  compagnie  nous 
tenions  ensemble.  —  Je  verrai  toute  ma  vie 
ces  figures  pâles,  les  moustaches  allongées  der- 
rière les  oreilles,  les  petits  shakos  serrés  par  la 
jugulaire  sous  leurs  mâchoires  ;  les  chevaux  qui 
se  dressent  en  hennissant  sur  des  tas  de  morts 

*  Patrie!  Patrie! 


52 


ROMANS  NATIONAUX. 


et  de  blessés.  J'entendrai  toujours  les  cris  que 
nous  poussions,  les  uns  en  allemand,  les  au- 
tres en  français  ;  ils  nous  appelaient  :  «  Schwein- 
pelz  /  »  et  le  vieux  sergent  Pinto  ne  finissait  pas 
de  crier  :  «  Hardi,  mes  enfants!  hardi!  » 

Je  n'ai  jamais  pu  me  figurer  comment  nous 
sortîmes  de  là  ;  nous  marchions  au  hasard  dans 
la  fumée,  nous  tourbillonnions  au  milieu  des 
coups  de  fusil  et  des  coups  de  sabre.  Tout  ce 
que  je  me  rappelle,  c'est  que  Zébédé  me  criait 
à  chaque  instant  :  «  Arrive  !  arrive  !  »  et  que 
finalement  nous  fûmes  dans  un  champ  en 
penle,  derrière  un  carré  qui  tenait  encore,  avec 
le  sergent  Pinto  et  sept  ou  huit  autres  de  la 
compagnie. 

Nous  étions  faits  comme  des  bouchers  ! 

«  Rechargez!  »  nous  dit  le  sergent. 

Et  alors,  en  rechargeant,  je  vis  qu'il  y  avait 
du  sang  et  des  cheveux  au  bout  de  ma  baïon- 
nette, ce  qui  montre  qiie,  dans  ma  fureur,  j'a- 
vais donné  des  coups  terribles. 

Au  bout  d'une  minute,  le  vieux  Pinto  reprit  : 

«  Le  régiment  est  en  déroute...  ces  gueux  de 
Prussiens  en  ont  sabré  la  moitié...  Nous  le  re- 
trouverons plus  tard...  Pour  le  moment  il  faut 
empêcher  l'ennemi  d'entrer  dans  le  village.  — 
Par  file  à  gauche,  en  avant,  marche!  » 

Nous  descendîmes  un  petit  escalier  qui  me- 
nait dans  un  jardin  de  Klein-Gorschen,  etnous 
entrâmes  dans  une  maison,  dont  le  sergent 
barricada  la  porte  du  côté  des  champs  avec  une 
grande  table  de  cuisine;  ensuite  il  dit,  en-nous 
montrant  la  porte  de  la  rue  : 

«  Voici  notre  retraite.  » 

Après  cela,  nous  montâmes  au  premier,  dans 
une  assez  grande  chambre  qui  formait  le  coin 
au  pied  de  la  côte;  elle  avait  deux  fenêtres  sur 
le  village  et  deux  autres  sur  la  colline  toute 
couverte  de  fumée,  où  continuaient  de  pétiller 
les  feux  de  file  et  de  rouler  le  canon.  Au  fond, 
dans  une  alcôve,  se  trouvait  un  lit  défait,  et 
devant  le  lit  un  berceau  ;  les  gens  s'étaientsau- 
vés  sans  doute  au  commencement  de  la  ba- 
taille; mais  un  chien  à  grosse  queue  blanche, 
oreilles  droites  et  museau  pointu,  à  moitié  ca- 
ché sous  les  rideaux,  nous  regardait  les  yeux 
luisants  :  tout  cela  me  revient  comme  un  rêve. 

Le  sergent  venait  d'ouvrir  une  fenêtre,  et  ti- 
rait déjà  dans  la  rue,  où  s'avançaient  deux  ou 
trois  hussards  prussiens,  parmi  des  tas  de  char- 
rettes et  de  fumier;  Zébédé  et  les  autres,  de- 
bout derrière  lui,  observaient  l'arme  prête.  Je 
regardai  sur  la  côte,  pour  voir  si  le  carré  tenait 
toujours,  et  je  l'aperçus  à  cinq  ou  six  cents 
pas,  reculant  en  bon  ordre,  et  faisant  feu  des 
quatre  côtés  sur  la  masse  de  cavaliers  qui  l'en- 
touraient. A  travers  la  fumée,  je  voyais  le  co- 
lonel, un  gros  court,  à  cheval  au  milieu,  le  sa- 


bre à  la  main,  et,  tout  près  de  lui,  le  drapeau 
tellement  déchiré,  que  ce  n'était  plus  qu'une 
loque  pendant  le  long  de  la  hampe. 

Plus  loin,  à  gauche,  une  colonne  ennemie 
débouchait  au  tournant  de  la  route  et  marchait 
sur  Klein-Gorschen.  Cette  colonne  voulait  se 
mettre  en  travers  de  notre  retraite  dans  le  vil- 
lage ;  mais  des  centaines  de  soldats  débandés 
étaient  arrivés  comme  nous,  il  en  arrivait 
même  encore  de  tous  les  côtés,  les  uns  se  re- 
tournant tous  les  cinquante  pas  pour  lâcher 
leur  coup  de  fusil,  les  autres  blessés,  se  traî- 
nant pour  arriver  quelque  part.  Ils  entraient 
dans  les  maisons,  et  comme  la  colonne  s'appro- 
chait toujours,  un  feu  roulant  commença  sur 
elle  de  toutes  les  fenêtres.  Cela  l'arrêta  ;  d'au- 
tant plus  qu'au  même  instant,  sur  la  côte  à 
droite,  commençaient  à  se  déployer  les  divi- 
sions Brenier  et  Marchand,  que  le  prince  de  la 
Moskovi^a  envoyait  à  notre  secours. 

Nous  avons  su  depuis  que  le  maréchal  Ney 
avait  suivi  l'Empereur  du  côté  de  Leipzig,  et 
qu'il  revenait  alors  au  roulement  du  canon. 

Les  Prussiens  firent  donc  halte  en  cet  en- 
droit; le  feu  cessa  des  deux  côtés.  Nos  carrés 
el  nos  colonnes  remontèrent  la  côte  en  face  de 
Starsiedel,  et  tout  le  monde,  au  village,  se  dé- 
pêcha d'évacuer  les  maisons  pour  rallier  cha- 
cun son  régiment.  Le  nôtre  était  mêlé  dans 
deux  ou  trois  autres  ;  et  quand  les  divisions 
mirent  l'arme  au  pied  en  avant  de  Kaya,  nous 
eûmes  de  la  peine  à  nous  reconnaître.  On  fit 
l'appel  de  notre  compagnie,  il  restait  quarante- 
deux  hommes,  le  grand  Furst  et  Léger  n'y 
étaient  plus  ;  mais  Zébédé,  Rlipfel  et  moi  nous 
avions  retiré  notre  peau  de  l'affaire. 

Malheureusement  ce  n'était  pas  encore  fini, 
car  ces  Prussiens,  remplis  d'insolence  à  cause 
de  notre  retraite,  faisaient  déjà  de  nouvelles 
dispositions  pour  venir  nous  attaquer  à  Kaya, 
il  leur  arrivait  des  masses  de  renforts;  et, 
voyant  cela,  je  pensai  que,  pour  un  si  grand 
général,  l'Empereur  avait  eu  pourtant  une 
bien  mauvaise  idée  de  s'étendre  sur  Leipzig  et 
de  nous  laisser  surprendre  par  une  armée  de 
plus  de  cent  mille  hommes. 

Gomme  nous  étions  en  train  de  nous  refor- 
mer derrière  la  division  Brenier,  dix-huit  mille 
vieux  soldats  de  la  garde  prussienne  montaient 
la  côte  au  pas  de  charge,  portant  les  shakos 
de  nos  morts  au  bout  de  leurs  baïonnettes  en 
signe  de  victoire.  En  même  temps  le  combat  se 
prolongeait  à  gauche,  entre  Klein-Gorschen  et 
Starsiedel.  La  masse  de  cavalerie  russe  que 
nous  avions  vue  reluire  au  soleil  le  matin,  der- 
rière la  Gruna-Bach,  voulait  nous  tourner; 
mais  le  6«  corps  était  arrivé  noiis  couvrir,  et  les 
régiments  de  marine  tenaient  là  comme  des 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


53 


murs.  Toute  la  plaine  ne  formait  qu'un  nuage, 
où  l'on  voyait  étinceler  les  casques,  les  cui- 
rasses et  les  lances  par  milliers. 

De  noire  côté,  nous  reculions  toujours,  quand 
tout  à  coup  quelque  chose  passa  devant  nous 
comme  le  tonnerre  :  c'était  le  maréchal  Ney  ! 
il  arrivait  au  grand  galop,  suivi  de  son  état- 
major.  Je  n'ai  jamais  vu  de  figure  pareille;  ses 
yeux  étincelaient,  ses  joues  tremblaient  de  co- 
lère! En  une  seconde  il  eut  parcouru  toute  la 
ligne  dans  sa  profondeur,  et  se  trouva  sur  le 
front  de  nos  colonnes.  Tout  le  monde  le  sui- 
vait comme  entraîné  par  une  force  extraordi- 
naire; au  lieu  de  reculer,  on  marchait  à  la  ren- 
contre des  Prussiens,  et  dix  minutes  après  tout 
était  en  feu.  Mais  l'ennemi  tenait  solidement; 
il  se  croyait  déjà  le  maître  et  ne  voulait  pas  lâ- 
cher la  victoire;  d'autant  plus  qu'il  recevait 
toujours  du  renfort,  et  que  nous  autres  nous 
étions  épuisés  par  cinq  heures  de  combat. 

Notre  bataillon,  cette  fois,  se  trouvait  en  se- 
conde ligne,  les  boulets  passaient  au-dessus; 
mais  un  bruit  bien  pire  et  qui  me  traversait 
les  nerfs,  c'était  le  grelottement  de  la  mitraille 
dans  les  baïonnettes  :  cela  sifflait  comme  une 
espèce  de  musique  terrible  et  qui  s'entendait 
de  bien  loin. 

Au  milieu  des  cris,  des  commandements  et 
de  la  fusillade,  nous  recommencions  tout  de 
même  à  redescendre  sur  un  tas  de  morts.Nos  pre- 
mières divisions  rentraient  à  Klein-Gorschen  ; 
on  s'y  battait  corps  à  corps;  on  ne  voyait  dans 
la  grande  rue  du  village  que  des  crosses  de 
fusil  en  l'air,  et  des  généraux  à  cheval,  l'épée 
à  la  main  comme  de  simples  soldats. 

Cela  dura  quelques  minutes;  nous  disions 
dans  les  rangs  :  «  Ça  va  bien,  ça  va  bien!...  on 
avance.  »  Mais  de  nouvelles  troupes  étant  arri- 
vées du  côté  des  Prussiens,  nous  fûmes  obligés 
de  reculer  pour  la  seconde  fois,  et  malheureu- 
sement si  vite  qu'un  grand  nombre  se  sau- 
vèrent jusque  dans  Kaya.  Ce  village  était  sur 
la  côte,  et  le  dernier  en  avant  de  la  route  de 
Lutzen.  C'est  un  long  boyau  de  maisons  sépa- 
rées les  unes  des  autres  par  de  petits  jardins, 
des  écuries  et  des  ruchers.  Si  l'ennemi  nous 
forçait  à  Kaya,  l'armée  était  coupée  en  deux. 

En  courant,  je  me  rappelai  ces  paroles  de 
M.  Goulden  :  «  Si  par  malheur  les  aUiés  nous 
battent,  ils  viendront  se  venger  chez  nous  de 
tout  ce  que  nous  leur  avons  fait  depuis  dix 
ans.  »  Je  croyais  la  bataille  perdue,  carie  ma- 
réchal Ney  lui-même,  au  milieu  d'un  carré, 
reculait,  et  les  soldats,  pour  sortir  de  la  mêlée, 
emportaient  des  ofBciers  blessés  sur  leurs  fusils 
en  brancards.  Enfin  ça  prenait  une  mauvaise 
tournure. 

J'entrai  dans  Kaya  sur  la  droite  du  village, 


en  enjambant  des  haies  et  sautant  par-dessus 
de  petites  palissades  que  les  gens  mettent  pour 
séparer  les  jardins. 

J'allais  tourner  le  coin  d'un  hangar,  lorsque, 
levant  la  tête,  j'aperçus  une  cinquantaine  d'of- 
ficiers à  cheval  arrêtés  au  haut  d'une  colline 
en  face;  plus  loin,  derrière  eux,  des  masses 
d'artillerie  accouraient  ventre  à  terre  sur  la 
route  de  Leipzig..  Cela  me  fit  regarder,  et  je 
reconnus  l'Empereur,  un  peu  en  avant  des  au- 
tres; il  était  assis,  comme  dans  un  fauteuil, 
sur  son  cheval  blanc.  Je  le  voyais  très-bien 
sous  le  ciel  pâle  ;  il  ne  bougeait  pas  et  regar- 
dait la  bataille  au-dessous  avec  sa  lunette. 

Cette  vue  me  rendit  si  joyeux  que  je  me  mis 
à  crier  :  «  Vive  V Empereur!  »  de  toutes  mes 
forces  ;  puis  j'entrai  dans  la  grande  rue  de  Kaya 
par  une  allée  entre  deux  vieilles  maisons. 
J'étais  l'un  des  premiers,  et  j'aperçus  encore 
des  gens  du  village,  hommes,  femmes,  enfants, 
qui  se  dépêchaient  d'entrer  dans  leurs  caves. 

Plusieurs  personnes  auxquelles  j'ai  raconté 
cela  m'ont  fait  des  reproches  d'avoir  couru  si 
vite;  mais  je  leur  ai  répondu  que  lorsque  Mi- 
chel Ney  reculait,  Joseph  Bertha  pouvait  bien 
reculer  aussi. 

Klipfel,  Zébédé,  le  sergent  Pinto,  tous  ceux 
que  je  connaissais  à  la  compagnie  étaient  en- 
core dehors,  et  j'entendais  un  bruit  tellement 
épouvantable  qu'on  ne  peut  s'en  faire  une  idée, 
Des  masses  de  fumée  passaient  par-dessus  les 
toits,  les  tuiles  roulaient  et  tombaient  dans  la 
rue,  et  les  boulets  enfonçaient  les  murs  ou 
cassaient  les  poutres  avec  un  fracas  horrible. 

En  même  temps,  de  tous  côtés,  par  les  ruelles, 
par-dessus  les  haies  et  les  palissades  des  jar- 
dins entraient  nos  soldats  en  se  retournant  pour 
faire  feu.  Il  y  en  avait  de  tous  les  régiments, 
sans  shakos,  déchirés,  couverts  de  sang,  l'air 
furieux,  et,  maintenant  que  j'y  pense  après 
tant  d'années,  c'étaient  tous  des  enfants,  de 
véritables  enfants  :  sur  quinze  ou  vingt,  pas  un 
n'avait  de  moustaches;  mais  le  courage  est  né 
dans  la  race  française! 

Et  comme  les  Prussiens,  —  conduits  par  de 
vieux  officiers  qui  criaient:  «  Forwerlzl  For- 
wertz  "1  —  arrivaient  en  se  grimpant  en  quel- 
que sorte  sur  le  dos,  comme  des  bandes  de 
loups,  pour  aller  plus  vite,  nous,  au  coin  d'une 
grange,  à  vingt  ou  trente,  en  face  d'un  jardin 
où  se  trouvaient  un  petit  rucher  et  de  grands 
cerisiers  en  fleurs  qu'il  me  semble  voir  encore, 
nous  commençâmes  un  feu  roulant  sur  ces 
gueux  qui  voulaient  escalader  un  petit  mur 
au-dessous  et  prendre  le  village. 

Combien  d'entre  eux,  en  arrivant  sur  ce  mur^ 

♦  En  avant I   Kn  avantl 


54 


ROMANS  NATIONAUX. 


retombèrent  dans  la  masse,  je  n'en  sais  rien; 
mais  il  en  venait  toujours  d'autres.  Des  cen- 
taines de  balles  sifflaient  à  nos  oreilles  et 
s'aplatissaient  contre  les  pierres,  le  crépi  tom- 
bait, la  paille  pendait  des  poutres,  la  grande 
porte  à  gauche  était  criblée;  et  nous,  derrière 
la  grange,  après  avoir  rechargé,  nous  faisions 
la  navette  pour  tirer  dans  le  tas  :  cela  durait 
juste  le  temps  d'ajuster  et  de  serrer  la  détente, 
et  malgré  cela,  cinq  ou  six  étaient  déjà  tombés 
an  coin  du  fenil,  le  nez  à  terre ,  mais  notre  rage 
était  si  grande  que  nous  n'y  faisions  pas  atten- 
tion. 

Gomme  je  retournais  là  pour  la  dixième  fois, 
en  épaulant  le  fusil  me  tomba  de  la  main  ;  je 
me  baissai  pour  le  ramasser  et  je  tombai  des- 
sus :  j'avais  une  balle  dans  l'épaule  gauche  ;  le 
sang  se  répandait  sur  ma  poitrine  comme  de 
l'eau  chaude.  J'essayai  de  me  relever;  mais 
tout  ce  que  je  pus  faire,  ce  fut  de  m'asseoir 
contre  le  mur.  Alors  le  sang  descendit  jusque 
sur  mes  cuisses,  et  l'idée  me  vint  que  j'allais 
mourir  en  cet  endroit,  ce  qui  me  donna  tout 
froid. 

Les  camarades  continuaient  à  tirer  par- 
dessus ma  tête,  et  les  Prussiens  répondaient 
toujours. 

En  songeant  qu'une  autre  balle  pouvait  m'a- 
chever,  je  me  cramponnai  tellement  de  la  main 
droite  au  coin  du  mur  pour  m'fiter  de  là,  que 
je  tombai  dans  un  petit  fossé  qui  conduisait  l'eau 
de  la  rue  dans  le  jardin. Mon  bras  gauche  était 
lourd  comme  du  plomb,  ma  tête  tournait;  j'en- 
tendais toujours  la  fusillade,  mais  comme  un 
rêve.  Gela  dura  quelque  temps  sans  doute. 

Lorsque  je  rouvris  les  yeux,  la  nuit  venait; 
les  Prussiens  défilaient  dans  la  ruelle  en  cou- 
rant. Ils  remplissaient  déjà  le  village,  et  dans 
le  jardin  en  face  se  trouvait  un  vieux  général, 
la  tête  nue,  les  cheveux  blancs,  sur  un  grand 
cheval  brun.  Il  criait  comme  une  trompette 
d'amener  des  canons,  et  des  officiers  partaient 
ventre  à  terre  porter  ses  ordres.  Près  de  lui, 
debout  sur  le  petit  mur  encombré  de  morts,  un 
de  leurs  chirurgiens  lui  bandait  le  bras.  Der- 
rière, de  l'autre  côté,  se  tenait  également  à 
cheval  un  officier  russe  très-mince,  un  jeune 
homme  coiffé  d'un  chapeau  à  plumes  vertes 
tombant  en  forme  de  bouquet.  Je  vis  cela  d'un 
coup  d'œil  :  —  ce  vieux  avec  son  gros  nez,  son 
front  large  et  plat,  ses  yeux  vifs,  son  air  hardi  ; 
les  autres  autour  de  lui;  le  chirurgien,  un  petit 
homme  chauve  en  lunettes;  et  dans  le  fond  de 
la  vallée ,  à  cinq  ou  six  cents  pas,  entre  deux 
maisons,  nos  soldats  qui  se  reformaient.  Tout 
C(>la  je  l'ai  devant  moi  comme  si  j'y  étais  encore. 

On  ne  lirait  plus;  mais  entre  Klein -Gorschen 
et  Kaya,  des  cris  terribles  s'élevaient....  On 


entendait  rouler  pesamment,  hennir,  jurer  et 
claquer  du  fouet.  Sans  savoir  pourquoi,  je  me 
traînai  hors  de  l'ornière  et  me  remis  contre  le 
mur,  et  presque  aussitôt  deux  pièces  de  seize, 
attelées  chacune  de  six  chevaux,  tournèrent  au 
coin  de  la  première  maison  du  village.  Les  ar- 
tilleurs à  cheval  frappaient  de  toutes  leurs  for- 
ces, et  les  roues  entraient  dans  les  tas  de  morts 
et  de  blessés  comme  dans  de  la  paille;  les  os 
craquaient!...  voilà  d'où  venaient  les  grands 
cris  que  j'avais  entendus;  les  cheveux  m'en 
dressaient  sur  la  tête. 

«  Ici!...  cria  le  vieux  en  allemand.  Pointez 
là-bas,  entre  ces  deux  maisons,  près  de  la  fon- 
taine. » 

Les  deux  pièces  furent  aussitôt  retournées; 
les  voitures  de  poudre  et  de  mitraille  arrivèrent 
au  galop.  Le  vieux  vint  voir,  son  bras  gauche 
en  écharpe,  et,  tout  en  remontant  la  ruelle,  je 
l'entendis  qui  disait  au  jeune  officier  russe,  d'un 
ton  bref  : 

«  Dites  à  l'empereur  Alexandre  que  je  suis 
dans  Kaya....  La  bataille  est  gagnée  si  on  m'en- 
voie des  renforts.  Qu'on  ne  délibère  pas,  qu'on 
agisse  1  II  faut  nous  attendre  à  une  attaque  fu- 
rieuse. Napoléon  arrive,  je  sens  cela....  Dans 
une  demi-heure  nous  l'aurons  sur  les  bras  avec 
sa  garde.  Goûte  que  coûte,  je  lui  tiendrai  tête; 
mais,  au  nom  de  Dieu,  qu'on  ne  perde  pas  une 
minute,  et  la  victoire  est  à  nous  !  » 

Le  jeune  homme  partit  au  galop  du  côté  de 
Klein-Gorschen,  et  dans  le  même  instant  quel- 
qu'un dit  près  de  moi  :  «  Go  vieux-là,  c'est  Blû- 
clier....  Ah!  gredin,  si  je  tenais  mon  fusil!  » 

Ayant  tourné  la  tête,  je  vis  un  vieux  sergent 
sec  et  maigre,  avec  de  grandes  rides  le  long  des 
joues,  qui  se  tenait  assis  contre  la  porte  de  la 
grange,  les  deux  mains  appuyées  à  terre  comme 
des  béquilles,  car  ses  reins  étaient  cassés  par 
une  balle.  Ses  yeux  jaunes  suivaient  le  général 
prussien  en  louchant;  son  nez  crochu,  déjà 
pâle,  se  recourbait  comme  un  bec  dans  ses 
grosses  moustaches  :  il  avait  l'air  terrible  et 
fier. 

•  Si  je  tenais  mon  fusil,  dit-il  encore  une 
fois,  tu  verrais  si  la  bataille  est  gagnée  !  » 

Nous  étions  les  seuls  êtres  encore  vivants 
dans  ce  corn  encombré  de  morts. 

Moi,  songeant  qu'on  allait  peut  être  m'en- 
terrer  le  lendemain  avec  tous  ces  autres  dans 
le  jardin  en  face,  et  que  je  ne  reverrais  plus 
Catherine,  des  larmes  me  coulaient  sur  les 
joues,  et  je  ne  pus  m'empêcher  de  dire  : 

«  Maintenant  tout  est  fini!  » 

Le  sergent  alors  me  regarda  de  travers,  et, 
voyant  que  j'étais  encore  si  jeune,  il  me  de- 
manda : 

«.Qu'est-ce  que  tu  as,  conscrit? 


HISTOIRE   D'UN    CONSCRIT   DE   1813. 


55 


—Une  balle  dans  l'épaule,  mon  sergent. 

—Dans  l'épaule,  ça  vaut  mieux  que  dans  les 
reins,  on  peut  en  réchapper.  •  • 

Et  d'une  voix  moins  rude,  après  m'avoir 
considéré  de  nouveau,  il  ajouta  : 

•  Ne  crains  rien,  va,  tu  reverras  le  pays.]» 

Je  pensai  qu'il  avait  pilié  de  ma  jeunesse  et 
qu'il  voulait  me  consoler;  mais  je  sentais  ma 
poitrine  comme  fracassée,  et  cela  m'ôtait  tout 
espoir. 

Le  sergent  ne  dit  plus  rien;  seulement,  de 
temps  en  temps,  il  faisait  un  effort  pour  dres- 
ser la  tête  et  voir  si  nos  colonnes  arrivaient. 
Il  jurait  entre  ses  dents,  et  finit  par  se  laisser 
glisser,  l'épaule  dans  le  coin  de  la  porte,  en 
disant  : 

«Mon  affaire  est  faite!...  mais  le  grand  gueux 
me  l'a  payé  tout  de  même.  » 

Il  regardait  dans  la  haie  en  face,  où  se  trou- 
vait étendu  sur  le  dos  un  grenadier  prussien, 
la  baïonnette  encore  en  travers  du  ventre. 

Il  pouvait  être  alors  six  heures;  l'ennemi  oc- 
cupait toutes  les  maisons,  les  jardins,  les  ver- 
gers, la  grande  rue  et  les  ruelles.  J'avais  froid 
par  tout  le  corps,  et  je  m'étais  engourdi,  le 
front  sur  les  genoux,  quand  le  roulement  du 
canon  m'éveilla  de  nouveau.  Les  deux  pièce» 
du  jardin  et  plusieurs  autres  derrière,  placées 
plus  haut  dans  le  village,  tiraient  en  jetant 
leurs  éclairs  dans  la  grande  rue,  où  se  pres- 
saient les  Prussiens  et  les  Russes.  Toutes  les 
fenêtres  tiraient  aussi.  Mais  cela  n'était  rien  en 
comparaison  du  feu  des  Français  sur  la  colline 
en  face.  Dans  le  fond  au-dessous,  montait  la 
jeune  garde  en  colonnes  serrées ,  au  pas  de 
charge,  les  colonels,  les  commandants  et  les 
généraux  à  cheval  au  milieu  des  baïonnettes, 
l'épée  en  l'air  :  tout  cela  gris,  éclairé  de  se- 
conde en  seconde  par  la  lumière  des  quatre- 
vingts  pièces  que  l'Empereur  avait  fait  mettre 
en  une  seule  batterie  pour  appuyer  le  mouve- 
ment. Ces  quatre-vingts  pièces  faisaient  im 
fracas  terrible,  et  malgré  la  distance,  la  vieille 
cassine  contre  laquelle  je  m'appuyais  en  trem- 
blait jusque  dans  ses  fondements.  Dans  la  rue, 
les  boulets  enlevaient  des  files  de  Prussiens  et 
de  Russes,  comme  les  coups  de  faux  enlèvent 
l'herbe  :  c'était  leur  tour  do  serrer  les  rangs. 

J'entendais  aussi,  derrière  nous,  l'artillerie 
ennemie  répondre,  et  je  pensais  :  «  Mon  Dieu  ! 
mon  Dieu  !  pourvu  maintenant  que  les  Fran- 
çais l'emportent,  leurs  pauvres  blessés  seront 
recueillis,  au  lieu  que  ces  Prussiens  et  ces  Co- 
saques songeraient  d'abord  aux  leurs  et  nous 
laisseraient  tous  périr.  • 

Je  ne  faisais  plus  attention  au  sergent,  je  ne 
re-'ardais  que  les  canonniers  prussiens  charger 
leurs  pièces,  pointer  et  tirer,  en  les  maudissant 


au  fond  de  mon  âme  ;  et  j'écoatais  avec  ravis- 
sement les  cris  de  «  Vive  r  Empereur!  »  qui  com- 
mençaient à  monter  de  la  vaUée,    et   qu'on  |f 
entendait  dans  l'intervalle  des  détonations  de 
l'artillerie. 

Enfin,  au  bout  de  vingt  minutes,  les  Prus- 
siens et  les  Russes  se  mirent  à  reculer  ;  ils  re- 
passaient en  foule  par  la  ruelle  où  nous  étions, 
pour  se  jeter  sur  la  côte;  les  cris  de  «  Vive 
VEmpcreiir!  »  se  rapprochaient.  Les  canonniers, 
devant  nous,  se  dépêchaient  comme  des  for- 
cenés, quand  trois  ou  quatre  boulets  arrivèrent 
au  milieu  d'eux,  cassant  une  roue  et  les  cou- 
vrant de  terre.  Une  pièce  tomba  sur  le  côté  ; 
deux  artilleurs  étaient  tués  et  deux  blessés. 
Alors  je  sentis  une  main  me  prendre  par  le 
bras;  je  me  retournai  et  je  vis  le  vieux  sergent, 
à  demi  mort,  qui  me  regardait  en  riant  d'un 
air  farouche.  Le  toit  de  notre  baraque  s'affais- 
sait, le  mur  penchait,  mais  nous  n'y  prenions 
pas  garde:  nous  ne  Voyions  que  la  défaite  des 
ennemis,  et  nous  n'entendions,  au  milieu  de 
tout  ce  fracas  épouvantable,  que  les  cris  tou- 
jours plus  proches  de  nos  soldats. 

Tout  à  coup  le  sergent  tout  pâle  dit  : 

«  Le  voilà  !  • 

Et  penché  en  avant,  sur  les  genoux,  une 
main  à  terre  et  l'autre  levée,  il  cria  d'une  voix 
éclatante  : 

n  Vive  l'Empereur  I  » 

Puis  il  tomba  la  face  à  terre  et  ne  remua 
plus. 

Et  moi,  me  penchant  aussi  pour  voir,  je  vis 
Napoléon  qui  monlait  dans  la  fusillade,  son 
chapeau  enfoncé  djioasa  grosse  tête,  sa  capote 
grise  ouverte,  un  large  ruban  rouge  en  travers 
de  son  gilet  blanc,  calme,  froid,  comme  éclairé 
parle  reflet  des  baïonnettes.  Tout  pliait  devant 
lui;  les  canonniers  prussiens  abandonnaient 
leurs  pièces  et  sautaient  le  mur  du  jardin,  mal- 
gré les  cris  de  leurs  officiers  qui  voulaient  les 
retenir. 

Ces  choses,  je  les  ai  vues;  elles  sont  restées 
comme  peintes  en  feu  dans  mon  esprit;  mais 
depuis  ce  moment  je  ne  me  rappelle  plus  rien 
de  la  bataille,  car,  dans  l'espérance  de  notre 
victoire,  j'avais  perdu  le  sentiment,  et  j'étais 
comme  un  mort  au  milieu  de  tous  ces  morts. 


XIV 


Je  me  réveillai  dans  la  nuit,  au  milieu  du 
silence.  Des  nuages  traversaient  le  ciel,  et  la 
lune  regardaitle  village  abandonné,  les  canons 
renversés  et  les  tas  de  morts,  comme  elle  re- 


5G 


ROMANS  NATIONAUX. 


Uu'est-ce  que  tu  as,  conscrit?  (Page  51.; 


garde,  depuis  le  commencement  du  monde, 
l'eau  qui  coule,  l'herbe  qui  pousse  et  les  feuilles 
qui  tombent  en  automne.  Les  hommes  ne  sont 
rien  auprès  des  choses  éternelles;  ceux  qui 
vont  mourir  le  comprennent  mieux  que  les 
autres. 

Je  ne  pouvais  plus  bouger  et  je  souffrais 
beaucoup;  mon  bras  droit  seul  remuait  encore. 
Pourtant  je  parvins  à  me  dresser  sur  le  coude, 
et  je  vis  les  morts  entassés  jusqu'au  fond  de  la 
ruelle.  La  lune  donnait  dessus  ;  ils  étaient  blancs 
comme  de  la  neige  :  les  uns  la  bouche  et  les 
feux  tout  grands  ouverts;  les  autres  la  face 
contre  terre,  la  giberne  et  le  sac  au  dos,  la  main 
cramponnée  au  fusil.  Je  voyais  cela  d'une  fa- 
çon etfrayante,  mes  dents  en  claquaient  d'é- 
pouvante. 


Je  voulus  appeler  au  secours;  j'entendis 
comme' un  faible  cri  d'enfant  qui  sanglote,  et 
je  m'affaissai  de  désespoir.  Mais  ce  faible  cri 
que  j'avais  poussé  dans  le  silence,  en  éveillait 
d'autres  de  proche  eu  proche,  cela  gagnait  de 
tous  les  côtes  :  tous  les  blessés  croyaient  en- 
tendre arriver  du  secours,  et  ceux  qui  pouvaient 
encore  se  plaindre  appelaient.  Ces  cris  durèrent 
quelques  instants,  puis  tout  se  tut,  et  je  n'en- 
tendis plus  qu'un  cheval  souffler  lentement 
prés  de  moi,  derrière  la  haie.  Il  voulait  se  lever, 
je  voyais  sa  tête  se  dresser  au  bout  de  son  long 
cou,  puis  il  retombait. 

Moi,  par  l'effort  que  je  venais  de  faire,  ma 
blessure  s'était  rouverte ,  et  je  sentais  de  nou- 
veau le  sang  couler  sous  mon  bras.  Alors  je 
fermai  les  yeux  pour  me  laisser  mourir,  et 


HISTOIRK  D'UNCONSCIUT  DE  1813 


Si7 


Tout  pliait  devant  lui.  (Page  55.) 


toutes  les  choses  lointaines,  depuis  le  temps  de 
ma  première  enfance, — les  choses  du  village, 
lorsque  ma  pauvre  mère  me  tenait  dans  ses 
bras  et  qu'elle  chantait  pour  m'endormir,  la 
petite  chambre,  la  vieille  alcôve,  notre  chien 
Pommer,  qui  jouait  avec  moi  et  me  roulait  à 
terre  ;  le  père  qui  rentrait  le  soir  tout  joyeux, 
la  hache  sur  l'épaule,  et  qui  me  prenait  dans 
ses  larges  mains  en  m'embrassant, —  toutes 
ces  choses  me  revinrent  comme  un  rêve  ! 

Je  pensais  :  «  Ah  !  pauvre  femme. . . .  pauvre 
père!....  si  vous  aviez  su  que  vous  éleviez 
votre  enfant  avec  tant  d'amour  et  de  peines, 
pour  qu'il  périsse  un  jour  misérablement,  seul, 
loin  de  tout  secours  !. . .  quelles  n'auraient  pas 
été  "UJjtre  désolation  et  vos  malédictions  contre 
ceiii^  ^ui  l'ont  réduit  à  cet  état  ! ...  Âh  I  si  vous 


étiez  là!...  si  je  pouvais  seulement  vous  de- 
mander pardon  des  peines  que  je  vous  ai  don- 
nées! » 

Et,  songeant  à  cela,  les  larmes  me  couvraient 
la  figure,  ma  poitrine  se  gonflait  :  longtemps 
je  sanglotai  tout  bas  en  moi-môme. 

Lapensée  de  Gatiierine,  de  la  tante  Grédel, 
du  bon  M.  Goulden,  me  vint  aussi  bientôt,  et 
ce  fut  quelque  chose  d'épouvantable!  c'était 
comme  un  spectacle  qui  se  passe  sous  vos 
yeux  :  je  voyais  leur  étonnement  et  leurs 
craintes  en  apprenant  la  grande  bataille;  la 
tante  Grédel  qui  courait  tous  les  jours  sur  la 
route  pour  aller  voir  à  la  poste,  pendant  que 
Catherine  l'attendait  en  priant;  et  M.  Goulden, 
seul  dans  sa  chambre,  qui  lisait  dans  la  gazette 
que  le  3*  corps  avait  plus  donné  que  les  autres; 


58 


ROMANS    NATIONAUX.- 


il  se  promenait  la  tète  penchée  et  s'asseyait 
bien  tard  à  l'établi,  tout  rêveur.  Mon  âme  était 
là-bas  avec  eux;  elle  attendait  en  quelque 
sorte  devant  la  poste  avec  la  tante  Grédel,  elle 
retournait  au  village  abattue,  elle  voyait  Ca- 
therine dans  la  désolation. 

Puis,  un  matin,  le  fadeur  Rœdig  passait  aux 
Quatre- Vents,  avec  sa  blouse  et  son  petit  sac 
,de  cuir;  il  ouvrait  la  porte  de  la  salle  et  ten- 
îdait  un  grand  papier  à  la  tante  Grédel,  qui 
restait  toute  saisie,  Catherine  debout  derrière 
elle,  pâle  comme  une  morte  :  et  c'était  mon 
acte  de  décès  qui  venait  d'arriver!  J'entendais 
les  sanglots  déchirants  de  Catherine  étendue  à 
terre,  et  les  malédictions  de  la  tante  Grédel, — 
ses  cheveux  gris  défaits,— criant  qu'il  n'y  avait 
plus  de  justice...  qu'il  vaudrait  mieux  pour 
les  honnêtes  gens  n'être  jamais  venus  au  monde, 
puisque  Dieu  les  abandonne  1  —  Le  bon  père 
Goulden  arrivait  pour  les  consoler;  mais  en 
entrant  il  se  mettait  à  sangloter  avec  eux,  et 
tous  pleuraient  dans  une  désolation  inexpri- 
primable,  criant  : 

•  0 pauvre  Joseph!  pauvre  JosephI  » 

Cela  me  déchirait  le  cœur. 

L'idée  me  vint  aussi  que  trente  ou  quarante 
mille  familles  en  France,  en  Russie,  en  Alle- 
magne, allaient  recevoir  la  même  nouvelle,  et 
plus  terrible  encore,  puisqu'un  grand  nombre 
des  malheureux  étendus  sur  le  champ  de  ba- 
taille avaient  leurs  père  et  mère  ;  je  me  repré- 
sentai cclacomme  une  abomination,  comme  un 
grand  cri  du  genre  humain  qui  monte  au  ciel. 

C'est  alors  que  je  me  rappelai  ces  pauvres 
femmes  de  Phalsbourg,  qui  priaient  dans  l'é- 
glise à  la  grande  retraite  de  Russie,  et  que  je 
compris  ce  qui  se  passait  dans  leur  âme  !...  Je 
pensais  que  Catherine  irait  bientôt  là  ;  qu'elle 
prierait  des  années  et  des  années  en  songeant  à 
moi...  Oui,  je  pensais  cela,  car  je  savais  que 
nous  nous  aimions  depuis  notre  enfance,  et 
qu'elle  ne  pourrait  jamais  m'oublier.  Mon  at- 
tendrissement était  si  grand,  qu'une  larme  sui- 
vait l'autre  sur  mes  joues;  et  cela  me  faisait 
pourtant  du  bien  d'avoir  cette  confiance  en  elle 
et  d'être  sûr  qu'elle  conserverait  son  amour 
jusque  dans  la  vieillesse,  qu'elle  m'aurait  tou- 
jours devant  les  yeux,  et  qu'elle  n'en  prendrait 
pas  un  autre. 

La  rosée  s'était  mise  à  tomber  vers  le  matin. 
Ce  grand  bruit  monotone  sur  les  toits,  dans  le 
jardin  et  la  ruelle  remplissait  le  silence.  Je 
songeais  à  Dieu,  qui  depuis  le  commencement 
des  temps  fait  les  mêmes  choses,  et  dont  la. 
puissance  est  sans  bornes;  qui  pardonne  les 
fautes,  parcequ'ilest  bon,  et  j'espérais  qu'il  me 
pardonnerait,  en  considération  de  mes  souf- 
frances. 


Comme  la  rosée  était  forte,  elle  finit  par 
emplir  le  petit  ruisseau.  De  temps  en  temps  on 
entendait  un  mur  tomber  dans  le  village,  un 
toit  s'affaisser  ;  les  animaux,  effarouchés  parla 
bataille,  reprenaient  confiance  et  sortaient  au 
petit  jour  :  une  chèvre  bêlait  dans  l'étable  voi- 
sine ;  un  grand  chien  de  berger,  la  queue  traî- 
nante, passa  regardant  les  morts;  le  cheval,  en 
le  voyant,  se  mit  à  soufQer  d'une  façon  terri- 
ble; il  le  prenait  peut-être  pour  un  loup,  et  le 
chien  se  sauva. 

Tous  ces  détails  me  reviennent,  parce  qu'au 
moment  de  mourir  on  voit  tout,  on  entend  tout; 
on  se diten quelque  sorte  :  «Regarde . . .  écoute. . . 
car  bientôt  tu  n'entendras  et  tu  ne  verras  plus 
rien  en  ce  monde  !  » 

Mais  ce  qui  m'est  resté  bien  autrement  dans 
l'esprit,  ce  que  je  ne  pourrais  jamais  oublier, 
quand  je  vivrais  cent  ans,  c'est  lorsqu'au  loin 
je  crus  entendre  un  bruit  de  paroles.  Oh! 
comme  je  me  réveillai...  comme  j'écoutai...  et 
comme  je  me  levai  sur  mon  bras  pour  crier  : 
«  Au  secours!  »  Il  faisait  encore  nuit,  et  pour- 
tant un  peu  de  jour  pâlissait  déjà  le  ciel;  tout 
au  loin,  à  travers  la  pluie  qui  rayait  l'air,  une 
lumière  marchait  au  milieu  des  champs,  elle 
allait  au  hasard,  s'arrêtaut  ici...  là. ..  et  je 
voyais  alors  des  formes  noires  se  pencher  au- 
tour; ce  n'étaient  que  des  ombres  confuses, 
mais  d'autres  que  moi  voyaient  aussi  cette  lu- 
mière, car  de  tous  côtés  des  soupirs  s'élevaient 
dans  la  nuit...  des  cris  plaintifs,  des  voix  si 
faibles,  qu'on  aurait  dit  des  petits  enfants  qui 
appellent  leur  mère  I 

Mon  Dieu,  qu'est-ce  que  la  vie?  De  quoi  donc 
est-elle  faite,  pour  qu'on  y  attache  un  si  grand 
prix?  Ce  misérable  souffle  qui  nous  fait  tant 
pleurer, tant  souffrir,  pourquoi  donc  craignons- 
nous  de  le  perdre  plus  que  tout  au  monde? 
Que  nous  est-il  donc  réservé  plus  tard,  puis- 
qu'à  la  moindre  crainte  de  mort  tout  frémit  en 
nous? 

Qui  sait  cela?  Tous  les  hommes  en  parlent 
depuis  des  siècles  et  des  siècles,  tous  y  pen- 
-sent  et  personne  ne  peut  le  dire. 

Moi,  dans  mon  ardeur  de  vivre,  je  regardais 
cette  lueur,  comme  un  malheureux  qui  se  noie 
regarde  le  rivage...  je  me  cramponnais  pour  la 
voir,  et  mon  cœur  grelotait  d'espérance.  Je 
voulais  crier,  ma  voix  n'allait  pas  plus  loin  que 
mes  lèvres;  le  bruissement  de  la  pluie  dans  les 
arbres  et  sur  les  toits  couvrait  tout,  et  malgré 
cela  je  me  disais:  «  Ils  m'entendent...  ils  vien- 
nent!... •  Il  me  semblait  voir  la  lanterne  re- 
monter le  sentier  du  jardin,  et  la  lumière  gros* 
sir  à  chaque  pas  ;  mais  après  avoir  erré  queK 
ques  instants  sur  le  champ  de  bataille,* elle 


HISTOIRE   D'UN   CONSCRIT   DE   1813. 


entra  lentement  dans  un  pli  de  terrain  et  dis- 
parut. 
Alors  je  retombai  sans  connaissance. 


XV 


C'est  au  fond  d'un  grand  hangar  en'forme  de 
halle,  —  des  piliers  tout  autour,  —  que  je  re- 
vins à  moi  ;  quelqu'un  me  donnait  à  boire  du 
vin  et  de  l'eau,  et  je  trouvais  cela  très-bon.  En 
ouvrant  les  yeux,  je  vis  un  vieux  soldat  à 
moustaches  grises,  qui  me  relevait  la  tête  et 
me  tenait  le  gobelet  aux  lèvres. 

«  Eh  bien  I  me  dit-il  d'un  air  de  bonne  hu- 
meur, eh  bien  !  ça  va  mieux?  » 

Et  je  ne  pus  m'empêcher  de  lui  sourire  en 
songeant  que  j'étais  encore  vivant.  J'avais  la 
poitrine  et  l'épaule  gauche  solidement  em- 
maillottées  ;  je  sentais  là  comme  une  brûlure, 
mais  cela  m'était  bien  égal  :  — je  vivais! 

Je  me  mis  d'abord  à  regarder  les  grosses 
poutres  qui  se  croisaient  en  l'air,  et  les  tuiles, 
où  le  jour  entrait  en  plus  d'un  endroit;  puis, 
au  bout  de  quelquesinstants,  je  tournai  la  tête, 
et  je  reconnus  que  j'étais  dans  un  de  ces  vastes 
hangars  où  les  brasseurs  du  pays  abritent  leurs 
tonneaux  et  leurs  voitures.  Tout  autour,  sur 
des  matelas  et  des  bottes  de  paille,  étaient  ran- 
gés une  foule  de  blessés,  et  vers  le  milieu,  sur 
une  grande  table  de  cuisine,  un  chirurgien- 
major  et  ses  deux  aides,  les  manches  de  che- 
mise retroussées,  coupaient  une  jambe  à  quel- 
qu'un ;  le  blessé  poussait  des  gémissements. 
Derrière  eux  se  trouvait  un  tas  de  bras  et  de 
jambes,  et  chacun  peut  s'imaginer  les  idées  qui 
me  passèrent  par  la  tête. 

Cinq  ou  six  soldats  d'infanterie  donnaient  à 
boire  aux  blessés  ;  ils  avaient  des  cruches  et 
des  gobelets. 

Mais  ce  qui  me  fit  le  plus  d'impression,  ce 
fut  ce  chirurgien  en  manches  de  chemise,  qui 
coupait  sans  rien  entendre;  il  avait  un  grand 
nez,  les  joues  creuses,  et  se  fâchait  à  chaque 
minute  contre  ses  aides,  qui  ne  lui  donnaient 
pas  assez  vite  les  couteaux,  les  pinces,  la  char- 
pie, le  linge,  ou  qui  n'enlevaient  pas  tout  de 
suite  le  sang  avec  l'éponge.  Cela  n'allait  pour- 
tant pas  mal,  car  en  moins  d'un  quart  d'heure 
ils  avaient  déjà  coupé  deux  jambes. 

Dehors,  contre  les  piliers,  stationnait  une 
grande  voilure  pleine  de  paille. 

Comme  on  venait  d'étendre  sur  la  table  une 
espèce  de  carabinier  russe  de  six  pieds  au 
moins,  le  cou  percé  d'une  balle  près  de  l'o- 
reille, et  que  le  chirurgien  demandait  les  petits 


couteaux  pour  lui  faire  quelque  chose,  un  au- 
tre chirurgien  passa  devant  le  hangar,  un  chi- 
rurgien de  cavalerie,  gros,  court  et  tout  grêlé, 
il  tenait  un  portefeuille  sous  le  bras,  et  s'arrêta 
près  de  la  voiture. 

•  Hé  !  Forel!  cria-t-il  d'un  ton  joyeux. 

— Tiens,  c'est  vous,  Duchêne?  répondit  le 
nôtre  en  se  retournant.  Combien  de  blessés? 

—Dix-sept  à  dix-huit  mille. 

— Diable!  Eh  bien  I  ça  va-t-il  ce  matin? 

— Mais  oui;  je  suis  en  train  de  chercher  un 
bouchon.  » 

Notre  chirurgien  sortit  du  hangar  pour  ser- 
rer la  main  à  son  camarade  ;  ils  se  mirent  à 
causer  tranquillement,  pendant  que  les  aides 
buvaient  un  coup  de  vin,  et  que  le  Russe  rou- 
lait les  yeux  d'un  air  désespéré. 

«  Tenez ,  Duchesne,  vous  n'avez  qu'à  des- 
cendre la  rue....  en  face  de  ce  puits....  vous 
voyez? 

— Très-bien. 

— Juste  en  face,  vous  trouverez  la  cantine. 

— Ah!  bon....  merci!  Je  me  sauve!  » 

L'autre  alors  partit,  et  le  nôtre  lui  cria  : 

•  Bon  appétit,  Duchêne!  » 

Puis  il  revint  du  côté  de  son  Russe,  qui  l'at- 
tendait, et  commença  par  lui  ouvrir  le  cou  de- 
puis la  nuque  jusqu'à  l'épaule.  Il  travaillait 
d'un  air  de  mauvaise  humeur,  en  disant  aux 
aides  : 

«  Allons  donc,  messieurs,  allons  donc  !  » 

Le  Russe  soupirait  comme  on  peut  s'imagi- 
ner; mais  il  n'y  faisait  pas  attention,  et,  fina- 
lement, jetant  une  balle  à  terre,  il  lui  mit  un 
bandage  et  dit  : 

«  Enlevez!  » 

On  enleva  le  Russe  de  la  table,  les  soldats 
retendirent  sur  une  paillasse  à  la  file  des  au- 
tres, et  l'on  apporta  le  voisin. 

Je  n'aurais  jamais  cpu  que  des  choses  pa- 
reilles se  passaient  dans  le  monde  ;  mais  j'en 
vis  encore  d'autres  dont  le  souvenir  me  restera 
longtemps. 

A  cinq  ou  six  paillasses  de  la  mienne  était 
assis  un  vieux  caporal,  lajambe  emmaillottée  ; 
il  clignait  de  l'œil  et  disait  à  son  voisin,  dont 
on  venait  de  couper  le  bras  : 

«  Conscrit,  regarde  un  peu  dans  ce  tas  ;  je 
parie  que  tu  ne  reconnais  pas  ton  bras.  • 

L'autre,  tout  pâle,  mais  qui  pourtant  avait 
montré  le  plus  grand  courage,  regarda,  et 
presque  aussitôt  il  perdit  connaissance. 

Alors  le  caporal  se  mit  à  rire  et  dit  : 

«  Il  a  fini  par  le  reconnaître....  C'est  celui 
d'en  bas,  avec  la  petite  fleur  bleue.  Ça  produit 
toujours  le  même  effet.  » 

Il  s'admirait  lui-même  d'avoir  découvert 
cela,  mais  personne  ne  riait  avec  lui. 


60 


ROMANS  NATIONAUX. 


A  chaque  minute  les  blessés  criaient  : 

«  A  boire!  » 

Quand  l'un  commençait,  tous  suivaient.  Le 
vieux  soldat  m'avait  pris  sans  doute  en  amitié, 
'  car,  en  passant,  il  me  présentait  toujours  son 
gobelet. 

Je  ne  restai  pas  là-dedans  plus  d'une  heure  ; 
une  dizaine  d'autres  voitures  à  larges  échelles 
étaient  venues  se  ranger  derrière  la  première. 
Des  paysans  du  pays,  en  veste  de  velours  et 
large  feutre  noir,  le  fouet  sur  l'épaule,  atten- 
daient, tenant  leurs  chevaux  par  la  bride.  Un 
piquet  de  hussards  arriva  bientôt,  le  maréchal 
des  logis  mit  pied  à  terre,  et,  entrant  sous  le 
hangar,  il  dit  : 

«  Faites  excuse,  major,  mais  voici  un  ordre 
pour  escorter  douze  voitures  de  blessés  jusqu'à 
Lutzen;  est-ce  que  c'est  ici  qu'on  les  charge? 

— Oui,  c'est  ici,  »   répondit  le  chirurgien. 

Et  tout  de  suite  on  se  mit  à  charger  la  pre- 
mière file. 

Les  paysans  et  les  hommes  de  l'ambulance, 
avant  de  nous  enlever,  nous  faisaient  boire  en- 
core un  bon  coup. 

Dès  qu'une  voiture  était  {îleine,  elle  partait 
en  avant,  et  une  autre  s'avançait.  J'étais  sur  la 
troisième,  assis  dans  la  paille,  au  premier  rang, 
à  côté  d'un  conscrit  du  21°  qui  n'avait  plus  de 
main  droite  ;  derrière,  un  autre  manquait  d'une 
jambe,  un  autre  avait  la  tête  fendue,  un  autre 
la  mâchoire  cassée,  ainsi  de  suite  jusqu'au 
fond. 

On  nous  avait  rendu  nos  grandes  capotes,  et 
nous  avions  tellement  froid,  malgré  le  soleil, 
qu'on  ne  voyait  que  notre  nez,  notre  bonnet  de 
police,  ou  le  bandeau  de  linge  au-dessus  des 
collets.  Personne  ne  parlait;  on  avait  bien  assez 
à  penser  pour  soi-même. 

Par  moments,  je  sentais  un  froid  terrible, 
puis  tout  à  coup  des  bouffées  de  chaleur  qui 
m'entraient  jusque  dans  les  yeux  :  c'était  le 
commencement  de  la  fièvre.  Mais  en  partant 
de  Kaya,  tout  allait  encore  bien,  je  voyais  clai- 
rement les  choses,  et  ce  n'est  que  plus  tard,  du 
côté  de  Leipzig,  que  je  me  sentis  tout  à  fait 
mal. 

Enfin,  on  nous  chargea  donc  de  la  sorte  : 
ceux  qui  pouvaient  encore  se  tenir,  assis  dans 
les  premières  voitures,  les  autres  étendus  dans 
les  dernières,  et  nous  partîmes.  Les  hussards, 
à  cheval  près  de  nous,  causaient  de  la  bataille, 
fumaient  et  riaient  sans  nous  regarder. 

C'est  en  traversant  Kaya  que  je  vis  toutes 
les  horreurs  de  la  guerre.  Le  village  ne  formait 
plus  qu'un  monceau  de  décombres.  Les  toits 
éfaient  tombés;  les  pignons,  de  loin  en  loin, 
restaient  seuls  debout;  les  poutres  et  les  lattes 
étaient  rompues;  on  voyait,  à  travers,  les  petites 


chambres  avec  leurs  alcôves,  leurs  portes  et 
leurs  escaliers.  De  pauvres  gens,  des  femmes, 
des  enfants,  des  vieillards,  allaient  et  venaient 
à  l'intérieur  tout  désolés;  ils  montaient  et  des- 
cendaient comme  dans  des  cages  en  plein  air. 
Quelquefois,  tout  au  haut,  la  cheminée  d'une 
petite  chambre,  un  petit  miroir  et  des  branches 
de  buis  au-dessus  montraient  que  là  vivait  une 
jeune  fille  dans  les  temps  de  paix. 

Ah  !  qui  pouvait  prévoir  alors  qu'un  jour  tout 
ce  bonheur  serait  détruit,  non  par  la  fureur  des 
vents  ou  la  colère  du  ciel,  mais  par  la  rage  des 
hommes,  bien  autrement  redoutable  I 

Il  n'y  avait  pas  jusqu'aux  pauvres  animaux 
qui  n'eussent  un  air  d'abandon  au  milieu  de 
ces  ruines.  Les  pigeons  cherchaient  leur  colom- 
bier, les  bœufs  et  les  chèvres  leur  étable;  ils 
allaient  déroutés  par  les  ruelles,  mugissant  et 
bêlant  d'une  voix  plaintive.  Des  poules  per- 
chaient sur  les  arbres,  et  partout,  partout  on 
rencontrait  la  trace  des  boulets  1 

A  la  dernière  maison,  un  vieillard  tout  blanc, 
assis  sur  le  seuil  de  sa  demeure  en  ruine,  te- 
nait entre  ses  genoux  un  petit  enfant;  il  nous 
regarda  passer  morne  et  sombre.  Nous  voyait- 
il?  Je  n'en  sais  rien;  mais  son  front  sillonné 
de  grandes  rides  et  ses  yeux  ternes  annon- 
çaient le  désespoir.  Que  d'années  de  travail, 
que  d'économies  et  de  souffrances  il  lui  avait 
fallu  pour  assurer  le  repos  de  sa  vieillesse! 
Maintenant  tout  était  anéanti....  l'enfant  et  lui 
n'avaient  plus  une  tuile  pour  abriter  leur 
tête!... 

Et  ces  grandes  fosses  d'une  demi-lieue,  —  où 
tous  les  gens  du  pays  travaillent  à  la  hâte  pour 
empêcher  la  peste  d'achever  la  destruction  du 
genre  humain,  —  je  les. ai  vues  aussi  du  haut 
de  la  colline  de  Kaya,  et  j'en  ai  détourné  les 
yeux  avec  horreur!  Oui,  j'ai  vu  ces  immenses 
tranchées  dans  lesquelles  on  enterre  les  moris  : 
Russes,  Français,  Prussiens,  tous  pêle-mêle, — 
comme  Dieu  les  avait  faits  pour  s'aimer  avant 
l'invention  des  plumets  et  des  uniformes,  qui 
les  divisent  au  profit  de  ceux  qui  les  gouver- 
nent. Ils  sont  là....  ils  s'embrassent....  et  si 
quelque  chose  chose  revit  en  eux,  ce  qu'il  faut 
bien  espérer,  ils  s'aiment  et  se  pardonnent,  en 
maudissant  le  crime  qui,  depuis  tantde  siècles, 
les  empêche  d'être  frères  avant  la  mort! 

Mais  ce  qu'il  •  y  avait  encore  de  plus  triste, 
c'était  la  longue  file  de  voitures  emmenant  les 
pauvres  blessés;  —  ces  malheureux  dont  on  ne 
parle  dans  les  bulletins  que  pour  en  diminuer 
le  nombre,  et  qui  périssent  dans  les  hôpitaux 
comme  des  mouches,  loin  de  tous  ceux  qu'ils 
aiment,  pendant  qu'on  tire  le  canon  et  qu'on 
chante  dans  les  églises  pour  se  réjouir  d'avoir 
•vué  des  miniers  d'hommes  I 


HISTOIRE   D'UN   CONSCRIT   DE    1813. 


61 


Lorsque  nous  arrivâmes  à  Lutzen,  la  ville 
était  tellement  encombrée  de  blessés  que  notre 
convoi  reçut  l'ordre  de  partir  pour  Leipzig.  On 
ne  voyait  dans  les  rues  que  des  malheureux 
aux  trois  quarts  morts,  étendus  le  long  des 
maisons  sur  de  la  paille.  Il  nous  fallut  plus 
d'une  heure  pour  arriver  devant  une  église,  où 
l'on  déchargea  quinze  ou  vingt  d'entre  nous 
qui  ne  pouvaient  plus  supporter  la  route. 

Le  maréchal  des  logis  et  ses  hommes,  après 
s'être  rafraîchis  dans  un  bouchon  au  coin  de  la 
place,  remontèrent  à  cheval,  et  nous  conti- 
nuâmes notre  chemin  vers  Leipzig. 

Alors  je  n'entendais  et  je  ne  voyais  plus  ;  la 
tète  me  tournait,  mes  oreilles  bourdonnaient, 
je  prenais  les  arbres  pour  des  hommes;  j'avais 
une  soif  dont  on  ne  peut  se  faire  l'idée. 

Depuis  longtemps,  d'autres,  dans  les  voitures, 
s'étaient  mis  à  crier,  à  rêvasser,  à  parler  de 
leur  mère,  à  vouloir  se  lever  et  sauter  sur  le 
chemin.  Je  ne  sais  pas  si  je  fis  les  mêmes  cho- 
ses; mais  je  m'éveillai  comme  d'un  mauvais 
rêve,  au  moment  où  deux  hommes  me  pre- 
naient chacun  par  une  jambe, — le  bras  autour 
des  reins,  —  et  m'emportaient  en  traversant 
une  place  sombre.  Le  ciel  fourmillait  d'étoiles, 
et,  sur  la  façade  d'un  grand  édifice,  qui  se  dé- 
tachait en  noir  au  milieu  de  la  nuit,  brillaient 
des  lumières  innombrables  ;  c'était  l'hôpital  du 
faubourg  de  Hall,  à  Leipzig. 

Les  deux  hommes  montèrent  un  escalier 
tournant.  Tout  au  haut,  ils  entrèrent  dans  une 
salle  immense,  —  où  des  lits  à  la  file  se  ton. 
chaient  presque  d'un  bout  à  l'autre  sur  trois 
rangs,  —  et  l'on  me  coucha  dans  un  de  ces 
lits.  Ce  qu'on  entendait  de  cris,  de  jurements, 
de  plaintes,  n'est  pas  à  imaginer  :  ces  centaines 
de  blessés  avaient  tous  la  lièvre.  Les  fenêtres 
étaient  ouvertes,  les  petites  lanternes  tremblo- 
taient au  courant  d'air.  Des  infirmiers,  des  mé- 
decins, des  aides,  le  grand  tablier  lié  sous  les 
bras,  allaient  et  venaient.  Et  le  bourdonnement 
Bourd  des  salles  au-dessous,  les  gens  qui  mon- 
taient et  descendaient,  les  nouveaux  convois 
qui  débouchaient  sur  la  place,'les  cris  des  voitu- 
riers,  le  claquement  des  fouets,  les  piétinements 
des  chevaux  :  tout  vous  faisait  perdre  la  tête. 

Là,  pour  la  première  fois,  pendant  qu'on  me 
déshabillait,  je  sentis  à  l'épaule  un  mal  telle- 
ment horrible,  que  je  ne  pus  retenir  mes  cris. 
Un  chirurgien  arriva  presque  aussitôt,  et  fit 
des  reproches  à  ceux  qui  ne  prenaient  pas 
garde.  C'est  tout  ce  que  je  me  rappelle  de  cette 
nuit,  car  j'étais  comme  fou  :  — j'appelais  Ca- 
therine, M.  Goulden,  la  tante  Grédel  à  mon 
secours,  —  chose  que  m'a  racontée  plus  tard 
mon  voisin,  un  vieux  canonnier  à  cheval,  que 
mes  rêves  empêchèrent  de  dormir. 


Ce  n'est  que  le  lendemain,  vers  huit  heures, 
au  premier  pansement,  que  je  vis  mieux  la 
salle.  Alors  aussi  je  sus  que  j'avais  l'os  de  l'é- 
paule gauche  cassé* 

Lorsque  je  m'éveillai,  j'étais  au  milieu  d'une 
douzaine  de  chirurgiens  :  l'un  d'eux,  un  gros 
homme  brun,  qu'on  appelait  M.  le  baron,  ou- 
vrait mon  bandage  ;  un  aide  tenait,  au  pied  du 
lit,  une  cuvette  d'eau  chaude.  Le  major  exa- 
minamablessure  ;  tous  les  autres  se  penchaient 
pour  entendre  ce  qu'il  allait  dire.  Il  leur  parla 
quelques  instants;  mais  tout  ce  que  je  pus  com- 
prendre, c'est  que  la  balle  était  venue  de  bas 
en  haut,  qu'elle  avait  cassé  l'os  et  qu'elle  était 
ressortie  par  derrière.  Je  vis  qu'il  connaissait 
bien  son  état,  puisque  les  Prussiens  avaient 
tiré  d'en  bas,  par-dessus  le  mur  du  jardin,  et 
que  la  balle  avait  dû  remonter.  Il  lava  lui- 
même  la  plaie  et  remit  le  bandage  en  deux 
tours  de  main  ;  de  sorte  que  mon  épaule  ne 
pouvait  plus  remuer  et  que  tout  se  trouvait  en 
ordre. 

Je  me  sentais  beaucoup  mieux.  Dix  minutes 
après,  un  infirmier  vint  me  mettre  une  chemise 
sans  me  faire  mal,  à  force  d'habitude. 

Le  chirurgien  s'était  arrêté  près  de  l'autre  lit 
et  disait  : 

«  Hé  !  te  voilà  donc  encore,  l'ancien  I 

— Oui,  monsieur  le  baron,  c'est  encore  moi, 
répondit  le  canonnier,  tout  fier  de  voir  qu'il  le 
reconnaissait  :  la  première  fois,  c'était  à  Aus- 
terlitz,  pour  un  coup  de  mitraille,  ensuite  à 
léna,  ensuite  à  Smolensk,  pour  deux  coups  de 
lance. 

— Oui,  oui,  dit  le  chirurgien  comme  attendri  ; 
et  maintenant  qu'est  ce  que  nous  avons? 

—  Trois  coups  de  sabre  sur  le  bras  gauche, 
en  défendant  ma  pièce  contre  les  hussards 
prussiens.  » 

Le  chirurgien  s'approcha,  défit  le  bandage, 
et  je  l'entendis  qui  demandait  au  canonnier  : 

«  Tu  as  la  croix? 

— Non,  monsieur  le  baron. 

—Tu  t'appelles? 

— Christian  Zimmer,  maréchal  des  logis  au 
2"=  d'artillerie  à  cheval. 

— Bon  1  bon  !  » 

Il  pansait  alors  les  blessures,  et  finit  par  dire 
en  se  levant  : 

«  Tout  ira  bien  !  » 

Il  se  retourna,  causant  avec  les  autres,  et 
sortit  après  avoir  fini  son  tour  et  donné  quel- 
ques ordres  aux  infirmiers. 

Le  vieux  canonnier  paraissait  tout  joyeux  ; 
comme  je  venais  d'entendre  à  son  nom  qu'il 
devait  être  de  l'Alsace,  je  mo  mis  à  lui  parler 
dans  notre  langue,  de  sorte  qu'il  en  futencore 
plus  réjoui.  C'était  un  gaillard  de  sixpiecl»,  les 


G2 


ROMANS  NATIONAUX. 


épaules  rondes,  le  front  plat,  le  nez  gros,  les 
moustaches  d'un  blond  roux,  dur  comme  un 
roc,  mais  brave  homme  tout  de  même.  Ses 
yeux  5e  pjissaient  quand  on  lui  parlait  alsa- 
cien, ses  oreilles  se  dressaient,  j'aurais  pu  tout 
lui  demander  en  alsacien,  il  m'aurait  tout 
donné  s'il  avait  eu  quelque  chose  ;  mais  il  n'a- 
vait que  des  poignées  de  main  qui  vous  fai- 
saient craquer  les  os.  Il  m'appelait  Joséphcl, 
comme  au  pays,  et  me  disait  : 

«  Joséphcl,  prends  garde  d'avaler  les  remèdes 
qu'on  te  donne...  Il  ne  faut  avaler  que  ce  qu'on 
connaît...  Tout  ce  qui  ne  sent  pas  bon  ne  vaut 
rien.  Si  Ton  nous  donnait  tous  les  jours  une 
bouteille  de  Rikevir,  nous  serions  bientôt  gué- 
ris; mais  c'est  plus  commode  de  nous  démolir 
l'estomac  avec  une  poignée  de  mauvaise  herbe 
bouillie  dans  de  l'eau  que  de  nous  apporter  du 
vin  blanc  d'Alsace.  » 

Quand  j'avais  peur  à  cause  de  la  fièvre  et  de 
ce  que  je  voyais,  il  prenait  des  airs  fâchés  et 
me  regardait  avec  ses  grands  yeux  gris,  en  di- 
sant : 

«  Joséphel,  est-ce  que  tu  es  fou  d'avoir  peur' 
Est-ce  que  des  gaillards  comme  nous  autres 
peuvent  mourir  dans  un  hôpital?  Non...  non... 
ôte-toi  cette  idée  de  la  tête.  » 

Mais  il  avait  beau  dire,  tous  les  matins  les 
médecins,  en  faisant  leur  ronde,  en  trouvaient 
sept  ou  huit  de  morts.  Les  uns  attrapaient  la 
fièvre  chaude,  les  autres  un  refroidissement,  et 
cela  finissait  toujours  par  la  civière,  que  l'on 
voyait  passer  sur  les  épaules  des  infirmiers  ! 
—  de  sorte  qu'on  ne  savait  jamais  s'il  fallait 
avoir  chaud  ou  froid  pour  bien  aller. 

Zimmer  me  disait  : 

«  Tout  cela,  Joséphel,  vient  des  mauvaises 
drogues  que  les  médecins  inventent.  Vois-tu 
ce  grand  maigre?  11  peut  se  vanter  d'avoir  tué 
plus  d'hommes  que  pas  une  pièce  de  campagne  ; 
il  est  en  quelque  sorte  toujours  chargé  à  mi- 
traille, et  la  mèche  allumée.  Et  ce  petit  brun?  à 
la  place  de  l'Empereur,  je  l'enverrais  aux  Prus- 
siens et  aux  Russes;  il  leur  tuerait  plus  de 
monde  qu'un  corps  d'armée.  » 

Il  m'aurait  fait  bien  rire  avec  ces  plaisan- 
teries, si  J3  n'avais  pas  vu  passer  les  bran- 
cards. 

Au  bout  de  trois  ^semaines,  l'os  de  mon 
épaule  commençait  à  reprendre,  les  deux  bles- 
sures se  refermaient  tout  doucement,  je  ne 
souffrais  presque  plus.  Les  coups  de  sabre  que 
Zimmer  avait  sur  le  bras  et  sur  l'épaule  allaient 
aussi  très-bien.  On  nous  donnait  chaque  matin 
un  bon  bouillon  qui  nous  i-emontait  le  cœur,  et 
le  soir  un  peu  de  bœuf,  avec  un  demi-verre  de 
vin,  dont  la  vue  seule  nous  réjouissait  et  nous 
faisait  voir  l'avenir  en  beau. 


Vers  ce  temps,  on  nous  pennit  aussi  de  des- 
cendre dans  un  grand  jardin  plein  de  vieux 
ormes,  derrière  l'hôpital.  Il  y  avait  des  bancs 
sous  les  arbres,  et  nous  nous  promenions  dans 
les  allées  comme  de  véritables  rentiers,  en 
grande  capote  grise  et  bonnet  de  coton. 

La  saison  était  magnifique;  notre  vue  s'éten- 
dait sur  la  Parlha,  bordée  de  peupliers.  Cette 
rivière  tombe  dans  l'Elster,  à  gauche,  en  for- 
mant de  grandes  lignes  bleues.  Du  même  côté 
s'étend  une  forêt  de  hêtres,  et  sur  le  devant 
passent  trois  ou  quatre  grandes  routes  blan- 
ches, qui  traversent  des  plaines  de  blé,  d'orge, 
d'avoine,  des  plantations  de  houblon,  enfin 
tout  ce  qu'il  est  possible  de  se  figurer  d'agréa- 
ble et  de  riche,  principalement  quand  le  vent 
donne  dessus,  et  que  toutes  ces  moissons  se 
penchent  et  se  relèvent  au  soleil. 

La  chaleur  du  mois  de  juin  annonçait  une 
bonne  année.  Souvent,  en  voyant  ce  beau  pays, 
je  pensais  à  Phalsbourg,  et  je  me  mettais  à 
pleurer.  Zimmer  me  disait  : 

«  Je  voudrais  bien  savoir  pourquoi  diable  tu 
pleures,  Joséphel?  Au  lieu  d'avoir  attrapé  la 
peste  d'hôpital,  d'avoir  perdu  le  bras  ou  la 
jambe,  comme  des  centaines  d'autres,  nous 
voilà  tranquillement  assis  sur  un  banc  à  l'om- 
bre ;  nous  recevons  du  bouillon ,  de  la  viande 
et  du  vin  ;  on  nous  permet  même  de  fumer, 
quand  nous  avons  du  tabac,  et  tu  n'es  pas 
content?  Qu'est-ce  qui  te  manque?  » 

Alors  je  lui  parlais  de  mes  amours  avec  Ca- 
therine, de  mes  promenades  aux  Quatre-Vents, 
de  nos  belles  espérances,  de  nos  promesses  de 
mariage,  enfin  de  tout  ce  bon  temps  qui  n'était 
plus  qu'un  songe.  Il  m'écoutait  en  fumant  sa 
pipe. 

«  Oui,  oui,  disait-il,  c'est  triste  tout  de  même. 
Avant  la  conscription  de  1798,  je  devais  aussi 
me  marier  avec  une  fille  de  notre  village,  qui 
s'appelait  Margrédel,  et  que  j'aimais  comme 
les  yeux  de  ma  tête.  Nous  nous  étions  fait  des 
promesses,  et  pendant  toute  la  campagne  de 
Zurich,  je  ne  passais  pas  un  jour  sans  penser  à 
Margrédel. 

«  Mais  voilà  qu'à  mon  premier  congé  j'arrive 
au  pays,  et  qu'est-ce  que  j'apprends?  Quelle 
s'est  mariée  depuis  trois  mois  avec  un  cordon- 
nier de  chez  nous,  nommé  Passauf. 

»  Tu  peux  te  figurer  ma  colère,  Joséphel;  je 
ne  voyais  plus  clair,  je  voulais  tout  démolir; 
et  comme  on  me  dit  que  Passauf  était  à  la 
brasserie  du  Grand-Cerf,  je  vais  là  sans 'regar- 
der à  droite  ni  à  gauche.  En  arrivant,  je  le 
reconnais  au  bout  de  la  table,  près  d'une  fe- 
nêtre de  la  cour,  contre  la  pompe.  Il  riait  avec 
trois  ou  quatre  autres  mauvais  gueux,  en  bu- 
vanf  des  chopes.  Je  m'approche,  et  lui  se  met 


HISTOIRE  D'UN   CONSCRIT  DE   1813. 


63 


à  crier  :  «  Tiens,  tiens,  voici  Christian  Zimmer! 
Comment  ça  va-t-il,  Christian?  j'ai  des  compli- 
ments pour  toi  de  Margrédell  •  Il  clignait  de 
l'œil.  Moi,  j'empoigne  aussitôt  une  cruche , 
que  je  lui  casse  sur  l'oreille  gauche  en  disant  : 
t  Va  lui  porter  ça  de  ma  part,  Passauf  ;  c'est 
mon  cadeau  de  noce«.*^  •  Naturellement ,  tous 
les  autres  tombent  sur  mon  dos,  j'en  assomme 
encore  deux  ou  trois  avec  un  broc;  je  monte 
sur  une  table,  et  je  passe  la  jambe  à  travers 
une  fenêtre  sur  la  place,  où  je  bats  en  retraite. 

«  Maisj'étaisà  peine  rentré  chez  ma  mère 
que  la  gendarmerie  arrive  et  qu'on  m'arrête 
par  oi'dre  supérieur.  On  m'attache  sur  une 
charrette,  et  l'on  me  reconduit  de  brigade  en 
brigade  au  régiment,  qui  se  trouvait  à  Stras- 
bourg. Je  reste  six  semaines  à  la  Finkmatt,  et 
j'aurais  peut-être  eu  du  boulet  si  nous  n'avions 
alors  passé  le  Rhin  pour  aller  à  Hohenlinden. 
Le  commandant  Courtaud  lui-même  médit: 
«  Tu  peux  te  vanter  d'avoir  de  la  chance  d'être 
bon  pointeur  ;  mais  s'il  t' arrive  encore  d'as- 
sommer les  gens  avec  une  cruche,  cela  tour- 
nera mal,  je  t'en  préviens.  Est-ce  que  c'est  une 
manière  de  se  battre,  animal?  Pourquoi  donc 
avons-nous  un  sabre,  si  ce  n'est  pas  pour  nous 
en  servir  et  nous  en  faire  honneur  au  pays?  »  .le 
n'avais  rien  à  répondre. 

«  Depuis  ce  temps-là,  Joséphel ,  le  goût  du 
mariage  m'est  passé.  Ne  me  parle  pas  d'un 
soldat  qui  pense  à  sa  femme,  c'est  une  véri- 
table misère.  Regarde  les  généraux  qui  se  sont 
mariés,  est-ce  qu'ils  se  battent  comme  dans  le 
temps? Non,  ils  n'ont  qu'une  idée,  c'est  de 
grossir  leur  magot  et  principalement  d'en  pro- 
fiter en  vivant  bien  avec  leurs  duchesses  et 
leurs  petits  ducs  au  coin  du  feu.  Mon  grand- 
père  Yéri,  le  garde  forestier,  disait  toujours 
qu'un  bon  chien  de  chasse  doit  être  maigre  ; 
sauf  la  différence  des  grades,  je  pense  la  môme 
chose  des  bons  généraux  et  des  bons  soldats. 
Nous  autres,  nous  sommes  toujours  à  l'ordon- 
nance, mais  nos  généraux  engraissent,  et  cela 
vien  t  des  bons  dîners  qu'on  leur  fait  à  la  maison .  » 

Ainsi  me  parlait  Zimmer  dans  la  sincérité  de 
son  âme,  et  cela  ne  m'empêchait  pas  d'être 
triste. 

Dès  que  j'avais  pu  me  lever,  je  m'étais  dé- 
pêché de  pré-venir  M.  Goulden  par  une  lettre 
que  je  me  trouvais  à  l'hôpital  de  Hall,  dans 
l'un  des  faubourgs  de  Leipzig,  à  cause  d'une 
légère  blessure  au  bras  ;  mais  qu'il  ne  fallait 
rien  craindre  pour  moi  :  que  je  me  portais  de 
mieux  en  mieux.  Je  le  priais  de  montrer  ma 
lettre  à  Catherine  et  à  la  tante  Grédel,  afin  de 
leur  donner  de  la  confiance  au  milieu  de  cette 
gueric!  terrible.  Je  lui  disais  aussi  que  mon  plus 
grand  bonheur  serait  de  recevoir  des  nouvelles 


du  pays  et  de  la  santé  de  tous  ceux  que  j'aimais. 

Depuis  ce  moment,  je  n'avais  plus  de  repos; 
chaque  matin  j'attendais  une  réponse,  et  de 
voir  le  vaguemestre  distribuer  des  vingt  et 
trente  lettres  à  toute  la  salle,  sans  rien  recevoir, 
cela  me  saignait  le  cœur:  je  descendais  bien 
vite  au  jardin  pour  fondre  en  larmes.  Il  y  avait 
un  coin  obscur  où  l'on  jetait  les  pots  cassés,  un 
endroit  couvert  d'ombre  et  qui  me  plaisait  le 
mieux,  parce  que  les  malades  n'y  venaient 
jamais.  C'est  là  que  je  passais  mon  temps  à  rê- 
ver sur  un  vieux  banc  moisi.  Des  idées  mau- 
vaises me  traversaient  la  têle  :  j'allais  jusqu'à 
croire  que  Catherine  pouvait  oublier  ses  pro- 
messes, et  je  m'écriais  en  moi-même  :  «  Ah  ! 
si  seulement  tune  t'étais  pas  relevé  de  Kaya! 
tout  serait  fini!...  Pourquoi  ne  t'a-t-on  pas' 
abandonné  !  Cela  vaudrait  mieux  que  de  tant 
souffrir.  » 

Les  choses  en  étaient  venues  au  point  que  je 
désirais  de  ne  pas  guérir,  quand  un  matin  le 
vaguemestre,  parmi  les  autres  noms,  appela 
Joseph  Bertha.  Alors  je  levai  la  main  sans  pou- 
voir parler,  et  l'on  me  remit  une  grosse  lettre 
carrée,  couverte  de  timbres  innombrables.  Je 
reconnus  l'écriture  de  M.  Goulden,  ce  qui  me 
rendit  tout  pâle. 

«  Eh  bien!  me  dit  Zimmer  en  riant,  à  la  fin 
cela  vient  tout  de  même.  » 

Je  ne  lui  répondis  pas,  et  m'étant  habillé,  je 
fourrai  la  lettre  dans  ma  poche,  et  je  descen- 
dis pour  la  lire  seul,  tout  au  fond  du  jardin,  à 
la  place  où  j'allais  toujours. 

D'abord,  en  l'ouvrant,  je  vis  deux  ou  trois 
petites  fleurs  de  pommier,  que  je  pris  dans  ma 
main,  et  un  bon  sur  la  poste,  avec  quelques 
mots  de  M.  Goulden.  Mais  ce  n'est  pas  cela  qui 
me  touchait  le  plus  et  qui  me  faisait  trembler 
des  pieds  à  la  tête,  c'était  l'écriture  de  Cathe- 
rine, que  je  regardais  les  yeux  troubles  sans 
pouvoir  la  lire,  car  mon  cœur  battait  d'une 
force  extraordinaire. 

Pourtant  je  finis  par  me  calmer  un  peu  et 
par  lire  tout  doucement  la  lettre,  en  m'arrêtant 
de  temps  en  temps,  pour  être  bien  sûr  que  je 
ne  me  trompais  pas,  que  c'était  bien  ma  c^ôre 
Catherine  qui  m'écrivait  et  que  je  ne  faisais 
pas  un  rêve. 

Cette  lettre,  je  l'ai  conservée,  parce  qu'elle 
me  rendit  en  quelque  sorte  la  vie,  la  voici 
donc  telle  que  je  l'ai  reçue  le  8  juin  1813. 

«  Mon  cher  Joseph, 

«  Celte  lettre  est  afin  de  te  dire  en  commen- 
çant que  je  t'aime  toujours  de  plus  en  plus,  et 
que  je  ne  veux  jamais  aimer  que  toi. 

•  Tu  sauras  aussi  que  mon  plus  grand  cha- 


i 


Ô/t 


ROMANS   NATIONAUX 


t  Je  voudrais  bien  savoir  pourquoi  diable  tu  pleures...  »  iPage  02.) 


grin  est  de  savoir  que  tu  es  blessé  dans  un  hô- 
pital, et  que  je  ne  peux  pas  te  soigner.  C'est  un 
bieu.'grand  chagria.  Et  depuis  le  départ  des 
conscrits,  nous  n'avons  pas  eu  seulement  une 
heure  de  repos.  La  raère  se  fâchait,  en  disant 
que  j'étais  folle  de  pleurer  jour  et  nuit,  et  elle 
pleurait  autant  que  moi,  toute  seule  le  soir 
auprès  de  l'âtre,  je  l'entendais  bien  d'en  haut; 
et  sa  colère  retombait  sur  Pinacle,  qui  n'osait 
plus  aller  au  marché,  parce  qu'elle  avait  un 
marteau  dans  son  panier. 

«  Mais  notre  plus  grand  chagrin  de  tout, 
Joseph,  c'est  quand  le  bruit  a  couru  qu'on  ve- 
nait de  livrer  une  bataille,  où  des  mille  et  mille 
hommes  avaient  été  tués.  Nousne  vivions  plus; 
la  mère  courait  tous  les  matins  à  la  poste,  et 
moi  je  ne  pouvais  plus  bouger  de  mon  lit.  A  la 


fin  des  fins  ta  lettre  est  pourtant  arrivée.  Main- 
tenant je  vais  mieux,  parce  que  je  pleure  à 
mon  aise,  en  bénissant  le  Seigneur  qui  a  sauvé 
tes  jours. 

«  Et  quand  je  pense  combien  nous  étions 
heureux  dans  le  temps,  Joseph,  lorsque  tu  ve- 
nais tous  les  dimanches,  et  que  nous  restions 
assis  l'un  près  de  l'autre  sans  bouger,  et  que 
nous  ne  pensions  à  rien  !  Ah  I  nous  ne  connais- 
sions pas  notre  bonheur;  nous  ne  savions  pas 
ce  qui  pouvait  nous  arriver  ;  mais  que  la  vo- 
lonté de  Dieu  soit  faite.  Pourvu  que  tu  gué- 
risses, et  que  nous  puissions  espérer  encore 
une  fois  d'être  ensemble  comme  nous  étions  I 

«  Beaucoup  de  gens  parlent  de  la  paix,  mais 
nous  avons  eu  tant  de  malheurs,  et  l'empereur 


I 


inip   l'oupart-Davjl  ,  rM  4ii  Bac,  3« 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813 


65 


Nous  le  vîmes  debout  sur  une  table.  (Page  07.) 


Napcléon  aime  tant  la  guerre,  qu'on  ne  peut 
plus  se  confier  en  rien. 

•  Tout  se  qui  me  fait  du  plaisir,  c'est  de  sa- 
voir que  ta  blessure  n'est  pas  dangereuse  et 
que  tu  m'aimes  encore....  Ahl  Joseph,  moi  je 
t'aimerai  toujours,  je  ne  peux  pas  dire  autre 
chose  ;  c'est  tout  ce  que  je  peux  te  dire  dans  le 
fond  de  mon  cœur,  et  je  sais  aussi  que  ma  mère 
t'aime  bien. 

•  Maintenant,  M.  Goulden  veut  t'écrire  quel- 
ques mots,  et  je  t'embrasse  mille  et  mille  fois. 
—  Il  fait  bien  beau  temps  ici  ;  nous  aurons  une 
bonne  année.  Le  grand  pommier  du  verger  est 
tout  blanc  de  fleurs  ;  je  vais  en  cueillir  que  je 
mettrai  pour  toi  dans  la  lettre  quand  M.  Goul- 
den aura  écrit.  Peut-être,  avec  la  grâce  de  Dieu, 
nous  mordrons  encore  une  fois  ensemble  dans 


une  de  ses  grosses  pommes.  Embrasse -moi 
comme  je  t'embrasse,  et  adieu,  adieu,  Joseph  !» 

En  lisant  cela,  je  fondais  en  larmes,  et  Zim- 
mer  étant  arrivé,  je  lui  dis  : 

«  Tiens,  assieds-toi,  je  vais  te  lire  ce  que 
m'écrit  mon  amoureuse  ;  tu  verras  après  si  c'est 
une  Margrédel. 

— Laisse-moi  seulement  allumer  ma  pipe,  • 
répondit-il. 

Il  mit  le  couvercle  sur  l'amadou,  puis  il 
ajouta  : 

«  Tu  peux  commencer,  Joséphel;  mais  je  t'en 
préviens,  moi,  je  suis  un  ancien,  je  ne  crois 
pas  tout  ce  qu'on  écrit....  les  femmes  sont  plus 
fines  que  nous.  • 

Malgré  cela,  je  lui  lus  la  lettre  de  Catherine 
lentement.  Il  ne  disait  rien  et  quand  j'eus  fini. 


66 


HOMANS    NATIONAUX. 


il  la  prit  et  la  regarda  longtemps  d'un  air  rê- 
veur; ensuite  il  me  la  rendit  en  disant  : 

«  Ça,Joséphel,  c'est  une  bonne  fille,  pleine 
de  bon  sens  et  qui  n'en  prendra  jamais  un  autre 
que  toi. 

— Tu  crois  qu'elle  m'aime  bien? 

—Oui,  celle-là,  tu  peux  te  fier  dessus  ;  elle 
ne  se  mariera  jamais  avec  un  Passauf.  Je  me 
méfierais  plutôt  de  l'Empereur  que  d'une  fille 
pareille.  » 

En  entendant  ces  paroles  de  Zimmer,  j'aurais 
voulu  l'embrasser,  et  je  lui  dis  : 

«  J'ai  reçu  de  la  maison  un  billet  de  cent 
francs  que  nous  toucherons  à  la  poste.  Voilà  le 
principal  pour  avoir  du  vin  blanc.  Tâchons  de 
pouvoir  sortir  d'ici. 

— C'est  bien  vu,  fit-il  en  relevant  ses  grosses 
moustaches  et  remettant  sa  pipe  dans  sa  poche. 
Je  n'aime  pas  de  moisir  dans  un  jardin  quand 
il  y  a  des  auberges  dehors.  Il  faut  tâcher  d'a- 
voir une  permission.  » 

Npus  nous  levâmes  tout  joyeux,  et  nous 
montions  l'escalier  de  l'hôpital,  quand  le  va- 
guemestre, qui  descendait,  arrêta  Zimmer  en 
lui  demandant  : 

«  Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  le  nommé  Chris- 
tian Zimmer,  canonnier  au  2»  d'artillerie  à 
cheval? 

— Faites  excuse,  vaguemestre,  j'ai  cet  hon- 
neur. 

—Eh  bien!  voici  quelque  chose  pour  vous,  » 
dit-il  en  lui  remettant  un  petit  paquet  avec  une 
grosse  lettre. 

Zimmer  était  stupéfait,  n'ayant  jamais  rien 
reçu  de  chez  lui  ni  d'ailleurs.  11  ouvrit  le  pa- 
quet, —  où  se  trouvait  une  boite ,  —  puis  la 
boîte,  et  vit  la  croix  d'honneur.  Alors  il  devint 
tout  pâle,  ses  yeux  se  troublèrent,  et  un  instant 
il  appuya  la  main  derrière  lui  sur  la  balustrade; 
mais  ensuite  il  cria  :  «  Vive  l'Empereur/  »  d'une 
voix  si  terrible  que  les  trois  salles  en  reten- 
tirent comme  une  église. 

Le  vaguemestre  le  regardait  de  bonpe  hu- 
meur : 

«  Vous  êtes  content?  dit-il. 

— Si  je  suis  content,  vaguemestre  !  Il  ne  me 
manque  plus  qu'une  chose. 

—Quoi? 

— La  permission  de  faire  un  tour  en  ville. 

— Il  faut  vous  adresser  à  M.  Tardieu,  le  chi- 
rurgien en  chef.  » 

11  descendit  en  riant,  et,  comme  c'était  l'heure 
de  la  visite,  nous  montâmes,  bras  dessus  bras 
dessous,  demander  la  permission  au  major,  un 
vieux  à  tête  grise,  qui  venait  d'entendre  crier: 
Vive  l'Empereur/  et  nous  regardait  d'un  air 
grave. 

«  Qu'est-ce  que  c'est?  »  fit-il. 


Zimmer  lui  montra  sa  croix  et  dit  : 

«  Pardon,  major,  mais  je  me  porte  comme 
un  charme. 

— Je  vous  crois,  dit  M.  Tardieu;  vous  voulez 
une  sortie? 

— Si  c'est  un  e^'et  de  votre  bonté,  pour  moi 
et  mon  camarade  Joseph  Bertha.  » 

Le  chirurgien  avait  visité  ma  blessure  la 
veille  ;  il  lira  de  sa  poche  un  portefeuille  et  nous 
donna  deux  sorties. 

Nous  redescendîmes,  fiers  comme  des  rois  : 
Zimmer  de  sa  croix  d'honneur,  et  moi  de  ma 
lettre. 

En  bas,  dans  le  grand  vestibule,  le  concierge 
nous  cria  : 

«  Eh  bien  !  eh  bien  I  où  donc  allez-vous?  » 

Zimmer  lui  fit  voir  nos  billets,  et  nous  sor- 
tîmes, heureux  de  respirer  l'air  du  dehprs.  Une 
sentinelle  nous  montra  le  bureau  de  poste,  où 
j'allai  toucher  mes  cent  francs. 

Alors,  plus  graves,  parce  que  notre  joie  était 
un  peu  rentrée,  nous  gagnâmes  la  porte  de 
Hall,  à  deux  portées  de  fusil  sur  la  gauche,  au 
bout  d'une  longue  avenue  de  tilleuls.  Chaque 
faubourg  est  séparé  des  vieux  remparts  par 
une  de  ces  allées,  et,  tout  autour  de  Leipzig, 
passe  une  autre  avenue  très-large,  également 
de  tilleuls.  Les  remparts  sont  de  vieilles  bâ- 
tisses, —  comme  on  en  voit  à  Saint-Hippolyte, 
dans  le  Haut-Rhin,  —  des  murs  décrépits  où 
pousse  l'herbe,  à  moins  que  les  Allemands  ne 
les  aient  réparés  depuis  1813. 


XVI 


Combien  de  choses  nous  devions  apprendre 
en  ce  jour!  A  l'hôpital,  personne  ne  s'inquiète 
de  rien  ;  quand  on  voit  arriver  chaque  matin 
des  cinquantaines  de  blessés,  et  qu'on  en  voit 
partir  autant  tous  les  soirs  sur  la  civière,  cela 
vous  montre  l'univers  en  petit,  et  l'on  pense  : 
«  Après  nous  la  fin  du  monde  !  » 

Mais,  dehors,  les  idées  changent.  En  décou- 
vrant la  grande  rue  de  Hall,  cette  vieille  ville 
avec  ses  magasins,  ses  portes  cochères  encom- 
brées de  marchandises,  ses  vieux  toits  avancés 
en  forme  de  hangar,  ses  grosses  voitures  basses 
couvertes  de  ballots,  enfin,  tout  ce  spectacle  de 
la  vie  active  des  commerçants,  j'étais  émer- 
veillé. Je  n'avais  jamais  rien  vu  de  pareil,  et  je 
me  disais  : 

«  Voilà  bien  une  ville  de  commerce  comme 
on  se  les  représente  :  —  pleine  de  gens  indus- 
trieux cherchant  à  gagner  leur  vie,  leur  aisance 
et  leurs  richesses;  où  chacun  veut  s'élever, non 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


67 


pas  au  détriment  des  autres,  mais  en  travail- 
lant, en  imaginant  nuit  et  jour  des  moyens  de 
prospérité  pour  sa  famille;  ce  qui  n'empêche 
pas  tout  le  monde  de  profiter  des  inventions  et 
des  découvertes.  Voilà  le  bonheur  de  la  paix, 
au  milieu  d'une  guerre  terrible!  » 

Et  les  pauvres  blessés  qui  s'en  allaient  le 
bras  en  écharpe,  ou  bien  traînant  la  jambe  ap- 
puyés sur  leurs  béquilles,  me  faisaient  de  la 
peine  à  voir. 

Je  me  laissais  conduire  tout  rêveur  par  mon 
ami  Zimmer,  qui  se  reconnaissait  à  tous  les 
coins  de  rue,  et  me  disait  : 

t  Ça,  c'est  l'église  Saint-Nicolas;  ça,  c'est  le 
grand  bâtiment  de  l'Université;  ça,  l'hôtel  de 
ville.  » 

Il  se  souvenait  de  tout,  ayant  déjà  vu  Leipzig 
en  1807,  avant  la  bataille  de  Friedland,  et  ne 
cessait  de  me  répéter  : 

«  Nous  sommes  ici  comme  à  Metz,  à  Stras- 
bourg, ou  partout  ailleurs  en  France.  Les  gens 
nous  veulent  du  bien.  Après  la  campagne  de 
1806,  toutes  les  honnêtetés  qu'on  pouvait  nous 
faire,  on  nous  les  a  faites.  Les  bourgeois  nous 
emmenaient  par  trois  et  quatre  dîner  chez  eux. 
On  nous  donnait  même  des  bals,  on  nous  ap- 
pelait les  héros  d'iéna.  Tu  vas  voir  comme  on 
nous  aime!  Entrons  où  nous  voudrons,  partout 
on  nous  recevra  comme  des  bienfaiteurs  du 
pays  :  c'est  nous  qui  avons  nommé  leur  élec- 
teur roi  de  Saxe,  et  nous  lui  avons  aussi  donné 
un  bon  morceau  de  la  Pologne.  » 

Tout  à  coup  Zimmer  s'arrêta  devant  une 
petite  porte  basse,  en  s'écriant  : 

«  Tiens,  c'est  la  brasserie  du  Mouton  d'Or! 
La  façade  est  sur  l'autre  rue,  mais  nous  pou- 
vons entrer  par  ici.  Arrive  !  » 

Je  le  suivis  dans  une  espèce  de  conduit  tor- 
tueux qui  nous  mena  bientôt  au  fond  d'une 
vieille  cour  entourée  de  hautes  bâtisses  en  bou- 
sillage,  avec  de  petites  galeries  vermoulues 
soi's  le  pignon,  et  la  girouette  au-dessus,  comme 
dans  la  rue  du  Fossé-des-Tanneurs,  à  Stras- 
bourg. A  droite,  se  trouvait  la  brasserie  :  on 
découvrait  les  cuves  cerclées  de  fer  sur  les 
poutres  sombres,  des  tas  de  houblon  et  d'orge 
déjà  bouillis,  et  dans  un  coin,  une  grande  roue 
à  maniTClle,où  galopaitun  chien  énorme,  pour 
pomper  la  bière  à  tous  les  étages. 

Le  cliquetis  des  verres  et  des^cruches  d'étain 
s'entendait  dans  une  salle  à  droite, donnant  sur 
la  rue  de  Tiily,  et,  sous  les  fenêtres  de  cette 
salle,  s'ouvrait  une  cave  profonde  où  retentis- 
sait le  marteau  du  tonnelier.  La  bonne  odeur 
de  la  jeune  bière  de  mars  remplissait  l'air,  et 
Zimmer,  les  yeux  levés  sur  les  toits,  la  face 
éjianouie  de  satisfaction,  s'écria  : 

Oui,  c'est  bien  ici  que  nous  venions,  le 


grand  Ferré,  servant  de  gauche,  le  gros  Rous- 
sillon  et  moi.  Dieu  du  ciel!  comme  je  me  ré- 
jouis de  revoir  tout  ça,  Joséphel!  C'est  qu'il  y  a 
pourtant  six  ans  depuis.  Ce  pauvre  Roussillon, 
il  a  laissé  ses  os  l'année  dernière  à  Smolensk, 
et  le  grand  Ferré  doit  être  maintenant  dans 
son  village,  près  de  Toul,  car  il  a  eu  la  jambe 
gauche  emportée  à  Wagram.  Comme  tout  vous 
revient,  quand  on  y  pense!  » 

En  même  temps  il  poussa  la  porte,  et  nous 
entrâmes  dans  une  haute  salle  pleine  de  fumée. 
Il  me  fallut  un  instant  pour  voir,  à  travers  ce 
nuage  gris,  une  longue  flle  de  tables  entourées 
de  buveurs,  la  plupart  en  redingote  courte  et 
petite  casquette,  et  les  autres  en  uniforme 
saxon.  C'étaient  des  étudiants,  des  jeunes  gens 
de  famille  qui  viennent  à  Leipzig  étudier  le 
droit,  la  médecine,  et  tout  ce  qu'on  peut  ap- 
prendre en  vidant  des  chopes  et  menant  une 
vie  joyeuse  qu'ils  appellent  dans  leur  langue 
le  Fuchscommerce.  Ils  se  battent  souvent  entre 
eux  avec  des  espèces  de  lattes  rondes  par  le 
bout,  et  seulement  aiguisées  de  quelques  li- 
gnes; de  sorte  qu'ils  se  font  des  balafres  à  la 
figure,  comme  me  l'a  raconté  Zimmer,  mais  il 
n'y  a  jamais  de  danger,  pour  leur  vie.  Cela 
montre  le  bon  sens  de  ces  étudiants,  qui  savent 
très-bien  que  la  vie  est  une  chose  précieuse,  et 
qu'il  vaut  mieux  avoir  cinq  ou  six  balafres,  et 
même  davantage,  que  de  la  perdre. 

Zimmer  riait  en  me  racontant  ces  choses; 
son  amour  de  la  gloire  l'aveuglait;  il  disait 
qu'on  ferait  aussi  bien  de  charger  les  canons 
avec  des  pommes  cuites  que  de  se  battre  avec 
ces  lattes  rondes  au  bout. 

Enfin  nous  entrâmes  dans  la  salle,  et  nous 
vîmes  le  plus  vieux  d'entre  ces  étudiants,  —  un 
grand  sec, les  yeux  creux,  le  nez  rouge,  la  barbe 
blonde  commençant  à  déteindre  en  jaune,  à 
force  d'avoir  été  lavée  par  la  bière,  —  nous  le 
vîmes  debout  sur  une  table,  et  lisant  tout  haut 
une  gazette  qui  lui  pendait  en  forme  de  tablier 
dans  la  main  droite.  Il  tenait  de  l'autre  main 
une  longue  pipe  de  porcelaine. 

Tous  ses  camarades,  avec  leurs  cheveux 
blonds  retombant  en  boucles  sur  le  collet  de 
leur  petite  redingote,  l'écoutaient  la  chope  en 
l'air.  Au  moment  où  nous  entrions,  nous  les 
entendîmes  qui  répétaient  entre  eux  : 

«  Falerlandl  Faterlandf  » 

Ils  trinquaient  avec  les  soldats  saxons,  pen- 
dant que  le  grand  sec  se  baissait  pour  prendre 
aussi  sa  chope;  et  le  gros  brasseur,  la  tête  grise 
et  crépue,  le  nez  épaté,  les  yeux  ronds  et  les 
joues  en  forme  de  citrouille,  criait  d'une  voix 
grasse  : 

«  GesoundheitI  Gesoundheit!  » 


68 


ROMANS  >fATIONAUX. 


A  peine  eûmes-nous  fait  quatre  pas  dans  la 
fumée  que  tout  se  tut. 

«  Allons,  allons,  camarades,  s'écria  Zimmer, 
ne  vous  gênez  pas,  continuez  à  lire,  que  diable  ! 
Nous  ne  serons  pas  fâchés  non  plus  d'apprendre 
du  nouveau. » 

Mais  ces  jeunes  gens  ne  voulurent  pas  pro- 
fiter de  notre  invitation,  et  le  vieux  descendit 
de  la  table  en  repliant  sa  gazette,  qu'il  mit  dans 
sa  poche. 

«  C'était  fini,  dit-il,  c'était  fini. 

— Oui,  c'était  fini,  répétèrent  les  autres  en 
se  regardant  d'un  air  singulier. 

Deux  ou  trois  soldats  saxons  sortirent  aus- 
sitôt, comme  pour  aller  prendre  l'air  dans  la 
cour,  et  disparurent. 

Le  gros  tavernier  nous  demanda: 

«  Vous  ne  savez  peut-être  pas  que  la  grande 
salle  est  sur  la  rue  de  Tilly? 

—Si,  nous  le  savons  bien,  répondit  Zimmer; 
mais  j'aime  mieux  cette  petite  salle.  C'est  ici 
que  nous  venions  dans  le  temps,  deux  vieux 
camarades  et  moi,  vider  quelques  chopes  en 
l'honneur  d'iéna  et  d'Auerstaedt.  Cette  salle 
me  rjippelle  de  bons  souvenirs. 

— Ah!...  comme  vous  voudrez,  comme  vous 
voudrez,  dit  le  brasseur.  C'est  de  la  bière  de 
mars  que  vous  demandez? 

— Oui,  deux  chopes  et  la  gazette. 

— Bon! bon!  » 

Il  nous  servit  les  deux  chopes,  et  Zimmer, 
qui  ne  voyait  rien,  essaya  de  causer  avec  les 
étudiants,  qui  s'excusaient  en  s'en  allant  les 
uns  après  les  autres.  Je  sentais  que  tous  ces 
gens-là  nous  portaient  une  haine  d'autant  plus 
terrible,  qu'ils  n'osaient  la  montrer  tout  de 
suite. 

Dans  la  gazette,  qui  venait  de  France,  on  ne 
parlait  que  d'un  armistice,  après  deux  nou- 
velles victoires  à  BautzenetàWurtschen.  Nous 
apprîmes  alors  que  cet  armistice  avait  com- 
mencé le  6  juin,  et  qu'on  tenait  des  confé- 
rences à  Prague,  en  Bohême,  pour  arranger  la 
paix. 

Naturellement  cela  me  faisait  plaisir;  j'es- 
pérais qu'on  renverrait  au  moins  les  estropiés 
chez  eux.  Mais  Zimmer,  avec  son  habitude  de 
parler  haut,  remplissait  toute  la  salle  de.ses 
réflexiops  ;  il  m'interrompait  à  chaque  ligne  et 
disait  : 

«  Un  armistice!...  est-ce  que  nous  avions 
besoin  d'un  armistice,  nous  ?  Est-ce  qu'après 
avoir  écrasé  ces  Prussiens  et  ces  Russes  à  Lut- 
zen,  à  Bautzen  et  à  Wurtschen,-nous  ne  devions 
pas  les  détruire  de  fond  en  comble?  —  Est-ce 
que,  s'ils  nous  avaient  battus,  ils  nous  donne- 
raient un  armistice,  eux  ?  —  Ça,  vois-tu,  Jo- 
seph, c'est  le  caractère  de  l'Empereur,  il  est 


trop  bon...  il  est  trop  bon!  C'est  son  seul  dé- 
faut. 11  a  fait  la  même  chose  après  Austerlitz, 
et  nous  avons  été  obligés  de  recommencer  la 
partie.  Je  te  dis  qu'il  est  trop  bon.  Ah  !  s'il  n'é- 
tait pas  si  bon,  nous  serions  maîtres  de  toute 
l'Europe.  » 

En  môme  temps  il  regardait  à  droite  et  à 
gauche,  pour  demander  l'avis  des  autres.  Mais 
on  nous  faisait  des  mines  du  diable,  et  personne 
ne  voulait  répondre. 

Finalement  Zimmer  se  leva. 

«  Partons,  Joseph,  dit-il.  Moi,  je  ne  me  con- 
nais pas  en  politique  ;  mais  je  soutiens  que 
nous  ne  devions  pas  accorder  d'armistice  à  ces 
gueux;  puisqu'ils  sont  à  terre,  il  fallait  leur 
passer  sur  le  ventre.  » 

Après  avoir  payé,  nous  sortîmes  et  Zimmer 
me  dit  : 

«  Je  ne  sais  pas  ce  que  ces  gens  ont  aujour- 
d'hui; nous  les  avons  dérangés  dans  quelque 
chose, 

— C'est  bien  possible,  lui  répondis-je,  ils  n'a- 
vaient pas  l'air  aussi  bons  garçons  que  tu  le 
racontais. 

— Non,  fit-il.  Ces  jeunes  gens-là,  vois-tu, 
sont  bien  au-dessous  des  anciens  étudiantsque 
j'ai  vus.  Ceux-là  passaient  en  quelque  sorte 
leur  existence  à  la  brasserie.  Ils  buvaient  des 
vingt  et  même  des  trente  chopes  dans  leur 
journée  ;  moi-même,  Joseph,  je  ne  pouvais  pas 
lutter  contre  des  gaillards  pareils.  Cinq  ou  six 
d'entre  eux,  qu'on  appelait  senior,  avaient  la 
barbe  grise  et  l'air  vénérable.  Nous  chantions 
ensemble  '  Fan fan-la-Tulipe  et  le  Roi  Dagobert, 
qui  ne  sont  pas  des  chansons  politiques;  mais 
ceux-ci  ne  valent  pas  les  anciens  !  • 
,  J'ai  souvent  pensé  depuis  à  ce  que  nous 
avions  vu  ce  jour-là,  et  je  suis  sûr  que  ces  étu- 
diants faisaient  partie  du  Tugend-Bund. 

En  rentrant  à  l'hôpital,  après  avoir  bien  dîné 
et  bu  chacun  notre  bouteille  de  bon  vin  blanc 
à  l'auberge  de  la  Grappe,  dans  la  rue  de  Tilly, 
nousapprînies,Zimmer  et  moi,  que  nous  irions 
coucher  le  soir  même  à  la  caserne  de  Rosen- 
thâl.  C'était  une  espèce  de  dépôt  des  blessés  de 
Lutzen,  lorsqu'ils  commençaient  à  se  remettre. 
On  y  vivait  à  l'ordinaire  comme  en  garnison  ; 
il  fallait  répondre  à  l'appel  du  matin  et  du  soir. 
Le  reste  du  temps,  on  était  libre.  Tous  les  trois 
jours,  le  chirurgien  venait  passer  sa  visite,  et 
quand  vous  étiez  remis  ,  vous  receviez  une 
feuille  de  route  pour  aller  rejoindre  votre  corps. 
On  peut  s'imaginer  la  position  de  douze  à 
quinze  cents  pauvres  diables,  habillésde  capotes 
grises  à  boutons  de  plomb,  coiffés  de  gros  sha- 
kos en  forme  de  pots  de  fleurs,  et  chaussés  de 
souhers  usés  par  les  marches  et  les  contre- 
marches, pâles,  minables,  et  la  plupart  sans  le 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


69 


sou,  dans  une  ville  riche  comme  Leipzig.  Nous 
ne  faisions  pas  grande  figure  parmi  ces  étu- 
diants, ces  bons  bourgeois,  ces  jeunes  femmes 
riantes,  qui,  malgré  toute  notre  gloire,  nous 
regardaient  comme  des  va-nu-pieds. 

Toutes  les  belles  choses  que  m'avait  racon- 
tées mon  camarade  rendaient  cette  situation 
encore  plus  triste  pour  moi. 

Il  est  vrai  que  dans  le  temps  on  nous  avait 
bien  reçus  ;  mais  nos  anciens  ne  s'étaient  pas 
toujours  honnêtement  conduits  avec  des  gens 
qui  les  traitaient  en  frères,  et  maintenant  on 
nous  fermait  la  porte  au  nez.  Nous  étions  ré- 
duits à  contempler  du  matin  au  soir  les  places, 
les  églises  et  les  devantures  des  charcutiers, 
qui  sont  très-belles  en  ce  pays. 

Nous  cherchions  toutes  sortes  de  distrac- 
tions ;  les  vieux  jouaient  à  la  drogue,  les  jeunes 
au  bouchon.  Nous  avions  aussi,  devant  la  ca- 
serne, le  jeu  du  chat  et  du  rat.  C'est  un  piquet 
planté  dans  la  terre ,  auquel  se  trouvent  atta- 
chées deux  cordes  ;  le  rat  tient  l'une  de  ces 
cordes  et  le  chat  l'autre.  Ils  ont  les  yeux  ban- 
dés ;  le  chat  est  armé  d'une  trique,  et  tâche  de 
rencontrer  le  rat,  qui  dresse  l'oreille  et  l'évite 
tant  qu'il  peut.  Ils  tournent  ainsi  sur  la  pointe 
des  pieds,  et  donnent  le  spectacle  de  leur  fi- 
nesse à  toute  la  compagnie. 

Zimmer  me  disait  qu'autrefois  les  bons  Alle- 
mands venaient  voir  ce  spectacle  en  foule,  et 
qu'on  les  entendait  rire  d'une  demi-lieue,  lors- 
que le  chat  touchait  le  rat  avec  sa  trique.  Mais 
les  temps  étaient  bien  changés  ;  le  monde  pas- 
sait sans  même  tourner  la  tête  :  nous  perdions 
nos  peines  à  vouloir  l'intéresser  en  notre  fa- 
veur. 

Durant  les  six  semaines  que  nous  restâmes  à 
Rosenthâl,  Zimmer  et  moi,  nous  fîmes  souvent 
le  tour  de  la  ville  pour  nous  désennuyer.  Nous 
sortions  par  le  faubourg  de  Randstatt,  et  nous 
poussions  jusqu'à  Lindenau,  sur  la  route  de 
Lutzen.  Ce  n'étaient  que  ponts,  marais,  petites 
lies  boisées  à  perte  de  vue.  Là-bas,  nous  man- 
gions une  omelette  au  lard,  au  bouchon  de  la 
Carpe,  et  nous  l'arrosions  d'une  bouteille  de 
vin  blanc.  On  ne  nous  donnait  plus  rien  à  cré- 
dit, comme  après  léna;  je  crois  qu'au  contraire 
l'aubergiste  nous  aurait  fait  payer  double  et 
triple,  en  l'honneur  de  la  patrie  allemande,  si 
mon  camarade  n'avait  connu  le  prix  des  œufs, 
du  lard  et  du  vin,  comme  le  premier  Saxon 
venu . 

Le  soir,  quand  le  soleil  se  couche  derrière 
les  roseaux  de  l'Elster  et  de  la  Pleisse ,  nous 
rentrions  en  ville  au  chant  mélancohque  des 
grenouilles,  qui  vivent  dans  ces  marais  par 
milliards. 

Quelquefois  nous  faisions  halte,  les  bras  croi- 


sés sur  la  balustrade  d'un  pont,  et  nous  regar- 
dions les  vieux  remparts  de  Leipzig,  ses  éghses, 
ses  antiques  masures  et  son  château  de  Pies- 
senbourg,  éclairés  en  rouge  par  le  crépuscule  : 
la  ville  s'avance  en  pointe  à  l'embranchement 
de  la  Pleisse  et  de  la  Partha,  qui  se  rencontrent 
au-dessus.  Elle  est  en  forme  d'éventail  ;  le  fau- 
bourg de  Hall  se  trouve  à  la  pointe,  et  les  sept 
antres  faubourgs  forment  les  branches  de 
l'éventail.  Nous  regardions  aussi  les  mille  bras 
de  l'Elster  et  de  la  Pleisse,  croisés  comme  un 
filet  entre  les  îles  déjà  sombres,  tandis  que  l'eau 
brillait  comme  de  l'or ,  et  nous  trouvions  cela 
très-beau. 

Mais  si  nous  avions  su  qu'il  nous  faudrait  un 
jour  traverser  ces  rivières  sous  le  canon  des 
ennemis ,  après  avoir  perdu  la  plus  terrible  et 
la  plus  sanglante  des  batailles,  et  que  des  régi- 
ments entiers  disparaîtraient  dans  ces  eaux  qui 
nous  réjouissaient  alors  les  yeux  ,  je  crois  que 
cette  vue  nous  aurait  rendus  bien  tristes. 

D'autres  fois  nous  remontions  la  rive  de  la 
Pleisse  jusqu'à  Mark-Kléeberg.  Cela  faisait  plus 
d'une  lieue,  et  partout  la  plaine  était  couverte 
de  moissons  que  l'on  se  dépêchait  de  rentrer. 
Les  gens,  sur  leurs  grandes  voitures,  semblaient 
ne  pas  nous  voir;  quand  nous  leur  demandions 
un  renseignement,  ils  avaient  l'air  de  ne  pas 
nous  comprendre.  Zimmer  voulait  toujours  se 
fâcher;  je  le  retenais  en  lui  disant  que  ces 
gueux  ne  cherchaient  qu'un  prétexte  pour  nou« 
tomber  dessus,  et  que  d'ailleurs  nous  avions 
l'ordre  de  ménager  les  populations, 

«  C'est  bon  !  faisait-il  ;  si  la  guerre  se  pro- 
mène par  ici. ..  gare!  Nous  les  avons  comblés 
de  biens. . .  et  voilà  comme  ils  nous  reçoiventl  • 

Mais  ce  qui  montre  encore  mieux  la  malveil- 
lance du  monde  à  notre  égard,  c'est  ce  qui 
nous  arriva  le  lendemain  du  jour  où  finit  l'ar- 
mistice. Ce  jour-là ,  vers  onze  heures,  nous 
voulions  nous  baigner  dans  l'Elster.  Nous 
avions  déjà  jeté  nos  habits,  lorsque  Zimmer, 
voyant  approcher  un  paysan  sur  la  route  de 
Connewitz,  lui  cria  : 

«  Hé  !  camarade,  il  n'y  a  pas  de  danger,  ici? 

— Non,  non,  entrez  hardiment,  répondit  cet 
homme  ;  c'est  un  bon  endroit.  » 

Et  Zimmer,  étant  entré  sans  défiance,  des- 
cendit de  quinze  pieds.  Il  nageait  bien,  mais 
son  bras  gauche  était  encore  faible  ;  la  force 
du  courant  l'entraîna,  sans  lui  donner  le  temps 
de  s'accrocher  aux  branches  des  saules  qui  pen- 
daient dans  l'eau.  Si  par  bonheur  une  espèce 
de  gué  ne  s'était  pas  rencontré  plus  loin,  qui 
lui  permit  de  prendre  pied,  il  entrait  entre 
deux' îles  de  vase,  d'où  jamais  il  n'aurait  pu 
sortir. 

Le  paysan  s'était  arrêté  sur  la  roule  pour 


70 


ROMANS    NATIONAUX. 


voir  ce  qui  se  passerait.  La  colère  me  saisit  et 
je  me  rhabillai  bien  vite,  en  lui  montrant  le 
poing  ;  mais  il  se  mit  à  rire  et  gagna  le  village 
d'un  bon  pas. 

Zimmerne  se  possédait  plus  d'indignation; 
il  voulait  courir  à  Connewitz  et  tâcher  de  dé- 
couvrir ce  gueux;  malheureusement  c'était 
impossible  :  allez  donc  trouver  un  homme  qui 
se  cache  dans  trois  ou  quatre  cents  baraques  ! 
Et  d'ailleurs,  quand  on  l'aurait  trouvé,  qu'est- 
ce  que  nous  pouvions  faire? 

Enfin  nous  descendîmes  à  l'endroit  où  l'on 
avait  pied,  et  la  fraîcheur  de  l'eau  nous  calma. 

Je  me  rappelle  qu'en  rentrant  à  Leipzig, 
Zimmer  ne  fit  que  parler  de  vengeance. 

«  Tout  le  pays  est  contre  nous,  disait-il;  les 
bourgeois  nous  font  mauvaise  mine,  les  femmes 
nous  tournent  le  dos,  les  paysans  veulent  nous 
noyer,  les  aubergistes  nous  refusent  le  crédit, 
CCVinm,e  si  nous  ne  les  avions  pas  conquis  trois 
ou  quatre  fois;  et  tout  cela  vient  de  notre 
bonté  tout  à  fait  extraordinaire  :  nous  aurions 
dû  déclarer  que  nous  sommes  les  maîtres  I  — 
Nous  avons  accordé  aux  Allemands  des  rois  et 
des  princes;  nous  avons  même  fait  des  ducs, 
des  comtes  et  des  barons  avec  les  noms  de 
leurs  villages,  nous  les  avons  comblés  d'hon- 
neurs ,  et  voilà  maintenant  leur  reconnais- 
sance 1 

«  Au  lieu  de  nous  ordonner  de  respecter  les 
populations,  on  devrait  nous  laisser  pleins  pou- 
voirs sur  le  monde  ;  alors  tous  ces  bandits 
changeraient  de  figure  et  nous  feraient  bonne 
mine  comme  en  1806.  La  force  est  tout.  On  fait 
d'abord  les  conscrits  par  force;  car  si  on  ne 
les  forçait  pas  de  partir,  tous  resteraient  à  la 
maison.  Avec  les  conscrits  on  fait  des  soldats 
par  force,  en  leur  expliquant  la  discipline; 
avec  des  soldats  on  gagne  des  batailles  par 
force,  et  alors  les  gens  vous  donnent  tout  par 
force  :  ils  vous  dressent  des  arcs  de  triomphe 
et  vous  appellent  des  héros,  parce  qu'ils  ont 
peur.  Voilà  ! 

«  Mais  l'Empereur  est  trop  bon. . .  S'il  n'était 
pas  si  bon,  je  n'aurais  pas  risqué  de  me  noyer 
aujourd'hui;  rien  qu'envoyant  mon  uniforme, 
ce  paysan  aurait  tremblé  de  me  dire  un  men- 
songe. • 

Ainsi  parlait  Zimmer,  et  ces  choses  sont  en- 
core présentes  à  ma  mémoire  ;  elles  se  passaient 
le  12  août  1813. 

En  rentrant  à  Leipzig,  nous  vîmes  la  joie 
peinte  sur  la  figure  des  habitants;  elle  n'écla- 
tait pas  ouvertement,  mais  les  bourgeois,  en  se 
rencontrant  dans  la  rue,  s'arrêtaient  et  se  don- 
naient la  main  ;  les  femmes  allaient  se  rendre 
visite  l'une  à  l'autre  ;  une  espèce  de  satisfac- 
tion intérieure  brillait  jusque  dans  les  yeux 


des  servantes,  des  domestiques  et  des  plus 
misérables  ouvriers. 

Zimmer  me  dit  : 

«  On  croirait  que  les  Allemands  sont  joyeux; 
ils  ont  tous  l'air  de  bonne  humeur. 

— Oui,  lui  répoudis-je,  cela  vient  du  beau 
temps  et  de  la  rentrée  des  récoltes.  » 

C'était  vrai,  le  temps  était  très-beau;  mais,  en 
arrivant  à  la  caserne  de  Rosenthâl,  nous  ap- 
perçûmes  nos  officiers  sous  la  grande  porte, 
causant  entre  eux  avec  vivacité.  Les  hommes 
de  garde  écoutaient,  et  les  passants  s'appro- 
chaient pour  entendre  :  —  on  nous  dit  que  les 
conférences  de  Prague  étaient  rompues,  et  que 
les  Autrichiens  venaient  aussi  de  nous  déclarer 
la  guerre,  ce  qui  nous  mettait  deux  cent  mille 
hommes  de  plus  sur  les  bras. 

J'ai  su  depuis  que  nous  étions  alors  irais 
cent  mille  hommes  contre  cinq  cent  vingt 
mille,  et  que  parmi  nos  ennemis  se  trouvaient 
deux  anciens  généraux  français ,  Moreau  et 
Bernadette.  Chacun  a  pu  lire  cela  dans  les 
livres;  mais  nous  l'ignorions  encore,  et  nous 
étions  sûrs  de  remporter  la  victoire,  puisque 
nous  n'avions  jamais  perdu  de  bataille.  Du 
reste,  la  mauvaise  mine  qu'on  nous  faisait  ne 
nous  inquiétait  pas  :  en  temps  de  guerre,  les 
paysans  et  les  bourgeois  sont  en  quelque  sorte 
comptés  pour  rien  ;  on  ne  leur  demande  que 
de  l'argent  et  des  vivres,  qu'ils  donnent  tou- 
jours, parce  qu'ils  savent  qu'à  la  moindre  ré- 
sistance on  leur  prendrait  jusqu'au  dernier  sou. 

Le  lendemain  de  cette  grande  nouvelle,  il  y 
eut  visite  générale,  et  douze  cents  blessés  de 
Lutzen,  à  peu  près  remis,  reçurent  l'ordre  de 
rejoindre  leurs  corps.  Ils  s'en  allaient  par  com- 
pagnies, avec  armes  et  bagages,  en  suivant  les 
uns  la  route  d'Altenbourg,  qui  remonte  l'Elster, 
les  autres  celle  de  Wurtzen,  plus  à  gauche. 
Zimmer  était  du  nombre,  ayant  lui-même  de- 
mandé à  partir.  Je  l'accompagnai  jusque  hors 
des  portes,  et  puis  nous  nous  embrassâmes  tout 
attendris.  Moi  je  restai,  mon  bras  était  encore 
trop  faible. 

Nous  n'étions  plus  que  cinq  ou  six  cents, 
parmi  lesquels  un  certain  nombre  de  maîtres 
d'armes,  de  professeurs  de  danse  et  d'élégance 
française,  de  ces  gaillards  qui  forment  en  quel- 
que sorte  le  fond  de  tous  les  dépôts.  Je  ne  te- 
nais pas  à  les  connaître,  et  mon  unique  conso- 
lation était  de  songer  à  Catherine,  et  quelquefois 
à  mes  vieux  camarades  Klipfel  et  Zébédé,  dont 
je  ne  recevais  aucune  nouvelle. 

C'était  une  existence  bien  triste;  les  gens 
nous  regardaient  d'un  œil  mauvais;  ils  n'o- 
saient rien  dire,  sachant  que  l'armée  française 
se  trouvait  à  quatre  journées  de  marche,  et 
Blucher  et  Schwartzenberg  beaucoup  plus  lom. 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


71 


Sans  cela,  comme  ils  nous  auraient  pris  à  la 
gorge  ! 

Un  sûjf ,  le  bruit  courut  que  nous  venions  de 
remporter  une  grande  victoire  à  Dresde.  Ce  fut 
une  consternation  générale,  les  habitants  ne 
sortaient  plus  de  chez  eux.  J'allais  lire  la  ga- 
zette à  l'auberge  de  la  Grappe,  dans  la  rue  de 
Tilly.  Les  journaux  français  restaient  tous  sur 
la  table;  personne  ne  les  ouvrait  que  moi. 

Mais  la  semaine  suivante,  au  commencement 
de  septembre,  je  vis  le  même  changement  sur 
les  figures  que  le  jour  où  les  Autrichiens  s'é- 
taient déclarés  contre  nous.  Je  pensai  que  nous 
avions  eu  des  malheurs ,  ce  qui  était  vrai , 
comme  je  l'appris  plus  tard,  car  les  gazettes  de 
Paris  n'en  disaient  rien. 

Le  temps  s'était  mis  à  la  pluie  à  la  fin  d'août; 
l'eau  tombait  à  verse.  Je  ne  sortais  plus  de  la 
caserne.  Souvent,  assis  sur  mon  lit,  —  regar- 
dant par  la  fenêtre  VElster  bouillonner  sous 
l'ondée,  et  les  arbres  des  petites  îles  se  pen- 
cher sous  les  grands  coups  de  vent, — ^je  pensais  : 
«  Pauvres  soldats  I . . .  pauvres  camarades  ! . . . 
que  faites -vous  à  cette  heure?.. .  où  êtes-vous? 
Sur  la  grande  route  peut-être,  au  milieu  des 
champs!  » 

Et  malgré  mon  chagrin  de  vivre  là,  je  me  trou- 
vais moins  à  plaindre  qu'eux.  Mais  un  jour  le 
vieux  chirurgien  Tardieu  fit  son  tour  et  me  dit  : 

•  Votre  bras  est  solide. . .  Voyons,  levez-moi 
cela. . .  Bon. . . .  bon  I  » 

Le  lendemain,  à  l'appel,  on  me  fit  passer 
dans  ime  salle  où  se  trouvaient  des  effets  d'ha- 
billement, des  sacs,  des  gibernes  et  des  souliers 
en  abondance.  Je  reçus  un  fusil,  deux  paquets 
de  cartouches  et  une  feuille  de  route  pour  le 
6%  à  Gauernitz,  sur  l'Elbe.  C'était  le  1"  oc- 
tobre. Nous  nous  mimes  en  marche  douze  ou 
quinze  ensemble  ;  un  fourrier  du  27°  nommé 
Poitevin  nous  conduisait. 

En  route,  tantôt  l'un  tantôt  l'autre  changeait 
de  direction  pour  rejoindre  son  corps;  mais 
Poitevin,  quatre  soldats  d'infanterie  et  moi, 
nous  continuâmes  notre -chemin  jusqu'au  vil- 
lage de  Gauernitz. 


XVII 


Nous  allions  donc,  suivant  la  grande  route 
de  Wurtzen,  le  fusil  en  bandoulière,  la  capote 
retroussée,  le  dos  arrondi  sous  le  sac,  et  l'oreille 
basse,  comme  on  peut  croire.  La  pluie  tombait, 
l'eau  nous  coulait  du  shako  dans  la  nuque  ;  le 
vent  secouait  les  peupliers,  dont  les  feuilles 
jaunes,  voltigeant  autour  de  nous,  annonçaient 


l'hiver,  et  cela  continuait  ainsi  des  heures. 

De  loin  en  loin  un  village  se  rencontrait 
avec  ses  hangars,  ses  fumiers,  ses  jardins  en- 
tourés de  palissades.  Les  femmes,  debout  der- 
rière les  petites  vitres  ternes,  nous  regardaient 
passer;  un  chien  aboyait,  un  homme  qui  fen- 
dait du  bois  sur  sa  porte,  se  retournait  pour 
nous  suivre  des  yeux,  et  nous  allions  toujours, 
crottés  jusqu'à  l'échiné.  Nous  revoyions  ,  au 
bout  du  village,  la  grande  route  s'étendre  à 
perte  de  vue,  les  nuages  gris  se  traîner  sur  les 
champs  dépouillés,  et  quelques  maigres  cor- 
beaux s'éloigner  à  tire-d'aile  en  jetant  leur  cri 
mélancolique. 

Rien  de  triste  comme  un  pareil  spectacle, 
surtout  quand  on  pense  que  l'hiver  approche, 
et  qu'il  faudra  bientôt  coucher  dehors  dans  la 
neige.  Aussi  personne  ne  disait  mot,  sauf  le 
fourrier  Poitevin.  C'était  un  vieux  soldat,  jaune, 
ridé,  les  joues  creuses,  le  nez  rouge,  les  mous- 
taches longues  d'une  aune,  comme  tous  les 
buveurs  d'eau-de-vie.  Il  avait  un  langage  re- 
levé, qu'il  entremêlait  d'expressions  de  caserne; 
et  quand  la  pluie  redoublait,  il  s'écriait,  avec 
un  éclat  de  rire  bizarre  :  «  Oui...  Poitevin... 
oui...  cela  t'apprendra  à  sifiler!...  »  Ce  vieil 
ivrogne  s'était  aperçu  que  j'avais  quelques  sous 
au  fond  de  ma  poche  ;  il  se  tenait  près  de  moi, 
disant  :  «  Jeune  homme,  si  votre  sac  vous  gêne, 
passez-moi  ça.  »  Mais  je  le  remerciai»  de  son 
honnêteté. 

Malgré  mon  ennui  d'être  avec  un  homme 
qui  regardait  toujours  les  enseignes  d'auberge, 
lorsque  nous  traversions  un  village,  et  qui  di- 
sait :  «  Un  petit  verre  ferait  joliment  de  bien, 
par  le  temps  qui  court...  »  je  n'avais  pum'em- 
pêcher  de  lui  payer  quelques  gouttes,  de  sorte 
qu'il  ne  me  quittait  plus. 

Nous  approchions  de  Wurtzen  et  la  pluie 
tombait  à  verse,  lorsque  le  fourrier  s'écria  pour 
la  vingtième  fois  : 

«  Oui,  Poitevin...  voilà  l'existence...  cela 
t'apprendra  à  siffler! 

—Quel  diable  de  proverbe  avez-vous  là,  four- 
rier? lui  dis-je...  Je  voudrais  bien  savoir  com- 
ment la  pluie  vous  apprend  à  siffler. 

— Ce  n'est  pas  un  proverbe,  jeune  liomme, 
c'est  une  idée  qui  me  revient  quand  je  m'a-  / 
muse.  »  ; 

Puis,  au  bout  d'un  instant  : 

«  Vous  saurez,  dit-il,  qu'en  1806,  époque  où 
je  faisais  mes  études  à  Rouen,  il  m'arriva  de 
siffler  une  pièce  de  théâtre,  avec  bien  d'autres 
jeunes  gens  comme  moi.  Les  uns  sifflaient,  les 
autres  applaudissaient;  il  en  résulta  des  coups 
de  poing,  et  la  police  nous  mit  au  violon  par 
douzaines.  L'Empereur,  ayant  appris  la  chose, 
dit  :  «  Puisqu'ils  aiment  tant  à  se  battre,  qu'on 


ROMANS  NATIONAUX 


Oui,  Poitevin,  oui,  cela  t'apprendra  à  siffler.  (Page  11.) 


les  incorpore  dans  mes  armées  !  Ils  pourront 
satisfaire  leur  goi\t  !  »  Et  naturellement  la  chose 
fut  faite,  personne  n'osa  soufler  dans  le  pays, 
pas  même  les  père  et  mère  ! 

— Vous  étiez  donc  conscrit?  lui  dis-je. 

— Non,  mon  père  venait  de  m'aclieter  un 
remplaçant.  C'est  une  plaisanterie  de  l'Empe- 
reur... une  de  ces  plaisanteries  dont  on  se  sou- 
rient longtemps  :  vingt  ou  trente  d'entre  nous 
sont  morts  de  misère...  Quelques  autres,  au 
lieu  de  remplir  une  place  honorable  dans  leur 
pays,  soit  comme  médecin,  juge,  avocat,  sont 
devenus  de  vieux  ivrognes.  Voilà  ce  qui  s'ap- 
pelle une  bonne  farce  !  » 

Alors  il  se  mit  à  rire  en  me  regardant  du  coin 
de  l'œil. — J'étais  devenu  tout  pensif,  et  deux  ou 
trois  fois  encore,  avant  d'arriver  à  Gauernitz, 


je  payai  des  petits  verres  à  ce  pauvre  diable. 
Vers  cinq  heures  du  soir,  en  approchant  du 
village  de  Risa,  nous  aperçûmes  à  gauche  un 
vieux  moulin  avec  son  pont  de  bois,  que  suivait 
un  sentier  de  traverse.  Nous  primes  le  sentier 
pour  couper  au  court,  et  nous  n'étions  plus 
qu'à  deux  cents  pas  du  moulin,  lorsque  nous 
entendîmes  de  grands  cris.  En  même  temps, 
deux  femmes,  une  toute  vieille  et  l'autre  plus 
jeune,  traversèrent  un  jardin,  entraînant  après 
elles  des  enfants.  Elles  tâchaient  de  gagner  un 
petit  bois  qui  borde  la  route,  sur  la  côte  en 
face.  Presque  aussitôt  nous  vîmes  plusieurs  de 
nos  soldats  sortir  du  moulin  avec  des  sacs, 
d'autres  remonter  d'une  cave  à  la  file  avec  de 
petites  tonnes,  qu'ils  se  dépêchaient  de  charger 
sur  une  charrette,  près  de  l'écluse;  d'auires 


Fsiij>&rt-4}iivil  ^^  i«c  du  Bic,  3t, 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813 


7:3 


C'est  toi,  Joseph?  Tiens,  tu  n'es  pas  mort?  »  (Page  75.) 


amenaient  des  vaches  et  des  chevaux  d'une 
étahle,  tandis  qu'un  vieillard,  devant  la  porte, 
levait  les  mains  au  ciel,  et  que  cinq  ou  six  de 
ces  mauvais  gueux  enlouraient  le  meunier  tout 
pâle  et  les  yeux  hors  de  la  tête. 

Tout  cela  :  le  moulin,  la  digue,  les  fenêtres 
défoncées,  les  femmes  qui  se  sauvent,  nos  sol- 
dats en  bonnet  de  police,  faits  comme  de  véri- 
tables bandits,  le  vieux  qui  les  maudit,  et  les 
vaches  qui  secouent  la  tête,  pour  se  débarras- 
ser de  ceux  qui  les  emmènent,  pendant  que 
d'autres  les  piquent  derrière  avec  leurs  baïon- 
nettes... tout  est  là...  devant  moi...  je  crois 
encore  le  voir  ! 

«  Ça,  dit  le  fourrier  Poitevin,  ce  sont  des 
maraudeurs...  Nous  ne  sommes  plus  loin  de 
l'armée. 


— Mais  c'est  abominable  !  m'écriai-je;  ce  sont 
des  brigands! 

— Oui,  répondit  le  fourrier,  c'est  contraire  à 
la  discipline;  si  l'Empereur  le  savait,  on  les 
fusillerait  comme  des  chiens.  » 

Nous  traversions  alors  le  petit  pont;  et 
comme  on  venait  de  percer  une  des  tonnes 
derrière  la  charrette,  les  soldats  s'empressaient 
autour,  avec  une  cruche,  en  buvant  à  la  ronde. 
Cette  vue  révolta  le  fourrier,  qui  s'écria  d'un 
ton  majestueux  : 

«  De  quelle  autori  lé  exercez-vous  ce  pillage  ?  » 

Plusieurs  tournèrent  la  tête,  et,  voyant  que 
nous  n'étions  plus  que  trois,  parce  que  les  au- 
tres avaient  suivi  leur  chemin  sans  s'arrêter, 
un  d'eux  répondit  : 

t  Hé  1  vieux  farceur.i.  tu  veux  ta  part  du 


io 


m 


74 


ROMANS   NATIONAUX.. 


gâteau...  c'est  tout  simple...  Mais  il  n'y  a  pas 
besoin  de  retrousser  tes  moustaches  pour  ça. 
Tiens,  bois  un  coup.  » 

Il  lui  tendait  la  cruche  ;  le  fourrier  la  prit,  et, 
me  regardant  de  côté,  il  but. 

«  Eh  bien,  jeune  homme,  fit-il  ensuite,  si  le 
cœur  vous  en  dit!  Il  est  fameux,  ce  petit  vin. 

— Merci,  »  lui  répondis-je. 

Plusie\irs  autour  de  nous  criaient  : 

•  En  route  !  en  route!  Il  est  temps.  • 
D'autres  : 

•  Non,  non,  attendez...  Il  faut  encore  voir!... 
— Dites-donc,  reprit  le  fourrier  d'un  ton  de 

brave  homme,  vous  savez,  camarades...  il  faut 
aller  en  douceur, 

— Oui,  oui,  l'ancien,  répondit  une  espèce  de 
tambour-major, — le  grand  chapeau  à  cornes  en 
trayers  des  épaules,  et,  souriant  d'un  air  mo- 
queur, les  yeux  à  demi  fermés  :  —  Oui,  sois 
tranquille,  nous  allons  plumer  la  poule  dans  les 
règles.  On  aura  des  égards...  on  aura  des 
égards!  • 

Alors  le  fourrier  ne  dit  plus  rien;  il  était 
comme  honteux  à  cause  de  moi. 

•  Que  voulez-vous,  jeune  homme  !  me  dit-il 
en  allongeant  le  pas  pour  rejoindre  les  cama- 
rades, à  la  guerre  comme  à  la  guerre...  On  ne 
peut  pas  se  laisser  dépérir  !  • 

Je  crois  qu'il  serait  resté,  sans  la  peur  d'être 
pris.  Moi,  j'étais  triste  et  je  me  disais  : 

«  Voilà  bien  les  ivrognes  !  ils  peuvent  avoir 
de  bons  mouvements,  mais  la  vue  d'une  cruche 
de  vin  leur  fait  tout  oublier.  » 

Enfin,  vers  dix  heures  du  soir,  nous  décou- 
vrîmes des  feux  de  bivac  sur  une  côte  sombre, 
à  droite  du  village  de  Gauernitz  et  d'un  vieux 
château,  où  brillaient  aussi  quelques  lumières. 
Plus  loin,  dans  la  plaine,  tremblotaient  d'au- 
tres feux  en  plus  grand  nombre, 

La  nuit  était  claire.  Les  grandes  pluies 
avaient  essuyé  le  ciel.  Comme  nous  appro- 
chions du  bivac,  on  nous  cria  : 

«  Qui  vive  ! 

— France  !  •  répondit  le  fourrier. 

Mon  cœur  battait  avec  force,  en  pensant  que 
dans  quelques  minutes  j'allais  revoir  mes  vieux 
camarades,  s'ils  étaient  encore  de  ce  monde. 

Des  hommes  de  garde  s'avançaient  déjà  d'une 
espèce  de  hangar,  à  demi-portée  de  fusil  du 
village,  pour  venir  nous  reconnaître.  Ils  arri- 
vèrent près  de  nous.  Le  chef  du  poste,  un  vieux 
sous-lieutenant  tout  gris,  le  bras  en  écharpe 
sous  son  manteau,  nous  demanda  d'où  nous 
j       venions,  où  nous  allions,  si  nous  avions  ren- 
j       contré  quelque  parti  de  Cosaques  en  route. 
Le  fourrier  répondit  pour  nous  tous.  L'officier 
nous  prévint  alors  que  la  division  Souham  avait 
.      qiùtté  les  environs  de  Gauernitz  le  matin,  et 


nous  dit  de  le  suivre  pour  voir  nos  feuilles  de 
route,  ce  que  nous  fimes  en  silence,  passant 
autour  des  feux  de  bivac,  où  les  hommes,  cou- 
verts de  boue  sèche, dormaient  par  vingtaines  : 
pas  un  ne  remuait. 

Nous  arrivâmes  au  hangar.  C'était  une  vieille 
bri(jueterie;  le  toit  très-large,  en  forme  d'étei- 
gnoir,  reposait  sur  des  piliers  à  six  ou  sept 
pieds  du  sol.  Derrière  s'élevaient  de  grandes 
provisions  de  bois.  Il  faisait  bon  là-dedans.  On 
avait  allumé  du  feu;  l'odeur  de  la  terre  cuite 
s'étendait  aux^environs.  La  chambre  du  four 
était  encombrée  de  soldais  qui  dormaient  le 
dos  au  mur  comme  des  bienheureux;  la  flamme 
les  éclairait  sous  les  poutres  sombres.  Près  des 
piliers  brillaient  les  fusils  en  faisceaux.  Je  crois 
revoir  ces  choses  :  je  sens  la  bonne  chaleur  qui 
m'entre  dans  le  corps  ;  je  vois  mes  camarades, 
dont  les  habits  fument  à  quelques  pas  du  four 
et  qui  attendent  gravement  que  l'ufficier  ait 
fini  de  lire  les  feuilles  de  route  à  la  lumière 
rouge.  Un  vieux  soldat,  sec  et  brun,  veillait 
seul;  il  était  assis  sur  ses  jambes  croisées,  et 
tenait  entre  ses  genoux  un  soulierqu'il  rac- 
commodait avec  une  alêne  et  de  la  ficelle. 

C'est  à  moi  que  l'officier  rendit  le  premier  sa 
feuille  en  disant  : 

«  Vous  rejoindrez  demain  votre  bataillon  à 
deux  lieues  d'ici,  près  de  Torgau.  » 

Alors  le  vieux  soldat,  qui  me  regardait,  posa 
la  main  à  ferre  pour  me  montrer  qu'il  y  avait 
de  la  place,  et  j'allai  m'asseoir  près  de  lui. 
J'ouvris  monsac,  et  je  mis  d'autres  chausseltes 
et  des  souliers  neufs  que  j'avais  reçus  à  Leipzig; 
cela  me  fit  du  bien. 

Le  vieux  me  demanda  : 

«  Tu  vas  rejoindre? 

— Oui,  le  6",  à  Torgau. 

—Et  tu  viens? 

— De  l'hôpital  de  Leipzig. 

— Ça  se  voit,  fit-il;  tu  es  gras  comme  un 
chanoine.  On  t'a  nourri  de  cuisses  de  poulet 
là-bas,  pendant  que  nous  mangions  de  la  vache 
enragée.  • 

Je  regardai  mes  voisins  endormis,  il  avait 
raison  ;  ces  pauvres  conscrits  n'avaient  plus 
que  la  peau  et  les  os  :  ils  étaient  jaunes,  plom- 
bés et  ridés  comme  des  vétérans ,  on  aurait  cru 
qu'ils  ne  pouvaient  plus  se  tenir. 

Le  vieux,  au  bout  d'un  instant,  reprit  : 

«  Tu  as  été  blessé  ? 

— Oui,  l'ancien,  à  Lutzen. 

— Quatre  mois  d'hôpital,  fit-il  en  allongeant 
la  lèvre,  quelle  chance  !  Moi,  j'arrive  d'Espagne. 
Je  m'étais  flatté  de  retrouver  les  KaiserUcks 
de  1807...  des  moutons...  do  vrais  moutons. 
Ah  !  oui,  ils  sont  devenus  pires  que  les  guérillas. 
Ça  se  gâte,  ça  se  gâte!  » 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


75 


Il  se  parlait  ainsi  tout  bas,  sans  faire  atten-  ' 
tion  à  moi,  et  tirailles  deux  ficelles  comme  un 
cordonnier,  en  serrant  les  lèvres.  De  temps  en 
temps  il  essayait  le  soulier  pour  voir  si  la  cou- 
ture ne  le  gênerait  pas.  Finalement,  il  mit 
l'alêne  dans  son  sac,  le  soulier  à  son  pied,  et 
s'étendit  l'oreille  sur  une  botte  de  paille. 

Jetais  tellement  fatigué  que  j'avais  de  la 
peine  à  m'endormir;  pourtant,  au  bout  d'une 
heure,  je  tombai  dans  un  profond  sommeil. 

Le  lendemain  je  me  remis  en  route  avec  le 
fourrier  Poitevin  et  trois  autres  soldats  do  la 
division  Souham.  Nous  gagnâmes  d'abord  la 
route  qui  longe  l'Elbe.  Le  temps  était  humide; 
le  vent,  qui  balayait  le  fleuve,  jetait  de  l'écume 
jusque  sur  la  chaussée. 

Nous  allongions  le  pas  depuis  une  heure, 
quand  tout  à  coup  le  fourrier  dit:  «  Attention  1  » 

Il  s'était  arrêté  le  nez  en  l'air,  comme  un 
chien  de  chasse  qui  flaire  quelque  chose.  Nous 
écoutions  tous  sans  rien  entendre,  à  cause  du 
bruit  des  flots  sur  la  rive  et  du  vent  dans  les 
arbres.  Mais  Poitevin  avait  l'oreille  plus  exer- 
cée que  nous. 

•  On  tiraille  là-bas,  dit-il  en  nous  montrant 
un  bois  sur  la  droite.  L'ennemi  peut  être  de 
notre  côté  ;  tâchons  de  ne  pas  donner  au  mi- 
lieu. Tout  ce  que  nous  avons  de  mieux  à  faire, 
c'est  d'entrer  sous  bois  et  de  poursuivre  notre 
chemin  avec  prudence.  Nous  verrons  à  l'autre 
bout  ce  qui  se  passe...  Si  les  Prussiens  ou  les 
Russes  sont  là,  nous  battrons  en  retraite  sans 
qu'ils  nous  voient.  Si  ce  sont  des  Français, 
nous  avancerons.  » 

Chacun  trouva  que  le  fourrier  avait  raison, 
et,  dans  mon  âme,  j'admirai  la  flnesse  de  ce 
vieil  ivrogne.  Nous  descendîmes  donc  de  la 
route  dans  le  bois,  Poitevin  en  avant  et  nous 
derrière,  le  fusil  armé.  Nous  marchions  dou- 
cement, nous  arrêtant  tous  les  cent  pas  pour 
écouter.  Les  coups  de  fusil  se  rapprochaient; 
ils  se  suivaient  un  à  un,  en  retentissant  dans 
les  ravins.  Le  fourrier  nous  dit  : 

t  Ce  sont  des  tirailleurs  qui  observent  un 
parti  de  cavalerie,  car  les  autres  ne  répondent 
pas.  » 

C'était  vrai  :  dix  minutes  après,  nous  aper- 
cevions entre  les  arbres  un  bataillon  d'infante- 
rie française  en  train  de  faire  la  soupe  au  mi- 
lieu des  bruyères,  et,  tout  au  loin  sur  la  plaine 
grise,  des  pelotons  de  Cosaques  défilant  d'un 
village  à  l'autre.  Quelques  tirailleurs,  le  long 
du  bois,  tiraient  dessus,  mais  ils  étaient  pres- 
que hors  de  portée. 

■  Allons ,  vous  voilà  chez  vous ,  jeune 
homme,  »  me  dit  Poitevin  en  souriant. 

W  devait  avoir  bon  œil,  pour  lire  le  numéro 
du  régiment  à  une  pareille  distance .  Moi,  j'avais 


beau  regarder,  je  ne  voyais  que  des  êires  dé- 
guenillés et  tellement  minables,  qu'ils  avaient 
tous  le  nez  pointu,  les  yeux  luisants,  les  oreilles 
écartées  de  la  tête  par  le  renfoncement  des 
joues.  Leurs  capotes  étaient  quatre  fois  trop 
larges  pour  eux;  on  aurait  dit  des  manteaux, 
tant  elles  formaient  de  plis  sur  les  bras  et  le 
long  des  reins.  Quant  à  la  boue,  je  n'en  parle 
pas  :  c'était  sinistre. 

En  ce  jour,  je  devais  apprendre  pourquoi  les 
Allemands  paraissaient  si  joyeux  après  notre 
victoire  de  Dresde. 

Nous  descendions  vers  deux  petites  tentes, 
autour  desquelles  trois  ou  quatre  chevaux 
broutaient  l'herbe  maigre.  Je  vis  là  le  colonel 
Lorain,  détaché  sur  la  rive  gauche  de  l'Elbe, 
avec  le  3°  bataillon.  C'était  un  grand  maigre, 
les  moustaches  brunes,  et  qui  n'avait  pas  l'air' 
doux.  Il  nous  regardait  venir  en  fronçant  le 
sourcil,  et  quand  je  lui  présentai  ma  feuille  de 
route,  il  ne  dit  qu'un  mot  : 

«  Allez  rejoindre  votre  compagnie.  » 

Je  m'éloignai,  pensant  bien  reconnaître 
quelques  hommes  de  la  4*  ;  mais  depuis  Lutzen 
les  compagnies  avaient  été  fondues  dans  les 
compagnies,  les  régiments  dans  les  régiments 
et  les  divisions  dans  les  divisions,  de  sorte 
qu'en  arrivant  au  pied  de  la  côte  où  campaient 
les  grenadiers,  je  ne  reconnus  personne.  Les 
honnnes,  en  me  voyant  approcher,  me  jetaient 
un  coup  d'œil  de  travers,  comme  pour  dire  : 

«  Est-ce  que  celui-là  veut  sa  part  du  bouillon? 
Un  instant  1  nous  allons  voir  ce  qu'il  apporte  à 
la  marmite.  » 

J'étais  honteux  de  demander  la  place  de  ma 
compagnie,  lorsqu'une  espèce  de  vétéran  os- 
seux, le  nez  long  et  crochu  comme  un  bec 
d'aigle,  les  épaules  larges  où  pendait  sa  vieille 
capote  usée,  relevant  la  tête  et  m'observant,  dit 
d'une  voix  tout  à  fait  calme  : 

«  Tiens  1  c'est  toi,  Joseph!  je  te  croyais  en- 
terré depuis  quatre  mois  !  » 

Alors  je  reconnus  mon  pauvre  Zébédé.  Il  pa- 
raîtque  ma  figure  l'attendrit,  car,  sans  se  lever, 
il  me  serra  la  main,  en  s' écriant  : 

«  Klipfel...  voici  .Toseph!  » 

Un  autre  soldat,  assis  près  de  la  marmite 
voisine,  tourna  la  tête  et  dit  : 

«  C'est  toi,  Joseph?  Tiens!  tu  n'es  pas  mort!  » 

Et  voilà  tous  les  compliments  que  je  rc;çus. 
La  misère  avait  rendu  ces  gens  tellement 
égoïstes,  qu'ils  ne  pensaient  plus  qu'à  leur 
peau.  Malgré  cela,  Zébédé  conservait  toujours 
un  bon  fond  ;  il  me  dit  de  m'asseoir  près  de  sa 
marmite,  en  lançant  aux  autres  un  de  ces  coups 
d'œil  qui  le  faisaient  respecter,  et  m'offrit  sa 
cuiller,  qu'il  avait  passée  dans  une  boutonnière 
de  sa  capote.  Mais  je  le  remerciai,  ayant  eu  la 


76 


ROMANS  NATIONAUX. 


veille  le  bon  esprit  d'entrer  chez  le  charcutier 
de  Iliza  et  de  mettre  dans  mon  sac  une  doa- 
zaine  de  cervelas,  avec  une  bonne  croûte  de 
pain  et  un  flacon  plein  d'eau-de-vie.  J'ouvris 
donc  mou  sac,  je  tirai  le  chapelet  de  cervelas  et 
j'en  remis  deux  à  Zébédé,  ce  qui  lui  fit  venir 
les  larmes  aux  yeux.  J'avais  aussi  l'intention 
d'en  offrir  aux  camarades;  mais,  devinant  ma 
pensée,  il  me  posa  la  main  sur  le  bras  d'un  air 
expressif,  et  dit  : 

«  Ce  qui  est  bon  à  manger  est  bon  à  garder  !  » 

Alors  il  se  retira  du  cercle,  et  nous  man- 
geâmes en  buvant  du  schnaps  ;  les  autres  ne 
disaient  rien  et  nous  regardaient  de  travers. 
Klipfel,  ayant  senti  l'odeur  de  l'ail ,  tourna  la 
tête  en  s'écriant  : 

«  Hél  Joseph,  viens  donc  manger  à  notre 
marmite.  Les  camarades  sont  toujours  des  ca- 
marades, que  diable  I 

— C'est  bon,  c'est  bon,  répondit  Zébédé;  pour 
moi,  les  meilleurs  camarades  sont  les  cervelas; 
on  les  retrouve  toujours  à  l'occasion.  » 

Puis  il  referma  lui-même  mon  sac  et  me  dit  : 

«  Garde  ça,  Joseph...  Voilà  plus  d'un  mois 
que  je  ne  m'étais  pas  si  bien  régalé.  Tu  n'y 
perdras  rien,  sois  tranquille.  » 

Une  demi-heure  après  on  battit  le  rappel  ;  les 
tirailleurs  se  replièrent,  et  le  sergent  Pinto, 
qui  se  trouvait  dans  le  nombre,  me  reconnut. 

«  Eh  bien  !  me  dit-il ,  vous  en  êtes  donc 
réchappé!  Gela  me  fait  plaisir...  Mais  vous 
arrivez  dans  un  vilain  moment  !  —  Mauvaise 
guerre...  mauvaise  guerre,  »  faisait-il  en  ho- 
chant la  tête. 

Le  colonel  et  les  commandants  montèrent  à 
cheval,  et  l'on  se  remit  en  route.  Les  Cosaques 
s'éloignaient.  Nous  allions  l'arme  à  volonté. 
Zébédé  marchait  près  de  moi,  et  me  racontait 
ce  qui  s'était  passé  depuis  Lutzen  :  — d'abord 
les  grandes  victoires  de  Bautzen  et  de  Wurt- 
schen;  les  marches  forcées  pour  rejoindre 
l'ennemi  qui  battait  en  retraite;  la  joie  qu'on 
avait  de  pousser  sur  Berlin.  Ensuite  l'armistice, 
pendant  lequel  on  était  cantonné  dans  les  bour- 
gades; puis  l'arrivée  des  vétérans  d'Espagne, 
des  hommes  terribles ,  habitués  au  pillage,  et 
qui  montraient  aux  jeunes  à  vivre  sur  le  paysan. 

Malheureusement,  à  la  fin  de  Farmistice, 
tout  le  monde  s'était  mis  contre  nous  ;  les  gens 
nous  avaient  pris  en  horreur;  on  coupait  les 
ponts  sur  nos  derrières,  on  avertissait  les  Prus- 
siens, les  Russes  et  les  autres  de  nos  moindres 
mouvements,  et  chaque  fois  qu'il  nous  arrivait 
une  débâcle,  au  lieu  de  nous  secourir,  on  tâ- 
chait de  xious  enfoncer  encore  plus  dans  la 
bourbe.  Les  grandes  pluies  étaient  venues  pour 
nou.s  achever.  Le  jour  de  la  bataille  de  Dresdt, 
il  eu  tombait  tellement,  que  le  chapeau  de 


l'Empereur  lui  pendait  sur  les  deux  épaules. 
Mais  quand  on  remporte  la  victoire,  cela  vous 
fait  rire  :  on  a  chaud  tout  de  même,  et  l'on 
trouve  de  quoi  changer;  le  pire  de  tout,  c'est 
quand  on  est  battu,  qu'on  se  sauve  dans  la 
boue,  avec  des  hussards,  des  dragons  et  d'au- 
tres gens  de  cette  espèce  à  vos  trousses,  et 
qu'on  ne  sait  pas,  lorsqu'on  découvre  au  loin 
dans  la  nuit  une  lumière,  s'il  faut  avancer  ou 
périr  dans  le  déluge. 

Zébédé  me  racontait  ces  choses  en  détail.  Il 
me  dit  qu'après  lavictoire  de  Dresde,  le  général 
Vandamme ,  qui  devait  fermer  la  retraite  aux 
Autrichiens,  avait  pénétré  du  côté  de  Kulm, 
dans  une  espèce  d'entonnoir,  à  cause  de  son 
ardeur  extraordinaire,  et  que  ceux  que  nous 
avions  battus  la  veille  étaient  tombés  sur  lui  à 
droite,  à  gauche,  en  avant  et  en  arrière  :  qu'on 
l'avait  pris,  avec  plusieurs  autres  généraux,  et 
détruit  son  corps  d'armée.  Deux  jours  avant,  le 
26  août,  pareille  chose  était  arrivée  à  notre 
division,  ainsi  qu'aux  5",  6°  et  il"  corps  sur  les 
hauteurs  de  Lowenberg.  Nous  devions  écraser 
les  Prussiens  de  ce  côté,  mais  par  un  faux  mou- 
vement du  maréchal  Macdonald,  l'ennemi  nous 
avait  surpris  dans  le  creux  d'un  ravin,  avec  nos 
canons  embourbés,  notre  cavalerie  en  désordre 
et  notre  infanterie  qui  ne  pouvait  plus  tirer  à 
cause  delà  pluie  battante  ;  on  s'était  défendu  à 
coups  de  baïonnettes  ;  et  le  3»  bataillon  était 
arrivé,  sous  les  charges  de  ces  Prussiens,  Jus- 
que dans  la  rivière  de  laKatzbach.  Là,  Zébédé 
avait  reçu  d'un  grenadier  deux  coups  de  crosse 
sur  le  front.  Le  courant  l'avait  entraîné  pen- 
dant qu'il  tenait  à  bras  le  corps  le  capitaine 
Arnould;  et  tous  deux  étaient  perdus,  si  par 
bonheur  le  capitaine ,  dans  la  nuit  noire,  n'a- 
vait pu  saisir  une  branche  d'arbre  à  l'autre 
bord  et  se  retirer  de  l'eau.  —  Il  me  dit  que 
toute  cette  nuit,  malgré  le  sang  qui  lui  sortait 
du  nez  et  des  oreilles,  il  avait  marché  jusqu'au 
village  de  Goldberg,  mourant  de  faim ,  de  fa- 
tigue et  de  ses  coups  de  crosse,  et  qu'un  me- 
nuisier avait  eu  pitié  de  lui  :  que  ce  brave 
homme  lui  avait  donné  du  pain,  des  oignons 
et  de  l'eau. — Il  me  raconta  ensuite  que  le  len- 
demain toute  la  division,  suivie  des  autres 
corps,  marchait  par  troupes  à  travers  champs, 
chacun  pour  son  compte,  sans  recevoir  d'or- 
dres, parce  que  les  généraux,  les  maréchaux  et 
tous  les  officiers  montés  s'étaient  sauvés  le  plus 
loin  possible,  dans  la  crainte  d'être  pris.  Il 
m'assura  que  cinquante  hussards  les  auraient 
ramassés  les  uns  après  les  autres  ;  mais  que, 
par  bonheur,  Blûcher  n'avait  pu  traverser  la 
rivière  débordée,  de  sorte  qu'ils  avaient  fini 
par  se  rallier  à  Wolda,  où  les  tambours  de  tous 
les  corps  battaient  la  marche  de  leur  régiment 


HISTOIRE  DUN   CONSCRIT  DE   1813. 


77 


aux  quatre  coins  du  village.  Par  ce  moyen, 
chaque  homme  s'était  démêlé  lui-même  en 
marchant  sur  son  tambour. 

Le  plus  heureux,  dans  cette  déroute,  c'est 
qu'un  peu  plus  loin,  à  Buntzlau,  les  officiers 
supérieurs  s'étaient  aussi  retrouvés,  tout  sur- 
pris d'avoir  encore  des  bataillons  à  con- 
duire ! 

Voilà  ce  que  me  raconta  mon  camarade,  sans 
parler  de  la  défiance  qu'il  fallait  avoir  de  nos 
alliés,  qui,  d'un  moment  à  l'autre,  ne  pouvaient 
manquer  de  nous  tomber  sur  les  reins.  Il  me 
dit  que  le  maréchal  Oudinot  et  le  maréchal  Ney 
avaient  aussi  été  battus,  l'un  à  Gross-Beeren  et 
l'autre  à  Dennewitz.  C'était  quelque  chose  de 
bien  triste  ;  car,  dans  ces  retraites,  les  conscrits 
mouraient  d'épuisement ,  de  maladie  et  de 
toutes  les  misères.  Les  vieux  d'Espagne  et  les 
anciens  d'Allemagne,  tannés  par  le  mauvais 
temps,  pouvaient  seuls  résister  à  ces  grandes 
fatigues. 

•  Enfin,  me  dit  Zébédé,  nous  avons  tout 
contre  nous  :  le  pays,  les  pluies  continuelles  et 
nos  propres  généraux,  las  de  tout  cela.  Les  uns 
sont  ducs,  princes,  et  s'ennuient  d'être  tou- 
jours dans  la  boue,  au  lieu  de  s'asseoir  dans  de 
bons  fauteuils;  etles  autres,  comme  Vandamme, 
veulent  se  dépêcher  de  devenir  maréchal,  en 
faisant  un  grand  coup.  Nous  autres,  pauvres 
diables,  qui  n'avons  rien  à  gagner  que  d'être 
estropiés  pour  le  restant  de  nos  jours,  et  qui 
sommes  les  fils  des  paysans  et  des  ouvriers  qui 
se  sont  battus  pour  abolir  la  noblesse,  il  faut 
que  nous  périssions  pour  en  faire  une  nou- 
velle! » 

Je  vis  alors  que  les  plus  pauvres,  les  plus 
malheureux  ne  sont  pas  toujours  les  plus  bêtes, 
et  qu'à  force  de  souffrir,  on  finit  par  voir  la 
triste  vérité.  Mais  je  ne  dis  rien ,  et  je  suppliai 
le  Seigneur  de  me  donner  la  force  et  le  courage 
de  pouvoir  supporter  les  misères  que  toutes  ces 
fautes  et  ces  injustices  nous  annonçaient  de 
loin.] 

Nous  étions  alors  entre  trois  armées ,  qui 
voulaient  se  réunir  pour  nous  écraser  d'un 
coup  :  celle  du  Nord  commandée  par  Berna- 
dotte,  celle  de  Silésie  commandée  par  Blticher, 
et  l'armée  de  Bohême  commandée  par  Schwart- 
zenberg.  On  croyait,  tantôt  que  nous  allions 
passer  l'Elbe,  pour  tomber  sur  les  Prussiens  et 
les  Suédois ,  tantôt  que  nous  allions  courir  sur 
les  Autrichiens,  du  côté  des  montagnes,  comme 
nous  avions  fait  cinquante  fois  en  Italie  et  ail- 
leurs. Mais  les  autres  avaient  fini  par  com- 
prendre ce  mouvement,  et  quand  nous  avions 
l'air  d'approcher,  ils  s'en  allaient  plus  loin.  Ils 
se  défiaient  surtout  de  l'Empereur,  qui  ne  pou- 
vait être  à  la  fois  en  Bohême  et  en  Silésie,  et 


cela  faisait  des  marches  et  des  contre-marches 
abominables. 

Tout  ce  que  demandaient  les  soldats,  c'était 
de  se  battre,  car,  à  force  de  marcher  et  de  dor- 
mir dans  la  boue,  àforced'être  àla  demi-ration 
et  rongés  par  la  vermine,  ils  avaient  pris  la  vie 
en  horreur.  Chacun  pensait  :  «  Pourvu  que 
cela  finisse  d'une  façoo  ou  d'une  autre...  C'est 
trop  fort...  cela  ne  peut  pas  durer  I  » 

Moi-même,  au  bout  de  quelques  jours,  j'étais 
las  d'une  pareille  existence;  je  sentais  que  les 
jambes  m'entraient  jusque  dans  les  côtes,  et  je 
dépérissais  à  vue  d'oeil. 

Tous  les  soirs  il  fallait  faire  faction,  à  cause 
d'un  gueux  nommé  Thielmann,  qui  soulevait 
les  paysans  contre  nous  ;  il  nous  suivait  comme 
notre  ombre,  il  nous  observait  de  village  en 
village,  sur  les  hauteurs,  sur  les  routes,  dans 
le  creux  des  vallons  :  son  armée,  c'étaient  tous 
ceux  qui  nous  en  voulaient  ;  il  avait  toujours 
assez  de  monde. 

C'est  aussi  vers  ce  temps  que  les  Bavarois, 
lesBadois  et  les  Wurtembergeois  se  déclarèrent 
contre  nous ,  de  sorte  que  toute  l'Europe  était 
sur  notre  dos. 

Enfin  nous  eûmes  le  consolation  de  voir  que 
l'armée  se  ramassait  comme  pour  une  grande 
bataille  ;  au  lieu  de  rencontrer  les  Cosaques  de 
Platow  et  les  partisans  de  Thielmann  aux  envi- 
rons des  villages,  nous  trouvions  des  hussards, 
des  chasseurs,  des  dragons  d'Espagne,  de  l'ar- 
tillerie, des  équipages  de  ponts  en  marche.  La 
pluie  tombait  à  verse  ;  ceux  qui  n'avaient  plus 
la  force  de  se  traîner  s'asseyaient  dans  la  boue 
au  pied  d'un  arbre  et  s'abandonnaient  à  leur 
malheureux  sort. 

Le  1 1  octobre,  nous  bivaquions  près  du  vil- 
lage de  Lousig;  le  12,  près  de  Grafenheinichen ; 
le  13,  nous  passions  la  Mulda,  et  nous  voyions 
défiler  sur  le  pont  la  vieille  garde  et  La  Tour- 
Maubourg.  On  annonçait  le  passage  de  l'Empe- 
reur, mais  nous  partîmes  avec  la  division  Dom- 
browski  et  le  corps  de  Souham. 

Dans  les  moments  où  la  pluie  cessait  de  tom- 
ber, et  quand  un  rayon  de  soleil  d'automne 
brillait  entre  les  nuages ,  on  voyait  toute  l'ar- 
mée en  marche  :  la  cavalerie  et  l'infanterie 
s'avançaient  de  partout  sur  Leipzig.  De  l'autre 
côté  de  la  Mulda  brillaient  aussi  les  baïonnettes 
des  Prussiens  ;  mais  on  ne  découvrait  pas  en- 
core les  Autrichiens  ni  les  Russes;  ils  arri- 
vaient sans  doute  d'ailleurs. 

Le  14,  notre  bataillon  fut  encore  une  fois 
détaché,  pour  aller  en  reconnaissance  dans  la 
ville  d'Aaken;  l'ennemi  s'y  trouvait;  il  nous 
reçut  à  coups  de  canon,  et  nous  restâmes  toute 
la  nuit  dehors,  sans  pouvoir  allumer  un  seul 
feu,  à  cause  de  la  pluie.  Le  lendemam  nous 


78 


ROMANS   NATIONAUX. 


partîmes  de  là,  pour  rejoindre  la  division  à 
marches  forcées.  Je  ne  sais  pas  pourquoi  cha- 
cun disait  ; 

«  La  bataille  approche!...  la  bataille  ap- 
proche!... • 

Le  sergent  Pinto  prétendait  que  l'Empereur 
était  dans  l'air.  — Moi,  je  ne  sentais  rien,  mais 
je  voyais  que  nous  marchions  sur  Leipzig,  et 
je  pensais  :  «  Si  nous  avons  une  bataille,  pourvu 
qu'il  ne  t'arrive  pas  d'attraper  un  mauvais  coup 
comme  à  Lutzen,  et  que  tu  puisses  encore  re- 
voir Catherine  I  • 

La  nuit  suivante,  le  temps  s'étant  un  peu 
remis,  des  milliards  d'étoiles  éclairaient  le  ciel, 
et  nous  allions  toujours.  Le  lendemain,  vers 
dix  heures,  près  d'un  petit  village  dont  je  ne 
me  rappelle  pas  le  nom,  on  venait  de  crier  : 
«  Halte  !  »  pour  respirer ,  lorsque  nous  enten- 
dîmes tous  ensemble  comme  un  grand  bour- 
donnement dans  l'air.  Le  colonel,  encore  à 
cheval,  écoutait,  et  le  sergent  Pinto  dit  : 

«  La  bataille  est  commencée.  » 

Presque  au  même  instant  le  colonel,  levant 
son  épée,  cria  : 

«  En  avant  !  • 

Alors  on  se  mit  à  courir  :  les  sacs,  les  gi- 
bernes, les  fusils,  la  boue,  tout  sautait;  on  ne 
faisait  attention  à  rien.  Une  demi-heure  après, 
nous  aperçûmes  à  quelques  mille  pas  devant 
le  bataillon  une  queue  de  colonne  qui  n'en 
finissait  plus  :  des  caissons,  des  canons,  de  Tin- 
fanlerie,  de  la  cavalerie;  derrière  nous,  sur  la 
route  de  Duben ,  il  en  venait  d'autres,  et  tout 
cela  galopait  !  Même  à  travers  champs,  des  ré- 
giments entiers  arrivaient  au  pas  de  course. 

Tout  au  bout  de  la  route,  on  voyait  les  deux 
clochers  de  Saint-Nicolas  et  de  Sain  t-Thoinas 
de  Leipzig  dans  le  ciel,  tandis  qu'à  droite  et  à 
gauche,  des  deux  côtés  de  la  ville,  s'élevaient 
de  grands  nuages  de  fumée  où  i^assaient  des 
éclairs.  Le  bourdonnement  augmentait  tou- 
jours ;  nous  étions  encore  à  plus  d'une  lieue  de 
la  ville  qu'on  était  forcé  de  parler  haut  pour 
s'entendre,  etl'on  se  regardait  tout  pâles  comme 
pour  dire  : 

«  Voilà  ce  qui  s'appelle  une  bataille!  • 

Le  sergent  Pinto  criait  : 

«  C'est  plus  fort  qu'à  Eylau  !  » 

Il  ne  riait  pas,  ni  Zébédé,  ni  moi,  ni  les  au- 
tres; mais  nous  galopions  tout  de  même,  et  les 
officiers  répétaient  sans  cesse: 

«  En  avant!  en  avant!  » 

Voilà  pourtant  comme  les  hommes  perdent 
la  tête;  l'amour  de  la  patrie  était  bien  en  nous, 
mais  plus  encore  la  fureur  de  nous  battre. 

Sur  les  onze  heures,  nous  découvrîmes  le 
champ  de  bataille,  à  une  lieue  en  avant  de 
Leipzig.  Nous  vovions  aussi  les  clochers  de  la 


ville  couverts  de  monde,  et  les  vieux  remparts 
sur  lesquels  je  m'étais  promené  tant  de  fois  eu 
pensant  à  Catherine.  En  face  de  nous,  à  l,2u0 
ou  1 ,500  mètres,  étaient  rangés  deux  régiments 
de  lanciers  rouges,  et  un  peu  à  gauche,  deux 
ou  trois  régiments  de  chasseurs  à  cheval,  dans 
les  prairies  de  la  Partha.  C'est  entre  ces  régi- 
ments que  déQlaient  les  convois  qui  venaient 
de  Duben.  Plus  loin,  le  long  d'une  petite  côte, 
étaient  échelonnées  les  divisions  Ricard,  Dom- 
brovv^ski,  Souhara  et  plusieurs  autres.  Elles 
tournaient  le  dos  à  la  ville.  Des  canons  attelés 
et  des  caissons,  —  les  canonniers  et  les  soldats 
du  train  à  cheval,  —  se  tenaient  prêts  à  partir. 
Enfin,  tout  ù  fait  derrière,  sur  la  colline,  au- 
tour d'une  de  ces  vieilles  fermes  à  toiture 
plate  et  larges  hangars,  comme  il  s'en  trouve 
dans  ce  pays,  brillaient  les  uniformes  de  l'élat- 
major. 

C'était  l'armée  de  réserve,  commandée  par 
le  maréchal  Ney;  son  aile  gauche  communi- 
quait avec  Marmont,  posté  sur  la  route  de  Hall, 
et  son  aile  droite  avec  la  grande  armée,  com- 
mandée par  l'Empereur  en  personne.  De  sorte 
que  nos  troupes  formaient  pour  ainsi  dire  un 
grand  cercle  autour  de  Leipzig,  et  que  les  en- 
nemis, arrivant  de  tous  les  côtés  à  la  fois,  cher- 
chaient à  se  donner  la  main  pour  faire  un 
cercle  encore  plus  grand  autour  de  nous,  et 
nous  enfermer  dans  la  ville  comme  dans  une 
souricière. 

En  attendant,  trois  terribles  batailles  se  li- 
vraient en  même  temps  :  l'une  contre  les  Au- 
trichiens et  les  Russes,  à  Wachau;  l'autre 
contre  les  Prussiens,  à  Mockern,  sur  la  route 
de  Hall,  et  la  troisième  sur  la  route  de  Lutzen, 
pour  défendre  le  pont  de  Lindenau,  attaqué  par 
le  général  Giulay. 

Ces  choses,  je  ne  les  ai  sues  que  plus  tard  ; 
mais  chacun  doit  raconter  ce  qu'il  a  vu  lui- 
même  :  de  cette  façon,  le  monde  connaîtra  la 
vérité. 


XVIII 


Le  bataillon  (jommençait  à  descendre  la  col- 
line en  face  de  Leipzig,  pour  rejoindre  notre 
division,  lorsque  nous  vîmes  un  officier  d'étal- 
major  traverser  la  grande  prairie  au-dessous,  et 
venir  de  notre  côté  ventre  à  terre.  En  deux  mi- 
nutes il  fut  près  de  nous;  le  colonel  Lorain 
courut  à  sa  rencontre,  ils  échangèrent  quelques 
mots,  puis  l'officier  repartit.  Des  centaines 
d'autres  allaient  ainsi  dans  la  plaine  porter  des 
ordres. 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE   1813. 


79 


«  Par  file  à  droite,  »  cria  le  colonel,— et  nous 
prîmes  la  direction  d'un  bois  en  arrière  qui 
longela route  de  Duben  environ  une  demi-lieue. 
C'était  une  forêt  de  hêtres,  mais  il  s'y  trouvait 
aussi  des  bouleaux  et  des  chênes.  Une  fois  sur 
la  lisière,  on  nous  fit  renouveler  l'amorce  de 
nos  fnsils,  et  le  bataillon  fut  déployé  dans  le 
bois  en  tirailleurs.  Nous  étions  échelonnés  à 
vingt-cinq  pas  l'un  de  l'autre,  et  nous  avancions 
en  ouvrant  les  yeux,  comme  on  peut  s'imagi- 
ner. Le  sergent  Pinto  disait  à  chaque  minute  : 

«  Meltez-vous  à  couvert!  • 

Mais  il  n'avait  pas  besoin  de  tant  nous  pré- 
venir; chacun  dressait  l'oreille  et  se  dépêchait 
d'attraper  un  gros  arbre  pour  regarder  à  son  aise 
avant  d'alhîr  plus  loin. —  A  quoi  pourtant  des 
gens  paisibles  peuvent  être  exposés  dans  la  vie  ! 

Enfin  nous  marchions  ainsi  depuis  dix  mi- 
nutes, et,  comme  on  ne  voyait  rien,  cela  com- 
mençait à  nous  rendre  de  la  confiance,  lors- 
qu'un coup  de  feu  part....  puis  encore  un,  puis 
deux,  trois,  six,  de  tous  les  côtés,  le  long  de 
notre  ligne,  et  dans  le  même  instant  je  vois 
mon  camarade  de  gauche  qui  tombe  en  cher- 
chant à  se  retenir  conti-e  un  arbre.  Cela  me  ré- 
veille.... Je  r(>garde  de  l'autre  côté,  et  qu'est-ce 
que  je  découvre  à  cinquante  ou  soixante  pas? 
un  vieux  soldat  prussien, —  avec  sou  petit  cha- 
peau à  chaînette,  le  coude  replié,  ses  grosses 
moustaches  rousses  penchées  sur  la  batterie  de 
son  fusil,  —  qui  m'ajuste  en  clignant  de  l'œil. 
Je  me  baisse  comme  le  vent.  A  la  même  se- 
conde j'entends  la  détonation,  et  quelque  chose 
craque  sur  ma  tête;  j'avais  mon  fourniment,  la 
brosse,  le  peigne  et  le  mouchoir  dans  mon 
shako  :  la  balle  de  ce  gueux  avait  tout  cassé.  Je 
me  sentais  tout  froid. 

«  Tu  viens  d'en  échapper  d'une  belle  !  »  me 
cria  le  sergent  en  se  mettant  à  courir;  et  moi 
qui  ne  voulais  pas  rester  seul  dans  un  pareil 
endroit,  je  le  suivis  bien  vite. 

Le  lieutenant  Bretonville,  son  sabre  sous  le 
bras,  répétait  : 

«  En  avant,  en  avant!...» 

Plus  loin,  sur  la  droite,  on  tirait  toujours. 

Mais  voilà  que  nous  arrivons  au  bord  d'une 
clairière  où  se  trouvaient  cinq  ou  six  gros 
troncs  de  chênes  abattus,  une  petite  mare  pleine 
de  hautes  herbes,  et  pas  un  seul  arbre  pour 
nous  couvrir.  Malgré  cela,  plusieurs  s'avan- 
çaient hardiment,  quand  -le  sergent  nous  dit  : 

«  Halte!...  les  Prussiens  sont  bien  sûr  en 
embuscade  aux  environs;  ouvrons  l'œil.  » 

Il  avait  à  peine  dit  cela,  qu'une  dizaine  de 
balles  sifflaient  dans  les  branches  et  que  les 
coups  retentissaient;  en  même  temps  un  tas 
de  Prussiens  allongeaient  les  jambes  et  en- 
traient plus  loin  dans  le  fourré. 


Il  Les  voilà  partis;  en  route!  •  dit  Pinto. 

Mais  le  coup  de  fusil  de  mou  shako  m'avait 
rendu  bien  attentif,  je  voyais  en  quelque  sorte 
à  travers  les  arbres  ;  et  comme  le  sergent  vou- 
lait traverser  la  clairière,  je  le  retins  par  le  bras 
en  lui  montrant  le  bout  d'un  fusil  qui  dépassait 
une  grosse  broussaille,  de  l'autre  côté  de  la 
mare,  à  cent  pas  devant  nous. 

Les  camarades,  s'étant  approchés,  le  virent 
aussi  ;  c'est  pourquoi  le  sergent  dit  à  voix  basse  \ 

«  Toi,  Bertha,  reste  icL...  ne  le  perds  pas  de 
vue. ...  Nous  autres,  nous  allons  tourner  la  po- 
sition. » 

Aussitôt  ils  s'éloignèrent  à  droite  et  à  gauche, 
et  moi,  la  crosse  à  l'épaule,  derrière  mon  arbre, 
j'attendis  comme  un  chasseur  à  l'affût.  Au  bout 
de  deux  ou  trois  minutes,  le  Prussien,  qui  n'en- 
tendait plus  rien,  se  leva  doucement;  il  était 
tout  jeune,  avec  de  petites  moustaches  blondes 
et  une  haute  taille  mince  bien  serrée.  J'aurais 
pu  l'abattre  pour  sûr;  mais  cela  me  fit  une  telle 
impression  de  tuer  cet  homme  ainsi  découvert, 
que  j'en  tremblais.  Tout  à  coup  il  m'aperçut  et 
sauta  de  côté;  alors  je  lâchai  mon  coup,  et  je 
respirai  de  bon  cœur  en  voyant  qu'il  se  sauvait 
à  travers  le  taillis  comme  un  cerf. 

En  même  temps,  cinq  ou  six  coups  de  fusil 
partirent  à  droite  et  à  gauche  ;  le  sergent  Pinto, 
Zébédé,  Klipfel  et  les  autres  passèrent  d'un 
trait,  et  cent  pas  plus  loin,  nous  trouvâmes  ce 
jeune  Prussien  par  terre,  la  bouche  pleine  de 
sang.  Il  nous  regardait  tout  effrayé,  en  levant 
le  bras  comme  pour  parer  les  coups  de  baïon- 
nette. Le  sergent  lui  dit  d'un  air  joyeux  : 

«  Va,  ne  crains  rien,  tu  as  ton  compte  !  » 

Personne  n'avait  envie  de  l'achever  ;  seule- 
ment Klipfel  prit  une  belle  pipe  qui  sortait  de 
sa  poche  de  derrière,  en  disant  : 

«  Depuis  longtemps  je  voulais  avoir  une  pipe, 
en  voilà  pourtant  une! 

— Fusilier  Klipfel,  s'écria  Pinto  vraiment  in- 
digné, voulez-vous  bien  remettre  cette  pipe  I 
C'est  bon  pour  les  Cosaques  de  dépouiller  les 
blessés!  Le  soldat  français  ne  connaît  que 
l'honneur!  » 

Klipfel  jeta  la  pipe,  et  finalement  nous  re- 
partîmes de  là  sans  tourner  la  tête.  Nous  arri- 
vâmes au  bout  de  cette  petite  forêt,  qui  s'arrê- 
tait aux  trois  quarts  de  la  côte  ;  des  broussailles 
assez  touffues  s'étendaient  encore  à  deux  cents 
pas  jusqu'au  haut.  Les  Prussiens  que  nous 
avions  poursuivis  se  trouvaient  cachés  là- 
dedans.  On  les  voyait  se  relever  de  tous  les 
côtés  pour  tirer  sur  nous,  puis  aussitôt  après 
ils  se  baissaient. 

Nous  aurions  bien  pu  rester  là  tranquille- 
ment; puisque  nous  avions  l'ordre  d'occuper  [" 
1  bois,  ces  broussailles  ne  nous  regardaient  pas; 


80 


ROMANS  NATIONAUX. 


Les  balles  sifflaient  dans  les  brandies.  (Page  78.) 


derrière  les  arbres  où  nous  étions,  les  coups  de 
fusil  des  Prussiens  ne  nous  auraient  pas  fait  de 
mal.  Nous  entendions  de  l'autre  côté  de  la  côte 
une  bataille  terrible,  les  coups  de  canon  se  sui- 
vaient à  la  file  et  tonnaient  quelquefois  en- 
semble comme  un  orage;  c'était  une  raison  de 
plus  pour  rester.  Mais  nos  officiers,  s'étant  réu- 
nis, décidèrent  que  les  broussailles  faisaient 
partie  de  la  forêt  et  qu'il  fallait  chasser  les 
Prussiens  jusque  sur  la  côte.  Cela  fut  cause  que 
bien  des  gens  perdirent  la  vie  en  cet  endroit.* 

Nous  reçûmes  donc  l'ordre  de  chasser  les  ti- 
railleurs ennemis,  et  comme  ils  tiraient  à  me- 
sure que  nous  approchions,  et  qu'ils  se  cachaient 
ensuite,  tout  le  monde  se  mit  à  courir  sur  eux 
pour  les  empêcher  de  recharger.  Nos  ofiiciers 
couraient  aussi,  pleins  d'ardeur.  Nous  pensions 


qu'au  haut  de  la  colline  les  broussailles  fini- 
raient, et  qu'alors  nous  fusillerions  les  Prus- 
siens par  douzaines.  Mais  dans  le  moment  où 
nous  arrivions  en  haut  tout  ^ssoufllés,  voil 
que  le  vieux  Pinto  s'écrie  : 

«  Les  hussards  !  « 

Je  lève  la  tête,  et  je  vois  des  colbacks  qui 
montent  et  qui  grandissent  derrière  cette  es- 
pèce de  dos  d'âne  :  ils  arrivaient  sur  nous 
comme  le  vent.  A  peine  avais-je  vu  cela,  que 
sansréfléchir  je  me  retourne  et  je  commence 
à  redescendre,  en  faisant  des  bonds  de  quinze 
pieds,  malgré  la  fatigue,  malgré  mon  sac  et 
malgré  tout.  Je  voyais  devant  moi  le  sergent 
Pinto,  Zébédé  et  les  antres,  qui  se  dépêchaient 
et  qui  savitaient  en  allongeant  les  jambes  tant 
qu'ils  pouvaient.  Derrière,  les  hussards  en 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813 


81 


Dans  la  rivière  nageaient  les  morts  à  la  file.  (Page  85.) 


maase  faisaient  un  tel  bruit,  que  cela  vous 
donnait  la  chair  de  poule  :  les  officiers  com- 
mandaient en  allemand,  les  chevaux  souf- 
flaient, les  fourreaux  de  sabre  sonnaient  contre 
les  bottes,  et  la  terre  tremblait! 

J'avais  pris  le  chemin  le  plus  court  pour  ar- 
river au  bois  ;  je  croyais  presque  y  être,  quand, 
tout  près  de  la  lisière,  je  rencontre  un  de  ces 
grands  fossés  où  les  paysans  vont  chercher  de 
la  terre  glaise  pour  bâtir.  Il  avait  plus  de  vingt 
pieds  de  large  et  quarante  ou  cinquante  de 
long;  la  pluie  qui  tombait  depuis  quelques 
jours  en  rendait  les  bords  très-glisFants  ;  aiais 
comme  j'entendais  les  chevaux  souQler  dvs  plus 
en  plus,  et  que  les  cheveux  m'en  dressaient 
sur  la  nuque,  sans  faire  attention  à  rien,  je 
prends  un  élan  et  je  tombe  dans  ce  trou  sur  les 


reins,  la  giberne  et  la  capote  retroussées  jus- 
que par-dessus  la  tête  ;  un  autre  fusilier  de  ma 
compagnie  était  déjà  là  qui  se  relevait;  il  avait 
aussi  voulu  sauter.  Dans  la  même  seconde, 
deux  hussards  lancés  à  fond  de  train,  glissaient 
le  long  de  cette  pente  grasse  sur  la  croupe  de 
leurs  chevaux.  Le  premier  de  ces  hussards,  la 
figure  toute  rouge,  allongea  d'abord  un  coup 
de  sabre  sur  l'oreille  démon  pauvre  camai'ade, 
en  jurant  comme  un  possédé  ;  et  comme  il  re- 
levait le  bras  pour  l'achever,  je  lui  enfonçai 
ma  baïonnette  dans  le  côté  de  toutes  mes  for- 
ces. Mais  en  même  temps,  l'autre  hussard  me 
donnait  sur  l'épaule  un  coup  qui  m'aurait 
fendu  en  deux  sans  l'épaule  tte  ;  il  allait  me 
percer ,  si  par  bonheur  un  coup  de  f"sil  d'en 
haut  ne  lui  avait  cassé  la  tête.  Je  regardai,  et 


11 


H 


82 


ROMANS   NATIONAUX, 


je  vis  un  de  nos  soldats  enfoncé  dans  la  terfe 
glaise  jusqu'à  mi-jambes.  Il  avait  entendu  les 
hennissements  des  chevaux  et  les  jurements 
des  hussards,  et  s'était  avancé  jusqu'au  bord 
du  trou  pour  voir  ce  qui  se  passait. 

■  Eh  bien  !  camarade,  me  dit-il  en  riant,  il 
était  temps  !  » 

Je  n'avais  pas  la  force  de  lui  répondre  ;  je 
tremblais  comme  une  feuille.  Il  ôta  sa  baïon- 
nette, et  me  tendit  le  bout  de  son  fusil  pour 
m'aider  à  remonter.  Alors  je  pris  la  main  de 
ce  soldat,  et  je  lui  dis  : 

«  Vous  m'avez  sauvé!...  Comment  vous  ap- 
pelez-vous? » 

Il  me  dit  que  son  nom  était  Jean-Pierre  Vin- 
cent. J'ai  souvent  pensé  depuis  que,  s'il  m'ar- 
rivait  de  rencontrer  cet  homme,  je  serais  heu- 
reux de  lui  rendre  service  ;  mais  le  surlende- 
main eut  lieu  la  seconde  bataille  de  Leipzig, 
ensuite  la  retraite  de  Hanau,  et  je  ne  l'ai  jamais 
revu. 

Le  sergent  Pinto  et  Zébédé  vinrent  un  ins- 
tant plus  tard.  Zébédé  me  dit  : 

«  Nous  avons  encore  eu  de  la  chance  celte 
fois,  nous  deux,  Joseph  ;  nous  sommes  les  der- 
niers Phalsbourgeois  au  bataillon  à  cette 
heure...  Klipfel  vient  d'être  haché  par  les  hus- 
sards ! 

—Tu  l'as  vu?  lui  dia-je  tout  pâle. 

—Oui,  il  a  reçu  plus  de  vingt  coups  de  sabre  ; 
il  criait  :  «  Zébédé  !  Zébédé  !  » 

Un  instant  après,  il  ajouta  ; 

«  C'est  terrible  tout  de  môme  d'entendre  ap- 
peler au  secours  un  vieux  camarade  d'enfance 
sans  pouvoir  l'aider...  Mais  ils  étaient  trop... 
ils  l'entouraient!  • 

Cela  nous  rendit  tristes,  et  les  idées  du  pays 
nous  revinrent  encore  une  fois.  Je  me  figurais 
la  grand'mère  Klipfel,  lorsqu'elle  apprendrait 
la  nouvelle,  et  cette  pensée  me  fit  aussi  songer 
à  Catherine  1 

Depuis  la  charge  des  hussards  jusqu'à  la 
nuit,  le  bataillon  resta  dans  la  même  position, 
à  tirailler  contre  .les  Prussiens.  Nous  les  empê- 
chions d'occuper  le  bois  ;  mais  ils  nous  empê- 
chaient de  monter  sur  la  côte.  Nous  avons  su  le 
lendemain  pourquoi.  Cette  côte  domine  tout  le 
cours  de  la  Partha,  et  la  grande  canonnade  que 
nous  entendions  venait  de  la  division  Dom- 
browski,  qui  attaquait  l'aile  gauche  de  l'armée 
prussienne,  et  qui  voulait  porter  secours  au 
général  Marmont  à  Mockern  :  là,  vingt  mille 
Français,  postés  sur  vin  ravin,  arrêtaient  les 
quatre-vingt  mille  hommes  de  Blùcher  ;  et  du 
côté  de  Wachau,  cent  quinze  mille  Français 
livraient  batailleà  deux  cent  mille  Autrichiens 
et  Russes  ;  plus  de  quinze  cents  pièces  de  ca- 
non tonnaient.  Notre  pauvre  petite  fusillade  sur 


la  côte  de  Witterich  était  comme  le  bourdon- 
"nement  d'une  abeille  au  milieu  de  l'orage.  Et 
même  quelquefois  nous  cessions  de  tirer  de 
part  et  d'autre  pour  écouter...  Cela  me  parais- 
sait quelque  chose  d'épouvantable  et  pour 
ainsi  dire  de  surnaturel  ;  l'air  était  plein  de 
fumée  de  poudre,  la  terre  tremblait  sous  nos 
pieds;  les  vieux  soldats  comme  Pinto  disaient 
qu'ils  n'avaient  jamais  rien  entendu  de  pareil. 

Vers  six  heures,  un  oQlcier  d'état-major  re- 
monta sur  notre  gauche,  porter  un  ordre  au 
colonel  Lorain,  et  presque  aussitôt  on  sonna 
la  retraite.  Le  bataillon  avait  perdu  soixanle 
hommes,  par  la  charge  des  hussards  prussiens 
et  la  fusillade. 

Il  faisait  nuit  lorsque  nous  sortîmes  de  la 
forêt,  et,  sur  le  bord  de  la  Partha,  —  parmi  les 
caissons,  les  convois  de  toute  sorte,  les  corps 
d'armée  en  retraite,  les  détachements,  les  voi- 
tures de  blessés  qui  défilaient  sur  deux  ponts, 
—  il  nous  fallut  attendre  plus  de  deux  heures 
pour  arriver  à  notre  tour.  Le  ciel  était  sombre, 
la  canonnade  grondait  encore  de  loin  en  loin  ; 
mais  les  trois  batailles  étaient  finies.  On  enten- 
dait bien  dire  que  nous  avions  battu  les  Autri- 
chiens et  les  Russes  à  Wachau,  de  l'autre  côté 
de  Leipzig;  mais  ceux  qui  revenaient  de  Moc- 
kern étaient  sombres,  personne  ne  criait  :  Vive 
l' Empereur  I  comme  après  une  victoire. 

Une  fois  sur  l'autre  rive,  le  bataillon  des- 
cendit la  Partha  d'une  bonne  demi-lieue,  jus- 
qu'au village  de  Schœnfeld  ;  la  nuit  était  hu- 
mide, nous  marchions  d'un  pas  lourd,  le  fusil 
sur  l'épaule,  les  yeux  fermés  par  le  sommeil 
et  la  tête  penchée, 

l'erriôre  nous,  le  grand  défilé  des  canons, 
des  caissons,  des  bagages  et  des  troupes  en  re- 
traite de  Mockern  prolongeait  son  roulement 
sourd;  et,  par  instants,  les  cris  des  soldats  du 
train  et  des  conducteurs  d'artillerie,  pour  se 
faire  place,  s'élevaient  au-dessus  du  tumulte. 
Mais  ces  bruits  s'affaiblissaient  insensiblement 
et  nous  arrivâmes  enfin  près  d'un  cimetière,  où 
l'on  nous  fit  rompre  les  rangs  et  mettre  les  fu- 
sils en  faisceaux. 

Alors  seulement  je  relevai  la  tête  et  je  re- 
connus Schœnfeld  au  clair  de  lune.  Combien 
de  fois  j'étais  venu  manger  là  de  bonnes  fri- 
tures et  boire  du  vin  blanc  avec  Zimmer,  au 
petit  bouchon  de  la  Gerbe-d'Or,  sous  la  treille 
du  père  Winter,  quand  le  soleil  chauffait  l'air 
et  que  la  verdure  brillait  autour  de  nous!... 
Ces  temps  étaient  passés  ! 

On  plaça  les  sentinelles;  quelques  hommes 
entrèrent  au  village  chercher  du  bois  et  des 
vivres.  Je  m'assis  contre  le  mur  du  cimetière 
et  je  m'endormis.  Vers  trois  heures  du  matin, 
je  fus  éveillé. 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE   1813. 


83 


•  Joseph,  me  disait  Zébédé,  viens  donc  te 
chauffer;  si  tu  restes  là,  tu  risques  d'attraper 
les  fièvres.  » 

Je  me  levai  comme  ivre  de  fatigue  et  de 
souffrance.  Une  petite  pluie  fine  Iremblotait 
dans  l'air.  Mon  camarade  m'entraîna  près  du 
feu,  qui  fumait  sous  la  pluie.  Ce  feu  n'était  que 
pour  la  vue,  il  ne  donnait  point  de  chaleur; 
mais  Zébédé  m'ayant  fait  boire  une  goutte 
d'eau-de-vie,  je  me  sentis  un  peu  moins  froid, 
et  je  regardai  les  feux  de  bivacqui  brillaient 
de  l'autre  côté  delaPartha. 

«  Les  Prussiens  se  chauffent,  me  dit  Zébédé; 
ils  sont  maintenant  dans  notre  bois. 

—Oui,  lui  répondis-jo,  et  le  pauvre  Klipfel 
est  aussi  là-bas  ;  il  n'a  plus  froid, lui  !  • 

Je  claquais  des  dents.  Ces  paroles  nous  ren- 
dirent tristes.  Quelques  instants  après,  Zébédé 
me  demanda  : 

«  Te  rappelles-tu,  Joseph,  le  ruban  noir 
qu'il  avait  à  son  chapeau  le  jour  de  la  cons- 
cription? Il  criait  :  —  «  Nous  sommes  tous 
condamnés  à  mort  comme  ceux  de  la  Russie... 
Je  veux  un  ruban  noir...  Il  faut  porter  notre 
deuil!  •  Et  son  petit  frère  disait:  «  Non,  Jacob, 
Je  ne  veux  pas  !  »  Il  pleurait  ;  mais  Klipfel  mit 
tout  de  même  le  ruban  :  il  avait  vu  les  hussards 
dans  un  rêve  !  » 

A  mesure  que  Zébédé  parlait,  je  me  rappelais 
ces  choses,  et  je  voyais  aussi  ce  gueux  de  Pi- 
nacle, sur  la  place  de  l'Hôtelde-Ville,  qui  me 
criait,  en  agitant  un  ruban  noir  au-dessus  de 
sa  tête  :  —  t  Hé  !  boiteux,  il  te  faut  un  beau 
ruban,  à  toi...  le  ruban  de  ceux  qui  gagnent... 
Arrive  1  » 

Cette  idée,  avec  le  froid  terrible  qui  m'entrait 
jusque  dans  la  moelle,  me  faisait  frémir,  je 
pensais  :  •  Tu  n'en  reviendras  pas...  Pinacle 
avait  raison...  C'est  fini!  »  Je  songeais  à  Ca- 
therine, à  la  tante  Grédel,  au  bon  M.  Goulden, 
et  je  maudissais  ceux  qui  m'avaient  forcé  de 
venir  là. 

Sur  les  quatre  heures  du  matin,  comme  le 
jour  commençait  à  blanchir  le  ciel,  quelques 
voitures  de  vivres  arrivèrent;  on  nous  fit  la 
distribution  du  pain,  et  nous  reçûmes  aussi  de 
l'eau-de-vie  et  de  la  viande. 

La  pluie  avait  cessé.  Nous  fîmes  la  soupe  en 
cet  endroit;  mais  rien  ne  pouvait  me  réchauf- 
fer, c'est  là  que  j'attrapai  les  fièvres.  J'avais 
froid  à  l'intérieur  et  mon  corps  brûlait.  Je  n'é- 
tais pas  le  seul  au  bataillon  dans  cet  état,  les 
trois  quarts  souffraient  et  dépérissaient  aussi; 
depuis  un  mois,  ceux  qui  ne  pouvaient  plus 
marcher  s'étendaient  par  terre  en  pleurant,  et 
appelaient  leur  mère  comme  de  petits  enfants. 
Cela  vous  déchirait  le  cœur.  Lu  faim,  les  mar- 
ches forcées,  la  pluie  et  le  chagrin  de  savoir 


qu'on  ne  reverra  plus  son  pays,  ni  ceux  qu'on 
aime,  vous  causaient  cette  maladie.  Heureuse- 
ment, les  parents  ne  voient  pas  leurs  enfants 
périr  le  long  des  routes;  s'ils  les  voyaient,  ce 
serait  trop  terrible  :  bien  des  gens  croiraient 
qu'il  n'y  a  de  miséricorde  ni  sur  la  terre  ni  dans 
le  ciel. 

A  mesure,  que  le  jour  montait,  nous  décou- 
vrions à  gauche, — de  l'autre  côté  de  la  rivière 
et  d'un  grand  ravin  rempli  de  saules  et  de 
trembles,  —les  villages  brûlés,  les  tas  de  morts, 
les  caissons  et  les  canons  renversés,  et  la  terre 
ravagée  aussi  loin  que  pouvait  s'étendre  la  vue, 
sur  les  routes  de  Hall,  de  Lindenthal  et  de  Do- 
litzch  :  c'était  pire  qu'à  Lulzen.  Nous  voyions 
aussi  les  Prussiens  se  déployer  dans  cette  di- 
rection et  s'avancer  par  milliers  sur  le  champ 
de  bataille.  Ils  allaient  donner  la  main  aux 
Autrichiens  et  aux  Russes,  et  fermer  le  grand 
cercle  autour  de  nous;  personne  maintenant  ne 
pouvait  les  en  empêcher,  d'autant  plus  que 
Bernadotte  et  le  général  russe  Bcningsen  , 
restés  en  aiTière,  arrivaient  avec  cent  vingt 
mille  hommes  de  troupes  fraîches.  Ainsi,  notre 
armée,  après  avoir  livré  trois  batailles  en  un 
seul  jour,  et  réduite  à  cent  trente  mille  com- 
battants, allait  être  prise  dans  un  cercle  de 
trois  cent  mille  baïonnettes,  sans  compter  cin- 
quante mille  chevaux  et  douT»  cents  canons! 

De  Schœnfeld,  le  bataillon  se  remit  en  marche 
pour  rejoindre  la  division  à  Kohlgarten.  Sur 
toute  la  route,  on  voyait  s'écouler  lentement 
les  convois  de  blessés;  toutes  les  charrettes 
du  pays  avaient  été  mises  en  réquisition  pour 
ce  service,  et,  dans  les  intervalles,  marchaient 
encore  des  centaines  de  malheureux,  le  bras 
en  écharpe,  la  figure  bandée,  pâles,  abattus,  à 
demi  morts.  Tout  ce  qui  pouvait  se  traîner  ne 
montait  pas  en  charrette  et  tâchait  pourtant  de 
gagner  un  hôpital. 

Nous  avions  raille  peines  à  traverser  cet  en- 
combrement lorsque  tout  à  coup,  en  appro- 
chant de  Kohlgarten,  une  vingtaine  de  hussards, 
arrivant  ventre  à  terre  etle  pistolet  levé,  firent 
rebrousser  la  foule  à  droite  et  à  gauche  dans 
les  champs.  Ils  criaient  d'une  voix  éclatante  : 

«  U Empereur '.V Empereur  I  • 

Aussitôt  le  bataillon  se  rangea,  présentant 
les  armes,  au  bas  de  la  chaussée,  et,  quelques 
secondes  après,  les  grenadiers  à  cheval  de  la 
garde,^de  véritables  géants,  avec  leurs  gran- 
des bottes,  et  leurs  immenses  bonnets  à  poil 
qui  descendaient  jusqu'aux  épaules,  ne  laissant 
voir  que  le  nez,  les  yeux  et  les  moustaches,  — 
passèrent  au  galop,  la  poignée  du  sabre  serrée 
sur  la  hanche.  Chacun  était  content  de  se  dite  ; 
«  Ceux-là  sont  avec  nous. . .  ce  sont  de  rudes 
gaillards  I  » 


84 


ROMANS  NATIONAUX. 


A  peine  avaient-ils  défilé,  que  l'état-major 
parut...  Figurez-vous  cent  ciquante  à  deux 
cents  généraux,  maréchaux,  officiers  supé- 
rieurs ou  d'ordonnance,  —  montés  sur  de  véri- 
tables cerfs,  et  tellement  couverts  de  brode- 
ries d'or,  qu'on  voyait  à  peine  la  couleur 
de  leurs  uniformes;  —  les  uns  grands  et 
maigres,  la  mine  hautaine;  les  autres  courts, 
trapus,  la  face  rouge;  d'autres,  plus  jeunes, 
tout  droits  sur  leurs  chevaux  comme  des  sta- 
tues, avec  des  yeux  luisants  et  de  grands  nez  en 
bec  d'aigle  :  c'était  quelque  chose  de  magni- 
fique et  de  terrible  I 

Mais  ce  qui  me  frappa  le  plus,  au  milieu  de 
tous  ces  capitaines  qui  faisaient  trembler  l'Eu- 
rope depuis  vingt  ans,  c'est  Napoléon  avec  son 
vieux  chapeau  et  sa  redingote  grise;  je  le  vois 
encore  passer  devant  mes  yeux,  son  large  men- 
ton serré  et  le  cou  dans  les  épaules.  Tout  le 
monde  criait  :  »  Vive  l'Empereur  !  »  —  Mais  il 
n'entendait  rien. . .  il  ne  faisait  pas  plus  atten- 
tion à  nous  qu'à  la  petite  pluie  fine  qui  trem- 
blotait dans  l'air. ..  et  regardait,  les  sourcils 
froncés,  l'armée  prussienne  s'étendre  le  long 
de  la  Parlha,  pour  donner  la  main  aux  Autri- 
chiens. Tel  je  l'ai  vu  ce  jour-là,  tel  il  m'est 
resté  dans  l'esprit. 

Le  bataillon  s'était  remis  en  marche  depuis 
un  quart  d'heure,  quand  Zébédé  me  dit  : 

«  Est-ce  que  tu  l'as  vu,  Joseph  ? 

— Oui,  lui  répondis-je,  je  l'ai  bien  vu,  et  je 
m'en  souviendrai  toute  ma  vie. 

—  C'est  drôle,  fit  mon  camarade,  on  dirait 
qu'il  n'est  pas  content...  AWurtschen,  le  len- 
demain de  la  bataille,  il  paraissait  si  joyeux  en 
nous  entendant  crier:  «  Vive  l'Empereur! «  et 
les  généraux  avaient  aussi  des  figures  riantes  ! 
Aujourd'hui,  tous  font  des  mines  du  diable. . . 
Le  capitaine  disait  pourtant,  ce  matin,  que  nous 
avons  remporté  la  victoire  de  l'autre  côté  de 
Leipzig.  » 

Bien  d'autres  pensaient  la  même  chose  sans 
rien  dire,  l'inquiétude  vous  gagnait. . . 

Nous  trouvâmes  le  régiment  au  bivac,  à  deux 
portées  de  fusil  de  Kohlgarten.  Le  bataillon 
prit  sa  position  à  droite  de  la  route,  sur  une 
colline. 

Dans  toutes  les  directions ,  on  voyait  les 
feux  innombrables  des  armées  dérouler  leur 
fumée  dans  le  ciel.  Il  tombait  toujours  delà 
bruine,  et  les  hommes  assis  sur  leurs  sacs  en 
face  des  petits  feux,  les  bras  croisés,  semblaient 
tout  rêveurs.  Les  officiers  se  réunissaient  entre 
eux.  On  entendait  répéter  de  tous  les  côtés 
qu'on  n'avait  jamais  vu  de  guerre  pareille. . . 
que  c'était  une  guerre  d'extermdnation...  que 
cela  ne  faisait  rien  à  l'ennemi  .d'être  battu,  et 
qu'il  voulait  seulement  non»  tuer  du  moude, 


sachant  bien  qu'à  la  fin  il  lui  resterait  quatre 
ou  cinq  fois  plus  d'hommes  qu'à  nous,  et  qu'il 
serait  le  maître. 

On  disait  aussi  que  l'Empereur  avait  gagné 
la  bataille  à  Wachau,  contre  les  Autrichiens  et 
les  Russes  ;  mais  que  cela  ne  servait  à  rien, 
puisque  lés  autres  ne  s'en  allaient  pas  et  qu'ils 
attendaient  des  masses  de  renforts.  Du  côté  de 
Mockern,  on  savait  que  nous  avions  perdu, 
malgré  la  belle  défense  de  Marmont  :  l'ennemi 
nous  avait  écrasés  sous  le  nombre.  Nous  n'a- 
vions eu  qu'un  seul  véritable  avantage  en  ce 
jour,  c'était  d'avoir  conservé  notre  point  de 
retraite  sur  Erfurt  ;  carGiulay  n'avait  pu  s'em- 
parer des  ponts  de  l'Elster  et  de  la  Pleisse. 
Toute  l'armée,  depuis  le  simple  soldat  jusqu'au 
maréchal,  pensait  qu'il  fallait  battre  en  retraite 
le  plus  tôt  possible,  et  que  notre  position  était 
très-mauvaise;  malheureusement  l'Empereur 
pensait  le  contraire  :  il  fallait  rester  ! 

Tout  ce  jour  du  17,  nous  demeurâmes  en 
position  sans  tirer  un  coup  de  fusil. — Quelques- 
uns  parlaient  de  l'arrivée  du  général  Reynier 
avec  seize  mille  Saxons;  mais  la  défection  des 
Bavarois  nous  avait  appris  quelle  confiance  on 
pouvait  avoir  dans  nos  alliés. 

Vers  le  soir,  on  annonça  que  l'on  commen- 
çait à  découvrir  l'armée  du  Nord  sur  le  plateau 
de  Breitenfeld  :  c'étaientsoixante  mille  hommes 
de  plus  pour  l'ennemi.  Je  crois  entendre  en- 
core les  malédictions  qui  s'élevaient  contre 
Bernadotte,  les  cris  d'indignation  de  tous  ceux 
qui  l'avaient  connu  simple  oflicier  du  temps  de 
la  République,  et  qui  disaient  :  «  Il  nous  doit 
tout. . .  Nous  l'avons  fait  roi  de  notre  propre 
sang. . .  et  maintenant  il  vient  nous  donner  le 
coup  de  grâce  I  • 

La  nuit,  il  se  fit  un  mouvement  général  en 
arrière  ;  notre  armée  se  resserra  de  plus  en  plus 
autour  de  Leipzig,  ensuite  tout  redevint  calme. 
Mais  cela  ne  vous  empêchait  pas  de  réfléchir; 
au  contraire,  chacun  pensait  dans  le  silence  : 

«  Que  va-t-il  arriver  demain?  Est-ce  qu'à 
cette  même  heure  je  verrai  la  lune  monter 
entre  les  nuages,  comme  je  la  vois?  Est-ce  que 
les  étoiles  brilleront  encore  pour  mes  yeux?  » 

Et  quand  on  regardait,  dans  la  nuit  sombre, 
ce  grand  cercle  de  feu  qui  nous  entourait  sur 
une  étendue  de  près  de  six  lieues,  on  s'écriait 
en  soi-même  : 

«Maintenant  tout  l'univers  est  contre  nous... 
tous  les  peuples  demandent  notre  extermina- 
tion...  ils  ne  veulent  plus  de  notre  gloire!  » 

On  songeait  ensuite  qu'on  avait  pourtant 
l'honneur  d'être  Français,  et  qu'il  fallait  vain- 
cre ou  mourir. 


HISTOIRE   D'UN   CONSCRIT   DE   1813. 


85 


XIX 


C'est  au  milieu  de  ces  pensées  que  le  jour 
arriva.  Rien  ne  bougeait  encore,  et  Zébédé 
me  dit  : 

0  Quelle  chance,  si  l'ennemi  n'avait  pas  le 
courage  de  nous  attaquer!  » 

Les  officiers  causaient  entre  eux  d'un  armis- 
tice. Mais  tout  à  coup,  vers  neuf  heures,  nos 
coureurs  rentrèrent  à  bride  abattue,  criant  que 
l'ennemi  s'ébranlait  sur  toute  la  ligne,  et  pres- 
que aussitôt  le  canon  gronda  sur  nstre  droite, 
le  long  de  l'Elster.  Nous  étions  déjà  sous  les 
armes,  et  nous  marchions  à  travers  champs, 
du  côté  de  laPartha,  pour  retourner  à  Schcen- 
feld.  Voilà  le  commencement  de  la  bataille. 

Sur  les  collines,  en  avant  de  la  rivière,  deux 
ou  trois  divisions,  leurs  batteries  dans  les  in- 
tervalles et  la  cavalerie  sur  les  flancs,  atten- 
daient l'ennemi;  plus  loin,  par-dessus  les 
pointes  des  baïonnettes,  nous  voyions  les  Prus- 
siens, les  Suédois  et  les  Russes  s'avancer  en 
masses  profondes  de  tous  les  côtés  :  cela  n'en 
unissait  plus. 

Vingt  minutes  après,  nous  arrivions  en 
ligne,  entre  deux  collines,  et  nous  apercevions 
devant  nous  cinq  ou  six  mille  Prussiens  qui 
traversaient  la  rivière  en  criant  tous  ensemble  : 
«  Faterland/  Faterland!  •  Cela  formait  un  tu- 
multe immense,  semblable  à  celui  de  ces  nuées 
de  corbeaux  qui  se  réunissent,  pour  gagner  les 
pays  du  nord. 

Dans  le  même  moment,  la  fusillade  s'engagea 
d'une  rive  à  l'autre,  et  le  canon  se  mit  à  gron- 
der. Le  ravin  où  coule  la  Partha  se  remplit  de 
fumée;  les  Prussiens  étaient  déjà  sur  nous, 
que  nous  les  voyions  à  peine  avec  leurs  yeux 
furieux,  leurs  bouches  tirées  et  leur  air  de  bêtes 
sauvages.  Alors  nous  ne  poussâmes  qu'un  cri 
jusqu'au  ciel  :  «  Vive  l'Empereur!  »  et  nous 
courûmes  sur  eux.  La  mêlée  devint  épouvan- 
table; en  deux  secondes  nos  baïonnettes  se 
'  croisèrent  par  milliers  :  on  se  poussait,  on  re- 
culait, on  se  lâchait  des  coups  de  fusil  à  bout 
portant,  on  s'assommait  à  coups  de  crosse,  tous 
les  rangs  se  confondaient...  ceux  qui  tom- 
baient on  marchait  dessus,  la  canonnade  ton- 
nait; et  la  fumée  qui  se  traînait  sur  cette  eau 
sombre  entre  les  collines,  le  sifflement  des 
balles,  le  pétillement  de  la  fusillade,  faisaient 
ressembler,  ce  ravin  à  un  four,  où  s'engouf- 
fraient les  hommes  comme  des  bûches  pour 
être  consumés. 

Nous,  c'était  le  désespoir  qui  nous  poussait, 


la  rage  de  nous  venger  avant  de  mourir  ;  les 
Prussiens,  c'était  l'orgueil  de  se  dire  :  «  Nous 
allons  vaincre  Napoléon  cette  fois  !  »  Ces  Prus- 
siens sont  les  plus  orgueilleux  des  hommes; 
leurs  victoires  de  Gross-Beeren  et  de  la  Katz- 
bach  les  avaient  rendus  comme  fous.  Mais  il  en 
resta  dans  la  rivière....  oui,  il  en  resta!  Trois 
fois  ils  passèrent  l'eau  et  coururent  sur  nous  en 
masse.  Nous  étions  bien  forcés  de  reculer,  à 
cause  de  leur  grand  nombre,  et  quels  cris  ils 
poussaient  alors  !  On  aurait  dit  qu'ils  voulaient 
nous  manger....  C'est  une  vilaine  race.... Leurs 
officiers,  l'épée  en  l'air  entre  les  baïonnettes 
serrées,  répétaient  cent  fois:  •  Forwerlzl  For- 
■wcrlzl  »  et  tous  s'avançaient  comme  un  mur, 
avec  grand  courage,  on  ne  peut  pas  dire  le 
contraire.  Nos  canons  les  fauchaient,  ils  avan- 
çaient toujours;  mais  au  haut  de  la  colline  nous 
reprenions  un  nouvel  élan  et  nous  les  bouscu- 
lions jusque  dans  la  rivière.  Nous  les  aurions 
tous  massacrés  sans  une  de  leurs  batteries,  en 
avant  de  Mockern,  qui  nous  prenait  en  écharpe 
et  nous  empêchait  de  les  poursuivre  trop  loin. 

Cela  dura  jusqu'à  deux  heures;  la  moitié  de 
nos  officiers  étaient  hors  de  combat;  le  com- 
mandant Gémeau  était  blessé,  le  colonel  Lorain 
tué,  et  tout  le  long  de  la  rivière  on  ne  voyait 
que  des  morts  entassés  et  des  blessé?  qui  se 
traînaient  pour  sortir  de  la  bagarre  ;  quelques- 
uns,  furieux,  se  relevaient  sur  les  genoux  pour 
donner  encore  un  coup  de  baïonnette  ou  lâcher 
un  dernier  coup  de  fusil.  On  n'a  jamais  rien  vu 
de  pareil.  Dans  la  rivière  nageaient  les  morts  à 
la  file,  les  uns  montrant  leur  figure,  les  autres 
le  dos,  d'autres  les  pieds.  Ils  se  suivaient  comme 
des  flottes  de  bois,  et  personne  n'y  faisait  seu- 
lement attention.  On  aurait  dit  que  la  même 
chose  ne  pouvait  pas  nous  arriver  d'une  minute 
à  l'autre. 

Ce  grand  carnage  se  passait  tout  le  long  de 
la  Partha,  depuis  Schœnfeld  jusqu'à  Grossdorf. 

Les  Suédois  et  les  Prussiens  finirent  par  re- 
monter la  rivière  pour  nous  tourner  plus  haut, 
et  des  masses  de  Russes  vinrent  remplacer  ces 
Prussiens,  qui  n'étaient  pas  fâchés  d'aller  voir 
ailleurs. 

Les  Russes  se  formèrent  sur  deux  colonnes; 
ils  descendirent  au  ravin  l'arme  au  bras,  dans 
un  ordre  admirable,  et  nous  donnèrent  l'assaut 
deux  fois  avec  une  grande  bravoure,  mais  sans 
pousser  des  cris  de  bêtes  comme  les  Prussiens. 
Leur  cavalerie  voulait  enlever  le  vieux  pont 
au-dessus  de  Schœnfeld;  la  canonnade  allait 
toujours  en  augmentant.  De  tous  les  côtés  où 
s'étendaient  les  yeux,  à  travers  la  fumée,  on  ne 
voyait  que  des  ennemis  qui  se  resserraient; 
quand  nous  avions  repoussé  une  de  leurs  co- 
lonnes, il  en  arrivait  une  autre  de  troupes 


86 


ROMANS  NATIONAUX. 


fraîches   :    c'était   toujours   à  recommencer. 

Entre  deux  et  trois  heures,  on  apprit  que  les 
Suédois  et  la  cavalerie  prussienne  avaient  passé 
la  rivière  au-dessus  de  Grossdorf,  et  qu'ils  ve- 
naient nous  prendre  à  revers;  ça  leur  plaisait 
beaucoup  mieux  que  de  nous  attaquer  en  face. 
Aussitôt  le  maréchal  Ney  fit  un  changement  de 
front,  l'aile  droite  en  arriére.  Notre  division 
resta  toujours  appuyée  sur  Schœnfeld;  mais 
toutes  les  autres  se  retirèrent  de  la  Partha  pour 
s'étendre  dans  la  plaine,  et  toute  l'armée  ne 
forma  plus  qu'une  ligne  autour  de  Leipzig. 

Les  Russes,  derrière  la  route  de  Mockern, 
préparaient  leur  troisième  attaque  vers  trois 
heures;  nos  officiers  prenaient  de  nouvelles 
dispositions  pour  les  recevoir,  lorsqu'une  sorte 
de  frisson  passa  d'un  bout  de  l'armée  à  l'autre, 
et  tout  le  monde  apprit  en  quelques  minutes 
que  les  seize  mille  Saxons  et  la  cavalerie  wur- 
temhergeoise,  —  au  centre  de  notre  ligne,  — 
venaient  de  passer  à  l'ennemi,  et  que,  même 
avant  d'arriver  à  distance,  ils  avaient  eu  l'in- 
famie de  tourner  les  quarante  pièces  de  canon 
qu'ils  emmenaient  avec  eux  contre  leurs  an- 
ciens frères  d'armes  de  la  division  Durutte. 

Cette  trahison,  au  lieu  de  nous  abattre,  aug- 
menta tellement  notre  fureur  que,  si  l'on  nous 
avait  écoutés,  nous  aurions  traversé  la  rivière 
pour  tout  exterminer. 

Ces  Saxons-là  disent  qu'ils  défendaient  leur 
patrie;  eh  bieni  c'est  faux.  Ils  n'avaient  qu'à 
nous  quitter  sur  la  route  de  Duben;  qui  les  en 
empêchait?  Ils  n'avaient  qu'à  faire  comme  les 
Bavarois  et  se  déclarer  avant  la  bataille.  Ils 
pouvaient  rester  neutres,  ils  pouvaient  aussi 
refuser  le  service;  mais  ils  nous  trahissaient 
parce  que  la  chance  tournait  contre  nous.  S'ils 
avaient  vu  que  nous  allions  gagner,  ils  auraient 
toujours  été  nos  bons  amis  pour  avoir  leur 
part,  comme  après  léna  et  Friedland.  Voilà  ce 
que  chacun  pensait ,  et  voilà  pourquoi  ces 
Saxons  seront  des  traîtres  dans  les  siècles  des 
siècles.  Non-seulement  ils  abandonnèrent  leurs 
amis  dans  le  malheur,  mais  ils  les  assassinèrent 
pour  se  faire  bien  venir  des  autres.  Dieu  est 
juste  :  leurs  nouveaux  alliés  eurent  un  tel  mé- 
pris d'eux  qu'ils  se  partagèrent  la  moitié  de 
leur  pays  après  la  bataille.  Les  Français  ont  ri 
de  la  reconnaissance  des  Prussiens,  des  Autri- 
chiens et  des  Russes. 

Depuis  ce  moment  jusqu'au  soir,  ce  n'était 
plus  une  guerre  humaine  qu'on  se  faisait,  c'é- 
tait une  guerre  de  vengeance.  Le  nombre  de- 
vait nous  écraser,  mais  les  alliés  devaient  payer 
chèrement  leur  victoire. 

A  la  nuit  tombante,  pendant  que  deux  mille 
pièces  de  canon  tonnaient  ensemble,  nous  re- 
cevions notre  septième  attaque  dans  Schœn- 


feld :  d'un  côté  les  Russes  et  de  l'autre  côté  les 
Prussiens  nous  refoulaient  dans  ce  graud  vil- 
lage. Nous  tenions  dans  chaque  maison,  dans 
chaque  ruelle;  les  muTs  tombaient  sous  les 
boulets,  les  toits  s'affaissaient.  On  ne  criait  plus 
comme  au  commencement  de  la  bataille;  on 
était  froid  et  pâle  à  force  de  rage.  Les  officiers 
avaient  ramassé  des  fusils  et  remis  la  vieille 
giberne  ;  ils  déchiraient  la  cartouche  comme  le 
soldat. 

Après  les  maisons,  on  défendit  les  jardins  et 
le  cimetière  où  j'avais  couché  la  veille;  il  y 
avait  alors  plus  de  morts  dessus  que  dessous 
terre.  Ceux  qui  tombaient  ne  se  plaignaient 
pas;  ceux  qui  restaient  se  réunissaient  derrière 
un  mur,  un  tas  de  décombres,  une  tombe. 
Chaque  pouce  de  terrain  coûtait  la  vie  à  quel- 
qu'un. 

Il  faisait  nuit  lorsque  le  maréchal  Ney  amena, 
de  je  ne  sais  où,  du  renfort  :  ce  qui  restait  de 
la  division  Ricard  et  de  la  deuxième  de  Souham. 
Tous  les  débris  de  nos  régiments  se  réunirent, 
et  l'on  rejeta  les  Russes  de  l'autre  côté  du  vieux 
pont,  qui  n'avait  plus  de  rampe  à  force  d'avoir 
été  mitraillé.  On  plaça  sur  ce  pont  six  pièces  de 
douze,  et  jusqu'à  sept  heures  on  se  canonna 
dans  cet  endroit.  Les  restes  du  bataillon  et  de 
quelques  autres  en  arrière  soutenaient  les  piè- 
ces, et  je  me  rappelle  que  leur  feu  s'étendait 
sous  le  pont  comme  des  éclairs,  et  qu'on  voyait 
alors  les  chevaux  et  les  hommes  tués  s'engouf- 
frer pêle-mêle  sous  les  arches  sombres.  Gela  ne 
durait  qu'une  seconde,  mais  c'étaient  de  ter- 
ribles visions! 

A  sept  heures  et  demie,  comme  des  masses 
de  cavalerie  s'avançaient  sur  notre  gauche,  et 
qu'on  les  voyait  tourbillonner  autour  de  deux 
grands  carrés  qui  se  retiraient  pas  à  pas,  nous 
reçûmes  enfin  l'ordre  de  la  retraite.  Il  ne  res- 
tait plus  que  deux  ou  trois  mille  hommes  à 
Schœnfeld  avec  les  six  pièces.  Nous  revînmes 
à  Kohlgarten  sans  être  poursuivis,  et  nous  al- 
lâmes bivaquer  autour  de  Rendnitz.'  Zébédé 
vivait  encore  ;  comme  nous  marchions  l'un 
près  de  l'autre  en  silence  depuis  vingt  minutes, 
écoutant  la  canonnade  qui  continuait  du  côté 
de  l'Elster  malgré  la  nuit,  tout  à  coup  il  me 
dit: 

«  Comment  sommes-nous  encore  là,  Joseph, 
quand  tant  de  milliers  d'autres  près  de  nous 
sont  morts?  Maintenant  nous  ne  pouvons  plus 
mourir.  » 

Je  ne  répondais  rien. 

«  Quelle  bataille!  fit-il.  Est-ce  qu'on  s'est  ja- 
mais battu  de  cette  façon jivant  nous?  C'est  im- 
possible. » 

11  avait  raison,  c'était  une  bataille  de  géants. 
Depuis  dix  heures  du  matin  jusqu'à  sept  heures 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


87 


du  soir,  nous  avions  tenu  tête  à  trois  cent 
soixante  mille  hommes  sans  reculer  d'une  se- 
melle, et  nous  n'étions  pourtant  que  cent  trente 
mille  !  On  n'avait  jamais  rien  vu  de  pareil.  — 
Dieu  me  garde  de  dire  du  mal  des  Allemands, 
ils  combattaient  pour  l'indépendance  de  leur 
patrie;  mais  je  trouve  qu'ils  ont  tort  de  célé- 
brer tous  les  ans  l'anniversaire  de  la  bataille  de 
Leipzig  :  quand  on  était  trois  contre  un,  il  n'y 
a  pas  de  quoi  se  vanter. 

En  approchant  de  Rendnitz  nous  marchions 
sur  des  tas  de  morts;  à  chaque  pas  nous  ren- 
contrions des  canons  démontés,  des  caissons 
ronverséis,  des  arbres  hachés  par  la  mitraille. 
C'est  là  qu'une  division  de  la  jeune  garde  et 
les  grenadiers  à  cheval,  conduits  par  Napoléon 
lui-même,  avaient  arrêté  les  Suédois  qui  s'a- 
vançaient dans  le  vide  formé  par  la  trahison 
des  Saxons.  —  Deux  ou  trois  vieilles  baraques 
qui  finissaient  de  brûler  en  avant  du  village 
éclairaient  ce  spectacle.  Les  grenadiers  à  che- 
val étaient  encore  à  Rendnitz;  mais  une  foule 
d'autres  troupes  débandées  allaient  et  venaient 
dans  la  grande  rue.  On  n'avait  pas  fait  la  dis- 
tribution des  vivres;  chacun  cherchait  à  man- 
ger et  à  boire. 

Gomme  nous  défilions  devant  une  grande 
maison  de  poste,  nous  vîmes  derrière  le  mur 
d'une  cour  deux  cantinières  qui  versaient  à 
boire  du  haut  de  leurs  charrettes.  Il  y  avait  là 
des  chasseurs,  des  cuirassiers,  des  lanciers,  des 
hussards,  de  l'infanterie  de  ligne  et  de  la  garde, 
tous  pêle-mêle,  déchirés,  les  shakos  et  les  cas- 
ques défoncés,  sans  plumets,  criblés  de  coups. 
"Tous  ces  gens  semblaient  affamés. 

Deux  ou  trois  dragons,  debout  sur  le  petit 
mur,  près  d'un  pot  rempli  de  poix  qui  brûlait, 
les  bras  croisés  sous  leurs  longs  manteaux 
blancs,  étaient  couverts  de  sang  comme  des 
bouchers. 

Aussitôt  Zébédé,  sans  rien  dire,  me  poussa 
du  coude,  et  nous  entrâmes  dans  la  cour,  pen- 
dant que  les  autres  poursuivaient  leur  chemin. 
Il  nous  fallut  un  quart  d'heure  pour  arriver 
près  de  la  charrette.  Je  levai  un  écu  de  six  li- 
vres; la  cantinière,  à  genoux  derrière  sa  tonne 
me  tendit  un  grand  verre  d'eau-de-vie  avec  un 
morceau  de  pain  blanc,  en  prenant  mon  écu. 
Je  bus,  puis  je  passai  le  verre  à  Zébédé,  qui  le 
vida. 

Nous  eûmes  ensuite  de  la  peine  à  sortir  de 
cette  foule;  on  se  regardait  d'un  air  sombre,  on 
se  faisait  place  des  épaules  et  des  coudes,  et 
c'est  là  qu'on  pouvait  dire,  — en  voyant  ces 
faces  dures,  ces  yeux  creux,  ces  mines  terribles 
d'hommes  qui  viennent  de  traverser  mille  morts 
et  qui  recommenceront  demain  :  —  •  Chacun 
poun  soi....  Dieu  pour  tous!  » 


En  remontant  le  village,  Zébédé  me  dit: 

•  Tu  as  du  pain? 

— Oui.  » 

Je  cassai  le  pain  en  deux  et  je  lui  en  donnai 
la  moitié.  Nous  mangions  en  allongeant  le  pas. 
On  entendait  encore  tirer  dans  le  lointain.  Au 
bout  de  vingt  minutes  nous  avions  rattrapé  la 
queue  de  la  colonne,  et  nous  reconnûmes  le 
bataillon  au  capitaine  adjudant-major  Vidal, 
qui  marchait  auprès.  Nous  rentrâmes  dans  les 
rangs  sans  que  personne  eût  remarqué  notre 
absence. 

Plus  on  approchait  de  la  ville,  plus  on  ren- 
contrait de  détachements,  de  canons  et  de  ba- 
gages, qui  se  dépêchaient  d'arriver  à  Leipzig. 

Vers  dix  heures  nous  traversions  le  faubourg 
de  Rendnitz.  Le  général  de  brigade  Fournier 
prit  notre  commandement  et  nous  donna  l'or- 
dre d'obliquer  à  gauche.  A  minuit  nous  arri- 
vâmes dans  les  grandes  promenades  qui  lon- 
gent la  Pleisse,  et  nous  fîmes  halte  sous  les 
vieux  tilleuls  dépouillés.  On  forma  les  faisceaux. 
Une  longue  file  de  feux  tremblotaient  dans  le 
brouillard  jusqu'au  faubourg  de  Ranstadt. 
Quand  la  flamme  montait,  elle  éclairait  des 
groupes  de  lanciers  polonais,  des  lignes  de 
chevaux,  des  canons  et  des  fourgons,  et,  de 
loin  en  loin,  quelques  sentinelles  immobiles 
dans  la  brume  comme  des  ombres.  De  grandes 
rumeurs  s'élevaient  en  ville,  elles  semblaient 
augmenter  toujours,  et  se  confondaient  avec  le 
roulement  sourd  de  nos  convois  sur  le  pont  de 
Lindenau.  C'était  le  commencement  de  la  re- 
traite. — Alors  chacun  mit  son  sac  au  pied  d'un 
arbre  et  s'étendit  dessus,  le  bras  replié  sous 
l'oreille.  Un  quart  d'heure  après,  tout  le  monde 
dormait. 


XX 


Ce  qui  se  passa  jusqu'au  petit  jour,  je  n'en 
sais  rien,  —  les  bagages,  les  blessés  et  les  pri- 
sonniers continuèrent  sans  doute  de  défiler  sur 
le  pont;  mais  alors  une  détonation  épouvan- 
table nous  éveilla,  pas  un  homme  ne  resta 
couché,  car  on  prenait  cela  pour  une  attaque, 
lorsque  deux  officiers  de  hussards  arrivèrent 
en  criant  qu'un  fourgon  de  poudre  venait  de 
sauter  par  hasard  dans  la  grande  avenue  de 
Randstadt,  au  bord  de  l'eau.  La  fumée,  d'un 
rouge  sombre,  tourbillonnait  encore  dans  le 
ciel  en  se  dissipant  ;  la  terre  et  les  vieilles  mai- 
sons frémissaient. 

Le  calme  se  rétablit.  Quelques-uns  se  recou- 
chèrent pour  tâcher  de  se  rendormir;  mais  le 
jour  venait;  en  jetant  les  yeux  sui'la  rivière 


88 


ROMANS  NATIONAUX 


Nous  vîmes  deux  cantinières  qui  versaient  a  boire.  (  Page  87.) 


grisâtre,  on  voyait  déjà  nos  tronpes  s'étendre 
à  pane  de  vue  sur  les  cinq  ponts  de  TElster  et 
de  la  Pleisse  qui  se  suivent  à  la  file,  et  n'en  font 
pour  ainsi  dire  qu'un.  Ce  pont,  sur  lequel  tant 
de  milliers  d'hommes  devaient  défiler,  vous 
rendait  tout  mélancolique.  Cela  devait  prendre 
beaucoup  de  temps,  et  l'idée  venait  à  tout  le 
monde  qu'il  aurait  mieux  valu  jeter  plusieurs 
ponts  sur  les  deux  rivières,  puisque  d'un  in- 
stant à  l'autre  l'ennemi  pouvait  nous  attaquer, 
et  qu'alors  la  retraite  deviendrait  bien  difficile. 
Mais  l'Empereur  avait  oublié  de  donner  des 
ordres,  et  l'on  n'osait  rien  faire  sans  ordre;  pas 
un  maréchal  de  France  n'aurait  osé  prendre 
sur  lui  de  dire  que  deux  ponts  valaient  mieux 
qu'un  seul!  Voilà  pourtant  à  quoi  la  discipline 
terrible  de  Napoléon  avait  réduit  tous  ces 


vieux  capitaines  :  ils  obéissaient  comme  des 
machines  et  ne  s'inquiétaient  de  rien  autre, 

dans  la  crainte  de  déplaire  au  maître! 

Moi,  tout  de  suite  en  voyant  ce  pont  qui 
n'en  finissait  plus,  je  pensai  :  «  Pourvu  qu'on 
nous  laisse  défiler  maintenant,  car,  Dieu  merci; 
nous  avons  assez  de  batailles  et  de  carnage  1 
Une  fois  de  l'autre  côté,  nous  serons  sur  la 
bonne  route  de  France  ,  je  pourrai  revoir 
peut-être  encore  Catherine,  la  tante  Grédel  et 
le  père  Goulden  !  »  En  songeant  à  cela,  je  m'at- 
tendrissais, je  regardais  d'un  œil  d'envie  ces 
milliers  d'artilleurs  à  cheval  et  de  soldais  du 
train  qui  s'éloignaient  là-bas  comme  des  four- 
mis, et  les, grands  bonnets  à  poil  de  la  vieille 
garde,  immobiles  de  l'autre  côté  de  la  rivière, 
sur  la  colline  de  Lindenau,  l'arme  au  bras.  — 


FaurE>rt4>«Tft  i,  rue  du  Bic,  1«, 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813 


89 


Halle!...  Arrôtez!  (Page  91.) 


Zébédé ,  qui  pensait  la  même  chose,  me  dit  : 

•  Hein  !  Joseph,  si  nous  étions  à  leur  place!» 
Aussi,  vers  sept  heures,  lorsque  nous  vîmes 

s'approcher  trois  fourgons,  pour  nous  distri- 
buer des  cartouches  et  du  pain,  cela  me  parut 
bien  amer.  Il  était  clair  maintenant  que  nous 
serions  à  l'arrière-garde,  et  malgré  la  faim, 
j'aurais  voulu  jeter  mon  pain  contre  un  mur. 
Quelques  instants  après,  passèrent  deux  esca- 
drons de  lanciers  polonais  qui  remontaient  la 
rivière;  puis  derrière  ces  lanciers  cinq  ou  six 
généraux ,  et  dans  le  nombre  Poniatowski. 
C'était  un  homme  de  cinquante  ans,  assez 
grand,  mince  et  l'air  triste.  11  passa  sans  nous 
regarder.  Le  général  Fournier  se  détacha  de 
son  état^major  en  nous  criant  : 

•  Par  flle  à  gauche  !  » 


Je  n'ai  jamais  eu  de  crève-cœur  pareil,  j'au- 
rais donné  ma  vie  pour  deux  liards  ;  mais  il 
fallait  bien  emboîter  le  pas  et  tourner  le  dos  au 
pont. 

Au  bout  des  promenades,  nous  arrivâmes  à 
un  endroit  appelé  Hinterlhôr,  c'est  une  vieille 
porte  sur  la  route  de  Caunewitz  ;  à  droite  et  à 
gauche  s'étendentles  anciens  remparts,  et  der- 
rière s'élèvent  les  maisons.  On  nous  posta  dans 
les  chemins  couverts,  prés  de  cette  porte  que 
des  sapeurs  avaient  solidement  barricadée.  Le 
capitaine  Vidal  commandait  alors  le  bataillon, 
réduit  à  trois  cent  vingt-cinq  hommes.  Quel- 
ques vieilles  palissades  vermoulues  nous  ser- 
vaient de  retranchements ,  et  sur  toutes  les 
roules  en  face  s'avançait  l'ennemi.  Cette  fois, 
c'étaient  des  vestes  blanches  et  des  shakos 


12 


ii 


90 


ROMANS  NATIONAUX. 


plats  sur  la  nuque,  avec  une  espèce  de  haute 
plaque  devant,  où  se  voyait  l'aigle  à  deux  têtes 
des  kreutzers.  —  Le  vieux  Pinto,  qui  les  recon- 
nut tout  de  suite,  nous  dit  : 

•  Ceux-là  sont  des  Kaiserlicksl  nous  les  avons 
battus  plus  de  cinquante  fois  depuis  1793; 
mais  c'est  égal,  si  le  pore  de  Marie-Louise  avait 
un  peu  de  cœur,  ils  seraient  avec  nous  tout  de 
même.  » 

Depuis  quelque»  instants  on  entendait  la  ca- 
nonnade"; de  l'autre  côté  de  la  ville,  Blticher 
attaquait  le  faubourg  de  Hall.  Bientôt  après  le 
feu  s'étendit  à  droite.  Bernadotte  attaquait  le 
faubourg  de  Kohlgartenlhôr,  et  presque  eu 
même  temps  les  premiers  obus  des  Autrichiens 
tombèrent  dans  nos  chemins  couverts;  ils  se 
suivaient  à  la  lile  ;  plusieurs  passant  au-dessus 
du  Hinterthôr,  éclataient  dans  les  maisons  et 
dans  les  rues  du  faubourg, 

À  neuf  heures,  les  Autricliiens  se  formèrent 
en  colonnes  d'attaque  sur  la  route  de  Gaune- 
witz.  De  tous  les  côtés  ils  nous  débordaient; 
malgré  cela,  le  bataillon  tint  jusque  vers  dix 
heures.  Alors  il  fallut  nous  replier  derrière  les 
vieux  remparts,  où  les  A'a«cr/ic/cs  nouspour- 
\  suivirent  par  \fs  brèches,  sous  le  feu  croisé  du 
29'  et  du  14"  de  ligne.  Ces  pauvres  diables 
n'avaient  pas  la  fureur  des  Prussiens;  ils  mon- 
trèrent pourtant  un  vrai  courage,  car  à  dix 
heures  et  demie  ils  couronnaient  les  remparts, 
et  nous,  de  toutes  les  fenêtres  environnantes, 
nous  les  fusillions  sans  pouvoir  les  forcer  à  re- 
descendre. Six  mois  avant,  ces  choses  m'au- 
raient fait  horreur,  mais  j'en  avais  vu  tant 
d'autres  I  J'étais  alors  insensible  comme  un 
vieux  soldat,  et  la  mort  d'une  homme  ou  de 
cent  ne  me  paraissait  plus  rien. 

Jusqu'à  ce  moment  tout  avait  bien  marché; 
mais  comment  sortir  des  maisons?  L'ennemi 
couvrait  toutes  les  avenues ,  et  à  moins  de 
grimper  sur  les  toits,  il  n'y  avait  plus  de  re- 
traite possible.  C'est  encore  un  des  mauvais 
moments  dont  j'ai  gardé  le  souvenir.  Tout  à 
coup  l'idée  me  vint  que  nous  serions  pris  là 
comme  des  renards  qu'on  enfume  dans  leur 
trou;  je  m'approchai  d'une  fenêtre  de  derrière, 
et  je  vis  qu'elle  donnait  dans  une  cour,  et  que 
cette  cour  n'avait  de  porte  que  sur  le  devant. 
Je  me  figurais  que  les  Autrichiens,  après  tout 
le  mal  que  nous  venions  de  leur  faire,  nous 
passeraient  au  fil  de  la  baïonnette;  c'était 
assez  naturel.  En  songeant  à  cela,  je  rentrai 
dans  la  chambre  où  nous  étions  une  dizaine, 
et  j'aperçus  le  sergent  Pinto  assis  tout  pâle 
contre  le  mur,  les  bras  pendants.  Il  venait  de 
recevoir  une  balle  dans  le  ventre,  et  disait  au 
milieu  de  la  fusillade  : 

•  Défendez-vous,  conscrits,  défendez-vous  !.,, 


Montrez  à  ces  Kaiserlicks  que  nous  valons  en- 
core mieux  qu'eux!...  Ah!  les  brigands!  » 

En  bas,  contre  la  porte,  retentissaient  comme 
des  coups  de  canon.  Nous  tirions  toujours, 
mais  sans  espoir,  lorsqu'il  se  fit  dehors  un 
grand  bruit  de  piétinement  de  chevaux.  Le  feu 
cessa,  et  nous  vîmes,  à  travers  la  fumée,  quatre 
escadrons  de  lanciers  passer  comme  une  bande 
de  lions  au  milieu  des  Autrichiens.  Tout  cédait. 
Les  KaJserlicIts  allongeaient  les  jambes;  mais 
les  grandes  lances  bleuâtres,  avec  leurs  flam- 
mes rouges,  filaient  plus  vite  qu'eux  et  leur 
entraient  dans  le  dos  comme  des  flèches.  Ces 
lanciers  étaient  des  Polonais,  les  plus  terribles 
soldats  que  j'aie  vus  de  ma  vie,  et  pour  dire  les 
choses  comme  elles  sont,  nos  amis  el  nos  frères. 
Ceux-là  n'ont  pas  tourné  casaque  au  moment 
du  danger,  ils  nous  ont  donné  jusqu'à  la  der- 
nière goutte  de  leur  sang. . .  Et  nous,  qu'est-ce 
que  nous  avons  fait  pour  leur  malheureux 
pays?. ..  Quand  je  pense  à  notre  ingratitude, 
cela  me  crève  le  cœur  ! 

Enfin  cette  fois  encore  les  Polonais  nous  dé- 
gageaient. En  les  voyant  si  fiers  et  si  braves, 
nous  sortîmes  de  partout,  courant  sur  les  Au- 
trichiens à  la  baïonnette,  et  nous  les  rejetâmes 
dans  les  fossés.  Nous  eûmes  la  victoire,  mais 
il  était  temps  de  battre  en  retraite,  car  l'en- 
nemi remplissait  déjà  Leipzig  :  les  portes  de 
Hall  et  de  Grimma  étaient  forcées,  et  celle  de 
Péters-Thor  livrée  par  nos  amis  les  Badois  et 
nos  autres*amis  les  Saxons.  Soldats,  étudiants 
et  bourgeois  tiraient  sur  nous  des  fenêtres  1 

Nous  n'eûmes  que  le  temps  de  nous  reformer 
et  de  reprendre  le  chemin  de  la  grande  avenue 
qui  longe  la  Pleisse.  Les  lanciers  nous  atten- 
daient là;  nous  défilâmes  derrière  eux ,  et  comme 
les  Autrichiens  nous  serraient  de  près,  ils  firent 
encore  une  charge  pour  les  refouler.  Quels 
braves  gens  et  quels  magnifiques  cavaliers  que 
ces  Polonais!  Ah!  tous  ceux  qui  les  ont  vus 
pousser  une  charge  sont  dans  l'admiration, 
surtout  dans  un  moment  pareil. 

La  division,  réduite  de  huit  mille  hommes 
à  quinze  cents,  se  retirait  donc  devant  plus  de 
cinquante  mille  ennemis  non  sans  se  retourner 
et  répondre  encore  au  feu  des  Kaiserlicks. 

Nous  nous  rapprochions  du  pont,  avec  quelle  \ 
joie  1  je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire.  Mais  il  n'était 
pas  facile  d'y  arriver,  car  sur  toute  la  largeur 
de  l'avenue,  tant  d'hommes  à  pied  et  à  cheval 
se  précipitaient  pour  passer,  arrivant  de  toutes 
les  rues  environnantes,  que  cette  foule  ne 
formait  en  quelque  sorte  qu'un  seul  bloc,  où 
toutes  les  têtes  se  touchaient  et  s'avançaient 
lentement,  avec  des  soupirs  et  des  espèces  de 
cris  sourds  qu'on  entendait  d'un  quart  de  lieue 
malgré  la  fusillade.  Malheur  à  ceux  qui  se 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE   1813. 


91 


I 


trouvaient  sur  le  bord  du  pont;  ils  tombaient 
et  personne  n'y  faisait  attention  !  Au  milieu, 
les  liommes  et  même  les  chevaux  étaient  por- 
tés; ils  n'avaient  pas  besoin  de  bouger,  ils 
avançaient  tout  seuls. . .  —  Mais  comment  ar- 
river là?  L'ennemi  faisait  des  progrès  à  chaque 
seconde.  On  avait  bien  placé  quelques  canons 
sur  les  deux  côtés,  pour  balayer  les  promenades 
et  en  face  la  rue  principale.  Il  y  avait  bien 
encore  des  troupes  en  ligne  pour  repousser  les 
premières  attaques;  mais  les  Prussiens,  les 
Autrichiens  et  les  Russes  avaient  aussi  des  ca- 
nons pour  balayer  le  pont,  et  ceux  qui  reste- 
raient les  derniers,  après  avoir  protégé  la  re- 
traite des  autres,  devaient  recevoir  tous  les 
obus,  tous lesbouletsetla mitraille;  ilne fallait 
pas  beaucoup  de  bon  sens  pour  comprendre 
cela,  c'était  assez  clair  :  voilà  pourquoi  tout  le 
monde  voulait  passer  à  la  fois. 

A  deux  ou  trois  cents  pas  de  ce  pont,  l'idée 
me  vint  de  courir  me  perdre  dans  la  foule, 
et  de  me  faire  porter  de  l'autre  côté  ;  mais  le 
capitaine  Vidal,  le  lieutenant  Bretonville  et 
d'autres  Vieux  disaient  : 

«  Le  premier  qui  s'écarte  des  rangs,  qu'on 
tire  dessus  !  » 

Quelle  terrible  malédiction  d'être  si  près,  et 
de  penser  :  «  Il  faut  que  je  reste  !  » 

CeJid  se  passait  entre  onze  heures  et  midi.  Je 
vivrais  cent  ans,  qu'il  me  serait  impossible  de 
rien  oublier  de  ce  moment  ;  lafusillade  se  rap- 
prochait à  droite  et  à  gauche,  quelques  boulets 
commençaient  à  ronfler  dans  l'air,  et  du  côté 
du  faubourg  de  Hall,  on  voyait  les  Prussiens 
déboucher  pêle-mêle  avec  nos  soldats.  — Aux 
environs  du  pont,  des  cris  épouvantables  s'é- 
levaient; les  cavaliers,  pour  se  faire  jilace,  sa- 
braient les  fantassins,  qui  leur  répondaient  à 
coups  de  baïonnette  :  c'était  un  sauve-qui-peut 
général! — A  chaque  pas  delà  foule,  quelqu'un 
tombait  du  pont,  et,  cherchant  à  se  retenir,  en 
entraînait  cinq  ou  six  par  grappes  ! 

Et  comme  la  confusion ,  les  hurlements,  la 
fusillade,  le  clapotement  de  ceux  qui  tombaient 
augmentaient  de  seconde  en  seconde,  comme 
ce  spectacle  devenait  tellement  abominable, 
qu'on  aurait  cru  qu'il  ne  pouvait  rien  arriver 
de  pire. ..  voilà  qu'un  espèce  de  coup  de  ton- 
nerre part,  et  que  la  première  arche  du  pont 
s'écroule  avec  tous  ceux  qui  se  trouvaient 
dessus  :  des  centaines  de  malheureux  dispa- 
raissent, des  masses  d'autres  sont  estropiés, 
écrasés,  mis  en  lambeaux  par  les  pierres  qui 
retombent. 

Un  sapeur  du  génie  venait  de  faire  sauter  le 
pont! 

A  cette  vue,  le  cri  do  trahison  retentit  jus- 
qu'au bout  des  promenades  :  «  Nous  sommes 


perdus!.,,  trahis!...  »  On  n'entendait  que 
cela. . .  c'était  une  clameur  immense,  épouvan- 
table. Les  uns,  saisis  de  la  rage  du  désespoir; 
retournent  à  l'ennemi  comme  des  bêtes  fauves 
acculées,  qui  ne  voient  plus  rien  et  qui  n'ont 
plus  que  l'idée  de  la  vengeance;  d'autres  bri- 
sent leurs  armes,  en  accusant  le  ciel  et  la  terre 
de  leur  malheur.  Les  ofliciers  à  cheval,  les  gé- 
néraux sautent  dans  la  rivière  pour  traverser  à 
la  nage;  bien  des  soldats  font  comme  eux,  ils 
se  précipitent  sans  prendre  le  temps  d'ôter  leurs 
sacs.  L'idée  qu'on  avait  pu  s'en  aller,  et  que 
maintenant,  à  la  dernière  minute,  il  fallait  se 
faire  massacrer,  vous  rendait  fous. . .  J'avais  vu 
bien  des  cadavres  la  veille,  entraînés  par  la 
Partha  ;  mais  alors  c'était  encore  plus  terrible  ; 
tous  ces  malheureux  se  débattaient  avec  des 
cris  déchirants,  ils  s'accrochaient  les  uns  aux 
autres;  la  rivière  en  étaitpleine  :  — on  ne  voyait 
que  des  bras  et  des  têtes  grouiller  à  la  surface. 

En  ce  moment,  le  capitaine  Vidal,  un  homme 
calme  et  qui  par  sa  figure  et  son  coup  d'œil 
nous  avait  retenus  dans  le  devoir, — en  ce  mo- 
ment, le  capitaine  lui-même  parut  découragé; 
il  remit  son  sabre  dans  le  fourreau  en  riant 
d'un  air  étrange,  et  dit  : 

«  Allons. . .  c'est  fini  ! , . .  • 

Et  comme  je  lui  posais  la  main  sur  le  bras, 
il  me  regarda  avec  une  grande  douceur  : 

«  Que  veux- tu,  mon  enfant?  me  demanda-t-il, 

— Capitaine,  lui  répondis-je, — car  cette  pen- 
sée me  revenait  alors,  — j'ai  passé  quatre  mois 
à  l'hôpital  de  Leipzig,  je  me  suis  baigné  dans 
l'Elster,  et  je  connais  un  endroit  oùl'on  apied. 

—Où  cela? 

— A  dix  minutes  au-dessus  du  pont.  » 

Aussitôt  il  tira  son  sabre  en  criant  d'une 
voix  de  tonnerre  : 

•  Enfants,  suivez-moi,  et  toi,marche devant.  » 

Tout  le  bataillon,  qui  ne  comptait  plus  que 
deux  cents  hommes;  se  mit  en  marche  ;  une 
centaine  d'autres,  qui  nous  voyaient  partir 
d'un  pas  ferme,  se  mirent  avec  nous  sans  sa- 
voir où  nous  allions.  Les  Autrichiens  étaient 
déjà  sur  la  terrasse  de  l'avenue  ;  plus  bas  s'éten- 
daient les  jardins  séparés  par  des  haies  jusqu'à 
l'Elster.  Je  reconnus  ce  chemin,  que  Zimmcr 
et  moi  nous  avions  parcouru  en  juillet,  quand 
tout  cela  n'était  qu'un  bouquet  de  fleurs.  Des 
coups  de  fusil  partaient  sur  nous,  mais  nous 
n'y  répondions  plus.  J'entrai  le  premier  dans 
la  rivière,  le  capitaine  Vidal  ensuite,  puis  les 
autres  deux  à  deux.  L'eau  nous  arrivait  jus- 
qu'aux épaules,  parce  qu'elle  était  grossie  par 
les  pluies  d'automne;  malgré  cela,  nous  pas- 
sâmes heureusement,  il  n'y  eut  personne  de 
noyé.  Nous  avions  encore  presque  tous  nos 
fusils  en  arrivant  sur  l'autre  rive    et  uous 


92 


ROMANS  NATIONAUX. 


prîmes  tout  droit  à  travers  champs.  Plus  loin, 
nous  trouvâmes  le  petit  pont  de  bois  qui  mène 
à  Schleissig,  et  de  là  nous  tournâmes  vers 
Lindenau. 

Nous  étions  tous  silencieux  ;  de  temps  en 
temps  nous  regardions  au  loin,  de  l'autre  côté 
de  l'Elster,  la  bataille  qui  continuait  dans  les 
rues  de  Leipzig.  Longtemps  les  clameurs  fu- 
rieuses et  le  rebondissement  sourd  de  la  ca- 
nonnade nous  arrivèrent;  ce  n'est  que  vers 
deux  heures,  lorsque  nous  découvrîmes  l'irn- 
mense  file  de  troupes,  de  canons  et  de  bagages 
qui  s'étendait  à  perte  de  vue  sur  la  route 
d'Ei-furt,  que  ces  bruits  se  confondirent  pour 
nous  avec  le  roulement  des  voitures. 


XXI 


J'ai  raconté  jusqu'à  présent  les  grandes 
choses  de  la  guerre  :  des  batailles  glorieuses 
pour  la  France,  malgré  nos  fautes  et  nos  mal- 
heurs. Quand  on  a  combattu  seul  contre  tous 
les  peuples  de  l'Europe,  —  toujours  un  contre 
deux  et  quelquefois  contre  trois,  —  et  qu'on  a 
fini  par  succomber,  non  sous  le  courage  des 
autres,  ni  sous  leur  génie,  mais  sous  la  trahi- 
son et  le  nombre,  on  aurait  tort  de  rougir 
d'une  pareille  défaite,  et  les  vainqueurs  au- 
raient encore  plus  tort  d'en  être  fiers.  Ce  n'est 
pas  le  nombre  qui  fait  la  grandeur  d'un  peu- 
ple ni  d'une  armée,  c'est  sa  vertu.  Je  pense 
cela  dans  la  sincérité  de  mon  âme,  et  je  crois 
que  les  hommes  de  cœur,  les  hommes  sensés 
de  tous  les  pays  du  monde  penseront  comme 
moi. 

Mais  il  faut  maintenant  que  je  raconte  les 
misères  de  la  retraite,  et  voilà  ce  qui  me  paraît 
le  plus  pénible. 

On  dit  que  la  confiance  donne  la  force,  et 
c'est  vrai  surtout  pour  les  Français.  Tant  qu'ils 
marchent  en  avant,  tant  qu'ils  espèrent  la  vic- 
toire, ils  sont  unis  comme  les  doigts  de  la 
main,  la  volonté  des  chefs  est  la  loi  de  tous; 
ils  sentent  qu'on  ne  peut  réussir  que  par  la 
discipline.  Mais  aussitôt  qu'ils  sont  forcés  de 
reculer,  chacun  n'a  plus  de  confiance  qu'en 
soi-même,  et  l'on  ne  connaît  plus  le  comman- 
dement. Alors  ces  hommes  si  fiers,  —  ces 
hommes  qui  s'avançaient  gaiement  à  l'ennemi 
pour  combattre,  —  s'en  vont  les  uns  à  droite, 
les  autres  à  gauche,  tantôt  seuls,  tantôt  en 
troupeaux.  Et  ceux  qui  tremblaient  à  leur  ap- 
proche s'enhardissent  ;  ils  s'avancent  d'abord 
avec  crainte,  ensuite,  voyant  qu'il  ne  leur  ar- 
rive rien,  ils  deviennent  insolents,  ils  fondent 


sur  les  traînards  à  trois  ou  quatre  pour  les  en- 
lever, comme  on  voit  les  corbeaux,  en  hiver, 
tomber  sur  un  pauvre  cheval  abattu,  qu'ils 
n'auraient  pas  osé  regarder  d'une  demi-lieue 
lorsqu'il  marchait  encore. 

J'ai  vu  ces  choses...  J'ai  vu  de  misérables 
Cosaques,  —  de  véritables  mendiants,  avec  de 
vieilles  guenilles  pendues  aux  reins,  un  vieux 
bonnet  de  peau  râpé  tiré  sur  les  oreilles,  des 
gueux  qui  ne  s'étaient  jamais  fait  la  barbe  et 
tout  remplis  de  vermine,  assis  sur  de  vieilles 
biques  maigres,  sans  selle,  le  pied  dans  une 
corde  en  guise  d'étrier,  un  vieux  pistoletrouillé 
pour  arme  à  feu,  un  clou  de  latte  au  bout 
d'une  perche  pour  lance,  — j'ai  vu  des  gueux 
pareils,  qui  ressemblaient  à  de  vieux  juifs  jau- 
nes et  décrépits,  arrêter  des  dix,  quinze,  vingt 
soldats,  et  les  emmener  comme  des  moutons! 

Etles  paysans ,  ces  grands  ilandrins  qui  trem- 
blaient quelques  mois  auparavant  comme  des 
lièvres,  lorsqu'on  les  regardait  de  travers...  eh 
bien  !  je  les  ai  vus  traiter  d'un  air  d'arrogance 
de  vieux  soldats,  des  cuirassiers,  des  canon- 
niers,  des  dragons  d'Espagne,  des  gens  qui  les 
auraient  renversés  d'un  coup  de  poing;  je  les 
ai  vus  soutenir  qu'ils  n'avaient  pas  de  pain  à 
vendre,  lorsqu'on  sentait  l'odeur  du  four  dans 
tous  les  environs,  et  qu'ils  n'avaient  ni  vin,  ni 
bière,  ni  rien  ,  lorsqu'on  entendait  les  pots 
tinter  à  droite  et  à  gauche  comme  les  cloches 
de  leurs  villages.  Et  l'on  n'osait  pas  les  secouer, 
on  n'osait  pas  les  mettre  à  la  raison,  ces  gueux 
qui  riaient  de  nous  voir  battre  en  retraite, 
parce  qu'on  n'était  plus  en  nombre,  parce 
que  chacun  marchait  pour  soi,  qu'on  ne  recon- 
naissait plus  de  chefs  et  qu'on  n'avait  plus  de 
discipline. 

Et  puis  la  faim,  la  misère,  les  fatigues,  la 
maladie,  tout  vous  accablait  à  la  fois;  le  ciel 
était  gris,  il  ne  finissait  plus  de  pleuvoir,  le 
vent  d'automne  vous  glaçait.  Comment  de 
pauvres  conscrits  encore  sans  moustaches,  et 
tellement  décharnés  qu'on  aurait  vu  le  jour 
entre  leurs  côtes  comme  à  travers  une  lan- 
terne, comment  ces  pauvres  êtres  pouvaient- 
ils  résister  à  tant  de  misères?  Ils  périssaient 
par  milliers  ;  on  ^ne  voyait  que  cela  sur  les 
chemins.  La  terrible  maladie  qu'on  appelait  le 
typhus  nous  suivait  à  la  piste  :  les  uns  disent 
que  c'est  une  sorte  de  peste,  engendrée  parles 
morts  qu'on  n'enterre  pas  assez  profondément  ; 
les  autres,  que  cela  vient  des  souffrances  trop 
grandes  qui  dépassent  les  forces  humaines  ; 
je  n'en  sais  rien,  mais  les  villages  d'Alsace  et 
de  Lorraine,  où  nous  avons  apporté  le  typhus, 
s'en  souviendront  toujours  ,  sur  cent  malades, 
dix  ou  douze  au  plus  revenaient! 

Enfin,  puisqu'il  faut  continuer  cette  triste 


IIISTOIRK  D  UN  CONSCRIT  DE  1813 


93 


Je  m'éveillai  dans  un  bon  lit.  (Page  95.) 


histoire,  le  soir  du  19  nous  allâmes  bivaquer  à 
Lutzen,  où  les  régimenls  sereformèrentcomme 
ils  purent.  Le  lendemain,  de  bonne  heure,  en 
marchant  sur  Weissenfels,  il  fallut  tirailler 
contre  les  Westphaliens,  qui  nous  suivirent 
jusqu'au  village  d'Eglaystadt.  Le  22,  nous  bi- 
vaquions  sur  les  glacis  d'Erfurt,  où  l'on  nous 
donna  des  souliers  neufs  et  des  effets  d'habil- 
lement. Cinq  ou  six  compagnies  débandées  se 
réunirent  à  notre  bataillon  ;  c'étaient  presque 
tous  des  conscrits  qui  n'avaient  plus  que  le 
souffle.  Nos  habits  neufs  et  nos  souliers  nous 
allaient  comme  des  guérites  ;  mais  cela  ne  nous 
empêchait  pas  de  sentir  la  bonne  chaleur  de 
ces  habits  :  nous  croyions  revivre. 

Il  fallut  repartir  le  22,  et  les  jours  suivants 
nous  passâmes  près  de  Gotha,  de  Teillèbe, 


d'Eisenach,  de  Salmunster,  Les  Cosaques  nous 
observaient  du  haut  de  leurs  biques;  quelques 
hussards  leur  donnaient  la  chasse,  ils  se  sau- 
vaient comme  des  voleurs  et  revenaient  aus- 
sitôt après. 

Beaucoup  de  nos  camarades  avaient  la  mau- 
vaise habitude  de  marauder  le  soir  pendant  que 
nous  étions  au  bivac,  ils"  attrapaient  souvent 
quelque  chose;  mais  il  en  manquait  toujours  à 
l'appel  du  lendemain,  et  les  sentinelles  eurent 
la  consigne  de  tirer  sur  ceux  qui  s'écartaient. 

Moi,  j'avais  les  fièvres  depuis  notre  départ 
de  Leipzig;  elles  allaient  en  augmentant  et  je 
grelottais  jour  et  nuit.  J'étais  devenu  si  faible, 
que  je  pouvais  à  peine  me  lever  le  matin  pour 
me  remettre  en  route.  Zôbédé  me  regardait 
d'un  air  triste,  et  me  disait  quelquefois  : 


94 


ROMANS   NATIONAUX, 


«  Courage,  Joseph,  courage  !  nous  revien- 
drons tout  de  même  au  pays.  » 

Ces  paroles  me  ranimaient;  je  sentais  comme 
un  feu  me  monter  à  la  figure. 

«  Oui,  oui,  nous  reviendrons  au  pays,  di- 
sais-je;  il  faut  que  je  revoie  le  pays!...  • 

Et  jepleurais.  Zébédé  portait  mon  sac;  quand 
j'étais  trop  fatigué,  il  me  disait  : 

«  Soutiens-toi  sur  mon  bras...  Nous  appro- 
clions  chaque  jour  maintenant,  Joseph...  Une 
quinzaine  d'étapes,  qu'est-ce  que  c'est?  » 

Il  me  remontait  le  cœur  ;  mais  je  n'avais 
plus  la  force  de  porter  mon  fusil,  il  me  parais- 
sait lourd  comme  du  plomb.  Je  ne  pouvais  plus 
manger,  et  mes  genoux  tremblaient  ;  malgré 
cela,  je  ne  désespérais  pas  encore,  je  me  di- 
sais en  moi-même  :  «  Ce  n'est  rien...  Quand  tu 
verras  le  clocher  de  Phalsbourg,  tes  fièvres 
passeront.  Tu  auras  un  bon  air,  Catherine  te 
soignera...  Tout  ira  bien...  vous  vous  marierez 
ensemble.  » 

J'envoyais  d'autrescomme  moi  qui  restaient 
en  route,  mais  j'étais  bien  loin  de  me  trouver 
aussi  malade  qu'eux. 

J'avais  toujours  bonne  confiance,  lorsqu'à 
trois  lieues  de  Fulde,  sur  la  route  de  Salmuns- 
ter  pendant  une  halte,  onapprit  quecinquante 
mille  Bavarois  venaient  se  mettre  en  travers 
de  notre  retraite,  et  qu'ils  étaient  postés  dans 
de  grandes  forêts  où  nous  devions  passer.  Cette 
nouvelle  me  porta  le  dernier  coup,  parce  que 
je  ne  me  sentais  plus  la  force  d'avancer,  ni 
d'ajuster,  ni  de  me  défendre  à  la  baïonnette,  et 
que  toutes  mes  peines  pour  venir  de  si  loin 
étaient  perdues.  Je  fis  pourtant  encore  un  ef- 
fort lorsqu'on  nous  ordonna  de  marcher,  et 
j'essayai  de  me  lever. 

«  Allons,  Joseph,  me  disait  Zébédé,  voyons... 
du  courage  !...  » 

Mais  je  ne  pouvais  pas,  et  je  me  mis  à  san- 
gloter en  criant  : 

«  Je  ne  peux  pas  !  » 

— Lève-toi,  faisait-il. 

—Je  ne  peux  pas...  mon  Dieu...  je  ne  peux 
pas  !  • 

Je  me  cramponnais  à  son  bras...  des  larmes 
coulaient  le  loug  de  son  grand  nez...  Il  essaya 
de  me  porter,  mais  il  était  aussi  trop  faible. 
Alors  je  le  retins  en  lui  criant  : 

€  Zébédé,  ne  m'abandonne  pas  !  • 

Le  capitaine  Vidal  s'approclia,  et  me  regar- 
dant avec  tristesse  : 

«  Allons,  mon  garçon,  dit-il,  les  voitures  de 
l'ambulance  vont  passerdansunedemi-heure.., 
on  te  prendra.  » 

Mais  je  savais  bien  ce  que  cela  voulait  dire, 
et  j'attirai  Zébédé  dans  mes  bras  pour  le  serrer. 
Je  lui  dis  à  l'oreille  : 


«  Écoute,  tu  embrasseras  Catherine  pour 
moi...  tu  me  le  promets  !...  Tu  lui  diras  que  je 
suis  mort  en  l'embrassant  et  que  tu  lui  portes 
ce  baiser  d'adieu  I 

—Oui!...  fit-il  en  sanglotant  tout  bas,  oui... 
je  lui  dirai  I...  —  0  mon  pauvre  Joseph  !  » 

Je  ne  pouvais  plus  le  lâcher;  il  me  posa  lui- 
même  à  terre  et  s'en  alla  bien  vite  sans  tourner 
la  tête.  La  colonne  s'éloignait...  je  la  regardai 
longtemps,  comme  on  regarde  la  dernière  es- 
pérance de  vie  qui  s'en  va...  Les  traînards  du 
bataillon  entrèrent  dans  un  pli  de  terrain.. . 
Alors  je  fermai  lesyeux,  et  seulementune  heure 
après,  ou  même  plus  longtemps,  je  me  ré- 
veillai au  bruit  du  canon,  et  je  vis  une  division 
de  la  garde  passer  sur  la  route  au  pas  accéléré, 
avec  des  fourgons  et  de  l'artillerie.  Sur  les 
fourgons  j'apercevais  quelques  malades  et  je 
criais: 

«  Prenez-moi  !...  prenez-moi  !...  » 

Mais  personne  ne  faisait  attention  à  mes 
cris...  on  passait  toujours...  et  le  bruit  de  la 
canonnade  augmentait.  Plus  de  dix  mille  hom- 
mes passèrent  ainsi,  de  la  cavalerie  et  de  l'in- 
fanterie; je  n'avais  plus  la  force  d'appeler. 

Enfin  la  queue  de  tout  ce  monde  arriva;  je 
regardai  les  sacs  et  les  shakos  s'éloigner  jusqu'à 
la  descente,  puis  disparaître,  et  j'allais  me 
coucher  pour  toujours,  lorsque  j'entendis  en- 
core un  grand  bruit  sur  la  route.  C'étaient  cinq 
ou  six  pièces  qui  galopaient,  attelées  de  solides 
chevaux, — les  canonniers  à  droite  et  à  gauche, 
le  sabre  à  la  main;  —  derrière  venaient  les 
caissons.  Je  n'avais  pas  plus  d'espérance  dans 
ceux-ci  que  dans  les  autres ,  et  je  regardais 
pourtant,  quand  à  côté  d'une  de  ces  pièces  je 
vis  s'avancer  un  grand  maigre,  roux,  décoré, 
un  maréchal  des  logis,  et  je  reconnus  Zinimer, 
mon  vieux  camarade  de  Leipzig.  11  passait  sans 
me  voir,  mais  alors  de  toutes  mes  forces  je 
m'écriai  : 

«  Christian  !...  Christian  !...  » 

Et  malgré  le  bruit  des  canons  il  s'arrêta,  se 
retourna,  et  m'aperçut  au  pied  d'un  arbre;  il 
ouvrait  de  grands  yeux. 

.  Christian,  m'écriai-je,  aie  pitié  de  moi!  » 

Alors  il  revint,  me  regaixia  et  pâht  : 

«  Gomment,  c'est  toi,  mon  bon  Joseph!» 
flt-il  en  sautant  à  bas  de  son  cheval. 

Il  me  prit  dans  ses  bras  comme  un  enfant, 
en  criant  aux  hommes  qui  menaient  le  dernier 
fourgon  : 

«  Halte!...  arrêtez!  • 

El,  m'embrassant,  il  me  plaça  dans  ce  fouiv 
gon,  la  tête  sur  un  sac.  Je  vis  aussi  qu'il  éten- 
dait un  gros  manteau  de  cavalerie  sur  mes 
jambes  et  mes  pieds,  en  disant  : 

•  Allons...  en  route...  Ça  chauffe  là-bas  !  » 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


95 


C'est  tout  ce  que  je  me  rappelle,  car  aussitôt 
après  je  perdis  tout  sentiment.  Il  me  semble 
bien  avoir  entendu  depuis  comme  un  roule- 
ment d'orage,  des  cris,  des  commandements, 
et  même  avoir  vu  défiler  dans  le  ciel  la  cime  de 
grands  sapins  au  milieu  de  la  nuit;  mais  tout 
cela  pour  moi  n'est  qu'un  rêve.  Ce  qu'il  y  a  de 
sûr,  c'est  que  derrière  Salmunster,  dans  les 
Lois  deHanau,  fut  livrée  ce  jour-là  une  grande 
bataille  contre  les  Bavarois,  et  qu'on  leur  passa 
sur  le  ventre. 


XXII 


Le  1 5  janvier  1814 ,  deux  mois  et  demi  après 
la  bataille  de  Hanau,  je  m'éveillai  dans  un  bon 
lit,  au  fond  d'une  petite  chambre  bien  chaude  ; 
et,  regardant  les  poutres  du  plafond  au-dessus 
de  moi,  puis  les  petites  fenêtres,  où  le  givre 
étendait  ses  gerbes  blanches,  je  me  dis  :  «C'est 
l'hiver!  » — En  même  temps,  j'entendais  comme 
un  bruit  de  canon  qui  tonne,  et  le  pétillement 
du  feu  sur  un  âtre.  Au  bout  de  quelques  ins- 
tants, m'étant  retourné,  je  vis  une  jeune  femme 
pâle  assise  près  de  l'âtre,  les  mains  croisées 
sur  les  genoux,  et  je  reconnus  Catherine.  Je 
reconnus  aussi  la  chambre  où  je  venais  passer 
de  si  beaux  dimanches,  avant  de  partir  pourla 
guerre.  Le  bruit  du  canon  seul,  qui  revenait 
de  minute  en  minute,  me  faisait  peur  de  rêver 
encore. 

Et  longtemps  je  regardai  Catherine,  qui  me 
paraissait  bien  belle;  je  pensais  :  «  Où  donc  est 
la  tante  Grédel?  Gomment  suis-je  revenu  au 
pays?  Est-ce  que  Catherine  et  moi  nous  som- 
mes mariés?  Mon  Dieu!  pourvu  que  ceci  ne 
soit  pas  un  rêve  !  » 

A  la  fin,  prenant  courage,  j'appelai  tout 
doucement  :  t  Catherine  1  •  Alors,  elle,  tour- 
nant la  tête,  s'écria  : 

«  Joseph...  tu  me  reconnais? 

— Oui,  luidis-je  en  étendant  la  main.  » 

Elle  s'approcha  toute  tremblante,  et  je  l'em- 
brassai longtemps.  Nous  sanglotions  ensemble. 

Et  comme  le  canon  se  remettait  à  gronder, 
tout  à  coup  cela  me  serra  le  cœur. 

«  Qu'est-ce  que  j'entends,  Catherine?  de- 
mandai-je. 

— C'est  le  canon  de  Phalsbourg,  fit-elle  en 
m'embrassant  plus  fort. 

— Le  canon? 

—Oui,  la  ville  est  assiégée. 

—Phalsbourg? Les  ennemis  sont  en 

France! 

Je  ne  pus  dire  \m  mot  de  plus...  Ainsi  tant 


de  souffrances,  tant  de  larmes,  deux  millions 
d'hommes  sacrifiés  sur  les  champs  de  bataille, 
tout  cela  n'avait  abouti  qu'à  faire  envahir 
notre  patrie!...  Durant  plus  d'une  heure, 
malgré  la  joie  que  j'éprouvais  de  tenir  dans 
mes  bras  celle  que  j'aimais,  cette  pensée  af- 
freuse ne  me  quitta  pas  une  seconde,  et  même 
aujourd'hui,  tout  vieux  et  tout  blanc  que  je 
suis,  elle  me  revient  encore  avec  amertume... 
Oui,  nous  avons  vu  cela,  nous  autres  vieillards, 
et  il  est  bon  que  les  jeunes  le  sachent  :  nous 
avons  vu  l'Allemand,  le  Russe,  le  Suédois, 
l'Espagnol,  l'Anglais,  maîtres  de  la  France, 
tenir  garn\;jon  dans  nos  villes,  prendre  dans 
nos  forteresses  ce  qui  leur  convenait,  insulter 
nos  soldats,  changer  notre  drapeau  et  se  par- 
tager non -seulement  nos  conquêtes  depuis 
1804,  mais  encore  celles  de  la  République  :  — 
C'était  payer  cher  dix  ans  de  gloire! 

Mais  ne  parlons  pas  de  ces  choses,  l'avenir 
les  jugera  :  il  dira  qu'après  Lutzen  et  Bautzen, 
les  ennemis  offraient  de  nous  laisser  la  Bel- 
gique, une  partie  de  la  Hollande,  toute  la  rive 
gauche  du  Rhin  jusqu'à  Bàle,  avec  la  Savoie  et 
le  royaume  d'Italie,  et  que  l'Empereur  a  refusé 
d'accepter  ces  conditions,  —  qui  étaient  pour- 
tant très-belles,  —  parce  qu'il  mettait  la  satis- 
faction de  son  orgueil  avant  le  bonheur  de  la 
France  I 

Pour  en  revenir  àmon  histoire,  quinze  jours 
après  la  bataille  de  Hanau,  des  miUiers  de 
charrettes  couvertes  de  blessés  et  de  malades 
s'étaient  mises  à  défiler  sur  la  route  de  Stras- 
bourg à  Nancy.  Elles  s'étendaient  d'une  seule 
file  du  fond  de  l'Alsace  en  Lorraine. 

La  tante  Grédel  et  Catherine,  à  leur  porte, 
regardaient  s'écouler  ce  convoi  funèbre  ;  leurs 
pensées,  je  n'ai  pas  besoin  de  les  direl  Plus  de 
douze  cents  charrettes  étaient  passées,  je  n'é- 
tais dans  aucune.  Des  milhers  de  pères  et  de 
mères,  accourus  de  vingt  lieues  à  la  ronde,  re- 
gardaient ainsi  le  long  de  la  route. . .  Combien 
retournèrent  chez  eux  sans  avoir  trouvé  leur 
enfant  ! 

Le  troisième  jour,  Catherine  me  reconnut 
dans  une  de  ces  voitures  à  panier  du  côté  de 
Mayence,  au  milieu  de  plusieurs  autres  misé- 
rables comme  moi,  les  joues  creuses,  la  peau 
collée  sur  les  os  et  mourant  de  faim. 

.  C'est  lui...  c'est  Joseph  1  •  criait-elle  de  loin. 

Mais  personne  ne  voulait  le  croire  ;  il  fallut 
que  la  tante  Grédel  me  regardât  longtemps 
pour  dire  :  «  Oui,  c'est  lui  !.. .  Qu'on  le  sorte  de 
là. . .  C'est  notre  Joseph  !  » 

Elle  me  fit  transporter  dans  leur  maison,  et 
me  veilla  jour  et  nuit.  Je  ne  voulais  que  de 
l'eau,  je  criais  toujours:  «  De  l'eau!  de  l'eau!  » 
Personne  au  village  ne  croyait  que  j'en  re- 


9G 


ROMANS  NATIONAUX. 


viendrais;  pourtant  le  bonheur  de  respirer 
l'air  du  pays  et  de  revoir  ceux  que  j'aimais 
me  sauva. 

C'est  environ  six  inois  après,  le  8  juillet  1814, 
que  nous  fûmes  mariés,  Catherine  et  moi. 
M.  Goulden,  qui  nous  aimait  comme  ses  en- 
fants, m'avait  mis  de  moitié  dans  son  com- 
merce; nous  vivions  tous  ensemble  dans  le 
même  nid;  enfin,  nous  étions  les  plus  heu- 
reux du  monde. 

Alors  les  guerres  étaient  finies,  les  alliés  re- 
tournaient chez  eux  d'étape  en  étape,  l'Em- 
pereur était  parti  pour  l'île  d'Elbe,  et  le  roi 
Louis  XVIII  nous  avait  donné  des  libertés 
raisonnables.  C'était  encore  une  fois  le  bon 
temps  de  la  jeunesse,  le  temps  de  l'amour,  le 
temps  du  travail  et  de  la  paix.  On  pouvait  es- 
pérer en  l'avenir,  on  pouvait  croire  que  cha- 
cun, avec  de  la  conduite  et  de  l'économie, 
arriverait  à  se  faire  une  position ,  à  gagner 
l'estime  des  honnêtes  gens,  et  à  bien  élever  sa 
famille,  sans  crainte  d'être  repris  par  la  con- 
scription sept  et  même  huit  ans  après  avoir 
gagné. 


M.  Goulden,  qui  n'était  pas  trop  content  de 
voir  revenir  les  anciens  rois  et  les  anciens  no- 
bles, pensait  pourtant  que  ces  gens  avaient 
assez  souffert  dans  les  pays  étrangers ,  pour 
comprendre  qu'ils  n'étaient  pas  seuls  au  monde 
et  respecter  nos  droits;  il  pensait  aussi  que 
l'empereur  Napoléon  aurait  le  bon  sens  de  se 
tenir  tranquille. . .  mais  il  se  trompait  :  —  les 
Bourbons  étaient  revenus  avec  leurs  vieilles 
idées,  et  l'Empereur  n'attendait  que  le  moment 
de  prendre  sa  revanche. 

Tout  cela  devait  nous  amener  encore  bien 
des  misères,  et  je  vous  les  raconterais  avec 
plaisir,  si  cette  histoire  ne  me  paraissait  assez 
longue  pour  une  fois.  Nous  en  resterons  donc 
ici  jusqu'à  nouvel  ordre.  Si  des  gens  raison- 
nables me  disent  que  j'ai  bien  lait  d'écrire 
ma  campagne  de  1813,  que  cela  peut  éclai- 
rer la  jeunesse  sur  les  vanités  de  la  gloire 
militaire,  et  lui  montrer  qu'on  n'est  jamais 
plus  heureux  que  par  la  paix,  la  liberté  et 
le  travail ,  eh  bien ,  alors  je  reprendrai  la 
suite  de  ces  évéuements,  et  je  vous  raconterai 
Waterloo  1 


FIN    PU   CONSCRIT    DE   1813. 


Madame  Thérèse,  ou  Us  Volontaires  de  Oî,  est  l'his- 
toire d'une  vivandière  de  l'armée  de  la  Moselle,  lais- 
sée pour  morte  sur  le  champ  de  bataille  d'Anstatt, 
recueillie  et  sauvée  par  un  orave  docteur  allemand. 
Ce  livre  ressuscite  des  temps  glorieux:  — il  nous  fait 
assister  àla  lutte  de  trente  mille  volontaires  de  Hoche, 
contre  les  quatre-vingt  mille  soldats  de  Brunswick  et 
de  Wurmser  ; —  un  souffle  patriotique  l'anime  d'un 
bout  à  l'autre.  On  croirait,  en  le  lisant,  vivre  au  milieu 
de  ces  hommes  intrépides,  de  ces  immortels  volontai- 
res en  guenilles,  qui  fondèrent  pour  tous  l'égalitédes 
droits,  et  sauvèrent  la  France  de  l'invasion.  Madame 
Thérèse  après  le  Conscrit,  c'est  la  guerre  sainte  de  la 
liberté,  après  les  inutiles  batailles  de  la  conquête. 

L'Invasion,  qui  paraîtra  après  Madame  Thérèse  ou  Us 
Volontaires  de  92,  retrace  la  lutte  des  montagnards  vos- 
giens  contre  les  alliés.  Quatre  cent  cinquante  mille 
Allemands,  Suédois  et  Russes  ont  franchi  le  Rhin.  Les 
débris  de  notre  armée,  décimés  par  le  typhus  et 
réduits  h  des  cadres,  battent  en  retraite  sur  toute  la 
ligne.  Ils  se  retirent  en  Lorraine,  abandonnant  les 
défilés  des  Vosges,  qu'il  était  pourtant  si  facile  de 
défendre.  L'ennemi  est  au  pied  des  montagnes.  Il  va 
donc  franchir,  sans  brûler  une  cartouche,  ces  Thermo- 
pyles  françaises.  Mais  non!  Ala  voix  du  sabotier  HuUin, 
un  ancien  volontaire  de  92,  —  tous  les  montagnards 
se  lèvent  :  schlitteurs,  flotteurs,  bûcherons,  ségars, 
contrebandiers,  tout  le  monde  accourt.  —  Quelle 
bataille  furieuse  dans  les  gorges  bleuâtres,  ou  grouil- 
lent comme  des  fourmilières,  les  vestes  blanches  des 
Autrichiens  I  Pendant  quatre  jours,  cette  poignée  de 
braves  gens  arrêta  les  soixante  mille  hommes  de 
Schwarizenbourg. — Malheureusement,  la  trahison  se 
met  de  la  partie. . . .  l'héroïsme  succombe  sous  le  nom- 
bre, et  les  régiments  croates  débouchent  en  Lorraine. 


Watcrlo o,qm  se  relie  au  Consent  de  1813,  est  l'his- 
toire finale,  le  dernier  acte  du  grand  drame  militaire  de 
l'Empire.  Joseph  Bertha,  rentré  dans  ses  foye  rs  après 
le  désastre  du  Leipzig,  a  épousé  Catherine.  On  respire 
avec  bonheur  après  les  guerres  épouvantables.  Ou 
jouit  de  la,  tranquillité,  de  la  paix.  On  serait  heureux, 
sans  les  foliesde  la  réaction  légitimiste,  qui  veuttout 
rétablir  comme  avant  1789.  Tout  à  coup  l'Empereur 
débarque  à  Cannes.  Il  est  à  Grenoble,  il  est  à  Lyon,  il 
esta  Paris;  adieu,  la  paix,  le  commerce,  la  tranquillité, 
la  douce  vie  de  famille.  Il  faut  reprendre  le  sac  et 
partir  pour  Waterloo.  La  première  partie  de  ce  livre 
est  d'une  exactitude,  d'une  vérité  historique  incroya- 
ble. C'est  un  tableau  complet  de  la  restauration 
de  1814.  La  seconde  partie  est  exclusivement  mili- 
taire :  les  marches  et  contre-marches  pour  dérouter 
l'ennemi,  l'entrée  en  campagne,  la  défection  de  Bour- 
mont,  l'étonnement  et  la  joie  des  Belges  à  la  vue  des 
troupes  françaises,  la  bataille  de  Ligny  contre  les 
Prussiens,  où  l'on  charge  en  criant  : — Pas  de  quartier! 
—  l'orage  de  la  nuit,  le  manque  de  vivres,  le  relève- 
ment des  blessés  et  des  morts  qui  s'éleva  jusqu'à  trois 
et  quatre  pieds  dans  les  rues  du  village,  —  la  marche 
sous  la  pluie  battante,  — la  nuit  passée  dans  les  blés, 
en  arrière  du  montSaint-Jean,  au  milieu  des  terres  où 
l'on  enfonce  jusnu'aux  genoux,  sans  allumer  de  feux, 
de  crainte  de  faire  décamper  les  Anglais;  puis  le  len- 
demain la  grande,  la  terrible  bataille  de  Waterloo  et  la 
déroute,  la  poursuite  des  Prussiens  qui  sabrent  les 
blessés,  le  pillage  des  fourgons  de  vivres,  la  défense 
de  Paris,  la  retraite  sur  la  Loire,  la  désertion,  le  retour 
de  Louis  XVUl  et  les  vengeances;  ....  tout  passe 
devant  les  yeux  du  lecteur  comme  un  rêve  terrible. 

Waterloo,  c'est  la  bataille  du  désespoir. 


lO.mT.MEs.  ROMANS   NATIONAUX    ILLUSTRÉS   PAR   RIOU.  lO  centime?. 


y.  SUITE  ^•—^^ 


^ 


DU   CONSCRIT   DE   1813 

PAR 

ERCKMANN-CHATRIAN 


O 


La  paix  revenait.   J'age  3.) 


Je  n'ai  jamais  rien  vu  d'aussi  joyeux  que  le 
retour  de  Louis  XVIII,  en  1814.  C'était  au  prin- 
temps, qiumd  les  haies,  les  jardins  et  les  vergers 
redeurissent.  On  avait  eu  tant  de  misères  depuis 
des  années,  on  avait  craint  tant  de  fois  d'être 
pris  par  la  conscription  et  de  ne  plus  revenir, 
on  était  si  las  de  toutes  ces  batailles,  de  toute 


cette  gloire,  de  tous  ces  canons  enlevés,  de  tous 
ces  Te  Deum,  qu'on  ne  pensait  plus  qu'à  vivre 
en  paix,  à  jouir  du  repos,  à  tâcher  d'acquérir 
un  peu  d'aisance  et  d'élever  honnêtement  sa 
famille  par  le  travail  et  la  bonne  conduite. 

Oui,  tout  le  monde  était  content,  e.xcepté  les 
vieux  soldats  et  les  maîtres  d'armes.  Je  me  rap- 


37 


37 


ROMANS    NATIONAUX. 


pelle  que,  le  3  mai ,  quand  l'ordre  arriva  de 
monter  le  drapeau  blanc  sur  l'église,  toute  la 
ville  en  tremblait ,  à  cause  des  soldats  de  la 
garnison,  et  qu'il  fallut  donner  six  louis  à  Ni- 
colas Passauf ,  le  couvreur,  pour  accomplir  cette 
action  courageuse.  On  le  voyait  de  toutes  les 
rues  avec  son  drapeau  de  soie  blanche,  la  fleur 
de  lis  au  bout,  et  de  toutes  les  fenêtres  des 
deux  casernes  les  canonniers  de  marine  tiraient 
sur  lui.  ^Passauf  planta  le  drapeau  tout  de 
même,  et  descendit  ensuite  se  cacher  dans  la 
grange  des  Tr ois-Maisons,  pendant  que  les  ma- 
rins le  cherchaient  en  ville  pour  le  massacrer. 

C'est  ainsi  que  ces  gens  se  conduisaient.  Mais 
les  ouvriers,  les  paysans  et  les  bourgeois  en 
masse  criaient  :  «  Vive  la  paix  !  A  bas  la  cons- 
cription et  les  droits  réunis!  »  parce  que  tout 
le  monde  était  las  de  vivre  comme  l'oiseau  sur 
la  branche,  et  de  se  faire  casser  les  os  pour  des 
choses  qui  ne  nous  regardaient  pas. 

On  pense  bien  qu'au  milieu  de  cette  grande 
joie,  le  plus  heureux  c'était  moi  ;  les  autres 
n'avaient  pas  eu  le  bonheur  de  réchapper  des 
terribles  batailles  de  Weissenfelz ,  de  Lutzen, 
de  Leipzig,  et  du  typhus  ;  moi,  je  connaissais 
la  gloire,  et  cela  me  donnait  encore  plus  l'a- 
mour de  la  paix  et  l'horreur  de  la  conscription. 

J'étais  revenu  chez  le  père  Goulden,  et  toute 
ma  vie  je  me  rappellerai  la  manière  dont  il 
m'avait  reçu ,  toute  ma  vie  je  l'entendrai  crier 
en  me  tendant  les  bras  :  «  C'est  toi,  Joseph  1... 
Ah!  mon  cher  enfant,  je  te  croyais  perdu!  » 
Nous  pleurions  en  nous  embrassant.  Et  depuis 
nous  vivions  ensemble  comme  deux  véritables 
amis  ;  il  ma  faisait  raconter  mille  et  mille  fois 
nos  batailles,  et  m'appelait  en  riant:  le  vieux 
soldat. 

Ensuite,  c'est  lui  qui  me  racontait  le  blocus 
de  Phalsbourg  ;  comment  les  ennemis  étaient 
arrivés  devant  la  ville  en  janvier,  comment  les 
anciens  de  la  RépubUque ,  restés  seuls  avec 
quelques  centaines  de  canonniers  de  marine, 
s'étaient  dépêchés  de  monter  nos  canons  sur 
les  remparts;  comment  il  avait  fallu  manger 
du  cheval  à  cause  de  la  disette,  et  casser  les 
fourneaux  des  bourgeois  pour  faire  de  la  mi- 
traille. Le  père  Goulden ,  malgré  ses  soixante 
ans ,  avait  été  pointeur  sur  le  bastion  de  la 
poudrière,  du  côté  de  Bichelberg,  et  je  me  le 
figurais  toujours  avec  son  bonnet  de  soie  noire 
et  ses  besicles,  en  train  de  pointer  une  grande 
pièce  de  vingt-quatre;  cela  nous  faisait  rire 
tous  les  deux  et  nous  aidait  à  passer  le  temps. 

Nous  avions  repris  toutes  nos  vieilles  habi- 
tudes ;  c'est  moi  qui  dressais  la  table  et  qui 
iaisai?  le  pot-au-feu.  J'étais  aussi  rentré  dans 
ma  petite  chambre,  et  je  rêvais  à  Catherine 
lour  et  nuit.  Seulement,  au  lieu  d'avoir  peur 


de  la  conscription,  comme  en  1813,  alors  c'était 
autre  chose.  Les  hommes  ne  sont  jamais  tout 
à  fait  heureux  ;  il  faut  toujours  des  misères  qui 
les  tracassent  ;  combien  de  fois  n'ai-je  pas  vu 
cela  3ans  ma  vie!  Enfin,  voici  ce  qui  me  don- 
nait du  chagrin  : 

Vous  saurez  que  je  devais  me  marier  avec 
Catherine;  nous  étions  d'accord,  et  la  tante 
Grédel  ne  demandait  pas  piieux.  Malheureuse- 
ment ,  on  avait  bien  licencié  les  conscrits  de 
1815,  mais  ceux  de  1813  restaient  toujours  sol- 
dats. Ce  n'était  plus  aussi  dangereux  d'être  sol- 
dat que  sous  l'Empire.  Beaucoup  d'entre  ceux 
qui  s'étaient  retirés  dans  leur  village  vivaient 
tranquillement  sans  voir  arriver  les  gendarmes; 
mais  cela  n'empêchait  pas  que,  pour  me  ma- 
rier, il  fallait  une  permission.  Le  nouveau 
maire,  M.  Jourdan,  n'aurait  jamais  voulu  m'ins- 
crire  sur  les  registres,  sans  avoir  cette  permis- 
sion, et  voilà  ce  qui  me.  troublait. 

Tout  de  suite  à  l'ouverture  des  portes,  le 
père  Goulden  avait  écrit  au  ministre  de  la 
guerre,  qui  s'appelait  Dupont,  que  je  me  trou- 
vais à  Phalsbourg,  encore  un  peu  malade,  et 
que  je  boitais,  depuis  ma  naissance,  comme  un 
malheureux,  mais  qu'on  m'avait  pris  tout  de 
même  dans  la  presse;  —  que  j'étais  un  mau- 
vais soldat,  qui  ferait  un  très-bon  père  de  fa- 
mille, et  que  ce  serait  un  véritable  meurtre  de 
m'empêcher  de  me  marier,  parce  qu'on  n'avait 
jamais  vu  d'homme  plus  mal  bâti  ni  plus  criblé 
de  défauts  ;  qu'il  faudrait  me  mettre  dans  un 
hôpital,  etc.,  etc. 

C'était  une  très-belle  lettre  et  qui  disait  aussi 
la  vérité.  Rien  que  l'idée  de  repartir  m'aurait 
rendu  malade. 

Enfin,  de  jour  en  jour,  nous  attendions  la 
réponse  du  ministre,  la  tante  Grédel,  le  père 
Goulden,  Catherine  et  moi.  J'avais  une  impa- 
tience qu'on  ne  peut  pas  se  figurer;  quand  le 
facteur  Brainstein,  le  fils  du  sonneur  de  cloches, 
passait  dans  la  rue,  je  l'entendais  venir  d'une 
demi-lieue;  cela  me  troublait,  je  ne  pouvais 
plus  rien  faire  et  je  me  penchais  à  la  fenêtre. 
Je  le  regardais  entrer  dans  toutes  les  maisons, 
et  quand  il  s'arrêtait  un  peu  trop,  je  m'écriais 
en  moi-même  :  «  Qu'est-ce  qu'il  a  donc  à  ba- 
varder si  longtemps  ?  Est-ce  qu'il  ne  pourrait 
pas  donner  sa  lettre  tout  de  suite  et  ressortir? 
C'est  une  véritable  commère,  ce  fils  Brainstein  !  • 
Je  le  prenais  en  grippe,  quelquefois  même  je 
descendais  et  je  courais  à  sa  rencontre  en  lui 
disant  : 

«  Vous  n'avez  rien  pour  moi  ? 

— Non,  rnonsieur  Joseph,  non,  je  n'ai  rien,» 
disait-il  en  regardant  ses  lettres. 

Alors  je  revenais  bien  triste  ,  et  le  père 
Goulden,  qui  m'avait  vu,  criait: 


WATERLOO. 


«  Enfant  !  enfant  I  voyons ,  un  peu  de  pa- 
tience, que  diable  I  cela  viendra....  cela  vien- 
dra... nous  ne  sommes  plus  en  temps  de  guerre. 

— Mais  il  aurait  déjà  pu  répondre  dix  fois, 
monsieur  Goulden. 

— Est-ce  que  tu  crois  qu'il  n'a  d'affaire  que 
la  tienne  ?  Il  lui  arrive  des  centaines  de  lettres 
pareilles  tous  les  jours  ;  chacun  reçoit  la  ré- 
ponse à  son  tour,  Joseph.  Et  puis ,  tout  est 
bouleversé  maintenant  de  fond  en  comble.  Al- 
lons ,  allons ,  nous  ne  sommes  pas  seuls  au 
monde  ;  beaucoup  d'autres  braves  garçons,  qui 
veulent  se  marier,  attendent  leur  permission.» 

Je  trouvais  ses  raisons  bien  bonnes,  mais  je 
m'écriais  en  moi-même  :  «  Ah  !  si  ce  ministre 
savait  le  plaisir  qu'il  peut  nous  faire  en  écri- 
vant deux  mots,  je  suis  sûr  qu'il  écrirait  tout 
de  suite.  Comme  nous  le  bénirions,  Catherine 
et  moi,  et  la  tante  Grédel  et  tout  le  monde  !  » 
Enfin,  il  fallait  toujours  attendre. 

Les  «dimanches ,  on  pense  bien  aussi  que 
j'avais  repris  mon  habitude  d'aller  auxQuatre- 
Vents,  et  ces  jours-là  je  m'éveillais  de  grand 
matin.  Je  ne  sais  quoi  me  réveillait.  Dans  les 
premiers  temps,  je  croyais  encore  être  soldat; 
cela  me  donnait  froid.  Ensuite  j'ouvrais  les 
yeux,  je  regardais  le  plafond  et  je  pensais:  «  Tu 
es  chez  le  père  Goulden,  à  Phalsbourg,  dans  ta 
petite  chambre.  C'est  aujourd'hui  dimanche  et 
tu  vas  chez  Catherine  !  »  Cette  idée  me  réveil- 
lait tout  à»  fait  ;  je  voyais  Catherine  d'avance, 
avec  ses  bonnes  joues  roses  et  ses  yeux  bleus. 
J'aurais  voulu  me  lever  tout  de  suite,  m'ha- 
biller  et  partir  ;  mais  l'horloge  sonnait  quatre 
heures ,  les  portes  de  la  ville  étaient  encore 
fermées. 

Il  fallait  rester;  ce  retard  m'ennuyait  beau- 
N;oup.  Ppur  prendre  patience,  je  recommençais 
depuis  le  commencement  toutes  nos  amours  ; 
je  me  figurais  les  premiers  temps  :  la  peur  de 
la  coifscription ,  le  mauvais  numéro ,  le  Bon 
pour  le  service  !  du  vieux  gendarme  Werner  à 
la  mairie  ;  le  départ ,  la  route,  Mayence,  la 
grande  rue  de  Capougnerstrasse  ,  la  bonne 
femme  qui  m'avait  fait  un  bain  de  pieds  ;  plus 
loin,  Francfort,  Erfurt,  où  j'avais  reçu  la  pre- 
mière lettre,  deux  jours  avant  la  bataille  ;  les 
Russes,  les  Prussiens,  enfin  tout...  Et  je  pleu- 
rais en  moi-même.  —  Mon  idée  de  Catherine 
revenait  toujours.  Cinq  heures  sonnaient,  alors 
je  sautais  du  lit,  je  me  lavais,  je  me  faisais  la 
barbe,  je  m'habillais,  et  le  père  Goulden,  en- 
core sous  ses  grands  rideaux,  le  nez  en  l'air, 
me  disait  : 

«  Hé!  je  t'entends,  je  t'entends.  Depuis  une 
demi-heure,  tu  te  tournes,  tu  te  retournes* 
Hél  hé!  hé!  c'est  dimanche  aujourd''hui!  » 
Cela  le  faisait  rire,  et  moi  je  riais  aussi  en  le 


saluant   et   descendant  l'escalier   d'un   trait. 

Bien  peu  de  gens  étaient  déjà  dans  la  rue  ; 
Iç  boucher  Sépel  me  criait  chaque  fois  : 

«  Hé  !  Joseph ,  arrive  donc,  il  faut  que  je  te 
raconte  quelque  chose.  » 

Mais  je  ne  tournais  seulement  pas  la  tête,  et 
deux  minutes  après  j'étais  déjà  sur  la  grande 
route  des  Quatre-Vents ,  hors  de  ravancée  et 
des  glacis.  Ah!  le  bon  temps,  la  belle  année  ; 
comme  tout  verdissait  et  fleurissait,  et  comme 
les  gens  se  dépêchaient  de  rattraper  le  temps 
perdu,  de  planter  leurs  choux  hâtifs,  leurs  pe- 
tites raves,  de  remuer  la  terre  piétinée  par  la 
cavalerie  ;  comme  on  reprenaitcourage,  comme 
on  espérait  de  la  bonté  de  Dieu,  le  soleil  et  la 
pluie  dont  on  avait  si  grand  besoin  I 

Toute  le  long  de  la  route,  dans  les  petits 
jardins  ,  les  femmes ,  les  vieillards ,  tout  le 
monde  bêchait ,  travaillait ,  tout  courait  avec 
les  arrosoirs. 

«  Hé!  père  Thiébeau,  criais-je,  hél  la  mère 
Furst,  du  courage,  du  courage  ! 

— Oui,  oui,  monsieur  Joseph,  vous  avez  bien 
raison,  il  en  faut;  ce  blocus  a  tout  retardé, 
nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre.  » 

Et  les  brouettes ,  les  chariots  de  briques,  de 
tuiles,  de  planches,  de  poutres,  de  madriers, 
conr.'Me  tout  cela  roulait  de  bonne  heure  vers 
Hviho,  pour  rebâtir  les  maisons  et  relever  les 
îbils  enfoncés  par  les  obus  !  Comme  les  fouets 
claquaient  (.^t  comme  les  marteaux  retentis- 
saient au  loin  dans  la  campagne!  De  tous  les 
côtés  on  voyait  les  charpentiers  et  les  maçons 
.autour  des  glojietles.  Le  père  Ulrich  et  ses  trois 
garçons  étaient  déjà  sur  le  toit  du  Panier'Fleuri, 
rasé  par  les  boulets  de  la  ville,  en  train  d'af- 
fermir la  charpente  neuve  ;  on  les  entendait 
siffler  et  frapper  en  cadence.  Ah!  oui,  c'était 
un  temps  d'activité  ;  la  paix  revenait  !  Ce  n'est 
pas  alors  qu'on  redemandait  la  guerre,  non , 
non  !  chacun  savait  ce  que  vaut  la  tranquillité 
chez  soi;  chacun  ne  demandait  qu'à  réparer 
autant  que  possible  toutes  ces  misères;  on  sa- 
vait qu'un  coup  de  scie  ou  de  rabot  vaut  mieux 
qu'un  coup  de  canon  ;  on  savait  ce  qu'il  en 
coûte  de  fatigues  et  de  larmes,  pouK  relever  en 
dix  ans  ce  que  les  bombes  renversent  en  deux 
minutes. 

Et  comme  je  courais  joyeux  alors!  Plus  de 
marches,  plus  de  contre-marches  ;  je  savais 
bien  où  j'allais,  sans  en  avoir  reçu  la  consigne 
du  sergent  Pinto.  Et  ces  alouettes  qui  s'éle- 
vaient et  montaient  au  ciel  en  tremblotant, 
comme  elles  chantaient  bien,  et  les  cailles,  les 
linottes!  Dieu  du  ciel,  on  n'est  jeune  qu'une 
fois!  Et  la  bonne  fraîcheur  du  malin,  la  bonne 
odeur  des  églantiers  le  long  des  haies;  et  la 
pointe  du  vieux  tcàl  des  Quatre-Vents,  la  petite 


4 


ROMANS  NATIONAUX. 


cheminée  qui  fume.  •  C'est  Catherine  qui  fait 
du  feu  là-bas,  elle  prépare  notre  café...  »  Ah  1 
comme  je  courais!  Enfin  me  voilà  près  du  vil- 
lage, je  marche  un  peu  plus  doucement  pour 
reprendre  haleine,  en  regardant  nos  petites 
fenêtres  et  riaiit  d'avance.  La  porte  s'ouvre,  et 
la  mèi-e  Grédel,  encore  en  jupon  de  laine,  un 
grand  balai  à  la  main,  se  retourne  ;  je  l'entends 
qui  crie  :  «  Le  voilà!.-,  le  voilà!...  »  Presque 
aussitôt  Catherine,  toujours  de  plus  belle  en 
plus  belle ,  avec  sa  petite  ÇOTnetle  bleue ,  ac- 
court :  «  Ah!  c'est  bon...  c'est  bon...  je  l'atten- 
dais 1  »  Gomme  elle  est  heureuse  I  et  comme  je 
l'embrasse  !  Ah  !  vive  la  jeunesse!  Tout  cela, 
je  le  vois.  J'entre  dans  la  vieille  chambre  avec 
Catherine;  et  la  taule  Grédel,  en  levant  son 
balai  d'un  air  d'enthousiasme,  crie  : 

•  Plus  de  conscription...  c'est  fini!  » 

Nous  rions  de  bon  cœur,  on  me  fait  asseoir; 
et,  pendant  que  Catherine  me  regarde,  la  tante 
recommence  : 

«  Eh  bien  !  ce  gueux  de  ministre  n'a  pas  en- 
core écrit?  il  n'écrira  donc  jamais?  Est-ce  qu'il 
nous  prend  pour  des  bêtes?  L'autre  se  remuait 
trop,  et  celui-ci  ne  se  remue  pas  assez!  C'est 
pourtant  bien  ennuyeux,  qu'il  faille  toujours 
être  commandé.  Tu  n'es  plus  soldat,  puisqu'on 
t'avait  laissé  pour  mort;  c'est  nous  qui  t'avons 
sauvé,  tu  ne  les  regardes  plus. 

— Sans  doute,  sans  doute,  vous  avez  raison, 
lante  Grédel,  lui  disais-je;  mais  nous  ne  pou- 
vons pourtant  pas  nous  marier  sans  aller  à  la 
mairie,  et  si  [nous  n'allons  pas  à  la  mairie,  le 
curé  n'osera  pas  nous  marier  à  l'église.  » 

La  tante  alors  devenait  grave  et  finissait  tou- 
jours par  dire  : 

«  Vois-tu,  Joseph,  ces  gens-là,  depuis  le  pre- 
mier jusqu'au  dernier,  ont  tout  arrangé  pour 
eux.  Qui  est-ce  qui  paye  les  gendarmes  et  lès 
juges?  qui  est-ce  qui  paye  les  curés?  qui  est- 
ce  qui  paye  tout  le  monde?  C'est  nous.  Eh  bien! 
ils  n'osent  pas  seulement  nous  marier.  C'est 
une  chose  abominable  !  Si  cela  continue,  nous 
irons  nous  marier  en  Suisse.  » 

Ces  paroles  nous  calmaient  un  peu,  et  nous 
passions  le  reste  de  la  journée  à  chanter  et  à 
rire  ! 


Il 


Au  milieu  de  cette  grande  impatience,  je 
voyais  tous  les  jours  des  choses  nouvelles,  qui 
me  reviennent  maintenant  comme  une  véri^ 
table  comédie  qu'on  joue  sur  la  foire  :  je  voyais 
les  maires,  les  adjoints,  les  conseillers  muni- 


cipaux des  villages,  les  marchands  de  grains 
et  de  bois  ,  les  gardes  forestiers  et  les  gardes 
champêtres,  tous  ces  gens  que  l'on  regardait 
depuis  dix  ans  comme  les  meilleurs  amis  de 
l'Empereur, — et  qui  même  étaient  très-sévères 
quand  on  disait  un  mot  contre  Sa  Majesté, — 
je  les  voyais,  soit  à  la  halle,  soit  au  marché, 
soit  ailleurs,  crier  contre  le  tyran,  contre  l'u- 
surpateur et  l'ogre  de  Corse.  On  aurait  dit  que 
Napoléon  leur  avait  fait  beaucoup  de  mal,  tau- 
dis qu'eux  et  leurs  familles  avaient  toujours  eu 
les  meilleures  places. 

J'ai  pensé  bien  souvent  depuis  que  c'est 
ainsi  qu'on  a  toujours  les  bonnes  jilaces  sous 
tous  les  gouvei'nemenls,  et  malgré  cela  j'aurais 
eu  honte  de  crier  contre  ceux  qui  ne  peuvent 
plus  vous  répondre  et  qu'on  a  flattés  mille 
fois;  j'aurais  mieux  aimé  rester  pauvre  en  tra- 
vaillant, que  de  devenir  riche  et  considéré  par 
ce  moyen.  Enfin  voilà  les  hommes  !      ^ 

Je  dois  reconnaître  aussi  que  notre  ancien 
maire  et  trois  ou  quatre  conseillers  ne  suivaient 
pas  cet  exemple;  M. Goulden  disait  qu'au  moins 
ceux-là  se  respectaient,  et  que  les  criards  n'a- 
vaient pas  d'honneur. 

Je  me  rappelle  même  qu'un  jour  le  maire 
de  lîacmatl  étant  venu  faire  raccommoder  sa 
montre  chez  nous,  se  mit  "tellement  à  parler 
contre  l'Enpereur,  que  le  père  Goulden,  se  le- 
vant tout  à  coup,  lui  dit  : 

•  Tenez,  monsieur  Michel,  voici  votre  mon- 
tre, je  ne  veux  pas  travailler  pour  vous.  Com- 
ment... comment  !  vous  qui  disiez  encoie  l'an- 
née dernière  «  Le  grand  homme  !  »  à  tout  bout 
de  chemin,  et  qui  ne  pouviez  jamais  apjieler 
Bonaparte,  Empereur;  tout  court,  mais  qui  di- 
siez «  l'Empereur  et  Roi,  protecteur  de  la  Con- 
lédération  helvétique,  »  comme  si  vous  aviez 
eu  la  bouche  pleine  de  bouiUie,  vous  criez 
maintenant  que  c'est  un  ogre,  et  vous  appelez 
Louis  XVIII,  Louis  le  Bien-Aimé?  Allez...  vous 
devriez  rougir  1  Vous  prenez  donc  les  gens 
pour  des  bêtes,  vous  croyez  qu'ils  n'ont  pas  de 
mémoire?  • 

Alors  l'autre  répondit  : 

«  On  voit  bien  que  vous  êtes  un  vieux  jacobin. 

— Ce  que  je  suis  ne  regarde  personne,  fit  le 
père  Goulden;  mais,  dans  tous  les  cas,  je  ne 
suis  pas  un  flagorneu£.  » 

Il  était  tout  pâle  et  finit  par  crier  : 

«  Allez,  monsieur  Michel,  allez...  les  gueux 

sont  des  gueux  sous  tons  les  gouvernements.  • 

•Ce  jour-là  son  indignation  était  si  grande, 

qu'il  ne  pouvait  presque  pas  travailler,  et  qu'il 

se  levait  à  chaque  minute  en  criant  : 

«  Joseph,  si  j'avais  eu  du  goût  pour  les  Bou i- 
bons,  ce  tas  de  gueux  m'en  auraient  déjà  dé- 
goûté. Ce  sont  des  individus  de  cette  espèce 


WATERLOO. 


qui  perdent  tout,  car  ils  approuvent  tout,  ils 
trouvent  tout  beau,  tout  magnifique,  ils  ne 
voient  de  défaut  en  rien;  ils  lèvent  les  mains 
au  ciel  avec  des  cris  d'admiration  quand  le  roi 
tousse  ;  enfin  ils  veulent  avoir  leur  part  du  gâ- 
teau. Et  quand,  à  force  de  les  entendre  s'exta- 
sier, les  rois  et  les  empereurs  finissent  par  se 
croire  des  dieux,  et  qu'il  arrive  des  révolutions, 
alors  des  gueux  pareils  les  abandonnent,  el 
recommencent  la  même  comédie  sous  les  au- 
tres. De  cette  façon,  ils  restent  toujours  en 
haut,  et  les  honnêtes  gens  sont  toujours  dans 
la  misère  !   • 

Cela  se  passait  au  commencement  du  mois 
de  mai,  dans  le  temps  où  l'on  affichait  à  la 
mairie  que  le  roi  venait  de  faire  son  entrée  so- 
lennelle à  Paris,  au  milieu  des  maréchaux  de 
l'Empire,  «  que  la  plus  grande  partie  de  la  po- 
pulation s'était  précipitée  à  sa  rencontre,  que 
les  vieillards,  les  femmes  et  les  petits  enfants 
avaient  grimpé  sur  les  balcons  pour  jouir  de  sa 
vue,  et  qu'il  était  entré  d'abord  dans  l'église 
Notre-Dame,  rendre  grâces  au  Seigneur,  et  seu- 
lement ensuite  dans  son  palais  des  Tuileries.  » 

On  affichait  aussi  que  le  sénat  avait  eu  l'hon- 
neur de  lui  faire  un  discours  magnifique,  disant 
qu'il  ne  fallait  pas  s'effrayer  de  tous  nos  désor- 
dres, qu'il  fallait  prendre  courage,  et  que  les 
sénateurs  l'aideraient  à  sortir  d'embarras. 
Chacun  approuvait  ce  discours. 

Mais  peu  de  temps  après  nous  devions  jouir 
d'un  nouveau  spectacle,  nous  devions  voir  re- 
venir les  émigrés  du  fond  de  l'Allemagne  et  de 
la  Russie.  Ils  arrivaient  les  uns  en  gatache,  les 
autres  en  simples  paniers  à  salade,  qui  sont  des 
espèces  de  chariots  en  osier,  à  deux  et  quatre 
roues.  Les  dames  avaient  des  robes  à  grands 
ramages  ,  et  les  hommes  portaient  presque 
tous  le  vieil  habit  à  la  française,  avec  la  petite 
.culotte,  et  le  grand  gilet  pendant  jusque  sur 
les  cuisses,  comme  on  les  représente  dans  les 
images  du  temps  de  la  République. 

Tous  ces  gens  semblaient  fiers  et  joyeux; 
ils  étaient  contents  de  revenir  dans  leur  pays. 

Malgré  les  vieilles  haridelles  qui  les  traî- 
naient, malgré  leurs  misérables  voitures  rem- 
plies de  paille,  et  les  paysans  qu'ils  faisaient 
monter  devant  en  guise  de  postillons,  malgré 
tout,  cela  m'attendrissait;  je  me  rappelais  la 
joie  que  j'avais  eue,  cinq  mois  avant,  de  revoir 
la  France,  et  je  me  disais  :  «  Pauvres  gens, 
vont-ils  pleurer  en  revoyant  Paris,  vont-ils 
être  heureux  !  » 

Comme  ils  s'arrêtaient  au  Bœu/'-Tîoujie,  l'hôtel 
des  anciens  ambassadeurs,  des  maréchaux,  des 
princes,  des  ducs  et  de  tous  ces  richards  qui 
ne  venaient  plus,  on  les  voyait  dans  les  cham- 
bres en  train  de  se  peigner,  de  s'habiller,  de 


se  faire  la  barbe  eux-mêmes.  Sur  les  midi,  tous 
descendaient, criant,  appelant:  «Jean!  Claude! 
Germain!  »  avecimpalience,  ordonnant  comme 
des  personnages,  et  s'asseyant  autour  des  gran- 
des tables,  leurs  vieux  domestiques  tout  râpés 
debout  derrrière  eux,  la  serviette  sur  le  bras. 
Etcesgens,avecleurs  habits  del'ancien  régime, 
leur  air  joyeux  et  leurs  belles  manières,  fai- 
saient toutde  même  bonne  figure;  on  se  disait: 
«  Voilà  des  Français  qui  reviennent  de  loin  ;  ils 
ont  eu  tort  de  partir  et  d'exciter  l'Europe  con- 
tre nous;  mais  à  tout  péché  miséricorde;  qu'ils 
soient  heureux,  qu'ils  se  portent  bien,  c'est 
tout  le  mal  qu'on  leur  souhaite.  » 

Quelques-uns  de  ces  émigrés  arrivaient  en 
voiture  de  poste;  alors  notre  nouveau  maire, 
M.  Jourdan,  chevalier  de  Saint-Louis,  M.  le 
curé  Loth ,  et  le  nouveau  commandant  de  place, 
M.  Robert  de  la  Faisanderie,  en  grand  uniforme 
brodé,  les  attendaient  devant  la  grille  ;  quand 
les  coups  de  fouet  retentissaient  dans  les  rem- 
parts, ils  s'avançaient  la  figure  riante,  comme 
lorsqu'il  vous  arrive  un  grand  bonheur;  et  dès 
que  la  voiture  s'arrêtait ,  le  commandant  cou- 
rait ouvrir,  en  poussant  des  cris  d'enthoy- 
siasme.  Quelquefois  aussi ,  par  respect,  ils  ne 
bougeaient  pas,  et  j'ai  vu  que  ces  gens  se  sa- 
luaient lentement,  gravement,  une  fois,  deux 
fois,  trois  fois,  en  s' approchant  toujours  un  peu 
plus. 

Le  père  Goulden,  derrière  nos  vitres,  disait 
en  souriant  : 

•  Vois-tu,  Joseph,  c'est  le  grand  genre,  le 
genre  noble  de  l'ancien  régime.  Rien  que  de 
regarder  à  notre  fenêtre,  nous  pouvons  appren- 
dre les  belles  manières,  pour  nous  en  servir 
quand  nous  serons  ducs  ou  princes.  • 

D'autres  fois,  il  disait: 

«  Ces  vieux-là,  Joseph,  ont  fait  le  coup  de  feu 
contre  nous  aux  lignes  de  Wissembourg; 
c'étaient  de  bons  cavaliers,  ils  se  battaient 
bien,  comme  tous  les  Français  se  battent  :  — 
nous  les  avons  dénichés  tout  de  même  !  » 

Il  clignait  des  yeux  et  se  reme^ttait  à  l'ou- 
vrage tout  joyeux. 

Mais  le  bruit  s'étant  répandu,  par  les  ser- 
vantes et  les  domestiques  du  Bœuf-Rouge,  que 
ces  gens  ne  se  gênaient  pas  de  dire  entre  eux 
«  qu'ils  nous  avaient  enfin  vaincus  ;  qu'ils 
étaient  nos  maîtres;  que  le  roi  Louis  XVIII  avait 
toujours  régné  depuis  Louis  XVII,  le  fils  de 
Louis  XVI  ;  que  nous  étions  des  rebelles,  et 
qu'ils  venaient  nous  remettre  à  l'ordre!  »  le  père 
Goulden  me  dit  d'un  air  de  mauvaise  humeur  : 

«  Cela  va  mal,  Joseph!  Sais-tu  ce  que  ces 
gens  vont  faire  à  Paris?  Ils  vont  redemander 
leurs  étangs,  leurs  forêts,  leurs  parcs,  leurs 
châteaux,    leurs   pensions,    sans  parler    des 


ROMANS    NATIONAUX. 


bonnes  places,  des  grandeurs  et  des  respects 
do  toute  sorte.  Tu  trouves  leurs  robes  et  leurs 
perruques  bien  vieilles,  eh  bien,  leurs  idées 
sont  encore  plus  vieilles  que  leurs  robes  et 
leurs  perruques  !  Ces  gens-là  sont  plus  dange- 
reux pour  nous  que  les  Russes  et  les  Atitri- 
cliiens,  car  les  Russes  et  les  Autrichiens  vont 
partir,  et  ceux-ci  resteront.  Ils  voudront  dé- 
truire ce  que  nous  avons  fait  depuis  vingt-cinq 
ans.  Tu  vois  comme  ils  sont  fiers!  Beaucoup 
d'entre  e.ux  ont  pourtant  vécu  dans  une  grande 
misère  de  l'autre  côté  du  Rhin  ;  mais  ils  croient 
qu'ils  sont  d'une  autre  race  que  nous,  d'une 
race  supérieure;  ils  croient  que  le  peuple  est 
toujours  prêt  à  se  laisser  tondre, comme  avant 
89.  —  On  dit  que  Louis  XVIII  a  du  bon  sens, 
tant  mieux  pour  luil  car  s'il  a  le  malheur 
d'écouter  ces  gens-là,  si  l'on  devine  seulement 
qu'il  est  capable  de  suivre  leurs  conseils,  tout 
est  perdu.  Ce  sera  la  guerre  contre  la  nation. 
Le  peuple  a  réfléchi  depuis  vingt-cinq  ans, 
il  connaît  ses  droits,  il  sait  qu'un  homme  en 
vaut  un  autre,  et  que  toutes  leurs  races  nobles 
sont  des  plaisanteries  :  chacun  veut  garder  son 
champ,  chacun  veut  avoir  l'égalité  des  droits, 
cfiacun  se  défendra  jusqu'à  la  mort.  » 

Voilà  ce  que  me  dit  le  père  Goulden;  et 
comme  la  permission  n'arrivait  pas,  je  pensai 
que  Je  ministre  n'avait  pas  le  temps  de  nous 
répondre,  avec  tous  ces  comtes,  ces  vicomtes, 
ces  ducs  et  ces  marquis  sur  le  dos,  qui  lui  re- 
demandaient leurs  bois,  leurs  étangs  et  leurs 
bonnes  places.  Je  m'indignais  et  m'écriais  : 
«  Quelle  misère ,  Seigneur  Dieu  !  lorsqu'un 
malheur  est  fini,  tout  de  suite  un  autre  recom- 
mence, et  ce  sont  toujours  les  gens, paisibles 
qui  souffrent  par  la  faute  des  autres.  Mon  Dieu  ! 
délivrez-nous  des  anciens  et  des  nouveaux 
nobles!  Comblez-les  de  vos  bénédictions,  mais 
qu'ils  nous  laissent  tranquilles.» 

Un  matin,  la  tante  Grédel  vint  nous  voir,  un 
vendredi,  jour  de  marché.  Elle  avait  son  panier 
sous  le  bras  et  paraissait  joyeuse.  Je  regardais 
déjà  du  côté  de  la  porte,  pensant  que  Catherine 
arrivait  derrière  elle,  et  je  dis  : 

«  Eh!  bonjour,  tante  Grédel;  Catherine  est 
bien  sûr  en  ville,  elle  va  venir? 

—  Non,  Joseph,  non,  elle  est  aux  Quatre- 
Vents,  répondit  la  tante;  nous  avons  de  l'ou- 
vfage  par-dessus  la  tête,  à  cause  des  semailles^» 

Comme  je  devenais  triste  et  que  même  cela 
me  lâchait  intérieurement,  parce  que  je  m'é- 
tais réjoui  d'avance,  la  tante  posa  son  panier 
sur  la  table,  et  dit  en  levant  la  serviette  : 

«  Tiens,  voici  quelque  chose  pour  toi,  Jo- 
seph, quelque  chose  de  Catherine.  » 

Je  vis  un  gros  bouquet  de  petites  roses  de 
mai,  des  violettes  et  trois  gros  lilas  autour, 


avec  leurs  feuilles  ;  cette  vue  me  fit  plaisir,  je 
me  mis  à  rire  en  disant  : 

«  Cela  sent  bon  !  » 

Et  le  père  Goulden,  qui  s'était  retourné,  riait 
aussi  : 

«  Tu  vois  qu'on  pense  toujours  à  toi,  Joseph,» 
disait-il. 

Nous  riions  tous  ensemble. 

Enfin  cela  m'avait  tout  à  fait  remis,  j'em- 
brassai la  tante  Grédel  : 

«  Vous  porterez  cela  de  ma  part  à  Cathe- 
rine, »  luidis-je. 

Et  tout  aussitôt  j'allai  mettre  le  bouquet  dans 
un  vase  au  bord  de  la  fenêtre,  près  de  mon  lit. 
Je  le  sentais,  en  me  figurant  que  Catherine 
était  sortie  de  grand  matih  cueillir  les  violettes 
et  les  petites  roses  à  la  fraîcheur,  qu'elle  les 
avait  arrangées  l'une  après  l'autre  dans  la 
rosée,  les  gros  lilas  par-dessus,  en  les  sentant 
aussi,  de  sorte  que  l'odeur  m'en  paraissait 
encore  meilleure,  et  que  je  ne  cessais  de  les 
regarder.  A  la  fin,  je  sortis  en  me  disant  : 

«  Tu  pourras  les  sentir  toute  la  nuit;  demain 
matin  tu  leur  metiras  de  l'eau  fraîche  ;  après- 
demain  ce  sera  dimanche,  alors  tu  verras  Ca- 
therine, et  tu  l'embrasseras  pour  la  remer- 
cier. » 

Je  rentrai  donc  dans  la  chambre,  où  la  tante 
Grédel  causait  avec  M.  Goulden  du  marché,  du 
prix  des  grains,  etc.,  tous  deux  de  bonne  hu- 
meur. La  tante  avait  mis  son  panier  à  terre  et 
me  dit  : 

•  Eh  bien  !  Joseph,  la  permission  n'est  pas 
encore  venue  ! 

—  Non...  pas  encore...  C'est  pourtant  ter- 
rible. 

—  Oui,  répondit-elle,  tous  ces  ministres  ne 
valent  pas  mieux  les  uns  que  les  autres;  il 
faut  qu'on  choisisse  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
mauvais,  de  plus  fainéant  pour  remplir  cette 
place!  » 

Ensuite  elle  ajouta  : 

«  Mais  sois  tranquille,  j'ai  maintenant  une 
idée  qui  va  tout  changer!  » 

Elle  riait,  ef  comme  le  père  Goulden  et  moi 
nous  écoutions  : 

«  Tout  à  l'heure,  reprit-elle,  pendant  que 
j'étais  à  la  halle,  le  sergent  de  ville  Harmantier 
a  publié  qu'on  allait  dire  une  grande  messe 
pour  le  repos  des  âmes  de  Louis  XVI,  dePiche- 
gru,  de  Moreau  et  d'un  autre. 

—  Oui,  de  Georges  Cadoudal,  fit  le  père 
Goulden  brusquement;  j'ai  lu  cela  hier  soir 
dans  la  gazette. 

—  Justement,  de  Cadoudal,  dit  la  tante.  Eh 
bien  I  vois-tu,  Joseph,  en  écoutant  les  publica- 
tions, j'ai  pensé  tout  de  suite  :  «  Cette  fois,  nous 
aurons  la  permission!...  On  va  faire  despro- 


WATERLOO. 


cessions,  des  expiations;  nous  irons  tous  en- 
semble, Joseph,  Catherine  et  moi;  nous  serons 
dans  les  premiers,  et  tout  le  monde  dira  :  «  Ceux- 
ci  sont  de  bons  royalistes,  des  gens  de  bien... 
M.  le  curé  l'apprendra; — maintenant  les  curés 
ont  le  bras  long,  comme  dans  le  temps  les  gé- 
néraux et  les  colonels;  —  nous  irons  le  voir... 
il  nous  recevra  bien...  il  nous  fera  même  une 
pétition  !  •  Et  je  vous  dis  que  cela  marchera, 
que  cela  ne  peut  pas  manquer  !  » 

En  nous  expliquant  ces  choses,  la  tante  Gré- 
del  parlait  bas,  elle  levait  la  main  et  paraissait 
bien  contente  de  sa  finesse. — Moi,  j'étais  aussi 
content  et  je  pensais  :  «  Elle  a  raison,  voilà  ce 
qu'il  faut  faire.  Cette  tante  Grédel  est  une 
femme  remplie  de  bon  sens.  »  Mais  ensuite,  re- 
gardant le  père  Goulden ,  je  vis  qu'il  était 
devenu  très-grave,  et  même  qu'il  s'était  re- 
tourné, comme  pour  regarder  dans  une  montre 
avec  la  loupe,  en  fronçant  ses  gros  sourcils 
blancs.  Je  voyais  d'abord  à  sa  figure  lorsqu'une 
chose  ne  lui  plaisait  pas,  et  je  dis  : 

«  Ecoutez,  tante  Grédel,  moi  je  crois  que  cela 
peut  aller;  mais  avant  de  ne  rien  faire,  je  vou- 
drais savoir  ce  que  M.  Goulden  en  pense.  » 

Alors  il  se  retourna  et  dit  : 

«  Chacun  est  libre,  Joseph,  chacun  doit  suivre 
sa  conscience.  Faire  un  service  en  expiation  de 
la  mort  de  Louis  XVI...  boni...  les  honnêtes 
gens  de  tous  les  partis  n'ont  rien  à  dire,  pourvu 
qu'on  soit  royaliste,  bien  entendu...  car  si  l'on 
s'agenouille  par  intérêt,  il  vaudrait  mieux  res- 
ter chez  soi.  Je  passe  donc  sur  Louis  XVL  Mais 
pour  Pichegru,  pour  Moreau,  pour  Gadoudal, 
c'est  autre  chose.  Pichegru  a  voulu  livrer  son 
armée  à  l'ennemi,  Moreau  s'est  battu  contre  la 
France,  et  Georges  Cadoudal  est  un  assassin; 
trois  espèces  d'hommes  ambitieux  qui  ne  de- 
mandaient qu'à  nous  assertir,  et  qui  tous  les 
trois  ont  mérité  leur"  sortrVoilà  ce  que  je 
pense. 

~Hé!  mon  Dieu!  s'écria  la  mère  Grédel, 
qu'est-ce  que  cela  nous  fait?  Nous  n'irons  pas 
là  pour  eux,  nous'irons  pour  avoir  la  permis- 
sion. Je  me  moque  bien  du  reste,  et  Joseph 
aussi.  N'est-ce  pas,  Joseph  ?  » 

J'étais  bien  embarrassé,  car  ce  que  venait  de 
dire  M.  Goulden  me  paraissait  juste.  Lui, 
voyant  cela,  dit  : 

«  Je  comprends  l'amour  des  jeunes  gens; 
mais  il  ne  faut  jamais,  mère  Grédel,  se  servir 
de  pareils  moyens  pour  entraîner  un  jeune 
homme  à  sacrifier  ce  qui  lui  parait  honnête.  Si 
Joseph  n'a  pas  les  mêmes  idées  que  moi  sur 
Pichegru,  Cadoudal  et  Moreau,  qu'il  aille  à  la 
procession,  c'est  très-bien  ;  jamais  il  ne  m'arri- 
vera  de  lui  faire  des  reproches  à  ce  sujet.  Mais, 
quant  à  moi,  je  n'irai  pas. 


—  Et  ni  moi  non  plus,  dis-je  alors;  je  pense 
comme  M.  Goulden.  » 

Je  vis  que  la  tante  Grédel  allait  se  fâcher,  elle 
devint  toute  rouge;  mais  elle  se  calma  presque 
aussitôt  et  dit  : 

«  Eh  bien  !  Catherine  et  moi  nous  irons,  parce 
que  nous  nous  moquons  de  toutes  ces  vieilles 
idées.  » 

Le  Ipère  Goulden  ne  put  s'empêcher.de  sou- 
rire en  voyant  sa  colère  : 

«  Oui,  dit-il,  tout  le  monde  est  libre  ;  faites 
ce  qu'il  vous  plaira  !  • 

La  tante  alors  reprit  son  panier  et  sortit,  et 
lui  riant,  me  fit  signe  de  la  reconduire.  ' 

Je  mis  ma  redingote  bien  vite  et  je  rattrapai 
la  tante  au  coin  de  la  rue. 

«  Ecoute,  Joseph,  me  dit-elle  en  remontant 
vers  la  place,  ce  père  Goulden  est  un  brave 
homme,  mais  c'est  un  vieux  fou.  Depuis  les 
premiers  temps  que  je  le  connais,  il  n'a  jamais 
été  content  de  rien.  11  n'ose  pas  le  dire,  mais 
son  idée  c'est  toujours  la  République...  il  ne 
pense  qu'à  sa  vieille  République,  où  tout  le 
monde  était  souverain  :  les  mendiants,  les 
chaudronniers,  les  savetiers,  les  juifs  et  les 
chrétiens.  Ça  n'a  pas  de  bon  sens.  Enfin  que 
veut-on  faire?  Si  ce  n'était  pas  un  si  brave 
homme,  je  ne  me  gênerais  pas  tant  avec  lui; 
mais  il  faut  penser  que  sans  lui  tu  n'aurais 
jamais  appris  un  bon  état,  qu'il  nous  a  fait 
beaucoup  de  bien,  et  que  nous  lui  devons  le 
respect.  Voilà  pourquoi  je  me  suis  dépêchée  de 
partir,  car  j'aurais  été  capable  de  me  fâcher. 

— Vous  avez  bien  fait,  lui  dis-je;  j'aime 
M.  Goulden  comme  un  père,  et  vous  comme  si 
vous  étiez  ma  propre  mère;  rien  ne  pourrait 
me  causer  plus  de  peine  que  de  vous  voir 
brouillés  ensemble. 

— Moi,  me  brouiller  avec  un  homme  pareil! 
répondit  la  tante  Grédel,  j'aimerais  mieux  sau- 
ter par  la  fenêtre...  Non,  non...  Mais  il  ne  faut 
pas  non  plus  écouter  tout  ce  qu'il  dit,  Joseph, 
car  je  soutiens,  moi,  que  cette  procession  est 
une  très-bonne  chose  pour  nous,  que  M.  le 
curé  nous  aura  la  permission,  et  voilà  le  prin- 
cipal. Catherine  et  moi  nous  irons  ;  loi,  puisque 
M.  Goulden  reste  à  la  maison,  tu  resteras  aussi. 
Mais  je  suis  sûre  que  les  trois  quarts  de  la  ville 
et  des  environs  viendront;  et  que  ce  soit  pour 
Moreau,  pour  Pichegru,  pour  Cadoudal  ou 
n'importe  qui,  ce  sera  très-beau,  tu  verras. 

— Je  vous  crois,  lui  dis-je.  » 

Nous  étions  arrivés  à  la  porte  d'Allemagne; 
j'embrassai  de  nouveau  la  tante,  et  je  revins 
tout  joyeux. 


ROMANS    NATIONAUX.- 


bi';>  S,'-.11S.-,C  vlllLllOIll  i;niH'i!l,lil.  ,r,i^f- 


m 


Si  je  me  rappelle  cette  visite  de  la  tante 
Grédel,  c'est  que  huit  jours  après  commencè- 
rent les  processions,  les  expiations  et  les  pré- 
dications, qui  ne  cessèrent  qu'au  retour  de 
l'Empereur  en  1815,  et  qui  reprirent  ensuile 
jusqu'au  départ  de  Charles  X  en  1830.  Tous 
ceux  de  ce  temps  savent  que  cela  ne  finissait 
plus.  Aussi,  quand  je  pense  à  Napoléon,  j'en- 
tends le  canon  de  l'arsenal  tonner  le  matin  et 
nos  petites  vitres  grelotter  ;  le  père  Goulden 
me  crie  de  son  lit  :  «  Encore  une  victoire,  Jo- 
seph!... Hé!  hé!  hé!  toujours  des  victoires!  » 
Et  qnand  je  pense  à  Louis  XVIII,  j'entends 
sonner  les  cloches  ;  je  me  figure  le  père  Brain- 


stein  et  ses  deux  grands  garçons  po-  dus  a 
toutes  les  cordes  de  l'église,  et  M.  Goulden  qui 
me  dit  en  riant  :  «  Ça,  Joseph,  c'est  pour  saint 
Magloire  ou  saint  Polycarpe!  » 

Je  ne  puis  pas  me  représenter  ces  temps 
d'ime  autre  manière. 

Sous  l'Empire,  je  vois  aussi,  à  la  nuit  tom- 
bante, le  père  Coiffé,  Nicolas  Rolfo  et  cinq  ou 
six  autres  vétérans  qui  bourrent  leur  canon 
pour  répéter  les  vingt  et  un  coups,  pendant  que 
la  moitié  de  Phalsbourg,  sur  le  bastion  en  face, 
regarde  la  lumière  rouge,  la  fumée,  et  les 
bourres  qui  sautent  dans  les  fossés;  puis  le 
soir  les  illuminations ,  les  pétards ,  les  fusées, 


i 


l'diis.    Jaies  D^i.aventurt!, 


WATERLOO. 


Des  paysaiiî  urrivaicnl  |'.r,i  bandes,  (l'ago  Vi.) 


les  enfants  qui  crient  Vive  l'Empereur!  et, 
quelques  jours  après,  les  actes  de  décès  et  la 
«conscription. 

Sous  Louis  XVIII,  je  vois  les  reposoirg^  les 
paysans  qui  viennent  avec  des  voilures  de 
mousse,  de  genêts  et  de  petits  sapins ,  les 
dames  qui  sortent  des  maisons  avec  les  grands 
vases  de  fleurs,  les  gens  qui  prêtent  leurs 
chandeliers  et  leurs  crucifix,  et  ensuite  les 
processions  :  M.  le  curé  et  ses  vicaires  ;  les 
enfants  de  chœur  Jacob  Gloutier,  Purrhus  et 
Tribou  qui  chantent  ;  le  bedeau  Kœkli  en  robe 
rouge,  avec  la  bannière  qui  balaye  le  ciel  ;  les 
cloches  qui  sonnent  à  pleines  volées;  M.  Jour- 
dan,  le  nouveau  maire,  avec  sa  grosse  figure 
rouge,  son  bel  uniforme  et  sa  croix  de  Saint- 
Louis  ;   le  nouveau   commandant  de  place , 


M.  Robert  de  la  Faisanderie,  son  tricorne  sous 
le  bras,  sa  grosse  perruque  poudrée  à  frimas, 
et  ses  broderies  étincelant  au  soleil  ;  et,  der- 
rière, le  conseil  municipal  et  les  cierges  innom- 
brables qu'on  rallume  l'un  à  l'autre  quand  il 
fait  du  vent;  le  suisse  Jean-Pierre  Sirou,  la 
barbe  bleue  bien  rasée,  son  magnifique  chapeau 
en  travers  des  épaules,  le  large  baudrier  en 
soie  blanche,  parsemé  de  fleurs  de  lis,  sur  la 
poitrine,  la  hallebarde  toute  droite,  qui  reluit 
en  l'air  comme  un  plat  d'argent;  les  jeunes 
filles,  les  dames  et  les  milliers  de  gens  de  la 
campagne  en  habit  des  dimanches  ,  gui  prient 
tous  ensemble  ;  les  vieilles  en  tête  de  chaque 
village,  qui  répètent  sans  cesse  d'une  voix 
claire  :  «  Bett  fer  ouns!  Bell  fer  ounsi*'  les  rues 
*  Priez  pour  nousl  priez  pour  nous! 


38 


38 


10 


ROMANS  NATIONAUX. 


pleines  de  feuilles,  les  gnirlandes  et  les  dra- 
peaux blancs  aux  fenêtres  ;  les  juifs  et  les  lu- 
thériens derrière  leurs  persiennes  en  haut,  qui 
regardent  dans  l'ombre  ,  pendant  que  le  soleil 
éclaire  ce  beau  spectacle  !  —  Oui,  cela  dura 
depuis  1814  jusqu'en  1830,  excepté  les  Cent- 
Jours,  sans  parler  des  missions,  de  la  tournée 
des  évêques  et  des  autres  cérémonies  extraor- 
dinaires. J'aime  autant  vous  dire  cela  tout  de 
suite ,  car  de  vous  raconter  chaque  procession 
l'une  après  l'autre,  ce  serait  trop  long. 

Eh  bien!  cela  commença  le  19  mai  1814.  Et 
le  jour  même  où  Harmàntier  pubhait  la  grande 
expiation ,  il  nous  arriva  cinq  prédicateurs  ^e 
Nancy,  des  jeunes  gens  qui  se  mirent  à  prêcher 
toute  la  semaine,  depuis  le  matin  jusqu'à  mi- 
nuit. C'était  pour  préparer  l'expiation  ;  on  ne 
parlait  que  d'eux  en  ville,  et  les  gens  se  conver- 
tissaient ;  toutes  les  femmes  et  les  flUes  allaient 
à  confesse. 

Le  bruit  courait  aussi  qu'il  faudrait  rendre 
les  biens  nationaux,  et  que  la  procession  sépa- 
rerait les  gueux  d'avec  les  honnêtes  gens,  parce 
que  les  gueux  n'oseraient  pas  s'y  montrer.  On 
peut  se  figurer  mon  chagrin,  de  rester  en 
quelque  sorte  malgré  moi  parmi  les  gueux. 
Dieu  merci!  je  n'avais  rien  à  me  reprocher 
pour  la  mort  de  Louis  XVI,  je  n'avais  pas  non 
plus  de  biens  nationaux,  et  tout  ce  que  je  sou- 
haitais, c'était  d'obtenir  la  permission  de  me' 
marier  avec  Catherine.  Je  pensais  aussi,  comme 
la  tante  Grédel,  que  M.  Goulden  avait  tort  de 
s'obstiner;  mais  je  n'aurais  jamais  osé  lui  par- 
ler de  cela.  J'étais  bien  malheureux ,  d'autant 
plus  que  ceux  qui  venaient  nous  apporter  leurs 
montres  à  réparer ,  des  gens  respectables ,  des 
maires,  des  gardes  forestiers,  approuvaient 
tous  les  prédications,  et  disaient  qu'on  n'avait 
jamais  rien  entendu  de  pareil.  M.  Goulden,  en 
les  écoutant ,  continuait  son  ouvrage  sans  ré- 
pondre, et  quand  c'était  prêt,  il  se  retournait 
en  disant  :  «  Voici,  monsieur  Christophe,  ou 
monsieur  Nicolas...  cela  fait  tant.  »  Il  n'avait 
pas  l'air  de  s'intéresser  à  ces  choses,  et  seule- 
ment, lorsque  l'un  ou  l'autre  venait  à  parler 
des  biens  nationaux,  de  la  rébellion  do  vingt- 
cinq  ans,  de  l'expiation  des  anciens  crimes, 
alors  il  ôtait  ses  besicles  enJevant  Ja  tête  pour 
écouter,  et  disait  d'un  air  surpris  : 

«  Ahbahîahbah!...  Gomment...  comment... 
c'est  aussi  beau  que  cela,  monsieur  Claude? 
Tiens...  tiens...  vous  m'étonnez...  Ces  jeunes 
prédicateurs  parlent  si  bien  !...  Ah  !  si  l'ouvrage 
ne  pressait  pas  tant,  j'irais  aussi  les  entendre... 
j'aurais  aussi  besoin  de  m'éclairer.  » 

Je  pensais  toujours  qu'il  changerait  d'idée 
sur  la  procession  de  Louis  XVI,  et  la  veille  au 
soir,  comme  nous  finissions  de  souper,  je  fus 


bien  content  lorsqu'il  me  dit  tout  à  coup  d'un 
air  de  bonne  humeur  : 

«  Hé  !  Joseph,  est-ce  que  tu  ne  serais  pas 
curieux  d'entendre  les  prédicateurs'?  On  ra- 
conte tant  de  belles  choses  sur  leur  compte, 
que  je  voudrais  pourtant  savoir  ce  qu'il  en  est. 

— Ah  1  monsieur  Goulden ,  lui  dis-je,  je  ne 
demande  pas  mieux  ;  mais  il  ne  faudrait  pas 
perdre  de  temps,  car  l'église  est  toujours  pleine 
au  secondcoup. 

— Eh  bien  I  partons,  dit-il  en  se  levant  et 
décrochant  son  chapeau;  oui,  je  suis  curieux 
de  voir  cela...  Ces  jeunes  gens  m'étonnent. 
Allons.  » 

Nous  descendîmes.  La  lune  brillait  tellement 
dehors,  qu'on  reconnaissait  les  gens  comme  en 
plein  jour.  Au  coin  de  Fouquet ,  nous  voyions 
déjà  le  perron  de  l'église  couvert  de  monde. 
Deux  ou  trois  vieilles  :  Annette  Petit ,  la  mère 
Balaie,  Jeannette  Baltzer,  avec  leurs  grands 
châles  bien  serrés  et  leurs  bonnets  à  longues 
franges  sur  les  yeux,  passaient  auprès  de  nous 
en  se  dépêchant. 

•  Hé!  fit  M.  Goulden,  voici  les  anciennes; 
hé  I  hé  !  hé!  toujours  les  mêmes!  » 

Il  riait,  et  dit  en  marchant  que  depuis  le 
père  Colin  on  n'avait  pas  vu  tant  de  monde  au 
service  du  soir.  Je  ne  pouvais  pas  me  figurer 
qu'il  parlait  du  vieux  cabaretier  des  Trois-Roses, 
en  face  du  quartier  d'infanterie,  et  je  lui  dis  : 

«  C'était  un  prêtre,  monsieur  Goulden  ? 

— Non,  non,  répondit-il  en  souriant,  je  parle 
du  vieux  Colin.  En  1792,  quand  nous  avions  le 
club  à  l'église ,  tout  le  monde  pouvait  prêcher, 
mais  c'est  Colin  qui  parlait  le  mieux.  11  avait 
une  voix  superbe,  il  disait  des  choses  fortes  et 
justes  ;  on  venait  de  Saverne ,  de  Sarrebourg, 
et  même  de  plus  loin  pour  l'entendre  ;  les 
dames  et  les  demoiselles,  —  les  citoyennes, 
comme  on  les  appelait  alors,  —  remplissaient 
le  chœur,  les  galeries  et  les  bancs  ;  elles  avaient 
de  petites  cocardes  au  bonnet,  et  chantaient 
la  Marseillaise  pour  animer  la  jeunesse.  Tu  n'as 
jamais  rien  vu  de  pareil.  Tiens,  Annette  Petit, 
la  mère  Baltzer,  toutes  celles  que  tu  vois  courir 
devant  nous  avec  leur  livre  d'heures,  étaient 
les  premières  ;  mais  elles  avaient  alors  des  dents 
et  des  cheveux  ;  elles  aimaient  la  liberté,  l'é- 
galité et  la  fraternité.  —  Hé  !  hé  !  hé  !  pauvre 
Bôvel,  pauvre  Annette...  maintenant  elles  vont 
se  repentir;  c'étaient  pourtant  de  bien  bonnes 
patriotes,  et  je  crois  que  le  bon  Dieu  leur  par- 
donnera... » 

Il  riait  en  se  rappelant  ces  vieilles  histoires. 
Mais  sur  les  marches  de  l'église, il  devint  triste 
et  dit  : 

«  Oui...  oui...  tout  change...  tout  change! 
Je  me  rappelle  que,  le  jour  où  Colin  parla  de 


WATERLOO. 


U 


la  patrie  en  danger,  en  93,  trois  cents  garçons 
du  pays  partirent  pour  l'armée  de  Hoche;  lui 
les  suivit  et  devint  leur  commandant;  c'était 
un  terrible  homme  au  milieu  de  ses  grenadiers. 
Il  refusa  de  signer  pour  nommer  Bonaparte 
empereur.  Maintenant  il  verse  des  petits  verres 
sur  un  comptoir.  » 

Puis  me  regardant,  comme  étonné  de  ses 
propres  pensées  : 

«  Entrons,  Joseph,  »  dit-il. 

Nous  entrâmes  sous  les  gros  piliers  de  l'or- 
gue. Nous  étions  serrés  l'un  contre  l'autre.  Il 
ne  disait  plus  rien.  Quelques  lumières  brillaient 
au  fond  du  chœur,  par-dessus  les  têtes.  Les 
bancs  qui  s'ouvraii3nt  et  se  refermaient  trou- 
blaient seuls  le  silence.  Cela  dura  bien  dix  mi-' 
nutes;  les  gens  venaient  toujours  derrière 
nous.  Enfin  on  entendit  la  hallebarde  de  Sirou 
retentir  sur  le  pavé,  et  M.  Goulden  me  dit  : 

«  Le  voilà  1  » 

Une  lumière,  au  haut  du  bénitier,  nous  don- 
nait un  peu  de  jour.  En  même  temps  une  ombre 
monta  dans  la  chaire  à  gauche,  et  la  perche  de 
Kœkli  alluma  deux  ou  trois  cierges  autour.  — 
Ce  prédicateur  pouvait  avoir  de  vingt-cinq  à 
trente  ans;  il  avait  une  bonne  figure  rose,  et 
de  grands  cheveux  blonds  au-dessous  de  sa 
*ons;urri,  qui  lui  tombaient  en  boucles  sur  la 
nuque. 

On  commença  par  chanter  un  cantique  ;  c'é- 
taient les  demoiselles  de  la  ville  qui  clian talent 
en  chœur  :  •  Quel  bonheur  d'être  chrétien  !  • 
Après  cela,  le  prédicateur  dans  sa  chaire  dit 
qu'il  venait  défendre  la  foi,  la  religion,  le 
droit  divin  de  Louis  XVIII,  et  demanda  si 
quelqu'un  aurait  l'audace  de  soutenir  le  con- 
traire. Mais  personne  n'avait  envie  d'êfre  la- 
pidé; chacun  gardait  le  silence.  Au  même 
instant,  un  grand  maigre,  dans  le  banc  en  face, 
un  homme  de  six  pieds,  brun,  avec  une  capote 
noire,  se  leva  en  criant  : 

«  Moi...  moi...  je  soutiens  que  la  foi,  la  reli- 
gion, le  droit  des  rois  et  le  reste  sont  de  véri- 
tables superstitions.  —  Je  soutiens  que  la 
république  est  juste ,  que  le  culte  de  la  raison 
vaut  mieux  que  toutl...  » 

Ainsi  de  suite.  Les  gens  étaient  indignés  ; 
jamais  on  n'avait  rien  vu  de  semblable.  Quand 
il  eut  fini  de  parler,  je  regardai  M.  Goulden  j  il 
riait  tout  bas  et  me  dit  : 

«  Ecoute...  écoute!  • 

Naturellement  j'écoutai  :  le  jeune  prédica- 
teur priait  Dieu  pour  cet  infidèle  ;  ensuite  il  se 
mit  à  tellement  bien  parler,  que  la  foule  eu 
était  dans  le  ravissement.  Et  le  grand  maigre 
répondait,  disant  «  qu'on  avait  bien  fait  de 
guillotiner  LouisXVI,  Marie-Antoinette  et  toute 
la  famille  !  »  En  sorte  que  l'indignation  gran- 


dissait toujours,  et  que  vers  la  fin  les  Bai'a- 
quins  du  Bois-de-Chènes ,  et  principalement 
leurs  femmes,  voulurent  enti'er  dans  le  banc 
pour  l'assommer.  Mais  alors  Sirou  arriva 
criant  : 

«  Place  ! . . .  place  ! ...  » 

Et  le  vieux  Kœkli,  en  robe  rouge,  se  précipita 
devant  cet  homme,  qui  se  sauva  dans  la  sa- 
cristie, levant  les  deux  mains  au  ciel  et  s'écriant 
qu'il  était  converti,  qu'il  renonçait  à  Satan,  à 
ses  pompes  et  à  ses  œuvres.  L'autre  fit  une 
prière  pour  l'âme  de  ce  pécheur  ;  —  ce  fut  un 
véritable  triomphe  pour  la  religion. 

Tout  le  monde  sortit  vers  onze  heures,  et 
l'on  annonça  que  la  procession  aurait  heu  le 
lendemain  dimanche. 

A  cause  de  la  grande  presse  qui  nous  avait 
repoussés  dans  un  coin,  M.  Goulden  et  moi 
nous  restâmes  les  derniers;  quand  nous  sor- 
tîmes, les  paysans  des  Quatre- Vents,  des  Bara- 
ques, de  Saint-Jean-des-Choux,  du  Bigelberg 
étaient  déjà  hors  de  la  porte  d'Allemagne.  On 
n'entendait  plus  que  les  volets  des  gens  de  la 
ville  se  refermer,  et  quelques  vieilles  s'en  aller 
dans  la  rue  de  l'Arsenal,  causant  entre  elles  de 
ces  choses  extraordinaires. 

Le  père  Goulden  et  moi  nous  marchions  de 
notre  côté  dans  ce  grand  silence;  il  ne  disait 
rien  et  souriait  la  tête  penchée.  C'est  ainsi  que 
nous  arrivâmes  dans  notre  chambre. 

J'allumai  la  chandelle,  et  pendant  qu'Use 
déshabillait,  je  lui  dis  : 

t  Eh  bien  !  monsieur  Goulden,  est-ce  qu'ils 
parlent  bien? 

—Oui!...  mais  oui,  Joseph,  répondit-il  en 
souriant;  pour  des  jeunes  gens  qui  n'ont  rien 
vu,  ce  n'es't  pas  mal.  • 

Ensuite  il  se  mit  à  rire  tout  haut,  et  dit  : 

«  Mais  si  le  vieux  Colin  avait  représenté  le 
jacobin,  je  crois  tout  de  même  qu'il  aurait  ter- 
riblement embarrassé  le  jeune  homme.  » 

J'étais  bien  étonné  de  cela.  Comme  j'atten- 
dais encore,  pour  entendre  ce  que  M.  Goulden 
allait  dire,  il  tira  lentement  son  bonnet  de  soie 
noire  sur  ses  oreilles,  en  disant  d'un  air 
pensif  : 

«  C'est  égal...  c'est  égal...  ces  gens-là  vont 
trop  vite..,  beaucoup  trop  vite!  On  ne  me  fera 
jamais  croire  que  LouisXVIII  sache  tout  cela... 
Non!  il  a  vu  trop  de  choses  dans  sa  vie,  pour  ne 
pas  mieux  connaître  les  hommes.  Enfin,  bon- 
soir! Joseph,  bonsoir!  Espérons  qu'il  arrivera 
bientôt  un  ordre  de  Paris  pour  renvoyer  ces 
jeunes  gens  dans  leur  séminaire. . .  Bonne 
nuit!  » 

J'entrai  dans  ma  chambre,  et  m'étant  couché, 
je  rêvai  longtemps  de  Cq.therine,  du  jacobin  et 
de  la  procession  que  nous  allions  voir. 


12 


ROMANS  NATIONAUX. 


IV 


Le  lendemain  les  cloches  commencèrent  à 
sonner  au  petit  jour.  Je  me  levai,  je  poussai 
mes  volets,  et  je  vis  le  soleil  rouge  qui  montait 
derrière  la  poudrière,  au-dessus  du  bois  de  la 
Bonne-Fontaine.  Il  pouvait  être  cinq  heures; 
on  sentait  d'avance  la  chaleur  qu'il  allait  faire, 
et  l'odeur  des  feuilles  de  chêne,  de  hêtre  et  de 
houx  répandues  dans  les  rues  remplissait  l'air. 
—  Des  paysans  arrivaient  déjà  par  bandes, 
causant  au  milieu  du  silence.  On  reconnaissait 
tous  les  villages  :  ceux  de  Wéchem,  de  Metting, 
du  Graufthal,  de  Dosenheim,  à  leurs  grands 
tricornes  rabattus  en  visière,  à  leurs  habits 
carrés,  les  femmes  en  longues  robes  noires  et 
gros  bonnets  piqués  en  forme  de  matelas,  sur 
lanuque;  —  ceux  du  Dagsberg,  deliildehouse, 
du  llarberg,  de  laHoupe,  àleurs  larges  feutres 
ronds,  les  femmes  en  cheveux  et  jupe  courte, 
petites,  brunes,  sèches  et  vives  comme  la  pou- 
dre. Les  enfants  suivaient,  tenant  leurs  souliers 
dans  les  mains;  mais  ils  s'asseyaient  tous  à  la 
file  sur  les  poteaux  de  Luterspech,  etsechaus- 
saient  pour  la  procession. 

Quelques  curés  arrivaient  aussi  par  trois  ou 
quatre  derrière  leurs  villages,  causant  et  riant 
entre  eux  de  bonne  humeur. 

Moi,  les  coudes  sur  ma  fenêtre,  je  regardais 
cela,  me  représentant  que  ces  gens  avaient  dû 
se  mettre  en  route  avant  minuit,  pour  arriver 
de  si  grand  matin,  qu'ils  avaient  dû  traverser 
leurs  montagnes,  marchant  sous  les  arbres 
pendant  des  heures,  et  passant  sur  les  petits 
ponts  au  clair  de  lune.  Je  pensais  que  la  reli- 
gion était  pourtant  une  belle  chose,  que  ceux 
des  villes  ne  le  savaient  pas,  mais  que  des  mil- 
liers de  travailleurs  aux  champs,  des  bûche- 
rons, des  laboureui's,  des  êtres  rudes  et  bons 
tout  de  même,  aimant  leur  femme  et  leurs  en- 
fants, honorant  la  vieillesse  de  leurs  parents, 
les  aidant  et  leur  fermant  les  yeux  dans  l'espoir 
d'une  vie  meilleure,  n'avaient  que  cette  unique 
consolation  sur  la  terre. 

Et,  regardant  la  foule  qui  passait  sans  cesse, 
je  me  figurais  que  la  tante  Grédel  et  Catherine 
avaient  les  mêmes  idées;  j'étais  heureux  do 
savoir  qu'elles  priaient  pour  moi. 

Le  jour  montait,  les  cloches  sonnaient,  je 
regardais  toujours.  J'entendais  aussi  M.  Goul- 
denqui  se  levait  et  s'habillait;  quelques  ins- 
tants après  il  entra  dans  ma  chambre  en  man- 
ches de  chemise,  et,  me  voyant  là  tout  pensif, 
il  s'écria  : 


«  Joseph,  ce  qu'on  peut  voir  de  plus  beau 
dans  le  monde,  c'est  la  religion  du  peuple  I  » 

Et  comme  j'étais  tout  étonné  de  l'entendre 
dire  justement  ce  que  je.  pensais  : 

«  Oui,  fit-il,  l'amour  de  Dieu,  l'amour  de  la 
patrie,  l'amour  de  la  famille  ne  sont  qu'une 
même  chose.  Seulement  ce  qui  vous  rend 
triste  quelquefois,  c'est  de  voir  que  l'amour  de 
la  patrie  soit  détourné  pour  satisfaire  l'ambition 
d'un  homme,  et  l'amour  de  Dieu  pour  exalter 
l'orgueil  et  l'esprit  de  domination  d'un  petit 
nombre.  » 

Ces  paroles  me  frappèrent;  j'en  ai  gardé  le 
souvenir,  et  j'ai  pensé  depuis  bien  souvent  que 
c'était  la  triste  vérité. 

Enfin,  pour  en  revenir  à  ce  jour,  vous  saurez 
que  depuis  le  blocus  nous  travaillions  aussi  le 
dimanche,  parce  que  M.  Goulden,  en  faisant  le 
service  des  pièces  sur  les  remparts,  avait  né- 
gligé son  ouvrage,  et  que  nous  étions  en  retard. 
Ce  jour-là  donc,  comme  les  autres,  j'allumai  le 
feu  dans  notre  petit  poêle  et  je  préparai  le  dé- 
jeuner. Les  fenêtres  restaient  ouvertes,  on  en- 
tendait la  grande  rumeur  du  dehors. 

Le  père  Goulden,  penché  à  l'une  des  fenêtres, 
disait  : 

«  Tiens,  toutes  les  boutiques  restent  fer- 
mées... excepté  les  auberges  et  les  caba- 
rets. ■ 

Il  riait,  et  je  lui  dis  : 

«  Est-ce  que  nous  ouvrirons  notre  devanture, 
monsieur  Goulden?  Cela  peut  nous  causer 
beaucoup  de  tort.  » 

Il  se  retourna  comme  surpris  : 

•  Écoute,  Joseph,  dit-il,  je  n'ai  jamais  connu 
de  meilleur  garçon  que  toi,  mais  tu  manques 
de  caractère.  Pourquoi  donc  est-ce  que  nous 
fermerions  notre  devanture  ?  Paixe  que  Dieu  a 
créé  le  monde  en  six  jours  et  qu'il  s'est  reposé 
le  septième?  Mais  nous  n'avons  pas  créé  le 
monde,  nous,  et  nous  avons  besoin  de  travailler 
pour  vivre.  Si  nous  fermions  noti'e  devanture 
par  intérêt,  si  nous  voulions  faire  les  bons 
apôtres  et  gagner  ainsi  de  nouvelles  pratiques, 
ce  serait  de  l'hypocrisie.  Tu  parles  quelquefois 
sans  réfléchir.  » 

Je  vis  aussitôt  que  j'avais  eu  tort  et  je  ré- 
pondis : 

«  Monsieur  Goulden,  laissons  plutôt  notre 
devanture  ouverte,  on  verra  que  nous  vendons 
des  montres;  cela  ne  peut  faire  de  tort  à  per- 
sonne. » 


WATERLOO. 


13 


Nous  n'étions  pas  plutôt  à  table,  que  la  tante 
Grédel  et  Catherine  arrivèrent.  Catherine  était 
habillée  tout  en  noir,  à  cause  du  service  de 
Louis  XVI;  elle  avait  un  petit  bonnet  de  tulle 
noir,  une  robe  très-bien  faite,  et  cela  lui  don- 
nait un  teint  si  blanc,  si  rose,  si  délicat,  que  je 
ne  pouvais  pas  croire  en  quelque  sorte  que 
c'était  l'amoureuse  de  Joseph  Bertha;  son  cou 
était  blanc  comme  de  la  neige,  et  sans  ses  lè- 
vres et  son  petit  menton  rose,  sans  ses  yeux 
bleus  et  ses  cheveux  blonds,  j'aurais  cru  que 
c'en  était  une  autre  qui  lui  ressembhait,  mais 
encore  plus  belle.  Elle  riait,  voyant  mon 
admiration  extraordinaire.  A  la  fin,  je  lui 
dis  : 

«  Catherine,  maintenant  tu  es  trop  belle,  je 
n'ose  plus  l'embrasser. 

— Oh  bien  !  dit-elle,  il  ne  faut  pas  te  gêner 
tout  de  même.  » 

Et  comme  elle  se  penchait  sur  mon  épaule, 
je  l'embrassai  longtemps,  de  sorte  que  le  père 
Goulden  et  la  tante  se  regardaient  en  riant,  et 
que  j'aurais  voulu  les  voir  bien  loin,  pour  dire 
à  Catherine  que  je  l'aimais  de  plus  en  plus,  et 
que  je  donnerais  ma  vie  mille  et  mille  fois 
pour  elle;  mais  devant  eux,  cela  ne  convenait 
pas.  Je  pensais  ces  choses  et  j'en  étais  attendri. 
La  tante  avait  aussi  sa  robe  noire,  et  son  livre 
d'heures  sous  le  bras. 

«  Viens  donc  aussi  m'embrasser,  Joseph,  dit- 
elle;  tu  vois  bien  que  j'ai  ma  robe  noire, 
comme  Catherine.  • 

Je  l'embrassai  pendant  que  le  père  Goulden 
disait  : 

«  Vous  viendrez  dîner  avec  nous...  c'est  une 
affaire  entendue. . . ,  mais  en  attendant  vous 
allez  prendre  quelque  chose. 
—Nous  avons  déjeuné,  répondit  la  tante. 
"^Cela  ne  fait  rien...  cette  procession  finira 
Dieu  sait  quand. . .  vous  serez  toujours  sur 
pied...  il  faut  se  soutenir.  » 

Alors  elles  s'assirent,  la  tante  à  ma  droite, 
Catherine  à  gauche,  le  père  Goulden  en  face. 
On  but  un  bon  verre  de  vin,  et  la  tante  dit  que 
la  procession  serait  magnifique...  qu'il  y  aurait 
au  moins  vingt-cinq  curés  des  environs...  que 
M.  le  curé  Hubert  des  Quatre-Vents  était  aussi 
venu...  que  le  grand  reposoir  du  quartier  de 
cavaleriemontait  jusque  par-dessus  les  toits... 
que  les  sapins  et  les  peupliers  autour  avaient 
des  crêpes,  et  que  l'autel  était  couvert  d'un 
drap  noir.  —  Elle  parla  de  tout,  pendant  que 
je  regardais  Catherine  et  que  nous  pensions 
ensemble  sans  rien  dire:»  Oh!  mon  Dieu! 
quand  aurons -nous  la  permission  de  nous 
marier  !...  Quand  ce  gueux  de  ministre  pren- 
dra-t-il  le  temps  d'écrire  :  Mariez-vous  et 
laissez-moi  tranquille  !  • 


Enfin,  vers  neuf  heures,  le  second  coup  s'é- 
tant  mis  à  sonner,  il  fallut  bien  se  séparer  ;  la 
lante  dit: 

«  C'est  le  second  coup...  eh  bien  !  nous  vien- 
drons dîner  le  plus  tôt  possible. 

—  Oui...  oui...  mère  Grédel,  répondit 
M.  Goulden,  nous  vous  attendrons...  » 

Aussitôt  elles  se  levèrent.  Je  reconduisis  Ca- 
therine jusqu'au  bas  de  l'escalier,  pour  l'em- 
brasser encore  une  fois.  La  tante  Grédel  criait  ; 

«  Dépêchons-nous  !  dépêchons-nous  !  » 

Elles  sortirent,  et  je  montai  me  remettre  à 
l'ouvrage.  —  Mais,  depuis  ce  moment  jusque 
vers  onze  heures,  je  ne  pus  rien  faire.  La  foule 
de  monde  était  tellement  grande,  qu'on  n'en- 
tendait plus  dehors  qu'un  bruit  immense,  un 
bruit  de  feuilles  sur  lesquelles  on  marche  ;  et 
quand  la  procession  sortit  de  l'église,  cela  pro- 
duisit un  effet  si  grandiose,  que  M.  Goulden 
lui-même  cessa  de  travailler,  pour  écouter  ces 
chants  et  ces  prières. 

Moi,  je  me  figurais  Catherine  dans  la  multi- 
tude, plus  belle  que  toutes  les  autres,  et  la 
tante  Grédel  auprès  d'elle,  répétant  d'une  voix 
clsiive :Bett  fer  ounsf  Bett  fer  ouns  *  I...  — Je  me 
les  représentais  bien  fatiguées,  et  toutes  ces 
voix,  tous  ces  chants  me  faisaient  rêver;  je  te- 
nais bien  une  montre  et  j'essayais  de  travailler, 
mais  mon  esprit  était  ailleurs...  Plus  le  soleil 
montait,  plus  mon  ennui  redoublait,  lorsque 
tout  à  coup  M.  Goulden  me  dit  en  riant  : 

■  Hé  !  Joseph,  cela  ne  marche  donc  pas  au- 
jourd'hui?» 

Et  comme  je  devenais  tout  rouge  : 

•  Oui...  fit-il,  dans  le  temps,  quand  je  rêvais 
à  Louise  Bénédum ,  j'avais  beau  regarder  les 
ressorts  et  les  roues, c'était  toujours  ses  yeux 
bleus  que  je  voyais.  » 

Il  fit  un  soupir;  moi  je  me  mis  à  soupirer 
aussi,  pensant:  «  Ah!  vous  avez  bien  raison, 
monsieur  Goulden,  vous  avez  bien  raison  !  » 

«  C'est  assez,  Joseph,  dit-il  au  bout  d'un  ins- 
tant, en  me  prenant  la  montre  des  mains.  Va, 
mon  enfant ,  tâche  de  retrouver  Catherine... 
On  ne  peut  pas  surmonter  son  amour...  c'est 
plus  fort  que  soi  I  • 

En  l'entendant  me  dire  ces  paroles,  j'aurais 

voulu  m'écrier  :   «  Oh!  homme  bon Oh! 

homme  juste...  Oh!  vous  ne  saurez  jamais  com- 
bien je  vous  aime  !  •  Mais  il  s'était  levé  pour 
s'essuyer  les  mains  à  la  serviette  derrière  la 
porte,  et  je  lui  dis: 

«  Puisque  vous  le  voulez  absolument,  mon- 
sieur Goulden... 

— Oui...  oui...  absolument.  » 

Je  n'en  écoutai  pas  davantage,  mon  cœur 

'  Priez  pour  nouai 


14 


ROMANS  NATIONAUX. 


sautait  de  joie;  je  mis  mon  chapeau  et  je  des- 
cendis d'un  trait  en  m'écriant  : 

«  Dans  une  heure,  monsieur  Goulden.  » 
J'étais  déjà  dehors.  Mais  quel  monde...  quel 
monde!...  tout  fourmillait':  les  tricornes,  les 
feutres,  les  bonnets,  et  au-dessus  de  tout  cela^ 
l'église  sonnait  lentement. 

Durant  plus  d'une  minute,  sur  nos  marches, 
je  regardai  sans  savoir  où  tourner  ;  et  voyant 
à  la  fin  qu'il  n'était  pas  possible  de  faire  Un 
pas  dans  cette  foule,  je  pris  la  ruelle  de  Lanche 
pour  gagner  les  remparts  et  courir  attendre  la 
procession  sur  le  talus  de  la  porte  d'Allemagne, 
car  alors  elle  remontait  la  rue  du  Collège.  — 
Il  pouvait  être  onze  heures.  En  ce  jour,  je  de- 
vais voir  des  choses  qui  m'ont  fait  réfléchir 
depuis  bien  souvent  :  c'étaient  les  signes  de 
grands  malheurs ,  et  personne  ne  les  voyait, 
personne  n'avait  le  bon  sens  de  comprendre 
ce  que  cela  signifiait.  Ce  n'est  que  plus  tard, 
quand  tout  le  monde  fut  encore  dans  la  misère 
jusqu'au  cou,  quand  il' fallut  reprendre  le  sac 
et  le  fusil,  pour  se  faire  hacher  en  morceaux  ; 
c'est  alors  seulement  que  chacun  se  dit  :  «  Ah! 
si  l'on  avait  eu  du  bon  sens...  si  l'on  avait  eu 
de  la  justice...  si  l'on. avait  eu  de  la  prudence! 
Nous  étions  si  bien!...  Nous  serions  encore 
chez  nous,  au  lieu  que  maintenant  la  débâcle 
recominence.  Qu'est-ce  qu'il  fallait  faire?  Rien 
du  tout...  nous  n'avions  qu'à  nous  tenir  en 
repos...  ce  n'était  pourtant  pas  bien  difficile.  » 
Quelle  misère  ! 

Je  remontais  donc  la  ruelle  de  Lanche,  où 
l'on  fusillait  les  déserteurs  sous  l'Empire.  Le 
bruit  s'éloignait,  les  chants,  les  prières,  le  son 
des  cloches  aussi!  Toutes  les  portes  et  les  fenê-- 
très  étaient  fermées,  tout  le  monde  avait  suivi 
la  procession.  Au  milieu  de  ce  grand  silence, 
je  m'arrêtai  quelques  instants  à  l'ombre  du 
vieux  quartier  pour  reprendre  haleine  ;  un 
petit  vent  frais  soufilait  des  champs  par-dessus 
les  remparts;  j'écoutais  le  tumulte  au  loin,  je 
m'essuyais  la  figure  couverte  de  sueur,  et  je 
pensais  : 

«  Où  trouver  Catherine  maintenant?  » 
J'allais  repartir  en  grimpant  l'escalier  de  la 
poterne,  lorsque  j'entendis  quelqu'un  s'écrier; 
«  Margarot,  marquez  donc  les  points  !  » 
Et  seulement  alors  je  vis  les  fenêtres  du  père 
Colin  ouvertes  au  premier,  et  des  gens  en  bras 
de  chemise  qui  jouaient  au  billard.  C'étarènt 
des  figures  de  vieux  soldats,  les  cheveux  courts 
et  les  moustaches  en  brosse.  Ils  allaient  e^  ve- 
naient, criant  autour  du  billard,  sans  s'inquiéter 
de  Louis  XVI,  ni  du  maire,  ni  du  commandant, 
ni  des  bourgeois.  L'un  d'eux,  court,  tj;apu,  les 
favorisen  canon  de  pistolet,  selon  la  mode  des 
hussards,  la  cravate  défaite,  se  pencha  même 


dehors,  sa  queue  de  billard  appuyée  au  bord 
de  la  fenêtre,  et  regarda  du  côté  de  la  place  en 
criant  : 

«  Nous  remettons  la  partie  en  cinquante!  » 

L'idée  me  vint  aussitôt  que  ce  devaient  être 
des  officiers  en  demi-solde,  qui  dépensaient  là 
leurs  derniers  liards,  et  qui  seraient  bientôt 
embarrassés  pour  vivre.  J'avais  repris  mon 
chemin,  et  j'allongeais  le  pas  sous  la  voûte  de 
la  poudrièrCj  derrière  le  collège,  rêvant  à- ces 
choses  ;  mais,  une  fois  sur  le  talus,de  la  porte 
d'Allemagne,  tout  fut  oublié;  la  procession 
tournait  au  coin  de  Bockholtz,  les  chants  écla- 
taient en  face  du  reposoir  comme  des  trom- 
pettes; les  jeunes  prêtres  de  Nancy  couraient 
dans  la  foule,  la  croix  en  l'air,  pour  maintenir 
le  bon  ordre;  le  suisse  Sirou  se  dressait  majes- 
tueusement sous  la  bannière  ;  devant,  tous  les 
prêtres  et  les  enfants  de  chœur  chantaient,  les 
prières  s'élevaient  jusqu'au  ciel  ;  derrière ,  la 
foule  répondait,  et  cela  produisait  un  murmure 
sourd  et  terrible. 

Moi,  sur  la  pointe  des  pieds,  à  demi-couvert 
parle  hangar,  je  ne  songeais  plus  qu'à  Cathe- 
rine, j'aurais  voulu  la  découvrir  au  milieu  de 
cette  multitude.;  mais  combien  de  drapeaux, 
de  tricornes  et  de  bonnets  je  vis  défiler  dans  la 
rue  d'Ulrich!  On  n'aurait  jamais  pu  s'imaginer 
que  tant  de  monde  existait  dans  notre  pays;  il 
faut  que  pas  une  âme  —  excepté  les  petits  en- 
fants et  quelques  vieilles  pour  les  garder  —  ne 
soit  restée  dans  les  A'illages. 

Gela  durait  depuis  au  moins  vingt  minutes, 
et  je  n'espérais  plus  apercevoir  Catherine,  lors- 
que tout  à  coup  je  la  vis  avec  la  tante  Grédel. 
La  tante  priait  d'une  voix  si  claire,  qu'on  l'en- 
tendait par-dessus  toutes  les  autres;  Catherine, 
elle,  ne  disait  rien  et  s'avançait  à  petits  pas,  les 
yeux  baissés.  —  Ah!  si  j'avais  pu  l'appeler, 
elle  m'aurait  peut-être  entendu  ;  mais  c'était 
bien  assez  de  ne  pas  aller  à  la  procession,  sans 
faire  encore  du  scandale.  Tout  ce  que  je  puis 
dire,  et  pas  un  ancien  de  Phàlsbourg  ne  sou- 
tiendra le  contraire,  c'est  que  Catherine  n'était 
pas  la  moins  jolie  fille  du  pays  et  que  Joseph 
Bertha  n'était  pas  à  plaindre. 

Enfin,  depuisun  bon  moment, elle  avaitpassé, 
la  procession  venait  de  faire  halte  sur  la  place 
d'Armes,  devant  le  grand  reposoir,  à  droite  de 
l'église  ;  M.  le  curé  officiait,  le  silence  s'étendait 
sur  toute  la  ville.  Dans  les  petites  ruelles  ,  à 
droite  et  à  gauche,  tout  se  taisait  comme  si  on 
avait  pu  voir  le  prêtre  à  l'autel ,  un  grand 
nombre  s'agenouillaient,  d'autres  se  reposaient 
sur  les  marches  des  maisons,  car  la  chaleur 
était  excessive  et  plusieurs  étaient  partis  avant 
le  jour.  Ce  spectacle  me  touchait,  je  priais  pour 
la  patrie,  pour  la  paix,  pour  tout  ce  que  je  sen- 


WATERLOO. 


15 


tais  en  moi  ;  et  je  me  souviens  que  dans  ce 
moment  même  des  voix  s'entendaient  au  bas 
du  talus,  sous  la  porte  d'Allemagne,  des  voix 
qui  disaient  d'un  ton  de  bonne  humeur  : 

«  Allons...  allons...  un  peu  de  place,  mes 
amis!  » 

La  procession  barrait  la  route,  les  voyageurs 
se  trouvaient  arrêtés,  et  ces  voix  troublaient 
un  peu  le  recueillement  de  la  înultitude.  Quel- 
ques personnes  ,  devant  la  porte  ,  se  déran- 
geaient; le  suisse  et  le  bedeau  regardaient  de 
loin  ;  moi-même,  par  curiosité,  je  m'étais  un 
peu  rapproché  de  la  Jâmpe,  sous  le  hangar. 
Alors,  cinq  on  six  vieux  soldats,  tout  blancs  de 
poussière,  les  épaules  courbées  et  l'air  abîmé 
de  fatigue,  se  glissèrent  contre  le  talus,  pour 
gagner  la  ruelle  de  l'Arsenal ,  où  sans  doute 
ils  espéraient  trouver  le  passage  libre.  Je  crois 
encore  les  voir  avec  leurs  souliers  usés,  leurs 
guêtres  blanches,  le  vieil  uniforme  j-apiécé,  et 
le  lourd  shako  défoncé  par  la  pluie,  le  soleil 
et  les  misères  de  la  campagne  ;  ils  s'avançaient 
à  la  file,  un  peu  sur  le  gazon  de  la  rampe,  pour 
gêner  le  moins  possible  les  gens  assis  en  bas, 
un  vieux  à  trois  chevrons,  qui  marchait  devant 
et  qui  ressemblait  à  mon  pauvre  sergent  Pinto, 
tué  près  du  Hinterthôr,  à  Leipzig,  m'attendri- 
sait  le  cœur  ;  il  avait  les  mêmes  longues  mous- 
taches grisonnantes,  les  mêmes  joues  creuses 
et  le  même  air  content,  malgré  les  souffrances 
et  l'infortune  ;  il  souriait,  un  petit  paquet  au 
bout  de  son  bâton,  et  disait  tout  bas:  «  Faites 
excuse,  Mesdames  et  Messieurs,  faites  excuse.» 
Les  autres  le  suivaient  pas  à  pas. 

C'étaient  les  premiers  prisonniers  que  nous 
rendait  la  convention  du  23  avrU  ;  depuis,  nous 
en  avons  vu  passer  tous  lesjours  jusqu'en  juil- 
let. Ceux-là  sans  doute  avaient  doublé  les 
étapes  pour  revoir  plus  tôt  la  France. 

En  arrivant  au  bout  de  la  ruelle,  ils  s'aper- 
çurent que  la  foule  allait  encore  bien  loin  du 
côté  de  l'arsenal  ;  pour  ne  pas  déranger  le 
monde  davantage,  ils  entrèrent  dans  l'enfon- 
ceinentde  la  poterne  et  s'assirent  sur  la  marche 
humide,  leurs  petits  paquets  à  terre  auprès 
d'eux ,  attendant  le  départ  de  la  procession  ; 
ils  revenaient  de  loin ,  sachant  à  peine  ce  qui 
s'était  passé  chez  nous. 

Malheureusement,  lesBaraquins  du  Bois-de- 
Chênes  ,  le  grand  Horni ,  Zaphéri  RoUer,  Ni- 
colas Cochart  le  cardeur,  Pinacle  le  colporteur 
—  qu'on  avait  fait  maire  pour  le  récompenser 
d'avoir  montré  le  chemin  du  Falberg  et  du 
Giaufthal  aux  alliés  pendant  le  blocus —  tous 
ce'  gueux,  et  d'autres  encore,  qui  voulaient 
avoir  la  fleur  de  lis  —  comme  si  la  fleur  de  lis 
avait  pu  les  rendre  meilleurs  —  malheureuse- 
ment, toute  cette  mauvaise  race,  qui  vit  ^.e 


fagots  volés  dans  les  bois,  avait  découveit  de 
loin  la  vieille  cocarde  tricolore  au  haut  des 
shakos,  et  chacun  pensait  :  "  Voici  l'occasion 
de  montrer  que  nous  sommes  les  vrais  soutiens 
du  trône  e'c  de  l'autel.  » 

Ils  arrivaient  en  bousculant  le  monde.  Pi- 
nacle, le  cou  dans  une  grosse  cravate  noire,  un 
crêpe  d'une  aune  à  son  chapeau,  le  col  de  sa 
chemise  à  deux  lignes  au-dessus  des  oreilles, 
et  l'air  grave  comme  un  bandit  qui  veut  se 
donner  une  mine  d'honnête  homme.  Pinacle 
arriva  le  premier.  Le  vieux  soldat  à  trois  che- 
vrons ayant  découvert  de  loin  ces  gens  qui  les 
menaçaient,  s'était  levé  pour  voir  ce  que  cela 
signifiait. 

«  Allons,  ne  vous  pressez  pas  tant,  disait-il... 
nous  n'avons  pas  l'habitude  de  nous  sauver... 
Voyons,  qu'est-ce  qu'on  nous  veut  ?  » 

Mais  Pinacle  aurait  craint  de  perdre  une  si 
belle  occasion  de  montrer  son  zèle  pour 
Louis  XVIIl;  au  lieu  de  lui  répondre,  il  abattit 
son  shako  d'un  grand  soufflet,  en  criant  : 

«  A  bas  la  cocarde  !  • 

Naturellement,  ce  vétéran  indigné  voulut  se 
défendre,  mais  ceux  des  Baraques  arïivaient  en 
masse,  hommes  et  femmes;  ils  se  précipitèrent 
sur  les  soldats,  les  renversèrent,  leur  arrachè- 
rent la  cocarde,  les  épaulettes,  et  les  foulèrent 
aux  pieds  sans  honte  ni  pitié.  Le  pauvre  vieux 
se  releva  plusieurs  fois,  en  criant  d'une  voix 
qui  vous  déchirait  le  cœur  : 

«  Ah!  tas  de  lâches!...  Ah!  vous  êtes  Fran'- 
çais!...  Ahl  canailles!...  » 

Et  chaque  fois  il  recevait  de  nouveaux  coups. 
Finalement  on  les  laissa  dans  ce  coin,  tout 
pleins  de  sang,  les  habits  déchirés;  et  M.  le 
commandant  de  la  Faisanderie  étant  arrivé 
dit  qu'il  fallait  les  conduire  au  violon. 

Moi,  si  j'avais  pu  descendre,  sans  réfléchir 
à  Catherine,  à  la  tante  Grédel,  à  M.  Goulden, 
j'aurais  été  capable  d'aller  à  leur  secours ,  et 
lesBaraquins  m'auraient  assommé  comme  eux. 
Quand  j'y  pense  aujourd'hui,  cela  me  fait  fré- 
mir ;  heureusement  le  mur  de  la  poterne  a  plus 
de  vingt  pieds,  et  voyant  qu'on  les  emmenait 
tout  couverts  de  sang,  voyant  cette  chose  abo- 
minable, je  me  mis  à  courir  du  côté  de  l'arse- 
nal, et  je  rentrai  chez  nous  tellement  pâle  que 
le  père  Goulden  s'écria  : 

«  Joseph,  est-ce  que  tu  viens  d'être  écrasé  ? 

— Non,  monsieur  Goulden,  non,  lui  dis-je, 
mais  je  viens  de  voir  quelque  chose  d'af- 
freux. » 

Et  je  me  mis  à  pleurer  en  lui  racontant  ce 
que  j'avais  vu.  Il  se  promenait  de  long  en 
large,  les  mains  sur  le  dos,  et  s'arrêtait  de 
temps  eu  temps  pour  m'écouter,  les  yeux  bril- 
lants et  les  lèvres  serrées. 


16 


ROMANS  NATIONAUX. 


M.  Pinacle  et  les  liarariiiins.  (Page  lô.) 


«  Joseph,  me  disait-il,  ces  gens  ont  fait  quel- 
que chose  ? 

— Non,  monsieur  Goulden. 

— C'est  impossible...  ces  hommes  ont  dû  s'at- 
tirer ce  traitement...  Nous  ne  sommes  pas  des 
sauvages,  que  diable  !  Les  Baraquins  eux-mêmes 
doivent  avoir  d'autres  raisons  que  la  cocarde.  » 

Il  ne  pouvait  pas  me  croire  ;  ce  n'est  qu'a- 
près avoir  tout  entendu  deux  fois  dans  les  dé- 
tails, qu'il  finit  par  dire: 

«  Eh  bien!  jeté  crois...  Oui,  puisque  tout 
s'est  passé  sous  tes  yeux,  je  te  crois.  Et  c'est 
un  plus  grand  malheur  que  tu  ne  penses,  Jo- 
seph. Si  cela  continue,  si  l'on  ne  mot  pas  une 
bride  solide  à  tous  ces  vauriens,  si  les  Pinacles 
doivent  avoir  le  dessus,  les  honnêtes  gens  ou- 
vriront l'œil.  » 


Il  n'en  dit  pas  plus,  car  la  procession  étant 
finie,  Catherine  et  la  tante  Grédel  arrivaient. 

Nous  dînâmes  ensemble;  la  tante  était  bien 
contente  et  Catherine  aussi  ;  mais  tout  le  plai- 
sir que  j'avais  à  les  voir  ne  m'empêchait 
pas  de  conserver  quelque  chose  sur  le  cœur. 
M.  Goulden  était  tout  pensif." 

Enfin,  à  la  nuit,  je  reconduisis  Catherine  et 
la  tante  jusqu'à  la  Roulette,  et  là,  nous  étant 
embrassés,  je  leur  souhaitai  le  bonsoir.  Il  pou- 
vait être  huit  heures,  je  rentrai  tout  de  suite. 
M.  Goulden  était  sorti  lire  !a  gazette  à  la  bras- 
serie de  l'Homme  sauvage,  selon  son  habitude 
les  dimanches.  Je  me  couchai.  Vers  dix  heu- 
res, il  rentra,  et,  voyant  encore  ma  chandelle 
briller  sur  la  table,  il  poussa  la  porte  et  me 
dit  : 


iJtci    i  JI><t«>^Iii> 


WATERLOO. 


17 


Il  faisait  ud  beau  clair  du  Imie.  (l'âge  19.) 


•  li  paraît  que  l'on  fait  des  processions  par- 
tout, Joseph  ;  on  ne  voit  que  cela  dans  la  ga- 
zette. » 

Il  médit  aussi  que  quatre- vingt  mille  prison- 
niers allaient  rentrer,  et  que  c'était  heureu.x 
pour  le  pays. 


Lo  lendemain,  il  fallut  remonter  les  horloges 
en  ville;  M.  Goulden,  qui  se  faisait  vieux, 
m'avait  chargé  de  ce  soin,  et  je  sortisde  bonne 
l'.eure.  Un  co\ip  de  vent,  pendant  la  nuit,  avait 
chassé  les  feuilles  le  lonçr  des  murs;  chacun 


venait  reprendre  aux  reposoirs,  l'un  ses  flam- 
beaux, l'autre  ses  vases  de  fleurs.  Ce  spectacle 
me  rendait  triste  et  je  pensais  :  «  Maintenant 
ils  ont  fait  leur  service  funèbre,  ils  doivent 
être  contents!  Pourvu  que  la  permission  ar- 
rive, tout  sera  bien;  mais  si  ces  gens  croient 
nous  amuser  avec  des  cantiques,  ils  se  trom- 
pent. Du  temps  de  l'Empereur,  on  partait  pour 
la  Russie  ou  pour  l'Espagne,  c'est  vrai;  mais 
au  moins  les  ministres  ne  faisaient  pas  languir 
la  jeunesse.  Je  voudrais  bien  savoir  à  quoi  sert 
la  paix,  si  ce  n'est  pas  pour  se  marier.  » 

Ces  idées  me  mettaient  en  colère  ;  j'en  vou- 
lais à  Louis  XVIII,  au  comte  d'Artois,  aux  émi- 
grés, à  tout  le  monde,  et  je  m'écriais  :  •  Les 
nobles  se  moquent  du  peuple  !  » 

En  rentrant  chez  nous,  je  trauvai  M.  Goul- 


.'i'j 


39 


18 


ROMANS    NATIONAUX. 


den  qui  venait  de  dresser  la  table  ;  pendant  le 
déjeuner,  je  lui  dis  tout  ce  que  je  pensais;  il 
m'écoutait  en  souriant  et  disait  : 

t  Prends  garde,  Joseph,  prends  garde!  ne 
te  laisse  pas  emporter,  tu  m'as  l'air  de  devenir 
jacobin  !  » 

Il  s"était  levé  pour  ouvrir  l'armoire;  je  le  re- 
gardais, pensant  qu'il  allait  prendre  une  bou- 
teille ,  lorsqu'il  me  tendit  une  grosse  lettre 
carrée,  avec  un  large  timbre  rouge. 

«  Tiens,  Joseph,  me  dit-il ,  voici  quelque 
chose  que  le  brigadier  Werner  m'a  chargé  de 
te  remettre.  » 

En  ce  moment ,  je  sentis  mon  cœur  remuer, 
et  je  regardai  la  lettre  les  yeux  troubles. 

«  Allons  ;  ouvre  donc  !  •  me  disait  le  père 
Goulden. 

J'ouvris  et  j'essayai  de  lire,  mais  il  me  fallut 
du  temps,  et  tout  à  coup  je  m'écriai  ; 

•  Monsieur  Goulden,  c'est  la  permission  ! 

— Tu  crois?  dit-il. 

— Oui ,  c'est  la  permission  !  m'écriai-je  les 
deux  mains  en  l'air. 

— Ah  !  le  gueux  de  ministre,  il  n'en  fait  pas 
d'autres,  »  dit  M.  Goulden.  • 

Mais  je  lui  répondis  : 

«  Ecvmtez,  moi  je  ne  connais  rien  à  la  poli- 
tique; puisque  la  permission  est  venue,  eh 
bien  !  le  reste  ne  me  regarde  pas.  • 

Il  riait  tout  haut  et  s'écriait  : 

«  Ah  1  bon  Joseph  !  bon  Joseph  !  » 

Je  voyais  bien  qu'il  se  moquait  un  peu  de 
moi,  mais  cela  m'était  égal. 

«  Maintenant  il  faut  tout  de  suite  prévenir 
Catherine  et  la  tante  Grédel,  m'écriai-je  dans 
la  joie  de  mon  cœur;  il  faut  bien  vite  envoyer 
le  fils  Chardron. 

— Hé  1  vas-y  toi-même ,  cela  vaudra  mieux, 
me  dit  cet  excellent  homme. 

— Et  le  travail,  monsieur  Goulden  ? 

— Bah  !  bah  !  dans  une  occasion  pareille,  on 
oublie  le  travail.  Va,  mon  enfant,  dépêche-toi. 
Comment  voudrais-tu  travailler  à  cette  heure  ? 
Tu  ne  vois  plus  clair  1  » 

C'était  vrai,  je  n'aurais  rien  pu  faire.  Je  me 
levai  tellementcontent  que  j'en  pleurais.  J'em- 
brassai même  M.  Goulden;  puis,  sans  prendre 
le  temps  de  changer  d'habit,  je' partis  en  cou- 
rant. Et  voyez  ce  que  fait  la  joie,  j'avais  déjà 
dépassé  depuis  longtemps  la  porte  d'Allema- 
gne, le  pont,  l'avancée,  l'auberge  de  la  Rou- 
lette et  la  poste  aux  chevaux  sans  rien  voir,  et 
ce  n'est  qu'en  découvrant,  à  deux  ou  trois  cents 
pas  le  village,  notre  cheminée  et  les  petites 
fenêtres,  que  je  me  rappelai  tout  comme  un 
rêve,  et  que  je  me  remis  à  relire  la  permission 
et  à  me  répéter:  «  C'est  vrai!  oui,  c'est  vrai!... 
Quel  honneur  j...  Qu'est-ce  qu'elles  vont  dire  ?  • 


Voilà  comment  j'arrivai  devant  chez  nous. 
Je  poussai  la  porte  en  criant  : 

«  La  permission  !  » 

La  tante  Grédel,  en  sabots,  balayait  juste- 
ment la  cuisine,  et  Catherine  descendait  le  vieil 
escalier  de  bois  à  droite,  les  bras  nus,  son  mou- 
choir bleu  en  croix  autour  des  seins.  Elle  ve- 
nait de  chercher  des  copeaux  dans  le  grenier, 
et  toutes  deux,  en  me  voyant  et  m'entendant 
crier  :  «  La  permission  !  »  restèrent  comme 
saisies.  Mais  je  répétai  :  «  La  permission  !  » 
Et  la  tante  Grédel  d'un  seul  coup  se  mit  à  le- 
ver les  deux  mains,  comme  j'avais  fait ,  en 
criant  : 

«   Vive  le  roi  !  » 

Catherine,  toute  pâle,  s'appuyait  sur  la 
rampe.  Dans  le  même  instant,  je  fus  près  d'elle, 
et  je  me  mis  à  l'embrasser  tellement ,  qu'elle 
finit  par  se  reposer  sur  mon  épaule  en  pleu- 
rant comme  une  Madeleine,  et  que  je  la  portai 
pour  ainsi  dire  en  bas ,  pendant  que  la  tante 
sautait,  tournait  autour  de  nous  et  criait  : 

«    Vive  le  roi  I  vive  le  miiiistre  !  » 

Enfin  on  n'avait  jamais  rien  vu  de  pareil. 
Notre  voisin,  le  vieux  forgeron  Rupper,  avec 
son  tablier  de  cuir  et  sa  chemise  débraillée, 
arriva  même  en  disant  : 

«  Eh  bien...  eh  bien!  qu'est-ce  que  c'est  donc, 
voisine  ?  » 

II  tenait  sa  grosse  pince  et  regardait  en  ou- 
vrant ses  petits  yeux.  Alors  nous  reprimes  un 
peu  de  calme,  et  je  répondis  : 

«  Nous  avons  reçu  la  permission  pour  nous 
marier. 

— Ah!  c'est  donc  ça!  dit-il;  maintenant,  je 
comprends...  je  comprends.  » 

Il  avait  laissé  la  porte  ouverte,  et  cinq  ou  six 
voisins  et  voisines ,  Anna  Schmoutz  la  fileuse, 
Christophe  Wagner  le  garde  champêtre,  Za- 
phéri  Gross  et  plusieurs  autres  arrivèrent  aus- 
sitôt; la  salle  était  pleine  de  monde.  Je  me  mis 
à  lire  la  permission  tout  haut.  Chacun  écou- 
tait ;  quand  ce  fut  fini,  Catherine  se  reprit  à 
pleurer  et  la  tante  dit  : 

1»  •  Ce  ministre,  vois-tu,  Joseph,  c'est  le  meil- 
leur des  hommes...  S'il  était  ici,  je  l'embrasse- 
rais et  je  l'inviterais  à  la  noce  ;  il  auraitla place 
d'honneur  avec  M.  Goulden.  » 

Ensuite  les  voisines  étant  parties  pour  répan- 
dre la  nouvelle,  je  me  remis  à  faire  des  décla- 
rations à  Catherine,  comme  si  les  anciennes 
n'avaient  pas  compté,  et  je  lui  fis  aussi  répéter 
mille  et  mille  fois  qu'elle  n'avait  jamais  aimé 
que  moi,  de  sorte  que  nous  étions  attendris, 
et  puis  joyeux,  et  puis  encore  attendris,^  .et 
puis  encore  joyeux,  ainsi  de  suite  jusqu'au 
soir.  La  tante,  qui  faisait  la  cuisine,  criait,  se 
parlant  à  elle-même  :  «  Voilà  ce  qu'on  peut 


WATERLOO. 


19 


appeler  un  bon  roi  !  »  Ou  bien  :  «  Si  mon  pau- 
vre Frantz  revenait  sur  la  terre,  il  aurait  du 
bonheur  en  ce  jour,  mais  on  ne  peut  pas  toul 
avoir  !  » 

Elle  disait  aussi  que  la  procession  nous 
avait  fait  du  bien.  Catherine  et  moi  nous  r.c 
répondions  rien,  notre  joie  était  trop  grande. 
Nous  dînions,  nous  goûtions,  nous  soupious 
sans  rien  voir  et  sans  rien  entendre;  et  ce 
n'est  que  vers  neuf  heures  du  soir  que  je  m'a- 
perçus tout  à  coup  qu'il  était  nuit  et  qu'il 
fallait  repartir.  Alors,  la  tante,  Catherine  et 
moi  nous  sortîmes  ensemble.  Il  faisait  un 
beau  clair  de  lune.  Elles  me  reconduisirent 
jusqu'à  la  Roulette ,  et  pendant  la  route  nous 
tombâmes  d'accord  que  le  mariage  aurait  lieu 
dans  la  quinzaine.  Devant  la  ferme,  sous  les 
vieux  peupliers,  la  tante  m'embrassa,  moi 
j'embrassai  Catherine  ,  ensuite  je  les  regardai 
remonter  la  côte  jusqu'au  village.  Elles  se 
retournaient  en  levant  la  main,  et  je  levais 
aussi  la  mienne.  EuQn,  quand  elles  furent  ren- 
trées, jo  me  remis  en  route  pour  la  ville,  où 
j'arrivai  sur  les  dix  heures.  Jo  traversai  la 
grande  place  et  je  rentrai  chez  nous. 

M.  Goulden  veillait  encore  dans  son  lit;  il 
m'entendit  ouvrir  la  porte  tout  doucement. 
Gomme  ji?  venais  d'allumer  la  lampe  et  que 
j'allais  entrer  dans  ma  chambre  ,  il  m'appela  : 

«  Joseph  !  » 

Aussitôt  je  m'approchai,  et,  me  regardant 
tout  attendri,  il  me  tendit  les  bras.  Nous  nous 
embrassâmes,  puis  il  me  dit  : 

«  C'est  bien,  mon  enfant,  tu  es  heureux  et  tu 
le  mérites., Va  le  coucher  maintenant;  demain, 
nous  causerons.  » 

Alors  j'allai  me  coucher ,  mais  longtemps  je 
ne  pus  dormir  j  à  chaque  instant,  je  me  réveil- 
lais en  pensant  :  «  Est-ce  que  c'est  vrai?  est-ce 
que  la  permission  est  venue?  »  Et  je  m'éCriais 
en  moi-même  :  «  Oui,  c'est' vrai  !  •  Vers  le  ma- 
tin pourtant,  je  finis  par  m'endormir.  Quand 
je  m'éveillai,  le  grand  jour  était  là;  je  sautai 
du  lit  pour  m'habiller;  dans  le  même  instant 
M.  Goulden  ,  de  la  chambre  voisine ,  me  criait 
tout  joyeux  : 

«  Joseph,  viens  donc  te  mettre  à  table  ! 

— Ah  I  pardon,  monsieur  Goulden,  luidis-je, 
j'étais  si  content,  que  je  n'ai  presque  pas  pu 
m'endormir. 

— Oui...  oui...  je  t'ai  bien  entendu,  »  répon- 
iit-il  en  riant. 

J'entrai  dans  notre  atelier,  où  la  table  était 
iè'yd  mise. 


VI 


Après  le  bonheur  d'épouser  Catherine,  ma 
plus  grande  joie  était  de  penser  que  j'allais 
devenir  un  bourgeois  ;  car  de  se  battre  pour  le 
roi  de  Prusse,  ou  do  travailler  pour  son  propre 
compte  ,  cela  fait  une  grande  différence. 
M.  Goulden  m'avait  dit  qu'il  m'associerait  à 
son  commerce  ,  et  je  me  figurais  d'avance 
Joseph  Bertha  qui  conduisait  sa  petite  femme 
les  dimanches  à  la  messe,  puis  à  la  promenade, 
du  côté  de  la  Roche-Plate  ou  de  la  Bonne-Fon- 
taine. Cette  vue  me  produisait  un  bon  effet.  En 
attendant,  j'allais  tous  les  jours  voir  Catherine; 
elle  m'attendait  dans  le  verger,  pendant  que 
la  tante  Grédel  préparait  les  kuchkn  et  les 
kougelhof  de  la  noce  ;  nous  nous  regardions  des 
heures  entières  ;  elle  était  fraîche  et  riante, 
elle  embellissait  tous  les  jours. 

M.  Goulden,  en  me  voyant  rentrer  le  soir 
toujours  plus  content,  me  disait  : 

«  Eh  bien  1  Joseph  ,  cela  m'a  l'air  d'aller 
mieux  que  du  côté  de  Leipzig  !  » 

Quelquefois  j'aurais  voulu  me  remettre  au 
travail,  mais  il  m'en  empêchait,  disant  : 

«  Bah!  les  jours  de  bonheur  sont  si  rares 
dans  la  vie!  Va  voir  Catherine,  va!  Plus  tard, 
si  l'idée  me  prend  aussi  de  me  marier,  tu  tra- 
vailleras pour  nous  deux.  » 

Il  riait.  Ahl  des  hommes  pareils  devraient 
vivre  cent  ans.  Quel  bon  cœur  !  quel  homme 
juste  et  simple  !  c'était  pour  nous  un  véritable 
père;  et  souvent  encore  aujourd'hui,  quand  je 
me  le  représente  avec  son  bonnet  de  soie  noire 
tiré  sur  les  oreilles,  sa  barbe  grise  longue  de 
huit  jours,  ses  yeux  plissés  d'un  air  de  bonne 
humeur  et  le  sourire'  sur  les  lèvres,  souvent, 
après  tant  d'années,  il  me  semble  entendre 
encore  sa  voix,  et  les  larmes  m'en  viennent  aux 
yeux. 

Mais  à  cette  heure  je  dois  vous  raconter  une 
chose  qui  survint  l'avant-veille  de  notre  ma- 
riage, et  dont  le  souvenir  ne  s'eli'acera  jamais 
de  ma  mémoire.  C'était  le  6  juillet,  les  noces 
devaient  avoir  lieu  le  8  ;  toute  la  nuit  je  n'avais 
fait  que  rêver  de  cela.  Le  matin,  entre  six  et 
sept  heures ,  je  me  lève  ;  le  père  Goulden  tra- 
vaillait déjà,  les  fenêtres  ouvertes.  Je  me  lavais 
la  figure ,  pensant  à  courir  aux  Quatre-Vcnts; 
mais  voilà  qu'un  coup  de  trompette  et  deux 
coups  de  baguette  de  tambour  retentissent  sous 
la  porte  de  France,  comme  lorsqu'un  régiment 
arrive  :  les  trompettes  essayent  leur  en)bou- 
chure  ,  et  les  tambours  donnent  deux  ou  trois 


20 


ROMANS  NATIONAUX. 


petits  coups  pour  bien  s'emmancher  les  ba- 
guettes. Rien  que  d'entendre  cela,  les  cheveux 
m'en  dressèrent  sur  la  tête,  et  je  criai  : 

•  Monsieur  Goulden,  c'est  le  6"^! 

— Eh  !  oui,  dit-il ,  depuis  huit  jours  toute  la 
ville  en  parle,  mais  toi  tu  n'écoutes  plus  rien  ; 
c'est  le  bouquet  de  la  noce,  Joseph ,  j'ai  voulu 
te  garder  cette  surprise  !  » 

Alors  je  n'écoutai  plus  riep,  je  traversai  la 
chambre  comme  le  vent  et  je  descendis  d'un 
trait.  Notre  vieux  tambour-maître  ,  Padoue, 
levait  déjà  sa  canne  sous  la  porte  sombre,  les 
tambours  arrivaient  derrière  en  se  balançant 
sur  les  hanches.  ;  et  plus  loin  le  commandant 
Gémeau,  à  cheval,  les  grands  plumets  rouges 
de  nos  grenadiers  et  les  baïonnettes  s'avan- 
çaient lentement  :  c'était  le  3°  bataillon.  La 
marche  commença  et  mon  sang  ne  fit  qu'un 
tour.  Du  premier  coup  d'œil,  je  reconnus  les 
longues  capotes  grises  que  nous  avions  reçues 
le  22  octobre  1813  sur  les  glacis  d'Erfurt  ;  elles 
étaient  devenues  toutes  vertes  par  la  pluie,  la 
neige  et  les  vents.  C'était  pire  qu'après  Leipzig. 
Les  vieux  shakos  avaient  des  trous  de  balles, 
le  drapeau  seul  était  neuf,  dans  son  bel  é[ui  de 
toile  cirée,  la  fleur  de  lis  au  bout... 

Ah!  ceux  qui  n'ont  pas  fait  campagne  ne 
sauront  jamais  ce  que  c'est  de  revoir  son  régi- 
ment, d'entendre  les  mêmes  roulements  de 
tambour  qu'en  face  de  l'ennemi  et  de  se  dire  : 
"  Voici  tes  camarades  qui  reviennent  battus, 
humiliés,  écrasés!  les  voilà  qui  penchent  la 
tête  avec  une  autre  cocarde.  »  Non,  je  n'ai  rien 
senti  de  pareil.  Plus  tard,  beaucoup  de  ces 
hommes  du  6«,  mes  anciens  officiers,  mes  an- 
ciens sergents,  sont  venus  s'établir  à  Phals- 
bourg,  où  les  vieux  soldats  ont  toujours  été 
bien  reçus  :  ce  sont  les  Laflèche,  les  Carabin, 
les  Lavergne,  les  Mouyot,  les  Padoue,  les  Chazi 
et  bien  d'autres  encore.  Ceux  qui  m'avaient 
commandé  à  la  guerre'ont  été  mes  scieurs  de 
bois,  mes  hommes  de  peine,  mes  couvreurs, 
mes  charpentiers,  mes  maçons...  Après  m'avoir 
donné  des  ordres,  ils  ont  dû  m'obéir,  car  moi 
j'avais  un  bon  état,  j'avais  un  commerce;  eux, 
ils  étaient  de  simples  ouvriers;  mais  c'est  égal, 
en  leur  parlant ,  j'ai  toujours  conservé  le  res- 
pect de  mes  anciens  chefs,  j'ai  toujours  pensé  : 
«  Là-bas,  à  Weissenfelz,  à  Lutzen,  à  Leipzig, 
ces  gens  forcés  de  se  courber  et  de  travailler 
péniblement  pour  faire  vivre  leur  famille, 
là-bas ,  à  l'avant-garde ,  ils  représentaient 
l'honneur  et  le  courage  de  la  France.  »  Ces 
changements  sont  arrivés  après  Waterloo!... 
et  notre  ancien  porte-aigle ,  Faizart ,  a  balayé 
quinze  ans  le  pont  de  la  porte  d'Allemagne.  Ce 
n'est  pas  beau...  non...  la  patrie  devrait  être 
pfus  reconnaissante! 


C'était  donc  le  3e  bataillon,  qui  revenait 
dans  une  misère  qui  saignait  le  cœur  des  hon- 
nêles  gens.  Zébédé  m"a  raconté  qu'ils  étaient 
partis  de  Versailles  le  3 1  mars ,  après  la  capi- 
tulation de  Paris,  et  qu'on  les  avait  fait  marcher 
de  Versailles  à  Chartres,  à  Châteaudun,  à  Blois, 
à  Orléans,  ainsi  de  suite,  comme  de  véritables 
bohémiens,  pendant  six  semaines,  sans  solde 
et  sans  équipements.  Enfin,  à  Rouen, ils  avaient 
reçu  Tordre  de  traverser  toute  la  France  pour 
revenir  à  Phalsboiirg,  et  partout  les  proces- 
sions, les  services  funèbres  avaient  excité  le 
peuple  contre  eux.  Il  avait  fallu  tout  supporter! 
même  de  bivouaquer  dans  les  champs,  lorsque 
les  Russes,  les  Autrichiens,  les  Prussiens  et  les 
autres  gueux  vivaient  tranquillement  dans  nos 
villages. 

En  me  racontant  ces  misères  beaucoup  plus 
tard,  Zébédé  en  pleurait  de  rage  : 

«  Est-ce  que  la  France  n'est  plus  la  France? 
disait-il.  Est-ce  que  nous  n'avons  pas  défendu 
son  honneur  ?  » 

Mais  ce  qui  me  fait  encore  plaisir  dans  mes 
vieux  jours,  c'est  la  manière  dont  le  6'  fut  reçu 
chez  nous.  On  savait  déjà  que  le  1"  bataillon 
arrivait  aussi  d'Espagne,  et  que  les  débris  du 
régiment  et  ceux  du  W  d'infanterie  légère  de- 
vaient former  le  6=  régiment  de  Berry  ;  de  sorte 
que  toute  la  ville  se  réjouissait  en  pensant  que 
nous  allions  avoir  deux  mille  hommes  de  gar- 
nison, au  lieu  de  quelques  canonniers  de  ma- 
rine qui  ressemblaient  à  des  vétérans. — C'était 
une  grande  joie,  tout  le  monde  criait  :  «  Vive 
ie  6°  !  »  Les  enfants  avaient  couru  jusque  sur 
la  côte  de  Saint-Jean  à  sa  rencontre,  et  le 
bataillon  n'avait  été  reçu  nulle  part  de  cette 
manière  depuis  1813.  Plusieurs  vieux  en  pleu- 
raient, criant  dans  les  rangs  :  «  Vive  la  France!» 
Malgré  cela,  les  officiers  baissaient  la  tête  d'un 
air  abattu;  seulement  ils  faisaient  signe  de  la 
main ,  comme  pour  remercier  les  gens  d'un  si 
bon  accueil. 

Moi,  sur  le  pas  de  notre  maison,  je  regardais 
défiler  ces  trois  ou  quatre  cents  hommes,  si 
déguenillés  que  je  ne  reconnaissais  plus  que 
notre  numéro.  Mais  tout  à  coup  je  vis  Zébédé, 
—  qui  marchait  en  serre-flle,  —  tellement 
maigre  que  son  grand  nez  crochu  lui  sortait  de 
la  tête  comme  un  bec,  sa  vieille  capote  lui 
pendait  en  franges  le  long  du  dos  ;  mais  il  avait 
les  galons  de  sergent,  et  ses  larges  épaules 
osseuses,  comme  un  brancard,  lui  donnaient 
l'air  solide.  En  le  voyant,  je  fis  un  cri  qu'on 
entendit  par-dessus  le  roulement  des  tam- 
bours : 

«  Zébédé!  • 

Il  se  retourna;  je  lui  sautai  dans  les  bras, 
pendant  qu'il  posait  la  crosse  à  terre  au  coin 


WATERLOO. 


21 


de  Fouquet.  Je  pleurais  comme  un  enfant;  lui 
disait  : 

«  C'est  toi,  Joseph?  Ah!  ça  fait  au  moins; 
qu'il  en  reste  deux. 

— Oui,  c'est  moi,  lui  dis-je,  et  je  vais  me  ma- 
rier avec  Catherine;  tu  seras  mon  garçon 
d'honneur.  » 

Nous  continuâmes  alors  à  marcher.  Plus 
loin,  au  coin  de  Hoùte,  le  vieux  Fuvst  atlendait  " 
en  regardant,  les  yeux  troubles.  Ce  pauvre 
vieux  pensait  :  •  Maintenant  mon  fils  pourrait 
aussi  revenir!  »  Et  voyant Zébédé  s'approcher 
avec  moi,  il  rentra  bien  vite  dans  la  petite  allée 
sombre  de  sa  maison.  Sur  la  place ,  le  père 
Klipfel  et  cinq  ou  six  autres  regardaient  aussi 
le  bataillon  en  ligne.  Ils  avaient  bien  reçu  les 
actes  de  décès ,  mais  c'est  égal ,  ils  espéraient 
que  peut-être  on  avait  commis  des  erreurs,  car 
leurs  garçons  n'aimaient  pas  écrire.  Ils  regar- 
dèrent, et  ensuite  ils  partirent  pendant  le  rou- 
lement. 

On  fit  l'appel  ;  dans  ce  moment,  le  vieux  fos- 
soyeur arriva.  Il  avait  toujours  sa  petite  veste 
de  velours  jaune  et  son  bonnet  de  coton  gris. 
Il  regarda  derrière  les  rangs,  où  je  causais  avec 
Zébédé,  et  Zébédé  s'étant  retourné,  le  vit; 
alors  il  devint  tout  pâle.  Ils  se  regardèrent  un 
instant.  Je  pris  le  fusil,  et  le  vieux  embrassa 
son  fils.  Ils  ne  disaient  rien  et  restèrent  long- 
temps embrassés.  Après  cela,  comme  le  batail- 
lon faisait  par  file  à  droite  pour  aller  à  la 
caserne,  Zébédé  demanda  la  permission  au 
capitaine  Vidal  d'aller  avec  son  père,  et  remit 
i-on  fusil  au  premier  soldat.  Nous  partîmes 
ensemble  pour  la  rue  des  Capucins.  Le  père 
disait  : 

«  Tu  sauras  que  la  grand'mère  est  si  vieille, 
qu'elle  ne  peut  plus  se  lever  du  lit;  sans  cela, 
elle  ferait  aussi  venue.  » 

Je  les  suivis  jusque  sur  la  porte  et  je  dis  : 

«  Vous  viendrez  dîner  chez  nous,  père  Zé- 
bédé, et  toi  aussi. 

— Je  veux  bien,  répondit  le  père;  oui,  Jo- 
seph, nous  viendrons.  » 

Ils  entrèrent  alors  chez  eux,  et  je  revins 
prévenir  M.  Goulden  de  mon  invitation,  ce  qui 
le  réjouit  d'autant  plus  que  Catherine  et  la 
tante  Grédel  devaient  aussi  venir. 

Moi,  je  n'avais  jamais  clé  plus  heureux  qu'en 
pensant  que  mon  meilleur  ami,  mon  amou- 
reuse et  tous  ceux  que  j'aimais  sefaient  à  la 
maison  ensemble. 

Ce  jour-là,  sur  les  onze  heures,  notre  grande 
chambre  au  premier  offrait  un  joyeux  coup 
d'œil  :  le  plancher  bien  i:éeuré,  la  table  ronde 
au  milieu  ,  couverte  d'une  belle  nappe  à  filets 
rouges,  et  six  gios  couverts  d'argent  autour; 
les  serviettes  pliéesen  bateau  dans  les  assiettes 


élincelantes;  la  salière,  les  bouteilles  cache- 
tées, les  gros  verres  à  facettes,  tout  brillait 
aTa  lumière  du  soleil,  qui  s'étendait  par-des- 
sus les  caisses  de  lilas  rangées  au  bord  des 
fenêtres. 

M.  Goulden  avait  voulu  que  tout  fût  fait 
largement,  grandement  et  magnifiquement, 
comme  pour  des  princes  et  des  ambassadeurs; 
il  avait  tiré  de  la  corbeille  son  argenterie,  chose 
tout  à  fait  extraordinaire,  et  sauf  le  pot-au-feu, 
— que  j'avais  surveillé  moi-même, — où  se  trou- 
vaient trois  livres  de  bonne  viande,  une  tête  de 
chou,  des  carottes  en  abondance,  enfin  tout  ce 
qu'il  fallait,  sauf  cela,  qu'on  ne  peut  jamais 
avoir  aussi  bcm  à  l'hôtel,  tout  le  reste  devait 
venir  de  la  Ville  de  Metz,  où  M.  Goulden  était 
allé  lui-même  commander  le  dîner. 

De  sorte  que,  vers  midi,  nous  nous  regar- 
dions l'un  l'autre,  souriant  et  nous  frottant  les 
mains  ;  —  lui  dans  son  bel  habit  noisette,  bien 
rasé,  sa  grosse  perruque  un  peu  rousse  à  la 
place  du  bonnet  de  soie  noire,  sa  culotte  mar- 
ron bouclée  proprement  sur  ses  gros  bas  de 
laine,  les  souliers  à  larges  boucles  aux  pieds; 
et  moi  dans  mon  habit  bleu  de  ciel  à  la  dernière 
mode,  la  chemise  fine  plissée  sur  le  devant,  et 
le  contentement  dans  le  cœur. 

Il  ne  manquait  plus  que  les  convives  :  Ca- 
therine, la  tante  Grédel,  le  fossoyeur  et  Zébédé. 
Nous  nous  promenions  de  long  en  large,  la 
figure  riante,  nous  disant  :  «  Tout  est  bien, 
tout  est  à  sa  place;  maintenant  il  faut  dresser 
la  soupière.  »  Et  de  temps  en  temps  je  jetais  un 
regard  dehors,  pour  voir  si  l'on  venait. 

Enfin  la  tante  Grédel  et  Catherine  tournèrent 
le  coin  de  Fouquet,  —  elles  rentraient  de  la 
messe,  le  livre  de  prières  sous  le  bras;  — et 
plus  loin  je  vis  le  vieux  fossoyeur  dans  son  bel 
habit  à  larges  manches,  l'ancien  chapeau  à 
cornes  en  travers  les  épaules,  et  Zébédé,  qui 
avait  changé  de  chemise  et  s'était  fait  la  barbe. 
Ils  ai-rivaient  du  côté  des  remparts,  en  se  don- 
nant le  bras  d'un  air  grave,  comme  des  gens 
attendris,  parce  qu'ils  sont  tout  à  fait  heu- 
reux. 

Alors  je  dis  : 

«  Les  voilà,  monsieur  Goulden  !  » 

Nous  n'eûmes  que  le  temps  de  verser  le  bouil- 
lon sur  le  pain  déjà  grillé,  et  de  poser  la  grande 
soupière  fumante  au  miheu  de  la  table,  ce  qui 
se  fit  heureusement.  Presque  aussitôt  Catherine 
et  la  tante  Grédel  entrèrent.  Je  vous  laisse  à 
penser  leur  surprise  en  voyant  cette  belle  table. 
Nous  nous  étions  à  peine  embrassés  que  la  tante 
s'écriait  : 

«  C'est  donc  aujourd'hui  la  noce,  moE- 
sieur  Goulden? 

—Oui ,  madame  Grédel,  répondit  le  brtive 


22 


ROMANS  NATIONAUX. 


homme  en  souriant, — car  les  jours  de  cérémo- 
nie il  l'appelait  madame  Grédel,  au  lieu  de  ma 
commère  ou  de  mère  Grédel,  —  oui,  c'est  la 
noce  des  bons  amis.  Vous  saurez  que  Zébédé 
■vient  de  revenir  et  qu'il  dîne  chez  nous  avec  le 
vieux  fossoyeur. 

— Ab  1  dit  la  tante,  cela  me  fait  plaisir.  » 

Et  Catherine,  devenue  toute  rouge,  me  dit 
tout  bas  : 

«  Maintenant  tout  est  bien...  Voilà  ce  quinous 
manquait  pour  être  tout  à  fait  contents.  » 

Elle  me  regardait  en  me  tenant  la  main.  Et 
comme  nous  attendions,  quelqu'un  ouvrit  la 
porte;  le  vieux  Laurent,  de  la  Ville  de  Melz, 
avec  deux  hauts  paniers  à  anses,  où  les  plats 
étaient  rangés  dans  un  bel  ordre  les  uns  au- 
dessus  des  autres,  cria  de  l'allée  : 

«  Monsieur  Goulden,  voici  le  dîner. 

— Cun,  bon,  répondit  M.  Goulden,  arrangez- 
nous  cela  sur  la  table  vous-même.  » 

Laurent  mit  alors  les  petits  radis,  la  fricassée 
de  poulet,  une  belle  oie  grasse  à  droite  et  à 
gauche  le  bœuf,  que  nous  avions  nous-mêmes 
posé  dans  du  persil:  il  mit  aussi  un  bon  plaide 
choucroute  avec  de  petites  saucisses,  près  de  la 
soupière,  de  sorte  que  jamais  notre  chambre 
n'avait  vu  de  diner  pareil. 

Dans  le  même  instant  nous  entendîmes  le 
vieux  fossoyeur  et  Zébédé  nîonter  ;  le  père 
Goulden  et  moi  nous  courûmes  à  leur  ren- 
contre, et  M.  Goulden,  embrassant  Zébédé,  lui 
dit: 

•  Je  suis  content  de  te  voir!  Oui,  je  sais  que 
tu  t'es  montré  bon  camarade  pour  Joseph,  au 
milieu  des  plus  grands  périls.  » 

Ensuite  il  serra  la  main  du  vieux  fossoyeur 
en  lui  disant  : 

«  Père  Zébédé,  je  vous  glorifie  d'avoir  un  fils 
pareil.  » 

Et  comme  Catherine  était  arrivée  derrière 
nous,  elle  dit  à  Zébédé  : 

«  Je  ne  peux  faire  de  plus  jjrand  plaisir  à 
Joseph  qu'en  vous  embrassant.  Vous  avez  voulu 
le  porter  à  Hanau,  lorsque  les  forces  vous  ont 
manqué...  Je  Vous  regarde  comme  un  frère.  » 

Zébédé,  tout  p;lle,  embrassa  Catherine  sans 
rien  répondre,  et  nous  entràme.i  dans  la  cham- 
bre en  silence,  Catherine,  Zébédé  et  moi;  le 
père  Goulden  et  le  vieux  fossoyeur  derrière.  La 
tante  Grédel  arrangeait  encore  les  plats,  et 
aussitôt  elle  s'écria  : 

«  Soyez  les  bienvenus!  soyez  les  bienvenus! 
Ceux  qui  se  sont  rencontrés  dans  le  malheur 
se  retrouvent  dans  la  joie.  Le  Seigneur  étend 
ses  regards  sur  tout  le  monde.  » 

Elle  embrassa  Zébédé,  qui  lui  dit  en  sou- 
riant : 

•  Toujours  fraîche  et  bien  portante,   ma- 


dame Grédel;  c'est  un  plaisir  de  vous  voirl 

— Voyons,  père  Zébédé,  mettez-vous  ici,  à  la 
tête  de  la  table,  criait  M.  Goulden  tout  réjoui  ; 
et  toi,  Zébédé,  là, — que  je  vous  aie  à  ma  droite 
et  à  ma  gauche; — et  plus  loin,  Joseph,  en  face 
de  Catherine,  près  de  Zébédé  ;  et  madame  Gré- 
del, à  l'autre  bout,  pour  surveiller.  » 

Chacun  était  content  de  sa  place;  Zébédé  me 
regardait  en  souriant,  comme  pour  me  dire  : 
•  Si  nous  avions  et;  le  quart  d'un  dîner  pareil 
à  Hanau,  nous  ne  serions  pas  tombés  au  bord 
de  la  route!  »  Enfin  la  joie  et  le  bon  appétit 
brillaient  sur  toutes  les  figures.  Le  père  Goul- 
den, devenu  grave,  enfonça  la  grosse  poche 
d'argent  dans  la  soupière,  sous  les  yeux  des 
convives  ;  il  servit  d'abord  le  vieux  fossoyeur, 
qui  ne  disait  rien  et  semblait  attendri  de  ces 
honneurs  ;  ensuite  son  fils,;  après  cela  Ca- 
therine ,  la  tante  Grédel,  moi  et  lui.  Et  le 
dîner  commença  dans  une  sorte  de  recueille- 
ment. 

Zébédé  clignait  de  l'œil  et  me  regardait  de 
temps  en  temps  d'un  air  de  satisfaction.  On  dé- 
boucha la  première  bouteille  et  l'on  emplit  l«s 
verres.  On  but  de  ce  vin  ordinaire  très-bon; 
mais  il  devait  en  arriver  de  meilleur,  c'est 
pourquoi  l'on  attendit  pour  boire  à  la  santé  les 
uns  des  autres.  On  mangea  une  bonne  tranche 
de  bœuf.  Le  vieux  fossoyeur  disait  : 

«  Voilà  quelque  chose  de  bon...  c'est  du  bon 
bœuf!  » 

Et  comme  il  trouvait  aussi  la  fricassée  de 
poulet  très-bonne,  je  vis  que  Catherine  était 
une  femme  d'esprit,  car  elle  dit  : 

•  Vous  saurez,  monsieur  Zébédé,  que  nous 
aurions  invité  votre  grand'mère  Marguerite, 
que  je  vais  voir  de  temps  en  temps,  mais  elle 
est  trop  vieille  pour  se  lever;  c'est  pourquoi, 
si  vous  le  voulez  bien,  puisqu'elle  ne  peut 
venir,  qu'elle  mange  au  moins  un  morceau 
avec  nous,  et  qu'elle  boive  un  verre  de  vin  à  la 
santé  de  son  petiL-flls.  Qu'en  pensez-vous, 
père  Zébédé  ? 

—Justement,  dit  le  vieux  fossoyeur,  je  pen- 
sais à  cela.  » 

Le  père  Goulden  regardait  Catherine  les 
larmes  aux  yeux;  comme  elle  se  levait  pour 
choisir  un  morceau  convenable,  il  l'embrassa, 
et  j'entendis  qu'il  l'appelait  sa  fille  ! 

Elle  sortit  avec  une  bouteille  et  une  assiette. 
Pendant  qu'elle  était  dehors,  Zébédé  me  dit  : 

«  Joseph,  celle  qui  bientôt  sera  ta  femme 
mérite  tous  les  bonheurs;  ce  n'est  pas  seule- 
ment une  honnête  fille,  ce  n'est  pas  seulement 
une  femme  qui  mérite  l'amour,  elle  mérite 
aussi  le  respect,  car  elle  a  de  l'esprit  qui  vient 
du  cœur.  Elle  a  vu  ce  que  mon  père  et  moi 
nous  pensions  devant  ce  bon  dîner;  elle  a  vu 


WATERLOO. 


23 


qu'il  nous  ferait  mille  fois  plus  de  plaisir  si  la 
graud'mère  en  avait  sa  part,  et  voilà  pourquoi 
je  l'aimerai  toujours  comme  une  sœur.  » 

En  même  temps,  il  détourna  la  tête  et  me  dit 
tout  bas  : 

«  Joseph,  c'est  dans  la  joie  que  l'on  sent  \e 
chagrin  d'être  pauvre;  ce  n'est  pas  assez  de 
donner  son  sang  pour  la  patrie,  il  faut  qu'à 
cause  de  cela  la  misère  reste  à  la  maison,  et 
quand  on  revient,  il  faut  qu'on  ait  ce  spec- 
tacle! » 

Moi,  comprenant  qu'il  allait  devenir  triste, 
je  remplis  son  verre,  nous  Mmes,  et  ces  pen- 
sées se  dissipèrent. — Catherine  revint  aussi, 
disant  que  la  grand'mère  était  très-heureuse, 
qu'elle  remerciait  M.  Goulden,  que  c'était  un 
beau  jour  pour  elle!...  enfin  cela  réveilla 
tout  le  monde.  Et  comme  le  dîner  continuait, 
la  tante  Grédel,  ayant  entendu  sonner  les 
vêpres,  sortit;  mais  Catherine  resta,  et  l'anima- 
tion que  vous  inspire  le  bon  vin  étant  venue, 
on  se  mit  à  parler  de  la  dernière  campagne. 

C'est  alors  que  nous  connûmes  cette  grand;' 
marche  en  retraite  depuis  le  Rhin  jusque  der- 
rière Paris;  les  combats  du  bataillon  à  Bibels- 
kirchen  et  à  Sarrebruck,  —  où  le  lieutenant 
Baubia  avait  passé  la  Sarre  à  la  nai^e,  pendant 
qu'il  gelait  à  pierre  fendre,  pour  détruire  quel- 
ques barques  encore  au  pouvoir  de  l'ennemi; 
— le  passage  à  Narbefontaine,  à  Courcelles,  à 
Metz,  à  Enzelvin,  à  Champion,  à  Verdun,  tou- 
jours en  retraite;  la  bataille  de  Brienne.  Il  ne 
restait  déjà  plus  d'hommes,  mais' le  4  février 
on  avait  remonté  le  bataillon  avec  les  restes  du 
5«  léger,  et  depuis  ce  moment  tous  les  jours  on 
était  au  feu  :  le  5,  le  6  et  le  7  à  Méry-sur-Seine; 
le  8  à  Sézanne,  où  les  soldats  mouraient  dans 
la  boue,  n'ayant  plus  la  force  de  s'en'retirer; 
le  9  et  le  10,  à  Mûrs,  où  Zébédé,  le  soir,  s'était 
enterré  dans  le  fumier  d'une  ferme  pour  se  ré- 
chauffer; le  11,  la  terrible  bataille  de  Marché, 
où  le  commandant  Philippe  avait  été  blessé 
d'un  coup  de  baïonnette;  le  12  et  le  13,  le  pas- 
sage à  Montmirail;  le  14,  la  bataille  de  Beau- 
champ  ;  le  1 5  et  le  16,  la  marche  rétrograde  sur 
Montmirail,  où  les  Prussiens  étaient  revenus; 
les  combats  de  la  Ferté-Gauché,  de  Jouarre,  de 
Gué-;i-Train,  de  Neufchettes,  ainsi  de  suite! 
Quand  on  avait  battu  les  Prussiens,  arrivaient 
les  Russes;  après  les  Russes,  les  Autrichiens, 
les  Bavarois,  les  Wurtembergeois,  les  Hessois, 
les  Saxons,  les  Badois. 

J'ai  souvent  entendu  raconter  cette  cam- 
papne  de  France,  mais  jamais  comme  par  Zé- 
bédé. Quandll  parlait,  sa  grande  figure  maigre 
g-relottait,  son  long  nez  se  recourbait  sur  se's 
'juatre  poils  de  moustaches  jaunes  et  ses  yeur' 
devenaient  troubles;  il  étendait  la  main  "dans 


sa  vieille  manche  creuse,  et  ce  qu'il  disait  on 
croyait  le  voir  :— on  voyait  ces  grandes  plaines 
de  la  Champagne,  où  les  villages  fumaient  à 
droite  et  à  gauche  ;  les  femmes,  les  enfants,  les 
vieillards  qui  s'en  allaient  par  bandes,  à  demi 
nus,  emportant  l'un  sa  vieille  paillasse,  l'autre 
quelques  vieux  meubles  sur  une  charrette; 
pendant  que  la  neige  descendait  du  ciel,  que 
le  canon  grondait  dans  le  lointain,  et  que  les 
Cosaques  couraient  comme  le  vent,  les  batte- 
ries de  cuisine  et  même  les  vieilles  horloges 
pendues  à  leurs  sellas,  en  criant:  —  Hour- 
rah! 

On  voyait  ces  batailles  furieuses,  un  contre 
dix;  les  paysans  désespérés  qui  venaient  aussi 
avec  leurs  fourches;  et  le  soir  l'Empereur, 
dehors,  à  cheval  sur  une  chaise,  le  menton  au 
bord  du  bâton  sur  ses  mains  croisées,  en  face 
d'un  petit  feu,  les  généraux  autour.  C'est  ainsi 
qu'il  dormait  et  qu'il  rêvait  !  Il  devait  lui  passer 
terriblement  d'idées  par  la  tête  depuis  Marengo, 
Austerlitz  et  Wagram  ! 

Ah  !  de  se  battre,  de  souffrir  la  faim,  le  froid, 
la  misère,  les  marches.et  les  contre-marches, 
ce  n'est  rien,  disait  Zébédé;  mais  d'entendre 
pleurer  et  gémir  en  français  des  femmes  et  des 
enfants  au  milieu  de  tous  ces  décombres,  de 
savoir  qu'on  ne  peut  pas  les  sauver;  que  plus 
on  tue  d'ennemis,  plus  il  en  revient;  qu'il  faut 
reculer,  toujours  reculer,  malgré  les  victoires, 
malgré  le  courage,  malgré  tout...  voilà  ce  qui 
vous  déchire  le  cœur,  monsieur  Goulden  !  • 

En  l'écoutant,  nous  nous  regardions  les  uns 
les  autres;  personne  n'avait  plus  envie  de 
boire,  et  le  père  Goulden,  sa  grosse  tête  pen- 
chée d'un  air  rêveur,  disait  tout  bas  : 

«  Oui...  oui...  voilà  ce  que  coûte  la  gloire! 
Ce  n'est  pas  assez  de  perdre  la  liberté,  de  perdre 
tous  les  droits  qu'on  avait  gagnés  avec  tant  de 
peine  ,•  il  faut  encore  être  pillé,  saccagé,  brûlé, 
haché  par  des  bandes  de  Cosaques;  il  faut  voir 
ce  qu'on  n'avait  jamais  vu  depuis  des  centaines 
d'années  :  des  tas  de  brigands  qui  vous  font  la 
la  loi!  Va...  va...  nous  t'écoutons...  raconte 
tout!  » 

Catherine,  voyant  notre  tristesse,  remplissait 
les  verres  :  ' 

•  Allons,  à  la  santé  de  M.  Goulden  !  à  la  santé 
du  père  Zébédé  !  disait-elle  ;  tous  ces  malheurs 
sont  passés...  ils  ne  reviendront  plus. 

Et  nous  buvions!  Et  Zébédé  racontait  com- 
ment il  avait  fallu  renouveler  encore  une  fois 
le  bataillon,  sur  la  roule  de  Soissons,  avec  des 
soldats  du  16°  léger;  comment  ils  étaient  arri- 
vés à  Meaux,  où  l'hôpital  de  la  Piété  répandait 
la  pei  te,  malgré  l'hiver,  à  cause  des  masses  de 
liless(  s  qu'on  ne  pouvait  pas  soigner. 

G'é.aiî  «^jouvantable  !  Mais  le  pire  de  tout. 


?4 


ROMANS   NATIONAUX. 


Ds  se  regard èrciU  im  iiistaiil.  il'age'il.) 


c'nst  qua:id  il  nous  raconta  leur  arrivée  à  Pa- 
ris, par  la  barrière  de  Charenton  :  l'Impéra- 
trice, le  roi  Joseph,  le  roi  de  Rome,  les  mi- 
iiistresl  les  nouveaux  princes,  les  nouveaux 
ducs,  tout  ce  grand  monde  qui  se  sauvait  dans 
des  calèches  du  côté  de  Blois,  abandonnant  la 
capitale  à  l'ennemi;  —  pendant  que  les  pauvres 
ouvriers  en  blouse,  — qui  n'avaient  pourtant 
rien  eu  de  l'Empire  que  d'être  forcés  de  lui 
donner  leurs  enfants,  —  Fe  précipitaient  par 
milliers  autour  des  mairies,  en  demandant  des 
armes  pour  défendre  l'honneur  de  la  France, 
et  que  la  vieille  garde  les  repoussait  à  la  baïon- 
nelle  1...  —  Alors  le  père  Goulden  tout  à  coup 
s'ccria  : 

"C'est  assez!  c'est  bon,  Zébédé...  Tiens... 
laissons  cela...  parlons  plutôt  d'autre  chose  !  » 


•  Il  avait  pâli  d'un  coup.  Dans  le  même  instant 
la  mère  Grédel  étant  revenue  des  vêpres  et 
nous  voyant  là  tous  muets  et  M.  Goulden  boule- 
versé, demanda  : 

«  Hé  !  qu'est-ce  qui  se  passe  donc  ici  ? 

—  Nous  parlions  de  rimpéralrice  et  des  mi- 
nistres de  l'Empereur,  répondit  le  père  Goul- 
den en  riant  d'un  air  étrange. 

—  Ah  !  je  ne  m'étonne  plus  si  le  vin  vous 
tourne  sur  le  cœur,  dit-elle.  Moi,  chaque  fois 
que  j'y  pense  et  que  je  me  regarde  par  hasard 
dans  le  miroir,  je  vois  que  cela  me  rend  toute 
verte.  Ah!  les  gueux!  Heureusement  ils  sont 
partis.  » 

Zébédé    semblait    de    mauvaise    humeur  ; 
M.  Goulden  s'en  aperçut  et  s'écria  : 
€  C'e.st  égal,  la  France  est  toujours  un  grand 


WATERLOO. 


25 


Deux  ioiirs  après  eut  lieu  mon  mariage  avec  Callicrine.  (Page  26.) 


et  glorieux  pays.  Si  les  nouveaux  nobles  valent 
juste  autant  que  les  anciens,  le  peuple  au 
moins  est  ferme.  On  abeau  faire,  les  bourgeois, 
les  ouvriers  et  les  paysans  sont  ensemble;  ils 
ont  les  mêmes  intérêts,  ils  ne  lâcheront  pas  ce 
qu'ils  tiennent,  et  ne  se  laisseront  pas  non  plus 
mettre  le  pied  sur  la  nuque.  —  Et  maintenant 
mes  amis,  allons  prendre  l'air.  Il  se  fait  tard; 
la  mère  Grédel  ot  Catherine  ont  du  chemin 
pour  retourner  aux  Quatre-Vents,  Joseph  les 
accompagnera. 

—  Non,  dit  Catherine,  aujourd'hui  Joseph 
doit  rester  avec  son  ami,  nous  retournerons 
toutes  seules. 

—  Eh  bien!  soit,  Catherine  a  raison,  dit 
M.  Goulden;  un  jour  pareil,  les  amis  doivent 
tous  rester  ensemble.  » 


Nous  étions  sortis  bras  dessus  bras  dessous  ; 
la  nuit  venait.  Sur  la  place  d'Armes  on  s'em- 
brassa de  nouveau  ;  la  tante  et  Catherine  prirent 
le  chemin  du  village,  et  nous,  après  avoir  fait 
quelques  tours  sous  les  grands  tilleuls,  nous 
entrâmes  à  la  brasserie  de  l'Homme  sauvage.  On 
se  rafraîchit  avec  de  la  bonne  bière  mousseuse. 
M.  Gouden  raconta  le  blocus,  l'attaque  de  la 
tuilerie  de  Pernette,  les  sorties  au  Bigelberg, 
aux  baraques  d'en  haut,  et  le  bombardement. 
C'est  là  que  j'appris  pour  la  première  fois  qu'il 
avait  été  chef  de  pièce,  et  qu'il  avait  eu  le  pre- 
mier l'idée  de  casser  les  fourneaux  de  fonte 
pour  faire  de  la  mitraille.  Ces  histoires  se  pro- 
longèrent jusqu'à  la  retraite  de  dix  heures. 
Enfin  Zébédé  nous  quitta  pour  aller  à  la  ca- 
l^serne,  le  vieux  fossoyeur  retourna  dans  la  rue 


40 


40 


26 


ROMANS  NATIONAUX. 


des  Capucins,  et  nous  dans  notre  lit,  où  nous 
dormîmes  jusqu'au  lendemain  huit  heures. 


VII 


Deux  jours  après  eut  lieu  mon  mariage  avec 
Catherine,  chez  la  tante  Grédel,  aux  Quatre- 
Vents.  M.  Goulden  représentait  mon  père; 
j'avais  choisi  Zébédé  pour  garçon  d'honneur, 
et  quelques  anciens  camarades,  restés  au  ba- 
taillon, étaient  aussi  de  la  noce. 

Le  lendemain,  Catherine  et  moi  nous  demeu- 
rions déjà  chez  M.  Goulden,  dans  les  deux 
petites  chambres  au-dessus  de  l'atelier. 

Bien  des  années  se  sont  écoulées  depuis. 
M.  Goulden,  la  tante  Grédel  et  les  camarades 
ont  disparu  de  ce  monde,  Catherine  est  devenue 
toute  blanche;  eh  bienJ  souvent  encore,  quand 
je  la  regarde,  ces  temps  lointains  ressuscitent: 
il  me  semble  la  revoir  comme  à  vingt  ans, 
blonde  et  rose  :  je  la  vois  ranger  nos  pots  de 
fleurs  au  bord  des  fenêtres  en  haut,  je  l'en- 
tends chanter  tout  bas,  je  vois  le  soleil  en  face; 
je  crois  encore  descendre  avec  elle  le  petit  esca- 
lier un  peu  igide,  et  dire  ensemble  en  entrant 
dans  l'atelier  :  «  Bonjour,  monsieur  Goulden.  » 
Lui,  se  retourne  en  souriant,  et  nous  répond  : 
«  Bonjour,  mes  enfants,  bonjour.  »  Il  embrasse 
Catherine  qui  se  met  à  balayer,  à  cirer  les 
meubles,  à  dresser  le  pot-au-feu,  pendant  que 
nous  regardons  le  travail  qu'il  faudra  faire 
dans  la  journée. — Ah!  le  bon  temps!...  la  belle 
vie!...  Quelle  joie...  quelle  satisfaction  d'être 
jeune,  d'avoir  une  femme  simple,  bonne,  labo- 
rieuse! Comme  tout  rit  dans  votre  âme... 
Comme  on  voit  l'avenir  s'étendre  devant  soi, 
loin...  bien  loin!...  On  ne  sera  jamais  vieux... 
on  s'aimera  toujours...  On  conservera  toujours 
ceux  que  l'on  aime...  On  aura  toujours  du  cou- 
rage... On  ira  toujours  se  promener  le  dimanche 
bras  dessus  bras  dessous,  à  la  Bonne-Fontaine  ! 
On  s'assiéra  toujours  sur  la  mousse  dans  les 
bois,  en  écoutant  les  abeilles  et  les  hannetons 
bourdonner  autour  des  grands  arbres  pleins  de 
lumière...  On  se  sourira  toujours!...  Quelle 
existence,  mon  Dieu,  quelle  existence! 

Et  puis,  le  soir  on  rentrera  tout  doucement 
au  nid  ;  et  les  grandes  traînées  d'or  qui  s'éten- 
dent dans  le  ciel,  de  Wéchem  au  bois  de  Mit- 
telbronn,  on  les  regardera  longtemps  en  silence, 
en  se  serrant  la  main,  quand  la  petite  cloche 
de  Phalsbourg  commence  à  sonner  VAnçjelus,  et 
que  toutes  celles  des  villages  lui  répondent  sur 
la  campagne  déjà  sombre...  au!  la  jeunesse... 
la  vie  1 ...  tout  est  encore  là  devant  moi,  c'est  la 


même  chose  aujourd'hui  qu'il  y  a  cinquante  ans, 
d'autres  alouettes  et  d'autres  fauvettes  nichent 
au  printemps,  d'autres  fleurs  blanchissent  les 
grands  pommiers...  faut-il  donc  que  nous 
ayons  changé  !  faut-il  que  nous  soyons  deve- 
nus vieux,  comme  d'autres  étaient  vieux  de 
notre  temps  !  —  Rien  que  cela  me  ferait  croire 
que  nous  redeviendrons  jeunes,  que  nous  nous 
aimerons  encore,  que  nous  retrouverons  le 
père  Goulden,  la  tante  Grédel  et  tous  les  autres 
honnêtes  gens.  Autrement,  ce  serait  trop  mal- 
heureux de  vieillir  :  Dieu  ne  voudrait  pas  nous 
donner  ce  chagrin  sans  espérance.  Catherine 
pense  aussi  comme  moi. 

Enfin  nous  étions  tout  à  fait  heureux,  nous 
voyions  tout  en  beau  ;  rien  ne  pouvait  troubler 
notre  bonheur. 

C'était  le  temps  où  les  alliés,  par  centaines 
de  mille,  infanterie,  cavalerie  et  artillerie,  à 
pied  et  à  cheval,  avec  des  feuilles  de  chêne  sar 
leurs  shakos,  sur  leurs  casques,  au  bout  de 
leurs  fusils  et  de  leurs  lances,  passaient  au- 
tour de  la  ville  pour  retourner  chez  eux.  Ils 
poussaient  des  cris  de  joie  qu'on  entendait 
d'une  lieue,  comme  on  entend  les  cris  des  pin- 
sons, des  grives,  des  merles  et  des  mille  autres 
oiseaux  du  ciel  à  la  saison  des  faînsa,  Dans  un 
autre  temps,  cela  m'aurait  fait  de  la  peine, 
parce  que  c'était  le  signe  de  notre  défaite  ;  mais 
alors  je  me  consolais  en  pensant  :  «  Qu'ils  s'en 
aillent,  et  qu'ils  ne  reviennent  plus  !»  Et  quand 
Zébédé  venait  me  dire  que  tous  les  jours  des 
officiers  russes,  autrichiens,  prussiens,  bava- 
rois, traversaient  la  ville  pour  aller  voir  notre 
commandant  de  place,  M.  de  la  Faisanderie,  un 
ancien  émigré  qui  les  comblait  d'honneurs; 
que  tel  officier  du  bataillon  avait  provoqué  l'un 
de  ces  étrangers;  que  tel  autre  officier  eu 
demi-solde  en  avait  tué  deux  ou  trois  en  duel, 
soit  à  la  Roulette,  à  V Arbre  vert  ou  bien  au  Pa- 
nier fleuri,  — car  on  s'alignait 'partout,  les 
nôtres  ne  pouvaient  supporter  la  vue  des  enne- 
mis, partout  on  jetait  son  habit  dans  l'herbe, 
et  les  brancards  de  l'hôpital  ne  faisaient 
qu'aller  et  venir,— quand  Zébédé  me  racontait 
ces  choses,  ou  qu'il  nous  disait  qu'on  avait  mis 
tant  d'officiers  en  demi-solde,  pour  les  rem- 
placer par  d'autres  de  Goblentz;  que  les  sol- 
dats allaient  être  forcés  d'assister  en  grande 
tenue  à  la  messe;  que  les  curés  étaient  tout,  et 
que  l'épaulette  n'était  plus  rien  !  —  au  lieu  de 
me  chagriner,  je  me  disais  :  «  Bah  !  bah  !  tout 
cela  finira  par  s'arranger...  Pourvu  que  nous 
conservions  le  repos,  pourvu  que  nous  puis- 
sions travailler  et  vivre  en  paix,  c'est  le  prin- 
cipal. 

Je  ne  pensais  pas  que,  pour  conserver  la 
paix,  ce  n'est  pas  assez  d'être  content  soi-mênie, 


«  >lVvV>'^  '^ 


WATERLOO. 


27 


mais  qu'il  faut  que  les  autres  le  soient  aussi. 
J'étais  comme  la  tante  Grédel,  qui  trouvait  tout 
très-bien  depuis  notre  mariage.  Elle  venait 
souvent  nous  voir,  son  panier  plein  d'œufs 
frais,  de  fruits,  de  légumes  et  de  gjalettes  pour 
notre  ménage,  et  s'écriait  : 

«  Hél  monsieur  Goulden,  on  n'a  pas  besoin 
de  demander  si  les  enfants  vont  bien,  on  n'a 
qu'à  regarder  leur  mine.  • 

Elle  me  disait  aussi  :» 

«  Hél  Joseph,  ça  fait  une  différence  d'être 
marié,  n'est-ce  pas,  ou  de  se  trimballer  avec  un 
sac  et  un  fusil  du  côté  de  Lutzen? 

— Oui...  oui.:,  maman  Grédel,  je  vous  crois!" 
lui  répondais-je  en  riant  de  bon  cœur.     • 

Alors  elle  s'asseyait,  les  mains  sur  ses  ge- 
noux et  disait  : 

«  Tout  cela  vient  de  la  paix...  la  paix  fait  le 
bonheur  de  tout  le  monde  !  et  quand  on  pense 
qu'un  tas  de  gueux,  de  va -nu-pieds  osent  en- 
core crier  contre  le  roi  !  » 

D'abordM.  Goulden,  qui  travaillait, ne  répon- 
dait pas  ;  mais  quand  elle  continuait,  il  disait  : 

«Allons,  mère  Gréde|l,  un  peu  de  calme, 
que  diable  1  Vous  savez  bien  que  maintenant 
les  opinions  sont  libres;  nous  avons  deux 
chambres,  nous  avons  une  constitution,  chacun 
peut  avoir  son  avis. 

— C'est  pourtant  la  vérité,  faisait  la  tante  en 
me  regardant  de  côté  d'un  air  de  malice  ;  du 
temps  de  l'autre,  il  fallait  se  taire,  cela  montre 
encore  une  différence  !  » 

M.  Goulden  n'allait  pas  plus  loin,  car  il  con- 
sidérait la  tante  comme  une  bonne  femme 
mais  qui  ne  valait  pas  la  peine  d'être  convertie. 
Il  souriait  même  quand  elle  ne  criait  pas  trop 
fort,  et  les  choses  se  passaient  ainsi  sans  ai- 
greur, lorsqu'il  arriva  du  nouveau. 

D'abord  un  ordre  arriva  de  Nancy,  pour 
forcer  les  gens  de  fermer  les  devantures  de 
leurs  boutiques  pendant  l'office  du  dimanche  ; 
les  juifs  et  les  luthériens  étaient  forcés  de  fer- 
mer comme  les  autres.  Depuis  ce  moment , 
on  ne  criait  plus  dans  les  auberges,  ni  dans  les 
cabarets;  tout  était  comme  mort  en  ville  pen- 
dant la  messe  et  les  vêpres;  les  gens  ne  disaient 
plus  rien,  on  se  regardait  comme  si  on  avait 
eu  peur. 

Le  dimanche  où  l'on  ferma  pour  la  première 
fois  notre  devanture,  comme  nous  dînions  dans 
l'ombre,  le  père  Goulden,  qui  paraissait  triste, 
dit: 

«  J'avais  espéré,  mes  enfants,  que  tout  serait 
Uni,  que  l'on  respecterait  le  bon  sens,  et  que 
nous  aurions  le  calme  pour  des  années;  je 
vois  malheureusemeut  que  ces  Bourbons  sont 
des  espèces  de  Dagobert...  Tout  cela  devient 
g^dve  1  » 


Il  n'en  dit  pas  plus  ce  dimanche  ,  et  sortit 
dans  l'après-midi  pour  lire  les  gazettes.  Tous 
les  gens  qui  savaient  lire, — pendant  que  les 
paysans  étaient  à  la  messe,  —  allaient  lire  les 
journaux,  après  avoir  fermé  leur  boutique. 
C'est  depuis  ce  temps  que  les  bourgeois  et  les 
maîtres  ouvriers  ont  pris  l'habitude  de  lire  1^ 
gazette,  et  même  un  peu  plus  tard  ils  voulurent 
avoir  un  casino. 

Je  me  rappelle  que  tout  le  monde  parlait  de 
Benjamin  Constant  et  qu'on  mettait  sa  con- 
fiance en  lui.  M.  Goulden  l'aimait  beaucoup; 
comme  il  avait  pris  l'habitude  de  sortir  tous 
les  soirs,  pour  lire  chez  le  père  Colin  ce  qui  se 
passait,  nous  savions  aussi  les  nouvelles.  Il 
nous  disait  :  «  Le  duc  d'Angoulême  est  à  Bor- 
deaux,— le  comte  d'Artois  est  à  Marseille,  — 
ils  promettent  ceci,  —  ils  ont  dit  cela.  •  Cathe- 
rine était  plus  curieuse  que  moi,  elle  aimait  à 
entendre  les  nouvelles  du  pays  ,  et  quand 
M.  Goulden  disait  quelque  chose,  je  voyais  dans 
ses  yeux  qu'elle  lui  donnait  raison. — Un  soir,  il 
nous  dit  : 

«  Le  duc  de  Berry  vient  chez  nous.  • 

Nous  fûmes  bien  étonnés. 

•  Qu'est-ce  qu'il  vient  donc  faire  ici,  mon- 
sieur Goulden?  lui  demanda  Catherine, 

— Il  vient  passer  la  revue  du  régiment,  dit-il 
en  souriant.  Je  suis  curieux  de  le  voir  ;  les  jour- 
naux racontent  qu'il  ressemble  à  Bonaparte, 
j  mais  qu'il  a  beaucoup  plus  d'esprit.  Ce  n'est  pas 
étonnant  pour  un  prince  légitime;  s'il  n'avait 
pas  plus  d'esprit  que  le  fils  d'un  paysan,  ce  se- 
rait bien  malheureux!  Enfin,  toi,  Joseph,  qui 
connais  l'autre,  tu  jugeras  de  la  chose.  » 

On  pense  combien  cette  nouvelle  réveilla  le 
pays.  Depuis  ce  jour,  on  ne  pensait  plus  qu'à 
dresser  des  arcs  de  triomphe ,  à  faire  des  dra- 
peaux blancs;  tous  les  villages  des  environs 
devaient  arriver  sur  des  charrettes  enguirlan- 
dées.— Ou  fit  un  arc  de  triomphe  à  Phalsbourg 
et  un  auti-e  sur  la  côte  de  Saverne.  Cela  se  pas- 
sait à  la  fin  du  mois  de  septembre.  Tous  les 
jours  Catherine  et  moi,  le  soir  après  notre  sou- 
per, nous  allions  voir  avancer  l'arc  de  triom- 
phe ;  il  était  entre  l'hôtel  de  la  Ville  de  Metz  et 
le  confiseur  Dilrr,  sur  la  route.  Le  vieux  char- 
pentier Ulrich  et  ses  garçons  relevaient;  c'é- 
tait comme  une  grande  porte,  que  l'on  couvrait 
de  guirlandes  en  feuilles  de  chêne,  et  sur  les 
façades  se  déployaient  des  drapeaux  blancs 
magnifiques. 

Pendant  qu'on  finissait  cet  ouvrage,  Zèbédé 
vint  nous  voir  deux  ou  trois  fois  ;  le  prince 
devait  arriver  par  Metz  ;  on  recevait  des  lettres 
au  régiment,  des  lettres  qui  le  représentaient 
comme  aussi  sévère  que  s'il  avait  gagné  cin- 
quante batailles.  Mais  ce  qui  fâchait  surtout 


28 


ROMANS  NATIONAUX. 


Zébédé,  c'est  que  le  prince  appelait  nos  anciens 
ofBciers,  des  officiers  de  fortune. 

Enfin  il  arriva  le  i"  octobre  à  six  heures  du 
soir;  on  tirait  déjà  le  canon,  qu'il  était  encore 
sur  la  côte  du  GerberhofT.  Il  descendit  à  la  Ville 
de  Metz,  sans  passer  sous  l'arc  de  triomphe.  La 
place  était  encombrée  d'officiers  en  grande 
tenue;  de  toutes  les  fenêtres  on  criait  :  Vive  le  roi! 
vive  le  duc  de  Berry  I  comme  on  avait  crié,  du 
temps  de  Napoléon  :  Vive  l'Empereur  ! 

M.  Goulden,  Catherine  et  moi,  nous  ne  pou- 
vions pas  approcher,  tant  la  place  était  encom- 
brée de  monde;  nous  vîmes  seulement  défiler 
les  calèches  et  les  hussards.  Un  piquet,  du  côté 
de  chez  nous,  fermait  la  route. 

Ce  môme  soir,  le  duc  reçut  le  corps  d'officiers  ; 
il  daigna  accepter  un  dîner  que  les  officiers  du 
G"  lui  firent  offrir,  mais  il  n'invita  que  le  co- 
lonel Zaepfel.  A  la  suite  du  dîner,  qui  se  pro- 
longea jusqu'à  dix  heures,  les  notables  lui  don- 
nèrent un  bal  au  collège.  Tous  les  officiers, 
tous  les  amis  des  Bourbons,  en  habit  noir,  cu- 
lotte et  bas  de  soie  blancs,  s'y  rendirent  avec 
le  prince;  les  demoiselles  de  bonne  famille,  en 
robe  blanche,  s'y  trouvaient  en  foule.  Je  crois 
encore  entendre,  au  milieu  de  la  nuit,  les  che- 
vaux du  cortège  passer,  et  les  mille  cris  de  : 
Vive  le  roi/...  vive  le  duc  de  Berry  ! 

Toutes  les  fenêtres  étaient  illuminées;  de- 
vant celles  du  commandant  de  place  ,  on 
voyait  un  grand  écusson  bleu  de  ciel  ;  la  cou- 
ronne et  les  trois  fleurs  de  hs  en  or  brillaient 
dans  l'ombre.  La  grande  salle  du  collège  re- 
tentissait de  la  musique  du  régiment.  Made- 
moiselle Brémer,  qui  possédait  une  très-jolie 
voix,  devait  chanter  au  prince  l'air  de  Vive 
Henri  IV!  Mais  toute  la  ville  sut  le  lendemain 
qu'elle  avait  été  comme  éblouie  par  la  vue  du 
priuce,  ce  qui  l'avait  empêchée  de  dire  un  seul 
mot,  et  tout  le  monde  répétait  : 

«  Pauvre  mademoiselle  Félicité  !  pauvre 
mademoiselle  Félicité  !  » 

Le  bal  se  prolongea  toute  la  nuit.  Depuis 
longtemps  Catherine,  M.  Goulden  et  moi  nous 
dormions,  lorsque  vers  trois  heures  du  malin, 
le  passage  des  hussards  et  les  cris  de  :  Vive  le 
duc  de  Berry  !  nous  réveillèrent.  Il  faut  pour- 
tant que  les  princes  aient  une  bonne  santé  pour 
aller  à  tous  ces  bals,  à  tous  ces  dîners  qu'on 
leur  otfre  le  long  de  la  route.  Ce  doit  être  pour 
eux  un  bien  grand  ennui,  surtout  à  la  longue, 
quand  on  les  appelle  :— Sa  Majesté  1  Sa  Di- 
gnité I  Son  Excellence  I  Sa  Bonté  !  Sa  Justice  ! 
enfin  tout  ce  qu'on  peut  inventer  d'extraordi- 
naire et  de  nouveau,  pour  leur  faire  croire 
qu'on  les  adore  et  qu'on  les  regarde  comme 
des  dieux.  Oui,  s'ils  finissent  par  mépriser  les 
hommes,  co  n'est  pas  étonnant  :  si  on  nous  en 


faisait  autant,  nous  finirions  aussi  par  croire 
que  nous  sommes  des  aigles. 

Enfin,  ce  que  je  viens  de  raconter  est  l'exacte 
vérité,  et  je  n'ai  rien  dit  de  trop. 

Le  lendemain,  cela  recommença  pour  ainsi 
dire  avec  un  nouvel  enthousiasme.  11  faisait 
très-beau  temps;  mais  comme  le  prince  avait 
mal  dormi,  comme  il  s'était  beaucoup  ennuyé 
de  voir  ces  petits  bouigeois,  qui  voulaient  imi- 
ter la  cour  sans  réussii-;  comme  il  trouvait 
aussi  peut-être  qu'on  ne  lui  faisait  pas  encore 
assez  d'honneur  et  qu'on  ne  criait  pas  assez 
Vive  le  roi  !  vive  le  duc  de  Berry  ! — car  tous  les 
soldats  gardaient  le  silence,  —  il  était  de  très- 
mau\'àise  humeur. 

Ce  jour-là,  je  le  vis  très-bien  pendaut  la  re- 
vue qui  tenait  les  côtés  de  la  place;  nous 
étions,  M.  Goulden,  Catherine  et  moi ,  chez  le 
marchand  de  cuir  Wittman,  au  premier ,  et 
pendant  la  bénédiction  du  drapeau  et  le  Te 
Dcuni  à  l'église,  nous  le  vîmes  aussi,  car  nous 
avions  le  quatrième  banc  en  face  du  chœur. 
On  disait  bien  qu'il  ressemblait  à  Napoléon, 
mais  ce  n'était  pas  vrai  ;  c'était  un  bon  gros 
garçon  court  et  trapu,  les  joues  pâles  à  cause 
de  la  fatigue,  et  pas  vif  du  tout,  au  contraire. 
Pendant  tout  l'office,  il  ne  faisait  que  bâiller 
et  se  balancer  sur  les  hanches  lentement, 
comme  un  pendule.  Je  vous  dis  ce  que  j'ai  vu 
moi-même  ,  et  cela  montre  combien  les  gens 
sont  aveugles  ;  ils  veulent  trouver  des  ressem- 
blances parto\it. 

,  Pendant  les  revues,  je  me  souviens  aussi  que 
l'Empereur  venait  à  cheval,  et  que  d'un  coup 
d'ceil  il  découvrait  si  tout  était  en  ordre  ;  au  lieu 
que  le  duc  s'approcha  des  rangs  à  pied,  et 
même  deux  ou  trois  fois  il  fit  des  reproches  à 
de  vieux  soldats  en  les  regardant  du  haut  en 
bas.  Ce  fut  le  pire.  Il  avait  regardé  Zébédé  de 
cette  manière,  et  Zébédé  n'a  jamais  pu  lui  par- 
donner. 

Voilà  pour  la  revue.  Mais  une  chose  plus 
grave,  c'est  la  distribution  des  croix  et  des 
fleurs  de  lis.  Quand  je  vous  dirai  que  tous  les 
maires,  les  adjoints,  les  conseillers  des  Bara- 
ques-d'en-Haut,  des  Baraques  du  Bois-de-Chê- 
nes,  du  Holderloch  et  de  Hirschland  reçurent 
la  fleur  de  lis,  parce  qu'ils  étaient  en  tête  de 
leur  village,  avec  le  drapeau  blanc,  et  que  Pi- 
nacle, —  pour  être  arrivé  le  premier,  avec  la 
musique  du  bohémien  Waldteufel  qui  jouait  : 
Vive  Henri  IV,  et  cinq  ou  six  drapeaux  blancs, 
plus  grands  que  les  autres, —reçut  la  croix 
d'honneur!  quand  je  vous  dirai  cela,  vous 
comprendrez  ce  que  pensaient  les  gens  raison- 
nables :  ce  fut  un  véritable  scandale. 

Dans  l'après-midi,  vers  quatre  heures,  le 
prince  partit  pour  Strasbourg,  accompagna  de 


WATERLOO. 


29 


tous  les  royalistes  du  pays,  à  cheval  les  uns 
sur  de  bons  chevaux,  les  autres,  comme  Pi- 
nacle, sur  de  vieilles  rosses.  On  lui  avait  pré- 
paré le  dîner  sur  la  côte  de  Saverne. 

Une  chose  que  tous  les  Phalsbourgeois  de  ce 
temps  se  rappellent  encore,  c'est  que  le  prince 
était  déjà  dans  sa  calèche  et  qu'il  partait  lente- 
ment, lorsqu'un  officier  émigré,  la  tête  nue,  en 
uniforme,  se  mit  à  courir  derrière,  en  criant 
d'une  voix  lamentable  qu'on  entendait  sur 
toute  la  place  : 

«  Du  pain! . . .  mon  prince.. .  du  pain  pour 
mes  enfants!  » 

Cela  faisait  rougir  les  gens,  qui  se  sauvaient 
de  honte. 

Nous  étions  rentrés  chez  nous  en  silence;  le 
père  Goulden  semblait  rêveur,  lorsque  la  tante 
Grédel  arriva. 

«  Eh  bien  !  mère  Grédel,  lui  dit-il,  vous  devez 
être  contente  ? 

1— Et  pourquoi? 

— Pinacle  est  décoré.  » 

Elle  devint  toute  verte  et  s'assit  en  disant  au 
bout  d'une  minute  : 

«  Ça  c'est  la  plus  grande  gueuserie  qu'on 
puisse  voir.  Mais  si  le  prince  avait  su  ce  que 
Pinacle  vaut,  monsieur  Goulden,  au  lieu  de  lui 
donner  la  croix,  il  l'aurait  plutôt  fait  pendre. 

— Voilà  justement  le  mal,  répondit  M.  Goul- 
den; ces  gens-là  font  beaucoup  de  choses  pa- 
reilles sans  le  savoir,  et  quand  ils  le  sauront, 
ce  sera  peut-être  trop  tard.  • 


VIII 


C'est  ainsi  que  Mgr  le  duc  de  Berry  visita  les 
départements  de  l'Est;  le  bruit  de  ses  moindres 
paroles  se  répandit  au  loin  ;  les  uns  célébraient 
ses  grâces  infinies,  et  les  autres  gardaient  le 
silence. 

Depuis  ce  moment,  plus  d'une  fois  l'idée  me 
vint  que  tous  ces  émigrés,  tous  ces  officiers  en 
demi-solde,  tous  ces  prédicateurs  avec  leurs 
processions  et  leurs  expiations,  finiraient  par 
tout  bouleverser;  et  quelque  temps  après,  à 
l'entrée  de  l'hiver,  nous  sûmes  que  ce  n'était 
pas  seulement  chez  nous,  mais  que  c'était  jus- 
qu'au fond  de  l'Alsace,  que  les  aifaires  se  gâ- 
taient de  la  sorte. 

Un  matin  que  le  père  Goulden  et  moi  nous 
travaillions,  entre  onze  heures  et  midi,  rêvant 
chacun  à  sa  manière,  et  que  Catherine  dressait 
la  taMe,  je  sortis  me  laver  les  mains  à  la 
pompe,  ce  que  je  faisais  toujours  avant  de 
dîner.  Une  vieille,  au  bas  de  l'escalier,  s'es- 


suyait les  pieds  sur  le  paillasson;  elle  secouait 
ses  jupes  couvertes  de  boue  et  tenait  un  bâton 
avec  un  grand  chapelet  qui  lui  pendait  au 
coude.  Comme  je  la  regardais  du  haut  de  la 
rampe,  elle  se  mita  monter,  et  je  reconnus 
tout  de  suite,  à  ses  petits  yeux  plissés  et  à  sa 
petite  bouche' entourée  de  rides  innombrables, 
que  c'était  Anna-Marie,  la  pèlerine  de  Saint- 
Witt. 

Cette  pauvre  vieille  nous  apportait  souvent 
des  montres  à  raccommoder,  pour  les  per- 
sonnes pieuses  qui  mettaient  leur  confiance 
en  elle;  sa  vue  réjouissait  toujours  le  père 
Goulden. 

«  Hé!  s'écriait-il,  c'est  Anna-Marie;  nous  al- 
lons prendre  une  bonne  prise.  Et  comment  va 
M.  le  curé  un  tel?  Comment  se  porte  M.  le  vi- 
caire un  tel?  A-t-il  toujours  bonne  mine?  Et 
M.  Jacob  de  tel  endroit?  Et  le  vieux  sacris- 
tain Niclausse?  c'est  toujours  lui  qui  sonne  les 
cloches  à  Dann,  àHirschland,  à  Saint-Jean?  Il 
commence  à  se  faire  bien  vieux  ! 

— Ah  !  monsieur  Goulden,  merci  pour  M.  Ja- 
cob ;  vous  savez  qu'il  a  perdu  mademoiselle 
Christine  la  semaine  dernière. 

—Comment. . .   comment. . .    mademoiselle 
Christine!. .. 
— Mon  Dieu,  oui. . . 

"—Quel  malheur!...  Enfin,  il  faut  penser  que 
nous  sommes  tous  mortels. 

— Oui,  monsieur  Goulden;  et  puis,  quand 
on  a  la  grâce  de  recevoir  les  saintes  consola- 
tions de  l'Église. . . 

— Sans  doute...  sans  donte...  c'est  le  princi- 
pal! » 

Voilà  comment  ils  causaient,  et  le  père  Goul- 
den riait  intérieurement.  Il  savait  tout  ce  qui 
se  passait  dans  la  sacristie  à  six  lieues  autour 
de  la  ville.  De  temps  en  temps,  il  me  lançait 
un  regard  malin.  J'avais  vu  cela  cent  fois  de- 
puis mon  apprentissage;  mais  on  comprend 
combien  M.  Goulden  devait  être  encore  plus 
curieux  ce  jour-là  d'apprendre  ce  qui  se  pas- 
sait au  pays. 

»Hé!  c'est  Anna-Marie,  dit-il  en  se  levant; 
depuis  combien  de  temps  on  ne  vous  a  pas 
vue? 

—Depuis  trois  mois,  monsieur  Goulden, 
trois  grands  mois;  j'ai  fait  des  pèlerinages  à 
Saint-Witt,  à  Sainte-Odile,  à  Marienthal,  à  Haz- 
lache  ;  j'avais  des  vœux  pour  tous  les  saints  en 
Alsace,  en  Lorraine  et  dans  les  Vosges.  Enfin 
me  voilà  presque  débarrassée;  il  ne  me  reste 
plus  que  Saint-Qpirin. 

—Ah  !  tant  mieux,  vos  affaires  vont  bien, 
cela  me  fait  plaisir.  Asseyez-vous,  Anna-Marie, 
reposez-vous.  » 
Je  voyais  dans  ses  yeux  combien  il  était  con- 


30 


ROMANS  NATIONAUX. 


tent  de  faire  dévider  son  chapelet  à  la  vieille. 
Mais  il  parait  qu'Anna-Marie  avait  des  afïaires 
ailleurs. 

Ah!  monsieur  Goulden,  dit- elle,  je  ne 
peux  pas  aujourd'hui,  les  autres  sont  en 
avance  :  la  mère  Evig,  Gaspard  Rosenkrantz  et 
Jacob  Heilig.  Il  faut  que  j'aille  encore  à  Saint- 
Quirin  ce  soir;  je  suis  seulement  entrée  pour 
vous  dire  que  l'horloge  de  Dosenheim  est  dé- 
rangée, et  qu'on  vous  attend  pour  la  remettre. 

— Bah  !  bah  I  restez  donc  un  instant. 

— Non,  je  ne  peux  pas;  je  suis  bien  fâchée, 
monsieur  Goulden,  mais  il  faut  que  je  finisse 
ma  tournée.  » 

Elle  avait  déjà  repris  son  paquet,  et  M.  Goul- 
den paraissait  contrarié,  lorsque  Catherine, 
posant  le  grand  plat  de  choux  sur  la  table,  se 
mit  à  dire  : 

«  Gomment!  vous  voulez  partir,  Marie-Anne? 
Vous  n'y  pensez  pas. . .  Voici  déjà  votre  as- 
siette. » 

Alors  elle,  tournant  la  tête,  vit  la  grande 
soupière  fumante,  et  les  choux  qui  répandaient 
une  odeur  délicieuse. 

«  Je  suis  bien  pressée,  dit-elle. 

— Bah  !  vous  avez  de  bonnes  jambes,  répon- 
dit Catherine  en  clignant  de  l'œil  du  coté  de 
M.  Goulden. 

— Ah  !  pour  cela,  Dieu  merci,  les  jambes 
sont  encore  bonnes. 

— Eh  bien  donc,  asseyez-vous,  reprenez  un 
peu  de  force;  c'est  un  métier  bien  dur  de  mar- 
cher toujours. 

—Oui,  madame  Bertha,  certainement;  on 
gagne  bien  les  trente  sous  qu'on  vous  donne, 
allez  !  » 

J'avançais  les  chaises  : 

•  Asseyez- vous,  Marie-Anne,  et  donnez-moi 
votre  bâton. 

— Il  faut  donc  que  je  vous  écoute,  dit-elle; 
mais  je  ne  m'arrêterai  pas  longtemps;  je  ne 
veux  prendre  qu'une  bouchée,  ensuite  je  pars. 

—  Oui,  oui,  c'est  entendu,  Marie-Anne,  on 
ne  vous  retardera  pas  trop,  »  dit  M.  Goulden. 

Chacun  avait  pris  sa  place.  M.  Goulden  ser- 
vait déjà,  Catherine  me  regardait  en  souriant, 
et  je  me  disais: 

«  Les  femmes  sont  pourtant  plus  fines  que 
nous! » 

J'étais  tout  réjoui. — Qu'est-ce  qu'un  homme 
peut  souhaiter  de  mieux  que  d'avoir  une 
femme  d'esprit?  C'est  un  véritable  trésor,  et 
j'ai  vu  souvent  que  les  hommes  sont  heureux 
en  se  laissant  conduire  par  des  femmes  pareilles. 

On  pense  bien  qu'une  fois  à  table,  près  d'un 
bon  poêle, — au  lieu  d'être  dehors^  ]es  pieàs 
dans  la  boue,  et  de  sentir  la  bj^^  de  novembre 
soufller  dans  ses  jupes      ^^  pense  qu'Anna- 


Marie  ne  songeait  plus  à  se  mettre  en  route. 
C'était  une  bonne  créature,  qui  soutenait  en- 
core à  soixante-cinq  ans  deux  petits  enfants  de 
son  fils,  mort  depuis  quelques  années.  Et  de 
courir  le  pays  à  cet  âge,  de  recevoir  le  vent, 
la  pluie  et  la  neige  sur  le  dos,  de  dormir  dans 
les  granges  et  les  étables  sur  la  paille,  de  ne 
manger  les  trois  quarts  du  temps  que  des 
pommes  déterre,  et  pas  toujours  autant  qu'on 
en  voudrait,  ce  n'est  pas  pour  vous  faire  mé- 
priser une  bonne  assiettée  de  soupe  bien 
chaude,  un  bon  morceau  de  lard  fumé,  avec 
de  bons  choux,  et  deux  ou  trois  verres  de  vin 
q;ii  vous  réchauffent  le  cœur  I  Non,  il  faut  voir 
les  choses  comme  elles  sont;  la  vie  de  ces  pau- 
vres gens  est  bien  triste,  chacun  ferait  bien 
d'aller  en  pèlerinage  pour  son  propre  compte. 

Enfin  Anna-Marie  comprenait  la  différence 
d'être  à  table  ou  sur  la  route;  elle  mangeait 
de  bon  appétit,  et  se  faisait  un  véritable  plaisir 
de  nous  raconter  ce  qu'elle  avait  appris  dans 
sa  dernière  tournée. 

«  Oui,  maintenant  tout  va  bien,  disait-elle; 
toutes  ces  processions  et  ces  expiations  que 
vous  avez  vues  ne  sont  encore  rien,  il  faut  que 
cela  grandisse  de  jour  en  jour.  Et  vous  saurez 
qu'il  va  venir  parmi  nous  des  missionnaires, 
comme  dans  le  temps  parmi  les  sauvages,  pour 
nous  convertir,  et  qu'ils  viennent  de  M.  de 
Forbin-Janson  et  de  M.  de  Rauzan,  parce  que 
la  corruption  du  siècle  est  trop  grande.  Et  l'on 
va  rebâtir  partout  les  couvents;  et  l'on  re- 
mettra les  barrières  sur  les  routes,  comme 
avant  la  rébellion  de  vingt-cinq  ans  !  Et  quand 
les  pèlerins  arrivei'ont  à  la  porte  des  couvents, 
ils  n'auront  qu'à  sonner,  on  leur  ouvrira  tout 
de  suite;  le  frère  servant  viendra  leur  ap- 
porter des  écuelles  de  soupe  grasse,  entremê- 
lées de  viande  les  jours  ordinaires,-  et  des 
écuelles  de  soupe  maigre,  avec  du  poisson,  les 
vendredis,  les  samedis  et  tout  le  temps  du 
carême. — De  cette  manière,  la  piété  grandira, 
tout  le  monde  voudra  se  faire  pèlerin.  Mais  les 
dames  rehgieuses  de  Bichofsheim  ont  dit  que 
les  anciens  pèlerins  de  père  en  fils,  comme 
nous,  oseraient  seuls  aller  en  pèlerinage,  parce 
que  chacun  doit  rester  dans  son  état  :  les  pay- 
sans doivent  être  attachés  à  la  terre ,  et  les 
seigneurs  doivent  ravoir  leurs  châteaux  pour 
gouverner.  J'ai  moi-même  entendu  ces  choses 
de  mes  propres  oreilles,'  chez  les  dames  reli- 
gieuses, qui  vont  aussi  ravoir  leurs  dots,  parce 
qu'elles  sont  revenues  de  l'exil,  et  qu'il  faut 
leur  restituer  la  dot  pour  rebâtir  la  chapelle; 
c'est  une  chose  très-sûre. 

—Ah!  Seigneur,  si  c'était  déjà  fait  seu 
ment,  et  que  je  puisse  en  profiter  dans  ma 
vieillesse.  Voilà'  bien  assez  longtemps  que  js 


WATERLOO. 


31 


jeune,  et  mes  petites- filles  aussi.  Je  les  mè- 
nerais avec  moi,  je  leur  apprendrais  les  prières, 
et  j'aurais  la  consolation,  à  ma  mort,  de  leur 
laisser  un  bon  état.  • 

En  l'écoutant  raconter  ces  choses  contraires 
au:  bon  sens,  nous  étions  encore  tout  émus, 
parce  qu'elle  pleurait  d'attendrissement  de  voir 
d'avance  ses  petites-filles  mendier  à  la  porte 
des  couvents,  et  le  frère  servant  leur  apporter 
de  la  soupe. 

«  Et  vous  saurez  aussi,  dit-elle,  que  M.  de 
Rauzan  et  le  révérend  père  Tarin  veulent  qu'on 
rebâtisse  les  châteaux ,  qu'on  rende  les  bois, 
les  prés,  les  champs  aux  nobles ,  et  qu'on  re- 
mette tous  les  étangs  en  eau  provisoirement, 
parce  que  les  étangs  sont  aux  révérends  pères, 
qui  n'ont  pas  le  temps  de  labourer,  de  semer 
ni  de  récolter  :  il  faut  que  tout  vienne  seul. 

— Mais  dites  donc,  Marie-Anne,  ce  que  vous 
racontez  là,  demandait  le  père  Goulden,  est-ce 
bien  sûr  ?  Je  ne  puis  presque  pas  croire  qu'un 
si  grand  bonheur  nous  soit  réservé. 

— C'est  tout  à  fait  sûr,  monsieur  Goulden, 
disait-elle;  M.  le  comte  d'Artois  veut  faire  son 
salut,  et  pour  qu'il  puisse  faire  son  salut,  tout 
doit  rentrer  dans  l'ordre.  A  Marienthal,  M.  le 
vicaire  Antoine  disait  encore  ces  choses  la  se- 
maine dernière.  Ce  sont  des  choses,  voyez-vous, 
qui  viennent  d'en  haut.  Seulement,  il  faut  un 
peu  de  patience,  il  faut  que  le  cœur  des  gens 
s'habitue  par  les  prédications  et  les  expiations. 
Ceux  qui  ne  voudront  pas  s'habituer,  comme 
les  juifs  et  les  luthériens,  on  les  forcera.  Et  les 
jacobins...  » 

En  parlant  des  jacobins,  Anna-Marie  regarda 
tout  à  coup  M.  Goulden,  et  devint  rouge  jus- 
qu'aux oreilles  ;  mais  elle  se  remit ,  car  il 
souriait. 

•  Parmi  les  jacobins,  dit-elle  alors,  il  s'en 
trouve  quelques-uns  de  très-bons  tout  demême; 
mais  il  faut  pourtant  que  les  pauvres  vivent... 

.les  jacobins  ont  pris  les  biens  des  pauvres,  ce 
n'est  pas  beau. 

— Mais  où  donc  et  quand  ont-ils  pris  les  biens 
des  pauvres,  Marie-Anne? 

— Ecoulez,  monsieur  Goulden,  les  moines  et 
les  capucins  avaient  les  biens  des  pauvres,  et 
les  jacobins  se  sont  tout  partagé  entre  eux. 

— Ah!  je  comprends,  je  comprends,  dit  le 
père  Goulden,  les  moines  et  les  capucins  avaient 
votre  bien ,  Marie-Anne  ?  Je  n'aurais  jamais 
deviné  cela.  » 

M.  Goulden  souriait  toujours,  et  Marie-Anne 
dit: 

•  Je  savais  bien  que  nous  serions  d'accord  à 
la  fin. 

— Oui ,  oui ,  nous  sommes  d'accord,  »  fit-il 
avec  bonté. 


Moi  j'écoutais  sans  rien  dire,  étant  naturel- 
lement curieux  d'apprendre  ce  qui  pouvait 
nous  arriver.  Il  était  facile  de  voir  que  Marie- 
.4nne  nous  rapportait  ce  qu'elle  avait  entendu 
dans  son  dernier  voyage. 

Elle  disait  aussi  que  les  miracles  allaient 
revenir;  que  saint  Quirin,  sainte  Odile  et  les 
autres  n'avaient  pas  voulu  faire  des  miracles 
sous  l'usurpateur;  mais  que  maintenant  les 
miracles  recommençaient  déjà,  que  le  petit 
saint  Jean  noirà  Kortzerolh,  en  voyant  revenir 
l'ancien  prieur  de  l'exil,  s'était  mis  à  verser  des 
larmes. 

«  Oui,  oui,  je  comprends,  dit  M.  Goulden, 
cela  ne  m'étonne  pas,  après  les  expiations  et 
les  processions ,  il  faut  aussi  que  les  saints 
fassent  des  miracles;  c'est  tout  naturel,  Marie- 
Anne,  c'est  tout  naturel. 

— Sans  doute,  monsieur  Goulden  ;  et  quand 
on  verra  les  miracles,  la  foi  reviendra. 

— C'est  clair,  c'est  clair.  » 

Le  dîner  était  alors  fini  ;  Marie-Anne ,  ne 
voyant  plus  rien  venir,  se  souvint  qu'elle  était 
en  retard  et  s'écria  : 

•  Seigneur  Dieu,  voici  une  heure  qui  sonne, 
les  autres  doivent  être  déjà  près  d'Ercheviller. 
Maintenant  il  est  temps  que  je  vous  quitte.  » 

^lle  s'était  levée  et  prenait  son  bâton  d'un 
air  affairé. 

«  Allons,  bon  voyage,  Anne-Marie,  lui  dit 
M.  Goulden,  et  ne  vous  faites  plus  si  longtemps 
attendre. 

— Ah  !  monsieur  Goulden,  fit-elle  à  la  porte, 
si  je  ne  suis  pas  tous  les  jours  assise  à  votre 
table,  ce  n'est  pas  ma  faute.  » 

Elle  riait ,  et  dit  encore  en  prenant  son 
paquet  : 

«  Allons,  au  revoir;  et,  pour  tout  le  bien  que 
vous  me  faites ,  je  vais  prier  le  bienheureux 
saint  Quirin  de  vous  envoyer  un  bon  gros  gar- 
çon, rose  et  frais  comme  une  pomme  d'api. 
Voilà,  madame  Bertha,  tout  ce  qu'une  pauvre 
vieille  femme  comme  moi  peut  faire. 

En  entendant  ces  bonnes  paroles,  je  me  dis  : 

«  Cette  pauvre  vieille  Anne-Marie  est  pour- 
tant une  bonne  âme.  Justement  ce  qu'elle  vient 
de  dire,  c'est  ce  que  je  souhaite  le  plus  au 
monde.  Que  Dieu  l'entende!  » 

J'étais  attendri  de  ce  bon  souhait.  Elle  alors 
descendait  l'escalier,  et  lorsqu'on  l'entendit 
refermer  la  porte  en  bas,  Catherine  se  mil  à 
rire  en  disant  : 

«  Cette  fois  elle  a  bien  vidé  son  sac. 

— Oui ,  mes  enfants  ,  répondit  M.  Goulden, 
qui  semblait  tout  pensif,  voilà  bien  ce  qu'on 
peut  appeler  l'ignorance  humaine.  On  voudrait 
croire  que  cette  pauvre  créature  invente  tout 
cela  ;  malheureusement ,  elle  ramasse  tout  à 


32 


ROMANS  NATIONAUX. 


«  Hé!  c'est  Annu-Maiio,  »  dil-il  en  se  levant.  (Page 29.) 


droite  et  à  gauche  ;  c'est  mot  à  mot  ce  que 
pensent  les  émigrés,  c'est  ce  que  répètent  leurs 
journaux  tous  les  jours,  et  ce  que  les  prédica- 
teurs prêchent  ouvertement  dans  toutes  les 
églises.  Louis  XVIII  les  gène  ;  il  a  trop  de  bon 
senspour  eux  ;  leur  véritable  roi,  c'est  Mgr  le 
comte  d'Artois ,  qui  veut  faire  son  salut;  et 
pour  que  monseigneur  fasse  son  salut,  il  faut 
que  tout  soit  rétabli  comme  avant  la  rébellion 
de  vingt-cinq  ans  ;  il  faut  que  les  biens  natio- 
naux soient  rendus  à  leurs  anciens  maîtres,  il 
faut  que  la  noblesse  ait  ses  droits  et  privilèges 
comme  en  1788,  et  qu'elle  occupe  tous  les 
grades  de  l'armée  ;  il  faut  que  la  religion  ca- 
tholique, apostolique  etromaine  soitla  seule  re- 
ligion de  l'Etat;  il  faut  l'observation  des  diman- 
ches et  jours  de  fêtes  ;  il  faut  que  les  hérétiques 


soient  chassés  de  toutes  les  places,  et  que  les 
prêtres  donnent  seuls  l'instruction  aux  enfants 
du  peuple  ;  il  faut  que  cette  grande  et  terrible 
nation,  qui  pendant  vingt-cinq  ans  a  porté  ses 
idées  de  liberté,  d'égalité  ,  de  fraternité  dans 
tout  l'univers,  à  force  de  bon  sens  et  de  vic- 
toires —  et  qui  n'aurait  jamais  été  vaincue  si 
l'empereur  n'avait  pas  fait  alliance  avec  les  rois 
à  Tilsitt  ;  —  il  faut  que  cette  nation ,  qui  dans 
quelques  années  a  produit  autant  de  grands 
capitaines ,  de  grands  orateurs,  de  grands  sa- 
vants et  de  génies  de  toute  sorte,  que  ces  races 
nobles  en  deux  mille  ans,  il  faut  qu'elle  cède 
tout,  qu'elle  se  remette  à  gratter  la  terre,  pen- 
dant que  les  autres,  qui  ne  sont  pas  un  contre 
mille,  se  gobergeront  de  père  en  fils  et  feront 
les  jolis  cœurs  à  ses  dépens  1  Ohl  bien  sûr 


f^ris.   Ju.es  OjT.avdfAure,  .lupriu;.; jT. 


WATERLOO. 


33 


•  C'est  ce  qu'on  pculaiipitior  uno  inontni  Je  pr'ii.:e.  »  (Page  30. 


qu'elle  va  rendre  les  champs  ,  les  prés  ,  les 
étangs,  comme  dit  Anna-Marie,  et  qu'elle  rebâ- 
tira les  châteaux  et  les  couvents,  cela  ne  peut 
manquer  ;  pour  êlre  agréable  à  M.  le  comte 
d'Artois  et  l'aider  à  faire  son  salut,  c'est  bien  le 
moins  qu'elle  lui  doive..  Un  si  grand  prince!  » 

Alors  le  père  Goulden,  joignant  les  mains  et 
regardant  le  plafond,  se  mit  à  dire  : 

•  Seigneur  Dieu... Seigneur  Dieu...  vous  qui 
faites  faire  tant  de  miracles  au  petit  saint  Jean 
noir  de  Kortzeroth,  si  vous  faisiez  seulement 
entrer  un  seul  rayon  de  bon  sens  dans  la  tête 
de  monseigneur  et  de  ses  amis,  je  crois  que  ce 
serait  encore  plus  beau  que  les  larmes  du  petit 
saint!  —  Et  l'autre,  là-bas  dans  son  île,  avec 
ses  yeux  clairs,  c'est  comme  un  épervier  qui 


fait  semblant  de  dormir,  en  regardant  des  oies 
patauger  dans  une  mare...  Seigneur  Dieu,  son- 
gez qu'en  cinq  ou  six  coups  d'aile  il  sera  des- 
sus... les  oies  se  sauveront;  mais  nous  autres, 
nous  aurons  encore  une  fois  l'Europe  sur  le 
dos  !  • 

Il  disait  ces  choses  d'un  air  grave,  et  moi  je 
regardais  Catherine,  pour  savoir  s'il  fallait  rire 
ou  pleurer.  Tout  à  coup  il  s'assit  en  disant  : 

«  Allons,  Joseph,  tout  cela  n'est  pas  gai;  mais 
qu'est-ce  que  nous  pouvons  y  faire?  11  est 
temps  de  se  remettre  à  l'ouvrage.  Regarde  un 
peu  ce  qui  manque  à  la  montre  de  M.  le  curé 
Jacob.  » 

Catherine  alors  levait  la  nappe,  et  chacun  se 
remettait  au  travail. 


41 


41 


34 


ROMANS  NATIONAUX. 


rx 


L'hiver  était  venu  ;  c'était  un  hiver  pluvieux, 
mêlé  de  neige  et  de  vent.  Les  toits ,  dans  ce 
temps ,  n'avaient  pas  encore  de  chéneaux,  !a 
pluie  tombait  des  tuiles,  et  le  vent  la  chassait 
jusqu'au  milieu  des  rues.  On  entendait  ce  cla- 
potement toute  la  journée ,  pendant  que  le 
poêle  bourdonnait,  que  Catherine  courait  au- 
tour de  nous,  surveillait  le  feu ,  levait  le  cou- 
vercle des  marmites,  et  quelquefois  se  mettait 
à  chanter  tout  bas,  en  s'asseyant  à  son  rouet. 
Le  père  Goulden  et  moi,  nous  étions  alors  tel- 
lement habitués  à  cette  existence,  que  l'ouvrage 
se  faisait  en  quelque  sorte  sans  y  penser.  Nous 
n'avions  plus  à  nous  inquiéter  de  rien;  la  table 
était  mise  et  le  dîner  servi  juste  sur  le  coup 
de  midi.  C'était  la  vie  de  famille. 

Le  soir,  M.  Goulden  sortait  après  le  souper, 
pour  aller  lire  la  gazette  au  café  Hoffmann,  son 
vieux  manteau  bien  tiré  sur  les  épaules,  et  son 
gros  bonnet  de  renard  enfoncé  dans  la  nuque. 
Malgré  cela,  souvent,  le  soir  après  dix  heures, 
lorsque  nous  étions  déjà  couchés,  nous  l'en- 
tendions revenir  en  toussant,  il  avait  eu  les 
pieds  mouillés;  Catherine  me  disait  : 

«  Le  voilà  maintenant  qui  tousse,  il  se  croit 
toujours  jeune  comme  à  vingt  ans.  » 

Et  le  matin,  elle  ne  se  gênait  pas  pour  lui 
faire  des  reproches. 

«  Monsieur  Goulden,  disait-elle,  vous  n'êtes 
pas  raisonnable,  vous  avez  un  gros  rhume,  et 
vous  sortez  tous  les  soirs. 

— Hé  !  que  veux-tu,  mon  enfant,  maintenant 
j'ai  l'habitude  de  lire  la  gazette;  c'est  plus  fort 
que  moi,  je  veux  savoir  ce  que  disent  Benjamin 
Constant  et  les  autres;  c'est  comme  une  seconde 
vie,  et  bien  souvent  je  pense  :  •  Ils  auraient  en- 
core dû  parler  de  telle  chose...  Si  Melchior 
Goulden  avait  été  là,  il  aurait  encore  réclamé 
sur  tel  chapitre,  et  cela  n'aurait  pas  manqué 
de  produire  un  grand  effet.  » 

Alors  il  riait  en  hochant  la  tête,  et  disait: 

«  Chacun  croit  avoir  plus  d'esprit  et  de  bon 
sens  que  les  autres,  mais  Benjamin  Constant 
me  fait  toujours  plaisir.  • 

Nous  ne  savions  que  répondre,  car  son  amour 
pour  la  gazette  était  trop  grand.  Un  jour  Ca- 
therine lui  dit  : 

«  Monsieur  Goulden  ,  puisque  maintenant 
vous  voulez  savoir  les  nouvelles,  ce  n'est  pas 
iwie  raison  pour  vous  rendre  malade.  Vous 
n'avez  qu'à  faire  comme  le  vieux  menuisicî" 
Carabin  ;  il  s'est  entendu  la  semaine  dernière 


avec  le  père  Hoffmann,  qui  lui  envoie  le  journal 
après  sept  heures  — quand  les  autres  l'ont  déjà 
lu — moyennant  trois  francs  par  mois.  De  cette 
manière,  sans  se  déranger,  Carabin  sait  tout  ce 
que  se  passe,  et  sa  femme,  la  vieille  Bével, 
aussi;  ils  causent  entre  eux  de  ces  choses  au 
coin  du  feu,  ils  disputent  ensemble,  et  voilà  ce 
que  vous  devriez  faire. 

— Hé  !  sais-tu,  Catherine,  que  c'est  une  fa- 
meuse idée  !  dit  M.  Goulden.  Oui...  mais  trois 
francs!... 

— Les  trois  francs  ne  sont  rien,  dis-je  alors, 
le  principal,  c'est  de  ne  pas  tomber  malade; 
vous  toussez  tous  les  soirs  comme  un  malheu- 
reux, et  cela  ne  peut  pas  continuer.  » 

Ces  paroles,  bien  loin  de  le  fâcher,  le  ré- 
jouissaient, car  il  voyait  que  nous  lui  parlions 
ainsi  par  affection,  et  qu'il  devait  nous  croire. 

«  Eh  bien  !  dit-il,  nous  tâcherons  d'arranger 
les  choses  comme  vous  voulez;  d'autant  plus 
qu'une  masse  d'officiers  en  demi-solde  rem- 
plissent le  café  du  matin  au  soir,  qu'ils  se 
passent  les  gazettes  les  uns  aux  autres,  et  qu'il 
faut  attendre  quelquefois  deux  heures  pour  en 
attraper  îme.  Oui,  Catherine  a  raison. 

Et  ce  jour  même  il  alla  voir  le  père  Hoff- 
mann, de  sorte  que  Michel,  l'un  des  garçons 
du  café,  nous  apportait  la  gazette  tous  les  soirs 
après  sept  heures  ,  au  moment  de  nous  lever 
de  table.  Chaque  fois  que  nous  l'entendions 
monter ,  c'était  une  véritable  joie  pour  nous, 
tout  le  monde  disait  : 

«  Voici  la  gazette!  » 

Ou  se  levait;  Catherine  se  dépêchait  de  lever 
la  nappe  et  de  tout  mettre  en  ordre  ;  je  fourrais 
une  bonne  bûche  au  fourneau  ;  M.  Goulden 
tirait  ses  besicles  de  l'étui,  et  pendant  que  Ca- 
therine filait,  que  je  fumais  ma  pipe  comme  un 
vieux  soldat,  en  regardant  la  flamme  danser 
dans  le  poêle,  il  nous  lisait  les  nouvelles  de 
Paris.  —  Ce  que  nous  avions  de  bonheur  et  de 
satisfaction  d'entendre  Benjamin  Constant  et 
detix  ou  trois  autres,  soutenir  ce  que  nous 
pensions  nous-mêmes,  ne  peut  pas  s'imaginer. 
Quelquefois  M.  Goulden  était  forcé  de  s'inter- 
rompre pour  essuyer  ses  lunettes,  et  Catherine 
s'écriait  aussitôt  : 

«  Comme  ces  gens  parlent  bien  !  Voilà  ce  qui 
s'appelle  des -hommes  de  bon  sens...  Oui ,  tout 
ce  qu'ils  soutiennent  est  juste,  c'est  la  pure 
vérité.  » 

Chacun  de  nous  approuvait.  Le  père  Goulden 


WATERLOO. 


35 


seulement  pensait  qu'il  aurait  encore  fallu 
parler  de  ceci  ou  de  cela,  mais  que  le  reste 
était  bien.  Il  reprenait  sa  lecture,  qui  nous 
menait  jusqu'à  dix  heures,  et  l'on  allait  ensuite 
se  coucher  en  rêvant  à  ce  qu'on  venait  d'en- 
tendre. 

Dehors,  le  vent  soufQait  comme  il  souffle  à 
Phalsbourg,  les  girouettes  tournaient  sur  leur 
tringle  en  grinçant,  la  pluie  fouettait  les  murs; 
et  nous,  bien  au  chaud,  nous  écoulions  et  nous 
bénissions  le  Seigneur,  jusqu'à  ce  que  le  som- 
meil vînt  nous  faire  tout  oublier.  —  Ah!  que 
l'on  dort  bien  et  qu'on  est  heureux  avec  la  paix 
de  l'âme,  la  force ,  la.  santé,  l'amour  et  le  res- 
pect de  ce  qu'on  aime  !  Que  peut-on  souhaiter 
de  plus  dans  ce  monde?  —  Les  jours,  les  se- 
maines, les  mois  se  passaient  ainsi;  nous  de- 
venions en  quelque  sorte  des  politiques,  et 
quand  les  ministres  allaient  parler,  nous  pen- 
sions d'avance  : 

"  Ah  !  les  gueux,  ils  veulent  nous  tromper... 
Ah!  la  mauvaise  espèce...  on  devrait  tous  les 
chasser.  » 

Catherine  surtout  ne  pouvait  pas  souffrir  ces 
gens,  et  quand  la  mère  Grédel  venait  nous 
palier,  comme  autrefois,  de  notre  bon  roi 
Louis  XVIII,  nous  la  laissions  dire  par  respect, 
en  la  plaignant  d'être  aveugle  sur  les  affaires 
du  pays. 

Il  faut  reconnaître  aussi  que  ces  émigrés,  ces 
ministres  et  ces  princes  se  conduisaient  vis-à- 
vis  de  nous  comme  de  véritables  insolents.  Si 
M.  le  comte  d'Artois  et  ses  fils  s'étaient  mis  à  la 
tête  des  Vendéens  et  des  Bretons,  s'ils  avaient 
marché  sur  Paris  et  remporté  la  victoire,  ils 
auraient  eu  raison  de  nous  dire  :  «  Nous  som- 
mes vos  maîtres  et  nous  vous  donnons  la  loi.  » 
Mais  d'avoir  été  chassés  d'abord ,  puis  d'avoir 
été  ramenés  chez  nous  par  les  Pi-ussiens  et  les 
Russes,  et  de  venir  ensuite  nous  humiher,  voilà 
quelque  chose  de  bien  méprisable!  Plus  j'a- 
vance en  âge ,  plus  je  suis  dans  cette  idée  :  — 
c'était  honteux. 

Zébédé  venait  aussi  de  temps  en  temps  nous 
voir,  et  tout  ce  que  nous  lisions  dans  la  gazette, 
il  le  savait.  C'est  lui  qui  nous  apprit  le  premier 
que  de  jeunes  émigrés  avaient  chassé  le  général 
Vandamme  de  la  présence  du  roi.  Ce  vieux 
soldat,  qui  revenait  des  prisons  de  Russie ,  et 
que  toute  l'armée  respectait  malgré  son  mal- 
heur de  Kulm,  ils  l'avaient  conduit  dehors,  en 
lui  disant  que  ce  n'était  pas  sa  place.  Van- 
damme avait  été  colonel  d'un  régiment  à  Phals- 
bourg, toute  la  ville  le  connaissait;  on  ne  peut 
pas  se  figurer  l'indignation  des  honnêtes  gens 
à  cette  nouvelle. 

C'est  encore  Zébédé  qui  nous  dit  qu'on  fai- 
sait des  procès  aux  généraux  en  demi-solde,  et 


qu'on  volait  leurs  lettres  à  la  poste ,  pour  les 
faire  considérer  comme  des  traîtres.  —  Il  nous 
dit  un  peu  plus  tard  qu'on  allait  renvoyer  .les 
filles  des  anciens  officiers  ,  qui  se  trouvaient  à 
l'école  de  Saint-Denis,  en  leur  donnant  une 
pension  de  deux  cents  francs ,  —  et,  plus  tard, 
que  les  émigrés  voulaient  seuls  avoir  le  droit 
de  mettre  leurs  fils  aux  écoles  de  Saint-Cyr  et 
de  la  Flèche,  pour  sortir  comme  officiers; 
pendant  que  le  peuple  resterait  soldat  à  cinq 
centimes  par  jour  dans  les  siècles  des  siècles  ! 

Les  gazettes  racontaien*  les  mêmes  choses, 
mais  Zébédé  savait  bien  d'autres  détails;  les 
derniers  soldats  savaient  tout.  Je  ne  pourrais 
jamais  vous  représenter  la  figure  de  Zébédé, 
assis  derrière  le  fourneau,  son  bout  de  pipe 
noire  entre  les  dents,  lorsqu'il  nous  racontait 
ces  misères  ;  son  grand  nez  pâlissait,  il  avait 
des  tremblements  aux  coins  de  ses  yeux  gris- 
clair,  et  de  temps  en  temps  il  faisait  semblant 
de  rire  et  murmurait  : 

«  Ça  marche  !...  ça  marche  1... 

— Et  qu'est-ce  que  les  autres  soldats  pensent 
de  tout  cela?  demandait  le  père  Goulden. 

— Hé  !  ils  pensent  que  ça  va  bien.  Quand  on  a 
donné  son  sang  vingt  ans  pour  la  France, 
quand  on  a  dix,  quinze,  vingt  campagnes,  trois 
chevrons  et  qu'on  est  criblé  de  blessures  :  d'ap- 
prendre qu'on  chasse  vos  anciens  chefs,  qu'on 
met  leurs  filles  dehors,  et  que  les  fils  de  ces 
gens-là  vont  devenir  vos  officiers  à  perpétuité, 
ça  vous  réjouit,  père  Goulden,  faisait-il  pen- 
dant que  ses  joues  tremblotaient  jusqu'à  ses 
oreilles. 

— Sans  doute,  sans  doute,  c'est  malheureux, 
disait  M.  Goulden  ;  mais  la  discipline  est  tou- 
jours là  ;  les  maréchaux  obéissent  aux  minis- 
tres, les  officiers  aux  maréchaux,  et  les  soldats 
aux  officiers. 

— Vous  avez  raison ,  répondait  Zébédé.  Mais 
voici  qu'on  bat  le  rappel.  » 

Il  nous  serrait  la  main  et  se  dépêchait  de 
courir  à  la  caserne. 

Tout  l'hiver  s'écoula  de  la  sorte  ;  l'indigna- 
tion augmentait  de  jour  en  joui-.  La  ville  était 
pleine  d'officiers  en  demi-solde  qui  n'osaient 
plus  rester  à  Paris  :  des  lieutenants,  des  capi- 
taines, des  commandants,  des  colonels  de  tous 
les  régiments  de  cavalerie  et  d'infanterie;  des 
gens  qui  vivaient  d'une  croûte  de  pain  et  d'un 
petit  verre,  et  d'autant  plus  malheureux  qu'ils 
étaient  forcés  d'avoir  une  tenue.  Qu'on  se  re- 
présente des  hommes  pareils,  les  joues  creuses, 
les  cheveux  coupés  ras,  les  yeux  luisants,  avec 
leurs  grosses  moustaches  et  leurs  vieilles  ca- 
potes d'uniforme,  dont  il  avait  fallu  changer 
les  boutons.  Qu'on  se  les  représente  qui  se 
promènent  par  trois,  six,  dix  sur  la  place,  la 


36 


ROMANS  NATIONAUX. 


grande  canne  à  épée  pendue  à  la  boulonnière, 
le  grand  chapeau  à  cornes  en  travers  des 
épaules,  toujours  bien  brossés,  mais  tellement 
râpés,  tellement  minables,  que  l'idée  vous 
venait  tout  de  suite  qu'ils  ne  mangeaient  pas  au 
quart  de  leur  appétit.  On  était  pourtant  forcé 
de  se  dire  :  «  Voilà  les  vainqueuis  de  Jem- 
mapes,  de  Fleurus,  de  Zurich,  de  Hohenlinden, 
de  Marengo,  d'Austerlitz,  de  Friediand,  de  Wa- 
gram...  Si  nous  sommes  fiers  d'être  Français, 
ce  n'est  pas  le  comte  d'Artois,  ni  le  duc  de 
Berry  ou  d'Angouléme  qui  peuvent  se  vanter 
d'en  être  cause,  ce  sont  bien  ceux-ci.  Et  main- 
tenant on  les  laisse  dépérir,  on  leur  refuse 
jusqu'au  pain ,  pour  mettre  des  émigrés  à  leur 
place.  C'est  une  véritable  abomination.  »  Il  ne 
fallait  pas  avoir  beaucoup  de  bon  sens ,  ni  de 
cœur,  ni  de  justice  ,  pour  reconnaître  que  c'é- 
tait contre  nature. 

Moi,  je  ne  pouvais  pas  voir  ces  malheureux, 
cela  me  retournait  le  cœur.  Quand  on  a  servi, 
ce  ne  serait  que  six  mois,  le  respect  de  vos 
anciens  chefs,  de  ceux  qu'on  a  vus  les  premiers 
au  feuj  vous  reste  toujours.  J'étais  honteux 
pour  mon  pays  de  souffrir  des  indignités  pa- 
reilles. 

Une  chose  que  je  n'oublierai  jamais,  c'est 
qu'à  la  fm  du  mois  de  janvier  1815,  deux  de 
ces  officiers  en  demi-solde,  —  dont  l'un  grand, 
sec,  la  tête  déjà  grise,  connu  sous  le  nom  de 
colonel  Falconette,  et  qui  semblait  avoir  servi 
dans  l'infanterie;  l'autre  petit,  trapu,  qu'on 
appelait  le  commandant  Margarot,  et  qui  con- 
servait encore  les  favoris  des  hussards,  — 
vinrent  nous  proposer  d'acheter  une  montre 
superbe.  Il  pouvait  être  dix  heures  du  matin; 
je  les  vois  encore  entrer  gravement,  le  colonel 
avec  son  col  relevé ,  et  l'autre  la  tête  dans  les 
épaules.  Leur  montre  était  en  or,  à  double 
bassin  et  sonnerie,  elle  marquait  les  secondes 
et  se  remontait  tous  les  huit  jours;  je  n'en 
avais  jamais  vu  d'aussi  belle.  Comme  M.  Goul- 
den  l'examinait,  moi,  tourné  sur  ma  chaise,  je 
continuais  à  regarder  ces  hommes ,  qui  parais- 
saient avoir  un  grand  besoin  d'argent.  Le 
hussard  surtout,  avec  sa  figure  brune,  osseuse, 
ses  grandes  moustaches  roussâtres,  ses  petits 
yeux  bruns ,  ses  larges  épaules  et  ses  longs 
bras  qui  lui  pendaient  jusqu'aux  genoux , 
m'inspirait  un  grand  respect.  Je  pensais  : 
«  Quand  celui-là  tenait  son  sabre  de  hussard  au 
bout  de  son  bras,  cela  devait  aller  loin  ;  ses 
petits  yeux  devaient  briller  sous  ses  gros  sour- 
cils; la  parade  et  la  riposte  devaient  arriver 
comme  un  éclair.  .  Je  me  le  figurais  dans  une 
charge,  à  moitié  caché  derrière  la  tête  de  son 
cheval ,  la  pointe  en  avant ,.  de  sorte  que  mon 
admiration  s'en  augmentait  d'autant  plus. 


Je  me  rappelai  tout  à  coup  que  le  comman- 
dant Margarot  et  le  colonel  Falconette  avaient 
tué  des  officiers  russes  et  autrichiens  en  duel 
derrière  l'Arbre  vert,  et  que  toute  la  ville  ne 
parlait  que  d'eux  quatre  ou  cinq  mois  aupara- 
vant, au  passage  des  alliés.  Le  grand  alors, 
avec  son  col  sans  chemise,  quoique  mince,  sec 
et  pâle ,  les  tempes  grises  et  l'air  froid,  me  pa- 
rut aussi  très-respectable. 

J'attendais  ce  que  le  père  Goulden  allait  dire 
de  leur  montre.  Lui  ne  levait  pas  les  yeux,  il 
regardait  avec  une  sorte  d'admirationprofonde; 
tandis  que  ces  deux  hommes  attendaient  d'un 
air  calme,  mais  comme  dt^s  gens  qui  souffrent 
de  ne  plus  pouvoir  cacher  leur  gêne. 
M.  Goulden  finit  par  dire  :  "~ 
«  Ceci,  messieurs,  est  un  ouvrage  de  toute 
beauté  ;  c'est  ce  qu'on  peut  appeler  une  montie 
de  prince . 

— Sans  doute,  répondit  le  hussard,  et  c'est 
aussi  d'un  prince  que  je  l'ai  reçue,  après  la  bâ- 
tai lie  de  Rabbe.  » 
Il  jeta  un  coup  d'œil  à  l'autre  qui  ne  dit  rien. 
M.  Goulden,  les  regardant  alors,  vit  qu'ils 
étaient  dans  un  grand  besoin;  il  ôta  son  bon- 
net de  soie  noire  et  se  leva  lentement  en  disant  : 
«  Messieurs ,  ne  vous  oflensez  pas  de  ce  que 
je  vais  vous  dire,  je  suis  comme  vous  un  ancien 
soldat,  j'ai  servi  la  France  sous  la  République, 
et  je  crois  que  ce  doit  être  un  véritable  déchi- 
rement de  cœur  d'être  forcé  de  vendre  un  objet 
pareil,  un  objet  qui  nous  rappelle  une  belle 
action  de  notre  vie  et  le  souvenir  d'un  chef  qui 
nous  est  cher.  » 

Je  n'avais  jamais  entendu  le  père  Goulden 
parler  avec  un  pareil  attendrissement ,  sa  tête 
chauve ,  courbée  d'un  air  triste ,  et  les  yeux  à 
terre,  comme  pour  ne  pas  voir  la  douleur  de 
ceux  auxquels  il  parlait.  Le  commandant  était 
devenu  tout  rouge,  ses  petits  yeux  semblaient 
troubles,  ses  grands  doigts  s'agitaient;  le  colo- 
nel était  pâle  comme  un  mort.  J'aurais  voulu 
m'en  aller. 
M.  Goulden  reprit  : 

«  Cette  montre  vaut  plus  de  mille  francs,  je 
n'ai  pas  cette  somme  en  main,  et  d'ailleurs 
vous  auriez  sans  doute  un  grand  regret  de  vous 
séparer  d'un  tel  souvenir.  Voici  doue  ce  que  je 
vous  offre  :  la  montre  restera,  si  vous  voulez, 
à  ma  devanture;  —  elle  sera  toujours  à  vous, 
—  et  je  vais  vous  avancer  deux  cents  francs, 
que  vous  me  rendi-ez  en  venant  la  reprendre.  » 
En  entendant  cela,  le  hussard  étendit  ses 
deux  grandes  mains  \;giufî5 ,  comme  pour  em- 
brasser le  père  Goulden. 

«  Vous  êtes  un  bon  patriote,  vous!  s'écria- 
t-il.  Cohn  nousl'avait  bien  dit...  Ah!  monsieur, 
je  n'oublierai  jamais  le  service  que  vous  me 


WATERLOO. 


37 


rendez...  Celte  montre...  je  l'ai  reçue  du  prince 
Eugène  pour  une  action  d'éclat...  J'y  tiens 
comme  à  mon  propre  sang...  Mais  la  misère... 

— Commandant!  »  fit  l'autre  tout  pâle. 

Mais  le  hussard  ne  voulut  pas  Técouter  et 
s'écria  en  l'écartant  du  bras  : 

«  Non,  colonel,  laissez-moi..,  nous  sommes 
entre  nous...  un  vieux  soldat  peut  nous  enten- 
dre..- On  nous  affame. ..  on  se  conduit  vis-à-vis 
de  nous  comme  des  Cosaques...  On  est  trop 
lâche  pour  nous  fusiller!  » 

Il  remplissait  toute  la  maison  de  ses  cris. 
Moi,  j'avais  couru  dans  la  cuisine  avec  Cathe- 
rine ,  pour  ne  pas  voir  ce  triste  spectacle. 
M.  Goulden  le  modérait;  nous  écoutions: 

«  Oui,  je  sais  tout  cela,  messieurs,  disait-il, 
je  me  mets  dans  votre  position... 

— Allons...  Margarot...  ducalmel  disait  le 
colonel.  » 

Ces  cris  durèrent  près  d'un  quart  d'heure.  A 
la  fm  nous  entendîmes  M.  Goulden  compter 
l'argent,  et  le  hussard  lui  dire  : 

«  Merci,  monsieur,  merci  I  Si  jamais  l'occa- 
sion se  présente,  souvenez-vous  du  comman- 
dant Margarot.  » 

En  même  temps  la  porte  s'ouvrit,  et  ils  des- 
cendirent l'escalier,  ce  qui  nous  soulagea  beau- 
coup, Catherine  et  moi,  car  nous  avions  le 
cœur  serré.  Nous  rentrâmes  dans  la  chambre. 
M.  Goulden,  qui  venait  de  reconduire  ces  offi- 
ciers, remonta  presque  aussitôt,  la  tête  nue.  Il 
était  bouleversé. 

«  Ces  malheureux  ont  raison,  dit-il  en  re- 
mettant son  bonnet,  la  conduite  du  gouverne- 
ment à  leur  égard  est  horrible  ;  mais  ces 
choses-là  se  payent  tôt  ou  tard .  » 

Tout  le  reste  de  cette  journée  nous  étions 
tristes.  M,  Goulden  pourtant  m'expliqua  les 
beautés  de  la  montre,  et  me  dit  qu'on  devrait 
toujours  avoir  de  semblables  modèles  sous  les 
yeux  ;  ensuite  nous  la  suspendîmes  à  notre 
devanture. 

Depuis  ce  moment,  l'idée  ne  me  quitta  plus 
que  tout  finirait  mal,  et  que,  même  en  s'arrê- 
tant,  les  émigrés  en  avaient  déjà  trop  fait. 
J'entendais  toujours  la  voix  du  commandant 
crier  dans  notre  chambre  qu'on  se  conduisait 
vis-à-vis  de  l'armée  comme  des  Cosaques  !  Le 
souvenir  des  processions,  des  expiations,  des 
prédications  sur  la  rébellion  de  vingt-cinq  ans 
et  la  restitution  des  biens  nationaux,  le  réta- 
blissement des  couvents  et  le  reste...  tout  cela 
me  parais.sait  un  terrible  mélange,  qui  ne  de- 
vait rien  produire  de  bon. 


Nous  en  étions  là  quand,  au  commencement 
du  mois  de  mars,  le  bruit  se  répandit  comme 
un  coup  de  vent  que  l'Empereur  venait  de  dé- 
barquer à  Cannes.  D'où  venait  ce  bruit  ?  Per- 
sonne n'a  jamais  pu  le  dire  ;  Phalsbourg  est  à 
deux  cents  lieues  de  la  mer  :  bien  des  plaines 
et  des  montagnes  le  séparent  du  Midi.  —  Moi- 
môme  je  me  rappelle  une  chose  extraordinaire. 
Le  5  mars  ,  en  me  levant,  j'avais  poussé  la 
fenêtre  de  notre  petite  chambre,  qui  s'ouvrait 
au  bord  du  toit;  je  regardais  en  face  les  vieilles 
cheminées  noires  du  boulanger  Spitz,  il  restait 
encore  un  peu  de  neige  derrière  ;  le  froid  était 
vif,  pourtant  le  soleil  donnait,  et  je  pensais  : 
«  'Voilà  ce  qui  s'appelle  un  bon  temps  pour  la 
marche  !  »  Je  me  souvenais  comme  nous  étions 
contents  en  Allemagne,  après  avoir  éteint  les 
feux  le  matin  au  petit  jour,  de  partir  par  un 
temps  pareil,  le  fusil  sur  l'épaule,  et  d'entendre 
les  semelles  du  bataillon  retentir  sur  la  terre 
durcie.  Et  je  ne  sais  comment,  tout  à  coup 
l'idée  de  l'Empereur  me  vint  ;  je  le  vis  avec  sa 
capote  grise,  le  dos  rond,  la  tête  enfoncée  dans 
son  chapeau,  qui  marchait ,  la  vieille  garde 
derrière  lui.  Catherine  balayait  notre  petite 
chambre.  C'était  comme  un  rêve  par  ce  temps 
clair  et  sec. 

Pendant  que  j'étais  là ,  nous  entendîmes 
qaelqu'un  monter  l'escalier,  et  Catherine  en 
s'arrêtant  dit  : 

•  C'est  M.  Goulden.  » 

Aussitôt  je  reconnus  le  pas  de  M.  Goulden, 
co  qui  me  sui-prit,  car  il  ne  venait  pour  ainsi 
dire  jamais  chez  nous.  Il  ouvrit  la  porte  et  nous 
dit  tout  bas  : 

«  5'es  enfants ,  l'Empereur  a  débarqué  le 
["  mars  à  Cannes  ,  près  de  Toulon  ;  il  marche 
sur  Paris.  » 

Il  n'en  dit  pas  plus  et  s'assit  pour  respirer. 
On  pense  comme  noiis  nous  regardions  l'un 
l'autre  ;  seulement  au  bout  d'un  instant  Cathe- 
rine demanda  : 

«  C'est  dans  la  gazette,  monsieurGoulden?  » 

— Non,  fit-il,  on  ne  sait  encore  rien  là-bas, 
ou  bien  on  nous  cache  tout.  Mais,  au  nom  du 
ciel,  pas  un  mot  de  tout  cela,  nous  serions  ar- 
rêtés! Ce  matin,  Zébédé,  qui  montait  la  garde 
à  la  porte  do  France,  est  venu  me  prévenir 
vers  cinq  heures;  il  frappait  en  bas,  vous  l'avez 
sans  doute  entendu  ? 

— Non,  monsieur  Goulden,  nous  dormions. 

— Eh  bien!  j'ai  ouvert  la  fenêtre  pour  savoir 


38 


ROMANS  NATIONAUX. 


ce  que  c'était,  et  je  suis  descendu  tirer  le  ver- 
rou. Zébédé  m'a  raconté  la  chose  comme  tout 
à  fait  sûre  ;  le  régiment  reste  consigné  à  la  ca- 
serne jusqu'à  nouvel  ordre.  Il  paraît  qu'on  a 
peur  des  soldats  ;  mais  alors  comment  arrêter 
Bonaparte?  Ce  ne  sont  pas  non  plus  les  paysans, 
auxquels  on  veut  ôter  leurs  biens,  qu'on  peut 
envoyer  contre  lui,  ni  les  bourgeois,  qu'on 
traite  de  jacobins.  Voilà  maintenant ttne  bonne 
occasion  pour  les  émigrés  de  se  montrer.  Mais 
surtout  le  plus  grand  silence...  le  plus  grand 
silence  I...  » 

11  levait  la  main  en  disant  cela,  et  nous  des- 
cendîmes dans  l'atelier.  Catherine  fit  un  bon 
feu,  chacun  se  remit  au  travail  comme  à  l'or- 
dinaire. 

Ce  jour-là  tout  resta  tranquille,  et  le  lende- 
main aussi.  Quelques  voisins,  le  père  Réboc  et 
Offran  vinrent  bien  nous  voir,  soi-disant  pour 
faire  nettoyer  leur  montre. 

«  Rien  de  nouveau,  voisin?  disaient-ils. 

— Mon  Dieu  !  répondait  M.  Goulden,  les  af- 
faires sont  toujours  calmes.  Vous  ne  savez  rien 
non  plus? 

— Non.  • 

Et  l'on  voyait  pourtant  dans  leurs  yeux  qu'ils 
savaient  la  grande  nouvelle.  Zébédé  restait  à 
la  caserne.  Les  ofiiciers  en  demi-solde  remplis- 
saient le  café  du  matin  au  soir,  mais  pas  un 
mot  encore  ne  transpirait  :  c'était  trop  grave. 

Le  troisième  jour  seulement,  ces  ofiiciers  en 
demi-solde,  qui  bouillonnaient  dans  leur  peau, 
commencèrent  à  perdre  patience;  onles  voyait 
aller  et  venir,  et  rien  qu'à  leur  figure  il  était 
facile  de  reconnaître  leur  terrible  inquiétude. 
S'ils  avaient  eu  des  chevaux  ou  seulement  des 
armes,  je  suis  sûr  qu'ils  auraient  tenté  quelque 
chose.  Mais  la  gendarmerie,  le  vieux  Chancel 
en  tête,  allait  et  venait  aussi;  toutes  les  heures 
on  voyait  un  gendarme  partir  en  estafette  pour 
Sarrebourg, 

L'agitation  augmentait;  personne  n'avait  plus 
de  goût  au  travail.  Bientôt  on  apprit,  par  des 
voyageurs  de  commerce  arrivés  à  la  Ville  de 
Baie,  que  le  Haut-Rhin-  et  le  Jura  étaient  en 
l'air;  que  des  régiments  de  cavalerie  et  d'infan- 
terie se  suivaient  à  la  file  du  côté  de  Besançon; 
que  des  masses  de  forces  se  portaient  à  la  ren- 
contre de  l'usurpateur,  etc.  Un  de  ces  voya- 
geurs, qui  parlait  trop,  reçut  l'ordre  d'évacuer 
la  ville  à  la  minute;  le  brigadier  avait  visité 
ses  papiers,  heureusement  ils  se  trouvaient  en 
règle. 

J'ai  vu  depuis  d'autres  révolutions,  mais  ja- 
mais une  agitation  pareille,  surtout  le  8  mars, 
entre  quatre  et  cinq  heures  du  soir,  quand 
l'ordre  arriva  de  faire  partir  sans  retard  le  l*'' 
e't  le  2'  bataillon  armés  en  guerre,  pour  Lons- 


le-Saunier.  C'est  alors  que  l'on  comprit  tout  le 
danger,  et  que  chacun  pensa  :  «  Ce  n'est  pas  le 
duc  d'Angouléme  ou  le  duc  de  Berry  qu'il  fau- 
drait pour  arrêter  Bonaparte,  c'est  toute  l'Eu- 
rope. » 

Enfin  les  ofiiciers  en  demi-solde  respiraient; 
leur  mine  était  comme  éclairée  d'un  coup  de 
soleil. 

A  cinq  heures,  le  premier  roulement  bour- 
donnait sur  la  place,  lorsque  Zébédé  entra 
brusquement. 

«  Eh  bien  ?  lui  cria  le  père  Goulden. 

— Eh  bien!  dit-il,  les  deux  premiers  batail- 
lons partent.  » 

11  était  pâle. 

«  On  les  envoie  pour  l'arrêter ,  dit  M.  Goul- 
den. 

— Oui,  ils  vont  l'arrêter!  »  fit-il  enchgnant 
de  l'œil. 

Le  roulement  continuait. 

n  se  mit  à  redescendre  quatre  à  quatre.  Je 
le  suivais.  En  bas,  et  déjà  le  pied  sur  la  pre- 
mière marche,  il  m'attii-a  par  le  bras  et  me  dit 
à  l'oreille  en  levant  son  shako  : 

•  Regarde  au  fond,  Joseph,  la  reconnais-tu?  • 

Je  vis  la  vieille  cocarde  tricolore  dans  la  çoifie. 

«  C'est  la  nôtre,  celle-là,  fit-il.  Eh  bien  I  tous 
les  soldats  en  ont  autant.  » 

J'avais  à  peine  eu  le  temps  de  voir,  qu'il  me 
serrait  la  main  et  tournait,  eu  allongeant  ie 
pas,  au  coin  de  Fouquet.  Je  remontai,  me  disant 
en  moi-même  :  «  Voici  la  débâcle  qui  recom- 
mence, voici  l'Europe  qui  se  remet  en  travers; 
voici  la  conscription,  Joseph,  l'abolition  de 
toutes  les  permissions,  et  caetera,  comme  on 
lit  dans  les  gazettes.  Au  lieu  d'être  tranquille, 
il  va  falloir  se  remuer;  au  lieu  d'entendre  les 
cloches,  on  entendra  le  canon;  au  lieu  de  par- 
ler des  couvents,  on  parlera  de  l'arsenal;  au 
lieu  de  sentir  l'encens  et  les  guirlandes ,  on 
sentira  la  poudre.  Dieu  du  ciel,  cela  ne  finira 
donc  jamais  !  Tout  pouvait  aller  si  bien  sans 
les  missionnaires  et  les  émigrés  !  Quelle  mi- 
sère!... quelle  misère  !...  Etc'est  toujours  nous 
autres,  qui  travaillons  et  qui  ne  demandons 
rien,  c'est  toujours  nous  qui  payons...  C'est 
toujours  pour  noire  bonheur  qu'on  fait  toutes 
les  injustices,  pendant  qu'on  se  moque  de  nous 
et  qu'on  nous  traite  comme  de  véritables  bû- 
ches !  » 

Bien  d'autres  idées  justes  me  passaient  par 
la  tête  ;  mais  à  quoi  cela  me  servait-il  ?  Je  n'é- 
tais pas  le  comte  d'Artois  ni  le  duc  de  Berry  ;  il 
faut  être  prince,  pour  que  les  idées  servent  à 
quelque  chose  et  que  chaque  parole  qu'on  dit 
passe  pour  un  miracle. 

Depuis  ce  moment  jusqu'au  soir ,  le  père 
Goulden  ne  tenait  plus  en  place  ;  il  avait  la 


■  ,H  .i.  ^llfMi^ - 


WATERLOO. 


39 


même  impatience  que  moi  du  temps  où  j'at- 
tendais la  permission  de  me  marier;  à  chaque 
instant,  il  regardait  par  la  fenêtre  et  disait  : 

•  Aujourd'hui,  les  grandes  nouvelles  vont 
venir...  les  ordres  sont  donnés...  on  n'a  plus 
besoin  de  rien  nous  cacher.  » 

Et  de  minute  en  minute  il  s'écriait  : 

•  Chut  !...  voici  la  malle-poste.  » 

Nous  écoutions  :  c'était  la  charrette  de  Lan- 
che  avec  ses  vieilles  haridelles,  ou  la  patache 
de  Baptiste  qui  passait  sur  le  pont. 

La  nuit  était  venue,  Catherine  avait  mis  la 
nappe,  lorsque,  pour  la  vingtième  fois,  M.  Goul- 
den  dit  : 

•  Écoutez  !  « 

Cette  fois  un  grondement  lointain  s'enten- 
dait dans  l'avancée.  Alors,  lui,  sans  attendre, 
courut  dans  l'alcôve  et  mit  sa  grosse  camisole 
en  criant  : 

«  Joseph,  arrive!  » 

Il  descendait  pour  ainsi  dire  en  roulant; 
moi,  rien  que  de  le  voir  si  pressé,  l'idée  d'avoir 
des  nouvelles  me  gagnait  aussi  et  je  le  suivais. 
— Nous  arrivions  à  peine  sur  les  marches  de 
la  rue,  que  la  malle  SQrtait  de  la  porte  sombre 
.  avec  ses  deux  lanternes  rouges ,  et  passait  de- 
vant nous  comme  le  tonnerre.  Nous  courions, 
mais  nous  n'étions  pas  les  seuls;  de  tous  les 
côtés  on  entendait  galoper  et  les  gens  crier  : 

I  La  voilà  1...  la  voilà...  • 

Le  bureau  de  poste  se  trouvait  dans  la  rue 
des  Foins,  près  de  la  porte  d'Allemagne;  la 
malle  descendait  tout  droit  jusqu'au  coin  du 
collège  et  puis  elle  tournait  à  droite. — Plus 
nous  courions ,  plus  la  rue  fourmillait  de 
monde,  il  en  sortait  de  toutes  les  portes;  l'an- 
cien maire ,  M.  Parmentier,  son  secrétaire 
Eschbach,  le  percepteur  Cauchois  et  beaucoup 
d'autres  notables  couraient  aussi ,  se  parlant 
entre  eux  et  disant  : 

«  Voici  le  grand  moment  !  » 

Lorsque  nous  arrivâmes  au  tournant  de  la 
place  d'Armes,  nous  vîmes  le  monde  qui  sta- 
tionnait déjà  devant  le  bureau  de  poste,  et  des 
figures  innombrables  qui  se  penchaient  le  long 
de  la  balustrade  en  fer,  écoulant,  s'allongeant 
les  uns  par-dessus  les  autres,  interrogeant  le 
courrier,  qui  ne  répondait  pas. 

Le  maître  de  poste,  M.  Pernette,  ouvrit  la  fe- 
nêtre éclairée  à  l'intérieur,  le  paquet  de  lettres 
et  de  journaux  vola  du  haut  de  la  chaise  dans 
la  chambre,  la  fenêtre  se  referma,  et  les  coups 
de  fouet  du  postillon  avertirent  la  foule  de  s'é- 
carter. 

«  Les  journaux  1  les  journaux!  » 

On  n'entendait  que  cela  de  tous  les  côtés.  La 
malle  se  remit  à  courir  et  s'engouffra  sous  la 
porte  d'Allemagne. 


•  Allons  au  café  Hoffmann,  me  dit  M.  Goul- 
den,  dépêchons-nous,  les  journaux  vont  venir; 
si  nous  attendons,  il  n'y  aura  plus  moyen 
d'entrer.  » 

Comme  nous  traversions  la  place,  nous  en- 
tendions déjà  courir  derrière  nous.  Le  com- 
mandant Margarot  disait  de  sa  voix  claire  et 
forte  : 

«  Arrivez...  je  les  tiens!...» 

Tous  les  officiers  en  demi-solde  le  suivaient; 
la  lune  donnait  :  on  les  voyait  approcher  à 
grands  pas.  — Nous  entrâmes  dans  le  café  bien 
vite,  et  nous  étions  à  peine  assis  près  du  grand 
poêle  de  faïence,  que  tout  le  monde  se  préci- 
pitait à  la  fois  par  les  deux  portes. 

C'est  la  figure  des  officiers  en  demi-solde 
qu'il  aurait  fallu  voir  dans  ce  moment  1  Leurs 
grands  chapeaux  à  cornes ,  défilant  sous  les 
(juinguots,  leurs  mines  décharnées,  leurs  mous- 
taches pendantes,  leurs  yeux  luisants  qui  re- 
gardaient dans  l'ombre  les  faisaient  ressembler 
à  des  êtres  sauvages  en  train  de  rôder  autour 
de  quelque  chose;  plusieurs  louchaient  à  force 
d'impatience  et  d'inquiétude,  et  je  crois  qu'ils 
ne  voyaient  rien ,  mais  que  leur  esprit  était 
ailleurs,  avec  Bonaparte  :  —  cela  faisait  peur. 

Les  gens  entraient,  entraient  toujours,  telle- 
ment qu'on  étouffait  et  qu'il  fallut  ouvrir  les 
fenêtres.  Dehors,  la  rue  de  la  Caserne  de  cava- 
lerie et  la  place  de  la  Fontaine  étaient  pleines 
de  rumeurs. 

•  Nous  avons  bien  fait  de  venir  tout  de  suite,  » 
me  dit  M.  Goulden  en  se  dressant  sur  sa  chaise, 
la  main  sur  la  pjaque  du  grand  fourneau,  car 
beaucoup  d'autres  venaient  de  se  dresser  de  la 
sorte. 

Je  suivis  le  même  exemple,  et  je  ne  vis  plus 
autour  de  moi  que  des  têtes  attentives,  les 
grands  chapeaux  des  ofQciers  au  milieu  de  la 
salle,  et  la  foulé  qui  s'étendait  sur  la  place  au 
clair  de  lune.  —  Le  tumulte  redoublait.  Une 
voix  cria  ; 

«  Silence!  » 

C'était  le  commandant  Margarot,  qui  venait 
de  monter  sur  une  table.  Derrière  lui,  sous  la 
double  porte,  les  gendarmes  Keltz  et  Werner 
regardaient;  et,  de  toutes  les  fenêtres  ouvertes, 
des  gens  se  penchaient  à  l'intérieur.  Dans  le 
môme  instant,  jusque  sur  la  place,  on  répétait  : 
«  Silence!  silence!  •  Et  le  silence  devint  si 
profond,  qu'on  aurait  dit  que  pas  une  âme  ne 
se  trouvait  là. 

Le  commandant  lisait  la  gazette.  Cette  voix 
claire ,  qui  prononçait  chaque  mot  avec  une 
sorte  de  frémissement  intérieur,  ressemblait 
au  tic-tac  de  notre  horloge  dans  la  nuit  pro- 
fonde ;  on  devait  l'entendre  jusqu'au  milieu 
de  la  place  d'Armes.  Et  cela  dura  longtemps, 


40 


ROMANS   NATIONAUX. 


On  entendait  les  gens  crier  :  «  La  voilà  !  la  voilà  !  ;>  t Page  39.) 


parce  que  le  commandant  lisait  tout,  sans  rien 
passer.  Je  me  souviens  que  la  gazette  com- 
mençait par  dire  que  le  nommé  Buonaparte, 
l'ennemi  du  bien  public,  celui  qui  pendant 
quinze  ans  avait  tenu  la  France  dans  la  servi- 
tude du  despotisme,  s'était  échappé  de  son  lie, 
et  qu'il  avait  eu  l'audace  de  remettre  les  pieds 
dans  un  pays  inondé  de  sang  par  sa  faute;  mais 
que  les  troupes ,  fidèles  au  roi  et  fidèles  à  la 
nation,  étaient  en  marche  pour  l'arrêter;  et 
que,  voyant  cette  horreur  générale,  Buona- 
parte venait  de  se  jeter  dans  les  montagnes 
avec  la  poignée  de  gueux  qui  le  suivaient  ;  qu'il 
était  entouré  de  tous  les  côtés,  et  qu'il  ne  pou- 
vait manquer  d'être  pris. 

Je  me  souviens  aussi  que,  selon  cette  gazette, 
tous  les  maréchaux  s'étaient  empressés  d'aller 


mettre  leur  épêe  glorieuse  au  service  du  roi, 
le  père  du  peuple  et  de  la  nation  ;  et  que  l'il- 
lustre maréchal  Ney,  prince  de  la  Moskowa, 
lui  avait  baisé  la  main,  promettant  de  ramener 
Buonaparte  à  Paris  mort  ou  vif. 

Après  cela  venaient  des  mots  latins  que  je  ne 
comprenais  pas,  et  qu'on  avait  mis  sans  doute 
pour  les  curés. 

De  temps  en  temps  j'entendais  derrière  moi 
des  gens  rire  et  se  moquer  du  journal.  Ayant 
tourné  la  tète,  je  vis  que  c'étaient  M.  le  pro- 
fesseur Bnrguet  et  deux  ou  trois  autres  notables, 
qu'on  a  pris  après  les  Cent-Jours  et  qu'on  a 
forcés  de  demeurer  à  Bourges ,  parce  qu'ils 
avaient  trop  d'esprit,  à  ce  que  disait  le  père 
Goulden. — Ce  qui  montre  bien  qu'il  vaut  mieux 
se  taire  dans  des  occasions  pareilles,  lorsqu'on 


rxrts.   iJmi  lisii^vumuit 


WATERI  Ou. 


41 


•  Vive  l'empereur  !  •    (l'âge  M.) 


n'a  pas  envie  de  se  battre  pour  ou  contre,  car 
les  paroles  ne  font  ni  chaud  ni  froid,  et  ne  ser- 
vent qu'à  nous  attirer  des  désagréments. 

Mais  une  chose  bien  plus  forte,  c'est  vers  la 
fin,  quand  le  commandant  se  mit  à  lire  les  or- 
donnances. La  première  marquait  le  mouve- 
ment des  troupes,  et  la  seconde  ordonnait  à 
tous  les  Français  de  courir  sur  Buonaparte,  de 
l'arrêter  et  de  le  livrer  mort  ou  vif. . .  parce  qu'il 
s'était  mis  lui-même  hors  la  loi.  En  ce  moment, 
le  commandant,  qui  jusqu'alors  s'était  contenté 
de  rire  en  prononçant  le  nom  de  Buonaparte 

—  et  dont  la  figure  osseuse,  près  du  quinquet, 
avait  eu  seulement  de  petits  frémissements, 
tandis  que  les  autres  au-dessous  l'écoutaient  ; 

—  en  ce  moment  sa  figure  changea,  je  n'ai  ja- 
mais rien  \\i  de  plus  terrible  ;  ce  n'était  plus 


que  pli  sur  pli,  ses  petits  yeux  brillaient  comme 
ceux  d'un  chat,  ses  moustaches  et  ses  favoris 
se  dressaient.  Il  prit  la  gazette  et  se  mit  à  la 
déchirer  en  mille  morceaux  ;  puis  il  devint  tout 
pâle,  et  se  dressant,  ses  deux  longs  bras  éten- 
dus, il  poussa  un  cri  de  :  Vive  l'Empereur  !  d'une 
voix  tellement  forte,  que  cela  nous  donna  la 
chair  de  poule.  A  peine  avait-il  poussé  ce  cri, 
que  tous  les  officiers  en  demi-solde  levèrent 
leurs  grands  chapeaux,  les  uns  à  la  main,  les 
autres  au  bout  de  leurs  cannes  à  épée,  en  ré- 
pétant d'un  seul  coup  :  Vive  VEmpereur!  —  On 
aurait  dit  que  le  plafond  allait  tomber.  Moi, 
c'était  comme  si  l'on  m'avait  versé  de  l'eau 
froide  dans  le  dos.  «  A  cette  heure,  me  dis-je 
en  moi-même,  tout  est  fini...  Allez  rionc  prê- 
1  cher  l'amour  de  la  paix  à  des  gens  pareils.  • 


Tl.' 


42 


42 


ROMANS  NATIONAUX. 


Dehors ,  au  milieu  des  groupes  de  bourgeois, 
les  soldats  du  poste  de  l'Hôtel  de  ville  répé- 
taient le  cri  de  :  Vive  l'Empereur!  Et  comme  je 
regardais  dans  un  grand  trouble  ce  que  les 
gendarmes  allaient  faire,  ils  se  retirèrent  sans 
rien  dire,  étant  aussi  de  vieux  soldats. 

Mais  ce  n'était  pas  encore  fini  ;  au  moment 
où  le  commandant  voulait  descendre  de  sa 
table,  un  officier  cria  qu'il  fallait  le  porter  en 
triomphe,  «t  tout  aussitôt  les  autres  le  prirent 
par  les  jambes  et  le  portèrent  autour  de  la  salle, 
en  repoussant  le  monde,  et  criant  comme  des 
forcenés  :  Vive  l'Empereur!  —  Lui ,  ses  deux 
longues  mains  velues  sur  leurs  épaules  et  sa 
tête  au-dessus  de  leurs  chapeaux,  en  se  voyant 
porter  en  triomphe  par  ses  camarades,  et  les 
entendant  crier  ce  qu'il  aimait  le  mieux,  il 
pleurait!...  et  l'on  n'aurait  jamais  cru  qu'une 
figure  pareille  pouvait  pleurer  ;  cela  seul  vous 
bouleversait  et  vous  faisait  frémir.  —  Il  ne  di- 
sait rien,  ses  yeux  étaient  fermés,  et  les  larmes 
coulaient  au-dessous  jusqu'au  bout  de  sonnez 
et  le  long  de  ses  moustaches. 

Je  regardais,  comme  on  peut  s'imaginer, 
quand  le  père  Goulden  me  tira  par  le  bras;  il 
était  descendu  de  sa  chaise  et  me  disait  ; 

•  Joseph!  partons,  partons...  il  est  temps!  » 

Derrière  nous  la  salle  était  déjà  vide,  tout  le 
monde  s'était  dépêché  de  sortir  par  l'allée  du 
brasseur  Klein,  dans  la  crainte  d'être  mêlé 
dans  une  mauvaise  affaire  ;  nous  sortîmes  aussi 
par  là. 

«  Ceci  risque  de  prendre  une  mauvaise  tour- 
nure, me  dit  le  père  Goulden  en  traversant  la 
place.  Demain  la  gendarmerie  peut  se  mettre 
en  campagne...  Le  commandant  Margarot  et 
les  autres  n'ont  pas  l'air  de  gens  qui  se  laissent 
arrêter...  Les  soldats  du  3»  bataillon  se  met- 
tront de  leur  côté,  s'ils  n'y  sont  déjà...  La  ville 
est  à  eux  I  « 

Il  se  faisait  ces  réflexions  à  lui-même,  et  je 
pensais  comme  lui.  —Chez  nous, dans  l'atelier, 
Catherine  tout  inquiète  nous  attendait.  Nous 
lui  dîmes  ce  qui  venait  de  se  passer.  La  table 
était  mise,  mais  personne  n'avait  faim.  Après 
avoir  pris  un  verre  de  vin  ,  M.  Goulden,  en 
ôtant  ses  souliers,  nous  répéta: 

«  Mes  enfants,  d'après  ce  que  vous  venez  de 
voir,  l'Empereur  arrivera  pour  sûr  à  Paris  ; 
les  soldats  le  veulent,  les  paysans  —  qu'on  a 
menacé  dans  leurs  biens  —  le  veulent  aussi  ; 
et  les  bourgeois,  pourvu  qu'il  ait  fait  de  bonnes 
réflexions  dans  son  lie,  qu'il  renonce  à  ses  idées 
de  guerre  et  qu'il  accepte  les  traités ,  ne  de- 
manderont pas  mieux,  surtout  avec  une  bonne 
Constitution  qui  garantisse  à  chacun  sa  liberté, 
le  plus  grand  des  biens.  —  Souhaitons-le  pour 
nous  et  pour  lui.  —  Et  bonsoir!  » 


XI 


Le  lendemain,  vendredi,  jour  de  marché, 
toute  la  ville  n'était  pleine  que  de  la  grande 
nouvelle.  Des  quantités  de  paysans  d'Alsace  et 
de  Lorraine,  en  blouse,  en  veste,  en  tricorne, 
en  bonnet  de  coton,  arrivaient  à  la  file  sur 
leurs  charrettes,  soi-disant  vendre  du  blé,  de 
l'orge  ou  de  l'avoine,  mais  pour  savoir  ce  qui 
se  passait.  On  n'entendait  crier  dehors  que: 
«  Hue,  Foux  !  —  Hue,  Schimmel  !  »  et  les  voi- 
tures rouler,  les  fouets  claquer.  Les  femmes 
n'étaient  pas  non  plus  les  dernières;  elles  arri- 
vaient de  laHoupe,  du  Dagsberg,  d'Ercheviller, 
de  Lutzelbourg,  des  Baraques,  en  petite  jupe 
relevée,  leurs  grands  paniers  sur  la  tête,  allon- 
geant le  pas  et  se  dépêchant.  Tout  ce  monde 
passait  sous  nos  fenêtres,  et  M.  Goulden  disait: 

«  Comme  toiit  s'agite!  comme  tout  galope  !... 
Ne  croirait-on  pas  que  l'esprit  de  l'autre  est 
déjà  dans  le  pays  ?  On  ne  marche  plus  mainte- 
nant en  arrondissant  la  jambe,  avec  des  cierges 
à  la  main  et  des  surplis  sur  le  dos.  » 

Il  paraissait  content,  ce  qui  prouve  combien 
toutes  ces  cérémonies  l'avaient  ennuyé.  Enfin, 
vers  huit  heures,  il  fallut  pourtant  se  remettre 
à  l'ouvrage,  et  Catherine  sortit,  comme  à 
l'ordinaire,  acheter  notre  beurre,  nos  œufs 
et  quelques  légumes  pour  la  semaine.  A  dix 
heures,  elle  revint  : 

«  Ah!  Seigneur  Dieu!  dit-elle,  tout  est  déjà 
retourné.  » 

Elle  nous  raconta  que  les  officiers  en  demi- 
solde  se  promenaient  avec  leurs  grandes  cannes 
à  épée  —  le  commandant  Margarot  au  milieu 
d'eux  —  et  que  sur  la  place,  à  la  halle,  entre 
les  bancs ,  autour  des  étalages ,  partout ,  les 
paysans,  les  bourgeois,  tout  le  monde  se  ser- 
rait la  giain,  s'offrait  des  prises  et  se  disait  : 

«  Eh  !  eh  !  le  commerce  reprend.  » 

Elle  nous  dit  aussi  que  la  nuit  dernière  on 
avait  affiché  des  proclamations  de  Bonaparte  à 
la  mairie,  sur  les  trois  portes  de  l'église,  et 
même  contre  les  piliers  de  la  halle  ;  mais  que 
les  gendarmes  les  avaient  arrachées  de  bonne 
heure  ;  enfin,  que  tout  se  remettait  en  mouve- 
ment. Le  père  Goulden  s'était  levé  de  notre 
établi  pour  l'écouter;  moi,  retourné  sur  ma 
chaise,  je  pensais  : 

«  Oui,  c'est  bon...  c'est  très-bon...  mais  a 
cette  heure  mon  congé  va  bientôt  finir.  Puisque 
tout  remue,  il  va  falloiraussiteremuer,Joseph! 
Au  lieu  de  rester  ici  tranquillement  avec  ta 
femme,  on  va  bientôt  te  remettre  la  giberne, 


WATERLOO. 


43 


le  sac,  le  fusil  et  deux  paquets  de  cartouches 
suile  dos!  »  Et  regardant  Catherine,  qui  ne 
ne  songeait  pas  au  vilain  côté  de  la  chose, 
Weissenfelz,  Lutzen,  Leipzig  me  repassaient 
dans  l'esprit  ;  je  devenais  mélancolique. 

Pendant  que  nous  étions  là  tout  pensifs,  voilà 
que  la  porte  s'ouvre  et  que  la  tante  Grédel 
entre.  D'abord  on  aurait  cru  qu'elle  était  pai- 
sible. 

•  Bonjour,  monsieur  Goulden  ;  bonjour,  mes 
enfants,  dit-elle  en  posant  son  panier  derrière 
le  fourneau. 

— Vous  allez  toujours  bien ,  mère  Grédel?  lui 
demanda  M.  Goulden. 

— lié!  la  santé...  la  santé!...  •  fit-elle. 

Je  voyais  déjà  qu'elle  serrait  les  dents  et 
qu'elle  avait  des  plaques  rouges  sur  les  joues. 
Elle  fourra  d'un  seul  coup  sous  son  bonnet  ses 
cheveux,  qui  lui  pendaient  le  long  des  oreilles, 
et  nous  regarda  l'un  après  l'autre  av(;c  ses 
yeux  gris,  pour  voir  ce  que  nous  pensions  ; 
ensuite  elle  commença  d'une  voix  claire  : 

«  Il  parait  que  le  gueux  s'est  sauvé  de  son 
île? 

— De  quel  gueux  parlez-vous,  mère  Grédel? 
lui  demanda  M.  Goulden  d'un  ton  calme. 

— Hé!  vous  savez  bien  de  qui  je  parle,  fit- 
elle,  je  parle  de  votre  Eonaparte.  • 

Le  père  Goulden,  qui  voyait  sa  colère,  s'était 
remis  à  notre  établi  pour  tâcher  d'éviter  une 
digpuLe;  il  avait  l'air  de  regarder  dans  une 
montre,  et  moi  je  faisais  comme  lui. 

•  Oui,  dit-elle  en  criant  encore  plus  haut,  le 
voilà  qui  recommence  ses  mauvais  coups, 
quand  on  croyait  tout  fini...  le  voilà  qui  re- 
vient pire  qu'auparavant...  Quelle  peste  !  » 

J'entendais  sa  voix  qui  tremblait  en  dessous. 
M.  Goulden,  lui,  faisait  semblant  de  continuer 
son  ouvrage, 

«  A  qui  la  faute,  mère  Grédel  ?  dit-il  sans  se 
retourner.  Croyez-  vous  donc  que  ces  proces- 
sions, ces  expiations,  ces  prédications  contre 
les  biens  nationaux  et  la  rébellion  de  vingt- 
cinq  ans,  ces  menaces  continuelles  de  rétablir 
l'ancien  régime,  l'ordre  de  fermer  les  boutiques 
pendant  les  offices...,  etc.,  etc.,  croyez-vous 
que  cela  pouvait  continuer?  Je  vous  le  de- 
mande I  a-t-on  jamais  rien  de  vu  de  pareil  de- 
puis qae  le  monde  existe,  de  plus  capable  de 
soulever  une  nation  contre  ceux  qui  voulaient 
la  rayalgi';?  Est-ce  qu'on  n'aurait  pas  dit  que 
Bonaparte  lui-même  soufflait  à  l'oreille  de  ces 
Bourbons  toutes  les  sottises  capables  de  dégoû- 
ter le  peuple?  Dites...  ne  fallait-il  pas  s'attendre 
à  ce  qui  se  passe  ?  • 

Il  regardait  toujours  samontre  avec  la  loupe, 
pour  rester  paisible;  moi,  pendant  ce  discours, 
l'observais  la  mère  Grédel  du  coin  de  l'œil. 


Elle  avait  changé  deux  ou  trois  fois  de  couleur, 
et  Catherine  dans  le  fond,  près  du  fourneau, 
lui  faisait  signe  de  ne  pas  commencer  un  es- 
clandre chez  nous;  mais  cette  femme  obstinée 
se  moquait  bien  des  signes. 

«  Vous  êtes  donc  aussi  content,  vous?  dit- 
elle.  Vous  changez  du  jour  au  lendemain 
comme  les  autres...  Vous  plantez  là  votre  Ré- 
publique quand  ça  vous  convient!  » 

Le  père  Goulden,.  en  entendant  cela,  toussa 
tout  bas,  comme  si  quelque  chose  l'avait  gêné 
dans  la  gorge,  et  pendant  plus  d'une  demi-mi- 
nute il  eut  l'air  de  réfléchir;  latante,  derrière 
nous,  regardait.  A  la  fin,  M.  Goulden,  qui  s'é- 
tait remis,  répondit  lentement  : 

«  Vous  avez  tort,  madame  Grédel,  de  me 
faire  un  pareil  reproche  ;  si  j'avais  voulu  chan- 
ger, j'aurais  commencé  plus  tôt.  Au  lieu  d'être 
horloger  à  Phalsbourg,  je  serais  colonel  ou 
général  tout  comme  un  autre;  mais  j'ai  tou- 
jours été,  je  suis  et  je  resterai  jusqu'à  la  mort 
pour  la  République  et  les  Droits  de  l'homme.  » 

Ensuite  il  se  retourna  brusquement,  et  re- 
gardant la  tante  de  bas  en  haut,  en  élevant  la 
voix  : 

«  Et  c'est  à  cause  de  cela  que  j'aime  encore 
mieux  Napoléon  Bonaparte  que  le  comte  d'Ar- 
tois, les  émigrés,  les  missionnaires  et  les  fai- 
seurs de  miracles,  dit-il  ;  au  moins  il  est  forcé 
de  conserver  quelque  chose  de  notre  Révolu- 
tion, il  est  forcé  de  respecter  les  bitns  natio- 
naux, de  garantir  à  chacun  ses  propriétés,  ses 
grades,  et  tout  ce  qu'il  a  gagné  d'après  les 
nouvelles  lois.  Sans  cela,  quelle  raison  aurait-il 
d'être  empereur?  S'il  ne  maintenait  pas  l'éga- 
lité, quelle  raison  la  nation  aurait-elle  de  le 
vouloir?  Les  autres  au  contraire  ont  tout  atta- 
qué... Ils  veulent  détruire  tout  ce  que  nous 
avons  fait...  Voilà  pourquoi  j'aime  mieux  ce- 
lui-ci, comprenez-vous? 

—Hé!  s'écria  la  mère  Grédel,  c'est  du  nou- 
veau! » 

Elle  riait  d'un  air  de  mépris,  et  j'aurais  tout 
donné  pour  la  voir  aux  Quatre-Vents. 

<  Dans  le  temps,  vous  parliez  autrement, 
s'écria-t-elle;  quand  l'autre  rétablissait  les 
évêques,  les  archevêques  et  les  cardinaux; 
quand  il  se  faisait  couronner  par  le  pape,  avec 
de  l'huile  sauvée  de  la  sainte  ampoule;  quand 
il  rappelait  les  émigrés,  quand  il  rendait  les 
châteaux  et  les  bois  aux  grandes  familles  ;  quand 
il  nommait  des  princes,  des  ducs,  des  barons 
par  douzaines,  combien  de  fois  ne  vous  ai-je 
pas  entendu  dire  que  c'était  abominable... 
qu'il  trahissait  la  Révolution...  que  vous  au- 
riez mieux  aimé  les  Bourbons...  qu'au  moins 
ceux-là  ne  connaissaient  pas  autre  chose; 
qu'ils  étaient  comme  les  merles,  qui  sifflent 


i\ 


ROMANS   NATIONAUX. 


toujours  le  même  air  parce  qu'ils  n'en  connais- 
sent pas  d'autre,  et  qu'ils  croient  que  c'est  le 
le  plus  bel  air  du  monde!...  Au  lieu  que  lui 
sortait  de  la  Révolution...  que  son  père  avait 
eu  quelques  douzaines  de  chèvres  dans  les 
montagnes  de  la  Corse,  et  que  cela  devait  lui 
montrer  dès  l'enfance  que  les  hommes  sont 
égaux,  que  le  courage,  le  génie  seul  les  élève  ! 
que  toutes  ces  vieilles  guenilles,  il  aurait  dil  les 
mépriser,  et  qu'il  n'aurait  dû  faire  la  guerre 
que  pour  défendre  les  nouveaux  droits,  les 
nouvelles  idées,  qui  sont  justes,  et  que  rien  ne 
pourra  jamais  arrêter!  L'avez-vous  dit,  quand 
vous  causiez  avec  le  père  Colin,  derrière,  dans 
notre  jardin,  de  peur  d'être  arrêtés  si  l'on  vous 
entendait?  N'est-ce  pas  cela  que  vous  disiez 
entre  vous,  et  devant  moi?  • 

Le  père  Goulden  était  devenu  tout  pâle;  il 
regardait  à  ses  pieds  et  faisait  tourner  sa  taba- 
tière entre  ses  doigts,  tomme  lorsqu'il  rêvait; 
je  voyais  même  une  sorte  d'attendrissement 
peint  sur  sa  ligure. 

«  Oui,  je  l'ai  dit,  fit-il,  et  je  le  pense  encore. 
Vous  avez  bonne  mémoire,  mère  Grôdel.  C'est 
vrai,  pendant  dix  ans,  Colin  et  moi  nous  avons 
été  forcés  de  nous  cacher  pour  dire  des  choses 
justes,  qui  finiront  par  s'accomplir,  et  c'est  le 
despotisme  d'un  seul  homme  né  parmi  nous, 
que  nous  avions  élevé  de  notre  propre  sang, 
qui  nous  a  contraints  à  cela.  Mais  aujourd'hui 
les  choses  sont  changées;  cet  homme,  auquel 
on  ne  peut  refuser  le  génie,  a  vu  ses  flagor- 
neurs l'abandonner  et  le  trahir;  il  a  vu  que  sa 
vraie  racine  est  dans  le  peuple,  et  que,  ces 
grandes  alliances  dont  il  avait  la  faiblesse  d'être 
si  fier  ont  causé  sa  perte.  Eh  bien  !  il  vient 
nous  débarrasser  maintenant  des  autres,  et 
j'en  suis  content. 

— Vous  n'avez  donc  pas  de  courage  vous- 
même?  Avez-vous  donc  besoin  de  lui?  cria  la 
tante  Grédel.  Si  les  processions  vous  gênaient, 
et  si  vous  étiez  ce  que  vous  dites  :  —  le  peu- 
ple 1 —  pourquoi  donc  avez-vous  besoin  de 
lui?  » 

Alors  le  père  Goulden  se  mit  à  sourire  et  dit  : 

«  Si  tout  le  monde  avait  la  franchise  d'agir 
d'après  sa  conscience,  si  bien  des  personnes  ne 
s'étaient  pas  mises  de  ces  processions,  les  unes 
par  vanité,  pour  montrer  leurs  belles  robes, 
les  autres  par  intérêt,  pour  avoir  de  bonnes 
places  ou  pour  obtenir  des  permissions,  alors 
vous  auriez  raison,  madame  Grédel,  on  n'au- 
rait pas  eu  besoin  de  Bonaparte  pour  renverser 
tout  cela;  on  aurait  vu  que  les  trois  quarts  et 
demi  de  la  nation  ont  du  bon  sens,  et  peut-être 
que  le  comte  d'Artois  lui-même  aurait  crié  : 
«  Halle!  »  Mais,  comme  l'hypocrisie  et  l'intérêt 
cachent  et  obscurcissent  tout  et  font  la  nuit  eu 


plein  jour,  il  faut  malheureusement  des  coups 
de  tonnerre  pareils  pour  voir  clair.  C'est  vous 
et  tous  ceux  qui  vous  ressemblent  qui  êtes 
la  cause  que  les  gens  comme  moi,  qui  n'ont 
jamais  changé  d"idée,  sont  forcés  de  se  réjouir 
quand  la  lièvi'C  remplace  la  colique.  • 

Le  père  Goulden  avait  fini  par  se  lever;  il  se 
promenait  de  long  en  large  avec  une  grande 
agitation;  et  comme  la  tante  Grédel  voulait 
encore  parler,  il  prit  son  bonnet  et  sortit  en 
disant  : 

«  Je  vous  ai  dit  ce  que  je  pense  ;  maintenant 
parlez  avec  Joseph,  qui  vous  donnera  toujours 
raison.  » 

Aussitôt  il  sortit,  et  la  mère  Grédel  s'écria  : 

«  C'est  un  vieux  fou...  il  a  toujours  été  le 
même.  Maintenant,  toi,  si  tu  ne  t'en  vas  pas  en 
Suisse,  je  te  préviens  qu'il  faudra  aller  Dieu 
sait  où.  Mais  nous  recauserons  de  cela,  mes 
enfants;  le  principal,  c'est  que  nous  soyons 
prévenus.  Il  faut  attendre  ce  qui  va  se  passer  ; 
peut-être  que  les  gendarmes  arrêteront  Bona- 
parte, mais  s'il  arrive  à  Paris,  nous  courrons 
ailleurs.  • 

Elle  nous  embrassa,  reprit  son  panier  et 
sortit. 

Quelques  instants  après,  le  père  Goulden, 
étant  revenu,  se  remit  à  l'ouvrage  avec  moi, 
sans  plus  causer  de  ces  choses.  Nous  étions 
tous  pensifs,  et,  le  soir,  ce  qui  me  surprit  le 
plus,  c'est  que  Catherine  me  dit  : 

•  Nous  écouterons  toujours  M.  Goulden...  il 
a  raison...  Il  eu  sait  plus  que  ma  mère,  et  ne 
nous  donnera  que  de  bons  conseils.  • 

En  entendant  cela,  je  pensai  : 

«  Elle  tient  avec  le  père  Goulden,  parce  qu'ils 
lisent  la  gazette  ensemble.  Cette  gazette  dit 
toujours  ce  qui  leur  plaît  le  plus;  mais  cela 
u'empêche  pas  que,  s'il  faut  reprendre  le  sac  et 
partir,  ce  sera  terrible,  et  qu'il  vaudrait  mieux 
être  en  Suisse,  soit  à  Genève,  ou  bien  à  la  fa- 
brique du  père  Rulle,  de  la  Chaux-de-Fonds, 
qu'à  Leipzig  ou  ailleurs.  » 

Je  ne  voulais  pas  contrarier  Catherine,  mais 
ses  pai'oles  m'ennuyaient  beaucoup. 


XII 


Depuis  ce  moment  la  confusion  était  partout; 
les  officiers  en  demi-solde  criaient  :  Vive  VEm- 
pereur!  Le  commandant  de  place  aurait  bien 
donné  l'ordre  de  les  arrêter ,  mais  le  bataillon 
tenait  avec  eux ,  et  les  gendarmes  avaient  l'air 
de  ne  rien  entendre.  On  ne  travaillait  plus  v  les 
percepteurs,  les  contrôleurs,  les  droits  réunis. 


WATERLOO. 


40 


le  maire,  les  adjoints,  etc.,  se  faisaient  des 
cheveux  gris  et  ne  savaient  plus  sur  quel  pied 
danser.  Personne  n'osait  se  déclarer  pour  Bo- 
naparte ni  pour  Louis  XVIII,  excepté  les  cou- 
vreurs, les  maçons,  les  charpentiers,  les  gagne- 
petit,  qu'on  ne  pouvait  pas  destituer,  et  qui 
n'auraient  pas  mieux  demandé  que  de  voir  les 
autres  à  leur  place.  Ceux-là,  leur  hachette  dans 
la  ceinture  de  cuir  et  le  paquet  d'étèles  sur 
l'épaule  ,  ne  se  gênaient  pas  pour  crier  :  A  bas 
les  émigrés!  —  Ils  riaient  même  de  la  débâcle, 
qui  grandissait  à  vue  d'œil.  Un  jour  la  gazette 
disait  :  «  L'usurpateur  est  à  Grenoble,  —  le 
lendemain,  —  il  est  à  Lyon,  —  le  lendemain, 
il  est'à  Màcon,  —  le  lendemain, — à  Auxerre;  • 
ainsi  de  suite. 

M.  Goulden,  en  lisant  ces  nouvelles  le  soir, 
se  faisait  du  bon  sang. 

«  On  voit  maintenant,  s'écriait-il,  que  les 
Français  sont  pour  la  llévolution,  et  que  le 
reste  ne  pourra  jamais  tenir.  Tout  le  monde 
crie  :  A  bas  les  émigrés!  —  Quelle  leçon  pour 
ceux  qui  voient  clair  !  Ces  Bourbons  voulaient 
nous  rendre  tous  Vendéens  ;  ils  doivent  se  ré- 
jouir maintenant  d'avoir  si  bien  réussi.  » 

Mais  une  chose  l'inquiétait  encore,  c'était  la 
grande  bataille  qu'on  annonçait  entre  Ney  et 
Napoléon. 

«Quoique  Ney  ait  baisé  la  main  de  Louis  XVIII, 
disait-il,  c'est  toujours  un  vieux  soldat  de  la 
Révolution,  etje  ne  croirai  jamais  qu'il  se  batte 
contre  la  volonté  du  peuple...  Non,  ce  n'est  pas 
possible;  il  se  rappellera  le  vieux  tonnelier  de 
Sarrelouis,quilui  casserait  la  tête  avec  son  mar- 
teau, s'il  vivait  encore,  en  apprenant  que  Mi- 
chel a  trahi  la  nation  pour  faire  plaisir  au  roi.  » 

Voilà  ce  que  disait  M.  Goulden;  mais  cela 
n'empêchait  pas  les  gens  d'être  inquiets,  quand 
tout  à  coup  la  nouvelle  arriva  que  Ney  avait 
suivi  l'exemple  de  l'armée,  des  bourgeois,  de 
tous  ceux  qui  voulaient  être  débarrassés  des 
expiations,  et  qu'il  s'était  rallié.  Alors  la  con- 
fiance fut  plus  grande,  mais  la  crainte  d'un 
coup  extraordinaire  réduisait  encore  les  hom- 
mes prudents  au  silence. 

Le  21  mars,  entre  cinq  et  six  heures  du  soir, 
M.  Goulden  et  moi  nous  travaillions,  la  nuit 
venait;  dehors,  une  petite  pluie  coulait  sur  le 
vitrage,  et  Catherine  allumait  la  lampe.  Théo- 
dore Rœber,  qui  dirigeait  le  télégraphe,  passa 
ventre  à  terre  sous  nos  fenêtres;  il  montait  un 
gros  cheval  gris  çomniel^éj  l'air  enflait  sa 
blouse,  tant  il  courâTTvite;  d'une  main  il  te- 
nait son  grand  feutre  sur  sa  tête,  et  de  l'autre 
il^*apait  encore  avec  un  bâton  sur  son  cheval, 
qui  galopait  comme  le  vent.  M.  Goulden,  es- 
suyant la  vitre,  se  pencha  pour  mieux  y  voir 
ei  dit  : 


.  C'est  Rœber  qui  vient  du  télégraphe  ;  une 
grande  nouvelle  est  arrivée!  » 

Ses  joues  un  peu  pâles  rougirent;  moi,  je 
sentis  mon  cœur  battre  avec  violence.  Cathe- 
rine vint  poser  la  lampe  auprès  de  nous,  et 
j'ouvris  la  fenêtre  pour  tirer  le  volet.  Cela  m'a- 
vait pris  quelques  instants,  car  il  fallait  dé- 
ranger les  verres  de  l'établi,  pour  ouvrir  la 
fenêtre  et  décrocher  les  montres.  M.  Goulden 
rêvait.  Comme  je  mettais  le  crochet ,  nous  en- 
tendîmes battre  le  rappel  des  deux  côtés  de  la 
ville  à  la  fois,  près  du  bastion  de  Mittelbronn 
et  sur  celui  de  Bigelberg;  les  échos  des  rem- 
parts et  ceux  du  vallon  de  la  cible  répondaient, 
et  ce  bourdonnement  sourd  remplissait  toute 
la  place,  à  l'heure  où  la  nuit  commence. 

M.  Goulden  s'était  levé  : 

«  Les  affaires  sont  décidées  maintenant,  dit- 
il  d'une  voix  qui  me  donna  froid  ;  ou  bien  on 
se  bat  aux  environs  de  Paris,  ou  bien  l'Empe- 
reur est  dans  son  vieux  palais  comme  en  1 809.  • 

Catherine  courait  déjà  chercher  son  manteau, 
car  elle  voyait  bien  qu'il  allait  sortir,  malgré  la 
pluie.  Lui,  tout  en  parlant,  ses  grands  yeux 
gris  ouverts,  se  laissait  mettre  les  manches 
sans  y  faire  attention  ;  puis  il  sortit,  et  Callie- 
rine,  me  touchant  l'épaule,  car  je  restais  là, 
me  dit  : 

"  Va  donc,  Joseph,  suis-le.  » 

Je  descendis  aussitôt.  Nous  arrivâmes  sur  la 
place  au  moment  où  le  bataillon  débouchait  de 
la  grande  rue  ,  au  coin  de  la  mairie,  derrière 
les  tambours  qui  couraient  la  caisse  sur  l'é- 
paule. Une  foule  de  monde  les  suivait.  Sous 
les  vieux  tilleuls,  le  roulement  commença;  les 
soldats  en  tumulte  prirent  leurs  rangs ,  et 
presque  aussitôt  le  commandant  Gémeau,  qui 
souffrait  de  ses  blessures  et  ne  sortait  pas  de- 
puis deux  mois,  parut  en  uniforme  sur  les 
marches  de  la  maison  Minque.  Le  sapeur  de 
planton  tenait  son  cheval  à  la  main,  et  lui 
prêta  l'épaule  pour  monter.  De  tous  les  côtés 
on  regardait.  L'appel  était  commencé. 

Le  commandant  traversa  la  place,  les  capi- 
taines allèrent  vivement  à  sa  rencontre  ;  ils  se 
dirent  quelques  mots;  ensuite  le  commandant 
passa  devant  le  front  du  bataillon,  pendant 
que  derrière  lui  s'avançait  un  simple  sergent 
à  trois  chevrons  ,  qui  portait  un  drapeau  dans 
son  étui  de  toile  cirée. 

La  foule  grandissait  toujours.  M.  Gotilden  et 
moi  nous  venions  de  monter  sur  la  borne,  en 
face  de  la  voûte  du  corps  de  garde.  Après  l'ap- 
pel, au  bout  d'un  instant,  le  commandant  tira 
son  épée,  et  donna  l'ordre  de  former  le  carré. 

Je  vous  raconte  ces  choses  simplement , 
parce  qu'elles  étaient  simples  et  terribles.  On 
voyait  à  la  pâleur  du  commandant  qu'il  avait 


46 


ROMANS   NATIONAUX. 


la  fièvre,  et  pourtant  il  faisait  presque  nuit. 
Les  lignes  grises  du  carré  sur  la  place,  le  com- 
mandant à  cheval  au  milieu,  les  officiers  autour, 
sous  la  pluie,  les  bourgeois  écoutant,  le  grand 
silence,  les  fenêtres  qui  s'ouvrent  aux  environs, 
tout  est  encore  présent  à  mon  esprit,  et  voilà 
qu'il  s'est  passé  bientôt  cinquante  ans  1 

Personne  ne  parlait ,  car  chacun  savait  bien 
qu'on  allait  apprendre  le  sort  de  la  France. 

«  Portez  armes!...  Arme  bras!...  cria  le  ca- 
pitaine Vidal.» 

Après  le  bruit  des  armes,  on  n'entendit  plus 
que  11  voix  du  commandant,  cette  voix  claire 
que  j'avais  entendue  de  l'autre  côté  du  Rhin,  à 
Lulzen  et  à  Leipzig,  celle  qui  nous  criait: 
•  Serrez  les  rangs!  •  Elle  me  traversait  jusqu'à 
la  moelle  des  os. 

«  Soldats,  dit-il,  S.  M.  Louis  XVIII  a  quille 
Paris  !e  20  mars,  et  l'Empereur  Napoléon  a  fait 
son  entrée  dans  la  capitale  le  même  jour.  ■• 

Une  sorte  de  frémissement  s'étendit  partout, 
mais  cela  no  dura  qu'une  seconde  ,  et  le  com- 
mandant poursuivit  : 

«  Soldais!  le  drapeau  de  la  France,  c'est  le 
drapeau  d'Arcole,  de  Rivoli ,  d'Alexandrie,  de 
Chébreisse,  des  Pyramides,  d'Aboukir,  de  Ma- 
rengo,  d'Austerlitz,  diéna,  d'Eylau,  de  Fried- 
land,  de  Sommo-Sierra,  de  Madrid,  d'Abens- 
berg,  d'Eckmûl,  d'Essling,  de  Wagram,  de 
Smolensk,  de  la  Moskowa,  de  Weissenfelz,  de 
Lutzen,  de  Bautzen,  de  Wurtschen,  de  Dresde, 
de  Bischofswarda,  de  Hanau,  de  Brienne,  de 
Saint-Dizier ,.  de  Champaubert ,  de  Château- 
Thierry,  de  Joinvilliers,  de  Méry-sur-Seine,  de 
iNiontereau,  de  Monlmirail...— C'est  ce  drapeau 
que  nous  avons  teint  de  notre  sang...  c'est 
celui  qui  fait  notre  gloire.  » 

Le  vieux  sergent  avait  sorti  le  drapeau  trico- 
lore tout  déchiré  de  son  étui.  Le  commandant 
le  prit  : 

«  Ce  drapeau,  le  voilà  !...  vous  le  reconnais- 
sez... c'est  celui  de  la  nation...  C'est  celui  que 
les  Russes,  les  Prussiens,  les  Autrichiens,  tous 
ceux  que  nous  avions  épargnés  cent  fois,  nous 
ont  ôté  le  jour  de  leur  première  victoire,  parce 
qu'ils  en  avaient  peur.  » 

Un  grand  nombre  de  vieux  soldats,  en  enten- 
dant ces  paroles,  détournaient  la  tête  pour 
cacher  leurs  larmes  ;  d'autres,  tout  pâles,  re- 
gardaient avec  des  yeux  terribles.  ■ 

«  Moi,  cria  le  commandant  en  levant  son 
epée,  je  n'en  connais  pas  d'autre.  Vive  la 
France. . .  Vive  V Empereur  !  » 

A  peine  avait-il  poussé  ce  cri,  que  tout  écla- 
tait, on  ne  s'entendait  plus;  de  toutes  les  fenê- 
tres, sur  la  place,  dans  les  rues,  partout  des 
cris  de  :  Vive  l'Empereur  !  Vive  la  France  !  par- 
taient comme  des  coups  de  trompette.   Les 


gens  et  les  soldats  s'embrassaient;  on  aurait 
dit  que  tout  était  sauvé ,  que  nous  avions  re- 
trouvé tout  ce  que  la  France  avait  perdu  en 
1814. 

Il  faisait  presque  nuit  ;  on  s'en  allait  à  droite, 
à  gauche,  par  trois,  par  six,  par  vingt,  criant  : 
Vive  V Empereur!  quand  du  côté  de  l'hôpital  un 
éclaij  «Duge  passe  dans  le  ciel...  le  canon  tonne! 
derrière  l'arsenal  l'autre  lui  répond,  et  cela 
continue  de  seconde  en  seconde. 

Le  père  Goulden  et  moi  nous  traversions  la 
place  bras  dessus  bras  dessous,  en  criant  aussi  : 
Vive  la  France!  Et  comme,  à  chaque  coup  de 
canon  dans  la  nuit  sombre,  la  lumière  arrivait 
jusque  sur  la  place,  dans  un  éclair  nous  vîmes 
Catherine  qui  venait  à  notre  rencontre  avec  la 
vieille  Madelon  Schouler.  Elle  avait  mis  son 
petit  capuchon  et  sa  bou^nte;  son  nez  rose 
était  bien  caché  du  brouillard  ;  elle  dit  en  nous 
voyant  : 

«  Madeleine,  les  voilà!  L'Empereur  est  le 
maître,  n'est-ce  pas,  monsieur  Goulden? 

— Oui,  mon  enfant,  répondit  le  père  Goul- 
den, c'est  décidé!  » 

Alors  Catherine  prit  mon  bras ,  et  je  ne  sais 
pas  pourquoi  je  me  mis  à  l'embrasser  deux  ou 
trois  fois  en  rentrant  chez  nous.  Je  sentais 
peut-être  d'avance  qu'il  faudrait  partir  bientôt, 
et  que  je  ne  l'embrasserais  plus  longtemps.  Le 
père  Goulden  ,  devant  nous  avec  Madelon ,  di- 
sait : 

«  Ce  soir  ,  je  veux  boire  un  bon  coup.  Mon- 
tez, Madeleine,  je  vous  invite.  • 

Mais  elle  ne  voulut  pas,  et  nous  laissa  sur  la 
porte. 

Tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  la  joie  du 
monde  était  aussi  grande  qu'à  l'arrivée  de 
Louis  XVIII,  et  peut-être  encore  plus. 

Une  fois  dans  notre  chambre  et  débarrassé 
de  son  manteau,  M.  Goulden  s'assit  à  table,  car 
le  souper  attendait.  Catherine  courut  à  la  cave 
chercher  une  bonne  bouteille.  Nous  buvions  et 
nous  riions,  et  le  canon  faisait  grelotter  nos 
vitres.  Quelquefois  les  gens  perdent  la  tête, 
même  ceux  qui  n'aiment  que  la  paix  ;  ces  coups 
de  canon  nous  réjouissaient,  nous  rentrions  en 
quelque  sorte  dans  nos  vieilles  habitudes. 

M.  Goulden  disait  : 

«  Le  commandant  Gémeau  a  bien  parlé  ; 
mais  il  aurait  pu  continuer  jusqu'à  demain, 
en  commençant  par  Valmy,  Hundschott,  Wat- 
tignies,  Fleurus,  Neuwied,  Ukerath,  Frœsch- 
willer,  Geisberg,  jusqu'à  Zurich  et  Hohenlin- 
den.  C'étaient  aussi  de  grandes  victoires,  et 
même  les  plus  belles  de  toutes,  puisqu'elles 
sauvaient  la  liberté.  Ils  n'a  parlé  que  des  der- 
nières, cela  suffit  pour  le  moment.  Que  les 
autres  arrivent...  qu'ils  osent  remuer!  la  na- 


I 


WATERLOO. 


47 


tioii  veut  la  paix;  mais  si  les  alliés  commen- 
cent la  guerre,  malheur  à  eux  !  Maintenant  on 
va  reparler  de  la  liberté,  de  l'égalité;  de  la 
l'raternité.  Par  ce  moyen,  toute  la  France  se 
lèvera...  je  vous  en  préviens...  tous  en  masse 
se  lèveront.  On  fera  des  gardes  nationales;  les 
vieux  comme  moi,  les  hommes  mariés  défen- 
dront les  places;  les  jeunes  marcheront,  mais 
on  ne  dépassera  pas  les  frontières.  L'Empereur, 
instruit  par  l'expérience,  armera  les  ouvriers, 
les  paysans  et  les  bourgeois;  si  les  autres 
viennent,  quand  ils  seraient  un  million,  pas 
un  ne  sortira  de  chez  nous.  Le  temps  des  sol- 
dats est  passé;  les  armées  régulières  sont 
bonnes  pour  la  conquête,  mais  un  peuple  qui 
veut  se  défendre  ne  craint  pas  les  meilleurs 
soldats  du  monde.  Nous  l'avons  fait  voir  aux 
Prussiens,  aux  Autrichiens,  aux  Anglais,  aux 
Russes,  de  1792  jusqu'en  1800;  et,  depuis,  les 
Espagnols  nous  l'ont  fait  voira  nous,  et  même, 
avant,  les  Américains  l'avaient  fait  voir  aux 
Anglais.  L'Empereur  va  nous  parlerde  libertp, 
soyez  en  sûrs.  S'il  veut  lancer  des  proclama- 
tions en  Allemagne,  beaucoup  d'Allemands 
seront  avec  nous;  on  leur  apromis  des  liberté.s 
poui  les  faire  marcher  en  masse  contre  la 
France,  et  maintenant  les  souverains  réunis  à 
Vienne  se  moquent  bien  de  tenir  leur  promesse  : 
leur  coup  est  fait...  ils  se  partagent  les  gens 
comme  des  troupeaux.  Les  peuples  de  bon 
sens  tiendront  ensemble;  de  celte  façon,  la 
paix  s'établira  par  force.  Les  rois  seuls  ont  in- 
térêt cà  la  guerre;  les  peuples  n'ont  pas  besoin 
de  se  conquérir,  pourvu  qu'ils  se  fassent  du 
bien  par  la  liberté  du  commerce,  voilà  le  prin- 
cipal !  » 

Dans  son  exaltation,  il  voyait  tout  en  beau. 
Moi-même  je  trouvais  ce  qu'il  disait  tellement 
naturel,  que  j'étais  sûr  que  l'Empereur  agirait 
de  cette  manière.  Catherine  le  croyait  aussi. 
Nous  bénissions  tous  le  Seigneur  de  ce  qui  ve- 
nait d'arriver;  et  vers  onze  heures,  après 
avoir  bien  ri,  bien  parlé,  bien  crié,  nous  al- 
lâmes nous  coucher  au  milieu  des  plus  belles 
espérances.  Alors  toute  la  ville  était  illuminée, 
nous  avions  mis  aussi  des  lampions  à  nos  fe- 
nêtres. A  chaque  instant  on  entendait  partir 
des  pétards,  les  enfants  crier  :  Vive  l'Empereur: 
et  les  soldats  sortir  des  auberges  en  chantant  : 
A  bas  les  émigrés  ! 

Cela  se  prolongea  bien  tard,  et  seulement 
vers  une  heure  nous  dormions  à  la  grâce  de 
Dieu. 


XIII 


La  satisfaction  dura  bien  encore  cinq  ou  six 
jours.  —  On  renomma  les  anciens  maires,  les 
adjoints,  les  gardes  champêtres,  et  tous  ceux 
qu'on  avait  mis  de  côté  quelques  mois  aupara- 
vant. Toute  la  ville,  jusqu'aux  dames,  portait 
de  petites  cocardes  tricolores,  que  les  coutu- 
rières se  dépêcha4ent  de  festonner  avec  des 
rubans  rouges,  blancs  et  bleus.  Ceux  qui  dans 
le  temps  se  déchaînaient  contre  rOgre  de  Corse 
n'appelaientplusLouisXVIII  que  le Roipanade. 
Le  25  mars  on  chanta  le  Te  Deum;  toute  la 
garnison  et  les  autorités  civiles  y  assistèrent  en 
grande  cérémonie. 

Après  le  Te  Deum,  les  autorités  donnèrent 
un  dîner  magnifique  à  l'état-major  delà  place; 
le  temps  s'était  remis,  les  fenêtres  de  la  Ville 
de  Metz  étaient  ouvertes,  des  grappes  de  quin- 
quets  pendaient  au  plafond.  Catherine  et  moi 
nous  étions  sortis  le  soir  pour  jouir  de  ce  spec- 
tacle. On  voyait  les  uniformes  et  les  habits 
noirs  fraterniser  ensemble  autour  des  longues 
tables;  et  jusqu'à  minuit,  tantôt  le  maire, 
tantôt  un  adjoint,  ou  le  nouveau  commandant 
de  place,  M.  Brancion,  se  levaient  pourboire  à 
la  santé  de  l'Empereur,  à  la  santé  de  ses  mi- 
nistres, à  la  santé  de  la  France,  à  la  santé  de 
la  paix,  à  la  santé  de  la  victoire,  etc.,  etc. 

Les  verres  tintaient.  Dehors  les  enfants  ti- 
raient des  pétards  ;  on  avait  mis  un  mât  de  Co- 
cagne  devant  l'église;  des  chevaux  de  bois 
étalent  arrivés  de  Saverne  avec  des  joueurs 
d'orgues;  le  collège  avait  congé,  dans  la  cour 
de  Klein,  au  Bœuf,  on  livrait  un  combat  de 
chiens  contre  deux  ânes  ;  enfin  on  faisait  comme 
on  a  fait  en  1830,  en  1848,  et  plus  tard.  C'est 
toujours  la  même  chose;  les  gens  n'inventent 
rien  de  nouveau  pour  glorifier  ceux  qui  mon- 
tent et  se  moquer  de  ceux  qui  descendent. 

Mais  il  parait  que  l'Empereur  n'avait  pas  de 
temps  à  perdre  en  réjouissances.  La  gazette  di- 
sait bien  que  Sa  Majesté  voulait  la  paix,  qu'elle 
ne  demandait  rien,  qu'elle  était  d'accord  avec 
son  beau-père  l'empereur  François,  que  Marie- 
Louise  et  le  roi  de  Rome  allaient  revenir... 
qu'on  les  attendait... — Oui,  mais,  en  attendant, 
l'ordre  d'armer  la  place  arrivait.  Deux  ans  au- 
paravant, Phalsbourg  était  à  cent  lieues  de  la 
frontière,  les  remparts  tombaient  en  ruine, 
les  fossés  se  comblaient,  i\  ne  restait  plus  à 
l'arsenal  que  de  vieilles  patraques  du  temps  de 
Louis  XIV,  des  fusils  de  remparts  qu'on  allu- 
mait avec  des  mèches,  et  des  canons  tellement 


48 


ROMANS   NATIONAUX. 


i 


■  Ce  drapeau,  levuili!...  ■    , l'âge  4B. 


lourds  sur  leurs  affûts  massifs,  qu'il  fallait  des 
files  de  chevaux  pour  les  traîner.  Les  vrais 
arsenaux  étaient  à  Dresde,  à  Hambourg,  à  Er- 
furt;  mais  alors,  sans  avoir  remué,  nous  étions 
à  dix  lieues  de  la  Bavière  rhénane,  et  c'est  sur 
nous  que  devait  tomber  la  première  averse 
d'obus  et  de  boulets.  Aussi  jour  par  jour  on 
recevait  les  ordres  de  relever  les  remparts,  de 
nettoyer  les  fossés,  de  mettre  les  patraques  en 
bon  état. 

Au  commencement  d'avril,  on  établit  un 
grand  atelier  à  l'arsenal,  pour  la  réparation 
des  armes.  Il  arriva  des  soldats  du  génie  et  des 
artilleurs  de  Metz,  pour  faire  les  terrassemepts 
à  l'intérieur  des  bastions  et  les  embrasures 
autour.  C'était  un  mouvement  plus  grand  en- 
core que  de  1805  à  1813;  et  je  pensai  plus 


d'une. fois  que  les  grandes  frontières  au  loin 
avaient  pourtant  leur  bon  côté,  puisque  ceux 
de  l'intérieur  sont  préservés  des  coups  et  peu- 
vent vivre  en  paix  très-longtemps,  pendant 
qu'on  bombarde  déjà  les  autres. 

Enfin  nous  éprouvions  de  grandes  inquié- 
tudes, car  naturellement,  lorsqu'on  replante 
des  palissades  neuves  sur  les  glacis,  qu'on  met 
des  fascines  aux  demi-lunes,  qu'on  ajuste  des 
bouches_à  feu  dans  tous  les  recoins  des  places 
fortes,  c'est  qu'il  faut  aussi  du  monde  pour 
garder  et  manœuvrer  tout  cela.  Plus  d'une 
fois,  en  écoutant  lire  ces  décrets  le  soir,  Ca- 
therine et  moi  nous  nous  regardions  les  lèvres 
serrées.  Je  sentais  bien  d'avance  qu'au  lieu  de 
rester  là  tranquillement  à  nettoyer  et  raccom- 
moder des  horloges,  il  me  faudrait  peut-être 


WATERLOO. 


49 


|^^||,-;   '■■■■ 


La  tante  GiWel.  (Page  50.; 


recommencer  la  charge  en  douze  temps,  et 
cela  me  produisait  un  mauvais  ellet.  La  tris- 
tesse me  gagnait  de  plus  en  plus;  souvent 
M.  Goalden,  en  me  voyant  tout  pensif,  s'écriait 
d'un  ton  joyeux  : 

«  Allons!  du  courage,  Joseph  :  tout  finira 
bien.  » 

Il  voulait  me  remonlor  le  cœur,  mais  je. 
pensais  ; 

•  Oui,  oui,  vous  me  dites  ces  choses  pour 
m'encourager;  mais,  à  moins  d'être  aveugle, 
on  voit  bien  quelle  tournure  cela  prend.  • 

Tout  marchait  tellement  vite,  que  les  dé- 
crets se  suivaient  comme  la  grêle,  toujours 
avec  de  grands  mots  pour  les  embellir.  On  ap- 
prenait que  les  régiments  allaient  reprendre 
leurs  anciens  numéros  «  illustrés  dans  tant  de 


glorieuses  campagnes.  »  Sans  avoir  beaucoup 
de  malice,  chacun  comprenait  bien  que  les 
vieux  numéros  sans  régiments  allaient  en 
ravoir.  El  comme  ce  n'était  pas  encore  assez, 
on  apprit  que  les  cadres  des  3°,  des  4*  et  des 
5'  bataillons  d'infanterie,  des  4'  et  5'  esca- 
drons de  cavalerie,  de  trente  bataillons  du 
train  d'artillerie,  de  vingt  régiments  de  jeune 
garde,  de  dix  bataillons  d'équipages  militaires, 
de  vingt  régiments  de  marine,  que  tous  ces 
cadres  allaient  être  créés,  soi-disant  pour  don- 
ner de  l'emploi  aux  ofliciers  en  demi-solde  de 
toutes  les  armes  de  terre  et  de  mer;  mais  c'é- 
tait bon  à  dire  :  quand  on  crée  des  cadres,  c'est 
pour  les  remplir,  et  quand  ils  sont  remplis,  il 
faut  que  les  soldats  partent.  Oh!  quand  je  vis 
cela,  ma  confiance  fut  perdue.  El  l'on  répétait 


4,1 


43 


50 


ROMANS  NATIONAUX. 


toujours  :  «  La  paix!  la  paix!  la  paix!...  Nous 
acceptons  le  traité  de  Paris...  Les  rois  et  les 
empereurs  réunis  à  Vienne  s'entendent  avec 
nous...  Marie-Louise  et  le  roi  de  Rome  sont  en 
route.  »  Plus  on  répétait  ces  nouvelles,  plus 
ma  défiance  augmentait.  M.  Goulden  avait 
beau  me  dire  : 

«  Il  a  pris  Garnot!  Carnot  est  un  bon  pa- 
triote!... Carnot  l'empêchera  de  faire  la 
guerre!.-..  Ou,  si  nous  sommes  forcés  de  faire 
la  guerre,  il  lui  montrera  que  c'est  chez  nous 
qu'il  faut  attendre  l'ennemi...  qu'il  faut  sou- 
lever la  nation...  déclarer  la  patrie  en  dan- 
ger... etc.  • 

Il  avait  beau  me  dire  des  choses  pareilles, 
je  m'écriais  toujours  en  moi-même  :  •  Tous 
ces  cadres  ne  sont  pas  pour  rien...  ces  cadres 
seront  remplis...  c'est  sûr!...  » 

On  apprit  aussi  que  dix  mille  soldats  d'élite 
alk/ent  entrer  dans  la  garde,  et  que  rarlillerie 
légère  était  réorganisée.  L'artillerie  légère  suit 
les  armées,  chacun  sait  cela.  Pour  rester  der- 
rière les  remparts  et  se  défendre  chez  soi, 
l'artillerie  légère  est  inutile.  Cette  idée  me  vint 
tout  de  suite , et  même,  le  soir,  je  ne  pus  m'em- 
pêcher  de  le  dire  à  Catherine;  j'avais  toujours 
eu  soin  de  lui  cacher  mes  craintes,  mais  cette 
fois  c'était  trop  fort.  Elle  ne  répondit  pas,  ce 
qui  montre  bien  qu'elle  avait  du  bon  sens,  et 
qu'elle  pensait  comme  moi. 

Toutes  ces  choses  m'ôtaient  beaucoup  de 
mon  enthousiasme  pour  l'Empereur;  quelque- 
fois en  travaillant  je  me  disais  : 

•  J'aimerais  pourtant  mieux  voir  de  ma  fe- 
nêtre les  processions  que  d'aller  me  battre 
contre  des  gens  que  je  ne  connais  pas!  Au 
moins  cette  vue  ne  me  coûterait  ni  bras  ni 
jambe,  et  si  cela  m'ennuyait  trop,  je  pourrais 
aller  faire  un  tour  aux  Quatre-Vents.  • 

Mon  chagrin  s'augmentait  d'autant  plus 
que,  depuis  sa  dispute  avec  M.  Goulden,  la 
tante  Grédel  ne  venait  plus  nous  voir.  C'était 
une  femme  obstinée;  elle  n'écoutait  pas  la  rai- 
son, et  gardait  rancune  aux  gens  durant  des 
années  et  des  années.  C'était  pourtant  notre 
mère  et  nous  devions  lui  céder;  elle  ne  vou- 
lait que  notre  bien.  Mais  comment  faire  pour 
nous  accorder  avec  elle  et  M.  Goulden?  Voilà 
ce  qui  nous  embarrassait  ;  car  si  nous  devions 
noire  amour  à  la  tante  Grédel,  nous  devions 
aussi  le  plus  grand  respect  à  celui  qui  nous 
considérait  comme  ses  propres  enfants,  et  nous 
comblait  chaque  jour  de  ses  bienfaits. 

Ces  pensées  nous  rendaient  bien  tristes,  et 
j'avais  résolu  de  dire  à  M.  Goulden  que  Cathe- 
rine et  moi  nous  étions  des  jacobins  comme 
lui,  mais  que,  saus vouloir  faire  tort  aux  idées 
aes  jacobins  et  sans  les  abandonner,  nous  de- 


vions pourtant  honorer  notre  mère  et  lui  de- 
mander des  nouvelles  de  sa  santé.  Je  ne  savais 
pas  comment  il  recevrait  notre  déclaration, 
lorsqu'un  matin,  jour  de  dimanche,  en  descen- 
dant vers  huit  heures ,  nous  trouvâmes  cet 
excellent  homme  qui  venait  de  s'habiller  ;  il 
paraissait  de  bonne  humeur,  et  nous  dit 

«  Mes  enfants,  voici  près  d'un  mois  que  la 
tante  Grédel  n'est  pas  venue  nous  voir;  elle 
s'obstine.  Eh  bien  !  je  veux  montrer  plus  d'es- 
prit qu'elle,  et  je  veux  bien  céder.  Entre  gens 
comme  nous,  il  ne  doit  exister  aucun  nuage. 
Après  déjeuner,  nous  irons  aux  Quatre-Vents 
lui  dire  qu'elle  est  une  entêtée,  et  que  nous 
l'aimons  malgré  ses  défauts.  Vous  verrez 
comme  elle  sera  honteuse  !  » 

Il  riait,  nous  étions  tout  attendris. 

«  Ah!  monsieur  Goulden,  que  vous  êtes 
bon  !  lui  dit  Catherine  ;  ceux  qui  ne  vous  ai- 
meraient pas  auraient  bien  mauvais  cœur. 

—  Hé!  s'écria-t-il,  ce  que  je  fais  n'esl-il  pas 
tout  naturel  1  Est-ce  qu'il  faut  rester  divisé? 
pour  des  mots?  Dieu  merci,  l'âge  nous  apprend 
que  le  plus  raisonnable  fait  toujours  le  pre- 
mier pas  ;  et  vous  saurez  que  c'est  même  écrit 
dans  les  Droits  de  l'homme,  afin  de  maintenir 
la  concorde  entre  les  honnêtes  gens.  • 

Quand  il  avait  cité  les  Droits  de  l'homme, 
tout  était  dit.  On  peut  s'imaginer  notre  satis- 
faction; Catherine,  dans  sa  joie,  pouvait  atten- 
dre à  peine  la  fin  du  déjeuner  ;  elle  courait  à 
droite,  à  gauche,  chercher  la  canne,  les  sou- 
liers carrés,  la  boite  où  se  trouvait  la  belle 
perruque  fixée  sur  sa  patëre.  Elle  aidait 
M.  Goulden  à  passer  les  manches  de  son  habit 
noisette  ;  lui,  la  regardait  en  souriant  ;  il  finit 
par  l'embrasser. 

«  Ah  !  je  savais  bien,  dit-il,  que  cette  dé- 
marche te  rendrait  heureuse  ;  aussi  ne  perdons 
pas  une  minute  et  partons.  » 

Nous  sortîmes  donc  ensemble.  Le  temps  était 
très-beau.  M.  Goulden  donnait  le  bras  à  Cathe- 
rine, gravement,  comme  il  faisait  toujours  en 
ville,  et  moi  je  marchais  derrière,  dans  la  jubi- 
lation de  mon  âme.  J'avais  sous  les  yeux  les 
êtres  que  j'aimais  le  plus  au  monde,  et  je  son- 
geais à  ce  qu'allait  dire  la  mère  Grédel.  Nous 
dépassâmes  l'avancée,  ensuite  les  glacis,  et 
vingt  minutes  après,  sans  nous  presser  trop, 
nous  arrivions  devant  la  porte  de  la  tante. 

Il  pouvait  être  alors  dix  heures.  Comme  j'a- 
vais pris  un  peu  d'avance  à  l'auberge  de  la 
Roulette,  j'entrai  d'abord  dans  l'allée  de^-i^!" 
reaux  qui  longe  la  maison,  et  je  regardai  par 
la  lucarne  ce  que  faisait  la  t;mte.  Elle  était  as- 
sise juste  en  face  de  moi,  près  de  l'âtre  qui  fu- 
mait ;  elle  avait  sa  petite  jupe  à  raie^  bleues, 
les  grandes  poches  par-dessus,  son  corset  de 


WATERLOO. 


51 


toile  à  bretelles  et  ses  savates.  Elle  filait  les 
yeux  baissés  d'un  air  triste;  ses  grands  bras 
maigres  sortant  des  manches  de  la  chemise 
jusqu'au  coude,  et  ses  cheveux  gris  tortillés 
sur  la  nuque  sans  bonnet. 

En  la  voyant  ainsi  toute  seule,  je  me  dis  : 
«  Pauvre  tante  Grédel,  elle  pense  à  nous,  pour 
sûr...  elle  s'obstine  dans  son  chagrin...  C'est 
pourtant  une  triste  vie  d'être  seule  et  de  ne 
pas  voir  ses  enfants  !  »  Cela  me  serrait  le  cœui-; 
quand  au  môme  instant  la  porte  s'ouvrit  du 
côté  de  la  roule,  et  le  père  Goulden  entra  tout 
joyeux  avec  Catherine,  en  s'écriant  : 

«  Ah!  vous  ne  venez  plus  nous  voir,  mère 
Grédel,  il  faut  donc  à  cette  heure,  que  je  vous 
amène  vos  enfants,  et  que  je  vienne  aussi  moi- 
même  vous  embi assert  Vous  allez  nous  faire 
un  bon  diner,  entendez-vous?  et  que  cela  vous 
serve  de  leçon  1  » 

Il  paraissait  grave  dans  sa  joie.  La  tante,  en 
les  voyant,  s'était  dépêchée  d'accourir  et  d'em- 
brasser Catherine  ;  ensuite  elle  tomba  dans  les 
bras  de  M.  Goulden  et  se  pendit  à  son  cou. 

•  Ah!  monsieur  Goulden,  s'écria-t-elle,  que 
je  suis  donc  heureuse  de  vous  voir  I  Vous  êtes 
un  homme  bon,  vous  valez  mille  fois  mieux 
que  moi.  • 

Voyant  que  tout  prenait  une  bonne  tour- 
nure, je  courus  à  la  porte,  et  je  les  trouvai 
tous  deux  les  larmes  aux  yeux.  Le  père  Goul- 
den disait  : 

•  Nous  ne  parlerons  plus  de  politique  I 

— Non  I  qu'on  soit  jacobin  ou  tout  ce  qu'on 
voudra,  s'écriait  la  tante ,  le  principal  c'est 
qu'on  ail  bon  cœur.  » 

Ensuite  elle  vint  aussi  m'emhrasser  en  di- 
sant : 

«  Mon  pauvre  Joseph,  je  pensais  à  vous  du 
matin  au  soir...  Maintenant  tout  est  bien...  je 
suis  contente.  » 

Elle  courait  déjà  dans  la  cuisine,  remuant 
toutes  les  marmites  pour  nous  régaler;  pen- 
dant que  M.  Goulden  déposait  sa  canne  dans 
un  coin,  son  grand  chapeau  dessus,  et  s'as- 
seyait d'un  air  de  contentement  auprès  de 
l'àlre. 

«  Quel  beau  temps!  s'écriait-il,  tout  verdit, 
tout  refleurit...  Gomme  je  serais  heureux  de 
vivre  aux  champs,  de  voir  des  haies  par  mes 
fenôtreSjdespommiers,  des  pruniers  tout  blancs 
et  tout  roses  !  • 

Il  était  gai  comme  ime  alouette,  et  nous  l'au- 
rions tous  été,  sans  les  idées  de  guerre  qui 
nous  trottaient  en  tête. 

i.  Laissez  cela,  ma  mère,  disait  Catherine, 
asseyez-vous  tranquillement  près  de  M.  Goul- 
den. C'est  moi  qui  ferai  le  diner  comme  dans 
le  temps. 


— Mais  tu  ne  sais  plus  la  place  de  rien...  j'ai 
tout  dérangé,  disait  la  tante. 

— levons  en  prie,  asseyez-vous,  faisait  Ca- 
therine ;  soyez  tranquille,  on  trouvera  le  beur- 
re, les  œufs,  la  farine  et  tout  ce  qu'il  fant. 

— Allons...  allons...  je  vais  donct'obéir,  dit 
la  tante  en  descendant  à  la  cave.  » 

Catherine  pendit  son  beau  châle  au  dos  de 
ma  chaise,  elle  mit  du  bois  au  feu,  du  beurre 
dans  la  poêle  et  regai'da  dans  les  marmites 
pourvoir  si  tout  était  bien  entrain.  Au  même 
instant,  la  tanle  remontait  de  la  cave  avec  une 
bouteille  de  vin  blanc. 

«  Vous  allez  d'abord  vous  rafraîchir  avant  le 
dîner,  dit-elle;  et  pendant  que  Catherine  fera 
la  cuisine,  j'irai  mettre  mon  casaquin  et  me 
donner  un  coup  de  peigne,  car,  Dieu  merci  ! 
j'en  ai  besoin.  Vous...  sortez...  allez  au  ver- 
ger... Tiens,  Joseph,"  prends  ces  verres  et  la 
bouteille...  asseyez-vous  dans  le  rucher...  le 
temps  est  beau...  Dans  une  heure  tout  sera 
bien  avancé...  j'irai  boire  et  trinquer  avec 
vous. 

Le  père  Goulden  et  moi  nous  sortîmes  donc, 
traversant.les  hautes  herbes,  les  ;^i^senlits  jau- 
nes, qui  nous  montaient  jusqu'aux  genoux,  'il 
faisait  une  grande  chaleur,  tout  bourdonnait. 
Nous  allâmes  nous  mettre  à  l'ombre  du  rucher, 
regardant  ce  magnifique  soleil  enti-e  les  ru- 
ches tourbillonnantes.  M.  Goulden  pendit  sa 
perruque  derrière  lui  pour  être  plus  à  l'aise,  je 
débouchai  la  bouteille  et  nous  bûmes  de  ce  bon 
petit  vin  blanc. 

«  Allons,  tout  va  bien,  disait-il;  siles  hom- 
mes font  des  folies ,  le  Seigneur  Dieu  veille 
toujours  sur  ses  affaires.  Regarde  ces  blés,  Jo- 
seph, comm.e  cela  pousse...  Ouelle  moisson 
dans.trois  ou  quatre  mois  d'ici  I  Et  ces  naVettes, 
ces  colzas,  ces  arbustes,  ces  abeilles,  comme 
tout  travaille,  comme  tout  vit,  comme  tout 
grandit!...  Quel  malheur  que  les  hommes  ^ne 
suivent  pas  un  pareil  exemple,  que  les  uns  tra- 
vaillent pour  nourrir  la  paresse  des  autres,  et 
qii'il  faille  toujours  des  fainéants  de  toute  es- 
pèce qui  nous  traitent  de  jacobins,  parce  que 
nous  voulons  l'ordre,  la  justice  et  la  paix  !  » 

Ce  qu'il  aimait  le  plus  au  monde,  c'était  la 
vue  du  travail,  et  non  pas  seulement  celle  du 
nôtre,  qui  n'est  rien,  mais  des  derniers  insec- 
tes qui  courent  sur  la  terre  entre  les  herbes, 
comme  dans  des  forêts  sans  fin,  qui  se  bâtis- 
sent des  demeures,  qui  s'accouplent,  qui  cou- 
vent leurs  œufs,  qui  les  entassent  dans  des 
magasins,  qui  leur  donnent  de  la  chaleur  en 
les  exposant  au  soleil,  qui  les  rentrent  à  la 
la  nuit,  qui  les  défendent  contre  les  ennemis; 
enfin  cette  grande  vie  où  tout  chante,*où  tout 
est  à  sa  place,  depuis  l'alouette  qui  remplit  le 


ROMANS  NATIONAUX. 


ciel  de  sa  musique  joyeuse,  jusqu'à  la  fourmi 
qui  va,  vient,  court,  fauche,  scie,  traîne,  et 
fait  tous  les  métiers.  Oui,  voilà  ce  que  M.  Goul- 
den  admirait;  mais  il  n'en  parlait  qu'aux 
champs,  à  la  vue  de  ce  grand  spectacle  ;  et 
naturellement  alors  il  parlait  de  Dieu,  qu'il 
appelait  l'Être  suprême,  comme  les  anciens 
calendriers  de  la'  République ,  il  disait  que 
c'était  la  raison,  la  sagesse,  la  bonté,  l'amour, 
la  justice,  l'ordre,  la  vie.  Les  anciennes  idées 
du  calendrier  lui  revenaient  aussi;  c'était  ma- 
gnifique de  l'entendre  parler  de  pluviôse,  sai- 
son des  pluies;  de  nivôse,  saison  des  neiges; 
de  ventôse,  saison  des  vents  ;  et  puis  de  floréal, 
prairial,  fructidor.  Il  disait  que  les  idées  des 
hommes  dans  ce  temps  se  rapportaient  à  celles 
de  Dieu,  tandis  que  juillet,  septembre,  octobre 
ne  signifiaient  rien,  et  même  n'étaient  inventés 
que  pour  tout  embrouiller  et  tout  obscurcir. 
Une  fois  sur  ce  chapitre,  il  ne  finissait  jamais, 
on  voyait  tout  par  ses  yeux.  Malheureusement, 
je  n'ai  pas  l'instruction  que  cet  homme  de 
bien  avait,  sans  cela  je  me  ferais  un  véritable 
plaisir  de  vous  raconter  ses  idées. 

Nous  étions  justement  sur  ce  chapitre  lors- 
que la  mère  Grédel,  bien  lavée,  bien  peignée, 
en  habits  des  dimanches,  s'avança  du  coin  de 
la  maison  vers  le  rucher,  et  tout  de  suite  il  se 
tut  pour  maintenir  la  concorde. 

«  Hé!  maintenant  me  voilà,  dit  la  tante; 
tout  est  en  ordre. 

— Allons,  asseyez-vous,  dit  M.  Goulden  en 
lui  faisant  place  sur  le  banc. 

— Hé!  s'écria  la  tante,  savez-vous  l'heure 
qu'il  est?  Le  temps  ne  vous  dure  pas...  Écou- 
tez !...  » 

Alors ,  prêtant  l'oreille ,  nous  entendîmes 
l'horloge  de  la  ville  sonner  lentement  ses  douze 
coups. 

Comment!  il  est  déjà  midi  ?  s'écria  le  père 
Goulden  ;  j'aurais  cru  que  nous  n'étions  pas 
entrés  depuis  dix  minutes. 

— Eh  bien  !  il  est  midi,  fit  la  tante,  et  le  dî- 
ner vous  attend. 

— A  la  bonne  heure,  dit  M.  Goulden  en  lui 
prenant  le  bras;  eh  bien!  arrivez,  ma  commè- 
re :  depuis  que  vous  m'avez  dit  l'heure,  j'ai 
bon  appétit.  • 

Ils  traversèrent  l'allée  bras  dessus  bras  des- 
sous; je  les  suivais  tout  joyeux,  et  lorsque 
nous  fûmes  sous  la  porte,  le  plus  agréable 
spectacle  s'offrit  à  nos  regards  :  la  grande  sou- 
pière peinte  de  fleurs  rouges  fumait  sur  la  ta- 
ble, une  poitrine  de  veau  farcie  remplissait  la 
chambre  de  sa  bonne  odeur,  des  kuchlen  à  la 
cannelle  s'élevaient  dans  un  grand  plat,  au 
bord  du  vieux  buffet  de  chêne,  et  deux  bou- 
teilles, avec  les  verres  étincelanls  comme  du 


cristal,  brillaient  sur  la  nappe  blanche  devant 
les  assiettes.  Enfin,  rien  qu'à  voir  cela,  l'idée 
vous  venait  que  la  joie  du  Seigneur  est  de  com- 
bler ses  enfants  de  bônidictions  innombrables. 

Catherine,  avec  ses  bonnes  joues  rouges  et 
ses  dents  blanches,  riait  de  notre  satisfaction, 
et  l'on  peut  dire  que  pendant  tout  le  diner  nos 
inquiétudes  sur  l'avenir  furent  oubliées.  On  ne 
songeait  qu'à  se  faire  du  bien,  à  rire,  à  li'ou- 
ver  que  tout  était  en  bon  état  dans  ce  bas 
monde. 

Ce  n'est  que  plus  tard,  en  prenant  le  café, 
qu'une  sorte  de  tristesse  nous  revint;  sans  sa- 
voir pourquoi,  chacun  se  mit  à  réfléchir.  On  ne 
voulait  pas  parler  de  politique,  et  ce  fut  la 
tante  Grédel  elle-même  qui  tout  à  coup  de- 
manda les  nouvelles.  M.  Goulden  alors  dit  que 
l'Empereur  désirait  la  paix,  qu'il  se  mettait 
seulement  en  état  de  défense,  chose  nécessaire 
afin  de  prévenir  les  ennemis  que  nous  n'avions 
pas  peur.  Il  dit  que,  dans  tous  les  cas,  malgré 
leurs  mauvaises  intentions,  les  alliés  n'c se- 
raient pas  venir  chez  nous,  parce  que  le  beau- 
père  François,  sans  avoir  beaucoup  de  cœur, 
en  avait  pourtant  assez  pour  ne  pas  vouloir 
renverser  deux  fois  son  gendre,  sa  propre  fille 
et  son  petit-fils  ;  que  ce  serait  contre  nature, 
et  que  d'ailleurs  maintenant  la  nation  se  lève- 
rait en  masse,  qu'on  déclarerait  la  patrie  en 
danger,  que  ce  ne  serait  plus  seulement  une 
guerre  de  soldats,  mais  une  guerj-e  de  tous  les 
Français  contre  ceux  qui  voudraient  les  oppri- 
mer. Gela  devait  faire  réfléchir  les  souverains 
alliés,  etc.,  etc. 

Il  dit  encore  bien  d'autres  choses  qui  ne  me 
reviennent  pas.  La  tante  Grédel  écoutait  sans 
répondre.  A  la  fin,  elle  se  leva,  ouvrit  l'armoire 
et  prit  dans  une  écuelie  un  papier  gris  qu'elle 
remit  à  M.  Goulden,  en  lui  disant  : 

■1  Lisez  un  peu ,  des  papiers  pareils  courent 
tout  le  pays  ;  celui-ci  me  vient  de  M.  le  curé 
Diemer.  Vous  allez  voir  si  la  paix  est  sûre.  » 

M.  Goulden  n'avait  pas  ses  lunettes,  c'est  moi 
qui  lus  le  papier  à  sa  place.  J'ai  mis  tous  ces 
vieux  écrits  de  côté  depuis  des  années;  c'est 
devenu  jaune,  on  n'y  pense  plus,  on  n'en  parle 
plus,  et  pourtant  c'est  toujours  bon  à  relire. 
Que  peut-on  savoir?  Les  anciens  rois,  les  an- 
ciens empereurs  qui  nous  en  voulaient,  sont 
morts  après  nous  avoir  fait  tout  le  mal  pos- 
sible; mais  leurs  fils  et  leurs  petits-fils  sont 
toujours  là,  qui  ne  nous  veulent  pas  trop  de 
bien  ;  ce  qu'ils  ont  dit  dans  le  temps,  ils  peu- 
vent encore  le  redire ,  et  ceux  qui  ont  aidé  les 
anciens  peuvent  encore  aider  les  nouveaux. 
Enfin,  voici  ce  papier  : 

•  Les  puissances  aUiées,  qui  ont  signé  le 
traité  de  Paris,  réunies  en  congrès  à  Vienne, 


WATERLOO. 


informées  de  l'évasion  de  Napoléon  Bonaparte 
et  de  son  entrée  à  main  armée  en  France, 
doivent  à  leur  dignité  et  à  l'intérêt  de  l'ordre 
social  une  déclaration  solennelle  des  sentiments 
que  cet  événement  leur  a  fait  éprouver. 

«  En  rompant  ainsi  la  convention  qui  l'avait 
établi  à  l'Ile  d'Elbe,  Bonaparte  détruit  le  seul 
litre  légal  auquel  son  existence  était  attachée. 
En  reparaissant  en  France  avec  des  projets  de 
trouble  et  de  bouleversement,  il  s'est  privé 
lui-même  de  la  protection  des  lois  et  a  mani- 
festé à  la  face  de  l'univers  qu'il  ne  saurait  y 
avoir  ni  paix  ni  trêve  avec  lui.  » 

Les  alliés  continuaient  ainsi  deux  grandes 
pages;  et  ces  gens  qui  n'avaient  rien  de  com- 
mun avec  nous,  que  nos  affaires  ne  regardaient 
pas,  et  qui  se  donnaient  le  titre  de  défenseurs 
de  la  paix,  finissaient  par  déclarer  qu'ils  se 
réunissaient  en  masse  pour  maintenir  le  traité 
de  Paris  et  pour  rétablir  Louis  XVIII. 

Quand  j'eus  fini,  la  tante,  regardant  M.  Goul- 
den,  lui  demanda  : 

«  Qu'est-ce  que  vous  pensez  de  cela? 

—  Je  pense,  dit-il,  que  ces  gens  se  moquent 
des  peuples,  et  qu'ils  extermineraient  le  genre 
humain  sans  honte  et  sans  pitié,  pour  mainte- 
nir quinze  ou  vingt  familles  dans  l'abondance. 
Je  crois  que  ces  gens  se  regardent  comme  des 
dieux,  ou  qu'ils  nous  prennent  pour  des 
bêtes. 

— Sans  doute,  fit  la  tante  Grédel,  je  ne  dis 
pas  le  contraire  ;  mais  tout  cela  n  empêche  pas 
que  Joseph  sera  forcé  de  partir.  » 

J'étais  tout  pâle  en  voyant  que  la  tante  avait 
raison. 

«  Oui,  répondit  M.  Goulden,  je  le  savais  de- 
puis quelques  jours,  et  voici  ce  que  j'ai  fait. 
Vous  avez  sans  doute  appris,  mère  Grédel,  que 
l'on  forme  de  grands  ateliers  pour  la  réparation 
des  armes.  Il  en  existe  un  à  l'arsenal  de  Phals- 
bourg,  mais  les  bons  ouvriers  manquent.  Na- 
turellement les  bons  ouvriers  rendent  autant 
de  services  à  l'Etat,  en  réparant  les  armes,  que 
ceux  qui  vont  se  battre;  ils  ont  plus  de  peine, 
mais  au  moins  ils  ne  risquent  pas  leur  vie  et 
••estent  chez  eux.  Eh  bien  !  aussitôt  je  me  suis 
rendu  chez  le  commandant  a'ariillerie  ,  M.  de 
Montravel,  et  j'ai  fait  une  demande  pour  que 
Joseph  soit  accepté  comme  ouvrier.  La  répara- 
tion d'une  batterie  de  fusil  n'est  rien  pour  un 
bon  horloger;  M.  de  Montravel  a  tout  de  suite 
accepté.  Voici  son  ordre,  dit-il,  en  nous  mon- 
trant un  papier  qu'il  avait  dans  sa  poche.  • 

Alors  je  crus  revenir  au  monde,  &t  je  m'é- 
criai : 

•  Oh!  monsieur  Goulden,  vous  êtes  plus  que 
notre  père,  vous  me  sauvez  la  vie.  • 

fit   Catherine,  que   l'inquiétude  suffoquait 


depuis  longtemps,  sortit  aussitôt;  tandis  que 
la  tante  Grédel,  qui  s'était  levée,  embrassait 
M.  Goulden  pour  la  seconde  fois  en  disant  : 

■  Oui,  vous  êtes  le  meilleur  des  hommes... 
un  homme  de  bon  sens...  un  homme  de  très- 
grand  esprit...  Ah!  si  tous  les  jacobins  vous 
ressemblaient,  les  femmes  ne  voudraient  plus 
avoir  que  des  jacobins. 

— Mais  ce  que  j'ai  fait  est  tout  simple,  di- 
sait-il. 

*— Non...  non...  ce  n'est  pas  tout  simple; 
c'est  le  bon  cœur  qui  vous  donne  de  bonnes 
idées.  » 

Moi,  dans  mon  étonnement  et  ma  joie,  les 
paroles  me  manquaient,  et  pendant  que  la  tante 
parlait,  je  sortis  au  verger  prendre  l'air.  Cathe- 
rine était  là,  dans  le  coin  du  fouj;  elle  pleurait 
à  chaudes  larmes. 

«  Ah!  maintenant,  dit-elle,  je  respire...  je 
vais  revivre.  » 

Je  l'embrassai  dans  un  attendrissement  ex- 
traordinaire. Je  voyais  ce  qu'elle  avait  dû 
souffrir  depuis  un  mois  ;  mais  c'était  une  femme 
courageuse,  qui  me  cachait  ses  inquiétudes  ; 
elle  savait  bien  que  j'en  avais  assez  pour  mon 
propre  compte.  Nous  restâmes  là  plus  de  dix 
minutes  pour  essuyer  nos  larmes;  ensuite 
étant  rentrés,  M.  Goulden  nous  dit  : 

«Eh  bien!  Joseph,  c'est  pour  demain,  tu 
partiras  de  bonne  heure  ;  l'ouvrage  ne  te  man- 
quera pas.  » 

Quel  bonheur  de  penser  que  je  ne  serais  pas 
forcé  de  partir!  Ah!  j'avais  encore  d'autres 
raisons  pour  vouloir  rester  :  Catherine  et  moi 
nous  espérions  quelque  chose!...  Mon  Dieu! 
mon  Dieu!  ceux  qui  n'ont  pas  éprouvé  cela  ne 
sauront  jamais  ce  que  les  hommes  peuvent 
souffrir,  ni  quel  poids  une  bonne  nouvelle  vous 
ôte  du  cœur. 

Nous  restâmes  encore  environ  une  heure 
aux  Quatre-Vents.^Et  puis,  au  moment  où  les 
gens  revenaient  des  vêpres,  à  la  nuit  tombante, 
nous  repartîmes  pour  la  ville.  La  tante  Grédel 
nous  accompagna  jusqu'à  la  poste  aux  chevaux, 
et  sur  les  sept  heures  nous  remontions  notre 
escalier. 

C'est  ainsi  que  l'accord  se  rétablit  entre  la 
tante  Grédel  et  M.  Goulden.  Depuis,  elle  venait 
nous  voir  aussi  souvent  qu'autrefois.  Moi  j'al- 
lais tous  les  jours  à  l'arsenal,  et  je  travaillais  à 
la  réparation  des  batteries.  A  midi  sonnant,  je 
rentrais  diner.  A  une  heure,  je  repartais  jus- 
qu'à sept  heures.  J'étais  à  la  fois  soldat  et 
ouvrier,  dispensé  des  appels ,  mais  accablé 
d'ouvrage.  Nous  espérions  que  je  resterais  dans 
cette  position  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre,  si 
par  malheur  elle  commençait ,  car  ou  n'était 
sûr  de  rien. 


54 


ROMANS  NATIONAUX. 


XIV 


La  confiance  nous  était  un  peu  revenue  de- 
puis que  je  travaillais  à  l'arsenal;  mais  nous 
avions  pourtant  encore  de  rinquiélude,  car  des 
centaines  de  semestriers,  d'anciens  soldats 
rengagés  pour  une  campagne  et  de  conscrits, 
passaient  le  sac  au  dos  avec  leurs  habits  de 
village.  Ils  criaient  tous  :  Vive  l'Empereur!  et 
paraissaient  furieux.  Dans  la  grande  salle  de 
la  mairie,  les  uns  recevaient  une  capote,  les 
autres  un  shako,  les  autres  des  épaulettes,  des 
guêtres,  des  souliers  aux  frais  du  département. 
Ils  repartaient  ainsi  pour  rejoindre,  et  je  leur 
souhaitais  bon  voyage. 

Tous  les  tailleurs  de  la  ville  faisaient  des 
uniformes  par  entreprise,  les  gendarmes  cé- 
daient leurs  chevaux  pour  remonter  la  cava- 
lerie, et  M.  le  maire,  le  baron  Parmenlier, 
excitait  les  jeunes  gens  de  seize  à  dix-sept  ans 
à  s'engager  dans  les  partisans  du  colonel  Brice, 
qui  devait  défendre  les  défilés  de  la  Zorne,  de 
la  Zinselle  et  de  la  Sarre.  M.  le  baron  allait 
partir  pour  le  Champ  de  Mai;  cela  redoublait 
son  enthousiasme  : 

•  Allez!...  courage!  »  leur  criait-il,  en  par- 
lant des  Romains  qui  s'étaient  battus  pour  la 
patrie. 
Je  pensais  en  l'écoutant  ; 
«  Puisque  tu  trouves  cela  si  beau  ,  pourquoi 
n'y  vas-tu  pas  toi-même?  • 

On  peut  se  figurer  avec  quel  courage  je  tra- 
vaillais à  l'arsenal  ;  rien  ne  me  coûtait,  j'aurais 
passé  les  jours  et  les  nuits  à  raccommoder  les 
fusils,  <à  rajuster  les  baïonnettes,  à  serrer  les 
vis.  Quand  le  commandant  de  Montravel  venait 
noQs  voir,  il  m'admirait  :    . 

«  A  la  bonne  heure!  disait-il,  c'est  bien!  Je 
suis  content  de  vous,  Bertha.  » 

Ces  paroles  me  remplissaient  de  satisfaction, 
je  ne  manquais  pas  de  les  rapporter  à  Cathe- 
rine pour  lui  remonter  le  cœur  ;  nous  étions 
presque  sûrs  que  M.  de  Montravel  me  garderait 
à  Phalsbourg. 

Les  gazettes  ne  parlaient  plus  que  de  la  nou- 
velle Constitution  ,  qu'on  appelait  l'Acte  addi- 
tionnel ,  et  du  Champ  de  Mai.  M.  Goulden 
trouvait  toujours  à  redire,  tantôt  sur  un  article, 
tantôt  sur  un  autre  ;  mais  je  ne  me  mêlais  plus 
de  ces  afiaires;  je  me  repentais  même  d'avoir 
crié  contre  les  processions  et  les  expiations; 
j'avais  bien  assez  de  politique.- 

Cela  dura  jusqu'au  23  mai.  Ce  jour-là,  vers 
dix  heures  du  matin,  je  me  trouvais  dans  la 


grande  salle  de  l'arsenal ,  en  train  de  remplir 
des  caisses  de  fusils.  La  grande  porte  restait 
ouverte  à  deux  battants  ;  les  soldats  du  train, 
avec  leurs  fourgons,  attendaient  devant  le  parc 
à  boulets  pour  charger  les  caisses.  Je  clouais  la 
dernière,  lorsque  le  garde  du  aàpie  Robert  me 
toucha  l'épaule  en  me  disant  tout  bas  : 

«  Bertha,  le  commandant  de  Montravel  dé- 
sire vous  voir;  il  est  au  pavillon.  » 

Qu'est-ce  que  le  commandant  avait  à  me 
dire?  Je  n'en  savais  rien,  et  tout  de  suite  j'eus 
peur.  Malgré  cela,  je  partis  aussitôt  en  traver- 
sant la  grande  cour,  où  donne  le  hangar  des 
ajMts;  je  montai  l'escalier,  et  je  frappai  dou- 
cement à  la  porte. 

«  Entrez!  •  me  dit  le  commandant. 

J'ouvris  tout  tremblant,  le  bonnet  à  la  main. 
Le  commandant  de  Montravel  était  un  homme 
de  haute  taille,  maigre,  brun  ,  la  tête  un  peu 
penchée.  Il  se  promenait  de  long  en  large,  au 
milieu  de  ses  livres,  de  ses  cartes  et  de  ses 
armes  pendues  aux  murs. 

«  Ah  !  c'est  vous,  Bertha,  dit-il  en  me  voyant; 
je  vais  vous  apprendre  une  fâcheuse  nouvelle  : 
le  3<=  bataillon,  dont  vous  faites  partie,  part 
pour  Metz.  • 

En  entendant  cette  terrible  nouvelle,  je  sen- 
tis mon  cœur  se  retourner  et  je  ne  pus  rien 
répondre. 

Le  commandant  me  regardait. 

•  Ne  vous  troublez  pas,  fit-il  au  bout  d'un 
instant;  vous  êtes  marié  depuis  quelques  mois, 
et  d'ailleurs  bon  ouvrier,  cela  mérite  considé- 
ration. Vous  remettrez  cette  lettre  au  colonel 
Desmichels,  à  l'arsenal  de  Metz;  c'est  un  de 
mes  amis,  il  vous  trouvera  de  l'emploi  dans  ses 
ateliers,  soyez-en  sûr.  » 

Je  pris  la  lettre  qu'il  me  tendait ,  en  le  re- 
merciant, et  je  sortis  plein  d'épouvante. 

Chez  nous,  Zébédé,  M,  Goulden  et  Catherine 
causaient  ensemble  dans  l'atelier;  la  désolation 
était  peinte  sur  leurs  figures,  ils  savaient  déjà 
tout. 

«  Le  3'  bataillon  part,  leur  dis-je  en  entrant; 
mais  cela  ne  fait  rien,  M.  le  commandant  de 
Montravel  vient  de  me  donner  cette  lettre  pour 
le  chef  de  l'arsenal  de  Metz.  N'ayez  pas  d'in- 
quiétudes, je  ne  ferai  pas  aimpagne.  » 

J'étouffais  presque.  M.  Goulden  prit  la  lettre 
et  dit  : 

•  Elle  est  ouverte ,  c'est  pour  que  nous  puis- 
sions la  lire,  » 


WATERLOO. 


Alors  il  lut  cette  lettre,  où  M.  de  Montravel 
me  recommandait  à  son  ami,  disant  que  j'étais 
marié,  bon  ouvrier,  plein  de  zèle,  nécessaire  à 
ma  famille,  et  que  je  rendrais  de  véritables 
services  à  l'arsenal.  On  ne  pouvait  rien  écrire 
de  mieux.  Zébédé  s'écria  : 

«  Maintenant  ton  affaire  est  sûre  ! 

—Oui ,  dit  M.  Goulden ,  te  voilà  retenu  dans 
l'arsenal  de  Metz.  • 

Et  Catherine  vint  m'embrasser,  toute  pâle, 
en  disant  : 

«  Quel  bonheur,  Joseph  !  » 

Tous  faisaient  semblant  de  croire  que  je 
resterais  à  Metz,  et  moi  je  voulais  aussi  leur 
cacher  mon  épouvante.  Mais  cela  me  suffo- 
quait, je  ne  pouvais  presque  pas  m'empêcher 
de  sangloter;  heureusement,  l'idée  me  vint 
d'aller  annoncer  la  nouvelle  à  la  tante  Grédel. 

«  Ecoutez,  leur  dis-je,  quoique  ce  ne  soit 
pas  pour  longtemps  et  que  je  doive  rester  à 
Metz,  11  faut  pourtant  que  j'annonce  cette  bonne 
nouvelle  à  la  tante  Grédel.  Ce  soir,  entre  cinq 
et  six  heures,  je  reviendrai  ;  Catherine  aura  le 
temps  d'arranger  mon  sac ,  et  nous  souperons. 

— Oui,  va,  Joseph,  »  me  dit  M.  Goulden. 

Catherine  ne  dit  rien,  car  elle  avait  de  la 
peine  à  ne  pas  fondre  en  larmes.  —  Je  partis 
comme  un  fou.  Zébédé,  qui  s'en  retournait  à  la 
caserne ,  me  prévint  sur  la  porte  que  l'oflicier 
d'habillement  se  trouvait  à  la  mairie,  et  qu'il 
faudrait  cire  là  vers  cinq  heures.  J'écoutais  ses 
paroles  comme  en  rêve,  et  je  me  sauvai  jusque 
hors  de  la  ville.  Sur  les  glacis,  je  me  mis  à 
courir  sans  regarder  où,  dans  les  chemins  cou- 
verts; je  passai  par  la  fontaine  des  Trois-Chà- 
teaux  et  les  Baraques-d'en-haut,  le  long  du 
bois,  pour  aller  aux  Quatre-Vents.  Les  idées 
qui  me  traversaient  l'esprit  ne  sont  pas  à  dé- 
crire; j'étais  effaré,  j'aurais  voulu  courir  jus- 
qu'en Suisse.-  Mais  le  pire,  c'est  quand  j'appro- 
chai des  Quatre-Vents,  par  le  sentier  de  Dann. 
Il  pouvait  être  trois  heures;  la  mère  Grédel, 
qui  mettait  des  perches  à  ses  haricots, 'derrière 
dans  le  jardin,  m'avait  vu  de  loin.  Elle  s'était 
dit: 

«  Mais  c'est  Joseph!...  Qu'est-ce  qu'il  fait 
donc  au  milieu  des  blés?  » 

Moi,  une  fois  dans  le  chemin  creux,  rempli 
d'ornières  et  de  sable  que  le  soleil  chauffait 
comme  un  four,  je  remontais  lentement,  la 
tête  penchée,  en  pensant  :  «  Tu  n'oseras  ja- 
mais entrer!  »  lorsque  tout  à  coup,  derrière  la 
haie,  la  tante  me  cria  : 

«  C'est  toi,  Joseph?  • 

Alors  je  frémis, 
c  '  Oui...  c'est  moi,  »  lui  dis-je. 

Elle  sortit  dans  la  petite  allée  de  sureaux,  et 
me  voyant  là  tout  pâle  :  ' 


«  Je  sais  pourquoi  tu  viens,  mon  enfant,  me 
dit-elle  ;  tu  pars,  n'est-ce  pas? 

—Oh  !  lui  dis-je,  je  suis  retenu  pour  l'arsenal 
de  Metz...  Les  autres  partent...  moi  je  vais 
rester  à  Metz...  c'est  bien  heureux  !  • 

Elle  ne  dit  rien.  Nous  entrâmes  dans  la  cui- 
sine bien  fraîche  à  cause  de  la  grande  chaleur 
qu'il  faisait  dehors.  Elle  s'assit  et  je  lui  lus  la 
lettre  du  commandant.  —  Elle  écoutait  et  dit  : 

«  Oui...  c'est  bien  heureux  !  » 

Et  nous  restâmes  à  nous  regarder  l'un  l'autre 
sans  palier.  Ensuite  elle  me  prit  la  tête  entre 
les  mains  et  m'embrassa  longtemps,  et  je  vis 
qu'elle  pleurait  à  chaudes  larmes  sans  pousser 
un  soupir. 

•  Vous  pleurez...  lui  dis-je.  Mais  puisque  je 
reste  à  Metz  !...  » 

Elle  ne  répondit  pas  et  descendit  à  la  cave 
chercher  du  vin.  Eile  m'en  fit  boire  un  verre  et 
me  demanda  : 

«  Qu'est-ce  que  dit  Catherine? 

—Elle  est  contente  de  voir  que  je  resterai  à 
l'arsenal,  lui  dis-je,  et  M.  Goulden  aussi. 

—C'est  bien,  fit-elle.  Est-ce  qu'on  te  prépare 
ce  qu'il  te  faut? 

—Oui,  tante  Grédel,  et  je  dois  être  avant  cinq 
heures  à  l'hôtel  de  ville,  pour  recevoir  mon 
uniforme. 

— Eh  bien!  va,  dit-elle,  embrasse-moi...  Je 
n'irai  pas  là- bas...  je  ne  veux  pas  voir  partir  le 
bataillon...  je  resterai...  je  veux  vivre  long- 
temps... Catherine  a  besoin  que  je  vive...  » 

Elle  se  mettait  à  crier,  mais  tout  à  coup  elle 
se  retint  et  me  dit  : 

«  A  quelle  heure  partez-vous? 

— Demain,  à  sept  heures,  maman  Grédel. 

— Eh  bien!  à  huit  heures  j'arriverai...  Tu 
seras  déjà  loin...  mais  tu  sauras  que  la  mère  de 
ta  femme  est  là...  qu'elle  reprend  sa  fille... 
qu'elle  vous  aime...  qu'elle  n'a  que  vous  au 
monde  !...  » 

En  parlant  ainsi,  cette  femme  si  courageuse 
se  mit  à  sangloter.  Elle  me  reconduisit  dehors 
sur  la  route,  et  je  partis.  Je  n'avais  plus  une 
goutte  de  sang  dans  les  veines.  J'arrivai  devant 
la  mairie  sur  le  coup  de  cinq  heures.  Je  montai, 
je  revis  cette  salle  où  j'avais  perdu,  cette  salle 
maudite  où  tout  le  monde  tirait  de  mauvais 
numéros.  Je  reçus  une  capote,  un  habit,  un 
pantalon,  des  guêtres,  des  souliers.  Zébédé,  qui 
m'attendait  là,  dit  à  l'un  de  ses  fusihers  de  por- 
ter tout  à  la  chambrée. 

«  Tu  viendrâsTmettre  cela  de  bonne  heure, 
me  dit-il  ;  ton  fusil  et  ta  giberne  sont  au  râte- 
Ijer  depuis  ce  matin. 

— Viens  avec  moi,  lui  dis-je. 

— Non,  fit-il,  la  vue  de  Catherine  me  crève 
le  cœur,  et  puis  il  faut  aussi  que  je  reste  avec 


Itfri 


5  G 


ROMANS   NATIONAUX. 


La  tante  me  cria  :  «  C'est  toi,  Josepli  ?  »  (Page  55.) 


mon  père.  Qui  sait  si  je  reliouverai  le  pauvre 
vieux  dans  un  an?  J'ai  promis  de  souper  avec 
vous,  mais  je  n'irai  pas.  » 

Il  fallut  donc  rentrer  seul.  Mon  sac  était 
prêt,  mon  vieux  sac,  la  seule  chose  que  j'eusse 
léchappée  de  Hanau,  la  tête  appuyée  dessus, 
dans  le  fourgon.  M.  Goulden  travaillait.  Il  se 
retourna  sans  rien  me  dire. 

«  Où  donc  est  Catherine?  lui  demandai-je. 

—Elle  est  en  haut.  • 

Je  pensais  bien  qu'elle  pleurait;  j'aurais 
voulu  monter,  mais  les  jambes  et  le  courage 
me  manquaient.  Je  dis  à  M.  Goulden  comment 
les  choses  s'étaient  passées  aux  Quatre-Yents; 
ensuite  nous  attendîmes  en  rêvant  l'un  en  face 
de  l'autre,  sans  oser  nous  regarder. —  La  nuit 
venait,  elle  était  déjà  sombre  lorsque  Cathe- 


rine descendit.  Elle  dressa  la  table  dans  l'obscu- 
rité, puis  je  lui  pris  la  main  et  je  la  fis  asseoir 
sur  mes  genoux;  nous  restâmes  là  près  d'une 
demi-heure  encore. 

•  Zébédé  ne  vient  pas?  demanda  M.  Goul- 
den. 

— Non,  il  est  retenu  par  le  service. 

— Eh  bien!  soupons,  »  fit-il. 

Mais  personne  n'avait  faim.  Catherine  leva 
la  table  vers  neuf  heures,  et  l'on  alla  se  cou- 
cher. C'est  la  plus  terrible  nuit  que  j'ai  passée 
de  ma  vie.  Catherine  était  comme  morte;  je 
l'appelais,  elle  ne  répondait  pas.  A  minuit, 
j'allai  prévenir  M.  Goulden.  Il  s'habilla  et 
monta.  Nous  lui  fîmes  prendre  de  l'eau  sucrée. 
Elle  revint  et  se  leva.  Je  ne  puis  pas  tout  vous 
dire  ;  je  sais  seulement  qu'elle  se  mit  à  mes 


(•m.-.     Jj.e:'    Htt(i*v«mjr"-,   .luâtruu-îjr. 


WATERLOO. 


bi 


Nous  étions  en  loute  pour  Waterloo.  (Fag>:  5S  ) 


genoux,  en  me  priant  de  ne  pas  l'abandonner, 
comme  si  j'avais  fait  cela  volontairement;  mais 
elle  était  folle.  M.  Goulden  voulait  chercher 
un  médecin,  je  l'en  empêchai.  Elle  se  remit 
tout  à  fait  vers  le  jour,  elle  pleura  longtemps 
et  finit  par  s'endormir  dans  mes  bras.  Alors  je 
•u'osai  pas  seulement  l'embrasser,  et  nous  sor- 
tîmes tout  doucement.  C'est  là  qu'on  voit  les 
miiéres  de  la  vie  et  qu'on  pense  :  «  Mon  Dieu, 
pourquoi  donc  m'avez-vous  mis  au  monde  !... 
pourquoi  ne  m'avez-vous  pas  laissé  dormir 
dans  les  siècles  des  siècles?  Qu'est-ce  que  j'avais 
donc  fait  avant  de  naître,  pour  mériter  de  voir 
ceux  que  j'aime  souffrir  sans  ma  faute?  »  Mais 
ce  n'est  pas  Dieu  qui  fait  de  pareilles  choses  ; 
ce  sont  les  hommes  qui  vous  arrachent  le 
cœur  ! 


Enfin  M.  Goulden  et  moi  nous  étions  descen- 
dus ;  il  me  disait  : 

«  Elle  dort...  elle  ne  sait  rien...  c'est  un 
bonheur...  tu  partiras  pendant  son  sommeil.  • 

Je  bénissais  le  Seigneur  de  l'avoir  endormie. 
— Nous  rêvions  en  écoutant  les  moindres 
bruits,  lorsqu'enfin  le  rappel  se  mit  à  battre. 
Alors  M.  Goulden  me  regarda  gravement,  et 
nous  nous  levâmes.  11  prit  le  sac  et  me  le  bou- 
cla sur  les  épaules  en  silence. 

•  Joseph,  me  dit-il,  va  voir  le  commandant 
de  l'arsenal,  à  Metz,  mais  ne  compte  sur  rien. 
Le  danger  est  tellement  grave,  que  la  France  a 
besoin  de  tous  ses  enfants  pour  la  défendre.  Et 
celte  fois  il  ne  s'agit  plus  de  prendre  le  bien  des 
autres,  mais  de  sauver  notre  propre  pays.  Sou- 
viens-toi que  c'est  toi-même,  ta  femme,  tout  ce 


44 


58 


ROMANS   NATIONAUX. 


que  lu  possèdes  de  plus  cher  au  monde,  qui  se 
trouve  en  jeu.  Je  voudrais  avoir  vingt  ans  de 
moins  pour  t'accompagner  et  te  montrer 
l'exemple. 

Nous  descendîmes  ensuite  sans  faire  de  bruit; 
nous  nous  embrassâmes  et  je  gagnai  la  ca- 
serne. Zébédé  lui-même  me  conduisit  à  la 
chambrée,  où  je  mis  mon  uniforme.  Tout  ce 
qui  me  revient  encore,  après  tant  d'années, 
c'est  que  le  père  de  Zébédé,  qui  se  trouvait  là, 
fit  un  paquet  de  mes  habits,  en  disant  qu'il  irait 
chez  nous  après  notre  départ  ;  et  qu'ensuite  le 
bataillon  déûlapar  la  ruelle  de  Lanche,  sous  la 
porte  de  France. 

Quelques  enfants  nous  suivaient.  Les  soldats 
du  corps  de  garde,  à  l'avancée,  portèrent  les 
armes.  Nous  étions  en  route  pour  Waterloo. 


XV 


A  Sarrebourg  nous  reçûmes  des  billets  de  lo- 
gement. Le  mien  était  pour  l'ancien  imprimeur 
Jâreisse,  qui  connaissait  M.  Goulden  et  la  tante 
Grédel;  il  me  fit  dîner  à  sa  table  avec  mon  nou- 
veau camarade  de  lit,  Jean  Bûche,  le  fils  dun 
schlitteur  du  Harberg,  qui  n'avait  jamais  mangé 
que  des  pommes  de  terre  avant  d'être  conscrit. 
Il  croquait  jusqu'aux  os  de  la  viande  qu'on 
nous  servait.  Moi,  j'étais  tellement  mélanco- 
lique, que  de  l'entendre  croquer  ces  os,  cela 
me  tombait  sur  les  nerfs. 

Le  père  Jâreisse  voulait  me  consoler,  mais 
tout  ce  qu'il  me  disait  augmentait  encore  mon 
chagrin. 

Nous  passâmes  le  reste  de  cette  journée  et 
la  nuit  suivante  à  Sarrebourg.  Le  lendemain, 
nous  fîmes  route  jusqu'au  village  de  Mézières, 
le  surlendemain  jusqu'à  Vie,  et  puis  jusqu'à 
Soigne  ;  enfin  le  cinquième  jour  nous  appro- 
chions de  Metz. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  raconter  notre 
marche  :  les  soldats  tout  blancs  de  poussière, 
qui  vont  d'étape  en  étape  le  sac  au  dos,  l'arme 
à  volonté,  parlent,  rient,  traversent  les  villages 
en  regardant  les  filles,  les  charrettes,  les  fu- 
miers, les  hangars,  les  montées  et  les  descentes, 
sans  s'inquiéter  de  rien.  Et  quand  on  est  triste, 
quand  on  laisse  à  la  maison  sa  femme,  de  vieux 
amis,  des  gens  qui  vous  aiment  et  qu'on  ne  re- 
verra peut-être  jamais,  tout  défile  sous  vos 
yeux  comme  des  ombres;  à  cent  pas  plus  loin, 
on  n'y  pense  plus. 

Pourtant  la  vue  de  Metz,  avec  sa  haute  ca- 
tûédrale,  ses  vieilles  maisons  et  ses  remparts 
sombres,  me  réveilla.  Deux  heures  avant  d'ar- 


river, nous  croyions  être  aux  chemins  cou- 
verts. Il  faisait  très-chaud,  on  allongeait  le  pas 
pour  se  mettre  plus  tôt  à  l'ombre.  Le  souvenir 
du  colonel  Desmichels  me  revenait  ;  j'avais  une 
petite  espérance,  bien  petite,  et  je  m'écriais  en 
moi-même  :  «  Ah  !  si  la  chance  voulait  !  »  Je 
tâtais  ma  lettre.  Zébédé  ne  me  parlait  plus;  de 
temps  en  temps  il  se  retournait  pour  me  jeter 
un  coup  d'oeil.  Ce  n'était  plus  tout  à  fait  comme 
dans  le  temps;  il  était  sergent,  et  moi  simple 
soldat.  Que  voulez-vous?  nous  nous  aimions 
toujours,  mais  cela  faisait  tout  de  même  une 
différence. 

Jean  Bûche,  lui,  marchait  près  de  moi,  le  dos 
rond  et  les  pieds  en  dedans  comme  les  loups. 
La  seule  chose  qu'il  me  disait  quelquefois,  c'est 
que  les  souliers  vous  gênent  pour  la  marche, 
et  qu'on  ne  devrait  les  mettre  qu'à  la  parade. 
Depuis  deux  mois  le  sergent  instructeur  n'avait 
pu  lui  retourner  les  pieds  ni  lui  redresser  les 
épaules;  mais  il  marchait  terriblement  bien  à 
sa  manière,  et  sans  se  fatiguer. 

Enfin,  sur  les  cinq  heures  de  l'après-midi, 
nous  arrivâmes  à  l'avancée.  On  vint  nous  re- 
connaître ;  le  capitaine  de  garde  lui-même  nous 
cria: 

«  Quand  il  vous  plaira  !  » 

Les  tambours  se  mirent  à  battre,  et  nous  en- 
trâmes dans  cette  ville,  la  plus  vieille  que  j'aie 
jamais  vue.  C'est  à  Metz  que  la  Seille  et  la 
Moselle  se  rencontrent,  et  c'est  là  qu'on  voit 
des  maisons  de  quatre  et  cinq  étages,  les  murs 
décrépits  pleins  de  poutrelles ,  comme  à  Sa- 
verne  et  à  Bouxviller  ;  des  fenêtres  rondes  et 
carrées,  grandes  et  petites  sur  la  même  ligne, 
avec  des  volets  et  sans  volets,  avec  des  vitres 
et  sans  vitres.  C'est  vieux  comme  les  monta- 
gnes et  les  rivières,  et  tout  en  haut  le  toit  s'a- 
vance de  six  pieds,  en  allongeant  son  ombre 
dans  les  eaux  noires,  où  passent  des  savates,  des 
guenilles  et  des  chiens  noyés. 

Quand  on  regarde  par  hasard  en  l'air,  dans 
ces  recoins,  au  fond  d'une  lucarne,  on  est 
presque  sûr  de  voir  la  figure  d'un  vieux  juif, 
avec  sa  barbe  grise  et  son  nez  crochu,  ou  bien 
un  enfant  qui  risque  de  tomber,  ou  quelque 
chose  de  pareil,  car,  à  proprement  parler,  Metz 
est  une  ville  de  juifs  et  de  soldats.  Les  pauvres 
gens  n'y  manquent  pas  non  plus  ;  c'est  bien  pire 
qu'àMayence,àStrasbourgetmêmeàFrancfort. 
A  moins  qu'on  n'ait  tout  changé  depuis  ;  les 
gens  aiment  leurs  aises  maintenant ,  et  les 
villes  s'embellissent  de  jour  en  jour. 

Enfin  nous  traversions  ce  spectacle,  et  mal- 
gré ma  grande  tristesse,  je  ne  pouvais  m'em- 
pêcher  de  regarder  ces  ruelles.  La  ville  four- 
millait alors  de  gardes  nationaux  ;  il  en  arriv.-At 
de  Longwy,  de  Sarrelouis  et  d'ailleurs;  les  soi- 


WATERLOO. 


r)9 


dais  partaient,  les  gardes  nationaux  les  rele- 
vaient. 

Nous  arrivâmes  sur  une  place  encombrée  de 
matelas,  de  paillasses  et  d'autres  effets  de  1^ 
terie  que  les  bourgeois  fournissaient  aux  trou- 
pes. On  nous  fit  meltre  l'arme  au  pied,  devant 
une  caserne  dont  toutes  les  fenêtres  élaieiit 
ouvertes  du  haut  en  bas.  Nous  attendions,  pen- 
sant que  nous  serions  logés  dans  cette  caserne; 
mais  au  bout  de  vingt  minutes  le  prêt  com- 
mença ;  nous  reçûmes  vingl-cinq  sous  par 
homme,  avec  un  billet  de  logement.  On  fit 
rompre  les  rangs,  et  chacun  partit  de  son  côté. 
Jean  Bûche,  qui  n'avait  vu  d'autre  ville  que 
Phalsbourg,  ne  me  quittait  pas. 

Notre  billet  de  logement  était  pour  Elias 
Meyer,  boucher  dans  la  rue  de  Saint- Valéry. 
Quand  nous  arrivâmes  en  face  de  la  maison, 
ce  boucher,  —  qui  découpait  de  la  viande  à  sa 
fenêtre  en  forme  de  voûte,  garnie  d'une  grille, 
— se  fâcha  et  nous  reçut  très-mal.  C'était  un 
gros  juif  tout  rouge,  la  figure  ronde,  avec  des 
bagues  d'argent  à  ses  doigts  et  des  boucles 
d'oreilles;  sa  femme,  maigre  et  jaune,  descen- 
dit en  s'écriant  qu'ils  avaient  logé  la  veille, 
l'avant- veille...  que  le  secrétaire  de  la  mairie 
leur  en  voulait,  qu'il  leur  envoyait  des  soldats 
tous  les  jours ,  que  les  voisins  n'en  avaient 
pas...  ainsi  de  suite.  Ils  nous  laissèrent  pour- 
tant entrer.  Leur  fille  vint  nous  voir;  derrière 
elle  se  tenait  une  grosse  servante  crépue,  très- 
sale.  Il  me  semble  que  ces  gens  sont  encore 
là,  devant  moi,  dans  la  vieille  chambre  boisée 
de  chêne,  la  grande  lampe  de  cuivre  pendue 
au  plafond  et  la  fenêtre  grillée  ouvrant  sur  un 
petite  cour. 

La  fille,  très-pâle  et  les  yeux  noirs,  dit  quel- 
ques mots  à  sa  mère,  et  la  servante  reçut 
l'ordre  de  nous  conduire  au  grenier,  à  la  cham- 
bre des  mendiants;  car  tous  les  juifs  ont  des 
mendiants  qu'ils  nourrissent  le  vendredi.  Mon 
camarade  du  Harberg  trouvait  cela  très-bien; 
moi,  j'étais  indigné.  Malgré  cela,  nous  mon- 
tâmes derrière  la  servante,  dans  un  escalier 
tournant  où  l'on  glissait  à  force  de  crasse;  et 
nous  arrivâmes  au  grenier,  dans  une  chambre 
formée  de  lattes  à  travers  desquelles  on  voyait 
le  linge  sale  pour  la  lessive.  Le  jour  venait 
par  une  lucarne  en  tabatière  dans  le  toit.  Sans 
ma  désolation,  j'aurais  trouvé  ce  lieu  vrai- 
ment abominable;  nous  n'avions  qu'une  seule 
chaise  et  une  paillasse  étendue  sur  le  plancher 
avec  sa  couverture  pour  nous  deux.  La  ser- 
vante nous  regardait  encore  sur  la  porte , 
comme  si  nous  avions  dil  lui  faire  des  com- 
pliments. 

Je  m'assis  et  me  débarrassai  de  mon  sac, 
bien  triste,  comme  on  pense  ;  Bûche  en  fit  au- 


tant de  son  côté.  La  servante  se  mettait  à  des- 
cendre, quand  je  lui  criai  : 

«  Attendez  une  minute...  Nous  descendons 
aussi...  nous  ne  voulons  pas  nous  casser  le  cou 
dans  l'escalier. 

Après  avoir  changé  de  souhers  et  de  bas, 
nous  refermâmes  la  porte  avec  un  cadenas,  et 
nous  descendîmes  dans  la  bou'cherie  acheter 
de  la  viande.  Jean  alla  chercher  du  pain  chez 
le  boulanger  en  face,  et,  comme  nous  avions 
place  au  feu,  nous  entrâmes  dans  la  cuisine 
faire  la  soupe. 

Le  boucher  vint  nous  voir  vers  huit  heures, 
il  avait  une  grosse  pipe  d'Ulm;  nous  finissions 
de  manger.  Il  nous  demanda  de  quel  pays 
nous  étions  ;  moi,  je  ne  lui  répondis  pas,  parce 
que  j'étais  trop  indigné,  mais  Jean  Bûche  lui 
dit  que  j'étais  horloger  i  Phalsbourg,  sur  quoi 
cet  homme  me  prit  en  considération.  Il  dit  que 
son  frère  voyageait  en  Alsace  et  en  Lorraine 
pour  les  montres,  les  bagues,  les  chaînes  de 
montres  et  autres  objets  d'orfèvrerie  et  de  bi- 
jouterie ;  qu'il  s'appelait  Samuel  Meyer,  et  que 
peut-être  nous  avions  déjà  fait  des  alTaires  en- 
semble. Je  lui  répondis  alors  que  j'avais  vu  son 
frère  deux  ou  trois  fois  chez  M.  Goulden,  et  c'était 
vrai.  Là-dessus  il  prévint  la  servante  de  nous 
monter  un  oreiller  ;  mais  il  n'en  fit  pas  plus 
pour  nous,  et  nous  allâmes  nous  coucher.  La 
grande  fatigue  nous  endormit  bien  vite.  Je 
pensais  me  lever  de  bonne  heure  et  courir  à 
l'arsenal;  mais  je  dormais  encore  quand  mon 
camarade  me  secoua,  en  disant  : 

•  Le  rappel  !  • 

J'écoutais;  c'était  le  rappel.  Nous  n'eûmes 
que  le  temps  de  nous  habiller,  déboucler  noire 
sac,  de  prendre  le  fusil  et  de  descendre.  Comme 
nous  arrivions  sur  la  place  de  la  caserne,  l'ap- 
pel commençait.  Après  l'appel,  deux  fourgons 
s'avancèrent,  et  nous  reçûmes  cinquante  car- 
touches à  balle  par  homme.  Le  commandant 
Gémeau,  le  capitaine  et  tous  les  officiers  étaient 
là.  Je  vis  que  tout  était  fini,  qu'il  ne  fallait 
plus  compter  sur  rien,  et  que  ma  lettre  pour 
le  colonel  Desmichels  serait  bonne  après  la 
campagne,  si  j'en  réchappais,  et  s'il  fallait  finir 
mes  sept  ans. — Zébédé  me  regardaitde  loin  ;  je 
détournais  la  tête.  Dans  le  même  instant  on  cria  : 

t  Portez  armes  !  Arme  à  volonté  !  Par  file 
à  gauche,  en  avant,  marche  I  » 

Les  tambours  battaient,  nous  marquions  le 
pas  ;  les  toits,  les  maisons ,  les  fenêtres,  les 
ruelles  et  les  gens  défilaient.  Nous  traversâ- 
mes le  premier  pont,  ensuite  le  pont-levis  — 
Les  tambours  cessèrent  de  battre;  nous  aUions 
du  côté  de  Thionville. 

D'autres  troupes  suivaient  le  même  chemin  ; 
(le  la  cavalerie  et  de  l'infanterie. 


60 


HOMANS   NATIONAUX. 


Nous  arivâmes  le  soir  au  village  de  Beaure- 
gard,  le  lendemain  soir  au  village  de  Vitry, 
près  de  Thionville,  où  nous  fûmes  cantonnés 
jusqu'au  8  juin.  Je  logeais,  avec  Bûche,  chez 
un  gros  propriétaire  qui  s'appelait  M.  Pochon, 
un  honnête  homme  qui  nous  faisait  boire  de 
bon  vin  blanc,  et  qui  se  plaisait  à  parler  de  po- 
litique comme  M.  Goulden. 

Pendant  notre  séjour  dans  ce  village,  le  gé- 
néral Schœffer  arriva  de  Thionville,  et  l'on  nous 
fit  prendre  les  armes ,  pour  aller  passer  la  re- 
vue près  d'une  grande  ferme,  qu'on  appelait 
la  ferme  de  Silvange. 

Ce  pays  est  plein  de  bois  ;  nous  allions  à  plu- 
sieurs nous  promener  dans  les  environs.  Un 
jour  Zébédé  vint  me  prendre  et  me  conduisit 
dans  la  grande  fonderie  de  Moyeuvre,  où  nous 
vîmes  couler  des  boulets  et  des  obus.  Nous  cau- 
sions de  Catherine,  de  M.  Goulden  ;  il  me  disait 
d'écrire,  mais  j'avais  peur  en  quelque  sorte  de 
recevoir  des  nouvelles;  je  détournais  mon  es- 
prit de  Phalsbourg. 

Le  8  juin,  de  grand  matin,  le  bataillon  partit 
du  village  et  repassa  prés  de  Metz,  mais  sans 
entrer-  Les  portes  de  la  ville  étaient  fermées  et 
les  canons  sur  les  remparts,  comme  en  temps 
de  guerre.  Nous  allâmes  coucher  à  Chatel,  le 
lendemain  à  Etain,  le  jour  suivant  à  Danne- 
voux,  où  je  fus  logé  chez  un  bon  patriote 
qui  s'appelait  M.  Sébastien  Perrin.  C'était  un 
homme  riche.  Il  voulait  tout  savoir  en  détail, 
et  comme  avant  nous  un  grand  nombre  d'au- 
tres bataillons  avaient  suivi  la  même  route,  11 
disait  : 

•  Dans  un  mois  ou  peut-être  avant,  nous 
saurons  de  grandes  choses...  Toutes  les  troupes 
marchent  sur  la  Belgique...  L'Empereur  va 
tomber  sur  les  Anglais  et  les  Prussiens!  • 

C'était  notre  dernière  bonne  étape,  car  le 
lendemain  nous  arrivâmes  à  Yong,  qui  est  un 
mauvais  pays.  Nous  allâmes  coucher  le  12  juin 
à  Vivier;  le  13,  à  CuI-de-Sard.  Plusnous  avan- 
cions, plus  nous  rencontrions  de  troupes ,  et 
comme  j'avais  déjà  vu  ces  choses  en  Allema- 
gne, je  disais  à  mon  camarade  Jean  Bûche  : 

«  Maintenant  ça  va  chauffer  I  » 

De  tous  les  côtés,  dans  toutes  les  directions, 
la  cavalerie,  l'infanterie,  l'artillerie  s'avançaient 
par  files,  couvrant  les  loutes  à  perte  de  vue. 
On  ne  pouvait  voir  de  plus  beau  temps  ni  de 
plus  magnifiques  récoltes;  seulement  il  faisait 
trop  chaud.  Ce  qui  m'étonnait,  c'était  de  ne 
découvrir  aucun  ennemi,  ni  devant  ni  derrière, 
ni  à  droite  ni  à  gauche.  On  ne  savait  rien.  Le  bruit 
courait  entre  nous  que,  cette  fois,  nous  allions 
tomber  sur  les  Anglais.  J'avais  déjà  vu  les  Prus- 
siens, les  Autriciens,  les  Russes,  les  Bavarois, 
les  Wurtembergeois,  les  Suédois;  je  connais- 


sais les  gens  de  tous  les  pays  du  monde ,  et 
maintenant  j'allais  aussi  connaître  les  Anglais. 
Je  pensais:  «  Puisqu'il  faut  s'exterminer, j'aime 
autant  que  ce  soit  avec  ceux-ci  qu'avec  les  Al- 
lemands. Nous  ne  pouvons  pas  éviter  notre - 
sort;  si  je  dois  en  réchapper,  j'en  réchapperai; 
si  je  dois  laisser  ici  ma  peau,  tout  ce  que  je  fe- 
rais pour  la  sauver,  ou  rien,  ce  serait  la  même 
chose.  Mais  il  faut  en  exterminer  le  plus  pos- 
sible des  autres;  de  cette  façon,  nous  augmen- 
tons les  chances  pour  nous.  » 

Voilà  les  raisonnements  que  je  me  tenais  à 
moi-même,  et  s'ils  ne  me  faisaient  pas  de  bien, 
au  moins  ils  ne  me  causaient  pas  de  mal. 


XVI 


Nous  avions  passé  la  Meuse  le  12  ;  le  1 3  et  le 
14,  nous  continuâmes  à  marcher  dans  de 
mauvais  chemins  bordés  de  champs  de  blé, 
d'Qlge,  d'avoine,  de  chajivre,  qui  n'en  finis- 
saient plus.  —  Il  faisait  une  chaleur  extraordi- 
naire; la  sueur  me  coulait  sous  le  sac  et  la 
giberne  jusqu'au  bas  des  reins.  Quel  malheur 
d'être  pauvre,  et  de  ne  pas  pouvoir  s'acheter 
un  homme  qui  marche  et  qui  reçoive  des  coups 
de  fusil  pour  nous  !  —  Après  avoir  supporté  la 
pluie,  lèvent,  la  neige  et  la  boue  en  Allemagne, 
le  tour  de  la  poussière  et  du  soleil  était  venu. 

Je  voyais  aussi  que  l'extermination  appro- 
chait ;  on  n'entendait  plus  dans  toutes  les  di- 
rections que  le  son  des  tambours  et  des  trom- 
pettes; quand  le  bataillon  passait  sur  une 
hauteur,  des  files  de  casques,  de  lances,  de 
baïonnettes  se  découvraient  à  perte  de  vue. 
Zébédé,  le  fusil  sur  l'épaule,  me  criait  quelque- 
fois d'un  air  joyeux  : 

«  Eh  bien  !  Joseph,  nous  allons  donc  encore 
une  fois  nous  regarder  le  blanc  des  yeux  avec 
les  Prussiens?  » 

Et  j'étais  forcé  de  lui  répondre  : 

«  Oh  !  oui,  la  noce  va  recommencer!  » 

Comme  si  j'avais  été  content  de  risquer  ma 
vie  et  de  laisser  Catherine  veuve  avant  l'âge, 
pour  des  choses  qui  ne  me  regardaient  pas. 

Ce  jour  même,  vers  sept  heures,  nous  arri- 
vâmes à  Rôly.  Des  hussards  occupaient  déjà 
ce  village,  et  l'on  nous  fit  bivouaquer  dans  un 
.chemin  creux,  le  long  de  la  côte. 

Nos  fusils  étaient  à  peine  en  faisceaux,  que 
plusieurs  ofiTiciers  supérieurs  arrivèrent.  Le 
commandant  Gémeau,  qui  venait  de  mettre 
pied  à  terre,  remonta  sur  sou  cheval  et  courut 
à  leur  rencontre  ;  ils  causèrent  un  instant  Ci^- 


WATERLOO. 


61 


semble  et  descendirent  dans  notre  chemin,  où 
tout  le  monde  regardait  en  se  disant  : 

«  Quelque  chose  se  passe  I  • 

Un  des  officiers  supérieurs,  le  général  Pé- 
cheux,  que  nous  avons  connu  depuis,  ordonna 
le  roulement  et  nous  cria  : 

•  Formez  le  cercle  !  » 

Mais  comme  le  chemin  était  trop  étroit,  les 
soldats  montèrent  des  deux  côtés  sur  le  talus; 
d'autres  restèrent  en  bas.  Tout  le  bataillon  re- 
gardait, et  le  général  se  mit  à  dérouler  un  pa- 
pier en  nous  criant  : 

«  Proclamation  do  l'Empereur  !  » 

Quand  il  eut  dit  cela,  le  silence  devint  si 
grand,  qu'on  aurait  cru  qu'il  était  seul  au  mi- 
lieu des  champs.  Depuis  le  dernier  conscrit 
jusqu'au  com.mandant  Gémeau,  tout  le  monde 
écoutait;  etmêmeaujourd'hui,  quandj'y  pense 
après  cinquante  ans,  cela  me  remue  le  cœur  : 
c'était  quelque  chose  de  grand  et  de  terrible. 

Voici  ce  que  le  général  nous  lut  : 

«  Soldats  I  c'est  aujourd'hui  l'anniversaire 
«  de  Marengoet  de  Friedland,  qui  décidèrent 
«  deux  fois  du  sort  de  l'Europe.  Alors,  comme 
«  après  Austerlitz,  comme  après  Wagram, 
«  nous  fûmes  trop  généreux,  nous  crûmes  aux 
«  protestations  et  aux  serments  des  princes 
«  que  nous  laissâmes  sur  le  trône.  Aujourd'hui 
«  cependant,  coalisés  entre  eux,  ils  en  veulent 
«  à  l'indépendance  et  aux  droits  les  plus  sacrés 
0  de  la  France.  Ils  ont  commencé  la  plus  in- 
«  juste  des  agressions;  marchons  à  leur ren- 
«  contre  :  eux  et  nous,  ne  sommes-nous  plus 
«  les  mêmes  hommes?  » 

Tout  le  bataillon  frémit  et  se  mit  à  crier  : 
Vive  l'Empereur!  Le  général  leva  la  main,  et 
l'on  se  tut  en  se  penchant  encore  plus  pour  en- 
tendre. 

«  Soldats I — A  léna,  contre  ces  mêmes  Prus- 
«  siens,  aujourd'hui  si  arrogants,  nous  étions 
«  un  contre  trois,  et  à  Montmirail,  un  contre 
«  six.  Que  ceux  d'entre  vous  qui  ont  été  pri- 

■  sonniers  des  Anglais  vous  fassent  le  récit  de 
«  leurs  pontons  et  des  maux  affreux  qu'ils  y 
«  ont  soufferts. 

«  Les  Saxons,  les  Belges,  les  Hanovriens,  les 

•  soldats  de  la  Confédération  du  Rhin  gémis- 
«  sent  d'être  obligés  de  prêter  leurs  bi'as  à  la 
«  cause  de  princes  ennemis  de  la  justice  et 
«  des  droits  de  tous  les  peuples;  ils  savent  que 
«  cette  coalition  est  insatiable  :  après  avoir  dé- 

■  voré  douze  millions  de  Polonais,  douze  mil- 
«  lions  d'Italiens,  un  million  de  Saxons,  six 
«  millions  de  Belges,  elle  devra  dévorer  les 

•  Etats  de  second  ordre  de  l'Allemagne. 

'  •  Les  insensés!  Un  moment  de  prospérité  les 


«  aveugle;  l'oppression  et  l'humiliation  du 
«  peuple  français  sont  hors  de  leur  pouvoir. 
«  S'ils  entrent  en  France,  ils  y  trouveront  leur 
«  tombeau. 

"  Soldats,  nous  avons  des  marches  forcées  a 
«  faire,  des  batailles  à  livrer,  des  périls  à  cou- 
•  rir;  mais  avec  de  la  constance,  la  victoire 
"  sera  à  nous;  les  Droits  de  l'homme  et  le 
"  bonheur  de  la  patrie  seront  reconquis.  Pour 
«  tout  Français  qui  a  du  cœur,  le  moment  est 
«  arrivé  de  vaincre  ou  de  périr. 

«  Napoléon.  » 

On  ne  se  figurera  jamais  les  cris  qui  s'élevè- 
rent alors;  c'était  un  spectacle  qui  vous  gran- 
dissait l'âme;  on  aurait  dit  que  l'Empereur 
nous  avait  souillé  son  esprit  des  batailles,  et 
nous  ne  demandions  plus  qu'à  tout  massacrer. 

Le  général  était  parti  depuis  longtemps,  que 
les  cris  continuaient  encore,  et  moi-même  j'é- 
tais content;  je  voyais  que  tout  cela  c'était  la 
vérité  :  que  les  Prussiens,  les  Autrichiens,  les 
Russes,  qui  dans  le  temps  ne  parlaient  que  de 
la  délivrance  des  peuples,  avaient  profité  de  la 
première  occasion  pour  tout  happer;  que  tous 
ces  grands  mots  de  liberté,  qu'ils  avaient  mis 
en  avant  en  1813  pour  entraîner  la  jeunesse 
contre  nous,  toutes  les  promesses  de  constitu- 
tions qu'ils  avaient  faites,  ils  les  avaient  mises 
de  côté.  Je  les  regardais  comme  des  gueux, 
comme  des  gens  qui  ne  tenaient  pas  à  leur  pa- 
role, qui  se  moquaient  des  peuples,  et  qui  n'a- 
vaient qu'une  idée  très-pelite,  très-misérable  : 
c'était  de  rester  toujours  à  la  meilleure  place, 
avec  leurs  enfants  et  descendants  bons  ou  mau- 
vais, justes  ou  injustes,  sans  s'inqUiéter  de  la 
la  loi  de  Dieu. 

Voilà  ce  que  je  voyais.  Cette  proclamation 
me  paraissait  très-belle.  Je  pensais  même  que 
le  père  Goulden  en  serait  très-content,  parce 
que  l'Empereur  n'avait  pas  oubUé  les  Droits 
de  l'homme,  qui  sont  la  liberté,  l'égalité,  la 
justice,  et  toutes  ces  grandes  idées  qui  font 
que  les  hommes,  au  lieu  d'agir  comme  les  ani- 
maux, se  respectent  eux-mêmes  et  respectent 
aussi  les  droits  de  leur  prochain. 

Notre  courage  était  donc  beaucoup  augmenté 
par  ces  paroles  fortes  et  justes.  Les  anciens  di- 
saient en  riant  : 

«  Celte  fois,  nous  n'allons  pas  languir...  à  la 
première  marche,  nous  tombons  sur  les  Prus- 
siens! » 

Et  les  conscrits,  qui  n'avaient  pas  encore 
entendu  ronfler  les  boulets,  se  réjouissaient 
plus  que  les  autres.  Les  yeux  de  Bûche  bril- 
laient comme  ceux  d'un  chat  ;  il  s'était  assis 
au  bord  du  chemin,  son  sac  ouvert  sur  le  ta- 
lus, et  repassait  lentement  son  sabre,  en  es- 


6'.' 


ROMANS   NATIONAUX. 


savant  le  fil  à  la  pointe  de  son  soulier.  D'autres 
afiilaient  leur  baïonnette,  ou  rajustaient  leur 
pierre  à  fusil,  ce  gui  se  fait  toujours  en  cam- 
pagne, la  veille  d'une  rencontre.  —  Dans  ces 
moments,  mille  idées  vous  passent  par  la  tête, 
on  fronce  le  sourcil,  on  serre  les  lèvres,  on  a 
de  mauvaises  figures. 

Le  soleil  se  penchait  de  plus  en  plus  derrière 
les  blés;  quelques  détachements  allaient  cher- 
cher du  bois  au  village,  ils  en  rapportaient 
aussi  des  oignons,  des  poireaux,  du  sel,  et 
même  des  quartiers  de  vache  pendus  à  de 
grandes  perches  sur  leurs  épaules. 

C'est  autour  des  feux,  lorsque  les  marmites 
commençaient  à  bouillonner  et  que  la  fumée 
tournait  dans  le  ciel,  qu'il  aurait  fallu  voir  la 
raine  joyeuse  qu'on  avait;  l'un  parlait  de  Lut- 
zen,  l'autre  d'Austerlitz,  l'autre  de  Wagram, 
d'Iéna,  de  Friedland,  de  l'Espagne,  du  Portu- 
gal, de  tous  les  pays  du  monde.  Tous  par- 
laient ensemble;  mais  on  n'écoutait  que  les 
anciens,  les  bras  couverts  de  chevrons,  qui 
parlaient  mieux  et  montraient  les  positions  à 
terre  avec  le  doigt,  en  expliquant  les  par  file 
à  droite  et  les  par  file  à  gauche,  par  trente  ou 
quarante  en  bataille.  On  croyait  tout  voir  en 
les  écoutant. 

Chacun  avait  sa  cuiller  d'étain  à  la  bouton- 
nière et  pensait  : 

«  Le  Ijouillon  va  bien. . .  c'est  une  bonne 
viande  bien  grasse.  • 

La  nuit  alors  élait  venue.  Après  la  distribu- 
lion  on  avait  l'ordre  d'éteindre  les  feux  et  de 
ne  pas  sonner  la  retraite,  ce  qui  signifiait  que 
l'ennemi  n'était  pas  loin,  et  qu'on  craignait  de 
l'eilaroucher. 

Il  commençait  à  faire  clair  de  lune.  Bûche 
et  moi  nous  mangions  à  la  même  gamelle. 
Quand  nous  eûmes  fini,  durant  plus  de  deux 
heures  il  me  raconta  leur  vie  au  Harberg,leur 
grande  misère  lorsqu'il  fallait  tramer  des  cinq 
et  six  stères  de  bois  sur  une  sclilitle,  en  ris- 
quant d'être  écrasés,  surtout  à  la  fonte  des 
neiges.  L'existence  des  soldats,  la  bonne  ga- 
melle, le  bon  pain,  la  ration  régulière,  les 
bons  habits  chauds,  les  chemises  bien  solides 
en  grosse  toile,  tout  cela  lui  paraissait  admi- 
rable. Jamais  il  ne  s'était  figure  qu'on  pouvait 
vivre  aussi  bien;  et  la  seule  idée  qui  le  tour- 
mentait, c'était  de  faire  savoir  à  ses  deux  frères, 
Gaspard  et  Jacob,  sa  belle  position,  pour  les 
décider  à  s'engager  aussitôt  qu'ils  auraient 
l'dge. 

«  Oui,  lui  disais-je,  c'est  bien;  mais  les 
Russes ,  les  Anglais,  les  Prussiens. . .  tu  ne 
penses  pas  à  cela. 

—Je  me  moque  d'eux,  faisail-il;  mon  sabre 
coupe    comme   un    tranchet,  ma  bnïonnette 


pique  comme  une  aiguille.  C'est  plutôt  eux  qui 
doivent  avoir  peur  de  me  rencontrer.  »    <• 

Nous  étions  les  meilleurs  amis  du  monde; 
je  l'aimais  prescjue  autant  que  mes  anciens  ca- 
marades Rlipfel,  Furst  et  Zébédé.  Lui  m'ai- 
mait bien  aussi;  je  crois  qu'il  se  serait  fait 
hacher  pour  me  tirer  d'embarras. — Les  anciens 
camarades  de  lit  ne  s'oublient  jamais;  de  mon 
temps,  le  vieux  Harwig,  que  j'ai  connu  plus 
tard  à  Phalsbourg,  recevait  encore  une  pension 
de  son  ancien  camarade  Bernadotte,  roi  de 
Suède.  Si  j'étais  devenu  roi,  j'aurais  aussi  fait 
une  pension  à  Jean  Bûche,  car  s'il  n'avait  pas 
un  grand  esprit,  il  avait  un  bon  cœur,  ce  qui 
vaut  encore  mieux. 

Pendant  que  nous  étions  à  causer,  Zébédé 
vint  me  frapper  sur  l'épaule. 

«  Tune  fumes  pas,Joseph?me  dit-il. 

—Je  n'ai  pas  de  tabac.  • 

Aussitôt  il  m'en  donna  la  moitié  d'un  pa- 
quet. 

Je  vis  qu'il  m'aimait  toujours,  malgré  la  dif- 
férence des  grades,  et  cela  m'attendrit.  Lui  ne 
se  possédait  plus  de  joie,  en  songeant  que  nous 
allions  tomber  sur  les  Prussiens. 

«  Quelle  revanche  !  s'écriait-il.  Pas  de  quar- 
tier...  11  faut  que  tout  soit  payé  depuis  la  Katz- 
bach  jusqu'à  Soissons.  » 

On  aurait  cru  que  ces  Prussiens  et  ces  An- 
glais n'allaient  pas  se  défendre,  et  que  nous  ne 
risquions  pas  d'attraper  des  boulets  et  de  la 
mitraille,  comme  à  Lutzen,  à  Gross-Beren,  à 
Leipzig  et  partout.  Mais  que  peut- on  dire  à 
des  gens  qui  ne  se  rappellent  rien  et  qui  voient 
tout  en  beau?  Je  fumais  tranquillement  ma 
pipe  et  je  répondais  :  / 

«Oui!...  oui!...  nous  allons  les  arranger, 
ces  gueux-là  1...  Nous  allons  les  bousculer... 
Ils  vont  en  voir  des  dures...  » 

J'avais  laissé  bourrer  sa  pipe  à  Jean  Bûche; 
et  comme  nous  étions  de  garde,  Zébédé,  vers 
neuf  heures,  alla  relever  les  premières  senti- 
tinelles  à  la  tête  du  piquet.  Moi,  je  sortis  de 
notre  cercle,  et  j'allai  ra'étendre  quelques  pas 
en  arrière,  l'oreille  sur  le  sac,  au  bord  d'un 
sillon.  Le  temps  était  si  chaud,  qu'on  entendait 
les  cigales  chanter  longtemps  encore  après  le 
coucher  du  soleil;  quelques  étoiles  brillaient 
au  ciel,  pas  un  souffle  n'arrivait  sur  la  plaine, 
les  épis  restaient  droits,  et  dans  le  lointain  les 
horloges  des  villages  sonnaient  neuf  heures, 
dix  heures,  onze  heures.  Je  finis  par  m'endor- 
mir.  C'était  la  nuitdu  14  au  J5juin  1815. 

Entre  deux  et  trois  heures  du  matin,  Zébédé 
vint  me  secouer. 

•  Debout  !  disait-il,  en  route  !  » 

Bûche  élait  aussi  venu  s'étendre  près  de  moi; 
nous  nous  levâmes.  C'était  notre  tour  de  rele» 


.'L  JI.I, '-l.-l-ll.<>'S-."-'   '-*-■ 


vwv.^^mumnji  .ji 


WATERLOO. 


G3 


ver  les  postes.  Il  faisait  encore  nuit,  mais  le 
jour  étendait  une  ligne  blanche  au  bord  du 
ciel,  le  long  des  blcs.  A  trente  pas  plus  loin, le 
lieutenant  Bretonville  nous  attendaitau  milieu 
du  piquet.  C'est  dur  de  se  lever,  quand  on  dort 
si  bien  après  une  marche  de  dix  heures.  Tout 
en  bouclant  notre  sac,  nous  avions  rejoint  le 
piquet.  Au  bout  de  deux  cents  pas,  derrière 
une  haie,  je  relevai  la  sentinelle  en  face  de 
Roly.  Le  mot  d'ordre  était  :  «  Jemmapes  et 
Fleurus  !  •  Cela  me  revient  d'un  coup...  Com- 
me pourtant  les  choses  dorment  dans  notre 
esprit  durant  des  années  !  ce  mot  d'ordre  ne 
m'était  pas  revenu  depuis  1815. 

.le  crois  encore  voirie  piquet  qui  rentre  dans 
le  chemin,  pendant  que  je  renouvelle  mon 
amorce  à  la  lueur  des  étoiles  ;  et  j'entends  au 
loin  les  autres  sentinelles  marcher  lentement, 
tandis  que  les  pas  du  piquet  s'éloignent  à  l'in- 
térieur de  la  colline. 

Je  me  mis  à  marcher  l'arme  au  bras  le  long 
de  la  haie.  Le  village,  avec  ses  petits  toits  de 
chaume  et  plus  loin  son  clocher  d'ardoises, 
s'élevait  au-dessus  des  moissons.  Un  hussard  à 
cheval,  en  sentinelle  au  milieu  du  chemin,  re- 
gardait, son  mousqueton  appuyé  sur  la  cuisse. 
C'est  tout  ce  qu'on  voyait. 

Longtemps  j'attendis  là,  songeant,  écoutant 
et  marchant.  Tout  dormait.  La  ligne  blanche 
du  ciel  grandissait. 

Gela  dura  plus  d'une  demi-heure.  La  lumière 
matinale  grisonnait  au  loin  le  pays;  deux  ou 
trois  cailles  s'appelaient  et  se  répondaient  d'un 
bout  de  la  plaine  à  l'autre.  Je  m'étais  arrêté 
tout  mélancolique,  car  en  entendant  ces  voix 
je  me  représentais  les  Quatre-Vents,  Danne,  les 
Baraques-du-Bois-de-Chènes;  je  pensais  :  «Là- 
bas,  dans  nos  blés,  les  cailles  chantent  aussi 
sur  la  lisjère  du  bois  de  la  Bonne-Fontaine. 
Est-ce  que  Catherine  dort...  et  la  tante  Grédel, 
et  M.  Goulden,  et  toute  la  ville?...  Les  gardes 
nationaux  de  Nancy  nous  ont  relevés  mainte- 
nant! »  Et  je  voyais  les  sentinelles  des  deux 
poudrières,  les  corps  de  garde  des  deux  por- 
tes; enfin  des  idées  innombrables  me  venaient, 
quand  dans  le  lointain  le  galop  d'un  cheval 
s'entendit.  Je  regardai  d'abord  sans  rien  voir. 
Ce  galop,  au  bout  de  quelques  minutes,  entra 
dans  le  village;  ensuite  tout  se  tut.  Seulement 
il  se  fit  une  rumeur  confuse.  Qu'est-ce  que  cela 
signifiait?  Un  instant  après  le  cavalier  sortit  de 
Roly  dans  notre  chemin,  ventreà  terre;  je  m'a- 
vançai au  bord  de  la  haie,  l'arme  prête,  en 
criant  : 

«  Qui  vive  ? 

— France  ! 

-H)uel  régiment? 

— Douzième  chasseurs...  estafette. 


— Quand  il  vous  plaira.  » 

Il  poursuivit  sa  roule  en  redoublant  de  vi- 
tesse. Je  l'entendis  s'arrêter  au  milieu  de  notre 
campement  et  crier  : 

«  Le  commandant  ?  • 

Je  m'avançai  sur  le  dos  de  la  colline  pour 
voir  ce  qui  se  passait.  Presque  aussitôt  il  se  fit 
un  grand  mouvement  :  les  olTiciers  arrivaient; 
le  chasseur,  toujours  achevai,  parlait  au  com- 
mandant Gémeau  ;  des  soldats  s'approchaient 
aussi.  J'écoutais,  mais  c'était  trop  loin  Le 
chasseur  repartit  en  remontant  la  côte.  Tout 
paraissait  en  révolution;  on  criait,  on  gesti- 
culait. 

Tout  à  coup  laxliane  se  mit  à  battre.  Le  pi- 
quet qui  relevait  les  postes  tournait  au  coude 
du  chemin.  Zébédé  de  loin  m'avait  l'air  tout 
pâle. 

«  Arrive  !  »  me  dit-il  en  passant. 

Deux  sentinelles  restaient  plus  loin  sur  la 
gauche.  On  ne  parle  pas  sous  les  armes,  mai- 
gré  cela  Zébédé  me  dit  tout  bas  : 

«  Joseph,  nous  sommes  trahis  ;  Bourmont, 
le  général  de  la  division  d'avant-garde  et  cinq 
autres  brigands  de  son  espèce  viennent  de  pas- 
ser à  l'ennemi.  » 

Sa  voix  tremblait.  Tout  mon  sang  ne  fit 
qu'un  tour,  et  regardant  les  autres  du  piquet, 
deux  vieux  à  chevrons,  je  vis  que  leurs  mous- 
taches grises  frissonnaient;  ils  roulaient  des 
yeux  terribles ,  comme  s'ils  avaient  cher- 
ché quelqu'un  à  tuer,  mais  ils  ne  disaient 
rien. 

Nous  pressions  le  pas  pour  relever  les  deux 
autres  sentinelles  Quelques  minutes  après,  en 
rentrant  au  bivouac,  nous  trouvâmes  le  batail- 
lon déjà  sous  les  armes,  prêt  à  partir.  La  fu- 
reur et  l'indignation  étaient  peintes  sur  toutes 
les  figures  ;  les  tambours  roulaient.  Nous  re- 
prîmes nos  rangs.  Le  commandant  et  le  capi- 
taine adjudant-major,  à  cheval  sur  le  front  du 
bataillon,  attendaient,  pâles  comme  des  morts. 
Je  me  souviens  que  le  commandant,  tout  à 
coup  tirant  son  épée  pour  faire  cesser  le  rou- 
lement, voulut  dire  quelque  chose;  mais  les 
idées  ne  lui  venaient  pas,  et,  comme  un  fou,  il 
se  mit  à  crier  : 

«  Ah  !  canailles  I...  ah  I  misèr-nbles chouans  !... 
Vive  r Empereur!  Pas  de  quartier  1...  » 

Il  bredouillait  et  ne  savait  plus  ce  qu'il  di- 
sait; mais 'tout  le  bataillon  trouvait  qu'il  par- 
lait très-bien,  et  l'on  se  mit  à  crier  tous  en- 
semble comme  des  loups  : 

«  En  avant!...  eu  avant!,..  A  rennemii... 
Pas  de  quartier  I  » 

On  traversa  le  village  au  pas  de  charge  ;  le 
dernier  soldat  s'indignait  de  ne  pas  voir  tO"t 
de  suite  les  Prussiens. Ce  n'estqu'au  boutd'uue 


U  I 


ROMANS  NATIONAUX. 


iJll    !;i 


:i".al  l'Pgardait.  iWage  OJ  ; 


heure,  apfès  avoir  fait  cliacun  ses  rèllexions, 
qu'on  se  remit  à  jurer,  à  crier,  d'abord  tout 
baf,  ensuite  tout  haut,  de  sorte  qu'à  la  finie 
bataillon  était  comme  des  révoltés.  Les  uns  di- 
saient qu'il  fallait  exterminer  tous  les  officiers 
de  Louis  XVIII,  les  autres  qu'on  voulait  nous 
livrer  tous  en  masse;  et  même  plusieurs 
criaient  que  les  maréchaux  trahissaient,  qu'ils 
devaient  passer  au  conseil  de  guerre  pour  être 
fusillés,  et  d'autres  choses  semblabbles. 

Le  commandant  alors  ordonna  de  faire  halte, 
et  passa  devant  nous  en  criant  «  que  les  traî- 
tres étaient  partis  trop  tard  ;  que  nous  allions 
attaquer  le  même  jour  et  que  l'ennemi  n'aurait 
pas  le  emps  de  profiter  de  la  trahison,  qu'il 
serait  surpris  et  culbuté.  » 

Ces  paroles  calmèrent  la  fureur  d'un  grand 


nombre.  On  se  remit  en  marche,  et  l'on  répé- 
tait tout  le  long  de  la  route  que  les  plans 
avaient  été  livrés  trop  tard. 

Mais  ce  qui  changea  notre  colère  en  joie, 
c'est  lorsque,  vers  dix  heures,  nous  entendî- 
mes tout  à  coup  le  canon  gronder  à  gauche,  à 
cinq  ou  si.x  lieues,  de  l'autre  côté  de  la  Sam- 
bre.  C'est  alors  que  les  hommes  levèrent  leurs 
shakos  à  la  pointe  de  leurs  baïonnettes,  et 
qu'ils  se  mirent  à  crier  : 

«  En  avant  !  Vive  l Empereur  1  » 

Beaucoup  de  vieux  en  pleuraient  d'attendris- 
sement. Sur  toute  cette  grande  plaine,  ce  n'é- 
tait qu'un  cri  immense;  quand  un  régiment 
avait  fini,  l'autre  recommençait.  Le  canon 
grondait  toujours,  on  redoublait  le  pas-,  ât 
comme  nous  marchions  sur  Gharleroi  depuis 


t'ar»'.    i'Jii>i*    Hai.4v.iitiurr. 


WATERLOO. 


65 


J'aime  pourtant  sentir  l'odeur  du  bois,  »  disiil  liuclie.  (l\ijc  6T.] 


£apt  heures,  lordre  arriva  par  estafette  d'ap- 
puyer à  droite. 

Je  me  rappelle  aussi  que,  dans  tous  les  vil- 
lages où  nous  passions,  les  hommes,  les  fem- 
mes, les  enfants  regardaient  par  leurs  fenêtres 
et  sur  leurs  portes  ;  qu'ils  levaient  les  mains 
d'un  air  joyeux  et  criaient: 

•  Les  Français!...  les  Français!.,.  • 
On  voyait  que  ces  gens  nous  aimaient,  qu'ils 
étaient  du  même  sang  que  nous  !  et  même, 
dans  les  deux  haltes  que  nous  fîmes,  ils  arri- 
vaient avec  leur  bon  pain  de  ménage,  le  cou- 
teau de  fer-blajic  enfoncé  dans  la  croûte,  et 
leurs  grosses  cruches  de  bière  noire,  enli'ous 
londanl  cela  sans  rien  nous  demander.  Nous 
étions  arrivés  en  quelque  sorte  pour  leur  dé- 
livrance sans  le  savoir.  Personne  dans  leur 


pays  ne  savait  rien  non  plus,  ce  qui  montre 
bien  la  finesse  de  l'Empereur,  puisque  dans  ce 
coin  de  la  Sambre  et  de  la  Meuse  nous  étions 
déjà  plus  de  cent  mille  hommes,  sans  que  la 
moindre  nouvelle  en  fut  arrivée  aux  ennemis. 
La  trahison  de  Bourmont  nous  empêcha  de  les 
surprendre  dispersés  dans  leurs  cantonne- 
ments :  tout  aurait  été  fini  d'un  seul  coup; 
mais  alors  il  était  bien  plus  difficile  de  les  ex- 
terminer. 

Nous  contiHuâmes  à  marcher  toute  l'après- 
midi,  par  cette  grande  chaleur,  dans  la  pous- 
sière (les  chemins.  Plus  nous  avancions,  plus 
nous  voyions  devant  nous  d'autres  régiments 
d'infanterie  et  de  cavalerie.  On  se  tassait  pour 
ainsi  dire  de  plus  en  plus,  car  derrière  nous  il 
en  venait  encore  d'autres.  Vers  les  cinq  lieu- 


45 


66 


ROMANS  NATIONAUX. 


res,  nous  arrivâmes  dans  nn  village  où  les 
bataillons  et  les  escadrons  défilaient  sur  un 
pont  de  briques.  En  traversant  ce  village,  que 
notre  avant-garde  avait  enlevé,  nous  vîmes 
quelques  Prussiens  étendus  à  droite  et  à  gau- 
che dans  les  ruelles.  Je  dis  à  Jean  Bûche  : 

«  Ça,  ce  sont  des  Prussiens...  J'en  ai  vu  pas 
mal  du  côté  de  Lutzen  et  de  Leipzig,  et  tu  vas 
en  voir  aussi,  Jean  ! 

—Tant  mieux  !  fit-il,  c'est  tout  ce  que  je  de- 
mande !  » 

Le  village  que  nous  traversions  s'appelait 
Châtelet;  la  rivière,  c'était  la  Sambre  :  une 
eau  jaune  pleine  de  terre  glaise,  et  profonde  ; 
ceux  qui  par  malheur  y  tombent  ont  de  la 
peine  à  s'en  tirer,  car  les  bords  sont  à  pic  ; 
nous  avons  reconnu  cela  plus  tard. 

De  l'autre  côté  du  pont,  on  nous  fit  bivoua- 
quer le  long  de  la  rivière.  Nous  n'étions  pas 
tout  à  fait  l'avant-garde,  puisque  des  hussards 
avaient  passé  avant  nous  ;  mais  nous  étions  la 
première  infanterie  du  corps  de  Gérard. 

Tout  le  reste  de  ce  jour,  le  quatrième  corps 
défila  sur  le  pont,  et  nous  apprîmes  à  la  nuit 
que  l'armée  avait  passé  la  Sambre  ;  qu'on  s'é- 
tait battu  près  de  Charleroi,  à  Marchiennes  et 
àJumet. 


XVill 

Une  fois  sur  l'autre  rive  de  la  Sambre,  on 
mit  les  armes  en  faisceaux  dans  un  verger,  et 
chacun  put  allumer  sa  pipe  et  respirer  en  re- 
gardant les  hussards,  les  chasseurs,  l'artillerie 
et  l'infanterie  défiler  d'heure  en  heure  sur  le 
pont  et  prendre  position  dans  la  plaine. 

Sur  notre  front  se  trouvait  une  forêt  de  hê- 
tres; elle  s'étendait  du  côté  deFleurus,  et  pou- 
vait avoir  trois  lieues  d'un  bout  à  l'autre.  On 
voyait  à  l'intérieur  de  grandes  places  jaunes  ; 
c'étaient  des  chaumes,  et  même  des  carrés  de 
blé,  au  lieu  de  ronces,  de  genêts  et  de  bruyè- 
res comme  chez  nous.  Une  vingtaines  de  mai- 
sons, vieilles  et  décrépites,  dépassaient  le  pont, 
car  le  Châtelet  est  un  village  très-grand,  plus 
grand  que  la  ville  de  Saverne. 

Entre  les  bataillons  et  les  escadrons  qui  dé- 
filaient toujours  arrivaient  des  femmes,  des 
hommes ,  des  enfants  avec  des  cruches  de 
bière  vineuse,  du  pain  et  de  l'eau-de-vie  blan- 
che très-forte,  qu'ils  nous  vendaient  moyen- 
nant quelques  sous.  Bûche  et  moi  nous  cassâ- 
mes une  croûte  en  regardant  ces  choses,  et 
même  en  riant  avec  les  filles,  qui  sont  blondes 
et  (rès-jolies  dans  ce  pays. 

Tout  proche  de  nous  se  découvrait  le  petit 


village  de  Catelineau ,  et  sur  notre  gauuhe, 
bien  loin  entre  le  bois  et  la  rivière ,  le  village 
de  Gilly. 

La  fusillade^  les  coups  de  canon  et  les  feux 
de  peloton  roulaient  toujours  dans  cette  direcr 
tion.  La  nouvelle  arriva  bientôt  que  les  Prus- 
siens, repoussés  de  Charleroi  par  l'Empereur, 
s'étaient  mis  en  carrés  au  coin  de  la  forêt.  De 
minute  en  minute  on  s'attendait  à  marcher 
pour  leur  couper  la  retraite.  Mais  entre  sept  et 
huit  heures  la  fusillade  cessa;  les  Prussiens 
s'étaient  retirés  sur  Fleurus,  après  avoir  perdu 
l'un  de  leurs  carrés,  le  reste  s'était  sauvé  dans 
Je  bois;  et  nous  vîmes  arriver  deux  régiments 
de  tliagons.  Ils  prirent  position  à  notre  droite 
le  long  de  la  Sambre. 

Le  bruit  courut  quelques  instants  après  que 
le  général  Le  Tort,  de  la  garde,  venait  de  rece- 
voir une  balle  dans  le  ventre,  à  l'endroit  même 
où,  durant  sa  jeunesse,  il  menait  paître  le  bé- 
tail d'un  fermier.  Que  de  choses  étonnantes  on 
voit  dans  la  vie  !  Ce  général  avait  combattu 
partout  en  Europe  depuis  vingt  ans,  et  c'est  là 
que  la  mort  l'attendait. 

Il  pouvait  être  huit  heures  du  soir,  et  l'on 
pensait  que  nous  resterions  au  Châtelet  jus- 
qu'après le  défilé  de  nos  trois  divisions.  Un 
vieux  paysan  chauve ,  en  blouse  bleue  et  bon- 
net de  coton,  sec  comme  une  chèvre,  qui  se 
trouvait  avec  nous,  disait  au  capitaine  Grégoire 
que  de  l'autre  côté  du  bois,  dans  un  fond,  se 
trouvaient  le  village  de  Fleurus  et  celui  de 
Lambusart,  plus  petit  et  sur  la  droite;  que  de- 
puis au  moins  trois  semaines  les  Prussiens 
avaient  des  hommes  dans  ces  villages  ;  qu'il  en 
était  même  arrivé  d'autres  la  veille  et  l'avant- 
veille.  Il  nous  disait  aussi  que  le  long  d'une 
grande  route  blanche,  bordée  d'arbres,  qu'on 
voyait  filer  tout  droit  à  deux  bonnes  lieues  sur 
notre  gauche,  les  Belges  et  les  Hanovriens 
avaient  des  postes  à  Gosselies  et  aux  Quatre- 
Bras  ; — que  c'était  la  grande  route  de  Bruxelles, 
où  les  Anglais,  les  Hanovriens,  les  Belges 
avaient  toutes  leurs  forces;  tandis  que  les 
Prussiens,  à  quatre  ou  cinq  lieues  sur  la  droite, 
occupaient  la  route  de  Namur  ;  qu'entre  eux  et 
les  Anglais,  du  plateau  des  Quatre-Bras  jusque 
sur  le  plateau  de  Ligny,  en  arrière  de  Fleurus, 
s'étendait  une  bonne  chaussée,  où  leurs  esta- 
fettes allaient  et  venaient  du  matin  au  soir,  de 
sorte  que  les  Anglais  apprenaient  toutes  les 
nouvelles  des  Prussiens,  et  les  Prussiens  toutes 
celles  des  Anglais;  qu'ils  pouvaient  ainsi  se 
secourir  les  uns  les  autres,  en  s'envoyant  des 
hommes,  des  canons  et  des  munitions  par  cette 
chaussée. 

Naturellement,  en  entendant  cela,  l'idée  me 
vint  tout  de  suite  que  nous  n'avions  rien  de 


WATERLOO. 


67 


mieux  à  faire  que  de  prendre  cette  grande  tra- 
verse, pour  les  empêcher  de  s'aider;  cela  vous 
tombait  sous  le  bon  sens,  et  je  n'étais  pas  le 
seul  auquel  cette  idée  venait  ;  mais  on  ne  disait 
rien  dans  la  crainte  d'interrompre  ce  vieux. 
Au  bout  de  cinq  minutes,  la  moitié  du  bataillon 
était  en  cercle  autour  de  lui.  11  fumait  une  pipe 
de  terre  el  nous  montrait  toutes  les  positions 
avec  son  tuyau  ;  étant  commissionnaire  pour 
les  paquets  entre  le  Châtelet,  Fleuriis  et  Namur, 
il  connaissait  les  moindres  détails  du  pays  et 
voyait  journellement  ce  qui  s'y  passait.  Il  se 
plaignait  beaucoup  des  Prussiens ,  disant  que 
c'étaient  des  êtres  fiers,  insolents,  dangereux 
pour  les  femmes;  qu'on  ne  pouvait  jamais  les 
contenter,  et  que  les  officiers  se  vantaient  de 
nous  avoir  ramenés  depuis  Dresde  jusqu'à  Pa- 
ris, en  nous  faisant  courir  devant  eux  comme 
des  lièvres. 

Toilà  ce  qui  m'indigna!  Je  savais  qu'ils 
avaient  été  deux  contre  un  à  Leipzig,  que  les 
Russes,  les  Autrichiens,  les  Saxons,  les  Bava- 
rois, les  Wurtembergeois,  les  Suédois,  toute 
l'Europe  nous  avait  accablés,  lorsque  les  trois 
quarts  de  notre  armée  étaient  malades  du  ty- 
phus; du  froid,  de  la  faim,  des  marches  el  des 
contre-marches;  ce  qui  ne  nous  avait  pas  en- 
core empêchés  de  leur  passer  sur  le  ventre  à 
Hanau ,  et  de  les  battre  cinquante  fois  un  contre 
trois,  en  Champagne, en  Alsace,  dans  les  Vosges 
et  partout.  Ces  vanteries  des  Prussiens  me  ré- 
voltaient; je  pris  leur  race  en  horreur,  et  je 
pensai  : 

«  Ce  sont  pourtant  des  gueux  pareils  qui 
TOUS  aigrissent  le  sang!  » 

Ce  vieux  disait  aussi  que  les  Prussiens  répé- 
taient sans  cesse  qu'ils  allaient  bientôt  se 
réjouir  à  Paris,  en  buvant  les  bons  vins  de 
France,  et  que  l'armée  française  n'était  qu'une 
bande  de  brigands. 

En  entendant  cela,je  m'écriai  en  moi-même: 

•  Joseph,  maintenant  c'est  trop  fort...  tu 
n'auras  plus  de  pitié...  C'est  l'extermination  de 
l'extermination  !  • 

Neuf  heures  et  demie  tintaient  au  village  du 
Châtelet,  les  hussards  sonnaient  la  reti'aite,  et 
chacun  s'arrangeait  derrière  une  haie,  derrière 
un  rijcher  ou  dans  un  sillon  pour  dormir , 
lorsque  le  général  de  brigade  Schœffer  vint 
donner  l'ordre  au  bataillon  de  se  porter  de 
l'autre  côté  du  bois,  en  avant-garde.  Je  vis 
aussitôt  que  notre  malheureux  bataillon  allait 
toujours  être  en  avant-garde,  comme  en  1813. 
C'est  triste  pour  un  régiment  d'avoir  de  la 
réputation;  les  hommes  changent,  mais  le 
numéro  reste.  Le  6'  léger  avait  un  bien  beau 
numéro  ,  et  je  savais  ce  que  cela  coûte  d'avoir 
un  si  beau  numéro  ! 


Ceux  d'entre  nous  qui  avaient  envie  de  dor- 
mir n'eurent  pas  longtemps  sommeil;  car 
lorsqu'on  sait  l'ennemi  très-proche  et  qu'on  se 
dit  :  «  Les  Prussiens  sont  peut-être  là,  qui  nous 
attendent  embusqués  dans  ce  bois  !  »  cela  vous 
fait  ouvrir  l'œil. 

Quelques  hussards  déployés  en  éclaireurs  à 
droite  et  à  gauche  du  chemin  précédaient  la 
colonne.  Nous  marchions  au  pas  ordinaire, 
nos  capitaines  dans  l'intervalle  des  compagnies, 
et  le  commandant  Gémeau  à  cheval  au  milieu 
du  bataillon,  sur  sa  petite  jument  grise. 

Avant  de  partir,  chaque  homme  avait  reçu  sa 
miche  de  trois  livres  et  deux  livres  de  riz  ;  c'est 
ainsi  que  la  campagne  s'ouvrit  pour  nous. 

Il  faisait  un  clair  de  lune  magnifique,  tout  le 
pays  et  même  la  forêt,  à  trois  quarts  de  lieue 
devant  nous  ,  brillait  comme  de  l'argent.  Mal- 
gré moi  je  songeais  au  bois  de  Leipzig,  où 
j'avais  glissé  dans  un  trou  de  terre  glaise  avec 
deux  hussards  prussiens,  pendant  que  le  pauvre 
Klipfel  était  haché  plu  s  loin  en  mille  morceaux; 
cette  idée  me  rendait  très-attentif.  —  Personne 
ne  parlait;  Bûche  lui-même  dressait  la  tête,  en 
serrant  les  dents,  et  Zébédé,  sur  la  gauche  de 
la  compagnie,  ne  regardait  pas  de  mon  côté, 
mais  dans  l'ombre  des  arbres,  comme  tout  le 
monde. 

Il  nous  fallut  près  d'une  heure  pour  arriver 
au  bois;  à  deux  cents  pas  on  cria  :  «  Halte!  » 
Les  hussards  se  replièrent  sur  les  flancs  du 
bataillon,  une  compagnie  fut  déployée  en  ti- 
railleurs sous  bois.  On  attendit  environ  cinq 
minutes,  et  comme  aucun  bruit,  aucun  aver- 
tissement n'arrivait,  on  se  remit  en  marche. 
Le  chemin  que  nous  suivions  dans  cette  forêt 
était  un  chemin  de  charrettes  assez  large.  La 
colonne  marquait  le  pas  dans  l'ombre.  A  cha- 
que instant  de  grandes  places  vides  donnaient 
de  l'air  et  de  la  lumière.  On  avait  fait  aussi 
quelques  coupes,  et  le  bois  blanc,  en  stères 
entre  deux  piquets,  brillait  de  loin  en  loin.  Du 
reste,  rien  ne  s'entendait  ni  ne  se  voyait. 

Bûche  me  disait  tout  bas  : 

«  J'aime  pourtant  sentir  l'odeur  du  bois  ;  c'est 
comme  au  Harberg.  » 

Et  je  pensais  :  •  Je  me  moque  bien  de  l'odeur 
du  bois!  pourvu  que  nous  ne  recevions  pas  de 
coups  de  fusil,  voilà  le  principal.  •  Enfin,  au 
bout  de  deux  heures,  la  lumière  reparut  au 
fond  du  taillis,  et  nous  arrivâmes  heureuse- 
ment de  l'autre  côté  sans  avoir  rien  rencontré. 
Les  hussards  qui  nous  suivaient  repartirent 
aussitôt,  et  le  bataillon  mit  l'arme  au  pied. 

Nous  étions  dans  un  pays  de  blé  comme  je 
n'en  ai  jamais  vu  de  pareil.  Ces  blés  étaient  en 
fleur,  encore  un  peu  verts,  les  orges  étaient 
déjà  presque  mûres.  Cela  s'étendait  à  perte  de 


68 


ROMANS  NATIONAUX. 


vue.  Nous  regardions  tous  au  milieu  du  plus 
grand  silence,  et  je  vis  alors  que  le  vieux  ne 
nous  avait  pas  trompés,  car  au  fond  d'une 
espèce  de  creux,  à  deux  mille  pas  en  avant  de 
nous,  et  derrière  un  petit  renflement ,  s'éle- 
vaient la  pointe  d'un  vieux  clocher  et  quelques 
pignons  couverts  d'ardoises  où  donnait  la  lune. 
Ce  devait  être  Fleurus.  Plus  proche  de  nous, 
sur  notre  droite,  se  découvraient  des  chau- 
mières, quelques  maisons  et  un  autre  clocher; 
c'était  sans  doute  Lambusart.  Mais  beaucoup 
plus  loin,  au  bout  de  cette  grande  plaine ,  à 
plus  d'une  lieue  et  derrière  Fleurus,  le  terrain 
se  renflait  en  collines,  et  ces  collines  brillaient 
de  feux  innombrables.  On  reconnaissait  très- 
bien  trois  gros  villages,  qui  s'étendaient  sur 
ces  hauteurs,  de  gauche  à  droite,  et  que  nous 
avons  su  depuis  être  Saint-Amand,  le  plus 
proche  de  nous,  Ligny  au  milieu,  et  plus  loin, 
à  deux  bonnes  lieues  au  mo-ns ,  Sombref.  Gela 
se  voyait  mieux  qu'en  plein  jour,  à  cause  des 
feux  de  l'ennemi.  L'armée  des  Prussiens  se 
trouvait  là  dans  les  maisons,  dans  les  vergers, 
dans  les  champs.  Et  derrière  ces  trois  villages 
en  ligne,  s'en  découvrait  encore  un  autre  plus 
haut  et  plus  loin,  sur  la  gauche,  où  des  feux 
brillaient  aussi;  c'était  celui  de  Bry,  où  les 
gueux  devaient  avoir  leurs  réserves. 

Tout  cela,  je  le  comprenais  très-bien,  et 
même  je  voyais  que  ce  serait  très-difficile  à 
prendre.  Enfin  nous  regardions  ce  spectacle 
grandiose. 

Dans  la  plaine,  sur  notre  gauche,  brillaient 
aussi  des  feux ,  mais  il  était  clair  que  c'étaient 
ceux  du  troisième  corps,  qui,  vers  huit  heures, 
avait  tourné  le  coin  de  la  forêt,  après  avoir 
-repoussé  les  Prussiens,  et  qui  s'était  arrêté 
dans  quelque  village  encore  bien  loin  de  Fleu- 
rus. Quelques  feux  le  long  du  bois,  sur  lamême 
hgne  que  nous,  étaient  aufsi  de  notre  armée; 
je  crois  me  rappeler  que  nous  en  avions  des 
deux  côtés,  mais  je  n'en  suis  pas  sûr  ;  la  grande 
masse,  dans  tous  les  cas,  était  à  gauche. 

On  posa  tout  de  suite  des  sentinelles  aux 
environs,  après  quoi  chacun  se  coucha  sur  la 
lisière  du  bois,  sans  allumer  de  feux,  en  atten- 
dant les  nouveaux  ordres. 

Le  général  SchœtTer  vint  encore  cette  même 
nuit,  avec  des  officiers  de  hussards.  Le  com- 
mandant Gémeau  veillait  sous  les  armes;  ils 
causèrent  tout  haut  à  vingt  pas  de  nous.  Le 
général  disait  que  notre  corps  d'armée  conti- 
nuait à  défiler,  mais  qu'il  était  bien  en  retard  ; 
qu'il  ne  serait  pas  même  au  complet  le  lende- 
main; et  j'ai  vu  par  la  suite  qu'il  avait  raison, 
puisque  notre  quatrième  bataillon,  qui  devait 
nous  rejoindre  au  Chàtelet,  n'arriva  que  le 
lendemain  de  la  bataille,  lorsque  nous  étions  ï 


presque  tous  exterminés  dans  ce  gueux  de  Li- 
gny ,  et  qu'il  ne  nous  restait  plus  seulement 
quatre  cents  hommes  ;  au  lieu  que,  s'il  avait 
été  là ,  nous  aurions  donné  ensemble  ,  et  qu'il 
aurait  eu  sa  part  de  gloire. 

Comme  j'avais  été  de  garde  la  veille,  je  m'é- 
tendis tranquillement  au  pied  d'un  arbre,  côte 
à  côte  avec  Bûche,  au  milieu  des  camarades.  11 
pouvait  être  ime  heure  du  malin.  C'était  le 
jour  de  la  terrible  bataille  de  Ligny.  La  moitié 
de  ceux  qui  dormaient  là  devaient  laisser  leurs 
os  dans  ces  villages  que' nous  voyions,  et  dans 
ces  grandes  plaines  si  riches  en  grains  de  toutes 
sortes;  ils  devaient  aider  à  faire  pousser  les 
blés,  les  orges  et  les  avoines  pendant  les  siècles 
des  siècles.  S'ils  l'avaient  su,  plus  d'un  n'aurait 
pas  si  bien  dormi,  car  les  hommes  tiennent  à 
leur  existence,  et  ce  serait  une  triste  chose  de 
penser  :  «  Aujourd'hui,  je  respire  pour  la  der- 
nière fois.  » 


XVIII 


Durant  cette  nuit  l'air  était  lourd,  je  m'éveil- 
lais toutes  les  heures  malgré  la  grande  fatigue  ; 
les  camarades  dormaient,  quelques-uns  par- 
laient en  rêvant.  Bûche  ne  bougeait  pas.  Tout 
près  de  nous,  sur  la  lisière  du  bois ,  nos  fusils 
en  faisceaux  brillaient  à  la  lune. 

J'écoutais.  Dans  le  lointain  à  gauche,  on 
entendait  des  «  Qui  vive  ?  »  sur  notre  front , 
des  :  «  Ver  clà?  » 

Beaucoup  plus  près  de  nous ,  les  sentinelles 
du  bataillon  se  voyaient  immobiles,  à  deux 
cents  pas,  dans  les  blés  jusqu'au  ventre.  —  Je 
me  levais  doucement  et  je  regardais  :  du  côté 
de  Sombref,  à  deux  lieues  au  moins  sur  notre 
droite  ,  il  arrivait  de  grandes  rumeurs  qui 
montaient  et  puis  cessaient.  On  aurait  dit  de 
petits  coups  de  vent  dans  les  feuilles;  mais  il 
ne  faisait  pas  le  moindre  vent,  il  ne  tombait 
pas  une  goutte  de  rosée,  et  je  pensais  : 

«  Ce  sont  les  canons  et  les  fourgons  des  Prus- 
siens qui  galopent  là-bas  sur  la  route  de  Na- 
mur,  et  leurs  bataillons  leurs  escadrons  qui 
viennent  toujours.  Mun  Dieu:  dans  quelle  po- 
sition nous  allons  éti-e  demain,  avec  cette 
masse  de  gens  devant  nous  ,  qui  se  renforcent 
encore  de  minute  en  minute  !  » 

Ils  avaient  éteint  leurs  feux  à  Saint-Amand 
et  à  Ligny,  mais  du  côté  de  Sombref  il  en  bril- 
lait beaucoup  plus  :  les  régiments  prussiens, 
qui  venaient  d'arriver  à  marches  forcées,  fai- 
saient sans  doute  leur  soupe.  —  Des  idées 
innombrables  me  passaient  par  la  tête;  je  me 


WATERLOO. 


fi9 


recoachais  et  je  me  rendormais  pour  une  demi- 
heure.  Quelquefois  aussi  je  me  disais  : 

«  Tu  t'es  sauvé  de  Lutzen,  de  Leipzig  et  de 
Hanau;  pourquoi  ne  te  réchapperais-tu  pas 
encore  d'ici?  • 

Mais  ces  espérances  que  je  me  donnais  no 
m'empêchaient  pas  de  reconnaître  que  ce  serait 
terrible. 

A  la  fln,  je  m'étais  pourtant  endormi  tout  à 
fait,  lorsque  le  tambour-maître  Padoue  se  mit 
à  battre  lui-même  la  diane  ;  il  se  promenait  de 
long  en  large  sur  la  lisièi-e  du  bois,  et  se  com- 
plaisait dans  ses  roulements  et  ses  redoublés. 
Les  officiers  étaient  déjà  réunis  sur  la  colline 
dans  les  blés,  ils  regardaient  vers  Fleurus,  cau- 
sant entre  eux. 

Notre  diane  commence  toujours  avant  celle 
des  Prussiens,  des  Russes,  des  Autrichiens  et 
de  tous  nos  ennemis;  c'est  comme  le  chant  de 
l'alouette  au  tout  petit  jour.  Les  autres,  avec 
leurs  larges  tambours,  commencent  après  leurs 
roulements  sourds,  qui  vous  donnent  des  idées 
d'enterrement.  Mais  leurs  trompettes  ont  de 
jolis  aii's  pour  sonner  le  réveil,  au  lieu  que  les 
nôtres  ne  donnent  que  trois  ou  quatre  coups  de 
langue,  et  semblent  dire  : 

«  En  route  !  nous  n'avons  pas  de  temps  à 
perdre.  » 

Tout  le  monde  se  levait,  le  soleil  magnifique 
montait  sur  les  blés,  on  sentait  d'avance  quelle 
chaleur  il  allait  faire  sur  les  midi.  Bûche  et 
tous  les  hommes  de  corvée  partaient  avec  les 
bidons  chercher  de  l'eau,  pendant  que  d'autres 
secouaientl'amadou  dans  une  poignée  de  paille 
pour  allumer  les  feux.  Le  bois  ne  manquait 
pas,  chacun  cherchait  sa  brassé_e  dans  les 
coupes.  Le  caporal  Duhem,  le  sergent  Rabot  et 
Zébédé  vinrent  causer  avec  moi.  Nous  étions 
tous  partis  ensemble  en  1813;  ils  avaient  été  de 
ma  noce,  aux  Quatre-Venls,  do  sorte  que,  mal- 
gré la  différence  des  grades,  ils  conservaient 
toujours  un  bon  fonds  pour  Joseph. 

«  Eh  bien  !  me  cria  Zébédé,  la  danse  va  re- 
commencer? 

— Oui,  »  lui  dis-je. 

Et,  me  rappelant  tout  à  coup  les  paroles  du 
pauvre  sergent  Pinto,  le  matin  de  Lulzen,je 
lui  répondis  en  clignant  de  l'œil  : 

•  Ça,  Zébédé,  comme  disait  le  sergent  Plnto, 
c'est  une  bataille  où  l'on  gagne  la  croix  à  tra- 
vers les  coups  de  rejguloir  et  de  baïonnette;  et 
si  l'on  n'a  pas  la  chance  de  l'avoir,  il  ne  faut 
plus  compter  dessus.  » 

Alors  tous  se  mirent  à  rire,  et  Zébédé 
s'écria  : 

«  Oui,  le  pauvre  vieux ,  il  la  méritait  bien  ; 
mais  c'est  plus  difficile  de  l'attraper  que  le  bou- 
quet au  mât  de  cocagne.  • 


Nous  riions  tous,  et  comme  ils  avalent  une 
gourde  d'eau-de-vie,  nous  cassâmes  une  croûte 
elTT-igardant  les  mouvements  qui  commen- 
çaient à  se  dessiner.  Bûche  était  revenu  l'un  des 
premiers  avec  son  bidon  ;  il  se  tenait  derrière 
nous,  les  oreilles  tendues  comme  un  renard  à 
l'affût.  Des  files  de  cavaliers  sortaient  du  bois 
et  traversaient  les  blés  en  se  dirigeant  sur 
Saint-Araand,  le  grand  village  à  gauche  de 
Fleurus. 

«  Ça,  disait  Zébédé,  c'est  la  cavalerie  légère 
de  Pajol,  qui  va  se  déployer  en  tirailleurs;  — 
ça,  ce  sont  les  dragons  d'Exelmans.  Quand  les 
autres  auront  éclairé  la  position  ils  s'avance- 
ront en  ligne,  je  vous  en  préviens  ;  cela  se  fait 
toujours  de  la  même  manière,  et  les  canons 
arrivent  avec  l'infanterie.  La  cavalerie  fait  un 
à  droite  ou  un  à  gauche  ;  elle  se  replie  sur  les 
ailes,  et  l'infanterie  se  trouve  en  première 
ligne.  On  formera  les  colonnes  d'attaque  sur 
les  bons  chemins  et  dans  les  champs,  et  l'afTaire 
s'engagera  par  la  canonnade  pendant  une  demi- 
heure,  vingt  minutes,  plus  ou  moins;  la  pre- 
mière distribution  est  toujours  entre  canon- 
niers.  Quand  ils  en  ont  assez,  quand  la  moitié 
des  batteries  est  à  terre,  l'Empereur  choisit  un 
bon  moment  pour  nous  lancer;  mais  nous 
autres,  c'est  de  la  mitraille  que  nous  attrapons, 
parce  que  nous  sommes  plus  près.  On  s'avance 
l'arme  au  bras,  au  pas  accéléré,  en  bon  ordre, 
et  l'on  finit  toujours  au  pas  de  course,  à  cause 
de  la  mitraille  qui  vous  cause  des  impatiences. 
Je  vous  eu  préviens,  conscrits,  pour  que  vous 
ne  soyez  pas  étonnés.  » 

Plus  de  vingt  conscrits  étaient  venus  se  ran- 
ger derrière  nous.  La  cavalerie  sortait  toujours 
du  bois. 

■  Je  parie,  dit  le  caporal  Duhem,  que  le 
4«  corps  est  en  marche  derrière  nous  depuis  la 
pointe  du  jour.  » 

Et  Rabot  disait  qu'il  lui  faudrait  du  temps 
pour  arriver  en  ligne,  à  cause  des  mauvaises 
traverses  dans  le  bois. 

Nous  étions  là  comme  des  généraux  qui  dé- 
libèrent entre  eux,  et  nous  regardions  aussi  la 
position  des  Prussiens  autour  des  villages, 
dans  les  vergers  et  derrière  les  haies,  qui  s'é- 
lèvent à  six  et  sept  pieds  dans  ce  pays.  Un  grand 
nombre  de  leurs  pièces  étaient  en  batterie  entre 
Ligny  et  Saint-Amand;  on  voyait  très-bien  le 
bronze  reluire  au  soleil,  ce  qui  vous  inspirait 
des  réflexions  de  toute  sorte. 

•  Je  suis  sûr,  disait  Zébédé,  qu'ils  ont  tout 
barricadé,  qu'ils  ont  creusé  des  fossés,  qu'ils 
ont  percé  des  ti'ous  dans  les  murs,  et  qu'on 
aurait  bien  fait  de  pousser  hier  soir,  à  la  re- 
traite de  leurs  carrés,  jusqu'au  premier  village 
sur  la  hauteur.  Si  nous  étions  au  même  ni'veau 


70 


ROMANS  NATIONAUX. 


qu'eux,  tout  irait  bien;  mais  de  grimger  à  tra- 
vers des  haies,  sous  le  feu  de  l'enaeini,  cela 
coûte  du  monde,  à  moins  qu'il  n'arrive  quelque 
chose  par  derrière,  comme  c'est  l'habitude  de- 
l'Empereur.  » 

De  tous  les  côtés  les  anciens  causaient  de  la 
sorte  et  les  conscrits  écoutaient. 

En  attendant,  les  manrites  pendaient  sur  le 
feu,  mais  avec  défense  expresse  d'employer  à 
cela  les  baïonnettes,  qui  se  détrempent. 

Il  pouvait  être  sept  heures,  tout  le  monde 
croyait  que  la  bataille  serait  livrée  à  Saint- 
Amand,  celui  des  trois  villages  le  plus  à  notre 
gauche,  entouré  de  haies  et  d'arbres  touffiiSj 
une  grosse  tour  ronde  au  milieu;  et  plus  haut, 
derrière,  d'autres  maisons  avec  un  chemin 
tournant  bordé  de  pierres  sèches.  —  Tous  les 
officiers  disaient  :  «  C'est  là  que  se  portera 
l'atfaire.  » 

Parce  que  nos  troupes  venant  de  Charleroi 
s'étendaient  dans  la  plaine  au-dessous;  infan- 
terie et  cavalerie,  tout  filait  de  ce  côté  :  tout  le 
corps  de  Vandamme  et  la  division  Gérard.  Des 
mille  et  mille  casques  brillaient  au  soleil.  Bû- 
che, auprès  de  moi,  disait  : 

«Oh!...  ohl...  oh!...  regarde,  Joseph,  re- 
garde... il  en  vient  toujours.  • 

Des  files  de  baïonnettes  innombrables  se 
voyaient  dans  la  même  direction  à  perte  de 
vue. 

Les  Prussiens  s'étendaient  de  plus  en  plus 
sur  la  côte  en  arrière  des  villages,  où  se  trou- 
vaient des  moulins  à  vent. 

Gemouvementdura  jusqu'à  huit  heures.  Per- 
sonne n'avait  faim,  mais  on  mangeait  tout  de 
mémo,  pourn'avoir  pijs  de  reproches  à  se  faire; 
car,  une  fois  la  bataille  commencée,  41  faut 
aller,  quand  cela  durerait  deux  jours. 

Kntro  huit  et  neuf  heures,  les  premiers  ba- 
taillons de  notre  division  débouchèrent  aussi 
du  bois.  Les  officiers  venaient  serrer  la  main  à 
leurs  camarades,  mais  l'état-major  restait  en- 
core en  arrière. 

Tout  à  coup  nous  vîmes  des  hussards  et  des 
chasseâ^  passer  en  prolongeant  notre  front  de 
bataille  sur  la  droite  :  c'était  la  cavalerie  de 
Morin.  L'idée  nous  vint  aussitôt  que  dans  le 
moment  où  le  combat  serait  engagé  sur  Saint- 
Amand,  et  que  les  Prussiens  auraient  porté 
toutes  leurs  forces  de  ce  côté,  nous  leur  tojîi- 
berions  en  flanc  par  le  village  de  Ligny*  Mais 
les  Prussiens  eurent  la  même  idée,  car  depuis 
ce  moment  ils  ne  défilaient  plus  jusqu'à  Saint- 
Amand  et  s'arrêtaient  à  Ligny;  ils  descendaient 
même  plus  bas,  et  l'on  voyait  très-bien  leurs 
officiers  poster  les  soldats  dans  les  haies,  dans 
les  jardins,  derrière  les  petits  murs  et  les  ba 
raques.  On  trouvait  leur  position  très-solide. — 


Ils  continuaient  à  descendre  dans  un  pli  de 
terrain  entre  Ligny  et  Fleurus,  et  cela  nous 
étonnait;  car  nous  ne  savions  pas  encore  que 
plus  bas  passe  un  ruisseau  qui  partage  le 
village  en  deux,  et  qu'ils  étaient  alors  en  train 
de  garnir  les  maisons  de  notre  côté;  nous  ne 
savions  pas  que  si  nous  avions  la  chance  de  les 
bousculer,  ils  auraient  encore  leur  retraite  plus 
haut,  et  nous  tiendraient  toujours  sous  leur  feu. 

Si  l'on  savait  tout  dans  des  affaires  pareilles, 
on  n'oserait  jamais  commencer,  parce  qu'on 
n'aurait  pas  l'espoir  de  venir  à  bout  d'une  en- 
treprise si  dangereuse;  mais  ces  choses  ne  se 
découvrent  qu'à  mesure,  et  dans  ce  jour  nous 
devions  en  découvrir  beaucoup  auxquelles  on 
ne  s'attendait  pas. 

Vers  huit  heures  et  demie,  plusieurs  de  nos 
régiments  avaient  passé  le  bois;  bientôt  on 
battit  le  rappel,  tous  les  bataillons  prirent  les 
armes.  Le  général  comte  Gérard  et  son  état- 
major  arrivaient.  Ils  passèrent  au  galop  jusque 
sur  la  colline  au-dessus  de  Fleurus,  sans  nous 
regarder. 

Presque  aussitôt  la  fusillade  s'engagea;  des 
tirailleurs  du  corps  de  Vandamme  s'appro- 
chaient du  viljage,  à  gauche;  deux  pièces  de 
canon  partaient  aussi  traînées  par  des  artilleurs 
à  cheval.  Elles  tirèrent  cinq  ou  six  coups  du 
haut  de  la  colline  ;  puis  la  fusillade  cessa,  nos 
tirailleurs  étaient  à  Fleurus,  et  nous  voyions 
trois  ou  quatre  cents  Prussiens  remonter  la 
côte  plus  loin,  vers  Ligny. 

Le  général  Gérard  regarda  ce  petit  engage- 
ment, puis  il  revint  avec  ses  ofiiciers  d'ordon- 
nance, et  passa  lentement  sur  le  front  de  nos 
bataillons,  en  nous  inspectant  d'un  air  pensif, 
comme  pour  voir  la  mine  que  nous  avions. 
C'était  un  homme  brun,  la  figure  ronde;  il 
pouvait  avoir  quarante-cinq  ans;  il  avait  le 
bas  de  la  figure  large,  le  menton  pointu,  la  léte 
grosse  ;  on  trouve  beaucoup  de  paysans  chez 
nous  qui  lui  ressemblent,  ce  ne  sont  pas  les 
plus  bétes. 

Il  ne  nous  dit  rien,  et  quand  il  eut  parcouru 
la  ligne  d'un  bout  à  l'autre,  tous  les  comman- 
dants et  les  colonels  se  réunirent  sur  notre 
droite.  On  nous  commanda  de  mettre  l'arme 
au  pied.  — Les  officiers  d'ordonnance  allaient 
alors  comme  le  vent,  on  ne  voyait  que  cela; 
mais  rien  ne  bougeait.  Seulement  le  bruit  s'était 
répandu  que  le  maréchal  Grouchy  nous  com- 
mandait en  chef,  et  que  l'Empereur  attaquait 
les  Anglais  à  quatre  lieues  de  nous,  sur  la  route 
de  Bruxelles. 

Cette  nouvelle  ne  nous  rendait  pas  de  bonne 
humeur  ;  plus  d'un  disait  : 

«  Ce  n'est  pas  étonnant  que  nous  soyons  en- 
core là  depuis  ce  matin  sans  rien  faire  ;  si  l'Em- 


WATERLOO, 


pereur  était  avec  nous ,  la  bataille  serait  en- 
gagée depuis  longtemps  ;  les  Prussiens  n'au- 
raient pas  eu  le  temps  de  se  reconnaître.  • 

Voilà  les  propos  qu'on  tenait,  ce  qui  montre 
bien  l'injustice  des  hommes ,  car,  trois  heures 
après,  vers  midi ,  tout  à  coup  des  milliers  de 
cris  de  :  Vive  l'Empereur/  s'élevèrent  à  gauche; 
Napoléon  arrivait.  Ces  cris  se  rapprochaient 
comme  un  orage,  et  se  prolongèrent  bientôt 
jusqu'en  face  de  Sombref.  On  trouvait  que  tout 
était  bien  ;  ce  qu'on  reprochait  au  maréchal 
Grouchy,  l'Empereur  avait  bien  fait  de  le  faire, 
puisque  c'était  lui. 

Aussitôt  l'ordre  arriva  de  se  porter  à  cinq 
cents  pas  en  avant,  en  appuyant  sur  la  droite, 
et  nous  partîmes  à  travers  les  blés  ,  les  orges, 
les  seigles ,  les  avoines,  qui  se  courbaient  de- 
vant nous.  La  grande  ligne  de  bataille,  sur 
notre  gauche,  ne  bougeait  toujours  pas. 

Gomme  nous  approchions  d'une  grande 
chaussée  que  nous  n'avions  pas  encore  vue,  et 
que  nous  découvrions  aussi  Fleurus,  à  mille 
pas  en  avant  de  nous,  avec  son  ruisseau  bordé 
de  saules,  on  nous  cria  : 

«  Halte  1  » 

Dans  toute  la  division  on  n'entendait  qu'un 
murmure  : 

«  Le  voilà  !» 

L'Empereur  arrivait  à  cheval  avec  un  petit 
état-major  ;  de  loin,  on  ne  reconnaissait  que 
sa  capote  grise  et  son  chapeau  ;  sa  voiture,  en- 
tourée de  lanciers,  était  en  arrière.  — Il  entra 
par  la  grande  route  à  Fleurus,  et  resta  dans  ce 
village  plus  d'une  heure ,  pendant  que  nous 
rôtissions  dans  les  blés. 

Au  bout  de  cette  heure,  et  lorsqu'on  pensait 
que  cela  ne  finirait  plus,  des  files  d'officiers 
d'ordonnance  partirent,  les  reins  plies,  le  nez 
entre  les  oreilles  de  leurs  chevaux  ;  deux  s'ar- 
rêtèrent auprès  du  général  comte  Gérard,  un 
resta,  l'autre  repartit.  Après  cela,  nous  atten- 
dîmes encore,  et  tout  à  coup,  d'un  bout  du 
pays  à  l'autre,  toutes  les  musiques  des  régi- 
ments se  mirent  à  jouer  ;  tout  se  mêlait  :  les 
tambours,  les  trompettesl  et  tout  marchait  ; 
cette  grande  ligne  ,  qui  s'étendait  bien  loin 
derrière  Sainl-Amand  jusqu'au  bois,  se  cour- 
bait, l'aile  droite  en  avant.  Gomme  elle  dépas- 
sait notre  division  par  derrière,  on  nous  fit 
encore  obliquer  à  droite,  puis  on  nous  cria  de 
nouveau  : 

.  Halte  !  • 

Nous  étions  en  face  de  la  route  qui  sort  de 
Fleurus.  Nous  avions  à  gauche  un  mur  blanc; 
derrière  ce  mur  s'élevaient  des  arbres,  une 
grande  maison,  et  devant  nous  se  dressait  un 
moulin  à  vent  en  briques  rouges,  haut  comme 
une  tour. 


A  peine  faisions-nous  halte,  c,ae l'Empereur 
sortit  de  ce  moulin  avec  trois  ou  quatre  géné- 
raux, et  deux  paysans  en  blouse,  deux  vieux 
qui  tenaient  leur  bonnet  de  coton  à  la  main. 
C'est  alors  que  la  division  se  mit  à  crier:  Vive 
l'Empereur!  et  que  je  le  vis  bien,  car  il  arrivait 
juste  en  face  du  bataillon  par  un  sentier,  les 
mains  derrière  le  dos  et  la  tête  penchée,  en 
écoutant  un  de  ces  vieux  tout  chauve.  Lui  ne 
faisait  pas  attention  à  nos  cris  ;  deux  fois  il  se 
retourna,  montrant  le  village  de  Ligny.  Je  le 
voyais  comme  le  père  Goulden,  lorsque  nous 
étions  assis  l'un  en  face  de  l'autre  à  table.  Il 
était  devenu  beaucoup  plus  gros  et  plus  jaune 
depuis  Leipzig  ;  s'il  n'avait  pas  eu  sa  capote 
grise  et  son  chapeau,  je  crois  qu'on  aurait  eu 
de  la  peine  à  le  reconnaître  :  il  avait  l'air  vieux 
et  ses  joues  tombaient.  Cela  venait  sans  doute 
de  ses  chagrins  à  l'île  d'Elbe,  en  songeant  à 
toutes  les  fautes  qu'il  avait  commises  ;  car  c'é- 
tait un  homme  rempli  de  bon  sens  et  qui  voyait 
bien  ses  fautes:  il  avait  détruit  la  Révolution 
qui  le  soutenait;  il  avait  rappelé  les  émigrés, 
qui  ne  voulaient  pas  de  lui;  il  avait  pris  une 
archiduchesse  qui  restait  à  Vienne  ;  il  avait 
choisi  ses  plus  grands  ennemis  pour  leur  de- 
mander des  conseils...  Enfin,  il  avait  tout  remis 
dans  le  même  état  qu'avant  la  Révolution;  il 
n'y  manquait  plus  que  Louis  XVIII  ;  alors  les 
rois  avaient  mis  Louis  XVIII  à  sa  place.  — 
Maintenant  il  était  venu  renverser  le  roi  légi- 
time ;  les  uns  l'appelaient  despote  et  les  autres 
jacobin  I  C'était  malheureux  ,  puisqu'il  avait 
tout  arrangé  lui-même  d'avance  pour  rétablir 
les  Bourbons.  Il  ne  lui  restait  plus  que  son 
armée  ;  s'il  la  perdait,  tout  était  perdu  pour 
lui ,  parce  que,  dans  la  nation,  les  uns  vou- 
laient la  liberté,  comme  le  père  Goulden,  et  les 
autres  voulaient  l'ordre  et  la  paix,  comme  la 
mère  Grédel ,  comme  moi,  comme  tous  ceux 
qu'on  enlevait  pour  la  guerre. 

Ces  choses  le  forçaient  de  réfléchir  terrible- 
ment. H  avait  perdu  la  confiance  de  tout  le 
monde.  Les  vieux  soldats  seuls  lui  conser- 
vaient leur  attachement  ;  ils  voulaient  vaincre 
ou  mourir;  avec  des  idées  pareilles,  on  est  tou- 
jours sûr  que  l'un  ou  l'autre  ne  vous  manquera 
pas;  tout  devient  très-simple  et  très  clair; 
mais  bien  des  gens  n'avaient  pas  les  mêmes 
idées,  et,  pour  ma  part,  j'aimais  beaucoup  plus 
Catherine  que  l'Empereur. 

En  arrivant  au  coin  du  mur,  où  des  hussards 
l'attendaient ,  il  monta  sur  son  cheval ,  et  le 
général  Gérard,  qui  l'avait  vu,  descendit  au 
galop  jusque  sur  la  chaussée.  Lui  se  retourna 
deux  secondes  pour  l'écouter,  ensuite  ils  en- 
trèrent ensemble  dans  Fleurus. 

Il  fallut  encore  attendre. 


72 


ROMANS   NATIONAUX. 


L'Empoieur,  les  mains  derrière  le  dos  et  la  tête  baissée...  (Page  71.) 


Siu-  les  deux  heures,  le  général  Gérard  re- 
vint ;  on  nous  fit  obliquer  une  troisième  fois  à 
droite,  et  toute  la  division,  en  colonnes,  suivit 
la  grande  chaussée  de  Fleurus,  les  canons  et 
les  caissons  dans  l'intervalle  des  brigades.  Il 
faisait  une  poussière  qu'on  ne  peut  s'imaginer. 
Bûche  me  disait  : 

«  A  la  première  mare  que  nous  rencontrons, 
coûte  que  coûte,  il  faut  que  je  boive.  » 

Mais  nous  ne  rencontrions  pas  d'eau. 

Les  musiques  jouaient  toujours;  derrière 
nous  arrivaient  des  masses  de  cavalerie,  prin- 
cipalement des  dragons.  Nous  étions  encore 
en  marche,  lorsque  le  roulement  de  la  fusillade 
et  des  coups  de  canon  commença,  comme  une 
digue  qui  se  rompt ,  et  dont  l'eau  tombe,  eu 
entraînant  tout  de  fond  en  comble. 


Je  connaissais  cela,  mais  Bûche  devint  tout 
pâle  ;  il  ne  disait  rien  et  me  regardait  d'un  air 
étonné. 

«  Oui,  oui ,  Jean  ,  lui  dis-je,  ce  sont  les  au- 
tres là  -  bas  ,  qui  commencent  l'attaque  de 
Saint-Amand  ,  mais  tout  à  l'heure  notre  tour 
viendra.  • 

Ce  roulement  redoublait,  les  musiques  en 
même  temps  avaient  cessé  ;  on  criait  de  tous 
les  côtés  : 

«  Halte  !  » 

La  division  s'arrêta  sur  la  chaussée,  les  ca- 
nonniers  sortirent  des  intervalles  et  mirent 
leurs  pièces  en  ligne,  à  cinquante  pas  devant 
nous,  les  caissons  derrière. 

Nous  étions  en  face  de  Ligny.  On  ne  voyait 
qu'une  ligne  blanche  de  maisons  à  moitié  ca- 


il 


WATERLOO. 


73 


Nous  lomliùmes  tous  à  la  renverse.  (Page  78.) 


ohées  parles  vergers — le  clocher  au-dessus — 
des  rampes  de  terre  jaune,  des  arbres,  des  haies, 
des  palissades.  Nous  étions  de  douze  à  quinze 
mille  hommes ,  sans  compter  la  cavalerie,  et 
nous  attendions  l'ordre  d'attaquer. 

La  bataille  du  côté  de  Saint-Amand  conti- 
nuait, des  masses  de  fumée  montaient  au  ciel. 

En  attendant  notre  tour,  je  me  mis  à  penser 
avec  une  tendresse  extraordinaire  à  Catherine  ; 
ridée  qu'elle  aurait  un  enfant  me  traversa  l'es- 
prit, je  suppliai  Dieu  de  me  conserver  la  vie, 
mais  la  bonne  pensée  me  vint  aussi  que,  si  je 
mourais,  notre  tnfanl  serait  là  pour  les  con- 
soler tous,  Catherine,  la  tante  Grédel  et  le  père 
Goulden  ;  que  si  c'était  un  garçon,  ils  l'appel- 
leraient Joseph,  et  qu'ils  le  caresseraient;  que 
M.  Goulden  le  ferait  danser  sur  ses  genoux, 


que  la  tante  Grédel  l'aimerait,  el  que  Catherine, 
en  l'embrassant,  penserait  à  moi.  Je  me  dis 
que  je  ne  serais  pas  tout  à  fait  mort.  Mais  j'au- 
rais bien  voulu  pourtant  vivre,  et  je  voyais 
que  ce  serait  terrible. 

Bûche  aussi  me  dit  : 

«  Ecoute,  j'ai  une  croix...  si  je  suis  tué...  il 
faut  que  tu  me  promettes  quelque  chose.  • 

11  me  serrait  la  main. 

«  Je  te  le  promets,  lui  dis-je. 

—  Eh  bien  !  elle  est  là  sur  ma  poitrine  ;  je 
veux  que  tu  la  rapportes  au  Harberg,  et  que  tu 
la  pendes  dans  la  chapelle ,  en  souvenir  de 
Jean  Bûche,  mort  dans  la  croyance  du  J^ère,  du 
fils  et  du  Saint-Esprit.  • 

Il  me  parlait  gravement ,  et  je  trouvais  sa 
volonté  très-naturelle,  puisque  les  uns  meuren' 


'lO 


46 


74 


ROMANS    NATIONAUX. 


pour  les  droits  de  l'homme ,  d'autres  en  pen- 
sant à  leur  mère ,  d'autres  à  l'exemple  des 
hommes  justes  qui  se  sont  sacrifiés  pour  le 
genre  humain  :  tout  cela,  c'est  une  seule  et 
même  chose ,  qu'on  appelle  autrement ,  selon 
sa  manière  de  voir. 

Je  lui  promis  donc  ce  qu'il  me  demandait,  et 
nous  attendîmes  encore  près  d'une  demi-heure. 
Tous  ceux  qui  sortaient  du  bois  vinrent  se  ser- 
rer contre  nous  ;  nous  voyions  aussi  lacavalerie 
se  déployer  sur  notre  droite,  comme  pour  atta- 
quer Sombref. 

De  notre  côté,  jusqu'à  deux  heures  et  demie, 
pas  un  coup  de  fusil  n'avait  été  tiré,  lorsqu'un 
aide  de  camp  de  l'Empereur  arriva  ventre  à 
terre  sur  la  route  de  Fleurus,  et  je  pensai  tout 
de  suite  :  «  Voici  notre  tour.  Maintenant,  que 
Dieu  veille  sur  nous;  car  ce  n'est  pas  nous  au- 
tres, pauvres  malheureux,  qui  pouvons  nous 
sauver  dans  des  massacres  pareils  !  » 

J'avais  à  peine  eu  le  temps  de  me  faire  ces 
reflexions ,  que  deux  bataillons  partirent  à 
droite  sur  la  chaussée,  avec  de  l'artillerie,  du 
côté  de  Sombref,  où  des  uhlans  et  des  hussards 
prussiens  se  déployaient  en  face  de  nos  dra- 
gons. Ces  deux  bataillons  eurent  la  chance  de 
rester  en  position  sur  la  route  toute  cette  jour- 
née pour  observer  la  cavalerie  ennemie,  pen- 
dant que  nous  allions  enlever  le  village  où  les 
Prussiens  étaient  en  force. 

On  forma  les  colonnes  d'attaque  sur  le  coup 
de  trois  heures  ;  j'étais  dans  celle  de  gauche, 
qui  partit  la  première,  au  pas  accéléré,  dans  un 
chemin  tournant.  De  ce  côté  de  Ligny  se  trou- 
vait une  grosse  masure  en  briques  ;  elle  était 
ronde  et  percée ^è  trous;  elle  regardait  dans 
le  chemin  où  nous  montions,  et  nous  la  regar- 
dions aussi  par-dessus  les  blés.  La  seconde 
colonne  au  milieu  partit  ensuite,  parce  qu'elle 
n'avait  pas  tant  de  chemin  à  faire  et  montait 
tout  droit;  nous  devions  la  rencontrer  à  l'en- 
trée du  village.  Je  ne  sais  pas  quand  la  troi- 
sième partit,  nous  ne  l'avons  rencontrée  que 
plus  tard. 

Tout  alla  bien  jusque  dans  un  endroit  où  le 
chemin  coupe  une  petite  hauteur  et  redescend 
plus  loin  dans  le  village.  Gomme  nous  entrions 
entre  ces  deux  petites  buttes  couvertes  de  blé, 
et  que  nous  commencions  à  découvrir  les  pre- 
mières maisons,  tout  à  coup  une  véritable  grêle 
de  balles  arriva  sur  notre  tête  de  colonne  avec 
un  bruit  épouvantable  :  de  tous  les  trous  de  la 
grosse  masure,  de  toutes  les  fenêtres  et  de 
tontes  les  lucarnes  des  maisons,  des  haies,  des 
vergers,  par-dessus  les  petits  murs  en  pierres 
sèches,  la  fusillade  se  croisait  sur  nous  comme 
des  éclairs.  En  même  temps,  d'un  champ  en 
airière  de  la  grosse  tour  à  gauche,  et  plus  haut 


que  Ligny,  du  côté  des  moulins  à  vent,  une 
quinzaine  de  grosses  pièces  mises  exprès  com- 
mencèrent un  autre  roulement,  avprès  duquel 
celui  de  la  fusillade  n'était  encore,  pour  ainsi 
dire,  rien  du  tout.  Ceux  qui ,  par  malheur, 
avaient  déjà  dépassé  le  chemin  creux  tombaient 
les  uns  sur  les  autres  en  tas  dans  la  fumée.  Et 
dans  le  moment  où  cela  nous  arrivait,  nous 
entendions  aussi  le  feu  de  l'autre  colonne  s'en- 
gager à  notre  droite,  et  le  grondement  d'autres 
canons,  sans  savoir  si  c'étaient  les  nôtres  ou 
ceux  des  Prussiens  qui  tiraient. 

Heureusement,  le  bataillon  n'avait  pas  en- 
core dépassé  la  colline  ;  les  balles  sifflaient  et 
les  boulets  ronflaient  dans  les  blés  au-dessus  de 
nous,  en  rabotant  la  terre,  mais  sans  nous  faire 
de  mal.  Chaque  fois  qu'il  passait  des  rafles  pa- 
reilles, les  conscrits  près  de  moi  baissaient  la 
tête.  Je  me  rappelle  que  Bûche  me  regardait 
avec  de  gros  yeux.  Les  anciens  serraient  les 
lèvres. 

La  colonne  s'arrêta.  Chacun  réfléchissait  s'il 
ne  valait  pas  mieux  redescendre,  mais  cela  ne 
dura  qu'une  seconde  ;  dans  le  moment  où  la 
fusillade  paraissait  se  ralentir,  tous  les  officiers, 
le  sabre  en  l'air,  se  mirent  à  crier  : 

■  En  avant  I   » 

Et  la  colonne  repartit  au  pas  de  course.  Elle 
se  jeta  d'abord  dans  le  chemin  qui  descend  à 
travers  les  haies,  par-dessus  les  palissades  et 
les  murs  où  les  Prussiens  embusqués  conti- 
nuaient à  nous  fusiller. — Malheur  à  ceux  qu'on 
trouvait,  ils  se  défendaient  comme  des  loups, 
mais  les  coups  de  crosse  et  de  baïonnette  les 
étendaient  bientôt  dans  un  coin.  Un  assez 
grand  nombre,  les  vieux  à  moustaches  grises, 
avaient  préparé  leur  retraite;  ils  s'en  allaient 
d'un  pas  ferme,  en  se  retournant  pour  tirer 
leur  dernier  coup,  et  refermaient  une  porte, 
ou  bien  se  glissaient  dans  une  brèche.  Nous  les 
suivions  sans  relâche;  on  n'avait  plus  de  pru- 
dence ni  de  miséricorde,  et  finalement  nous 
arrivâmes  tout  débandés  aux  premières  mai- 
sons, où  la  fusillade  recommença  sur  nous  des 
fenêtres,  du  coin  des  rues  et  de  partout. 

Nous  avions  bien  alors  les  vergers,  les  jar 
dins,  les  murs  de  pierres  sèches  qui  descen- 
daient le  long  de  la  colline,  mais  tout  saccagés, 
bouleversés,  les  palissades  arrachées,  et  qui  ne 
pouvaient  plus  servir  d'abri.  Les  cassines  en 
face,  bien  barricadées,  continuaient  leur  feu 
roulant  surnous.En  dix  minutes,  ces  Prussiens 
nous  auraient  exterminés  jusqu'au  dernier. 
Alors,  en  voyant  cela,  la  colonne  se  mit  à  re- 
descendre, les  tambours,  les  sapeurs,  les  offi- 
ciers et  les  soldats  pêle-mêle  sans  tourner  la 
tête.  Moi  je  sautais  par-dessus  les  palissades,  où 
jamais  de  la  vie,  dans  un  autre  moment,  je 


WATERLOO. 


7b 


n'aurais  eu  l'amour-propre  de  croire  que  je 
pouvais  sauter,  principalement  avec  le  sac  et 
la  giberne  sur  le  dos;  et  tous  les  autres  fai- 
saient comme  moi  :  — tout  dégringolait  comme 
un  pan  de  mur. 

Une  fois  dans  le  chemin  creux,  entre  les  col- 
lines, on  s'arrêta  pour  reprendre  haleine,  car 
la  respiration  vous  manquait.  Plusieurs  même 
se  couchaient  par  terre,  d'autres  s'essuyaient 
le  dos  contre  le  talus.  Les  officiers  s'indignaient 
contre  nous,  comme  s'ils  n'avaient  pas  suivi  le 
mouvement  de  retraite  ;  beaucoup  criaient  : 
«  Qu'on  fasse  avancer  les  canons  !  »  D'autres 
voulaient  reformer  les  rangs,  et  c'est  à  peine 
si  l'on  s'entendait,  au  milieu  de  ce  grand  bour- 
donnementdela  canonnade, dont  l'airtremblait 
comme  pendant  un  orage. 

Je  vis  Bûche  revenir  en  allongeant  le  pas  ; 
sa  baïonnette  était  rouge  de  sang  ;  il  vint  se 
placer  près  de  moi  sans  rien  dire,  en  rechar- 
geant. 

Plus  de  cent  hommes  du  bataillon,  le  capi- 
taine Grégoire,  le  lieutenant  Certain,  plusieurs 
sergents  et  caporaux  restaient  dans  les  ver- 
gers; les  deux  premiers  bataillons  de  la  co- 
lonne avaient  autant  souffert  que  nous. 

Zébédé,  son  grand  nez  crochu,  tout  pâle,  en 
m'apercevant  de  loin,  se  mit  à  crier  : 

«  Joseph...  pas  de  quartier  I  » 

Des  masses  de  fumée  blanche  pas.'^aient  au- 
dessus  de  la  butte.  Toute  la  côte,  depuis 
Ligny  jusqu'à  Saint-Amand,  derrière  les  sau- 
les, les  trembles  et  les  peupliers  qui  bordent 
ces  collines,  était  en  feu. 

J'avais  grimpé  jusqu'au  niveau  des  blés,  les 
deux  mains  à  terre,  et  voyant  ce  terrible  spec- 
tacle, voyant  jusqu'au  haut  de  la  cote ,  près 
des  moulins,  de  grandes  lignes  d'infanterie 
noires,  l'arme  au  pied,  prêtes  à  descendre  sur 
nous,  et  de  la  cavalerie  innombrable  sur  les 
ailes,  je  redescendis  en  pensant: 

•  Jamais  nous  ne  viendrons  à  bout  de  cette 
armée;  elle  remplit  les  villages,  elle  garde  les 
chemins,  elle  couvre  la  côte  à  perte  de  vue, 
elle  a  des  canons  partout  ;  c'est  contraire  au 
bon  sens  de  s'obstiner  dans  une  entreprise  pa- 
reille !  • 

J'étais  indigné  contre  nos  généraux  ,  j'en 
étais  même  dégoûté. 

Tout  cela  ne  prit  pas  dix  minutes.  Dieu  sait 
ce  que  nos  deux  autres  colonnes  étaient  deve- 
nues ;  toute  cette  grande  fusillade  arrivant  de 
la  gauche,  et  ces  volées  de  mitraille  que  nous 
entendions  passer  dans  les  airs  étaient  sans 
doute  pour  elles. 

Je  croyais  que  nous  avions  déjà  notre  bonne 
part  de  malheurs,  lorsque  le  général  Gérard  et 
deux  autres  généraux,  Vichery  et  ScliœO'er,  ar- 


rivèrent de  la  route  au-dessous  de  nous,  ven- 
tre à  terre,  en  criant  comme  des  furieux  : 
«  En  avant  I...  en  avant!...  » 
Ils  allongeaient  leurs  sabres,  et  Ton  aurait 
dit  que  nous  n'avions  qu'à  monter.  Ce  sont  ces 
êtres  obstinés  qui  poussent  les  autres  à  l'exter- 
mination, parce  que  leur  fureur  gagne  tout  le 
monde. 

Nos  canons,  de  la  route  plus  bas,  ouvraient 
leur  feu  dans  le  même  moment  sur  Ligny;  les 
toits  du  village  s'écroulaient,  les  murs  s'affais- 
saient; et  d'un  seul  coup  on  se  remit  à  courir 
en  avant,  les  généraux  en  tête,répée  à  la  main, 
et  les  tambours  par  derrière  battant  la  charge. 
On  criait  :  Vive  l'Empereur!  Les  boulets  prus- 
siens vous  raflaient  par  douzaines,  les  balles 
arrivaient  comme  la  grêle,  les  tambours  al- 
laient toujours  :  Pan/...  pan!...  pan/...  On  ne 
voyait  plus  rien,  on  n'entendait  plus  rien,  on 
passait  à  travers  les  vergers  ;  ceux  qui  tom- 
baient, on  n'y  faisait  pas  attention,  et  deux  mi- 
nutes après  on  entrait  dans  le  village,  on  en- 
fonçait les  portes  à  coups  de  crosse,  pendant 
que  les  Prussiens  vous  fusillaient  des  fenêtres. 
C'était  un  vacarme  mille  fois  pire  que  dehors, 
parce  que  les  cris  de  fureur  s'y  mêlaient;  on 
s'engouffrait  dans  les  maisons  à  coup  de  baïon- 
nette; on  se  massacrait  sans  miséricorde.  De 
tous  les  côtés  ne  s'élevait  qu'un  cri  : 
"  Pas  de  quartier  !  » 

Les  Prussiens  surpris  dans  les  premières- 
maisons  n'en  demandaient  pas  non  plus.  C'é- 
taient tous  de  vieux  soldats,  qui  savaient  bien 
ce  que  signifiait  :  «  Pas  de  quartier  !  •  Ils  se 
défendaient  jusqu'à  la  mort. 

Je  me  souviens  qu'à  la  troisième  ou  qua- 
trième maison  d'une  rue  assez  large,  qui  passe 
devant  l'église  et  plus  loin  sur  un  petit  pont, 
je  me  souviens  qu'en  face  de  cette  maison,  à 
droite, — pendant  que  les  grosses  tuiles  creuses, 
les  ardoises,  les  briques  pleuvaient  dans  la 
rue,  que  les  incendies  allumés  par  nos  obus 
remplissaient  l'air  de  fumée,  que  tout  criait, 
sifflait,  pétillait  autour  de  nous,  — Zébédé  me 
prit  par  le  bras  d'un  air  terrible  en  criant  : 
«  Arrive  !  » 

Et  que  nous  entrâmes  dans  cette  maison, 
dont  la  grande  chambre  en  bas,  toute  sombre 
parce  qu'on  avait  blindé  les  fenêtres  avec  des 
sacs  de  terre,  était  déjà  pleine  de  soldats.  On 
apercevait  dans  le  fond  un  escalier  en  bois, 
très-roide,  où  le  sang  coulait;  des  coups  de 
fusil  partaient  d'en  haut,  et  leurs  éclairs  mon- 
traient, de  seconde  en  seconde,  cinq  ou  six  des 
nôtres  atfaissés  contre  la  rampe,  les  bras  pen- 
dants, et  les  autres  qui  leur  passaient  sur  le 
corps,  la  baïonnette  en  avant,  pour  forcer  l'en- 
trée de  la  soupente. 


70 


.ROMANS   NATIONAUX. 


C'était  quelque  chose  d'horrible  que  tous  ces 
hommes, — avec  leurs  moustaches,  Jeurs  joues 
brunes,  la  fureur  peinte  dans  les  rides, — qui 
voulaient  monter  à  toute  force.  En  voyant  cela, 
je  ne  sais  quelle  rage  me  prit,  et  je  me  mis  à 
crier  : 

«  En  avant  !...  pas  de  quartier  !...  » 

Si  j'avais  eu  le  malheur  d'être  près  de  l'es- 
calier, j'aurais  été  capable  de  vouloir  monter 
et  de  me  faire  hacher.  Par  bonheur ,  tous 
avaient  la  même  idée,  pas  un  n'aurait  donné  sa 
place.  C'est  un  vieux  tout  criblé  de  coups  qui 
monta  sous  les  baïonnettes.  En  arrivant  à  la 
soupente,  il  étendit  les  bras  en  lâchant  son  fu- 
sil, et  se  cramponna  des  deux  mains  à  la  ba- 
lustrade ;  deux  balles  à  bout  portant  ne  purent 
le  faire  descendre;  et  derrière  lui  trois  ou 
quatre  autres,  qui  se  bousculaient  pour  arriver 
les  premiers,  le  jetèrent  dans  la  chambre  en 
enjambant  les  dernières  marches. 

Alors  nous  entendîmes  là-haut  un  vacarme 
qu'on  ne  peut  pas  se  figurer  ;  les  coups  de  fusil 
se  suivaient  dans  cette  chambre  étroite,  les 
piétinements,  les  cris  faisaient  croire  que  la 
maison  s'abîmait,  que  toutéclalait.  Et  d'autres 
montaient  toujours!  — Lorsque  j'arrivai  der- 
rière Zébédé,  tout  était  encombré  de  morts  et 
de  blessés,  les  fenêtres  en  face  avaient  sauté, 
le  sang  avait  éclaboussé  les  murs,  il  ne  reslait 
plus  un  Prussien  debout,  et  cinq  ou  six  des 
nôtres  se  tenaient  adossés  aux  meubles  en  sou- 
riant et  regardant  d'un  air  féroce;  ils  avaient 
presque  tous  des  balles  dans  le  corps  ou  des 
coups  de  baïonnette,  mais  le  plaisir  de  la  ven- 
geance était  plus  fort  que  le  mal.  —  Quand  je 
songe  à  cela,  les  cheveux  m'en  dressent  sur  la 
tête. 

Aussitôt  que  Zébédé  vit  que  les  Prussiens 
étaient  bien  morts,  il  redescendit  en  me  ré- 
pétant : 

«  Arrive  1  il  n'y  a  plus  rien  à  faire  ici.  ■ 

Et  nous  sortirpes.  Dehors,  la  colonne  avait 
déjà  dépassé  l'église;  des  milliers  de  coups  de 
fusil  pétillaient  sur  le  pont,  comme  le  feu  d'une 
charbonnière  qui  s'effondre.  La  seconde  co- 
lonne, en  descendant  la  grande  rue  à  droite, 
était  venue  rejoindre  la  nôtre;  pendant  qu'une 
de  ces  grandes  colonnes  de  Prussiens,  que  j'a- 
vais vues  sur  la  côte,  en  arrière  de  Ligny,  des- 
cendait pour  nous  rejeter  hors  du  village. 
C'est  là  qu'on  se  rencontrait  pour  la  première 
fois  en  masses.  Deux  officiers  d'élat-major  fi- 
laient par  la  rue  d'où  nous  venions. 

«  Ceux-ci ,  dit  Zébédé,  vont  chercher  des 
canons.  Lorsque  nous  aurons  des  canons  ici, 
tu  verras,  Joseph,  si  l'on  peut  nous  dénicher. 

Il  courait,  et  je  le  suivais. 

L'engagement  près  du  pont  continuait.  La 


vieille  église  sonnait  cinq  heures  ;  nous  avions 
alors  exterminé  tous  les  Prussiens  de  ce  côté 
du  ruisseau,  excepté  ceux  qui  se  trouvaient 
,  embusqués  dans  la  grande  masure  à  gauche, 
en  forme  de  tour  et  les  murs  percés  de  trous. 
Des  obus  avaient  mis  le  feu  dans  le  haut,  mais 
la  fusillade  continuait  au-dessous;  il  fallait 
éviter  ce  passage. 

En  avant  de  l'église  nous  étions  en  force  ; 
nous  trouvâmes  la  petite  place  encombrée  de 
troupes,  l'arme  au  bras,  prêtes  à  marcher;  il  en 
arrivait  encore  d'autres  par  une  grande  rue 
qui  traverse  Ligny  dans  sa  longueur.  Une 
seule  tête  de  colonne  restait  engagée  en  face 
du  petit  pont.  Les  Prussiens  voulaient  la  re- 
pousser; les  feux  de  file  se  suivaient  sans  in- 
terruption, comme  une  eau  qui  coule.  On  ne 
voyait  sur  la  place,  à  travers  la  fumée,  que  des 
baïonnettes,  la  façade  de  l'église,  les  généraux 
sur  le  perron  donnant  leurs  ordres,  les  officiers 
d'ordonnance  partant  au  galop,  et  dans  les  airs 
la  vieille  flèche  d'ardoises,  où  les  corneilles 
tourbillonnaient  effrayées  de  ce  bruit. 
Le  canon  de  Saint-Amand  tonnait  toujours. 
Entre  les  pignons  à  gauche,  on  apercevait 
sur  la  côte  de  grandes  lignes  bleues  et  des 
masses  de  cavalerie  en  route  du  côté  de  Som- 
bref,  pour  nous  tourner.  C'est  là-bas,  derrière 
nous,  que  devaient  se  livrer  des  combats  à 
l'arme  blanche  entre  les  uhlans  et  nos  hus- 
sards! Combien  nous  en  avons  vu,  le  lende- 
main, de  ces  uhlans  étendus  dans  la  plaine  I 

Notre  bataillon,  ayant  le  plus  souff'ert,  pas- 
sait alors  en  seconde  ligne. —Nous  retrouvâmes 
tout  de  suite  notre  compagnie,  que  le  capitaine 
Florentin  commandait.  Des  canons  arrivaient 
aussi  par  la  même  rue  que  nous  ;  les  chevaux 
galopaient  en  écumant  et  secouant  la  tête 
comme  furieux;  les  pièces  elles  caissons  écra- 
saient tout;  cela  devait  produire  un  grand  va- 
carme; mais,  au  milieu  des  coups  de  canon  et 
du  bourdonnement  de  la  fusillade,  on  n'en- 
tendait rien.  Tous  les  soldats  criaient,  quel- 
ques-uns chantaient  la  main  en  l'air  et  le  fusil 
sur  l'épaule,  mais  on  ne  voyait  que  leurs 
bouches  ouvertes. 

J'avais  repris  mon  rang  auprès  de  Bûche,  et 
je  commençais  à  respirer,  lorsque  tout  se  remit 
en  mouvement. 

Cette  fois,  il  s'agissait  de  passer  le  ruisseau, 
de  rejeter  les  Prussiens  de  Ligny,  de  remonter 
la  côte  derrière,  et  de  couper  leur  armée  eu 
deux;  alors  la  bataille  serait  gagnée!  Chacun 
comprenait  cela,  mais  avec  la  masse  de  troupes 
qu'ils  tenaient  en  réserve,  ce  n'était  pas  une 
petite  affaire. 

Tout  marchait  pour  attaquer  le  pont;  on  ne 
voyait  que  les  cinq  ou  six  hommes  devant  soi. 


WATKUI.OO. 


77 


J  étais  content  de  savoir  que  la  colonne  s'éten- 
dait bien  loin  en  avant. 

Ce  qui  me  fil  le  plus  de  plaisir,  c'est  qu'au 
milieu  de  la  rue,  devant  une  grange  dont  la 
porte  était  défoncée,  le  capitaine  Florentin  ar- 
rêta la  compagnie,  et  qu'on  posta  les  restes  du 
bataillon  dans  ces  masures  à  moitié  démolies, 
pour  soutenir  la  colonne  d'attaque  en  tirant 
par  les  fenêtres. 

Nous  étions  quinze  hommes  dans  cette 
grange,  que  je  vois  encore  avec  son  échelle 
qui  monte  par  un  trou  carré ,  deux  ou  trois 
Prussiens  morts  contre  les  murs,  la  vieille 
porte  criblée  de  balles,  qui  ne  tenait  plus  qu'à 
l'un  de  ses  gonds,  et,  dans  le  fond,  une  lucarne 
qui  donnait  sur  l'autre  rue  derrière.  —  Zébédo 
commandait  notre  poste;  le  lieutenant  Bre- 
tonville  s'établit  avec  un  autre  peloton  dans  la 
maison  en  face,  le  capitaine  Florentin  ailleurs. 

La  rue  était  garnie  de  troupes  jusqu'aux 
deux  coins,  près  du  ruisseau. 

La  première  chose  que  nous  essayâmes  de 
faire,  ce  fut  de  redresser  et  de  raffermir  la 
porte;  mais  nous  avions  à  peine  commencé  cet 
ouvrage,  qu'on  entendit  dans  la  rue  un  fracas 
épouvantable  :  les  murs,  les  volets,  les  tuiles, 
tout  était  raflé  d'un  coup;  deux  hommes  du 
poste ,  restés  dehors  pour  soutenir  la  porte, 
tombèrent  comme  fauchés.  En  même  temps, 
dans  le  lointain,  près  du  ruisseau,  les  pas  de  la 
colonne  en  retraite  se  mirent  à  rouler  sur  le 
pont,  pendant  qu'une  dizaine  de  coups  pareils 
au  premier  soufflaient  dans  l'air  et  vous  fai- 
saient reculer  malgré  vous.  Celaient  six  pièces 
chargées  à  mitraille,  que  Blilcher  avait  mas- 
quées au  bout  de  la  rue  et  qui  commençaient 
leur  feu. 

Toute  la  colonne,  tambours,  soldats,  officiers, 
à  pied  et  à  cheval,  repassèrent  en  se  poussant 
et  se  bousculant,  comme  un  véritable  ouragan. 
Pei'sonne  ne  regardait  en  arrière;  ceux  qui 
tombaient  étaient  perdus.  —  A  peine  les  der- 
niers avaient-ils  dépassé  notre  porte,  que  Zé- 
bédé  se  pencha  dehors  pour  voir,  et,  dans  la 
même  seconde  il  nous  ci'ia  d'une  voix  terrible  : 

«  Les  Prussiens  !  » 

Il  fit  feu.  Plusieurs  d'entre  nous  étaient  déjà 
sur  l'échelle  ;  mais  avant  que  l'idée  de  grimper 
me  fût  venue,  les  Prussiens  étaient  là.  Zébédé, 
Bûche  et  tous  ceux  qui  n'avaient  pas  eu  le 
temps  de  monter  les  repoussaient  à  la  baïon- 
nette. Il  me  semble  encore  voir  ces  Prussiens, 
— avec  leurs  grandes  moustaches  ;  leurs  figures 
rouges  et  leurs  shakos  plats,  —  furieux  d'être 
arrêtés.  Je  n'ai  jamais  eu  de  secousse  pareille. 
Zébédé  criait  :  «  Pas  de  quartier  !  »  comme  si 
nous  avions  été  les  plus  forts.  Aussitôt  il  reçut 
un  coup  de  crosse  sur  la  tête  et  tombai 


Je  vis  qu'il  allait  être  massacré,  cela  me  re- 
tourna le  cœur. . .  Je  sortis  en  criant  :  «  A  la 
baïonnette!  »  Ettous  ensemble  noug  tombâmes 
sur  ces  gueux,  pendant  que  les  camarades  ti- 
raient d'en  haut,  et  que  les  maisons  en  face 
commençaient  la  fusillade. 

Ces  Prussiens  alors  reculèrent,  mais  il  en 
venait  plus  loin  un  bataillon  tout  entier.  Bûche 
prit  Zébédé  sur  ses  épaules  et  monta.  Nous 
n'eûmes  que  le  temps  de  le  suivre,  en  criant  : 

«  Dépêche-toi  !  • 

Nous  l'aidions  de  toutes  nos  forces  à  grim- 
per. J'étais  l'avant-dernier.  Je  croyais  que  cette 
échelle  n  'en  finirait  jamais,  car  des  coups  de 
fusil  éclataient  déjà  dans  la  grange.  Enfin  nous 
arrivâmes  heureusement. 

Nous  avions  tous  la  même  idée,  c'était  de 
retirer  l'échelle  ;  et  voyez  quelle  chose  affreuse  ! 
eu  la  tirant  à  travers  les  coups  de  fusil  qui 
partaient  d'en  bas,  et  qui  firent  sauter  la  tête 
d'un  de  nos  camarades,  nous  reconnûmes 
qu'elle  était  trop  grande  pour  entrer  dans  le 
grenier.  Cela  nous  rendit  tout  pâles.  Zébédé, 
qui  se  réveillait,  nous  dit  : 

«  Mettez  donc  un  fusil  dans  les  échelons.  » 

Et  cette  idée  nous  parut  inspiration  d'en  haut. 

Mais  c'est  au-dessous  qu'il  fallait  entendre  le 
vacarme.  Toute  la  rue  était  pleine  de  Prus- 
siens, et  notre  grange  aussi.  Ces  gens  ne  se 
possédaient  plus  de  rage;  ils  étaient  pires  que 
nous  et  répétaient  sans  cesse  : 

"  Pas  de  prisonniers  !  » 

Nos  coups  de  fusil  les  indignaient;  ils 
enfonçaient  les  portes,  et  l'on  entendait  les 
combats  dans  les  maisons,  les  chutes,  les  ma- 
lédictions en  français  et  en  allemand,  les  com- 
mandements du  lieutenant  Bretonvilleenface, 
ceux  des  officiers  prussiens  ordonnant  d'aller 
chercher  de  la  paille  pour  mettre  le  feu.  Par 
bonheur,  les  récoltes  n'étaient  pas  faites  :  ils 
nous  auraient  tous  brûlés. 

On  tirait  dans  notre  plancher;  mais  c'étaient 
de  bons  madriers  en  chêne,  où  les  balles  ta- 
paient comme  des  coups  de  marteau.  Nous, 
les  uns  derrière  les  autres,  nous  continuions 
la  fusillade  dans  la  rue  ;  chaque  coup  portait. 

Il  parait  que  ces  gens  avaient  repris  la  place 
de  l'Eglise,  car  on  n'entendait  plus  le  roule- 
ment de  notre  feu  que  bien  loin.  Nous  étions 
seuls,  à  deux  ou  trois  cents  hommes,  aumilieu 
de  trois  ou  quatre  mille. 

Alors  je  m'écriai  en  moi-même  : 

«  Voici  ta  fin,  Joseph  !  jamais  tu  ne  te  ré- 
chapperas d'ici,  c'est  impossible  !  » 

Et  je  n'osais  pas  seulement  penser  à  Cathe- 
rine, mon  cœur  grelottait.  Nous  n'avions  pas 
de  retraite;  les  Prussiens  tenaient  les  deux 
bouts  de  la  rue   et  les  ruelles  derrière,  ils 


78 


ROMANS  NATIONAUX. 


avaient  déjà  repris  quelques  maisons.  — Mais 
tout  se  taisait...  ils  préparaient  quelque  chose: 
ils  cherchaient  du  foin,  de  la  paille,  des  fagots, 
ou  bien  ils  faisaient  avancer  leurs  pièces  pour 
nous  démolir. 

Nos  fusiliers  regardaient  aux  lucarnes  et  ne 
voyaient  rien,  la  grange  était  vide.  Ce  silence 
près  de  nous  était  plus  terrible  que  le  tumulte 
de  tout  à  l'heure. 

Zébédé  venait  de  se  relever,  le  sang  lui  cou- 
lait du  nez  et  de  la  bouche. 

«  Attention!  disait-il,  nous  allons  voir  arri- 
ver l'attaque  ;  les  gueux  se  préparent;  —  Char- 
gez. . 

Il  finissait  à  peine  de  parler  que  la  maison 
tout  entière,  depuis  les  pignons  jusqu'aux  fon- 
dements, était  secouée  comme  si  tout  entrait 
sous  terre;  les  poutres,  les  lattes,  les  ardoises, 
tout  descendait  dans  cette  secousse,  pendant 
qu'une  tlamme  rouge  montait  d'en  bas  sous 
nos  pieds  jusqu'au-dessus  du  toit. 

Nous  tombâmes  tous  à  la  renverse.  Une 
bombe  allumée,  que  les  Prussiens  avaient  fait 
rouler  dans  la  grange,  venait  d'éclater. 

En  me  relevant,  j'entendis  un  sifflement  dans 
mes  oreilles  ;  mais  cela  ne  m'empêcha  pas  de 
voir  une  échelle  se  poser  à  notre  lucarne,  et 
Bûche  qui  lançait  au  dehors  de  grands  coups 
de  baïonnette. 

Les  Prussiens  voulaient  profiter  de  notre 
surprise  pour  monter  et  nous  massacrer;  cette 
vue  me  donna  froid,  je  courus  bien  vite  au 
secours  de  Bûche. 

Ceux  des  camarades  qui  n'avaient  pas  été 
tués  arrivèrent  aussi  criant  : 

«  Vive  V Empereur  !  « 

Je  n'entendais  pour  ainsi  dire  plus.  Le  bruit 
devait  être  épouvantable,  car  la  fusillade  d'en 
bas  et  celle  des  fenêtres  éclairaient  toute  la 
rue,  comme  une  flamme  qui  se  promène.  Nous 
avions  renversé  l'échelle,  et  nous  étions  encore 
six  :  deux  sur  le  devant  qui  tiraient,  quatre 
derrière  qui  chargeaient  et  leur  passaient  les 
fusils. 

Dans  cette  extrémité  j'étais  devenu  calme, 
je  me  résignais  à  mon  malheur,  en  pensant  : 
«  Tâche  de  conserver  ta  vie  !  » 

Les  autres  sans  doute  pensaient  la  même 
chose,  et  nous  faisions  un  grand  carnage. 

Ce  moment  de  presse  dura  bien  un  quart 
d'heure  ;  ensuite  le  canon  se  mit  à  tonner,  et 
quelques  secondes  après,  les  camarades  en 
avant  se  penchèrent  à  la  fenêtre  et  cessèrent 
le  feu. 

Ma  giberne  était  presque  vide,  j'allai  re- 
prendre des  cartouches  chez  les  morts. 

Les  cris  de  Vive  l'Empereur  !  se  rapprochaient: 
tout  à  coup  notre  tête  de  colonne,  son  drapeau 


tout  noir  et  déchiré,  déboucha  sur  la  petite 
place  en  gagnant  notre  rue. 

Les  Prussiens  battaient  en  retraite.  Nous 
aurions  tous  voulu  descendre,  mais  deux  ou 
trois  fois  notre  colonne  s'arrêta  devant  la  mi- 
traille. Les  cris  et  la  canonnade  se  confondaient 
de  nouveau.  Zébédé  ,  qui  regardait  dehors, 
courut  enfin  descendre  l'échelle  ;  notre  colonne 
dépassait  la  grange  ,  et  nous  descendîmes  tous 
à  la  file ,  sans  regarder  les  camarades,  hachés 
par  les  éclaboussures  de  la  bombe,  et  dont  plu- 
sieurs nous  criaient  d'une  voix  déchirante  de 
les  emporter. 

Mais  voilà  les  hommes  :  la  peur  d'être  pris 
les  rend  barbares  ! 

Longtemps  après,  ces  choses  abominables 
nous  reviennent.  On  donnerait  tout  pour  avoir 
eu  du  cœur,  de  l'humanité;  mais  il  est  trop 
tard. 


XIX 


C'est  ainsi  que  nous  sortîmes  à  six  de  cette 
grange,  où  nous  étions  entrés  quinze  ime  heure 
avant.  Bûche  et  Zébédé  se  trouvaient  dans  le 
nombre  des  vivants;  les  Phalsbourgeois  avaient 
eu  de  la  chance. 

Une  fois  dehors,  il  fallut  suivre  l'attaque. 

Nous  avancions  sur  des  tas  de  morts  :  tout 
était  mou  sous  nos  pieds.  On  ne  regardait  pas 
si  l'on  marchait  sur  la  figure  d'un  blessé ,  sur 
sa  poitrine  ou  sur  ses  membres  ;  on  avançait. 
Nous  avons  su  le  lendemain  que  celte  masse 
de  Prussiens  entassés  dans  la  rue  du  petit  pont 
avaient  été  mitraillés  par  quelques  pièces  en 
batterie  devant  l'église  :  l'obstination  de  ces 
gens  avait  causé  leur  ruine. 

Bliicher  n'attendait  que  le  moment  de  nous 
en  faire  autant;  mais,  au  lieu  de  passer  le 
pont,  on  nous  fit  obliquer  à  droite  et  garnir 
les  maisons  qui  longent  le  ruisseau.  Les  Prus- 
siens tiraient  sur  nous  de  toutes  les  fenêtres  en 
face.  Lorsque  nous  fûmes  embusqués  dans  les 
maisons,  nous  ouvrîmes  le  feu  sur  leurs  pièces, 
ce  qui  les  força  de  reculer. 

On  parlait  déjà  d'attaquer  l'autre  partie  du 
village,  quand  le  bruit  se  répandit  qu'une  co- 
lonne prussienne,  forte  de  quinze  à  vingt  mille 
hommes,  arrivait  de  Charleroi  sur  nos  der- 
rières. —  Personne  n'y  comprenait  plus  rien  j 
nous  avions  tout  balayé  depuis  les  rives  de  la 
Sambre.  Cette  colonne  ,  qui  nous  tombait  sur 
le  dos,  était  donc  cachée  dans  les  bois. 

Il  pouvait  être  alors  six  heures  et  demie,  le 
combat  de  Saint-Amand    semblait    grandir, 


WATERLOO. 


79 


Bltlcher  portait  toutes  ses  forces  de  ce  côté  ; 
c'était  le  beau  moment  pour  emporter  l'autre 
partie  du  village,  mais  cette  colonne  nous  for- 
çait d'attendre. 

Les  rangées  de  maisons,  des  deux  côtés  du 
ruisseau,  étaient  garnies  de  troupes  :  à  droite 
les  Français,  à  gauche  les  Prussiens.  La  fusil- 
lade avait  cessé,  quelques  coups  de  fusil  par- 
taient bien  encore,  mais  c'étaient  des  coups 
visés.  On  s'observait  les  uns  les  autres,  comme 
pour  dire  : 

«  Respirons  1  tout  à  l'heure  nous  allons  nous 
rempoigner.  » 

Les  Prussiens,  dans  la  maison  en  face,  avec 
leurs  habits  bleus ,  leurs  shakos  de  cuir,  leurs 
moustaches  retroussées,  étaient  tous  des  hom- 
mes solides,  de  vieux  soldats,  le  menton  carré 
et  les  oreilles  écartées  de  la  tête.  On  aurait  cru 
qu'ils  devaient  nous  bousculer  d"un  coup.  Les 
oQiciers  regardaient  aussi. 

Le  long  des  deux  rues  qui  suivent  le  ruis- 
seau ,  et  dans  le  ruisseau  même  ,  les  morts  ne 
formaient  que  deux  longues  files;  un  grand 
nombre  étaient  assis  le  dos  au  mur  :  ceux-là, 
blessés  dangereusement  pendant  le  combat, 
avaient  encore  eu  la  force  de  se  retirer  de  la 
bagarre;  ils  s'étaient  accroupis  contre  un  mur, 
où  la  perte  de  leur  sang  les  avait  fait  mourir. 
Dans  le  ruisseau ,  plusieurs  restaient  debout, 
les  mains  cramponnées  au  bord  comme  pour 
grimper,  mais  ils  ne  bougeaient  plus;  et  dans 
les  recoins  obscurs  où  descendaient  les  rayons 
du  soleil,  on  voyait  aussi  des  malheureux 
écrasés  sous  les  décombres,  des  pierres  et  des 
poutres  en  travers  du  corps. 

Le  combat  de  Saint-Amand  devenait  plus 
terrible,  les  roulements  de  la  canonnade  sem- 
blaient s'élever  les  uns  sur  les  autres,  et,  si 
nous  n'avions  pas  été  tous  en  face  de  la  mort, 
nous  n'aurions  pu  nous  empêcher  d'admirer 
ce  bruit  grandiose. 

A  chaque  roulement,  des  centaines  d'hom- 
mes avaient  péri,  et  cela  ne  s'interrompait  pas; 
la  terre  en  tremblait. 

Nous  respirions,  mais  bientôt  nous  sentîmes 
une  soif  extraordinaire.  En  se  battant,  per- 
sonne n'avait  éprouvé  cette  soif  terrible  ;  alors 
tout  le  monde  voulait  boire. 

Notre  maison  formait  le  coin  à  gauche  du 
pont,  et  le  peu  d'eau  qui  coulait  sur  la  bourbe 
était  rouge  de  sang.  Mais  entre  notre  maison  et 
la  voisine,  au  milieu  d'un  petit  jardin,  se  trou- 
vait un  puits  d'arrosage;  nous  regardions  tous 
ce  puits  avec  sa  margelle  et  ses  deux  poteaux 
de  bois.  Malgré  la  mitraille,  les  seaux  pen- 
daient encore  à  la  chaîne;  trois  hommes,  la 
face  contre  terre  et  les  mains  en  avant,  étaient 
couchés  dans  le  sentier  qui  menait  à  cet  en- 


droit; ils  avaient  aussi  voulu  boire,  et  les  Prus- 
siens les  avaient  tués. 

Nous  étions  donc  tous  l'arme  au  pied  à  re- 
garder le  puits.  L'un  disait  : 

«  Je  donnerais  la  moitié  de  mon  sang  pour 
un  verre  d'eau.  » 

L'autre  : 

"  Oui, mais  les  Prussiens  attendent!  » 

C'était  vrai,  les  Prussiens,  à  cent  pas  de  nous, 
et  qui  peut-être  avaient  aussi  soif,  devinaient 
ce  que  nous  pensions. 

Les  coups  de  fusil  qu'on  tirait  encore  venaient 
de  cela  :  quand  le  long  de  la  rue  quelqu'un 
sortait,  on  le  fusillait  aussitôt,  et  de  cette  ma- 
nière nous  nous  faisions  souffrir  tous  comme 
des  malheureux. 

Cela  durait  au  moins  depuis  une  demi-heure, 
lorsque  la  canonnade  s'étendit  entre  Saint- 
Amand  et  Ligny,  et  tout  de  suite  nous  vîmes 
qu'on  tirait  à  mitraille  sur  les  Prussiens,  à 
mi-côte  entre  les  deux  villages,  car  à  chaque 
décharge  leurs  colonnes  épaisses  étaient  tra- 
versées; cette  nouvelle  attaque  produisit  une 
grande  agitation.  Bûche,  qui  jusqu'àce  moment 
n'avait  pas  bougé,  sortit  par  la  ruelle  du  jardin 
et  courut  au  puits;  il  se  mit  derrière  la  mar- 
gelle, et  les  deux  maisons  en  face  commencè- 
rent la  fusillade  sur  lui,  de  sorte  que  bientôt  la 
pierre  et  les  poteaux  furent  criblés  de  balles. 
Mais  alors  nous  recommençâmes  à  tirer  sur  les 
fenêtres,  et  dans  une  minute  la  fusillade  fut 
rallumée  d'un  bout  du  village  à  l'autre;  la 
fumée  s'étendait  partout. 

Dans  cet  instant,  une  voix  criait  en  bas  : 
«  Joseph,...  Joseph  !...  • 

C'était  Bûche;  il  avait  eu  le  courage  de  tirer 
le  seau,  de  le  décrocher  et  d'arriver  après 
avoir  bu. 

Plusieurs  anciens  voulaient  lui  prendre  le 
seau,  mais  il  criait  : 

«  Mon  camarade  d'abord  1  Lâchez,  ou  je  verse 
tout!  » 

Il  fallut  bien  m'attendre.  Je  bus  tout  ce  que 
je  pouvais  ;  ensuite  les  autres,  et  ceux  qui  res- 
taient en  haut  descendirent  et  burent  tant  qu'il 
en  resta. 

C'est  en  ce  moment  que  Bûche  montra  qu'il 
m'aimait. 

Nous  remontâmes  ensemble  bien  contents. 

Je  pense  qu'il  était  alors  plus  de  sept  heures, 
le  soleil  se  couchait  ;  l'ombre  de  nos  maisons 
s'allongeait  jusque  sur  le  ruisseau;  celles  des 
Prussiens  restaient  éclairées ,  ainsi  que  la  côte 
de  Bry,  où  de  nouvelles  troupes  descendaient 
au  pas  de  course.  La  canonnade  n'avait  jamais 
été  si  forte  de  notre  côté. 

Tout  le  monde  sait  aujourd'hui  qu'entre  «ept 
et  huit  heures  du  soir,  à  la  nuit  tombante, 


?0 


ROMANS  NATIONAUX. 


Il  avait  eu  le  courage  de  liier  le  seau.  (Pagi!  l'.l.i 


l'Empereur  ayant  reconnu  que  la  colonne  de 
Prussiens  qu'on  avait  signalée  sur  nos  derrières 
était  le  corps  du  général  d'Erlon,  —  égaré  entre 
la  bataille  de  Ney  aux  Quatre-Bras  contre  les 
Anglais,  et  la  nôtre,  —  avait  ordonné  tout  de 
suite  à  la  vieille  garde  de  nous  soutenir. 

Un  lieutenant,  qui  se  trouvait  avec  nous, 
disait  : 

«  Voici  la  grande  attaque.  Attention  !  » 

Toute  la  cavalerie  des  Prussiens  fourmillait 
entre  les  deux  villages.  On  sentait,  sans  le  voir, 
un  grand  mouvement  derrière  nous.  Le  lieute- 
nant répétait  : 

«  Attention  au  commandement!  Que  per- 
sonne ne  reste  après  le  commandement!  Voici 
l'attaque.  » 

Nous  ouvrions  tous  l'œil. 


Plus  la  nuit  s'avançait,  plus  le  ciel  devenaii 
rouge  du  côté  de  Saint-Amand.  A  force  d'en- 
tendre la  canonnade,  on  n'y  faisait  plus  atleu- 
tion  ;  mais  à  chaque  décharge,  on  peut  dire  que 
le  ciel  prenait  feu. 

Le  tumulte  derrière  nous  augmentait. 

Tout  à  coup,  la  grande  rue  qui  longe  le  ruis- 
seau fut  pleine  de  nos  troupes  ,  depuis  le  pont 
jusqu'à  l'autre  bout  de  Ligny.  Sur  la  gauche  et 
plus  loin  encore,  les  Prussiens  tiraient  des 
fenêtres  ;  nous  ne  répondions  plus.  On  criait  : 

«  La  garde!...  c'est  la  garde!  • 

Je  ne  sais  pas  comment  toute  cette  masse 
d'hommes  passa  le  fossé  plein  de  lioutbe  ;  c'est 
bien  sûr  avec  des  planches,  car  d'un  instant  à 
l'autre  nos  troupes  en  masse  étaient  sur  la  rive 
gauche. 


Paris.    Juies  Bonav«titur<!,  imprimeur. 


WATERLOO. 


81 


Nous  vîmes  ce  que  l'on  pcul  apinlur  une  m<!lce  de  cavalerie.  (Page  81.) 


La  grande  batterie  des  Prussiens  au  haut  du 
ravin,  entre  les  deux  villages,  faisait  des  rues 
dans  nos  colonnes;  mais  elles  se  refermaient 
aussitôt  et  montaient  toujours. 

Ce  qui  restait  de  notre  division  courait  sur 
le  pont  ;  des  canonniers  à  cheval  avec  leurs 
pièces  suivaient  au  galop. 

Alors  nous  descendîmes  aussi,  mais  nous 
n'étions  pas  encore  au  pont  que  des  cuirassiers 
se  mettaient  à  défiler;  après  les  cuirassiers 
arrivèrent  des  dragons  et  des  grenadiers  à 
cheval  de  la  garde.  Il  en  passait  partout,  à 
travers  et  même  autour  du  village  :  c'était 
comme  une  armée  toute  neuve,  une  armée 
innombrable. 

Le  massacre  recommençait  en  haut;  celte 
fois,  c'était  la  bataille  en  rase  campagne.  La 


nuit  venait,  les  carrés  prussiens  se  dessinaient 
en  feu  sur  la  côte. 

Nous  courions,  enjambant  les  morts  et  les 
blessés.  Une  fois  hors  du  village ,  nous  vîmes 
ce  que  l'on  peut  appeler  une  mêlée  de  cava- 
lerie; on  ne  distinguait  pour  ainsi  dire  que  des 
cuirasses  blanches  qui  traversaient  les  lignes 
des  uhlans...  Tout  se  mêlait,  puis  les  cuiras- 
siers se  reformaient  et  repartaient  comme  un 
mur. 

Il  faisait  déjà  sombre,  la  masse  de  fumée 
empêchait  de  voir  à  cinquante  pas  devant  soi. 
Tout  s'ébrajjlait,  tout  montait  vers  les  moulins; 
le  roulement  du  galop,  les  cris,  les  commande- 
ments, les  feux  de  file  bien  loin,  tout  se  con- 
fondait. Plusieurs  carrés  étaient  rompus.  De 
temps  en  temps,  un  coup  de  feu  vous  montrait 


47 


82 


ROMANS  NATIONAUX. 


quelques  cavaliers,  un  lancier  penché  sur  son 
cheval,  un  cuirassier  avec  son  gros  dos  blanc, 
son  casque  et  sa  queue  de  cheval  flottante, 
lancé  comme  un  boulet,  deux  ou  trois  fantas- 
sins courant  au  milieu  de  la  bagarre  :  cela  pas- 
sait comme  un  éclair!  Et  les  blés  foulés,  la 
pluie  qui  rayait  le  ciel,  car  un  orage  venait 
d'éclater,  les  blessés  sous  les  pieds  des  chevaux, 
tout  sortait  de  la  nuit  un  quart  de  seconde. 

A  chaque  coup  de  fusil  ou  de  pistolet,  on 
voyait  des  choses  pareilles,  par  mille  et  par 
mille,  qu'on  ne  peut  s'expliquer.  Mais  tout 
montait,  tout  s'éloignait  de  Ligny  ;  nous  étions 
les  maîtres,  nous  avions  enfoncé  le  centre  de 
l'ennemi  ;  les  Prussiens  ne  se  défendaient  plus 
que  tout  en  haut  de  la  colline ,  près  des  mou- 
lins, et  dans  la  direction  de  Sombref,  sur  notre 
droite  :  Sainl-Amand  et  Ligny  nous  restaient. 

Alors,  nous  autres,  à  dix  ou  douze  de  la 
compagnie,  contre  les  décombres  des  çassin^, 
la  giberne  presque  vide ,  nous  ne  savions  plus 
de  quel  côté  tourner.  Zébédé,  le  lieutenant 
Bretonville  et  le  capitaine  Florentin  avaient 
disparu;  le  sergent  Rabot  nous  commandait. 
—  C'était  un  petit  vieux,  sec,  mal  bâti,  mais 
dur  comme  du  fer;  il  clignait  de  l'œil  et  devait 
avoir  été  roux  dans  sa  jeunesse.  Rien  qu'en 
parlant  de  lui,  je  l'entends  nous  dire  tranquil- 
lement : 

«  La  bataille  est  gagnée  !  Par  file  à  droite, 
en  avant,  marche  !  » 

Plusieurs  demandaient  à  faire  la  soupe,  car 
depuis  douze  heures  on  commençait  à  sentir 
la  faim;  et  le  sergent,  le  fusil  sur  l'épaule, 
descendait  la  ruelle  en  riant  tout  bas,  et  répé- 
tait d'un  air  moqueur  : 

«  La  soupe!  la  soupe!  Attendez,  l'adminis- 
tration des  vivres  va  venir.  » 

Nous  le  suivions  dans  la  ruelle  sombi'e  ;  vers 
le  milieu  se  trouvait  un  cuirassier  à  cheval  qui 
nous  tournait  le  dos  ;  il  avait  un  coup  de  sabre 
dans  le  ventre  et  s'était  retiré  là  ;  le  cheval  s'ap- 
puyait au  mur  pour  l'empêcher  de  tomber. 
Gomme  nous  défilions,  il  nous  appela  : 

I.  Camarades  1  » 

Personne  ne  tourna  seulement  la  tête.  A 
vingt  pas  plus  loin  se  trouvait  une  vieille  cas- 
sine  toute  criblée  de  boulets,  mais  elle  avait 
encore  la  moitié  de  son  toit  de  chaume;  c'est 
pourquoi  le  sergent  Rabot  la  choisit,  et  nous 
entrâmes  dans  ce  réduit  à  la  file. 

On  n'y  voyait  pas  plus  que  dans  un  four  ;  le 
sergent  fit  partir  une  amorce,  et  nous  vîmes 
que  c'était  une  cuisine  ;  l'âtre  à  droite,  l'esca- 
lier à  gauche,  et  cinq  ou  six  Prussiens  et  Fran- 
çais étendus  à  terre,  blancs  comme  de  la  cire, 
et  les  yeux  ouverts. 

•  Allons,  dit  le  sergent,  voici  la  chambrée, 


que  chacun  s'arrange;  les  camarades  de  lit  ne 
nous  donneront  pas  de  coups  de  pied,  • 

Comme  on  voyait  bien  qu'il  ne  fallait  pas 
compter  sur  la  distribution,  chacun,  sans  rien 
dire,  déboucla  son  sac,  le  mit  au  pied  du  mur 
et  s'étendit  l'oreille  dessus.  On  entendait  en- 
core la  fusillade,  mais  bien  loin  sur  la  côte. 
La  pluie  tombait  à  verse.  Le  sergent  lira  la 
porte  qui  grinçait,  puis  il  alluma  sa  pipe  tran- 
quillement, pendant  que  plusieurs  ronflaient 
déjà  ;  je  le  regardais  debout  contre  la  petite 
fenêtre,  dont  toutes  les  vitres  étaient  éclatées; 
il  fumait. 

C'était  un  homme  dur  et  juste,  il  avait  trois 
chevrons  et  savait  lire  et  écrire  ;  il  aurait  dû 
passer  officier,  ayant  des  blessures,  mais  il 
n'était  pas  bien  bâti.  11  finit  aussi  par  se  cou- 
cher sur  son  sac,  et  bientôt  après  nous  dor- 
mions tous. 

Cela  durait  depuis  longtemps,  lorsque  je  fus 
réveillé  par  un  bruit...  On  rôdait  autour  de 
notre  cassine...  je  me  levai  sur  la  main  pour 
écouter...  Dans  le  même  instant,  on  essayait 
d'ouvrir  la  porte.  Alors  je  ne  pus  retenir  un  cri. 

«  Qu'est-ce  que  c'est?  »  demanda  le  sergent. 

Et  comme  des  pas  s'éloignaient  en  courant, 
il  dit  en  se  retournaut  sur  son  sac  : 

«  Ahl  les  oiseaux  de  nuit...  Allez...  canail- 
les!... allez,  ou  je  vais  vous  envoyer  une 
balle  !  » 

Ensuite  il  ne  dit  plus  rien.  Moi,  je  m'étais 
approché  de  la  fenêtre,  et  je  voyais  tout  le 
long  de  la  ruelle  des  maraudeurs  en  train  de 
fouiller  les  blessés  et  les  morts.  Ils  allaient 
doucement  de  l'un  à  l'autre,  la  pluie  tombait 
par  torrents  :  —  c'était  quelque  chose  d'hor- 
rible. 

Je  me  teoquchai  pourtant  et  me  rendormis  à 
cause  de  la  grande  fatigue. 

Au  petit  jour,  le  sergent  était  debout  et 
criait  : 

«  En  route  !  » 

Nous  ressortimes  de  la  cassine  en  remon- 
tant la  ruelle.  Le  cuirassier  était  alors  à  terre, 
le  cheval  attendait  toujours. 

Le  sergent  prit  ce  cheval  par  la  bride  et  le 
conduisit  une  centaine  de  pas  dans  les  vergers, 
il  lui  retira  le  mors  en  s'écriant  : 

«  Va,  mange  :  on  te  retrouvera  bientôt.  » 

Et  cette  pauvre  bête  partit  doucement. 

Nous  allongions  le  pas  dans  un  sentier  qui 
longe  Ligny;  les  sillons  et  quelques  carrés  de 
jardinage  aboutissaient  sur  ce  chemin.  —  Le 
sergent  regardait  en  passant;  il  se  baissa  pour 
déterrer  quelques  restes  de  carottes  et  de  na3_ 
vêts.  Je  me  dépêchai  de  faire  comme  lui,  pen- 
dant que  les  camarades  se  pressaient  sans 
tourner  la  tête. 


WATERLOO. 


83 


Je  vis  là  que  c'est  une  bonne  chose  de  con- 
naître les  fruits  de  laterre,  car  je  trouvai  deux 
beaux  navets  et  des  carottes,  qui  sont  très-bon- 
nes crues  ;  mais  je  suivis  l'exemple  du  sergent 
et  je  les  mis  dans  mon  shako. 

Je  courus  ensuite  pour  rattraper  le  peloton, 
qui  se  dirigeait  sur  les  feux  de  Sombref. 

Et  quant  au  leste,  je  n'ai  pas  seulement 
l'idée  de  vous  peindre  le  plateau  derrière  Li- 
gny,  011  nos  cuirassiers  et  nos  dragons  avaient 
tout  massacré.  Ce  n'étaient  que  des  tas  d'hom- 
mes et  de  chevaux  :  les  chevaux,  leur  long  cou 
allongé  à  terre;  les  hommes  pris  dessous, 
morts  ou  blessés.  Quelques-uns  levaient  la 
main  pour  faire  signe  ;  les  chevaux  essayaient 
de  se  lever  et  les  écrasaient  encore  mieux  en 
retombant. 

Du  sangl  toujours  du  sang!  La  direction 
des  boulets  et  de  la  mitraille  était  marquée  en 
trÇJnées  rouges  sur  les  pentes,  comme  on  voit 
ctiez  nous,  à  la  fonte  des  neiges,  le  passage  des 
torrents  dans  le  sable.  Eh  bien!  voulez- vous 
savoir  la  vérité  ?  Cela  ne  me  touchait  presque 
plus. 

Avant  de  partir  pour  Lutzen,un  pareil  spec- 
tacle m'aurait  fait  tomber  à  la  renverse.  J'au- 
rais pensé  : 

•  Nos  maîtres  regardent  donc  les  hommes 
comme  des  animaux?  Est-ce  que  le  bon  Dieu 
nous  donne  à  manger  aux  loups?  Est-co  que 
nous  avons  des  mères,  des  sœurs,  des  amis, 
des  êtres  qui  nous  aiment  sur  la  terre  et  qui 
ne  crient  pas  vengeance  ?  » 

J'aurais  pensé  mille  choses  pareilles,  encore 
plus  fortes  et  plus  justes  ;  mais  alors  je  ne 
pensais  rien.  A  force  d'avoir  vu  des  massacres 
et  des  injustices  en  masse,  de  toutes  les  façons 
et  tous  lesjours,  je  me  disais  : 

«  Les  plus  forts  ont  toujours  raison.  L'Em- 
pereur est  le  plus  fort,  il  nous  fait  signe  de  ve- 
nir, et  malgré  tout,  il  faut  arriver  de  Phals- 
bourg,  de  Saverue  ou  d'ailleurs,  se  mettre  eu 
rang  et  marcher.  Celui  qui  ferait  seulement  la 
mine  de  résister  serait  fusillé  tout  de  suite. 
Les  maréchaux,  les  généraux,  les  officiers,  les 
sous-ofliciers  elles  soldats,  depuis  le  premier 
jusqu'au  dernier,  suivent  la  consigne,  ils  n'o- 
sent pas  faire  un  mouvement  sans  ordre  ;  et  les 
autres  obéissent  à  l'armée.  C'est  l'Empereur 
qui  veut  tout,  qui  peut  tout  et  qui  fait  tout. 
Eh  bien  !  est-ce  que  Joseph  Bertha  no  serait 
pas  une  bête  d'oser  seulement  croire  que  l'Em- 
pereur peut  avoir  une  seule  fois  tort  dans  sa 
vie  ?  Est-ce  que  ce  ne  serait  pas  contraire  au 
bon  sens  ?  » 

Voilà  ce  que  nous  pensions  tous,  et  si  l'Em- 
peieur  était  resté,  toute  la  France  aujourd'hui 
n'aurait  pas  d'autre  idée. 


Mon  seul  plaisir  alors,  c'était  d'avoir  des 
carottes  et  des  navets,  car  en  passant  derrière 
les  bivouacs  pour  demander  la  place  du  ba- 
taillon, nous  avions  appris  que  les  distribu- 
tions n'avaient  pas  été  faites;  on  n'avait  reçu 
que  la  ration  d'eau-de-vie  et  des  cartouches. 

Les  anciens  étaient  en  roule  pour  remplir  les 
marmites.  Les  conscrits,  qui  ne  savaient  pas 
encore  la  manière  de  vivre  en  campagne,  et 
qui  par  malheur  avaient  déjà  mangé  leur  pain, 
comme  il  arrive  à  vingt  ans,  lorsqu'on  marche 
et  qu'on  a  bon  appétit,  ceux-là  devaient  se 
passer  de  tremper  la  cuiller. 

Vers  sept  heures  nous  arrivâmes  enfin  au 
bivouac.  Zébédé,  en  me  voyant,  parut  joyeux; 
il  vint  à  ma  rencontre  et  me  dit  : 

•  Je  suis  content  de  te  voir,  Joseph,  mais 
qu'est-ce  que  tu  apportes?  Nous  avons  trouvé 
un  biquet  bien  gras,  nous  avons  aussi  du  sel, 
mais  pas  une  croûte  de  pain.  » 

Je  lui  fis  voir  le  riz  qui  me  restait,  mes  ca- 
rottes et  mes  navets.  —  Il  me  dit  : 

«  C'est  bien  ;  nous  allons  avoir  le  meilleur 
bouillon  du  bataillon.  • 

Je  voulus  que  Bûche  pût  aussi  manger  avec 
nous,  elles  six  hommes  de  notre  marmite  qui 
s'en  étaient  tous  réchappes  par  hasard,  avec 
des  coups  de  crosse  et  des  égratignures,  y  coq^ 
sentirent.  Le  tambour-màrirë  Pàdoue  dit  en 
riant  : 

«Les  anciens  sont  toujours  les  anciens,  ils 
n'arriventjamais  les  mains  vides.  » 

Nous  regardions  de  côté  la  marmite  de  cinq 
conscrits,  où  l'on  ne  voyait  bouillir  que  du  riz 
dans  de  l'eau  claire,  et  nous  clignions  de  l'œil, 
car  nous  avions  une  bonne  soupe  gr^ase,  qui 
répandait  son  odeur  dans  tous  les  environs. 

A  huit  heures,  nous  mangeâmes  avec  un  ap- 
pétit qu'on  peut  s'imaginer.  Non,  pas  même  le 
jour  de  mes  noces,  je  n'ai  fait  un  meilleur  re- 
pas; c'est  encore  une  satisfaction  aujourd'hui 
pour  moi  d'y  penser.  Quand  l'âge  arrive,  on 
n'a  plus  l'enthousiasme  de  la  jeunesse  pour  de 
pareilles  choses;  mais  ce  sont  toujours  d'agréa- 
bles souvenirs.  El  ce  bon  repas  nous  a  soute- 
nus longtemps;  les  pauvres  conscrits,  avec 
leur  reste  de  pain  trempé  comme  de  la  pâte 
par  l'averse,  devaient  en  voir  de  dures  le  len- 
demain 18.  Nous  devions  avoir  une  campagne 
bien  courte  et  bien  tej-rible.  Enfin  tout  est 
passé  maintenant;  mais  ce  n'est  pas  sans  at- 
tendrissement qu'on  songe  à  ces  grandes  misè- 
res ,  et  qu'on  remercie  Dieu  d'en  être  ré- 
chappé. 

Le  temps  semblait  se  remelti-e  au  beau ,  le 
soleil  recommençait  à  briller  dans  les  nuages. 
Nous  venions  à  peine  de  manger  que  le  rappel 
battait  sur  toute  la  ligne. 


84 


BUMANS  NATIONAUX. 


Il  faut  savoir  qu'en  ce  moment  les  Prussiens 
retii'aient  seulement  leur  arrière-garde  de 
Sombref,  et  qu'il  était  question  de  se  mettre  à 
leur  poursuite.  Plusieurs  môme  disaient  qu'on 
.  aurait  dû  commencer  par  là,  en  envoyant 
bien  loin  notre  cavalerie  légère  pour  récolter 
des  prisonniers.  Mais  on  ne  les  écoutait  pas; 
l'Empereur  savait  bien  ce  qu'il  faisait. 

Je  me  rappelle  pourtant  que  tout  le  monde 
s'étonnait,  parce  que  c'est  l'habitude  de  profi- 
ter des  victoires.  Les  anciens  n'avaient  jamais 
vu  cela.  On  croyait  que  l'Empereur  préparait 
un  grand  coup,  qu'il  avait  fait  tourner  l'ennemi 
par  Ney,  et  d'autres  choses  semblables. 

En  attendant,  l'appel  commença;  le  général 
Gérard  vint  passer  la  revue  du  4°  corps.  Notre 
bataillon  avait  le  plus  souffert,  à  cause  des 
trois  attaques  où  nous  avions  toujours  été  en 
tête  :  —  nous  avions  le  commandant  Gémeau 
et  le  capitaine  Vidal  blessés;  les  capitaines 
Grégoire  et  Vignot  tués;  sept  lieutenants  et 
sous-lieutenants  et  trois  cents  soixante  hommes 
hors  de  combat. 

Zébédé  disait  que  c'était  pire  qu'à  Montmi- 
rail,  et  qu'on  allait  nous  compléter  pour  sûr 
avant  de  partir. 

Heureusement  le  quatrième  bataillon,  com- 
mandant Delong,  arrivant  de  Metz,  vint  alors 
nous  remplacer  en  ligne. 

Le  capitaine  Florentin,  qui  nous  comman- 
dait, cria  : 

«  Par  file  à  gauche!»  —  et  nous  descendî- 
mes au  village  jusque  près  de  l'église,  où  sta- 
tionnaient une  quantité  de  charrettes. 

On  nous  distribua  par  escouades  pour  sur- 
veiller l'enlèvement  des  blessés.  Quelques  dé- 
tachements de  chasseurs  eurent  l'ordre  d'es- 
corter les  convois  jusqu'à  Fleurus,  parce  qu'à 
Ligny  la  place  manquait;  l'église  était  déjà 
pleine  de  ces  malheureux. 

Ce  n'est  pas  nous  qui  choisissions  les  blessés, 
mais  les  chirurgiens  militaires  et  quelques 
médecins  du  pays  mis  en  réquisition;  il  était 
trop  difficile  de  reconnaître  un  grand  nombre 
de  ces  blessés  d'entre  les  morts.  Nous  aidions 
seulement  à  les-  étendre  sur  la  paille,  dans  les 
charrettes. 

Je  connaissais  cela  depuis  Lutzen  ;  je  savais 
ce  qu'il  fallait  souffiir  pour  réchapper  d'une 
balle,  d'un  biscaïen,  ou  d'un  coup  de  pointe 
comme  en  donnent  nos  cuirassiers.  Chaque 
fois  que  je  voyais  enlever  un  de  ces  malheu- 
reux, je  louais  le  Seigneur  de  ne  pas  m'avoir 
réduit  à  cet  état,  et,  pensant  que  la  même 
chose  aurait  pu  m'arriver,  je  me  disais  :  «  Tu 
ne  sais  pas  combien  de  balles  et  de  morceaux 
de  mitraille  ont  passé  près  de  toi;  sans  cela, 
cette  idée  te  ferait  horreur.  » 


Je  m'étonnais  que  tant  d'entre  nous  eussent 
pu  réchapper  de  ce  carnage,  — bien  pire  qu'à 
Lutzen  et  même  qu'à  Leipzig,  —  parce  que  la 
bataille  n'avait  duré  que  cinq  heures,  et  que 
les  morts,  dans  bien  des  endroits,  s'élevaient 
jusqu'à  deux  et  trois  pieds.  Le  sang  coulait  au- 
dessous  comme  des  ruisseaux.  Dans  toute  la 
grande  rue,  où  les  pièces  avaient  passé,  c'était 
de  la  boue  rouge  :  de  la  boue  de  chair  et  d'os 
écrasés. 

Il  faut  bien  qu'on  dise  cela  pour  éclairer  la 
jeunesse.  Moi,  je  n'irai  plus  me  battre,  j'ai  dé- 
passé l'âge,  Dieu  merci  !  Mais  tous  ces  jeunes 
gens  qui  ne  pensent  qu'à  la  guerre,  au  lieu  de 
vouloir  travailler  honnêtement  et  d'aider  leurs 
vieux  parents,  doivent  savoir  comment  les 
hommes  sont  traités.  Ils  doivent  se  figurer  ce 
que  les  malheureux  qui  n'ont  pas  rempli  leurs 
devoirs  pensent,  lorsqu'ils  sont  là  couchés  dans 
une  rue,  ou  sur  la  grande  route  avec  un  mem- 
bre de  moins,  et  qu'ils  entendent  arriver  ces 
pièces  de  canon  qui  pèsent  douze  à  quinze 
mille  et  leurs  gros  chevaux  bien  ferrés  qui 
sautent  en  hennissant. 

C'est  dans  cette  minute  qu'ils  doivent  voir 
les  pauvres  vieux  qui  leur  tendaient  les  bras 
devant  la  petite  maison  du  village,  pendant 
qu'ils  s'éloignaient  en  s'écriant  : 

•  Je  pars!...  je  reviendrai  avec  la  croix  et  les 
épaulettes!  » 

Oui!  oui!  s'ils  pouvaient  pleurer  et  deman- 
der pardon  à  Dieu,  ceux-là,  on  entendrait  leurs 
cris  et  leurs  plaintes!  Mais  il  n'est  plus  temps, 
—  les  canons  et  les  caissons  avec  leurs  charges 
d'obus  et  de  boulets  arrivent,  —  ils  entendent 
eux-mêmes  craquer  leurs  os  d'avance...  et 
tout  cela  leur  passe  sur  le  corps  comme  dans 
de  la  boue. 

Quand  on  est  vieux  et  qu'on  a  des  enfants 
qu'on  aime,  c'est  une  chose  abominable  de 
songer  que  des  malheurs  pareils  pourraient 
leur  arriver.  On  donnerait  jusqu'à  sa  dernière 
chemise  pour  les  empêcher  de  partir. 

Mais  tout  cela  ne  sert  à  rien  ;  les  mauvais 
cœurs  sont  incorrigibles,  et  les  bons  font  leur 
devoir.  S'il  leur  arrive  des  malheurs,  au  moins 
la  confiance  dans  la  justice  de  Dieu  leur  reste. 
Ceux-ci  ne  vont  pas  tuer  leurs  semblables  pour 
l'amour  de  la  gloire...  ils  y  vont  par  force  ;  ils 
n'ont  pas  de  reproches  à  se  faire  :  ils  défendent 
leur  vie,  et  le  sang  répandu  ne  retombe  pas 
sur  eux. 

Enfin,  il  faut  pourtant  que  je  finisse  de  vous 
raconter  cette  bataille  et  ce  relèvement  des 
blessés. 

J'ai  vu  là  des  choses  qu'on  ne  peut  presque 
pas  croire  :  des  hommes  tués  au  moment  de  la 
plus  grande  fureur,  et  dont  les  figures  horri- 


WATERLOO. 


85 


blés  n'étaient  pas  changées;  ils  tenaient  encore 
leurs  fusils,  debout  contre  les  murs,  et  rien 
qu'en  les  regardant  il  vous  semblait  les  en- 
tendre crier  : 

•  A  la  baïonnette  I  Pas  de  quartier  !  • 

C'est  avec  cetie  pensée  et  ce  cri  qu'ils  étaient 
arrivés  d'un  seul  coup  devant  Dieu...  C'était 
lui  qui  les  attendait.  Il  pouvait  leur  dire  : 

«  Me  voilà...  tu  veux  tuer  tes  frères?...  tu  ne 
veux  pas  de  quartier?  On  n'en  fera  point  !  • 

J'en  ai  vu  d'autres  à  demi  morts  qui  s'étran- 
glaient entre  eux.  Et  vous  saurez  qu'à  Fleurus 
il  fallait  séparer  les  Prussiens  des  Français, 
parce  qu'ils  se  levaient  de  leurs  lits  ou  de  leurs 
bottes  de  paille  pour  se  déchirer  et  se  dévorer! 

La  guerre!...  ceux  qui  veulent  la  guerre, 
ceux  qui  rendent  les  hommes  semblables  à  des 
animaux  féroces  doivent  avoir  un  compte  ter- 
rible à  régler  là-haut!... 


XX 


Le  relèvement  des  blessés  continua  jusqu'au 
soir.  —  Vers  midi,  les  cris  de  :  Vive  l'Emperew! 
se  prolongeaient  sur  toute  la  ligne  de  nos  bi- 
vouacs, depuis  le  village  de  Bry  jusqu'à  Som- 
bref.  Napoléon  avait  quitté  Fleurus  avec  son 
état- major;  il  passait  la  revue  de  l'armée  sur 
le  plateau.  Ces  cris  durèrent  environ  une  heure, 
puis  tout  se  tut;  l'armée  devait  être  alors  en 
marche. 

Nous  attendîmes  longtemps  l'ordre  de  sui- 
vre; comme  il  ne  venait  pas,  le  capitaine  Flo- 
rentin finit  par  aller  voir,  et  revint  ventre  à 
terre  en  criant  : 

•  Battez  le  rappel!  » 

Les  détachements  du  bataillon  se  réunirent, 
et  l'on  se  mit  à  remonter  le  village  au  pas  accé- 
léré. Tout  était  parti.  Bien  d'auti-es  pelotons 
n'avaient  pas  reçu  d'ordres,  et  du  côté  de  Saint- 
Amand  les  rues  étaient  pleines  de  soldats. 
Quelques  compagnies,  restées  en  arrière,  ga- 
gnaient à  travers  champs  la  route  à  gauche, 
où  l'on  voyait  s'étendre  une  queue  de  colonne 
à  perle  de  vue  :  des  caissons,  des  fourgons,  des 
bagages  de  loule  sorte. 

J'ai  souvent  pensé  que  nous  aurions  eu  de 
la  chance  en  ce  jour  d'être  laissés  en  arrière, 
comme  la  division  Gérard  à  Saint- Arnaud;  on 
n'aurait  jamais  pu  nous  faire  de  reproches, 
l'uisque  nous  avions  l'ordre  de  relever  les  bles- 
sés, nous  éiious  en  règle;  mais  le  capitaine 
l'ioventin  se  serait  cru  déshonoré. 
Nous  marchions  en  allongeant  le  pas.  Il  s'é- 


tait remis  à  pleuvoir,  on  glissait  dans  la  boue, 
et  la  nuit  venait.  Jamais  je  n'ai  vu  do  temps 
plus  abominable,  pas  même  en  Alleinagno,  à 
la  retraite  de  Leipzig;  la  pluie  louibait  comme 
d'un  arrosoir,  et  nous  allions  en  arrondissant 
le  dos,  le  fusil  sous  le  bras,  le  pan  de  la  capote 
sur  la  batterie,  tellement  trempés  qu'en  tra- 
versant une  rivière  ce  n'aurait  pas  été  pire.  — 
Et  quelle  boue!  —  Avec  cela  on  recommençait 
à  sentir  la  faim.  Bûche  me  répétait  de  temps 
en  temps  : 

«  C'est  égal,  une  douzaine  de  grosses  pommes 
de  terre  cuites  sous  la  cendre,  comme  au  Har- 
berg,  me  réjouiraient  joliment  la  vue.  On  ne 
mange  pas  tous  les  jours  de  la  viande  chez 
nous,  mais  on  a  des  pommes  de  terre  !  » 

Moi  je  revoyais  en  rêve  notre  petite  chambre 
de  Phalsbourg,  bien  chaude,  la  table  blanche, 
le  père  Goulden  assis  devant  son  assiette,  et 
Catherine  qui  nous  servait  de  la  bonne  soupe 
grasse,  pendant  que  les  côtelettes  fumaient  sur 
le  gril.  La  tristesse  d'être  là  m'accablait;  s'il 
n'avait  fallu  que  me  souhaiter  la  mort  pour 
être  débarrassé  de  tout,  depuis  longtemps  je 
ne  serais  plus  de  ce  monde. 

La  nuit  était  venue;  elle  était  toute  grise; 
sans  les  ornières  où  l'on  enfonçait  jusqu'aux 
genoux,  on  aurait  eu  de  la  peine  à  reconnaître 
son  chemin;  mais  on  n'avait  qu'à  marcher 
dans  la  boue,  et  l'on  était  sur  de  ne  pas  se 
tromper. 

Entre  sept  et  huit  heures,  on  entendit  au 
loin  comme  des  roulements  de  tonnerre;  les 
uns  disaient  : 

•  C'est  l'orage  !  » 

Les  autres  : 

«  C'est  le  canon  !  » 

Beaucoup  de  soldats  débandés  nous  sui- 
vaient. A  huit  heui'es,  nous  arrivâmes  aux 
Quatre-Bras.  Ce  sont  deux  maisons  en  face  l'une 
de  l'autre,  au  croisement  de  la  route  de  Nivelles 
à  Namur  avec  celle  de  Bruxelles  à  Charleroi; 
ces  maisons  étaient  encombrées  de  blessés.  — 
C'est  là  que  le  maréchal  Ney  avait  livré  bataille 
aux  Anglais,  pour  les  empêcher  d'arriver  au 
secours  des  Prussiens,  par  le  chemin  que  nous 
venions  de  suivre.  Il  n'avait  que  vingt  mille 
hommes  contre  quarante  mille,  et  Nicolas 
Cloutier,  le  tanneur,  soutient  encore  aujour- 
d'hui qu'il  aurait  dû  nous  envoyer  la  moitié  de 
ses  troupes  pour  prendre  les  Prussiens  par 
derrière,  comme  si  ce  n'avait  pas  été  bien  assez 
d'arrêter  les  autres.  Enfin,  pour  des  gens  pa- 
reils, tout  est  facile;  seulement,  s'ils  comman- 
daient eux-mêmes,  on  les  mettrait  en  déroute 
avec  quatre  hommes  et  un  caporal. 

Au-dessous ,  dans  les  champs  d'orge  et 
d'avoine,  tout  était  plein  de  morts.  C'est  là  que 


86 


ROMANS  NATIONAUX. 


je  vis  les  premiers  habits  rouges  étendus  sur 
la  route. 

Le  capitaine  nous  ordonna  de  faire  halte;  il 
entra  seul  dans  la  maison  à  droite.  Nous  atten- 
dions depuis  quelque  temps  à  la  pluie,  lors- 
qu'il ressortit  sur  la  porte  avec  le  général  de 
division  Donzelot,  qui  riait  parce  que  nous  au- 
rions dû  suivre  l'armée  de  Grouchy  du  côté  de 
Namur,  et  que  le  manque  d'ordres  nous  avait 
fait  tourner  vers  les  Quatre-Bras.  Nous  reçûmes 
pourtant  l'ordre  de  continuer  notre  chemin 
sans  nous  arrêter. 

Je  croyais  à  chaque  minute  tomber  en  fai- 
blesse; mais  cela  devint  encoi-e  pire  lorsque 
nous  eûmes  rattrapé  les  bagages;  car  il  fallait 
marcher  sur  le  revers  de  la  route,  dans  les 
champs,  et  plus  on  avançait,  plus  on  enfonçait 
dans  la  terre  grasse. 

Vers  onze  heures,  nous  arrivâmes  dans  un 
grand  village  appelé  Genappe,  qui  s'étend  sur 
les  deux  côles  de  la  roule.  L'encombrement  des 
fourgons,  des  canons  et  des  bagages  dans  cette 
rue  nous  força  de  passer  la  Thy  à  droite  sur 
im  pont,  et  depuis  cet  endroit  nous  ne  fîmes 
plus  que  marcher  à  travers  les  champs,  dans 
les  blés,  dans  les  chanvres,  comme  des  sau- 
vages qui  ne  respectent  rien.  La  nuit  était  si 
sombre  que  des  dragons  à  cheval,  posés  de 
deux  cents  pas  en  deux  cents  pas,  comme  des 
poteaux,  vous  criaient  : 

«  Par  ici  1  par  ici  !  » 

Nous  arrivâmes  à  minuit  au  tournant  d'un 
chemin,  près  d'une  espèce  de  ferme  couverte 
en  chaume  et  pleine  d'ofïiciers  supérieurs.  Ce 
n'était  pas  loin  de  la  grande  route,  car  on  en- 
tendait défiler  \l  cavalerie,  l'artillerie  et  les 
équipages  comme  un  torrent. 

Le  capitaine  venait  à  peine  d'entrer  à  la 
ferme,  que  plusieurs  d'entre  nous  se  précipi- 
tèrent dans  le  jardin  à  travers  les  haies.  Je  fis 
comme  les  autres,  et  j'empoignai  des  raves. 
Presque  aussitôt  tout  le  bataillon  suivit  ce 
mouvement,  malgré  les  cris  des  officiers;  cha- 
cun se  mit  à  déterrer  ce  qu'il  put  avec  sa 
baïonnette,  et,  deux  minutes  après,  il  ne  restait 
plus  rien.  Les  sergents  et  les  caporaux  étaient 
venus  avec  nous  ;  lorsque  le  capitaine  revint, 
on  avait  déjà  repris  les  rangs. 

Ceux  qui  volent  et  pillent  en  campagne  mé- 
ritent d'êire  fusillés,  mais  que  voulez-vous?  les 
villagesqu'on  rencontrait  n'avaient  pas  le  quart 
de  vivres  qu'il  aurait  fallu  pour  nourrir  tant 
de  monde.  Les  Anglais  avaient  déjà  presque 
tout  pris.  Il  nous  restait  bien  encore? *un  peu 
de  riz,  mais  le  riz  sans  viande  ne  soutient  pas 
beaucoup.  Les  Anglais,  eux,  recevaient  des 
bœufs  et  des  moutons  de  Bruxelles;  ils  étaient 
bien  nourris  et  tout  luisants  de  bonne  santé. 


Nous  autres,  nous  étions  venus  trop  vite,  les 
convois  de  vivres  étaient  en  retard:  et  le  lende- 
main, qui  devait  être  la  terrible  bataille  deWater- 
loo,  nous  ne  reçûmes  que  la  ration  d'eau-de-vie. 

Enfin,  en  partant  de  là,  nous  montâmes  une 
petite  côte,  et  malgré  la  pluie,  nous  aperçûmes 
les  bivouacs  des  Anglais.  On  nous  fit  prendre 
position  dans  les  blés  entre  plusieurs  régiments 
qu'on  ne  voyait  pas,  parce  qu'on  avait  l'ordre 
de  ne  pas  allumer  de  feu,  de  peur  d'effarou- 
cher l'ennemi  s'il  nous  voyait  en  ligne,  et  de 
le  décider  à  continuer  sa  retraite. 

Maintenant  représentez-vous  des  hommes 
couchés  dans  l«s  blés,  sous  une  pluie  battante, 
comme  de  véritables  Bohémiens,  grelottant  de 
froid,  songeant  à  massacrer  leurs  semblables, 
et  bien  heureux  d'avoir  un  navet,  une  rave  ou 
n'importe  quoi  pour  soutenir  un  peu  leurs 
forces.  Est-ce  que  c'est  la  vie  d'honnêtes  gens? 
Est-ce  que  c'est  pour  cela  que  Dieu  nous  a  créés 
et  mis  au  monde?  Est-ce  que  ce  n'est  pas  une 
véritable  abomiuation  de  penser  qu'un  roi,  un 
empereur,  au  lieu  de  surveiller  les  affaires  de 
son  pays,  d'encourager  le  commerce,  .de  ré- 
pandre l'instruction,  la  liberté  et  les  bons  exem- 
ples, viennenous  réduire  par  centaines  de  mille 
à  cet  état?...  Je  sais  bien  qu'on  appelle  cela  de 
la  gloire;  mais  les  peuples  sont  bien  bêles  de 
glorifier  des  gens  pareils...  Oui,  il  faut  avoir 
perdu  toute  espèce  de  bon  sens,  de  cœur  et  de 
religion. 

Tout  cela  ne  nous  empêchait  pas  de  claquer 
des  dents,  et  de  voir  en  face  de  nous  les  An- 
glais, qui  se  réchauffaient  et  se  gobergeaient 
au'.our  de  leurs  grands  feux^  après^oir  reçli 
leux'  ration  de  bœuf,  d'eau-de-vie  et  de  tabac. 
Je  pensais  : 

«  C'est  nous  pauvres  diables  trempés  jusqu'à 
la  moelle  des  os,  qui  sommes  forcés  d'attaquer 
ces  hommes  remplis  de  confiance  en  eux- 
mêmes,  et  qui  ne  manquent  ni  de  cauons,  ni 
de  munitions,  ni  de  rien;  qui  dorment  les  pieds 
au  feu,  la  panse  bien  garnie,  pendant  que  nous 
couchons  dans  la  boue  ! 

Toute  la  nuit  ce  spectacle  me  révoltait.  Bûche 
disait  : 

«  La  pluie  ne  me  fait  rien,  j'en  ai  supporté 
bien  d'autres  à  l'affût;  mais  au  moins  j'avais 
une  croûte  de  pain,  des  oignons  et  du  sel.  • 

Il  se  fâchait.  Pour  ma  part,  j'étais  attendri 
sur  mon  propre  sort  et  je  ne  disais  rien. 

Entre  deux  et  trois  heures  de  la  nuit,  la  pluie 
avait  cessé.  Bûche  et  moi,  nous  étions  dos  à 
dos  dans  le  creux  d'un  sillon,  pour  nous  ré- 
chauffer, et  la  grande  fatigue  avait  fini  par 
m'endormir. 

Une  chose  que  je  n'oublierai  jauiais,  c'est  le 
moment  où  je  me  réveillai  vers  les  cinq  heures 


WATERLOO. 


87 


du  matin  :  les  cloches  des  villages  sonnaient 
matines  sur  cette  grande  plaine  ;  et,  regardant 
les  blés  renversés,  les  camarades  couchés  à 
droite  et  à  gauche,  le  ciel  gris,  celle  grande 
désolation  me  fit  grelotter  le  cœur.  Le  son  des 
cloches  qui  se  répondaient  de  Planchenois  à 
Genappe,  à  Frichemont,  à  Waterloo  me  rappe- 
laient Phalsbourg;  je  me  disais  : 

•  C'est  aujourd'hui  dimanche,  un  jour  de 
paix  et  de  repos.  M.  Goulden  a  mis  hier  son  bel 
habit  au  dos  de  la  chaise,  avec  une  chemise 
blanche.  11  se  lève  maintenant  et  pense  à  moi... 
Catherine  aussi  se  lève  dans  notre  petite  cham- 
bre; elle  est  assise  sur  le  lit  et  pleure;  et  la 
la  tante  Grédel  aux  Qualre-Vents  pousse  ses 
volets;  elle  a  tiré  de  l'armoire  son  livre  de 
prières  pour  aller  à  la  messe. 

Et  j'entendais  les  cloches  de  Dann,  de  Mitlel- 
bronn,  de  Bigelberg  bourdonner  dans  le  silence. 
Je  me  flguiais  cette  bonne  vie  tranquille... 
J'aurais  voulu  fondre  en  larmes!  Mais  le  rou- 
lement commençait,  un  roulement  Fourd 
comme  dans  les  temps  humides,  quelque 
chose  de  sinistre.  Du  côté  de  la  grande  route, 
à  gauche,  on  battait  la  générale,  les  trom- 
pettes de  cavalerie  sonnaient  le  réveil.  On  se 
levait,  on  regardait  par-dessus  les  blés.  Ces 
trois  jours  de  marche  et  de  combats,  le  mau- 
vais temps  et  l'oubli  des  rations 'avaient  rendu 
les  hommes  plus  sombres.  On  ne  parlait  pas 
comme  à  Ligny;  chacun  regardait  et  réfléchis- 
sait pour  son  propre  compte. 

On  voyait  aussi  que  ce  serait  une  plus  grande 
bataille,  parce  qu'au  lieu  d'avoir  des  villages 
bien  occupés  en  première  ligne,  et  qui  font 
autant  de  combats  séparés,  ici  c'était  une 
grande  plaine  élevée,  nue,  occupée  parles  An- 
glais; derrière  leurs  lignes,  au  haut  de  la  côte, 
se  trouvait  le  village  de  Mont-Sainl-Jean,  et 
beaucoup  plus  loin,  à  près  d'une  lieue  etdemie, 
une  grande  forêt  qui  bordait  le  ciel. 

Entre  les  Anglais  et  nous,  le  terrain  descen- 
dait doucement  et  se  relevait  de  notre  côté; 
mais  il  fallait  avoir  l'habitude  de  la  campagne 
pour  voir  ce  petit  vallon,  qui  devenait  plus  pro- 
fond à  droite  et  se  resserrait  en  forme  de  ravin. 
Sur  la  pente  de  ce  ravin,  de  notre  côté,  der- 
rière des  haies,  des  peupliei  s  et  d'autres  arbres, 
quelques  maisons  couvertes  de  chaume  indi- 
quaient un  hameau:  c'était  Planchenois.  Dans 
la  même  direction,  mais  bien  plus  haut  et  der. 
rièrelagauchedel'ennemi,  s'étendait  une  plaine 
à  perte  de  vue,  parsemée  de  petits  villages. 

C'est  en  temps  de  pluie,  après  un  orage,  que 
ces  choses  se  distinguent  le  mieux  ;  tout  est 
bleu  sombre  sur  un  fond  clair.  On  découvrait 
j  jusqu'au  petit  village  de  Saint-Lambert,  à  trois 
lieues  de  nous  sur  la  droite. 


A  notre  gauche,  et  derrière  la  droite  des  An- 
glais, se  voyaient  aussi  d'autres  petits  villages 
dont  je  n'ai  jamais  su  le  nom. 

Voilà  ce  que  nous  découvrions  au  premier 
coup  d'œil,  dans  ce  grand  pays  plein  de  magni. 
fiques  récoltes  encore  en  fleur,  et  chacun  se 
demandait  pourquoi  les  Anglais  étaient  là,  quel 
avantage  ils  avaient  à  garder  cette  position. 
Alors  on  observait  mieux  leur  ligne,  à  quinze 
cents  ou  deux  mille  mètres  de  nous,  et  l'on 
voyait  que  la  grande  route  que  nous  avions 
suivie  depuis  les  Qualre-Bras,  et  qui  se  rend  à 
Bruxelles,  cette  route  large,  bien  arrondie  et 
même  pavée  au  milieu,  traversait  la  position 
de  l'ennemi  à  peu  près  au  centre;  elle  était 
droite,  et  l'on  pouvait  la  suivre  des  yeux  jus- 
qu'au village  de  Mont-Saint-Jean,  et  même 
plus  loin,  jusqu'à  l'entrée  de  la  grande  forêt  de 
Soignes.  Les  Anglais  voulaient  donc  la  dé- 
fendre, pour  nous  empêcher  d'aller  à  Bruxelles. 

En  regardant  bien,  on  voyait  que  leur  ligne 
de  bataille  se  courbait  un  peu  de  notre  côté  sur 
les  deux  ailes,  et  suivait  un  chemin  creux  qui 
coupai  t  la  route  de  Bruxelles  en  croix .  Ce  chemin 
était  tout  à  fait  creux  à  gauche  de  la  route;  à 
droite  il  était  bordé  de  grandes  haies  de  houx  et 
de  petits  hêtres,  comme  il  s'en  trouve  dans  ce 
pays. — Là  derrière  étaient  postés  des  masses 
d'habits  rouges,  qui  nous  observaient  de  leur 
chemin  couvert;  le  devant  de  leur  côte  descen- 
dait en  pente  comme  des  glacis  :  c'était  très- 
dangereux. 

Et  sur  leurs  ailes,  qui  se  prolongeaient  à''en- 
viron  trois  quarts  de  lieue,  était  de  la  cavalerie 
innombrable.  On  voyait  aussi  de  la  cavalerie 
sur  le  haut  du  plateau,  dans  l'endroit  où  la 
grande  route,  après  avoir  passé  la  colline,  des- 
cend avant  de  remonter  vers  Mont-Saint-Jeau  ; 
car  on  comprenait  très-bien  qu'il  se  trouvait  un 
creux  entre  la  position  des  Anglais  et  ce  village, 
pas  bien  profond,  puisque  les  plumets  de  la  ca- 
valerie s'apercevaient,  mais  assez  profond  pour 
y  tenir  de  grandes  forces  en  réserve  à  l'abri  de 
nos  boulets. 

J'avais  déjà  vu  Weissenfelz,  Lutzen,  Leipzig 
et  Ligny  :  je  commençais  à  comprendre  ce  que 
les  choses  veulent  dire,  pourquoi  l'on  se  place 
d'une  manière  plutôt  que  d'une  autre,  et  je 
trouvais  que  ces  Anglais  s'étaient  très-bien  ar- 
rangés dans  leur  chemin  pour  défendre  la 
route,  et  que  leurs  réserves,  bien  abritées  sur 
le  plateau,  montraient  chez  ces  gens  beaucoup 
de  bon  sens  naturel. 

Malgré  cela,  trois  choses  me  parurent  alors 
avantageuses  pour  nous.  Ces  Anglais,  avec  leur 
chemin  couvert  et  leurs  réserves  bien  cachées 
étaient  comme  dans  une  grande  fortification. 
Mais  tout  le  monde  sait  qu'en  temps  de  guerre 


88 


ROMANS  NATIONAUX. 


Ju  me  léveillai  vers  les  cin(|  licuas  du  nia!in.  il'iige  87.) 


on  démolit  toL.t  de  suile,  aiiloiir  des  places 
fortes,  les  bâtiments  trop  près  des  remparts, 
pour  empêcher  l'ennemi  de  s'en  emparer  et  de 
s'abriter  derrière.  Eh  bien!  juste  sur  leur  cen- 
centre,  le  long  de  la  grande  route  et  sur  la 
pente  de  leurs  glacis,  se  trouvait  une  ferme 
dans  le  genre  de  la  Roulette,  aux  Quatre- 
Vents,  mais  cinq  ou  six  fois  plus  grande.  Je  la 
voyais  très-bien  de  la  hauteur  où  nous  étions  : 
c'était  un  grand  carré,  les  bâtisses,  la  maison, 
les  écuries  et  les  granges  en  triangle  du  côté 
des  Anglais,  et  l'autre  moitié  du  triangle,  for- 
mée d'un  mur  et  de  hangars,  de  notre  côté  ; 
la  cour  à  l'intérieur.  L'un  des  pans  de  ce  mur 
donnait  sur  les  champs  avec  une  petite  porte, 
et  l'autre  sur  la  route,  avec  une  porte  cochère 
pour  les  voitures.  C'était  construit  en  briques 


bien  solide.  Naturellement  les  Anglais  l'avaient 
garnie  de  troupes,  comme  une  espèce  de  demi- 
lune;  mais  si  nous  avions  la  chance  de  l'enle- 
ver, nous  étions  tout  près  de  leur  centre,  et 
nous  pouvions  lancer  sur  eux  nos  colonnes 
d'attaque,  sans  rester  longtemps  sous  leur  feu. 

Voilà  ce  que  nous  avions  de  meilleur  pour 
nous.  Catte  ferme  s'appelait  la  Haie-Sainle, 
comme  nous  l'avons  su  depuis. 

Plus  loin,  en  avant  de  leur  aile  droite,  dans 
un  fond,  se  trouvait  une  autre  ferme  avec  un 
petit  bois,  que  nous  pouvions  aussi  tàcherd'en- 
lever.  Cette  ferme,  d'où  j'étais,  on  ne  la  voyait 
pas,  mais  elle  devait  être  encore  plus  sclide  que 
la  Ilaie-Sainte,  puisqu'un  verger  entouré  de 
murs  et  plus  loin  un  bois  la  couvraient.  Le  feu 
des  fenêtres  donnait  dans  le  verger,  le  feu  du 


Cii'a.   Juiej  Bvinaventure,  ùn^nmeur. 


WATERLOO. 


89 


A  la  lin,  il  lumliu.  (Page  9-2.) 


\  erger  donnait  dans  le  bois,  le  feu  du  bois  don. 
naît  sur  la  côte,  l'ennemi  pouvait  battre  en  ro 
traite  de  l'un  dans  l'autre. 

Ces  choses,  je  ne  les  ai  pas  vues  de  mes 
propres  yeux,  mais  quelques  anciens  m'ont  ra- 
conté plus  tard  l'attaque  de  cette  ferme,  appelée 
Hougoumont. 

11  faut  tout  expliquer,  quand  on  parle  d'une 
bataille  pareille  ;  mais  les  choses  qu'on  a  vues 
soi-même  sont  le  principal  ;  on  peut  dire  :  "  Je 
les  ai  vuesl  et  les  autres,  je  les  ai  seulement 
apprises  par  d'honnêtes  gens  incapables  de 
tromper  ni  de  mentir.  • 

Enfin,  en  avant  de  leur  aile  gauche,  où  des- 
cendait le  chemin  de  Wavre,  à  quelque  cent 
pas-  de  notre  côté,  se  trouvaient  encore  ies 
fermes  de  Papelotte  et  de  la  Haye,  occupées  par 


des  Allemands,  et  les  pelits  hameaux  de  Smo- 
hain,  du  Cheval -de-Bois,  de  Jean-Loo,  que  par 
la  suite  des  temps  j'ai  voulu  connaître,  pour  me 
rendre  compte  à  moi-même  de  tout  ce  qui 
s'était  passé. — Ces  hameaux,  je  les  voyais  bien 
alors,  mais  je  n'y  faisais  pas  grande  attention, 
d'autant  plus  qu'ils  étaient  en  dehors  de  notre 
ligne  de  bataille,  sur  la  droite,  et  qu'on  n'y  re- 
marquait pas  de  troupes. 

Donc  chacun  maintenant  se  figure  la  position 
des  Anglais  en  face  de  nous,  la  grande  route 
de  Bruxelles  qui  la, traverse,  le  chemin  qui  la 
couvre,  le  plateau  derrière,  où  sont  les  réserves, 
et  les  trois  bâtisses  de  Hougoumont,  de  la  Haie- 
Sainte  et  de  Papelotte,  en  avant,  bien  défen- 
dues. Chacun  doit  penser  que  c'était  difficile  à 
prendre. 


'i8 


4S 


90 


ROMANS    NATIONAUX. 


Je  regardais  cela  vers  les  six  heures  du  ma- 
tin, très-attentivement,  comme  un  homme  qui 
risque  de  perdre  sa  vie,  ou  d'avoir  les  os  cassés 
dans  une  entreprise,  et  qui  veut  au  moins  sa- 
voir s'il  a  quelque  chance  d'en  réchapper. 

Zébédé,  le  sergent  Rabot,  le  capitaine  Flo- 
rentin, Bûche,  enfin  tout  le  monde,  en  se  le- 
vant, jetait  un  coup  d'œil  de  ce  côté  sans  rien 
dire.  Ensuite,  on  regardait  autour  de  soi  les 
grands  carrés  d'infanterie,  les  escadrons  de 
cuirassiers ,  de  dragons ,  de  chasseurs,  de  lan- 
ciers, etc.,  campés  au  milieu  des  récoltes. 

Alors  personne  n'avait  plus  la  crainte  de  voir 
les  Anglais  battre  en  retraite  ;  on  allumait  des 
feux  tant  qu'on  voulait,  et  la  fumée  de  la  paille 
humide  s'étendait  dans  les  airs.  Ceux  auxquels 
il  restait  encore  un  peu  de  riz  suspendaient  la 
marmite,  les  autres  regardaient  en  pensant  : 

«  Chacun  son  tour,  hier  nous  avions  de  la 
viande,  nous  nous  moquions  du  riz;  mainte- 
nant nous  voudrions  bien  en  avoir.  » 

Vers  huit  heures,  il  arriva  des  fourgons  avec 
des  cartouches  et  des  tonnes  d'eau-de-vie. 
Chaque  soldat  reçut  double  ration  ;  avec  une 
croi\te  de  pain  on  aurait  pu  s'en  contenter, 
mais  le  pain  manquait.  Qu'on  juge,  d'après 
cela,  quelle  mine  on  avait.  C'est  tout  ce  que 
nous  reçûmes  en  ce  jour,  car  aussitôt  après 
commencèrent  les  grands  mouvements.  Les 
régiments  se  réunirent  à  leurs  brigades ,  les 
brigades  à  leurs  divisions,  les  divisions  refor- 
mèrent leurs  corps.  Les  officiers  à  cheval  cou- 
raient porter  les  ordres,  tout  était  en  route« 

Le  bataillon  se  réunit  à  la  division  Donzelot; 
les  autres  divisions  n'avaient  que  huit  batail- 
lons, elle  en  eut  neuf. 

J'ai  souvent  entendu  raconter  par  nos  an- 
ciens l'ordre  de  bataille  donné  par  l'Empereur; 
le  corps  de  Reille  à  gauche  de  la  route,  en  face 
de  Hougoumont;  d'Erlon  à  droite,  en  face  de 
la  Haie-Sainte;  Ney  à  cheval  sur  la  chaussée, 
et  Napoléon  d'errière,  avec  la  vieille  garde,  les 
escadrons  de  service,  les  lanciers,  les  chas- 
seurs, etc.  C'est  tout  ce  que  j'ai  compris,  car 
lorsqu'ils  se  mettent  à  parler  du  mouvement 
des  onze  colonnes,  de  la  distance  des  déploie- 
ments, et  qu'ils  nomment  tous  les  généraux 
les  uns  après  les  autres,  il  me  semble  entendre 
parler  de  choses  que  je  n'ai  pas  vues.  J'aime 
donc  mieux  vous  raconter  simplement  ce  que 
je  me  rappelle  moi-même.  Et  d'abord,  à  huit 
heures  et  demie,  nos  quatre  divisions  reçurent 
l'ordre  de  se  porter  en  avant ,  à  droite  de  la 
grand'route.  Nous  étions  de  quinze  à  vingt 
mille  hommes,  nous  marchions  sur  deux  lignes, 
l'arme  à  volonté,  et  nous  enfoncions  jusqu'aux 
genoux.  Personne  ne  disait  rien. 

Plusieurs  racontent  que  nous  étions  tout  ré- 


jouis et  que  nous  chantions ,  mais  c'est  faux  1 
Quand  on  a  marché  toute  la  nuit  sans  recevoir 
de  ration,  quand  on  a  couché  dans  l'eau,  avec 
défense  d'allumer  des  feux  et  qu'on  va  recevoir 
de  la  mitraille,  cela  vous  ôte  l'envie  de  chan- 
ter; nous  étions  bien  contents  de  retirer  nos 
souliers  des  trous  où  l'on  enfonçait  à  chaque 
pas  ;  les  blés  mouillés  vous  rafraîchissaient  les 
cuisses ,  et  les  plus  courageux,  les  plus  durs 
avaient  l'air  ennuyé. 

11  est  vrai  que  les  musiques  jouaient  les  mar- 
ches de  leurs  régiments,  et  que  les  trompettes 
de  la  cavalerie ,  les  tambours  de  l'infanterie, 
les  grosses  caisses  et  les  trombones  mêlés  en- 
semble produisaient  un  effet  terrible,  comme 
toujours.  11  est  aussi  vrai  que  tous  ces  milliers 
d'hommes  en  bon  ordre,  allongeant  le  pas,  le 
sac  au  dos ,  le  fusil  sur  l'épaule;  les  lignes 
blanches  des  cuirassiers  qui  suivaient  les  lignes 
rouges,  brunes,  vertes  des  dragons ,  des  hus- 
sards, des  lanciers  dont  les  petits  drapeaux  en 
queue  d'hirondelle  remplissaient  l'air  ;  les  ca- 
nonniers  dans  l'intervalle  des  brigades,  à  che- 
val autour  de  leurs  pièces,  qui  coupaient  la 
terre  jusqu'aux  essieux  —  tout  cela  traversant 
les  moissons  dont  pas  un  épi  ne  restait  debout — 
il  est  très-vrai  qu'on  ne  pouvait  rien  voir  de 
plus  épouvantable. 

Et  les  Anglais  en  face,  bien  rangés,  leurs 
canonniers  la  mèche  allumée,  étaient  aussi 
quelque  chose  qui  vous  faisait  réfléchir.  Mais 
cela  ne  vous  réjouissait  pas  la  vue  autant  que 
plusieurs  le  disent  ;  les  gens  amoureux  de 
recevoir  des  coups  de  canon  sont  encore  assez 
rares. 

Le  père  Goulden  me  disait  bien  que,  dans 
son  temps,  les  soldats  chantaient;  mais  c'est 
qu'ils  étaient  partis  volontairement  et  non  par 
force.  Ils  se  battaient  pour  garder  leurs  champs 
et  les  droits  de  l'homme,  qu'ils  aimaient  mieux 
que  les  yeux  de  leur  tête,  et  ce  n'était  pas  la 
même  chose  que  de  se  faire  éreinter  pour  sa- 
voir si  l'on  aurait  d'anciens  nobles  ou  de  nou- 
veaux. Moi,  je  n'ai  jamais  entendu  chanter  ni 
à  Leipzig  ni  à  Waterloo. 

Nous  marchions,  les  musiques  jouaient  par 
ordre  supérieur;  et  lorsque  les  musiques  se 
turent,  le  plus  grand  silence  suivit.  Alors  nous 
étions  au  haut  du  petit  vallon',  à  mille  ou 
douze  cenis  pas  de  la  gauche  des  Anglais.  Nous 
formions  le  centre  de  notre  armée;  des  chas- 
seurs s'étendaient  sur  notre  flanc  droit  avec 
des  lanciers. 

On  prit  les  distances ,  on  resserra  les  inter- 
valles, la  première  brigade  de  la  première  di- 
vision obliqua  sur  la  gauche  et  se  mit  à  cheval 
sur  la  chaussée.  Notre  bataillon  faisait  partie 
de  la  seconde  division  ;  nous  fûmes  donc  en 


WATERLOO. 


91 


première  ligne,  avec  une  seule  brigade  de  la 
première  devant  nous.  —  On  fit  passer  toutes 
les  pièces  sur  notre  front  ;  celles  des  Anglais 
se  voyaient  en  face,  à  la  même  hauteur.  Et 
bien  longtemps  encore  d'autres  divisions  vin- 
rent nous  appuyer.  On  aurait  cru  que  toute  la 
terre  marchait  ;  les  anciens  disaient  : 

•  Voici  les  cuirassiers  de  Milhaud  !  voici  les 
chasseurs  de  Lefebvre-Desnoëttes  !  voilà  là-bas 
le  corps  de  Lobau  I  » 

De  tous  les  côtés,  aussi  loin  que  pouvait  s'é- 
tendre la  vue,  on  ne  voyait  que  des  cuirasses, 
des  casques  ,  des  colbacks ,  des  sabres ,  des 
lances,  des  files  de  baïonnettes. 

«  Quelle  bataille  !  s'écriait  Bûche  ;  malheur 
aux  Anglais  !  » 

Et  je  pensais  comme  lui ,  je  croyais  que  pas 
un  Anglais  n'en  réchapperait.  On  peut  dire  que 
nous  avons  eu  du  malheur  en  ce  jour;  sans  les 
Prussiens,  je  crois  encore  que  nous  aurions 
tout  exterminé. 

Durant  deux  heures  que  nous  restâmes  l'arme 
au  pied,  nous  n'eûmes  pas  même  le  temps  de 
voir  la  moitié  de  nos  régiments  et  de  nos  esca- 
drons ;  c'était  toujours  du  nouveau.  Je  me 
souviens  qu'au  bout  d'une  heure,  on  entendit 
tout  à  coup,  sur  la  gauche,  s'élever  comme  un 
orage  les  cris  de:  Vive  t' Empereur I et  que  ces 
cris  se  rapprochaient  en  grandissant  toujours, 
qu'on  se  dressait  sur  la  pointe  des  pieds  en  al- 
longeant le  cou;  que  cela  se  répandait  dans 
tous  les  rangs  ;  que,  derrière,  les  chevaux  eux- 
mêmes  hennissaient  comme  s'ils  avaient  voulu 
crier,  et  que  dans  ce  moment  un  tourbillon 
d'officiers  généraux  passa  devant  notre  ligne 
ventre  à  terre.Napoléon  s'y  trouvait,je  crois  bien 
l'avoir  vu,  mais  je  n'en  suis  pas  sûr;  il  allait  si 
vite,  et  tant  d'honmies  levaient  leur  shakos  au 
bout  de  leurs  baïonnettes,  qu'on  avait  à  peine 
le  temps  de  reconnaître  son  dos  rond  et  sa 
capote  grise  au  milieu  des  uniformes  galonnés. 
Quand  le  capitaine  avait  crié:  «  Portez  armes  1 
Présentez  armes  !  .  c'était  fini. 

Voilà  comment  on  le  voyait  presque  tou- 
jours, à  moins  d'être  de  la  garde. 

Quand  il  fut  passé,  quand  les  cris  se  furent 
prolongés  à  droite,  toujours  plus  loin,  l'idée 
vint  à  tout  le  monde  que  dans  vingt  minutes  la 
bataille  serait  commencée.  Mais  cela  dura  bien 
plus  longtemps.  L'impatience  vous  gagnait; 
les  conscrits  du  corps  de  d'Erlon ,  qui  n'avait 
pas  donné  la  veille,  se  mettaient  à  crier  :  •  En 
avant  !  »  quand  enfin ,  vers  midi ,  le  canon 
gronda  sur  la  gauche,  et  dans  la  même  seconde 
des  feux  de  bataillon  suivirent ,  puis  des  feux 
de  file.  On  ne  voyait  rien,  c'était  de  l'autre 
ôté  de  la  route,  l'attaque  de  Houeoumont. 
Aussitôt  les  cris  de:   Vive  /"empereur/ écla- 


tèrent. Les  canonniers  de  nos  quatre  divisions 
étaient  à  leurs  pièces  à  vingt  pas  l'une  de  l'autre, 
tout  le  long  de  la  côte.  Au  premier  coup  de 
canon,  ils  commencèrent  à  charger.  Je  les  vois 
encore  tous  en  ligne  mettre  la  gargousse,  re- 
fouler tous  ensemble,  se  redresser,  secouer  la 
mèche  sur  leur  bras;  on  aurait  dit  un  seul 
mouvement ,  et  cela  vous  donnait  froid.  Les 
chefs  de  pièces  derrière,  presque  tous  de  vieux 
officiers,  commandaient  comme  à  la  parade  ; 
et  quand  ces  quatre-vingts  pièces  partirent 
ensemble,  on  n'entendit  plus  rien,  tout  le  val- 
lon fut  couvert  de  fumée. 

Au  bout  d'une  seconde,  la  voix  calme  de  ces 
vieux,  à  travers  le  sifflement  de  vos  oreilles, 
s'entendit  de  nouveau  : 

«  Chargez!  Refoulez!  Pointez!  Feu!  • 
■  Et  cela  continua  sans  interruption  une  demi- 
heure.  On  ne  se  voyait  déjà  plus:  mais,  de 
l'autre  côté,  les  Anglais  avaient  aussi  commencé 
le  feu  ;  le  ronflement  de  leurs  boulels  dans  l'air, 
leur  bruit  sec  dans  la  boue,  et  l'autre  bruit  dans 
les  rangs,  lorsque  les  fusils  sont  brgyéSj  et  les 
hommes  jetés  à  vingt  pas  en  arrière  tout  dé- 
sossés, comme  des  sacs,  ou  qu'ils  s'affaissent 
avec  un  bras  ou  une  jambe  de  moins,  ce  bruit 
se  mêlait  au  roulement  sourd  :  — la  démolition 
commençait. 

Quelques  cris  de  blessés  troublaient  ce  grand 
bruit.  On  entendait  aussi  des  chevaux  hennir 
d'une  voix  perçante  ;  c'est  un  cri  terrible,  car 
ces  animaux  sont  naturellement  féroces  ;  ils 
n'ont  de  bonheui"  que  dans  le  carnage,  on  ne 
peurt  pres(]ue  pas  les  retenir.  Derrière  nous,  à 
plus  d'une  demi-lieue,  on  n'entendait  que  ce 
tumulte:  les  chevaux  voulaient  partir. 

Et  comme  on  ne  voyait  plus,  depuis  long- 
temps, que  les  ombres  de  nos  canonniers  ma- 
nœuvrer dans  la  fumée  au  bord  du  ravin,  le 
commandement:  «  Cessez  le  feu!  •  s'entendit. 
En  même  temps,  la  voix  éclatante  des  colonels 
de  nos  quatre  divisions  s'éleva  : 
•  Serrez  les  rangs  en  bataille  !  » 
Toutes  les  lignes  se  rapprochèrent. 
«  Voici  notre  tour,  dis-je  à  Bûche. 
—Oui,  fit-il,  tenons  toujours  ensemble.  » 
La  fumée  de  nos  pièces  montait  alors ,  et 
nous  vîmes  les  batteries  des  Anglais  qui  con- 
tinuaient le  feu  tout  le  long  des  haies  qui  bor- 
daient leur  chemin.  La  première  brigade  de  la 
division  Alix  s'avançait  sur  la  route  vers  la 
Haie-Sainte;  elle  allait  au  pas  accéléré.  Je  re- 
connus derrière  le  maréchal  Ney  avec  quelques 
officiers  d'état-major. 

Toutes  les  fenêtres  de  la  ferme,  le  jardin  et 
les  murs  où  l'on  avait  percé  des  trous,  tout 
était  en  feu;  à  chaque  pas,  quelques  homm<^s 
restaient  en  arrière  étendus  sur  la  route.  --- 


92 


ROMANS  NATIONAUX. 


Ney ,  à  cheval ,  son  grand  chapeau  de  travers, 
observait  l'action  du  milieu  de  la  chaussée.  Je 
dis  à  Bûche  : 

«  Voilà  le  maréchal  Ney;  la  seconde  brigade 
va  soutenir  la  première,  et  nous  arriverons 
ensuite.  » 

Mais  je  me  trompais;  en  ce  moment  même, 
le  premier  bataillon  de  la  seconde  brigade  reçut 
l'ordre  de  marcher  en  ligne,  à  droite  de  la 
route,  le  deuxième  bataillon  derrière  le  pre- 
mier, le  troisième  derrière  le  second,  enfin  le 
quatrième  comme  au  défilé.  On  n'avait  pas  le 
temps  de  nous  former  en  colonnes  d'attaque, 
mais  cela  paraissait  solide  tout  de  même  ;  nous 
étions  les  uns  derrière  les  autres,  sur  cent 
cinquante  à  deux  cents  hommes  de  front;  les 
capitaines  entre  les  compagnies,  les  comman- 
dants entre  les  bataillons.  Seulement,  les 
boulets,  au  heu  d'enlever  deux  hommes,  en 
enlevaient  huit  d'un  coup  ;  ceux  de  derrière  ne 
pouvaient  pas  tirer,  parce  que  les  premiers 
rangs  les  gênaient  ;  et  l'on  vit  aussi  par  la  suite 
qu'on  ne  pouvait  pas  se  former  en  carrés.  Il 
aurait  fallu  penser  à  cela  d'avance,  mais  l'ar- 
deur d'enfoncer  les  Anglais  et  de  gagner  tout 
de  suite  était  trop  grande. 

On  fit  marcher  notre  division  dans  le  même 
ordre  :  à  mesure  que  le  premier  bataillon  s'a- 
vançait, le  second  emboîtait  le  pas,  ainsi  de 
suite.  Comme  on  commençait  par  la  gauche,  je 
vis  avec  plaisir  que  nous  allions  être  au  vingl- 
cinquième  rang,  et  qu'il  faudrait  en  hacher 
terriblement  avant  d'arriver  sur  nous. 

Les  deux  divisions  à  notre  droite  se  formè- 
rent également  en  colonnes  massives,  les  co- 
lonnes à  trois  cents  pas  l'une  de  l'autre. 

C'est  ainsi  que  nous  descendîmes  dans  le 
vallon,  malgré  le  feu  des  Anglais.  La  terre 
grasse  où  l'on  enfonçait  retardait  noire  marche; 
nous  criions  tous  ensemble  :  «  A  la  baïonnette  !  • 

A  la  montée,  nous  recevions  une  grêle  de 
balles  par-dessus  la  chaussée  à  gauche.  Si  nous 
n'avions  pas  été  si  touffus,  cette  fusillade 
épouvantable  nous  aurait  peut-être  arrêtés.  La 
charge  battait...  Les  officiers  criaient  :  «  Ap- 
puyez à  gauche  1  »  Mais  ce  feu  terrible  nous 
faisait  allonger  malgré  nous  la  jambe  droite 
plus  que  l'autre  ;  de  sorte  qu'en  arrivant  près 
du  chemin  bordé  de  haies,  nous  avions  perdu 
nos  distances,  et  que  notre  division  ne  formait 
pour  ainsi  dire  plus  qu'un  grand  carré  plein 
avec  la  troisième. 

Alors  deux  batteries  se  mirent  à  nous  balayer, 
la  mitraille  qui  sortait  d'entre  les  haies,  à  cent 
pas,  nous  perçait  d'outre  en  outre.  Ce  ne  fut 
qu'un  cri  d'horreur,  et  l'on  se  mit  à  courir  sur 
les  batteries,  en  bousculant  les  habits  rouges 
qui  voulaient  nous  arrêter, 


Dans  ce  moment,  je  vis  pour  la  première  fois 
de  près  les  Anglais ,  qui  sont  des  gens  solides, 
blancs,  bien  rasés,  comme  de  bons  bourgeois. 
Ils  se  défendent  bien,  mais  nous  les  valons!  Ce 
n'est  pas  notre  faute  à  nous  autres  simples 
soldats  s'ils  nous  ont  vaincus,  tout  le  monde 
sait  que  nous  avons  montré  autant  et  plus  de 
courage  qu'eux  ! 

On  a  dit  que  nous  n'étions  plus  les  soldats 
d'Austerlitz,  d'Iéna,  de  Friedland,  de  la  Mos- 
kowa;  sans  doute!  mais  ceux-là,  puisqu'ils 
étaient  si  bons,  il  aurait  fallu  les  ménager. 
Nous  n'aurions  pas  mieux  demandé  que  de  les 
voir  à  notre  place. 

Tous  les  coups  des  Anglais  portaient,  ce  qui 
nous  força  de  rompre  les  rangs  :  les  hommes 
ne  sont  pas  des  palissades  :  ils  ont  besoin  de  se 
défendre  quand  on  les  fusille. 

Un  grand  nombre  s'étaient  donc  détachés, 
quand  des  milliers  d'Anglais  se  levèrent  du 
milieu  des  orges  et  tirèrent  sur  eux  à  bout 
portant,  ce  qui  produisit  un  grand  carnage;  à 
chaque  seconde,  d'autres  rangs  allaient  au  se- 
cours des  camarades,  et  nous  aurions  fini  par 
nous  répandre  comme  une  fourmilière  sur  la 
côte,  si  l'on  n'avait  entendu  crier  : 

«  Attention  !  la  cavalerie  !»  * 

Presque  aussitôt  nous  vîmes  arriver  une 
masse  de  dragons  rouges  sur  des  chevaux  gris, 
ils  arrivaient  comme  le  vent;  tous  ceux  qui 
s'étaient  écartés  furent  hachés  sans  miséri- 
corde. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ces  dragons  tom- 
bèrent sur  nos  colonnes  pour  les  enfoncer,  elles 
étaient  trop  profondes  et  trop  massives;  ils 
descendirent  entre  nos  divisions,  sabrant  à 
droite  et  à  gauche,  et  poussant  leurs  chevaux 
dans  le  flanc  des  colonnes  pour  les  couper  en 
deux,  mais  ilg  ne  purent  y  réussir;  seulement 
ils  nous  tuèrent  beaucoup  de  monde,  et  nous 
mirent  dans  un  grand  désordre. 

C'est  un  des  plus  terribles  moments  de  ma 
vie.  Comme  ancien  soldat,  j'étais  à  la  droite  du 
bataillon;  j'avais  vu  de  loin  ce  que  ces  gens 
allaient  faire  :  ils  passaient  eu  s'allongeanl  de 
côté  sur  leurs  chevaux  tant  qu'ils  pouvaient, 
pour  faucher  dans  les  rangs;  leurs  coups  se 
suivaient  comme  des  éclairs,  et,  plus  de  vingt 
fois,  je  crus  avoir  la  tête  en  bas  des  épaules. 
Heureusement  pour  moi,  le  sergent  Rabot  était 
en  serre-file  ;  c'est  lui  qui  reçut  cette  averse 
épouvantable,  en  se  défendant  jusqu'à  la  mort. 
A  chaque  coup,  il  criait  : 

«  Lâches  !  lâches  !  » 

Et  son  sang  sautait  sur  moi  comme  de  la 
pluie.  A  la  fin,  il  tomba.  J'avais  encore  mon 
fusil  chargé,  et  voyant  l'uu  de  ces  dragons, 
qui,  de  loin,  me  regardait  d'avance,  en  se  pen- 


WATERLOO. 


93 


chant  pour  me  lancer  son  coup  de  pointe  ,  je 
l'abattis  à  bout  portant.  Voilà  le  seul  homme 
que  j'aie  vu  tomber  devant  mon  coup  de  feu. 

Le  pire,  c'est  que  dans  le  même  instant, 
leurs  fantassins  ralliés  recommencèrent  à  nous 
fusiller,  et  qu'ils  prirent  même  l'audace  de 
nous  attaquer  à  la  baïonnette.  Les  deux  pi'e- 
niiers  rangs  pouvaient  seuls  se  défendre.  C'é- 
tait une  véritable  abomination  de  nous  avoir 
rangés  de  cette  manière. 

Alors  les  dragons  rouges,  pêle-mêle  avec  nos 
colonnes,  descendirent  dans  le  vallon. 
'  Notre  division  s'était  encore  le  mieux  défen- 
due, car  nous  conservions  nos  drapeaux,  et  les 
deux  autres,  à  côté  de  nous,  avaient  perdu 
deux  aigles. 

Nous  redescendîmes  donc  de  cette  façon 
dans  la  boue,  à  travers  les  pièces  qu'on  avait 
amenées  pour  nous  soutenir ,  et  dont  les  atte- 
lages venaient  d'être  sabrés  par  les  dragons. 
Nous  courions  de  tous  les  côtés ,  Bûche  et  moi 
toujours  ensemble  ;  et  ce  ne  fut  qu'au  bout  de 
dix  minutes  qu'on  parvint  à  nous  rallier  près 
de  la  chaussée,  par  pelotons  de  tous  les  régi- 
ments. 

Ceux  qui  veulent  se  mêler  de  commander  à 
la  guerre  devraient  toujours  avoir  de  pareils 
exemples  sous  les  yeux  et  réfléchir  avant  de 
faire  de  nouvelles  inventions;  ces  inventions 
coûtent  cher  à  ceux  qui  sont  forcés  d'y  entrer. 

Nous  regardions  derrière  nous  en  reprenant 
haleine,  et  nous  voyions  déjà  les  dragons  rou- 
ges monter  la  côte  pour  enlever  notre  grande 
batterie  de  quatre-vingts  pièces;  mais.  Dieu 
merci  !  leur  tour  était  aussi  venu  d'être  mas- 
sacrés. L'Empereur  avait  vu  de  loin  notre 
retraite,  et,  comme  ces  dragons  montaient, 
deux  régiments  de  cuirassiers  à  droite,  avec  un 
régiment  de  lanciers  à  gauche,  tombèrent  sur 
eux  en  flanc  comme  le  tonnerre  ;  le  temps  de 
regarder,  ils  étaient  dessus.  On  entendait  cha- 
que coup  glisser  sur  les  cuirasses,  les  chevaux 
souffler;  on  voyait,  à  cent  pas,  les  lances  mon- 
ter et  descendre  ,  les  grands  sabres  s'allonger, 
les  hommes  se  courber  pour  piquer  en  dessous, 
les  chevaux  furieux  se  dresser  et  mordre  en 
hennissant  d'une  voix  terrible;  et  puis  les 
hommes  à  terre  sous  les  pieds  des  chevaux, 
essayer  de  se  lever  en  se  garant  de  la  main. 

Quelle  horrible  chose  que  les  batailles!  — 
Bûche  criait  :  «  Hardi  !  »  Moi ,  je  sentais  la 
sueur  me  couler  du  front.  D'autres,  avec  des 
balafres  et  les  yeux  pleins  de  sang,  s'essuyaient 
en  riant  d'un  air  féroce. 

En  dix  minutes,  sept  cents  dragons  étaient 
hors  de  combat;  leurs  chevaux  gris  couraient 
de  tous  les  côtés,  le  mors  aux  dents.  Quelques 
centaines  d'entre  eux  rentraient  dans  leurs 


batteries,  mais  plus  d'un  ballottait  et  se  cram- 
ponnait à  la  crinière  de  son  cheval.  —  Ils 
avaient  vu  que  ce  n'est  pas  tout  de  tomber  sur 
les  gens,  et  qu'il  peut  aussi  vous  arriver  des 
choses  auxquelles  on  ne  s'attend  pas. 

De  tout  ce  spectacle  affreux,  ce  qui  m'est  le 
plus  resté  dans  l'esprit,  c'est  que  nos  cuiras- 
siers en  revenant,  leurs  grands  sabres  rouges 
jusqu'à  la  garde,  riaient  entre  eux,  et  qu'un 
gros  capitaine,  avec  de  grandes  moustaches 
brunes,  en  passant  près  de  nous,  clignait  de 
l'œil  d'un  air  de  bonne  humeur,  comme  pour 
nous  dire  : 

«  Eh  bien!...  vous  avez  vu...  nous  les  avons 
ramenés  vivement.  » 

Oui,  mais  il  en  restait  trois  mille  des  nôtres 
dans  ce  vallon  1  —  Et  ce  n'était  pas  fini,  les 
compagnies,  les  bataillons  et  les  brigades  se 
reformaient  ;  du  côté  de  la  Haie-Sainte,  la  fu- 
sillade roulait;  plus  loin,  près  de  Hougoumont, 
le  canon  tonnait.  Tout  cela  n'était  qu'un  petit 
commencement,  les  officiers  disaient  : 

«  C'est  à  recommencer.  • 

On  aurait  cru  que  la  vie  des  hommes  ne 
coûtait  rien. 

Enfin  il  fallait  emporter  la  Haie-Sainte  ;  il 
fallait  forcer  à  tout  prix  le  passage  de  la  grande 
route  au  centre  de  l'ennemi,  comme  on  en- 
fonce la  porte  d'une  place  forte,  à  travers  le 
feu  des  avancées  et  des  demi -lunes.  Nous  avions 
été  repoussés  la  première  fois,  mais  la  bataille 
était  engagée,  on  ne  pouvait  plus  reculer. 

Après  la  charge  des  cuirassiers,  il  fallut  du 
temps  pour  nous  reformer.  —  La  bataille  conti- 
nuait à  Hougoumont  ;  la  canonnade  recommen- 
çait à  notre  droite  ;  on  avait  amené  deux  batte- 
ries pour  nettoyer  la  chaussée  en  arrière  de  la 
Haie-Sainte,  où  la  route  entre  dans  la  côte. 
Chacun  voyait  que  l'attaque  allait  se  porter  là.  • 

Nous  attendions  l'arme  au  bras,  lorsque, 
vers  trois  heures,  Bûche,  regardant  en  arrière 
sur  la  route,  me  dit  : 

«  Voici  l'Empereur  qui  vient.  » 

Et  d'autres  encore  disaient  dans  les  rangs  ; 

«  Voici  l'Empereur!  » 

La  fumée  était  tellement  épaisse  qu'on  voyait 
à  peiuc,  sur  la  petite  butte  de  Rossomme,  les 
bonnets  à  poil  de  la  vieille  garde.  Je  m'étais 
aussi  retourné  pour  voir  l'Empereur,  mais 
bientôt  nous  reconnûmes  le  maréchal  Ney, 
avec  cinq  ou  six  officiers  d'état-major;  il  arri- 
vait du  quartier  général  et  poussait  droit  sur 
nous  au  galop  à  travers  champs.  Nous  lui  tour- 
nions le  dos.  Nos  commandants  se  portèrent  à 
sa  rencontre,  et  nous  les  entendîmes  parler, 
sans  rien  comprendre,  à  cause  du  bruit  qui 
vous  remplissait  les  oreilles.  „ 

Aussitôt  le  maréchal  passa  sur  le  fron-  de 


94 


ROMANS  NATIONAUX. 


nos  deux  bataillons  et  tira  l'épée.  Depuis  la 
grande  revue  d'Ascliaffenbourg,  je  ne  l'avais 
pas  vu  d'aussi  près;  il  semblait  plus  vieux,  plus 
maigre,  plus  osseux,  mais  c'était  toujours  le 
môme  homme;  il  nous  regardait  avec  ses  yeux 
gris  clair,  et  l'on  aurait  cru  qu'il  nous  voyait 
tous,  chacun  se  figurait  que  c'était  lui  qu'il 
regardait.  —  Au  bout  d'un  instant,  il  étendit 
son  épée  du  côté  de  la  Haie-Sainte,  en  nous 
criant  : 

«  Nous  allons  enlever  ça!...  Vous  aurez  de 
l'ensemble...  C'est  le  nœud  de  la  bataille...  Je 
vais  vous  conduire  moi-même.  Bataillons,  par 
file  à  gauche  !  » 

Nous  partîmes  au  pas  accéléré.  Sur  la  chaus- 
sée, on  nous  fit  marcher  par  compagnies  sur 
trois  rangs;  je  me  trouvais  dans  le  deuxième. 
Le  maréchal  Ney  était  devant,  à  cheval,  avec 
les  deux  commandants  et  le  capitaine  Floren- 
tin; il  avait  remis  son  épée  dans  le  fourreau. 
Les  balles  sifflaient  par  centaines,  le  canon 
grondait  tellement  dans  le  fond  de  Hougou- 
mont,  à  gauche  et  sur  notre  droite  en  arrière, 
que  c'était  comme  une  grosse  cloche  dont  on 
n'entend  plus  les  coups  à  la  fin,  mais  seule- 
ment le  bourdonnement.  Tantôt  l'un,  tantôt 
l'autre  de  nous  s'affaissait,  et  l'on  passait  par- 
dessus. 

Deux  ou  trois  fois,  le  maréchal  se  retourna 
pour  voir  si  nous  marchions  bien  réunis;  il 
avait  l'air  si  calme,  que  je  trouvais  pour  ainsi 
dire  naturel  de  n'avoir  pas  peur  ;  sa  mine  don- 
nait de  la  confiance  à  tout  le  monde,  chacun 
pensait  : 

«  Ney  est  avec  nous...  les  autres  sont  per- 
dus! » 

Voilà  pourtant  la  bêtise  du  genre  humain, 
puisque  tant  de  gens  restaient  en  route.  Enfin, 
mesure  que  nous  approchions  de  cette  grande 
bâtisse,  le  bruit  de  la  fusillade  devenait  plus 
clair  au  milieu  du  roulement  des  canons;  et 
l'on  voyait  aussi  mieux  la  flamme  des  coups 
de  fusil  qui  sortaient  des  fenêtres,  le  grand  toit 
noir  au-dessus  dans  la  fumée,  et  la  route  en- 
combrée de  pierres. 

Nous  longions  une  haie,  derrière  cette  haie 
pétillait  le  feu  de  nos  tirailleurs,  car  la  pre- 
mière brigade  de  la  division  Alix  n'avait  pas 
quitté  les  vergers;  en  nous  voyant  défiler  sur 
la  chaussée,  elle  se  mit  à  crier  :  Vive  VEmpe- 
reurl  Et  comme  toute  la  fusillade  des  Alle- 
mands se  dirigeait  alors  sur  nous,  le  maréchal 
Ney,  tirant  son  épée,  cria  d'une  voix  qui  s'en- 
tendit au  loin  : 

«  En  avant  !  » 

J  partit  dans  la  fumée  avec  deux  ou  trois 
autres  officiers.  Nous  courions  tous,  la  giberne 
ballottdnt  sur  les  reins  et  l'arme  prèle.  Der- 


rière, bien  loin,  la  charge  battait,  on  ne  voyait 
plus  le  maréchal,  et  ce  n'est  que  près  d'un 
hangar  qui  sépai'e  le  jardin  de  la  route,  que 
nous  le  découvrîmes  à  cheval  devant  la  porte 
cochère.  Il  paraît  que  d'autres  avaient  déjà 
voulu  forcer  cette  porte,  car  des  tas  de  morts, 
de  poutres,  de  pavés  et  de  décombres  s'élevaient 
contre,  jusqu'au  milieu  de  la  route.  Le  feu  sor- 
tait de  tous  les  trous  de  la  bâtisse,  on  ne  sen- 
tait que  l'odeur  épaisse  de  la  poudre. 

«  Enfoncez-moi  cela!  »  criait  le  maréchal, 
dont  la  figure  était  toute  changée. 

Et  nous  tous,  à  quinze,  vingt,  nous  jetions 
nos  fusils,  nous  levions  les  poutres,  et  nous  les 
poussions  contre  cette  porte  qui  criait,  en  re- 
tentissant comme  le  tonnerre.  A  chaque  coup", 
on  aurait  cru  qu'elle  allait  tomber.  A  travers 
ses  ais,  on  voyait  les  pavés  à  l'intérieur  en- 
tassés jusqu'au  haut.  Elle  était  criblée.  En 
tombant,  elle  nous  aurait  écrasés,  mais  la  fu- 
reur nous  rendait  aveugles.  Nous  ne  ressem- 
blions plus  à  des  hommes  :  les  uns  n'avaient 
plus  de  shakos,  les  autres  étaient  déchirés, 
presque  en  chemise,  le  sang  leur  coulait  sur 
les  mains,  le  long  des  cuisses;  et  dans  le  rou- 
lement de  la  fusillade,  des  coups  de  mitraille 
arrivaient  de  la  côte,  les  pavés  autour  de  nous 
sautaient  en  poussière. 

Je  regardais,  maisje  ne  voyais  plusni  fijiche, 
ni  Zébédé,  ni  personne  Cela  compagnie.  Le 
maréchal  était  a.\xtÀ  parti.  Notre  acharnement 
redoublait.  Et  comme  les  poutres  allaient  et 
venaient,  comme  on  devenait  fou  de  rage,  en 
voyant  que  cette  porte  ne  voulait  pas  s'enfon- 
cer, tout  à  coup  les  cris  ,'.e  :  Vive  l' Empereur I 
éclatèrent  dans  la  cour  avec  un  tumulte  épou- 
vantable. Chacun  comprit  que  nos  troupes 
étaient  dans  la  ferme;  on  se  dépêchait  de  là- 
cher  les  poutres,  de  reprendre  les  fusils  et  de 
sauter  par  les  brèclies  dans  le  jardin,  pour 
aller  voir  où  les  autres  étaient  entrés.  C'est  der-  j 
rière  la  ferme,  par  une  porte  qui  donnait  dans  ■ 
une  grange.  On  entrait  à  la  file  comme  des 
bandes  de  loups.  L'intérieur  de  cette  vieille 
bâtisse,  pleine  de  paille,  de  greniers  à  foin, 
les  écuries  recouvertes  de  chaume,  ressemblait  ^ 
à  l'un  de  ces  nids  pleine  de  sang  où  les  éper- 
viers  ont  passé. 

Sur  un  grand  fu:,j;cr,  àa  milieu  de  la  cour, 
on  perçait  les  Allemands,  qui  poussaient  des 
cris  et  des  jurements  sauvages. 

J'allais  à  travers  ce  massacre  au  hasard. 
J 'entendais  aussi  crier  :  ;  Joseph!  Joseph!  «et 
je  regardais,  pensant:  -  -"'gst  Bûche  qui  m'ap- 
pelle. »  Dans  le  jnême  rWant,  je  l'aperçus  à 
droite,  devant  la  porte  d'un  bûcher,  qui  croi- 
sait la  baïonnette  contre  cinq  ou  six  des  nôtref , 
\  Je  vis  en  même  temps  Zébédé,  car  notre  com- 


WATERLOO. 


95 


pagnie  se  trouvait  dans  ce  coin,  et,  courant  au 
secours  de  Buclie,  je  criai  : 

.  Zébédé  1  . 

Ensuite,  fendant  la  presse  : 

«  Qu'est-ce  que  c'est?  dis-je  à  Bûche. 

— Ils  veulent  massacrer  mes  prisonniers.  » 

Je  me  mis  avec  lui.  Les  autres  dans  leur  fu- 
reur, chargeaient  leurs  fusils  pour  nous  tuer; 
c'étaient  des  voltigeurs  d'un  autre  bataillon. 
Zébédé  vint  avec  plusieurs  hommes  delà  com- 
pagnie, et,  sans  savoir  ce  que  cela  voulait  dire, 
il  empoigna  l'un  des  plus  terribles  à  la  gorge, 
en  criant  : 

«  Je  m'appelle  Zébédé,  sergent  au  6'  léger... 
Après  l'affaire,  nous  aurons  une  explication 
ensemble.  » 

Alors  les  autres  s'en  allèrent,  et  Zébédé  me 
demanda  : 

•  Qu'est-ce  que  c'est,  Joseph?  • 

Je  lui  dis  que  nous  avions  des  prisonniers,  et 
tout  de  suite  il  devint  pâle  de  colère  contre 
nous;  mais,  étant  entré  dans  le  bûcher,  il  vit 
un  vieux  major  qui  lui  présentait  la  garde  de 
son  sabre  en  silence,  et  un  soldat  qui  disait  en 
allemand  : 

•  Laissez-moi  la  vie.  Français  !. . .  Ne  m'ôtez 
pas  la  vie  !  » 

Dans  un  moment  pareil,  où  les  cris  de  ceux 
qu'on  tuait  remplissaient  encore  la  cour,  cela 
vous  retournait  le  cœur.  Zébédé  leur  dit  : 

•  C'est  bon...  je  vous  reçois  mes  piison- 
niers.  • 

Il  ressortit  et  tira  la  porte.  Nous  ne  quit- 
tâmes plus  de  là  jusqu'au  moment  où  Ton  se 
mit  à  battre  le  rappel.  Alors  les  hommes  ayant 
repris  les  rangs,  Zébédé  prévint  le  capitaine 
Florentin  que  nous  avions  un  major  et  un  sol- 
dat prisonniers.  On  les  fit  sortir,  ils  traversè- 
rent la  cour  sans  armes,  et  furent  réunis  dans 
une  chambre,  avec  trois  ou  qulre  autres  :  c'est 
tout  ce  qui  restait  des  deux  bataillons  de  Nas- 
sau chargés  de  la  défense  àe  la  Haie-Sainte 

Pendant  que  ceci  se  passait,  deux  autres  ba- 
taillons de  Nassau,  qui  venaient  au  secours  de 
leurs  camarades,  avaient  été  massacrés  dehors 
par  nos  cuirassiers,  de  sorte  qu'en  ce  moment 
nous  avions  la  victoire  :  nous  étions  maîtres 
de  la  principale  avancée  des  Anglais,  nous 
pouvions  commencer  les  grandes  attaques  au 
centre,  couper  à  l'ennemi  la  route  de  Bruxelles, 
et  le  jeter  dans  les  mauvais  chemins  de  la  forêt 
de  Soignes.  Nous  avions  eu  de  la  peine,  mais 
le  principal  de  la  bataille  était  fait.  A  deux 
cents  pas  de  la  ligne  des  Anglais,  bien  à  couvert, 
nous  pouvions  tomber  sur  eux,  et,  sans  vouloir 
nous  glorifier,  je  crois  qu'à  la  baïonnette  et 
bien  appuyés  par  noire  cavalerie,  nous  aurions 
peicé  leur  ligne;  il  ne  fallait  pas  plus  d'une 


heure ,  en  se  ramassant  bien ,  pour  en  finir. 

Mais,  pendant  que  nous  étions  dans  la  joie, 
pendant  que  les  officiers,  les  soldats,  les  tam- 
bours, les  trompettes,  encore  tous  pêle-mêle 
sur  les  décombres,  ne  songeaient  qu'à  s'al- 
longer les  jambes,  à  reprendre  haleine,  à  se 
réjouir,  tout  à  coup  la  nouvelle  se  répand  que 
les  Prussiens  arrivent,  qu'ils  vont  nous  tomber 
en  flanc,  que  nous  allons  avoir  deux  batailles, 
l'une  en  face  et  l'autre  à  droite,  et  que  nous 
risquons  d'être  entourés  par  des  forces  doubles 
de  la  nôtre. 

C'était  une  nouvelle  terrible,  eh  bien  I  plu- 
sieurs êtres  dépourvus  de  bon  sens  disaient  : 

«  Tant  mieux  !  que  les  Prussiens  arrivent... 
nous  les  écraserons  tous  ensemble!  » 

Mais  les  gens  qui  n'avaient  pas  perdu  la  tête 
comprirent  aussitôt  combien  nous  avions  eu 
tort  de  ne  pas  profiler  de  notre  victoire  de 
Ligny,  de  laisser  les  Prussiens  s'en  aller  tran- 
quillement pendant  la  nuit,  sans  envoyer  de 
cavalerie  à  leur  poursuite,  comme  cela  se  fait 
toujours.  —  On  peut  dire  hardiment  que  cette 
grande  faute  est  cause  de  notre  désastre  de 
Waterloo  !  —  L'Empereur  avait  bien  envoyé  le 
lendemain,  à  midi,  le  maréchal  Grouchy  avec 
Irenle-deux  mille  hommes  à  la  recherche  de 
ces  Prussiens,  mais  c'était  beaucoup  trop  tard  : 
ils  avaient  eu  le  temps  de  se  reformer  pen- 
dant ces  quinze  heures,  de  prendre  de  l'avance 
et  de  s'entendre  avec  les  Anglais.  11  faut  savoir 
que  le  lendemain  de  Ligny  les  Prussiens  con- 
servaient quatre-vingt-dix  mille  hommes,  dont 
trente  mille  de  troupes  fraîches,  et  deux  cent 
soixante-quinze  canons.  Avec  une  armée  pa- 
reille, ils  pouvaient  faire  ce  qu'il  leur  plai- 
rait; ils  pouvaient  même  livrer  une  seconde 
bataille  à  l'Empereur  ;  mais  ce  qui  leur  plaisait 
le  plus  c'était  de  nous  tomber  en  flanc,  pen- 
dant que  nous  avions  les  Anglais  en  tête.  C'est 
tellement  clair  et  simple,  qu'on  ne  comprend 
pas  que  des  gens  trouvent  que  c'est  étonnant. 
Bltlcher  nous  avait  déjà  fait  le  même  tour  à 
Leipzig,  et  maintenant  il  nous  le  faisait  en- 
core, en  laissant  Grouchy  le  poursuivre  bien 
loin  derrière.  Est-ce  que  Grouchy  pouvait  le 
forcer  de  revenir  sur  lui,  pendant  que  Blûcher 
voulait  aller  en  avant?  Est-ce  qu'il  pouvait 
l'empêcher  de  laisser  trente  ou  quarante  mille 
hommes  ,  pour  arrêter  les  troupes  qui  le 
poursuivaient,  et  de  courir  avec  le  reste  au  se- 
cours de  WeUington? 

Notre  seule  espérance  était  qu'on  avait  en- 
voyé l'ordre  à  Grouchy  de  venir  nous  rejoindre, 
et  qu'il  allait  arriver  derrière  les  Prussiens; 
mais  l'Empereur  n'avait  pas  envoyé  cet  ordre. 

Vous  pensez  bien  que  ce  n'était  pas  à  no>)s 
autres  simples  soldats  que  ces  idées  venaitrdi. 


96 


liOMANS   NATIONAUX. 


t  iMilonccz-moi  cela  !  »  criait  le  maréchal  Ney.  (l^agb  94.) 


c'est  à  nos  ofiiciers,  à  nos  généraux;  nous  au- 
tres, nous  ne  savions  rien,  nous  étions  Jà 
comme  des  innocents  qui  ne  se  doutent  pas 
que  leur  heure  est  proche. 

Enfin  j'ai  dit  tout  ce  que  je  pense,  et  main- 
tenant je  vais  vous  raconter  le  reste  de  la  ba- 
taille, selon  ce  que  j'ai  vu  moi-même,  afin  que 
chacun  en  sache  autant  que  moi.  ■ 


XXI 


Presque  aussitôt  après  la  nouvelle  de  l'ar- 
rivée des  Prussiens,  le  rappel  se  mit  à  battre; 
les  bataillons  se  démêlèrent,  le  nôtre,  avec  un 


autre  de  la  brigade  Quiot,  resta  pour  garder 
la  Haie-Sainte,  et  tout  le  reste  suivit  pour  se 
joindre  au  corps  du  général  d'Erlon,  qui  s'a- 
vançait de  nouveau  dans  le  vallon  et  tâchait  de 
déborder  les  Anglais  par  la  gauche. 

Nos  deux  bataillons  se  dépêchèrent  de  re- 
boucher les  portes  et  les  brèches  comme  on 
put,  avec  des  poutres  et  des  pavés.  On  mit  des 
hommes  en  embuscade  à  tous  les  trous  que 
l'ennemi  avait  faits  du  côté  du  verger  et  de  la 
route. 

C'est  au-dessus  d'une  étable,  au  coin  de  la 
ferme,  à  mille  ou  douze  cents  pas  de  Hougou- 
mont,  que  Zébédé,  Bûche  et  moi  nous  fûmes 
postés  avec  le  reste  de  la  compagnie.  Je  vois 
encore  les  trous  en  ligne,  à  hauteur  d'homme, 
que  les  Allemands  avaient  percés  dans  le  mur 


Pdr'ii.    Jules  Bor.avemure,  '.n.pnii;eur. 


WATERLOO. 


97 


Coinliat  (le  la  ferme  de  Hougouinnnt.  (Page  91).) 


pour  défendre  le  verger.  A  mesure  que  nous 
montions,  nous  regardions  par  ces  trous  notre 
ligne  de  bataille,  la  grande  route  de  Bruxelles 
à  Gharleroi,  les  petites  fermes  de  Belle-Alliance, 
de  Rossomme,  du  Gros-Caillou  qui  la  bordaient 
de  loin  en  loin,  la  vieille  garde  l'arme  au  bras 
en  travers  de  la  chaussée,  l'état-major  sur  une 
petite  éminence  à  gauche;  et  plus  loin,  dans 
la  même  direction,  en  arrière  du  ravin  de  Plan- 
chenois,  la  fumée  blanche  qui  s'étendait  au- 
dessus  des  arbres  et  se  renouvelait  sans  cesse  : 
c'était  l'attaque  du  premier  corps  des  Prussiens. 
Nous  avons  su  plus  tard  que  l'Empereur 
avait  envoyé  dix  mille  hommes  sous  les  ordres 
de  Lobau,  pour  les  arrêter.  Le  combat  était 
engagé  ;  mais  la  vieille  garde  et  la  jeune  garde, 
les  cuirassiers  de  Milhaud,  ceux  de  Kellermann 


et  les  chasseurs  de  Lefèbre-Desnoëtles,  enfin 
toute  notre  magnifique  cavalerie  restait  en  po- 
sition :  la  grande,  la  véritable  bataille  était 
toujours  contre  les  Anglais. 

Que  de  pensées  vous  venaient  devant  ce  spec- 
tacle grandiose,  et  cette  plaine  immense,  que 
l'Empereur  devait  voir  en  esprit,  mieux  que 
nous  avec  nos  propres  yeux  !  Nous  serions 
restés  là  durant  des  heures,  si  le  capitaine 
Florentin  n'était  pas  monté  tout  à  coup. 

«  Eh  bienl  que  faites-vous  donc  là?  s'écria- 
t-il;  est-ce  que  nous  allons  défendre  la  route 
contre  la  garde?  Voyons...  dépêchons-nous.. . 
percez-moi  ce  mur  du  côté  de  l'ennemi.  • 

Chacun  ramassa  les  pioches  et  les  pics  que 
les  Allemands  avpient  laissées  sur  le  plancher, 
et  l'on  fit  des  trous  dans  le  mur  du  pignon. 


4'J 


4>J 


98 


ROMANS    NATIONAUX. 


Cela  ne  prit  pas  un  quart  d'heure,  et  l'on  vit 
alors  le  combat  de  Hougoumont;  les  bâtisses 
en  feu,  les  obus  qui  de  seconde  en  seconde 
éclataient  dans  les  décombres,  les  chasseurs 
écossais  embusqués  dans  le  chemin  derrière; 
et  surnotre  droite,  tout  près  de  nous,  à  deux 
portées  de  fusil,  les  Anglais  en  train  de  reculer 
leur  première  ligne  au  centre,  et  d'emmener 
plus  haut  leurs  pièces,  que  nos  tirailleurs  com- 
mençaient à  démonter.  — Mais  le  reste  de  leur 
ligne  ne  bougeait  pas,  ils  avaient  des  carrés 
rouges  et  des  carrés  noirs  en  échiquier,  les 
uns  en  avant,  les  autres  en  arrière  du  chemin 
creux  ;  ces  carrés  se  rapprochaient  par  les 
coins  ;  pour  les  attaquer,  il  fallait  passer  à  tra- 
vers leurs  feux  croisés  ;  leurs  pièces  restaient 
en  position  au  bord  du  plateau  ;  plusloin,  dans 
le  pli  de  la  côte  de  Mont-Saint-Jean,  leur  ca- 
valerie attendait. 

La  position  de  ces  Anglais  me  parut  encore 
plus  forte  que  le  matin;  et  comme  nous  n'a- 
vions déjà  pas  réussi  contre  leur  aile  gauche, 
comme  les  Prussiens  nous  attaquaient  eu  flanc, 
l'idée  me  vint  pour  la  premièi-e  fois  que  nous 
n'étions  pas  sûrs  de  gagner  la  bataille.  Je  me 
figurai  notre  déroute  épouvantable,  —  si  par 
malheur  nous  perdions,  —  entre  deux  armées, 
l'une  en  tête  et  l'autre  en  flanc ,  la  seconde 
invasion,  les  contributions  forcées,  le  siège 
des  places,  le  retour  des  émigrés  et  les  ven- 
geances. 

Je  sentis  que  cette  pensée  me  rendait  tout 
pâle. 

Dans  le  même  instant,  des  cris  de  :  Vive 
l'Empereur  !  s'élevaient  par  milliers  derrière 
nous.  Bûche  se  trouvait  près  de  moi  dans  le 
coin  du  grenier  ;  il  criait  avec  tous  les  cama- 
rades :  Vive  l' Empereur  1  et  m'étant  penché  sur 
son  épaule,  je  vis  toute  notre  cavalerie  de 
l'aile  droite  :  les  cuirassiers  de  Milhaud,  les 
lanciers  et  les  chasseurs  de  la  garde,  plus  de 
cinq  mille  hommes  qui  s'avançaient  au  trot; 
ils  traversèrent  la  chaussée  en  écharpe,  et 
descendirent  dans  levallon  entre  Hougoumont 
et  la  Haie-Sainte.  Je  compris  qu'ils  allaient 
attaquer  les  carrés  anglais  et  que  notre  sort 
était  en  jeu. 

Les  chefs  de  pièces  anglais  commandaient 
dune  voix  si  perçante  ,  qu'oa  les  entendait  à 
travers  le  tumulte  et  les  cris  innombrables  de  ; 
Vive  l'Empereur  ! 

Ce  fut  un  moment  terrible,  lorsque  nos  cui- 
rassiers passèrent  dans  le  vallon;  je  crus  voir 
un  torrent  à  la  fonte  des  neiges,  quand  le  so- 
leil brille  sur  les  glaçons  par  milliards.  Les  che- 
vaux, avec  leur  gios  porte-manteau  bleu  sur  la 
croupe,  allongeaient  tous  la  hanche  ensenjble 
comme  des  cerfs,  en  défonçant  la  terre ,   les 


trompettes  sonnaient  d'un  air  sauvage  au  mi- 
lieu du  roulement  sourd  ;  et  dans  l'instant 
qu'ils  passaient,  la  première  décharge  à  mi- 
traille faisait  trembler  notre  vieux  hangar.  Le 
vent  soufilait  de  Hougoumont  et  remplissait  de 
fumée  toutes  les  ouvertures  ;  nous  nous  pen- 
chions au  dehors  :  la  seconde  décharge,  puis 
la  troisième  arrivaient  coup  sur  coup. 

A  travers  la  fumée,  je  voyais  les  canonniers 
anglais  abandonner  leurs  pièces  et  se  sauver 
avec  leurs  attelages;  et  presque  aussitôt  nos 
cuirassiers  étaient  sur  les  carrés,  dont  les  feux 
se  dessinaient  en  zigzags  le  long  de  la  côte.  On 
n'entendait  plus  qu'une  grande  rumeur,  des 
plaintes,  des  cliquetis  sans  fin,  des  hennisse- 
ments, de  temps  en  temps  une  décharge  ;  puis 
de  nouveaux  cris,  de  nouvelles  rumeurs,  de 
nouveaux  gémissements.  Et  dans  cette  épaisse 
fumée  qui  s'amassait  contre  la  ferme,  des  ving- 
taines de  chevaux  passaientçomme  des  ombres, 
la  crinière  droite ,  d'autres  traînant  leur  ca- 
vaher  la  jambe  prise  dans  l'étiier. 

Cela  dura  plus  d'une  heure  ! 

Après  les  cuirassiers  de  Milhaud  arrivèrent  " 
les  lanciers  de  Lefebvre-Desnoëttes;  après  les 
lanciers,  les  cuirassiers  de  Kellermann;  après 
ceux-ci,  les  grenadiers  à  cheval  de  la  garde  ; 
après  les  grenadiers,  les  dragons...  Tout  cela 
montait  la  côte  au  trot  et  courait  sur  les  carrés 
le  sabre  en  l'air,  en  poussant  des  cris  de  :  Vive 
l'Empereur  !  qui  s'élevaient  jusqu'au  ciel. 

A  chaque  nouvelle  charge  ,  on  aurait  cru 
qu'ils  allaient  tout  enfoncer;  mais  quand  les 
tompettes  sonnaient  le  ralliement,  quand  les 
escadrons  pêle-mêle  revenaient  au  galop,  — 
poursuivis  parla  mitraille, —  se  reformer  au 
bout  du  plateau,  on  voyait  toujours  les  grandes 
lignes  rouges,  immobiles  dans  la  fumée  comme 
des  murs. 

Ces  Anglais  sont  de  bons  soldats.  —  Il  faut 
dire  aussi  qu'ils  savaient  que  Blucher  venait  à 
leur  secours  avec  soixante  mille  hommes,  et 
naturellement  cette  idée  leur  donnait  un  grand 
courage. 

Malgré  cela,  vers  six  heures  nous  avions  dé- 
truit la  moitié  de  leurs  carrés;  mais  alors  les 
chevaux  de  nos  cuirassiers,  épuisés  par  vingt 
charges  dans  ces  terres  grasses  détrempées  par 
la  pluie,  ne  pouvaient  plus  avancer  au  milieu 
des  tas  de  morts. 

Et  la  nuit  approchait...  Le  grand  champ  de 
bataille  derrière  nous  se  vidait  !...  A  la  fin,  la 
grande  plaine  où  nous  avions  campé  la  veille 
était  déserte,  et  là-bas  la  vieille  garde  restait 
seule  en  travers  de  la  route,  l'arme  au  bras  :  tout 
était  parti,  à  droite  contre  les  Prussiens,  en  face 
contre  les  Anglais! 

Nous  nous  regardions  dans  lépouvante. 


WATERLOO.- 


99 


11  faisait  déjà  sombre,  lorsque  Je  capitaine 
Florentin  parut  au  haut  de  réchelle,  les  deux 
mains  sur  le  plancher,  en  nous  criant  d'une 
voix  grave  : 

«  Fusiliers,  l'heure  est  venue  de  vaincre  ou 
de  mourir!  » 

Je  me  rappelai  que  ces  paroles  étaient  dans 
la  proclamation  de  l'Empereur,  et  nous  des- 
cendîmes tous  à  la  file.  —  Il  ne  faisait  pas  en- 
core tout  à  fait  nuit,  mais  dans  la  cour  dévas- 
tée tout  était  gris  et  les  morts  déjà  roides  sur 
le  fumier  et  le  long  des  murs. 

Le  capitaine  nous  rangea  sur  la  droite  de  la 
cour,  le  commandant  de  l'autre  bataillon  ran- 
gea ses  hommes  sur  la  gauche;  nos  tambours 
résonnèrent  pour  la  dernière  fois  dans  la 
vieille  bâtisse,  et  nous  défilâmes  par  la  petite 
porte  de  derrière  dans  le  jardin  ;  il  fallut  nous 
baisser  l'un  après  l'autre. 

Dehors,  les  murs  du  jardin  étaient  balayés. 
Les  blessés,  le  long  des  décombres,  se  ban- 
daient l'un  la  tête,  l'autre  la  jambe  ouïe  bras; 
une  cantintère ,  avec  sa  cliarrette  et  son  âne, 
un  grand  chapeau  de  paille  aplati  sur  le  dos, 
se  tenait  aussi  dans  ce  recoin;  je  ne  sais  pas 
ce  que  cette  malheureuse  était  venue  faire  là. 
Pluï-ieurs  chevaux  abattus  de  fatigue ,  la  tête 
pendante,  couverts  de  boue  et  de  sang,  ressem- 
blaient à  de  vieilles  rosses. 

Quelle  difï'érence  avec  le  matin  !  alors  les 
compagnies  arrivaient  bien  à  moitié  détruites, 
mais  c'étaient  des  compagnies.  Maintenant  la 
confusion  approchait  ;  il  n'avait  fallu  que 
trois  jours  pour  nous  réduire  au  même  état 
qu'à  Leipzig  au  bout  d'un  an.  Le  restant  de 
notre  bataillon  et  de  l'autre  formaient  seuls 
encore  une  ligne  en  bon  oidre;  et,  puisqu'il 
faut  que  je  vous  le  dise,  l'inquiétude  nous  ga- 
gnait. 

Quand  des  hommes  n'ont  pas  mangé  depuis 
la  veille,  quand  ils  se  sont  battus  tout  le  jour, 
et  qu'à  la  nuit,  après  avoir  épuisé  toutes  leurs 
forces,  le  tremblement  de  la  faim  les  prend,  la 
peur  vient  aussi,  les  plus  courageux  perdent 
l'espoir  :  —  toutes  nos  grandes  retraites  si  mal- 
heureuses viennent  de  là. 

Et  pourtant,  malgré  tout,  nous  n'étions  pas 
vaincus,  les  cuirassiers  tenaient  encore  sur  le 
plateau  ;  de  tous  les  côtés,  au  milieu  du  gron- 
dement de  la  canonnade  et  du  tumulte,  on  n'en- 
tendait qu'un  cri: 

«  La  garde  arrive  !  • 

Ah  !  oui,  la  garde  arrivait...  elle  arrivait 
à  la  fin  I  Nous  voyions  de  loin,  sur  la  grande 
route,  ses  hauts  bonnets  à  poil  s'avancer  en 
bon  ordre. 

Ceux  qui  n'ont  pas  vu  la  garde  arriver  sur 
un  champ  de  bataille  ne  sauront  jamais  la  con- 


fiance que  les  hommes  peuvent  avoir  dans  un 
corps  d'élite,  l'espèce  de  respect  que  vous  don- 
nent le  courage  et  la  force.  Les  soldats  de  la 
vieille  garde  étaient  presque  tous  d'anciens 
paysans  d'avant  la  République,  des  hommes  de 
cinq  pieds  six  pouces  au  moins,  secs,  bien  bâ- 
tis; ils  avaient  conduit  la  charrue  dans  le 
temps  pour  le  couvent  et  le  château;  plus  tard, 
ils  s'étaient  levés  en  masse  avec  tout  le  peuple  ; 
ils  étaient  partis  pour  l'Allemagne,  la  Hollande, 
l'Italie,  l'Egypte,  la  Pologne,  l'Espagne,  la 
Russie,  d'abord  sousKléber,  sous  Hoche,  sous 
Marceau;  ensuite  sous  Napoléon,  qui  les  mé- 
nageait, qui  leur  faisait  une  haute  paye.  Ils 
se  regardaient  en  quelque  sorte  comme  les 
propriétaires  d'une  grosse  ferme,  qu'il  fallait 
défendre  et  même  agrandir  de  plus  en  plus. 
Cela  leur  attirait  de  la  considération,  c'était 
leur  propre  bien  qu'ils  défendaient.  Ils  ne  con- 
naissaient plus  les  parents,  les  cousins,  les  gens 
du  pays  ;  ils  ne  connaissaient  plus  que  l'Em- 
pereur, qui  était  leur  Dieu  !  et  finalement  ils 
avaient  adopté  le  roi  de  Rome  pour  hériter  de 
tout  avec  eux,  pour  les  entretenir  et  honorer 
leur  vieillesse.  On  n'a  jamais  rien  vu  de  pareil  ; 
ilsétaient  tellement  habitués  à  marcher,  à  s'a- 
ligner, à  charger,  à  tirer,  à  croiser  la  baïon- 
nette, que  cela  se  faisait  en  quelque  sorte  tout 
seul,  selon  le  besoin.  Quand  ils  s'avançaient 
l'arme  au  bras,  avec  leurs  grands  bonnets, 
leurs  gilets  blancs,  leurs  guêtres,  ils  se  ressem- 
blaient tous;  on  voyait  bien  que  c'était  le  bras 
droit  de  l'Empereur  qui  s'avançait.  Quand  on 
disait  dans  les  rangs  :  «  La  garde  va  donner  !  « 
c'était  comme  si  l'on  avait  dit  :  «  La  bataille  est 
gagnée  !  » 

Mais  en  ce  moment,  après  ce  grand  massa- 
cre,ces  terribles  attaques  repoussées,  en  voyant 
les  Prussiens  nous  tomber  en  flanc,  on  se  di- 
sait bien  : 

«  C'est  le  grand  coup  !  • 

Mais  on  pensait  : 

«  S'il  manque,  tout  est  perdu  I 

Voilà  pourquoi  nous  regardions  tous  la  garde 
venir  au  pas  sur  la  route.  —  C'est  encore  Ney 
qui  la  conduisait,  comme  il  avait  conduit  l'at- 
taque des  cuirassiers.  L'empereur  savait  bien 
que  personne  ne  pouvait  conduire  la  garde 
mieux  que  Ney ,  il  aurait  dû  seulement  l'en- 
voyer une  heure  plus  tôt,  lorsque  nos  cuiras- 
siers étaient  dans  les  carrés  ;  alors  tout  aurait 
été  gagné.  Mais  l'Empereur  tenait  à  sa  garde 
comme  à  la  chair  de  sa  chair;  s'il  avait  eu  sa 
garde  cinq  jours  après  à  Paris,  Lafayetle  et  les 
autres  ne  seraient  pas  restés  longtemps  dans 
leur  chambre  pour  le  destituer;  mais  il  ne 
l'avait  plus  !  » 

C'est  donc  à  cause  de  cela  qu'il  avait  attendu 


ino 


ROMANS    NATIONAUX. 


si  longtemps  pour  renvoyer.  Il  espérait  que  la 
cavalerie  enfoncerait  tout  avec  Ney,  ou  que  les 
trente-deux  mille  hommes  de  Grouchy  vien- 
draient au  bruit  du  canon,  et  qu'il  les  enver- 
rait à  la  place  de  sa  garde,  parce  qu'on  peut 
toujours  remplacer  trente  ou  quarante  mille 
hommes  par  la  conscription,  au  lieu  que,  pour 
avoir  une  garde  pareille,  il  faut  commencer  à 
vingt-cinq  ans  et  remporter  cinquante  victoi- 
res; ce  qui  reste  de  meilleur,  de  plus  solide, 
de  plus  dur,  c'est  la  garde. 

Eh  bien!  elle  arrivait...  nous  la  voyions.  Ney 
le  vieux  Priant  et  trois  ou  quatre  autres  mar- 
chaient devant.  On  ne  voyait  plus  que  cela;  le 
reste,  les  coups  de  canon ,  la  fusillade,  les  cris 
des  blessés,  tout  était  comme  oublié.  Mais  cela 
ne  dura  pas  longtemps,  caries  Anglais  avaient 
aussi  compris  que  c'était  le  grand  coup  ;  ils  se 
dépêchaient  de  réunir  toutes  leurs  forces  pour 
le  recevoir. 

On  aurait  dit  que,  sur  notre  gauche,  le  champ 
de  bataille  était  vide;  on  ne  tirait  plus,  soit  à 
cause  de  l'épuisement  des  munitions,  ou  parce 
que  l'ennemi  se  formait  dans  un  nouvel  ordre. 
A  droite,  au  contraire,  du  côté  de  Frichemont, 
la  canonnade  redoublait,  toute  l'affaire  sem- 
blait s'être  portée  là-bas,  et  l'on  n'osait  pas  se 
dire:  «Ce  sontles  Prussiens  qui  nous  attaquent., 
une  armée  de  plus  qui  vient  nous  écraser!  • 
Non,  cette  idée  vous  paraissait  trop  épouvan- 
table, quand  tout  à  coup  un  officier  d'état-ma- 
jor passa  comme  un  éclair,  en  criant  : 

«  Grouchy!...  le  maréchal  Grouchy  arrive!  » 

C'était  dans  le  moment  où  les  quatre  batail- 
lons de  la  garde  prenaient  à  gauche  de  la  chaus- 
sée, pour  remonter  derrière  le  verger  et  com- 
mencer l'attaque. 

Combien  de  fois,  depuis  cinquante  ans,  je  me 
suis  représenté  cette  attaque  à  la  nuit,  et  com- 
bien de  fois  je  l'ai  entendu  raconter  par  d'au- 
tres I  En  écoutant  ces  histoires,  on  croirait  que 
la  garde  était  seule,  qu'elle  s'avançait  comme 
des  rangs  de  palissade  et  qu'elle  supportait 
seule  la  mitraille.  Mais  tout  cela  se  passait  dans 
la  plus  grande  confusion;  cette  attaque  ter- 
rible, c'était  toute  notre  armée,  tous  les  débris 
de  l'aile  gauche  et  du  centre  qui  donnaient, 
tout  ce  qui  restait  de  cavalerie  épuisée  par  six 
heures  de  combat,  tout  ce  qui  pouvait  encore 
se  tenir  debout  et  lever  le  bras  :  c'était  l'infan- 
terie de  Reille  qui  se  concentrait  sur  la  gauche, 
c'était  nous  autour  de  la  Haie-Sainte,  c'était 
tout  ce  qui  vivait  encore  et  qui  ne  voulait  pas 
être  massacré. 

Et  qu'on  ne  vienne  pas  dire  que  nous  avons 
eu  des  terreurs  paniques,  et  que  nous  voulions 
nous  sauver  comme  des  lâches  ,  ce  n'est  pas 
vrai  !  Quand  le  bruit  courut  que  Grouchy  ve- 


nait, les  blessés  eux-mêmes  se  relevèrent  et  se 
remirent  en  rang  ;  on  aurait  cru  qu'un  souffle 
faisait  marcher  les  morts  ;  tous  ces  misérables 
étendus  derrière  la  Haie-Sainte,  la  tête,  le  bras, 
la  jambe  bandés,  les  habits  en  lambeaux  et 
pleins  de  sang,  tout  ce  qui  pouvait  mettre  un 
pied  devant  l'autre  se  joignit  à  la  garde,  qui 
passait  devant  les  brèches  du  jardin,  et  chacun 
déchira  sa  dernière  cartouche. 

La  charge  battait,  nos  canons  s'étaient  remis 
à  tonner.  Sur  la  côte,  tout  se  taisait;  des  files 
de  canons  anglais  restaient  abandonnées,  on 
aurait  cru  les  autres  partis,  et  seulement  lors- 
que les  bonnets  à  poil  commencèrent  à  s'élever 
au-depsus  du  plateau ,  cinq  ou  six  volées  de 
mitraille  nous  avertirent  qu'ils  nous  atten- 
daient. 

Alors  on  comprit  que  ces  Anglais,  ces  Alle- 
mands, ces  Belges,  ces  Hanovriens ,  tous  ces 
gens  que  nous  avions  sabrés  et  massacrés  de- 
puis le  matin,  s'étaient  reformés  en  arrière,  et 
qu'il  fallait  leur  passer  sur  le  ventre.  Bien  des 
blessés  se  retirèrent  en  ce  moment,  et  la  garde, 
sur  qui  tombait  le  gros  de  l'averse,  s'avança 
presque  seule  à  travers  la  fusillade  et  la  mi- 
traille, en  culbutant  tout;  mais  elle  se  resser- 
rait de  plus  en  plus  et  diminuait  à  vue  d'œil. 
Au  bout  de  vingt  minutes,  tous  ses  officiers  à 
cheval  étaient  démontés;  elle  s'arrêta  devant 
un  feu  de  mousqueterie  tellement  épouvan- 
table, que  nous-mêmes,  à  deux  cents  pas  en 
arrière,  nous  n'entendions  plus  nos  propres 
coups  defeu,  nous  croyions  brûler  des  amorces. 

Finalement,  toute  cette  masse  d'ennemis,  en 
face,  à  droite  et  à  gauche,  se  leva,  sa  cavalerie 
sur  les  flancs,  et  tomba  sur  nous.  Les  quatre 
bataillons  de  la  garde,  réduits  de  trois  mille 
hommes  à  douze  cents,  ne  purent  supporter 
une  charge  pareille,  ils  reculèrent  lentement; 
et  nous  reculâmes  aussi  en  nous  défendant  à 
coups  de  fusil  et  de  baïonnette. 

Nous  avions  vu  des  combats  plus  terribles, 
mais  celui-ci  était  le  dernier. 

Comme  nous  arrivions  au  bord  du  plal(;au 
pour  redescendre,  toute  la  plaine  au-dessous, 
déjà  couverte  d'ombre,  était  dans  la  confusion 
de  la  déroute  ;  tout  se  débandait  et  s'en  allait, 
les  uns  à  pied,  les  autres  à  cheval;  un  seul 
bataillon  de  la  garde,  en  carré  près  de  la  ferme, 
et  trois  autres  bataillons  plus  loin,  avec  un 
autre  carré  de  la  garde,  à  l'embranchement  de 
Planchenois  ,  restaient  immobiles  comme  des 
bâtisses,  au  milieu  d'une  inondation  qui  en- 
traîne tout  le  reste!  —  Tout  s'en  allait;  hus- 
sards, chasseurs,  cuirassiers,  artillerie,  infan- 
terie, pêle-mêle  sur  la  route,  à  travers  champs, 
comme  une  armée  de  barbares  qui  se  sauve. 
Le  long  du  ravin  de  Planchenois,  le  ciel  sonibre 


WATERLOO. 


10! 


^ 


était  éclairé  par  la  fusillade;  le  seul  carré  de 
la  garde  tenait  encore  contre  Bulow  et  l'em- 
pêchait de  nous  couper  la  route,  mais  plus  près 
de  nous,  d'autres  Prussiens—  de  la  cavalerie — 
descendaient  dans  le  vallon,  comme  un  fleuve 
qui  passe  au-dessus  de  ses  écluses.  Le  vieux 
Blticher  venait  aussi  d'arriver  avec  quarante 
mille  hommes  ;  il  repliait  notre  aile  droite  et 
la  dispersait  devant  lui. 

Qu'est-ce  que  je  peux  vous  dire  encore  ?  C'é- 
tait le  débordement....  Nous  étions  entourés 
partout;  les  Anglais  nous  repoussaient  dans  le 
vallon,  et  dans  le  vallon  Blticher  arrivait.  Nos 
généraux,  nos  officiers,  l'Empereur  lui-même 
n'avaient  plus  d'autre  ressource  que  de  se 
mettre  dans  un  carré;  et  l'on  dit  que  nous 
autres ,  pauvres  malheureux,  nous  avions  la 
terreur  panique!  On  n'a  jamais  vu  d'injustice 
pareille. 

Je  courais  sur  la  ferme,  avec  Bûche  et  cinq 
ou  six  camarades;  des  oLus  roulaient  autour 
de  nous  en  éclatant,  et  nous  arrivâmes  comme 
des  êtres  égarés,  près  de  la  route  où  des  An- 
glais à  cheval  passaient  déjà  ventre  ci  terre,  en 
se  criant  entre  eux  : 

«  No  quarter!  no  quarler''  !  » 

Dans  ce  moment,  le  carré  de  la  garde  se  mit 
en  retraite;  il  faisait  feu  de  tous  les  côtés, 
pour  écarter  les  malheureux  qui  voulaient  en- 
trer; les  officiers  et  les  généraux  seuls  pou- 
vaient se  sauver. 

Ce  que  je  n'oublierai  jamais,  quand  je  devrais 
vivre  mille  ans,  ce  sont  ces  cris  immenses,  in- 
finis, qui  remplissaient  la  vallée  à  plus  d'une 
lieue,  et  tout  au  loin  la  grenadière  qui  battait 
comme  le  tocsin  au  milieu  d'un  incendie  ;  mais 
c'était  bien  plus  terrible  encore,  c'était  le  der- 
nier appel  de  la  France,  de  ce  peuple  coura- 
geux et  fier,  c'était  la  voix  de  la  patrie  qui 
disait  :  «  A  moi,  mes  enfants!  je  meurs!  »  Non, 
je  ne  puis  vous  peindre  celai...  Ce  bourdonne- 
ment du  tambour  de  la  vieille  garde  au  milieu 
de  notre  désastre  était  quelque  chose  d'at- 
tendrissant et  d'épouvantable.  Je  sanglotais 
comme  un  enfant;  Bûche  m'entraînait,  et  je 
lui  criais  : 

•  Jean,  laisse-moi...  nous  sommes  perdus... 
nous  avons  tout  perdu!...  • 

L'idée  de  Catherine,  de  M.  Goulden,  de  Phals- 
bourg  ne  me  venait  pas.  Ce  qui  m'étonne  au- 
jourd'hui, c'est  que  nous  n'ayons  pas  été  mas- 
sacrés cent  fois  sur  rette  route  où  passaient  des 
files  d'Anglais  et  de  Prussiens.  Ils  nous  pre- 
naient peut-être  pour  des  Allemands,  peut-être 
aussi  couraient-ils  après  l'Empereur,  car  tous 
espéraient  l'avoir. 

•  Pa3  <ie  quartierl 


En  face  de  la  petite  ferme  de  Rosomme,  il 
fallut  tourner  à  droite  dans  les  champs  :  c'est 
là  que  le  dernier  carré  de  la  garde  soutenait 
encore  l'attaque  des  Prussiens  ;  mais  il  ne  tint 
plus  longtemps,  car,  vingt  minutes  après,  les 
ennemis  débordaient  sur  la  route,  les  chas- 
seurs prussiens  s'en  allaient  par  bandes  arrêter 
ceux  qui  s'écartaient  ou  qui  restaient  en  ar- 
riére. On  aurait  dit  que  cette  route  étai,  un 
pont,  et  que  tous  ceux  qui  ne  la  suivaient  pas 
tombaient  dans  le  gouffre. 

A  la  descente  du  ravin,  derrière  l'auberge 
de  Passe-Avant,  des  hussards  prussiens  cou- 
rurent sur  nous.  Ils  n'étaient  pas  plus  de  cinq 
ou  six ,  et  nous  criaient  de  nous  rendre  :  mais 
si  nous  avions  levé  la  crosse,  ils  nous  auraient 
sabrés.  Nous  les  couchâmes  en  joue,  et  voyant 
que  nous  n'étions  pas  blessés,  ils  s'en  allèrent 
plus  loin.  Cela  nous  força  de  regagner  la  route, 
dont  les  cris  'et  le  tumulte  s'entendaient  au 
moins  de  deux  lieues;  la  cavalerie, l'infanterie, 
l'artillerie,  les  ambulances,  les  bagages,  tout 
pêle-mêle,  se  traînaient  sur  la  chaussée,  huj- 
lant,  tagantj  hennissant  et  pleurant.  Non,  pas 
même  à  Leipzig,  je  n'ai  vu  de  spectacle  pareil. 
La  lune  se  levait  au-dessus  des  bois,  derrière 
Planchenois,  elle  éclairait  cette  foule  de  schaps- 
kas,  de  bonnets  à  poil,  de  casques,  de  sabres, 
de  baïonnettes,  de  caissons  renversés,  de  ca- 
nons arrêtés;  et  de  minute  en  minute  l'encom- 
brement augmentait;  des  hurlements  plaintifs 
s'entendaient  d'un  bout  de  la  ligne  à  l'autre, 
cela  montait  et  descendait  les  côtes  et  finissait 
dans  le  lointam  comme  un  soupir.  Mais  le  pins 
triste,  c'étaient  les  cris  des  femmes,  —  de  ces 
malheureuses  qui  suivent  les  armées,  —  lors- 
qu'on les  bousculait  et  qu'on  les  jetait  en  bas 
du  talus  avec  leurs  charrettes  :  elles  poussaient 
des  cris  qu'on  entendait  par-dessus  ce  tumulte 
immense,  et  personne  ne  tournait  la  tête,  pas 
un  homme  ne  descendait  leur  tendre  la  main  : 

—  Chacun  pour  soi!  Je  t'écrase,  tant  pis;  je 
suis  le  plus  fort.  — Tu  cries...  ça  m'est  égal!... 
Gare!...  gare!:.,  je  suis  à  cheval...  je  tape!.. . 
Place...  pourvu  que  je  me  sauve!...  Les  autres 
font  comme  moi!  —  Place  pour  l'Empereur!... 
Place  pour  le  maréchal!...  Le  plus  fort  écrase 
le  plus  faible...  il  n'y  a  que  la  force  dans  ce 
monde!  —  En  route!...  en  route!...  Que  les 
canons  écrasent  tout,  pourvu  qu'on  les  sauve  ! 

—  Les  canons  ne  marchent  plus...  qu'on  dô- 
tjlia,  qu'on  coupe  les  traits,  et  tapons  sur  les 
chevaux  qui  nous  emportent!...  Qu'ils  aillent 
tant  qu'ils  pourront,  et  puis  qu'ils  crèvent!  — 
Qu'est-ce  que  nous  fait  le  reste?  Si  nous  ne 
sommes  pas  les  plus  forts,  eh  bien!  notre  tour 
viendra  d'être  écrasés,  nous  crierons  et  l'on  te 
moquera  de  nos  cris!  — Sauve  qui  peut...  et 


102 


ROMANS  NATIONAUX. 


vive  l'Empereur!...  — Mais  l'Empereur  est 
mort  I 

Tout  le  inonde  croyait  que  l'empereur  était 
mort  avec  la  vieille  garde  : — cela  paraissait 
tout  naturel. 

La  cavalerie  prussienne  passait  par  files,  le 
sabre  en  l'air,  en  criant:  «  Hourrah!  •  Elle 
avait  l'air  de  nous  escorter,  et  sabrait  tout  ce 
qui  s'écartait  de  la  route,  elle  ne  faisait  pas  de 
prisonniers  et  n'attaquait  pas  non  plus  la  co- 
lonne en  masse;  quelques  coups  de  fusil  par- 
taient dessus  à  droite  et  à  gauche.  Derrière, 
bien  loin,  on  voyait  une  flamme  rouge  dans  la 
nuit  :  la  ferme  de  Caillou  brûlait. 

On  allongeait  le  pas,  la  fatigue,  la  faim,  le 
désespoir  vous  écrasaient ,  on  aurait  voulu 
mourir  ;  et  pourtant  l'espoir  de  se  sauver  vous 
soutenait.  Bûche  en  marchent  me  disait  : 

«  Joseph,  soutenons-nous!moi,jene  t'aban- 
donnerai jamais.  » 

Et  je  lui  répondais  : 

«  Nous  mourrons  ensemble...  Je  ne  me  tiens 
plus...  c'est  trop  terrible,..  Il  vaudrait  mieux 
se  coucher. 

— Non!...  allons  toujours,  disait-il;  les  Prus- 
siens ne  font  pas  de  prisonniers.  Regarde...  ils 
massacrent  tout  sans  miséricorde ,  comme  nous 
à  Ligny.  . 

Nous  suivions  toujours  la  direction  de  la 
route  avec  des  milliers  d'autres,  mornes,  abat- 
tus, et  qui  se  retournaient  tout  de  même  en 
masse,  et  se  resserraient  pour  faire  feu,  quand 
un  escadron  prussien  approchait  de  trop  près. 
Nous  étions  encore  les  plus  fermes,  les  plus 
solides.  De  loin  en  loin,  on  trouvait  des  affûts, 
des  canons,  des  caissons  abandonnés  ;  les  fossés 
à  droite  et  à  gauche  étaient  remplis  de  sacs,  de 
gibernes,  de  fusils,  de  sabres  :  —  on  avait  tout 
jeté  pour  aller  plus  vite! 

Mais  ce  qu'il  y  avait  de  plus  terrible,  c'é- 
taient les  grandes  voitures  de  l'ambulance, 
arrêtées  au  milieu  de  la  chaussée  et  remplies 
de  ble.ssés. — Les  conducteurs  avaient  coupé 
les  traits;  ils  s'étaient  sauvés  avec  leurs  che- 
vaux, dans  la  crainte  d'être  pris. — Ces  malheu- 
reux, à  demi  morts,  les  bras  pendants,  qui 
nous  regardaient  passer  d'un  air  désespéré, 
quand  j'y  pense  aujourd'hui,  me  produisent 
retfet  de  ces  touffes  de  paille  et  de  foin  qui 
restent  accrochées  aux  broussailles  après  l'inon- 
dation; on  dit  :  «.  Voilà  la  récolte...  voilà  nos 
moit'sons...  voilà  ce  que  nous  laisse  l'orage!  » 
Ah!  j'en  ai  fait  des  réflexions  pareilles  depuis 
cinquante  ans  ! 

Ce  qui  me  désolait  au  milieu  de  cette  dé- 
route, ce  qui  me  déchirait  le  cœur,  c'était  de 
ne  plus  voir  un  homme  du  bataillon,  excepté 
nous.  Je  me  disais  :  «  Ils  ne  peuvent  pour- 


tant pas  être  tous  morts!  »  et  je  m'écriais: 

«  Jean,  si  je  retrouvais  Zébédé,  cela  me  ren- 
drait courage!  » 

Mais  lui  ne  me  répondait  pas  et  disait  : 

«  Tâchons  seulement  de  nous  sauver,  Joseph! 
Moi,  si  j'ai  le  bonheur  de  revoir  le  Harberg,je 
ne  me  plaindrai  plus  de  manger  des  pommes 
de  terre...  Non...  non...  c'est  Dieu  qui  m'a 
puni...  Je  serai  bien  content  de  travailler  et 
d'aller  au  bois  la  hache  sur  l'épaule.  Pourvu 
que  je  ne  revienne  pas  estropié  chez  nous,  et 
que  je  ne  sois  pas  forcé  de  tendre  la  main  au 
bord  d'une  grande  route  pour  vivre,  comme 
tant  d'autres!  Tâchons  de  nous  échapper  sains 
et  saufs,  » 

Je  trouvais  qu'il  était  rempli  de  bon  sens. 

Vers  dix  heures  et  demie,  nous  approchions 
de  Genappe  ;  des  cris  terribles  s'entendaient  de 
loin.  Comme  on  avait  allumé  des  feux  de  paille 
au  milieu  de  la  grande  rue  pour  éclairer  le  tu- 
multe, nous  voyions  là-bas  les  maisons  et  les 
lues  tellement  pleines  de  monde,  de  chevaux 
et  de  bagages,  qu'on  ne  pouvait  faire  un 
pas  en  avant.  Nous  comprimes  tout  de  suite 
que  les  Prussiens  allaient  venir  d'une  minute  à 
l'autre,  qu'ils  auraient  des  canons,  et  qu'il  va- 
lait mieux,  pour  nous,  passer  autour  du  vil- 
lage que  d'être  faits  prisonniers  en  masse.  C'est 
pourquoi  nous  primes  à  gauche,  à  travers  les 
blés,  avec  un  grand  nombre  d'autres.  Nous 
passâmes  le  Thy,  dans  l'eau  jusqu'à  la  cein- 
ture, et  nous  arrivâmes  vers  minuit  aux  deux 
maisons  des  Quatre-Bras. 

Nous  avions  bien  fait  de  ne  pas  entrera  Ge- 
nappe, car  nous  entendions  déjà  les  coups  de 
cacon  des  Prussiens  contre  ce  village,  et  la  fu- 
sillade. Il  arrivait  aussi  beaucoup  de  fuyards 
sur  la  route  :  des  cuirassiers,  des  lanciers,  des 
chasseurs...  Aucun  ne  s'arrêtait! 

La  faim  nous  tourmentait  d'une  façon  hor- 
rible. Nous  pensions  bien  que  dans  ces  maisons 
tout  avait  été  mangé  depuis  longtemps,  malgré 
cela,  nous  entrâmes  dans  celle  de  gauche.  Le 
plancher  était  couvert  de  paille,  où  se  trou- 
vaient étendus  des  blessés.  A  peine  avions-nous 
ouvert  la  porte,  que  tous  se  mirent  à  crier,... 
et,  pour  dire  la  vérité,  l'odeur  était  tellement 
mauvaise,  que  nous  ressortimes  tout  de  suite, 
en  reprenant  le  chemin  de  Charleroi. 

La  lune  était  magnifique.  Nous  découvrions 
à  droite,  dans  les  blés,  une  quantité  de  morts 
qu'on  n'avait  jms  enterrés.  Bûche  descendit 
dans  un  sillon,  où  l'on  voyait  trois  ou  quatre 
Anglais  étendus  à  vingt- cinq  pas  plus  loin,  les 
uns  sur  les  autres.  Je  me  demandais  ce  qu'il 
allait  faire  au  milieu  de  ces  morts,  lorsqu'il 
revint  avec  une  gourde  de  fer-blanc,  — qu'il 
secouait  auprès  de  son  oreille,— etqu'il  me  dit: 


WATERLOO. 


103 


"  Joseph...  elle  est  pleine  !  » 

Mais,  avant  de  la  déboucher,  il  la  trempa 
dans  le  fossé  rempli  d'eau,  ensuite  il  l'ouvrit, 
et  but  en  disant  : 

«  C'est  de  l'eau-de-vie  1  » 

Il  me  la  passa  et  je  bus  aussi.  Je  sentais  la 
vie  qui  me  revenait,  et  je  lui  rendis  cette 
gourde  à  moitié  pleine,  en  bénissant  le  Sei- 
gneur de  la  bonne  idée  qu'il  nous  avait  donnée. 

Nous  regardions  de  tous  les  côtés  pour  voir 
si  les  morts  n'auraient  pas  aussi  du  pain.  Mais 
comme  le  tumulte  augmentait,  et  que  nous 
n'étions  pas  en  nombre  pour  résister  aux  atta- 
ques des  Prussiens  s'ils  nous  entouraient,  nous 
repartîmes  pleins  de  force  et  de  courage.  Cette 
eau-de-vie  nous  faisait  déjà  tout  voir  en  beau  ; 
je  disais  : 

«  Jean,  maintenant  le  plus  terrible  est  passé; 
nous  reverrons  encore  une  fois  Phalsbourg  et 
le  Harberg.  Nous  sommes  sur  une  bonne  loute 
qui  nous  conduit  en  France.  Si  nous  avions 
gagné,  nous  aurions  été  forcés  d'aller  plus  loin, 
jusqu'au  fond  de  l'Allemagne.  Il  aurait  fallu 
battre  les  Autrichiens  et  les  Russes;  et  si  nous 
avions  eu  le  bonheur  d'en  réchapper,  nous  se- 
rions revenus  vétérans,  avec  des  cheveux  gris, 
pour  tenir  garnison  à  la  Petite-Pierre  ou  bien 
ailleurs.  •     •, 

Voilà  les  mauvaises  idées  qui  me  passaient 
parla  tête;  mais  cela  ne  m'empêchait  pas  de 
marcher  avec  plus  de  courage,  et  Bûche  disait  : 

t  Les  Anglais  ont  bien  raison  d'emporter  des 
gourdes  de  fer-blanc;  si  je  n'avais  pas  vu  le 
fer-blanc  reluire  à  la  lune,  l'idée  ne  me  serait 
jamais  venue  d'aller  voir.  » 

Pendant  que  nous  parlions  ainsi,  à  chaque 
instant  des  cavaliers  passaient  près  de  nous; 
leurs  chevaux  ne  se  tenaient  presque  plus,  mais 
à  force  de  taper  dessus  et  de  leur  donner  des 
coups  d'éperon,  ils  les  faisaient  trotter  tout  de 
même.  Le  bruit  de  la  débâcle  au  loin  recom- 
mençait avec  les  coups  de  feu  ;  heureusement 
nous  avions  de  l'avance. 

Il  pouvait  être  une  heure  du  matin,  nous 
nous  croyions  sauvés,  quand  tout  à  coup  Bûche 
me  dit  : 

«  Joseph...  voici  des  Prussiens!...  » 

Et,  regardant  derrière  nous,  je  vis  au  clair 
de  la  lune  cinq  hussards  bruns,  du  même  régi- 
ment que  ceux  qui  l'année  d'avant  avaient  ha- 
ché Klipfel;  cela  me  parut  un  mauvais  signe. 

«  Est-ce  que  ton  fusil  est  chargé  !  dis-je  à 
Bûche. 

— OuL 

— Eh  bien  !  attendons...  11  faut  nous  défen- 
dre-., moi  je  ne  me  rends  pas. 

— Ni  moi  non  plus,  dit-il,  j'aime  encore 
mieux  mourir  que  de  m'en  aller  prisonnier.  » 


En  même  temps  l'ofïicier  prussien  nous  criait 
d'un  ton  arrogant  : 

«  Mettez  bas  les  armes!  » 

Et  Bûche,  au  lieu  d'attendre  comme  moi,  lui 
lâchait  son  coup  de  fusil  dans  la  poitrine. 

Alors  les  quatre  autres  tombèrent  sur  nous. 
Bûche  reçut  un  coup  de  sabre  qui  lui  fendit  le 
shako  jusqu'à  la  visière,  mais  d'un  coup  de 
baïonnette  il  tua  celui  qui  l'avait  blessé.  11  en 
restait  encore  trois.  J'avais  mon  fusil  chargé. 
Bûche  s'était  mis  le  dos  contre  un  noyer;  cha- 
que fois  que  les  Prussiens,  qui  s'élaient  reculés, 
voulaient  s'approcher,  je  les  mettais  en  joue  : 
—  aucun  d'eux  ne  voulait  être  tué  le  premier  ! 
Et  comme  nous  attendions.  Bûche,  la  baïon- 
nette croisée,  moi  la  crosse  à  l'épaule,  nous 
entendîmes  galoper  sur  la  route;  cela  nous  flt 
peur,  car  nous  pensions  que  c'étaient  encore 
des  Prussiens,  mais  c'étaient  de  nos  lanciers. 
— Les  hussards  alors  descendirent  dans  les  blés, 
à  droite,  pendant  que  Bûche  se  dépêchait  de 
recharger  son  fusil . 

Nos  lanciers  passèrent  et  nous  les  suivîmes 
en  courant.  Un  ofTicier  qui  se  trouvait  avec  eux 
nous  dit  que  l'Empereur  était  parti  pour  Paris, 
et  que  le  roi  Jérôme  venait  de  pi-endre  le  com- 
mandement de  l'armée. 

Bûche  avait  toute  la  peau  de  la  tête  fendue, 
mais  l'os  était  en  bon  état;  le  sang  lui  coulait 
sur  les  joues.  Il  se  banda  la  tête  avec  son  mou- 
choi^,  et,  depuis  cet  endroit,  nous  ne  rencon- 
trâmes plus  de  Prussiens. 

Seulement,  vers  deux  heures  du  malin, 
comme  nous  étions  tellement  las  que  nous  ne 
pouvions  presque  plus  marcher,  nous  vîmes  à 
cinq  ou  six  cents  pas,  sur  la  gauche  de  la 
route,  un  petit  bois  de  hêtres,  et  Bûche  me  dit  : 

«  Tiens,  Joseph,  entrons  là..,  Couchons- 
nous  et  dormons.  » 

Je  ne  demandais  pas  mieux. 

Nous  descendîmes,  en  traversant  les  avoines 
jusqu'au  bois,  et  nous  entrâmes  dans  un  fourré 
toulTu,  rien  que  de  petits  arbres  serrés.  Nous 
avions  conservé  tous  les  deux  notre  fusil,  notre 
sac  et  notre  giberne.  Nous  mîmes  le  sac  à  terre 
pour  nous  étendre  l'oreille  dessus;  et  le  jour 
était  venu  depuis  longtemps,  toute  la  grande 
débâcle  défilait  sur  la  route  depuis  des  heures, 
lorsque  nous  nous  éveillâmes  et  que  nous  re- 
prîmes tranquillement  notre  chemin. 


XXII 


Un  grand  nombre  île  camarades  et  de  blessés 
1  restèrent  à  Gosselies ,  mais  la  masse  pour- 


t04 


ROMANS  NATIONAUX. 


Des  gueux  uou.:  appelaieul  ISoiiapavlisles-  (Page  1 10.) 


suivit  sa  route,  et  vers  neuf  heures  on  com- 
mençait à  découvrir  tout  au  loin  les  clochers 
de  Charleroi,  quand  tout  à  coup  des  cris,  des 
plaintes  et  des  coups  de  feu  s'entendirent  en 
avant  de  nous  à  plus  d'une  demi-lieue.  Toute 
l'immense  colonne  de  misérables  fit  halte  en 
criant  : 

«  La  ville  ferme  ses  portes!  nous  sommes 
arrêtés  ici...  » 

La  désolation  et  le  désespoir  se  peignaient 
sur  toutes  les  figures.  Mais  un  instant  après  le 
bruit  courut  que  des  convois  de  vivres  appro- 
chaient et  qu'on  ne  voulait  pas  laire  les  distri- 
butions.Alors  la  fureur  remplaçarépouvante, et 
tout  le  long  de  la  route  on  n'entendait  qu'un  cri  : 

•  Tombons  dessus  !  Assommons  les  gueux 
qui  nous  aflament!.,..  Nous  sommes  trahis!  » 


Les  plus  craintifs,  les  plus  abattus  se  mirent 
à  presser  le  pas  en  levant  le  sabre,  ou  en  char- 
geant leur  fusil. 

On  voyait  d'avance  que  ce  serait  une  véri- 
table boucherie,  si  les  conducteurs  et  l'escorte 
ne  se  rendaient  pas. — Bûche  lui-même  criait  : 

•  Il  faut  tout  massacrer...  nous  sommes 
trahis  ! . . .  Arrive ,  Joseph  ! . . .  Vengeons-nous  ! ...  » 

Mais,  je  le  retenais  par  le  collet,  en  lui 
criant  : 

«  Non,  Jean,  non!...  nous  avons  déjà  bien 
assez  de  massacres...  Nous  sommes  réchappes 
de  tout;  ce  n'est  pas  ici  qu'il  faut  nous  faire 
tuer  par  des  Français.  Arrive  1...  » 

Il  se  débattait.  Pourtant,  à  la  fin,  comme  je 
lui  montrais  un  village  à  gauche  de  la  route,  en 
lui  disant  : 


Pans.    Jaies  isondvemurc,  iiii|>i'::ueur. 


WATERLOO. 


105 


I/Emperciir  l'Iait  parti  pour  Paris,  (l'.ige  103.) 


•  Tiens!  voilà  le  chemin  du  Harberg,  voilà 
des  maisons  comme  aux  Quatre-Vents!  Allons 
plutôt  là,  demander  du  pain.  J'ai  de  l'argent, 
nous  en  aurons  pour  srtr.  Arrive  !  Cela  vaudra 
mieux  que  d'attaquer  les  convois  comme  une 
bande  de  loups.  • 

Il  finit  par  se  laisser  entraîner.  Nous  traver- 
sâmes encore  une  fois  les  récoltes.  Sans  la  faim 
qui  nous  pressait,  nous  nous  serions  assis  au 
bord  du  sentier  à  chaque  pas.  Mais  au  bout 
d'une  demi-heure  nous  arrivâmes,  grâce  à 
Dieu,  devant  une  espèce  de  ferme  abandonnée, 
les  fenêtres  cassées,  la  porte  ouverte  au  large, 
et  de  gros  tas  de  terre  noire  autour.  Nous  en- 
trâmes dans  la  salle  en  criant  : 

•  Est-ce  qu'il  n'y  a  personne  "?  » 

Nous  tapions  contre  les  meubles  avec  nos 


crosses,  pas  une  âme  ne  répondait.  Notre  fu- 
reur  s'augmentait  d'autnnt  plus,    que  nous 
voyions  quelques  misérables  venir  par  le  mêmi; 
chemin  que  nous,  et  que  nous  pensions  : 
•  Ils  viennent  manger  notre  pain  !  • 
Ah!  ceux  qui  n'ont  pas  souffert  des  priva- 
tions pareilles  ne  connaissent  pas  la  fureur  dos 
hommes.    C'est   horrible!...    horrible!   Nous 
avions  déjà  cassé  la  porte  d'une  armoire  pleine 
de  linge,  et  nous  bouleversions  tout  avec  nos 
baïonnettes,  quand  une  vieille  femme  sortit  de 
dessous  une  table  de  cuisine,  qui  couvrait  l'en- 
trée de  la  cave;  elle  sanglotait  et  disait  : 
«  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  ayez  pitié  de  nous!  » 
Cette  maison  avait  été  pillée  au  petit  jour. 
On  avait  emmené  les  chevaux;  l'homme  avait 
disparu,  les  domestiques  s'étaient  sauvés.  Mal- 


.=•0 


50 


106 


ROMANS  NATIONAUX. 


gré  notre  fureur,  la  vue  de  la  pauvre  vieille 
nous  fit  honte  de  nous-mêmes,  et  je  lui  dis  : 

«  N'ayez  pas  peur. . .  nous  ne  sommes  pas  des 
monstres.  Seulement  donnez-nous  du  pain,  ou 
nous  allons  périr.  » 

Elle,  assise  sur  une  vieille  chaise,  ses  mains 
sèches  croisées  sur  les  genoux,  disait  : 

«  Je  n'ai  plus  rien.  Ils  ont  tout  pris,  mon 
Dieu!...  tout...  tout!  » 

Ses  cheveux  gris  lui  pendaient  sur  les  joues. 
J'aurais  voulu  pleurer  pour  elle  et  pour  nous. 

«  Ah!  nous  allons  chercher  nous-mêmes,  • 
dis-je  à  Bûche. — Et  nous  passâmes  dans  toutes 
les  chambres,  nous  entrâmes  dans  l'écurie. 
Nous  ne  voyions  rien;  tout  avait  été  pillé, 
cassé. 

J'allais  ressortir,  quand,  derrière  la  vieille 
porte,  dans  l'ombre,  je  vis  un  placard  tjlan- 
châtre  contre  le  mur.  Je  m'arrêtai,  j'étendis  la 
main  ;  c'était  un  sac  de  toile  avec  une  bretelle, 
que  je  décrochai  bien  vite  en  tremblant. 

Bûche  me  regardait...  Le  sac  était  lourd...  je 
l'ouvris...  il  y  avait  deux  grosses  raves  noires, 
une  demi-miche  de  pain  sec  et  dur  comme  de 
la  pierre,  une  grosse  paire  de  ciseaux  pour 
tailler  les  haies,  et,  tout  au  fond,  quelques  oi- 
gnons et  du  sel  gris  dans  un  papier. 

En  voyant  cela,  nous  poussâmes  un  cri;  la 
peur  de  voir  arriver  les  autres  nous  fit  courir 
derrière,  bien  loin  dans  les  seigles,  en  nous 
cachant  et  nous  courbant  comme  des  voleurs. 
Nous  avions  repris  toutes  nos  forces,  et  nous 
nous  assîmes  au  bord  d'un  petit  ruisseau. 
Bûche  me  disait  : 

«  Ecoute,  j'ai  ma  part! 

—  Oui...  la  moitié  de  tout,  lui  dis-je;  tu  m'as 
aussi  laissé  boire  à  ta  gourde...  Je  veux  par- 
tager. » 

Alors  il  se  calma. 

Je  coupai  le  pain  avec  mon  sabre,  disant  : 

•  Choisis,  Jean,  voici  ta  rave. . .  voici  la  moitié 
des  oignons,  et  le  sel  dans  le  sac  entre  nous.  » 

Nous  mangeâmes  le  pain  sans  le  tremper 
dans  l'eau,  nous  mangeâmes  notre  rave,  les 
oignons  et  le  sel.  Nous  aurions  voulu  continuer 
de  manger  toujours;  pourtant  nous  étions  ras- 
sasiés !  Nous  nous  agenouillâmes  au  bord  du 
ruisseau,  les  mains  dans  l'eau,  et  nous  bûmes. 

«  Maintenant,  allons-nous-en,  dit  Bûche, et 
laissons-le  sac!  » 

Malgré  la  fatigue  qui  nous  cassait  les  jambes, 
nous  repartîmes  à  gauche,  pendant  que  sur  la 
droite,  derrière  nous,  du  côté  de  Gharleroi,  les 
cris,  les  coups  de  fusil  redoublaient,  et  que 
tout  le  long  de  la  route  on  ne  voyait  que  des 
gens  se  battre.  Mais  c'était  déjà  loin.  Nous 
tournions  la  tù'ii  de  temps  en  temps,  et  Bûche 
Tt)d  disait  : 


«  Joseph,  tu  as  bien  fait  de  m'entralner... 
Sans  toi,  je  serais  peut-être  étendu  là-bas,  au 
bord  de  cette  route,  assommé  par  un  Français. 
J'avais  trop  faim.  Mais  où  nous  sauver,  à  cette 
heure?  » 

Je  lui  répondais  : 

«  Suis-moi  !  » 

Nous  traversâmes  bientôt  un  grand  et  beau 
village,  aussi  pillé  et  abandonné.  Plus  loin, 
nous  rencontrâmes  des  paysans,  qui  nous  re- 
gardaient d'un  air  de  défiance,  en  se  rangeant 
au  bord  du  chemin.  Nous  devions  avoir  de 
mauvaises  mines,  surtout  Bûche  avec  sa  tête 
bandée  et  sa  barbe  de  huit  jours,  épaisse  et 
dure  comme  les  soies^ d'un  sanglier. 

Vers  une  heure  de  l'après-midi,  nous  avions 
déjà  repassé  la  Sambre  sur  le  pont  du  Châtelet; 
mais  comme  les  Prussiens  étaient  en  route, 
nous  ne  fîmes  pas  encore  halte  dans  cet  en- 
droit. J'avais  pourtant  déjà  bonne  confiance,  je 
pensais  : 

«  Si  les  Prussiens  continuent  leur  poursuite, 
ils  suivront  certainement  la  grande  masse, 
pour  faire  plus  de  prisonniers,  et  recueillir  des 
canons,  des  caissons  et  des  bagages.  » 

Voila  comment  étaient  forcés  de  raisonner 
des  hommes  qui  trois  jours  auparavant  faisaien  l 
trembler  le  monde  ! 

Je  me  souviens  qu'en  arrivant,  sur  les  trois 
heures,  dans  un  petit  village,  nous  nous  arrê- 
tâmes devant  une  forge  pour  demander  à  boire. 
Aussitôt  les  gens  du  pays  nous  entourèrent,  et 
le  forgeron,  un  homme  grand  et  brun,  nous 
dit  d'entrer  dans  l'auberge  en  face,  qu'il  allait 
venir,  et  que  nous  prendrions  une  cruche  de 
bière  avec  lui. 

Naturellement  cela  nous  fit  plaisir,  car  nous 
avions  peur  d'être  arrêtés,  et  nous  voyions  que 
ces  gens  étaient  pour  nous. 

L'idée  me  vint  aussi  qu'il  me  restait  de  l'ar- 
gent dans  mon  sac,  et  que  j'allais  pouvoir  m'en 
servir.  » 

Nous  entrâmes  donc  dans  cette  auberge,  qui 
n'était  qu'un  boudion,  les  deux  petites  fenêtres 
sur  la  rue,  et  la  porte  ronde  s'ouvrant  à  deux 
battants,  comme  dans  les  villages  de  chez  nous 
Quand  nous  fûmes  assis,  la  salle  se  remplit 
tellement  de  monde,  hommes  et  femmes,  pour 
avoir  des  nouvelles,  que  nous  pouvions  à  peine 
respirer. 

Le  forgeron  vint.  Il  avait  ôté  son  tablier  de 
cuir  et  mis  une  petite  blouse  bleue  ;  et  tout  de 
suite,  lorsqu'il  entra,  nous  reconnûmes  que 
cinq  ou  six  autres  honnêtes  bourgeois  le  sui- 
vaient :  c'étaient  le  maire,  l'adjoint  et  les  con- 
seillers municipaux  de  cet  endroit. 

Ils  s'assirent  sur  les  bancs  en  face  de  nous, 
fcXïiûus  firent  servir  de  la  bière  aigre,  comme 


WATERLOO. 


107 


on  l'aime  en  ce  pays.  Bûche  ayant  demandé  du 
pain,  la  femme  de  l'aubergiste  nous  apporta  la 
miche  et  un  gros  morceau  de  bœuf  dans  une 
écuglig.  Tous  nous  disaient  : 

•  Mangez I  mangez.  » 

Quand  l'un  ou  l'autre  nous  adressait  des 
questions  sur  la  bataille,  le  maire  ou  le  forge- 
ron s'écriait  : 

«  Laissez  donc  ces  hommes  finir. . .  vous  voyez 
bien  qu'ils  arrivent  de  loin.  » 

Et  seulement  à  la  fin  ils  nous  interrogèrent, 
nous  demandant  s'il  était  vrai  que  les  Français 
venaient  de  perdre  une  grande  bataille.  On  leur 
avait  rapporté  d'abord  que  nous  étions  vain- 
queurs, et  maintenant  un  bruit  se  répandait 
que  nous  étions  en  déroute. 

Nous  comprîmes  bien  qu'ils  avaient  entendu 
parler  de  Ligny,  et  que  cela  leur  troublait  les 
idées. 

J'étais  honteux  de  leur  avouer  notre  débâcle; 
je  regardais  Bûche,  qui  dit  : 

Nous  avons  été  trahis!...  Les  traîtres  ont 
livré  nos  plans...  L'armée  était  pleine  de  traî- 
tres chargés  de  crier  :  •  Sauve  qui  peut!  » 
Comment  voulez-vous  que  par  ce  moyen  nous 
n'ayons  pas  perdu?  • 

C'était  la  première  fois  que  j'entendais  parler 
<le  cette  trahison;  quelques  blessés  criaient 
bien  :  «  Nous  sommes  trahis!  »  mais  je  n'avais 
pas  fait  attention  à  leurs  paroles;  et  quand 
Bûche  nous  tira  d'embarras  par  ce  moyen,  j'en 
fus  content  et  même  étonné. 

Ces  gens  alors  s'indignèrent  avec  nous  contre 
les  traîtres.  Il  fallut  leur  exphquer  la  bataille 
et  la  trahison .  Bûche  disait  que  les  Prussiens 
étaient  arrivés  par  la  trahison  du  maréchal 
Grouchy.  Cela  me  paraissait  tout  de  même  trop 
fort;  mais  les  paysans,  remplis  d'attendrisse- 
ment, nous  ayant  encore  fait  boire  de  la  bière 
et  même  donné  du  tabac  et  des  pipes,  je  finis 
par  dire  comme  Bûche.  Ce  n'est  que  plus  tard, 
après  être  partis  de  là,  que  l'idée  de  nos  men- 
songes abominables  me  fit  honte  à  moi-même, 
et  que  je  m'écriai  : 

«  Sais-tu  bien,  Jean,  que  nos  mensonges  sur 
les  traîtres  ne  sont  pas  beaux?  Si  chacun  en 
raconte  autant,  finalement,  nous  serons  tous 
des  traîtres,  et  l'Empereur  seul  sera  un  hon- 
nête homme.  C'est  honteux  pour  notre  pays, 
de  dire  que  nous  avons  tant  de  traîtres  parmi 
nous...  Ce  n'est  pas  vrai! 

— Bah!  bah!...  disait-il,  nous  avons  été  tra- 
his; sans  cela,  jamais  des  Anglais  et  des  Prus- 
siens ne  nous  auraient  forcés  de  battre  en 
retraite.  » 

Et  jusqu'à  huit  heures  du  soir  nous  ne  fîmes 
que  nous  disputer.  Nous  arrivâmes  alors  dans 
un  autre  village  appelé  Bouvigny,  Nous  étions 


tellement  fatiguésque  nos  jambes  étaient  roides 
comme  des  piquets,  et  que  depuis  longtemps  il 
nous  fallait  un  grand  courage  pour  faire  un 
pas. 

Nous  croyions  être  bien  loin  des  Prussiens. 
Gomme  j'avais  de  l'argent,  nous  entrâmes  dans 
une  auberge  en  demandant  à  coucher. 

Je  sortis  une  pièce  de  six  livres,  pour  mon- 
trer que  nous  pouvions  payer.  J'avais  résolu 
de  changer  d'habits  le  lendemain,  de  planter  là 
mon  fusil,  mon  sac,  ma  giberne,  et  de  retour- 
ner chez  nous  ;  car  je  croyais  la  guerre  finie,  et 
je  me  réjouissais,  au  milieu  de  tous  ces  grands 
malheurs,  d'avoir  retiré  mes  bras  et  mes  jam- 
bes de  l'affaire. 

Bûche  et  moi,  ce  soir-là,  couchés  dans  une 
petite  chambre,  la  sainte  Vierge  et  l'enfant 
Jésus  dans  une  niche  au-dessus  de  nous,  entre 
les  rideaux,  nous  dormîmes  comme  des  bien- 
heureux. 

Le  lendemain,  au  lieu  de  continuer  notre 
route,  nous  étions  si  contents  de  rester  assis 
sur  une  bonne  chaise  dans  la  cuisine,  d'allon- 
ger nos  jambes  et  de  fumer  notre  pipe,  en  re- 
gardant bouillir  la  marmite,  que  nous  dîmes  : 

«  Restons  ici  tranquillement  !  Demain  nous 
serons  bien  reposés;  nous  achèterons  deux 
pantalons  de  toile,  deux  blouses,  nous  coupe- 
rons deux  bons  bâtons  dans  une  haie,  et  nous 
retournerons  par  petites  étapes  à  la  maison.   • 

Cela  nous  attendrissait  de  penser  à  ces  choses 
agréables  ! 

C'est  aussi  de  cette  auberge  que  j'écrivis  à 
Catherine,  à  la  tante  Grédel  et  à  M.  Goulden. 
Je  ne  leur  dis  qu'un  mot  : 

«  Je  suis  sauvé...  Remercions  Dieu  !...  J'ar- 
rive.. Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur 
mille  et  mille  fois  ! 

«  Joseph  Bertha.  » 

En  écrivant,  je  louais  le  Seigneur;  mais  bien 
des  choses  devaient  encore  m'arriver  avant  de 
monter  notre  escalier,  au  coin  de  Fouquet,  en 
face  du  Bœuf-Rouge.  Quand  on  est  pris  par  la 
conscription,  il  ne  faut  pas  se  presser  d'écrire 
qu'on  est  relâché .  Ce  bonheur  ne  dépend  pas 
de  nous,  et  la  bonne  volonté  de  s'en  aller  ne 
sert  de  rien. 

Enfin  ma  lettre  partit  par  la  poste,  et  toute 
cette  journée  nous  restâmes  à  l'auberge  du 
Moulon-d'Or. 

Après  avoir  bien  soupe,  nous  montâmes  dor- 
mir. Je  disais  à  Bûche  : 

«  Hél  Jean!  c'est  autre  chose  de  faire  ce 
qu'on  veut,  ou  d'être  forcé  de  répondre  à  l'ap- 
pel. » 

Nous  riions  tous  les  deux,  malgré  les  mal- 
heurs de  la  patrie, — sans  y  penser,  bien  en- 


108 


ROMANS  NATIONAUX. 


tendu ,  car  nous  aurions  été  de  véritables 
gueux. 

Enfin,  pour  la  seconde  fois,  nous  étions  cou- 
chés dans  notre  bon  lit,  lorsque,  vers  une 
heure  du  matin,  nous  fûmes  éveillés  d'une  fa- 
çon extraordinaire  :  —  le  tambour  battait...  on 
entendait  marcher  dans  tout  le  village.  —  Je 
poussai  Bûche,  qui  me  dit  : 

«  J'entends  bien...  Les  Prussiens  sont  de- 
hors! » 

On  peut  se  figurer  notre  épouvante.  Mais  au 
bout  d'un  instant,  ce  fut  bien  pire,  car  on  frap- 
pait à  la  porte  de  l'auberge,  qui  s'ouvrit,  et 
deux  secondes  après  la  grande  salle  était  pleine 
de  monde.  On  montait  Tescalier.  Bûche  et  moi 
nous  nous  étions  levés;  il  disait  : 

«  Je  me  défends,  si  l'on  veut  me  prendre  !  » 

Moi  je  n'osais  pas  songer  à  ce  que  j'allais 
faire. 

Nous  étions  déjà  presque  habillés,  et  j'espé- 
rais pouvoir  me  sauver  dans  la  nuit,  avant 
d"être  reconnu,  quand  des  coups  retentirent  à 
notre  porte  ;  on  criait  : 

«  Ouvrez!  » 

Il  fallut  bien  ouvrir. 

Un  oflicier  d'infanterie,  trempé  par  la  pluie, 
sou  gros  manteau  bleu  collé  sur  les  épaulettes, 
et  suivi  d'un  vieux  sergent  qui  tenait  une  lan- 
terne, entra.  Nous  reconnûmes  que  c'étaient 
des  Français.  L'officier  nous  dit  brusquement  : 

«  D'où  venez- vous? 

— Du  Mont-Saint-Jean,  mon  lieutenant,  lui 
répondis-je. 

—  De  quel  régiment  êtes-vous? 

— Du  6°  léger.  » 

Il  regarda  le  numéro  de  mon  shako  sur  lu 
table,  et  je  vis  en  même  temps  le  sien  :  c'était 
aussi  du  b'  léger.  » 

«  De  quel  bataillon?  fll-il  en  fronçant  le 
sourcil. 

—Du  3%  . 

Bûche,  tout  pâle,  ne  disait  rien.  L'officitr 
regardait  nos  fusils,  nos  sacs,  nos  gibernes, 
derrière  le  lit,  dans  un  coin. 

«  Vous  avez  déserté  !  fit-il. 

— Non,  mon  lieutenant,  nous  sommes  partis 
les  derniers,  sur  les  huit  heures,  du  Mont- 
Saint- Jean... 

— Descendez,  nous  allons  voir  cela.  » 

Nous  descendîmes. 

L'officier  nous  suivait,  le  sergent  marchait 
devant  avec  la  lanterne. 

La  grande  salle  eu  bas  était  pleine  d'oûiciers 
du  12°  chasseurs  à  cheval  et  du  6^  léger.  Le 
commandant  du  4'  bataillon  du  6'  se  prome- 
nait de  long  en  large,  en  fumant  une  petite 
jiipe  de  bois.  Tous  ces  gens  étaient  trempes  et 
couverts  de  boue. 


L'officier  dit  quatre  mots  au  commaudaut, 
qui  s'arrêta,  ses  yeux  noirs  fixés  sur  nous,  et 
son  nez  crochu  recourbé  dans  ses  moustaches 
grises.  Il  n'avait  pas  l'air  tendre,  et  nous  posa 
de  suite  cinq  ou  six  questions  sur  notre  départ 
de  Ligny,  sur  la  route  des  Quatre-Bras  et  la 
bataille  ;  il  clignait  des  yeux  en  serrant  les 
lèvres.  Les  autres  allaient  et  venaient,  traînant 
leurs  sabres  sans  écouler.  Finalement  le  com- 
mandant dit  : 

«  Sergent...  ces  deux  hommes  entrent  dans 
la  2»  compagnie.  Allez  !  » 

Il  reprit  sa  pipe  au  bord  de  la  cheminée,  et 
nous  sortîmes  avec  le  sergent,  bien  heureux 
d'en  être  quittes  à  si  bon  marché,  car  on  aurait 
pu  nous  fusiller  comme  déserteurs  devant  l'en- 
nemi. Le  sergent  nous  conduisit  à  deux  cents 
pas,  au  bout  du  village,  près  d'un  hangar.  On 
avait  allumé  des  feux  plus  loin  dans  les  champs  ; 
des  hommes  dojinaient  sous  le  hangar,  contre 
les  portes  d'écurie  et  les  piliers.  Il  toilibaitune 
petite  pluie  fine  dans  la  rue  ;  toutes  les  Uaques 
d'eau  tremblotaient  à  la  lune  grise  et  brouillée. 
Nous  restâmes  debout  sous  un  pan  de  toit, 
au  coin  de  la  vieille  maison,  songeant  à  nos 
misères. 

Au  bout  d'une  heure,  le  tambour  se  mit  à 
rouler  sourdement,  les  hommes  secouèrent  la 
paille  et  le  foin  de  leurs  habits,  et  nous  repar- 
tîmes; Il  faisait  encore  nuit  sombre;  derrière 
nous,  les  chasseurs  sonnaient  le  boute-selle. 

Entre  trois  et  quatre  heures,  au  petit  jour, 
nous  vîmes  un  grand  nombre  d'autres  régi- 
ments, cavalerie,  infantei'ie  et  artillerie,  en 
marche  comme  nous,  par  différents  chemins  : 
—  tout  le  corps  du  maréchal  Giouchy  en  re- 
traité !  Le  temps  mouillé,  le  ciel  sombre,  ces 
longues  files  d'hommes  accablés  de  lassitude, 
le  chagrin  d'être  repris  et  de  penser  que  tant 
d'efforts,  tant  de  sang  répandu  n'aboutissaient 
pour  la  seconde  fois  qu'à  l'invasion,  tout  cela 
nous  faisait  pencher  la  tête.  Ou  n'entendait  que 
le  bruit  des  pas  dans  la  boue. 

Cette  tristesse  durait  depuis  longtemps,  lors- 
qu'une voix  me  dit  : 

«  Bonjour,  Joseph!  » 

Je  m'éveillai,  regardant  celui  qui  me  parlait, 
et  je  reconnus  le  filsdu  tourneur  Martin,  notre 
voisin  de  Phalsbourg;  il  était  caporal  au  6",  et 
marchait  en  serre-file,  l'arme  à  volonté.  Nous 
nous  serrâmes  la  main.  Ce  fut  une  véritable  con- 
solation pour  moi  de  voir  quelqu'un  du  pays. 

Malgré  la  pluie  qui  tombait  toujours,  et  la 
grande  fatigue,  nous  ne  fîmes  que  parler  de 
celle  terrible  campagne.— Je  lui  racontai  la 
bataille  de  Waterloo;  lui  me  dit  que  le  4»  ba- 
laillon,  à  partir  de  Fleurus,  avait  fait  roule  sui' 
Wâvres  avec  tout  le  corps  d'armée  de  Grouchy  ; 


WATERLOO. 


109 


que,  dans  l'après-midi  du  lendemain  18,  on 
entendait  le  canon  sur  la  gauche,  et  que  tout 
le  monde  voulait  marcher  dans  cette  direc- 
tion ;  que  c'était  aussi  l'avis  des  généraux,  mais 
que  le  maréchal,  ayant  reçu  des  ordres  posi- 
tifs, avait  continué  sa  route  sur  Wâvres.  Ce 
n'est  qu'entre  six  et  sept  heures,  et  quand  il  fut 
clairque  les  Prussii'ns  s'étaient  échappés, qu'on 
avait  changé  de  direction  à  gauche,  pour  aller 
rejoindre  l'Empereur;  malheureusement  il 
était  trop  tard,  et  vers  minuit  il  avait  fallu 
prendre  position  dans  les  champs.  Chaque  ba- 
taillon avait  formé  le  carré.  A  trois  heures  du 
matin,  le  canon  des  Prussiens  avait  réveillé  les 
hivouacs,  et  l'on  s'était  tiraillé  jusqu'à  deux 
heures  de  l'après-midi,  moment  oii  l'ordie 
était  venu  de  se  mettre  en  retraite.  C'était  en- 
core une  fois  bien  tard,  disait  Martin,  car  une 
partie  de  l'armée  qui  venait  de  battre  celle  de 
l'Empereur,  se  trouvait  déjà  sur  nos  derrières, 
et  cela  nous  força  de  marcher  tout  le  restant  du 
jour  et  la  nuit  suivante  jusqu'à  six  heures  du 
matin,  pour  nous  en  dégager. — A  six  heures, 
le  bataillon  avait  pris  position  près  du  village 
de  Temploux  ;  à  dix,  les  Prussiens  arrivaient  en 
forces  supérieures,  on  leur  avait  opposé  la 
plus  vigoureuse  résistance,  pour  donner  le 
temps  à  l'artillerie  et  aux  bagages  de  passer  le 
pont  à  Namur.  Tout  le  corps  d'armée  avait 
heureusement  défilé  par  la  ville,  excepté  le 
4'  bataillon,  par  la  faute  du  commandant  De- 
long,  qui  s'était  laissé  tourner  à  droite  de  la 
route,  et  qui  dut  se  jeter  dans  la  Sambre  pour 
n'être  pas  coupé.  Plusieurs  hommes  avaient 
été  faits  prisonniers,  d'autres  s'étaient  noyés 
en  essayant  de  passer  la  rivière  à  la  nage.  — 
C'est  tout  ce  que  me  raconta  Martin;  il  n'avait 
aucune  nouvelle  de  chez  nous. 

Ce  même  jour,  nous  passâmes  par  Givet;  ie 
bataillon  bivouaqua  près  du  village  de  Hier- 
ches,  une  demi-lieue  plus  loui.  Le  lendemain, 
après  avoir  passé  par  Fumay  et  Kocroy,  nous 
couchâmes  à  Bourg-Fidèle,  le  23  juin  à  Blom- 
bay,  le  2-i  à  Saulse-Lenoy, —  où  l'on  apprit 
l'abdication  de  l'Empereur,  —  et  les  jours  sui- 
vants à  Vilry,  prés  de  Reims,  à  Jonchery,  à 
Soissons;  de  là  le  bataillon  prit  la  route  de  Vil- 
lers-Cotterets;  mais  l'ennemi  nous  ayant  déjà 
(ievan£Êgt  nous  changeâmes  de  direction  par  La 
Ferté-Milon,  et  nous  allâaies  bivouaquera Neu- 
chelles,  village  ruiné  par  l'invasion  de  1814, 
et  qui  n'avait  pas  encore  été  rebâti. 

Nous  partîmes  de  cet  endroit  le  29,  vers  une 
heure  du  matin,  et  nous  passâmes  par  Meaux. 
Il  fallut  prendre  la  route  de  Lagny,  parce  que 
les  Prussiens  occupaient  celle  de  Claye;  nous 
poursuivîmes  noire  route  tout  le  jour  et  la  nuit 
suivante. 


Le  30,  à  cinq  heures  du  matin,  nous  étions 
au  pont  de  Saînt-Maur.  Le  même  jour,  à  trois 
heures  du  soir,  nous  avions  passé  hors  de  Pa- 
ris, et  nous  bivouaquions  près  d'un  endroit 
riche  en  toutes  choses,  appelé  Vaugirard,  sur 
la  route  de  Versailles.  Le  1"  juillet,  nous 
étions  allés  bivouaquer  près  d'un  endroit  su- 
perbe appelé  Meudon.  On  voyait,  aux  jardins, 
aux  vergers  entourés  de  murs,  à  la  grandeur 
extraordinaire  des  maisons,  à  leur  bon  entre- 
tien, que  c'étaient  les  environs  de  la  plus  belle 
ville  du  monde,  et  pourtant  nous  vivions  au 
milieu  de  la  misère  et  des  dangers;  le  cœur 
nous  en  saignait  !  Les  gens  sont  bons,  ils  aiment 
les  soldats  ;  on  nous  appelait  défenseurs  de  la 
patrie,  et  les  plus  pauvres  voulaient  se  battre 
avec  nous. 

Le  1"  juillet,  nous  quittâmes  la  position  à 
onze  heures  du  soir,  pour  aller  à  Saint-Cloud, 
qui  n'est  que  palais  sur  palais,  jardins  sur  jar- 
dins, grands  arbres,  allées  magnifiques;  tout 
ce  qu'on  peut  se  figurer  d'admirable.  A  six 
heures,  nous  partîmes  de  Saint-Cloud,  pour 
revenir  prendre  position  à  Vaugirard.  Des 
rumeurs  terribles  couraient  dans  la  ville... 
L'Empereur  était  parti  pour  Rochefort...  On 
disait  : 

«  Le  roi  de  Rome  va  revenir...  Louis  XVIII 
est  en  route...  » 

On  ne  savait  rien  dans  cette  ville,  où  l'on 
devrait  tout  savoir  d'abord. 

A  Vaugirard,  l'ennemi  vint  nous  attaquer 
vers  une  heure  de  l'après-midi,  dans  les  euvi- 
rons  du  village  d'Issy.  Nous  nous  battîmes  jus- 
qu'à minuit  pour  notre  capitale.  Le  peuple 
nous  aidait,  il  venait  relever  nos  blessés  sous 
le  feu  des  Prussiens;  les  femmes  avaient  pitié 
de  nous. 

Notre  souffrance  d'avoir  été  menés  jusque-là 
par  la  force  ne  peut  pas  se  dire...  J'ai  vu  Bûche 
lui-même  pleurer,  parce  que  nous  étions  en 
quelque  sorte  déshonorés. — J'aurais  bien  voulu 
ne  pas  voir  cela! — Douze  jours  auparavant,  je 
ne  me  figurais  pas  si  bien  la  France.  En  voyant 
Paris  avec  ses  clochers  et  ses  palais  innombra- 
bles, qui  s'étendent  aussi  loin  que  va  le  ciel,  je 
pensais  : 

«  C'est  la  France!...  Voilà  caque  depuis  des 
centaines  et  des  centaines  d'années  nos  an- 
ciens ont  amassé.  Quel  malheur  de  dire  que 
les  Anglais  et  que  les  Prussiens  arrivent  jus- 
qu'ici I  » 

A  quatre  heures  du  matin,  nous  attaquâmes 
les  Prussiens  avec  une  nouvelle  fureur,  et  nous 
leur  reprimes  les  positions  perdues  la  veille.— 
C'est  alors  que  des  généraux  vinrent  nous  an- 
noncer unejsuspensiou  d'arfties.— Ces  choses  se 
passaient  le  3  juillet  1815.  Nous  pensions  que 


110 


ROMANS  NATIONAUX. 


cette  suspension  d'armes  était  pour  prévenir 
l'ennemi  que,  s'il  ne  se  retirait  pas,  la  France 
se  lèverait  comme  en  92  et  qu'elle  l'écraserait! 
Nous  avions  des  idées  pareilles  ;  et  moi,  voyant 
ce  peuple  qui  nous  soutenait,  je  me  rappelais 
les  levées  en  masse  dont  le  père  Goulden  me 
parlait  toujours. 

Malheureusement  un  grand  nombre  étaient 
si  las  de  Napoléon  et  des  soldats,  qu'ils  sacri- 
fiaient la  patrie  elle-même  pour  en  être  débar- 
rassés; ils  mettaient  tout  sur  le  dos  de  l'Em- 
pefeur,  et  disaient  que  sans  lui  les  autres 
n'auraient  jamais  eu  ni  la  force  ni  le  courage 
de  venir,  qu'il  nous  avait  épuisés,  et  que  les 
Prussiens  eux-mêmes  nous  donneraient  plus  de 
liberté. 

Le  peuple  parlait  comme  M.  Goulden,  mais 
il  n'avait  pas  d'armes  ni  de  carlouches;  on  avait 
fait  des  piques  pour  lui!... 

Et  comme  on  rêvait  à  ces  choses,  le  4  on 
nous  annonça  l'armistice,  par  lequel  les  Prus- 
siens et  les  Anglais  devaient  occuper  les  bar- 
rières de  Paris,  et  l'armée  française  se  retirer 
derrière  la  Loire. 

Alors  riiidignation  de  tous  les  honnêtes  gens 
fut  si  grande,  que  la  colère  nous  rendit  fu- 
rieux; les  uns  cassaient  leurs  fusils,  les  autres 
déchiraient  leurs  uniformes,  el  tout  le  monde 
criait  : 

«  Nous  sommes  trahis...  nous  sommes  li- 
vrés... • 

Les  vieux  officiers,  pâles  comme  des  morts, 
restaient  là...  Les  larmes  leur  coulaient  sur  les 
joues.  Personne  ne  pouvait  nous  apaiser.  Nous 
étions  tombés  au-dessous  de  rien  : — nous  étions 
un  peuple  conquis! 

Dans  deux  mille  ans,  on  dira  que  Paris  a  été 
pris  par  les  Prussiens  et  les  Anglais...  c'est  une 
honte  éternelle,  mais  cette  honte  ne  repose  pas 
sur  nous. 

Le  bataillon  partit  de  Vaugirard  à  cinq  heu- 
res du  soir,  le  5  juillet,  pour  aller  bivouaquer 
à  Montrouge.  Gomme  on  voyait  que  le  mouve- 
ment du  côté  de  la  Loire  commençait,  chacun 
se  dit  : 

«  Qu'est-ce  que  nous  sommes  donc?  Est-ce 
que  nous  obéissons  aux  Prussiens?  Parce  que 
les  Prussiens  veulent  nous  voir  sur  l'autre  rive 
de  la  Loire,  nous  sommes  forcés  d'obéir?  Non  ! 
non  I  cela  ne  peut  pas  aller.  Puisqu'on  nous 
trahit,  eh  bien!  partons.  Tout  cela  ne  nous  re- 
garde plus.  Nous  avons  fait  notre  devoir... 
Nous  ne  voulons  pas  obéir  à  BlûcherJ  » 

Et  ce  même  soir  la  désertion  commença. 
Tous  les  soldats  partaient,  les  uns  à  droite,  les 
autres  à  gauche.  Des  hommes  en  blouse  et  de 
pauvres  vieilles  femmes  voulaient  nous  emme- 
ner dans  leurs  rues  innombrables,  et  tâcher 


de  nous  consoler  ;  mais  nous  n'avions  pas  be- 
soin de  consolations. — Je  dis  à  Bûche  : 

«  Laissons  tout  cela...  retournons  à  Phals- 
bourg...  au  Harberg...  reprenons  notre  état, 
vivons  comme  d'honnêtes  gens.  Si  les  Prus- 
siens, les  Autrichiens  ou  les  Russes  arrivent 
là-bas,  les  montagnards  et  ceux  de  la  ville  sau- 
rontbien  se  défendre.  Nous  n'aurons  pas  besoin 
de  grandes  batailles  pour  en  exterminer  des 
mille  et  des  mille.  Eu  route  !  » 

Nous  étions  une  quinzaine  de  Lorrains  au 
bataillon;  nous  partîmes  ensemble  de  Mont- 
rouge, où  se  trouvait  le  quartier  général,  et 
nous  passâmes  par  Ivry  et  Bercy,  qui  sont  des 
endroits  de  toute  beauté;  mais  le  chagrin  nous 
empêchait  de  voir  le  quart  de  ce  qu'il  aurai! 
fallu  regarder.  Les  uns  conservaient  l'unifor- 
me, d'autres  n'avaient  que  la  capote,  d'autres 
avaient  acheté  une  blouse. 

Derrière  Saint-Mandé,  tout  près  d'un  bois  où 
l'on  voit  à  gauche  de  hautes  tours,  et  que  l'on 
nous  dit  être  Vincennes,  nous  trouvâmes  enfin 
la  roule  de  Strasbourg.  C'était  le  6  au  matin, 
et,  depuis  cet  endroit,  nous  fimes  régulière- 
ment nos  douze  lieues  par  jour. 

Le  8  juillet,  on  savait  déjà  que  Louis  XVIII 
allait  revenir,  el  que  Mgr  le  comte  d'Artois 
ferait  son  salut.  Toutes  les  voitures,  les  pata- 
ches,  les  diligences  portaient  déjà  le  drapeau 
blanc;  dans  tous  les  villages  où  nous  passions, 
on  chantait  des  Te  Deum  ;  les  maires,  les  ad- 
joints, louaient  et  glorifiaient  le  Seigneur  du 
retour  de  Louis  le  Bien-Aimé. 

Des  gueux  en  nous  voyant  passer,  nous  ap- 
pelaient Bonaparlisles !  ils  excitaient  même  les 
chiens  contre  nous...  Mais  j'aime  mieux  ne  pas 
parler  de  cela;  les  gens  de  cette  espèce  sont  la 
honte  du  genre  humain.  Nous  ne  leur  répon- 
dions que  par  un  coup  d'œil  de  mépris,  qui  les 
rendait  encore  plus  insolents  et  plus  furieux. 
Plusieurs  d'entré  nous  balançaient  leur  bâton 
comme  pour  dire  : 

•  Si  nous  vous  tenions  dans  un  coin,  vous 
seriez  doux  comme  des  moutons  !  » 

Mais  les  gendarmes  soutenaient  ces  espèces 
de  Pinacles;  dans  trois  ou  quatre  endroits,  les 
cris  de  la  mauvaise  race  nous  firent  arrêter. 
Les  gendarmes  arrivaient  nous  demander  nos 
papiers  ;  on  nous  menait  à  la  mairie,  et  les 
gueux  nous  forçaient  de  crier  :  Vive  le  roi/ 

C'était  une  véritable  abomination  ;  les  vieux 
soldats,  plutôt  que  de  crier,  se  laissaient  con- 
duire en  prison.  Bûche  voulait  suivre  leur 
exemple,  mais  je  lui  disais  : 

«  Qu'est-ce  que  cela  nous  fait  de  crier  :  Vive 
Jean-Claude  ou  :  Vive  Jean-Nicolas?  Tous  ces 
rois,  ces  empereurs,  anciens  ou  nouveaux,  ne 
donneraient  pai  un  seul  de  leurs  cheveux  poui 


WATERLOO, 


m 


nous  sauver  la  vie,  et  nous  irions  nous  faire 
échiner  pour  crier  d'une  façon  ou  d'une  autre? 
Non,  cela  ne  nous  regarde  pas.  Puisque  les  gens 
sont  si  bêtes,  et  que  nous  ne  sommes  pas  les 
plus  forts,  il  faut  les  satisfaire.  Plus  tard,  ils 
crieront  autre  chose,  et  plus  tard  encore  autre 
ch(sje...  Tout  change!...  il  n'y  a  que  le  bon 
sens  et  le  bon  cœur  qui  restent.  » 

Bûche  ne  voulait  pas  comprendre  ces  rai- 
sons, mais  quand  les  gendarmes  arrivaient,  il 
obéissait  tout  de  même. 

A  mesure  que  nous  avancions,  tantôt  l'un, 
tantôt  l'autre  se  détachait  de  la  troupe  et  s'ar- 
rêtait dans  son  village;  de  sorte  qu'après  Toul, 
Bûche  et  moi  nous  étions  seuls. 

C'est  nous  qui  vîmes  encore  le  plus  triste 
spectacle:  desAUemandsetdes  Russes  en  foule, 
maîtres  de  la  Lorraine  et  de  l'Alsace.  Ils  fai- 
saient l'exercice  à  Lunéville,  à  Blamont,  à  Sar- 
rebourg,  avec  des  branches  de  chêne  sur  leurs 
mauvais  shakos.  —  Quel  chagrin  de  voir  des 
sauvages  pareils  vivre  et  se  goberger  au  compte 
de  nos  paysans  !...  Ah!  le  père  Goulden  avait 
bien  raison  de  dire  que  la  gloire  des  armes 
coûte  cher...  Tout  ce  queje  souhaite,  c'est  que 
le  Seigneur  nous  en  débarrasse  pour  les  siècles 
des  siècles. 

Enfm,  le  16  juillet  1815,  vers  onze  heures  du 
mâtin,  nous  arrivâmes  à  Mittelbronn,  le  der- 
nier village  sur  la  côte  avant  Phalsbourg.  Li; 
blocus  était  levé  depuis  l'armistice,  des  Cosa- 
ques, des  landwehrs  et  des  kaiserlicks  remplis- 
saient le  pays  ;  ils  avaient  encore  leurs  batteries 
en  position  autour  de  la  place,  mais  on  ne  tirait 
plus;  les  portes  de  la  ville  étaient  ouvertes,  les 
gens  sortaient  pour  faire  les  récoltes. 

On  avait  grand  besoin  de  rentrer  les  blés  et 
les  seigles,  car  on  peut  s'imaginer  la  misère, 
avec  tant  de  milliers  d'êtres  inutiles  à  nourrir, 
et  qui  ne  se  refusaient  rien,  qui  voulaient  du 
schnaps  et  du  lard  tous  les  jours. 

Devant  toutes  les  portes,  à  toutes  les  fenê- 
tres, on  ne  voyait  que  des  nez  caniards,  de  ces 
longues  barbes  jaunes,  crasseuses,  de  ces  ha- 
bits blancs  remplis  de  vermine,  et  de  ces  sha- 
kos plats,  qui  vous  regardaient  en  fumant  leur 
pipe  dans  la  paresse  et  l'ivrognerie.  Il  fallait 
travailler  pour  eux,  et  finalement  les  honnêtes 
gens  furent  encore  obligés  de  leur  donner  deux 
milliards  pour  les  décider  à  partir. 

Combien  de  choses  on  aurait  à  dire  sur  tous 
ces  fainéants  de  la  Russie  et  de  l'Allemagne,  si 
nous  n'en  avions  pas  fait  dix  fois  plus  dans  leur 
pays!...  Mais  il  vaut  mieux  que  chacun  réflé- 
chisse pour  son  propre  compte  et  s'imagine  le 
reste. 

Devant  l'auberge  de  Heitz,  je  dis  à  Bûche  ; 

•  Entrons...  les  jambes  me  manquent.  . 


La  mère  Heitz,  qui  dans  ce  temps  était  en- 
core une  jeune  femme,  criait  déjà,  les  mains 
en  l'air  : 

«  Ah!  monDieu!...c'eslM. Joseph Bertha!... 
Dieu  du  ciel,  quelle  surprise  en  ville  !...  » 

Alors  j'entrai,  je  m'assis,  et  je  me  penchai 
sur  la  table,  pour  pleurer  à  mon  aise.  La  mère 
Heitz  courait  chercher  une  bouteille  de  vin  à  la 
cave;  j'entendais  aussi  Bûche  sangloter  dans 
un  coin.  Nous  ne  pouvions  parler  ni  l'un  ni 
l'autre,  en  songeant  à  la  joie  de  nos  parents; 
la  vue  du  pays  nous  avait  bouleversés,  et  nous 
étions  contents  de  penser  que  nos  os  repose- 
raient un  jour  en  paix  dans  le  cimetière  de 
notre  village. 

En  attendant,  nous  aUions  toujours  embras- 
ser ceux  que  nous  aimions  le  plus  au  monde. 

Quand  nous  fûmes  un  peu  remis,  je  dis  à 
Bûche  : 

«  Tu  vas  partir  en  avant...  je  te  suivrai  de 
loin,  pour  que  ma  femme  et  M.  Goulden  n'aient 
pas  trop  de  surprise.  Tu  commenceras  parleur 
dire  que  tu  m'as  rencontré  le  lendemain  de  la 
bataille,  sans  blessures;  ensuite  que  tu  m'as 
encore  rencontré  dans  les  environs  de  Paris... 
et  même  sur  la  route...  et  seulement  à  la  fin  tu 
diras  :  «  Je  crois  qu'il  n'est  pas  loin  et  qu'il  va 
venir  !  »  Tu  comprends?  » 

—  Oui,  je  comprends,  dit-il  en  se  levant 
après  avoir  vidé  sou  verre,  et  je  ferai  la  même 
chose  pour  la  grand'mève,  qui  m'aime  plus  que 
les  autres  garçons.  J'enverrai  quelqu'un  d'a- 
vance. » 

Il  sortit  aussitôt  et  j'attendis  quelques  ins- 
tants. La  mère  Heitz  me  parlait,  mais  je  ne 
l'écoutais  pas;  je  songeais  au  chemin  qu'avait 
déjà  pu  faire  Bûche,  je  le  voyais  près  du  gué- 
voir,  dans  l'avancée,  sous  la  porte...  Toul  à 
coup  je  partis  en  criant  : 

«  Mère  Heitz!  je  vous  payerai  plus  tard.  » 

Et  je  me  mis  à  courir.  Il  me  semble  bien 
avoir  rencontré  trois  ou  quatre  personnes  qui 
disaient  : 

«  Hé!  c'est  Joseph  Bertha!...  » 

Mais  je  n'en  suis  pas  sûr.  D'un  coup,  sans 
savoir  comment,  je  montai  l'escalier  de  notre 
maiï^on,  et  puis  j'entendis  un  grand  cri.  —  Ca- 
therine était  dans  mes  brasi...  J'avais  en  quel- 
que sorte  la  tête  bouleversée,  et  seulement  un 
instant  après,  je  sortis  comme  d'un  rêve  :  je 
vis  la  chambre,  M.  Goulden,  Jean  Bûche,  Ca- 
therine, et  je  me  mis  tellement  à  sangloter, 
qu'on  aurait  cru  qu'il  venait  de  m'arriver  le 
plus  grand  malheur.  M.  Goulden  ne  disait  rien, 
ni  Bûche.  Je  tenais  Catherine  assise  sur  mes 
genoux,  je  l'embrassais;  elle  pleurait  aussi.  Et 
bien  longtemps  après  je  m'écriai  : 

•  Ali!   monsieur  Goulden,  pardounez-nioi  1 


112 


ROMANS  NATIONAUX. 


Nous  arnvàmes  devant  une  leiiiie  abandonnée,  .l'âge  lUO, 


J'aurais  déjà  voulu  vous  embrasser,  vous,  mon 
père,  vous  que  j'aime  autant  que  moi-même  ! 

— C'est  bon,  Joseph,  dit-il  tout  attendri,  je  le 
sais...  je  ne  suis  pas  jaloux    » 

Il  s'essuyait  les  yeux. 

«  Oui...  oui...  l'amour...  la  famille...  et  puis 
les  aimis...  C'est  naturel,  mon  enfant...  Ne  te 
trouble  pas.  » 

Alors  je  me  levai  et  j'allai  le  serrer  sur  mbn 
cœur. 

Le  premier  mot  que  me  dit  Catherine,  ce 
fut  : 

«  Joseph,  je  savais  que  tu  reviendrais,  j'avais 
mis  ma  confiance  en  Dieu!...  Maintenant  nos 
plus  grandes  misères  sont  passées.  Nous  reste- 
rons toujours  ensemble.  » 

Te  l'avais  encore  fait  asseoir  sur  mes  genoux , 


son  bras  sur  mon  épaule,  je  la  regardais,  elle 
baissait  les  yeux,  ton  le  pâle  :  ce  que  nous  espé- 
rions avant  mon  départ  était  arrivé.  Nous  étions 
bien  heureux  ! 

M.  Goulden,  près  de  l'établi,  souriait;  Jean, 
debout,  à  côté  de  la  porte,  disait  : 

«  Maintenant  je  pars,  Joseph,  je  vais  au  Ilai'- 
berg;  le  père  et  la  grand'mére  m'attendent.  » 

Il  me  tendait  la  main,  et  je  la  retenais,  di-; 
sant  : 

«  Jean;  reste...  tu  dîneras  avec  nous.  » 

M.  Goulden  et  Catherine  l'engageaient  aussi, 
mais  il  ne  voulut  pas  attendre.  Kn  l'embrassant 
sur  l'escalier,  je  sentis  que  je  l'aimais  conmie 
un  frère. 

Il  est  revenu  bien  souvent  depuis  ;  chaque 
fois  qu'il  arrivait  en  ville,  pendant  trente  ans, 


WATERLOO. 


113 


I  Joseph  !  te  voilà  donc  réchappé  de  tout!  •  (Page  113.) 


c'est  chez  moi  qu'il  descendait.  Maintenant  il 
repose  derrière  l'église  de  la  Hommert  !  C'était 
un  brave  homme,  un  homme  de  cœur...  Mais 
à  quoi  vais-je  penser  ! 

Il  faut  pourtant  que  cette  histoire  finisse,  et 
je  n'ai  rien  dit  encore  de  la  tante  Grédel,  qui 
vint  une  heure  après.  Ah  !  c'est  elle  qui  levait 
les  bras,  c'est  elle  qui  me  serrait  en  criant  : 

•  Joseph!...  Joseph!  te  voilà  donc  réchappé 
de  tout!  Qu'on  vienne  te  reprendre  mainte- 
nant... qu'on  vienne  !  Ah  1  comme  je  me  suis 
repentie  de  t'a  voir  laissé  partir...  Comme  j'ai 
maudit  la  conscription  et  le  reste...  Mais  te 
voilà...  c'est  bon...  c'est  bon  !  Le  Seigneura  eu 
pitié  de  nous.  » 

Oui,  tout  cela,  toutes  ces  vieilles  histoires, 
juand  on  y  pense,  vous  font  encore  venir  les 


•larmes  aux  yeux;  c'est  comme  un  rêve,  un 
songe  oublié  depuis  des  années  et  des  années, 
et  pourtant  c'est  la  vie.  Ces  joies  et  ces  cha- 
grins qu'on  se  rappelle  sont  encore  la  seule 
cho.se  qui  vous  rattache  à  la  terre  et  qui  fait 
que,  dans  la  grande  vieillesse,  lorsque  les  forces 
s'en  vont,  lorsque  la  vue  baisse,  et  que  l'on 
n'est  plus  que  l'ombre  de  soi-même,  on  ne 
veut  jamais  partir,  on  ne  dit  jamais  :  «  C'est 
assez!  » 

Ces  vieux  souvenirs  sont  toujours  vivants  : 
quand  on  parle  de  ses  anciens  dangers,  on  croit 
encore  y  être  ;  de  ses  vieux  amis,  on  croit  en- 
core leur  serrer  la  main  ;  de  celle  qu'on  aimait, 
on  croit  encore  la  tenir  sur  ses  genoux,  et  pen- 
ser en  la  regardant  :  «  Elle  est  belle!  »  Et  ce 
qui  vous  semblait  Juste,  honnête,  sage  autre- 


51 


;-l 


114 


ROMANS   NATIONAUX. 


trefois ,  est  encore  honnête ,  juste   et  sage. 

Je  me  souviens,  —  et  ceci  doit  finir  cette 
longue  histoire,  — qu'après  mon  retour,  durant 
quelques  mois  et  même  des  années,  une  grande 
tristesse  régnait  dans  les  familles,  et  qu'on 
n'osait  plus  se  parler  franchement,  ni  Taire  dcs 
vœux  pour  la  gloire  du  pays.  Zébédé  lui-même, 
rentré  parmi  ceux  qu'on  avait  licenciés  derrière 
la  Loire,  Zébédé  lui-même  avait  perdu  courage. 
Cela  venait  des  vengeances,  des  jugements  et 
des  fusillades,  des  massacres  et  des  revanches 
de  toute  sorte;  cela  venait  de  notre  humilia- 
tion :  — des  cent  cinquante  mille  Allemands, 
Anglais  et  Russes  qui  tenaient  garnison  dans 
nos  forteresses,  des  indemnités  de  guerre,  du 
milliard  des  émigrés,  des  contributions  forcées 
et  principalement  des  lois  contre  les  suspects, 
contre  les  sacrilèges,  et  pour  les  droits  d'aînesse 
qu'on  voulait  rétablir. 

Toutes  ces  choses,  contraires  au  bon  sens, 
contraires  à  l'honneur  de  la  nation,  —  avec  les 
dénonciations  des  Pinacles  et  les  aranies  qu'on 
faisait  souifrir  aux  vieux  révolutionnaires,  — 
toutes  ces  choses  avaient  fini  par  vous  rendre 
sombres.  Aussi,  souvent,  quand  nous  étions 
seuls  avec  Catherine  et  le  petit  Joseph,  que 
Dieu  nous  avait  envoyé  pour  nous  consoler  au 
milieu  de  ces  grandes  misères,  M.  Goulden, 
tout  rêveur,  me  disait  : 

«  Joseph,  notre  malheureux  pays  est  bien 
bas!...  Quand  Napoléon  a  pris  la  Franco,  elle 
■  était  la  plus  grande,  la  plus  libre,  la  plus  puis- 
sante des  nations;  tous  les  autres  peuples  nous 
admiraient  et  nous  enviaient!...  Aujourd'hui, 
nous  sommes  vaincus,  ruinés,  saignés  à  blanc  ; 
l'ennemi  remplit  nos  forteresses,  il  nous  tient 
le  pied  sur  la  gorge...  Ce  qui  ne  s'était  jamais 
vu  depuis  que  la  France  existe,  —  l'étranger 
maître  de  notre  capitale  !  —  nous  l'avons  vu 
deux  fois  en  deux  ans!  Voilà  ce  qu'il  en  coûte 
de  mettre  sa  liberté,  sa  fortune,  son  honneur 
entre  les  mains  d'un  ambitieux!...  Oui,  nous  , 
sommes  dans  une  bien  triste  position;  on  croi- 
rait que  notre  grande  Révolution  est  morte,  et 
que  les  Droits  de  l'homme  sont  anéantis!...  Eh 
bien!  il  ne  faut  pas  se  décourager,  tout  cela 
passera! ...  Ceux  qui  marchent  contre  la  justice 


et  la  liberté  seront  chassés;  ceux  qui  veulent 
rétablir  les  privilèges  et  les  titres  seront  regar- 
dés comme  des  fous.  La  grande  nation  se  re- 
pose, elle  réfléchit  sur  ses  fautes,  elle  observe 
ceux  qui  veulent  la  conduire  contre  ses  inté- 
rêts, ellelit  dans  le  fond  de  leur  âme  ;  et  mal- 
gré les  Suisses,  malgré  la  garde  royale,  malgré 
la  Sainte-Alliance,  quand  elle  sera  lasse  de  sa 
misère,  elle  mettra  ces  gens  dehors  du  jour  au 
lendemain.  Et  ce  sera  fini,  car  la  France  veut 
la  liberté,  l'égalité  et  la  justice! — La  seule 
chose  qui  nous  manque,  c'est  l'instruction; 
mais  le  peuple  s'instruit  tous  les  jours,  il  pro- 
fite de  notre  expérience  et  de  nos  malheurs.  Je 
n'aurai  peut-être  pas  le  bonheur  de  voir  le  ré- 
veil de  la  patrie,  je  suis  trop  vieux  pour  l'es- 
pérer; mais  toi,  tu  le  verras,  et  ce  spectacle  te 
consolera  de  tout;  tu  seras  fier  d'appartenir  à 
cette  nation  généreuse,  qui  marche  bien  loin 
en  avant  des  autres  depuis  89  ;  ses  instants  de 
halle  ne  sont  que  de  petits  repos  pendant  un 
long  voyage.  » 

Cet  homme  de  bien,  jusqu'à  sa  dernière 
heure,  conserva  son  calme  et  sa  confiance. 

Et  j'ai  vu  l'accomplissement  de  ses  paroles; 
j'ai  vu  le  retour  du  drapeau  de  la  liberté,  j'ai 
vu  la  nation  croître  en  richesse,  en  bonheur, 
en  instruction  ;  j'ai  vu  ceux  qui  voulaient  arrê- 
ter la  justice  et  rétablir  Fancien  régime,  forcés 
de  partir;  et  je  vois  que  l'esprit  marche  tou- 
jours, que  les  paysans  donneraient  jusqu'à  leur 
dernière  chemise  pour  avancer  leurs  enfants. 

Jlalheureusement,  nous  n'avons  pas  assez  de 
maîtres  d'école.  Ah!  si  nous  avions  moins  de 
soldats  et  plus  de  maîtres  d'école,  tout  irait 
beaucoup  plus  vite.  Mais,  patience,  cela  vien- 
dra. Le  peuple  commence  à  comprendre  ses 
droits;  il  sait  que  les  guerres  ne  lui  rapportent 
que  des  augmentations  de  contributions,  et 
quand  il  dira  :  «  Au  lieu  d'envoyer  mes  fils 
périr  par  milliers  sous  le  sabre  et  le  canon,  je 
veux  qu'on  les  instruise  et  qu'on  en  fasse  des 
hommes!  »  qui  est-ce  qui  oserait  vouloir  le 
contraire,  puisque  aujourd'hui  le  peuple  est  le 
maître  ? 

Dans  cet  espoir,  je  vous  dis  adieu,  mes  amis, 
et  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


FIN    DE    UATKUI.OO 


10  CENTIMES  ROMANS   NATIONAUX    ILLUSTRES   PAR    RIOU.         lO  centimes. 


^ 


W 


*^LES  VOLONTAIRES  DE  92     <Jy<\ 


'J^. 


ERCKMANN-CHATRIAN 


Le  dnct'iir  .Un  oh  W.ijner. 


riou»  Vivions  dans  une  paix  profonde  au 
village  d'Anstalt ,  au  milieu  des  Vosges  alle- 
mandes, mon  oncle  le  docteur  Jacob  Wagner, 
sa  vieille  servante  Lisbeth  et  moi.  Depuis  la 
mort  de  sa  sœur  Christine,  l'oncle  Jacob  m'a- 
vait recueilli  chez  lui.  J'approchais  de  mes  dix 
ans-,  j'étaii  blond,  rose  et  frais  comme  un  ché- 


rubin. J'avais  un  bonnet  de  coton,  une  petiv 
veste  de  velours  brun,  provenant  d'une  an- 
cienne culotte  de  mon  oncle,  des  pantalons  de 
toile  grise  et  des  sabols  garnis  au-dessus  d'un 
flocon  de  laine.  On  m'appelait  le  petit  Fritzel 
au  village,  et  chaque  soir,  en  rentrant  de  ses 
courses,  l'oncle  Jacob  me  laisait  asseoir  sur  ses 


13 


13 


ROMANS   NATIONAUX. 


genoux  pour  m'apprendre  à  lire  en  français 
dans  l'Histoire  naturelle  de  M.  de  ButFon. 

Il  me  semble  encore  être  dans  notre  chambre 
basse,  le  plafond  rayé  de  poutres  enfumées.  Je 
vois,  à  gauche,  la  petite  porte  de  l'allée  et  l'ar- 
moire de  chêne  ;  à  droite,  l'alcôve  fermée  d'un 
rideau  de  serge  verte  ;  au  fond,  l'entrée  de  la 
cuisine,  près  du  poêle  de  fonte  aux  grosses 
moulures  représentant  les  douze  mois  de  l'an- 
née,—  le  Cerf,  les  Poissons,  le  Capricorne,  le 
Verseau,  la  Gerbe,  etc., —  et,  du  côté  de  la 
riie,  les  deux  petites 'fenêtres  qui  regardent  à 
travers  les  feuilles  de  vigne  sur  la  place  de  la 
Fontaine. 

Je  vois  aussi  l'oncle  Jacob,  élancé,  le  front 
haut,  surmonté  de  sa  belle  chevelure  blonde 
dessinant  ses  larges  tempes  avec  grâce,  le  nez 
légèrement  aquilin,  les  yeux  bleus,  le  men- 
ton arrondi,  les  lèvres  tendres  et  bonnes.  Il 
est  en  culotte  de  ratine  noire,  habit  bleu  de 
ciel  à  boutons  de  cuivre,  et  bottes  molles  à  re- 
troussis  jaune  clair,  devant  lesquelles  pend  un 
gland  de  soie.  Assis  dans  son  fauteuil  de  cuir, 
les  bras  sur  la  table,  il  lit,  et  le  soleil  fait  trem- 
bloter l'ombre  des  feuilles  de  vigne  sur  sa 
figure  un  peu  longue  et  hâlée  par  le  grand 
air. 

C'était  un  homme  sentimental,  amateur  de 
la  paix;  il  approchait  de  la  quarantaine  et  pas- 
sait pour  être  le  meilleur  médecin  du  pays. 
J'ai  su  depuis  qu'il  se  plaisait  à  faire  des  tliéo- 
ries  sur  la  fraternité  universelle,  et  que  les 
paquets  de  livres  que  lui  apportait  de  temps 
en  temps  le  messager  Fritz  concernaient  cet 
objet  important. 

Tout  cela  je  le  vois,  sans  oublier  nôtre  Lis- 
beth,  une  bonne  vieille,  souriante  et  ridée,  en 
casaquin  et  jupe  de  toile  bleue,  qui  Ole  dans 
un  coin;  ni  le  chat  Roi  1er,  qui  rêve,  assis  sur 
sa  queue,  derrière  le  fourneau,  ses  gros  yeux 
dorés  ouverts  dans  l'ombre  comme  un  hibou. 

Il  me  semble  que  je  n'ai  qu'à  traverser  l'al- 
lée pour  me  glisser  dans  le  fruitier  aux  bonnes 
odeurs,  que  je  n'ai  qu'à  grimper  l'escalier  de 
bois  de  la  cuisine  pour  monter  dans  ma  cham- 
bre, où  je  lâchais  les  mésanges  que  le  petit 
Hans  Aden,  le  fils  du  sabotier,  et  moi,  nous 
allions  prendre  à  la  pipée.  Il  y  en  avait  de 
bleues  et  de  vertes.  La  petite  Elisa  Meyer,  la 
fille  du  bourgmestre,  venait  souvent  les  voir  et 
m'en  demander;  et  quand  Hans  Aden,  Ludvvig, 
Frantz  Sépel,  Karl  Slenger  et  moi  nous  con- 
diiis'ons  ensemlde  les  vacht  s  et  les  chèvres  à 
la  ppturc,  STir  la  côte  du  Birkenwald,  elle  s'ac- 
crooliait  toujours  à  ma  veste  en  m.e  disant  : 

-  Frilzel,  laisse-moi  conduire  votre  vache.... 
ijf  me  chasse  pas!  » 

Et  je  lui  donnais  mon  fouet;  nous  allions 


faire  du  feu  dans  le  gazon  et  cuire  des  pommes 
de  terre  sous  la  cendre. 

Oh  !  le  bon  temps  I  Comme  tout  était  calme, 
paisible  autour  de  nous!  Comme- tout  se  faisait 
régulièrement!  Jamais  le  moindre  trouble  :  le 
lundi,  le  mardi,  le  mercredi,  tous  les  jours  de 
la  semaine  se  suivaient  exactement  pareils. 

Chaque  jour  on  se  levait  à  la  même  heure, 
on  s'habillait,  on  s'asseyait  devant  la  bonne 
soupe  à  la  farine  apprêtée  par  Lisbeth.  L'oncle 
parlait  à  clieval;  moi,  j'allais  faire  des  trébu- 
chets  et  des  lacets  pour  les  grives ,  les  moineaux 
ou  les  verdiers,  selon  la  saison. 

A  midi  nous  étions  de  retour.  On  mangeait 
du  lai'd  aux  choux,  des  noudels  ou  des  knœpfds. 
Puis  j'allais  pâturer,  ou  visiter  mes  lacets,  ou 
bien  me  baigner  dans  la  Queich  quand  il  faisait 
chaud. 

Le  soir,  j'avais  bon  appétit,  l'oncle  et  Lisbeth 
aussi,  et  nous  louions  à  table  le  Seigneur  de 
ses  grâces. 

Tous  les  jours,  vers  la  fin  du  souper,  au  mo- 
ment où  la  nuit  grisâtre  commençait  à  s'éten- 
dre dans  la  salle,  un  pas  lourd  traversait 
l'allée,  la  porte  s'ouvrait,  et  sur  le. seuil  appa- 
raissait un  homme  trapu,  carré,  large  des 
épaules,  coiffé  d'un  grand  feutre,  et  qui  disait: 

«  Bonsoii',  monsieur  le  docteur. 

—  Asseyez- vous,  mauser  ',  répondait  l'oncle. 
Lisbeth,  ouvre  la  cuisine. 

Lisbeth  poussait  la  porte,  et  la  flamme  rouge, 
dansant  sur  Fâtre,  nous  montrait  le  taupier  en 
face  de  notre  table,  regardant  de  ses  petits 
yeux  gris  ce  que  nous  mangions.  C'était  une 
véritable  mine  de  rat  des  champs  :  le  nez  long, 
la  bouche  petite,  le  menton  rentrant,  les  oreil- 
les droites,  quatre  poils  de  moustache  jaunes, 
ébouriffés.  Sa  souquenille  de  toile  grise  lui 
descendait  à  peine  au  bas  de  l'échiné;  son 
grand  gilet  rouge,  aux  poches  profondes,  bal- 
lottait sur  ses  cuisses,  et  ses  énormes  souliers, 
tout  jaunes  de  glèbe,  avaient  de  gros  clous  qui 
luisaient  sur  le  devant,  en  forme  de  griffes, 
jusqu'au  haut  des  épaisses  semelles. 

Le  mauser  pouvait  avoir  cinquante  ans;  ses 
cheveux  grisonnaient,  de  grosses  rides  sillon- 
naient son  front  rougeâlre  ,  et  des  sourcils 
blancs,  à  reflets  d'or,  lui  tombaient  jusque  sur 
le  globe  de  l'œil. 

On  le  voyait  toujours  aux  champs  en  train 
de  poser  ses  attrapes,  ou  bien  à  la  porte  do  son 
rucher  à  mi-côte,  dans  les  bruyères  du  Birken- 
wald, avec  son  masque  de  fil  de  fer,  ses  grosses 
moulltrs  de  toile  et  sa  grande  cuiller  tranchante 
pour  dénicher  le  miel  des  ruches. 

A  la  fin  de  l'automne,  durant  un  mois,  il 

«  Taupier. 


MADAME  THÉRÈSE. 


quittait  le  village,  son  bissac  en  travers  da  dos, 
d'un  côté  le  grand  pot  à  miel,  de  l'autre  la  cire 
jaune  en  briques,  qu'il  allait  vendre  aux  curés 
des  environs  pour  faire  des  cierges. 

Tel  était  le  mauser. 

Après  avoir  bien  regardé  sur  la  table,  il  di- 
sait : 

«  Qi,  c'est  du  fromage....  ça,  ce  sont  des 
noisettes. 

—  Oui,  répondait  l'oncle  ;  à  votre  service. 

—  Merci  ;  j'aime  mieux  fumer  une  pipe 
maintenant.  • 

Alors  il  tirait  de  sa  poche  une  pipe  noire, 
garnie  d'un  couvercle  de  cuivre  à  petite  chaî- 
nette. Il  la  bourrait  avec  soin,  continuant  de 
regarder,  puis  il  entrait  dans  la  cuisine,  prenait 
une  braise  dans  le  creux  de  sa  main  calleuse, 
et  la  plaçait  sur  le  tabac.  Je  crois  encore  le 
voir,  avec  sa  mine  de  rat,  le  nez  en  Talr,  tirer 
de  grosses  boulfées  en  face  de  l'àtre  pourpre  ; 
puis  rentrer  et  s'asseoir  dans  l'ombre,  au  coin 
du  fourneau,  les  jambes  repliées. 

En  dehors  des  taupes  et  des  abeilles,  du  miel 
et  de  la  cire,  le  mauser  avait  encore  une  autre 
occupation  grave  :  il  prédisait  l'avenir  moyen- 
nant le  passage  des  oiseaux,  l'abondance  des 
sauterelles  et  des  chenilles,  et  certaines  tradi- 
tions inscrites  dans  un  gros  livre  à  couvercle 
de  bois,  qu'il  avait  hérité  d'un«  vieille  tante 
de  Héming,  et  qui  l'éclairait  sur  les  choses  fu- 
tures. 

Mais  pour  entamer  le  chapitre  de  ses  prédic- 
tions, il  lui  fallait  la  présence  de  son  ami  Kof- 
fél,  le  menuisier,  le  tourneur,  l'horloger,  le 
tondeur  de  chiens,  le  guérisseur  de  bêles,  bref, 
le  plus  beau  génie  d'Anstatt  et  des  environs. 

Koffei  faisait  de  tout:  il  rafistolait  la  vaisselle 
fêlée  avec  du  fil  de  fer,  il  étamait  les  casse- 
roles, il  réparait  les  vieux  meubles  détraqués, 
il  remettait  l'orgue  en  bon  état  quand  les  flûtes 
ou  les  soufflets  étaient  dérangés;  l'oncle  Jacob 
avait  même  dû  lui  défendre  de  redresser  les 
jambes  et  les  bras  cassés,  car  il  se  sentait  aussi 
du  talent  pour  la  médecine.  Le  mauser  l'admi- 
rait beaucoup  et  disait  quelquefois  :  «  Quel 
dommage  que  Koffel  n'ait  pas  étudié!...  quel 
dommage!  •  Et  toutes  les  commères  du  pays 
le  regardaient  comme  un  être  universel. 

Mais  tout  cela  ne  faisait  pas  bouillir  sa  mar- 
mite, et  le  plus  clair  de  ses  ressources  était  en- 
core d'aller  couper  de  la  choucroute  en  au- 
tomne, son  tiroir  à  rabots  sur  le  dos  en  forme 
de  haile,  criant  de  porte  en  porte  :  «  Pas  de 
choux?  pas  de  choux?  • 

Voilà  pourtant  comment  les  grands  esprits 
sont  récompensés. 

Kolïe!,  petit,  maigre,  noir  de  barbe  et  de 
cheveux,  le  nez  effilé,  descendant  tout  droit  en 


pointe  comme  le  bec  d'une  sarcelle,  ne  tardait 
pas  à  paraître,  les  poings  dans  les  poches  de  sa 
petite  veste  fonde,  le  bonnet  de  coton  sur  la 
nuque,  la  pointe  entre  les  épaules,  sa  culotte 
et  ses  gros  bas  bleus ,  tachés  de  colle-forte, 
flottant  sur  ses  jambes  minces  comme  des  fils 
d'archal,  et  ses  savates  découpées  en  plusieuss 
endroits  pour  faire  place  à  ses  oignons.  Il  en- 
trait quelques  instants  après  le  mauser,  et, 
s'avançant  à  petits  pas,  il  disait  d'un  air  grave: 

«  Bon  appétit,  monsieur  le  docteur. 

— Si  le  cœur  vous  en  dit?  répondait  l'oncle. 

—Bien  des  remerciments  ;  nous  avons  mangé 
ce  soir  de  la  salade;  c'est  ce  que  j'aime  le 
mieux.  » 

Après  ces  paroles,  Kofiel  allait  s'asseoir  der- 
rière le  fourneau  et  ne  bougeait  pas  jusqu'au 
moment  où  l'oncle  disait  : 

•  Allons,  Lisbeih,  allume  la  chandelle  et  lève 
la  nappe.  » 

.  Alors,  à  son  tour,  l'oncle  bourrait  sa  pipe  et 
se  rapprochait  du  fourneau.  On  se  mettait  à 
causer  de  la  pluie  et  du  beau  temps,  des  ré- 
coltes, etc.;  le  taupier  avait  posé  tant  d'attrapes 
pendant  la  journée,  il  avait  détourné  l'eau  de 
tel  pré  durant  l'orage  ;  ou  bien  il  venait  de  re- 
tirer tant  de  miel  de  ses  ruches;  ses  abeilles 
devaient  bientôt  essaimer,  elles  formaient 
barbe,  et  d'avance  le  mauser  préparait  des  pa- 
niers pour  recevoir  les  jeunes. 

Kofiel,  lui,  ruminait  toujours  quelque  inven- 
tion ;  il  parlait  de  son  horloge  sans  poids,  où 
les  douze  apôtres  devaient  paraître  au  coup  de 
midi,  pendant  que  le  coq  chanterait  et  que  la 
mort  faucherait;  ou  bien  de  sa  charrue,  qui 
devait  marcher  toute  seule,  en  la  remontant 
comme  une  pendule,  ou  de  telle  autre  décou- 
verte merveilleuse. 

L"oncle  écoutait  gravement;  il  approuvait 
d'un  signe  de  tête,  en  rêvant  à  ses  malades. 

En  été,  les  voisines,  assises  sur  le  banc  de 
pierre,  devant  nos  fenêtres  ouvertes,  s'entre- 
tenaient avec  Lisbeth  des  choses  de  leurs  mé- 
nages :  l'une  avait  filé  tant  d'aunes  de  toile 
l'hiver  dernier;  les  poules  d'une  autre  avaient 
pondu  tant  d'œufs  dans  la  journée. 

Moi,  je  profitais  d'un  bon  moment  pour  cou- 
rir à  la  forge  de  Klipfel,dont  la  flamme  brillait 
de  loin,  dans  la  nuit,  au  bout  du  village.  Hans 
Aden,  Frantz  Sépel  et  plusieurs  autres  s'y  trou- 
vaient déjà  réunis.  Nous  regardions  les  étin- 
celles partir  comme  des  éclairs  sous  les  coups 
•de  marteau;  nous  sifflions  au  bruit  de  l'en- 
ciume.  Se  présentait-il  une  vieille  rosse  à  fer- 
rer, nous  aidions  à  lui  lever  la  jambe.  Les  plus 
vieux  d'entre  nous  essayaient  ^e  fumei  des 
feuilles  de  noyer,  ce  qui  leur  retournait  l'esto- 
mac; quelques  autres  se  glorifiaient  d'aller 


ROMANS  NATIONAUX. 


déjà  tous  les  dimanches  à  la  danse,  c'étaient 
ceux  de  quinze  à  seize  ans.  Ils  se  plantaient  le 
chapeau  sur  l'oreille  et  fumaient  d'un  air  d'im- 
portance, les  mains  dans  les  poches. 

Enfin,  à  dix  heures,  toute  la  bande  se  dis- 
persait; chacun  rentrait  chez  soi. 

Ainsi  se  passaient  les  jours  ordinaires  de  la 
semaine;  mais  les  lundis  et  les  vendredis 
l'oncle  recevait  la  Gazette  de  Francfort,  et  ces 
jours-là  les  réunions  étaient  plus  nombreuses 
à  la  maison.  Outre  le  mauser  et  KofFel,  nous 
voyions  arriver  notre  bourgmestre  Christian 
Meyer  et  M.  Karolus  Richter,  le  petit-fils  d'un 
ancien  valet  du  comtç  de  Salm-Salm.  Ni  l'un  ni 
l'autre  ne  voulait  s'abonner  à  la  gazette,  mais 
ils  aimaient  d'en  entendre  la  lecture  pour  rien. 

Que  de  fois  je  me  suis  rappelé  depuis  notre 
gros  bourgmestre  aux  oreilles  écarlates,  avec 
sa  camisole  de  laine  et  son  bonnet  de  coton 
blanc,  assis  dans  le  fauteuil,  à  la  place  ordi- 
naire de  l'oncle  !  Il  semblait  songer  à  des 
choses  profondes;  mais  sa  grande  préoccupa- 
tion était  de  retenir  les  nouvelles  pour  en  faire 
part  à  sa  femme,  la  vertueuse  Barbara,  qui 
gouvernait  la  commune  sous  son  nom. 

Et  le  grand  Karolus  donc,  cette  espèce  de 
lévrier  en  habit  de  chasse  et  casquette  de  cuir 
bouilli,  le  plus  grand  usurier  du  pays,  qui  re- 
gardait tous  les  paysans  du  haut  de  sa  gran- 
deur, parce  que  son  grand-père  avait  été  la- 
quais de  Salm-Salm,  qui  s'imaginait  vous  faire 
des  grâces  en  fumant  votre  tabac,  et  qui  parlait 
sans  cesse  de  parcs,  de  faisanderies,  de  grandes 
chasses  à  courre,  des  droits  et  des  privilèges 
de  monseigneur  de  Salm-Salm.  Combien  de  fois 
je  l'ai  revu  en  rêve,  allant,  venant  dans  notre 
chambre  basse,  écoutant,  fronçant  le  sourcil, 
plongeant  tout  à  coup  la  main  dans  la  grande 
poche  de  l'habit  de  l'oncle,  pour  lui  prendre 
son  paquet  de  tabac,  bourrant  sa  pipe  et  l'allu- 
maut  à  la  chandelle  en  disant  : 

«  Permettez!  » 

Oui,  toutes  ces  choses,  je  les  revois. 

Pauvre  oncle  Jacob,  qu'il  était  bonhomme  de 
se  laisser  fumer  son  tabac,  mais  il  n'y  prenait 
pas  même  garde  ;  il  lisait  avec  tant  d'attention 
les  nouvelles  du  jour.  Les  Républicains  enva- 
hissaient le  Palatinat,  ils  descendaient  le  Rhin, 
ils  osaient  regarder  en  face  les  trois  électeurs, 
le  roi  Wilhelm  de  Prusse  et  l'empereur  Joseph. 

Tous  les  assistants  s'étonnaient  de  leur  au- 
dace. 

M.  Richter  disait  que  cela  ne  pouvait  du- 
rer, et  que  tous  ces  mauvais  gueux  seraient 
exterminés  jusqu'au  dernier. 

L'oncle  finissait  toujours  sa  lecture  par  quel- 
que réflexion  judicieuse;  tout  en  rephant  la 
gaiiette,  il  disait: 


«  Louons  le  Seigneur  de  vivre  au  milieu  des 
bois,  plutôt  que  dans  les  vignobles,  dans  la 
montagne  aride,  plutôt  que  dans  la  plaine  fé- 
conde. Ces  Républicains  n'espèrent  rien  pou- 
voir happer  ici  ;  voilà  ce  qui  fait  notre  sécurité, 
nous  pouvons  dormir  en  paix  sur  les  deux 
oreilles.  Mais  que  d'autres  sont  exposés  à  leurs 
rapines!  Ces  gens-là  veulent  tout  par  la  force; 
or,  la  force  n'a  jamais  rien  produit  de  bon.  Ils 
nous  parlent  d'amour,  d'égalité,  de  liberté, 
mais  ils  n'appliquent  point  ces  principes  ;  ils  se 
fient  à  leur  bras  et  non  à  la  justice  de  leur 
cause.  Avant  eux,  et  bien  longtemps,  d'autres 
sont  venus  pour  délivrer  le  monde;  ceux-là  ne 
frappaient  point,  ils  n'immolaient  point,  ils 
périssaient  par  milliers,  et  furent  représentés 
dans  la  suite  des  siècles  par  l'agneau  que  les 
loups  dévorent.  On  aurait  cru  que  de  ces  hom- 
mes il  ne  devait  plus  même  rester  un  souve- 
nir; eh  bien!  ils  ont  conquis  le  monde;  ils 
n'ont  pas  conquis  la  chair,  mais  ils  ont  conquis 
l'âme  du  genre  humain,  et  l'âme,  c'est  tout! — 
Pourquoi  ceux-ci  ne  suivent-ils  pas  le  même 
exemple?  » 

Aussitôt  Karolus  Richter  s'écriait  d'un  air 
dédaigneux  : 

•  Pourquoi?  C'est  parce  qu'ils  se  moquent 
bien  des  âmes,  et  qu'ils  envient  les  puissants  de 
la  terre.  Et  d'abord,  tous  ces  Républicains  sont 
des  athées,  depuis  le  premier  jusqu'au  der- 
nier, ils  ne  respectent  ni  le  trône  ni  l'autel;  ils 
ont  renversé  des  choses  établies  depuis  l'origine 
des  temps;  ils  ne  veulent  plus' de  noblesse, 
comme  si  la  noblbsse  n'était  pas  l'essence  des 
choses  sur  la  terre  et  dans  le  ciel,  comme  s'il 
n'était  pas  reconnu  que,  parmi  les  hommes,  les 
uns  naissent  pour  l'esclavage  et  les  autres  pour 
la  domination,  comme  si  l'on  ne  voyait  pas  cet 
ordre  établi  même  dans  la  nature  :  les  mousses 
sont  sous  l'herbe,  l'herbe  sous  les  buissons,  les 
buissons  sous  les  arbres,  et  les  arbres  sous  la 
voûte  céleste.  De  même,  les  paysans  sont  sous 
la  bourgeoisie,  la  bourgeoisie  sous  la  noblesse 
de  robe,  la  noblesse  de  robe  sous  la  noblesse 
d'épée,  la  noblesse  d'épée  sous  le  roi,  et  le  roi 
sous  le  pape,  représenté  par  ses  cardinaux,  ses 
archevêques  et  ses  évêques.  Voilà  l'ordre  na- 
turel des  choses. 

«  On  aura  beau  faire,  jamais  un  chardon  ne 
pourra  s'élever  à  la  hauleur  d'un  chêne,  et  ja- 
mais un  paysan  ne  pourra  tenir  le  glaive , 
comme  un  descendant  de  l'illustre  race  des 
guerriers. 

•  Ces  Républicains  ont  obtenu  quelques  suc- 
cès éphémères,  à  cause  de  la  surprise  qu'ils  ont 
causée  à  l'univers  par  leur  audace  vraiment 
incroyable  et  leur  absence  de  sens  commun. 
En  niant  toutes  les  doctrines  et  tous  les  prin- 


MADAME  THÉRÈSE. 


cipes  établis,  ils  ont  frappé  les  gens  rai- 
sonnables de  stupéfaction  ;  c'est  là  l'unique 
cause  de  ces  bouleversements.  De  même  qu'il 
arrive  quelquefois  de  voir  un  bœuf  et  même 
un  taureau  s'arrêter  tout  à  coup  et  s'enfuir  à 
la  vue  d'un  rat  qui  sort  subitement  de  dessous 
terre  et  se  dresse  devant  lui,  de  vnr.me  nous 
voyons  nos  soldats  étonnés  et  mênie  déroutés 
par  une  semblable  audace.  Mais  tout  cela  ne 
peut  durer  longtemps,  et  la  première  surprise 
une  fois  passée,  je  suis  bien  sûr  que  nos  vieux 
généraux  de  la  guerre  de  Sept  ans  battront  ce 
ramassis  de  va-nu-pieds  à  plate  couture,  et 
qu'il  n'en  rentrera  pas  un  seul  dans  leur  mal- 
heureux pays  !  • 

Ayant  dit  cela,  M.  Karolus  rallumait  sa  pipe 
et  continuait  à  se  promener  de  long  en  large, 
les  mains  derrière  le  dos,  d'un  air  satisfait  de 
lui-même. 

Tous  les  autres  réfléchissaient  à  ce  qu'ils  ve- 
naient d'entendre,  et  le  mauser  prenait  enfin  la 
parole  à  son  tour. 

«  Tout  ce  qui  doit  arriver  arrive,  faisait-il. 
Puisque  ces  Républicains  ont  chassé  leurs  sei- 
gneurs et  leurs  religieux,  c'était  écrit  dans  le 
ciel  depuis  le  commencement  des  temps  :  Dieu 
l'a  voulu  !  Maintenant,  de  savoir  s'ils  revien- 
dront, cela  dépend  de  ce  que  le  Seigneur  Dieu 
voudra;  s'il  veut  ressusciter  les  morts,  cela 
dépend  de  lui.  Mais  l'année  dernière,  comme 
je  regardais  travailller  mes  abeilles,  je  vis  que 
tout  à  coup  ces  petits  êtres,  doux  et  même  jolis, 
se  mettaient  à  tomber  sur  les  frelons,  à  les 
piquer  et  à  les  traîner  hors  de  la  ruche.  Gela 
revient  tous  les  ans.  Ces  frelons  font  les  jeunes 
et  les  abeilles  les  entretiennent  tant  que  la 
ruche  a  besoin  d'eux  ;  mais  ensuite  elles  les 
tuent  :  c'est  quelque  chose  d'abominable,  et 
pourtant  c'est  écrit  !  —  En  voyant  cela,  je  pen- 
sais à  ces  Répubhcains  :  ils  sont  en  train  de 
tuer  leurs  frelons  ;  mais  soyez  tranquilles,  on 
ne  peut  jamais  se  passer  d'eux  ;  il  en  reviendra 
d'autres;  il  faudra  les  remplumer  et  les  nour- 
rir; après  cela  les  abeilles  se  fâcheront  encore 
et  les  tueront  par  centaines.  On  croira  que  tout 
est  fini,  mais  il  en  reviendra  d'autres. . .  ainsi 
de  suite  ;  il  en  faut. . .  il  en  faut  I .. .  » 

Le  mauser  alors  hochait  la  tête,  et  M.  Karo- 
lus, s'arrêtant  au  milieu  de  la  chambre,  s'é- 
criait : 

•  Qu'est-ce  que  vous  appelez  frelons?  Les 
vrais  frelons  sont  les  orgueilleux  vermisseaux 
qui  se  croient  capables  de  tout,  et  non  les  sei- 
gneurs et  les  religieux. 

— Sauf  votre  respect,  monsieur  Richter,  fai- 
sait le  mauser,  les  frelons  sont  ceux  qui  ne  veu- 
lent rien  faire  et  jouir  de  tout;  ceux  qui,  sans 
rendre  aucun  service  que  de  bourdonner  autour 


de  la  reine,  veulent  qu'on  les  entretienne  gras- 
sement. On  les  entretient.  Mais  finalement,  il 
est  écrit  qu'on  les  jette  dehors.  C'est  arrivé 
mille  et  mille  fois,  et  cela  ne  peut  manquer 
d'arriver  toujours.  Les  abeilles  travailleuses, 
pleines  d'ordre  et  d'économie,  ne  peuvent  nour- 
rir des  êtres  propres  à  rien.  C'est  malheureux, 
c'est  triste,  mais  voilà  :  quand  on  fait  du  miel, 
on  aime  à  le  garder  pour  soi. 

— Vous  êtes  un  jacobin  !  s'écriait  Karolus  in- 
digné. 

— Non,  au  contraire,  je  suis  un  bourgeois 
d'Anstalt,  taupier  et  éleveur  d'abeilles;  j'aime 
mon  pays  autant  que  vous;  je  me  sacrifierais 
pour  lui,  peut-être  plutôt  que  vous.  Mais  je 
suis  bien  forcé  de  dire  que  les  vrais  frelons  sont 
ceux  qui  ne  font  rien,  et  que  les  abeilles  sont 
celles  qui  travaillent,  puisque  je  l'ai  vu  cent 
fois. 

— Ah!  s'écriait  Karolus  Richter,  je  parierais 
que  Koffel  a  les  mômes  idées  que  vous  !  • 

Alors  le  petit  menuisier,  qui  n'avait  rien  dit, 
répondait  en  clignant  de  l'œil  : 

•  Monsieur  Karolus,  si  j'avais  le  bonheur 
d'être  le  petit-fils  d'un  domestique  de  Yéri- 
Péter  ou  de  Salm-Salm,  et  si  j'en  avais  hérité 
de  grands  biens,  qui  m'entretiendraient  dans 
l'abondance  et  la  paresse,  alors  je  dirais  que 
les  frelons  sont  les  travailleurs  et  les  abeilles 
les  fainéants.  Mais  de  la  façon  dont  je  suis,  j'ai 
besoin  de  tout  le  monde  pour  vivre,  et  je  ne 
dis  rien.  Je  me  tais.  Seulement  je  pense  que 
chacun  devrait  obtenir  ce  qu'il  mérite  par  son 
travail. 

—  Mes  chers  amis,  reprenait  alors  l'oncle 
gravement,  ne  parlons  pas  de  ces  choses,  car 
nous  ne  pourrions  nous  entendre.  La  paix!  la 
paix!  voilà  ce  qu'il  nous  faut.  C'est  la  paix  qui 
fait  prospérer  les  hommes  et  qui  remet  tous 
les  êtres  à  leur  place  véritable.  Par  la  guerre, 
on  voit  les  mauvais  instincts  prévaloir  :  le 
meurtre,  la  rapine  et  le  reste.  Aussi  tous  les 
hommes  de  mauvaise  vie  aiment  la  guerre; 
c'est  le  seul  moyen  pour  eux  de  paraître  quel- 
que chose.  En  temps  de  paix,  ils  ne  seraient 
rien;  on  verrait  trop  facilement  que  leurs  pen- 
sées, leurs  inventions  et  leurs  désirs  se  rappor- 
tent à  de  pauvres  génies.  L'homme  a  été  créé 
par  Dieu  pour  la  paix,  pour  le  travail,  l'amour 
de  sa  famille  et  de  ses  semblables.  Or,  puisque 
la  guerre  va  contre  tout  cela,  c'est  un  véritable 
fléau.  Maintenant,  voici  dix  heures  qui  sonnent, 
nous  pourrions  nous  disputer  jusqu'à  demain 
sans  nous  entendre  davantage.  Je  propose  donc 
d'aller  nous  coucher.  ■ 

Tout  le  monde  se  levait  alors,  et  le  bourg- 
mestre, appuyant  ses  deux  gros  poings  aux  bras 
de  son  fauteuil,  s'écriait: 


6 


ROMANS  NATIONAUX. 


»  Fasse  le  ciel  que  ni  les  Républicains,  ni  les 
Prussiens,  ni  les  Impériaux  ne  passent  par  ici, 
car  tous  ces  gens  ont  faim  et  soif!  Et  comme  il 
est  plus  agréable  de  boire  son  vin  soi-même 
que  de  le  voir  avaler  par  les  autres,  j'aime 
beaucoup  mieux  apprendre  ces  choses  par  la 
gazette  que  d'en  jouir  par  mes  propres  yeux. 
Voilà  ce  que  je  pense.  • 

Sur  cette  réflexion,  il  s'acheminait  vers  la 
porté;  les  autres  le  suivaient. 

«  Bonne  nuit!  criait" l'oncle. 

—  Bonsoir!  »  répondait  le  raauser  en  s'éloi- 
gnant  dans  la  rue  sombre. 

La  porte  se  refermait,  et  l'oncle  soucieux  me 
disait  : 

•  Allons,  Fritzel,  tâche  de  bien  dormir. 

—  Pareillement,  mon  oncle,  »  lui  répon- 
dais-je. 

Lisbelh  et  moi  nous  montions  l'escalier. 
Un  quart  d'heure  après,  le  plus  profond  si- 
lence régnait  dans  la  maison. 


II 


Or,  un  vendredi  soir  du  mois  de  novembre 
1793,  Lisbeth,  après  le  souper,  pétrissait  la  pâte 
pour  cuire  le  pain  du  ménage,  selon  son  habi- 
tude. Gomme  il  devait  en'  résulter  aussi  de  la 
galette  et  de  la  tarte  aux  pommes,  je  me  tenais 
près  d'elle  dans  la  cuisine,  et  je  la  contemplais 
en  me  livrant  aux  réflexions  les  plus  agréables. 

La  pâte  faite,  on  y  mit  la  levure  de  bière,  on 
gratta  le  pétrin  tout  autour,  et  l'on  étendit  des- 
sus une  grosse  couverture  en  plumes  pour 
laisser  fermenter.  Après  quoi  Lisbeth  répandit 
les  braises  de  l'âtre  à  l'intéi^leur  du  four,  et 
poussa  dans  le  fond,  avec  la  perche,  trois  gros 
fagots  secs  qui  se  mirent  à  flaml)oyer  sous  la 
voûte  sombre.  Enfin,  le  feu  bien  allumé,  elk 
plaça  la  plaque  de  tôle  devant  la  bouche  du 
four,  et  me  dit  : 

«  Maintenant,  Fritzel,  allons  nous  coucher; 
demain,  quand  tu  te  lèveras,  il  y  aura  de  la 
tarte.  » 

Nous  montâmes  donc  dans  nos  chambres. 
L'oncle  Jacob  ronflait  depuis  une  heure  au  fond 
de  son  alcôve.  Je  me  couchai,  rêvant  de  bonnes 
choses,  et  ne  tardai  point  à  m'endormir  comme 
un  bienheureux. 

Gela  durait  depuis  assez  longtemps,  mais  il 
faisait  encore  nuit,  et  la  lune  brillait  en  face 
de  ma  petite  fenêtre,  lorsque  je  fus  éveillé  par 
un  tumulte  étrange.  On  aurait  dit  que  tout  le 
village  était  en  l'air  :  les  portes  s'ouvraient  et 
se  refermaient  au  loin,  une  foule  de  pas  tra- 


versaient les  mares  boueuses  de  la  rue.  En 
même  temps  j'entendais  aller  et  venir  dans 
notre  maieon,  et  des  reflets  pourpres  miroi- 
taient sur  mes  vitres. 

Qu'on  se  figure  mon  épouvante. 

Après  avoir  écouté,  je  me  levai  doucement 
et  j'ouvris  une  fenêtre.  Toute  la  rue  était  pleine 
de  monde,  et  non-seulement  la  rue,  mais  en- 
core les  petits  jardins  et  les  ruelles  aux  environs  : 
rien  que  de  grands  gaillards, coiffés  d'immenses 
chapeaux  à  cornes,  revêtus  de  longs  habits 
bleus  à  parements  rouges,  —  de  larges  bau- 
driers blaucs  en  travers,  —  et  la  grande  queue 
pendant  sur  le  dos,  sans  parler  des  sabres  et 
des  gibernes  qui  leur  ballottaient  au  bas  des 
reins,  et  que  je  voyais  pour  la  première  fois. 
Ils  avaient  mis  leurs  fusils  eu  faisceaux  devant 
notre  grange;  deux  sentinelles  se  promenaient 
autour;  les  autres  entraient  dans  les  maisons 
comftie  chez  eux. 

Au  coin  de  l'écurie  trois  chevaux  piafîaient. 
Plus  loin,  devant  la  boucherie  "de  Sépel,  de 
l'autre  côté  de  la  place,  aux  crocs  du  mur  où 
l'on  écorchait  les  veaux,  était  pendu  tout  un 
bœuf,  à  la  lueur  d'un  grand  feu  qui  montait  et 
descendait,  illuminant  la  place;  sa  tête  et  son 
dos  traînaient  à  terre.  Un  de  ces  hommes,  les 
manches  de  sa  chemise  retroussées  autour  de 
ses  bras  musculeux,  le  dépouillait;  il  l'avait 
fendu  du  haut  en  bas;  les  entrailles  bleues  cou- 
laient sur  la  boue  avec  le  sang.  La  figure  de 
cet  homme,  avec  son  cou  nu  et  sa  tignasse,  était 
terrible  à  voir. 

Je  compris  aussitôt  que  les  Républicains 
avaient  surpris  le  village,  et,  tout  en  m'habil- 
lant,  j'invoquai  le  secours  de  l'empereur  Jo- 
seph, dont  M.  Karolus  Richter  parlait  si  sou- 
vent. 

Les  Français  étaient  arrivés  durant  notre 
premier  sommeil,  et  depuis  deux  heures  au 
moins,  car  lorsque  je  me  penchai  pour  des- 
cendre, j'en  vis  trois,  également  en  manches 
de  chemises  comme  le  boucher,  qui  retiraient 
le  pain  de  notre  four  avec  notre  pelle.  Ils 
avaient  épargné  la  peine  de  cuire  à  Lisbeth, 
comme  l'autre'avait  épargné  la  peine  de  tuer  à 
Sépel.  Ces  gens  savaient  tout  faire,  rien  ne  les 
embarrassait. 

Lisbeth,  assise  dans  un  coin,  les  mains  croi- 
sées sur  les  genoux,  les  regardait  d'un  air  assez 
paisible  ;  sa  première  frayeur  était  passée.  Elle 
me  vit  au  haut  de  la  rampe,  et  s'écria  : 

•  Frilzel,  descends...  ils  ne  te  feront  pas  de 
mal  !  » 

Alors  je  descendis,  et  ces  hommes  continuè- 
rent leur  ouvrage  sans  s'inquiéter  do  moi.  La 
porte  de  l'allée  à  gauche  était  ouverte,  et  je 
voyais  dans  le  fruitier  deux  autres  Républicains 


MADAME  THÉRÈSE. 


en  train  de  brasser  la  pâte  d'une  seconde  ou 
d'une  troisième  fournée.  Enfin,  à  droite,  par  la 
porte  de  la  salle  entrebâillée,  je  voyais  l'oncle 
Jacob  assis  près  de  la  table,  sur  une  chaise, 
tandis  qu'un  homme  vigoureux,  à  gros  favoris 
roux,  le  nez  court  et  rond,  les  sourcils  saillants, 
les  oreilles  écartées  de  la  tête  et  la  tignasse 
couleur  de  chanvre,  grosse  comme  le  bras, 
pendant  entre  les  deux  épaules,  était  installé 
dans  le  fauteuil  et  déchiquetait  un  de  nos  jam- 
bons avec  appétit.  On  ne  voyait  que  ses  gros 
poings  bruns  aller  et  venir,  la  fourchette  dans 
l'un,  le  couteau  dans  l'autre,  et  ses  grosses 
joues  musculeuses  trembloter.  De  temps  en 
temps,  il  prenait  le  verre,  levait  le  coude,  bu- 
vait un  bon  coup  et  poursuivait. 

Il  avait  des  épaulettes  couleur  de  plomb,  un 
grand  sabre  à  fourreau  de  cuir,  dont  la  co- 
quille remontait  derrière  son  coude,  et  des 
bottes  tellement  couvertes  de  boue,  qu'on  ne 
voyait  plus  que  la  glèbe  jaune  qui  commençait 
à  sécher.  Son  chapeau,  posé  sur  le  buffet,  lais- 
sait pendre  un  bouquet  de  plumes  rouges,  qui 
s'agitaient  an  courant  d'air,  car,  malgré  le 
froid,  les  fenêtres  restaient  ouvertes;  une  sen- 
tinelle passait  derrière,  l'arme  au  bras,  et  s'ar- 
rêtait de  temps  en  temps  pour  jeter  un  coup 
d'œil  sur  la  table. 

Tout  en  déchiquetant,  l'homme  aux  gros  fa- 
voris parlait  d'une  voix  brusque  : 

«  Ainsi,  tu  es  médecin?  disait-il  à  l'oncle. 

— Oui,  monsieur  le  commandant. 

— Appelle-moi  «  commandant  »  tout  court, 
ou  «  citoyen  commandant,  »  je  te  l'ai  déjà  dit; 
les  «  monsieur  •  et  les  «  madame  »  sont  passés 
de  mode.  Mais,  pour  en  revenir  à  nos  moutons, 
tu  dois  connaître  le  pays;  un  médecin  de  cam- 
pagne est  toujours  sur  les  quatre  chemins.  A 
combien  sommes-nous  de  Kaiserslautern? 

— A  sept  lieues,  commandant. 

— Et  de  Pirmasens? 

— A  huit  environ. 

— Et  de  Landau? 

— Je  crois  à  cinq  bonnes  lieues. 

— Je  crois...  à  peu  près...  environ...  est-ce 
ainsi  qu'un  homme  du  pays  doit  parler?  Écoute, 
tu  m'as  l'air  d'avoir  peur;  tu  crains  que,  si  les 
habits  blancs  passent  par  ici,  on  ne  te  ponde 
pour  les  renseignements  que  tu  m'auras  don- 
nés. Ote-toi  cette  idée  de  la  tête  :  la  République 
française  te  protège.  • 

Et  regardant  l'oncle  en  face,  de  ses  yeux  gris: 

«  A  la  santé  de  la  République  une  et  indivi- 
sible !  »  fit-il  en  levant  son  verre. 

Ils  trinquèrent  ensemble,  et  l'oncle,  tout 
pâle,  but  à  la  République. 

«  Ah  ta,  reprit  l'autre,  est-ce  qu'on  n'a  pas 
vu  d'Autrichiens  par  ici? 


— Non,  commandant. 

— En  es-tu  bien  sûr?  Voyons,  regarde-moi 
donc  en  face. 

— Je  n'en  ai  pas  vu. 

— Est-ce  que  tu  n'aurais  pas  fait  un  tour  à 
Réethal  ces  jours  derniers  ?  » 

L'oncle  avait  été  trois  jours  avant  à  Réethàl  ; 
il  crut  le  commandant  informé  par  quelqu'un 
du  village,  et  répondit  : 

«  Oui,  commandant. 

— Ah  ! — Et  il  n'y  avait  pas  d'Autrichiens? 

—Non!  • 

Le  républicain  vida  son  verre,  en  jetant  un 
coup  d'œil  oblique  sur  l'oncle  Jacob;  puis  il 
étendit  le  bras  et  le  prit  au  poignet  d'un  air 
étrange. 

«  Tu  dis  que  non? 

— Oui,  commandant. 

■ — Eh  bien,  tu  mens  !  » 

Et,  d'une  voix  lente,  il  ajouta  : 

«  Nous  ne  pendons  pas,  nous  autres,  mais 
nous  fusillons  quelquefois  ceux  qui  nous  trom- 
pent! » 

La  figure  de  l'oncle  devint  encore  plus  pâle. 
Cependant ,  d'un  ton  assez  ferme  et  la  tête 
haute,  il  répéta  : 

«  Commandant,  je  vous  affirme  sur  l'hon- 
neur qu'il  n'y  avait  pas  d'Impériaux  à  Réethàl 
il  y  a  trois  jours. 

—Et  moi,  s'écria  le  républicain,  dont  les  pe- 
tits yeux  gris  brillaient  sous  ses  épais  sour- 
cils fauves,  je  te  dis  qu'il  y  en  avait.  Est-ce 
clair?  » 

Il  y  eut  un  silence.  Tous  ceux  de  la  cuisine 
s'étaient  retournés;  la  mine  du  commandant 
n'était  pas  rassifrante.  Moi,  je  me  mis  à  pleu- 
rer, j'entrai  même  dans  la  chambre,  comme 
pour  secourir, l'oncle  Jacob,  et  je  me  plaçai 
derrière  lui.  Le  républicain  nous  regardait  tous 
deux  les  sourcils  froncés,  ce  qui  ne  l'empêchait 
pas  d'avaler  encore  une  bouchée  de  jambon, 
comme  pour  se  donner  le  temps  de  réfléchir. 
Dehors,  Lisbelh  sanglotait  tout  haut. 

«  Commandant,  reprit  l'oncle  avec,  fermeté, 
vous  ignorez  peut-être  qu'il  y  a  deux  Réethàl, 
l'un  du  côté  de  Kaiserslautern,  et  l'autre  sur  la 
Queich,  à  trois  petites  lieues  de  Landau.  Les 
Autrichiens  étaient  peut-être  là-bas;  mais  de  ce 
cûté,  mercredi  soir,  on  n'en  avait  pas  encore  vu. 
—Ça,  dit  le  commandant  en  mauvais  alle- 
mand lorrain,  avec  un  sourire  goguenard,  ce 
n'est  pas  trop  bête.  Mais  nous  autres,  entre 
Bitche  et  Sarreguemines,  nous  sommes  aussi 
fins  que  vous.  A  moins  que  tu  ne  me  prouves 
qu'il  y  a  deux  Réethàl,  je  ne  te  cache  pas  que 
mon  devoir  est  de  te  faire  arrêter  et  juger  par 
un  conseil  de  guerre. 
— Commandant,  s'écria  l'oncle  en  étendant 


64 


ROMANS    NATIONAUX 


Est  celju'on  n'a  pas  vu  d'Autrichiens  par  ici'?  »  (Page  7.) 


"e  bras,  la  preuve  qu'il  y  a  deux  Réethâl,  c'est 
qu'on  les  voit  sur  toutes  les  cartes  du  pays.  » 

Il  montrait  notre  vieille  carte  accrochée  au 
mur. 

Alors  le  républicain  se  retourna  dans  son 
fauteuil  et  regarda  en  disant  : 

«  Ah  1  c'est  une  carte  du  pays  ?  Voysns  un 
peu.  » 

L'oncle  alla  prendre  la  carte  et  l'étendit  sur 
la  table,  en  montrant  les  deux  villages. 

•  C'est  juste,  dit  le  commandant,  à  la  bonne 
heure;  moi  je  ne  demande  pas  mieux  que  de 
voir  clair  1  » 

Il  s'était  posé  les  deux  coudes  sur  la  table,  et 
sa  grosse  tète  entre  les  mains,  il  regardait. 

«  Tiens,  tiens,  c'est  fameux,  celai  disait-il. 
D'où  vient  cette  carte  ? 


— C'est  mon  père  qui  l'a  faite;  il  était  géo- 
mètre. » 

Le  républicain  souriait. 

«  Oui,  les  bois,  les  rivières,  les  chemins,  tout 
est  marqué,  disait-il;  je  reconnais  ça...  nous 
avons  passé  là...  c'est  bon...  c'est  très-boni  • 

Et  se  redressant  : 

«  Tu  ne  te  sers  pas  de  cette  carte,  citoyen 
docteur,  fit-il  en  allemand;  moi,  j'en  ai  besoin 
et  je  la  mets  en  réquisition  pour  le  service  de 
la  République.  Allons,  allons,  réparation  d'hon- 
neur !  Nous  allons  boire  encore  un  coup  pour 
cimenter  les  fêtes  de  la  Concorde.  • 

On  pense  avec  quel  empressement  Lisbeth 
descendit  à  la  cave  chercher  une  autre  bou- 
teille. 

L'oncle  Jacob  avait  repris  son  assurance.  Le 


lup   l'uui'irt-DaTjt   ,nie4uBac,  39 


MADAME   THÉRÈSE 


Madame  Thèiisc.    (Page  10.) 


commandant,  qui  me  regardait  alors,  lui  de- 
manda : 

«  C'est  ton  fils  ? 

—Non,  c'est  mon  neveu. 

— Un  petit  gaillard  solidement  Mli.  Quand 
je  l'ai  vu  tout  à  l'heure  arriver  à  ton  secours, 
cela  m'a  fait  plaisir.  Allons,  approche,  »  dit-il 
en  m'attirant  par  le  bras. 

Il  me  passa  la  main  dans  les  cheveux,  et  dit 
d'une  voix  un  peu  rude,  mais  bonne  tout  de 
même  : 

«  Élève  ce  garçon -là  dans  l'amour  des  droits 
de  l'homme.  Au  lieu  de  garder  les  vaches,  il 
peut  devenir  commandant  ou  général  comme 
un  autre.  Maintenant  toutes  les  portes  sont  ou- 
vertes, toutes  les  places  sont  à  prendre;  il  ne 
que  du  cœur  et  de  la  chance  pour  réussir. 


Moi,  tel  que  tu  me  vois,  je  suis  le  flls  d'un 
forgeron  de  Sarreguemines  ;  sans  la  Républi- 
que, je  taperais  encore  sur  l'enclume  ;  notre 
grand  llandrin  de  comte,  qui  est  avec  les  habits 
blancs,  serait  un  aigle  par  la  grâce  de  Dieu,  et 
moi  je  serais  un  âne  ;  au  lieu  que  c'est  tout  le 
contraire  par  la  grâce  de  la  Révolution.  » 

Il  vida  brusquement  son  verre,  et  fermant  à 
demi  lesyexx  avec  finesse  : 

•  Ça  fait  une  petite  différence,  »  dit-il. 

A  côté  du  jambon  se  trouvait  une  de  nos  ga- 
lettes ,  que  les  Républicains  avaient  cuites 
d'abord  avec  la  première  fournée  ;  le  com- 
man fiant  m'en  coupa  un  morceau. 

«  Avale-moi  ça  hardiment,  dit-il  tout  à  fait 
de  bonne  humeur,  et  tâche  de  devenir  un 
homme  !  • 


U 


10 


ROMANS   NATIONAUX. 


Puis  se  tournant  vers  la  cuisine  : 

«  Sergent  Laflèche  !  »  s'écria-t-il  de  sa  voix 
de  tonnerre. 

Un  vieux  sergent  à  moustaches  grises,  sec 
comme  im  hareng  saur,  parut  sur  le  seuil. 

.  Combien  de  miches,  sergent  ? 

— Quarante. 

— Dans  une  heure  il  nous  en  faut  cinquante  ; 
avec  nos  dix  fours,  cinq  cents  ;  trois  livres  de 
pain  par  homme.  » 

Le  sergent  rentra  dans  la  cuisine. 

L'oncle  et  moi,  nous  observions  tout  cela 
sans  bouger. 

Le  commandaiits'accoudade  nouveau  sur  la 
carte,  la  tête  entre  les  mains. 

Le  jour  grisâtre  commençait  à  poindre  de- 
hors ;  on  voyait  l'ombre  do  la  sentinelle  se  pro- 
mener l'arme  au  l)ras  devant  nos  fenêtres.  Une 
sorte  de  silence  s'était  établi;  bon  nombre  de 
Républicains  dormaient  sans  doute,  la  tête  sur 
le  sac,  autour  des  grands  feux  qu'ils  avaient 
allumés,  d'autres  dans  les  maisons.  La  pendule 
allait  lentement,  le  feu  pétillait  toujoui's  dans 
la  cuisine. 

Cela  durait  depuis  quelques  instants,  lors- 
qu'un grand  bruit  s'éleva  dans  la  rue;  des 
vitres  sautèrent,  une  porte  s'ouvrit  avec  fracas, 
et  notre  voisin,  Joseph  Spick,  le  cabaretier,  se 
mit  à  crier  : 

«  Au  secours  !  au  feu  !  » 

Mais  personne  ne  bougeait  dans  le  village  ; 
chacun  était  bien  content  de  se  tenir  tranquille 
chez  soi.  Le  commandant  écoutait. 

«  Sergent  Laflèche  I  »  dit-il. 

Le  sergent  était  allé  voir,  il  ne  parut  qu'au 
bout  d'un  instant. 

■  Qu'est-ce  qui  se  passe?  lui  demanda  le 
commandant. 

— C'est  un  aristocrate  de  cabaretier  qui  re- 
fuse d'obtempérer  aux  réquisitions  do  la  ci- 
toyenne Thérèse,  répondit  le  sergent  d'un  air 
grave. 

— Eh  bien  1  qu'on  me  l'amène.  » 

Le  sergent  sortit. 

Deux  minutes  après,  notre  allée  se  remplis- 
sait de  monde;  la  porte  se  rouvrit,  et  Joseph 
Spick,  avec  sa  petite  veste,  son  grand  pantalon 
de  toile  et  son  bonnet  de  laine  frisée,  parut  sur 
le  seuil,  entre  quatre  soldats  de  la  République 
l'arme  au  bras,  la  figure  jaune  comnie  du  pain 
d'épice,  les  chapeaux  usés,  les  coudes  troués, 
de  larges  pièces  aux  genoux,  et  les  souliers  en 
loques,  recousus  avec  de  la  ficelle;  ce  qui  ne 
les  empêchait  pas  de  se  redrosser  et  d'être  fiers 
comme  des  rois. 

Joseph,  les  mains  dans  les  poches  de  sa 
veste,  le  dos  rond,  le  front  plat  et  les  joues 
pendantes,  ne  se  tenait  plus  sur  ses  longues 


jambes;  il  regardait  à  terre  comme  effaré. 

Derrière,  dans  l'ombre,  se  voyait  la  tête 
d'une  femme  pâle  et  maigre,  qui  attira  tout  de 
suite  mon  attention  ;  elle  avait  le  front  haut,  le 
nez  droit,  le  menton  allongé  et  les  cheveux 
d'un  noir  bleuâtre.  Ces  cheveux  lui  descen- 
daient en  larges  bandeaux  sur  les  joues  et  se 
relevaient  en  tresses  derrière  les  oreilles,  de 
sorte  que  sa  figure,  dont  on  ne  voyait  que  la 
face  sans  les  côtés,  semblait  extrêmement  lon- 
gue. Ses  yeux  étaient  grands  et  noirs.  Elle 
portait  un  chapeau  de  feutre  à  cocarde  trico- 
lore, et  par-dessus  le  chapeau,  un  mouchoir 
rouge  lié  sous  le  menton.  Gomme  je  n'avais  vu 
jusqu'alors  dans  notre  pays  que  des  femmes 
blondes  ou  brunes,  celle-ci  me  produisit  un 
effet  d'étonnement  et  d'admiration  extraordi- 
naire, tout  jeune  que  j'étais;  je  la  regardais 
ébahi;  l'oncle  ne  rne  paraissait  pas  moins 
étonné  que  moi,  et  quand  elle  entra,  suivie  do 
cinq  ou  six  autres  Républicains  habillés  comme 
les  premiers,  durant  tout  le  temps  qu'elle  fut 
là,  nous  ne  la  quittâmes  pas  des  yeux. 

Une  fois  dans  la  chambre,  nous  vîmes  qu'elle 
avait  un  grand  manteau  de  drap  bleu,  à  triple 
collet  tombant  jusqu'au-dessous  des  coudes, 
rm  petit  tonneau,  dont  le  cordon  lui  passait  en 
sautoir  sur  l'épaule  ;  enfin,  autour  du  cou,  une 
grosse  cravate  de  soie  noire  à  longues  franges, 
quelque  butin  de  la  guerre  sans  doute,  et  qui 
relevait  encore  la  beauté  de  sa  tête  calme  et 
fièie. 

Le  commandant  attendait  que  tout  le  monde 
fût  entré,  regardant  surtout  Joseph  Spick,  qui 
semblait  plus  mort  que  vif;  Puis,  s'adressantâ 
la  fennne,  qui  venait  de  relever  son  chapeau 
d'un  mouvement  de  tête  : 

•  Eh  bien,  Thérèse,  fit-il,  yu'est-ce  qui  se 
passe? 

•^Vous  savez,  commandant,  qu'à  la  dernière 
étape  je  n'avais  plus  une  goutte  d'eau-de-vie, 
ditrelle  d'un  ton  ferme  et  net;  mon  premier 
soin,  en  arrivant,  fut  de  courir  par  tout  le  vil- 
lage pour  en  trouver,  en  la  payant,  bien  en- 
tendu. Mais  les  gens  cachent  tout,  et  depuis 
une  demi-heure  seulement,  j'ai  découvert  la 
branche  de  sapin  à  la  porto  de  cet  homme.  Le 
caporal  Merlot,  le  fusilier  Cincinnatus  et  le 
tambour-maître  Horatius  Coclès  me  suivaient 
pour  m'aider.  Nous  entrons,  nous  demandons 
du  vin,  de  l'eau-de-vie,  n'importe  quoi;  mais 
le  kaiscrUck  n'avait  rien,  il  ne  comprenait  pas, 
il  faisait  le  sourd.  On  se  met  donc  à  chercher, 
à  regarder  dans  tous  les  coins,  et  finalement 
nous  trouvons  l'entrée  de  la  cave  au  fond  d'un 
bûcher,  dans  la  cour,  derrière  un  tas  de  fagots 
qu'il  avait  mis  devant. 

•  Nous  aurions  pu  nous  fâcher  ;  au  lieu  de 


MADAME  THERESE. 


n 


cola ,  nous  descendons  et  nous  trouvons  du 
vin,  du  lard,  de  la  choucroute,  de  l'eau-de-vie  ; 
nous  remplissons  nos  tonneaux,  nous  prenons 
du  lard,  et  puis  nous  remontons  sans  esclandre 
Mais,  en  nous  voyant  revenir  chargés,  cul 
homme,  qui  se  tenait  tranquillement  dans  la 
chambre,  i>(^  mit  à  crier  comme  un  aveugle,  ot 
au  lieu  d'accepter  mes  assignats,  il  les  déchira 
et  me  prit  ])ar  le  bras  en  me  secouant  de  toutes 
ses  forces,  Cincinnatus  ayant  déposé  sa  charge 
sur  la  table,  prit  ce  grand  ilandrin  au  collet  et 
le  jeta  contre  la  fenêtre  de  sa  baraque.  C'est 
alors  que  le  sergent  Laflèche  est  arrivé.  Voilà 
tout,  commandant.  » 

Quand  cette  femme  eut  parlé  de  la  sorte,  elle 
se  retira  derrière  les  autres,  et  tout  aussitôt  \ui 
petit  homme  sec,  maigre  et  brusque,  dont  le 
chapeau  penchait  sur  l'oreille,  et  qui  tenait 
sous  son  bras  une  longue  canne  à  pomme  de 
cuivre  en  forme  d'oignon,  s'avança  et  dit  : 

«  Commandant,  ce  que  la  citoyenne  Thérèse 
vient  de  vous  communiquer,  c'est  l'indignation 
de  la  mauvaise  foi,  que  tout  chacun  aurait  eue 
de  se  trouver  nez  à  nez  avec  un  kaiserlick  dé- 
pourvii  de  tout  sentiment  civique,  et  qui  se 
propose... 

— C'est  bon,  interrompit  le  commandant,  la 
parole  de  la  citoyenne  Thérèse  me  suffit!  » 

Et  s'adressant  en  allemand  à  Joseph  Spick, 
il  lui  dit  en  fronçant  les  sourcils  : 

•  Dis  donc,  toi,  est-ce  que  tu  veux  être  fu- 
sillé ?  Cela  ne  coûtera  que  la  peine  de  te  con- 
duire dans  ton  jardin!  Ne  sais -tu  pas  que  le 
papier  de  la  République  vaut  mieux  que  l'or 
des  tyrans?  Écoute,  pour  cette  fois  je  veux  bien 
te  faire  grâce,  en  considération  de  ton  igno- 
rance; mais  s'il  t'arrive  encore  de  cacher  tes 
vivres  et  de  refuser  les  assignats  en  payement, 
je  te  fais  fusiller  sur  la  place  du  village,  pour 
servir  d'exemple  aux  autres.  Allons,  marche, 
grand  imbécile  !  » 

Il  débita  cette  petite  harangue  très-ronde- 
ment; puis  se  tournant  vers  la  cantinière  : 

•  C'est  bien,  Thérèse,  dit-il,  tu  peux  char- 
ger tes  tonneaux,  cet  homme  n'y  mettra  pas 
o[)position.  Et  vous  autres,  qu'on  le  laisse 
aller.  • 

Tout  le  monde  sortit,  Thérèse  en  tête  et  Jo- 
seph le  dern\er.  Le  pauvre  diable  n'avait  plus 
une  goutte  de  sang  dans  les  veines;  il  venait 
d'en  échapper  d'une  belle. 
Le  jour,  dans  l'intervalle,  était  venu. 
1  Le  commandant  se  leva,  plia  la  carte  et  la 

i  mit  dans  sa  poche.  Puis  il  s'avança  jusqu'à 
l'une  des  fenêtres  et  se  mit  à  regai-der  le  vil- 
lage. L'oncle  et  moi  nous  regardions  à  l'autre 
fenêtic.  Il  pouvait  être  alors  cinq  heures  du 
malin. 


III 


Toute  ma  vie  je  me  rappellerai  cette  rue  si- 
lencieuse encombrée  de  gens  endormis,  les  uns 
étendus,  les  autres  repliés,  la  tête  sur  le  sac 
Je  vois  encore  ces  pieds  boueux,  ces  semelles 
usées,  ces  habits  rapiécés,  ces  faces  jeunes  aux 
teintes  brunes,  ces  vieilles  joues  rigides,  les 
paupières  closes;  ces  grands  chapeaux,  ces 
ôpaulettes  déteintes,  ces  pompons,  ces  couver- 
tures de  laine  à  bordure  rouge  filandreuse, 
pleines  de  trous,  ces  manteaux  gris,  cette  paille 
dispersée  dans  la  boue.  Et  le  grand  silence  du 
sommeil  après  la  marche  forcée,  ce  repos  ab- 
solu semblable  à  la  mort;  et  le  petit  jour 
bleuâtre  enveloppant  tout  cela  de  sa  lumière 
indécise,  le  soleil  pâle  montant  dans  la  brume, 
les  maisonnettes  aux  larges  toitures  de  chaume, 
regardant  de  leurs  petites  fenêtres  noires  ;  et 
tout  au  loin,  des  deux  côtés  du  village,  sûr 
l'Altenberg  et  le  Réepockel,  au-dessus  des  ver- 
gers et  des  chènevières,  les  ba'iounettes  des 
sentinelles  scintillant  parmi  les  dernières  étoi- 
les; non,  jamais  je  n'oublierai  cet  étrange  spec- 
tacle; j'étais  bien  jeune  alors,  mais  de  tels 
souvenirs  sont  éternels. 

A  mesure  que  le  jour  grandissait,  s'animait 
aussi  le  tableau  :  une  tête  se  levait,  s'appuyait 
sur  le  coude  et  regardait,  puis  bâillait  et  se 
couchait  de  nouveau.  Ailleurs  un  vieux  soldat 
se  dressait  tout  à  coup,  secouait  la  paille  de  ses 
habits,  se  coiffait  de  son  feutre  et  repliait  son 
lambeau  de  couverture  ;  un  autre  aussi  roulait 
son  manteau  et  le  bouclait  sur  son  sac;  un 
autre  tirait  de  sa  poche  un  bout  de  pipe  et 
battait  le  briquet.  Les  premiers  levés  se  rap- 
prochaient et  causaient  entre  eux,  d'autres 
venaient  les  rejoindre  eu  frappant  de  la  se- 
melle, car  il  faisait  froid  à  celle  heure;  les  feux 
allumés  dans  la  rue  et  sur  la  place  avaient  fini 
par  s'éteindre.  , 

En  face  de  chez  nous,  sur  la  petite  place, 
était  la  fontaine  ;  un  certain  nombre  de  Répu- 
blicains, rangés  autour  des  deux  grandes  auges 
moussues,  se  lavaient,  riant  et  plaisantant 
malgré  le  froid:  d'autres  venaient  allonger  la 
lèvre  au  goulot. 

Puis  les  maisons  s'ouvraient  une  à  une,  et 
l'on  voyait  les  soldats  en  sortir,  inclinant  leurs 
grands  chapeaux  et  leurs  sacs  sous  les  petites 
portes.  Ils  avaient  presque  tous  la  pipe  al- 
lumée. 

A  droite  de  notre  grange,  devant  l'auberge 
de  Spick,  stationnait  la  charrette  de  la  «anti- 


12 


ROMANS    NATIONAUX. 


nière,  couverte  d'une  grande  toile;  elle  était  à 
deux  roues,  en  forme  de  brouette,  les  bras  po- 
sant à  terre. 

Derrière,  la  mule,  couverte  d'une  vieille 
housse  de  laine  à  carreaux  rouges  et  bleus,  at- 
tirait de  notre  échoppe  une  longue  mèche  de 
foin,  qu'elle  mâchait  gravement,  les  yeux  à 
demi  fermés  d'un  air  sentimental. 

La  cantinière,  à  la  fenêtre  en  face,  raccom- 
modait une  petite  culotte,  et  se  penchait  de 
temps  en  temps  pour  jeter  un  coup  d'œil  sous 
le  hangar. 

Là,  le  tambour-maître  Horatius  Coclès,  Cin- 
cinijatus,  Merlot  et  un  grand  gaillard  jovial, 
maigre,  sec,  à  cheval  sur  des  bottes  de  foin,  se 
faisaient  la  queue  l'un  à  l'autre  ;  ils  se  peignaient 
les  tresses  et  les  lissaient  en  se  crachant  dans 
la  main  ;  Horatius  Goclès,  qui  se  trouvait  en 
tête  de  la  bande,  fredonnait  un  air,  et  ses  ca- 
marades répétaient  le  refrain  à  la  sourdine. 

Près  d'eux ,  contre  deux  vieilles  futailles, 
dormait  un  petit  tambour  d'une  douzaine 
d'années,  tout  blond  comme  moi,  et  qui  m'in- 
téressait particulièrement.  C'est  lui  que  sur- 
veillait la  cantinière,  et  dont  elle  raccommo- 
dait sans  doute  une  culotte.  Il  avait  son  petit 
nez  rofttge  en  l'air,  la  bouche  entr' ouverte,  le 
dos  contre  les  deux  tonnes  et  un  bras  sur  sa 
caisse;  ses  baguettes  étaient  passées  dans  la 
bufileterie,  et  sur  ses  pieds,  couverts  de  quel- 
ques brins  de  paille,  était  étendu  un  grand 
caniche  tout  crotté,  qui  le  réchauffait.  A  cha- 
que instant  cet  animal  levait  la  tête  et  le  regar- 
dait comme  pour  dire  :  «  Je  voudrais  bien  faire 
un  tour  dans  les  cuisines  du  village  !  »  Mais  le 
petit  ne  bougeait  pas  ;  il  dormait  si  bien!  Et 
comme,  dans  le  lointain,  quelques  chiens 
aboyaient,  le  caniche  bâillait  ;  il  aurait  voulu 
se  mettre  de  la  partie. 

Bientôt  deux  officiers  sortirent  de  la  maison 
voisine;  deux  hommes  élancés,  jeunes,  la  taille 
serrée  dans  leur  habit.  Gomme  ils  passaient 
devant  la  maison,  le  commandant  leur  cria  : 

«  Duchêne  I  Richer  ! 

— Bonjour,  commandant,  dirent-ils  en  se 
retournant. 

— Les  postes  sont  relevés  ? 

— Oui,  commandant. 

— Rien  de  nouveau  ? 

— Rien,  commandant. 

— Dans  une  demi-heure  on  se  remet  en  mar- 
che. Fais  battre  le  rappel,  Richer.  Entre,  Du- 
chêne. » 

L'un  des  officiers  entra,  l'autre  passa  sous  le 
hangar  et  dit  quelques  mots  à  Horatius  Coclès. 
Moi,  je  regardais  le  nouveau  venu.  Le  com- 
mandant avait  fait  apporter  une  bouteille  d'eau- 
de-vie;  ils  en  buvaient  ensemble,  lorsqu'une 


sorte  de  bourdonnement  s'entendit  dehors  : 
c'était  le  rappel.  Je  courus  voir  ce  qui  se  pas- 
sait. Horatius  Coclès,  devant  cinq  tambours, 
dont  le  petit  tenait  la  gauche,  la  canne  en  l'air, 
ordonnait  le  roulement.  Tant  que  la  canne  fut 
levée,  il  continua.  Les  Républicains  arrivaient 
de  toutes  les  ruelles  du  village;  ils  se  ran- 
geaient sur  deux  lignes,  devant  la  fontaine,  et 
leurs  sergents  commençaient  l'appel.  L'oncle  ^ 
et  moi,  nous  étions  émerveillés  de  l'ordre  qui 
régnait  chez  ces  geçs;  à  mesure  qu'on  les  ap- 
pelait, ils  répondaient  si  vite,  que  c'était  comme 
un  murmure  de  tous  les  côtés.  Ils  avaient  re- 
pris leurs  fusils  et  les  tenaient  à  volonté,  sur 
l'épaule  ou  la  crosse  à  terre. 

Après  l'appel,  il  se  fit  un  grand  silence,  et 
plusieurs  hommes,  dans  chaque  compagnie,  se 
détachèrent  sous  la  conduite  des  caporaux, 
pour  aller  chercher  le  pain.  La  citoyenne  Thé- 
rèse attelait  alors  sa  mule  à  la  charrette.  Au 
bout  de  quelques  instants,  les  escouades  re- 
vinrent, apportant  les  miches  dans  des  sacs  et 
des  paniers.  La  distribution  commença. 

Comme  les  Républicains  s'étaient  fait  la 
soupe  en  arrivant,  ils  se  bouclaient  l'un  à 
l'autre  leur  miche  sur  le  sac. 

«  Allons!  s'écria  le  commandant  d'un  ton 
joyeux,  en  route!  » 

Il  prit  son  manteau,  le  jeta  sur  son  épaule, 
et  sortit  sans  nous  dire  ni  bonjour,  ni  bonsoir. 

Nous  pensions  être  débarrassés  de  ces  gens 
pour  toujours. 

Au  moment  où  le  commandant  sortait,  le 
bourgmestre  vint  prier  l'oncle  Jacob  de  se  ren- 
dre bien  vile  chez  lui,  disant  que  la  vue  des 
Républicains  avait  rendu  sa  femme  malade. 

Ils  partirent  ensemble  aussitôt.  Lisbcth  ar- 
rangeait déjà  les  chaises  et  balayait  la  salle.  On 
entendait  dehors  les  officiers  commander  :  «  En 
avant,  marche  !  »  Les  tambours  résonnaient  ; 
la  cantinière  criait  :  «  Hue  !»  et  le  bataillon  se 
mettait  en  route,  quand  une  sorte  de  pétille- 
ment terrible  retentit  au  bout  du  village.  C'é- 
taient des  coups  de  fusil,  qui  se  suivaient  quel- 
quefois plusieurs  ensemble,  quelquefois  un  à 
un. 

Les  Républicains  allaient  entrer  dans  la  rue. 

«  Halte  I  •  cria  le  commandant,  qui  regar- 
dait debout  sur  ses  étriers,  prêtant  l'oreille. 

Je  m'étais  mis  à  la  fenêtre,  et  je  voyais  tous 
ces  hommes  attentifs,  et  les  officiers  hors  des 
rangs  autour  de  leur  chef,  qui  parlait  avec  vi- 
vacité. 

Tout  à  coup  un  soldat  parut  au  détour  de  la 
rue;  il  courait,  son  fusil  sur  l'épaule. 

.  Commandant,  dit-il  de  loin,  tout  essoufflé, 
les  Croates  !  L'avant-poste  est  enlevé. . .  ils  arri- 
vent!... » 


MADAME  '"•HERÈSE. 


13 


A  peine  le  commandant  eut-il  entendu  cela 
qu'il  se  retourna,  courant  sur  la  ligne  ventre  à 
terre  et  criant  : 

•  Formez  le  carré!  • 

Les  officiers  ,  les  tambours  ,  la  cantinière  se 
repliaient  en  même  temps  autour  de  la  fontaine, 
taudis  que  les  compagnies  se  croisaient  comme 
un  jeu  de  cartes;  en  moins  d'une  minute,  elles 
formèrent  le  carré  sur  trois  rangs ,  les  autres 
au  milieu,  et  presque  aussitôt  il  se  fit  dans  la 
rue  un  bruit  épouvantable ,  les  Croates  arri- 
vaient; la  terre  en  tremblait.  Je  les  vois  encore 
déboucher  au  tournant  de  la  rue,  leurs  grands 
manteaux  rouges  flottant  derrière  eux  comme 
les  plis  de  cinquante  étendards,  et  courbés  si 
bas  sur  leur  selle,  la  latte  en  avant,  qu'on  aper- 
cevait à  peine  leurs  faces  osseuses  et  brunes 
aux  longues  moustaches  jaunes. 

11  faut  que  les  enfants  soient  possédés  du 
diable,  car,  au  lieu  de  me  sauver,  je  restai  là, 
les  yeux  écarquillés,  pour  voir  la  bataille.  J'a- 
vais bien  peur,  c'est  vrai,  mais  la  curiosité 
l'emportait  encore. 

Le  temps  de  regarder  et  de  frémir,  les  Croates 
étaient  sur  la  place.  J'entendis  à  la  même  se- 
conde le  commandant  crier  :  «  Feu!  »  Puis  un 
coup  de  tonnerre,  puis  rien  que  le  bourdonne- 
ment de  mes  oreilles.  Tout  le  côté  du  carré 
tourné  vers  la  rue  venait  de  faire  feu  à  la  fois; 
les  vitres  de  nos  fenêtres  tombaient  en  grelot- 
tant; la  fumée  enti-ait  dans  la  chambre  avec 
des  débris  de  cartouches,  et  l'odeur  de  la  poudre 
remplissait  l'air. 

Moi,  les  cheveux  hérissés,  je  regardais,  et  je 
voyais  les  Croates  sur  leurs  grands  chevaux, 
debout  dans  la  fumée  grise,  bondir,  retomber 
et  rebondir,  comme  pour  grimper  sur  le  carré; 
et  ceux  de  derrière  arriver,  arriver  sans  cesse, 
hurlant  d'une  voix  sauvage  :  «  Forvertz!  for- 
ver  tz!  '  • 

«  Feu  du  second  rang  !  •  cria  le  commandant, 
au  milieu  des  hennissements  et  des  cris  sans 
fin. 

Il  avait  l'air  de  parler  dans  notre  chambre, 
tant  sa  voix  était  calme. 

Un  nouveau  coup  de  tonnerre  suivit;  et 
romme  le  crépi  tombait,  comme  les  tuiles  rou- 
laient des  toits,  comme  le  ciel  et  la  terre  sem- 
blaient se  confondre  ,  Lisbeth,  derrière  ,  dans 
la  cuisine ,  poussait  des  cris  si  perçants  que, 
même  à  travers  ce  tumulte ,  on  les  entendait 
comme  un  coup  de  sifflet. 

Après  les  feux  de  peloton  commencèrent  les 
feux  de  file.  On  ne  voyait  plus  que  les  fusils  du 
deuxième  rang  s'abaisser,  faire  feu  et  se  rele- 
ver, tandis  que  le  premier  rang ,  le  genou  à 

*  En  avant!  en  avant! 


terre,  croisait  la  baïonnette,  et  que  le  troisième 
chargeait  les  fusils  et  les  passait  au  second. 

Les  Croates  tourbillonnaient  avitour  du  carré, 
frappant  au  loin  de  leurs  grandes  lattes;  de 
temps  en  temps  un  chapeau  tombait,  quelque- 
fois l'homme.  Un  de  ces  Croates,  repliant  son 
cheval  sur  les  jarrets,  bondit  si  loin  qu'il  fran- 
chit les  trois  rangs  et  tomba  dans  le  carré  ;  mais 
alors  le  commandant  républicain  se  précipita 
sur  lui,  et  d'un  furieux  coup  de  pointe  le  cloua 
pour  ainsi  dire  sur  la  croupe  de  son  cheval  ;  je 
vis  le  républicain  retirer  son  sabre  rouge  jus- 
qu'à la  garde;  cette  vue  me  donna  froid;  j'al- 
lais fuir,  mais  j'étais  à  peine  levé, que  les  Groa- 
tes  firent  volte-face  et  partirent,  laissant  un 
grand  nombre  d'hommes  et  de  chevaux  sur  la 
place. 

Les  chevaux  essayaient  de  se  relever,  puis 
retombaient.  Cinq  ou  six  cavaliers,  pris  sous 
leur  monture,  faisaient  des  efforts  pour  déga- 
ger leurs  jambes;  d'autres  tout  sanglants  se 
traînaient  à  quatre  pattes,  levant  la  main  et 
criant  d'une  voix  lamentable  :  «  Pardônc,  Vran- 
çôse  !  *  »  dans  la  crainte  d'être  massacrés  ;  quel- 
ques-uns, ne  pouvant  endurer  ce  qu'ils  souf- 
fraient ,  demandaient  en  grâce  qu'on  les 
achevât.  Le  plus  grand  nombre  restaient  im- 
mobiles. 

Pour  la  première  fois  je  compris  bien  la  mort: 
ces  hommes  que  j'avais  vus  deux  minutes 
avant,  pleins  de  vie  et  de  force,  chargeant 
leurs  ennemis  avec  fureur,  et  bondissant 
comme  des  loups,  ils  étaient  là,  couchés  pêle- 
mêle,  insensibles  comme  les  pierres  du  chemin. 

Dans  les  rangs  des  Républicains  il  y  avait 
aussi  des  places  vides,  des  corps  étendus  sur  la 
face,  et  quelques  blessés,  les  joues  et  le  front 
pleins  de  sang;  ils  se  bandaient  la  tête,  le  fusil 
au  pied,  sans  quitter  les  rangs;  leurs  camarades 
les  aidaient  à  serrer  le  mouchoir  et  à  remettre 
le  chapeau  dessus. 

Le  commandant,  achevai  près  de  la  fontaine, 
la  corne  de  son  grand  chapeau  à  plumes  sur 
le  dos  et  le  sabre  au  poing,  faisait  serrer  les 
rangs;  près  de  lui  se  tenaient  les  tambours  en 
ligne,  et  un  peu  plus  loin,  tout  près  de  l'auge, 
la  cantinière  avec  sa  charrette.  On  entendait  les 
trompettes  des  Croates  sonner  la  retraite.  Au 
tournant  de  la  rue,  ils  avaient  fait  halte;  une 
de  leurs  sentinelles  attendait  là,  derrière  l'an- 
gle de  la  maison  commune;  on  ne  voyait  que 
la  tête  de  son  cheval.  Quelques  coups  de  fusil 
partaient  encore. 

«  Cessez  le  feu  !  »  cria  le  commandant. 

Et  tout  se  tut;  on  n'entendit  plus  que  la  troni' 
pette  au  loin. 

*  Pardon,  Français! 


14 


IIOMANS    NATIONAUX. 


La  canliuière  fit  alors  le  tour  des  rangs  à 
V'jnlérieur,  pour  verser  de  l'eau-de-vie  aux 
liommes,  tandis  que  sept  ou  huit  grands  gail- 
lards allaient  puiser  de  l'eau  à  la  fontaine,  dans 
leurs  gamelles,  pour  les  blessés,  qui  tous  de- 
mandaient à  boire  d'une  voix  pitoyable. 

Moi,  penché  hors  de  la  fenêtre,  je  regardais 
au  fond  de  la  rue  déserte,  me  demandant  si  les 
manteaux  rouges  oseraient  revenir.  Le  com- 
mandant regardait  aussi  dans  cette  direction, 
et  causait  avec  un  capitaine  appuyé  sur  la  selle 
de  son  cheval.  Tout  à  coup  le  capitaine  tra- 
versa le  carré,  écarta  les  rangs  et  se  précipita 
chez  nous  en  criant  : 

•  Le  maître  do  la  maison? 

—  Il  est  sorti. 

—  Eh  bien...  toi...  conduis-moi  dans  votre 
grenier...  vital  • 

Je  laissai  là  mes  salDots,  et  me  mis  à  grimper 
l'escalier  au  fond  do  l'allée  comme  un  écureuil. 

Le  capitaine  me  suivait.  En  haut,  il  vit  du 
premier  coup  d'oeil  l'échelle  du  colombier  et 
monta  devant  moi.  Dans  le  colombier  il  se 
posa  les  deux  coudes  au  bord  de  la  lucarne  un 
peu  basse,  se  penchant  pour  voir.  Je  regardais 
par-dessus  son  épaule.  Toute  la  route,  à  perte 
de  vue,  était  couverte  de  monde  :  de  la  cavale- 
rie ,  de  l'infanterie  ,  des  canons ,  des  caissons, 
des  manteaux  rouges,  des  pelisses  vertes,  des 
habits  blancs,  des  casques,  des  cuirasses ,  des 
files  de  lances  et  de  baïonnettes,  des  hgnes  de 
chevaux,  et  tout  cela  s'avançait  vers  le  village. 

«  C'est  une  armée  1  »  murmurait  le  capitaine 
à  voix  basse. 

Il  se  retourna  brusquement  pour  redescen- 
dre, mais  s'arrêtant  sur  une  idée,  il  me  montra 
le  long  du  village,  à  deux  portées  de  fusil,  une 
file  de  manteaux  rouges  qui  s'enfonçaient  dans 
un  repli  de  terrain  derrière  les  vergers. 

•  Tu  vois  ces  manteaux  rouges  ?  dit-il. 

—  Oui. 

—  Est-ce  qu'un  chemin  de  voiture  passe  là? 

—  Non,  c'est  un  sentier. 

—  El  ce  grand  ravin  qui  le  coupe  au  milieu, 
droit  devant  nous,  ^t-ce  qu'il  est  profond? 

—  Oh  !  oui. 

—  On  n'y  passe  jamais  avec  les  voitures  et  les 
charrues? 

—  Non,  on  ne  peut  pas.  • 

Alors,  sans  m'en  demander  davantage,  il  re- 
desci-ndil  l'échelle  à  reculons ,  aussi  vite  que 
possible,  et  se  jeta  dans  l'escalier.  Je  le  suivais; 
nous  fûmes  bientôt  en  bas ,  mais  nous  n'étions 
pas  encore  au  bout  de  l'allée,  que  l'approche 
d'une  masse  de  cavalerie  faisait  frémir  les  mai- 
sons. Malgré  cola,  le  capitaine  sortit ,  traversa 
la  place,  écaita  deux  hommes  dane  les  rangs 
et  disparut. 


Des  milliers  de  cris  brefs,  étranges,  KeniMa- 
bles  à  ceux  d'une  nuée  de  corbeaux  :  «  Houi- 
rahl  hourrah!  »  remplissaient  alors  la  rue  d'un 
bout  à  l'autre,  et  couvraient  presque  le  roule- 
ment sourd  du  galop. 

Moi,  tout  fier  d'avoir  conduit  le  capitaine 
dans  le  colombier,  j'eus  l'imprudence  de  m'a- 
vancer  sur  la  porte.  Les  houlans,  car  cette  fois 
c'étaient  des  houlans ,  arrivaient  comme  le 
vent,  la  lance  en  arrêt,  le  dolman  en  peau  de 
mouton  flottant  sur  le  dos,  les  oreilles  enfon- 
cées dans  leurs  gros  bonnets  à  poil,  les  yeux 
écarquillés,  lenez  comme eisfoui danslesmous- 
taches,  et  le  grand  pistolet  à  crosse  de  cuivre 
dans  la  ceinture.  Ce  fut  comme  une  vision.  Je 
n'eus  que  le  temps  de  me  jeter  en  arrière;  je 
n'avais  plus  une  goutte  de  sang  dans  les  veines, 
et  ce  n'est  qu'au  moment  où  la  fusillade  re- 
commença, que  je  me  réveillai  comme  d'un 
rêve,  au  fond  de  notre  chambre,  en  face  des 
fenêtres  brisées. 

L'air  était  obscurci,  le  carré  tout  blanc  do 
fumée.  Le  commandant  se  voyait  seul  derrière, 
immobile  sur  son  cheval .  près  de  la  fontaine  ; 
on  l'aurait  pris  pour  une  statue  de  bronze ,  à 
travers  ce  flot  bleuâtre,  d'où  jaillissaient  dus 
centaines  de  flammes  rouges.  Les  houlans , 
comme  d'immenses  sauterelles,  bondissaient 
tout  autour,  dardaient  leurs  lances  et  les  reti- 
rcient;  d'autres  lâchaient  leurs  grands  pistolets 
dans  les  rangs,  à  quatre  pas. 

11  me  semblaitque  le  carré  pliait;  c'était  vrai. 

•  Serrez  les  rangs!  tenez  ferme!  criait  le 
commandant  de  sa  voix  calme. 

—  Serrez  les  rangs!  serrez  1  »  répétaient  les 
olTiciers  de  distance  en  distance. 

Mais  le  carré  pliait,  il  formait  un  demi-cercle 
au  milieu;  le  centre  touchait  presque  à  la  fon- 
taine. A  chaquecoup  de  lance,  arrivait  laparade 
de  la  baïonnette  comme  l'éclair,  mais  quelque- 
fois l'homme  s'affaissait.  Les  Républicains  n'a- 
vaient plus  le  temps  de  recharger;  ils  ne 
tiraient  plus,  et  les  houlans  arrivaient  toujours, 
plus  nombreux,  plus  hardis,  enveloppant  le 
carré  dans  leur  tourbillon ,  et  poussant  déjà 
des  cris  de  triomphe,  car  ils  se  croyaient  vain-  ' 
queurs. 

Moi-même,  je  croyais  les  Républicains  perdus 
lorsque,  au  plus  fort  de  l'action ,  lecommandant, 
levant  son  chapeau  au  bout  de  son  sabre,  se 
mita  chanter  une  chanson  qui  vous  donnait  la 
chair  de  poule,  et  tout  le  bataillon,  comme  un 
seul  homme,  se  mit  à  clianter  avec  lui. 

En  un  clin  d'œil  tout  le  devant  du  carré  se 
redressa,  refoulant  dans  la  rue  toute  catte 
masse  de  cavaliers,  pressés  les  uns  contre  les 
autres,  avec  leurs  grandes  lances,  comme  les 
épis  dans  les'champs. 


.MADAME  THÉRÈSE. 


15 


Ou  aurait  dit  que  cette  chanson  rendait  les 
Républicains  furieux;  c'est  tout  ce  que  j'ai  vu 
de  plus  terrible  !  Et  depuis  j'ai  pensé  bien  des 
fois  que  les  hommes  acharnés  à  la  bataille  sont 
plus  féroces  que  les  bétes  sauvages. 

Mais  ce  qu'il  y  avait  encore  de  plus  affreux, 
c'est  que  les  derniers  rangs  de  la  colonne  au- 
trichienne, tout  au  bout  de  la  rue,  ne  voyant 
pas  ce  qui  se  passait  à  l'entrée  de  la  place  , 
avançaient  toujours  criant  :  «  Ilourrah!  hour- 
rali  I  »  de  sorte  que  ceux  des  premiers  rangs , 
poussés  par  les  baïonnettes  des  Républicains , 
elne  pouvant  plus  reculer,  s'agitaient  dans  une 
confusion  inexprimable  et  jetaient  des  cris  do 
détresse;  leurs  grands  chevaux,  piqués  aux 
naseaux,  se  dressaient  la  crinière  droite,  les 
yeux  hors  de  la  tête,  avec  des  hennissements 
grêles  et  des  ruades  épouvantables.  Je  voyais 
do  loin  ces  malheureux  houlans;  fous  de  ter- 
reur, se  retourner,  en  frappant  leurs  camarp,- 
des  du  manche  de  leurs  lances  pour  se  faire 
place,  et  détaler  comme  des  lièvres  le  longiies 
petites  cassines. 

Deux  minutes  après,  la  rue  était  vide.  Il  res- 
tait bien  encore  vingt-cinq  ou  trente  de  ces 
pauvres  diables ,  enfermés  dans  la  place.  Ils 
n'avaient  pas  vu  la  retraite  et  semblaient  tout 
déconcertés,  ne  sachant  par  où  fuir;  mais  ce 
fut  bientôt  fini  :  une  nouvelle  décliai'ge  les  cou- 
cha sur  le  dos,  sauf  deux  ou  trois  qui  s'enfon- 
cèrent dans  la  ruelle  des  Tanneurs. 

On  ne  voyait  plus  que  des  tas  de  chevaux  et 
d'hommes  morts  ;  le  sang  coulait  au-dessous  et 
suivait  notre  i-igole  jusqu'au  guévoir..-  - 

«  Cessez  le  feu  !  cria  le  commandant  pour  la 
seconde  fois;  chargez I  » 

Dans  le  môme  instant  neuf  heures  sonnaient 
à  l'église.  Le  village  en  ce  moment  n'est  pas  à 
d^pemdre;  les  maisons  criblées  de  balles,  les 
volets  pendant  à  leurs  gonds,  les  fenêtres  dé- 
foncées, les  cheminées  chancelantes,  la  rue 
pleine  de  tuiles  et  de  briques  fracassées,  les 
toils  des  hangars  percés  à  jour,  et  ce  tas  de 
nions,  ces  chevaux  bousculés,  se  débattafit  et 
saignant  :  on  ne  peut  se  le  figurer. 

Les  Républicains,  diminués  de  moitié,  leurs 
grands  chapeaux  penchés  sur  le  dos,  l'air  dur 
et  terrible,  attendaient  l'arme  au  bras.  Derrière, 
à  quelques  pas  de  notre  maison,  le  comman- 
dant délibérait  avec  ses  officiers.  Je  l'entendais 
très-bien  : 

«  Nous  avons  une  armée  autrichienne  devant 
nous,  disait-il  brusquement;  il  s'agit  de  tirer 
noti'e  peau  d'ici.  Dans  une  heure,  nous  aurons 
vingt  ou  trente  mille  hommes  sur  les  bras;  ils 
tourneront  le  village  avec  leur  infanterie,  et 
nous  serons  tous  perdus.  Je  vais  faire  battre  la 
retraite.  Quelqu'un  a-t-il  quelque  chose  à  dire  ? 


—  Non ,  c'est  bien  vu,  •  répondirent  les  au- 
tres. 

Alors  ils  s'éloignèrent,  et  deux  minutes  après, 
je  vis  un  grand  nombre  de  soldats  entrer  dans' 
les  maisons,  jeter  les  chaises,  les  tables,  les  ar- 
moires d£.horssurun  môme  las;  quelques-uns, 
du  haut  des  greniers,  jetaient  de  la  paille  et  du 
foin  ;  d'autres  amenaient  les  charrettes  et  les 
voitures  du  fond  des  hangars.  Il  ne  leur  fallut 
pas  dix  minutes  pour  avoir  à  l'entrée  de  la  rue 
une  barrière  haute  comme  les  maisons  ;  le  foin 
et  la  paille  étaient  au-dessus  et  au-dessous.  Le 
roulement  du  tambour  rappela  ceux  qui  fai- 
saient cet  ouvrage;  aussitôt  le  feu  se  mit  à 
grimper  de  brindille  en  brindille  jusqu'au  haut 
de  la  barricade,  balayant  les  toits  à  côté,  de  sa 
flamme  rouge,  et  répandant  sa  fumée  noire 
comme  une  voûte  immense  sur  le  village. 

De  grands  cris  s'entendirent  alors  au  loin;' 
des  coups  de  fusil  partirent  de  l'autre  côté;  mais 
on  ne  voyait  rien ,  et  le  commandant  donna 
l'ordre  de  la  retraite. 

Je  vis  ces  Républicains  défiler  devant  chez 
nous  d'un  pas  lent  et  ferme,  les  yeux  élince- 
lants,  les  baïonnettes  rouges,  les  mains  noires, 
les  joues  creuses.  Deux  tambours  marchaient 
derrière  sans  battre  ;  le  petit  que  j  avais  vu  dor- 
mir sous  notre  hangar  s'y  trouvait;  il  avait  sa 
caisse  sur  l'épaule  et  le  dos  plié  pour  marcher; 
do  grosses  larmes  coulaient  sur  ses  joues 
ronde8,,^^noircie8  par  la  fumée  de  la  poudre  ; 
son  camarade  lui  disait  :  •  Allons,  petit  Jean, 
du  courage  1  •  Mais  il  n'avait  pas  l'air  d'enten- 
dre. Horatius  Codés  avait  disparu  et  la  canli- 
niôre  aussi.  Je  suivis  celte  troupe  des  yeux  jus- 
qu'au détour  de  la  rue. 

Depuis  quelques  instants  le  tocsin  de  la  mai- 
son commune  sonnait ,  et  tout  au  loin  on  en- 
tendait des  voix  mélaucohques  crier  :  «  Au  feu! 
au  feul  • 

Je  regardai  vers  la  barricade  des  Républi- 
cains ;  le  feu  avait  gagné  les  maisons  et  mon- 
tait jusque  dans  le  ciel;  de  l'autre  côté,  un 
frémissement  d'armes  remplissait  la  rue,  et 
déjà,  sur  les  maisons  voisines,  de  longues  pi- 
ques noires  sortaient  des  lucarnes  pour  ren- 
verser l'échafaudage  de  l'incendie. 


IV 


Après  le  départ  des  Républicains,  il  se  passa 
bien  encore  un  quart  d'heure  avant  que  per- 
sonne ne  se  montrât  de  notre  côté  dans  la  rue. 
Toutes  les  maisons  semblaient  al)andonuées. 
De  l'autre  côté  de  la  barricade,  le  tumulte  aug- 


16 


ROMANS    NATIONAUX 


On  aurait  dit  que  cette  clianson  rendait  les  Républicains  furieux.  (Page  15.) 


mentait;  les  cris  des  gens  :  «  Au  feu',  au  feu!  » 
se  prolongeaient  d'une  façon  lugubre. 

J'étais  sorti  sous  le  hangar,  épouvanté  de 
l'incendie.  Rien  ne  bougeait;  on  n'entendait 
que  le  pétillement  du  feu  et  les  soupirs  d'un 
blessé  assis  contre  le  mur  de  notre  étable  ;  il 
avait  une  balle  dans  les  reins,  et  s'appuyait  sur 
les  deux  mains  pour  se  tenir  droit  :  c'était  un 
Croate  ;  il  me  regardait  avec  des  yeux  terribles 
et  désespérés.  Un  peu  plus  loin,  un  cheval, 
couché  sur  le  flanc,  balançait  sa  tête  au  bout 
de  son  long  cou,  comme  un  pendule. 

Et  comme  j'étais  là,  pensant  que  ces  Français 
devaient  être  de  fameux  brigands,  pour  nous 
briller  sans  aucune  raison,  un  faible  bruit  se 
fit  entendre  derrière  moi;  je  me  retournai,  et 
Je  vis  dans  l'ombre  du  hangar,  sous  les  brin- 


dilles de  paille  tombant  des  poutres,  la  porte 
delà  grange  entr'ouverle,  et  derrière, la  figure 
pâle  de  notre  voisin  Spick,  les  yeux  écarquil- 
lés.  Il  avançait  la  tête  doucement  et  prêtait 
l'oreille  ;  puis,  s'étant  convaincu  que  les  Répu- 
blicains venaient  de  battre  en  retraite,  il  s'é- 
lança dehors  en  brandissant  sa  hache  comme 
un  furieux,  et  criant  : 

«  Où  sont-ils,  ces  gueux  ?  où  sont-ils,  que  je 
les  extermine  tous  I 

— Ah  I  lui  dis-je,  ils  sont  partis;  mais,  en 
courant,  vous  pouvez  encore  les  rattraper  au 
bout  du  village.  » 

Alors  il  me  regarda  d'un  œil  louche,  et, 
voyant  que  j'étais  sans  malice,  il  courut  au 
feu. 

D'autres  portes  s'ouvraient  au  même  instant; 


MADAME    THÉRÈSE 


17 


L'oncle  s'agunuuiila.  ;['agf  19.; 


des  hommes  et  des  femmes  sortaient,  regar- 
daient, puis  levaient  les  mains  au  ciel,  en 
criant  :  «  Qu'ils  soient  maudits  1  qu'ils  soient 
maudits!  »  Et  chacun  se  dépêchait  d'aller  pren- 
dre son  baquet  pour  éteindre  le  feu. 

La  fontaine  fut  bientôt  encombrée  de  monde  ; 
il  n'y  avait  plus  assez  de  place  autour  ;  on  for- 
mait la  chaîne  des  deux  côtés,  jusque  dans  les 
allées  des  maisons  menacées.  Quelques  soldats, 
debout  sur  les  toits,  versaient  l'eau  dans  la 
flamme  ;  mais  tout  ce  qu'on  put  faire,  ce  fut  de 
préserver  les  maisons  voisines.  Vers  onze  heu- 
res, une  gerbe  de  feu  bleuâtre  monta  jusqu'au 
ciel  :  dans  le  nombre  des  voitures  entassées,  se 
trouvait  la  charrette  de  la  cantiniôre  ;  ses  deux 
tonnes  d'eau-de-vie  venaient  d'éclater. 

L'oncle  Jacob  était  aussi  dans  la  chaîne,  de 


l'autre  côté,  sous  la  garde  des  sentinelles  au- 
trichiennes; il  parvint  cependant  à  s'échapper 
en  traversant  une  cour,  et  rentra  chez  nous 
par  les  jardins. 

«  Seigneur  Dieu ,  s'écria-t-il ,  Fritzel  est 
sauvé  !  » 

Je  vis  en  celte  circonstance  qu'il  m'aimait 
beaucoup,  car  il  m'embrassa  en  me  demandant: 

«  Où  donc  étais-tu,  pauvre  enfant? 

— A  la  fenêtre,  »  lui  dis-je. 

Alors  il  devint  tout  pâle  et  s'écria  : 

«  Lisbethl  Lisbethl  » 

Mais  elle  ne  répondit  pas,  et  même  il  nous 
lut  impossible  de  la  trouver  ;  nous  allions  dans 
toutes  les  chambres,  regardant  jusque  sous  les 
lits,  et  nous  pensions  qu'elle  s'était  sauvée 
chez  quelque  voisine. 


13 


tii 


18 


ROMANS  NATIONAUX. 


Dans  cet  intervalle,  on  finit  par  se  rendre 
maître  du  feu,  et  tout  à  coup  nous  entendîmes 
les  Autrichiens  crier  dehors  :  «  Place...  place... 
En  arrière  !  » 

Eu  même  temps,  un  régiment  de  Croates 
passa  devant  chez  nous  comme  la  foudre.  Ils 
s'élançaient  à  la  poursuite  des  Ilépublicains  ; 
mais  nous  apprîmes  le  lendemain  qu'ils  étaient 
arrivés  trop  tard  ;  l'ennenii  ayait  gagné  les  bois 
de  Kothalps,  qui  s'étendent  jusque  derrière 
Pirmasens.  C'est  ainsi  que  nous  comprîmes 
enfin  pourquoi  ces  gens  avalent  barricadé  la 
rue  et  mis  le  feu  aux  maisons  :  ils  voulaient 
retarder  la  poursuite  de  la  cavalerie,  et  cela 
niontro  bien  leur  grande  expérience  dos  clioses 
de  la  guerre. 

Depuis  ce  moment  jusqu'à  cinq  heures  du 
soir,  deux  brigades'  autrichiennes  défilèrent 
dans  le  village  sous  nos  fenêtres  :  deshoulana, 
des  dragons,  des  hou^ards  ;  puis  des  canons, 
des  fourgons,  des  caissons;  puis,  vers  trois 
heures,  le  général  en  chef,  au  milieu  de  ses 
olRciers,  un  grand  vieillard  coilîé  d'un  tricorne 
et  vêtu  d'une  longue  polonaise  blanche,  telle- 
ment couverte  de  torsades  et  de  broderies  d'or, 
qu'à  côté  de  lui,  le  commandant  républicain, 
avec  son  chapeau  et  son  uniforme  râpés,  n'au- 
rait eu  l'air  que  d'un  simple  caporal. 

Le  bourgmestre  et  les  conseillers  d'Anslatt, 
en  habit  de  bure  à  largos  manches,  la  tête  dé- 
couverte, l'attendaient  sur  la  place.  Il  s'y  arrêta 
deux  minutes,  regarda  les  morts  entassés  au- 
tour de  la  fontaine,  et  demanda  : 

«  Combien  d'hommes  les  Français  étaient- 
ils? 

—  Un  bataillon,  Excellence,  »  répondit  le 
bourgmestre  courbé  en  demi-cercle. 

Le  général  ne  dit  rien.  Il  leva  son  tricorne 
et  poursuivit  sa  roule. 

Alors  arriva  la  seconde  brigade  :  des  chas- 
seurs tyroliens  en  tête,~avec  leurs  liabits  verts, 
leurs  chapeaux  noirs  à  bords  retroussés,  et 
leurs  petites  carabines  d'Insprtlck  à  balles  for- 
cées; puis  d'autre  infanterie  en  habit  blanc  et 
culotte  bleu  de  ciel,  les  grandes  guêtres  re- 
montant jusqu'au  genou;  puis  de  la  grosse  ca- 
valerie, des  hommes  de  six  pieds  enfermés 
dans  leurs  cuirasses,  et  dont  on  ne  voyait  que 
le  menton  et  les  longues  moustaches  rousses 
sous  la  visière  du  casque;  puis  enfln  les  grandes 
voitures  de  l'ambulance,  couvertes  de  toiles 
grises,  tendues  sur  des  cerceaux,  et  derrière 
les  éclopés,  les  traînards  et  les  poltrons. 

Les  chirurgiens  de  l'armée  firent  le  tour  de 
la  place.  Ils  relevèrent  les  blessés,  les  placèrent 
dans  leurs  voitures,  et  l'un  de  leurs  chefs,  un 
petit  vieillard  à  perruque  blanche,  dit  au  bourg- 
mestre en  montrant  le  reste  :      - 


•  Vous  ferez  enterrer  tout  cela  le  plus  tôt 
possible. 

— Pour  vous  rendre  mes  devoirs,  »  répondit 
le  bourgmestre  gravement. 

Enfin  les  dernières  voitures  partirent;  il  était 
environ  six  heures  du  soir.  La  nuit  était  ve- 
nue. L'oncle  Jacob  se  tenait  sur  le  seuil  de  la 
maison  avec  moi.  Devant  nous,  à  cinquante 
pas,  contre  la  fontaine,  tous  les  morts,  rangés 
sur  les  marches,  la  face  en  l'air  et  les  yeux 
écarquillés,  étaient  blancs  comme  de  la  cire, 
ayant  perdu  tout  leur  sang.  Les  femmes  et  les 
enfants  du  village  se  promenaient  autour. 

Et  comme  le  fossoyeur'  JelTor  avec  ses  deux 
garçons,  Karl  et  Ludwig,  arrivaient  la  pioche 
sur  l'épaule,  le  bourgmestre  leur  dit  : 

«  Vou's  prendrez  douze  hommes  avec  vous, 
et  vous  ferez  une  grande  fosse  dans  la  prairie 
du  WoHlhal  pour  tout  ce  monde-là;  vous 
m'entendez?  Et  tous  ceux  qui  ont  des  charrettes 
et  des  tombereaux  devront  les  prêter  avec  leur 
attelage,  car  c'est  un  service  public.  » 

Jelfer  inclina  la  tête  et  se  rendit  tout  de  suite 
à  la  prairie  du  Wolftlial,  avec  ses  deux  garçons 
et  les  hommes  qu'il  avait  choisis. 

«  Il  faut  pourtant  bien  que  nous  retrouvions 
Lisbeth,  »  me  dit  alors  l'oncle. 

Nous  recommençîuues  nos  recherches  du 
grenier  à  la  cave,  et  seulement  à  la  fin,  comme 
nous  allions  remonter,  nous  vîmes  derrière 
notre  tonne  de  choucroute,  entre  les  deux  sou- 
piraux, un  paquet  de  linge  dans  l'ombre,  que 
l'oncle  se  mil  à  secouer.  Aussitôt  Lisbeth,  d'une 
voix  plaintive,  s'écria  : 

«  Ne  me  tuez  pas!  Au  nom  du  ciel,  ayez  pitié 
de  moi  I 

— Lève-toi,  dit  l'oncle  avec  bonté  ;  tout  est 
fini!  » 

Mais  Lisbeth  était  encore  si  troublée,  qu'elle 
avait  de  la  peine  à  mettre  un  pied  devant  l'au- 
tre, et  qu'il  me  fallut  la  conduire  en  haut  par 
la  main,  comme  une  enfant.  Alors,  revoyant  le 
jour  dans  sa  cuisine,  elle  s'assit  au  coin  de 
l'dlre  et  fondit  en  larmes,  priant  et  remerciant 
le  Seigneur  do  l'avoir  sauvée;  ce  qui  prouve 
bien  que  les  vieilles  gens  tiennent  à  la  vie  au- 
tant que  les  jeunes. 

Les  heures  de  désolation  qui  suivirent,  et  le 
mouvement  que  dut  se  donner  l'oncle  pour  se 
rendre  à  l'appel  de  tous  les  malheureux  qui 
réclamaient  ses  soins  resteront  toujours  pré- 
sents à  ma  mémoire.  Il  ne  se  passait  pas  d'ins- 
tant qu'une  femme  ou  bien  un  enfant  n'entrât 
chez  nous  en  s'écriant  : 

«  Monsieur  le  docteur...  bien  vite...  qu'il 
vienne!  mon  mari...  mon  frère...  ma  sœur 
sont  malades!  » 

îi'un  avait  été  blessé,  l'autre  était  devenu 


MADAME  THÉRÈSE. 


19 


comme  fou  de  peur;  l'autre,  étendu  tout  do 
son  long,  ne  donnait  plus  signe  de  vie. 
L'oncle  ne  pouvait  être  partout. 

•  Vous  le  trouverez  dans  telle  maison,  di- 
sais-je  à  ces  malheureux;  dépêchez-vous.  » 

Et  ils  partaient. 

Ce  n'est  que  bien  tard,  vers  dix  heures,  qu'il 
revint  enfin.  Lisbeth  s'était  un  peu  remise;  elle 
avait  fait  du  feu  sur  l'âtre  et  dressé  la  table 
comme  à  l'ordinaire;  mais  le  crépi  du  plafond, 
les  éclats  de  vitres  et  de  bois  couvraient  encore 
le  plancher.  C'est  au  milieu  de  tout  cela  que 
nous  nous  assîmes  à  table,  et  que  nous  man- 
geâmes en  silence. 

De  temps  en  temps,  l'oncle  relevait  la  tête, 
regardant  sur  la  place  les  torches  qui  se  pro- 
menaient autour  des  moris,  les  charrettes 
noires  qui  stationnaient  devant  la  fontaine, 
avec  leurs  petits  bidets  du  pays,  les  fossoyeurs, 
les  curieux,  tout  cela  dans  les  ténèbres.  Il  ob- 
servait ces  choses  gravement,  et  tout  à  coup, 
vers  la 'fin  du  repas,  il  se  prit  à  me  dire,  la 
main  étendue  : 

«  Voilà  la  guerre,  Fritzel!  Regarde,  et  sou- 
viens-toi!.,. Oui,  voilà  la  guerre  :  la  mort  et  la 
destruction,  la  fureur  et  la  haine,  l'oubU  de 
tous  sentitnents  humains.  Quand  le  Seigneur 
nous  frappe  de  ses  malédictions,  quand  il  nous 
envoie  la  peste  et  la  famine,  au  moins  ce  sont 
des  fléaux  inévitables  décrétés  par  sa  sagesse  ; 
mais  ici,  c'est  l'homme  lui-même  qui  décrète 
la  misère  contre  ses  semblables,  et  c'est  lui  qai 
porte  au  loin  ses  ravages  sans  pitié. 

«  Hier,  nous  étions  en  paix,  nous  ne  deman- 
dions rien  à  personne,  nous  n'avions  pas  fait 
de  mal,  et  tout  à  coup  des  hommes  étrangers 
sont  venus  nous  frapper,  nous  ruiner  et  nous 
détrufre.  Ah!  qu'ils  soient  maudits,  ceux  qui 
provoquent  de  tels  malheurs  par  esprit  d'imlà- 
lion;  qu'ils  soient  l'exécration  des  siècles! 

«  Fritzel,  souviens-toi  de  cela;  c'est  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  abominable  sur  la  terre.  Des 
hommes  qui  ne  se  connaissent  pas,  qui  ne  se 
sont  jamais  vus,  et  qui  tout  à  coup  se  précipi- 
tent les  uns  sur  les  autres  pour  se  déchirer! 
Cela  spul  devrait  nous  faire  croire  en  Dieu,  car 
il  faut  un  vengeur  de  telles  iniquités.  • 

Ainsi  parla  l'oncle  gravement;  il  était  très- 
ému;  et  moi,  la  tète  baissée,  j'écoulais,  rete- 
nant chacune  de  ses  paroles  et  les  gravant  dans 
ma  mémoire. 

Comme  nous  étions  ainsi  depuis  une  demi- 
heure,  une  sorte  de  dispute  s'éleva  dehors,  sur 
la  place  ;  nous  entendîmes  un  chien  gronder 
sourdement,  et  la  voix  de  notre  voisin  Spick 
(lire  d'un  air  irrité  : 

•  Atlcnds. . .  attends. . .  gueux  du  (;hi(;n ,  je  vais 
te  donner  un  coup  de  pioche  sur  la  nuque.  Ça, 


c'est  encore  un  animal  de  la  môme  espèce  que 
ses  maîtres  :  ça  vous  paye  avec  des  assignats  et 
des  coups  de  dents;  mais  il  tombe  mal!  • 

Le  chien  grondait  plus  fort. 

Et  d'autres  voix  disaient  au  miheu  du  silence 
de  la  nuit  : 

•  C'est  drôle  tout  de  même...  Voyez...  il  ne 
veut  pas  quitter  cette  femme...  Peut-être  qu'elle 
n'est  pas  tout  à  fait  morte.  » 

Alors  l'oncle  se  leva  brusquement  et  sortit. 
Je  le  suivis. 

Rien  de  plus  terrible  à  voir  que  les  morts 
sous  le  reflet  rouge  des  torches.  Il  ne  faisait 
pas  de  vent,  mais  la  flamme  se  balançait  tout 
de  même,  et  tous  ces  êtres  pâles,  avec  leurs 
yeux  ouverts,  semblaient  remuer. 

«  Pas  mortel  criait  Spick,  est-ce  que  tu  es 
fou,  Jeffer?  Est-ce  que  tu  crois  en  savoir  plus 
que  les  chirurgiens  de  l'armée?  Non...  non... 
elle  a  reçu  son  compte...  et  c'est  bien  fait  !  c'est 
cette  femme  qui  m'a  payé  mon  eau-de-vie  avec 
du  papier.  Allons,  ôtez-vous  de  là,  que  j'as- 
somme le  chien  et  que  ça  finisse  ! 

— Qu'est-ce  qui  se  passe  donc?  •  dit  alors 
l'oncle  d'une  voix  forte. 

Et  tous  ces  gens  se  reioumèrent  comme  ef- 
frayés. 

Le  fossoyeur  se  découvrit,  deux  ou  trois  au- 
tres s'écarlèrent,  et  nous  vîmes  sur  les  marches 
de  la  fontaine  la  cantinière  étendue,  blanche 
comme  la  neige,  ses  beaux  cheveux  noirs  dé- 
roulés dans  une  mare  de  sang,  sa  petite  tonne 
encore  sur  la  hanche,  et  les  mains  pâles  jetées 
à  droite  et  à  gauche  sur  la  pierre  humide  où 
coulait  l'eau.  Plusieurs  autres  cadavres  l'entou- 
raient, et  le  chien  caniche  que  j'avais  vu  le  ma- 
ûn  avec  le  petit  tambour,  les  poils  du  dos  hé- 
rissés, les  yeux  étincelantsel  les  lèvres  frémis- 
santes, debout  à  ses  pieds  grondait  etfrissonnait 
en  regardant  Spick. 

Malgré  son  grand  courage  et  sa  pioche,  le 
cabaretier  n'osait  approcher,  car  il  était  facile 
de  voir  que  s'il  manquait  son  coup,  cet  animal 
lui  sauterait  à  la  gorge. 

«  Qu'est-ce  que  c'est?  répéta  l'oncle. 

— Parce  que  ce  chien  reste  là,  fit  Spick  en  rica- 
nant, ils  disent  que  la  femme  n'est  pas  morte. 

—Ils  ont  raison,  dit  l'oncle  d'un  ton  brus- 
que; certains  animaux  ont  plus  de  cœur  et  d'es- 
prit que  certains  hommes.  Ote-loi  do  là.  » 

H  l'écarta  du  coude  et  s'avança  droit  vers  la 
femme' en  se  courbant.  Le  chien,  au  lieu  de 
sauter  sur  lui,  parut  s'apaiser  et  le  laissa  faire. 
Tout  le  mondé  s'était  approché;  l'oncle  s'age- 
nouilla, découvrit  le  sein  de  la  femme  et  lui 
mit  la  main  sur  le  cœnr.  On  se  taisait;  le  si- 
lence était  profond.  Cela  durait  depuis  près 
d'une  minute,  lorsque  Spick  dit  : 


20 


ROMANS   NATIONAUX. 


«  Hé  !  hé  !  hé  I  qu'on  l'enterre,  n'est-ce  pas, 
'      monsieur  le  docteur?  » 

L'oncle  se  leva,  les  sourcils  froncés,  et,  re- 
gardant cet  homme  en  face,  du  haut  en  bas  : 

«  Malheureux  !  lui  dit-il,  pour  quelques  me- 
sures d'eau-de-vie  que  cette  pauvre  femme  t'a 
payées  comme  elle  pouvait,  tu  voudrais  main- 
tenant la  voir  morte,  et  peut-être  enterrée 
vive! 

— Monsieur  le  docteur,  s'écria  le  caharetier 
en  se  redressant  d'un  air  d'arrogance,  savez- 
vous  qu'il  y  a  des  lois,  et  que... 

—  Tais-toi,  interrompit  l'oncle,  ton  action 
est  infâme  1  » 

Et,  se  tournant  vers  les  autres  : 

•  Jeffer,  dit-il,  transporte  cette  femme  dans 
ma  maison;  elle  vit  encore.  » 

Il  lança  sur  Spick  un  dernier  regard  d'indi- 
gnation, tandis  que  le  fossoyeur  et  ses  fils  pla- 
çaient la  cantinière  sur  le  brancard.  On  se  mit 
en  marche;  le  chien  suivait  l'oncle,  serré  contre 
sa  jambe.  Quant  au  cabaretier,  nous  l'enten- 
dions répéter  derrière  nous,  près  de  la  fon- 
taine, d'un  ton  moqueur  : 

«  La  femme  est  morte  ;  ce  médecin  en  sait 
autant  que  ma  pioche  !  La  femme  est  finie.... 
qu'on  l'enterre  aujourd'hui  ou  demain,  cela 
ne  fait  rien  à  la  chose,...  On  verra  lequel  de 
nous  deux  avait  raison.  » 

Gomme  nous  traversions  la  place,  je  vis  le 
mauser  et  Koffel  qui  nous  suivaient,  ce  qui  me 
soulagea  le  cœur,  car,  depuis  la  nuit,  une  sorte 
de  frayeur  s'était  emparée  de  moi,  surtout  en 
face  des  morts,  et  j'étais  content  d'être  avec 
beaucoup  de  monde. 

Le  mauser  marchait  devant  le  brancard,  une 
grosse  torche  à  la  main  ;  Koppel,  près  de  l'on- 
cle, semblait  grave. 

•  Voilà  de  terribles  choses,  monsieur  le  doc- 
teur, dit-il  en  marchant. 

—  Ah!  c'est  vous,  Koffel  !  fit  l'oncle. Oui,  oui, 
le  génie  du  mal  est  dans  l'air,  les  esprits  des 
ténèbres  sont  déchaînés  !  » 

Nous  entrions  alors  dans  la  petite  allée  rem- 
plie de  plâtras;  le  mauser,  sarrêtant  sur  le 
seuil,  éclaira  Jeffer  et  ses  fils,  qui  s'avançaient 
d'un  pas  lourd.  Nous  les  suivîmes  tous  dans  sa 
chambre,  et  le  taupier,  levant  sa  torche,  s'écria 
d'un  ton  solennel  : 

•  Où  sont-ils,  les  jours  de  tranquillité,  les 
instants  de  paix,  de  repos  et  de  confiance  après 
le  travail...,  où  sont-ils,  monsieur  le  docteur? 
Ah!  ils  se  sont  envolés  par  toutes  ces  ouver- 
tures. » 

Alors  seulement  je  vis  bien  l'air  désolé  de 
noire  vieille  chambre,  les  vitres  brisées,  dont 
les  éclats  tranchants  et  les  pointes  étiucelantes 
se  découpaient  sur  le  fond  noir  des  ténèbres; 


je  compris  les  paroles  du  mauser,  et  je  pensai 
que  nous  étions  malheureux. 

«  Jeffer,  déposez  cette  femme  sur  mon  lit, 
dit  l'oncle  avec  tristesse;  il  ne  faut  pas  que 
nos  propres  misères  nous  fassent  oublier  que 
d'autres  sont  encore  plus  malheureux  que 
ims.  • 

Et  se  tournant  vers  le  taupier  : 

«  Vous  resterez  pour  m'éclairer,  dit-il,  et 
Koffel  m'aidera.  • 

Le  fossoyeur  et  ses  fils  ayant  posé  leur  bran- 
card sur  le  plancher,  placèrent  la  femme  sur  le 
lit  au  fond  de  l'alcôve.  Le  mauser,  dont  les 
joues  couleur  de  brique  prenaient  aux  reflets 
de  la  torche  des  teintes  pourpres,  les  éclairait. 

L'oncle  remit  quelques  kreutzers  à  Jeffer, 
qui  sortit  avec  ses  garçons. 

La  vieille  Lisbeth  était  venue  voir;  son  men- 
ton tremblotait,  elle  n'osait  approcher,  et  je 
l'entendais  qui  récitait  l'Ave  Maria  tout  bas.  Sa 
frayeur  me  gagnait  lorsque  l'oncle  s'écria  : 

«  Lisbeth,  à  quoi  pcnses-tu  donc?. Au  nom 
du  ciel,  es-tu  folle?  Cette  femme  n'est-elle  pas 
comme  toutes  les  femmes,  et  ne  m'as-tu  paa 
aidé  cent  fois  dans  mes  opérations?  Allons,  a'.- 
lons....  maintenant  la  folie  reprend  le  desous- 
Va,...  chauffe  de  l'eau;  c'est  tout  ce  que  je  puis 
espérer  de  toi.  • 

Le  chien  s'était  assis  devant  l'alcôve,  et  re- 
gardait, à  travers  ses  poils  frisés,  la  femme 
étendue  sur  le  lit,  immobile  et  pâle  comme 
une  morte. 

«  Fritzel,  me  dit  l'oncle,  ferme  les  volets, 
nous  aurons  moins  d'air.  Et  vous,  Koffel,  faites 
du  feu  dans  le  fourneau,  car  d'obtenir  quelque 
chose  maintenant  de  Lisbeth,  il  n'y  faut  pas 
penser.  Ah!  si  parmi  tant  de  misères,  nous 
avions  encore  le  bon  esprit  de  rester  un  peu 
calmes  !  Mais  il  faut  que  tout  s'en  mêle  :  quand 
le  diable  est  en  route,  on  ne  sait  plus  où  il 
s'arrêtera.  • 

Ainsi  parla  l'oncle  d'un  air  désolé.  Je  courus 
fermer  les  volets,  et  j'entendis  qu'il  les  accro- 
chait à  l'intérieur.  En  regardant  vers  la  fon- 
taine, je  vis  que  deux  nouvelles  charrettes  de 
morts  partaient.  Je  rentrai  tout  grelottant. 

Koffel  venait  d'allumer  le  feu,  qui  pétillait 
dans  le  poêle  ;  l'oncle  avait  déployé  sa  trousse 
sur  la  table;  le  mauser  attendait,  regardant  ces 
mille  petits  couteaux  reluire. 

L'oncle  prit  une  sonde  et  s'approcha  du  lit, 
écartant  les  rideaux  ;  le  mauser  et  Koffel  le  sui- 
vaient. Alors  une  grande  curiosité  me  poussa 
et  j'allai  voir  :  la  lumière  de  la  chandelle  rem- 
plissait toute  l'alcôve;  la  femme  était  nue  jus- 
qu'à la  ceinture,  l'oncle  venait  de  lui  découper 
ses  vêtements;  Koffel,  avec  une  grosse  éponge, 
lui  lavait  la  poitrine  et  les  seins  couveris  d'un 


MADAME  THERESE. 


21 


sang  noir.  Le  chien  regardait  toujours,  il  ne 
bougeait  pas.  Lisbeth  était  aussi  revenue  danb 
la  chambre;  elle  me  tenait  par  la  main  et  mar- 
mottait je  ne  sais  quelle  prière.  Dans  l'alcôve, 
personne  ne  parlait,  et  l'oncle,  entendant  la 
vieille  servante,  lui  cria  vraiment  fâché  : 

«  Veux-tu  bien  te  taire,  vieille  folle  I  Allons, 
mauser,  allons,  relevez  le  bras. 

—  Une  belle  créature,  dit  le  mauser,  et  bien 
jeune  encore. 

—  Comme  elle  est  pâle  !  •  fit  Koffel.i 

Je  me  rapprochai  davantage,  et  je  vis  la 
femme,  blanche  comme  la  neige ,  les  seins 
droits,  la  tête  rejetée  en  arrière,  ses  cheveux 
noirs  déroulés.  Le  mauser  lui  tenait  le  bras 
en  l'air,  et  au-dessous,  entre  le  sein  et  l'ais- 
selle, apparaissait  une  ouverture  bleuâtre  d'où 
coulaient  quelques  gouttes  de  sang.  L'oncle 
Jacob,  les  lèvres  serrées,  sondait  cette  bles- 
sure; la  sonde  ne  pouvait  entrer.  En  ce  mo- 
ment, je  devins  tellement  attentif,  n'ayant 
jamais  rien  vu  de  pareil,  que  toute  mon  âme 
était  au  fond  de  cette  alcôve  ,  et  j'entendis 
l'oncle  murmurer:  «  C'est  étrange!  » 

Au  môme  instant  la  femme  exhala  un  long 
soupir,  et  le  chien,  qui  s'était  tu  jusqu'alors, 
se  prit  à  pleurer  d'une  voix  si  lamentable  et 
si  douce ,  qu'on  aurait  dit  un  être  humain; 
les  chev>;ux  m'en  dressaient  sur  la  tête.  Le 
mauser  s'écria  : 

«  Tais-toi!  » 

Le  chien  se  tut,  et  l'oncle  dit  : 

•  Relevez  donc  le  bras,  mauser.  Koffel,  pas- 
sez ici  et  soutenez  le  corps.  » 

Koffel  passa  derrière  le  lit  et  prit  la  femme 
par  les  épaules;  aussitôt  la  sonde  entra  bien 
loin. 

La  femme  fit  entendre  un  gémissement,  et 
le  chien  gronda. 

«  Allons,  s'écria  l'oncle,  elle  est  sauvée.  Te- 
nez, Koffel,  voyez,  la  balle  a  glissé  sur  les 
côtes,  elle  est  ici  sous  l'épaule;  la  sentez- 
vous? 

— Très-bien. 

L'oncle  sortit,  et  me  voyant  sous  le  rideau, 
il  s'écria  : 

«  Que  fais-tu  là? 

— Je  regarde. 

— Bon ,  maintenant ,  il  regarde  !  Il  est  dit 
que  tout  doit  aller  de  travers.  • 

Il  prit  un  couteau  sur  la  table  et  rentra. 

Le  chien  me  regardait  de  ses  yeux  luisants, 
ce  qui  m'inquiétait. 

Tout  à  coup  la  femme  jeta  un  cri,  et  l'oncle 
dit  d'un  ton  joyeux  : 

«  La  voici!  c'est  une  balle  de  pistolet.  La 
malheureuse  a  perdu  beaucoup  de  sang,  mais 
elle  en  reviendra. 


— C'est  pendant  la  grande  charge  des  uhians 
qu'elle  aura  reçu  cela,  dit  Koffel;  j'étais  chez 
!e  vieux  Kraëmer,  au  premier;  je  nettoyais  son 
horloge,  et  j'ai  vu  qu'ils  tiraient  en  arrivant. 

—  C'est  possible,  »  répondit  l'oncle,  qui  seu- 
lement alors  eut  l'idée  de  regarder  la  femme. 

Il  prit  le  chandelier  de  la  main  du  mauser, 
et,  debout  derrière  le  lit,  il  contempla  quelques 
secondes  cette  malheureuse  d'un  air  rêveur. 

«  Oui ,  fit-il ,  c'est  une  belle  femme  et  une 
noble  tête  !  Quel  malheur  que  de  pareilles 
créatures  suivent  les  armées  !  Ne  serait-il  pas 
bien  mieux  de  les  voir  au  sein  d'une  honnête 
famille,  entourées  de  beaux  enfants,  auprès 
d'un  brave  homme,  dont  elles  feraient  le  bon- 
heur! Quel  dommage!  Enfin...  puisque  c'est  la 
volonté  du  Seigneur.  » 

Il  sortit,  appelant  Lisbeth. 

«  Tu  vas  chercher  une  de  tes  chemises  pour 
cette  femme,  lui  dit-il,  et  tu  la  lui  mettras  toi- 
même.  —  Mauser,  Koffel,  venez;  nous  allons 
prendre  un  verre  de  vin  ,  car  cette  journée  a 
été  rude  pour  tous.  » 

Il  descendit  lui-même  à  la  cave,  et  en  revint 
au  moment  où  la  vieille  servante  arrivait  avec 
sa  chemise.  Lisbeth,  voyant  que  la  cantinière 
n'était  pas  morte  ,  avait  repris  courage;  elle 
entra  dans  l'alcôve  et  tira  les  rideaux,  pendant 
que  l'oncle  débouchait  la  bouteille  et  ouvrait  le 
buffet  pour  y  prendre  des  verres.  Le  mauser  et 
Koffel  paraissaient  contents.  Je  m'étais  aussi 
rapproché  de  la  table  encore  servie,  et  nous 
finîmes  de  souper. 

Le  chien  nous  regardait  de  loin  ;  l'oncle  lui 
jota  quelques  bouchées  de  pain,  qu'D  ne  voulut 
pas  prendre. 

En  ce  moment  une  heure  sonnait  à  l'église. 

.  C'est  la  demie,  dit  Koffel. 

—  Non,  c'est  une  heure;  je  crois  qu'il  serait 
temps  de  nous  coucher,  »  répondit  le  mauser. 

Lisbeth  sortait  de  l'alcôve;  tout  le  monde 
alla  voir  la  femme  vêtue  de  sa  chemise  ;  elle 
semblait  dormir.  Le  chien  s'était  posé  sur  les 
pattes  de  devant,  au  bord  du  lit,  et  regardait 
aussi.  L'oncle  lui  passa  la  main  sur  la  tête  en 
disant  : 

«  Va,  ne  crains  plus  rien;  elle  en  reviendra,., 
je  t'en  réponds!  • 

Et  ce  pauvre  animal  semblait  le  comprendre; 
il  gémissait  avec  douceur. 

Enfin  on  ressortit. 

L'oncle,  avec  la  chandelle,  reconduisit  Koffel 
et  le  mauser  jusque  dehors,  puis  il  rentra  et 
nous  dit  : 

«  Allez  vous  coucher  maintenant,  il  est 
temps. 

—  Et  vous ,  monsieur  le  docteur?  demanda 
la  vieille  servante. 


22 


ROMANS  NATIONAUX. 


—  Moi,  je  veille...  cette  femme  est  en  danger, 
et  l'on  peut  aussi  m'appeler  dans  le  village.  • 

11  alla  remettre  une  bûche  au  fourneau,  et 
s'étendit  derrière,  dans  le  fauteuil,  en  roulant 
•  un  bout  de  papier  pour  allumer  sa  pipe. 

Lisbeth  et  moi  nous  montcâmes  chacun  dans 
notre  chambre  ;  mais  ce  ne  fut  que  bien  tard 
qu'il  me  fut  possible  de  dormir,  malgré  ma 
grande  fatigue,  car  de  demi-heure  en  demi- 
heure,  le  roulement  d'une  charrette  et  le  reflet 
des  torches  sur  les  vitres  m'avertissaient  qu'il 
passait  encore  des  morts. 

Enfin  au  petit  jour, tousces  bruits  cessèrent, 
et  je  m'endormis  profondément. 


C'est  le  lendemain  qu'il  aurait  fallu  voir  le 
village,  lorsque  chacun  voulut  reconnaître  ce 
qui  lui  restait  et  ce  qui  lui  manquait,  et  qu'on 
s'aperçut  qu'un  grand  nombre  de  Républicains, 
de  uhlans  et  de  Croates  avaient  passé  par  der- 
rière dans  les  maisons ,  et  qu'ils  avaient  tout 
vidé!  C'est  alors  que  l'indignation  fut  univer- 
selle, et  que  je  compris  combien  le  mauser 
avait  eu  raison  de  dire  :  '•  Maintenant  les  jours 
de  calme  et  de  paix  se  sont  envolés  par  ces 
trous!  » 

Toutes  les  portes  et  les  fenêtres  étaient  ou- 
vertes pour  voir  le  dégât,  toute  la  rue  était 
encombrée  de  meubles,  de  voitures,  de  bétail, 
et  de  gens  qui  criaient:  «  Ah!  les  gueux...  Ahl 
les  brigands...  ils  ont  tout  pris!  » 

L'un  cherchailses  canards,  l'autre  ses  poules; 
l'autre,  en  regardant  sous  son  lit,  trouvait  une 
vieille  paire  de  savates  à  la  place  de  ses  bottes; 
l'autre,  en  regardant  dans  sa  cheminée,  où  pen- 
daient la  veille  au  malin  des  andouilles  et  des 
bandes  de  lard,  la  voyait  vide,  et  entrait  dans 
une  fureur  terrible;  les  femmes  se  désolaient 
en  levant  les  mains  au  ciel,  et  les  filles  sem- 
blaient consternées. 

Et  le  beurre,  et  les  œufs  ,  et  le  tabac,  et  les 
pommes  de  terre,  et  jusqu'au  linge,  tout  avait 
été  pillé  ;  plus  on  regardait ,  plus  il  vous  man- 
quait de  choses. 

La  plus  grande  colère  des  gens  se  tournait 
contre  les  Croates  ;  car,  après  le  passage  du 
général,  n'ayant  plus  rien  à  craindre  des  plain- 
tes qu'on  pourrait  faire,  ils  s'étaient  précipités 
dans  les  maisons,  comme  une  bande  de  loups 
affamés,  et  Dieu  sait  ce  qu'il  avait  fallu  leur 
donner  pour  les  décider  à  partir,  sans  compter 
ce  qu'ils  avaient  pris. 

C'est  pourtantbien  malheureux  que  la  vieille 


Allemagne  ait  des  soldats  plus  à  craindre  pour 
elle  que  les  Français.  Le  Seigneur  nous  pré- 
serve d'avoir  encore  besoin  de  leur  secours  ! 

Nous  autres  enfants,  Hans  Aden,  Frantz  Sé- 
pel.  Nickel,  Johann  et  moi,  nous  allions  de 
porte  en  porte,  regardant  les  tuiles  cassées, 
les  volets  brisés,  les  hangars  défoncés,  et  ra- 
massant les  guenilles  ,  les  papiers  de  cartou- 
ches, les  balles  aplaties  le  long  des  murs. 

Ces  trouvailles  nous  réjouissaient  tellement, 
que  pas  un  n'eut  l'idée  de  rentrer  avant  la  nuit 
close. 

Vers  deux  heurs,  nous  fîmes  la  rencontre  de 
Zaphéri  Schmouck,  le  fils  du  vannier,  qui  re- 
dressait sa  tête  rousse  et  semblait  plus  fier  que 
d'habitude.  Il  tenait  quelque  chose  caché  sous 
sa  blouse;  et  comme  nous  lui  demandions: 
«  Qu'est-ce  que  tu  as?  il  nous  fit  voir  la  crosse 
d'un  grand  pistolet  de  uhlan. 

Alors  toute  la  bande  le  suivit. 

Il  marchait  au  milieu  de  nous  comme  un 
général,  et  à  chaque  nouvelle  rencontre,  nous 
disions  :  «  Il  a  un  pistolet  !  »  Le  nouveau  venu 
se  joignait  à  la  troupe. 

Nous  n'aurions  pas  quitté  Schmouck  pour 
un  empire;  il  nous  semblait  que  la  gloire  de 
son  pistolet  rejaillissait  sur  nous. 

Voilà  bien  les  enfants ,  et  voilà  bien  les 
hommes! 

Chacun  de  nous  se  vantait  des  dangers  qu'il 
avait  courus  pendant  la  grande  bataille  : 

«  J'ai  entendu  siiïler  les  balles,  disait  Frantz 
Sépel,  deux  sont  entrées  dans  notre  cuisine. 

—  Moi,  j'ai  vu  galoper  le  génércl  des  uhlans 
avec  son  bonnet  rouge,  criait  Hans  Aden;  c'est 
bien  plus  terrible  que  d'entendre  siffler  les 
balles.  » 

Ce  qui  m'enorgueillissait  le  plus,  c'était  que 
le  commandant  républicain  m'avait  donné  de 
la  galette  en  disant  :  «  Avale-moi  ça  hardi- 
ment! »  Je  me  trouvais  digno  d'avoir  un  pis- 
tolet comme  Zaphéri  :  mais  personne  ne  voulait 
me  croire. 

Schmouck,  en  passant  devant  le  perron  de 
la  maison  commune,  s'écria  : 

«  Venez  voir!  • 

Nous  montâmes  le  grand  escalier  derrière 
lui,  et  devant  la  porte  du  conseil,  percée  d'une 
ouverture  carrée,  grande  comme  la  main,  il 
nous  dit  : 

«  Regardez...  les  habits  des  morts  sont  là!... 
Le  père  Jefler  et  M.  le  bourgmestre  les  ont 
conduits  là  ce  matin,  dans  une  charrette.  » 

Et  nous  restâmes  plus  d'une  heure  à  con- 
templer ces  habits,  nous  grimpant  l'un  à  l'autre 
sur  les  épaules  et  soupirant  :  «  Laisse-moi  donc 
aussi  regarder,  Hans  Aden...  c'est  mon  tour!» 

Ces  habits  étaient  entassés  au  milieu  de  la 


MADAME  THÉRÈSE. 


23 


grande  salle  déserte,  sous  la  lumière  grise  de 
deux  hautes  fenêtres  grillées.  Il  y  avait  des 
chapeaux  républicains  et  des  bonnets  de  uhlans, 
des  baudriers  et  desgibernes,  des  habits  bleus  et 
des  manteaux  rouges,  des  sabres  et  des  pisto- 
lets. Les  fusils  étaient  appuyés  au  mur  à  droite, 
et,  plus  loin,  se  trouvait  une  file  de  lances. 

Cela  donnait  froid  à  voir,  et  j'en  ai  gardé  le 
souvenir. 

Au  bout  d'une  heure,  et  comme  la  nuit  ve- 
nait, tout  à  coup  l'un  de  nous  eut  peur,  et  se 
mit  à  descendre  l'escalier  en  criaut  d'une  voix 
terrible  :  «  Les  voici!  » 

Alors  toute  la  bande  se  précipita  sur  les  mar- 
ches, galopant  les  mains  en  l'air  et  se  bouscu- 
lant dans  l'ombre.  Ce  qui  m'étonne,  c'est  que 
pas  un  de  nous  ne  se  soit  cassé  le  cou,  tant 
noire  épouvante  était  grande.  J'étais  le  dernier, 
et  quoique  mon  cœur  bondît  d'une  force  in- 
croyable, au  bas  du  perron  je  me  retournai  pour 
regarder  ;  tout  était  gris  au  fond  du  vestibule, 
la  petite  lucarne,  à  droite,  éclairait  les  marches 
noires  d'un  rayon  oblique  ;  pas  un  soupir  ne 
troublait  le  silence  sous  la  voûte  sombre.  Au 
loin,  dans  là  rue,  les  cris  s'éloignaient.  Je  me 
prisa  songer  que  l'oncle  devait  être  inquiet  de 
moi,  et  je  partis  seul,  non  sans  me  retourner 
encore,  car  il  me  semblait  que  des  pas  furtifs 
me  suivaient,  et  je  n'osais  courir. 

Devant  l'auberge  des  Deux-Clefs,  dont  les  fe- 
nêtres brillaient  au  milieu  de  la  nuit,  je  fis 
halte.  Le  tumulte  des  buveurs  me  rassurait;  je 
regardai,  par  le  petit  vasistas  ouvert,  dans  la 
salle  où  bourdonnaient  un  grand  nombre  de 
voix,  et  je  vis  Koffel,  le  mauser,  M.  Richter 
et  bien  d'autres,  assis  le  long  des  tables  de  sa- 
pin ,  le  dos  coui'bé,  le  coude  en  avant,  en  face 
des  cruches  et  des  gobelets. 

La  figure  anguleuse  de  M.  Richter,  avec  sa 
veste  de  chasse  et  sa  casquette  de  cuir  bouilli, 
gesticulait  sous  le  quinquet,  dans  la  fumée 
grisâtre  : 

«  Voilà  ces  fameux  Républicains,  disait-il, 
ces  hommes  terribles  qui  devaient  bouleverser 
le  monde,  et  que  l'ombre  glorieuse  du  feld- 
maréchal  Wurmser  suffit  pour  disperser.  Vous 
les  avez  vus  plier  les  reins  et  allouger  les  jam- 
bes! Combien  de  fois  ne  vous  ai-je  pas  dit  que 
toutes  leurs  grandes  entreprises  finiraient  par 
une  débâcle?  Mauser,  Koll'el,  l'ai-je  dit? 

—  Eh  oui,  vous  l'avez  dit!  répondit  le  mau- 
ser, mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  crier  si 
fort.  Voyons,  monsieur  Richter,  asseyez-vous 
et  faites  venir  une  bouteille  de  vin  ;  Koffel  et 
moi  nous  avons  payé  chacun  la  nôtre.  Voiîà  le 
principal.  » 

M.  Richter  s'assit,  et  moi  je  m'en  allai  chjz 
nous.  Il  pouvait  être  alors  sept  heures;  l'allée 


était  balayée,  les  vitres  remises.  J'entrai  d'abord 
dans  la  cuisine,  et  Lisbeth,  en  me  voyant,  s'écria: 

«  Ah  !  le  voici  1  • 

Elle  ouvrit  la  porte  de  la  chambre  en  disant 
plus  bas  : 

«  Monsieur  le  docteur,  l'enfant  est  là. 

— C'est  bon,  dit  l'oncle  assis  à  table,  qu'il 
entre.  » 

Et  comme  j'allais  parler  haut  : 

«  Chut!  fit-il  en  me  montrant  l'alcôve;  as- 
siedstoi,  tu  dois  avoir  bon  appétit? 

— Oui,  mon  oncle. 

— D"où  vions-tu? 

—J'ai  été  voir  le  village. 

— C'est  bien,  Frit7.el;  tu  m'as  donné  de  l'in- 
quiétude, mais  je  suis  content  que  tu  aies  vu 
ces  misères.  » 

Lisbeth  vint  alors  m'apporter  une  bonne 
assiettée  de  soupe,  et,  tandis  que  je  mangeais, 
l'oncle  ajouta  : 

«  Tu  connais  la  guerre,  maintenant.  Sou-      , 
viens-toi  de  ces  choses,  Fritzel,  pour  les  mau- 
dire. C'est  une  bonne  instruction;  ce  qu'on  a 
vu  jeune  nous  reste  toute  la  vie.  » 

Il  se  faisait  ces  réflexions  à  lui-même  ;  moi, 
j'allais  toujours  mon  train,  le  nez  dans  mon 
assiette.  Après  la  soupe,  Lisbeth  me  servit  d(;s 
légumes  et  de  la  viande;  mais  au  moment  où 
je  prenais  ma  fourchette,  voilà  que  j'aperçois, 
assis  près  de  moi  sur  le  plancher,  un  être  im- 
mobile qui  me  regardait.  Gela  me  saisit. 

«  No  crains  rien,  Fritzel,  »,  me  dit  l'oncle  en 
souriant. 

Alors  je  regardai,  et  je  reconnus  que  c'était 
le  chien  de  la  canlinière.  Il  se  tenait  là  grave- 
ment, le  nez  en  l'air,  les  oreilles  pendantes, 
m'observant  d'un  œil  attentif  à  travers  ses 
poils  frisés. 

«  Bonnq-lui  de  tes  légumes,  et  vous  serez 
bientôt  bons  amis,  »  dit  l'oncle. 

Il  lui  fit  signe  d'approcher;  le  chien  vint 
s'asseoir  près  de  sa  chaise,  et  parut  bien  con- 
tent des  petites  tapes  que  l'oncle  lui  donnait 
sur  la  tête.  11  lapa  le  fond  de  mon  assiette,  puis 
se  remit  à  me  regarder  d'un  air  grave. 

Vers  la  fin  du  souper,  j'allais  me  lever,  quand 
des  paroles  confuses  s'entendirent  dans  l'al- 
côve. L'oncle  prêtait  l'oreille;  la  femme  parlait 
extrêmement  vile  et  bas.  Ces  paroles  confuses, 
mystérieuses, au  milieu  du  silence,  m'émurent 
plus  que  tout  le  reste;  je  me  sentis  pâlir.  L'on- 
cle, le  front  penché,  me  regardait,  mais  sa 
pensée  était  ailleurs  :  il  écoutait.  Le  chien  ve- 
nait aussi  de  se  retourner. 

Dans  la  foule  des  paroles  que  disait  cette 
femme,  quelques-unes  étaient  plus  fortes  ; 

B  Mon  père....  Jean... .tués....  tous....  tous.... 
la  patrie!...  » 


2/i 


ROMANS    NATIONAUX 


H  onntempla quelaues  instants  cette  malheureuse.  (Page  21.) 


En  regardant  l'oncle,  je  voyais  qu'il  avait  les 
yeux  troubles  et  que  ses  joues  tremblaient.  11 
prit  la  lampe  sur  la  table  et  s'approcha  du  lit. 
Lisbeth  entrait  pour  desservir  ;  il  se  retourna 
et  lui  dit  : 
■  Voici  que  la  fièvre  commence.  » 
Puis  il  écarta  les  rideaux;  Lisbeth  le  suivit. 
Moi  je  ne  bougeais  pas  de  ma-chaise  ;  je  n'avais 
plus  faim.  La  femme  se  tut  un  instant.  Je 
voyais  l'ombre  de  l'oncle  et  celle  de  Lisbeth 
sur  les  rideaux  ;  l'oncle  tenait  le  bras  de  la 
femme.  Le  chien  était  avec  eux  dans  l'alcôve. 
Moi,  seul  dans  la  salle  noire,  j'avais  peur.  La 
femme  se  mit  à  parler  plus  haut;  alors  il  me 
sembla  que  la  salle  devenait  plus  noire,  et  je 
me  rapprochai  de  la  lumière.  Mais,  au  même 
instant,  quelque  chose  parut  se  débattre;  Lis- 


beth, qui  tenait  la  lampe,  recula,  et  la  fernme, 
toute  pâle,  les  yeux  ouverts,  se  dressa  en  criant: 

'  Jean....  Jean....  défends-toi....  j'arrive!  » 

Puis  elle  ouvrit  la  bouche,  jeta  un  grand  cri  : 
«  Vive  la  République  !  »  et  retomba. 

L'oncle  ressortit  bouleversé  en  disant  : 

«  Lisbeth,  vite,  vite,  monte  là-haut....  dans 
l'armoire....  la  fiole  grise  à  bouchon  de  verre... 
Dépêche-toi!  » 

Et  il  rentra. 

Lisbeth  courait;  moi  je  me  tenais  à  la  basque 
de  l'oncle.  Le  chien  grondait,  la  femme  était 
étendue  comme  morte. 

La  vieille  servante  revint  avec  la  fiole;  l'oncle 
regarda  et  dit  d'une  voix  brève  : 

•  C'est  cela,  une  cuiller.  » 

Je  courus  chercher  ma  cuiller;  il  l'essuya, 


t  Liuïnl  t,  xuc  du  f).ic,  3tl. 


MADAME  THKRESE 


25 


Ainsi,  Maiiscr, (lisait  l'oncle,  la  nuit  s'est  bien  passée?  »  (l'a;je  27.) 


versa  quelques  gouttes  dedans,  puis,  relevant 
ia  fête  de  la  femme,  il  lui  fit  prendre  ce  qu'il  y 
avait  mis,  en  disant  avec  une  douceur  exlrèmo  : 

■  Allons,  allons,  du  courage,  mou  enfant.... 
du  courage » 

Je  ne  l'avais  jamais  entendu  parler  d'une  voix 
si  douce,  si  tendre;  mon  cœur  en  était  serré. 

La  femme  soupira  doucement,  et  l'oncle 
retendit  sur  le  lit  en  relevant  l'oreiller.  Après 
quoi  il  ressortit  tout  pâle  et  nous  dit  : 

«  Allez  dormir,  laissez-moiseul... je  veillerai. 

— Mais,  monsieur  le  docteur,  fit  Lisbeth, 
déjà  la  nuit  dernière.... 

— Allez  vous  coucher,  répéta  l'oncle  d'un 
ton  fâché  ;  je  n'ai  pas  le  temps  d'écouter  votre 
liavardage.  Au  nom  du  ciel,  laissez-moi  tran- 
quille.. .  ceci  peut  devenir  sérieux.  » 


Il  nous  fallut  bien  obéir. 

En  montant  l'escalier,  Lisbeth,  toute  tren:- 
blante,  me  dit  : 

«  As-tu  vu  cette  malheureuse,  Fritzel?  Elle 

va  peut-être  mourir eh  bien!  la  voilà  qui 

pense  encore  à  sa  République  du  diable.  Ces 
gens-là  sont  de  véritables  sauvages.  Tout  ce 
que  nous  pouvons  faire ,  c'est  de  prier  que 
Dieu  leur  pardonne.  » 

Elle  se  mit  donc  à  prier. 

Je  ne  savais  que  penser  de  tout  cela.  Mais 
après  avoir  tant  couru  et  m'être  crotté  jus- 
qu'à l'échiné,  une  fois  au  lit,  je  m'endormis 
si  profondément,  que  le  retour  des  Répubhcains 
eux-mêmes,  leurs  feux  de  peloton  et  de  batail- 
lon n'auraient  pu  m'éveiller  avant  dix  heures 
du  malin. 


m 


•^0 


ROMANS  NATIONAUX. 


VI 


I.e  lendemain  du  départ  des  Républicains , 
tout  le  village  savait  déjà  qu'une  Française 
était  chez  Toncle  Jacob,  qu'elle  avait  reçu  un 
coup  de  pistolet  et  qu'elle  en  reviendrait  diffi- 
cilement. Mais  comme  il  fallait  réparer  les  toits 
des  maisons ,  les  portes  et  les  fenêtres,  chacun 
avait  bien  assez  de  ses  propres  affaires  sans 
s'inquiéter  de  celles  des  autres,  et  ce  u'est 
que  le  troisième  jour,  quand  tout  fut  à  peu  près 
remis  en  bon  état,  que  l'idée  de  la  femme  re- 
vint aux  gens. 

Alors  aussi  Joseph  Spick  répandit  le  bruit 
que  la  Française  devenait  furieuse,  et  qu'elle 
criait  :  «  Vive  la  République  !  »  d'une  façon 
terrible. 

Le  gueux  se  tenait  sur  le  seuil  de  son  caba- 
ret, les  bras  croisés,  l'épaulé  au  mur,  ayant 
l'air  de  fumer  sa  pipe,  et  disant  aux  passants  : 

«Hé!  Nickel...  Yokel...  écoute...  écoute, 
comme  elle  crie!  N'est-ce  pas  abominable?  Est- 
ce  qu'on  «ïievrait  souffrir  cela  dans  le  pays?  » 

L'oncle  Jacob,  le  meilleur  homme  du  monde, 
en  vint  à  ce  point  d'indignation  contre  Spick, 
qtie  je  l'entendis  répéter  plusieurs  fois  qu'il 
méritait  d'être  pendu. 

Malheureusement  on  ne  pouvait  nier  que  la 
femme  ne  parlât  de  la  France,  de  la  République 
et  d'autres  choses  contraires  au  bon  ordre; 
toujours  ces  idées  lui  revenaient  à  l'esprit,  et 
cela  nous  mettait  dans  un  embarras  d'autant 
plus  grand,  que  toutes  les  commères,  toutes 
les  vieilles  Salomé  du  village  arrivaient  à  la 
file  chez  nous,  l'une  le  balai  soiis  le  bras,  la 
jupe  retroussée;  l'autre  ses  aiguilles  à  tricoter 
dans  les  cheveux,  le  bonnet  de  travers  ;  l'autre 
apportant  son  rouet  d'un  air  sentimental , 
comme  pour  filer  au  coin  de  l'âtre.  Celle-ci  ve- 
nait emprunter  un  gril,  celle-là  acheter  un  pot 
de  lait  caillé  ,  ou  demander  un  peu  de  levure, 
pour  faire  le  pain.  Quelle  misère  !  notre  allée 
avait  deux  pouces  de  boue  amassés  pai^  leurs 
sabots. 

Et  pendant  que  Lisbeth  lavait  ses  assiettes 
ou  regardait  dans  ses  marmites,  il  fallait  les  en- 
tendre jacasser,  il  fallait  les  voir  arriver,  se 
faire  la  révérence  et  se  donner  des  tours  de 
reins  agréables. 

•  lié!  bonjour  donc,  mademoiselle  Lisbeth. 
Qu'il  y  a  de  temps  qu'on  ne  vous  a  vue! 

—Ah!  c'est  mademoiselle  Oursoula!  Dieu  du 
ciel  !  que  vous  me  faites  plaisir!  Asseyez-vous 
donc,  mademoiselle  Oursoula,  • 


—  Oh  !  vous  êtes  trop  bonne,  trop  bonne,  ma- 
demoiselle Lisbeth... Un  beau  temps,  ce  malin? 

— Oui,  mademoiselle  Oursoula,  un  très-beau 
temps...  c'est  un  temps  délicieux  pour  les 
rhumatismes. 

— Délicieux,  et  pour  les  rhumes  aussi. 

—Ah  !  oui,  et  pour  toutes  sortes  de  maladies. 
Comment  va  le  rhumatisme  de  monsieur  le 
curé,  mademoiselle  Oursoula? 

— Eh!  Seigneur  Dieu!  comment  peut-il  al- 
ler? Tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre.  Hier 
c'était  dans  l'épaule,  aujourd'hui  c'est  dans  les 
reins.  Ça  voyage.  Toujours  souffrant,  toujours 
souffrant! 

— Ah!  j'en  suis  désolée...  désolée! 

— Mais  à  propos,  mademoiselle  Lisbeth,  vous 
allez  dire  que  je  suis  bien  curieuse,  mais  on  en 
parle  dans  tout  le  village  ;  votre  dame  fran- 
çaise est  toujours  malade? 

— Ah!  mademoiselle  Oursoula,  ne  m'en  par- 
lez pas;  nous  avons  eu  une  nuit...  une  nuit!... 

—Est-ce  possible?  Comment!  celte  pauvi'C 
dame  ne  va  pas  mieux?  Que  me  dites-vous  là?  > 

El  l'on  joignait  les  mains,  et  l'on  se  penchait 
d'un  air  de  commisération,  et  l'on  roulait  les 
yeux  en  se  balançant  la  tête. 

Les  deux  premiers  jours,  l'oncle,  pensant 
que  cela  finirait  lorsque  la  curiosité  de  ces  gens 
serait  satisfaite,  ne  dit  rien.  Mais  voyant  que 
cela  se  prolongeait,  un  beau  matin  que  la 
femme  avait  beaucoup  de  fièvre,  il  entra  brus- 
quement dans  la  cuisine,  et  dit  à  ces  vieilles, 
d'un  ton  de  mauvaise  humeur  : 

«  Que  venez-vous  faire  ici?  Pourquoi  ne 
restez-vous  pas  chez  vous?  N'avez-vous  pas 
d'ouvrage  à  la  maison?  Vous  devriez  rougir  de 
passer  ainsi  votre  existence  à  bavarder,  comme 
de  vieilles  pies,  à  vous  donner. des  airs  de 
grandes  dames,  quand  vous  n'êtes  que  des 
servantes!  C'est  ridicule,  et  cela  m'ennuie 
beaucoup. 

— Mais,  dit  l'une  d'elles,  je  viens  acheter  un 
pot  de  lait, 

— Faut-il  deux  heures  pour  acheter  un  pot 
de  lait?  répondit  Toncle  vraiment  fâché.  Lis- 
beth, donne-lui  son  pot  de  lait,  et  qu'elle  s'en 
aille  avec  les  autres.  Je  suis  las  de  tout  cela.  Je 
ne  souffrirai  pas  qu'on  vienne  m'épier,  et 
prendre  de  fausses  nouvelles  chez  moi,  pour 
les  répandre  dans  tout  le  pays.  Allez,  et  ue 
revenez  plus.  »  *  , 

Les  commères  s'en  allèrent  toutes  honteuses. 


MADAME  THERESE. 


27 


Ce  jour-là,  l'oncle  eut  encore  une  grande 
discussion.  M.  llichter  s'étant  permis  de  lui 
dire  qu'il  avait  tort  de  s'intéresser  à  des  étran- 
gers, vernis  dans  le  pays  pour  piller,  et  surtout 
à  cette  femme,  qui  no  devait  pas  être  grand'- 
chose,  puisqu'elle  avait  suivi  des  soldats,  il 
l'écouta  froidement,  et  finit  par  lui  répondre  : 

«  Monsieur  Richter,  quand  j'accomplis  un 
devoir  d'humanité,  je  ne  demande  pas  aux 
gens  :  «  De  quel  pays  ôtes-voiis?  Avez-vous  les 
mêmes  croyances  que  moi  ?  Êtes-vous  riches 
ou  pauvres?  Pouvez-vous  me  rendre  ce  que  je 
vous  donne?  »  Je  suis  les  mouvements  démon 
cœur,  et  le  reste  m'importe  peu.  Que  cette 
femme  soit  française  ou  allemande,  qu'elle  ait 
des  idées  républicaines  ou  non,  qu'elle  ait  suivi 
des  soldats  par  sa  propre  volonté,  ou  qu'elle  ait 
été  réduite  à  le  faire  par  besoin,  cela  ne  m'in- 
quiète pas.  J'ai  vu  qu'elle  allait  mourir,  mon 
devoir  était  de  lui  sauver  la  vie;  et  maintenant 
mon  devoir  est  de  continuer,  avec  la  grâce  de 
Dieu,  ce  que  j'ai  l)ien  fait  d'entreprendre. 
Quant  à  vous,  monsieur  Richter,  je  sais  que 
vous  êtes  un  égoïste,  vous  n'aimez  pas  vos 
semblables;  au  lieu  de  leur  rendre  service, 
vous  cherchez  à  tirer  d'eux  des  avantages  per- 
sonnels. C'est  le  fond  de  votre  opinion  sur 
toutes  choses.  Et  comme  de  telles  opinions 
m'indignent,  je  vous  prie  de  ne  plus  mettre  les 
I      pieds  chez  moi.  » 

Il  ouvrit  la  porte,  et  M.  Richter  ayant  voulu 
répliquer,  sans  l'entendre  il  le  prit  poliment 
par  le  bras  et  le  mit  dehors. 

Le  mauser,  Koffel  et  moi  nous  étions  pré- 
sents, et  la  fermeté  de  l'oncle  Jacob  en  cette 
circonstance  nous  étonna,  car  jamais  nous  ne 
l'avions  vu  plus  calme  et  plus  résolu. 

Il  ne  conserva  que  le  mauser  et  Koffel  pour 
amis;  chacun  à  son  tour  veillait  près  de  la 
f(;uane,  ce  qui  ne  les  empêchait  pas  d'aller  à 
leurs  afl'aires  pendant  la  jouinée. 

Dès  lors  la  tranquillité  fut  rétablie  chez 
nous. 

Or,  \m  matin,  en  m'éveillant,  je  vis  que  l'hi- 
ver était  venu;  sa  blanche  lumière  remplissait 
ma  petite -chambre;  de  gros  flocons  de  neige 
descendaient  du  ciel  par  myriades,  et  tourbil- 
lonnaient contre  mes  vitres.  Dehors  régnait  le 
silf;nce,  pas  une  âme  ne  courait  dans  la  rue, 
tout  le  monde  avait  tiré  sa  porte,  les  poules  se 
faisaient,  les  chiens  regardaient  du  fond  de 
leurs  niches,  et  dans  les  buissons  voisins,  les 
pauvres  verdiers,  grelottant  sous  leurs  plumes 
ébouriffées,  jetaient  ce  cri  plaintif  de  la  misère, 
qui  ne  finit  qu'au  printem[is. 

Moi,  kî  coude  sur  l'oreiller,  les  yeux  éblouis, 

recaiduhf  la  neige  s'amonceler  au  bord  des 

es  fenêtres,  je  me  figurais  tout  cela,  et  je 


revoyais  aussi  les  hivers  passés  :  la  lueur  de 
noli'e  grand  fourneau  s'avançant  et  reculant  le 
soir  sur  le  plancher,  le  mauser,  Koffel  etl'oncle 
Jacob  autour,  le  dos  courbé,  fumant  leur  pipe 
et  causant  de  choses  indifférenies.  J'entendais 
le  rouet  de  Lisbeth  bourdonner  dans  le  silence, 
comme  les  ailes  cotonneuses  d'un  papillon  de 
nuit,  et  son  pied  marquer  la  mesure  de  la  com- 
plainte qne  chante  la  bûche  verte  au  milieu  du 
foyer.  Puis  dehors,  je  me  représentais  les  glis- 
sades sur  la  rivière,  les  parties  de  traîneau,  la 
bataille  à  pelotes  do  neige,  les  éclats  de  rire,  la 
vitre  cassée  qui  tombe ,  la  vieille  grand'mére 
qui  cric  du  fond  de  l'allée,  tandis  que  la  bande 
se  disperse,  les  talons  aux  épaules. 

Tout  cela ,  dans  une  seconde ,  me  revint  à 
l'esprit,  et,  moitié  triste,  moitié  content,  je  me 
dis  :  «  C'est  l'hiver!  » 

Puis,  songeant  qu'il  devait  faire  bon  être 
assis  en  face  de  l'âtre  ,  devant  une  soupe  à  la 
farine,  comme  les  apprêtait  Lisbeth,  je  sautai 
de  mon  lit  et  je  m'habillai  bien  vite ,  tout  fri- 
leux. Après  quoi,  sans  prendre  le  temps  do 
mettre  la  seconde  manche  de  ma  veste,  je  des- 
cendis l'escalier,  roulant  comme  une  boule. 

Lisbeth  balayait  l'allée.  La  porte  de  la  cui- 
sine était  ouverte;  aussi,  malgré  le  beau  feu 
qui  dansait  autour  de  la  crémaillère,  je  me  dé- 
pêchai d'entrer  dans  la  chambre. 

L'oncle  Jacob  venait  de  rentrer  d'une  visite; 
sa  grosse  houppelande  fourrée  de  renard  et  son 
bonnet  de  loutre  étaient  pendus  au  mur,  et  ses 
grosses  bottes  debout  près  du  fourneau  ;  il  pre- 
nait un  petit  verre  de  kirschenwasser  avec  le 
mauser,  qui  avait  veillécettenuit-là.Tousdeux 
semblaient  de  bonne  humeur. 

«  Ainsi,  mauser ,  disait  l'oncle,  la  nuit  s'est 
bien  passée  ? 

— Très-bien, monsieur  le  docteur,  nous  avons 
tous  dormi  :  la  femme  dans  son  lit ,  moi  dans 
le  fauteuil,  et  le  chien  sous  le  riduaxi.  Persimne 
n'a  remué. Ce  matin,  en  ouvrant  la  fenêtre,  j'ai 
vu  le  pays  aussi  blan''  que  Ilans  Wurst,  lors- 
qu'il sort  de  son  sac  de  farine  ;  tout  cela  s'était 
fait  sans  bruit.  Et  comme  j'ouvrais  la  fenêtre, 
vous  remontiez  déjà  la  rue;  j'avais  envie  do 
vous  crier  «  bonjour!  »  mais  la  femme  dormait 
encore,  je  n'ai  pas  voulu  l'éveiller. 

—  Bon,  bon,  vous  avez  bien  fait.  A  votre 
santé,  mauser! 

—  A  la  vôtre,  monsieur  le  docteur  !  » 

Ils  humèrent  d'un  trait  leurs  petits  verres,  et 
les  remirent  sur  la  table  en  souriant. 

•  Tout  va  bien,  reprit  l'oncle,  la  blessure  so 
forme,  la  fièvre  diminue;  mais  les  forces  man- 
quent encore,  le  pauvre  être  a  perdu  trop  do 
sang.  Enfin,  enfin,  tout  cela  reviendra.  » 
«      Je  m'étais  assis  près  du  fourneau.  Le  chien 


ROMANS    NATIONAUX. 


sortit  alors  de  l'alcôve  et  vint  caresser  ronde, 
qui,  le  regardant,  se  prit  à  dire  : 

«  Quelle  bonne  bête!  Tenez,  mauser,  est-ce 
qu'on  ne  dirait  pas  qu'il  nous  comprend?  Est-ce 
(ju'il  ne  paraît  pas  plus  joyeux  ce  matin  ?  On  ne 
ni'ôtera  jamais  de  l'esprit  que  ces  animaux 
comprennent  bien  des  choses:  s'ils  ont  moins 
de  jugement  que  nous,  ils  ont  souvent  plus  de 
cœur. 

—  C'est  clair ,  fit  le  mauser.  Moi ,  tout  le  temps 
de  la  fièvre,  je  ne  regardais  que  le  chien  et  je 
pensais  :  «  Il  est  triste,  ça  va  mal  ! — Il  est  gai, 
ça  va  bien  !  •  Ma  foi,  je  suis  comme  vous,  mon- 
sieur le  docteur,  j'ai  beaucoup  de  confiance  dans 
l'esprit  des  animaux. 

—  Allons,  mauser,  reprit  l'oncle,  encore  un 
petit  verre,  il  fait  froid  dehors,  et  le  vieux  kir- 
schenwasser  vous  réchauffe  comme  un  rayon 
de  soleil.  • 

Il  ouvrit  le  buff'et,  apporta  la  miche  et  deux 
couteaux,  et  dit  : 

•  Cassons  une  croûte.  » 

Le  mauser inclinala  tête,  etl'oncle  me  voyant, 
dit  en  souriant  : 

«  Ph  bien,  Fritzel,  les  pelotes  de  neige  et  les 
glissades  vont  recommencer  !  Est-ce  que  cela 
ne  te  réjouit  pas? 

—  Si,  mon  oncle. 

—  Oui...  oui...  amuse-toi,  on  n'est  jamais 
plus  heureux  qu'à  ton  âge,  garçon  ;  mais  sur- 
tout ne  fais  pas  tes  pelotes  trop  dures.  Ceux 
qui  serrent  trop  leurs  pelotes  ne  veulent  pas 
s'amuser,  ils  veulent  faire  du  mal  :  ce  sont  de 
méchants  drôles. 

—  lié  !  dit  le  mauser  en  riant ,  moi ,  mon- 
sieur le  docteur,  je  serrais  toujours  mes  pe- 
lotes. 

—  Et  voilà  le  tort  que  vous  aviez,  mauser, 
répondit  l'oncle  ;  cela  prouve  que,  dans  voti-e 
nature,  il  se  trouvait  un  fond  de  malice.  HtJ- 
reusement  vous  avez  vaincu  cela  par  la  raison. 
Je  suis  sûr  que  vous  vous  repentez  d'avoir  trop 
serré  vos  pelotes. 

—  Oh  oui  !  fit  le  mauser,  ne  sachant  que 
répondre,  quoique  les  autres  les  aient  aussi 
serrées. 

—  On  ne  doit  jamais  s'inquiéter  des  autres  ; 
il  faut  faire  ce  que  le  bon  cœur  nous  commande, 
dit  l'oncle.  Tous  les  hommes  sont  naturelle- 
ment bons  et  justes,  mais  le  mauvais  exemple 
les  entraîne.  • 

Comme  nous  causions  ainsi,  quelques  paroles 
î'entendirent  dans  l'alcôve;  tout  le  monde  se 
tut,  prêtant  l'oreille. 

'  Ceci,  mauser,  murmura  l'oncle,  n'est  plus 
la  voix  du  délire ,  c'est  une  voix  faible,  mais 
naturelle.  » 

Et  se  levant,  il  écarta  les  rideaux.  Le  mauser 


et  moi  nous  étions  derrière  lui,  le  cou  tendu. 
La  femme,  bien  pâle  et  bien  maigre,  semblait 
doriisir;  on  l'entendait  à  peine  respirer.  Mais 
au  bout  d'un  instant  elle  ouvrit  les  yeux,  et 
nous  regarda  l'un  après  l'autre,  comme  éton- 
née, puis  le  fond  de  l'alcôve,  puis  les  fenêtres 
blanches  de  neige  ,  l'armoire ,  la  vieille  hor- 
loge, puis  le  chien  qui  s'était  dressé,  la  patte 
au  bord  du  lit.  Cela  dura  bien  une  minute; 
enfin  elle  referma  les  yeux,  et  l'oncle  dit  tout 
bas  : 

•  Elle  est  revenue  à  elle. 

— Oui,  fit  le  mauser  du  même  ton,  elle  nous 
a  vus,  elle  ne  nous  connaît  pas,  et  maintenant 
elle  songe  à  ce  qu'elle  vient  de  voir.  » 

Nous  allions  nous  retirer,  quand  la  femme 
rouvrit  les  yeux,  et,  faisant  un  effort,  voulut 
parler.  Mais  alors  l'oncle,  élevant  la  voix,  lui 
dit  avec  bonté  : 

«  Ne  vous  agitez  pas,  madame,  soyez  calme, 
n'ayez  aucune  inquiétude...  Vous  êtes  chez  des 
gens  qui  ne  vous  laisseront  manquer  de  rien... 
Vous  avez  été  malade,.,  maintenant  vous  allez 
mieux...  Mais,  je  vous  en  prie,  ayez  confiance... 
vous  êtes  chez  des  amis...  chez  de  véritables 
amis.  » 

Pendant  qu'il  parlait,  la  femme  le  regardait 
de  ses  grands  yeux  noirs;  on  voyait  qu'elle  le 
comprenait.  Mais,  malgré  sa  recommandation, 
après  un  instant  de  silence,  elle  essaya  de  par- 
ler encore  et  dit  tout  bas  : 

•  Le  tambour...  le  petit  tambour...  • 

Alors  l'oncle,  regardant  le  mauser,  lui  de- 
manda : 

«  Comprenez-vous?  • 

Et  le  mauser,  portant  la  main  à  sa  tête,  dit  : 

«  Un  restant  de  fièvre,  docteur,  un  petit  res- 
tant ;  cela  passera.  » 

Mais  la  femme  ,  d'un  accent  plus  fort ,  ré- 
péta : 

«  Jean...  le  petit  tambour!  » 

Je  me  tenais  sur  la  pointe  des  pieds,  fort  at- 
tentif ;  et  l'idée  me  vint  tout  à  coup  qu'elle  par- 
lait du  petit  tambour  que  j'avais  vu  couché  sous 
notre  hangar,  le  jour  de  la  grande  bataille.  Je 
me  rappelai  qu'elle  le  regardait  aussi  de  la  fe- 
nêtre en  face,  en  raccommodant  sa  petite  cu- 
lotte, et  je  dis  : 

«  Oncle,  elle  parle  peut-être  du  petit  tambour 
qui  était  avec  les  Républicains.  » 

Aussitôt  la  pauvre  femme  voulut  se  re- 
tourner : 

«  Oui...  oui...  fit-elle,  Jean...  mon  frère! 

—Restez,  madame,  dit  l'oncle,  ne  faites  pas 
de  mouvement;  votre  blessure  pourrait  se 
rouvrir.  Mauser,  approchez  la  chaise.  » 

Et  me  prenant  sous  les  bras  ,  il  m'éleva  de- 
vant elle  en  me  disant  : 


MADAME  THÉRÈSE. 


29 


«  Raconte  à  madane  ce  que  tu  sais,  Fritzel. 
Tu  te  rappelles  le  petit  tambour? 

—  Oh!  oui;  le  matin  de  la  bataille,  il  était 
couché  sous  notre  hangar,  le  chien  sur  ses 
pieds;  il  dormait,  je  me  le  rappelle  bienl  lui 
répondis-je  tout  troublé  ,  car  la  femme  me  re- 
gardait alors  jusqu'au  fond  de  l'âme,  comme 
elle  avait  regardé  l'oncle. 

— Et  ensuite,  Fritzel? 

—  Ensuite,  il  était  avec  les  autres  tambours, 
au  milieu  du  bataillon,  quand  les  Croates  sont 
arrivés.  Et  tout  à  la  fin,  quand  on  a  mis  le  feu 
dans  la  rue,  et  que  les  Républicains  sont  par- 
tis, je  l'ai  revu  derrière. 

— Blessé?  fit  la  femme  d'une  voix  si  faible, 
qu'on  pouvait  à  peine  l'entendre. 

— Ohl  non  ;  il  avait  son  tambour  sur  l'épaule 
et  pleurait  en  marchant,  et  un  autre  plus  grand 
lui  disait  :  «  Allons,  courage,  petit  Jean,  cou- 
rage! »  Mais  il  n'avait  pas  l'air  d'entendre...  il 
avait  les  joues  toutes  mouillées- 

— Tu  es  bien  sûr  de  l'avoir  vu  s'en  aller, 
Fritzel?  demanda  l'oncle. 

— Oui,  mon  oncle  :  il  me  faisait  de  la  peine; 
je  l'ai  regardé  jusqu'au  bout  du  village.  • 

Alors  la  femme  referma  les  yeux,  et  nous  en- 
tendîmes qu'elle  sanglotait  intérieurement. 
jDes  larmes  lui  coulaient  le  long  des  joues, 
l'une  après  l'autre  ,  sans  bruit.  C'était  bien 
triste,  et  l'oncle  me  dit  tout  bas  : 

t  Descends,  Fritzel,  il  faut  la  laisser  pleurer 
sans  gêne.  » 

Mais  comme  j'allais  descendre,  elle  étendit 
la  main,  et  me  retint  en  murmurant  quelques 
paroles.  L'oncle  Jacob  la  comprit  et  lui  de- 
manda : 

«  Vous  voulez  embrasser  l'enfant? 

—Oui,  »  fit-elle. 

Il  me  pencha  sur  sa  figure  ;  elle  m'embrassa 
en  sanglotant  toujours.  Moi ,  je  m'étais  mis 
aussi  à  pleurer. 

«  C'est  bon,  fit  l'oncle,  c'est  bon.  Il  vous  faut 
maintenant  du  calme,  madame;  il  faut  tâcher 
de  dormir,  la  santé  vous  reviendra.-..  Vous  re- 
verrez votre  jeune  frère...  Du  courage  i  » 

11  m'emmena  dehors  et  referma  les  rideaux. 

Le  mauser  se  promenait  de  long  en  large 
dans  la  salle;  il  avait  la  figure  rouge  et  dit  : 

«  Ça,  monsieur  le  docteur,  c'est  une  brave 
femme,  une  honnête  femme...  qu'elle  soit  ré- 
publicaine ou  tout  ce  qu'on  voudra...  celui  qui 
penserait  le  contraire  ne  serait  qu'un  gueux. 

— Oui,  répondit  l'oncle,  c'est  une  nature  gé- 
néreuse, je  l'ai  reconnu  tout  de  suite  à  sa 
figure.  Il  est  heureux  que  Fritzel  se  soit  rap- 
pelé l'enfant.  La  pauvre  femme  avait  une 
grande  inquiétude.  Je  comprends  maintenant 
pourquoi  ce  nom  do  Jean  revenait  toujours 


dans  son  délire.  Tout  ira  mieux,  mauser.  tout 
ira  mieux,  les  larmes  soulagent.  » 

Jls  ^sortirent  ensemble  dans  l'allée;  je  les 
entendis  encore  causer  de  ces  choses  sur  le  seuil 
de  la  maison. 

Et  comme  je  m'étais  assis  derrière  le  four- 
neau, etqueje  m'essuyais  les  joues  du  revers  de 
la  manche ,  tout  à  coup  je  vis  le  chien  près  de 
moi ,  qui  me  regardait  avec  douceur.  Il  me 
posa  la  patte  sur  le  genou  et  se  mit  à  me  ca- 
resser; pour  la  première  fois,  je  pris  sa  grosse 
tête  frisée  entre  mes  bras,  sans  crainte.  Il  me 
semblait  que  nous  étions  amis  depuis  longtemps 
et  que  je  n'avais  jamais  eu  peur  de  lui. 

En  levant  les  yeux  au  bout  d'une  minute, 
j'aperçus  l'oncle  quivenait  d'entreret  qui  m'ob- 
servait en  souriant. 

«  Tu  vois,  Fritzel,  comme  le  pauvre  animal 
t'aime,  dit-il  ;  maintenant  il  te  suivra,  car  il  a 
reconnu  ton  bon  cœur.  » 

Et  c'était  vrai,  depuis  ce  jour  le  caniche  ne 
refusa  plus  de  m'accompagner  ;  au  contraire, 
il  me  suivait  gravement  dans  tout  le  village,  ce 
qui  me  rendait  encore  plus  fier  que  Zaphéri 
Schmouck  avec  son  pistolet  de  uhlan  ;  il  s'as- 
seyait près  de  ma  chaise  pour  lécher  mes  as- 
siettes, et  faisait  tout  ce  que  je  voulais. 


VII 


La  neige  ne  cessa  point  de  tomber  ce  jour-là 
ni  la  nuit  suivante;  chacun  pensait  que  les 
chemins  de  la  montagne  en  seraient  encom- 
brés, et  qu'on  ne  reverrait  plus  ni  les  uhlans  ni 
les  Républicains  :  mais  un  petit  événement  vint 
encore  montrer  aux  gens  les  tristes  suites  de 
la  guerre,  et  les  faire  réfléchir  sur  les  malheurs 
de  ce  bas  monde. 

C'était  le  lendemain  du  jour  où  la  femme 
avait  repris  connaissance,  entre  huit  et  neuf 
heures  du  matin.  La  porte  de  la  cuisine  restait 
ouverte,  pour  laisser  entrer  la  chaleur  dans  la 
salle.  Je  me  tenais  à  coté  de  Lisbeth,  qui  battait 
le  beurre  auprès  de  l'âtre.  En  tournant  un  peu 
la  tête,  je  voyais  l'oncle  assis  près  de  la  fenêtre 
blanche;  il  lisait  l'almanach,  et  souriait  de 
temps  en  temps. 

Le  chien  Scipio  était  assis  près  de  moi,  fixe 
et  grave,  et  comme  je  goûtais  à  chaque  instant 
la  crème  qui  sortait  de  la  baratte,  il  bâillait 
d'un  air  mélancolique- 

«  Mais,  Fritzel,disait  Lisbeth,  à  quoi  penses- 
tu  donc?  Si  tu  manges  toute  la  crème,  nous 
n'aurons  plus  de  beurre.  » 


30 


ROMANS  NATIONAUX. 


Dans  la  salle  l'horloge  marchait  lentement; 
dehors  le  silence  étiiit  absolu. 

Gela  durait  depuis  une  demi-heure,  et  Lisbeth 
venait  do  mettre  le  beui-re  frais  sur  une  assielle, 
lorsque  des  voix  s'entendirent  dans  la  rue;  puis 
la  porte  de  l'allée  s'ouvrit,  des  pieds  chargés 
de  neige  battirent  les  dalles  du  vestibule.  L'on- 
cle raccrocha  son  almanach  au  mur;  il  regar- 
dait vers  la  porte,  quand  le  bourgmestre  Meyer 
entra,  son  bonnet  de  laine  frisée,  à  double 
gland,  tiré-sur  les  oreilles,  le  collet  de  sa  casa- 
que tout  blanc  de  givre,  et  les  mains  fourrées 
dans  ses  moufles  de  peau  de  lièvre  jusqu'aux 
coudes. 

«  Salut,  monsieur  le  docteur,  salut!  dit  le 
gros  homme.  J'arrive  par  un  temps  de  neige  ; 
mais  que  voulez-vous,  il  le  faut,  il  le  fauti  » 

Alors  secouant  ses  moufles ,  qui  restèrent 
pendues  à  son  cou  par  une  ficelle,  il  releva  son 
bonnet  et  reprit  : 

«  Un  pauvre  diable,  monsieur  le  docteur,  est 
éienJu  dans  le  bûcher  de  Réebock,  derrière  un 
las  de  fagots.  C'est  un  soldat,  ou  bien  un  capo- 
ral, ou  bien  un  }iauptmann',ie  ne  sais  pas  au 
juste.  Il  se  sera  retiré  là,  pour  mourir  sans 
trouble  pendant  le  combat.  A  celle  heure,  il 
faudrait  diesser  l'acte  mortuaire;  je  ne  peux  pas 
vérifier  de  quoi  cet  homme  est  mort;  cela  n'en- 
tre pas  dans  mes  attributions. 

—C'est  bien,  bourgmestre,  dit  l'oncle  en  se 
levant,  j'arrive.  Wais  il  faudrait  encore  un  té- 
moin. ' 

—Michel  Furst  est  dehors,  dit  le  bourgmes- 
tre; il  m'attend  sur  la  j;orte.  Quelle  neige  !  quelle 
neige!  jusqu'aux  gmoiix,  monsieur  le  docteur. 
Ça  fera  du  bien  aux  semailles,  et  aux  armées 
de  Sa  Majesté,  qui  vont  prendre  leurs  quartiers 
d'hiver.  Que  Dieu  les  bénisse!  .l'aime  mieux 
'  qu'elles  les  prennent  du  côté  de  Kaiserslautern 
qu'ici  :  on  ua  jamais  de  meilleur  ami  que  soi- 
même.  » 

Tamlis  que  le  bourgmestre  se  faisait  ces 
réflexions,  l'oncle  metlait  ses^ bottes,  sa  grosse 
houppelande  et  sou  bonnet  de  loutre.  Après 
quoi  il  dit  : 

«  M'y  voilà!  • 

Ils  sortirent, et,  malgré  les  prières  de  Lisbeth, 
qui  voulait  me  retenir,  je  n'eus  rien  de  plus 
pressé  que  de  m'cchapper  et  do  les  suivre  à  la 
piste;  la  curiosité  du  diable  m'avait  repris  :  je 
voulais  voir  le  soldat. 

L'oncle  Jacob,  le  bourgmestre  et  Furst  mar- 
chaient seuls  daus  la  rue  déserte;  mais  à  me- 
sure qu'ils  avançaient,  desfiguresseinonti'aient 
aux  vitres  des  maisons ,  et  l'on  entendait  des 
poitcs  s'ouvrir  au  loin.  Los  gens,  voyant  pas- 

•  Capitaine. 


ser  le  bourgmestre,  le  m.édecin  et  le  ganJe 
champêtre,  pensaient  qu'il  devait  y  avoir  quel- 
que chose  d'extraordinaire;  plusieurs  même 
sortaient,  mais  ne  découvrant  rien,  ils  ren- 
traient aussitôt. 

En  arrivant  à  la  maison  de  Réebock, — l'une 
des  plus  vieilles  du  village,  avec  grange,  écu- 
ries et  hangar  derrière  sur  les  champs,  les  éta- 
bles  de  chaume  tout  moisi ,  à  droite,-  en  arri- 
vant là ,  le  bourgmestre ,  Furst  et  l'oncle 
entrèrent  dans  la  petite  allée  sombre,  aux. 
dalles  concassées. 

Je  les  suivais,  ils  ne  me  voyaient  pas. 

Le  vieux  lléeboL'k  ,  qui  les  avait  vus  passer 
devant  ses  petites  fenêtres,  ouvrit  la  chambre, 
pleine  de  vapeur  comme  une  étuve,  où  se  te- 
naient la  vieille  grand'mère,  ses  deux  fils  et  ses 
deux  brus. 

Leur  chien,  au  long  poil  gris  et  la  queue  traî- 
nante, sortit  aussi,  et  flaira  Scipio  qui  me  sui- 
vait et  qui  se  redres.sa  fièrement,  tandis  que 
l'autre  tournait  autour  de  lui  pour  faire  con- 
naissance. 

«  Je  vais  vous  montrer,  dit  le  vieux  Réebock, 
c'est  là-bas,  au  fond...  derrière  la  grange. 

— Non,  restez,  père  Réebock,  réponditroncle; 
il  fait  froid,  vous  êtes  vieux;  votre  fils  nous 
montrera  cela.  » 

Mais  le  fils,  après  avoir  découvert  le  soldat, 
s'était  sauvé. 

Le  vieux  marcha  devant.  Nous  suivions  à  la 
file.  Il  faisait  extrêmement  noir  dans  l'allée.  En 
passant  nous  vîmes  l'éfable  éclairée  par  une  vitre 
dans  le  toit ,  cinq  chèvres  aux  mamelles  gon- 
flées, qui  nous  regardèrent  de  leurs  yeux  d'or, 
et  deux  biquets,  qui  se  mirent  à  chevi'oter 
d'une  voix  plaintive  et  grêle;  puis  l'écurie,  les 
deux  bœufs  et  la  vache,  avec  leur  râtelier  ver- 
moulu et  leur  litière  de  feuilles  mortes.  Les 
animaux  se  retournèrent  en  silence. 

Nous  filions  le  long  du  mur;  quelque  chose 
déboula  sous  mes  pieds,  c'était  un  lapin  qui  dis 
parut  sous  la  crèche  ;  Scipio  ne  bougea  point 

Plus  loin  nous  arrivâmes  à  la  grange,  basse 
encoinbrée  de  fiaille  et  de  foin  jusqu'au  toit 
Tout  au  fond  nous  vîmes  une  lucarne  bleuâtre 
donnant  surle  jaidin;  un  grand  tas  de  bûches 
et  quelques  fagots  rangés-contre  le  mur  rece- 
vaient sa  lumière  ;  i)lus  bas  tout  était  sombre. 

Chose  bizarre,  dans  la  lucarne  se  tenaient 
un  coq  et  deux  ou  trois  poules,  la  tête  sous 
l'aile,  se  détachant  en  i:oir  sur  cette  lumière. 

D'abord  je  ne  vis  pas  grand'chose,  à  cause  de 
de  l'obscurité.  Tout  le  monde  s'était  arrêté.  On 
entendait  les  pcules  caqueter  tout  bas. 

«  J'aurais  peiït-êlre  bien  fait  d'allumer  la 
lanterne,  dit  le  vieux  Ilêebock;  on  ne  voitpaa 
bien  clair.  » 


MADAME  THÉRÈSE. 


o  1 


Comme  il  parlait,  j'aperçus  à  droite  de  la 
lucarne,  étendu  couti-e  le  mur,  entre  deux  fa- 
gots, un  grand  manteau  rouge,  puis,  en  regar- 
dant mieux,  une  tôle  noire  avec  de  longues 
moustaches  jaunâtres  :  le  coq  venait  de  sauter 
de  la  lucarne  et  avait  donné  du  jour. 

Aioi-s  la  peur  s'empara  do  moi;  si  je  n'avais 
pas  senti  Scipio  contre  ma  jambe,  je  me  serais 
enfui. 

«  Je  vois,  fit  l'oncle,  je  vois  I  » 

El  il  s'approciia  en  disant  : 

•  C'est  un  Croate.  Voyons,  Fnrst,  il  faudrait 
le  tirer  un  peu  sur  le  devant.  » 

Mais  Furst  ne  bougeait  pas ,  ni  le  bourg- 
mestre. 

L'oncle  alors  tira  l'homme  par  une  jambo  et 
le  fit  glisser  en  pleine  lumière  :  il  avait  la  tote 
couleur  de  brique,  les  yeux  enfoncés ,  le  nez 
mince,  les  lèvres  serrées,  une  toufio  roussâtre 
au  menton. 

L'oncle  ouvrit  la  boucle  du  manteau,  en  re- 
jetant les  plis  sur  les  bûches,  et  nous  vîmes  que 
le  Croate  tenait  son  sabre  à  longue  lame  bleue 
recourbée.  Au  côté  giuiche  de  sa  veste,  une 
_  large  plaque  noire  indiquait  qu'il  avait  sai- 
gné là.  L'oncle  défit  les  boutons  et  dit  : 

«  Il  est  mort  d'un  coup  de  baïonnette  ,  sans 
doute  pi'nJant  la  dernière  rencontre.  11  se  sera 
retiré  de  la  bagarre.  Ce  qui  m'étonne,  père 
lléebock,  c'est  qu'il  n'ait  pas  frappé  à  votre 
porte  et  qu'il  soit  venu  mourir  si  loin. 

— Nous  étions  tous  cachés  dans  la  cave,  dit 
le  vieux  ;  la  porte  de  la  chambre  était  formée. 
Nous  avons  entendu  courir  dans  l'allée,  mais  il 
y  avait  tant  de  bruit  dehors!  Je  crois  plutôt 
que  ce  pauvre  homme  aura  voulu  se  sauver  à 
travers  la  maison;  malheureusement  il  n'y 
avait  pas  de  porte  derrière.  Un  Républicain 
l'aura  suivi  comme  une  bête  sauvage,  jusqu'au 
fond  do  la  grange.  Nous  n'avons  pas  vu  de 
sang  dans  l'allée.  C'est  ici,  dans  l'ombre,  qu'ils 
auront  livré  bataille;  et  l'autre,  après  lui  avoir 
donné  ce  mauvais  Cdup,  sera  ressorti  tranquil- 
lement. Voilà  ce  que  je  pense.  Sans  cela  nous 
aurions  trouvé  du  sang  quelque  part  ;  mais 
personne  n'a  rien  vu,  ni  dans  l'étable,  ni  dans 
l'écurie.  Ce  n'est  que  ce  matin,  quand  nous 
avons  eu  besoin  de  gros  bois  pour  le  fourneau, 
que  Sôpel,  en  entrant  au  bûcher ,  a  découvert 
le  malheureux.  • 

En  écoutant  ces  explications,  chacun  se  re- 
présentait le  Républicain,  avec  sa  grande  ti- 
gnasseen  boudin  et  son  grandchapcau  à  cornes, 
poursuivant  le  Croate  dans  l'obscurité,  et  cela 
faisait  frémir. 

•  Oui,  dit  l'oncle  en  se  redressant  et  regar- 
dftrit  le  bonf-gmestfo  d'un  air  triste,  c'est  ainsi 

:  •■  :',^;\\  (vi!  •■■',"tre  pass'ées  les  choses.  • 


Tout  le  monde  devenait  rêveur  ;  le  silence, 
auprès  de  ce  mort,  vous  donnait  froid. 

«  Enfin  voilà  le  décès  constaté,  fit  l'oncle  au 
bout  d'un  instant,  nous  pouvons  partir.  » 

Puis  se  ravisant  : 

«  Peut-être  y  aurait-il  moyen  de  savoir  quel 
est  cet  homme  I  » 

Il  s'agenouilla  de  nouveau,  mit  la  main  dans 
une  poche  de  la  veste  et  trouva  des  papiers.  En 
même  temps  il  tira  une  chaînette  de  cuivre  en 
travers  de  la  poitrine,  et  une  grosse  montre 
d'argent  sortit  du  gousset  du  pantalon. 

«  Tenez ,  voici  la  montre  ^  dit-il  au  bourg- 
mestre ;  je  garde  les  papiers  pour  dresser 
l'acte. 

—Gardez  tout,  monsieur  le  docteur,  répondit 
le  bourgmestre;  je  n'aimerais  pas  emporter 
dans  ma  demeure  une  montre  qui  a  déjà  mar- 
qué la  mort  d'une  créature  de  Dieu. ..  non  !  gar- 
dez tout.  Plus  tard  nous  recauserons  de  cela. 
Maintenant  nous  pouvons  partir. 

—Oui  ;  et  vous  pouvez  aussi  envoyer  JelTer.  » 

L'oncle,  m'apercevant  alors,  dit  : 

«  Te  voilà,  Fritzel?  Il  faut  donc  que  tu  voies 
tout?  • 

11  ne  me  fit  pas  d'autres  reproches,  et  nous 
rentrâmes  ensemble  à  la  maison.  Le  bourg- 
mestre et  Furst  s'en  étaient  allés  chez  eux. 

Tout  en  marchant,  l'oncle  parcourait  les  pa- 
piers du  Croate.  En  ouvrant  la  porto  do  noire 
chambre,  noua  vîmes  que  la  femme  venait  de 
prendre  un  bouillon,  les  rideaux  élaientencore 
ouverts  et  l'assielle  sur  la  table  de  nuit. 

«  Eh  bien,  madame,  dit  l'oncle  Jacob  en  sou- 
riant, vous  allez  mieux?  • 

Alors,  elle,  qui  s'était  retournée  et  qui  le  re- 
gardait avec  douceur  de  ses  grands  yeux  noirs, 
répondit  : 

t  Oui,  monsieur  le  docteur,  vous  m'avez 
sauvée,  je  me  sons  revivre.  » 

Puis,  au  bout  d'une  seconde,  elle  ajouta  d'un 
ton  plein  de  compassion  : 

«  Vous  venez  encore  de  reconnaître  une 
malheureuse  victime  do  la  guerre  I  » 

L'oncle  comprit  qu'elle  avait  tout  outoiulu, 
lorsque  le  bourgmestre  était  venu  le  prendre 
une  demi-heure  avant. 

«  C'est  vrai,  dit-il,  c'est  vrai,  madame;  en- 
core un  malheureux  qui  ne  reverra  plus  le  toit 
de  sa  maison,  encore  une  pauvre  mèie  qui 
n'embrassera  plus  son  fils.  » 

La  femme  semblait  émue  et  demanda  tout 
bas  : 

«  C'est  un  des  nôtres  î 

— Non,  madame,  c'est  un  Croate.  Je  viens  de 
lire  en  marchant  une  lettre  que  sa  mère  lui 
écrivait  il  y  a  trois  semaines.  La  pauvre  femme 
lui  recommande  de  ne  pas  oublier  ses  prières 


32 


ROMANS    NATIONAUX 


'^'■-t^f^'-y-^'- 


Alors  Id  peur  s'empara  de  moi.  U'aijo  31.) 


du  matin  et  du  soir  et  de  bien  se  conduire.  Elle 
lui  parle  avec  tendresse,  comme  à  un  enfant. 
C'était  pourtant  un  vieux  soldat,  mais  elle  le 
voyait  sans  doute  encore  tout  rose  et  tout 
blond,  comme  le  jour  où,  pour  la  dernière  fois, 
elle  l'avait  embrassé  en  sanglotant.  » 

La  voix  de  l'oncle,  en  parlant  de  ces  choses, 
s'attendrissait;  il  regardait  la  femme  qui,  de 
son  côté,  semblait  aussi  touchée. 

«  Oui,  vous  avez  raison,  dit-elle,  ce  doit  être 
affreux  d'apprendre  qu'on  ne  verra  plus  son 
enfant.  Moi,  du  moins,  j'ai  la  consolation  de  ne 
pouvoir  plus  causer  d'aussi  grandes  douleurs 
à  ceux  qui  m'aimaient.  » 

Alors  elle  détourna  la  tête,  et  l'oncle,  devenu 
très-grave,  lui  demanda  : 

«  Vous  n'êtes  pourtant  pas  seule  au  monde? 


— Je  n'ai  plus  ni  père  ni  mère,  fit-elle  d'une 
voix  basse  ;■  mon  père  était  chef  du  bataillon 
que  vous  avez  vu;  j'avais  trois  frères,  nous 
étions  tous  partis  ensemble  en  92,  de  Féné- 
trange  en  Lorraine.  Maintenant  trois  sont 
morts,  le  père  et  les  deux  aînés;  il  ne  reste 
plus  que  moi  et  Jean,  le  petit  tambour.  • 

La  femme,  en  disant  cela,  semblait  prête  à 
fondre  en  larmes.  L'oncle,  le  front  penché,  les 
mains  croisées  sur  le  dos,  se  promenait  de  long 
en  large  dans  la  chambre.  Le  silence  reve- 
nait. 

Tout  à  coup  la  J'rançaise  reprit  : 

«  J'aurais  quelque  chose  à  vous  demander, 
monsieur  le  docteur? 

— Quoi,  madame? 

— Ce  serait  d'écrire  à  la  mère  du  malheu- 


MADAME   THERESE 


33 


«  Portez  armes  !  »  (Page  36.' 


reux  Croate.  C'est  terrible,  sans  doute,  d'ap- 
prendre la  mort  de  son  fils,  mais  de  l'attendre 
toujours,  d'espérer  pendant  des  années  qu'il 
reviendra,  et  de  voir  qu'il  n'arrive  pas,  même 
à  la  dernière  heure,  ce  doit  être  plus  cruel  en- 
core. • 

Elle  se  tût,  et  l'oncle  tout  rêveur  répondit  : 

•  Oui...  oui...  c'est  une  bonne  pensée  !  Frit- 
zel,  apporte  l'encre  et  le  papier.  Quelle  misère, 
mon  Dieu  !  dire  qu'on  annonce  des  choses  pa- 
reilles, et  que  ce  sont  encore  de  bonnes  ac- 
tions! Ah  !  la  guerre...  la  guerre!  » 

Il  s'assit  et  se  mit  à  écrire. 

Lisbeth  entrait  alors  pour  mettre.la  nappe; 


elle  déposa  les  assiettes  et  la  miche  sur  le  buf- 
fet. Midi  sonnait;  la  femme  semblait  s'être  as- 
soupie. 

Enfin  l'oncle  finit  sa  lettre;  il  la  plia,  la  ca- 
cheta, écrivit  l'adresse  et  me  dit  : 

«  Va,  Fritzel,  jette  cette  lettre  à  la  boite,  et 
dépêche-toi.  Tu  demanderas  aussi  le  journal  à 
la  mère  Eberhardt;  c'est  samedi,  nous  aurons 
des  nouvelles  de  la  guerre.  » 

Je  sortis  en  courant  et  je  mis  la  lettre  à  la 
boite  du  village.  Mais  le  journal  n'était  pas  ar- 
rivé; Glémentz  avait  été  retenu  par  les  neiges, 
ce  qui  n'étonna  pas  l'oncle,  pareille  chose  arri- 
vant presque  tous  les  hivers. 


17 


17 


34 


ROMANS   NATIONAUX. 


VIII 


En  revenant  de  la  poste,  j'avais  aperçu  tout 

au  loin,  dans  la  grande  prairie  communale, 
derrière  l'église,  Ilans  Aden,  Frantz  Sépel  et 
bien  d'autres  de  mes  camarades  qui  glissaient 
sur  le  guévoir.  On  les  voyait  prendre  leur  élan 
à  la  file,  et  partir  comme  des  flèches,  les  reins 
plies  et  les  bras  en  l'air  pour  tenir  l'équilibre  ; 
on  entendait  le  bruit  prolongé  de  leurs  sabots 
sur  la  glace  et  leurs  cris  de  joie. 

Comme  mon  cœur  galopait  en  les  voyant! 
comme  j'aurais  voulu  pouvoir  les  rejoindre  ! 
Malheureusement  l'oncle  Jacob  m'attendait 
alors,  et  je  rentrai  la  tête  pleine  de  ce  joyeux 
spectacle.  Pendant  tout  le  dîner,  l'idée  de  cou- 
rir là-bas  ne  me  quitta  [las  une  srconde  ;  mais 
je  me  gardai  bien  d'en  parler  à  l'oncle,  car  il 
me  défendait  toujours  de  glisser  sur  le  guévoir, 
à  cause  des  accidents.  Enfin,  il  sortit  pour  aller 
faire  une  visite  à  M.  le  curé,  qui  souffrait  de 
ses  rhuma'tismes. 

J'attendis  qu'il  fût  entré  dans  la  grande  rue, 
puis  je  sifflai  Scipio,  et  je  me  mis  à  courir  jus- 
qu'à la  ruelle  des  Houx,  comme  un  lièvre.  Le 
caniche  bondissait  derrière  moi,  et  ce  n'est  que 
dans  la  petite  allée  pleine  de  neige  que  nous 
reprimes  haleine. 

Je  croyais  retrouver  tous  mes  camarades  sur 
le  guévoir,  mais  ils  étaient  allés  dîner;  je  ne 
vis,  au  tournant  de  l'église,  que  les  grandes 
glissades  désertes.  Il  me  fallut. donc  glisser 
seul,  et,  comme  il  faisait  froid,  au  bout  d'une 
demi-heure  j'en  eus  bien  assez. 

Je  reprenais  le  chemin  du  village,  quand 
Ilans  Aden,  Frantz  Sépel  et  deux  ou  trois  au- 
tres, les  joues  rouges,  le  bonnet  de  coton  tiré 
sur  les  oreilles  et  les  mains  dans  les  poches, 
dôboucliôrtnt  d'entre  les  haies  couvertes  de 
givre. 

«  Tiens  !  c'est  toi,  Fritzel  !  me  dit  Ilans  Aden; 
tu  t'en  vas? 

— Oui,  je  viens  de  glisser,  et  l'oncle  Jacob 
ne  veut  pas  que  je  glisse  ;  j'aime  mieux  m'en 
aller. 

— Moi,  dit  Frantz  Sépel,  j'ai  fendu  mon  sabot 
sur  la  glace  ce  rr;.-ilin,  et  mon  père  l'a  raccom- 
modé. Voyez  un  peu.  » 

Il  défit  son  sabot  et  nous  le  montra.  Le  père 
Frantz  Sépel  avait  mis  une  bande  de  tôle  en 
travers,  avec  (juatre  gros  clous  à  tête  pointue. 
Cela  nous  fit  rire,  et  Frantz  Sépel  s'écria  : 

«  Ça,  ce  n'est  pas  commode  pour  glisser! 
Écoutez,  allons  plutôt  en  traîneau;  nous  mon- 


terons sur  l'Altenberg,  et  nous  descendrons 
comme  le  vent.  » 

L'idée  d'aller  en  traîneau  me  parut  alors  si 
magnifique,  que  je  me  voyais  déjà  dessus,  des- 
cendant la  côte  en  trépignant  des  talons,  et 
criant  d'une  voix  qui  montait  jus-qu'aux  nua- 
ges :  «  Himmclsfarth!  Ilimmelsfartli!  » 

J'en  avais  des  ébloui  ssemcnts. 

«  Oui,  dit  Hans  Aden;  mais  comment  avoir 
un  traîneau? 

— Laissez-moi  faire,  répondit  Frantz  Sépel, 
le  plus  malin  de  nous  tous.  Mon  père  en  avait 
un  l'année  dernière  ;  mais  il  était  tout  ver- 
moulu, la  grand'mèrë  en  a  fait  du  feu.  C'est 
égal,  arrivez  toujours.  » 

Nous  le  suivîmes  pleins  de  doute  et  d'espé- 
rance. Tout  en  descendant  la  grande  rue,  de- 
vant chaque  hangar  nous  faisions  halte,  le  nez 
en  l'air,  et  nous  regardions  d'un  œil  d'envie 
les  schlittes  *  pendues  aux  poutres. 

•  Ça,  disait  Fun,  c'est  une  belle  sclUiltc,  nous 
pourrions  tous  y  tenir  sans  gêne. 

— Oui,  répondait  un  autre,  mais  elle  serait 
trop  lourde  à  traîner  sur  la  côte  :  elle  est  en 
bois  vert. 

— Eh!  faisait  Hans  Aden,  nous  la  prendrions 
tout  de  même,  si  le  père  Gilzig  voulait  nous  la 
prêter;  mais  c'est  un  avare  :  il  garde  sa  schlitte 
pour  lui  seul,  comme  si  les  schlittes  pouvaient 
s'user. 

— Arrivez  donc  !  »  s'écriait  Frantz  Sépel,  qui 
marchait  en  avant. 

Et  toute  la  troupe  se  remettait  en  route.  De 
temps  en  temps  on  regardait  Scipio,  qui  mar- 
chait près  de  moi. 

«  Vous  avez  un  beau  chien,  faisait  Hans 
Aden,  c'est  un  chien  français;  ils  ont  de  la 
laine  comme  les  moutons  et  se  laissent  tondre 
sans  lien  dire.  • 

Frantz  Sépel  soutenait  qu'il  avait  vu,  l'année 
précédente,  à  la  foire  de  Kaiserslautern,  un 
chien  français  avec  des  lunettes  et  qui  comptait 
sur  un  tambour  jusqu'à  cent.  Il  devinait  au.ssi 
toutes  sortes  de  choses,  et  la  grand'mèrë  Anne 
pensait  que  ce  devait  être  un  sorcier. 

Scipio,  pendant  ces  discours,  s'arrêtait  et 
nous  regardait.  J'étais  tout  fier  de  lui.  Le  pe- 
tit Karl,  le  fils  du  tisserand,  disait  que  si  c'était 
un  sorcier,  il  pourrait  nous  faire  avoir  une 
schlitte,  mais  qu'il  faudrait  lui  donner  son  âme 

*  Traîneaux. 


MADAME  THERESE. 


35 


en  échange,  et  pas  un  de  nous  ne  voulait  lui 
donner  son  âme. 

Nous  allions  donc  ainsi,  de  maison  en  mai- 
son, et  deux  heures  sonnaient  à  l'église,  lorsque 
M,  Richler  passa  sur  son  traîneau,  en  criant  à 
sa  grande  bique  décharnée  : 

«  Allez,  Charlotte,  allez!  » 

La  pauvre  bête  allongeait  ses  hanches,  et 
M.  Richter,  contre  son  ordinaire,  paraissait 
tout  joyeux.  En  passant  devant  la  maison  du 
boucher  Sépel,  il  cria  : 

•  Bonne  nouvelle,  Sépel,  bonne  nouvelle!  » 
Il  faisait  claquer  son  fouet,  et  Hans  Aden  dit  : 

•  M.  Riclitor  est  un  peu  gris;  il  aura  trouvé 
quelque  part  du  vin  qui  ne  lui  coûtait  rien.  » 

Alors  toute  la  bande  rit  de  bon  cœur,  car  tout 
le  village  savait  que  Richter  était  un  avare. 

Nous  étions  arrivés  au  bout  de  la  grande  rue, 
devant  la  maison  du  père  Adam  Schmitt,  un 
vieux  soldat  de  Frédéric  II,  qui  recevait  une 
petite  pension  pour  acheter  son  pain  et  son  ta- 
bac, et  de  temps  en  temps  du  schnaps  *. 

Adam  Schmitt  avait  fait  la  guerre  de  Sept 
ans  et  toutes  les  campagnes  de  Silésie  et  de 
Poniéi-anie.  Maintenant  il  était  tout  vieux,  et, 
depuis  la  mort  de  sa  sœur  Rœsel,  il  vivait  seul 
dans  la  dernière  maison  du  village,  une  petite 
maison  couverte  de  chaume,  n'ayant  qu'une 
seule  pièce  en  bas,  une  au-dessus  et  le  toit 
avec  ses  deux  lucarnes.  Elle  avait  aussi  son 
hangar  sur  le  côté,  derrière  un  réduit  à  porcs, 
et  vers  le  village,  un  petit  jardin  entouré  de 
haies  vives,  que  le  père  Schmitt  cultivait  avec 
soin. 

L'oncle  Jacob  aimait  ce  vieux  soldat;  quel- 
quefois, en  le  voyant  passer,  il  frappait  à  la 
vitre  et  lui  criait  :  «  Adam,  entrez  donc  !  » 

Aussitôt  l'autre  entrait,  sachant  que  l'oncle 
avait  du  véritable  cognac  do  France  dans  une 
armoire,  et  qu'il  l'appelait  pour  lui  en  olliir 
un  petit  verre. 

Nous  finies  donc  halte  devant  sa  maison, 
et  Frantz  Sépel,  se  penchant  sur  la  haie,  nous 
dit: 

«  Regardez-moi  ce  traîneau.  Je  parie  que  le 
père  Schmitt  nous  le  prêtera,  pourvu  que  Frit- 
zel' entre  hardiment,  qu'il  motte  la  main  à  côté 
de  l'oreille  du  vieux^  et  qu'il  dise  :  «  Père  Adam, 
prêtez-nous  votre  schlitte  I  »  Oui,  je  parie  qu'il 
nous  le  prêtera,  j'en  suis  sûr;  seulement  il  faut 
du  courage.  • 

J'étais  devenu  tout  rouge  ;  d'un  œil  je  re- 
gardais le  traîneau,  et  de  l'autre  la  pelite  fe- 
nêtre à  ras  de  terre.  Tous  les  camarades,  au 
coin  de  la  maison,  me  poussaient  par  l'épaule 
en  disant  : 

•  Eau-de-vie. 


•  Entre,  il  te  le  prêtera  ! 

— Je  n'ose  pas,  leur  disais-je  tout  bas. 

— Tu  n'as  pas  de  courage,  répondait  Ilans 
Aden;  à  ta  place,  moi,  j'entrerais  tout  de 
suite. 

— Laissez-moi  seulement  regarder  un  peu 
s'il  est  de  bonne  humeur.  • 

Alors  je  me  penchai  vers  la  petite  fenêtre, 
et,  regardant  du  coin  de  l'œil,  je  vis  le  père 
Schmitt  assis  sur  un  escabeau,  devant  la  pierre 
de  l'âtre,  où  brillaient  quelques  braises  au  mi- 
lieu d'un  tas  de  cendres.  Il  nous  tournait  le 
dos;  on  ne  voyait  que  sa  longue  échine,  ses 
épaules  voûtées,  sa  petite  veste  de  toile  bleue, 
qui  ne  rejoignait  pas  sa  culotte  de  grosse  toile 
grise,  tantelle  était  courte,  sa  touffe  de  cheveux 
blancs  tombant  sur  la  nuque,  son  bonnet  de 
coton  bleu,  la  houppe  sur  le  front,  ses  larges 
oreilles  rouges  écartées  de  la  tête,  et  ses  gros 
sabots  appuyés  sur  la  pierre  de  l'âtre.  Il  fumait 
sa  pipe  de  terre,  qui  dépassait  un  peu  de  côté 
sa  joue  creuse. 

"Voilà  tout  ce  que  je  vis,  avec  les  dalles  cas- 
sées de  la  masure,  et  dans  le  fond,  à  gauche, 
une  sorte  de  crèche  hérissée  de  paille.  Cela  ne 
m'inspirait  pas  beaucoup  de  confiance,  et  je 
voulais  me  sauver,  lorsque  tous  les  autres  me 
poussèrent  dans  l'allée  en  disant  tout  bas  : 

"  Frilzel...Fritzel...il  teleprêtera,'bicn  sûîl 

—Non  ! 

—Si! 

— Je  ne  veux  pas.  » 

Mais  Hans  Aden  avait  ouvert  la  porte,  et 
j'étais  déjà  dans  la  chambre  avec  Scipio',  les 
autres,  derrière  moi,  penchés,  les  yeux  écar- 
quillés,  regardant  et  prêtant  l'oreille. 

Oh  1  comme  j'aurais  voulu  m' échapper!  Mal- 
heureusement Fi'antz  Sépel,  du  dehors,  retenait 
la  porte  à  demi  fermée;  il  n'y  avait  de  place 
que  pour  sa  tête  et  celle  de  Hans  Aden,  debout 
sur  la  pointe  des  i)ieds  derrière  lui. 

Le  vieux  Schmitt  s'était  retouené  : 

«  Tiens  !  c'est  Fritzel  !  dit-il  en  se  levant. 
Qu'est-ce  qui  se  passe  donc?  » 

Il  ouvrit  la  porte,  et  toute  la  bande  s'enfuit 
comme  une  volée  d'étourneaux.  Je  restai  seul. 
Le  vieux  soldat  me  regardait  tout  étonné. 

«  Qu'est-ce  que  vous  voulez  donc,  Fritzel?  • 
fit-il  en  prenant  une  braise  sur  l'âtre  pour  ral- 
lumer sa  pipe  éteinte. 

Puis,  voyant  Scipio,  il  le  contempla  grave- 
ment, en  tirant  de  grosses  bouffées  de  tabac. 

Moi,  j'avais  repris  un  peu  d'assurance. 

«  Père  Schmitt,  lui  dis-je,  les  autres  veulent 
que  je  vous  demande  votre  traîneau,  pour 
descendre  de  l'Altenberg.  » 

Le  vieux  soldat,  en  face  du  caniche,  clignait 
de  l'œil  et  souriait.  Au  lieu  de  répondre,  il  ne 


36 


ROMANS    NATIONAUX. 


gratta  l'oreille  en  relevant  son  bonnet,  et  me 
demanda  : 

«  C'est  à  vous,  ce  chien,  Fritzel? 

— Oui,  père  Adam,  c'est  le  chien  de  la  femme 
que  nous  avons  chez  nous. 

— Ah  bon  !  ça  doit  être  un  chien  de  soldat;  il 
doit  connaître  l'exercice.  » 

Scipio  nous  regardait  le  nez  en  l'air,  et  le 
père  Schmitt,  retirant  la  pipe  de  ses  lèvres, 
dit: 

«  C'est  un  chien  de  régiment  ;  il  ressemble 
au  vieux  Michel,  que  nous  avions  en  Silésie.  » 

Alors,  élevant  la  pipe,  il  s'écria  :  «  Portez 
armes  !  »  d'une  voix  si  forte,  que  toute  la  ba- 
raque en  retentit. 

Mais  quelle  ne  fut  pas  ma  surprise,  de  voir 
Scipio  s'asseoir  sur  son  derrière,  les  pattes  de 
devant  pendantes,  et  se  tenir  comme  un  véri- 
table soldat! 

«  Ha  !  ha  !  ha  !  s'écria  le  vieux  Schmitt,  je  le 
savais  bien  I  » 

Tous  les  camarades  étaient  revenus;  les  uns 
regardaient  par  la  porte  entr'ouverte,  les  autres 
par  la  fenêtre.  Scipio  ne  bougeait  pas,  et  le  père 
Schmitt,  aussi  joyeux  qu'il  avait  paru  grave 
auparavant,  lui  dit  : 

«  Attention  au  commandement  de  marche!  » 

Puis,  imitant  le  bruit  du  tambour,  et  mar- 
chant en  arriére  sur  ses  gros  sabots,  il  se  mit  à 
crier  : 

«  Arche!  Pan...  pan...  rantanplan...  Une... 
deusse...\]ne...  deusse!  • 

Et  Scipio  marchait  avec  une  mine  grave 
étonnante,  ses  longues  oreilles  sur  les  épaules 
et  la  queue  en  trompette. 

C'était  merveilleux  ;  mon  cœur  sautait. 

Tous  les  autres,  dehors,  paraissaient  confon- 
dus d'admiration. 

«  Halte  !  »  s'écria  Schmitt,  et  Scipio  s'arrêta. 

Alors  je  ne  pensais  plus  à  la  sclûitte;  j'étais 
tellement  fier  des  talents  de  Scipio,  que  j'aurais 
voulu  courir  à  la  maison,  et  crier  à  l'oncle  : 
«  Nous  avons  un  chien  qui  fait  l'exercice  I  » 

Mais  Hans  Aden,  Frantz  Sépel  et  tous  les 
autres,  encouragés  par  la  bonne  humeur  du 
vieux  soldat,  étaient  entrés,  et  se  tenaient  en 
extase,  le  dos  à  la  porte  et  le  bonnet  sous  le 
bras. 

•  En  place,  repos  1  dit  le  père  Schmitt,  et 
Scipio  retomba  sur  ses  quatre  pattes,  en  se- 
couant la  tête  et  se  grattant  la  nuque  avec  une 
patte  de  derrière,  comme  pour  dire  :  «  Depuis 
deux  minutes  une  puce  me  démange;  mais  on 
n'ose  pas  se  gratter  sous  les  armes  I  • 

J'étais  devenu  muet  de  joie  en  voyant  ces 
choses,  et  je  n'osais  appeler  Scipio,  de  peur  de 
lui  faire  honte;  mais  il  vint  se  ranger  de  lui- 
même  près  de  moi,  modestement,  ce  qui  me 


combla  de  satisfaction;  je  me  considérais  en 
quelque  sorte  comme  un  feld-maréchal  à  la 
tète  de  ses  armées;  tous  les  autres  me  portaient 
envie. 

Le  père  Schmitt  regardait  Scipio  d'un  air 
attendri;  on  voyait  qu'il  lui  rappelait  le  bon 
temps  de  son  régiment. 

«  Oui,  fit-il  au  bout  de  quelques  instants, 
c'est  un  vrai  chien  de  soldat.  Mais  reste  à  savoir 
s'il  connaît  la  politique,  car  beaucoup  de  chiens 
ne  savent  pas  la  politique.  » 

En  même  temps,  il  prit  un  bâton  derrière 
la  porte  et  le  mit  en  travers,  en  criant  : 

«  Attention  au  mot  d'ordre  !  • 

Scipio  se  tenait  déjà  prêt. 

«  Saute  pour  la  République  !  »  cria  le  vieux 
soldat. 

Et  Scipio  sauta  par-dessus  le  bâton,  comme 
un  cerf. 

«  Saute  pour  le  général  Hoche  !  » 

Scipio  sauta. 

"  Saute  pour  le  roi  de  Prusse  !  » 

Mais  alors  Scipio  s'assit  sur  sa  queue  d'un 
air  très-ferme,  et  le  vieux  bonhomme  se  mit  à 
sourire  tout  bas,  les  yeux  plissés,  en  disant  : 

«  Oui,  il  connaît  la  politique...  hé  !  hé  !  hé  ! 
Allons...  arrive  !  » 

Il  lui  passa  la  main  sur  la  tête,  et  Scipio  pa- 
rut très-content. 

«  Fritzel,  médit  alors  le  père  Schmitt,  vous 
avez  un  chien  qui  vaut  son  pesant  d'or;  c'est 
un  vrai  chien  de  soldat.  » 

Et,  nous  regardant  tous,  il  ajouta  : 

«  Puisque  vous  avez  un  si  bon  chien,  je  vais 
vous  prêter  ma  schliUc  ;  mais  vous  me  la  ra- 
mènerez à  cinq  heures,  et  prenez  garde  de  vous 
casser  le  cou.  » 

Il  sortit  avec  nous  et  décrocha  son  traîneau 
du  hangar. 

Mon  esprit  se  partageait  alors  entre  le  désir 
d'aller  annoncer  à  l'oncle  les  talents  extraordi- 
naires de  Scipio,  ou  de  descendre  l'Altenberg 
sur  notre  schlitte.  Mais  quand  je  vis  Hans  Aden, 
Frantz  Sépel,  tous  les  camarades,  les  uns  de- 
vant, les  autres  derrière,  pousser  et  tirer  en 
galopant  comme  des  bienheureux,  je  ne  pus 
résister  au  plaisir  de  me  joindre  à  la  bande. 

Schmitt  nous  regardait  de  sa  porte. 

«  Prenez  garde  de  rouler!  »  nous  dit-il  en- 
core. 

Puis  il  rentra,  pendant  que  nous  filions  dans 
la  neige.  Scipio  sautait  à  côté  de  nous.  Je  vous 
laisse  à  penser  notre  joie,  nos  cris  et  nos  éclats 
de  rire  jusqu'au  sommet  de  la  côte. 

Et  quand  nous  fûmes  en  haut,  Hans  Aden 
devant,  les  deux  mains  cramponnées  aux  patins 
recourbés,  nous  autres  derrière,  assis  trois  à 
trois,  Scipio  au  milieu,  et  que  tout  à  coup  la 


MADAME  THÉRÈSE. 


37 


schlitte  partit,  ondulant  dans  les  ornières  et 
filant  par-dessus  les  rampes  :  quel  enthou- 
siasme I 
Ah  !  l'on  n'est  jeune  qu'une  fois  1 
Scipio,  à  peine  le  traîneau  parti,  avait  passé 
d'un  bond  par-dessus  nos  têtes.  11  aimait  mieux 
courir,  sauter,  aboyer,  se  rouler  dans  la  neige 
comme  un  véritable  enfant,  que  d'aller  eu 
schlitte.  Mais  tout  cela  ne  nous  empêchait  pas 
de  conserver  un  grand  respectpour  ses  talents; 
chaque  fois  que  nous  remontions  et  qu'il  mar- 
chait près  de  nous  plein  de  dignité,  l'un  ou 
l'autre  se  retournait,  et,  tout  en  poussant, 
disait  : 

«  Vous  êtes  bien  heureux,  Fritzel,  d'avoir  un 
chien  pareil  ;  Schmitt  Adam  dit  qu'il  vaut  son 
pesant  d'or. 

— Oui,  mais  il  n'est  pas  à  eux,  criait  un  au- 
tre il  est  à  la  femme.  » 

Cette  idée  que  le  chien  était  à  la  femme  me 
rendait  tout  inquiet,  et  je  pensais  :  «  Pourvu 
qu'ils  restent  tous  les  deux  à  la  maison  I  » 

Nous  continuâmes  cà  monter  et  à  descendre 
ainsi  jusque  vers  quatre  heures.  Alors  la  nuit 
commençait  à  se  faire,  et  chacun  se  rappela 
notrepromesse  au  père  Schmitt.  Nous  reprîmes 
donc  le  chemin  du  village.  En  approchant  de 
la  demeure  du  vieux  soldat,  nous  le  vîmes  de- 
bout sur  sa  porte.  Il  nous  avait  entendus  rire 
et  causer  de  loin. 

«  Vous  voilà  !  s'écria-t-il  ;  personne  ne  s'est 
fait  de  mal  ? 
— Non,  père  Schmitt. 
— A  la  bonne  heure.  » 

Il  remit  sa  schlitte  sous  le  hangar,  et  moi, 
sans  dire  ni  bonjour  ni  bonsoir,  je  partis  en 
courant,  heureux  d'annoncer  à  l'oncle  quel 
chien  nous  avions  l'honneur  de  posséder.  Cette 
idée  me  rendait  si  content,  que  j'arrivai  chez 
nous  sans  m'en  apercevoir;  Scipio  était  sur 
mes  talons. 

•  Oncle  Jacob,  m'écriai-je  en  ouvrant  la 
porte,  Scipio  connaît  l'exercice  !  le  père  Schmitt 
a  vu  tout  de  suite  que  c'était  un  véritable  chien 
de  soldat  ;  il  l'a  fait  marcher  sur  les  pattes  de 
derrière  comme  un  grenadier,  rien  qu'en  di- 
sant :  «  Une...  deusse!  » 

L'oncle  lisait  derrière  le  fourneau;  en  me 
voyant  si  enthousiaste,  il  déposa  son  livre  au 
bord  de  la  cheminée  et  me  dit  d'un  air  émer- 
veillé : 

«  Est-ce  bien  possible,  Fritzel?  Comment!... 
comment!... 

— Oui  !  m'écriai-je,  et  il  sait  aussi  la  poli- 
tique :  il  saute  pour  la  République,  pour  le 
général  Hoche,  mais  il  ne  veut  pas  sauter  pour 
le  roi  de  Prusse.  » 
L'oncle  alors  se  mit  à  rire,  et,  regardant  la 


femme,  qui  souriait  aussi  dans  l'alcôve,  le 
coude  sur  l'oreiller  : 

•  Madame  Thérèse,  dit-il  d'un  ton  grave, 
vous  ne  m'aviez  pas  encore  parlé  des  beaux 
talents  de  votre  chien.  Est-il  bien  vrai  que  Sci- 
pio sache  tant  de  belles  choses? 

— C'est  vrai,  monsieur  le  docteur,  dit-elle  en 
caressant  le  caniche  qui  s'était  approché  du  lit 
et  qui  lui  tendait  la  tête  d'un  air  joyeux;  oui, 
il  sait  tout  cela,  c'était  l'amusement  du  ba- 
taillon; Petit-Jean  lui  montrait  tous  les  jours 
quelque  chose  de  nouveau.  N'est-ce  pas,  mon 
pauvre  Scipio,  tu  jouais  à  la  drogue,  tu  remuais 
les  dés  pour  la  bonne  chance,  tu  battais  la 
diane  ?  Combien  de  fois  notre  père  et  les  deux 
aînés,  à  la  grande  halte,  ne  se  sont-ils  pas  ré- 
jouis de  te  voir  monter  la  garde?  Tu  faisais 
rire  tout  notre  monde  par  ton  air  grave  et  tes 
talents  ;  on  oubliait  les  fatigues  de  la  route  au- 
tour de  toi,  on  riait  de  bon  cœur  !  » 

Elle  disait  ces  choses,  tout  attendrie, 
d'une  voix  douce,  en  souriant  un  peu  tout 
de  même.  Scipio  avait  fini  par  se  dresser, 
les  pattes  au  bord  du  lit,  pour  entendre  son 
éloge. 

Mais  l'oncle  Jacob,  voyant  que  madame  Thé- 
rèse s'attendrissait  de  plus  en  plus  à  ces  sou- 
venirs, ce  qui  ptuvait  lui  faire  du  mal,  me 
dit  :  ""     ' 

«  Je  suis  bien  content,  Fritzel,  d'apprendre 
que  Scipio  sache  faire  l'exercice  et  qu'il  con- 
naisse la  politique;  mais  toi,  qu'as-tu  fait  de- 
puis midi? 

— Nous  avons  été  en  traîneau  sur  l'Alten- 
berg,  oncle;  le  père  Adam  nous  a  prêvé  sa 
schlitte. 

— C'est  très-bien.  Mais  tous  ces  événements 
nous  ont  fait  oublier  M.  de  BufTon  et  Klopstock  ; 
si  cela  continue,  Scipio  en  saura  bientôt  plus 
que  toi.  » 

En  môme  temps  il  se  leva,  prit  dans  l'ar- 
moire l'Histoire  naturelle  de  M.  de  BufTon,  et 
posant  la  chandelle  sur  la  table  : 

«  Allons,  Fritzel,  me  dit-il,  souriant  en  lui- 
même  de  ma  mine  longue,  car  je  me  repentais 
d'être  revenu  si  tôt,  allons  !  • 

Il  s'assit  et  me  fit  asseoir  sur  ses  genoux. 

Cela  me  parut  bien  amer,  de  me  remettre  à 
M.  de  BufTon  après  huit  jours  de  bon  temps; 
mais  l'oncle  avait  une  patience  qui  me  forçait 
d'en  avoir  aussi, et  nous  commençâmes  la  leçon 
de  français. 

Cela  dura  bien  une  heure,  jusqu'au  moment 
où  Lisbeth  vint  mettre  la  nappe.  Alors,  en  nous 
retournant,  nous  vîmes  que  madame  Thérèse 
s'était  assoupie.  L'oncle  ferma  le  livre  et  tira 
les  rideaux,  pendant  que  Lisbeth  pinçait  les 
couverts. 


38 


ROMANS  NATIONAUX. 


IX 


Ce  même  soir,  après  le  souper,  l'oncle  Jacob 
fimiait  sa  pipe  en  silence  derrière  le  fourneau. 
Moi,  je  sôcliais  le  bas  de  mon  pantalon,  assis 
devant  la  petite  porte  de  tôle,  la  tête  de  Scipio 
entre  les  genoux,  et  je  regardais  le  reflet  rouge 
de  la  flamme  avancer  et  reculer  sur  le  plan- 
cher. Lisbeth  avait  emporlé  la  chandelle  selon 
son  habitude;  nous  étions  dans  l'obscurité  ;  le 
feu  bourdonnait  comme  au  temps  des  grands 
froids,  la  pendule  marchait  lentement,  et  de- 
hors, dans  la  cuisine,  nous  entendions  la  vieille 
servante  laver  les  assiettes  sur  l'évier. 

Que  d'idées  me  passaient  alors  par  la  tête  ! 
Tantôt  je  songeais  au  soldat  mort  dans  la 
grange  de  Réebock,  au  coq  noir  de  la  lucarne; 
tantôt  au  père  Schmitt  faisant  faire  l'exercice  à 
Scipio;  puis  à  l'Altenberg,  à  la  descente  de 
notre  traîneau.  Tout  cela  me  revenait  comme 
im  rêve  ;  les  siflements  plaintifs  du  feu  me  pa- 
raissaient être  la  musiijue  de  ces  souvenirs, 
et  je  sentais  tout  doucement  mes  yeux  se  fer- 
mer. 

Gela  durait  depuis  environ  une  demi-heure, 
lorsque  je  fus  réveillé  par  un  bruit  de  sabots 
dans  l'allée,  en  même  temps,  la  porte  s'ou- 
vrit, et  la  voix  joyeuse  du  mauser  dit  dans  la 
chambre  : 

,  «  De  la  neige,  monsieur  le  docteur,  de  la 
neige  !  Elle  recommence  à  tomber,  nous  en 
avons  encore  pour  toute  la  nuit.  » 

Il  paraît  que  l'oncle  avait  fini  par  s'assou- 
pir, car  seulement  au  bout  d'un  instant,  je 
l'entendis  se  remuer  et  répondre  : 

«  Que  voulez-vous,  mauser,  c'est  la  saison; 
il  faut  s'attendre  à  cela  maintenant.  » 

Puis  il  se  leva  et  alla  dans  la  cuisine  chercher 
de  la  lumière. 

Le  mauser  s'approchait  dans  l'ombre; 

«  Tiens  !  Fritzel  est  là  1  dit-il.  Tu  n'as  donc 
pas  encore  sommeil?  » 

L'oncle  rentrait.  Je  tournai  la  tête,  et  je  vis 
que  le  mauser  avait  ses  habits  d'hiver  :  son 
vieux  bonnet  de  martre,  la  queue  râpée  pen- 
dant sur  le  dos,  sa  veste  en  peau  de  chèvre,  le 
poil  en  dedans,  son  gilet  rouge,  les  poches  bal- 
lottant sur  les  cuisses,  et  sa  vieille  culotte  de 
velours  brun,  ornée  de  pièces  aux  genoux.  11 
souriait,  en  plissant  ses  petits  yeux,  et  tenait 
quelque  chose  sous  le  bras. 

«  Vous  venez  pour  la  gazette,  mauser?  dit 
l'oncle.  Elle  n'est  pas  arrivée  ce  malin,  le  mes- 
sager est  en  retard. 


— Non,  monsieur  le  docteur,  non  ;  je  viens 
pour  autre  chose.  ' 

Il  déposa  sur  la  table  un  vieux  livre  carré,  à 
couvercle  de  bois  d'au  moins  trois  lignes  d'é- 
paisseur, et  tout  couvert  de  largQS  pattes  en 
cuivre,  représentant  des  feuilles  de  vigne;  les 
tranches  étaient  toutes  noires  el  graisseuses  à 
force  de  vieillesse,  el  de  chaque  page  sortaient 
des  cordons  et  des  ficelles,  pour  marquer  les 
bons  endroits. 

«  Voilà  pourquoi  j'arrive  !  dit  Je  mauser;  je 
n'ai  pas  besoin  de  nouvelles,  moi  ;  quand  je 
veux  savoir  ce  qui  se  passe  dans  le  monde, 
j'ouvreet  je  regarde.  » 

Alors  il  sourit,  et  ses  longues  dents  jaunes 
apparurent  sous  les  quatre  poils  de  ses  mous- 
taches, effilées  comme  des  aiguilles. 

L'oncle  ne  disait  rien;  il  approcha  la  table 
du  fourneau  et  s'assit  dans  son  coin. 

«  Oui,  reprit  le  mauser,  tout  est  là-dedans; 
mais  il  faut  comprendre...  il  faut  comprendre, 
fit-il  en  se  touchant  la  tête  d'un  air  rêveur.  Les 
lettres  ne  sont  rien;  c'est  l'esprit...  l'esprit  qu'il 
faut  comprendre.  » 

Puis  il  s'assit  dans  le  fauteuil  et  prit  le  h  vie 
sur  SOS  cuisses  maigres  avec  une  sorte  de  véné- 
ration; il  l'ouvrit,  et,  comme  l'oncle  le  regar- 
dait : 

«  Monsieur  le  docteur,  dit-il,  je  vous  ai  parlé 
cent  fois  du  hvre  de  ma  tante  Rœsel,  de  Hô- 
ming  ;  eh  bien-,'  aujourd'hui  je  vous  l'apporte 
pour  vous  montrer  le  passé,  le  présent  et 
l'avenir.  Vous  allez  voir,  vous  allez  voir!  Tout 
ce  qui  est  arrivé  depuis  quatre  ans  était  écrit 
d'avance;  je  le  comprenais  bien,  seulement  je 
ne  voulais  pas  le  dire,  à  cause  de  ce  Richtor, 
qui  se  serait  moqué  de  moi,  car  il  ne  voit  pas 
plus  loin  que  le  bout  de  son  nez.  Et  l'avenir  est 
aussi  là-dedans;  mais  je  ne  l'expliquerai  qu'à 
vous,  monsieur  le  docteur,  qui  êtes  un  homme 
sensé,  raisonnable  et  clairvoyant.  Voilà  pour- 
quoi j'arrive. 

— Ecoutez,  mauser,  dit  l'oncle,  je  sais  bien 
que  tout  est  mystère  dans  ce  bas  monde,  et  je 
ne  suis  pas  assez  vaniteux  pour  refuser  do 
croire  aux  prédictions  et  aux  miracles  rappor- 
tés par  des  auteurs  graves,  tels  que  Moïse, 
Hérodote,  Thucydide,  Tile-Live  et  beaucoup 
d'autres.  Malgré  cela,je  respecte  trop  la  volonté 
du  Seigneur  pour  vouloir  pénétrer  les  secrets 
réservés  par  sa  sagesse  infinie  ;  j'aime  mieux 
voir  dans  votre  livre  l'accomplissement  des 


MADAME  THÉRÈSE. 


39 


choses  déjà  passées  que  l'avenir.  D'abord  ce 
sera  beaucoup  plus  clair. 

:— C'est  bon,  c'est  bon,  vous  saurez  tout,  » 
répondit  le  taupier,  satisfait  de  l'air  grave  de 
l'oncle. 

!  Il  poussa  son  fauteuil  vers  la  table,  posa  le 
livre  au  bord, 'puis,  se  mettant  à  fouiller  dans 
sa  poche,  il  en  tira  de  vieilles  besicles  en  cui- 
vre et  les  enfourcha  sur  sonnez,  ce  qui  lui 
donnait  une  figure  vraiment  bizarre. 

On  peut  s'imaginer  mon  attention  :  je  m'é- 
tais aussi  rapproché  de  la  table,  les  coudes  au 
bord,  le  menton  dans  les  mains,  et  je  regardais, 
retenant  mon  haleine,  les  yeux  écarquillés 
jusqu'aux  tempes. 

Toujours  cette  scène  sera  présente  à  mon  es- 
prit :  le  silence  profond  de  la  chambre,  le  tic- 
tac  de  l'horloge,  le  bruissement  du  feu,  la 
chandelle  comme  une  étoile  au  milieu  de 
nous;  en  face  de  moi,  l'oncle  dans  son  coin 
grisâtre,  Scipio  à  mes  pieds,  puis  le  mauser, 
courbé  sur  le  livre  des  prédictions,  et  derrière 
lui  les  petites  vitres  noires,  où  descendait  la 
neige  dans  les  ténèbres  ;  je  revois  tout  cela,  et 
même  il  me  semble  entendre  encore  la  voix  de 
ce  pauvre  vieux  taupier,  et  celle  de  ce  bon 
oncle  .îacob,  descendus  tous  deux  depuis  si 
longtemps  dans  la  tombe. 

C'était  une  scène  étrange. 

«  Comment,  mauser!  dit  l'oncle,  vous  avez 
besoin  de  lunettes  à  votre  âge?  moi  qui  vous 
croyais  une  vue  excellente? 

— Je  n'en  ai  pas  besoin  pour  lire  des  choses 
ordinaires,  ni  pour  regarder  dehors,  répondit 
le  laupier;  j"ai  de  bons  yeux,  et  d'ici  jusque  sur 
la  côle  de  l'Altenberg,  au  printemps,  je  vois  un 
çid  de  chenilles  sur  les  arbres;  mais  vous  sau- 
rez que  ces  lunettes  sont  celles  de  ma  tante 
Rœsel,  de  Héming,  et  qu'il  £aut  les  avoir  pour 
comprendre  ce  livre.  Quelquefois  ça  me  trou- 
ble, mais  je  lis  au-dessus  ou  au-dessous;  le 
principal  est  que  je  les  aie  sur  le  nez. 

— Ah!  c'est  durèrent,  bien  dilTérent,  dit 
l'oncle  d'un  ton  séiieux  ;  car  il  avait  trop  bon 
cœur  pour  laisser  voir  au  taupier  que  cela 
l'étonnait.  • 

Aussitôt  le  mauser  se  mit  à  lire  : 

«  Anno  1793. — L'herbe  est  séchée  et  la  fleur 
«  est  tombée,  parce  que  le  vent  a  soufflé  des- 
«  sus!  •  Cela  signifie  que  nous  sommes  en 
hiver  :  l'herbe  est  séchée,  parce  que  le  venta 
soufllé  dessus.  » 

L'oncle  inclina  la  tête,  et  le  taupier  pour- 
suivit : 

«  Les  iles  ont  vu  et  ont  été  saisies  de  crainte; 
•  les  bouts  de  la  terre  ont  été  effrayés;  ils  se 
«  sont  approchés  et  sont  venus.  •  Ça.  monsieur 
le  docteur,  c'est  pour  faire  entendre  que  l'An- 


gleterre, et  même  les  lies  qui  sont  pius  loin 
dans  la  mer,  ont  été  effrayées  à  cause  des  Ré- 
publicains. «  Ils  se  sont  approchés  et  sont  ve- 
nus !  »  Tout  le  monde  sait  que  les  Anglais  ont 
débarqué  en  Belgique  pour  faire  la  guerre  aux 
Français.  Mais,  écoutez  bien  le  reste  :  «  En  ce 
«  temps-là,  les  conducteurs  des  peuples  seront 
«  comme  le  feu  d'un  foyer  parmi  du  bois,  et 
«  comme  un  flambeau  parmi  des  gerbes  ;  ils 
«  dévoreront  à  droite  et  à  gauche  tous  les 
"  pays.  » 

Le  mauser  alors  leVa  le  doigt  d'un  air  grave 
et  dit  : 

«  Ça,  ce  sont  les  rois  et  les  empereurs  qui 
s'avancent  au  milieu  de  leurs  armées,  et  qui , 
dévorent  tout  dans  les  pays  qu'ils  traversent. 
Nous  connaissons  malheureusement  ces  choses 
pour  les  avoir  vues;  notre  pauvre  village  s'en 
souviendra  longtemps.  » 

Et  comme  l'oncle  ne  répondait  pas,  il  reprit  : 

«  En  ce  temps-là,  malheur  au  pasteur  du 

•  néant  qui  abandonnera  son  troupeau  ;  l'épée 
«  tombera  de  son  bras  et  son  œil  droit  sera 
«  entièrement  obscurci.  »  Nous  voyons,  par 
ces  mots,  Tévêque  de  Mayence,  avec  sa  nour- 
rice et  ses  cinq  maîtresses,  qui  s'est  sauvé  l'an- 
née dernière,  à  l'arrivée  du  général  Custine. 
C'était  un  vrai  pasteur  du  néant,  qui  faisait  le 
scandale  de  tSut  le  pays  :  son  bras  s'est  dessé- 
ché et  son  œil  droit  s'est  obscurci. 

— Mais,  dit  l'oncle,  songez  donc,  mauser,  que 
cet  évêque  n'était  pas  le  seul,  et  qu'il  y  en  avait 
beaucoup  ayant  la  môme  conduite,  en  Alle- 
magne, en  France,  en  Italie  et  dans  tout  le 
monde. 

— Raison  de  plus,  monsieur  le  docteur,  ré- 
pondit le  laupier,  le  livre  parle  pour  toute  la 
terre,  «  car, — flt-il,  le  doigt  appuyé  sur  la  page, 
«  — car,  en  ce  temps-là,  dit  l'Éternel,  j'ôterai 

•  du  monde  les  faux  prophètes,  les  faiseurs  de 
«  miracles  et  l'esprit  d'impureté.  •  Qu'est-ce 
que  cela  peut  signifier,  docteur  Jacob,  sinon 
tousces  hommes  qui  parlentsanscesse  d'amour 
du  prochain,  pour  obtenir  notre  argent;  qui  ne 
croient  à  rien,  et  nous  menacent  de  l'enfer  ;  qui 
s'habillent  de  pourpre  et  d'or,  et  nous  prêchent 
l'humilité  ;  qui  disent  :  «  Vendez  tous  vos  biens 
«  pour  suivre  le  Christ!-  ■  et  ne  font  qu'entas- 
ser richesses  sur  richesses,  dans  leurs  palais  et 
leurs  couvents  ;  qui  nous  recommandent  la  foi 
et  rient  entre  eux  des  simples  qui  les  écou- 
tent?...— N'est-ce  pas  l'esprit  d'impureté'' 

— Oui,  dit  l'oncle,  c'est  abominable. 

— Eh  bien,  c'est  pour  eux,  c'est  pour  tous  les 
mauvais  pasteurs,  que  ces  choses  sont  écrites,  » 
dit  le  taupier. 

Puis  il  reprit  : 

«  En  ce  temps-là,  il  y  aura  aux  montagnes 


40 


ROMANS    NATIONAUX 


•  Ah!  l'on  n'est  ieune  qu'une  fois'  »  (Page  37.) 


«  le  bruit  d'une  multitude,  tel  que  celui  d'un 
.  grand  peuple  qui  se  lève,  un  bruit  de  nation 
«  assemblée.  C'est  pourquoi  les  peuples  d'alen- 
»  tour  écouteront,  et  tout  cœur  d'homme  se 
«  Tondra.  Et  les  orgueilleux  seront  éperdus;  le 
«  monde  sera  en  travail  comme  celle  qui  en- 

•  faute  ;  les  bons  se  regarderont  avec  des  vi- 
«  sages  enflammés;  ils  entendront  pour  la 
«  première  fois  parler  de  grandes  choses  ;  ils 

•  sauront  que  tous  sont  égaux  à  la  face  de 
«  l'Éternel,  que  tous  sont  nés  pour  la  justice, 
«  comme    les  arbres   des  forêts  pour  la  lu- 

•  mièrel  • 

— Est-ce  bien  écrit  cela,  mauser?  demanda 
l'oncle. 

— Voyez-vous-même,  »  répondit  le  taupier 
en  lui  remettant  le  livre. 


Alors  l'oncle  Jacob,  les  yeux  troubles,  re- 
garda : 

«  Oui,  c'est  écrite  fit-il  à  voix  basse,  c'est 
écrit!  Ah!  puisse  l'Éternel  accomplir  de  si 
grandes  choses  de  notre  temps!  puisse-t-il  ré- 
jouir notre  cœur  d'un  tel  spectacle!  • 

Et  s'arrêtant  tout  à  coup,  comme  étonné  de 
son  propre  enthousiasme  : 

«  Est-il  possible  qu'à  mon  âge  je  me  laisse 
encore  émouvoir  à  ce  point?  Je  suis  un  enfant, 
nn  véritable  enfant.  » 

Il  rendit  le  livre  au  mauser,  qui  dit  en  sou- 
riant : 

«  Je  vois  bien,  monsieur  le  docteur,  que 
vous  comprenez  ce  passage  comme  moi  :  ce 
bruit  d'un  grand  peuple  qui  se  lève,  c'est  la 
France  qui  proclame  les  droits  de  l'homme. 


MADAME    THÉRÈSE 


41 


C'était  notre  ami  KofTel...  (Page  42.) 


— Comment  !  vous  croyez  que  cela  se  rap- 
porte à  la  Révolution  française?  demanda 
l'oncle. 

— Eh!  à  quoi  donc?  fit  le  mauser;  c'est  clair 
comme  le  jour.  » 

Puis  il  remit  ses  besicles,  qu'il  avait  ôtées, 
et  lut  : 

«  11  y  a  soixante  et  dix  semaines  pour  con- 
«  sommer  le  péché,  pour  expier  l'iniquité  et 
«  pour  amener  la  justice  des  siècles.  Après 
«  quoi,  les  hommes  jetteront  aux  taupes  et  aux 

•  chauves-souris  les  idoles  faites  d'argent.  Et 

•  plusieurs  peuples  diront  :  «  Forgeons  les 

•  épées   en    hoyaux  et   les   hallebardes  en 
«   serpes!  » 

En  cet  endroit,  le  mauser  posa  ses  deux 
coudes  sur  le  livre,  et  se  grattant  la  barbe,  le 


nez  en  l'air,  il  parut  réfléchir  profondément. 
Moi,  je  ne  le  quittais  plus  de  l'œil;  il  me  sem- 
blait voir  des  choses  étranges,  un  monde  in- 
connu s'agiter  dans  l'ombre  autour  de  nous  ;  le 
faible  pétillement  du  feu  et  les  soupirs  de  Sci- 
pio,  endormi  près  de  moi,  me  produisaient 
l'effet  de  voix  lointaines,  et  même  le  silence 
m'inquiétait. 

L'oncle  Jacob,  lui,  semblait  avoir  repris  son 
calme.  11  venait  de  bourrer  sa  grande  pipe  et 
l'allumait  avec  un  bout  de  papier,  en  lançant 
deux  ou  trois  grosses  bouffées  lentement,  pour 
bien  laisser  prendre  le  tabac.  Il  referma  le 
couvercle  et  s'étendit  dans  le  fauteuil  en  exha- 
lant un  soupir. 

•  Les  hommes  jetteront  leurs  idoles  d'ar- 
gent, •  lit  le  mauser,  ça  veut  dire  leurs  écus, 


18 


i8 


42 


ROMANS   NATIONAUX. 


leurs  florins  et  leur  monnaie  de  toute  espèce. 
•  Ils  les  jetteront  aux  taupes,  »  c'est-à-dire 
aux  aveugles,  car  vous  savez,  monsieur  !e  doc- 
teur, que  les  taupes  sont  aveugles;  les  mal- 
heureux aveugles,  comme  le  père  Harich,  sont 
de  véritables  taupes  ;  ils  marchent  en  plein 
jour  dans  les  ténèbres,  comme  s'ils  étaient  sous 
terre.  Les  hommes,  dans  ce  temps-là,  donne- 
ront donc  leur  argent  aux  aveugles  et  aux 
chauves-souris.  Par  chauves-souris,  il  fant 
entendre  les  vieilles,  vieilles  femmes  qui  ne 
peuvent  plus  travailler,  qui  sont  chauves  et 
qui  se  tiennent  dans  le  creux  des  cheminées,  à 
la  manière  de  Christine  Besmo,  que  vous  con- 
naissez aussi  bien  que  moi.  Celte  pauvre  Chris- 
thie  est  tellement  maigre,  et  conserve  si  peu 
de  cheveux,  que  chacun  pense  en  la  voyant  : 
«  C'est  une  chauve-souris.  » 

— Oui,  oui,  oui,  faisait  l'oncle  d'un  ton  parti- 
culier, en  balançant  la  tête  lentement,  c'est  clair, 
mauser,  c'est  très-clair.  Maintenant,  je  com- 
prends votre  livre  ;  c'est  quelque  chose  d'ad- 
mirable ! 

—  Les  hommes  donneront  donc  leur  argent 
aux  aveugles  et  aux  vieilles  femmes  par  esprit 
de  charité,  reprit  le  mauser,  et  ce  sera  la  fin  de 
la  misère  en  ce  monde;  il  n'y  aui'a  plus  de 
pauvres  "  dans  soixante  et  dix  semaines,  •  qui 
ne  sont  pas  des  semaines  de  jours,  mais  des 
semaines  de  mois,  et  «  ils  aiguiseront  leurs 
«  épées  en  boyaux  •  pour  cultiver  la  terre  et 
vivre  en  paix!  » 

Cette  explication  des  taupes  et  des  chauves- 
souris  m'avait  tellement  frappé,  que  je  restais 
les  yeux  tout  grands  ouverts,  m'imaginant  voir 
s'accomplir  cette  transformation  bizarre  dans 
le  coin  où  se  tenait  l'oncle.  Je  n'écoutais  plus, 
et  la  voix  du  mauser  continuait  sa  lecture  mo- 
notone, lorsque  la  porte  s'ouvrit  de  nouveau. 
J'en  eus  la  chair  de  poule;  le  vieil  aveugle 
Harich  et  la  vieille  Christine  seraient  entrés 
bras  dessus  bras  dessous,  avec  leur  nouvelle 
figure,  que  je  n'en  aurais  pas  été  plus  elTrayé. 
Je  tournai  la  tête,  la  bouche  béante,  et  je  res- 
pirai :  c'était  notre  ami  Koffel  qui  venait  nous 
voir;  il  me  fallut  regarder  deux  fois  pour  bien 
le  reconnaître,  tant  les  idées  de  chauves-souris 
et  de  taupes  s'étaient  emparées  de  mon  esprit. 

KofTel  avait  son  vieux  tricot  gris  de  l'hiver, 
son  bonnet  de  drap  tiré  sur  la  nuque  et  ses  gros 
soulier?  éculés,  dans  lesquels  il  mettait  de 
vieux  chaussons  pour  sortir;  il  se  tenait  les 
genoux  plies  et  les  mains  dans  les  poches, 
comme  un  être  frileux;  des"  flocons  déneige 
innombrables  le  couvraient. 
\  11  Bonsoir,  monsieur  le  docteur,  fit-il  en 

secouant  son  bonnet  dans  le  vestibule;  j'ar- 
rive tard,  beaucoup  de  gens  m'ont  arrêté  sur 


la  route,  au  Bœuf-Rouge  et  au  Cruchon-d'Or. 

— Entrez,  Koffel,  lui  dit  l'oncle.  Vous  avez 
bien  formé  la  porte  de  l'allée  ? 

— Oui,  docteur  Jacob,  ne  craignez  rien.  » 

Il  entra,  et  souriant  : 

«  La  gazette  n'est  pas  arrivée  ce  matin? 
dit-il. 

— Non,  mais  nous  n'en  avons  pas  besoin, 
répondit  l'oncle  d'un  accent  de  bonne  humeur 
un  peu  comique.  Nous  avons  le  livre  du  mau- 
ser, qui  raconte  le  présent,  le  passé  et  l'avenir. 

—Est-ce  qu'il  raconte  aussi  notre  victoire?  • 
demanda  Kofl'el  en  se  rapprochant  du  four- 
neau. 

L'oncle  et  le  mauser  se  regardèrent  étonnés. 

«  Quelle  victoire?  fit  le  mauser. 

— lié!  celle  d'avant-hier,  à  Kaiscrslautern. 
On  ne  parle  que  de  cela  dans  tout  le  village; 
c'est  Ilichter,  M.  Richter,  qui  es't  revenu  de  là  - 
bas,  vers  deux  heures,  apporter  la  nouvelle. 
Au  Cruchon-d'Or,  on  a  déjà  vidé  plus  de  cin- 
quante bouteilles  en  l'honneur  des  Prussiens; 
les  Républicains  sont  en  pleine  déroute  !  » 

A'  pj'ine  eut-il  parlé  des  Républicains,  que 
nous  regardâmes  du  côté  de  Tnlcôve,  songeant 
que  la  Française  était  là  et  qu'elle  nous  enten- 
dait. Cela  nous  fit  de  la  peine,  car  c'était  une 
brave  femme,  et  nous  pensions  que  cette  nou- 
velle pouvait  lui  causer  beaucoup  de  mal. 
L'oncle  leva  la  main,  en  hochant  la  tête  d'un 
air  désolé;  puis  il  se  leva  doucement  et  entr'ou- 
vril  les  rideaux  pour  voir  si  madame  Thérèse 
dormait. 

«  C'est  vous,  monsieur  le  docteur,  dit-elle 
aussitôt  ;  depuis  une  heure  j'écoute  les  prédic- 
tions du  mauser,  j'ai  tout  entendu. 
,    — Ah!  madame  Thérèse,  dit  l'oncle,  ce  sont 
do  fausses  nouvelles. 

— Je  ne  crois  pas,  monsieur  le  docteur.  Du 
moment  qu'une  bataille  s'est  livi'ée  avant-hier 
à  Kaiserslautern,  il  faut  que  nous  ayons  eu  le 
dessous,  sans  quoi  les  Français  auraient  mar- 
ché tout  de  suite  sur  Landau,  pour  débloquer 
la  place  et  couper  la  retraite  aux  Autrichiens  ; 
leur  aile  droite  aurait  traversé  le  village.  » 

Puis  élevant  la  voix  : 

«  Monsieur  KofTel,  dit-elle,  voulez- vous  me 
dire  les  détails  que  vous  savez?  » 

De  toutes  les  choses  lointaipes  de  ce  temps, 
celle-ci  surtout  est  restée  dans  ma  mémoire, 
car,  cette  nuit-là,  nous  vîmes  quelle  femme 
nous  avions  sauvée,  et  nous  comprimes  aussi 
quelle  était  cette  race  de  Français,  qui  se  levait 
en  foule  pour  convertir  le  monde. 

Le  mauser  avait  pris  la  chandelle  sur  la 
table, ^t  nous  étions  tous  entrés  dans  l'alcôve. 
Moi  au  pied  du  lit,  Scipio  contre  la  jambe,  je 
regardais  en  silence,  et,  pour  la  première  fois. 


MADAME  THÉRÈSE. 


43 


je  voynis  que  madame  Thérèse  élait  devenue 
si  maigre,  qu'elle  ressemblait  à  un  homme  :  sa 
longue  figure  osseuse,  au  nez  droit,  le  tour  des 
yeux  et  le  menton  dessinés  en  arêtes,  était  ap- 
puyée sur  sa  main  ;  son  bras,  sec  et  brun,  sor- 
Inil  presque  jusqu'au  coude  de  la  grosse  chemise 
do  Lisbeth;  un  mouchoir  de  soie  rouge,  noué 
sur  le  front,  retombait  derrière,  sur  sa  nuque 
décharnée;  on  ne  voyait  pas  ses  magnifiques 
cheveux  noirs,  mais  seulement  quelques  petits 
au-dessous  des  oreilles,  où  pendaient  deux 
grands  anneaux  d'or.  Etce  qui  surtout  fixa  mon 
attention,  c'est  qu'au  bas  de  son  cou  pendait 
une  médaille  de  cuivre  rouge,  représentant  une 
tête  de  jeune  fille,  coiffée  d'un  bonnet  en  forme 
de  casque  ;  cette  relique  attira  mes  yeux  ;  j'ai  su 
depuis  que  c'était  l'image  de  la  Bépulilique, 
mais  alors  je  pensai  que  c'était  la  sainte  Vierge 
des  Français. 

Comme  le  mauser  levait  la  chandelle  der- 
rière nous,  l'alcôve  était  pleine  de  lumière,  et 
madame  Thérèse  me  parut  aussi  beaucoup 
plus  grande  ;  sa  hanche,  sa  jambe  et  son  pied 
descendaient  sous  la  couverture  jusqu'au  bas 
du  lit.  Je  n'avais  jamais  remarqué  ces  choses, 
qui  me  frappèrent  alors.  Elle  regardait  Koffel, 
qui  ne  quittait  pas  des  yeux  l'oncle  Jacob, 
comme  pour  lui  demander  ce  qu'il  fallait  faire. 

«  Ce  sont  des  bruits  qui  courent  au  village, 
dit-il  d'un  air  embarrassé  ;  ce  Ilichter  ne  mé- 
rite pas  pour  deux  liards  de  confiance. 

— C'est  égal,  monsieur  Koffel,  racontez-moi 
cela,  dit-elle  ;  M.  le  docteur  le  permet.  N'est-ce 
pas,  monsieur  le  docteur,  vous  le  permettez? 

— Sans  doute,  fît  l'oncle  d'un  air  de  regret. 
Mais  il  ne  faut  pas  croire  tout  ce  qu'on  rap- 
porte. 

— Non...,  on  exagère,  je  le  sais  bien  ;  mais  il 
vaut  mieux  savoir  les  choses  que  de  se  figurer 
mille  idées  ;  cela  tourmente  moins.  » 

Koffel  se  mit  donc  à  raconter  que  deux  jours 
avant  les  Français  avaient  attaqué  Kaiserslau- 
tern,  et  que,  depuis  sept  heures  du  matin  jus- 
qu'à la  nuit,  ils  avaient  li.vré  de  terribles  com- 
bats pour  entrer  dans  les  retranchements;  que 
les  Prussiens  les  avaient  écrasés  par  milliers  ; 
qu'on  ne  voyait  que  des  morts  dans  les  ravins, 
sur  la  côte,  le  long  des  routes  et  dans  la  Lau- 
ter;  que  les  Français  avaient  tout  abandonné  : 
leurs  canons,  leurs  caissons,  leurs  fusils  et 
leurs  gibernes;  qu'on  les  massacrait  partout, 
et  que  la  cavalerie  de  Brunswick,  envoyée  à 
leur  poursuite,  faisait  des  prisonniers  en 
masse. 

Madame  Thérèse,  le  menton  appuyé  sur  la 
main,  les  yeux  fixés  au  fond  de  l'alcôTe  et  les 
lèvres  serrées,  ne  disait  rien.  F.Ue  écoutait,  et 
de  temps  en, temps,  lorsque  KoU'ul  voulait  s'ar- 


rêter,— car  de  raconter  ces  chose«  devant  cette 
pauvre  femme,  cela  lui  laloait  beaucoup   de  ' 
peine,— elle  lui  lançait  un  regard  très-calme,  et! 
il  poursuivait,  disant  :  «  On  raconte  encorej 
ceci  ou  cela,  mais  je  ne  le  crois  pas.  • 

Enfin  il  se  tut,  et  madame  Thérèse,  durant 
quelques  instants,  continua  de  réfléchir.  Puis, 
comme  l'oncle  disait  :  «  Tout  cela,  ce  ne  sont 
que  des  bruits...  On  ne  sait  rien  de  positif... 
Vous  auriez  tort  de  vous  désoler,  madame  Thé- 
rèse, »  elle  se  releva  légèrement,  pour  s'ap- 
puyer contre  le  bois  de  lit,  et  nous  dit  d'une 
voix  très-simple  : 

«  Écoutez,  il  est  clair  que  nous  avons  été 
repoussés.  Mais  ne  croyez  pas,  monsieur  le 
docteur, que  cela  me  désole;  non,  cette  aff'aire, 
qui  vous  parait  considérable,  est  peu  de  chose 
pour  moi.  J'ai  vu  ce  même  Brunswick  arriver 
jusqu'en  Champagne,  à  la  tête  de  cent  mille 
hommes  de  vieilles  troupes,  lancer  des  procla- 
mations qui  n'avaient  pas  le  sens  commun, 
menacer  toute  la  France,  et  ensuite  reculer 
devant  des  paysans  en  sabots,  la  baïonnette 
dans  les  reins  jusqu'en  Prusse.  Mon  père, — un 
pauvre  maître  d'école,  devenu  chef  de  bataillon, 
— mes  frères,  —de  pauvres  ouvriers,  devenus 
capitaines  par  leur  coui'age, —  et  moi  derrière, 
avec  le  petit  Jean  dans  ma  charrette,  nous  lui 
avons  fait  la  conduite,  après  les  défilés  del'Ar- 
gonne  et  la  bataille  de  Valmy.  Ne  croyez  donc 
pas  que  de  telles  choses  m'effrayent.  Nous  ne 
sommes  pas  cent  mille  hommes,  ni  deux  cent 
mille  :  nous  sommes  six  millions  de  paysans, 
qui  voulons  manger  nous-mêmes  le  pain  que 
nous  avons  gagné  péniblement  par  notre  tra- 
vail. C'est  juste,  et  Dieu  est  avec  nous.  » 

En  parlant,  elle  s'animait,  elle  étendait  son 
grand  bras  maigre  ;  le  mauser,  l'oncle  et  Koffel 
se  regardaient  stupéfaits. 

«  Ce  n'est  pas  une  défaite,  ni  vingt,  ni  cent 
qui  peuvent  nous  abattre,  reprit-elle;  quandun 
de  nous  tombe,  dix  autres  se  lèvent.  Ce  n'est  pas 
pour  le  roi  de  Prusse,  ni  pour  l'empereur  d'Alle- 
magne que  nous  marchons, c'est  pourl'abohtion 
des  privilèges  de  toute  sorte,  pour  laliberté,  pour 
la  justice,  pour  les  droits  de  l'homme! — Pour 
nous  vaincre,  il  faudra  nous  exterminer  jus- 
qu'au dernier,  fit-elle  avec  un  sourire  étrange, 
et  ce  n'est  pas  aussi  facile  qu'on  le  croit.  Seule- 
ment il  est  bien  malheureux  que  tant  de  mil- 
liers de  braves  gens  de  .votre  côté  se  fassent 
massacrer  pour  des  rois  et  des  nobles  qui  sont 
leurs  plus  grands  ennemis,  quand  le  simple 
bon  sens  devrait  leur  dire  de  se  mettre  avec 
nous,  pour  chasser  tous  ces  oppresseurs  du 
pauvre  peuple;  oui,  c'est  bien  malheureux,  et 
v&ilà  ce  qui  me  fait  plus  de  peine  que  tout  le 
reste.  » 


44 


ROMANS  NATIONAUX. 


Ayant  parlé  de  la  sorte,  elle  se  recoucha,  et 
l'oncle  Jacob,  étonné  de  la  justesse  de  ses  pa- 
roles, resta  quelques  instants  silencieux. 

Le  mauser  et  Koffel  se  regardaient  sans  rien 
dire,  mais  on  voyait  bien  que  les  réflexions  de 
la  Française  les  avaient  frappés  et  qu'ils  pen- 
saient :  «  Cette  femme  a  raison  !  » 

Au  bout  d'une  minute  seulement,  l'oncle 
dit  : 

«  Du  calme,  madame  Thérèse,  du  calme, 
tout  ira  mieux  ;  sur  bien  des  choses  nous  pen- 
sons de  même,  et  si  cela  ne  dépendait  que 
de  moi,  nous  ferions  bientôt  la  paix  ensemble. 

— Oui,  monsieur  le  docteur,  répondit-elle,  je 
le  sais,  car  vous  êtes  un  homme  juste,  et  nous 
ne  voulons  que  la  justice. 

— Tâchez  d'oublier  tout  cela,  dit  encore  l'on- 
cle Jacob;  il  ne  vous  faut  plus  maintenant  que 
du  repos  pour  être  en  bonne  santé. 

— Je  tâcherai,  monsieur  le  docteur.  » 

Alors  nous  sortîmes  de  l'alcôve,  et  l'oncle, 
nous  regardant  tout  rêveur,  dit  : 

«  Voilà  bientôt  dix  heures,  allons  nous  cou- 
cher, il  est  temps.  » 

Il  reconduisit  Koffel  et  le  mauser  dehors,  et 
poussa  le  verrou  comme  a  l'ordinaire.  Moi,  je 
grimpais  déjà  l'escalier. 

Cette  nuit-là,  j'entendis  l'oncle  se  promener 
longtemps  dans  sa  chambre  ;  il  allait  et  venait 
d'un  pas  lent  et  grave,  comme  un  homme  qui 
réfléchit.  Enfin,  tout  bruit  cessa,  et  je  m'en- 
doraiis  à  la  grâce  de  Dieu. 


Le  lendemain,  lorsque  je  m'éveillai,  la  neige 
encombrait  mes  petites  fenêtres;  il  en  tombait 
encore  tellement  qu'on  ne  voyait  pas  la  mai- 
son en  face.  Dehors  tintaient  les  clochettes  du 
traîneau  de  l'oncle  Jacob,  son  cheval  Rappel 
hennissait;  mais  aucun  autre  bruit  ne  s'enten- 
dait, tous  les  gens  du  village  ayant  eu  soin  de 
fermer  leurs  portes. 

Je  pensai  qu'il  fallait  quelque  chose  d'extra- 
ordinaire pour  décider  l'oncle  à  se  mettre  en 
route  par  un  temps  pareil,  et,  m'étant  habillé, 
je  descendis  bien  vite  savoir  ce  que  cela  pou- 
vait être. 

L'allée  était  ouverte  j  l'oncle,  enfoncé  dans 
la  neige  jusqu'aux  genoux,  son  gros  bonnet  de 
loutre  tiré  sur  la  nuque,  et  le  col  de  sa  houp- 
pelande relevé,  arrangeait  à  la  hâte  une  botte 
de  paille  dans  le  traîneau. 

«  Tu  pars,  oncle  ?  lui  criai-je  en  m'avançant 
sur  le  seuil. 


—Oui,  Fritzel,  oui,  je  pars,  dit-il  d'un  ton 
joyeux  ;  est  ce  que  tu  veux  m'accompagner  ?  » 
J'aimais  bien  d'aller  en  traîneau,  mais  voyant 
ces  gros  flocons  tourbillonner  jusqu'à  la  cime 
des  airs,  et,  songeant  qu'il  ferait  froid,  je  re- 
pondis : 

«  Un  autre  jour,  oncle;  aujourd'hui,  j'aime 
mieux  rester.  » 

Alors  il  rit  tout  haut,  et,  rentrant,  il  me 
pinça  l'oreille,  ce  qu'il  faisait  toujours  lorsqu'il 
était  de  bonne  humeur. 

Nous  entrâmes  ensemble  dans  la  cuisine,  où 
le  feu  dansait  sur  l'âtre  et  répandait  une  bonne 
chaleur.  Lisbeth  lavait  les  écuelles  devant  la 
petite  fenêtre  à  vitres  rondes  qui  donnait  sur 
la  cour.  Tout  était  calme  dans  la  cuisine  ;  les 
grosses  soupières  semblaient  briller  plus  que 
de  coutume,  et  sur  leur  ventre  rebondi  dan- 
saient cinquante  petites  flammes,  semblables 
à  celles  du  foyer. 

«  Maintenant,  tout  est  prêt,  dit  l'oncle  en 
ouvrant  le  garde-manger  et  fourrant  dans  sa 
poche  une  croûte  de  pain. 

Il  mit  sous  sa  houppelande  la  gourde  de 
kirschenwaser,  qu'il  emportait  toujours  en 
voyage;  puis,  au  moment  d'entrer  dans  la 
salle,  la  main  sur  le  loquet,  il  dit  à  la  vieille 
servante  de  ne  pas  oublier  ses  recommanda- 
tions :  d'entretenir  un  bon  feu  partout,  de  lais- 
ser la  porte  ouverte,  pour  entendre  madame 
Thérèse,  et  de  lui  donner  tout  ce  qu'elle  de- 
manderait, à  l'exception  du  manger;  car  elle 
ne  devait  prendre  qu'un  bouillon  le  matin  et 
un  autre  le  soir,  avec  quelques  légumes,  et  de 
ne  la  contrarier  en  rien. 

Enfin  il  entra,  et  je  le  suivis,  songeant  au 
plaisir  que  j'aurais,  lorsqu'il  serait  parti,  de 
courir  dans  tout  le  village  avec  mon  ami  Sci- 
pio,  et  de  me  faire  honneur  de  ses  talents. 

«  Eh  bien,  madame  Thérèse,  dit  l'oncle  d'un 
ton  joyeux,  me  voilà  sur  mon  départ.  Quel  bon 
temps  pour  aller  en  traîneau  !  » 

Madame  Thérèse,  appuyée  sur  son  coude, 
au  fond  de  l'alcôve,  les  rideaux  écartés,  regar- 
dait les  fenêtres  d'un  air  tout  mélancolique. 

«  Vous  allez  voir  un  malade,  monsieur  le 
docteur?  dit-elle. 

— Oui,  un  pauvre  bûcheron  de  Dannbach,  à 
trois  lieues  d'ici,  qui  s'est  laissé  prendre  sous 
S3i  schlilte;  c'est  une  blessure  grave  et  qui  ne 
souffre  aucun  retard. 

— Quel  rude  métier  vous  faites!  dit  madame 
Thérèse  d'une  voix  attendrie;  sortir  par  un 
temps  pareil,  pour  secourir  un  malheureux, 
qui  ne  pourra  peut-être  jamais  reconnaître  vos 
services! 

— Eh  I  sans  doute,  répondit  l'oncle  en  bour- 
rant sa  grande  pipe  de  porcelaine,  cela  m'est 


MADAME   THÉRÈSE. 


45 


arrivé  déjà  bien  souvent;  mais  que  voulez- 
vous  ?  parce  qu'un  homme  est  pauvre,  ce  n'est 
pas  une  raison  pour  le  laisser  mourir  ;  nous 
sommes  tous  frères,  madame  Thérèse,  et  les 
malheureux  ont  le  droit  de  vivre  comme  les 
riches. 

— Oui,  vous  avez  raison,  et  pourtant  combien 
d'autres,  à  voire  place,  resteraient  tranquille- 
ment près  de  leur  feu,  au  lieu  de  risquer  leur 
vie,  pour  le  seul  plaisir  de  faire  le  bien  !  » 

Et  levant  les  yeux  avec  expression  : 

«  Monsieur  le  docteur,  dit-elle,  vous  êtes  un 
républicain. 

— Moi,  madame  Thérèse  !  que  me  dites-vous 
là?  s'écria  l'oncle  en  riant. 

— Oui,  un  vrai  républicain,  reprit-elle;  un 
homme  que  rien  n'arrête,  qui  méprise  toutes 
les  soufTi-ances,  toutes  les  misères  pour  accom- 
plir son  devoir. 

—  Ah  !  si  VOUE  l'entendez  ainsi,  je  serais  heu- 
reux de  mériter  ce  nom,  répondit  l'oncle.  Mais, 
dans  tous  les  partis  et  dans  tous  les  pays  du 
monde,  il  se  trouve  des  hommes  pareils. 

— Alors,  monsieur  Jacob,  ils  sont  républi- 
cains sans  le  savoir.  » 

L'oncle  ne  put  s'empêcher  de  sourire  : 

«  Vous  avez  réponse  à  tout,  dit-il  en  four- 
rant son  paquet  de  tabac  dans  la  grande  poche 
de  sa  houppelande,  on  ne  peut  pas  discuter 
avec  vous  !  » 

Quelques  instants  de  silence  suivirent  ces 
paroles.  L'oncle  battait  le.  briquet.  Moi  j'avais 
pris  la  tête  de  Scipio  entre  mes  bras,  et  je  pen- 
sais :  «Je  te  tiens,  tu  vas  me  suivre....  Nous 
reviendrons  dîner,  et  après  ça  nous  recom- 
mencerons. »  Le  cheval  continuait  à  hennir 
dehors,  et  madame  Thérèse  s'était  mise  à  re- 
garder les  gros  flocons  qui  tourbillonnaient 
contre  les  vitres,  lorsque  l'oncle,  ayant  allumé 
sa  pipe,  dit  : 

«  Je  vais  rester  absent  jusqu'au  soir;  mais 
Fritzel  vous  tiendra  compagnie,  le  temps  ne 
vous  durera  pas  trop.  • 

Il  me  passait  la  main  dans  les  cheveux,  et  je 
devenais  rouge  comme  une  écrevisse,  ce  qui 
fit  sourire  madame  Thérèse. 

«  Non,  non,  monsieur  le  docteur,  dit-elle 
avec  bonté,  je  ne  m'ennuie  jamais  seule;  il 
faut  laisser  courir  Fritzel  avec  Scipio,  cela  leur 
fera  du  bien;  et  puis  ils  aiment  bien  mieux 
respirer  le  grand  air  que  de  rester  enfermés 
dans  la  chambre,  n'est-ce  pas,  Fritzel? 

— Oh!  oui,  madame  Thérèse,  répondis-je  en 
exhalant  un  gros  soupir.' 

— Comment!  tu  n'as  pas  honte  de  dire  cela 
de  cette  façon?  s'écria  l'oncle. 

— Eh  !  pourquoi,  monsieur  le  docteur?  Frit- 
zel est  comme  petit  Jean,  il  dit  tout  ce  qu'il 


pense,  et  il  a  raison.  Va,  Fritzel,  cours,  îimuse- 
toi;  l'oncle  te  donne  congé.  » 

Que  je  l'aimais  alors  et  que  son  sourire  me 
paraissait  bon!  L'oncle  Jacob  s'était  mis  à  rire; 
il  reprit  son  fouet  au  coin  de  la  porte,  et  reve- 
nant : 

«  Allons,  madame  Thérèse ,  s'écria-t-il ,  au 
revoir  et  bon  courage  ! 

— Au  revoir,  monsieur  le  docteur,  fit-ella  en 
lui  tendant  sa  longue  main  d'un  air  d'attendris- 
sement; allez,  et  que  le  ciel  vous  conduise. 

Ils  restèrent  ainsi  quelques  instants  tout  rê- 
veurs; puis  l'oncle  dit: 

«  Ce  soir,  entre  six  et  sept  heures,  je  serai 
de  retour,  madame  Thérèse  ;  ayez  bonne  con- 
fiance, soyez  sans  inquiétude,  tout  ira  mieux.  » 

Après  quoi  nous  sortîmes;  il  enjamba  l'é- 
chelle du  traîneau,  s'enveloppa  les  genoux  de 
sa  houppelande,  et  toucha  Rappel  du  bout  de 
son  fouet,  en  me  disant  : 

«  Conduis-toi  bien,  Fritzel.  » 

Le  traîneau  fila  sans  bruit,  remontant  la  rue. 
Quelques  bonnes  gens  regardaient  à  leurs  fe- 
nêtres et  se  disaient  : 

«  Monsieur  le  docteur  Jacob  est  appelé  bien 
sûr  quelque  part  pour  un  malade  en  danger, 
sans  cela  il  ne  se  mettrait  pas  en  route  par  ce 
temps  de  neige.  » 

Quand  l'oncle  eut  disparu  au  coin  de  la  rue, 
je  tirai  la  porte  de  l'allée  et  je  rentrai  manger 
ma  soupe  sur  le  bord  de  l'àtre.  Scipio  me  re- 
gardait, ses  grosses  moustaches  en  l'air,  et  se 
léchait  de  temps  en  temps  le  tour  du  museau 
en  clignant  de  l'œil.  Je  lui  laissai  le  fond  de 
mon  assiette  à  nettoyer,  selon  mon  habitude  ; 
ce  qu'il  faisait  gravement,  sans  montrer  l'avi- 
dité des  autres  chiens  du  village. 

Nous  en  étions  là  et  j'allais  sortir,  lorsque 
Lisbeth,  qui  venait  de  finir  son  ouvrage  et  qui 
s'essuyait  les  bras  à  la  serviette,  derrière  la 
porte,  me  demanda  : 

«  Dis  donc,  Fritzel,  est-ce  que  tu  restes  ici? 

— Non,  je  vais  voir  le  petit  Hans  Aden. 

— Eh  bien,  écoute  :  puisque  tu  mets  tes  sa- 
bots, va  donc  chez  le  mauser  me  chercher  du 
miel  pour  la  Française  ;  monsieur  le  docteur 
veut  qu'on  lui  fasse  une  boisson  avec  du  miel. 
Prends  ton  écuelle  et  va  là-bas.  Tu  diras  au 
mauser  que  c'est  pour  l'oncle  Jacob.  Voici 
l'argent.  » 

Rien  ne  me  plaisait  tant  que  d'avoir  à  faire 
des  commissions,  surtout  chez  le  mauser,  qui 
me  traitait  comme  un  homme  raisonnable.  Je  V 
pris  donc  l'écuelle  et  je  sortis  avec  Scipio  pour 
me  rendre  chez  le  taupier,  dans  la  ruelle  des 
Orties,  derrière  l'église. 

Quelques  commères  commençaient  à  balayer 
le  devant  de  leur  porte. 


46 


ROMANS  NATIONAUX. 


A  l'auberge  du  Cruchon-d'Or,  on  entendait 
tinter  les  verres  et  les  bouteilles;  on  chantait, 
on  liait,  les  gens  montaient  et  doscendaient 
l'escalier.  Un  vendredi,  cela  me  parut  extraor- 
dinaire; je  m'arrêtai  pour  voir  si  c'était  une 
noce  ou  un  baptême,  et  comme  je  me  tenais 
de  l'autre  côté  de  la  rue,  sur  la  pointe  des 
pieds,  regardant  dans  la  petite  allée  ouverte, 
je  vis,  au  fond  de  la  cuisine,  la  silhouette 
étrange  du-mauser  se  pencher  devant  la  flam- 
me, son  bout  de  pipe  noire  au  coin  des  lèvres, 
et  sa  main  brune  qui  posait  une  braise  sur  le 
tabac. 

Plus  loin ,  à  droite ,  j'aperçus  aussi  la  vieille 
Grédel  avec  sa  cornette  à  rubans  tremblotants; 
elle  arrangeait  des  assiettes  sur  un  dressoir,  et 
son  chat  gris  se  promenait  au  bord  en  faisant 
le  gros  dos  et  la  queue  en  l'air. 

Un  instant  après,  le  mauser  revint  lentement 
dans  l'allée  sombre,  lançant  de  grosses  bouf- 
fées. Alors  je  lui  criai  : 

«  Mauser!  mauser!  » 

Il  s'avança  jusqu'au  bord  de  l'escaher,  et  me 
dit  en  riant  : 

.  n'(<st  toi,  Fritzel? 

— Oui,  je  vais  chez  vous  chercher  du  miel. 

— Hé!  monte  donc  boire  un  coup;  nous 
irons  ensemble  tout  à  l'heure .  » 

Et  se  tournant  vers  la  cuisine  : 

«  Grédel,  cria-t-il^  apportez  un  verre  pour 
Fritzel.  » 

Je  m'étais  dépêché  de  monter,  et  nous  en- 
trâmes, Scipio  sur  nos  talons. 

Dans  la  salle,  à  travers  la  fumée  grisâtre,  on 
ne  voyait,  le  long  des  tables,  que  des  gens  en 
blouse,  en  veste,  en  camisole,  le  bonnet  ou  le 
feutre  sur  l'oreille  ;  les  uns  assis  à  la  file,  les 
autres  à  cheval  au  bout  des  bancs,  levant  leurs 
verres  pleins  d'un  air  joyeux,  et  célébrant  la 
grande  victoire  de  Kaiserslautern.  De  tous  les 
côtés  on  entendait  chanter  le  Faterland.  Quel- 
ques vieilles  buvaient  avec  leurs  fils  et  sem- 
blaient aussi  joyeuses  que  les  autres. 

Je  suivais  le  mauser,  qui  s'avançait,  le  dos 
rond,  vers  les  fenêtres  de  la  rue.  Là  se  trou- 
vaient, dans  le  coin  à  droite,  l'ami  Ivoffel  et  le 
vieux  Adam  Schmilt,  devant  une  bouteille  de 
vin  blanc.  Dans  l'autre  coin,  en  face,  l'auber- 
giste Joseph  Spick,  son  bonnet  de  laine  frisée 
sur  l'orei'ile,  comme  un  batailleur,  et  M.  Rich- 
ter,  en  veste  de  chasse  et  grandes  guêtres  de 
cuir,  buvaient  du  gleiszeller  au  cachet  vert.  Ils 
étaient  pourpres  tous  les  deux  jusqu'aux  oreil- 
les, et  criaient  : 

t  A  la  sauté  de  Brunswick!  à  la  santé  de 
notre  glorieuse  armée! 

— Hé!  fit  le  mauser  en  s'approchant  de  notre 
table,  place  pour  un  homme.  » 


Et  Koffel,  se  retournant,  me  serra  la  main, 
.tandis  que  le  père  Schmitt  disait  : 

«  A  la  bonne  heure,  à  la  bonne  heure,  voici 
du  renfort.  • 

Il  me  fit  asseoir  près  de  lui,  contre  le  mur,  et 
Scipio  vint  aussitôt  lui  lever  la  main  du  bout 
de  son  nez,  d'un  air  de  vieille  connaissance, 

«  Hé!  hé!  hé!  disait  le  vieux  soldat,  c'est 
toi,  l'ancien;  tu  me  reconnais!  » 

Grédel  apporta  un  verre,  et  lemauser  l'emplit. 

Au  même  instant,  M.  Richter  se  mit  à  crier 
à  l'autre  bout  de  la  table,  d'un  ton  moqueur  : 

«  Hé!  Fritzel,  comment  va  M.  le  docteur  Ja- 
cob? Il  ne  vient  donc  pas  célébrer  la  grande 
bataille!  C'est  étonnant,  étonnant,  un  si  bon 
patriote  !  » 

Et  moi,  ne  sachant  que  répondre,  je  dis  tout 
bas  à  Koffel  : 

«  L'oncle  est  parti  sur  son  traîneau  pour 
soigner  un  pauvre  bûcheron  qui  s'est  laissé 
prendre  sous  sa  schlitte..  » 
,   Alors  Koffel,  se  retournant,  s'écria  d'une  voix 
claire  : 

«  Pendant  que  le  petil-fils  d'un  ancien  do- 
mestique de  Salm-Salm  s'allonge  les  jambes 
sous  la  table  prés  du  poêle,  et  qu'il  boit  du 
gleiszeller  en  l'honneur  des  Prussiens,  qui  se 
■moquent  de  lui,  M.  le  docteur  Jacob  traverse 
les  neiges  pour  aller  voir  un  pauvre  bûcheron 
de  la  montagne  écrasé  sous  sa  schUlte.  Ça  rap- 
porte moins  que  de  prêter  à  gros  intérêts,  mais 
ça  prouve  plus  de  cœur  tout  de  même.  • 

Koffel  avait  un  petit  coup  de  trop,  et  tous  les 
gens  l'écoutaient  en  souriant.  Richter,  la  figure 
longue  et  les  lèvres  serrées,  ne  répondit  pas 
d'abord,  mais  au  bout  d'un  instant  il  dit  : 

«  Eh  !  que  ne  fait-on  pas  par  amour  des 
Droits  de  l'homme,  de  la  déesse  Raison  et  du 
Maximum,  surtout  quand  une  vraie  citoyenne 
vous  encourage  ! 

— Monsieur  Richter,  taisez-vous!  s'écria  le 
mauser  d'une  voix  forte.  M.  le  docteur  est  aussi 
bon  Allemand  que  vous,  et  cette  femme,  dont 
vous  parlez  sans  la  connaître,  est  une  bravée 
femme.  Le  docteur  Jacob  n'a  fait  que  son  de- 
voir en  lui  sauvant  la  vie  ;  vous  devriez  rougir 
d'exciter  les  gens  du  village  contre  un  pauvre 
être  malade  qui  ne  peut  se  défendre  :  c'est  abo- 
minable I 

— Je  me  tairai  si  cela  me  convient,  s'écria 
Richter  cà  son  tour.  Vous  criez  bien  haut....  No 
dirait-on  pas  que  les  Français  ont  remporté  la 
victoire  !  » 

Alors  le  mauser,  les  tempes  et  les  joues  cou- 
leur de  brique,  frappa  du  poing  sur  la  table,  à 
faire  tomber  les  verres;  il  parut  vouloir  se 
lever,  mais  il  se  rassit  et  dit  : 

«  J'ai  droit  de  me  réjouir  des  victoires  de  la 


MADAME  THÉRÈSE. 


47 


vieille  Allemagne  autant,  pour  le  moins,  que 
vous,  monsieur  Richter,  car  moi  je  suis  un 
vieux  Allemand  comme  mon  père,  comme  mon 
grand-père,  et  tous  les  maiisers  connus  depuis 
deux  cents  ans  au  village  d'Anstatt  pour  l'éle- 
vage des  abeilles  et  la  manière  de  prendre  les 
taupes;  au  lieu  que  les  cuisiniers  des  Salm- 
Salm,  de  père  en  fils,  se  promenaient  en  France 
avec  leurs  maîtres  pour,  tourner  la  broche  et 
lécher  le  fond  des  marmites.  » 
^  Toute  la  salle  partit  d'un  éclat  de  rire  à  ce 
propos,  et  M.  Richter,  voyant  que  la  plupart 
n'étaient  pas  pour  lui,  jugea  prudent  de  se 
modérer;  il  répondit  donc  d'un  ton  calme  : 

«  Je  n'ai  jamais  rien  dit  contre  vous  ni  contre 
le  docteur  Jacob;  au  contraire,  je  sais  que 
M.  le  docteur  est  un  homme  habile  et  un  hon- 
nête homme.  Mais  cela  n'empêche  pas  qu'on 
un  jour  comme  celui-ci  tout  bon  Allemand  doit 
se  réjouir.  Car,  écoutez  bien,  ceci  n'est  pas  une 
victoire  ordinaire,  c'est  la  fin  de  cette  fameuse 
RépubUque  une  et  indivisible. 

— Comment!  comment!  s'écria  le  vieux 
Schmilt,  la  fin  de  la  République?  Voilà  du 
nouveau  ! 

— Oui,  elle  ne  durera  plus  six  mois,  fit  Rich- 
ter avec  assurance;  car,  de  Kaiserslautern, 
les  Français  seront  balayés  jusqu'à  llornbach, 
de  Hornbach  à  Sarrebruck,  à  Metz,  et  ainsi  de 
suite  jusqu'à  Paris.  Une  fois  en  Ftance,  nous 
trouverons  des  amis  en  foule  pour  nous  secou- 
rir :  la  noblesse,  le  clergé  et  les  honnêtes  gens 
sont  tous  pour  nous;  ils  n'attendent  que  notre 
armée  pour  se  lever.  Et  quant  à  ce  tas  de  gueux 
ramassés  à  droite  et  à  gauche,  sans  officiers  et 
sans  discipline,  qu'est-ce  qu'ils  peuvent  faire 
contre  de  vieux  soldats,  fermes  comme  des  ro- 
chers, avançant  en  bon  ordre  de  bataille,  sous 
la  conduite  de  la  vieille  race  guerrière?  Des  tas 
de  savetiers  sans  un  seul  général,  sans  même 
un  vrai  caporal  schlaguef  Des  paysans ,  des 
mendiants,  de  vrais  sans-culottes,  comme  ils 
s'appellent  eux-mêmes,  je  vous  le  demande, 
qu'est-ce  qu'ils  peuvent  faire  contre  des  Bruns- 
wick, des  Wurmser,  et  des  centaines  d'autres 
vieux  capitaines  éprouvés  par  tous  les  périls 
ffe  la  guerre  de  Sept  ans?  Ils  seront  dispersés 
,1  périront  par  milliers,  comme  les  sauterelles 
n  automne.  • 

Toute  la  salle  était  alors  de  l'avis  de  Rich- 
'.",  et  plusieurs  disaient . 

<  A  la  bonne  heure,  voilà  ce  qui  s'appelle 
p.'irier;  depuis  longtemps  nous  pensions  les 
mêmes  choses.  » 

Le  mauser  et  Koffel  se  taisaient;  mais  le 
vieux  Adam  Schmitt  hochait  la  tête  en  sou- 
riant. Après  un  instant  de  silence,  il  déposa  sa 
sur  la  table  et  dit  : 


«  Monsieur  Richter,  vous  parlez  comme  l'al- 
manach;  vous  prédisez  l'avenir  d'une  façon 
admirable  ;  mais  tout  cela  n'est  pas  aussi  clair 
pour  les  autres  que  pour  vous.  Je  veux  bien 
croii-e  que  la  vieille  race  est  née  pour  faire  les 
généraux,  puisque  les  nobles  arrivent  tous  au 
monde  capitaines;  mais,  de  temps  en  temps,  il 
peut  aussi  sortir  des  généraux  de  la  race  des 
paysans,  et  ceux-là  ne  sont  pas  les  plus  mau- 
vais, car  ils  le  sont  devenus  par  leur  propre 
valeur.  Ces  Républicains,  qui  vous  paraissent 
si  bêtes,  ont  quelquefois  de  bonnes  idées  tout 
de  même;  par  exemple,  d'établir  chez  eux  que 
le  premier  venu  pourra  devenir  feld-maréchal, 
pourvu  qu'il  en  ait  le  courage  et  la  capacité  ;  de 
cette  façon,  tous  les  soldats  se  battent  comme  de 
véritables  enragés  ;  ils  tiennentdansleurs  rangs 
comme  des  clous  et  marchent  en  avant  comme 
des  boulets,  parce  qu'ils  ont  la  chance  de  monter 
en  grade  s'ils  se  distinguent,  de  devenir  capitai- 
ne, colonel  ou  général.  Les  Allemands  se  battent 
maintenant  pour  avoir  des  maîtres,  et  les  Fran- 
çais se  battent  pour  s'en  débarrasser,  ce  qui  fait 
encore  une  grande  différence.  Je  les  ai  regardés 
de  la  fenêtre  du  père  Diemer,  au  premier  étage, 
en  face  de  la  fontaine,  pendant  les  deux  charges 
des  Croates  et  des  uhlans,  des  charges  magnifi- 
ques; eh  bien,  cela  m'a  beaucoup  étonné,  mon- 
sieur Richter,  de  voir  comme  ces  jacobins  ont 
supporté  ça!  Et  leur  commandant  m'a  fait  un 
véritable  plaisir,  avec  sa  grosse  figure  de  paysan 
lorrain  et  ses  petits  yeux  de  sanglier.  Il  n'était 
pas  aussi  bien  habillé  qu'un  major  prussien, 
mais  il  se  tenait  aussi  tranquille  sur  son  cheval 
que  si  on  lui  avait  joué  un  air  de  clarinette. 
Finalement,  ils  se  sont  tous  retirés,  c'est  vrai, 
mais  ils  avaient  une  division  sur  le  dos,  et  n'ont 
laissé  que  les  fusils  et  les  gibernes  des  morts 
sur  la  place.  Avec  des  soldats  pareils,  croyez- 
moi,  monsieur  Richter,  il  y  a  de  la  ressource. 
Les  vieilles  races  guerrières  sont  bonnes,  mais 
les  jeunes  poussent  au-dessous,  comme  les  pe- 
tits chênes  sous  les  grands,  et  quand  les  vieux 
pourrissent,  ceux-là  les  remplacent.  Je  ne  crois 
donc  pas  que  les  Républicains  se  sauvent  com- 
me vous  le  dites;  ce  sont  déjà  de  fameux  sol- 
dats, et  s'il  leur  vient  un  général  ou  deux, 
■gare!  Et  prenez  bien  garde  que  ce  n'est  pas 
impossible  du  tout,  car,  entre  douze  ou  quinze 
cent  mille  paysans,  il  ya  plus  de  choix  qu'entre 
dix  ou  douze  mille  nobles;  la  rnce  n'est  peut- 
être  pas  aussi  fine,  mais  elle  est  plus  solide.  » 

Le  vieux  Schmitt  reprit  alors  haleine  un 
instant,  et  comme  tout  le  monde  l'écoutait,  il 
ajouta  : 

«  Tenez,  moi ,  par  exemple,  si  j'avais  eu  le 
bonheur  de  naître  dans  un  pays  pareil,  est-ce 
que  vous  croyez  que  je  me  serais  contenté  d'êlie 


48 


ROMANS    NATIONAUX 


Monsieur  Karolus  Kichlcr  et  Joseph  Spick.  (l'âge  4B.) 


Adam  Schmitt ,  sergent  de  grenadiers,  avec 
cent  florins  de  pension,  six  blessures  et  quinze 
campagnes?  Non,  non,  ôtez-vous  cette  idée  de 
la  tête;  je  serais  le  commandant,  le  colonel  ou 
le  général  Schmitt,  avec  une  bonne  retraite  de 
deux  mille  thalers,  ou  bien  mes  os  dormiraient 
depuis  longtemps  quelque  part.  Quand  le  cou- 
rage mène  à  tout,  on  a  du  courage,  et  quand 
il  ne  sert  qu'à  devenir  sergent  et  à  faire  avan- 
cer les  nobles  en  grade,  chacun  garde  sa 
peau. 

— Et  l'instruction!  s'écria  Richter,  vous 
comptez  donc  l'instruction  pour  rien,  vous? 
Est-ce  qu'un  homme  qui  ne  sait  pas  lire  vaut 
un  duc  de  Brunswick  qui  sait  tout?  » 

Alors  Koffel ,  se  retournant ,  dit  d'un  air 
calme  : 


— C'est  juste,  monsieur  Richter,  l'instruction 
fait  la  moitié  de  l'homme,  et  peut-être  les  trois 
quarts.  Voilà  pourquoi  ces  Républicains  se  bat- 
tent jusqu'à  la  mort;  ils  veulent  que  leurs  fils 
reçoivent  de  l'instruction  aussi  bien  que  les 
nobles.  C'est  le  manque  d'instruction  qui  fait 
la  mauvaise  conduite  et  la  misère ,  la  misère 
fait  les  mauvaises  tentations,  et  les  mauvaises 
tentations  amènent  tous  les  vices.  Le  plus  grand 
crime  de  ceux  qui  gouvernent  dans  ce  bas 
monde,  c'est  de  refuser  l'instruction  aux  misé- 
rables, afin  que  leurs  races  nobles  soient  tou- 
jours au-dessus;  c'est  comme  s'ils  crevaient 
les  yeux  des  hommes,  lorsqu'ils  viennent  au 
monde,  pour  profiter  de  leur  travail.  Dieu  ven- 
gera ces  fautes,  monsieur  Richter,  car  il  «;st 
juste.  Et  si  les  Républicains  versent  leur  sang, 


MADAME  THERESE 


/.9 


C'est  alors  qu'il  fjllut  fntondre  les  cris  plaintifs  de  Max.  (Page  50.) 


comme  ils  le  disent,  pour  que  cela  n'arrive 
plus  siir  la  terre,  tous  les  hommes  religieux 
qui  croient  à  la  vie  éternelle  doivent  les  ap- 
prouver. » 

Ainsi  parla  Koffel,  disant  que  si  ses  parents 
avaient  pu  le  faire  instruire,  au  lieu  d'être  un 
pauvre  diable,  il  aurait  peut-être  fait  honneur 
à  Anstatt  et  serait  devenu  quelque  chose  d'utile. 
Chacun  pensait  comme  lui,  et  plusieurs  se  di- 
saient entre  eux  :  «  Que  serions-nous  si  l'on 
nous  avait  instruits?  Est-ce  que  nous  étions 
plus  bêtes  que  les  autres?  Non,  le  ciel  donne  à 
tous  sa  douce  lumière  et  sa  bonne  rosée.  Nous 
avions  de  bonnes  intentions,  nous  voulions  la 
justice;  mais  on  nous  a  laissés  dans  les  ténè- 
bres, par  esprit  de  calcul  et  pour  nous  mainte- 
nir dans  la  bassesse.  Ces  gens-là  pensent  s'a- 


grandir en  empêchant  les  autres  de  croître, 
c'est  abominable!  » 

Et  moi,  songeant  alors  combien  l'oncle  Jacob 
se  donnait  de  peine  pour  m'apprendra  à  lire 
dans  M.  de  Buffon,  je  me  repentais  de  ne  pas 
profiter  davantage  de  ses  leçons,  et  j'étais  tout 
attendri. 

M.  Richter,  voyant  tout  le  monde  contre  lui, 
et  ne  sachant  que  répondre  aux  paroles  judi- 
cieuses de  Koffel,  haussa  les  épaules  comme 
pour  dire  :  «  Ce  sont  des  fous  gonflés  d'orgueil, 
des  êtres  qu'il  faudrait  mettre  à  la  raison.  • 

Or  le  silence  commençait  à  se  rétablir,  et  le 
mauser  venait  de  faire  apporter  une  seconde 
bouteille,  lorsque  des  grondements  sourds  s'en- 
tendirent sous  la  table;  aussitôt  nous  regar- 
dâmes et  nous  vîmes  le  grand  chien  roux  de 


19 


jO 


ROMANS   NATIONAUX. 


M.,Ilichter  qui  tournait  autour  de  Scipio.  Ce 
chien  s'appelait  Max;  il  avait  le  poil  ras,  le  nez 
fenau,  les  cotes  saillanles,  les  yeux  Jaunâtres, 
les  oreilles  longues  et  la  queue  relevée  comme 
un  sabre  ;  il  était  grand,  sec  et  nerveux.  M.  Rich- 
ter  avait  l'habitude  de  chasser  avec  lui  des 
journées  entières  sans  rien  lui  donner  à  man- 
ger, souspi-étexte  que  les  bons  chiens  dédiasse 
doivent  avoir  faim  pour  sentir  te  gibier  et  le 
suivre  à  la  piste.  Il  voulait  passer  derrière  Sci- 
pio, qui  se  retournait  toujours  la  tête  haute  et 
la  lèvre  frémissante. 

Eii  regardant  du  côté  de  M.  Richter,  je  vis 
qu'il  excitait  son  chien  eu  dessous;  le  père 
Sclnnilt  s'en  aperçut  aussi,  car  il  s'écria  : 

«  Monsieur  Richter,  vous  avez  tort  d'exciter 
votre  chien.  Ce  caniche,  voyez-vous,  est  un 
chien  de  soldat,  rempli  de  finesse  et  qui  con- 
n;iît  toutes  les  ruses  de  la  guerre.  Le  vôtre  est 
peut-être  d'une  vieille  race;  mais,  prenez  garde, 
celui-ci  serait  bien  capable  de  l'étrangler. 

—  Etrangler  mon  chien  !  s'écria  Richter;  il  en 
avalerait  dix  comme  ce  misérable  roquet;  d'un 
coup  de  dent  il  lui  casserait  l'échiné  !  • 

En  entendant  cela,  je  voulus  me  sauver  avec 
Scipio,  car  M.  Richter  excitait  toujours  son 
grand  Max,  et  tous  les  buveurs  se  retournaient 
en  riant  pour  voir  la  bataille.  J'avais  envie  de 
;.îourer;  mais  le  vieux  Schmitt  me  retenait  par 
l'épaule  en  me  disant  tout  bas  : 

«  Laissez'faire,  laissez  faire....  ne  craignez 
rien,  Fritzel;  je  vous  dis  que  notre  chien  con- 
naît la  politique....  l'autre  n'est  qu'une  grosse 
bête  qui  n'a  rien  vu.  • 

El  se  tournant  vers  Scipio,  il  lui  répétait  tou- 
jours : 

«  Attention!  attention!  » 

Scipio  ne  bougeait  pas 5  il  se  tenaille  derrière 
dans  le  coin  de  la  fenêtre,  la  tête  droite,  ses 
yeu3(  luisants  sous  ses  grands  poils  frisés,  et 
dans  le  coin  de  sa  moustache  tremblotante,  on 
voyait  une  dent  blanche  très-pointue. 

Le  grand  roux  s'avançait  la  tête  penchée  et 
le  poil  hérissé  tout  le  long  de  son  échine  mai- 
gre. Us  grondaient  tous  deux,  jusqu'au  mo- 
menroii  Max  fil  un  bond  pour  saisir  Scipio  à  la 
gorge;  aussitôt  trois  ou  quatre  éclats  de  voix 
brefs,  terribles,  partirent  à  la  fois.  Scipio  s'était 
baissé  pendant  que  l'autre  l'attrapait  à  la  ti- 
gnasse, et  d'un  coup  de  dent  sec  il  lui  faisait 
claquer  la  patte,  C'est  alors  qu'il  fallut  entendre 
les  cris  plaintifs  de  Max,  et  qu'il  fallut  le  ^voir 
se  glisser  en  boitant  sous  les  tables;  il  filait 
comme  un  éclair  entre  les  jambes,  en  répé'ant 
ses  cris  aigus  qui  vous  perçaient  les  oreilles. 

M.  Richter  s'était  levé  furieux  pour  tomber 
sur  Scipio;  mais,  au  même  instant,  le  mauser 
avait  pris  son  bâton  au  coin  de  la  porte,  etdisait  : 


t  Monsieur  Richter,  si  votre  grosse  bête  est 
mordue,  à  qui  la  faute?  Vous  ï'avez  assez  exci- 
tée; maintenant  elle  est  peut-être  estropiée,  ça 
vous  apprendra  ! 

Et  le  vieux  Schmitt,  riant  jusqu'aux  larmes, 
faisait  mettre  Scipio  entre  ses  genoux  et  criait  ; 

«  Je  savais  bien  qu'il  connaissait  les  flnessiis 
de  la  guerre;  hé!  hé!  hé!  nous  avons  remporté 
les  drapeaux  et  les  canons.  » 

Tous  les  assistants  riaient  avec  lui;  de  sorte 
qne  M.  Richter,  indigné,  chassa  lui-même  son 
chien  dans  la  rue  à  grands^^oups  de  pied,  pour 
ne  plus  entendre  .«es  cris.  Il  aurait  bien  voulu 
en  l'aire  autant  à  Scipio,  mais  tout  le  monde 
était  dans  l'élonnement  de  son  courage  et  de 
son  bon  sens  natui  el. 

«  Allons,  s'écria  le  mauser  en  se  levant,  ar- 
rive maintenant,  Fritzel,  arrive  !  il  est  temps 
que  je  te  donne  ce  que  tu  veux.  Je  vous  salue, 
monsieur  Richter;  vous  avez  un  fameux  chien. 
Grédel,  vous  mai'querez  deux  bouteilles  sur 
l'ardoise.  » 

Schmitt  et  Koffel  s'étaient  aussi  levés,  et 
nous  soi-times  tous  ensemble,  riant  comme  des 
bienheureux.  Scipio  nous  suivait  de  près,  sa- 
cliant  qu'il  n'avait  rien  de  bon  à  espérer  quand 
nous  serions  sortis. 

Au  bas  de  l'escalier,  Schmitt  et  Koffel  tour- 
nèrent à  droite  pour  descendre  la  grand'route  ; 
le  mauser  et  moi  nous  traversâmes  la  place,  à 
gauche,  pour  entrer  dans  la  ruelle  des  Orties. 

Le  mauser  marchait  devant,  le  dos  rond,  une 
épaule  un  peu  plus  haute  que  l'autre,  selon  son 
habitude,  lançant  de  grosses  bouffées  de  tabac 
coup  sur  coup,  et  riant  tout  bas,  sans  doute  à 
cause  de  la  déconfiture  de  Uichter. 

Nous  arrivâmes  bientôt  à  sa  petite  porte  en- 
foncée sous  terre  ;  alors  il'  descendit  les  mar- 
ches et  me  dit  : 

«  Arrive,  Fritzel,  arrive;  laisse  le  chien  de- 
hors, il  n'y  a  pas  trop  de  place  dans  le  trou.  » 

Il  avait  bien  raison  d'appeler  sa  baraque  un 
trou,  car  elle  n'avait  que  deux  petites  fenêtres 
à  fleur  de  ten-e  donnant  sur  la  ruelle.  A  l'inté- 
rieur, tout  était  sombre .:  le  grand  lit  et  l'esca- 
lier de  bois  au  fond,  les  vieux  escabeaux,  la 
table  couverte  de  scies,  de  pointes,  de  pincettes; 
l'armoire  ornée  de  deux  citrouilles,  le  plafond 
traversé  de  perches,  où  la  vieille  Berbel,  la 
mère  du  mauser,  suspendait  le  chanvre  (ju'elle 
filait;  les  attrapes  de  toutes  sortes  placées  sur 
le  vieux  baldaquin,  dans  un  enfoncement  tout 
gris  de  poussière  et  de  toiles  d'araignée  ;  les 
centaines  de  peaux  de  martres,  de  fouines,  de 
belettes  accrochées  aux  murs,  les  unes  retour- 
nées, les  autres  encore  fraîches  et  bourrées  de 
paille  pour  les  faire  sécher,  tout  cela  vous  lais- 
sait à  peine  assez  de  place  pour  se  retourner, 


MADAME  THÉRÈSE. 


et  tout  cola  me  rappelle  le  bop  temps  de  la  jeu- 
nesse, car  je  l'ai  vu  cen  t  fois,  été  comme  hiver, 
qu'il  fit  du  soleil  ou  de  la  pluie,  que  les  petiies 
fenêlres  fussent  ouvertes  ou  formées. 

C'est  là-dodans  que  je  me  représente  tou- 
jours le  mauser,  assis  devant  la  table  très- 
basse,  montant  ses  attrapes,  la  joue  tirée,  1er 
lèvres  serrées,  et  la  vieille  Bf'rbel, — toute  jaune, 
le  bonnet  de  crin  sur  la  nuque,  ses  petites 
mains  sèches,  atix  ongles  noirs,  sillonnées  de 
grosses  veines  b'enàtres,— filant  du  matin  au. 
soir  à  côté  du  poêle.  De  temps  en  temps,  elle 
levait  sa  petite  tète,  froncée  do  rides  innom- 
brables, et  regardait  son  fils  d'un  air  de  satis- 
faction. 

Mais  ce  jour-Là,  Borbel  n'était  pas  do  bonne 
humeur,  car  à  peine  fûmes-nous  enli'és  qu'elle 
se  mit  à  quereller  le  mauser  d'une  voix  aigre, 
disant  qu'il  pissait  sa  vie  au  cabaret,  qu'il  ne 
songeait  qu'à  boire,  sans  so  soucier  du  lende- 
main, toutes  choses  irès-.faussef)  auxqu'lles  lo 
mauser  ne  répondit  pas,  srtchan!  qu'il  faut  lout 
entendre  de  sa  mère  sans  se  plaindre. 

Il  ouvrit  tranquillement  l'armoire,  tandis 
que  la  vieille  Berbel  criait,  et  prit  sur  le  pins 
haut  rayctn  une  large  écuello  de  terre  vernis- 
sée, où  le  miel  couleur  d'or,  dans  des  rayons 
blancs  comme  la  neige,  s'élevait  par  couches 
régulières.  Il  la  déposa  sur  la  table,  et  plaça 
deux  beaux  rayons  dans  une  assiette  très- 
propre,  en  me  disant  : 

«  Tiens,  Fritzel,  voilà  du  beau  miel  pour  la 
dame  française.  Le  miel  en  rayon  est  tout  ce 
qu'on  peut  souhaiter  de  mieux  pour  des  ma- 
la'les;  c'est  d'abord  plus  appétissant,  et  puis 
c'est  plus  frais  et  plus  sain.  » 

J'avais  déjà  pose  l'argent  au  bord  de  la  table, 
et  Berbel  étendait  la  main  d'un  air  content 
pour  le  prendre  ;  mais  le  mauser  me  le  rendit  : 

«  Non,, fit-il,  'non,  je  ne -veux  pas  être  payé 
de  cela  ;  metiîcet  argent  dans  ta  poche,  Fritzel, 
et  prends  l'assiette.  Laisse  ton  écuelle  ici;  je 
vous  la  rappoitorai  ce  soir  ou  demain  malin.  » 
■  Et  comme  la  vieille  semblait  fâchée,  il 
aj(jula  : 

«  Tu  diras  à  la  dame  française,  Fritzel,  que 
c'est  le  mauser  qui  lui  fait  présent  de  ce  miel, 
avec  plaisir,  entends-tu...  de  bien  bon  cœur... 
car  c'est  une  femme  respectable...  N'oublie  pas 
de  dire  «  respectable,  »  tu  m'entends? 

— Oui,  manser,  je  dirai  ça.  Bonjour,  Berbel, 
dis-je  en  ouvrant  la  porte.  » 

Elle  me, répondit  en  inclinant  la  tête  brus- 
quement; celte  vieille  avare  ne  voulait  rien 
dire,  à  cause  de  l'oncle  .lacob;  mais  de  voir 
partir  le  miel  eans  argint,  cela  hu  paraissait 
""ien  dur. 

Le  mauser  me  reconduisit  jusque  dehors,  et 


je  retournai  chez  nous,  bien  content  de  ce  qui 
vp'iait  d'arriver. 


XL. 


Au  coin  de  l'église,  je  rencontrai  le  petit 
llnns  Aden,  qui  revenait  de  glisser  sur  le  gué- 
voir;  il  s'en  retournait,  les  mains  dans  les  po- 
ches jusqu'aux  coudes,  et  me  cria  : 

<-  Fritzel!  Fritzel!   • 

S'étant  approché,  d'abord  il  regarda  les  deux 
beaux  rayons  de  miel,  et  me  dit  : 

«  C'est  pour  vous,  ça? 

— Non,  c'est  pour  faire  de  la  boisson  à  la 
dame  française. 

— Je  voudrais  bien  être  malade  à  sa  place,  • 
dit-il  en  se  léchant,  d'un  air  expressif,  le  bord 
do  ses  grosses  lèvres  retroussées. 

Puis  il  demanda  : 

■  Ou  est-ce  que  tu  fais,  cette  après-midi?- 

— Je  ne  sais  pas;  j'irai  nie  promener  avec 
Scipio.  » 

Alors  il  regarda  le  chien,  et,  s^^  grattant  le 
bas  du  dos  :  , 

«  Ecoute,  si  tu  veux,  dit-il,  nous  irou  poser 
dos  altrapes  derrière  le  fumier  de  l;.v  poste  ;  il 
y  a  beaucoup  de  vordiors  et  do  mmneaux  le  long 
des  haies,  sous  les  hangars  ,-t  dans  les  arbres 
du  Posllhâl. 

— Je  veux  bien,  lui    épondis-je. 

— Oui,  arrive  ici,  sur  le  perron;  nous  parti- 
rons ensemble.  » 

Avant  de  nous  sépai'er,  Hans  Aden  me  de- 
manda s'il  pouvait  passer  le  doigt  au  fond  do 
l'assietle;  ïe  lui  donnai  cette  permission,  et  il 
trouva  le  miel  très-bon.  Après  quoi,  chacun 
reprit  son  chemin,  et  je  rentrai  chez  nous  vers 
onze  hf.ures  et  demie. 

«  A  11!  le  voilà!  s'écria  Lisbetli  en  me  voyant 
entrer  dans  la  cuisine,  je  croyais  que  tu  ne 
reviendrais  plus;  Dieu  du  ciel,  il  l'en  faut,  à 
toi.  du  temps  pour  faire  une  commission  !  • 

e  lui  racontai  ma  rencontre  avec  lo  mauser 
sur  l'escalier  du  Cruchon-d'Or,  la  dispute  de 
KolTol,  du  vieux  Schmitt  et  du  taupier  contre 
M.  Hichter,  la  grande  bataille  de  Max  et  de 
Scipio,  et,  finalement,  la  manière  dont  le  mau- 
ser m'aVait  recommandé  de  dire  qu'il  ne  vou- 
lait pas  d'argent  pour  son  miel,  (  t  qu'il  l'ollrait 
de  bien  bon  cœur  à  la  dame  française,  une 
personne  «  res[)ectable.  » 

Comme  la  porte  était  ouverte,  madame  Thé- 
rèse entendit  ces  choses  et  me  dit  de  vonir. 
Alors  je  vis  qu'elle  était  attendrie,  et  quaudje 
lui  présentai  le  miel,  elle  l'accepta. 


52 


ROMANS    NATIONAUX. 


«  C'est  hien,  Fritzel,  dit-elle  les  larmes  aux 
yeux,  c'est  bien,  mon  enfant,  je  suis  contente, 
bien  contente  de  ce  présent;  l'estime  des  hon- 
nêtes gens  nous  fait  toujours  beaucoup  de 
plaisir.  Lorsque  le  mauser  viendra,  je  veux 
le  remercieF  moi-même,  » 

Puis  elle  se  pencha  et  passa  la  main  sur  la 
tête  de  Scipio,  qui  se  tenait  devant  le  lit,  le  nez 
en  l'ait;  elle  souriait,  et  dit  : 

«  Hé  !  Scipio,  tu  soutiens  donc  aussi  la  bonne 
cause?  » 

Lui,  voyant  la  joie  briller  dans  ses  yeux,  se 
mit  à  aboyer  tout  haut;  il  se  plaça  même  sur 
son  derrière,  comme  pour  faire  l'exercice. 

«  Oui,  oui,  je  vais  mieux  maintenant,  lui 
dit-elle,  je  me  sens  plus  forte. . .  Ah  !  nous  avons 
beaucoup  souffert  !  » 

Puis,  exhalant  un  soupir,  elle  se  remit  le 
coude  dans  l'oreiller  en  disant  : 

•  Une  bonne  nouvelle...  seulement  une 
bonne  nouvelle,  et  tout  sera  bien  !  »    . 

Lisbeth  venait  de  dresser  la  table,  elle  ne  di- 
sait rien,  madame  Thérèse  redevenait  rêveuse. 

La  pendule  sonna  midi,  et,  quelques  instants 
après,  la  vieille  servante  appoi-ta  la  petite  sou- 
pière pour  nous  deux  ;  elle  fit  le  signe  de  la 
croix  et  nous  dînâmes. 

A  chaque  instant  je  tournais  la  tête  pour 
regarder  si  Hans  Aden  ne  se  promenait  pas 
déjà  sur  le  perron  de  l'église.  Madame  Thérèse, 
qui  venait  de  se  recoucher,  nous  tournait  le 
dos,  la  couverture  sur  l'épaule;  elle  avait  sans 
doute  encore  de  grandes  inquiétudes.  Moi,  je 
ne  songeais  qu'aux  fumiers  du  Postthdl;  je 
voyais  déjà  nos  attrapes  en  briques  posées  au- 
tour dans  la  neige,  la  tuile  levée,  soutenue  par 
deux  petits  bois  en  fourche,  et  les  grains  de  blé 
au  bord  et  dans  le  fond.  Je  voyais  les  verdiers 
tourbillonner  dans  les  arbres,  et  les  moineaux 
rangés  à  la  file,  sur  le  bord  des  toits,  s'appe- 
lant,  épiant,  écoutant,  tandis  que  nous,  tout  au 
fond  du  hangar,  derrière  les  bottes  de  paille, 
nous  attendions  le  cœur  battant  d'impatience. 
Puis  un  moineau  voltigeait  sur  le  fumier,  la 
queue  en  éventail,  puis  un  autre,  puis  toute  la 
bande.  Les  voilà  !  les  voilà  près  de  nos  attra- 
pes!... Ils  vont  descendre...  déjà  un,  deux, 
trois  sautent  autour  et  becquètent  les  grains 
de  blé...  Frouu  !  tous  s'envolent  à  la  fois  ;  c'est 
un  bruit  à  la  ferme...  c'est  le  garçon  Yéri  avec 
ses  gros  sabots,  qui  vient  de  crier  dans  l'écurie 
à  l'un  de  ses  chevaux  :  «  Allons,  te  retourneras- 
tu,  Foux?  »  Quel  malheur?  Si  seulement  tous 
les  chevaux  étaient  crevés,  et  Yéri  avec!... 
Enfin,  il  faut  attendre  encore...  les  moineaux 
sont  partis  bien  loin.  Tout  à  coup  un  d'eux  se 
remet  à  crier...  ils  reviennent  sur  les  toits... 
Ahl  Seigneur  Dieu!  pourvu  que  Yéri  ne  crie 


plus...  pourvu  que  tout  se  taise...  S'il  n'y  avait 
seulement  pas  de  gens  dans  cette  ferme  ni  sur 
la  route!  Quelles  transes  !  Enfin,  en  voilà  un 
qui  redescend...  Hans  Aden  me  tire  parle  pan 
de  ma  veste...  Nous  ne  respirons  plus...  nous 
sommes  comme  muets  d'espérance  et  de 
crainte  I 

Tout  cela,  je  le  voyais  d'avance,  je  ne  me 
tenais  plus  en  place. 

«  Mais,  au  nom  du  ciel,  qu'as-tu  donc?  me 
disait  Lisbeth  ;  tu  vas,  tu  cours  comme  une 
âme  en  peine...  tiens-toi  donc  tranquille.  » 

Je  n'entendais  plus;  le  nez  aplati  contre  la 
vitre,  je  pensais  : 

«  Viendra-t-il  ou  ne  viendra-t-il  pas  ?  Il  est 
peut-être  déjà  là-bas...  il  en  aura  emmené  un 
autre  !  » 

Cette  idée  me  paraissait  terrible. 

J'allais  partir,  quand  enfin  Hans  Aden  tra- 
versa la  place  ;  il  regardait  vers  notre  maison, 
épiant  du  coin  de  l'œil;  mais  il  n'eut  pas  be- 
soin d'épier  longtemps  :  j'étais  déjà  dans  l'al- 
lée et  j'ouvrais  la  porte,  sans  prévenir  Scipio 
cette  fois.  Puis  je  courus  le  long  du  mur,  de 
crainte  d'une  commission  ou  de  tout  autre 
empêchement  :  il  peut  vous  arriver  tant  demal- 
heurs  dans  ce  bas  monde  !  Et  ce  n'est  que  bien 
loin  de  là,  dans  la  ruelle  des  Orties,  que  Hans 
Aden  et  moi  nous  fîmes  halte  pour  reprendre 
haleine. 

«  Tu  as  du  blé,  Hans  Aden  ? 

—  Oui. 

—  Et  ton  couteau? 

—  Sois  donc  tranquille,  le  voilà.  Mais  écoute, 
Fritzel,  je  ne  peux  pas  tout  porter;  il  faut  que 
tu  prennes  les  briques  et  moi  les  tuiles. 

—  Oui;  allons.  » 

Et  nous  repartîmes  à  travers  champs,  der- 
rière le  village,  ayant  de  la  neige  jusqu'aux 
hanches.  Le  mauser,  Koffel,  l'oncle  lui-même 
nous  auraient  appelés  alors,  que  nous  nous 
serions  sauvés  comme  des  voleurs,  sans  tour- 
ner la  tête. 

■  Nous  arrivâmes  bientôt  à  la  vieille  tuilerie 
abandonnée,  car  on  cuit  rarement  en  hiver,  et 
nous  primes  notre  charge  de  briques.  Puis,  re- 
montant la  prairie,  nous  traversâmes  les  haies 
du  PosUhâl  toutes  couvertes  de  givre,  juste  en 
face  des  grands  fumiers  carrés,  derrière  les 
écuries  et  le  hangar.  Déjà  de  loin,  nous  voyions 
les  moineaux  ahgnés  au  bord  du  toit. 

•  Je  te  le  disais  bien ,  faisait  Hans  Aden  ; 
écoute...  écoute  !...  • 

Deux  mjputes  après  nous  posions  nos  attrapes 
entre  les  fumiers,  en  déblayant  la  neige  au 
fond.  Hans  Aden  tailla  les  petites  fourches, 
plaça  les  tuiles  avec  délicatesse,  puis  il  sema 
le  blé  tout  autour.  Les  moineaux  nous  contem- 


i 


MADAME  THERESE. 


53 


plaient  du  haut  des  toils,  en  tournant  légère- 
ment la  tête  sans  rien  dire.  Hans  Adon  se  rele- 
va ,  s'essuyant  le  nez  du  revers  de  la  manche, 
et  clignant  de  l'œil  pour  observer  les  moineaux 

<i  Arrive,  fit-il  tout  bas;  ils  vont  tous  des- 
cendre. • 

Nous  entrâmes  sous  le  hangar,  pleins  de 
bonnes  espérances,  et  dans  le  même  instant 
toute  la  bande  disparut.  Nous  pensions  qu'ils 
reviendraient;  maisjusque  vers  quatre  heures 
nous  restâmes  blottis  derrière  les  bottes  de 
paille,  sans  entendre  un  cri  de  moineau.  Ils 
avaient  compris  ce  que  nous  faisions,  et  s'en 
étaient  allés  bien  loin ,  à  l'autre  bout  du 
village. 

Qu'on  juge  de  notre  désespoir  !  Hans  Aden, 
malgré  son  bon  caractère,  éprouvait  une  indi- 
gnation terrible,  et  moi-même  je  faisais  les 
plus  tristes  réflexions,  pensant  qu'il  n'y  a  rien 
de  plus  bête  au  monde  que  de  vouloir  prendre 
des  moineaux  en  hiver,  lorsqu'ils  n'ont  que  la 
peau  et  les  os,  et  qu'il  en  faudrait  quatre  pour 
faire  une  bouchée. 

Enfin,  las  d'attendre  et  voyant  le  jour  bais- 
ser, nous  revînmes  au  village,  en  suivant  la 
grande  route,  grelottant,  les  mains  dans  les 
poches,  le  nez  humide  et  le  bonnet  tiré  sur  la 
nuque  d'un  air  piteux. 

Lorsque  j'arrivai  chez  nous,  il  faisait  nuit. 
Lisbeth  préparait  le  souper;  mais  comme 
j'éprouvais  une  sorte  de  honte  à  lui  raconter  la 
façon  dont  les  moineaux  s'étaient  moqués  de 
nous,  au  lieu  de  courir  à  la  cuisine,  selon  mon 
habitude,  j'ouvris  tout  doucement  la  porte  de 
la  salle  obscure,  et  j'allai  m'asseoir  sans  bruit 
derrière  le  fourneau. 

Rien  ne  bougeait;  Scipio  dormait  sous  le  fau- 
teuil, la  tête  sur  la  hanche,  et  je  me  réchauf- 
fais depuis  un  quart  d'heure,  écoutant  bour- 
donner la  flamme,  lorsque  madame  Thérèse, 
qui  semblait  dormir,  me  dit  d'une  voix  douce  : 

«  C'est  toi,  Fritzel? 

—  Oui,  madame  Thérèse,  lui  répondis-je. 

—  Tu  te  réchauffes  ? 

—  Oui,  madame  Thérèse. 

—  Tu  as  donc  bien  froid  ? 

—  Oh  !  oui. 

—  Qu'est-ce  que  vous  avez  donc  fait  cette 
après-midi? 

—  Nous  avons  posé  des  attrapes  aux  moi- 
neaux, Hans  Aden  et  moi. 

—  Ah  !  Et  vous  -en  avez  pris  beaucoup? 
— ■  Non,  madame  Thérèse,  pas  beaucoup. 

—  Combien?  • 

Cela  me  saignait  le  cœur  de  ^ire  à  cette 
honnête  personne  que  nous  n'en  avions  pas 
pris  du  tout. 

«  Deux  ou  trois,  n'est-ce  pas,  Fritzel?  fit-elle. 


—  Non,  madame  Thérèse. 

—  Vous  n'en  avez  donc  pas  pris  ? 

—  Non.  » 

Alors  elle  se  tut,  et  je  me  fis  une  grande  idée 
do  son  chagrin. 

«  Ce  sont  des  oiseaux  bien  malins,  reprit-elle 
au  bout  d'un  instant. 

—  Oh  oui!... 

—  Tu  n'as  pas  les  pieds  mouillés,  Fritzel? 

—  Non,  j'avais  mes  sabots. 

—  Allons,  allons,  tant  mieux.  Il  faut  te  con- 
soler, une  autre  fois  tu  seras  plus  heureux.  » 

Comme  nous  causions  ainsi,  Lisbeth  entra, 
laissant  la  porte  de  la  cuisine  ouverte. 

•  Hé  !  te  voilà,  dit-elle,  je  voudrais  bien  sa- 
voir où  tu  passes  tes  journées  ?  toujours  dehors, 
toujours  avec  ton  Hans  Aden,  ou  ton  Frantz 
Sépel. 

—  Il  a  pris  des  moineaux,  dit  madame  Thé- 
rèse. 

—  Des  moineaux!  si  j'en  voyais  seulement 
une  fois  un,  s'écria  la  vieille  servante.  Depuis 
trois  ans,  tous  les  hivers  il  court  après  les  moi- 
neaux. Une  fois,  par  hasard,  il  a  pris  en  au- 
tomne un  vieux  geai  déplumé,  qui  n'avait  plus 
la  force  de  voler,  et  depuis  ce  temps  il  croit 
que  tous  les  oiseaux  du  ciel  sont  à  lui.  » 

Lisbeth  riait.  Elle  se  remit  à  son  rouet,  de- 
vant l'alcôve ,  et  dit  en  trempant  son  doigt 
dans  le  mouilloir  : 

•  Maintenant  tout  est  prêt,  quand  M.  le  doc- 
teur viendra,  je  n'aurai  plus  qu'à  mettre  la 
nappe.  Qu'est-ce  que  je  racontais  donc  tout  à 
l'heure  ? 

—  Vous  parliez  de  vos  conscrits,  mademoi- 
selle Lisbeth . 

—  Ah!  oui...  depuis  le  commencement  de 
cette  maudite  guerre,  tous  les  garçons  du  vil- 
lage sont  partis  :  le  grand  Ludw^ig,  le  fils  du 
forgeron,  le  petit  Christel,  Hans  Goerner  et 
bien  d'autres,  ils  sont  partis,  les  uns  à  pied, 
les  autres  à  cheval,  en  chantant  :  «  Falerlandl 
Faterland!  »  avec  leurs  camarades,  qui  les 
conduisaient  au  Kirschtâl,  à  l'auierge  du 
père  Fritz,  sur  la  route  de  Kaiserslautern. . 
Ils  chaulaient  bien,  mais  ça  ne  les  empêchait 
pas  de  pleurer  comme  des  malheureux  en  re- 
gai'dant  le  clocher  d'Anstatt.  Le  petit  Christel, 
à  chaque  pas,  embrassait  Ludvi^ig  en  disant  : 
«  Quand  reverrons-nous  Anstatt?  •  L'autre  ré- 
pondait :  «  Ah  bah!  il  ne  faut  pas  penser  à  ça, 
le  seigneur  Dieu,  là-haut,  nous  sauvera  de  ces 
Républicains  que  le  ciel  confonde!  •  Ils  sanglo- 
taient ensemble,  et  le  vieux  sergent,  venu  tout 
exprès,  répétait  toujours  :  «  En  avant!...  Cou- 
rage!... Nous  sommes  des  hommes  I  «  H  avait 
le  nez  rouge,  à  force  de  trinquer  avec  nos  con- 
scrits. Le  grand  Hans  Goerner,  qui  devait  se 


54 


ROMANS    NATIONAUX. 


marier  avec  Rosa  Mut7,  la  fille  du  garde  cham- 
pêlre,  criait:  «  Encoie  un  coup...  encore  un 
coup:..  C'est  peut-être  le  dernier  plat  de  chou- 
croute que  nous  voyons  devant  nos  yeux  !  » 

—  Pauvre  garçon  !  fit  madame  Thérèse. 

—  Oui,  reprit  Lisbeth,  et  ça  ne  serait  encore 
rien,  si  les  filles  pouvaient  se  marier;  mais 
quand  les  garçons  parlent,  les  filles  restent 
plantées  là,  à  rêver  du  matin  au  soir,  à  se  con- 
sumer et  à  s'ennuyer.  Elles  ne  peuvent  pour- 
tant pas  prendre  des  vieux  de  soixante  ans,  des 
veufs,  ou  Lien  des  hossus,  des  boiteux  ou  des 
borgnes.  Ah  !  madame  Thérèse,  ce  n'est  pas 
pour  vous  faire  des  reproches,  mais  sans  votre 
Révolution,  nous  serions  bien  tranquilles,  nous 
ne  penserions  qu'à  louer  le  Seigneur  de  ses 
grâces.  C'est  terrible  une  République  pareille 
qui  dérange  tout  le  monde  de  ses  habitudes  !  » 

Tout  en  écoutant  cette  histoire,  je  sentais 
une  bonne  odeur  de  veau  farci  remplir  la 
chambre,  et  je  finis  par  me  lever  avec  Scipio, 
pour  aller  jeter  un  coup  d'œil  à  la  cuisine  : 
nous  avions  une  bonne  soupe  aux  oignons,  une 
poitrine  de  veau  farcie  et  des  pommes  de  t.erre 
frites.  La  chasse  m'avait  tellement  ouvert  l'ap- 
pétit, qu'il  me  semblait  que  j'aurais  tout  avalé 
d'une  bouchée. 

Scipio  n'était  pas  dans  de  moins  heureuses 
dispositions;  la  patte  au  bord  de  l'âtre,  il  re- 
gardait du  nez  à  travers  les  marmites,  car  le 
nez  du  chien,  comme  le  dit  M.  de  BulTon,  est 
une  seconde  vue  fort  délicate. 

Après  avoir  bien  regardé,  je  me  mis  à  faire 
des  vœux  pour  le  retour  de  l'oncle. 

«  Ah!  Lisbeth  !  m'écriai-je  en  rentrant,  si  tu 
savais  comme  j'ai  faim  ! 

—  Tant  mieux,  tant  mieux,  me  répondit  la 
vieille  en  jacassant  toujours,  l'appétit  est  une 
bonne  chose.  » 

Puis  elle  poursuivit  ses  histoires  de  village, 
que  madame  Thérèse  semblait  écouter  avec 
plaisir.  Moi,  j'aliais,  je  venais  de  la  salle  à  la 
cuisine,  et  Scipio  me  suivait  pas  à  pas;  il  avait 
sans  doute  les  mêmes  idées  que  moi. 

La  nuit  dehors  devenait  noire. 

De  temps  en  temps  madame  Thérèse  inter- 
rompait la  vieille  servante,  levant  le  doigt  et 
disant  : 

«  Ecoutez  !  » 

Alors  tout  le  monde  restait  tranquille  une 
seconde. 

«  Ce  n'est  rien,  faisait  Lisbeth;  c'est  la  char- 
rette de  Hans  Bockel  qui  passe  ;  »  ou  bien  : 
«  c'est  la  mère  Dreyfus  qui  s'en  va  maintenant 
à  la  veillée  chez  les  Brèmer.  » 

Elle  connaissait  les  habitudes  de  tous  les 
gens  d'Anstatt,  et  se  faisait  un  véritable  bon- 
heur d'en  parler  à  la  dame  française,  mainte- 


nant qu'elle  avait  vu  la  sainte  Vierge  pendue  à 
son  cou  ;  car  sa  nouvelle  amitié  venait  de  là, 
comme  je  l'appris  plus  tard. 

Sept  heures  sonnèi'ent,  puis  la  demie.  A  la 
fin,  ne  sachant  plus  que  faire  pour  attendre,  je 
me  dressai  sur  une  chaise,  et  je  pris  dans  un 
rayon  YHisloire  naturelle  de  M.  de  BulTon,  chose 
qui  ne  m'était  jamais  arrivée;  puis,  les  deux 
coudes  sur  la  table,  dans  une  sorte  de  déses- 
poir, je  me  mis  à  lire  tout  seul  en  français.  L\ 
me  fallait  tout  mon  appétit  pour  me  donner 
une  pareille  idée  ;  mais  à  chaque  instant  je 
levais  la  tAe,-  regardant  la  fenêtre,  les  yeux 
tout  grands  ouverts  et  prêtant  l'oreille. 

Je  venais  de  trouver  l'histoire  du  moineau, 
qui  possède  deux  fois  plus  de  cervelle  que 
l'homme  en  proportion  de  son  corps,  quand 
enfin  un  bruit  lointain,  un  bruit  de  grelots  sq 
fit  entendre;  ce  n'était,  encore  qu'un  bruisse- 
ment presque  imperceptible,  perdu  dans  l'éloi- 
gnement,  mais  il  se  rapprochait  vite,  et  bientôt 
njadame  Thérèse  dit  : 

«  C'est  M.  le  docteur. 

— Oui,  fit  Lisbeth  en  se  lovanletremetlant  son 
rouet  au  coin  de  l'horloge,  cette  fois  c'est  lui.  » 

Elle  courut  à  la  cuisine. 

J'étais  déjà  dans  l'allée,  abandonnant  M.  de 
Buffon  sur  la  table,  et  je-tirais  la  porte  exté- 
rieure en  criant  : 

«  C'est  toi,  mon  oncle? 

—  Oui,  Fritzel,  répondit  la  voix  joyeuse  de 
l'oncle,  j'arrive.  Tout  s'est  bien  passé  à  la  mai- 
son? 

—  Très-bien,  oncle,  tout  le  monde  se  porte 
bien. 

—  Bon,  bon  I  • 

Au  même  instant,  Lisbeth  sortait  avec  la  lan- 
terne,  et  je  vis  l'oncle  sous  le  liangar,  en  train 
de  dételer  le  cheval.  Il  était  tout  blanc  au  mi- 
lieu des  ténèbres,  et  chaque  poil  de  sa  houp- 
pelande et  de  son  gros  bonnet  de  loutre  scin- 
lillait  à  la  lanterne  comme  une  étoile.  Il  se 
dépêchait;  Rappel,  tournant  la  tête  vers  l'écu- 
rie, semblait  ne  pouvoir  attendre. 

«  Seigneur  Dieu,  qu'il  fait  froid  dehors!  dit 
la  vieille  servante  en  accourant  l'aider;  vous 
devez  être  gelé,  monsieur  le  docteur.  Allez, 
entrez  vite  vous  réchauITer,  je  finirai  bien  toute 
seule.  » 

Mais  l'oncle  Jacob  n'avait  pas  l'habitude  de 
laisser  le  soin  de  son  cheval  à  d'autres  ;  ce  n'est 
qu'en  voyant  Rappel  de  vaut  son  râtelier  garni  de 
foin,  et  les  pieds  dans  la  bonne  litière,  qu'il  dit  : 

«  Entrons  maintenant.  _•  Et  nous  entrâmes 
tous  ensemble. 

«  Bonnes  nouvelles,  madame  Thérèse,  s'écria 
l'oncle  sur  le  seuil,  bonnes  nouvelles!  J'arrive 
de  Kaiserslaulern,  tout  va  bien  là-bas.  » 


MADAME  THÉRÈSE. 


55 


Madame  Thérèse,  assise  sur  son  lit,  le  regar- 
dait toute  pâle. 

Et  tandis  qu'il  secouait  son  bonnet  et  se  dé- 
barrassait de  sa  houppelande  : 

«  C(jniment,  monsieur  le  docteur,  lit-elle, 
vous  venez  de  Kaiserslautern  ? 

, —  Oui,  j'ai  poussùjiisque-là...  Je  voulais  en 
avoir  le  cœur  net.  J'ai  tout  vu...  je  me  suis  in- 
formé de  tout,  dit-il  en  souriant;  mais  je  ne 
vous  cache  pas,  madame  Thérèse,  quoje  tombe 
de  fatigue  et  de  faim.  » 

Il  tirait  ses  grosses  bottes,  assis  dans  le  fau- 
teuil, et  regardait  Lisbeth  nicltr.j  la  nappe 
d'un  œil  aussi  luisant  que  celui  de  Scipio  et  le 
mien. 

«  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  s'écria-t-il 
en  se  relevant,  c'est  que  la  bataille  de  Kaisei-s- 
lautern  n'est  pas  aussi  décisive  qu'on  le  croyait, 
et  que  votre  bataillon  n'a  pas  donné;  le  petit 
Jean  n'a  pas  couru  de  nouveaux  dangers. 

—  Ah  !  cela  suffit,  dit  madame  Thérèse  en  se 
recouchant  d'un  air  de  bonheur  et  d'attendris- 
semen(,inexprimables,  cela  suffît  !  Vous  ne  m'en 
diriez  pas  plus,  que  je  seraisdôjà  trop  heureuse. 
Réchauffez-voiis,  monsieur  le  docteur,  mangez, 
ne  vous'pressez  pas,  je  puis  attendre  mainte- 
nant. • 

Lisbeth  servait  alors  la  soupe,  et  l'oncle,  en 
s' asseyant,  dit  encore  : 

«  Oui,  c'est  positif,  vous  pouvez  être  tran- 
quille sur  ces  deux  points.  Tout  à  Theure  je 
vous  dirai  le  reste.  » 

Puis  nous  nous  mîmes  à  manger,  et  l'oncle, 
me  regardant  de  temps  en  temps,  souriait 
commC'pour  dire  :  «  Je  crois  que  lu  veux  me 
rattraper;  où  diable  as-tii pris  un  appétit  pareil, 
toi?  . 

Bientôt  cependant  notre  grande  faim  se  ra- 
lentit; nous  songeâmes  au  pauvre  Scipio,  qui 
nous  regardait  d'un  œil  stoïque,  et  ce  fut  son 
tour  de  manger.  L'oncle  but  encore  un  bon 
coup,  puis  il  alluma  sa  pipe,  et  se  rapprochant 
de  l'alcôve,  il  prit  la  main  de  madame  Tlicrèse 
comme  pour  lui  tâter  le  pouls,  en  disant  : 

«  M'y  voilà  !  » 

Klle  ne- disait  rien  et  souriait. 

Alors  il  avança  le  fauteuil ,  écarta  les  ri- 
deaux, plaça  la  chandelle  sur  la  table  de  nuit, 
et  s'étant  assis,  il  commença  l'histoire  de  la 
bataille.  Je  l'écoutais,  le  bras  appuyé  derrière 
lui  sur  le  fauteuil.  Lisbcith  se  tenait  debout  dans 
l'ombre  de  la  salle. 

«  Les  Républicains  sont  arrivés  devant  Kai- 
serslautern le  27  au  soir,  dit-il;  depuis  trois 
jourslos Prussiens  y  étaient;  ils  avaient  fortifié 
la  position  en  plaçant  des  canons  au  haut  des 
ravins  qui  montent  sur  le  plateau.  Le  général 
Hoche  les  suivait  depuis  la  ligne  de  l'Lrbach; 


il  avait  même  voulu  les  entourer  à  Bisingen,  et 
résolut  aussitôt  de  les  culbuter  le  lendemain. 
Les  Prussiens  étaient  40,000  horrftnes,  et  les 
Français  30,000.  ^ 

«  Le  lendemain  donc,  l'attaque  commença 
sur  la  gauche;  les  Républicains,  conduits  par 
le  général  Ambei't,  se  mirent  à  grimper  le  ravin 
au  pas  de  charge  en  criant  :  «  Landau  ou  lat 
mort  !  •  Dans  ce  moment  même,  Hoche  devait 
attaquer  le  centre;  mais  il  était  couvert  de 
bois  et  do  hauteurs,  il  lui  fut  impossible  d'ar- 
river à  temps;  le  général  Ambert  dut  reculer 
sous  le  feu  des  Prussiens;  il  avait  toute  l'armée 
de  Brunswict  contre  lui.  Le  jour  suivant  29  no- 
vembre, c'est  Hoche  qui  attaqua  par  le  centre; 
le  général  Ambert  devait  tourner  la  droite, 
mais  il  s'égai-a  dans  les  montagnes,  de  sorte 
que  Hoche  fut  accablé  à  son  tour.  Malgré  cela, 
l'attaque  devait  recommencer  le  lendemain 
30  novembre.  Ce  jour-là,  Brunswick  fit  un 
mouvement  en  avant,  et  les  Républicains,  de 
crainte  d'être  coupés,  se  mirent  en  retraite. 

«Voilà  ce  que  je  sais  de  positif,  et  de  labouche 
même  d'un  commandant  républicain,  blessé 
d'un  coup  de  feu  à  la  hanche,  le  second  jour 
de  la  bataille.  Le  docteur  Feuerbach,  un  de  mes 
vieux  amis  d'Université,  m'a  conduit  près  de 
cet  homme;  sans  cela  je  n'aurais  rien  appris 
au  juste,  car  des  Prussiens  on  ne  peut  tirer  que 
des  vanteries. 

«Toute  la  ville  parle  de  ces  événements,  mais 
chacun  à  sa  manière;  une  grande  agitation 
règne  encore  là-bas;  des  convois  do  blessés 
partent  sans  cesse  pour  Mayence  ;  l'hôpital  de 
la  ville  est  encombré  de  malades,  et  les  bour- 
geois sont  forcés  de  recevoir  des  blessés  chez 
eux,  en  attendant  qu'il  soit  possible  de  les 
évacuer.  » 

On  pense  avec  quelle  attention  madame  Thé- 
rèse écoutait  ce  récit. 

«  Je*  vois...  je  vois...  disait-elle  tristement, 
la  main  appuyée  contre  la  tempe,' nous  avons 
manqué  d'ensemble. 

—  Justement,  vous  avez  manqué  d'ensemble, 
voilà  ce  que  tout  le  monde  dit  à  Kaiserslau- 
tern; mais  cela  n'empêche  pas  quei'on  recon- 
naisse le  courage  et  même  l'audace  extraordi- 
naire de  vos  Républicains.  Quand  ils  criaient , 
«  Landau  ou  la  mort!  »  au  miheu  du  roulement 
de  la  fusillade  et  du  grondement  des  canons, 
toute  la  ville  les  entendait,  il  y  avSit  de  quoi 
vous  faire  frémir.  Maintenant  ils  sont  en  re- 
traite, mais  Brunswick  n'h  pas  osé  les  pour- 
suivre  » 

11  y  eut  un  instant  de  silence,  et  madame 
Thérèse  demanda  : 

•  Et  comment  savez-vous  que  notre  bataillon 
n'a  pas  donné,  monsieur  le  docteur? 


56 


ROMANS    NATIONAUX 


Dans  le  miîme  instant  toute  la  bande  disparut.  (Page  53.) 


,  —  Ah  1  c'est  par  le  commandant  républi- 
cain ,  il  m'a  dit  que  le  premier  bataillon  de  la 
deuxième  brigade  avait  éprouvé  de  grandes 
pertes  dans  un  village  de  la  montagne  quelques 
jours  auparavant,  en  poussant  une  reconnais- 
sance du  côté  de  Landau,  et  que,  pour  cette 
raison,  on  l'avait  mis  à  la  réserve.  C'est  alors 
que  j'ai  vu  qu'il  savait  exactement  les  choses. 

—  Gomment  s'appelle  ce  comminandant? 

—  Pierre  Ronsarl  ;  c'est  un  homme  grand, 
brun,  les  cheveux  noirs. 

—  Ah  !  je  le  connais  bien,  je  le  connais,  dit 
madame  Thérèse,  il  était  capitaine  dans  notre 
bataillon  l'année  dernière;  comment!  ce  pauvre 
Ronsart  .est  prisonnier?  Est-ce  que  sa  blessure 
est  dangereuse  ? 

— Non,  Feuerbach  m'a  dit  qu'il  en  reviendra; 


mais  il  faudra  quelque  temps,  »  répondit  l'oncle. 
!  Puis,  souriant  d'un  air  fin,  les  yeux  plissés  : 
«  Oui,  oui,  ût-il,  voilà  ce  que  le  commandant 
m'a  raconté.  Mais  il  m'a  dit  bien  d'autres  choses 
encore,  des  choses...  des  choses  intéressantes... 
extraordinaires...  et  dontje  ne  me  serais  jamais 
douté... 

—  Et  quoi  donc,  monsieur  le  docteur? 

—  Ah!  cela  m'a  bien  étonné,  fit  l'oncle  en 
serrant  le  tabac  dans  sa  pipe  du  bout  de  son 
doigt  et  tirant  une  grosse  bouffée  les  yeux  en 
l'air,  bien  étonné!...  et  pourtant  pas  trop... 
non,  pas  trop...  car  des  idées  pareilles  m'étaient 
venues  quelquefois. 

—  Mais  quoi  donc,  monsieur  Jacob?  fit  ma- 
dame Thérèse  d'un  air  surpris. 

—  Ah  !  il  m'a  parlé  d'une  certaine  citoyenne 


MADAME   THERESE 


57 


Madame  TlièAso  lîtail  devenue  toute  rêveuse.  (Page  GO.) 


Thérèse,  d'une  espèce  de  Cornélia,  connue  de 
toute  l'armée  de  la  Moselle,  et  que  les  soldats 
aiipellent  tout  bonnement  la  Citoyenne!  Hé! 
lié!  hél  il  paraît  que  cette  citoyenne-là  ne 
manque  pas  d'un  certain  courage  !  • 
Et  se  tournant  vers  Lisbeth  et  moi  :  • 
t  Figurez-vous  qu'un  jour,  comme  le  chef 
de  leur  bataillon  venait  d'être  tué,  en  essayant 
d'entraîner  ses  hommes,  et  qu'il  fallait  tra- 
verser un  pont  défendu  par  une  batterie  et 
deux  régiments  prussiens,  et  que  tous  les  plus 
vieux  Républicains,  les  plus  terribles  d'entre 
ces  hommes  courageux  reculaient,  figurez-vous 
que  cette  citoyenne  Thérèse  prit  le  drapeau,  et 
qu'elle  marcha  toute  seule  sur  le  pont,  en 
disant  •■  son  petit  frère  Jean  de  battre  la  charge 
devant  elle  comme  devant  une  armée  ;  ce  qui 


produisit  un  tel  effet  sur  les  Républicains,  au'ils 
s'élancèrent  tous  à  sa  suite,  et  s'emparereni, 
des  canons  !  — Comprenez-vous  ça,  vous  autres  ? 
—  C'est  le  commandant  Ronsart  qui  m'a  ra- 
conté la  chose.  » 

Et  comme  nous  regardions  madame  Thérèse, 
tout  stupéfaits ,  moi  surtout ,  les  yeux  tout 
grands  ouverts,  nous  vîmes  qu'elle  devenait 
toute  rouge. 

«  Ah!  fit  l'oncle,  on  apprend  tous  les  jours 
de  nouvelles  choses;  ça,  c'est  grand,  ça,  c'est 
beau!  Oui...  oui...  quoique  je  sois  partisan  de 
la  paix,  ça  m'a  tout  à  fait  touché... 

—  Mais,  monsieur  le  docteur,  répondit  en- 
fin madame  Thérèse,  comment  pouvez-vous 
croire?.., 

—  Ohl  interrompit  l'oncle  en  étendant  la 


20 


10 


58 


ROMANS  NATIONAUX. 


main,  ce  n'est  pas  ce  commandant  tout  seul 
qui  m'a  dit  cela  ;  deux  autres  capitaines  blessés, 
qui  se  trouvaient  là,  en  entendant  dire  que  la 
citoyenne  Tliérèse-  vivait  encore,  se  sont  bien 
réjouis. ..  son  histoire  du  drapeau  est  connue  du 
dernier  soldat.  Voyons...  oui  ou  non,  est-ce 
qu'elle  a  fait  ça?  •  dit  l'oncle  en  fronçant  les 
sourcils  et  regardant  madame  Thérèse  en  face. 

Alors  elle,  penchant  la  tête,  se  mit  à  pleurer 
en  disant  : 

«  Le  chef  de  bataillon  qui  venait  d'être  tué 
était  notre  père...  nous  voulions  mourir,  le 
petit  Jeau  et  moi...  nous  étions  désespérés.  » 

En  songeant  à  cela,  elle  sanglotait.  L'oncle, 
la  regardant  alors,  devint  très-gi-ave  et  dit  : 

«  Madame  Thérèse,  écoulez,  je  suis  fier 
d'avoir  sauvé  la  vie  d'une  femme  telle  que 
'  vous.  Que  ce  soit  parce  que  votre  père  était 
mort,  ou  pour  toute  autre  raison  que  vous  ayez 
agi  de  la  sorte,  c'était  toujours  grand,  noble  et 
courageux;  c'était  même  extraordinaire,  car 
dos  milliers  d'autres  femmes  se  seraient  con- 
tentées de  gémir;  elles  seraient  tombées  là  sans 
force,  et  l'on  n'aurait  pu  leur  faire  de  re- 
proches. Mais  vous  êtes  unefemme  courageuse, 
et  longtemps  après  avoir  rempli  de  grands  de- 
voirs, vous  pleurez  lors(]ue  d'autres  commen- 
cent à  oublier;  vous  n'êtes  pas  seulement  la 
femme  qui  lève  le  drapeau  d'entre  les  morts, 
vous  êtes  encore  la  femme  qui  pleure,  et  voilà 
pourquoi  je  vous  estime.  —  Et  je  dis  que  le  toit 
de  cette  maison,  habitée  autrefois  par  mon  père 
et  mon  grand-père,  est  honoré  de  votre  pré- 
sence, oui,  honoré!  » 

Ainsi  parla  lîoncle,  gravement,  en  appuyant 
sur  les  mots,  et  déposant  sa  pipe  sur  la  table, 
parce  qu'il  était  vraiment  ému. 

El  madame  Thérèse  finil  par  dire  : 

«  Monsieur  le  docteur,  ne  parlez  pas  ainsi, 
ou  je  serai  forcée  de  m'en  aller.  Je  vous  en 
prie,  ne  parlez  plus  de  tout  cela. 

—  Je  vous  ai  dit  ce  que  je  pense,  répondit 
l'oncle  en  se  levant,  et  maiuleuanl  je  n'en  par- 
lerai plus,  puisque  telle  est  votre  volonté; 
mais  cela  ne  m'empêchera  pas  d  honorer  en 
vo,us  une  douce  et  noble  créature,  et  d'être 
fier  de  vous  avoir  donné  mes  soins.  El  le  com- 
mandant m'a  dit  aussi  quel  était  votre  père  et 
quels  étaient  vos  frères  :  des  gens  simples, 
naïfs,  partis  tous  ensemble  pour  défendre  ce 
qu'ils  croyaient  être  la  justice.  Quand  taut  de 
miniers  d'hommes  orgueilleux  ne  pensent  qu'à 
leurs  intérêts,  et,  je  le  dis  à  regret,  quand  ils 
se  croient  nobles  en  ne  songeant  qu'aux  choses 
de  la  matière,  on  aime  à  voir  que  la  vraie  no- 
blesse, "elle  ([ui  vient  du  désintéressement  et 
de  l'héroïsme,  se  réfugie  dans  le  peuple.  Qu'ils 
soient  Républicains  ou  non,  qu'imporlel  je 


pense,  en  âme  et  conscience,  que  les  vrais 
nobles  à  la  face  de  l'Elernel  sont  cens  qui  rem- 
plissent leur  devoir.  » 

L'oncle  dans  son  exaltation,  allait  et  venait 
dans  la  salle,  se  parlant  à  lui-même.  Madame 
Thérèse,  ayant  essuyé  ses  larmes,  le  regardait 
en  souriant  el  lui  dit  : 

«  Monsieur  le  docteur,  vous  nous  avez  ap- 
porté de  bonnes  nouvelles, merci,  merci!  Main- 
tenant je  vais  aller  mieux. 

—  Oui,  répondit  l'oncle  en  s'arrêlant,  vous 
irez  de  mieux  en  mieux.  Mais  voici  l'heure  du 
repos;  la  fatigue  a  été  longue,  et  je  crois  que 
ce  soir  nous  dormirons  tous  bien.  Allons, 
Frilzel,  allons,  Lisbelh,  en  route!  Ronsoir,  ma- 
dame Thérèse. 

—  Bonne  nuit,  monsieur  le  docteur.  » 

Il  prit  la  chandelle,  el  le  front  penché,  tout 
rêveur,  il  monta  derrière  nous. 


XII 


Le  lendemain  fut  un  jour  de  bonheur  pour 
la  maison  de  l'oncle  Jacob. 

Il  était  bien  tard  lorsque  je  m'éveillai  de 
mon  profond  sommeil  {  j'avais  dormi  douze 
heures  de  suite  comme  une  seconde,  et  la  pre- 
mière chose  que  je  vis,  ce  furent  mes  petilcs 
vitres  rondes  couvertes  de  ces  fleurs  d'argent, 
de  ces  toiles  tiansparentes  et  de  ces  mille  orne- 
ments de  givre,  tels  que  la  main  de  nul  cise- 
leur ne  pourrait  en  dessiner.  Ce  n'est  pourtant 
qu'une  simple  pensée  de  Dieu,  qui  nous  rap- 
pelle .le  printemps  au  milieu  de  l'hiver;  mais 
c'est  aussi  le  signe  d'un  giand  froid,  d'un  froid 
sec  el  vif  qui  succède  à  la  neige;  alors  toutes 
les  rivières  sont  prises  el  même  les  fontaines; 
les  sentiers  humides  sont  durcis  et  les  petites 
flaques  d'eau  couvertes  de  cette. glace  blanche 
et  friable  qui  craque  sous  les  pieds  comme  des 
coquilles  d'œuls. 

En  regardant  cela,  le  nez  à  peine  hors  de 
ma  couverture  et  le  bonnet  de  colon  tiré  jus- 
qu'au bas  de  la  nuque,  je  revoyais  tons  les  hi- 
vers passés  et  je  me  disais  :  •  Frilzel,  tu 
n'oseras  jamais  te  lever,  pas  même  pour  aller 
déjeuner,  non,  tu  n'oseras  pas?  » 

Cependant  une  bonne  odeur  de  soupe  à  la 
crème  montait  de  la  cuisine  et  m'inspirait  un 
terrible  courage. 

J'étais  là  dans  mes  réflexions  depuis  une 
demi-heure,  el  j'avais  arrêté  d'avance  que  je 
sauterais  du  lit,  que  je  prendrais  mes  habits 
sous  le  bras,  et  que  je  courrais  dans  la  cuisine 
m'habiller  près  de  l'âtre,  lorsque  j'entendis 


MADAME  THÉRÈSE. 


l'oncle  Jacob  se  lever  dans  la  chambre  à  côté 
de  la  mienne,  ce  qui  me  fit  juger  que  les  grandes 
fatigues  de  la  veille  l'avaient  rendu  tout  aussi 
dormeur  que  moi.  Quelques  instants  après, 
je  le  vis  entrer  dans  ma  chambre,  riant  et  gre- 
lottant, en  culotte  et  manches  de  chemise. 

«  Allons,  allons,  Fritzel,  s'écria- t-il,  hopl 
hop!  du  courage...  Tu  ne  sens  donc  pas  l'odeur 
de  la  soupe?  » 

11  agissait  ainsi  tous  les  hivers,  quand  il 
faisait  bien  froid,  et  s'amusait  de  me  voir  dans 
une  grande  incertitude. 

«  Si  l'on  pouvait  m'apporter  la  soupe  ici,  lui 
dis-je,  je  la  sentirais  encore  bien  mieux. 

—  Oh  !  le  poltron,  le  poltron  !  dit  l'oncle,  il 
aurait  le  cœur  de  manger  au  lit,  voilà  de  la  pa- 
resse !  • 

Alors,  pour  me  montrer  le  bon  exemple,  il 
versa  l'eau  froide  de  ma  cruche  dans  la  grande 
écuelle,  et  se  lava  la  figure  des  deux  mains  de- 
vant moi,  en  disant  : 

«  C'est  ça  qui  fait  du  bien,  Fritzel,  c'est  ça 
qui  vous  ragaillardit  et  vous  ouvre  les  idées. 
Al loES,  lève-toi...  Arrive!  » 

Moi,  voyant  qu'il  voulait  me  laver,  je  sautai 
(le  mon  lit,  et  d'un  seul  bond  je  pris  mes  habits 
et  je  descendis  quatre  à  quatre.  Les  éclats  de 
rire  de  l'oncle  remplissaient  toute  la  maison. 

«  Ah  tu  ferais  un  fameux  Républicain ,  toi  ! 
s'écriait-il;  le  petit  Jean  aurait  besoin  de  te 
battre  joliment  la  charge  pour  te  donner  du 
courage.  » 

Mais  une  fois  dans  la  cuisine,  je  me  moquais 
bien  de  ses  railleries  !  Je  m'habillai  auprès  d'un 
bon  feu,  je  me  lavai  avec  de  l'eau  tiède  que  me 
versa  Lisbeth;  cela  me  parut  bien  meilleur  que 
d'avoir  tant  de  courage,  et  je  commençais  à 
contempler  la  soupière  d'un  œil  attendri,  lors- 
que l'oncle  descendit  à  son  tour;  il  me  pinça 
l'oreille  et  dit  à  Lisbeth  : 

•  I>;h  bien!  eh  bienl  comment  va  madame 
Thérèse  ce  matin?  La  nuit  s'est  bien  passsée, 
j'espère? 

—  Entrez,  répondit  la  vieille  servante  d'un 
accent  de  bonne  humeur'  entrez,  monsieur  le 
docteur,  quelqu'un  veut  vous  parler.  » 

L'oncle  entra,  je  le  suivis,  et  d'abord  nous 
fûmes  Irès-étonnés  de  ne  voir  personne  dans  la 
salle,  et  les  rideaux  de  l'alcôve  tirés.  Mais  notre 
étonnement  fut  encore  bien  plus  grand  lorsque, 
nous  étant  retournés,  nous  vîmes  madame  'Thé- 
rèse dans  son  habit  de  cantiniôre,  —  la  petilo 
vesteà  boutons  de  cuivre  fermée  jusqu'au  men- 
ton, et  la  grosse  écharpe  rouge  autour  du  cou, 
— assise  derrière  le  fourneau;  elle  était  comme 
nous  l'avions  vue  la  première  fois,  seulement 
un  eu  plus  pâle,  et  son  chapeau  sur  la  table, 
e  sorte  que  ses  beaux  cheveux  noirs,  partagés 


au  milieu  du  front,  lui  retombaient  sur  les 
épaules,  et  qu'on  aurait  dit  un  jeune  homme.' 
Elle  souriait  à  notre  étonnement,  et  tenait  la 
main  posée  sur  la  tête  de  Scipio  assis  auprèa 
d'elle. 

«  Seigneur  Dieu!  fit  l'oncle.  Comment,  c'est 
vous,  madame  Thérèse!....  Vous  éles  levée!  • 

Puis  il  ajouta  d'un  air  d'inquiétude  : 

«  Quelle  imprudence!  • 

Mais  elle,  continuant  de  sourire,  lui  lendil  la 
main  d'un  air  de  reconnaissance,  en  h:  regai- 
d;int  de  ses  grands  yeux  noirs  avec  expression, 
et  mi  répondit  : 

«  Ne  craignez  rien,  monsieur  le  docteur, 
je  suis  bien,  très-bien;  vos  bonnes  nouvelles 
d'hier  m'ont  rendu  la  santé.  Voyez  vous- 
njèmc?...  » 

Il  lui  prit  la  main  en  silence  et  compta  le 
pouls  d'un  air  rêveur;  puis  son  front  s'éclaircit, 
et  d'un  ton  joyeux  il  s'écria  : 

•  Plus  de  fièvre  !  Ah  1  maintenant,  maintenant 
tout  va  bien  !  Mais  il  faut  encore  de  la  prudence, 
encore  de  la  prudence.  » 

Et  se  reculant,  il  se  mit  à  rire  comme  un 
enfant,  regardant  sa  malade  qui  lui  souriait 
aussi  : 

«  Telle  je  vous  ai  vue  la  première  fois,  dit-il 
lentement,  telle  je  vous  revois,  madame  Thé- 
rèse. Ah!  nous  avons  eu  du  bonheur,  bien  du 
bonheur  ! 

—  C'est  vous  qui  m'avez  sauvé  la  vie,  mon- 
sieur Jacob,  dit-elle,  les  yeux  pleins  delarmes.» 

Mais  hochant  la  tête  et  levant  la  main  : 

«  Non,  fit-il,  non,  c'est  celui  qui  conserve 
tout  et  qui  anime  tout,  c'est  celui-là  seul  qui 
vous  a  sauvée  ;  car  il  ne  veut  pas  que  les 
grandes  et  belles  natures  périssent  toul<'s,  il 
veut  qu'il  en  reste  pour  donner  l'exemple  aux 
autres.  Allons,  allons,  qu'il  en  soit  remeiciô!'» 

Puis,  changeant  de  voix  et  de  figure,  il 
s'écria  : 

«  Réjouissons-nous!...  réjouissons-nous!... 
Voilà  ce  que  j'appelle  un  be;m  jour  !  » 

En  même  temps  il  courut  à  la  cuisine,  et 
comme  il  ne  revenait  pas  tout  do  suite,  ma- 
dame Thérèse  me  lit  signe  d'approcher;  elle 
me  prit  la  tète  entre  ses  nuiins  et  m'embrassa, 
écartant  mes  cheveux. 

«  Tu  es  un  bon  enfant,  Fritzel,  me  dit-elle  ; 
tu  ressembles  à  petit  Jean.  » 

J'étais  tout  fier  de  ressembler  à  petit  Jean. 

Alors  l'oncle  rentra,  clignant  des  yeux  d'un 
air  de  satisfaclion  intérieure. 

t  Aujourd'hui,  dit-il,  je  ne  bouge  pas  de  chez 
nous;  il  faut  aussi  de  temps  en  temps  que 
l'homme  se  repose.  Je  vais  seulement  faire  un 
petit  tour  au  village,  pour  avoir  la  conscience, 
nette,  et  puis  je  rentre  passer  toute  la  joiu-uée 


60 


■ROMANS   NATIONAUX. 


en  famille,  comme  au  bon  temps  où  la  grand'- 
mère  Lehnel  vivait  encore.  On  a  beau  dire,  ce 
sont  les  femmes  qui  font  Tintérieur  d'une  mai- 
son !» 

Tout  en  parlant  de  la  sorte,  il  se  coiffait  de 
son  gros  bonnet  et  se  jetait  la  houppelande 
sur  l'épaule.  Puis  il  sortit  en  nous  souriant. 

Madame  Thérèse  était  devenue  toute  rêveuse; 
elle  se  leva,  poussa  le  fauteuil  près  d'une  fe- 
nêtre, et  se  mit  à  regarder  là  place  de  la  fontaine 
d'un  air  grave.  Moi,  je  sortis  déjeuner  dans  la 
cuisine  avec  Scipio. 

Environ  une  demi-heure  après,  j'entendis 
l'oncle  qui  rentrait  en  disant  : 

«  Eh  bien  !  me  voilà  libre  jusqu'au  soir,  ma- 
dame Thérèse  ;  j'ai  fait  ma  tournée,  tout  est  en 
ordre,  et  rien  ne  m'oblige  plus  de  sortir.  » 

Depuis  un  instant,  Scipio  grattait  à  la  porte, 
je  lui  ouvris  et  nous  entrâmes  ensemble  dans 
la  salle.  L'oncle  venait  de  suspendre  sa  houp- 
pelande au  mur,  et  regardait  madame  Thé- 
rèse encore  à  la  même  place  et  toute  mélan- 
colique. 

■  A  quQi  pensez- vous  donc,  madame  Thérèse? 
lui  dit-il,  vous  avez  l'air  plus  triste  que  tout  à 
l'heure. 

— Je  pense,  monsieur  le  docteur,  que,  malgré 
les  plus  grandes  souffrances,  on  est  heureux 
de  se  sentir  encore  sur  cette  terre  pour  quelque 
temps,  dit-elle  d'une  voix  émue. 

—  Pour  quelque  temps  ?  s'écria  l'oncle,  dites 
donc  pour  bien  des  années  ;  car.  Dieu  merci, 
vous  êtes  d'une  bonne  constitution,  et  d'ici  à  peu 
de  jours,  vous  serez  aussi  forte  qu'autrefois. 

—  Oui,  mensieur  Jacob,  oui,  je  le  crois,  flt- 
elle  ;  mais  quand  un  homme  bon,  un  homme 
de  cœur  vous  a  relevée  d'entre  les  morts  à  la 
dernière  minute,  c'est  un  bien  grand  bonheur, 
de  se  sentir  renaître,  de  se  dire  :  «  Sans  lui,  je 
ne  serais  plus  là  1  » 

L'oncle  alors  comprit  qu'elle  contemplait  le  ' 
théâtre  du  terrible  combat  soutenu  par  son  ba- 
taillon contre  la  division  autrichienne  ;  que 
cette  vieille  fontaine,  ces  vieux  murs  décrépits, 
ces  pignons,  ces  lucarnes,  enfin  toute  la  place 
étroite  et  sombre  lui  rappelait  les  incidents  de 
la  lutte,  et  qu'elle  savait  aussi  le  sort  qui  l'at- 
tendait, si  par  bonheur  il  n'était  survenu  quand 
Joseph  Spick  allait  la  jeter  dans  le  tombereau. 
Il  resta  comme  étourdi  de  cette  découverte,  et 
seulement  au  bout  d'un  instant  il  demanda  : 

«  Qui  donc  vous  a  raconté  ces  choses,  ma- 
dame Thérèse? 

—  Hier,  pendant  que  nous  étions  seules, 
Lisbeth  m'a  dit  ce  que  je  vous  dois  de  recon- 
naissance. 

—  Lisbeth  vous  a  dit  cela  !  s'écria  l'oncle 
désolé;  j'avais  pourtant  bien  défendu... 


—  Ah  !  ne  lui  faites  pas  de  reproches,  mon- 
sieur le  docteur,  dit-elle,  je  l'ai  bien  aidée  un 
peu...  Elle  aime  tant  à  causer  1  » 

Madame  Thérèse  souriait  alors  à  l'oncle,  qui, 
s'apaisant  aussitôt,  dit  : 

«  Allons,  allons,  j'aurais  dû  prévoir  cela, 
n'en  parlous  plus.  Mais  écoutez-moi  bien, 
madame  Thérèse,  il  faut  chasser  ces  idées  de 
votre  esprit;  il  faut  au  contraire  tâcher  de  voir 
les  choses  en  beau,  c'est  nécessaire  au  rétablis- 
sement de  yotre  santé.  Tout  va  bien  mainte- 
nant, mais  aidons  encore  la  nature  par  des 
pensées  agréables,  selon  le  précepte  judicieux 
du  père  de  la  médecine,  le  sage  Hippocratès  : 
«  Une  âme  vigoureuse,  dit-il,  sauve  un  corps 
affaibli  I  «  La  vigueur  de  l'âme  vient  des  pensées 
douces  et  non  des  idées  sombres.  Je  voudrais 
que  cette  fontaine  fût  à  l'autre  bout  du  village; 
mais  puisqu'elle  est  là,  et  que  nous  ne  pouvons 
l'ôter,  allons  nous  asseoir  au  coin  du  fourneau 
pour  ne  plus  la  voir,  cela  vaudra  beaucoup 
mieux. 

—  Je  veux  bien,  »  répondit  madame  Thérèse 
en  se  levant. 

Elle  s'appuya  sur  le  bras  de  l'oncle,  qui  sem- 
blait heureux  de  la  soutenir.  Moi,  je  roulai  le 
fauteuil  dans  son  coin,  et  nous  reprîmes  tous 
notre  place  autour  du  fourneau,  dont  le  pétil- 
lement nous  réjouissait. 

Quelquefois,  au  loin  dehors,  on  entendait 
un  chien  aboyer  au  village,  et  cette  voix  claire, 
qui  s'étend  sur  la  campagne  silencieuse  au 
temps  des  grands  froids,  éveillait  Scipio,  qui 
se  relevait,  faisait  quatre  pas  vers  la  porte  en 
grondant,  les  moustaches  ébouriffées,  puis  re- 
venait s'étendre  près  de  ma  chaise,  se  disant 
sans  doute  qu'un  bon  feu  vaut  mieux  que  le 
plaisir  de  faire  du  bruit. 

Madame  Thérèse,  dans  sa  pâleur,  ses  grands 
cheveuxnoirs  tombant  avec  des  reflets  bleuâtres 
autour  de  ses  épaules,  semblait  heureuse  et 
calme.  Nous  causions  là  tranquillement,  l'oncle 
fumait  sa  grosse  pipe  de  faïence  avec  une  gra- 
vité pleine  de  satisfaction. 

«  Mais,  dites-moi  donc,  madame  Thérèse, 
je  croyais  avoir  découpé  votre  veste,  fit-il  au 
bout  de  quelques  instants,  et  je  la  vois  comme 
neuve. 

—  Nous  l'avons  recousue  hier,  Lisbeih  et 
moi,  monsieur  Jacob,  répondit-elle. 

—  Ah!  bon,  bon...  Alors  vous  savez  cou- 
dre?... Getteidée  ne  m'était  pas  encoi-e  venue... 
Je  vous  voyais  toujours  à  la  tête  d'un  pont,  ou 
quelque  part  ailleurs,  le  long  d'une  rivière, 
éclairée  par  les  coups  de  fusil. 

Madame  Thérèse  sourit. 
«  Je  suis  la  fille  d'un  pauvre  maître  d'école, 
dit-elle,  et  la  première  chose  à  faire  en  ce 


MADAME  THERESE. 


61 


monde,  quand  on  est  pauvre,  c'est  d'apprendre 
à  gagner  sa  vie.  Mon  père  le  savait,  tous  ses 
enfants  connaissaient  un  état.  11  n'y  a  qu'un 
an  que  nous  sommes  partis,  et  non-seulement 
notre  famille,  mais  tous  tous  les  jeunes  gens 
de  la  ville  et  des  villages  d'alentour,  avec  des 
fusils,  des  haches,  des  fourches  et  des  faux, 
tout  ce  qu'on  avait,  pour  aller  à  la  rencontre 
des  Prussiens.  La  proclamation  de  Brunswick 
avait  soulevé  tous  les  pays  frontières;  on  ap- 
prenait l'exercice  en  route. 

«  Alors  mon  père,  un  homme  instruit,  fut 
nommé  d'abord  capitaine  à  l'élection  populaire, 
et  plus  tard,  après  quelques  rencontres,  il  de- 
vint chef  de  bataillon.  Jusqu'à  notre  départ  je 
l'avais  aidé  dans  ses  classes,  je  faisais  l'école 
des  jeunes  filles  ;  je  les  instruisais  en  tout  ce  que 
de  bonnes  ménagères  doivent  savoir. 

•  Ah!  monsieur  Jacob,  si  l'on  m'avait  dit 
dans  ce  temps-là  qu'un  jour  je  marcherais  avec 
des  soldats,  que  je  conduirais  mon  cheval  par 
la  bride  au  milieu  do  la  nuit,  que  je  ferais 
passer  ma  charrette  sur  des  tas  de  morts,  et 
que  souvent,  durant  des  heures  entières,  au 
milieu  des  ténèbres,  je  ne  verrais  mon  chemin 
qu'à  la  lueur  des  coups  de  feu,  je  n'aurais  pu 
le  croire,  car  je  n'aimais  que  les  simples  de- 
voirs de  la  famille;  j'étais  même  très-timide, 
un  regard  me  faisait  rougir  malgré  moi.  Mais 
que  ne  fait-on  pas  quand  de  grands  devoirs 
nous  tirent  de  l'obscurité,  quand  la  patrie  en 
danger  appelle  ses  enfants!  Alors  le  cœur 
s'élève,  on  n'est  plus  le  même,  on  marche,  la 
peur  s'oublie,  et  longtemps  après,  on  est  étonné 
d'être  si  changé,  d'avoir  fait  tant  de  choses  que 
l'on  aurait  crues  tout  à  fait  impossibles! 

—Oui,  oui,  faisait  l'oncle  en  inclinant  la  tête, 
maintenant  je  vous  connais...  je  vois  les  choses 
clairement...  Ah  !  c'est  ainsi  qu'on  s'est  levé... 
c'est  ainsi  que  les  gens  ont  marché  tous  en 
masse...  Voyez  donc  ce  que  peut  faire  une  idée  ! 

Nous  continuâmes  à  causer  de  la  sorte  jusque 
vers  midi;  alors  Lisbeth  vint  dresser  la  table 
et  servir  le  dîner;  nous  la  regardions  aller  et 
venir,  étendre  la  nappe  et  placer  les  couverts, 
avec  un  vrai  plaisir,  et  quand  enfin  elle  apporta 
la  soupière  fumante  : 

«  Allons,  madame  Thérèse,  s'écria  l'oncle 
tout  joyeux,  en  se  levant  et  l'aidant  à  marcher, 
mettons-nous  à  table.  Vous  êtes  maintenant 
notre  bonne  grand'mère  Lehnel,  la  gardienne 
du  foyer  domestique,  comme  disait  mon  vieux 
professeur  Eberhardl,  de  Heidelberg.  • 

Elle  souriait  aussi,  et  quand  nous  filmes 
assis  les  uns  en  face  des  autres,  il  nous  sembla 
que  tout  rentrait  dans  l'ordre,  que  tout  devait 
être  ainsi  depuis  les  anciens  temps,  et  que 
jusqu'à  ce  Jour  il  nous  avait  manqué  quelqu'un 


de  la  famille,  dont  la  présence  nous  rendait 
plus  heureux.  Lisbeth  elle-même  en  apportant 
le  bouilli,  les  légumes  et  le  rôti,  s'arrêtait 
chaque  fois  à  nous  contempler  d'un  air  de  sa- 
tisfaction profonde,  et  Scipio  se  tenait  aussi 
souvent  près  de  moi  qu'auprès  de  sa  maîtresse, 
ne  faisant  plus  de  différence  entre  nous. 

L'oncle  servait  madame  Thérèse,  et  comme 
elle  était  encore  faible,  il  découpait  lui-même 
les  viandes  sur  sou  assiette,  disant  : 

«  Encore  ce  petit  morceau  !  ce  qu'il  vous  faut 
maintenant,  ce  sont  des  forces;  mangez  encore 
cela,  mais  ensuite  nous  en  resterons  là,  car 
tout  doit  arriver  avec  ordre  et  mesure.  • 

Vers  la  fin  du  repas  il  sortit  un  instant,  et 
comme  je  me  demandais  ce  qu'il  était  allô  faire, 
il  reparut  avec  une  vieille  bouteille  au  gros  ca- 
chet ro.uge  toute  couverte  de  poussière. 

.  Ça,  madame  Thérèse,  dit  il  en  déposant  la 
bouteille  sur  la  table,  c'est  un  de  vos  compa- 
triotes qui  vient  vous  souhaiter  la  bonne  santé; 
nous  ne  pouvons  lui  refuser  celte  satisfaction, 
car  il  arrive  de  Boiu'gogne  e^  on  le  dit  d'humeur 
joyeuse. 

— Est  ce  ainsi  que  vous  traitez  tous  vos  mala- 
des, monsieur  Jacob?  demanda  madame  Thé- 
rèse d^me  voix  émue. 

— Oui,  tous,  je  leur  ordonne  tout  ce  qui  peut 
leur  faire  plaisir. 

— Eh  bien,  vous  possédez  la  vraie  science, 
celle  qui  vient  du  cœur  et  qui  guérit.  » 

L'oncle  allait  verser;  mais,  s'arrêtant  tout  à 
coup,  il  regarda  la  malade  d'un  air  grave  et  dit 
avec  expression  : 

«  Je  vois  que  nous  sommes  de  plus  en  plus 
d'accord,  et  que  vous  finirez  par  vous  conver- 
tir aux  doctrines  de  la  paix.  • 

Ayant  dit  cela,  il  versa  quelques  gouttes  dans 
mon  verre ,  et  remplit  le  sien  et  celui  de  ma- 
dame Thérèse  jusqu'au  bord,  en  s'éci-iant  : 

«  A  votre  santé,  madame  Thérèse  I 

— A  la  vôtre  et  à  celle  de  Fritzell  »  dit-elle. 

Et  nous  bûmes  ce  vieux  vin  couleur  pelure 
d'oignon,  qui  me  parut  très-bon. 

Nous  devenions  tous  gais,  les  joues  de  ma- 
dame Thérèse  prenaient  une  légère  teinte  rose, 
annonçant  le  retour  de  la  santé;  elle  souriait 
et  disait  : 

«  Ce  vin  me  ranime.  • 

Puis  elle  se  mit  à  parler  de  se  rendre  utile  à 
la  maison. 

«  — Je  me  sens  déjà  forte,  disait- elle,  je  puis 
travailler,  je  puis  raccommoder  votre  vieux 
linge  ;  vous  devez  en  avoir,  monsieur  Jacob? 

— Oh!  sans  doute,  sans  doute,  répondit  l'on- 
cle en  souriant;  Lisbetli  n'a^plus  ses  yeux  de 
vingt  ans,  elle,  passe  des  heures  à  faire  une 
reprise,  vous  me  serez  très-utile,  très-utile. 


02 


ROMANS  NATIONAUX. 


Mais  nous  n'en  sommes  pas  encore  là,  le  repos 
vous  est  encore  nécessaire. 

— Mais,  dit-elle  alors  en  me  regardant  avec 
douceur,  si  je  ne  puis  encore  travailler,  vous 
me  permettrez  au  moins  de  vous  remplacer 
quelquefois  auprès  de  Friizel;  vous  n'avez  pas 
toujours  le  temps  de  lui  donner  vos  bonnes 
leçons  de  français,  et  si  vous  voulez... 

— ^Ah  !  pour  cela,  c'est  dilTérent,  s'écria  l'on- 
cle, oui,  yoilà  ce  qui  s'appelle  une  idée  excel- 
lente, à  la  bonne  heure.  Ecoule,  Fritzel,  à 
l'avenir  tu  prendras  les  leçons  de  madame  Thé- 
rèse ;  tu  tâcheras  d'en  profiter,  car  les  bonnes 
occasions  de  s'instruire  sont  rares,  bien  rares.  » 

J'étais  devenu  tout  rouge,  en  songeant  que 
madame  Thérèse  avait  beaucoup  de  temps  de 
reste;  elle,  devinant  ma  pensée,  me  dit  d'un 
air  bon  : 

<  Ne  crains  rien,  Friizel,  va,  je  te  laisserai 
au  temps  pour  courir.  Nous  lirons  ensemble 
monsieur  BufTon,  une  lieure  le  matin  seule- 
ment et  ime  heure  le  soir.  Rassure-toi,  mon 
enfant,  je  ne  t'ennuierai  pas  trop.  • 

Elle  m'avait  attiré  doucement  et  m'embras- 
sait, lorsque  la  porte  s'ouvrit  et  que  le  mauser 
et  Koffel  entrèrent  gravement  en  habils  des 
dimanches  ;  ils  venaient  prendre  le  café  avec 
nous.  Il  était  facile  de  voir  que  l'oncle,  en 
allant  les  inviter  le  malin,  leur  avait  parlé  du 
courage  et  de  la  grande  renommée  de  ma- 
dame Thérèse  dans  les  armées  de  la  Républi- 
que, car  ils  n'étaient  jilus  du  tout  les  mêmes. 
Le  mauser  ne  conservait  plus  son  bonnet  de 
martre  sur  la  tête,  il  ouvrait  les  yeux  et  regar- 
dait tout  attentif,  et  Koffel  avait  mis  une  che- 
mise blanche,  dont  le  collet  lui  remontait  jus- 
que par-.dessus  les  oreilles;  il  se  tenait  tout 
droit,  les  mains  dans  les  poches  de  sa  veste,  et 
sa  femme  avait  diï  lui  mettre  un  bouton  podr 
attacher  la  seconde  bretelle  de  sa  culotte,  car, 
au  heu  de  pencher  sur  la  hanche,  elle  était 
relevée  également  des  deux  côtés;  en  outre, 
au  heu  de  ses  savates  percées  de  tious,  il  avait 
mis  ses  souliers  des  jours  de  fêtes.  Enfin  tous 
deux  avaient  la  mine  de  graves  personnages 
arrivant  pour  quelque  conférence  extraordi- 
naire, et  tous  deux  saluèrent  en  se  courbant 
d'un  air  digne  et  dirent  : 

«  Salut  bien  à  la  compagnie,  salut  ! 

— Bon,  vous  voilà,  dit  l'oncle,  venez  vous 
asseoir.  . 

Puis  se  tournant  vers  la  cuisine,  il  s'écria  : 

«  Lisbeth,  tu  peux  apporter  le  café.  • 

Au  même  instant,  regardant  par  hasard  du 
côté  des  fenêtres,  il  vit  passer  le  vieux  Adam 
Schmitt,  et,  se  levant  aussitôt,  il  alla  frapper  à 
la  vitre,  en  disant  : 

«  Voici  un  vieux  soldat  de  Frédéric,  ma- 


dame Thérèse  ;  vous  serez  heureuse  de  faire  sa 
connaissance,  c'est  un  brave  homme.  » 

Le  père  Schmitt  élait  venu  voir  pourquoi 
monsieurle  docteur  l'appelait,  et  l'oncle  Jacob, 
ayant  ouvert  le  châssis,  lui  dit  : 

«  Père  Adam,  faites-nous  donc  le  plaisir  dk 
venir  prendre  le  café  avec  nous;  j'ai  toujouri 
de  ce  vieux  cognac,  vous  savez? 

— Hé!  volontiers,  monsieur  le  docteur,  ré- 
pondit Schmitt,  bien  volontiers.  » 

Puis  il  parut  sur  le  seuil,  la  main  retournée 
contre  l'oreille,  disant  : 

«  Pour  vous  rendre  mes  devoirs.  • 

Aloi-s  le  mauser,  Koffel  et  Schmitt,  debout 
autour  de  la  table  d'un  air  embarrassé,  se 
mirent  à  parler  entre  eux  tout  bas,  regardant 
madame  Tliérèse  du  coin  de  l'œil  connue  s'ils 
avaient  eu  à  se  communiquer  des  choses  gra- 
ves; tandis  que  Lisbelh  levait  la  nappe  et 
déroulait  la  toile  cirée  sur  la  table,  et  que 
madame  Thérèse  continuait  à  me  sourire  et  à 
me  passer  la  main  dans  les  cheveux,  sans  avoir 
l'air  de  s'apercevoir  qu'on  parlait  d'elle. 

Enfin  Lisbeth  apporta  les  tasses  et  les  petites 
carafes  de  cognac  et  de  kirchenwasser  sur  un 
plateau,  et  cette  vue  fit  se  retourner  le  vieux 
Schmitt,  dont  les  yeux  se  plissèrent.  Lisbeth 
apporta  la  cafetière,  et  l'oncle  dit  > 

«  Asseyons-nous.  » 

Alors  tout  le  monde  s'assit,  et  madame  Thé- 
rèse, souriant  à  tous  ces  braves  gens  : 

«  Permettez  que  je  vous  serve,  messieurs,  » 
dit-elle. 

Aussitôt  le  père  Schmitt,  levant  la  main  à 
son  oreille,  répondit  : 

«  A  vous  les  honneurs  militaires  I  » 

Koffel  et  le  mauser  se  lancèrent  un  regard 
d'admiration,  et  cliacuu  pensa  :  «  Ce  pèie 
Schmitt  vient  de  dire  une  chose  pleine  d'à- 
propos  et  de  bon  sens  !   • 

Madame  Thérèse  emplit  donc  les  tasses,  et 
tandis  qu'on  buvait  en  silence,  l'oncle,  plaçant 
la  main  sur  l'épaule  du  père  Schmitt,  dit  : 

«  Madame  Tliéi'èse,  je  vous  présente  un 
vieux  soldat  du  grand  Frédéric,  un  homme  qui, 
malgré  ses  campagnes  et  ses  blessures,  son 
courage  et  sa  bonne  conduite,  n'est  devenu  que 
simple  sergent,  mais  que^tous  les  braves  gens 
du  village  estiment  autant  qu'un  hauplmann. 

Alors  madame  Thérèse  regarda  le  père 
Schmitt,  qui  s'était  redressé  sur  sa  chaise  plein 
d'un  sentiment  de  dignité  naturelle. 

«  Dans  les  armées  do  la  République,  Mon- 
sieur aurait  pu  devenir  général,  dit-elle.  Si  la 
France  combat  maintenant  toute  l'Europe,  c'est 
qu'elle  ne  veut  plus  souffrir  que  les  honneurs, 
la  fortune  et  tous  les  biens  de  la  terre  reposent 
sur  la  tête  de  quelques-uns,  malgré  leurs  vices, 


MADAME  THERESE. 


63 


et  toutes  les  misères,  toutes  les  humiliations 
snr  la  tête  dos  autres,  malgré  leur  mérite  et 
kurs  vertus.  La  nation  trouve  cela  contraire  à 
la  loi  de  Dieu,  et  c'est  pour  en  obtenir  le  chan- 
gement que  nous  mourrons  tous  s'il  le  faut.  » 

D'abord  personne  ne  répondit;  Schmilt  re- 
gardait cette  femme  gravement,  ses  grands 
yeux  gris  bien  ouverts,  et  son  nez  légèrement 
crochu,  recourbé  :  il  avait  les  lèvres  serrées  et 
semblait  réfléchir;  le  mauser  et  Koffel,  l'un  en 
face  de  l'autre,  s'observaient;  madame  Thérèse 
paraissait  un  peu  animée  et  l'oncle  restait 
calme.  Moi,  j'avais  quitté  la  table,  parce  que 
l'oncle  ne  me  laissait  pas  prendre  de  café, 
disant  que  c'était  nuisible  aux  enfants;  je  me 
tenais  derrière  le  fourneau,  regardant  et  prê- 
tant l'oreille. 

Au  bout  d'un  instant,  l'oncle  Jabob  dit  à 
Sclimitt  : 

■  Madame  était  c.intiniôre  au  2"  bataillon  de 
la  1"  brigade  de  l'armée  do  la  Moselle. 

— Je  le  sais  déjà, monsieur  lo  docteur,  répon- 
dit le  vieux  soldat,  et  je  sais  aussi"  ce  qu'elle  a 
fait.  » 

Puis,  élevant  la  voix,  il  s'écria  : 

«  Oui,  Madame,  si  j'avais  eu  le  bonheur  de 
servir  dans  les  armées  de  la  République,  je 
serais  devenu  capitaine,  peut-être  môme  com- 
mandant, ou  je  serais  mort!  » 

El  s'appuyanl  la  main  sur  la  poitrine  : 

«  J'avais  de  l'arnour-propre ,  dit-il;  sans 
vouloir  me  flatter,  je  ne  manquais  pas  de  cou- 
i-age,  et  si  j'avais  pu  monter,  j'aurais  eu  boule 
de  rester  en  bas.  Le  roi,  dans  plusieurs  occa- 
sions, m'avait  remarqué,  chose  bien  lare  pour 
un  simple  soldat,  et  qui  me  fait  honneur.  A 
Rosbach,  pendant  que  le  hauptmann  derrière 
nous  criait  :  «  Forvcrlz!  •  c'est  .'Vdam  Schmitt 
qui  commandait  la  compagnie.  Eh  bien!  tout 
cela  n'a -servi  à  rien;  et  maintenant,  quoique 
je  reçoive  une  pension  du  roi  de  Prusse,  je  suis 
forcé  de  dire  que  les  Républicains  o-nt  raison. 
Voilà  mon  opinion,  n 

Alors  il  vida  bru.-quement  son  petit  verre, 
et  clignant  de  l'œil  d'un  air  bizarre,  il  ajouta  : 

«  Et  ils  se  battent  bien...  j'ai  vu  ça...  oui, 
ils  se  battent  bien.  Ils  n'ont  pas  encore  les 
mouvements  réguliers  des  vieux  soldats;  mais 
ils  soutiennent  bien  une  charge,  et  c'est  à  cela 
qu'on  reconnaît  les  hommes  solides  dans  les 
rangs.  » 

Après  ces  paroles  du  père  Schmitt,  chacun 
se  mit  à  célébrer  les  idées  nouvelles;  on  aurait 
dit  (ju'il  venait  de  donner  le  signal  d'une  con- 
fiance plus  grande,  et  que  chacun  mettait  au 
jour  des  pensées  depuis  longtemps  tenues 
secrotej.  KofTel,  qui  se  plaignait  tonjouis  de 
n'avoir  pas  reçu  d'instruction,  dit  que  tous  les 


enfants  devraient  aller  à  l'école  aux  frais  du 
pays  ;  que  Dieu  n'ayant  pas  donné  plus  de  cœur 
et  d'esprit  aux  nobles  qu'aux  autres  hommes, 
chacun  avait  droit  à  la  rosée  et  à  la  lumière  du 
ciel  ;  qu'ainsi  l'ivraie  n'étoufferait  pas  le  bon 
grain,  et  qu'on  ne  prodiguerait  pas  inutilement 
aux  chardons  la  culture  qui  pouvait  faire 
prospérer  des  plantes  plus  utiles. 

Madame  Thérèse  répondit  que  la  Convention 
nationale  avait  voté  cinquante-quatre  millions 
de  francs  pour  l'instruction  publique,  —  avec 
lo  regret  de  ne  pouvoir  faire  plus,  —  dans  un 
moment  au  toute  l'Europe  se  levait  contre  elle, 
et  où  il  lui  fallait  tenir  quatorze  armées  sur 
pied. 

Les  yeux  de  Koffel,  en  entendant  cda,  se 
remplirent  de  larmes,  et  je  me  rappellerai 
toujours  qu'il  dit  d'une  voix  tremblante  : 

•  Eh  bien!  qu'elle  soit  bénie,  qu'elle  soit 
bénie I  Tant  pis  pour  nous;  mais,  quand  je 
devrais  tout  y  perdre,  c'est  pour  elle  que  sont 
mes  vœux.  » 

Le  mauser  resta  longtemps  silencieux,  mais 
une  fois  qu'il  eut  commencé,  il  n'en  finit  plus; 
ce  n'est  pas  seulement  l'instruction  des  enfants 
qu'il  demandait,  lui,  c'était  le  bouleversement 
de  tout  de  fond  en  comble.  On  n'aurait  jamais 
cru  qu'un  homme  si  paisible  pouvait  couver 
des  idées  pareilles. 

•  Je  dis  qu'il  est  honteux  de  vendre  des  régi- 
ments comme  des  troupeaux  de  bœufs,  s'écriait- 
il  d'un  ton  grave,  la  main  étendue  sur  la  table; 
—  je  dis  qu'il  est  encore  plus  honteux  de  ven- 
dre des  places  de  juges,  parce  que  les  juges, 
pour  rentrer  dans  leur  argent,  vendent  la  jus- 
tice; -^  je  dis  que  les  Républicains  ont  bien 
fait  d'abolir  les  couvents,  où  s'entretiennent  la 
paresse  et  tous  les  vices,  —  et  je  dis  que  chacun 
doit  être  libre  d'aller,  de  venir,  de  commercer, 
de  travailler,  d'avancer  dans  tous  les  grades, 
sans  que  personne  s'y  oppose.  — Et  finalement 
je  crois  que  si  les  frelons  ne  veulent  pas  s'en 
aller  ni  travailler,  le  bon  Dieu  veut  (]ue  les 
abeilles  s'en  débarrassent,  ce  qu'on  a  toujours 
vu,  et  ce  qu'on  verra  toujours  jusqu'à  la  fin  des 
siècles.  » 

Le  vieux  Schmitt,  alors  plus  à  son  aise,  dit 
qu'il  avait  les  mêmes  idées  que  le  mauser  et 
Koffel;  et  l'oncle,  qui  jusqu'alors  avait  gardé 
son  calme,  ne  put  s'empêcher  d'approuver  ces 
sentiments,  les  plus  vrais,  les  plus  naturels  et 
les  plus  justes. 

«  Seulement,  dit-il,  au  lieu  de  tout  vouloir 
faire  en  un  jour,  il  vaudrait  mieux  aller  len- 
tement et  progressivement;  il  faudi'ait  em- 
ployer des  moyens  de  persuasion  et  de  dou- 
ceur, comme  l'a  fait  le  Christ;  ce  serait  plus 
sage,  et  l'on  obtiendrait  les  mêmes  résultats. 


C4 


ROMANS    NATIONAUX 


Pour  vous  rendre  mes  devoirs,  dit  le  vieux  Schmill.  (Page  G2.) 


M.-idanie  Thérèse,  souriant  alors,  lui  dit  : 
«  Ah!  monsieur  Jacob,  sans  doute,  sans 
douLo,  si  tout  le  monde  vousressembla'it;  mais 
depuis  combien  de  centaines  d'années  le  Christ 
a-t-il  prêché  la  bonté,  la  justice  et  la  douceur 
aux  hommes?  Et  pourtant,  voyez  si  vos  nobles 
Fécoutent;  voyez  s'ils  traitent  les  paysans 
comme  des  frères...  non...  non  !  C'est  malheu- 
-*iux,  mais  il  faut  la  guerre.  Dans  les  trois  ans 
qiii  viennent  de  se  passer,  la  RépubUque  a 
plus  fait  pour  les  droits  de  l'homme  que  les 
iix-iuiitcents  ans  avant.  Croyez-moi,  monsieur 
le  docteur,  la  résignation  des  honnêtes  gens 
est  un  grand  mal,  elle  donne  de  l'audace  aux 
gueux  et  ne  produit  rien  de  bon.  » 
.  Tous  ceux  qui  se  trouvaient  là  pensaient 
comme  madame  Thérèse,  et  l'oncle  Jacob  allait 


répondre,  lorsque  le  messager  Clémentz,  avec 
son  grand  chapeau  recouvert  d'une  toile  cirée 
et  sa  gibecière  de  cuir  roux,  en Ir' ouvrit  la  porte 
et  lui  lendit  le  journal. 

«  Vous  ne  prenez  pas  le  café,  Clémentz,  lui 
dit  l'oncle. 

— Non,  monsieur  Jacob,  merci...  je  suis 
pressé,  toutes  les  lettres  sont  en  retard...  Une 
autre  fois.  » 

Il  sortit,  et  nous  le  vîmes  repasser  devant 
nos  fenêtres  en  courant. 

L'oncle  rompit  la  bande  du  journal  et  se  mit 
à  lire  d'une  voix  grave  les  nouvelles  de  ces 
temps  lointains.  Quoique  bien  jeune  alors,  j'en 
ai  gardé  le  souvenir;  cela  ressemblait  aux  pré- 
dictions du  mauser  et  m'inspirait  un  intérêt 
véritable.  I^e  vieux  ZeitblaU  traitait  les  Repu- 


MADAME    THERESE 


65 


Il  montait  à  eheval  tout  riveur.  (Page  67.) 


Llicains  d'espèces  de  fous,  ayant  formé  l^yîtpe- 
prise  audacieuse  de  changer  les  lois  éterûeJlôs 
de  la  nature.  Il  rappelait  au  commencement 
la  manière  terrible  dont  Jupiter  avait  accablé 
les  Titans  révoltés  conire  son  trône,  en  les 
écrasant  sous  des  montagnes,  de  sorte  que, 
depuis,  ces  malheureux  vomissent  de  la  cen- 
dre et  de  la  flamme  dans  les  sépulcres  du  Vésu- 
vius  et  de  l'Etna.  Puis  il  parlait  de  la  fonte  des 
cloches ,  dérobées  au  culte  de  nos  pères  et 
transformées  en  canons,  l'une  des  plus  grandes 
profanations  qui  se  puissent  concevoir,  puis- 
que ce  qui  devait  donner  la  vie  à  l'âme  était 
iestiné  maintenant  à  tuer  le  corps. 

Il  disait  aussi  que  les  assignats  ne  valaient 
rien  et  que  bientôt,  quand  les  nobles  seraient 
rentrés  en  possession  de  leurs  châteaux  et  les 


prêtres  de  leurs  couvents,  ces  papiers  sans 
tvypothèque  ne  seraient  plus  bons  que  pour 
allumer  le  feu  des  cuisines.  Il  avertissait  cha- 
ritablement les  gens  de  les  refuser  à  n'im^^rte 
quel  prix. 

Après  cela  venait  la  liste  des  exécutions  capi- 
tales, et  malheureusement  elle  était  longue  ; 
aussi  le  Zeitblatt  s'écriait  que  ces  Républicains 
feraient  changer  le  proverbe  •  que  les  loups 
•  ne  se  mangent  pas  entre  eux.  •  — - 

Enfin  il  se  moquait  de  la  nouvelle  ère,  pré- 
tendue républicaine,  dont  les  mois  s'appelaient 
vendémiaire,  brumaire,  frimaire,  nivôse,  plu- 
viôse, etc.  Il  disait  que  ces  fous  avaient  l'in- 
tention de  changer  le  cours  des  astres  et  de 
pervertir  les  saisons,  de  mettre  l'hiver  en  été 
et  le  printemps  en  automne,  de  sorte  qu'of.  ne 


21 


2i 


6fi 


ROMANS   NATIONAUX. 


saurait  plus  quand  faire  les  semailles  ni  les 
moissons  ;  que  cela  n'avait  pas  le  sens  commun, 
et  que  tous  les  paysans  de  France  en  étaient 
indignés. 

Ainsi  s'exprimait  le  Zeitblatt. 

Koffel  et  le  mauser,  pendant  cette  lecture,  se 
jetaient  de  temps  en  temps  un  coup  d'œil 
rêveur,  madame  Thérèse  et  le  père  Schmitt 
semL'iaient  tout  pensifs,  personne  ne  disait 
rien.  L'oncle  lisait  toujours,  en  s'arrêtant  une 
seconde  à- chaque  nouveau  paragraphe,  et  la 
vieille  horloge  poursuivait  sa  cadence  éter- 
nelle. 

Vers  la  fin,  i!  était  question  de  la  guerre  de 
Vendée,  de  la  prise  de  Lyon,  de  l'occupation 
de  Toulon  par  les  Anglais  et  les  Espagnols,  de 
l'invasion  de  l'Alsace  par  Wttrmser  et  de  la 
bataille  deKaiserslautern,  où  ces  fameux  Répu- 
blicains s'étaient  sauvés  comme  des  lièvres.  Le 
Zeilhlatt  p-rédisait  la  fm  de  la  République  pour 
le  printemps  suivant,  et  finissait  par  ces  paroles 
du  })rophète  Jérémie,  qu'il  ïidressait  au  peuple 
français  ;  «  Ta  mahce'te  châtiera  ettesinfidé- 
«  litôs  te  reprendront;  tu  seras  remis  sous  ton 
<  joug  et  dans  tes  liens  rompus,  afin  que  tu 
•  saches  que  c'est  une  chose  amère  que  d'aban- 
«  donner  l'Éternel  ton  Dieu  !   » 

Alors  l'oncle  replia  le  journal  et  dit  : 

«  Que  penser  de  tout  cela?  Chaque  jour  on 
nous  annonce  que  cette  République  va  finir; 
il  y  a  six  mois  elle  était  envahie  de  tous  côtés, 
les  trois  quarts  de  ses  provinces  étaient  soule- 
vées contre  elle,  la  Vendée  avait  remporté  de 
grandes  victoires  et  nous  aussi;  eh  bien  !  main- 
tenant elle  nous  a  repoussés  de  presque  partout, 
elle  tient  tête  à  toute  l'Europe,  ce  que  ne  pour- 
rait faire  une  grande  monarchie;  nous  ne 
sommes  plus  dans  le  cœur  de  ses  provinces, 
mais  seulement  sur  ses  frontières,  elle  s'avance 
môme  chez  nous,  et  l'on  nous  dit  qu'elle  va 
périr  !  Si  ce  n'était  pas  le  savant  docteur  Zacha- 
l'ias  qui  écrive  ces  choses,  je  concevrais  de 
grands  doutes  sur  leur  sincérité. 

— Hé!  monsieur  Jacob,  répondit  madame 
Thérèse,  ce  docteur-là  voit  peut-être  les  choses 
comme  il  les  désire;  cela  se  présente  souvent 
et  n'ôte  rien  à  la  sincérité  des  gens;  ils  ne  veu- 
lent pas  tromper,  mais  ils  se  trompent  eux- 
mêmes. 

-^Moi,  dit  le  père  Schmitt  en  se  levant,  toxit 
ce  que  je  sais,  c'est  que  les  soldats  républicains 
s(!  battent  bien,  et  que  si  les  Français  en  ont 
trois  ou  quatre  cent  mille  comme  ceux  que  j'ai 
vus,  j'ai  plu«  peur  pour  nous  que  pour  eux. 
Voilà  mon  idée.  Quant  à  Jupiter,  qui  met  les 
gens  sous  le  Vésuvius  pour  leur  faire  vomir  du 
fen,  c'est  un  nouveau  genre  de  batterie  que  je 
ne  connais  pas,  mais  je  voudrais  bien  le  voir. 


— Et  moi,  dit  le  mauser,  je  pense  que  ce 
docteur  Zacharias  ne-  sait  pas  ce  qu'il  dit  ;  si 
j'écrivais  le  journal  à  sa  place,  je  le  fei'ais  au- 
trement. 

Il  se  baissa  près  du  fourneau  pour  ramasser 
une  braise,  car  il  éprouvait  un  grand  besoin 
do  fumer.  Le  vieux  Schmitt  suivit  son  exemple, 
et  comme  la  nuit  était  venue,  ils  sortirent  tous 
ensemble,  Koffel  le  dernier,  en  serrant  la  main 
de  l'oncle  Jacob  et  saluant  madame  Thérèse. 


XIII 


Le  Icndemam,  madame  Thérèse  s'occupait 
di'jà  des  soins  du  ménage;  elle  visitait  les 
armoire*,  dépliait  les  nappes,  les  serviettes, 
les  chemises,  et  même  le  vieux  linge  tout  jaune 
entassé  là  depuis  la  grand'mère  Lehnel;  ollo* 
mettait  à  part  ce  qu'on  pouvait  encore  réparer, 
tandis  que  Lisbelh  dressait  le  grand  tonneau 
plein  de  cendies  dans  la  buanderie.  Il  fallut 
faire  bouillir  de  l'eau  jiisqu  à  minuit  pour  la 
grande  lessive.  Et  les  jours  suivants  ce  fut  bien 
autre  chose  encore,  lorsqu'il  s'agit  de  blanchir, 
de  sécher,  de  repasser  et  de  raccommoder  tout 
cela. 

Madame  Thérèse  n'avait  pas  son  égale  pour 
les  travaux  de  l'aiguille  ;  cette  fem.me,  qu'où 
n'avait  crue  propre  qu'à  verser  des  verres 
d'eau-de-vie  et  à  se  trimbaler  sur  une  charrette 
derrière  un  tas  de  sans-culottes,  en  savait  plus, 
touchant  les  choses  domestiques,  que  pas  une 
commère  d'Anstatt.  Elle  apporta  même  chez 
nous  l'art  de  broder  des  guirlandes,  et  de  mar- 
quer en  lettres  rouges  le  beau  linge,  chose 
complètement  ignorée  jusqu'alors  dans  la  mon- 
tagne, et  qui  prouve  combien  les  grandes  révo- 
lutions répandent  les  lumières. 

De  plus,  madame  Thérèse  aidait  Lisbeth  à  la 
cuisine,  sans  la  gêner,  sachant  que  les  vieux 
domestiques  ne  peuvent  souffrir  qu'on  dérange 
leurs  affaires. 

•  Voyez  pourtant ,  madame  Thérèse ,  lui 
disait  quelquefois  la  vieille  servante,  comme 
les  idées  changent  ;  dans  les  premiers  temps,  je 
ne  pouvais  pas  vous  souffrir  à  cause  de  votre 
République,  et  maintenant  si  vous  partiez,  je 
croirais  que  toute  la  maison  s'en  va,  et  que 
nous  ne  pouvons  plus  vivre  sans  vous. 

— Hé!  lui  répondait-elle  en  souriant,  c'est 
tout  simple,  chacun  tient  à  ses  habitudes;  vous 
ne  me  connaissiez  pas,  je  vous  inspirais  de  la 
défiance;  chacun,  à  votre  place,  eut  été  de 
même.  » 

Puis  elle  ajoutait  tristement  : 


MADAME  THÉRÈSE. 


67 


0  II  faudra  pourtant  que  je  parte,  Lisbeth; 
ma  place  n'est  pas  ici,  d'autres  soins  m'ap- 
pellent ailleurs,  » 

Elle  songeait  toujours  à  son  bataillon,  et 
lorsque  Lisbeth  s'écriait  : 

«  Bah!  vous  resterez  chez  nous;  vous  ne 
pouvez  plus  nous  quitter  maintenant.  Vous 
saurez  qu'on  vous  considère  beaucoup  dans  le 
village,  et  que  les  gens  de  bien  vous  respectent. 
Laissez  là  vos  sans-culottes;  ce  n'est  pas  la  vie 
d'une  honnête  personne  d'attraper  des  balles 
ou  d'autres  mauvais  coups  à  la  suite  des  sol- 
dats. Nous  ne  vous  laisserons  plus  partir.  » 

Alors  elle  hochait  la  tête,  et  l'on  voyait  bien 
qu'un  jour  ou  l'autre  elle  dirait  :  «  Aujourd'hui, 
je  pars  !  »  et  que  rien  ne  pourrait  la  retenir. 

D'un  autre  côté,  les  discussions  sur  la  guerre 
et  sur  la  paix  continuaient  toujours,  et  c'était 
l'oncle  Jacob  qui  les  recommençait.  Chaque 
malin  il  descendait  pour  convertir  madame 
Thérèse,  disant  que  la  paix  devait  régner  sur 
la  terre,  que  dans  les  premiers  tempj  la  paix 
avait  été  fondée  par  Dieu  lui-même,  non-seule- 
ment entre  les  hommes,  mais  encore  entre  les 
animaux;  que  toutes  les  religions  recomman- 
dent la  paix;  que  toutes  les  souffrances  vien- 
nent de  la  guerre  :  la  peste,  le  meurtre,  le  pil- 
lage, l'incendie;  qu'il  faut  un  chef  à  la  tête  des 
Etats  pour  maintenir  l'ordre,  et  par  conséquent 
des  nobles  qui  soutiennent  ce  chef;  que  ces 
choses  avaient  existé  de  tout  temps,  chez  les 
Hébreux,  chez  les  Egyptiens,  les  Assyriens,  les 
Grecs  et  les  Romains;  que  la  république  de 
Rome  avait  compris  cela,  que  les  consuls  et  les 
dictateurs  étaient  des  espèces  de  rois  soutenus 
par  de  nobles  sénateurs,  soutenus  eux-mêmes 
par  de  nobles  chevahers,  lesquels  s'élevaient 
au-dessus  du  peuple;  —  que  tel  élait  l'ordre 
naturel  et  qu'on  ne  pouvait  le  changer  qu'au 
détriment  des  plus  pauvres  eux-mêmes;  car, 
disait-il,  les  pauvres,  dans  le  désordre,  ne  trou- 
vent plus  à  gagner  leur  vie  et  périssent  comme 
les  feuilles  en  automne,  lorsqu'elles  se  déta- 
chent des  branches  qui  leur  portaient  la  sève. 

l\  disait  encore  une  foule  de  choses  non  moins 
fortes;  mais  toujours  madame  Thérèse  trouvait 
de  bonnes  réponses  soutenant  que  les  hommes 
sont  égaux  en  droits  par  la  volonté  de  Dieu  ; 
que  le  rang  doit  appartenir  au  mérite  et  non  à 
la  naissance  ;  que  des  lois  sages,  égales  pour 
tous,  établissent  seules  des  différences  équita- 
bles entre  les  citoyens ,  en  approuvant  les 
actions  des  uns  et  condamnai)  t  celles  des  autres; 
qu'il  est  honteux  et  misérable  d'accorder  des 
honneurs  et  de  l'autorité  à  ceux  qui  n'en  méri- 
tent pas;  que  c'est  avilir  l'autorité  et  l'honneur 
lui-même  en  les  faisant  représenter  par  des 
êtres  indignes,  et  que  c'est  détruire  dans  tous 


les  cœurs  le  sentiment  de  la  justice,  en  mon- 
trant que  cette  justice  n'existe  pas,  puisque 
tout  dépend  du  hasard  de  la  naissance;  que 
pour  établir  un  tel  état  de  choses,  il  faut  abru- 
tir les  hommes,  parce  que  des  êtres  intelligents 
ne  le  souffriraient  pETs  ;  qu'un  tel  abrutissement 
est  contraire  aux  lois  de  l'Eternel;  qu'il  faut 
combattre  par  tous  les  moyens  ceux  qui  veu- 
lent le  produire  à  leur  profit,  même  par  la 
guerre,  le  plus  terrible  de  tous,  il  est  vrai,  mais 
dont  le  crime  retombe  sur  la  tête  de  ceux  qui 
le  provoquent  en  voulant  fonder  l'iniquité 
éternelle  ! 

Chaque  fois  que  l'oncle  entendait  ces  répon- 
ses, il  devenait  grave.  Avait-il  une  course  à 
faire  dans  la  montagne,  il  montait  à  cheval 
tout  rêveur,  et  toute  la  journée  il  cherchait  de 
nouvelles  et  plus  fortes  raisons  pour  convain- 
cre madame  Thérèse.  Le  soir  il  revenait  plus 
joyeux,  avec  des  preuves  qu'il  croyait  invin- 
cibles, mais  sa  croyance  ne  durait  pas  long- 
temps; car  cette  femme  simple,  au  lieu  de 
parler  des  Grecs  et  des  Egyptiens,  voyait  tout 
de  suite  le  fond  des  choses,  et  détruisait  les 
preuves  historiques  de  l'oncle  par  le  bon  sens. 

Malgré  tout  cela,  l'oncle  Jacob  ne  se  fâchait 
pas;  au  contraire,  il  s'écriait  d'un  air  d'admi- 
ration : 

•  Quelle  femme  vous  êtes,  madame  Thérèse! 
Sans  avoir  étudié  la  logique,  vous  répondez  à 
toTit  !  Je  voudrais  bien  voir  la  mine  que  ferait 
le  rédacteur  du  Zeitblalt  en  discutant  contre 
vous;  je  suis  sûr  que  vous  l'embarrasseriez, 
malgré  sa  grande  science  et  même  sa  bonne 
cause;  car  la  bonne  cause  est  de  notre  côté, 
seiilement  je  la  défends  mal.  » 

Alors  ils  riaient  tous  deux  ensemble,  et  ma- 
dame Thérèse  disait  : 

«  Vous  défendez  très-bien  la  paix,  je  suis  de 
voire  avis  ;  seulement  tâchons  de  nous  débar- 
rasser d'abord  de  ceux  qui  veulent  la  guerre, 
et  pour  nous  en  débarrasser,  faisons-la  mieux 
qu'eux.  Vous  et  moi  nous  serions  bientôt  d'ac- 
cord, car  nous  sommes  de  bonne  foi,  et  nous 
voulons  la  justice  ;  mais  les  autres,  il  faut  bien 
les  coTiverlir  àcoups  de  canon,  puisque  c'est  la 
seule  voix  qu'ils  entendent,  et  la  seule  raison 
qu'ils  comprennent.  » 

L'oncle  ne  disait  plus  rien  alors,  et,  choçe 
qui  m'étonnait  beaucoup,  il  avait  même  l'air 
content  d'avoir  été  battu. 

Après  ces  grandes  discussions  politiques,  ce 
qui  faisait  le  plus  de  plaisir  à  l'oncle  Jacob, 
c'était  de  me  trouver,  au  retour  de  ses  courses, 
en  train  de  prendre  ma  leçon  de  français,  ma- 
dame Thérèse  assise,  le  bras  autour  de  ma 
taille,  et  moi  debout,  penché  sur  le  livre.  Alors 
il  entrait  tout  doucement  pour  ne  pas  nous 


68 


ROMAND  NATIONAUX. 


déranger,  et  s'asseyait  en  silence  derrière  le 
fourneau ,  allongeant  les  jambes  et  prêtant 
l'oreille  dans  une  sorte  de  ravissement;  il 
attendait  quelquefois  une  demi-heure  avant  de 
tirer  ses  bottes  et  de  mettre  sa  camisole,  tant 
il  craignait  de  me  distraire,  et  quand  la  leçon 
était  finie,  il  s'écriait  : 

«  A  la  bonne  heure ,  Fritzel ,  à  la  bonne  heure , 
tu  prends  goût  à  cette  belle  langue,  que  ma- 
dame Thérèse  t'explique  si  bien.  Quel  bonheur 
pour  toi  d'avoir  un  maître  pareil  !  Tu  ne  sauras 
cela  que  plus  tard.  » 

Il  m'embrassait  tout  attendri  :  ce  que  ma- 
dame Thérèse  faisait  pour  moi,  il  l'estimairt 
plus  que  pour  lui-même. 

Je  dois  reconnaître  aussi  que  cette  excelleûto 
femme  ne  m'ennuyait  pas  une  minute  durant 
ses  leçons  ;  voyait-elle  mon  attention  se  lasseï, 
aussitôt  elle  me  racontait  de  petites  histoires 
qui  me  réveillaient  ;  elle  avait  surtout  un  cer- 
tain catéchisme  républicain ,  plein  de  traits 
nobles  et  touchants,  d'actions  héroïques  et  de 
belles  sentences,  dont  le  souvenir  ne  s'efFaoera 
jamais  de  ma  mémoire. 

Les  choses  se  poursuivirent  ainsi  plusieurs 
jours.  Le  mauser  et  KofFel  arrivaient  tous  les 
soirs,  selon  leur  habitude;  madame  Thérèse 
était  complètement  rétablie,  et  cela  semblait 
devoir  durer  jusqu'à  la  consommation  des 
siècles,  lorsqu'un  événement  extraordinaire 
vint  troubler  notre  quiétude,  et  pousser  l'oncle 
Jacob  aux  entreprises  les  plus  audacieuses. 


XIV 


Un  matin  l'oncle  Jacob  lisait  gravement  le 
catéchisme  républicain  derrière  le  fourneau; 
madame  Thérèse  cousait  près  de  la  fenêtre,  et 
moi  j'attendais  un  bon  moment  pour  m'échap- 
per  avec  Scipio. 

Dehors,  notre  voisin  Spick  fendait  du  bois; 
aucun  autre  bruit  ne  s'entendait  au  village. 

La  lecture  de  l'oncle  semblait  l'intéresser 
beaucoup,  de  temps  en  temps  il  levait  sur 
nous  un  regard  en  disant  : 

«  Ces  Républicains  ont  de  bonnes  choses;  ils 
voient  les  hommes  en  grand...  leurs  principes 
élèventl'âme... C'est  vraimentbeau!  Je  conçois 
que  la  jeunesse  adopte  leurs  doctrines,  car  tous 
les  êtres  jeunes,  sains  de  corps  et  d'esprit, 
aiment  la  vertu;  les  êtres  décrépits  avant  l'âge 
par  l'égoïsme  et  les  mauvaises  passions  peuvent 
seuls  admettre  des  principes  contraires.  Quel 
dommage  que  de  pareilles  gens  recourent  sans 
cesse  à  la  violence  I...  » 


Alors  madame  Thérèse  souriait,  et  l'on  se 
remettait  à  lire.  Cela  durait  depuis'  environ 
une  demi-heure,  et  Lisbeth,  après  avoir  ba- 
layé le  seuil  de  la  maison,  était  sortie  faire  sa 
partie  de  commérage  chez  la  vieille  Roësel, 
comme  à  l'ordinaire,  lorsque  tout  à  coup  un 
homme  à  cheval  s'arrêta  devant  notre  porte.  Il 
avait  un  gros  manteau  de  drap  bleu,  un  bon- 
net de  peau  d'agneau,  le  nez  camard  et  la  barbe 
grise. 

L'oncle  venait  de  déposer  son  livre;  nous 
regardions  tous  cet  inconnu  par  les  fenêtres. 

•  On  vient  vous  chercher  pour  quelque  ma- 
lade, monsieur  le  docteur,  »  dit  madame  Thé- 
i'èse. 

L'oncle  ne  répondit  pas. 

L'homme,  après  avoir  attaché  son  cheval  au 
pilier  du  hangar,  entrait  dans  l'allée. 

«  Monsieur  le  docteur  Jacob?  fit-il  en  ouvrant 
la  porte. 

—  C'est  moi,  monsieur. 

—  Voici  une  lettre  de  la  part  de  M.  le  doc- 
teur Feuerbach,  de  Kaiserslautern. 

—  Veuillez  vous  asseoir,  monsieur,  »  dit 
l'oncle. 

L'homme  resta  debout. 

L'oncle,  en  relisant  la  lettre,  devint  tout  pâle 
et  durant  une  minute  il  parut  comme  troublé, 
regardant  madame  Thérèse  d'un  œil  vague. 

«  Je  dois  rapporter  la  réponse  s'il  y  en  a,  dit 
l'homme. 

—  Vous  direz  à  Feuerbach  que  je  le  remer- 
cie, c'est  toute  la  réponse.  » 

Puis,  sans  rien  ajouter,  il  sortit  la  tête  nue, 
avec  le  messager  que  nous  vîmes  s'éloigner 
dans  la  rue,  conduisant  son  cheval  parla  bride, 
vers  l'auberge  du  Cruchon-d'Or,  Il  allait  sans 
doute  se  rafraîchir  avant  de  se  remettre  en 
route .  Nons  vîmes  aussi  l'oncle  passer  devant 
les  fenêtres  et  entrer  sous  le  hangar.  Ma- 
dame Thérèse  parut  alors  inquiète. 

»  Fritzel,  dit-elle,  va  porter  son  bonnet  à  ton 
oncle.  »  ■ 

Je  sortis  aussitôt  et  je  vis  l'oncle  qui  se  pro- 
menait de  loug  en  large  devant  la  grange  ;  il 
tenait  toujours  la  lettre,  sans  avoir  l'idée  de  la 
mettre  en  poche.  Spick,  du  seuil  de  sa  maison, 
le  regai'dait  d'un  air  étrange,  les  mains  croi- 
sées sur  sa  hache  ;  deux  ou  trois  voisins  regar- 
daient aussi  derrière  leurs  vitres. 

Il  faisait  très-froid  dehors,  je  rentrai.  Ma- 
dame Thérèse  avait  déposé  son  ouvrage  et 
restait  pensive,  le  coude  au  bord  de  la  fenêtre; 
moi,  je  m'assis  derrière  le  fourneau  sans  avoir 
envie  de  ressortir. 

Toutes  ces  choses,  je  m'en  suis  toujours  sot- 
venu  durant  mon  enfance;  mais  ce  qui  vint 
ensuite  m'a  longtemps  produit  l'effet  d'un  rêve 


MADAME  THÉRÈSE. 


69 


car  je  ne  pouvais  le  comprendre,  et  ce  n'est 
qu'avec  l'âge,  en  y  pensant  plus  tard,  que  j'en 
ai  saisi  le  sens  véritable. 

Je  me  rappelle  bien  que  l'oncle  rentra 
quelques  instants  après,  en  disant  que  les 
hommes  étaient  des  gueux,  des  êtres  qui  ne 
cherchaient  qu'à  se  nuire;  qu'il  s'assit  à  l'in- 
térieur de  la  petite  fenêtre,  non  loin  de  la  porte, 
et  qu'il  se  mit  à  lire  la  lettre  de  son  ami  Feuer- 
bach;  tandis  que  madame  Thérèse  l'écoutait 
debout  à  gauche,  dans  sa  petite  veste  à  double 
rangée  de  boutons,  les  cheveux  tordus  sur  la 
nuque,  droite  et  calme. 

Tout  cela  je  le  vois,  et  je  vois  aussi  Scipio, 
le  nez  en  l'air  et  la  queue  en  trompette  au  mi- 
lieu de  la  salle.  Seulement  la  lettre  étant  écrite 
en  allemand  de  Saxe,  toutce  que  je  pus  y  com- 
prendre, c'est  qu'on  avait  dénoncé  l'oncle  Jacob 
comme  un  jacobin,  chez  lequel  se  réunissaient 
les  gueux  du  pays  pour  célébrer  la  Révolution; 
—  que  madame  Thérèse  était  aussi  dénoncée 
comme  une  femme  dangereuse,  regrettée  des 
Républicains  à  cause  de  son  audace  extraordi- 
naire, et  qu'un  ofilcier  prussien,  accompagné 
d'une  bonne  escorte,  devait  venir  la  prendre  le 
lendemain  et  la  diriger  sur  Mayence  avec  les 
autres  prisonniers. 

Je  me  rappelle  également  que  Feuerbach 
conseillait  à  l'oncle  une  grande  prudence,  parce 
que  les  Prussiens,  depuis  leur  victoire  de  Kai- 
serslautern,  étaient  maîtres  du  pays,  qu'ils 
emmenaient  tous  les  gens  dangereux,  et  qu'ils 
les  envoyaient  jusqu'en  Pologne,  à  deux  cents 
lieues  de  là,  au  fond  des  marais,  pour  donner 
le  bon  exemple  aux  autres. 

Mais  ce  qui  me  parut  inconcevable,  c'est  la 
façon  dont  l'oncle  Jacob,  cet  homme  si  calme, 
ce  grand  amateur  de  la  paix,  s_'indigna  contre 
l'avis  elles  conseils  de  son  vieux  camarade.  Ce 
jour-là  notre  petite  salle,  si  paisible,  fut  le 
théâtre  d'un  terrible  orage,  et  je  doute  que, 
depuis  les  premiers  temps  de  sa  fondation,  elle 
en  eût  vu  de  semblables.  L'oncle  accusait 
Feuerbach  d'être  un  égoïste,  prêt  à  fléchir  la 
tête  sous  l'arrogance  des  Prussiens,  qui  trai- 
taient le  Palatinat  et  le  Hundsruck  en  pays  con- 
quis; il  s'écriait  qu'il  existait  des  lois  à  Mayence, 
à  Trêves,  à  Spire,  aussi  bien  qu'en  France  ;  que 
madame  Thérèse  avait  été  laissée  pour  morte 
par  les  Autrichiens;  qu'on  n'avait  pas  le  droit 
de  réclamer  les  personnes  et  les  choses  aban- 
données; qu'elle  était  libre;  qu'il  ne  souffrirait 
pas  qu'on  mît  la  main  sur  elle  ;  qu'il  proteste- 
rait; qu'il  avait  pour  ami  le  jurisconsulte  Pfeffel 
de  Heidelberg;  qu'il  écrirait,  qu'il  se  défen- 
drait, qu'il  remuerait  le  ciel  et  la  terre;  qu'on 
verrait  si  Jacob  Wagner  se  laisserait  mener  de 
.la  sorte  ;  qu'on  serait  étonné  de  ce  qu'un  honune 


paisible  était  capable  défaire  pour  la  justice 
et  le  droit. 

En  disant  ces  choses,  il  allait  et  venait,  il 
avait  les  cheveux  ébouriffés;  il  mêlait  toutes 
les  anciennes  ordonnances  qui  lui  revenaient 
en  mémoire,  et  les  récitait  en  latin.  Il  parlait 
aussi  de  certaines  sentences  des  droits  de 
l'homme  qu'il  venait  de  lire,  et  de  temps  en 
temps  il  ^'arrêtait,  appuyant  le  pied  à  terre 
avec  force,  en  phantle  genou,  et  s'écriant  : 

«  Je  suis  sur  les  fondements  du  droit,  sur  les 
bases  d'airain  de  nos  anciennes  chartes.  Que 
les  Prussiens  arrivent...  qu'ils  arrivent!  Cette 
femme  est  à  moi,  je  l'ai  recueillie  et  sauvée  : 
«  La  chose  abandonnée,  res  derelicta  est  res  pu- 
bliea,  res  vulgata.  » 

Je  ne  sais  pas  où  il  avait  appris  tout  cela  ; 
c'est  peut-être  à  l'Université  de  Heidelberg,  en 
entendant  discuter  ses  camarades  entre  eux. 
Mais  alors  toutes  ces  vieilles  rubriques  lui  pas- 
saient par  la  tète,  et  il  avait  l'air  de  répondre  à 
dix  personnes  qui  l'attaquaient. 

Madame  Thérèse,  pendant  ce  temps,  était 
calme,  sa  longue  figure  maigre  semblait  rê- 
veuse ;  les  citations  de  l'oncle  l'étonnaient  sans 
doute,  mais  voyant  les  choses  clairement, 
comme  d'habitude,  elle  comprenait  sa  position 
véritable.  Ce  n'est  qu'au  bout  d'une  grande 
demi-heure,  lorsque  l'oncle  ouvrit  son  secré- 
ta.ire,  et  qu'il  s'assit  pour  écrire  au  juriscon- 
sulte Pfeffel,  qu'elle  lui  posa  doucement  la  main 
sur  l'épaule,  et  lui  dit  avec  attendrissement  : 

•  N'écrivez  pas,  monsieur  Jacob,  c'est  inu- 
tile ;  avant  que  votre  lettre  n'arrive,  je  serai 
déjà  loin.  » 

L'oncle  la  regardait  alors  tout  pâle. 

«  Vous  voulez  donc  partir?  fit-il  les  joues 
tremblantes. 

— Je  suis  prisonnière,  dit-elle,  je  savais  cela; 
mon  seul  espoir  était  que  les  Républicains 
reviendraient  à  la  charge,  et  qu'ils  me  délivre- 
raient en  marchant  sur  Landau;  mais  puisqu'il 
en  est  autrement,  il  faut  que  je  parte. 

— Vous  voulez  partir  I  répéta  l'oncle  d'un  ton 
désespéré. 

— Oui,  monsieur  le  docteur,  je  veux  partir 
pour  vous  épargner  de  grands  chagrins;  vous 
êtes  trop  bon,  trop  généreux  pour  comprendre 
les  dures  lois  de  la  guerre  :  vous  ne  voyez  que 
la  justice!  Mais  en  temps  de  guerre,  la  justice 
n'est  rien,  la  force  est  tout.  Les  Prussiens  sont 
vainqueurs,  ils  arrivent,  ils  m'emmèneront 
parce  que  c'est  leur  consigne.  Les  soldats  ne 
connaissent  que  leur  consigne  :  la  loi,  la  vie, 
l'honneur,  la  raison  des  gens  ne  sont  rien:  leur 
consigne  passe  avant  tout.  » 

L'oncle,  renversé  dans  son  fauteuil,  ses  gros 
yeux  pleins  de  larmes,  ne  savait  que  répondre; 


70 


ROMANS  NATIONAUX. 


seulement  il  avait  pris  la  main  de  madame 
Thérèse  et  la  serrait  avec  une  émotion  extraor- 
diuaire  ;  puis,  se  relevant  la  face  toute  boule- 
versée, il  se  remit  à  marcher,  en  vouant  les 
oppresseurs  du  genre  humain  à  l'exécration 
des  siècles  futurs,  en  maudissant  Richter  et 
tous  les  gueux  de  son  espèce,  et  déclarant 
d'une  voix  de  tonnerre  que  les  Républicains 
avaient  raison  de  se  défendre,  que  leur  cause_ 
était  juste,  qu'il  le  voyait  maintenant,  et  que 
toutes  les  vieilles  lois,  les  vieux  fatras  des 
ordonnances,  des  règlements  et  des  chartes  de 
toutes  sortes  n'avaient  jamais  profilé  qu'aux 
nobles  et  aux  moines  contre  les  pauvres  gens. 
Ses  joues  se  gonflaient,  il  trébuchait,  il  ne 
parlait  plus,  il  bredouillait;  il  disait  que  tout 
devait  être  aboli  de  fond  en  comble,  que  le 
règne  du  courage  et  de  la  vertu  devait  seul 
triompher,  et  finalement,  dans  une  sorte  d'en- 
thousiasme extraordinaire,  les  bras  étendus 
vers  madame  Thérèse,  et  les  joues  rouges  jus- 
qu'à la  nuque,  il  lui  proposa  de  monter  avec 
elle  sur  son  traîneau  et  de  la  conduire  dans  la 
haute  montagne  chez  un  bûcheron  de  ses  amis, 
où  elle  serait  en  sûreté;  il  lui  tenait  les  deux 
mains  et  disait  : 

«  Partons...  allons-nous-en...  vous  serez 
très-bien  chez  le  vieux  Ganglof...  C'est  un 
homme  qui  m'est  tout  dévoué...  Je  les  ai  sau- 
vés, lui  et  son  fils...  ils  vous  cacheront...  Les 
Prussiens  n'iront  pas  vous  chercher  dans  les 
gorges  du  Lauterfelz!   • 

Mais  madame  Thérèse  refusa,  disant  que  si 
les  Prussiens  ne  la  trouvaient  pas  à  Anstatt,  ils 
arrêteraient  l'oncle  à  sa  place,  et  qu'elle  aimait 
mieux  risquer  de  périr  de  fatigue  et  de  froid  sur 
la  grande  route, que  d'exposer  à  un  tel  malheur 
l'homme  qui  l'avait  sauvée  d'entre  les  morts. 

Elle  dit  cela  d'une  voix  très-ferme,  mais  l'on- 
cle ne  tenait  plus  compte  alors  de  semblables 
raisons.  Je  me  rappelle  que  ce  qui  l'ennuyait  le 
plus,  c'était  de  voir  partir  madame  Thérèse 
avec  des  hommes  barbares,  des  sauvages  venus 
du  fond  de  la  Poméranie;  il  ne  pouvait  sup- 
porter celte  idée  et  s'écriait  : 

«  Vous  êtes  faible...  vous  êtes  encore  ma- 
lade... Ces  Prussiens  ne  respectent  rien...  c'est 
une  race  pleine  de  jactance  et  de  brutalité... 
Vous  ne  save*  pas  comment  ils  traitent  leurs 
prisonniers...  ja  l'ai  vu,' moi...  c'est  une  honte 
pour  mon  pays...  J'aurais  voulu  le  cacher,  mais 
il  faut  que  je  l'avoue  maintenant  :  c'est  affreuxl 

— Sans  doute,  monsieur  Jacob,  répondit-elle, 
je  connais  cela  par  d'anciens  prisoTiniers  de 
mon  bataillon  :  nous  marcherons  deux  à  deux, 
quatre  à  quatre,  tristes,  quelquefois  sans  pain, 
so'ivent  brutalisés  et  pressés  par  l'escorte.  Mais 
les  gens  de  la  campagne  sont  bons  chez  vous, 


ce  sont  de  braves  gens...  ils  ont  de  la  pitié...  et 
les  Français  sont  gais,  monsieur  le  docteur... 
il  n'y  aui'a  que  la  route  de  pénible,  et  encore  je 
trouverai  dix,  vingt  de  mes  camarades  pour 
porter  mon  petit  paquet  :  les  Français  ont  des 
égards  pour  les  femmes.  Je  vois  cela  d'avance, 
fit-elle  en  souriant  toute  mélancolique,  un 
d'entre  nous  marchera  devant  en  chantant  un 
vieil  air  de  l'Auvergne,  pour  marquer  le  pas, 
ou  bien  un  air  plus  joyeux  de  la  Provence,  pour 
éclaircir  votre  ciel  gris;  nous  ne  serons  pas 
aussi  malheureux  que  vous  pensez,  monfaieur 
Jacob.  » 

Elle  parlait  ainsi  doucement,  la  voix  im  peu 
tremblante,  et  à  mesure  qu'elle  parlait,  je  la 
voyais  avec  son  petit  paquet  dans  la  file  des 
prisonniers,  et  mon  cœur  se  fendait.  Oh!  c'est 
alors  que  je  sentis  combien  nous  l'aimions, 
combien  cela  nous  faisait  de  peine  d'êlre  forcés 
de  la  voir  partir;  car  tout  à  coup  je  me  pris  à 
fondre  en  larmes,  et  l'oncle,  s'asseyant  en  face 
de  son  secrétaire,  les  deux  mains  sur  sa  figure, 
resta  dans  le  silence  ;  mais  de  grosses  larmes 
coulaient  lentement  jusque  sur  son  poignet. 
Madame  Thérèse  elle-même,  voyant  ces  choses, 
ne  put  se  défendre  de  sangloter;  elle  me  pre- 
nait dans  ses  bras  doucement,  et  me  donnait 
de  gros  baisers  en  me  disant  : 

«  Ne  pleure  pas,  Fritzel,  ne  pleure  pas  ainsi... 
Vous  penserez  quelquefois  à  moi,  n'est-ce  pas? 
Moi,  je  ne  vous  oublierai  jamais!  » 

Scipio  seul  reslait  calme,  se  promenant  au- 
tour du  fourneau,  et  nous  regardant  sans  rien 
comprendre  à  notre  chagrin. 

Ce  ne  fut  que  vers  dix  heures,  lorsque  nous 
entendîmes  Lisbeth  allumer  du  feu  dans  la 
cuisine,  que  nous  reprimes  un  peu  de  calme. 

Alors  l'oncle,  se  mouchant  avec  force,  dit  : 

«  Madame  Thérèse,  vous  partirez,  puisque 
vous  voulez  partir  absolument  ;  mais  il  m'est 
impossible  de  consentira  ce  que  ces  Prussiens 
viennent  vous  prendre  ici  comme  une  voleuse, 
et  vous  emmènent  au  milieu  de  tout  le  village. 
Si  l'une  de  ces  brutes  vous  adressait  une  parole 
dure  ou  insolente,  je  m'oublierais...  car  main- 
tenant ma  patience  est  à  bout...  je  le  sens,  je 
serais  capable  de  me  porter  à  quelque  grande 
extrémité.  Permettez-moi  donc  de  vous  con- 
duire moi-même  à  Kaiserslaùtern  avant  que  ces 
gens  n'arrivent.  Nous  partirons  de  grand  ma- 
tin, vers  quatre  ou  cinq  heures,  sur  mon  tiaî- 
neau;  nous  prendrons  les  chemins  de  traverse, 
et  à  midi  au  plus  tard  nous  serons  là-bas.  Y 
consentez-vous? 

—Oh  !  monsieur  Jacob,  comment  pourrais-je 
refuser  cette  dernière  marque  de  voire  affec- 
tion? dit-elle  tout  a,ttendrie.  J'accepte  avec 
reconnaissance.  .      ■  ■ 


MADAME   THÉRÈSE. 


71 


— Cela  se  fera  donc  de  la  sorte,  dit  l'oncle 
gravement.  Et  maintenant  essuyons  nos  lar- 
mes, écartons  autant  que  possible  ces  pensées 
amèies,  afin  de  ne  pas  trop  attrister  les  der- 
niers instants  que  nous  passerons  ensemble.  » 

II  vint  m'embrasser,  écarta  les  cheveux  de 
mon  front  et  dit  : 

•  Fritzel,  tu  es  un  bon  enfant,  tu  as  un 
excellent  cœur.  Rappelle-toi  que  Ion  oncle 
Jacob  a  été  content  de  toi  en  ce  jour  :  c'est  une 
bonne  pensée  de  se  dire  qu'on  a  donné  de  la 
salisfaclion  à  ceux  qui  nous  aiment!  » 


XV 


Depuis  cet  instant  le  calme  se  rétablit  ^hoz 
nous.  Chacun  songeait  au  départ  de  madame 
Thérèse,  au  grand  vide  que  cela  ferait  dans 
notre  maison,  à  la  tristesse  qui  succéderait 
pendant  des  semaines  et  des  mois  aux  bonnes 
soirées  que  nous  avions  passées  ensemble,  à  la 
douleur  du  mauser,  de  Koffel  et  du  vieux 
Schmilt  en  apprenant  cette  mauvaise  nouvelle; 
plus  on  rêvait,  plus  on  découvrait  de  nouveaux 
sujets  d'être  désolé. 

Moi,  ce  qui  me  semblait  le  plus  amer,  c'était 
de  quitter  mon  ami  Scipio;  je  n'osais  pas  le 
dire,  mais  en  pensant  qu'il  allait  partir,  que 
je  ne  pourrais  pins  me  promener  avec  lui  dans 
le  village,  au  milieu  de  l'admiration  vuiiver- 
selle,  que  je  n'aurais  plus  le  bonheur  de  lui 
voir  faire  l'exercice,  et  que  je  serais  comme 
avant,  seul  à  me  promener  les  mains  dans  les 
poches  et  le  bonnet  de  colon  tiré  sur  les  oreilles, 
sans  honneur  et  sans  gloire,  un  tel  désastre  me 
semblait  le  comble  de  la  désolation.  Et  ce  qui 
finissait  de  m'abreuver  d'amertume,  c'est  que 
Scipio,  grave  et  pensif,  était  venu  s'asseoir 
devant  moi,  me  regardant  à  travers  ses  épais 
sourcils  frisés,  d'un  air  aussi  chagrin  que  s'il 
eût  compris  qu'il  fallait  nous  séparer  dans  les 
siècles  des  siècles.  Oh!  quand  je  pense  à  ces 
choses,  encore  aujourd'hui  je  m'étonne  que  les 
grosses  boucles  blondes  de  mes  cheveux  ne 
soient  pas  devenues  toutes  grises,  au  milieu  de 
ces  réflexions  désolantes.  Je  ne  pouvais  pas 
même  pleurer,  tant  ma  douleur  était  cruelle; 
Je  reslais  le  nez  en  l'air,  mes  grosses  lèvres 
retroussées,  et  les  deux  mains  croisées  autour 
d'un  genou. 

L'oncle,  lui,  se  promenait  de  long  en  large, 
et  de  temps  en  temps  il  toussait  tout  bas  en 
redoublant  de  marcher. 

Madame  Thérèse,  toujours  active,  malgré  sa 
tidatesse  et  ses  yeux  rouges,  avait  ouvert  l'ar- 


moire du  vieux  linge,  et  se  taillait  dans  de  la  / 
grosse  toile,  une  espèce  de  sac  à  doubles  bre- 
telles pour  mettre  ses  effets  de  route  ;  on  enten- 
dait crier  les  ciseaux  sur  la  fable,  elle  ajustait 
les  pièces  avec  son  adresse  ordinaire.  Enfin, 
quand  tout  fut  prêt,  elle  tira  de  sa  poche  une 
aiguille  et  du  fil,  puis  elle  s'assit,  mit  le  dé  au 
bout  de  son  doigt,  et  depuis  cet  instant  on  ne 
vit  plus  que  sa  main  aller  et  venir  comme 
l'éclair. 

Tout  cela  se  faisait  dans  le  plus  grand  silence; 
on  n'entendait  que  le  pas  lourd  de  l'oncle  sur 
le  plancher  et  la  marche  cadencée  de  notre 
vieille  horloge,  que  ni  nos  joies  ni  notre  déso- 
lation ne  faisaient  avancer  on  retarder  d'une 
seconde.  Ainsi  va  la  vie;  le  temps  qui  marche 
ne  demande  pas  :  «  Etes-vous  tristes?  êtes-vous 
gais?  riez-vous?  pleurez-vous?  est-ce  le  prin- 
temps, l'automne  ou  l'hiver?  »  11  va,  va  tou- 
jours! Et  ces  millions  d'atomes  qui  tourbil- 
lonnent dans  un  rayon  de  soleil,  et  dont  la  vie 
commence  et  finit  d'un  tic-tac  à  l'autre,  comp- 
tent autant  pour  lui  que  l'existence  d'un  vieil- 
lard de  cent  ans.  Ilélas  !  nous  sommes  bien  peu 
de  chose. 

Lisbeth  étant  venue  vers  midi  mettre  la 
nappe,  l'oncle  s'arrêla  et  lui  dit  : 

•  Tu  feras  cuire  un  petit  jambon  pour 
demain  matin  ;  madame  Thérèse  part. 

Et  comme  la  vieille  servante  le  regardait 
toute  saisie  : 

«  Les  Prussiens  la  réclament,  dit-il  d'une 
voix  enrouée;  ils  ont  la  force  pour  eux...  il 
faut  obéir.  » 

Alors  Lisbeth  déposa  ses  assiettes  au  bord  de 
la  table  et,  nous  regardant  l'un  après  l'autre, 
elle  releva  son  bonnet  sur  sa  têle,  comme  si 
cetle  nouvelle  avait  pu  le  déranger,  puis  elle  di  t  : 

«  Madame  Thérèse  part...  ça  n'est  pas  pos- 
sible... je  ne  croirai  jamais  cela. 

—11  le  faut,  ma  pauvre  Lisbeth,  répondit 
madame  Thérèse  tristement,  il  le  faut,  je  suis 
priconnière...  on  vient  me  chercher. 

— Les  Prussiens? 

— Oui,  les  Prussiens.  » 

Alors  la  vieille,  que  l'indignation  suffoquait, 
dit  : 

«  J'ai  toujours  pensé  que  ces  Prnssiens  n'é- 
taient pas  grand'chose  :  des  tas  de  gueux,  de 
véritables  bandits!  Venir  attaquer  une  honnête 
femme?  Si  les  hommes  avaient  pour  deux  liards 
de  cœur,  est-ce  qu'ils  soufl'riraientça? 

— Et  que  ferais-tu?  lui  demanda  l'oncle,  dont 
la  face  se  ranimait,  car  l'indignation  de  la  vieille 
lui  faisait  plaisir  intérieurement. 

—  Moi,  je  chargerais   mes   kougelreitcr  ' , 

*  Piatolets  de  cavalerie. 


72 


ROMANS    NATIONAUX 


J'ai  toujours  pensé  que  ces  Prussiens  n'étaient  pas  grand'chose.  (Page  71.) 


B'écria  Lisbeth,  je  leur  dirais  par  la  fenêtre  : 
«  Passez  votre  chemin,  bandits  !  n'entrez  pas, 
DU  gare!  »  Et  le  premier  qui  dépasserait  la 
porte,  je  retendrais  roide.  Oh  !  les  gueux  I 

—  Oui,  oui,  fit  l'oncle,  voilà  comment  on 
devrait  recevoir  des  gens  pareils  ;  mais  nous  ne 
sommes  pas  les  plus  forts.  • 

Puis  il  se  remit  à  marcher,  et  Lisbeth,  toute 
tremblante,  plaça  les  couverts. 

Madame  Thérèse  ne  disait  rien. 

La  table  mise,  nous  dinâmes  tout  rêveurs. 
Ce  n'est  qu'à  la  fin,  lorsque  l'oncle  alla  cher- 
cher une  vieille  bouteille  de  bourgogne  à  la 
cave,  et  que  rentrant  il  s'écria  tristement  : 

«  Réjouissons  un  peu  nos  cœurs,  et  fortifions- 
nous  contre  ces  grands  chagrins  qui  nous  ac- 
cablent. Qu'avant  votre  départ,  madame  Thé- 


rèse, ce  vieux  vin  qui  vous  a  rendu  la  force,  et 
qui  nous  a  tous  égayés  un  jour  db  bonheur, 
brille  encore  au  milieu  de  nous,  comme  un 
rayon  de  soleil,  et  dissipe  quelques  instants  les 
nuages  qui  nous  entourent.  • 

Ce  n'est  qu'au  moment  où  d'une  voix  ferme, 
il  dit  cela,  que  nous  sentîmes  renaître  un  peu 
notre  courage. 

Mais  quelques  instants  après,  lorsque,  s' adres- 
sant à  Lisbeth,  il  lui  dit  de  chercher  un  verre 
pour  trinquer  avec  madame  Thérèse,  et  que  la 
pauvre  vieille  se  mit  à  fondre  en  larmes,  le  ta- 
blier sur  la  figure,  alors  notre  fermeté  dispa- 
rut, et  tous  ensemble  nous  nous  mîmes  à  san- 
gloter comme  des  malheureux. 

•  Oui,  oui,  disait  l'oncle,  nous  avons  eu  du 
bonheur  ensemble...  voilà  l'histoire  humaine  : 


l>oii|«T»4ïkwl  t.  nw  d«  Bac,  3t, 


MADAME  THERESE 


Voici  la  ciloyenne  Thérèse  !  )Page  78). 


les  instants  de  joie  passent  vite  et  la  douleur 
dure  longtemps.  Celui  qui  nous  regarde  A- 
haut  sait  pourtant  que  nous  ne  méritons  pas  de 
souffrir  ainsi,  que  des  êtres  méchants  nous  ont 
désolés  ;  mais  il  sait  aussi  que  la  force,  la  vraie 
force  est  dans  sa  main,  et  qu'il  pourra  nous 
rendre  heureux  dès  qu'il  le  voudra.  C'est  pour 
cela  qu'il  permet  ces  iniquités^  car  il  a  confiance 
dans  la  réparation.  Soyons  donc  calmes  et 
fions-nous  en  lui. — A  la  santé  de  madame  Thé- 
rèse! » 

Et  nous  bûmes  tous,  les  joues  couvertes  de 
larmes. 

Ijsbeth,  en  entendant  parler  de  la  puissance 
de  Dieu,  s'était  un  peu  calmée,  car  elle  avait 
de-  sentiments  pieux,  et  pensa  que  les  choses 
devaient  être  ainsi,  pour  le  plus  grand  bien  de 


tous  dans  la  vie  éternelle,  mais  eiie  n'en  con- 
tinua pas  moins  à  maudire  les  Prussiens  du' 
fond  de  l'âme,  et  tous  ceux  qui  leur  ressem- 
blaient. 

Après  dîner,  l'oncle  recommanda  surtout  à 
la  vieille  servante  de  ne  pas  répandre  le  bruit 
de  ces  événements  au  village,  sans  quoi  llichler 
et  tous  les  gueux  d'Anstatt  seraient  là  le  len- 
demain de  bonne  heure  pour  voir  le  départ  de 
madame  Thérèse  et  jouir  de  notre  humiliation. 
Elle  le  comprit  très-bien,  et  lui  promit  de  mo- 
dérer sa  langue.  Puis  l'oncle  sortit  pour  aller 
voir  le  mauser. 

Toute  cette  après-midi,  je  ne  quittai  pas  la 
maison.  Madame  Thérèse  continua  ses  prépa- 
ratifs de  départ;  Lisbeth  l'aidait  et  voulait 
fourrer  dans  son  sac  une  foule  de  choses  inu- 


22 


22 


74 


ROMANS   NATIONAUX. 


tilcs,  disant  qu'il  faut  de  tout  en  route,  qu'on 

est  content  de  trouver  ce  qu'on  a  mis  dans  un 
coin;  qu'étant  un  jour  allée  à  Pirmasens,  elle 
avait  bien  regretté  son  peigne  et  ses  tresses  à 
rubans. 

Madame  Thérèse  souriait. 

I  Non,  Lisbeth,  disait-elle,  songez  donc  que 
je  ne  voyagerai  pas  en  voilure,  et  que  tout  cela 
sera  sur  mon  dos  :  trois  bonnes  chemises,  trois 
mouchoirs,  deux  paires  de  souliers  et  quelques 
paires  de  l>as  suiïisent.  A  toutes  les  haltes  on 
s'arrête  une  heure  ou  deux  près  de  la  fontaine  ; 
on  fait  la  lessive.  Vous  ne  connaissez  pas  la 
lessive  des  soldats  ?  Mon  Dieu,  que  de  fois  je  l'ai 
faite!  Nous  autres  Français,  nous  aimons  à 
être  propres,  et  nous  le  sommes  toujours  avec 
notre  petit  paquet.  » 

Elle  paraissait  de  bonne  humeur,  et  seule- 
ment lorsqu'elle  adressait  de  temps  en  temps 
à  Scipio  quelques  paroles  amicales,  sa  voix 
devenait  toute  mélancolique;  je  ne  savais  pas 
pourquoi,  mais  je  le  sus  plus  tard,  lorsque 
l'oncle  revint. 

La  journée  s'avançait;  sur  les  quatre  heures, 
la  nuit  commençait  à  se  faire;  en  ce  moment 
tout  était  prêt,  le  sac  renfermant  les  effets  de 
madame  'Thérèse  pendait  au  mur.  Elle  s'assit 
au  coin  du  fourneau,  m'attirant  sur  ses  genoux 
en  silence;  Lisbeth  rentra  dans  la  cuisine,  pré- 
parer le  souper,  et  dés  lors  aucune  parole  ne 
fut  échangée;  la  pauvre  femme  rêvait  sans 
doute  à  l'avenir  qui  l'attendait  sur  la  route  de 
Mayence,  au  milieu  de  ses  compagnons  d'in- 
fortune ;  elle  ne  disait  rien,  et  je  sentais  sa 
douce  respiration  sur  ma  joue. 

Cela  durait  depuis  une  demi-heure,  et  la 
nuit  était  venue,  lorsque  l'oncle  ouvrit  la  porte, 
en  demandant  : 

«  Êtes-vous  là,  madame  Thérèse? 

—  Oui,  monsieur  le  docteur. 

—  Bon...  bon...  j'ai  vu  mes  malades...  j'ai 
prévenu  KofTel,  le  mauser  et  le  vieux  Schmitt; 
tout  va  bien,  ils  seront  ici  ce  soir  pour  recevoir 
vos  adieux.  » 

Sa  voix  était  raffermie.  11  alla  lui-même 
chercher  de  la  lumière  à  la  cuisine,  et  nous 
voyant  ensemble  en  rentrant,  cela  parut  le  ré- 
jouir. 

«  Fritzel  se  conduit  bien,  dit-il.  Maintenant 
il  va  perdre  vos  bonnes  leçons  j  mais  j'espère 
qu'il  s'exercera  tout  seul  à  lire  en  français,  et 
qu'il  se  rappellera  toujours  qu'un  homme  ne 
vaut  que  par  ses  connaissances.  Je  compte  là- 
dessus.  » 

Alors  madame  Thérèse  lui  fit  voir  son  petit 
paquet  en  détail;  elle  souriait,  et  l'oncle  di- 
sait : 

•  Quel  heureux  caractère  ont  ces  Français  I 


Au  milieu  des  plus  grandes  infortunes,  ils  con- 
servent un  fonds  de  gaieté  naturelle;  leur  déso- 
lation ne  dure  jamais  plusieurs  jours.  Voilà  ce 
que  j'appelle  un  présent  de  Dieu,  le  plus  beau, 
le  plus  désirable  de  tous.  » 

Mais  de  cette  journée, —  dont  le  souvenir  ne 
s'eilàcera  jamais  de  ma  mémoire,  parce  qu'elle 
fut  la  première  où  je  vis  la  tristesse  de  ceux  que 
j'aimais  ;  —  de  tout  ce  jour,  ce  qui  m'attendrit 
le  plus,  ce  fut  quelques  instants  avant  le  sou- 
per, lorsque,  tranquillement  assise  derrière  le 
poêle,  la  tête  de  Scipio  sur  les  genoux,  et  re- 
gardant au  fond  de  la  salle  obscure  d'un  air 
rêveur,  madame  Thérèse  se  prit  tout  à  coup  à 
dire  : 

«  Monsieur  le  docteur,  je  vous  dois  bien  des 
choses...  et  cependant  il  faut  que  je  vous  fasse 
encore  une  demande. 

—  Quoi  donc,  madame  Thérèse? 

— C'est  de  garder  auprès  devons  mon  pauvre 
Scipio...  de  le  garder  en  souvenir  de  moi... 
Qu'il  soit  le  compagnon  de  Fritzel,  comme  il  a 
élë  le  mien,  et  qu'il  n'ait  pas  à  supporter  les 
nouvelles  épreuves  de  ma  vie  de  prisonnière.  • 

Comme  elle  disait  cela,  je  crus  sentir  mon 
cœur  se  gonfler,  et  je  frémis  de  bonheur  et  de 
tendresse  jusqu'au  fond  des  entrailles.  J'étais 
accroupi  sur  ma  petite  chaise  basse  devant  le 
fourneau  ;  je  pris  mon  Scipio,  je  l'attirai,  j'en- 
fonçai mes  deux  grosses  mains  rouges  dans  son 
épaisse  toison,  un  véritable  déluge  de  larmes 
inonda  mes  joues;  il  me  semblait  qu'on  venait 
de  me  rendre  tous  les  biens  de  la  terre  et  du 
ciel  que  j'avais  perdus. 

L'oncle  me  regardait  tout  surpris;  il  com- 
prit sans  doute  ce  que  j'avais  souffert  en  son- 
geant qu'il  fallait  me  séparer  de  Scipio,  car 
au  lieu  de  faire  des  observations  à  madame 
Thérèse  sur  le  sacrifice  qu'elle  s'imposait,  il 
dit  simplement  : 

«  J'accepte,  madame  Thérèse,  j'accepte  pour 
Fritzel,  afin  qu'il  se  souvienne  combien  vous 
l'avez  aimé;  qu'il  se  rappelle  toujours  que  dans 
le  plus  grand  chagrin  vous  lui  avez  laissé, 
comme  marque  de  votre  atfection,  un  être  bon, 
fidèle,  non-seulement  votre  propre  compagnon, 
mais  encore  celui  de  Petit-Jean,  votre  frère  ; 
qu'il  ne  l'oublie  jamais  et  qu'il  vous  aime 
aussi.  » 

Puis  s'adressant  à  moi  : 

«  Fritzel,  dit-il,  tu  ne  remercies  pas  madame 
Thérèse  ? 

Alors  je  me  levai,  et  sans  pouvoir  dire  un 
mot  tant  je  sanglotais,  j'allai  me  jeter  d?ns  les 
bras  de  cette  excellente  femme  et  je  ne  la  quit- 
tai plus;  je  me  tenais  près  d'elle,  le  bras  sur 
son  épaule,  regardant  à  nos  pieds  Scipio  à  tra- 
vers de  grosses  larmes,  et  le  touchant  du  'bout 


.-  -  ■>-.  rf 


MADAME  THERESE. 


75 


des  doigts  avec  un  sentiment  de  joie  inexpri- 
mable. 

Il  fallut  du  temps  pour  m 'apaiser.  Madame 
Thciése,  en  m'embrassant,  disait  :  «  Cet  enfant 
a  bon  cœur,  il  s'attache  facilement,  c'est  bien!  » 
ce  qui  redoublait  encore  mes  pleurs.  Elle  écar- 
tait mes  cheveux  de  mon  front  et  semblait 
attendrie. 

Après  le  souper,  Koffel,  lo  mauscr  et  le  vieux 
Schmilt  arrivèrent  gravement,  le  bonnet  sous 
le  bras;  ils  exprimèrent  à  madame  Thérèse 
leur  chagrin  de  la  voir  partir,  et  leur  indigna- 
tion contre  ce  gueux  de  llichler,  auquel  tout  le 
monde  attribuait  la  dénonciation,  car  seul  il 
était  capable  d'un  trait  pareil. 

On  s'était  assis  autour  du  fourneau;  madame 
Thérèse  semblait  touchée  de  la  douleur  de  ces 
braves  gens,  et  malgré  cela,  son  caractère 
ferme,  décidé,  ne  l'abandonnait  pas. 

«  Ecoulez,  mes  amis,  dit-elle,  si  le  monde 
était  semé  de  roses,  et  si  l'on  ne  trouvait  par- 
tout que  des  gens  de  cœur  pour  célébrer  la 
justice  et  le  bon  droit,  quel  mérite  aurait-on  à 
soutenir  ces  principes  ?  Franchement,  cela  ne 
vaudrait  pas  la  peine  de  vivre!  Nous  avons  de 
la  chance  d'arriver  dans  un  temps  où  l'on  fait 
de  grandes  choses,  ^ù  l'on  combat  pour  la 
hbertè  ;  du  moins  on  parlera  de  nous,  et  notre 
existence  n'aura  pas  été  inutile  :  toutes  nos 
misères ,  toutes  nos  souffrances ,  tout  notre 
sang  répandu  formerout  un  sublime  spectacle 
pour  les  générations  futures;  tous  les  gueux 
frémiront  en  pensant  qu'ils  auraient  pu  nous 
rencontrer  et  que  nous  les  aurions  balayés,  et 
toutes  les  grandes  âmes  regretteront  de  n'avoir 
pu  prendre  part  à  nos  travaux.  Voilà  le  fond 
des  choses.  Ne  me  plaignez  donc  pas  ;  je  suis 
fière  et  je  suis  heureuse  de  souffrir  pour  la 
France,  qui  représente  dans  le  monde  laliberié, 
la  justice  et  le  droit,  — Vous  nous  croyez  peut- 
être  battus?  c'est  une  erreur  :  nous  avons 
reculé  d'un  pas  hier,  nous  en  ferons  vingt  en 
avant  demain.  Et  si  par  çialheur  la  France  ne 
représente  plus  un  jour  cette  grande  cause  que 
nous  défendons,  d'autres  peuples  prendront 
notre  place  et  poursuivront  notre  ouvrage,  car 
la  justice  et  la  liberté  sont  immortelles  et  tous 
les  despotes  du  monde  ne  parviendront  jamais 
à  les  détruire.  —  Quant  à  moi,  je  pars  pour 
Maycnce  et  peut-être  pour  la  Prusse,  escortée 
par  des  soldats  de  Brunswick  ;  mais  souvenez- 
vous  de  ce  que  je  vous  dis  :  les  Républicains 
n'en  sont  encore  qu';i  leur  première  étape,  et  je 
suis  sûre  qu'avant  la  (in  de  l'année  prochaine 
ils  viendront  me  délivrer.  \ 

Ainsi  parlait  cette  femme  fièie,  qui  souriait, 
et  dont  les  yeux  élincelaient.  On  voyait  bien 
que  les  misères  n'étaient  rien  pour  elle,  et 


chacun  pensait  :  «  Si  ce  sont  là  les  femmes 
républicaines,  qu'est-ce  que  les  hommes  doi- 
vent donc  être?  • 

Koffel  pâlissait  de  plaisir  en  l'écoutant  parler; 
le  mauser  clignait  de  l'œil  à  l'oncle  et  lui  disait 
tout  bas  : 

«  Tout  ça,  je  le  sais  depuis  longtemps,  c'est 
écrit  dans  mon  livre  ;  il  faut  que  ces  choses  ar- 
rivent... c'est  écrit!  » 

Le  fieux  Schmitt,  ayant  demandé  la  per- 
mission d'allumer  sa  pipe,  lançait  de  grosses 
bouffées  coup  sur  coup,  et  murmurait  entre  ses 
dents  : 

•  Quel  malheur  que  je  n'aie  pas  vingt  ans  ! 
j'irais  m'engager  chez  ces  gens-là!  Voilà  ce 
qu'il  me  fallait...  Qu'est-ce  qui  m'empêche- 
rait de  devenir  général  comme  le  premier 
venu?  Quel  malheur!  • 

Enfui,  sur  le  coup  de  neuf  heures,  l'oncle 
dit  : 

«  Il  se  fait  tard...  il  faudra  partir  avant  le 
jour...  Je  crois  que  nous  ferions  bien  d'aller 
prendre  un  peu  de  repos.  • 

Et  tout  le  monde  se  leva  dans  une  sorte  d'at- 
tendrissement; on  s'embrassa  les  uns  les  autres 
comme  de  vieilles  connaissances,  en  se  pro- 
mettant de  ne  jamais  s'oublier.  Koffel  et  Schmitt 
sortirent  les  premiers,  le  mauser  et  l'oncle  s'en- 
tretinrent un  instant  tout  bas  sur  le  seuil  de  la 
maison.  Il  faisait  un  clair  de  lune  superbe,  tout 
était  blanc  sur  la  terre  ;  le  ciel,  d'un  bleu  som- 
bre ,  fourmillait  d'étoiles.  Madame  Thérèse, 
Scipio  et  moi  nous  sortîmes  contempler  ce  ma- 
gnifique spectacle,  qui  montre  bien  la  petitesse 
et  la  vanité  des  choses  humaines  quand  on  y 
pense,  et  qui  confond  l'esprit  par  sa  grandeur 
sans  bornes. 

Puis  le  mauser  s'éloigna,  serrant  de  nouveau 
la  main  de  l'oncle;  on  le  voyait  comme  en 
plein  jour  marcher  dans  la  rue  déserte.  Enfin 
il  disparut  au  coin  de  la  ruelle  des  Orties,  et  le 
froid  étant  très-vif,  nous  rentrâmes  tous  en 
nous  souhaitant  le  bonsoir. 

L'oncle,  sur  le  seuil  de  ma  chambre,  m'em- 
brassa et  me  dit  d'une  voix  étrange,  en  me  ser- 
rant sur  son  cœur  : 

«  Fritzel...  travaille...  travaille...  et  conduis- 
toi  bien,  cher  enfant  I  » 

11  entra  chez  lui  tout  ému. 

Moi,  je  ne  pensais  qu'au  bonheur  de  garder 
Scipio.  Une  fois  dans  ma  chambre,  je  le  fis  cou- 
cher à  mes  pieds,  entre  le  chaud  duvet  et 
le  l)ois  de  lit;  il  se  tenait  là  tranquille,  la  tête 
entre  les  pattes;  je  sentais  ses  lianes  se  dilater 
doucement  à  chaque  respiration,  et  je  n'aurais 
pas  changé  mon  sort  contre  celui  de  l'empe- 
reur d'Allemagne. 

Jusque  passé  dix  heures,  il  me  fut  impos.sibln 


76 


ROMANS    NATIONAUX. 


de  dormir,  en  songeant  à  ma  félicité.  L'oncle 
allait  et  venait  chez  lui;  je  l'entendis  ouvrir 
son  secrétaire,  puis  faire  du  feu  daus  le  poêle 
de  sa  chambre  pour  la  première  fois  de  l'hiver; 
je  pensai  qu'il  avait  l'idée  de  veiller,  et  je  finis 
par  m'endormir  profondément. 


XVI 


Neuf  heures  sonnaient  à  l'église,  lorsque  je 
fus  éveillé  par  un  cliquetis  de  ferraille  devant 
notre  maison  ;  des  chevaux  piétinaient  sur  la 
terre  durcie,  on  entendait  des  ge3,s  parler  à 
notre  porte. 

L'idée  me  vint  aussitôt  que  les  Prussiens 
arrivaient  pour  prendre  madame  Thérèse,  et  je 
souhaitai  de  tout  mon  cœur  que  l'oncle  Jacob 
n'eût  pas  aussi  longtemps  dprmi  que  moi.  Deux 
minutes  après  je  descendais  l'escalier,  et  je 
découvrais  au  bout  de  l'allée  cinq  ou  six  hus- 
sards enveloppés  dans  leur  dolman,  la  grande 
sabretache  pendant  jusqu'au-dessous  de  l'é- 
trier,  et  le  sabre  au  poing.  L'ofTicicr,  un  petit 
blond  très-maigre,  les  joues  creuses,  les  pom- 
mettes plaquées  de  rose  et  les  grosses  mous- 
taches d'un  roux  fauve,  se  tenait  en  travers  de 
l'allée  sur  un  grand  cheval  noir,  et  Lisbeth,  le 
balai  à  la  n^ia,  répondait  à  ses  questions  d'un 
air  eiTrayé. 

Plus  loin,  s'étendait  un  cercle  de  gens,  la 
bouche  béante,  se  penchant  l'un  sur  l'autre 
pour  entendre.  Au  premier  rang,  je  remar- 
quai le  mauser,  les  mains  dans  les  poches,  et 
M.  Richter  qui  souriait,  les  yeux  plissés  et 
les  dents  découvertes,  comme  un  vieux  renard 
en  jubilation.  Il  était  venu  sans  doute  pour 
jouir  de  la  confusion  de  l'oncle. 

«  Ainsi  votre  maître  et  la  prisonnière  sont 
partis  ensemble  ce  matin?  disait  l'officier. 

— Oui,  monsieur  le  commandant,  répondit 
Lisbeth. 

— A  quelle  heure? 

— Entre  cinq  et  six  heures,  monsieur  le  com- 
mandant, il  faisait  encore  nuit;  j'ai  moi-même 
accroché  la  lanterne  au  timon  du  traîneau. 

— Vous  aviez  donc  reçu  l'avis  de  notre  arri- 
vée? dit  l'ofiicier  en  lui  laHçant  un  coup  d'œil 
perçant?  »  ' 

Lisbeth  regarda  le  mauser,  qui  sortit  du 
cercle  et  répondit  pour  elle  sans  gêne  : 

«  Sauf  votre  respect,  j'ai  vu  le  docteur  Jacob 
hier  soir,  c'est  un  de  mes  amis...  Cette  pauvre 
vieille  ne  sait  rien...  Depuis  longtemps  le  doc- 
teur était  las  de  la  Française,  il  avait  envie  de 
s'en  débarrasser,  et  quftnd  il  a  vu  qu'elle  pou- 


vait supporter  le  voyage,  il  a  profité  du  pre- 
mier moment. 

—Mais  comment  ne  les  avons-nous  pas  ren- 
contrés sur  la  route?  s'écria  le  Prussien  en 
regardant  le  mauser  de  la  tête  aux  pieds. 

— Hé!  vous  aurez  pris  le  chemin  de  la  vallée, 
le  docteur  aura  passé  par  le  Waldeck  et  la 
montagne  ;  il  y  a  plus  d'un  chemin  pour  aller  à 
Kaiserslautern.   » 

L'officier,  sans  répondre,  sauta  de  son  che- 
val, il  entra  dans  notre  chambre,  poussa  la 
porte  de  la  cuisine  et  fit  semblant  de  regarder 
à  droite  et  à  gauche;  puis  il  ressortit  et  dit  en 
se  remettant  en  selle  : 

«  Allons,  voilà  noire  affaire  faite;  le  reste  ne 
nous  regarde  plus.   • 

Il  se  dirigea  vers  le  Cruchon-d'Or,  ses  hommes 
le  suivirent,  et  la  foule  se  dispersa,  causant  de 
ces  événements  extraordinaires.  Richter  sem- 
blait confus  et  comme  indigné,  Spick  nous 
regardait  d'un  œil  louche;  ils  remontèrent  en- 
semble les  marches  de  l'auberge,  et  Scipio, 
qui  s'était  tenu  sur  notre  escalier,  sortit  alors 
en  aboyant  de  toutes  ses  forces. 

Les  hussards  se  rafraîchirent  au  Cruchon- 
d'Or,  puis  nous  les  revîmes  passer  devant  chez 
nous,  sur  la  route  de  Kaiserslautern,  et  depuis 
nous  n'en  eiimes  plus  de  nouvelles. 

Lisbeth  et  moi  nous  pensions  que  l'oncle  re- 
viendrait à  la  nuit;  mais  quand  nous  vîmes 
s'écouler  tout  le  jour,  puis  le  lendemain  et  le 
surlendemain  sans  même  recevoir  de  lettre , 
on  peut  s'imaginer  notre  inquiétude. 

Scipio  montait  et  descendait  dans  la  maison; 
il  se  tenait  le  nez  au  bas  de  la  porte  du  matin 
au  soir,  appelant  madame  Thérèse,  reniflant 
et  pleurant  d'un  ton  lamentable.  Sa  désolation 
nous  gagnait;  mille  idées  de  malheurs  nous 
passaient  par  la  tête. 

Le  mauser  venait  nous  voir  tous  les  soirs  et 
nous  disait  : 

«  Rah  !  tout  cela  n'est  rien;  le  docteur  a  voulu 
recommander  madame  Thérèse,  il  ne  pouvait 
pas  la  laisser  partir  avec  les  prisonniers,  c'était 
contraire  au  bon  sens;  il  aura  demandé  une 
audience  au  feld-maréchal  Brunswick,  pour 
tâcher  de  la  faire  entrer  à  l'hôpital  de  Kai- 
serslautern... Toutes  ces  démarches  deman- 
dent du  temps...  Tranquillisez-vous,  il  revien- 
dra. » 

Ces  paroles  nous  rassuraient  un  peu,  car  le 
taupier  semblait  très-calme;  il  fumait  sa  pipe 
au  coin  du  fourneau,  les  jambes  étendues  et 
la  mine  rêveuse. 

Malheureusement  le  garde  forestier  Rœdig, 
qui  demeurait  dans  les  bois,  sur  le  chemin  de 
Pirmasens,  où  se  trouvaient  alors  les  Français, 
vint  apporter  un  rapport  à  la  mairie  d'Anstalt, 


MADAME  THERESE. 


77 


et  s'étant  arrêté  quelques  instants  à  l'auberge 
de  Spick,  il  raconla  que  l'oncle  Jacob  avait 
passé,  trois  jours  auparavant,  vers  huit  heures 
du  matin,  devant  la  maison  forestière  et  qu'il 
s'y  était  même  arrêté  un  instant  avec  madame 
Thérèse,  pour  se  réchauffer  et  boire  un  verre 
de  vin.  Il  dit  aussi  que  l'oncle  paraissait  tout 
joyeux,  et  qu'il  avait  deux  longs  kougelreiler 
dans  les  poches  de  sa  houppelande. 

Alors  le  bruit  courut  que  le  docteur  Jacob, 
au  lieu  de  se  rendre  à  Raiserslautern,  avait 
conduit  la  prisonnière  chez  les  Républicains, 
et  ce  fut  un  grand  scandale;  Richter  et  Spick 
criaient  partout  qu'il  méritait  d'être  fusillé, 
que  c'était  une  abomination,  et  qu'il  fallait 
confisquer  ses  biens. 

Le  mauser  et  Koffel  répondaient  que  le  doc- 
teur s'était  sans  doute  trompé  de  chemin  à 
cause  des  grandes  neiges,  qu'il  avait  pris  à 
gauche  dans  la  montagne,  au  lieu  de  tournera 
droite,  mais  chacun  savait  bien  que  l'oncle  Ja- 
cob connaissait  le  pays  comme  pas  un  contre- 
bandier, et  l'indignation  augmentait  de  jour  en 
jour. 

Je  ne  pouvais  plus  sortir  sans  entendre  mes 
camarades  crier  que  l'oncle  Jacob  était  un  ja- 
cobin ;  il  me  fallait  livrer  bataille  pour  le  dé- 
fendre, et  malgré  le 'secours  de  Scipio,  je 
rentrai  plus  d'une  4ois  à  la  maison  le  nez 
meurtri. 

Lisbeth  se  désolait  surtout  des  bruits  de  con- 
fiscation : 

«  Quelmalheurl  disait-elle  les  mains  jointes, 
quel  malheur  à  mon  âge,  d'être  forcée  de  faire 
son  paquet  et  d'abandonner  une  maison  où  Ton 
a  passé  la  moitié  de  sa  vie  I  » 

C'était  bien  triste.  Le  mauser  seul  conservait 
son  air  tranquille. 

•  Vous  êtes  des  fous  de  vous  faire  du  mau- 
vais sang,  disait-il  ;  je  vous  répète  que  le  doc- 
teur Jacob  se  porte  bien  et  qu'on  ne  confisquera 
rien  du  tout.  Tenez-vous  en  paix,  mangez 
bien,  dormez  bien,  et  pour  le  reste,  j'en  ré- 
ponds. » 

Il  clignait  de  l'œil  d'un  air  malin,  et  finissait 
toujours  par  dire  : 

«  Mon  livre  raconte  ces  choses...  Maintenant 
elles  s'accomplissent  et  tout  va  très-bien.  • 

Malgré  ces  assurances  tout  allait  de  mal  en 
pis,  et  la  racaille  du  village  excitée  par  ce 
gueux  de  Richter  commençait  à  venir  crier 
sous  nos  fenêtres,  lorsqu'un  beau  matin  tout 
rentra  subitement  dans  l'ordre.  Vers  le  soir  le 
mauser  arriva,  la  mine  riante,  et  prit  sa  place 
ordinaire  en  disant  à  Lisbeth  qui  filait  : 

«  Eh  bien,  on  ne  crie  plus,  on  ne  veut  plus 
nous  confisquer,  on  se  tient  bien  tranquille, 
hô  !  hé  1  hé  I  « 


Il  n'en  dit  pas  davantage,  mais  dans  la  nuit 
nous  entendîmes  des  voitures  passer  en  foule, 
des  gens  marcher  en  masse  par  la  grande  rue; 
c'était  pire  qu'à  l'arrivée  des  Républicains,  car  \ 
personne  ne  s'arrêtait  :  on  allait...  on  allait 
toujours  1 

Je  ne  pus  dormir  une  minute,  Scipio  à  chaque 
instant  grondait.  Au  petit  jour,  ayant  regardé 
par  nos  vitres,  je  vis  encore  une  dizaine  de 
grandes  voitures  chargées  de  blessés,  s'éloigner 
en  cahotant.  C'étaient  des  Prussiens.  Puis  arri- 
vèrent deux  ou  trois  canons,  puis  une  centaine 
do  hussards,  de  cuirassiers,  de  dragons,  pêle- 
mêle  dans  un  grand  désordre;  puis  des  cava- 
liers démontés,  leur  porte-manteau  sur  l'épaule 
et  couverts  de  boue  jusqu'à  l'échiné.  Tous  ce» 
hommes  semblaient  harassés  ;  mais  ils  ne  s'ar- 
rêtaient pas,  ils  n'entraient  pas  dans  les  mai- 
sons, et  marchaient  comme  s'ils  avaient  eu  le 
diable  à  leurs  trousses. 

Les  gens,  sur  le  seuil  de  leur  porte,  regar- 
daient cela  d'un  air  morne. 

Enjetant  les  yeux  sur  la  côte  du  Birkenwald, 
on  voyait  la  file  des  voitures,  des  caissons,  de 
la  cavalerie  et  de  l'infanterie  se  prolonger  bien 
au  delà  du  bois. 

C'était  l'armée  du  feld-maréchal  Brunswick 
en  retraite  après  la  bataille  de  Frœschwiller, 
comme  nous  l'avons  appris  plus  tard;  elle  avait 
traversé  le  village  dans  une  seule  nuit.  Cela  se 
passait  du  28  au  29  décembre,  et  si  je  me  le 
rappelle  si  bien ,  c'est  que  le  lendeinain  de 
bonne  heure,  le  mauser  et  Koffel  arrivèrent 
tout  joyeux,  ils  avaient  une  lettre  de  l'oncle 
Jacob,  et  le  mauser,  en  nous  la  montrant,  dit  : 

«  Hé!  hé!  hé!  ça  va  bien...  ça  va  bien!  le 
règne  de  la  Justice  et  de  l'égalité  commence... 
Ecoutez  un  peu  !  » 

11  s'assit  devant  notre  table,  les  deux  coudes 
écartés.  J'étais  près  de  lui  et  je  hsais  par-des- 
sus son  épaule;  Lisbeth,  toute  pâle,  écoutait 
derrière,  et  Kofi'el,  debout  contre  la  vieille  ar- 
moire, souriait  en  se  caressant  le  menton.  Ils 
avaient  déjà  lu  la  lettre  deux  ou  trois  fois,  le 
mauser  la  savait  presque  par  cœur. 

Donc  il  lut  ce  qui  suit,  en  s'arrêtant  parfois 
pour  nous  regarder  d'un  air  d'enthousiasme  : 

€  Wissembourg,  le  8  nivôse  an  II 
«  de  la  République  française. 

•  Aux  citoyens  Mauser  et  Koffel,  à  la  ci- 
«  toyenne  Lisbeth,  au  petit  citoyen  Fritzel, 

•  salut  et  fraternité  ! 
«  La  citoyenne  Thérèse  et  moi  nous  vous 

«  souhaitons  d'abord  joie,  concorde  et  prospé- 
«  rite. 
«  Vous  saurez  ensuite  que  nous  vous  écri- 

•  vons  ces  lignes  de  Wissembourg,  au  milieu 


78 


ROMANS  NATIONAUX. 


des  triomphes  de  la  guerre  :  nous  avons 
chassé  les  Prussiens  de  Frœschwiller,  et  nous 
sommes  tombés  sur  les  Autrichiens  au  Geis- 
berg  comme  le  tonnerre. 
«  Ainsi  l'orgueil  et  la  présomption  reçoivent 
leur  récompense  ;  quand  les  gens  ne  veulent 
pas  entendre  de  bonnes  raisons,  il  faut  bien 
leur  en  donner  de  meilleures;  mais  c'est  ter- 
rible d'en  venir  à  de  telles  extrémités,  oui, 
c'est  terrible  I 

«  Mes  cliers  amis,  depuis  longtemps  je  gémis- 
sais en  moi-même  sur  l'aveuglement  de  ceux 
qui  dirigent  les  destinées  de  la  vieille  Alle- 
magne; je  déplorais  leur  esprit  d'injustice  , 
leur  égoïsme;  je  me  demandais  si  mon  devoir 
d'honnête  homme  n'était  pas  de  rompre 
avec  tous  ces  êtres  orgueilleux,  et  d'adopter 
les 'principes  de  justice,  d'égalité  et  de  fra- 
ternité proclamés  par  la  Révolution  fran- 
çaise. Tout  cela  me  jetait  dans  un  grand 
trouble,  car  l'homme  tient  aux  idées  qu'il  a 
reçues  de  ses  pères,  et  de  telles  révolutions 
intérieures  ne  se  font  pas  sans  un  grand  dé- 
déchirement. Néanmoins  j'hésitais  encore, 
mais  lorsque  les  Prussiens,  contrairement  au 
droit  des  gens,  réclamèrent  la  malheureuse 
prisonnière  que  j'avais  recueillie,  je  ne  pus 
en  supporter  davantage  :  au  lieu  de  conduire 
madame  Thérèse  à  Kaiserslautern,  je  pris 
aussitôt  la  résolution  de  la  mener  à  Pirma- 
sens,  chose  que  j'ai  faite  avec  l'aide  de 
Dieu. 

«  A  trois  heures  de  l'après-midi,  nous  étions 
en  vue  des  avant-postes,  et  cornme  madame 
Thérèse  regardait,  elle  entendit  le  tambour  et 
s'écria  :  «  Ce  sont  les  Français!  monsieur  le 
docteur,  vous  m'avez  trompée!  »  Elle  se  jeta 
dans  mes  bras,  fondant  en  larmes,  et  je  me 
pris  moi-mêiue  à  pleurer,  tant  j'étais  ému  ! 
«  Sur  toute  la  route,  depuis  les  Trois-Maisons 
jusqu'à  la  place  du  Temple-Neuf,  les  soldats 
criaient  :  «  Voici  la  citoyenne  Thérèse  !  »  Ils 
nous  suivaient,  et  quand  il  fallut  descendre 
du  traîneau,  plusieurs  m'embrassèrent  avec 
une  véritable  efl'usion.  D'autres  me  serraient 
les  mains,  enfin  on  m'accablait  d'honneurs. 
«  Je  ne  vous  parlerai  pas,  mes  chers  amis, 
de  la  rencontre  de  madame  Thérèse  et  du 
petit  Jean  ;  ces  choses  ne  sont  pas  à  peindre! 
Tous  les  plus  vieux  soldats  du  bataillon, 
môme  le  commandant  Duchêne,  qui  n'est 
pas  tendre,  détournaient  la  tête  pour  ne  pas 
montrer  leurs  larmes  :  c'était  un  spectacle 
comme  je  n'en  ai  jamais  vu  de  ma  vie.  Le 
petit  Jean  est  un  brave  garçon  ;  il  ressemble 
beaucoup  à  mon  cher  petit  Fritzel,  aussi  je 
l'aime  bien. 
«  En  ce  même  jour  il  se  passa  des  événe- 


■  ments  extraordinaires  à  Pirmasens.  Les  Ré- 
publicains campaient  autour  de  la  ville;  le 
gônéRal  Hoche  annonça  qu'on  allait  prendre 
les  quartiers  d'hiver,  et  qu'il  fal  lai  l  construire 
des  baraques.  Mais  les  soldats  refusèient,  ils 
voulaient  loger  dans  les  maisons.  Alors  le 
général  déclara  que  ceux  qui  refuseraient  le 
service  ne  marcheraient  pas  au  combat.  J'ni 
moi-même  assisté  à  celte  proclamation,  qui 
se  lisait  dans  les  compagnies,  et  j'ai  vu  le 
général  Hoche  forcé  de  pardonner  à  ces 
hommes  devant  le  palais  du  prince,  car  ils 
étaient  dans  le  plus  grand  désespoir. 
«  Le  général  ayant  appris  qu'un  médecin 
d'Anstatt  avait  ramené  la  citoyenne  Thérèse 
au  premierbataillonde  la  deuxième  brigade, 
je  reçus  l'ordre,  vers  hait  heures,  d'aller  à 
l'Orangerie.  Il  était  là,  près  d'une  table  de 
sapin,  habillé  comme  un  simple  hauplmann, 
avec  deux  autres  citoyens  qu'on  m'a  dit  être 
les  conventionnels  Lacoste  et  Raudot,  deux 
grands  maigres  qui  me  regardaient  de  tra- 
vers. —  Le  général  vint  à  ma  rencontre  : 
c'est  \m  homme  brun,  les  yeux  jaunes  et  les 
cheveux  partagés  au  milieu  du  front;  il  s'ar- 
rêta en  face  de  moi  et  me  regarda  deux 
secondes.  Moi,  songeant  que  ce  jeune  homme 
commandait  l'armée  de  la  Moselle,  j'étais 
troublé;  mais  tout  à  «oup  il  me  tendit  la 
main  et  me  dit  :  •  Docteur  Wagner,  je  vous 
remercie  de  ce  que  vous  avez  fait  pour  la 
citoyenne  Thérèse;  yous  êtes  un  homme  de 
cœur.  • 

«  Puis  il  m'emmena  près  de  la  table,  où  se 
trouvait  déployée  une  carte,  et  me  demanda 
diflérents  renseignements  sur  le  pays  d'une 
façon  si  claire,  qu'on  aurait  cru  qu'il  con- 
naissait les  choses  bien  mieux  que  moi.  Na- 
turellement je  répondais,  les  deux  autres 
écoutaient  en  silence.  Finalement  il  me  dit  : 
Docteur  Wagner,  je  ne  puis  vous  proposer 

^  de  servir  dans  les  armées  de  la  liépublique, 
votre  nationalité  s'y  oppose;  mais  le  1"  ba- 
taillon de  la  2"  brigade  vient  de  perdre  son 
chirurgien-major,  le  service  de  nos  ambu- 
lances est  encore  incomplet,  nous  n'avons 
que  des  jeunes  gens  pour  secourir  nos  bles- 
sés, je  vous  confie  ce  poste  d'honneur  :  l'hu- 
manité n'a  pas  de  patrie  !  Voici  votre  com- 
mission. >  11  écrivit  quelques  mots  au  bout 
de  la  table,  et  me  prit  encore  une  fois  la 
main  en  me  disant  :  «  Docteur,  croyez  à  mon 
estime!  »  Après  cela,  je  sortis. 
«  Madame  Thérèse  m'attendait  dehors,  et 
quand  elle  sut  que  j'allais  être  à  la  tête  de 
l'ambulance  du  1"  bataillon,  vous  pouvez 
vous  figurer'  sa  joie. 
«  Nous  pensions  tous  rester  à  Pirmasens  jus- 


MADAME  THERESE. 


79 


qu'au  printemps ,  les  baraques  étaient  en 
train  de  se  bâtir,  quand  dans  la  nuit  du  sur- 
lendemain, vers  dix  heures,  tout  à  coup  nous 
reçûmes  l'ordre  de  nous  mettre  en  route 
sans  éteindre  les  feux,  sans  faire  de  bruit, 
sans  battre  la  caisse  ni  sonner  de  la  trom- 
pette. Tout  Pirmasens  dormait.  J'avais  deux 
chevaux,  l'un  sous  moi,  l'autre  en  main; 
j'étais  au  milieu  des  ofïïciers,  près  du  com- 
m.andant  Ducliêne. 

«  Nous  partons,  les  uns  à  cheval,  les  autres 
à  pied,  les  canons,  les  caissons,  les  voitures 
entre  nous,  la  cavalerie  sur  les  flancs,  sans 
lune  et  sans  rien  pour  nous  guider.  Seule- 
ment, de  loin  en  loin,  un  cavalier  au  tour- 
nant des  chemins  disait  :  «  Par  ici...  par 
ici!...  •  Vers  onze  heures  la  lune  se  montra, 
nous  étions  en  pleine  montagne  :  toutes  les 
cimes  étaient  blanches  de  neige.  Les  hommes 
à  pied,  le  fusil  sur  l'épaule,  couraient  pour 
se  réchauffer  ;"deux  ou  trois  fois  il  me  fallut 
descendre  de  cheval,  tant  j'avais  l'onglée. 
Madame  Thérèse,  dans  sa  charrette  couverte 
d'une  toile  grise,  me  tendait  la  gourde,  et  les 
capitaines  étaient  toujours  là,  prêts  à  la  rece- 
voir après  moi;  plus  d'un  soldat  avait  aussi 
son  tour. 

•  Mais  nous  allions,  nous  allions  sans  nous 
arrêter,  de  sorte  que  vers  six  heures,  quand 
le  soleil  pâle  se  mit  à  blanchir  le  ciel,  nous 
étions  à  Lembach,  sous  la  grande  côle  boisée 
de  Steinfelz,  à  trois  quarts  de  lieue  de  Wœrth. 
Alors,  de  tous  les  côtés  on  entendit  crier  : 
Halte!...  halte!...  »  Ceux  de  derrière  arri- 
vaient toujours;  à  six  heures  et  demie  toute 
l'armée  était  réunie  dans  un  vallon,  et  l'on 
se  mit  à  faire  la  soupe. 
«  Le  général  Hoche,  que  j'ai  vu  passer  alors 
avec  ses  deux  grands  conventionnels,  riait; 
il  semblait  de  bonne  humeur.  11  entra  dans 
la  dernière  maison  du  village;  les  gens 
étaient  étonnés  de  nous  voir  à  cette  heure, 
comme  ceux  d'Anstatt  à  l'arrivée  des  Répu- 
blicains. Les  maisons  sont  si  petites  ici  et  si 
misérables,  qu'il  fallut  porter  deux  tables 
dehors,  et  que  le  général  tint  conseil  en 
plein  air  avec  ses  officiers,  pendant  que  les 
troupes  cuisaient  ce  qu'elles  avaient  em- 
porté. 

«  Cette  halte  dura  juste  le  temps  de  manger 
et  de  reboucler  son  sac.  Ensuite  il  fallut 
repartir  mieux  en  ordre, 
t  A  huit  heures,  en  sortant  de  la  vallée  de 
Reichshofen,  nous  vîmes  les  Prussiens  retran- 
chés sur  les  hauteurs  de  Frœschwillcr  et  de 
Wœrth;  ils  étaient  plus  de  vingt  mille,  et 
leurs  redoutes  s'élevaient  les  unes  au-dessus 
des  autres. 


«  Toute  l'armée  comprit  alors  que  nous 
avions  marché  si  vite  pour  surprendre  ces 
Prussiens  seuls,  car  les  Autrichiens  étaient  à 
quatre  ou  cinq  lieues  de  là,  sur  la  ligne  de  la 
Motter.  Malgré  cela,  je  ne  vous  cache  pas, 
mes  chers  amis,  que  cette  vue  me  porta  d'a- 
bord un  coup  terrible;  plus  je  regardais, 
plus  il  me  semblait  impossible  de  gagner  la  ba- 
taille. D'abord  ils  étaient  plus  nombreux  que 
nous,  ensuite  ils  avaient  creusé  des  fosses 
garnis  de  palissades,  et  derrière  on  voyait 
très-bien  les  canouniers  qui  se  penchaient  à 
côté  de  leurs  canons  et  qui  nous  observaient, 
tandis  que  des  files  de  baïonnettes  innom- 
brables se  prolongeaient  jusque  sur  la  côte. 
«  Les  Fi-ançais,  avec  leur  caractère  insou- 
ciant, ne  voyaient  pas  tout  cela  et  parais- 
saient même  très-joyeux.  Le  bruit  s'étant 
répandu  que  le  général  Hoche  venait  de  pro- 
mettre six  cents  francs  pour  chaque  pièce 
enlevée  à  l'ennemi,  ils  riaient  en  se  mettant 
le  chapeau  sur  l'oreille,  et  regardaient  les 
canons  en  criant  :  «  Adjugé!  adjugé!  »  11  y 
avait  de  quoi  frémir  de  voir  une  pareille 
insouciance  et  d'entendre  ces  plaisanteries. 
«  Nous  autres,  l'ambulance,  les  voitures  de 
toute  sorte,  les  caissons  vides  pour  transpor- 
ter les  blessés,  nous  i-estâmes  derrière,  et 
pour  dire  la  vérité,  cela  me  fit  un  véritable 
plaisir. 

«  Madame  Thérèse  était  à  trente  ou  quarante 
pas  en  avant  de  moi,  j'allai  me  mettre  près 
d'elle  avec  mes  deux  aides,  dont  l'un  a  été 
garçon  apothicaire  à  Landrecies,  et  l'autre 
dentiste,  et  qui  se  sont  fait  chirurgiens  d'eux- 
mêmes.  Mais  ils  ont  déjà  de  l'expérience,  et 
ces  jeunes  gens,  avec  un  peu  de  loisir  et  de 
travail, deviendront  peut-être  quelque  chose. 
Madame  Thérèse  embrassait  alors  le  petit 
Jean,  qui  se  mit  à  courir  pour  suivre  le  ba- 
taillon. 

•  Toute  la  vallée,  à  droite  et  à  gauche,  était 
pleine  de  cavalerie  en  bon  ordre.  Le  général 
Hoche,  en  arrivant,  choisit  lui-même  tout  I 
de  suite  la  place  de  deux  batteries  sur  les 
collines  de  Reichshofen,'  et  l'infanterie  fit 
halte  au  milieu  de  la  vallée. 

•  Il  y  eut  encore  une  délibération,  puis  toute 
l'infanterie  se  rangea  en  trois  colonnes; 
l'une  passa  sur  la  gauche,  dans  la  gorge  de 
Réebach,  les  deux  autres  se  mirent  en  marche 
sur  les  retranchements  l'arme  au  bras. 

1  Le  général  Hoche,  avec  quelques  oiTiciers, 
se  plaça  sur  une  petite  hauteur,  à  gauche  de 
la  vallée. 

■  Tout  ce  qui  suivit,  mes  chers  amis,  me 
semble  encore  un  rêve.  Au  moment  où  les 
colonnes  arrivaient  au  pied  de  la  côte,  un 


80 


ROMANS    NATIONAUX 


Combat  de  Frocs'cliwviller.  (Page  80.) 


horrible  fracas,  comme  une  espèce  de  déchi- 
rement épouvantable,  retentit;  tout  fui  cou- 
vert de  fumée  :  c'étaient  les  Prussiens  qui 
venaient  de  lâcher  leurs  batteries.  Une  se- 
conde après,  la  fumée  s'étant  un  peu  dissi- 
pée, nous  vîmes  les  Français  plus  haut  sur 
la  côte;  iis  allongeaient  le  pas,  des  quantités 
de  blessés  restaient  derrière,  les  uns  étendus 
sur  la  face,  les  autres  assis  et  cherchant  à  se 
relever, 

«  Pour  la  seconde  fois  les  Prussiens  tirèrent, 
puis  on  entendit  le  cri  terrible  des  Républi- 
cains :  «  A  la  baïonnelte!  »  El  toute  la  monta- 
gne se  mit  à  pétiller  comme  un  feu  de  char- 
bonnière où  l'on  donne  un  coup  de  pied.  Oi. 
ne  se  voyai*  plus,  parce  que  le  vent  poussait 
la  fumée  sut*  nous,  et  l'on  ne  pouvait  plus  se 


dire  un  mot  à  quatre  pas,  tant  la  fusillade, 
les  hommes  et  le  canon  tonnaient  et  hurlaient 
ensemble.  Sur  les  côtés,  les  chevaux  de  notre 
cavalerie  hennissaient  et  voulaient  partir; 
ces  animaux  sont  vraiment  sauvages,  ils  ai- 
ment le  danger,  on  avait  mille  peines  à  les 
retenir. 

"'  De  temps  en  temps  il  se  faisait  un  trou  dans 
la  fumée,  alors  on  voyait  les  Républicains 
cramponnés  aux  palissades  comme  une  four- 
milière ;  les  uns,  à  coup  de  crosse,  essayaient 
de  renverser  les  retranchements,  d'autres 
cherchaieut'un  passage;  les  commandants  à 
cheval,  l'épée  en  l'air,  animaient  leurs  hom- 
mes, et  de  l'autre  côté  les  Prussiens  lançaient 
des  coups  de  baïonnette,  lâchaient  leurs  fusils 
dans  le  tas,  ou  levaient  des  deux  mains  leuis 


MADAME    THERESE 


Enfin  je  vis  l'oncle  ;  il  était  à  cheval  sur  Rappel.  {Page  83.) 


grands  refouloirs  comme  des  massues  pour 
assommer  les  gens.  C'était  effiayant!  Une 
seconde  après,  un  autre  coup  de  vent  cou- 
vrait tout,  et  l'on  ne  pouvait  savoir  comment 
cela  finirait. 

«  Le  général  Hoche  envoyait  ses  officiers 
l'un  après  l'autre  porter  de  nouveaux  ordres; 
ils  partaient  comme  le  vent  dans  la  fumée, 
on  aurait  dit  des  ombres.  Mais  la  bataille  se 
prolongeait  et  les  Républicains  commen- 
çaient à  reculer,  quand  le  général  descendit 
lui-même  ventre  à  terre  ;  dix  minutes  après, 
le  chant  de  la  Marseillaise  couvrait  tout  le 
tumulte,  ceux  qui  avaient  reculé  revenaient 
à  la  charge. 

•  La  seconde  attaque  commença  plus  fu- 
rieuse que  la  première.   Les  canons  seuls 


tonnaient  encore  et  renversaient  des  files 
d'hommes.  Tous  les  Républicains  s'avan- 
çaient en  masse,  Hoche  au  milieu  d'eux.  Nos 
batteries  tiraient  aussi  sur  les  Prussiens.  Ce 
qui  se  passa  quand  les  Français  furent  encore 
une  fois  près  des  palissades  est  quelque 
chose  d'impossible  à  décrire.  Si  le  père  Adam 
Schmitt  avait  été  avec  nous,  il  aurait  vu  ce 
qu'on  peut  appeler  une  terrible  bataille.  Les 
Prussiens  montrèrent  là  qu'ils  étaient  les 
soldats  du  grand  Frédéric;  baïonnettes  contre 
baïonnettes,  tantôt  les  uns,  tantôt  les  autres 
reculaient  ou  poussaient  en  avant. 
«  Mais  ce  qui  décida  la  victoire  pour  les  Ré- 
publicains, ce  fut  l'arrivée  de  leur  troisième 
colonne  sur  les  hauteurs,  à  gauche  des  re- 
tranchements; elle  avait  tourné  le  Réebach 


23 


S3 


82 


ROMANS    NATIONAUX. 


et  sortait  du  bois  au  pas  de  course.  Alors  il 
fallut  bien  quitter  la  partie;  les  Prussiens, 
pris  des  deux  côtés  à  la  fois,  se  retirèrent, 
abandonnant  dix-huit  pièces  de  canon,  vingt- 
quatre  caissons  et  leurs  retranchements 
pleins  de  blessés  et  de  morts.  Ils  se  dirigèrent 
du  côté  de  Wœrth,  et  nos  dragons,  nos  hus- 
sards, qui  ne  se  possédaient  plus  d'impa- 
tience, partirent  enfin  courbés  sur  leurs 
selles,  comme  un  mur  qui  s'ébranle.  Nous 
apprîmes  le  même  soir  qu'ils  avaient  fait 
douze  cents  prisonniers  et  remporté  six  ca- 
nons. 

«  Voilà,  mes  chers  amis,  ce  qu'on  appelle  le 
combat  de  Wœrth  et  de  Frœschwiller,  dont 
la  nouvelle  a  dû  vous  parvenir  au  moment 
où  je  vous  écris,  et  qui  restera  toujours  pré- 
sent à  ma  mémoire. 

«  Depuis  ce  moment,  je  n'ai  rien  vu  de  nou- 
veau ;  mais  que  d'ouvrage  nous  avons  eu  ! 
Jour  et  nuit  il  a  fallu  couper,  ti'ancher,  am- 
puter, tirer  des  halles  ;  nos  ambulances  sont 
encombrées  de  blessés  :  c'est  une  chose  bien 
triste. 

«  Cependant,  le  lendemain  de  la  victoire, 
l'armée  s'était  portée  en  avant.  Quatre  jours 
après,  nous  avons  appris  que  les  conven- 
tionnels Lacoste  et  Baudot,  ayant  reconnu 
que  la  rivalité  de  Hoche  et  de  Pichegru  nui- 
sait aux  intérêts  de  la  République,  avaient 
donné  le  commandement  à  Hoche  tout  seul, 
et  que  celui-ci,  se  voyant  à  la  tête  des  deux 
armées  du  Rhin  et  de  la  Moselle,  sans  perdre 
une  minute,  en  avait  profité  pour  attaquer 
Wurmser  sur  les  lignes  de  Wissembourg; 
qu'il  l'avait  battu  complètement  au  Gaisberg, 
de  sorte  qu'à  cette  heure,  les  Prussiens  sont 
en  retraite  sur  Mayence,  les  Autrichiens  sur 
Gemersheim,  et  que  le  territoire  de  la  Ré- 
publique est  débarrassé  de  tous  ses  ennemiis. 
«  Quant  à  moi,  je  suis  maintenant  à  Wissem- 
bourg, accablé  d'ouvrage;  madame  Thérèse, 
le  petit  Jean  et  les  restes  du  1""  bataillon  oc- 
cupent la  place,  et  l'armée  marche  sur  Lan- 
dau, dont  l'heureuse  délivrance  fera  l'admi- 
ration des  siècles  futurs. 
•  Bientôt,  bientôt,  mes  chers  amis,  nous 
suivrons  l'armée,  nous  passerons  par  Anstatt, 
couronnés  des  palmes  de  la  victoire  ;  nous 
pourrons  encore  une  fois  vous  serrer  sur  nos 
cœurs,  et  célébrer  avec  vous  le  triomphe  de 
la  justice  et  de  la  liberté. 
«  0  chère  liberté  !  rallume  dans  nos  âmes  le 
feu  sacré  dont  brûlèrent  jadis  tant  de  héros; 
forme  au  milieu  de  nous  des  générations  qui 
leur  ressemblent  ;  que  le  cœur  de  tout  ci- 
toyen tressaille  à  ta  voix  ;  inspire  le  sage  qui 
médite  ;  porte  l'homme  courageux  aux  actions 


«  héroïques;  anime  le  guerrier  d'un  enthou- 
«  siasme  sublime  ;  que  les  despotes  qui  divi- 
«  sent  les  nations  pour  les  opprimer  disparais- 
«  sent  de  ce  monde,  et  que  la  sainte  fraternité 
«  réunisse  tous  les  peuples  de  la  terre  dans  une 
•  même  famille  ! 

«  Avec  ces  vœux  et  ces  espérances,  la  bonne 
t  madame  Thérèse,  petit  Jean  et  moi  nous  vous 
«  embrassons  de  cœur. 

•  Jacob  Wagner. 

«  P.  S.  —  Petit  Jean  recommande  à  son  ami 
«  Fritzel  d'avoir  bien  soin  de  Scipio.  » 

La  lettre  de  l'oncle  Jacob  nousremplit  tousde 
joie,  et  l'on  peut  s'imaginer  avec  quelle  impa- 
tience nous  attendîmes  dès  lors  le  1"  bataillon. 

Cette  époque  de  ma  vie,  quiind  j'y  pense,  me 
produit  l'effet  d'une  fêle  ;  chaque  jour  nous 
apprenions  quelque  chose  de  nouveau  :  après 
l'occupation  de  Wissembourg,  la  levée  du  siège 
de  Landau,  puis  la  prise  de  Lauterbourg,  puis 
celle  de  Kaiserslautern,  puis  l'occupation  de 
Spire,  où  les  Français  recueillirent  un  grand 
butin,  que  Hoche  fit  transporter  à  Landau, 
pour  indemniser  les  habitants  de  leurs  pertes. 

Autant  les  gens  du  village  avaient  crié  contre 
nous,  autant  alors  ils  nous  tenaient  en  vénéra- 
tion. Il  était  même  question  de  mettre  KofTel 
du  conseil  municipal  et  de  nommer  le  mauser 
bourgmestre  ;  on  ne  savait  pas  pourquoi,  car 
personne  jusqu'alors  n'avait  eu  cette  idée;  mais 
le  bruit  commençait  à  se  répandre  que  nous 
allions  redevenir  Français,  que  nous  avions  été 
Français  quinze  cents  ans  auparavant,  et  que 
c'était  une  abomination  de  nous  avoir  tenus  si 
longtemps  en  esclavage. 

Richter  avait  pris  la  fuite,  sachant  bien  ce 
qui  l'attendait,  et  Joseph  Spick  ne  sortait  plus 
de  sa  baraque. 

Chaque  jour,  les  gens  de  la  grande  rue  regar- 
daient sur  la  côte  pour  voir  arriver  les  vérita- 
bles défenseurs  de  la  patrie  ;  malheureusement 
la  plupart  suivaient  la  route  de  Wissembourg 
à  Mayence,  laissant  Anstatt  sur  leur  gauche, 
dans  la  montagne  ;  on  ne  voyait  passer  que  des 
traînards,  qui  coupaient  au  court  par  la  tra- 
verse du  Bourgerwald.  Cela  nous  désolait,  et 
nous  finissions  par  croire  que  notre  bataillon 
n'arriverait  jamais,  lorsqu'une  après-midi  le 
mauser  entra  tout  essoufQé  en  criant  ; 

«  Les  voilà...  ce  sont  eux  I  » 

Il  revenait  des  champs,  la  pioche  sur  l'épaule, 
et  de  loin  il  avait  vu  sur  la  route  une  foule  de 
soldats.  Tout  le  village  savait  déjà  la  nouvelle, 
tout  le  monde  sortait.  Moi,  ne  me  possédant 
plus  d'enthousiasme,  je  courus  à  la  rencontre 
de  notre  bataillon,  avec  Hans  Aden  et  Frantz 


MADAME  THÉRÈSE. 


83 


Sépel,  que  je  rencontrai  sur  la  route.  11  fai- 
sait du  soleil,  la  neige  fondait,  les  flaques  de 
boue  éclataient  autour  de  nous  comme  des 
obus  à  chaque  pas  ;  mais  nous  n'y  prenions  pas 
garde,  et  durant  une  demi-heure  nous  ne  ces- 
sâmes point  de  galoper.  La  moitié  du  village, 
hommes,  femmes,  enfants,  nous  suivaient  en 

criant:  «  Ils  arrivent! ils  arrivent!  »  Les 

idées  des  gens  changent  d'une  façon  singulière, 
tout  le  monde  était  alors  ami  de  la  République. 

Une  fois  sur  la  montée  du  Birkenwald,  Hans 
Aden,  Frantz  Sépel  et  moi  nous  vîmes  enfin 
notre  bataillon  qui  s'approchait  à  mi-côte,  le 
sac  au  dos,  le  fusil  sur  l'épaule,  les  officiers 
derrière  les  compagnies.  Plus  loin,  sur  le  grand 
pont,  défilaient  les  voitures.  Tout  cela  s'avan- 
çait en  sifflant,  en  causant,  comme  les  soldats 
en  route;  l'un  s'arrêtait  pour  allumer  sa  pipe, 
l'autre  donnait  un  coup  d'épaule  pour  relever 
son  sac;  on  entendait  des  voix  glapissantes, 
des  éclats  de  rire,  car  les  Français  sont  ainsi, 
quand  ils  marchent  en  troupe,  il  leur  faut  tou- 
jours des  histoires  et  de  joyeux  propos  pour 
entretenir  leur  bonne  humeur. 

Moi,  dans  cette  foule  je  ne  cherchais  des 
yeux  que  l'oncle  Jacob  et  madame  Thérèse;  il 
me  fallut  quelque  temps  pour  les  découviùr  â 
la  queue  du  bataillon.  Enfin  je  vis  l'oncle,  il 
était  derrière,  à  cheval  sur  Rappel.  J'eus  d'abord 
de  la  peine  à  le  reconnaître,  car  il  avait  un 
grand  chapeau  républicain,  un  habit  à  revers 
rouges  et  un  grand  sabre  à  fourreau  de  fer; 
cela  le  changeait  d'une  façon  incroyable,  il 
paraissait  beaucoup  plus  grand;  mais  je  le  re- 
connus tout  de  même,  ainsi  que  madame  Thé- 
rèse sur  sa  charrette  couverte  de  toile,  avec 
son  même  chapeau  et  sa  même  cravate;  elle 
avait  les  joues  roses  et  les  yeux  brillants; 
Voncje  chevauchait  près  d'elle,  ils  causaient 
«nsen.ble' 

Je  reconnus  aussi  le  petit  Jean,  que  je  n'a- 
vais vu  qu'une  fois;  il  marchait,  un  large  bau- 
drier orné  de  baguettes  en  travers  de  la  poi- 
trine, les  bras  couverts  de  galons,  et  son  sabre 
ballottant  derrière  les  jambes.  Et  le  comman- 
dant, et  le  sergent  Laflôche,  et  le  capitaine  que 
j'avais  conduit  dans  notre  grenier,  et  tous  les 
soldats,  oui,  presque  tous  je  les  reconnaissais, 
il  me  semblait  être  dans  une  grande  famille;  et 
le  drapeau  couvert  de  toile  cirée  me  faisait 
aussi  plaisir  à  voir. 

Je  courais  à  travers  tout  le  monde,  Hans  Aden 
et  Frantz  Sépel  avaient  déjà  trouvé  des  cama- 
rades, moi,  je  marchais  toujours,  j'étais  à 
trente  pas  de  la  charrette  et  j'allais  appeler  ; 
•  Oncle!  oncle!  »  quand  madime  Thérèse,  se 
penchan  t  par  hasard ,  s'écria  d'une  voix  joyeuse: 

■  Voici  Scipiol  • 


Dans  le  même  instant,  Scipio,  que  j'avais 
oublié  chez  nous,  tout  effaré,  tout  crotté,  sau- 
tait dans  la  voiture. 

Aussitôt  petit  Jean  s'écria  : 

«  Scipio!  • 

Et  le  brave  caniche,  après  avoir  passé  deux 
ou  trois  fois  ses  grosses  moustaches  sur  les 
joues  de  madame  Thérèse,  bondit  à  terre  et  se 
mit  à  danser  autour  de  petit  Jean,  aboyant, 
poussant  des  cris  et  se  démenant  comme  un 
bienheureux . 

Tout  le  bataillon  l'appelait  : 

«  Scipio,  ici!...  Scipio!...  Scipiol  » 

L'oncle  venait  de  m'apercevoir  et  me  tendait 
les  bras  du  haut  de  son  cheval.  Je  m'accrochai 
à  sa  jambe,  il  me  leva  et  m'embrassa  ;  je  sentis 
qu'il  pleurait  et  cela  m'attendrit.  Il  me  tendit 
ensuite  à  madame  Thérèse,  qui  m'attira  dans 
sa  charrette  en  me  disant  ; 

«  Bonjour,  Fritzel.  » 

Elle  paraissait  bien  heureuse  et  m'embras- 
sait les  larmes  aux  yeux. 

Presque  aussitôt  le  mauser  et  Koffel  arrivè- 
rent, donnant  des  poignées  de  main  à  l'oncle  ; 
puis  les  autres  gens  du  village,  pêle-mêle  avec 
les  soldats,  qui  remettaient  aux  hommes  leuis 
sacs  et  leurs  fusils  pour  les  porter  en  triomphe, 
et  qui  criaient  aux  femmes  : 

«  Hé!  la  grosse  mère!...  La  jolie  fille...  par 
ici...  par  ici!  » 

C'était  une  véritable  confusion,  tout  le  monde 
fraternisait,  et  au  milieu  de  tout  cela,  c'était 
encore  petit  Jean  et  moi  qui  paraissions  les 
plus  heureux, 

•  Embrasse  petit  Jean,  »  me  criait  l'oncle. 

—  Embrasse  Fritzel,  »  disait  madame  Thé- 
rèse à  son  frère. 

El  nous  nous  embrassions,  nous  nous  regar- 
dions émerveillés. 

«  Il  me  plaît,  cria  petit  Jean,  il  a  l'air  bon 
enfant. 

—  Toi,  tu  me  plais  aussi,  »  lui  dis-je,  tout 
fier  de  parler  en  français. 

Et  nous  marchions  bras  dessus  bras  dessous, 
tandis  que  l'oncle  et  madame  Thérèse  se  sou- 
riaient l'un  à  l'autre. 

Le  commandant  me  tendit  aussi  la  main  en 
disant  : 

•  Hé!  docteur  Wagner,  voici  votre  défen- 
seur. —  Tu  vas  toujours  bien,  mon  brave? 

—  Oui,  commandant. 

—  A  la  bonne  heure!  » 

C'est  ainsi  que  nous  arrivâmes  aux  premières 
maisons  du  village.  Alors  on  s'arrêta  quelques 
instants  pour  se  mettre  en  ordre;  petit  Jean 
accrocha  son  tambour  sur  sa  cuisse,  et  le  com- 
mandant ayant  crié  :  «  En  avant,  marche!  » 
les  tambours  retentirent. 


84 


ROMANS  NATIONAUX. 


Nous  descendîmes  la  grande  rue,  marchant 
tous  au  pas  et  nous  réjouissant  d'une  entrée  si 
magnifique.  Tous  les  vieux  et  les  vieilles  qui 
n'avaient  pu  sortir  étaient  aux  fenêtres  et  se 
montraient  l'oncle  Jacob,  qui  s'avançait  d'un 
air  digne  derrière  le  commandant  entre  ses 
deux  aides.  Je  remarquai  surtout  le  père 
Schmitt,  debout  à  la  porte  de  sa  baraque;  il 
redressait  sa  haute  taille  voûtée  et  nous  regar- 
dait défiler  avec  un  éclair  dans  l'œil. 

Sur  la  place  de  la  fontaine  le  commandant 
cria  :  «  Halte  I  »  On  mit  les  fusils  en  faisceaux, 
et  tout  le  monde  se  dispersa,  les  uns  à  droite, 
les  autres  à  gauche;  chaque  bourgeois  voulait 
avoir  un  soldat,  tous  voulaient  se  réjouir  du 
triomphe  de  la  République  une  et  indivisible; 
mais  ces  Français,  avec  leurs  mines  joyeuses, 
suivaient  de  préférence  les  jolies  filles. 

Le  commandant  vint  avec  nous.  La  vieille 
Lisbeth  était  déjà  sur  la  porte,  ses  longues 
mains  levées  au  ciel,  et  criait  : 

•  Ah!  madame  Thérèse...  ah!  monsieur  le 
docteur!...  » 

Ce  furent  de  nouveaux  cris  de  joie,  de  nou- 
velles embrassades.  Puis  nous  entrâmes,  et  le 
festin  de  jambon,  d'andouilles  et  de  grillades 
arrosées  de  vin  blanc  et  de  vieux  bourgogne 
commença  :  Roffel,  le  mauser,  le  commandant, 
l'oncle,  madame  Thérèse,  petit  Jean  et  moi,  je 
vous  laisse  à  penser  quelle  table,  quel  appétit, 
quelle  satisfaction! 

Tout  ce  jour-là  le  1"  bataillon  resta  chez 
nous;  puis  il  lui  fallut  poursuivre  sa  route,  car 
ses  quartiers  d'hiver  étaient  à  Hacmatt,  à  deux 
petites  lieues  d'Anstatt.  L'oncle  resta  au  village, 
i\  déposa  son  grand  sabre  et  son  grand  chapeau; 
mais  depuis  ce  moment  jusqu'au  printemps,  il 


ne  se  passa  pas  de  jour  qu'il  ne  fût  en  route 
pour  Hacmatt  :  il  ne  pensait  plus  qu'à  Hac- 
matt. 

De  temps  en  temps  madame  Thérèse  venait 
aussi  nous  voir  avec  petit  Jean  ;  nous  riions, 
nous  étions  heureux,  nous  nous  aimions! 

Que  vous  dirai-je  encore?  Au  printemps, 
quand  commence  à  chanter  l'alouette,  un  jour 
on  apprit  que  le  1"  balaillon  allait  partir  pour 
la  Vendée.  Alors  l'oncle,  tout  pâle,  courut  à 
l'écurie  et  monta  sur  son  Rappel;  il  partit 
ventre  à  terre,  la  tête  nue,  ayant  oublié  de 
mettre  son  bonnet. 

Que  se  passa-t-il  à  Hacmatt?  Je  n'en  sais 
rien;  mais  ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  le  len- 
demain l'oncle  fier  comme  un  roi,  revint  avec 
madame  Thérèse  et  petit  Jean,  qu'il  y  eut 
grande  noce  chez  nous,  embrassades  et  réjouis- 
sances. Huit  jours  après,  le  commandant  Du- 
chêne  arriva  avec  tous  les  capitaines  du  batail- 
lon. Ce  jour-là,  les  réjouissances  furent  encore 
plus  grandes.  Madame  Thérèse  et  l'oncle  se 
rendirent  à  la  mairie,  suivis  d'une  longue  file 
de  joyeux  convives.  Le  mauser,  qu'on  avait 
nommé  bourgmestre  à  l'élection  populaire, 
nous  attendait,  son  écharpe  tricolore  autour 
des  reins.  11  inscrivit  l'oncle  et  madame  Thé- 
rèse sur  un  gros  registre,  à  la  satisfaction  uni- 
verselle; et  dès  lors  petit  Jeau  eut  un  père,  et 
moi  j'eus  une  bonne  mère,  dont  je  ne  puis  me 
rappeler  le  souvenir  sans  répandre  des  larmes. 

J'aurais  encore  bien  des  choses  à  vous  dire... 
mais  c'est  assez  pour  une  fois.  Si  le  Seigneur 
Dieu  le  permet,  uij  jour  nous  reprendrons  cette 
histoire,  qui  finit,  comme  toutes  les  autres, — 
par  des  cheveux  blancs  et  les  derniers  adieux 
de  ceux  qu'on  aime  le  plus  au  monde. 


FIN    DK    ilADAME    THERESE 


POURQUOI  HUNEBOURG  NE  FUT  PAS  RENDU. 


85 


POURQUOI  HUNEBOURG  NE  FUT  PAS  RENDU 


ÉPISODE   DE   i8i5 


Le  fort  de  Hunehourg,  taillé  dans  le  roc  à  la 
cime  d'un  pic  escarpé,  domine  toute  celte  bran- 
che secondaire  des  Vosges  qui  sépare  la  Meur- 
the,  la  Moselle  et  la  Bavière  rhénane  du  bassin 
d'Alsace. 

En  1815,  le  commandement  de  Hunebourg 
appartenait  à  Jean-Pierre  Noël ,  ex-sergent- 
major  aux  fusiliers  de  la  garde,  amputé  de  la 
jambe  gauche  à  Bautzen  et  décoré  sur  le  champ 
de  bataille. 

Ce  digne  commandant  était  un  homme  de 
cinq  pieds  deux  pouces.  Il  avait  une  jolie  pe- 
tite bedaine,  de  bonnes  grosses  lèvres  sen- 
suelles et  de  grands  yeux  gris  pleins  d'é- 
nergie. 

Au  moral,  Jean-Pierre  Noël  aimait  à  rire.  Il 
aimait  aussi  le  bourgogne  «  pelure  d'oignon,  • 
le  jambon  et  les  andouilles  cuites  dans  leur 
jus. 

Ce  digne  commandant  avait  sous  ses  ordres 
une  compagnie  de  vétérans,  la  plupart  secs  et 
maigres  comme  des  râbles,  portant  de  longues 
capotes  grises  et  prisant  du  tabac  de  contre- 
bande. On  les  voyait  errer  sur  les  remparts, 
regarder  dans  l'abime,  se  dessécher  au  soleil; 
l'aspect  du  ciel  bleu,  de  l'horizon  bleu,  ainsi 
que  l'eau  claire  de  la  citerne,  avaient  imprimé 
sur  leurs  fronts  le  sceau  d'une  incurable  mé- 
lancolie. 

Telle  était  l'existence  pleine  de  variété  des 
habitants  de  Hunebourg,  lorsque  le  22  juin 
1815,  vers  cinq  heures  de  l'après-midi,  le  com- 
mandant Jean-Pierre  donna  tout  à  coup  l'ordre 
de  battre  le  rappel  et  de  faire  mettre  la  garni- 
son sous  les  armes.  Il  descendit  ensuite  dans  la 
cour  de  la  caserne,  son  grand  chapeau  à  cornes 
sur  l'oreille,  ses  longues  moustaches  retrous- 
sées et  la  main  droite  dans  son  gilet. 

«  Mes  enfants,  s'écria-t-il  en  s'arrêtant  de- 
vant le  front  de  la  compagnie,  vous  êtes  dans 
le  chemin  de  l'honneur  et  de  la  gloire.  Allez 
toujours,  et  vous  arriverez,  c'est  moi  qui  vous  le 
prédis  !  — Je  reçois  à  l'instant  du  général  Rapp, 
commandant  le  cinquième  corps,  une  dépêche 
qui  m'informe  que  soixante  mille  Russes,  Au- 
trichiens, Bavarois  et  Wurtembergeois,  sous  les 
ordres  du  généralissime  prince  de  Schwart- 
zenberg,  viennent  de  franchir  le  Rhin  à  Op- 


penheim.  L'ennemi  n'est  plus  qu'à  trois  jour- 
nées de  marche.  Il  paraît  même  que  les 
cosaques  ont  déjà  poussé  des  reconnaissances 
jusque  dans  nos  montagnes  : — Nous  allons  nous 
regarder  dans  le  blanc  des  yeux  !...' 

'  Mes  enfants,  je  compte  sur  vous,  comme 
vous  comptez  sur  moi.  Nous  ferons  sauter  la 
bicoque,  plutôt  que  de  nous  rendre,  cela  va  sans 
dire;  mais  en  attendant  il  s'agit  d'approvisiim- 
ner  la  place.  Pas  de  rations,  pas  de  soldats  .. 
les  moyens  d'existence  avant  tout...  c'est  mon 
principe  !  Sergent  Fargès,  vous  allez  vous  ren- 
dre, avec  trente  hommes,  dans  tous  les  hameaux 
et  villages  des  environs,  à  trois  lieues  du  fort. 
Vous  ferez  main  basse  sur  le  bétail ,  sur  les 
comestibles,  sur  toutes  les  substances  liquides 
ou  solides,  capables  de  soutenir  le  moral  de  la 
garnison.  Vous  mettrez  en  réquisition  toutes 
les  charrettes,  pour  le  transport  des  vivres, 
ainsi  que  les  chevaux,  les  ânes,  les  bœufs.  Si 
nous  ne  pouvons  pas  les  nourrir,  ils  nous 
nourriront! — Dès  que  le  convoi  sera  formé, 
vous  regagnerez  la  place,  en  suivant  autant 
que  possible  les  hauteurs.  Vous  chasserez  de- 
vant vous  le  bétail  avec  ordre  et  discipline, 
ayant  toujours  bien  soin  qu'aucune  bête  ne 
s'écarte  :  ce  serait  autant  de  perdu.  Si  par 
hasard  un  tourbillon  de  cosaques  cherche  à 
vous  envelopper,  vous  ne  lâcherez  pas  prise. . . 
au  contraire...  une  partie  de  l'escorte  leur  fera 
face,  et  l'autre  poussera  le  troupeau  sous  les 
canons  du  fort.  De  cette  manière,  ceux  d'entre 
vous  qui  seront  tués,  auront  la  consolation  de 
penser  que  les  autres  se  portent  bien,  et  qu'ils 
conservent  des  vivres  pour  soutenir  le  siège. 
On  admirera  leur  conduite  de  siècle  en  siècle, 
et  la  postérité  dira  d'eux  :  »  Jacques,  André  , 
Joseph,  étaient  des  braves!..,  » 

Des  cris  frénétiques  de  :  •  Vive  l'Empereur  ! 
vive  le  commandant!  •  accueillirent  cette  ha- 
rangue. —  Le  tambour  battit;  Fargès  tira  ma- 
jestueusement son  sabre,  fit  ranger  sa  petite 
troupe  en  colonne  et  commanda  le  départ. 

Les  vétérans,  pleins  d'ardeur,  partirent  du 
pied  gauche,  et  Jean-Pierre  Noël,  les  bras  croi- 
sés sur  la  poitrine  et  la  jambe  de  bois  en  avant, 
les  suivit  du  regard  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent 
disparu  derrière  l'esplanade. 


ROMANS  NATIONAUX. 


Après  avoir  gravi  les  pentes  hoisées  du  Hom- 
berg,  qui  dominent  les  trois  villages  de  Hâ- 
zenbruck,  de  Véchenbach  et  de  Rôsenvein,  la 
petite  troupe  de  F argès  avait  fait  halte  sur  le 
plateau  de  la  Roche-Creuse.  Il  était  environ 
neuf  heures  du  soir.  La  lune  commençait  à 
poindre  derrière  les  hautes  sapinières.  Fargès 
et  le  caporal  Lombard,  assis  au  pied  d'un 
arbre,  le  fusil  entre  les  jambes,  discutaient 
leur  plan  d'attaque,  lorsqu'une  clameur  con- 
fuse monta  subitement  des  profondeurs  de 
la  vallée.  Le  sergent  se  leva  tout  surpris  et 
regarda  Lombard  ;  celui-ci,  rapide  comme  la 
pensée,  mit  un  genou  à  terre  et  colla  son 
oreille  contre  le  pied  de  l'arbre.  A  le  voir, 
immobile  au  milieu  des  ténèbres,  retenant  son 
haleine  pour  saisir  le  moindre  murmure,  on 
eût  dit  un  vieux  loup  à  raffut. 

Cependant  nul  autre  bruit  que  le  vague  fré- 
missement du  feuillage  ne  se  faisant  entendre, 
il  allait  se  relever,  quand  un  soufQe  de  la  brise 
apporta  de  nouveau  du  fond  de  la  gorge  le  tu- 
multe qu'ils  avaient  perçu  d'abord,  mais  cette 
fois  beaucoup  plus  distinct.  C'était  le  roulement 
confus  que  produit  la  marche  d'un  troupeau, 
accompagné  des  sons  champêtres  d'une  trompe 
d'écorce.  e 

Le  caporal  se  releva  lentement;  un  éclat 
de  rire  étouffé  fendait  sa  bouche  jusqu'aux 
oreille?,  et  ses  yeux  scintillaient  dans  l'ombre  : 

•  Nous  les  tenons  1  dit*il...  hé  !  hé  !  hé  !  nous 
les  tenons  ! 

—Qui  ça? 

— Les  paysans]  Ah  !  les  gueux  !  ils  se  sauvent 
dans  les  bois  avec  leur  bétail.  On  leur  a  donné 
l'éveil...  Quelle  chance!...  Quelle  chance!...  » 

Puis,  sans  autre  commentaire,  il  se  ghssa 
presque  à  quatre  pattes  entre  les  broussailles. 
On  vit  les  vétérans  se  dresser  un  à  un,  saisir 
leurs  fusils  et  disparaître  derrière  les  sapins. 
Les  sentinelles  imilèrent  ce  mouvement,  et  rien 
ne  bougea  plus  dans  le  fourré. 

La  petite  troupe  se  tenait  cachée  depuis  un 
quart  d'heure,  lorsque  deux  montagnards  pa- 
rurent au  fond  des  pâles  clairières.  Ils  gravis- 
saient le  ravin  à  pas  lents.  Quand  ils  eurent 
atteint  la  i-oche  plate,  ils  s'arrêtèrent  pour  res- 
pirer et  reprendre  la  suite  d'une  conversation 
interrompue. 

Le  premier  était  grand  et  maigre;  il  avait  un 
immense  parapluie  sous  le  bras  gauche,  un  tri- 
corne posé  sur  l'occiput,  et  le  profil  d'un  veau 
qui  tette. 

Le  second ,  également  coiffé  d'un  tricorne, 
faisait  face  à  Lombard ,  et  la  lune  éclairait  en 
plein  sa  figure  fine  et  astucieuse  :  son  nez 
pointu,  ses  yeux  vifs,  ses  lèvres  sarcastiquês 
et   tout  l'ensemble  de  sa    petite   personne, 


annonçaient   quelque   diplomate  de   village. 

«  Monsieur  le  maire,  dit  le  petit  homme  au 
grand  maigre,  vous  avez  tort  de  vous  chagri- 
ner. Votre  place  est  à  vous...  Pétrus  Schrnilt 
ne  l'aura  pas  ! 

— Ça  dépend,  Daniel,  il  pourra  dire  que  j'ai 
emmené  les  bestiaux  du  village,  pour  empêcher 
la  garnison  d'avoir  des  vivres...  et  pour  la  faire 
périr  de  famine... 

— Ah  bah!  vous  n'y  êtes  pas.  Ecoutez,  mon- 
sieur le  maire.  Si  le  roi  —  ici  le  petit  homme 
souleva  son  chapeau  d'un  geste  respectueux — 
si  notre  bon  roi  revient,  vous  direz  :  «  J'ai  sauvé 
les  bestiaux  du  village,  pour  que  la  garnison 
ne  puisse  pas  les  avoir,  et  qu'elle  rende  la 
place  aux  armées  de  notre  bon  roi  Louis!  » 
Alors,  monsieur  le  préfet  dira  :  «  Oh  !  le  brave 
homme...  le  brave  homme...  qui  aime  l'hon- 
neur de  son  vrai  maître  !  »  On  vous  enverra  la 
croix...  voilà...  c'est  sûr! 

—  La  croix,  Daniel?...  la  croix  avec  la  pen- 
sion ? 

— Je  crois  bien...  avec  la  pension... 

— Oui...  mais,  balbutia  le  maire,  si...  si  l'au- 
tre enfonce  notre  bon  roi...  notre  vrai  roi... 

— Halte!  halte  là,  monsieur  le  maire;  Usera 
roi  pour  de  vrai,  s'il  est  le  plus  fort.  Mais  si 
notre  grand  empereur  enfonce  les  ennemis 
de  la  patrie,  eh  bien,  vous  direz  :  «  J'ai  sauvé 
les  bestiaux  du  village  pour  que  les  kaiserhcks, 
les  Cosaques  ne  puissent  pas  les  avoir!...  »  Alors 
le  préfet  du  grand  empereur — nouveau  salut — 
dira:  «  Oh  !  le  bon  maire...  l'honnête  citoyen... 
il  faut  lui  envoyer  la  croix  !»  Et  ça  fait  que  vous 
aurez  toujours  la  croix,  et  que  nous  garderons 
nos  bestiaux. 

— Tu  as  raison,  Daniel,  reprit  le  grand  mai- 
gre d'un  air  convaincu.  Pourquoi  est-ce  que 
je  n'attraperais  pas  la  croix  tout  comme  un 
autre,  puisque  je  sauve  les  bestiaux  de  la  com- 
mune' 

— Pardieu,  monsieur  le  maire,  il  y  en  a  plus 
d'un  qui  ne  l'a  pas  gagnée  autant  que  vous. 
Et  c'est  le  Schmitt  qui  sera  vexé!... 

— Hé!  hé!  hé!  il  aura  un  bec  comme  ça,  fit 
le  maire,  en  appliquant  la  pomme  de  son  para- 
pluie au  bout  de  son  nez. 

En  ce  moment,  deux  grands  bœufs  dé- 
bouchèrent sous  le  dôme  des  sapinières  ;  ils 
marchaient  de  ce  pas  grave  et  solennel  qui 
semble  indiquer  le  sentiment  de  la  force;  puis 
derrière  eux  arriva  lentement  une  longue  file 
de  génisses,  de  vaches,  de  chèvres,  mugissant, 
bêlant,  nasillant;  et  enfin,  la  moitié  du  village 
de  Hâzenbruck,  femmes,  vieillards,  petits  en- 
fants :  les  uns  accroupis  sur  leurs  vieux  chevaux 
de  labour,  les  autres  à  la  mamelle,  ou  pendus 
à  la  robe  de  leur  mère.  Les  pauvres  gens 


POURQUOI  IIUNEBOURG  NE  FUT  PAS  RENDU. 


87 


avançaient  clopin-clopaBt ,  ils  paraissaient 
bien  las,  bien  tristes;  mais  à  la  guerre  comme 
à  la  guerre  :  on  ne  peut  pas  avoir  toujours  ses 
aises. 

La  troupe  atteignit  enfin  le  plateau.  U  ne 
restait  plus  qu'un  petit  nombre  de  traînards 
dispersés  sur  la  pente  du  ravin  ;  c'était  le  mo- 
ment de  faire  main  basse.  Fargès  et  Lombard 
échangèrent  un  coup  d'œil  dans  l'ombre.  Ils 
allaient  donner  le  signal,  lorsqu'un  cri  de  dé- 
tresse... un  cri  perçant  vola  de  bouche  en 
bouche  jvisqu'au  sommet  de  la  côte,  et  glaça 
d'épouvante  toute  la  caravane  : 

«  Les  Cosaques!...  les  Cosaques!...  » 

Alors  ce  fut  une  scène  étrange  ;  Fargès  s'é- 
lança derrière  le  rideau  de  feuillage  pour  dis- 
tribuer de  nouveaux  ordres.  On  entendit  le 
bruit  sec  et  rapide  des  batteries ,  puis  de  ce 
côté  tout  rentra  dans  le  silence. 

Quant  aux  fugitifs,  ils  n'avaient  pas  bougé  ; 
immobiles,  se  regardant  l'un  l'autre  la  bouche 
béante,  n'ayant  ni  la  force  de  fuir,  ni  le  cou- 
rage de  prendre  une  résolution,  ils  offraient 
l'image  de  la  terreur. 

Presque  aussitôt  Lombard  reconnut  anx  en- 
virons le  cri  rauque  des  Cosaques  ;  ils  accou- 
raient en  tous  sens,  à  travers  taillis,  halliers, 
broussailles.  A  les  voir  bondir  au  clair  de 
lune,  sur  leurs  petits  chevaux  bessarabiens, 
l'œil  en  feu,  les  naseaux  fumants,  la  crinière 
hérissée,  on  les  eût  pris  pour  une  bande  de 
loups  affamés  enveloppant  leur  proie.  Les 
bœufs  mugissaient,  les  femmes  sanglotaient, 
les  pauvres  mères  pressaient  leurs  enfants  sur 
leur  sein,  etlesBaskirs  resserraient  toujours 
le  cercle  de  leurs  évolutions,  pour  fondre  sur 
ce  groupe.  Enfin,  ils  se  massèrent  et  parti- 
rent en  ligne,  en  poussant  des  hourras  furieux. 
Tout  à  coup  le  sombre  feuillage  s'illumina 
comme  d'un  reflet  de  foudre,  un  feu  de  pelo- 
ton étendit  sa  nappe  rougeâtre  sur  le  plateau, 
et  la  montagne  parut  frissonner  de  surprise! 
Quand  la  fumée  de  cette  décharge  se  fut  dissi- 
pée, on  vit  les  Cosaques  en  déroute  chercher 
à  fuir  dans  la  direction  du  Graufthâl,  mais  là 
s'étendait  une  barrière  de  rochers  infranchis- 
sables. 

«  En  avant!...  Pas  de  quartier!...  .  cria 
Fargès. 

Les  vétérans,  animés  par  sa  voix,  se  préci- 
pitèrent à  la  poursuite  des  fuyards.  Le  com~ 
bat  fut  court.  Acculés  à  la  pointe  du  roc,  les 
soldats  de  Platoff  firent  volte-face  et  chargè- 
rent avec  la  furie  du  désespoir.  Cinquante 
coups  de  lance  et  de  baïonnette  s'échangèrent 
en  une  seconde.  Mais  dans  cet  étroit  espace, 
les  Cosaques ,  ne  pouvant  faire  manœuvrer 
leurs   chevaux,  furent  bientôt   écrasés.    Un 


seul  résista  jusqu'au  bout,  grand,  maigre,  à 
la  face  terne  et  cuivrée,  véritable  figure  mé- 
phistophélique,, il  était  recouvert  de  plusieurs 
peaux  de  mouton.  Lombard  en  enlevait  une 
à  chaque  coup  de  baïonnette. 

•  Canaille!  murmurait-il,  je  finirai  pourtant 
par  t'ailaquer  le  cuir. . .  • 

Il  se  trompait  ! . . .  Le  cosaque  bondit  au- 
dessus  de  sa  tête,  enlui  assénant  avecla crosse 
de  son  pistolet,  un  coup  terrible  sur  la  mâ- 
choire. Le  caporal  cracha  deux  dents,  arma 
son  fusil,  ajusta  le  Baskir  et  fit  feu.  Mais 
attendu  que  l'arme  n'était  pas  chargée,  l'autre 
disparut  sain  et  sauf,  en  ayant  encore  l'air  de 
se  moquer  de  lui  par  un  triple  hourrah! 

G'ef  1  ainsi  que  l'intrépide  Lombard,  après 
vingt-huit  ans  de  service  et  trente  campa- 
gnes, eut  la  mâchoire  fortement  ébranlée  par 
vm  sauvage  d'Ekatérinoslof,  qui  ne  possédait 
pas  même  les  premiers  principes  de  la  guerre. 

«  Sang  de  chien,  dit-il  avec  rage,  si  je  te 
tenais  !  » 

Fargès,  en  raffermissant  sa  baïonnette  toute 
gluante  de  sang,  promena  des  regards  étonnés 
autour  du  plateau  ;  les  habitants  de  Hâzenbruck 
avaient  disparu.  Leurs  bœufs  erraient  à  l'a- 
venture dans  les  halliers.  Quelques  chèvres 
grimpaient  le  long  de  la  côte.  Et  sauf  une 
vingtaine  de  cadavre  étendus  dans  les  bruyè- 
res, tout  respirait  le  calme  et  les  douceurs  de 
la  vie  champêtre.  Les  vétérans  eux-mêmes 
semblaient  surpiis  de  leur  facile  triomphe  ; 
car  excepté  Nicolas  Rabeau,  ancien  tambour- 
major  au  li°  de  ligne,  prévôt  d'armes,  de 
danse  et  de  grâces  françaises,  lequel  avait  eu 
la  gloire  d'être  embroché  par  un  cosaque  et  de 
rendre  l'âme  sur  le  champ  d'honneur,  à  cette 
exception  près,  tous  les  autres  en  étaient  quittes 
pour  des  horions. 

•  Ah  çà!  camarades,  dit  Fargès,  ce  grand 
pendard  de  cosaque  qui  vient  de  s'échapper, 
pourrait  gâter  nos  affaires.  Nos  provisions  sont 
complètes.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  simple,  c'est  de 
réunir  le  bétail  et  de  gagner  le  fort,  avant  que 
l'ennemi  ait  eu  le  temps  de  nous  barrer  le 
passage.  » 

Tout  le  monde  se  mit  aussitôt  à  l'œuvre,  et, 
dix  minutes  après,  la  petite  colonne,  poussant 
devant  elle  le  troupeau,  reprenait  le  chemin 
de  Hunebourg.  Vers  trois  heure?  du  matin,  elle 
était  sous  le  canon  du  fort. 

On  peut  se  figurer  la  satisfaction  de  Jean- 
Pierre  Noël,  lorsque  ayant  entendu  crier  les 
chaînes  du  pont-levis,  et  s'étant  mis  à  sa  fenê- 
tre, en  simple  manches  de  chemise,  il  vit  dé- 
filer toute  la  razzia...  marchant  •  avec  ordre 
et  discipline  •  comme  il  avait  eu  soin  de  lo 
recommander  à  Fargès. 


88 


ROMANS    NATIONAUX 


Le  caporal  ajusla  le  Baskir  et  fit  feu.  (Page  8T.) 


Le  caporal  Lombard,  gravement  assis  sur 
nne  vieille  rosse  à  moitié  grise,  son  grand 
chapeau  à  cornes  sur  l'oreille,  et  le  fusil  en 
sautoir,  formait  à  lui  seul  l'arrière-garde  delà 
colonnç. 

Le  brave  commandant  ne  se  sentait  plus  de 
joie.  Aussi  lorsque  trois  jours  plus  tard  l'ar- 
chiduc Jean  d'Autriche,  à  la  tête  d'un  corps  de 
six  mille  hommes ,  fit  sommer  la  place  de  se 
rendre,  avec  menace  de  la  bombarder  et  de  la 
détruire  de  fond  en  comble  en  cas  de  refus, 
Jean-Pierre  ne  put  s'empêcher  de  sourire.  Il  fit 
dresser  un  état  de  ses  provisions  de  bouche,  et 
l'adressa  sous  forme  de  réponse  au  général  au- 
trichien, ajoutant  : 

•  Qu'il  regrettait  de  ne  pouvoir  être  agréable 


à  Son  Altesse  ;  mais  qu'il  était  beaucoup  trop 
gourmand,  pour  quitter  une  place  si  bien  ap- 
provisionnée. Il  priait  conséquemment  Son  Al- 
tesse de  vouloir  bien  l'excuser....  etc.,  etc. 

«  Quant  à  votre  menace  de  bombarder  la 
forteresse  et  de  la  détruire  de  fond  en  comble, 
disait-il  en  terminant,  je  m'en  soucie  comme 
du  roi  Dagobert  !  » 

L'archiduc  Jean  d'Autriche  entendait  très- 
bien  le  français....  Il  avait,  de  plus,  un  faible 
pour  la  cuisine,  et  comprit  les  scrupules  de 
Jean-Pierre.  Aussi,  dès  le  lendemain,  il  re- 
monta tranquillement  la  vallée  de  la  Zorne.... 
après  avoir  fait  demi-tour  à  gauche  I 

Et  voilà  pourquoi  Hunebourg  ne  fut  pas 
rendu. 


P9upw(-l)t>«ll  t,  mo  dM  B4^  1 


lOcBNTiMEs.         ROMANS  NATIONAUX   ILLUSTRES   PAR  J.  FUCHS.         lO  «numes. 


V 


A 


>^  V  AS/ 


ERCKMANN-CHATRIAN 


O 


& 


Louise  guettait  le  retour  des  liirondelles.  (Page  2.) 


Si  vous  tenez  à  connaître  l'histoire  de  la 
grande  invasion  de  ISl'l  ,  telle  que  me  l'a 
racontée  le  vieux  chasseur  Frantz  du  Hengst, 
il  faut  vous  transporter  au  village  des  Char- 
mes, dans  les  Vosges.  Une  trentaine  de  mai- 
sonnettes couvertes  de  bardeaux  et  de  jou- 
barbe vert  sombre  se  suivent  à  la  file  le  long  de 


la  Sarre ,  vous  en  apercevez  les  pignons  tapis- 
sés de  lierre  et  de  chèvrefeuille  flétris,  —  car 
l'hiver  approche,  —  les  ruchers  fermés  avec 
des  bouchons  de  paille,  les  petits  jardins,  les 
palissades,  les  bouts  de  haie  qui  les  séparent 
les  unes  des  autres. 
A  gauche,  sur  une  haute  montagne,  s'élèvent 


24 


2 


ROMANS  NATIONAUX. 


les  ruines  de  l'antique  château  de  Falkeinstein, 
détruit,  il  y  a  deux  cents  ans,  par  les  Suédois. 
Ce  n'est  plus  qu'un  amas  de  décombres  hérissés 
de  ronces;  un  vieux  chemin  de  schlitte,*  aux 
échelons  vermoulus,  y  monte  à  travers  les 
sapins.  A  droite,  sur  la  côte,  on  aperçoit  la 
ferme  du  Bois-de-Ghénes  :  une  large  construc- 
tion avec  granges,  écuries,  et  hangars,  la  toi- 
ture plate  chargée  de  grosses  pierres,  pour 
résister  aux  vents  du  nord.  Quelques.vaches  se 
promènent  dans  les  bruyères,  quelques  chèvres 
dans  les  rochers. 

Tout  cela  est  calme,  silencieux. 

Des  enfants,  en  pantalons  de  toile  grise,  la 
tête  et  les  pieds  nus,  se  chauffent  autour  de 
leurs  petits  feux  sur  la  lisière  des  bois  ;  les  spi- 
rales de  fumée  bleue  s'effilent  dans  l'air,  de 
grands  nuages  blancs  et  gris  restent  immobiles 
au-dessus  de  la  vallée  ;  derrière  ces  nuages  on 
découvre  les  cimes  arides  du  Grosmann  et  du 
Donon. 

Or  il  faut  savoir  que  la  dernière  maison  du 
village,  dont  le  toit  en  équerre  est  percé  de 
deux  lucarnes  vitrées,  et  dont  la  porte  basse 
s'ouvre  sur  la  rue  fangeuse,  appartenait,  en 
1813,  à  Jean-Claude  Hullin,  un  ancien  volon- 
taire de  92,  mais  alors  sabotier  au  village  des 
Charmes,  et  joxiissant  d'une  grande  considéra- 
tion parmi  les  montagnards.  Hullin  était  un 
homme  trapu  et  charnu,  avec  des  yeux  gris,  de 
grosses  lèvres  ,  un  nez  court ,  fendu  par  le 
bout,  et  d'épais  sourcils  grisonnants.  Il  était 
d'humeur  joviale  et  tendre,  et  ne  savait  rien 
refuser  à  sa  fille  Louise,  une  enfant  qu'il  avait 
recueillie  jadis  de  ces  misérables  heimatshlôs, 
—  ferblantiers,  forgerons,  —  sans  feu  ni  lieu, 
qui  vont  de  village  en  village  étamer  les  casse- 
roles, fondre  les  cuillers  et  raccommoder  la 
vaisselle  fêlée.  Il  la  considérait  comme  sa  pro- 
pre fille,  et  ne  se  souvenait  plus  qu'elle  était 
d'une  race  étrangère. 

Outre  cette  aiîection  naturelle ,  le  brave 
homme  en  avait  encore  d'autres  :  il  aimait 
surtout  sa  cousine,  la  vieille  fermière  du  Bois- 
de-Chênes,  Catherine  Lefévre,  et  son  fils  Gas- 
pard, enlevé  par  la  conscription  de  cette  année, 
un  beau  garçon  fiancé  à  Louise,  et  dont  toute 
la  famille  attendait  le  retour  à  la  fin  de  la  cam- 
pagne. 

Hullin  se  rappelait  toujours  avec  enthou- 
siasme ses  campagnes  de  Sambre-et-Meuse, 
d'Italie  et  d'Egypte.  Il  y  pensait  souvent,  et, 
parfois,  le  soir,  après  le  travail,  il  se  rendait  à 
la  scierie  du  Valtin,  cette  sombre  usine  formée 
de  troncad'arbres  encore  revêtus  de  leur  écorce, 

•  On  appelle  chemins  de  schlitt-e  les  chemins  on 
l'on  transporte  les  troues  d'arbres  abattus  en  pleine 
forêt. 


et  que  vous  apercevez  là-bâs  au  fond  de  la 
gorge.  Il  s'asseyait  au  milieu  des  bûcherons, 
des  charbonniers,  des  schlitteurs,  en  face  du 
grand  feu  de  sciure,  et  tandis  que  la  roue  pe- 
sante tournait,  que  l'écluse  tonnait  et  que  la 
scie  grinçait,  lui,  le  coude  sur  le  genou,  la  pipe 
aux  lèvres,  il  leur  parlait  de  Hoche,  de  Kléber, 
et  finalement  du  général  Bonaparte,  qu'il  avait 
vu  cent  fois,  et  dont  il  peignait  la  figure  maigre, 
les  yeux  perçants,  le  profil  d'aigle,  comme  s'il 
eût  été  présent. 

Tel  était  Jean-Claude  Hullin. 

C'était  un  homme  de  la  vieille  souche  gau- 
loise, aimant  les  aventures  extraordinaires,  les 
entreprises  héroïques,  mais  cloué  au  travail 
par  le  sentiment  du  devoir  depuis  le  jour  de 
l'an  jusqu'à  la  Saint-Sylvestre. 

Quant  à  Louise,  la  fille  des  heimatshlôs,  c'était 
une  créature  svelte,  légère,  les  mains  longues 
et  délicates,  les  yeux  d'un  bleu  d'azur  si  tendre 
qu'ils  vous  allaient  jusqu'au  fond  de  l'âme,  le 
teint  d'une  blancheur  de  neige,  les  cheveux 
d'un  blond  paille,  semblables  à  de  la  soie,  les 
épaulesincUnées  comme  celles  d'une  vierge  en 
prière.  Son  naïf  sourire,  son  front  rêveur,  enfin 
toute  sa  personne  rappelait  le  vieux  lied  du  min- 
nesinger  Erhart,  lorsqu'il  dit  :  «  J'ai  vu  passer 
«  un  rayon  de  lumière,  mes  yeux  en  sont  en- 
«  core  éblouis...  Etait-ce  un  regard  de  la  lune 
«  à  travers  le  feuillage?...  Était-ce  un  sourire 
«  de  l'aurore  au  fond  des  bois''  —  Non...  c'é- 
«  tait  la  belle  Edith,  mon  amour,  qui  passait... 
•  Je  l'ai  vue,  et  mes  yeux  en  sont  encore 
«  éblouis.  » 

Louise  n'aimait  que  les  champs,  les  jardins 
et  les  fleurs.  Au  printemps,  les  premières  notes 
de  l'alouette  lui  faisaient  répandre  des  larmes 
d'attendrissement.  Elle  allait  voir  naître  les 
bluels  et  l'aubépine  derrière  les  buissons  de  la 
côte  ;  elle  guettait  le  retour  des  hirondelles  au 
coin  des  fenêtres  de  la  mansarde.  C'était  tou- 
jours la  fille  des  heimatshlôs  errants  et  vaga- 
bonds, seulement  un  peu  moins  sauvage.  Hul- 
lin lui  pardonnait  tout;  il  comprenait  sa  nature 
et  lui  disait  parfois  en  riant  : 

•  Ma  pauvre  Louise,  avec  le  butin  que  tu 
nous  apportes,  —  tes  belles  gerbes  de  fleurs  et 
d'épis  dorés,  —  nous  moui'rions  de  faim  dans 
trois  jours!  » 

Alors  elle  lui  souriait  si  tendrement  et  l'em- 
brassait de  si  bon  cœur,  qu'il  se  remettait  à 
l'ouvrage  en  disant  : 

«  Bah!  qu'ai-je  besoin  de  gronder?  Elle  a 
raison,  elle  aime  le  soleil...  Gaspard  travaillera 
pour  deux,  il  aura  du  bonheur  pour  quatre... 
Je  ne  le  plains  pas,  au  contraire...  Des  femmes 
qui  travaillent,  on  en  trouveassoz,  et  ça  ne  les 
rend  pas  plus  belles;  mais  des  femmes  qui 


L'INVASION. 


aiment!  quelle  chance  d'en  rencontrer  une, 
quelle  chance  !  » 

Ainsi  raisonnait  le  brave  homme,  et  les  jours, 
les  semaines,  les  mois,  se  suivaient  dans  l'at- 
tente prochaine  du  retour  de  Gaspard. 

La  mère  Lefèvre,  femme  d'une  extrême  éner- 
gie, partageait  les  idées  de  Hullin  au  sujet  de 
Louise. 

«  Moi,  disait-elle,  je  n'ai  besoin  que  d'une 
fille  qui  nous  aime;  je  ne  veux  pas  qu'elle  se 
mêle  de  mon  ménage.  Pourvu  qu'elle  soit  con- 
tente !  Tu  ne  me  gêneras  pas,  n'est-ce  pas, 
Louise?  » 

Et  toutes  deux  s'embrassaient!... 

Mais  Gaspard  ne  revenait  toujours  pas,  et 
depuis  deux  mois  on  n'avait  plus  de  ses  nou- 
velles. 

Or  ce  jour-là,  vers  le  milieu  du  mois  de  dé- 
cembre 1813,  entre  trois  et  quatre  heures  de 
l'après-midi,  Hullin,  courbé  sur  son  établi, 
terminait  une  paire  de  sabots  ferrés  pour  le 
bûcheron  Rochart.  Louise  venait  de  déposer 
une  écuelle  de  tei-re  fleuronnée  sur  le  petit 
poêle  de  fonte,  qui  pétillait  et  bruissait  d'un  ton 
plaintif,  tandis  que  la  vieille  horloge  comptait 
les  secondes  de  son  tic-tac  monotone.  Au  dehors, 
tout  le  long  de  la  rue,  on  remarquait  de  ces 
petites  flaques  d'eau,  recouvertes  d'une  couche 
de  glace  blanche  et  friable,  annonçant  l'appro- 
che des  grands  froids.  Parfois  on  en  tendait  cou- 
rir de  gros  sabots  sur  la  terre  durcie,  on  voyait 
passer  im  feutre,  un  capuchon,  un  bonnet  de 
coton,  puis  le  bruit  s'éloignait,  et  le  sifflement 
plaintif  du  bois  vert  dans  la  flamme,  le  bour- 
donnement du  rouet  de  Louise  et  le  bouillon- 
nement de  la  marmite  reprenaient  le  dessus. 
Cela  durait  depuis  deux  heures,  lorsque  Hullin, 
jetant  par  hasard  un  coup  d'œil  à  travers  les 
petites  vitres  de  la  fenêtre,  suspendit  sa  beso- 
gne, et  resta  les  yeux  tout  grands  ouverts, 
comme  absorbé  par  un  spectacle  inusité. 

En  effet,  au  tournant  de  la  rue,  en  face  du 
cabaret  des  Trois-Pigeons,  s'avançait  alors,  — 
au  milieu  d'une  bande  de  gamins  sifflant,  sau- 
tant et  criant  «  le  roi  de  Carreau!  le  roi  de  Car- 
reau! .  —  s'avançait,  dis-je,  le  plus  étrange 
personnage  qu'il  soit  possible  d'imaginer  : 
flgurez-vous  un  homme  roux  de  barbe  et  de 
cheveux,  la  figure  grave,  l'œil  sombre,  le  nez 
droit,  les  sourcils  joints  au  milieu  du  front,  un 
cercle  de  fer-blanc  sur  la  tête,  une  peau  de  chien- 
berger  gris  de  fer  aux  longs  poils  flottant  sur 
le  dos,  les  deux  pattes  de  devant  nouées  autour 
du  cou;  la  poitrine  couverte  de  petites  croix  de 
cuivre  en  breloques,  les  jambes  revêtues  d'une  j 
sorte  de  caleçon  de  toile  grise  noué  au-dessus 
de  la  cheville,  et  les  pieds  nus.  Un  corbeau  de 
grande  taille,  les  ailes  noires  lustrées  de  blanc. 


élait  perché  sur  son  épaule.  On  aurait  dit,  à  sa 
démarche  imposante,  un  de  ces  anciens  rois 
mérovingiens  tels  que  les  représentent  les  ima- 
ges de  Montbéliard  ;  il  tenait  de  la  main  gaucbe 
un  gros  bâton  court,  taillé  en  forme  de  scep- 
tre, et  de  la  main  droite  il  faisait  des  gestes 
magnifiques,  levant  le  doigt  au  ciel  et  apostro- 
phant son  cortège. 

Toutes  les  portes  s'ouvraient  sur  son  pas- 
sage ;  derrière  toutes  les  vitres  se  pressaient  \Ss 
figures  des  curieux.  Quelques  vieilles  femmes, 
sur  l'escalier  extérieur  de  leurs  baraques,  ap- 
pelaient le  fou,  qui  ne  daignait  pas  tourner  la 
tête;  d'autres  descendaient  dans  la  rue  et  vou- 
laient lui  barrer  le  passage  ;  mais  lui,  la  tête 
haute,  le  sourcil  relevé,  d'un  geste  et  d'un  mot 
les  forçait  de  s'écarter, 

«  Tiens  I  fit  Hullin,  voici  Yégof...  Je  ne  m'at- 
tendais pas  à  le  revoir  cet  hiver...  Cela  n'entre 
pas  dans  ses  habitudes...  Que  diable  peut-il 
avoir  pour  revenir  par  un  temps  pareil?  » 

Et  Louise,  déposant  sa  quenouille,  se  hâta 
d'accourir  pour  contempler  le  Eoi  de  Carreau. 
C'était  tout  un  événement  que  l'arrivée  du  fou 
Yégof  à  l'entrée  de  l'hiver;  les  uns  s'en  réjoui.s- 
saient,  espérant  le  retenir  et  lui  faire  raconter 
sa  fortune  et  sa  gloire  dans  les  cabarets  ;  d'au- 
tres, et  surtout  les  femmes,  en  concevaient  une 
vague  inquiétude,  car  les  fous,  comme  chacun 
sait,  ont  des  idées  d'un  autre  monde  :  ils  con- 
naissent le  passé  et  l'avenir,  ils  sont  inspirés  de 
Dieu;  le  tout  est  de  savoir  les  comprendre, 
leurs  paroles  ayant  toujours  deux  sens,  l'un 
grossier  pour  les  gens  ordinaires,  l'autre  pro- 
fond pour  les  âmes  délicates  et  les  sages.  Ce 
fou-là,  d'ailleurs,  plus  que  tous  les  autres,  avait 
des  pensées  vraiment  extraordinaires  et  subli- 
mes. On  ne  savait  ni  d'où  il  venait,  ni  où  il 
allait,  ni  ce  qu'il  voulait,  car  Yégof  errait  à 
travers  le  pays  comme  une  âme  en  peine  ;  il 
parlait  des  races  éteintes,  et  se  prétendait  lui- 
même  empereur  d'Austrasie,  de  Polynésie  et 
autres  lieux.  On  aurait  pu  écrire  de  gros  livres 
sur  ses  châteaux,  ses  palais  et  ses  places  fortes, 
dont  il  connaissait  le  nombre,  la  situation,  l'ar- 
chitecture, et  dont  il  célébrait  la  grandeur,  la 
beauté,  la  richesse  d'un  air  simple  et  modeste. 
Il  parlait  de  ses  écuries,  de  ses  chasses,  des 
officiers  de  sa  couronne,  de  ses  ministres,  de 
ses  conseillers,  des  intendants  de  ses  provinces; 
il  ne  se  trompait  jamais  ni  sur  leurs  noms-ni 
sur  leur  mérite,  mais  il  se  plaignait  amèrement 
d'avoir  été  détrôné  par  la  race  maudite,  et  la 
vieille  sage-femme  Sapience  Coquelin,  chaque 
fois  qu'elle  l'entendait  gémir  à  ce  sujet,  pleu- 
rait à  chaudes  larmes,  et  d'autres  aussi.  Alors 
lui,  levant  le  doigt  au  ciel,  s'écriait  : 

«  0  femmesl  ô  femmes!  souvenez- vous !„ , 


ROMANS    NATIONAUX. 


souvenez- vous!...  L'heure  est  proche...  l'esprit 
fies  ténèbres  s'enfuit...  La  vieille  race...  les 
maîtres  de  vos  maîtres  s'avancent  comme  les 
flots  delà  mer!  » 

Et  chaque  printemps  il  avait  l'habitude  de 
faire  un  tour  dans  les  vieux  nids  de  hibou,  les 
antiques  castels  et  tous  les  décombres  qui  cou- 
ronnent les  Vosges  au  fond  des  bois,  auNideck, 
au  Géroldseck ,  à  Lutzelbourg ,  à  Turkestein, 
disant  qu'il  allait  visiter  ses  leudes,  et  parlant 
de  rétablir  l'antique  splendeur  de  ses  États,  et 
de  remettre  les  peuples  révoltés  en  esclavage, 
avec  l'aide  du  Grand  Gôlo,  son  cousin. 

Jean-Claude  Hullin  riait  de  ces  choses, 
n'ayant  pas  l'esprit  assez  élevé  pour  entrer 
dans  les  sphères  invisibles;  mais  Louise  en 
éprouvait  un  grand  trouble,  surtout  lorsque  le 
corbeau  battait  de  l'aile  et  faisait  entendre  son 
cri  rauque. 

Yégof  descendait  donc  la  rue  sans  s'arrêter 
nulle  part,  et  Louise,  tout  émue,  voyant  qu'il 
regardait  leur  maisonnette,  se  prit  à  dire: 

«  Papa  Jean-Claude,  je  crois  qu'il  vient  chez 
nous. 

— C'est  bien  ])ossible ,  répondit  Hullin;  le 
pauvre  diable  aurait  grand  besoin  d'une  paire 
de  sabots  fourrés  par  un  froid  pareil,  et  s'il  me 
la  demande,  ma  foi,  je  serais  bien  en  peine  de 
la  lui  refuser. 

— Oh  !  que  vous  êtes  bon  !  fît  la  jeune  fille 
en  l'embrassant  avec  tendresse. 

—Oui...  oui...  tu  me  câlines,  dit-il  en  riant, 
parce  que  je  fais  ce  que  tu  veux...  Qui  me 
paiera  mon  bois  et  mon  travail?...  Ce  ne  sera 
pas  Yégof!  » 

Louise  l'embrassa  de  nouveau,  et  Hullin,  la 
regardant  d'un  œil  attendri,  murmura  : 

«  Cette  monnaie  en  vaut  bien  une  autre.  » 

Yégof  se  trouvait  alors  à  cinquante  pas  de  ! 
la  maisonnette,  et  le  tumulte  croissait  toujours.  | 
Les  gamins ,  s'accrochant  aux  loques  de  sa  ' 
veste,  criaient:    «  Carreau!  Pique!  Trèfle!  » 
Tout  à  coup  il  se  retourna  levant  son  sceptre, 
et  d'un    air  digne ,  quoique  furieux ,  il  s'é- 
cria : 

«  Retirez- vous ,  race  maudite  !...  Retirez- 
vous...  ne  m'assourdissez  plus...  ou  je  déchaîne 
contre  vous  la  meute  de  mes  molosses  1  » 

Cette  menace  ne  fit  que  redoubler  les  sifQets 
et  les  éclats  de  rire  ;  mais  comme  au  même 
instant  Hullin  parut  sur  le  seuil  avec  sa  longue 
larière,  et  que,  distinguant  cinq  ou  six  des  plus 
acharnés,  il  les  prévint  que  le  soir  même  il 
irait  leur  tirer  les  oreilles  pendant  le  souper, 
chose  que  le  brave  homme  avait  déjà  faite  plu- 
sieurs fois  avec  l'assentiment  des  parents,  toute 
la  bande  se  dispersa,  consternée  de  cette  ren- 
contre. Alors,  se  tournant  vers  le  fou  : 


«  Entre,  Yégof,  lui  dit  le  sabotier,  viens  te 
réchauffer  au  coin  du  iéu. 

— Je  ne  m'appelle  pas  Yégof,  répondit  le 
malheureux  d'un  air  offensé,  je  m'appelle  Luit- 
prand ,  roi  d'Austrasie  et  de  Polynésie. 

—Oui,  oui,  je  sais,  fit  Jean-Claude,  je  sais! 
Tu  m'as  déjà  raconté  tout  cela.  Enfin,  n'im- 
porte, que  tu  t'appelles  Yégof  ou  Luitprand, 
entre  toujours.  Il  fait  froid;  tâche  de  te  re- 
chauffer. 

— J'entre,  reprit  le  fou,  mais  c'est  pour  une 
affaire  bien  autrement  grave,  c'est  pour  une 
affaire  d'État.,,  pour  former  une  alliance  indis- 
soluble entre  les  Germains  et  les  Triboques. 

— Bon,  nous  allons  causer  de  cela.  » 

Yégof,  se  courbant  alors  sous  la  porte,  entra 
tout  rêveur,  et  salua  Louise  de  la  tête  en  abais- 
sant son  sceptre;  mais  le  corbeau  ne  voulut 
pas  entrer.  Déployant  ses  grandes  ailes  creuses, 
il  fit  un  vaste  circuit  autour  de  la  baraque,  et 
vint  s'abattre  de  plein  vol  contre  les  vitres  pour 
les  briser. 

«  Hans,  lui  cria  le  fou,  prends  garde!  J'ar- 
rive!... » 

Mais  l'oiseau  ne  détacha  point  ses  griffes 
aiguës  des  mailles  de  plomb,  et  ne  cessa  pas 
d'agiter  aux  fenêtres  ses  grandes  ailes,  tant  que 
son  maitre  resta  dans  la  cassine.  Louise  ne  le 
quittait  pas  des  yeux;  elle  en  avait  peur.  Quant 
à  Yégof,  il  prit  place  dans  le  vieux  fauteuil  de 
cuir,  derrière  le  poêle,  les  jambes  étendues, 
comme  sur  un  trône,  et  promenant  autour  de 
lui  des  regards  superbes,  il  s'écria  : 

«  J'arrive  de  Jérôme  en  ligne  droite  pour 
conclure  une  alliance  avec  toi,  HulUn.  Tu  n'i-      i 
gnores  pas  que  j'ai  daigné  jeter  les  yeux  sur 
ta  fille,  et  je  viens  te  la  demander  en  mariage.  » 

Louise,  à  cette  proposition,  rougit  jusqu'aux 
oreilles,  et  Hullin  partit  d'un  éclat  de  rire  re- 
tentissant. 

«  Tu  ris  !  s'écria  le  £ou  d'une  voix  creuse. 
Eh  bien!  tu  as  tort  de  rire...  Cette  alliance  peut 
seule  te  sauver  de  la  ruine  qui  te  menace,  toi, 
ta  maison  et  tous  les  tiens...  En  ce  moment 
même  mes  armées  s'avancent...  elles  sont  in- 
nombrables... elles  couvrent  la  terre...  Que 
pouvez-vous  contre  moi?  'Vous  serez  vaincus, 
anéantis  ou  réduits  en  esclavage,  comme  vous 
l'avez  déjà  été  pendant  des  siècles ,  car  moi , 
Luitprand,  roi  d'Austrasie  et  de  Polynésie,  j'ai 
décidé  que  tout  rentrerait  dans  l'ancien  ordre 
de  choses...  Souviens-toi!  » 

Ici  le  fou  leva  le  doigt  d'un  air  solennel  : 

«  Souviens-toi  de  ce  qui  s'est  passé!...  Vous 
avez  été  battus!...  Et  nous,  les  vieilles  races 
du  Nord,  nous  vous  avons  mis  le  pied  sur  la 
tête...  Nous  vous  avons  chargé  les  plus  grosses 
pierres  sur  le  dos,  pour  construire  nos  cïiâ- 


L'INVASION. 


teaux  forts  et  nos  prisons  souterraines...  Nous 
vous  avons  attelés  à  nos  charrues,  vous  avez 
été  devant  nous  comme  la  paille  devant  l'ou- 
ragan... Souviens-toi,  souviens-toi,  Triboque, 
et  tremble  ! 

—Je  me  souviens  très-bien,  dit  Hullin  tou- 
jours en  riant  ;  mais  nous  avons  pris  notre 
revanche...  Tu  sais? 

— Oui,  oui,  interrompit  le  fou  en  fronçant 
le  sourcil  ;  mais  ce  temps  est  passé.  Mes  guer- 
riers sont  plus  nombreux  que  les  feuilles  des 
bois...  et  votre  sang  coule  comme  l'eau  des 
ruisseaux.  Toi ,  je  te  connais ,  je  te  connais 
depuis  plus  de  mille  ans! 

—Bah!  fit  Hullin. 

— Oui ,  c'est  cette  main,  entends-tu ,  cette 
main  qui  t'a  vaincu,  lorsque  nous  sommes  ar- 
rivés la  première  fois  au  milieu  de  vos  forêts... 
Elle  t'a  courbé  la  tête  sous  le  joug,  elle  te  la 
courbera  encore!  Parce  que  vous  êtes  braves, 
vous  vous  croyez  à  tout  jamais  les  maîtres  de 
ce  pays  et  de  toute  la  France...  Eh  bien,  vous 
avez  tortl  nous  vous  avons  partagés,  et  nous 
vous  partagerons  de  nouveau  :  nous  rendrons 
l'Alsace  et  la  Lorraine  à  l'Allemagne,  la  Bre- 
tagne et  la  Normandie  aux  hommes  du  Nord, 
avec  les  Flandres  et  le  Midi  à  l'Espagne.  Nous 
ferons  un  petit  royaume  de  France  autour  de 
Paris...  un  tout  petit  royaume,  avec  un  descen- 
dant de  la  vieille  race  à  votre  tête...  et  vous  ne 
remuerez  plus...  vous  serez  bien  tranquilles... 
ilé!  hé!  hé!  • 

Yégof  se  prit  à  rire. 

Hullin,  qui  ne  connaissait  guère  l'histoire, 
s'étonnait  que  le  fou  sût  tant  de  noms. 

«  Bail!  laisse  cela,  Yégof,  dit-il,  et  tiens, 
mange  un  peu  de  soupe  pour  te  réchauffer 
l'estomac. 

—  Je  ne  te  demande  pas  de  soupe,  je  te  de- 
mande celte  fille  en  mariage...  la  plus  belle  de 
mes  États...  Donne-la-moi  volontairement,  et 
je  t'élève  aux  marches  de  mon  trône  ;  sinon, 
mes  armées  la  prendront  de  force,  et  tu  n'auras 
pas  le  mérite  de  me  l'avoir  donnée.  » 

En  parlant  ainsi ,  le  malheureux  regardait 
Louise  d'un  air  d'admiration  profonde. 

«  Qu'elle  est  belle!...  fit-il.  Je  la  destine  aux 
plus  grands  honneurs...  Réjouis-toi,  ô  jeune 
fille,  réjouis-toi...  Tu  seras  reine  d'Austrasie! 

—Écoute,  Yégof,  dit  Hullin,  je  suis  très- 
flatté  de  ta  demande...  cela  prouve  que  tu  sais 
apprécier  la  beauté...  C'est  très-bien...  mais 
ma  fille  est  déjà  fiancée  à  Gaspard  Lefèvre. 

— Et  moi,  s'écria  le  fou  d'un  accent  irrité,  je 
ne  veux  pas  entendre  parler  de  cela  !  » 

Puis  se  levant  : 

•  Hullin,  dit-il  en  reprenant  son  air  solennel, 
c'est  ma  première  demande  :  je  la  renouvellerai 


deux  fois  encore...  entends-tu...  deux  fois!  Et 
si  tu  persistes  dans  ton  obstination. ..malheur... 
malheur  sur  toi  et  sur  ta  race  ! 

— Gomment  1  tu  ne  veux  pas  manger  de 
soupe? 

— Non!  non  !  hurla  le  fou, je  n'accepterai  rien 
de  toi  tant  que  tu  n'auras  pas  consenti...  rien  ! 
rien  !  • 

Et  se  dirigeant  vers  la  porte  à  la  grande  sa- 
tisfaction de  Louise,  qui  voyait  toujours  le  cor- 
beau battre  de  l'aile  contre  les  vitres,  il  dit  en 
levant  son  sceptre  : 

»  Deux  fois  encore!...  » 

Et  sortit. 

Hullin  partit  d'un  immense  éclat  de  rire. 

«  Pauvre  diable!  s'écria-t-il.  Malgré  lui,  son 
nez  se  tournait  vers  la  marmite...  Il  n'a  rien 
dans  l'estomac. .ses  dents  claquent  de  misère... 
Eh  bien  1  la  folie  est  plus  forte  que  le  froid  et 
la  faim. 

— Oh!  qu'il  m'a  fait  peur!  dit  Louise. 

— Allons,  allons,  mon  enfant,  remets-toi... 
Le  voilà  dehors...  Il  le  trouve  jolie,  tout  fou 
qu'il  est  ;  il  ne  faut  pas  que  cela  t'effraye.  • 

Malgré  ces  paroles  et  le  départ  du  fou,  Louise 
tremblait  encore  et  se  sentait  rougir,  en  son- 
geant aux  regards  que  le  malheureux  dirigeait 
vers  elle. 

Yégof  avait  repi'is  la  route  du  Valtin.  On  le 
voyait  s'éloigner  gravement,  son  corbeau  sur 
l'épaule,  et  faire  des  gestes  bizarres,  quoiqu'il 
n'y  eût  plus  personne  autour  de  lui.  La  nuit 
approchait;  bientôt  la  haute  taille  du  Roi  de 
Carreau  se  fondit  dans  les  teintes  grises  du  cré- 
puscule d'hiver  et  disparut. 


Il 


Le  soir  du  même  jour ,  après  le  souper,  Louise, 
ayant  pris  son  rouet,  était  allée  faire  la  veillée 
chez  la  mère  fiochart ,  où  se  révmissaient  les 
bonnes  femmes  et  les  jeunes  filles  du  voisinage 
jusqu'à  près  de  minuit.  On  y  racontait  de  vieilles 
légendes,  on  y  causait  de  la  pluie,  du  temps, 
des  mariages,  des  baptêmes,  du  départ  ou  du 
retour  des  conscrits...  que  sais-je?  Et  cela  vous 
aidait  à  passer  les  heures  d'une  manière 
agréable. 

Hullin,  resté  seul  en  face  de  sa  petite  lampe 
de  cuivre,  ferrait  les  sabots  du  vieux  bûcheron  ; 
il  ne  songeait  déjà  plus  au  fou  Yégof;  son  mar- 
teau s'élevait  et  s'abaissait, enfonçant  les  gros 
clous  dans  les  épaisses  semelles  de  bois,  et  tout 
cela  machinalement,  à  force  d'habitude.  Cepen- 
dant mille  idées  lui  passaient  par  la  tête  ;  il 


6 


ROMANS  NATIONAUX. 


était  rêveur  sans  savoir  pourquoi.  Tantôt  il 
songeait  à  Gaspard,  qui  ne  donnait  plus  signe 
de  vie,  tantôt  à  la  campagne,  qui  se  prolongeait 
indéfiniment.  La  lampe  éclairait  de  son  reflet 
jaunâtre  la  petite  cassine  enfumée.  Au  dehors, 
pas  un  bruit.  Le  feu  commençait  à  s'éteindre  ; 
Jean-Claude  se  leva  pour  y  remettre  une  bûche, 
puis  il  se  rassit  en  murmurant  : 

«  Bah  !  tout  cela  ne  peut  durer...  nous  allons 
recevoir  une  lettre  un  de  ces  jours.  » 

La  vieille  horloge  se  mit  à  tinter  neuf  heures, 
et  comme  HuUin  reprenait  sa  besogne,  la  porte 
s'ouvrit,  et  Catherine  Lefèvre,  la  fermière  du 
Bois-de-Chénes,  parut  sur  le  seuil  à  la  grande 
stupéfaction  du  sabotier,  car  elle  ne  venait  pas 
d'habitude  à  pareille  heure. 

Catherine  Lefèvre  pouvait  avoir  soixan  le  ans, 
mais  elle  était  encore  droite  et  ferme  comme  à 
trente;  ses  yeux  gris  clair,  son  nez  crochu  te- 
naient de  l'oiseau  de  proie;  ses  joues  tirées  et 
les  coins  de  sa  bouche  abaissés  par  la  réflexion 
avaient  quelque  chose  de  sombre  et  d'amer. 
Deux  ou  trois  grosses  mèches  de  cheveux  d'un 
gris  verdâtre  tombaient  le  long  de  ses  tempes  ; 
une  capuche  brune  rayée  descendait  de  sa  tête 
sur  ses  épaules  et  jusqu'au  bas  des  coudes.  En 
somme,  sa  physionomie  annonçait  un  carac- 
tère ferme,  tenace,  et  je  ne  sais  quoi  de  grand 
et  de  triste,  qui  inspirait  le  respect  et  la 
crainte. 

•  C'est  vous,  Catherine  ?  dit  Hullin  tout  sur- 
pris. 

—  Oui,  c'est  moi,  répondit  la  vieille  fermière 
d'un  ton  calme.  Je  viens  causer  avec  vous, 
Jean-Claude...  Louise  estsortie? 

—  Elle  fait  la  veillée  chez  Madeleine  Rochart. 

—  C'est  bien.  » 

Alors  Catherine  rejeta  sur  son  coulacapuche, 
et  vint  s'asseoir  au  coin  de  l'établi.  Hullin  la 
regardait  fixement  ;  il  lui  trouvait  quelque  chose 
d'extraordinaire  et  de  mystérieux  qui  le  sai- 
sissait. 

«  Que  se  passe-t-il  donc?  »  dit-il  en  déposant 
son  marteau. 

Au  lieu  de  répondre  à  cette  question,  la 
vieille,  regardant  vers  la  porte,  sembla  prêter 
l'oreille;  puis,  n'entendant  rien,  elle  reprit  son 
expression  méditative  : 

«  Le  fou  Yégof  a  passé  la  nuit  dernière  à  la 
ferme,  dit-elle. 

—  Il  est  aussi  venu  me  voir  cette  après-midi, 
fit  Hullin,  sans  attacher  d'autre  importance  à 
ce  fait,  qui  lui  paraissait  indifférent. 

—  Oui,  reprit  la  vieille  à  voix  basse,  il  a 
passé  la  nuit  chez  nous,  et  hier  soir,  à  cette 
heure,  dans  la  cuisine,  devant  tout  le  monde, 
".et  homme,  ce  fou  nous  a  raconté  des  choses 
épouvantables  I  » 


Elle  se  tut,  et  les  coins  de  ses  lèvres  semblè- 
rent s'abaisser  davantage. 

«  Des  choses  épouvantables  !  murmura  le  sa- 
botier, de  plus  en  plus  étonné,  car  il  n'avait 
jamais  vu  la  fermière  dans  un  pareil  état,  mais 
quoi  donc,  Catherine...  dites...  quoi? 

—  Des  rêves  que  j'ai  eus  ! 

—  Des  rêves?...  Vous  voulez  rire  de  moi, 
sans  doute  ! 

—  Non.  • 

Puis,  après  un  instant  de  silence,  regardant 
Hullin  ébahi,  elle  poursuivit  lentement  : 

«  Hier  soir  donc,  tous  nos  gens  étaient  réunis 
après  souper  dans  la  cuisine,  sous  le  manteau 
de  la  cheminée  ;  la  table  restait  encore  là  avec 
les  écuelles  vides,  les  assiettes  et  les  cuillers. 
Yégof  avait  soupe  avec  nous,  et  il  nous  avait 
réjouis  de  l'histoire  de  ses  trésors,  de  ses  châ- 
teaux et  de  ses  provinces.  Il  pouvait  être  alors 
neuf  heures;  le  fou  venait  de  s'asseoir  sur  le 
coin  de  l'âtre,  qui  flamboyait...  Duchêne,  mon 
garçon  de  labour,  repiquait  la  selle  de  Bruno, 
le  pâtre  Robin  tressait  une  corbeille,  Annette 
rangeait  ses  pots  sur  l'étagère;  moi,  j'avais  ap- 
proché mon  rouet  du  feu  pour  filer  une  que- 
nouille avant  d'aller  me  coucher.  Au  dehors, 
les  chiens  aboyaient  à  la  lune  ;  il  devait  faire 
très-froid.  Nous  étions  là,  causant  de  l'hiver 
qui  vient;  Duchêne  disait  qu'il  serait  rude,  car 
il  avait  vu  de  grandes  bandes  d'oies  sauvages. 
Et  le  corbeau  de  Yégof,  sur  le  rebord  du  man- 
teau de  la  cheminée,  sa  grosse  tête  dans  ses 
plumes  ébouriffées,  semblait  dormir;  mais  de 
temps  en  temps,  il  allongeait  le  cou,  se  net- 
toyait une  plume  du  bec,  puis  nous  regardait, 
écoutant  une  seconde,  et  se  renfonçant  ensuite 
la  tète  dans  les  épaules.  » 

La  fermière  se  tut  un  moment  comme  pour 
recueillir  ses  idées  :  elle  baissa  les  yeux,  son 
grand  nez  crochu  se  recourba  jusque  sur  ses 
lèvres,  et  une  pâleur  étrange  parut  s'étendre 
sur  sa  face. 

«  Où  diable  veut-elle  en  venir?  •  se  disait 
Hullin. 

La  vieille  poursuivit  : 

«  Yégof  au  bord  de  l'âtre,  avec  sa  couronne 
de  fer-blanc,  son  bâton  court  entre  les  genoux, 
rêvait  à  quelque  chose.  Il  regardait  la  grande 
cheminée  noire,  le  grand  manteau  de  pierre, 
où  l'on  voit  taillés  des  figures  et  des  arbres,  et 
la  fumée  qui  montait  en  grosses  boules  autour 
des  quartiers  de  lard.  Tout  à  coup,  comme  nous 
y  pensions  le  moins,  il  frappa  du  bout  de  son 
bâton  sur  la  dalle,  et  s'écria  comme  en  rêve  : 
«  — Oui...  oui...  j'ai  vu  ça...  il  y  a  longtemps... 
«  longtemps  1  »  Et  comme  nous  le  regardions 
tous,  stupéfaits  :  «  Dans  ce  temps-là,  reprit-il, 
t  les  forêts  de  sapins  étaient  des  forêts  de 


L'INVASION. 


•  chênes...  Le  Nideck,  le  Dagsberg,  le  Fal- 
JT  kenstein,  le  Géroldsek,  tous  les  vieux  châ- 
«  teaux  en  ruine  n'existaient  pas  encore.  Dans 
«  ce  temps-là,  on  chassait  les  bœufs  sauvages 
«  au  fond  des  bois,  on  péchait  le  saumon  dans 
'  la  Sarre,  et  vous  autres,  les  hommes  blonds, 
.  enterrés  dans  les  neiges  six  mois  de  l'année, 
I  vous  viviez  de  lait  et  de  fromage,  car  vous 
j  aviez  de  grands  troupeaux  sur  le  Hengst,  le 
«  Schnéeberg,  le  Grosmann,  le  Donon.  En  été 
«  vous  chassiez ,  vous  descendiez  j  usqu'au  Rhin , 
«  à  la  Moselle,  à  la  Meuse  :  je  me  rappelle  tout 
«  cela  !  » 

«  Chose  étrange,  Jean-Claude,  à  mesure  que 
le  fou  parlait,  il  me  semblait  revoir  ces  pays 
d'autrefois,  et  m'en  souvenir  comme  d'un 
songe...  J'avais  laissé  tomber  ma  quenouille, 
et  le  vieux  Duchêne,  Robin,  Jeanne,  enfin  tout, 
le  monde  écoutait.  «  Oui,  il  y  a  îongtemiffi, 
«  reprit  le  fou.  Dans  ce  temps-là  vous  bâtissiez 
'  déjà  ces  grandes  cheminées,  et  tout  autour, 
«  à  deux  où  trois  cents  pas,  vous  plantiez  vos 
«  palissades  hautes  de  quinze  pieds  et  la  pointe 
«  durcie  au  feu...  Et  là  dedans  vous  teniez  vos 

■  grands   chiens    aux  joues  pendantes,   qui 

•  aboyaient  nuit  et  jour.  » 

«  Ce  qu'il  disait,  Jean-Claude,  nous  le 
voyions...  Lui  ne  semblait  pas  faire  attention  à 
nous,  il  regardait  les  figures  de  la  cheminée,  la 
bouche  béante  ;  mais,  au  bout  d'un  instant, 
ayant  baissé  la  tête  et  nous  voyant  tous  atten- 
tifs, il  se  prit  à  rire  d'un  rire  de  fou,  en  criant  : 
«  Et,  dans  ces  temps,  vous  croyiez  être  les  sei- 
«  gneurs  du  pays,  oh  !  hommes  blonds,  aux 

•  yeux  bleus,  à  la  chair  blanche,  nourris  de 
«  lait  et  de  fromage,  et  ne  buvant  le  sang  qu'en 
«  automne,  aux  grandes  chasses,  vous  vous 

•  croyiez  les  maîtres  de  la  plaine  et  de  la  mon- 

•  tagne,  lorsque  nous,  les  hommes  roux  aux 
«  yeux  verts,  venus  de  la  mer...  nous  qui  bu- 

•  vions  le  sang  toujours  et  n'aimions  que  la 

•  bataille  un  beau  matin  nous  sommes  arrivés 
«  avec  nos  haches  et  nos  épieux,  en  remontant 
«  la  Sarre  à  l'ombre  des  vieux  chênes I...  Ah! 
«  ce  fut  une  rude  guerre,  et  qui  dura  des  se- 
'  maines  et  des  mois...  Et  la  vieille...  là...  — 

•  dit-il  en  me  montrant  avec  un  sourire 
«  étrange,  —  la  Margareth  du  clan  des  Kilbé- 
»  rix,  cette  vieille  au  nez  crochu,  dans  ses  pa- 
3  lissades,  au  milieu  de  ses  chiens  et  de  ses 

■  guerriers,  elle  s'est  défendue  comme  une 
«  louve  !  mais  au  bout  de  cinq  lunes  la  faim 
«  arriva...  les  portes  des  palissades  s'ouvrirent 
«  pour  la  fuite,  et  nous,  embusqués  dans  le 
«  ruisseau,   nous  avons   tout   massacré! 

•  tout! excepté  les  enfants  et  les  belles 

■  jeunes  filles!.  .  La  vieille  seule,  avec  ses 
»  ongles  et  ses  dents,  se  défendit  la  dernière. 


«  Et  moi,  Luitprandt  je  lui  fendis  sa  têle  grise, 
«  et  je  pris  sou  père,  l'aveugle,  le  vieux  des 
«  vieux ,  pour  l'enchaîner  à  la  porte  de  mon 
«  château  fort  comme  un  chien  !  » 

«  Alors,  Hullin,  poursuivit  la  fermière  en 
courbant  la  tête,  alors  le  fou  se  mit  à  chanter 
une  longue  chanson  :  — la  plainte  du  vieillard 
enchaîné  à  sa  porte. — Attendez  que  je  me  rap- 
pelle... C'était  triste...  triste  comme  un  mi- 
serere  !  Je  ne  puis  me  la  rappeler,  Jean-Claude; 
mais  il  me  semble  encore  l'entendre  :  elle 
nous  faisait  froid  dans  les  os.  Et  comme  il  riait 
toujours,  à  la  fin  tous  nos  gens  poussèrent  un 
cri  terrible;  la  cofère  les  prit  tous  à  la  fois.  Le 
vieux  Duchêne  sauta  sur  le  fou  pour  l'étran- 
gler; mais  lui,  plus  fort  qu'on  ne  pense,  le  re- 
poussa, et,  levant  son  bâton  d'un  air  fui-ieux, 
il  nous  dit  :  «  A  genoux,  esclaves,  à  genoux! 
«  Mes  armées  s'avancent-..  Entendez- vous?  la 
«  terre  en  tremble!  Ces  châteaux,  le  Nideck,  le 
"  Haut-Barr,  le  Dagsberg,  le  Turkestein,  vous 
•  allez  les  rebâtir...  A  genoux!  » 

«  Je  n'ai  jamais  vu  de  figure  plus  épouvan- 
table que  celle  de  ce  Yégof  en  ce  moment; 
mais  pour  la  seconde  fois,  voyant  mes  gens  se 
jeter  sur  lui,  il  me  fallut  le  défendre.  «  C'est 
un  fou,  leur  dis-je;  n'avez-Tous  pas  honte  de 
croire  aux  paroles  d'un  fou  /  »  Ils  s'arrêtèrent 
à  cause  de  moi^  mais  moi,  je  ne  pué-  x'ermer 
l'œil  de  la  nuit.  Ce  que  ce  misérable  m'avait 
dit  me  revenait  d'heure  en  heure.  Il  me  sem- 
blait entendre  le  chant  du  vieillard,  l'aboiement 
de  nos  chiens,  et  des  bruits  de  bataille.  Depuis 
longtemps  je  n'ai  pas  éprouvé  de  pareilles  in- 
quiétudes. Voilà  pourquoi  je  suis  venue  vous 
voir...  Que  pensez-vous  de  tout  cela,  Hullin? 

—  Moi  !  fit  le  sabotier,  dont  la  figure  rouge 
et  charnue  trahissait  une  sorte  d'ironie  triste 
et  de  pitié;  si  je  ne  vous  connaissais  pas  aussi 
bien,  Catherine,  je  dirais  que  vous  avez  perdu 
la  tête...  vous,  Duchêne,  Robin  et  tous  les 
autres.. . .  Tout  cela  me  produit  l'effet  d'un  conte 
de  Geneviève  de  Brabant,  une  histoire  faite 
pour  effrayer  les  petils  enfants,  et  qui  nous 
montre  la  bêtise  de  nos  anciens. 

—  Vous  ne  comprenez  pas  ces  choses-là,  dit 
la  vieille  fermière  d'un  ton  calme  et  grave; 
vous  n'avez  jamais  eu  d'idées  de  ce  genre? 

—  Alors,  vous  croyez  à  ce  que  Yégof  vous  a 
chanté? 

—  Oui,  j'y  crois. 

—  Comment ,  vous ,  Catherine ,  vous ,  une 
femme  de  bon  sens  !  Si  c'était  la  mère  Rochart, 
je  ne  dis  pas. ..  mais  vous  !  » 

Il  se  leva  comme  indigné,  détacha  son  ta- 
blier, haussa  les  épaules,  puis  se  rassit  brus- 
quement en  s'écriant  : 

«  Ce  fou,  savez-vous  ce  que  c'est?  Je  vais 


ROMANS    NATIONAUX. 


Oui...,  oui...,  j'ai  vu  ca  (Page  6.) 


vous  le  dire,  moi  :  c'est  bien  sûr  un  de  ces 
maîtres  d'école  allemands  qui  se  farcissent  la 
têk)  de  vieilles  hisloires  de  ma  tante  rOio,  et 
vous  les  débitent  gravement.  A  force  d'étudier, 
de  rêvasser,  de  ruminer,  de  chercher  midi  à 
quatorze  heures,  leur  cervelle  se  détraque;  ils 
ont  des  visions,  des  idées  biscornues,  et  pren- 
nent leurs  rêves  pour  des  vérités.  J'ai  toujours 
regardé  Yégof  comme  un  de  ces  pauvres  diables, 
il  sait  une  foule  de  noms,  il  parle  de  la  Bre- 
tagne et  de  l'Austrasie,  de  la  Polynésie  et  du 
Nideck,  et  puis  du  Géroldseck,  da  Turkestein, 
des  bords  du  Rhin,  enfin  de  tout,  au  hasard; 
ça  finit  par  avoir  l'air  de  quelque  chose  et  ça 
n'est  rien.  Dans  des  temps  ordinaires,  vous 
penseriez  comme  moi,  Catherine;  mais  vous 
souffrez  de  ne  recevoir  aucune  nouvelle  de  Gas- 


pard... Ces  bruits  de  guerre,  d'invasion,  qii'on 
fait  courir,  vous  tourmentent  et  vous  déran- 
gent... Vous  ne  dormez  plus...  et  ce  qu'un 
pauvre  fou  vient  vous  raconter,  vous  le  regar- 
dez comme  parole  d'Evangile. 

—  Non,  Hullin",  ce  n'est  pas  cela...  Vous- 
même,  si  vous  aviez  entendu  Yégof... 

— Allons  donc  1  s'écria  le  brave  homme.  Si 
je  l'avais  entendu,  je  lui  aurais  ri  au  nez 
comme  tantôt...  Savez-vous  qu'il  est  venu  me 
demander  Louise  pour  la  faire  reine  d'Aus- 
trasie?  • 

Catherine  Lefôvre  ne  put  s'empêcher  de  sou- 
rire ;  mais,  reprenant  aussitôt  son  air  sérieux  : 

(•  Toutes  vos  raisons,  Jean-Claude,  dit-elle, 
[  ne  peuvent  me  convaincre;  mais,  je  l'avoue,  le 
f  kilence  de  Gaspard  m'effraye...  Je  connais  mon 


L'INVASION. 


11  onlrail  en  ville  à  In  ?uilp  d'une  longue  lilc  de  voitures.  (Page  10  ) 


garçon  ,  il  m'a  certainement  écrit.  Pourquoi 
ses  lettres  ne  me  sont-elles  point  arrivées?... 
La  guerre  va  mal,  HuUin,  nous  avons  tout  le 
monde  contre  nous.  On  ne  veut  pas  de  notre 
Révolution ,  vous  le  savez  comme  moi.  Tant 
que  nous  étions  les  maîtres,  que  nous  rempor- 
tions victoire  sur  victoire,  on  nous  faisait  bonne 
mine  ;  mais,  depuis  nos  malheurs  de  Russie, 
ça  prend  une  vilaine  tournure. 

— Là,  là,  Catherine,  comme  votre  tête  s'em- 
porte!... Vous  voyez  tout  en  noir. 

— Oui,  je  vois  tout  en  noir,  et  j'ai  raison... 
Ce  qui  m'inquiète  le  plus ,  c'est  de  ne  recevoir 
aucune  nouvelle  du  dehors  ;  nous  vivons  ici 
comme  dans  un  pays  de  sauvages,  on  ne  sait 
rien  de  ce  qui  se  passe...  Les  Autrichiens  et 
les  Cosaques  nous  tomberaient  sur  le  dos  du 


jour  au  lendemain,  qu'on  en  serait  tout  sur- 
pris. » 

HuUin  observait  la  vieille  femme  dont  le  re- 
gard s'animait,  et  malgré  lui  il  subissait  l'in- 
fluence des  mêmes  craintes. 

«  Écoutez,  Catherine,  dit-il  tout  à  coup, 
lorsque  vous  parlerez  d'une  manière  raison- 
nable, ce  n'est  pas  moi  qui  viendrai  vous  con- 
tredire... Tout  ce  que  vous  dites  maintenant  est 
possible...  Je  n'y  crois  pas,  mais  il  faut  avoir 
le  cœur  net.  Je  me  proposais  d'aller  à  Phals- 
bourg,  dans  la  huitaine,  acheter  des  peaux  de 
mouton  pour  faire  des  garnitures  de  sabots  : 
j'irai  demain.  A  Phalsbourg,  place  forte  et  bu- 
reau de  poste ,  on  doit  avoir  des  nouvpUes 
sûres...  Croirez-vous  alors  à  celles  que  je  vous 
rapporterai  de  là-bas  ? 


25 


10 


ROMANS  NATIONAUX. 


—Oui. 

— Bon.  c'est  donc  entendu...  Je  partirai  de- 
main de  bonne  heure...  Il  y  a  cinq  lieues,  vers 
six  heures  je  serai  de  retour.  .  Vous  verrez, 
Catherine,  que  toutes  vos  idées  tristes  n'ont 
pas  le  sens  comun. 

—Je  le  souhaite,  répondit  la  fermière  en  se 
levant,  je  le  souhaite.  Vous  m'avez  iin  peu 
rassurée,  Hullin...  Maintenant  je  reusonte  à  la 
ferme,  et  j'espère  mieux  dormir  que  la  nuit 
dernière,..  Bonne  nuit,  Jean-GIaude  !  » 


III 


Le  lendemain,  au  petit  jour,  Hullin,  revêtu 
de  sa  culotte  de  gros  drap  bleu  des  dimanches, 
de  son  ample  veste  de  velours  brun,  de  son 
gilet  rouge  à  boutons  de  cuivre,  et  coiffé  du 
large  feutre  montagnard,  relevé  en  cocarde  sur 
1»^  devant  de  sa  face  vermeille,  se  mettait  en 
route  pour  Plialsbourg,  un  grand  bâton  de  cor- 
mier au  poing. 

P halsbourg  est  une  petite  place  forte,  à  cheval 
sur  la  route  impériale  de  Strasbourg  à  Paris; 
elle  commande  la  côte  de  Saverne,  les  défilés 
du  haut  Barr,  de  la  lloche-Plate ,  de  la  Bonne- 
Fontaine  et  du  Graufthal.  Ses  bastions,  ses 
avancées,  ses  demi-lunes  se  découpent  en  zig- 
zags sur  un  plateau  rocheux  :  de  loin  on  croi- 
rait pouvoir  en  franchir  les  murs  d'une  enjam- 
bée; mais  ,  en  arrivant,  on  découvre  le  fossé 
large  de  cent  pieds,  profond  de  trente,  et  les 
sombres  remparts  taillés  dans  le  roc  en  face. 
Gela  vous  arrête  tout  court.  Du  reste,  sauf  l'é- 
glise, la  maison  commune,  les  deux  portes  de 
France  et  d'Allemagne  en  forme  de  mitre,  les 
aiguilles  des  deux  poudrières,  tout  le  reste  se 
cache  derrière  les  glacis.  Telle  est  la  petite 
ville  de  Phalsbourg,  qui  ne  manque  pas  d'vm 
certain  caractère  de  grandeur,  surtout  lors- 
qu'on traverse  ses  ponts  et  qu'on  pénètre  sous 
ses  portes  trapues,  garnies  de  herses  à  dents  de 
fer.  A  l'intérieur,  les  maisons  se  distribuent 
par  quartiers  réguliers  :  elles  sont  basses,  bien 
alignées,  construites  en  pierre  de  taille  ;  tout 
y  porte  le  cachet  militaire. 

Hullin,  poussé  par  sa  robuste  nature  et  son 
humeur  joyeuse  à  ne  jamais  s'alarmer  pour 
les  choses  à  venir,  considérait  tous  les  bruits 
de  retraite,  de  débâcle  et  d'invasion  qui  cir- 
culaient dans  le  pays,  comme  autant  de  men- 
songes propagés  par  la  mauvaise  foi.  "Aussi, 
qu'on  juge  de  sa  stupéfaction,  lorsqu'au  sortir 
de  la  montagne  et  sur  la  lisière  des  bois,  il  vit 
lo  tour  de  la  ville  rasé  comme  un  ponton: 


plus  un  jardin,  plus  un  verger,  plus  une  pro- 
menade, plus  un  arbre,  plus  une  broussaille  ; 
tout  était  abattu  à  portée  de  canon.  Quelques 
pauvres  diables  ramassaient  les  derniers  débris 
de  leurs  maisonnettes  et  les  portaient  en  ville. 
On  ne  voyait  plus  rien  à  l'horizon  que  le  cor- 
don des  remparts,  traçant  sa  ligne  sombre  au- 
dessus  des  chemins  couverts.  Ce  fut  un  coup 
de  foudre  pour  Jean-Claude;  durant  quelques 
minutes,  il  ne  put  articuler  une  parole  ni  faire 
un  pas. 

«  Ohl  oh!  dit-il  enfin,  cela  va  mal ,  cela  va 
très-mal  !  On  attend  l'ennemi  !  » 

Puis ,  ses  instincts  guerriers  reprenant  le 
dessus,  un  flot  de  sang  colora  ses  joues  brunes. 

«  Ce  sont  pourtant  ces  gueux  d'Autrichiens, 
de  Prussiens,  de  Russes,  et  tous  ces  misérables 
ramassés  jusqu'au  fond  de  l'Europe  qui  sont 
cause  de  tout  cela?  s'écria-t-il  en  agitant  sa 
trique  ;  mais  gare!  nous  leur  ferons  payer  le 
dégât?...  . 

Il  était  possédé  d'une  de  ces  colères  blanches, 
telles  qu'en  éprouvent  les  honnêtes  gens  lors- 
qu'on les  pousse  à  bout.  Malheur  à  celui  qui 
l'aurait  regardé  de  travers  en  ce  moment  ! 

Vingt  minutes  après,  il  entrait  en  ville,  a  la 
suite  d'une  longue  file  de  voitures  attelées  de 
cinq  et  six  chevaux,  traînant  à  grand'peine  d'é- 
normes troncs  d'arbres  destinés  à  construire 
des  blockhaus  sur  la  place  d'armes.  Entre  les 
conducteurs,  les  paysans  et  les  chevaux  hen- 
nissant, tempêtant,  faisant  feu  des  quatre  pieds, 
marchait  gravement  un  gendarme  à  cheval,  le 
père  Kels,  qui  semblait  ne  rien  entendre  et 
disait  d'un  ton  rude  : 

«  Courage,  courage,  mes  amis...  nous  ferons 
encore  deux  tournées  jusqu'à  ce  soir...  Vous 
aurez  bien  mérité  de  la  patrie  !  « 

Jean-Claude  franchit  le  pont. 

Un  nouveau  spectacle  s'offrit  à  lui  dans  la 
ville.  Là  régnait  l'ardeur  de  la  défense:  toutes 
les  portes  étaient  ouvertes,  hommes, femmes, 
enfants,  allaient,  couraient,  aidaient  à  trans- 
porter les  poudres  et  les  projectiles.  On  s'ar- 
rêtait par  groupes  de  trois,  quatre,  six,  pour 
s'informer  des  nouvelles. 

«  Hé  !  voisin  ! 

—Quoi  donc? 

— Un  courrier  vient  d'arriver  ventre  à  terre... 
Il  est  entré  par  la  porte  de  France. 

— Alors  il  vient  annoncer  la  garde  nationale 
de  Nancy. 

—Ou  peut-être  un  convoi  de  Metz. 

— Vous  avez  raison...  les  boulets  de  seize 
manquent...  Il  faudrait  aussi  de  la  mitraille. 
On  va  casser  les  fourneaux  pour  en  faire.  » 

Quelques  bons  bourgeois  en  manches  do  che- 
mise, debout  sur  des  tables,  le  long  des  trot- 


L'INVASION. 


11 


toirs,  s'occupaient  à  blinder  leurs  fenêtres  avec 
de  grosses  pièces  de  bois  et  des  paillasses; 
d'autres  roulaient  devant  leurs  portes  des  cuves 
d'eau.  Cet  enthousiasme  ranima  Hullin. 

•  A  la  bonne  heure!  s'écria-t-il,tout  le  monde 

est  de  la  fêle  ici Les  alliés  seront  bien 

reçus.  » 

En  face  du  collège,  la  voix  glapissante  du 
sergent  de  ville  Harmentier  criait:  «Faisons 
«  savoir  que  les  casemates  vont  être  ouvertes, 
«  à  celte  fin  que  chacun  puisse  y  faire  trans- 
«  porter  un  matelas  et  deux  couvertures  par 

•  personne.  —  Et  que  messieurs  les  commis- 
«  saires  de  la  place  vont  commencer  leur 
«  tournée  d'inspection,  pour  reconnaître  que 
«  chaque  habitant  a  trois  mois  de  vivres  d'a- 

•  vance,  dont  il  devra  justifier.  —Ccjourd'hui 
.  20  décembre  1813.  — Jean  Pierre  Meunier, 
«  gouverneur.  » 

Tout  cela,  Hullin  le  vil  et  l'en  tendit  en  moins 
d'une  minute,  car  toute  la  ville  était  en  l'air. 

Des  scènes  èlranges,  sérieuses,  comiques,  se 
succédaient  sans  interruption. 

Vers  la  ruelle  de  l'arsenal,  quelques  gardes 
nationaux  traînaient  une  pièce  de  vingt-quatre. 
Ces  braves  gens  avaient  une  pente  assez  rapide 
à  gravir;  il  n'en  pouvaient  plus.  «  Hue  !  de  l'en- 
semble, mille  tonnerres  !  Encore  un  coup  d  e- 
paule!...  En  avant!  »  Tous  criaient  à  la  fois, 
poussaient  aux  roues,  et  la  grosse  pièce,  allon- 
geant son  long  cou  de  bronze  sur  son  immense 
alTùt,  au-dessus  des  têtes,  roulait  lentement  et 
faisait  frémir  le  pavé. 

Hullin ,  tout  réjoui ,  n'était  plus  le  même 
homme  :  ses  instincts  de  soldat,  le  souvenir  du 
bivac,  des  marches,  de  la  fusillade  et  de  la  ba- 
taille, tout  cela  lui  revenait  au  pas  de  charge; 
son  regard  étincelait,  son  cœur  battait  plus  vile. 
et  déjà  des  idées  de  défense,  de  retranche- 
ments, de  lutte  à  mort,  allaient  et  venaient 
dans  sa  tête. 

«  Ma  foi  !  se  disait-il,  tout  va  bien  I  J'ai  fait 
assez  de  sabots  dans  ma  vie,  et  puisque  l'occa- 
sion se  présente  de  reprendre  le  mousquet,  eh 
bien  !  tant  mieux  :  nous  allons  montrer  aux 
Prussiens  et  aux  Autrichiens  que  nous  n'avons 
pas  oublié  la  charge  en  douze  temps.  » 

Ainsi  raisonnait  le  brave  homme,  entraîné 
par  ses  souvenirs  belliqueux;  mais  sa  joie  ne 
fut  pas  de  longue  durée. 

Devant  l'église,  sur  la  place  d'armes,  station- 
naient quinze  ou  vingt  charrettes  de  blessés, 
arrivant  de  Leipzig  et  de  Hanau.  Ces  malheu- 
reux ,  pâles,  hâves  ,  l'œil  sombre,  les  uns  déjà 
amputés,  les  autres  n'ayant  pas  même  été  pan- 
sés, altendaienl  tranquillement  la  mort.  Au- 
près fl'eux,  quelques  vieilles  haridelles  rousses, 
le  dos  couvert  d'une  peau  de  chien,  mangeaient 


leur  maigre  pitance,  tandis  que  les  conducteurs, 
de  pauvres  diables  mis  en  réquisition  en  Alsace, 
enveloppés  de  leurs  grands  manteaux  troués, 
dormaient,  malgré  le  froid,  le  feutre  rabattu 
et  les  bras  repliés,  sur  les  marches  de  l'église. 
On  frissonnait  à  voir  ces  groupes  d'hommes 
mornes,  avec  leurs  grandes  capotes  grises,  en- 
tassés sur  la  paille  sanglante,  l'un  portant  son 
bras  cassé  sur  ses  genoux ,  l'autre  la  tête  ban- 
dée d'un  vieux  mouchoir  ;  un  troisième,  déjà 
mort,  servant  de  siège  aux  vivants,  les  mains 
noires  pendant  entre  les  échelles.  Hullin,  en 
face  de  ce  lugubre  spectacle,  resta  cloué  au  sol. 
Il  ne  pouvait  en  détacher  ses  yeux.  Les  grandes 
douleurs  humaines  ont  ce  pouvoir  étrange  de 
nous  fasciner;  nous  voulons  voir  comment  les 
hommes  périssent ,  comment  ils  regardent  la 
mort:  les  meilleurs  ne  sont  pas  exempts  de 
cette  affreuse  curiosité.  Il  semble  que  l'éternité 
va  nous  hvrer  son  secret  ! 

Là  donc,  près  du  limon  de  la  première  char- 
rette, à  droite  de  la  file,  étaient  accroupis  deux 
carabiniers  en  petite  veste  bleu  de  ciel,  deux 
véritables  colosses ,  dont  la  puissante  nature 
fléchissait  sous  l'étreinte  du  mal:  on  eut  dit 
deux  cariatides  écrasées  sous  le  poids  d'une 
masse  énorme.  L'un  ,  aux  grosses  moustaches 
rousses,  les  joues  terreuses,  vous  regardait  de 
ses  yeux  ternes,  comme  du  fond  d'un  affreux 
cauchemar;  l'autre,  plié  en  deux  ,  les  mains 
bleues,  l'épaule  déchirée  d'un  coupde  mitraille, 
s'affaissait  de  plus  en  plus,  puis  se  relevait  par 
sursaut  en  parlant  tout  bas  comme  au  milieu 
d'un  rêve.  Derrière,  étaient  étendus  deux  à 
deux  des  soldats  d'infanterie,  la  plupartfrappés 
d'une  balle,  une  jambe,  un  bras  fracassés.  Ils 
semblaient  supporter  leur  sort  avec  plus  de 
fermeté  que  les  colosses.  Ces  malheureux  ne 
disaient  rien  :  quelques-uns  seulement,  les  plus 
jeunes,  demandaient  d'un  air  furieux  de  l'eau 
et  du  pain.  Et,  dans  la  charrette  voisine,  une 
voix  plaintive,  la  voix  d'un  conscrit,  appelait  : 
«  Ma  mère  !  ma  mère  1...  »  tandis  que  les  vieux 
souriaient  d'un  air  sombre,  comme  pour  dire: 
«  Oui...  oui...  elle  va  venir  ta  mère!  •  Peut-être 
aussi  ne  pensaient-ils  à  rien. 

De  temps  en  temps  une  sorte  de  frisson  par- 
courait tout  le  convoi.  Alorson  voyait  plusieurs 
blessés  se  lever  à  demi  avec  de  longs  gémisse- 
ments et  retomber  aussitôt,  comme  si  la  mort 
eût  fait  sa  tournée  en  ce  moment. 

Puis  tout  redevenait  silencieux. 

Et,  comme  Hullin  regardait  ainsi ,  sentant 
ses  entrailles  frémir,  voilà  qu'un  bourgeois  du 
voisinage,  Sûme  le  boulanger,  sortit  de  chez 
lui  portant  une  grande  marmite  pleine  de 
bouillon.  Alors,  il  fallut  voir  tous  ces  spectres 
s'agiter,  leurs  yeux  étinceler,  leurs  narine.i  se 


12 


ROMANS    NATIONAUX. 


dilaler;  ils  semblaient  renaître  :  lesmalheureux 
mouraient  de  faim  ! 

Le  bon  père  Sùnie,  les  larmes  aux  yeux,  s'ap- 
procha disant  : 

•  J'arrive,  mes  enfants!  Un  peu  de  patience... 
C'est  moi,  vous  me  reconnaissez!  » 

Mais  à  peine  fut-il  près  de  la  première  char- 
l'ette,  que  le  grand  carabinier  aux  joues  ver- 
dâtres,  se  ranimant,  plongea  le  bras  jusqu'au 
coude  dans  la  marmite  bouillante,  y  saisit  la 
viande  et  4a  cacha  sous  sa  veste.  Cela  se  fit  avec 
la  rapidité  de  l'éclair;  des  hurlements  sauvages 
s'élevèrent  aussitôt  de  tous  côtés.  —  Ces  gens, 
s'ils  avaient  eu  la  force  de  bouger,  auraient 
dévoré  leur  camarade.  —  Lui ,  les  deux  bras 
serrés  contre  la  poitrine,  la  dent  sur  sa  proie, 
l'œil  louche,  épiant  en  tout  sens,  ne  semblait 
rien  entendre.  A  ces  cris,  un  vieux  soldat,  un 
sergent,  s'élança  de  l'auberge  voisine.  C'était 
un  vieux  routier  ;  il  compiit  tout  d'abord  ce 
dont  il  s'agissait,  et,  sans  réflexions  inutiles,  il 
arracha  la  viande  à  la  bête  féroce  en  lui  disant: 

«  Tu  mériterais  de  ne  pas  en  avoir!...  On 
va  faire  les  parts.  Nous  allons  découper  dix 
rations! 

— Nous  ne  sommes  que  huit!  dit  un  des  bles- 
sés, fort  calme  en  apparence,  mais  l'œil  étin- 
celant  sous  son  masque  de  bronze. 

— Comment,  huit? 

— Vous  voyez  bien,  sergent,  que  ces  deux 
sont  en  train  de  battre  de  l'aile...  Ce  seraient 
des  vivres  perdus!  » 

Le  vieux  sergent  regarda. 

«  C'est  juste,  fit-il,  huit  parts!  • 

Hullin  ne  put  en  voir  davantage;  il  se  relira 
chez  l'aubergiste  Wittmann,  en  face,  plus  pâle 
que  la  mort.  Wittmann  était  aussi  marchand 
de  cuir  et  de  fourrures.  En  le  voyant  entrer  : 

"  Hé!  c'est  vous,  maître  Jean-Claude!  s'é- 
cria-t-il,  vous  arrivez  plus  tôt  qu'à  l'ordinaire  : 
je  ne  vous  attendais  que  la  semaine  pro- 
chaine. » 

Puis,  le  voyant  chanceler  : 

«  Mais  dites  donc...  vous  avez  quelque 
chose  ? 

— Je  viens  de  voir  les  blessés. 

— Ah!  oui,  les  premières  fois,  cela  vous 
tombe  dans  les  jambes  ;  mais  si  vous  en  aviez 
vu  passer  quinze  mille,  comme  nous  autres, 
vous  n'y  penseriez  plus? 

— Une  chopine  de  vin,  bien  vite!  dit  Hulhn, 
qui  se  sentait  mal.  Ohl  les  hommes,  les  hom- 
mes!... Et  dire  que  nous  sommes  frères! 

— Oui,  frères  jusqu'à  la  bourse,  répondit 
Wittmann.  Tenez,  buvez  un  coup,  ça  vous 
remettra  ! 

— Ainsi  vous  en  avez  vu  passer  quinze  mille? 
reprit  le  sabotier.  . 


— Au  moins...  depuis  deux  mois...  sans  par- 
ler de  ceux  qui  sont  restés  en  Alsace  et  de  l'au- 
tre côté  du  Rhin;  car,  vous  comprenez,  on  ne 
trouve  pas  de  charrettes  pour  tous,  et  puis 
beaucoup  ne  valent  pas  la  peine  d'être  em- 
portés. 

■ — Oui,  je  comprends!  mais  pourquoi  sont-ils 
là,  ces  malheureux?  Pourquoi  n'enlrent-ils  pas 
à  l'hôpital  ? 

— L'hôpital!  qu'est-ce  qu'un  hôpital...  dix 
hôpitaux...  pour  cinquante  mille  blessés?  Tous 
les  hôpitaux,  depuis  Mayence  et  Cobleniz  jus- 
qu'à Phalsbourg,  sont  encombrés.  Et  d'ailleurs 
cette  mauvaise  maladie,  le  typhus,  voyez-vous, 
Hullin,  tue  plus  de  monde  que  le  boulet.  Tous 
les  villages  de  la  plaine,  à  vingt  lieues  d'ici,  en 
sont  infectés;  on  meurt  partout  conmre  des 
mouches.  Heureusement  la  ville  est  en  état  de 
siège  depuis  trois  jours,  on  va  fermer  les  por- 
tes, il  n'entrera  plus  personne.  J'ai  perdu  pour 
ma  part  mon  oncle  Christian  et  ma  tante  Lis- 
licth,  des  gens  aussi  sains,  aussi  solides  que 
vous  et  moi,  maître  Jean-Claude.  Enfin  le  froid 
est  venu;  il  y  a  eu  cette  nuit  gelée  blanche. 

—  Et  les  blessés  sont  restés  sur  le  pavé  toute 
la  nuit? 

— Non,  il  sont  arrivés  de  Saverne  ce  matin  ; 
dans  une  heure  ou  deux,  le  temps  de  laisser 
reposer  les  chevaux,  ils  partiront  pour  Sarre- 
bourg.  » 

En  ce  moment,  le  vieux  sergent  qui  venait  de 
rétablir  l'ordre  dans  les  charrettes,  entra  en  se 
frottant  les  mains. 

«  Hé  !  hé  !  dit-il,  ça  fraîchit,  papa  Wittmann, 
vous  avez  bien  fait  d'allumer  du  feu  au  poêle. 
Un  petit  verre  de  cognac  pour  rabattre  le  brouil- 
lard. Hum  !  hum  1   » 

Ses  petits  yeux  plissés,  son  nez  en  bec  de  cor- 
bin,le3  pommettes  de  ses  joues  séparées  du  nez 
par  deux  grosses  rides  en  parafe ,  lesquelles 
se  perdaient  dans  une  large  impériale  rous- 
sâtre,  tout  riait  dans  la  physionomie  du  vieux 
soldat,  tout  respirait  une  bonne  humeur  jo- 
viale. C'était  une  vraie  figure  militaire,  hâlée, 
brunie  par  le  grand  air,  pleine  de  franchise, 
mais  aussi  de  finesse  goguenarde  ;  son  grand 
shako,  sa  grosse  capote  gris-bleu,  le  baudrier, 
l'épaulette,  semblaient  faire  partie  de  son  indi- 
vidu.  On  n'aurait  pu  se  le  représenterautrement. 
11  se  promenait  de  long  en  large  dans  la  salle, 
continuaui  à  se  frotter  les  mains,  tandis  que 
Wittmann  lui  versait  un  petit  verre  d'eau-de- 
\ie;  Hullin,  assis  près  de  la  fenêtre,  avait  re- 
marqué d'abord  le  numéro  de  son  régiment  : 
~  6"  d'infanterie  légère;  —  Gaspard,  le  fils  de 
l:i  mèreLefèvre,  servaitdansce régiment.  Jean- 
CJaude  allait  donc  avoir  des  nouvelles  du  fiancé 
(le  Louise;  mais,  au  moment  de  parler,  son 


L'INVASION. 


13 


cœur  batlit  avec  force  :  —  Si  Gaspard  était 
mort  !  s'il  avait  péri  comme  tant  d'autres! 

Le  brave  sabotier  se  sentit  comme  étranglé; 
il  se  tut.  «  Mieux  vaut ,  pensait-il ,  ne  rien 
savoir.  • 

Pourtant,  au  bout  de  quelques  instants,  il  ne 
put  y  tenir. 

«  Sergent,  dit-il  d'une  voix  enrouée,  vous 
êtes  du  6'  léger? 

— Mais  oui,  mon  bourgeois,  fit  l'autre  en  se 
retournant  au  milieu  de  la  salle. 

— Ne  connaîtriez-vous  pas  un  nommé  Gas- 
pard Lefèvre'' 

—Gaspard  Lefèvre,  de  la  2'  du  1";  parbleu! 
si  je  le  connais  :  c'est  moi  qui  l'ai  mis  au  port 
d'armes;  un  brave  soldat,  morbleu4  dura  la 
fatigue...  Si  nous  en  avions  cent  mille  de  cette 
trempe... 

—Alors  il  vit?  il  se  porte  bien? 

— Oui,  mou  bourgeois.  Après  ça,  depuis  huit 
jours  que  j'ai  quitté  le  régiment  à  Frédéric- 
slhal,  pour  escorter  ce  convoi  de  blessés...  vous 
comprenez,  cela  chauffe...  on  ne  peut  répondre 
de  rien  ;  d'un  moment  à  l'autre,  chacun  de 
nous  peut  recevoir  son  affaire.  Mais  il  y  a  huit 
jours,  à  Frédéricsthal,  le  15  décembre,  Gaspard 
Lefèvre  répondait  encore  à  l'appel.  » 

Jean-Claude  respira. 

«  Mais  alois,  sergent,  faites-moi  l'amitié  de 
me  dire  pourquoi  Gaspard  n'a  pas  écrit  au  vil- 
lage depuis  deux  mois?  » 

Le  vieux  soldat  sourit,  ses  petits  yeux  cligno- 
tèrent. 

«  Ah  ça,  mon  bourgeois,  croyez-vous  par 
hasard  qu'on  n'ait  rien  de  mieux  à  faire  en 
route  que  d'écrire? 

— Non;  j'ai  servi,  j'ai  fait  les  campagnes  de 
Sambre-et-Meuse,  d'Egypte  et  d'Italie,  mais 
cela  ne  m'empêchait  pas  de  donner  de  mes  nou- 
velles. 

—  Un  instant,  camai-ade,  interrompit  le  ser- 
gent, j'ai  passé  par  l'Egypte  et  l'Italie  comme 
vous  :  la  campagne  que  nous  venons  de  finir 
est  tout  à  fait  particulière. 

— Elle  a  donc  été  bien  rude  ! 

— Uude!  c'est-à-dire  qu'il  faut  avoir  l'âme 
chevillée  dans  tous  les  membres,  pour  ne  pas 
y  avoir  laissé  ses  os.  Tout  était  contre  nous  :  la 
maladie,  les  traîtres,  les  paysans,  les  bourgeois, 
nos  alliés,  enlin  tout!  De  notre  compagnie,  au 
grand  complet  lorsque  nous  sommes  partis  de 
Phalsbourgle21  janviiîr  dernier,  il  n'est  revenu 
que  trente-deux  hommes.  Je  crois  que  Gaspard 
Lefèvre  est  le  seul  conscrit  qui  reste.  Ces  pau- 
vres conscrits!  ils  se  battaient  bien  ;  mais  ils 
n'ava'ent  pas  l'habitude  de  se  serrer  le  ventre  : 
ils  fondaient  comme  du  beurre  dans  la  poêle.  • 

Ce  disant,  le  vieux  sergent  s'approcba  du 


comptoir  et  but  son  petit  verre  d'un  seul  coup. 

«  A  votre  santé,  mon  bourgeois.  Seriez-vous 
par  hasard  le  père  de  Gaspard  ? 

— Non,  je  suis  un  parent. 

— Eh  bien!  on  peut  se  vanter  d'être  solide- 
ment bâti  dans  votre  famille.  Quel  homme  à 
vingt  ans!  Aussi,  nialgré  tout, il  a  tenu  bon,  lui, 
pendant  que  les  autres  desce-ndaient  la  garde 
par  douzaines. 

— Mais,  reprit  liuUin  après  un  instant  de  si- 
lence, je  ne  vois  pas  encore  ce  qu'il  y  avait  de 
si  particulier  dans  la  dernière  campagne  ;  car 
nous  aussi,  nous  avons  eu  des  maladies,  des 
traîtres... 

—  De  particulier,  s'écria  le  sergent;  tout 
était  particulier!  Autrefois,  si  vous  avez  fait  la 
guerre  en  Allemagne,  vous  devez  vous  rappe- 
ler qu'après  une  ou  deux  victoires  c'était  fini  ; 
les  gens  vous  recevaient  bien  ;  on  buvait  du 
petit  vin  blanc,  on  mangeait  de  la  choucroute 
et  du  jambon  avec  les  bourgeois;  on  faisait 
danser  les  grosses  commères.  Les  maris,  les 
grands  papas  riaient  de  bon  cœur,  et  quand  le 
régiment  partait,  tout  le  monde  pleurait  d'at- 
teudrissoment.  Mais  cette  fois,  après  Lutzen  et 
B  uitzen,  au  lieu  de  se  radoucir,  les  gens  vous 
faisaient  des  mines  de  cinq  cents  diables;  on 
no  pouvait  rien  en  obtenir  que  par  la  force , 
enfin  on  se  serait  cru  en  Espagne  ou  en  Ven- 
dée. Je  ne  sais  pas  ce  qu'on  leur  a  fourré  dans 
la  tête  contre  nous.  Encore  si  nous  n'avions  été 
que  des  Français,  si  nous  n'avions  pas  eu  des 
tas  de  Saxons  et  d'autre  alliés,  qui  n'atten- 
daient que  le  moment  de  nous  sauter  à  la  gor- 
ge, nous  en  serions  venus  à  bout  tout  de  même, 
un  contre  cinq!  mais  les  alliés,  ne  me  parlez 
pas  des  alliés  !  —  Tenez,  à  Leipzig,  le  18  octo- 
bre dernier,  au  beau  milieu  de  la  bataille,  nos 
alliés  se  tournent  contre  nous  et  nous  tirent 
des  coups  de  fusil  dans  le  dos  :  c'étaient  nos 
bons  amis  les  Saxons.  —  Huit  jours  après,  nos 
anciens  bons  amis  les  Bavarois  viennent  se 
mettre  en  travers  de  noire  retraite  :  il  faut  leur 
passer  sur  le  ventre  à  Hanau.  —  Le  lendemain, 
prés  de  Francfort,  une  autre  colonne  de  bons 
amis  se  présente  :  il  faut  les  écraser.  —  Enfin, 
plus  ou  en  tue,  plus  il  en  repousse!  —  Nous 
voilà  maintenant  de  ce  côlé-ci  du  Hhin.  Eh 
bien  !  il  y  en  a  bien  sûr  en  marche  depuis  Mos- 
cou, de  cei  bons  amis.  Ah  !  si  nous  avions  pré- 
vu cela  a^jrès  Austeiiitz,  léna,  Fiiedlund,  Wa- 
gram  !  » 

lluUin  était  devenu  tout  pensif. 

«  Et  maintenant  où  en  sonmies-nous,  ser- 
gent? 

—Nous  en  sommes  qu'il  a  fallu  repasser  le 
Rhin,  et  que  toutes  nos  places  fortes  de  l'autre 
côté  sont  bloquées.  Le  10  novembre  dernier,  le 


14 


ROMANS    NATIONAUX. 


prince  de  Neuchâtel  a  passé  la  revue  du  régi- 
ment à  Bleckheim.  Le  3'  bataillon  a  versé  ses 
soldats  dans  le  2",  et  le  cadre  a  reçu  l'ordre  de 
se  tenir  prêt  à  partir  pour  le  dépôt.  Les  cadres 
ne  manquent  pas,  mais  les  hommes.  Depuis 
plus  de  vingt  ans  qu'on  nous  saigne  aux  quatre 
membres,  ce  n'est  pas  étonnant...  Toute  l'Eu- 
rope s'avance...  L'empereur  est  à  Paris  :  il 
dresse  son  plan  de  campagne...  Pourvu  qu'on 
nous  laisse  respirer  jusqu'au  printemps. . .  » 

En  ce  moment,  Wittmann,  debout  près  de  la 
fenêtre,  se  prit  à  dire  : 

«  Voici  le  gouverneur  qui  vient  d'inspecter 
les  abatages  autour  de  la  ville.  » 

En  effet,  le  commandant  Jean-Pierre  Meu- 
nier, coiffé  d'un  grand  chapeau  à  cornes  et  l'é- 
charpe  tricolore  autour  des  reins,  traversait  la 
place. 

«  Ah  !  dit  le  sergent,  je  vais  lui  faire  signer 
la  feuille  de  route.  Pardon,  bourgeois,  il  faut 
que  je  vous  quitte. 

— Faites,  mou  sergent,  et  merci.  Si  vous  re- 
voyez Gaspard,  dites-lui  que  Jean-Claude  Hullin 
l'embrasse,  et  qu'on  attend  de  ses  nouvelles 
au  village. 
■ —  Bon...  bon. ..je  n'y  manquerai  pas.  » 
Le  sergent  sortit,  et  Hullin  vida  sa  chope 
tout  rêveur. 

«  Père  Wittmann,  dit-il  au  bout  d'un  instant, 
et  mou  paquet? 

—  Il  est  prêt,  maître  Jean-Claude.  • 
Puis,  se  penchant  à  la  porte  de  la  cuisine  : 

«  Grédel  I . ..  Grédel  I...  apporte  le  paquet  de 
Hullin.  » 

Une  petite  femme  parut  et  déposa  sur  la 
table  un  rouleau  de  peaux  de  mouton.  Jean- 
Claude  y  passa  son  bâton  et  le  mit  sur  son 
épaule. 

«  Comment!  vous  allez  partir  tout  de  suite? 

—  Oui,  Wittmann,  les  journées  sontcourtes, 
et  les  chemins  difficiles  par  les  bois  après  six 
heures  ;  il  faut  que  j'arrive  à  temps. 

—  Alors,  bon  voyage,  maître  Jean-Claude.  » 
Hullin  sortit  et  traversa  la  place,  en  détour- 
nant les  yeux  du  convoi,  qui  stationuait  en- 
core devant  l'église. 

Et  l'aubergiste  à  sa  fenêtre,  le  regardant 
s'éloigner  d'un  bon  pas,  se  disait  : 

«  Comme  il  était  pâle  en  entrant;  il  ne  se  te- 
nait plus  sur  ses  jambes.  C'est  drôle,  un  homme 
rude,  un  vieux  soldat,  qui  n'a  pas  d'énergie 
pour  deux  liards.  Moi,  je  verrais  passer  cin- 
quante régiments  sur  des  charrettes,  que  je 
m'en  soucierais  comme  de  ma  première  pipe.  » 


IV 


Tandis  que  Hullin  apprenait  le  désastre  de 
nos  armées,  et  qu'il  s'acheminait  lentement, 
la  tête  basse,  le  front  soucieux  vers  le  village 
des  Charmes,  tout  suivait  son  train  habituel  à 
la  ferme  duBois-de-Chênes.  On  ne  songeait  phis 
au  récit  bizarre  de  Yégof,  on  ne  pensait  pas  à 
la  guerre  :  le  vieux  Duchêne  menait  ses  bœufs  à 
l'abreuvoir,  le  pâtre  Robin  retournait  la  Htiôro 
du  bétail,  Annette  et  Jeanne  écrémaient  leurs 
pots  de  lait  caillé.  Catherine  Lefévre  seule, 
sombre  et  silencieuse,  songeait  aux  temps  pas- 
sés, tout  en  surveillant  d'un  visage  impassible 
les  allées  et  venues  de  son  monde.  —  Elle  était 
trop  vieille,  trop  sérieuse  pour  oublier  d'un 
jour  à  l'autre  ce  qui  l'avait  si  fortement  agitée. 

—  La  nuit  venue,  après  le  repas  du  soir,  elle 
entra  dans  la  salle  voisine,  où  ses  gens  l'enten- 
dirent tirer  le  grand  registre  de  l'armoire,  et  le 
déposer  sur  la  table,  pour  régler  ses  comptes 
comme  d'habitude. 

On  se  mit  aussitôt  à  charger  la  voiture  de 
blé,  de  légumes  et  de  volaille,  car  c'était  le  len- 
demain marché  à  Sarrebourg,  et  Duchêne  de- 
vait partir  au  petit  jour. 

Représentez-vous  la  grande  cuisine  et  tous 
ces  braves  gens  en  train  de  finir  leur  ouvrage, 
avant  d'aller  se  coucher;  la  grosse  marmite 
noire,  pleine  de  betteraves  et  de  pommes  de 
terre  destinées  au  bétail,  fumant  sur  un  im- 
mense feu  de  sapin  en  tulipes  pourpre  et  or; 

—  les  plats,  les  écuelles,  les  soupières  étince- 
lant  comme  des  soleils  sur  l'étagère;  — les 
bottes  d'ail  et  d'oignons  mordorés  suspendues 
a  la  flle  aux  poutres  brunes  du  plafond,  parmi 
les  jambons  et  les  quartiers  de  lard;  —  Jeanne 
en  cornette  bleue  et  petite  jupe  coquelicot,  re- 
muant le  contenu  de  la  marmite,  de  sa  grande 
cuiller  de  bois  ;  les  cages  d'osier  où  caquettent 
les  poules  avec  le  grand  coq  roux,  qui  passe  la 
tête  à  travers  les  barreaux  et  regarde  la  flamme 
d'un  œil  émerveillé,  la  crête  sur  l'oreille;  — le  '■ 
dogue  Michel,  la  tête  plate,  les  joues  pendantes, 
en  quête  d'une  écuelle  oubliée; — Dubourg,  des- 
cendant l'escalier  sombre  qui  crie,  à  gauche,  le 
dos  courbé,  un  sac  sur  l'épaule  et  le  poing  arc- 
bouté  sur  la  hanche,  —  tandis  qu'au  dehors, 
au  milieu  de  la  nuit  noire,  le  vieux  Duchêne, 
debout  sur  la  voiture,  lève  sa  lanterne  et  crie: 
«  Ça  fait  le  quinzième,  Dubourg;  encore  deux.» 

—  On  voyait  aussi,  pendus  contre  la  muraille, 
un  vieux  lièvre  roux  apporté  par  le  chasseur 
Heinricli,  pour  être  vendu  au  marché,  et  un 
beau  coq  de  bruyère  moiré  de  vert  et  roux. 


L'INVASION. 


15 


l'œil  lerne,  une  goutte  de  sang  an  bout  du 
bec. 

Il  était  environ  sept  heures  et  demie,  lors- 
qu'un bruit  de  pas  se  fit  entendre  à  l'enti-ée  de 
la  cour.  Le  dogue  s'avança  sur  le  seuil  en  gron- 
dcànt.  Il  écouta,  aspira  l'air  de  la  nuit,  puis  re- 
vint tranquillement  se  remettre  à  lécher  son 
écuelle. 

•  C'est  quelqu'un  de  la  fernie,  dit  Annette, 
Michel  ne  bouge  pas.  » 

Presque  aussitôt  le  vieux  Duchêne  cria  de- 
hors : 

«  Bonne  nuit,  maître  Jean-Claude.  C'est 
vous  ? 

—  Oui,  j'arrive  de  Phalsbourg,  et  je  viens 
me  reposer  un  instant  avant  de  descendre  au 
village.  Catherine  est-elle  là?  » 

Et  l'on  vit  le  brave  homme  apparaître  à  la 
vive  lumière,  son  large  feutre  sur  la  nuque,  et 
son  rouleau  de  peaux  de  mouton  sur  l'épaule. 

«  Bonne  nuit,  mes  enfants,  dit-il,  bonne 
nuit'....  toujours  à  l'ouvrage? 

—  Mon  Dieu,  oui,  monsieur  Hullin,  comme 
vous  voyez,  répondit  Jeanne  en  riant.  Si  l'on 
n'avait  rien  à  faire,  la  vie  serait  bien  en- 
nuyeuse ! 

—  C'est  vrai,  ma  jolie  fille,  c'est  vrai,  il  n'y 
a  que  le  travail  pour  vous  donner  ces  fraîches 
couleurs  et  ces  grands  yeux  brillants.  » 

Jeanne  allait  répondre,  quand  la  porte  de  la 
salle  s'ouvrit,  el  Catherine  Lefèvre  s'avança 
jetant  un  regard  profond  sur  Hullin,  comme 
pour  deviner  d'avance  les  nouvelles  qu'il  ap- 
portait : 

•  Eh  bien  !  Jean-Claude,  vous  êtes  de  retour. 

—  Oui,  Catherine.  Il  y  a  dn  bon  et  du  mau- 
vais. • 

Ils  entrèrent  dans  la  salle,  haute  et  vaste 
pièce  boisée  jusqu'au  plafond,  avec  ses  armoires 
de  vieux  chêne  à  ferrures  brillantes,  son  poêle 
de  fonte  en  pyramide  s'ouvrant  dans  la  cuisine, 
sa  vieille  horloge  marquant  les  secondes  dans 
son  étui  de  noyer,  et  son  grand  fauteuil  de 
cuir  à  crémaillère,  usé  par  dix  générations  do 
vieillards.  —  Jean-Claude  n'entrait  jamais  dans 
cette  salle  sans  se  rappeler  le  grand-père  de 
Catherine,  qu'il  lui  semblait  voir  encore  avec 
sa  tête  blanche,  assis  dans  l'ombre  derrière  le 
fourneau. 

«  Eh  bien?  demanda  la  fennière  en  présen- 
tant un  siège  au  sabotier,  qui  venait  de  dépo- 
ser son  rouleau  sur  la  table 

—  Eh  bien,  de  Gaspard,  les  nouvelles  sont 
bonnes  :  le  garçon  se  porte  bien.  Il  en  a  vu  de 
dures!...  Tantmieux,  cela  forme  la  jeunesse!... 
Mais  quant  au  reste,  Catherine,  ça  va  mal  :  la 
guerre  !  la  guerre!...  » 

Il  hocha  la  tête,  et  la  vieille,  les  lèvres  ser- 


rées, s'assit  en  face  de  lui,  droite  dans  son  fau- 
teuil, les  yeux  fixes,  attentifs. 

«  Ainsi  ça  va  mal...  décidément...  nous  al- 
lons avoir  la  guerre  chez  nous  ? 

—  Oui,  Catherine,  du  jour  au  lendemain  il 
faut  nous  attendre  à  voir  les  alliés  dans  nos 
montagnes. 

—  Je  m'en  doutais...  j'en  étais  sûre;  mais 
parlez,  Jean-Claude.  • 

.  Hullin  alors,  les  coudes  en  avant,  ses  grosses 
oreilles  rouges  entre  les  mains  et  baissant  la 
voix,  se  mit  à  raconter  tout  ce  qu'il  avait  vu  : 
les  abalages  autour  de  la  ville,  l'organisation 
des  batteries  sur  les  remparts,  la  publication  de 
l'étal  de  siège,  les  charrettes  de  blessés  sur  la 
place  d'armes,  sa  rencontre  avec  le  vieux  ser- 
gent chez  Wittmann  et  le  résumé  de  la  cam- 
pagne. De  temps  en  temps,  il  faisait  une  pause, 
et  la  vieille  fermière  clignait  des  yeux  lente- 
ment, comme  pour  graver  les  faits  dans  sa  mé- 
moire. Quand  Jean-Claude  en  vint  aux  blessés, 
la  brave  femme  murmura  tout  bas  :  «  Gaspard 
en  est  réchappé  1  » 

Puis  à  la  fin  de  cette  lugubre  histoire,  il  y  eut 
un  long  silence,  et  tous  deux  se  regardèrent 
sans  prononcer  une  parole. 

Que  de  réflexions,  que  de  sentiments  amers 
se  pressaient  dans  leur  âme  ! 

Au  bout  de  quelques  instants,  la  vieille  se 
remettant  de  ces  terribles  penbées  : 

«  Vous  le  voyez,  Jean-Claude,  dit-elle  d'un 
ton  grave,  Yégof  n'avait  pas  tort? 

—  Sans  doute,  sans  doute,  il  n'avait  pas  tort, 
répondit  Hullin  ;  mais  qu'est-ce  que  cela 
prouve  ?  Un  fou  qui  va  de  village  en  village, 
qui  descend  en  Alsace,  qui  remonte  en  Lor- 
raine, qui  vague  à  droite,  à  gauche,  ce  serait 
bien  étonnant  s'il  ne  voyait  rien,  s'il  ne  disait 
pas  de  temps  en  temps  une  vérité  parmi  ses 
folies.  Tout  s'embrouille  dans  sa  tête,  et  les 
autres  croient  comprendre  ce  qu'il  ne  com- 
prend pas  lui-même.  Mais  il  ne  s'agit  pas  de 
ces  histoires  de  fou,  Catherine.  Les  Autrichiens 
arrivent.  Il  s'agit  de  savoir  si  nous  les  laisse- 
rons passer,  ou  si  nous  aurons  le  courage  de 
nous  défendre. 

—  De  nous  défendre  !  s'écria  la  vieille,  dont 
les  joues  pâles  frémirent  ;  si  nous  aurons  le 
courage  de  nous  défendre  !  Ce  n'est  pas  à  moi, 
Hullin,  que  vous  croyez  parler.  Gomment!... 
mais  est-ce  que  nous  valons  moins  que  nos 
anciens?  Est-ce  qu'ils  ne  se  sont  pas  défendus, 
eux?...  Est-ce  qu'il  n'a  pas  fallu  les  exterminer, 
hommes,  femmes  et  enfants? 

—  Alors  vous  êtes  pour  la  défense,  Cathe- 
rine I 

—  Oui...  oui...  tant  qu'il  me  restera  un 
morceau  de  chair  sur  les  os  I  Qu'ils  arrivent.  I 


ROMANS   NATIONAUX. 


Ces  mallicurcus  pjlcs,  liàvcs,  i  œil  sombic.  .  ',  l'âge  1 1 .; 


qu'ils  arrivent!  La  vieille  des  vielles  est  tou- 
jours là  !  • 

Ses  grands  cheveux  gris  s'agitaient  sur  sa 
tête,  ses  joues  pâles  et  rigides  frémissaient,  et 
ses  yeux  lançaient  des  éclairs.  Elle  était  belle  à. 
voir,  belle  comme  cette  vieille  Margareth  dont 
avait  parlé  Yégof.  HuUin  lui  tendit  la  main 
en  silence;  il  souriait  d'un  air  enthousiaste. 

•  A  la  bonne  heure,  fit-il,  à  la  bonne 
heure!...  Nous  sommes  toujours  les  mêmes 
dans  la  famille.  Je  vous  reconnais,  Catherine  : 
vous  voilà  debout;  mais  un  peu  de  calme, 
écoutez-moi.  Nous  allons  nous  battre,  et  par 
quels  moyens? 

—  Par  tous  les  moyens  ;  tous  sont  bons,  les 
haches,  les  faux,  les  fourches... 

—  Sans  doute,  mais  les  meilleurs  sont  les 


fusils  et  les  balles.  Nous  avons  des  fusils  : 
chaque  montagnard  garde  le  sien  au-dessus  de 
sa  porte  ;  malheureusement  la  poudre  et  les 
balles  nous  manquent.  » 

La  vieille  fermière  s'était  calmée  toutàcoup; 
elle  fourrait  ses  cheveux  sous  son  bonnet,  re- 
gardant devant  elle  comme  au  hasard,  l'œil 
pensif. 

«  Oui,  reprit-elle  d'un  ton  brusque,  la  poudre 
et  les  balles  nous  manquent ,  c'est  vrai ,  mais 
nous  en  aurons.  Marc  Divès,  le  contrebandier, 
en  a.  Vous  irez  le  voir  demain  de  ma  part.  Vous 
lui  direz  que  Catherine  Lefèvre  achète  toute 
sa  poudre  et  toutes  ses  balles,  qu'elle  paye  ; 
qu'elle  vendra  son  bétail,  sa  ferme,  ses  terres, 
tout...  tout..,  pour  en  avoir.  Comprenez-vous, 
HuUin  ? 


Vaûs.    J'.ile*   Banaventiire.  imprim-ar. 


L'INVASION. 


17 


I.a  vieille  des  vieilles  est  toujours  là!  (  l'agn  1C>. 


— Je  comprends  ;  c'est  beau  ce  que  vous  faites 
là,  Catherine. 

— Bah  !  c'est  beau...  c'est  beau!  répliqua  la 
vieille,  c'est  tout  simple:  je  veux  me  venger! 
Ces  Autrichiens ,  ces  Prussiens ,  ces  hommes 
roux  qui  nous  ont  déjà  exterminés,  eh  bien  ! 
je  leur  en  veux...  je  les  exècre  de  père  en  fils... 
Voilà!  —  Vous  achèterez  la  poudre,  et  ce  gueux 
de  fou  verra  si  nous  rebâtissons  ses  châteaux  !  » 

Hullin  s'aperçut  alors  qu'elle  songeait  tou- 
jours à  l'histoire  de  Yégof  ;  mais  voyant  com- 
bien elle  était  exaspérée,  et  que  d'ailleurs  son 
idée  contribuait  à  la  défense  du  pays,  il  ne  fit 
aucune  observation  à  ce  sujet,  etdit  simplemen  t: 

•  Ainsi,  Catherine,  c'est  entendu,  je  vais  chez 
Marc  Divès  demain  ? 

— Oui  ;  vous  achèterez  toute  sa  poudreet  son 


plomb.  Il  faudrait  aussi  faire  un  tour  dans  les 
villages  de  la  montagne,  prévenir  les  gens  de 
ce  qui  se  passe,  et  convenir  avec  eux  d'un  signal 
pour  se  réunir  en  cas  d'attaque. 

— Soyez  tranquille,  dit  Jean-Claude,  je  m'en 
charge.  » 

Tous  deux  s'étaient  levés  et  se  dirigeaient 
vers  la  porte.  Depuis  une  demi-heure,  le  bruit 
avait  cessé  dans  la  cuisine  :  les  gens  de  la  ferme 
étaient  allés  se  coucher.  La  vieille  déposa  sa 
lampe  au  coin  de  l'âtre  et  tira  les  verrous.  Au 
dehors,  le  froid  était  vif,  l'air  calme  et  limpide. 
Toutes  les  cimes  d'alentour  et  les  sapins  du 
Jaîgerthâl  se  détachaient  sur  le  ciel,  par  masses 
sombres  ou  lumineuses.  Au  loin,  bien  loin  der- 
rière la  côte,  un  renard  à  la  chasse  glapissait 
dans  la  vallée  du  Blanru. 


?() 


18 


ROMANS  NATIONAUX. 


«  Bonne  nuit,  HuUin,  dit  !a  mcrc  Lefèvre. 

— Bonne  nuit,  Caiherine.  » 

Jean  Claude  s'éloigna  rapidement  surla  pente 
des  bruyères,  et  la  fermière,  après  l'avoir  suivi 
des  yeux  une  seconde,  referma  sa  porte. 

Je  vous  laisse  à  penser  la  joie  de  Louise,  lors- 
qu  elle  apprit  que  Gaspard  était  sain  et  sauf. 
La  pauvre  enfant,  depuis  deux  mois,  ne  vivait 
plus.  Hullin  se  garda  bien  de  lui  montrer  le 
nuage  sombre  qui  s'avançait  à  l'horizon.  Toute 
la  nuit ,  il  l'entendit  caqueter  dans  sa  petite 
chambre,  se  parler  à  elle-même  comme  pour 
se  féliciter,  murmurer  le  nom  de  Gaspard,  et 
ouvrir  ses  tiroirs,  ses  boites,  sans  doute  afin 
d'y  retrouver  quelques  souvenirs  et  leur  parler 
d'amour. 

Ainsi  la  fauvette  inondée  par  l'orag^e,  tout 
en  grelottant  se  met  à  chanter  et  à  sautiller 
de  branche  en  branche,  au  premier  rayon  de 
soleil. 


Lorsque  Jean  Claude  Hullin,  en  manches  de 
chemise,  poussa  le  lendemain  les  contrevents 
de  sa  maisonnette,  il  vit  toutes  les  montagnes 
voisines  —  le  Jaegerthâl,  le  Grosmann,  le  Do- 
non  —  couvertes  de  neige.  Ce  premier  aspect 
de  l'hiver,  survenu  pendant  notre  sommeil,  a 
quelque  chose  de  saisissant:  les  vieux  sapins, 
les  rochers  moussus,  parés  encore  la  veille  de 
leur  verdure ,  et  maintenant  scintillants  de 
givre ,  remplissent  notre  âme  d'une  tristesse 
indéfinissable.  «  Encore  une  année  finie ,  se 
dit-on,  encore  une  rude  saison  à  passer  avant 
le  retour  des  fleurs  !  »  Et  l'on  s'empresse  de 
revêtir  la  grosse  houppelande,  d'allumer  le  feu. 
Votre  sombre  réduit  est  plein  de  blanche  lu- 
mière, et  dehors,  pour  la  première  fois,  vous 
entendez  les  moineaux ,  les  pauvres  moineaux 
blottis  sous  le  chaume,  la  plume  ébouriffée, 
crier  :  •  Pas  de  déjeuner  ce  matin,  pas  de  dé- 
jeuner I  • 

Hullin  mit  ses  gros  souliers  ferrés  à  double 
semelle,  et  passa  sur  sa  veste  la  grande  cami- 
sole de  bure. 

Il  entendait  Louise  marcher  au-dessus  de  sa 
tête  dans  la  petite  mansarde. 

«  Louise,  cria-t-il,  je  pars! 

— Comment!  vous  sortez  encore  aujourd'hui? 

—Oui,  mon  enfant,  il  le  faut;  mes  affaires 
ne  sont  pas  terminées.  » 

Puis ,  s'étant  coiffé  de  son  large  feutre,  il 
monta  l'escalier  et  dit  à  demi-voix  : 

«  Tu  ne  m'attendras  pas  de  sitôt,  mon  en- 


fant. J'ai  des  courses  à  faire  assez  loin.  Ne  sois 
pas  inquiète,  Si  l'on  te  demande  où  je  suis,  tu 
répondras  :  «  Chez  le  cousin  Mathias ,  à  Sa- 
verne.  » 

— Vous  ne  déjeunez  donc  pas  avant  de  partir? 

— Non;  j'ai  mis  une  croûte  de  pain  et  la  pe- 
tite gourde  d'eau-de-vie  dans  ma  poche.  Adieu, 
mon  enfant;  réjouis-toi,  rêve  à  Gaspard.  » 

Et,  sans  attendre  de  nouvelles  questions,  il 
prit  son  bâton  et  sortit  de  la  maisonnette,  en 
se  dirigeant  vers  la  colline  des  Bouleaux,  à 
gauche  du  village.  Au  bout  d'un  quart  d'heure 
environ,  il  l'avait  dépassé  et  gagnait  le  sentier 
des  Trois-Fontaines,  qui  tourne  autour  du  Fal- 
kenstein,  en  suivant  un  petit  mur  de  pierres 
sèches.  Les  premières  neiges,  qui  ne  tiennent 
jamais  à  l'ombre  humide  des  vallons,  commen- 
çaient à  se  fondre  et  s'écoulaient  dans  le  sen- 
tier. Hullin  monta  sur  le  mur  pour  gravir  la 
côte.  Jetant  alors  par  hasard  un  coup  d'oeil  sur 
le  village,  à  deux  portées  de  carabine,  il  vit 
quelques  commères  balayer  le  devant  de  leur 
porte,  quelques  bons  vieux  se  souhaiter  le  bon- 
jour, en  fumant  leur  première  pipe  sur  le  seuil 
des  chaumières.  Ce  calme  profond  de  la  vie,  en 
présence  des  pensées  qui  l'agitaient,  le  saisit; 
il  poursuivit  sa  route  tout  songeur,  se  disant  : 
«  Commetout  est  tranquillelà-bas!...  Personne 
ne  se  doute  de  rien,  et,  dans  quelques  jours, 
quelles  clameurs, quels  roulements  de  fusillade 
vont  déchirer  l'air!  • 

Gomme  il  s'agissait  d'abord  de  se  procurer 
de  la  poudre,  Catherine  Lefèvre  avait  tout  na- 
turellement jeté  les  yeux  sur  Marc  Divès ,  le 
contrebandier,  et  sa  vertueuse  épouse,  Hexe- 
Baizel. 

Ces  gens  vivaient  de  l'autre  côté  du  Falken- 
stein ,  sous  la  roche  même  du  vieux  biirg  en 
ruine;  ils  s'étaient  creusé  là-dedans  une  sorte  de 
tanière  fort  commode,  laquelle  n'avait  qu'une 
porte  d'entrée  et  deux  lucarnes,  mais  qui,  d'a- 
près certaines  rumeurs,  communiquait  à  de 
vieux  souterrains  par  une  crevasse  ;  jamais  les 
douaniers  n'avaient  pu  la  découvrir,  malgré 
de  nombreuses  visites  domiciliaires  pratiquées 
dans  ce  but.  Jean-Claude  et  Marc  Divès  se  con- 
naissaient depuis  leur  enfance;  ils  avaient  dé- 
niché ensemble  des  éperviers  et  des  chouettes, 
et  depuis  ils  se  voyaient  presque  toutes  les 
semaines  au  moins  une  fois,  à  la  scierie  du 
Valtin.  Hullin  se  croyait  donc  sur  du  contre- 
bandier, mais  il  doutait  un  peu  de  madanio 
Hexe-Baizel,  personne  fort  circonspect e,  et  qui 
n'abonderait  pput-étre  pas  dans  le  sens  do  la 
bataille.  «  Enfin,  se  disait-il,  tout  en  marchant, 
nous  allons  voir.  ■• 

11  avait  allumé  sa  pipe,  et,  de  temps  en  temps, 
il  se  retournait  pour  contempler  l'immense 


L'INVASION. 


19 


paysage,  dont  les  limites  s'étendaient  de  plus 
en  plus. 

Rien  de  beau  comme  ces  montagnes  boisées, 
s'élevant  les  unes  par-dessus  les  autres  dans 
le  ciel  pâle  —  comme  ces  vastes  bruyères  s'é- 
tendant,  à  perte  de  vue,  toutes  blanches  de 
neige ,  —  comme  ces  ravins  noirs  encaissés 
entre  les  bois  ,  leur  torrent,  au  fond,  courant 
sur  les  galets  verdâtres  polis  comme  du  bronze. 

Et  puis,  le  silence  —  ce  grand  silence  de 
l'hiver...  —  cette  neige  encore  tendre,  tombant 
de  la  cime  des  hauts  sapins  sur  les  branches 
inférieures  qui  s'inclinent  ;  les  oiseaux  de  proie 
tourbillonnant  par  couple  au-dessus  des  forêts, 
en  jetant  leur  cri  de  guerre  :  voilà  ce  qu'il  faut 
voir,  voilà  ce  qu'on  ne  peut  décrire! 

Environ  une  heure  après  son  départ  du  vil- 
lage des  Charmes,  Hullin,  grimpant  le  sommet 
du  pic,  atteignait  la  base  du  rocher  des  Arbou- 
siers. Tout  autour  de  cette  masse  granitique 
s'étend  une  sorte  de  terrasse  rocailleuse,  large 
de  trois  à  quatre  pieds.  Cet  étroit  passage,  en- 
touré des  plus  hautes  cimes  des  sapins  élancés 
du  précipice,  a  quelque  chose  de  sinistre,  mais 
il  est  sûr  :  à  moins  de  vertige,  on  ne  risque 
rien  à  le  parcourir.  Au-dessus  s'avance  en  demi- 
voùle  la  roche  couverte  de  ruines. 

Jean-Claude  approchait  de  la  retraite  du 
contrebandier.  Il  s'arrêta  quelques  secondes 
sur  la  terrasse,  remit  sa  pipe  en  poche,  puis 
s'avança  sur  le  passage,  qui  décrit  un  demi- 
cercle  et  se  termine  de  l'autre  côté  par  une 
brèche.  Tout  au  bout  et  presque  au  bord  de 
cette  brèche,  il  aperçut  les  deux  lucarnes  de  la 
tanière  et  la  porte  entr'ouverle.  Un  gros  tas  de 
fumier  se  trouvait  amoncelé  sur  le  seuil. 

Dans  le  même  instant  apparut  Hexe-Baizel, 
repoussant,  avec  un  grand  balai  de  genêts  verts, 
le  fumier  dans  l'abîme.  Cette  femme  était  pe- 
tite, sèche;  elle  avait  les  cheveux  roux  ébou- 
riffés, les  joues  creuses,  le  nez  pointu,  les  y^eux 
petits,  brillants  comme  deux  étincelles,  la 
bouche  mince,  garnie  de  dents  Irès-blanches, 
et  le  teint  rougeàtre.  Quant  à  son  costume,  il 
se  composait  d'une  jupe  de  laine  très-courte 
et  très-sale,  d'une  chemise  de  grosse  toile  assez 
blanche;  ses  petits  bras  bruns  musculeux,  re- 
couverts d'une  sorte  de  duvet  jaune,  étaient 
nus  jusqu'aux  coudes,  malgré  le  froid  excessif 
de  l'hiver  à  cette  hauteur;  enfin,  pour  toute 
chaussure,  elle  traînait  deux  longues  savates 
en  lambeaux. 

•  Hé!  bonjour,  Hexe-Baizel,  lui  cria  Jean- 
Claude  d'un  ton  de  bonne  humeur  railleuse. 
Vous  êtes  donc  toujours  grosse  et  grasse,  con- 
tente et  réjouie?  Ça  me  fait  plaisir!  » 

Hexe-Baizel  s'était  retournée  comme  une 
belette  surprise  à  l'affût;  sa  chevelure  rousse 


avait  frémi,  et  ses  petits  yeux  lançaient  des 
éclairs.  Cependant,  elle  se  calma  tout  de  suite, 
et  s'écria  d'une  voix  brève,  comme  se  parlant 
à  elle-même  : 

«Hullin  !...  le  sabotier!...  Qu'est-ce  qu'il  veut? 

— Je  viens  voir  mon  ami  Marc,  belle  Hexe- 
Baizel  ,  répondit  Jean-Claude  ;  nous  avons  à 
causer  d'afiàires. 

— Quelles  affaires  ? 

— Ah!  cela  nous  regarde.  Voyons,  laissez- 
moi  passer,  que  je  lui  parle. 

— Marc  dort. 

— Eh  bien!  il  faut  l'éveiller,  le  temps  presse.» 

Ce  disant,  Hullin  se  courbait  sous  la  porte 
et  pénétrait  dans  un  caveau  dont  la  voûte,  au 
lieu  d'être  ronde,  affectait  des  courbes  irrégu- 
lières sillonnées  de  ûssures.  Tout  près  de  l'en- 
trée, à  deux  pieds  du  sol,  la  roche  formait  une 
sorte  d'âtre  naturel  ;  sur  l'àtre  brûlaient  quel- 
ques charbons  et  des  branches  de  genévrier, 
l'ous  les  ustensiles  de  cuisine  de  Hexe-Baizel 
consistaient  en  une  marmite  de  fonte,  un  pot 
de  grès  rouge,  deux  assiettes  ébréchées  et  trois 
ou  quatre  fourchettes  d'étain  ;  tout  son  mobi- 
lier en  un  escabeau  de  bois,  une  hachette  à' 
fendre  des  bûches,  une  boite  à  sel  accrochée 
contre  la  roche,  et  son  grand  balai  de  genêts 
verts.  A  gauche  de  celte  cuisine,  s'ouvrait  une 
autre  caverne,  à  porte  irrégulière,  plus  large 
du  haut  que  du  bas,  se  fermant  au  moyen  de 
deux  planches  et  d'une  traverse. 

«  Eh  bien  1  où  est  donc  Marc  ?  dit  Hullin  en 
s'asseyant  au  coin  de  l'àtre. 

—  Je  vous  ai  déjà  dit  qu'il  dort.  Il  est  revenu 
hier  très-tard.  Il  faut  que  mon  homme  dorme, 
entendez- vous? 

—  J'entends  très-bien,  chère  Hexe-Baizel; 
mais  je  n'ai  pas  le  temps  d'attendre. 

—  Alors  allez- vous-en. 

—  Allez-vous-en,  c'est  bientôt  dit;  seulement 
je  ne  veux  pas  m'en  aller.  Je  n'ai  pas  fait  une 
lieue  pour  m'en  retourmer  les  mains  dans  les 
poches. 

—  C'est  toi,  Hullin  ?  interrompit  une  voix 
brusque  sortant  de  la  cave  voisine . 

—  Oui,  Marc. 

—  Ah  !  j'arrive.  » 

On  entendit  un  bruit  de  paille  remuée,  puis 
le  couvercle  de  bois  fut  tiré  :  un  grand  corps, 
large  de  trois  pieds  d'une  épaule  à  l'autre,  sec, 
osseux,  voûté,  le  cou  et  les  oreilles  couleur  de 
brique,  les  cheveux  bruns  touffus,  se  courba 
sous  l'ouverture,  et  Marc  Divès  se  dressa  de- 
vant Hullin,  en  bâillant  et  détirant  ses  longs 
bras  avec  un  soupir  saccadé. 

Au  premier  abord,  la  physionomie  de  Marc 
Divès  semblait  assez  pacifique  :  son  front  large 
et  bas,  les  tempes  dégarnies,   ses   cheveux 


20 


ROMANS  NATIONAUX. 


courts,  frisés,  s'avançanten  pointe  jusque  prés 
des  sourcils,  son  nez  droit  et  long,  son  menton 
allongé,  surtout  l'expression  calme  de  ses  yeux 
bruns,  l'eussent  fait  classer  dans  la  famille  des 
l'uminants,  plutôt  que  des  fauves;  mais  on  au- 
rait eu  tort  de  s'y  fier.  Certains  bruits  couraient 
dans  le  pays  que  Marc  Divès,  en  cas  d'attaque 
des  douaniers,  ne  se  faisait  nul  scrupule  de  se 
servir  de  la  hache  et  de  la  carabine  pour  en 
finir  plus  vite  ;  c'est  à  lui  qu'on  attribuait  plu- 
sieurs accidents  graves  survenus  aux  agents  du 
fisc  ;  mais  les  preuves  manquaient  absolu- 
ment. Le  contrebandier,  grâce  à  sa  connais- 
sance approfondie  de  tous  les  défilés  de  la  mon- 
tagne, et  de  tous  les  chemins  de  traverse  de 
Dagsburg  à  Sairbrtlck,  et  de  Raon-L'Élape  à 
Bâle  en  Suisse,  se  trouvait  toujours  à  quinze 
lieues  de  tous  les  endroits  où  l'on  avait  comuiis 
un  mauvais  coup.  Et  puis  il  avait  l'air  bonasse, 
et  ceux  qui  faisai-ent  courir  sur  son  compte  de 
mauvais  bruits  finissaient  toujours  mal,  —  ce 
qui  prouve  bien  la  justice  du  Seigneur  en  ce 
monde. 

«  Ma  foi,  HuUin,  s'écria  Marc  après  être  sorti 
de  son  trou,  je  pensais  à  toi  hier  soir,  et,  si  tu 
n'étais  pas  venu,  j'aurais  été  tout  exprès  à  la 
scierie  du  Valtin  pour  te  rencontrer.  Assieds- 
toi;  Hexe-Baizel,  donne  la  chaise  à  HuUin!  » 

Puis  il  s'assit  lui-même  sur  l'âlre,  le  dos  au 
feu,  en  face  de  la  porte  ouverte,  où  soufQaient 
tous  les  venls  de  l'Alsace  et  de  la  Suisse. 

Par  cette  ouverture  on  jouissait  d'une  vue 
magnifique  :  on  aurait  dit  un  véritable  tableau 
encadré  dans  le  roc,  mais  un  tableau  immense, 
embrassant  toute  la  vallée  du  Rhin,  et  par  delà 
des  montagnes  qui  se  fondaient  dans  la  brume. 
Et  puis  on  respirait  frais,  et  le  petit  feu,  qui 
dansait  dans  le  nid  de  hiboux,  faisait  plaisir  à 
voir  avec  ses  teintes  rouges,  lorsqu'on  s'était 
baigné  les  yeux  dans  l'étendue  bleuâtre. 

«  Marc,  dit  Hullin  après  un  instant  de  si- 
lence, puis-je  parler  devant  ta  femme  ? 

—  Elle  et  moi  nous  ne  faisons  qu'un. 

—  Eh  bien  I  Marc,  je  viens  l'acheter  de  la 
poudre  et  du  plomb. 

—  Pour  tirer  des  lièvres,  n'est-ce  pas?  fit  le 
contrebandier  en  clignant  des  yeux. 

—  Non,  pour  nous  battre  contre  les  Alle- 
mands et  les  Russes.  • 

Il  y  eut  un  instant  de  silence. 
«  El  il  te  faudra  beaucoup  de  poudre  et  de 
plomb. 

—  Tout  ce  que  tu  pourras  fournir. 

—  Je  puis  en  fournir  aujourd'hui  pour  trois 
mille  francs,  dit  le  contrebandier. 

—  Je  les  prends. 

—  lù  autant  dans  huit  jours,  ajouta  Marc,  du 
même  ton  calme  et  l'œil  attentif. 


—  Je  les  prends. 

—  Vous  les  prenez  1  s'écria  Hexe-Baizel,  vous 
les  prenez  !  je  le  crois  bien  !  mais  qui  est-ce  qui 
les  paye? 

—  Tais-toi,  dit  Marc  d'un  ton  rude,  HuUin 
les  prend  ;  sa  parole  me  suffit.  • 

Puis,  lui  tendant  sa  large  main  avec  une  ex- 
pression cordiale  : 

«  Jean-Ciaude,  voici  ma  main  :  la  poudre  et 
le  plomb  sont  à  toi;  mais  je  veux  en  dépenser 
nia  part,  tu  comprends  I 

—  Oui,  Marc;  seulement  je  compte  te  payer 
tout  de  suite. 

—  11  payera!  dit  Hexe-Baizel,  tu  l'entends? 

—  Ehl  je  ne  suis  pas  sourd!  Baizel,  va  nous 
chercher  une  bouteille  de  brimbeUe-wasser,  que 
nous  nous  réchauffions  un  peu  le  cœur.  Ce  que 
Hullin  vient  de  me  dire  me  réjouit.  Ces  gueux 
de  kaiscrliks  n'auront  pas  aussi  beau  jeu  contre 
nous  que  je  le  croyais.  Il  parait  qu'on  veut  se 
défendre,  et  solidement. 

—  Oui,  solidement  ! 

—  Et  il  y  a  des  gens  qui  payent? 

—  C'est  Catherine  Lefèvre  qui  paye,  et  c'est 
elle  qui  m'envoie,  »  dit  Hullin. 

Alors  Marc  Divès  se  leva,  et  d'une  voix  grave, 
la  main  étendue  vers  les  précipices,  il  s'écria  : 

«  C'est  une  femme.,  une  femme  aussi 
grande  que  ce  rocher  là-bas,  l'Oxenstein,  le 
plus  grand  que  j'aie  jamais  vu  de  ma  vie  ! — Je 
bois  à  sa  santé  !  —  Bois  aussi,  Jean-Claude  !  » 

Hullin  but,  puis  la  vieille. 

«  Maintenant  tout  est  dit,  s'écria  Divés,  mais 
écoute,  Hullin,  il  ne  faut  pas  croire  que  ce 
sera  facile  de  se  mettre  en  travers;  tous  les 
braconniers,  tous  les  ségares*,  tous  les  schiit- 
teurs,  tous  les  bûcherons  de  la  montagne  ne 
seront  pas  de  trop.  J'arrive  de  l'autre  côté  du 
Rhin.  11  y  en  a...  des  Russes,  des  Autrichiens, 
des  Bavarois,  des  Prussiens,  des  Cosaques,  des 
houzards...  il  y  en  a...  la  terre  en  est  toute 
noire  !  Les  villages  ne  peuvent  pas  les  tenir  ; 
ils  campent  dans  les  plaines,  dans  les  vallons, 
sur  les  hauteurs,  dans  les  villes,  en  plein  air, 
partout,  partout  il  y  en  a  1  » 

En  ce  moment,  un  cri  aigu  traversa  l'air. 

«  C'est  un  busard  à  la  chasse  !  »  fit  Marc  en 
s'interrompant. 

Mais  au  même  instant  une  ombre  passa  sur 
le  rocher.  Un  nuage  de  pinsons  franchissait 
l'abîme,  et  des  centaines  de  busards,  d'éper- 
viers  se  débattaient  au-dessus  d'un  vol  rapide, 
anguleux,  avec  des  cris  siridents  pour  effrayer 
leur  proie,  tandis  que  la  masse  semblait  iir 
mobile,  tant  elle  était  dense.  Le  mouvenieus 
régulier  de  ces  milliers  d'ailes  produisait  dans 

*  Les  ségares  sont  les  ouvriers  d'une  scierie. 


L'INVASION. 


21 


le  silence  un  brait  semblable  à  celui  des  feuilles 
mortes  traînées  parla  bise. 

«  Voici  le  départ  des  pinsons  d'Ardennes,  dit 
II  allia. 

—  Oui,  c'est  le  dei'nier  passage  ;  la  faine  est 
enterrée  dans  la  neige  et  les  semailles  aussi.  Eh 
bien  1  regarde  :  il  y  a  plus  d'hommes  là-bas 
que  d'oiseaux  dans  cette  passe.  C'est  égal,  Jean- 
Claude,  nous  en  viendrons  à  bout,  pourvu  que 
tout  le  monde  s'en  mêle! — Hexe-Baizel,  allume 
la  lanterne,  je  vais  montrer  à  Hullin  nos  pro- 
visions de  poudre  et  de  plomb.  » 

Hexe-Baizel,  à  cette  proposition,  ne  put  re- 
tenir une  primace. 

•  Personne,  depuis  vingt  ans,  dit-elle,  n'est 
entré  dans  la  cave.  Il  peut  bien  nous  croire  sur 
parole.  Nous  croyons  bien,  nous,  qu'il  nous 
payera.  Je  n'allumerai  pas  la  lanterne,  non!  » 

Marc,  sans  rien  dire,  étendit  la  main  et  saisit 
près  du  bûcher  une  grosse  trique;  alors  la 
vieille,  toute  hérissée,  disparut  dans  le  trou 
voisin  comme  un  furet,  et,  deux  secondes 
après,  elle  en  sortait  avec  une  grande  lanterne 
de  corne,  que  Divès  îalluma  tranquillement  au 
feu  de  l'âtre. 

<  Baizel,  dit-il  en  replaçant  le  bâton  dans 
son  coin,  tu  sauras  que  Jean-Claude  est  mon 
vieil  ami  d'enfance,  et  que  je  me  fie  beaucoup 
plus  à  lui  qu'à  toi,  vieille  fouine  ;  car  *i  tu  n'a- 
vais pas  peur  d'être  pendue  le  même  jour  que 
moi,  il  y  a  longtemps  que  je  me  balancerais 
au  bout  d'une  corde. — Allons, Hullin,  suis-moi.» 

Ils  sortirent,  et  le  contrebandier  tournant  à 
gauche,  se  dirigea  droit  vers  la  brèche,  qui 
formait  saillie  sur  le  Valtin,  à  deux  cents  pieds 
dans  les  airs.  Il  écarta  de  la  main  le  feuillage 
d'un  petit  chêne  enraciné  au-dessous,  allongea 
la  jambe  et  disparut  comme  lancé  dans  l'àbime. 
Jean-Claude  frémit;  mais  presque  aussitôt  il 
vit,  contre  la  paroi  du  roc,  s'avancer  la  téta  de 
Divès,  qui  lui  cria  : 

«  Hullin,  pose  ta  main  à  gauche,  il  y  a  un 
trou;  étends  le  pied  hardiment,  tu  sentiras  une 
marche,  et  puis  tourne  sur  le  talon.  » 

Maître  Jean-Claude  obéit,  non  sans  trembler; 
il  sentit  le  trou  dans  le  roc,  il  rencontra  la 
marche,  et,  faisant  un  demi-tour,  il  se  trou\a 
face  à  face  avec  son  camarade  dans  une  sorte 
de  niche  en  ogive,  aboutissant  autrefois  sans 
doute  à  quelque  poterne.  Au  fond  de  la  niche 
s'ouvrait  une  voûte  basse. 

«  Comment  diable  as-tu  découvert  cela? 
s'écria  Hullin  tout  émerveillé. 

—  C'est  en  cherchant  des  nids  il  y  a  trente- 
cinq  ans.  J'étais  un  jour  sur  la  roche,  et  j'avais 
vu  sortir  souvent  de  là  un  grand-duc  avec  sa 
femelle,  deux  oiseaux  magnifiques ,  la  tête 
grosse  comme  mon  poing  et  les  aifes  larges  de 


six  pieds.  J'entendais  crier  leurs  petits,  et  je 
me  di.sais  :  «  Ils  sont  près  de  la  caverne,  au 
bout  de  la  terrasse.  Si  je  pouvais  tourner  un 
peu  plus  loin  que  la  brèche,  je  les  aurais!  '  A 
force  de  regarder,  de  me  pencher,  je  finis  par 
voir  un  coin  de  la  marche  au-dessus  du  préci- 
pice. Il  y  avait  un  houx  solide  à  côté.  J'em- 
poigne le  houx,  j'élends  la  jambe,  et,  ma  foi, 
j'arrive  ici.  Quelle  bataille,  Hullin  !  Le  vieux 
et  la  vieille  voulaient  m'arracher  les  yeux. 
Heureusement  il  faisait  jour.  Ils  sautaient  sur 
moi  comme  des  coqs,  ouvraient  le  bec,  sif- 
flaient; mais  le  soleil  les  éblouissait.  Je  leur 
donnais  des  coups  de  pied.  A  la  fin  ils  allèrent 
tomber  sur  la  pointe  d'un  vieux  sapin,  la-bas," 
et  tous  les  geais  du  pays,  les  grives,  les  pin- 
sons, les  mésanges,  volèrent  autour  d'eux  jus- 
qu'à la  nuit  pour  leur  arracher  des  plumes.  Tu 
ne  peux  pas  te  figurer,  Jean-Claude,  la  maste 
d'os,  de  peaux  de  rats,  de  levreaux,  de  charo- 
gnes de  toute  espèce  qu'ils  avaient  entassée 
dans  cette  niche.  C'était  une  véritable  peste.  Je 
pousse  tout  ça  dans  le  Jœgerthâl,  et  je  vois  ce 
conduit.  Il  faut  te  dire  qu'il  y  avait  deux  petits. 
Je  commençai  par  leur  tordre  le  cou  et  par  les 
fourrer  dans  mon  sac.  Après  cela,  bitn  tran- 
quille, j'entre,  et  tu  vas  voir  ce  que  je  ti'ouve. 
Arrive  !  » 

Ils  se  glissèrent  alors  sous  la  voûte  étroite 
et  basse,  formée  de  pierres  rouges  énormes, 
où  la  lumière  projetait  en  fuyant  sa  lueur  va- 
cillante. 

Au  bout  de  trente  pas  environ,  un  vaste  ca- 
veau de  forme  circulaire,  effondré  par  le  haut 
et  bâti  sur  le  roc  vif,  apparut  à  Hullin.  Au  fond 
s'élevaient  une  cinquantaine  de  petites  tonnes 
en  pyramides,  et,  sur  les  côtés,  un  grand  nom- 
bre de  hngots  de  plomb, des  sacs  de  tabac,  dont 
la  forte  odeur  imprégnait  l'air. 

Marc  avait  déposé  sa  lanterne  à  l'entrée  de 
la  voûte,  et  regardait  son  repaire,  le  front  haut, 
le  sourire  aux  lèvres. 

«  Voilà  ce  que  je  découvris,  dit-il;  la  cave 
était  vide,  seulement  au  milieu  se  trouvait  la 
carcasse  d'une  béte  aussi  blanche  que  la  neige, 
—  San  s  doute  quelque  renard  mort  de  vieillesse, 
— le  gueux  avait  connu  le  passage  avant  moi,  il 
dormait  ici  sur  les  deux  oreilles  :  qui  diable 
aurait  eu  l'idée  de  le  suivre  !  Dans  ce  temps-là, 
Jean-Claude,  j'avais  douze  ans.  Je  pensai  tout 
de  suite  que  cette  cachette  pourrait  un  jour 
ni'être  utile.  Je  ne  savais  pas  encore  à  quoi... 
mais,  plus  tard,  quand  j'eus  fait  mes  premières 
tournées  de  contrebande  à  Landau,  Rhel,  Bâle, 
avec  Jacob  Zimmer,  et  que  durant  deux  hivers 
tous  les  douaniers  furent  à  nos  trousses,  l'idée 
de  mon  vieux  caveau  se  mit  à  me  poursuivre 
du  matin  au  soir.  J'avais  fait  la  connaissance 


22 


ROMANS   NATIONAUX. 


de  Hexe-Baizel,  qui  était  alors  servante  à  la 
ferme  du  Bois-do-Chênes,  chez  le  père  de  Ca- 
therine. Elle  m'apporta  vingt-cinq  louis  en  dot, 
et  nous  vînmes  nous  établir  dans  la  caverne 
des  Arbousiers.  » 

Divès  se  tut,  et  Hullin  tout  rêveur  lui  de- 
manda : 

•  Ce  trou  te  plait  donc  beaucoup,  Marc? 

—  S'il  me  plait!...  c'est-à-dire  que  je  ne 
voudrais  pas  aller  demeurer  dans  la  plus  belle 
maison  de  Strasbourg,  quand  on  me  ferait  deux 
mille  livres  de  rente. Il  va  vingt-trois  ans  que 
je  cache  par  ici  mes  marchandises  :  sucre,  café, 
poudre,  tabac,  eau-de-vie;  tout  y  passe.  J'ai 
huit  chevaux  toujours  en  route. 

—  Mais  tu  ne  jouis  de  rien. 

—  Je  ne  jouis  de  rien  !  Tu  trouves  donc  que 
ce  n'est  rien  de  se  moquer  des  gendarmes,  des 
rats  de  cave,  des  douaniers,  de  les  faire  enra- 
ger, de  les  dépister,  d'entendre  dire  partout  : 
«  Ce  gueux  de  Marc,  est-il  fin!...  Comme  il  vous 
mène  ses  affaires!...  Il  mettrait  toute  la  régie 
sur  les  dents...  Et  ceci...  et  cela.  »  Hé!  hé! 
hé  !  Je  te  réponds,  moi,  que  c'est  le  plus  grand 
plaisir  du  monde.  Et  puis  les  gens  vous  ai- 
ment :  on  leur  vend  tout  à  moitié  prix  ;  on  rend 
service  aux  pauvres,  et  l'on  s'entretient  Testo- 
mac  chaud. 

—Oui,  mais  quels  dangers! 

— Bah  !  jamais  un  douanier  n'aura  l'idée  de 
passer  la  brèche. 

— Je  le  crois  bien  !  pensa  Hullin,  en  songeant 
qu'il  lui  faudrait  de  nouveau  franchir  le  pré- 
cipice. 

— C'est  égal,  reprit  Marc,  tu  n'as  pas  tout  à 
fait  tort,  Jean-Claude.  Dans  les  premiers  temps, 
lorsqu'il  me  fallait  entrer  ici  avec  ces  petites 
tonnes-là  sur  l'épaule,  je  suais  à  grosses  gout- 
tes; maintenant  j'y  suis  habitué. 

— Et  si  le  pied  te  glissait  î 

— Eh  bien  !  ce  serait  fini  !  Autant  mourir  em- 
broché dans  un  sapin,  que  de  tousser  des  se- 
maines et  des  mois  sur  une  paillasse.  » 

Divès  éclairait  alors  de  sa  lanterne  iles  piles 
de  tonnes  entassées  jusqu'à  la  voûte. 

«  C'est  de  la  poudre  fine  anglaise,  dit-il  ;  ça 
coule  conmie  des  grains  d'argent  sur  la  main, 
et  ça  chasse  en  diable;  Il  n'en  faut  pas  beau- 
coup, un  dé  à  coudre  suffît.  Et  voici  du  plomb 
sans  mélange  d'étain.  Dès  ce  soir,  Hexe-Bai- 
zel fondra  des  balles.  Elle  s'y  connaît;  tu 
verras. » 

Ils  s'apprêtaient  à  reprendre  le  chemin  de  la 
brèche,  lorsque  tout  à  coup  un  bruit  confus  de 
paroles  se  mit  à  bourdonner  dans  l'air.  Marc 
souffla  sa  lanterne  ;  ils  restèrent  plongés  dans 
les  ténèbres. 

«  Quelqu'un  marche  là-haut ,  dit  tout  bas  le 


contrebandier;  qui  diable  a  pu  grimper  sur  le 
Falkenstein  par  ce  temps  déneige?  » 

Ils  écoutèrent,  retenant  leur  haleine,  l'oeil 
fixé  sur  le  rayon  de  lumière  bleuâtre  qui  des- 
cendait d'une  étroite  fissure  au  fond  de  la  ca- 
verne. Autour  de  cette  fente  croissaient  quel- 
ques broussailles  scintillantes  de  givre  ;  plus 
haut,  on  apercevait  la  crête  d'un  vieux  mur. 
Comme  ils  regardaient  ainsi  dans  le  plus  pro- 
fond silence,  voilà  qu'au  pied  du  mur  apparut 
une  grosse  tète  ébouriffée,  le  front  serré  dans 
un  cercle  luisant,  la  face  allongée,  puis  une 
barbe  rousse  en  pointe,  le  tout  se  découpant 
en  silhouette  bizarre  sur  le  ciel  blanc  de 
l'hiver. 

«  C'est  le  Roi  de  Carreau,  fit  Marc  en  riant. 

— Pauvie  diable,  murmura  HuUin  d'un  ton 
grave,  il  vient  se  promener  dans  son  château, 
les  pieds  nus  sur  la  glace,  et  sa  couronne  de 
fer-blanc  sur  la  tête!  Tiens,  regarde,  le  voilà 
qui  parle  ;  il  donne  des  ordres  à  ses  chevaliers, 
à  sa  cour;  il  étend  son  scepti'e  au  nord  et  au 
midi,  tout  est  à  lui;  il  est  maître  du  ciel  et  de 
la  terre!...  Pauvi'e  diable!  rien  qu'à  le  voir 
avec  son  caleçon  et  sa  peau  de  chien  râpée  sur 
le  dos,  j'ai  froid  le  long  des  reins. 

—Oui,  Jean-Claude,  ça  me  produit  l'effet 
d'un  bourgmestre  ou  d'un  maire  de  village,  qui 
s'arrondit  le  ventre  comme  un  bouvreuil ,  et 
so-uffle  dans  ses  joues  rouges  en  disant  :  «  Moi, 
je  suis  HansAden,  j'ai  dix  arpents  debeaux  prés, 
j'ai  deux  maisons,  j'ai  une  vigne,  mon  verger, 
mon  jardin,  hum!  humtj'ai  ceci, j'ai  cela!  » 
Le  lendemain,  il  lui  arrive  une  petite  colique, 
et...  bonsoir!  —  Les  fous,  les  fous...  qui  est-ce 
qui  n'est  pas  fou?  —  Allons-nous-en,  Hullin, 
la  vue  de  ce  malheureux  qui  parle  au  vent,  et 
de  son  corbeau  qui  chante  la  famine  me  font 
claquer  les  dents.  • 

Ils  entrèrent  dans  le  couloir,  et  l'éclat  du 
jour,  au  sortir  des  ténèbres ,  faillit  éblouir 
Hullin.  Heureusement,  la  haute  taille  de  son 
camarade,  debout  devant  lui,  le  préserva  du 
vertige. 

«  Appuie-toi  solidement,  dit  Marc,  imite-moi; 
la  main  droite  dans  le  trou,  le  pied  droit  en 
avant  sur  la  marche,  un  demi-tour;  nous  y 
sommes!  » 

Ils  revinrent  dans  la  cuisine,  où  Hexe-Baizel 
leur  dit  que  Yégof  était  dans  les  ruines  du  vieux 
burg. 

«  Nous  le  savons,  répondit  Marc, nous  venons 
de  le  voir  prendre  le  frais  là-haut  ;  chacun  son 
goût.  » 

Au  môme  instant,  le  corbeau  Hans,  planant 
au-dessus  de  l'abîme,  passa  devant  la  porte  en 
poussant  un  cri  rauque;  on  entendit  les  brous- 
sailles secouer  leur  grésil,  et  le  fou  apparut  sur 


L'INV/SION. 


23 


la  terrasse.  Il  était  tout  hagard,  et,  lançant  un 
coup  d'œil  vers  le  foyer,  il  s'écria  : 

■  Marc  Divès,  tâche  de  déménager  bientôt. 
Je  t'en  préviens,  je  suis  las  de  ce  désordre.  Les 
fortifications  de  mes  domaines  doivent  être 
libres.  Je  ne  souffrirai  pas  que  la  vermine  se 
niche  chez  moi.  Prends  tes  mesures  en  consé- 
quence. • 

Puis,  apercevant  Jean-Claude,  son  front  se 
dérida. 

«  Toi  ici,  Hullin?  dit-il.  Serais-tu  enfin  assez 
clairvoyant  pour  accepter  les  propositions  que 
j'ai  daigné  te  faire?  Sentirais-tu  qu'une  alliance 
telle  que  la  mienne  est  le  seul  moyen  de  vous 
préserver  de  la  destruction  totale  de  votre  race? 
S'il  en  est  ainsi,  je  te  félicite,  tu  montres  plus 
de  bon  sens  que  je  ne  t'en  supposais.  » 

Hullin  ne  put  s'empêcher  de  rire, 

•  Non,  Yégof,  non,  le  ciel  ne  m'a  pas  encore 
assez  éclairé,  dit-il,  pour  que  j'accepte  l'hon- 
neur que  tu  veux  bien  me  faire.  D'ailleurs, 
Louise  n'est  pas  encore  d'âge  à  se  marier.  « 

Le  fou  était  redevenu  grave  et  sombre.  De- 
bout au  bord  de  la  terrasse,  le  dos  à  l'abîme, 
il  semblait  là  comme  chez  lui,  et  son  corbeau, 
tourbillonnant  à  droite,  à  gauche,  ne  pouvait 
le  troubler. 

Il  leva  son  sceptre,  fronça  le  sourcil  et  s'écria: 

•  Donc  c'est  pour  la  seconde  fois,  Hullin,  que 
je  te  réitère  ma  demande,  et  c'est  pour  la  se- 
conde fois  que  tu  oses  me  refuser  !  Maintenant 
je  la  renouvellerai  encore  une  fois  —  une  fois, 
entends-tu  ?  —  Puis ,  que  les  destinées  s'ac- 
complissent! • 

Et  tournant  gravement  les  talons,  le  pas 
ferme,  la  tête  haute  et  droite  malgré  l'extrême 
rapidité  de  la  pente,  il  descendit  le  sentier  de 
la  roche. 

Hullin,  Marc  Divès  et  Hexe-Baizel  elle-même 
partirent  d'un  grand  éclat  de  rire. 

«  C'est  un  grand  fou,  dit  Hexe-Baizel. 

— Je  crois  que  tu  n'as  pas  tout  à  fait  tort,  lui 
répondit  le  contrebandier.  Ce  pauvre  Yégof, 
décidément  il  perd  la  tête.  Mais  il  ne  s'agit  pas 
de  ça  ;  Baizel ,  écoute-moi  bien  :  tu  vas  com- 
mencer à  fondre  des  balles  de  tous  les  calibres  ; 
moi,  je  vais  me  mettre  en  route  pour  la  Suisse. 
Dans  huit  jours  au  plus  lard  ,  le  reste  de  nos 
munitions  sera  ici.  Donne-moi  mes  bottes.  » 

Puis,  frappant  du  talon  et  se  liant  autour  du 
cou  une  grosse  cravate  de  laine  rouge,  il  dé- 
crocha de  la  muraille  un  de  ces  manteaux  vert 
sombre,  comme  en  portent  les  pâtres,  le  jeta 
sur  ses  épaules,  se  coiffa  d'un  vieux  feutre 
râpé,  prit  un  gourdin  et  s'écria  : 

t  N'onblie  pas  ce  que  je  viens  de  te  dire, 
vieille,  ou  gare!  En  route,  Jean-Claude!  » 

Hullin  le  suivit  sur  la  terrasse, sans  souhaiter 


le  bonjour  à  Hexe-Baizel,  qui,  de  son  côté,  ne 
daigna  pas  même  s'avancer  sur  le  seuil  pour 
les  voir  partir.  Lorsqu'ils  furent  à  la  base  du 
rocher,  Marc  Divès,  s'arrêtant,  dit: 

«  Tu  vas  dans  les  villages  de  la  montagne, 
n'est-ce  pas,  HuUin  ? 

— Oui,  c'est  la  première  chose  à  faire  ;  il  faut 
que  je  prévienne  les  bûcherons,  les  charbon- 
niers, les  flotteurs,  de  ce  qui  se  passe. 

—  Sans  doute  ;  n'oublie  pas  Materne  du 
Hengst  et  ses  deux  garçons,  Labarbe  de  Dags- 
burg,  Jérôme  de  Saint-Quirin.  Dis-leur  qu'il  y 
aura  de  la  poudre,  des  balles;  que  nous  en 
sommes,  Catherine  Lefévre,  moi,  Marc  Divès, 
et  tous  les  braves  gens  du  pays. 

—  Sois  tranquille,  Marc,  je  connais  mes 
hommes. 

—  Alors,  à  bientôt.  » 

Ils  se  donnèrent  une  vigoureuse  poignée  de 
main. 

Le  contrebandier  prit  le  sentier  à  droite,  vers 
le  Donon  ;  Hullin  le  sentier  à  gauche,  vers  la 
Sarre. 

Ils  s'éloignaient  d'un  bon  pas,  lorsque  Hullin 
rappela  son  camarade  : 

"  Hé  !  Mai-c,  avertis  en  passant  Catherine  Le- 
févre que  tout  marche  bien.  Dis-lui  que  je  vais 
dans  la  montagne.  » 

L'autre  répondit  par  un  signe  de  tête  qu'il 
avait  compris,  et  tous  deux  poursuivirent  leur 
route. 


VI 


Une  agitation  extraordinaire  régnait  alors 
sur  toute  la  ligne  des  Vosges;  le  bruit  de  l'in- 
vasion prochaine  se  répandait  de  village  en 
village,  jusque  dans  les  fermes  et  les  maisons 
forestières  du  Hengst  et  du  Nideck.  Les  colpor- 
teurs ,  les  rouliers,  les  chaudronniers,  toute 
cette  population  flottante,  qui  va  sans  cesse  de 
la  montagne  à  la  plaine  et  de  la  plaine  à  la 
montagne,  apportaient  chaque  jour,  de  l'Alsace 
et  des  bords  du  Rhin,  une  foule  de  nouvelles 
étranges:  «  Les  places,  disaient  ces  gens,  se 
mettent  en  état  de  défense  ;  on  fait  des  sorties 
pour  les  approvisionner  en  blé,  en  viande; 
les  routes  de  Metz,  de  Nancy,  de  Huningue,  de 
Strasbourg,  sont  sillonnées  de  convois.  On  ne 
rencontre  partout  que  des  caissons  de  poudre, 
de  boulets  et  d'obus  ;  de  la  cavalerie,  du  l'in- 
fanterie, des  artilleurs  se  j  endant  à  leur  poste. 
Le  maréchal  Victor ,  avec  ses  douze  mille 
hommes,  tient  encore  la  route  de  Saverne; 
mais  les  ponts  des  places  fortes  sont  déjà  levés 
de  sept  heures  du  soir  à  huit  heures  du  matia.  • 


n 


ROMANS  NATIONAUX. 


«  .Inan  Claiiiie,  voici  ma  main,  n  (Page  S0.\ 


Chacun  pensait  que  tout  cela  n'annonçait 
rien  de  bon.  Cependant  —  si  plusieurs  éprou- 
vaient une  crainte  sérieuse  de  la  guerre,  si  les 
vieilles  femmes  levaient  les  mains  au  ciel  en 
criant  :  «  Jésus-Marie-Joseph  1  »  —  le  plus  grand 
nombre  songeait  au  moyen  de  se  défendre. 
Jean-Claude  liullin,  en  do  telles  circonstances, 
fut  bien  reçu  partout. 

Ce  jour  même,  vers  cinq  heures  du  soir,  il 
atteignit  la  cime  du  Hengst,  et  s'arrêta  chez  le 
patriarche  des  chasseurs  forestiers ,  le  vieux 
Materne.  C'est  là  qu'il  passa  la  nuit,  car,  en  / 
temps  d'hiver,  les  journées  sont  courtes  et  les 
chemins  difficiles.  Materne  promit  de  surveiller 
le  défilé  de  la  Zorn  avec  ses  deux  filsKasperel 
Frantz,  et  de  répondre  au  premier  signal  qui 
lui  serait  fait  du  Falkenstein. 


Le  lendemain,  Jean-Claude  se  rendit  de  bonne 
heure  à  Dagsburg,  pour  s'entendre  avec  son 
ami  Labarbe  le  bûcheron.  Ils  allèrent  ensemble 
visiter  les  hameaux  du  voisinage,  ranimer  dans 
les  cœurs  l'amour  du  pays,  et,  le  jour  suivant, 
Labarbe  accompagna  Hullin  jusque  chez  l'ana- 
baptiste Christ-Nickel,  le  fermier  de  la  Pain- 
bach  ,  homme  respectable  et  de  grand  sens, 
mais  qu'ils  ne  purent  entraîner  dans  leur  glo- 
rieuse entreprise.  Christ-Nickel  n'avait  qu'une 
réponse  à  toutes  les  observaiions:  «  C'est  bien... 
c'est  juste...  mais  l'Evangile  a  dit:  — Remettez 
votre  bâton  en  son  lieu...  Celui  qui  se  sert  de 
l'épée  périra  par  l'épée.  •  Il  leur  promit,  ce- 
pendant, de  faire  des  vœux  pour  la  bonne 
cause  ;  c'est  tout  ce  qu'ils  en  purent  obtenir. 

Ils  allèrent  de  là  jusqu'à  Walsch,  échanj;er 


L'INVASION. 


25 


Il  y  eut  un  en  ^ôiiiral  de  :  «  Vive  lu  1'" route  !  »  (l'âge  30., 


de  solides  poignées  de  main  avec  Daniel  Hirsch, 
ancien  canonnier  de  marine,  qui  leur  promit 
d'enlrainer  tous  les  gens  de  sa  commune. 

En  cet  endroit,  Labarbe  laissa  Jean-Claude 
poursuivre  seul  sa  roule. 

Durant  huit  jours  encore,  il  ne  fit  que  battre 
la  montagne,  de  Soldatenthal  au  Léonsberg,  à 
Meienlhâl,  à  Abreschwiller,  Voyer,  Loëtten- 
bach,Cirey,  Petit-Mont,  Saint-Sauveur,  et  le 
neuvième  jour  il  se  rendit  chez  le  cordonnier 
Jérôme,  à  Saint-Quirin.  Ils  visitèrent  ensemble 
le  défilé  du  Blanru,  après  quoi  Hullin,  satisfait 
de  sa  tournée,  reprit  enfin  le  chemin  du  vil- 
lage. 

Il  marchait  depuis  environ  deux  heures  d'un 
bon  nas,  se  représentant  la  vie  des  camps,  le 
bivac,  la  fusillade,  les  marches  et  les  contre- 


marches, toute  celle  existence  du  soldat  qu'il 
avait  regrettée  tant  de  fois,  et  qu'il  voyait  re- 
venir avec  enthousiasme,  quand,  au  loin,  bien 
loin  encore,  dans  les  ombres  du  crépuscule,  il 
découvrit  le  hameau  des  Charmes  aux  teintes 
bleuâtres,  sa  petite  cassine,  déroulant  sur  la 
nuée  blanche  un  écheveau  de  fumée  presque 
imperceptible,  les  petits  jardins  entourés  de 
palissades,  les  toits  de  bardeaux,  et,  sur  la 
gauche,  à  mi-côte,  la  grande  ferme  du  Bois-de- 
Chênes,  avec  la  scierie  du  Valtin  au  fond,  dans 
le  ravin  déjà  sombre. 

Alors,  tout  à  coup,  et  sans  savoir  pourquoi, 
son  âmé  fut  remplie  d'une  grande  tristesse. 

Il  ralentit  le  pas,  songeant  à  la  vie  calme, 
paisible,  qu'il  abandonnait  peut-être  ])our  tou- 
jours ;  à  sa  petite  chambre,  si  chaude  eu  hiver 


27 


27 


26 


ROMANS  NATIONAUX. 


et  si  gaie  au  printemps,  lorsqu'il  ouvrait  1  s 
petites  fenêtres  à  la  brise  des  bois;  au  tic-l;:c 
monotone  de  la  vieille  hoi-loge,et  surtoul  i 
Louise,  à  sa  bonne  petite  Louise,  filant  dans  le 
silence,  les  paupières  baissées,  en  chanta;  I 
quelque  vieil  air  de  sa  voix  pure  et  pènétranio, 
aux  heures  du  soir,  où  l'ennui  les  gagnait  tous 
deux.  Ce  souvenir  le  saisit  si  vivement  que  les 
moindres  objets  ,  chaque  instrument  de  son 
métier,  —  les  longues  tarières  luisantes,  la 
hachette  à  manche  courbe,  les  maillets,  le  petit 
poêle,  la  vieille  armoire,  les  écuelles  de  terre 
vernissée ,  l'antique  image  de  saint  Michel 
clouée  au  mur,  le  vieux  ht  à  baldaquin  au  fond 
de  l'alcôve,  l'escabeau,  le  bahut,  la  lampe  à  bec 
de  cuivre  —  tout  se  retraça  dans  son  esprit 
comme  une  vivante  peinture,  et  les  larmes  lui 
en  vinrent  aux  yeux. 

Mais  c'est  surtout  Louise,  sa  chère  enfant, 
qu'il  plaignait.  Qu'elle  allait  répandre  de  lar- 
mes! qu'elle  allait  le  suppher  de  renoncer  à  la 
guerre  !  El  comme  elle  allait  se  pendre  à  son 
cou,  lui  disant:  «  Oh!  ne  me  quittez  pas,  papa 
Jean-Claude!  Oh!  je  vous  aimerai  bien!  Oh! 
n'est-ce  pas  que  vous  ne  voulez  pas  m'aban- 
donner?  » 

Et  le  brave  homme  voyait  ses  beaux  yeux  ef- 
frayés ;  il  sentait  ses  bras  à  son  cou.  Il  songeait 
à  la.  tromper,  à  lui  faire  croire  quelque  chose, 
n'importe  quoi,  pour  expliquer  son  absence  et 
la  rassurer;  mais  de  tels  moyens  n'entraient 
pas  dans  son  caractère,  et  sa  tristesse  en  deve- 
nait plus  grande. 

En  passant  devant  la  ferme  du  Bois-de- 
Chénes,  il  entra  pour  dire  à  Catherine  Lefèvre 
que  tout  allait  bien,  et  que  les  montagnards 
n'attendaient  plus  que  le  signal. 

Un  quart  d'heure  après,  maître  Jean-Claude 
débouchait  par  le  sentier  des  Houx  en  face  de 
sa  maisonnette. 

Avant  de  pousser  la  porte  criarde,  l'idée  lui 
vint  de  voir  ce  que  faisait  Louise  en  ce  mo- 
ment. Il  jeta  donc  un  coup  d'œil  dans  la  petite 
chambre,  par  la  fenêtre  :  Louise  était  debout 
contre  les  rideaux  de  l'alcôve;  elle  semblait 
fort  animée,  ai'rangeant,  pliant  et  dépliant  des 
habits  étendus  sur  le  lit.  Sa  douce  figure 
rayonnait  de  bonheur,  et  ses  grands  yeux  bleus 
brillaient  d'une  sorte  d'enthousiasme  ;  elle  par- 
lait même  tout  haut.  Hullin  prêta  l'oreille, 
mais  une  charrette  passait  justement  dans  la 
rue,  il  ne  put  rien  entendre. 

Prenant  alors  sa  résolution  à  deux  mains,  il 
entra  en  disant  d'une  voix  ferme  : 

«  Louise,  me  voilà  de  retour.  » 

Aussitôt  la  jeune  fille,  toute  joyeuse  et  bon- 
dissant comme  une  biche,  accourut  l'em- 
brasser. 


«  Ah!  c'est  vous,  papa  Jean-Claude,  je  vous 
attendais.  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  que  vous  êtes 
donc  resté  longtemps  !  Enfin  vous  voilà. 

—  C'est  que,  mon  enfant,  répondit  le  brave 
homme  d'un  accent  moins  décidé,  en  déposant 
son  bâton  derrière  la  porte  et  son  chapeau  sur 
la  table,  c'est  que...  » 

Il  ne  put  en  dire  davantage. 

«  Oui,  oui,  vous  êtes  allé  voir  nos  amis,  dit 
Louise  en  riant;  je  sais  tout,  maman  Lefèvre 
m'a  tout  dit. 

—  Comment,  tu  sais?...  Et  ça  ne  te  fait 
rien?...  Tant  mieux,  tant  mieux,  cela  prouve 
ton  bon  sens.  Moi  qui  craignais  de  te  voir 
pleurer  1 

—  Pleurer  !  et  pourquoi  donc,  papa  Jean- 
Claude  ?  Oh  !  j'ai  du  courage  ;  vous  ne  me  con- 
naissez pas ,  allez!  » 

Elle  prit  un  petit  air  résolu  qui  lit  sourire 
Hullin,  mais  ce  sourire  s'elTaça  bien  vite  quand 
elle  ajouta  : 

«  Nous  allons  faire  la  guerre...  nous  allons 
nous  battre...  nous  allons  courir  la  monla- 
gne... 

—  Comment?  nous  allons!  nous  allons!... 
s'écria  le  brave  homme  tout  ébahi. 

—  Mais  oui.  Est-ce  que  nous  ne  partons  pas? 
dit-elle  d'un  ton  de  regret. 

—  C'est-à-dire...  il  faut  que  je  te  quitte  pour 
quelque  temps,  mon  enfant. 

—  Me  quitter...  oh!  que  non;  je  pars  avec 
vous,  c'est  convenu.  Tenez,  voyez,  mon  petit 
paquet  est  déjà  prêt,  et  voici  le  vôtre  que  j'ar- 
range. Ne  vous  inquiétez  de  rien,  laissez-moi 
faire,  et  vous  serez  content!  » 

Hullin  ne  revenait  pas  de  sa  stupeur. 

«  Mais,  Louise,  s'écria-t-il,  tu  n'y  songes  pas. . . 
Réfléchis  donc  :  il  faudra  passer  des  nuits  de- 
hors, marcher,  courir;  et  le  froid,  la  neige,  les 
coups  de  fusil!  Cela  ne  se  peut  pas. 

—  Voyons,  s'écria  la  jeune  fille  d'une  voix 
pleine  de  larmes  en  se  jetant  dans  ses  bras,  ne 
me  faites  pas  de  peine!  Vous  voulez  rire  de 
votre  petite  Louise...  vous  ne  pouvez  pas  l'aban- 
donner! 

—  Mais  tu  seras  bien  mieux  ici...  tu  auras 
chaud...  tu  recevras  de  nos  nouvelles  tous  les 
jours. 

—  Non,  non,  je  ne  veux  pas,  moi;  je  veux 
sortir.  Le  froid  ne- me  fait  rien.  Il  y  a  trop 
longtemps  que  je  suis  enfermée  ;  je  veux  pren- 
dre un  peu  d'air  aussi.  Est-ce  que  les  oiseaux 
ne  sortent  pas?  Les  rouges-gorges  sont  dehors 
tout  l'hiver.  Est-ce  que  je  n'ai  pas  senti  le 
froid  toute  petite?  et  la  faim  encore!  » 

Elle  frappait  du  pied,  puis  pour  la  troisième 
fois  entourant  le  cou  de  Jean-Claude  de  ses 
bras  : 


L'NVASION. 


27 


•  Allons,  papa  Hullin,  dit-elle  d'une  voix 
tendre,  maman  Lefèvre  a  dit  oui...  Serez-vous 
plus  méchant  qu'elle?  Ahl  si  vous  saviez  comme 
je  vous  aime!  • 

Le  brave  homme  tout  attendri  s'était  assis, 
et  détournait  la  tête,  pour  ne  pas  se  laisser 
fléchir,  et  ne  pas  permettre  qu'on  l'embrassât. 

«  Oh!  que  vous  êtes  méchant  aujourd'hui, 
papa  Jean-Claudel 

—  C'est  pour  toi,  naon  enfant. 

—  Eh  bien!  tant  pis...  je  me  sauverai,  je 
courrai  après  vous!  Le  froid...  qu'est-ce  que  le 
froid?  Et  si  vous  êtes  blessé,  si  vous  demandez 
à  voir  votre  petite  Louise  pour  la  dernière 
fois,  et  qu'elle  ne  se  trouve  pas  là,  près  de  vous, 
pour  vous  soigner,  pour  vous  aimer  jusqu'à  la 
fm!..:  Oh  !  vous  me  croyez  donc  bien  mauvais 
cœur!  » 

Elle  sanglotait.  Hullin  ne  put  y  tenir  davan- 
tage. 

•  Est-ce  bien  vrai  que  maman  Lefèvre  con- 
sent? demanda-t-il. 

—  Oh!  oui,  oh!  oui,  elle  me  l'a  dit.  Elle  m'a 
dit  :  «  Tâche  de  décider  papa  Jean-Claude; 
moi,  je  ne  demande  pas  mieux;  je  suis  con- 
lenle.  » 

—  Eh  bien!...  que  puis-je  faire  contre  vous 
deux?. ..tu  viendras  avecnous...  c'est  entendu.» 

Alors  ce  fut  un  cri  de  joie  dont  toute  la  cîis- 
sine  retentit  : 

«  Oh!  que  vous  êtes  bon!  » 

Et  d'un  tour  de  main  les  larmes  furent  es- 
suyées : 

«  Nous  allons  partir,  courir  les  bois,  faire  la 
guerre  ! 

—  Hé!  s'écria  Hullin  en  hochant  la  tête, 
je  le  vois  maintenant,  tu  es  toujoui-s  la  petite 
heimalhslos.  Allez  donc  apprivoiser  une  hiron- 
delle 1  » 

Puis,  l'attirant  sur  ses  genoux  : 

«  Tiens,  Louise,  voilà  maintenant  douze  ans 
passésque  je  t'ai  trouvéedansla  neige;  tu  étais 
toute  bleue,  pauvre  petite!  Et  quand  nous 
fûmes  dans  la  baraque,  près  d'un  bon  feu,  et 
que  tu  revins  tout  doucement,  la  première 
chose  que  tu  fis,  ce  fut  de  me  sourire.  Et  depuis 
j'ai  toujours  voulu  ce  que  tu  as  voulu.  Avec  ce 
sourire-là,  lu  m'as  conduit  par  tous  les  che- 
mins. » 

Alors  Louise  se  mit  à  lui  sourire,  et  ils  s'em- 
brassèrent : 

«  Eh  bien  donc,  regardons  les  paquets,  dit  le 
brave  homme  avec  un  soupir.  Sont-ils  bien 
faits  au  moins?  • 

H  s'approcha  du  lit  etregarda  tout  émerveillé 
ses  plus  chauds  habits,  ses  gilels  do  flanelle, 
tout  cela  bien  brossé,  bien  plié,  bien  empa- 
queté ;  puis  le  paquet  de  Louise  avec  ses  bonnes 


robes,  ses  jupes  et  ses  gros  souliers  en  un  bel 
ordre.  A  la  fin,  il  ne  put  s'empêcher  de  rire  et 
de  s'écrier  : 

«  0  heimalhslos,  heimalhslos,  il  n'y  a  que  vous 
pour  faire  les  beaux  paquets,  et  vous  en  aller 
sans  tourner  la  tète  !  • 

Louise  sourit. 

«  Vous  êtes  content  ! 

—  Il  le  faut  bien  1  Mais,  pendant  tout  ce  bel 
ouvrage,  tu  n'as  pas  songé,  j'en  suis  sdr,  à  pré- 
parer mon  souper. 

—  Oh  !  ce  sera  bientôt  fait!  Je  ne  savais  pas 
que  vous  reviendriez  ce  soir,  papa  Jean- 
Claude. 

—  C'est  juste,  mon  enfant.  Apprête-moi  donc 
quelque  chose,  n'importe  quoi,  mais  vite,  car 
j'ai  bon  appétit.  En  attendant,  je  vais  fumer 
une  pipe. 

—  Oui,  c'est  cela,  fumez  une  pipe.  » 

Il  s'assit  au  coin  de  l'établi  et  battit  le  bri- 
quet tout  rêveur.  Louise  courait  à  droite,  à 
gauche,  comme  un  véritable  lutin,  ranimant 
le  feu,  cassant  les  œufs  dans  la  poêle,  et  faisant 
sauter  une  omelette  en  un  clin  d'œil.  Jamais 
elle  n'avait  été  si  leste,  si  riante,  si  jolie.  Hul- 
lin, le  coude  sur  la  table,  la  joue  dans  la  main 
la  regardait  faire  gravement,  pensant  à  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  volonté,  de  fermeté,  de  réso- 
lution, dans  ce  petit  être,  léger  comme  une 
fée  et  décidé  comme  un  hussard.  Au  bout  d'un 
instant,  elle  vint  lui  servir  l'omelette  sur  un 
grand  plat  fleuronné,  le  pain,  le  verre  et  la 
bouteille. 

«  Voilà,  papa  Jean-Claude,  régalez-vous!  » 

Elle  le  regardait  manger  d'un  œil  tendre. 

La  flamme  sautait  dans  le  poêle,  éclairant  de 
sa  vive  lumière  les  poutres  basses,  l'escalier  de 
bois  dans  l'ombre,  le  grand  lit  au  fond  de  l'al- 
côve, toute  celte  demeure  tant  de  fois  égayée 
par  l'humeur  joyeuse  du  sabotier,  les  chanson- 
nettes de  sa  fille  et  l'entrain  au  travail.  Et  tout 
cela,  Loiiise  le  quittait  sans  peine;  elle  ne  son- 
geait qu'aux  bois,  au  sentier  neigeux,  aux  mon- 
tagnes sans  fin  allant  du  village  à  la  Suisse,  et 
bien  plus  loin  encore.  Ah  !  maître  Jean-Claude 
avait  bien  raison  de  crier:  "  HeUmalhslos!  hei- 
malhslos/ »  L'hirondelle  ne  peut  s'apprivoiser, 
il  lui  faut  le  grand  air,  le  ciel  immense,  le 
voyage  éternel!  Ni  l'orage,  ni  le  vent,  ni  la 
pluie  par  torrents  ne  l'eûVayent  à  l'heure  du 
départ.  Elle  n'a  plus  qu'une  pensée,  plus  qu'un 
soupir,  un  cri  :  «  En  route  !  en  route  !  » 

Le  repas  terminé,  Hullin  se  leva  et  dit  à  sa 
fille  : 

«  Je  suis  las,  mon  enfant;  embrasse-moi,  et 
allons  nous  coucher. 

—  Oui,  mais  n'oubliez  pas  de  m'éveiller,  papa 
Jean-Claude,  si  vous  partez  avant  le  jour. 


?8 


ROMA.NS    NATIONAUX. 


—  Sois  donc  tranquille.  C'est  entendu ,  tu 
viendras  avec  nous.  «, 

Puis,  la  regardant  grimper  l'escalier  et  dispa- 
raître dans  la  petite  mansarde. 

«  A-t-elle  peur  de  rester  au  nid  !  »  se  dit-il. 

Le  silence  était  grand  au  dehors.  Onze  heures 
sonnaient  à  l'église  du  village.  Le  bonhomme 
s'assit  pour  défaire  ses  souliers.  Eu  ce  moment, 
ses  regards  rencontrèrent  par  hasard  son  fusil 
de  munition  suspendu  au-dessus  de  la  porte. 
Il  le  décrocha,  puis  il  l'essuya  lentement  et  en 
fit  jouer  la  batterie.  Toute  son  âme  était  à  cette 
besogne. 

«  Gela  va  bien  encore,  »  murmura-t-il. 

Et  d'une  voix  grave  : 

«  C'est  drôle,  c'est  drôle;  la  dernière  fois  que 
je  le  tenais... àMarengo...ilyaquatorze ans... 
il  me  semble  que  c'était  hier!  » 

Tout  à  coup,  au  dehors,  la  neige  durcie  cria 
sous  un  pas  rapide.  Il  prêta  l'oreille  :  •  Quel- 
ju'un...  » 

Presque  aussitôt  deujc  petits  coups  secs  re- 
tentirent aux  vitres.  Il  courut  à  la  fenêtre  et 
l'ouvrit.  La  tête  de  Marc  Divés,  avec  son  large 
feutre  tout  roide  de  glace,  se  pencha  dans 
l'ombre. 

•  Eh  bien,  Marc,  quelles  nouvelles? 

—  As-tu  prévenu  les  montagnards.  Materne, 
Jérôme,  Labarbe? 

—  Oui,  tous, 

—  Il  n'est  que  temps  :  l'ennemi  a  passé. 

—  Passé? 

—  Oui...  sur  toute  la  ligne...  J'ai  fait  quinze 
lieues  dans  les  neiges  depuis  ce  matin  pour  te 
l'annoncer. 

—  Bon!  il  faut  donner  le  signal  :  un  grand 
feu  sur  le  Falkeinslein.  • 

Hullin  était  tout  pâle  ;  il  remit  ses  souliers. 
Deux  minutes  après,  sa  grosse  camisole  sur  les 
épaules  et  son  bâton  au  poing,  il  ouvrait  dou- 
cement la  porte,  et  suivait  Marc  Divès  à  grands 
pas  dans  le  sentier  duFalkênstein. 


Vil 


A  partir  de  minuit  jusqu'à  six  heures  du 
malin,  une  flamme  bi-illa  dans  les  ténèbres  sur 
la  cime  du  Falkenstein,  et  toute  la  montagne 
fut  debout. 

Tous  les  amis  de  llullin,  de  Marc  Divès  et 
de  la  mère  Lefèvre,  les  hautes  guêtres  aux 
jambes,  le  vieux  fusil  sur  l'épaule,  s'acheminè- 
rent, dans  le  silence  des  bois,  vers  les  gorges 
du  Valtin.  La  pensée  de  l'ennemi,  traversant 
les  plaines  de  l'Alsace  pour  venir  surprendre 


les  défilés,  était  présente  à  l'esprit  de  tous.  Le 
tocsin  de  Dagsburg ,  d'Abreschwiller ,  de 
Walsch,  de  Saint-Quirin  et  de  tous  les  autres 
villages  ne  cessait  point  d'appeler  les  défen- 
seurs du  pays  aux  armes. 

Maintenant  il  faut  se  représenter  le  Jœger- 
thâl  au  pied  du  vieux  burg,  par  un  temps  de 
neige  extraordinaire,  à  cette  heure  matinale 
où  les  grands  massifs  d'arbres  commencent  à 
sortir  de  l'ombre,  où  le  froid  excessif  de  la  nuit 
s'adoucit  à  l'approche  du  jour.  Il  faut  se  figu- 
rer la  vieille  scierie  avec  sa  large  toiture  plate, 
sa  roue  pesante  chargée  de  glaçons,  sa  hutte 
trapue  vaguement  éclairée  par  un  feu  de  sapin, 
dont  la  lumière  pâlit  aux  lueurs  du  crépuscule; 
et,  tout  autour  du  feu,  des  bonnets  de  peau, 
des  feutres,  de  noirs  profils  regardant  les  uns 
par-dessus  les  autres  et  se  serrant  comme  une 
muraille;  plus  loin,  le  long  des  bois,  dans 
toutes  les  sinuosités  du  vallon,  d'autres  feux 
éclairant  des  groupes  d'hommes  et  de  femmes 
accroupis  dans  la  neige. 

L'agitation  commençait  à  se  calmer.  A  me- 
sure que  le  ciel  grisonnait,  les  gens  se  recon- 
naissaient. 

«  Tiens,  le  cousin  Daniel  de  Soldatenthal! 
vous  êtes  donc  aussi  venu? 

—  Mais  oui,  comme  vous  voyez,  Heinrich, 
avec  ma  femme  encore. 

—  Comment  !  la  cousine  Nanette  !  Mais  où 
donc  est-elle? 

—  Là-bas,  près  du  grand  chêne,  au  feu  de 
l'oncle  Hans.  • 

On  se  serrait  la  main.  D'autres  faisaient  en- 
tendre de  longs  bâillements,  d'autres  jetaient 
au  feu  des  débris  de  planches.  On  se  passait  les 
gourdes;  on  se  retirait  du  cercle  pour  faire 
place  aux  voisins  qui  grelottaient.  Cependant 
l'impatience  gagnait  la  foule. 

•  Ah  ça!  criait-on,nous  ne  sommes  pas  venus 
ici  pour  nous  roussir  la  plante  des  pieds.  Il  se- 
rait temps  de  voir,  de  s'entendre. 

— Oui,  oui,  qu'on  s'entende!  qu'on  nomme 
des  chefs  ! 

—Non  !  tout  le  monde  n'est  pas  encore  réuni. 
Voyez,  il  en  arrive  toujours  de  Dagsburg  et  de 
Saint-Quirin.  » 

En  effet,  plus  le  jour  grandissait,  plus  on  dé- 
couvrait de  gens  accourant  de  tous  les  sentiers 
de  la  montagne.  Il  y  avait  bien  alors  quelques 
centaines  d'hommes  dans  la  vallée  :  bûcherons, 
charbonniers,  flotteurs  —  sans  compter  les 
femmes  et  les  enfants. 

Rien  de  pittoresque  comme  cette  halte  au 
milieu  des  neiges,  au  fond  du  défilé  encaissé 
de  hauts  sapins  jusqu'aux  nuages;  à  droite,  les 
vallées  s'engrenant  les  unes  dans  les  autres  à 
perte  de  vue;  à  gauche,  les  ruines  du  Falken- 


L'INVASION. 


29 


stein  debout  dans  le  ciel.  On  aurait  dit  de  loin 
des  bandes  de  grues  abattues  sur  les  glaces  ; 
mais  de  près  il  fallait  voir  ces  bomnies  rudes, 
)a  barbe  hérissée  comme  la  soie  du  sanglier, 
l'œil  sombre,  les  épaules  larges  et  carrées,  les 
mains  calleuses.  Quelques-uns,  plus  hauts  de 
taille,  apparlenaient  à  cette  race  des  roux  ar- 
dent, blancs  de  peau,  poilus  jusqu'au  bout  des 
doigts  et  forts  à  déraciner  des  chênes.  De  ce 
nombre  étaient  le  vieux  Materne  du  Hengst  et 
ses  deux  fils  Frantz  et  Kasper.  Ces  gaillards-là, 
tous  trois  armésdepetites  carabines  d'Inspruck, 
les  hautes  guêtres  de  toile  bleue  à  boutons  de 
cuir  remontant  au-dessus  des  genonx,  les  reins 
couverts  d'une  sorte  de  casaque  en  peau  de 
chèvre,  le  feutre  rabattu  sur  la  nuque,  n'a- 
vaient pas  même  daigné  s'approcher  du  feu. 
Depuis  une  heure  ils  étaient  assis  sur  une  troncc* 
au  bord  de  la  rivière,  l'œil  au  guet,  les  pieds 
dans  la  neige  comme  à  l'affût.  De  temps  en 
temps  le  vieux  disait  à  ses  fils  : 

«  Qu'ont-ils  donc  à  grelotter  là-bas?  Je  n'ai 
jamais  vu  de  nuit  plus  douce  pour  la  saison  ; 
c'est  une  nuit  de  chevreuil;  les  rivières  ne  sont 
pas  même  prises!-  » 

Tous  les  chasseurs  forestiers  du  pays ,  en 
passant,  venaient  leur  serrer  la  main,  puis  se 
réunissaient  autour  d'eux  ,  et  formaient  en 
quelque  sorte  bande  à  part.  Ces  gens-là  cau- 
saient peu,  ayant  l'habitude  de  se  taire  des 
journées  et  des  nuits  entières,  de  peur  d'effa- 
roucher le  gibier. 

Marc  Divès,  debout  au  milieu  d'un  autre 
groupe  qu'il  dominait  de  toute  la  tête,  parlait 
et  gesticulait,  désignant  tantôt  un  point  de  la 
montagne,  tantôt  un  autre.  En  face  de  lui,  se 
tenait  le  vieux  pâtre  Lagarmitte,  avec  sa  grande 
souquenille  de  toile  grise,  sa  longue  trompe 
d'écorce  sur  l'épaule,  et  son  chien.  Il  écoutait 
le  contrebandier,  la  bouche  béante,  et  de  temps 
en  temps  inclinait  la  tête.  Du  reste,  toute  la 
bande  semblait  attentive  ;  elle  se  composai  t  sur- 
tout de  bûcherons  et  de  flotteurs,  avec  lesquels 
le  contrebandier  se  trouvait  journellement  en 
rapport. 

Entre  la  scierie  et  le  premier  feu,  sur  la  Ira- 
verse  de  l'écluse,  était  assis  le  cordonnier  Jé- 
rôme de  Saint-Quirin,  un  homme  de  cinquante 
à  soixante  ans,  la  face  longue,  brune,  les  yeux 
caves,  le  nez  gros,  les  oreilles  couvertes  d'un 
bonnet  de  peau  de  loutre,  la  barbe  jaune  des- 
cendant en  pointe  jusqu'à  la  ceinture.  Ses 
mains,  couvertes  de  gants  de  grosse  laine  vert- 
gcnouille,  s'appuyaient  sur  un  énorme  bâton 
de  cormier  noueux.  Il  était  vêtu  d'une  longue 
capote  de  bure  ;  on  l'aurait  pris  pour  un  ermite. 

Tronc  d'arbre  non  (î'quarri. 


Chaque  fois  que  des  rumeurs  s'élevaient  quel- 
que part,  le  père  Jérôme  tournait  lentement  Ja 
tôle,  et  prêtait  l'oreille  en  fronçant  le  sourcil. 

Jean  Labarbe,  lui,  le  coude  sur  le  manche 
de  sa  hache,  restait  impassible.  C'était  un 
homme  aux  joues  pâles,  au  nez  aquilin ,  aux 
lèvres  minces.  Il  exerçait  une  grande  influence 
sur  ceux  de  Dagsburg  par  sa  résolution  et  la 
netleté  de  son  esprit.  Quand  on  criait  autour 
de  lui  :  «  Il  faut  déUbérer  !  nous  ne  pouvons 
rester  là  sans  rier  faire  !  »  il  se  bornait  sim- 
plement à  dire  :  «  Attendons;  HuUin  n'est  pas 
encore  arrivé,  ni  Catherine  Lefèvre.  Rien  ne 
presse.  »  Tout  le  monde  alors  se  taisait  ,  re- 
gardant avec  impatience  vers  le  sentier  des 
Charmes. 

Le  icg'are  Piorette,  petit  homme  sec,  maigre, 
énergique,  les  sourcils  noirs  joints  sur  le  front, 
un  bout  de  pipe  aux  dents,  se  tenait  sur  le 
seuil  de  sa  hutte,  et  contemplait,  d'un  œil  vif 
et  profond  à  la  fois,  l'ensemble  de  cette  scène. 

Cependant ,  l'impatience  grandissait  de  mi- 
nute en  minute.  Quelques  maires  de  village, 
en  habit  carré  et  chapeau  à  cornes,  se  diri- 
geaient vers  la  scierie  ,  appelant  leurs  com- 
munes à  délibérer.  Fort  heureusement ,  la 
charrette  de  Catherine  Lefèvre  apparut  enfin 
dans  le  sentier,  et  mille  cris  d'enthousiasme 
s'élevèrent  aussitôt  de  tous  côtés  : 

«  Les  voilà!  les  voilà!  ils  arrivent!  » 

Le  vieux  Materne  se  dressa  sur  une  Ironce, 
et  descendit  gravement,  disant  : 

«  Ce  sont  eux  !  » 

Il  se  fit  une  grande  agitation.  Les  groupes 
éloignés  se  rapprochèrent ,  chacun  accourut. 
Une  sorte  de  frisson  d'impatience  dominait  la 
foule.  A  peine  vit-on  distinctement  la  vieille 
feimière,  le  fouet  en  main,  sur  sa  botte  de 
paille  avec  la  petite  Louise ,  que  de  toutes 
parts  retentirent  jusqu'au  fond  des  échos  les 
cris  de  : 

«Vive  la  France! — vive  la  mère  Cathe- 
rine! » 

Hullin,  resté  en  arrière,  son  grand  chapeau 
sur  la  nuque,  le  fusil  de  munition  en  bandou- 
lière, traversait  alors  la  prairie  de  l'Eichmath, 
distribuant  des  poignées  de  main  énergiques  : 

«  Bonjour,  Daniel!  bonjour,  Colon  !  bonjour, 
bonjour! 

— Hé!  cela  va  chauffer,  Hullin! 

—Oui,  oui,  nous  allons  entendre  éclater  les 
marrons  cet  hiver.  Bonjour,  mon  vieux  Jérôme, 
nous  voilà  dans  les  grandes  affaires. 

— Mais  oui,  Jean-Claude.  Il  faut  espérer  que 
nous  en  sortirons  avec  la  grâce  de  Dieu.  » 

Catherine,  arrivée  devant  la  scierie,  disait 
alors  à  Labarbe  de  déposer  à  terre  une  petite 
tonne  d'eau-de-vie  qu'elle  avait  amenée  de  la 


30 


ROMANS  NATIONAUX. 


ferme,  et  de  chercher  la  cruche  du  ségare  dans 
la  hutte. 

Quelque  temps  après,  Hullin  ,  en  s'appro- 
chant  du  feu,  rencontra  Materne  et  ses  deux 
garçons. 

«  Vous  arrivez  tard  !  lui  dit  le  vieux  chasseur. 

— Hé  !  oui.  Que  veux-tu  ?  il  a  fallu  descendre 
du  Falkenstein  ,  prendre  le  fusil ,  embarquer 
les  femmes.  Knfni,  nous  voilà,  ne  perdons  plus 
de  temps;  Lagarmitte,  souffle  dans  ta  corne, 
que  tout  le  monde  se  réunisse!  Avant  tout,  il 
faut  s'entendre,  il  faut  nommer  dos  chefs.  » 

Lagarmitte  soufflait  déjà  dans  sa  longue 
trompe,  les  joues  gonflées  jusqu'aux  oreilles, 
et  les  bandes  encore  dispersées  le  long  des  sen- 
tiers, sur  la  lisière  des  bois,  hâtaient  le  pas 
pour  arriver  à  temps.  Bientôt  tous  ces  braves 
gens  furent  réunis  en  face  de  la  scierie.  Hullin, 
devenu  grave,  monta  sur  une  pile  de  tronces, 
et,  promenant  sur  la  foule  des  regards  pro- 
fonds, il  dit  au  milieu  du  plus  grand  silence: 

«  L'ennemi  a  passé  le  Rhin  avant-hier  soir; 
il  marche  sur  la  montagne  pour  entrer  en  Lor- 
raine :  Strasbourg  et  Huningue  sont  bloqués. 
Il  faut  nous  attendre  à  voir  les  Allemands  et 
les  Russes  dans  trois  ou  quatre  jours.  » 

Il  y  eut  un  cri  général  de  «  Vive  la  France!  « 

«  Oui,  vive  la  France,  reprit  Jean- Claude,  car 
si  les  alliés  arrivent  à  Paris,  ils  sont  maîtres  de 
tout  ;  ils  peuvent  rétablir  les  corvées,  les  dîmes, 
les  couvents,  les  privilèges  et  les  potences!  Si 
vous  voulez  ravoir  tout  ça  ,  vous  n'avez  qu'à 
les  laisser  passer.  » 

On  ne  saurait  peindre  la  fureur  sombre  de 
toutes  ces  figures  en  ce  moment. 

«  Voilà  ce  que  j'avais  à  vous  dire  !  cria  Hullin 
tout  pâle.  Puisque  vous  êtes  ici,  c'est  pour  vous 
hallro. 

—Oui!  oui! 

— C'est  bien  ;  mais  écoutez-moi.  Je  ne  veux 
pas  vous  prendre  en  traîtres.  Il  y  a  parmi  vous 
des  pères  de  famille.  Nous  serons  un  contre  dix, 
contre  cinquante:  il  fautnous  attendre  à  périr! 
Ainsi,  que  les  iiommes  qui  n'auraient  pas  ré- 
fléchi à  la  chose,,  qui  ne  se  sentiraient  pas  le 
cœur  de  faire  leur  devoir  jusqu'à  la  fin,  s'en 
aillent;  on  ne  leur  en  voudra  pas.  Chacun  est 
libre.» 

Puis  il  se  tut  regardant  autour  de  lui.  Tout  le 
monde  restait  immobile  ;  c'est  pourquoi  d'une 
voix  plus  ferme  il  finit  ainsi  : 

«  Personne  ne  se  relire  !  tous,  tous,  vous  êtes 
d'accord  pour  vous  battre!  £h  bien,  cela  me 
réjouit  de  voir  qu'il  n'y  a  pas  un  seul  gueux 
parmi  nous  !  Maintenant  il  faut  nommer  un 
chef.  Dans  les  grands  dangers  ,  la  premièie 
chose  est  l'ordre,  la  discipline.  Le  chef  que 
vous  allez  nommer  aura   tous  les  droits  de 


commander  et  d'être  obéi.  Ainsi,  réfléchissez 
bien,  car  de  cet  homme  va  dépendre  le  sort  de 
chacun.  » 

Ayant  dit  cela,  Jean-Claude  descendit  des 
ironces,  et  l'agitation  fut  extrême.  Chaque  vil- 
lage délibérait  séparément,  chaque  maire  pro- 
posait son  homme;  cependant  l'heure  avançait. 
Catherine  Lefèvre  se  consumait  d'impatience. 
Enfin,  n'y  tenant  plus,  elle  se  leva  sur  son 
siège  et  fit  signe  qu'elle  voulait  parler. 

Catherine  jouissait  d'une  grande  considéra- 
tion. D'abord  quelques-uns,  puis  un  grand 
nombre  s'approchèrent  pour  savoir  ce  qu'elle 
voulait  leur  communiquer. 

"  Mes  amis ,  dit-elle,  nous  perdons  trop  de 
temps.  Que  vous  faut-il  ?  Un  homme  sûr,  n'est- 
ce  pas?  un  soldat,  un  homme  qui  ait  fait  la 
guerre  et  qui  sache  profiter  de  nos  positions? 
Eh  bien  !  pourquoi  ne  choisissez  -  vous  pas 
Hullin?  En  est-il  un  seul  qui  puisse  trouver 
mieux?  Qu'il  parle  tout  de  suite  et  l'on  déci- 
dera. Moi,  je  propose  Jean-Claude  Hullin.  Hé! 
là-bas!  entendez-vous?  Si  cela  continue,  les 
Autrichiens  seront  ici  avant  qu'on  ait  un  cbef. 

—  Oui!  oui!  Hullin!  s'écrièrent  Labarbe, 
Divès,  Jérôme  et  plusieurs  autres.  Voyons, 
qu'on  vote  pour  ou  contre  !  » 

Marc  Divès,  grimpant  alors  sur  les  tronces, 
s'écria  d'une  voix  tonnante: 

•  Que  ceux  qui  ne  veulent  pas  de  Jean-Claude 
Hullin  pour  chef  lèvent  la  main.  • 

Pas  une  main  ne  se  leva. 
«  Que  ceux  qui  veulent  Jean-Claude  Hullin 
pour  chef  lèvent  la  main.  » 
On  ne  vit  que  des  mains  en  l'air. 

•  Jean-Claude,  dit  le  contrebandier,  monte 
ici,  regarde...  c'est  toi  qu'on  veut!  » 

Maître  Jean- Claude  étant  monté  vit  qu'il 
était  nommé,  et  tout  aussitôt  d'un  ton  ferme 
il  dit: 

•  C'est  bon!  vous  me  nommez  votre  chef: 
j'accepte!  Que  Materne,  le  vieux,  Labarbe  de 
Dagsburg,  Jérôme  de  Saint-Quirin,  Marc  Divès, 
Piorette  le  ségare  et  Catherine  Lefèvre  entrent 
dans  la  scierie.  Nous  allons  délibérer.  Dans  un 
quart  d'heure  ou  vingt  minutes,  je  donnerai 
les  ordres.  En  attendant ,  chaque  village  va 
fournir  deux  hommes  à  Marc  Divès,  pour  cher- 
cher de  la  poudre  et  des  balles  au  Falkenstein.  • 


VIII 


Tous  ceux  que  Jean-Claude  Hullin  avait  dé- 
signés se  réunirent  dans  la  hutte  du  ségare, 
sous  le  manteau  de  l'immense  cheminée.  Une 


L'INVASION. 


31 


sorte  de  bonne  humeur  rayonnait  sur  la  figure 
de  ces  braves  gens. 

«  Depuis  vingt  ans  que  j'entends  parler  de 
Russes,  d'Autrichiens  et  de  Cosaques,  disait  le 
vieux  Materne  en  souriant,  je  ne  serai  pas  fâché 
d'en  voir  quelques-uns  au  bout  de  mon  fusil  ; 
ça  change  les  idées. 

—Oui,  lépondit  Bnbarbe,  nous  allons  en  voir 
de  drôles;  les  petits  enfants  de  la  montagne 
pouri'ont  en  raconter  sur  leurs  pères  et  leurs 
grands-pères!  Et  les  vieilles,  à  la  veillée,  vont- 
elles  en  faire  des  histoires  dans  cinquante  ans 
d'ici  ! 

—  Camarades,  dit  HuUin,  vous  connaissez 
tous  le  pays,  vous  avez  la  montagne  sous  les 
yeux,  depuis  ïhann  jusqu'à  Wisscmbourg. 
Vous  savez  que  deux  grandes  routes  , ,  deux 
routes  impériales  ,  traversent  l'Alsace  et  les 
Vosges.  Elles  partent  toutes  les  deux  de  Bâle  ; 
l'une  longe  le  Rhin  jusqu'à  Strasbourg,  de  là 
elle  va  remonter  la  côte  de  Saverne  et  entre  en 
Lorraine.  Huningue,  Neuf-Brisach,  Strasbourg 
et  Plialsbourg  la  défendent.  L'autre  tourne  à 
gauche  et  passe  à  Schlestadt;  de  Schlestadt 
elle  entre  dans  la  monlagnc  et  gagne  Saint-Dié, 
Raon-l'Etape,  Baccarat  et  Lunôville.  L'ennemi 
voudra  d'abord  forcer  ces  deux  routes,  les  meil- 
leures pour  la  cavalerie,  l'arlillerie  et  les  ba- 
gages; mais,  comme  elles  sont  défendues,  nous 
n'avons  pas  à  nous  en  inquiéter.  Si  les  alliés 
font  le  siège  des  places  fortes  —  ce  qui  traî- 
nerait la  campagne  en  longueur  —  alors  nous 
n'aurons  rien  à  craindre  ;  mais  c'est  peu  pro- 
bable. Après  avoir  sommé  Huningue  de  se 
rendre  ,  Belfort  ,  Schlestadt ,  Strasbourg  et 
Phalsbourg  de  ce  côté  des  Vosges  ;  Bitche,  Lut- 
zelstein  et  Sarrebruck  de  l'autre,  je  crois  qu'ils 
tomberont  sur  nous.  Maintenant,  écoutez-moi 
bien.  Entre  Phalsbourg  et  Saint-Dié,  il  y  a 
plusieurs  défilés  pour  l'infanterie  ;  mais  il  n'y 
a  qu'une  route  praticable  au  canon  :  c'est  la 
route  de  Strasbourg  à  Raon-les-Leaux  par  Ur- 
inatt,  Mutzig,  Lutzelhouse,  Phrainond,  Giand- 
fonlaine.  L'ne  fois  maîtres  de  ce  passage,  les 
alliés  pourraient  déboucher  en  Lorraine.  Cette 
route  passe  au  Donon,  à  deux  lieues  d'ici,  sur 
notre  droite.  La  première  chose  à  faire  est  de 
s'y  établir  solidement ,  dans  l'endroit  le  plus 
favorable  à  la  défense,  c'est-à-dire  sur  le  pla- 
teau de  la  montagne;  de  la  couper,  de  casser 
les  ponts  et  de  jeter  en  travers  de  solides  abatis. 
Quelques  centaines  de  gros  arbres  en  travers 
d'un  passage,  avec  toutes  leurs  branches,  va- 
lent des  remparts.  Ce  sont  les  meilleures  em- 
buscades, on  est  bien  à  couvert  et  l'on  voit 
venir.  Ces  gros  arbres  tiennent  endiablé!  11 
fairt  les  dépecer  morceau  par  morceau  ;  on  ne 
peut  jeter  des  ponts  dessus;  enlin,  c'est  ce  qu'il 


y  a  de  mieux.  Tout  cela  ,  camarades,  sera  fait 
demain  »oir  ou  après-demain  au  plus  tard,  je 
m'en  charge  ;  mais  ce  n'est  pas  tout  d'occuper 
une  position  et  de  la  mettre  en  bon  état  de  dé- 
fense, il  faut  encore  faire  en  sorte  que  l'ennemi 
ne  puisse  la  tourner... 

—  Justement  j'y  pensais,  dit  Materne;  une 
fois  dans  la  vallée  de  la  Bruche,  les  Allemands 
peuvent  entrer  avec  de  l'infanterie  dans  les 
collines  de  Haslach  et  tourner  notre  gauche. 
Rien  ne  les  empêchera  d'essayer  la  même  ma- 
nœuvre sur  notre  droite,  s'ils  parviennent  à 
gagner  Raon-1'Étape... 

— Oui,  mais  pour  leur  ôter  ces  idées-là,  nous 
avons  une  chose  bien  simple  à  faire  :  c'est  d'oc- 
cuper les  défilés  de  la  Zorn  et  de  la  Sarre  sur 
notre  gauche,  et  celui  du  Blanru  sur  notre 
droite.  On  ne  garde  un  défilé  qu'en  tenant  les 
hauteurs;  c'est  pourquoi  Piorette  va  se  mettre 
avec  cent  hommes,  du  côté  de  Raon-les-Leaux; 
Jérôme,  sur  le  Grosmaiin,  avec  un  même 
nombre,  pour  fermer  la  vallée  de  la  Sarre  ;  et 
Labarbe,  à  la  tête  du  reste,  sur  la  grande  côte 
pour  surveiller  les  collines  de  Haslach.  Vous 
choisirez  votre  monde  parmi  ceux  des  villages 
les  plus  voisins.  Il  ne  faut  pas  que  les  femmes 
aient  beaucoup  de  chemin  àfaiie  pour  apporter 
des  vivres.  Et  puis  les  blessés  seront  plus  près 
de  chez  eux,  ce  qu'il  faut  aussi  considérer. 
Voilà  provisoirement  tout  ce  que  j'avais  à  vous 
dire.  Les  chefs  de  poste  auront  soin  de  m'en- 
voyer  chaque  jour  au  Donon,  où  je  vais  établir 
ce  soir  notre  quartier  général,  un  bon  marcheur 
pour  m'avertir  de  ce  qui  se  passe  et  recevoir  le 
mot  d'ordre.  Nous  organiserons  aussi  une  ré- 
serve ;  mais,  comme  il  faut  aller  au  plus  pressé, 
nous  parlerons  de  cela  quand  vous  serez  tous 
en  position,  et  qu'il  n'y  aura  plus  de  surprise  à 
craindre  de  la  part  de  l'ennemi. 

—  Et  moi,  s'écria  Marc  Divès,  je  n'aurai  donc 
rien  à  faire?  Je  resterai  les  bras  croisés  à  re- 
garder les  autres  se  battre? 

—  Toi,  tu  surveilleras  le  transport  des  mu- 
nitions; aucun  de  nous  ne  saurait  traiter  la 
poudre  comme  toi,  la  préserver  du  feu  et  de 
l'humidité,  fondre  des  balles,  faire  des  car- 
touches. 

—  Mais  c'est  un  ouvrage  de  femme  cela, 
s'écria  le  contrebandier;  Hexe-Baizel  le  ferait 
aussi  bien  que  moi.  Comment  I  je  ne  tirerai  pas 
un  coup  de  fusil! 

—  Sois  tranquille,  Marc,  répondit  HuUin  en 
riant,  les  occasions  ne  te  manqueront  pas. 
D'abord  le  Falkenstein  est  le  centre  de  notre 
ligne,  c'est  notre  arsenal  et  notre  point  de  re- 
traite en  cas  de  malheur.  L'ennemi  saura  par 
ses  espions,  que  nos  convois  partent  de  là;  il 
essayera  probablement  de  les  enlever  ;  les  balles 


35J 


ROMANS  NATIONAUX. 


Le  doclcur  Lorquin.  (Page  33., 


et  les  coups  de  baïonnette  ne  te  manqueront 
pas.  D'ailleurs,  quand  tu  serais  à  couvert,  cela 
n'en  vaudrait  que  mieux,  car  on  ne  peut  con- 
fier tes  caves  au  premier  venu.  Cependant,  si 
tu  voulais  absolument... 

— Non,  dit  le  contrebandier,  que  la  réflexion 
de  Hullin  sur  ses  caves  avait  touché,  non,  tout 
bien  considéré,  je  crois  que  tu  as  raison,  Jean- 
Claude;  j'ai  mes  hommes,  ils  sont  bien  armés, 
nous  défendrons  le  Falkenstein,  et  si  l'occasion 
de  placer  une  balle  se  présente,  je  serai  plus 
libre. 

—  Voilà  donc  une  affaire  entendue  et  bien 
comprise?  demanda  Hullin. 

—  Oui,  oui,  c'est  entendu. 

—  Eh  bien,  camarades,  s'écria  le  brave 
homme  d'un  accent  joyeux,  allons  nous  ré- 


chauffer le  cœur  avec  quelques  bons  verres  de 
vin.  Il  est  dix  heures,  que  chacun  retourne  à 
son  village  et  fasse  ses  provisions.  Demain  ma- 
tin au  plus  tard,  il  faut  que  tous  les  défilés 
soient  occupés  solidement.  » 

Ils  sortirent  alors  de  la  hutte,  et  Hullin,  en 
présence  de  tout  le  monde,  nomma  Labarbe, 
Jérôme,  Piorette,  chefs  de  défilés;  puis  il  dit  à 
tous  ceux  de  la  Saire  de  se  réunir  le  plus  tôt 
possible  près  de  la  ferme  du  Bois-de-Chèncs 
avec  des  haches,  des  pioches  et  des  fusils. 

«  Nous  partirons  à  deux  heures,  leur  dit- il, 
et  nous  camperons  sur  le  Donon,  en  travers  de 
la  route.  Demain  au  petit  jour,  nous  commen- 
cerons les  abatis.  » 

Il  retint  le  vieux  Materne  et  ses  deux  garçons 
Fiantzet  Kasper,  leur  annonçant  que  la  bataille 


rarn.~linprîiiiem  Doiu.'ci.lure  et  Ducessoia. 


L'INVASION. 


33 


Louise  jetant  ses  bras  au  cou  de  Gaspard. . .  (l'age  37.) 


commencerait  sans  doute  au  Donon,  et  qu'il 
fallait  de  ce  côté  de  bons  tireurs,  ce  qui  leur  fit 
plaisir. 

La  mère  Lefèvre  n'avait  jamais  paru  plus 
heureuse;  en  remontant  sur  sa  charrette  elle 
embrassa  Louise  et  lui  dit  à  l'oreille  : 

•  Tout  vabien...  Jean-Claude  est  un  homme... 
il  voit  tout...  il  entraîne  tout  le  monde...  Moi, 
qui  le  connais  depuis  quarante  ans,  il  m'é- 
tonne. • 

Puis  se  tournant  : 

«  Jean-Claude,  s'écria-t-elle,  nous  avons  là- 
bas  un  jambon  qui  nous  attend,  et  quelques 
vieilles  bouteilles,  que  les  Allemands  ne  boi- 
ront pas. 

—  Non,  Catherine,  ils  ne  les  boiront  pas. 
Allez  toujours;  j'arrive.  » 


Mais  au  moment  de  donner  le  coup  de  (ouet, 
et  comme  déjà  bon  nombre  de  montagnards 
grimpaient  la  côte  pour  regagner  leurs  villages, 
voilà  que  tout  au  loin  on  vit  poindre,  dans  le 
sentier  des  Trois-Fontaines,  un  homme  grand, 
maigre ,  enfourché  sur  une  longue  bique 
rousse ,  la  casquette  de  peau  de  lièvre,  à  large 
visière  plate,  enfoncée  jusqu'au  cou,  le  nez  en 
l'air.  Un  grand  chien  berger  à  longs  poils  noirs 
bondissait  près  de  lui,  et  les  pans  de  son  im- 
mense redingote  flottaient  comme  des  ailes, 
Tout  le  monde  s'écria  : 

«  C'est  le  docteur  Lorquin  de  la  plaine,  celui 
qui  soigne  les  pauvres  gens  gratis;  il  arrive 
avec  son  chien  Pluton  :  c'est  un  brave  homme  !  • 

En  effet,  c'était  bien  lui;  il  galopait  en  criant: 

•  Halte!...  arrêtezl...  halte!...  • 


Î8 


28 


34 


ROMANS  NATIONAUX. 


El  sa  face  rouge,  ses  gros  yeux  vifs,  sa  barbe 
d'unbrun  roussâlre,  seslarges  épaules  voûtées, 
son  grand  cheval  et  son  chien;  tout  cela  fen- 
dait l'air  et  grandissait  à  vue  d'oeil.  En  deux 
minutes,  il  eut  atteint  le  pied  de  la  montagne, 
traversé  la  prairie,  et  il  déboucha  du  pont  en 
face  de  la  hutte.  Aussitôt  d'une  voix  essoufflée 
il  se  prit  à  dire  : 

«  Ah!  les  sournois,  qui  veulent  entrer  en 
campagne  sans  moi  !  Ils  me  le  payeront  1  » 

Et  frappant  sur  un  petit  coffre  qu'il  portait 
en  croupe  : 

«  Attendez,  mes  gaillards,  attendez  :  j'ai  là- 
dedans  quelque  chose  dont  vous  me  donnerez 
des  nouvelles;  j'ai  là-dedans  de  petits  couteaux 
et  des  grands,  des  ronds  et  des  pointus,  pour 
vous  repêcher  les  balles,  les  biscaïens,  les  mi- 
trailles de  toute  sorte  dont  on  va  vous  régaler.  » 

Alors  il  partit  d'un  grand  éclat  de  rire,  et 
tous  les  assistants  eurent  la  chair  de  poule. 

Ayant  fait  celte  plaisanterie  agréable,  le  doc- 
teur Lorquin  reprit  d'un  ton  plus  grave  : 

«  Hullin,  il  faut  que  je  vous  tire  les  oreilles. 
Gomment,  lorsqu'il  s'agit  de  défendre  le  pays, 
vous  m'oubliez!  il  faut  que  d'autres  m'avertis- 
sent. Il  me  semble  pourtant  qu'un  médecin 
n'est  pas  de  trop  ici.  Je  vous  en  veux! 

—  Pardonnez-moi,  docteur,  j'ai  tort,  dit  Hul- 
lin en  lui  serrant  la  main.  Depuis  huit  jours  il 
s'est  passé  tant  de  choses  !  On  ne  pense  pas  tou- 
jours à  tout.  Et,  d'ailleurs,  un  homme  comme 
vous  n'a  pas  besoin  d'être  prévenu  pour  rem- 
plir son  devoir.  » 

Le  docteur  se  radoucit  : 

«  Tout  cela  est  bel  et  bon,  s'écria-t-il,  mais 
cela  n'empêche  pas  que,  par  votre  faute,  j'ar- 
rive trop  tard;  les  bonnes  places  sont  prises, 
les  croix  distribuées.  Voyftios,  où  est  le  général, 
que  je  me  plaigne! 

—  C'est  moi. 

—  Oh  !  oh  !  vraiment? 

—  Oui,  docteur,  c'est  moi,  et  je  vous  nomme 
notre  chirurgien  en  chef. 

—  Chirurgien  en  chef  des  partisans  des 
Vosges!  Eh  bien,  cela  me  va.  Sans  ïancune, 
Jean-Claude.  » 

S'approchant  alors  de  la  voiture,  le  brave 
homme  dit  à  Cathenue  qu'il  comptait  sur  elle 
pour  l'organisation  des  ambulances. 

«  Soyez  tranquille,  docteur,  répondit  la  fer- 
mière ,  tout  sera  prêt.  Louise  et  moi,  nous  allons 
nous  en  occuper  dès  ce  soir;  n'est-ce  pas, 
Louise  ? 

—  Oh  !  oui,  maman  Lefèvre,  s'écria  la  jeune 
fille,  ravie  de  voir  qu'on  entrait  décidément  en 
campagne,  nous  allons  bien  travailler,  nous 
passerons  la  nuit,  s'il  le  faut.  M.  Lorquin  sera 
content. 


—  Eh  bien  donc!  en  route!  Vous  dînez  avec 
nous,  docteur.  • 

La  charrette  partit  au  trot.  Tout  en  la  sui- 
vant, le  brave  docteur  racontait  en  riant  à  Ca- 
therine comment  la  nouvelle  du  soulèvement 
général  lui  était  parvenue,  la  désolation  de  sa 
vieille  gouvernante  Marie,  qui  voulait  l'empê- 
cher d'aller  se  faire  massacrer  par  les  kaiser- 
Ucks,  enfin  les  différents  épisodes  de  sou  voyage, 
depuis  Quibolo  jusqu'au  village  des  Charmes, 
Hullin,  Materne  et  ses  garçons  marchaient  à 
quelques  pas  en  arrière ,  la  carabine  sur  l'épaule, 
et  c'est  ainsi  qu'ils  montèrent  la  côte,  se  diri- 
geant vers  la  ferme  du  Bois-de-Chênes. 


IX 


On  peut  se  figurer  l'animation  de  la  ferme, 
les  allées  et  les  venues  des  domestiques,  les 
cris  d'enthousiasme  de  tout  le  monde,  le  cli- 
quetis des  verres  et -des  fourchettes,  la  joie 
peinte  sur  toutes  ces  figures,  lorsque  Jean- 
Claude,  le  docteur  Lorquin,  les  Materne  et  tous 
ceux  qui  avaient  suivi  la  voiture  de  Catherine 
furent  installés  dans  la  grande  salle,  autour 
d'un  magnifique  jambon,  et  se  mirent  à  célé- 
brer leurs  futurs  triomphes  la  cruche  en  main. 

C'était  justement  un  mardi,  jour  de  cuite  A 
la  ferme. 

La  cuisine  flamboyait  depuis  le  matin;  le 
vieux  Duchêne,  en  manches  de  chemise,  le 
bonnet  de  coton  sur  la  nuque,  retirait  du  four 
des  miches  de  pain  innombrables,  dont  la 
bonne  odeur  remplissait  toute  la  nftiison: 
Annette  les  recevait  et  les  empilait  au  coin  de 
l'àtre,  Louise  servait  les  convives  et  Catherine 
Lefèvre  veillait  à  tout,  criant  : 

«  Dépêchez- vous ,  mes  enfants,  dépêchez- 
vous.  Il  faut  que  la  troisième  fournée  soit  prête 
lorsque  ceux  de  la  Sarre  arriveront.  Ça  fera  six 
livres  de  pain  par  homme.  • 

Hullin,  de  sa  place,  regardait  la  vieille  fer- 
mière aller  et  venir. 

«  Quelle  femme!  disait-il,  quelle  femme  !  Elle 
n'oublie  rien.  Allez  donc  en  trouver  deux  pa- 
reilles dans  tout  le  pays!  A  la  santé  de  Cathe- 
rine Lefèvre  ! 

—  A  la  santé  de  Catherine,  répondaient  les 
autres. 

Les  verres  s'entre-choquaient  et  l'on  se  re- 
mettait à  causer  de  combats,  d'attaques,  de  re- 
tranchements. Chacun  se  sentait  animé  d'une 
confiance  invincible,  chacun  se  disait  en  lui- 
même  :  •  Tout  ira  bien  !  » 

Mais  le  ciel  leur  réservait  encore  une  grande 


L'INVASION. 


satisfaction  en  ce  jour,  surtout  à  Louise  et  à  la 
mère  Lefèvre.  Vers  midi,  comme  un  beau 
rayon  de  soleil  d'hiver  blanchissait  la  neige  et 
faisait  fondre  le  givre  des  vitres,  et  que  le  grand 
coq  rouge,  sortant  la  tête  du  poulailler,  lançait 
sou  cri  de  triomphe  dans  les  échos  du  Valtin  en 
battant  de  l'aile,  tout  à  coup  le  chien  de  garde, 
le  vieux  Yohan,  toutédenté  et  presque  aveugle, 
se  mit  à  pousser  des  aboiements  si  joyeux  et 
si  plaintifs  à  la  fois,  que  tout  le  monde  prêta 
l'oreille. 

On  était  dans  le  plus  grand  feu  de  la  cuisine; 
la  troisième  fournée  sortait  du  four,  et  pourtant 
Catherine  Lefèvre  elle-même  s'arrêta. 

«  Quelque  chose  se  passe,  »  dit-elle  à  voix 
basse. 

Puis  elle  ajouta  tout  émue  : 

•  Depuis  le  départ  de  mon  garçon,  Yohan  n'a 
pas  aboyé  comme  ça.  » 

Dans  le  même  instant  des  pas  rapides  traver- 
saient la  cour;  Louise  s'élançant  vers  la  porte, 
criait  :  «  C'est  lui  !  c'est  lui  1  »  Et  presque 
aussitôt  une  main  cherchait  la  clenche  en  fré- 
missant ;  la  porte  s'ouvrait,  et  un  soldat  parais- 
sait sur  le  seuil,  —  mais  un  soldat  si  sec,  si 
hâle,  si  décharné,  sa  vieille  capote  grise  à  bou- 
tons d'étain  si  râpée,  ses  hautes  guêtres  de 
toile  si  déchirées,  que  tous  les  assistants  en 
furent  saisis. 

Il  ne  semblait  pouvoir  faire  un  pas  de  plus, 
et  posa  lentement  la  crosse  de  son  fusil  à  terre. 
Le  bout  de  son  nez  d'aigle,  —  le  nez  de  la  mère 
Lefèvre,— luisait  comme  du  bronze,  ses  mous- 
taches rousses  tremblaient  :  on  eut  dit  un  de 
ces  grands  éperviers  maigres,  que  la  famine 
pousse  en  hiver  jusqu'à  la  porte  des  étables.  Il 
regardait  dans  la  cuisine,  tout  pâle  sous  les 
couches  brunes  de  ses  joues,  et  ses  grands 
yeux  creux  remplis  de  larmes,  sans  pouvoir 
avancer  ni  dire  un  mot. 

Dehors  le  vieux  chien  bondissait,  pleurait, 
secouait  sa  chaîne;  à  l'intérieur,  on  entendait 
le  feu  pétiller,  tant  le  silence  était  grand;  mais 
bientôt,  Catherine  Lefèvre  d'une  voix  déchi- 
rante s'écria  : 

«  Gaspard!...  mon  enfant!...  C'est  toi! 

—  Oui ,  ma  mère!  »  répondit  le  soldat  tout 
bas,  comme  sulfoqué. 

Et,  dans  la  nême  seconde,  Louise  se  prit  à 
sangloter,  taudis  que  dans  la  grande  salle  s'é- 
levait comme  un  bruit  de  tonnerre. 

Tous  les  amis  accouraient ,  maître  Jean- 
Claude  en  tête,  criant:  «  Gaspard!...  Gaspard 
Lefèvre!  • 

En  arrivant,  ils  virent  Gaspard  et  sa  mère 
qui  s'embrassaient:  cette  femme  si  forte,  si 
courageuse  pleurait  à  chaudes  larmes;  lui  ne 
pleurait  pas,  il  la  tenait  serrée  sur  sa  poitrine. 


ses  moustaches  rousses  dans  ses  cheveux  gris, 
et  murmurait: 

•  Ma  mère!...  ma  mère!...  Ah!  que  j'ai  sou- 
vent pensé  à  vous!  ■ 

Puis  d'une  voix  plus  haute  : 

«  Louise!  dit-il,  j'ai  vu  Louise!  • 

Et  Louise  se  précipitait  dans  ses  bras  :  leurs 
baisers  se  confondaient. 

«  Ah!  tu  ne  m'as  pas  reconnu,  Louise! 

— Oh!  que  si...  oh!  que  si...  je  t'ai  reconnu 
rien  qu'à  ta  marche.  » 

Le  vieux  Duchêne ,  son  bonnet  de  coton  à  la 
main,  près  du  feu,  bégayait  : 

«  Seigneur  Dieu...  est-ce  possible?...  mon 
pauvre  enfant...  comme  le  voilà  fait!  • 

II  avait  élevé  Gaspard  et  se  le  représentait 
toujours,  depuis  son  départ,  frais  et  joufïlu, 
dans  un  bel  uniforme  à  parements  rouges. 
Cela  dérangeait  toutes  ses  idées  de  le  voir  au- 
trement. 

En  ce  moment  HuIIin,  élevant  la  voix,  dit  : 

«  Et  nous  autres,  Gaspard,  nous  tous,  tes 
vieux  amis ,  tu  veux  donc  nous  laisser  en  fri- 
che? » 

Alors  le  brave  garçon  se  retourna  et  ne  fît 
qu'un  cri  d'enthousiasme  : 

«  Hullin!  Le  docteur  Lorquin!  Materne! 
Frantz!  Tous,  tous,  ils  sont  tous  là!  • 

Et  les  embrassades  recommencèrent,  mais 
cette  fois  plus  joyeuses ,  avec  des  éclats  de  rire 
et  des  poignées  de  main  qui  n'en  finissaient 
plus.  • 

«  Ah!  docteur,  c'est  vous! — Ah  !  mon  vieux 
papa  Jean-Claude!  • 

On  se  regardait  dans  le  blanc  des  yeux,  la 
figure  épanouie;  on  s'entraînait  bras  dessus, 
bras  dessous  dans  la  salle,  et  la  mère  Catherine 
avec  le  sac,  Louise  avec  le  fusil,  Duchêne  avec 
le  grand  shako,  suivaient  riant,  s'essuyant  les 
yeux  et  les  joues  ;  on  n'avait  jamais  rien  vu  de 
pareiL 

«  Asseyons-nous...  buvons!  s'écriait  le  doc- 
teur Lorquin  ;  voici  le  bouquet  de  la  fête. 

—  Ah!  mon  pauvre  Gaspard,  que  je  suis 
donc  content  de  te  revoir  sain  et  sauf,  disait 
Hullin.  Hé!  hé!  sans  te  flatter,  je  t'aime  mieux 
comme  ça  qu'avec  tes  grosses  joues  rouges.  Tu 
es  un  homme  maintenant,  morbleu!  Tu  me 
rappelles  les  vieux  de  notre  temps,  ceux  de  la 
Sambre,  de  l'Egypte,  ha!  ha!  ha!  nous  n'avions 
pas  le  nez  rond,  nous  n'étions  pas  luisants  de 
graisse  ;  nous  regardions  comme  des  rats  mai- 
gres qui  voient  un  fromage,  et  nous  avions  les 
dents  longues  et  blanches! 

—  Oui,  oui ,  ça  ne  m'étonne  pas,  papa  Jean- 
Claude,  répondait  Gaspard.  Asseyons-nous,  as- 
seyons-nous; on  cause  plus  à  l'aise.  Ah  çal 
pourquoi  donc  êtes- vous  tous  à  la  ferme? 


.'{G 


ROMANS   NATIONAUX. 


— Cv^mment,  tu  ne  sais  pas?  Tout  le  pays  est 
en  l'air,  de  la  Houpe  à  Saint-Sauveur,  pour  se 
défendre. 

—Oui,  l'anabaptiste  de  la  Painbach  m'a  dit 
deux  mots  décela,  comme  je  passais;  c'est  donc 
vrai? 

— Si  c'est  vrai  !  Tout  le  monde  s'en  mêle.  Et 
moi  je  suis  général  en  chef. 

— A  la  bonne  heure,  à  la  bonne  beure,  mille 
tonnerres!  Que  ces  gueux  de  kaiserlicks  ne  nous 
mangent  pas  la  laine  sur  le  dos  dans  notre 
pays;  ça  me  fait  plaisir!  Mais  passez-moi  donc 
le  couteau.  C'est  égal,  on  est  heureux  de  se  le- 
trouver  chez  soi.  Hé!  Louise,  viens  donc  nn 
peu  t'asseoir  ici.  Tenez ,  papa  Jean-Claude, 
avec  cette  pelile-là  d'un  côté,  le  jambon  de 
l'autre,  la  cruche  en  avant  sur  la  ligne,  il  ne 
me  faudrait  pas  quinze  jours  pour  me  remplu- 
mer ,  les  camarades  ne  me  reconnaîtraient  plus 
à  la  compagnie.  » 

Tout  le  monde  s'était  assis  et  s'émerveillait 
de  voir  le  brave  gai-çon  tailler,  déchiqueter, 
lever  le  coude,  puis  regarder  Louise  et  sa  mère 
les  yeux  attendris,  et  de  l'en  tendre  répondre  aux 
lins  et  aux  autres  sans  perdre  un  coup  de  dent. 

Les  gens  de  la  ferme,  Duchène,  Annette, 
Robin,  Dubourg,  rangés  en  demi-cercle,  regar- 
daient Gaspard  d'un  air  d'extase;  Louise  rem- 
plissait son  verre,  la  mère  Lefèvre,  assise  près 
du  fourneau,  visitait  son  sac,  et,  n'y  trouvant 
que  deux  veilles  chemises  toutes  noires,  avec 
des  trous  gros  coînme  le  poing,  des  souliers 
éculés,  de  la  cire  à  giberne,  un  peigne  à  trois 
dents  et  une  bouteille  vide,  elle  levait  les  mains 
au  ciel  et  se  dépêchait  d'ouvrir  l'armoire  au 
linge  en  murmurant  : 

«  Seigneur!  faut-il  s'étonner  si  tant  de 
monde  périt  de  misère  I  » 

Le  docteur  Lorquin,  en  présence  d'un  si  vi- 
goureux appétit,  se  frottait  les  mains  tout 
joyeux  et  murmurait  dans  sa  grosse  barbe  : 

«Quel  gaillard!  quel  estomac!  quel  râte- 
lier! Il  croquerait  des  cailloux  comme  des  noi- 
settes. » 

Et  le  vieux  Materne  lui-même  disait  à  ses 
garçons  : 

«  Dans  le  temps,  après  deux  ou  trois  jours  de 
chasse  dans  la  haute  montagne,  en  hiver,  il 
m'arrivait  aussi  d'avoir  une  faim  de  loup  et  de 
manger  un  cuissot  de  chevreuil  sur  le  pouce  ; 
maintenant  je  me  fais  vieux,  une  ou  deux  livres 
de  viande  me  suffisent.  Ce  que  c'est  pourtant 
que  l'âge  I  » 

Hulliu  avait  allumé  sa  pipe  et  paraissait  tout 
rêveur;  évidemment  quelque  chose  le  tracas- 
sait. Au  bout  de  quelques  minutes,  voyant  l'ap- 
pétit de  Gaspard  se  ralentir,  il  s'écria  brusque- 
ment: 


"Dis  donc,  Gaspard,  sans  t'inleiifiinpre, 
comment  diable  se  fait-il  (pie  lu  sois  ici?  nous 
te  croyions  encore  sur  le  bord  du  Rhin  ,  dii 
cô:é  de  Strasbourg. 

— Ah!  ah!  l'ancien,  je  comprends,  dit  le  fils 
Lefèvre  en  clignant  de  l'œil:  il  y  a  tant  de  dé- 
serteuis,  n'est-ce  pas? 

— Oh  !  une  idée  pareille  ne  me  viendra  ja- 
mais, et  cependant... 

-Vous  ne  seriez  pas  fâché  de  savoir  si  nous 
sommes  en  règle!  Je  ne  puis  vous  donner  tort, 
papa  Jean-Claude,  vous  êtes  dans  votre  droit; 
celui  qui  manque  à  l'appel  quandles  kaiserlicks 
sont  en  France  mérite  d'être  fusillé!  Soyez 
tranquille,  voici  ma  permission.  » 

Uullin,  qui  n'avait  pas  de  fausse  délicatesse, 
lut  ; 

«  Permission  de  vingt-quatre  heures  au  gre- 
•  nadier  Gaspard  Lefèvre,  de  la  2»  du  1*'. 

<  Ce  jourd'hui,  3  janvier  1814. 

«  Gèmeav,  chef  de  bataillon.  » 

«  Bon ,  bon,  fit-il ,  serre  ça  dans  ton  sac;  tu 
pourrais  la  perdre.  » 

Toute  sa  bonne  humeur  était  revenue. 

«  Voyez-vous,  mes  enfants,  dit-il,  je  connais 
l'amour:  c'est  très-beau  et  c'est  très-mauvais; 
mais  c'est  mauvais  particulièrement  pour  les 
jeunes  soldats  qui  s'apin'ochent  trop  de  leur 
village  après  une  campagne.  Ils  sont  capables 
de  s'oublier  jusqu'à  revenir  avec  deux  ou  trois 
gendarmes  à  leurs  trousses.  J'ai  vu  ça.  Enfin, 
puisque  tout  est  en  ordre,  buvons  un  verre  de 
rikcvir.  Qu'en  pensez-vous,  Catherine?  Ceux  de 
la  Sarre  peuvent  arriver  d'une  minute  à  l'au- 
tre, et  nous  n'avons  pas  un  instant  à  perdre. 

— Vous  avez  raison,  Jean-Claude,  répondit 
la  vieille  fermière  fort  triste.  Annette,  descends 
à  la  cave,  apporte  trois  bouteilles  du  petit  cel- 
lier. • 

La  servante  sortit  en  courant. 

«  Mais  cette  permission,  Gaspard,  reprit  Ca- 
therine, depuis  combien  de  temps  dure-elle'? 

— Je  l'ai  reçue  hier,  à  huit  heures  du  soir,  à 
Vasselonne ,  ma  mère.  Le  régiment  est  en  re- 
traite sur  la  Lorraine;  je  dois  le  rejoindre  ce 
soir  à  Phalsbourg. 

— C'est  bien  ;  tu  as  encore  sept  heures  devant 
toi;  il  ne  t'en  faudra  pas  plus  de  six  pour  arri- 
ver, quoiqu'il  y  ait  beaucoup  de  neige  au 
Foxthâl.  • 

La  brave  femme  vint  se  rasseoir  près  de  son 
flls,  le  cœur  gros;  elle  no  pouvait  cacher  son  • 
trouble.  Tout  le  monde  était  ému.  Louise,  le 
bras  sur  la  vieille  épaulelle  r;îpée  de  Gaspard, 
la  joue  sur  son  oreille,  sanglotait.  Hullin  vi- 


L'INVASION. 


37 


dait  les  cendres  do  sa  pipe  au  bout  de  la  table, 
les  sourcils  froncés,  sans  rien  dire  ;  mais  quand 
les  bouteilles  arrivèrent  et  qu'on  les  eut  dé- 
boucbées : 

«  Allons,  Louise,  s'écria-t-il,  du  courage, 
morbleu!  Tout  cela  ne  peut  durer  longtemps; 
il  faut  que  ça  finisse  d'une  manière  ou  d'une 
autre,  et  je  dis,  moi,  que  ça  finira  bien;  Gas- 
pard l'eviendra,  et  nous  ferons  la  noce.  » 

Il  remplissait  les  verres,  et  Catherine  s'es- 
suyait les  yeux  en  murmurant  : 

«  Et  dire  que  tous  ces  brigands  sont  cause 
de  ce  qui  nous  arrive.  Ah!  qu'ils  viennent, 
qu'ils  viennent  par  ici  !  » 

On  but  d'un  air  mélancolique  ;  mais  le  vieux 
rikevir,  entrant  dans  l'âme  de  ces  braves  gens, 
ne  tarda  point  à  les  l'animer.  Gaspard,  plus 
ferme  qu'il  ne  l'avait  paru  d'abord,  se  mit  à 
raconter  les  terribles  atïaires  de  Bauizen,  de 
Lutzen,  de  Leipzig  et  de  Hanau,  où  les  conscrits 
s'étaient  battus  comme  des  anciens,  rempor- 
tant victoire  sur  victoire,  jusqu'à  ce  que  les 
traîtres  se  missent  de  la  partie. 

Tout  le  monde  l'écoutailen  silence.  Louise, 
dans  les  moments  de  grand  danger, — au  pas- 
sage des  rivières  sous  le  feu  de  l'ennemi,  à 
l'enlèvement  d'une  batterie  à  la  baïonnette, — 
lui  serrait  le  bras  comme  pour  le  défendre.  Les 
yeux  de  Jean-Claude  étincelaient;  le  docteur 
demandait  chaque  fois  la  position  de  l'ambu- 
lance; Materne  et  ses  garçons  allongeaient  le 
cou,  leursgrosses  mâchoires  rousses  serrées  ;  et, 
le  vin  vieux  aidant, l'enthousiasme  grandissait 
de  minute  en  minute  :  Ah!  les  gueux!  ah!  les 
brigands!  Gare,  gare,  tout  n'est  pas  fini  !...  » 

La  mère  Lefèvre  admirait  le  courage  et  le 
bonheur  de  son  fils  au  milieu  de  ces  événe- 
ments, dont  les  siècles  des  siècles  garderont  le 
souvenir. 

Mais  quand  Lagarmitte,  grave  et  solennel 
dans  sa  longue  jaquette  de  toile  grise,  son 
large  feutre  noir  sur  les  boucles  blanches  do 
ses  cheveux,  et  sa  longue  trompe  d'écorcesur 
l'épaule,  traversa  la  cuisine  et  parut  à  l'entrée 
de  la  salle,  disant:  «Ceux  de  la  Sarre  arrivent!» 
Alors  toute  cette  exaltation  disparut,  et  l'on  se 
leva,  songeant  à  la  lutte  terrible  qui  bientôt 
allait  s'engager  dans  la  montagne- 

Louise,  jetant  ses  bras  au  cou  de  Gaspard, 
s'écria  : 

«  Gaspard,  ne  t'en  va  pas!...  Reste  avec 
nous  !  • 

Il  devint  tout  pâle. 

•  Je  suis  soldat,  dit  il  ;  je  m'appelle  Gaspard 
Lefèvre;  je  t'aime  mille  fois  plus  que  ma  pro- 
pre vie  ;  mais  un  Lefèvre  ne  connaît  que  son 
devoir.  • 

Et  il  dénoua  sf!s  bras.  Louise,  alors,  s'affais- 


iant  sur  la  table,  se  mit  à  gémir  tout  haut. 
Gaspard  se  leva.  HuUin  se  posa  entre  eux,  et 
lui  scri'ant  les  mains  avec  force,  les  joues  fré- 
missantes : 

«  A  la  bonne  heure  !  s  écria-t-il,  tu  viens  de 
parler  comme  un  homme.  • 

Sa  mère  s'avança  d'un  air  calme,  pour  lui 
boucler  le  sac  sur  les  épaules.  Elle  fit  cela,  les 
sourcils  froncés ,  les  lèvres  serrées  sous  son 
grand  nez  crochu  ,  sans  pousser  un  soupir; 
mais  deux  grosses  larmes  suivaient  lentement 
les  rides  de  ses  joues.  Et  quand  elle  eut  fini, 
se  détournant,  la  manche  sur  les  yeux,  elle 
dit: 

«  C'est  bien...  va...  va  ..  mon  enfant,  ta  mère 
te  bénit.  Si  la  guerre  te  prend,  tu  ne  seras  pas 
mort...  tiens,  Gaspard,  voici  ta  place,  là,  entre 
Louise  et  moi:  tu  y  seras  toujours!  Cette  pauvre 
enfant  n'est  pas  encore  assez  vieille  pour  savoir 
que  vivre  c'est  souffrirl...» 

Tout  le  monde  sortit  ;  Louise  seule  resta  dans 
la  salle,  à  se  lamenter.  Quelques  instants  après, 
comme  la  crosse  du  fusil  retentissait  sur  les 
dalles  de  la  cuisine,  et  que  la  porle  extérieure 
s'ouvrait,  elle  jeta  un  cri  déchirant,  et  se  pré- 
cipitant dehors  : 

•  Gaspard!  Gaspard!  dit-elle,  regarde,  j'ai 
du  courage,  je  ne  pleure  pas  ;  je  ne  veux  pas 
te  retenir,  non,  mais  ne  me  quitte  pas  fàclaé; 
aie  pitié  do  moi  ! 

— Fâché  !  fâché  contre  toi,  ma  bonne  Louise. 
Oh!  non,  non,  flt-il.  Mais  de  te  voir  si  malheu- 
reuse, ça  me  crève  le  cœur...  Ah!  si  tu  avais 
un  peu  de  courage...  maintenant  je  serais  heu- 
reux ! 

—  Eh  bien,  j'en  ai ,  embrassons-nous  !  Re- 
garde, je  ne  suis  plus  la  même  ;  je  veux  être 
comme  maman  Lefèvre  !  » 

Ils  se  donnèrent  les  embrassades  d'adieu 
avec  calme.  IluUin  tenait  le  fusil  ;  Catherine 
agita  la  main  comme  pour  dire  :  •  Va  !  va  !  c'est 
assez  !  » 

Et  lui,  saisissant  tout  à  coup  son  arme,  s'é- 
loigna d'un  pas  ferme  et  sans  tourner  la  tête. 

De  l'autre  côté,  ceux  de  la  Sarre,  avec  leurs 
pioches  et  leurs  haches,  grimpaient  à  la  file  le 
sentier  du  Vallin. 

Au  bout  de  cinq  minutes,  au  détour  du  gros 
chêne,  Gaspard  se  retouina  levant  la  main  ; 
Catherine  et  Louise  lui  répondirent.  Ilullin 
s'avançait  alors  à  la  rencontre  de  son  monde. 
Le  docteur  Lorquin  seul  restait  avec  les  femmes; 
quand  Gaspard,  poursuivant  sa  route,  eut  dis- 
paru, il  s'écria  : 

«  Catherine  Lefèvre,  vous  pouvez  vous  glo- 
rifier d'avoir  pour  fils  un  homme  de  cœur.  Dieu 
veuille  qu'il  ail  de  la  chance!  » 

On  entendait  les  voix  loinlaines  des  arrivants 


38 


ROMANS   NATIONAUX. 


qui  riaient  entre  eux,  et  marchaient  à  la  guerre 
comme  on  court  à  la  noce. 


Tandis  que  HuUin,  à  la  tête  des  montagnards, 
prenait  ses  mesures  pour  la  défense,  le  fou 
Yégof  —  cet  être  sans  conscience  de  lui-même, 
ce  malheureux  couronné  de  fer-blanc,  cette 
image  désolante  de  l'âme  humaine  frappée 
dans  ce  qu'elle  a  de  plus  noble,  de  plus  grand, 
de  plus  vital:  l'intelligence!  —  le  fou  Yégof, 
la  poitrine  ouverte  à  tous  les  vents,  les  pieds 
nus,  insensible  au  froid,  comme  le  reptile  dans 
sa  prison  de  glace,  vaguait  de  montagne  en 
montagne,  au  milieu  des  neiges. 

D'où  vient  que  l'insensé  résiste  aux  atteintes 
les  plus  âpres  de  la  température,  alors  que 
l'être  intelligent  y  succombe?  Est-ce  une  con- 
centration plus  puissante  de  la  vie,  une  circu- 
lation plus  rapide  du  sang,  un  état  de  fièvre 
continu?  Est-ce  l'effet  delà  surexcitation  des 
sens,  ou  toute  autre  cause  ignorée  ? 

La  science  n'en  dit  rien.  Elle  n'admet  que 
les  causes  matérielles,  impuissantes  à  rendre 
compte  de  tels  phénomènes. 

Yégof  allait  donc  au  hasard,  et  la  nuit  ve- 
nait, le  froid  redoublait,  le  renard  claquait  des 
dents  à  la  poursuite  d'un  gibier  invisible  :  la 
buse  atfamée  retombait  les  serres  vides  sur  les 
broussailles,  en  jetant  un  cri  de  détresse.  Lui, 
son  corbeau  sur  l'épaule,  gesticulant,  parlant 
comme  en  rêve,  marchait,  marchait  toujours, 
du  Holderloch  au  Sonneberg,  du  Sonneberg  au 
Blutfeld. 

Or,  en  cette  nuit,  le  vieux  pâtre  Robin  de  la 
ferme  du  Bois-de-Ghêne  devait  être  témoin  du 
plus  étrange  et  du  plus  épcuvantable  spec- 
tacle. 

Quelques  jours  auparavant, ayant  été  surpris 
par  les  premières  neiges  au  fond  de  la  gorge 
du  Blutfeld,  il  avait  laissé  là  sa  charrette,  pour 
reconduire  son  troupeau  à  la  ferme;  mais  s'é- 
tant  aperçu  qu'il  avait  oublié  sa  peau  de  mou- 
ton dans  la  guérite  ambulante,  il  s'était  ce  jour- 
là,  sa  besogne  faite,  mis  en  route,  vers  quatre 
heures  du  soir,  pour  aller  la  chercher. 

Le  Blutfeld,  situé  entre  le  Schnéeberg  et  le 
Grosmann,  est  une  gorge  étroite  bordée  de  ro- 
chers à  pic.  Un  filet  d'eau  y  serpente,  été  comme 
hiver,  à  l'ombre  de  hautes  broussailles,  et  dans 
le  fond  s'étend  un  grand  pâturage  tout  par- 
semé 3o  laiges  pierres  grises. 

On  descend  rarement  dans  ce  défilé,  car  le 
Bluiitild  a  quelque  chose  de  sinistre,  surtout 


au  clair  de  lune  d'hiver.  Les  gens  instruits  du 
pays,  le  maître  d'école  de  Dagsburg,  celui  de 
Hazlach,  disent  qu'en  cet  endroit  s'est  livrée  la 
grande  bataille  des  Triboques  contre  les  Ger- 
mains, lesquels  voulaient  pénétrer  dans  les 
Gaules ,  sous  la  conduite  d'un  chef  nommé 
Luitprandt.  Ils  disent  que  les  Triboques,  des 
cimes  d'alentour,  précipitant  sur  leurs  ennemis 
des  masses  de  rochers,  les  broyèrent  là  dedans 
comme  dans  un  mortier,  et  que  de  co  grand 
carnage,  la  gorge  a  conservé  le  nom  de  Blutfeld 
(champ  du  sang).  On  y  trouve  des  pots  cassés, 
des  fers  de  lance  rouilles,  des  morceaux  de 
casques,  et  des  épées  longues  de  deux  aunes, 
en  forme  de  croix. 

La  nuit,  lorsque  la  lune  éclaire  ce  champ  et 
ces  grosses  pierres  couvertes  de  neige,  lorsque 
la  bise  souffle  ,  agitant  les  buissons  glacés 
comme  des  cymbales,  il  semble  qu'on  entend 
le  grand  cri  des  Germains  au  moment  de  la 
surprise,  les  pleurs  des  femmes,  les  hennisse- 
ments des  chevaux,  le  roulement  immense  des 
chariots  dans  le  défilé;  car  il  parait  que  ces  gens 
conduisaient,  dans  leurs  voitures  couvertes 
de  peaux,  femmes,  enfants,  vieillards,  et  tout 
ce  qu'ils  possédaient  en  or,  en  argent,  en  meu- 
bles, comme  les  Allemands  qui  partent  pour 
l'Amérique. 

Les  Triboques  ne  se  lassèrent  point  de  les 
massacrer  pendant  deux  jours,  et,  le  troisième, 
ils  remontèrent  au  Donon,  au  Schnéeberg,  au 
Grosmann ,  au  Giromâni  ,  au  Hengst-,  leurs 
larges  épaules  courbées  sous  le  butin. 

Voilà  ce  qu'on  raconte  touchant  le  Blutfeld  ; 
et  certes,  à  voir  cette  gorge  encaissée  dans  les 
montagnes  comme  une  immense  citerne,  sans 
autre  issue  qu'un  étroit  sentier,  on  comprend 
que  les  Germains  ne  devaient  pas  s'y  trouvera 
leur  aise. 

Robin  n'arriva  qu'entre  sept  et  huit  heures, 
au  lever  de  la  lune. 

Le  brave  homme  était  descendu  cent  fois 
dans  le  précipice,  mais  il  ne  l'avait  jamais  vu 
si  vivement  éclairé  et  si  morne. 

De  loin,  sa  charrette  blanche,  au  fond  de  l'a- 
bîme, lui  produisait  l'effet  d'une  de  ces  grosses 
pierres  couvertes  de  neige,  sous  lesquelles  on 
avait  enterré  les  Germains.  Elle  était  à  l'entrée 
du  gouffre,  derrière  un  gros  massif  de  brous- 
sailles, et  le  petit  torrent  murmurait  auprès  et 
se  répandait  dans  les  flèches  d'eau,  brillantes 
comme  des  glaives. 

Ariivé  là,  le  pâtre  se  mit  à  chercher  la  clef 
du  cadenas,  puis,  ayant  ouvert  sa  guérite,  et 
se  traînant  sur  les  mains  et  les  genoux ,  il  re- 
trouva fort  heureusement  sa  casaque,  et  même 
une  vieille  hachette  à  laquelle  il  ne  pensait 
plus. 


L'INVASION. 


39 


Mais  qu'on  juge  de  sa  surprise,  lorsqu'en  se 
retournant  pour  sortir,  il  vit  le  fou  Yégof  ap- 
' paraître  au  détour  du  sentier,  et  s'avancer 
droit  à  lui  sous  les  vifs  rayons  de  la  lune. 

Le  brave  homme  se  rappela  tout  de  suite 
l'histoire  terrible  de  la  cuisine  du  Bois-de- 
Chênes,  et  il  eut  peur  1...  mais  ce  fut  bien  autre 
chose ,  lorsque  derrière  le  fou ,  à  quinze  ou 
vingt  pas,  débouchèrent  à  leur  tour  cinq  loups 
gris,  deux  grands  et  trois  petits. 

D'abord  il  crut  que  c'étaient  des  chiens,  mais 
c'étaient  des  loups.  Ils  suivaient  Yégof  pas  à 
pas ,  et  lui  ne  semblait  pas  les  voir  ;  son  cor- 
beau voltigeait,  allant  de  la  pleine  lumière  dans 
l'ombre  des  rochers,  puis  revenant  ;  les  loups, 
les  yeux  brillants ,  leurs  naseaux  pointus  en 
l'air,  flairaient;  le  fou  levait  son  sceptre. 

Le  pâtre  tira  la  porte  de  sa  guérite  aussi 
prompt  que  l'éclair,  mais  Yégof  ne  le  vit  pas. 
11  s'avança  dans  la  gorge  comme  dans  une  salle 
immense  ;  à  droite  et  à  gauche  se  dressaient 
les  rochers  à  pic,  au-dessus  brillaient  des  mil- 
liards d'étoiles.  On  aurait  entendu  voler  une 
mouche;  les  loups  ne  faisaient  aucun  bruit  en 
marchant,  et  le  corbeau  venait  de  se  poser  à 
la  cime  d'un  vieux  chêne  desséché  sur  l'une 
des  roches  en  face  ;  son  plumage  luisant  pa- 
raissait bleu  sombre,  il  tournait  la  tête  et  sem- 
blait écouter. 

C'était  étrange. 

Robin  se  dit  : 

«  Le  fou  ne  voit  rien,  il  n'entend  rien;  ils 
vont  le  dévorer.  S'il  trébuche,  s'il  glisse,  c'est 
fini  !  » 

Mais,  au  milieu  de  la  gorge,  Yégof  s'étant 
retourné,  s'assit  sur  une  pierre,  et  les  cinq 
loups,  tout  autour  de  lui,  le  nez  en  l'air,  s'as- 
sirent dans  la  neige. 

Alors,  chose  vraiment  terrible,  le  fou,  levant 
son  sceptre,  leur  fit  un  discours  en  les  appe- 
lant par  leurs  noms. 

Les  loups  lui  répondaient  pas  des  cris  lu- 
gubres. 

Or,  voici,  ce  qu'il  leur  disait: 

«  Hé  !  Ghild,  Bléed,  Merweg,  et  toi,  Sirimar, 
mon  vieux,  nous  voilà  donc  encore  une  fois  en- 
semble I  Vous  êtes  revenus  gras....  il  y  a  eu 
bonne  chère  en  Allemagne,  hél  • 

Puis,  montrant  la  gorge  blanche  : 

«  Vous  rappelez-vous  la  grande  bataille?  » 

L'un  des  loups  se  mit  à  hurler  lentement 
d'une  voix  plaintive,  puis  un  autre,  puis  tous 
les  cinq  ensemble. 

Cela  dura  bien  dix  minutes. 

Le  corbeau,  perché  sur  la  branche  desséchée, 
ne  bougeait  pas. 

Robin  aurait  voulu  fuir;  il  priait,  invoquant 
tous  les  saints,  et  surtout  son  patron,  pour  le- 


quel les  pâtres  de  la  montagne  ont  la  plus 
grande  vénération. 

Mais  les  loups  hurlaient  toujours,  et  U'ras  les 
échos  du  Blutfeld  avec  eux. 

A  la  fin,  l'un,  le  plus  vieux,  se  tut,  puis  un 
autre,  puis  tous,  et  Yégof  reprit  : 

«  Oui,  oui,  c'est  une  triste  histoire.  —  Ohl 
regardez.  Voici  la  rivière  où  coulait  notre  sang! 
—  C'est  égal,  Merweg,  c'est  égal,  les  autres  ont 
aussi  laissé  de  leurs  os  dans  la  bruyère.  —  Et 
la  lune  a  vu  leurs  femmes  s'arracher  les  che- 
veux durant  trois  jours  et  trois  nuits  1  —  Oh!  la 
terrible  journée!  —  Oh!  les  chiens,  ont-ils  été 
fiers  de  leur  grande  victoire!  —  Qu'ils  soient 
maudits...  maudits!  « 

Le  fou  avait  jeté  sa  couronne  à  terre;  il  la 
ramassa  en  gémissant. 

Les  loups,  toujours  assis,  l'écoutaient  comme 
des  personnes  attentives.  Le  plus  grand  se  mit 
à  hurler,  et  Yégof  lui  répondit  : 

«  Tu  as  faim,  Sirimar!  réjouis-toi,  réjouis- 
toi,  la  chair  ne  manquera  pas  longtemps  :  les 
nôtres  arrivent;  ou  va  recommencer  la  ba- 
taille. » 

Puis,  se  levant  et  frappant  de  son  sceptre  une 
pierre  : 

«  Tiens,  voilà  tes  os  !  » 

Il  s'approcha  d'une  autre  : 

«  Et. les  tiens,  Merweg,  les  voilà!  »  fit- il.    , 

Toute  la  bande  le  suivit;  lui,  se  dressant  sur 
une  petite  roche  et  regardant  le  gouffre  silen- 
cieux, s'écria  : 

«  Notre  chant  de  guerre  est  mort!  notre  chant 
de  guerre  est  un  gémissement!  l'heure  est 
proche,  il  va  se  réveiller!  —  Et  vous  serez  des 
guerriers;  vous  aurez  encore  une  fois  ces  val- 
lons et  ces  montagnes. 

«  Ohl  ces  bruits  de  charrettes,  ces  cris  de 
femmes,  ces  coups  de  masse,  je  les  entends, 
l'air  en  est  plein. 

«  Oui,  oui,  ils  de.icendaient  delà-haut,  et  nous 
étions  entourés!  '—  Et  maintenant  tout  est 
mort;  écoutez,  tout  est  mort;  vos  os  dorment, 
mais  vos  enfants  arrivent,  votre  tour  revien- 
dra :  —  chantez,  c-hantez  !  » 

Et  lui-même  se  mit  à  hurler,  tandis  que  les 
loups  reprenaient  leur  chant  sauvage. 

Ces  plaintes  devenaient  de  plus  en  plus  na- 
vrantes, et  le  silence  des  rochers  d'alentour, 
les  uns  sombres,  les  autres  éclairés  de  face  ; 
rimmobiUté  des  bois  sous  leur  ftirdeau  de 
neige  ;  les  échos  lointains  répondant  au  lugubre 
concert  d'une  voix  mystérieuse,  tout  était  fnit 
pour  saisir  le  vieux  pâtre  d'une  horreur  éti,r- 
nelle. 

Cependant  il  craignait  moins,  car  Yégof  et 
son  funèbre  cortège  se  trouvaient  plus  loin  de 
lui,  et  s'éloignaient  vers  Hazlach. 


40 


ROMANS   NATIONAUX. 


1,1'  Ibu,  1(  \aal  son  sceptre,  leur  lit  un  discours.  (Page  3'J.) 


A  son  tour  le  corbeau,  jetant  un  cri  rauque, 
déploya  ses  ailes  et  prit  son  vol  dans  l'azur 
pâle. 

Toute  cette  scène  disparut  comme  un  rêve  ! 

Robin,  longtemps  encore,  écouta  les  hurle- 
ments qui  s'éloignaient.  Ils  avaient  complète- 
ment cessé  depuis  plus  de  vingt  minutes,  et  le 
silence  de  l'hiver  régnait  seul  dans  l'espace, 
lorsque  le  brave  homme  se  sentit  assez  rassuré 
pour  sortir  de  sa  guérite,  et  reprendre  en  cou- 
rant le  chemin  de  la  ferme. 

En  arrivant  au  Bois-de-Chênes,  il  trouva  tout 
le  monde  en  l'air.  On  était  en  train  d'abattre  un 
bœuf  pour  la  troupe  du  Donon.  HuUin,  le  doc- 
teur Lorquin,  Louise,  étaient  partis  avec  ceux 
de  la  Sarre.  Catherine  Lefèvre  faisait  charger 
sa  grande  voiture  à  quatre  cheveaux,  de  pain, 


de  viande  et  d'eau-de-vie.  On  allait,  on  cou- 
rait, tout  le  monde  prêtait  la  main  aux  prépa- 
ratifs. 

Robin  ne  put  raconter  à  personne  ce  qu'il 
avait  vu.  D'ailleurs,  cela  lui  paraissait  à  lui- 
même  tellement  incroyable,  qu'il  n'osait  en 
ouvrir  la  bouche. 

Lorsqu'il  fut  couché  dans  sa  crèche,  au  mi- 
lieu de  l'étable,  il  finit  par  se  dire  que  Yégof 
avait  sans  doute  apprivoisé  dans  le  temps  une 
nichée  de  loups,  et  qu'ils  parlait  de  ses  folies 
avec  eux,  comme  on  parle  quelquefois  à  son 
chien. 

Mais  il  lui  resta  toujours  de  cette  rencontre 
une  crainte  superstitieuse,  et,  même  dans  l'âge 
le  plus  avancé,  le  brave  homme  ne  parla  jamais 
de  ces  choses  qu'en  frémissant. 


l'di't^.    Juies    Uouaveiiluri.',  niipniucur. 


L'INVASION. 


41 


Une  vinglaine  lio  Cosaques,  Uliail>e  jaune  ébouiiBëe...  (Page  41.) 


XI 


Tout  ce  que  Hullin  avait  ordonné  s'était  ac- 
compli :  les  défilés  de  la  Zorne,  de  la  Sarre 
étaient  gardés  solidement;  celui  du  Blanru, 
point  extrême  de  la  position,  avait  été  mis  en 
état  de  défense  par  Jean-Claude  lui-même  et 
les  trois  cents  hommes  qui  formaient  sa  force 
principale. 

C'est  là,  sur  le  versant  oriental  du  Donon,  à 
deux  kilomètres  de  Grandfontaine,  qu'il  faut 
nous  porter  pour  attendre  les  événements  ul- 
térieurs. 

Au-dessus  de  la  grande  route,  qui  longe  la 
côte  en  écharpe  jusqu'aux  deux  tiers  de  la  cime 
on  remarquait  alors  une  ferme  entourée  de 


quelques  arpents  de  terre  cultivée,  la  métairie 
de  Pelsly  l'anabaptiste,  une  large  construction 
à  toiture  plate,  telle  qu'il  la  fallait  pour  ne  pas 
être  enlevée  par  les  grands  courants  d'air.  Les 
étables  et  les  réduits  à  porcs  s'étendaient  der- 
rière, vers  le  sommet  de  la  montagne. 

Les  partisans  bivouaquaient  aux  alentours  ; 
à  leurs  pieds  se  découvraient  Grandfontaine  et 
Pramont,  serrés  dans  une  gorge  étroite  ;  plus 
loin,  au  tournant  de  la  vallée,  Schirmeck  et  son 
vieua  pan  de  ruines  féodales;  enfin,  dans  les 
ondulations  de  la  chaîne,  la  Bruche  s'éloignant 
en  zigzag,  sous  les  brumes  grisâtres  de  l'Alsace. 
A  leur  gauche  montait  la  cime  aride  du  Donon, 


i'g 


2J 


42 


ROMANS   NATIONAUX. 


Bernée  de  rochers  et  de  quelques  sapins  rabou- 
gris. Devant  eux  se  trouvait  la  route  effon- 
drée :  les  talus  écroulés  sur  la  neige,  de  grands 
arbres  jetés  à  la  traverse  avec  toutes  leurs 
branches. 

La  neige  fondante  laissait  paraître  la  glèbe 
jaune  de  loin  en  loin  ;  ailleurs,  elle  formait  de 
grosses  vagues  gercées  par  la  bise. 

C'était  un  coup  d'oeil  sévère  et  grandiose.  Pas 
un  piéton,  pas  une  voiture  n'apparaissait  le 
long  du  chemin  de  la  vallée,  qui  serpente  sous 
les  taillis  à  perle  de  vue  :  on  aurait  dit  un 
désert. 

Les  quelques  feux  éparpillés  autour  de  la 
métairie,  envoyant  au  ciel  leurs  bouflées  de 
fumée  humide,  iudiquaienfcseuls  l'emplacement 
du  bivouac.  ;•- 

Les  montagnards,  assis  autour  de  leurs  mar- 
mites, le  feuire  rabattu  sur  la  nuque,  le  fusil 
en  bandoulière,  étaient  tout' mélancoliques  : 
depuis  trois  jours  ils  attendaient  l'ennemi. 
Dans  un  de  ces  groupes,  les  jambes  repliées,  le 
dos  arrondi,  la  pipe  aux  lèvres,  se  trouvaient 
le  vieux  Materne  et  ses  deux  garçons. 

De  temps  en  temps,  Louise  apparaissait  sur 
le  seuil  de  la  ferme,  puis  elle  rentrait  bien  vite 
se  remettre  à  l'ouvrage.  Un  grand  coq  grattait 
le  fumier  de  la  patle,  chantant  d'une  voix  en- 
rouée; deux  ou  trois  poules  se  promenaient  le 
long  des  broussailles.  Tout  cela  réjoui.ssait  la 
vue;  mais  la  grande  consolation  des  partisans 
était  de  contempler  de  magnifiques  quartiers 
de  lard,  aux  côtes  blanches  et  rouges,  embro- 
chés dans  des  piquets  de  bois  vert,  fondant  leur 
graisse  goutte  à  goutte  sur  la  braise,  et  d'aller 
remplir  leurs  cruches  à  une  petite  tonne  d'eau- 
de-vie  posée  sur  la  charrette  de  Catherine  Le- 
fèvre. 

Vers  huit  heures  du  matin,  un  homme  se 
montra  subitement  entre  le  grand  et  le  petit 
Donon  :  les  sentinelles  le  découvrirent  aussitôt; 
il  descendait  en  agitant  son  feutre. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  on  reconnut 
Nickel  Bentz,  l'ancien  garde  forestier  de  la 
Houpe. 

Tout  le  camp  fut  en  éveil  ;  on  courut  avertir 
HuUin,  qui  dormait  depuis  une  heure  dans  la 
métairie,  sur  une  grande  paillasse,  côte  à  côie 
avec  le  docteur  Lorquin  et  son  chien  Pluton. 

Ils  sortirent  tous  les  trois,  accompagnés  du 
vieux  pâtre  Lagarniilte,  qu'on  avait  nommé 
trompette,  et  de.l'anabaptiste  Pelsly,  homme 
grave,  les  bras  enfoncés  jusqu'aux  coudes  dans 
les  larges  poches  de  sa  tunique  de  laine  grise 
garnie  d'agrafes  de  laiton,  un  largo  collier  de 
barbe  autour  des  mâchoires,  et  la  houppe  de 
son  bonnet  de  coton  au  milieu  du  dos. 

Jean-Claude  semblait  joyeux. 


«  Eh  bien,  Nickel,  que  se  passe-t-il  là-bas? 
s'écria-t-il. 

—  Jusqu'à  présent,  rien  de  nouveau,  maître 
Jean-Claude;  seulement  du  côté  de  Phalsbourg, 
on  entend  gronder  comme  un  orage.  Labarbe 
dit  que  c'est  le  canon,  car  toute  la  nuit  on 

•voyait  passer  des  éclairs  sur  la  forêt  de  Hilde- 
house,  et,  depuis  ce  matin  des  nuages  gris 
s'étendent  sur  la  plaine. 

—  La  ville  est  attaquée,  dit  Hullin;  mais  du 
côté  de  Lutzelstein? 

—  On  n'entend  rien,  répondit  BeUtz. 

—  Alors,  c'est  que  l'ennemi  essaye  de  tourner 
la  place.  Dans  tous  les  cas,  les  alliés  sont  là-bas: 
il  doit  y  avoir  terriblement  de  monde  en  Al- 
sace. • 

Puis  se  tournant  vers  Materne,  debout  der- 
rière lui  : 

«  Nous  ne  pouvons  plus  rester  dans  l'incerti- 
tude, dit-il,  tu  vas  partir  avec  les  deux  fils  eu 
reconnaissance.  » 

La  figure  du  vieux  chasseur  s'éclaircit. 

«  A  la  bonne  heure  !  je  vais  donc  pouvoir  me 
dégourdir  un  peu  les  jambes,  dit-il,  et  tâcher 
de  décrocher  uu  de  ces  gueux  d'Autrichiens  ou 
de  Cosaques. 

—  Un  instant,  mon  vieux,  il  ne  s'agit  pas  ici 
de  décrocher  quelqu'un  ;  il  s'agit  de  voir  ce  qui 
se  passe.  Frantz  et  Kasper  resteront  armés,  mais 
toi,  je  te  connais,  tu  vas  laisser  ici  ta  carabine, 
ta  corne  à  poudre  et  ton  couteau  de  chasse. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  qu'il  faut  entrer  dans  les  villages, 
et  que  si  l'on  te  prenait  armé,  tu  serais  fusillé 
tout  de  suite. 

—  Fusillé? 

—  Sans  doute.  Nous  ne  sommes  pas  des 
troupes  régulières;  on  ne  nous  fait  pas  prison- 
niers, on  nous  fusille.  Tu  suivras  donc  la  route 
de  Schirmeck,  un  bâton  à  la  main,  et  tes  flls 
t'accompagneront  de  loin  dans  les  taillis,  à 
demi-portée  de  carabine.  Si  quelques  marau- 
deurs l'attaquent,  ils  viendront  à  ton  secours, 
mais  si  c'est  une  colonne,  un  peloton,  ils  te 
laisseront  prendre. 

—  Ils  me  laisseront  prendre  !  s'écria  le  vieux 
chasseur  indigné,  je  voudrais  bien  voir  ça. 

—  Oui,  Materne,  et  ce  sera  le  plus  simple, 
car  un  homme  désarmé,  on  le  relâche;  un 
homme  armé,  on  le  fusille.  Je  n'ai  pas  besoin 
de  te  dire  qu'il  ne  faut  pas  chanter  aux  Alle- 
mands que  tu  viens  les  espionner. 

—  Ah!  ahl  je  comprends.  Oui,  oui,  ça  n'est 
pas  mal  vu;  moi,  je  ne  quitte  jamais  ma  cara- 
bine, Jean-Claude,  mais  à  la  guerre  comme  à 
la  guerre;  tiens,  la  voilà  ma  carabine,  et  ma 
corne,  et  mon  couteau.  Qui  est-ce  qui  me  prê- 
tera sa  blouse  et  son  bâton?  » 


L'INVASION. 


43 


Nickel  Ben  Iz  lui  passa  son  sarrau  bleu  et  son 
feutre.  Tout  le  monde  les  entourait  avec  admi- 
ration. 

Lorsqu'il  eut  changé  d'habits,  malgré  ses 
grosses  moustaches  grises,  on  aurait  pris  le 
vieux  chasseur  pour  un  simple  paysan  de  la 
haute  montagne. 

Ses  deux  garçons,  tout  fiers  d'être  de  cette 
première  expédition,  vérifiaient  l'amorce  de 
leurs  carabines  et  mettaient  au  bout  du  canon 
la  biiïonnette  du  sanglier  droite  et  longue 
comme  vme  épée.  Ils  tàtaient  leur  couteau  de 
chasse,  poussaient  la  gibecière  d'un  mouve- 
ment d'épaules  sur  leurs  reins,  et  s'assuraient 
que  tout  se  trouvait  bien  en  ordre,  promenant 
autour  d'eux  des  regards  étincelants. 

«  Ah  ça!  leur  dit  le  docteur  Lorquin  en 
riant,  n'oubliez  pas  la  recommandation  de 
maître  Jean-Claude  :  de  la  prudence  1  Un  Alle- 
mand de  plus  ou  de  moins  sur  cent  mille  n'em- 
bellirait pas  considérablement  nos  affaires  ;  tan- 
dis que  si  vous  nous  reveniez  endommagés  l'un 
ou  l'autre,  on  vous  remplacerait  difflcilement. 

— Oh!  ne  craignez  rien,  docteur,  nous  allons 
ouviir  l'œil. 

—  Mes  garçons,  répondit  fièrement  Materne, 
sont  de  vrais  chasseurs  :  ils  savent  attendre  et 
profiter  du  moment.  Ils  ne  tireront  que  si  j'ap- 
pelle. Vous  pouvez  être  tranquille  I  Et  mainte- 
nant, en  route;  il  faut  que  nous  soyons  de  re- 
tour avant  la  nuit.  » 

Ils  partirent. 

«  Bonne  chance!  »  leur  cria  Hullin,  tandis 
qu'ils  remontaient  dans  les  neiges,  pour  faire 
le  lourdes  abatis. 

Ils  descendirent  bientôt  vers  le  petit  sentier 
qui  coupe  au  court  sur  la  droite  de  la  montagne. 

Les  partisans  les  suivaient  du  regard.  — 
Leurs giands cheveux  roux  frisés,  leurs  longues 
jambes  sèches,  leurs  larges  épaules,  leurs 
mouvements  souples,  rapides,  tout  annonçait 
qu'en  cas  de  rencontre,  cinq  ou  six  kaiserliclcs 
n'auraient  pas  beau  jeu  contre  de  pareils  gail- 
lards. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  ils  tournèrent  la 
sapinière  et  disparurent. 

Alors  Hullin  rentra  tranquillement  à  la  ferme, 
en  causant  avec  Nickel  Benlz. 

Le  docteur  Lorquin  marchait  derrière,  suivi 
de  Pluton,  et  tous  les  autres  allèrent  reprendre 
leurs  places  autour  des  feux  de  bivouac. 


XII 


Materne  et  ses  deux   garçons  marchèrent 


longtemps  en  silence;  le  temps  s'était  mis  au 
beau;  le  pâle  soleil  d'hiver  brillait  sur  la  neige 
éblouissante  sans  parvenir  à  la  dissoudre;  le 
sol  restait  ferm,e  et  sonore.  Au  loin,  dans  la 
vallée,  se  dessinaient  avec  une  netteté  surpre- 
nante les  flèches  des  sapins,  la  pointe  rougeâtre 
des  rochers,  les  toits  des  hameaux,  avec  leurs 
stalactites  de  glace  suspendues  aux  tuiles,  leurs 
petites  fenêtres  scintillantes,  et  leurs  pignons 
aigus. 

Les  gens  se  promenaient  dans  la  rue  de 
Grandfonlaine;  une  troupe  de  jeunes  filles  sta- 
tionnait autour  du  lavoir,  quelques  vieux  en 
bonnet  de  coton  fumaient  leur  pipe  sur  le  seuil 
des  maisonnettes.  Tout  ce  petit  monde,  au  fond 
de  l'étendue  bleuâtre,  allait,  venait  et  vivait, 
sans  qu'un  souffle,  un  soupir  parvint  à  l'oreille 
des  forestiers. 

Le  vieux  chasseur  fit  halte  à  la  lisière  du 
bois,  et  dit  à  ses  fils  : 

«  Je  vais  descendre  au  village,  chez  Dubreuil, 
l'aubergiste  de  la  Pomme  de  pin.  • 

Il  leur  désignait  de  son  bâton  une  longue 
bâtisse  blanche,  les  fenêtres  et  la  porte  en- 
tourées d'une  bordure  jaune,  et  une  branche 
de  pin  suspendue  à  la  muraille  en  guise  d'en- 
seigne. 

«  Vous  m'attendrez  ici  ;  s'il  n'y  a  pas  de  dan- 
ger, je  sortirai  sur  le  pas  de  la  porte  et  je 
lèverai  mon  chapeau,  vous  pourrez  alors  venir 
prendre  un  verre  de  vin  avec  moi.  » 

Il  descendit  aussitôt  la  côte  neigeuse,  jus- 
qu'aux petits  jardins  échelonnés  au-dessus  de 
Grandfoiitaiiie,  ce  qui  dura  bien  dix  minutes, 
puis  il  prit  entre  deux  sillons,  gagna  la  prairie, 
traversa  la  place  du  village,  et  ses  deux  gar- 
çons, l'arme  au  pied,  le  virent  entrer  à  l'au- 
berge. Quelques  instants  après,  il  reparut  sur 
le  seuil  et  leva  son  chapeau,  ce  qui  leur  fit 
plaisir. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  ils  avaient  re- 
joint leur  père  dans  la  grande  salle  de  la  Pomme 
de  pin;  une  pièce  basse,  chauffée  par  un  grand 
fourneau  de  fonte  bleui  à  la  mine  de  plomb, 
le  plancher  sablé,  et  les  longues  tables  de  sapin 
bien  récurées  à  la  couronne  de  prêle. 

Sauf  l'aubergiste  Dubreuil,  —  le  plus  gros  et 
le  plus  apoplectique  des  cabaretiers  des  Vosges, 
le  ventre  replié  en  outre  sur  ses  cuisses  énor- 
mes, les  yeux  ronds,  le  nez  épaté,  une  verrue 
sur  la  joue  droite  et  le  triple  menton  retombant 
en  cascade  sur  son  col  rabattu  à  la  Colin, — sauf 
ce  curieux  personnage,  assis  dans  un  grand 
fauteuil  de  cuir  près  du  fourneau,  Materne  se 
trouvait  seul.  Il  venait  de  remplir  les  verres; 
la  vieille  horloge  sonnait  neuf  heures,  et  son 
coq  de  bois  battait  de  l'aile  avec  un  grincement 
bizarre. 


44 


ROMANS    NATIONAUX, 


«  Salut,  père  Dubreuil,  dirent  les  deux  gar- 
çons d'une  voix  rude. 

—  Bonjour,  mes  braves,  bonjour,  »  répondit 
l'aubergiste  en  grimaçant  un  sourire. 

Puis,  d'une  voix  grasse,  il  demanda  : 

«  Rien  de  neuf? 

— Ma  foi,  non  !  répondit  Kasper,  voici  l'hiver, 
le  temps  du  sanglier.  » 

Puis  tous  deux,  posant  leur  carabine  dans 
l'angle  de  la  fenêtre,  à  portée  de  la  main  en 
cas  d'éveil,  ils  passèrent  une  jambe  au-dessus 
du  banc,  et  s'assirent  en  face  de  leur  père,  qui 
tenait  le  haut  bout  de  la  table. 

En  même  temps  ils  burent,  en  disant  :  •  A 
notre  santé!  •  Ce  qu'ils  avaient  toujours  soin 
de  faire. 

«  Ainsi,  dit  Materne  en  se  retournant  vers  le 
gros  homme,  comme  pour  reprendre  la  suite 
d'une  conversation  interrompue,  vous  pensez, 
père  Dubreuil,  que  nous  n'aurons  rien  à  crain- 
dre au  bois  des  Baronies,  et  que  nous  pourrons 
chasser  tranquillement  le  sanglier? 

— Oh  !  pour  ça,  je  n'en  sais  rien,  s'écria  l'au- 
bergiste; seulement,  jusqu'à  présent,  les  alliés 
n'ont  pas  encore  dépassé  Mutzig.  Et  puis,  ils  ne 
font  de  mal  à  personne;  ils  reçoivent  tous  les 
gens  de  bonne  volonté,  pour  combattre  l'usur- 
pateur. 

—  L'usurpateur?  qu'est-ce  donc? 

—  Hé  I  Napoléon  Bonaparte,  l'usurpateur, 
c'est  connu.  Regardez  un  peu  au  mur.  » 

11  leur  désignait  une  grande  pancarte  de  pa- 
pier collée  à  la  muraille,  près  de  l'horloge. 

«  Regardez  ça,  et  vous  verrez  que  les  Autri- 
chiens sont  nos  véritables  amis.  • 

Les  sourcils  du  vieux  Materne  se  rapprochè- 
rent, mais  réprimant  aussitôt  ce  tressaillement: 

.  Ah  bah!  fit-il. 

—  Oui,  lisez  ça. 

—  Mais  je  ne  sais  pas  lire,  monsieur  Du- 
breuil, ni  mes  garçons  non  plus;  expliquez- 
nous  seulement  la  chose.  » 

Alors  le  vieux  cabaretier,  appuyant  ses  deux 
grosses  mains  rouges  aux  bras  de  son  fauteuil, 
se  leva  en  soufflant  comme  un  veau,  et  fut  se 
poser  devant  la  pancarte,  les  bras  croisés  sur 
sa  croupe  énorme.  Puis,  d'un  ton  majestueux, 
il  lut  une  proclamation  des  souverains  alliés, 
déclarant  •  qu'ils  faisaient  la  guerre  à  Napo- 
léon en  personne,  et  non  pas  à  la  France.  En 
conséquence  de  quoi,  tout  le  monde  devait  se 
tenir  tranquille  et  ne  pas  se  mêler  de  leurs 
affaires,  sous  peine  d'être  brûlé,  pillé  et  fu- 
sillé. » 

Les  trois  chasseurs  écoutaient  cela,  se  regar- 
dant l'un  l'autre  d'un  œil  étrange. 

Quand  Dubreuil  eut  fini,  il  alla  se  rasseoir 
et  dit  : 


«  Vous  voyez  bien  ! 

—  Et  d'où  tenez- vous  ça?  demanda  Kasper. 

—  Ça,  mon  garçon,  c'est  affiché  partout! 

—  Eh  bien,  ça  nous  fait  plaisir,  dit  Materne, 
en  portant  la  main  sur  le  bras  de  Frantz,  qui 
se  levait  les  yeux  étincelants.  Tu  veux  du  fou, 
Frantz?  voici  mon  briquet.  » 

Frantz  se  rassit,  et  le  vieux  reprit  d'un  air 
bonhomme  : 

«  Et  nos  bons  amis  les  Allemands  ne  pren- 
nent rien  à  personne? 

—  Tous  les  gens  tranquilles  n'ont  rien  à 
craindre,  mais  les  mauvais  gueux  qui  se  lèvent 
on  leur  prend  tout,  et  c'est  juste,  il  ne  faut 
pas  que  les  bons  pâtissent  pour  les  mauvais. 
Ainsi,  vous,  par  exemple,  au  lieu  de  vous  faire 
du  mal,  on  vous  recevrait  très-bien  au  quar- 
tier général  des  alliés.  Vous  connaissez  le  pays, 
vous  serviriez  de  guides,  et  l'on  vous  payerait 
grassement.  ■ 

11  y  eut  un  instant  de  silence;  les  trois  chas- 
seurs se  regardèrent  de  nouveau,  le  père  avait 
étendu  les  mains  sur  la  table,  tout  au  large, 
comme  pour  recommander  le  calme  à  ses  fils. 
Cependant  il  était  tout  pâle. 

L'aubergiste  qui  ne  s'apercevait  de  rien 
reprit  : 

«  Vous  auriez  bien  plutôt  à  craindre,  au  bois 
des  Baronies,  ces  brigands  de  Dagsburg,  de  la 
Sarre  et  du  Blanru  qui  se  sont  révoltés  en 
niasse  et  qui  veulent  recommencer  93. 

—  En  êtes-vous  bien  sûr?  demanda  Materne, 
faisant  effort  pour  se  dominer. 

—  Si  j'en  suis  sûr!  Vous  n'avez  qu'à  regar- 
der par  la  fenêtre,  et  vous  les  verrez  sur  la 
route  du  Donon.  Ils  ont  surpris  l'anabaptiste 
Pelsly;  ils  l'ont  attaché  au  pied  de  son  lit;  ils 
pillent,  ils  volent,  ils  défoncent  les  routes,  mais 
gare,  gare  !  D'ici  quelques  jours  ils  vont  en  voir 
de  drôles.  Ce  n'est  pas  avec  des  mille  hommes 
qu'on  va  les  attaquer,  pas  avec  des  dix  mille, 
mais  avec  des  milliards  de  milUasses...  Ils  se- 
ront tous  pendus!  » 

Materne  se  leva. 

«  Il  est  temps  de  se  remettre  en  route,  dit-il 
d'un  ton  bref.  A  deux  heures  il  faut  être  au 
bois,  et  nous  sommes  là  tranquillement  à  cau- 
ser comme  des  pies.  Au  revoir,  père  Dubreuil.  » 

Ils  sortirent  précipitamment,  n'y  tenant  plus 
de  rage. 

«  Réfléchissez  bien  à  ce  que  je  vous  ai  dit  !  • 
leur  cria  l'aubergiste  de  son  fauteuil. 

Une  fois  dehors,  Materne  se  retournant  les 
lèvres  frémissantes,  s'écria  : 

«  Si  je  ne  m'étais  pas  retenu,  j'allais  lui  cas- 
ser la  bouteille  sur  la  tête. 

—Et  moi,  dit  Frantz,  je  lui  passais  ma  baïon- 
nette dans  le  ventre.  » 


L'INVASION. 


ih 


Kasper,  an  pied  sur  la  marche,  semblait  vou- 
loir rentrer;  il  serrait  le  manche  de  son  cou- 
teau de  chasse,  sa  figure  avait  une  expression 
terrible.  Mais  le  vieux  le  prit  par  le  bras,  et 
l'entraîna  en  disant  : 

•  Allons...  allons...  nous  retrouverons  ça 
plus  tard!  Me  conseiller,  à  moi,  de  trahir  le 
pays!  HuUin  nous  avait  bien  dit  d'être  sur  nos 
gardes;  il  avait  raison.  » 

Ils  descendirent  alors  la  rue,  jetant  à  droite 
et  à  gauche  des  yeux  hagards.  Les  gens  se  de- 
mandaient entre  eux  :  «  Qu'est-ce  qu'ils  ont 
donc?  » 

Arrivés  au  bout  du  village,  en  face  de  la 
vieille  croix,  tout  près  de  l'église,  ils  firent 
halte,  et  Materne,  d'un  ton  plus  calme,  leur 
montrant  le  sentier  qui  tourne  autour  de  Phrâ- 
mond,  dans  les  bruyères,  dit  à  ses  fils  : 

«  Vous  allez  prendre  ce  chemin-là.  Moi,  je 
suis  la  route  jusqu'à  Schirmeck.  Je  n'irai  pas 
trop  vite,  pour  vous  laisser  le  temps  d'arriver 
avec  moi.  » 

Ils  se  séparèrent,  et  le  vieux  chasseur  tout 
pensif,  la  tête  inclinée,  marcha  longtemps,  se 
demandant  par  quelle  force  intérieure  il  avait 
pu  s'empêcher  de  casser  la  tôle  au  gros  auber- 
giste. Il  se  dit  que  c'était  sans  doute  la  peur  de 
compromettre  ses  fils. 

Tout  en  rêvant  à  ces  choses.  Materne  rencon- 
trait de  temps  en  temps  des  troupeaux  de  bœufs, 
de  moutons  et  de  chèvres  qu'on  menait  dans  la 
montagne.  11  y  en  avait  qui  venaient  de  Wisch, 
d'Urmatt,  et  même  de  Mutzig;  les  pauvres 
bêtes  n'en  pouvaient  plus. 

«  Où  diable  courez-vous  si  vite?  criaille  vieux 
chasseur  aux  pâtres  mélancoliques;  vous  n'avez 
donc  pas  confiance  dans  la  proclamation  des 
Russes  et  des  Autrichiens,  vous  autres?  » 

Et  ces  gens,  de  mauvaise  humeur,  lui  répon- 
daient : 

«  Il  vous  est  facile  de  rire.  Les  proclama- 
tions! nous  savons  ce  qu'elles  valent  mainte- 
nant. On  pille  tout,  on  vole  tout,  on  met  des 
contributions  forcées,  on  enlève  les  chevaux, 
les  vaches,  les  bœufs,  les  voitures. 

—  Tiens!  tiens!  tiens!  pas  possible...  Qu'est- 
ce  que  vous  me  racontez  là?  faisait  Materne,  ça 
me  renverse,  des  gens  si  braves,  de  si  bons 
amis,  des  sauveurs  de  la  France!  Je  ne  peux 
pas  vous  croire.  Une  si  belle  proclamation  ! 

—  Eh  bien,  descendez  en  Alsace,  et  vous 
verrez!  » 

Les  pauvres  gens  s'en  allaient,  hochant  la 
tête  d'un  air  d'indignation  profonde,  et,  lui, 
riait  dans  sa  barbe. 

Plus  Materne  avançait,  plus  le  nombre  des 
troupeaux  devenait  grand;  il  n'y  avait  plus 
seulement  des  troupeaux  de  bétail,  beuglant. 


mugissant,  mais  encore  des  bandes  d'oies  à 
perte  de  vue,  criant,  nasillant,  se  tramant  sur 
le  ventre  tout  le  long  du  chemin,  les  ailes  le- 
vées, les  pattes  à  demi  gelées  :  cela  faisait 
pitié  ! 

En  approchant  de  Schirmeck,  c'était  bien  pis 
encore;  les  gens  se  sauvaient  en  masse  avec 
leurs  grandes  voitures  chargées  de  tonneaux, 
de  viandes  fumées,  de  meubles,  de  femmes  et 
d'enfants,  frappant  les  chevaux  à  les  faire  périr 
sur  place,  et  disant  d'une  voix  lamentable  : 
«  Nous  sommes  perdus  ;  les  Cosaques  arrivent.  » 

Ce  cri  :  «  les  Cosaques  !  les  Cosaques!  »  pas- 
sait d'un  bout  de  la  route  à  l'autre  comme  un 
coup  de  vent  ;  les  femmes  se  retournaient  bou- 
che béante,  et  les  enfants  se  dressaient  sur  les 
voitures  pour  voir  de  plus  loin.  On  n'avait  ja- 
mais rien  vu  de  pareil,  et  Materne,  indigné, 
rougissait  de  la  peur  de  ces  gens,  qui  pou- 
vaient se  défendre,  tandis  que  l'égoïsme  et  le 
désir  de  sauver  leurs  biens  les  faisaient  fuir 
lâchement. 

A  l'embranchement  du  Fond  des  Saules,  tout 
près  de  Schirmeck,  Kasper  et  Frantz  rejoigni- 
rent leur  père,  et  tous  trois  entrèrent  au  bou- 
chon de  laC/e/"-d'OrJque  tenait  la  veuve  Faltaux, 
à  droite  de  la  route,  au  premier  tiers  de  la  côte. 

La  pauvre  femme  et  ses  deux  filles  regar- 
daient d'une  fenêtre  la  grande  émigration,  en 
joignant  les  mains. 

En  effet,  le  tumulte  grandissait  de  seconde 
en  seconde  ;  le  bétail,  les  voitures  et  les  gens 
semblaient  vouloir  passer  sur  le  dos  les  ims 
des  autres.  On  ne  se  possédait  plus,  on  hurlait, 
on  frappait  pour  avoir  de  la  place. 

Materne  poussant  la  porte  et  voyant  les  fem- 
mes plus  mortes  que  vives,  pâles,  échevelées, 
cria,  frappant  de  son  bâton  sur  le  plancher  : 

«  Hé!  la  mère,  devenez-vous  folle?  Comment, 
vous  qui  devez  le  bon  exemple  à  vos  filles,  vous 
perdez  tout  courage:  c'est  honteux  I  • 

Alors  la  vieille  se  retournant,  répondit  d'une 
voix  lamentable  : 

«  Ah  !  mon  pauvre  Materne,  si  vous  saviez, 
si  vous  saviez  ! 

— Eh  bien,  quoi?  L'ennemi  arrive;  il  ne  vous 
mangera  pas. 

— Non,  mais  il  dévore  tout  sans  miséricorde. 
La  vieille  Ursule  de  Schlestadt,  arrivée  hier 
soir,  dit  que  les  Autrichien  ne  veulent  que  des 
knoépfe  et  des  noudely  les  Russes  du  schnaps,  et 
les  Bavarois  de  la  choucroute.  Et  quand  on  les 
a  bourrés  de  tout  cela  jusqu'à  la  gorge,  ils 
crient  encore  la  bouche  pleine:  schokolale! 
schokolale*!  Mon  Dieu...  mon  Dieu...  comment 
nourrir  tous  ces  gens? 

*  Du  chocolat. 


46 


ROMANS  NATIONAUX. 


—Je  sais  bien  que  c'est  difficile,  dit  le  vieux 
chasseur;  les  geais  n'ont  jamais  assez  de  fro- 
mage blanc.  Mais,  d'abord,  où  sont-ils  ces  Go- 
sacjues,  ces  Bavarois  et  ces  Autrichiens?  Depuis 
Grandfontaine,  nous  n'en  avons  pas  rencontré 
un  seul. 

— Ils  sont  en  Alsace,  du  côté  d'Urmatt,  et 
c'est  ici  qu'ils  viennent  I 

— En  attendant,  dit  Kasper,  servez-nous  une 
cruche  de  vin  ;  voici  un  écu  de  trois  livres, 
vous  le  cacherez  plus  facilement  que  vos  ton- 
neaux. » 

L'une  des  filles  descendit  à  la  cave,  et,  dans 
le  même  instant,  plusieurs  autres  personnes 
entrèrent  :  un  marchand  d'almanachs  du  côté 
de  Strasbourg,  un  routier  en  blouse  de  Sarye- 
brtlck  et  deux  ou  trois  bourgeois  de  Mutzig,  de 
Wisch  et  de  Schirmeck,  qui  se  sauvaient  avec 
leurs  troupeaux,  et  n'en  pouvaient  plus  à  force 
de  crier. 

Tous  s'assirent  à  la  même  table,  en  face  des 
fenêtres,  pour  surveiller  la  route  ;  on  leur  ser- 
vit du  vin,  et  chacun  se  mit  à  raconter  ce  qu'il 
savait;  l'un  disait  que  les  alliés  étaient  si  nom- 
breux ,  qu'on  les  faisait  coucher  côte  à  côte 
dans  la  vallée  de  Hirschenthal ,  et  si  remplis 
de  vermine,  qu'après  leur  départ,  les  feuilles 
mortes  marchaient  toutes  seules  dans  les  bois  ; 
—  un  autre,  que  les  Cosaques  avaient  mis  le 
feu'dans  un  village  d'Alsace,  parce  qu'on  leur 
avait  refusé  des  chandelles  pour  dessert  après 
leur  dîner;  que  certains  d'entre  eux,  surtout 
les  Kalmoucks  ,  mangeaient  le  savon  comme 
du  fromage,  et  la  corne  de  lard  comme  de  la 
galette;  qu'un  grand  nombre  buvaient  l'eau- 
de-vie  à  la  chope ,  après  avoir  eu  soin  d'y 
mettre  des  poignées  de  poivre;  qu'il  fallait 
tout  leur  cacher,  car  tout  leur  était  bon  à  man- 
ger et  à  boire. 

Le  roulier  dit  à  ce  propss  que ,  trois  jours 
avant,  un  corps  d'armée  russe  étant  passé,  la 
nuit,  sous  le  canon  de  Bitsch,  il  avait  dû  sta- 
tionner plus  d'une  heure  sur  la  glace,  dans  le 
petit  village  de  Rorbach,  et  que  tout  ce  corps 
d'armée  avait  bu  dans  une  bassinoire,  oubliée 
sur  la  fenêtre  d'une  vieille  femme  de  quatre- 
vingts  ans;  que  ces  races  de  sauvages  cassaient 
la  glace  pour  se  baigner,  et  se  mettaient  en- 
suite dans  les  fours  à  brique,  pour  se  sécher; 
enfin ,  qu'ils  n'avaient  peur  que  du  caporal 
schlague  ! 

Ces  braves  gens  se  communiquaient  l'un  à 
l'autre  des  choses  si  singulières  —  qu'ils  pré- 
tendaient avoir  vues  de  leurs  propres  yeux,  ou 
tenir  de  personnes  sûres  —  qu'on  pouvait  à 
peine  y  croire. 

Au  dehors,  le  tumulte,  le  roulement  des  voi- 
tures, le  beuglement  des  troupeaux,  le  cri  des 


pâtres,  les  clameurs  des  fuyards  continuaient 
toujours,  et  produisaient  l'effet  d'un  immense 
bourdonnement. 

Vers  midi,  Materne  et  ses  garçons  allaient 
partir,  lorsqu'un  cri,  plus  grand,  plus  prolongé 
que  les  autres,  se  fit  entendre  :  «  Les  Cosaques! 
les  Cosaques  1  » 

Alors  tout  le  monde  s'élança  au  dehors, 
excepté  les  chasseurs,  qui  se  contentèrent  d'ou- 
vrir une  fenêtre  et  de  regarder:  tout  le  monde 
se  sauvait  à  travers  champs  ;  hommes,  trou- 
peaux, voitures,  tout  se  dispersait  comme  les 
feuilles  au  vent  d'automne. 

En  moins  de  deux  minutes,  la  route  fut  libre, 
sauf  dans  Schirmeck,  où  régnait  un  encom- 
brement tel,  qu'on  n'aurait  pu  faire  quatre  pas. 
Materne  portant  le  regard  au  loin  sur  la  route, 
s'écria  : 

«  J'ai  beau  regarder,  je  ne  vois  rien. 

— Ni  moi,  reprit  Kasper. 

— Allons,  allons,  s'écria  le  vieux  chasseur, 
je  vois  bien  que  lapeur  de  tout  ce  monde  donne 
plus  de  force  à  l'ennemi  qu'il  n'en  a.  Ce  n'est 
pas  d'j  cette  manière  que  nous  recevrons  les 
Cosaques  dans  la  montagne,  ils  trouveronj  à 
qui  parler!  » 

Puis,  haussant  les  épaules  avec  une  expres- 
sion de  dégoût  : 

«  La  peur  est  une  vilaine  chose,  dit-il;  nous 
n'avons  pourtant  qu'une  pauvre  vie  à  perdre  ! 
Allons-nous-en.  » 

Us  sortirent  de  l'auberge,  et  le  vieux  ayant 
pris  le  chemin  de  la  vallée,  pour  gravir  en  face 
la  cime  du  Hirschberg,  ses  fils  le  suivirent. 
Bientôt  ils  eurent  atteint  la  lisière  du  bois, 
Jlaterne  dit  alors  qu'il  fallait  monter  le  plus 
haut  possible ,  afin  de  découvrir  la  plaine,  et 
de  rapporter  des  nouvelles  positives  au  bivouac; 
que  tous  les  propos  de  ces  fuyards  ne  valaient 
pas  un  simple  coup  d'œil  sur  le  terrain. 

Kasper  et  Frantz  en  demeurèrent  d'accord, 
et  tous  trois  se  mirent  à  grimper  la  côte,  qui 
forme  une  sorte  de  promontoire  avancé  sur  la 
plaine. 

Lorsqu'ils  en  eurent  atteint  le  sommet,  ils 
virent  distinctement  la  position  de  l'ennemi,  à 
trois  lieues  de  là,  entre  Urmatt  et  Lutzelhouse; 
c'étaient  de  grandes  lignes  noires  sur  la  neige; 
plus  loin,  quelques  masses  sombres,  sans  doute 
l'aiHillerie  et  les  bagages.  D'autres  masses  tour- 
naient autour  des  villages,  et ,  malgré  la  dis- 
tance, le  scintillement  des  ba'ionnettes  annon- 
çait qu'une  colonne  venait  de  se  mettre  en 
marche  pour  Visch. 

Après  avoir  longtemps  contemplé  ce  tableau 
d'un  œil  rêveur,  le  vieux  dit  ; 

•  Nous  avons  bien  là  trente  mille  hommes 
sous  les  yeux.  Ils  s'avancent  de  notre  côté  ; 


L'INVASION. 


47 


nous  serons  attaqués  demain  ou  après-demain 
ail  plus  tard.  Ce  ne  sera  pas  une  petite  affaire, 
mes  garçons  ;  mais,  s'ils  sont  beaucoup,  nous 
avons  la  bonne  place,  et  puis  c'est  toujours 
agréable  de  tirer  dans  des  tas  :  il  n'y  a  pas  do 
balles  perdues.  • 

Ayant  fait  ces  réflexions  judicieuses ,  il  re- 
garda la  hauteur  du  soleil,  et  ajouta  : 

1 11  est  maintenant  deiix  heures;  nous  savons 
tout  ce  que  nous  voulions  savoir.  Retournons 
au  bivouac.  » 

Les  deux  garçons  mirent  leur  carabine  en 
bandoulière,  et  laissant  sur  leur  gauche  la  val- 
lée de  la  Bi'ocque,  Schirmeck  et  Framont,  ils 
gravirent  la  pente  rapide  du  Hengsbach,  que 
domine  le  Petit  Donon  à  deux  lieues  ;  ils  redes- 
cendirent de  l'autre  côté ,  sans  suivre  aucun 
sentier  dans  les  neiges,  ne  se  guidant  que  sur 
les  cimes,  pour  couper  au  court. 

Ils  allaient  ainsi  depuis  environ  deux  heures, 
le  soleil  d'hiver  s'inclinait  à  l'iiorizon,  la  nuit 
venait,  mais  lumineuse  et  calme.  Ils  n'avaient 
plus  qu'à  descendre  et  à  remonter  de  l'autre 
côté  la  gorge  solitaire  du  Riel  formant  un  largo 
bassin  circulaire  au  milieu  des  bois,  et  renfer- 
mant un  petit  étang  bleuâtre,  où  viennent  s'a- 
breuver parfois  les  chevreuils. 

Tout  à*coup,  et  comme  ils  sortaient  du 
fourré,  ne  sonj-'eant  à  rien, le  vieux,  s'arrêtant 
derrière  un  rideau  de  broussailles,  dit: 

.  Chut  !  » 

Et,  levant  la  main  ,  il  indiqua  le  pelit  lac, 
alors  couvert  d'une  glace  mince  et  transpa- 
rente. Les  deux  garçons  n'eurent  qu'à  lancer 
»n  coup  d'œil  de  ce  côté  pour  jouir  du  plus 
étrange  i-pectacle  :  une  vingtaine  de  Cosaques, 
la  barbe  jaune  ébouriffée,  la  tête  couverte  de 
vieux  bonnets  de  peau  en  forme  de  tuyau  de 
poêle,  leur  m;iigre  échine  drapée  de  longues 
guenilles,  le  pied  dans  l'étrier  de  corde,  étaient 
assis  sur  leurs  petits  chevaux,  à  la  crinière  flot- 
tant jusqu'au  poitrail ,  à  la  queue  rare,  à  la 
croupe  lachelée  de  jaune,  de  noir  et  de  blanc 
comme  des  chèvres.  Les  uns  avaient  pour  toute 
arme  une  grande  lance ,  d'autres  un  sabre, 
d'autres  une  hachette  suspendue  par  une  corde 
à  la  selle,  et  un  grand  pistolet  d'arçon  passé 
dans  la  ceinture.  Plusieurs,  le  nez  en  l'air,  re- 
gardaient avec  extase  la  cime  verdoyante  des 
sapins  échaufaudés  d'assise  en  assise  jusque 
dans  les  nuages.  Un  grand  maigre  cassait  la 
glace  du  gros  bout  de  sa  lance,  tandis  que  son 
pelit  cheval  buvait,  le  cou  tendu  et  la  crinière 
tombant  en  barbe  sur  la  joue.  Quelques-uns, 
ayant  mis  pied  à  terre,  écartaient  la  neige  et 
désignaient  le  bois  ;  sans  doute  pour  indiquer 
que  c'était  une  bonne  place  de  campement. 
Leurs  camarades,  encore  à  cheval,  causaient, 


'montrant  à  leur  droite  le  fond  de  la  vallée,  qui 
s'abaisse  en  forme  de  brèche  jusqu'au  Grin- 
derwald. 

Enfin,  c'était  une  halte,  et  rien  ne  saurait 
rendre  ce  que  ces  êtres  venus  de  si  loin  avec 
leurs  physionomies  cuivrées ,  leurs  longues 
barbes,  leurs  yeux  noirs,  leur  front  plat,  leur 
nez  épaté,  leurs  guenilles  grises,  avaient  d'é- 
Irange  et  de  pittoresque  au  bord  de  celle  mare, 
et  sous  les  hauts  rochers  à  pic,  portant  les  sa- 
pins verdâlres  dans  le  ciel. 

C'était  un  monde  nouveau  dans  le  nôtre,  une 
espèce  de  gibier  inconnu,  curieux,  bizarre,  que 
les  trois  chasseurs  roux  se  prirent  à  contempler 
d'abord  avec  une  curiosité  singulière.  Mais, 
cela  fait,  au  bout  de  cinq  minutes,  Kasper  et 
Franlz  mirent  leurs  longues  baïonnettes  au 
bout  de  leurs  carabines,  puis  reculèrent  d'en- 
viron vingt  pas  dans  le  fourré.  Ils  atteignirent 
une  roche  haute  de  quinze  à  vingt  pied?,  où 
Materne  moula,  n'ayant  pas  d'arme,  puis,  après 
quelques  paro les  échangées  à  voix  basse ,  Kasper 
examina  son  amorce  et  épaula  lentement,  tan- 
dis que  son  fi'ère  se  tenait  prêt. 

Un  des  Cosaques,  celui  qui  faisait  boire  son 
cheval,  se  trouvait  environ  à  deux  cents  pas. 
Le  coup  partit,  retentissant  dans  les  échos  pro- 
fonds de  la  gorge ,  et  le  Cosaque,  filant  j^r- 
dossus  la  tête  de  sa  mouture,  disparut  sous  la 
glace  de  la  mare. 

Impossible  de  rendre  la  stupeur  de  la  halte 
à  celte  détonation.  Les  regards  de  ce."  gens  se 
•portaient  en  tout  sens,  et  l'écho  répondait  tou- 
jours comme  au  bruit  de  la  fusillade ,  tandis 
qu'un  large  flocon  de  fumée  montait  au-dessus 
du  bouquet  d'arbres  où  se  tenaient  les  chas- 
seurs. 

Kasper,  en  moins  d'un  quart  de  minute, 
avait  rechargé  son  arme,  mais,  dans  le  même 
espace  de  temps,  les  Cosaques  à  terre  avaient 
bondi  sur  leurs  chevaux  et  tous  partaient  sur 
la  pente  du  Hartz,  se  suivant  à  la  file,  comme 
(les  chevreuils,  et  criant  d'une  voix  sauvage  : 
«  Hourah  !  hourah  !  » 

Cette  fuite  ue  fut  qu'une  vision  ;  au  moment 
où  Kasper  épaulait  pour  la  seconde  fois,  la 
queue  du  dernier  cheval  disparaissait  dans  le 
laillis> 

Le  cheval  du  Cosaque  mort  restait  seul  près 
de  l'eau,  retenu  par  une  circonstance  bizarre: 
son  maître,  la  tête  dans  la  vase  jusqu'à  mi-corps, 
avait  encore  le  pied  à  l'étrier.  * 

Materne  sur  son  rocher  écouta,  puis  il  dit 
d'un  ton  joyeux  : 

•  Ils  sont  partis  1  eh  bien..,,  allons  voir 

Franlz,  reste  ici...  s'il  en  revenait  quelques- 
uns...  » 

Malgré  cette  recommandation ,  tous  trois 


48 


ROMANS   NATIONAUX* 


Kai|itr  i_'|ia  .la  l.'iitiimcnt.  (l'agc  il.) 


descendirent  prés  du  cheval;  Materne  saisit 
aussitôt  la  bride  en  disant  : 

«  Eh  !  vieux,  nous  allons  t'apprendre  à  parler 
français. 

— Allons-nous-en  I  s'écria  Kasper. 

— Non,  il  faut  voir  ce  que  nous  avons  tiré  ; 
voyez-vous,  ça  fera  du  Lien  aux  camarades  ; 
les  chiens  qui  n'ont  pas  senti  la  peau  de  la 
bête  ne  sont  jamais  bien  dressés. 

Alors  ils  repêchèrent  le  Cosaque  dans  la  vase, 
et  l'ayant  posé  en  travers  du  cheval,  ils  se  mi- 
rent à  grimper  la  côte  du  Donon  par  un  sentier 
tellement  rapide,  que  Materne  répéta  plus  de 
cent  fois  :  «  Le  cheval  ne  peut  passer  là.  » 

Mais  le  cheval,  avec  sa  longue  échine  de 
chèvre,  passait  plus  facilement  qu'eux;  c'est 
pourquoi  le  vieux  chasseur  finit  par  dire  : 


<•  Ces  Cosaques  ont  de  fameux  chevaux.  Si 
je  deviens  tout  à  fait  vieux,  je  garderai  celui-ci 
pour  aller  au  chevreuil.  Nous  avons  un  fameux 
cheval,  garçons  ;  avec  son  air  de  vache,  il  vaut 
un  cheval  de  roulier.  » 

De  temps  en  temps  il  faisait  aussi  ses  ré- 
flexions sur  le  Cosaque  : 

«  Quelle  drôle  de  figure,  hein  ?  un  nez  rond 
et  un  front  comme  une  boite  à  fromage. 
Il  y  a  pourtant  de  drôles  d'hommes  dans  le 
monde!  Tu  l'as  bien  pris,  Kasper:  juste  au 
milieu  de  îa  poitrine;  et  regarde,  la  balle  est 
sortie  parle  dos.  De  la  fameuse  poudre!  Divès 
a  toujours  de  la  bonne  marchandise.  » 

Vers  six  heures,  ils  entendirent  le  premier 
cri  de  leurs  sentinelles  : 

«  Oni  vive? 


Faris.    Jultia  Dunavmilurc ,  iinpi-iua'ur. 


L'INVASION. 


49 


Le  gros  Di;!jicu!1,'  l'ami  des  alliés    ;P;:gi'  .M.; 


— France!  »  répondit  Materne  en  s'avançant. 

Tout  le  monde  accourut  à  leur  rencontre  : 
«  Voici  Materne  !  » 

Hullin  lui-même,  aussi  curieux  que  les  au- 
tres, ne  put  s'empêcher  d'accourir  avec  le  doc- 
teur Lorquin.  Les  partisans  stationnaient  déjà 
autour  du  cheval,  le  cou  tendu,  la  bouche 
béante ,  à  côté  d'un  grand  feu  où  cuisait  le 
souper. 

«  C'est  un  Cosaque,  dit  Hullin,  en  serrant  la 
main  de  Materne. 

—Oui,  Jean-Claude,  nous  l'avons  pris  à  l'é- 
lang  du  Riel  ;  c'est  Kasper  qui  a  tiré.  » 

On  étendit  le  cadavre  près  du  feu.  Sa  figure, 
d'un  jaune  rance,  avait  des  reflets  bizarres  aux 
rayons  de  la  flamme. 

Le  docteur  Lorquin,  l'ayant  regardé,  dit  : 


«  C'est  un  bel  échantillon  de  la  race  lartare  ; 
si  j'avais  le  temps,  je  le  ferais  mitonner  dans 
un  bain  de  chaux,  pour  me  procurer  une  sque^ 
lette  de  celte  famille.  » 

Puis,  s'agenouillant,  et  lui  ouvrant  sa  longue 
souqueuille  : 

«  La  balle  a  traversé  le  péricarde,  ce  qui 
produit  à  peu  près  l'efTet  d'un  anévrisme  qui 
crève.  » 

Les  autres  gardaient  le  silence. 

Kasper,  la  main  appuyée  sur  le  canon  de  sa 
carabine,  semblait  tout  content  de  son  gibier, 
elle  vieux  Materne,  se  frottant  les  mains,  disait: 

«  J'étais  sûr  de  vous  rapporter  quelque  chose; 
nous  ne  revenons  jamais,  mes  garçons  et  moi, 
les  mains  vides.  Eufm,  voilà!  » 

Hullin  alors,  le  tirant  à  part,  .ils  entrèrent 


m 


50 


ROMANS  NATIONAUX. 


ensemble  à  la  ferme,  tandis  qu'après  le  premier 
moment  de  surprise,  chacun  commençait  à 
faire  ses  réflexions  personnelles  sur  le  Cosaque. 


XIII 


Celte  nuit-là,  qui  tombait  la  veille  d'un  sa- 
medi, la  petile  métairie  de  l'anabaptiste  ne 
cessa  pas  une  miuule  d'être  remplie  par  les 
allants  et  venants. 

Ilullin  avait  établi  son  quartier  général  dans 
la  grande  salle  du  rez-de-chaussée,  à  droite  de 
la  grange,  faisant  l'ace  à  Framont;  de  l'autre 
côio  de  l'allée  se  trouvait  l'ambulance;  au- 
dessus  lialjilaient  les  gens  de  la  ferme. 

Quoique  la  nuit  fût  très-calme  et  parsemée 
d'étoiles  innombrables  ,  le  froid  était  si  vif, 
qu'il  y  avait  près  d'un  pouce  de  givre  sur  les 
vitres. 

Au  dehors,  on  entendait  le  «  qui  vive?  »  des 
sentinelles,  le  passasse  des  rondes,  et  sur  les 
cimes  d'alentour,  les  hurlements  des  loups  qui 
suivaient  nos  armées  par  centaines  depuis  18 12. 
Ces  animaux  carnassiers,  assis  sur  les  glaces, 
leur  museau  pointu  entre  les  pattes,  et  la  faim 
aux  enii-ailles  ,  s'appelaient  du  Grosmann  au 
Donon  avec  des  plaintes  semblables  à  celles  de 
la  bise. 

Plus  d'un  mor.lagnard  alors  se  sentait  pâlir  : 
«  C'est  la  mort  qui  chante,  pensaient-ils,  elle 
flaire  la  bataille,  elle  nous  appelle  !  » 

Les  bœufs  mugissaient  à  l'étable,  et  les  che- 
vaux lançaient  des  ruades  teriibles. 

Une  trentaine  de  feux  brillaient  sur leplateau; 
tout  le  bûcher  de  l'anabaptiste  était  ravagé,  on 
entassait  bûche  sur  bûche,  on  se  rôtissait  la 
figure,  et  le  dos  grelottait;  on  se  chauffait  le 
dos,  et  le  givre  se  pendait  aux  moustaches. 

Ilullin,  soûl,  en  face  de  la  grande  table  de 
sapin,  songeait  à  tout.  —  D'après  les  derniers 
rapports  de  la  soirée,  annonçant  l'arrivée  des 
Cosaques  à  Framont,  il  était  convaincu  que  la 
première  attaque  aurait  lieu  le  lendemain.  Il 
avait  fait  distribuer  les  cartouches ,  il  avait 
doublé  les  sentinelles,  ordonné  des  patrouilles, 
et  marqué  tous  les  postes  le  long  des  abatis. 
Chacun  connaissait  d'avance  la  place  qu'il  de- 
vait prendre.  Hulliu  avait  aussi  envoyé  l'ordre 
à  Piorette,  à  Jérôme  de  Saint-Quirin  et  à  La- 
barbe  de  lui  détacher  leurs  meilleurs  tireurs. 

La  petite  allée  noire,  éclairée  par  une  lan- 
terne graisseuse,  était  pleine  de  neige,  et,  à 
chaque  instant ,  on  voyait  passer,  sous  la  lu- 
mière immobile ,  les  chefs  d'embuscade ,  le 
feutre  enfoncé  jusqu'aux  oreilles,  les  larges 


manches  de  leurs  houppelandes  tirées  sur  le 
poing,  les  yeux  sombres,  et  la  barbe  hérissée 
de  glace. 

Pluion  ne  grondait  plus  au  pas  lourd  de  ces 
hommes.  HuUin  rêveur,  la  tête  entre  les  mains, 
les  coudes  sur  la  table,  écoutait  tous  les  rap- 
ports : 

«  Maitre  Jean-Claude,  on  voit  remuer  quelque 
chose  du  côté  de  Grandfontaine  ;  on  entend 
galoper. 

—  Jlaître  Jean-Claude,  l'eau-dc-vie  estgelée. 

— Maitre  Jean-Claude,  plusieurs  demandent 
de  la  poudre. 

— On  manque  de  ceci...  de  cela. 

— Qu'on  observe  Grandfontaine  ,  et  qu'on 
change  les  senlinelles  de  ce  côté  toutes  les  de- 
mi-heures. —  Qu'on  approche  l'eau-de-vie  du 
feu.  —  Attendez  que  Divès  arrive;  il  nous 
amène  des  munitions.  —  Qu'on  disinbue  le 
reste  des  cartouches  ;  —  que  ceux  qui  en  ont 
plus  de  vingt  en  donnent  à  leurs  camarades.  » 

Et  ce  fut  ainsi  toute  la  nuit. 

Vers  cinq  heures  du  matin,  Kasper,  le  flls  de 
Materne,  vint  dire  à  Ilullin  que  Marc  Divès, 
avec  un  tombereau  de  carlouches,  Catherine 
Lefèvre  sur  une  voiture,  et  un  détachement  de 
Labarbe  venaient  d'arriver  ensemble,  et  qu'ils 
étaient  déjà  sur  le  plateau. 

Cette  nouvelle  lui  fit  grand  plaisir,  surtout  à 
cause  des  cartouches,  car  il  avait  craint  un 
retard. 

Aussitôt  il  se  leva  et  sortit  avec  Kasper. 

Le  plateau  présentait  un  coup  d'œil  étrange. 

A  l'approche  du  jour,  des  masses  de  brume 
commençaient  à  s'élever  de  la  vallée,  les  feux 
pétillaient  à  l'humidilé,  et  tout  autour  se 
voyaient  des  gens  endormis;  l'un  étendu  sur 
le  dos ,  les  deux  mains  nouées  derrière  son 
feutre,  la  face  pourpre,  les  jambes  repliées  ; 
l'autre  la  joue  sur  son  bras,  les  reins  à  la 
flamme;  la  plupart  assis,  la  tête  penchée  et  le 
fusil  en  bandoulière.  Tout  cela  silencieux,  en- 
veloppé d'un  flot  de  lumière  pourpre  ou  de 
teintes  grises,  selon  que  le  feu  montait  ou  s'a- 
baissait. Puis,  dans  le  lointain,  se  dessinait  le 
profil  des  sentinelles ,  l'arme  au  bras  ou  la 
crosse  au  pied,  regardant  dans  l'abîme  plein  de 
nuages. 

Sur  la  droite,  à  cinquante  pas  du  dernier 
feu ,  on  entendait  hennir  des  chevaux  et  des 
gens  frapper  du  pied  pour  se  rechauffer,  en 
causant  tout  haut. 

«  Maitre  Jean-Claude  arrive,  »  dit  Kasper  en 
s' avançant  de  ce  côté. 

L'un  des  partisans  ayant  jeté  dans  le  feu 
quelques  brindilles  de  bois  sec,  il  y  eut  un 
éclair,  et  les  hommes  de  Marc  Divès  à  cheval, 
douze  grands  gaillards  enveloppés  de  leurs 


L'INVASION. 


51 


longs  manteaux  gris,  le  feutre  rabattu  sur  les 
épaules,  les  grosses  moustaches  retroussées  ou 
retombant  jusque  sur  leur  col ,  le  sabre  au 
poing,  immobiles  autour  du  tombereau;  plus 
loin ,  Catherine  Lefèvre  accroupie  entre  les 
échelles  de  sa  voiture,  la  capuche  sur  le  nez, 
les  jambes  dans  la  paille,  le  dos  contre  une 
grosse  tonne  ;  derrière  elle,  une  marmite,  un 
gril,  un  porc  frais  éventré,  nettoyé,  blanc  et 
rouge,  quelques  bottes  d'oignons  et  des  tètes 
de  choux  pour  faire  de  la  soupe  :  tout  cela  sortit 
une  seconde  de  l'ombre,  puis  retomba  dans  la 
nuit. 

Divès  s'était  détaché  du  convoi,  et  s'avançait 
sur  son  grand  cheval. 

•  C'est  toi,  Jean-Claude? 

— Oui,  Marc. 

— J'ai  là  quelques  milles  de  cartouches.  Hexc- 
Baizel  travaille  jour  et  nuit. 

—  Bon,  bon! 

—Oui,  mon  vieux.  Et  Catherine  Lefèvre  ap- 
porte aussi  des  vivres;  elle  a  tué  hier. 

-C'est  bien,  Marc,  nous  aurons  besoin  de 
tout  cela.  La  bataille  approche. 

— Oui,  oui,  je  m'en  doute  ;  nous  sommes  ar- 
rivés à  fond  de  train.  Où  faut -il  mettre  la 
poudre? 

— Là-bas,  sous  le  hangar,  derrière  la  ferme. 
Hél  c'est  vous,  Catherine? 

— Mais  oui ,  Jean-Claude  ;  il  fait  joliment 
froid  ce  matin. 

— Vous  serez  donc  toujours  la  même;  vous 
n'avez  peur  de  rien? 

— Tiens!  est-ce  que  je  serais  femme,  si  je 
n'étais  pas  curieuse  ?  Il  faut  que  je  fourre  mon 
nez  partout. 

— Oui,  vous  avez  toujours  des  excuses  pour 
ce  que  vous  faites  de  beau  et  de  bien. 

— HuUin,  vous  êtes  un  rabâcheur;  laissez- 
moi  tranquille  avec  vos  compliments.  Est-ce 
qu'il  ne  faut  pas  que  ces  gens-là  mangent? 
Est-ce  qu'ils  peuvent  vivre  de  l'air  dp.  temps? 
-Avec  ça  qu'il  est  nourrissant  l'air  du  bon  Dieu, 
par  un  froid  pareil  :  des  aiguilles  et  des  rasoirs  ! 
Aussi,  j'ai  pris  mes  mesures  ;  hier  nous  avons 
abattu  un  bœuf,  —  vous  savez  ,  ce  pauvre 
Schioartz,  —  il  pesait  bien  neuf  cents;  j'en  ap- 
jjorte  le  quartier  de  derrière,  pour  la  soupe  de 
ce  malin. 

— Catherine,  j'ai  beau  vous  connaître,  s'écria 
Jean-Glande  attendii,  vous  m'étonnez  toujours. 
Rien  ne  vous  coûte,  rien  :  ni  l'argent,  ni  les 
soins,  ni  les  peines. 

—Ah!  répondit  la  vieille  fermière  en  se  le- 
vantct  sautantdo  sa  voilure,  tenez,  vous  m'en- 
nuyez, lluliin.  Je  vais  me  chauffer.  » 

Elle  remit  les  l'ênes  de  ses  chevaux  à  Du- 
bourg,  puis  se  retournant  : 


«  C'est  égal,  Jean-Claude,  ces  feux-là  font 
plaisir  à  voir!  Mais  Louise,  où  est-elle? 

— Louise  a  passé  la  nuit  à  découper  et  à 
coudre  des  bandages  avec  les  deux  filles  de 
Pelsly.  Elle  est  à  l'ambulance;  voyez,  là-bas, 
où  brille  ma  lumière. 

— Pauvre  enfant,  dit  Catherine,  je  cours 
l'aider.  Ça  me  réchauffera.  » 

Hullin,  la  regardant  s'élojgner  ,  fit  un  geste 
comme  pour  dire  :  «  Quelle  femme  !  » 

En  ce  moment,  Divès  et  ses  gens  condui- 
saient la  poudre  au  hangar,  et  comme  Jean- 
Claude  se  rapprochait  du  feu  le  plus  voisin, 
quelle  ne  fut  pas  sa  surprise  devoir,  au  nombre 
des  partisans,  le  fou  Yégof,  la  couronne  en 
tête,  gravement  assis  sur  une  pierre,  les  pieds 
à  la  braise,  et  drapé  de  ses  guenilles  comme 
d'un  manteau  royal. 

Rien  d'étrange  comme  cette  figure  à  la  lueur 
du  foyer;  Yégof  était  le  seul  éveillé  de  la 
troupe;  on  l'eût  réellement  pris  pour  quelque 
roi  barbare  rêvant  au  milieu  de  sa  horde 
endormie. 

Hullin,  lui,  n'y  vit  qu'un  fou,  et  lui  posant 
doucement  la  main  sur  l'épaule  : 

«  Salut,  Yégof!  dit-il  d'un  ton  ironique;  tu 
viens  donc  nous  prêter  le  secours  de  ton  bras 
invincible  et  de  tes  innombrables  armées  !  » 

Le  fou,  sans  montrer  la  moindre  surprise, 
répondit  : 

«  Cela  dépend  de  toi,  Hullin;  ton  sort,  et 
celui  de  tout  ce  monde,  est  entre  tes  mains. 
J'ai  suspendu  ma  colère,  et  je  le  laisserai  pro- 
noncer l'arrêt. 

— Quel  arrêt?  »  demanda  Jean  Claude. 

L'autre,  sans  répondre,  poursuivit  d'une  voix 
basse  et  solennelle  : 

«  Nous  voici  tous  les  deux  comme  il  y  a  seize 
cents  ans,  à  la  veille  d'une  giande  bataille. 
Alors,  moi,  le  chef  de  tant  de  peuples,  j'étais 
venu  dans  ton  klan  te  demander  le  passage... 

—Il  y  a  seize  cents  ans!  dit  Hullin;  diable, 
Yégof,  ça  nous  fait  terriblement  vieux!  Enfin 
n'importe,  chac\m  son  idée. 

— Oui,  reprit  le  fou  ,  mais  avec  tim  obstina- 
tion ordinaire,  tu  ne  voulus  rien  entendre  :  il 
y  euî.  des  morts  au  Blulfeld,  et  ces  morts  crient 
vengeance  ! 

— Ah  !  le  Blutfeld,  dit  Jean-Claude,  oui,  oui, 
une  vieille  histoire;  il  me  semble  en  avoir  en- 
tendu parler.  • 

Yégof  rougit,  ses  yeux  étincelèrent  : 

«  Tu  te  glorifies  de  ta  victoire!  s'écria-t-il  ; 
mais  prends  garde,  prends  garde  :  le  sang  ap- 
pelle le  sang!...  • 

Puis  d'un  ton  radouci  : 

«  Écoute,  ajouta-t-il,  je  ne  t'en  veux  pas  :  tu 
e3  brave ,  les  enfants  de  ta  race  peuvent   se 


ROMANS  NATIONAUX. 


confondre  avec  ceux  de  la  mienne,  i  'ambitionne 
ton  alliance^  lu  le  sais... 

— Allons,  le  voilà  qui  revient  à  Louise,  » 
pensa  Jean-Claude. 

Et  prévoyant  une  demande  en  forme  : 

«  Yégof,  dit-il,  j'en  suis  fâché,  mais  il  faut 
que  je  te  quitte;  j'ai  tant  dé  choses  à  voir...  » 

Le  fou  n'attendit  pas  la  fin  de  ce  congé ,  et 
se  levant  la  face  bouleversée  d'indignation  : 

«  Tu  me  refuses  ta  fille  !  s'écria-t-iï  en  levant 
le  doigt  d'un  air  solennel. 

—Nous  causerons  de  cela  plus  tard. 

— Tu  me  refuses  ! 

— Voyons,  Yégof,  tes  cris  vont  éveiller  tout 
le  monde... 

— Tu  me  refuses  ! ...  Et  c'est  pour  la  troisième 
fois!...  Prends  garde!...  Prends  garde!...  » 

Hullin,  désespérant  de  lui  faire  entendre 
raison,  s'éloignait  à  grands  pas,  mais  le  fou, 
d'un  accent  furieux,  le  poursuivit  de  ces  étran- 
ges paroles  : 

«  Huldrix,  malheur  à  toi  !  Ta  dernière  heure 
est  proche;  les  loups  vont  se  repaître  de  ta 
chair.  Tout  est  fini  :  je  déchaîne  les  tempêtes 
de  ma  colère  ;  qu'il  n'y  ait  pour  toi  et  pour  les 
tiens,  ni  grâce,  ni  pitié,  ni  mei'ci.  Tu  l'as 
voulu!  * 

Et,  jetant  sur  son  épaule  gauche  un  pan  de 
ses  guenilles  ,  le  malheureux  s'éloigna  rapide- 
ment vers  la  cime  du  Donon. 

Plusieurs  des  partisans ,  à  demi  éveillés  par 
ses  cris,  le  regardèrent  d'un  œil  terne  s'enfon- 
cer dans  les  ténèbres.  Ils  entendirent  uu  batte- 
ment d'ailes  autour  du  feu  ;  puis,  comme  dans 
la  vision  d'un  rêve ,  ils  se  retournèrent  et  se 
rendormirent. 

Environ  une  heure  après,  la  corne  de  Lagar- 
milte  sonnaille  réveil.  En  quelques  secondes, 
tout  le  monde  fut  debout. 

Les  chefs  d'embuscade  réunissaient  leur 
monde;  les  uns  se  dirigeaient  vers  le  hangar, 
où  l'on  distribuait  des  cartouches;  les  autres 
emplissaient  leur  gourde  d'eau-  de-vie  à  la 
tonne  :  tout  cela  se  faisait  avec  ordre,  le  chef 
en  tête,  puis  chaque  peloton  s'éloignait  dans 
le  demi-jour,  vers  les  abatis  aux  flancs  de  la 
côte. 

Quand  le  soleil  parut,  le  plateau  était  désert, 
et,  sauf  cinq  ou  six  feux  qui  fumaient  encore, 
rien  n'annonçait  que  les  partisans  occupaient 
tous  les  points  de  la  montagne  et  qu'ils  avaient 
passé  la  nuit  dans  cet  endroit. 

Hullin  mangeait  alors  un  morceau  sur  le 
pouce  et  buvait  un  verre  de  vin  avec  ses  amis, 
le  docteur  Lorquin  et  l'anabaptiste  Pelsly. 

Lagarmilte  était  avec  eux,  car  il  ne  devait 
pas  quitter  maître  Jean-Claude  tout  le  jour,  et 
transmettre  ses  ordres  en  cas  de  besoin. 


XIV 


A  sept  heures,  aucun  mouvement  n'appa- 
raissait encore  dans  la  vallée. 

De  temps  en  temps ,  le  docteur  Lorquin  ou- 
vrait le  châssis  d'une  fenêtre  de  la  grande  salle 
et  regardait  :  rien  ne  bougeait;  les  feux  étaient 
éteints,  tout  restait  calme. 

En  face  de  la  ferme,  à  cent  pas,  sur  un  talus, 
on  voyait  le  Cosaque  tué  la  veille  par  Kas- 
per  ;  il  était  blanc  de  givre  et  dur  comme  un 
caillou. 

A  l'intérieur,  on  avait  fait  du  feu  dans  le 
grand  poêle  de  fonte. 

Louise,  assise  près  de  son  père,  le  regardait 
avec  une  douceur  inexprimable;  on  aurait  dit 
qu'elle  avait  peur  de  ne  plus  le  revoir;  ses 
yeux  rouges  annonçaient  qu'elle  venait  de 
répandre  des  larmes. 

Hullin  ,  quoique  ferme,  paraissait  ému. 

Le  docteur  et  l'anabaptiste,  tous  deux  graves 
et  solennels,  causaient  des  affaires  présentes, 
et  Lagarmitte,  derrière  le  fourneau,  les  écoutait 
avec  recueillement. 

«  Nous  avons  non-seulement  le  droit,  mais 
encore  le  devoir  de  nous  défendre,  disait  le 
docteur  ;  nos  pères  ont  défriché  ces  bois,  ils  les 
ont  cultivés  :  c'est  notre  bien  légitime. 

— Sans  doute,  répondait  l'anabaptiste  d'un 
ton  sentencieux,  mais  il  est  écrit  :  «  Tu  ne 
tueras  point  !  Tu  ne  répandras  point  le  sang  de 
tes  frères!  • 

Catherine  Lefèvre,  alors  en  train  de  dépêcher 
une  tranche  de  jambon,  et  que  cette  conversa- 
tion impatientait  sans  doute,  se  retourna  bi'us- 
quement  et  répondit  : 

«  Ça  fait  que  si  nous  avions  votre  religion, 
les  Allemands,  les  Russes  et  tous  ces  hommes 
roux  nous  mangeraient  la  laine  sur  le  dos.  Elle 
est  fameuse,  votre  religion,  oui,  fameuse  et 
agréable  pour  les  gueux  !  Ça  lem-  procure  des 
facilités  pour  houspiller  les  gens  de  bien.  Les 
alliés  nous  en  souhaiteraient  bien  une  pareille, 
j'en  suis  sûre  !  Malheureusement  tout  le  monde 
n'a  pas  de  goût  au  métier  de  mouton.  Moi,  sans 
vouloir  vous  faire  injure,  Pelsly,  je  trouve  que 
c'est  un  peu  bête  de  s'engraisser  pour  les  autres. 
Enfin,  vous  êtes  de  braves  gens,  on  ne  peut  pas 
vous  en  vouloir  ;  vous  avez  été  nourris  de  père 
en  fils  dans  les  mêmes  idées  :  là  où  le  grand- 
père  a  sauté,  le  pelit-fils  saute  aussi.  Mais  nous 
allons  vous  défendre  malgré  vous,  et  vous  nous 
ferez  des  discours  plus  tard  sur  la  paix  éternelle. 
J'aime  beaucoup  les  discours  sur  la  paix,  quand 


L'INVASION. 


53 


f 


je  n'ai  rien  à  faire ,  et  que  je  rumine  après  le 
dîner  :  ça  me  réjouit  le  cœur.  • 

Ayant  parlé  de  la  sorte  ,  elle  se  retourna  et 
finit  tranquillement  son  jambon. 

Pelsly  restait  la  bouche  béante,  et  le  docteur 
Lorquin  ne  pouvait  s'empêcher  de  sourire. 

Au  même  instant  la  porte  s'ouvrit,  et  l'une 
des  sentinelles  restées  en  observation  sur  le 
bord  du  plateau,  cria  : 

«  Maître  Jean -Claude ,  venez  voir,  je  crois 
qu'ils  veulent  monter. 

— C'est  bien,  Simon,  j'arrive,  dit  Hullin  en 
se  levant.  Louise,  embrasse-moi;  du  courage, 
mon  enfant  ;  n'aie  pas  peur,  tout  ira  bien  I  » 

Il  la  pressait  sur  sa  poitrine  les  yeux  gonflés 
de  larmes.  Elle  semblait  plus  morte  que  vive. 

«  Et  surtout,  dit  le  brave  homme,  en  s'adres-, 
sant  à  Catherine,  que  personne  ne  sorte  ;  qu'on 
n'approche  pas  des  fenêtres  I  » 

Puis  il  s'élança  dans  l'allée. 

Tous  les  assistants  étaient  devenus  pâles. 

Lorsque  maître  Jean-Claude  eut  atteint  le 
bord  de  la  terrasse,  plongeant  les  yeux  sur 
Grandfontaine  et  Framont  à  trois  mille  mètres 
au-dessous  de  lui,  voici  ce  qu'il  vit  : 

Les  Allemands  arrivés  la  veille  au  soir , 
quelques  heures  après  les  Cosaques  ,  ayant 
passé  la  nuit ,  au  nombre  de  cinq  ou  six  mille 
dans  les  granges,  les  écuries,  les  hangars,  s'a- 
gitaient alors  comme  une  vraie  fourmilière. 
Ils  sortaient  de  toutes  les  portes  par  files  de  dix, 
quinze,  vingt,  se  hâtant  de  boucler  leurs  sacs, 
d'accrocher  leurs  sabres,  de  mettre  leurs  baïon- 
nettes. 

D'autres,  les  cavaliers,  —  hulans,  Cosaques, 
hussards,  en  habits  verts,  gris,  bleus,  —  ga- 
lonnés de  rouge,  de  jaune  ;  en  toque  de  toile 
cirée,  de  peau  d'agneau,  colbacs,  casquettes, 
—  sellaient  leurs  chevaux  et  roulaient  leurs 
grands  carriclss  à  la  hâte. 

Les  officiers,  le  manteau  en  écharpe,  descen- 
daient les  petits  escaliers,  quelques-uns  le  nez 
levé  regaidant  le  pays,  les  autres  embrassant 
les  femmes  sur  le  seuil  des  maisons. 

Des  trompettes,  le  poing  sur  la  hanche,  le 
coude  en  l'air,  monnaient  le  rappel  à  tous  les 
coins  de  rues  ;  les  tambours  serraient  les  cordes 
de  leurs  caisses.  Bref,  dans  cet  espace  grand 
comme  la  main,  on  pouvait  voir  toutes  les 
attitudes  militair,?s  au  moment  du  départ. 

Quelques  paysans,  penchés  à  leurs  fenêtres, 
regardaient  cela;  les  femmes  se  montraient 
aux  lucarnes  des  greniers.  Les  aubergistes 
remplissaient  les  gourdes,  le  caporal  M/t/apue 
debout  à  côté  d'eux. 

Hullin  avait  l'œil  perçant ,  rien  ne  lui  échap- 
pait ;  d'ailleurs  il  connaissait  toutes  ces  choses 
depuis  longues  années;  mais  Lagarmitte,  qui 


n'avait  jamais  rien  vu  de  pareil,  était  stupéfait  : 

«  Ils  sont  beaucoup  I  faisait-il  en  hochant  la 
tête. 

— Bah!  qu'est-ce  que  ça  prouve?  dit  Hullin. 
De  mon  temps,  nous  en  avons  exterminé  trois 
armées  de  cinquante  mille  de  la  même  race,  en 
six  mois;  nous  n'étions  pas  un  contre  quatre. 
Tout  ce  que  tu  vois  là  n'aurait  pas  fait  notre 
déjeuner.  Et  puis,  sois  tranquille,  nous  n'au- 
rons pas  besoin  de  les  tuer  tous  ;  ils  vont  se 
sauver  comme  des  lièvres.  J'ai  vu  ça!  » 

Après  ces  réflexions  judicieuses,  il  voulut 
encore  visiter  son  monde. 

«  Arrive!  »  dit-il  au  pâtre. 

Tous  deux  s'avançant  alors  derrière  les  aba- 
tis,  suivirent  une  tranchée  pratiquée  dans  les 
neiges  deux  jours  auparavant.  Ces  neiges,  dur- 
cies par  la  gelée,  étaient  devenues  de  la  glace. 
Les  arbres,  tombés  au-devant  et  tout  couverts 
de  grésil ,  formaient  une  barrière  infranchis- 
sable, qui  s'étendait  environ  à  six  cents  mètres. 
La  route  effondrée  passait  au-dessous. 

En  approchant,  Jean-Claude  vit  les  monta- 
gnards du  Dagsberg,  accroupis  de  vingt  pas  en 
vingt  pas,  dans  des  espèces  de  nids  ronds  qu'ils 
s'étaient  creusés. 

Tous  ces  braves  gens  se  tenaient  assis  sur 
leur  havresac,  la  gourde  à  droite,  le  feutre  ou 
le  bonnet  de  peau  de  renard  enfoncé  sur  la 
nuque,  le  fusil  entre  les  genoux.  Ils  n'avaient 
qu'à  se  lever,  pourvoir  la  route  à  cinquante  pas 
au-dessous  d'eux,  au  basd'une  rampe  glissante. 

L'arrivée  de  Hullin  leur  fit  plaisir. 

«  Hé!  maître  Jean-Claude,  va-t-on  bientôt 
commencer? 

—  Oui,  mes  garçons,  ne  vous  ennuyez  pas; 
avant  une  heure  l'affaire  sera  en  train. 

—  Ah  I  tant  mieux  ! 

—  Oui,  mais  surtout  visez  bien,  à  hauteur 
de  poitrine,  ne  vous  pressez  pas,  et  ne  montrez 
pas  plus  de  chair  qu'il  ne  faut. 

—  Soyez  tranquille,  maître  Jean-Claude.  » 
Il  allait  plus  loin;  partout  on  le  recevait  de 

même. 

«  N'oubliez  pas,  disait- il,  de  cesser  le  feu, 
quand  Lagarmitte  sonnera  de  la  corne,  ce  se- 
raient des  balles  pei-dues.  » 

Arrivés  près  du  vieux  Materne,  qui  com- 
mandait tous  ces  hommes,  au  nombre  d'envi- 
ron deux  cent  cinquante,  il  trouva  le  vieux 
chasseur  en  train  de  fumer  une  pipe,  le  nez 
rouge  comme  une  braise,  et  la  barbe  hérissée 
de  froid  comme  un  sanglier. 

«  Hél  c'est  toi,  Jean-Claude. 

—  Oui,  je  viens  te  serrer  la  main. 

—  A  la  bonne"  heure.  Mais  dis  donc,  ils  ne  se 
pressent  guère  de  venir;  s'ils  allaient  passer 
ailleurs. 


54 


ROMANS    NATIONAUX. 


—  Ne  crains  rien,  il  leur  faut  la  route  pour 
rarlillerie  et  les  bagages.  Regarde,  on  sonne 
le  boute-selle. 

—  Oui,  j'ai  déjà  regardé  ;  ils  se  préparent.  » 
Puis,  riant  tout  bas  : 

«  Tu  ne  sais  pas,  Jean-Claude,  tout  à  l'heure, 
comme  je  regardais  du  côté  de  Grandfontaine, 
j'ai  vu  quelque  chose  de  drôle. 

—  Quoi,  mon  vieux? 

—  J'ai  vu  quatre  Allemands  empoigner  le 
gros  Du'breuil,  l'ami  des  alliés  ;  ils  l'ont  couché 
sur  le  banc  de  pierre,  à  sa  porte,  et  un  grand 
maigre  lui  a  donné  je  ne  sais  combien  de  coups 
de  trique  sur  les  reins.  Hé!  hé!  hé!  devait-il 
crier,  le  vieux  gueux  I  Je  parie, qu'il  aura  refusé 
quelque  chose  ta  ses  bons  amis;  par  exemple, 
son  vin  de  l'an  XL» 

5  Huliin  n'écoutait  plus,  car,  jetant  par  hasard 
un  coup  d'œil  dans  la  vallée,  il  venait  de  voir 
un  régiment  d'infanterie  déboucher  sur  la 
route.  Plus  loin,  dans  la  rue,  s'avançait  de  la 
cavalerie,  et  cinq  ou  six  officiers  galopaient  en 
avant. 

«  Ah  !  ah  !  les  voilà  qui  viennent  !  s'écria  le 
vieux  soldat,  dont  la  figure  prit  tout  à  coup  une 
expression  d'énergie  et  d'enthousiasme  étrange. 
Enfin.,  ils  se  décident!  » 

Puis  il  s'élança  de  la  tranchée  en  criant  : 

«  Mes  enfants,  attention  !  » 

En  passant,  il  vit  encore  Riffi,  le  petit  tail- 
leur des  Charmes,  penché  sur  un  grand  fusil 
de  munition  ;  le  petit  homme  s'était  fait  une 
marche  dans  la  neige  pour  ajuster.  Plus  haut, 
il  reconnut  aussi  le  vieux  bûcheron  Rflchart, 
avec  ses  gros  sabots  garnis  de  peau  de  mouton; 
il  buvait  un  bon  coup  à  sa  gourde,  et  se  dres- 
sait lentement,  la  carabine  sous  le  bras  et  le 
bonnet  de  coton  sur  l'oreille. 

Ce  fut  tout;  car  pour  dominer  l'ensemble  de 
l'action,  il  lui  fallait  grimper  jusqu'à  la  cime 
du  Donon,  où  se  trouve  un  rocher. 

Lagarmitte  suivait,  allongeant  ses  grandes 
jambes  comme  des  échasses.  Dix  minules  après, 
lorsqu'ils  atteignirent  le  haut  de  la  roche  tout 
haletants,  ils  aperçurent  à  quinze  cents  mètres 
au-dessous  d'eux  la  colonne  ennemie,  forte 
d'environ  trois  mille  hommes,  avec  les  grands 
habits  blancs,  les  buHleteries,  les  guêtres,  do 
toile  ,  les  shakos  évasés ,  les  moustaches 
rousses;  les  jeunes  officiers  à  casquette  plate, 
dans  l'intervalle  des  compagnies,  se  dandinani 
à  cheval  l'épée  au  poing,  et  se  retournant  pour 
crier  d'une  voix  grêle  :  «  Forvertz!  forvcrtzl  '  » 

Tout  cela  hérissé  de  baïonnettes  scintillantes, 
et  montant  au  pas  de  charge  vers  les  abatis. 

Le  vieux  Materne,  son  grand  nez  d'épervier 

*  Ed  «rani!  en  avantl 


relevé  au-dessus  d'une  brindille  de  genéviier 
et  le  sourcil  haut,  observait  aussi  l'arrivée  des 
Allemands.  Et  comme  il  avait  la  vue  trés-natte, 
il  distinguait  même  les  figures  de  celte  foule, 
et  choissait  l'homme  qu'il  voulait  abattre. 

An  milieu  de  la  colonne,  sur  un  grand  che- 
val bai,  s'avançait  tout  droit  un  vieil  officier  à 
perruque  blanche,  le  chapeau  à  cornes  galonné 
d'or,  la  taille  enveloppée  d'une  écharpe  jaune, 
et  la  poitrine  décorée  de  rubans.  Lorsque  ce 
personnage  relevait  la  tête,  la  corne  de  son 
chapeau,  surmonté  d'une  touffe  de  plumes 
noires,  formait  visière.  Il  avait  de  grandes 
rides  le  long  des  joues,  et  ne  semblait  pas 
tendre. 

«  Voilà  mon  homme  !  »  se  dit  le  vieux  chas- 
seur en  épaulant  lentement. 

Il  ajusta,  fit  feu,  et  quand  il  regarda,  le  vieil 
officier  avait  disparu. 

Aussitôt  la  côte  se  mit  à  pétiller  de  coups  de 
fusil  tout  le  long  des  retranchements;  mais  les 
Allemands,  sans  répondre,  continuèrent  d'a- 
vancer vers  les  abatis,  le  fusil  sur  l'épaule,  et 
les  rangs  bien  alignés  comme  à  la  parade. 

Pour  dire  la  vérité,  plus  d'un  brave  monta- 
gnard, père  de  famille,  voyant  monter  cette 
forêt  de  baïonnettes,  malgré  la  fusillade,  pensa 
qu'il  aurait  peut-être  mieux  fait  de  rester  au 
village,  que  de  se  fourrer  dans  une  pareille  af- 
faire. Mais  comme  dit  le  proverbe  :  «  Le  vin 
était  tiré;  il  fallait  le  boire!  » 

Riffi,  le  petit  tailleur,  .se  rappela  les  paroles 
judicieuses  de  sa  femme  Sapience  :  «  Riffi, 
vous  vous  ferez  estropier,  et  ce  sera  bien  fait!» 

11  promit  un  ea;-uo/o  superbe  à  là  chapelle  do 
Saint-Léon,  s'il  revenait  de  la  guerre;  mais  en 
même  temps,  il  résolut  de  faire  bon  usage  de 
son  grand  fusil  de  munition. 

A  deux  cents  pas  des  abatis,  les  Allemands 
firent  halle  et  commencèrent  un  feu  roulant 
tel  qu'on  n'en  avait  jamais  entendu  dans  la 
montagne  :  c'était  un  véritable  bourdonnement 
de  coups  de  fusil;  les  balles,  par  centaines,  lia- 
chaient  les  branches,  faisaient  sauter  des  mor- 
ceaux de  glace,  s'écrasaient  sur  les  rochers,  à 
droite,  à  gauche,  en  avant,  par  derricne.  Elles 
ricochaient  avec  des  sifflements  bizarres,  et 
passaient  parfois  comme  des  volées  de  pi-_ 
geons. 

Gela  n'empêchait  pas  les  montagnards  de 
continuer  leur  feu,  mais  on  ne  l'entendait  plus. 
Toute  la  côte  s'enveloppait  d'une  fuméebleuâtre 
qui  empêchait  d'ajuster. 

Au  bout  d'environ  dix  minutes,  il  y  eut  un 
roulement  de  tambour,  et  toute  cette  masse 
d'hommes  se  prit  à  courir  sur  les  aljatis,  leurs 
officiers  comme  les  autres,  criant  «  Forverlzl» 

La  terre  en  tremblait. 


L'INVASION. 


55 


Materne,  se  dressant  de  toute  sa  hauteur,  à 
côté  de  la  tranchée,  les  joues  frémissantes,  la 
voix  terrible,  s'écria  : 

«  Debout!...  Debout!...  » 

Il  était  temps,  car  bon  nombre  de  ces  Alle- 
mands, presque  tous  des  étudiants  en  philo- 
sophie, en  droit,  en  médecine,  balafrés  dans 
les  brasseries  de  Munich,  d'Iéna  et  d'ailleurs, 
et  qui  se  battaient  contre  nous,  parce  qu'on 
avait  promis  de  leur  accorder  des  libertés  après 
la  chute  de  Napoléon,  tous  ces  gaillards  intré- 
pides grimpaient  des  pieds  et  des  mains  le  long 
des  glaces,  et  voulaient  sauter  dans  les  retran- 
chements. 

Mais  à  mesure  qu'ils  grimpaient,  on  les  as- 
sommait à  coups  de  crosse,  et  ils  retombaient 
dans  leurs  rangs  comme  la  grêle. 

C'est  en  ce  moment  qu'on  vit  la  belle  con- 
duite du  vieux  bûcheron  Rochart.  A  lui  seul, 
il  renversa  plus  de  dix  de  ces  enfants  de  la 
vieille  Germanie.  Il  les  saisissait  sous  les  bras 
et  les  lançait  sur  la  route.  Le  vieux  Materne 
avait  sa  baïonnette  toute  gluante  de  sang.  Et  le 
petit  Uifli  ne  cessait  pas  de  charger  son  grand 
fusil,  et  de  tirer  dans  le  tas  avec  enthousiasme; 
et  Joseph  Larnette,  qui  reçut  malheureuse- 
ment un  coup  de  fusil  dans  l'œil;  Hans  Baum- 
garten  qui  eut  l'épaule  fracassée  ;  Daniel  Spilz 
qui  perdit  deux  doigts  d'un  coup  de  sabre,  et 
une  foule  d'autres,  dont  les  noms  devront  être 
honorés  et  vénérés  de  siècle  en  siècle,  ne  ces- 
sèrent pas  une  seconde,  charger  et  de  déchar- 
ger leurs  fusils. 

Au-dessous  de  la  rampe,  on  entendait  des 
cris  affreux,  et  quand  on  regardait  par-dessus, 
on  voyait  des  baïonnettes  hérissées,  des 
hommes  à  cheval. 

Cela  dura  bien  un  bon  quart  d'heure.  On  ne 
savait  ce  que  les  Allemands  voulaient  faire, 
puisqu'il  n'y  avait  pas  de  passage.  Mais,  tout  à 
coup,  ils  se  décidèrent  à  s'en  aller.  Presque 
tous  les  étudiants  avaient  succombé,  et  les 
autres,  vieux  routiers  habitués  aux  retraites 
honorables,  ne  s'acharnaient  pas  avec  le  même 
enthousiasme. 

Ils  commencèrent  par  battre  lentement  en 
retraite,  puis  plus  vite.  Les  ofTiciers,  derrière 
eux,  les  frappaient  du  plat  de  leur  épée,  les 
coups  de  fusil  les  suivaient,  et  finalement,  ils 
se  sauvèrent  avec  autant  de  précipitation,  qu'ils 
avaient  mis  d'ordre  à  venir. 

Materne,  debout  sur  le  talus  avec  cinquante 
autres,  brandissait  sa  carabine  en  riant  de  bon 
cœur. 

Au  bas  de  la  rampe  se  traînaient  à  terre  des 
masses  de  blessés.  La  neige  trépignée  était 
rouge^de  sang.  Au  milieu  des  morts  entassés, 
on  voyait  deux  jeunes  officiers  encore  vivants 


engagés  sous  les  cadavres  de  leurs  chevaux. 

C'était  horrible  !  Mais  les  hommes  sont  vrai- 
ment féroces  :  il  n'y  en  avait  pas  un  parmi  les 
montagnards  qui  plaignit  ces  malheureux;  au 
contraire,  plus  ils  en  voyaient,  plus  ils  étaient 
réjouis. 

Le  petit  Riffi,  en  ce  moment,  transporté 
d'un  noble  enthousiasme,  se  laissa  glisser  le 
long  du  talus.  Il  venait  d'apercevoir,  un  peu  à 
gauche,  au-dessous  des  abatis,  un  superbe 
cheval,  celui  du  colonel  tué  par  Materne,  et  qui 
s'était  retiré  dans  cet  angle  sain  et  sauf. 

«  Tu  seras  à  moi,  se  disait-il;  c'est  Sapience 
qui  va  être  étonnée  !  » 

Tous  les  autres  l'enviaient.  Il  saisit  le  cheval 
par  la  bride  et  monta  dessus.  Mais  qu'on  juge 
de  la  stupéfaction  générale,  et  surtout  de  celle 
de  Riffi,  lorsque  ce  noble  animal  prit  sa  coui'se 
ventre  à  terre  du  côté  des  Allemands. 

Le  petit  tailleur  levait  les  mains  au  ciel,  im- 
plorant Dieu  et  les  saints. 

Materne  eut  envie  de  tirer,  mais  il  ne  l'osa 
pas,  le  cheval  allait  trop  vite. 

A  peine  au  milieu  des  baïonnettes  ennemies 
Rifil  disparut. 

Tout  le  monde  crut  qu'il  avait  été  massacré; 
seulement,  une  heure  plus  tard,  on  le  vit  passer 
dans  la  grand  rue  de  Grandfontaine,  les  mains 
liées  sur  le  dos,  et  le  caporal  schlague  derrière 
lui,  la  baguette  en  l'air. 

Pauvre  Riffi  !  seul,  il  ne  jouit  pas  du  triomphe 
et  ses  camarades  finirent  même  par  rire  de  son 
triste  sort,  comme  s'il  se  fût  agi  d'un  kaiserlick. 

Tel  est  le  caractère  des  hommes;  pourvu 
qu'ils  soient  contents,  la  misère  des  autres  les 
touche  peu. 


XV 


Les  montagnards  ne  se  connaissaient  plus 
d'enthousiasme  ;  ils  levaient  les  mains,  se  glo- 
rifiant les  uns  les  autres,  et  se  regardant  comme 
les  héros  des  héros. 

Catherine,  Louise,  le  docteur  Lorquin,  tout 
le  monde  était  sorti  de  la  ferme,  criant,  se  féli- 
citant, regardant  les  traces  des  balles,  les  talus 
noircis  par  la  poudre  ;  puis ,  Joseph  Larnette,' 
la  tête  fracassée,' étendu  dans  son  trou;  Baum- 
garten,  le  bras  pendant,  qui  se  rendait  à  l'am- 
bulance tout  pâle,  et  Daniel  Spitz  qui,  malgré 
Bon  coup  de  sabre,  voulait  j'estcr  et  se  battre; 
mais  le  docteur  n'entendit  pas  de  cette  oreille, 
et  le  força  d'entrer  à  la  ferme. 

Louise,  arrivée  avec  la  petite  charrette,  ver- 
sait de  l'eau-de-vie  aux  combattants,  et  Gathe- 


50 


ROMANS   NATIONAUX. 


A  mesure  qu'ils  grimpaient,  on  les  assommait  à  coup  de  crosse.  (Page  55.) 


rine  Lefèvre,  debout  au  bord  de  la  rampe,  re- 
gardait les  morts  et  les  blessés  épars  sur  la 
route,  au  bout  de  longues  traînées  de  sang.  Il 
y  avait  là  de  pauvres  jeunes  gens  et  des  vieux, 
la  figure  blanche  comme  de  la  cire,  les  yeu.x 
tout  grands  ouverts ,  les  bras  étendus.  Quel- 
ques-uns cherchaient  à  se  relever  et  retom- 
baient aussitôt  ;  d'autres  regardaient  en  l'air, 
comme  s'ils  avaient  encore  pour  de  recevoir 
des  coups  de  fusil.  Ils  se  traînaient  le  long  du 
talus  pour  se  mettre  à  l'abri  des  balles. 

Plusieurs  semblaient  résignés  et  cherchaient 
une  place  pour  mourir,  ou  bien  ils  regardaient 
au  loin  leur  régiment  qui  s'en  allait  à  Framont; 
ce  régiment,  avec  lequel  ils  avaient  quitté  leur 
village,  avec  lequel  ils  venaient  de  faire  une 
longue  campagne,  et  qui  les  abandonnait!  «  Il 


reverra  la  vieille  Allemagne!  pensaient-ils.  Et 
quand  on  demandera  au  capitaine,  au  sergent: 
«  Avez-vous  connu  un  tel  :  Hans,  Kasper ,  Nickel 
delà  l"ou  de  la  2' compagnie?  «ils  répondront: 
«  Attendez...  c'est  bien  possible...  n'avait-il  pas 
une  balafre  à  l'oreille  ou  sur  la  joue?  les  che- 
veux blonds  ou  bruns,  cinq  pied  six  pouces? 
Oui,  je  l'ai  connu.  Il  est  resté  en  France,  du 
côté  d'un  petit  village  dont  je  ne  me  rappelle 
plus  le  nom.  Des  montagnards  l'ont  massacré 
le  même  jour  que  le  gros  major  Yéri-Peter; 
c'était  un  brave  garçon.  •  Et  puis  bonssirl  » 

Peut-être,  dans  le  nombre,  s'en  trcuvait- 
il  qui  songeaient  à  leur  mère...  à  une  jolie 
fille  de  là-bas,  Grelchen  ou  Lotchen,  qui  leur 
avait  donné  un  ruban  en  pleurant  à  chaudes 
larmes  au  moment  du  départ:  •  J'attendrai  ton 


TbI'IS.     Jui«S    Il3IUV.-lllll:-t', 


L'INVASION. 


57 


I!  ci.j.MJl  (11  iiiriiii.'  tc:i.ps  le  grand  officiel'  à  moiistaclits  bloiulis   vl'.ii;i'  ('0  i 


retour,  Kasper;  je  no  me  marierai  qu'avec 
toi  !  •  Oui,  oui,  tu  attendras  longtemps  ! 

Ce  n'était  pas  gai. 

La  mère  Lefèvre,  voyant  cela,  songeait  à 
Gaspard.  Hulliu,  qui  venait  d'arriver  avec  La- 
garmitte,  criait  d'un  Ion  joyeux  : 

«  Eli  bien,  mes  garçons,  vous  avez  vu  le  feu, 
mille  tonnerres!  ça  marche!  —  Les  Allemands 
ne  se  vanteront  pas  de  cette  journée.  • 

Puis  il  embrassait  Louise,  et  courait  à  la 
mère  Lefèvre  : 

«  Etes-vous  contente,  Catherine?  voilà  nos 
affaires  en  bon  état  !  Mais,  qu'avez-vous  donc? 
vous  ne  riez  pas. 

— Oui,  Jean-Claude,  tout  va  bien...  je  suis 
contente  ;  mais  regardez  un  peu  sur  la  route... 
quel  massacre  1 


— C'est  la  guerre!  répouditgravemenlHullin. 

—Est-ce  qu'il  n'y  aurait  pas  moyen  d'allei' 
prendre  ce  petit  Là-bas...  qui  nous  regarde  avec 
ses  grands  yeux  bleus?  il  me  fait  de  la  peine... 
ou  ce  grand  brun  qui  se  bande  la  jamlje  avec 
son  mouchoir? 

— Impossible,  Catherine,  j'en  suis  fâché;  il 
faudrait  tailler  un  escalier  dans  la  glace  pour 
descendre,  et  les  Allemands,  qui  vont  revenir 
dans  une  ou  deux  heures,  nous  suivraient  par 
là.  Allons-nous-en.  Il  faut  annoncer  la  victoire 
à  tous  les  villages-:  à  Labarbe,  à  Jérôme,  à 
Piorette.  Hé!  Simon,  Niklo,  Marchai,  arrivez 
ici!  vous  allez  partir  tout  de  suite  porter  la 
grande  nouvelle  aux  camarades.  Materne,  ouvre 
l'œil  ;  au  moindre  mouvement,  fais-moi  pré- 
venir. » 


31 


31 


58 


ROMANS    NATIONAUX. 


Jls  s'approchèrent  de  la  ferme,  et  Jean-Claude 
■vit,  en  passant,  la' réserve,  et  Marc  Divès  à 
cheval  au  milieu  de  ses  hommes.  Le  contre- 
bandier se  plaignait  amèrement  de  rester  les 
bras  croisés.  Il  se  regardait  comme  déshonoré 
de  n'avoir  rien  à  faire. 

«  Bah!  lui  dit  Hullin,  tant  mieux  !  D'ailleurs 
tu  surveilles  notre  droite.  Regarde  ce  plateau 
là- bas.  Si  l'on  nous  attaque  de  ce  côté,  tu  mar- 
cheras! » 

Divès  ne  dit  rien  ;  il  avait  une  figure  à  la 
fois  triste  et  indignée,  et  ses  grands  contreban- 
diers ,  enveloppés  de  leurs  manteaux ,  leurs 
longues  brettes  pendant  au-dessous,  ne  sem- 
blaient pas  non  plus  de  bonne  humeur:  on  au- 
rait dit  qu'ils  méditaient  une  vengeance. 

Hullin,  ne  pouvant  les  consoler,  entra  dans 
la  métairie.  Le  docteur  Lorquin  était  en  train 
d'extraire  la  balle  de  la  blessure  de  Baum- 
garten,  qui  jetait  des  cris  terribles. 

Pelsly,  sur  le  seuil  de  sa  maison,  tremblait  de 
tous  ses  membres.  Jean-Claude  lui  demanda  du 
papier  et  de  l'encre,  pour  expédier  ses  ordres 
dans  la  montagne;  c'est  à  peine  si  le  pauvre 
anabaptiste  put  les  lui  donner,  tant  il  était 
troublé.  Cependant,  il  y  parvint,  et  les  piétons 
partirent  tout  fiers  d'être  chargés  d'annoncer 
la  première  bataille  et  la  victoire. 

Quelques  montagnards,  entrés  dans  la  grande 
salle,  se  réchauffaient  au  fourneau  et  causaient 
avec  animation.  Daniel  Spitz  avait  déjà  subi 
l'amputation  de  ses  deux  doigts,  et  se  tenait 
assis  derrière  le  poêle,  la  main  enveloppée  de 
linge. 

Ceux  qui  avaint  été  postés  dei-rière  les  abatis 
avant  le  jour,  n'ayant  pas  déjeuné,  cassaient 
alors  une  croûte  et  vidaient  un  verre  de  vin, 
tout  en  criant,  gesticulant,  et  se  glorifiant  la 
bouche  pleine.  Puis  on  sortait,  on  allait  jeter 
un  coup  d'oeil  dans  la  tranchée,  on  revenait  se 
chauffer,  et  tout  le  monde,  en  parlant  de  RifTi, 
de  ses  lamentations  à  cheval ,  et  de  ses  cris 
plaintifs,  riait  à  se  tordre  les  côtes. 

Il  était  onze  heures.  Ces  allées  et  ces  venues 
durèrent  jusqu'à  midi,  moment  où  Marc  Divès 
entra  tout  à  coup  dans  la  salle,  en  criant: 

«  Hullin  !  où  est  Hullin  ? 

—Me  voilà  ! 

— Eh  bien ,  arrive  I  » 

L'accent  du  contrebandier  avait  quelque 
chose  de  bizarre  ;  tout  à  l'heure,  furieux  de 
n'avoir  pas  pris  part  au  combat,  il  semblait 
triomphant.  Jean-Claude  le  suivit  fort  inquiet, 
et  la  grande  salle  fut  évacuée  sur-le-champ, 
tout  le  monde  étant  convaincu,  d'après  l'ani- 
mation de  Marc,  qu'il  s'agissait  d'une  affaire 
grave. 

A  droite  du  Donon  s'étend  le  ravin  des  Mi- 


nières, où  bouillonne  un  torrent  à  la  fonte  des 
neiges  ;  il  descend  de  la  cime  de  la  montagne 
jusqu'au  fond  de  la  vallée. 

Juste  en  face  du  plateau  défendu  par  les  par- 
tisans, et  de  l'autre  côté  de  ce  ravin,  à  cinq  ou 
six  cents  mètres,  s'avance  une  sorte  de  terrasse 
découverte  à  pente  escarpée,  que  Hullin  n'avait 
pas  jugé  nécessaire  d'occuper  provisoirement, 
ne  voulant  pas  diviser  ses  forces,  et  voyant,  du 
reste,  qu'il  lui  serait  facile  de  tourner  cette 
position  par  les  sapinières  et  de  s'y  établir,  si 
l'ennemi  faisait  mine  de  vouloir  s'en  emparer. 

Maintenant,  qu'on  se  figure  la  consternation 
du  brave  homme,  lorsqu'arrivé  sur  le  seuil  de 
la  métairie,  il  vit  deux  compagnies  d'Allemands 
grimper  à  cette  côte,  au  milieu  dt^s  jardins  de 
Grandfontaine,  avec  deux  pièces  de  campagne, 
enlevées  par  de  forts  attelages,  et  comme  sus- 
pendues au  précipice.  Tout  le  monde  poussait 
aux  roues,  et  dans  quelques  instants  les  canons 
allaient  atteindre  le  plateau.  Ce  fut  un  coup  de 
foudre  pour  Jean-Claude;  il  pâlit,  puis  il  entra 
dans  une  fureur  épouvantable  contre  Divès. 

«  Ne  pouvais-tu  m'avertir  plus  tôt?  hurla-t- 
il.  Est-ce  que  je  no  t'avais  pas  recommandé  de 
surveiller  le  ravin  ?  Nous  sommes  tournés  I  Ils 
vont  nous  prendre  en  écharpe,  couper  la  route 
plus  loin!  tout  est  au  diable  !  » 

Les  assistants  et  le  vieux  Materne  lui-même, 
qui  venait  d'accourir  en  toute  hâte,  frémirent 
du  coup  d'oeil  qu'il  lança  au  contrebandier. 

Celui-ci,  malgré  son  audace  ordinaire,  resta 
tout  interdit,  ne  sachant  que  répondre. 

«  Allons,  allons  ,  Joan-Claude,  dit-il  enfin, 
calme-toi;  ce  n'est  pas  aussi  grave  que  tu  le 
dis.  Nous  n'avons  pas  encore  donné,  nous  au- 
tres. Et  puis,  il  nous  manque  des  canons,  ça 
fera  juste  notre  aflFaire. 

—  Oui,  notre  affaire,  grand  imbécile!  L'a- 
mour-propre t'a  fait  attendre  jusqu'à  la  der- 
nière minute,  n'est-ce  pas?  Tu  voulais  te  battre, 
pouvoir  te  vanter,  te  glorifier.  Et,  pour  cela, 
tu  risques  notre  peau  à  tous!  Tiens,  regarde, 
voilà  déjà  les  autres  qui  se  préparent  à  Fra- 
m.ont.  » 

En  effet,  une  nouvelle  colonne,  beaucoup 
plus  forte  que  la  première ,  sortait  alors  de 
Framont  au  pas  de  charge  et  montait  vers  les 
abatis.  Divès  ne  disait  mot.  Hullin,  dominant 
sa  colère,  se  calma  subitement  en  face  du 
danger. 

«  Allez  reprendre  vos  postes,  dit-il  aux  assis- 
tants d'une  voix  brève  ;  que  tout  le  monde  soit 
prêt  pour  l'attaque  qui  s'avance.  Materne,  at- 
tention ! 

Le  vieux  chasseur  inclina  la  tête. 

Cependant,  Marc  Divès  avait  repris  son 
aplomb. 


L'INVASION. 


59 


•  Au  lieu  de  crier  comme  une  femme,  dit-il, 
lu  ferais  mieux  de  me  donner  l'ordre  d'attaquer 
là-bas,  en  tournant  le  ravin  par  les  sapinières. 

— Il  le  faut  bien,  mitle  tonnerres!  •  répliqua 
Jean -Claude. 

Et  d'un  ton  plus  calme: 

«  Écoute,  Marc,  je  t'en  veux  à  mort!  Nous 
étions  vainqueurs,  et,  par  ta  faute,  loutest  remis 
en  question.  Si  tu  manques  ton  coup,  nous  nous 
couperons  la  gorge  ensemble  ! 

— Bon,  bon,  l'affaire  est  dans  le  sac,  j'en  ré- 
ponds !  » 

Puis,  sautant  à  cheval,  et  rejetant  le  pan  de 
son  manteau  sur  l'épaule,  il  tira  sa  grande 
latte  d'un  air  superbe.  Ses  hommes  en  firent 
autant. 

Alors  Divès ,  se  tournant  vers  la  réserve, 
composée  do  cinquante  montagnards,  leur 
montra  le  plateau  de  la  pointe  de  son  sabre, 
et  dit: 

«  Vous  voyez  cela,  garçons;  il  nous  faut 
cette  position.  Ceux  de  Dagsburg  ne  diront  pas 
qu'ils  ont  plus  de  cœur  que  ceux  de  la  Sarre. 
En  avant  !  » 

Et  la  troupe,  pleine  d'ardeur,  se  mit  en 
marche,  côtoyant  le  ravin.  Hullin,  tout  pâle, 
cria  : 

•  A  la  baïonnette  I  » 

Le  grand  contrebandier,  sur  son  immense 
roussin  à  la  croupe  musculeuse  et  luisante,  se 
retourna,  riant  du  coin  de  sa  moustache;  il 
balança  sa  latte  d'un  air  expressif,  et  toute  la 
troupe  s'enfonça  dans  la  sapinière. 

Au  même  instant  les  Allemands,  avec  leurs 
pièces  de  huit,  atteignaient  le  plateau  et  se 
mettaient  en  batterie,  tandis  que  la  colonne  de 
Framonl  escaladait  la  côte.  Tout  se  trouvait 
donc  dans  le  même  état  qu'avant  la  bataille; 
avec  cette  différence  que  les  boulets  ennemis 
allaient  être  de  la  partie,  et  prendre  les  monta- 
gnards à  revers. 

On  voyait  distinctement  les  deux  pièces,  les 
crampons,  les  leviers,  les  écouvillons,  les  ar- 
tilleurs et  l'oflicier,  un  grand  maigre,  large  des 
épaules,  les  longues  moustaches  blondes  flot- 
tantes. Les  couches  d'azur  de  la  vallée  rappro- 
chant les  distances,  on  aurait  cru  pouvoir  y 
porter  là  main  ;  mais  Hullin  et  Materne  ne  s'y 
trompaient  pas  :  il  y  avait  bien  six  cents  mè- 
tres; aucun  fusil  ne  portait  jusque-là. 

Néanmoins  le  vieux  chasseur,  avant  de  re- 
tourner aux  abatis,  voulut  en  avoir  la  conscience 
nette.  Il  s'avança  donc  aussi  près  que  possible 
du  ravin,  suivi  de  son  flis  Kasper  et  de  quel- 
ques montagnards,  et,  s'appuyant  contre  un 
arbre,  il  ajusta  lentement  le  grand  officier  aux 
moustaches  blondes. 

Tous  les  assistants  retenaient  leur  haleine, 


dans  la  crainte  de  troubler  cette  expérience. 

Le  coup  partit,  et  lorsque  Materne  posa  sa 
crosse  à  terre  pour  voir,  rien  n'avait  bougé. 

«  C'est  étonnant  comme  l'âge  ti'oubte  la  vue, 
dit-il. 

— Vous,  la  vue  trouble  1  s'écria  Kasper;  il 
n'y  en  a  pas  un,  des  Vosges  à  la  Suisse,  qui 
puisse  se  vanter  de  placer  une  balle  à  deux 
cents  mètres  aussi  bien  que  vous  !  » 

Le  vieux  forestier  le  savait  bien,  mais  il  ne 
voulait  pas  décourager  les  autres. 

«  C'est  bon,  reprit-il,  nous  n'avons  pas  le 
temps  de  disputer.  Voici  les  ennemis  qui  mon- 
tent ;  que  chacun  fasse  son  devoir.  » 

Malgré  ces  paroles,  simples  et  calmes  en 
apparence.  Materne  éprouvait  un  grand  trouble 
intérieur.  En  entrant  dans  la  tranchée,  de 
vagues  rumeurs  frappèrent  son  oreille  :  le  fré- 
missement des  armes,  le  bruit  régulier  d'une 
foule  de  pas;  il  regarda  par-dessus  la  rampé 
et  vit  les  Allemands  qui  arrivaient  cette  fois 
avec  de  longues  échelles  garnies  de  crampons. 

Ce  fut  pour  le  brave  homme  un  coup  d'oeil 
désagréable  ;  il  fit  signe  à  son  garçon  d'appro- 
cher, et  lui  dit  tout  bas  : 

«  Kasper,  ça  va  mal,  ça  va  très-mal;  les 
gueux  arrivent  avec  des  échelles;  donne-moi  la 
main.  Je  voudrais  bien  t'avoir  près  de  moi,  et 
Frantz  aussi  !  m  lis  nous  allons  défendre  notre 
peau  solidement.  • 

En  ce  moment,  un  choc  terrible  ébranla  tous 
les  abatis  jusqu'à  la  base  ;  on  entendit  une  voix 
rauque  crier  :  «  Ah  1  mon  Dieu  !  » 

Puis  un  bruit  sourd  à  cent  pas;  un  sapin  se 
pencha  lentement  et  tomba  dans  l'abîme.  C'é- 
tait le  premier  coup  de  canon  :  il  avait  coupé 
les  jambes  du  vieux  Rochart.  Ce  coup  fut  suivi 
presque  au  même  instant  d'un  autre,  qui  cou- 
vrit tous  les  montagnards  de  glace  broyée,  avec 
un  ronflement  terrible.  Le  vieux  Materne  lui- 
même  s'était  courbé  sous  ce  ronflement,  mais 
aussitôt  se  relevant,  il  s'écria  : 

«  Vengeons-nous,  mes  enfants  !  Les  voici... 
Vaincre  ou  mourir  !  » 

Heureusement  l'épouvante  des  montagnards 
ne  dura  qu'une  seconde;  tous  comprirent  qu'à 
la  moindre  hésitation  ils  étaient  perdus.  Deux 
échelles  se  dressaient  déjà  dans  les  airs  malgré 
la  fusillade,  et  s'abattaient  avec  leurs  crampons 
sur  la  rampe.  Cette  vue  fit  bondir  tous  les  par- 
tisans de  la  tranchée,  et  le  combat  recommença 
plus  terrible,  plus  désespéré  que  là  première 
fois. 

Hullin  avait  remarqué  les  échelles  avant 
Materne,  et  son  indignation  contre  Divès  s'était 
encore  accrue;  mais,  comme  en  pareil  cas  l'in- 
dignation n'est  bonne  à  rien,  il  avait  envoyé 
Lagarmittedire  à  Frantz  Materne,  qui  se  trou- 


60 


ÔOMANS   NATIONAUX. 


vait  posté  de  l'autre  côté  du  Donon,  d'arriver 
eu  toute  hâte  avec  la  moitié  de  ses  hommes. 
On  peut  s'imaginer  si  le  brave  garçon,  prévenu 
du  danger  que  courait  sou  père,  perdit  une  se- 
conde. Déjà  l'on  voyait  les  larges  feutres  noirs 
grimper  la  côte  à  travers  les  neiges,  la  carabine 
en  bandoulièi'e.  Ils  accouraient  aussi  vite  qu'ils 
pouvaient,  et  pourtant  Jean-Claude,  descendant 
à  leur  rencontre,  la  sueur  au  front,  l'œil  ha- 
gard, leur  criait  d'une  voix  vibi'ante  : 

«  Allons- donc...  plus  vite!...  de  ce  train-là 
vous  n'arriverez  jamais!  » 

Il  frémissait  de  rage,  attribuant  tout  le  mal- 
heur au  contrebandier. 

Cependant  Marc  Divès,  au  bout  d'une  demi- 
heure  environ,  avait  fait  le  tour  du  ravin,  et, 
du  haut  de  son  grand  roussin,  il  commençait  à 
découvrir  les  deux  compagnies  d'Allemands, 
l'arme  au  pied,  à  cent  pas  derrière  les  pièces 
qui  faisaient  feu  sur  les  retranchements.  Alors, 
s'appiochant  des  montagnards,  il  leur  dit  en 
étoufïant  sa  voix,  tandis  que  les  détonations  se 
répercutaient  coup  sur  coup  dans  la  gorge,  et 
qu'au  loin  s'entendaient  les  clameurs  de  l'as- 
saut : 

«  Camarades,  vous  allez  tomber  sur  l'infan- 
terie à  la  baïonnette  ;  moi  et  mes  hommes  nous 
nous  chargeons  du  reste. — Est-ce  entendu? 
— Oui,  c'est  entendu. 
— Eh  bien  donc,  en  route  !  » 
Toute  la  troupe  en  bon  ordre  s'avança  vers 
la  lisière  du  bois,  le  grand  Piercy  de  Soldaten- 
thal  en  tête.  Presque  au  même  instant,  il  y  eut 
le  «  vcrda*!  »  d'une  sentinelle  ;  puis  deux  coups 
de  fusil  ;  puis  un  grand  cri  :  «  Vive  la  France  I  » 
et  le  bruit  sourd  d'une  foule  de  pas  qui  s'élan- 
cent ensemble  :  les  braves  montagnards  fon- 
daient sur  l'ennemi  comme  une  bande  de  loups! 
Divès,  debout  sur  ses  étriers,  son  grand  nez 
en  l'air  et  les  moustaches  hérissées,  les  regar- 
dait en  riant  : 

«  Ça  va  bien,  »  disait-il. 
La  mêlée  était  épouvantable,  la  terre  en 
tremblait.  Les  Allemands,  pas  plus  que  les 
partisans,  ne  faisaient  feu;  tout  se  passait  en 
silence  !  le  froissement  des  baïonnettes  et  le 
bruit  des  crosses,  traversés  de  loin  en  loin  par 
un  coup  de  fusil,  des  cris  de  rage,  des  trépi- 
gnements, du  tumulte  :  on  n'entendait  pas 
autre  chose. 

Les  contrebandiers,  le  cou  tendu,  le  sabre  au 
poing,  flairaient  le  carnage,  attendant  le  signal 
de  leur  chef  avec  impatience. 

«  Maintenant,    c'est  notre  tour,   dit   enfm 
Marc.  A  nous  les  pièces  !  » 
Et  de  l'épaisseur  du  fourré,  leurs  grands 

♦  Qui  vive  I 


manteaux  flottant  comme  des  ailes,  les  reins 
penchés  et  la  brette  en  avant,  ils  partirent. 
«  Ne  sabrez  pas,  pointez,  »  dit  encore  Marc. 
Ce  fut  tout. 

Les  douze  vautours  en  une  seconde  furent 
sur  les  pièces.  11  y  avait  parmi  eux  quatre 
vieux  dragons  d'Espagne  et  deux  anciens  cui- 
rassiers de  la  garde,  que  le  goût  du  péril  atta- 
chait à  Marc.  Je  vous  laisse  à  penser  ce  qu'ils 
firent.  Les  coups  de  levier,  d'écouvillon  et  de 
sabre,  seules  armes  que  les  artilleurs  eussent 
sous  la  main,  pleuvaient  autour  d'eux  comme 
la  grêle.  Tout  était  paré  d'avance,  et  chaque 
riposte  mettait  un  homme  à  terre. 

Marc  Divès  reçut  à  bout  poi-tant  deux  coups 
de  pistolet,  dont  l'un  lui  noircit  la  joue  gauche 
et  l'autre  enleva  son  feutre.  Lui,  courbé  sur  sa 
selle,  son  long  bras  en  avant,  il  clouait  en 
même  temps  le  grand  officier  à  moustaches^ 
blondes  sur  une  de  ses  pièces;  puis  se  relevant 
lentement,  et  regardant  autour  de  lui,  les  sour- 
cils froncés  : 

«  Les  voilà  tous  nettoyés,  dit-il  d'un  ton 
sentencieux  ;  les  canons  sont  à  nous  !  » 

Pour  concevoir  l'ensemble  de  cette  scène 
teriùble,  il  faut  se  figurer  la  mêlée  sur  le  pla- 
teau des  Minières;  les  hui'lements,  les  hennis- 
sements des  chevaux,  les  cris  de  rage,  la  fuite 
des  uns,  jetant  leurs  armes  pour  'courir  plus 
vite,  l'acharnement  des  autres; — au  delà  du 
ravin,  les  échelles,  couvertes  d'uniformes 
blancs,  hérissées  de  baïonnettes; — les  monta- 
gnards sur  la  rampe,  se  défendant  avec  déses- 
poir;— les  flancs  de  la  côte,  la  route  et  surtout 
le  bas  des  abatis  encombrés  de  morts  et  de 
blessés;— la  masse  des  ennemis,  le  fusil  sur 
l'épaule,  les  officiers  au  milieu  d'eux,  se  pres- 
sant de  suivre  le  mouvement, — enfm  Materne, 
debout  sur  la  crête  du  talus,  la  crosse  en  l'air, 
la  bouche  ouverte  jusqu'aux  oreilles,  appelant 
à  grands  cris  son  fils  Frantz,  qui  accourait  avec 
sa  troupe,  maître  Jean-Claude  en  tête,  au  se- 
cours de  la  défense. — Il  faut  entendre  la  fusil- 
lade :  ces  décharges,  tantôt  par  pelotons,  tantôt 
successives;  et  surtout  les  cris  lointains,  va- 
gues, immenses,  traversés  de  plaintes  aiguës 
expirant  dans  les  échos  de  la  montagne.  Tout 
cela  concentré  dans  un  seul  instant,  et  sous  un 
coup  d'œil  :  voilà  ce  qu'il  faut  se  représenter  ! 
Mais  Divès  n'était  pas  contemplatif,  il  ne 
perdit  pas  de  temps  à  faire  des  réflexions  poé- 
tiques sur  le  tumulte  et  l'acharnement  de  la 
bataille.  D'un  regard  il  eut  jugé  la  situation, 
et,  sautant  d'e  son  cheval,  il  s'allongea  sur  la 
première  pièce  encore  chargée,  saisit  les  le- 
viers de  l'afTùt  pour  en  changer  la  direction, 
pointa  au  pied  des  échelles,  et,  ramassant  une 
mèche  qui  fumait  à  terre,  il  fit  feu. 


L'INVASION. 


61 


Alors,  au  loin,  s'élevèrent  des  clameurs 
étranges,  et  le  contrebandier,  regardant  à  tra- 
vers la  fumée,  vit  une  trouée  sanglante  dans 
les  rangs  de  Tennemi.  Il  agita  les  deux  mains 
en  signe  de.  triomphe,  et  les  montagnards,  de- 
bout sur  les  abatis,  lui  répondirent  par  un 
hourra  général. 

«  Allons,  pied  à  terre,  dit-il  à  ses  hommes, 
il  ne  faut  pas  s'endormir.  Une  gargousse  par 
ici,  un  boulet,  du  gazon.  C'est  nous  qui  allons 
balayer  la  route. — Gare  !  » 

Les  contrebandiers  se  mirent  en  position,  et 
le  feu  continua  sur  les  habits  blancs  avec  en- 
thousiasme. Les  boulets  bondissaient  dans 
leurs  rangs  en  enfilade.  A  la  dixième  décharge, 
ce  fut  un  sauve-qui-peut  général. 

•  Feu  !  feu  !  »  criait  Marc. 

Et  les  partisans,  enfin  appuyés  parla  troupe 
de  Frantz,  et  dirigés  par  Hullin,  reprenaient 
les  positions  qu'ils  avaient  un  instant  perdues. 

Tout  le  long  de  la  côte  ce  ne  furent  bientôt 
que  fuyards,  morts  et  blessés.  Il  était  alors 
quatre  heures  du  soir;  la  nuit  venait.  Le  der- 
nier boulet  tomba  dans  la  rue  de  Grandfon- 
taine,  et,  rebondissant  sur  l'angle  du  guévoir, 
il  alla  renverser  la  cheminée  du  Bœuf-Rouge. 

Environ  six  cents  hommes  périrent  en  ce 
jour.  Il  y  eut  des  montagnards,  il  y  eut  des 
kaiserlichs  en  bien  plus  grand  nombre.  Mais 
sans  la  canonnade  de  Divès,  tout  était  perdu, 
car  les  partisans  n'étaient  pas  un  contre  dix,  et 
l'ennemi  commençait  à  se  rendre  maître  de  la 
tranchée. 


XVI 


Les  Allemands,  entassés  dansGrandfontaine, 
s'enfuyaient  par  bandes  du  côté  de  Framont,  à 
pied,  à  cheval,  allongeant  le  pas,  traînant  leurs 
caissons,  jetant  leurs  sacs  au  revers  de  la 
route,  et  regardant  derrière  eux,  comme  s'ils 
eussent  craint  de  voir  les  partisans  à  leurs 
trousses. 

Dans  Grandfontaine,  ils  brisaient  tout  par 
esprit  de  vengeance,  ils  défonçaient  les  fenê- 
tres et  les  portes,  brutalisaient  les  gens,  de- 
mandaient à  manger,  à  boire  tout  de  suite,  et 
poursuivaient  les  filles  jusqu'au  grenier.  Leurs 
cris,  leurs  imprécations,  les  commandements 
des  chefs,  les  plaintes  des  bourgeois,  le  roule- 
ment sourd,  continu  des  pas  sur  le  pont  de 
Framont,  le  hennissement  grêle  des  chevaux 
blessés,  tout  cela  montait  en  rumeurs  confuses 
jusqu'aux  abatis. 

Sur  la  côte,  on  ne  voyait  que  des  armes,  des 


shakos,  des  morts,  enfin  tous  les  signes  d'une 
grande  déroute.  En  face  apparaissaient  les  ca- 
nons de  Marc  Divès,  braqués  sur  la  vallée  et 
prêts  à  faire  feu  en  cas  d'une  nouvelle  attaque. 

Tout  était  donc  fini,  bien  fini.  Et  pourtant 
pas  un  cri  de  triomphe  ne  s'élevait  des  retran- 
chements :  les  pertes  des  monlagnai'ds  avaient 
été  trop  cruelles  dans  ce  dernier  assaut.  Le  si- 
lence, succédant  au  tumulte,  avait  quelque 
chose  de  solennel,  et  tous  ces  hommes,  échap- 
pés du  carnage,  se  regardaient  l'un  l'autre 
d'un  air  grave,  comme  étonnés  de  se  voir. 
Quelques-uns  appelaient  un  ami,  d'autres  un 
frère  qui  ne  répondaient  pas.  Alors  ils  se  met- 
taient à  leur  recherche  dans  la  tranchée,  le 
long  des  abatis,  ou  sur  la  rampe,  criant  :  «  Hé  1 
Jacob,  Philippe,  est-ce  toi!  » 

Et  puis  la  nuit  venait;  ses  teintes  grises  s'é- 
tendaient surles  retranchements  et  sur  l'abîme, 
ajoutant  le  mystère  à  ce  que  ces  scènes  avaient 
d'effrayant.  Les  gens  allaient  et  venaient  à  tra- 
vers les  débris  sans  se  reconnaître. 

Materne,  après  avoir  essuyé  sa  baïonnette, 
appela  ses  garçons  d'un  accent  rauque  : 

«  Hé!  Kasper!  Frantz!  » 

Et  les  voyant  approcher  dans  l'ombre,  il  se 
prit  à  leur  demander  : 

«  Est-ce  vous  ?  » 

— Oui,  c'est  nous. 

— Vous  n'avez  rien  ? 

— Non.  » 

La  voix  du  vieux  chasseur,  de  sourde  qu'elle 
était,  devint  tremblante  : 

«  Nous  voilà  donc  encore  tous  les  trois  réu- 
nis !  «  flt-il  d'un  ton  bas. 

Et  lui,  qu'on  ne  pouvait  pas  accuser  d'être 
tendre,  il  embrassa  fortement  ses  fils,  ce  qui 
les  surprit.  Ils  entendirent  quelque  chose 
bouillonner  dans  sa  poitrine,  comme  des  san- 
glots intérieurs;  tous  deux  en  furent  émus,  et 
ils  se  disaient  :  «  Comme  il  nous  aime  !  Nous 
n'aurions  jamais  cru  cela  !  » 

Eux-mêmes  ils  se  sentirent  remués  jusqu'aux 
entrailles. 

Mais  bientôt,  le  vieux  revenant  à  ^ui,  s'écria  : 

«  C'est  égal,  voilà  une  rude  journée,  mes 
garçons.  Allons  boire  un  coup;  j'ai  soif.  » 

Alors,  lançant  un  dernier  regard  sur  le  talus 
sombre,  et  voyant  de  trente  pas  en  trente  pas 
les  sentinelles  que  Hullin  venait  de  poser  en 
passant,  ils  se  dirigèrent  ensemble  du  côté  de 
la  vieille  métairie. 

Ils  traversaient  la  tranchée  encombrée  do 
morts,  levant  les  pieds  lorsqu'ils  sentaient 
quelque  chose  de  mou,  quand  une  voix  étouffée 
leur  dit  : 

«  C'est  toi.  Materne?  » 

—Ah  !  mon  pauvre  vieux  Rochart...  pardon.  . 


62 


ROMANS  NATIONAUX. 


pardon,  répondit  le  vieux  chasseur  en  se  cour-  i 
bant,  je  t'ai  touché  '  Gomment,  tu  es  encore  là? 

— Oui...  ,ie  ne  peux  pas  m'en  aller...  puisque 
Je  n'ai  plus  de  jambes.  » 

Tous  trois  restèrent  silencieux,  et  le  vieux 
bûcheron  reprit  : 

«  Tu  diras  à  ma  femme  qu'il  y  a  derrière 
l'armoire,  dans  un  bas,  cinq  écus  de  six  livres. 
J'avais  ménagé  cola...  si  nous  tombions  malade 
l'un  ou  l'autre...  Moi,  je  n'en  ai  plus  besoin... 

—C'est-à-dire,  c'est-à-dire...  on  en  réchappe 
tout  de  même...  mon  pauvre  vieux!  Nous  al- 
lons l'emporter. 

— Non,  ça  n'en  vaut  pas  la  peine,  je  n'en  ai 
plus  pour  une  heure;  on  me  ferait  traîner.  » 

Materne,  sans  répondre,  fit  signe  à  Kasper  de 
mettre  sa  carabine  en  brancart  avec  la  sienne, 
et  à  Frantz,  de  placer  le  vieux  bùciieron  des- 
sus, malgré  ses  plaintes,  ce  qui  fut  fait  aussi-  | 
tôt.  C'est  ainsi  qu'ils  arrivèrent  ensemble  à  la  j 
ferme.  ', 

Tous  les  blessés,  qui  pendant  le  combat 
avaient  eu  la  force  de  se  traîner  à  l'ambulance, 
s'y  étaient  rendus.  Le  docteur  Lorquin  et  son 
son  confrère  Despois,  arrivé  pendant  la  j  ournée , 
avaient  eu  de  l'ouvrage  par-dessus  la  tête,  et  tout 
n'était  pas  encore  fini  de  ce  côté,  tant  s'en  faut. 

Comme  Materne,  ses  garçons  et  Rochart  tra- 
versaient l'allée  sombre  sous  la  lanterne,  ils  , 
entendirent  à  gauche  un  cri  qui  leur  donna 
froid  dans  les  os,  et  le  vieux  bûcheron,  à  moite 
mort,  s'écria  : 

«  Pourquoi  m'amenez-vous  là?  Je  ne  veux 
pas,  moi...  Je  ne  me  laisserai  rien  faire! 

—  Ouvre  la  porte,  Frantz,  dit  Materne,  la 
face  couverte  d'une  sueur  froide,  ouvre,  dépê- 
che-toi !  » 

Et  Frantz  ayant  poussé  la  porte,  ils  virent  sur 
une  grande  table  de  cuisine,  au  milieu  de  la 
salle  basse,  aux  larges  poutres  brunes,  entre 
six  chandelles,  le  fils  Colard  étendu  tout  de  son 
long,  un  homme  à  chaque  bras,  un  baquet 
dessous.  Le  docteur  Lorquin,  les  manches  de 
sa  chemise  retroussées  jusqu'aux  coudes,  une 
scie  courte  et  large  de  trois  doigts  au  poing, 
était  en  train  de  couper  ime  jambe  au  pauvre 
diable,  tandis  que  Despois  tenait  une  grosse 
éponge.  Le  sang  clapotait  dans  le  baquet,  Go- 
lard  était  plus  pâle  que  la  mort.  Catherine  Le- 
fèvre,  debout  à  côté,  un  rouleau  de  charpie  sur 
les  bras,  semblait  ferme  ;  mais  deux  grosses 
rides  sillonnaient  ses  joues  le  long  de  son  nez 
crochu,  tant  elle  serrait  les  dents.  Elle  regardait 
à  terre  sans  rien  voir. 

«  C'est  fini  !  »  dit  le  docteur  en  se  retour- 
nant. 

Et  jetant  un  coup  d'œil  sur  les  nouveaux 
venus  : 


«  Hé  !  c'est  vous,  père  Rochart?  flt-il. 

—  Oui,  c'est  moi  ;  mais  je  ne  veux  pas  qu'on 
me  touche.  J'aime  mieux  finir  comme  ça!  » 

Le  docteur  levant  une  chandelle,  regarda  et 
fit  une  grimace. 

«  Il  est  temps,  mon  pauvre  vieux;  vous  avez 
perdu  beaucoup  de  sang,  et  si  nous  attendons 
encore,  il  sera  trop  lard. 

—  Tant  mieux  !  j'ai  assez  souffert  dans  ma 
vie. 

—  Gomme  vous  voudrez.  Passons  à  un 
autre  I  » 

Il  regardait  une  longue  file  de  j^aillasses  au 
fond  de  la  salle;  les  deux  dernières  étaient 
vides,  quoique  inondées  de  sang.  Materne  et 
Kasper  posèrent  le  vieux  bûcheron  sur  la  der- 
nière, tandis  que  Despois  s'approchait  d'un 
autre  blessé,  lui  disant  : 

«  Nicolas,  c'est  ton  tour  !  » 

Alors  on  vit  le  grand  Nicolas  Cerf  se  lever  la 
face  pâle  et  les  yeux  luisants  de  frayeur. 

«  Qu'on  lui  donne  un  verre  d'eau-de-vie,  dit 
le  docteur. 

—  Non,  j'aime  mieux  fumer  ma  pipe. 

—  Où  est-elle,  ta  pipe? 

—  Dans  mon  gilet. 

—  Bon,  la  voilà,  Et  le  tabac? 

—  Dans  la  poche  de  mon  pantalon. 

—  C'est  cela.  Bourrez  sa  pipe,  Despois.  Il  a 
du  courage  cet  homme  ;  c'est  bien  !  ça  fait  plai- 
sir de  voir  des  gens  de  cœur.  Nous  allons 
t'enlever  ton  bras  en  deux  temps  et  trois  mou- 
vements. 

—  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  le  con- 
server, monsieur  Lorquin,  pour  élever  mes 
pauvres  enfants?  c'est  leur  seule  ressource. 

—  Non,  l'os  est  broyé,  ça  ne  tient  plus.  Allu- 
mez la  pipe,  Despois.  Tiens,  Nicolas,  fume, 
fume.  • 

Le  malheureux  se  prit  à  fumer  sans  en  avoir 
grande  envie. 

«  Nous  y  sommes?  demanda  le  docteur. 

—  Oui,  répondit  Nicolas  d'une  voix  étran- 
glée. 

—  Bon.  —  Despois,  attention  !  épongez.  » 
Alors,  avec  un  grand  couteau,  il  fit  un  tour 

rapide  dans  les  chairs,  Nicolas  grinça  des  dents. 
Le  sang  jaillit.  Despois  liait  quelque  chose.  La 
scie  grinça  deux  secondes,  et  le  bras  tomba 
lourdement  sur  le  plancher. 

«Voilà  ce  que  j'appelle  une  opération  bien 
enlevée,  »  dit  Lorquin. 

Nicolas  ne  fumait  plus;  la  pipe  était  tombée 
de  ses  lèvres.  David  Schlosser  de  Walsch,  qui 
l'avait  tenu,  le  lâcha.  On  entoura  le  moignon 
de  linge,  et,  tout  seul,  Nicolas  iilla  se  recoucher 
sur  la  paillasse. 

«  Encore   un   d'expédié  I   Epongez  bien  la 


L'INVASION. 


63 


table.  Despeis,  et  passons  à  un  antre,  •  fit  le 
docteur  en  se  lavant  les  mains  dans  une  grande 
écuelle. 

Chaque  fois  qu'il  disait  :  «  Passons  à  un 
autre!  •  tous  les  blessés  se  remuaient  de 
frayeur,  à  cause  des  cris  qu'ils  avaient  en- 
tendus, et  des  couteaux  qu'ils  voyaient  reluire; 
mais  que  faire?  Toutes  les  chambres  de  la 
ferme,  la  grange,  les  deux  pièces  d'en  haut, 
tout  était  encombré.  Il  ne  restait  de  libre  que  la 
grande  salle  pour  les  gens  de  la  métairie.  Il 
fallait  donc  bien  opérer  sous  les  yeux  de  ceux 
qui,  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  devaient 
avoir  leur  tour. 

Tout  ceci  s'était  passé  en  quelques  instants. 
Mateineet  ses  fils  avaient  regardé  comme  on  re- 
garde les  choses  horribles,  pour  savoir  ce  que 
c'est;  puis  ils  avaient  vu  dans  un  coin,  à 
gauche,  sous  la  vieille  horloge  de  faïence,  un 
tas  de  bras  et  de  jambes.  On  avait  déjà  jeté 
dessus  le  bras  de  Nicolas,  et  l'on  était  en  train 
d'extraire  une  balle  de  l'épaule  d'un  monta- 
gnard du  Harberg  aux  favoris  roux.  On  lui  fai- 
sait de  larges  entailles  en  croix  dans  le  dos,  sa 
chair  frémissait,  et  de  ses  reins  poilus  le  sang 
coulait  jusque  dans  ses  bottes. 

Chose  bizarre,  le  chien  Pluton,  derrière  le 
docteur,  regardait  cela  d'un  air  attentif,  comme 
s'il  eût  compris,  et,  de  temps  en  temps,  il  déti- 
rait ses  jambes  et  fléchissait  son  dos  en  bâillant 
jusqu'aux  oreilles. 

Materne  ne  put  en  voir  davantage. 

n  Allons-nous-en,  »  dit-il. 

A  peine  entrés  dans  l'allée  sombre,  ils  en- 
tendirent le  docteur  s'écrier  :  «  Je  tiens  la 
balle!  . 

Ce  qui  dut  faire  grand  plaisir  à  l'homme  du 
Harberg. 

Une  fois  dehors.  Materne  respirant  l'air  froid 
à  pleine  poitrine,  s'écria  : 

«  Et  quand  je  pense  qu'il  aurait  pu  nous  en 
arriver  autant  ! 

—  Oui,  répondit  Kasper  ;  recevoir  une  balle 
dans  la  tête,  ça  n'est  rien;  mais  être  découpé 
de  cette  manière,  et  aller  ensuite  mendier  son 
pain  le  reste  de  ses  jours... 

—  Bah!  je  ferais  comme  le  vieux  Rochart, 
moi,  s'écria  Frantz,  je  me  laisserais  finir.  Il  a 
raison,  le  vieux;  quand  on  a  fait  son  devoir, 
est-ce  qu'on  a  besoin  d'avoir  peur?  Le  bon  Dieu 
est  toujours  le  bon  Diau  !  » 

En  ce  moment  un  bourdonnement  de  voix 
s'éleva  sur  leur  droite. 

«  C'est  Marc  Divès  et  Hullin,  dit  Kasper  en 
prêtant  l'oreille. 

—  Oui,  ils  viennent  bien  sûr  de  faire  des 
abatis  derrière  la  sapinière,  pour  garder  les  ca- 
nons,^ >  ajouta  Frantz. 


Ils  écoutèrent  de  nouveau  ;  les  pas  se  rap- 
prochaient. 

•  Te  voilà  bien  embarrassé  de  ces  trois  pri- 
sonniers, disait  Hullin  d'un  ton  brusque; 
puisque  tu  retournes  au  Falkenstein  celte  nuit, 
pour  chercher  des  munitions,  qu'est-ce  qui 
t'empêche  de  les  emmener  ? 

—  Mais  où  les  mettre  ?  I 

—  Parbleu  dans  la  prison  communale  d'A- 
breschwiller;  nous  ne  pouvons  les  garder  ici. 

—  Bon,  bon,  je  comprends,  Jean-Claude.  Et 
s'ils  veulent  s'échapper  pendant  la  route,  je 
leur  plante  ma  lalle  entre  les  deux  épaules. 

—  Ça  va  sans  direl  » 

Ils  arrivaient  alors  à  la  porte,  et  Hullin,  aper- 
cevant Materne,  ne  put  retenir  un  cri  d'en- 
thousiasme. 

«  Hé  !  c'est  toi,  mon  vieux,  je  te  cherche  de- 
puis une  heure.  Où  diable  étais-tu? 

—  Nous  avons  porté  le  pauvre  Rochart  à 
l'ambulance,  Jean-Claude. 

—  Ah!  c'est  triste,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  c'est  triste!  » 

Il  y  eut  un  instant  de  silence;  puis  la  sa- 
tisfaction du  brave  homme  reprenant  le  dessus  : 

«  Ça  n'est  pas  gai,  fit-il,  mais  que  voulez- 
vous?  quand  on  fait  la  guerre  I  Vous  n'avez 
rien,  vous  autres? 

—  Non,  nous  sommes  tous  les  trois  sains  et 
saufs. 

—  Tant  mieux,  tant  mieux.  Ceux  qui  restent 
peuvent  se  vanter  d'avoir  de  la  chance. 

—  Oui,  s'écria  Marc  Divès,  en  riant,  j'ai  vu 
le  moment  où  Materne  allait  battre  la  chamade; 
sans  les  coups  de  canon  de  la  fin,  ma  foi,  ça 
prenait  une  vilaine  tournure.  » 

Materne  rougit,  et  lançant  au  contrebandier 
un  regard  oblique  : 

«  C'est  possible,  fit-il  d'un  ton  sec,  mais  sans 
les  coups  de  canon  du  commencement,  nous 
n'aurions  pas  eu  besoin  de  ceux  de  la  fin;  le 
vieux  Rochart,  et  cinquante  autres  braves 
gens,  auraient  encore  bras  et  jambes,  ce  qui  ne 
gâterait  pas  notre  victoire. 

—  Bah  !  interrompit  Hullin,  qui  voyait  poin- 
dre la  dispute  entre  deux  gaillards  peu  conci- 
liants de  leur  nature,  laissons  cela;  tout  le 
monde  a  fait  son  devoij',  voilà  le  principal.  • 

Puis,  s'adressant  à  Materne  : 

«  Je  viens  d'envoyer  un  parlementaire  à  Fra- 
mont,  dit-il,  pour  avertir  les  Allemands  de  faire 
enlever  leurs  blessés.  Dans  une  heure  ils  arri- 
veront sans  doute;  il  faut  prévenir  nos  avant- 
postes  de  les  laisser  approcher,  mais  sans  armes 
et  avec  des  flambeaux;  s'ils  arrivaient  autre- 
ment, qu'on  les  reçoive  à  coups  de  fusil. 

—  J'y  vais  tout  de  suite,  répondit  le  vieux 
chasseur. 


6i 


ROMANS  NATIONAUX. 


Le  docteur  Lorniiin,  les  manelics  de  sa  chemise  letrnussées...  (Page  C2  ) 


—  -lié!  Malcrne,  lu  viendras  ensuite  souper 
à  la  ferme  avec  tes  garçons. 

—  Cest  entendu,  Jean-Claude.  » 
Il  s'éloigna. 

ilullin  dit  encore  à  Frantz  et  à  Kasper  de 
faire  allumer  de  grands  feux  de  bivouac  pour 
la  nuit;  —  à  Marc,  de  donner  de  l'avoine  à  ses 
chevaux,  pour  aller,  sans  retard,  chercher  des 
munitions,  —  et,  les  voyant  s'éloigner,  il  entra 
dans  la  métairie. 


XVII 

Au  bout  de  l'allée  sombre  était  la  cour  de  la 
ferme,  où  l'on  descendait  par  cinq  ou  six  mar- 


ches usées.  A  gauche  s'élevaient  le  grenier 
le  pressoir,  à  droite  les  écuries  et  le  colombier, 
dont  le  pignon  se  découpait  en  noir  sur  le  ciel 
obscur  et  nuageux;  enfin,  tout  en  face  de  la 
porte,  se  trouvait  la  buanderie. 

Aucun  bruit  du  dehors  n'arrivait  là  ;  Hullin, 
après  tant  de  scènes  tumultueuses,  fut  saisi  de 
ce  profond  silence.  Il  regarda  les  bottes  de 
paille  pendant  entre  les  poutres  de  la  grange 
jusque  sous  le  toit,  les  hei'ses,  les  charrues,  les 
charrettes  enfouies  dans  l'ombre  des  hangars, 
avec  un  sentiment  de  calme  et  de  bien-êti'e  in- 
définissable. Un  coq  grasseyait  tout  bas  au  mi- 
lieu de  ses  poules  endormies  le  long  du  nmr. 
Un  gros  chat  passa  comme  l'éclair  et  disparut 
dans  le  trou  de  la  cave.  Ilalliii  croyait  sortir 
d'un  rêve. 


Tans.    Juius  llDiuveiiuiri 


i;  INVASION. 


C5 


Végof,  les  yeux  élincelanls,  saiuait  chaiiiie  faiitùme  . . .  i  l'jjje  IJ9.J 


A[irès  quelques  instants  de  celte  coiilempla- 
tiou  silencieuse,  il  se  dirigea  lentement  vers  la 
buanderie,  dont  les  trois  fenêtres  brillaient  au 
milieu  des  ténèbres.  La  cuisine  de  la  ferme  no 
pouvant  suffire  à  préparer  la  nourrituie  de  trois 
à  quatre  cents  lioinrnes,  on  l'avait  transportée 
dans  ce  local. 

Maiire  Jean-Claude  entendait  la  voix  fraîche 
de  Louise  donner  des  ordres  d'un  petit  ton  ré- 
solu qui  l'étonnail  : 

«  Allons,  allons,  Katel ,  dépêchons-nous,  le 
moment  du  souper  approche.  Doivent-ils  avoir 
faim,  nos  gens!  Depuis  six  heures  du  matin, 
n'avoir  rien  pris  et  toujours  se  battre  !  Il  ne 
faut  pas  les  faire  attendre,  llop!  hop!  Lesselé, 
voyons,  ronuiez-vons,  du  sel,  du  poivre.  • 

Le  cœur  deJean-Claude  sautillait  à  cette  voix. 


11  no  [iiil  sV'iUiiêchor  de  regarder  une  minute 
à  la  lonêlre  avant  d'entrer.  La  cuisine  était 
grande,  mais  assrz  basse  et  l)larichii;  à  la  chaux. 
Un  grand  fi;u  de  hêlro  pétillait  sur  l'âtre,  en- 
roulant ses  spirales  dorées  autour  des  lianes 
noirs  d'une  immense  marmite.  Le  manteau  de 
la  cheminée,  fort  haut  et  peu  large,  sufTu-ait  à 
peine  aux  flots  de  fumée  qui  s'élevaient  de 
l'àtre.  Sur  ce  fond  ardent  se  dessinait  le  char- 
mant profil  de  Louise,  eu  petite  jupe  pour  cou- 
rir plus  vile,  la  figure  enluminée  des  plus  vives 
couleurs,  et  le  sciu  enfermé  dans  un  petit  cor- 
sage de  toile  rouge,  laissant  à  découvert  ses 
l'ondes  épaules  et  son  cou  gracieux.  Elle  était 
kl  dans  tout  le  feu  de  l'actiou,  allant,  venant, 
goûtant  aux  sauces  avec  son  petit  air  capab!e, 
dégustant  le  bouillon,  approuvant  et  critiquant: 


.T 


32 


66 


ROMANS  NATIONAUX. 


«  Encore  un  peu  de  sel,  encore  ceci,  encore 
cela.  Lesselé,  aurez-vous  bientôt  fini  de  plumer 
notre  grand  coq  maigre  ?  De  ce  train ,  nous 
n'arriverons  jamais!  • 

C'était  charmant  de  la  voir  commander  ainsi; 
HuUin  en  avait  les  larmes  aux  yeux. 

Les  deux  grandes  filles  de  l'anabaptiste,  l'une 
longue,  sèche  et  pâle,  ses  larges  pieds  plats 
dans  des  souliers  ronds,  ses  cheveux  roux  dans 
une  petite  coiffe  de  talTetas  noir,  sa  robe  de 
toile  bleue  descendant  en  longs  plis  jusqu'aux 
talons;  l'autre  grasse,  joufflue,  marchant  comme 
une  oie  en  levant  les  pieds  l'un  après  l'autre 
lentement  et  se  balauçant  sur  les  hanches;  ces 
deux  braves  filles  formaient  avec  Louise  le  plus 
étrange  contraste. 

La  grosse  Katel  allait  et  venait  tout  essouf- 
flée sans  rien  dire,  et  Lesselé,  d'un  air  rêveur, 
faisait  tout  par  compas  et  par  mesure. 

Enfin,  le  brave  anabaptiste  lui-même,  assis 
au  fond  de  la  buanderie  sur  une  chaise  de  bois, 
les  jambes  croisées,  le  nez  en  l'air,  le  bonnet 
de  coton  sur  la  nuque  et  les  mains  dans  les 
poches  de  sa  souquenille,  regardait  tout  cela 
d'un  air  émerveillé,  et,  de  temps  eu  temps, 
disait  d'une  voix  sentencieuse  : 

«  Lesselé,  Katel,  obéissez  bien,  mes  enfants  ; 
que  ceci  soit  pour  votre  instruction,  vous  n'avez 
pas  encore  vu  le  monde,  il  faut  marcher  plus 
vite. 

— Oui,  oui,  il  l'autse  remuer,  ajoutait  Louise; 
Seigneur,  que  deviendrions-nous  si  l'on  réflé- 
chissait des  mois  et  des  semaines  pour  mettre 
un  peu  d'ail  dans  une  sauce!  Vous,  Lesselé, 
qui  êtes  la  plus  grande,  décrochez-moi  ce  pa- 
quet d'oignons  du  plafond.  » 

Et  la  grande  fille  obéissait. 

Hullin  n'avait  j  amais  eu  de  plus  beau  momen  t 
dans  sa  vie. 

«  Comme  elle  fait  marcher  les  autres,  se  di- 
sait-il ;  hé  I  hé  1  hé  !  c'est  un  petit  hussard,  une 
maîtresse  femme  ;  je  ne  m'en  doutais  pas  en- 
core. » 

Et  seulement,  au  bout  de  cinq  minutes,  après 
avoir  tout  vu,  il  entra. 

«  Hé  !  bon  courage,  mes  enfants  1  » 

Louise  tenait  justement  une  cuiller  à  sauce; 
elle  abandonna  tout,  et  courut  se  jeter  dans  ses 
bras  en  criant  : 

Papa  Jean-Claude,  papa  Jean-Claude,  c'est 
vous!...  vous  n'êtes  pas  blessé?...  vous  n'avez 
rien?  • 

Hullin,  à  cette  voix  du  cœui ,  pâlit  et  ne  put 
répondre.  Ce  n'est  qu'après  un  long  silence,  et 
retenant  toujours  sa  chère  enfant  pressée  ten- 
drement, qu'il  dit  enfin  d'une  voix  frémissante  : 

«  Non,  Louise,  non,  je  me  porte  bien,  je  suis 
bien  heureux  I 


— Asseyez-vous,  Jean-Claude,  dit  l'anabap- 
tiste qui  le  voyait  trembler  d'émotion  ;  tenez, 
voici  ma  chaise.  » 

Hullin  s"assit,  et  Louise,  s'asseyant  sur  ses 
genoux ,  les  bras  sur  son  épaule ,  se  prit  à 
pleurer. 

«  Qu'as-tu  donc,  chère  enfant?  disait  le  brave 
homme  tout  bas  en  l'embrassant.  Voyons,  cal- 
me-toi. Tout  à  l'heure  encore,  je  te  voyais  si 
courageuse  ! 

—  Oh!  oui,  je  faisais  la  courageuse;  mais, 
voyez-vous,  j'avais  bien  peur...  Je  pensais: 
Pourquoi  ne  vient-il  pas  ?  » 

Elle  lui  jeta  ses  bras  autour  du  cou ,  puis  une 
idée  folle  lui  passant  par  la  tête,  elle  prit  le 
bonhomme  par  la  main,  en  criant  : 

«  Allons ,  papa  Jean-Claude ,  dansons  ,  dan- 
sons. » 

Et  ils  firent  trois  ou  quatre  tours. 

Hullin,  souriant  malgré  lui  et  se  tournant 
vers  l'anabaptiste  toujours  grave  : 

«  Nous  sommes  un  peu  fous,  Pelsly,  dit-il  ;  il 
ne  faut  pas  que  cela  vous  étonne. 

—  Non,  maître  Hullin,  c'est  tout  simple.  Le 
roi  David  lui-même,  après  sa  grande  victoire 
sur  les  Philistins,  dansa  devant  l'arche.  » 

Jean-Claude,  étonné  de  ressembler  au  roi 
David,  ne  répondit  rien.. 

«  Et  pour  toi,  Louise,  reprit-il  en  s'arrêtant, 
tun'as  pas  eu  peur  pendant  la  dernière  bataille? 

— Oh  !  dans  les  premiers  moments,  tout  ce 
bruit,  ces  coups  de  canon!...  mais  ensuite,  je 
n'ai  plus  pensé  qu'à  vous  et  à  maman  Lefèvre.  • 

Maître  Jean-Claude  devint  silencieux  : 

«  Je  savais  bien,  pensait-il,  que  celte  enfant- 
là  était  brave.  Elle  a  tout  pour  elle  I  » 

Louise,  alors,  le  prenant  par  la  main,  le  con- 
duisit en  face  d'un  régiment  de  m.armiles  au 
tour  du  feu,  et  lui  montra,  d'un  air  glorieux, 
toute  sa  cuisine: 

«  Voici  le  bœuf,  voici  le  rôti,  voici  le  souper 
du  général  Jean-Claude,  et  voici  le  bouillon 
pour  nos  blessés!  Ah  !  nous  nous  sonmies  re- 
muées! Lesselé  et  Katel  peuvent  le  dire.  Et 
voici  notre  grande  fournée,  dit-elle  en  montrant 
une  longne  file  de  miches  rangées  sur  la  table. 
C'est  maman  Lefèvre  et  moi  qui  avons  brassé 
la  pâle.  » 

Hullin  écoutait  tout  émerveillé. 

«  Mais  ce  n'est  pas  tout ,  ajouta-t-elle,  venez 
par  ici.  • 

Elle  ôta  le  couvercle  de  tôle  du  four  au  fond 
de  la  buanderie,  et  la  cuisine  se  remplit  aus- 
sitôt d'une  odeur  de  galette  au  lard  à  vous  rô- 
JDuir  le  cœur. 

Maître  Jean-Claude  en  fut  vraiment  attendri. 

En  ce  moment,  la  mère  Lefèvre  entrait  : 

.  Eh  bien  !  dit-elle,  il  faut  dresser  la  table. 


L'INVASION. 


67 


tout  le  monde  attend  là-bas.  Allons ,  Katel, 
allez  mettre  la  nappe.  » 

La  grosse  fille  sortit  en  courant. 

Et  tous  ensemble,  traversant  la  cour  obscure 
à  la  file,  se  dirigèrent  vers  la  salle.  Le  docteur 
Lorquin,  Despois,  Marc  Divès,  Materne  et  ses 
deux  garçons,  tous  gens  bien  endentés  et  pour- 
vus d'un  appétit  solide,  attendaient  Je  potage 
avec  impatience. 

«  Et  nos  blessés ,  docteur?  s'écria  Hullin  en 
entrant. 

— Tout  est  lerminé,maitre  Jean-Claude.  Vous 
nous  avez  donné  une  rude  besogne;  mais  le 
temps  est  favorable,  il  n'y  a  pas  à  craindre  de 
lièvres  putrides,  tout  se  présente  bien.  » 

Katel,  Lesselé  et  Louise  entrèrent  bientôt, 
portant  une  énorme  soupière  fumante  et  deux 
magnifiques  rôtis  de  bœuf  qu'elles  déi'osèrent 
sur  la  table.  On  s'assit  sans  cérémonie,  le  vieux 
Materne  à  la  droite  de  Jean-Claude,  Catherine 
Lefèvre  à  gauche,  et  dès  lors  le  cliquetis  des 
cuillers  et  des  fourchettes,  le  glou-glou  des  bou- 
leilles  remplacèrent  la  conversation  jusqu'à 
huit  heures  et  demie  du  soir.  On  voyait  au 
dehors  le  reflet  de  grandes  flammes  sur  les  vi- 
tres, annonçant  que  les  partisans  étaient  en 
train  de  faire  honneur  à  la  cuisine  de  Louise, 
et  cela  contribuait  encore  à  la  satisfaction  des 
convives. 

A  neuf  heures,  Marc  Divès  était  en  route 
pour  le  Falkenstein  avec  les  prisonniers.  A  dix 
heures,  tout  le  monde  dormait  à  la  ferme  et 
sur  le  plateau,  autour  des  feux  du  bivouac. 

Le  silence  ne  s'interrompait  de  loin  en  loin, 
que  par  le  passage  des  rondes  et  le  «qui  vive!  • 
des  sentinelles. 

C'est  ainsi  que  se  termina  cette  journée,  où 
les  montagnards  prouvèrent  qu'ils  n'avaient 
pas  dégénéré  de  la  vieille  race. 

D'autres  événements,  non  moins  graves,  al- 
laient bientôt  succéder  à  ceux  qui  venaient  de 
s'accomplir,  car,  ici-bas,  un  obstacle  vaincu, 
d'autres  se  présentent.  La  vie  humaine  res- 
semble à  la  mer  agitée  :  une  vague  suit  l'autre, 
de  l'ancien  monde  au  nouveau,  et  rien  ne  j)eut 
arrêter  ce  mouvement  éternel. 


XVIII 


Durant  toute  la  bataille,  jusqu'à  la  nuit  close, 
les  gens  de  Grandfontaine  avaient  vu  le  fou 
Yégof  debout  à  la  cime  du  Petit  Donon,  la  cou- 
ronn'"  en  tête,  le  sceptre  levé,  transmettre, 
comme  un  roi  mérovingien,  des  ordres  à  ses 
armées  imaginaires.  Ce  qui  se  passa  dans  l'âme 


de  ce  malheureux  quand  il  vit  les  Allemanas  ei 
pleine  déroute,  nul  ne  le  sait.  Au  dei-nier  coup 
de  canon,  il  avait  disparu.  Où  s'était-il  sauvé? 
Voici  ce  que  racontent  à  ce  sujet  les  gens  de 
Tiefenbach  : 

Dans  ce  temps-là,  vivaient  sur  le  Bocksijerg 
deux  créatures  singulières,  deux  sœurs,  l'une 
appelée  la  petite  Kateline,  et  l'autre  la  grande 
Brbei.  Ces  deux  êtres  déguenillés  s'étaient  éta- 
blis dans  la  caverne  de  Luitprandt,  ainsi  nom- 
mée, disent  les  vieilles  chroniques,  parce  que 
le  roi  des  Germains,  avant  de  descendre  en 
Alsace,  fit  enterrer  sous  cette  voûte  immense 
de  grès  rouge  les  chefs  barbares  tombés  dans 
la  bataille  du  Blutfeld.  La  source  chaude,  qui 
fume  toujours  au  milieu  de  la  caverne,  proté- 
geait les  deux  sœurs  contre  les  froids  rigouioux 
de  l'hiver,  et  le  bûcheron  Daniel  Horn  de  Tie- 
fenbach avait  eu  la  charité  de  fermer  l'entrée 
piincipale  de  la  roche,  avec  de-grands  tas  de 
genêts  et  de  bruyères.  A  côté  de  la  source 
chaude  se  trouve  une  autre  source  ,  froide 
comme  la  glace  et  limpide  comme  le  cristal. 
La  petito  Kateline,  qui  buvait  à  cette  source, 
n'avait  pas  quatre  pieds  de  haut;  elle  était 
grasse,  bouffie,  et  sa  figure  étonnée,  ses  yeux 
ronds,  son  goitre  énorme,  lui  donnaient  la 
physionomie  singulière  d'une  grosse  dinde  en 
méditation-.  Tous  les  dimanches  elle  traînait 
jusqu'au  village  de  Tiefenbach  un  panier  d'o- 
sier ,  que  les  braves  gens  remplissaient  de 
pommes  de  terre  cuites,  de  croûtes  de  pain,  et 
quelquefois  —  les  jours  de  fête  —  de  galettes 
et  d'autres  débris  de  leurs  festins.  Alors  le  pau- 
vre être,  tout  essoufflé,  remontait  à  la  roche, 
gloussant,  riant,  se  dandinant  et  picorant.  La 
grande  Berbel  se  gardait  bien  de  boire  à  la 
source  froide  ;  elle  était  maigre,  borgne,  déchar- 
née comme  une  chauve-souris  ;  elle  avait  le 
nez  plat,  les  oreilles  larges,  l'œil  scintillant,  et 
vivait  du  butin  de  sa  sœur.  Jamais  elle  ne  des- 
cendait du  Bocksberg  ;  mais  en  juillet,  au 
temps  des  grandes  chaleurs,  elle  secouait,  du 
haut  de  la  côte,  un  chardon  sec  sur  les  mois- 
sons de  ceux  qui  n'avaient  pas  rempli  réguliè- 
rement le  panier  de  Kateline,  ce  qui  leur  atti- 
rait des  orages  épouvantables,  de  la  grêle,  des 
rats  et  des  mulots  en  abondance.  Aussi  ciai- 
gnait-on  les  sorts  de  Berbel  comme  la  pe.^te  ; 
on  l'appelait  partout  Wetterltexe*,  tandis  que 
la  petite  Kateline  passait  pour  être  le  bon  génie 
de  Tiefenbach  et  des  environs.  De  cette  façon, 
Berbel  vivait  tranquillement  à  se  croiser  les 
bras,  et  l'autre  à  glousser  sur  les  quatre  che- 
mins. 

Malheureusement  pour-les  deux  sœurs,  Yégof 

*  Sorcière  des  orages.  ' 


68 


ROMANS  NATIONAUX. 


avail  établi,  depuis  nombre  d'années,  sa  rési- 
dence d'hiver  dans  la  caverne  de  Liiiii>vandt. 
C'est  de  là  qu'il  parlait  au  printemps,  pour  vi- 
siter ses  châteaux  innombrables  et  pas^snr  en 
revue  ses  leudes  jusqu'à  Geiorsteiu,  d.uis  le 
Ilundsrûck.  Tous  les  ans  donc,  vers  la  fm  de 
novembre,  après  les  premières  neiges,  il  arri- 
vait avec  son  corbeau,  ce  qui  Taisait  toujours 
jeter  des  cris  d'aigle  à  Wetterhexe. 

«  De  quoi  te  plains-tu,  disait-il  en  s'installnnt 
tranquillement  à  la  meilleure  place;  ne  vivez- 
vous  pas  sur  mes  domaines?  Je  suis  encore 
bien  bon  de  souffiir  deux  tYi/Zcirics  inutiles  dans 
le  Valhalla  de  mes  pères!  » 

Alors  Berbel,  furieuse,  l'accablait  d'injures  ; 
Kateline  gloussait  d'un  air  fàclié;  mais  lui,  sans 
y  prendre  garde,  allumait  sa  pipe  de  vieux  buis, 
et  se  mettait  à  raconter  ses  pérégrinations  | 
lointaines  aux  âmes  des  guerriers  gei'niains 
enterrés  dansla  caverne  depuis  seize  siècles,  les  i 
appelant  par  leur  nom  et  leur  parlant  comme  i 
à  des  personnes  vivantes.  On  peut  se  (ij^urer  si 
Berbel  et  Kateline  voyaient  arriver  le  fou  avec 
plaisir:  c'était  pour  elles  une  véritable  cala- 
miié.Or,  cette  année-là,Yégof  n'étant  pas  veiui, 
les  deux  sœurs  le  croyaient  mort  et  se  réjouis- 
saient à  l'idée  de  ne  plus  le  revoir.  Cependant, 
depuis  quelques  jours ,  Wetterhexe  avait  re- 
marqué de  l'agitation  dans  les  gorges  voisines; 
les  gens  partaient  eii  foule,  le  fusil  sur  l'épaule, 
du  côté  du  Falkenstein  (>t  du  Donon.  Evidem- 
ment quelqucchose  d'extraordinaire  se  passait. 
La  sorcière,  se  rappelant  que,  l'année  précé- 
dent(',Yégof  avait  raconté  aux  âmes  des  guer- 
riers que  ses  armées  innombrables  allaient 
bientôt  envahir  le  pays,  éprouvait  une  vague 
inquiétude.  Elle  aurait  bien  voulu  savoir  d'où 
provenait  cette  agitation  ;  mais  personne  ne 
montait  à  la  roche,  et  Kateline,  ayant  fait  sa 
tournée  le  dimanche  précédent,  n'aurait  pas 
bougé  pour  un  empire. 

Dans  cet  état,  AVetlerhexe  allait  et  venait  sur 
la  côte,  toujours  plus  inquiète  et  plus  irritée. 
Durant  cette  journée  du  samedi,  ce  fut  bien 
autre  chose  encore.  Dès  neuf  heures  du  matin, 
de  sourdes  et  profondes  détonations  roulèrent 
comme  un  bruit  d'orage  dans  les  mille  échos 
de  la  montagne,  et  tout  au  loin,  vers  le  Donon, 
des  éclairs  rapides  sillonnèrent  le  ciel  entre  les 
pics;  puis,  vers  la  nuit,  des  coups  plus  graves, 
plus  formidables  encore,  retentirent  au  fond 
des  gorges  silencieuses.  A  chaque  détonation, 
on  entendait  les  cimes  du  Hengst,  de  la 
Gantzlée,  du  Giromani,  du  Grosraann,  ré- 
pondre jusque  dans  les  profondeurs  de  l'abîme. 

«  Qu'est-ce  que  cela?  se  demandait  Berbel. 
TiSt-ce  la  fm  du  monde?  » 

Alors,  rentrant  sous  la  roche  et  voy^iit  Kate- 


Jine  accroupie  dans  son  coin,  qui  grignottait 
une  pomme  de  lerre,  clic  la  secoua  rudement, 
en  criant  d'une  voix  sllflarde  : 

•  Idiote,  tun'enlendsdoncrien?Tu  n'as  peur 
de  rien,  toi  !  Tu  manges,  tu  bois,  tu  glou^^ses  ! 
Oh  !  le  monstre  !  • 

Elle  lui  relira  sa  pomme  de  terre  avec  fureur, 
et  s'assit  toute  frémissante  près  de  la  source 
chaude,  qui  envoyait  ses  nuages  gris  à  la  voûte, 
l'ne  demi-neuie  après,  les  ténèbres  étant  de- 
venues profondes  et  le  froid  excessif,  elle  alluma 
un  feu  de  bruyères ,  qui  promena  ses  p;lles 
lueurs  sur  les  blocs  de  grès  rouge,  jusqu'au 
fond  de  l'antre  où  dormait  Kateline,  les  pieds 
dans  la  paille  et  les  genoux  au  menton.  Au 
dehors,  tout  bruit  avait  cessé.  Wetterhexe 
écarta  les  broussailles  pour  jeter  un  coup  d'œil 
sur  la  côte  puis  elle  l'evint  s'accroupir  auprès 
du  feu  ,  sa  large  bouche  serrée,  ses  flasques 
paupières  closes,  traçant  de  grandes  rides  cir- 
culaires autour  de  ses  joues,  elle  attira  sur  ses 
genoux  une  vieille  couveilure  do  laine  et  parut 
s'assoupir.  On  n'entendit  plus  qu'à  de  longs 
intervalles  le  bruit  delà  vapeur  condensée,  qui 
retombait  de  la  voûte  dans  la  source  avec  un 
clapotement  làzarre. 

Ce  silence  diuait  depuis  environ  deux  heures; 
minuit  approchait,  quand,  tout  à  coup,  un 
bruit  lointain  de  pas,  mêlé  de  clameurs  discor- 
dantes ,  se  fit  entendre  sur  la  côte.  Berbel 
écouta  ;  elle  reconnut  des  cris  humains.  Alors, 
se  levant  toute  tremblante  et  ai-mée  de  son 
grand  chardon,  elle  se  glissa  jusqu'à  l'eati'ée 
de  la  roche,  écarta  les  broussailles  et  vit,  à  cin- 
quante pas,  le  fou  Yégof  qui  s'avançait  au  clair 
de  lune  ;  il  était  seul  et  se  débattait,  frappant 
l'air  de  son  scepti'e,  comme  si  des  milliers 
d'êtres  invisibles  l'eussent  entouré. 

«  A  moi,  lioug,  Bléd,  Adelrik  !  hurlait-il  d'une 
voix  éclatante,  la  barbe  hérissée,  sa  grande 
cbevelui'e  rousse  éparse  et  sa  peau  de  chien 
autour  du  bras  comme  un  bouclier.  A  moi!  bé! 
m'entendrez-vousà  la  fin '' Ne  voyez-vous  pas 
qu'ils  arrivent?  Les  voilà  ipii  fondent  du  ciel 
comme  des  vautours.  A  moi,  les  hommes  roux  ! 
à  moi!  Que  cette  race  de  chiens  soit  anéantie! 

Ah!  ah!  c'est  toi,  Minau,  c'est  toi,  Ilochart 

Tiens!  tiens!  » 

Et  tous  les  morts  du  Donon  ,  il  les  nommait 
avi^c  un  ricanement  féroce,  les  défiant  comme 
s'ils  eussent  été  là  ;  puis  il  reculait  pas  à  pas, 
frappant  toujours  l'air ,  lançant  des  imps'éca- 
tions,  appelant  les  siens  et  se  débattant  comme 
dans  ime  mêlée.  Cette  lutte  épouvantable  contre 
des  êtres  invisibles  saisit  Bei'bel  d'une  frayeur 
superstitieuse  :  elle  sentit  ses  cheveux  se  dres- 
ser sur  sa  nuque,  et  voulut  se  cacher;  mais,  au 
même  instant,  un  vague  bourdonnement  la  fit 


L'INVASION. 


69 


se  retourner,  et  qu'on  juge  de  son  elTroi,  lors- 
qu'elle vit  la  source  chaude  bouillonner  plus 
que  d'habitude,  et  des  Ilots  de  vapeur  s'en  éle- 
ver, s'en  détacher  et  s'avancer  vers  la  porte. 

Et  tandis  que,_pareils  à  des  fantômes  ,  ces 
nuages  épais  s'avançaient  Icnlemeut,  tout  à 
coup  Yégof  parut,  criant  d'une  \o\\  brève; 

•  Enfin,  vous  voilà  !  Vous  m'avez  entendu  !» 

Puis ,  d'un  geste  rapide  ,  il  écarta  tous  les 
obstacles  :  l'airglacial  s'engouffra  sous  la  voûte, 
et  les  vapeurs  se  répandirent  dans  le  ciel  im- 
mense, se  tordant  et  s'élançant  au-dessus  de  la 
roche,  comme  si  les  morls  du  jour  et  ceux  des 
siècles  écoulés  eussent  recommencé  dans  d'au- 
Ires  sphères  le  combat  éternel. 

Yégof,  la  face  contractée  sous  les  pâles  rayons 
de  la  lune,  le  sceptre  étendu,  sa  large  barbe 
étalée  sur  la  poitrine,  les  yeux  étincelants,  sa- 
luait chaque  fantôme  d'un  geste  et  l'appelait 
par  son  nom,  disant  : 

«  Salut,  Bléd,  saint,  Hong.,  et  vous  tous,  mes 

braves,  salut  ! L'heure  que  vous  attendiez 

depuis  des  siècles  est  proche,  les  aigles  aigui- 
sent leur  bec,  la  lene  a  soif  de  sang:  souvenez- 
vous  du  Blutfeld  !  » 

Beibel  était  anéantie,  l'épouvante  seule  la 
tenait  debout;  mais  bientôt  les  derniers  nuages 
s'échappèrent  de  la  caverne  et  se  fondirent  dans 
l'azur  sans  bornes. 

Alors  Yégof  entra  brusquement  sous  la  voûte 
et  s'accroupit  près  de  la  source,  sa  grosse  tête 
entre  les  mains,  les  coudes  aux  genoux,  regar- 
dant d'im  œil  hagard  bouillonner  l'eau. 

Kaleline  venait  de  s'éveiller,  et  gloussait 
comme  on  sanglotle;  Wetterhexe,  plus  morte 
que  vive,  observait  le  fou  du  coin  le  plus  obs- 
cur de  l'antre. 

«  Ils  sont  tous  sortis  de  la  terre  !  s'écria  tout 
à  coup  Yégof;  tous,  tous.'  Il  n'en  reste  plus. 
Ils  vont  ranimer  le  courage  de  mes  jeunes 
hommes,  et  leur  inspirer  le  mépris  delà  mort!  » 

Et,  relevant  sa  face  paie,  empreinte  d'une 
douleur  poignante  : 

«  0  femme,  dit-il,  en  fixant  sur  Wetterhexe 
ses  yeux  de  loup,  descendante  àes  valkiries  sté- 
riles, toi  qui  n'as  pas  recueilli  dans  ton  sein  le 
soulile  des  guerriers  pour  leur  rendre  la  vie, 
toi  qui  n'as  jamais  rempli  leurs  coupes  pro- 
fondes à  la  table  du  festin,  ni  posé  devant  eux 
la  chair  fumanle  du  sanglier  Sérimar,  à  quoi 
donc  est-tu  bonne  !  A  filer  des  linceuls  !  Eh  bien! 
prends  ta  quenouille  et  file  jour  et  juiit,  car  des 
milliers  de  hardis  jeunes  hommes  sont  couchés 
dans  la  neige!...  Ils  ont  vaillamment  com- 
battu  Oui,  ils  ont  fait  leur  devoir;  mais 

l'heure  n'était  pas  venue!....  Maintenant  les 
corbeaux  se  disputent  leur  chair!  » 

Puis,  d'un  accent  de  rage  épouvantable,  ar- 


rachant sa  couronne  à  deux  mains  avec  des 
poignées  do  cheveux  : 

«  Oh  !  race  maiidite!  hurla-t-il,  tu  seras  donc 
toujours  sur  notre  passage?  Sans  toi,  nous 
aurions  déjà  conquis  l'Europe  ;  les  hommes 
roux  seraient  les  maîtres  de  l'univers  !...  Et  je 
me  suis  humilié  devant  le  chef  de  cette  race 
de  chiens!...  Je  luf  ai  demandé  sa  fille,  au  lieu 
de  la  prendre  et  de  l'emporter,  comme  le  loup 
fait  de  la  brebis  !...  Ah  !  Huldrix!  Huldrixi...  » 

Et  s'interrompant  : 

«  Écoute,  écoute,  vaikirie!  •<  fit-il  à  voix  basse. 

Il  levait  le  doigt  d'un  air  solennel. 

Wetterhexe  écouta  :  un  grand  coup  de  vent 
venait  de  s'élever  dans  la  nuit,  secouant  les 
vieilles  forêts  cliargées  de  givre.  Combien  de 
fois  la  sorcière  avait-elle  enleudu  la  bise  gémir, 
durant  les  nuits  d'hiver,  sans  même  y  prendre 
garde  ;  mais  alors  elle  eut  peur! 

El  conmie  elle  était  là,  toute  tremblante,  voilà 
qu'un  cri  rauque  se  fit  entendre  au  dehors,  et, 
presque  aussitôt,  le  corbeau  Hans,  plongeant 
sous  la  roche,  se  mit  à  décrire  de  grands  cercles 
à  la  voûte,  agitant  ses  ailes  d'un  air  effaré  et 
poussant  des  croassement  lugubres. 

Yégof  devint  pâle  comme  un  mort. 

«  Vôd,  Vôd,  s'écria-t-il  d'une  voix  déchirante, 
que  t'a  fait  ton  fils  Luitprandt?  Pourquoi  le 
choisir  plutôt  qu'un  autre?  » 

Et,  durant  quelques  secondes,  il  resta  comme 
anéanti;  mais,  tout  à  coup,  transporté  d'un 
sauvage  enthousiasme  et  lirandissant  son-scep- 
tre, il  s'élança  hors  de  la  caverne. 

Deux  minutes  après,  Wetterhexe,  debout  à 
l'entrée  de  la  roche,  le  suivait  d'i.n  regard 
anxieux. 

Il  allait  droit  devant  lui,  le  cou  tendu,  le  pas 
allongé  ;  on  aurait  dit  une  bête  fauve  marchant 
à  la  découverte.  Hans  le  précédait,  voltigeant 
de  place  en  place. 

Ils  disparurent  bientôt  dans  la  gorge  du 
Blutfeld. 


XIX 


Cette  nuit-là,  vers  deux  heures,  la  neige  se 
mit  à  tomber  ;  à  la  naissance  du  jour  il  fallut  se 
secouer  et  battre  de  la  semelle. 

Les  Allemands  avaient  quitté  Grandfontaine, 
Framont  et  même  Schirmeck.  Au  loin,  bien 
loin,  dans  les  plaines  de  l'Alsace,  on  remar- 
quait des  points  noirs  indiquant  leurs  batail- 
lons en  retraite.  , 

lluUin,  éveillé  de  bonne  heure,  fit  le  tour  du 
bivouac  :  il  s'arrêta  quelques  instants  à  rogar- 


70 


ROMANS    NATIONAUX, 


der  sur  le  plateau,  les  canons  braqués  vers  la 
gorge,  ](3s  partisans  étendus  autour  du  feu,  la 
sentinelle  l'arme  au  bras;  puis,  satisfait  de  son 
inspection,  il  entra  dans  la  ferme  où  Louise  et 
Catherine  dormaient  encore. 

Lfl  jour  grisâtre  se  répandait  dans  la  cham- 
bre. Quelques  blessés,  dans  la  salle  voisine, 
commençaient  à  ressentir  les  ardeurs  de  la 
fièvre  ;  on  les  entendait  appeler  leurs  femmes 
3t  leurs  enfants.  Bientôt  le  bourdonnement 
des  voix,  les  allées  et  les  venues  rompirent 
le  silence  de  la  nuit.  Catherine  et  Louise 
s'éveillèrent;  elles  virent  Jean-Claude,  assis 
dans  un  coin  de  la  fenêtre,  qui  les  regardait 
avec  tendresse,  et,  honteuses  d'être  moins  ma- 
tinales que  lui,  elles  se  levèrent  pour  aller  l'em- 
brasser. 

'  Eh  bien?  demanda  Catherine. 

—  Kli  bien,  ils  sont  partis;  nous  restons 
maîtres  de  la  route,  comme  je  l'avais  prévu.  » 

Cette  assurance  ne  parut  pas  tranquilliser  la 
vieille  fermière;  il  lui  fallut  regarder  à  travers 
les  vitres,  et  voir  la  retraite  des  Allemands 
jusqu'au  fond  de  l'Alsace.  Encore,  tout  le  reste 
du  jour  sa  figure  sévère  conserva-t  elle  l'em- 
preinte d'une  inquiétude  indéfinissable. 

Entre  huit  et  neuf  heui  os  arriva  le  curé  Sau- 
maize,  du  village  des  Charmes.  Quelques  mon- 
tagnards descendirent  alors  jusqu'au  bas  de  la 
côte  relever  les  morts;  puis  on  creusa  sur  la 
droite  de  la  ferme  une  longue  fospe,  où  parti- 
sans H  kaiserlicks,  avec  leurs  habits,  leurs  feu- 
tres, leurs  shakos,  leurs  uniformes,  furent 
rangés  côteà  côte.  Le  curé  Saumaize,  un  grand 
vieillard  à  tête  blanche,  lut  les  antiques  prières 
de  la  mort,  de  cette  voix  rapide  et  mystérieuse 
qui  vous  pénètre  jusqu'au  fond  de  l'àme,  et 
semble  convoquer  les  générations  éteintes, 
pour  attester  aux  vivants  les  horreurs  de  }'j, 
tombe. 

Toute  la  journée,  il  arriva  des  voitures  et  des 
schliUes*  pour  emmener  les  blessés,  qui  deman- 
daient à  grands  cris  à  revoir  leur  village.  Le 
docteur  Lorquin,  craignant  d'augmenter  leur 
irritation,  était  forcé  d'y  consentir.  Vers  quatre 
heures,  Catherine  et  HuUin  se  trouvaient  seuls 
dans  la  grande  salle;  Louise  était  allée  préparer 
le  souper.  Au  dehors,  de  gros  flocons  de  neige 
continuaient  à  descendre  du  ciel,  et  se  posaient 
au  rebord  des  fenêtres,  et  d'instant  en  instant 
on  voyait  un  traîneau  partir  en  silence  avec 
son  malade  enterré  dans  de  la  paille;  tantôt 
une  femme,  tantôt  un  homme  conduisant  le 
cheval  par  la  bride.  Catherine,  assise  prés  delà 
table,  pliait  des  bandages  d'un  air  préoccupé. 

«   Qu'avez-vous  donc,  Catherine?  demanda 

*  Traîneaux  Togien», 


HuUin.  Depuis  ce  matin  je  vous  vois  toute 
soucieuse.  Pourtant  nos  affaires  marchent 
bien.  » 

La  vieille  fermière  alors,  d'un  geste  lent  re- 
poussantle  linge,  répondit  : 

«  C'est  vrai,  Jean-Claude,  je  suis  inquiète. 

—  Inquiète,  et  de  quoi?  L'ennemi  est  en 
pleine  retraite.  Encore  tout  à  l'heure,  Erantz 
Materne  que  j'avais  envoyé  en  reconnaissance, 
et  tous  les  piétons  de  Piorette,  de  Jérôme,  de 
Labarbe,  sont  venus  me  dire  que  les  Allemands 
retournent  à  Mutzig.  Le  vieux  Materne  et  Kas- 
per,  après  avoir  relevé  les  morts,  ont  appris  à 
nrandfontaine  qu'on  ne  voit  rien  du  côté  de 
Saint-Blaize-la-Roche.  Tout  cela  prouve  que 
nos  dragons  d'Espagne  ont  solidement  reçu 
l'ennemi  sur  la  route  Senones,  et  qu'il  craint 
d'être  tourné  par  Schirmeck.  Je  ne  vois*~donc 
pas,  Catherine;  ce  qui  vous  tourmente.  » 

Et  comme  Hullin  la  regardait  d'un  air  inter- 
rogatif  : 

1  Vous  allez  encore  rire  de  moi,  dit-elle;  j'ai 
fait  un  rêve. 

—  Un  rêve? 

—  Oui,  le  même  qu'à  la  ferme  du  Bois-de- 
Ghênes.  • 

Puiss'animant,  et  d'une  voix  presque  irritée: 
«  Vous  direz  ce  que  vous  voudrez,  Jean- 
Claude  ;  mais  un  grand  danger  nous  menace. 1. 
Oui,  oui,  tout  cela  pour  vous  n'a  pas  l'ombre 
de  bon  sens...  D'ailleurs  ce  n'était  pas  un  rêve, 
c'était  comme  une  vieille  histoire  qui  vous  re- 
vient, une  chose  qu'on  revoit  dans  le  sommeil 
et  qu'on  reconnaît!  Tenez,  nous  étions  comme 
aujourd'hui,  après  une  grande  victoire,  quel- 
que part...  je  ne  sais  où...  dans  une  sorte  de 
grande  baraque  en  bois  ti'aversée  de  grosses 
poutres,  avec  des  palissades  autour.  Nous 
ne  pensions  à  rien;, toutes  les  figures  que  je 
voyais,  je  les  connaissais;  c'était  vous,  Marc 
Divès,  le  vieux  Duchêne  et  beaucoup  d'autres, 
des  anciens  déjà  morts  :  mon  père  et  le  vieux 
Hugues  Rochart  du  Harberg,  l'oncle  de  celui 
qui  vient  de  mourir,  tous  en  sarrau  de  grosse 
toile  grise,  la  barbe  longue,  le  cou  nu.  Nous 
avions  remporté  la  même  victoire  et  nous  bu- 
vions dans  de  gros  pois  de  terre  rouge,  quand 
voilà  qu'un  cri  s'élève  :  «  L'ennemi  revient  !  » 
Et  Yégof,  à  cheval,  avec  sa  longue  barbe,  sa 
couronne  garnie  de  pointes,  une  hache  à  la 
main,  les  yeux  luisants  comme  un  loup,  parait 
devant  moi  dans  la  nuit.  Je  cours  sur  lui  avec 
un  pieu,  il  m'attend...  et,  depuis  ce  moment, 
je  ne  vois  plus  rien!...  Seulement  je  sens  une 
grande  douleur  au  cou,  un  vent  froid  me  passe 
sur  la  figure,  il  me  semble  que  ma  tête  ballotte 
au  bout  dune  corde  :  c'est  ce  gueux  de  Yégof 
qui  avait  pendu  ma  tête  à  sa  selle  et  qui  galo- 


L'INVASION 


71 


pait!  »  dit  la  vieille  fermière  d'un  tel  accent  de  ; 
conviction  que  Hullin  en  frémit.  i 

Il  y  eut  quelques  instants  de  silence,  puis  I 
Jean-Claude  se  réveillant  de  sa  stupeur,  ré-  '■ 
pondit  : 

«  C'est  un  rêve...  Il  m'arrive  aussi  de  faire 
des  rêves...  Hier  vous  avez  été  lourmenlôe,  Ca- 
therine, tout  ce  bruit...  ces  cris...  \ 

—  Non,  fit-elle  d'un  ton  ferme  en  reprenant 
sa  besogne,  non  ça  n'est  pas  cela.  Et,  pour  vous 
dire  la  vérité,  pendant  toute  la  bataille,  et  même 
au  moment  où  le  canon  tonnait  contre  nous,  je 
n'ai  pas  eu  peur;  j'étais  sûre  d'avance  que 
nous  ne  pouvions  pas  être  battus  :  j'avais  déjà 
vu  ça  dans  le  temps!...  maintenant  j'ai  peur! 

-  Mais  les  Allemands  ont  évacué  Schirmeck; 
toute  la  ligne  des  Vosges  est  défendue  ;  nous 
avons  plus  de  monde  qu'il  ne  nous  en  faut,  il 
nous  en  arrive  de  minute  en  minute. 

—  N'importe  !  » 

Hullin  haussa  les  épaules  : 

«  Allons,  allons,  vous  avez  la  fièvre,  Cathe- 
rine; tâchez  de  vous  calmer,  de  penser  à  des 
choses  plus  gaies.  Tous  ces  rêves,  voyez-vous, 
moi,  je  m'en  moque  comme  du  Grand  Turc 
avec  sa  pipe  et  ses  bas  bleus.  Le  principal  est 
de  se  bien  garder,  d'avoir  des  munitions,  des 
hommes  et  des  canons  :  ça  vaut  encore  mieux 
que  des  rêves  couleur  de  rose. 

—  Vous  riez,  Jean-Claude? 

—  Non,  mais  à  entendre  une  femme  de  bon 
sens,  de  grand  courage,  parler  comme  vous 
faites,  on  se  rappelle  malgré  soi  Yégof,  qui  se 
vante  d'avoir  vécu  il  y  a  seize  cents  ans. 

— Qui  sait?  dit  la  vieille  d'un  ton  obstiné;  s'il 
se  rappelle,  lui,  ce  que  les  autres  ont  oublié.  » 

Hullin  allait  lui  raconter  sa  conversation  de 
la  veille,  au  bivouac  avec  le  fou,  pensant  ren- 
verser ainsi  de  fond  en  comble  toutes  ses  vi- 
sions lugubres,  mais  la  voyant  d'accord  avec 
Yégof  sur  le  chapitre  des  seize  cents  ans,  le 
brave  homme  ne  dit  plus  rien,  et  reprit  sa  pro- 
menade silencieuse,  la  tête  basse,  le  front  sou- 
cieux. »  Elle  est  folle,  pensait-il  j  encore  une 
petite  secousse,  et  c'est  fini.  » 

Catherine,  au  bout  d'un  instant  de  rêverie, 
allait  dire  quelque  chose,  quand  Louise  entra 
comme  une  hirondelle,  en  criant  de  sa  plus 
douce  voix  : 

«  Maman  Lefèvre,  maman  Lefévre,une  lettre 
de  Gaspard  !  > 

Alors  la  vieille  fermière,  dont  le  nez  crochu 
s'était  recourbé  jusque  sur  ses  lèvres,  tant  elle 
s'indignait  de  voir  Hullin  tourner  son  rêve  eu 
ridicule,  releva  laiêle,  et  les  grandes  rides  de 
ses  joues  se  détendirent.  : 

Elle  prit  la  lettre,  en  regarda  le  cachet  rouge, 
et  dit  à  la  jeune  fllle  :  ' 


«  Embrasse-moi,  Louise;  c'est  une  bonne 
lettre.  » 

Ce  que  Louise  fit  avec  enthousiasme. 

Hullin  s'était  rapproché,  tout  heureux  de  cet 
incident,  et  le  facteur  Brainslein,  ses  gros  sou- 
liers roussis  par  la  n«ige,  les  deux  mains  ap- 
puyées sur  son  bâton,  les  épaules  atfaissées, 
stationnait  à  la  porte  d'un  air  harassé. 

La  vieille  mit  ses  besicles,  ouvrit  la  lettre 
avec  une  sorte  de  recueillement,  sous  les  yeux 
impatients  de  Jean-Claude  et  de  Louise,  et  lut 
tout  haut  : 

"  Celle-ci,  ma  bonne  mère,  est  à  cette  fin  de 
«  vousprévenirque  tout  va  bien,  et  que  je  suis 
«  arrivé  le  mardi  soir  à  Phalsbourg,  juste 
«  comme  on  fermait  les  portes.  Les  Cosaques 
«  étaient  déjà  sur  la  côte  de  Saverne  ;  il  a  fallu 
«  tirailler  toute  la  nuit  contre  leur  avant- 
«  garde.  Le  lendemain,  un  parlementaire  est 
'  venu  nous  sommer  de  rendre  la  place.  Le 
«  commandant  îleunier  lui  a  répondu  d'aller 
«  se  faire  pendre  ailleurs,  et,  troisjours  après, 
«  les  grandes  giboulées  de  bombes  et  d'obus 
«  ont  commencé  à  pleuvoir  sur  la  ville.  Les 

•  Russes  ont  trois  batteries,  l'une  sur  la  côte 
«  de  Mittelbronn,  l'autre  aux  Baraques  d'en 
'  haut,  et  la  troisième  derrière  la  tuilerie  de 
«  Peruette,  près  du  guévoir  ;  mais  les  boulets 
«  rouges  nous  font  le  plus  de  mal  :  ils  brûlent 
«  les  maisons  do  fond  en  comble,  et,  qu^^nd 

•  l'incendie  s'allume  quelque  part,  il  arrive 
«  des  obus  en  masse  qui  empéchen  t  les  gens  de 
<i  l'éteindre.  Les  femmes  et  les  enfants  ne  sor- 
«  tent  pas  des  blockhaus;  les  bourgeois  restent 
«  avec  nous  sur  les  remparts  :  ce  sont  de 
"  braves  gens;  i)  y  a  dans  le  nombre  quelques 
«  anciens  de  Sambre-et-Meuse,  d'Italie  et  d'É- 
«  gypte,  qui  n'ont  pas  oublié  le  service  des 
«  pièces.  Ça  m'attendrit  de  voir  leurs  vieilles 
«  moustaches  grises  s'allonger  sur  les  caro- 
«  nades'pour  pointer.  Je  vous  réponds  qu'il 
"  n'y  a  pas  de  mitraille  perdue  avec  eux.  C'est 
«  égal,  quand  on  a  fait  trembler  le  monde, 
»  c'est  dur  tout  de  même  d'être  forcé,  dans  ses 

•  vieux  jours,  de  défendre  sa  baraque  et  son 
«  dernier  morceau  de  pain.  » 

—  >  Oui,  c'est  dur,  fit  la  mère  Catherine  en 
essuyant  ses  yeux,  rien  que  d'y  penser,  ça  vous 
remue  le  cœur.  » — 

Puis  elle  poursuivit: 

«  Avant-hier,  le  gouverneur  décida  qu'on 
<'  irait  défoncer  les  grilles  à  boulets  de  la  tui- 
«  lerie.  Vous  saurez  que  ces  Russes  cassent  la 
«  glace  du  guévoir  pour  se  baigner  par  pelo- 

•  tons  de  vingt  ou  trente,  et  qu'ils  enti  ent  en- 
«  suite  se  sécher  dans  le  four  de  la  briquete- 
"  rie.  Bon.  Vers  quatre  heures,  comme  le  jour 
-  baissait,  nous  sortons  parla  poterne  de  l'ar- 


72 


ItOMANS    NATIONAUX. 


Lf  cuié  Suiiinaizu  lui  les  ii.il.Jiuu.'-  pi  élu,  il.:  l.i  mort.  (Page  lu.) 


•  senal,  nous  montons  aux  chemins  couverts, 
«  et  nous  enfilons  l'allée  des  Vaches,  le  fusil 
«  sons  le  bras,  au  pas  de  course.  Dix  minutes 
»  après,  nous  commençons  un  feu  roulnnl  sui' 
«  ceux  du  guévoir.  Tous  les  autres  sortent  de 
«  la  tuilerie;  ils  n'avaient  que  le  temps  depas- 

■  ser  leur  giberne,  d'empoigner  leur  fusil  et 
"  de  se  mettre  en  rangs,  tout  uusl  sur  la  neige, 
«  comme  de  véritables  sauvages.  Malgré  cela, 

■  les  gueux  étaient  dix  fois  plus  nombreux  que 
'  nous,  et  ils  commençaient  un  mouvement  à 
<  droite,  sur  la  iDetile  chapelle  de  Saint-Jean, 
>  pour  nous  entourer,  quand  les  pièces  de  l'ar- 
< 'senal  se  mirent  à  souffler  dans  leur  direc- 

•  lion  une  brise  carabinée,  comme  je  n'en  ai 
.  jamais  vu  de  pareille;  la  mitraille  en  enle- 

■  vait  des  files  à  perte  de  vue.  Au  bout  d'un 


quart  d'heure,  tous,  en  masse,  se  mirent  en 
retraite  sur  les  Quatre- Vents,  sans  ramasser 
leurs  culottes,  les  ofliciersen  tète,  et  les  bou- 
lets de  la  place  en  serre-lile.  Papa  Jean- 
Claude  aurait  joliment  ri  de  cette  débâcle. 
Enfin,  à  la  nuit  c'ose,  nous  sommes  rentri  s 
en  ville,  après  avoir  détruit  les  grilles  à  bou- 
lets et  jeté  deux  pièces  de  huit  dans  le  puil.s 
de  la  briqueterie  :  c'est  notre  première  ex- 
pédition.— Aujourd'hui,  je  vous  écris  des  Ba- 
raques du  Bois-de-Chênes,  où  nous  sommes 
en  tournée  pour  appiovisionner  la  place. 
Tout  cela  peut  durer  des  mois.  Je  me  suis 
laissé  dire  que  les  alliés  remontent  la  vallée 
de  Dosenheini  jusqu'à  Weschem,  et  qu'ils 
gagnent  par  millers  la  route  de  Paris...  Ah  ! 
si  le  bon  Dieu  voulait  que  l'empereur  eût  le 


rji-*;,— [[iiprimerie  Buiiaventure  et  Du',c3S;>i*, 


L'INVASION. 


73 


Materne  et  son  lils  Kasper  tiraient  tlu  seuil  de  l'allée . . .  (Page  "4.) 


•  dessus  en  Lorraine  ou  en  Champagne,  il  n'en 

•  ivchapporait  pas  un  seul  !  Enfin,  qui  vivra 
«  verra...   Voici  qu'on  sonne  la  retraite  sur 

•  l'iialsbourg;  nous  avons  récolté  pas  mal  de 
«  1  œufs,  de  vaches  et  de  chèvres  dans  les  en- 
• -virons.  On  va  se  battre  pour  les  faire  entrer 
«  sains  et  saufs.  Au  revoir,  ma  bonne  mère, 

•  ma  chère  Louise,  papa  Jean-Claude;  je  vous 

•  embrasse  longtemps,  comme  si  je  vous  tenais 
«  sur  mon  cœur.  • 

En  finissant,  Catherine  Lefèvre  s'attendrit. 

•  Quel  brave  garçon  I  fit-elle;  ça  ne  connaît 
que  son  devoir.  Enfin...  voilà...  Tu  entends, 
Louise ,  il  t'embrasse  longtemps  1  » 

Louise  alors  se  jetant  dans  ses  bras,  elles 
8'embrassèrent,  cl  la  mère  Catherine,  malgré  la 
fermeté  de  son  caractère,  ne  put  retenir  deux 


grosses  lainics,  qui  suivirent  les  sillons  de  ses 
joues,  puis  se  reuietlaut  : 

«  Allons,  allons,  dil-ullo,  tout  va  bien  !  \'enez, 
Brainstein,  vous  allez  manger  un  morceau  de 
bœuf  et  prendre  un  verre  de  vin.  Voici  toujours 
un  écu  de  six  livres  pour  votre  course  ;  je  vou- 
drais pouvoir  vous  eu  donner  autant  tous  les 
huit  jours  pour  une  lettre  pareille.  • 

Le  piéton,  charmé  de  celte  aubaine,  suivit  la 
vieille:  Louise  marchait  derrière,  et  Jean- 
Claude  venait  ensaito,  unpatient  d'interroger 
Brainstein  sur  ce  qu'il  avait  appris  en  route, 
louchant  les  événements  actuels,  mais  il  n'en 
tira  rien  de  nouveau,  sinon  que  les  alliés  blo- 
quaient Bitche,  Lutzelstein,  et  qu'ils  avaient 
perdu  quelques  cenlaines  d'hommes,  eu  es- 
sayant de  forcer  le  défilé  du  Grauliliàl, 


n 


KUMAiNb   iNATlONAUX. 


XX 


Vers  dix  heures  du  soir,  Catherine  Lefèvrc  et 
Louise,  après  avoir  souhaité  le  bonsoir  à  Hul- 
hn,  montèrent  dans  la  chambre  au-dessus  de 
la  grande  salle,  pour  aller  se  coucher.  11  y  avait 
là  deux  grands  lits  de  plume  à  duvet,  de  toile 
bleue  rayée  de  rouge,  qui  s'élevait  jusqu'au 
plafond. 

«  Allons,  s'écria  la  vieille  fermière  en  grim- 
pant sur  sa  chaise  ,  allons,  dors  bien,  mon 
enfant,  moi,  je  n'en  puis  plus;  je  vais  m'en 
donner!  » 

Elle  tira  la  couverture,  et  cinq  minutesaprès 
elle  dormait  profondément. 

Louise  ne  tarda  point  à  suivre  son  exemple. 

Or,  cela  durait  depuis  environ  deux  heures, 
lorsque  la  vieille  fut  éveillée  en  sursaut  par  un 
tumulte  épouvantable  : 

«  Aux  armes!  criait-on;  aux  armes  i  —  Hé  ! 
par  ici,  mille  tonnerres!  ils  arrivent!  » 

Cinq  ou  six  coups  de  feu  se  suivirent,  illu- 
minant les  vitres  noires. 

«  Aux  armes  !  aux  armes  !  » 

Les  coups  de  fusil  retentirent  de  nouveau. 
On  allait,  on  venait,  on  courait. 

La  voix  de  Hullin,  sèche,  vibrante,  s'enten- 
dait donnant  des  ordres. 

Puis,  à  gauche  de  la  ferme,  bien  loin,  il  y  eut 
comme  un  pétillement  sourd,  profond,  dans 
les  gorges  du  Grosmann. 

«  Louise  !  Louise  !  cria  la  vieille  fermière, 
tu  entends? 

— Oui!...  Oh!  mon  Dieu,  c'est  terrible  !  » 

Catherine  sauta  de  son  lit. 

«  Lève-toi,  mon  enfant,  dit-elle  ;  habillons- 
nous.  > 

Les  coups  de  fusil  redoublaient,  passant  sur 
les  vitres  comme  des  éclairs. 

«  Attention!  •  criait  Materne. 

On  entendait  aussi  les  hennissements  d'un 
cheval  au  dehors,  et  le  trépignement  d'une 
foule  de  monde  dans  l'allée,  dans  la  cour  et  de- 
vant la  ferme  :  la  maison  semblait  ébranlée 
jusque  dans  ses  fondements. 

Tout  à  coup  les  coups  de  fusil  partirent  par 
les  fenêtres  de  la  salle  du  rez-de-chaussée.  Les 
deux  femmes  s'habillaient  à  la  hâte.  En  ce  mo- 
ment un  pas  lourd  fit  crier  l'escalier;  la  porte 
s'ouvrit ,  et  Hullin  parut  avec  une  lanterne, 
pâle,  les  cheveux  ébouriffés,  les  joues  frémis- 
santes. 

«  Dépêchez-vous!  s'écria-t-il ;  nous  n'avons 
pas  une  minute  à  perdre. 


—Que  se  passe-L-il  donc?  »  demanda  Cathe- 
rine. 

La  fusillade  se  rapprochait. 

.  Eh  !  hurla  Jean-Claude  les  bras  en  l'air, 
est-ce  que  j'ai  le  temps  de  vous  l'expliquer?  • 

La  fermière  comprit  qu'il  n'y  avait  qu'à 
obéir.  Elle  prit  sa  capuche  et  descendit  l'esca- 
lier avec  Louise.  A  la  lueur  tremblotante  des 
coups  de  feu,  Catherine  vit  Materne,  le  cou  nu, 
et  son  fils  Kasper,  tirant  du  seuil  de  l'allée  sur 
les  abatis,  et  dix  autres  derrière  eux  qui  leur 
passaient  les  fusils,  de  sorte  qu'ils  n'avaient 
qu'à  épauler  et  à  faire  feu.  Toutes  ces  figures 
entassées,  chargeant,  armant,  avançant  le  bras, 
avaient  un  aspect  terrible.  Trois  ou  quatre 
cadavres,  affaissés  contre  le  mur  décrépit,  ajou- 
taient à  l'horreur  du  combat;  la  fumée  mon- 
tait dans  la  masure. 

En  arrivant  sur  l'escalier,  Hullin  cria  : 

«  Les  voici,  grâce  au  ciel  !  » 

Et  tous  les  braves  gens  qui  se  trouvaient  là. 
levant  la  tête,  crièrent  : 

«  Courage  !  mère  Lefévre  !  « 

Alors  la  pauvre  vieille,  brisée  par  ces  émo- 
tions, se  prit  à  pleurer.  Elle  s'appuya  sur  l'é- 
paule de  Jean-Claude;  mais  celui-ci  l'enleva 
comme  une  plume  et  sortit  en  courant  le  long 
du  mur  à  droite.  Louise  suivait  en  sanglo- 
tant. 

Au  dehors,  on  n'entendait  que  des  siffle- 
ments, des  coups  mats  contre  le  mur;  le  crépi 
se  détachait ,  les  tuiles  roulaient ,  et  tout  en 
face,  du  côté  des  abatis,  à  trois  cents  pas,  on 
voyait  les  uniformes  blancs,  en  ligne,  éclairés 
par  leur  propre  feu  dans  la  nuit  noire,  puis 
sur  leur  gauche,  de  T'autre  côté  du  ravin  des 
Minières,  les  montagnards  qui  les  prenaient  en 
écharpe. 

Hullin  disparut  à  l'angle  de  la  ferme;  là  tout 
était  sombre  :  c'est  à  peine  si  l'on  voyait  le 
docteur  Lorquin,  à  cheval  devant  un  traîneau, 
un  grand  sabre  de  cavalerie  au  poing,  deux 
pistolets  d'arçon  passés  à  la  ceinture,  et  Frantz 
Materne,  avec  une  douzaine  d'hommes,  le  fusil 
au  pied,  frémissant  de  rage.  Hullin  assit  Ca- 
therine dans  le  traîneau  sur  une  botte  de 
paille,  puis  Louise  à  côté  d'elle. 

«  Vous  voilà!  s'écria  le  docteur,  c'est  bien 
heureux  !  » 

Et  Frantz  Materne  ajouta  : 

«  Si  ce  n'était  pas  pour  vous,  mère  Lefèvre, 
vous  pouvez  croire  que  pas  un  ne  quitterait  le 


L'INVASION. 


75 


plateau  ce  soir;  mais  pour  vous  il  n'y  a  rien  à 
dire. 

—  Non,  crièrent  les  autres,  il  n'y  arien  à 
dire.  » 

Au  même  moment,  un  grand  gaillard,  aux 
jambes  longues  comme  celles  d'un  héron  et  le 
dos  voûté,  passa  derrière  le  mur  en  courant  et 
criant: 

«  Ils  arrivent...  sauve  qui  peut!  • 

Hiillin  pâlit. 

«  C'est  le  grand  rémouleur  du  Harberg,  » 
fit-il,  en  grinçant  des  deCts. 

Frantz,  lui,  ne  dit  rien  :  I!  épaula  sa  cara- 
bine, ajusta  et  fit  feu. 

Louise  vit  le  rémouleur,  à  trente  ^/as  dans 
l'ombre,  étendre  ses  deux  grands  bras  et  tom- 
ber la  face  contre  terre. 

Frantz  rechargeait  son  arme  en  souriant  d'un 
air  bizarre. 

Hullin  dit  : 

•  Camarades,  voici  notre  mère,  celle  qui 
nous  a  donné  de  la  poudre  et  qui  nous  a  nour- 
ris pour  la  défense  du  pays,  et  voici  mon  en- 
fant ;  sauvez-les  !  • 

Tous  répondirent  : 

•  Nous  les  sauverons,  ou  nous  mourrons 
avec  elles. 

—  Et  n'oubliez  pas  d'avertir  Divès  qu'il  reste 
au  Falkeinstein  jusqu'à  nouvel  ordre  ! 

—  Soyez  tranquille,  maître  Jean-Claude. 

—  Alors  en  route,  docteur,  en  route!  s'écria 
le  brave  homme. 

—  Et  vous,  Hullin  ?  fit  Catherine. 

—  Moi,  ma  place  est  ici  ;  il  s'agit  de  défendre 
notre  position  jusqu'à  la  mort! 

—  l'apa  Jean-Claude  I  »  cria  Louise  en  lui 
tendant  les  bras. 

Mais  il  tournait  déjà  le  coin ,  le  docteur 
frappait  son  cheval,  le  traîneau  filait  sur  la 
neige,  et  derrière,  Frantz  Materne  et  ses 
hommes,  la  carabine  sur  l'épaule,  allongeaient 
le  pas,  tandis  que  le  roulement  de  la  fusillade 
continuait  autour  de  la  ferme.  Voilà  ce  que 
Catlierine  Lefèvre  et  Louise  virent  dans  l'espace 
ûb  <]uelques  minutes.  Il  s'était  sans  doute  passé 
quelque  chose  d'étrange  et  de  terrible  dans 
celte  nuit.  La  vieille  feimière,  se  rappelant  son 
rêve,  devint  silencieuse.  Louise  essuyait  ses 
larmes  et  jetait  un  long  regard  vers  le  plateau, 
éclairé  comme  par  un  incendie.  Le  cheval  bon- 
dissait sous  les  coups  du  docteur;  les  monta- 
gnards de  l'escorte  avaient  peine  à  suivre. 
Longtemps  encore  le  tumulte,  les  clameurs  du 
combat,  les  détonations  et  le  sifllement  des 
balles,  hacliant  les  broussailles,  s'entendirent 
mais  tout  cela  s'affaiblit  de  plus  en  plus,  et 
bieniùt,  a  la  descente  du  sentier,  tout  disparut 
comme  en  rêve. 


Le  traîneau  venait  d'atteindre  l'autre  versant 
de  la  montagne,  et  filait  comme  une  flèche 
dans  les  ténèbres.  Le  galop  du  cheval,  la  res- 
piration haletante  de  l'escorte,  de  temps  en 
temps  le  cri  du  docteur  :  «  hue,  Bruno!  hue 
donc!  »  troublaient  seuls  le  silence. 

Une  grande  nappe  d'air  froid,  remontant  des 
vallées  de  la  Sarre,  apportait  de  bien  loin, 
comme  un  soupir,  les  rumeurs  éternelles  des 
torrents  et  des  bois.  La  lune  écartait  un  nuage, 
et  regardait  en  face  les  sombres  foi-êls  du 
Blanru,  avec  leurs  grands  sapins  chargés  de 
neige. 

Dix  minutes  après,  le  traîneau  arrivait  au 
coin  de  ces  bois,  et  le  docteur  Lorquin,  se  re- 
tournant sur  sa  selle,  s'écriait  : 

«  Maintenant,  Frantz,  qu'allons-nous  faire? 
Voici  le  sentiei'qui  tourne  vers  les  collines  de 
SaintQuirin,  et  voici  l'autre  qui  descend  au 
Blanru  :  lequel  prendre?  » 

Frantz  et  les  hommes  de  l'escorte  s'étaient 
rapprochés.  Comme  ils  se  trouvaient  alors  sur 
le  versant  occidental  du  Donon,  ils  commen- 
çaient à  revoir  de  l'autre  côté,  à  la  cime  des 
airs,  la  fusillade  des  Allemands,  qui  venaient 
par  le  Grosmanu.  On  n'apercevait  que  le  feu, 
et  quelques  instants  après  on  entendait  la  dé- 
tonation rouler  dans  les  abîmes. 

«  Le  sentier  des  collines  de  Saint-Quirin,  dit 
Frantz,  est  le  plus  court  pour  aller  à  la  ferme 
du  Bois-de-Chênes;  nous  gagnerons  au  moins 
trois  bons  quarts  d'heure. 

—  Oui,  s'écria  le  docteur,  mais  nous  risquons 
d'être  arrêtés  par  les  kaiserlicks,  qui  tiennent 
maintenant  le  défilé  de  la  Sarre.  Voyez,  ils  sont 
déjà  maîtres  des  hauteurs;  ils  ont  sans  doute 
envoyé  des  détachements  sur  la  Sarre-Rouge 
pour  tourner  le  Donon. 

—  Prenons  le  sentier  du  Blanru,  dit  Frantz, 
c'est  plus  long,  mais  c'est  plus  sûr.  » 

Le  traîneau  descendit  à  gauche  le  long  des 
bois.  Les  partisans  à  la  file,  le  fusil  en  arrêt, 
marchaient  sur  le  haut  du  talus,  et  le  docteur, 
à  cheval  dans  le  chemin  creux,  fendait  les  flots 
de  neige..  Au-dessus  pendaient  les  branches  des 
sapins  en  demi-voûte,  couvrant  de  leur  ombre 
noire  le  sentier  profond,  taudis  que  la  lune 
éclairait  les  alentours.  Ce  passage  avait  quelque 
chose  de  si  pittoresque  et  de  si  majestueux, 
qu'en  toute  autre  circonstance  Catherine  eu 
eût  été  émerveillée,  et  Louise  n'aurait  pas 
manqué  d'admirer  ces  longues  gerbes  de  givre, 
ces  lésions  scintillant  comme  le  ciislal  aux 
rayons  de  la  pâle  lumière;  mais  alors  leur  âme 
était  pleine  d'inquiétude,  et  d'ailleurs,  lorsque 
le  traîneau  fut  entré  dans  la  goige.  toute  clarté 
dis[)aiut,  et  les  cimes  d(  s  hautes  nioulugui  s 
d'alentour  restèrent  seules  éclaiiées.  Cdiim.e 


76 


ROMANS  NATIONAUX. 


ils  m;! reliaient  ainsi  depuis  un  quart  d'heure, 
en  silenee,  Catherine,  après  avoir  longtemps 
relourné  sa  langue,  ne  pouvant  y  tenir  davan- 
tage, s'écria  : 

«  Docteur  Lorquin,  maintenant  que  vous 
nous  tenez  dans  le  fond  du  Blanru,  et  que  vous 
pouvez  faire  de  nous  tout  ce  qu'il  vous  plait, 
ni'expliquerez-vous  enfin  pourquoi  on  nous 
entraîne  de  force?  Jean-Claude  est  venu  me 
prendre,  il  m'a  jetée  sur  cette  hotte  de  paille... 
et  me  voilà  ! 

—  Hue,  Eruno!  »  fit  le  docteur. 
Puis  il  répondit  gravement  : 

«  Cette  nuit,  mèi'e  Catherine,  il  nous  est  ar- 
rivé le  plus  grand  des  malheurs.  Il  ne  faut  pas 
en  vouloir  à  Jean-Claude,  car,  par  la  faute  d'un 
autre,  nous  perdons  le  fruit  de  tous  nos  sacri- 
fices? 

—  Par  la  faute  de  qui? 

—  De  ce  malheureux  Labarhe,  qui  n'a  pas 
gardé  le  défilé  du  Blutfeld.  11  est  mort  ensuite 
en  faisant  son  devoir;  mais  cela  ne  répare  pas 
le  désastre,  et,  si  Piorette  n'arrive  pas  à  temps 
pour  soutenir  Hulliu,  tout  est  perdu;  il  faudra 
quitter  la  route  et  battre  en  retraite. 

—  Comment  !  le  Blutfeld  a  été  pris? 

—  Oui,  mère  Catherine.  Qui  diable  aurait 
jamais  pensé  que  les  Allemands  enfreraian  t  pai 
là?  Un  défilé  presque  impraticable  pour  les 
piétons,  encaissé  entre  des  rochers  à  pic,  où 
les  pâtres  eux-mêmes  ont  de  la  peine  à  des- 
cendre avec  leurs  troupeaux  de  chèvres.  Eh 
bien!  ils  ont  passé  là,  deux  à  deux  ;  ils  ont  tourné 
la  Roche-Creuse,  ils  ont  écrasé  Labarbe,  et  puis 
ils  sont  tombés  sur  Jérôme,  qui  s'est  défendu 
comme  un  lion  jusqu'à  neuf  heures  du  soir; 
mais,  à  la  fin,  il  a  bien  fallu  se  jeter  dans  les 
sapinières  et  laisser  le  passage  aux  kaiscrlicks. 
Voilà  le  fond  de  l'histoire.  C'est  épouvantable. 
Il  faut  qu'il  y  ait  eu  dans  le  pays  un  homme 
assez  lâche,  assez  misérable  pour  guider  l'en- 
nemi sur  nos  derrières,  et  nous  livrer  pieds  et 
poings  liés.  —  Oh  !  le  brigand  !  s'écria  Lorquin 
d'une  voix  frémissante,  je  ne  suis  pas  méchant, 
mais  s'il  me  tombait  sous  la  patte,  comme  je 
vous  le  disséquerais!...  — Hue,  Bruno!  hue 
donc  !  • 

Les  partisans  marchaient  toujours  sur  le 
talus,  sans  rien  dire,  comme  des  ombres. 

Le  traîneau  se  reprit  à  galoper,  puis  sa 
marche  se  ralentit;  le  cheval  soufflait. 

La  vie. Ile  fermière  restait  silencieuse,  pour 
classer  ses  nouvelles  idées  dans  sa  tète. 

•  Je  commence  à  comprendre,  dit-elle  au 
bout  de  quelques  instants;  nous  avons  été 
attaqués  cette  nuit  de  front  et  de  côté. 

—Justement,  Catherine;  par  bonheur,  dix 
minutes  avant  l'attaque,  un  homme  de  Marc 


Divés,  —  im  contrebandier,  Zimmer,  rnnrien 
dragon,  —  était  arrivé  ventre  à  terre  nous  pré- 
venir. Sans  cela  nous  étions  perdus.  11  est 
tombé  dans  nos  avant-postes,  après  avoir  tra- 
versé un  détachement  de  Cosaques  sur  le  pla- 
teau du  Grosmann.  Le  pauvre  diable  avait  reçu 
ui)  coup  de  sabre  terrible,  ses  entrailles  pen- 
daient sur  la  selle;  n'est-ce  pas,  Frantz? 

—  Oui ,  répondit  le  chasseur  d'une  voix 
sourde. 

— Et  qu'a-t-il  dit?  demanda  la  vieille  fer- 
mière. 

— Il  n'a  eu  que  le  temps  de  crier  :  «  Aux  ar- 
mes! .  .  .  Nous  sommes  tournés. . .  Jérôme 
m'envoie.  .  .  Labarbe  est  mort.  .  .  Les  Alle- 
mands ont  passé  au  Blutfeld.  » 

— C'était  im  brave  homme!  fit  Catherine. 

— Oui,  c'était  un  brave  homme!  »  répondit 
Frantz  la  tète  inclinée. 

Alors  tout  redevint  silencieux,  et  longtemps, 
le  traîneau  s'avança  dans  la  vallée  tortueuse. 
Par  instants,  il  fallait  s'arrêter,  tant  la  neige 
était  profonde  ,  trois  ou-  quatre  montagnards 
descendaient  alors  prendre  le  cheval  par  la 
bride,  et  l'on  continuait. 

«  C'est  égal,  reprit  Catheriue  sortant  tout  à 
coup  de  ses  rêveries,  Hullin  aurait  bien  pu 
me  dire.. . 

— Mais  s'il  vous  avait  parlé  de  ces  deux  atta- 
ques, interrompit  le  docteur,  \ous  auriez  voulu 
rester. 

— Et  qui  peut  m'empêcher  de  faire  ce  que 
je  veux?  S'il  me  plaisait  de  descendre  en  ce 
moment  du  trahieau,  est-ce  que  je  ne  serais 
pas  libre?. ..  J'ai  pardonné  à  Jean-Claude;  je 
m'en  repens  ! 

—  Oh!  maman  Lefèvre,  s'il  allait  être  tué 
pendant  que  vous  dites  cela!  murmura  Louise. 

— Elle  a  raison,  cette  enfant,  »  pensa  Ca- 
therine. 

Et  bien  vite  elle  ajouta  : 

«  Je  dis  que  je  m'en  repens,  mais  c'est  un  si 
brave  homme,  qu'on  ne  peut  pas  lui  en  vou- 
loir.. Je  lui  pardonne  de  tout  mon  cœur;  à  sa 
place,  j'aurais  fait  comme  lui.  » 

A  deux  ou  trois  cents  pas  plus  loin,  ils  en- 
trèrent dans  le  défilé  des  Roches.  La  neige 
avait  cessé  de  tomber,  la  lune  brillait  entre 
deux  grands  nuages  blancs  et  noirs.  La  gorge 
étroite,  bordée  de  rochers  à  pic,  se  déroulait 
au  loin,  et  sur  les  côtés  les  hautes  sapinières 
s'élevaient  à  perte  de  vue.  Là,  rien  ne  trou- 
blait le  calme  des  grands  bois;  on  se  serait  cru 
bien  loin  de  toute  agitation  humaine.  Le  si- 
lence était  si  profond,  qu'on  entendait  chaque 
pas  du  cheval  dans  la  neige,  et,  de  temps  en 
temps,  sa  respiration  brusque.  Frantz  Materne 
s'arrêtait  parfois,  promenant  un  coup  d'œil  sur 


L'INVASION. 


77 


les  côtes  Fombrps,  puis  allongeant  le  pas  pour 
rattiapper  les  au  1res. 

Kt  les  vallées  succédaient  aux  vallées;  le 
traîneau  montait,  descendait,  tournait  à  droite, 
puis  à  gauche,  et  les  partisans,  la  baïonnette 
bleuâtre  au  bout  du  fusil,  snivaienl  sans  re- 
lâche. 

Ils  venaient  d'atteindre  ainsi,  vers  trois  heu- 
res du  malin,  la  prairie  des  Brimbelles,  où  l'on 
voit  encore  de  nos  jours  un  grand  chêne  qui 
s'avance  au  tournant  de  la  vallée.  De  l'autre 
côté,  sur  la  gauche,  au  milieu  des  bruyères 
toutes  blanches  de  neige,  derrière  son  petit 
mur  de  pierres  sèches  et  les  palissades  de  son 
petit  jardin,  commençait  à  poindre  la  vieille 
maison  forestière  du  garde  Cuny,  av(>c  ses  trois 
ruches  posées  sur  une  planche,  son  vieux  cep 
de  vigne  noueux,  grimpant  jusque  sous  le  toit 
en  auvent,  et  sa  petite  cime  de  sapin  sus- 
pendue à  la  gouttière  en  guise  d'enseigne,  car 
Cuny  faisait  aussi  le  métier  de  cabaretier  dans 
cette  solitude. 

En  cet  endroit,  comme  le  chemin  longe  le 
haut  du  mur  de  la  prairie,  qui  se  trouve  à 
quatre  ou  cinq  pieds  en  contre-bas,  et  qu'un 
gros  nuage  voilait  la  lune,  le  docteur,  crai- 
gnant de  verser,  s'arrêta  sous  le  chêne. 

«  Nous  n'avons  plus  qu'une  heure  de  che- 
min, mère  Lefèvre,  cria-t-il;  ainsi  bon  courage, 
rien  ne  nous  presse. 

—Oui,  dit  Frantz,  le  plus  gros  est  fait,  et 
nous  pouvons  laisser  souffler  le  cheval.  • 

Toute  la  troupe  se  réunit  autour  du  traî- 
neau; le  docteur  mit  pied  à  ferre.  Quelques- 
uns  battirent  le  briquet  pour  allumer  leur 
pipe;  mais  on  ne  disait  rien,  chacun  songeait 
au  Donon.  Que  se  passait-il  là-bas?  Jean- Claude 
parviendrait-il  à  se  maintenir  sur  le  plateau 
jusqu'à  l'arrivée  de  Piorette?  Tant  do  choses 
pénibles,  tant  de  réflexions  désolantes  se  pres- 
saient dans  l'âme  de  ces  braves  gens,  que  pas 
un  n'avait  envie  de  parler. 

Comme  ils  étaient  là  depuis  cinq  minutes 
sous  le  vieux  chêne,  au  moment  où  le  nuage 
se  retirait  lentement,  et  que  la  pâle  lumière 
s'avançait  du  fond  de  la  gorge,  tout  à  coup,  à 
deux  cents  pas  en  face  d'eux,  une  figure  noire 
à  cheval  parut  dans  le  sentier  entre  les  .sapins. 
Cette  figure,  haute,  sombre,  ne  tarda  point  à 
recevoir  un  rayon  de  la  lune;  alors  on  vil  dis- 
tinctement un  Cosaque  avec  son  bonnet  de 
peau  d'agneau,  et  sa  grande  lance  suspendue 
sous  le  bras,  la  pointe  en  arrière.  Il  s'avançait 
au  petit  pas;  déjà  Franiz  l'ajustait,  quand, 
derrière  lui,  on  vit  apparaître  une  autre  lance, 
puis  un  autre  Cosaque,  puis  un  autre...  Et, 
dans  toute  la  profondeur  de  la  futaie,  sur  le 
fond  iiùle  du  ciel,  on  ne  vit  plus  alors  que  s'a- 


giler  des  banderoles  en  queue  d'hirondelle, 
scintiller  des  lances  et  s'avancer  des  Cosaques 
à  la  file,  directement  vers  le  traîneau,  mais 
sans  se  pi'esser,  comme  des  gens  qui  cherchent, 
les  uns  le  nez  en  l'air,  les  autres  penchés  sur 
la  selle,  pourvoir  sous  les  broussailles  :  il  y  en 
avait  plus  de  trente. 

Qu'on  juge  de  l'émotion  de  Louise  et  de  Ca- 
therine, assises  au  milieu  du  chemin.  Elles 
regardaient  toutes  deux  la  bouche  béante.  En- 
.:ore  une  minute,  elles  allaient  être  au  milieu 
de  ces  bandits.  Les  montagnards  semblaient 
stupéfaits;  impossible  de  retourner  :  d'un  côté 
le  mur  de  la  prairie  à  descendre,  de  l'autre  la 
montagne  à  gravir.  La  vieille  fermière,  dans 
son  trouble,  prit  Louise  par  le  bras  en  criant 
d'une  voix  élouffée  : 

«  Sauvons-nous  dans  le  bois  !  » 
¥Ale  voulut  enjamber  le  traîneau,  mais  son 
soulier  resta  dans  la  paille. 

Tout  à  coup,  un  des  Cosaques  fit  entendre 
une  exclamation  gutturale  qui  parcourut  toute 
la  ligne. 

•  Nous  sommes  découverts!  »  cria  le  docteur 
Lorquin  en  tirant  son  sabre. 

A  peine  avait-il  jeté  ce  cri,  que  douze  coups 
de  fusil  éclairaient  le  sentier  d'un  bout  à  l'au- 
tre, et  qu'un  véritable  hurlement  de  sauvages 
répondait  à  la  détonation  :  les  Cosaijues  dé 
bouchaient  du  sentier  dans  la  prairie  en  face, 
les  j'eins  affaissés,  les  jambes  pliées  en 
équerre,  lançant  leurs  chevaux  à  toute  bride, 
et  filant  vers  la  maison  forestière  comme  des 
cerfs. 

«  Hé  !  les  voilà  qui  se  sauvent  au  diable  1  » 
cria  le  docteur. 

Mais  le  brave  homme  s'était  trop  hâté  de 
parler  :  à  deux  ou  trois  cents  pas  dans  la  vallée, 
tout  à  coup,  les  Cosaques  se  massèrent  comme 
une  bande  d'étourneaux  en  décrivant  un  cercle; 
puis,  lu  lance  en  arrêt,  le  nez  entre  les  oreilles 
de  leurs  chevaux,  ils  arrivèrent  ventre  à  terre 
droit  sur  les  partisans,  en  criant  d'une  voix 
rauque  :  «  Hourra!  hourra!  » 
Ce  fut  un  moment  terrible. 
Franiz  et  les  autres  se  jetèrent  sur  le  mur, 
pour  couvrir  le  traîneau. 

Deux  secondes  après,  on  ne  s'entendait  plus; 
les  lances  froissaient  les  baïonnettes,  les  cris 
de  rage  répondaient  aux  imprécations,  on  ne 
voyait  plus  sous  l'ombre  du  grand  chêne,  où 
filtraient  quelques  rayons  de  lumière  blafarde, 
que  des  chevaux  debout,  la  crinière  hérissée, 
cherchant  à  franchir  le  mur  de  la  prairie,  et, 
au-dessous,  de  véritables  figures  barbares,  les 
yeux  luisants,  le  bras  levé,  lançant  leurs  coups 
avec  fureur,  avançant,  reculant,  et  poussant  des 
cris  à  vous  faire  dresser  les  cheveux  sur  la  tête. 


78 


ROMANS   NATIONAUX. 


Louise,  toute  pâle,  et  la  vieille  fermière,  ses 
grands  cheveux  gris  épars,  se  tenaient  debout 
dans  la  paille. 

Le  docteur  Lorquin,  devant  elles,  parait  les 
coups  avec  son  sabre,  et,  tout  en  ferraillant, 
leur  criait  : 

•  Coucliez-voiïs,  morbleu  1...  couchez-vous 
donc  I...  » 

Mais  elles  ne  l'entendaient  pas. 

Louise,  au  milieu  de  ce  tumulte,  de  ces 
hurlements  féroces,  ne  songeait  qu'à  couvrir 
Catherine,  et  la  vieille  fermière,  —  qu'on  jutie 
de  sa  terreur,  —  venait  de  reconnaître  Yégof 
sur  un  grand  cheval  maigre,  Yégof,  la  cou- 
ronne de  fer-blanc  en  têle,  la  barbe  hérissée,  la 
lance  au  poing,  et  sa  longue  peau  de  chien 
flottant  sur  les  épaules.  Elle  le  voyait  là  comme 
en  plein  jour  :  c'était  lui,  dont  le  sombre  profil 
s'élevait  à  dix  pas,  les  yeux  étincelanls,  dar- 
dant sa  longue  flèche  bleue  dans  les  ténèbres, 
et  cherchant  à  l'atteindre.  Que  faire?...  se  sou- 
mettre, subir  son  sort!...  Ainsi  les  plus  fermes 
caractères  se  sentent  brisés  par  un  destin  in- 
flexible :  la  vieille  se  croyait  marquée  d'avance; 
elle  regardait  tous  ces  gens  bondir  comme  des 
loups,  se  porter  des  coups,  les  parer  au  clair 
de  lune.  Elle  en  voyait  quelques-uns  s'affaisser; 
des  chevaux,  la  bride  sur  le  cou,  s'échapper 
dans  la  prairie...  Elle  voyait  la  plus  haute  lu- 
carne de  la  maison  forestière  s'ouvrir  à  gauche, 
et  le  vieux  Guny,  en  manches  de  chemise, 
mettre  son  fusil  en  joue,  sans  oser  tirer  daiis 
la  bagarre...  Elle  voyait  toutes  ces  choses  avec 
une  lucidité  singulière  et  se  disait  :  «  Le  fou 
est  revenu...  Quoi  qu'on  fasse,  il  pendra  ma 
tête  à  sa  selle.  11  faut  que  ça  finisse  comme 
dans  mon  rêve  !  » 

Et  tout  en  eifet  semblait  justifier  ses  craintes  : 
les  montagnards,  trop  inférieurs  en  nombre, 
reculaient.  Bientôt  il  y  eut  un  tourbillon  ;  les 
cosaques,  franchissant  le  mur,  arrivaient  sur 
le  sentier;  un  coup  de  lance,  mieux  dirigé,  fila 
jusque  dans  le  chignon  de  la  vieille,  qui  sentit 
ce  fer  froid  glisser  sur  sa  nuque  : 

«  Oh  1  les  miséiables  1  »  cria-t-elle  en  tom- 
bant et  se  retenant  des  deux  mains  aux  rênes. 

Le  docteur  Lorquin  lui-même  venait  d'être 
renversé  contre  le  traîneau.  Frautz  et  les  au- 
tres, cernés  par  vingt  cosaques,  ne  pouvaient 
accourir.  Louise  sentii  une  main  se  poser  sur 
son  épaule  :  la  main  du  fou,  du  haut  de  sou 
grand  cheval. 

A  cet  instant  supi'ême,  la  pauvre  enfant,  folle 
d'épouvante,  fit  entendre  un  cri  de  détresse  ; 
puis  elle  vit  quelque  chose  reluire  dans  les 
ténèbi'es,  les  pistolets  de  Loi-quin,  et,  rapide 
co.Time  l'éclair,  les  ari-achant  de  la  ceinture  du 
docteur,  elle  fit  feu  des  deux  coups  à  la  fois, 


brûlant  la  barbe  de  Yégof,  dont  la  face  rouge 
fut  illuminée,  et  brisant  la  tête  d'un  cosaque 
qui  so  penchait  vers  elle,  les  yeux  blancs  écar- 
quillesde  convoitise.  Ensuite,  elle  saisit  le  fouet 
de  Catherine,  et  debout,  pâle  comme  une  morte, 
elle  cingla  les  flancs  du  cheval,  qui  partit  en 
bondissant.  Le  traîneau  volait  dans  les  brous- 
sailles ;  il  se  penchait  à  droite,  à  gauche.  Tout 
à  coup  il  y  eut  un  choc  :  Catherine,  Louise,  la 
paille,  tout  roula  dans  la  neige  sur  la  pente  du 
ravin.  Le  cheval  s'arrêta  tout  court,  renversé 
sur  les  jarrets,  la  bouche  pleine  d'écume  san- 
glante :  il  venait  de  heurter  un  chêne. 

Si  rapide  qu'eût  été  cette  chute,  Louise  avait 
vu  quelques  ombres  passer  comme  le  vent 
derrière  le  taillis.  Elle  avait  entendu  une  voix 
terrible,  celle  de  ûivès,  crier:  «En  avant! 
pointez!  » 

Ce  n'était  qu'une  vision  ,  une  de  ces  appari- 
tions confuses,  telles  qu'il  nous  en  passe  devant 
les  yeux  à  la  dernière  heure  ;  mais,  en  se  rele- 
vant, la  pauvre  jeune  fille  ne  conserva  plus 
aucun  doute  :  on  ferraillait  à  vingt  pas  de  là, 
deiriôre  un  rideau  d'arbres,  et  Marc  criait  : 
•  Hai'di ,  mes  vieux  ! . . .  pas  de  quartier  !  » 

Puis  elle  vit  une  douzaine  de  cosaques  grim- 
per la  côte  en  face,  au  milieu  des  bruyères, 
comme  des  lièvres,  et  au-dessous,  par  une 
éclaircie,  Yégof  traversant  la  vallée  au  clair  de 
lune,  comme  un  oiseau  effaré.  Plusieurs  coups 
de  fusil  partirent  ;  mais  le  fou  ne  fut  pas  atteint, 
et,  se  dressant  de  plein  vol  sur  ses  étriers,  il  se 
retourna,  agitant  sa  lance  d'un  air  de  bravade, 
et  poussant  un  «  hourra!  »  de  cette  voix  per- 
çante du  héron  qui  vient  d'échapper  à  la  serre 
de  l'aigle,  et  gagne  le  venta  tire-d'aile.  Deux 
coups  de  fusil  partirent  encore  de  la  maison 
forestière  ;  quelque  chose,  un  lambeau  de  gue- 
nille, se  détacha  des  reins  du  fou,  qui  poursui- 
vit sa  course,  répétant  ses  «  hourra!  »  d'un 
accent  rauque  ,  en  gravissant  le  sentier  qu'a- 
vaient suivi  ses  camarades. 

Et  toute  cette  vision  disparut  comme  un  rêve. 

Alors  Louise  se  retourna;  Catherine  était 
debout  à  côté  d'elle,  non  moins  stupéfaite,  non 
moins  attentive.  Elles  se  regardèrent  un  instant, 
puis  elles  s'embrassèrent  avec  un  sentiment  de 
bonheur  inexprimable. 

•  Nous  sommes  sauvées!  »  murmura  Cathe- 
rine. 

Et  toutes  deux  se  mirent  à  pleurer. 

.  Tu  t'es  bravement  comportée,  disait  la 
fermière  ;  c'est  beau,  c'est  bien.  Jean-Claude, 
Gaspard  et  moi,  nous  pouvons  être  fiers  de 
loi!  » 

Louise  était  agitée  d'une  émotion  si  profonde, 
qu'elle  en  tremblait  des  pieds  à  la  tête.  Le  dan- 
ger passé,  sa  douce  nature  reiirmait  le  dessus; 


L'INVASION. 


7'J 


elle  ne  pouvait  comprendre  son  courage  de 
tout  à  l'heure. 

Au  bout  d'un  instant,  se  trouvant  un  peu 
remises,  elles  s'apprêtaient  à  remonter  dans  le 
chemin,  lorsqu'elles  virent  cinq  ou  six  partisans 
et  le  docteur  qui  venaient  à  leur  rencontre. 

«  Ah!  vous  avez  beau  pleurer,  Louise,  dit 
Lorquin,  vous  êtes  undragon,  un  vrai  diable. 
Maintenant  vous  faites  la  bouche  en  cœur; 
mais  nous  vous  avons  tous  vue  à  l'ouvrage.  Et, 
à  propos,  mes  pistolets,  où  sont-ils? 

En  ce  moment,  les  broussailles  s'écartèrent, 
et  le  grand  Marc  Divès,  sa  latte  pendue  au 
poing,  apparut  en  criant  : 

«  Hé  !  mère  Catherine,  en  voilà  des  secousses. 
Mille  tonnerres  !  quelle  chance  que  je  me  sois 
trouvé  là.  Ces  gueux  vous  dévalisaient  de  fond 
en  comble  I 

— Oui,  dit  la  vieille  fermière  en  fourrant  ses 
cheveux  gris  sous  son  bonnet,  c'est  un  grand 
bonheur. 

— Si  c'est  un  bonheur!  Je  le  crois  bien  :  il 
n'y  a  pas  plus  de  dix  minutes,  j'arrive  avec  mon 
fourgon  chez  le  père  Cuny.  «N'allez  pas  au 
Donon  qu'il  me  dit,  depuis  une  heure,  le  ciel 
est  tout  rouge  de  ce  côté...  on  se  bal  pour  sûr 
là-haut.  —  Vous  croyez? —  Ma  foi  oui.  —  Alors 
Joson  va  partir  en  éclaireur,  et  voir  un  peu,  et 
nous  autres  nous  viderons  un  verre  en  atten- 
dant. »  Bon!  à  peine  Joson  sorti,  j'entends  des 
cris  du  cinq  cents  diables  :  «  Qu'est-ce  que  c'est, 
Cuny? —  Je  n'en  sais  rien.  »  Nous  poussons  la 
porte  et  nous  voyons  la  bagarre.  «  Hé!  s'écria 
le  grand  contrebandier,  c'est  nous  qui  ne  fai- 
sons pas  long  feu.  »  Je  saute  sur  mon  Fox,  et  en 
avant.  Quelle  chance  ! 

— Ah  !  dit  Catherine ,  si  nous  étions  sûrs  que 
nos  affaires  vont  aussi  bien  sur  le  Donon,  nous 
pourrions  nous  réjouir. 

—Oui,  oui,  Frantz  m'a  raconté  cela,  c'est  le 
diable,  il  faut  toujours  que  quelque  chose  clo- 
che, répondit  Marc.  Enfin...  enfin...  nous  res- 
tons là,  les  pieds  dans  la  neige.  Espérons  que 
Piorette  ne  laissera  pas  écraser  ses  camarades, 
et  allons  vider  nos  verres,  encore  à  moitié 
pleins.  » 

Quatre  autres  contrebandiers  venaient  d'ar- 
river, disant  que  ce  gueux  de  Yégof  pourrait 
bien  revenir  avec  un  tas  de  brigands  de  son 
espèce. 

«  C'est  juste,  répondit  Divès.  Nous  allons 
retourner  au  Falkenstein,  puisque  c'est  l'ordre 
de  Jean-Claude;  mais  nous  ne  pouvons  pas 
emmener  notre  fourgon  ,  il  nous  empêcherait 
de  prendre  la  traverse,  et,  dans  une  heure,  tous 
ces  bandits  nous  tomberaient  sur  le  casaquin. 
Montons  toujours  chez  Cuny;  Catherine  et 
Louise  ne  seront  pas  fâchées  de  boire  un  coup, 


ni  les  autres  non  plus;  ça  leur  remettra  le 
cœur  à  la  bonne  place.  Hue,  Bruno  !  » 

Il  prit  le  cheval  par  la  bride.  On  venait  de 
charger  deux  hommes  blessés  sur  le  traîneau. 
Deux  autres  ayant  été  tués,  avec  sept  ou  huit 
cosaques  étendus  sur  la  neige,  leurs  grandes 
bottes  écartées,  tout  cela  fut  abandonné,  et  l'on 
se  dirigea  vers  la  maison  du  vieux  forestiei . 
Frantz  se  consolait  de  n'être  pas  au  Donon.  Il 
avait  éveniré  deux  cosaques,  et  la  vue  de  l'au- 
berge le  mit  d'assez  bonne  humeur.  Devant  la 
porte  stationnait  le  fourgon  de  cartouches. 
Cuny  sortit  en  criant  : 

Il  Soyez  les  bienvenus ,  mère  Lefèvre,  quelle 
nuit  pour  des  femmes  !  Asseyez-vous.  Que  se 
passe-t-il  là-haul?  » 

Tandis  qu'on  vidait  bouteille  à  la  hâte,  il 
fallut  encore  une  fois  tout  expliquer.  Le  bon 
vieux ,  vêtu  d'une  simple  casaque  et  d'une  cu- 
lotte verte,  la  face  ridée,  la  tête  chauve,  écou- 
tait, les  yeux  arrondis,  joignant  les  mains  et 
criant  : 

«  Bon  Dieu!  bon  Dieu!  dans  quel  temps 
vivons-nous  !  On  ne  peut  plus  suivre  les  grands 
chemins  sans  risquer  d'être  altaciué.  C'est  pire 
que  les  vieilles  histoires  des  Suédois.  » 

Et  il  hochait  la  tête. 

«  Allons,  s'écria  Divès ,  le  temps  presse ,  en 
route,  en  route!  » 

Tout  le  monde  étant  sorti,  les  contrebandiers 
conduisirent  le  fourgon  ,qui  renfermait  quelques 
milliers  de  cartouches  et  deux  petites  tonnes 
d'eau-de-vie,  à  trois  cents  pas  de  là,  au  milieu 
de  la  vallée,  puis  ils  dételèrent  les  chevaux. 

«  Allez  toujours  en  avant!  cria  Marc;  dans 
quelques  minutes  nous  vous  rejoindrons. 

— Mais  que  veux-tu  faire  de  cette  voiture-là? 
disait  Frantz.  Puisque  nous  n'avons  pas  le 
temps  de  l'emmener  au  Falkenstein ,  mieux 
vaudrait  la  laisser  sous  le  hangar  de  Cuny, 
que  de  l'abandonner  au  milieu  du  chemin. 

— Oui,  pour  faire  pendre  le  pauvre  vieux, 
lorsque  les  cosaques  arriveront,  car  ils  seront 
ici  avant  une  heure.  Ne  t'inquiète  de  rien,  j'ai 
mon  idée.  » 

Frantz  rejoignit  le  traîneau ,  qui  s'éloignait. 
Bientôt  on  dépassa  la  scierie  du  Marquis,  et 
l'on  coupa  directement  à  droite,  pour  gagner 
la  ferme  du  Bois-de-Chênes,  dont  la  haute 
cheminée  se  découvrait  sur  le  plateau,  à  trois 
quarts  de  lieue.  Comme  on  était  à  mi-côte, 
Marc  Divès  et  ses  hommes  arrivèrent,  criant  : 

«  Halte  !  arrêtez  un  peu.  Regardez  là-bas.  » 

Et  tous ,  ayant  tourné  les  yeux  vers  le  fond 
de  la  gorge  ,  virent  les  cosaques  caracoler  au- 
tour de  la  charrette,  au  nombre  de  deux  ou 
trois  cents. 

f  Ils  arrivent,  sauvons-nous  I  cria  Louise. 


80 

ROMANS   NATIONAUX. 

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Krantz  rajustait  di'ji  (juaml,  il  iri('']V  lui,  un  v:t  aiiparailiu  u:.c  aul:v  iaiice  . . .  J'agn  77.) 


— Attendez  un  peu,  dit  le  contrebandier, 
nous  n'avons  rien  à  craindre.  » 

II  parlait  encore  ,  qu'une  nappe  de  flamme 
immense  étendait  ses  deux  ailes  pourpres  d'une 
montagne  à  l'autre,  éclairant  les  bois  jusqu'au 
faite,  les  rochers,  la  petite  maison  forestière,  à 
quinze  cents  mètres  au-dessous  ;  puis  il  y  eut 
une  détonation  telle  que  la  terre  en  trembla. 

Et,  comme  tous  les  assistants  éblouis  se 
regardaient  les  uns  les  autres,  muets  d'épou- 
vante, les  éclats  de  rire  de  Marc  se  mêlèrent 
aux  bourdonnements  de  leuis  oreilles. 

«  Ha!  ha!  ha!  s'écriait-il,  j'étais  sûr  que  les 
gueux  s'arrêteraient  autour  du  fourgon,  pour 
boire  mon  eau-de-vie ,  et  que  la  mèche  aurait 
le  temps  de  gagner  les  poudres  !...  Croyez-vous 
qu'ils  vont  ncus  suivre?  Leurs  bras  et  leurs 


jambes  pendent  maintenant  aux  branches  des 
sapins!...  Allons,  hue!...  El  fasse  le  ciel  qu'il 
en  arrive  autant  à  tous  ceux  qui  viennent  de 
passer  le  Rhin  !  ..  • 

Toute  l'escorte,  les  partisans,  le  docteur, 
tout  le  monde,  était  devenu  silencieux.  Tant 
d'émotions  terribles  inspiraient  à  chacun  des 
pensées  sans  lin,  telles  que  la  vie  ordinaire 
n'en  a  jamais.  Et  chacun  se  disait  :  «  Qu'est-ce 
que  les  hommes,  pour  se  détruire  ainsi,  pour 
se  tourmenter,  se  déchirer,  se  ruiner?  Que  se 
sont-ils  fait  pour  se  haïr?  Et  quel  est  l'esprit, 
l'âme  féroce  qui  les  excite,  si  ce  n'est  le  démon 
lui-même? 

Divès  seul  et  ses  gens  ne  s'émouvaient  pas 
de  ces  choses,  et,  tout  en  galopant,  riant,  et 
s'applaudissaul  ; 


l'iLMS.    Juit;3   Umidvei 


L'INVASION. 


y  en  a  beaucoup  <iui  ne  Vfi-ront  plus  les  leurs.  (Page  82.) 


«  Moi,  criait  le  grand  conirebandier ,  jp  n'ai 
jamais  vu  de  farce  pareille...  Ha!  ha  !  ha  !  dans 
mille  ans  j'en  rirais  encore.  » 
Puis  il  devenait  sombre  et  criait  : 
«  C'est  égal,  tout  cela  doit  venir  de  Yégof.  Il 
faudrait  être  aveugle  pour  ne  pas  reconnaître 
que  c'est  lui  qui  a  conduit  les  Allemands  au 
Blutfeld.  Je  serais  fâché  qu'il  eût  été  éclaboussé 
par  un  morceau  de  ma  charrette  ;  je  lui  garde 
quelque  chose  de  mieux  que  ça.  Tout  ce  que  je 
désire,  c'est  qu'il  continue  à  bien  se  porter, 
jusqu'à  ce  que  nous  nous  rencontrions  quelque 
part,  au  coin  d'un  bois.  Que  ce  soit  dans  un 
an,  dix  ans,  vingt  ans,  n'importe,  pourvu  que 
la  chose  arrive  !  Plus  j'aurai  attendu,  plus  j'au- 
rai d'appétit  :  les  bons  morceaux  se  mangent 
froids,  comme  la  hure  de  sanglier  au  vin  blanc.  » 


11  disait  cela  d'un  air  honliommc,  mais  ceux 
qui  le  connaissaient  devinaient  là -dessous 
quelque  chose  de  très-dangereux  pour  Yégof. 

Une  demi-heure  après  ,  tout  le  monde  arri- 
vait sur  le  plateau  de  la  ferme  du  Bois-de- 
Chênes. 


XXI 


Jérôme  de  Saint-Quirin  avait  opéré  sa  retraite 
sur  kl  ferme.  Depuis  minuit,  il  en  occupait  le 
plateau. 

«  Qui  vive!  crièrent  ses  sentinelles  à  l'ap- 
proche de  l'escorle. 


34 


82 


ROMANS  NATIONAUX. 


—C'est  nous,  ceux  du  village  des  Charmes,  » 
répondit  Marc  Divès  de  sa  voix  tonnante. 

Ou  vint  les  reconnaître,  puis  ils  pas^èrent. 

La  ferme  était  silencieuse;  une  sentinelle, 
l'arme  au  bras,  se  promenait  devant  la  grange, 
011  dormaient  sur  la  paille  une  trentaine  de 
partisans.  Cadierine,  à  la  vue  de  ces  grands 
toits  sombres,  de  ces  vieux  hangars,  de  ces 
étables,  de  toute  celte  antique  demeure  où 
s'était  passée  sa  jeunesse,  où  son  père,  son 
grand-pére  avaient  écoulé  ir.-vnquillement  leur 
paisible  et  laboiieuse  existence.  et,qu'elle  allait 
abandonner  peut-être  pour  toujours,  Catherine 
éprouva  un -serrement  de  cœur  terri)  île;  mais 
elle  n'en  dit  rien,  et,  sautant  du  traîneau, 
comme  autrefois  au  retour  du  marché  : 

«  Allons,  Louise,  dit-elle,  nous  voilà  chez 
nous,  grâce  à  Dieu.  » 

Le  vieux  Dachêne  avait  poussé  la  porte  eu 
criant  : 

«  C'est  vous,  madame  Lefèvre? 

— Oui,  c'est  nous!...  Pas  de  nouvelles  de 
Jean-Claude  ? 

— Non,  madame.  • 

Aloi's  tout  le  monde  entra  dans  la  grande 
cuisine. 

Ou  Iques  charbons  brillaient  encore  sur 
l'ùtie,  et  sous  l'immense  manteau  de  la  che- 
minée était  assis  dans  l'ombre  Jérôme  de 
Saint  Qnirin,  avec  sa  grande  capote  de  bure,  sa 
longue  barbe  fauve  en  pointe,  le  gros  bâton  de 
COI  mier  entre  les  genoux  et  la  carabine  appuyée 
au  mur. 

«  Ile,  bonjour,  Jéi-ôme!  lui  cria  la  vieille 
fermière. 

— Bonjour,  Catherine,  répondit  le  chef  grave 
et  solennel  du  Grosmaun.  Vous  arrivez  du  Do- 
non? 

— Oui...  Ça  va  mal,  mon  pauvre  Jérômo^J  Les 
kaiscrlicks  altaquaient  la  ferme  quand  nous 
avons  quitté  le  plateau.  On  ne  voyait  que  des 
habits  blancs  de  tous  les  côtés.  Ils  commen- 
çaient à  franchir  les  abatis... 

— Alors  vous  croyez  que  Hullin  sera  forcé 
d'abandonner  la  route? 

— Si  Piorelte  ne  vient  pas  à  son  secours, 
c'est  possible!  » 

Les  partisans  s'étaient  rapprochés  du  feu. 
Marc  Divès  se  penchait  sur  la  braise  pour  al- 
lumer sa  pipe;  en  se  relevant,  il  s'écria  : 

«  Moi,  Jérôme,  je  ne  le  demande  qu'une 
chose;  je  sais  d'avance  qu'on  s'est  bien  battu 
où  tu  coumiandais... 

— On  a  iait  son  devoir,  répondit  le  cordon- 
nier; il  y  a  soixante  hommes  étendus  sur  la 
penle  du  Giosmann,  qui  pouiront  le  dire  au 
dernier  jugement. 

—Oui;  mais  qui  donc  a  conduit  les  AUe- 


lémands?  ils  n'pnt  pu  trouver  d'eux-mêmes  le 
passage  du  Blutfeld. 

— C'et-t  Y(  gof,  le  fou  Yégof,  dit  Jérôme,  dont 
les  yeux  gris,  entourés  de  gro>ses  rides  et 
couverts  d'épais  souicils  blancs  parurent  s'il- 
luminer dans  les  ténèbres.- 

— .4h!...  tu  en  es  bien  sûr? 

— Les  hommes  de  Labarbe  l'ont  vu  monter  ; 
il  conduisait  les  autres.  » 

Les  pariisans  se  regardèren!  avec  indi- 
gnation. 

En  ce  moment,  le  docteur  Lorquin  ,  resté 
dehors  jiour  dételer  le  cheval,  ouvj'it  la  porte 
en  criant: 

«  La  bataille  est  perdue!  Voici  nos  hommes 
du  Dnnon  ;  je  viens  d'entendre  la  corne  de  La- 
garmiile,  » 

Il  est  facile  de  s'imaginer  l'émotion  des  as- 
sistants à  cette  nouvelle.  Chacun  se  prit  à  son- 
ger aux  parents,  aux  amis,  (ju'on  ne  reveirait 
peut  être  jamais,  et  tous,  ceux  de  la  cuisine  et 
de  la  grange,  se  précipitèrent  à  la  fois  sur  le 
plateau.  Dans  le  même  instant ,  Robin  et  Du- 
liourg,  placés  en  sentinelle  au  haut  du  Bois-de- 
Chênes,  crièrent: 

«  Qui  vive  ! 

—  France!  »  i-épondit  une  voix. 

Et,  malgré  la  dislance,  Louise,  croyant  re- 
connaitre  la  voix  de  son  père,  fut  saisie  d'une 
émotion  telle,  que  Çatheiiue  dut  la  soutenir. 

Pj'esque  aussitôt  un  grand  nombre  de  pas 
retentirent  sur  la  neige  durcie,  et  Louise,  n'y 
pouvant  tenir,  cria  d'une  voix  frémissante  : 

«  Papa  Jean-Ciaude  !. .. 

— J'arj'ive,  l'épondit  llullin,  j'arrive  ! 

—Mon  père?, s'écria  Franiz  Materne' en  cou- 
rant au-devant  de  Jean  Claude. 

— 11  est  avec  nous,  Frantz. 

—  EtKasper? 

— Il  a  reçu  un  petit  atout,  mais  ce  n'est  rien; 
tu  vas  les  voir  tous  les  deux.  » 

Catherine  se  jetait  au  même  instant  dans  les 
bras  do  Hullin. 

.  Oh  !  Jean-Claude  ,  quel  bonheur  de  vous 
revoir!  ^ 

— Oui,  fit  le  brave  homme  d'une  voix  sourde, 
il  y  en  a  beaucoup  qui  ne  verront  plus  les 
leurs  ! 

— Frantz,  criait  alors  le  vieux  Materne,  hé! 
par  ici  !  » 

Et,  de  tous  côtés,  dans  l'ombra,  on  ne  voyait 
que  des  gens  se  chercher,  se  serrer  la  main  et 
s'embrasser.'  D'autres  appe'aient:  «  Niclau  I 
Sai.lu'iil  0  mais  pius  d'un  ne  répondit    jias. 

Alors  les  voix  devenaient  rauques,  comme 
étranglées,  et  finissaiint  par  se  laire.  La  joie 
des  uns  et  la  consternation  des  autres  don- 
naient   une   sorte   d'épouvante.    Louise  était 


L'INVASION. 


83 


dans  les  bras  in  HuUin,  et  pleurait  à  chaudes 
larmes. 

«Ah!  Jeàn-Clande,  disait  la  mère  Lefèvre, 
vous  en  appiendiez  sur  cette  enfant-là.  Mciin- 
tenant  je  ne  vous  dirai  rien,  mais  nous  avons 
été  altaqués... 

— Oui...  nous  causerons  de  cela  plus  tard.... 
le  temps  presse,  dit  Ilullin;  la  route  du  Donon 
est  perdue,  les  Cosaques  peuvent  être  ici  au 
pelit  jour,  et  nous  avons  encore  bien  des  choses 
à  faire.  • 

II  tourna  le  coin  et  entra  dans  la  ferme  ;  tout 
le  monde  le  suivit;  Duchêne  venait  de  jeler  un 
fagot  sur  le  feu.  Toutes  ces  figures  noires  de 
poudre,  encore  animées  par  le  combat,  les  ha- 
bits déchirés  de  coups  de  baïonnetle,  iiuclques- 
unes  sanelanles,  s'avançant  des  ténèbres  en 
pleine  lumière,  offraient  un  spectacle  étrange. 
Kasper,  le  front  bandé  de  son  mouchoir,  avait 
reçu  un  c^up  de  sabre  ;  sa  baïoiuielfe,  ses  buf- 
fleleries  et  ses  hautes  guèires  de  toile  bleue 
étaient  tachées  de  sang.  Le  vieux  Materne,  lui," 
grâce  à  sa  présence  d'esprit  imperturbable, 
revenait  sain  et  sauf  de  la  liagarre.  Les  débris 
des  deii.\  troupes  de  Jérôme  et  de  IluHin  se 
triiuva-eiit  ainsi  réunis.  C'étaient  les  mêmes 
physionomies  sauvages ,  animées  de  la  même 
éiiertiie  el  du  même  esprit  de  vengeance  ;  seu- 
lement les  dernieis,  harassés  de  l'aligne,  s'as- 
seyaient à  droite,  à  gauche,  sur  les  fagots,  sur 
la  pierre  de  l'éviei-,  sur  la  dalle  bassi'  de  l'âire, 
la  tête  entre  les  mains,  les  coudes  aux  genoux. 
Les  autres  regardaient  en  tous  sens,  et,  ne 
pouvant  se  convaincre  de  la^diï^pariiion  de 
Hans,  de  Joson,  de  Daniel ,  échangeaient  des 
questions  que  suivaient  de  longs  silences.  Les 
deux  his  de  .Materne  se  tenaient  par  le  bras, 
comme  s'ils  avaient  eu  peur  de  se  perdre,  et 
leur  père,  derrière  eux,  appuyé  contre  le  mur, 
le  coude  sur  sa  carabine,  les  regardait  d'un  œil 
satisfait.  «  Ils  sont  la,  je  les  vois,  seinblait-il  se 
dire  ;  ce  sont  de  fameux  gaillards  !  Us  oui  sauve 
leur  peau  tous  les  deux  !  »  Et  le  brave  homme 
toussait  dans  sa  main.  Quelqu'un  venait-il  lui 
parler  de  Pierre,  de  Jacques,  de  iN'icolas,  de  son 
lils  ou  de  son  frère,  il  rèpcuidait  au  hasard: 
«  Oui,  oui ,  il  y  en  a  beaucoup  là-bas,  sur  le 
dos...  Que  voulez-vous?  c'est  la  guerre. ..Votre 
Nicolas  a  fait  son  devoir...  il  faut  se  consoler.  • 
En  attendant  il  pensait:  •  Les  nnens  sont  hors 
de  la  na>se,  voilà  le  principal  !  » 

Catherine  dressait  la  table  avec  Louise. 
Bientôt  Duchêne,  remontant  de  la  cave  une 
tonne  de  vin  sur  l'ép  iule,  la  dé[)Osa  j-ur  le  buf- 
fe'  ;  il  en  fil  saut(!r  la  bonde,  el  chaque  partisan 
vint  présenter  son  verre,  son  pot  ou  sa  cruche, 
à  la  gerbe  pourpre  qui  miroitait  aux  reflets  du 
foyer. 


«  Mangez  et  buvez!  leur  criait  la  vieille  fer- 
mière ;  tout  n'e.st  pas  fini,  vous  aurez  encore 
besoin  de  forces.  Hé  !  Frantz ,  dècioche-moi 
donc  ces  jambons!  Voici  le  pain,  les  couteaux. 
Asseyez-vous,  mf s  enfants.»  » 

Frantz,  avec  sa  baïonnette,  embrochait  les 
janiljons  dans  la  cheminée. 

On  avançait  les  bancs,  on  s'asseyait,  et,  mal- 
gré le  chagrin,  on  mangeait  de  "ce  vigoureux 
appétit  que  ni  les  douleurs  présentes,  ni  les 
préoccupations  de  l'avenir  ne  peuvent  faire 
oublier  aux  montagnards.  Tout  cela  n'empê- 
chait pas  une  tristesse  poignante  de  serrer  la 
gorge  de  ces  braves  gens,  et  tantôt  l'un,  lantôt 
l'autre,  s'arrêtant  tout  à  coup,  laissait  tomber 
Scifoui'chetLe  et  s'en  allait  de  table  disant:  «J'en 
ai  assez  !  »" 

Pendant  que  les  partisans  réparaient  ainsi 
leurs  forces,  les  chefs  s'éiaii'nt  réunis  dans  la 
sal  e  voi.sine,  pour  prendre  les  dernières  réso- 
lutions de  la  déleuse.  Ils  étaient  as^is  autour 
do  la  table,  éclairée  pa'r  une  lampe  defer-blanc, 
le  docteur  Lorquin,  son  grand  chien  Phtioti.  le 
nez  en  l'air  près  de  lui,  Jôiôine  dans  l'angle 
il'une  fenéire  à  dmite,  Ilullin  à  gauche,  tout 
pâle.  Marc  Divès,  le  coude  sur  la  table,  la  joue 
dans  la  main,  tournait  ses  larges  épaules  à  la 
porte  ;  il  ne  montrait  que  son  prefil  bnin  et 
l'un  des  coins  de  sa  longue  moustache.  Materne 
seul  restait  debout,  selon  son  habitude,  contre 
le  mur,  derrière  la  chaise  de  Lorquin,  la  cara- 
bine au  pied.  Dans  la  cuisine  bouulonnait  le 
tumulte. 

Lors(ine  Catherine,  mandée  par  Jean-Claude, 
entia,  elle  entendit  une  sorte  de  gémissemen* 
qui  la  fit  tret^saillir  ;  c'était  Hullin  qui  parlait. 

«  Tous  ces  braves  enfants,  tous  ces  pères  de 
famille  qui  tombaient  les  uns  après  les  autres, 
criait-il  d'une  voix  déchirante,  croyez-vous  que 
cela  ne  me  prenait  pas  au  cœur?  Croyez-vous 
que  je  n'aurais  pas  mieux  aimé  mille  fois  être 
uiMS^acré  moi-même?  Ah  !  dans  celte  nuit,  vous 
ne  savez  pas  ce  que  j'ai  souffert  !  Perdre  la  vie, 
ce  n'est  rien;  mais  porter  seul  une  responsa- 
biliié  pareille!...  • 

Il  se  tut;  le  frémissement  de  ses  lèvres,  une 
larme  qui  coulait  lentement  sur  sa  joue,  son 
altitude,  tout  montrait  les  scrupules  de  l'hon- 
nête h(muue,  en  face  d'une  de  ces  situations 
on  la  conscience  elle-même  hésite  et  cherche 
d('  nouveaux  appuis.  Catherine  alla  tout  douce- 
ment s'asseoir  dans  le  grand  fauteuil  à  L'anche. 
Au  bout  de  quelques  secondes ,  Hullin  ajouta 
d'un  ton  phis  calme  : 

«  Entre  onze  heures  et  minuit,  Zimmer  ar- 
rive en  criant:  «  Nous  sommes  tournés!  Les 
Allemands  descoi.denl  du  Grosmann  ;  Labarbe 
est  écrasé  ;  Jérôme  ne  peut  plus  tenir  !  <>  Et  puis 


ROMANS  NATIONAUX. 


il  ne  dit  plus  rien.  Que  faire?...  Est-ce  que  je 
pouvais  battre  en  retraite  ?  est-ce  que  je  pou- 
vais abandonner  une  position  qui  nous  avait 
coûté  tant  de  sang,  la  route  du  Donon,  le  che- 
min de  Paris?  Si  je  l'avais  fait,  est-ce  que  je 
n'aurais  pas  été  un  misérable  ?  Mais  je  n'avais 
que  trois  cents  hommes  contre  quatre  mille  à 
Grandfontaine,  et  je  ne  sais  combien  qui  des- 
cendaient de  la  montagne  !  Eh  bien!  coûte  que 
coûte,  je  me  décide  à  tenir;  c'était  notre  devoir. 
Je  me  dis  :  ■  La  vie  n'est  rien  sans  l'honneur!... 
nous  mourrons  tous  ;  mais  on  ne  dira  pas  que 
nous  avons  livré  le  chemin  de  la  France.  Non, 
non,  on  ne  le  dira  pas  !  » 

En  ce  moment,  la  voix  de  HuUin  reprit  son 
timbre  frémissant  ;  ses  yeux  se  gonflèrent  de 
larmes,  et  il  ajouta  : 

«  Nous  avons  tenu  ;  mes  braves  enfants  ont 
tenu  jusqu'à  deux  heures.  Jeles  voyiiis  tomber. 
Ils  tombaient  en  criant  :  <i  Vi\e  la  France!  !!  » 
Dès  le  commencement  de  l'action,  j'avais  fait 
prévenir  Piorette.  Il  arriva  au  pas  de  course, 
avec  une  cinquantaine  d'hommes  solides.  Il 
était  déjà  trop  tard.!  L'ennemi  nous  débordait  :i 
droite  et  à  gauche  ;  il  tenait  les  trois  quarts 
du  plateau,  et  nous  avait  refoulés  dans  les  sa- 
pinières du  côté  de  Blanru;  son  feu  plongeait 
sur  nous.  Tout  ce  que  je  pus  faire,  ce  fut  de 
réunir  mes  blessés,  ceux  qui  se  traînaient  en- 
core, et  de  les  mettre  sous  l'escorte  de  Piorette; 
une  centaine  de  mes  hommes  se  joignirent  à 
lui.  Moi ,  je  n'en  gardai  que  cinquante  pour 
aller  occuper  le  Falkenstein.  Nous  avons  passé 
sur  le  ventre  des  Allemands  qui  voulaient  nous  i 
couner  la  retraite.  Heureusement,  la  nuit  était 
noire  ;  sans  cela ,  pas  un  seul  d'entre  nous 
n'aurait  réchappé.  Voilà  donc  où  nous  en 
sommes  ;  tout  est  perdu  !  Le  Falkenstein  seul 
nous  reste,  et  nous  sommes  réduits  à  trois  cents 
hommes.  Maintenant  il  s'agit  de  savoir  si  nous 
voulons  aller  jusqu'au  bout.  Moi,  je  vous  l'ai 
dit,  je  souffre  de  porter  seul  une  responsabilité 
si  grande.  Tant  qu'il  a  été  question  de  défendre 
la  route  du  Donon,  il  ne  pouvait  y  avoir  aucun 
doute  :  chacun  se  doit  à  la  patrie;  mais  cette 
route  est  perdue;  il  nous  faudrait  dix  mille 
hommes  pour  la  reprendre,  et,  dans  ce  moment, 
l'ennemi  entre  en  Lorraine..,  Voyons,  que  faut- 
il  faire? 

— Il  faut  aller  jusqu'au  bout,  dit  Jérôme. 

— Oui,  oui  !  crièrent  les  autres. 

—  Est-ce  votre  avis,  Catherine? 

— Certainement  !  -•  s'écria  la  vieille  fermière, 
dont  les  traits  exprimaient  une  ténacité  in- 
flexible. 

Alors  lluUin ,  d'un  ton  plus  ferme,  exposa 
son  plan: 

•  Le  Falkenstein  est  notre  point  de  retraite. 


C'est  notre  arsenal,  c'est  là  que  nous  avons  nos 
munitions;  l'ennemi  le  sait,  il  va  tenter  un 
coup  de  main  de  ce  côté.  11  faut  que  nous  tous, 
ici  présents,  nous  y  allions  pour  le  défendre;  il 
faut  que  tout  le  pays  nous  voie,  qu'on  se  dise  : 
«  Catherine  Lefèvre ,  Jérôme,  Materne  et  ses 
garçons,  Ilullin  ,  le  docteur  Lorquin  sont  là. 
Ils  ne  veulent  pas  déposer  les  armes!  »  Cette 
idée  ranimera  le  courage  de  tous  les  gens  de 
cœur.  En  outre,  Piorette  tiendra  dans  les  bois  ; 
sa  troupe  se  grossira  de  jour  en  jour.  Le  pays 
va  se  couvrir  de  Cosaques,  de  pillards  de  toute 
espèce;  lorsque  l'armée  ennemie  sera  entrée 
en  Lorraine,  je  ferai  un  signe  à  Piorette  ;  il  se 
jetera  entre  le  Donon  et  la  route,  et  tous  les 
traînards  éparpillés  dans  la  montagne  seront 
pris  comme  dans  un  épervier.  Nous  pourrons 
aussi  profiter  des  chances  favorables,  pour  en- 
lever les  convois  des  Allemands,  inquiéter  leurs 
réserves,  et,  si  le  bonheur  veut,  comme  il  faut 
l'espérer,  que  tons  ces  kaiserlicks  soient  battus 
en  Lorraine  par  notre  armée,  alors  nous  leurs 
couperons  la  retraite.  « 

Toutle  monde  se  leva,  et  HuUin,  entrant  dans 
la  cuisine,  fit  aux  montagnards  cette  simple 
allocution  : 

«  Mes  amis,  nous  venons  de  décider  que  l'on 
pousserait  la  résistance  jusqu'au  bout.  Cepen- 
dant chacun  est  libre  do  faire  ce  qu'il  voudra, 
de  déposer  les  armes,  de  retourner  à  son  vil- 
lage; mais  que  ceux  qui  veulent  se  venger  se 
réunissent  à  nous!  ils  partageront  notre  der- 
nier morceau  de  pain  et  notre  dernière  car- 
touche. »         , 

Le  vieux  flotteur  Colon  se  leva  et  dit  : 

«  Ilullin,  nous  sommes  tous  avec  toi;  nous 
avons  commencé  à  nous  battre  tous  ensemble, 
nous  finirons  tous  ensemble. 

— Oui,  oui!  s'écrièrent  les  autres. 

— Vous  êtes  tous  décidés?  Eh  bien  !  écoutez- 
moi.  Le  frère  de  Jérôme  va  prendre  le  com- 
mandement. 

—Mon  frère  est  mort,  interrompit  Jérôme  ; 
il  est  resté  sur  la  côt^du  Grosmann.  » 

11  y  eut  un  instant  de  silence;  puis,  d'une 
voix  forte,  Hullin  poursuivit  : 

«  Colon,  tu  vas  prendre  le  commandement 
de  tous  ceux  qui  restent,  à  l'exception  des 
hommes  qui  formaient  l'escorte  de  Catherine 
Lefèvre,  et  que  je  retiens  avec  moi.  Tu  iras 
rejoindre  Piorette  dans  la  vallée  du  Blanru,  en 
passant  par  les  Deux-Rivières. 

— Et  les  munitions?  s'écria  Marc  Divès. 

— J'ai  ramené  mon  fourgon,  dit  Jérôme; 
Colon  pourra  s'en  servir. 

— Qu'on  attelle  aussi  le  traîneau,  s'écria  Ca- 
therine ;  les  Cosaques  arrivent,  ils  pilleront, 
tout.  Il  ne  faut  pas  que  nos  gens  partent  les 


L'INVASION. 


85 


mains  vides;  qu'ils  emmènenl  les  bœufs,  les 
vielles  et  les  chèvres;  qu'ils  eniporlent  tout: 
c'est  autant  de  gagné  sur  l'ennemi.  • 

Cinq  minutes  après,  la  ferme  était  au  pil- 
lage ;  on  chargeait  le  traîneau  de  jambons,  de 
viandes  fumées,  de  pain;  on  faisait  soitir  le 
bélail  des  écuries,  on  attelait  les  chevaux  à  la 
grande  voiture,  et  bientôt  le  convoi  se  mit  en 
marche,  Robin  en  tête ,  soufflant  dans  sa 
grande  trompe  d'écorce,  et  les  partisans  der- 
rière poussant  aux  roues.  Lorsqu'il  eut  disparu 
dans  le  bois,  et  que  le  silence  succéda  subi- 
tement à  tout  ce  bruit,  Catherine,  en  se  re- 
tournant, vit  Hnllin  derrière  elle,  pâle  comme 
un  mort. 

■I  Eh  bien,  Catherine,  lui  dit-il,  tout  est 
fini  !.. .  Nous  allons  monter  là-haut!  » 

Franlz,  Kasper  et  ceux  de  l'escorte,  Marc 
Dives,  Materne,' tous  l'arme  au  pied  dans  la 
cuisine,  attendaient. 

«  Duchêne,  dit  la  brave  femme,  descendez 
au  village;  il  ne  faut  pas  que  l'ennemi  vous 
maltraite  à  cause  de  moi.  »     • 

Le  vieiix  serviteur,  secouant  alors  sa  tête 
blanche,  les  yeux  pleins  de  larmes,  répondit  : 

«  Autant  que  je  meure  ici,  madame  Lefèvre. 
Voilà  bientôt  cinquante  ans  que  je  suis  arrivé 
à  la  ferme. . .  Ne  me  forcez  pas  de  m'en  aller  : 
ce  serait  ma  mort. 

— Comme  vous  voudrez,  mon  pauvre  Du- 
chêne, répondit  Catherine  attendrie;  voici  les 
clefs  do  la  maison.  » 

Et  le  pauvre  vieux  alla  s'asseoir  au  fond  de 
latre,  sur  un  escabeau,  les  yeux  fixes,  la 
bouche  entr'ouverle,  comme  perdu  dans  une 
immense  et  douloureuse  rêverie. 

On  se  mit  en  route  pourleFalkenstein.  Marc 
Divès,  à  cheval,  sa  grande  latte  pendue  au 
poing,  formait  l'arrière-garde.  Frantz  et  Hul- 
lin,  à  gauche,  observaient  le  plateau;  Kasper 
et  Jérôme,  à  droite,  la  vallée;  Materne  et  les 
hommes  de  l'escorte  entouraient  les  femmes. 
Chose  bizarre!  devant  les  chaumières  du  vil- 
lage des  Charmes,  sur  le  seuil  des  maison- 
nette^, aux  lucarnes,  aux  fenêtres,  apparais- 
saient des  figures  jeunes  et  vieilles,  regardant 
d'un  œil  curieux  cette  fuite  de  la  mère  Lefèvre, 
et  les  mauvaises  langues  ne  l'épargnaient  pas: 
•  Ah!  les  voilà  dénichés!  criait-on;  mêlez- 
vous  donc  de  ce  qui  ne  vous  regarde  pas!  • 

D'autres  faisaient  la  réflexion,  tout  haut,  que 
Catherine  avait  été  riche  assez  longtemps,  et 
que  c'était  à  chacun  son  tour  de. traîner  la  se- 
melle. Ouîint  aux  travaux,  à  la  sagesse,  à  la 
bonté  de  cœur,  à  toutes  les  vertus  de  la  vieille 
fermière,  au  patriotisme  de  Jean-Claude,  au 
courage  de  Jérôme  et  des  trois  Materne,  au 
('ésintéressement  du  docteur  Lorquin,au  dé- 


vouement de  Marc  Divès,  personne  n'en  disait 
rien  :  —  ils  étaient  vaincus! 


x.xir 


Au  fond  de  la  vallée  des  Bouleaux,  à  deux 
portées  de  fusil  du  village  dos  Charmes,  sur  la 
gaucl.e,  la  petite  troupe  se  mit  à  gravir  lente- 
ment lo  sentier  du  vieux  burg.  Hullin,  se  rap- 
pelant qu'il  avait  suivi -le  même  chemin,  lors- 
qu'il éiait  allô  acheter  de  la  poudre  à  Marc 
Divès,  no  put  se  défendre  d'une  tristesse  pro- 
fonde. Alors,  malgré  son  voyage, I  Phalsbourg, 
malgré  le  spectacle  des  blessés  de  Hanau  et  de 
Leipzig,  malgré  le  récit  du  vieux  sergent,  il  ne 
désespérait  de  rien;  il  conservait  toute  son 
énergie,  et  ne  doutait  pas  du  succès  de  la  dé- 
fense. Maintenant  tout  était  perdu  :  l'ennemi 
descendait  en  Lorraine ,  les  montagnards 
fuyaient.  Marc  Divès  côtoyait  le  mur  dans  la 
neige  ;  son  grand  cheval,  accoutumé  sans  doute 
à  ce  voyage,  hennissait,  levant  la  tête  et  l'abais- 
sant sous  le  poitrail  par  brusques  saccades.  Le 
contrebandier  se  retournait  de  temps  en  te.mps, 
pour  jeter  un  coup  d'œil  sur  le  plateau  du 
Bois-de-Chênes  en  face.  Tout  à  coup  il  s'écria  : 
«  Hé!  voici  les  Cosaques  qui  se  montrent!  » 
A  cette  exclamation  toute  la  troupe  fit  halte 
pour  regarder.  On  était  déjà  bien  haut  sur  la 
montagne  au-dessus  du  village  et  même  de  la 
ferme  du  Bois-de-Chênes.  Le  jour  gris  de  l'hi- 
ver dispersait  les  vapeurs  matinales,  et,  dans 
les  replis  de  la  côte,  on  découvrait  la  silhouette 
-de  plusieurs  Cosaques,  le  nez  en  l'air,  le  pis- 
tolet levé,  s'approchantau  pelitpasdela  vieille 
métairie.  Ils  étaient  espacés  en  tirailleurs,  et 
semblaient  craindre  une  surprise.  Quelques 
instants  après,  on  en  vit  poindre  d'autres,  re- 
montant la  vallée  des  Houx,  puis  d'autres  en- 
core, et  tous,  dans  la  même  attitude,  debout 
sur  leurs  étiiers  pour  voir  de  loin,  comme,  des 
gens  qui  vont  à  la  découverte.  Les  premiers, 
ayant  dépassé  la  ferme  et  n'observant  rien  de 
menaçant,  agitèrent  leurs  lances  etfirent  demi- 
tour.  Tous  les  autres  accoururent  alors  ventre 
à  terre,  comme  les  corbeaux  qui  suivent  à  tire- 
d'aile  celui  d'entre  eux  qui  s'élève,  supposant 
qu'il  vient  d'apercevoir  une  proie.  En  quelques 
secondes,  la  ferme  fut  entourée,  la  porte  ou- 
verte. Deux  minutes  plus  tard,  les  vitres  vo- 
laient en  éclats;  les  meubles,  les  paillasses,  le 
hnge,  tombaient  par  les  fenêtres  de  tous  les 
côtés  à  la  fois.  Catherine,  son  nez  crochu  re- 
courbé sur  la  lèvre,  regardait  tout  ce  ravage 
d'un  air  calm(;.   Longtemps  elle  ne  dit  rien, 


86 


ROMANS  NATIONAUX. 


mais,  voyant  tout  àcoup  Yégof,  qu'elle  n'avait 
pas  aperçu  jusqu'alors,  frapper  Diichône  du 
manche  de  sa  lance  et  le  pousser  hors  de  la 
ferme,  elle  ne  put  retenir  un  cr"î  d'indignation  : 

«  Oh!  le  gueux!.. .  Faut-il  être  lâche  pour 
frapper  un  pauvre  vieux  qui  ne  peut  se  dé- 
fendre. . .  Ah  !  brigand,  si  je  te  tenais  ! 

— -liions,  Catherine,  iTia  Jean-Claude  en  voilà 
bien  assez;  à  ijuoi  bon  se  rassasier  d'an  pareil 
spectacle? 

— Vous^  avez  raison,  dit  la  vieille  fermière; 
jjartons  :  je  serais  capable  de  descendre  pour 
me  venger  toute  seule.  » 

Plus  ou  montait,  plus  l'air  devenait  vif. 
Louise,  la  flUe  des  Heimalhslô.s,  un  petit  panier 
de  provisions  au  bras,  grimpait  en  tête  de  la 
troupe.  Le  ciel  iilenàtre,  les  plaines  d'Alsace  et 
de  lorraine,  et,  tout  au  bout  de  l'iiorizon, 
celles  delà  Champagne,  toute  celte  immensité 
sans  bornes  où  se  iienlait  le  regard,  lui  donnait 
des  éblouissements  d'enthousiasme.  11  lui  sem- 
blait avoir  des  ailes  et  plonger  dans  l'azur, 
comme  ces  grands  aiseaux  qui  glissent  de  la 
cime  des  arbres  dans  les  abîmes,  en  jetant  leur 
cri  d'indépendance.  Toutes  les  misères  de  ce 
bas  monde,  toutes  ses  injustices  et  ses  souf- 
frances étaient  oubliées.  Louise  se  revoyait 
toute  petite  sur  le  dos  de  sa  mère,  la  pauvre 
bohème  errante,  et  se  disait  :  «  Je  n'ai  jamais 
été  plus  heureuse,  je  n'ai  jamais  eu  moins  tie 
soucis,  je  n'ai  jamais  tant  ri,  tant  chanté! 
Pourtant  le  pain  nous  manquait  souvent  alors. 
Ah!  les  beaux  jour-s!  »  El  des  bribes  de  vieilles 
chansons  lui  revenaient  à  l'esprit. 

Aux  approches  du  rocher  rougeâtre,  incrusté 
de  gros  cailloux  blancs  et  noirs,  et  penché  sur 
le  précipice  comme  les  arceaux  d'une  immense 
cathédrale,  Louire  et  Catherine  s'arrêtèrent  en 
extase.  Au-dessus,  le  ciel  leur  paraissait  encore 
plus  profond,  le  sentier  creusé  en  volute  dans 
le  roc  plus  étroit.  Les  vallées  à  perte  de  vue, 
les  bois  infinis,  les  étangs  lointains  de  la  Lor- 
raine, le  ruban  bleu  du  Rhin  sur  leur  droite, 
tout,  ce  grand  spectacle  les  émut,  et  la  vieille 
fermière  dit  avec  une  sorie  de  recueillement: 

«  Jean- Claude,  celui  qui  a  taillé  ce  ro^  dans 
le  ciel,  qui  a  cj'eusé  ces  vallées,  qui  a  semé  sur 
tout  cela  les  forêts,  les  bruyères  et  les  mousses, 
celui-là  peut  nous  rendre  la  justice  que  nous 
méritons.  » 

Comme  ils  regardaient  ainsi  sur  la  première 
assise  du  rocher,  Mar(;  conduisit  son  cheval 
dans  une  caverne  assez  proche,  puis  il  revint, 
et,  se  mettant  à  grimper  tievant  eux,  il  leur  dit  : 

•  Prenez,  garde,  oji  peut  g'issor!  • 

En  Uiême  temps  il  leur  montrait  à  droite  le 
précipice  tout  bleu,  avec  des  cimes  de  sapins 
au  fond.  Tout  le  monde  devint  silencieux  jus- 


qu'à la  terrasse,  où  commençait  la  voûte.  Là, 
chacun  respira  plus  librement  On  vit,  au  mi- 
lieu du  passage,  les  contrebandiers  Brenn , 
Pfeifer,  et  Toubac,  avec  leurs  grands  manteaux 
gris  et  leurs  feutres  noirs,  assis  autour  d'un 
feu  qui  s'étendait  le  long  de  la  roche.  Marc 
Divès  leur  dit  : 

«  Nous  voilà!  Les  kaiscrUcks  sont  les  maî- 
tres...  Zirnmer  a  été  lue  celte  nuit...  Hexe- 
Baizel  est-elle  là-haut? 

— Oiii,  répondit  Brenn,  elle  fait  des  car- 
louches. 

— Cela  peut  encore  servir,  dit  Marc.  Ayez- 
l'œil  ouvert,  et  si  quelqu'un  monte,  lirez 
dessus.  » 

Les  Materne  s'étaient  arrêtés  au  bord  de  la 
roche,  et  ces  trois  grands  gaillards  roux,  le 
feutre  retroussé ,  la  corne  à  poudre  sur  la 
hanche,  la  carabine  sur  l'épaule,  les  jambes 
sèches,  musculeuses,  solideriient  établis  à  la 
pointe  riu  roc,  offraient  un  groupe  étrange  siu- 
le  font  bleuâtre  de  l'abîme.  Le  vieux  Materne, 
la  main  étendue,  désignait  au  loin,  bieu  loin, 
un  point  blanc  presque  impercepiible  au  milieu 
des  sapinières,  en  disant  : 

■  Reconnaissez  vous  cela,  mes  garçens?  • 

Et  tous  trois  regardaient  les  yeux  à  demi 
fermés. 

«  C'est  notre  maison,  répondait  Kaspcr. 

«   Pauvre  Magrédel  !  reprit  le  vieux  chasseur 
après  un  instant  de  silence;  doit-elle  être  iu-^ 
quiète  depuis  huit  jours  !  doit-elle  faire  des 
vœux  [)Our  nous  à  sainte  Odile  !  » 

En  ce  moment,  Marc  Divès,  qui  marchait  le 
premier,  poussa  un  cri  de  surprise. 

«  Mère  Leiëvre,  dit-il  en  s'arrêtant,  les  co- 
saqiU'S  ont  mis  le  feu  à  votre  ferme!  • 

Catherine  reçut  cette  nouvelle  avec  le  plus 
grand  calme,  et  s'avança  jusqu'au  bord  delà 
terrasse;  Louise  et  J. -an-Claude  la  suivirent. 
Au  fond  de  l'abime  s'étendait  un  grand  nuage 
blanc;  on  voyait,  à  travers  ce  nuage,  une  étin- 
celle sur  la  côte  du  Bois-de-Uhênes,  c'était  tout; 
mais,  par  instants,  lorsque  soul'flait  la  bise,  l'in- 
cendie apparaissait  :  les  deux  hauts  pignons 
noirs,  le  grenier  à  foin  embrasé,  les  petites 
écuries  flamboyantes;  puis  tout  disparaissait 
de  nouveau. 

«  C'est  déjà  presque  fini,  dit  Hullin  à  voix 
basse. 

—Oui,  répondit  la  vieille  fermière,  voilà  qua- 
rante ans  de  travail  et  de  peines  qui  s'envolent 
en  fumée  ;  mais  c'est  égal,  ils  ne  peuvent  brû- 
ler mes  bonnes  terres,  Ja  granJe  prairie  de 
rEa'hmalh.  Nous  recommencerons  à  travailler, 
tjasfiard  et  Louise  referont  tout  cela.  Moi,  je 
ne  me  rep'ns  de  rien.  » 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  des  niill  eiv  d'é- 


L'INVASION. 


87 


tincelles  sY'levèvpnt,  et  tout  s'écroulii.  I/'s  pi- 
gnons noirs  iest(!renl  seuls  debout.  Alors  on 
se  remit  à  grimper  le  sentier.  Au  moment  d'at- 
teindre la  terrasse  snpérieure,  on  entendit  la 
voix  aigre  de  Hexe-Iîaizel  : 

«  C'est  toi,  Catherine?  criait-elle.  Ah!  je  ne 
pensais  jamais  que  tu  viendrais  me  voir  dans 
mon  pauvre  trou.  » 

Baizel  et  Catherine  Lefèvre  avaient  été  jadis 
à  l'école  ensemble,et  elles  se  tutoyaient. 

«  Ni  moi  non  plus,  répondit  la  vieille  fer- 
mière; c'est  égal,  Eaizel,  dans  le  maliieur,  on 
est  contente  de  retrouver  une  vieille  camarade 
d'enfance.  »  Baizel  semblait  touchée. 

«  Tout  ce  qui  est  ici,  Catherine,  est  à  toi, 
s'écria-t-elle,  tout  !...  » 

Elle  montrait  son  pauvre  escabeau',  son  ba- 
lai de  genêts  vei  ts  et  les  cinq  ou  six  Imches  de 
son  âlre.  Cathoi'ine  regarda  tout  cela  quelques 
inst.tnts  en  silence  et  dit  : 

«  Ce  n'est  pas  grand,  mais  c'est  si  ilide  ;  on  ne 
brillera  pas  la  maison ,  à  toi  1 

— Non,  ils  ne  la  brûleront  pas,  dit  Ilexe- 
Baizelrn  riant;  il  leur  faudrait  tous  les  bois 
du  comté  de  Dabo  pour  la  chauller  un  ptu. 
Hé  !  hé  !  hé  !  » 

Les  [larlisans,  après  tant  d"e  fatigues,  sen- 
taient: le  besoin  du  repos;  chacun  se  liâtiât 
d'appuyer  sou  fusil  an  mur  et  de  s'éleudre  sur 
le  sol.  Marc  Divès  leur  ouvrit  la  seconde  ca- 
verne, oi<  ils  étaient  du  moins  à  l'abri;  puis  il 
soitil  avec  Iluilin  pour  examiner  la  position. 


XXIll 


Sur  la  roche  du  Falkenstein,  à  la  cime  des' 
airs,  s'élève  une  tour  ronde,  effondrée  à  sa 
bai-e.  Cette  tour,  couverte  de  ronces,  d'épines 
blanches  et  de  myitiles,  est  vieille  comme  la 
montagne;  ni  les  Français,  ni  les  Allemands, 
ni  les  Suédois  ne  l'ont  détruite.  La  pierre  et  le 
ciment  sont  relies  avec  une  telle  solidité,  qn"on 
ne  peut  en  d(Machor  le  moindre  fragment.  Elle 
a  un  air  sombre  et  mystérieux  qui  vous  reporte 
à  des  temps  reculés,  où  la  mémoire  de  1  homme 
ne  peut  atteindre.  A  l'époque  du  passage  des 
oies  sauvages,  Marc  Divès  s'y  embusquait  d'ha- 
bitude, lorsqu'il  n'avait  rien  de  mieux  à  faire, 
Lt  quelquefois,  à  la  tombée  du  jour,  au  moment 
où  les  bandes  arrivent  à  travers  la  brume  et 
décrivent  un  largo  circuit  avant  de  se  reposer, 
il  en  abattait  deux  ou  trois,  ce  qui  réjouissait 
Ilexe-Baizel,  toujours  fort  empressée  de  les  met- 
tre à  la  'broche.  Souvent  aussi ,  en  automne/ 
Marc  tendait  dans  les  broussailles  des  lacets, 


où  les  grives  se  prenaient  volontiers;  enfin  la 
vieilli;  liurlui  S'i  vnit  de  bùrher.  Combien  de 
fois  Hexe-Baizel,  lorsque  le  vent  du  nord  souf- 
flait à  décorner  des  boeufs,  et  que  le  bruit,  le 
craquement  des  branches  et  le  gémissement 
immense  des  forêts  d'alentour  montaient  là- 
haut  comme  la  clameur  d  une  mer  en  furie, 
combien  de  fois  Hexe  Baizel  avait-ulle  failli  être 
enlevée  jusque  sur  la  Kilbéri  en  lace!  Mais 
elle  se  tenait  cramponnée  aux  brou>sailles,  des 
deux  mains,  et  le  vent  ne  réussissait  qu'à  faire 
flotter  ses  cheveux  roux. 

Divès,  s'étant  aperçu  que  son  bois,  couvert 
de  neige  et  trempé  par  la  pluie,  donnait  plus 
de  fumée  que  de  flamme,  avait  abrité  la  vieille 
tour  d'un  toit  en  planchi's.  A  cette  occasion,  le 
contrebandier  racontait  une  singulière  his- 
toire:—11  prétendait  avoir  découvert,  en  po- 
sant les  chevrons,  au  fond  d'une  fissure,  une 
chouetie  blanche  comme  neige,  aveugle  et  dé- 
bile, pourvue  en  abondance  de  mulots  et  de 
chauves-souris.  C'est  pourquoi  il  l'avait  appelée 
la  (jrand'iiière  du  pays,  supposant  que  tous  les 
oiseaux  venaiiMit  l'entretenir  à  cause  de  son 
extrême  vieillesse. 

A  la  fin  de  ce  jour,  les  partisans,  placés  en 
observation,  comme  les  locataires  d'un  vaste 
hôtel,  à  tous  les  étages  de  la  roche ,  virent  les 
uniformes  blancs  apparaître  dans  les  gorges 
d'alentour.  Ils  débouchaient  en  masses  profon- 
des de  tous  Kis  côtés  à  la  fois  ,ce  qui  démontrait 
clairement  leur  intention  de  bloquer  le  Fal- 
keusteiu.  Marc-Divès,  voyant  cela,  devint  plus 
rêveur.  «  S'ils  nous  entourent,  pensait-il,  nous 
ne  pourrons  plus  nous  procurer  de  vivres  ;  il 
faudra  nous  rendre  ou  mourir  de  faim.  » 

On  distinguait  parfaitement  l'etat-major  en- 
nemi, statioî  nant  à  cheval  autour  de  la  fon- 
taine du  village  des  Charmes.  Là  se  trouvait  un 
grand  chef  a  large  pause,  qui  contemplait  la 
roche  avec  une  longue  lunette  ;  derrière  lui  se 
tenait  Yégof,  et  il  te  retournait  de  temps  on 
temps  pour  l'interroger.  Les  lemmes  et  les  en- 
fants formaient  cercle  plus  loin,  d'un  air  d'ex- 
tase, et  cin  I  ou  six  cosaiiues  caracolaient.  Le 
lontrebaiidier  ne  put  y  tenir  davantage  ;  il  prit 
HuUin  à  part. 

«  Regarde,  lui  dit-il,  cette  longue  file  de 
shakos  qui  se  glissent  le  long  de  la  Sarre,  et, 
dece  côté-ci,  les  autres  qui  remontent  la  vallée 
comme  des  lièvres,  en  allongeant  les  jambes  : 
ce  sont  des  kaiscrlicks,  n'est-ce  pas?  Ehbienl 
que  \  ont-ils  l'aire  là,  Jean-Claude  ? 

— Ils  vont  entourer  la  montagne. 

—  C'est  très-clair.  Combien  crois-tu  qu'il  y 
ait  là  de  monde? 

— De  trois  à  qiiatre  mille  hommes. 

— Sans  compter  ceux  qui  se  prom^'fuent  dans 


88 


ROMANS  NATIONAUX. 


Vuilii  ([uaraiilc  ans  de  travail  et  de  (iciiies  qui  s'tiivulcnt  en  fumée.  (Page  80.) 


la  campagne.  Eli  bien!  que  veux-tu  qtie  i'io- 
relte  fasse  contre  ce  tas  de  vagabonds,  avec  tes 
trois  cents  hommes?  Je  te  le  demande  fran- 
chement, Huliin. 

— 11  ne  pourra  rien  faire,  répondit  le  brave 
homme  simplement.  Les  Allemands  savent  que 
nos  munitions  sont  au  Falkenstein  ;  ils  crai- 
gnent un  soulèvement  après  leur  entrée  en  Lor- 
raine, et  veulent  assurer  leurs  derrières.  Le 
général  ennemi  a  reconnu  qu'on  ne  peut  nous 
prendre  de  vive  force;  il  se  décide  à  nous  ré- 
duire par  la  famine.  Tout  cela,  Marc,  est  posi-' 
lif ,  mais  nous  sommes  des  hommes,  nous  fe- 
rons notre  devoir  :  nous  mourrons  ici  !  » 

Il  y  eut  un  instant  de  silence;  Marc  Divès 
fronçait  le  sourcil,  et  ne  paraissait  pas  du  tout 
convaincu. 


«  iMous  mourrons  !  repiit-il  en  se  grattant  la 
nuque;  moi,  je  ne  vois  pas  du  tout  pourquoi 
nous  devons  mourir;  cela  n'entre  pas  dans  nos 
idées  de  mourir  :  il  y  a  trop  de  gens  qui  se- 
raient contents! 

— Que  veux-tu  faire?  dit  Huliin  d'un  ton  sec  ; 
tu  veux  te  rendre  ? 

— Me  rendre  t  cria  le  contrebandier.  Me 
prends-tu  pour  un  lâche  ? 

— Alors  explique-toi. 

—Ce  soir,  je  pars  pour  Phalsbourg.  Je  risque 
ma  peau  en  traversant  les  lignes  de  l'ennemi, 
mais  j'aime  encore  mieux  cela  que  de  me  croi- 
ser les  bras  ici  et  de  périr  par  la  famine.  J'en- 
trerai dans  la  place  à  la  première  sortie,  ou  je 
tjlcherai  de  gagner  une  poterne.  Le  comman- 
dant Meunier  me  connaît  ;  je  lui  vends  du  tabac 


Tari^. —Imprimerie  Conavcuturs  ot  Ducesseil* 


L'INVASION. 


89 


Depuis  trois  jours  les  vivres  nianri«aicnt  complclcmcnt  (Page  9 


depuis  trois  ans.  Il  a  fait  comme  loi  les  cam- 
pagnes d'Italie  et  d'Egypte.  £h  bien  !  je  lui  ex- 
poserai la  chose.  Je  verrai  Gaspard  Lefèvre.  Je 
ferai  tant,  qu'on  nous  donnera  peut-être  une 
compagnie.  Rien  que  l'uniforme,  vois-tu,  Jean- 
Claude,  et  nous  sommes  sauvés  :  tout  ce  qui 
reste  de  braves  gens  se  réunit  à  Piorette,  et, 
dans  tous  les  cas,  on  peut  nous  délivrer.  Enfin, 
voilà  mon  idée;  qu'en  penses-tu? 

Il  regardait  lluUin,  dont  l'œil  fixe  et  sombre 
l'inquiétait. 

«  Voyons,  est-ce  que  ce  n'est  pas  une 
chance  I 

—C'est  une  idée,  dit  enfin  Jean-Claude.  Je 
ne  m'y  oppose  pas.  » 

Et  regardant  le  contrebandier  à  son  tour 
dans  le  blanc  des  yeux  : 


13.) 


«  Tu  me  jures  de  faire  Ion  possible  pour  en- 
trer dans  la  "place? 

— Je  ne  jure  rien  du  tout,  répondit  Marc, 
dont  les  joues  brunes  se  couvrirent  d'une  rou- 
geur subite;  je  laisse  ici  tout  ce  que  j'ai  :  mon 
bien,  ma  femme,  mes  camarades,  Catherine 
Lefèvre,  et  toi,  mon  plus  vieil  ami  !...  Si  je  ne 
reviens  pas,  je  serai  un  traître  ;  mais  si  je  re- 
viens, Jean-C!aude,  tu  m'expliqueras  un  pou 
ce  que  tu  viens  de  me  demander  :  nous  éclair' 
cirons  ce  petit  compte  entre  nous! 

— Marc,  dit  HuUin,  pardonne-moi;  ces  jours- 
ci  j'ai  trop  souffert!  j'ai  eu  tort;  le  malheur 
rend  défiant...  Donne-moi  la  main...  Va, 
sauve-nous  ,  sauve  Catherine,  sauve  mon  en- 
fant! Je  te  le  dis  maintenant  :  nous  n'avons 
plus  de  ressource  qu'en  toi.  » 


35 


90 


ROMANS   NATIONAUX. 


La  voix  de  Hullin  tremblait.  Divès  se  laissa 
fléchir;  seulement  il  ajouta  : 

«  C'est  égal,  Jean-Claude,  tu  n'aurais  pas  dû 
me  dire  cela  dans  un  pareil  moment  ;  n'en  pail- 
lons plus  jamais!...  Je  laisserai  ma  peau  en 
route,  ou  bien  je  reviendrai  vous  délivrer.  Ce 
soir,  à  la  nuit,  je  partirai.  Les  kaiserlicks  cernent 
déjà  la  montagne;  n'importe,  j'ai  un  bon  che- 
val, et  puis  j'ai  toujours  eu  de  la  chance.  » 

A  six  heures,  les  dernières  cimes  étaient  desr 
cendues  dans  les  ténèbres.  Des  centaines  de 
feux,  scintillant  au  fond  des  gorges,  annon- 
çaient que  les  Allemands  préparaient  leur  re- 
pas. Marc  Divès  descendit  la  brèche  en  tâton- 
nant. Hullin  écouta  quelques  secondes  encore 
les  pas  de  son  camarade  ;  puis  il  se  dirigea, 
tout  soucieux,  vers  la  vieille  tour,  où  l'on  avait 
étabU  le  quartier  général.  11  souleva  la  grosse 
couverture  de  laine  qui  fermait  le  nid  de  hi- 
boux, et  vit  Catherine,  Louise  et  les  autres 
accroupis  autour  d'un  petit  feu ,  qui  éclairait 
les  murailles  grises.  La  vieille  fermière,  assise 
sur  un  bloc  de  chêne,  les  mains  nouées  autour 
des  genoux,  regardait  la  flamme  d'un  œil  fixe, 
les  lèvres  serrées,  le  teint  verdâtre.  Louise, 
adossée  au  mur,  semblait  rêveuse.  Jérôme, 
debout  derrière  Catherine,  les  mains  croisées 
sur  son  bâton  ,  touchait  de  son  gros  bonnet  de 
louU'e  le  toit  vermoulu.  Tous  étaient  tristes  et 
découragés.  Hexe-Baizel ,  qui  soulevait  le  cou- 
vercle d'une  marmite ,  et  le  docteur  Lorquin, 
qui  grattait  le  crépi  du  vieux  mur  avec  la 
pointe  de  son  sabre,  conservaient  seuls  leur 
physionomie  habituelle. 

«  Nous  voilà,  dit  le  docteur,  revenus  aux 
temps  des  Triboques.  Ces  murs-là  ont  plus  de 
deux  mille  ans.  Il  a  dû  couler  une  bonne  quan- 
tité d'eau  des  hauteurs  du  Falkenstein  et  du 
Grosmann,  parla  Sarre  au  Rhin,  depuis  qu'on 
n'a  pas  fait  de  feu  dans  cette  tour. 

— Oui ,  répondit  Catherine  comme  au  sortir 
d'un  rêve,  et  bien  d'autres  que  nous  ont  soul- 
fert  ici  le  froid ,  la  faim  et  la  misère.  Qui  l'a  su? 
Personne.  Et  dans  cent,  deux  cents,  trois  cents 
ans,  d'autres  peut-être  viendront  encore  s'a- 
briter à  cette  même  place.  Ils  trouveront, 
comme  nous,  la  muraille  froide,  la  terre  hu- 
mide. Ils  feront  un  peu  de  feu.  Ils  regarderont, 
comme  nous  regardons,  et  ils  diront  comme 
nous  :  «  Qui  a  souffert  avant  nous  ici?  Pour- 
quoi ont-ils  souiîert  ?  Ils  étaient  donc  poursui- 
vis, chassés  comme  nous  le  sommes,  pour 
venir  se  cacher  dans  ce  misérable  trou?  »  Et  ils 
songeront  aux  temps  passés...  et  personne  ne 
pourra  leur  répondre  !  » 

Jean- Claude  s'était  rapproché.  Au  bout  de 
quelques  secondes,  la  vieille  fermière,  relevant 
la  cête,  se  prit  à  dire  en  le  regardant  : 


«  Eh  bien  !  nous  sommes  bloqués  :  l'ennemi 
veut  nous  prendre  par  la  famine! 

—  C'est  vrai ,  Catherine  ,  répondit  Hullin.  Je 
ne  m'attendais  pas  à  cela.  Je  comptais  sur  une 
attaque  de  vive  force;  mais  les  kaiserlicks  n'en 
sont  pas  encore  où  ils  pensent.  Divès  vient  de 
partir  pour  Phalsbourg;  il  connaît  le  comman- 
dant de  place...  et  si  l'on  envoie  seulement 
quelques  centaines  d'hommes  à  notre  secours. . . 

— Il  ne  faut  pas  compter  là-dessus,  inter- 
rompit la  vieille.  Marc  peut  être  pris  ou  tué 
par  les  Allemands,  et  puis,  à  supposer  qu'il 
parvienne  à  traverser  leurs  lignes,  comment 
pourra-t-il  entrer  à  Phalsbourg?  Vous  savez 
bien  que  la  place  est  assiégée  parles  Russes!  • 

Alors  tout  le  monde  resta  silencieux. 

Hexe-Baizel  apporta  bientôt  la  soupe,  et  l'on 
fit  cercle  autour  de  la  grande  écuelle  fumante. 


XXIV 


Catherine  Lefèvre  sortit  de  l'antique  masure 
vers  sept  heures  du  matin;  Louise  et  Hexe- 
Baizel  dormaient  encore  ;  mais  le  grand  jour, 
le  jour  splendide  des  hautes  régions,  remplis- 
sait déjà  les  abîmes.  Au  fond,  à  travers  l'azur, 
se  dessinaient  les  bois,  les  vallons,  les  rochers, 
comme  les  mousses  et  les  cailloux  d'un  lac 
sous  le  cristal  bleuâtre.  Pas  un  souffle  ne  trou- 
blait l'air;  et  Catherine,  en  face  de  ce  spectacle 
immense,  se  sentit  plus  calme,  plus  tranquille 
que  dans  le  sommeil  même.  «  Que  sont  nos 
misères  d'un  jour,  se  dit-elle,  nos  inquiétudes 
et  nos. souffrances?  Pourquoi  fatiguer  le  ciel 
de  nos  gémissements  ?  pourquoi  redouter  l'a- 
venir? Tout  cela  ne  dure  qu'une  seconde;  nos 
plaintes  ne  comptent  pas  plus  que  le  soupir  de 
la  cigale  en  automne  :  est-ce  que  ses  cris  em- 
pêchent l'hiver  d'arriver?  Ne  faut-il  pas  que 
les  temps  s'accomplissent,  que  tout  meure  pour 
renaître?  Nous  sommes  déjà  morts,  et  nous 
sommes  revenus;  nous  mourrons  encore,  et 
nous  reviendrons.  Et  les  montagnes,  avec  leurs 
forêts,  leurs  rochers  et  leurs  ruines,  seront 
toujours  là  pour  nous  dire  :  «  Souviens-toi! 
souviens-toi!  Tu  m'as  vu,  regarde  encore,  et 
tu  me  reverras  dans  les  siècles  des  siècles  !  » 

Ainsi  rêvait  la  vieille ,  et  l'avenir  ne  lui  fai- 
sait plus  peur;  les  pensées  pour  elle  n'étaient 
que  des  souvenirs. 

Et  comme  elle  était  là  depuis  quelques  in- 
stants, tout  à  coup  un  bourdonnement  de  voix 
vint  frapper  ses  oreilles,  elle  se  retourna,  et 
vit  Hullin  avec  les  trois,  contrebandiers,  qui 
causaient  gravement  entre  eux,  de  l'autre  côté 


L'INVASION. 


91 


du  plateau.  Ils  ne  Tavaient  pas  aperçue,  et  sem- 
blaient engagés  dans  une  discussion  sérieuse. 

Le  vieux  Brenn,  au  bord  de  la  roche,  un 
bout  de  pipe  noire  entre  les  dénis,  la  joue  ridée 
comme  une  vieille  feuille  de  choux,  le  nez 
rond,  la  moustache  grise,  la  paypière  flasque, 
plissée  sur  son  œil  roux ,  et  les  longues  man- 
ches de  sa  houppelande  retombant  à  ses  côtés, 
regardait  différents  points  que  lui  montrait 
Hullin  dans  la  montagne;  et  les  deux  autres, 
enveloppés  de  leurs  longs  manteaux  gris,  s'a- 
vançaient, reculaient,  levaient  la  main  au-des- 
sus du  sourcil,  et  paraissaient  absorbés  par 
une  attention  profonde. 

Catherine  s'était  rapprochée,  bientôt  elle 
entendit  : 

«  Alors  vous  ne  croyez  pas  qu'il  soit  possible 
de  descendre  d'aucun  côté? 

— Non,  Jean-Claude,  il  n'y  a  pas  moyen,  ré- 
pondit Brenn  ;  ces  brigands-là  connaissent  le 
pays  à  fond  :  tous  les  sentiers  sont  gardés. 
Tiens,  regarde  le  paquis  des  Chevreuils  le  long 
de  cette  mare  :  jamais  les  gardes  n'ont  eu  l'idée 
de  l'observer  seulement;  eh  bien!  eux,  ils  le 
défendent.  Et  là-bas,  le  passage  du  Rothstein, 
un  vrai  chemin  de  chèvres,  où  l'on  ne  passe 
pas  une  fois  en  dix  ans...  tu  vois  briller  une 
baïonnette  derrière  la  roche,  n'est-ce  pas?  Et 
cetautre,  ici,  où  j'ai  filé  huit  ans  avec  mes  sacs, 
sans  rencontrer  un  gendarme,  ils  le  tiennent 
aussi  :  il  faut  que  le  diable  leur  ait  montré  tous 
les  défilés. 

— Oui,  s'écria  le  grand  Toubac,  et  si  ce  n'est 
pas  le  diable  qui  s'en  mêle,  c'est  au  moins 
Yégof ! 

—  Mais,  reprit  Hullin,  il  me  semble  que  trois 
ou  quatre  hommes  solides,  décidés,  pourraient 
enlever  un  de  ces  postes. 

—  Non,  ils  s'appuient  l'un  sur  l'autre;  au 
premier  coup  de  fusil,  on  aurait  un  régiment 
sur  le  dos,  répondit  Brenn.  D'ailleurs  suppo- 
sons qu'on  ait  la  chance  de  passer,  comment 
revenir  avec  des  vivres?  Moi,  voilà  mon  avis  : 
c'est  impossible  !  » 

Il  y  eut  quelques  instants  de  silence. 

■  Après  ça,  dit  Toubac,  si  Hullin  veut,  nous 
essayerons  tout  de  même. 

— Nous  essayerons  quoi,  dit  Brenn;  de  nous 
faire  casser  les  reins  pour  nous  échapper,  nous, 
et  laisser  les  autres  dans  le  filet.  Ça  m'est  égal; 
si  l'on  va,  j'irai  !  Mais  quant  à  dire  que  nous 
reviendrons  avec  des  provisions,  je  soutiens 
que  c'est  impossible.  Voyons,  Toubac,  par  où 
veux-tu  passer  et  pai  où  veux-tu  revenir?  Il 
ne  s'agit  pas  ici  de  promettre,  il  faut  tenir.  Si 
tu  connais  un  passage,  dis-le  moi.  Depuis  vingt 
ans  j'ai  battu  la  montagne  avec  Marc,  je  con- 
nais tous  les  chemins,  tous  les  sentiers  à  dix 


lieues  d'ici,  et  je  ne  vois  pas  d'autre  passage 
que  dans  le  ciel  !  » 

Hullin  se  retourna  en  ce  moment  et  vit  la 
mère  Lefèvre,  qui  se  tenait  à  quelques  pas, 
l'oreille  attentive. 

«  Tiens  !  vous  étiez  là,  Catherine?  dit-il.  Nos 
affaires  prennent  une  vilaine  tournure. 

—  Oui,  j'entends  :  il  n'y  a  pas  moyen  de  re- 
nouveler nos  provisions. 

—  Nos  provisions  1  dit  Brenn  avec  un  sou-_ 
rire  étrange;  savez-vous,  mère  Lefèvre,  pour 
combien  de  temps  nous  en  avons  ? 

—  Mais  pour  une  quinzaine,  répondit  la 
brave  femme. 

—  Nous  en  avons  pour  huit  jours,  fit  le  con- 
trebandier, en  vidant  les  cendres  de  sa  pipe  sur 
son  ongle. 

—  C'est  la  vérité,  dit  Hullin.  Marc  Divès  et 
moi,  nous  croyions  à  une  attaque  du  Falken- 
stein  ;  nous  ne  pensions  jamais  que  l'ennemi 
songerait  à  le  bloquer  comme  une  place  forte . 
Nous  nous  sommes  trompés  !... 

—  Et  qu'allons-nous  faire?  demanda  Cathe- 
rine toute  pâle. 

—  Nous  allons  réduire  la  ration  de  chacun  à 
la  moitié.  Si,  dans  quinze  jours,  Marc  n'arrive 
pas,  nous  n'aurons  plus  rien...  alors  nous  ver- 
rons !  » 

Ce  disant,  Hullin,  Catherine  et  les  contre- 
bandiers, la  tête  inclinée,  reprirent  le  chemin 
de  la  brèche.  Ils  mettaient  le  pied  sur  la  pente, 
lorsqu'à  trente  pas  au-dessous  d'eux  apparut 
Materne,  qui  grimpai  t  tout  essoufilé  dans  les 
décombres ,  et  s'accrochait  aux  broussailles 
pour  aller  plus  vite. 

«  Eh  bien,  lui  cria  Jean-Claude,  que  se 
passe-t-il,  mon  vieux  ? 

—  Ahl  te  voilà...  J'allais  te  trouver;  un 
officier  ennemi  s'avance  sur  le  mur  du  vieux 
burg,  avec  un  petit  drapeau  blanc;  il  a  l'air  de 
vouloir  nous  parler.  » 

HuUin,  se  dirigeant  aussitôt  vers  la  pente  de 
la  roche,  vit,  en  effet,  un  officier  allemand  de- 
bout sur  le  mur,  et  qui  semblait  attendre  qu'on 
lui  fit  signe  de  monter.  11  était  à  deux  portées 
de  carabine  ;  plus  loin  stationnaient  cinq  ou 
six  soldats  l'arme  au  pied.  Après  avoir  inspecté 
ce  groupe,  Jean-Claude  se  retourna  et  dit  : 

«  C'est  un  parlementaire  qui  vient  sans  doute 
nous  sommer  de  rendre  la  place. 

—  Qu'on  lui  tire  un  coup  de  fusil  !  s'écria 
Catherine;  c'est  tout  ce  que  nous  avons  de 
mieux  à  lui  répondre.  » 

Tous  les  autres  paraissaient  du  même  avis, 
excepté  Hullin,  qui,  sans  faire  aucune  observa- 
tion, descendit  à  la  terrasse,  où  se  trouvait  le 
reste  des  partisans. 

«  Mes  enfants,  dit-il,  l'ennemi  nous  envoiy  un 


92 


ROMANS    NATIONAUX. 


paiiemeniaire.  Nous  ne  savons  pas  ce  qu'il 
nous  veut.  Je  suppose  que  c'est  une  sommation 
de  mettre  bas  les  armes,  mais  il  est  possible 
que  soit  autre  chose.  Frantz  et  Kasper  vont 
aller  à  sa  rencontre;  ils  lui  banderont  les  yeux 
au  pied  de  la  roche  et  l'amèneront  ici.  » 

Personne  n'ayant  d'objection  à  faire,  les  fils 
de  Materne  passèrent  leur  carabine  en  sautoir 
et  s'éloignèrent  sous  la  voûte  en  spirale.  Au 
bout  de  dix  minutes  environ,  les  deux  grands 
chasseurs  roux  arrivèrent  près  de  l'ofTicier;  il 
y  eut  une  rapide  conférence  entre  eux,  après 
quoi  tous  les  trois  se  mirent  à  grimper  au  Fal- 
kenstein.  A  mesure  que  montait  la  petite  troupe 
on  distinguait  mieux  l'uniforme  du  parlemen- 
taire et  même  sa  physionomie  :  c'était  un 
homme  maigre,  aux  cheveux  blond  cendré,  à 
la  taille  bien  prise,  aux  mouvements  résolus. 
Au  bas  de  la  roche,  Frantz  et  Kasper  lui  ban- 
dèrent les  yeux,  et  bientôt  on  entendit  leurs  pas 
sous  la  voûte.  Jean-Claude,  allant  à  leur  ren- 
contre, dénoua  lui-même  le  mouchoir  en  disant: 

«  Vous  désirez  me  communiquer  quelque 
chose,  monsieur  :  je  vous  écoute.  » 

Les  partisans  étaient  alors  à  quinze  pas  de 
ce  groupe.  Catherine  Lefèvre,  la  plus  avancée, 
fronçait  les  sourcils;  —  sa  figure  osseuse,  son 
nez  long  et  recourbé,  les  trois  ou  quatre  mèches 
de  ses  cheveux  giis,  tombant  au  hasard  sur  ses 
tempes  plates  et  surles  pommettes  de  ses  joues 
creuses,  la  pression  de  ses  lèvres  et  la  fixité  de 
son  regard  parurent  d'abord  attirer  l'attention 
de  l'ofRcier  allemand,  puis  la  douce  et  pâle 
figure  de  Louise  derrière  elle,  puis  Jérôme  à  la 
longue  barbe  fauve,  drapé  dans  sa  tunique  de 
bure,  puis  le  vieux  Materne  appuyé  sur  sa  courte 
carabine,  puis  les  autres,  et  enfin  lahaute  voûle 
rouge,  dont  les  masses  colossales,  pétries  de 
silex  et  de  granit,  pendaient  au-dessus  du  pré- 
cipice avec  quelques  ronces  desséchées.  Hexe- 
Baizel,  derrière  Materne,  son  long  balai  de 
genêts  verts  à  la  main,  le  cou  tendu  et  le  talon 
au  bord  de  la  roche,  parut  l'étonner  une  se- 
conde. 

Lui-même  était  l'objet  d'une  attention  sin- 
guhôre.  On  reconnaissait  dans  son  attitude, 
dans  sa  phyiionomie  longue,  fine  et  brune, 
dans  ses  yeux  gris-clair,  dans  sa  moustache 
rare,  dans  la  délicatesse  de  ses  membres  durcis 
par  les  travaux  de  la  guerre,  une  race  aristo- 
cratique :  il  y  avait  en  lui  quelque  chose  du 
vieux  routier  et  de  l'homme  du  monde,  du  sa- 
breur  et  du  diplomate. 

Cette  inspection  réciproque  terminée  en  un 
clin  d'œil,  le  parlementaire  dit  eu  bon  français: 

«  C'est  au  commandant  Hulhn  que  j'ai  Thon-  . 
neur  de  m'adresser? 

—  Oui,  monsieur,  •  répondit  Jean-Claude 


Et  comme  l'autre  promenait  un  regard  in- 
décis autour  du  cercle  : 

«  Parlez  haut,  monsieur,  s"écria-t-il,  que  tout 
le  monde  vous  entende  !  Lorsqu'il  s'agit  d'hon- 
neur et  de  patrie,  personne  n'est  de  trop  en 
France,  les  femmes  s'y  entendent  aussi  bien 
que  nous.  Vous  avez  des  propositions  à  me 
faire?  Et  d'abord  de  quelle  part? 

—  De  la  part  du  général  commandant  en 
chef.  Voici  ma  commission. 

—  Bon  !  nous  vous  éco'utons,  monsieur.  » 
Alors  l'ofTicier,  élevant  la  voix,  dit  d'un  ton 

ferme  : 

•  Permettez-moi  d'abord,  commandant,  de 
vous  dire  que  vous  avez  magnifiquement  rem- 
pli votre  devoir  :  vous  avez  forcé  l'estime  de  vos 
ennemis. 

—  En  matière  de  devoir,  répondit  Hullin,  il 
n'y  a  pas  de  plus  ou  de  moins;  nous  avons  fait 
notre  possible. 

—  Oui,  ajouta  Catherine  d'un  ton  sec,  et 
puisque  nos  ennemis  nous  estiment  à  cause  de 
cela,  eh  bien,  ils  nous  estimeront  encore  plus 
dans  huit  ou  quinze  jours,  car  nous  ne  sommes 
pas  au  bout  de  la  guerre.  On  en  verra  d'autres  • 

L'officier  tourna  la  tête,  et  resta  comme  stu- 
péfait de  l'énergie  sauvage  empreinte  dans  le 
regard  de  la  vieille. 

«  Ce  sont  de  nobles  sentiments,  reprit-il  après 
un  instant  de  silence  ;  mais  l'humanité  a  ses 
droits,  et  répandre  le  sang  inutilement  c'est 
faire  le  mal  pour  le  mal. 

—  Alors  pourquoi  venez -vous  dans  notre 
pays?  cria  Catherine  d'une  voix  d'aigle.  Allez- 
vous-en,  et  nous  vous  laisserons  tranquilles!» 

Puis  elle  ajouta  : 

«  Vous  faites  la  guerre  comme  des  brigands: 
vous  volez,  vous  pillez,  vous  brûlez  !  Vous  mé- 
ritez tous  d'être  pendus.  On  devrait  vous  pré- 
cipiter de  cette  roche  pour  le  bon  exemple.  • 

L'officier  pâlit,  car  la  vieille  lui  parut  ca- 
pable d'exécuter  sa  menace;  cependant  il  se 
remit  presque  aussitôt,  et  répliqua  d'un  ton 
calme  : 

«  Je  sais  que  les  Cosaques  ont  mis  le  feu  à  la 
ferme  qui  se  voit  en  face  de  ce  rocher;  ce  sont 
des  pillards,  comme  il  s'en  trouve  à  la  suite  de 
toutes  les  armées,  et  cet  acte  isolé  ne  prouve 
rien  contre  la  discipline  de  nos  troupes.  Les 
soldats  français  en  ont  fait  bien  d'autres  en 
Allemagne,  et  particuhùrement  dans  le  Tyrol; 
non  contents  de  piller  et  d'incendier  les  vil- 
lages, ils  fusillaient  impitoyablement  tous  les 
montagnards  soupçonnés  d'avoir  pris  les  armes 
pour  défendre  leur  pays.  Nous  pourrions  user 
de  représailles,  ce  serait  notre  droit,  mais  nous 
ne  sommes  point  des  barbares  ;  nous  compre- 
nons ce  que  le  patriotisme  a  de  noble  et  de 


L'INVASION. 


93 


grand,  môme  dans  ses  inspirations  les  plus 
regreltables.  D'ailleurs,  ce  n'est  pas  au  peuple 
français  que  nous  faisons  la  guerre ,  c'est  à 
l'empereur  Napoléon.  Aussi  le  général,  en  ap- 
prenant la  conduite  des  Cosaques,  a  flétri  pu- 
bliquement cet  acte  de  vandalisme,  et,  de  plus, 
il  a  décidé  qu'une  indemnité  serait  accordée  au 
propriétaire  de  la  ferme... 

— Je  ne  veux  rien  de  vous,  interrompit  Ca- 
therine brusquement;  je  veux  rester  avec  mon 
injustice...  et  me  venger!  t 

Le  parlementaire  comprit,  à  l'accent  de  la 
vieille ,  qu'il  ne  pourrait  lui  faire  entendre 
raison,  et  qu'il  était  même  dangereux  de  lui 
donner  la  réplique.  11  se  retourna  donc  vers 
HuUin  et  lui  dit  : 

«  Je  suis  chargé,  commandant,  de  vous  offrir 
les  honneurs  de  la  guerre,  si  vous  consentez  à 
rendre  cette  position.  Vous  n'avez  point  de 
vivres,  nous  le  savons.  D'ici  à  quelques  jours, 
vous  seriez  forcés  de  mettre  bas  les  armes.  L'es- 
time que  vous  porte  le  général  en  cîief  l'a  seule 
décidé  à  vous  faire  ces  conditions  honorables. 
Une  plus  longue  résistance  n'aboutirait  à  rien. 
Nous  sommes  maîtres  du  Donon,  notre  corps 
d'armée  passe  en  Lorraine  ;  ce  n'est  pas  ici  que 
se  décidera  la  campagne ,  vous  n'avez  donc 
aucun  intérêt  à  défendre  un  point  inutile.  Nous 
voulons  vous  épargner  les  horreurs  de  la  fa- 
mine sur  cette  roche.  Voyons,  commandant, 
décidez.  » 

Hullin  se  tourna  vers  les  partisans  et  leur  dit 
simplement: 

«  Vous  avez  entendu  ?...  Iiloi,  je  refuse  ;  mais 
je  me  soumettrai,  si  tout  le  monde  accepte  les 
propositions  de  l'ennemi. 

— Nous  refusons  tous!  dit  Jérôme. 

—Oui, oui,  tous!  »  répétèrent  les  autres. 

Catherine  Lefèvre,  jusqu'alors  inflexible,  re- 
gardant par  hasard  Louise,  parut  attendrie; 
elle  la  prit  par  le  bras,  et,  se  tournant  vers  le 
parlementaire,  elle  lui  dit  : 

«  Nous  avons  une  enfant  avec  nous  ;  est-ce 
qu'il  n'y  aurait  pas  moyen  de  l'envoyer  chez 
un  de  nos  parents  à  Saverne  ?  > 

A  peine  Louise  eut-elle  entendu  ces  mots, 
que-,  se  précipitant  dans  les  bras  de  IluUin  avec 
une  sorte  d'effroi,  elle  s'éci-ia  : 

«  Non,  non  I  Je  veux  rester  avec  vous,  papa 
Jean-Claude,  je  veux  mourir  avec  vous  !... 

—C'est  bien,  monsieur,  dit  Hullin  tout  pâle; 
allez,  dites  à  votre  général  ce  que  vous  avez 
vu  ;  dites-lui  que  le  Falkenstein  nous  restera 
jusqu'à  la  mort!  — Kasper,  Frantz,  reconduisez 
le  parlementaire.  » 

L'olTicier  semblait  hésiter;  mais,  comme  il 
ouvrait  la  bouche  pour  faire  une  observation 
Calhfii  ine,  tout  verte  de  colère,  s'écria  : 


*  «  Allez...  allez...  vous  n'êtes  pas  encore  où 
vous  pensez.  C'est  ce  brigand  de  Yégof  qui  vous 
a  dit  que  nous  n'avions  pas  de  vivres,  mais 
nous  en  avons  pour  deux  mois,  et  dans  deux 
mois  notre  armée  vous  aui'a  tous  exterminés. 
Les  traîtres  n'auront  pas  toujours  beau  jeu: 
malheur  à  vous  !  » 

Et  comme  elle  s'animait  de  plus  en  plus,  le 
parlementaire  jugea  prudent  de  s'en  aller;  il 
se  retourna  vers  ses  guides,  qui  lui  remirent 
le  bandeau  et  le  conduisirent  jusqu'au  pied  du 
FalkensSein. 

Ce  que  Hullin  avait  ordonné  au  sujet  des 
vivres  fut  exécuté  le  jour  même  ;  chacun  reçut 
la  demi-ration  pour  la  journée.  Une  sentinelle 
fut  placée  devant  la  caverne  de  Hexe-Baizel,  où 
se  trouvaient  les  provisions  ;  on  en  barricada 
la  porte,  et  Jean-Claude  décida  que  les  distri- 
butions se  feraient  en  présence  de  tout  le 
monde,  afin  d'empêcher  les  injustices;  mais 
toutes  ces  précautionsne  devaientpas  préserver 
les  malheureux  de  la  plus  horrible  famine. 


XX 


Depuis  trois  jours  les  vivres  manquaient 
complètement  au  Falkenstein,  et  Divès  n'avait 
pas  donné  signe  de  vie.  Combien  de  fois,  durant 
ces  longues  journéesd'agouie,  les  montagnards 
avaient-ils  tourné  les  yeux  vers  Phalsbourg! 
combien  de  fois  avaient- ils  prêté  l'oreille, 
croyant  entendre  les  pas  du  contrebandier, 
tandis  que  le  vague  murmure  de  l'air  remplis- 
sait seul  l'espace! 

C'est  au  milieu  des  tçurtures  de  la  faim  que 
s'écoula  tout  entière  la  dix-neuvième  journée 
depuis  l'arrivée  des  partisans  au  Falkenstein. 
Ils  ne  parlaient  plus;  accroupis  à  terre,  la  face 
amaigrie,  ils  restaient  perdus  dans  une  rêverie 
sans  lin.  Parfois,  ils  se  regardaient  les  uns  les 
auti'es  d'un  œil  étincelant,  comme  prêts  à 
se  dévorer;  puis  ils  redevenaient  calmes  et 
moi'ues. 

Lorsque  le  corbeau  de  Yégof,  volant  de  cime 
en  cime,  s'approchait  de  ce  lieu  de  malheur, 
le  vieux  Materne  épaulait  sa  carabine  ;  mais 
aussitôt  l'oiseau  de  mauvais  augure  s'éloignait 
à  lire-d'aile,  en  poussant  des  croassements  lu- 
gubres, et  le  bras  du  vieux  chasseur  retombait 
inerte.  Et,  comme  si  l'épuisement  de  la  faim 
n'eût  pas  suffi  pour  combler  la  mesure  de  tant 
de  misère ,  les  malheureux  n'ouvraient  la 
bouche  que  pour  s'accuser  et  se  menacer  les 
uns  les  autres. 

•  Ne  me  touchez  pas  criait  Hexe-Baizel  d'une 


94 


ROMANS  NATIONAUX. 


voix  de  fouine,  à  ceux  qui  la  regardaient  ;  ne 
me  regardez  pas,  ou  je  vous  mords!  » 

Louise  délirait  ;  ses  grands  yeux  bleus ,  au 
lieu  d'objets  réels,  ne  voyaient  plus  que  des 
ombres  voltiger  sur  le  plateau  ,  raser  la  cime 
des  buissons  et  se  poser  sur  la  vieille  tour. 

«  Voici  des  vivres  !  •  disait-elle. 

Alors  les  autres  s'emportaient  contre  la  pau- 
vre enfant,  criant  avec  fureur  qu'elle  voulait 
se  moquer  d'eux,  et  qu'elle  prît  garde  ! 

Jérôme  seul  restait  encore  parfaitement 
calme;  mais  la  grande  quantité  de  neige  qu'il 
avait  bue,  pour  apaiser  le  déchirement  de  ses 
entrailles,  inondait  tout  son  corps  et  sa  face 
osseuse  de  sueur  froide. 

Le  docteur  Lorquin  avait  noué  un  mouchoir 
autour  de  ses  reins,  et  le  serrait  de  plus  en 
plus,  prétendant  satisfaire  ainsi  son  estomac. 
Il  s'était  assis  contre  la  tour,  les  yeux  fermés  ; 
d'heure  en  heure,  il  les  ouvrait,  disant: 

«  Nous  en  sommes  à  la  première...  à  la  se- 
conde... àla  troisième  période.  Encore  un  jour, 
et  tout  sera  fini  I  » 

Il  se  mettait  ensuite  à  disserter  sur  les  druides, 
sur  Odin,  Brahma,  Pythagore,  faisant  des  cita- 
tions latines  et  grecques ,  annonçant  la  trans- 
formation prochaine  de  ceux  du  Harberg  en 
loups ,  en  renards ,  en  animaux  de  toute  sorte. 

•  Moi,  criait-il,  je  serai  lion!  je  mangerai 
quinze  livres  de  bœuf  par  jour!  » 

Puis  se  reprenant  : 

«  Non,  je  veux  être  homme  ;  je  prêcherai  la 
paix,  la  fraternité,  la  justice!  »  Ahl  mes  amis, 
disait-il,  nous  souffrons  par  notre  propre  faute. 
Qu'avons-nous  fait  de  l'autre  côté  du  Rhin  de- 
puis dix  ans?  De  quel  droit  voulions  -  nous 
imposer  des  maîtres  à  ces  peuples?  Pourquoi 
n'échangions-nous  pas  nos  idées,  nos  senti- 
ments, les  produits  de  nos  arts  et  de  notre 
industrie  avec  eux?  Pourquoi  n'allions-nous 
pas  les  trouver  en  frères,  au  lieu  de  vouloir  les 
asservir?  Nous  aurions  été  bien  reçus  !  Qu'ils 
ont  dû  souffrir,  les  malheureux,  pendant  ces 
dix  années  de  violence  et  de  rapine  !...  Mainte- 
nant ils  se  vengent...  et  c'est  justice!...  Que  la 
malédiction  du  ciel  retombe  sur  les  misérables 
qui  divisent  les  peuples  pour  les  opprimer  !  » 

.\près  ces  moments  d'exaltation,  il  s'affaissait 
contre  le  mur  de  la  tour  et  murmurait  : 

«  Du  pain...  oh  1  rien  qu'un  morceau  do 
pain!  » 

Les  garçons  de  Materne ,  accroupis  dans  les 
broussailles,  la  carabine  à  l'épaule,  semblaient 
attendre  le  passage  d'un  gibier  qui  n'arrivait 
jamais;  l'idée  de  l'affût  éternel  soiitenait  leurs 
forces  t'xpirantes. 

Queli|ues-uns,  repliés  sur  eux-mêmes,  gre- 
lottaient et  se  sentaient  dévorés  par  la  fièvre; 


ils  accusaient  Jean-Claude  de  les  avoir  conduits 
au  Falkenstein. 

HuUin,  avec  une  force  de  caractère  surhu- 
maine, allait  et  venait  encore,  observant  ce  qui 
se  passait  dans  les  vallées  d'alentour,  sans  rien 
dire. 

Parfois  il  s'avançait  jusqu'au  bord  de  la 
roche,  et  ses  larges  mâchoires  serrées,  l'œil 
étincelant,  il  regardait  Yégof  assis  devant  un 
grand  feu,  sur  le  plateau  du  Bois-de-Chênes, 
au  milieu  d'une  bande  de  cosaques.  Depuis 
l'arrivée  des  Allemands  dans  la  vallée  des 
Charmes,  le  fou  n'avait  pas  quitté  ce  poste  : 
il  semblait  de  là  surveiller  l'agonie  de  ses 
victimes. 

Tel  était  l'aspect  de  ces  malheureux  sous  le 
ciel  immense. 

Le  supplice  de  la  faim,  au  fond  d'un  cachot, 
est  effrayant  sans  doute,  mais  sous  le  ciel 
inondé  de  lumière,  aux  yeux  de  tout  un  pays, 
en  face  des  ressources  de  la  nature,  cela  dé- 
passe toute  expression. 

Or,  à  la  fin  de  ce  dix-neuvième  jour,  entre 
quatre  et  cinq  heures  du  soir,  le  temps  s'était 
assombri  ;  de  grandes  nuées  grises  s'élevaient 
derrière  la  cime  neigeuse  du  Grosmann  ;  le 
soleil,  rouge  comme  un  boulet  qui  sort  de  la 
fournaise,  jetait  quelques  derniers  éclairs  dans 
l'horizon  brumeux.  Le  silence  sur  la  roche 
était  profond.  Louise  ne  donnait  plus  signe  de 
vie  ;  Kasper  et  Frantz  conservaient  leur  immo- 
bilité dans  les  broussailles  comme  des  pierres. 
Catherine  Lefèvre,  accroupie  à  terre,  ses  ge- 
noux pointus  entre  ses  bras  décharnés,  les 
traits  rigides  et  durs  ,  les  cheveux  pendant  sur 
ses  joues  verdâtres,  l'œil  hagard  et  le  menton 
serré  comme  un  élau ,  ressemblait  à  quelque 
vieille  sibylle  assise  au  milieu  des  bruyères. 
Elle  ne  parlait  plus.  Ce  soir-là,  Hullin,  Jérôme, 
le  vieux  Materne  et  le  docteur  Lorquin  s'étaient 
réunis  autour  de  la  vieille  fermière  pour  mou- 
rir ensemble.  Ils  étaient  tous  silencieux,  et  les 
derniers  rayons  du  crépuscule  éclairaient  leur 
groupe  noir.  A  droite ,  derrière  une  saillie  du 
roc,  brillaient  dans  l'abîme  quelques  feux  des 
Allemands.  Et  comme  ils  étaient  là,  tout  à  coup 
la  vieille,  sortant  de  son  immense  rêverie, 
murmura  d'abord  quelques  mots  inintelli- 
gibles. 

«  Divès  arrive  !  dit-elle  ensuite  à  voix  basse  ; 
je  le  vois...  il  sort  de  la  poterne,  à  droite  de 
l'arsenal...  Gaspard  le  suit,  et...  » 

Alors  elle  compta  lentement  : 

«Deux  cent  cinquante  hommes...  fit-elle; 
des  gardes  nationaux  et  des  soldats...  Ils  tra- 
versent le  fossé...  Ils  montent  derrière  la 
demi-lune...  Gaspard  parle  avec  Marc...  Que 
lui  dit-il?  • 


L'INVASION. 


% 


Elle  parut  écouler  : 

«  Dépêchons-nous!  » — Oui,  dépêchez-vous... 
le  temps  presse...  Les  voilà  sur  le  glacis  !  » 

Il  y  eut  un  long  silence  ;  puis  ,  tout  à  coup, 
la  vieille,  se  dressant  de  toute  sa  hauteur,  les 
bras  écartés,  les  cheveux  hérissés,  la  bouche 
toute  grande  ouverte,  hurla  d'une  voix  terrible  : 

«  Courage  !  tuez  !  tuez  !  ah  1  ah  !  » 

Et  elle  retomba  lourdement. 

Ce  cri  épouvantable  avait  éveillé  tout  le 
monde  ;  il  eût  éveillé  des  morts.  Tous  les  as- 
siégés semblaient  renaître.  Quelque  chose  était 
dans  l'air.  Était-ce  l'espérance,  la  vie,  l'âme? 
Je  ne  sais  ;  mais  tous  arrivaient  à  quatre  pattes, 
comme  des  fauves  ,  retenant  leur  souffle  pour 
entendre.  Louise  elle-même  se  remuait  douce- 
ment et  levait  la  tête.  Frantz  et  Kasper  se  traî- 
naient sur  les  genoux  ;  et,  chose  bizarre,  Huilin , 
portant  les  yeux  dans  les  ténèbres  du  côté  de 
Phalsbourg,  croyait  voir  un  pétillement  de 
fusillade  annonçant  une  sortie. 

Catherine  avait  repris  sa  première  attitude  ; 
mais  ses  joues,  tout  à  l'heure  inertes  comme 
un  masque  de  plâtre,  frémissaient  sourdement; 
son  œil  se  recouvrait  du  voile  de  la  rêverie. 
Tous  les  autres  prêtaient  l'oreille  :  on  eût  dit 
que  leur  existence  était  suspendue  à  ses  lèvres. 
Il  s'était  passé  près  d'un  quart  d'hem'e,  quand 
la  vieille  reprit  lentement  : 

«  Ils  ont  traversé  les  lignes  ennemies...  Ils 
courent  à  Lutzelbourg...  Je  les  vois...  Gaspard 
et  Divès  sont  en  avant  avec  Desmarets,  Ulrich, 
Weber  et  nos  amis  de  la  ville...  Ils  arrivent!... 
ils  arriventl...  » 

Elle  se  tut  de  nouveau  ;  longtemps  encore  ou 
écouta,  mais  la  vision  était  passée.  Les  secondes 
succédaient  aux  secondes ,  lentes  comme  des 
siècles,  quand  tout  à  coup  Hexe-Baizel  se  prit 
à  dire  d'une  voix  aigre  : 

•  Elle  est  folle  !  elle  n'a  rien  vu... —  Marc,  je 
le  connais. . .  il  se  moque  bien  de  nous.  Qu'est-ce 
que  ça  lui  fait,  si  nous  dépérissons!  Pourvu 
qu'il  ait  sa  bouteille  de  vin  et  des  andouilles, 
et  qu'il  puisse  fumer  tranquillement  sa  pipe  au 
coin  du  feu,  le  reste  lui  est  bien  égal.  Ah  !  le 
brigand  !  » 

Alors  tout  rentra  dans  le  silence,  et  les  mal- 
heureux, un  instant  ranimés  par  l'espoir  d'une 
déhvrance  prochaine ,  retombèrent  dans  le 
découragement. 

«  C'est  un  rêve,  pensaient-ils  ;  Hexe-Baizel  a 
raison  ;  nous  sommes  condamnés  à  mourir  de 
faim!  » 

Sur  ces  entrefaites,  la  nuit  était  venue.  Quand 
la  lune  se  leva  derrière  les  hautes  sapinières, 
éclairant  les  groupes  mornes  des  assiégés , 
Huilin  seul  veillait  encore  au  miheu  des  ardeurs 
de  la  fièvre.  Il  entendait  au  loin,  bien  loin  dans 


les  gorges,  la  voix  des  sentinelles  allemandes 
criant  :  «  Wer  dà!  wer  dàl  »  les  rondes  du  bi- 
vouac allant  par  les  bois ,  le  hennissement 
grêle  des  chevaux  au  piquet,  leurs  ruades  et 
les  cris  de  leurs  gardiens.  Vers  minuit,  le 
brave  homme  finit  cependant  par  s'endormir 
comme  les  autres.  Lorsqu'il  se  réveilla,  l'hor- 
logô  du  village  des  Charmes  sonnait  quatre 
heures.  Huilin,  à  ces  vibrations  lointaines, 
sortit  de  son  engourdissement,  il  ouvrit  les 
paupières,  et,  comme  il  regardait  sans  con- 
science de  lui-même,  cherchant  à  recueillir 
ses  souvenirs,  une  vague  lueur  de  torche  passa 
devant  ses  yeux;  il  en  eut  peur,  et  se  dit  : 
«  Est-ce  que  je  deviens  fou?  La  nuit  est  toute 
noire,  et  je  vois  des  torches!...  » 

Pourtant  la  flamme  reparut  ;  il  la  regarda 
mieux,  puis  se  leva  brusquement,  appuyant 
durant  quelques  secondes  la  main  sur  sa  face 
contractée.  Enfin,  hasardant  encore  un  regard, 
il  vit  distinctement  un  feu  sur  le  Giromani,  de 
l'autre  côté  du  Blanru  ,  un  feu  qui  balayait  le 
ciel  de  son  aile  pourpre,  et  faisait  tourbillonner 
l'ombre  des  sapins  sur  la  neige.  Et,  se  rappe- 
lant que  ce  signal  avait  été  convenu  entre  lui 
et  Piorette  pour  annoncer  une  attaque,  il  se 
prit  à  trembler  des  pieds  à  la  tète,  sa  figure  se 
couvrit  de  sueur,  et,  marchant  dans  les  ténè- 
bres à  tâtons  comme  un  aveugle,  les  mains 
étendues,  il  bégaya  : 

«  Catherine...  Louise...  Jérôme!  » 

Mais  personne  ne  lui  répondit ,  et ,  après 
avoir  tâtonné  de  la  sorte ,  croyant  marcher 
tandis  qu'il  ne  faisait  pas  un  pas ,  le  malheu- 
reux tomba  en  criant  : 

«  Mes  enfants!...  Catherine!...  on  vient!... 
nous  sommes  sauvés  !  » 

Aussitôt  il  se  fit  un  vague  murmure  ;  on  au- 
rai t  dit  que  les  morts  se  réveillaient.  Il  y  eut 
un  éclat  de  rire  sec  :  c'était  Hexe-Baizel  deve- 
nue folle  de  souffrance.  Puis  Catherine  s'écria  : 

«  Huilin...  Huilin...  qui  a  parlé?  » 

Jean-Claude,  revenu  de  son  émotion,  s'écria 
d'un  accent  plus  ferme  : 

«  Jérôme,  Catherine,  Materne  ,  et  vous  tous, 
êtes-vous  morts?  Ne  voyez-vous  pas  ce  feu, 
là-bas,  du  côté  du  Bianru?  C'est  Piorette  qui 
vient  à  notre  secours.  » 

Et,  dans  le  même  instant,  une  détonation 
profonde  roula  dans  les  gorges  du  Jsegerthâl 
avec  un  bruit  d'orage.  La  trompette  du  juge- 
ment dernier  n'aurait  pas  produit  plus  d'effet 
sur  les  assiégés;  ils  se  réveillèrent  tout  à 
coup  : 

«  C'est  Piorette  !  c'est  Marc  1  criaient  des  voix 
cassées,  sèches,  des  voix  de  squelettes;  on 
vient  à  notre  secours  !  » 

Et  tous  les  misérables  cherchaient  à  se  rele- 


90 


ROMANS    NATIONAUX. 


Arrive  près  du  général,  Yégof  fit  quelques  gestes.  (Page  98.) 


ver;  quelques-uns  sanglotaient,  mais  ils  n'a- 
vaient plus  de  larmes.  Une  seconde  détonation 
les  mit  debout. 

•  Ce  sont  des  feux  de  peloton,  s'écria  Hullin, 
les  nôtres  tirent  aussi  par  peloton,  nous  avons 
des  soldats  en  ligne;  —  vive  la  France  I 

— Oui,  répondit  Jérôme  ,  la  mère  Catherine 
avait  raison  ;  les  Phalsbourgeois  viennent  à 
notre  secours  :  ils  descendent  les  collines  de  la 
Sarre  ;  et  voilà  maintenant  Piorette  qui  attaque 
par  le  Blanru.  • 

En  effet,  la  fusillade  commençait  à  pétiller 
des  deux  côlés  h  la  fois,  vers  le  plateau  du 
Lois-de-Chênes  et  les  hauteurs  de  la  Kilbéri. 

Alors  les  deux  chefs  s'embrassèrent;  et, 
C'imme  ils  marchaient  à  tâtons  dans  la  nuit 
profonde,  cherchant  à  gagner  le  bord  de  la 


roche,  tout  à  coup  la  voix  de  Materne  leur  cria  : 
«  Prenez  garde,  le  précipice  est  là!  » 
Ils  s'arrêtèrent,  regardant  à  leurs  pieds,  mais 
on  ne  voyait  rien;  un  courant  d'air  froid,  re- 
montant de  l'abîme,  vous  avertissait  seul  du 
danger.  Toutes  les  cimes  et  les  gorges  d'alen- 
tour étaient  plongées  dans  les  ténèbres.  Sur  les 
flancs  de  la  côte  en  face,  les  lueurs  de  la  fusil- 
lade passaient  comme  des  éclairs,  illuminant 
tantôt  un  vieux  chêne,  le  profil  noir  d'un  ro- 
cher, tantôt  un  coin  de  bruyères,  et  des  groupes 
d'hommes  allant  et  venant  comme  au  milieu 
d'un  incendie.  —  On  entendait  à  deux  mille 
pieds  au-dessous ,  dans  les  profondeurs  de  la 
gcrge,  des  rumeurs  sourdes,  le  galop  des  che- 
vaux, des  clameurs,  des  commandements. 
Parfois  le  cri  du  montagnard  qui  héle ,  ce  cri 


L'INVASION. 


'J7 


liciasons-les  !  Écrasons-les  curame  au  iJlutfolil  !...  .Page  O.T.) 


prolongé  qui  va  d'uno  cime  à  l'aulrc,  •  lié  !  oh  ! 
hé  !  »  s'élevait  jusqu'au  Falkenstein  comme  un 
soupir. 

•  C'estMarc,  disait  Hullin;  c'est  la  voix  de  Marc. 

— Oui,  c'est  Marc  qui  nous  avertit  d'avoir 
bon  courage,  »  répondait  Jérôme. 

Tous  les  autres,  accroupis  autour  d'eux,  le 
cou  tendu ,  les  mains  au  bord  de  la  roche,  re- 
gardaient. La  fusillade  continuait  toujours  avec 
une  vivacité  qui  trahissait  l'acharnement  de  la 
balaille,  mais  impossible  de  rien  voir.  Oh  ! 
qu'ils  auraient  voulu  prendre  part  à  cette  lutte 
suprême,  les  malheureux  !  Avec  quelle  ardeur 
ils  se  seraient  précipités  dans  le  combat!  La 
crainte  d'être  encore  abandonnés ,  de  voir  au 
jour  leurs  défenseurs  en  retraite,  les  rendait 
muets  d'épouvante. 


Cependant  le  jour  commençait  à  poindre  ;  le 
pâle  crépuscule  montait  derrière  les  cimes 
noires  ;  quelques  rayons  descendaient  dans  les 
vallées  ténébreuses;  une  demi-heure  après,  ils 
argentaient  les  brumes  de  l'abîme.  Hullin, 
jetant  un  regard  à  travers  les  crevasses  de  ces 
nuages,  reconnut  enfin  la  position.  Les  Alle- 
mands avaient  perdu  les  hauteurs  du  Valtin  et 
le  plateau  du  Bois-de-Chênes.  Ils  s'étaient 
massés  dans  la  vallée  des  Charmes,  au  pied  du 
Falkenstein,  au  tiers  de  la  côte,  pour  n'être  pas 
dominés  par  le  feu  de  leurs  adversaires.  En  face 
de  la  roche ,  Piorette,  maître  du  Bois-de-Chênes, 
ordonnait  des  abatis  du  côté  de  la  descente  des 
Charmes.  Il  allait  et  venait,  son  bout  de  pipe 
aux  dents,  le  feutre  sur  l'oreille,  la  carabine 
en  bandoulière.  Les  haches  bleues  des  bùche- 


3G 


98 


ROMANS  NATIONAUX. 


rons  scintillaient  au  soleil  levant.  A  gauche  du 
village,  sur  la  côle  du  Valtin,  au  milieu  des 
bruyères,  Marc  Divès,  sur  un  petit  cheval  noir 
à  longue  queue  traînante  ,  la  latte  pendue  au 
poignet,  indiquait  les  ruines  et  le  chemin  de 
schlitte.  Un  officier  d'infanterie  et  quelques 
gardes  nationaux  en  habits  bleus  l'écoutaient. 
Gaspard  Lefèvre,  seul,  en  avant  de  ce  groupe, 
appuyé  sur  son  fusil,  semblait  méditatif.  On 
comprenait,  à  son  attitude,  les  résolutions 
désespérées  qu'il  formait  pour  le  moment  de 
l'attaque.  Enfin,  tout  au  sommet  de  la  colline, 
contre  le  bois,  deux  ou  trois  cents  hommes, 
rangés  en  ligne,  l'arme  au  pied,  regardaient 
aussi. 

La  vue  de  ce  petit  nombre  de  défenseurs 
serra  le  cœur  des  assiégés  ;  d'autant  plus  que 
les  Allemands ,  sept  ou  huit  fois  supérieurs  en 
nombre,  commençaient  à  former  deux  colonnes 
d'atlaque,  pour  reprendre  les  positions  qu'ils 
avaient  perdues.  Leur  général  envoyait  des 
cavaliers  de  tous  côtés  porter  ses  ordres.  Les 
baïonnettes  se  mettaient  à  défiler. 

«  C'est  fini!  dit  Hullin  à  Jérôme.  Qu'est-ce 
que  cinq  ou  six  cents  hommes  peuvent  faire 
contre  quatre  mille  en  ligne  de  bataille?  Les 
Phalsbourgeois  retourneront  chez  eux  et  diront: 
«  Nous  avons  fait  notre  devoir!  »  Et  Piorette 
sera  écrasé  !  » 

Tous  les  atitres  pensaient  de  même  ;  mais  ce 
qui  porta  leur  désespoir  au  comble,  ce  fut  de 
voir  tout  à  coup  une  longue  file  de  Cosaques 
déboucher  dans  la  vallée  des  Charmes  ventre 
à  terre,  et  le  fou  Yégof  à  leur  tête,  galopant 
comme  le  vent  :  sa  barbe ,  la  queue  de  son 
cheval,  sa  peau  de  chien  et  sa  chevelure 
rousse,  tout  cela  fendait  l'air.  Il  regardait  la 
roche  et  brandissait  sa  lance  au-dessus  de  sa 
tête.  Au  fond  de  la  vallée,  il  piqua  droit  vers 
l'état-major  ennemi.  Arrivé  près  du  général, 
il  fit  quelques  gestes,  indiquant  l'autre  côté 
du  plateau  du  Bois-de-Chênes. 

«  Ah  le  brigand!  s'écria  Hulhn.  Voyez,  il  dit 
que  Piorette  n'a  pas  d'abatis  de  ce  côté-là, 
qu'il  faut  tourner  la  montagne.  » 

En  effet,  une  colonne  se  mit  aussitôt  en 
marche  dans  cette  direction,  tandis  qu'une 
autre  se  dirigeait  sur  les  abatis,  pour  masquer 
le  mouvement  de  la  première. 

•  Materne,  cria  Jean-Claude,  est-ce  qu'il  n'y 
aurait  pas  moyen  d'envoyer  une  balle  au  fou?  » 

Le  vieux  chasseur  hocha  la  tête. 

«  Non,  dit-il,  c'est  impossible  ;  il  est  hors  de 
portée.  » 

En  ce  moment,  Catherine  fit  entendre  un  cri 
sauvage,  un  cri  d'épervier  : 

«  Ecrasons-les  1 .. .  Écrasons-les  comme  au 
Blutfeld  !  » 


Et  cette  vieille,  tout  à  l'heure  si  faible,  alla 
se  jeter  sur  un  quartier  de  roc,  qu'elle  enleva 
des  deux  mains;  puis,  ses  longs  cheveux  gris 
épars,  son  nez  crochu  recourbé  sur  ses  lèvres 
serrées,  les  joues  tendues,  les  reins  plies,  elle 
s'avança  d'un  pas  ferme  jusqu'au  bord  de  l'a- 
bîme, et  la  roche  partit  dans  les  airs,  traçant 
une  courbe  immense. 

On  entendit  un  fracas  horrible  au-dessous, 
des  éclats  de  sapin  jaillirent  de  tous  côtés,  puis 
on  vit  l'énorme  pierre  rebondir  à  cent  pas 
d'un  nouvel  élan,  descendre  la  pente  rapide, 
et,  par  un  dernier  bond,  arriver  sur  Yégof  et 
l'écraser  aux  pieds  du  général  ennemi.  Tout 
cela  s'était  accompli  en  quelques  secondes. 

Catherine,  debout  au  bord  de  la  roche,  riait 
d'un  rire  de  crécelle  qui  n'en  finissait  plus. 

Et  tous  les  autres,  tous  ces  fantômes,  comme 
animés  d'ime  vie  nouvelle,  se  précipitaient  sur 
les  décombres  du  vieux  burg  en  criant  :  •  A 
mort!  à  mort!...  Écrasons-les  comme  au  Blut- 
feld! . 

On  n'avait  jamais  vu  de  scène  plus  terrible. 
Ces  êtres,  aux  portes  de  la  tombe,  maigres  et 
décharnés  comme  des  squelettes,  retrouvaient 
leur  force  pour  le  carnage.  Ils  ne  trébuchaient 
plus,  ils  ne  chancelaient  plus  :  ils  enlevaient  cha- 
cun sa  pierre  et  couraient  la  jeter  au  précipice, 
puis  revenaient  en  prendre  une  autre,  sans 
même  regarder  ce  qui  se  passait  au-dessous. 

Maintenant  qu'on  se  figure  la  stupeur  des 
kaiserliks  à  ce  déluge  de  décombres  et  de  ro- 
ches. Tous  s'étaient  retournés  au  bruit  des 
pierres  bondissant  à  la  file  par-dessus  les 
broussailles  et  les  bouquets  d'arbres,  et  d'abord 
ils  étaient  restés  comme  pétrifiés;  mais  levant 
les  yeux  plus  haut  et  voyant  d'autres  pierres 
descendre  et  descendre  toujours,  et  par-dessus 
tout  cela  les  spectres  aller  et  venir,  lever  les 
bras,  se  décharger  et  repartir  encore;  voyant 
leurs  camarades  broyés,  —  des  files  de  quinze 
à  vingt  hommes  renversées  d'un  seul  coup,  — 
un  cri  immense  avait  retenti  de  la  vallée  des 
Charmes  jusqu'au  Falkenstein,  et,  malgré  la 
voix  des  chefs,  malgi'é  la  fusillade  qui  recom- 
mençait à  droite  et  à  gauche,  tous  les  Alle- 
mands s'étaient  débandés  pour  échapper  à  cette 
mort  horrible. 

Au  plus  fort  de  la  déroute,  le  général  en- 
nemi était  cependant  parvenu  à  rallier  un 
bataillon  et  descendait  au  pas  vers  le  village. 
Cet  homme,  calme  au  milieu  du  désastre,  avait 
quelque  chose  de  grand  et  de  digne.  Il  se  re- 
tournait parfois  d'un  air  sombre  pour  regarder 
bondir  les  roches,  qui  faisaient  des  trouées 
sanglantes  dans  sa  colonne. 

Jean-Claude  l'observait,  et,  malgré  l'enivre- 
ment du  triomphe,  malgré  la  certitude  d'avoir 


L'INVASION. 


99 


échappé  à  la  famine,  le  vieux  soldat  ne  pouvait 
se  défendre  d'un  sentiment  d'admiration  : 

«  Regarde,  disait-il  à  Jérôme,  il  fait  comme 
nous  autres  en  revenant  du  Donon  et  du  Gros- 
mann  :  il  reste  le  dernier,  et  ne  cède  que  pas  à 
pas.  Décidément  il  y  a  des  hommes  de  cœur 
dans  tous  les  pays  !  » 

Marc  Divès  et  Piorette,  témoins  de  ce  coup 
de  fortune,  descendaient  alors  au  milieu  des 
sapinières,  pour  essayer  de  couper  la  retraite 
au  général  ennemi,  mais  ils  ne  purent  y  par- 
venir. Le  bataillon,  réduit  de  moitié,  forma  le 
carré  derrière  le  village  des  Charmes,  et  re- 
monta lentement  la  vallée  de  la  Sarre,  s'ar- 
rôtant  parfois,  comme  un  sanglier  blessé  qui 
fait  tête  à  la  meute,  lorsque  les  hommes  de 
Piorctte  ou  ceux  de  Phalsbourg  essayaient  de 
le  serrer  de  trop  près. 

Ainsi  se  termina  la  grande  bataille  du  Fal- 
kenstein,  connue  dans  la  montagne  sous  le 
nom  de  Balaille  des  Roches. 


XXVI 


A  peine  le  combat  terminé,  vers  huit  heures, 
Marc  Divès,  Gaspard  et  une  trentaine  de  mon- 
tagnards, avec  des  hottes  de  vivres,  montèrent 
au  Falkenstein.  Quel  spectacle  les  attendait  là- 
haut  I  Tous  les  assiégés,  étendus  à  terre  sem- 
blaient morts.  On  avait  beau  les  secouer,  leur 
crier  dans  les  oreilles  :  «  Jean-Claude  ! . . .  Ca- 
therine ! . . .  Jérôme  1  »  ils  ne  répondaient  pas. 
Gaspard  Lefèvre,  voyant  sa  mère  et  Louise  im- 
mobiles et  les  dents  serrées,  dit  à  Marc  que  si 
elles  n'en  revenaient  pas,  il  se  ferait  sauter' la 
tête  avec  son  fusil.  Marc  répondit  que  chacun 
était  libre,  mais  que,  pour  sa  part,  il  ne  se 
brûlerait  pas  la  cervelle  à  cause  de  Hexe- 
Baizel.  Enfin,  le  vieux  Colon  ayant  déposé  sa 
hotte  sur  une  pierre,  Kasper  Materne  renifla 
tout  à  coup,  ouvrit  les  yeux,  et,  voyant  les 
vivres,  se  mit  à  claquer  des  dents  comme  un 
renard  à  la  chasse. 

Alors  on  comprit  ce  que  cela  voulait  dire,  et 
Marc  Divès,  allant  de  l'un  à  l'autre,  leur  passa 
simplement  sa  gourde  sous  le  nez,  ce  qui  Suf- 
fisait pour  les  ressusciter.  Ils  voulaient  tout 
avaler  à  la  fois  ;  mais  le  docteur  Lorquin,  mal- 
gré sa  fi-ingale,  eut  encore  le  bon  sens  de  pré- 
venir Marc  de  ne  pas  les  écouter,  et  que  le 
moindre  étouffement  les  ferait  périr.  C'est 
pourquoi  chacun  ne  reçut  qu'un  peu  de  pain, 
un  œuf  et  un  verre  de  vin,  ce  qui  ranima  sin- 
gulièrement leur  moral  ;  puis  on  chargea  Ca- 


therine, Louise  et  les  autres  sur  des  schlittes,  e\ 
l'on  redescendit  au  village. 

Quant  à  peindre  maintenant  l'enthousiasme 
et  l'attendrissement  de  leurs  amis,  lorqu'on  les 
vit  revenir,  plus  maigres  que  Lazarus  debout 
dans  sa  fosse,  c'est  chose  impossible.  On  se  re- 
gardait, on  s'embrassait,  et  à  chaque  nouveau 
venu  d'Abreschwiller,  de  Dagsburg,  de  Saint- 
Quirin  ou  d'ailleurs,  c''était  à  recommencer. 

Marc  Divès  fut  obligé  de  raconter  plus  de 
vingt  fois  l'histoire  de  son  voyage  à  Phals- 
bourg. Le  brave  contrebandier  n'avait  pas  eu 
de  chance  :  — après  avoir  échappé  par  miracle 
aux  balles  des  kaiserliks,  il  était  allé  tomber, 
dans  la  vallée  de  Spartzprod,  au  milieu  d'une 
bande  de  Cosaques,  qui  l'avaient  dévahsé  de 
fond  en  comble.  Il  lui  avait  fallu  rôder  ensuite 
durant  deux  semaines  autour  des  postes  russes 
qui  cernaient  la  ville,  essuyant  le  feu  de  leurs 
sentinelles,  et  risquant  vingt  fois  d'être  arrêté 
comme  espion,  avant  de  pouvoir  pénétrer  dans 
la  place.  Enfin,  le  commandant  Meunier,  allé- 
guant la  faiblesse  de  la  garnison,  avait  d'abord 
refusé  tout  secours,  et  ce  n'est  qu'à  la  sollici- 
tation pressante  des  bourgeois  de  la  ville,  qu'il 
avait  fini  par  consentir  à  détacher  deux  com- 
pagnies. 

Les  montagnards,  écoutant  ce  récit,  admi- 
raient le  courage  de  Marc,  sa  persévérance  au 
milieu  des  dangers. 

«  Eh!  répondait  le  grand  contrebandier  d'un 
air  de  bonne  humeur  à  ceux  qui  le  félicitaient, 
je  n'ai  fait  que  mon  devoir  ;  est-ce  que  je  pou- 
vais laisser  périr  les  camarades?  Je  sais  bien 
que  ce  n'était  pas  facile  ;  ces  gueux  de  Cosaques 
sont  plus  fins  que  les  douaniers  :  ils  vous  flai- 
rent d'une  lieue  comme  les  corbeaux;  mais 
c'est  égal,  nous  les  avons  dépistés  tout  de 
même.  » 

Au  bout  de  cinq  ou  six  jours,  tout  le  monde 
fut  sur  pied.  Le  capitaine  Vidal,  de  Phals- 
bourg, avait  laissé  vingt-cinq  hommes  au  Fal- 
kenstein, pour  garder  les  poudres;  Gaspard 
Lefèvre  était  du  nombre,  et  le  gaillai'd  des- 
cendait tous  les  matins  au  village.  Les  alliés 
avaient  tous  passé  en  Lorraine  :  on  n'en 
voyait  plus  en  Alsace  qu'autour  des  places 
fortes.  Bientôt  on  apprit  les  victoires  de  Champ- 
Aubert  et  de  Montmirail;  mais  les  temps 
étaient  venus  d'un  grand  malheur  :  lesaUiés, 
malgré  l'héroïsme  de  notre  armée  et  le  génie 
de  l'Empereur,  entrèrent  à  Paris. 

Ce  fut  un  coup  terrible  pour  Jean-Claude, 
Catherine,  Materne,  Jérôme  et  toute  la  mon- 
tagne; mais  le  récit  de  ces  événements  n'entre 
pas  dans  notre  histoire,  d'autres  ont  raconté 
ces  choses. 

La  paix  faite,  au  printemps,  on  rebâtit  la 


100 


ROMANS  NATIONAUX. 


ferme  du  Bois-de-Chéiies  :  les  bûcherons,  les 
sabotiers,  les  maçons,  les  flotteurs  et  tous  les 
ouvriers  du  pays  y  mirent  la  main. 

Vers  la  même  époque,  l'ai-mèe  ayant  été  li- 
cenciée, Gaspard  se  coupa  les  moustaches,  et 
son  mariage  avec  Louise  eut  lieu. 

Ce  jour-là  arrivèrent  tous  les  combattants  du 
Falkenstein  et  duDonon,  et  la  ferme  les  reçut 
portes  et  fenêtres  ouvertes  à  deux  battants. 
Chacun  apportait  ses  présents  aux  mariés  : 
Jérôme,  des  petits  souliers  pour  Louise  ;  Ma- 
terne et  ses  fils,  un  coq  de  bruyère,  le  plus 
amoureux  des  oiseaux,  comme  chacun  sait; 
Divès,  des  paquets  de  tabac  de  contrebande 
pour  Gaspard;  et  le  docteur  Lorquin,  une 
layette  de  fine  toile  blanche. 

Il  y  eut  table  ouverte  jusque  dans  les  granges 
et  sous  les  hangars.  Ce  qu'on  consomma  de 
vin,  de  pain,  de  viande,  de  tartes  et  de  kou- 
gelhof,  je  ne  puis  le  dire;  mais  ce  que  je  sais 
bien,  c'est  que  Jean-Claude,  fort  sombre  de- 
puis l'entrée  des  alliés  à  Paris,  se  ranima  ce 
jour-là  en  chantant  le  vieil  air  de  sa  jeunesse, 
a'issi  allègrement  que  lorsqu'il  était  parti,  le 
fusil  sur  l'épaule,  pour  Véilmy,  Jemmapes  et 
Fleurus.  Les  échos  du  Falkenstein  en  face 
répétèrent  au  loin  ce  vieux  chant  patriotique; 
le  plus  grand,  le  plus  noble  que  l'homme  ait 
jamais  entendu  sous  le  ciel.  Catherine  Lefèvre 
frappait  la  mesure  sur  la  table  avec  le  manche 
de  son  couteau,  et  s'il  est  vrai,  comme  plu- 
sieurs le  disent,  que  les  morts  viennent  écouter 
quand  on  parle  d'eux,  les  nôtres  durent  être 


contents,  et  le  Roi  de  Carreau  dal  écu.^lordans 
sa  barbe  rousse. 

Vers  minuit,  llullin  se  leva,  et  s'adressaut 
aux  mariés,  il  leur  dit  : 

•  Vous  aurez  de  braves  enfants;  je  les  ferai 
sauter  sur  mes  genoux,  je  leur  apprendrai  ma 
vieille  chanson,  et  puis  j'irai  rejoindre  les  an- 
ciens !  • 

Cela  dit,  il  embrassa  Louise  ;  et,  bras  dessus, 
bras  dessous,  avec  Marc  Divès  et  Jérôme,  il 
descendit  à  sa  cassine,  suivi  de  toute  la  noce, 
qui  répétait  çn  chœur  le  chant  sublime.  Ou 
n'avait  jamais  vu  de  plus  belle  nuit  :  des  étoiles 
innombrables  brillaient  au  ciel  dans  i'azur 
sombre;  les  buissons  au  bas  de  la  côte,  où  l'on 
avait  enterré  tant  de  braves  gens ,  frisson- 
naient tout  bas.  Chacun  se  sentait  joyeux  et 
attendri.  Sur  le  seuil  do  la  petite  baraque,  on  se 
serra  la  main,  on  se  souliaita  le  bonsoir  ;  et  tous, 
les  uns  à  droite,  les  autres  à  gauche,  par  petites 
troupes,  s'en  retournèrent  à  leurs  villages. 

1  Bonne  nuit,  Materne,  Jérôme,  Divès,  Pio- 
rette,  bonne  nuit!  •  criait  Jean-Claude. 

Ses  vieux  amis  se  retournaient  en  agitant 
leurs  feutres,  et  tous  se  disaient  eu  eux- 
mêmes  : 

«  Il  y  a  pourtant  des  jours  où  l'on  est  bien 
heureux  d'être  au  monde.  Ah!  s'il  n'y  avait 
jamais  ni  pestes,  ni  guerres,  ni  famines,  —  si 
les  hommes  pouvaient  s'entendre,  s'aimer  et 
se  secourir,  —  s'il  ne  s'élevait  point  d'injustes 
défiances  entre  eux, — la  terre  serait  un  vrai 
paradis!  • 


FIN    DE    L■I^''.ibIO^'. 


LE   PASSAGE  DES   RUSSES. 


101 


LE    PASSAGE    DES   RUSSES 


Je  vous  ai  l'aconté  nos  malheurs  pendant  la 
campagne  de  1813.  Vous  avez  vu  nos  batailles 
clc  Weissenfelz,  de  Lutzen,  de  Bautzen  et  do 
Dresde,  où  nous  étions  toujours  les  maîtres. 

Ensuile  nos  misères  de  Groos-Béren  et  de  la 
Ka'izbach,  où  la  pluie,  la  mauvaise  nourriture, 
les  marches  et  les  conlre-marchcs  nous  avaient 
en  quelque  sorte  ruinés  de  fond  en  comble. 

p]nsuite  tous  les  peuples  soulevés  contre 
nous,  parce  qu'ils  ne  voulaient  plus  de  nos 
rois,  de  nos  princes,  de  nos  ducs  et  de  notre 
armée  chez  eux  :  Cinq  cent  quatre- vingt  mille 
liasses,  Allemands  et  Suédois  sur  notre  dos,  la 
défection  des  Bavarois  et  des  Wurtembergeois, 
la  terrible  bataille  de  Leipzig,  la  trahison  des 
Saxons,  la  retraite  de  Hanau,  le  typhus  en 
Alsace  et  en  Lorraine,  l'invasion,  et  la  défense 
des  Vosges  par  les  montagnards  ! 

Je  vous  ai  raconté  ces  choses  le  cœur  bien 
triste. 

D'autres  auraient  voulu  cacher  la  vérité, 
comme  s'il  fallait  avoir  honte  de  ses  malheurs, 
quand  on  a  fait  son  devoir,  quand  on  a  montré 
du  courage  au  milieu  des  plus  grandes  souf- 
frances, et  que  les  ennemis  vous  ont  écrasés 
sous  le  nombre. 

Dieu  merci  !  de  pareilles  idées  ne  me  vien- 
dront jamais.  Je  pense,  au  contraiFC,  que  nos 
enfants  doivent  profiter  de  ces  leçons,  et  que  la 
vie  n'est  pas  assez  longue  pour  les  amuser  avec 
des  mensonges. 

C'est  pourquoi  je  continue,  et  j'espère  que 
les  ggis  raisonnables  m'approuveront  de  ne 
jamais  rien  dire  de  trop,  car  la  vérité  parle 
assez  d'elle-même,  sans  qu'on  veuille  encore 
lui  donner  de  la  force. 

Voici  donc  ce  que  m'a  raconté  lu  vieil  arpe.  ,- 
leur  Jérôme,  des  Quatre-Vents,  r^ir  le  passage 
de  la  grande  armée  russe  en  18!    ; 


«  Il  y  a  maintenant  cinquante  ans,  Chris- 
tian, que  des  peuples  barbares  ont  envahi  la 
France,  depuis  la  Hollande  jusqu'à  Bàle  en 
Suisse.  Il  y  a  cinquante  ans  que  les  uhlans, 
les  Croates,  les  baskirs  ont  passé  comme 
des  bandes  de  loups  au-dessous  de  Hunin- 
gue,  qu'ils  ont  investi  Beliort,  Neuf-Brisach, 
Schlestadt  et  Strasbourg,  et  que  l'épouvante 
s'est  répandue  dans  notre  malheureux  pays. 

•  Ils  arrivent!...  Ils  arrivent  K..  Ils  prennent 
tout!...  Personne  ne  vient  à  notre  secours... 
Nous  sommes  perdus!...   • 

On  n'entendait  que  cela;  tout  le  monde  était 
en  l'air. 

A  chaque  instant,  quelqu'un  arrivait  de  Sa- 
verne,  de  Marmoutier,  de  Wasselonne  ou  d'ail- 
leurs :  un  marchand,  un  garde  forestier,  un 
colporteur,  en  criant  : 

«  Ils  remplissent  l'Alsace!...  Le  canon  tire 
de  tous  lés  côtés...  Les  montagnards  se  défen- 
dent. . .  Ils  ont  coupé  la  grande  route  du  Donon... 
Les  Cosaques  sont  à  Dosenheim,  au  Graufthàl, 
tout  le  long  des  bois...  Ils  vont  venir!  Les  por- 
tes de  Phalsbourg  sont  déjà  fermées  et  les  ca- 
nons sur  les  remparts...  Qu'on  se  dépêche... 
Que  ceux  qui  veulent  garder  quelque  chose  le 
cachent!  • 

Et  la  peur  augmentait  de  minute  en  minute, 
comme  lorsque  les  cloches  sonnent  et  qu'on 
entend  crier  : 

«  Au  feu!..',  au  feu!...  • 

Jamais  on  ne  pourra  se  figurer  une  désola- 
lion  pareille  :  tous  ces  gens  qui  gagnent  les 
bois  avec  leurs  vaches  et  leurs  chèvres,  ces 
femmes,  ces  enfants,  ces  pauvres  vieux,  qui 
depuis  cinq  ou  six  ans  ne  remuaient  plus  der- 
rière leur  âtre,  et  qui  maintenant  allaient  en 
se  traînant  au  Holderloch,  à  la  Bande-Noire, 
ou  sous  la  Roche-Plate. 


102 


ROMANS  NATIONAUX. 


Et  puis  tout  à  coup  les  Cosaques  qui  traver- 
sent les  Quatre-Vents  sur  leurs  petites  biques; 
ces  espèces  de  sauvages,  comme  étonnés  et 
craintifs  d'être  chez  nous,  regardant  les  pau- 
vres baraques  vides ,  observant  de  loin  les 
remparts  de  Phalsbourg,  debout  sur  leurs 
étriers  de  corde,  et  repartant  ventre  à  terre 
annoncer  aux  autres  que  tous  les  passages  sont 
libres,  que  pas  un  homme  ne  garde  les  défilés, 
qu'ils  n'ont  qu'à  venir  ! 

Ah  !  depuis  j'ai  pensé  bien  souvent  qu'au.lieu 
d'aller  attaquer  le  pays  des  autres,  l'Empefeur 
aurait  mieux  fait  de  garder  assez  d'hommes 
pour  défendre  la  France  :  les  vieux  soldats 
d'Espagne,  ceux  d'Allemagne  et  de  Russie  nous 
seraient  alors  bienvenus!  Et  ces  cosaques,  ces 
ulilans,  tous  ces  autres  qui  vinrent  par  cen- 
taines de  mille,  n'auraient  pas  trouvé  nos 
baraques  sans  fusils  et  nos  défilés  sans  ca- 
nons. 

Enfin  les  choses  sont  ainsi  :  à  force  de  rem- 
porter des  victoires,  nous  n'avions  plus  de 
monde,  et  le  peuple  qu'on  peut  regarder  comme 
le  plus  brave  de  l'univers  était  forcé  de  sup- 
porter une  pareille  humiliation. 

Quand  on  y  songe,  tout  se  révolte  en  vous!... 

Mais  je  ne  veux  pas  en  dire  plus...  Oublions 
ce  que  nous  avons  fait  les  uns  chez  les  autres... 
C'est  le  bon  sens  de  la  vieillesse  qui  me  fait  dire 
cela...  J'aime  tous  les  hommes!...  Soyons  pru- 
dents et  justes...  Et  puisqu'un  conscrit  français 
de  1813  nous  a  raconté  Leipzig,  qu'un  vieux 
soldat  prussien  raconte  léna,  un  vieux  général 
russe  Austerlitz ,  et  un  officier  autrichieu 
Wagram.  De  cette  manière,  l'amour  de  la  paix 
viendra  à  tout  le  monde,  et  le  Seigneur,  qui 
nous  a  mis  ici-bas  pour  nous  aimer,  nous  ai- 
der et  nous  secourir,  sera  content. 

Moi,  pendant  que  ces  choses  se  -passaient, 
j'étais  aux  Quatre-Vents,  dans  le  grand  lit  de 
plumes  au  fond  de  l'alcôve,  chez  ma  bo«ne 
vieille  gra'nd'mère  Madeleine.  Huit  jours  avant, 
j'avais  eu  le  malheur  de  me  casser  une  jambe, 
en  schliltant  du  bois  dans  la  vallée  de  la  Scie- 
rie. Je  pouvais  à  peine  me  remuer.  Et  de  voir 
ma  sœur  tremblante,  ma  pauvre  vieille  goand'- 
mère,  les  lèvres  serrées,  courir  cliez  nos  voi- 
sins dans  les  plus  terribles  inquiétudes,  cela 
me  déchirait  le  cœur. 

Tout  le  reste  de  la  semaine,  il  n'y  eut  rien  de 
nouveau.  Le  dimanche  qui  tombait  le  10  jan- 
vier 1814,  ma  grand'mère,  à  la  nuit,  ferma 
notre  porto  au  verrou,  comme  d'habitude,  en 
disant  : 

«  Je  suis  siire  que  ces  gueux  vont  nous  lais- 
ser en  repos  ici...  Ils  prendront  le  chemin  du 
Fâlberg  ou  du  Graufthàl...  Est-ce  qu'ils  ont 
besoin  de  passer  près  des  canons  de  la  ville?  » 


Je  pensais  aussi  comme  elle.  Loïse  alla  se 
coucher  en  haut,  et  la  grand'mère  resta  pour 
veiller  auprès  de  moi  dans  le  vieux  fauteuil. 

Tout  semblait  tranquille  aux  environs,  mais 
je  ne  pouvais  pas  dormir  :  l'idée  que  les  enne- 
mis remplissaient  l'Alsace  m'empêchait  de 
fermer  l'œil. 

La  grand'mère  dormait  depuis  longtemps, 
et,  vers  onze  heures,  j'allais  éteindre  ma  petite 
veilleuse,  quand  tout  à  coup  un  grand  mur- 
mure attira  mon  attention  au  dehors.  Il  faisait 
très-froid.  En  été,  j'aurais  cru  que  ce  bruit  ve- 
nait d'un  coup  de  vent  dans  les  arbres  du  jar- 
din, mais  nous  étions  au  cœur  de  l'hiver. 
J'écoutai  mieux,  et  comme  ma  grand'mère 
dormait  toujours,  je  la  touchai  : 

«  Qu'est-ce  que  c'est?  fit-elle  en  se  levant. 
Est-ce  que  tu  veux  boire? 

— Non...  Ecoutez!...  » 

Nous  écoutâmes  ensemble,  et  la  grand'mère, 
au  bout  d'un  instant,  me  dit  : 

«  Je  n'ai  jamais  rien  entendu  de  pareil.  • 

En  même  temps  elle  alluma  la  lampe  et 
ouvrit  un  volet.  Mais  elle  avait  à  peine  ouvert, 
qu'un  Russe,  un  officier  tout  blanc  de  givre,  la 
repoussa  en  criant  : 

«  Fermez!...  fermez!...  • 

Cela  n'avait  duré  qu'une  seconde;  et,  dans 
cette  seconde,  nous  avions  vu  la  côte  en  facoj 
la  route  et  le  vallon  au-dessous  couverts 
d'une  masse  de  soldats,  qui  se  touchaient  pres- 
que et  grelottaient  ensemble.  Ils  étaient  là 
peut-être  plus  de  vingt  mille,  qui  défilaient 
sous  les  canons  de  Phalsbourg.  Un  encom- 
brement au  bout  du  village,  ou  plus  loin  au 
bois  de  hêtres,  les  forçait  d'attendre. 

Le  ciel  était  sombre,  on  ne  pouvait  pas  les 
voir  de  la  place  ;  mais  un  seul  rayon  dans  cette 
nuit  noire  suffisait  pour  donner  l'éveil  aux  sen- 
tinelles. 

Tout  cela  me  passa  par  la  tête,  et  je  sentis 
que  je  devenais  tout  pâle. 

J'avais  aussi  reconnu  les  trois  ou  quatre 
appuyés  contre  notre  volet  pour  être  des  Rus- 
ses, à  leurs  gros  bonnets  plats  et  à  leurs  longues 
capotes  grises,  les  baudriers  noirs  en  tra- 
vers. 

Et,  comme  ma  grand'mère  me  regardait  dans 
un  grand  trouble,  voilà  qu'on  frappe  à  la  porte. 

«  Us  veulent  entrer,  me  dit-elle;  qu'est-ce 
qu'il  faut  faire,  Jérôme! 

— Ouvrez!...  nous  ne  sommes  pas  les  plus 
forts,  il  faut  obéir.   » 

Alors  elle  sortit  dans  l'allée  et  tira  le  verrou. 

Presque  aussitôt  cinq  ou  six  officiers  russes, 
avec  leurs  shakos  relevés  devant,  aplatis  der- 
rière, leurs  grands  manteaux  vert  sombre,  le 
sabre  à  la  ceinture  et  les  hautes  bottes  monlant 


LE  PASSAGE  DES   RUSSES. 


103 


jusqu'aux  genoux,  entrèrent  en  se  penchant 
sous  notre  porte,  et  regardant  à  droite  et  à 
gauche. 

La  grand'mère  les  suivait,  et  le  premier 
d'entre  eux,  un  vieux  tout  gris,  grand,  sec,  la 
figure  longue,  des  glaçons  pendus  à  la  mous- 
tache, dit  en  hon  français  : 

«  Du  feu!  ma  bonne  femme ,  du  feu!...  Dôpc- 
chons-nous  !   » 

Jamais  je  n'ai  vu  ma  pauvre  vieille  grand'- 
mère aussi  troublée  ;  elle  se  dépêchait  d'obéir, 
de  tirer  les  braises  de  la  cendre  et  de  mettre 
dessus  un  bon  fagot,  en  soufflant  de  toutes  ses 
forces. 

Les  autres  attendaient  au  milieu  de  la  cham- 
bre, pendant  que  le  vieux,  qiri  voyait  tout,  me 
regardait  sous  mes  rideaux  : 

«  Votre  fils  est  malade?  dit-il. 

— Mon  Dieu  oui,  répondit  la  grand'mère  en 
soufflant  toujours  ;  mais  ça  va  mieux. 

— Ah!  bon...  bon...  dit  l'officier  en  s'appro- 
chant  de  l'àtre,  où  la  flamme  montait  dans  les 
feuilles  sèches.  » 

Alors  ils  se  tenaient  tous  autour  du  feu, 
dans  le  plus  grand  silence;  et  la  grand'mère 
me  fit  signe,  en  clignant  de  l'œil,  pour  me 
dire  : 
■    «  Ça  va  bien  !» 

Elle  avait  eu  terriblement  peur:  elle  avait 
cru  qu'on  venait  nous  piller. 

Moi,  la  pensée  qu'une  si  brave  femme  était 
forcée  de  servir  nos  ennemis,  et  de  se  réjouir 
encore  parce  qu'ils  ne  nous  faisaient  pas  de 
mal,  celte  pensée  me  saignait  le  cœur. 

Au  bout  de  quelques  instants,  les  Russes  se 
mirent  à  regarder  de  tous  les  côtés  notre  cham- 
bre, les  poutres  du  plafond,  les  images  de 
sainte  Madeleine  et  de  saint  Nicolas,  le  petit 
escalier  au  fond,  la  huche  à  pain,  le  cuveau,  etc. 
Ils  causaient  entre  eux  en  russe,  et  je  pense 
qu'ils  parlaient  des  modes  de  leur  pays  auprès 
des  nôtres. 

Ils  me  regardaient  aussi  d'un  air  grave. 

Geladurait  depuis  environ  un  quart  d'heure, 
lorsqu'on  entendit  dehors  leur  régiment  se  re- 
mettre en  marche. — Aussitôt  le  vieux  demanda 
si  l'on  voyait  notre  maison  de  la  ville,  et  la 
grand'mère  lui  répondit  que  non,  parce  qu'elle 
était  au-dessous  de  la  côte. — Les  autres  étaient 
déjà  sortis,  et  le  vieux  finit  par  dire  : 

•  C'est  boni...  Vous  laisserez  la  porte  ou- 
verte... Les  soldais  sont  fatigués,  ils  peuvent 
avoir  besoin  de  boire...  de  se  réchauffer  un 
instant.  Soyez  tranquille,  on  ne  veut  pas  vous 
faire  de  mal...  Au  contraire...  nous  sommes 
vos  amis...  nous  n'avons  affaire  qu'à  votre 
empereur. 

En  même  temps  il  fit  un  petit  signe  de  tête, 


comme  pour  nous  remercier,  et  ma  grand'- 
mère me  dil  : 

— Voilà  le  plus  brave  homme  que  j'aie  vu. 
On  ne  dirait  jamais  que  c'est  un  Ilusse.  Puis- 
qu'ils ne  veulent  pas  nous  faire  de  mal...  que 
les  soldats  boivent  tant  qu'ils  voudront...  voici 
le  baquet.  » 

Je  ne  pouvais  pas  raisonner  contre  elle,  et  lui 
faire  comprendre  qu'on  dit  toujours  les  mêmes 
choses  lorsqu'on  va  chez  les  autres.  Elle  était 
trop  contente,  je  ne  voulais  pas  troubler  sa  joie. 

El  depuis  cet  instant,  les  soldats  ne  faisaient 
qu'entrer  et  sortir  par  bandes  de  huit,  dix, 
quinze,  et  tous  en  entrant  commençaient  par 
faire  un  signe  de  tête  à  ma  grand'mère,  en 
l'appelant  : 

«  Moutlcr!...  Moutlerf...*  » 

De  sorte  qu'elle  disait  : 

<i  Ces  Russes  sont  Ions  des  gens  honnêtes  et 
de  beaux  hommes.  Ils  voient  que  je  suis  vieille, 
que  j'ai  la  tête  grise,  et  ils  m'appellent  : — Mout- 
lcr! —  Gène  sont  pas  nos  soldats  à  nous,  qui  se 
comporteraient  aussi  bien  avec  des  gens 
d'âge.  » 

J'étais  ennuyé  de  l'entendre  faire  tous  ces 
compliments  à  nos  ennemis;  mais  ils  arri- 
vaient tous  les  uns  après  les  autres,  en  l'appe- 
lant :  —  Moutler!...  moutter!...  —  et  naturelle- 
ment elle  trouvait  tout  bien. 

On  entendait  dehors  les  pas  innombrables  de 
cette  armée  qui  passait  toujours.  C'était  quel- 
que chose  de  terrible.  Et  comme  je  savais  ce 
qu'ils  nous  voulaient,  comme  j'avais  entendu 
dire  bien  des  fois  au  vieux  cabaretier  Colin,  de 
Phalsbourg,  que  si  jamais  nous  étions  battus, 
les  ennemis  nous  ramèneraient  les  anciens 
nobles,  qu'ils  rétabliraient  les  couvents,  qu'ils 
rendraient  les  biens  du  peuple  aux  seigneurs 
et  aux  moines,  comme  je  savais  tout  cela,  je 
me  disais  : 

«  Mon  Dieu...  mon  Dieu!  quel  malheur  que 
la  nuit  soit  si  noire.  .  comme  on  vous  fauche- 
rait ce  tas  de  gueux...  comme  on  leur  lancerait 
des  obus...  Mais  ceux  de  Phalsbourg  ne  savent 
rien  ;  ils  ne  se  doutent  pas  qu'en  ce  moment 
l'armée  russe  défile  sous  les  canons  de  la 
place.  » 

Je  regardais  ces  soldats,  avec  leurs  gros  fa- 
voris roux,  leurs  grosses  figures  carrées,  leurs 
petits  yeux  ronds,  leur  nez  court;  et  plus  ils 
appelaient  ma  grand'mère  :  —  Moutter!  Mout- 
ter! —  plus  cela  m'indignait. 

Enfin  la  grand'mère  était  tellement  contente 
de  cela,  qu'elle  avait  pris  une  espèce  d'autorité 
sur  ces  gens,  elle  leur  montrait  les  places,  et 
même  leur  faisait  signe,  d'un  air  fâché,  de 

♦  Mère. 


lOi 


]:O.MA\S   NATIONAUX. 


l'assagc  des  Russes.  (Page  101 .) 


marcher  doucement  pour  ne  pas  éveiller  Loïse, 
et  tous  olîéissaient  en  répondant  : 

•   Ya,  moulterf...  ya,  moutler!...  *  • 

On  n'a  jamais  rien  vu  de  pareil. 

Ce  défilé  continua  jusque  vers  quatre  heures 
du  matin.  Alors  deux  coups  de  canon  partirent 
dans  le  silence,  en  faisant  grelotter  nos  vitres, 
et  depuis  ce  moment  la  canonnade  continua 
sur  les  traînards  et  les  voitures  de  l'ai'rière- 
garde.  Mais  à  quoi  cela  pouvait-il  servir?  La 
grande  armée  russe  avait  défilé,  en  quelques 

*  Oui,  mèrel 


heures,  sous  le  canon  d'une  forteresse  qui 
aurait  dit  l'arrêter  six  semaines. 

Tous  ces  coups  de  canon  ou  rien,  c'était  la 
même  chose. 

Et  le  plus  triste,  c'est  que  huit  jours  plus 
tard  on  apprit  la  trahison  de  Yégof  et  la  dé- 
faite des  partisans  au  Donon  :  soixante  mille 
Autrichiens  débouchaient  en  Lorraine;  rien 
ne  les  empêchait  de  se  réunir  aux  Russes  et  de 
marcher  sur  Paris.— Ceux  qui  n'ont  pas  vu  ces 
choses-là  son  t  bien  heureux  1  » 


Jules  Uonavcnture,  iiiiiiniiiuiir. 


#: 


1 


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LK.-^^,  11.(^5. 


PQ 

Erckmann,  Emile 

2238 

Romans  nationaux 

R6 

1865 

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