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FrOM THE LIBRARY OF
Professor W. h. Clawson
Department of English
University Collège
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•PAlilS.—JMP^IMÉ CHEZ <BONAVENTU'J{E ET 'DUCESSOIS,
55, quai des C^ugustins.
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ERCKMANN-CHATRIAN
— LE CONSCRIT DE i8i3 — WATERLOO —
MADAME THÉRÈSE OU LES VOLONTAIRES DE 92
ILLUSTRÉS PAR RIOU
L'INVASION, iLLCiTKÉt PAR FL'CHS
PARIS
J. HETZF.L, ÉDITEUR, 18, RUE JACOB.
l865
Tous droits réservés.
10 CEST1ME9.
ÉDITION ILLUSTRÉE PAR RIOU.
10 CENTIMES.
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PAR
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ERCKMANN-CHATRIAN
— LE CONSCRIT DE l8l3 —
MADAME THÉRÈSE — l'iNVASION — WATERLOO.
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5o LIVRAISONS - loo DESSINS — 2 GRAVURES PAR LIVRAISON.
AVERTISSEMENT
Le succès éclatant de ces bons livres est un
des meilleurs signes de notre temps. Il prouve
que la Muse de l'histoire vraie parle encore à
tous les cœurs. Il prouve aussi que l'amour de
la patrie et de la famille, que le développement
des sentiments nobles, que le dévouement
aux grandes idées de progrès, de justice et
d'humanité ont des échos dans toutes les
consciences. Il nous enseigne que si l'âme
delà France peut parfois s'endormir, elle s'é-
veille toujours au premier cri des esprits gé-
néreux.
ROMANS NATIONAUX.
Jamais plume n'a élé tenue d'une main plus
ferme et plus honnête que celle qui a tracé les
admirables, les glorieux, les poignants récits
qui se déroulent dans les quatre livres que
nous réunissons sous le titre de Romans
nationaux. Jamais notre histoire n'a été abor-
dée avec plus de franchise et de droiture que ■
dans ces œuvres à la fois si émouvantes et si
simples. Pas un mot dans ces épopées ingénues
'et profondes ne blessera la conscience du
citoyen, n'alarmera la pudeur du foyer. Voilà
des livres, voilà un aliment moral qu'on peut
présenter avec tranquillité à la famille tout
entière : le père, la mère, les enfants, l'aïeul,
en feront la lecture en commun, et après avoir
lu, tous, oui tous, nous osons le dire, se senti-
ront meilleurs et comme fortifiés. Chacun de
ces ouvrages est l'image d'une des grandes
guerres de la Révolution et de l'Empire. Nos
pères ont gardé et nous ont transmis le sou-
venir de ces luttes gigantesques, elles ont fait
palpiter autrefois la France tout entière, elles
vivent encore aujourd'hui dans la mémoire
de beaucoup d'hommes de notre temps : —
le vieux soldat, le paysan, l'ouvrier retrouve-
ront avec attendrissement et fierté, dans les
Romans nationaux, le fidèle souvenir desjours
de leurs épreuves et de leur vaillance.
La forme de ces admirables récits est d'une
simplicité magistrale, qui les a mis tout d'un
coup à la portée de tous les âges et de tous les
esprits.
Nous, avons tenu, dans cette édition, à faire
revivre par le crayon, avec une fidélité scru-
puleuse, la physionomie exacte des temps, des /
pays, des hommes, des choses racontées. Pour
accomplir cette tâche, M. Riou s'est transporté
sur les lieux mêmes qui furent le théâtre de
ces luttes mémorables. C'est en Alsace, dans
les Vosges, au cœur de ces héroïques dépar-
tements qui ont versé le plus pur de leur
sang pour la défense de la patrie; c'est à
Wissembourg , à Landau , à Mayence , à
Leipzig, sur l'une et l'autre rive du Rhin,
qu'il a été recueillir les matériaux de son
illustration.
Son œuvre, comme celle des écrivains, aura
donc le cachet de réalité, de vérité absolue qui
fait la force de l'histoire, et laisse loin tout ce
qui n'est qu'œuvre de fantaisie. Les costumes,
les sites, les terrains, les maisons, les rues, les
intérieurs, les paysages, tout a été étudié sur
nature par cet habile artiste.
Mettre à la portée de tous par le bon marché,
par le fractionnement en livraisons à 10 cent,
ces œuvres graves, saines et charmantes, c'est
servir le goût du public dans ce qu'il a de
meilleur et de plus respectable.
Chacun concourra suivant son pouvoir à
répandre ces bons livres, nous n'en doutons
pas; nous faisons sur ce point appel à tous les
cœurs patriotiques, à tous les esprits honnêtes
qui comprennent que si les mauvais livres^
sont à craindre, le contre-poison ne peut être
que dans la lecture d'œuvres robustes et forti-
fiantes, — or, les Romans nationaux sont entn
tous, de ces œuvres de choix sur lesquelles
l'assentiment est unanime.
' Les Éditeurs.
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813,
HISTOIRE
D'UN
CV ) ERCKMANN-CHATRIAN vj
<p
I
Ceux qui n'ont pas vu la gloire de l'Empereur
Napoléon dans les années 1810, 1811 et 1812,
ne sauront jamais à quel degré de puissance
peut monter un homme.
Quand il traversait la Champagne, la Lor-
raine ou l'Alsace, les gens, au milieu de la
moisson ou des vendanges, abandonnaient tout
pour courir à sa rencontre ; il en arrivait de
huit et dix lieues; les femmes, les enfants, les
vieillards se précipitaient sur sa route en levant
les mains et criant: • Vice l'Empereitr! vive
VEmpereur! » On aurait cru que c'était Dieu;
qu'il faisait respirer le monde et que si par
malheur il mourait, tout serait fini. Quelques
4
ROMANS NATIONAUX.
anciens de la République qui hochaient la tête
et se permettdent de dire, entre deux vins, que
l'Empereur pouvait tomber, passaient pour des
fous. Cela paraissait contre nature, et même on
n'y pensait jamais.
Moi, j'étais en apprentissage, depuis 1804
chez le vieil horloger Melchior Goulden, à
Phalsbourg. Gomme je paraissais faible et que
je boitais un peu, ma mère avait voulu me faire
apprendre un métier plus doux que ceux de
notre village; car, au Dagsberg, on ne trouve
que des bûcherons, des charbonniers et des
schlilteurs. M. Goulden m'aimait bien. Nous
demeurions au premier étage de la grande
maison qui fait le coin en face du Bœuf-Rouge,
près de la porte de France.
C'est là qu'il fallait, voir arriver des princes,
des ambassadeurs et des généraux, les uns à
cheval, les autres en calèche, les autres en
berline, avec des habits galonnés, des plumets,
des fourrures et des décorations de tous les
pays. Et sur la grande route il fallait voir pas-
ser les courriers, les estafettes, les convois de
poudre, de boulets, les canons, les caissons, la
cavalerie et l'infanterie ! Quel temps ! quel mou-
vement !
Eu cinqousix ans l'hôtelier Georges fit for-
tune ; il eut des prés, des vergers, des maisons et
des écus en abondance, car tous ces gens arri-
vant d'Allemagne, de Suisse, de Russie, de Polo-
gne ou d'ailleurs ne regardaient pas à quelques
poignées d'or répandues sur les grands che-
mins; c'étaient tous des nobles, qui se faisaient
gloire en quelque sorte de ne rien ménager.
Du malin au soir, et même pendant la nuit,
l'hôtel du Bœuf-Rouge tenait table ouverte. Le
long des hautes fenêtres en bas, on ne voyait
que les grandes nappes blanches, étincelantes
d'argenterie et couvertes de gibier, de poisson
e t d'autres mets rares , autour desquels ces voya-
geurs venaient s'asseoir côte à côte. On n'en-
tendait dans la grande cour derrière que les
hennissements des chevaux, les cris des pos-
tillons, les éclats de rire des servantes, le rou-
lement des voilures, arrivant ou parlant, sous
les hautes portes cochères. Ah! l'hôtel du Bœvf-
Rouge n'aura jamais un temps de prospérité
pareille I
On voyait aussi descendre là des gens de la
ville, qu'on avait connus dans le temps pour
chercher du bois sec à la forêt, ou ramasser le
fumier des chevaux sur les grandes routes. Ils
étaient passés commandants, colonels, géné-
raux, un sur mille, à force de batailler dans
tous les pays du monde.
Le vieux Melchior, son bonnet de soie noire
tiré sur ses larges oreilles poilues, les pau-
pières flasques, le nez pincé dans ses grandes
besicles de corne et les lèvres serrées, ne pou-
vait s'empêcher de déposer sur l'établi sa loupe
et son poinçon et de je ter quelquefois un regard
vers l'auberge, surtout quand les grands coups
de fouet des postillons à lourdes bottes, petite
veste et perruque de chanvre tortillée sur la
nuque, retentissaient dans les échos des rem-
parts, annonçant quelque nouveau person-
nage. Alors il devenait attentif, et de temps en
temps je l'entendais s'écrier :
« Tiens ! c'est le fils du couvreur Jacob, de la
vieille ravaudeuse Marie-Anne ou du tonnelier
Franz-Sépel! Il a fait son chemin... le voilà
colonel et baron de l'Empire par-dessus le mar-
ché I Pourquoi donc est-ce qu'il ne descend t)as
chez son père, qui demeure là-bas dans la rue
des Capucins? »
Mais lorsqu'il les voyait prendre le chemin
de la rue, en donnant des poignées de main à
droite et à gauche aux gens qui les reconnais-
saient, sa figure changeait; il s'essuyait les
yeux avec son gros mouchoir à carreaux, en
murmurant :
• C'est la pauvre vieille Annette qui va avoir
du plaisir ! A la bonne heure, à la bonne heurel
il n'est pas fier celui-là, c'est un brave homme;
pourvu qu'un boulet ne l'enlève pas de sitôt I •
Les uns passaient comme honteux de recon-
naître leur nid, les autres traversaient fière-
ment la ville, pour aller voir leur sœur ou leur
cousine. Ceux-ci, tout le monde en parlait, on
aurait dit que tout Phalsbourg portait leurs
croix et leurs épauleltes; les autres, on les mé-
prisait autant et même plus que lorsqu'ils ba-
layaient la grande route.
On chantait presque tous les mois des Te Deum
pour quelque nouvelle victoire, elle canon de
l'arsenal lirait ses vingt et un coups, qui vous
faisaient trembler le cœur. Dans les huit jours
qui suivaient, tous les familles étaient dans
l'inquiélude, les pauvres vieilles femmes sur-
tout attendaient une lettre; la première qui
venait, toute la ville le savait : « Une telle a reçu
des nouvelles de Jacques ou de Claude ! » et
tous couraient pour savoir s'il ne disait lùen de
leur Joseph ou de leur Jean-Baptiste. Je ne
parle pas des promotions, ni des actes de dé-
cès; les promotions, chacun y croyait, il fal-
lait bien remplacer les morts ; mais pour les
actes de décès, les parents attendaient en pleu-
rant, car ils n'arrivaient pas tout de suite, quel-
quefois même ils n'arrivaient jamais, et les
pauvres vieux espéraient toujours, pensant :
« Peut-être que notre garçon est prisonnier...
Quand la paix sera faite, il reviendra... Com-
bien sont revenus qu'on croyait morts ! » Seu-
lement la paix ne se faisait jamais ; une guerre
finie, on en commençait une autre. Il nous
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
manquait toujours quelque chose, soit du côté
de la Russie, soit du côté de l'Espagne ou ail-
leurs; — l'Empereur n'était jamais content.
Souvent, au passage des régiments qui tra-
versaient la ville, — la grande capote retroussée
sur les hanches, le sac au dos, les hautes guê-
tres montant jusqu'aux genoux et le fusil à
volonté, allongeant le pas, tantôt couverts de
boue, tantôt blancs de poussière, — souvent le
père Melchior, après avoir regardé ce défilé,
me demandait tout rêveur:
« Dis donc, Joseph, combien penses-tu que
nous en avons vu passer depuis 1804 ?
— Oh! je ne sais pas, monsieur Goulden, lui
disais-je, au moins quatre ou cinq cent mille.
— Oui... au moins! faisait-il. Et combien en
as-tu vu revenir? •
Alors je comprenais ce qu'il voulait dire, et
je lui répondais:
• Peut-être qu'ils rentrent par Mayence, ou
par une autre route... Ça n'est pas possible
autrement! •
Mais il hochait la tête et disait :
" Ceux que tu n'as pas vu revenir sont morts,
comme des centaines et des centaines de mille
autres mourront, si le bon Dieu n'a pas pitié
de nous, car l'Empereur n'aime que la guei're!
Il a déjà versé plus de sang pour donner des
couronnes à ses frères, que notre grande Ré-
volution pour gagner les Droits de l'Homme. »
Nous nous remettions à l'ouvrage, et les ré-
flexions de M. Goulden me donnaient terrible-
ment à rélléchir.
Je boitais bien un peu de la jambe gauche,
mais tant d'autres avec des défauts avaient reçu
leur feuille de route tout de même !
Ces idées me trottaient dans la tête, et quand
j'y pensais longtemps, j'en concevais un grand
chagrin. Cela me paraissait terrible, non- seu-
lement parce que je n'aimais pas la guerre,
mais encore parce que je voulais me marier
avec ma cousine Catherine des Quatre- Vents.
Nous avions été en quelque sorte élevés en-
. sem ble . On ne pouvait voir de fille plus fi-aiche,
plus riante; elle était blonde, avec de beaux
yeux bleus, des joues roses et des dents blan-
clios comme du lait; elle approchait de ses dix-
huit ans; moi j'en avais dix-neuf, et la tante
Margrédel paraissait contente de me voir ar-
river tous les dimanches de grand matin, pour
déjeuner et dîner avec eux.
Catherine et moi nous allions derrière, dans
le verger; nous mordions dans les mêmes
pommes et dans les mêmes poires ; nous étions
les plus heureux du monde.
C'est moi qui conduisais Catherine à la grand'-
messe et aux vêpres, et, pendant la fête, elle
ne quittait pas mon bras et refusait de danser
avec les autres garçons du village. Tout le
monde savait que nous devions nous marier
un jour; mais si j'avaisle malheur de partira la
conscription, toutétaitfini. Je souhaitais d'être
encore mille fois plus boiteux, car, dans ce
temps, on avait d'abord pris les garçons, puis
les hommes mariés, sans enfants, et malgré
moi je pensais : « Est-ce que les boiteux valent
mieux que les hommes mariés? est-ce qu'on ne
pourrait pas me mettre dans la cavalerie! »
Rien que cette idée me rendait triste : j'aurais
déjà voulu me sauver.
Mais c'est principalement en 1812, au com-
mencement de la guerre contre les Russes, que
ma peur grandit. Depuis le mois de février
jusqu'à la, fin de mai, tous les jours nous ne
vîmes passer que des régiments et des régi-
ments : des dragons, des cuirassiers, des cara-
biniers, des hussards, des lanciers de toutes
les couleurs, de l'artillerie, des caissons, des
ambulances, des voitures, des vivres, toujours
et toujours, comme une rivière qui coule et
dont on ne voit jamais la fin.
Je me rappelle encore que cela commença
par des grenadiers qui conduisaient de gros
chariots attelés de bœufs. Ces boeufs étaient à
la place de chevaux, pour servir de vivres plus
tard, quand on aurait usé les munitions. Cha-
cun disait : « Quelle belle idée ! Quand les gre-
nadiers ne pourront plus nourrir les bœufs,
les bœufs nourriront les grenadiers. » Malheu-
reusement ceux qui disaient cela ne savaient
pas que les bœufs ne peuvent faire que sept à
huit lieues par jour, et qu'il leur faut sur huit
jours démarche un jour de repos au moins; de
sorte que ces pauvres bêtes avaient déjà la
corne usée, la lèvre baveuse, les yeux hors de
la tête, le cou rivé dans les épaules, et qu'il
ne leur restait plus que la peau et les os. Il en
passa pendant trois semaines de cette espèce,
tout déchirés de coups de baïonnet te. La viande
devint bon marché, car on abattait beaucoup
de ces bœufs, mais peu de personnes en vou-
laient, la viande malade étant malsaine. Ils
n'arrivèrent pas seulement à vingt lieues de
l'autre côté du Rhin.
Après cela, nous ne vîmes plus défiler que
des lances, des sabres et des casques. Tout s'en-
gouffrait sous la porte de France, traversait la
place d'Armes en suivant la grande roule, et
sortait par la porte d'Allemagne.
Enfin, le 10 mai de cette année 1815, de
grand malin, les canons de l'arsenal annon-
cèrent le maître de tout. Je dormais encore
lorsque le premier coup partit, en faisant git;-
lolter mes petites vitres comme un tambotir,
et presque aussitôt M. Goulden, avec la chan-
delle allumée, ouvrit ma porte en me disant :
ROMANS NATIONAUX.
« Lève-toi... le voilà! »
Nous ouvrîmes la fenêtre. Au milieu de la
nuit je vis s'avancer au grand trot, sous la
porte de France, une centaine de dragons dont
plusieurs portaient des torches; ils passèrent
avec un roulement et des piétinements terri-
bles; leurs lumières serpentaient sur la façade
des maisons comme de la flamnie, et de toutes
les croisées on entendait partir des cris sans
fin : « Yive l'Empereur! vive f Empereur! »
Je regardais la voiture, quand un cheval
s'abattit sur le poteau du boucher Klein, où
l'on attachait les bœufs; le dragon tomba comme
une masse, les jambes écartées, le casque dans
la rigole, et presque aussitôt une tête se pencha
hors de la voiture pour voir ce qui se passait,
une grosse tête pâle et grasse, une touffe de
cheveux sur le front : c'était Napoléon ; il te-
nait la main levée comme pour prendre une
prise de tabac, et dit quelques mots brusque-
ment. L'oflicier qui galopait à côté de la por-
tière se pencha pour lui répondre. Il prit sa
prise et tourna le coin, pendant que les cris
redoublaient et que le canon tonnait.
Voilà tout ce que je vis.
L'Empereur ne s'arrêta pas à Phalsbourg;
tandis qu'il courait déjà sur la route de Saverne,
le canon tira'.t ses derniers coups. Puis le si-
lence se ré/ablit. Les hommes de garde à la
porte de Fr mce relevèrent le pont, et le vieil
horloger n:e dit :
. Tu l'a'j vu ?
— Oui. monsieur Goulden.
— Eh'jien! fit-il, cet homftie-là tient notre
vie à tons dans sa main ; il n'aurait qu'à souffler
sur nous et ce serait fini. Bénissons le ciel qu'il
ne soit pas méchant, car sans cela le monde
verrait des choses épouvantables, comme du
temps des rois sauvages et des Turcs. »
II semblait tout rêveur; au bout d'une mi-
nute, il ajouta :
« Tu peux te recoucher; voici trois heures
qui sonnent. »
Il rentra dans sa chambre, et je me remis
dans mon Ut. Le grand silence qu'il faisait
dehors me paraissait extraordinaire après tout
ce tumulte, et jusqu'au petit jour, je ne cessai
point de rêver à l'Empereur. Je songeais aussi
au dragon, et je désirais savoir s'il était mort
du coup. Le lendemain, nous apprîmes qu'on
l'avait porté à l'hôpital et qu'il en reviendrait.
Depuis ce jour jusqu'à la fin du mois de sep-
tembre, on chanta beaucoup de Te Deum à l'é-
glise, et l'on tirait chaque fois vingt et un coups
de canon pour quelque nouvelle victoire. C'é-
tait presque toujours le matin ; M. Goulden
aussitôt s'écriait :
« Hé, Joseph 1 encore une bataille gagnée !
cinquante mille hommes à terre, vingt-cinq
drapeaux, cent bouches à feu ! .. . Tout va bien. . .
tout va bien. — Il ne reste maintenanl qu'à
faire une nouvelle levée , pour remplacer ceux
qui sont morts ! »
Il poussait ma porte, et je le voyais tout gris,
tout chauve , en manches de chemise , le cou
nu, qui se levait la figure dans la cuvette.
« Est-ce que vous croyez, monsieur Goulden,
lui disais-je dans un grand trouble, qu'on pren-
dra les boiteux ?
— Non, non, faisait-il avec bonté, ne crains
rien, mon enfant; tu ne pourrais réellement
pas servir. Nous arrangerons cela. Travaille
seulement bien, et ne t'inquiète pas du reste. »
Il voyait mon inquiétude et cela lui faisait de
la peine. Je n'ai jamais rencontré d'homme
meilleur. Alors il s'habillait pour aller remon-
ter les horloges en ville , celles de M. le com-
mandant de place, de M. le maire et d'autres
personnes notables. Moi, je restais à la maison.
M. Goulden ne rentrait qu'après le Te Deum ;
il ôtait son grand habit noisette, remettait sa
perruque dans la boite et tirait de nouveau son
bonnet de soie sur ses oreilles, en disant :
« L'armée est à Vilna, — ou bien à Smolent k,
— je viens d'apprendre ça chez M. le co:n-
mandant. Dieu veuille que nous ayons le des-
sus cette fois encore et qu'on fasse la paix ; le
plus tôt sera le mieux, car la guerre est une
chose terrible. »
Je pensais aussi que, si nous avions la pa'\-,
on n'aurait plus besoin de tant d'hommes et
que je pourrais me marier avec Catherine. Cha-
cun peut s'imaginer combien de vœux je for-
mais pour la gloire de l'Empereur.
ÏI
C'est le 15 septembre 1812 qu'on apprit nUtre
grande victoire de la Mo.'^kowa. Tout le monde
était dans la jubilation et s'écriait : « Mainte-
nant nous allons avoir la paix... maintenant la
guerre est finie... »
Quelques mauvais gueux disaient qu'il res-
tait à prendre la Chine; on rencontre toujours
des êtres pareils pour désoler les gens.
Huit jours après , on sut que nous étions à
Moscou, la plus grande ville de Russie et la plus
riche ; chacun se figurait le butin que nous al-
lions avoir, et l'on pensait que cela ferait dimi-
nuer les contributions. Mais bientôt le bruit
courut que les Russes avaient mis le feu dans
leur ville, et qu'il allait falloir battre en retraite
sur la Pologne , si l'on ne voulait pas périr de
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
faim. On ne parlait que de cela dans les auber-
ges, dans les brasseries, à la halle aux blés,
partout ; on ne pouvait se rencontrer sans se
demander aussitôt : « Eh'bien.^.. eh bien... ça
va mal... la retraite a commencé ! •
Les gens étaient pâles; et devant la poste,
des centaines de paysans attendaient du matin
au soir j'OT^is il n'arrivait plus de lettres. Moi
je passais au travers de tout ce monde, sans
faire trop attention, car j'en avais tant vu ! Et
puis j'avais une idée qui me réjouissait le cœur,
et qui me faisait voir tout en beau.
Vous saurez que depuis cinq mois je voulais
Jaire un cadeau magnifique à Catherine, pour
'■"te jour de sa fête, qui tombait le 1 8 décembre.
Parmi les montres qui pendaient à la devanture
de M. Goulden, il s'en trouvait une toute petite,
quelque chose de tout à fait joli , la cuvette en
argent, rayée de petits cercles qui la faisaient
reluire comme une étoile. Autour du cadran,
sous le verre , était un fllpt de cuivre , et sur le
cadran on voyait peints deux amoureux qui se
faisaient en quelque sorte une déclaration, car
le garçon donnait à la fille un gros bouquet de
roses, tandis qu'elle baissait modestement les
yeux, en avançant la main.
La première fois que j'avais vu cette montre,
je m'étais dit en moi-môme : • Tu ne la laisse-
ras pas échapper ; elle sera pour Cathei'ine.
Quand tu serais forcé de travailler tous les jours
jusqu'à minuit, il faut que tu l'aies. • M. Goul-
den , après sept heures , me laissait travailler
pour mon compte. Nous avions de vieilles mon-
tres à nettoyer, à rajuster, à remonter. Cela
donnait beaucoup de peine, et quand j'avais
fait un ouvrage pareil , le père Melchior me
payait raisonnablement. Mais la petite montre
valait trente-cinq francs. Qu'on s'imagine, d'a-
près cela, les heures de nuit qu'il me fallut
passer pour l'avoir. Je suis sûr que si M. Goul-
den avait su que je la voulais , il m'en aurait
fait présent lui-même ; mais je ne m'en serais
pas seulement laissé rabattre un liard , j'aurais
regardé cela comme honteux ; je me disais :
«11 faut que tu l'aies gagnée... que personne
n'ait rien à réclamer dessus. » Seulement, de
peur qu'un autre n'eût l'idée de l'acheter, je
l'avais mise à part dans une botte, en disant au
père Melchior que je connaissais un acheteur
pour cette montre.
Maintenant chacun doit comprendre que
toutes ces histoires de guerre m'entraient par
une oreille et me sortaient par l'autre. Je me
figurais la joie de Catherine en travaillant; du-
rant cinq mois je n'eus que cela devant les
yeux ; je me représentais sa mine lorsqu'elle
recevrait mon cadeau , et je me demandais :
t Qu'est-ce qu'elle dira? » Tantôt je me figurais
qu'elle s'écriait : « 0 Joseph , à quoi penses-tu
donc ? C'est bien trop beau pour moi... Non...
non... je ne peux pas recevoir une si belle
montre! • Alors je la forçais de la prendre, je la
glissais dans la poche de son tablier en disant :
« Allons donc, Catherine, allons donc... Est-ce
que tu veux me faire de la peine? • Je voyais
bien qu'elle la désirait, et qu'elle me disait cela
pour avoir l'air de la refuser. Tantôt je me re-
"^résentais sa figure toute rouge ; elle levait les
mains en disant : « Seigneur Dieu ! maintenant,
Joseph, je vois bien que tu m'aimes? » Et elle
m'embrassait, les larmes aux yeux. J'étais bien
content. La tante Grédel approuvait tout. Enfin
mille et mille idées pareilles me passaient par la
tête , et le soir, en me couchant, je pensais :
• Il n'y a pourtant pas d'homme aussi heureux
que toi, Joseph I Voilà maintenant que tu peux
faire un cadeau rare à Catherine par ton tra-
vail. Et sûrement qu'elle prépare aussi quelque
chose pour ta fête, car elle ne pense qu'à loi ;
vous êtes tous les deux très-heureux, et quand
vous serez mariés, tout ira bien. » Ces pensées
m'attendrissaient; jamais je n'avais éprouvé
d'aussi grande satisfaction.
Pendant que je travaillais de la- sorte, ne
songeant qu'à ma joie, l'hiver arriva plus tôt
que d'habitude, vers le commencement de no-
vembre. 11 ne commença point par de la neige,
mais par un froid sec et de grandes gelées. En
quelques jours toutes les feuilles tombèrent,
la terre durcit comme de la pierre, et tout se
couvrit de givre : les tuiles, les pavés et les
vitres. Il fallut faire du feu, cette année-là, pour
empêcher le froid d'entrer par les fentes!
Quand la porte restait ouverte une seconde,
toute la chaleur était partie; le bois pétillait
dans le poêle ; il brûlait comme de la paille en
bourdonnant, et les cheminées tiraient bien.
Chaque matin je me dépêchais de laver les
vitraux de la devanture avec de l'eau chaude ;
j'avais à peine refermé la fenêtre qu'une ligne
de givre les couvrait. On entendait dehors les
gens courir en respirant, le nez dans le collet
de leur habit et les mains dans les poches.
Personne ne s'arrêtait, et les portes des mai-
sons se refermaient bien vite.
Je ne sais où s'en étaient allés les moineaux,
s'ils étaient morts ou vivants, mais pas un
seul ne criait sur les cheminées, et sauf le ré-
veil et la retraite qu'on sonnait aux deux ca-
sernes, aucun autre bruit ne troublait le silence.
Souvent, quand le feu pétillait bien,M. Goul-
den s'arrêtait tout à coup dans son travail, et
legardantun instant les vitres blanches, il s'é-
criait :
• Nos pauvres soldats ! nos pauvres soldats I »
Il disait cela d'ime voix si triste, que je sçn-
ROMANS NATIONAUX
Le dragon tomba comme une masse. {Page C).
tais mon cœur se serrer et que je lui répondais :
« Mais, monsieur Goulden, ils doivent être
maintenant en Pologne, dans de bonnes caser-
nes; car de penser que des êtres humains puis-
sent supporter un froid pareil, c'est impossible.
— Un froid pareil! disait-il, oui, dans ce
pays, il fait froid, très-froid, à cause des cou-
rants d'air de la montagne; et pourtant qu'est-
ce que ce froid auprès de celui du nord, en
Russie et en Pologne? Dieu veuille qu'ils soient
partis assez iàU... Mon Dieu! mon Dieul com-
bien ceux qui conduisent les hommes ont nne
charge lourde à porter! »
Alors il se taisait, et durant des heures je
songeais à ce qu'il m'avait dit; je me repré-
sentais nos soldats en route, courant pour se
réchauffer. Mais l'idée de Catherine me reve-
nait toujours, et j'ai pensé bien souvent depuis,
que lorsque l'homme est heureux, le malheur
des autres le touche peu, surtout dans la jeu-
nesse, où les passions sont plus fortes, et où
l'expérience des grandes misères vous manque
encore.
Aprèsles gelées, il tomba tellement de neige,
que les courriers en furent arrêtés sur la eôte
des Quatre- Vents. J'eus peur de ne pouvoir pas
aller chez Catherine le jour de sa fête; mais
deux compagnies d'infanterie sortirent avec
des pioches, et taillèrent dans la neige durcie
\me route pour laisser passer les voitures, et
cette route resta jusqu'au commencement du
mois d'avril 1813.
Cependant la fête de Catherine approchait de
jour en jour, et mon bonheur augmentait en
liiip l'uu|4rt-Davv| ,ruc du B»e, le
lllSTOlRb: D'UN CONSCRIT DE 1813
II
Qui vive! {Page 12.)
proportion. J'avais déjà les trente-cinq francs,
mais je ne savais comment dire à M. Goulden
que j'achetais la montre ; j'aurais voulu tenir
toutes ces choses secrètes : cela m'ennuyait
beaucoup d'en parler.
Eufln la veille de la fête, entre six et sept
heures du soir, comme nous travaillions en
silence, la lampe entre nous, tout à coup je
pris ma résolution et je dis :
• Vous savez,monsieurGoulden,que je vous
ai parlé d'un acheteur pour la petite montre en
argent?
—Oui, Joseph, fit-il sans se déranger; mais
il n'est pas encore venu.
—C'est moi , monsieur Goulden , qui suis
l'acheteur. •
Alors il se redressa tout étonné. Je tirai les
trente-cinq francs et je les posai sur l'établi.
Lui me regardait.
t Mais, fit-il, ce n'est pas une montre pour
toi, cela, Joseph; ce qu'il te faut, c'est une
grosse montre, qui te remplisse bien la poche
et qui marque les secondes. Ces petites mon-
tres-là, c'est pour les femmes. »
Je ne savais que répondre.
M. Goulden, après avoir rêvé quelques in-
stants, se mit à sourire.
• Ah! bon, bon, dit-il, maintenant je com-
prends, c'est demain la fête de Catherine!
Voilà donc pourquoi tu travaillais jour et nuit!
Tiens, reprends cet argent, je n'en veux pas. »
J'étais tout confus.
« Monsieur Goulden, je vous remercie bien,
lui dis-je, mais cette montre est pour Cathe-
10
ROMANS NATIONAUX.
rine, et je suis content de l'avoir gagnée. Vous
me feriez de la peine si vous refusiez l'argent;
j'aimerais autant laisser la montre. »
Il ne dit plus rien et prit les trente-cinq
francs; puis il ouvrit son tiroir et choisit une
telle chaîne d'acier, avec deux petites clefs en
argent doré qu'il mit à la montre. Après quoi
lui-même enferma le tout dans une boîte avec
jne faveur rose. Il fit cela lentement, comme
attendri ; enfin il me donna la boite.
■ C'est un joli cadeau, Joseph, dit-il; Cathe-
rine doit s'estimer bien heureuse d'avoir un
amoureux tel que toi. C'est une honnête fille.
Maintenant nous pouvons souper; dresse la
table, pendant queje vais lever le pot-au-feu. >
Nous fîmes cela, puis M. Goulden tira de
l'armoire une bouteille de son vin de Metz, qu'il
gardait pour les grandes circonstances, et nous
soupâmes en quelque sorte comme deux ca-
marades; car, durant toute la soirée, il ne
cessa point de me parler du bon temps de sa
jeunesse, disant qu'il avait eu jadis une amou-
reuse, mais ju'en l'année 92 il était parti pour
la levée en masse, à cause de l'invasion des
Prussiens, et qu'à son retour à Fénétrange, il
avait trouvé cette personne mariée, chose na-
turelle, puisqu'il ne s'était jamais permis de
lui déclarer son amour ; cela ne l'empêchait
pas de rester fidèle à ce tendre souvenir : il en
parlait d'un air grave. Moi je l'écoutais en rê-
vant à Catherine, et ce n'est que sur le coup
de dix heures, au passage de la ronde, qui re-
levait les postes toutes les vingt minutes , à
cause du grand froid, que nous remîmes deux
bonnes bûches dans le poêle, et que nous al-
lâmes enfin nous coucher.
III
Le lendemain 18 décembre, je m'éveillai
vers six heures du malin. Il faisait un froid ter-
rible; ma petite fenêtre était comme couverte
d'un drap de givre.
J'avais eu soin, la veille, de déployer au dos
d'une chaise mon habit bleu de ciel à queue de
morue, mon pantalon, mon gilet en poil de
chèvre, une chemise blanche et ma belle cra-
vate de soie noire. Tout était prêt; mes. bas et
mes souliers bien cirés se trouvaient au pied du
lit; je n'avais qu'à m'habiller, et, malgré cela,
lo froid que je sentais à la figure, la vue de ces
vitres et le grand silence du dehors me don-
n.iient le frisson d'avance. Si ce n'avait pas été
la fête de Catherine , je serais resté là jusqu'à
midi; mais tout à coup celte idée me fit sauter
du lit et courir bien vite au grand poêle de
faïence, où restaient presque toujours quelques
braises de la veille au soir, dans Içs cendre>.
J'en trouvai deux ou trois , je me dépêchai de
les rassembler et de mettre dessus du petit bois
et deux grosses bûches , après quoi je courus
me renfoncer dans mon lit.
M. Goulden, sous ses grands rideaux, la cou-
verture tirée sur le nez et le bonnet de coton
sur les yeux, était éveillé depuis un instant ; il
m'entendit et me cria :
« Joseph, il n'a jamais fait un froid pareil
depuis quarante ans... je sens ça... Quel hiver
nous allons avoir I •
Moi , je ne lui répondais pas; je regardais de
loin si le feu s'allumait : les braises prenaient
bien; on entendait le fourneau tirer, et d'un
seul coup tout s'alluma. Le bruit de la flamme
vous réjouissait^ mais il fallut plus d'une bonne
demi-heure pour sentir un peu l'air tiède.
Enfin je me levai, je m'habillai. M. Goulden
parlait toujours; moi, je ne pensais qu'à Cathe-
rine. Et comme j'avais fini vers huit heures,
j'allais sortir, lorsque M. Goulden, qui me re-
gardait aller et venir, s'écria :
« Joseph , à quoi penses-tu donc , malheu-
reux? Est-ce avec ce petit habit que tu veux
aller aux Quatre- Vents? Mais tu serais mort à
moitié chemin. Entre dans mon cabinet , tu
prendras le grand manteau, les moufles et les
souliers à double semelle garnis de flanelle. »
Je me trouvais si beau, que je réfléchis s'il
fallait suivre son conseil, et lui, voyant ça, dit:
« Ecoute, on a trouvé hier un homme gelé
sur la côte de Wéchem; le docteur Steinbren-
ner a dit qu'il résonnait comme un morceau
de bois sec, quand on tapait dessus. C'était un
soldat; il avait quitté le village entre six et
sept heures, à huit heures on l'a ramassé ; ainsi
ça va vite. Si tu veux avoir le nez et les oreilles
gelées, tu n'as qu'à sortir comme cela. »
Je vis bien alors qu'il avait raison ; je mis
ses gros souliers, je passai le cordon des mou-
fles sur mes épaules, et je jetai le manteau par-
dessus. C'est ainsi que je sortis, après avoir re-
mercié M. Goulden, qui m'avertit de ne pas
rentrer trop tard, parce que le froid augmente
à la nuit, et qu'une grande quantité de loups
devaient avoir passé le Rhin sur la glace.
Je n'étais pas encore devant l'église, que j'a-
vais déjà relevé le collet de peau de renard du
manteau, pour sauver mes oreilles. Le froid
était si vif , qu'on sentait comme dos aiguilles
dans l'air, et qu'on se recoquillait malgré soi
jusqu'à la plante des pieds.
Sous la porte d'Allemagne, j'aperçus le sol-
dat-de garde, dans son grand manteau gris, re-
culé comme un saint au fond de sa niche; il
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 181
11
serrait le fusil avec sa manche, pour n'avoir pas
les doigts gelés contre le fer, deux glaçons
pendaient à ses moustaches. Personne n'était
sur le pont, ni devant l'octroi. Un peu plus
loin, hors de l'avancée, je vis trois voitures au
milieu de la route , avec leurs grandes bâches
serrées comme des bourriches, elles étince-
laient de givre ; on les avait dételées et aban-
données. Tout semblait mort au loin, tous les
êtres se cachaient , se blottissaient dans quel-
que trou ; on n'entendait que la glace crier
sous vos pieds.
En courant à côté du cimetière, dont les
croix et les tombes reluisaient au milieu de la
neige, je me dis en moi-même : « Ceux qui
dorment là n'ont plus froid ! • Je serrais le man-
teau contre ma poitrine et je cachais mon nez
dans la fourrure, remerciant M. Goulden de la
bonne idée qu'il avait eue. J'enfonçais aussi
mes mains dans les moufles jusqu'aux coudes,
et je galopais dans cette grande tranchée à
perte de vue , que les soldats avaient faite de-
puis la ville jusqu'aux Quatre-'V^ents. C'étaient
des murs de glace; en quelques endroits ba-
layés par la bise, on voyait le ravin du fond de
Fiquet, la forêt du bois de chênes et la monta-
gne bleuâtre , comme rapprochés de vous à
cause de la clarté de l'air. On n'entendait plus
aboyer les chiens de ferme , il faisait aussi trop
froid pour eux.
Malgré tout , la pensée de Catherine me ré-
chauffait le cœur, et bientôt je découvris les
premières maisons des Quatre-Vents. Les che-
minées et les toits de chaume, à droite et à gau-
che de la route, dépassaient à peine les monta-
gnes de neige, et les gens, tout le long des
murs, jusqu'au bo'ut du village , avaient fait
une tranchée pour aller les uns chez les autres.
Mais ce jour-là, chaque famille se tenait autour
de son âtre, et l'on voyait les petites vitres
rondes comme piquées d'un point rouge, à cause
du grand feu de l'intérieur. Devant chaque
porte se trouvait une botte de paille, pour em-
pêcher le froid de passer dessous.
A la cinquième porte à droite, je m'arrêtai
pour ôter mes moufles , puis j'ouvris et je re-
fermai bien vite; c'était la maison de ma tante
Grédel Bauer, la veuve de Malhias Bauer et la
mère de Catherine.
Comme j'entrais grelottant et que la tante
Grédel , assise devant l'àtre, tournait sa tête
grise , tout étonnée à cause de mon grand col-
let de renard, Catherine, habillée en dimanche,
avec une belle jupe de rayage, le mouchoir à
longues franses en croix autour du sein, le cor-
don du tablier rouge serré à sa taille très-
mince , un joii bonnet de soie bleue à bandes
de velours noir renfermant sa figure rose et
blonde, les yeux doux et le nez un peu relevé,
Catherine s'écria : « C'est Joseph ! »
Et sans regarder deux fois elle accourut
m'embrasser en disant :
« Je savais bien que le froid ne t'empêcherait
pas de venir. •
J'étais tellement heureux que je ne pouvais
parler 1 J'ôtai mon manteau que je pondis au
mur avec les moufles; j'ôtai pareillement les
gros souliers de M. Goulden , et je sentis que
j'étais tout pâle de bonheur.
J'aurais voulu trouver quelque chose d'a-
gréable , mais comme cela ne venait pas , tout
à coup je dis :
« Tiens, Catherine, voici quelque chose pour
ta fête ; mais d'abord il faut que tu m'embrasses
encore une fois avant d'ouvrir la boite. »
Elle me tendit ses bonnes joues roses et puis
s'approcha delà table ; la tante Grédel vint aussi
voir. Catherine délia le cordon et ouvrit. Moi
j'étais derrière , et mon cœur sautait , sautait ;
j'avais peur en ce moment que la montre ne fût
pas assez belle. Mais au bout d'un instant, Cathe-
rine, joignant les mains, soupira tout bas :
• Oh I mon Dieu! que c'est beau!... C'est une
montre.
— Oui , dit la tante Grédel , ça , c'est tout à
fait beau; je n'ai jamais vu de montre aussi
belle... On dirait de l'argent.
— Mais c'est de l'argent, » fît Catherine en
se retournant et me regardant pour savoir.
Alors je dis :
• Est-ce que vous croyez, tante Grédel, que
je serais capable de donner une montre en
cuivre argenté à celle que j'aime plus que ma
propre vie? Si j'en étais capable, je me mépri-
serais comme la boue de mes souliers. »
Catherine , entendant cela, me mit ses deux
bras autour du cou, et, comme nous étions
ainsi, je pensai : « Voilà le plus beau jour de
m:i vie ! •
Je ne pouvais plus la lâcher; la tante Grédel
demandait :
• Qu'est-ce qu'il y a donc de peint sur le
verre? »
Mais je n'avais plus la force de répondre, et
seulement à la fin, nous étant assis l'un à côté
de l'autre, je pris la montre et je dis :
• Cette peinture, tante Grédel, représente
deux amoureux qui s'aiment plus qu'on ne
peut dire : Joseph Bertha et Catherine Bauer;
Joseph offre un bouquet de roses à son amou-
reuse, qui étend la main pour le prendre. •
Quand la tante Grédel eut bien vu la montre,
elle dit:
• Viens que je t'embrasse aussi, Joseph-; je
vois bien qu'il t'a fallu beaucoup économiser
et travailler pour cette montre, et je pense que
12
ROMANS NATIONAUX.
c'est très-beau.... que tu es un bon ouvrier et
que tu nous fais lionneur. »
Je l'embrassai dans la joie de mon âme, et
depuis ce moment jusqu'à midi, je ne lâcha»
plus la main de Catherine : nous étions heureux
en nous regardant.
La tante Grédel allait et venait [autour de
l'âtre pour apprêter un pfankovgen avec des
pruneaux secs et des kuchlen trempés dans du
vin à la cannelle, et d'autres bonnes choses;
mais nous n'y faisions pas attention, et ce n'est
qu'au moment où la tante, après avoir mis son
casaquin rouge et ses sabots noirs, s'écria toute
contente : « Allons, mes enfants, à table! » que
nous vîmes la belle nappe, la grande soupière,
la cruche de vin et le pfankougen bien rond,
bien doré, sur une large assiette au milieu.
Cela nous réjouit la vue, et Catherine dit :
« Assieds-toi là, Joseph, contre la fenêtre, que
jeté voie bien. Seulement ilfaut que tu m'arran-
ges la montre, car je ne sais pas où la mettre. »
Je lui passai la chaîne autour du cou, puis,
nous étant assis, nous mangeâmes de bon ap-
pétit. Dehors, on n'entendait rien; le feu pé-
tillait sur l'âtre. Il faisait bien bon dans cette
grande cuisine, et le chat gris, un peu sauvage,
nous regardait de loin, à travers la balustrade
de l'escalier au fond, sans oser descendre.
Catherine, après le dîner, chanta l'air : Der
Ueber Gott. Elle avait une voix douce qui s'éle-
vait jusqu'au ciel. Moi je chantais tout bas,
seulement pour la soutenir. La tante Grédel,
qui ne pouvait jamais rester sans rien faire,
même les dimanches, s'était mise à filer; le
bourdonnement du rouet remplissait les si-
lences, et nous étions tout attendris. Quand un
air était fini, nous en commencions un autre.
A trois heures, la tante nous servit les kuchlen
à la cannelle ; nous y mordions ensemble, en
riant comme des bienheureux, et la tante quel-
quefois s'écriait :
« Allons, allons, est-ce qu'on ne dirait pas
de véritables enfants ? »
Elle avait l'air de se fâcher, mais on voyait
bien à ses yeux plissés qu'elle riait au fond de
son cœur.
Cela dura jusqu'à quatre heures du soir.
Alors la nuit commençait à venir, l'ombre en-
trait par les petites fenêtres, et, songeant qu'il
faudrait bientôt nous quitter, nous nous assî-
mes tristement près de l'âtre où dansait la
flamme rouge. Catherine me serrait la main ;
moi , le front penché , j'aurais donné ma vie
pour rester .-Cela durait depuis une bonne demi-
heure, lorsque la tante Grédel s'écria :
• Joseph.... écoute.... il est temps que tu
partes; la lune ne se lève pas avant minuit, il
Ta faire bientôt noir dehors comme dans un
four, et par ces grands froids un malheur est
si vite arrivé.... •
Ces paroles me portaient un coup, et je sen-
tais que Catherine me retenait la main ; mais la
tante Grédel avait plus de raison que nous.
« C'est assez, dit-elle en se levant et décro-
chant le manteau du mur ; tu reviendras di-
manche. »
Il fallut bien remettre les gros souliers, les
moufles et le manteau de M. Goulden.
J'aurais voulu faire durer cela cent ans;
malheureusement, la tante m'aidait. Quand
j'eus le grand collet dressé contre les oreilles,
elle me dit :
« Embrassons-nous, Joseph. »
Je l'embrassai d'abord, ensuite Catherine,
qui ne disait plus rien. Après cela, j'ouvris la
porte, et le froid terrible entrant tout à coup
m'avertit qu'il ne fallait pas attendre.
« Dépêche-toi, me dit la tante.
— Bonsoir, Joseph, bonsoir I me criait Ca-
therine ; n'oubUe pas de venir dimanche. »
Je me retournai pour agiter la main, puis je
me mis à courir sans lever la tête, car le froid
était tel que mes yeux en pleuraient derrière
les grands poils du collet.
J'allais ainsi depuis vingt minutes, osant à
peine respirer, quand une voix enrouée, une
voix d'ivrogne, me cria de loin : « Qui vive ! »
Alors je regardai dans la nuit grisâtre, et je
vis, à cinquante pas devant moi, le colporteur
Pinacle, avec sa grande hotte, son bonnet de
loutre, ses gants de laine et son bâton à pointe
de fer. La lanterne pendue à la bretelle de la
hotte éclairait sa figure avinée, son menton
hérissé de poils JâliUesJ et son gros nez en
forme d'éteignoir ; il écarquillait ses petits yeux
comme un loup, en répétant : • Qui vive? »
Ce Pinacle était le plus grand gueux du pays;
il avait même eu, l'année précédente, une mau-
vaise affaire avec M. Goulden, qui lui réclamait
le prix d'une montre qu'il s'était chargé de re-
mettre à M. Ansteit, le curé de Homert, et dont
il avait mis l'argent en poche, disant me l'avoir
payée à moi. Mais, quoique ce chenapan eût
levé la main devant le juge de paix, M. Goulden
savait bien le contraire, puisque, ce jour-là, ni
lui ni moi n'étions sortis de la. maison. En
outre, ce Pinacle ayant voulu danser avec
Catherine à la fête des Quatre-Vents, elle avait
refusé, parce qu'elle connaissait l'histoire de la
montre, et que, d'ailleurs, elle restait toujours
à mon bras.
Ce gueux, très-méchant, m'en voulait donc,
et de le voir là, tout à coup, au milieu de la
route, loin de la ville et de tout secouis, avec
son bâton de cormier garni d'une pointe en
fer, cela ne me réjouissait pas beaucoup. Heu-
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
13
reusement, le petit sentier qui tourne autour
du cimetière était à ma gauche, et, sans ré-
pondre, je me dépêchai d'y courir ,.ayaut de la
neige presque jusqu'au ventre.
Alors lui, devinant qui j'étais, s'écria furieux :
« Ah! ah! c'est le petit boiteux.... Halte!...
halte!... il faut que je te souhaite le bonsoir.
Tu viens de chez Catherine, voleur de montre ! •
Moi je sautais comme un lièvre par-dessus
les tas de neige. Il essaya d'abord de me sui-
vre, mais sa hotte le gênait; c'est pourquoi,
voyant que je gagnais du terrain, il mit ses
deux mains autour de sa bouche, en criant :
« C'est égal, boiteux, c'est égal.... tu auras
ton compte tout de même : la consci'iption ap-
proche.... la grande conscription des borgnes,
des boiteux et des bossus.... Tu partiras.... tu
resteras là-bas avec tous les autres.... »
En même temps il reprit son chemin en riant
comme un ivrogne qu'il était, et moi, n'ayant
presque plus la force de respirer, je gagnai la
route, à l'entrée des glacis, remerciant le ciel
d'avoir trouvé la petite allée si près de moi;
car ce Pinacle, bien connu pour tirer son cou-
teau chaque fois qu'il se battait, aurait pu me
donner un mauvais coup.
Malgré le mouvement que je venais de me
donner, j'avais l'onglée sous mes grosses se-
melles, et je me remis à courir.
Cette nuit-là, l'eau gela dans les citernes de
Phalsbourg et le vin dans les caves, ce qui ne
s'était pas vu depuis soixante ans.
A l'avancée, au premier pont et sous la porte
d'Allemagne, le silence me parut encore plus
grand que le matin, la nuit lui donnait quel-
que chose de terrible. Quelques étoiles brillaient
entre les grands nuages blancs qui se dépliaient
au-dessus de la ville. Tout le long de la rue,
je ne rencontrai pas une âme, et quand j'ar-
rivai dans notre allée en bas, après avoir re-
fermé la porte, il me semblait qu'il y faisait
chaud; pourtant la petite rigole de la cour qui
longe le mur était gelée. J'attendis une se-
conde pour reprendre haleine, puis je montai
dans l'ombre, la main sur la rampe.
En ouvrant la chambre , la bonne chaleur
du poêle me réjouit. M. Goulden était assis de-
vant le feu, dans le fauteuil, son bonnet de
soie noire tiré sur la nuque et les mains sur
les genoux.
« C'est toi, Joseph? me dit-il sans se retour-
ner.
—Oui, monsieur Goulden, lui répondis-je;
il fait bon ici. Quel froid dehors! Nous n'avons
jamais eu un hiver pareil.
—Non, fit-il d'un ton grave, non, c'est vtn
hiver dont on se souviendra longtemps. >
Alors j'entrai dans le cabinet pour remettre
le manteau, les moufles et les souliers à leur
place.
Je pensais lui raconter ma rencontre avec
Pinacle, quand, en rentrant, il me demanda :
« Tu t'es bien amusé, Joseph?
—Oh oui ! la tanto Grédel et Catherine m'ont
fait des compliments pour vous.
—Allons, tant mieux! tant mieux ! dit-il, les
jeunes ont raison de s'amuser ; car, quand on
devient vieux, à force d'avoir soull'crt, d'avoir
vu des injustices, de l'égoïsme et des malheurs,
tout est gâté d'avance. »
Il se disait ces choses à lui-même, en regar-
dant la flamme. Je ne l'avais jamais vu si triste,
et je lui demandai :
• Est-ce que vous êtes malade, monsieur
Goulden? •
Mais lui, sans me répondre, murmura :
« 0)ii, oui, voilà les grandes nations mili-
taires... voilà la gloire ! »
Il hochait la tête et s'était courbé tout rêveur,
ses gros sourcils gris froncés.
Je ne savais que penser de tout cela, lorsque,
se redressant, 11 me dit :
« Dans ce moment, Joseph, il y a quatre cent
mille familles qui pleurent en France : notre
Grande-Armée a péri dans les glaces de Russie;
tous ces hommes jeunes et-vigoureux, que nous
avons vus passer durant deux mois, sont en-
terrés dans la neige. La nouvelle est arrivée
cette après-midi. Quand on pense à cela, c'est
épouvantable! •
Moi, je me taisais; ce que je voyais de plus
clair, c'est que nous allions bientôt avoir une
nouvelle conscription, comme après toutes les
campagnes, et que cette fois les boiteux pour-
raient bien en être. Cela me rendait tout pâle,
et la prédiction de Pinacle me faisait dresser les
cheveux sur la tête.
« Va-t'en, Joseph, couche-toi tranquillement,
me dit le père Goulden ; moi je n'ai pas som-
meil, je vais rester là... tout cela me boul verse.
Tu n'as rien remarqué en ville?
— Non, monsieur Goulden. »
J'entrai dans ma chambre et je me couchai.
Longtemps je ne pus fermer l'œil, rêvant à la
conscription, à Catherine, à tous ces milliers
d'hommes enterrés dans la neige, et me disant
que je f'irais bien de me sauver en Suisse.
Vers tru's heures, j'entendis M. Goulden se
couchera sou tour. Qr glques instants après,
je m'endormis à la grâce de Dieu.
14
ROMANS NATlOiNAUX.
IV
Lorsque j'en Irai le lendemain, vers sept heu-
res, dans la chambre de M. Goulden pour me
remettre à l'ouvrage, il était encore au lit et
tout abattu. ^
«Joseph, me dit-il, je ne suis pas bien, toutes
ces terribles histoires m'ont rendu malade; je
n'ai pas dormi.
— Est-ce .qu'il faut vous faire du thé? lui de-
mandai-je.
— Non, mon enfant, non, c'est inutile ; ar-
range seulement un peu le feu, je me lèverai
plus tard. Mais, à cette heure, il faudrait aller
régler les horloges en ville, nous sommes au
lundi ; je ne peux pas y aller, car de voir tant
d'honnêtes gens dans une désolation pareille,
des gens que je connais depuis trente ans, cela
me rendrait tout à fait malheureux. Ecoute ,
Joseph, prends les clefs pendues derrière la
porte, et vas-y; cela vaudra mieux. Moi, je
vais tâcher de me remettre, de dormir un
peu... Si je pouvais dormir une heure ou deux,
cela me ferait du bien ,
—C'est bon, monsieur Goulden, luidis-je, je
pars tout de suite. •
Après avoir mis du bois au fourneau, je pris
le manteau et les moufles, je tirai les rideaux
du lit de M. Goulden, et je sortis, le trousseau
de clefs dans ma poche. L'indisposition du père
Melchior me chagrinait bien un peu, mais une
idée me consolait; je me disais en moi-même :
« Tu vas grimper sur le clocher de la ville, et
tu verras de là-haut la maison de Catherine et
de la tante Grédel. » En songeant à cela j'arri-
vai,chez le sonneur de cloches Brainstein, qui
demeurait au coin de la petite place, dans une
vieille baraque décrépite; ses deux garçons
étaient tisserands, et dans ce vieux nid on en-
tendait grincer les métiers et siffler les navet-
tes du matin au soir. La grand'mère, tellement
vieille qu'on ne voyait plus ses yeux, dormait
dans un antique fauteuil, au haut duquel per-
chait une pie. Le père Brainstein, quand il
n'avait pas à sonner les cloches pour un bap-
tême, un enterrement ou un mariage, lisait
dans son almanach, derrière ïes petites vitres
rondes de la croisée.
A côté de leur baraque était une ca'^sine, sous
le toit de la vieille halle, où travaillait le save-
tier Koniara, et plus loin se trouvait l'étalage
des bouchers et des fruitières.
J'arrivai donc chez les Brainstein; et le vieux
en me voyant se leva, disant :
« C'est vous, monsieur Joseph?
— Oui, père Brainstein, je viens à la place de
M. Goulden, qui n'est pas bien.
— Ah! bon... bon... c'est la même chose. »
Il mit son vieux tricot et son gros bonnet de
laine, en chassant le chat qui dormait dessus ;
puis il prit la grosse clef du clocher dans un
tiroir, et nous sortîmes, moi, bienheureux de
me trouver au grand air, malgré le froid, car
dans ce trou tout était gris de vapeur, et l'on
avait autant de peine à respirer que dans une
marmite ; je n'ai jamais compris comment ces
gens pouvaient vivre de la sorte.
Enfm nous remontâmes la rue, et le père
Brainstein me dit :
« Vous connaissez le grand malheur de la
Russie, monsieur Joseph?
— Oui, père Brainstein; c'est terrible!
— Ah ! fit-il," bien sûr ! Mais ça rapportera
beaucoup de messes à l'église ; car, voyez-vous,
tout le monde voudra faire dire des messes
pour ses enfants, d'autant plus qu'ils sont morts
dans un pays de païens.
— Sans doute, sans doute, » lui dis-je.
Nous traversions alors la place, et devant la
maison commune , en face du corps de garde,
stationnaient déjà plusieurs personnes, des
paysans et des gens de la ville, qui Usaient une
affiche. Nous montâmes le perron et nous en-
trâmes dans l'église, où plus de vingt femmes,
jeunes et vieilles, étaient à genoux sur le pavé,
malgré le froid épouvantable.
« Voyez-vous, fit Brainstein, qu'est-ce que je
vous disais? Elles viennent déjà prier, et je^uis
sûr que la moitié sont là depuis cinq heures. »
11 ouvrit la petite porte de la tour par où l'on
monte aux orgues, et nous nous mîmes à grim-
per dans les ténèbres. Une fois dans les orgues,
nous prîmes à gauche du soufflet, etnous mon-
tâmes jusqu'aux cloches.
Je fus bien content de revoir le ciel bleu et
de respirer le grand air, car la mauvaise odeur
des chauves-souris qui vivent dans ces boyaux
vous étouffait presque. Mais quel froid épou-
vantable dans cette cage ouverte à tous les
vents, et quelle lumière éblouissante par ces
temps de neige , où la vue s'étendait sur vingt
lieues de pays ! Toute la petite ville de Phals-
bourg, avec ses six bastions, ses trois demi-lu-
nes, ses deux avancées, ses casei-nes, ses pou-
drières, ses ponts, ses glacis et ses remparts,
sa grande place d'armes et ses petites maisons
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
15
bien alignées, se dessinait là comme sur un pa-
pier blanc. On voyait jusqu'au fond des cours,
et moi qui n'étais pas encore habitué à cela, je
me tenais bien au milieu de la plate-forme, de
peur d'avoir l'idée de m'envoler, comme on le
raconte de certaines gens qui deviennent fous
par les grandes hauteurs. Je n'osais m'appro-
cher de l'horloge, dont le cadran est peint der-
rière avec ses aiguilles, et si Brainsteinne m'a-
vait pas donné l'exemple , je serais resté là,
cramponné à la poutre des cloches ; mais il me
dit:
_ • Venez, monsieur Joseph, et regardez; est-ce
que c'est l'heure ? »
Alors je sortis la grosse montre de M. Goul-
den , qui marquait les secondes , et je vis qu'il
y avait beaucoup de retard. Brainstein m'aidait
à tirer les poids, et nous réglâmes aussi les
touches.
« L'horloge est toujours en retard les hivers,
dit-il, à cause du fer qui travaille. »
/' Après m'étre un peu familiarisé avec ces
choses, je me mis à regarder les environs : les
Baraques du bois de chênes , les Baraques d'en
haut, le Bigelberg, et finalement je reconnus
les Quatra-Vents sur la côte en face, et la mai-
son de la tante Grédel. Justement la cheminée
fumait comme un fil bleu qui monte au ciel. Et
je revis la cuisine : je me représentai Catherine
en sabots et petite jupe de laine, filant au coin
de l'àtre , en pensant à moi 1 J'étais tellement
attendri , que je ne sentais plus le froid ; je ne
pouvais pas détacher mes yeux de cette che-
minée.
Le père Brainstein, qui ne savait ce que je
regardais, dit :
• Oui... oui , monsieur Jçseph , maintenant,
malgré la neige, tous les chemins sont couverts
de monde; la grande nouvelle s'est déjà répan-
due, et chacun arrive pour savoir au juste son
malheur. »
Je vis qu'il avait raison : tous les chemins,
tous les sentiers étaient couverts de gens qui
venaient en ville ; et, regardant sur la place,
j'aperçus la foule qui grossissait devant le corps
de garde de la mairie et devant la poste aux
lettres. On entendait comme de grandes ru-
meurs.
Enfin, après avoir regardé de nouveau la mai-
son de Catherine, il fallut bien descendre, et
nous nous mîmes à tourner dans l'escalier
sombre, comme dans un puits. Une fois dans
l'orgue, nous vîmes du balcon que la foule
avait aussi beaucoup grossi dans l'église : tou-
tes les mères, toutes les sœurs, toutes les vieilles
grand'mères , les riches et les pauvres, étaient
à genoux dans les bancs, au milieu du plus
grand silence , elles priaient pour ceux de là- \
bas... offrant tout pour les revoir encore une
fois !
D'abord je ne compris pas bien cela, mais
tout à coup la pensée me vint que, si j'étais
parti Tannée d'avant , Catherine serait aussi là
pour prier et me redemander à Dieu ; cela me
traversa le cœur, je sentis tout mon corps gre-
lotter.
• Allons-nous-en , allons-nous-en ! dis-je à
Brainstein ; c'est épouvantable I
— Quoi? fit-il.
— La guerre. •
Nous descendions .alors l'escalier sous la
grande porte, et je traversai la place pour aller
chez M. le commandant Meunier, pendant que
Brainstein reprenait le chemin de sa maison.
Au coin de l'Hôtel de ville, je vis un specta-
cle que je me rappellerai toute ma vie. C'est là
qu'était la grande affiche ; plus de cinq cents
personnes : des gens de la ville et des paysans,
des hommes et des femmes, serrés les uns con-
tre les autres, tout pâles et le cou tendu, la re-
gardaient en silence comme quelque chose de
terrible. Ils ne pouvaient pas la lire, et de temps
en temps l'un ou l'autre disait en allemand ou
en français :
• Ils ne sont pourtant pas tous morts!... il
en reviendra tout de même. •
D'autres criaient :
• Mais on ne voit rien... on ne peut pas ap-
procher ! »
Une pauvre vieille, derrière, levait les mains
en criant :
• Christophe... mon pauvre Christophe ! »
D'autres, comme indignés de l'entendre, di-
saient :
« Faites donc taire cette vieille ! »
Chacun ne pensait qu'à soi.
Derrière, il en venait toujours d'autres par
la porte d'Allemagne.
A la fin, Harmentier, le sergent de ville, sor-
tit de la voûte du corps de garde , et se mit au
haut des marches, avec une afflche toute pa-
reille à celle du mur ; quelques soldats le sui-
vaient. Alors tout le mond« courut de son côté,
mais les soldats écartèrent les premiers , et le
père Harmentier se mit à lire cette affiche,
qu'on appelait le 29« bulletin, et dans laquelle
l'Empereur racontait que pendant la retraite les
chevaux périssaient toutes les nuits par milliers.
— 11 ne disait rien des hommes I
Le sergent de ville lisait lentement, personne
ne soufflait mot; la vieille , qui ne comprenait
pas le français, écoutait comme les autres. On
aurait entendu voler une mouche. Mais quand
il en vint à ce passage : — « Notre cavalerie
« était te^'ement démontée, que l'on a dû reu'
« uir les oCQciers auxquels il restait un cheval,
16
ROMANS NATIONAUX
Allons, mes «nfants, à table ! (Page 12.)
« pour en former quatre compagnies de cent
■ cinquante hommes chacune. Les généraux
« ' •■ faisaient les fonctions de capitaines, et les
« colonels celles de sous-ofTiciers. » — quand
il lut ce passage, qui en disait plus sur la
misère de la grande armée que tout le reste,
les cris et les gémissements se firent entendre
de tous les côtés; deux ou trois femmes tom-
bèrent... on les emmenait en les soutenant
par les bras.
il est vrai que l'affiche ajoutait : • La santé
de Sa Majesté n'a jamais été meilleure, • et c'é-
tait une grande consolation. Malheureusement
ça ne pouvait pas rendre la vie aux trois cent
mille hommes enterrés dans la neige; aussi les
gens s'en allaientbien tristes 1 D'autres venaient
par douzaines, qui n'avaient rien entendu, et,
d'heure en heure, Harmentier sortait pour lire
le bulletin. Gela dura jusqu'au soir, et, chaque
fois, c'était la même chose. Je me sauvai...
j'aurai voulu ne rien savoir de tout cela.
Je montai chez M- le commandant de place.
En entrant dans son salon, je le vis qui déjeu-
nait. C'était un homme déjà vieux, mais solide,
la face rouge et de bon appétit.
« Ah ! c'est toi I fit-il ; M. Goulden ne vient
donc pas ?
— Non, monsieur le eommandarit, il est ma-
lade, à cause des mauvaises nouvelles.
— Ah ! bon... bon... je comprends ça, fit-il
en vidant son verre ; oui, c'est malheureux. »
Et tandis que je levais le globe de la pendule,
il ajouta:
« Bah 1 tu diras à. U. Goulden que nous au-
l"..j-rt-J»..^l .M," Jm-B-ï, I*
IIISTOIRK D'UN COiNSClUT DE 181 15
17
Ils jouùent la marche des Suédois. (Page 21.)
rons notre revanche. .. . On ne peut pas toujours
avoii- le dessus, que diable ! Depuis quinze ans
jue nous les menons tambour battant , il est
assez juste qu'on leur laisse cette petite fiche
de consolation.... Et puis l'honneur est sauf,
nous n'avons pas été battus : sans la neige et
le froid, ces pauvres Cosaques en auraient vu
des dures.... Mais un peu de patience, les ca-
dres seront bientôt remplis, et alors gare! •
Je remontai la pendule ; il se leva et vint re-
garder, étant grand amateur d'horlogerie. Il
me pinça l'oreille d'un air joyeux; puis, comme
j'allais me retirer, il s'écria en reboutonnant
sa grosse capote , qu'il avait ouverte pour
manger :
• Dis au père Goulden de dormir tranquille,
la danse va recommencer au printemps; ils
n'auront pas toujours l'hiver pour eux , les
Kalmoucks; dis-lui ça!
— Oui, monsieur le commandant, répondis-
je en fermant la porte.
Sa grosse flgure et son air de bonne humeur
m'avaient un peu consolé ; mais dans toutes
les maisons où j'allai ensuite chez les Ilar-
wich, chez les Frantz-Toni, chez les Durlach,
partout on n'entendait que des plaintes. Les
femmes surtout étaient dans la désolation ; les
hommes ne disaient rien et se promenaient de
long en large, la tête penchée, sans même re-
garder ce que je faisais chez eux.
Vers dix heures, il ne me restait plus que
deux personnes à voir : M. de La Vablerie-
Chamberlan, un ancieu noble, qui demeun'it
au bout de la graùde rue, avec madame Chanv-
18 .
ROMANS NATIONAUX.
berlan d'Écof et mademoiselle Jeanne, leur
fille. C'étaient des émigrés revenus depuis trois
ou quatre ans. Ils ne fréquentaient personne
en ville, et ne voyaient que trois ou quatre
vieux curés des environs. M. de La Vablerie-
Chamberlan n'aimait que la chasse ; il avait six
chiens au fond de sa cour et une voiture à deux '
chevaux; le père Robert, de la rue des Capu-
cins, leur servait de cocher, de palefrenier, de
domestique et de piqueur. M. de La Vablerie
portait toujours une veste de chasse, une cas-
quette en cuir bouilli et des bottes à éperons.
Toute la ville l'appelait le braque; mais on ne
disait rien ni de madame ni de mademoiselle
de Chamberlan.
J'étais bien triste en poussant la lourde porte
à poulie, dont le grelottement se prolongeait
dans le vestibule; aussi quelle ne fut pas ma
surprise d'entendre, au milieu de celte désola-
tion générale, un air de chant et de clavecin!
M. de La Vablerie chantait et mademoiselle
Jeanne l'accompagnait. Je ne savais pas, dans
ce temps, que le malheur des uns fait le bon-
heur des autres, et je me dis, la main sur le
loquet : « Ils ne connaissent pas encore les
nouvelles de Russie. »
Mais comme j'étais ainsi, la porte de la cui-
sine s'ouvrit, et mademoiselle Louise, leur ser-
vante, penchant la tête, demanda :
• Qui est là?
— C'est moi, mademoiselle Louise.
— Ahl c'est vous, monsieur Joseph; passez
par ici. »
Ces gens avaient leur pendule dans un grand
salon où l'on n'entrait que rarement; les hautes
fenêtres à persiehnes donnant sur la cour res-
taient fermées; mais on y voyait assez pour ce
que j'avais à faire. Je passai donc par la cui-
sine, et je réglai l'antique pendule, une pièce
magnifique en marbre blanc. Mademoiselle
Louise regardait.
« Vous avez du monde, mademoiselle Louise?
lui dis-je.
— Non, mais monsieur m'a prévenue de ne
laisser entrer personne.
— Ils sont bien joyeux, chez vous....
— Ah! oui! fit-elle, c'est la première fois de-
puis des années; je ne sais pas ce qu'ils ont. »
Je remis le globe, et je sortis, rêvant à ces
choses qui me paraissaient extraordinaires.
; L'idée ne me vint pas que ceux-ci se réjouis-
saient de notre défaite.
En partant de là, je tournai le coin de la rue
pour me rendre chez le père Ferai, qu'on appe-
lait Porte-Drapeau, parce qu'à l'âge de qua-
rante-cinq ans, étant forgeron et père de fa-
mille depuis longtemps, il avait porté le dra-
peau des volontaires de Phalsbourg en 92, et
n'était revenu qu'après la campagne de Zu-
rich. Il avait ses trois garçons à l'armée de
Russie, Jean, Louis et Georges Ferai; Georges
était commandant dans les dragons, les deux
autres officiers d'infanterie.
Je me figurais d'avance le chagrin du père
Ferai; mais ce n'était rien auprès de ce que je
vis en entrant dans sa chambre. Ce pauvre
vieux, aveugle et tout chauve, était assis dans
le fauteuil derrière le fourneau, la tète penchée
sur la poitrine, et ses grands yeux blancs écar-
quillés comme s'il avait vu ses trois garçons
étendus à ses pieds; il ne disait rien, mais de
grosses gouttes de sueur coulaient de son front
sur ses longues joues maigres, et sa figure
était tellement pâle qu'on aurait dit qu'il allait .
rendre l'âme. Quatre ou cinq de ses anciens
camarades du temps de la République : le père
Desmarets, le père Nivoi, le vieux Paradis, le
grand Froissard, étaient arrivés pour le con-
soler. Ils se tenaient autour de lui dans le plus
grand silence, fumant des pipes et faisant des
mines désolées.
■ De temps en temps l'un ou l'autre disait :
« Allons, Ferai, allons, est-ce que nous ne
sommes plus des anciens de l'armée de Sambre-
et-Meuse? •
Ou bien :
• Du courage, Porte-Drapeau, du courage!...
Est-ce que nous .n'avons pas enlevé la grande
batterie de Fleuras au pas de course.
Ou quelque autre chose de semblable.
Mais il ne répondait rien; seulement, de
minute en minute, il soupirait, ses vieilles
joues creuses se gonflaient, puis il se penchait,
et les autres se faisaient des signes, hochant la
tête comme pour dire : « Ça va mal. »
Je me dépêchai de régler l'horloge et de
m'en aller, car, de voir ce pauvre vieux dans
une telle désolation, cela me déchirait le cœur.
En rentrant chez nous, je trouvai M. Goulden
à son établi.
« Te voilà, Joseph, dit-il; eh bien?
— - Eh bien, monsieur-Goulden, vous avez eu
raison de rester : c'est terrible.
Et je lui racontai tout en détail.
« Oui, je savais cela, dit-il tristement, miiis
ce n'est que le commencement de plus grands
malheurs : ces Prussiens, ces Autrichiens, ces
Russes, ces Espagnols, et tous ces peuples que
nous avons pillés depuis 1804, vont profiter de
notre misère pour tomber sur nous. Puisque
nous avons voulu leur donner des rois qu"ils
ne connaissaient ni d'Eve ni d'Adam, et dont
ils ne voulaient pas, ils vont nous en amener
d'autres, avec des nobles et tout ce qui s'en-
suit. De sorte qu'après nous être fait saigner
aux quatre membres pour les frères de l'Empe»
y^
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
19
reur, nous allons perdre tout ce que nous avions
gagné par la Révolution. Au lieu d'être les
premiers, nous serons les derniers des der-
niers. Oui, voilà ce qui va nous arriver mainte-
nant. Pendant que tu courais la ville, je n'ai fait
que rêver à cela; c'est presque immanquable :
— puisque les soldats étaient tout chez nous et
que nous n'avons plus de soldats , nous ne
sommes plus rien ! »
Alors il se leva, je dressai la table, et, comme
nous dînions en silence, les cloches de l'église
se mirent à sonner.
« Quelqu'un estmorten ville, dit M. Goulden.
— Oui.... Je n'en ai pas entendu parler.
Dix minutes après, le rabbin Rose entra pour
faire mettre un verre à sa montre.
• Qui donc est mort? lui demanda M, Goul-
den.
—C'est le vieux Porte-Drapeau.
— Comment! le père Ferai?
— Oui, depuis une demi-heure, vingt mi-
nutes. Le père Desmarets et plusieurs autres
voulaient le consoler; à la fin, il leur demanda
de lui lire la dernière lettre de son fils Georges,
le commandant de dragons, qui lui disait qu'au
printemps prochain il espérait venir l'embras-
ser avec les ôpaulettes de colonel. En entendant
cela, tout à coup il voulut se lever, mais il re-
tomba la tête sur ses genoux : celte lettre lui
avait crevé le cœur ! »
M. Goulden ne fit aucune réflexion.
I Voici, monsieur Rose, dit-il en remettant
sa montre au rabbin; c'est douze sous. »
M. Rose sortit, et nous continuâmes à dîner
en silence.
Quelques jours après, la gazette annonça que
l'Empereur était à Paris, et quon allait cou-
ronner le Roi de Rome et l'Impératrice Marie-
Louise. M. le maire, M. l'adjoint et les conseil-
lers municipaux ne parlaient plus que des
droits du trône, et même on fit un discours
exprès dans la salle de la mairie. C'est M. le
professeur Burguet l'aîné qui fit ce discours,
et M. le baron Parmenlier qui le lut. Mais les
gens n'étaient pas attendris, parce que chacun
avait peur d'être enlevé parla conscription, on
pensait bien qu'il allait falloir beaucoup de sol-
dats; voilà ce qui troublait le monde, et pour
ma part j'en maigrissais à vue d'œil. M. Goul-
den avait beau me dire « Ne crains rien, Jo-
seph, tu ne peux pas marcher. Considère, mon
enfant, qu'un être aussi boiteux que toi res-
terait eu route à la première étape ! • Tout cela
no m'empêchait pas d'être rempli d'inquiétude.
On ne pensait déjà plus à ceux de la Russie,
excepté leurs familles.
M. Goulden, quand nous étions seuls à tra-
vailler, me disait quelqufois :
• Si ceux qui sont nos maîtres, et qui disent
que Dieu les a mis sur la terre pour faire notre
bonheur, pouvaient se figurer, au commence-
ment d'une campagne, les pauvres vieillards,
les malheureuses mères auxquels ils vont en
quelque sorte arracher le cœur et les entrailles
pour satisfaire leur orgueil ; s'ils pouvaient
voir leurs larmes et entendre leurs gémisse-
ments au moment oïl l'on viendra leur dire :
« Votre enfant est mort... vous ne le verrez
plus jamais! il a péri sous les pieds des che-
vaux, ou bien écrasé par un boulet, ou bien
dans un hôpital, au loin, — après avoir été dé-
coupé,— dans la fièvre, sans consolation, en
vous appelant comme lorsqu'il était petit!... »
s'ils pouvaient se figurer les larmes de ces
mères, je crois que pas un seul ne serait assez
barbare pour continuer. Mais ils ne pensent à
rien; ils croient que les autres n'aiment pas leurs
enfants autant qu'eux ; ils prennent les gens pour
des bêtes! Ils se trompent : tout leur grand
génie et toutes leurs grandes idées de gloire ne
sont rien, car il n'y a qu'une chose pour la-
quelle un peuple doit marcher, — les hommes,
les femmes, les enfants et les vieillards, — c'est
quand on attaque notre Liberté, comme en 92;
alors on meurt ensemble ou l'on gagne en-
semble; celui qui reste en arrière est un lâche;
il veut que les autres se battent pour lui... la
victoire n'est pas pour quelques-uns, elle est
pour tous, le fils et le père défendent leur fa-
mille ; s'ils sont tués, c'est un malheur, mais
ils sont morts pour leurs droits. Voilà, Joseph,
la seule guerre juste, où personne ne peut se
plaindre ; toutes lesautressont honteuses, et la
gloire qu'elles rapportent n'est pas la gloire d'un
homme, c'est la gloire d'une bête sauvage ! »
Ainsi me parlait le bon M. Goulden, et je
pensais bien comme lui.
Mais tout à coup, le 8 janvier, on mit une
grande affiche à la mairie, où l'on voyait que
l'Empereur allait lever, avec un sénatus-con-
suUe, comme on disait dans ce temps-là, d'à- '
bord 150,000 conscrits de 1813, ensuite 100
cohortes du premier ban de 1812, qui se
croyaient déjà réchappées, ensuite 100,000
conscrits de 1809 à 1812, et ainsi de suite jus-
qu'à la fin, de sorte que toub les trous seraient
bouchés, et que môme nous aurions une plus
grande armée qu'avant d'aller en Russie.
Quand le père Fouze, le vitrier, vint nous
raconter celte afliche, un matin, je tombai près-
20
ROMANS NATIONAUX.-
que en faiblesse, car je me dis en moi-même :
« Maintenant on prend tout : les pères de fa-
mille depuis 1809; je suis perdu! »
M. Goulden me versa de l'eau dans le cou ;
mes bras pendaient , j'étais pâle comme un
mort.
Du reste, je n'étais pas le seul auquel l'affiche
de la mairie produisit un pareil effet ; en cette
année beaucoup de jeunes gens refusèrent de
partir : les uns se cassaient des dents, pour
s'empêcher de pouvoir déchirer la cartouche;
les autres se faisaient sauter le pouce avec des
pistolets, pour s'empêcher de pouvoir tenir le
fusil, d'autres se sauvaient dans les bois; on
les appelait les réfractaires, et l'on ne trouvait
plus assez de gendarmes pour courir après eux.
Et c'est aussi dans le même temps que les
mères de famille prirent le courage en quelque
sorte de se révolter, et d'encourager leurs gar-
çons à ne pas obéir aux gendarmes. Elles les ai-
daient de toutes les façons, elles criaient contre
l'Empereur, et les curés de toutes les religions
les soutenaient ; enfin la mesure était pleine I
Le jour même de l'affiche, je me rendis aux
Quatre-Vents ; mais ce n'était pas alors dans la
joie de mon cœur, c'était comme le dernier des
malheureux auquel on enlève son amoui'»et sa
vie. Je ne me tenais plus sur mes jambes; et
quand j'arrivai là-bas, ne sachant comment
annoncer notre malheur, je vis en entrant
qu'on savait déjà tout à la maison, car Cathe-
rine pleurait à chaudes larmes , et la tante
Grédel était pâle d'indignation.
D'abord nous nous embrassâmes en silence,
et le premier mot que me dit la tante Grédel,
en repoussant brusquement ses cheveux gris
derrière ses oreilles, ce fut :
« Tu ne partiras pas !... Est-ce que ces guerres
nous regardent, nous? Le curé lui-même a dit
que c'était trop fort à la On; qu'on devrait faire
la paix. Tu resteras I Ne pleure pas, Catherine,
je te dis qu'il restera. »
Elle était toute verte de colère, et bousculait
ses marmites en parlant.
« Voilà longtemps, dit-elle, que ce grand car-
nage me dégoûte; il a déjà fallu que nos deux
pauvres cousins Kasper et Yokel aillent se faire
casser les os en Espagne, pour cet Empereur,
et maintenant il vient encore nous demander
les jeunes; îl n'est pas content d'en avoir fait
périr trois cent mille en Ilussie. Au lieu de
songer à la paix, comme un homme 4e bon
sens, il ne pense qu'à faire massacrer les der-
niers qui restent... On verrai on verrai
-—Au nom du ciel! tante Grédel, taisez-vous,
parlez plus bas, lui dis-je en regardant la fe-
nêtre, on pourrait vous entendre; nous serions
tous perdus.
— Eh bien, je parle pour qu'on m'entende,
reprit-elle; ton Napoléon ne me fait pas peur;
il a commencé par nous empêcher de parler,
pour faire ce qu'il voudrait... mais tout cela
va finir!... Quatre jeunes femmes vont perdre
leurs maris rien que dans notre village, et dix
pauvres garçons vont tout abandonner, malgré
père et mère, malgré la justice, malgré le bon
Dieu, malgré la religion... n'est-ce pas abomi-
nable? »
Et comme je voulais répondre :
« Tiens, Joseph, dit-elle, tais-toi, cet homme-
là n'a pas de cœur 1 ... il finira mal 1 . . . Dieu s'est
déjà montré cet hiver ; il a vu qu'on avait plus
peur d'un homme que de lui, que les mères
elles-mêmes, comme du temps d'Hérode, n'o-
saient plus retenir la chair de leur chair, quand
il la demandait pour le massacre ; alors il a fait
venir le froid, et notre armée a péri... et tous
ceux qui vont partir sont morts d'avance : Dieu
est las! — Toi, tu ne partiras pas, me dit cette
femme pleine d'entêtement, je ne veux pas
que lu partes ; tu te sauveras dans les bois avec
Jean Kraft, Louis Bême et tous les plus coura-
geux garçons d'ici ; vous irez par les monta-
gnes, en Suisse, et Catherine et moi nous irons
près de vous jusqu'à la fin de l'extermination. •
Alors la tante Grédel se tut d'elle-même. Au
lieu de nous faire un diner ordinaire, elle nous
en fit encore un meilleur que l'autre diman-
che, et nous dit d'un air ferme :
« Mangez, mes enfants, n'ayez pas peur...
tout cela va changer. »
Je rentrai vers quatre heures du soir àPhals-
bourg un peu plus calme qu'en partant. Mais
comme je remontais la rue de la Munitionnaire,
voilà que j'entends, au coin du collégeje tam-
bour du sergent de ville Harmantier, et que je
vois une grande foule autour de lui. Je cours
pour écouter les pubhcations, et j'arrive juste
au moment où cela commençait.
Harmantier lut que, par le sénatus-consulte
du 3, le tirage de la conscription aurait lieu
le 15.
Nous étions le 8, il ne restait donc plus que
sept jours. Gela me bouleversa.
Tous ceux qui se trouvaient là s'en allaient
à droite et à gauche dans le plus grand silence.
Je rentrai chez nous fort triste, et je dis à
M. Goulden :
• On tire jeudi prochain,
— Ah I fit-il, on ne perd pas de temps... ça
presse. »
11 est facile de se faire une idée de mon cha-
grin durant ce jour et les suivants. Je ne tenais
plus en place; sans cesse je me voyais sur le
point d'abandonner le pays. Il me semblait
d'avance courir dans les bois, ayant à n^es
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
21
trousses des gendarmes criant: « Halte! halte! »
Puis je me représentais la désolation de Ca-
therine, de la tante Grédel, de M. Goulden.
Quelquefois je croyais marcher en rang, avec
une quantité d'autres malheureux auxquels
on criait : «En avant!... A la baïonnette! »
tandis que les boulets en enlevaient des files
entières. J'entendais ronfler ces boulets et siffler
les balles; enfin j'étais dans un état pitoyable.
« Du calme, Joseph, me disait M. Goulden j
ne te tourmente donc pas ainsi. Pense que de
toute la conscription, il n'y en a pas dix peut-
êti'e qui puissent donner d'aussi bonnes rai-
sons que toi pour rester. Il faudrait que le chi-
rurgien fût aveugle pour te recevoir. D'ailleurs,
je verrai M. le commandant de place... Tran-
quillise-toi ! »
Ces bonnes paroles ne pouvaient me ras-
surer.
C'est ainsi que je passai toute une semaine
dans des transes extraordinaires, et quand ar-
riva le jour du tirage, le jeudi matin, j'étais
tellement pâle, tellement défait, que les pa-
rents de conserits enviaient en quelque sorte
ma mine pour leur fils. « Celui-là, se disaient-
ils, a de la chance... il tomberait par terre en
soufflant dessus... Il y a des gens qui naissent
sous une bonne étoile 1 •
VI
Il aurait fallu voir la mairie de Phalsbourg
le matin du 15 janvier 1813, pendant le tirage.
Aujourd'hui, c'est quelque chose de perdre à la
conscription, d'être forcé d'abandonner ses pa-
rents, ses amis, son village, ses bœufs et ses
terres, pour aller apprendre, Dieu sait où; « —
Une... deussel... une... dcussel... Halte/... TéLe
droite.. . têtegavche. . . fixe I. . . Portez armes,!.. . etc. »
— Oui, c'estquelque chose, mais on en revient;
on peut se dire avec quelque confiance : « Dans
sept ans, je retrouverai mon vieux nid, mes
parents et peut-être aussi mon amoureuse...
J'aurai vu le monde... j'aurai môme des titres
pour être garde forestier ou gendarme 1 » Gela
console les gens raisonnables. Mais dans ce
temps-là, quand vous aviez le malheur de per-
dre, c'était fini ; sur cent, souvent pas un ne
revenait : l'idée de partir définitivement ne
pouvait presque pas vous entrer dans la tète.
Ce jour-là donc, ceux du Ilarberg, de Gar-
bourg et des Quatre-Vents devaient tirer les
premiers, ensuite ceux de la ville, ensuite ceux
de Wôchem et de Mittelbronn.
De bon matin je fus debout, et les deux cou-
des sur l'établi, je me mis à regarder tous ces
gens défiler : ces garçons en blouse, ces pauvres
vieux en bonnet de coton et petite veste, ces
vieilles en casaquin et jupe de laine, le dos
courbé, la figure défaite, le bâton ou le para-
pluie sous le bras. Ils arrivaient par familles.
M. le sous-préfet de Sarrebourg, en collet d'ar-
gent, et son secrétaire, descendus la veille au
Dœuf-Rouge, regardaient aussi par la fenêtre.
Vers huit heures, M. Goulden se mit à l'ou-
vrage, après avoir déjeuné ; moi je n'avais rien
pris, et je regardais toujours, quandM. le maire
Parmentier et son adjoint vinrent chercher
M. le sous-préfet.
Le tirage commença sur les neuf heures, et
bientôt on entendit la clarinette de Pfifer-Karl
et le violon du grand Andrès retentir dans les
rues. Ils jouaient la marche des Suédois; c'est
sur cet air que des milliers de pauvres diables
ont quitté la vieille Alsace pour toujours. Les
conscrits dansaient, ils se balançaient bras des-
sus bras dessous, ils poussaient des cris à fen-
dre les nuages, et frappaient la terre du talon
en secouant leurs chapeaux , essayant de pa-
raître joyeux, tandis qu'ils avaient la mort
dans l'âme... enfin, c'est la mode; et le grand
Andrès, sec, roide, jaune comme du buis, avec
son camarade tout rond, les joues gonflées jus-
qu'aux oreilles, ressemblaient à ces êtres qui
vous conduisent au cimetière, en causant entre
eux de choses indifférentes.
Cette musique, ces cris me rendaient triste.
Je venais de mettre mon habit à queue de
morue et mon castor pour sortir, lorsque la
tante Grédel et Catherine entrèrent en disant :
« Bonjour, monsieur Goulden! nous arrivons
pour la conscription. »
Je vis tout de suite combien Catherine avait
pleuré, ses yeux étaient rouges, et d'abord elle
se pendit à mon cou pendant que sa mère tour-
nait autour de moi.
M. Goulden leur dit :
« Ce doit être bientôt l'heure pour les jeunes
gens de la ville?
— Oui, monsieur Goulden, répondit Cathe-
rine d'une voix faible; ceux du Harberg ont
fini.
— Bon... bon... Eh bien, Joseph, il est temps
que tu partes, dit-il. Mais ne te chagrine pas...
Ne soyez pas effrayées. Ces tirages, voyez-vous ,
ne sont plus que pour la forme , depuis long-
temps on ne gagne plus, ou, quand on gagne,
on est rattrapé deux ou trois ans plus tard :
tous les numéros sont mauvais ! Quand le con-
seil de révision s'assemblera, nous verrons ce
qu'il sera bon de faire. Aujourd'hui, c'est une
espèce de satisfaction qu'on donne aux gens de
tirer à la loterie... mais tout le monde perd.
09
ROMANS NA' ONAUX.
— C'est égal, fit la tante Grédel , Joseph ga-
gnera.
— Oui, oui, répondit M. Gouldenen souriant,
cela ne peut pas manquer.
Alors je sortis avec Catherine et la tante, et
nous remontâmes vers la grande place, où la
foule se pressait. Dans toutes les boutiques, des
douzaines de conscrits, en train d'acheter des
rubans, se bousculaient autour des comptoirs;
on les voyait pleurer en chantant comme des
possédés. D'autres, dans les auberges, s'em-
brassaieut en sanglotant, ïnais ils chantaient
toujours. Deux ou trois musiques des environs,
celle du bohémien Waldteufel, de Rosse.lkas-
ten et de Georges-Adam, étaient arrivées et se
confondaient avec des éclats décliirants et ter-
ribles.
Catherine me serrait le bras, la tante Grédel
nous suivait.
En face du corps de garde, j'aperçus de loin
le colporteur Pinacle, sa balle ouverte sur une
petite table, et, tout à côté, une grande perche
garnie de rubans qu'il vendait aux conscrits.
Je me dépêchais de passer, lorsqu'il me
cria :
« Hé! boiteux, halte, halte!... arrive donc...
je te garde un beau ruban. Il t'en faut un ma-
gnifique à toi .... le ruban de ceux qui gagnent ! •
Il agitait par-dessus sa tête un grand ru-
ban noir, et je pâlis malgré moi. Mais, comme
nous montions les marches de la mairie, voilà
que justement un conscriten descendait: c'était
Klipfel, le forgeron de la Porte-de-France; il
venait de tirer le numéro 8, et s'écria de loin:
« Le ruban noir. Pinacle, le ruban noir!...
Apporte.... coûte que coûte! »
11 avait une figure sombre et riait. Son petit
frère Jean pleurait derrière en criant :
• Non, Jasob, non, pas le ruban noir! »
Mais Pinacle attachait déjà le ruban au cha-
peau du forgeron, pendant que celui-ci di-
sait :
« Voilà ce qu'il nous faut maintenant.... Nous
sommes tous morts.... nous devons porter
notre deuil! »
Et d'une voix sauvage il cria : « Vive V Empe-
reur I »
J'étais plus content de voir ce ruban à son
.chapeau qu'au mien, et je me gfissai bien vite
dans la foule pour échapper à Pinacle.
Nous eûmes mille peines à entrer sous la
voûte de la mairie, et à grimper le vieil escalier
de chêne, où les gens montaient et descendaient
Gommeune véritable fourmilière. Dans lagrande
salle en haut, le gendarme Kelz se promenait,
maintenant l'ordre autant que possible. Et dans
la chambre du conseil, à côté, — où se trouve
peinte la Justice, un bandeau sur les yeux, — i
on entendait crier les numéros. De temps en
temps vm conscrit sortait, la face gonflée de
sang, attachant Son numéro sur son bonnet, et
s'en allant la tête basse à travers la foule ,
comme un taureau furieux qui ne voit plus
clair, et qui voudrait se casser les cornes au
mur. D'autres, au contraire, passaient pâles
comme des morts.
Les fenêtres de la mairie étaient ouvertes ;
on entendait dehors les cinq ou six musiques
jouer à la fois. C'était épouvantable.
Je serrais la main de Catherine, et tout dou-
cement nous arrivâmes, à travers ce monde,
dans la salle où M. le sous-préfet, les maires et
les secrétaires, sur leur tribune, criaient les
numéros à haute voix, comme on prononce
des jugements, car tous les numéros étaient
de véritables jugements.
Nous attendîmes longtemps.
Je n'avais plus une goutte de sang dans les
veines, lorsque enfin on appela mon nom.
Je m'avançai sans voir ni entendre, je mis la
main dans la caisse et je tirai un numéro.
M. le sous-préfet cria : • Numéro 17 ! •
Alors je m'en allai sans rien dire, Catherine
et la tante derrière moi. Nous ddScendimes sur
la place, et, ayant un peu d'air, je me rappelai
que j'avais tiré le numéro 17.
La tante Grédel paraissait confondue,
« Je t'avais pourtant mis quelque chose dans
ta poche, dit-elle; mais ce gueux de Pinacle t'a
jeté un mauvais sort. »
En même temps elle tira de ma poche de
derrière un bout de corde. Moi, de grosses
gouttes de sueur me coulaient du front; Cathe-
rine était toute pâle, et c'est ainsi que nous re-
tournâmes chez M. Goulden.
« Quel numéro as-tu, Joseph? me dit-il aus-
sitôt.
— Dix-sept, » répondit la tante en s'asseyant
les mains sur les genoux.
Un instant M. Goulden parut troublé, mais
ensuite il dit :
« Autant celui-là qu'un autre tous parti-
ront.... il faut remplir les cadres. Cela ne si-
gnifie rien pour Joseph. J'irai voir M. le maire,
M. le commandant de place.... Ce n'est pas pour
leur faire un mensonge; dire que Joseph est
boiteux, toute la ville le sait; mais, dans la
presse, on pourrait passer là-dessus. Voilà pour-
quoi j'irai les voir. Ainsi ne vous troublez pas,
reprenez confiance. ■»
Ces paroles du bon M. Goulden rassurèrent
la tante Grédel et Catherine, qui s'en retour-
nèrent aux Ouatre-Vents pleines de bonnes es-
pérances; mais pour moi c'était autre chose:
depuis ce moment je n'eus plus une minute
de tranquilhté, ni jour ni nuit.
/
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
L'Empereur avait une bonne habitude : il ne
laissait pas les conscrits languir chez eux. Aus-
sitôt après le tirage arrivait le conseil de révi-
sion, et quelques jours après la feuille de route.
Il ne faisait pas comme ces arracheurs de dents
qui vous montrent d'abord leurs pinces et leurs
crochets, et qui vous regardent longtemps dans
la bouche, de sorte que vous attrapez la colique
avant qu'ils se soient décidés : il allait ronde-
ment !
Troi» jours après le tirage, le conseil de ré-
vision était à l'hôtel de ville, avec tous les
maires du pays et quelques notables, pour
donner des renseignements au besoin.
La veille, M. Goulden avait mis sa grande
capote marron et sa belle perruque pour aller
remonter l'horloge de M. le maire et celle du
commandant de place. Il était revenu la mine
riante et m'avait dit :
« Cela marchera.... M. le maire et M. le com-
mandant sSiVent bien que tu es boiteux; c'est
assez clair, que diable ! Ils m'ont répondu tout
de suite: « Hé! monsieur Goulden, ce jeune
homme est boiteux ; à quoi bon nous parler de
lui? Ne vous inquiétez de rien; ce ne sont pas
des infirmes qu'il nous faut, ce sont des sol-
dats. »
Ces paroles m'avaient mis du baume dans le
sang, et cette nuit-là je dormis comme un bien-
heureux. Mais le lendemain la peur me reprit :
je me représentai tout à coup combien de gens
cribbis de défauts partaient tout de même, et
combien d'autres avaient l'indélicatesse de s'en
inventer pour tromper le conseil : par exemple,
d'avaler des choses nuisibles, afin de se rendre
pâles, ou de se lier la jamb'e afin de se donner
des varices, ou de faire les sourds, les aveugles,
les imbéciles. El songeant à ces choses, je fré-
mis de n'être pas assez boiteux, et je résolus
d'avoir aussi l'air minable. J'avais entendu dire
que le vinaigre donne des maux d'estomac, et,
sans en prévenir M. Goulden, dans ma peur
j'avalai tout le vinaigre qui se trouvait dans la
petite burette de l'huilier. Ensuite je m'habillai ,
pensant avoir une mine de déterré, car le vi-
naigre était très-fort et me travaillait intérieu-
rement. Mais, en entrant dans la chambre de
M. Goulden, à peine m'eut-il vu qu'il s'écria :
« Jpseph, qu'as-tu donc? tu es rouge comme
un coq ! »
Et moi-même, m'étant regardé dans le mi-
roir, je vis que, jusqu'à mes oa-eilles et jus-
qu'au bout de mon nez, tout était rouge. Alors
je fus effrayé; mais au lieu de pâlir je devins
encore plus rouge, et je m'écriai dans la déso-
lation :
• Maintenant je suis perdu ! Je vais avoir
l'air d'un garçon qui n'a pas de défauts, el
même qui se porte très -bien; c'est le vinaigre
qui me monte à la tête.
— Quel vinaigre ? demanda M. Goulden.
— Celui de l'huilier, que j'ai bu pour être
pâle, comme on raconte de mademoiselle
Sclapp, Forganiste. 0 Dieu, quelle mauvaise
idée j'ai eue I
— Cela ne t'empêchera pas d'être boiteux,
dit M. Goulden; seulement tu voulais tromper
le conseil , et ce n'est pas honnête ! Mais voici
neuf heures et demie, qui sonnent; Werper est
venu me prévenir hier que tu passerais à dix
heures... Ainsi dépêche-toi. »
Il me fallut donc partir en cet état; le feu du
vinaigre me sortait des joues. Lorsque je ren-
contrai la tante et Catherine, qui m'attendaient
sous la voûte de la mairie, elles me reconnurent
à peine.
« Comme tu as l'air content et réjoui I » me
dit la tante Grédel.
En entendant cela , j'aurais eu bien sùr'une
faiblesse, si le vinaigre ne m'avait pas soutenu
malgré moi. Je montai donc l'escalier dans un
trouble extraordinaire, sans pouvoir remuer la
langue pour répondre , tant j'éprouvais d'hor-
reur contre ma bêtise.
En haut, déjà plus de vingt-cinq conscrits,
qui se prétendaient infirmes , étaient reçus; et
plus de vingt-cinq autres, assis sur un banc
contre le mur, regardaient à terre, les joues
pendantes, en attendant leur tour.
Le vieux gendarme Kelz, avec son grand cha-
peau à cornes, se promenait de long en b^rge ;
dès qu'il me vit, il s'arrêta comme émerveillé,
puis il s'écria :
» A la bonne heure ! à la bonne heure 1 au
moins en voilà un qui n'est pas fâché de partir:
l'amour de la gloire éclate dans ses yeux. •
Et me posant la main sur l'épaule :
« C'est bien , Joseph , fit-il , je te prédis qu'à
la fin de la campagne, tu seras caporal.
— Mais je suis boiteux ! m'écriai-je indigné.
— Boiteux I dit Kelz en clignant de l'œil et
souriant , boiteux ! C'est égal , avec une mine
pareille on fait toujours son chemin. »
Il avait à peine fini son discours, que la salle
du conseil de révision s'ouvrit et que l'autre
gendarme, Werner, se penchant à la porte,
cria d'une voix rude :
« Joseph Bertha ! »
J'entrai , boitant le plus que je pouvais , et
Werner referma la porte. Les maires du canton
étaient assis sur des chaises en demi-cercle,
M. le sous-préfet et M. le maire de Phalsbourg
au milieu , dans des fauteuils , et le secrétaire
Freylig, à sa table. Un conscrit du Ilarberg se
rhabillait; le gendarme Descarmes l'aidait à
mettre ses bretelles. Ce conscrit, avec ses grands
24
ROMANS NATIONAUX
Alors je m'en allai sans rien dire (Page 22.)
cheveux bruns pendant sur les yeux, le cou
nu et la bouche ouverte pour soupirer, avait
l'air d'un homme qu'on va pendre. Deux mé-
decins, M. le chirurgien-major de Thôpila],
avec un autre en uniforme, causaient au mi-
lieu de la salle. Ils se retournèrent en me di-
sant :
« Déshabillez-vous. »
Et je me déshabillai jusqu'à la chemise, que
Warner m'ôta. Les autres me regardaient.
M. le sous-préfet dit :
■ Voilà un garçon plein de santé. »
Ces mots me mirent en colère; malgré cela,
je répondis honnêtement :
• Mais je suis boiteux, monsieur le sous-pré-
fet. . .
Les chirurgiens me regardèrent , et celui de
l'hôpital, à qui M. le commandant de place avait
sans doute parlé de moi, dit :
« La jambe gauche est un peu courte. »
— Bah ! fit l'autre, elle est solide. •
Puis, me posant la main sur la poiti'ine :
« La conformation est bonne, dit-il ; toussez.
Je toussai le moins fort que je pus; mais il
trouva tout de même que j'avais un bon timbre,
et dit encore : • Regardez ces couleurs ; voilà
ce qui s'appelle un beau sang. »
Alors moi, voyant qu'on allait me prendre si
je ne disais rien, je répondis :
• J'ai bu du vinaigre.
— Ah ! fit-il, ça prouve que vous avez un bon
estomac, puisque vous aimez le vinaigre.
— Mais je suis boiteux ! m'écriai-je tout dé-
solé.
4'au;>u:4-4Mr)'t al Cany.. t»o i» 9t9, )•,
niSTOlUK D'UN CONSCUiT DK 1813
ns racontaient, d'un air majestueux, leurs batailles et leurs duels. (Page 27.)
— Bah ! ne vous chagrinez pas, reprit cet
homme ; votre jambe est solide, j'en réponds.
— Tout cela, dit alors M. le maire, n'empêche
pas ce jeune homme de boiter depuis sa nais-
sance; c'est un fait connu de tout Phalsbourg.
— Sans doute, fit aussitôt le médecin de l'hô-
pital, la jambe gauche est trop courte ; c'est un
cas d'exemption.
— Oui, reprit M. le maire, je suis si\r que ce
garçon-là ne pourrait pas supporter une lon-
gue marche ; il resterait en' route à la deuxième
étape. »
Le premier médecin ne disait plus rien.
Je me croyais déjà sauvé de la guerre, quand
M. le sous-préfet me demanda :
• Vous êtes bien Joseph Bertha?
— Oui, monsieur le sous-préfet, répondis-je.
— Eh bien, messieurs, dit-il en sortant une
lettre de son portefeuille, écoutez ! »
Il se mit à lire cette lettre , dans laquelle on
racontait que, six mois avant, j'avais parié d'al-
ler à Saverne et d'en revenir plus vite que Pi-
nacle ; que nous avions fait ce chemin ensemble
en moins de trois heures, et que j'avais ga-
gné.
C'était malheureusement vrai ! ce gueux de
Pinacle m'appelait toujours boiteux, et dans
ma colère, j'avais parié contre lui. Tout le
monde le savait, je ne pouvais donc pas soute-
nir le contraire.
Gomme je restais confondu , le premier chi-
rurgien me dit :
« Voilà qui tranche la question ; rhabillez-
vous. •
2G
ROMANS NATIONAUX;
Et, se tournant vers le secrétaire, il s'écria :
« Bon pour le service ! »
Je me rhabillai dans un désespoir épouvan-
table.
Werner en appela un autre. Je ne faisais plus
attention à rien... Quelqu'un m'aidait à passer
les manches de mon habit. Tout à coup je fus
sur l'escalier ; et comme Catherine me deman-
dait ce qui s'était passé , je poussai un sanglot
terrible ; j-e serais tombé du haut en bas , si la
tante Grédel ne m'avait pas soutenu.
Nous sortîmes par derrière .et nous traver-
sâmes la petite place; je pleurais connue un en-
fant et Catherine aussi. Sous la halle, dans
l'ombre, nous nous arrêtâmes en, nous embras-
sant.
La tante Grédel criait :
• Ah! les brigands!.,, ils enlèvent mainte-
nant jusqu'aux boiteux... jusqu'aux infirmes I
Il leur faut tout! Qu'ils viennent donc aussi
nous prendre ! »
Les gens se réunissaient, et le boucher Sèpel,
qui découpait là sa viande sur l'étal, dit :
« Mère Grédel, au nom du ciel, taisez-vous...
On serait capable de vous mettre en prison.
— Eh bien, qu'on m'y mette, s'écria-t-elle,
qu'on me massacre ; je dis que les hommes sont
des lâches de permettre ces horreurs ! »
Mais le sergent de ville s'étant approché ,
nous repartîmes ensemble en pleurant. Nous
tournâmes le coin du café Hemmerlé , et nous
entrâmes chez nous. Les gens nous regardaient
de leurs fenêtres et se disaient : • En voilà en-
core un qui part ! »
M. Goulden , sachant que la tante Grédel et
Catherine viendraient dîner avec nous le jour
de la révision , avait fait apporter du ilouton-
d'Or une oie farcie et deux bouteilles de bon
vin d'Alsace. Il était conraincu que j'allais être
réformé tout de suite; aussi quelle ne fut pas
sa surprise de nous voir entrer ensemble dans
une désolation pareille.
« Qu'est-ce que c'est? » dit il en relevant son
bonnet de soie sur son front chauve, et nous
regardant les yeux écarquillés.
Je n'avais pas la force de lui répondre ; je
me jetai dans le fauteuil en fondant en larmes.
Catherine s'assit près de moi, les bras autour
de mon cou, et nos sanglots redoublèrent.
La tante Grédel dit :
« Les gueux l'ont pris.
— Ce n'est pas possible I fit M. Goulden, dont
les bras tombèrent.
—Oui, c'est tout ce qu'on peut voir de pire,
dit la tante ; ça montre bien de la scélératesse
de ces gens. •
Et s'animant de plus en plus, elle criait :
« 11 ne viendra donc plus de révolution! Ces
bandits seront donc toujours les maîtres!
— Voyons, voyons, mère Grédel, calmez-
vous, disait M. Goulden. Au nom du ciel, ne
criez pas si haut. Joseph, raconte-nous raison-
nablement les choses; ils se sont trompés...
ce n'est pas possible autrement... M. le maire
et le médecin de l'hôpital n'ont donc rien dit? »
Je racontai en gémissant l'histoire de la lettre;
et la tante Grédel, qui ne savait rien de cela,
§e mit à crier en levant les poings :
«Ah! le brigand! Dieu veuille qu'il entre
encore une fois chez nous ! je lui fends la tète
avec ma hacliette. »
M. Goulden était consterné.
« Comment! tu n'as pas criéq^e c'était faux!
dit-il; c'est donc vrai celte histoire? »
Et comme je baissais la tête sans répondre,
joignant les mains il ajouta :
« Ah! la jeunesse, la jeunesse, cela ne pense
à rien... Quelle imprudence... quelle impru-
dence ! »
Il se promenait autour de la chambre; puis
il s'assit pour essuyer ses lunettes, et la tante
Grédel dit :
« Oui, mais ils ne l'auront pas tout de même;
leurs méchancetés ne serviront à rien : ce soir,
Joseph sera déjà dans la montagne, en roule
pour la Suisse. »
M. Goulden, en entendant cela, devint grave;
il fronça le sourcil et répondit au bout d'un in-
stant :
« C'est un malheur... un grand malheur...
car Joseph est réellement boiteux... On le re-
connaîtra plus tard ; il ne pourra pas marcher
deux jours sans rester en arrière et sans tomber
malade. Mais vous avez tort, mère Grédel, de
parler comme vous faites et de lui donner un
mauvais conseil.
— Un mauvais conseil! dit-elle; vous êtes
donc aussi pour faire massacrer les gens, vous? "
— Non, répondit-il, je n'aime pas les guerres,
surtout celles où des cent mille hommes per-
dent la vie pour la gloire d'un seul. Mais ces
guerres-là sont finies; ce n'est plus pour ga-
gner de la gloire et des royaumes qu'on lève
des soldats, c'est pour défendre le pays, qu'on
a compromis à force de tyrannie et d'ambition.
On voudrait bien la paix maintenant! Malheu-
reusement, les Russes s'avancent, les Prussiens
se mettent avec eux, et nos amis les Autri-
chiens n'attendent qu'une bonne occasion de
nous tomber sur le dos ; si l'on ne va pas à leur
rencontre, ils viendront chez nous, car nous
allons avoir l'Europe surles bras comme en 93.
C'est donc tout autre chose que nos guerres
d'Espagne, de Russie et d'Allemagne. Et moi,'
tout vieux que je suis, mère Grédel, si le dan-
ger continue à grandir et si l'on a besoin des
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
21
anciens de la Répiiblique, j'aurais honte d'aller
faire des horloges en Suisse , pendant que
d'autres verseraient leur sang pour défendre
mon pays. D'ailleurs, écoutez bien ceci : les
dC'scrteurs sont méprisés partout. Après avoir
fait un coup pareil, on n'a plus de racines
nulle part, on n'a plus ni. père , ni mère, ni
clocher, ni patrie... On s'est jugé soi-même in-
capable de remplir le premier de ses devoirs,
qui est d'aimer et do soutenir son pays, même
lorsqu'il a tort. » *
Il n'en dit pas plus en ce moment, et s'assit
à la table d'un air grave.
« Mangeons, reprit-il après un instant de
silence; voici midi qui sonne. Mère Grédel et
Catherine, asseyez-vous là. •
lilles s'assirent, et nous mangeâmes. Je rê-
vais aux paroles de M. Goulden, qui me sem-
blaient justes. La tante Grédel serrait les lèvres,
et de temps en temps me regardait, pour voir
ce que je pensais. A la fin, elle dit :
• Moi je me moque d'un pays où l'on prend
les pères de famille , après avoir enlevé les
garçons! Si j'étais à la place de Joseph, je par-
tirais tout de suite.
— Ecoutez, tante Grédel, lui répondis- je,
vous !-avez que je n'aime rien tant que la paix
et la tranquillité ; mais je ne voudraispourlant
pas me sauver comme un heimathslôss dans les
autres pays. Malgré cela, je ferai ce que vou-
dra Catherine : si elle me dit d'aller en Suisse,
j'irai!... •
Alors Catherine, baissant la tête pour cacher
ses larmes, dii tout bas :
« Je ne veux pas qu'on puisse t'appeler dé-
serteur.
—Eh bien donc, je ferai comme les autres !
m'écriai-je; puisque ceux de Phalsbourg et du
Dagsberg parlent pour la guerre, je partirai ! »
M. Goulden ne fit aucune observation.
« Chacun est libre, dit-il; goulement je suis
content de voir que Joseph pense comme
moi. •
Puisle silence se rétablit, et vers deux heures,
la lante Grédel, se levant, prit son panier. Elle
semblait abattue et me dit :
« Joseph, tu ne veux pas m'écouter, mais
C'est égal, avec la volonté du Seigneur, tout
cela finira; tu reviendras, si Dieu le veut, et
Catherine t'attendra.
Catherine, se jetant à mon cou, se remit à
pleurer, et moi plus encore qu'elle ; de sorte que
M. Goulden lui-mênje ne pouvait s'empêcher
de verser des larmes.
Enfin Catherine et sa mère descendirent l'es-
calier, et d'en bas la tante me cria :
" Tâche do revenir encore une ou deux fois
chez nous, Joseph. ^
— Oui, oui, » lui répondis-je en fermant la
porte.
Je ne me tenais plus sur mes jambes ; jamais
je n'avais élé si malheureux, et même aujour-
d'hui, quand j'y pense, cela me retourne le
cœur.
VII
Depuis ce jour je n'avais plus la tête à rien.
J'essayai d'abord do me remettre à l'ouvrage ;
mais sans cesse mes pensées étaient ailleurs,
et M. Goulden lui-même me dit :
« Joseph, laisse cela... profite du peu de
i temps qui te reste à passer avec nous ; va voir
î Catherine et la mère Grédel. Je crois toujours
I qu'on te réformera ; mais que peut-on savoir ?
' On a tellement besoin de monde, que cela
! risque de traîner en longueur. »
J'allais donc chaque matin aux Quatre-Vents,
et je passais mesjournéesavec Catherine. Nous
étions bien tristes, et pourtant bienheureux
toutde même de nous voir ; nous nous aimions
plus encore qu'avant, si c'est possible. Cathe-
rine quelquefois essayait de chanter, comme
dans le bcm temps ; mais tout à coup eke se
mettait à pleurer. Alors nous pleurions en-
semble, et la tante Grédel recommençait à
maudir les guerres qui font le malheur de tout
le monde. Elle disait que le conseil -ât révision
méritait d'être pendu, que tous ces bandits s'en-
tendaient ensemble pour vous empoisonner
l'existence. Celanoussoulageaitunpeude l'en-
tendre crier, et nous trouvions qu'elle avait
raison.
Le soir, je rentrais en ville vers huit ou neuf
heures, au moment où l'on fermait les portes,
et je voyais, en passant, toutes les petites au-
berges pleines de conscrits et de vieux soldats
réformés qui buvaient ensemble. Les conscrits
payaient toujours ; les autres, le bonnet de po-
lice crasseux sur l'oreille, le nez rouge, le vieux
col de crin en guise de chemise, se retrous-
saient les moustaches en racontant d'un air
majestueux leurs batailles, leurs marches et
leurs duels.
On ne pouvait rien voir de plus abominable
que ces trous pleins de fumée, le quinquet sous
les poutres sombres, ces vieux ferrailleurs et
ces jeunes gens en train de boire, de ctier et
de taper sur les tables comme des aveugles ; et
derrière, dans l'ombre, la vieille Annelte
Schnaps, ou Marie Iléring, la tignasse tordue
sur la nuque, le peigne à trois dents en travers,
observant ces choses en se grattant la hanche,
ou bien en vidant un pot à la santé des braves.
C'était triste pour des flls de paysan.s,xles
ROMANS NATIONAUX.
gens honnêtes et laborieux de mener une exis-
tence pareille ; mais personne n'avait plus en-
vie de travailler ; on aurait donné sa vie pour
deux liards. A force de crier, de boire et de se
désoler intérieurement, on finissait par s'en-
dormir le nez sur la table, et les vieux vidaient
les cruches en chantant :
La gloire nous appelle I
Moi qui voyais ces choses, je bénissais le ciel,
dans ma misère, de me donner d'honnêtes
gens pour soutenir mon courage et m'empô-
cher de tomber entre pareilles mains.
Gela se prolongea jusqu'au 25 janvier. De-
puis quelques jours, un grand nombre de cons-
crits italiens, des Piémontais et des Génois
étaient arrivés en ville; les uns gros et gras
comme des Savoyards nourris de châtaignes,
le grand chapeau pointu sur leur tête crépue,
le pantalon de bure, teint en vert sombre, et la
pccite veste également de bure, mais couleur
de brique, serrés aux reins par une ceinture
de cuir. Ils avaient des souliers énormes, et
mangeaient du fromage sur le pouce, assis
tout le long de la vieille halle. Les autres, secs
maigres, bruns, grelottaient dans leurs lon-
gues souquenilles, rien qu'à voir la neige sur
les toils, et regardaient passer les femmes avec
de graqiJs yeux noirs et tristes. On les exerçait
sur la place tous les jours à marcher au pas;
ils allaient remplir les cadres du G" léger à
Mayence, et se reposaient un peu dans la ca-
serne d'infanterie.
Le capitaine des recrues, qui s'appelait Vi-
dal, logeait au-dessus de notre chambre. Celait
un homme carré, solide, très-ferme, et pour-
tant aussi très-bon et très-honnête. Il vint faire
raccommoder la sonnerie de sa montre chez
nous, et quaud il sut que j'étais conscrit et que
j'avais peur de ne pas revenir, il m'encouragea
disant « que tout n'est qu'habitude... qu'au
bout de cinq ou six mois, on se bat et l'on
-marche comme on mange la soupe, et quebeau-
coup même s'habituent tellement à tirer des
coups de fusil ou de canon sur les gens, qu'ils
se considèrent comme majheureux lorsqu'ils
n'ont pas cette jouissance. »
Mais sa manière de raisonner n'était pas de
mon goût, d'autaut plus que je voyais cinq ou
six gros grains de poudre sur une de ses joues,
• lesquels étaient entrés bien loin dans la peau,
et qu'il m'expliqua provenir d'un coup de fusil
qu'un Russe lui avait lâché presque sous le
nez. Un état pareil me déplaisait de plus en
plus, et, comme déjà plusieurs jours s'étaient
passés sans nouvelles, je commençais à croire
qu'on m'oubliait comme le grand Jacob, du
Chévre-Hof, dont tout le rrfonde parle encore,
à cause de son bonheur extraordinaire. La
tante Grédel elle-même me disait chaque fois
que j'allais chez eux: « Eh bien... eh bien...
ils veulent donc nous laisser tranquilles ! »
lorsque, le matin du 25 janvier, au moment où
j'allais partir pour les Ouatre-Vent«, Monsieur
Goulden, qui travaillait à son établi d'un air rê-
veur, se retourna les larmes aux yeux et me dit:
« Ecoute, Joseph, j'ji voulu te laisser dormir
encore tranquillement cette nuit ; mais il faut
pourtant que tu le saches, mon enfant : hier
soir, le brigadier do gendarmerie est venu
m'apporter ta feuille de roule. Tu pars avec les
Piémontais et les Génois, et cinq ou six gar-
çons de la ville : le fils Klipfel, le iils Lœrig
Jean Furst et Gaspard Zébédé ; vous partez pour
Mayence. »
Eu entendant cela, je sentis mes jambes s'en
aller, et je m'assis sans pouvoir répondre un
mot. M. Goulden sortit de. son tiroir la feuille
de route en belle écriture, et se mit à la lire
lentement. Tout ce que je me rappelle, c'est
que Joseph Bertha, natif de Dabo, canton de
Phaisbourg, arrondissement de Sarrebourg,
était incorporé dans le 6" léger, et qu'il de-
vait avoir rejoint son corps le 29 janvier, à
Mayence.
Celte lettre me produisit un aussi mauvais
effet que si je n'avais rien su d'avance ; je re-
gardai cela comme quelque chose de nouveau,
et j'en fus indigné.
M. Goulden, après un instant de silence, dit
encore :
. C'est aujourd'hui que les Italiens partent,
vers onze heures. »
Alors, me réveillant comme d'un mauvais
rêve, je m'écriai :
« Mais je ne reverrai donc plus Catherine?
— Si, Joseph, si, dit-il d'unevoix tremblante ;
j'ai fait prévenir la mère Grédel et Catherine ;
ainsi, mon enfant, elles viendront, tu pourras
les embrasser avant de partir. »
Je voyais son chagrin et je m'attendrissais
encore plus, de sorte que j'avais mille peines à
ih'empêcher de fondre en larmes.
Au bout d'une minute il reprit :
• Tu n'as besoin de t'inquiéter de rien, j'ai
tout préparé d'avance. El quand lu reviendras,
Joseph, si Dieu veut que je sois encore de ce
monde, tu me trouveras toujours le même.
Voici que je commence à me faire vieux, mon
plus grand bonheur aurait été de te conserver
comme un fils, car j'ai trouvé dans toi le bon
cœur et le bon esprit d'un honnête homme ; je
t'aurais cédé mon fonds... nous aurions été
bien ensemble... Catherine et toi vous auriez
été mes enfants... Mais puisqu'il en est ainsi,
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
29
résignons-nous. Tout cela n'est que pour un
peu de temps; tu seras réformé j'en suis sûr :
on verra bientôt que tu ne peux pas faire de
longues marches. »
Taudis qu'il parlait, moi, la lôte sur les ge-
noux, je sanglotais tout bas.
A la fin, il se leva et sortit de l'armoire un
sac de soldat en peau de vache, qu'il posa sur
la table. Je le regardais toutabattu, ne songeant
à rien qu'au malheur de partir.
« Voici ton sac, dit-il, j'ai rais là-dedans tout
ce' qu'il te faut : deux chemises de toile, deux
gilets de flanelle et le reste. Tu recevras deux
chemises à Mayence, c'est tout ce qu'il te fau-
dra ; mais je t'ai fait faire des souliers, car rien
n'est plus mauvais que les souliers des four-
nisseurs; c'est presque toujours du cuir de
cheval , qui vous échauffe terriblement les
pieds. Tu n'es pas déjà trop solide sur tesjam-
bes, mon pauvre enfant, au moins que tu n'aies
pas cette douleur de plus. Enfin voilà... c'est
tout. »
Il posa le sac sur la table et se rassit.
Dehors on entendait les allées et les venues
des Italiens qui se préparaient à partir. Au-
dessus de nous, le capitaine Vidal donnait des
ordres. Il avait son cheval à la caserne de gen-
darmerie, et disait à sou soldat d'aller voir s'il
était bien bouchonné, s'il avait reçu son avoine.
Tout ce bruit, tout ce mouvement me pro-
duisait un elTet étrange, et je ne pouvais encore
croire qu'il fallait quitter la ville. Comme j'é-
tais ainsi dans le plus grand trouble, voilà que
la porte s'ouvre, et que Catherine se jette dans
mes bras en gémissant, et que la mère Grédel
crie :
• Je te disais bien qu'il fallait te sauver en
Suisse que ces gueux finiraient par t'emmo-
ner.... Je te le disais bien.... tu n'as pas voulu
me croire.
— Mère Grédel, répondit aussitôt M. Goulden,
de partir pour faire son devoir, ce n'est pas un
aussi grand malheur que d'être méprisé par
les honnêtes gens. Au lieu de tous ces cris et
de tous ces reproches qui ne servent à rien,
vous feriez mieux de consoler et de soutenir
Joseph.
— Ah! dit-elle, je ne lui fais pas do repro-
ches, non ! quoique ce soit terrible de voir des
choses pareilles. »
Catherine ne me quittait pas; elle s'était as-
sise à côté de moi, et nous nous embrassions.
« Tu reviendras, faisait-elle en me serrant.
— Oui.... oui, lui disais-je tout bas; et toi, tu
penseras toujours à moi.... lu n'en aimeras pas
un autre 1 »
Alors elle sanglotait en disant :
• Oh'.non, je ne veux jamaisaimer que toi ! »
Cela durait depuis un quart d'heure, lorsque
la porte s'ouvrit, et que le capitaine Vidal entra,
le manteau roulé comme un corps de chasse
sur son épaule.
« Eh bien! dit-il, eh bien! et notre jeune
homme?
— Le voilà, répondit M. Goulden.
— Ah! oui, fit le capitaine, ils sont en train
de se désoter, c'est tout simple.... Je me rap-
pelle ça.... nous laissons tous quelqu'un au
pays. •
Puis, élevant la voix :
« Allons, jeune homme, du courage! Nous
ne sommes plus un enfaut, que diable! »
Il regarda Catherine :
« C'est égal, dit-il à M. Goulden, je comprends
qu'il n'aime pas de partir. »
Le tambour battait à tous les coins de la rue;
le capitaine Vidal ajouta:
« Nous avons encore vingt minutes pour
lever le pied. »
Et, me lançant un coup d'œil:
« Ne manquons pas au premier appel, jeune
homme, » flt-il en serrant la main de M. Goul-
den.
Il sortit; on entendait son cheval piaffer à la
porte.
Le temps était gris, la tristesse m'accablait;
je ne pouvais lâcher Catherine.
Tout à coup le roulement commença; tous
les tambours s'étaient réunis sur la place.
i\l. Goulden, prenant aussitôt le sac par ses
courroies sur la table, dit d'un ton grave :
(I Joseph; maintenant embrassons-nous.... il
est temps. »
Je me redressai tout pâle; il m'attacha le sac
sur les épaules. Catherine, assise la figure dans
son tablier, sanglotait. La mère Grédel, de-
bout, me regardait les lèvres serrées.
Le roulement continuait toujours; subite-
ment il se tut.
« L'appel va commencer, dit M. Goulden en
m'embrassant, et tout à coup son cœur éclata;
il se mit à pleurer, m' appelant tout bas son
enfant et me disant :
« Courage! »
La mère Grédel s'assit; comme je me bais-
sais vers elle, elle me prit la tête entre ses
mains, et m'embrassant, elle criait :
« Je t'ai toujours aimé, Joseph, depuis que tu
n'étais qu'un enfant.... je t'ai toujours aimé!
tu ne nous as donné que de la satisfaction, et
maintenant il faut que tu partes.... Mon Dieu,
mon Dieu, quel malheur ! •
Moi, je ne pleurais plus.
Quand la tante firédel m'eut lâché, je regart
dai Calliorine, qui ne bougeait pas, et, m'étan-
approclié, je la baisai sur le cou. Elle ne se
30
ROMANS NATIONAUX.
leva point, et je m'en allais bien vite, n'ayant
plus de force, lorsqu'elle se mit à crier d'une
voix déchirante :
« Joseph!... Joseph! »
Alors je me retournai; nous nous jetâmes
dans les bras l'un de l'autre, et quelques ins-
tants encore nous restâmes ainsi, sanglotant.
Catherine ne pouvait plus se tenir; je la posai
dans le fauteuil et je partis sans oser tourner
la tête.
J'étais déjà sur la place, au milieu des Italiens
et d'une foule d'e gens qui criaient et pleuraient
en reconduisant leurs garçons, et je ne voyais
rien, je n'entendais rien.
Quand le roulement recommença, je regar-
dai et je vis que j'étais entre Klipfel et Furst,
tous deux le sac au doS; leurs parents devant
nous, sur la place, pleuraient comme pour un
enterrement. A droite, près de l'hôtel de ville,
le capitaine Vidal, à cheval sur sa petite jument
grise, causait avec deux oITiciers d'infanterie.
Les sergents faisaient l'appel et l'on répondait.
On appela Zébédé, Furst, Klipfel, Bertha, nous
répondîmes comme les autres; puis le capitaine
commanda : « Marche ! » et nous partîmes deux
à deux vers la porte de France.
Au coin du boulanger Spitz, une vieille, au
premier, cria de sa fenêtre, d'une voix étran-
glée :
• Kasper! Kasperît
C'était la grand'môre de Zébédé; son men-
ton tremblait. Zébédé leva la main sans ré-
pondre; il était aussi bien triste et baissait la
têfe.
Moi, je frémissais d'avance de passer devant
chez nous. En arrivant là, mes jambes fléchis-
saient; j'entendis aussi quelqu'un crier des fe-
nêtres, mais je tournai la tète du côté de l'au-
berge du Bœuf-Rouge; le bruit des tambours
couvrait tout.
Les enfants couraient derrière nous en criant :
« Les voilà qui partent.... Tiens, voilà Klipfel,
voilà Joseph ! ■
Sous la porte de France, les hommes de
garde rangés en ligne, l'arme au bras, nous re-
gardèrent défiler. Nous traversâmes l'avancée ,
puis nos tambours se turent, et nous tournâmes
à droite. On n'entendait plus que le bruit des
pas dans la boue, car la neige fondait.
Nous avions dépassé la ferme du Gerberhoff
et nous allions descendre la côte du grand pont,
lorsque j'entendis quelqu'un me parler : c'était
le capitaine qui me criait du haut de son
cheval :
« A la bonne heure, jeune homme, je suis
content de vous! «
En entendant cela, je ne pus m'empêchèr de
réri.'vndro enrore dos la7"nes, et le grand Furst
aussi ; nous pleurions en marchant. Les autres,
pâles comme des morts, ne disaient rien. Au
grand pont, Zébédé sortit sa pipe pour fumer.
Devant nous, les Italiens parlaient et riaient
entre eux, étant habitués depuis trois semaines
à cette existence.
Une fois sur la côte de Metting, à plus d'une
lieue de la ville, comme nous allions redes-
cendre, Klipfel me toucha l'épaule, et tournant
la tête il me dit :
« Regarde là-bas....
Je regardai, et j'aperçus Phalsbourg bien
loin au-dessous di; nous, les casernes, les pou-
drières, et le clocher d'où j'avais vu la maison
de Catherine, six semaines avant, avec le vieux
Brainstein : tout cela gris, les bois noiis au-
tour. J'aurais bien voulu m'arrêter là quelques
instants; mais la tronpe marchait, il fallut
suivre. Nous descendîmes à Metting.
VIII
Ce même jour, nous allâmes jusqu'à Bitche,
puis le lendemain à Ilorubach, à Kaiserslau-
tern, etc. Le temps s'était remis à la neige.
Combien de fois, durant cette longue route,
je regrettai le brjn manteau de M. Goulden et
ses souliers à doubles semelles!
Nous traversions des villages sans nombre,
tantôt en montagne, tantôt en plaine. A rentrée
de chaque bourgade, les tambours attachaient
leur caisse et battaient la marche; alors nous
redressions la tête, nous marquions le pas,
pour avoir l'air de vieux soldats. Les getis ve-
naient à leurs petites fenôti-es, ou s'avançaient
sur leur porte en disant : « Ce sont des con-
scrits. »
Le soir, à la halte, nous étions bien heureux
de reposer nos pieds fatigués , moi surtout. Je
ne puis pas dire que ma jambe me faisait mal,
mais les pieds... Ah! je n'avais jamais senti
cette grande fatigue ! Avec notre billet de loge-
ment , nous avions le droit de nous asseoir au
coin du feu ; mais les gens nous donnaient
aussi place à leur table. Presque toujours nous
avions du lait caillé et des pommes de terre ;
quelquefois aussi du lard frais, tremblotant sur
un plat do choucroute. Les enfants vivaient
nous voir; les vieilles nous demandaient de quel
pays nous étions, ce que nous faisions avant de
partir; les jeunes filles nous regardaient d'un
air triste, rêvant à leurs amoureux, partis cinq,
six ou sept mois avant. Ensuite on nous con-
duisaitdans le lit du garçon. Avec quel bonheur
je m'étendais I comme j'aurais vomIu dormir
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
)[
mes douze heures ! Mais de bon matin, au pelit
jour, lo bourdonnemenl de la caisse me réveil-
lait ; je regardais les poutres brunes du pla-
fond, les petites vitres couvertes de givre, et je
me demandais : • Où suis-je? » Tout à coup
mon cœur se serrait; je me disais : « Tu es à
Bitche , à Kaiserslautern... tu es conscrit ! » El
bien vite il fallait m'habiller, reprendre le sac
et courir répondre à l'appel.
« Bon voyage ! disait la ménagère éveillée
de grand malin.
— Merci, • répondait le conscrit.
Et l'on partait.
Oui... oui... bon voyage!-On ne te reverra
plus , pauvre diable... Combien d'autres ont
suivi le même chemin !
Je n'oublierai jamais qu'à Kaiserslautern, le
deuxième jour de notre départ, ayant débouclé
mon sac pour mettre une chemise blanche, je
découvris , sous les chemises , un petit paquet
assez lourd, et que, l'ayant ouvert, j'y trouvai
cinquante-quatre francs en pièces de six livres,
et sur le papier ces mots de M. Goulden : « Sois
« toujours bon, honnête, à la guerre. Songe à
« tes parents, à tous ceux pour lesquels tu don-
• nerais ta vie, et traite humainement les étran-
• gers, afin qu'ils agissent de même à l'égard
« des nôtres. Et que le ciel te conduise... qu'il
« te sauve des périls 1 Voici quelque argent,
■ Joseph. Il est bon, loin des siens, d'avoir tou-
« jours un peu d'argent. Ecris-nous le plus
« souvent que lu pourras. Je t'embrasse, mon
« enfant, je te serre sur mon cœur. •
En lisant cela , je répandis des larmes , et je
pensai : « Tu n'es pas entièrement abandonné
sur la terre... De braves gens songent à toi !
Tu n'oublieras jamais leurs bons conseils. »
Enfin le cinquième jour, vers dix heures du
soir, nous entrâmes à Mayence. Tant que je
vivrai, ce souvenir me restera dans l'esprit. Il
faiv^ait un froid terrible ; nous étions partis de
grand matin, et longtemps avant d'arriver à la
ville, nous avions traversé des villages pleins
de soldats : de la cavalerie et de l'infanterie,
des dragons en petite veste, les sabots pleins de
paille, en train de casser la glace d'une auge,
pour abreuver leurs chevaux; d'autres traînant
des bottes de fourrage à la porte des écuries;
des convois de poudre, de boulets en route,
tout blancs de givre ; des estafettes, des déta-
chements d'artillerie, de pontonniers allant et
venant sur la campagne blanche, et qui ne fai-
saient pas plus attention à nous que si nous
n'avions pas existé.
Le capitaine Vidal, pour se réchauffer, avait
mis pied à terre et marchait d'un bop pas; les
officiers et les sergents nous pressaient à cause
du relard. Cinq ou six ItaUens étaient restés en
arrière dans les villages, ne pouvant plus avan-
cer. Moi , j'avais très-chaud aux pieds à cause
du mal; à la dernière halte, c'est à peine si j'a-
vais pu me relever. Les autres Phalsbourgeois
marchaient bien.
La nuit était venue ; le ciel fourmillait d'é-
toiles. Tout le monde regardait, et l'on se di-
sait : « Nous approchons! nous approchons ! »
car au fond du ciel une ligne sombre, des points
noirs et des aiguilles étincelantes, annonçaient
une grande ville. Enfin nous entrâmes dans les
avancées, à travers des bastions de terre en
zigzag. Alors on nous Ot serrer les rangs et
nous continuâmes mieux au pas, comme il ar-
rive en approchant d'une place forte. On se
taisait. Au coin d'une espèce de demi-lune, nous
vîmes le fossé de la ville plein de glace, les
remparts en briques au-dessus , et en face de
nous, une vieille porte sombre, le pont levé.
En haut, une sentinelle l'arme prête, noua
cria :
• Qui vive ? »
Le capitaine, seul en avant, répondit :
• France l
— Ouel régiment?
— Recrues du 6° léger. »
Il se fit un grand silence. Le ponl-levis s'a- '
baissa; les hommes de garde vinrent nous re-
connaître. L'un d'eux pytait un grand falot.
Le capitaine. Vidal alla quelque pas en avant,
causer avec le chef de poste, puis on nous cria :
« Quand il vous plaira. »
Nos tambours commençaient abattre; mais
le capitaine leur fit remettre la caisse sur l'é-
paule, et nous entrâmes traversant un grand
pont et une seconde porte semblable à la pre-
mière. Alors nous fûmes dans la ville, pavée de
gros cailloux luisants. Chacun faisait ce qu'il
pouvait pour ne pas boiter, car, malgré la nuit,
toutes les auberges, toutes les boutiques des
marchands étaient ouvertes ; leurs grandes
fenêtres brillaient, et des centaines de gens al-
laient et venaient comme en plein jour.
Nous tournâmes cinq ou six coins de rue, et
bientôt nous arrivâmes sur une petite place,
devant une haute caserne , où l'on nous cria :
. Halte ! »
11 y avait une voûte au coin de la caserne, et,
dans cette voûte une canlinière assise derrière
une petite table, sous un grand parapluie tri-
colore où pendaient deux lanternes.
Presque aussitôt plusieurs officiers arrivèrent:
c'étaient le commandant Gémeau et quelques
autres que j'ai connus depuis. Ils serrèrent la
main du capitaine en riant; puis ils nous re-
gardèrent et l'on fil l'appel. Après quoi nous
reçûmes chacun une miche de pain de muni-
tion et un billet de logement. On nous avertit
ROMANS NATIONAUX.-
• Regarde là-bas !. . . i (Page 30.) -
que l'appel aurait lieu le lendemain à huit
heures pour la distribution des armes, et l'on
nous cria : « Rompez les rangs ! » pendant que
les offlciers remontaient la rue à gauche et en-
traient ensemble dans un grand café , où l'on
montait par une quinzaine de marches.
Mais nous autres, où aller avec nos billets de
logement, au milieu d'une ville pareille, et sur-
tout ces Italiens , qui ne connaissaient pas un
mot d'allemand ni de français ?
Ma première idée fut d'aller voir la cantinière
sous son parapluie. C'était une vieille Alsa-
cienne toute ronde et joufflue, et quand je lui
demandai où se trouvait la Capuzigner Slrasse,
elle nie répondit : « Qu'est-ce que tu payes? •
Je fus obligé de prendre avec elle un petit
verre d'eau-de-vie; alors elle me dit :
« Tiens , juste en face de nous , en tournant
le coin à droite, tu trouveras la Capuzigner
Strasse. Bonsoir, conscrit. »
Elle riait.
Le grand Furst et Zébédé avaient aussi leur
billet pour la Capuzigner Sirasse;uous partîmes,
encore bienheureux de boiter et de traîner la
semelle ensemble dans cette ville étrangère.
Furst trouva le premier sa maison, mais elle
était fermée , et , comme il frappait à la porte,
je trouvai aussi la mienne , dont les deux fe-
nêtres brillaient à gauche. Je poussai la porte,
elle s'ouvrit, et j'entrai dans une allée sombre,
où l'on sentait le pain frais , ce qui me réjouit
intérieurement. Zébédé alla plus loin. Moi, je
criais dans l'allée : • Il n'y a personne? •
Et presque aussitôt une vieille femme parut,
HISÏOIRK D'UN CONSCRIT DE 1813
33
« 11 j a pourtant de braves gens sur la terre ! » (Page 34.]
la main devant sa chandelle , au haut d'un es-
calier en bois.
• Qu'est-ce que vous voulez? » fit-elle.
Je lui dis que j'avais un billet de logement
pour chez eux. Elle descendit et regarda mon
billet, puis elle me dit en allemand :
• Venez I «
Je montai donc l'escalier. En passant, j'aper-
çus, par une porte ouverte, deux hommes en
culotte, nus jusqu'à la ceinture, qui brassaient
la pâte devant deux pétrins-. J'étais chez un
boulanger, et voilà pourquoi cette vieille ne
dormait pas encore, ayant sans doute aussi de
l'ouvrage. Elle avait un bonnet à rubans noirs,
les bras nus jusqu'aux coudes, une grosse jupe
de laine bleue soutenue par des bretelles, et
semblait triste. En haut elle me conduisit dans
une chambre assez grande, avec un bon four-
neau de faïence et un lit au fond.
« Vous arrivez tard, me dit cette femme.
— Oui , nous avons marché tout le jour, lui
répondis-je sans presque pouvoir parler; je
tombe de faim et de fatigue. »
Alors elle me regarda, et je l'entendis qui di-
sait :
« Pauvre enfant I pauvre enfant ! »
Puis elle me fit asseoir près du fourneau et
me demanda :
« Vous avez mal aux pieds ?
— Oui, depuis trois jours.
— Eh bien ! ôtez vos souliers , fit-elle , et
mettez ces sabots. Je reviens. •
Elle laissa sa chandelle sur la table et redes-
cendit. J'ôtai mon sac et mes souhers; j'avais
b'
34
ROMANS NATIONAUX,
des ampoules et je pensais : « Mon Dieu...
mon Dieu... peut-on souffrir autant? Est-ce
qu'il ne vaudrait pas mieux être mort? •
Cette idée m'était venue cent fois en route ;
mais alors, auprès de ce bon feu, je me sentais
si las, si malheureux, que j'aurais voulu m'en-
dormirpour toujours, malgré Catherine, mal-
gré la tante Grédel, M. Goulden et tous ceux
qui me souhaitaient du bien. Oui, je me trou-
vais trop misérable I
Tandis que je songeais à ces choses, la porte
s'ouvrit, et un homme grand, fort, la tête déjà
grise, entra. C'était un de ceux que j'avais vus
travailler en bas. Il avait mis une chemise, et
tenait dans ses mains une cruche et (^eux
verres.
« Bonne nuit I » dit-il en me regardant d'un
air grave.
Je penchai la tête. La vieille entra derrière
cet homme; elle portait un cuveau de bois, et
le posant à terre près de ma chaise :
« Prenez un bain de pieds, me dit-elle, cela
vous fera du bien. »
En voyant cela, je fus attendri et je pensai :
« Il y a pourtant de braves gens sur la terre ! •
J'ôtai mes bas. Comme les ampoules étaient ou-
vertes, elles saignaient, et la bonne vieille l'é-
péta :
« Pauvre enfant I pauvre enfant ! »
L'homme me dit :
« Do quel pays ètes-vous ?
—De Phalsbourg, en Lorraine
—Ah! bon, . flt-il.
Puis, au bout d'un instant, il dit à sa
femme :
t Va donc chercher une de nos galettes ; ce
jeune homme prendra un verre de vin, et nous
le laisserons ensuite dormir en paix, car il a
besoin de repos. »
Il poussa la table devant moi, de sorte que
j'avais les pieds dans la baignoire, ce qui me
faisait du bien, et que j'étais devant la cruche.
Il emplit ensuite nosverresd'un bon vin blanc,
en me disant :
« A votre santé ! »
La mère était sortie. Elle revint avec une
grande galette encore chaude, et loutecouverte
de beuire frais à moitié fondu. C'est alors que
je sentis combien j'avais faim; je me trouvai
presque mal. Il paraît que ces bonnes gens le
virent, car la femme me dit :
« Avant de manger, mon enfant, il faut sortir
vos pieds de l'eau. •
Elle se baissa et m'essuya les pieds avec son
tablier, avant que j'eusse compris ce qu'elle
voulait faire.
Alors je m'écriai : « Mon Dieu, madame,
vous me traitez comme votre enfant. »
Elle me répondit au bout d'un instant :
« Nous avons un fils à l'armée ! »
J'entendis que sa voix tremblait en disant ces
mots, et mon cœur se mit à sangloter intérieu-
rement : je songeais à Catherine, à la tante
Grédel, et je ne pouvais rien répondre.
• Mangez et buvez, • me dit l'homme en dé-
coupant la galette.
Ce que je fls avec un bonheur que je n'a-
vais jamais connu. Tous deux me regar-
daient gravement. Quand j'eus fini, l'homme
se leva :
« Oui, dit-il, nous avons un fils à l'armée; il
est parti l'année dernière pour la Russie, et
nous n'en avons pas eu de nouvelles... Ces
guerres sont terribles ! »
Il se parlait à lui-même en marchant d'un
air rêveur, les mains croisées sur le dos. Moi,
je sentais mes yeux se fermer.
Tout à coup l'homme dit :
« Allons, bonsoir. »
Il sortit; sa femme le suivit emportant le
cuveau.
« Merci, leur criai-je ; que Dieu ramène votre
fils! »
Puis je me déshabillai, je me couchai et je
m'endormis profondément.
IX
Le lendemain, je m'éveillai vers huit heu-
res. Un trompette sonnait le rappel au coin de
la Capuzigner Strasse ; tout s'agitait : on enten-
dait passer des chevaux, des voitures et des
gens. Mes pieds me faisaient encore un peu mal,
mais ce n'était rien en comparaison des autres
jours ; quand j'eus mis des bas propres, il me
sembla renaître, j'étais solide sur mes jambes,
et je me dis en moi-même : « Joseph, si cela
continue, lu deviendras un gaillard; il n'y a
que le premier pas qui coûte. »
Je m'habillai dans ces heureuses disposi-
tions.
La femme du boulanger avait mis sécher
mes souliers près du four, après les avoir rem-
plis de cendres chaudes, pour les empêcher de
se racornir. Ils étaient bien graissés et lui-
.sants.
Enfin je bouclai mon sac, et je descendis
sans avoir le temps de remercier les bonnes
gens qui m'avaient si bien reçu, pensant rem-
plir ce devoir après l'appel.
Au bout de la rue, sur la place, beaucoup de
nos Italiens attendaient déjà, grelotant autour
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
35
de la fontaine. Furst, Klii)fel, Zébédé arrivè-
rent un instant plus tard.
De tout un côté de la place on ne voyait que
des canons sur leurs aflùts. Des chevaux arri-
vaient à l'abreuvoir, conduits par des hussards
badois ; quelques soldats du train et des dra-
gons se trouvaient dans le nombre.
En face de nous était une caserne de cavalerie
haute comme l'église de Phalsbourg; ctdes trois
autres côtés de la place s'élevaient de vieilles
maisons en pointe avec des sculptures, comme
à Saverne, mais bien autrement grandes. Ja-
milis je n'avais i-ien vu de semblable, et comme
je regardais le nez en l'air, nos tambours se mi-
rent à rouler. Chacun reprit son rang. Le ca-
pitaine Vidal arriva, le manteau sur l'épaule.
Des voitures sortirent d'une voûte en face, et
l'on nous cria, d'abord en italien, ensuite en
français, qu'on allait distribuer les armes, et
que chacun devait sortir des rangs à l'appel de
son nom.
Les voitures s'arrêtèrent à dix pas, et l'appel
commença. Chacun à son tour sortait des rangs,
et recevait une giberne, un sabre, une baïon-
nette et un fusil. On se passait cela sur la
blouse, sur l'habit ou la casaque : nous avions
lamine, avec nos chapeaux, nos casquettes et
nos armes, d'une véritable bande de brigands.
Je reçus un fusil tellement grand et lourd, que
je pouvais à peine le porter ; et comme la gi-
berne me tombait presque sur les mollets, le
sergent Pinto me montra la manière de rac-
courcir les courroies. C'était un brave homme.
Tous ces baudriers qui me croisaient la poi-
trine me paraissaient quelque chose de terri-
ble, et je vis bien alors que nos misères n'al-
laient pas finir de sitôt.
Après les armes, un caisson s'avança, et
l'on nous distribua cinquante cartouches par
homme, ce qui n'annonçait rien de bon. Puis,
au lieude faire rompre les rangs et de nous ren-
voyer à nos logements, comme je le pensais,
le capitaine Vidal tira son sabre et cria :
« Parfile à droite... en avant... marche! »
Et les tambours se mirent à battre.
J'étais désolé de ne pouvoir pas au moins
remercier mes hôtes du bien qu'ils m'avaient
fait; je médisais : « Ils vont te prendre pourun
ingrat! » Mais tout cela ne m'empêchait pas de
suivre la file.
Nous allions par une longue rue tortueuse,
et tout à coup en dehors des glacis, nous fûmes
près du Rhin couvert de glace à perle de
vue. C'était quelque chose de magnifique et
d'éblouissant.
Tout le bataillon descendit au Rhin, que
nous traversâmes. Nous n'étions pas seuls sur
le fleuve- devant nous, à cinq ou six cents pas,'
un convoi de poudre, conduit par des soldats
du train, gagnait la route de Francfort. La glace
n'était pas glissante, mais couverte d'une es-
pèce de givre raboteux.
En arrivant sur l'autre rive, on nous fit
prendre un chemin tournant entre deux petites
côtes.
Nous continuâmes à marcher ainsi durant
cinq heures. Tantôt à droite, tantôt à gauclie,
nous découvrions des villages, et Zébédé, qui
marchait près de moi, me disait :
«Puisqu'il a fallu partir, j'aime autant que
ce soit pour la guerre. Au moins, nous voyons
tous les jours du nouveau. Si nous avons le
bonheur de revenir, nous pourrons en racon-
ter de toutes sortes.
— Oui, mais j'aimerais beaucoup mieux en
savoir moins, lui disais-je; j'aimerais mieux
vivre pour mon propre compte que pour le
compte des autres, qui sont tranquillement chez
eux, pendant que nous grimpons ici dans la
neige.
— Toi, tu ne regardes pas la gloire, faisait-il;
c'est pourtant quelque chose, la gloire ! •
Et je lui répondais:
« La gloire est pour d'autres que pour nous,
Zébédé; ceux-là vivent bien, mangent bien et
dorment bien. Ils ont des danses et des ré-
jouissances, comme on le voit dans les gazettes,
et, par-dessus le marché, la gloire, quand nous
l'avons gagnée à force de suer, de jeûner et de
nous l'aire casser les os. Les pauvres diables
comme nous, qu'on force de partir, lursqu'ils
rentrent à la fin, après avoir perdu l'habitude
du travail et quelquefois un membre, n'ont pas
beaucoup de gloire. Bon nombre de leui-s an-
ciens camarades, qui ne valaient pas mieux
qu'eux, et qui travaillaient même moins bien,
ont gagné de l'argent pendant les sept ans ils
ont ouvert une boutique , ils ont épousé les
amoureuses des autres, ils ont eu de beaux en-
fants, ils sont des hommes posés, des conseil-
lers municipaux, des notables. Et quand ceux
qui reviennent de chercher de la gloire en tuant
des hommes passent avec leurs chevrons sur
le bras, ils les regardent par-dessus l'épaule,
et si par malheur ils ont le nez rouge, à force
d'avoir bu de l'eau-de-vie pour se remonter
le cœur dans la pluie, dans la neige, dans
les marches forcées, tandis que les autres
buvaient du bon vin , ils disent : « Ce sont
des ivrognes ! • Et ces conscrits qui ne
demandaient pas mieux que de rester chez
eux, de travailler, deviennent des espèces
de mendiants. Voilà ce que je pense, Zébédé;
je ne trouve pas cela tout à fait juste, et j'ai-
merais mieux voir les amis de la gloire aller se
battre eux-mêmes et nous laisser tranquilles. »
36
ROMANS NATIONAUX.
Alors il me disait :
« Je pense la même chose que toi; mais,
puisque nous sommes pinces, il vaut mieux
dire que nous combattons pour la gloire. Il
faut toujours soutenir son état et tâcher de
faire croire aux gens qu'on est bien ; sans cela,
Joseph, on serait encore capable de se moquer
de nous. »
En raisonnant de ces choses et de beaucoup
d'autres, nous finîmes par découvrir une grande
rivière, que le sergent nous dit être le Mein,
et, près de cette rivière un village sur la route.
Nous ne savions pas le nom de ce village, mais
c'est là que nous fîmes halte.
On entra dans les maisons, et chacun put
s'acheter de l'eau-de-vie, du vin et delà viande.
Ceux qui n'avaient pas d'argent cassèrent
leur croûte de pain bis en regardant les autres.
Le soir, vers cinq heures, nous arrivâmes à
Francfort. C'est une ville encore plus vieille
que Mayence et pleine de juifs. On nous con-
duisit dans un endroit appelé Saxenhausen, où
se trouvait caserne le 10« hussards et des
chasseurs badois. Je me suis laissé dire que
cette vieille bâtisse avait été dans le temps un
hôpital, et je le crois volontiers, car à l'inté-
rieur se trouvait une grande cour, avec des
arcades murées; sous les arcades, on avait logé
les chevaux, et au-dessus les hommes.
Nous arrivâmes donc en cet endroit à travers
des ruelles innombrables et tellement étroites,
qu'on voyait à peine les étoiles entre les che-
minées. Le capitaine Florentin et les deux lieu-
tenants Glavel et Bretonville nous attendaient.
Après l'appel, nos sergents nous conduisirent
par détachements dans les chambrées, au-des-
sus des Badois. C'étaient de grandes salles avec
de petites fenêtres; entre les fenêtres se trou-
vaient les lits.
Le sergent Pinto suspendit sa lanterne au
pilier du milieu; chacun mit ses armes au râ-
telier, puis se débarrassa de son sac, de sa
blouse et de ses souliers sans dire un mot. Zé-
bédé se trouvait être mon camarade de lit.
Dieu sait si nous avions sommeil. Vingt mi-
nutes après , nous dormions tous comme des
sourds.
C'est à Francfort que j'appris à connaître la
vie militaire. Jusque-là je n'avais été qu'un
simple conscrit, alors je devins un soldat. Et
je ne parle pas ici de l'exercice, non ! -La ma-
nière de faire tête droite et tête gauche, d'em-
boîter le pas, de lever la main àjla hauteur de
la première ou de la deuxième capucine pour
charger le fusil, d'ajuster, et de relever l'arme
au commandement, c'est l'affaire d'un ou deux
mois, avec de la bonne volonté. Mais j'appris
la discipline, à savoir : que le caporal a tou- r
jours raison lorsqu'il parle au soldat, le sergent [
lorsqu'il parle au caporal , le sergent-major [
lorsqu'il parle au sergent, le sous-lieutenant
au sergent-major, ainsi de suite jusqu'au ma-
réchal de France, — quand ils diraient que deux
et deux font cinq ou que la lune brille en plein
midi.
Cela vous entre difficilement dans la tête,
mais quelque chose vous aide beaucoup : c'est
une espèce de pancarte affichée dans les cham-
brées, et qu'on vous lit de temps en temps,
pour vous ouvrir les idées. Cette pancarte sup-
pose tout ce qu'un soldat peut avoir envie de
faire, par exemple de retourner dans son vil-
lage, de refuser le service, de résister à son
chef, etc., et cela finit toujours par la mort ou
cinq ans de boulet au moins.
Le lendemain de notre arrivée à Francfort,
j'écrivis à M. Goulden, à Catherine et à la tante
Grédel; on peut se figurer avec quel attendris-
sement, lime semblait, en leur parlant, être
encoi-e au milieu d'eux ; je leur racontais mes
fatigues, le bien qu'on m'avait fait à Mayence,
le courage qu'il m'avait fallu pour ne pas res-
ter en arrière. Je leur dis aussi que j'étais tou-
jours en bonne santé, grâce à Dieu ; que je me
sentais plus fort qu'avant de partir, et que je
les embrassais mille et mille fois.
J'écrivais dans notre chambrée, au miheu
des camarades, et les Phalsbourgeois me fai-
saient tous ajouter des compliments pour leurs
familles. Enfin, ce fut encore un bon moment.
Ensuite j'écrivis à Mayence, aux braves gens
delà Capuzigner Strasse, qni m'axSLienl en quel-
que sorle sauvé de la désolation. Je leur dis
que le rappel m'avait forcé le matin de partir
tout de suite; que j'avais espéré les revoir et
les remercier, mais que, le bataillon ayant
fait route pour Francfort, ils devaient me par-
donner.
Ce même jour, dans l'après-midi, nous re-
çûmes l'habillement dubataillon. Des douzaines
de juifs arrivèrent jusque sous les arcades, et
chacun leur vendit ses effets bourgeois. Je ne
conservai que mes chemises, mes bas et mes
souliers. Les Italiens avaient mille peines à se
faire entendre de ces marchands, qui voulaient
tout emporter pour rien ; mais les Génois
étaient aussi fins que les juifs, et leurs discus-
sions se prolongèrent jusqu'à la nuit. Nos ca-
poraux reçurent alors plus d'une goutte; il
fallait bien s'en faire des amis, car matin et
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
soir ils nous montraient l'exercice dans la cour
pleine de neige. La cantinière Christine était
toujours dans son coin, la chaufferette sous les
pieds. Elle prenait en considération tous les
jeunes gens de honne famille, comme elle ap-
pelait ceux qui ne regardaient pas à l'argent.
Combien d'entre nous se laissaient tirer jus-
qu'au dernier liard, pour s'entendre appeler
jeunes gens de bonne famille ! Plus tard ce
n'étaient plus que des gueux ! mais que voulez-
vous? la vanité... la vanité... cela perd tout
le genre humain, depuis les conscrits jusqu'aux
généraux.
Pendant ce temps, chaque jour il arrivait des
recrues de France, et des charrettes pleines de
blessés de la Pologne. Quel spectacle devant
l'hôpital du Saint-Esprit, de l'autre côté de la
rivière! C'était un convoi quinefinissaitjamais!
Tous ces malheureux avaient lesuns le nez et les
oreilles gelés, les autres un bras, les autres une
jambe ; on les mettait dans la neige, pour les
empêcher de tomber en morceaux. Jamais on
n'a vu de gens habillés si misérablement, avec
des jupons de femmes , des bonnets à poil
pelés, des shakos défoncés, des vestes de Co-
saques, des mouchoirs et des chemises entor-
tillés autour des pieds ; ils sortaient des char-
rettes en se cramponnant et vous regardaient
comme des bêtes sauvages, les yeux enfoncés
dans la tête et les poils de la figure hérissés.
Les bohémiens qui dorment au coin des bois
en auraient eu pitié, et pourtant c'étaient en-
core les plus heureux, puisqu'ils étaient ré-
chappes du carnage, et que des milliers de leurs
camarades avaient péri dans les neiges ou sur
les champs de bataille.
Klipfel, Zébédé, Furst et moi nous allions
voir ces malheureux ; ils nous racontaient toute
la débâcle depuis Moscou, et je vis bien alors
que le 29' Bulletin, si terrible, n'avait dit que la
vérité.
Ces histoires nous excitaient contre les
Russes; plusieurs disaient : « Ah! pourvu que
la guerre recommence bientôt; ils en verront
des dures cette fois. . . ce n'est pas fini. . . ce
n'est pas fini! » Leur colère me gagnait
moi-même, et quelquefoisje pensais : « Joseph,
est-ce que tu perds la tête mainlenant? Ces
Russes défendaient leur pays, leurs familles,
tout ce que les hommes ont de plus sacré dans
ce monde. S'ils ne les avaient pas défendus, on
aurait raison de les mépriser. •
En ce temps, il arriva quelque chose d'ex-
traordinaire.
Vous saurez que Zébédé, mon camarade de
lit, était le flls du fossoyeur de Phalsbourg, et
que nous l'appelions quelquefois entre nous:
' Fossoyeur • De notre part cela ne lui faisait
rien. Mais un soir, après l'exercice, comme il
traversait la cour, un hussard lui cria :
« Hé! Fossoyeur, arrive m'aider à traîner
ces bottes de paille. »
Zébédé, s' étant retourné, lui répondit :
• Je ne m'appelle pas Fossoyeur, et vous
n'avez qu'à porter vos bottes de paille vous-
même ! Est-ce que vous me prenez pour une
bête? »
Alors l'autre lui cria plus fort :
« Conscrit, veux-tu bien venir, ou gare ! »
Zébédé, avec son grand nez crochu, ses yeux
gris et ses lèvres minces, ne jouissait pas d'un
bon caractère. II s'approcha du hussard et lui
demanda :
n Qu'est-ce que vous dites?
— Je te dis d'enlever ces bottes de paille, et
lestement, entends-tu, conscrit? »
C'était un vieux à moustaches et gros favoris
roux taillés en brosse, à la mode de Chamboran.
Zébédé l'empoigna par un de ses favoris; mais
l'autre lui donna deux grands soufflets. Mal-
gré tout, une poignée de favoris resta dans la
main de Zébédé, et comme cette dispute avait
attiré beaucoup de monde, le hussard levant
le doigt lui dit :
« Conscrit, demain matin tu recevras de mes
nouvelles.
— C'est bon, fit Zébédé, nous verrons. J'ai
aus.si du nouveau pour vous, l'ancien. •
n arriva tout de suite me raconter cela, et
moi, sachant qu'il n'avait jamais tenu qu'une
pioche, je ne pus m'empêcher de frémir pour
lui.
« Ecoute, Zébédé, lui dis-je, tout ce qui te
reste à faire maintenant, puisque tu ne peux
pas déserter, c'est d'aller demander pardon à
ce vieux... cartons ces vieux ont des coups
terribles, qu'ils ont rapportés d'Egypte, d'Es-
pagne et d'ailleurs. Crois-moi ! Si tu veux, je
vais te prêter un écu pour aller lui payer bou-
teille j ça l'attendrira. »
Mais lui, fronçant les sourcils, ne voulut rien
entendre.
« Plutôt que de faire des excuses, dit-il, j'ai-
merais mieux aller «me pendre tout de suite.
Je me moque de tous les hussards ensemble.
S'il a des coups, moi j'ai le bras long, et j'en
ai aussi des coups au bout de mon sabre, des
coups qui entreront aussi bien dans ses os que
les siens dans ma chair. »
Il était encore indigné de ses soufflets.
Presque aussitôt le maître d'armes Châzy, le
caporal Fleury, Klipfel, Furst, Léger arrivèrent;
ils donnaient tous raison à Zébédé, et le maître
d'armes dit qu'il fallait du sang pour laver les
soufllets, que c'était l'honneur des nouvelles
recrues de se battre.
38
ROMANS NATIONAUX.
Zôbédé répondit que les Phalsbourgeois n'a-
vaient jantais eu peur d'une saignée, et qu'il
était prêt. Alors le maître d'armes alla voir le
capitaine de la compagnie , nommé Florentin,
un homme , le plus magnifique qu'on puisse
s'imaginer, grand, sec, large des épaules, le nez
droit, et qui avait reçu la décoration des mains
de l'Empereur, à la bataille d'Eylau. Le capi-
taine trouva que c'était tout simple de se battre
pour un soufflet; il dit même que cela donne-
rait un bel exemple aux conscrits, et que si
Zébédé ne se battait pas , il serait indigne de
rester au 3» bataillon du 6'.
Toute cette nuit-là je ne pus fermer l'œil ;
j'entendais mon camarade ronfler et je pensais :
« Pauvre Zébédé, demain soir tu ne ronfleras
plus I • Je frissonnais d'être couché près d'un
homme pareil. Enfin, je venais de m'endormir
vers le petit jour, quand tout à coup je sens un
air très-froid; j'ouvre les yeux , et qu'est-ce
que je vois? le vieux hussard roux, qui avait
enlevé la couverture de notre lit et qui disait :
« Allons , debout, fainéant, je vais t'appren-
dre de quel bois je me chauffe. »
Zébédé se leva tranquillement et répondit :
• Je dormais, vétéran, je doi-mais. »
L'autre , en s'entendant appeler vétéran,
voulut tomber sur mon camarade ; mais deux
grands gaillards qui lui servaient de témoins
l'arrêtèrent, et d'ailleurs tous les Phalsbour-
geois étaient aussi là.
« Voyons... voyons... dépêchons!... » criait
le vieux.
Mais Zébédé s'habillait sans se presser. Au
bout d'un instant, il dit :
' Est-ce que nous aurons la permission de
sortir du quartier, les anciens?
— Derrière le violon, il y a de la place pour
s'aligner, » répondit un des hussards.
C'était un endroit plein d'orties , derrière la
hotte du violon ; un mur l'entourait , et de nos
fenêtres on le voyait très-bien ; il se trouvait
juste au-dessous, du côté de la rivière.
Zébédé mit sa capote , et dit en se tournant
de mon côté :
• Joseph, et toi, Klipfel, je vous choisis pour
mes témoins. »
Mais je secouai la tête.
« Eh bien, P'urst, arrive ! » dit-il.
Et tous ensemble descendirent l'escalier.
Je croyais Zébédé perdu; cela me faisait
beaucoup de peine , et je pensais : « Voilà que
non -seulement les Russes et les Prussiens nous
exterminent, il faut encore que les nôtres s'en
mêlent. »
Toute la chambrée était aux fenêtres; moi
seul, derrière, je restai assis sur mon lit. Au
bout de cinq minutes , le bruit des sabres en
bas me rendit tout blanc ; je n'avais plus une
goutte de sang dans les veines.
Mais cela ne dura pas longtemps , car tout à
coup Khpfel s'écria : • Touché ! »
Alors je ne sais comment j'arrivai près d'une
fenêtre, et, regardant par-dessus les autres, je
vis le hussard appuyé contre le mur, et Zébédé
qui se relevait, le sabre tout rouge de sang. Il
avait glissé sur les genoux pendant la bataille;
le sabre du vieux, qui se fendait, avait passé
sur son épaule, et lui, sans perdre une seconde,
avait enfoncé le sien dans le ventre du hussard.
S'il n'avait pas eu le bonheur de gUsser, le
vieux lui perçait le cœur.
Voilà ce que je vis en bas d'un coup d'oeil.
Le hussard s'affaissait contre le mur, ses lé-
moins le soutenaient aux bras, et Zébédé, pâle
comme un mort, regardait son sabre, tandis
que Klipfel lui tendait sa capote.
Presque aussitôt on battit la diane , et nous
descendîmes à l'appel du matin. Cela se passait
le 18 février. Le même jour nous reçûmes l'or-
dre de faire notre sac , et nous pariîmes de
Francfort pour Séligensladt, où nous restâmes
jusqu'au 8 mars. Alors toutes les recrues con-
naissaient le maniement du fusil et l'école de
peloton. Do Séligenstadt , nous partîmes le
9 mars pour Schweinheim, et le 24 mars 1813,
le bataillon se réunit à la division à Aschaffen-
bourg, où le maréchal Noy nous passa la revue.
Le capitaine de la compagnie s'appelait Flo-
rentin , le lieutenant Bretonville , le comman-
dant du bataillon Gémeau, le capitaine adju-
dant-major Vidal, le colonel du régiment Zap-
fel, le général de la brigade Ladoucette, et le
général de la division Souham : — tout soldat
doit savoir cela, s'il ne veutpas marcher comme
un aveugle.
XI
La fonte des neiges avait commencé le IS ou
le 19 mars. Je me rappelle que pendant la
grande revue d'Aschaffenbourg , sur un large
plateau d'où l'on découvre le Mein à perte de
vue, la pluie ne cessa point de tomber depuis
dix heures du matin jusqu'à trois heures de
l'après-midi. Nous avions à notre gatfobe un
château, dont les gens regardaient par do hau-
tes fenêtres, bien à leur aise, pendant que l'eau
nous coulait dans les souliers. A droite bouil-
lonnait la rivière, que l'on voyait comme à
travers un brouillard.
Pour nous rafraîchir encore les idées, à cha-
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
39
que instant on nous criait : « Portez arme I
Arme bras ! »
Le maréchal s'avançait lentement, au milieu
de son état -major. Ce qui consolait Zébédé,
c'était que nous allions voir le brave des bra-
ves. Moi, je pensais : « Si je pouvais le voir au
coin du feu, ça me ferait plus de plaisir. »
Enfin il arriva devant nous , et je le vois
encore avec son grand chapeau trempé
de pluie, son habit bleu couvert de broderies
et ses grandes bottes. C'était un bel homme,
d'un blond roux , le nez relevé , les yeux
vifs, et qui paraissait terriblement solide.
Il n'était pas fier, car, comme il passait devant
la compagnie, et que le capitaine lui présentait
les armes , tout à coup il se retourna sur son
grand cheval et dit tout haut :
« Tiens, c'est Florentin ! •
Alors le capitaine se redressa sans savoir que
répondre. Il paraît que le maréchal et lui
avaient été simples soldats ensemble du temps
de la République. Le capitaine à la fin répon-
dit :
« Oui, maréchal, c'est Sébastien Florentin.
— Ma foi, Florentin, dit le maréchal en éten-
dant le bras du côté de la Russie , je suis con-
tent de te revoir; je te croyais couché là-bas. »
Toute notre compagnie était contente, et Zé-
bédé me dit :
« Voilà ce qui s'appelle un homme; je me
ferais casser la tête pour lui ! »
Je ne voyais pas pourquoi Zébédé voulait se
faire casser la tête, parce que le maréchal avait
dit bonjour à son vieux camarade.
C'est tout ce qui me revient d'Aschaffenbourg.
Le soir nous rentrâmes manger la soupe à
Schweinheim, un endroit riche en vins, en
chanvre, en blé, où presque tout le monde nous
regardait de travers.
Nous logions à trois ou quatre dans les mai-
sons, comme des garnisaires, et nous avions
tous les jours de la viande, soit du bœuf, soit
3u lard ou dumouton. Le pain de ménage était
très-bon, et le vin aussi. Mais plusieurs d'en-
tre nous avaient l'air de trouver tout mauvais,
croyant se faire passer, par ce moyen, pour de'
grands seigneurs; ils se trompaient bien, car
j'entendais les bourgeois dire en allemand :
1 Ceux-là, dans leur pays, sont des mendiants!
Si l'on allait voir en France, on ne trouverait
pas seulement des pommes de terre dans leur
cave. »
Et jamais ils ne se trompaient, ce qui m'a
fait penser souvent depuis, que les gens si dif-
ficiles chez les autres sont de pauvres diables
chez eux.
Enfiï. pour ma part, j'étais bien content
d'être gobergé de cette façon, et j'aurais voulu
voir durer cela toute la campagne. Deux cons-
crits de Saint-Dié étaient avec moi chez le
maître de poste du village, dont presque tous
les chevaux avaient été mis en réquisition pour
no'lre cavalerie. Cela ne devait pas le rendre
de bonne humeur, mais il ne disait rien et
fumait sa pipe derrière le fourneau du matin
au soir. Sa femme était grande et forte, et ses
deux filles étaient bien jolies. Elles avaient
peur de nous et se sauvaient lorsque nous re-
venions de l'exercice, ou de monter la garde
au bout du village.
Le soir du quatrième jour, comme nous fi-
nissions de souper, arriva vers sept heures un
vieillard en capote noire, la tête blanche et la
figure tout à fait respectable. 11 nous salua,
puis il dit en allemand au maître de poste :
• Ce sont de nouvelles recrues?
— Oui, monsieur Stenger, répondit l'autre,
nous ne serons jamais débarrassés de ces gens-
là. Si je pouvais les empoisonner tous, ce
serait bientôt fait. »
Je me retournai tranquillement et je lui dis;
« Je connais l'allemand. . . ne dites pas de
pareilles choses. »
A peine le maître de poste m'eut-il entendu,
que sa grande pipe lui tomba presque do la
main.
« Vous êtes bien imprudent en paroles,
monsieur Kalkreuth ! dit le vieillard ; si d'au-
tres que cejeune homme vous avaiententendu,
songez à ce qui vous arriverait.
—C'est une manière de parler, répondit le
gros homme. Que voulez-vous? quand on vous
prend tout, quand on vous dépouille pendant
des années, à la fin on ne sait plus ce qu'il
faut dire, et l'on parle à tort et à travers. »
Le vieillard, qui n'était autre que le pasteur
de Schweinheim, vint alors me saluer et me
dit:
« Monsieur, votre manière d'agir est celle
d'un honnête homme ; croyez que M. Kalkreuth
est incapable de faire du mal, même à nos en-
nemis.
— Je le pense bien, monsieur, lui répondis-
je, sans cela je ne mangerais pas de ses sau-
cisses d'aussi bon cœur. »
Le maître de poste, en entendant ces mots,
se mit à rire, ses deux grosses mains sur son
ventre comme un enfant, et s'écria :
• Je n'aurais jamais cru qu'un Français me
ferait rire. »
Mes deux camarades étaient de garde, ils sor-
tirent, je restai seul. Alors le maître de poste
alla chercher une bouteille de vieux vin; il
s'assit à la table et voulut trinquer avec moi,
ce que je fis volontiers. Et depuis ce jour jus-
qu'à notre départ, ces gens eurent beaucoup
%
40
ROMANS NATIONAUX
Tout le bataillon descendit au llhin. (Page 35.)
de confiance en moi. Chaque soir nous causions
au coin du feu; le pasteurarrivait, et les jeunes
filles elles-mêmes descendaient pour écouler.
Elles étaient blondes avec des yeux bleus; l'une
pouvait avoir dix-huit ans,rautTe vingt; je
leur trouvais un air de ressemblance avec Ca-
therine qui me remuait le cœur.
On savait que j'avais une amoureuseau pays,
parce que je n'avais pu m'empècher de le dire,
et cela les attendrissait.
Le maître de poste se plaignait amèrement
des Français ; le pasteur disait que c'était une
nation vaniteuse et peu chaste, et que, par
ces motifs, toute l'Allemagne allait se lever
contre nous; qu'on était las des mauvaises
mœurs de nos soldais et de l'avidité de nos
généraux, et qu'on avait formé le Tugend-
■ Dund * pour nous combattre.
« Dans les premiers temps, me disait-il, vous
nous parliez de Liberté, nous aimions à en-
tendre cela, et nosvœux étaient plutôt pour vos
armées que pour celles du roi de Prusse et de
J'empereur d'Autriche; vous faisiez la guerre
à nos soldats et non pas à nous; vous souteniez
des idées que tout le monde trouvait justes et
grandes, et voilà pourquoi vous n'aviez pas af-
faire aux peuples, mais à leurs maîtres. Au-
jourd'hui, c'estbien différent, toute l'Allemagne
va marcher, toute la jeunesse va se lever, et
c'est nous qui parlerons de Liberté, de Vertu,
de Justice à la France. Celui qui parle de ces
choses est toujours le plus fort, parce qu'il n'a
* Lien de la rerttt.
Ini'p l>«i>i.avt4}a*7l .H« 4* B«c, H
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813
41
On voyait à peine les (jloiles entre les cheminées. (Page 36.)
I
contre lui que les gueux de tous les paj's, et
parce qu'il a pour lui la jeunesse, le courage
les grandes idées, tout ce qui vous élève l'âme
au-dessus de l'égoïsme, et qui vous fait sacri-
fier la vie sans regret. Vous avez eu cela long-
temps, mais vous n'en avez plus voulu. Vos
généraux, dans le temps, je m'en souviens, se
battaient pour la Liberté, ils couchaient sur la
paille, dans les granges, comme de simples
soldats : c'étaient de terribles hommes! Main-
tenant il leur faut des canapés, ils sont plus
nobles que nos nobles et plus riches que nos
banquiers. Cela fait que la guerre, la plus belle
chose autrefois, — un art, un sacrifice, un dé-
vouement à lapatrie, — estdevenueun métier,
qui rapporte plus qu'une boutique. C'est tou-
jours très-noble, puisqu'on porte des épaulettes,
mais il y a pourtant une différence entre ac
battre pour des idées éternelles, et se battre
pour enrichir sa boutique.
« Aujourd'hui, c'est notre tour déparier de Li-
berté, et de Patrie : voilà pourquoi je pense que
cette guerre vous sera funeste. Tous les êtres
qui pensent, depuis les simples étudiants jus-
qu'aux professeurs de théologie, vont marcher
contre vous. Vous avez à votre tê te le plus grand
général du monde, mais nous avons la justice
éternelle. Vous croyez avoir pour vous les
Saxons, les Bavarois, les Badois et les Hessois;
détrompez-vous : les enfants de la vieille Alle-
magne savent bien que le plus grand crime et
la plus grande honte, c'est de se battre contre
ses frères. Que les rois fassent des alliances, les
peuples seront contre vous malgré ces alliances;
42
HOMANS NATIONAUX.-
ils défendront leur sang, leur patrie : ce que
Dieu nous force d'aimer et qu'on ne peut trahir
sans crime. Tout va vous tomber sur le dos;
les Autrichiens vous massacreront s'ils peuvent,
malgré le mariage de Marie-Louise et de votro
Empereur ; on commence à voir que les inté-
rêts des rois ne sont pas tout en ce monde, et
le plus grand génie ne peut pas changer la na-
ture des choses. »
Ainsi parlait ce pasteur d'un ton grave; je
ne comprenais pas alors très-bien ses discours
et je pensais : « Les mots sont des mots et les
coups de fusil sont des coups de fusil. Si nous
ne rencontrons que des étudiants et dos pro-
fesseurs de théologie pour nous livrer bataille,
tout ira bien. Et quant au reste, la discipline
empêchera toujours les lîessois, les Bavarois
et les Saxons de tourner, comme elle nous force
bien de nous battre, nous autres Français,
quoique plus d'un n'en ait pas envie. Est-ce
que le soldat n'obéit pas au caporal, le caporal
au sergent, ainsi de suite jusqu'au maréchal,
qui fait ce que le roi veut? On voit bien que ce
pasteur n'a jamais servi dans un régiment,
sans cela il saurait que les idées ne sont rien,
et que la consigne est tout ; mais je ne veux
pas le contredire, le maître de poste ne m'ap-
porterait plus une bouteille de vin après le
souper. Qu'ils pensent ce qui leur plaira, tout
ce que je souhaite, c'est que nous ne rencon-
trions que des théologiens. »
Pendant que nous étions à causer ainsi, tout
à coup, le 27 mars au matin, l'ordre de partir
arriva. Le bataillon alla coucher àLauterbach,
puis le lendemain à Nevv-Kirchen, et nous ne
fîmes plus que marcher, marcher toujours.
Ceux qui ne s'habituèrent pas alors à porter le
sac ne pouvaient pas se plaindre du manque
d'exercice ; car, Dieu merci, nous faisions du
chemin! Moi, je ne suais plus depuis long-
temps, avec mes cinquante cartouches dans
ma giberne, mon sac et mon fusil sur l'épaule,
et je ne sais pas si je boitais encore.
Nous n'étions pas les seuls en mouvement :
tout marchait, partout on rencontrait des régi-
ments en route, des détachements de cavalerie,
des lignes de canons, des convois de poudre et
de boulets, et tout cela s'avançait vers Erfurt,
comme, après une grande averse, des milliers
de ruisseaux vont par tous les chemins à la ri-
vière.
Nos sergents se disaient entre eux : « Nous
approchons.... ça va chauffer! » Et nous pen-
sions: « Tant mieux! Ces gueux de Prussiens
et de Russes sont cause qu'on nous a pris : s'ils
étaient restés tranquilles, nous serions encore
en France I »
Cette idée nous donnait de raigreur^
Et puis partout on trouve des gens qui n'ai-
ment qu'à se battre : Klipfel et Zébédé ne par-
laient que de tomber sur les Prussiens, et moi,
pour n'avoir pas l'air moins courageux que les
autres, je disais aussi que cela me réjouis-
sait.
Le 8 avril, le'bataillon entra dans la citadelle
d'Erfurt, une place très-forte et très-riche. Je
me souviendrai toujours qu'au moment où l'on
faisait rompre les rangs sur la place, devant la
caserne, le vaguemestre remit un paquet de
lettres au sergent de la compagnie. Dans le
nombre il s'en trouvait une pour moi. Je re-
coniuis tout de suite l'écriture de Catherine, ce
qui me produisit un si grand effet que mes ge-
noux en tremblaient!
Zébédé prit mon fusil en disant : » Arrive? »
Il était aussi bien content d'avoir des nou-
velles de Phalsbourg.
J'avais caché ma lettre au fond de ma porhe,
et tous ceux du pays me suivaient pour l'en-
tendre lire. Mais je voulus être assis sur mon
lit, bien tranquille avant de l'ouvrir, et seule-
ment lorsqu'on nous eut casernes dans un coin
de la Finckmatt et que mon fusil fut au râtelier,
je commençai. Tous les autres étaient penchés
sur mon dos. Les larmes me coulaient le long
des joues, parce que Catherine me racontait
qu'elle priait pour moi.
Et les camarades, en entendant cela, disaient:
• Nous sommes silrs qu'on prie aussi pour
nousl »
L'un parlait de sa mère, l'autre de ses sœurs,
l'autre de son amoureuse.
A la fin, M. Goulden avait écrit que toute la
ville se portait bien, que je devais prendre cou-
rage, que ces misères n'auraient qu'un temps.
Il me chargeait surtout de prévenir les cama-
rades qu'on pensait à eux, et que leurs parents
se plaignaient de ne pas recevoir un seul mot
de leurs nouvelles.
Cette lettre fut une grande consolation pour
nous tous.
Et quand je songe que nous étions alors le
8 avril et que bientôt allaient commencer les
batailles, je la regarde c.omme un dernier adieu
du pays pour la moitié d'entre nous : — plu-
sieurs ne devaient plus entendre parler do leurs
parents, de leurs amis, de ceux qui les aimaient
en ce monde.
xn
Tout cela, comme disait le sergent Pinto, n'é-
tait encore que le commencement de la fête,
car la danse allait venir.
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
43
En attendant, nous faisions le service de la
citadelle avec un bataillon du 27", et, du haut
des remparts, nous voyions tous les environs
couverts de troupes, les unes au bivac, les
autres cantonnées dans les villages.
Le 18, en revenant de monter la garde à la
pi M te de Warthau, le sergent qui m'avait pris
en amitié me dit :
« Fusilier Bertlia, l'Empereur est arrivé. •
Personne n'avait encore entendu parler de
cela, et je lui répondis :
« Sauf votre respect, sergent, je viens de
prendre un petit verre avec le sapeur Merlin,
en planton'Ja nuit dernière à la porte du géné-
ral, il ne m'a rien raconté de ces choses. •
Alors, lui, clignant de l'œil, dit :
« Tout se remue, tout est en l'air. . . Tu ne
comprends pas encore ça, conscrit , mais il est
là, je le sens jusqu'à la pointe des pieds. Quand
il n'est pas arrivé, tout ne va que d'une aile ; et
maintenant, tiens, là-bas, regarde ces estafettes
qui galopent sur les routes, tout commence à
revivre. Attends la première danse, attends, et
tu verras : les Kaiserliks et les Cosaques n'ont
pas besoin de leurs lunettes pour voir s'il est
avec nous; ils le sentent tout de suite. »
En parlant ainsi, le sergent riait dans ses
longues moustaches.
J'avais des pressentiments qu'il pouvait m'ar-
river de grands malheurs, et j'étais pourtant
forcé ae faire bonne mine.
Enfin, le sergent ne se trompait pas, car ce
même jour, vers trws heures de l'après-midi,
toutes les troupes cantonnées autour de la ville
se mirent en mouvement, et, sur les cinq heu-
res, on nous fit prendre les armes : le maré-
chal prince de la Moskowa entrait en ville, au
milieu d'une grande quantité d'olTiciers et de
généraux qui formaient son état-major: pres-
que aussitôt, le général Souham, un homme
de six pieds , tout gris , entra dans la cita-
delle et nous passa en revue sur la place. Il
nous dit d'une voix forte, que tout le monde
put entendre :
• Soldats ! vous allez faire partie de l'avant-
garde du 3' corps; tâchez de vous souvenir
que vous êtes Français. Vive l'Empereur! »
Alors tout le monde cria « Vive l'Empereur! »
et cela produisit un effet terrible dans les échos
de la place.
Le général repartit avec le colonel Zapfel.
Cette nuit même, nous fûmes relevés parles
Hessois, et nous quittâm.es Erfurt avec le 10»
hussard et un régiment de chasseurs badois.
A six ou sept heures du matin, nous érlions de-
vant la ville do Weimar, et nous voyions au
soleillevant des jardins, des églises, des mai-
son.s, avec un vieux château sur la droite.
On nous fit bivaquer dans cet endroit, et les
hussards partirent en éclaireurs dans la ville.
Vers neuf heures, pendant que nous faisions
la soupe, tout à coup nous entendîmes au loin
un pétillement de coups de fusil; nos hussards
avaient rencontré dans les rues des hussards
prussiens, ils se battaient et se tiraient des
coups de pistolet. Mais c'était si loin, que nous
ne voyions pour ainsi dire rien de ce combat.
Au bout d'une heure, les hussards revinrent;
ils avaient perdu deux hommes. C'est ainsi que
commença la campagne.
Nous restâmes là cinq jours, pendant lesquels
tout le 3» corps s'avança. Comme nous étions
l'avant-gardc, il fallut repartir en avant, du
côté de Suiza et de Warthau. C'est alors que
nous vîmes l'ennemi : des Cosaques qui se re-
tiraient toujours hors de portée de fusil, et plus
ces gens se retiraient, plus nous prenions de
courage.
Ce qui m'ennuyait, c'était d'entendre Zébédé
dire d'un air de mauvaise humeur :
» Ils ne s'arrêteront donc jamais? ils ne s'ar-
rêteront donc jamais?
Je pensais : • S'ils s'eo vont, qu'est-ce que
nous pouvons souhaiter de mieux ? Nous au-
rons gagné sans avoir eu de mal. »
Mais, à la fin, ils firent halte de l'autre côté
d'une rivière assez large et profonde; et nous
en vîmes une quantité qui nous attendaient
pour nous hacher, si nous avions le malheur
de passer cette rivière.
C'était le 29 avril, il commençait à se faire
tard, on ne pouvait voir de plus beau soleil
couchant. De l'autre côté de l'eau s'étendait une
plaine à perte de vue, et, sur le bandeau rouge
du ciel, fourmillaient ces cavahers, avec des
shakos recourbés en avant, des vestes vertes,
une petite giberne sousle bras et des pantalons
bleu-de-ciel ; il y avait aussi derrière des quan-
tités de lances : le sergent Pinto les reconnut
pour être des chasseurs russes à cheval et des
Cosaques. Il reconnut aussi la rivière, et dit
que c'était la Saale.
On s'approcha le plus près qu'on put de l'eau,
pour tirer des coups de fusil aux cavaliers, qui
se retirèrent plus loin, et disparurent même
au fond du ciel rouge. On établit alors le bivac
près delà rivière, on plaça les sentinelles. Nous
avions laissé sur notre gauche un grand vil-
lage; un détachement s'y rendit, pour tâcher
d'avoir de la viande en la payant, car depuis
l'arrivée de l'Empereur, on avait l'ordre de
tout payer.
Dans la nuit, comme nous faisions la soupe,
d'autres régiments de la division arrivèrent ;
ils établirent"a«ssi leurs bivacs le long de la
rive, et c'était quelque chose de magnifique que
44
ROMANS NATIONAUX.
ces traînées de feu tremblotant sur l'eau.
Personne n'avait envie de dormir; Zébédé,
Klipfel, Farst et moi, nous étions à la même
gamelle, et nous disions en nous regardant :
• C'est demain que ça va chauffer, si nous
voulons passer la rivière! Tous les camarades
de Phalsbourg, qui prennent leur chope à la
brasserie de ï Homme Sauvage, ne se doutent
pas que nous sommes assis à cet endroit, au
bord dune rivière, à manger un morceau de
vache, et que nous allons coucher sur la terre,
attraper des rhumatismes pour nos vieux jours,
sans parler des coups de sabre et de fusil qui
nous sont réservés, peut-être plus tôt que nous
ne pensons.
— Bah! disait KHpfel, ça, c'est la vie. Je me
moque bien de dormir dans du coton et de
passer un jour comme l'autre! Pour vivre, il
faut être bien aujourd'hui, mal demain ; de
cette façon le changement est agréable. Et
quant aux coups de fusil, de sabre et de baïon-
nette. Dieu merci, nous en rendrons autant
qu'on nous en donnera.
— Oui, faisait Zébédé en allumant sa pipe,
pour mon compte,j'espère bien que, si je passe
l'arme à gauche, ce ne sera pas faute d'avoir
rendu les coups qu'on m'aura portés. »
Nous causions ainsi depuis deux ou trois
heures; Léger s'était étendu dans sa capote, les
pieds à la flamme et dormait, lorsque la sen-
tinelle cria :
« Oui vive? » à deux cents pas de nous.
« France!
— Quel régiment?
— 6» léger. »
C'était le maréchal Ney et le général Brenier,
avec des officiers de pontonniers et des canons.
Le maréchal avait répondu 6° léger, parce
qu'il savait d'avance oùnous étions : celanous
réjouit et même nous rendit flers. Nous le vî-
mes passer à cheval, avec le général Souham
et cinq ou six autres ofQciers supérieurs, et
malgré la nuit, nous les reconnûmes très-bien;
le ciel était tout blanc d'étoiles, la lunemontait,
on y voyait presque comme en plein jour.
Ils s'arrêtèrent dans un coude de la rivière,
où l'on plaça six canons, et presque aussitôt
après les pontonniers arrivèrent avec une lon-
gue file de voitures chargées de madriers, de
pieux et de tout ce qu'il fallait pour jeter deux
ponts. Nos hussards couraient le long de la
rive ramasser les bateaux, les canonniers étaient
à leurs pièces, pour balayer ceux qui vou-
draient empêcher l'ouvrage. Longtemps nous
regardâmes avancer ce travail. De tous côtés
on entendait crier: « Qui vive? — Qui vive? »
C'étaient les régiments du 3« corps qui arri-
vaient.
A lapointe du jour, je finis par m'endormir;
il fallut que Klipfel me secouât pour m éveiller.
On battait le rappel dans tou tes les directions; les
ponts étaient finis, on allait traverser la Saale.
Il tombait une forte rosée; chacun se dépê-
chait d'essuyer son fusil, de rouler sa capote
et de la boucler sur son sac. On s'aidait l'un
l'autre, on se mettait en rang. Il pouvait être
alors quatre heures du matin. Tout était gris
à cause du brouillard qui montait de la rivière.
Déjà deux bataillons passaient sur les ponts, les
soldats à la file, les officiers et le drapeau au
milieu. Cela produisait un roulement sourd.
Les canons et les caissons passèrent ensuite.
Le capitaine Florentin venait de nous faire
renouveler les amorces, lorsque le général
Souham, le général Chemineau, le colonel Zap-
fel et notre commandant arrivèrent. Le batail-
lon se mit en marche. Je regardais toujours si
les Russes n'accouraient pas au grand galop,
mais rien ne bougeait.
A mesure qu'on arrivait sur l'autre rive,
chaque régiment formait le carré, l'arme au
pied. Vers cinq heures, toute la division avait
passé. Le soleil dissipait le brouillard; nous
voyions, à trois quarts de lieue environ sur
• notre droite, une vieille ville, les toits en pointe,
le clocher en forme de boule couvert d'ardoises
avec une croix au-dessus, et plus loin derrière,
un château : c'était Weissenfels.
Entre la ville et nous s'étendait un pii de
terrain profond. Le maréchal Ney, qui venait
d'arriver aussi, voulut savoir avant tout ce qui
se trouvait là-dedans. Deux compagnies du 27"
furent déployées en tirailleurs, et les carrés se
mirent à marcher au pas ordinaire : les offi-
ciers, les sapeurs, les tambours à l'intérieur,
les canons dans l'intervalle, et les caissons der-
rière le dernier rang.
Tout le monde se défiait de ce creux, d'au-
tant plus que nous avions vu, la veille, une
masse de cavalerie qui ne pouvait pas s'être
sauvée jusqu'au bout de la grande plaine que
nous découvrions en tous sens. C'était impos-
sible; aussi je n'ai jamais eu plus de défiance
qu'en ce moment : je m'attendais à quelque
chose. Malgré cela, de nous voir tous bien en
rang, le fusil chargé, notre drapeau sur le front
de bataille, nos généraux derrière, pleins de
confiance, — de nous voir marcher ainsi sans
nous presser et de nous entendre marquer le
pas en masse, cela nous donnait un grand cou-
rage. Je me disais en moi-même : « Peut-être
qu'en nous voyant ils se sauveront; ce serait
encore ce qui vaudrait le mieux pour eux et
pour nous. »
J 'étais au second rang, derrière Zébédé, sur
le front, et l'on peut se figurer si j'ouvrais les
HISTOIRE D'UiN GONSGIIIT DE 1813.
45
yeux. De temps en temps, je regardais un peu
de côté l'autre carré qui s'avançait sur la même
ligne, et je voyais le maréchal au milieu avec
son état-major. Tous levaient la tête, leurs
grands chapeaux de travers, pour voir de loin
ce qui se passait.
Les tirailleurs arrivaient alors près du ravin
bordé de broussailles et de haies vives. Déjà,
quelques instants avant , j'avais aperçu plus
loin, de l'autre côté, quelque chose remuer et
reluire comme des épis où passe le vent; l'idée
m'était venue que les Russes, avec leurs lances
et leurs sabres, pouvaient bien être là; j'avais
pourtant de la peine à le croire. Mais au mo-
ment où nos tirailleurs s'approchaient des
bruyères, et comme la fusillade s'engageait en
plusieurs endroits, je vis clairement que c'é-
taient des lances. Presque aussitôt un éclair
brilla juste en face de nous et le canon tonna.
Ces Russes avaient des canons; ils venaient de
tirer sur nous, et je ne sais quel bruit m' ayant
fait tourner la tête, je vis que dans les rangs,
à gauche, se trouvait un vide.
En même temps j'entendis le colonel Zapfel
qui disait tranquillement :
• Serrez les rangs ! »
Et le capitaine Florentin qui répétait :
« Serrez les rangs 1 »
Gela s'était fait si vite que je n'eus pas le
temps de réfléchir. Mais cinquante pas plus
loin il y eut encore un éclair et un bruit pareil
dans les rangs, — comme un grand soufile qui
passe, — et je vis encore un trou, cette fois à
droite.
Et comme, après chaque coup de canon des
Russes, le colonel disait toujours :.« Serrez les
rangs 1 • je compris que chaque fois il y avait
un vide. Gette idée me troubla tout à fait, mais
il fallait bien marcher.
Je n'osais penser à cela, j'en détournais mon
esprit, quand le général Ghemineau, qui venait
d'entrer dans notre carré, cria d'une voix ter-
rible :
• Halte ! »
Alors je regardai et je vis que les Russes ar-
rivaient en masse.
« Premier rang, genou terre.... croisez la
baïonnette I cria le général. Apprêtez armes 1 »
Gomme Zébédé avait mis le genou à terre,
j'étais en quelque sorte au premier rang. Il me
semble encore voir avancer en ligne toute cette
masse de chevaux et de Russes courbés en
avant, le sabre à la main, et entendre le géné-
ral dire tranquillement derrière nous, comme
à l'exercice :
• Attention au commandement de feu. —
Joue. -..^ Feu! »
Nous avions tiré, les quatre carrés ensemble;
on aurait cru que le ciel venait de tomber. A
peine la fumée était-elle un peu montée, que
nous vîmes les Russes qui repartaient ventre à
terre ; mais nos canons tonnaient, et nos bou-
lets allaient plus vite que leurs chevaux.
■ Ghargezl » cria le général.
Je ne crois pas avoir eu dans ma vie un
plaisir pareil.
■ Tiens, tiens, ils s'en vont! » me disais-je en
moi-même.
El de tous les côtés on entendait crier : Yivt
VEmpereurI
Dans ma joie, je me mis à crier comme les
autres. Gela dura bien une minute. Les carrés
s'étaient remis en marche, on croyait déjà que
tout était fini; mais à deux ou trois cents pas
du ravin, il se fit une grande rumeur, et pour
la seconde fois le général ci-ia :
« Halte!... Genou terre!,.- Groisez la baïon-
nette! •
Les Russes sortaient du creux comme le vent
pour tomber sur nous. Ils arrivaient tous en-
semble : la terre en tremblait. On n'entendait
plus les commandements; mais le don sens
naturel des soldats français les avertissait qu'il
fallait tirer dans le tas , et les feux de file se
mirent à rouler comme le bourdonnement des
tambours aux grandes revues. Geux qui n'ont
pas entendu cela ne pourront jamais s'en faire
une idée. Quelques-uns de ces Russes arrivaient
jusque sur nous;on les voyait se dresser dans
la fumée, puis, aussitôt après, on ne voyait
plus rien.
Au bout de quelques instants, comme on ne
faisait plus que charger et tirer, la voix terrible
du général Ghemineau s'éleva, criant : « Gessez
le feu ! »
On n'osait presque pas obéir; chacun se dé-
pêchait de lâcher encore un coup; mais la fu-
mée s'étant dissipée, on vit cette grande masse
de cavaliers qui remontaient de l'autre côté du
ravin.
Aussitôt on déploya les carrés pour marcher
en colonnes. Les tambours battaient la charge,
nos canons tonnaient.
• En avant, en avant!... Vive VEmpereur! »
Nous descendîmes dans le ravin par-dessus
des las de chevaux et de Russes qui remuaient
encore à terre, et nous remontâmes au pas
accéléré du côté de Weissenfels. Tous ces Go-
f aques et ces chasseurs, la giberne sur les reins
et le dos plié, galopaient devant nous aussi
vite qu'ils pouvaient : la bataille était gagnée !
Mais, au moment où nous approchions des
jardins de la ville, leurs canons, qu'ils avaient
emmenés, s'arrêtèrent derrière une espèce de
verger et nous envoyèrent des boulets, dont
l'un cassa la hache du sapeur Merlin en lui
40
ROMANS NATIONAUX.
faisant sauter la tête. Le caporal des sapeurs,
Thomé, eut même le bras droit fracassé par un
morceau de la hache; il fallut lui couper le
bras le soir, à Weissenfels. C'est alors qu'on
se mit à courir, car, plus on arrive vite, moins
les autres ont le temps de tirer : chacun com-
prenait cela.
Nous arrivâmes en ville par trois endroits,
en traversant les haies, les jardins, les perches
à houblon, et sautant par-dessus les murs. Le
maréchal et les généraux couraient après nous.
Notre régiment entra par une avenue bordée
de peupliers qui longe le cimetière; comme
nous débouchions sur la place, une autre co-
lonne arrivait par la grande rue.
Là nous fîmes halte, et le maréchal, sans
perdre une uiinute, détacha le 27c pour aller
prendre un pont et tâcher de couper la retraite
à l'ennemi. Pendan* ce temps, le reste de la
division arriva et se mit en ordre sur la place.
Le bourgmestre et les conseillers de Weissen-
fels étaient déjà sur la porte de l'hôtel de ville
pour nous souhaiter le bonjour.
Quand nous fûmes tous reformés, le maré-
chal prince de la Moskovva passa devant notre
front de bataille et nous dit d'un air joyeux :
« A la bonne heure... àlabonne heure!... Je
suis content de vous!... L'Empereur saura
votre belle conduite... C'est bien! »
Il ne pouvait s'empêcher de rire, parce que
nous avions couru sur les canons.
Et comme le général Souham lui disait :
« Cela marche ! »
Il répondit :
«Oui, oui c'est dans le sang ! c'est dans le
sang! »
Moi, je me réjouissais de ne rien avoir at-
trapé dans celte affaire.
Le bataillon resta là jusqu'au lendemain. On
nous logea chez les bourgeois, qui avaient peur
de nous et qui nous donnaient tout ce que nous
demandions. Le 27'-" rentra le soir, il fut logé
dans le vieux château. Nous étions bien fati-
gués. Après avoir fumé deux ou trois pipes en-
semble, en causant de notre gloii'e, Zébédé,
Klipfel et moi, nous allâmesnous coucher dans
la boutique d'un menuisier, sur un tas de co-
peaux, et nous restâmes là jusqu'àminuit, mo-
ment où l'on battit le rappeL II fallut bien alors
se lever. Le menuisier nous donna de l'eau-
de-vie et nous sortîmes. Il tombait de l'eau en
masse. Cette nuit même le bataillon alla biva-
quor devant le village de Glépen, à deux heures
de Weissenfels. Nous n'étions pas trop contents
à cause de la pluie.
Plusieurs autres détachements vinrent nous
rejoindre. L'Empereur était arrivé à Weissen-
fels, et tout le 3» corps devait nous suivre. On
ne fit que parler de cela toute la journée ; plu-
sieurs s'en réjouissaient. Mais, le lendemain,
vers cinq heures du matin, le bataillon repartit
en avant-garde.
Eu face de nous coulait une rivière appelée
le Rippach. Au lieu de se détourner pour ga-
gner un pont, on la traversa sur place. Nous
avions de l'eau jusqu'au ventre, et je pensais,
en tirant mes souliers de la vase : « Si l'on t'a-
vait raconté ça dans le temps, quand tu crai-
gnais d'attraper des rhumes de cerveau chez
M. Goulden, et que tu changeais de bas deux
fois par semaine, tu n'aurais pu le croire! 11
vous arrive pourtant des choses terribles dans
la vie ! »
Comme nous descendions la rivière de l'autre
côté, dans les joncs, nous découvrîmes, sur des
hauteurs à gauche, une bande de Cosaques qui
nous observaient. Ils nous suivaient lentement
sans oser nous attaquer, et je vis alors que la
vase était pourtant bonne à quelque chose.
Nous allions ainsi depuis plus d'une heure,
le grand jour était venu, lorsque tout à coup
une terrible fusillade et le grondement du ca-
non nous firent tourner la tête du côté de Glé-
pen. Le commandant, sur son cheval, regar-
dait par dessus les roseaux.
Cela dura longtemps ; le sergent Pi nto disait :
« La division s'avance; elle est attaquée. »
Les Cosaques regardaient aussi, et seulement
au bout d'une heure ils disparurent. Alors nous
vîmes la division s'avancer en colonnes, adroite
dans la plaine, chassant des masses de cava-
lerie russe.
« En avant! » cria le commandant.
Et 'nous courûmes sans savoir pourquoi, en
descendant toujours la rivière; de sorte que
nous arrivâmes à un vieux pont, où se réunis-
sent le Rippach et la Gruna. Nous devions ar-
rêter l'ennemi dans cet endroit; mais les Co-
saques avaient déjà découvert notre ruse :
toute leur armée recula derrière la Gruna, en
passant à gué, et la division nous ayant re-
joints, nous apprîmes que le maréchal Bessières
venait d'être tué d'un boulet de canon.
Nous partîmes de ce pont pour aller biva-
quer en avant du village de Gorschen. Le bruit
courait qu'une grande bataille approchait, et
que tout ce qui s'était passé jusqu'alors n'était
qu'un petit commencement, afin d'essayer si
les recrues soutiendraient bien le feu. D'après
cela, chacun peut s'imaginer les réflexions
qu'un homme sensé devait se faire, étant là
malgré lui, parmi des êtres insouciants tels que
Furst, Zébédé, Klipfel, qui se réjouissaient, '
comme si de pareils événements avaient pu
l(!ur rapporter autre chose que des coups de
fusil, de sabre ou de baïonnette.
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
M
TouL le reste do ce jour et moine une parlie
de la nuit, songeant à Catherine, je priai Dieu
de préserver mes jours, et de me conserver
les mains, qui sont nécessaires à tous les pau-
vres pour gagner leur vio. y
XIII
On alluma des feux sur la colline, en avant
de Gros^-Gorschen ; un détachement descendit
au village, etnousenramenacinqousix vieilles
vaches pour faire la soupe. Mais nous étions
tellement fatigués, qu'un grand nombre avaient
encore plus envie de dormir que de manger.
D'autres rôi^iments arrivèrent avec des canons
et des munitions. Vers onze heures, nous étions
là dix ou douze mille hommes, et dans le vil-
lage deux mille : toute la division Souliam. Le
général et ses ofTiciers d'ordonnance se trou-
vaient dans un grand moulin, à gauche, près
d'un cours d'eau qu'on appelle le Floss-Graben.
Les sentinelles s'étendaient autour de la col-
line à portée de fusil.
Je finis aussi par m'endormir, à cause de la
grande fatigue ; mais toutes les heures je m'é-
veillais, et derrière nous, du côté de la route
qui part du vieux pont de Poserna et s'étend
jusqu'à Lutzen et à Leipzig, j'entendais une
grande rumeur dans la nuit: un roulement de
voitures, de canons, de caissons, montant et
s'abaissant au milieu du silence.
Le sergent Pinto ne dormait pas; il fumait sa
pipe en séchant ses pieds au feu. Chaque fois
que l'un ou l'autre remuait, il voulait parler :
« Eh bienl conscrit? • disait-il.
Mais on faisait semblant de ne pas l'entendre,
on se retournait en bâillant, et l'on se 'rendor-
mait.
L'iiorlogede Gross-Gorschen tintait cinq heu-
res lorsque je m'éveillai; j'avais les os des
cuisses et des reins comme rompus, à force
d'avoir marché dans la vase. Pourtant, en ap-
puyant les mains à terre, je m'assis pour me
réchauffer, car j'avais bien froid. Les feux fu-
maient; il ne restait plus que de la cendre et
quelques braises. Le sergent, debout, regardait
la plaine blanche, où le soleil étendait quel-
ques lignes d'or.
Tout le monde dormait autour de nous, les
uns sur le dos, les autres sur l'épaule, les pieds
au feu; plusieurs ronflaient ou rêvaient tout
haut.
Le sergent, me voyant éveillé, vint prendre
une braise et la mit sur sa pipe, puis il me
dit :
« Eh bien ! fusilier Bortha, nous sommes donc
à l'arrière-garde maintenant? •
Je ne comprenais pas bien ce qu'il entendait
par là.
« Ça t'étonne, conscrit? fit-il; c'est pourtant
assez clair : nous n'avons pas bougé, nous au-
tres, maisl'armée a fait demi-tour; elle était là,
hier, devant nous, surleRippach; à celte heure
elle est derrière nous, près do Lutzen : au lieu
d'être en tête, nous sommes en queue. »
Et, clignant de l'œil d'un air malin, il tira
doux ou trois grosses bouffées de sa pipe.
« Et qu'est cequenousygagnons? lui disje,
—Nous y gagnerons d'arriver à Leipzig les
premiers et de tomber sur les Prussiens, ré-
pondit-il. Tu comprendras ça plus tard, cons-
crit. j>
Alors je me dressai pour regarder le pays, et
je vis devant nous une grande plaine maréca-
geuse, traversée par la Gruna-Bach elle FJoss-
Graben; quelques petites collines s'arrondis-
saient au bord de ces cours d'eau, et au fond
'passait une large rivière, que le sergent me dit
être l'Elsîer. Les brouillards du matin s'éten-
daient sur tout cela.
M'étant retourné, j'aperçus derrière nous,
dans le vallon, la pointe du clocher de Gross-
Gorschen, et plus loin, à droite et à gauche,
cinq ou six petits villages bâtis dans le creux des
collines, car c'est un pays de ' collines, et les
villages de Kaya, d'Eisdorf, de Starsiedel, de
Rahna, de Kloin-Gorschen et de Gross-Gors-
chen, que j'ai connus depuis, sont entre ces
collines, sur le bord de petites mares où pous-
sent dos peupliers, des saules et des trembles.
Gross-Gorschen, où nous bivaquions, était le
plus avancé dans la plaine, du cûté de l'Elster;
le plus éloigné était Kaya, derrière lequel pas-
sait la grande route de Lutzen à Leipzig. On ne
voyait pas d'autres feux sur les collines que
ceux de notre division ; mais tout le 3° corps
occupait les villages, etle quartier général était
à Kaya.
Vers six heures, les tambours battirent la
diane, les trompettes des artilleurs à cheval et
du train sonnèrent le réveil. On descendit au
village, les uns pour chercher du bois, les au-
tres de la paille ou du foin. Il arriva des voi-
tures de munitions, et l'on fit la distribution
du pain et des cartouches. Nous devions rester
là, pour laisser défiler l'armée sur Leipzig;
voilà pourquoi le sergent Pinto disait que nous
serions à l'arrière-garde.
Deux cantinières arrivèrent aussi du village,
et comme j'avais encore cinq écus de six li-
vres, j'offris un petit verre à Klipfel et à Zé-
bodé, pour rabattre les brouillards de la nuit.
Je me permis d'en offrir un aussi au sergent
Pinto, qui l'accepta, disant « que l'eau-de-vie
sur du pain réchauffe le cœur. »
ROMANS NATIONAUX
On s'approcha le plus près qu'on put de l'eau. (Page 13.)
Nous étions tout à fait contents, et personne
ne se serait doulé des terribles choses qui de-
vaient s'accomplir en. ce jour. On croyait les
Busses et les Prussiens bien loin à nous cher-
cher derrière la Gruna-Bach, mais ils savaient
où nous étions; et tout à coup, sur les dix
heures, le général Souham, au milieu de ses
officiers, monta la côte ventre à terre : il venait
d'apprendre quelque chose. J'étais justement
en sentinelle près des faisceaux ; il me semble
encore le voir, — avec sa tète grise et son grand
chapeau bordé de blanc, — s'avancer à la
pointe de la colline, tirer une grande lunette
et regarder, puis revenir bien vite et descen-
dre au village en criant de battre le rappel.
Alors toutes les sentinelles se replièrent, et
Zébédé, qui avait des yeux d'épervier, dit i
■ « Je vois là-bas, près de l'Elster, des masses
qui fourmillent.... et même il y en a qui s'a-
vancent en bon ordre, et d'autres qui sortent
des marais sur trois ponts. Quelle averse, si
tout cela nous tombe sur le dos !
— Ça, dit le sergent Pinto, le nez en l'air et
la main en visière sur les yeux, c'est une ba-
taille qui commence, ou je ne m'y connais pas.
Pendant que notre armée défile sur Leipzig et
qu'elle s'étend à plus de trois lieues, ces gueux
de Prussiens et de Russes veulent nous prendre
en flanc avec toutes leurs forces, et nous cou-
per en deux. C'est bien vu de leur part; ils ap-
prennent tous les jours les malices de la guerre.
— Mais nous, qu'est-ce que nous allons faire?
demanda Klipl'el.
— C'est tout simple, répondit le sergent : nous
ràuf.'.xt-ï>anl i« riio da Btc, 11,
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813
/■9
K
Serrez les rangs ! (Page 45).
sommes ici douze â quinze mille hommes,
avec, le vieux Souham, qui n'a jamais reculé
d'une semelle. Nous allons tenir comme des
clous, un contre six ou sept, ju.'qu'à ce que
l'Empereur soit informé de la chose et qu'il se
replie pour venir à notre secours. Tenez, voilà
déjà les olRciers d'ordonnance qui partent. »
C'était vrai : cinq ou six olïïciers traversaient
la plaine de Lutzen derrière nous, du côté de
Leipzig; ils allaient comme le vent, et je sup-
pliai le Seigneur, dans mon âme, de leur faire
la grâce d'arriver à temps et d'envoyer toute
l'armée à notre secours ; car d'apprendre qu'il
faut périr, c'est épouvantable, et je ne souhaite
pas à mon plus grand ennemi d'être dans une
position pareille.
Le sergent Pinte nous dit encore :
« Vous avez de la chance, conscrits ; si l'un ou
l'autre de vous en réchappe, il pourra se vanter
d'avoir vu quelque chose de soigné. Regardez
seulement ces lignes bleues qui s'avancent le
fusil sur l'épaule, le long du Floss-Graben ; cha-
cune de ces lignes est un régiment; il y en a une
trentaine : ça fait soixante mille Prussiens, sans
compter ces files de cavaliers qui sont des es-
cadrons. Et sur leur gauche, prés de Rippach,
ces autres qui s'avancent et qui reluisent au
soleil, ce sont les dragons et les cuirassiers de
la garde impériale russe; je les ai vus pour la
première fois à Austerlitz, où nous les avons
joliment arrangés. Il y en a bien dix-huit à
vingt mille. Derrière, ces masses de lances, ce
sont des bandes de Cosaques. De sorte que nous
allons avoir l'avantage, dans une heure, de
50
ROMANS NATIONAUX.-
nous regarder le blanc des yeux avec cent
mille hommes, tout ce qu'il y a de plus obstiné
en Russes et en Prussiens. C'est, à proprement
parler, une bataille où l'on gagne la croix, et
si on ne la gagne pas, on ne doit plus compter
dessus.
—Vous croyez, sergent? dit Zébédé, qui n'a
jamais eu deux idées claires dans la tête, et qui
se figurait déjà tenir la croix. Ses yeux relui-
saient comme des yeux de bêtes qui voient tout
en beau.
—Oui, répondit le sergent, car on va se serrer
de près, et supposons que dans la mêlée on
voie un colonel, un canon, un drapeau, quelque
chose qui vous donne dans l'œil, on saute
dessus à travers les coups d# baïonnette, de
sabre, de refouloir ou de n'importe quoi; on
l'empoigne, et, si l'on en revient, on est proposé.
Pendant qu'il disait cela, l'idée me \'int que
le maire de Felsenbourg avait reçu la croix
pour avoir amené son village, dans des voitures
entourées de guirlandes, à la rencontre de
Marie-Louise, en chantant de vieux lieds, et je
trouvai sa manière d'avoir la croix bien plus
commode que celle du sergent Pinto.
Je n'eus pas le temps d'en penser davantage,
car on battait le rappel de tous les côtés; cha-
cun courait aux faisceaux de sa compagnie et
se dépêchait de prendre son fusil. Les offi-
ciers vous rangeaient en bataille, des canons
arrivaient au grand galop du Village, on les
plaçait au haut de la colline, un peu en arrière,
pour que le dos de la côte leur servît d'épaule-
ment. Les caissons arrivaient aussi.
Et plus loin, dans les villages de Rahna, de
Kaya, de Klein-Gorschen, tout s'agitait ; mais
nous étions les premiers sur lesquels devait
tomber cette masse.
L'ennemi s'était arrêté à deux portées de ca-
non, et ses cavaliers tourbillonnaient par cen-
taines autour de la côte pour nous reconnaître.
Rien qu'à voir au bord du Floss-Graben cette
quantité de Prussiens qui rendaient les deux
rives toutes noires, et dont les premières lignes
commençaient à se former en colonnes, je me
dis en moi-même :
« Cette fois, Joseph, tout est perdu, tout est
fini.... il n'y aplus de ressource.... Tout ce que
tu peux faire, c'est de te venger, de te défendre,
et de n'avoir pitié de rien.... Défends-toi, dé-
fends-toi!... »
Comme je pensais cela, le général Chemineau
passa seul à cheval devant le front de bataille,
en nous criant : « Formez le carré! »
Tous les officiers, à droite, à gauche, en
avant, en arrière, répétèrent le même ordre-
Ou forma quatre carrés de quatre bataillons
chacun. Je me trouvais cette fois dans un des
côtés intérieurs, ce qui me fit plaisir; car je
pensais naturellement que les Prussiens, qui
s'avançaient sur trois colonnes, tomberaient
d'abord en face. Mais j'avais à peine eu cette
idée qu'une véritable grêle de boulets traversa
le carré. En même temps, le bruit des canons
que les Prussiens avaient amenés sur une col-
line à gauche se mit à gronder bien autrement
qu'à Weissenfels : cela ne finissait pas! Ils
avaient sur cette côte une trentaine de grosses
pièces; on peut s'imaginer d'après cela quels
trous ils faisaient. Les boulets sifflaient tantôt
en l'air, tantôt dans les rangs, tantôt ils en.
traient dans la terre, qu'ils rabotaient avec un
bruit terrible.
Nos canons tiraient aussi d'une manière qui
vous empêchait d'entendre la moitié des siffle-
ments et des ronflements des autres, mais cela
ne servait à rien; et d'ailleurs, ce qui vous
produisait le plus mauvais effet, c'étaient les
officiers qui vous répétaient sans cesse : • Ser-
rez les rangs, serrez les rangs! »
Nous étions dans une fumée extraordinaire
sans avoir encore tiré. Je me disais : « Si nous
restons ici un quart d'heure, nous allons être
massacrés sans pouvoir nous défendre! » ce
qui me paraissait terriblement dur, quand tout
à coup les premières colonnes des Prussiens
arrivèrent entre les deux collines, en faisant
une rumeur étrange, comme une inondation
qui monte. Aussitôt les trois premiers côtés de
notre carré, celui de face, et les deux autres en
obliquant à droite et à gauche, firent fou. Dieu
sait combien de Prussiens restèrent dans ce
creux ! Mais, au lieu de s'arrêter, leurs cama-
rades continuèrent à monter, en criant comme
des lonps : « Faterlandl Falerland*! » et nous
déchargeant tous leurs feux de bataillon à cent
pas, pour ainsi dire dans le ventre.
Après cela commencèrent les coups de baïon-
nette et de crosse, car ils voulaient nous en-
foncer; ils étaient en quelque sorte furieux.
Toute ma vie je me rappellerai qu'un bataillon
de ces Prussiens arriva juste de côté sur nous,
en nous lançant des coups de baïonnette que
nous rendions sans sortir des rangs, et qu'ils
furent tous balayés par deux pièces qui se trou- .
valent en position à cinquante pas derrière le ]
carré.
Aucune autre troupe ne voulut alors entrer
entre les carrés.
Ils redescendaient la colline, et nous char-
gions nos fusils pour les exterminer jusqu'au
dernier, lorsque leurs pièces recommencèrent
♦ Patrie ! Patrie I
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
51
à lirer, et que nous entendîmes un grand bruit
à droite : c'était leur cavalerie qui venait pour
profiter des trous que faisaient leurs canons !
Je ne vis rien de cette attaque, car elle arrivait
sur l'autre face de la division ; mais, en atten-
dant, les boulets nous raflaient par douzaines.
Le général Chemineau venait d'avoir la cuisse
cassée, et cela ne pouvait durer plus longtemps
de cette manière, lorsqu'on nous ordonna de
battre en retraite, ce que nous fîmes avec un
plaisir que chacun doit comprendre.
Nous passâmes autour de Gross-Gorschen,
suivis par les Prussiens, qui nous fusillaient et
que nous fusillions. Les deux mille hommes
qui se trouvaient dans le village arrêtèrent
l'ennemi par un feu roulant de toutes les fené-
res, pendant que nous remontions la côte pour
gagner le second village, Klein-Gorschen. Mais
alors toute la cavalerie prussienne arriva de
côté pour nous couper la retraite et nous for-
cer de rester sous le feu de leurs pièces. Cela
me produisit une indignation qu'on ne peut
croire. J'entendais Zébédé qui criait : « Courons
plutôt dessus que de rester là! »
C'était aussi terriblement dangereux, car ces
régiments de hussards et de chasseurs s'avan-
çaient en bon ordre avant de prendre leur élan.
Nous marchions toujours en arrière, quand
au haut de la côte on nous cria : « Halte! » et
dans le même moment les hussards, qui cou-
raient déjà sur nous, reçurent une terrible dé-
charge de mitraille qui les renversa par centai-
nes. C'était la division du brave général Girard
qui venait à notre secours de Klein-Gorschen;
elle avait placé seize pièces en batterie un peu à
droite. Cela produisit un très-bon efiét : les hus-
sardss' en allèrent plus vite qu'ilsn'ôtaientvenus,
et les six carrés de la division Girard se réunirent
avec les nôtres à Klein-Gorschen pour arrêter
l'iufanlerie des Prussiens, qui s'avançait tou-
jours, les trois premières colonnes en avant,
et trois autres aussi fortes derrière.
Nous avions perdu Gross-Gorchen; mais
cette fois, entre Klein-Gorschen et Rahna, l'af-
faire allait encore devenir plus terrible.
Moi, je ne pensais plus à rien qu'à me ven-
ger. J'étais devenu pour ainsi dire fou de co-
jère et d'indignation contre ceux qui voulaient
in'ôter la vie, le bien de tous les hommes, que
chacun doit conserver comme il peut. J'éprou-
vais une sorte de haine contre ces Prussiens,
dont les cris et l'air d'insolence me révoltaient
le cœur. J'avais pourtant un grand plaisir de
voir encore Zébédé près de moi, et comme, en
attendant les nouvelles attaques, nous avions
l'arme au pied, je lui serrai la main.
« Nous avons eu de la chance, me dit-il.
Mais pourvu que l'Empereur arrive bientôt, car
ils sont vingt fois plus que nous.... pourvu
qu'il arrive avec des canons ! »
Il ne parlait plus d'attraper la croix!
Je regardai un peu de côté, pour voir si le
sergent y était encore, et je l'aperçus qui es-
suyait tranquillement sa baïonnette; sa figure
n'avait pas changé : cela me réjouit. J'aurais
bien voulu savoir si Klipfel et Furst se trou-
vaient aussi dans leurs rangs, mais alors le
commandement de « Portez armes !» me fit
songer à autre chose.
Les trois premières colonnes ennemies s'é-
taient arrêtées sur la colline de Gross-Gorschen
pour attendre les trois autres, qui s'appro-
chaient le fusil sur l'épaule. Le village, entre
nous dans le vallon, brûlait, les toits de
chaume flambaient, la fumée montait jusqu'au
ciel; et sur une côte, à gauche, nous voyioiis
arriver, à travers les terres de labour, une
longue file de canons pour nous prendre en
écharpe.
Il pouvait être midi lorsque les six colonnes
86 mirent en marche, et que, sur les deux
côtés de Gross-Gorschen, se déployèrent des
masses de hussards et de chasseurs à cheval.
Notre artillerie, placée en arrière des carrés,
au haut de la côte, avait ouvert un feu terrible
contrôles canonniers prussiens, qui lui répon-
daient sur toute la ligne.
Nos tambours commençaient à batlre dans
les carrés,, pour avertir que l'ennemi s'appro-
chait; on les entendait- comme le bourdonne-
ment d'une mouche pendant un orage, et dans
le fond du vallon les Prussiens criaient tous
ensemble : « Faterland ! Faterland ! *«
Leurs feux de bataillon, en grimpant la col-
line, nous couvraient de fumée, parce que le
vent soufflait de notre côté, ce qui nous empê-
chait de les voir. Malgré cela, nous avions
commencé nos feux de file. On ne s'entendait
et l'on ne se voyait plus depuis au moins un
quart d'heure, quand tout à coup les hussards
prussiens furent dans notre carré. Je ne sais
pas comment cela s'était fait, mais ils étaient
dedans, et tourbillonnaient à droite et à gau-
che en se penchant sur leurs petits chevaux,
pour nous hacher sans miséricorde. Nous leur
donnionsdes coupsde baïonnette, nous criions,
il nous lâchaient des coups de pistolet; enfin
c'était terrible. — Zébédé, le sergent Pinto et
une vingtaine d'autres de la compagnie nous
tenions ensemble. — Je verrai toute ma vie
ces figures pâles, les moustaches allongées der-
rière les oreilles, les petits shakos serrés par la
jugulaire sous leurs mâchoires ; les chevaux qui
se dressent en hennissant sur des tas de morts
* Patrie! Patrie!
52
ROMANS NATIONAUX.
et de blessés. J'entendrai toujours les cris que
nous poussions, les uns en allemand, les au-
tres en français ; ils nous appelaient : « Schwein-
pelz / » et le vieux sergent Pinto ne finissait pas
de crier : « Hardi, mes enfants! hardi! »
Je n'ai jamais pu me figurer comment nous
sortîmes de là ; nous marchions au hasard dans
la fumée, nous tourbillonnions au milieu des
coups de fusil et des coups de sabre. Tout ce
que je me rappelle, c'est que Zébédé me criait
à chaque instant : « Arrive ! arrive ! » et que
finalement nous fûmes dans un champ en
penle, derrière un carré qui tenait encore, avec
le sergent Pinto et sept ou huit autres de la
compagnie.
Nous étions faits comme des bouchers !
« Rechargez! » nous dit le sergent.
Et alors, en rechargeant, je vis qu'il y avait
du sang et des cheveux au bout de ma baïon-
nette, ce qui montre qiie, dans ma fureur, j'a-
vais donné des coups terribles.
Au bout d'une minute, le vieux Pinto reprit :
« Le régiment est en déroute... ces gueux de
Prussiens en ont sabré la moitié... Nous le re-
trouverons plus tard... Pour le moment il faut
empêcher l'ennemi d'entrer dans le village. —
Par file à gauche, en avant, marche! »
Nous descendîmes un petit escalier qui me-
nait dans un jardin de Klein-Gorschen, etnous
entrâmes dans une maison, dont le sergent
barricada la porte du côté des champs avec une
grande table de cuisine; ensuite il dit, en-nous
montrant la porte de la rue :
« Voici notre retraite. »
Après cela, nous montâmes au premier, dans
une assez grande chambre qui formait le coin
au pied de la côte; elle avait deux fenêtres sur
le village et deux autres sur la colline toute
couverte de fumée, où continuaient de pétiller
les feux de file et de rouler le canon. Au fond,
dans une alcôve, se trouvait un lit défait, et
devant le lit un berceau ; les gens s'étaientsau-
vés sans doute au commencement de la ba-
taille; mais un chien à grosse queue blanche,
oreilles droites et museau pointu, à moitié ca-
ché sous les rideaux, nous regardait les yeux
luisants : tout cela me revient comme un rêve.
Le sergent venait d'ouvrir une fenêtre, et ti-
rait déjà dans la rue, où s'avançaient deux ou
trois hussards prussiens, parmi des tas de char-
rettes et de fumier; Zébédé et les autres, de-
bout derrière lui, observaient l'arme prête. Je
regardai sur la côte, pour voir si le carré tenait
toujours, et je l'aperçus à cinq ou six cents
pas, reculant en bon ordre, et faisant feu des
quatre côtés sur la masse de cavaliers qui l'en-
touraient. A travers la fumée, je voyais le co-
lonel, un gros court, à cheval au milieu, le sa-
bre à la main, et, tout près de lui, le drapeau
tellement déchiré, que ce n'était plus qu'une
loque pendant le long de la hampe.
Plus loin, à gauche, une colonne ennemie
débouchait au tournant de la route et marchait
sur Klein-Gorschen. Cette colonne voulait se
mettre en travers de notre retraite dans le vil-
lage ; mais des centaines de soldats débandés
étaient arrivés comme nous, il en arrivait
même encore de tous les côtés, les uns se re-
tournant tous les cinquante pas pour lâcher
leur coup de fusil, les autres blessés, se traî-
nant pour arriver quelque part. Ils entraient
dans les maisons, et comme la colonne s'appro-
chait toujours, un feu roulant commença sur
elle de toutes les fenêtres. Cela l'arrêta ; d'au-
tant plus qu'au même instant, sur la côte à
droite, commençaient à se déployer les divi-
sions Brenier et Marchand, que le prince de la
Moskovi^a envoyait à notre secours.
Nous avons su depuis que le maréchal Ney
avait suivi l'Empereur du côté de Leipzig, et
qu'il revenait alors au roulement du canon.
Les Prussiens firent donc halte en cet en-
droit; le feu cessa des deux côtés. Nos carrés
el nos colonnes remontèrent la côte en face de
Starsiedel, et tout le monde, au village, se dé-
pêcha d'évacuer les maisons pour rallier cha-
cun son régiment. Le nôtre était mêlé dans
deux ou trois autres ; et quand les divisions
mirent l'arme au pied en avant de Kaya, nous
eûmes de la peine à nous reconnaître. On fit
l'appel de notre compagnie, il restait quarante-
deux hommes, le grand Furst et Léger n'y
étaient plus ; mais Zébédé, Rlipfel et moi nous
avions retiré notre peau de l'affaire.
Malheureusement ce n'était pas encore fini,
car ces Prussiens, remplis d'insolence à cause
de notre retraite, faisaient déjà de nouvelles
dispositions pour venir nous attaquer à Kaya,
il leur arrivait des masses de renforts; et,
voyant cela, je pensai que, pour un si grand
général, l'Empereur avait eu pourtant une
bien mauvaise idée de s'étendre sur Leipzig et
de nous laisser surprendre par une armée de
plus de cent mille hommes.
Gomme nous étions en train de nous refor-
mer derrière la division Brenier, dix-huit mille
vieux soldats de la garde prussienne montaient
la côte au pas de charge, portant les shakos
de nos morts au bout de leurs baïonnettes en
signe de victoire. En même temps le combat se
prolongeait à gauche, entre Klein-Gorschen et
Starsiedel. La masse de cavalerie russe que
nous avions vue reluire au soleil le matin, der-
rière la Gruna-Bach, voulait nous tourner;
mais le 6« corps était arrivé noiis couvrir, et les
régiments de marine tenaient là comme des
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
53
murs. Toute la plaine ne formait qu'un nuage,
où l'on voyait étinceler les casques, les cui-
rasses et les lances par milliers.
De noire côté, nous reculions toujours, quand
tout à coup quelque chose passa devant nous
comme le tonnerre : c'était le maréchal Ney !
il arrivait au grand galop, suivi de son état-
major. Je n'ai jamais vu de figure pareille; ses
yeux étincelaient, ses joues tremblaient de co-
lère! En une seconde il eut parcouru toute la
ligne dans sa profondeur, et se trouva sur le
front de nos colonnes. Tout le monde le sui-
vait comme entraîné par une force extraordi-
naire; au lieu de reculer, on marchait à la ren-
contre des Prussiens, et dix minutes après tout
était en feu. Mais l'ennemi tenait solidement;
il se croyait déjà le maître et ne voulait pas lâ-
cher la victoire; d'autant plus qu'il recevait
toujours du renfort, et que nous autres nous
étions épuisés par cinq heures de combat.
Notre bataillon, cette fois, se trouvait en se-
conde ligne, les boulets passaient au-dessus;
mais un bruit bien pire et qui me traversait
les nerfs, c'était le grelottement de la mitraille
dans les baïonnettes : cela sifflait comme une
espèce de musique terrible et qui s'entendait
de bien loin.
Au milieu des cris, des commandements et
de la fusillade, nous recommencions tout de
même à redescendre sur un tas de morts.Nos pre-
mières divisions rentraient à Klein-Gorschen ;
on s'y battait corps à corps; on ne voyait dans
la grande rue du village que des crosses de
fusil en l'air, et des généraux à cheval, l'épée
à la main comme de simples soldats.
Cela dura quelques minutes; nous disions
dans les rangs : « Ça va bien, ça va bien!... on
avance. » Mais de nouvelles troupes étant arri-
vées du côté des Prussiens, nous fûmes obligés
de reculer pour la seconde fois, et malheureu-
sement si vite qu'un grand nombre se sau-
vèrent jusque dans Kaya. Ce village était sur
la côte, et le dernier en avant de la route de
Lutzen. C'est un long boyau de maisons sépa-
rées les unes des autres par de petits jardins,
des écuries et des ruchers. Si l'ennemi nous
forçait à Kaya, l'armée était coupée en deux.
En courant, je me rappelai ces paroles de
M. Goulden : « Si par malheur les aUiés nous
battent, ils viendront se venger chez nous de
tout ce que nous leur avons fait depuis dix
ans. » Je croyais la bataille perdue, carie ma-
réchal Ney lui-même, au milieu d'un carré,
reculait, et les soldats, pour sortir de la mêlée,
emportaient des ofBciers blessés sur leurs fusils
en brancards. Enfin ça prenait une mauvaise
tournure.
J'entrai dans Kaya sur la droite du village,
en enjambant des haies et sautant par-dessus
de petites palissades que les gens mettent pour
séparer les jardins.
J'allais tourner le coin d'un hangar, lorsque,
levant la tête, j'aperçus une cinquantaine d'of-
ficiers à cheval arrêtés au haut d'une colline
en face; plus loin, derrière eux, des masses
d'artillerie accouraient ventre à terre sur la
route de Leipzig.. Cela me fit regarder, et je
reconnus l'Empereur, un peu en avant des au-
tres; il était assis, comme dans un fauteuil,
sur son cheval blanc. Je le voyais très-bien
sous le ciel pâle ; il ne bougeait pas et regar-
dait la bataille au-dessous avec sa lunette.
Cette vue me rendit si joyeux que je me mis
à crier : « Vive V Empereur! » de toutes mes
forces ; puis j'entrai dans la grande rue de Kaya
par une allée entre deux vieilles maisons.
J'étais l'un des premiers, et j'aperçus encore
des gens du village, hommes, femmes, enfants,
qui se dépêchaient d'entrer dans leurs caves.
Plusieurs personnes auxquelles j'ai raconté
cela m'ont fait des reproches d'avoir couru si
vite; mais je leur ai répondu que lorsque Mi-
chel Ney reculait, Joseph Bertha pouvait bien
reculer aussi.
Klipfel, Zébédé, le sergent Pinto, tous ceux
que je connaissais à la compagnie étaient en-
core dehors, et j'entendais un bruit tellement
épouvantable qu'on ne peut s'en faire une idée,
Des masses de fumée passaient par-dessus les
toits, les tuiles roulaient et tombaient dans la
rue, et les boulets enfonçaient les murs ou
cassaient les poutres avec un fracas horrible.
En même temps, de tous côtés, par les ruelles,
par-dessus les haies et les palissades des jar-
dins entraient nos soldats en se retournant pour
faire feu. Il y en avait de tous les régiments,
sans shakos, déchirés, couverts de sang, l'air
furieux, et, maintenant que j'y pense après
tant d'années, c'étaient tous des enfants, de
véritables enfants : sur quinze ou vingt, pas un
n'avait de moustaches; mais le courage est né
dans la race française!
Et comme les Prussiens, — conduits par de
vieux officiers qui criaient: « Forwerlzl For-
wertz "1 — arrivaient en se grimpant en quel-
que sorte sur le dos, comme des bandes de
loups, pour aller plus vite, nous, au coin d'une
grange, à vingt ou trente, en face d'un jardin
où se trouvaient un petit rucher et de grands
cerisiers en fleurs qu'il me semble voir encore,
nous commençâmes un feu roulant sur ces
gueux qui voulaient escalader un petit mur
au-dessous et prendre le village.
Combien d'entre eux, en arrivant sur ce mur^
♦ En avant I Kn avantl
54
ROMANS NATIONAUX.
retombèrent dans la masse, je n'en sais rien;
mais il en venait toujours d'autres. Des cen-
taines de balles sifflaient à nos oreilles et
s'aplatissaient contre les pierres, le crépi tom-
bait, la paille pendait des poutres, la grande
porte à gauche était criblée; et nous, derrière
la grange, après avoir rechargé, nous faisions
la navette pour tirer dans le tas : cela durait
juste le temps d'ajuster et de serrer la détente,
et malgré cela, cinq ou six étaient déjà tombés
an coin du fenil, le nez à terre , mais notre rage
était si grande que nous n'y faisions pas atten-
tion.
Gomme je retournais là pour la dixième fois,
en épaulant le fusil me tomba de la main ; je
me baissai pour le ramasser et je tombai des-
sus : j'avais une balle dans l'épaule gauche ; le
sang se répandait sur ma poitrine comme de
l'eau chaude. J'essayai de me relever; mais
tout ce que je pus faire, ce fut de m'asseoir
contre le mur. Alors le sang descendit jusque
sur mes cuisses, et l'idée me vint que j'allais
mourir en cet endroit, ce qui me donna tout
froid.
Les camarades continuaient à tirer par-
dessus ma tête, et les Prussiens répondaient
toujours.
En songeant qu'une autre balle pouvait m'a-
chever, je me cramponnai tellement de la main
droite au coin du mur pour m'fiter de là, que
je tombai dans un petit fossé qui conduisait l'eau
de la rue dans le jardin. Mon bras gauche était
lourd comme du plomb, ma tête tournait; j'en-
tendais toujours la fusillade, mais comme un
rêve. Gela dura quelque temps sans doute.
Lorsque je rouvris les yeux, la nuit venait;
les Prussiens défilaient dans la ruelle en cou-
rant. Ils remplissaient déjà le village, et dans
le jardin en face se trouvait un vieux général,
la tête nue, les cheveux blancs, sur un grand
cheval brun. Il criait comme une trompette
d'amener des canons, et des officiers partaient
ventre à terre porter ses ordres. Près de lui,
debout sur le petit mur encombré de morts, un
de leurs chirurgiens lui bandait le bras. Der-
rière, de l'autre côté, se tenait également à
cheval un officier russe très-mince, un jeune
homme coiffé d'un chapeau à plumes vertes
tombant en forme de bouquet. Je vis cela d'un
coup d'œil : — ce vieux avec son gros nez, son
front large et plat, ses yeux vifs, son air hardi ;
les autres autour de lui; le chirurgien, un petit
homme chauve en lunettes; et dans le fond de
la vallée , à cinq ou six cents pas, entre deux
maisons, nos soldats qui se reformaient. Tout
C(>la je l'ai devant moi comme si j'y étais encore.
On ne lirait plus; mais entre Klein -Gorschen
et Kaya, des cris terribles s'élevaient.... On
entendait rouler pesamment, hennir, jurer et
claquer du fouet. Sans savoir pourquoi, je me
traînai hors de l'ornière et me remis contre le
mur, et presque aussitôt deux pièces de seize,
attelées chacune de six chevaux, tournèrent au
coin de la première maison du village. Les ar-
tilleurs à cheval frappaient de toutes leurs for-
ces, et les roues entraient dans les tas de morts
et de blessés comme dans de la paille; les os
craquaient!... voilà d'où venaient les grands
cris que j'avais entendus; les cheveux m'en
dressaient sur la tête.
« Ici!... cria le vieux en allemand. Pointez
là-bas, entre ces deux maisons, près de la fon-
taine. »
Les deux pièces furent aussitôt retournées;
les voitures de poudre et de mitraille arrivèrent
au galop. Le vieux vint voir, son bras gauche
en écharpe, et, tout en remontant la ruelle, je
l'entendis qui disait au jeune officier russe, d'un
ton bref :
« Dites à l'empereur Alexandre que je suis
dans Kaya.... La bataille est gagnée si on m'en-
voie des renforts. Qu'on ne délibère pas, qu'on
agisse 1 II faut nous attendre à une attaque fu-
rieuse. Napoléon arrive, je sens cela.... Dans
une demi-heure nous l'aurons sur les bras avec
sa garde. Goûte que coûte, je lui tiendrai tête;
mais, au nom de Dieu, qu'on ne perde pas une
minute, et la victoire est à nous ! »
Le jeune homme partit au galop du côté de
Klein-Gorschen, et dans le même instant quel-
qu'un dit près de moi : « Go vieux-là, c'est Blû-
clier.... Ah! gredin, si je tenais mon fusil! »
Ayant tourné la tête, je vis un vieux sergent
sec et maigre, avec de grandes rides le long des
joues, qui se tenait assis contre la porte de la
grange, les deux mains appuyées à terre comme
des béquilles, car ses reins étaient cassés par
une balle. Ses yeux jaunes suivaient le général
prussien en louchant; son nez crochu, déjà
pâle, se recourbait comme un bec dans ses
grosses moustaches : il avait l'air terrible et
fier.
• Si je tenais mon fusil, dit-il encore une
fois, tu verrais si la bataille est gagnée ! »
Nous étions les seuls êtres encore vivants
dans ce corn encombré de morts.
Moi, songeant qu'on allait peut être m'en-
terrer le lendemain avec tous ces autres dans
le jardin en face, et que je ne reverrais plus
Catherine, des larmes me coulaient sur les
joues, et je ne pus m'empêcher de dire :
« Maintenant tout est fini! »
Le sergent alors me regarda de travers, et,
voyant que j'étais encore si jeune, il me de-
manda :
«.Qu'est-ce que tu as, conscrit?
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
55
—Une balle dans l'épaule, mon sergent.
—Dans l'épaule, ça vaut mieux que dans les
reins, on peut en réchapper. • •
Et d'une voix moins rude, après m'avoir
considéré de nouveau, il ajouta :
• Ne crains rien, va, tu reverras le pays.]»
Je pensai qu'il avait pilié de ma jeunesse et
qu'il voulait me consoler; mais je sentais ma
poitrine comme fracassée, et cela m'ôtait tout
espoir.
Le sergent ne dit plus rien; seulement, de
temps en temps, il faisait un effort pour dres-
ser la tête et voir si nos colonnes arrivaient.
Il jurait entre ses dents, et finit par se laisser
glisser, l'épaule dans le coin de la porte, en
disant :
«Mon affaire est faite!... mais le grand gueux
me l'a payé tout de même. »
Il regardait dans la haie en face, où se trou-
vait étendu sur le dos un grenadier prussien,
la baïonnette encore en travers du ventre.
Il pouvait être alors six heures; l'ennemi oc-
cupait toutes les maisons, les jardins, les ver-
gers, la grande rue et les ruelles. J'avais froid
par tout le corps, et je m'étais engourdi, le
front sur les genoux, quand le roulement du
canon m'éveilla de nouveau. Les deux pièce»
du jardin et plusieurs autres derrière, placées
plus haut dans le village, tiraient en jetant
leurs éclairs dans la grande rue, où se pres-
saient les Prussiens et les Russes. Toutes les
fenêtres tiraient aussi. Mais cela n'était rien en
comparaison du feu des Français sur la colline
en face. Dans le fond au-dessous, montait la
jeune garde en colonnes serrées , au pas de
charge, les colonels, les commandants et les
généraux à cheval au milieu des baïonnettes,
l'épée en l'air : tout cela gris, éclairé de se-
conde en seconde par la lumière des quatre-
vingts pièces que l'Empereur avait fait mettre
en une seule batterie pour appuyer le mouve-
ment. Ces quatre-vingts pièces faisaient im
fracas terrible, et malgré la distance, la vieille
cassine contre laquelle je m'appuyais en trem-
blait jusque dans ses fondements. Dans la rue,
les boulets enlevaient des files de Prussiens et
de Russes, comme les coups de faux enlèvent
l'herbe : c'était leur tour do serrer les rangs.
J'entendais aussi, derrière nous, l'artillerie
ennemie répondre, et je pensais : « Mon Dieu !
mon Dieu ! pourvu maintenant que les Fran-
çais l'emportent, leurs pauvres blessés seront
recueillis, au lieu que ces Prussiens et ces Co-
saques songeraient d'abord aux leurs et nous
laisseraient tous périr. •
Je ne faisais plus attention au sergent, je ne
re-'ardais que les canonniers prussiens charger
leurs pièces, pointer et tirer, en les maudissant
au fond de mon âme ; et j'écoatais avec ravis-
sement les cris de « Vive r Empereur! » qui com-
mençaient à monter de la vaUée, et qu'on |f
entendait dans l'intervalle des détonations de
l'artillerie.
Enfin, au bout de vingt minutes, les Prus-
siens et les Russes se mirent à reculer ; ils re-
passaient en foule par la ruelle où nous étions,
pour se jeter sur la côte; les cris de « Vive
VEmpcreiir! » se rapprochaient. Les canonniers,
devant nous, se dépêchaient comme des for-
cenés, quand trois ou quatre boulets arrivèrent
au milieu d'eux, cassant une roue et les cou-
vrant de terre. Une pièce tomba sur le côté ;
deux artilleurs étaient tués et deux blessés.
Alors je sentis une main me prendre par le
bras; je me retournai et je vis le vieux sergent,
à demi mort, qui me regardait en riant d'un
air farouche. Le toit de notre baraque s'affais-
sait, le mur penchait, mais nous n'y prenions
pas garde: nous ne Voyions que la défaite des
ennemis, et nous n'entendions, au milieu de
tout ce fracas épouvantable, que les cris tou-
jours plus proches de nos soldats.
Tout à coup le sergent tout pâle dit :
« Le voilà ! •
Et penché en avant, sur les genoux, une
main à terre et l'autre levée, il cria d'une voix
éclatante :
n Vive l'Empereur I »
Puis il tomba la face à terre et ne remua
plus.
Et moi, me penchant aussi pour voir, je vis
Napoléon qui monlait dans la fusillade, son
chapeau enfoncé djioasa grosse tête, sa capote
grise ouverte, un large ruban rouge en travers
de son gilet blanc, calme, froid, comme éclairé
parle reflet des baïonnettes. Tout pliait devant
lui; les canonniers prussiens abandonnaient
leurs pièces et sautaient le mur du jardin, mal-
gré les cris de leurs officiers qui voulaient les
retenir.
Ces choses, je les ai vues; elles sont restées
comme peintes en feu dans mon esprit; mais
depuis ce moment je ne me rappelle plus rien
de la bataille, car, dans l'espérance de notre
victoire, j'avais perdu le sentiment, et j'étais
comme un mort au milieu de tous ces morts.
XIV
Je me réveillai dans la nuit, au milieu du
silence. Des nuages traversaient le ciel, et la
lune regardaitle village abandonné, les canons
renversés et les tas de morts, comme elle re-
5G
ROMANS NATIONAUX.
Uu'est-ce que tu as, conscrit? (Page 51.;
garde, depuis le commencement du monde,
l'eau qui coule, l'herbe qui pousse et les feuilles
qui tombent en automne. Les hommes ne sont
rien auprès des choses éternelles; ceux qui
vont mourir le comprennent mieux que les
autres.
Je ne pouvais plus bouger et je souffrais
beaucoup; mon bras droit seul remuait encore.
Pourtant je parvins à me dresser sur le coude,
et je vis les morts entassés jusqu'au fond de la
ruelle. La lune donnait dessus ; ils étaient blancs
comme de la neige : les uns la bouche et les
feux tout grands ouverts; les autres la face
contre terre, la giberne et le sac au dos, la main
cramponnée au fusil. Je voyais cela d'une fa-
çon etfrayante, mes dents en claquaient d'é-
pouvante.
Je voulus appeler au secours; j'entendis
comme' un faible cri d'enfant qui sanglote, et
je m'affaissai de désespoir. Mais ce faible cri
que j'avais poussé dans le silence, en éveillait
d'autres de proche eu proche, cela gagnait de
tous les côtes : tous les blessés croyaient en-
tendre arriver du secours, et ceux qui pouvaient
encore se plaindre appelaient. Ces cris durèrent
quelques instants, puis tout se tut, et je n'en-
tendis plus qu'un cheval souffler lentement
prés de moi, derrière la haie. Il voulait se lever,
je voyais sa tête se dresser au bout de son long
cou, puis il retombait.
Moi, par l'effort que je venais de faire, ma
blessure s'était rouverte , et je sentais de nou-
veau le sang couler sous mon bras. Alors je
fermai les yeux pour me laisser mourir, et
HISTOIRK D'UNCONSCIUT DE 1813
Si7
Tout pliait devant lui. (Page 55.)
toutes les choses lointaines, depuis le temps de
ma première enfance, — les choses du village,
lorsque ma pauvre mère me tenait dans ses
bras et qu'elle chantait pour m'endormir, la
petite chambre, la vieille alcôve, notre chien
Pommer, qui jouait avec moi et me roulait à
terre ; le père qui rentrait le soir tout joyeux,
la hache sur l'épaule, et qui me prenait dans
ses larges mains en m'embrassant, — toutes
ces choses me revinrent comme un rêve !
Je pensais : « Ah ! pauvre femme. . . . pauvre
père!.... si vous aviez su que vous éleviez
votre enfant avec tant d'amour et de peines,
pour qu'il périsse un jour misérablement, seul,
loin de tout secours !. . . quelles n'auraient pas
été "UJjtre désolation et vos malédictions contre
ceiii^ ^ui l'ont réduit à cet état ! ... Âh I si vous
étiez là!... si je pouvais seulement vous de-
mander pardon des peines que je vous ai don-
nées! »
Et, songeant à cela, les larmes me couvraient
la figure, ma poitrine se gonflait : longtemps
je sanglotai tout bas en moi-môme.
Lapensée de Gatiierine, de la tante Grédel,
du bon M. Goulden, me vint aussi bientôt, et
ce fut quelque chose d'épouvantable! c'était
comme un spectacle qui se passe sous vos
yeux : je voyais leur étonnement et leurs
craintes en apprenant la grande bataille; la
tante Grédel qui courait tous les jours sur la
route pour aller voir à la poste, pendant que
Catherine l'attendait en priant; et M. Goulden,
seul dans sa chambre, qui lisait dans la gazette
que le 3* corps avait plus donné que les autres;
58
ROMANS NATIONAUX.-
il se promenait la tète penchée et s'asseyait
bien tard à l'établi, tout rêveur. Mon âme était
là-bas avec eux; elle attendait en quelque
sorte devant la poste avec la tante Grédel, elle
retournait au village abattue, elle voyait Ca-
therine dans la désolation.
Puis, un matin, le fadeur Rœdig passait aux
Quatre- Vents, avec sa blouse et son petit sac
,de cuir; il ouvrait la porte de la salle et ten-
îdait un grand papier à la tante Grédel, qui
restait toute saisie, Catherine debout derrière
elle, pâle comme une morte : et c'était mon
acte de décès qui venait d'arriver! J'entendais
les sanglots déchirants de Catherine étendue à
terre, et les malédictions de la tante Grédel, —
ses cheveux gris défaits,— criant qu'il n'y avait
plus de justice... qu'il vaudrait mieux pour
les honnêtes gens n'être jamais venus au monde,
puisque Dieu les abandonne 1 — Le bon père
Goulden arrivait pour les consoler; mais en
entrant il se mettait à sangloter avec eux, et
tous pleuraient dans une désolation inexpri-
primable, criant :
• 0 pauvre Joseph! pauvre JosephI »
Cela me déchirait le cœur.
L'idée me vint aussi que trente ou quarante
mille familles en France, en Russie, en Alle-
magne, allaient recevoir la même nouvelle, et
plus terrible encore, puisqu'un grand nombre
des malheureux étendus sur le champ de ba-
taille avaient leurs père et mère ; je me repré-
sentai cclacomme une abomination, comme un
grand cri du genre humain qui monte au ciel.
C'est alors que je me rappelai ces pauvres
femmes de Phalsbourg, qui priaient dans l'é-
glise à la grande retraite de Russie, et que je
compris ce qui se passait dans leur âme !... Je
pensais que Catherine irait bientôt là ; qu'elle
prierait des années et des années en songeant à
moi... Oui, je pensais cela, car je savais que
nous nous aimions depuis notre enfance, et
qu'elle ne pourrait jamais m'oublier. Mon at-
tendrissement était si grand, qu'une larme sui-
vait l'autre sur mes joues; et cela me faisait
pourtant du bien d'avoir cette confiance en elle
et d'être sûr qu'elle conserverait son amour
jusque dans la vieillesse, qu'elle m'aurait tou-
jours devant les yeux, et qu'elle n'en prendrait
pas un autre.
La rosée s'était mise à tomber vers le matin.
Ce grand bruit monotone sur les toits, dans le
jardin et la ruelle remplissait le silence. Je
songeais à Dieu, qui depuis le commencement
des temps fait les mêmes choses, et dont la.
puissance est sans bornes; qui pardonne les
fautes, parcequ'ilest bon, et j'espérais qu'il me
pardonnerait, en considération de mes souf-
frances.
Comme la rosée était forte, elle finit par
emplir le petit ruisseau. De temps en temps on
entendait un mur tomber dans le village, un
toit s'affaisser ; les animaux, effarouchés parla
bataille, reprenaient confiance et sortaient au
petit jour : une chèvre bêlait dans l'étable voi-
sine ; un grand chien de berger, la queue traî-
nante, passa regardant les morts; le cheval, en
le voyant, se mit à soufQer d'une façon terri-
ble; il le prenait peut-être pour un loup, et le
chien se sauva.
Tous ces détails me reviennent, parce qu'au
moment de mourir on voit tout, on entend tout;
on se diten quelque sorte : «Regarde . . . écoute. . .
car bientôt tu n'entendras et tu ne verras plus
rien en ce monde ! »
Mais ce qui m'est resté bien autrement dans
l'esprit, ce que je ne pourrais jamais oublier,
quand je vivrais cent ans, c'est lorsqu'au loin
je crus entendre un bruit de paroles. Oh!
comme je me réveillai... comme j'écoutai... et
comme je me levai sur mon bras pour crier :
« Au secours! » Il faisait encore nuit, et pour-
tant un peu de jour pâlissait déjà le ciel; tout
au loin, à travers la pluie qui rayait l'air, une
lumière marchait au milieu des champs, elle
allait au hasard, s'arrêtaut ici... là. .. et je
voyais alors des formes noires se pencher au-
tour; ce n'étaient que des ombres confuses,
mais d'autres que moi voyaient aussi cette lu-
mière, car de tous côtés des soupirs s'élevaient
dans la nuit... des cris plaintifs, des voix si
faibles, qu'on aurait dit des petits enfants qui
appellent leur mère I
Mon Dieu, qu'est-ce que la vie? De quoi donc
est-elle faite, pour qu'on y attache un si grand
prix? Ce misérable souffle qui nous fait tant
pleurer, tant souffrir, pourquoi donc craignons-
nous de le perdre plus que tout au monde?
Que nous est-il donc réservé plus tard, puis-
qu'à la moindre crainte de mort tout frémit en
nous?
Qui sait cela? Tous les hommes en parlent
depuis des siècles et des siècles, tous y pen-
-sent et personne ne peut le dire.
Moi, dans mon ardeur de vivre, je regardais
cette lueur, comme un malheureux qui se noie
regarde le rivage... je me cramponnais pour la
voir, et mon cœur grelotait d'espérance. Je
voulais crier, ma voix n'allait pas plus loin que
mes lèvres; le bruissement de la pluie dans les
arbres et sur les toits couvrait tout, et malgré
cela je me disais: « Ils m'entendent... ils vien-
nent!... • Il me semblait voir la lanterne re-
monter le sentier du jardin, et la lumière gros*
sir à chaque pas ; mais après avoir erré queK
ques instants sur le champ de bataille,* elle
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
entra lentement dans un pli de terrain et dis-
parut.
Alors je retombai sans connaissance.
XV
C'est au fond d'un grand hangar en'forme de
halle, — des piliers tout autour, — que je re-
vins à moi ; quelqu'un me donnait à boire du
vin et de l'eau, et je trouvais cela très-bon. En
ouvrant les yeux, je vis un vieux soldat à
moustaches grises, qui me relevait la tête et
me tenait le gobelet aux lèvres.
« Eh bien I me dit-il d'un air de bonne hu-
meur, eh bien ! ça va mieux? »
Et je ne pus m'empêcher de lui sourire en
songeant que j'étais encore vivant. J'avais la
poitrine et l'épaule gauche solidement em-
maillottées ; je sentais là comme une brûlure,
mais cela m'était bien égal : — je vivais!
Je me mis d'abord à regarder les grosses
poutres qui se croisaient en l'air, et les tuiles,
où le jour entrait en plus d'un endroit; puis,
au bout de quelquesinstants, je tournai la tête,
et je reconnus que j'étais dans un de ces vastes
hangars où les brasseurs du pays abritent leurs
tonneaux et leurs voitures. Tout autour, sur
des matelas et des bottes de paille, étaient ran-
gés une foule de blessés, et vers le milieu, sur
une grande table de cuisine, un chirurgien-
major et ses deux aides, les manches de che-
mise retroussées, coupaient une jambe à quel-
qu'un ; le blessé poussait des gémissements.
Derrière eux se trouvait un tas de bras et de
jambes, et chacun peut s'imaginer les idées qui
me passèrent par la tête.
Cinq ou six soldats d'infanterie donnaient à
boire aux blessés ; ils avaient des cruches et
des gobelets.
Mais ce qui me fit le plus d'impression, ce
fut ce chirurgien en manches de chemise, qui
coupait sans rien entendre; il avait un grand
nez, les joues creuses, et se fâchait à chaque
minute contre ses aides, qui ne lui donnaient
pas assez vite les couteaux, les pinces, la char-
pie, le linge, ou qui n'enlevaient pas tout de
suite le sang avec l'éponge. Cela n'allait pour-
tant pas mal, car en moins d'un quart d'heure
ils avaient déjà coupé deux jambes.
Dehors, contre les piliers, stationnait une
grande voilure pleine de paille.
Comme on venait d'étendre sur la table une
espèce de carabinier russe de six pieds au
moins, le cou percé d'une balle près de l'o-
reille, et que le chirurgien demandait les petits
couteaux pour lui faire quelque chose, un au-
tre chirurgien passa devant le hangar, un chi-
rurgien de cavalerie, gros, court et tout grêlé,
il tenait un portefeuille sous le bras, et s'arrêta
près de la voiture.
• Hé ! Forel! cria-t-il d'un ton joyeux.
— Tiens, c'est vous, Duchêne? répondit le
nôtre en se retournant. Combien de blessés?
—Dix-sept à dix-huit mille.
— Diable! Eh bien I ça va-t-il ce matin?
— Mais oui; je suis en train de chercher un
bouchon. »
Notre chirurgien sortit du hangar pour ser-
rer la main à son camarade ; ils se mirent à
causer tranquillement, pendant que les aides
buvaient un coup de vin, et que le Russe rou-
lait les yeux d'un air désespéré.
« Tenez , Duchesne, vous n'avez qu'à des-
cendre la rue.... en face de ce puits.... vous
voyez?
— Très-bien.
— Juste en face, vous trouverez la cantine.
— Ah! bon.... merci! Je me sauve! »
L'autre alors partit, et le nôtre lui cria :
• Bon appétit, Duchêne! »
Puis il revint du côté de son Russe, qui l'at-
tendait, et commença par lui ouvrir le cou de-
puis la nuque jusqu'à l'épaule. Il travaillait
d'un air de mauvaise humeur, en disant aux
aides :
« Allons donc, messieurs, allons donc ! »
Le Russe soupirait comme on peut s'imagi-
ner; mais il n'y faisait pas attention, et, fina-
lement, jetant une balle à terre, il lui mit un
bandage et dit :
« Enlevez! »
On enleva le Russe de la table, les soldats
retendirent sur une paillasse à la file des au-
tres, et l'on apporta le voisin.
Je n'aurais jamais cpu que des choses pa-
reilles se passaient dans le monde ; mais j'en
vis encore d'autres dont le souvenir me restera
longtemps.
A cinq ou six paillasses de la mienne était
assis un vieux caporal, lajambe emmaillottée ;
il clignait de l'œil et disait à son voisin, dont
on venait de couper le bras :
« Conscrit, regarde un peu dans ce tas ; je
parie que tu ne reconnais pas ton bras. •
L'autre, tout pâle, mais qui pourtant avait
montré le plus grand courage, regarda, et
presque aussitôt il perdit connaissance.
Alors le caporal se mit à rire et dit :
« Il a fini par le reconnaître.... C'est celui
d'en bas, avec la petite fleur bleue. Ça produit
toujours le même effet. »
Il s'admirait lui-même d'avoir découvert
cela, mais personne ne riait avec lui.
60
ROMANS NATIONAUX.
A chaque minute les blessés criaient :
« A boire! »
Quand l'un commençait, tous suivaient. Le
vieux soldat m'avait pris sans doute en amitié,
' car, en passant, il me présentait toujours son
gobelet.
Je ne restai pas là-dedans plus d'une heure ;
une dizaine d'autres voitures à larges échelles
étaient venues se ranger derrière la première.
Des paysans du pays, en veste de velours et
large feutre noir, le fouet sur l'épaule, atten-
daient, tenant leurs chevaux par la bride. Un
piquet de hussards arriva bientôt, le maréchal
des logis mit pied à terre, et, entrant sous le
hangar, il dit :
« Faites excuse, major, mais voici un ordre
pour escorter douze voitures de blessés jusqu'à
Lutzen; est-ce que c'est ici qu'on les charge?
— Oui, c'est ici, » répondit le chirurgien.
Et tout de suite on se mit à charger la pre-
mière file.
Les paysans et les hommes de l'ambulance,
avant de nous enlever, nous faisaient boire en-
core un bon coup.
Dès qu'une voiture était {îleine, elle partait
en avant, et une autre s'avançait. J'étais sur la
troisième, assis dans la paille, au premier rang,
à côté d'un conscrit du 21° qui n'avait plus de
main droite ; derrière, un autre manquait d'une
jambe, un autre avait la tête fendue, un autre
la mâchoire cassée, ainsi de suite jusqu'au
fond.
On nous avait rendu nos grandes capotes, et
nous avions tellement froid, malgré le soleil,
qu'on ne voyait que notre nez, notre bonnet de
police, ou le bandeau de linge au-dessus des
collets. Personne ne parlait; on avait bien assez
à penser pour soi-même.
Par moments, je sentais un froid terrible,
puis tout à coup des bouffées de chaleur qui
m'entraient jusque dans les yeux : c'était le
commencement de la fièvre. Mais en partant
de Kaya, tout allait encore bien, je voyais clai-
rement les choses, et ce n'est que plus tard, du
côté de Leipzig, que je me sentis tout à fait
mal.
Enfin, on nous chargea donc de la sorte :
ceux qui pouvaient encore se tenir, assis dans
les premières voitures, les autres étendus dans
les dernières, et nous partîmes. Les hussards,
à cheval près de nous, causaient de la bataille,
fumaient et riaient sans nous regarder.
C'est en traversant Kaya que je vis toutes
les horreurs de la guerre. Le village ne formait
plus qu'un monceau de décombres. Les toits
éfaient tombés; les pignons, de loin en loin,
restaient seuls debout; les poutres et les lattes
étaient rompues; on voyait, à travers, les petites
chambres avec leurs alcôves, leurs portes et
leurs escaliers. De pauvres gens, des femmes,
des enfants, des vieillards, allaient et venaient
à l'intérieur tout désolés; ils montaient et des-
cendaient comme dans des cages en plein air.
Quelquefois, tout au haut, la cheminée d'une
petite chambre, un petit miroir et des branches
de buis au-dessus montraient que là vivait une
jeune fille dans les temps de paix.
Ah ! qui pouvait prévoir alors qu'un jour tout
ce bonheur serait détruit, non par la fureur des
vents ou la colère du ciel, mais par la rage des
hommes, bien autrement redoutable I
Il n'y avait pas jusqu'aux pauvres animaux
qui n'eussent un air d'abandon au milieu de
ces ruines. Les pigeons cherchaient leur colom-
bier, les bœufs et les chèvres leur étable; ils
allaient déroutés par les ruelles, mugissant et
bêlant d'une voix plaintive. Des poules per-
chaient sur les arbres, et partout, partout on
rencontrait la trace des boulets 1
A la dernière maison, un vieillard tout blanc,
assis sur le seuil de sa demeure en ruine, te-
nait entre ses genoux un petit enfant; il nous
regarda passer morne et sombre. Nous voyait-
il? Je n'en sais rien; mais son front sillonné
de grandes rides et ses yeux ternes annon-
çaient le désespoir. Que d'années de travail,
que d'économies et de souffrances il lui avait
fallu pour assurer le repos de sa vieillesse!
Maintenant tout était anéanti.... l'enfant et lui
n'avaient plus une tuile pour abriter leur
tête!...
Et ces grandes fosses d'une demi-lieue, — où
tous les gens du pays travaillent à la hâte pour
empêcher la peste d'achever la destruction du
genre humain, — je les. ai vues aussi du haut
de la colline de Kaya, et j'en ai détourné les
yeux avec horreur! Oui, j'ai vu ces immenses
tranchées dans lesquelles on enterre les moris :
Russes, Français, Prussiens, tous pêle-mêle, —
comme Dieu les avait faits pour s'aimer avant
l'invention des plumets et des uniformes, qui
les divisent au profit de ceux qui les gouver-
nent. Ils sont là.... ils s'embrassent.... et si
quelque chose chose revit en eux, ce qu'il faut
bien espérer, ils s'aiment et se pardonnent, en
maudissant le crime qui, depuis tantde siècles,
les empêche d'être frères avant la mort!
Mais ce qu'il • y avait encore de plus triste,
c'était la longue file de voitures emmenant les
pauvres blessés; — ces malheureux dont on ne
parle dans les bulletins que pour en diminuer
le nombre, et qui périssent dans les hôpitaux
comme des mouches, loin de tous ceux qu'ils
aiment, pendant qu'on tire le canon et qu'on
chante dans les églises pour se réjouir d'avoir
•vué des miniers d'hommes I
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
61
Lorsque nous arrivâmes à Lutzen, la ville
était tellement encombrée de blessés que notre
convoi reçut l'ordre de partir pour Leipzig. On
ne voyait dans les rues que des malheureux
aux trois quarts morts, étendus le long des
maisons sur de la paille. Il nous fallut plus
d'une heure pour arriver devant une église, où
l'on déchargea quinze ou vingt d'entre nous
qui ne pouvaient plus supporter la route.
Le maréchal des logis et ses hommes, après
s'être rafraîchis dans un bouchon au coin de la
place, remontèrent à cheval, et nous conti-
nuâmes notre chemin vers Leipzig.
Alors je n'entendais et je ne voyais plus ; la
tète me tournait, mes oreilles bourdonnaient,
je prenais les arbres pour des hommes; j'avais
une soif dont on ne peut se faire l'idée.
Depuis longtemps, d'autres, dans les voitures,
s'étaient mis à crier, à rêvasser, à parler de
leur mère, à vouloir se lever et sauter sur le
chemin. Je ne sais pas si je fis les mêmes cho-
ses; mais je m'éveillai comme d'un mauvais
rêve, au moment où deux hommes me pre-
naient chacun par une jambe, — le bras autour
des reins, — et m'emportaient en traversant
une place sombre. Le ciel fourmillait d'étoiles,
et, sur la façade d'un grand édifice, qui se dé-
tachait en noir au milieu de la nuit, brillaient
des lumières innombrables ; c'était l'hôpital du
faubourg de Hall, à Leipzig.
Les deux hommes montèrent un escalier
tournant. Tout au haut, ils entrèrent dans une
salle immense, — où des lits à la file se ton.
chaient presque d'un bout à l'autre sur trois
rangs, — et l'on me coucha dans un de ces
lits. Ce qu'on entendait de cris, de jurements,
de plaintes, n'est pas à imaginer : ces centaines
de blessés avaient tous la lièvre. Les fenêtres
étaient ouvertes, les petites lanternes tremblo-
taient au courant d'air. Des infirmiers, des mé-
decins, des aides, le grand tablier lié sous les
bras, allaient et venaient. Et le bourdonnement
Bourd des salles au-dessous, les gens qui mon-
taient et descendaient, les nouveaux convois
qui débouchaient sur la place,'les cris des voitu-
riers, le claquement des fouets, les piétinements
des chevaux : tout vous faisait perdre la tête.
Là, pour la première fois, pendant qu'on me
déshabillait, je sentis à l'épaule un mal telle-
ment horrible, que je ne pus retenir mes cris.
Un chirurgien arriva presque aussitôt, et fit
des reproches à ceux qui ne prenaient pas
garde. C'est tout ce que je me rappelle de cette
nuit, car j'étais comme fou : — j'appelais Ca-
therine, M. Goulden, la tante Grédel à mon
secours, — chose que m'a racontée plus tard
mon voisin, un vieux canonnier à cheval, que
mes rêves empêchèrent de dormir.
Ce n'est que le lendemain, vers huit heures,
au premier pansement, que je vis mieux la
salle. Alors aussi je sus que j'avais l'os de l'é-
paule gauche cassé*
Lorsque je m'éveillai, j'étais au milieu d'une
douzaine de chirurgiens : l'un d'eux, un gros
homme brun, qu'on appelait M. le baron, ou-
vrait mon bandage ; un aide tenait, au pied du
lit, une cuvette d'eau chaude. Le major exa-
minamablessure ; tous les autres se penchaient
pour entendre ce qu'il allait dire. Il leur parla
quelques instants; mais tout ce que je pus com-
prendre, c'est que la balle était venue de bas
en haut, qu'elle avait cassé l'os et qu'elle était
ressortie par derrière. Je vis qu'il connaissait
bien son état, puisque les Prussiens avaient
tiré d'en bas, par-dessus le mur du jardin, et
que la balle avait dû remonter. Il lava lui-
même la plaie et remit le bandage en deux
tours de main ; de sorte que mon épaule ne
pouvait plus remuer et que tout se trouvait en
ordre.
Je me sentais beaucoup mieux. Dix minutes
après, un infirmier vint me mettre une chemise
sans me faire mal, à force d'habitude.
Le chirurgien s'était arrêté près de l'autre lit
et disait :
« Hé ! te voilà donc encore, l'ancien I
— Oui, monsieur le baron, c'est encore moi,
répondit le canonnier, tout fier de voir qu'il le
reconnaissait : la première fois, c'était à Aus-
terlitz, pour un coup de mitraille, ensuite à
léna, ensuite à Smolensk, pour deux coups de
lance.
— Oui, oui, dit le chirurgien comme attendri ;
et maintenant qu'est ce que nous avons?
— Trois coups de sabre sur le bras gauche,
en défendant ma pièce contre les hussards
prussiens. »
Le chirurgien s'approcha, défit le bandage,
et je l'entendis qui demandait au canonnier :
« Tu as la croix?
— Non, monsieur le baron.
—Tu t'appelles?
— Christian Zimmer, maréchal des logis au
2"= d'artillerie à cheval.
— Bon 1 bon ! »
Il pansait alors les blessures, et finit par dire
en se levant :
« Tout ira bien ! »
Il se retourna, causant avec les autres, et
sortit après avoir fini son tour et donné quel-
ques ordres aux infirmiers.
Le vieux canonnier paraissait tout joyeux ;
comme je venais d'entendre à son nom qu'il
devait être de l'Alsace, je mo mis à lui parler
dans notre langue, de sorte qu'il en futencore
plus réjoui. C'était un gaillard de sixpiecl», les
G2
ROMANS NATIONAUX.
épaules rondes, le front plat, le nez gros, les
moustaches d'un blond roux, dur comme un
roc, mais brave homme tout de même. Ses
yeux 5e pjissaient quand on lui parlait alsa-
cien, ses oreilles se dressaient, j'aurais pu tout
lui demander en alsacien, il m'aurait tout
donné s'il avait eu quelque chose ; mais il n'a-
vait que des poignées de main qui vous fai-
saient craquer les os. Il m'appelait Joséphcl,
comme au pays, et me disait :
« Joséphcl, prends garde d'avaler les remèdes
qu'on te donne... Il ne faut avaler que ce qu'on
connaît... Tout ce qui ne sent pas bon ne vaut
rien. Si Ton nous donnait tous les jours une
bouteille de Rikevir, nous serions bientôt gué-
ris; mais c'est plus commode de nous démolir
l'estomac avec une poignée de mauvaise herbe
bouillie dans de l'eau que de nous apporter du
vin blanc d'Alsace. »
Quand j'avais peur à cause de la fièvre et de
ce que je voyais, il prenait des airs fâchés et
me regardait avec ses grands yeux gris, en di-
sant :
« Joséphel, est-ce que tu es fou d'avoir peur'
Est-ce que des gaillards comme nous autres
peuvent mourir dans un hôpital? Non... non...
ôte-toi cette idée de la tête. »
Mais il avait beau dire, tous les matins les
médecins, en faisant leur ronde, en trouvaient
sept ou huit de morts. Les uns attrapaient la
fièvre chaude, les autres un refroidissement, et
cela finissait toujours par la civière, que l'on
voyait passer sur les épaules des infirmiers !
— de sorte qu'on ne savait jamais s'il fallait
avoir chaud ou froid pour bien aller.
Zimmer me disait :
« Tout cela, Joséphel, vient des mauvaises
drogues que les médecins inventent. Vois-tu
ce grand maigre? 11 peut se vanter d'avoir tué
plus d'hommes que pas une pièce de campagne ;
il est en quelque sorte toujours chargé à mi-
traille, et la mèche allumée. Et ce petit brun? à
la place de l'Empereur, je l'enverrais aux Prus-
siens et aux Russes; il leur tuerait plus de
monde qu'un corps d'armée. »
Il m'aurait fait bien rire avec ces plaisan-
teries, si J3 n'avais pas vu passer les bran-
cards.
Au bout de trois ^semaines, l'os de mon
épaule commençait à reprendre, les deux bles-
sures se refermaient tout doucement, je ne
souffrais presque plus. Les coups de sabre que
Zimmer avait sur le bras et sur l'épaule allaient
aussi très-bien. On nous donnait chaque matin
un bon bouillon qui nous i-emontait le cœur, et
le soir un peu de bœuf, avec un demi-verre de
vin, dont la vue seule nous réjouissait et nous
faisait voir l'avenir en beau.
Vers ce temps, on nous pennit aussi de des-
cendre dans un grand jardin plein de vieux
ormes, derrière l'hôpital. Il y avait des bancs
sous les arbres, et nous nous promenions dans
les allées comme de véritables rentiers, en
grande capote grise et bonnet de coton.
La saison était magnifique; notre vue s'éten-
dait sur la Parlha, bordée de peupliers. Cette
rivière tombe dans l'Elster, à gauche, en for-
mant de grandes lignes bleues. Du même côté
s'étend une forêt de hêtres, et sur le devant
passent trois ou quatre grandes routes blan-
ches, qui traversent des plaines de blé, d'orge,
d'avoine, des plantations de houblon, enfin
tout ce qu'il est possible de se figurer d'agréa-
ble et de riche, principalement quand le vent
donne dessus, et que toutes ces moissons se
penchent et se relèvent au soleil.
La chaleur du mois de juin annonçait une
bonne année. Souvent, en voyant ce beau pays,
je pensais à Phalsbourg, et je me mettais à
pleurer. Zimmer me disait :
« Je voudrais bien savoir pourquoi diable tu
pleures, Joséphel? Au lieu d'avoir attrapé la
peste d'hôpital, d'avoir perdu le bras ou la
jambe, comme des centaines d'autres, nous
voilà tranquillement assis sur un banc à l'om-
bre ; nous recevons du bouillon , de la viande
et du vin ; on nous permet même de fumer,
quand nous avons du tabac, et tu n'es pas
content? Qu'est-ce qui te manque? »
Alors je lui parlais de mes amours avec Ca-
therine, de mes promenades aux Quatre-Vents,
de nos belles espérances, de nos promesses de
mariage, enfin de tout ce bon temps qui n'était
plus qu'un songe. Il m'écoutait en fumant sa
pipe.
« Oui, oui, disait-il, c'est triste tout de même.
Avant la conscription de 1798, je devais aussi
me marier avec une fille de notre village, qui
s'appelait Margrédel, et que j'aimais comme
les yeux de ma tête. Nous nous étions fait des
promesses, et pendant toute la campagne de
Zurich, je ne passais pas un jour sans penser à
Margrédel.
« Mais voilà qu'à mon premier congé j'arrive
au pays, et qu'est-ce que j'apprends? Quelle
s'est mariée depuis trois mois avec un cordon-
nier de chez nous, nommé Passauf.
» Tu peux te figurer ma colère, Joséphel; je
ne voyais plus clair, je voulais tout démolir;
et comme on me dit que Passauf était à la
brasserie du Grand-Cerf, je vais là sans 'regar-
der à droite ni à gauche. En arrivant, je le
reconnais au bout de la table, près d'une fe-
nêtre de la cour, contre la pompe. Il riait avec
trois ou quatre autres mauvais gueux, en bu-
vanf des chopes. Je m'approche, et lui se met
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
63
à crier : « Tiens, tiens, voici Christian Zimmer!
Comment ça va-t-il, Christian? j'ai des compli-
ments pour toi de Margrédell • Il clignait de
l'œil. Moi, j'empoigne aussitôt une cruche ,
que je lui casse sur l'oreille gauche en disant :
t Va lui porter ça de ma part, Passauf ; c'est
mon cadeau de noce«.*^ • Naturellement , tous
les autres tombent sur mon dos, j'en assomme
encore deux ou trois avec un broc; je monte
sur une table, et je passe la jambe à travers
une fenêtre sur la place, où je bats en retraite.
« Maisj'étaisà peine rentré chez ma mère
que la gendarmerie arrive et qu'on m'arrête
par oi'dre supérieur. On m'attache sur une
charrette, et l'on me reconduit de brigade en
brigade au régiment, qui se trouvait à Stras-
bourg. Je reste six semaines à la Finkmatt, et
j'aurais peut-être eu du boulet si nous n'avions
alors passé le Rhin pour aller à Hohenlinden.
Le commandant Courtaud lui-même médit:
« Tu peux te vanter d'avoir de la chance d'être
bon pointeur ; mais s'il t' arrive encore d'as-
sommer les gens avec une cruche, cela tour-
nera mal, je t'en préviens. Est-ce que c'est une
manière de se battre, animal? Pourquoi donc
avons-nous un sabre, si ce n'est pas pour nous
en servir et nous en faire honneur au pays? » .le
n'avais rien à répondre.
« Depuis ce temps-là, Joséphel , le goût du
mariage m'est passé. Ne me parle pas d'un
soldat qui pense à sa femme, c'est une véri-
table misère. Regarde les généraux qui se sont
mariés, est-ce qu'ils se battent comme dans le
temps? Non, ils n'ont qu'une idée, c'est de
grossir leur magot et principalement d'en pro-
fiter en vivant bien avec leurs duchesses et
leurs petits ducs au coin du feu. Mon grand-
père Yéri, le garde forestier, disait toujours
qu'un bon chien de chasse doit être maigre ;
sauf la différence des grades, je pense la môme
chose des bons généraux et des bons soldats.
Nous autres, nous sommes toujours à l'ordon-
nance, mais nos généraux engraissent, et cela
vien t des bons dîners qu'on leur fait à la maison . »
Ainsi me parlait Zimmer dans la sincérité de
son âme, et cela ne m'empêchait pas d'être
triste.
Dès que j'avais pu me lever, je m'étais dé-
pêché de pré-venir M. Goulden par une lettre
que je me trouvais à l'hôpital de Hall, dans
l'un des faubourgs de Leipzig, à cause d'une
légère blessure au bras ; mais qu'il ne fallait
rien craindre pour moi : que je me portais de
mieux en mieux. Je le priais de montrer ma
lettre à Catherine et à la tante Grédel, afin de
leur donner de la confiance au milieu de cette
gueric! terrible. Je lui disais aussi que mon plus
grand bonheur serait de recevoir des nouvelles
du pays et de la santé de tous ceux que j'aimais.
Depuis ce moment, je n'avais plus de repos;
chaque matin j'attendais une réponse, et de
voir le vaguemestre distribuer des vingt et
trente lettres à toute la salle, sans rien recevoir,
cela me saignait le cœur: je descendais bien
vite au jardin pour fondre en larmes. Il y avait
un coin obscur où l'on jetait les pots cassés, un
endroit couvert d'ombre et qui me plaisait le
mieux, parce que les malades n'y venaient
jamais. C'est là que je passais mon temps à rê-
ver sur un vieux banc moisi. Des idées mau-
vaises me traversaient la têle : j'allais jusqu'à
croire que Catherine pouvait oublier ses pro-
messes, et je m'écriais en moi-même : « Ah !
si seulement tune t'étais pas relevé de Kaya!
tout serait fini!... Pourquoi ne t'a-t-on pas'
abandonné ! Cela vaudrait mieux que de tant
souffrir. »
Les choses en étaient venues au point que je
désirais de ne pas guérir, quand un matin le
vaguemestre, parmi les autres noms, appela
Joseph Bertha. Alors je levai la main sans pou-
voir parler, et l'on me remit une grosse lettre
carrée, couverte de timbres innombrables. Je
reconnus l'écriture de M. Goulden, ce qui me
rendit tout pâle.
« Eh bien! me dit Zimmer en riant, à la fin
cela vient tout de même. »
Je ne lui répondis pas, et m'étant habillé, je
fourrai la lettre dans ma poche, et je descen-
dis pour la lire seul, tout au fond du jardin, à
la place où j'allais toujours.
D'abord, en l'ouvrant, je vis deux ou trois
petites fleurs de pommier, que je pris dans ma
main, et un bon sur la poste, avec quelques
mots de M. Goulden. Mais ce n'est pas cela qui
me touchait le plus et qui me faisait trembler
des pieds à la tête, c'était l'écriture de Cathe-
rine, que je regardais les yeux troubles sans
pouvoir la lire, car mon cœur battait d'une
force extraordinaire.
Pourtant je finis par me calmer un peu et
par lire tout doucement la lettre, en m'arrêtant
de temps en temps, pour être bien sûr que je
ne me trompais pas, que c'était bien ma c^ôre
Catherine qui m'écrivait et que je ne faisais
pas un rêve.
Cette lettre, je l'ai conservée, parce qu'elle
me rendit en quelque sorte la vie, la voici
donc telle que je l'ai reçue le 8 juin 1813.
« Mon cher Joseph,
« Celte lettre est afin de te dire en commen-
çant que je t'aime toujours de plus en plus, et
que je ne veux jamais aimer que toi.
• Tu sauras aussi que mon plus grand cha-
i
Ô/t
ROMANS NATIONAUX
t Je voudrais bien savoir pourquoi diable tu pleures... » iPage 02.)
grin est de savoir que tu es blessé dans un hô-
pital, et que je ne peux pas te soigner. C'est un
bieu.'grand chagria. Et depuis le départ des
conscrits, nous n'avons pas eu seulement une
heure de repos. La raère se fâchait, en disant
que j'étais folle de pleurer jour et nuit, et elle
pleurait autant que moi, toute seule le soir
auprès de l'âtre, je l'entendais bien d'en haut;
et sa colère retombait sur Pinacle, qui n'osait
plus aller au marché, parce qu'elle avait un
marteau dans son panier.
« Mais notre plus grand chagrin de tout,
Joseph, c'est quand le bruit a couru qu'on ve-
nait de livrer une bataille, où des mille et mille
hommes avaient été tués. Nousne vivions plus;
la mère courait tous les matins à la poste, et
moi je ne pouvais plus bouger de mon lit. A la
fin des fins ta lettre est pourtant arrivée. Main-
tenant je vais mieux, parce que je pleure à
mon aise, en bénissant le Seigneur qui a sauvé
tes jours.
« Et quand je pense combien nous étions
heureux dans le temps, Joseph, lorsque tu ve-
nais tous les dimanches, et que nous restions
assis l'un près de l'autre sans bouger, et que
nous ne pensions à rien ! Ah I nous ne connais-
sions pas notre bonheur; nous ne savions pas
ce qui pouvait nous arriver ; mais que la vo-
lonté de Dieu soit faite. Pourvu que tu gué-
risses, et que nous puissions espérer encore
une fois d'être ensemble comme nous étions I
« Beaucoup de gens parlent de la paix, mais
nous avons eu tant de malheurs, et l'empereur
I
inip l'oupart-Davjl , rM 4ii Bac, 3«
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813
65
Nous le vîmes debout sur une table. (Page 07.)
Napcléon aime tant la guerre, qu'on ne peut
plus se confier en rien.
• Tout se qui me fait du plaisir, c'est de sa-
voir que ta blessure n'est pas dangereuse et
que tu m'aimes encore.... Ahl Joseph, moi je
t'aimerai toujours, je ne peux pas dire autre
chose ; c'est tout ce que je peux te dire dans le
fond de mon cœur, et je sais aussi que ma mère
t'aime bien.
• Maintenant, M. Goulden veut t'écrire quel-
ques mots, et je t'embrasse mille et mille fois.
— Il fait bien beau temps ici ; nous aurons une
bonne année. Le grand pommier du verger est
tout blanc de fleurs ; je vais en cueillir que je
mettrai pour toi dans la lettre quand M. Goul-
den aura écrit. Peut-être, avec la grâce de Dieu,
nous mordrons encore une fois ensemble dans
une de ses grosses pommes. Embrasse -moi
comme je t'embrasse, et adieu, adieu, Joseph !»
En lisant cela, je fondais en larmes, et Zim-
mer étant arrivé, je lui dis :
« Tiens, assieds-toi, je vais te lire ce que
m'écrit mon amoureuse ; tu verras après si c'est
une Margrédel.
— Laisse-moi seulement allumer ma pipe, •
répondit-il.
Il mit le couvercle sur l'amadou, puis il
ajouta :
« Tu peux commencer, Joséphel; mais je t'en
préviens, moi, je suis un ancien, je ne crois
pas tout ce qu'on écrit.... les femmes sont plus
fines que nous. •
Malgré cela, je lui lus la lettre de Catherine
lentement. Il ne disait rien et quand j'eus fini.
66
HOMANS NATIONAUX.
il la prit et la regarda longtemps d'un air rê-
veur; ensuite il me la rendit en disant :
« Ça,Joséphel, c'est une bonne fille, pleine
de bon sens et qui n'en prendra jamais un autre
que toi.
— Tu crois qu'elle m'aime bien?
—Oui, celle-là, tu peux te fier dessus ; elle
ne se mariera jamais avec un Passauf. Je me
méfierais plutôt de l'Empereur que d'une fille
pareille. »
En entendant ces paroles de Zimmer, j'aurais
voulu l'embrasser, et je lui dis :
« J'ai reçu de la maison un billet de cent
francs que nous toucherons à la poste. Voilà le
principal pour avoir du vin blanc. Tâchons de
pouvoir sortir d'ici.
— C'est bien vu, fit-il en relevant ses grosses
moustaches et remettant sa pipe dans sa poche.
Je n'aime pas de moisir dans un jardin quand
il y a des auberges dehors. Il faut tâcher d'a-
voir une permission. »
Npus nous levâmes tout joyeux, et nous
montions l'escalier de l'hôpital, quand le va-
guemestre, qui descendait, arrêta Zimmer en
lui demandant :
« Est-ce que vous n'êtes pas le nommé Chris-
tian Zimmer, canonnier au 2» d'artillerie à
cheval?
— Faites excuse, vaguemestre, j'ai cet hon-
neur.
—Eh bien! voici quelque chose pour vous, »
dit-il en lui remettant un petit paquet avec une
grosse lettre.
Zimmer était stupéfait, n'ayant jamais rien
reçu de chez lui ni d'ailleurs. 11 ouvrit le pa-
quet, — où se trouvait une boite , — puis la
boîte, et vit la croix d'honneur. Alors il devint
tout pâle, ses yeux se troublèrent, et un instant
il appuya la main derrière lui sur la balustrade;
mais ensuite il cria : « Vive l'Empereur/ » d'une
voix si terrible que les trois salles en reten-
tirent comme une église.
Le vaguemestre le regardait de bonpe hu-
meur :
« Vous êtes content? dit-il.
— Si je suis content, vaguemestre ! Il ne me
manque plus qu'une chose.
—Quoi?
— La permission de faire un tour en ville.
— Il faut vous adresser à M. Tardieu, le chi-
rurgien en chef. »
11 descendit en riant, et, comme c'était l'heure
de la visite, nous montâmes, bras dessus bras
dessous, demander la permission au major, un
vieux à tête grise, qui venait d'entendre crier:
Vive l'Empereur/ et nous regardait d'un air
grave.
« Qu'est-ce que c'est? » fit-il.
Zimmer lui montra sa croix et dit :
« Pardon, major, mais je me porte comme
un charme.
— Je vous crois, dit M. Tardieu; vous voulez
une sortie?
— Si c'est un e^'et de votre bonté, pour moi
et mon camarade Joseph Bertha. »
Le chirurgien avait visité ma blessure la
veille ; il lira de sa poche un portefeuille et nous
donna deux sorties.
Nous redescendîmes, fiers comme des rois :
Zimmer de sa croix d'honneur, et moi de ma
lettre.
En bas, dans le grand vestibule, le concierge
nous cria :
« Eh bien ! eh bien I où donc allez-vous? »
Zimmer lui fit voir nos billets, et nous sor-
tîmes, heureux de respirer l'air du dehprs. Une
sentinelle nous montra le bureau de poste, où
j'allai toucher mes cent francs.
Alors, plus graves, parce que notre joie était
un peu rentrée, nous gagnâmes la porte de
Hall, à deux portées de fusil sur la gauche, au
bout d'une longue avenue de tilleuls. Chaque
faubourg est séparé des vieux remparts par
une de ces allées, et, tout autour de Leipzig,
passe une autre avenue très-large, également
de tilleuls. Les remparts sont de vieilles bâ-
tisses, — comme on en voit à Saint-Hippolyte,
dans le Haut-Rhin, — des murs décrépits où
pousse l'herbe, à moins que les Allemands ne
les aient réparés depuis 1813.
XVI
Combien de choses nous devions apprendre
en ce jour! A l'hôpital, personne ne s'inquiète
de rien ; quand on voit arriver chaque matin
des cinquantaines de blessés, et qu'on en voit
partir autant tous les soirs sur la civière, cela
vous montre l'univers en petit, et l'on pense :
« Après nous la fin du monde ! »
Mais, dehors, les idées changent. En décou-
vrant la grande rue de Hall, cette vieille ville
avec ses magasins, ses portes cochères encom-
brées de marchandises, ses vieux toits avancés
en forme de hangar, ses grosses voitures basses
couvertes de ballots, enfin, tout ce spectacle de
la vie active des commerçants, j'étais émer-
veillé. Je n'avais jamais rien vu de pareil, et je
me disais :
« Voilà bien une ville de commerce comme
on se les représente : — pleine de gens indus-
trieux cherchant à gagner leur vie, leur aisance
et leurs richesses; où chacun veut s'élever, non
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
67
pas au détriment des autres, mais en travail-
lant, en imaginant nuit et jour des moyens de
prospérité pour sa famille; ce qui n'empêche
pas tout le monde de profiter des inventions et
des découvertes. Voilà le bonheur de la paix,
au milieu d'une guerre terrible! »
Et les pauvres blessés qui s'en allaient le
bras en écharpe, ou bien traînant la jambe ap-
puyés sur leurs béquilles, me faisaient de la
peine à voir.
Je me laissais conduire tout rêveur par mon
ami Zimmer, qui se reconnaissait à tous les
coins de rue, et me disait :
t Ça, c'est l'église Saint-Nicolas; ça, c'est le
grand bâtiment de l'Université; ça, l'hôtel de
ville. »
Il se souvenait de tout, ayant déjà vu Leipzig
en 1807, avant la bataille de Friedland, et ne
cessait de me répéter :
« Nous sommes ici comme à Metz, à Stras-
bourg, ou partout ailleurs en France. Les gens
nous veulent du bien. Après la campagne de
1806, toutes les honnêtetés qu'on pouvait nous
faire, on nous les a faites. Les bourgeois nous
emmenaient par trois et quatre dîner chez eux.
On nous donnait même des bals, on nous ap-
pelait les héros d'iéna. Tu vas voir comme on
nous aime! Entrons où nous voudrons, partout
on nous recevra comme des bienfaiteurs du
pays : c'est nous qui avons nommé leur élec-
teur roi de Saxe, et nous lui avons aussi donné
un bon morceau de la Pologne. »
Tout à coup Zimmer s'arrêta devant une
petite porte basse, en s'écriant :
« Tiens, c'est la brasserie du Mouton d'Or!
La façade est sur l'autre rue, mais nous pou-
vons entrer par ici. Arrive ! »
Je le suivis dans une espèce de conduit tor-
tueux qui nous mena bientôt au fond d'une
vieille cour entourée de hautes bâtisses en bou-
sillage, avec de petites galeries vermoulues
soi's le pignon, et la girouette au-dessus, comme
dans la rue du Fossé-des-Tanneurs, à Stras-
bourg. A droite, se trouvait la brasserie : on
découvrait les cuves cerclées de fer sur les
poutres sombres, des tas de houblon et d'orge
déjà bouillis, et dans un coin, une grande roue
à maniTClle,où galopaitun chien énorme, pour
pomper la bière à tous les étages.
Le cliquetis des verres et des^cruches d'étain
s'entendait dans une salle à droite, donnant sur
la rue de Tiily, et, sous les fenêtres de cette
salle, s'ouvrait une cave profonde où retentis-
sait le marteau du tonnelier. La bonne odeur
de la jeune bière de mars remplissait l'air, et
Zimmer, les yeux levés sur les toits, la face
éjianouie de satisfaction, s'écria :
Oui, c'est bien ici que nous venions, le
grand Ferré, servant de gauche, le gros Rous-
sillon et moi. Dieu du ciel! comme je me ré-
jouis de revoir tout ça, Joséphel! C'est qu'il y a
pourtant six ans depuis. Ce pauvre Roussillon,
il a laissé ses os l'année dernière à Smolensk,
et le grand Ferré doit être maintenant dans
son village, près de Toul, car il a eu la jambe
gauche emportée à Wagram. Comme tout vous
revient, quand on y pense! »
En même temps il poussa la porte, et nous
entrâmes dans une haute salle pleine de fumée.
Il me fallut un instant pour voir, à travers ce
nuage gris, une longue flle de tables entourées
de buveurs, la plupart en redingote courte et
petite casquette, et les autres en uniforme
saxon. C'étaient des étudiants, des jeunes gens
de famille qui viennent à Leipzig étudier le
droit, la médecine, et tout ce qu'on peut ap-
prendre en vidant des chopes et menant une
vie joyeuse qu'ils appellent dans leur langue
le Fuchscommerce. Ils se battent souvent entre
eux avec des espèces de lattes rondes par le
bout, et seulement aiguisées de quelques li-
gnes; de sorte qu'ils se font des balafres à la
figure, comme me l'a raconté Zimmer, mais il
n'y a jamais de danger, pour leur vie. Cela
montre le bon sens de ces étudiants, qui savent
très-bien que la vie est une chose précieuse, et
qu'il vaut mieux avoir cinq ou six balafres, et
même davantage, que de la perdre.
Zimmer riait en me racontant ces choses;
son amour de la gloire l'aveuglait; il disait
qu'on ferait aussi bien de charger les canons
avec des pommes cuites que de se battre avec
ces lattes rondes au bout.
Enfin nous entrâmes dans la salle, et nous
vîmes le plus vieux d'entre ces étudiants, — un
grand sec, les yeux creux, le nez rouge, la barbe
blonde commençant à déteindre en jaune, à
force d'avoir été lavée par la bière, — nous le
vîmes debout sur une table, et lisant tout haut
une gazette qui lui pendait en forme de tablier
dans la main droite. Il tenait de l'autre main
une longue pipe de porcelaine.
Tous ses camarades, avec leurs cheveux
blonds retombant en boucles sur le collet de
leur petite redingote, l'écoutaient la chope en
l'air. Au moment où nous entrions, nous les
entendîmes qui répétaient entre eux :
« Falerlandl Faterlandf »
Ils trinquaient avec les soldats saxons, pen-
dant que le grand sec se baissait pour prendre
aussi sa chope; et le gros brasseur, la tête grise
et crépue, le nez épaté, les yeux ronds et les
joues en forme de citrouille, criait d'une voix
grasse :
« GesoundheitI Gesoundheit! »
68
ROMANS >fATIONAUX.
A peine eûmes-nous fait quatre pas dans la
fumée que tout se tut.
« Allons, allons, camarades, s'écria Zimmer,
ne vous gênez pas, continuez à lire, que diable !
Nous ne serons pas fâchés non plus d'apprendre
du nouveau. »
Mais ces jeunes gens ne voulurent pas pro-
fiter de notre invitation, et le vieux descendit
de la table en repliant sa gazette, qu'il mit dans
sa poche.
« C'était fini, dit-il, c'était fini.
— Oui, c'était fini, répétèrent les autres en
se regardant d'un air singulier.
Deux ou trois soldats saxons sortirent aus-
sitôt, comme pour aller prendre l'air dans la
cour, et disparurent.
Le gros tavernier nous demanda:
« Vous ne savez peut-être pas que la grande
salle est sur la rue de Tilly?
—Si, nous le savons bien, répondit Zimmer;
mais j'aime mieux cette petite salle. C'est ici
que nous venions dans le temps, deux vieux
camarades et moi, vider quelques chopes en
l'honneur d'iéna et d'Auerstaedt. Cette salle
me rjippelle de bons souvenirs.
— Ah!... comme vous voudrez, comme vous
voudrez, dit le brasseur. C'est de la bière de
mars que vous demandez?
— Oui, deux chopes et la gazette.
— Bon! bon! »
Il nous servit les deux chopes, et Zimmer,
qui ne voyait rien, essaya de causer avec les
étudiants, qui s'excusaient en s'en allant les
uns après les autres. Je sentais que tous ces
gens-là nous portaient une haine d'autant plus
terrible, qu'ils n'osaient la montrer tout de
suite.
Dans la gazette, qui venait de France, on ne
parlait que d'un armistice, après deux nou-
velles victoires à BautzenetàWurtschen. Nous
apprîmes alors que cet armistice avait com-
mencé le 6 juin, et qu'on tenait des confé-
rences à Prague, en Bohême, pour arranger la
paix.
Naturellement cela me faisait plaisir; j'es-
pérais qu'on renverrait au moins les estropiés
chez eux. Mais Zimmer, avec son habitude de
parler haut, remplissait toute la salle de.ses
réflexiops ; il m'interrompait à chaque ligne et
disait :
« Un armistice!... est-ce que nous avions
besoin d'un armistice, nous ? Est-ce qu'après
avoir écrasé ces Prussiens et ces Russes à Lut-
zen, à Bautzen et à Wurtschen,-nous ne devions
pas les détruire de fond en comble? — Est-ce
que, s'ils nous avaient battus, ils nous donne-
raient un armistice, eux ? — Ça, vois-tu, Jo-
seph, c'est le caractère de l'Empereur, il est
trop bon... il est trop bon! C'est son seul dé-
faut. 11 a fait la même chose après Austerlitz,
et nous avons été obligés de recommencer la
partie. Je te dis qu'il est trop bon. Ah ! s'il n'é-
tait pas si bon, nous serions maîtres de toute
l'Europe. »
En môme temps il regardait à droite et à
gauche, pour demander l'avis des autres. Mais
on nous faisait des mines du diable, et personne
ne voulait répondre.
Finalement Zimmer se leva.
« Partons, Joseph, dit-il. Moi, je ne me con-
nais pas en politique ; mais je soutiens que
nous ne devions pas accorder d'armistice à ces
gueux; puisqu'ils sont à terre, il fallait leur
passer sur le ventre. »
Après avoir payé, nous sortîmes et Zimmer
me dit :
« Je ne sais pas ce que ces gens ont aujour-
d'hui; nous les avons dérangés dans quelque
chose,
— C'est bien possible, lui répondis-je, ils n'a-
vaient pas l'air aussi bons garçons que tu le
racontais.
— Non, fit-il. Ces jeunes gens-là, vois-tu,
sont bien au-dessous des anciens étudiantsque
j'ai vus. Ceux-là passaient en quelque sorte
leur existence à la brasserie. Ils buvaient des
vingt et même des trente chopes dans leur
journée ; moi-même, Joseph, je ne pouvais pas
lutter contre des gaillards pareils. Cinq ou six
d'entre eux, qu'on appelait senior, avaient la
barbe grise et l'air vénérable. Nous chantions
ensemble ' Fan fan-la-Tulipe et le Roi Dagobert,
qui ne sont pas des chansons politiques; mais
ceux-ci ne valent pas les anciens ! •
, J'ai souvent pensé depuis à ce que nous
avions vu ce jour-là, et je suis sûr que ces étu-
diants faisaient partie du Tugend-Bund.
En rentrant à l'hôpital, après avoir bien dîné
et bu chacun notre bouteille de bon vin blanc
à l'auberge de la Grappe, dans la rue de Tilly,
nousapprînies,Zimmer et moi, que nous irions
coucher le soir même à la caserne de Rosen-
thâl. C'était une espèce de dépôt des blessés de
Lutzen, lorsqu'ils commençaient à se remettre.
On y vivait à l'ordinaire comme en garnison ;
il fallait répondre à l'appel du matin et du soir.
Le reste du temps, on était libre. Tous les trois
jours, le chirurgien venait passer sa visite, et
quand vous étiez remis , vous receviez une
feuille de route pour aller rejoindre votre corps.
On peut s'imaginer la position de douze à
quinze cents pauvres diables, habillésde capotes
grises à boutons de plomb, coiffés de gros sha-
kos en forme de pots de fleurs, et chaussés de
souhers usés par les marches et les contre-
marches, pâles, minables, et la plupart sans le
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
69
sou, dans une ville riche comme Leipzig. Nous
ne faisions pas grande figure parmi ces étu-
diants, ces bons bourgeois, ces jeunes femmes
riantes, qui, malgré toute notre gloire, nous
regardaient comme des va-nu-pieds.
Toutes les belles choses que m'avait racon-
tées mon camarade rendaient cette situation
encore plus triste pour moi.
Il est vrai que dans le temps on nous avait
bien reçus ; mais nos anciens ne s'étaient pas
toujours honnêtement conduits avec des gens
qui les traitaient en frères, et maintenant on
nous fermait la porte au nez. Nous étions ré-
duits à contempler du matin au soir les places,
les églises et les devantures des charcutiers,
qui sont très-belles en ce pays.
Nous cherchions toutes sortes de distrac-
tions ; les vieux jouaient à la drogue, les jeunes
au bouchon. Nous avions aussi, devant la ca-
serne, le jeu du chat et du rat. C'est un piquet
planté dans la terre , auquel se trouvent atta-
chées deux cordes ; le rat tient l'une de ces
cordes et le chat l'autre. Ils ont les yeux ban-
dés ; le chat est armé d'une trique, et tâche de
rencontrer le rat, qui dresse l'oreille et l'évite
tant qu'il peut. Ils tournent ainsi sur la pointe
des pieds, et donnent le spectacle de leur fi-
nesse à toute la compagnie.
Zimmer me disait qu'autrefois les bons Alle-
mands venaient voir ce spectacle en foule, et
qu'on les entendait rire d'une demi-lieue, lors-
que le chat touchait le rat avec sa trique. Mais
les temps étaient bien changés ; le monde pas-
sait sans même tourner la tête : nous perdions
nos peines à vouloir l'intéresser en notre fa-
veur.
Durant les six semaines que nous restâmes à
Rosenthâl, Zimmer et moi, nous fîmes souvent
le tour de la ville pour nous désennuyer. Nous
sortions par le faubourg de Randstatt, et nous
poussions jusqu'à Lindenau, sur la route de
Lutzen. Ce n'étaient que ponts, marais, petites
lies boisées à perte de vue. Là-bas, nous man-
gions une omelette au lard, au bouchon de la
Carpe, et nous l'arrosions d'une bouteille de
vin blanc. On ne nous donnait plus rien à cré-
dit, comme après léna; je crois qu'au contraire
l'aubergiste nous aurait fait payer double et
triple, en l'honneur de la patrie allemande, si
mon camarade n'avait connu le prix des œufs,
du lard et du vin, comme le premier Saxon
venu .
Le soir, quand le soleil se couche derrière
les roseaux de l'Elster et de la Pleisse , nous
rentrions en ville au chant mélancohque des
grenouilles, qui vivent dans ces marais par
milliards.
Quelquefois nous faisions halte, les bras croi-
sés sur la balustrade d'un pont, et nous regar-
dions les vieux remparts de Leipzig, ses éghses,
ses antiques masures et son château de Pies-
senbourg, éclairés en rouge par le crépuscule :
la ville s'avance en pointe à l'embranchement
de la Pleisse et de la Partha, qui se rencontrent
au-dessus. Elle est en forme d'éventail ; le fau-
bourg de Hall se trouve à la pointe, et les sept
antres faubourgs forment les branches de
l'éventail. Nous regardions aussi les mille bras
de l'Elster et de la Pleisse, croisés comme un
filet entre les îles déjà sombres, tandis que l'eau
brillait comme de l'or , et nous trouvions cela
très-beau.
Mais si nous avions su qu'il nous faudrait un
jour traverser ces rivières sous le canon des
ennemis , après avoir perdu la plus terrible et
la plus sanglante des batailles, et que des régi-
ments entiers disparaîtraient dans ces eaux qui
nous réjouissaient alors les yeux , je crois que
cette vue nous aurait rendus bien tristes.
D'autres fois nous remontions la rive de la
Pleisse jusqu'à Mark-Kléeberg. Cela faisait plus
d'une lieue, et partout la plaine était couverte
de moissons que l'on se dépêchait de rentrer.
Les gens, sur leurs grandes voitures, semblaient
ne pas nous voir; quand nous leur demandions
un renseignement, ils avaient l'air de ne pas
nous comprendre. Zimmer voulait toujours se
fâcher; je le retenais en lui disant que ces
gueux ne cherchaient qu'un prétexte pour nou«
tomber dessus, et que d'ailleurs nous avions
l'ordre de ménager les populations,
« C'est bon ! faisait-il ; si la guerre se pro-
mène par ici. .. gare! Nous les avons comblés
de biens. . . et voilà comme ils nous reçoiventl •
Mais ce qui montre encore mieux la malveil-
lance du monde à notre égard, c'est ce qui
nous arriva le lendemain du jour où finit l'ar-
mistice. Ce jour-là , vers onze heures, nous
voulions nous baigner dans l'Elster. Nous
avions déjà jeté nos habits, lorsque Zimmer,
voyant approcher un paysan sur la route de
Connewitz, lui cria :
« Hé ! camarade, il n'y a pas de danger, ici?
— Non, non, entrez hardiment, répondit cet
homme ; c'est un bon endroit. »
Et Zimmer, étant entré sans défiance, des-
cendit de quinze pieds. Il nageait bien, mais
son bras gauche était encore faible ; la force
du courant l'entraîna, sans lui donner le temps
de s'accrocher aux branches des saules qui pen-
daient dans l'eau. Si par bonheur une espèce
de gué ne s'était pas rencontré plus loin, qui
lui permit de prendre pied, il entrait entre
deux' îles de vase, d'où jamais il n'aurait pu
sortir.
Le paysan s'était arrêté sur la roule pour
70
ROMANS NATIONAUX.
voir ce qui se passerait. La colère me saisit et
je me rhabillai bien vite, en lui montrant le
poing ; mais il se mit à rire et gagna le village
d'un bon pas.
Zimmerne se possédait plus d'indignation;
il voulait courir à Connewitz et tâcher de dé-
couvrir ce gueux; malheureusement c'était
impossible : allez donc trouver un homme qui
se cache dans trois ou quatre cents baraques !
Et d'ailleurs, quand on l'aurait trouvé, qu'est-
ce que nous pouvions faire?
Enfin nous descendîmes à l'endroit où l'on
avait pied, et la fraîcheur de l'eau nous calma.
Je me rappelle qu'en rentrant à Leipzig,
Zimmer ne fit que parler de vengeance.
« Tout le pays est contre nous, disait-il; les
bourgeois nous font mauvaise mine, les femmes
nous tournent le dos, les paysans veulent nous
noyer, les aubergistes nous refusent le crédit,
CCVinm,e si nous ne les avions pas conquis trois
ou quatre fois; et tout cela vient de notre
bonté tout à fait extraordinaire : nous aurions
dû déclarer que nous sommes les maîtres I —
Nous avons accordé aux Allemands des rois et
des princes; nous avons même fait des ducs,
des comtes et des barons avec les noms de
leurs villages, nous les avons comblés d'hon-
neurs , et voilà maintenant leur reconnais-
sance 1
« Au lieu de nous ordonner de respecter les
populations, on devrait nous laisser pleins pou-
voirs sur le monde ; alors tous ces bandits
changeraient de figure et nous feraient bonne
mine comme en 1806. La force est tout. On fait
d'abord les conscrits par force; car si on ne
les forçait pas de partir, tous resteraient à la
maison. Avec les conscrits on fait des soldats
par force, en leur expliquant la discipline;
avec des soldats on gagne des batailles par
force, et alors les gens vous donnent tout par
force : ils vous dressent des arcs de triomphe
et vous appellent des héros, parce qu'ils ont
peur. Voilà !
« Mais l'Empereur est trop bon. . . S'il n'était
pas si bon, je n'aurais pas risqué de me noyer
aujourd'hui; rien qu'envoyant mon uniforme,
ce paysan aurait tremblé de me dire un men-
songe. •
Ainsi parlait Zimmer, et ces choses sont en-
core présentes à ma mémoire ; elles se passaient
le 12 août 1813.
En rentrant à Leipzig, nous vîmes la joie
peinte sur la figure des habitants; elle n'écla-
tait pas ouvertement, mais les bourgeois, en se
rencontrant dans la rue, s'arrêtaient et se don-
naient la main ; les femmes allaient se rendre
visite l'une à l'autre ; une espèce de satisfac-
tion intérieure brillait jusque dans les yeux
des servantes, des domestiques et des plus
misérables ouvriers.
Zimmer me dit :
« On croirait que les Allemands sont joyeux;
ils ont tous l'air de bonne humeur.
— Oui, lui répoudis-je, cela vient du beau
temps et de la rentrée des récoltes. »
C'était vrai, le temps était très-beau; mais, en
arrivant à la caserne de Rosenthâl, nous ap-
perçûmes nos officiers sous la grande porte,
causant entre eux avec vivacité. Les hommes
de garde écoutaient, et les passants s'appro-
chaient pour entendre : — on nous dit que les
conférences de Prague étaient rompues, et que
les Autrichiens venaient aussi de nous déclarer
la guerre, ce qui nous mettait deux cent mille
hommes de plus sur les bras.
J'ai su depuis que nous étions alors irais
cent mille hommes contre cinq cent vingt
mille, et que parmi nos ennemis se trouvaient
deux anciens généraux français , Moreau et
Bernadette. Chacun a pu lire cela dans les
livres; mais nous l'ignorions encore, et nous
étions sûrs de remporter la victoire, puisque
nous n'avions jamais perdu de bataille. Du
reste, la mauvaise mine qu'on nous faisait ne
nous inquiétait pas : en temps de guerre, les
paysans et les bourgeois sont en quelque sorte
comptés pour rien ; on ne leur demande que
de l'argent et des vivres, qu'ils donnent tou-
jours, parce qu'ils savent qu'à la moindre ré-
sistance on leur prendrait jusqu'au dernier sou.
Le lendemain de cette grande nouvelle, il y
eut visite générale, et douze cents blessés de
Lutzen, à peu près remis, reçurent l'ordre de
rejoindre leurs corps. Ils s'en allaient par com-
pagnies, avec armes et bagages, en suivant les
uns la route d'Altenbourg, qui remonte l'Elster,
les autres celle de Wurtzen, plus à gauche.
Zimmer était du nombre, ayant lui-même de-
mandé à partir. Je l'accompagnai jusque hors
des portes, et puis nous nous embrassâmes tout
attendris. Moi je restai, mon bras était encore
trop faible.
Nous n'étions plus que cinq ou six cents,
parmi lesquels un certain nombre de maîtres
d'armes, de professeurs de danse et d'élégance
française, de ces gaillards qui forment en quel-
que sorte le fond de tous les dépôts. Je ne te-
nais pas à les connaître, et mon unique conso-
lation était de songer à Catherine, et quelquefois
à mes vieux camarades Klipfel et Zébédé, dont
je ne recevais aucune nouvelle.
C'était une existence bien triste; les gens
nous regardaient d'un œil mauvais; ils n'o-
saient rien dire, sachant que l'armée française
se trouvait à quatre journées de marche, et
Blucher et Schwartzenberg beaucoup plus lom.
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
71
Sans cela, comme ils nous auraient pris à la
gorge !
Un sûjf , le bruit courut que nous venions de
remporter une grande victoire à Dresde. Ce fut
une consternation générale, les habitants ne
sortaient plus de chez eux. J'allais lire la ga-
zette à l'auberge de la Grappe, dans la rue de
Tilly. Les journaux français restaient tous sur
la table; personne ne les ouvrait que moi.
Mais la semaine suivante, au commencement
de septembre, je vis le même changement sur
les figures que le jour où les Autrichiens s'é-
taient déclarés contre nous. Je pensai que nous
avions eu des malheurs , ce qui était vrai ,
comme je l'appris plus tard, car les gazettes de
Paris n'en disaient rien.
Le temps s'était mis à la pluie à la fin d'août;
l'eau tombait à verse. Je ne sortais plus de la
caserne. Souvent, assis sur mon lit, — regar-
dant par la fenêtre VElster bouillonner sous
l'ondée, et les arbres des petites îles se pen-
cher sous les grands coups de vent, — ^je pensais :
« Pauvres soldats I . . . pauvres camarades ! . . .
que faites -vous à cette heure?.. . où êtes-vous?
Sur la grande route peut-être, au milieu des
champs! »
Et malgré mon chagrin de vivre là, je me trou-
vais moins à plaindre qu'eux. Mais un jour le
vieux chirurgien Tardieu fit son tour et me dit :
• Votre bras est solide. . . Voyons, levez-moi
cela. . . Bon. . . . bon I »
Le lendemain, à l'appel, on me fit passer
dans ime salle où se trouvaient des effets d'ha-
billement, des sacs, des gibernes et des souliers
en abondance. Je reçus un fusil, deux paquets
de cartouches et une feuille de route pour le
6% à Gauernitz, sur l'Elbe. C'était le 1" oc-
tobre. Nous nous mimes en marche douze ou
quinze ensemble ; un fourrier du 27° nommé
Poitevin nous conduisait.
En route, tantôt l'un tantôt l'autre changeait
de direction pour rejoindre son corps; mais
Poitevin, quatre soldats d'infanterie et moi,
nous continuâmes notre -chemin jusqu'au vil-
lage de Gauernitz.
XVII
Nous allions donc, suivant la grande route
de Wurtzen, le fusil en bandoulière, la capote
retroussée, le dos arrondi sous le sac, et l'oreille
basse, comme on peut croire. La pluie tombait,
l'eau nous coulait du shako dans la nuque ; le
vent secouait les peupliers, dont les feuilles
jaunes, voltigeant autour de nous, annonçaient
l'hiver, et cela continuait ainsi des heures.
De loin en loin un village se rencontrait
avec ses hangars, ses fumiers, ses jardins en-
tourés de palissades. Les femmes, debout der-
rière les petites vitres ternes, nous regardaient
passer; un chien aboyait, un homme qui fen-
dait du bois sur sa porte, se retournait pour
nous suivre des yeux, et nous allions toujours,
crottés jusqu'à l'échiné. Nous revoyions , au
bout du village, la grande route s'étendre à
perte de vue, les nuages gris se traîner sur les
champs dépouillés, et quelques maigres cor-
beaux s'éloigner à tire-d'aile en jetant leur cri
mélancolique.
Rien de triste comme un pareil spectacle,
surtout quand on pense que l'hiver approche,
et qu'il faudra bientôt coucher dehors dans la
neige. Aussi personne ne disait mot, sauf le
fourrier Poitevin. C'était un vieux soldat, jaune,
ridé, les joues creuses, le nez rouge, les mous-
taches longues d'une aune, comme tous les
buveurs d'eau-de-vie. Il avait un langage re-
levé, qu'il entremêlait d'expressions de caserne;
et quand la pluie redoublait, il s'écriait, avec
un éclat de rire bizarre : « Oui... Poitevin...
oui... cela t'apprendra à sifiler!... » Ce vieil
ivrogne s'était aperçu que j'avais quelques sous
au fond de ma poche ; il se tenait près de moi,
disant : « Jeune homme, si votre sac vous gêne,
passez-moi ça. » Mais je le remerciai» de son
honnêteté.
Malgré mon ennui d'être avec un homme
qui regardait toujours les enseignes d'auberge,
lorsque nous traversions un village, et qui di-
sait : « Un petit verre ferait joliment de bien,
par le temps qui court... » je n'avais pum'em-
pêcher de lui payer quelques gouttes, de sorte
qu'il ne me quittait plus.
Nous approchions de Wurtzen et la pluie
tombait à verse, lorsque le fourrier s'écria pour
la vingtième fois :
« Oui, Poitevin... voilà l'existence... cela
t'apprendra à siffler!
—Quel diable de proverbe avez-vous là, four-
rier? lui dis-je... Je voudrais bien savoir com-
ment la pluie vous apprend à siffler.
— Ce n'est pas un proverbe, jeune liomme,
c'est une idée qui me revient quand je m'a- /
muse. » ;
Puis, au bout d'un instant :
« Vous saurez, dit-il, qu'en 1806, époque où
je faisais mes études à Rouen, il m'arriva de
siffler une pièce de théâtre, avec bien d'autres
jeunes gens comme moi. Les uns sifflaient, les
autres applaudissaient; il en résulta des coups
de poing, et la police nous mit au violon par
douzaines. L'Empereur, ayant appris la chose,
dit : « Puisqu'ils aiment tant à se battre, qu'on
ROMANS NATIONAUX
Oui, Poitevin, oui, cela t'apprendra à siffler. (Page 11.)
les incorpore dans mes armées ! Ils pourront
satisfaire leur goi\t ! » Et naturellement la chose
fut faite, personne n'osa soufler dans le pays,
pas même les père et mère !
— Vous étiez donc conscrit? lui dis-je.
— Non, mon père venait de m'aclieter un
remplaçant. C'est une plaisanterie de l'Empe-
reur... une de ces plaisanteries dont on se sou-
rient longtemps : vingt ou trente d'entre nous
sont morts de misère... Quelques autres, au
lieu de remplir une place honorable dans leur
pays, soit comme médecin, juge, avocat, sont
devenus de vieux ivrognes. Voilà ce qui s'ap-
pelle une bonne farce ! »
Alors il se mit à rire en me regardant du coin
de l'œil. — J'étais devenu tout pensif, et deux ou
trois fois encore, avant d'arriver à Gauernitz,
je payai des petits verres à ce pauvre diable.
Vers cinq heures du soir, en approchant du
village de Risa, nous aperçûmes à gauche un
vieux moulin avec son pont de bois, que suivait
un sentier de traverse. Nous primes le sentier
pour couper au court, et nous n'étions plus
qu'à deux cents pas du moulin, lorsque nous
entendîmes de grands cris. En même temps,
deux femmes, une toute vieille et l'autre plus
jeune, traversèrent un jardin, entraînant après
elles des enfants. Elles tâchaient de gagner un
petit bois qui borde la route, sur la côte en
face. Presque aussitôt nous vîmes plusieurs de
nos soldats sortir du moulin avec des sacs,
d'autres remonter d'une cave à la file avec de
petites tonnes, qu'ils se dépêchaient de charger
sur une charrette, près de l'écluse; d'auires
Fsiij>&rt-4}iivil ^^ i«c du Bic, 3t,
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813
7:3
C'est toi, Joseph? Tiens, tu n'es pas mort? » (Page 75.)
amenaient des vaches et des chevaux d'une
étahle, tandis qu'un vieillard, devant la porte,
levait les mains au ciel, et que cinq ou six de
ces mauvais gueux enlouraient le meunier tout
pâle et les yeux hors de la tête.
Tout cela : le moulin, la digue, les fenêtres
défoncées, les femmes qui se sauvent, nos sol-
dats en bonnet de police, faits comme de véri-
tables bandits, le vieux qui les maudit, et les
vaches qui secouent la tête, pour se débarras-
ser de ceux qui les emmènent, pendant que
d'autres les piquent derrière avec leurs baïon-
nettes... tout est là... devant moi... je crois
encore le voir !
« Ça, dit le fourrier Poitevin, ce sont des
maraudeurs... Nous ne sommes plus loin de
l'armée.
— Mais c'est abominable ! m'écriai-je; ce sont
des brigands!
— Oui, répondit le fourrier, c'est contraire à
la discipline; si l'Empereur le savait, on les
fusillerait comme des chiens. »
Nous traversions alors le petit pont; et
comme on venait de percer une des tonnes
derrière la charrette, les soldats s'empressaient
autour, avec une cruche, en buvant à la ronde.
Cette vue révolta le fourrier, qui s'écria d'un
ton majestueux :
« De quelle autori lé exercez-vous ce pillage ? »
Plusieurs tournèrent la tête, et, voyant que
nous n'étions plus que trois, parce que les au-
tres avaient suivi leur chemin sans s'arrêter,
un d'eux répondit :
t Hé 1 vieux farceur.i. tu veux ta part du
io
m
74
ROMANS NATIONAUX..
gâteau... c'est tout simple... Mais il n'y a pas
besoin de retrousser tes moustaches pour ça.
Tiens, bois un coup. »
Il lui tendait la cruche ; le fourrier la prit, et,
me regardant de côté, il but.
« Eh bien, jeune homme, fit-il ensuite, si le
cœur vous en dit! Il est fameux, ce petit vin.
— Merci, » lui répondis-je.
Plusie\irs autour de nous criaient :
• En route ! en route! Il est temps. •
D'autres :
• Non, non, attendez... Il faut encore voir!...
— Dites-donc, reprit le fourrier d'un ton de
brave homme, vous savez, camarades... il faut
aller en douceur,
— Oui, oui, l'ancien, répondit une espèce de
tambour-major, — le grand chapeau à cornes en
trayers des épaules, et, souriant d'un air mo-
queur, les yeux à demi fermés : — Oui, sois
tranquille, nous allons plumer la poule dans les
règles. On aura des égards... on aura des
égards! •
Alors le fourrier ne dit plus rien; il était
comme honteux à cause de moi.
• Que voulez-vous, jeune homme ! me dit-il
en allongeant le pas pour rejoindre les cama-
rades, à la guerre comme à la guerre... On ne
peut pas se laisser dépérir ! •
Je crois qu'il serait resté, sans la peur d'être
pris. Moi, j'étais triste et je me disais :
« Voilà bien les ivrognes ! ils peuvent avoir
de bons mouvements, mais la vue d'une cruche
de vin leur fait tout oublier. »
Enfin, vers dix heures du soir, nous décou-
vrîmes des feux de bivac sur une côte sombre,
à droite du village de Gauernitz et d'un vieux
château, où brillaient aussi quelques lumières.
Plus loin, dans la plaine, tremblotaient d'au-
tres feux en plus grand nombre,
La nuit était claire. Les grandes pluies
avaient essuyé le ciel. Comme nous appro-
chions du bivac, on nous cria :
« Qui vive !
— France ! • répondit le fourrier.
Mon cœur battait avec force, en pensant que
dans quelques minutes j'allais revoir mes vieux
camarades, s'ils étaient encore de ce monde.
Des hommes de garde s'avançaient déjà d'une
espèce de hangar, à demi-portée de fusil du
village, pour venir nous reconnaître. Ils arri-
vèrent près de nous. Le chef du poste, un vieux
sous-lieutenant tout gris, le bras en écharpe
sous son manteau, nous demanda d'où nous
j venions, où nous allions, si nous avions ren-
j contré quelque parti de Cosaques en route.
Le fourrier répondit pour nous tous. L'officier
nous prévint alors que la division Souham avait
. qiùtté les environs de Gauernitz le matin, et
nous dit de le suivre pour voir nos feuilles de
route, ce que nous fimes en silence, passant
autour des feux de bivac, où les hommes, cou-
verts de boue sèche, dormaient par vingtaines :
pas un ne remuait.
Nous arrivâmes au hangar. C'était une vieille
bri(jueterie; le toit très-large, en forme d'étei-
gnoir, reposait sur des piliers à six ou sept
pieds du sol. Derrière s'élevaient de grandes
provisions de bois. Il faisait bon là-dedans. On
avait allumé du feu; l'odeur de la terre cuite
s'étendait aux^environs. La chambre du four
était encombrée de soldais qui dormaient le
dos au mur comme des bienheureux; la flamme
les éclairait sous les poutres sombres. Près des
piliers brillaient les fusils en faisceaux. Je crois
revoir ces choses : je sens la bonne chaleur qui
m'entre dans le corps ; je vois mes camarades,
dont les habits fument à quelques pas du four
et qui attendent gravement que l'ufficier ait
fini de lire les feuilles de route à la lumière
rouge. Un vieux soldat, sec et brun, veillait
seul; il était assis sur ses jambes croisées, et
tenait entre ses genoux un soulierqu'il rac-
commodait avec une alêne et de la ficelle.
C'est à moi que l'officier rendit le premier sa
feuille en disant :
« Vous rejoindrez demain votre bataillon à
deux lieues d'ici, près de Torgau. »
Alors le vieux soldat, qui me regardait, posa
la main à ferre pour me montrer qu'il y avait
de la place, et j'allai m'asseoir près de lui.
J'ouvris monsac, et je mis d'autres chausseltes
et des souliers neufs que j'avais reçus à Leipzig;
cela me fit du bien.
Le vieux me demanda :
« Tu vas rejoindre?
— Oui, le 6", à Torgau.
—Et tu viens?
— De l'hôpital de Leipzig.
— Ça se voit, fit-il; tu es gras comme un
chanoine. On t'a nourri de cuisses de poulet
là-bas, pendant que nous mangions de la vache
enragée. •
Je regardai mes voisins endormis, il avait
raison ; ces pauvres conscrits n'avaient plus
que la peau et les os : ils étaient jaunes, plom-
bés et ridés comme des vétérans , on aurait cru
qu'ils ne pouvaient plus se tenir.
Le vieux, au bout d'un instant, reprit :
« Tu as été blessé ?
— Oui, l'ancien, à Lutzen.
— Quatre mois d'hôpital, fit-il en allongeant
la lèvre, quelle chance ! Moi, j'arrive d'Espagne.
Je m'étais flatté de retrouver les KaiserUcks
de 1807... des moutons... do vrais moutons.
Ah ! oui, ils sont devenus pires que les guérillas.
Ça se gâte, ça se gâte! »
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
75
Il se parlait ainsi tout bas, sans faire atten- '
tion à moi, et tirailles deux ficelles comme un
cordonnier, en serrant les lèvres. De temps en
temps il essayait le soulier pour voir si la cou-
ture ne le gênerait pas. Finalement, il mit
l'alêne dans son sac, le soulier à son pied, et
s'étendit l'oreille sur une botte de paille.
Jetais tellement fatigué que j'avais de la
peine à m'endormir; pourtant, au bout d'une
heure, je tombai dans un profond sommeil.
Le lendemain je me remis en route avec le
fourrier Poitevin et trois autres soldats do la
division Souham. Nous gagnâmes d'abord la
route qui longe l'Elbe. Le temps était humide;
le vent, qui balayait le fleuve, jetait de l'écume
jusque sur la chaussée.
Nous allongions le pas depuis une heure,
quand tout à coup le fourrier dit: « Attention 1 »
Il s'était arrêté le nez en l'air, comme un
chien de chasse qui flaire quelque chose. Nous
écoutions tous sans rien entendre, à cause du
bruit des flots sur la rive et du vent dans les
arbres. Mais Poitevin avait l'oreille plus exer-
cée que nous.
• On tiraille là-bas, dit-il en nous montrant
un bois sur la droite. L'ennemi peut être de
notre côté ; tâchons de ne pas donner au mi-
lieu. Tout ce que nous avons de mieux à faire,
c'est d'entrer sous bois et de poursuivre notre
chemin avec prudence. Nous verrons à l'autre
bout ce qui se passe... Si les Prussiens ou les
Russes sont là, nous battrons en retraite sans
qu'ils nous voient. Si ce sont des Français,
nous avancerons. »
Chacun trouva que le fourrier avait raison,
et, dans mon âme, j'admirai la flnesse de ce
vieil ivrogne. Nous descendîmes donc de la
route dans le bois, Poitevin en avant et nous
derrière, le fusil armé. Nous marchions dou-
cement, nous arrêtant tous les cent pas pour
écouter. Les coups de fusil se rapprochaient;
ils se suivaient un à un, en retentissant dans
les ravins. Le fourrier nous dit :
t Ce sont des tirailleurs qui observent un
parti de cavalerie, car les autres ne répondent
pas. »
C'était vrai : dix minutes après, nous aper-
cevions entre les arbres un bataillon d'infante-
rie française en train de faire la soupe au mi-
lieu des bruyères, et, tout au loin sur la plaine
grise, des pelotons de Cosaques défilant d'un
village à l'autre. Quelques tirailleurs, le long
du bois, tiraient dessus, mais ils étaient pres-
que hors de portée.
■ Allons , vous voilà chez vous , jeune
homme, » me dit Poitevin en souriant.
W devait avoir bon œil, pour lire le numéro
du régiment à une pareille distance . Moi, j'avais
beau regarder, je ne voyais que des êires dé-
guenillés et tellement minables, qu'ils avaient
tous le nez pointu, les yeux luisants, les oreilles
écartées de la tête par le renfoncement des
joues. Leurs capotes étaient quatre fois trop
larges pour eux; on aurait dit des manteaux,
tant elles formaient de plis sur les bras et le
long des reins. Quant à la boue, je n'en parle
pas : c'était sinistre.
En ce jour, je devais apprendre pourquoi les
Allemands paraissaient si joyeux après notre
victoire de Dresde.
Nous descendions vers deux petites tentes,
autour desquelles trois ou quatre chevaux
broutaient l'herbe maigre. Je vis là le colonel
Lorain, détaché sur la rive gauche de l'Elbe,
avec le 3° bataillon. C'était un grand maigre,
les moustaches brunes, et qui n'avait pas l'air'
doux. Il nous regardait venir en fronçant le
sourcil, et quand je lui présentai ma feuille de
route, il ne dit qu'un mot :
« Allez rejoindre votre compagnie. »
Je m'éloignai, pensant bien reconnaître
quelques hommes de la 4* ; mais depuis Lutzen
les compagnies avaient été fondues dans les
compagnies, les régiments dans les régiments
et les divisions dans les divisions, de sorte
qu'en arrivant au pied de la côte où campaient
les grenadiers, je ne reconnus personne. Les
honnnes, en me voyant approcher, me jetaient
un coup d'œil de travers, comme pour dire :
« Est-ce que celui-là veut sa part du bouillon?
Un instant 1 nous allons voir ce qu'il apporte à
la marmite. »
J'étais honteux de demander la place de ma
compagnie, lorsqu'une espèce de vétéran os-
seux, le nez long et crochu comme un bec
d'aigle, les épaules larges où pendait sa vieille
capote usée, relevant la tête et m'observant, dit
d'une voix tout à fait calme :
« Tiens 1 c'est toi, Joseph! je te croyais en-
terré depuis quatre mois ! »
Alors je reconnus mon pauvre Zébédé. Il pa-
raîtque ma figure l'attendrit, car, sans se lever,
il me serra la main, en s' écriant :
« Klipfel... voici .Toseph! »
Un autre soldat, assis près de la marmite
voisine, tourna la tête et dit :
« C'est toi, Joseph? Tiens! tu n'es pas mort! »
Et voilà tous les compliments que je rc;çus.
La misère avait rendu ces gens tellement
égoïstes, qu'ils ne pensaient plus qu'à leur
peau. Malgré cela, Zébédé conservait toujours
un bon fond ; il me dit de m'asseoir près de sa
marmite, en lançant aux autres un de ces coups
d'œil qui le faisaient respecter, et m'offrit sa
cuiller, qu'il avait passée dans une boutonnière
de sa capote. Mais je le remerciai, ayant eu la
76
ROMANS NATIONAUX.
veille le bon esprit d'entrer chez le charcutier
de Iliza et de mettre dans mon sac une doa-
zaine de cervelas, avec une bonne croûte de
pain et un flacon plein d'eau-de-vie. J'ouvris
donc mou sac, je tirai le chapelet de cervelas et
j'en remis deux à Zébédé, ce qui lui fit venir
les larmes aux yeux. J'avais aussi l'intention
d'en offrir aux camarades; mais, devinant ma
pensée, il me posa la main sur le bras d'un air
expressif, et dit :
« Ce qui est bon à manger est bon à garder ! »
Alors il se retira du cercle, et nous man-
geâmes en buvant du schnaps ; les autres ne
disaient rien et nous regardaient de travers.
Klipfel, ayant senti l'odeur de l'ail , tourna la
tête en s'écriant :
« Hél Joseph, viens donc manger à notre
marmite. Les camarades sont toujours des ca-
marades, que diable I
— C'est bon, c'est bon, répondit Zébédé; pour
moi, les meilleurs camarades sont les cervelas;
on les retrouve toujours à l'occasion. »
Puis il referma lui-même mon sac et me dit :
« Garde ça, Joseph... Voilà plus d'un mois
que je ne m'étais pas si bien régalé. Tu n'y
perdras rien, sois tranquille. »
Une demi-heure après on battit le rappel ; les
tirailleurs se replièrent, et le sergent Pinto,
qui se trouvait dans le nombre, me reconnut.
« Eh bien ! me dit-il , vous en êtes donc
réchappé! Gela me fait plaisir... Mais vous
arrivez dans un vilain moment ! — Mauvaise
guerre... mauvaise guerre, » faisait-il en ho-
chant la tête.
Le colonel et les commandants montèrent à
cheval, et l'on se remit en route. Les Cosaques
s'éloignaient. Nous allions l'arme à volonté.
Zébédé marchait près de moi, et me racontait
ce qui s'était passé depuis Lutzen : — d'abord
les grandes victoires de Bautzen et de Wurt-
schen; les marches forcées pour rejoindre
l'ennemi qui battait en retraite; la joie qu'on
avait de pousser sur Berlin. Ensuite l'armistice,
pendant lequel on était cantonné dans les bour-
gades; puis l'arrivée des vétérans d'Espagne,
des hommes terribles , habitués au pillage, et
qui montraient aux jeunes à vivre sur le paysan.
Malheureusement, à la fin de Farmistice,
tout le monde s'était mis contre nous ; les gens
nous avaient pris en horreur; on coupait les
ponts sur nos derrières, on avertissait les Prus-
siens, les Russes et les autres de nos moindres
mouvements, et chaque fois qu'il nous arrivait
une débâcle, au lieu de nous secourir, on tâ-
chait de xious enfoncer encore plus dans la
bourbe. Les grandes pluies étaient venues pour
nou.s achever. Le jour de la bataille de Dresdt,
il eu tombait tellement, que le chapeau de
l'Empereur lui pendait sur les deux épaules.
Mais quand on remporte la victoire, cela vous
fait rire : on a chaud tout de même, et l'on
trouve de quoi changer; le pire de tout, c'est
quand on est battu, qu'on se sauve dans la
boue, avec des hussards, des dragons et d'au-
tres gens de cette espèce à vos trousses, et
qu'on ne sait pas, lorsqu'on découvre au loin
dans la nuit une lumière, s'il faut avancer ou
périr dans le déluge.
Zébédé me racontait ces choses en détail. Il
me dit qu'après lavictoire de Dresde, le général
Vandamme , qui devait fermer la retraite aux
Autrichiens, avait pénétré du côté de Kulm,
dans une espèce d'entonnoir, à cause de son
ardeur extraordinaire, et que ceux que nous
avions battus la veille étaient tombés sur lui à
droite, à gauche, en avant et en arrière : qu'on
l'avait pris, avec plusieurs autres généraux, et
détruit son corps d'armée. Deux jours avant, le
26 août, pareille chose était arrivée à notre
division, ainsi qu'aux 5", 6° et il" corps sur les
hauteurs de Lowenberg. Nous devions écraser
les Prussiens de ce côté, mais par un faux mou-
vement du maréchal Macdonald, l'ennemi nous
avait surpris dans le creux d'un ravin, avec nos
canons embourbés, notre cavalerie en désordre
et notre infanterie qui ne pouvait plus tirer à
cause delà pluie battante ; on s'était défendu à
coups de baïonnettes ; et le 3» bataillon était
arrivé, sous les charges de ces Prussiens, Jus-
que dans la rivière de laKatzbach. Là, Zébédé
avait reçu d'un grenadier deux coups de crosse
sur le front. Le courant l'avait entraîné pen-
dant qu'il tenait à bras le corps le capitaine
Arnould; et tous deux étaient perdus, si par
bonheur le capitaine , dans la nuit noire, n'a-
vait pu saisir une branche d'arbre à l'autre
bord et se retirer de l'eau. — Il me dit que
toute cette nuit, malgré le sang qui lui sortait
du nez et des oreilles, il avait marché jusqu'au
village de Goldberg, mourant de faim , de fa-
tigue et de ses coups de crosse, et qu'un me-
nuisier avait eu pitié de lui : que ce brave
homme lui avait donné du pain, des oignons
et de l'eau. — Il me raconta ensuite que le len-
demain toute la division, suivie des autres
corps, marchait par troupes à travers champs,
chacun pour son compte, sans recevoir d'or-
dres, parce que les généraux, les maréchaux et
tous les officiers montés s'étaient sauvés le plus
loin possible, dans la crainte d'être pris. Il
m'assura que cinquante hussards les auraient
ramassés les uns après les autres ; mais que,
par bonheur, Blûcher n'avait pu traverser la
rivière débordée, de sorte qu'ils avaient fini
par se rallier à Wolda, où les tambours de tous
les corps battaient la marche de leur régiment
HISTOIRE DUN CONSCRIT DE 1813.
77
aux quatre coins du village. Par ce moyen,
chaque homme s'était démêlé lui-même en
marchant sur son tambour.
Le plus heureux, dans cette déroute, c'est
qu'un peu plus loin, à Buntzlau, les officiers
supérieurs s'étaient aussi retrouvés, tout sur-
pris d'avoir encore des bataillons à con-
duire !
Voilà ce que me raconta mon camarade, sans
parler de la défiance qu'il fallait avoir de nos
alliés, qui, d'un moment à l'autre, ne pouvaient
manquer de nous tomber sur les reins. Il me
dit que le maréchal Oudinot et le maréchal Ney
avaient aussi été battus, l'un à Gross-Beeren et
l'autre à Dennewitz. C'était quelque chose de
bien triste ; car, dans ces retraites, les conscrits
mouraient d'épuisement , de maladie et de
toutes les misères. Les vieux d'Espagne et les
anciens d'Allemagne, tannés par le mauvais
temps, pouvaient seuls résister à ces grandes
fatigues.
• Enfin, me dit Zébédé, nous avons tout
contre nous : le pays, les pluies continuelles et
nos propres généraux, las de tout cela. Les uns
sont ducs, princes, et s'ennuient d'être tou-
jours dans la boue, au lieu de s'asseoir dans de
bons fauteuils; etles autres, comme Vandamme,
veulent se dépêcher de devenir maréchal, en
faisant un grand coup. Nous autres, pauvres
diables, qui n'avons rien à gagner que d'être
estropiés pour le restant de nos jours, et qui
sommes les fils des paysans et des ouvriers qui
se sont battus pour abolir la noblesse, il faut
que nous périssions pour en faire une nou-
velle! »
Je vis alors que les plus pauvres, les plus
malheureux ne sont pas toujours les plus bêtes,
et qu'à force de souffrir, on finit par voir la
triste vérité. Mais je ne dis rien , et je suppliai
le Seigneur de me donner la force et le courage
de pouvoir supporter les misères que toutes ces
fautes et ces injustices nous annonçaient de
loin.]
Nous étions alors entre trois armées , qui
voulaient se réunir pour nous écraser d'un
coup : celle du Nord commandée par Berna-
dotte, celle de Silésie commandée par Blticher,
et l'armée de Bohême commandée par Schwart-
zenberg. On croyait, tantôt que nous allions
passer l'Elbe, pour tomber sur les Prussiens et
les Suédois , tantôt que nous allions courir sur
les Autrichiens, du côté des montagnes, comme
nous avions fait cinquante fois en Italie et ail-
leurs. Mais les autres avaient fini par com-
prendre ce mouvement, et quand nous avions
l'air d'approcher, ils s'en allaient plus loin. Ils
se défiaient surtout de l'Empereur, qui ne pou-
vait être à la fois en Bohême et en Silésie, et
cela faisait des marches et des contre-marches
abominables.
Tout ce que demandaient les soldats, c'était
de se battre, car, à force de marcher et de dor-
mir dans la boue, àforced'être àla demi-ration
et rongés par la vermine, ils avaient pris la vie
en horreur. Chacun pensait : « Pourvu que
cela finisse d'une façoo ou d'une autre... C'est
trop fort... cela ne peut pas durer I »
Moi-même, au bout de quelques jours, j'étais
las d'une pareille existence; je sentais que les
jambes m'entraient jusque dans les côtes, et je
dépérissais à vue d'oeil.
Tous les soirs il fallait faire faction, à cause
d'un gueux nommé Thielmann, qui soulevait
les paysans contre nous ; il nous suivait comme
notre ombre, il nous observait de village en
village, sur les hauteurs, sur les routes, dans
le creux des vallons : son armée, c'étaient tous
ceux qui nous en voulaient ; il avait toujours
assez de monde.
C'est aussi vers ce temps que les Bavarois,
lesBadois et les Wurtembergeois se déclarèrent
contre nous , de sorte que toute l'Europe était
sur notre dos.
Enfin nous eûmes le consolation de voir que
l'armée se ramassait comme pour une grande
bataille ; au lieu de rencontrer les Cosaques de
Platow et les partisans de Thielmann aux envi-
rons des villages, nous trouvions des hussards,
des chasseurs, des dragons d'Espagne, de l'ar-
tillerie, des équipages de ponts en marche. La
pluie tombait à verse ; ceux qui n'avaient plus
la force de se traîner s'asseyaient dans la boue
au pied d'un arbre et s'abandonnaient à leur
malheureux sort.
Le 1 1 octobre, nous bivaquions près du vil-
lage de Lousig; le 12, près de Grafenheinichen ;
le 13, nous passions la Mulda, et nous voyions
défiler sur le pont la vieille garde et La Tour-
Maubourg. On annonçait le passage de l'Empe-
reur, mais nous partîmes avec la division Dom-
browski et le corps de Souham.
Dans les moments où la pluie cessait de tom-
ber, et quand un rayon de soleil d'automne
brillait entre les nuages , on voyait toute l'ar-
mée en marche : la cavalerie et l'infanterie
s'avançaient de partout sur Leipzig. De l'autre
côté de la Mulda brillaient aussi les baïonnettes
des Prussiens ; mais on ne découvrait pas en-
core les Autrichiens ni les Russes; ils arri-
vaient sans doute d'ailleurs.
Le 14, notre bataillon fut encore une fois
détaché, pour aller en reconnaissance dans la
ville d'Aaken; l'ennemi s'y trouvait; il nous
reçut à coups de canon, et nous restâmes toute
la nuit dehors, sans pouvoir allumer un seul
feu, à cause de la pluie. Le lendemam nous
78
ROMANS NATIONAUX.
partîmes de là, pour rejoindre la division à
marches forcées. Je ne sais pas pourquoi cha-
cun disait ;
« La bataille approche!... la bataille ap-
proche!... •
Le sergent Pinto prétendait que l'Empereur
était dans l'air. — Moi, je ne sentais rien, mais
je voyais que nous marchions sur Leipzig, et
je pensais : « Si nous avons une bataille, pourvu
qu'il ne t'arrive pas d'attraper un mauvais coup
comme à Lutzen, et que tu puisses encore re-
voir Catherine I •
La nuit suivante, le temps s'étant un peu
remis, des milliards d'étoiles éclairaient le ciel,
et nous allions toujours. Le lendemain, vers
dix heures, près d'un petit village dont je ne
me rappelle pas le nom, on venait de crier :
« Halte ! » pour respirer , lorsque nous enten-
dîmes tous ensemble comme un grand bour-
donnement dans l'air. Le colonel, encore à
cheval, écoutait, et le sergent Pinto dit :
« La bataille est commencée. »
Presque au même instant le colonel, levant
son épée, cria :
« En avant ! •
Alors on se mit à courir : les sacs, les gi-
bernes, les fusils, la boue, tout sautait; on ne
faisait attention à rien. Une demi-heure après,
nous aperçûmes à quelques mille pas devant
le bataillon une queue de colonne qui n'en
finissait plus : des caissons, des canons, de Tin-
fanlerie, de la cavalerie; derrière nous, sur la
route de Duben , il en venait d'autres, et tout
cela galopait ! Même à travers champs, des ré-
giments entiers arrivaient au pas de course.
Tout au bout de la route, on voyait les deux
clochers de Saint-Nicolas et de Sain t-Thoinas
de Leipzig dans le ciel, tandis qu'à droite et à
gauche, des deux côtés de la ville, s'élevaient
de grands nuages de fumée où i^assaient des
éclairs. Le bourdonnement augmentait tou-
jours ; nous étions encore à plus d'une lieue de
la ville qu'on était forcé de parler haut pour
s'entendre, etl'on se regardait tout pâles comme
pour dire :
« Voilà ce qui s'appelle une bataille! •
Le sergent Pinto criait :
« C'est plus fort qu'à Eylau ! »
Il ne riait pas, ni Zébédé, ni moi, ni les au-
tres; mais nous galopions tout de même, et les
officiers répétaient sans cesse:
« En avant! en avant! »
Voilà pourtant comme les hommes perdent
la tête; l'amour de la patrie était bien en nous,
mais plus encore la fureur de nous battre.
Sur les onze heures, nous découvrîmes le
champ de bataille, à une lieue en avant de
Leipzig. Nous vovions aussi les clochers de la
ville couverts de monde, et les vieux remparts
sur lesquels je m'étais promené tant de fois eu
pensant à Catherine. En face de nous, à l,2u0
ou 1 ,500 mètres, étaient rangés deux régiments
de lanciers rouges, et un peu à gauche, deux
ou trois régiments de chasseurs à cheval, dans
les prairies de la Partha. C'est entre ces régi-
ments que déQlaient les convois qui venaient
de Duben. Plus loin, le long d'une petite côte,
étaient échelonnées les divisions Ricard, Dom-
brovv^ski, Souhara et plusieurs autres. Elles
tournaient le dos à la ville. Des canons attelés
et des caissons, — les canonniers et les soldats
du train à cheval, — se tenaient prêts à partir.
Enfin, tout ù fait derrière, sur la colline, au-
tour d'une de ces vieilles fermes à toiture
plate et larges hangars, comme il s'en trouve
dans ce pays, brillaient les uniformes de l'élat-
major.
C'était l'armée de réserve, commandée par
le maréchal Ney; son aile gauche communi-
quait avec Marmont, posté sur la route de Hall,
et son aile droite avec la grande armée, com-
mandée par l'Empereur en personne. De sorte
que nos troupes formaient pour ainsi dire un
grand cercle autour de Leipzig, et que les en-
nemis, arrivant de tous les côtés à la fois, cher-
chaient à se donner la main pour faire un
cercle encore plus grand autour de nous, et
nous enfermer dans la ville comme dans une
souricière.
En attendant, trois terribles batailles se li-
vraient en même temps : l'une contre les Au-
trichiens et les Russes, à Wachau; l'autre
contre les Prussiens, à Mockern, sur la route
de Hall, et la troisième sur la route de Lutzen,
pour défendre le pont de Lindenau, attaqué par
le général Giulay.
Ces choses, je ne les ai sues que plus tard ;
mais chacun doit raconter ce qu'il a vu lui-
même : de cette façon, le monde connaîtra la
vérité.
XVIII
Le bataillon (jommençait à descendre la col-
line en face de Leipzig, pour rejoindre notre
division, lorsque nous vîmes un officier d'étal-
major traverser la grande prairie au-dessous, et
venir de notre côté ventre à terre. En deux mi-
nutes il fut près de nous; le colonel Lorain
courut à sa rencontre, ils échangèrent quelques
mots, puis l'officier repartit. Des centaines
d'autres allaient ainsi dans la plaine porter des
ordres.
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
79
« Par file à droite, » cria le colonel,— et nous
prîmes la direction d'un bois en arrière qui
longela route de Duben environ une demi-lieue.
C'était une forêt de hêtres, mais il s'y trouvait
aussi des bouleaux et des chênes. Une fois sur
la lisière, on nous fit renouveler l'amorce de
nos fnsils, et le bataillon fut déployé dans le
bois en tirailleurs. Nous étions échelonnés à
vingt-cinq pas l'un de l'autre, et nous avancions
en ouvrant les yeux, comme on peut s'imagi-
ner. Le sergent Pinto disait à chaque minute :
« Meltez-vous à couvert! •
Mais il n'avait pas besoin de tant nous pré-
venir; chacun dressait l'oreille et se dépêchait
d'attraper un gros arbre pour regarder à son aise
avant d'alhîr plus loin. — A quoi pourtant des
gens paisibles peuvent être exposés dans la vie !
Enfin nous marchions ainsi depuis dix mi-
nutes, et, comme on ne voyait rien, cela com-
mençait à nous rendre de la confiance, lors-
qu'un coup de feu part.... puis encore un, puis
deux, trois, six, de tous les côtés, le long de
notre ligne, et dans le même instant je vois
mon camarade de gauche qui tombe en cher-
chant à se retenir conti-e un arbre. Cela me ré-
veille.... Je r(>garde de l'autre côté, et qu'est-ce
que je découvre à cinquante ou soixante pas?
un vieux soldat prussien, — avec sou petit cha-
peau à chaînette, le coude replié, ses grosses
moustaches rousses penchées sur la batterie de
son fusil, — qui m'ajuste en clignant de l'œil.
Je me baisse comme le vent. A la même se-
conde j'entends la détonation, et quelque chose
craque sur ma tête; j'avais mon fourniment, la
brosse, le peigne et le mouchoir dans mon
shako : la balle de ce gueux avait tout cassé. Je
me sentais tout froid.
« Tu viens d'en échapper d'une belle ! » me
cria le sergent en se mettant à courir; et moi
qui ne voulais pas rester seul dans un pareil
endroit, je le suivis bien vite.
Le lieutenant Bretonville, son sabre sous le
bras, répétait :
« En avant, en avant!...»
Plus loin, sur la droite, on tirait toujours.
Mais voilà que nous arrivons au bord d'une
clairière où se trouvaient cinq ou six gros
troncs de chênes abattus, une petite mare pleine
de hautes herbes, et pas un seul arbre pour
nous couvrir. Malgré cela, plusieurs s'avan-
çaient hardiment, quand -le sergent nous dit :
« Halte!... les Prussiens sont bien sûr en
embuscade aux environs; ouvrons l'œil. »
Il avait à peine dit cela, qu'une dizaine de
balles sifflaient dans les branches et que les
coups retentissaient; en même temps un tas
de Prussiens allongeaient les jambes et en-
traient plus loin dans le fourré.
Il Les voilà partis; en route! • dit Pinto.
Mais le coup de fusil de mou shako m'avait
rendu bien attentif, je voyais en quelque sorte
à travers les arbres ; et comme le sergent vou-
lait traverser la clairière, je le retins par le bras
en lui montrant le bout d'un fusil qui dépassait
une grosse broussaille, de l'autre côté de la
mare, à cent pas devant nous.
Les camarades, s'étant approchés, le virent
aussi ; c'est pourquoi le sergent dit à voix basse \
« Toi, Bertha, reste icL... ne le perds pas de
vue. ... Nous autres, nous allons tourner la po-
sition. »
Aussitôt ils s'éloignèrent à droite et à gauche,
et moi, la crosse à l'épaule, derrière mon arbre,
j'attendis comme un chasseur à l'affût. Au bout
de deux ou trois minutes, le Prussien, qui n'en-
tendait plus rien, se leva doucement; il était
tout jeune, avec de petites moustaches blondes
et une haute taille mince bien serrée. J'aurais
pu l'abattre pour sûr; mais cela me fit une telle
impression de tuer cet homme ainsi découvert,
que j'en tremblais. Tout à coup il m'aperçut et
sauta de côté; alors je lâchai mon coup, et je
respirai de bon cœur en voyant qu'il se sauvait
à travers le taillis comme un cerf.
En même temps, cinq ou six coups de fusil
partirent à droite et à gauche ; le sergent Pinto,
Zébédé, Klipfel et les autres passèrent d'un
trait, et cent pas plus loin, nous trouvâmes ce
jeune Prussien par terre, la bouche pleine de
sang. Il nous regardait tout effrayé, en levant
le bras comme pour parer les coups de baïon-
nette. Le sergent lui dit d'un air joyeux :
« Va, ne crains rien, tu as ton compte ! »
Personne n'avait envie de l'achever ; seule-
ment Klipfel prit une belle pipe qui sortait de
sa poche de derrière, en disant :
« Depuis longtemps je voulais avoir une pipe,
en voilà pourtant une!
— Fusilier Klipfel, s'écria Pinto vraiment in-
digné, voulez-vous bien remettre cette pipe I
C'est bon pour les Cosaques de dépouiller les
blessés! Le soldat français ne connaît que
l'honneur! »
Klipfel jeta la pipe, et finalement nous re-
partîmes de là sans tourner la tête. Nous arri-
vâmes au bout de cette petite forêt, qui s'arrê-
tait aux trois quarts de la côte ; des broussailles
assez touffues s'étendaient encore à deux cents
pas jusqu'au haut. Les Prussiens que nous
avions poursuivis se trouvaient cachés là-
dedans. On les voyait se relever de tous les
côtés pour tirer sur nous, puis aussitôt après
ils se baissaient.
Nous aurions bien pu rester là tranquille-
ment; puisque nous avions l'ordre d'occuper ["
1 bois, ces broussailles ne nous regardaient pas;
80
ROMANS NATIONAUX.
Les balles sifflaient dans les brandies. (Page 78.)
derrière les arbres où nous étions, les coups de
fusil des Prussiens ne nous auraient pas fait de
mal. Nous entendions de l'autre côté de la côte
une bataille terrible, les coups de canon se sui-
vaient à la file et tonnaient quelquefois en-
semble comme un orage; c'était une raison de
plus pour rester. Mais nos officiers, s'étant réu-
nis, décidèrent que les broussailles faisaient
partie de la forêt et qu'il fallait chasser les
Prussiens jusque sur la côte. Cela fut cause que
bien des gens perdirent la vie en cet endroit.*
Nous reçûmes donc l'ordre de chasser les ti-
railleurs ennemis, et comme ils tiraient à me-
sure que nous approchions, et qu'ils se cachaient
ensuite, tout le monde se mit à courir sur eux
pour les empêcher de recharger. Nos ofiiciers
couraient aussi, pleins d'ardeur. Nous pensions
qu'au haut de la colline les broussailles fini-
raient, et qu'alors nous fusillerions les Prus-
siens par douzaines. Mais dans le moment où
nous arrivions en haut tout ^ssoufllés, voil
que le vieux Pinto s'écrie :
« Les hussards ! «
Je lève la tête, et je vois des colbacks qui
montent et qui grandissent derrière cette es-
pèce de dos d'âne : ils arrivaient sur nous
comme le vent. A peine avais-je vu cela, que
sansréfléchir je me retourne et je commence
à redescendre, en faisant des bonds de quinze
pieds, malgré la fatigue, malgré mon sac et
malgré tout. Je voyais devant moi le sergent
Pinto, Zébédé et les antres, qui se dépêchaient
et qui savitaient en allongeant les jambes tant
qu'ils pouvaient. Derrière, les hussards en
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813
81
Dans la rivière nageaient les morts à la file. (Page 85.)
maase faisaient un tel bruit, que cela vous
donnait la chair de poule : les officiers com-
mandaient en allemand, les chevaux souf-
flaient, les fourreaux de sabre sonnaient contre
les bottes, et la terre tremblait!
J'avais pris le chemin le plus court pour ar-
river au bois ; je croyais presque y être, quand,
tout près de la lisière, je rencontre un de ces
grands fossés où les paysans vont chercher de
la terre glaise pour bâtir. Il avait plus de vingt
pieds de large et quarante ou cinquante de
long; la pluie qui tombait depuis quelques
jours en rendait les bords très-glisFants ; aiais
comme j'entendais les chevaux souQler dvs plus
en plus, et que les cheveux m'en dressaient
sur la nuque, sans faire attention à rien, je
prends un élan et je tombe dans ce trou sur les
reins, la giberne et la capote retroussées jus-
que par-dessus la tête ; un autre fusilier de ma
compagnie était déjà là qui se relevait; il avait
aussi voulu sauter. Dans la même seconde,
deux hussards lancés à fond de train, glissaient
le long de cette pente grasse sur la croupe de
leurs chevaux. Le premier de ces hussards, la
figure toute rouge, allongea d'abord un coup
de sabre sur l'oreille démon pauvre camai'ade,
en jurant comme un possédé ; et comme il re-
levait le bras pour l'achever, je lui enfonçai
ma baïonnette dans le côté de toutes mes for-
ces. Mais en même temps, l'autre hussard me
donnait sur l'épaule un coup qui m'aurait
fendu en deux sans l'épaule tte ; il allait me
percer , si par bonheur un coup de f"sil d'en
haut ne lui avait cassé la tête. Je regardai, et
11
H
82
ROMANS NATIONAUX,
je vis un de nos soldats enfoncé dans la terfe
glaise jusqu'à mi-jambes. Il avait entendu les
hennissements des chevaux et les jurements
des hussards, et s'était avancé jusqu'au bord
du trou pour voir ce qui se passait.
■ Eh bien ! camarade, me dit-il en riant, il
était temps ! »
Je n'avais pas la force de lui répondre ; je
tremblais comme une feuille. Il ôta sa baïon-
nette, et me tendit le bout de son fusil pour
m'aider à remonter. Alors je pris la main de
ce soldat, et je lui dis :
« Vous m'avez sauvé!... Comment vous ap-
pelez-vous? »
Il me dit que son nom était Jean-Pierre Vin-
cent. J'ai souvent pensé depuis que, s'il m'ar-
rivait de rencontrer cet homme, je serais heu-
reux de lui rendre service ; mais le surlende-
main eut lieu la seconde bataille de Leipzig,
ensuite la retraite de Hanau, et je ne l'ai jamais
revu.
Le sergent Pinto et Zébédé vinrent un ins-
tant plus tard. Zébédé me dit :
« Nous avons encore eu de la chance celte
fois, nous deux, Joseph ; nous sommes les der-
niers Phalsbourgeois au bataillon à cette
heure... Klipfel vient d'être haché par les hus-
sards !
—Tu l'as vu? lui dia-je tout pâle.
—Oui, il a reçu plus de vingt coups de sabre ;
il criait : « Zébédé ! Zébédé ! »
Un instant après, il ajouta ;
« C'est terrible tout de môme d'entendre ap-
peler au secours un vieux camarade d'enfance
sans pouvoir l'aider... Mais ils étaient trop...
ils l'entouraient! •
Cela nous rendit tristes, et les idées du pays
nous revinrent encore une fois. Je me figurais
la grand'mère Klipfel, lorsqu'elle apprendrait
la nouvelle, et cette pensée me fit aussi songer
à Catherine 1
Depuis la charge des hussards jusqu'à la
nuit, le bataillon resta dans la même position,
à tirailler contre .les Prussiens. Nous les empê-
chions d'occuper le bois ; mais ils nous empê-
chaient de monter sur la côte. Nous avons su le
lendemain pourquoi. Cette côte domine tout le
cours de la Partha, et la grande canonnade que
nous entendions venait de la division Dom-
browski, qui attaquait l'aile gauche de l'armée
prussienne, et qui voulait porter secours au
général Marmont à Mockern : là, vingt mille
Français, postés sur vin ravin, arrêtaient les
quatre-vingt mille hommes de Blùcher ; et du
côté de Wachau, cent quinze mille Français
livraient batailleà deux cent mille Autrichiens
et Russes ; plus de quinze cents pièces de ca-
non tonnaient. Notre pauvre petite fusillade sur
la côte de Witterich était comme le bourdon-
"nement d'une abeille au milieu de l'orage. Et
même quelquefois nous cessions de tirer de
part et d'autre pour écouter... Cela me parais-
sait quelque chose d'épouvantable et pour
ainsi dire de surnaturel ; l'air était plein de
fumée de poudre, la terre tremblait sous nos
pieds; les vieux soldats comme Pinto disaient
qu'ils n'avaient jamais rien entendu de pareil.
Vers six heures, un oQlcier d'état-major re-
monta sur notre gauche, porter un ordre au
colonel Lorain, et presque aussitôt on sonna
la retraite. Le bataillon avait perdu soixanle
hommes, par la charge des hussards prussiens
et la fusillade.
Il faisait nuit lorsque nous sortîmes de la
forêt, et, sur le bord de la Partha, — parmi les
caissons, les convois de toute sorte, les corps
d'armée en retraite, les détachements, les voi-
tures de blessés qui défilaient sur deux ponts,
— il nous fallut attendre plus de deux heures
pour arriver à notre tour. Le ciel était sombre,
la canonnade grondait encore de loin en loin ;
mais les trois batailles étaient finies. On enten-
dait bien dire que nous avions battu les Autri-
chiens et les Russes à Wachau, de l'autre côté
de Leipzig; mais ceux qui revenaient de Moc-
kern étaient sombres, personne ne criait : Vive
l' Empereur I comme après une victoire.
Une fois sur l'autre rive, le bataillon des-
cendit la Partha d'une bonne demi-lieue, jus-
qu'au village de Schœnfeld ; la nuit était hu-
mide, nous marchions d'un pas lourd, le fusil
sur l'épaule, les yeux fermés par le sommeil
et la tête penchée,
l'erriôre nous, le grand défilé des canons,
des caissons, des bagages et des troupes en re-
traite de Mockern prolongeait son roulement
sourd; et, par instants, les cris des soldats du
train et des conducteurs d'artillerie, pour se
faire place, s'élevaient au-dessus du tumulte.
Mais ces bruits s'affaiblissaient insensiblement
et nous arrivâmes enfin près d'un cimetière, où
l'on nous fit rompre les rangs et mettre les fu-
sils en faisceaux.
Alors seulement je relevai la tête et je re-
connus Schœnfeld au clair de lune. Combien
de fois j'étais venu manger là de bonnes fri-
tures et boire du vin blanc avec Zimmer, au
petit bouchon de la Gerbe-d'Or, sous la treille
du père Winter, quand le soleil chauffait l'air
et que la verdure brillait autour de nous!...
Ces temps étaient passés !
On plaça les sentinelles; quelques hommes
entrèrent au village chercher du bois et des
vivres. Je m'assis contre le mur du cimetière
et je m'endormis. Vers trois heures du matin,
je fus éveillé.
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
83
• Joseph, me disait Zébédé, viens donc te
chauffer; si tu restes là, tu risques d'attraper
les fièvres. »
Je me levai comme ivre de fatigue et de
souffrance. Une petite pluie fine Iremblotait
dans l'air. Mon camarade m'entraîna près du
feu, qui fumait sous la pluie. Ce feu n'était que
pour la vue, il ne donnait point de chaleur;
mais Zébédé m'ayant fait boire une goutte
d'eau-de-vie, je me sentis un peu moins froid,
et je regardai les feux de bivacqui brillaient
de l'autre côté delaPartha.
« Les Prussiens se chauffent, me dit Zébédé;
ils sont maintenant dans notre bois.
—Oui, lui répondis-jo, et le pauvre Klipfel
est aussi là-bas ; il n'a plus froid, lui ! •
Je claquais des dents. Ces paroles nous ren-
dirent tristes. Quelques instants après, Zébédé
me demanda :
« Te rappelles-tu, Joseph, le ruban noir
qu'il avait à son chapeau le jour de la cons-
cription? Il criait : — « Nous sommes tous
condamnés à mort comme ceux de la Russie...
Je veux un ruban noir... Il faut porter notre
deuil! • Et son petit frère disait: « Non, Jacob,
Je ne veux pas ! » Il pleurait ; mais Klipfel mit
tout de même le ruban : il avait vu les hussards
dans un rêve ! »
A mesure que Zébédé parlait, je me rappelais
ces choses, et je voyais aussi ce gueux de Pi-
nacle, sur la place de l'Hôtelde-Ville, qui me
criait, en agitant un ruban noir au-dessus de
sa tête : — t Hé ! boiteux, il te faut un beau
ruban, à toi... le ruban de ceux qui gagnent...
Arrive 1 »
Cette idée, avec le froid terrible qui m'entrait
jusque dans la moelle, me faisait frémir, je
pensais : • Tu n'en reviendras pas... Pinacle
avait raison... C'est fini! » Je songeais à Ca-
therine, à la tante Grédel, au bon M. Goulden,
et je maudissais ceux qui m'avaient forcé de
venir là.
Sur les quatre heures du matin, comme le
jour commençait à blanchir le ciel, quelques
voitures de vivres arrivèrent; on nous fit la
distribution du pain, et nous reçûmes aussi de
l'eau-de-vie et de la viande.
La pluie avait cessé. Nous fîmes la soupe en
cet endroit; mais rien ne pouvait me réchauf-
fer, c'est là que j'attrapai les fièvres. J'avais
froid à l'intérieur et mon corps brûlait. Je n'é-
tais pas le seul au bataillon dans cet état, les
trois quarts souffraient et dépérissaient aussi;
depuis un mois, ceux qui ne pouvaient plus
marcher s'étendaient par terre en pleurant, et
appelaient leur mère comme de petits enfants.
Cela vous déchirait le cœur. Lu faim, les mar-
ches forcées, la pluie et le chagrin de savoir
qu'on ne reverra plus son pays, ni ceux qu'on
aime, vous causaient cette maladie. Heureuse-
ment, les parents ne voient pas leurs enfants
périr le long des routes; s'ils les voyaient, ce
serait trop terrible : bien des gens croiraient
qu'il n'y a de miséricorde ni sur la terre ni dans
le ciel.
A mesure, que le jour montait, nous décou-
vrions à gauche, — de l'autre côté de la rivière
et d'un grand ravin rempli de saules et de
trembles, —les villages brûlés, les tas de morts,
les caissons et les canons renversés, et la terre
ravagée aussi loin que pouvait s'étendre la vue,
sur les routes de Hall, de Lindenthal et de Do-
litzch : c'était pire qu'à Lulzen. Nous voyions
aussi les Prussiens se déployer dans cette di-
rection et s'avancer par milliers sur le champ
de bataille. Ils allaient donner la main aux
Autrichiens et aux Russes, et fermer le grand
cercle autour de nous; personne maintenant ne
pouvait les en empêcher, d'autant plus que
Bernadotte et le général russe Bcningsen ,
restés en aiTière, arrivaient avec cent vingt
mille hommes de troupes fraîches. Ainsi, notre
armée, après avoir livré trois batailles en un
seul jour, et réduite à cent trente mille com-
battants, allait être prise dans un cercle de
trois cent mille baïonnettes, sans compter cin-
quante mille chevaux et douT» cents canons!
De Schœnfeld, le bataillon se remit en marche
pour rejoindre la division à Kohlgarten. Sur
toute la route, on voyait s'écouler lentement
les convois de blessés; toutes les charrettes
du pays avaient été mises en réquisition pour
ce service, et, dans les intervalles, marchaient
encore des centaines de malheureux, le bras
en écharpe, la figure bandée, pâles, abattus, à
demi morts. Tout ce qui pouvait se traîner ne
montait pas en charrette et tâchait pourtant de
gagner un hôpital.
Nous avions raille peines à traverser cet en-
combrement lorsque tout à coup, en appro-
chant de Kohlgarten, une vingtaine de hussards,
arrivant ventre à terre etle pistolet levé, firent
rebrousser la foule à droite et à gauche dans
les champs. Ils criaient d'une voix éclatante :
« U Empereur '.V Empereur I •
Aussitôt le bataillon se rangea, présentant
les armes, au bas de la chaussée, et, quelques
secondes après, les grenadiers à cheval de la
garde,^de véritables géants, avec leurs gran-
des bottes, et leurs immenses bonnets à poil
qui descendaient jusqu'aux épaules, ne laissant
voir que le nez, les yeux et les moustaches, —
passèrent au galop, la poignée du sabre serrée
sur la hanche. Chacun était content de se dite ;
« Ceux-là sont avec nous. . . ce sont de rudes
gaillards I »
84
ROMANS NATIONAUX.
A peine avaient-ils défilé, que l'état-major
parut... Figurez-vous cent ciquante à deux
cents généraux, maréchaux, officiers supé-
rieurs ou d'ordonnance, — montés sur de véri-
tables cerfs, et tellement couverts de brode-
ries d'or, qu'on voyait à peine la couleur
de leurs uniformes; — les uns grands et
maigres, la mine hautaine; les autres courts,
trapus, la face rouge; d'autres, plus jeunes,
tout droits sur leurs chevaux comme des sta-
tues, avec des yeux luisants et de grands nez en
bec d'aigle : c'était quelque chose de magni-
fique et de terrible I
Mais ce qui me frappa le plus, au milieu de
tous ces capitaines qui faisaient trembler l'Eu-
rope depuis vingt ans, c'est Napoléon avec son
vieux chapeau et sa redingote grise; je le vois
encore passer devant mes yeux, son large men-
ton serré et le cou dans les épaules. Tout le
monde criait : » Vive l'Empereur ! » — Mais il
n'entendait rien. . . il ne faisait pas plus atten-
tion à nous qu'à la petite pluie fine qui trem-
blotait dans l'air. .. et regardait, les sourcils
froncés, l'armée prussienne s'étendre le long
de la Parlha, pour donner la main aux Autri-
chiens. Tel je l'ai vu ce jour-là, tel il m'est
resté dans l'esprit.
Le bataillon s'était remis en marche depuis
un quart d'heure, quand Zébédé me dit :
« Est-ce que tu l'as vu, Joseph ?
— Oui, lui répondis-je, je l'ai bien vu, et je
m'en souviendrai toute ma vie.
— C'est drôle, fit mon camarade, on dirait
qu'il n'est pas content... AWurtschen, le len-
demain de la bataille, il paraissait si joyeux en
nous entendant crier: « Vive l'Empereur! « et
les généraux avaient aussi des figures riantes !
Aujourd'hui, tous font des mines du diable. . .
Le capitaine disait pourtant, ce matin, que nous
avons remporté la victoire de l'autre côté de
Leipzig. »
Bien d'autres pensaient la même chose sans
rien dire, l'inquiétude vous gagnait. . .
Nous trouvâmes le régiment au bivac, à deux
portées de fusil de Kohlgarten. Le bataillon
prit sa position à droite de la route, sur une
colline.
Dans toutes les directions , on voyait les
feux innombrables des armées dérouler leur
fumée dans le ciel. Il tombait toujours delà
bruine, et les hommes assis sur leurs sacs en
face des petits feux, les bras croisés, semblaient
tout rêveurs. Les officiers se réunissaient entre
eux. On entendait répéter de tous les côtés
qu'on n'avait jamais vu de guerre pareille. . .
que c'était une guerre d'extermdnation... que
cela ne faisait rien à l'ennemi .d'être battu, et
qu'il voulait seulement non» tuer du moude,
sachant bien qu'à la fin il lui resterait quatre
ou cinq fois plus d'hommes qu'à nous, et qu'il
serait le maître.
On disait aussi que l'Empereur avait gagné
la bataille à Wachau, contre les Autrichiens et
les Russes ; mais que cela ne servait à rien,
puisque lés autres ne s'en allaient pas et qu'ils
attendaient des masses de renforts. Du côté de
Mockern, on savait que nous avions perdu,
malgré la belle défense de Marmont : l'ennemi
nous avait écrasés sous le nombre. Nous n'a-
vions eu qu'un seul véritable avantage en ce
jour, c'était d'avoir conservé notre point de
retraite sur Erfurt ; carGiulay n'avait pu s'em-
parer des ponts de l'Elster et de la Pleisse.
Toute l'armée, depuis le simple soldat jusqu'au
maréchal, pensait qu'il fallait battre en retraite
le plus tôt possible, et que notre position était
très-mauvaise; malheureusement l'Empereur
pensait le contraire : il fallait rester !
Tout ce jour du 17, nous demeurâmes en
position sans tirer un coup de fusil. — Quelques-
uns parlaient de l'arrivée du général Reynier
avec seize mille Saxons; mais la défection des
Bavarois nous avait appris quelle confiance on
pouvait avoir dans nos alliés.
Vers le soir, on annonça que l'on commen-
çait à découvrir l'armée du Nord sur le plateau
de Breitenfeld : c'étaientsoixante mille hommes
de plus pour l'ennemi. Je crois entendre en-
core les malédictions qui s'élevaient contre
Bernadotte, les cris d'indignation de tous ceux
qui l'avaient connu simple oflicier du temps de
la République, et qui disaient : « Il nous doit
tout. . . Nous l'avons fait roi de notre propre
sang. . . et maintenant il vient nous donner le
coup de grâce I •
La nuit, il se fit un mouvement général en
arrière ; notre armée se resserra de plus en plus
autour de Leipzig, ensuite tout redevint calme.
Mais cela ne vous empêchait pas de réfléchir;
au contraire, chacun pensait dans le silence :
« Que va-t-il arriver demain? Est-ce qu'à
cette même heure je verrai la lune monter
entre les nuages, comme je la vois? Est-ce que
les étoiles brilleront encore pour mes yeux? »
Et quand on regardait, dans la nuit sombre,
ce grand cercle de feu qui nous entourait sur
une étendue de près de six lieues, on s'écriait
en soi-même :
«Maintenant tout l'univers est contre nous...
tous les peuples demandent notre extermina-
tion... ils ne veulent plus de notre gloire! »
On songeait ensuite qu'on avait pourtant
l'honneur d'être Français, et qu'il fallait vain-
cre ou mourir.
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
85
XIX
C'est au milieu de ces pensées que le jour
arriva. Rien ne bougeait encore, et Zébédé
me dit :
0 Quelle chance, si l'ennemi n'avait pas le
courage de nous attaquer! »
Les officiers causaient entre eux d'un armis-
tice. Mais tout à coup, vers neuf heures, nos
coureurs rentrèrent à bride abattue, criant que
l'ennemi s'ébranlait sur toute la ligne, et pres-
que aussitôt le canon gronda sur nstre droite,
le long de l'Elster. Nous étions déjà sous les
armes, et nous marchions à travers champs,
du côté de laPartha, pour retourner à Schcen-
feld. Voilà le commencement de la bataille.
Sur les collines, en avant de la rivière, deux
ou trois divisions, leurs batteries dans les in-
tervalles et la cavalerie sur les flancs, atten-
daient l'ennemi; plus loin, par-dessus les
pointes des baïonnettes, nous voyions les Prus-
siens, les Suédois et les Russes s'avancer en
masses profondes de tous les côtés : cela n'en
unissait plus.
Vingt minutes après, nous arrivions en
ligne, entre deux collines, et nous apercevions
devant nous cinq ou six mille Prussiens qui
traversaient la rivière en criant tous ensemble :
« Faterland/ Faterland! • Cela formait un tu-
multe immense, semblable à celui de ces nuées
de corbeaux qui se réunissent, pour gagner les
pays du nord.
Dans le même moment, la fusillade s'engagea
d'une rive à l'autre, et le canon se mit à gron-
der. Le ravin où coule la Partha se remplit de
fumée; les Prussiens étaient déjà sur nous,
que nous les voyions à peine avec leurs yeux
furieux, leurs bouches tirées et leur air de bêtes
sauvages. Alors nous ne poussâmes qu'un cri
jusqu'au ciel : « Vive l'Empereur! » et nous
courûmes sur eux. La mêlée devint épouvan-
table; en deux secondes nos baïonnettes se
' croisèrent par milliers : on se poussait, on re-
culait, on se lâchait des coups de fusil à bout
portant, on s'assommait à coups de crosse, tous
les rangs se confondaient... ceux qui tom-
baient on marchait dessus, la canonnade ton-
nait; et la fumée qui se traînait sur cette eau
sombre entre les collines, le sifflement des
balles, le pétillement de la fusillade, faisaient
ressembler, ce ravin à un four, où s'engouf-
fraient les hommes comme des bûches pour
être consumés.
Nous, c'était le désespoir qui nous poussait,
la rage de nous venger avant de mourir ; les
Prussiens, c'était l'orgueil de se dire : « Nous
allons vaincre Napoléon cette fois ! » Ces Prus-
siens sont les plus orgueilleux des hommes;
leurs victoires de Gross-Beeren et de la Katz-
bach les avaient rendus comme fous. Mais il en
resta dans la rivière.... oui, il en resta! Trois
fois ils passèrent l'eau et coururent sur nous en
masse. Nous étions bien forcés de reculer, à
cause de leur grand nombre, et quels cris ils
poussaient alors ! On aurait dit qu'ils voulaient
nous manger.... C'est une vilaine race.... Leurs
officiers, l'épée en l'air entre les baïonnettes
serrées, répétaient cent fois: • Forwerlzl For-
■wcrlzl » et tous s'avançaient comme un mur,
avec grand courage, on ne peut pas dire le
contraire. Nos canons les fauchaient, ils avan-
çaient toujours; mais au haut de la colline nous
reprenions un nouvel élan et nous les bouscu-
lions jusque dans la rivière. Nous les aurions
tous massacrés sans une de leurs batteries, en
avant de Mockern, qui nous prenait en écharpe
et nous empêchait de les poursuivre trop loin.
Cela dura jusqu'à deux heures; la moitié de
nos officiers étaient hors de combat; le com-
mandant Gémeau était blessé, le colonel Lorain
tué, et tout le long de la rivière on ne voyait
que des morts entassés et des blessé? qui se
traînaient pour sortir de la bagarre ; quelques-
uns, furieux, se relevaient sur les genoux pour
donner encore un coup de baïonnette ou lâcher
un dernier coup de fusil. On n'a jamais rien vu
de pareil. Dans la rivière nageaient les morts à
la file, les uns montrant leur figure, les autres
le dos, d'autres les pieds. Ils se suivaient comme
des flottes de bois, et personne n'y faisait seu-
lement attention. On aurait dit que la même
chose ne pouvait pas nous arriver d'une minute
à l'autre.
Ce grand carnage se passait tout le long de
la Partha, depuis Schœnfeld jusqu'à Grossdorf.
Les Suédois et les Prussiens finirent par re-
monter la rivière pour nous tourner plus haut,
et des masses de Russes vinrent remplacer ces
Prussiens, qui n'étaient pas fâchés d'aller voir
ailleurs.
Les Russes se formèrent sur deux colonnes;
ils descendirent au ravin l'arme au bras, dans
un ordre admirable, et nous donnèrent l'assaut
deux fois avec une grande bravoure, mais sans
pousser des cris de bêtes comme les Prussiens.
Leur cavalerie voulait enlever le vieux pont
au-dessus de Schœnfeld; la canonnade allait
toujours en augmentant. De tous les côtés où
s'étendaient les yeux, à travers la fumée, on ne
voyait que des ennemis qui se resserraient;
quand nous avions repoussé une de leurs co-
lonnes, il en arrivait une autre de troupes
86
ROMANS NATIONAUX.
fraîches : c'était toujours à recommencer.
Entre deux et trois heures, on apprit que les
Suédois et la cavalerie prussienne avaient passé
la rivière au-dessus de Grossdorf, et qu'ils ve-
naient nous prendre à revers; ça leur plaisait
beaucoup mieux que de nous attaquer en face.
Aussitôt le maréchal Ney fit un changement de
front, l'aile droite en arriére. Notre division
resta toujours appuyée sur Schœnfeld; mais
toutes les autres se retirèrent de la Partha pour
s'étendre dans la plaine, et toute l'armée ne
forma plus qu'une ligne autour de Leipzig.
Les Russes, derrière la route de Mockern,
préparaient leur troisième attaque vers trois
heures; nos officiers prenaient de nouvelles
dispositions pour les recevoir, lorsqu'une sorte
de frisson passa d'un bout de l'armée à l'autre,
et tout le monde apprit en quelques minutes
que les seize mille Saxons et la cavalerie wur-
temhergeoise, — au centre de notre ligne, —
venaient de passer à l'ennemi, et que, même
avant d'arriver à distance, ils avaient eu l'in-
famie de tourner les quarante pièces de canon
qu'ils emmenaient avec eux contre leurs an-
ciens frères d'armes de la division Durutte.
Cette trahison, au lieu de nous abattre, aug-
menta tellement notre fureur que, si l'on nous
avait écoutés, nous aurions traversé la rivière
pour tout exterminer.
Ces Saxons-là disent qu'ils défendaient leur
patrie; eh bieni c'est faux. Ils n'avaient qu'à
nous quitter sur la route de Duben; qui les en
empêchait? Ils n'avaient qu'à faire comme les
Bavarois et se déclarer avant la bataille. Ils
pouvaient rester neutres, ils pouvaient aussi
refuser le service; mais ils nous trahissaient
parce que la chance tournait contre nous. S'ils
avaient vu que nous allions gagner, ils auraient
toujours été nos bons amis pour avoir leur
part, comme après léna et Friedland. Voilà ce
que chacun pensait , et voilà pourquoi ces
Saxons seront des traîtres dans les siècles des
siècles. Non-seulement ils abandonnèrent leurs
amis dans le malheur, mais ils les assassinèrent
pour se faire bien venir des autres. Dieu est
juste : leurs nouveaux alliés eurent un tel mé-
pris d'eux qu'ils se partagèrent la moitié de
leur pays après la bataille. Les Français ont ri
de la reconnaissance des Prussiens, des Autri-
chiens et des Russes.
Depuis ce moment jusqu'au soir, ce n'était
plus une guerre humaine qu'on se faisait, c'é-
tait une guerre de vengeance. Le nombre de-
vait nous écraser, mais les alliés devaient payer
chèrement leur victoire.
A la nuit tombante, pendant que deux mille
pièces de canon tonnaient ensemble, nous re-
cevions notre septième attaque dans Schœn-
feld : d'un côté les Russes et de l'autre côté les
Prussiens nous refoulaient dans ce graud vil-
lage. Nous tenions dans chaque maison, dans
chaque ruelle; les muTs tombaient sous les
boulets, les toits s'affaissaient. On ne criait plus
comme au commencement de la bataille; on
était froid et pâle à force de rage. Les officiers
avaient ramassé des fusils et remis la vieille
giberne ; ils déchiraient la cartouche comme le
soldat.
Après les maisons, on défendit les jardins et
le cimetière où j'avais couché la veille; il y
avait alors plus de morts dessus que dessous
terre. Ceux qui tombaient ne se plaignaient
pas; ceux qui restaient se réunissaient derrière
un mur, un tas de décombres, une tombe.
Chaque pouce de terrain coûtait la vie à quel-
qu'un.
Il faisait nuit lorsque le maréchal Ney amena,
de je ne sais où, du renfort : ce qui restait de
la division Ricard et de la deuxième de Souham.
Tous les débris de nos régiments se réunirent,
et l'on rejeta les Russes de l'autre côté du vieux
pont, qui n'avait plus de rampe à force d'avoir
été mitraillé. On plaça sur ce pont six pièces de
douze, et jusqu'à sept heures on se canonna
dans cet endroit. Les restes du bataillon et de
quelques autres en arrière soutenaient les piè-
ces, et je me rappelle que leur feu s'étendait
sous le pont comme des éclairs, et qu'on voyait
alors les chevaux et les hommes tués s'engouf-
frer pêle-mêle sous les arches sombres. Gela ne
durait qu'une seconde, mais c'étaient de ter-
ribles visions!
A sept heures et demie, comme des masses
de cavalerie s'avançaient sur notre gauche, et
qu'on les voyait tourbillonner autour de deux
grands carrés qui se retiraient pas à pas, nous
reçûmes enfin l'ordre de la retraite. Il ne res-
tait plus que deux ou trois mille hommes à
Schœnfeld avec les six pièces. Nous revînmes
à Kohlgarten sans être poursuivis, et nous al-
lâmes bivaquer autour de Rendnitz.' Zébédé
vivait encore ; comme nous marchions l'un
près de l'autre en silence depuis vingt minutes,
écoutant la canonnade qui continuait du côté
de l'Elster malgré la nuit, tout à coup il me
dit:
« Comment sommes-nous encore là, Joseph,
quand tant de milliers d'autres près de nous
sont morts? Maintenant nous ne pouvons plus
mourir. »
Je ne répondais rien.
« Quelle bataille! fit-il. Est-ce qu'on s'est ja-
mais battu de cette façon jivant nous? C'est im-
possible. »
11 avait raison, c'était une bataille de géants.
Depuis dix heures du matin jusqu'à sept heures
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
87
du soir, nous avions tenu tête à trois cent
soixante mille hommes sans reculer d'une se-
melle, et nous n'étions pourtant que cent trente
mille ! On n'avait jamais rien vu de pareil. —
Dieu me garde de dire du mal des Allemands,
ils combattaient pour l'indépendance de leur
patrie; mais je trouve qu'ils ont tort de célé-
brer tous les ans l'anniversaire de la bataille de
Leipzig : quand on était trois contre un, il n'y
a pas de quoi se vanter.
En approchant de Rendnitz nous marchions
sur des tas de morts; à chaque pas nous ren-
contrions des canons démontés, des caissons
ronverséis, des arbres hachés par la mitraille.
C'est là qu'une division de la jeune garde et
les grenadiers à cheval, conduits par Napoléon
lui-même, avaient arrêté les Suédois qui s'a-
vançaient dans le vide formé par la trahison
des Saxons. — Deux ou trois vieilles baraques
qui finissaient de brûler en avant du village
éclairaient ce spectacle. Les grenadiers à che-
val étaient encore à Rendnitz; mais une foule
d'autres troupes débandées allaient et venaient
dans la grande rue. On n'avait pas fait la dis-
tribution des vivres; chacun cherchait à man-
ger et à boire.
Gomme nous défilions devant une grande
maison de poste, nous vîmes derrière le mur
d'une cour deux cantinières qui versaient à
boire du haut de leurs charrettes. Il y avait là
des chasseurs, des cuirassiers, des lanciers, des
hussards, de l'infanterie de ligne et de la garde,
tous pêle-mêle, déchirés, les shakos et les cas-
ques défoncés, sans plumets, criblés de coups.
"Tous ces gens semblaient affamés.
Deux ou trois dragons, debout sur le petit
mur, près d'un pot rempli de poix qui brûlait,
les bras croisés sous leurs longs manteaux
blancs, étaient couverts de sang comme des
bouchers.
Aussitôt Zébédé, sans rien dire, me poussa
du coude, et nous entrâmes dans la cour, pen-
dant que les autres poursuivaient leur chemin.
Il nous fallut un quart d'heure pour arriver
près de la charrette. Je levai un écu de six li-
vres; la cantinière, à genoux derrière sa tonne
me tendit un grand verre d'eau-de-vie avec un
morceau de pain blanc, en prenant mon écu.
Je bus, puis je passai le verre à Zébédé, qui le
vida.
Nous eûmes ensuite de la peine à sortir de
cette foule; on se regardait d'un air sombre, on
se faisait place des épaules et des coudes, et
c'est là qu'on pouvait dire, — en voyant ces
faces dures, ces yeux creux, ces mines terribles
d'hommes qui viennent de traverser mille morts
et qui recommenceront demain : — • Chacun
poun soi.... Dieu pour tous! »
En remontant le village, Zébédé me dit:
• Tu as du pain?
— Oui. »
Je cassai le pain en deux et je lui en donnai
la moitié. Nous mangions en allongeant le pas.
On entendait encore tirer dans le lointain. Au
bout de vingt minutes nous avions rattrapé la
queue de la colonne, et nous reconnûmes le
bataillon au capitaine adjudant-major Vidal,
qui marchait auprès. Nous rentrâmes dans les
rangs sans que personne eût remarqué notre
absence.
Plus on approchait de la ville, plus on ren-
contrait de détachements, de canons et de ba-
gages, qui se dépêchaient d'arriver à Leipzig.
Vers dix heures nous traversions le faubourg
de Rendnitz. Le général de brigade Fournier
prit notre commandement et nous donna l'or-
dre d'obliquer à gauche. A minuit nous arri-
vâmes dans les grandes promenades qui lon-
gent la Pleisse, et nous fîmes halte sous les
vieux tilleuls dépouillés. On forma les faisceaux.
Une longue file de feux tremblotaient dans le
brouillard jusqu'au faubourg de Ranstadt.
Quand la flamme montait, elle éclairait des
groupes de lanciers polonais, des lignes de
chevaux, des canons et des fourgons, et, de
loin en loin, quelques sentinelles immobiles
dans la brume comme des ombres. De grandes
rumeurs s'élevaient en ville, elles semblaient
augmenter toujours, et se confondaient avec le
roulement sourd de nos convois sur le pont de
Lindenau. C'était le commencement de la re-
traite. — Alors chacun mit son sac au pied d'un
arbre et s'étendit dessus, le bras replié sous
l'oreille. Un quart d'heure après, tout le monde
dormait.
XX
Ce qui se passa jusqu'au petit jour, je n'en
sais rien, — les bagages, les blessés et les pri-
sonniers continuèrent sans doute de défiler sur
le pont; mais alors une détonation épouvan-
table nous éveilla, pas un homme ne resta
couché, car on prenait cela pour une attaque,
lorsque deux officiers de hussards arrivèrent
en criant qu'un fourgon de poudre venait de
sauter par hasard dans la grande avenue de
Randstadt, au bord de l'eau. La fumée, d'un
rouge sombre, tourbillonnait encore dans le
ciel en se dissipant ; la terre et les vieilles mai-
sons frémissaient.
Le calme se rétablit. Quelques-uns se recou-
chèrent pour tâcher de se rendormir; mais le
jour venait; en jetant les yeux sui'la rivière
88
ROMANS NATIONAUX
Nous vîmes deux cantinières qui versaient a boire. ( Page 87.)
grisâtre, on voyait déjà nos tronpes s'étendre
à pane de vue sur les cinq ponts de TElster et
de la Pleisse qui se suivent à la file, et n'en font
pour ainsi dire qu'un. Ce pont, sur lequel tant
de milliers d'hommes devaient défiler, vous
rendait tout mélancolique. Cela devait prendre
beaucoup de temps, et l'idée venait à tout le
monde qu'il aurait mieux valu jeter plusieurs
ponts sur les deux rivières, puisque d'un in-
stant à l'autre l'ennemi pouvait nous attaquer,
et qu'alors la retraite deviendrait bien difficile.
Mais l'Empereur avait oublié de donner des
ordres, et l'on n'osait rien faire sans ordre; pas
un maréchal de France n'aurait osé prendre
sur lui de dire que deux ponts valaient mieux
qu'un seul! Voilà pourtant à quoi la discipline
terrible de Napoléon avait réduit tous ces
vieux capitaines : ils obéissaient comme des
machines et ne s'inquiétaient de rien autre,
dans la crainte de déplaire au maître!
Moi, tout de suite en voyant ce pont qui
n'en finissait plus, je pensai : « Pourvu qu'on
nous laisse défiler maintenant, car, Dieu merci;
nous avons assez de batailles et de carnage 1
Une fois de l'autre côté, nous serons sur la
bonne route de France , je pourrai revoir
peut-être encore Catherine, la tante Grédel et
le père Goulden ! » En songeant à cela, je m'at-
tendrissais, je regardais d'un œil d'envie ces
milliers d'artilleurs à cheval et de soldais du
train qui s'éloignaient là-bas comme des four-
mis, et les, grands bonnets à poil de la vieille
garde, immobiles de l'autre côté de la rivière,
sur la colline de Lindenau, l'arme au bras. —
FaurE>rt4>«Tft i, rue du Bic, 1«,
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813
89
Halle!... Arrôtez! (Page 91.)
Zébédé , qui pensait la même chose, me dit :
• Hein ! Joseph, si nous étions à leur place!»
Aussi, vers sept heures, lorsque nous vîmes
s'approcher trois fourgons, pour nous distri-
buer des cartouches et du pain, cela me parut
bien amer. Il était clair maintenant que nous
serions à l'arrière-garde, et malgré la faim,
j'aurais voulu jeter mon pain contre un mur.
Quelques instants après, passèrent deux esca-
drons de lanciers polonais qui remontaient la
rivière; puis derrière ces lanciers cinq ou six
généraux , et dans le nombre Poniatowski.
C'était un homme de cinquante ans, assez
grand, mince et l'air triste. 11 passa sans nous
regarder. Le général Fournier se détacha de
son état^major en nous criant :
• Par flle à gauche ! »
Je n'ai jamais eu de crève-cœur pareil, j'au-
rais donné ma vie pour deux liards ; mais il
fallait bien emboîter le pas et tourner le dos au
pont.
Au bout des promenades, nous arrivâmes à
un endroit appelé Hinterlhôr, c'est une vieille
porte sur la route de Caunewitz ; à droite et à
gauche s'étendentles anciens remparts, et der-
rière s'élèvent les maisons. On nous posta dans
les chemins couverts, prés de cette porte que
des sapeurs avaient solidement barricadée. Le
capitaine Vidal commandait alors le bataillon,
réduit à trois cent vingt-cinq hommes. Quel-
ques vieilles palissades vermoulues nous ser-
vaient de retranchements , et sur toutes les
roules en face s'avançait l'ennemi. Cette fois,
c'étaient des vestes blanches et des shakos
12
ii
90
ROMANS NATIONAUX.
plats sur la nuque, avec une espèce de haute
plaque devant, où se voyait l'aigle à deux têtes
des kreutzers. — Le vieux Pinto, qui les recon-
nut tout de suite, nous dit :
• Ceux-là sont des Kaiserlicksl nous les avons
battus plus de cinquante fois depuis 1793;
mais c'est égal, si le pore de Marie-Louise avait
un peu de cœur, ils seraient avec nous tout de
même. »
Depuis quelque» instants on entendait la ca-
nonnade"; de l'autre côté de la ville, Blticher
attaquait le faubourg de Hall. Bientôt après le
feu s'étendit à droite. Bernadotte attaquait le
faubourg de Kohlgartenlhôr, et presque eu
même temps les premiers obus des Autrichiens
tombèrent dans nos chemins couverts; ils se
suivaient à la lile ; plusieurs passant au-dessus
du Hinterthôr, éclataient dans les maisons et
dans les rues du faubourg,
À neuf heures, les Autricliiens se formèrent
en colonnes d'attaque sur la route de Gaune-
witz. De tous les côtés ils nous débordaient;
malgré cela, le bataillon tint jusque vers dix
heures. Alors il fallut nous replier derrière les
vieux remparts, où les A'a«cr/ic/cs nouspour-
\ suivirent par \fs brèches, sous le feu croisé du
29' et du 14" de ligne. Ces pauvres diables
n'avaient pas la fureur des Prussiens; ils mon-
trèrent pourtant un vrai courage, car à dix
heures et demie ils couronnaient les remparts,
et nous, de toutes les fenêtres environnantes,
nous les fusillions sans pouvoir les forcer à re-
descendre. Six mois avant, ces choses m'au-
raient fait horreur, mais j'en avais vu tant
d'autres I J'étais alors insensible comme un
vieux soldat, et la mort d'une homme ou de
cent ne me paraissait plus rien.
Jusqu'à ce moment tout avait bien marché;
mais comment sortir des maisons? L'ennemi
couvrait toutes les avenues , et à moins de
grimper sur les toits, il n'y avait plus de re-
traite possible. C'est encore un des mauvais
moments dont j'ai gardé le souvenir. Tout à
coup l'idée me vint que nous serions pris là
comme des renards qu'on enfume dans leur
trou; je m'approchai d'une fenêtre de derrière,
et je vis qu'elle donnait dans une cour, et que
cette cour n'avait de porte que sur le devant.
Je me figurais que les Autrichiens, après tout
le mal que nous venions de leur faire, nous
passeraient au fil de la baïonnette; c'était
assez naturel. En songeant à cela, je rentrai
dans la chambre où nous étions une dizaine,
et j'aperçus le sergent Pinto assis tout pâle
contre le mur, les bras pendants. Il venait de
recevoir une balle dans le ventre, et disait au
milieu de la fusillade :
• Défendez-vous, conscrits, défendez-vous !.,,
Montrez à ces Kaiserlicks que nous valons en-
core mieux qu'eux!... Ah! les brigands! »
En bas, contre la porte, retentissaient comme
des coups de canon. Nous tirions toujours,
mais sans espoir, lorsqu'il se fit dehors un
grand bruit de piétinement de chevaux. Le feu
cessa, et nous vîmes, à travers la fumée, quatre
escadrons de lanciers passer comme une bande
de lions au milieu des Autrichiens. Tout cédait.
Les KaJserlicIts allongeaient les jambes; mais
les grandes lances bleuâtres, avec leurs flam-
mes rouges, filaient plus vite qu'eux et leur
entraient dans le dos comme des flèches. Ces
lanciers étaient des Polonais, les plus terribles
soldats que j'aie vus de ma vie, et pour dire les
choses comme elles sont, nos amis el nos frères.
Ceux-là n'ont pas tourné casaque au moment
du danger, ils nous ont donné jusqu'à la der-
nière goutte de leur sang. . . Et nous, qu'est-ce
que nous avons fait pour leur malheureux
pays?. .. Quand je pense à notre ingratitude,
cela me crève le cœur !
Enfin cette fois encore les Polonais nous dé-
gageaient. En les voyant si fiers et si braves,
nous sortîmes de partout, courant sur les Au-
trichiens à la baïonnette, et nous les rejetâmes
dans les fossés. Nous eûmes la victoire, mais
il était temps de battre en retraite, car l'en-
nemi remplissait déjà Leipzig : les portes de
Hall et de Grimma étaient forcées, et celle de
Péters-Thor livrée par nos amis les Badois et
nos autres*amis les Saxons. Soldats, étudiants
et bourgeois tiraient sur nous des fenêtres 1
Nous n'eûmes que le temps de nous reformer
et de reprendre le chemin de la grande avenue
qui longe la Pleisse. Les lanciers nous atten-
daient là; nous défilâmes derrière eux , et comme
les Autrichiens nous serraient de près, ils firent
encore une charge pour les refouler. Quels
braves gens et quels magnifiques cavaliers que
ces Polonais! Ah! tous ceux qui les ont vus
pousser une charge sont dans l'admiration,
surtout dans un moment pareil.
La division, réduite de huit mille hommes
à quinze cents, se retirait donc devant plus de
cinquante mille ennemis non sans se retourner
et répondre encore au feu des Kaiserlicks.
Nous nous rapprochions du pont, avec quelle \
joie 1 je n'ai pas besoin de le dire. Mais il n'était
pas facile d'y arriver, car sur toute la largeur
de l'avenue, tant d'hommes à pied et à cheval
se précipitaient pour passer, arrivant de toutes
les rues environnantes, que cette foule ne
formait en quelque sorte qu'un seul bloc, où
toutes les têtes se touchaient et s'avançaient
lentement, avec des soupirs et des espèces de
cris sourds qu'on entendait d'un quart de lieue
malgré la fusillade. Malheur à ceux qui se
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
91
I
trouvaient sur le bord du pont; ils tombaient
et personne n'y faisait attention ! Au milieu,
les liommes et même les chevaux étaient por-
tés; ils n'avaient pas besoin de bouger, ils
avançaient tout seuls. . . — Mais comment ar-
river là? L'ennemi faisait des progrès à chaque
seconde. On avait bien placé quelques canons
sur les deux côtés, pour balayer les promenades
et en face la rue principale. Il y avait bien
encore des troupes en ligne pour repousser les
premières attaques; mais les Prussiens, les
Autrichiens et les Russes avaient aussi des ca-
nons pour balayer le pont, et ceux qui reste-
raient les derniers, après avoir protégé la re-
traite des autres, devaient recevoir tous les
obus, tous lesbouletsetla mitraille; ilne fallait
pas beaucoup de bon sens pour comprendre
cela, c'était assez clair : voilà pourquoi tout le
monde voulait passer à la fois.
A deux ou trois cents pas de ce pont, l'idée
me vint de courir me perdre dans la foule,
et de me faire porter de l'autre côté ; mais le
capitaine Vidal, le lieutenant Bretonville et
d'autres Vieux disaient :
« Le premier qui s'écarte des rangs, qu'on
tire dessus ! »
Quelle terrible malédiction d'être si près, et
de penser : « Il faut que je reste ! »
CeJid se passait entre onze heures et midi. Je
vivrais cent ans, qu'il me serait impossible de
rien oublier de ce moment ; lafusillade se rap-
prochait à droite et à gauche, quelques boulets
commençaient à ronfler dans l'air, et du côté
du faubourg de Hall, on voyait les Prussiens
déboucher pêle-mêle avec nos soldats. — Aux
environs du pont, des cris épouvantables s'é-
levaient; les cavaliers, pour se faire jilace, sa-
braient les fantassins, qui leur répondaient à
coups de baïonnette : c'était un sauve-qui-peut
général! — A chaque pas delà foule, quelqu'un
tombait du pont, et, cherchant à se retenir, en
entraînait cinq ou six par grappes !
Et comme la confusion , les hurlements, la
fusillade, le clapotement de ceux qui tombaient
augmentaient de seconde en seconde, comme
ce spectacle devenait tellement abominable,
qu'on aurait cru qu'il ne pouvait rien arriver
de pire. .. voilà qu'un espèce de coup de ton-
nerre part, et que la première arche du pont
s'écroule avec tous ceux qui se trouvaient
dessus : des centaines de malheureux dispa-
raissent, des masses d'autres sont estropiés,
écrasés, mis en lambeaux par les pierres qui
retombent.
Un sapeur du génie venait de faire sauter le
pont!
A cette vue, le cri do trahison retentit jus-
qu'au bout des promenades : « Nous sommes
perdus!.,, trahis!... » On n'entendait que
cela. . . c'était une clameur immense, épouvan-
table. Les uns, saisis de la rage du désespoir;
retournent à l'ennemi comme des bêtes fauves
acculées, qui ne voient plus rien et qui n'ont
plus que l'idée de la vengeance; d'autres bri-
sent leurs armes, en accusant le ciel et la terre
de leur malheur. Les ofliciers à cheval, les gé-
néraux sautent dans la rivière pour traverser à
la nage; bien des soldats font comme eux, ils
se précipitent sans prendre le temps d'ôter leurs
sacs. L'idée qu'on avait pu s'en aller, et que
maintenant, à la dernière minute, il fallait se
faire massacrer, vous rendait fous. . . J'avais vu
bien des cadavres la veille, entraînés par la
Partha ; mais alors c'était encore plus terrible ;
tous ces malheureux se débattaient avec des
cris déchirants, ils s'accrochaient les uns aux
autres; la rivière en étaitpleine : — on ne voyait
que des bras et des têtes grouiller à la surface.
En ce moment, le capitaine Vidal, un homme
calme et qui par sa figure et son coup d'œil
nous avait retenus dans le devoir, — en ce mo-
ment, le capitaine lui-même parut découragé;
il remit son sabre dans le fourreau en riant
d'un air étrange, et dit :
« Allons. . . c'est fini ! , . . •
Et comme je lui posais la main sur le bras,
il me regarda avec une grande douceur :
« Que veux- tu, mon enfant? me demanda-t-il,
— Capitaine, lui répondis-je, — car cette pen-
sée me revenait alors, — j'ai passé quatre mois
à l'hôpital de Leipzig, je me suis baigné dans
l'Elster, et je connais un endroit oùl'on apied.
—Où cela?
— A dix minutes au-dessus du pont. »
Aussitôt il tira son sabre en criant d'une
voix de tonnerre :
• Enfants, suivez-moi, et toi,marche devant. »
Tout le bataillon, qui ne comptait plus que
deux cents hommes; se mit en marche ; une
centaine d'autres, qui nous voyaient partir
d'un pas ferme, se mirent avec nous sans sa-
voir où nous allions. Les Autrichiens étaient
déjà sur la terrasse de l'avenue ; plus bas s'éten-
daient les jardins séparés par des haies jusqu'à
l'Elster. Je reconnus ce chemin, que Zimmcr
et moi nous avions parcouru en juillet, quand
tout cela n'était qu'un bouquet de fleurs. Des
coups de fusil partaient sur nous, mais nous
n'y répondions plus. J'entrai le premier dans
la rivière, le capitaine Vidal ensuite, puis les
autres deux à deux. L'eau nous arrivait jus-
qu'aux épaules, parce qu'elle était grossie par
les pluies d'automne; malgré cela, nous pas-
sâmes heureusement, il n'y eut personne de
noyé. Nous avions encore presque tous nos
fusils en arrivant sur l'autre rive et uous
92
ROMANS NATIONAUX.
prîmes tout droit à travers champs. Plus loin,
nous trouvâmes le petit pont de bois qui mène
à Schleissig, et de là nous tournâmes vers
Lindenau.
Nous étions tous silencieux ; de temps en
temps nous regardions au loin, de l'autre côté
de l'Elster, la bataille qui continuait dans les
rues de Leipzig. Longtemps les clameurs fu-
rieuses et le rebondissement sourd de la ca-
nonnade nous arrivèrent; ce n'est que vers
deux heures, lorsque nous découvrîmes l'irn-
mense file de troupes, de canons et de bagages
qui s'étendait à perte de vue sur la route
d'Ei-furt, que ces bruits se confondirent pour
nous avec le roulement des voitures.
XXI
J'ai raconté jusqu'à présent les grandes
choses de la guerre : des batailles glorieuses
pour la France, malgré nos fautes et nos mal-
heurs. Quand on a combattu seul contre tous
les peuples de l'Europe, — toujours un contre
deux et quelquefois contre trois, — et qu'on a
fini par succomber, non sous le courage des
autres, ni sous leur génie, mais sous la trahi-
son et le nombre, on aurait tort de rougir
d'une pareille défaite, et les vainqueurs au-
raient encore plus tort d'en être fiers. Ce n'est
pas le nombre qui fait la grandeur d'un peu-
ple ni d'une armée, c'est sa vertu. Je pense
cela dans la sincérité de mon âme, et je crois
que les hommes de cœur, les hommes sensés
de tous les pays du monde penseront comme
moi.
Mais il faut maintenant que je raconte les
misères de la retraite, et voilà ce qui me paraît
le plus pénible.
On dit que la confiance donne la force, et
c'est vrai surtout pour les Français. Tant qu'ils
marchent en avant, tant qu'ils espèrent la vic-
toire, ils sont unis comme les doigts de la
main, la volonté des chefs est la loi de tous;
ils sentent qu'on ne peut réussir que par la
discipline. Mais aussitôt qu'ils sont forcés de
reculer, chacun n'a plus de confiance qu'en
soi-même, et l'on ne connaît plus le comman-
dement. Alors ces hommes si fiers, — ces
hommes qui s'avançaient gaiement à l'ennemi
pour combattre, — s'en vont les uns à droite,
les autres à gauche, tantôt seuls, tantôt en
troupeaux. Et ceux qui tremblaient à leur ap-
proche s'enhardissent ; ils s'avancent d'abord
avec crainte, ensuite, voyant qu'il ne leur ar-
rive rien, ils deviennent insolents, ils fondent
sur les traînards à trois ou quatre pour les en-
lever, comme on voit les corbeaux, en hiver,
tomber sur un pauvre cheval abattu, qu'ils
n'auraient pas osé regarder d'une demi-lieue
lorsqu'il marchait encore.
J'ai vu ces choses... J'ai vu de misérables
Cosaques, — de véritables mendiants, avec de
vieilles guenilles pendues aux reins, un vieux
bonnet de peau râpé tiré sur les oreilles, des
gueux qui ne s'étaient jamais fait la barbe et
tout remplis de vermine, assis sur de vieilles
biques maigres, sans selle, le pied dans une
corde en guise d'étrier, un vieux pistoletrouillé
pour arme à feu, un clou de latte au bout
d'une perche pour lance, — j'ai vu des gueux
pareils, qui ressemblaient à de vieux juifs jau-
nes et décrépits, arrêter des dix, quinze, vingt
soldats, et les emmener comme des moutons!
Etles paysans , ces grands ilandrins qui trem-
blaient quelques mois auparavant comme des
lièvres, lorsqu'on les regardait de travers... eh
bien ! je les ai vus traiter d'un air d'arrogance
de vieux soldats, des cuirassiers, des canon-
niers, des dragons d'Espagne, des gens qui les
auraient renversés d'un coup de poing; je les
ai vus soutenir qu'ils n'avaient pas de pain à
vendre, lorsqu'on sentait l'odeur du four dans
tous les environs, et qu'ils n'avaient ni vin, ni
bière, ni rien , lorsqu'on entendait les pots
tinter à droite et à gauche comme les cloches
de leurs villages. Et l'on n'osait pas les secouer,
on n'osait pas les mettre à la raison, ces gueux
qui riaient de nous voir battre en retraite,
parce qu'on n'était plus en nombre, parce
que chacun marchait pour soi, qu'on ne recon-
naissait plus de chefs et qu'on n'avait plus de
discipline.
Et puis la faim, la misère, les fatigues, la
maladie, tout vous accablait à la fois; le ciel
était gris, il ne finissait plus de pleuvoir, le
vent d'automne vous glaçait. Comment de
pauvres conscrits encore sans moustaches, et
tellement décharnés qu'on aurait vu le jour
entre leurs côtes comme à travers une lan-
terne, comment ces pauvres êtres pouvaient-
ils résister à tant de misères? Ils périssaient
par milliers ; on ^ne voyait que cela sur les
chemins. La terrible maladie qu'on appelait le
typhus nous suivait à la piste : les uns disent
que c'est une sorte de peste, engendrée parles
morts qu'on n'enterre pas assez profondément ;
les autres, que cela vient des souffrances trop
grandes qui dépassent les forces humaines ;
je n'en sais rien, mais les villages d'Alsace et
de Lorraine, où nous avons apporté le typhus,
s'en souviendront toujours , sur cent malades,
dix ou douze au plus revenaient!
Enfin, puisqu'il faut continuer cette triste
IIISTOIRK D UN CONSCRIT DE 1813
93
Je m'éveillai dans un bon lit. (Page 95.)
histoire, le soir du 19 nous allâmes bivaquer à
Lutzen, où les régimenls sereformèrentcomme
ils purent. Le lendemain, de bonne heure, en
marchant sur Weissenfels, il fallut tirailler
contre les Westphaliens, qui nous suivirent
jusqu'au village d'Eglaystadt. Le 22, nous bi-
vaquions sur les glacis d'Erfurt, où l'on nous
donna des souliers neufs et des effets d'habil-
lement. Cinq ou six compagnies débandées se
réunirent à notre bataillon ; c'étaient presque
tous des conscrits qui n'avaient plus que le
souffle. Nos habits neufs et nos souliers nous
allaient comme des guérites ; mais cela ne nous
empêchait pas de sentir la bonne chaleur de
ces habits : nous croyions revivre.
Il fallut repartir le 22, et les jours suivants
nous passâmes près de Gotha, de Teillèbe,
d'Eisenach, de Salmunster, Les Cosaques nous
observaient du haut de leurs biques; quelques
hussards leur donnaient la chasse, ils se sau-
vaient comme des voleurs et revenaient aus-
sitôt après.
Beaucoup de nos camarades avaient la mau-
vaise habitude de marauder le soir pendant que
nous étions au bivac, ils" attrapaient souvent
quelque chose; mais il en manquait toujours à
l'appel du lendemain, et les sentinelles eurent
la consigne de tirer sur ceux qui s'écartaient.
Moi, j'avais les fièvres depuis notre départ
de Leipzig; elles allaient en augmentant et je
grelottais jour et nuit. J'étais devenu si faible,
que je pouvais à peine me lever le matin pour
me remettre en route. Zôbédé me regardait
d'un air triste, et me disait quelquefois :
94
ROMANS NATIONAUX,
« Courage, Joseph, courage ! nous revien-
drons tout de même au pays. »
Ces paroles me ranimaient; je sentais comme
un feu me monter à la figure.
« Oui, oui, nous reviendrons au pays, di-
sais-je; il faut que je revoie le pays!... •
Et jepleurais. Zébédé portait mon sac; quand
j'étais trop fatigué, il me disait :
« Soutiens-toi sur mon bras... Nous appro-
clions chaque jour maintenant, Joseph... Une
quinzaine d'étapes, qu'est-ce que c'est? »
Il me remontait le cœur ; mais je n'avais
plus la force de porter mon fusil, il me parais-
sait lourd comme du plomb. Je ne pouvais plus
manger, et mes genoux tremblaient ; malgré
cela, je ne désespérais pas encore, je me di-
sais en moi-même : « Ce n'est rien... Quand tu
verras le clocher de Phalsbourg, tes fièvres
passeront. Tu auras un bon air, Catherine te
soignera... Tout ira bien... vous vous marierez
ensemble. »
J'envoyais d'autrescomme moi qui restaient
en route, mais j'étais bien loin de me trouver
aussi malade qu'eux.
J'avais toujours bonne confiance, lorsqu'à
trois lieues de Fulde, sur la route de Salmuns-
ter pendant une halte, onapprit quecinquante
mille Bavarois venaient se mettre en travers
de notre retraite, et qu'ils étaient postés dans
de grandes forêts où nous devions passer. Cette
nouvelle me porta le dernier coup, parce que
je ne me sentais plus la force d'avancer, ni
d'ajuster, ni de me défendre à la baïonnette, et
que toutes mes peines pour venir de si loin
étaient perdues. Je fis pourtant encore un ef-
fort lorsqu'on nous ordonna de marcher, et
j'essayai de me lever.
« Allons, Joseph, me disait Zébédé, voyons...
du courage !... »
Mais je ne pouvais pas, et je me mis à san-
gloter en criant :
« Je ne peux pas ! »
— Lève-toi, faisait-il.
—Je ne peux pas... mon Dieu... je ne peux
pas ! •
Je me cramponnais à son bras... des larmes
coulaient le loug de son grand nez... Il essaya
de me porter, mais il était aussi trop faible.
Alors je le retins en lui criant :
€ Zébédé, ne m'abandonne pas ! •
Le capitaine Vidal s'approclia, et me regar-
dant avec tristesse :
« Allons, mon garçon, dit-il, les voitures de
l'ambulance vont passerdansunedemi-heure..,
on te prendra. »
Mais je savais bien ce que cela voulait dire,
et j'attirai Zébédé dans mes bras pour le serrer.
Je lui dis à l'oreille :
« Écoute, tu embrasseras Catherine pour
moi... tu me le promets !... Tu lui diras que je
suis mort en l'embrassant et que tu lui portes
ce baiser d'adieu I
—Oui!... fit-il en sanglotant tout bas, oui...
je lui dirai I... — 0 mon pauvre Joseph ! »
Je ne pouvais plus le lâcher; il me posa lui-
même à terre et s'en alla bien vite sans tourner
la tête. La colonne s'éloignait... je la regardai
longtemps, comme on regarde la dernière es-
pérance de vie qui s'en va... Les traînards du
bataillon entrèrent dans un pli de terrain.. .
Alors je fermai lesyeux, et seulementune heure
après, ou même plus longtemps, je me ré-
veillai au bruit du canon, et je vis une division
de la garde passer sur la route au pas accéléré,
avec des fourgons et de l'artillerie. Sur les
fourgons j'apercevais quelques malades et je
criais:
« Prenez-moi !... prenez-moi !... »
Mais personne ne faisait attention à mes
cris... on passait toujours... et le bruit de la
canonnade augmentait. Plus de dix mille hom-
mes passèrent ainsi, de la cavalerie et de l'in-
fanterie; je n'avais plus la force d'appeler.
Enfin la queue de tout ce monde arriva; je
regardai les sacs et les shakos s'éloigner jusqu'à
la descente, puis disparaître, et j'allais me
coucher pour toujours, lorsque j'entendis en-
core un grand bruit sur la route. C'étaient cinq
ou six pièces qui galopaient, attelées de solides
chevaux, — les canonniers à droite et à gauche,
le sabre à la main; — derrière venaient les
caissons. Je n'avais pas plus d'espérance dans
ceux-ci que dans les autres , et je regardais
pourtant, quand à côté d'une de ces pièces je
vis s'avancer un grand maigre, roux, décoré,
un maréchal des logis, et je reconnus Zinimer,
mon vieux camarade de Leipzig. 11 passait sans
me voir, mais alors de toutes mes forces je
m'écriai :
« Christian !... Christian !... »
Et malgré le bruit des canons il s'arrêta, se
retourna, et m'aperçut au pied d'un arbre; il
ouvrait de grands yeux.
. Christian, m'écriai-je, aie pitié de moi! »
Alors il revint, me regaixia et pâht :
« Gomment, c'est toi, mon bon Joseph!»
flt-il en sautant à bas de son cheval.
Il me prit dans ses bras comme un enfant,
en criant aux hommes qui menaient le dernier
fourgon :
« Halte!... arrêtez! •
El, m'embrassant, il me plaça dans ce fouiv
gon, la tête sur un sac. Je vis aussi qu'il éten-
dait un gros manteau de cavalerie sur mes
jambes et mes pieds, en disant :
• Allons... en route... Ça chauffe là-bas ! »
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
95
C'est tout ce que je me rappelle, car aussitôt
après je perdis tout sentiment. Il me semble
bien avoir entendu depuis comme un roule-
ment d'orage, des cris, des commandements,
et même avoir vu défiler dans le ciel la cime de
grands sapins au milieu de la nuit; mais tout
cela pour moi n'est qu'un rêve. Ce qu'il y a de
sûr, c'est que derrière Salmunster, dans les
Lois deHanau, fut livrée ce jour-là une grande
bataille contre les Bavarois, et qu'on leur passa
sur le ventre.
XXII
Le 1 5 janvier 1814 , deux mois et demi après
la bataille de Hanau, je m'éveillai dans un bon
lit, au fond d'une petite chambre bien chaude ;
et, regardant les poutres du plafond au-dessus
de moi, puis les petites fenêtres, où le givre
étendait ses gerbes blanches, je me dis : «C'est
l'hiver! » — En même temps, j'entendais comme
un bruit de canon qui tonne, et le pétillement
du feu sur un âtre. Au bout de quelques ins-
tants, m'étant retourné, je vis une jeune femme
pâle assise près de l'âtre, les mains croisées
sur les genoux, et je reconnus Catherine. Je
reconnus aussi la chambre où je venais passer
de si beaux dimanches, avant de partir pourla
guerre. Le bruit du canon seul, qui revenait
de minute en minute, me faisait peur de rêver
encore.
Et longtemps je regardai Catherine, qui me
paraissait bien belle; je pensais : « Où donc est
la tante Grédel? Gomment suis-je revenu au
pays? Est-ce que Catherine et moi nous som-
mes mariés? Mon Dieu! pourvu que ceci ne
soit pas un rêve ! »
A la fin, prenant courage, j'appelai tout
doucement : t Catherine 1 • Alors, elle, tour-
nant la tête, s'écria :
« Joseph... tu me reconnais?
— Oui, luidis-je en étendant la main. »
Elle s'approcha toute tremblante, et je l'em-
brassai longtemps. Nous sanglotions ensemble.
Et comme le canon se remettait à gronder,
tout à coup cela me serra le cœur.
« Qu'est-ce que j'entends, Catherine? de-
mandai-je.
— C'est le canon de Phalsbourg, fit-elle en
m'embrassant plus fort.
— Le canon?
—Oui, la ville est assiégée.
—Phalsbourg? Les ennemis sont en
France!
Je ne pus dire \m mot de plus... Ainsi tant
de souffrances, tant de larmes, deux millions
d'hommes sacrifiés sur les champs de bataille,
tout cela n'avait abouti qu'à faire envahir
notre patrie!... Durant plus d'une heure,
malgré la joie que j'éprouvais de tenir dans
mes bras celle que j'aimais, cette pensée af-
freuse ne me quitta pas une seconde, et même
aujourd'hui, tout vieux et tout blanc que je
suis, elle me revient encore avec amertume...
Oui, nous avons vu cela, nous autres vieillards,
et il est bon que les jeunes le sachent : nous
avons vu l'Allemand, le Russe, le Suédois,
l'Espagnol, l'Anglais, maîtres de la France,
tenir garn\;jon dans nos villes, prendre dans
nos forteresses ce qui leur convenait, insulter
nos soldats, changer notre drapeau et se par-
tager non -seulement nos conquêtes depuis
1804, mais encore celles de la République : —
C'était payer cher dix ans de gloire!
Mais ne parlons pas de ces choses, l'avenir
les jugera : il dira qu'après Lutzen et Bautzen,
les ennemis offraient de nous laisser la Bel-
gique, une partie de la Hollande, toute la rive
gauche du Rhin jusqu'à Bàle, avec la Savoie et
le royaume d'Italie, et que l'Empereur a refusé
d'accepter ces conditions, — qui étaient pour-
tant très-belles, — parce qu'il mettait la satis-
faction de son orgueil avant le bonheur de la
France I
Pour en revenir àmon histoire, quinze jours
après la bataille de Hanau, des miUiers de
charrettes couvertes de blessés et de malades
s'étaient mises à défiler sur la route de Stras-
bourg à Nancy. Elles s'étendaient d'une seule
file du fond de l'Alsace en Lorraine.
La tante Grédel et Catherine, à leur porte,
regardaient s'écouler ce convoi funèbre ; leurs
pensées, je n'ai pas besoin de les direl Plus de
douze cents charrettes étaient passées, je n'é-
tais dans aucune. Des milhers de pères et de
mères, accourus de vingt lieues à la ronde, re-
gardaient ainsi le long de la route. . . Combien
retournèrent chez eux sans avoir trouvé leur
enfant !
Le troisième jour, Catherine me reconnut
dans une de ces voitures à panier du côté de
Mayence, au milieu de plusieurs autres misé-
rables comme moi, les joues creuses, la peau
collée sur les os et mourant de faim.
. C'est lui... c'est Joseph 1 • criait-elle de loin.
Mais personne ne voulait le croire ; il fallut
que la tante Grédel me regardât longtemps
pour dire : « Oui, c'est lui !.. . Qu'on le sorte de
là. . . C'est notre Joseph ! »
Elle me fit transporter dans leur maison, et
me veilla jour et nuit. Je ne voulais que de
l'eau, je criais toujours: « De l'eau! de l'eau! »
Personne au village ne croyait que j'en re-
9G
ROMANS NATIONAUX.
viendrais; pourtant le bonheur de respirer
l'air du pays et de revoir ceux que j'aimais
me sauva.
C'est environ six inois après, le 8 juillet 1814,
que nous fûmes mariés, Catherine et moi.
M. Goulden, qui nous aimait comme ses en-
fants, m'avait mis de moitié dans son com-
merce; nous vivions tous ensemble dans le
même nid; enfin, nous étions les plus heu-
reux du monde.
Alors les guerres étaient finies, les alliés re-
tournaient chez eux d'étape en étape, l'Em-
pereur était parti pour l'île d'Elbe, et le roi
Louis XVIII nous avait donné des libertés
raisonnables. C'était encore une fois le bon
temps de la jeunesse, le temps de l'amour, le
temps du travail et de la paix. On pouvait es-
pérer en l'avenir, on pouvait croire que cha-
cun, avec de la conduite et de l'économie,
arriverait à se faire une position , à gagner
l'estime des honnêtes gens, et à bien élever sa
famille, sans crainte d'être repris par la con-
scription sept et même huit ans après avoir
gagné.
M. Goulden, qui n'était pas trop content de
voir revenir les anciens rois et les anciens no-
bles, pensait pourtant que ces gens avaient
assez souffert dans les pays étrangers , pour
comprendre qu'ils n'étaient pas seuls au monde
et respecter nos droits; il pensait aussi que
l'empereur Napoléon aurait le bon sens de se
tenir tranquille. . . mais il se trompait : — les
Bourbons étaient revenus avec leurs vieilles
idées, et l'Empereur n'attendait que le moment
de prendre sa revanche.
Tout cela devait nous amener encore bien
des misères, et je vous les raconterais avec
plaisir, si cette histoire ne me paraissait assez
longue pour une fois. Nous en resterons donc
ici jusqu'à nouvel ordre. Si des gens raison-
nables me disent que j'ai bien lait d'écrire
ma campagne de 1813, que cela peut éclai-
rer la jeunesse sur les vanités de la gloire
militaire, et lui montrer qu'on n'est jamais
plus heureux que par la paix, la liberté et
le travail , eh bien , alors je reprendrai la
suite de ces évéuements, et je vous raconterai
Waterloo 1
FIN PU CONSCRIT DE 1813.
Madame Thérèse, ou Us Volontaires de Oî, est l'his-
toire d'une vivandière de l'armée de la Moselle, lais-
sée pour morte sur le champ de bataille d'Anstatt,
recueillie et sauvée par un orave docteur allemand.
Ce livre ressuscite des temps glorieux: — il nous fait
assister àla lutte de trente mille volontaires de Hoche,
contre les quatre-vingt mille soldats de Brunswick et
de Wurmser ; — un souffle patriotique l'anime d'un
bout à l'autre. On croirait, en le lisant, vivre au milieu
de ces hommes intrépides, de ces immortels volontai-
res en guenilles, qui fondèrent pour tous l'égalitédes
droits, et sauvèrent la France de l'invasion. Madame
Thérèse après le Conscrit, c'est la guerre sainte de la
liberté, après les inutiles batailles de la conquête.
L'Invasion, qui paraîtra après Madame Thérèse ou Us
Volontaires de 92, retrace la lutte des montagnards vos-
giens contre les alliés. Quatre cent cinquante mille
Allemands, Suédois et Russes ont franchi le Rhin. Les
débris de notre armée, décimés par le typhus et
réduits h des cadres, battent en retraite sur toute la
ligne. Ils se retirent en Lorraine, abandonnant les
défilés des Vosges, qu'il était pourtant si facile de
défendre. L'ennemi est au pied des montagnes. Il va
donc franchir, sans brûler une cartouche, ces Thermo-
pyles françaises. Mais non! Ala voix du sabotier HuUin,
un ancien volontaire de 92, — tous les montagnards
se lèvent : schlitteurs, flotteurs, bûcherons, ségars,
contrebandiers, tout le monde accourt. — Quelle
bataille furieuse dans les gorges bleuâtres, ou grouil-
lent comme des fourmilières, les vestes blanches des
Autrichiens I Pendant quatre jours, cette poignée de
braves gens arrêta les soixante mille hommes de
Schwarizenbourg. — Malheureusement, la trahison se
met de la partie. . . . l'héroïsme succombe sous le nom-
bre, et les régiments croates débouchent en Lorraine.
Watcrlo o,qm se relie au Consent de 1813, est l'his-
toire finale, le dernier acte du grand drame militaire de
l'Empire. Joseph Bertha, rentré dans ses foye rs après
le désastre du Leipzig, a épousé Catherine. On respire
avec bonheur après les guerres épouvantables. Ou
jouit de la, tranquillité, de la paix. On serait heureux,
sans les foliesde la réaction légitimiste, qui veuttout
rétablir comme avant 1789. Tout à coup l'Empereur
débarque à Cannes. Il est à Grenoble, il est à Lyon, il
esta Paris; adieu, la paix, le commerce, la tranquillité,
la douce vie de famille. Il faut reprendre le sac et
partir pour Waterloo. La première partie de ce livre
est d'une exactitude, d'une vérité historique incroya-
ble. C'est un tableau complet de la restauration
de 1814. La seconde partie est exclusivement mili-
taire : les marches et contre-marches pour dérouter
l'ennemi, l'entrée en campagne, la défection de Bour-
mont, l'étonnement et la joie des Belges à la vue des
troupes françaises, la bataille de Ligny contre les
Prussiens, où l'on charge en criant : — Pas de quartier!
— l'orage de la nuit, le manque de vivres, le relève-
ment des blessés et des morts qui s'éleva jusqu'à trois
et quatre pieds dans les rues du village, — la marche
sous la pluie battante, — la nuit passée dans les blés,
en arrière du montSaint-Jean, au milieu des terres où
l'on enfonce jusnu'aux genoux, sans allumer de feux,
de crainte de faire décamper les Anglais; puis le len-
demain la grande, la terrible bataille de Waterloo et la
déroute, la poursuite des Prussiens qui sabrent les
blessés, le pillage des fourgons de vivres, la défense
de Paris, la retraite sur la Loire, la désertion, le retour
de Louis XVUl et les vengeances; .... tout passe
devant les yeux du lecteur comme un rêve terrible.
Waterloo, c'est la bataille du désespoir.
lO.mT.MEs. ROMANS NATIONAUX ILLUSTRÉS PAR RIOU. lO centime?.
y. SUITE ^•—^^
^
DU CONSCRIT DE 1813
PAR
ERCKMANN-CHATRIAN
O
La paix revenait. J'age 3.)
Je n'ai jamais rien vu d'aussi joyeux que le
retour de Louis XVIII, en 1814. C'était au prin-
temps, qiumd les haies, les jardins et les vergers
redeurissent. On avait eu tant de misères depuis
des années, on avait craint tant de fois d'être
pris par la conscription et de ne plus revenir,
on était si las de toutes ces batailles, de toute
cette gloire, de tous ces canons enlevés, de tous
ces Te Deum, qu'on ne pensait plus qu'à vivre
en paix, à jouir du repos, à tâcher d'acquérir
un peu d'aisance et d'élever honnêtement sa
famille par le travail et la bonne conduite.
Oui, tout le monde était content, e.xcepté les
vieux soldats et les maîtres d'armes. Je me rap-
37
37
ROMANS NATIONAUX.
pelle que, le 3 mai , quand l'ordre arriva de
monter le drapeau blanc sur l'église, toute la
ville en tremblait , à cause des soldats de la
garnison, et qu'il fallut donner six louis à Ni-
colas Passauf , le couvreur, pour accomplir cette
action courageuse. On le voyait de toutes les
rues avec son drapeau de soie blanche, la fleur
de lis au bout, et de toutes les fenêtres des
deux casernes les canonniers de marine tiraient
sur lui. ^Passauf planta le drapeau tout de
même, et descendit ensuite se cacher dans la
grange des Tr ois-Maisons, pendant que les ma-
rins le cherchaient en ville pour le massacrer.
C'est ainsi que ces gens se conduisaient. Mais
les ouvriers, les paysans et les bourgeois en
masse criaient : « Vive la paix ! A bas la cons-
cription et les droits réunis! » parce que tout
le monde était las de vivre comme l'oiseau sur
la branche, et de se faire casser les os pour des
choses qui ne nous regardaient pas.
On pense bien qu'au milieu de cette grande
joie, le plus heureux c'était moi ; les autres
n'avaient pas eu le bonheur de réchapper des
terribles batailles de Weissenfelz , de Lutzen,
de Leipzig, et du typhus ; moi, je connaissais
la gloire, et cela me donnait encore plus l'a-
mour de la paix et l'horreur de la conscription.
J'étais revenu chez le père Goulden, et toute
ma vie je me rappellerai la manière dont il
m'avait reçu , toute ma vie je l'entendrai crier
en me tendant les bras : « C'est toi, Joseph 1...
Ah! mon cher enfant, je te croyais perdu! »
Nous pleurions en nous embrassant. Et depuis
nous vivions ensemble comme deux véritables
amis ; il ma faisait raconter mille et mille fois
nos batailles, et m'appelait en riant: le vieux
soldat.
Ensuite, c'est lui qui me racontait le blocus
de Phalsbourg ; comment les ennemis étaient
arrivés devant la ville en janvier, comment les
anciens de la RépubUque , restés seuls avec
quelques centaines de canonniers de marine,
s'étaient dépêchés de monter nos canons sur
les remparts; comment il avait fallu manger
du cheval à cause de la disette, et casser les
fourneaux des bourgeois pour faire de la mi-
traille. Le père Goulden , malgré ses soixante
ans , avait été pointeur sur le bastion de la
poudrière, du côté de Bichelberg, et je me le
figurais toujours avec son bonnet de soie noire
et ses besicles, en train de pointer une grande
pièce de vingt-quatre; cela nous faisait rire
tous les deux et nous aidait à passer le temps.
Nous avions repris toutes nos vieilles habi-
tudes ; c'est moi qui dressais la table et qui
iaisai? le pot-au-feu. J'étais aussi rentré dans
ma petite chambre, et je rêvais à Catherine
lour et nuit. Seulement, au lieu d'avoir peur
de la conscription, comme en 1813, alors c'était
autre chose. Les hommes ne sont jamais tout
à fait heureux ; il faut toujours des misères qui
les tracassent ; combien de fois n'ai-je pas vu
cela 3ans ma vie! Enfin, voici ce qui me don-
nait du chagrin :
Vous saurez que je devais me marier avec
Catherine; nous étions d'accord, et la tante
Grédel ne demandait pas piieux. Malheureuse-
ment , on avait bien licencié les conscrits de
1815, mais ceux de 1813 restaient toujours sol-
dats. Ce n'était plus aussi dangereux d'être sol-
dat que sous l'Empire. Beaucoup d'entre ceux
qui s'étaient retirés dans leur village vivaient
tranquillement sans voir arriver les gendarmes;
mais cela n'empêchait pas que, pour me ma-
rier, il fallait une permission. Le nouveau
maire, M. Jourdan, n'aurait jamais voulu m'ins-
crire sur les registres, sans avoir cette permis-
sion, et voilà ce qui me. troublait.
Tout de suite à l'ouverture des portes, le
père Goulden avait écrit au ministre de la
guerre, qui s'appelait Dupont, que je me trou-
vais à Phalsbourg, encore un peu malade, et
que je boitais, depuis ma naissance, comme un
malheureux, mais qu'on m'avait pris tout de
même dans la presse; — que j'étais un mau-
vais soldat, qui ferait un très-bon père de fa-
mille, et que ce serait un véritable meurtre de
m'empêcher de me marier, parce qu'on n'avait
jamais vu d'homme plus mal bâti ni plus criblé
de défauts ; qu'il faudrait me mettre dans un
hôpital, etc., etc.
C'était une très-belle lettre et qui disait aussi
la vérité. Rien que l'idée de repartir m'aurait
rendu malade.
Enfin, de jour en jour, nous attendions la
réponse du ministre, la tante Grédel, le père
Goulden, Catherine et moi. J'avais une impa-
tience qu'on ne peut pas se figurer; quand le
facteur Brainstein, le fils du sonneur de cloches,
passait dans la rue, je l'entendais venir d'une
demi-lieue; cela me troublait, je ne pouvais
plus rien faire et je me penchais à la fenêtre.
Je le regardais entrer dans toutes les maisons,
et quand il s'arrêtait un peu trop, je m'écriais
en moi-même : « Qu'est-ce qu'il a donc à ba-
varder si longtemps ? Est-ce qu'il ne pourrait
pas donner sa lettre tout de suite et ressortir?
C'est une véritable commère, ce fils Brainstein ! •
Je le prenais en grippe, quelquefois même je
descendais et je courais à sa rencontre en lui
disant :
« Vous n'avez rien pour moi ?
— Non, rnonsieur Joseph, non, je n'ai rien,»
disait-il en regardant ses lettres.
Alors je revenais bien triste , et le père
Goulden, qui m'avait vu, criait:
WATERLOO.
« Enfant ! enfant I voyons , un peu de pa-
tience, que diable I cela viendra.... cela vien-
dra... nous ne sommes plus en temps de guerre.
— Mais il aurait déjà pu répondre dix fois,
monsieur Goulden.
— Est-ce que tu crois qu'il n'a d'affaire que
la tienne ? Il lui arrive des centaines de lettres
pareilles tous les jours ; chacun reçoit la ré-
ponse à son tour, Joseph. Et puis , tout est
bouleversé maintenant de fond en comble. Al-
lons , allons , nous ne sommes pas seuls au
monde ; beaucoup d'autres braves garçons, qui
veulent se marier, attendent leur permission.»
Je trouvais ses raisons bien bonnes, mais je
m'écriais en moi-même : « Ah ! si ce ministre
savait le plaisir qu'il peut nous faire en écri-
vant deux mots, je suis sûr qu'il écrirait tout
de suite. Comme nous le bénirions, Catherine
et moi, et la tante Grédel et tout le monde ! »
Enfin, il fallait toujours attendre.
Les «dimanches , on pense bien aussi que
j'avais repris mon habitude d'aller auxQuatre-
Vents, et ces jours-là je m'éveillais de grand
matin. Je ne sais quoi me réveillait. Dans les
premiers temps, je croyais encore être soldat;
cela me donnait froid. Ensuite j'ouvrais les
yeux, je regardais le plafond et je pensais: « Tu
es chez le père Goulden, à Phalsbourg, dans ta
petite chambre. C'est aujourd'hui dimanche et
tu vas chez Catherine ! » Cette idée me réveil-
lait tout à» fait ; je voyais Catherine d'avance,
avec ses bonnes joues roses et ses yeux bleus.
J'aurais voulu me lever tout de suite, m'ha-
biller et partir ; mais l'horloge sonnait quatre
heures , les portes de la ville étaient encore
fermées.
Il fallait rester; ce retard m'ennuyait beau-
N;oup. Ppur prendre patience, je recommençais
depuis le commencement toutes nos amours ;
je me figurais les premiers temps : la peur de
la coifscription , le mauvais numéro , le Bon
pour le service ! du vieux gendarme Werner à
la mairie ; le départ , la route, Mayence, la
grande rue de Capougnerstrasse , la bonne
femme qui m'avait fait un bain de pieds ; plus
loin, Francfort, Erfurt, où j'avais reçu la pre-
mière lettre, deux jours avant la bataille ; les
Russes, les Prussiens, enfin tout... Et je pleu-
rais en moi-même. — Mon idée de Catherine
revenait toujours. Cinq heures sonnaient, alors
je sautais du lit, je me lavais, je me faisais la
barbe, je m'habillais, et le père Goulden, en-
core sous ses grands rideaux, le nez en l'air,
me disait :
« Hé! je t'entends, je t'entends. Depuis une
demi-heure, tu te tournes, tu te retournes*
Hél hé! hé! c'est dimanche aujourd''hui! »
Cela le faisait rire, et moi je riais aussi en le
saluant et descendant l'escalier d'un trait.
Bien peu de gens étaient déjà dans la rue ;
Iç boucher Sépel me criait chaque fois :
« Hé ! Joseph , arrive donc, il faut que je te
raconte quelque chose. »
Mais je ne tournais seulement pas la tête, et
deux minutes après j'étais déjà sur la grande
route des Quatre-Vents , hors de ravancée et
des glacis. Ah! le bon temps, la belle année ;
comme tout verdissait et fleurissait, et comme
les gens se dépêchaient de rattraper le temps
perdu, de planter leurs choux hâtifs, leurs pe-
tites raves, de remuer la terre piétinée par la
cavalerie ; comme on reprenaitcourage, comme
on espérait de la bonté de Dieu, le soleil et la
pluie dont on avait si grand besoin I
Toute le long de la route, dans les petits
jardins , les femmes , les vieillards , tout le
monde bêchait , travaillait , tout courait avec
les arrosoirs.
« Hé! père Thiébeau, criais-je, hél la mère
Furst, du courage, du courage !
— Oui, oui, monsieur Joseph, vous avez bien
raison, il en faut; ce blocus a tout retardé,
nous n'avons pas de temps à perdre. »
Et les brouettes , les chariots de briques, de
tuiles, de planches, de poutres, de madriers,
conr.'Me tout cela roulait de bonne heure vers
Hviho, pour rebâtir les maisons et relever les
îbils enfoncés par les obus ! Comme les fouets
claquaient (.^t comme les marteaux retentis-
saient au loin dans la campagne! De tous les
côtés on voyait les charpentiers et les maçons
.autour des glojietles. Le père Ulrich et ses trois
garçons étaient déjà sur le toit du Panier'Fleuri,
rasé par les boulets de la ville, en train d'af-
fermir la charpente neuve ; on les entendait
siffler et frapper en cadence. Ah! oui, c'était
un temps d'activité ; la paix revenait ! Ce n'est
pas alors qu'on redemandait la guerre, non ,
non ! chacun savait ce que vaut la tranquillité
chez soi; chacun ne demandait qu'à réparer
autant que possible toutes ces misères; on sa-
vait qu'un coup de scie ou de rabot vaut mieux
qu'un coup de canon ; on savait ce qu'il en
coûte de fatigues et de larmes, pouK relever en
dix ans ce que les bombes renversent en deux
minutes.
Et comme je courais joyeux alors! Plus de
marches, plus de contre-marches ; je savais
bien où j'allais, sans en avoir reçu la consigne
du sergent Pinto. Et ces alouettes qui s'éle-
vaient et montaient au ciel en tremblotant,
comme elles chantaient bien, et les cailles, les
linottes! Dieu du ciel, on n'est jeune qu'une
fois! Et la bonne fraîcheur du malin, la bonne
odeur des églantiers le long des haies; et la
pointe du vieux tcàl des Quatre-Vents, la petite
4
ROMANS NATIONAUX.
cheminée qui fume. • C'est Catherine qui fait
du feu là-bas, elle prépare notre café... » Ah 1
comme je courais! Enfin me voilà près du vil-
lage, je marche un peu plus doucement pour
reprendre haleine, en regardant nos petites
fenêtres et riaiit d'avance. La porte s'ouvre, et
la mèi-e Grédel, encore en jupon de laine, un
grand balai à la main, se retourne ; je l'entends
qui crie : « Le voilà!.-, le voilà!... » Presque
aussitôt Catherine, toujours de plus belle en
plus belle , avec sa petite ÇOTnetle bleue , ac-
court : « Ah! c'est bon... c'est bon... je l'atten-
dais 1 » Gomme elle est heureuse I et comme je
l'embrasse ! Ah ! vive la jeunesse! Tout cela,
je le vois. J'entre dans la vieille chambre avec
Catherine; et la taule Grédel, en levant son
balai d'un air d'enthousiasme, crie :
• Plus de conscription... c'est fini! »
Nous rions de bon cœur, on me fait asseoir;
et, pendant que Catherine me regarde, la tante
recommence :
« Eh bien ! ce gueux de ministre n'a pas en-
core écrit? il n'écrira donc jamais? Est-ce qu'il
nous prend pour des bêtes? L'autre se remuait
trop, et celui-ci ne se remue pas assez! C'est
pourtant bien ennuyeux, qu'il faille toujours
être commandé. Tu n'es plus soldat, puisqu'on
t'avait laissé pour mort; c'est nous qui t'avons
sauvé, tu ne les regardes plus.
— Sans doute, sans doute, vous avez raison,
lante Grédel, lui disais-je; mais nous ne pou-
vons pourtant pas nous marier sans aller à la
mairie, et si [nous n'allons pas à la mairie, le
curé n'osera pas nous marier à l'église. »
La tante alors devenait grave et finissait tou-
jours par dire :
« Vois-tu, Joseph, ces gens-là, depuis le pre-
mier jusqu'au dernier, ont tout arrangé pour
eux. Qui est-ce qui paye les gendarmes et lès
juges? qui est-ce qui paye les curés? qui est-
ce qui paye tout le monde? C'est nous. Eh bien!
ils n'osent pas seulement nous marier. C'est
une chose abominable ! Si cela continue, nous
irons nous marier en Suisse. »
Ces paroles nous calmaient un peu, et nous
passions le reste de la journée à chanter et à
rire !
Il
Au milieu de cette grande impatience, je
voyais tous les jours des choses nouvelles, qui
me reviennent maintenant comme une véri^
table comédie qu'on joue sur la foire : je voyais
les maires, les adjoints, les conseillers muni-
cipaux des villages, les marchands de grains
et de bois , les gardes forestiers et les gardes
champêtres, tous ces gens que l'on regardait
depuis dix ans comme les meilleurs amis de
l'Empereur, — et qui même étaient très-sévères
quand on disait un mot contre Sa Majesté, —
je les voyais, soit à la halle, soit au marché,
soit ailleurs, crier contre le tyran, contre l'u-
surpateur et l'ogre de Corse. On aurait dit que
Napoléon leur avait fait beaucoup de mal, tau-
dis qu'eux et leurs familles avaient toujours eu
les meilleures places.
J'ai pensé bien souvent depuis que c'est
ainsi qu'on a toujours les bonnes jilaces sous
tous les gouvei'nemenls, et malgré cela j'aurais
eu honte de crier contre ceux qui ne peuvent
plus vous répondre et qu'on a flattés mille
fois; j'aurais mieux aimé rester pauvre en tra-
vaillant, que de devenir riche et considéré par
ce moyen. Enfin voilà les hommes ! ^
Je dois reconnaître aussi que notre ancien
maire et trois ou quatre conseillers ne suivaient
pas cet exemple; M. Goulden disait qu'au moins
ceux-là se respectaient, et que les criards n'a-
vaient pas d'honneur.
Je me rappelle même qu'un jour le maire
de lîacmatl étant venu faire raccommoder sa
montre chez nous, se mit "tellement à parler
contre l'Enpereur, que le père Goulden, se le-
vant tout à coup, lui dit :
• Tenez, monsieur Michel, voici votre mon-
tre, je ne veux pas travailler pour vous. Com-
ment... comment ! vous qui disiez encoie l'an-
née dernière « Le grand homme ! » à tout bout
de chemin, et qui ne pouviez jamais apjieler
Bonaparte, Empereur; tout court, mais qui di-
siez « l'Empereur et Roi, protecteur de la Con-
lédération helvétique, » comme si vous aviez
eu la bouche pleine de bouiUie, vous criez
maintenant que c'est un ogre, et vous appelez
Louis XVIII, Louis le Bien-Aimé? Allez... vous
devriez rougir 1 Vous prenez donc les gens
pour des bêtes, vous croyez qu'ils n'ont pas de
mémoire? •
Alors l'autre répondit :
« On voit bien que vous êtes un vieux jacobin.
— Ce que je suis ne regarde personne, fit le
père Goulden; mais, dans tous les cas, je ne
suis pas un flagorneu£. »
Il était tout pâle et finit par crier :
« Allez, monsieur Michel, allez... les gueux
sont des gueux sous tons les gouvernements. •
•Ce jour-là son indignation était si grande,
qu'il ne pouvait presque pas travailler, et qu'il
se levait à chaque minute en criant :
« Joseph, si j'avais eu du goût pour les Bou i-
bons, ce tas de gueux m'en auraient déjà dé-
goûté. Ce sont des individus de cette espèce
WATERLOO.
qui perdent tout, car ils approuvent tout, ils
trouvent tout beau, tout magnifique, ils ne
voient de défaut en rien; ils lèvent les mains
au ciel avec des cris d'admiration quand le roi
tousse ; enfin ils veulent avoir leur part du gâ-
teau. Et quand, à force de les entendre s'exta-
sier, les rois et les empereurs finissent par se
croire des dieux, et qu'il arrive des révolutions,
alors des gueux pareils les abandonnent, el
recommencent la même comédie sous les au-
tres. De cette façon, ils restent toujours en
haut, et les honnêtes gens sont toujours dans
la misère ! •
Cela se passait au commencement du mois
de mai, dans le temps où l'on affichait à la
mairie que le roi venait de faire son entrée so-
lennelle à Paris, au milieu des maréchaux de
l'Empire, « que la plus grande partie de la po-
pulation s'était précipitée à sa rencontre, que
les vieillards, les femmes et les petits enfants
avaient grimpé sur les balcons pour jouir de sa
vue, et qu'il était entré d'abord dans l'église
Notre-Dame, rendre grâces au Seigneur, et seu-
lement ensuite dans son palais des Tuileries. »
On affichait aussi que le sénat avait eu l'hon-
neur de lui faire un discours magnifique, disant
qu'il ne fallait pas s'effrayer de tous nos désor-
dres, qu'il fallait prendre courage, et que les
sénateurs l'aideraient à sortir d'embarras.
Chacun approuvait ce discours.
Mais peu de temps après nous devions jouir
d'un nouveau spectacle, nous devions voir re-
venir les émigrés du fond de l'Allemagne et de
la Russie. Ils arrivaient les uns en gatache, les
autres en simples paniers à salade, qui sont des
espèces de chariots en osier, à deux et quatre
roues. Les dames avaient des robes à grands
ramages , et les hommes portaient presque
tous le vieil habit à la française, avec la petite
.culotte, et le grand gilet pendant jusque sur
les cuisses, comme on les représente dans les
images du temps de la République.
Tous ces gens semblaient fiers et joyeux;
ils étaient contents de revenir dans leur pays.
Malgré les vieilles haridelles qui les traî-
naient, malgré leurs misérables voitures rem-
plies de paille, et les paysans qu'ils faisaient
monter devant en guise de postillons, malgré
tout, cela m'attendrissait; je me rappelais la
joie que j'avais eue, cinq mois avant, de revoir
la France, et je me disais : « Pauvres gens,
vont-ils pleurer en revoyant Paris, vont-ils
être heureux ! »
Comme ils s'arrêtaient au Bœu/'-Tîoujie, l'hôtel
des anciens ambassadeurs, des maréchaux, des
princes, des ducs et de tous ces richards qui
ne venaient plus, on les voyait dans les cham-
bres en train de se peigner, de s'habiller, de
se faire la barbe eux-mêmes. Sur les midi, tous
descendaient, criant, appelant: «Jean! Claude!
Germain! » avecimpalience, ordonnant comme
des personnages, et s'asseyant autour des gran-
des tables, leurs vieux domestiques tout râpés
debout derrrière eux, la serviette sur le bras.
Etcesgens,avecleurs habits del'ancien régime,
leur air joyeux et leurs belles manières, fai-
saient toutde même bonne figure; on se disait:
« Voilà des Français qui reviennent de loin ; ils
ont eu tort de partir et d'exciter l'Europe con-
tre nous; mais à tout péché miséricorde; qu'ils
soient heureux, qu'ils se portent bien, c'est
tout le mal qu'on leur souhaite. »
Quelques-uns de ces émigrés arrivaient en
voiture de poste; alors notre nouveau maire,
M. Jourdan, chevalier de Saint-Louis, M. le
curé Loth , et le nouveau commandant de place,
M. Robert de la Faisanderie, en grand uniforme
brodé, les attendaient devant la grille ; quand
les coups de fouet retentissaient dans les rem-
parts, ils s'avançaient la figure riante, comme
lorsqu'il vous arrive un grand bonheur; et dès
que la voiture s'arrêtait , le commandant cou-
rait ouvrir, en poussant des cris d'enthoy-
siasme. Quelquefois aussi , par respect, ils ne
bougeaient pas, et j'ai vu que ces gens se sa-
luaient lentement, gravement, une fois, deux
fois, trois fois, en s' approchant toujours un peu
plus.
Le père Goulden, derrière nos vitres, disait
en souriant :
• Vois-tu, Joseph, c'est le grand genre, le
genre noble de l'ancien régime. Rien que de
regarder à notre fenêtre, nous pouvons appren-
dre les belles manières, pour nous en servir
quand nous serons ducs ou princes. •
D'autres fois, il disait:
« Ces vieux-là, Joseph, ont fait le coup de feu
contre nous aux lignes de Wissembourg;
c'étaient de bons cavaliers, ils se battaient
bien, comme tous les Français se battent : —
nous les avons dénichés tout de même ! »
Il clignait des yeux et se reme^ttait à l'ou-
vrage tout joyeux.
Mais le bruit s'étant répandu, par les ser-
vantes et les domestiques du Bœuf-Rouge, que
ces gens ne se gênaient pas de dire entre eux
« qu'ils nous avaient enfin vaincus ; qu'ils
étaient nos maîtres; que le roi Louis XVIII avait
toujours régné depuis Louis XVII, le fils de
Louis XVI ; que nous étions des rebelles, et
qu'ils venaient nous remettre à l'ordre! » le père
Goulden me dit d'un air de mauvaise humeur :
« Cela va mal, Joseph! Sais-tu ce que ces
gens vont faire à Paris? Ils vont redemander
leurs étangs, leurs forêts, leurs parcs, leurs
châteaux, leurs pensions, sans parler des
ROMANS NATIONAUX.
bonnes places, des grandeurs et des respects
do toute sorte. Tu trouves leurs robes et leurs
perruques bien vieilles, eh bien, leurs idées
sont encore plus vieilles que leurs robes et
leurs perruques ! Ces gens-là sont plus dange-
reux pour nous que les Russes et les Atitri-
cliiens, car les Russes et les Autrichiens vont
partir, et ceux-ci resteront. Ils voudront dé-
truire ce que nous avons fait depuis vingt-cinq
ans. Tu vois comme ils sont fiers! Beaucoup
d'entre e.ux ont pourtant vécu dans une grande
misère de l'autre côté du Rhin ; mais ils croient
qu'ils sont d'une autre race que nous, d'une
race supérieure; ils croient que le peuple est
toujours prêt à se laisser tondre, comme avant
89. — On dit que Louis XVIII a du bon sens,
tant mieux pour luil car s'il a le malheur
d'écouter ces gens-là, si l'on devine seulement
qu'il est capable de suivre leurs conseils, tout
est perdu. Ce sera la guerre contre la nation.
Le peuple a réfléchi depuis vingt-cinq ans,
il connaît ses droits, il sait qu'un homme en
vaut un autre, et que toutes leurs races nobles
sont des plaisanteries : chacun veut garder son
champ, chacun veut avoir l'égalité des droits,
cfiacun se défendra jusqu'à la mort. »
Voilà ce que me dit le père Goulden; et
comme la permission n'arrivait pas, je pensai
que Je ministre n'avait pas le temps de nous
répondre, avec tous ces comtes, ces vicomtes,
ces ducs et ces marquis sur le dos, qui lui re-
demandaient leurs bois, leurs étangs et leurs
bonnes places. Je m'indignais et m'écriais :
« Quelle misère , Seigneur Dieu ! lorsqu'un
malheur est fini, tout de suite un autre recom-
mence, et ce sont toujours les gens, paisibles
qui souffrent par la faute des autres. Mon Dieu !
délivrez-nous des anciens et des nouveaux
nobles! Comblez-les de vos bénédictions, mais
qu'ils nous laissent tranquilles.»
Un matin, la tante Grédel vint nous voir, un
vendredi, jour de marché. Elle avait son panier
sous le bras et paraissait joyeuse. Je regardais
déjà du côté de la porte, pensant que Catherine
arrivait derrière elle, et je dis :
« Eh! bonjour, tante Grédel; Catherine est
bien sûr en ville, elle va venir?
— Non, Joseph, non, elle est aux Quatre-
Vents, répondit la tante; nous avons de l'ou-
vfage par-dessus la tête, à cause des semailles^»
Comme je devenais triste et que même cela
me lâchait intérieurement, parce que je m'é-
tais réjoui d'avance, la tante posa son panier
sur la table, et dit en levant la serviette :
« Tiens, voici quelque chose pour toi, Jo-
seph, quelque chose de Catherine. »
Je vis un gros bouquet de petites roses de
mai, des violettes et trois gros lilas autour,
avec leurs feuilles ; cette vue me fit plaisir, je
me mis à rire en disant :
« Cela sent bon ! »
Et le père Goulden, qui s'était retourné, riait
aussi :
« Tu vois qu'on pense toujours à toi, Joseph,»
disait-il.
Nous riions tous ensemble.
Enfin cela m'avait tout à fait remis, j'em-
brassai la tante Grédel :
« Vous porterez cela de ma part à Cathe-
rine, » luidis-je.
Et tout aussitôt j'allai mettre le bouquet dans
un vase au bord de la fenêtre, près de mon lit.
Je le sentais, en me figurant que Catherine
était sortie de grand matih cueillir les violettes
et les petites roses à la fraîcheur, qu'elle les
avait arrangées l'une après l'autre dans la
rosée, les gros lilas par-dessus, en les sentant
aussi, de sorte que l'odeur m'en paraissait
encore meilleure, et que je ne cessais de les
regarder. A la fin, je sortis en me disant :
« Tu pourras les sentir toute la nuit; demain
matin tu leur metiras de l'eau fraîche ; après-
demain ce sera dimanche, alors tu verras Ca-
therine, et tu l'embrasseras pour la remer-
cier. »
Je rentrai donc dans la chambre, où la tante
Grédel causait avec M. Goulden du marché, du
prix des grains, etc., tous deux de bonne hu-
meur. La tante avait mis son panier à terre et
me dit :
• Eh bien ! Joseph, la permission n'est pas
encore venue !
— Non... pas encore... C'est pourtant ter-
rible.
— Oui, répondit-elle, tous ces ministres ne
valent pas mieux les uns que les autres; il
faut qu'on choisisse tout ce qu'il y a de plus
mauvais, de plus fainéant pour remplir cette
place! »
Ensuite elle ajouta :
« Mais sois tranquille, j'ai maintenant une
idée qui va tout changer! »
Elle riait, ef comme le père Goulden et moi
nous écoutions :
« Tout à l'heure, reprit-elle, pendant que
j'étais à la halle, le sergent de ville Harmantier
a publié qu'on allait dire une grande messe
pour le repos des âmes de Louis XVI, dePiche-
gru, de Moreau et d'un autre.
— Oui, de Georges Cadoudal, fit le père
Goulden brusquement; j'ai lu cela hier soir
dans la gazette.
— Justement, de Cadoudal, dit la tante. Eh
bien I vois-tu, Joseph, en écoutant les publica-
tions, j'ai pensé tout de suite : « Cette fois, nous
aurons la permission!... On va faire despro-
WATERLOO.
cessions, des expiations; nous irons tous en-
semble, Joseph, Catherine et moi; nous serons
dans les premiers, et tout le monde dira : « Ceux-
ci sont de bons royalistes, des gens de bien...
M. le curé l'apprendra; — maintenant les curés
ont le bras long, comme dans le temps les gé-
néraux et les colonels; — nous irons le voir...
il nous recevra bien... il nous fera même une
pétition ! • Et je vous dis que cela marchera,
que cela ne peut pas manquer ! »
En nous expliquant ces choses, la tante Gré-
del parlait bas, elle levait la main et paraissait
bien contente de sa finesse. — Moi, j'étais aussi
content et je pensais : « Elle a raison, voilà ce
qu'il faut faire. Cette tante Grédel est une
femme remplie de bon sens. » Mais ensuite, re-
gardant le père Goulden , je vis qu'il était
devenu très-grave, et même qu'il s'était re-
tourné, comme pour regarder dans une montre
avec la loupe, en fronçant ses gros sourcils
blancs. Je voyais d'abord à sa figure lorsqu'une
chose ne lui plaisait pas, et je dis :
« Ecoutez, tante Grédel, moi je crois que cela
peut aller; mais avant de ne rien faire, je vou-
drais savoir ce que M. Goulden en pense. »
Alors il se retourna et dit :
« Chacun est libre, Joseph, chacun doit suivre
sa conscience. Faire un service en expiation de
la mort de Louis XVI... boni... les honnêtes
gens de tous les partis n'ont rien à dire, pourvu
qu'on soit royaliste, bien entendu... car si l'on
s'agenouille par intérêt, il vaudrait mieux res-
ter chez soi. Je passe donc sur Louis XVL Mais
pour Pichegru, pour Moreau, pour Gadoudal,
c'est autre chose. Pichegru a voulu livrer son
armée à l'ennemi, Moreau s'est battu contre la
France, et Georges Cadoudal est un assassin;
trois espèces d'hommes ambitieux qui ne de-
mandaient qu'à nous assertir, et qui tous les
trois ont mérité leur" sortrVoilà ce que je
pense.
~Hé! mon Dieu! s'écria la mère Grédel,
qu'est-ce que cela nous fait? Nous n'irons pas
là pour eux, nous'irons pour avoir la permis-
sion. Je me moque bien du reste, et Joseph
aussi. N'est-ce pas, Joseph ? »
J'étais bien embarrassé, car ce que venait de
dire M. Goulden me paraissait juste. Lui,
voyant cela, dit :
« Je comprends l'amour des jeunes gens;
mais il ne faut jamais, mère Grédel, se servir
de pareils moyens pour entraîner un jeune
homme à sacrifier ce qui lui parait honnête. Si
Joseph n'a pas les mêmes idées que moi sur
Pichegru, Cadoudal et Moreau, qu'il aille à la
procession, c'est très-bien ; jamais il ne m'arri-
vera de lui faire des reproches à ce sujet. Mais,
quant à moi, je n'irai pas.
— Et ni moi non plus, dis-je alors; je pense
comme M. Goulden. »
Je vis que la tante Grédel allait se fâcher, elle
devint toute rouge; mais elle se calma presque
aussitôt et dit :
« Eh bien ! Catherine et moi nous irons, parce
que nous nous moquons de toutes ces vieilles
idées. »
Le Ipère Goulden ne put s'empêcher.de sou-
rire en voyant sa colère :
« Oui, dit-il, tout le monde est libre ; faites
ce qu'il vous plaira ! •
La tante alors reprit son panier et sortit, et
lui riant, me fit signe de la reconduire. '
Je mis ma redingote bien vite et je rattrapai
la tante au coin de la rue.
« Ecoute, Joseph, me dit-elle en remontant
vers la place, ce père Goulden est un brave
homme, mais c'est un vieux fou. Depuis les
premiers temps que je le connais, il n'a jamais
été content de rien. 11 n'ose pas le dire, mais
son idée c'est toujours la République... il ne
pense qu'à sa vieille République, où tout le
monde était souverain : les mendiants, les
chaudronniers, les savetiers, les juifs et les
chrétiens. Ça n'a pas de bon sens. Enfin que
veut-on faire? Si ce n'était pas un si brave
homme, je ne me gênerais pas tant avec lui;
mais il faut penser que sans lui tu n'aurais
jamais appris un bon état, qu'il nous a fait
beaucoup de bien, et que nous lui devons le
respect. Voilà pourquoi je me suis dépêchée de
partir, car j'aurais été capable de me fâcher.
— Vous avez bien fait, lui dis-je; j'aime
M. Goulden comme un père, et vous comme si
vous étiez ma propre mère; rien ne pourrait
me causer plus de peine que de vous voir
brouillés ensemble.
— Moi, me brouiller avec un homme pareil!
répondit la tante Grédel, j'aimerais mieux sau-
ter par la fenêtre... Non, non... Mais il ne faut
pas non plus écouter tout ce qu'il dit, Joseph,
car je soutiens, moi, que cette procession est
une très-bonne chose pour nous, que M. le
curé nous aura la permission, et voilà le prin-
cipal. Catherine et moi nous irons ; loi, puisque
M. Goulden reste à la maison, tu resteras aussi.
Mais je suis sûre que les trois quarts de la ville
et des environs viendront; et que ce soit pour
Moreau, pour Pichegru, pour Cadoudal ou
n'importe qui, ce sera très-beau, tu verras.
— Je vous crois, lui dis-je. »
Nous étions arrivés à la porte d'Allemagne;
j'embrassai de nouveau la tante, et je revins
tout joyeux.
ROMANS NATIONAUX.-
bi';> S,'-.11S.-,C vlllLllOIll i;niH'i!l,lil. ,r,i^f-
m
Si je me rappelle cette visite de la tante
Grédel, c'est que huit jours après commencè-
rent les processions, les expiations et les pré-
dications, qui ne cessèrent qu'au retour de
l'Empereur en 1815, et qui reprirent ensuile
jusqu'au départ de Charles X en 1830. Tous
ceux de ce temps savent que cela ne finissait
plus. Aussi, quand je pense à Napoléon, j'en-
tends le canon de l'arsenal tonner le matin et
nos petites vitres grelotter ; le père Goulden
me crie de son lit : « Encore une victoire, Jo-
seph!... Hé! hé! hé! toujours des victoires! »
Et qnand je pense à Louis XVIII, j'entends
sonner les cloches ; je me figure le père Brain-
stein et ses deux grands garçons po- dus a
toutes les cordes de l'église, et M. Goulden qui
me dit en riant : « Ça, Joseph, c'est pour saint
Magloire ou saint Polycarpe! »
Je ne puis pas me représenter ces temps
d'ime autre manière.
Sous l'Empire, je vois aussi, à la nuit tom-
bante, le père Coiffé, Nicolas Rolfo et cinq ou
six autres vétérans qui bourrent leur canon
pour répéter les vingt et un coups, pendant que
la moitié de Phalsbourg, sur le bastion en face,
regarde la lumière rouge, la fumée, et les
bourres qui sautent dans les fossés; puis le
soir les illuminations , les pétards , les fusées,
i
l'diis. Jaies D^i.aventurt!,
WATERLOO.
Des paysaiiî urrivaicnl |'.r,i bandes, (l'ago Vi.)
les enfants qui crient Vive l'Empereur! et,
quelques jours après, les actes de décès et la
«conscription.
Sous Louis XVIII, je vois les reposoirg^ les
paysans qui viennent avec des voilures de
mousse, de genêts et de petits sapins , les
dames qui sortent des maisons avec les grands
vases de fleurs, les gens qui prêtent leurs
chandeliers et leurs crucifix, et ensuite les
processions : M. le curé et ses vicaires ; les
enfants de chœur Jacob Gloutier, Purrhus et
Tribou qui chantent ; le bedeau Kœkli en robe
rouge, avec la bannière qui balaye le ciel ; les
cloches qui sonnent à pleines volées; M. Jour-
dan, le nouveau maire, avec sa grosse figure
rouge, son bel uniforme et sa croix de Saint-
Louis ; le nouveau commandant de place ,
M. Robert de la Faisanderie, son tricorne sous
le bras, sa grosse perruque poudrée à frimas,
et ses broderies étincelant au soleil ; et, der-
rière, le conseil municipal et les cierges innom-
brables qu'on rallume l'un à l'autre quand il
fait du vent; le suisse Jean-Pierre Sirou, la
barbe bleue bien rasée, son magnifique chapeau
en travers des épaules, le large baudrier en
soie blanche, parsemé de fleurs de lis, sur la
poitrine, la hallebarde toute droite, qui reluit
en l'air comme un plat d'argent; les jeunes
filles, les dames et les milliers de gens de la
campagne en habit des dimanches , gui prient
tous ensemble ; les vieilles en tête de chaque
village, qui répètent sans cesse d'une voix
claire : « Bett fer ouns! Bell fer ounsi*' les rues
* Priez pour nousl priez pour nous!
38
38
10
ROMANS NATIONAUX.
pleines de feuilles, les gnirlandes et les dra-
peaux blancs aux fenêtres ; les juifs et les lu-
thériens derrière leurs persiennes en haut, qui
regardent dans l'ombre , pendant que le soleil
éclaire ce beau spectacle ! — Oui, cela dura
depuis 1814 jusqu'en 1830, excepté les Cent-
Jours, sans parler des missions, de la tournée
des évêques et des autres cérémonies extraor-
dinaires. J'aime autant vous dire cela tout de
suite , car de vous raconter chaque procession
l'une après l'autre, ce serait trop long.
Eh bien! cela commença le 19 mai 1814. Et
le jour même où Harmàntier pubhait la grande
expiation , il nous arriva cinq prédicateurs ^e
Nancy, des jeunes gens qui se mirent à prêcher
toute la semaine, depuis le matin jusqu'à mi-
nuit. C'était pour préparer l'expiation ; on ne
parlait que d'eux en ville, et les gens se conver-
tissaient ; toutes les femmes et les flUes allaient
à confesse.
Le bruit courait aussi qu'il faudrait rendre
les biens nationaux, et que la procession sépa-
rerait les gueux d'avec les honnêtes gens, parce
que les gueux n'oseraient pas s'y montrer. On
peut se figurer mon chagrin, de rester en
quelque sorte malgré moi parmi les gueux.
Dieu merci! je n'avais rien à me reprocher
pour la mort de Louis XVI, je n'avais pas non
plus de biens nationaux, et tout ce que je sou-
haitais, c'était d'obtenir la permission de me'
marier avec Catherine. Je pensais aussi, comme
la tante Grédel, que M. Goulden avait tort de
s'obstiner; mais je n'aurais jamais osé lui par-
ler de cela. J'étais bien malheureux , d'autant
plus que ceux qui venaient nous apporter leurs
montres à réparer , des gens respectables , des
maires, des gardes forestiers, approuvaient
tous les prédications, et disaient qu'on n'avait
jamais rien entendu de pareil. M. Goulden, en
les écoutant , continuait son ouvrage sans ré-
pondre, et quand c'était prêt, il se retournait
en disant : « Voici, monsieur Christophe, ou
monsieur Nicolas... cela fait tant. » Il n'avait
pas l'air de s'intéresser à ces choses, et seule-
ment, lorsque l'un ou l'autre venait à parler
des biens nationaux, de la rébellion do vingt-
cinq ans, de l'expiation des anciens crimes,
alors il ôtait ses besicles enJevant Ja tête pour
écouter, et disait d'un air surpris :
« Ahbahîahbah!... Gomment... comment...
c'est aussi beau que cela, monsieur Claude?
Tiens... tiens... vous m'étonnez... Ces jeunes
prédicateurs parlent si bien !... Ah ! si l'ouvrage
ne pressait pas tant, j'irais aussi les entendre...
j'aurais aussi besoin de m'éclairer. »
Je pensais toujours qu'il changerait d'idée
sur la procession de Louis XVI, et la veille au
soir, comme nous finissions de souper, je fus
bien content lorsqu'il me dit tout à coup d'un
air de bonne humeur :
« Hé ! Joseph, est-ce que tu ne serais pas
curieux d'entendre les prédicateurs'? On ra-
conte tant de belles choses sur leur compte,
que je voudrais pourtant savoir ce qu'il en est.
— Ah 1 monsieur Goulden , lui dis-je, je ne
demande pas mieux ; mais il ne faudrait pas
perdre de temps, car l'église est toujours pleine
au secondcoup.
— Eh bien I partons, dit-il en se levant et
décrochant son chapeau; oui, je suis curieux
de voir cela... Ces jeunes gens m'étonnent.
Allons. »
Nous descendîmes. La lune brillait tellement
dehors, qu'on reconnaissait les gens comme en
plein jour. Au coin de Fouquet , nous voyions
déjà le perron de l'église couvert de monde.
Deux ou trois vieilles : Annette Petit , la mère
Balaie, Jeannette Baltzer, avec leurs grands
châles bien serrés et leurs bonnets à longues
franges sur les yeux, passaient auprès de nous
en se dépêchant.
• Hé! fit M. Goulden, voici les anciennes;
hé I hé ! hé! toujours les mêmes! »
Il riait, et dit en marchant que depuis le
père Colin on n'avait pas vu tant de monde au
service du soir. Je ne pouvais pas me figurer
qu'il parlait du vieux cabaretier des Trois-Roses,
en face du quartier d'infanterie, et je lui dis :
« C'était un prêtre, monsieur Goulden ?
— Non, non, répondit-il en souriant, je parle
du vieux Colin. En 1792, quand nous avions le
club à l'église , tout le monde pouvait prêcher,
mais c'est Colin qui parlait le mieux. 11 avait
une voix superbe, il disait des choses fortes et
justes ; on venait de Saverne , de Sarrebourg,
et même de plus loin pour l'entendre ; les
dames et les demoiselles, — les citoyennes,
comme on les appelait alors, — remplissaient
le chœur, les galeries et les bancs ; elles avaient
de petites cocardes au bonnet, et chantaient
la Marseillaise pour animer la jeunesse. Tu n'as
jamais rien vu de pareil. Tiens, Annette Petit,
la mère Baltzer, toutes celles que tu vois courir
devant nous avec leur livre d'heures, étaient
les premières ; mais elles avaient alors des dents
et des cheveux ; elles aimaient la liberté, l'é-
galité et la fraternité. — Hé ! hé ! hé ! pauvre
Bôvel, pauvre Annette... maintenant elles vont
se repentir; c'étaient pourtant de bien bonnes
patriotes, et je crois que le bon Dieu leur par-
donnera... »
Il riait en se rappelant ces vieilles histoires.
Mais sur les marches de l'église, il devint triste
et dit :
« Oui... oui... tout change... tout change!
Je me rappelle que, le jour où Colin parla de
WATERLOO.
U
la patrie en danger, en 93, trois cents garçons
du pays partirent pour l'armée de Hoche; lui
les suivit et devint leur commandant; c'était
un terrible homme au milieu de ses grenadiers.
Il refusa de signer pour nommer Bonaparte
empereur. Maintenant il verse des petits verres
sur un comptoir. »
Puis me regardant, comme étonné de ses
propres pensées :
« Entrons, Joseph, » dit-il.
Nous entrâmes sous les gros piliers de l'or-
gue. Nous étions serrés l'un contre l'autre. Il
ne disait plus rien. Quelques lumières brillaient
au fond du chœur, par-dessus les têtes. Les
bancs qui s'ouvraii3nt et se refermaient trou-
blaient seuls le silence. Cela dura bien dix mi-'
nutes; les gens venaient toujours derrière
nous. Enfin on entendit la hallebarde de Sirou
retentir sur le pavé, et M. Goulden me dit :
« Le voilà 1 »
Une lumière, au haut du bénitier, nous don-
nait un peu de jour. En même temps une ombre
monta dans la chaire à gauche, et la perche de
Kœkli alluma deux ou trois cierges autour. —
Ce prédicateur pouvait avoir de vingt-cinq à
trente ans; il avait une bonne figure rose, et
de grands cheveux blonds au-dessous de sa
*ons;urri, qui lui tombaient en boucles sur la
nuque.
On commença par chanter un cantique ; c'é-
taient les demoiselles de la ville qui clian talent
en chœur : • Quel bonheur d'être chrétien ! •
Après cela, le prédicateur dans sa chaire dit
qu'il venait défendre la foi, la religion, le
droit divin de Louis XVIII, et demanda si
quelqu'un aurait l'audace de soutenir le con-
traire. Mais personne n'avait envie d'êfre la-
pidé; chacun gardait le silence. Au même
instant, un grand maigre, dans le banc en face,
un homme de six pieds, brun, avec une capote
noire, se leva en criant :
« Moi... moi... je soutiens que la foi, la reli-
gion, le droit des rois et le reste sont de véri-
tables superstitions. — Je soutiens que la
république est juste , que le culte de la raison
vaut mieux que toutl... »
Ainsi de suite. Les gens étaient indignés ;
jamais on n'avait rien vu de semblable. Quand
il eut fini de parler, je regardai M. Goulden j il
riait tout bas et me dit :
« Ecoute... écoute! •
Naturellement j'écoutai : le jeune prédica-
teur priait Dieu pour cet infidèle ; ensuite il se
mit à tellement bien parler, que la foule eu
était dans le ravissement. Et le grand maigre
répondait, disant « qu'on avait bien fait de
guillotiner LouisXVI, Marie-Antoinette et toute
la famille ! » En sorte que l'indignation gran-
dissait toujours, et que vers la fin les Bai'a-
quins du Bois-de-Chènes , et principalement
leurs femmes, voulurent enti'er dans le banc
pour l'assommer. Mais alors Sirou arriva
criant :
« Place ! . . . place ! ... »
Et le vieux Kœkli, en robe rouge, se précipita
devant cet homme, qui se sauva dans la sa-
cristie, levant les deux mains au ciel et s'écriant
qu'il était converti, qu'il renonçait à Satan, à
ses pompes et à ses œuvres. L'autre fit une
prière pour l'âme de ce pécheur ; — ce fut un
véritable triomphe pour la religion.
Tout le monde sortit vers onze heures, et
l'on annonça que la procession aurait heu le
lendemain dimanche.
A cause de la grande presse qui nous avait
repoussés dans un coin, M. Goulden et moi
nous restâmes les derniers; quand nous sor-
tîmes, les paysans des Quatre- Vents, des Bara-
ques, de Saint-Jean-des-Choux, du Bigelberg
étaient déjà hors de la porte d'Allemagne. On
n'entendait plus que les volets des gens de la
ville se refermer, et quelques vieilles s'en aller
dans la rue de l'Arsenal, causant entre elles de
ces choses extraordinaires.
Le père Goulden et moi nous marchions de
notre côté dans ce grand silence; il ne disait
rien et souriait la tête penchée. C'est ainsi que
nous arrivâmes dans notre chambre.
J'allumai la chandelle, et pendant qu'Use
déshabillait, je lui dis :
t Eh bien ! monsieur Goulden, est-ce qu'ils
parlent bien?
—Oui!... mais oui, Joseph, répondit-il en
souriant; pour des jeunes gens qui n'ont rien
vu, ce n'es't pas mal. •
Ensuite il se mit à rire tout haut, et dit :
« Mais si le vieux Colin avait représenté le
jacobin, je crois tout de même qu'il aurait ter-
riblement embarrassé le jeune homme. »
J'étais bien étonné de cela. Comme j'atten-
dais encore, pour entendre ce que M. Goulden
allait dire, il tira lentement son bonnet de soie
noire sur ses oreilles, en disant d'un air
pensif :
« C'est égal... c'est égal... ces gens-là vont
trop vite.., beaucoup trop vite! On ne me fera
jamais croire que LouisXVIII sache tout cela...
Non! il a vu trop de choses dans sa vie, pour ne
pas mieux connaître les hommes. Enfin, bon-
soir! Joseph, bonsoir! Espérons qu'il arrivera
bientôt un ordre de Paris pour renvoyer ces
jeunes gens dans leur séminaire. . . Bonne
nuit! »
J'entrai dans ma chambre, et m'étant couché,
je rêvai longtemps de Cq.therine, du jacobin et
de la procession que nous allions voir.
12
ROMANS NATIONAUX.
IV
Le lendemain les cloches commencèrent à
sonner au petit jour. Je me levai, je poussai
mes volets, et je vis le soleil rouge qui montait
derrière la poudrière, au-dessus du bois de la
Bonne-Fontaine. Il pouvait être cinq heures;
on sentait d'avance la chaleur qu'il allait faire,
et l'odeur des feuilles de chêne, de hêtre et de
houx répandues dans les rues remplissait l'air.
— Des paysans arrivaient déjà par bandes,
causant au milieu du silence. On reconnaissait
tous les villages : ceux de Wéchem, de Metting,
du Graufthal, de Dosenheim, à leurs grands
tricornes rabattus en visière, à leurs habits
carrés, les femmes en longues robes noires et
gros bonnets piqués en forme de matelas, sur
lanuque; — ceux du Dagsberg, deliildehouse,
du llarberg, de laHoupe, àleurs larges feutres
ronds, les femmes en cheveux et jupe courte,
petites, brunes, sèches et vives comme la pou-
dre. Les enfants suivaient, tenant leurs souliers
dans les mains; mais ils s'asseyaient tous à la
file sur les poteaux de Luterspech, etsechaus-
saient pour la procession.
Quelques curés arrivaient aussi par trois ou
quatre derrière leurs villages, causant et riant
entre eux de bonne humeur.
Moi, les coudes sur ma fenêtre, je regardais
cela, me représentant que ces gens avaient dû
se mettre en route avant minuit, pour arriver
de si grand matin, qu'ils avaient dû traverser
leurs montagnes, marchant sous les arbres
pendant des heures, et passant sur les petits
ponts au clair de lune. Je pensais que la reli-
gion était pourtant une belle chose, que ceux
des villes ne le savaient pas, mais que des mil-
liers de travailleurs aux champs, des bûche-
rons, des laboureui's, des êtres rudes et bons
tout de même, aimant leur femme et leurs en-
fants, honorant la vieillesse de leurs parents,
les aidant et leur fermant les yeux dans l'espoir
d'une vie meilleure, n'avaient que cette unique
consolation sur la terre.
Et, regardant la foule qui passait sans cesse,
je me figurais que la tante Grédel et Catherine
avaient les mêmes idées; j'étais heureux do
savoir qu'elles priaient pour moi.
Le jour montait, les cloches sonnaient, je
regardais toujours. J'entendais aussi M. Goul-
denqui se levait et s'habillait; quelques ins-
tants après il entra dans ma chambre en man-
ches de chemise, et, me voyant là tout pensif,
il s'écria :
« Joseph, ce qu'on peut voir de plus beau
dans le monde, c'est la religion du peuple I »
Et comme j'étais tout étonné de l'entendre
dire justement ce que je. pensais :
« Oui, fit-il, l'amour de Dieu, l'amour de la
patrie, l'amour de la famille ne sont qu'une
même chose. Seulement ce qui vous rend
triste quelquefois, c'est de voir que l'amour de
la patrie soit détourné pour satisfaire l'ambition
d'un homme, et l'amour de Dieu pour exalter
l'orgueil et l'esprit de domination d'un petit
nombre. »
Ces paroles me frappèrent; j'en ai gardé le
souvenir, et j'ai pensé depuis bien souvent que
c'était la triste vérité.
Enfin, pour en revenir à ce jour, vous saurez
que depuis le blocus nous travaillions aussi le
dimanche, parce que M. Goulden, en faisant le
service des pièces sur les remparts, avait né-
gligé son ouvrage, et que nous étions en retard.
Ce jour-là donc, comme les autres, j'allumai le
feu dans notre petit poêle et je préparai le dé-
jeuner. Les fenêtres restaient ouvertes, on en-
tendait la grande rumeur du dehors.
Le père Goulden, penché à l'une des fenêtres,
disait :
« Tiens, toutes les boutiques restent fer-
mées... excepté les auberges et les caba-
rets. ■
Il riait, et je lui dis :
« Est-ce que nous ouvrirons notre devanture,
monsieur Goulden? Cela peut nous causer
beaucoup de tort. »
Il se retourna comme surpris :
• Écoute, Joseph, dit-il, je n'ai jamais connu
de meilleur garçon que toi, mais tu manques
de caractère. Pourquoi donc est-ce que nous
fermerions notre devanture ? Paixe que Dieu a
créé le monde en six jours et qu'il s'est reposé
le septième? Mais nous n'avons pas créé le
monde, nous, et nous avons besoin de travailler
pour vivre. Si nous fermions noti'e devanture
par intérêt, si nous voulions faire les bons
apôtres et gagner ainsi de nouvelles pratiques,
ce serait de l'hypocrisie. Tu parles quelquefois
sans réfléchir. »
Je vis aussitôt que j'avais eu tort et je ré-
pondis :
« Monsieur Goulden, laissons plutôt notre
devanture ouverte, on verra que nous vendons
des montres; cela ne peut faire de tort à per-
sonne. »
WATERLOO.
13
Nous n'étions pas plutôt à table, que la tante
Grédel et Catherine arrivèrent. Catherine était
habillée tout en noir, à cause du service de
Louis XVI; elle avait un petit bonnet de tulle
noir, une robe très-bien faite, et cela lui don-
nait un teint si blanc, si rose, si délicat, que je
ne pouvais pas croire en quelque sorte que
c'était l'amoureuse de Joseph Bertha; son cou
était blanc comme de la neige, et sans ses lè-
vres et son petit menton rose, sans ses yeux
bleus et ses cheveux blonds, j'aurais cru que
c'en était une autre qui lui ressembhait, mais
encore plus belle. Elle riait, voyant mon
admiration extraordinaire. A la fin, je lui
dis :
« Catherine, maintenant tu es trop belle, je
n'ose plus l'embrasser.
— Oh bien ! dit-elle, il ne faut pas te gêner
tout de même. »
Et comme elle se penchait sur mon épaule,
je l'embrassai longtemps, de sorte que le père
Goulden et la tante se regardaient en riant, et
que j'aurais voulu les voir bien loin, pour dire
à Catherine que je l'aimais de plus en plus, et
que je donnerais ma vie mille et mille fois
pour elle; mais devant eux, cela ne convenait
pas. Je pensais ces choses et j'en étais attendri.
La tante avait aussi sa robe noire, et son livre
d'heures sous le bras.
« Viens donc aussi m'embrasser, Joseph, dit-
elle; tu vois bien que j'ai ma robe noire,
comme Catherine. •
Je l'embrassai pendant que le père Goulden
disait :
« Vous viendrez dîner avec nous... c'est une
affaire entendue. . . , mais en attendant vous
allez prendre quelque chose.
—Nous avons déjeuné, répondit la tante.
"^Cela ne fait rien... cette procession finira
Dieu sait quand. . . vous serez toujours sur
pied... il faut se soutenir. »
Alors elles s'assirent, la tante à ma droite,
Catherine à gauche, le père Goulden en face.
On but un bon verre de vin, et la tante dit que
la procession serait magnifique... qu'il y aurait
au moins vingt-cinq curés des environs... que
M. le curé Hubert des Quatre-Vents était aussi
venu... que le grand reposoir du quartier de
cavaleriemontait jusque par-dessus les toits...
que les sapins et les peupliers autour avaient
des crêpes, et que l'autel était couvert d'un
drap noir. — Elle parla de tout, pendant que
je regardais Catherine et que nous pensions
ensemble sans rien dire:» Oh! mon Dieu!
quand aurons -nous la permission de nous
marier !... Quand ce gueux de ministre pren-
dra-t-il le temps d'écrire : Mariez-vous et
laissez-moi tranquille ! •
Enfin, vers neuf heures, le second coup s'é-
tant mis à sonner, il fallut bien se séparer ; la
lante dit:
« C'est le second coup... eh bien ! nous vien-
drons dîner le plus tôt possible.
— Oui... oui... mère Grédel, répondit
M. Goulden, nous vous attendrons... »
Aussitôt elles se levèrent. Je reconduisis Ca-
therine jusqu'au bas de l'escalier, pour l'em-
brasser encore une fois. La tante Grédel criait ;
« Dépêchons-nous ! dépêchons-nous ! »
Elles sortirent, et je montai me remettre à
l'ouvrage. — Mais, depuis ce moment jusque
vers onze heures, je ne pus rien faire. La foule
de monde était tellement grande, qu'on n'en-
tendait plus dehors qu'un bruit immense, un
bruit de feuilles sur lesquelles on marche ; et
quand la procession sortit de l'église, cela pro-
duisit un effet si grandiose, que M. Goulden
lui-même cessa de travailler, pour écouter ces
chants et ces prières.
Moi, je me figurais Catherine dans la multi-
tude, plus belle que toutes les autres, et la
tante Grédel auprès d'elle, répétant d'une voix
clsiive :Bett fer ounsf Bett fer ouns * I... — Je me
les représentais bien fatiguées, et toutes ces
voix, tous ces chants me faisaient rêver; je te-
nais bien une montre et j'essayais de travailler,
mais mon esprit était ailleurs... Plus le soleil
montait, plus mon ennui redoublait, lorsque
tout à coup M. Goulden me dit en riant :
■ Hé ! Joseph, cela ne marche donc pas au-
jourd'hui?»
Et comme je devenais tout rouge :
• Oui... fit-il, dans le temps, quand je rêvais
à Louise Bénédum , j'avais beau regarder les
ressorts et les roues, c'était toujours ses yeux
bleus que je voyais. »
Il fit un soupir; moi je me mis à soupirer
aussi, pensant: « Ah! vous avez bien raison,
monsieur Goulden, vous avez bien raison ! »
« C'est assez, Joseph, dit-il au bout d'un ins-
tant, en me prenant la montre des mains. Va,
mon enfant , tâche de retrouver Catherine...
On ne peut pas surmonter son amour... c'est
plus fort que soi I •
En l'entendant me dire ces paroles, j'aurais
voulu m'écrier : « Oh! homme bon Oh!
homme juste... Oh! vous ne saurez jamais com-
bien je vous aime ! • Mais il s'était levé pour
s'essuyer les mains à la serviette derrière la
porte, et je lui dis:
« Puisque vous le voulez absolument, mon-
sieur Goulden...
— Oui... oui... absolument. »
Je n'en écoutai pas davantage, mon cœur
' Priez pour nouai
14
ROMANS NATIONAUX.
sautait de joie; je mis mon chapeau et je des-
cendis d'un trait en m'écriant :
« Dans une heure, monsieur Goulden. »
J'étais déjà dehors. Mais quel monde... quel
monde!... tout fourmillait': les tricornes, les
feutres, les bonnets, et au-dessus de tout cela^
l'église sonnait lentement.
Durant plus d'une minute, sur nos marches,
je regardai sans savoir où tourner ; et voyant
à la fin qu'il n'était pas possible de faire Un
pas dans cette foule, je pris la ruelle de Lanche
pour gagner les remparts et courir attendre la
procession sur le talus de la porte d'Allemagne,
car alors elle remontait la rue du Collège. —
Il pouvait être onze heures. En ce jour, je de-
vais voir des choses qui m'ont fait réfléchir
depuis bien souvent : c'étaient les signes de
grands malheurs , et personne ne les voyait,
personne n'avait le bon sens de comprendre
ce que cela signifiait. Ce n'est que plus tard,
quand tout le monde fut encore dans la misère
jusqu'au cou, quand il' fallut reprendre le sac
et le fusil, pour se faire hacher en morceaux ;
c'est alors seulement que chacun se dit : « Ah!
si l'on avait eu du bon sens... si l'on avait eu
de la justice... si l'on. avait eu de la prudence!
Nous étions si bien!... Nous serions encore
chez nous, au lieu que maintenant la débâcle
recominence. Qu'est-ce qu'il fallait faire? Rien
du tout... nous n'avions qu'à nous tenir en
repos... ce n'était pourtant pas bien difficile. »
Quelle misère !
Je remontais donc la ruelle de Lanche, où
l'on fusillait les déserteurs sous l'Empire. Le
bruit s'éloignait, les chants, les prières, le son
des cloches aussi! Toutes les portes et les fenê--
très étaient fermées, tout le monde avait suivi
la procession. Au milieu de ce grand silence,
je m'arrêtai quelques instants à l'ombre du
vieux quartier pour reprendre haleine ; un
petit vent frais soufilait des champs par-dessus
les remparts; j'écoutais le tumulte au loin, je
m'essuyais la figure couverte de sueur, et je
pensais :
« Où trouver Catherine maintenant? »
J'allais repartir en grimpant l'escalier de la
poterne, lorsque j'entendis quelqu'un s'écrier;
« Margarot, marquez donc les points ! »
Et seulement alors je vis les fenêtres du père
Colin ouvertes au premier, et des gens en bras
de chemise qui jouaient au billard. C'étarènt
des figures de vieux soldats, les cheveux courts
et les moustaches en brosse. Ils allaient e^ ve-
naient, criant autour du billard, sans s'inquiéter
de Louis XVI, ni du maire, ni du commandant,
ni des bourgeois. L'un d'eux, court, tj;apu, les
favorisen canon de pistolet, selon la mode des
hussards, la cravate défaite, se pencha même
dehors, sa queue de billard appuyée au bord
de la fenêtre, et regarda du côté de la place en
criant :
« Nous remettons la partie en cinquante! »
L'idée me vint aussitôt que ce devaient être
des officiers en demi-solde, qui dépensaient là
leurs derniers liards, et qui seraient bientôt
embarrassés pour vivre. J'avais repris mon
chemin, et j'allongeais le pas sous la voûte de
la poudrièrCj derrière le collège, rêvant à- ces
choses ; mais, une fois sur le talus,de la porte
d'Allemagne, tout fut oublié; la procession
tournait au coin de Bockholtz, les chants écla-
taient en face du reposoir comme des trom-
pettes; les jeunes prêtres de Nancy couraient
dans la foule, la croix en l'air, pour maintenir
le bon ordre; le suisse Sirou se dressait majes-
tueusement sous la bannière ; devant, tous les
prêtres et les enfants de chœur chantaient, les
prières s'élevaient jusqu'au ciel ; derrière , la
foule répondait, et cela produisait un murmure
sourd et terrible.
Moi, sur la pointe des pieds, à demi-couvert
parle hangar, je ne songeais plus qu'à Cathe-
rine, j'aurais voulu la découvrir au milieu de
cette multitude.; mais combien de drapeaux,
de tricornes et de bonnets je vis défiler dans la
rue d'Ulrich! On n'aurait jamais pu s'imaginer
que tant de monde existait dans notre pays; il
faut que pas une âme — excepté les petits en-
fants et quelques vieilles pour les garder — ne
soit restée dans les A'illages.
Gela durait depuis au moins vingt minutes,
et je n'espérais plus apercevoir Catherine, lors-
que tout à coup je la vis avec la tante Grédel.
La tante priait d'une voix si claire, qu'on l'en-
tendait par-dessus toutes les autres; Catherine,
elle, ne disait rien et s'avançait à petits pas, les
yeux baissés. — Ah! si j'avais pu l'appeler,
elle m'aurait peut-être entendu ; mais c'était
bien assez de ne pas aller à la procession, sans
faire encore du scandale. Tout ce que je puis
dire, et pas un ancien de Phàlsbourg ne sou-
tiendra le contraire, c'est que Catherine n'était
pas la moins jolie fille du pays et que Joseph
Bertha n'était pas à plaindre.
Enfin, depuisun bon moment, elle avaitpassé,
la procession venait de faire halte sur la place
d'Armes, devant le grand reposoir, à droite de
l'église ; M. le curé officiait, le silence s'étendait
sur toute la ville. Dans les petites ruelles , à
droite et à gauche, tout se taisait comme si on
avait pu voir le prêtre à l'autel , un grand
nombre s'agenouillaient, d'autres se reposaient
sur les marches des maisons, car la chaleur
était excessive et plusieurs étaient partis avant
le jour. Ce spectacle me touchait, je priais pour
la patrie, pour la paix, pour tout ce que je sen-
WATERLOO.
15
tais en moi ; et je me souviens que dans ce
moment même des voix s'entendaient au bas
du talus, sous la porte d'Allemagne, des voix
qui disaient d'un ton de bonne humeur :
« Allons... allons... un peu de place, mes
amis! »
La procession barrait la route, les voyageurs
se trouvaient arrêtés, et ces voix troublaient
un peu le recueillement de la înultitude. Quel-
ques personnes , devant la porte , se déran-
geaient; le suisse et le bedeau regardaient de
loin ; moi-même, par curiosité, je m'étais un
peu rapproché de la Jâmpe, sous le hangar.
Alors, cinq on six vieux soldats, tout blancs de
poussière, les épaules courbées et l'air abîmé
de fatigue, se glissèrent contre le talus, pour
gagner la ruelle de l'Arsenal , où sans doute
ils espéraient trouver le passage libre. Je crois
encore les voir avec leurs souliers usés, leurs
guêtres blanches, le vieil uniforme j-apiécé, et
le lourd shako défoncé par la pluie, le soleil
et les misères de la campagne ; ils s'avançaient
à la file, un peu sur le gazon de la rampe, pour
gêner le moins possible les gens assis en bas,
un vieux à trois chevrons, qui marchait devant
et qui ressemblait à mon pauvre sergent Pinto,
tué près du Hinterthôr, à Leipzig, m'attendri-
sait le cœur ; il avait les mêmes longues mous-
taches grisonnantes, les mêmes joues creuses
et le même air content, malgré les souffrances
et l'infortune ; il souriait, un petit paquet au
bout de son bâton, et disait tout bas: « Faites
excuse, Mesdames et Messieurs, faites excuse.»
Les autres le suivaient pas à pas.
C'étaient les premiers prisonniers que nous
rendait la convention du 23 avrU ; depuis, nous
en avons vu passer tous lesjours jusqu'en juil-
let. Ceux-là sans doute avaient doublé les
étapes pour revoir plus tôt la France.
En arrivant au bout de la ruelle, ils s'aper-
çurent que la foule allait encore bien loin du
côté de l'arsenal ; pour ne pas déranger le
monde davantage, ils entrèrent dans l'enfon-
ceinentde la poterne et s'assirent sur la marche
humide, leurs petits paquets à terre auprès
d'eux , attendant le départ de la procession ;
ils revenaient de loin , sachant à peine ce qui
s'était passé chez nous.
Malheureusement, lesBaraquins du Bois-de-
Chênes , le grand Horni , Zaphéri RoUer, Ni-
colas Cochart le cardeur, Pinacle le colporteur
— qu'on avait fait maire pour le récompenser
d'avoir montré le chemin du Falberg et du
Giaufthal aux alliés pendant le blocus — tous
ce' gueux, et d'autres encore, qui voulaient
avoir la fleur de lis — comme si la fleur de lis
avait pu les rendre meilleurs — malheureuse-
ment, toute cette mauvaise race, qui vit ^.e
fagots volés dans les bois, avait découveit de
loin la vieille cocarde tricolore au haut des
shakos, et chacun pensait : " Voici l'occasion
de montrer que nous sommes les vrais soutiens
du trône e'c de l'autel. »
Ils arrivaient en bousculant le monde. Pi-
nacle, le cou dans une grosse cravate noire, un
crêpe d'une aune à son chapeau, le col de sa
chemise à deux lignes au-dessus des oreilles,
et l'air grave comme un bandit qui veut se
donner une mine d'honnête homme. Pinacle
arriva le premier. Le vieux soldat à trois che-
vrons ayant découvert de loin ces gens qui les
menaçaient, s'était levé pour voir ce que cela
signifiait.
« Allons, ne vous pressez pas tant, disait-il...
nous n'avons pas l'habitude de nous sauver...
Voyons, qu'est-ce qu'on nous veut ? »
Mais Pinacle aurait craint de perdre une si
belle occasion de montrer son zèle pour
Louis XVIIl; au lieu de lui répondre, il abattit
son shako d'un grand soufflet, en criant :
« A bas la cocarde ! •
Naturellement, ce vétéran indigné voulut se
défendre, mais ceux des Baraques arïivaient en
masse, hommes et femmes; ils se précipitèrent
sur les soldats, les renversèrent, leur arrachè-
rent la cocarde, les épaulettes, et les foulèrent
aux pieds sans honte ni pitié. Le pauvre vieux
se releva plusieurs fois, en criant d'une voix
qui vous déchirait le cœur :
« Ah! tas de lâches!... Ah! vous êtes Fran'-
çais!... Ahl canailles!... »
Et chaque fois il recevait de nouveaux coups.
Finalement on les laissa dans ce coin, tout
pleins de sang, les habits déchirés; et M. le
commandant de la Faisanderie étant arrivé
dit qu'il fallait les conduire au violon.
Moi, si j'avais pu descendre, sans réfléchir
à Catherine, à la tante Grédel, à M. Goulden,
j'aurais été capable d'aller à leur secours , et
lesBaraquins m'auraient assommé comme eux.
Quand j'y pense aujourd'hui, cela me fait fré-
mir ; heureusement le mur de la poterne a plus
de vingt pieds, et voyant qu'on les emmenait
tout couverts de sang, voyant cette chose abo-
minable, je me mis à courir du côté de l'arse-
nal, et je rentrai chez nous tellement pâle que
le père Goulden s'écria :
« Joseph, est-ce que tu viens d'être écrasé ?
— Non, monsieur Goulden, non, lui dis-je,
mais je viens de voir quelque chose d'af-
freux. »
Et je me mis à pleurer en lui racontant ce
que j'avais vu. Il se promenait de long en
large, les mains sur le dos, et s'arrêtait de
temps eu temps pour m'écouter, les yeux bril-
lants et les lèvres serrées.
16
ROMANS NATIONAUX.
M. Pinacle et les liarariiiins. (Page lô.)
« Joseph, me disait-il, ces gens ont fait quel-
que chose ?
— Non, monsieur Goulden.
— C'est impossible... ces hommes ont dû s'at-
tirer ce traitement... Nous ne sommes pas des
sauvages, que diable ! Les Baraquins eux-mêmes
doivent avoir d'autres raisons que la cocarde. »
Il ne pouvait pas me croire ; ce n'est qu'a-
près avoir tout entendu deux fois dans les dé-
tails, qu'il finit par dire:
« Eh bien! jeté crois... Oui, puisque tout
s'est passé sous tes yeux, je te crois. Et c'est
un plus grand malheur que tu ne penses, Jo-
seph. Si cela continue, si l'on ne mot pas une
bride solide à tous ces vauriens, si les Pinacles
doivent avoir le dessus, les honnêtes gens ou-
vriront l'œil. »
Il n'en dit pas plus, car la procession étant
finie, Catherine et la tante Grédel arrivaient.
Nous dînâmes ensemble; la tante était bien
contente et Catherine aussi ; mais tout le plai-
sir que j'avais à les voir ne m'empêchait
pas de conserver quelque chose sur le cœur.
M. Goulden était tout pensif."
Enfin, à la nuit, je reconduisis Catherine et
la tante jusqu'à la Roulette, et là, nous étant
embrassés, je leur souhaitai le bonsoir. Il pou-
vait être huit heures, je rentrai tout de suite.
M. Goulden était sorti lire !a gazette à la bras-
serie de l'Homme sauvage, selon son habitude
les dimanches. Je me couchai. Vers dix heu-
res, il rentra, et, voyant encore ma chandelle
briller sur la table, il poussa la porte et me
dit :
iJtci i JI><t«>^Iii>
WATERLOO.
17
Il faisait ud beau clair du Imie. (l'âge 19.)
• li paraît que l'on fait des processions par-
tout, Joseph ; on ne voit que cela dans la ga-
zette. »
Il médit aussi que quatre- vingt mille prison-
niers allaient rentrer, et que c'était heureu.x
pour le pays.
Lo lendemain, il fallut remonter les horloges
en ville; M. Goulden, qui se faisait vieux,
m'avait chargé de ce soin, et je sortisde bonne
l'.eure. Un co\ip de vent, pendant la nuit, avait
chassé les feuilles le lonçr des murs; chacun
venait reprendre aux reposoirs, l'un ses flam-
beaux, l'autre ses vases de fleurs. Ce spectacle
me rendait triste et je pensais : « Maintenant
ils ont fait leur service funèbre, ils doivent
être contents! Pourvu que la permission ar-
rive, tout sera bien; mais si ces gens croient
nous amuser avec des cantiques, ils se trom-
pent. Du temps de l'Empereur, on partait pour
la Russie ou pour l'Espagne, c'est vrai; mais
au moins les ministres ne faisaient pas languir
la jeunesse. Je voudrais bien savoir à quoi sert
la paix, si ce n'est pas pour se marier. »
Ces idées me mettaient en colère ; j'en vou-
lais à Louis XVIII, au comte d'Artois, aux émi-
grés, à tout le monde, et je m'écriais : • Les
nobles se moquent du peuple ! »
En rentrant chez nous, je trauvai M. Goul-
.'i'j
39
18
ROMANS NATIONAUX.
den qui venait de dresser la table ; pendant le
déjeuner, je lui dis tout ce que je pensais; il
m'écoutait en souriant et disait :
t Prends garde, Joseph, prends garde! ne
te laisse pas emporter, tu m'as l'air de devenir
jacobin ! »
Il s"était levé pour ouvrir l'armoire; je le re-
gardais, pensant qu'il allait prendre une bou-
teille , lorsqu'il me tendit une grosse lettre
carrée, avec un large timbre rouge.
« Tiens, Joseph, me dit-il , voici quelque
chose que le brigadier Werner m'a chargé de
te remettre. »
En ce moment , je sentis mon cœur remuer,
et je regardai la lettre les yeux troubles.
« Allons ; ouvre donc ! • me disait le père
Goulden.
J'ouvris et j'essayai de lire, mais il me fallut
du temps, et tout à coup je m'écriai ;
• Monsieur Goulden, c'est la permission !
— Tu crois? dit-il.
— Oui , c'est la permission ! m'écriai-je les
deux mains en l'air.
— Ah ! le gueux de ministre, il n'en fait pas
d'autres, » dit M. Goulden. •
Mais je lui répondis :
« Ecvmtez, moi je ne connais rien à la poli-
tique; puisque la permission est venue, eh
bien ! le reste ne me regarde pas. •
Il riait tout haut et s'écriait :
« Ah 1 bon Joseph ! bon Joseph ! »
Je voyais bien qu'il se moquait un peu de
moi, mais cela m'était égal.
« Maintenant il faut tout de suite prévenir
Catherine et la tante Grédel, m'écriai-je dans
la joie de mon cœur; il faut bien vite envoyer
le fils Chardron.
— Hé 1 vas-y toi-même , cela vaudra mieux,
me dit cet excellent homme.
— Et le travail, monsieur Goulden ?
— Bah ! bah ! dans une occasion pareille, on
oublie le travail. Va, mon enfant, dépêche-toi.
Comment voudrais-tu travailler à cette heure ?
Tu ne vois plus clair 1 »
C'était vrai, je n'aurais rien pu faire. Je me
levai tellementcontent que j'en pleurais. J'em-
brassai même M. Goulden; puis, sans prendre
le temps de changer d'habit, je' partis en cou-
rant. Et voyez ce que fait la joie, j'avais déjà
dépassé depuis longtemps la porte d'Allema-
gne, le pont, l'avancée, l'auberge de la Rou-
lette et la poste aux chevaux sans rien voir, et
ce n'est qu'en découvrant, à deux ou trois cents
pas le village, notre cheminée et les petites
fenêtres, que je me rappelai tout comme un
rêve, et que je me remis à relire la permission
et à me répéter: « C'est vrai! oui, c'est vrai!...
Quel honneur j... Qu'est-ce qu'elles vont dire ? •
Voilà comment j'arrivai devant chez nous.
Je poussai la porte en criant :
« La permission ! »
La tante Grédel, en sabots, balayait juste-
ment la cuisine, et Catherine descendait le vieil
escalier de bois à droite, les bras nus, son mou-
choir bleu en croix autour des seins. Elle ve-
nait de chercher des copeaux dans le grenier,
et toutes deux, en me voyant et m'entendant
crier : « La permission ! » restèrent comme
saisies. Mais je répétai : « La permission ! »
Et la tante Grédel d'un seul coup se mit à le-
ver les deux mains, comme j'avais fait , en
criant :
« Vive le roi ! »
Catherine, toute pâle, s'appuyait sur la
rampe. Dans le même instant, je fus près d'elle,
et je me mis à l'embrasser tellement , qu'elle
finit par se reposer sur mon épaule en pleu-
rant comme une Madeleine, et que je la portai
pour ainsi dire en bas , pendant que la tante
sautait, tournait autour de nous et criait :
« Vive le roi I vive le miiiistre ! »
Enfin on n'avait jamais rien vu de pareil.
Notre voisin, le vieux forgeron Rupper, avec
son tablier de cuir et sa chemise débraillée,
arriva même en disant :
« Eh bien... eh bien! qu'est-ce que c'est donc,
voisine ? »
II tenait sa grosse pince et regardait en ou-
vrant ses petits yeux. Alors nous reprimes un
peu de calme, et je répondis :
« Nous avons reçu la permission pour nous
marier.
— Ah! c'est donc ça! dit-il; maintenant, je
comprends... je comprends. »
Il avait laissé la porte ouverte, et cinq ou six
voisins et voisines , Anna Schmoutz la fileuse,
Christophe Wagner le garde champêtre, Za-
phéri Gross et plusieurs autres arrivèrent aus-
sitôt; la salle était pleine de monde. Je me mis
à lire la permission tout haut. Chacun écou-
tait ; quand ce fut fini, Catherine se reprit à
pleurer et la tante dit :
1» • Ce ministre, vois-tu, Joseph, c'est le meil-
leur des hommes... S'il était ici, je l'embrasse-
rais et je l'inviterais à la noce ; il auraitla place
d'honneur avec M. Goulden. »
Ensuite les voisines étant parties pour répan-
dre la nouvelle, je me remis à faire des décla-
rations à Catherine, comme si les anciennes
n'avaient pas compté, et je lui fis aussi répéter
mille et mille fois qu'elle n'avait jamais aimé
que moi, de sorte que nous étions attendris,
et puis joyeux, et puis encore attendris,^ .et
puis encore joyeux, ainsi de suite jusqu'au
soir. La tante, qui faisait la cuisine, criait, se
parlant à elle-même : « Voilà ce qu'on peut
WATERLOO.
19
appeler un bon roi ! » Ou bien : « Si mon pau-
vre Frantz revenait sur la terre, il aurait du
bonheur en ce jour, mais on ne peut pas toul
avoir ! »
Elle disait aussi que la procession nous
avait fait du bien. Catherine et moi nous r.c
répondions rien, notre joie était trop grande.
Nous dînions, nous goûtions, nous soupious
sans rien voir et sans rien entendre; et ce
n'est que vers neuf heures du soir que je m'a-
perçus tout à coup qu'il était nuit et qu'il
fallait repartir. Alors, la tante, Catherine et
moi nous sortîmes ensemble. Il faisait un
beau clair de lune. Elles me reconduisirent
jusqu'à la Roulette , et pendant la route nous
tombâmes d'accord que le mariage aurait lieu
dans la quinzaine. Devant la ferme, sous les
vieux peupliers, la tante m'embrassa, moi
j'embrassai Catherine , ensuite je les regardai
remonter la côte jusqu'au village. Elles se
retournaient en levant la main, et je levais
aussi la mienne. EuQn, quand elles furent ren-
trées, jo me remis en route pour la ville, où
j'arrivai sur les dix heures. Jo traversai la
grande place et je rentrai chez nous.
M. Goulden veillait encore dans son lit; il
m'entendit ouvrir la porte tout doucement.
Gomme ji? venais d'allumer la lampe et que
j'allais entrer dans ma chambre , il m'appela :
« Joseph ! »
Aussitôt je m'approchai, et, me regardant
tout attendri, il me tendit les bras. Nous nous
embrassâmes, puis il me dit :
« C'est bien, mon enfant, tu es heureux et tu
le mérites., Va le coucher maintenant; demain,
nous causerons. »
Alors j'allai me coucher , mais longtemps je
ne pus dormir j à chaque instant, je me réveil-
lais en pensant : « Est-ce que c'est vrai? est-ce
que la permission est venue? » Et je m'éCriais
en moi-même : « Oui, c'est' vrai ! • Vers le ma-
tin pourtant, je finis par m'endormir. Quand
je m'éveillai, le grand jour était là; je sautai
du lit pour m'habiller; dans le même instant
M. Goulden , de la chambre voisine , me criait
tout joyeux :
« Joseph, viens donc te mettre à table !
— Ah I pardon, monsieur Goulden, luidis-je,
j'étais si content, que je n'ai presque pas pu
m'endormir.
— Oui... oui... je t'ai bien entendu, » répon-
iit-il en riant.
J'entrai dans notre atelier, où la table était
iè'yd mise.
VI
Après le bonheur d'épouser Catherine, ma
plus grande joie était de penser que j'allais
devenir un bourgeois ; car de se battre pour le
roi de Prusse, ou do travailler pour son propre
compte , cela fait une grande différence.
M. Goulden m'avait dit qu'il m'associerait à
son commerce , et je me figurais d'avance
Joseph Bertha qui conduisait sa petite femme
les dimanches à la messe, puis à la promenade,
du côté de la Roche-Plate ou de la Bonne-Fon-
taine. Cette vue me produisait un bon effet. En
attendant, j'allais tous les jours voir Catherine;
elle m'attendait dans le verger, pendant que
la tante Grédel préparait les kuchkn et les
kougelhof de la noce ; nous nous regardions des
heures entières ; elle était fraîche et riante,
elle embellissait tous les jours.
M. Goulden, en me voyant rentrer le soir
toujours plus content, me disait :
« Eh bien 1 Joseph , cela m'a l'air d'aller
mieux que du côté de Leipzig ! »
Quelquefois j'aurais voulu me remettre au
travail, mais il m'en empêchait, disant :
« Bah! les jours de bonheur sont si rares
dans la vie! Va voir Catherine, va! Plus tard,
si l'idée me prend aussi de me marier, tu tra-
vailleras pour nous deux. »
Il riait. Ahl des hommes pareils devraient
vivre cent ans. Quel bon cœur ! quel homme
juste et simple ! c'était pour nous un véritable
père; et souvent encore aujourd'hui, quand je
me le représente avec son bonnet de soie noire
tiré sur les oreilles, sa barbe grise longue de
huit jours, ses yeux plissés d'un air de bonne
humeur et le sourire' sur les lèvres, souvent,
après tant d'années, il me semble entendre
encore sa voix, et les larmes m'en viennent aux
yeux.
Mais à cette heure je dois vous raconter une
chose qui survint l'avant-veille de notre ma-
riage, et dont le souvenir ne s'eli'acera jamais
de ma mémoire. C'était le 6 juillet, les noces
devaient avoir lieu le 8 ; toute la nuit je n'avais
fait que rêver de cela. Le matin, entre six et
sept heures , je me lève ; le père Goulden tra-
vaillait déjà, les fenêtres ouvertes. Je me lavais
la figure , pensant à courir aux Quatre-Vcnts;
mais voilà qu'un coup de trompette et deux
coups de baguette de tambour retentissent sous
la porte de France, comme lorsqu'un régiment
arrive : les trompettes essayent leur en)bou-
chure , et les tambours donnent deux ou trois
20
ROMANS NATIONAUX.
petits coups pour bien s'emmancher les ba-
guettes. Rien que d'entendre cela, les cheveux
m'en dressèrent sur la tête, et je criai :
• Monsieur Goulden, c'est le 6"^!
— Eh ! oui, dit-il , depuis huit jours toute la
ville en parle, mais toi tu n'écoutes plus rien ;
c'est le bouquet de la noce, Joseph , j'ai voulu
te garder cette surprise ! »
Alors je n'écoutai plus riep, je traversai la
chambre comme le vent et je descendis d'un
trait. Notre vieux tambour-maître , Padoue,
levait déjà sa canne sous la porte sombre, les
tambours arrivaient derrière en se balançant
sur les hanches. ; et plus loin le commandant
Gémeau, à cheval, les grands plumets rouges
de nos grenadiers et les baïonnettes s'avan-
çaient lentement : c'était le 3° bataillon. La
marche commença et mon sang ne fit qu'un
tour. Du premier coup d'œil, je reconnus les
longues capotes grises que nous avions reçues
le 22 octobre 1813 sur les glacis d'Erfurt ; elles
étaient devenues toutes vertes par la pluie, la
neige et les vents. C'était pire qu'après Leipzig.
Les vieux shakos avaient des trous de balles,
le drapeau seul était neuf, dans son bel é[ui de
toile cirée, la fleur de lis au bout...
Ah! ceux qui n'ont pas fait campagne ne
sauront jamais ce que c'est de revoir son régi-
ment, d'entendre les mêmes roulements de
tambour qu'en face de l'ennemi et de se dire :
" Voici tes camarades qui reviennent battus,
humiliés, écrasés! les voilà qui penchent la
tête avec une autre cocarde. » Non, je n'ai rien
senti de pareil. Plus tard, beaucoup de ces
hommes du 6«, mes anciens officiers, mes an-
ciens sergents, sont venus s'établir à Phals-
bourg, où les vieux soldats ont toujours été
bien reçus : ce sont les Laflèche, les Carabin,
les Lavergne, les Mouyot, les Padoue, les Chazi
et bien d'autres encore. Ceux qui m'avaient
commandé à la guerre'ont été mes scieurs de
bois, mes hommes de peine, mes couvreurs,
mes charpentiers, mes maçons... Après m'avoir
donné des ordres, ils ont dû m'obéir, car moi
j'avais un bon état, j'avais un commerce; eux,
ils étaient de simples ouvriers; mais c'est égal,
en leur parlant , j'ai toujours conservé le res-
pect de mes anciens chefs, j'ai toujours pensé :
« Là-bas, à Weissenfelz, à Lutzen, à Leipzig,
ces gens forcés de se courber et de travailler
péniblement pour faire vivre leur famille,
là-bas , à l'avant-garde , ils représentaient
l'honneur et le courage de la France. » Ces
changements sont arrivés après Waterloo!...
et notre ancien porte-aigle , Faizart , a balayé
quinze ans le pont de la porte d'Allemagne. Ce
n'est pas beau... non... la patrie devrait être
pfus reconnaissante!
C'était donc le 3e bataillon, qui revenait
dans une misère qui saignait le cœur des hon-
nêles gens. Zébédé m"a raconté qu'ils étaient
partis de Versailles le 3 1 mars , après la capi-
tulation de Paris, et qu'on les avait fait marcher
de Versailles à Chartres, à Châteaudun, à Blois,
à Orléans, ainsi de suite, comme de véritables
bohémiens, pendant six semaines, sans solde
et sans équipements. Enfin, à Rouen, ils avaient
reçu Tordre de traverser toute la France pour
revenir à Phalsboiirg, et partout les proces-
sions, les services funèbres avaient excité le
peuple contre eux. Il avait fallu tout supporter!
même de bivouaquer dans les champs, lorsque
les Russes, les Autrichiens, les Prussiens et les
autres gueux vivaient tranquillement dans nos
villages.
En me racontant ces misères beaucoup plus
tard, Zébédé en pleurait de rage :
« Est-ce que la France n'est plus la France?
disait-il. Est-ce que nous n'avons pas défendu
son honneur ? »
Mais ce qui me fait encore plaisir dans mes
vieux jours, c'est la manière dont le 6' fut reçu
chez nous. On savait déjà que le 1" bataillon
arrivait aussi d'Espagne, et que les débris du
régiment et ceux du W d'infanterie légère de-
vaient former le 6= régiment de Berry ; de sorte
que toute la ville se réjouissait en pensant que
nous allions avoir deux mille hommes de gar-
nison, au lieu de quelques canonniers de ma-
rine qui ressemblaient à des vétérans. — C'était
une grande joie, tout le monde criait : « Vive
ie 6° ! » Les enfants avaient couru jusque sur
la côte de Saint-Jean à sa rencontre, et le
bataillon n'avait été reçu nulle part de cette
manière depuis 1813. Plusieurs vieux en pleu-
raient, criant dans les rangs : « Vive la France!»
Malgré cela, les officiers baissaient la tête d'un
air abattu; seulement ils faisaient signe de la
main , comme pour remercier les gens d'un si
bon accueil.
Moi, sur le pas de notre maison, je regardais
défiler ces trois ou quatre cents hommes, si
déguenillés que je ne reconnaissais plus que
notre numéro. Mais tout à coup je vis Zébédé,
— qui marchait en serre-flle, — tellement
maigre que son grand nez crochu lui sortait de
la tête comme un bec, sa vieille capote lui
pendait en franges le long du dos ; mais il avait
les galons de sergent, et ses larges épaules
osseuses, comme un brancard, lui donnaient
l'air solide. En le voyant, je fis un cri qu'on
entendit par-dessus le roulement des tam-
bours :
« Zébédé! •
Il se retourna; je lui sautai dans les bras,
pendant qu'il posait la crosse à terre au coin
WATERLOO.
21
de Fouquet. Je pleurais comme un enfant; lui
disait :
« C'est toi, Joseph? Ah! ça fait au moins;
qu'il en reste deux.
— Oui, c'est moi, lui dis-je, et je vais me ma-
rier avec Catherine; tu seras mon garçon
d'honneur. »
Nous continuâmes alors à marcher. Plus
loin, au coin de Hoùte, le vieux Fuvst atlendait "
en regardant, les yeux troubles. Ce pauvre
vieux pensait : • Maintenant mon fils pourrait
aussi revenir! » Et voyant Zébédé s'approcher
avec moi, il rentra bien vite dans la petite allée
sombre de sa maison. Sur la place , le père
Klipfel et cinq ou six autres regardaient aussi
le bataillon en ligne. Ils avaient bien reçu les
actes de décès , mais c'est égal , ils espéraient
que peut-être on avait commis des erreurs, car
leurs garçons n'aimaient pas écrire. Ils regar-
dèrent, et ensuite ils partirent pendant le rou-
lement.
On fit l'appel ; dans ce moment, le vieux fos-
soyeur arriva. Il avait toujours sa petite veste
de velours jaune et son bonnet de coton gris.
Il regarda derrière les rangs, où je causais avec
Zébédé, et Zébédé s'étant retourné, le vit;
alors il devint tout pâle. Ils se regardèrent un
instant. Je pris le fusil, et le vieux embrassa
son fils. Ils ne disaient rien et restèrent long-
temps embrassés. Après cela, comme le batail-
lon faisait par file à droite pour aller à la
caserne, Zébédé demanda la permission au
capitaine Vidal d'aller avec son père, et remit
i-on fusil au premier soldat. Nous partîmes
ensemble pour la rue des Capucins. Le père
disait :
« Tu sauras que la grand'mère est si vieille,
qu'elle ne peut plus se lever du lit; sans cela,
elle ferait aussi venue. »
Je les suivis jusque sur la porte et je dis :
« Vous viendrez dîner chez nous, père Zé-
bédé, et toi aussi.
— Je veux bien, répondit le père; oui, Jo-
seph, nous viendrons. »
Ils entrèrent alors chez eux, et je revins
prévenir M. Goulden de mon invitation, ce qui
le réjouit d'autant plus que Catherine et la
tante Grédel devaient aussi venir.
Moi, je n'avais jamais clé plus heureux qu'en
pensant que mon meilleur ami, mon amou-
reuse et tous ceux que j'aimais sefaient à la
maison ensemble.
Ce jour-là, sur les onze heures, notre grande
chambre au premier offrait un joyeux coup
d'œil : le plancher bien i:éeuré, la table ronde
au milieu , couverte d'une belle nappe à filets
rouges, et six gios couverts d'argent autour;
les serviettes pliéesen bateau dans les assiettes
élincelantes; la salière, les bouteilles cache-
tées, les gros verres à facettes, tout brillait
aTa lumière du soleil, qui s'étendait par-des-
sus les caisses de lilas rangées au bord des
fenêtres.
M. Goulden avait voulu que tout fût fait
largement, grandement et magnifiquement,
comme pour des princes et des ambassadeurs;
il avait tiré de la corbeille son argenterie, chose
tout à fait extraordinaire, et sauf le pot-au-feu,
— que j'avais surveillé moi-même, — où se trou-
vaient trois livres de bonne viande, une tête de
chou, des carottes en abondance, enfin tout ce
qu'il fallait, sauf cela, qu'on ne peut jamais
avoir aussi bcm à l'hôtel, tout le reste devait
venir de la Ville de Metz, où M. Goulden était
allé lui-même commander le dîner.
De sorte que, vers midi, nous nous regar-
dions l'un l'autre, souriant et nous frottant les
mains ; — lui dans son bel habit noisette, bien
rasé, sa grosse perruque un peu rousse à la
place du bonnet de soie noire, sa culotte mar-
ron bouclée proprement sur ses gros bas de
laine, les souliers à larges boucles aux pieds;
et moi dans mon habit bleu de ciel à la dernière
mode, la chemise fine plissée sur le devant, et
le contentement dans le cœur.
Il ne manquait plus que les convives : Ca-
therine, la tante Grédel, le fossoyeur et Zébédé.
Nous nous promenions de long en large, la
figure riante, nous disant : « Tout est bien,
tout est à sa place; maintenant il faut dresser
la soupière. » Et de temps en temps je jetais un
regard dehors, pour voir si l'on venait.
Enfin la tante Grédel et Catherine tournèrent
le coin de Fouquet, — elles rentraient de la
messe, le livre de prières sous le bras; — et
plus loin je vis le vieux fossoyeur dans son bel
habit à larges manches, l'ancien chapeau à
cornes en travers les épaules, et Zébédé, qui
avait changé de chemise et s'était fait la barbe.
Ils ai-rivaient du côté des remparts, en se don-
nant le bras d'un air grave, comme des gens
attendris, parce qu'ils sont tout à fait heu-
reux.
Alors je dis :
« Les voilà, monsieur Goulden ! »
Nous n'eûmes que le temps de verser le bouil-
lon sur le pain déjà grillé, et de poser la grande
soupière fumante au miheu de la table, ce qui
se fit heureusement. Presque aussitôt Catherine
et la tante Grédel entrèrent. Je vous laisse à
penser leur surprise en voyant cette belle table.
Nous nous étions à peine embrassés que la tante
s'écriait :
« C'est donc aujourd'hui la noce, moE-
sieur Goulden?
—Oui , madame Grédel, répondit le brtive
22
ROMANS NATIONAUX.
homme en souriant, — car les jours de cérémo-
nie il l'appelait madame Grédel, au lieu de ma
commère ou de mère Grédel, — oui, c'est la
noce des bons amis. Vous saurez que Zébédé
■vient de revenir et qu'il dîne chez nous avec le
vieux fossoyeur.
— Ab 1 dit la tante, cela me fait plaisir. »
Et Catherine, devenue toute rouge, me dit
tout bas :
« Maintenant tout est bien... Voilà ce quinous
manquait pour être tout à fait contents. »
Elle me regardait en me tenant la main. Et
comme nous attendions, quelqu'un ouvrit la
porte; le vieux Laurent, de la Ville de Melz,
avec deux hauts paniers à anses, où les plats
étaient rangés dans un bel ordre les uns au-
dessus des autres, cria de l'allée :
« Monsieur Goulden, voici le dîner.
— Cun, bon, répondit M. Goulden, arrangez-
nous cela sur la table vous-même. »
Laurent mit alors les petits radis, la fricassée
de poulet, une belle oie grasse à droite et à
gauche le bœuf, que nous avions nous-mêmes
posé dans du persil: il mit aussi un bon plaide
choucroute avec de petites saucisses, près de la
soupière, de sorte que jamais notre chambre
n'avait vu de diner pareil.
Dans le même instant nous entendîmes le
vieux fossoyeur et Zébédé nîonter ; le père
Goulden et moi nous courûmes à leur ren-
contre, et M. Goulden, embrassant Zébédé, lui
dit:
• Je suis content de te voir! Oui, je sais que
tu t'es montré bon camarade pour Joseph, au
milieu des plus grands périls. »
Ensuite il serra la main du vieux fossoyeur
en lui disant :
« Père Zébédé, je vous glorifie d'avoir un fils
pareil. »
Et comme Catherine était arrivée derrière
nous, elle dit à Zébédé :
« Je ne peux faire de plus jjrand plaisir à
Joseph qu'en vous embrassant. Vous avez voulu
le porter à Hanau, lorsque les forces vous ont
manqué... Je Vous regarde comme un frère. »
Zébédé, tout p;lle, embrassa Catherine sans
rien répondre, et nous entràme.i dans la cham-
bre en silence, Catherine, Zébédé et moi; le
père Goulden et le vieux fossoyeur derrière. La
tante Grédel arrangeait encore les plats, et
aussitôt elle s'écria :
« Soyez les bienvenus! soyez les bienvenus!
Ceux qui se sont rencontrés dans le malheur
se retrouvent dans la joie. Le Seigneur étend
ses regards sur tout le monde. »
Elle embrassa Zébédé, qui lui dit en sou-
riant :
• Toujours fraîche et bien portante, ma-
dame Grédel; c'est un plaisir de vous voirl
— Voyons, père Zébédé, mettez-vous ici, à la
tête de la table, criait M. Goulden tout réjoui ;
et toi, Zébédé, là, — que je vous aie à ma droite
et à ma gauche; — et plus loin, Joseph, en face
de Catherine, près de Zébédé ; et madame Gré-
del, à l'autre bout, pour surveiller. »
Chacun était content de sa place; Zébédé me
regardait en souriant, comme pour me dire :
• Si nous avions et; le quart d'un dîner pareil
à Hanau, nous ne serions pas tombés au bord
de la route! » Enfin la joie et le bon appétit
brillaient sur toutes les figures. Le père Goul-
den, devenu grave, enfonça la grosse poche
d'argent dans la soupière, sous les yeux des
convives ; il servit d'abord le vieux fossoyeur,
qui ne disait rien et semblait attendri de ces
honneurs ; ensuite son fils,; après cela Ca-
therine , la tante Grédel, moi et lui. Et le
dîner commença dans une sorte de recueille-
ment.
Zébédé clignait de l'œil et me regardait de
temps en temps d'un air de satisfaction. On dé-
boucha la première bouteille et l'on emplit l«s
verres. On but de ce vin ordinaire très-bon;
mais il devait en arriver de meilleur, c'est
pourquoi l'on attendit pour boire à la santé les
uns des autres. On mangea une bonne tranche
de bœuf. Le vieux fossoyeur disait :
« Voilà quelque chose de bon... c'est du bon
bœuf! »
Et comme il trouvait aussi la fricassée de
poulet très-bonne, je vis que Catherine était
une femme d'esprit, car elle dit :
• Vous saurez, monsieur Zébédé, que nous
aurions invité votre grand'mère Marguerite,
que je vais voir de temps en temps, mais elle
est trop vieille pour se lever; c'est pourquoi,
si vous le voulez bien, puisqu'elle ne peut
venir, qu'elle mange au moins un morceau
avec nous, et qu'elle boive un verre de vin à la
santé de son petiL-flls. Qu'en pensez-vous,
père Zébédé ?
—Justement, dit le vieux fossoyeur, je pen-
sais à cela. »
Le père Goulden regardait Catherine les
larmes aux yeux; comme elle se levait pour
choisir un morceau convenable, il l'embrassa,
et j'entendis qu'il l'appelait sa fille !
Elle sortit avec une bouteille et une assiette.
Pendant qu'elle était dehors, Zébédé me dit :
« Joseph, celle qui bientôt sera ta femme
mérite tous les bonheurs; ce n'est pas seule-
ment une honnête fille, ce n'est pas seulement
une femme qui mérite l'amour, elle mérite
aussi le respect, car elle a de l'esprit qui vient
du cœur. Elle a vu ce que mon père et moi
nous pensions devant ce bon dîner; elle a vu
WATERLOO.
23
qu'il nous ferait mille fois plus de plaisir si la
graud'mère en avait sa part, et voilà pourquoi
je l'aimerai toujours comme une sœur. »
En même temps, il détourna la tête et me dit
tout bas :
« Joseph, c'est dans la joie que l'on sent \e
chagrin d'être pauvre; ce n'est pas assez de
donner son sang pour la patrie, il faut qu'à
cause de cela la misère reste à la maison, et
quand on revient, il faut qu'on ait ce spec-
tacle! »
Moi, comprenant qu'il allait devenir triste,
je remplis son verre, nous Mmes, et ces pen-
sées se dissipèrent. — Catherine revint aussi,
disant que la grand'mère était très-heureuse,
qu'elle remerciait M. Goulden, que c'était un
beau jour pour elle!... enfin cela réveilla
tout le monde. Et comme le dîner continuait,
la tante Grédel, ayant entendu sonner les
vêpres, sortit; mais Catherine resta, et l'anima-
tion que vous inspire le bon vin étant venue,
on se mit à parler de la dernière campagne.
C'est alors que nous connûmes cette grand;'
marche en retraite depuis le Rhin jusque der-
rière Paris; les combats du bataillon à Bibels-
kirchen et à Sarrebruck, — où le lieutenant
Baubia avait passé la Sarre à la nai^e, pendant
qu'il gelait à pierre fendre, pour détruire quel-
ques barques encore au pouvoir de l'ennemi;
— le passage à Narbefontaine, à Courcelles, à
Metz, à Enzelvin, à Champion, à Verdun, tou-
jours en retraite; la bataille de Brienne. Il ne
restait déjà plus d'hommes, mais' le 4 février
on avait remonté le bataillon avec les restes du
5« léger, et depuis ce moment tous les jours on
était au feu : le 5, le 6 et le 7 à Méry-sur-Seine;
le 8 à Sézanne, où les soldats mouraient dans
la boue, n'ayant plus la force de s'en'retirer;
le 9 et le 10, à Mûrs, où Zébédé, le soir, s'était
enterré dans le fumier d'une ferme pour se ré-
chauffer; le 11, la terrible bataille de Marché,
où le commandant Philippe avait été blessé
d'un coup de baïonnette; le 12 et le 13, le pas-
sage à Montmirail; le 14, la bataille de Beau-
champ ; le 1 5 et le 16, la marche rétrograde sur
Montmirail, où les Prussiens étaient revenus;
les combats de la Ferté-Gauché, de Jouarre, de
Gué-;i-Train, de Neufchettes, ainsi de suite!
Quand on avait battu les Prussiens, arrivaient
les Russes; après les Russes, les Autrichiens,
les Bavarois, les Wurtembergeois, les Hessois,
les Saxons, les Badois.
J'ai souvent entendu raconter cette cam-
papne de France, mais jamais comme par Zé-
bédé. Quandll parlait, sa grande figure maigre
g-relottait, son long nez se recourbait sur se's
'juatre poils de moustaches jaunes et ses yeur'
devenaient troubles; il étendait la main "dans
sa vieille manche creuse, et ce qu'il disait on
croyait le voir :— on voyait ces grandes plaines
de la Champagne, où les villages fumaient à
droite et à gauche ; les femmes, les enfants, les
vieillards qui s'en allaient par bandes, à demi
nus, emportant l'un sa vieille paillasse, l'autre
quelques vieux meubles sur une charrette;
pendant que la neige descendait du ciel, que
le canon grondait dans le lointain, et que les
Cosaques couraient comme le vent, les batte-
ries de cuisine et même les vieilles horloges
pendues à leurs sellas, en criant: — Hour-
rah!
On voyait ces batailles furieuses, un contre
dix; les paysans désespérés qui venaient aussi
avec leurs fourches; et le soir l'Empereur,
dehors, à cheval sur une chaise, le menton au
bord du bâton sur ses mains croisées, en face
d'un petit feu, les généraux autour. C'est ainsi
qu'il dormait et qu'il rêvait ! Il devait lui passer
terriblement d'idées par la tête depuis Marengo,
Austerlitz et Wagram !
Ah ! de se battre, de souffrir la faim, le froid,
la misère, les marches.et les contre-marches,
ce n'est rien, disait Zébédé; mais d'entendre
pleurer et gémir en français des femmes et des
enfants au milieu de tous ces décombres, de
savoir qu'on ne peut pas les sauver; que plus
on tue d'ennemis, plus il en revient; qu'il faut
reculer, toujours reculer, malgré les victoires,
malgré le courage, malgré tout... voilà ce qui
vous déchire le cœur, monsieur Goulden ! •
En l'écoutant, nous nous regardions les uns
les autres; personne n'avait plus envie de
boire, et le père Goulden, sa grosse tête pen-
chée d'un air rêveur, disait tout bas :
« Oui... oui... voilà ce que coûte la gloire!
Ce n'est pas assez de perdre la liberté, de perdre
tous les droits qu'on avait gagnés avec tant de
peine ,• il faut encore être pillé, saccagé, brûlé,
haché par des bandes de Cosaques; il faut voir
ce qu'on n'avait jamais vu depuis des centaines
d'années : des tas de brigands qui vous font la
la loi! Va... va... nous t'écoutons... raconte
tout! »
Catherine, voyant notre tristesse, remplissait
les verres : '
• Allons, à la santé de M. Goulden ! à la santé
du père Zébédé ! disait-elle ; tous ces malheurs
sont passés... ils ne reviendront plus.
Et nous buvions! Et Zébédé racontait com-
ment il avait fallu renouveler encore une fois
le bataillon, sur la roule de Soissons, avec des
soldats du 16° léger; comment ils étaient arri-
vés à Meaux, où l'hôpital de la Piété répandait
la pei te, malgré l'hiver, à cause des masses de
liless( s qu'on ne pouvait pas soigner.
G'é.aiî «^jouvantable ! Mais le pire de tout.
?4
ROMANS NATIONAUX.
Ds se regard èrciU im iiistaiil. il'age'il.)
c'nst qua:id il nous raconta leur arrivée à Pa-
ris, par la barrière de Charenton : l'Impéra-
trice, le roi Joseph, le roi de Rome, les mi-
iiistresl les nouveaux princes, les nouveaux
ducs, tout ce grand monde qui se sauvait dans
des calèches du côté de Blois, abandonnant la
capitale à l'ennemi; — pendant que les pauvres
ouvriers en blouse, — qui n'avaient pourtant
rien eu de l'Empire que d'être forcés de lui
donner leurs enfants, — Fe précipitaient par
milliers autour des mairies, en demandant des
armes pour défendre l'honneur de la France,
et que la vieille garde les repoussait à la baïon-
nelle 1... — Alors le père Goulden tout à coup
s'ccria :
"C'est assez! c'est bon, Zébédé... Tiens...
laissons cela... parlons plutôt d'autre chose ! »
• Il avait pâli d'un coup. Dans le même instant
la mère Grédel étant revenue des vêpres et
nous voyant là tous muets et M. Goulden boule-
versé, demanda :
« Hé ! qu'est-ce qui se passe donc ici ?
— Nous parlions de rimpéralrice et des mi-
nistres de l'Empereur, répondit le père Goul-
den en riant d'un air étrange.
— Ah ! je ne m'étonne plus si le vin vous
tourne sur le cœur, dit-elle. Moi, chaque fois
que j'y pense et que je me regarde par hasard
dans le miroir, je vois que cela me rend toute
verte. Ah! les gueux! Heureusement ils sont
partis. »
Zébédé semblait de mauvaise humeur ;
M. Goulden s'en aperçut et s'écria :
€ C'e.st égal, la France est toujours un grand
WATERLOO.
25
Deux ioiirs après eut lieu mon mariage avec Callicrine. (Page 26.)
et glorieux pays. Si les nouveaux nobles valent
juste autant que les anciens, le peuple au
moins est ferme. On abeau faire, les bourgeois,
les ouvriers et les paysans sont ensemble; ils
ont les mêmes intérêts, ils ne lâcheront pas ce
qu'ils tiennent, et ne se laisseront pas non plus
mettre le pied sur la nuque. — Et maintenant
mes amis, allons prendre l'air. Il se fait tard;
la mère Grédel ot Catherine ont du chemin
pour retourner aux Quatre-Vents, Joseph les
accompagnera.
— Non, dit Catherine, aujourd'hui Joseph
doit rester avec son ami, nous retournerons
toutes seules.
— Eh bien! soit, Catherine a raison, dit
M. Goulden; un jour pareil, les amis doivent
tous rester ensemble. »
Nous étions sortis bras dessus bras dessous ;
la nuit venait. Sur la place d'Armes on s'em-
brassa de nouveau ; la tante et Catherine prirent
le chemin du village, et nous, après avoir fait
quelques tours sous les grands tilleuls, nous
entrâmes à la brasserie de l'Homme sauvage. On
se rafraîchit avec de la bonne bière mousseuse.
M. Gouden raconta le blocus, l'attaque de la
tuilerie de Pernette, les sorties au Bigelberg,
aux baraques d'en haut, et le bombardement.
C'est là que j'appris pour la première fois qu'il
avait été chef de pièce, et qu'il avait eu le pre-
mier l'idée de casser les fourneaux de fonte
pour faire de la mitraille. Ces histoires se pro-
longèrent jusqu'à la retraite de dix heures.
Enfin Zébédé nous quitta pour aller à la ca-
l^serne, le vieux fossoyeur retourna dans la rue
40
40
26
ROMANS NATIONAUX.
des Capucins, et nous dans notre lit, où nous
dormîmes jusqu'au lendemain huit heures.
VII
Deux jours après eut lieu mon mariage avec
Catherine, chez la tante Grédel, aux Quatre-
Vents. M. Goulden représentait mon père;
j'avais choisi Zébédé pour garçon d'honneur,
et quelques anciens camarades, restés au ba-
taillon, étaient aussi de la noce.
Le lendemain, Catherine et moi nous demeu-
rions déjà chez M. Goulden, dans les deux
petites chambres au-dessus de l'atelier.
Bien des années se sont écoulées depuis.
M. Goulden, la tante Grédel et les camarades
ont disparu de ce monde, Catherine est devenue
toute blanche; eh bienJ souvent encore, quand
je la regarde, ces temps lointains ressuscitent:
il me semble la revoir comme à vingt ans,
blonde et rose : je la vois ranger nos pots de
fleurs au bord des fenêtres en haut, je l'en-
tends chanter tout bas, je vois le soleil en face;
je crois encore descendre avec elle le petit esca-
lier un peu igide, et dire ensemble en entrant
dans l'atelier : « Bonjour, monsieur Goulden. »
Lui, se retourne en souriant, et nous répond :
« Bonjour, mes enfants, bonjour. » Il embrasse
Catherine qui se met à balayer, à cirer les
meubles, à dresser le pot-au-feu, pendant que
nous regardons le travail qu'il faudra faire
dans la journée. — Ah! le bon temps!... la belle
vie!... Quelle joie... quelle satisfaction d'être
jeune, d'avoir une femme simple, bonne, labo-
rieuse! Comme tout rit dans votre âme...
Comme on voit l'avenir s'étendre devant soi,
loin... bien loin!... On ne sera jamais vieux...
on s'aimera toujours... On conservera toujours
ceux que l'on aime... On aura toujours du cou-
rage... On ira toujours se promener le dimanche
bras dessus bras dessous, à la Bonne-Fontaine !
On s'assiéra toujours sur la mousse dans les
bois, en écoutant les abeilles et les hannetons
bourdonner autour des grands arbres pleins de
lumière... On se sourira toujours!... Quelle
existence, mon Dieu, quelle existence!
Et puis, le soir on rentrera tout doucement
au nid ; et les grandes traînées d'or qui s'éten-
dent dans le ciel, de Wéchem au bois de Mit-
telbronn, on les regardera longtemps en silence,
en se serrant la main, quand la petite cloche
de Phalsbourg commence à sonner VAnçjelus, et
que toutes celles des villages lui répondent sur
la campagne déjà sombre... au! la jeunesse...
la vie 1 ... tout est encore là devant moi, c'est la
même chose aujourd'hui qu'il y a cinquante ans,
d'autres alouettes et d'autres fauvettes nichent
au printemps, d'autres fleurs blanchissent les
grands pommiers... faut-il donc que nous
ayons changé ! faut-il que nous soyons deve-
nus vieux, comme d'autres étaient vieux de
notre temps ! — Rien que cela me ferait croire
que nous redeviendrons jeunes, que nous nous
aimerons encore, que nous retrouverons le
père Goulden, la tante Grédel et tous les autres
honnêtes gens. Autrement, ce serait trop mal-
heureux de vieillir : Dieu ne voudrait pas nous
donner ce chagrin sans espérance. Catherine
pense aussi comme moi.
Enfin nous étions tout à fait heureux, nous
voyions tout en beau ; rien ne pouvait troubler
notre bonheur.
C'était le temps où les alliés, par centaines
de mille, infanterie, cavalerie et artillerie, à
pied et à cheval, avec des feuilles de chêne sar
leurs shakos, sur leurs casques, au bout de
leurs fusils et de leurs lances, passaient au-
tour de la ville pour retourner chez eux. Ils
poussaient des cris de joie qu'on entendait
d'une lieue, comme on entend les cris des pin-
sons, des grives, des merles et des mille autres
oiseaux du ciel à la saison des faînsa, Dans un
autre temps, cela m'aurait fait de la peine,
parce que c'était le signe de notre défaite ; mais
alors je me consolais en pensant : « Qu'ils s'en
aillent, et qu'ils ne reviennent plus !» Et quand
Zébédé venait me dire que tous les jours des
officiers russes, autrichiens, prussiens, bava-
rois, traversaient la ville pour aller voir notre
commandant de place, M. de la Faisanderie, un
ancien émigré qui les comblait d'honneurs;
que tel officier du bataillon avait provoqué l'un
de ces étrangers; que tel autre officier eu
demi-solde en avait tué deux ou trois en duel,
soit à la Roulette, à V Arbre vert ou bien au Pa-
nier fleuri, — car on s'alignait 'partout, les
nôtres ne pouvaient supporter la vue des enne-
mis, partout on jetait son habit dans l'herbe,
et les brancards de l'hôpital ne faisaient
qu'aller et venir,— quand Zébédé me racontait
ces choses, ou qu'il nous disait qu'on avait mis
tant d'officiers en demi-solde, pour les rem-
placer par d'autres de Goblentz; que les sol-
dats allaient être forcés d'assister en grande
tenue à la messe; que les curés étaient tout, et
que l'épaulette n'était plus rien ! — au lieu de
me chagriner, je me disais : « Bah ! bah ! tout
cela finira par s'arranger... Pourvu que nous
conservions le repos, pourvu que nous puis-
sions travailler et vivre en paix, c'est le prin-
cipal.
Je ne pensais pas que, pour conserver la
paix, ce n'est pas assez d'être content soi-mênie,
« >lVvV>'^ '^
WATERLOO.
27
mais qu'il faut que les autres le soient aussi.
J'étais comme la tante Grédel, qui trouvait tout
très-bien depuis notre mariage. Elle venait
souvent nous voir, son panier plein d'œufs
frais, de fruits, de légumes et de gjalettes pour
notre ménage, et s'écriait :
« Hél monsieur Goulden, on n'a pas besoin
de demander si les enfants vont bien, on n'a
qu'à regarder leur mine. •
Elle me disait aussi :»
« Hél Joseph, ça fait une différence d'être
marié, n'est-ce pas, ou de se trimballer avec un
sac et un fusil du côté de Lutzen?
— Oui... oui.:, maman Grédel, je vous crois!"
lui répondais-je en riant de bon cœur. •
Alors elle s'asseyait, les mains sur ses ge-
noux et disait :
« Tout cela vient de la paix... la paix fait le
bonheur de tout le monde ! et quand on pense
qu'un tas de gueux, de va -nu-pieds osent en-
core crier contre le roi ! »
D'abordM. Goulden, qui travaillait, ne répon-
dait pas ; mais quand elle continuait, il disait :
«Allons, mère Gréde|l, un peu de calme,
que diable 1 Vous savez bien que maintenant
les opinions sont libres; nous avons deux
chambres, nous avons une constitution, chacun
peut avoir son avis.
— C'est pourtant la vérité, faisait la tante en
me regardant de côté d'un air de malice ; du
temps de l'autre, il fallait se taire, cela montre
encore une différence ! »
M. Goulden n'allait pas plus loin, car il con-
sidérait la tante comme une bonne femme
mais qui ne valait pas la peine d'être convertie.
Il souriait même quand elle ne criait pas trop
fort, et les choses se passaient ainsi sans ai-
greur, lorsqu'il arriva du nouveau.
D'abord un ordre arriva de Nancy, pour
forcer les gens de fermer les devantures de
leurs boutiques pendant l'office du dimanche ;
les juifs et les luthériens étaient forcés de fer-
mer comme les autres. Depuis ce moment ,
on ne criait plus dans les auberges, ni dans les
cabarets; tout était comme mort en ville pen-
dant la messe et les vêpres; les gens ne disaient
plus rien, on se regardait comme si on avait
eu peur.
Le dimanche où l'on ferma pour la première
fois notre devanture, comme nous dînions dans
l'ombre, le père Goulden, qui paraissait triste,
dit:
« J'avais espéré, mes enfants, que tout serait
Uni, que l'on respecterait le bon sens, et que
nous aurions le calme pour des années; je
vois malheureusemeut que ces Bourbons sont
des espèces de Dagobert... Tout cela devient
g^dve 1 »
Il n'en dit pas plus ce dimanche , et sortit
dans l'après-midi pour lire les gazettes. Tous
les gens qui savaient lire, — pendant que les
paysans étaient à la messe, — allaient lire les
journaux, après avoir fermé leur boutique.
C'est depuis ce temps que les bourgeois et les
maîtres ouvriers ont pris l'habitude de lire 1^
gazette, et même un peu plus tard ils voulurent
avoir un casino.
Je me rappelle que tout le monde parlait de
Benjamin Constant et qu'on mettait sa con-
fiance en lui. M. Goulden l'aimait beaucoup;
comme il avait pris l'habitude de sortir tous
les soirs, pour lire chez le père Colin ce qui se
passait, nous savions aussi les nouvelles. Il
nous disait : « Le duc d'Angoulême est à Bor-
deaux,— le comte d'Artois est à Marseille, —
ils promettent ceci, — ils ont dit cela. • Cathe-
rine était plus curieuse que moi, elle aimait à
entendre les nouvelles du pays , et quand
M. Goulden disait quelque chose, je voyais dans
ses yeux qu'elle lui donnait raison. — Un soir, il
nous dit :
« Le duc de Berry vient chez nous. •
Nous fûmes bien étonnés.
• Qu'est-ce qu'il vient donc faire ici, mon-
sieur Goulden? lui demanda Catherine,
— Il vient passer la revue du régiment, dit-il
en souriant. Je suis curieux de le voir ; les jour-
naux racontent qu'il ressemble à Bonaparte,
j mais qu'il a beaucoup plus d'esprit. Ce n'est pas
étonnant pour un prince légitime; s'il n'avait
pas plus d'esprit que le fils d'un paysan, ce se-
rait bien malheureux! Enfin, toi, Joseph, qui
connais l'autre, tu jugeras de la chose. »
On pense combien cette nouvelle réveilla le
pays. Depuis ce jour, on ne pensait plus qu'à
dresser des arcs de triomphe , à faire des dra-
peaux blancs; tous les villages des environs
devaient arriver sur des charrettes enguirlan-
dées.— Ou fit un arc de triomphe à Phalsbourg
et un auti-e sur la côte de Saverne. Cela se pas-
sait à la fin du mois de septembre. Tous les
jours Catherine et moi, le soir après notre sou-
per, nous allions voir avancer l'arc de triom-
phe ; il était entre l'hôtel de la Ville de Metz et
le confiseur Dilrr, sur la route. Le vieux char-
pentier Ulrich et ses garçons relevaient; c'é-
tait comme une grande porte, que l'on couvrait
de guirlandes en feuilles de chêne, et sur les
façades se déployaient des drapeaux blancs
magnifiques.
Pendant qu'on finissait cet ouvrage, Zèbédé
vint nous voir deux ou trois fois ; le prince
devait arriver par Metz ; on recevait des lettres
au régiment, des lettres qui le représentaient
comme aussi sévère que s'il avait gagné cin-
quante batailles. Mais ce qui fâchait surtout
28
ROMANS NATIONAUX.
Zébédé, c'est que le prince appelait nos anciens
ofBciers, des officiers de fortune.
Enfin il arriva le i" octobre à six heures du
soir; on tirait déjà le canon, qu'il était encore
sur la côte du GerberhofT. Il descendit à la Ville
de Metz, sans passer sous l'arc de triomphe. La
place était encombrée d'officiers en grande
tenue; de toutes les fenêtres on criait : Vive le roi!
vive le duc de Berry I comme on avait crié, du
temps de Napoléon : Vive l'Empereur !
M. Goulden, Catherine et moi, nous ne pou-
vions pas approcher, tant la place était encom-
brée de monde; nous vîmes seulement défiler
les calèches et les hussards. Un piquet, du côté
de chez nous, fermait la route.
Ce môme soir, le duc reçut le corps d'officiers ;
il daigna accepter un dîner que les officiers du
G" lui firent offrir, mais il n'invita que le co-
lonel Zaepfel. A la suite du dîner, qui se pro-
longea jusqu'à dix heures, les notables lui don-
nèrent un bal au collège. Tous les officiers,
tous les amis des Bourbons, en habit noir, cu-
lotte et bas de soie blancs, s'y rendirent avec
le prince; les demoiselles de bonne famille, en
robe blanche, s'y trouvaient en foule. Je crois
encore entendre, au milieu de la nuit, les che-
vaux du cortège passer, et les mille cris de :
Vive le roi/... vive le duc de Berry !
Toutes les fenêtres étaient illuminées; de-
vant celles du commandant de place , on
voyait un grand écusson bleu de ciel ; la cou-
ronne et les trois fleurs de hs en or brillaient
dans l'ombre. La grande salle du collège re-
tentissait de la musique du régiment. Made-
moiselle Brémer, qui possédait une très-jolie
voix, devait chanter au prince l'air de Vive
Henri IV! Mais toute la ville sut le lendemain
qu'elle avait été comme éblouie par la vue du
priuce, ce qui l'avait empêchée de dire un seul
mot, et tout le monde répétait :
« Pauvre mademoiselle Félicité ! pauvre
mademoiselle Félicité ! »
Le bal se prolongea toute la nuit. Depuis
longtemps Catherine, M. Goulden et moi nous
dormions, lorsque vers trois heures du malin,
le passage des hussards et les cris de : Vive le
duc de Berry ! nous réveillèrent. Il faut pour-
tant que les princes aient une bonne santé pour
aller à tous ces bals, à tous ces dîners qu'on
leur otfre le long de la route. Ce doit être pour
eux un bien grand ennui, surtout à la longue,
quand on les appelle :— Sa Majesté 1 Sa Di-
gnité I Son Excellence I Sa Bonté ! Sa Justice !
enfin tout ce qu'on peut inventer d'extraordi-
naire et de nouveau, pour leur faire croire
qu'on les adore et qu'on les regarde comme
des dieux. Oui, s'ils finissent par mépriser les
hommes, co n'est pas étonnant : si on nous en
faisait autant, nous finirions aussi par croire
que nous sommes des aigles.
Enfin, ce que je viens de raconter est l'exacte
vérité, et je n'ai rien dit de trop.
Le lendemain, cela recommença pour ainsi
dire avec un nouvel enthousiasme. 11 faisait
très-beau temps; mais comme le prince avait
mal dormi, comme il s'était beaucoup ennuyé
de voir ces petits bouigeois, qui voulaient imi-
ter la cour sans réussii-; comme il trouvait
aussi peut-être qu'on ne lui faisait pas encore
assez d'honneur et qu'on ne criait pas assez
Vive le roi ! vive le duc de Berry ! — car tous les
soldats gardaient le silence, — il était de très-
mau\'àise humeur.
Ce jour-là, je le vis très-bien pendaut la re-
vue qui tenait les côtés de la place; nous
étions, M. Goulden, Catherine et moi , chez le
marchand de cuir Wittman, au premier , et
pendant la bénédiction du drapeau et le Te
Dcuni à l'église, nous le vîmes aussi, car nous
avions le quatrième banc en face du chœur.
On disait bien qu'il ressemblait à Napoléon,
mais ce n'était pas vrai ; c'était un bon gros
garçon court et trapu, les joues pâles à cause
de la fatigue, et pas vif du tout, au contraire.
Pendant tout l'office, il ne faisait que bâiller
et se balancer sur les hanches lentement,
comme un pendule. Je vous dis ce que j'ai vu
moi-même , et cela montre combien les gens
sont aveugles ; ils veulent trouver des ressem-
blances parto\it.
, Pendant les revues, je me souviens aussi que
l'Empereur venait à cheval, et que d'un coup
d'ceil il découvrait si tout était en ordre ; au lieu
que le duc s'approcha des rangs à pied, et
même deux ou trois fois il fit des reproches à
de vieux soldats en les regardant du haut en
bas. Ce fut le pire. Il avait regardé Zébédé de
cette manière, et Zébédé n'a jamais pu lui par-
donner.
Voilà pour la revue. Mais une chose plus
grave, c'est la distribution des croix et des
fleurs de lis. Quand je vous dirai que tous les
maires, les adjoints, les conseillers des Bara-
ques-d'en-Haut, des Baraques du Bois-de-Chê-
nes, du Holderloch et de Hirschland reçurent
la fleur de lis, parce qu'ils étaient en tête de
leur village, avec le drapeau blanc, et que Pi-
nacle, — pour être arrivé le premier, avec la
musique du bohémien Waldteufel qui jouait :
Vive Henri IV, et cinq ou six drapeaux blancs,
plus grands que les autres, —reçut la croix
d'honneur! quand je vous dirai cela, vous
comprendrez ce que pensaient les gens raison-
nables : ce fut un véritable scandale.
Dans l'après-midi, vers quatre heures, le
prince partit pour Strasbourg, accompagna de
WATERLOO.
29
tous les royalistes du pays, à cheval les uns
sur de bons chevaux, les autres, comme Pi-
nacle, sur de vieilles rosses. On lui avait pré-
paré le dîner sur la côte de Saverne.
Une chose que tous les Phalsbourgeois de ce
temps se rappellent encore, c'est que le prince
était déjà dans sa calèche et qu'il partait lente-
ment, lorsqu'un officier émigré, la tête nue, en
uniforme, se mit à courir derrière, en criant
d'une voix lamentable qu'on entendait sur
toute la place :
« Du pain! . . . mon prince.. . du pain pour
mes enfants! »
Cela faisait rougir les gens, qui se sauvaient
de honte.
Nous étions rentrés chez nous en silence; le
père Goulden semblait rêveur, lorsque la tante
Grédel arriva.
« Eh bien ! mère Grédel, lui dit-il, vous devez
être contente ?
1— Et pourquoi?
— Pinacle est décoré. »
Elle devint toute verte et s'assit en disant au
bout d'une minute :
« Ça c'est la plus grande gueuserie qu'on
puisse voir. Mais si le prince avait su ce que
Pinacle vaut, monsieur Goulden, au lieu de lui
donner la croix, il l'aurait plutôt fait pendre.
— Voilà justement le mal, répondit M. Goul-
den; ces gens-là font beaucoup de choses pa-
reilles sans le savoir, et quand ils le sauront,
ce sera peut-être trop tard. •
VIII
C'est ainsi que Mgr le duc de Berry visita les
départements de l'Est; le bruit de ses moindres
paroles se répandit au loin ; les uns célébraient
ses grâces infinies, et les autres gardaient le
silence.
Depuis ce moment, plus d'une fois l'idée me
vint que tous ces émigrés, tous ces officiers en
demi-solde, tous ces prédicateurs avec leurs
processions et leurs expiations, finiraient par
tout bouleverser; et quelque temps après, à
l'entrée de l'hiver, nous sûmes que ce n'était
pas seulement chez nous, mais que c'était jus-
qu'au fond de l'Alsace, que les aifaires se gâ-
taient de la sorte.
Un matin que le père Goulden et moi nous
travaillions, entre onze heures et midi, rêvant
chacun à sa manière, et que Catherine dressait
la taMe, je sortis me laver les mains à la
pompe, ce que je faisais toujours avant de
dîner. Une vieille, au bas de l'escalier, s'es-
suyait les pieds sur le paillasson; elle secouait
ses jupes couvertes de boue et tenait un bâton
avec un grand chapelet qui lui pendait au
coude. Comme je la regardais du haut de la
rampe, elle se mita monter, et je reconnus
tout de suite, à ses petits yeux plissés et à sa
petite bouche' entourée de rides innombrables,
que c'était Anna-Marie, la pèlerine de Saint-
Witt.
Cette pauvre vieille nous apportait souvent
des montres à raccommoder, pour les per-
sonnes pieuses qui mettaient leur confiance
en elle; sa vue réjouissait toujours le père
Goulden.
« Hé! s'écriait-il, c'est Anna-Marie; nous al-
lons prendre une bonne prise. Et comment va
M. le curé un tel? Comment se porte M. le vi-
caire un tel? A-t-il toujours bonne mine? Et
M. Jacob de tel endroit? Et le vieux sacris-
tain Niclausse? c'est toujours lui qui sonne les
cloches à Dann, àHirschland, à Saint-Jean? Il
commence à se faire bien vieux !
— Ah ! monsieur Goulden, merci pour M. Ja-
cob ; vous savez qu'il a perdu mademoiselle
Christine la semaine dernière.
—Comment. . . comment. . . mademoiselle
Christine!. ..
— Mon Dieu, oui. . .
"—Quel malheur!... Enfin, il faut penser que
nous sommes tous mortels.
— Oui, monsieur Goulden; et puis, quand
on a la grâce de recevoir les saintes consola-
tions de l'Église. . .
— Sans doute... sans donte... c'est le princi-
pal! »
Voilà comment ils causaient, et le père Goul-
den riait intérieurement. Il savait tout ce qui
se passait dans la sacristie à six lieues autour
de la ville. De temps en temps, il me lançait
un regard malin. J'avais vu cela cent fois de-
puis mon apprentissage; mais on comprend
combien M. Goulden devait être encore plus
curieux ce jour-là d'apprendre ce qui se pas-
sait au pays.
»Hé! c'est Anna-Marie, dit-il en se levant;
depuis combien de temps on ne vous a pas
vue?
—Depuis trois mois, monsieur Goulden,
trois grands mois; j'ai fait des pèlerinages à
Saint-Witt, à Sainte-Odile, à Marienthal, à Haz-
lache ; j'avais des vœux pour tous les saints en
Alsace, en Lorraine et dans les Vosges. Enfin
me voilà presque débarrassée; il ne me reste
plus que Saint-Qpirin.
—Ah ! tant mieux, vos affaires vont bien,
cela me fait plaisir. Asseyez-vous, Anna-Marie,
reposez-vous. »
Je voyais dans ses yeux combien il était con-
30
ROMANS NATIONAUX.
tent de faire dévider son chapelet à la vieille.
Mais il parait qu'Anna-Marie avait des afïaires
ailleurs.
Ah! monsieur Goulden, dit- elle, je ne
peux pas aujourd'hui, les autres sont en
avance : la mère Evig, Gaspard Rosenkrantz et
Jacob Heilig. Il faut que j'aille encore à Saint-
Quirin ce soir; je suis seulement entrée pour
vous dire que l'horloge de Dosenheim est dé-
rangée, et qu'on vous attend pour la remettre.
— Bah ! bah I restez donc un instant.
— Non, je ne peux pas; je suis bien fâchée,
monsieur Goulden, mais il faut que je finisse
ma tournée. »
Elle avait déjà repris son paquet, et M. Goul-
den paraissait contrarié, lorsque Catherine,
posant le grand plat de choux sur la table, se
mit à dire :
« Gomment! vous voulez partir, Marie-Anne?
Vous n'y pensez pas. . . Voici déjà votre as-
siette. »
Alors elle, tournant la tête, vit la grande
soupière fumante, et les choux qui répandaient
une odeur délicieuse.
« Je suis bien pressée, dit-elle.
— Bah ! vous avez de bonnes jambes, répon-
dit Catherine en clignant de l'œil du coté de
M. Goulden.
— Ah ! pour cela, Dieu merci, les jambes
sont encore bonnes.
— Eh bien donc, asseyez-vous, reprenez un
peu de force; c'est un métier bien dur de mar-
cher toujours.
—Oui, madame Bertha, certainement; on
gagne bien les trente sous qu'on vous donne,
allez ! »
J'avançais les chaises :
• Asseyez- vous, Marie-Anne, et donnez-moi
votre bâton.
— Il faut donc que je vous écoute, dit-elle;
mais je ne m'arrêterai pas longtemps; je ne
veux prendre qu'une bouchée, ensuite je pars.
— Oui, oui, c'est entendu, Marie-Anne, on
ne vous retardera pas trop, » dit M. Goulden.
Chacun avait pris sa place. M. Goulden ser-
vait déjà, Catherine me regardait en souriant,
et je me disais:
« Les femmes sont pourtant plus fines que
nous! »
J'étais tout réjoui. — Qu'est-ce qu'un homme
peut souhaiter de mieux que d'avoir une
femme d'esprit? C'est un véritable trésor, et
j'ai vu souvent que les hommes sont heureux
en se laissant conduire par des femmes pareilles.
On pense bien qu'une fois à table, près d'un
bon poêle, — au lieu d'être dehors^ ]es pieàs
dans la boue, et de sentir la bj^^ de novembre
soufller dans ses jupes ^^ pense qu'Anna-
Marie ne songeait plus à se mettre en route.
C'était une bonne créature, qui soutenait en-
core à soixante-cinq ans deux petits enfants de
son fils, mort depuis quelques années. Et de
courir le pays à cet âge, de recevoir le vent,
la pluie et la neige sur le dos, de dormir dans
les granges et les étables sur la paille, de ne
manger les trois quarts du temps que des
pommes déterre, et pas toujours autant qu'on
en voudrait, ce n'est pas pour vous faire mé-
priser une bonne assiettée de soupe bien
chaude, un bon morceau de lard fumé, avec
de bons choux, et deux ou trois verres de vin
q;ii vous réchauffent le cœur I Non, il faut voir
les choses comme elles sont; la vie de ces pau-
vres gens est bien triste, chacun ferait bien
d'aller en pèlerinage pour son propre compte.
Enfin Anna-Marie comprenait la différence
d'être à table ou sur la route; elle mangeait
de bon appétit, et se faisait un véritable plaisir
de nous raconter ce qu'elle avait appris dans
sa dernière tournée.
« Oui, maintenant tout va bien, disait-elle;
toutes ces processions et ces expiations que
vous avez vues ne sont encore rien, il faut que
cela grandisse de jour en jour. Et vous saurez
qu'il va venir parmi nous des missionnaires,
comme dans le temps parmi les sauvages, pour
nous convertir, et qu'ils viennent de M. de
Forbin-Janson et de M. de Rauzan, parce que
la corruption du siècle est trop grande. Et l'on
va rebâtir partout les couvents; et l'on re-
mettra les barrières sur les routes, comme
avant la rébellion de vingt-cinq ans ! Et quand
les pèlerins arrivei'ont à la porte des couvents,
ils n'auront qu'à sonner, on leur ouvrira tout
de suite; le frère servant viendra leur ap-
porter des écuelles de soupe grasse, entremê-
lées de viande les jours ordinaires,- et des
écuelles de soupe maigre, avec du poisson, les
vendredis, les samedis et tout le temps du
carême. — De cette manière, la piété grandira,
tout le monde voudra se faire pèlerin. Mais les
dames rehgieuses de Bichofsheim ont dit que
les anciens pèlerins de père en fils, comme
nous, oseraient seuls aller en pèlerinage, parce
que chacun doit rester dans son état : les pay-
sans doivent être attachés à la terre , et les
seigneurs doivent ravoir leurs châteaux pour
gouverner. J'ai moi-même entendu ces choses
de mes propres oreilles,' chez les dames reli-
gieuses, qui vont aussi ravoir leurs dots, parce
qu'elles sont revenues de l'exil, et qu'il faut
leur restituer la dot pour rebâtir la chapelle;
c'est une chose très-sûre.
—Ah! Seigneur, si c'était déjà fait seu
ment, et que je puisse en profiter dans ma
vieillesse. Voilà' bien assez longtemps que js
WATERLOO.
31
jeune, et mes petites- filles aussi. Je les mè-
nerais avec moi, je leur apprendrais les prières,
et j'aurais la consolation, à ma mort, de leur
laisser un bon état. •
En l'écoutant raconter ces choses contraires
au: bon sens, nous étions encore tout émus,
parce qu'elle pleurait d'attendrissement de voir
d'avance ses petites-filles mendier à la porte
des couvents, et le frère servant leur apporter
de la soupe.
« Et vous saurez aussi, dit-elle, que M. de
Rauzan et le révérend père Tarin veulent qu'on
rebâtisse les châteaux , qu'on rende les bois,
les prés, les champs aux nobles , et qu'on re-
mette tous les étangs en eau provisoirement,
parce que les étangs sont aux révérends pères,
qui n'ont pas le temps de labourer, de semer
ni de récolter : il faut que tout vienne seul.
— Mais dites donc, Marie-Anne, ce que vous
racontez là, demandait le père Goulden, est-ce
bien sûr ? Je ne puis presque pas croire qu'un
si grand bonheur nous soit réservé.
— C'est tout à fait sûr, monsieur Goulden,
disait-elle; M. le comte d'Artois veut faire son
salut, et pour qu'il puisse faire son salut, tout
doit rentrer dans l'ordre. A Marienthal, M. le
vicaire Antoine disait encore ces choses la se-
maine dernière. Ce sont des choses, voyez-vous,
qui viennent d'en haut. Seulement, il faut un
peu de patience, il faut que le cœur des gens
s'habitue par les prédications et les expiations.
Ceux qui ne voudront pas s'habituer, comme
les juifs et les luthériens, on les forcera. Et les
jacobins... »
En parlant des jacobins, Anna-Marie regarda
tout à coup M. Goulden, et devint rouge jus-
qu'aux oreilles ; mais elle se remit , car il
souriait.
• Parmi les jacobins, dit-elle alors, il s'en
trouve quelques-uns de très-bons tout demême;
mais il faut pourtant que les pauvres vivent...
.les jacobins ont pris les biens des pauvres, ce
n'est pas beau.
— Mais où donc et quand ont-ils pris les biens
des pauvres, Marie-Anne?
— Ecoulez, monsieur Goulden, les moines et
les capucins avaient les biens des pauvres, et
les jacobins se sont tout partagé entre eux.
— Ah! je comprends, je comprends, dit le
père Goulden, les moines et les capucins avaient
votre bien , Marie-Anne ? Je n'aurais jamais
deviné cela. »
M. Goulden souriait toujours, et Marie-Anne
dit:
• Je savais bien que nous serions d'accord à
la fin.
— Oui , oui , nous sommes d'accord, » fit-il
avec bonté.
Moi j'écoutais sans rien dire, étant naturel-
lement curieux d'apprendre ce qui pouvait
nous arriver. Il était facile de voir que Marie-
.4nne nous rapportait ce qu'elle avait entendu
dans son dernier voyage.
Elle disait aussi que les miracles allaient
revenir; que saint Quirin, sainte Odile et les
autres n'avaient pas voulu faire des miracles
sous l'usurpateur; mais que maintenant les
miracles recommençaient déjà, que le petit
saint Jean noirà Kortzerolh, en voyant revenir
l'ancien prieur de l'exil, s'était mis à verser des
larmes.
« Oui, oui, je comprends, dit M. Goulden,
cela ne m'étonne pas, après les expiations et
les processions , il faut aussi que les saints
fassent des miracles; c'est tout naturel, Marie-
Anne, c'est tout naturel.
— Sans doute, monsieur Goulden ; et quand
on verra les miracles, la foi reviendra.
— C'est clair, c'est clair. »
Le dîner était alors fini ; Marie-Anne , ne
voyant plus rien venir, se souvint qu'elle était
en retard et s'écria :
• Seigneur Dieu, voici une heure qui sonne,
les autres doivent être déjà près d'Ercheviller.
Maintenant il est temps que je vous quitte. »
^lle s'était levée et prenait son bâton d'un
air affairé.
« Allons, bon voyage, Anne-Marie, lui dit
M. Goulden, et ne vous faites plus si longtemps
attendre.
— Ah ! monsieur Goulden, fit-elle à la porte,
si je ne suis pas tous les jours assise à votre
table, ce n'est pas ma faute. »
Elle riait , et dit encore en prenant son
paquet :
« Allons, au revoir; et, pour tout le bien que
vous me faites , je vais prier le bienheureux
saint Quirin de vous envoyer un bon gros gar-
çon, rose et frais comme une pomme d'api.
Voilà, madame Bertha, tout ce qu'une pauvre
vieille femme comme moi peut faire.
En entendant ces bonnes paroles, je me dis :
« Cette pauvre vieille Anne-Marie est pour-
tant une bonne âme. Justement ce qu'elle vient
de dire, c'est ce que je souhaite le plus au
monde. Que Dieu l'entende! »
J'étais attendri de ce bon souhait. Elle alors
descendait l'escalier, et lorsqu'on l'entendit
refermer la porte en bas, Catherine se mil à
rire en disant :
« Cette fois elle a bien vidé son sac.
— Oui , mes enfants , répondit M. Goulden,
qui semblait tout pensif, voilà bien ce qu'on
peut appeler l'ignorance humaine. On voudrait
croire que cette pauvre créature invente tout
cela ; malheureusement , elle ramasse tout à
32
ROMANS NATIONAUX.
« Hé! c'est Annu-Maiio, » dil-il en se levant. (Page 29.)
droite et à gauche ; c'est mot à mot ce que
pensent les émigrés, c'est ce que répètent leurs
journaux tous les jours, et ce que les prédica-
teurs prêchent ouvertement dans toutes les
églises. Louis XVIII les gène ; il a trop de bon
senspour eux ; leur véritable roi, c'est Mgr le
comte d'Artois , qui veut faire son salut; et
pour que monseigneur fasse son salut, il faut
que tout soit rétabli comme avant la rébellion
de vingt-cinq ans ; il faut que les biens natio-
naux soient rendus à leurs anciens maîtres, il
faut que la noblesse ait ses droits et privilèges
comme en 1788, et qu'elle occupe tous les
grades de l'armée ; il faut que la religion ca-
tholique, apostolique etromaine soitla seule re-
ligion de l'Etat; il faut l'observation des diman-
ches et jours de fêtes ; il faut que les hérétiques
soient chassés de toutes les places, et que les
prêtres donnent seuls l'instruction aux enfants
du peuple ; il faut que cette grande et terrible
nation, qui pendant vingt-cinq ans a porté ses
idées de liberté, d'égalité , de fraternité dans
tout l'univers, à force de bon sens et de vic-
toires — et qui n'aurait jamais été vaincue si
l'empereur n'avait pas fait alliance avec les rois
à Tilsitt ; — il faut que cette nation , qui dans
quelques années a produit autant de grands
capitaines , de grands orateurs, de grands sa-
vants et de génies de toute sorte, que ces races
nobles en deux mille ans, il faut qu'elle cède
tout, qu'elle se remette à gratter la terre, pen-
dant que les autres, qui ne sont pas un contre
mille, se gobergeront de père en fils et feront
les jolis cœurs à ses dépens 1 Ohl bien sûr
f^ris. Ju.es OjT.avdfAure, .lupriu;.; jT.
WATERLOO.
33
• C'est ce qu'on pculaiipitior uno inontni Je pr'ii.:e. » (Page 30.
qu'elle va rendre les champs , les prés , les
étangs, comme dit Anna-Marie, et qu'elle rebâ-
tira les châteaux et les couvents, cela ne peut
manquer ; pour êlre agréable à M. le comte
d'Artois et l'aider à faire son salut, c'est bien le
moins qu'elle lui doive.. Un si grand prince! »
Alors le père Goulden, joignant les mains et
regardant le plafond, se mit à dire :
• Seigneur Dieu... Seigneur Dieu... vous qui
faites faire tant de miracles au petit saint Jean
noir de Kortzeroth, si vous faisiez seulement
entrer un seul rayon de bon sens dans la tête
de monseigneur et de ses amis, je crois que ce
serait encore plus beau que les larmes du petit
saint! — Et l'autre, là-bas dans son île, avec
ses yeux clairs, c'est comme un épervier qui
fait semblant de dormir, en regardant des oies
patauger dans une mare... Seigneur Dieu, son-
gez qu'en cinq ou six coups d'aile il sera des-
sus... les oies se sauveront; mais nous autres,
nous aurons encore une fois l'Europe sur le
dos ! •
Il disait ces choses d'un air grave, et moi je
regardais Catherine, pour savoir s'il fallait rire
ou pleurer. Tout à coup il s'assit en disant :
« Allons, Joseph, tout cela n'est pas gai; mais
qu'est-ce que nous pouvons y faire? 11 est
temps de se remettre à l'ouvrage. Regarde un
peu ce qui manque à la montre de M. le curé
Jacob. »
Catherine alors levait la nappe, et chacun se
remettait au travail.
41
41
34
ROMANS NATIONAUX.
rx
L'hiver était venu ; c'était un hiver pluvieux,
mêlé de neige et de vent. Les toits , dans ce
temps , n'avaient pas encore de chéneaux, !a
pluie tombait des tuiles, et le vent la chassait
jusqu'au milieu des rues. On entendait ce cla-
potement toute la journée , pendant que le
poêle bourdonnait, que Catherine courait au-
tour de nous, surveillait le feu , levait le cou-
vercle des marmites, et quelquefois se mettait
à chanter tout bas, en s'asseyant à son rouet.
Le père Goulden et moi, nous étions alors tel-
lement habitués à cette existence, que l'ouvrage
se faisait en quelque sorte sans y penser. Nous
n'avions plus à nous inquiéter de rien; la table
était mise et le dîner servi juste sur le coup
de midi. C'était la vie de famille.
Le soir, M. Goulden sortait après le souper,
pour aller lire la gazette au café Hoffmann, son
vieux manteau bien tiré sur les épaules, et son
gros bonnet de renard enfoncé dans la nuque.
Malgré cela, souvent, le soir après dix heures,
lorsque nous étions déjà couchés, nous l'en-
tendions revenir en toussant, il avait eu les
pieds mouillés; Catherine me disait :
« Le voilà maintenant qui tousse, il se croit
toujours jeune comme à vingt ans. »
Et le matin, elle ne se gênait pas pour lui
faire des reproches.
« Monsieur Goulden, disait-elle, vous n'êtes
pas raisonnable, vous avez un gros rhume, et
vous sortez tous les soirs.
— Hé ! que veux-tu, mon enfant, maintenant
j'ai l'habitude de lire la gazette; c'est plus fort
que moi, je veux savoir ce que disent Benjamin
Constant et les autres; c'est comme une seconde
vie, et bien souvent je pense : • Ils auraient en-
core dû parler de telle chose... Si Melchior
Goulden avait été là, il aurait encore réclamé
sur tel chapitre, et cela n'aurait pas manqué
de produire un grand effet. »
Alors il riait en hochant la tête, et disait:
« Chacun croit avoir plus d'esprit et de bon
sens que les autres, mais Benjamin Constant
me fait toujours plaisir. •
Nous ne savions que répondre, car son amour
pour la gazette était trop grand. Un jour Ca-
therine lui dit :
« Monsieur Goulden , puisque maintenant
vous voulez savoir les nouvelles, ce n'est pas
iwie raison pour vous rendre malade. Vous
n'avez qu'à faire comme le vieux menuisicî"
Carabin ; il s'est entendu la semaine dernière
avec le père Hoffmann, qui lui envoie le journal
après sept heures — quand les autres l'ont déjà
lu — moyennant trois francs par mois. De cette
manière, sans se déranger, Carabin sait tout ce
que se passe, et sa femme, la vieille Bével,
aussi; ils causent entre eux de ces choses au
coin du feu, ils disputent ensemble, et voilà ce
que vous devriez faire.
— Hé ! sais-tu, Catherine, que c'est une fa-
meuse idée ! dit M. Goulden. Oui... mais trois
francs!...
— Les trois francs ne sont rien, dis-je alors,
le principal, c'est de ne pas tomber malade;
vous toussez tous les soirs comme un malheu-
reux, et cela ne peut pas continuer. »
Ces paroles, bien loin de le fâcher, le ré-
jouissaient, car il voyait que nous lui parlions
ainsi par affection, et qu'il devait nous croire.
« Eh bien ! dit-il, nous tâcherons d'arranger
les choses comme vous voulez; d'autant plus
qu'une masse d'officiers en demi-solde rem-
plissent le café du matin au soir, qu'ils se
passent les gazettes les uns aux autres, et qu'il
faut attendre quelquefois deux heures pour en
attraper îme. Oui, Catherine a raison.
Et ce jour même il alla voir le père Hoff-
mann, de sorte que Michel, l'un des garçons
du café, nous apportait la gazette tous les soirs
après sept heures , au moment de nous lever
de table. Chaque fois que nous l'entendions
monter , c'était une véritable joie pour nous,
tout le monde disait :
« Voici la gazette! »
Ou se levait; Catherine se dépêchait de lever
la nappe et de tout mettre en ordre ; je fourrais
une bonne bûche au fourneau ; M. Goulden
tirait ses besicles de l'étui, et pendant que Ca-
therine filait, que je fumais ma pipe comme un
vieux soldat, en regardant la flamme danser
dans le poêle, il nous lisait les nouvelles de
Paris. — Ce que nous avions de bonheur et de
satisfaction d'entendre Benjamin Constant et
detix ou trois autres, soutenir ce que nous
pensions nous-mêmes, ne peut pas s'imaginer.
Quelquefois M. Goulden était forcé de s'inter-
rompre pour essuyer ses lunettes, et Catherine
s'écriait aussitôt :
« Comme ces gens parlent bien ! Voilà ce qui
s'appelle des -hommes de bon sens... Oui , tout
ce qu'ils soutiennent est juste, c'est la pure
vérité. »
Chacun de nous approuvait. Le père Goulden
WATERLOO.
35
seulement pensait qu'il aurait encore fallu
parler de ceci ou de cela, mais que le reste
était bien. Il reprenait sa lecture, qui nous
menait jusqu'à dix heures, et l'on allait ensuite
se coucher en rêvant à ce qu'on venait d'en-
tendre.
Dehors, le vent soufQait comme il souffle à
Phalsbourg, les girouettes tournaient sur leur
tringle en grinçant, la pluie fouettait les murs;
et nous, bien au chaud, nous écoulions et nous
bénissions le Seigneur, jusqu'à ce que le som-
meil vînt nous faire tout oublier. — Ah! que
l'on dort bien et qu'on est heureux avec la paix
de l'âme, la force , la. santé, l'amour et le res-
pect de ce qu'on aime ! Que peut-on souhaiter
de plus dans ce monde? — Les jours, les se-
maines, les mois se passaient ainsi; nous de-
venions en quelque sorte des politiques, et
quand les ministres allaient parler, nous pen-
sions d'avance :
" Ah ! les gueux, ils veulent nous tromper...
Ah! la mauvaise espèce... on devrait tous les
chasser. »
Catherine surtout ne pouvait pas souffrir ces
gens, et quand la mère Grédel venait nous
palier, comme autrefois, de notre bon roi
Louis XVIII, nous la laissions dire par respect,
en la plaignant d'être aveugle sur les affaires
du pays.
Il faut reconnaître aussi que ces émigrés, ces
ministres et ces princes se conduisaient vis-à-
vis de nous comme de véritables insolents. Si
M. le comte d'Artois et ses fils s'étaient mis à la
tête des Vendéens et des Bretons, s'ils avaient
marché sur Paris et remporté la victoire, ils
auraient eu raison de nous dire : « Nous som-
mes vos maîtres et nous vous donnons la loi. »
Mais d'avoir été chassés d'abord , puis d'avoir
été ramenés chez nous par les Pi-ussiens et les
Russes, et de venir ensuite nous humiher, voilà
quelque chose de bien méprisable! Plus j'a-
vance en âge , plus je suis dans cette idée : —
c'était honteux.
Zébédé venait aussi de temps en temps nous
voir, et tout ce que nous lisions dans la gazette,
il le savait. C'est lui qui nous apprit le premier
que de jeunes émigrés avaient chassé le général
Vandamme de la présence du roi. Ce vieux
soldat, qui revenait des prisons de Russie , et
que toute l'armée respectait malgré son mal-
heur de Kulm, ils l'avaient conduit dehors, en
lui disant que ce n'était pas sa place. Van-
damme avait été colonel d'un régiment à Phals-
bourg, toute la ville le connaissait; on ne peut
pas se figurer l'indignation des honnêtes gens
à cette nouvelle.
C'est encore Zébédé qui nous dit qu'on fai-
sait des procès aux généraux en demi-solde, et
qu'on volait leurs lettres à la poste , pour les
faire considérer comme des traîtres. — Il nous
dit un peu plus tard qu'on allait renvoyer .les
filles des anciens officiers , qui se trouvaient à
l'école de Saint-Denis, en leur donnant une
pension de deux cents francs , — et, plus tard,
que les émigrés voulaient seuls avoir le droit
de mettre leurs fils aux écoles de Saint-Cyr et
de la Flèche, pour sortir comme officiers;
pendant que le peuple resterait soldat à cinq
centimes par jour dans les siècles des siècles !
Les gazettes racontaien* les mêmes choses,
mais Zébédé savait bien d'autres détails; les
derniers soldats savaient tout. Je ne pourrais
jamais vous représenter la figure de Zébédé,
assis derrière le fourneau, son bout de pipe
noire entre les dents, lorsqu'il nous racontait
ces misères ; son grand nez pâlissait, il avait
des tremblements aux coins de ses yeux gris-
clair, et de temps en temps il faisait semblant
de rire et murmurait :
« Ça marche !... ça marche 1...
— Et qu'est-ce que les autres soldats pensent
de tout cela? demandait le père Goulden.
— Hé ! ils pensent que ça va bien. Quand on a
donné son sang vingt ans pour la France,
quand on a dix, quinze, vingt campagnes, trois
chevrons et qu'on est criblé de blessures : d'ap-
prendre qu'on chasse vos anciens chefs, qu'on
met leurs filles dehors, et que les fils de ces
gens-là vont devenir vos officiers à perpétuité,
ça vous réjouit, père Goulden, faisait-il pen-
dant que ses joues tremblotaient jusqu'à ses
oreilles.
— Sans doute, sans doute, c'est malheureux,
disait M. Goulden ; mais la discipline est tou-
jours là ; les maréchaux obéissent aux minis-
tres, les officiers aux maréchaux, et les soldats
aux officiers.
— Vous avez raison , répondait Zébédé. Mais
voici qu'on bat le rappel. »
Il nous serrait la main et se dépêchait de
courir à la caserne.
Tout l'hiver s'écoula de la sorte ; l'indigna-
tion augmentait de jour en joui-. La ville était
pleine d'officiers en demi-solde qui n'osaient
plus rester à Paris : des lieutenants, des capi-
taines, des commandants, des colonels de tous
les régiments de cavalerie et d'infanterie; des
gens qui vivaient d'une croûte de pain et d'un
petit verre, et d'autant plus malheureux qu'ils
étaient forcés d'avoir une tenue. Qu'on se re-
présente des hommes pareils, les joues creuses,
les cheveux coupés ras, les yeux luisants, avec
leurs grosses moustaches et leurs vieilles ca-
potes d'uniforme, dont il avait fallu changer
les boutons. Qu'on se les représente qui se
promènent par trois, six, dix sur la place, la
36
ROMANS NATIONAUX.
grande canne à épée pendue à la boulonnière,
le grand chapeau à cornes en travers des
épaules, toujours bien brossés, mais tellement
râpés, tellement minables, que l'idée vous
venait tout de suite qu'ils ne mangeaient pas au
quart de leur appétit. On était pourtant forcé
de se dire : « Voilà les vainqueuis de Jem-
mapes, de Fleurus, de Zurich, de Hohenlinden,
de Marengo, d'Austerlitz, de Friediand, de Wa-
gram... Si nous sommes fiers d'être Français,
ce n'est pas le comte d'Artois, ni le duc de
Berry ou d'Angouléme qui peuvent se vanter
d'en être cause, ce sont bien ceux-ci. Et main-
tenant on les laisse dépérir, on leur refuse
jusqu'au pain , pour mettre des émigrés à leur
place. C'est une véritable abomination. » Il ne
fallait pas avoir beaucoup de bon sens , ni de
cœur, ni de justice , pour reconnaître que c'é-
tait contre nature.
Moi, je ne pouvais pas voir ces malheureux,
cela me retournait le cœur. Quand on a servi,
ce ne serait que six mois, le respect de vos
anciens chefs, de ceux qu'on a vus les premiers
au feuj vous reste toujours. J'étais honteux
pour mon pays de souffrir des indignités pa-
reilles.
Une chose que je n'oublierai jamais, c'est
qu'à la fm du mois de janvier 1815, deux de
ces officiers en demi-solde, — dont l'un grand,
sec, la tête déjà grise, connu sous le nom de
colonel Falconette, et qui semblait avoir servi
dans l'infanterie; l'autre petit, trapu, qu'on
appelait le commandant Margarot, et qui con-
servait encore les favoris des hussards, —
vinrent nous proposer d'acheter une montre
superbe. Il pouvait être dix heures du matin;
je les vois encore entrer gravement, le colonel
avec son col relevé , et l'autre la tête dans les
épaules. Leur montre était en or, à double
bassin et sonnerie, elle marquait les secondes
et se remontait tous les huit jours; je n'en
avais jamais vu d'aussi belle. Comme M. Goul-
den l'examinait, moi, tourné sur ma chaise, je
continuais à regarder ces hommes , qui parais-
saient avoir un grand besoin d'argent. Le
hussard surtout, avec sa figure brune, osseuse,
ses grandes moustaches roussâtres, ses petits
yeux bruns , ses larges épaules et ses longs
bras qui lui pendaient jusqu'aux genoux ,
m'inspirait un grand respect. Je pensais :
« Quand celui-là tenait son sabre de hussard au
bout de son bras, cela devait aller loin ; ses
petits yeux devaient briller sous ses gros sour-
cils; la parade et la riposte devaient arriver
comme un éclair. . Je me le figurais dans une
charge, à moitié caché derrière la tête de son
cheval , la pointe en avant ,. de sorte que mon
admiration s'en augmentait d'autant plus.
Je me rappelai tout à coup que le comman-
dant Margarot et le colonel Falconette avaient
tué des officiers russes et autrichiens en duel
derrière l'Arbre vert, et que toute la ville ne
parlait que d'eux quatre ou cinq mois aupara-
vant, au passage des alliés. Le grand alors,
avec son col sans chemise, quoique mince, sec
et pâle , les tempes grises et l'air froid, me pa-
rut aussi très-respectable.
J'attendais ce que le père Goulden allait dire
de leur montre. Lui ne levait pas les yeux, il
regardait avec une sorte d'admirationprofonde;
tandis que ces deux hommes attendaient d'un
air calme, mais comme dt^s gens qui souffrent
de ne plus pouvoir cacher leur gêne.
M. Goulden finit par dire : "~
« Ceci, messieurs, est un ouvrage de toute
beauté ; c'est ce qu'on peut appeler une montie
de prince .
— Sans doute, répondit le hussard, et c'est
aussi d'un prince que je l'ai reçue, après la bâ-
tai lie de Rabbe. »
Il jeta un coup d'œil à l'autre qui ne dit rien.
M. Goulden, les regardant alors, vit qu'ils
étaient dans un grand besoin; il ôta son bon-
net de soie noire et se leva lentement en disant :
« Messieurs , ne vous oflensez pas de ce que
je vais vous dire, je suis comme vous un ancien
soldat, j'ai servi la France sous la République,
et je crois que ce doit être un véritable déchi-
rement de cœur d'être forcé de vendre un objet
pareil, un objet qui nous rappelle une belle
action de notre vie et le souvenir d'un chef qui
nous est cher. »
Je n'avais jamais entendu le père Goulden
parler avec un pareil attendrissement , sa tête
chauve , courbée d'un air triste , et les yeux à
terre, comme pour ne pas voir la douleur de
ceux auxquels il parlait. Le commandant était
devenu tout rouge, ses petits yeux semblaient
troubles, ses grands doigts s'agitaient; le colo-
nel était pâle comme un mort. J'aurais voulu
m'en aller.
M. Goulden reprit :
« Cette montre vaut plus de mille francs, je
n'ai pas cette somme en main, et d'ailleurs
vous auriez sans doute un grand regret de vous
séparer d'un tel souvenir. Voici doue ce que je
vous offre : la montre restera, si vous voulez,
à ma devanture; — elle sera toujours à vous,
— et je vais vous avancer deux cents francs,
que vous me rendi-ez en venant la reprendre. »
En entendant cela, le hussard étendit ses
deux grandes mains \;giufî5 , comme pour em-
brasser le père Goulden.
« Vous êtes un bon patriote, vous! s'écria-
t-il. Cohn nousl'avait bien dit... Ah! monsieur,
je n'oublierai jamais le service que vous me
WATERLOO.
37
rendez... Celte montre... je l'ai reçue du prince
Eugène pour une action d'éclat... J'y tiens
comme à mon propre sang... Mais la misère...
— Commandant! » fit l'autre tout pâle.
Mais le hussard ne voulut pas Técouter et
s'écria en l'écartant du bras :
« Non, colonel, laissez-moi.., nous sommes
entre nous... un vieux soldat peut nous enten-
dre..- On nous affame. .. on se conduit vis-à-vis
de nous comme des Cosaques... On est trop
lâche pour nous fusiller! »
Il remplissait toute la maison de ses cris.
Moi, j'avais couru dans la cuisine avec Cathe-
rine , pour ne pas voir ce triste spectacle.
M. Goulden le modérait; nous écoutions:
« Oui, je sais tout cela, messieurs, disait-il,
je me mets dans votre position...
— Allons... Margarot... ducalmel disait le
colonel. »
Ces cris durèrent près d'un quart d'heure. A
la fm nous entendîmes M. Goulden compter
l'argent, et le hussard lui dire :
« Merci, monsieur, merci I Si jamais l'occa-
sion se présente, souvenez-vous du comman-
dant Margarot. »
En même temps la porte s'ouvrit, et ils des-
cendirent l'escalier, ce qui nous soulagea beau-
coup, Catherine et moi, car nous avions le
cœur serré. Nous rentrâmes dans la chambre.
M. Goulden, qui venait de reconduire ces offi-
ciers, remonta presque aussitôt, la tête nue. Il
était bouleversé.
« Ces malheureux ont raison, dit-il en re-
mettant son bonnet, la conduite du gouverne-
ment à leur égard est horrible ; mais ces
choses-là se payent tôt ou tard . »
Tout le reste de cette journée nous étions
tristes. M, Goulden pourtant m'expliqua les
beautés de la montre, et me dit qu'on devrait
toujours avoir de semblables modèles sous les
yeux ; ensuite nous la suspendîmes à notre
devanture.
Depuis ce moment, l'idée ne me quitta plus
que tout finirait mal, et que, même en s'arrê-
tant, les émigrés en avaient déjà trop fait.
J'entendais toujours la voix du commandant
crier dans notre chambre qu'on se conduisait
vis-à-vis de l'armée comme des Cosaques ! Le
souvenir des processions, des expiations, des
prédications sur la rébellion de vingt-cinq ans
et la restitution des biens nationaux, le réta-
blissement des couvents et le reste... tout cela
me parais.sait un terrible mélange, qui ne de-
vait rien produire de bon.
Nous en étions là quand, au commencement
du mois de mars, le bruit se répandit comme
un coup de vent que l'Empereur venait de dé-
barquer à Cannes. D'où venait ce bruit ? Per-
sonne n'a jamais pu le dire ; Phalsbourg est à
deux cents lieues de la mer : bien des plaines
et des montagnes le séparent du Midi. — Moi-
môme je me rappelle une chose extraordinaire.
Le 5 mars , en me levant, j'avais poussé la
fenêtre de notre petite chambre, qui s'ouvrait
au bord du toit; je regardais en face les vieilles
cheminées noires du boulanger Spitz, il restait
encore un peu de neige derrière ; le froid était
vif, pourtant le soleil donnait, et je pensais :
« 'Voilà ce qui s'appelle un bon temps pour la
marche ! » Je me souvenais comme nous étions
contents en Allemagne, après avoir éteint les
feux le matin au petit jour, de partir par un
temps pareil, le fusil sur l'épaule, et d'entendre
les semelles du bataillon retentir sur la terre
durcie. Et je ne sais comment, tout à coup
l'idée de l'Empereur me vint ; je le vis avec sa
capote grise, le dos rond, la tête enfoncée dans
son chapeau, qui marchait , la vieille garde
derrière lui. Catherine balayait notre petite
chambre. C'était comme un rêve par ce temps
clair et sec.
Pendant que j'étais là , nous entendîmes
qaelqu'un monter l'escalier, et Catherine en
s'arrêtant dit :
• C'est M. Goulden. »
Aussitôt je reconnus le pas de M. Goulden,
co qui me sui-prit, car il ne venait pour ainsi
dire jamais chez nous. Il ouvrit la porte et nous
dit tout bas :
« 5'es enfants , l'Empereur a débarqué le
[" mars à Cannes , près de Toulon ; il marche
sur Paris. »
Il n'en dit pas plus et s'assit pour respirer.
On pense comme noiis nous regardions l'un
l'autre ; seulement au bout d'un instant Cathe-
rine demanda :
« C'est dans la gazette, monsieurGoulden? »
— Non, fit-il, on ne sait encore rien là-bas,
ou bien on nous cache tout. Mais, au nom du
ciel, pas un mot de tout cela, nous serions ar-
rêtés! Ce matin, Zébédé, qui montait la garde
à la porte do France, est venu me prévenir
vers cinq heures; il frappait en bas, vous l'avez
sans doute entendu ?
— Non, monsieur Goulden, nous dormions.
— Eh bien! j'ai ouvert la fenêtre pour savoir
38
ROMANS NATIONAUX.
ce que c'était, et je suis descendu tirer le ver-
rou. Zébédé m'a raconté la chose comme tout
à fait sûre ; le régiment reste consigné à la ca-
serne jusqu'à nouvel ordre. Il paraît qu'on a
peur des soldats ; mais alors comment arrêter
Bonaparte? Ce ne sont pas non plus les paysans,
auxquels on veut ôter leurs biens, qu'on peut
envoyer contre lui, ni les bourgeois, qu'on
traite de jacobins. Voilà maintenant ttne bonne
occasion pour les émigrés de se montrer. Mais
surtout le plus grand silence... le plus grand
silence I... »
11 levait la main en disant cela, et nous des-
cendîmes dans l'atelier. Catherine fit un bon
feu, chacun se remit au travail comme à l'or-
dinaire.
Ce jour-là tout resta tranquille, et le lende-
main aussi. Quelques voisins, le père Réboc et
Offran vinrent bien nous voir, soi-disant pour
faire nettoyer leur montre.
« Rien de nouveau, voisin? disaient-ils.
— Mon Dieu ! répondait M. Goulden, les af-
faires sont toujours calmes. Vous ne savez rien
non plus?
— Non. •
Et l'on voyait pourtant dans leurs yeux qu'ils
savaient la grande nouvelle. Zébédé restait à
la caserne. Les ofiiciers en demi-solde remplis-
saient le café du matin au soir, mais pas un
mot encore ne transpirait : c'était trop grave.
Le troisième jour seulement, ces ofiiciers en
demi-solde, qui bouillonnaient dans leur peau,
commencèrent à perdre patience; onles voyait
aller et venir, et rien qu'à leur figure il était
facile de reconnaître leur terrible inquiétude.
S'ils avaient eu des chevaux ou seulement des
armes, je suis sûr qu'ils auraient tenté quelque
chose. Mais la gendarmerie, le vieux Chancel
en tête, allait et venait aussi; toutes les heures
on voyait un gendarme partir en estafette pour
Sarrebourg,
L'agitation augmentait; personne n'avait plus
de goût au travail. Bientôt on apprit, par des
voyageurs de commerce arrivés à la Ville de
Baie, que le Haut-Rhin- et le Jura étaient en
l'air; que des régiments de cavalerie et d'infan-
terie se suivaient à la file du côté de Besançon;
que des masses de forces se portaient à la ren-
contre de l'usurpateur, etc. Un de ces voya-
geurs, qui parlait trop, reçut l'ordre d'évacuer
la ville à la minute; le brigadier avait visité
ses papiers, heureusement ils se trouvaient en
règle.
J'ai vu depuis d'autres révolutions, mais ja-
mais une agitation pareille, surtout le 8 mars,
entre quatre et cinq heures du soir, quand
l'ordre arriva de faire partir sans retard le l*''
e't le 2' bataillon armés en guerre, pour Lons-
le-Saunier. C'est alors que l'on comprit tout le
danger, et que chacun pensa : « Ce n'est pas le
duc d'Angouléme ou le duc de Berry qu'il fau-
drait pour arrêter Bonaparte, c'est toute l'Eu-
rope. »
Enfin les ofiiciers en demi-solde respiraient;
leur mine était comme éclairée d'un coup de
soleil.
A cinq heures, le premier roulement bour-
donnait sur la place, lorsque Zébédé entra
brusquement.
« Eh bien ? lui cria le père Goulden.
— Eh bien! dit-il, les deux premiers batail-
lons partent. »
11 était pâle.
« On les envoie pour l'arrêter , dit M. Goul-
den.
— Oui, ils vont l'arrêter! » fit-il enchgnant
de l'œil.
Le roulement continuait.
n se mit à redescendre quatre à quatre. Je
le suivais. En bas, et déjà le pied sur la pre-
mière marche, il m'attii-a par le bras et me dit
à l'oreille en levant son shako :
• Regarde au fond, Joseph, la reconnais-tu? •
Je vis la vieille cocarde tricolore dans la çoifie.
« C'est la nôtre, celle-là, fit-il. Eh bien I tous
les soldats en ont autant. »
J'avais à peine eu le temps de voir, qu'il me
serrait la main et tournait, eu allongeant ie
pas, au coin de Fouquet. Je remontai, me disant
en moi-même : « Voici la débâcle qui recom-
mence, voici l'Europe qui se remet en travers;
voici la conscription, Joseph, l'abolition de
toutes les permissions, et caetera, comme on
lit dans les gazettes. Au lieu d'être tranquille,
il va falloir se remuer; au lieu d'entendre les
cloches, on entendra le canon; au lieu de par-
ler des couvents, on parlera de l'arsenal; au
lieu de sentir l'encens et les guirlandes , on
sentira la poudre. Dieu du ciel, cela ne finira
donc jamais ! Tout pouvait aller si bien sans
les missionnaires et les émigrés ! Quelle mi-
sère!... quelle misère !... Etc'est toujours nous
autres, qui travaillons et qui ne demandons
rien, c'est toujours nous qui payons... C'est
toujours pour noire bonheur qu'on fait toutes
les injustices, pendant qu'on se moque de nous
et qu'on nous traite comme de véritables bû-
ches ! »
Bien d'autres idées justes me passaient par
la tête ; mais à quoi cela me servait-il ? Je n'é-
tais pas le comte d'Artois ni le duc de Berry ; il
faut être prince, pour que les idées servent à
quelque chose et que chaque parole qu'on dit
passe pour un miracle.
Depuis ce moment jusqu'au soir , le père
Goulden ne tenait plus en place ; il avait la
■ ,H .i. ^llfMi^ -
WATERLOO.
39
même impatience que moi du temps où j'at-
tendais la permission de me marier; à chaque
instant, il regardait par la fenêtre et disait :
• Aujourd'hui, les grandes nouvelles vont
venir... les ordres sont donnés... on n'a plus
besoin de rien nous cacher. »
Et de minute en minute il s'écriait :
• Chut !... voici la malle-poste. »
Nous écoutions : c'était la charrette de Lan-
che avec ses vieilles haridelles, ou la patache
de Baptiste qui passait sur le pont.
La nuit était venue, Catherine avait mis la
nappe, lorsque, pour la vingtième fois, M. Goul-
den dit :
• Écoutez ! «
Cette fois un grondement lointain s'enten-
dait dans l'avancée. Alors, lui, sans attendre,
courut dans l'alcôve et mit sa grosse camisole
en criant :
« Joseph, arrive! »
Il descendait pour ainsi dire en roulant;
moi, rien que de le voir si pressé, l'idée d'avoir
des nouvelles me gagnait aussi et je le suivais.
— Nous arrivions à peine sur les marches de
la rue, que la malle SQrtait de la porte sombre
. avec ses deux lanternes rouges , et passait de-
vant nous comme le tonnerre. Nous courions,
mais nous n'étions pas les seuls; de tous les
côtés on entendait galoper et les gens crier :
I La voilà 1... la voilà... •
Le bureau de poste se trouvait dans la rue
des Foins, près de la porte d'Allemagne; la
malle descendait tout droit jusqu'au coin du
collège et puis elle tournait à droite. — Plus
nous courions , plus la rue fourmillait de
monde, il en sortait de toutes les portes; l'an-
cien maire , M. Parmentier, son secrétaire
Eschbach, le percepteur Cauchois et beaucoup
d'autres notables couraient aussi , se parlant
entre eux et disant :
« Voici le grand moment ! »
Lorsque nous arrivâmes au tournant de la
place d'Armes, nous vîmes le monde qui sta-
tionnait déjà devant le bureau de poste, et des
figures innombrables qui se penchaient le long
de la balustrade en fer, écoulant, s'allongeant
les uns par-dessus les autres, interrogeant le
courrier, qui ne répondait pas.
Le maître de poste, M. Pernette, ouvrit la fe-
nêtre éclairée à l'intérieur, le paquet de lettres
et de journaux vola du haut de la chaise dans
la chambre, la fenêtre se referma, et les coups
de fouet du postillon avertirent la foule de s'é-
carter.
« Les journaux 1 les journaux! »
On n'entendait que cela de tous les côtés. La
malle se remit à courir et s'engouffra sous la
porte d'Allemagne.
• Allons au café Hoffmann, me dit M. Goul-
den, dépêchons-nous, les journaux vont venir;
si nous attendons, il n'y aura plus moyen
d'entrer. »
Comme nous traversions la place, nous en-
tendions déjà courir derrière nous. Le com-
mandant Margarot disait de sa voix claire et
forte :
« Arrivez... je les tiens!...»
Tous les officiers en demi-solde le suivaient;
la lune donnait : on les voyait approcher à
grands pas. — Nous entrâmes dans le café bien
vite, et nous étions à peine assis près du grand
poêle de faïence, que tout le monde se préci-
pitait à la fois par les deux portes.
C'est la figure des officiers en demi-solde
qu'il aurait fallu voir dans ce moment 1 Leurs
grands chapeaux à cornes , défilant sous les
(juinguots, leurs mines décharnées, leurs mous-
taches pendantes, leurs yeux luisants qui re-
gardaient dans l'ombre les faisaient ressembler
à des êtres sauvages en train de rôder autour
de quelque chose; plusieurs louchaient à force
d'impatience et d'inquiétude, et je crois qu'ils
ne voyaient rien , mais que leur esprit était
ailleurs, avec Bonaparte : — cela faisait peur.
Les gens entraient, entraient toujours, telle-
ment qu'on étouffait et qu'il fallut ouvrir les
fenêtres. Dehors, la rue de la Caserne de cava-
lerie et la place de la Fontaine étaient pleines
de rumeurs.
• Nous avons bien fait de venir tout de suite, »
me dit M. Goulden en se dressant sur sa chaise,
la main sur la pjaque du grand fourneau, car
beaucoup d'autres venaient de se dresser de la
sorte.
Je suivis le même exemple, et je ne vis plus
autour de moi que des têtes attentives, les
grands chapeaux des ofQciers au milieu de la
salle, et la foulé qui s'étendait sur la place au
clair de lune. — Le tumulte redoublait. Une
voix cria ;
« Silence! »
C'était le commandant Margarot, qui venait
de monter sur une table. Derrière lui, sous la
double porte, les gendarmes Keltz et Werner
regardaient; et, de toutes les fenêtres ouvertes,
des gens se penchaient à l'intérieur. Dans le
môme instant, jusque sur la place, on répétait :
« Silence! silence! • Et le silence devint si
profond, qu'on aurait dit que pas une âme ne
se trouvait là.
Le commandant lisait la gazette. Cette voix
claire , qui prononçait chaque mot avec une
sorte de frémissement intérieur, ressemblait
au tic-tac de notre horloge dans la nuit pro-
fonde ; on devait l'entendre jusqu'au milieu
de la place d'Armes. Et cela dura longtemps,
40
ROMANS NATIONAUX.
On entendait les gens crier : « La voilà ! la voilà ! ;> t Page 39.)
parce que le commandant lisait tout, sans rien
passer. Je me souviens que la gazette com-
mençait par dire que le nommé Buonaparte,
l'ennemi du bien public, celui qui pendant
quinze ans avait tenu la France dans la servi-
tude du despotisme, s'était échappé de son lie,
et qu'il avait eu l'audace de remettre les pieds
dans un pays inondé de sang par sa faute; mais
que les troupes , fidèles au roi et fidèles à la
nation, étaient en marche pour l'arrêter; et
que, voyant cette horreur générale, Buona-
parte venait de se jeter dans les montagnes
avec la poignée de gueux qui le suivaient ; qu'il
était entouré de tous les côtés, et qu'il ne pou-
vait manquer d'être pris.
Je me souviens aussi que, selon cette gazette,
tous les maréchaux s'étaient empressés d'aller
mettre leur épêe glorieuse au service du roi,
le père du peuple et de la nation ; et que l'il-
lustre maréchal Ney, prince de la Moskowa,
lui avait baisé la main, promettant de ramener
Buonaparte à Paris mort ou vif.
Après cela venaient des mots latins que je ne
comprenais pas, et qu'on avait mis sans doute
pour les curés.
De temps en temps j'entendais derrière moi
des gens rire et se moquer du journal. Ayant
tourné la tète, je vis que c'étaient M. le pro-
fesseur Bnrguet et deux ou trois autres notables,
qu'on a pris après les Cent-Jours et qu'on a
forcés de demeurer à Bourges , parce qu'ils
avaient trop d'esprit, à ce que disait le père
Goulden. — Ce qui montre bien qu'il vaut mieux
se taire dans des occasions pareilles, lorsqu'on
rxrts. iJmi lisii^vumuit
WATERI Ou.
41
• Vive l'empereur ! • (l'âge M.)
n'a pas envie de se battre pour ou contre, car
les paroles ne font ni chaud ni froid, et ne ser-
vent qu'à nous attirer des désagréments.
Mais une chose bien plus forte, c'est vers la
fin, quand le commandant se mit à lire les or-
donnances. La première marquait le mouve-
ment des troupes, et la seconde ordonnait à
tous les Français de courir sur Buonaparte, de
l'arrêter et de le livrer mort ou vif. . . parce qu'il
s'était mis lui-même hors la loi. En ce moment,
le commandant, qui jusqu'alors s'était contenté
de rire en prononçant le nom de Buonaparte
— et dont la figure osseuse, près du quinquet,
avait eu seulement de petits frémissements,
tandis que les autres au-dessous l'écoutaient ;
— en ce moment sa figure changea, je n'ai ja-
mais rien \\i de plus terrible ; ce n'était plus
que pli sur pli, ses petits yeux brillaient comme
ceux d'un chat, ses moustaches et ses favoris
se dressaient. Il prit la gazette et se mit à la
déchirer en mille morceaux ; puis il devint tout
pâle, et se dressant, ses deux longs bras éten-
dus, il poussa un cri de : Vive l'Empereur ! d'une
voix tellement forte, que cela nous donna la
chair de poule. A peine avait-il poussé ce cri,
que tous les officiers en demi-solde levèrent
leurs grands chapeaux, les uns à la main, les
autres au bout de leurs cannes à épée, en ré-
pétant d'un seul coup : Vive VEmpereur! — On
aurait dit que le plafond allait tomber. Moi,
c'était comme si l'on m'avait versé de l'eau
froide dans le dos. « A cette heure, me dis-je
en moi-même, tout est fini... Allez rionc prê-
1 cher l'amour de la paix à des gens pareils. •
Tl.'
42
42
ROMANS NATIONAUX.
Dehors , au milieu des groupes de bourgeois,
les soldats du poste de l'Hôtel de ville répé-
taient le cri de : Vive l'Empereur! Et comme je
regardais dans un grand trouble ce que les
gendarmes allaient faire, ils se retirèrent sans
rien dire, étant aussi de vieux soldats.
Mais ce n'était pas encore fini ; au moment
où le commandant voulait descendre de sa
table, un officier cria qu'il fallait le porter en
triomphe, «t tout aussitôt les autres le prirent
par les jambes et le portèrent autour de la salle,
en repoussant le monde, et criant comme des
forcenés : Vive l'Empereur! — Lui , ses deux
longues mains velues sur leurs épaules et sa
tête au-dessus de leurs chapeaux, en se voyant
porter en triomphe par ses camarades, et les
entendant crier ce qu'il aimait le mieux, il
pleurait!... et l'on n'aurait jamais cru qu'une
figure pareille pouvait pleurer ; cela seul vous
bouleversait et vous faisait frémir. — Il ne di-
sait rien, ses yeux étaient fermés, et les larmes
coulaient au-dessous jusqu'au bout de sonnez
et le long de ses moustaches.
Je regardais, comme on peut s'imaginer,
quand le père Goulden me tira par le bras; il
était descendu de sa chaise et me disait ;
• Joseph! partons, partons... il est temps! »
Derrière nous la salle était déjà vide, tout le
monde s'était dépêché de sortir par l'allée du
brasseur Klein, dans la crainte d'être mêlé
dans une mauvaise affaire ; nous sortîmes aussi
par là.
« Ceci risque de prendre une mauvaise tour-
nure, me dit le père Goulden en traversant la
place. Demain la gendarmerie peut se mettre
en campagne... Le commandant Margarot et
les autres n'ont pas l'air de gens qui se laissent
arrêter... Les soldats du 3» bataillon se met-
tront de leur côté, s'ils n'y sont déjà... La ville
est à eux I «
Il se faisait ces réflexions à lui-même, et je
pensais comme lui. —Chez nous, dans l'atelier,
Catherine tout inquiète nous attendait. Nous
lui dîmes ce qui venait de se passer. La table
était mise, mais personne n'avait faim. Après
avoir pris un verre de vin , M. Goulden, en
ôtant ses souliers, nous répéta:
« Mes enfants, d'après ce que vous venez de
voir, l'Empereur arrivera pour sûr à Paris ;
les soldats le veulent, les paysans — qu'on a
menacé dans leurs biens — le veulent aussi ;
et les bourgeois, pourvu qu'il ait fait de bonnes
réflexions dans son lie, qu'il renonce à ses idées
de guerre et qu'il accepte les traités , ne de-
manderont pas mieux, surtout avec une bonne
Constitution qui garantisse à chacun sa liberté,
le plus grand des biens. — Souhaitons-le pour
nous et pour lui. — Et bonsoir! »
XI
Le lendemain, vendredi, jour de marché,
toute la ville n'était pleine que de la grande
nouvelle. Des quantités de paysans d'Alsace et
de Lorraine, en blouse, en veste, en tricorne,
en bonnet de coton, arrivaient à la file sur
leurs charrettes, soi-disant vendre du blé, de
l'orge ou de l'avoine, mais pour savoir ce qui
se passait. On n'entendait crier dehors que:
« Hue, Foux ! — Hue, Schimmel ! » et les voi-
tures rouler, les fouets claquer. Les femmes
n'étaient pas non plus les dernières; elles arri-
vaient de laHoupe, du Dagsberg, d'Ercheviller,
de Lutzelbourg, des Baraques, en petite jupe
relevée, leurs grands paniers sur la tête, allon-
geant le pas et se dépêchant. Tout ce monde
passait sous nos fenêtres, et M. Goulden disait:
« Comme toiit s'agite! comme tout galope !...
Ne croirait-on pas que l'esprit de l'autre est
déjà dans le pays ? On ne marche plus mainte-
nant en arrondissant la jambe, avec des cierges
à la main et des surplis sur le dos. »
Il paraissait content, ce qui prouve combien
toutes ces cérémonies l'avaient ennuyé. Enfin,
vers huit heures, il fallut pourtant se remettre
à l'ouvrage, et Catherine sortit, comme à
l'ordinaire, acheter notre beurre, nos œufs
et quelques légumes pour la semaine. A dix
heures, elle revint :
« Ah! Seigneur Dieu! dit-elle, tout est déjà
retourné. »
Elle nous raconta que les officiers en demi-
solde se promenaient avec leurs grandes cannes
à épée — le commandant Margarot au milieu
d'eux — et que sur la place, à la halle, entre
les bancs , autour des étalages , partout , les
paysans, les bourgeois, tout le monde se ser-
rait la giain, s'offrait des prises et se disait :
« Eh ! eh ! le commerce reprend. »
Elle nous dit aussi que la nuit dernière on
avait affiché des proclamations de Bonaparte à
la mairie, sur les trois portes de l'église, et
même contre les piliers de la halle ; mais que
les gendarmes les avaient arrachées de bonne
heure ; enfin, que tout se remettait en mouve-
ment. Le père Goulden s'était levé de notre
établi pour l'écouter; moi, retourné sur ma
chaise, je pensais :
« Oui, c'est bon... c'est très-bon... mais a
cette heure mon congé va bientôt finir. Puisque
tout remue, il va falloiraussiteremuer,Joseph!
Au lieu de rester ici tranquillement avec ta
femme, on va bientôt te remettre la giberne,
WATERLOO.
43
le sac, le fusil et deux paquets de cartouches
suile dos! » Et regardant Catherine, qui ne
ne songeait pas au vilain côté de la chose,
Weissenfelz, Lutzen, Leipzig me repassaient
dans l'esprit ; je devenais mélancolique.
Pendant que nous étions là tout pensifs, voilà
que la porte s'ouvre et que la tante Grédel
entre. D'abord on aurait cru qu'elle était pai-
sible.
• Bonjour, monsieur Goulden ; bonjour, mes
enfants, dit-elle en posant son panier derrière
le fourneau.
— Vous allez toujours bien , mère Grédel? lui
demanda M. Goulden.
— lié! la santé... la santé!... • fit-elle.
Je voyais déjà qu'elle serrait les dents et
qu'elle avait des plaques rouges sur les joues.
Elle fourra d'un seul coup sous son bonnet ses
cheveux, qui lui pendaient le long des oreilles,
et nous regarda l'un après l'autre av(;c ses
yeux gris, pour voir ce que nous pensions ;
ensuite elle commença d'une voix claire :
« Il parait que le gueux s'est sauvé de son
île?
— De quel gueux parlez-vous, mère Grédel?
lui demanda M. Goulden d'un ton calme.
— Hé! vous savez bien de qui je parle, fit-
elle, je parle de votre Eonaparte. •
Le père Goulden, qui voyait sa colère, s'était
remis à notre établi pour tâcher d'éviter une
digpuLe; il avait l'air de regarder dans une
montre, et moi je faisais comme lui.
• Oui, dit-elle en criant encore plus haut, le
voilà qui recommence ses mauvais coups,
quand on croyait tout fini... le voilà qui re-
vient pire qu'auparavant... Quelle peste ! »
J'entendais sa voix qui tremblait en dessous.
M. Goulden, lui, faisait semblant de continuer
son ouvrage,
« A qui la faute, mère Grédel ? dit-il sans se
retourner. Croyez- vous donc que ces proces-
sions, ces expiations, ces prédications contre
les biens nationaux et la rébellion de vingt-
cinq ans, ces menaces continuelles de rétablir
l'ancien régime, l'ordre de fermer les boutiques
pendant les offices..., etc., etc., croyez-vous
que cela pouvait continuer? Je vous le de-
mande I a-t-on jamais rien de vu de pareil de-
puis qae le monde existe, de plus capable de
soulever une nation contre ceux qui voulaient
la rayalgi';? Est-ce qu'on n'aurait pas dit que
Bonaparte lui-même soufflait à l'oreille de ces
Bourbons toutes les sottises capables de dégoû-
ter le peuple? Dites... ne fallait-il pas s'attendre
à ce qui se passe ? •
Il regardait toujours samontre avec la loupe,
pour rester paisible; moi, pendant ce discours,
l'observais la mère Grédel du coin de l'œil.
Elle avait changé deux ou trois fois de couleur,
et Catherine dans le fond, près du fourneau,
lui faisait signe de ne pas commencer un es-
clandre chez nous; mais cette femme obstinée
se moquait bien des signes.
« Vous êtes donc aussi content, vous? dit-
elle. Vous changez du jour au lendemain
comme les autres... Vous plantez là votre Ré-
publique quand ça vous convient! »
Le père Goulden,. en entendant cela, toussa
tout bas, comme si quelque chose l'avait gêné
dans la gorge, et pendant plus d'une demi-mi-
nute il eut l'air de réfléchir; latante, derrière
nous, regardait. A la fin, M. Goulden, qui s'é-
tait remis, répondit lentement :
« Vous avez tort, madame Grédel, de me
faire un pareil reproche ; si j'avais voulu chan-
ger, j'aurais commencé plus tôt. Au lieu d'être
horloger à Phalsbourg, je serais colonel ou
général tout comme un autre; mais j'ai tou-
jours été, je suis et je resterai jusqu'à la mort
pour la République et les Droits de l'homme. »
Ensuite il se retourna brusquement, et re-
gardant la tante de bas en haut, en élevant la
voix :
« Et c'est à cause de cela que j'aime encore
mieux Napoléon Bonaparte que le comte d'Ar-
tois, les émigrés, les missionnaires et les fai-
seurs de miracles, dit-il ; au moins il est forcé
de conserver quelque chose de notre Révolu-
tion, il est forcé de respecter les bitns natio-
naux, de garantir à chacun ses propriétés, ses
grades, et tout ce qu'il a gagné d'après les
nouvelles lois. Sans cela, quelle raison aurait-il
d'être empereur? S'il ne maintenait pas l'éga-
lité, quelle raison la nation aurait-elle de le
vouloir? Les autres au contraire ont tout atta-
qué... Ils veulent détruire tout ce que nous
avons fait... Voilà pourquoi j'aime mieux ce-
lui-ci, comprenez-vous?
—Hé! s'écria la mère Grédel, c'est du nou-
veau! »
Elle riait d'un air de mépris, et j'aurais tout
donné pour la voir aux Quatre-Vents.
< Dans le temps, vous parliez autrement,
s'écria-t-elle; quand l'autre rétablissait les
évêques, les archevêques et les cardinaux;
quand il se faisait couronner par le pape, avec
de l'huile sauvée de la sainte ampoule; quand
il rappelait les émigrés, quand il rendait les
châteaux et les bois aux grandes familles ; quand
il nommait des princes, des ducs, des barons
par douzaines, combien de fois ne vous ai-je
pas entendu dire que c'était abominable...
qu'il trahissait la Révolution... que vous au-
riez mieux aimé les Bourbons... qu'au moins
ceux-là ne connaissaient pas autre chose;
qu'ils étaient comme les merles, qui sifflent
i\
ROMANS NATIONAUX.
toujours le même air parce qu'ils n'en connais-
sent pas d'autre, et qu'ils croient que c'est le
le plus bel air du monde!... Au lieu que lui
sortait de la Révolution... que son père avait
eu quelques douzaines de chèvres dans les
montagnes de la Corse, et que cela devait lui
montrer dès l'enfance que les hommes sont
égaux, que le courage, le génie seul les élève !
que toutes ces vieilles guenilles, il aurait dil les
mépriser, et qu'il n'aurait dû faire la guerre
que pour défendre les nouveaux droits, les
nouvelles idées, qui sont justes, et que rien ne
pourra jamais arrêter! L'avez-vous dit, quand
vous causiez avec le père Colin, derrière, dans
notre jardin, de peur d'être arrêtés si l'on vous
entendait? N'est-ce pas cela que vous disiez
entre vous, et devant moi? •
Le père Goulden était devenu tout pâle; il
regardait à ses pieds et faisait tourner sa taba-
tière entre ses doigts, tomme lorsqu'il rêvait;
je voyais même une sorte d'attendrissement
peint sur sa ligure.
« Oui, je l'ai dit, fit-il, et je le pense encore.
Vous avez bonne mémoire, mère Grôdel. C'est
vrai, pendant dix ans, Colin et moi nous avons
été forcés de nous cacher pour dire des choses
justes, qui finiront par s'accomplir, et c'est le
despotisme d'un seul homme né parmi nous,
que nous avions élevé de notre propre sang,
qui nous a contraints à cela. Mais aujourd'hui
les choses sont changées; cet homme, auquel
on ne peut refuser le génie, a vu ses flagor-
neurs l'abandonner et le trahir; il a vu que sa
vraie racine est dans le peuple, et que, ces
grandes alliances dont il avait la faiblesse d'être
si fier ont causé sa perte. Eh bien ! il vient
nous débarrasser maintenant des autres, et
j'en suis content.
— Vous n'avez donc pas de courage vous-
même? Avez-vous donc besoin de lui? cria la
tante Grédel. Si les processions vous gênaient,
et si vous étiez ce que vous dites : — le peu-
ple 1 — pourquoi donc avez-vous besoin de
lui? »
Alors le père Goulden se mit à sourire et dit :
« Si tout le monde avait la franchise d'agir
d'après sa conscience, si bien des personnes ne
s'étaient pas mises de ces processions, les unes
par vanité, pour montrer leurs belles robes,
les autres par intérêt, pour avoir de bonnes
places ou pour obtenir des permissions, alors
vous auriez raison, madame Grédel, on n'au-
rait pas eu besoin de Bonaparte pour renverser
tout cela; on aurait vu que les trois quarts et
demi de la nation ont du bon sens, et peut-être
que le comte d'Artois lui-même aurait crié :
« Halle! » Mais, comme l'hypocrisie et l'intérêt
cachent et obscurcissent tout et font la nuit eu
plein jour, il faut malheureusement des coups
de tonnerre pareils pour voir clair. C'est vous
et tous ceux qui vous ressemblent qui êtes
la cause que les gens comme moi, qui n'ont
jamais changé d"idée, sont forcés de se réjouir
quand la lièvi'C remplace la colique. •
Le père Goulden avait fini par se lever; il se
promenait de long en large avec une grande
agitation; et comme la tante Grédel voulait
encore parler, il prit son bonnet et sortit en
disant :
« Je vous ai dit ce que je pense ; maintenant
parlez avec Joseph, qui vous donnera toujours
raison. »
Aussitôt il sortit, et la mère Grédel s'écria :
« C'est un vieux fou... il a toujours été le
même. Maintenant, toi, si tu ne t'en vas pas en
Suisse, je te préviens qu'il faudra aller Dieu
sait où. Mais nous recauserons de cela, mes
enfants; le principal, c'est que nous soyons
prévenus. Il faut attendre ce qui va se passer ;
peut-être que les gendarmes arrêteront Bona-
parte, mais s'il arrive à Paris, nous courrons
ailleurs. •
Elle nous embrassa, reprit son panier et
sortit.
Quelques instants après, le père Goulden,
étant revenu, se remit à l'ouvrage avec moi,
sans plus causer de ces choses. Nous étions
tous pensifs, et, le soir, ce qui me surprit le
plus, c'est que Catherine me dit :
• Nous écouterons toujours M. Goulden... il
a raison... Il eu sait plus que ma mère, et ne
nous donnera que de bons conseils. •
En entendant cela, je pensai :
« Elle tient avec le père Goulden, parce qu'ils
lisent la gazette ensemble. Cette gazette dit
toujours ce qui leur plaît le plus; mais cela
u'empêche pas que, s'il faut reprendre le sac et
partir, ce sera terrible, et qu'il vaudrait mieux
être en Suisse, soit à Genève, ou bien à la fa-
brique du père Rulle, de la Chaux-de-Fonds,
qu'à Leipzig ou ailleurs. »
Je ne voulais pas contrarier Catherine, mais
ses pai'oles m'ennuyaient beaucoup.
XII
Depuis ce moment la confusion était partout;
les officiers en demi-solde criaient : Vive VEm-
pereur! Le commandant de place aurait bien
donné l'ordre de les arrêter , mais le bataillon
tenait avec eux , et les gendarmes avaient l'air
de ne rien entendre. On ne travaillait plus v les
percepteurs, les contrôleurs, les droits réunis.
WATERLOO.
40
le maire, les adjoints, etc., se faisaient des
cheveux gris et ne savaient plus sur quel pied
danser. Personne n'osait se déclarer pour Bo-
naparte ni pour Louis XVIII, excepté les cou-
vreurs, les maçons, les charpentiers, les gagne-
petit, qu'on ne pouvait pas destituer, et qui
n'auraient pas mieux demandé que de voir les
autres à leur place. Ceux-là, leur hachette dans
la ceinture de cuir et le paquet d'étèles sur
l'épaule , ne se gênaient pas pour crier : A bas
les émigrés! — Ils riaient même de la débâcle,
qui grandissait à vue d'œil. Un jour la gazette
disait : « L'usurpateur est à Grenoble, — le
lendemain, — il est à Lyon, — le lendemain,
il est'à Màcon, — le lendemain, — à Auxerre; •
ainsi de suite.
M. Goulden, en lisant ces nouvelles le soir,
se faisait du bon sang.
« On voit maintenant, s'écriait-il, que les
Français sont pour la llévolution, et que le
reste ne pourra jamais tenir. Tout le monde
crie : A bas les émigrés! — Quelle leçon pour
ceux qui voient clair ! Ces Bourbons voulaient
nous rendre tous Vendéens ; ils doivent se ré-
jouir maintenant d'avoir si bien réussi. »
Mais une chose l'inquiétait encore, c'était la
grande bataille qu'on annonçait entre Ney et
Napoléon.
«Quoique Ney ait baisé la main de Louis XVIII,
disait-il, c'est toujours un vieux soldat de la
Révolution, etje ne croirai jamais qu'il se batte
contre la volonté du peuple... Non, ce n'est pas
possible; il se rappellera le vieux tonnelier de
Sarrelouis,quilui casserait la tête avec son mar-
teau, s'il vivait encore, en apprenant que Mi-
chel a trahi la nation pour faire plaisir au roi. »
Voilà ce que disait M. Goulden; mais cela
n'empêchait pas les gens d'être inquiets, quand
tout à coup la nouvelle arriva que Ney avait
suivi l'exemple de l'armée, des bourgeois, de
tous ceux qui voulaient être débarrassés des
expiations, et qu'il s'était rallié. Alors la con-
fiance fut plus grande, mais la crainte d'un
coup extraordinaire réduisait encore les hom-
mes prudents au silence.
Le 21 mars, entre cinq et six heures du soir,
M. Goulden et moi nous travaillions, la nuit
venait; dehors, une petite pluie coulait sur le
vitrage, et Catherine allumait la lampe. Théo-
dore Rœber, qui dirigeait le télégraphe, passa
ventre à terre sous nos fenêtres; il montait un
gros cheval gris çomniel^éj l'air enflait sa
blouse, tant il courâTTvite; d'une main il te-
nait son grand feutre sur sa tête, et de l'autre
il^*apait encore avec un bâton sur son cheval,
qui galopait comme le vent. M. Goulden, es-
suyant la vitre, se pencha pour mieux y voir
ei dit :
. C'est Rœber qui vient du télégraphe ; une
grande nouvelle est arrivée! »
Ses joues un peu pâles rougirent; moi, je
sentis mon cœur battre avec violence. Cathe-
rine vint poser la lampe auprès de nous, et
j'ouvris la fenêtre pour tirer le volet. Cela m'a-
vait pris quelques instants, car il fallait dé-
ranger les verres de l'établi, pour ouvrir la
fenêtre et décrocher les montres. M. Goulden
rêvait. Comme je mettais le crochet , nous en-
tendîmes battre le rappel des deux côtés de la
ville à la fois, près du bastion de Mittelbronn
et sur celui de Bigelberg; les échos des rem-
parts et ceux du vallon de la cible répondaient,
et ce bourdonnement sourd remplissait toute
la place, à l'heure où la nuit commence.
M. Goulden s'était levé :
« Les affaires sont décidées maintenant, dit-
il d'une voix qui me donna froid ; ou bien on
se bat aux environs de Paris, ou bien l'Empe-
reur est dans son vieux palais comme en 1 809. •
Catherine courait déjà chercher son manteau,
car elle voyait bien qu'il allait sortir, malgré la
pluie. Lui, tout en parlant, ses grands yeux
gris ouverts, se laissait mettre les manches
sans y faire attention ; puis il sortit, et Callie-
rine, me touchant l'épaule, car je restais là,
me dit :
" Va donc, Joseph, suis-le. »
Je descendis aussitôt. Nous arrivâmes sur la
place au moment où le bataillon débouchait de
la grande rue , au coin de la mairie, derrière
les tambours qui couraient la caisse sur l'é-
paule. Une foule de monde les suivait. Sous
les vieux tilleuls, le roulement commença; les
soldats en tumulte prirent leurs rangs , et
presque aussitôt le commandant Gémeau, qui
souffrait de ses blessures et ne sortait pas de-
puis deux mois, parut en uniforme sur les
marches de la maison Minque. Le sapeur de
planton tenait son cheval à la main, et lui
prêta l'épaule pour monter. De tous les côtés
on regardait. L'appel était commencé.
Le commandant traversa la place, les capi-
taines allèrent vivement à sa rencontre ; ils se
dirent quelques mots; ensuite le commandant
passa devant le front du bataillon, pendant
que derrière lui s'avançait un simple sergent
à trois chevrons , qui portait un drapeau dans
son étui de toile cirée.
La foule grandissait toujours. M. Gotilden et
moi nous venions de monter sur la borne, en
face de la voûte du corps de garde. Après l'ap-
pel, au bout d'un instant, le commandant tira
son épée, et donna l'ordre de former le carré.
Je vous raconte ces choses simplement ,
parce qu'elles étaient simples et terribles. On
voyait à la pâleur du commandant qu'il avait
46
ROMANS NATIONAUX.
la fièvre, et pourtant il faisait presque nuit.
Les lignes grises du carré sur la place, le com-
mandant à cheval au milieu, les officiers autour,
sous la pluie, les bourgeois écoutant, le grand
silence, les fenêtres qui s'ouvrent aux environs,
tout est encore présent à mon esprit, et voilà
qu'il s'est passé bientôt cinquante ans 1
Personne ne parlait , car chacun savait bien
qu'on allait apprendre le sort de la France.
« Portez armes!... Arme bras!... cria le ca-
pitaine Vidal.»
Après le bruit des armes, on n'entendit plus
que 11 voix du commandant, cette voix claire
que j'avais entendue de l'autre côté du Rhin, à
Lulzen et à Leipzig, celle qui nous criait:
• Serrez les rangs! • Elle me traversait jusqu'à
la moelle des os.
« Soldats, dit-il, S. M. Louis XVIII a quille
Paris !e 20 mars, et l'Empereur Napoléon a fait
son entrée dans la capitale le même jour. ■•
Une sorte de frémissement s'étendit partout,
mais cela no dura qu'une seconde , et le com-
mandant poursuivit :
« Soldais! le drapeau de la France, c'est le
drapeau d'Arcole, de Rivoli , d'Alexandrie, de
Chébreisse, des Pyramides, d'Aboukir, de Ma-
rengo, d'Austerlitz, diéna, d'Eylau, de Fried-
land, de Sommo-Sierra, de Madrid, d'Abens-
berg, d'Eckmûl, d'Essling, de Wagram, de
Smolensk, de la Moskowa, de Weissenfelz, de
Lutzen, de Bautzen, de Wurtschen, de Dresde,
de Bischofswarda, de Hanau, de Brienne, de
Saint-Dizier ,. de Champaubert , de Château-
Thierry, de Joinvilliers, de Méry-sur-Seine, de
iNiontereau, de Monlmirail...— C'est ce drapeau
que nous avons teint de notre sang... c'est
celui qui fait notre gloire. »
Le vieux sergent avait sorti le drapeau trico-
lore tout déchiré de son étui. Le commandant
le prit :
« Ce drapeau, le voilà !... vous le reconnais-
sez... c'est celui de la nation... C'est celui que
les Russes, les Prussiens, les Autrichiens, tous
ceux que nous avions épargnés cent fois, nous
ont ôté le jour de leur première victoire, parce
qu'ils en avaient peur. »
Un grand nombre de vieux soldats, en enten-
dant ces paroles, détournaient la tête pour
cacher leurs larmes ; d'autres, tout pâles, re-
gardaient avec des yeux terribles. ■
« Moi, cria le commandant en levant son
epée, je n'en connais pas d'autre. Vive la
France. . . Vive V Empereur ! »
A peine avait-il poussé ce cri, que tout écla-
tait, on ne s'entendait plus; de toutes les fenê-
tres, sur la place, dans les rues, partout des
cris de : Vive l'Empereur ! Vive la France ! par-
taient comme des coups de trompette. Les
gens et les soldats s'embrassaient; on aurait
dit que tout était sauvé , que nous avions re-
trouvé tout ce que la France avait perdu en
1814.
Il faisait presque nuit ; on s'en allait à droite,
à gauche, par trois, par six, par vingt, criant :
Vive V Empereur! quand du côté de l'hôpital un
éclaij «Duge passe dans le ciel... le canon tonne!
derrière l'arsenal l'autre lui répond, et cela
continue de seconde en seconde.
Le père Goulden et moi nous traversions la
place bras dessus bras dessous, en criant aussi :
Vive la France! Et comme, à chaque coup de
canon dans la nuit sombre, la lumière arrivait
jusque sur la place, dans un éclair nous vîmes
Catherine qui venait à notre rencontre avec la
vieille Madelon Schouler. Elle avait mis son
petit capuchon et sa bou^nte; son nez rose
était bien caché du brouillard ; elle dit en nous
voyant :
« Madeleine, les voilà! L'Empereur est le
maître, n'est-ce pas, monsieur Goulden?
— Oui, mon enfant, répondit le père Goul-
den, c'est décidé! »
Alors Catherine prit mon bras , et je ne sais
pas pourquoi je me mis à l'embrasser deux ou
trois fois en rentrant chez nous. Je sentais
peut-être d'avance qu'il faudrait partir bientôt,
et que je ne l'embrasserais plus longtemps. Le
père Goulden , devant nous avec Madelon , di-
sait :
« Ce soir , je veux boire un bon coup. Mon-
tez, Madeleine, je vous invite. •
Mais elle ne voulut pas, et nous laissa sur la
porte.
Tout ce que je puis dire, c'est que la joie du
monde était aussi grande qu'à l'arrivée de
Louis XVIII, et peut-être encore plus.
Une fois dans notre chambre et débarrassé
de son manteau, M. Goulden s'assit à table, car
le souper attendait. Catherine courut à la cave
chercher une bonne bouteille. Nous buvions et
nous riions, et le canon faisait grelotter nos
vitres. Quelquefois les gens perdent la tête,
même ceux qui n'aiment que la paix ; ces coups
de canon nous réjouissaient, nous rentrions en
quelque sorte dans nos vieilles habitudes.
M. Goulden disait :
« Le commandant Gémeau a bien parlé ;
mais il aurait pu continuer jusqu'à demain,
en commençant par Valmy, Hundschott, Wat-
tignies, Fleurus, Neuwied, Ukerath, Frœsch-
willer, Geisberg, jusqu'à Zurich et Hohenlin-
den. C'étaient aussi de grandes victoires, et
même les plus belles de toutes, puisqu'elles
sauvaient la liberté. Ils n'a parlé que des der-
nières, cela suffit pour le moment. Que les
autres arrivent... qu'ils osent remuer! la na-
I
WATERLOO.
47
tioii veut la paix; mais si les alliés commen-
cent la guerre, malheur à eux ! Maintenant on
va reparler de la liberté, de l'égalité; de la
l'raternité. Par ce moyen, toute la France se
lèvera... je vous en préviens... tous en masse
se lèveront. On fera des gardes nationales; les
vieux comme moi, les hommes mariés défen-
dront les places; les jeunes marcheront, mais
on ne dépassera pas les frontières. L'Empereur,
instruit par l'expérience, armera les ouvriers,
les paysans et les bourgeois; si les autres
viennent, quand ils seraient un million, pas
un ne sortira de chez nous. Le temps des sol-
dats est passé; les armées régulières sont
bonnes pour la conquête, mais un peuple qui
veut se défendre ne craint pas les meilleurs
soldats du monde. Nous l'avons fait voir aux
Prussiens, aux Autrichiens, aux Anglais, aux
Russes, de 1792 jusqu'en 1800; et, depuis, les
Espagnols nous l'ont fait voira nous, et même,
avant, les Américains l'avaient fait voir aux
Anglais. L'Empereur va nous parlerde libertp,
soyez en sûrs. S'il veut lancer des proclama-
tions en Allemagne, beaucoup d'Allemands
seront avec nous; on leur apromis des liberté.s
poui les faire marcher en masse contre la
France, et maintenant les souverains réunis à
Vienne se moquent bien de tenir leur promesse :
leur coup est fait... ils se partagent les gens
comme des troupeaux. Les peuples de bon
sens tiendront ensemble; de celte façon, la
paix s'établira par force. Les rois seuls ont in-
térêt cà la guerre; les peuples n'ont pas besoin
de se conquérir, pourvu qu'ils se fassent du
bien par la liberté du commerce, voilà le prin-
cipal ! »
Dans son exaltation, il voyait tout en beau.
Moi-même je trouvais ce qu'il disait tellement
naturel, que j'étais sûr que l'Empereur agirait
de cette manière. Catherine le croyait aussi.
Nous bénissions tous le Seigneur de ce qui ve-
nait d'arriver; et vers onze heures, après
avoir bien ri, bien parlé, bien crié, nous al-
lâmes nous coucher au milieu des plus belles
espérances. Alors toute la ville était illuminée,
nous avions mis aussi des lampions à nos fe-
nêtres. A chaque instant on entendait partir
des pétards, les enfants crier : Vive l'Empereur:
et les soldats sortir des auberges en chantant :
A bas les émigrés !
Cela se prolongea bien tard, et seulement
vers une heure nous dormions à la grâce de
Dieu.
XIII
La satisfaction dura bien encore cinq ou six
jours. — On renomma les anciens maires, les
adjoints, les gardes champêtres, et tous ceux
qu'on avait mis de côté quelques mois aupara-
vant. Toute la ville, jusqu'aux dames, portait
de petites cocardes tricolores, que les coutu-
rières se dépêcha4ent de festonner avec des
rubans rouges, blancs et bleus. Ceux qui dans
le temps se déchaînaient contre rOgre de Corse
n'appelaientplusLouisXVIII que le Roipanade.
Le 25 mars on chanta le Te Deum; toute la
garnison et les autorités civiles y assistèrent en
grande cérémonie.
Après le Te Deum, les autorités donnèrent
un dîner magnifique à l'état-major delà place;
le temps s'était remis, les fenêtres de la Ville
de Metz étaient ouvertes, des grappes de quin-
quets pendaient au plafond. Catherine et moi
nous étions sortis le soir pour jouir de ce spec-
tacle. On voyait les uniformes et les habits
noirs fraterniser ensemble autour des longues
tables; et jusqu'à minuit, tantôt le maire,
tantôt un adjoint, ou le nouveau commandant
de place, M. Brancion, se levaient pourboire à
la santé de l'Empereur, à la santé de ses mi-
nistres, à la santé de la France, à la santé de
la paix, à la santé de la victoire, etc., etc.
Les verres tintaient. Dehors les enfants ti-
raient des pétards ; on avait mis un mât de Co-
cagne devant l'église; des chevaux de bois
étalent arrivés de Saverne avec des joueurs
d'orgues; le collège avait congé, dans la cour
de Klein, au Bœuf, on livrait un combat de
chiens contre deux ânes ; enfin on faisait comme
on a fait en 1830, en 1848, et plus tard. C'est
toujours la même chose; les gens n'inventent
rien de nouveau pour glorifier ceux qui mon-
tent et se moquer de ceux qui descendent.
Mais il parait que l'Empereur n'avait pas de
temps à perdre en réjouissances. La gazette di-
sait bien que Sa Majesté voulait la paix, qu'elle
ne demandait rien, qu'elle était d'accord avec
son beau-père l'empereur François, que Marie-
Louise et le roi de Rome allaient revenir...
qu'on les attendait... — Oui, mais, en attendant,
l'ordre d'armer la place arrivait. Deux ans au-
paravant, Phalsbourg était à cent lieues de la
frontière, les remparts tombaient en ruine,
les fossés se comblaient, i\ ne restait plus à
l'arsenal que de vieilles patraques du temps de
Louis XIV, des fusils de remparts qu'on allu-
mait avec des mèches, et des canons tellement
48
ROMANS NATIONAUX.
i
■ Ce drapeau, levuili!... ■ , l'âge 4B.
lourds sur leurs affûts massifs, qu'il fallait des
files de chevaux pour les traîner. Les vrais
arsenaux étaient à Dresde, à Hambourg, à Er-
furt; mais alors, sans avoir remué, nous étions
à dix lieues de la Bavière rhénane, et c'est sur
nous que devait tomber la première averse
d'obus et de boulets. Aussi jour par jour on
recevait les ordres de relever les remparts, de
nettoyer les fossés, de mettre les patraques en
bon état.
Au commencement d'avril, on établit un
grand atelier à l'arsenal, pour la réparation
des armes. Il arriva des soldats du génie et des
artilleurs de Metz, pour faire les terrassemepts
à l'intérieur des bastions et les embrasures
autour. C'était un mouvement plus grand en-
core que de 1805 à 1813; et je pensai plus
d'une. fois que les grandes frontières au loin
avaient pourtant leur bon côté, puisque ceux
de l'intérieur sont préservés des coups et peu-
vent vivre en paix très-longtemps, pendant
qu'on bombarde déjà les autres.
Enfin nous éprouvions de grandes inquié-
tudes, car naturellement, lorsqu'on replante
des palissades neuves sur les glacis, qu'on met
des fascines aux demi-lunes, qu'on ajuste des
bouches_à feu dans tous les recoins des places
fortes, c'est qu'il faut aussi du monde pour
garder et manœuvrer tout cela. Plus d'une
fois, en écoutant lire ces décrets le soir, Ca-
therine et moi nous nous regardions les lèvres
serrées. Je sentais bien d'avance qu'au lieu de
rester là tranquillement à nettoyer et raccom-
moder des horloges, il me faudrait peut-être
WATERLOO.
49
|^^||,-; '■■■■
La tante GiWel. (Page 50.;
recommencer la charge en douze temps, et
cela me produisait un mauvais ellet. La tris-
tesse me gagnait de plus en plus; souvent
M. Goalden, en me voyant tout pensif, s'écriait
d'un ton joyeux :
« Allons! du courage, Joseph : tout finira
bien. »
Il voulait me remonlor le cœur, mais je.
pensais ;
• Oui, oui, vous me dites ces choses pour
m'encourager; mais, à moins d'être aveugle,
on voit bien quelle tournure cela prend. •
Tout marchait tellement vite, que les dé-
crets se suivaient comme la grêle, toujours
avec de grands mots pour les embellir. On ap-
prenait que les régiments allaient reprendre
leurs anciens numéros « illustrés dans tant de
glorieuses campagnes. » Sans avoir beaucoup
de malice, chacun comprenait bien que les
vieux numéros sans régiments allaient en
ravoir. El comme ce n'était pas encore assez,
on apprit que les cadres des 3°, des 4* et des
5' bataillons d'infanterie, des 4' et 5' esca-
drons de cavalerie, de trente bataillons du
train d'artillerie, de vingt régiments de jeune
garde, de dix bataillons d'équipages militaires,
de vingt régiments de marine, que tous ces
cadres allaient être créés, soi-disant pour don-
ner de l'emploi aux ofliciers en demi-solde de
toutes les armes de terre et de mer; mais c'é-
tait bon à dire : quand on crée des cadres, c'est
pour les remplir, et quand ils sont remplis, il
faut que les soldats partent. Oh! quand je vis
cela, ma confiance fut perdue. El l'on répétait
4,1
43
50
ROMANS NATIONAUX.
toujours : « La paix! la paix! la paix!... Nous
acceptons le traité de Paris... Les rois et les
empereurs réunis à Vienne s'entendent avec
nous... Marie-Louise et le roi de Rome sont en
route. » Plus on répétait ces nouvelles, plus
ma défiance augmentait. M. Goulden avait
beau me dire :
« Il a pris Garnot! Carnot est un bon pa-
triote!... Carnot l'empêchera de faire la
guerre!.-.. Ou, si nous sommes forcés de faire
la guerre, il lui montrera que c'est chez nous
qu'il faut attendre l'ennemi... qu'il faut sou-
lever la nation... déclarer la patrie en dan-
ger... etc. •
Il avait beau me dire des choses pareilles,
je m'écriais toujours en moi-même : • Tous
ces cadres ne sont pas pour rien... ces cadres
seront remplis... c'est sûr!... »
On apprit aussi que dix mille soldats d'élite
alk/ent entrer dans la garde, et que rarlillerie
légère était réorganisée. L'artillerie légère suit
les armées, chacun sait cela. Pour rester der-
rière les remparts et se défendre chez soi,
l'artillerie légère est inutile. Cette idée me vint
tout de suite , et même, le soir, je ne pus m'em-
pêcher de le dire à Catherine; j'avais toujours
eu soin de lui cacher mes craintes, mais cette
fois c'était trop fort. Elle ne répondit pas, ce
qui montre bien qu'elle avait du bon sens, et
qu'elle pensait comme moi.
Toutes ces choses m'ôtaient beaucoup de
mon enthousiasme pour l'Empereur; quelque-
fois en travaillant je me disais :
• J'aimerais pourtant mieux voir de ma fe-
nêtre les processions que d'aller me battre
contre des gens que je ne connais pas! Au
moins cette vue ne me coûterait ni bras ni
jambe, et si cela m'ennuyait trop, je pourrais
aller faire un tour aux Quatre-Vents. •
Mon chagrin s'augmentait d'autant plus
que, depuis sa dispute avec M. Goulden, la
tante Grédel ne venait plus nous voir. C'était
une femme obstinée; elle n'écoutait pas la rai-
son, et gardait rancune aux gens durant des
années et des années. C'était pourtant notre
mère et nous devions lui céder; elle ne vou-
lait que notre bien. Mais comment faire pour
nous accorder avec elle et M. Goulden? Voilà
ce qui nous embarrassait ; car si nous devions
noire amour à la tante Grédel, nous devions
aussi le plus grand respect à celui qui nous
considérait comme ses propres enfants, et nous
comblait chaque jour de ses bienfaits.
Ces pensées nous rendaient bien tristes, et
j'avais résolu de dire à M. Goulden que Cathe-
rine et moi nous étions des jacobins comme
lui, mais que, saus vouloir faire tort aux idées
aes jacobins et sans les abandonner, nous de-
vions pourtant honorer notre mère et lui de-
mander des nouvelles de sa santé. Je ne savais
pas comment il recevrait notre déclaration,
lorsqu'un matin, jour de dimanche, en descen-
dant vers huit heures , nous trouvâmes cet
excellent homme qui venait de s'habiller ; il
paraissait de bonne humeur, et nous dit
« Mes enfants, voici près d'un mois que la
tante Grédel n'est pas venue nous voir; elle
s'obstine. Eh bien ! je veux montrer plus d'es-
prit qu'elle, et je veux bien céder. Entre gens
comme nous, il ne doit exister aucun nuage.
Après déjeuner, nous irons aux Quatre-Vents
lui dire qu'elle est une entêtée, et que nous
l'aimons malgré ses défauts. Vous verrez
comme elle sera honteuse ! »
Il riait, nous étions tout attendris.
« Ah! monsieur Goulden, que vous êtes
bon ! lui dit Catherine ; ceux qui ne vous ai-
meraient pas auraient bien mauvais cœur.
— Hé! s'écria-t-il, ce que je fais n'esl-il pas
tout naturel 1 Est-ce qu'il faut rester divisé?
pour des mots? Dieu merci, l'âge nous apprend
que le plus raisonnable fait toujours le pre-
mier pas ; et vous saurez que c'est même écrit
dans les Droits de l'homme, afin de maintenir
la concorde entre les honnêtes gens. •
Quand il avait cité les Droits de l'homme,
tout était dit. On peut s'imaginer notre satis-
faction; Catherine, dans sa joie, pouvait atten-
dre à peine la fin du déjeuner ; elle courait à
droite, à gauche, chercher la canne, les sou-
liers carrés, la boite où se trouvait la belle
perruque fixée sur sa patëre. Elle aidait
M. Goulden à passer les manches de son habit
noisette ; lui, la regardait en souriant ; il finit
par l'embrasser.
« Ah ! je savais bien, dit-il, que cette dé-
marche te rendrait heureuse ; aussi ne perdons
pas une minute et partons. »
Nous sortîmes donc ensemble. Le temps était
très-beau. M. Goulden donnait le bras à Cathe-
rine, gravement, comme il faisait toujours en
ville, et moi je marchais derrière, dans la jubi-
lation de mon âme. J'avais sous les yeux les
êtres que j'aimais le plus au monde, et je son-
geais à ce qu'allait dire la mère Grédel. Nous
dépassâmes l'avancée, ensuite les glacis, et
vingt minutes après, sans nous presser trop,
nous arrivions devant la porte de la tante.
Il pouvait être alors dix heures. Comme j'a-
vais pris un peu d'avance à l'auberge de la
Roulette, j'entrai d'abord dans l'allée de^-i^!"
reaux qui longe la maison, et je regardai par
la lucarne ce que faisait la t;mte. Elle était as-
sise juste en face de moi, près de l'âtre qui fu-
mait ; elle avait sa petite jupe à raie^ bleues,
les grandes poches par-dessus, son corset de
WATERLOO.
51
toile à bretelles et ses savates. Elle filait les
yeux baissés d'un air triste; ses grands bras
maigres sortant des manches de la chemise
jusqu'au coude, et ses cheveux gris tortillés
sur la nuque sans bonnet.
En la voyant ainsi toute seule, je me dis :
« Pauvre tante Grédel, elle pense à nous, pour
sûr... elle s'obstine dans son chagrin... C'est
pourtant une triste vie d'être seule et de ne
pas voir ses enfants ! » Cela me serrait le cœui-;
quand au môme instant la porte s'ouvrit du
côté de la roule, et le père Goulden entra tout
joyeux avec Catherine, en s'écriant :
« Ah! vous ne venez plus nous voir, mère
Grédel, il faut donc à cette heure, que je vous
amène vos enfants, et que je vienne aussi moi-
même vous embi assert Vous allez nous faire
un bon diner, entendez-vous? et que cela vous
serve de leçon 1 »
Il paraissait grave dans sa joie. La tante, en
les voyant, s'était dépêchée d'accourir et d'em-
brasser Catherine ; ensuite elle tomba dans les
bras de M. Goulden et se pendit à son cou.
• Ah! monsieur Goulden, s'écria-t-elle, que
je suis donc heureuse de vous voir I Vous êtes
un homme bon, vous valez mille fois mieux
que moi. •
Voyant que tout prenait une bonne tour-
nure, je courus à la porte, et je les trouvai
tous deux les larmes aux yeux. Le père Goul-
den disait :
• Nous ne parlerons plus de politique I
— Non I qu'on soit jacobin ou tout ce qu'on
voudra, s'écriait la tante , le principal c'est
qu'on ail bon cœur. »
Ensuite elle vint aussi m'emhrasser en di-
sant :
« Mon pauvre Joseph, je pensais à vous du
matin au soir... Maintenant tout est bien... je
suis contente. »
Elle courait déjà dans la cuisine, remuant
toutes les marmites pour nous régaler; pen-
dant que M. Goulden déposait sa canne dans
un coin, son grand chapeau dessus, et s'as-
seyait d'un air de contentement auprès de
l'àlre.
« Quel beau temps! s'écriait-il, tout verdit,
tout refleurit... Gomme je serais heureux de
vivre aux champs, de voir des haies par mes
fenôtreSjdespommiers, des pruniers tout blancs
et tout roses ! •
Il était gai comme ime alouette, et nous l'au-
rions tous été, sans les idées de guerre qui
nous trottaient en tête.
i. Laissez cela, ma mère, disait Catherine,
asseyez-vous tranquillement près de M. Goul-
den. C'est moi qui ferai le diner comme dans
le temps.
— Mais tu ne sais plus la place de rien... j'ai
tout dérangé, disait la tante.
— levons en prie, asseyez-vous, faisait Ca-
therine ; soyez tranquille, on trouvera le beur-
re, les œufs, la farine et tout ce qu'il fant.
— Allons... allons... je vais donct'obéir, dit
la tante en descendant à la cave. »
Catherine pendit son beau châle au dos de
ma chaise, elle mit du bois au feu, du beurre
dans la poêle et regai'da dans les marmites
pourvoir si tout était bien entrain. Au même
instant, la tanle remontait de la cave avec une
bouteille de vin blanc.
« Vous allez d'abord vous rafraîchir avant le
dîner, dit-elle; et pendant que Catherine fera
la cuisine, j'irai mettre mon casaquin et me
donner un coup de peigne, car, Dieu merci !
j'en ai besoin. Vous... sortez... allez au ver-
ger... Tiens, Joseph," prends ces verres et la
bouteille... asseyez-vous dans le rucher... le
temps est beau... Dans une heure tout sera
bien avancé... j'irai boire et trinquer avec
vous.
Le père Goulden et moi nous sortîmes donc,
traversant.les hautes herbes, les ;^i^senlits jau-
nes, qui nous montaient jusqu'aux genoux, 'il
faisait une grande chaleur, tout bourdonnait.
Nous allâmes nous mettre à l'ombre du rucher,
regardant ce magnifique soleil enti-e les ru-
ches tourbillonnantes. M. Goulden pendit sa
perruque derrière lui pour être plus à l'aise, je
débouchai la bouteille et nous bûmes de ce bon
petit vin blanc.
« Allons, tout va bien, disait-il; siles hom-
mes font des folies , le Seigneur Dieu veille
toujours sur ses affaires. Regarde ces blés, Jo-
seph, comm.e cela pousse... Ouelle moisson
dans.trois ou quatre mois d'ici I Et ces naVettes,
ces colzas, ces arbustes, ces abeilles, comme
tout travaille, comme tout vit, comme tout
grandit!... Quel malheur que les hommes ^ne
suivent pas un pareil exemple, que les uns tra-
vaillent pour nourrir la paresse des autres, et
qii'il faille toujours des fainéants de toute es-
pèce qui nous traitent de jacobins, parce que
nous voulons l'ordre, la justice et la paix ! »
Ce qu'il aimait le plus au monde, c'était la
vue du travail, et non pas seulement celle du
nôtre, qui n'est rien, mais des derniers insec-
tes qui courent sur la terre entre les herbes,
comme dans des forêts sans fin, qui se bâtis-
sent des demeures, qui s'accouplent, qui cou-
vent leurs œufs, qui les entassent dans des
magasins, qui leur donnent de la chaleur en
les exposant au soleil, qui les rentrent à la
la nuit, qui les défendent contre les ennemis;
enfin cette grande vie où tout chante,*où tout
est à sa place, depuis l'alouette qui remplit le
ROMANS NATIONAUX.
ciel de sa musique joyeuse, jusqu'à la fourmi
qui va, vient, court, fauche, scie, traîne, et
fait tous les métiers. Oui, voilà ce que M. Goul-
den admirait; mais il n'en parlait qu'aux
champs, à la vue de ce grand spectacle ; et
naturellement alors il parlait de Dieu, qu'il
appelait l'Être suprême, comme les anciens
calendriers de la' République , il disait que
c'était la raison, la sagesse, la bonté, l'amour,
la justice, l'ordre, la vie. Les anciennes idées
du calendrier lui revenaient aussi; c'était ma-
gnifique de l'entendre parler de pluviôse, sai-
son des pluies; de nivôse, saison des neiges;
de ventôse, saison des vents ; et puis de floréal,
prairial, fructidor. Il disait que les idées des
hommes dans ce temps se rapportaient à celles
de Dieu, tandis que juillet, septembre, octobre
ne signifiaient rien, et même n'étaient inventés
que pour tout embrouiller et tout obscurcir.
Une fois sur ce chapitre, il ne finissait jamais,
on voyait tout par ses yeux. Malheureusement,
je n'ai pas l'instruction que cet homme de
bien avait, sans cela je me ferais un véritable
plaisir de vous raconter ses idées.
Nous étions justement sur ce chapitre lors-
que la mère Grédel, bien lavée, bien peignée,
en habits des dimanches, s'avança du coin de
la maison vers le rucher, et tout de suite il se
tut pour maintenir la concorde.
« Hé! maintenant me voilà, dit la tante;
tout est en ordre.
— Allons, asseyez-vous, dit M. Goulden en
lui faisant place sur le banc.
— Hé! s'écria la tante, savez-vous l'heure
qu'il est? Le temps ne vous dure pas... Écou-
tez !... »
Alors , prêtant l'oreille , nous entendîmes
l'horloge de la ville sonner lentement ses douze
coups.
Comment! il est déjà midi ? s'écria le père
Goulden ; j'aurais cru que nous n'étions pas
entrés depuis dix minutes.
— Eh bien ! il est midi, fit la tante, et le dî-
ner vous attend.
— A la bonne heure, dit M. Goulden en lui
prenant le bras; eh bien! arrivez, ma commè-
re : depuis que vous m'avez dit l'heure, j'ai
bon appétit. •
Ils traversèrent l'allée bras dessus bras des-
sous; je les suivais tout joyeux, et lorsque
nous fûmes sous la porte, le plus agréable
spectacle s'offrit à nos regards : la grande sou-
pière peinte de fleurs rouges fumait sur la ta-
ble, une poitrine de veau farcie remplissait la
chambre de sa bonne odeur, des kuchlen à la
cannelle s'élevaient dans un grand plat, au
bord du vieux buffet de chêne, et deux bou-
teilles, avec les verres étincelanls comme du
cristal, brillaient sur la nappe blanche devant
les assiettes. Enfin, rien qu'à voir cela, l'idée
vous venait que la joie du Seigneur est de com-
bler ses enfants de bônidictions innombrables.
Catherine, avec ses bonnes joues rouges et
ses dents blanches, riait de notre satisfaction,
et l'on peut dire que pendant tout le diner nos
inquiétudes sur l'avenir furent oubliées. On ne
songeait qu'à se faire du bien, à rire, à li'ou-
ver que tout était en bon état dans ce bas
monde.
Ce n'est que plus tard, en prenant le café,
qu'une sorte de tristesse nous revint; sans sa-
voir pourquoi, chacun se mit à réfléchir. On ne
voulait pas parler de politique, et ce fut la
tante Grédel elle-même qui tout à coup de-
manda les nouvelles. M. Goulden alors dit que
l'Empereur désirait la paix, qu'il se mettait
seulement en état de défense, chose nécessaire
afin de prévenir les ennemis que nous n'avions
pas peur. Il dit que, dans tous les cas, malgré
leurs mauvaises intentions, les alliés n'c se-
raient pas venir chez nous, parce que le beau-
père François, sans avoir beaucoup de cœur,
en avait pourtant assez pour ne pas vouloir
renverser deux fois son gendre, sa propre fille
et son petit-fils ; que ce serait contre nature,
et que d'ailleurs maintenant la nation se lève-
rait en masse, qu'on déclarerait la patrie en
danger, que ce ne serait plus seulement une
guerre de soldats, mais une guerj-e de tous les
Français contre ceux qui voudraient les oppri-
mer. Gela devait faire réfléchir les souverains
alliés, etc., etc.
Il dit encore bien d'autres choses qui ne me
reviennent pas. La tante Grédel écoutait sans
répondre. A la fin, elle se leva, ouvrit l'armoire
et prit dans une écuelie un papier gris qu'elle
remit à M. Goulden, en lui disant :
■1 Lisez un peu , des papiers pareils courent
tout le pays ; celui-ci me vient de M. le curé
Diemer. Vous allez voir si la paix est sûre. »
M. Goulden n'avait pas ses lunettes, c'est moi
qui lus le papier à sa place. J'ai mis tous ces
vieux écrits de côté depuis des années; c'est
devenu jaune, on n'y pense plus, on n'en parle
plus, et pourtant c'est toujours bon à relire.
Que peut-on savoir? Les anciens rois, les an-
ciens empereurs qui nous en voulaient, sont
morts après nous avoir fait tout le mal pos-
sible; mais leurs fils et leurs petits-fils sont
toujours là, qui ne nous veulent pas trop de
bien ; ce qu'ils ont dit dans le temps, ils peu-
vent encore le redire , et ceux qui ont aidé les
anciens peuvent encore aider les nouveaux.
Enfin, voici ce papier :
• Les puissances aUiées, qui ont signé le
traité de Paris, réunies en congrès à Vienne,
WATERLOO.
informées de l'évasion de Napoléon Bonaparte
et de son entrée à main armée en France,
doivent à leur dignité et à l'intérêt de l'ordre
social une déclaration solennelle des sentiments
que cet événement leur a fait éprouver.
« En rompant ainsi la convention qui l'avait
établi à l'Ile d'Elbe, Bonaparte détruit le seul
litre légal auquel son existence était attachée.
En reparaissant en France avec des projets de
trouble et de bouleversement, il s'est privé
lui-même de la protection des lois et a mani-
festé à la face de l'univers qu'il ne saurait y
avoir ni paix ni trêve avec lui. »
Les alliés continuaient ainsi deux grandes
pages; et ces gens qui n'avaient rien de com-
mun avec nous, que nos affaires ne regardaient
pas, et qui se donnaient le titre de défenseurs
de la paix, finissaient par déclarer qu'ils se
réunissaient en masse pour maintenir le traité
de Paris et pour rétablir Louis XVIII.
Quand j'eus fini, la tante, regardant M. Goul-
den, lui demanda :
« Qu'est-ce que vous pensez de cela?
— Je pense, dit-il, que ces gens se moquent
des peuples, et qu'ils extermineraient le genre
humain sans honte et sans pitié, pour mainte-
nir quinze ou vingt familles dans l'abondance.
Je crois que ces gens se regardent comme des
dieux, ou qu'ils nous prennent pour des
bêtes.
— Sans doute, fit la tante Grédel, je ne dis
pas le contraire ; mais tout cela n empêche pas
que Joseph sera forcé de partir. »
J'étais tout pâle en voyant que la tante avait
raison.
« Oui, répondit M. Goulden, je le savais de-
puis quelques jours, et voici ce que j'ai fait.
Vous avez sans doute appris, mère Grédel, que
l'on forme de grands ateliers pour la réparation
des armes. Il en existe un à l'arsenal de Phals-
bourg, mais les bons ouvriers manquent. Na-
turellement les bons ouvriers rendent autant
de services à l'Etat, en réparant les armes, que
ceux qui vont se battre; ils ont plus de peine,
mais au moins ils ne risquent pas leur vie et
••estent chez eux. Eh bien ! aussitôt je me suis
rendu chez le commandant a'ariillerie , M. de
Montravel, et j'ai fait une demande pour que
Joseph soit accepté comme ouvrier. La répara-
tion d'une batterie de fusil n'est rien pour un
bon horloger; M. de Montravel a tout de suite
accepté. Voici son ordre, dit-il, en nous mon-
trant un papier qu'il avait dans sa poche. •
Alors je crus revenir au monde, &t je m'é-
criai :
• Oh! monsieur Goulden, vous êtes plus que
notre père, vous me sauvez la vie. •
fit Catherine, que l'inquiétude suffoquait
depuis longtemps, sortit aussitôt; tandis que
la tante Grédel, qui s'était levée, embrassait
M. Goulden pour la seconde fois en disant :
■ Oui, vous êtes le meilleur des hommes...
un homme de bon sens... un homme de très-
grand esprit... Ah! si tous les jacobins vous
ressemblaient, les femmes ne voudraient plus
avoir que des jacobins.
— Mais ce que j'ai fait est tout simple, di-
sait-il.
*— Non... non... ce n'est pas tout simple;
c'est le bon cœur qui vous donne de bonnes
idées. »
Moi, dans mon étonnement et ma joie, les
paroles me manquaient, et pendant que la tante
parlait, je sortis au verger prendre l'air. Cathe-
rine était là, dans le coin du fouj; elle pleurait
à chaudes larmes.
« Ah! maintenant, dit-elle, je respire... je
vais revivre. »
Je l'embrassai dans un attendrissement ex-
traordinaire. Je voyais ce qu'elle avait dû
souffrir depuis un mois ; mais c'était une femme
courageuse, qui me cachait ses inquiétudes ;
elle savait bien que j'en avais assez pour mon
propre compte. Nous restâmes là plus de dix
minutes pour essuyer nos larmes; ensuite
étant rentrés, M. Goulden nous dit :
«Eh bien! Joseph, c'est pour demain, tu
partiras de bonne heure ; l'ouvrage ne te man-
quera pas. »
Quel bonheur de penser que je ne serais pas
forcé de partir! Ah! j'avais encore d'autres
raisons pour vouloir rester : Catherine et moi
nous espérions quelque chose!... Mon Dieu!
mon Dieu! ceux qui n'ont pas éprouvé cela ne
sauront jamais ce que les hommes peuvent
souffrir, ni quel poids une bonne nouvelle vous
ôte du cœur.
Nous restâmes encore environ une heure
aux Quatre-Vents.^Et puis, au moment où les
gens revenaient des vêpres, à la nuit tombante,
nous repartîmes pour la ville. La tante Grédel
nous accompagna jusqu'à la poste aux chevaux,
et sur les sept heures nous remontions notre
escalier.
C'est ainsi que l'accord se rétablit entre la
tante Grédel et M. Goulden. Depuis, elle venait
nous voir aussi souvent qu'autrefois. Moi j'al-
lais tous les jours à l'arsenal, et je travaillais à
la réparation des batteries. A midi sonnant, je
rentrais diner. A une heure, je repartais jus-
qu'à sept heures. J'étais à la fois soldat et
ouvrier, dispensé des appels , mais accablé
d'ouvrage. Nous espérions que je resterais dans
cette position jusqu'à la fin de la guerre, si
par malheur elle commençait , car ou n'était
sûr de rien.
54
ROMANS NATIONAUX.
XIV
La confiance nous était un peu revenue de-
puis que je travaillais à l'arsenal; mais nous
avions pourtant encore de rinquiélude, car des
centaines de semestriers, d'anciens soldats
rengagés pour une campagne et de conscrits,
passaient le sac au dos avec leurs habits de
village. Ils criaient tous : Vive l'Empereur! et
paraissaient furieux. Dans la grande salle de
la mairie, les uns recevaient une capote, les
autres un shako, les autres des épaulettes, des
guêtres, des souliers aux frais du département.
Ils repartaient ainsi pour rejoindre, et je leur
souhaitais bon voyage.
Tous les tailleurs de la ville faisaient des
uniformes par entreprise, les gendarmes cé-
daient leurs chevaux pour remonter la cava-
lerie, et M. le maire, le baron Parmenlier,
excitait les jeunes gens de seize à dix-sept ans
à s'engager dans les partisans du colonel Brice,
qui devait défendre les défilés de la Zorne, de
la Zinselle et de la Sarre. M. le baron allait
partir pour le Champ de Mai; cela redoublait
son enthousiasme :
• Allez!... courage! » leur criait-il, en par-
lant des Romains qui s'étaient battus pour la
patrie.
Je pensais en l'écoutant ;
« Puisque tu trouves cela si beau , pourquoi
n'y vas-tu pas toi-même? •
On peut se figurer avec quel courage je tra-
vaillais à l'arsenal ; rien ne me coûtait, j'aurais
passé les jours et les nuits à raccommoder les
fusils, <à rajuster les baïonnettes, à serrer les
vis. Quand le commandant de Montravel venait
noQs voir, il m'admirait : .
« A la bonne heure! disait-il, c'est bien! Je
suis content de vous, Bertha. »
Ces paroles me remplissaient de satisfaction,
je ne manquais pas de les rapporter à Cathe-
rine pour lui remonter le cœur ; nous étions
presque sûrs que M. de Montravel me garderait
à Phalsbourg.
Les gazettes ne parlaient plus que de la nou-
velle Constitution , qu'on appelait l'Acte addi-
tionnel , et du Champ de Mai. M. Goulden
trouvait toujours à redire, tantôt sur un article,
tantôt sur un autre ; mais je ne me mêlais plus
de ces afiaires; je me repentais même d'avoir
crié contre les processions et les expiations;
j'avais bien assez de politique.-
Cela dura jusqu'au 23 mai. Ce jour-là, vers
dix heures du matin, je me trouvais dans la
grande salle de l'arsenal , en train de remplir
des caisses de fusils. La grande porte restait
ouverte à deux battants ; les soldats du train,
avec leurs fourgons, attendaient devant le parc
à boulets pour charger les caisses. Je clouais la
dernière, lorsque le garde du aàpie Robert me
toucha l'épaule en me disant tout bas :
« Bertha, le commandant de Montravel dé-
sire vous voir; il est au pavillon. »
Qu'est-ce que le commandant avait à me
dire? Je n'en savais rien, et tout de suite j'eus
peur. Malgré cela, je partis aussitôt en traver-
sant la grande cour, où donne le hangar des
ajMts; je montai l'escalier, et je frappai dou-
cement à la porte.
« Entrez! • me dit le commandant.
J'ouvris tout tremblant, le bonnet à la main.
Le commandant de Montravel était un homme
de haute taille, maigre, brun , la tête un peu
penchée. Il se promenait de long en large, au
milieu de ses livres, de ses cartes et de ses
armes pendues aux murs.
« Ah ! c'est vous, Bertha, dit-il en me voyant;
je vais vous apprendre une fâcheuse nouvelle :
le 3<= bataillon, dont vous faites partie, part
pour Metz. •
En entendant cette terrible nouvelle, je sen-
tis mon cœur se retourner et je ne pus rien
répondre.
Le commandant me regardait.
• Ne vous troublez pas, fit-il au bout d'un
instant; vous êtes marié depuis quelques mois,
et d'ailleurs bon ouvrier, cela mérite considé-
ration. Vous remettrez cette lettre au colonel
Desmichels, à l'arsenal de Metz; c'est un de
mes amis, il vous trouvera de l'emploi dans ses
ateliers, soyez-en sûr. »
Je pris la lettre qu'il me tendait , en le re-
merciant, et je sortis plein d'épouvante.
Chez nous, Zébédé, M, Goulden et Catherine
causaient ensemble dans l'atelier; la désolation
était peinte sur leurs figures, ils savaient déjà
tout.
« Le 3' bataillon part, leur dis-je en entrant;
mais cela ne fait rien, M. le commandant de
Montravel vient de me donner cette lettre pour
le chef de l'arsenal de Metz. N'ayez pas d'in-
quiétudes, je ne ferai pas aimpagne. »
J'étouffais presque. M. Goulden prit la lettre
et dit :
• Elle est ouverte , c'est pour que nous puis-
sions la lire, »
WATERLOO.
Alors il lut cette lettre, où M. de Montravel
me recommandait à son ami, disant que j'étais
marié, bon ouvrier, plein de zèle, nécessaire à
ma famille, et que je rendrais de véritables
services à l'arsenal. On ne pouvait rien écrire
de mieux. Zébédé s'écria :
« Maintenant ton affaire est sûre !
—Oui , dit M. Goulden , te voilà retenu dans
l'arsenal de Metz. •
Et Catherine vint m'embrasser, toute pâle,
en disant :
« Quel bonheur, Joseph ! »
Tous faisaient semblant de croire que je
resterais à Metz, et moi je voulais aussi leur
cacher mon épouvante. Mais cela me suffo-
quait, je ne pouvais presque pas m'empêcher
de sangloter; heureusement, l'idée me vint
d'aller annoncer la nouvelle à la tante Grédel.
« Ecoutez, leur dis-je, quoique ce ne soit
pas pour longtemps et que je doive rester à
Metz, 11 faut pourtant que j'annonce cette bonne
nouvelle à la tante Grédel. Ce soir, entre cinq
et six heures, je reviendrai ; Catherine aura le
temps d'arranger mon sac , et nous souperons.
— Oui, va, Joseph, » me dit M. Goulden.
Catherine ne dit rien, car elle avait de la
peine à ne pas fondre en larmes. — Je partis
comme un fou. Zébédé, qui s'en retournait à la
caserne , me prévint sur la porte que l'oflicier
d'habillement se trouvait à la mairie, et qu'il
faudrait cire là vers cinq heures. J'écoutais ses
paroles comme en rêve, et je me sauvai jusque
hors de la ville. Sur les glacis, je me mis à
courir sans regarder où, dans les chemins cou-
verts; je passai par la fontaine des Trois-Chà-
teaux et les Baraques-d'en-haut, le long du
bois, pour aller aux Quatre-Vents. Les idées
qui me traversaient l'esprit ne sont pas à dé-
crire; j'étais effaré, j'aurais voulu courir jus-
qu'en Suisse.- Mais le pire, c'est quand j'appro-
chai des Quatre-Vents, par le sentier de Dann.
Il pouvait être trois heures; la mère Grédel,
qui mettait des perches à ses haricots, 'derrière
dans le jardin, m'avait vu de loin. Elle s'était
dit:
« Mais c'est Joseph!... Qu'est-ce qu'il fait
donc au milieu des blés? »
Moi, une fois dans le chemin creux, rempli
d'ornières et de sable que le soleil chauffait
comme un four, je remontais lentement, la
tête penchée, en pensant : « Tu n'oseras ja-
mais entrer! » lorsque tout à coup, derrière la
haie, la tante me cria :
« C'est toi, Joseph? •
Alors je frémis,
c ' Oui... c'est moi, » lui dis-je.
Elle sortit dans la petite allée de sureaux, et
me voyant là tout pâle : '
« Je sais pourquoi tu viens, mon enfant, me
dit-elle ; tu pars, n'est-ce pas?
—Oh ! lui dis-je, je suis retenu pour l'arsenal
de Metz... Les autres partent... moi je vais
rester à Metz... c'est bien heureux ! •
Elle ne dit rien. Nous entrâmes dans la cui-
sine bien fraîche à cause de la grande chaleur
qu'il faisait dehors. Elle s'assit et je lui lus la
lettre du commandant. — Elle écoutait et dit :
« Oui... c'est bien heureux ! »
Et nous restâmes à nous regarder l'un l'autre
sans palier. Ensuite elle me prit la tête entre
les mains et m'embrassa longtemps, et je vis
qu'elle pleurait à chaudes larmes sans pousser
un soupir.
• Vous pleurez... lui dis-je. Mais puisque je
reste à Metz !... »
Elle ne répondit pas et descendit à la cave
chercher du vin. Eile m'en fit boire un verre et
me demanda :
« Qu'est-ce que dit Catherine?
—Elle est contente de voir que je resterai à
l'arsenal, lui dis-je, et M. Goulden aussi.
—C'est bien, fit-elle. Est-ce qu'on te prépare
ce qu'il te faut?
—Oui, tante Grédel, et je dois être avant cinq
heures à l'hôtel de ville, pour recevoir mon
uniforme.
— Eh bien! va, dit-elle, embrasse-moi... Je
n'irai pas là- bas... je ne veux pas voir partir le
bataillon... je resterai... je veux vivre long-
temps... Catherine a besoin que je vive... »
Elle se mettait à crier, mais tout à coup elle
se retint et me dit :
« A quelle heure partez-vous?
— Demain, à sept heures, maman Grédel.
— Eh bien! à huit heures j'arriverai... Tu
seras déjà loin... mais tu sauras que la mère de
ta femme est là... qu'elle reprend sa fille...
qu'elle vous aime... qu'elle n'a que vous au
monde !... »
En parlant ainsi, cette femme si courageuse
se mit à sangloter. Elle me reconduisit dehors
sur la route, et je partis. Je n'avais plus une
goutte de sang dans les veines. J'arrivai devant
la mairie sur le coup de cinq heures. Je montai,
je revis cette salle où j'avais perdu, cette salle
maudite où tout le monde tirait de mauvais
numéros. Je reçus une capote, un habit, un
pantalon, des guêtres, des souliers. Zébédé, qui
m'attendait là, dit à l'un de ses fusihers de por-
ter tout à la chambrée.
« Tu viendrâsTmettre cela de bonne heure,
me dit-il ; ton fusil et ta giberne sont au râte-
Ijer depuis ce matin.
— Viens avec moi, lui dis-je.
— Non, fit-il, la vue de Catherine me crève
le cœur, et puis il faut aussi que je reste avec
Itfri
5 G
ROMANS NATIONAUX.
La tante me cria : « C'est toi, Josepli ? » (Page 55.)
mon père. Qui sait si je reliouverai le pauvre
vieux dans un an? J'ai promis de souper avec
vous, mais je n'irai pas. »
Il fallut donc rentrer seul. Mon sac était
prêt, mon vieux sac, la seule chose que j'eusse
léchappée de Hanau, la tête appuyée dessus,
dans le fourgon. M. Goulden travaillait. Il se
retourna sans rien me dire.
« Où donc est Catherine? lui demandai-je.
—Elle est en haut. •
Je pensais bien qu'elle pleurait; j'aurais
voulu monter, mais les jambes et le courage
me manquaient. Je dis à M. Goulden comment
les choses s'étaient passées aux Quatre-Yents;
ensuite nous attendîmes en rêvant l'un en face
de l'autre, sans oser nous regarder. — La nuit
venait, elle était déjà sombre lorsque Cathe-
rine descendit. Elle dressa la table dans l'obscu-
rité, puis je lui pris la main et je la fis asseoir
sur mes genoux; nous restâmes là près d'une
demi-heure encore.
• Zébédé ne vient pas? demanda M. Goul-
den.
— Non, il est retenu par le service.
— Eh bien! soupons, » fit-il.
Mais personne n'avait faim. Catherine leva
la table vers neuf heures, et l'on alla se cou-
cher. C'est la plus terrible nuit que j'ai passée
de ma vie. Catherine était comme morte; je
l'appelais, elle ne répondait pas. A minuit,
j'allai prévenir M. Goulden. Il s'habilla et
monta. Nous lui fîmes prendre de l'eau sucrée.
Elle revint et se leva. Je ne puis pas tout vous
dire ; je sais seulement qu'elle se mit à mes
(•m.-. Jj.e:' Htt(i*v«mjr"-, .luâtruu-îjr.
WATERLOO.
bi
Nous étions en loute pour Waterloo. (Fag>: 5S )
genoux, en me priant de ne pas l'abandonner,
comme si j'avais fait cela volontairement; mais
elle était folle. M. Goulden voulait chercher
un médecin, je l'en empêchai. Elle se remit
tout à fait vers le jour, elle pleura longtemps
et finit par s'endormir dans mes bras. Alors je
•u'osai pas seulement l'embrasser, et nous sor-
tîmes tout doucement. C'est là qu'on voit les
miiéres de la vie et qu'on pense : « Mon Dieu,
pourquoi donc m'avez-vous mis au monde !...
pourquoi ne m'avez-vous pas laissé dormir
dans les siècles des siècles? Qu'est-ce que j'avais
donc fait avant de naître, pour mériter de voir
ceux que j'aime souffrir sans ma faute? » Mais
ce n'est pas Dieu qui fait de pareilles choses ;
ce sont les hommes qui vous arrachent le
cœur !
Enfin M. Goulden et moi nous étions descen-
dus ; il me disait :
« Elle dort... elle ne sait rien... c'est un
bonheur... tu partiras pendant son sommeil. •
Je bénissais le Seigneur de l'avoir endormie.
— Nous rêvions en écoutant les moindres
bruits, lorsqu'enfin le rappel se mit à battre.
Alors M. Goulden me regarda gravement, et
nous nous levâmes. 11 prit le sac et me le bou-
cla sur les épaules en silence.
• Joseph, me dit-il, va voir le commandant
de l'arsenal, à Metz, mais ne compte sur rien.
Le danger est tellement grave, que la France a
besoin de tous ses enfants pour la défendre. Et
celte fois il ne s'agit plus de prendre le bien des
autres, mais de sauver notre propre pays. Sou-
viens-toi que c'est toi-même, ta femme, tout ce
44
58
ROMANS NATIONAUX.
que lu possèdes de plus cher au monde, qui se
trouve en jeu. Je voudrais avoir vingt ans de
moins pour t'accompagner et te montrer
l'exemple.
Nous descendîmes ensuite sans faire de bruit;
nous nous embrassâmes et je gagnai la ca-
serne. Zébédé lui-même me conduisit à la
chambrée, où je mis mon uniforme. Tout ce
qui me revient encore, après tant d'années,
c'est que le père de Zébédé, qui se trouvait là,
fit un paquet de mes habits, en disant qu'il irait
chez nous après notre départ ; et qu'ensuite le
bataillon déûlapar la ruelle de Lanche, sous la
porte de France.
Quelques enfants nous suivaient. Les soldats
du corps de garde, à l'avancée, portèrent les
armes. Nous étions en route pour Waterloo.
XV
A Sarrebourg nous reçûmes des billets de lo-
gement. Le mien était pour l'ancien imprimeur
Jâreisse, qui connaissait M. Goulden et la tante
Grédel; il me fit dîner à sa table avec mon nou-
veau camarade de lit, Jean Bûche, le fils dun
schlitteur du Harberg, qui n'avait jamais mangé
que des pommes de terre avant d'être conscrit.
Il croquait jusqu'aux os de la viande qu'on
nous servait. Moi, j'étais tellement mélanco-
lique, que de l'entendre croquer ces os, cela
me tombait sur les nerfs.
Le père Jâreisse voulait me consoler, mais
tout ce qu'il me disait augmentait encore mon
chagrin.
Nous passâmes le reste de cette journée et
la nuit suivante à Sarrebourg. Le lendemain,
nous fîmes route jusqu'au village de Mézières,
le surlendemain jusqu'à Vie, et puis jusqu'à
Soigne ; enfin le cinquième jour nous appro-
chions de Metz.
Je n'ai pas besoin de vous raconter notre
marche : les soldats tout blancs de poussière,
qui vont d'étape en étape le sac au dos, l'arme
à volonté, parlent, rient, traversent les villages
en regardant les filles, les charrettes, les fu-
miers, les hangars, les montées et les descentes,
sans s'inquiéter de rien. Et quand on est triste,
quand on laisse à la maison sa femme, de vieux
amis, des gens qui vous aiment et qu'on ne re-
verra peut-être jamais, tout défile sous vos
yeux comme des ombres; à cent pas plus loin,
on n'y pense plus.
Pourtant la vue de Metz, avec sa haute ca-
tûédrale, ses vieilles maisons et ses remparts
sombres, me réveilla. Deux heures avant d'ar-
river, nous croyions être aux chemins cou-
verts. Il faisait très-chaud, on allongeait le pas
pour se mettre plus tôt à l'ombre. Le souvenir
du colonel Desmichels me revenait ; j'avais une
petite espérance, bien petite, et je m'écriais en
moi-même : « Ah ! si la chance voulait ! » Je
tâtais ma lettre. Zébédé ne me parlait plus; de
temps en temps il se retournait pour me jeter
un coup d'oeil. Ce n'était plus tout à fait comme
dans le temps; il était sergent, et moi simple
soldat. Que voulez-vous? nous nous aimions
toujours, mais cela faisait tout de même une
différence.
Jean Bûche, lui, marchait près de moi, le dos
rond et les pieds en dedans comme les loups.
La seule chose qu'il me disait quelquefois, c'est
que les souliers vous gênent pour la marche,
et qu'on ne devrait les mettre qu'à la parade.
Depuis deux mois le sergent instructeur n'avait
pu lui retourner les pieds ni lui redresser les
épaules; mais il marchait terriblement bien à
sa manière, et sans se fatiguer.
Enfin, sur les cinq heures de l'après-midi,
nous arrivâmes à l'avancée. On vint nous re-
connaître ; le capitaine de garde lui-même nous
cria:
« Quand il vous plaira ! »
Les tambours se mirent à battre, et nous en-
trâmes dans cette ville, la plus vieille que j'aie
jamais vue. C'est à Metz que la Seille et la
Moselle se rencontrent, et c'est là qu'on voit
des maisons de quatre et cinq étages, les murs
décrépits pleins de poutrelles , comme à Sa-
verne et à Bouxviller ; des fenêtres rondes et
carrées, grandes et petites sur la même ligne,
avec des volets et sans volets, avec des vitres
et sans vitres. C'est vieux comme les monta-
gnes et les rivières, et tout en haut le toit s'a-
vance de six pieds, en allongeant son ombre
dans les eaux noires, où passent des savates, des
guenilles et des chiens noyés.
Quand on regarde par hasard en l'air, dans
ces recoins, au fond d'une lucarne, on est
presque sûr de voir la figure d'un vieux juif,
avec sa barbe grise et son nez crochu, ou bien
un enfant qui risque de tomber, ou quelque
chose de pareil, car, à proprement parler, Metz
est une ville de juifs et de soldats. Les pauvres
gens n'y manquent pas non plus ; c'est bien pire
qu'àMayence,àStrasbourgetmêmeàFrancfort.
A moins qu'on n'ait tout changé depuis ; les
gens aiment leurs aises maintenant , et les
villes s'embellissent de jour en jour.
Enfin nous traversions ce spectacle, et mal-
gré ma grande tristesse, je ne pouvais m'em-
pêcher de regarder ces ruelles. La ville four-
millait alors de gardes nationaux ; il en arriv.-At
de Longwy, de Sarrelouis et d'ailleurs; les soi-
WATERLOO.
r)9
dais partaient, les gardes nationaux les rele-
vaient.
Nous arrivâmes sur une place encombrée de
matelas, de paillasses et d'autres effets de 1^
terie que les bourgeois fournissaient aux trou-
pes. On nous fit meltre l'arme au pied, devant
une caserne dont toutes les fenêtres élaieiit
ouvertes du haut en bas. Nous attendions, pen-
sant que nous serions logés dans cette caserne;
mais au bout de vingt minutes le prêt com-
mença ; nous reçûmes vingl-cinq sous par
homme, avec un billet de logement. On fit
rompre les rangs, et chacun partit de son côté.
Jean Bûche, qui n'avait vu d'autre ville que
Phalsbourg, ne me quittait pas.
Notre billet de logement était pour Elias
Meyer, boucher dans la rue de Saint- Valéry.
Quand nous arrivâmes en face de la maison,
ce boucher, — qui découpait de la viande à sa
fenêtre en forme de voûte, garnie d'une grille,
— se fâcha et nous reçut très-mal. C'était un
gros juif tout rouge, la figure ronde, avec des
bagues d'argent à ses doigts et des boucles
d'oreilles; sa femme, maigre et jaune, descen-
dit en s'écriant qu'ils avaient logé la veille,
l'avant- veille... que le secrétaire de la mairie
leur en voulait, qu'il leur envoyait des soldats
tous les jours , que les voisins n'en avaient
pas... ainsi de suite. Ils nous laissèrent pour-
tant entrer. Leur fille vint nous voir; derrière
elle se tenait une grosse servante crépue, très-
sale. Il me semble que ces gens sont encore
là, devant moi, dans la vieille chambre boisée
de chêne, la grande lampe de cuivre pendue
au plafond et la fenêtre grillée ouvrant sur un
petite cour.
La fille, très-pâle et les yeux noirs, dit quel-
ques mots à sa mère, et la servante reçut
l'ordre de nous conduire au grenier, à la cham-
bre des mendiants; car tous les juifs ont des
mendiants qu'ils nourrissent le vendredi. Mon
camarade du Harberg trouvait cela très-bien;
moi, j'étais indigné. Malgré cela, nous mon-
tâmes derrière la servante, dans un escalier
tournant où l'on glissait à force de crasse; et
nous arrivâmes au grenier, dans une chambre
formée de lattes à travers desquelles on voyait
le linge sale pour la lessive. Le jour venait
par une lucarne en tabatière dans le toit. Sans
ma désolation, j'aurais trouvé ce lieu vrai-
ment abominable; nous n'avions qu'une seule
chaise et une paillasse étendue sur le plancher
avec sa couverture pour nous deux. La ser-
vante nous regardait encore sur la porte ,
comme si nous avions dil lui faire des com-
pliments.
Je m'assis et me débarrassai de mon sac,
bien triste, comme on pense ; Bûche en fit au-
tant de son côté. La servante se mettait à des-
cendre, quand je lui criai :
« Attendez une minute... Nous descendons
aussi... nous ne voulons pas nous casser le cou
dans l'escalier.
Après avoir changé de souhers et de bas,
nous refermâmes la porte avec un cadenas, et
nous descendîmes dans la bou'cherie acheter
de la viande. Jean alla chercher du pain chez
le boulanger en face, et, comme nous avions
place au feu, nous entrâmes dans la cuisine
faire la soupe.
Le boucher vint nous voir vers huit heures,
il avait une grosse pipe d'Ulm; nous finissions
de manger. Il nous demanda de quel pays
nous étions ; moi, je ne lui répondis pas, parce
que j'étais trop indigné, mais Jean Bûche lui
dit que j'étais horloger i Phalsbourg, sur quoi
cet homme me prit en considération. Il dit que
son frère voyageait en Alsace et en Lorraine
pour les montres, les bagues, les chaînes de
montres et autres objets d'orfèvrerie et de bi-
jouterie ; qu'il s'appelait Samuel Meyer, et que
peut-être nous avions déjà fait des alTaires en-
semble. Je lui répondis alors que j'avais vu son
frère deux ou trois fois chez M. Goulden, et c'était
vrai. Là-dessus il prévint la servante de nous
monter un oreiller ; mais il n'en fit pas plus
pour nous, et nous allâmes nous coucher. La
grande fatigue nous endormit bien vite. Je
pensais me lever de bonne heure et courir à
l'arsenal; mais je dormais encore quand mon
camarade me secoua, en disant :
• Le rappel ! •
J'écoutais; c'était le rappel. Nous n'eûmes
que le temps de nous habiller, déboucler noire
sac, de prendre le fusil et de descendre. Comme
nous arrivions sur la place de la caserne, l'ap-
pel commençait. Après l'appel, deux fourgons
s'avancèrent, et nous reçûmes cinquante car-
touches à balle par homme. Le commandant
Gémeau, le capitaine et tous les officiers étaient
là. Je vis que tout était fini, qu'il ne fallait
plus compter sur rien, et que ma lettre pour
le colonel Desmichels serait bonne après la
campagne, si j'en réchappais, et s'il fallait finir
mes sept ans. — Zébédé me regardaitde loin ; je
détournais la tête. Dans le même instant on cria :
t Portez armes ! Arme à volonté ! Par file
à gauche, en avant, marche I »
Les tambours battaient, nous marquions le
pas ; les toits, les maisons , les fenêtres, les
ruelles et les gens défilaient. Nous traversâ-
mes le premier pont, ensuite le pont-levis —
Les tambours cessèrent de battre; nous aUions
du côté de Thionville.
D'autres troupes suivaient le même chemin ;
(le la cavalerie et de l'infanterie.
60
HOMANS NATIONAUX.
Nous arivâmes le soir au village de Beaure-
gard, le lendemain soir au village de Vitry,
près de Thionville, où nous fûmes cantonnés
jusqu'au 8 juin. Je logeais, avec Bûche, chez
un gros propriétaire qui s'appelait M. Pochon,
un honnête homme qui nous faisait boire de
bon vin blanc, et qui se plaisait à parler de po-
litique comme M. Goulden.
Pendant notre séjour dans ce village, le gé-
néral Schœffer arriva de Thionville, et l'on nous
fit prendre les armes , pour aller passer la re-
vue près d'une grande ferme, qu'on appelait
la ferme de Silvange.
Ce pays est plein de bois ; nous allions à plu-
sieurs nous promener dans les environs. Un
jour Zébédé vint me prendre et me conduisit
dans la grande fonderie de Moyeuvre, où nous
vîmes couler des boulets et des obus. Nous cau-
sions de Catherine, de M. Goulden ; il me disait
d'écrire, mais j'avais peur en quelque sorte de
recevoir des nouvelles; je détournais mon es-
prit de Phalsbourg.
Le 8 juin, de grand matin, le bataillon partit
du village et repassa prés de Metz, mais sans
entrer- Les portes de la ville étaient fermées et
les canons sur les remparts, comme en temps
de guerre. Nous allâmes coucher à Chatel, le
lendemain à Etain, le jour suivant à Danne-
voux, où je fus logé chez un bon patriote
qui s'appelait M. Sébastien Perrin. C'était un
homme riche. Il voulait tout savoir en détail,
et comme avant nous un grand nombre d'au-
tres bataillons avaient suivi la même route, 11
disait :
• Dans un mois ou peut-être avant, nous
saurons de grandes choses... Toutes les troupes
marchent sur la Belgique... L'Empereur va
tomber sur les Anglais et les Prussiens! •
C'était notre dernière bonne étape, car le
lendemain nous arrivâmes à Yong, qui est un
mauvais pays. Nous allâmes coucher le 12 juin
à Vivier; le 13, à CuI-de-Sard. Plusnous avan-
cions, plus nous rencontrions de troupes , et
comme j'avais déjà vu ces choses en Allema-
gne, je disais à mon camarade Jean Bûche :
« Maintenant ça va chauffer I »
De tous les côtés, dans toutes les directions,
la cavalerie, l'infanterie, l'artillerie s'avançaient
par files, couvrant les loutes à perte de vue.
On ne pouvait voir de plus beau temps ni de
plus magnifiques récoltes; seulement il faisait
trop chaud. Ce qui m'étonnait, c'était de ne
découvrir aucun ennemi, ni devant ni derrière,
ni à droite ni à gauche. On ne savait rien. Le bruit
courait entre nous que, cette fois, nous allions
tomber sur les Anglais. J'avais déjà vu les Prus-
siens, les Autriciens, les Russes, les Bavarois,
les Wurtembergeois, les Suédois; je connais-
sais les gens de tous les pays du monde , et
maintenant j'allais aussi connaître les Anglais.
Je pensais: « Puisqu'il faut s'exterminer, j'aime
autant que ce soit avec ceux-ci qu'avec les Al-
lemands. Nous ne pouvons pas éviter notre -
sort; si je dois en réchapper, j'en réchapperai;
si je dois laisser ici ma peau, tout ce que je fe-
rais pour la sauver, ou rien, ce serait la même
chose. Mais il faut en exterminer le plus pos-
sible des autres; de cette façon, nous augmen-
tons les chances pour nous. »
Voilà les raisonnements que je me tenais à
moi-même, et s'ils ne me faisaient pas de bien,
au moins ils ne me causaient pas de mal.
XVI
Nous avions passé la Meuse le 12 ; le 1 3 et le
14, nous continuâmes à marcher dans de
mauvais chemins bordés de champs de blé,
d'Qlge, d'avoine, de chajivre, qui n'en finis-
saient plus. — Il faisait une chaleur extraordi-
naire; la sueur me coulait sous le sac et la
giberne jusqu'au bas des reins. Quel malheur
d'être pauvre, et de ne pas pouvoir s'acheter
un homme qui marche et qui reçoive des coups
de fusil pour nous ! — Après avoir supporté la
pluie, lèvent, la neige et la boue en Allemagne,
le tour de la poussière et du soleil était venu.
Je voyais aussi que l'extermination appro-
chait ; on n'entendait plus dans toutes les di-
rections que le son des tambours et des trom-
pettes; quand le bataillon passait sur une
hauteur, des files de casques, de lances, de
baïonnettes se découvraient à perte de vue.
Zébédé, le fusil sur l'épaule, me criait quelque-
fois d'un air joyeux :
« Eh bien ! Joseph, nous allons donc encore
une fois nous regarder le blanc des yeux avec
les Prussiens? »
Et j'étais forcé de lui répondre :
« Oh ! oui, la noce va recommencer! »
Comme si j'avais été content de risquer ma
vie et de laisser Catherine veuve avant l'âge,
pour des choses qui ne me regardaient pas.
Ce jour même, vers sept heures, nous arri-
vâmes à Rôly. Des hussards occupaient déjà
ce village, et l'on nous fit bivouaquer dans un
.chemin creux, le long de la côte.
Nos fusils étaient à peine en faisceaux, que
plusieurs ofiTiciers supérieurs arrivèrent. Le
commandant Gémeau, qui venait de mettre
pied à terre, remonta sur sou cheval et courut
à leur rencontre ; ils causèrent un instant Ci^-
WATERLOO.
61
semble et descendirent dans notre chemin, où
tout le monde regardait en se disant :
« Quelque chose se passe I •
Un des officiers supérieurs, le général Pé-
cheux, que nous avons connu depuis, ordonna
le roulement et nous cria :
• Formez le cercle ! »
Mais comme le chemin était trop étroit, les
soldats montèrent des deux côtés sur le talus;
d'autres restèrent en bas. Tout le bataillon re-
gardait, et le général se mit à dérouler un pa-
pier en nous criant :
« Proclamation do l'Empereur ! »
Quand il eut dit cela, le silence devint si
grand, qu'on aurait cru qu'il était seul au mi-
lieu des champs. Depuis le dernier conscrit
jusqu'au com.mandant Gémeau, tout le monde
écoutait; etmêmeaujourd'hui, quandj'y pense
après cinquante ans, cela me remue le cœur :
c'était quelque chose de grand et de terrible.
Voici ce que le général nous lut :
« Soldats I c'est aujourd'hui l'anniversaire
« de Marengoet de Friedland, qui décidèrent
« deux fois du sort de l'Europe. Alors, comme
« après Austerlitz, comme après Wagram,
« nous fûmes trop généreux, nous crûmes aux
« protestations et aux serments des princes
« que nous laissâmes sur le trône. Aujourd'hui
« cependant, coalisés entre eux, ils en veulent
« à l'indépendance et aux droits les plus sacrés
0 de la France. Ils ont commencé la plus in-
« juste des agressions; marchons à leur ren-
« contre : eux et nous, ne sommes-nous plus
« les mêmes hommes? »
Tout le bataillon frémit et se mit à crier :
Vive l'Empereur! Le général leva la main, et
l'on se tut en se penchant encore plus pour en-
tendre.
« Soldats I — A léna, contre ces mêmes Prus-
« siens, aujourd'hui si arrogants, nous étions
« un contre trois, et à Montmirail, un contre
« six. Que ceux d'entre vous qui ont été pri-
■ sonniers des Anglais vous fassent le récit de
« leurs pontons et des maux affreux qu'ils y
« ont soufferts.
« Les Saxons, les Belges, les Hanovriens, les
• soldats de la Confédération du Rhin gémis-
« sent d'être obligés de prêter leurs bi'as à la
« cause de princes ennemis de la justice et
« des droits de tous les peuples; ils savent que
« cette coalition est insatiable : après avoir dé-
■ voré douze millions de Polonais, douze mil-
« lions d'Italiens, un million de Saxons, six
« millions de Belges, elle devra dévorer les
• Etats de second ordre de l'Allemagne.
' • Les insensés! Un moment de prospérité les
« aveugle; l'oppression et l'humiliation du
« peuple français sont hors de leur pouvoir.
« S'ils entrent en France, ils y trouveront leur
« tombeau.
" Soldats, nous avons des marches forcées a
« faire, des batailles à livrer, des périls à cou-
• rir; mais avec de la constance, la victoire
" sera à nous; les Droits de l'homme et le
" bonheur de la patrie seront reconquis. Pour
« tout Français qui a du cœur, le moment est
« arrivé de vaincre ou de périr.
« Napoléon. »
On ne se figurera jamais les cris qui s'élevè-
rent alors; c'était un spectacle qui vous gran-
dissait l'âme; on aurait dit que l'Empereur
nous avait souillé son esprit des batailles, et
nous ne demandions plus qu'à tout massacrer.
Le général était parti depuis longtemps, que
les cris continuaient encore, et moi-même j'é-
tais content; je voyais que tout cela c'était la
vérité : que les Prussiens, les Autrichiens, les
Russes, qui dans le temps ne parlaient que de
la délivrance des peuples, avaient profité de la
première occasion pour tout happer; que tous
ces grands mots de liberté, qu'ils avaient mis
en avant en 1813 pour entraîner la jeunesse
contre nous, toutes les promesses de constitu-
tions qu'ils avaient faites, ils les avaient mises
de côté. Je les regardais comme des gueux,
comme des gens qui ne tenaient pas à leur pa-
role, qui se moquaient des peuples, et qui n'a-
vaient qu'une idée très-pelite, très-misérable :
c'était de rester toujours à la meilleure place,
avec leurs enfants et descendants bons ou mau-
vais, justes ou injustes, sans s'inqUiéter de la
la loi de Dieu.
Voilà ce que je voyais. Cette proclamation
me paraissait très-belle. Je pensais même que
le père Goulden en serait très-content, parce
que l'Empereur n'avait pas oubUé les Droits
de l'homme, qui sont la liberté, l'égalité, la
justice, et toutes ces grandes idées qui font
que les hommes, au lieu d'agir comme les ani-
maux, se respectent eux-mêmes et respectent
aussi les droits de leur prochain.
Notre courage était donc beaucoup augmenté
par ces paroles fortes et justes. Les anciens di-
saient en riant :
« Celte fois, nous n'allons pas languir... à la
première marche, nous tombons sur les Prus-
siens! »
Et les conscrits, qui n'avaient pas encore
entendu ronfler les boulets, se réjouissaient
plus que les autres. Les yeux de Bûche bril-
laient comme ceux d'un chat ; il s'était assis
au bord du chemin, son sac ouvert sur le ta-
lus, et repassait lentement son sabre, en es-
6'.'
ROMANS NATIONAUX.
savant le fil à la pointe de son soulier. D'autres
afiilaient leur baïonnette, ou rajustaient leur
pierre à fusil, ce gui se fait toujours en cam-
pagne, la veille d'une rencontre. — Dans ces
moments, mille idées vous passent par la tête,
on fronce le sourcil, on serre les lèvres, on a
de mauvaises figures.
Le soleil se penchait de plus en plus derrière
les blés; quelques détachements allaient cher-
cher du bois au village, ils en rapportaient
aussi des oignons, des poireaux, du sel, et
même des quartiers de vache pendus à de
grandes perches sur leurs épaules.
C'est autour des feux, lorsque les marmites
commençaient à bouillonner et que la fumée
tournait dans le ciel, qu'il aurait fallu voir la
raine joyeuse qu'on avait; l'un parlait de Lut-
zen, l'autre d'Austerlitz, l'autre de Wagram,
d'Iéna, de Friedland, de l'Espagne, du Portu-
gal, de tous les pays du monde. Tous par-
laient ensemble; mais on n'écoutait que les
anciens, les bras couverts de chevrons, qui
parlaient mieux et montraient les positions à
terre avec le doigt, en expliquant les par file
à droite et les par file à gauche, par trente ou
quarante en bataille. On croyait tout voir en
les écoutant.
Chacun avait sa cuiller d'étain à la bouton-
nière et pensait :
« Le Ijouillon va bien. . . c'est une bonne
viande bien grasse. •
La nuit alors élait venue. Après la distribu-
lion on avait l'ordre d'éteindre les feux et de
ne pas sonner la retraite, ce qui signifiait que
l'ennemi n'était pas loin, et qu'on craignait de
l'eilaroucher.
Il commençait à faire clair de lune. Bûche
et moi nous mangions à la même gamelle.
Quand nous eûmes fini, durant plus de deux
heures il me raconta leur vie au Harberg,leur
grande misère lorsqu'il fallait tramer des cinq
et six stères de bois sur une sclilitle, en ris-
quant d'être écrasés, surtout à la fonte des
neiges. L'existence des soldats, la bonne ga-
melle, le bon pain, la ration régulière, les
bons habits chauds, les chemises bien solides
en grosse toile, tout cela lui paraissait admi-
rable. Jamais il ne s'était figure qu'on pouvait
vivre aussi bien; et la seule idée qui le tour-
mentait, c'était de faire savoir à ses deux frères,
Gaspard et Jacob, sa belle position, pour les
décider à s'engager aussitôt qu'ils auraient
l'dge.
« Oui, lui disais-je, c'est bien; mais les
Russes , les Anglais, les Prussiens. . . tu ne
penses pas à cela.
—Je me moque d'eux, faisail-il; mon sabre
coupe comme un tranchet, ma bnïonnette
pique comme une aiguille. C'est plutôt eux qui
doivent avoir peur de me rencontrer. » <•
Nous étions les meilleurs amis du monde;
je l'aimais prescjue autant que mes anciens ca-
marades Rlipfel, Furst et Zébédé. Lui m'ai-
mait bien aussi; je crois qu'il se serait fait
hacher pour me tirer d'embarras. — Les anciens
camarades de lit ne s'oublient jamais; de mon
temps, le vieux Harwig, que j'ai connu plus
tard à Phalsbourg, recevait encore une pension
de son ancien camarade Bernadotte, roi de
Suède. Si j'étais devenu roi, j'aurais aussi fait
une pension à Jean Bûche, car s'il n'avait pas
un grand esprit, il avait un bon cœur, ce qui
vaut encore mieux.
Pendant que nous étions à causer, Zébédé
vint me frapper sur l'épaule.
« Tune fumes pas,Joseph?me dit-il.
—Je n'ai pas de tabac. •
Aussitôt il m'en donna la moitié d'un pa-
quet.
Je vis qu'il m'aimait toujours, malgré la dif-
férence des grades, et cela m'attendrit. Lui ne
se possédait plus de joie, en songeant que nous
allions tomber sur les Prussiens.
« Quelle revanche ! s'écriait-il. Pas de quar-
tier... 11 faut que tout soit payé depuis la Katz-
bach jusqu'à Soissons. »
On aurait cru que ces Prussiens et ces An-
glais n'allaient pas se défendre, et que nous ne
risquions pas d'attraper des boulets et de la
mitraille, comme à Lutzen, à Gross-Beren, à
Leipzig et partout. Mais que peut- on dire à
des gens qui ne se rappellent rien et qui voient
tout en beau? Je fumais tranquillement ma
pipe et je répondais : /
«Oui!... oui!... nous allons les arranger,
ces gueux-là 1... Nous allons les bousculer...
Ils vont en voir des dures... »
J'avais laissé bourrer sa pipe à Jean Bûche;
et comme nous étions de garde, Zébédé, vers
neuf heures, alla relever les premières senti-
tinelles à la tête du piquet. Moi, je sortis de
notre cercle, et j'allai ra'étendre quelques pas
en arrière, l'oreille sur le sac, au bord d'un
sillon. Le temps était si chaud, qu'on entendait
les cigales chanter longtemps encore après le
coucher du soleil; quelques étoiles brillaient
au ciel, pas un souffle n'arrivait sur la plaine,
les épis restaient droits, et dans le lointain les
horloges des villages sonnaient neuf heures,
dix heures, onze heures. Je finis par m'endor-
mir. C'était la nuitdu 14 au J5juin 1815.
Entre deux et trois heures du matin, Zébédé
vint me secouer.
• Debout ! disait-il, en route ! »
Bûche élait aussi venu s'étendre près de moi;
nous nous levâmes. C'était notre tour de rele»
.'L JI.I, '-l.-l-ll.<>'S-."-' '-*-■
vwv.^^mumnji .ji
WATERLOO.
G3
ver les postes. Il faisait encore nuit, mais le
jour étendait une ligne blanche au bord du
ciel, le long des blcs. A trente pas plus loin, le
lieutenant Bretonville nous attendaitau milieu
du piquet. C'est dur de se lever, quand on dort
si bien après une marche de dix heures. Tout
en bouclant notre sac, nous avions rejoint le
piquet. Au bout de deux cents pas, derrière
une haie, je relevai la sentinelle en face de
Roly. Le mot d'ordre était : « Jemmapes et
Fleurus ! • Cela me revient d'un coup... Com-
me pourtant les choses dorment dans notre
esprit durant des années ! ce mot d'ordre ne
m'était pas revenu depuis 1815.
.le crois encore voirie piquet qui rentre dans
le chemin, pendant que je renouvelle mon
amorce à la lueur des étoiles ; et j'entends au
loin les autres sentinelles marcher lentement,
tandis que les pas du piquet s'éloignent à l'in-
térieur de la colline.
Je me mis à marcher l'arme au bras le long
de la haie. Le village, avec ses petits toits de
chaume et plus loin son clocher d'ardoises,
s'élevait au-dessus des moissons. Un hussard à
cheval, en sentinelle au milieu du chemin, re-
gardait, son mousqueton appuyé sur la cuisse.
C'est tout ce qu'on voyait.
Longtemps j'attendis là, songeant, écoutant
et marchant. Tout dormait. La ligne blanche
du ciel grandissait.
Gela dura plus d'une demi-heure. La lumière
matinale grisonnait au loin le pays; deux ou
trois cailles s'appelaient et se répondaient d'un
bout de la plaine à l'autre. Je m'étais arrêté
tout mélancolique, car en entendant ces voix
je me représentais les Quatre-Vents, Danne, les
Baraques-du-Bois-de-Chènes; je pensais : «Là-
bas, dans nos blés, les cailles chantent aussi
sur la lisjère du bois de la Bonne-Fontaine.
Est-ce que Catherine dort... et la tante Grédel,
et M. Goulden, et toute la ville?... Les gardes
nationaux de Nancy nous ont relevés mainte-
nant! » Et je voyais les sentinelles des deux
poudrières, les corps de garde des deux por-
tes; enfin des idées innombrables me venaient,
quand dans le lointain le galop d'un cheval
s'entendit. Je regardai d'abord sans rien voir.
Ce galop, au bout de quelques minutes, entra
dans le village; ensuite tout se tut. Seulement
il se fit une rumeur confuse. Qu'est-ce que cela
signifiait? Un instant après le cavalier sortit de
Roly dans notre chemin, ventreà terre; je m'a-
vançai au bord de la haie, l'arme prête, en
criant :
« Qui vive ?
— France !
-H)uel régiment?
— Douzième chasseurs... estafette.
— Quand il vous plaira. »
Il poursuivit sa roule en redoublant de vi-
tesse. Je l'entendis s'arrêter au milieu de notre
campement et crier :
« Le commandant ? •
Je m'avançai sur le dos de la colline pour
voir ce qui se passait. Presque aussitôt il se fit
un grand mouvement : les olTiciers arrivaient;
le chasseur, toujours achevai, parlait au com-
mandant Gémeau ; des soldats s'approchaient
aussi. J'écoutais, mais c'était trop loin Le
chasseur repartit en remontant la côte. Tout
paraissait en révolution; on criait, on gesti-
culait.
Tout à coup laxliane se mit à battre. Le pi-
quet qui relevait les postes tournait au coude
du chemin. Zébédé de loin m'avait l'air tout
pâle.
« Arrive ! » me dit-il en passant.
Deux sentinelles restaient plus loin sur la
gauche. On ne parle pas sous les armes, mai-
gré cela Zébédé me dit tout bas :
« Joseph, nous sommes trahis ; Bourmont,
le général de la division d'avant-garde et cinq
autres brigands de son espèce viennent de pas-
ser à l'ennemi. »
Sa voix tremblait. Tout mon sang ne fit
qu'un tour, et regardant les autres du piquet,
deux vieux à chevrons, je vis que leurs mous-
taches grises frissonnaient; ils roulaient des
yeux terribles , comme s'ils avaient cher-
ché quelqu'un à tuer, mais ils ne disaient
rien.
Nous pressions le pas pour relever les deux
autres sentinelles Quelques minutes après, en
rentrant au bivouac, nous trouvâmes le batail-
lon déjà sous les armes, prêt à partir. La fu-
reur et l'indignation étaient peintes sur toutes
les figures ; les tambours roulaient. Nous re-
prîmes nos rangs. Le commandant et le capi-
taine adjudant-major, à cheval sur le front du
bataillon, attendaient, pâles comme des morts.
Je me souviens que le commandant, tout à
coup tirant son épée pour faire cesser le rou-
lement, voulut dire quelque chose; mais les
idées ne lui venaient pas, et, comme un fou, il
se mit à crier :
« Ah ! canailles I... ah I misèr-nbles chouans !...
Vive r Empereur! Pas de quartier 1... »
Il bredouillait et ne savait plus ce qu'il di-
sait; mais 'tout le bataillon trouvait qu'il par-
lait très-bien, et l'on se mit à crier tous en-
semble comme des loups :
« En avant!... eu avant!,.. A rennemii...
Pas de quartier I »
On traversa le village au pas de charge ; le
dernier soldat s'indignait de ne pas voir tO"t
de suite les Prussiens. Ce n'estqu'au boutd'uue
U I
ROMANS NATIONAUX.
iJll !;i
:i".al l'Pgardait. iWage OJ ;
heure, apfès avoir fait cliacun ses rèllexions,
qu'on se remit à jurer, à crier, d'abord tout
baf, ensuite tout haut, de sorte qu'à la finie
bataillon était comme des révoltés. Les uns di-
saient qu'il fallait exterminer tous les officiers
de Louis XVIII, les autres qu'on voulait nous
livrer tous en masse; et même plusieurs
criaient que les maréchaux trahissaient, qu'ils
devaient passer au conseil de guerre pour être
fusillés, et d'autres choses semblabbles.
Le commandant alors ordonna de faire halte,
et passa devant nous en criant « que les traî-
tres étaient partis trop tard ; que nous allions
attaquer le même jour et que l'ennemi n'aurait
pas le emps de profiter de la trahison, qu'il
serait surpris et culbuté. »
Ces paroles calmèrent la fureur d'un grand
nombre. On se remit en marche, et l'on répé-
tait tout le long de la route que les plans
avaient été livrés trop tard.
Mais ce qui changea notre colère en joie,
c'est lorsque, vers dix heures, nous entendî-
mes tout à coup le canon gronder à gauche, à
cinq ou si.x lieues, de l'autre côté de la Sam-
bre. C'est alors que les hommes levèrent leurs
shakos à la pointe de leurs baïonnettes, et
qu'ils se mirent à crier :
« En avant ! Vive l Empereur 1 »
Beaucoup de vieux en pleuraient d'attendris-
sement. Sur toute cette grande plaine, ce n'é-
tait qu'un cri immense; quand un régiment
avait fini, l'autre recommençait. Le canon
grondait toujours, on redoublait le pas-, ât
comme nous marchions sur Gharleroi depuis
t'ar»'. i'Jii>i* Hai.4v.iitiurr.
WATERLOO.
65
J'aime pourtant sentir l'odeur du bois, » disiil liuclie. (l\ijc 6T.]
£apt heures, lordre arriva par estafette d'ap-
puyer à droite.
Je me rappelle aussi que, dans tous les vil-
lages où nous passions, les hommes, les fem-
mes, les enfants regardaient par leurs fenêtres
et sur leurs portes ; qu'ils levaient les mains
d'un air joyeux et criaient:
• Les Français!... les Français!.,. •
On voyait que ces gens nous aimaient, qu'ils
étaient du même sang que nous ! et même,
dans les deux haltes que nous fîmes, ils arri-
vaient avec leur bon pain de ménage, le cou-
teau de fer-blajic enfoncé dans la croûte, et
leurs grosses cruches de bière noire, enli'ous
londanl cela sans rien nous demander. Nous
étions arrivés en quelque sorte pour leur dé-
livrance sans le savoir. Personne dans leur
pays ne savait rien non plus, ce qui montre
bien la finesse de l'Empereur, puisque dans ce
coin de la Sambre et de la Meuse nous étions
déjà plus de cent mille hommes, sans que la
moindre nouvelle en fut arrivée aux ennemis.
La trahison de Bourmont nous empêcha de les
surprendre dispersés dans leurs cantonne-
ments : tout aurait été fini d'un seul coup;
mais alors il était bien plus difficile de les ex-
terminer.
Nous contiHuâmes à marcher toute l'après-
midi, par cette grande chaleur, dans la pous-
sière (les chemins. Plus nous avancions, plus
nous voyions devant nous d'autres régiments
d'infanterie et de cavalerie. On se tassait pour
ainsi dire de plus en plus, car derrière nous il
en venait encore d'autres. Vers les cinq lieu-
45
66
ROMANS NATIONAUX.
res, nous arrivâmes dans nn village où les
bataillons et les escadrons défilaient sur un
pont de briques. En traversant ce village, que
notre avant-garde avait enlevé, nous vîmes
quelques Prussiens étendus à droite et à gau-
che dans les ruelles. Je dis à Jean Bûche :
« Ça, ce sont des Prussiens... J'en ai vu pas
mal du côté de Lutzen et de Leipzig, et tu vas
en voir aussi, Jean !
—Tant mieux ! fit-il, c'est tout ce que je de-
mande ! »
Le village que nous traversions s'appelait
Châtelet; la rivière, c'était la Sambre : une
eau jaune pleine de terre glaise, et profonde ;
ceux qui par malheur y tombent ont de la
peine à s'en tirer, car les bords sont à pic ;
nous avons reconnu cela plus tard.
De l'autre côté du pont, on nous fit bivoua-
quer le long de la rivière. Nous n'étions pas
tout à fait l'avant-garde, puisque des hussards
avaient passé avant nous ; mais nous étions la
première infanterie du corps de Gérard.
Tout le reste de ce jour, le quatrième corps
défila sur le pont, et nous apprîmes à la nuit
que l'armée avait passé la Sambre ; qu'on s'é-
tait battu près de Charleroi, à Marchiennes et
àJumet.
XVill
Une fois sur l'autre rive de la Sambre, on
mit les armes en faisceaux dans un verger, et
chacun put allumer sa pipe et respirer en re-
gardant les hussards, les chasseurs, l'artillerie
et l'infanterie défiler d'heure en heure sur le
pont et prendre position dans la plaine.
Sur notre front se trouvait une forêt de hê-
tres; elle s'étendait du côté deFleurus, et pou-
vait avoir trois lieues d'un bout à l'autre. On
voyait à l'intérieur de grandes places jaunes ;
c'étaient des chaumes, et même des carrés de
blé, au lieu de ronces, de genêts et de bruyè-
res comme chez nous. Une vingtaines de mai-
sons, vieilles et décrépites, dépassaient le pont,
car le Châtelet est un village très-grand, plus
grand que la ville de Saverne.
Entre les bataillons et les escadrons qui dé-
filaient toujours arrivaient des femmes, des
hommes , des enfants avec des cruches de
bière vineuse, du pain et de l'eau-de-vie blan-
che très-forte, qu'ils nous vendaient moyen-
nant quelques sous. Bûche et moi nous cassâ-
mes une croûte en regardant ces choses, et
même en riant avec les filles, qui sont blondes
et (rès-jolies dans ce pays.
Tout proche de nous se découvrait le petit
village de Catelineau , et sur notre gauuhe,
bien loin entre le bois et la rivière , le village
de Gilly.
La fusillade^ les coups de canon et les feux
de peloton roulaient toujours dans cette direcr
tion. La nouvelle arriva bientôt que les Prus-
siens, repoussés de Charleroi par l'Empereur,
s'étaient mis en carrés au coin de la forêt. De
minute en minute on s'attendait à marcher
pour leur couper la retraite. Mais entre sept et
huit heures la fusillade cessa; les Prussiens
s'étaient retirés sur Fleurus, après avoir perdu
l'un de leurs carrés, le reste s'était sauvé dans
Je bois; et nous vîmes arriver deux régiments
de tliagons. Ils prirent position à notre droite
le long de la Sambre.
Le bruit courut quelques instants après que
le général Le Tort, de la garde, venait de rece-
voir une balle dans le ventre, à l'endroit même
où, durant sa jeunesse, il menait paître le bé-
tail d'un fermier. Que de choses étonnantes on
voit dans la vie ! Ce général avait combattu
partout en Europe depuis vingt ans, et c'est là
que la mort l'attendait.
Il pouvait être huit heures du soir, et l'on
pensait que nous resterions au Châtelet jus-
qu'après le défilé de nos trois divisions. Un
vieux paysan chauve , en blouse bleue et bon-
net de coton, sec comme une chèvre, qui se
trouvait avec nous, disait au capitaine Grégoire
que de l'autre côté du bois, dans un fond, se
trouvaient le village de Fleurus et celui de
Lambusart, plus petit et sur la droite; que de-
puis au moins trois semaines les Prussiens
avaient des hommes dans ces villages ; qu'il en
était même arrivé d'autres la veille et l'avant-
veille. Il nous disait aussi que le long d'une
grande route blanche, bordée d'arbres, qu'on
voyait filer tout droit à deux bonnes lieues sur
notre gauche, les Belges et les Hanovriens
avaient des postes à Gosselies et aux Quatre-
Bras ; — que c'était la grande route de Bruxelles,
où les Anglais, les Hanovriens, les Belges
avaient toutes leurs forces; tandis que les
Prussiens, à quatre ou cinq lieues sur la droite,
occupaient la route de Namur ; qu'entre eux et
les Anglais, du plateau des Quatre-Bras jusque
sur le plateau de Ligny, en arrière de Fleurus,
s'étendait une bonne chaussée, où leurs esta-
fettes allaient et venaient du matin au soir, de
sorte que les Anglais apprenaient toutes les
nouvelles des Prussiens, et les Prussiens toutes
celles des Anglais; qu'ils pouvaient ainsi se
secourir les uns les autres, en s'envoyant des
hommes, des canons et des munitions par cette
chaussée.
Naturellement, en entendant cela, l'idée me
vint tout de suite que nous n'avions rien de
WATERLOO.
67
mieux à faire que de prendre cette grande tra-
verse, pour les empêcher de s'aider; cela vous
tombait sous le bon sens, et je n'étais pas le
seul auquel cette idée venait ; mais on ne disait
rien dans la crainte d'interrompre ce vieux.
Au bout de cinq minutes, la moitié du bataillon
était en cercle autour de lui. 11 fumait une pipe
de terre el nous montrait toutes les positions
avec son tuyau ; étant commissionnaire pour
les paquets entre le Châtelet, Fleuriis et Namur,
il connaissait les moindres détails du pays et
voyait journellement ce qui s'y passait. Il se
plaignait beaucoup des Prussiens , disant que
c'étaient des êtres fiers, insolents, dangereux
pour les femmes; qu'on ne pouvait jamais les
contenter, et que les officiers se vantaient de
nous avoir ramenés depuis Dresde jusqu'à Pa-
ris, en nous faisant courir devant eux comme
des lièvres.
Toilà ce qui m'indigna! Je savais qu'ils
avaient été deux contre un à Leipzig, que les
Russes, les Autrichiens, les Saxons, les Bava-
rois, les Wurtembergeois, les Suédois, toute
l'Europe nous avait accablés, lorsque les trois
quarts de notre armée étaient malades du ty-
phus; du froid, de la faim, des marches el des
contre-marches; ce qui ne nous avait pas en-
core empêchés de leur passer sur le ventre à
Hanau , et de les battre cinquante fois un contre
trois, en Champagne, en Alsace, dans les Vosges
et partout. Ces vanteries des Prussiens me ré-
voltaient; je pris leur race en horreur, et je
pensai :
« Ce sont pourtant des gueux pareils qui
TOUS aigrissent le sang! »
Ce vieux disait aussi que les Prussiens répé-
taient sans cesse qu'ils allaient bientôt se
réjouir à Paris, en buvant les bons vins de
France, et que l'armée française n'était qu'une
bande de brigands.
En entendant cela,je m'écriai en moi-même:
• Joseph, maintenant c'est trop fort... tu
n'auras plus de pitié... C'est l'extermination de
l'extermination ! •
Neuf heures et demie tintaient au village du
Châtelet, les hussards sonnaient la reti'aite, et
chacun s'arrangeait derrière une haie, derrière
un rijcher ou dans un sillon pour dormir ,
lorsque le général de brigade Schœffer vint
donner l'ordre au bataillon de se porter de
l'autre côté du bois, en avant-garde. Je vis
aussitôt que notre malheureux bataillon allait
toujours être en avant-garde, comme en 1813.
C'est triste pour un régiment d'avoir de la
réputation; les hommes changent, mais le
numéro reste. Le 6' léger avait un bien beau
numéro , et je savais ce que cela coûte d'avoir
un si beau numéro !
Ceux d'entre nous qui avaient envie de dor-
mir n'eurent pas longtemps sommeil; car
lorsqu'on sait l'ennemi très-proche et qu'on se
dit : « Les Prussiens sont peut-être là, qui nous
attendent embusqués dans ce bois ! » cela vous
fait ouvrir l'œil.
Quelques hussards déployés en éclaireurs à
droite et à gauche du chemin précédaient la
colonne. Nous marchions au pas ordinaire,
nos capitaines dans l'intervalle des compagnies,
et le commandant Gémeau à cheval au milieu
du bataillon, sur sa petite jument grise.
Avant de partir, chaque homme avait reçu sa
miche de trois livres et deux livres de riz ; c'est
ainsi que la campagne s'ouvrit pour nous.
Il faisait un clair de lune magnifique, tout le
pays et même la forêt, à trois quarts de lieue
devant nous , brillait comme de l'argent. Mal-
gré moi je songeais au bois de Leipzig, où
j'avais glissé dans un trou de terre glaise avec
deux hussards prussiens, pendant que le pauvre
Klipfel était haché plu s loin en mille morceaux;
cette idée me rendait très-attentif. — Personne
ne parlait; Bûche lui-même dressait la tête, en
serrant les dents, et Zébédé, sur la gauche de
la compagnie, ne regardait pas de mon côté,
mais dans l'ombre des arbres, comme tout le
monde.
Il nous fallut près d'une heure pour arriver
au bois; à deux cents pas on cria : « Halte! »
Les hussards se replièrent sur les flancs du
bataillon, une compagnie fut déployée en ti-
railleurs sous bois. On attendit environ cinq
minutes, et comme aucun bruit, aucun aver-
tissement n'arrivait, on se remit en marche.
Le chemin que nous suivions dans cette forêt
était un chemin de charrettes assez large. La
colonne marquait le pas dans l'ombre. A cha-
que instant de grandes places vides donnaient
de l'air et de la lumière. On avait fait aussi
quelques coupes, et le bois blanc, en stères
entre deux piquets, brillait de loin en loin. Du
reste, rien ne s'entendait ni ne se voyait.
Bûche me disait tout bas :
« J'aime pourtant sentir l'odeur du bois ; c'est
comme au Harberg. »
Et je pensais : • Je me moque bien de l'odeur
du bois! pourvu que nous ne recevions pas de
coups de fusil, voilà le principal. • Enfin, au
bout de deux heures, la lumière reparut au
fond du taillis, et nous arrivâmes heureuse-
ment de l'autre côté sans avoir rien rencontré.
Les hussards qui nous suivaient repartirent
aussitôt, et le bataillon mit l'arme au pied.
Nous étions dans un pays de blé comme je
n'en ai jamais vu de pareil. Ces blés étaient en
fleur, encore un peu verts, les orges étaient
déjà presque mûres. Cela s'étendait à perte de
68
ROMANS NATIONAUX.
vue. Nous regardions tous au milieu du plus
grand silence, et je vis alors que le vieux ne
nous avait pas trompés, car au fond d'une
espèce de creux, à deux mille pas en avant de
nous, et derrière un petit renflement , s'éle-
vaient la pointe d'un vieux clocher et quelques
pignons couverts d'ardoises où donnait la lune.
Ce devait être Fleurus. Plus proche de nous,
sur notre droite, se découvraient des chau-
mières, quelques maisons et un autre clocher;
c'était sans doute Lambusart. Mais beaucoup
plus loin, au bout de cette grande plaine , à
plus d'une lieue et derrière Fleurus, le terrain
se renflait en collines, et ces collines brillaient
de feux innombrables. On reconnaissait très-
bien trois gros villages, qui s'étendaient sur
ces hauteurs, de gauche à droite, et que nous
avons su depuis être Saint-Amand, le plus
proche de nous, Ligny au milieu, et plus loin,
à deux bonnes lieues au mo-ns , Sombref. Gela
se voyait mieux qu'en plein jour, à cause des
feux de l'ennemi. L'armée des Prussiens se
trouvait là dans les maisons, dans les vergers,
dans les champs. Et derrière ces trois villages
en ligne, s'en découvrait encore un autre plus
haut et plus loin, sur la gauche, où des feux
brillaient aussi; c'était celui de Bry, où les
gueux devaient avoir leurs réserves.
Tout cela, je le comprenais très-bien, et
même je voyais que ce serait très-difficile à
prendre. Enfin nous regardions ce spectacle
grandiose.
Dans la plaine, sur notre gauche, brillaient
aussi des feux , mais il était clair que c'étaient
ceux du troisième corps, qui, vers huit heures,
avait tourné le coin de la forêt, après avoir
-repoussé les Prussiens, et qui s'était arrêté
dans quelque village encore bien loin de Fleu-
rus. Quelques feux le long du bois, sur lamême
hgne que nous, étaient aufsi de notre armée;
je crois me rappeler que nous en avions des
deux côtés, mais je n'en suis pas sûr ; la grande
masse, dans tous les cas, était à gauche.
On posa tout de suite des sentinelles aux
environs, après quoi chacun se coucha sur la
lisière du bois, sans allumer de feux, en atten-
dant les nouveaux ordres.
Le général SchœtTer vint encore cette même
nuit, avec des officiers de hussards. Le com-
mandant Gémeau veillait sous les armes; ils
causèrent tout haut à vingt pas de nous. Le
général disait que notre corps d'armée conti-
nuait à défiler, mais qu'il était bien en retard ;
qu'il ne serait pas même au complet le lende-
main; et j'ai vu par la suite qu'il avait raison,
puisque notre quatrième bataillon, qui devait
nous rejoindre au Chàtelet, n'arriva que le
lendemain de la bataille, lorsque nous étions ï
presque tous exterminés dans ce gueux de Li-
gny , et qu'il ne nous restait plus seulement
quatre cents hommes ; au lieu que, s'il avait
été là , nous aurions donné ensemble , et qu'il
aurait eu sa part de gloire.
Comme j'avais été de garde la veille, je m'é-
tendis tranquillement au pied d'un arbre, côte
à côte avec Bûche, au milieu des camarades. 11
pouvait être ime heure du malin. C'était le
jour de la terrible bataille de Ligny. La moitié
de ceux qui dormaient là devaient laisser leurs
os dans ces villages que' nous voyions, et dans
ces grandes plaines si riches en grains de toutes
sortes; ils devaient aider à faire pousser les
blés, les orges et les avoines pendant les siècles
des siècles. S'ils l'avaient su, plus d'un n'aurait
pas si bien dormi, car les hommes tiennent à
leur existence, et ce serait une triste chose de
penser : « Aujourd'hui, je respire pour la der-
nière fois. »
XVIII
Durant cette nuit l'air était lourd, je m'éveil-
lais toutes les heures malgré la grande fatigue ;
les camarades dormaient, quelques-uns par-
laient en rêvant. Bûche ne bougeait pas. Tout
près de nous, sur la lisière du bois , nos fusils
en faisceaux brillaient à la lune.
J'écoutais. Dans le lointain à gauche, on
entendait des « Qui vive ? » sur notre front ,
des : « Ver clà? »
Beaucoup plus près de nous , les sentinelles
du bataillon se voyaient immobiles, à deux
cents pas, dans les blés jusqu'au ventre. — Je
me levais doucement et je regardais : du côté
de Sombref, à deux lieues au moins sur notre
droite , il arrivait de grandes rumeurs qui
montaient et puis cessaient. On aurait dit de
petits coups de vent dans les feuilles; mais il
ne faisait pas le moindre vent, il ne tombait
pas une goutte de rosée, et je pensais :
« Ce sont les canons et les fourgons des Prus-
siens qui galopent là-bas sur la route de Na-
mur, et leurs bataillons leurs escadrons qui
viennent toujours. Mun Dieu: dans quelle po-
sition nous allons éti-e demain, avec cette
masse de gens devant nous , qui se renforcent
encore de minute en minute ! »
Ils avaient éteint leurs feux à Saint-Amand
et à Ligny, mais du côté de Sombref il en bril-
lait beaucoup plus : les régiments prussiens,
qui venaient d'arriver à marches forcées, fai-
saient sans doute leur soupe. — Des idées
innombrables me passaient par la tête; je me
WATERLOO.
fi9
recoachais et je me rendormais pour une demi-
heure. Quelquefois aussi je me disais :
« Tu t'es sauvé de Lutzen, de Leipzig et de
Hanau; pourquoi ne te réchapperais-tu pas
encore d'ici? •
Mais ces espérances que je me donnais no
m'empêchaient pas de reconnaître que ce serait
terrible.
A la fln, je m'étais pourtant endormi tout à
fait, lorsque le tambour-maître Padoue se mit
à battre lui-même la diane ; il se promenait de
long en large sur la lisièi-e du bois, et se com-
plaisait dans ses roulements et ses redoublés.
Les officiers étaient déjà réunis sur la colline
dans les blés, ils regardaient vers Fleurus, cau-
sant entre eux.
Notre diane commence toujours avant celle
des Prussiens, des Russes, des Autrichiens et
de tous nos ennemis; c'est comme le chant de
l'alouette au tout petit jour. Les autres, avec
leurs larges tambours, commencent après leurs
roulements sourds, qui vous donnent des idées
d'enterrement. Mais leurs trompettes ont de
jolis aii's pour sonner le réveil, au lieu que les
nôtres ne donnent que trois ou quatre coups de
langue, et semblent dire :
« En route ! nous n'avons pas de temps à
perdre. »
Tout le monde se levait, le soleil magnifique
montait sur les blés, on sentait d'avance quelle
chaleur il allait faire sur les midi. Bûche et
tous les hommes de corvée partaient avec les
bidons chercher de l'eau, pendant que d'autres
secouaientl'amadou dans une poignée de paille
pour allumer les feux. Le bois ne manquait
pas, chacun cherchait sa brassé_e dans les
coupes. Le caporal Duhem, le sergent Rabot et
Zébédé vinrent causer avec moi. Nous étions
tous partis ensemble en 1813; ils avaient été de
ma noce, aux Quatre-Venls, do sorte que, mal-
gré la différence des grades, ils conservaient
toujours un bon fonds pour Joseph.
« Eh bien ! me cria Zébédé, la danse va re-
commencer?
— Oui, » lui dis-je.
Et, me rappelant tout à coup les paroles du
pauvre sergent Pinto, le matin de Lulzen,je
lui répondis en clignant de l'œil :
• Ça, Zébédé, comme disait le sergent Plnto,
c'est une bataille où l'on gagne la croix à tra-
vers les coups de rejguloir et de baïonnette; et
si l'on n'a pas la chance de l'avoir, il ne faut
plus compter dessus. »
Alors tous se mirent à rire, et Zébédé
s'écria :
« Oui, le pauvre vieux , il la méritait bien ;
mais c'est plus difficile de l'attraper que le bou-
quet au mât de cocagne. •
Nous riions tous, et comme ils avalent une
gourde d'eau-de-vie, nous cassâmes une croûte
elTT-igardant les mouvements qui commen-
çaient à se dessiner. Bûche était revenu l'un des
premiers avec son bidon ; il se tenait derrière
nous, les oreilles tendues comme un renard à
l'affût. Des files de cavaliers sortaient du bois
et traversaient les blés en se dirigeant sur
Saint-Araand, le grand village à gauche de
Fleurus.
« Ça, disait Zébédé, c'est la cavalerie légère
de Pajol, qui va se déployer en tirailleurs; —
ça, ce sont les dragons d'Exelmans. Quand les
autres auront éclairé la position ils s'avance-
ront en ligne, je vous en préviens ; cela se fait
toujours de la même manière, et les canons
arrivent avec l'infanterie. La cavalerie fait un
à droite ou un à gauche ; elle se replie sur les
ailes, et l'infanterie se trouve en première
ligne. On formera les colonnes d'attaque sur
les bons chemins et dans les champs, et l'afTaire
s'engagera par la canonnade pendant une demi-
heure, vingt minutes, plus ou moins; la pre-
mière distribution est toujours entre canon-
niers. Quand ils en ont assez, quand la moitié
des batteries est à terre, l'Empereur choisit un
bon moment pour nous lancer; mais nous
autres, c'est de la mitraille que nous attrapons,
parce que nous sommes plus près. On s'avance
l'arme au bras, au pas accéléré, en bon ordre,
et l'on finit toujours au pas de course, à cause
de la mitraille qui vous cause des impatiences.
Je vous eu préviens, conscrits, pour que vous
ne soyez pas étonnés. »
Plus de vingt conscrits étaient venus se ran-
ger derrière nous. La cavalerie sortait toujours
du bois.
■ Je parie, dit le caporal Duhem, que le
4« corps est en marche derrière nous depuis la
pointe du jour. »
Et Rabot disait qu'il lui faudrait du temps
pour arriver en ligne, à cause des mauvaises
traverses dans le bois.
Nous étions là comme des généraux qui dé-
libèrent entre eux, et nous regardions aussi la
position des Prussiens autour des villages,
dans les vergers et derrière les haies, qui s'é-
lèvent à six et sept pieds dans ce pays. Un grand
nombre de leurs pièces étaient en batterie entre
Ligny et Saint-Amand; on voyait très-bien le
bronze reluire au soleil, ce qui vous inspirait
des réflexions de toute sorte.
• Je suis sûr, disait Zébédé, qu'ils ont tout
barricadé, qu'ils ont creusé des fossés, qu'ils
ont percé des ti'ous dans les murs, et qu'on
aurait bien fait de pousser hier soir, à la re-
traite de leurs carrés, jusqu'au premier village
sur la hauteur. Si nous étions au même ni'veau
70
ROMANS NATIONAUX.
qu'eux, tout irait bien; mais de grimger à tra-
vers des haies, sous le feu de l'enaeini, cela
coûte du monde, à moins qu'il n'arrive quelque
chose par derrière, comme c'est l'habitude de-
l'Empereur. »
De tous les côtés les anciens causaient de la
sorte et les conscrits écoutaient.
En attendant, les manrites pendaient sur le
feu, mais avec défense expresse d'employer à
cela les baïonnettes, qui se détrempent.
Il pouvait être sept heures, tout le monde
croyait que la bataille serait livrée à Saint-
Amand, celui des trois villages le plus à notre
gauche, entouré de haies et d'arbres touffiiSj
une grosse tour ronde au milieu; et plus haut,
derrière, d'autres maisons avec un chemin
tournant bordé de pierres sèches. — Tous les
officiers disaient : « C'est là que se portera
l'atfaire. »
Parce que nos troupes venant de Charleroi
s'étendaient dans la plaine au-dessous; infan-
terie et cavalerie, tout filait de ce côté : tout le
corps de Vandamme et la division Gérard. Des
mille et mille casques brillaient au soleil. Bû-
che, auprès de moi, disait :
«Oh!... ohl... oh!... regarde, Joseph, re-
garde... il en vient toujours. •
Des files de baïonnettes innombrables se
voyaient dans la même direction à perte de
vue.
Les Prussiens s'étendaient de plus en plus
sur la côte en arrière des villages, où se trou-
vaient des moulins à vent.
Gemouvementdura jusqu'à huit heures. Per-
sonne n'avait faim, mais on mangeait tout de
mémo, pourn'avoir pijs de reproches à se faire;
car, une fois la bataille commencée, 41 faut
aller, quand cela durerait deux jours.
Kntro huit et neuf heures, les premiers ba-
taillons de notre division débouchèrent aussi
du bois. Les officiers venaient serrer la main à
leurs camarades, mais l'état-major restait en-
core en arrière.
Tout à coup nous vîmes des hussards et des
chasseâ^ passer en prolongeant notre front de
bataille sur la droite : c'était la cavalerie de
Morin. L'idée nous vint aussitôt que dans le
moment où le combat serait engagé sur Saint-
Amand, et que les Prussiens auraient porté
toutes leurs forces de ce côté, nous leur tojîi-
berions en flanc par le village de Ligny* Mais
les Prussiens eurent la même idée, car depuis
ce moment ils ne défilaient plus jusqu'à Saint-
Amand et s'arrêtaient à Ligny; ils descendaient
même plus bas, et l'on voyait très-bien leurs
officiers poster les soldats dans les haies, dans
les jardins, derrière les petits murs et les ba
raques. On trouvait leur position très-solide. —
Ils continuaient à descendre dans un pli de
terrain entre Ligny et Fleurus, et cela nous
étonnait; car nous ne savions pas encore que
plus bas passe un ruisseau qui partage le
village en deux, et qu'ils étaient alors en train
de garnir les maisons de notre côté; nous ne
savions pas que si nous avions la chance de les
bousculer, ils auraient encore leur retraite plus
haut, et nous tiendraient toujours sous leur feu.
Si l'on savait tout dans des affaires pareilles,
on n'oserait jamais commencer, parce qu'on
n'aurait pas l'espoir de venir à bout d'une en-
treprise si dangereuse; mais ces choses ne se
découvrent qu'à mesure, et dans ce jour nous
devions en découvrir beaucoup auxquelles on
ne s'attendait pas.
Vers huit heures et demie, plusieurs de nos
régiments avaient passé le bois; bientôt on
battit le rappel, tous les bataillons prirent les
armes. Le général comte Gérard et son état-
major arrivaient. Ils passèrent au galop jusque
sur la colline au-dessus de Fleurus, sans nous
regarder.
Presque aussitôt la fusillade s'engagea; des
tirailleurs du corps de Vandamme s'appro-
chaient du viljage, à gauche; deux pièces de
canon partaient aussi traînées par des artilleurs
à cheval. Elles tirèrent cinq ou six coups du
haut de la colline ; puis la fusillade cessa, nos
tirailleurs étaient à Fleurus, et nous voyions
trois ou quatre cents Prussiens remonter la
côte plus loin, vers Ligny.
Le général Gérard regarda ce petit engage-
ment, puis il revint avec ses ofiiciers d'ordon-
nance, et passa lentement sur le front de nos
bataillons, en nous inspectant d'un air pensif,
comme pour voir la mine que nous avions.
C'était un homme brun, la figure ronde; il
pouvait avoir quarante-cinq ans; il avait le
bas de la figure large, le menton pointu, la léte
grosse ; on trouve beaucoup de paysans chez
nous qui lui ressemblent, ce ne sont pas les
plus bétes.
Il ne nous dit rien, et quand il eut parcouru
la ligne d'un bout à l'autre, tous les comman-
dants et les colonels se réunirent sur notre
droite. On nous commanda de mettre l'arme
au pied. — Les officiers d'ordonnance allaient
alors comme le vent, on ne voyait que cela;
mais rien ne bougeait. Seulement le bruit s'était
répandu que le maréchal Grouchy nous com-
mandait en chef, et que l'Empereur attaquait
les Anglais à quatre lieues de nous, sur la route
de Bruxelles.
Cette nouvelle ne nous rendait pas de bonne
humeur ; plus d'un disait :
« Ce n'est pas étonnant que nous soyons en-
core là depuis ce matin sans rien faire ; si l'Em-
WATERLOO,
pereur était avec nous , la bataille serait en-
gagée depuis longtemps ; les Prussiens n'au-
raient pas eu le temps de se reconnaître. •
Voilà les propos qu'on tenait, ce qui montre
bien l'injustice des hommes , car, trois heures
après, vers midi , tout à coup des milliers de
cris de : Vive l'Empereur/ s'élevèrent à gauche;
Napoléon arrivait. Ces cris se rapprochaient
comme un orage, et se prolongèrent bientôt
jusqu'en face de Sombref. On trouvait que tout
était bien ; ce qu'on reprochait au maréchal
Grouchy, l'Empereur avait bien fait de le faire,
puisque c'était lui.
Aussitôt l'ordre arriva de se porter à cinq
cents pas en avant, en appuyant sur la droite,
et nous partîmes à travers les blés , les orges,
les seigles , les avoines, qui se courbaient de-
vant nous. La grande ligne de bataille, sur
notre gauche, ne bougeait toujours pas.
Gomme nous approchions d'une grande
chaussée que nous n'avions pas encore vue, et
que nous découvrions aussi Fleurus, à mille
pas en avant de nous, avec son ruisseau bordé
de saules, on nous cria :
« Halte 1 »
Dans toute la division on n'entendait qu'un
murmure :
« Le voilà !»
L'Empereur arrivait à cheval avec un petit
état-major ; de loin, on ne reconnaissait que
sa capote grise et son chapeau ; sa voiture, en-
tourée de lanciers, était en arrière. — Il entra
par la grande route à Fleurus, et resta dans ce
village plus d'une heure , pendant que nous
rôtissions dans les blés.
Au bout de cette heure, et lorsqu'on pensait
que cela ne finirait plus, des files d'officiers
d'ordonnance partirent, les reins plies, le nez
entre les oreilles de leurs chevaux ; deux s'ar-
rêtèrent auprès du général comte Gérard, un
resta, l'autre repartit. Après cela, nous atten-
dîmes encore, et tout à coup, d'un bout du
pays à l'autre, toutes les musiques des régi-
ments se mirent à jouer ; tout se mêlait : les
tambours, les trompettesl et tout marchait ;
cette grande ligne , qui s'étendait bien loin
derrière Sainl-Amand jusqu'au bois, se cour-
bait, l'aile droite en avant. Gomme elle dépas-
sait notre division par derrière, on nous fit
encore obliquer à droite, puis on nous cria de
nouveau :
. Halte ! •
Nous étions en face de la route qui sort de
Fleurus. Nous avions à gauche un mur blanc;
derrière ce mur s'élevaient des arbres, une
grande maison, et devant nous se dressait un
moulin à vent en briques rouges, haut comme
une tour.
A peine faisions-nous halte, c,ae l'Empereur
sortit de ce moulin avec trois ou quatre géné-
raux, et deux paysans en blouse, deux vieux
qui tenaient leur bonnet de coton à la main.
C'est alors que la division se mit à crier: Vive
l'Empereur! et que je le vis bien, car il arrivait
juste en face du bataillon par un sentier, les
mains derrière le dos et la tête penchée, en
écoutant un de ces vieux tout chauve. Lui ne
faisait pas attention à nos cris ; deux fois il se
retourna, montrant le village de Ligny. Je le
voyais comme le père Goulden, lorsque nous
étions assis l'un en face de l'autre à table. Il
était devenu beaucoup plus gros et plus jaune
depuis Leipzig ; s'il n'avait pas eu sa capote
grise et son chapeau, je crois qu'on aurait eu
de la peine à le reconnaître : il avait l'air vieux
et ses joues tombaient. Cela venait sans doute
de ses chagrins à l'île d'Elbe, en songeant à
toutes les fautes qu'il avait commises ; car c'é-
tait un homme rempli de bon sens et qui voyait
bien ses fautes: il avait détruit la Révolution
qui le soutenait; il avait rappelé les émigrés,
qui ne voulaient pas de lui; il avait pris une
archiduchesse qui restait à Vienne ; il avait
choisi ses plus grands ennemis pour leur de-
mander des conseils... Enfin, il avait tout remis
dans le même état qu'avant la Révolution; il
n'y manquait plus que Louis XVIII ; alors les
rois avaient mis Louis XVIII à sa place. —
Maintenant il était venu renverser le roi légi-
time ; les uns l'appelaient despote et les autres
jacobin I C'était malheureux , puisqu'il avait
tout arrangé lui-même d'avance pour rétablir
les Bourbons. Il ne lui restait plus que son
armée ; s'il la perdait, tout était perdu pour
lui , parce que, dans la nation, les uns vou-
laient la liberté, comme le père Goulden, et les
autres voulaient l'ordre et la paix, comme la
mère Grédel , comme moi, comme tous ceux
qu'on enlevait pour la guerre.
Ces choses le forçaient de réfléchir terrible-
ment. H avait perdu la confiance de tout le
monde. Les vieux soldats seuls lui conser-
vaient leur attachement ; ils voulaient vaincre
ou mourir; avec des idées pareilles, on est tou-
jours sûr que l'un ou l'autre ne vous manquera
pas; tout devient très-simple et très clair;
mais bien des gens n'avaient pas les mêmes
idées, et, pour ma part, j'aimais beaucoup plus
Catherine que l'Empereur.
En arrivant au coin du mur, où des hussards
l'attendaient , il monta sur son cheval , et le
général Gérard, qui l'avait vu, descendit au
galop jusque sur la chaussée. Lui se retourna
deux secondes pour l'écouter, ensuite ils en-
trèrent ensemble dans Fleurus.
Il fallut encore attendre.
72
ROMANS NATIONAUX.
L'Empoieur, les mains derrière le dos et la tête baissée... (Page 71.)
Siu- les deux heures, le général Gérard re-
vint ; on nous fit obliquer une troisième fois à
droite, et toute la division, en colonnes, suivit
la grande chaussée de Fleurus, les canons et
les caissons dans l'intervalle des brigades. Il
faisait une poussière qu'on ne peut s'imaginer.
Bûche me disait :
« A la première mare que nous rencontrons,
coûte que coûte, il faut que je boive. »
Mais nous ne rencontrions pas d'eau.
Les musiques jouaient toujours; derrière
nous arrivaient des masses de cavalerie, prin-
cipalement des dragons. Nous étions encore
en marche, lorsque le roulement de la fusillade
et des coups de canon commença, comme une
digue qui se rompt , et dont l'eau tombe, eu
entraînant tout de fond en comble.
Je connaissais cela, mais Bûche devint tout
pâle ; il ne disait rien et me regardait d'un air
étonné.
« Oui, oui , Jean , lui dis-je, ce sont les au-
tres là - bas , qui commencent l'attaque de
Saint-Amand , mais tout à l'heure notre tour
viendra. •
Ce roulement redoublait, les musiques en
même temps avaient cessé ; on criait de tous
les côtés :
« Halte ! »
La division s'arrêta sur la chaussée, les ca-
nonniers sortirent des intervalles et mirent
leurs pièces en ligne, à cinquante pas devant
nous, les caissons derrière.
Nous étions en face de Ligny. On ne voyait
qu'une ligne blanche de maisons à moitié ca-
il
WATERLOO.
73
Nous lomliùmes tous à la renverse. (Page 78.)
ohées parles vergers — le clocher au-dessus —
des rampes de terre jaune, des arbres, des haies,
des palissades. Nous étions de douze à quinze
mille hommes , sans compter la cavalerie, et
nous attendions l'ordre d'attaquer.
La bataille du côté de Saint-Amand conti-
nuait, des masses de fumée montaient au ciel.
En attendant notre tour, je me mis à penser
avec une tendresse extraordinaire à Catherine ;
ridée qu'elle aurait un enfant me traversa l'es-
prit, je suppliai Dieu de me conserver la vie,
mais la bonne pensée me vint aussi que, si je
mourais, notre tnfanl serait là pour les con-
soler tous, Catherine, la tante Grédel et le père
Goulden ; que si c'était un garçon, ils l'appel-
leraient Joseph, et qu'ils le caresseraient; que
M. Goulden le ferait danser sur ses genoux,
que la tante Grédel l'aimerait, el que Catherine,
en l'embrassant, penserait à moi. Je me dis
que je ne serais pas tout à fait mort. Mais j'au-
rais bien voulu pourtant vivre, et je voyais
que ce serait terrible.
Bûche aussi me dit :
« Ecoute, j'ai une croix... si je suis tué... il
faut que tu me promettes quelque chose. •
11 me serrait la main.
« Je te le promets, lui dis-je.
— Eh bien ! elle est là sur ma poitrine ; je
veux que tu la rapportes au Harberg, et que tu
la pendes dans la chapelle , en souvenir de
Jean Bûche, mort dans la croyance du J^ère, du
fils et du Saint-Esprit. •
Il me parlait gravement , et je trouvais sa
volonté très-naturelle, puisque les uns meuren'
'lO
46
74
ROMANS NATIONAUX.
pour les droits de l'homme , d'autres en pen-
sant à leur mère , d'autres à l'exemple des
hommes justes qui se sont sacrifiés pour le
genre humain : tout cela, c'est une seule et
même chose , qu'on appelle autrement , selon
sa manière de voir.
Je lui promis donc ce qu'il me demandait, et
nous attendîmes encore près d'une demi-heure.
Tous ceux qui sortaient du bois vinrent se ser-
rer contre nous ; nous voyions aussi lacavalerie
se déployer sur notre droite, comme pour atta-
quer Sombref.
De notre côté, jusqu'à deux heures et demie,
pas un coup de fusil n'avait été tiré, lorsqu'un
aide de camp de l'Empereur arriva ventre à
terre sur la route de Fleurus, et je pensai tout
de suite : « Voici notre tour. Maintenant, que
Dieu veille sur nous; car ce n'est pas nous au-
tres, pauvres malheureux, qui pouvons nous
sauver dans des massacres pareils ! »
J'avais à peine eu le temps de me faire ces
reflexions , que deux bataillons partirent à
droite sur la chaussée, avec de l'artillerie, du
côté de Sombref, où des uhlans et des hussards
prussiens se déployaient en face de nos dra-
gons. Ces deux bataillons eurent la chance de
rester en position sur la route toute cette jour-
née pour observer la cavalerie ennemie, pen-
dant que nous allions enlever le village où les
Prussiens étaient en force.
On forma les colonnes d'attaque sur le coup
de trois heures ; j'étais dans celle de gauche,
qui partit la première, au pas accéléré, dans un
chemin tournant. De ce côté de Ligny se trou-
vait une grosse masure en briques ; elle était
ronde et percée ^è trous; elle regardait dans
le chemin où nous montions, et nous la regar-
dions aussi par-dessus les blés. La seconde
colonne au milieu partit ensuite, parce qu'elle
n'avait pas tant de chemin à faire et montait
tout droit; nous devions la rencontrer à l'en-
trée du village. Je ne sais pas quand la troi-
sième partit, nous ne l'avons rencontrée que
plus tard.
Tout alla bien jusque dans un endroit où le
chemin coupe une petite hauteur et redescend
plus loin dans le village. Gomme nous entrions
entre ces deux petites buttes couvertes de blé,
et que nous commencions à découvrir les pre-
mières maisons, tout à coup une véritable grêle
de balles arriva sur notre tête de colonne avec
un bruit épouvantable : de tous les trous de la
grosse masure, de toutes les fenêtres et de
tontes les lucarnes des maisons, des haies, des
vergers, par-dessus les petits murs en pierres
sèches, la fusillade se croisait sur nous comme
des éclairs. En même temps, d'un champ en
airière de la grosse tour à gauche, et plus haut
que Ligny, du côté des moulins à vent, une
quinzaine de grosses pièces mises exprès com-
mencèrent un autre roulement, avprès duquel
celui de la fusillade n'était encore, pour ainsi
dire, rien du tout. Ceux qui , par malheur,
avaient déjà dépassé le chemin creux tombaient
les uns sur les autres en tas dans la fumée. Et
dans le moment où cela nous arrivait, nous
entendions aussi le feu de l'autre colonne s'en-
gager à notre droite, et le grondement d'autres
canons, sans savoir si c'étaient les nôtres ou
ceux des Prussiens qui tiraient.
Heureusement, le bataillon n'avait pas en-
core dépassé la colline ; les balles sifflaient et
les boulets ronflaient dans les blés au-dessus de
nous, en rabotant la terre, mais sans nous faire
de mal. Chaque fois qu'il passait des rafles pa-
reilles, les conscrits près de moi baissaient la
tête. Je me rappelle que Bûche me regardait
avec de gros yeux. Les anciens serraient les
lèvres.
La colonne s'arrêta. Chacun réfléchissait s'il
ne valait pas mieux redescendre, mais cela ne
dura qu'une seconde ; dans le moment où la
fusillade paraissait se ralentir, tous les officiers,
le sabre en l'air, se mirent à crier :
■ En avant I »
Et la colonne repartit au pas de course. Elle
se jeta d'abord dans le chemin qui descend à
travers les haies, par-dessus les palissades et
les murs où les Prussiens embusqués conti-
nuaient à nous fusiller. — Malheur à ceux qu'on
trouvait, ils se défendaient comme des loups,
mais les coups de crosse et de baïonnette les
étendaient bientôt dans un coin. Un assez
grand nombre, les vieux à moustaches grises,
avaient préparé leur retraite; ils s'en allaient
d'un pas ferme, en se retournant pour tirer
leur dernier coup, et refermaient une porte,
ou bien se glissaient dans une brèche. Nous les
suivions sans relâche; on n'avait plus de pru-
dence ni de miséricorde, et finalement nous
arrivâmes tout débandés aux premières mai-
sons, où la fusillade recommença sur nous des
fenêtres, du coin des rues et de partout.
Nous avions bien alors les vergers, les jar
dins, les murs de pierres sèches qui descen-
daient le long de la colline, mais tout saccagés,
bouleversés, les palissades arrachées, et qui ne
pouvaient plus servir d'abri. Les cassines en
face, bien barricadées, continuaient leur feu
roulant surnous.En dix minutes, ces Prussiens
nous auraient exterminés jusqu'au dernier.
Alors, en voyant cela, la colonne se mit à re-
descendre, les tambours, les sapeurs, les offi-
ciers et les soldats pêle-mêle sans tourner la
tête. Moi je sautais par-dessus les palissades, où
jamais de la vie, dans un autre moment, je
WATERLOO.
7b
n'aurais eu l'amour-propre de croire que je
pouvais sauter, principalement avec le sac et
la giberne sur le dos; et tous les autres fai-
saient comme moi : — tout dégringolait comme
un pan de mur.
Une fois dans le chemin creux, entre les col-
lines, on s'arrêta pour reprendre haleine, car
la respiration vous manquait. Plusieurs même
se couchaient par terre, d'autres s'essuyaient
le dos contre le talus. Les officiers s'indignaient
contre nous, comme s'ils n'avaient pas suivi le
mouvement de retraite ; beaucoup criaient :
« Qu'on fasse avancer les canons ! » D'autres
voulaient reformer les rangs, et c'est à peine
si l'on s'entendait, au milieu de ce grand bour-
donnementdela canonnade, dont l'airtremblait
comme pendant un orage.
Je vis Bûche revenir en allongeant le pas ;
sa baïonnette était rouge de sang ; il vint se
placer près de moi sans rien dire, en rechar-
geant.
Plus de cent hommes du bataillon, le capi-
taine Grégoire, le lieutenant Certain, plusieurs
sergents et caporaux restaient dans les ver-
gers; les deux premiers bataillons de la co-
lonne avaient autant souffert que nous.
Zébédé, son grand nez crochu, tout pâle, en
m'apercevant de loin, se mit à crier :
« Joseph... pas de quartier I »
Des masses de fumée blanche pas.'^aient au-
dessus de la butte. Toute la côte, depuis
Ligny jusqu'à Saint-Amand, derrière les sau-
les, les trembles et les peupliers qui bordent
ces collines, était en feu.
J'avais grimpé jusqu'au niveau des blés, les
deux mains à terre, et voyant ce terrible spec-
tacle, voyant jusqu'au haut de la cote , près
des moulins, de grandes lignes d'infanterie
noires, l'arme au pied, prêtes à descendre sur
nous, et de la cavalerie innombrable sur les
ailes, je redescendis en pensant:
• Jamais nous ne viendrons à bout de cette
armée; elle remplit les villages, elle garde les
chemins, elle couvre la côte à perte de vue,
elle a des canons partout ; c'est contraire au
bon sens de s'obstiner dans une entreprise pa-
reille ! •
J'étais indigné contre nos généraux , j'en
étais même dégoûté.
Tout cela ne prit pas dix minutes. Dieu sait
ce que nos deux autres colonnes étaient deve-
nues ; toute cette grande fusillade arrivant de
la gauche, et ces volées de mitraille que nous
entendions passer dans les airs étaient sans
doute pour elles.
Je croyais que nous avions déjà notre bonne
part de malheurs, lorsque le général Gérard et
deux autres généraux, Vichery et ScliœO'er, ar-
rivèrent de la route au-dessous de nous, ven-
tre à terre, en criant comme des furieux :
« En avant I... en avant!... »
Ils allongeaient leurs sabres, et Ton aurait
dit que nous n'avions qu'à monter. Ce sont ces
êtres obstinés qui poussent les autres à l'exter-
mination, parce que leur fureur gagne tout le
monde.
Nos canons, de la route plus bas, ouvraient
leur feu dans le même moment sur Ligny; les
toits du village s'écroulaient, les murs s'affais-
saient; et d'un seul coup on se remit à courir
en avant, les généraux en tête,répée à la main,
et les tambours par derrière battant la charge.
On criait : Vive l'Empereur! Les boulets prus-
siens vous raflaient par douzaines, les balles
arrivaient comme la grêle, les tambours al-
laient toujours : Pan/... pan!... pan/... On ne
voyait plus rien, on n'entendait plus rien, on
passait à travers les vergers ; ceux qui tom-
baient, on n'y faisait pas attention, et deux mi-
nutes après on entrait dans le village, on en-
fonçait les portes à coups de crosse, pendant
que les Prussiens vous fusillaient des fenêtres.
C'était un vacarme mille fois pire que dehors,
parce que les cris de fureur s'y mêlaient; on
s'engouffrait dans les maisons à coup de baïon-
nette; on se massacrait sans miséricorde. De
tous les côtés ne s'élevait qu'un cri :
" Pas de quartier ! »
Les Prussiens surpris dans les premières-
maisons n'en demandaient pas non plus. C'é-
taient tous de vieux soldats, qui savaient bien
ce que signifiait : « Pas de quartier ! • Ils se
défendaient jusqu'à la mort.
Je me souviens qu'à la troisième ou qua-
trième maison d'une rue assez large, qui passe
devant l'église et plus loin sur un petit pont,
je me souviens qu'en face de cette maison, à
droite, — pendant que les grosses tuiles creuses,
les ardoises, les briques pleuvaient dans la
rue, que les incendies allumés par nos obus
remplissaient l'air de fumée, que tout criait,
sifflait, pétillait autour de nous, — Zébédé me
prit par le bras d'un air terrible en criant :
« Arrive ! »
Et que nous entrâmes dans cette maison,
dont la grande chambre en bas, toute sombre
parce qu'on avait blindé les fenêtres avec des
sacs de terre, était déjà pleine de soldats. On
apercevait dans le fond un escalier en bois,
très-roide, où le sang coulait; des coups de
fusil partaient d'en haut, et leurs éclairs mon-
traient, de seconde en seconde, cinq ou six des
nôtres atfaissés contre la rampe, les bras pen-
dants, et les autres qui leur passaient sur le
corps, la baïonnette en avant, pour forcer l'en-
trée de la soupente.
70
.ROMANS NATIONAUX.
C'était quelque chose d'horrible que tous ces
hommes, — avec leurs moustaches, Jeurs joues
brunes, la fureur peinte dans les rides, — qui
voulaient monter à toute force. En voyant cela,
je ne sais quelle rage me prit, et je me mis à
crier :
« En avant !... pas de quartier !... »
Si j'avais eu le malheur d'être près de l'es-
calier, j'aurais été capable de vouloir monter
et de me faire hacher. Par bonheur , tous
avaient la même idée, pas un n'aurait donné sa
place. C'est un vieux tout criblé de coups qui
monta sous les baïonnettes. En arrivant à la
soupente, il étendit les bras en lâchant son fu-
sil, et se cramponna des deux mains à la ba-
lustrade ; deux balles à bout portant ne purent
le faire descendre; et derrière lui trois ou
quatre autres, qui se bousculaient pour arriver
les premiers, le jetèrent dans la chambre en
enjambant les dernières marches.
Alors nous entendîmes là-haut un vacarme
qu'on ne peut pas se figurer ; les coups de fusil
se suivaient dans cette chambre étroite, les
piétinements, les cris faisaient croire que la
maison s'abîmait, que toutéclalait. Et d'autres
montaient toujours! — Lorsque j'arrivai der-
rière Zébédé, tout était encombré de morts et
de blessés, les fenêtres en face avaient sauté,
le sang avait éclaboussé les murs, il ne reslait
plus un Prussien debout, et cinq ou six des
nôtres se tenaient adossés aux meubles en sou-
riant et regardant d'un air féroce; ils avaient
presque tous des balles dans le corps ou des
coups de baïonnette, mais le plaisir de la ven-
geance était plus fort que le mal. — Quand je
songe à cela, les cheveux m'en dressent sur la
tête.
Aussitôt que Zébédé vit que les Prussiens
étaient bien morts, il redescendit en me ré-
pétant :
« Arrive 1 il n'y a plus rien à faire ici. ■
Et nous sortirpes. Dehors, la colonne avait
déjà dépassé l'église; des milliers de coups de
fusil pétillaient sur le pont, comme le feu d'une
charbonnière qui s'effondre. La seconde co-
lonne, en descendant la grande rue à droite,
était venue rejoindre la nôtre; pendant qu'une
de ces grandes colonnes de Prussiens, que j'a-
vais vues sur la côte, en arrière de Ligny, des-
cendait pour nous rejeter hors du village.
C'est là qu'on se rencontrait pour la première
fois en masses. Deux officiers d'élat-major fi-
laient par la rue d'où nous venions.
« Ceux-ci , dit Zébédé, vont chercher des
canons. Lorsque nous aurons des canons ici,
tu verras, Joseph, si l'on peut nous dénicher.
Il courait, et je le suivais.
L'engagement près du pont continuait. La
vieille église sonnait cinq heures ; nous avions
alors exterminé tous les Prussiens de ce côté
du ruisseau, excepté ceux qui se trouvaient
, embusqués dans la grande masure à gauche,
en forme de tour et les murs percés de trous.
Des obus avaient mis le feu dans le haut, mais
la fusillade continuait au-dessous; il fallait
éviter ce passage.
En avant de l'église nous étions en force ;
nous trouvâmes la petite place encombrée de
troupes, l'arme au bras, prêtes à marcher; il en
arrivait encore d'autres par une grande rue
qui traverse Ligny dans sa longueur. Une
seule tête de colonne restait engagée en face
du petit pont. Les Prussiens voulaient la re-
pousser; les feux de file se suivaient sans in-
terruption, comme une eau qui coule. On ne
voyait sur la place, à travers la fumée, que des
baïonnettes, la façade de l'église, les généraux
sur le perron donnant leurs ordres, les officiers
d'ordonnance partant au galop, et dans les airs
la vieille flèche d'ardoises, où les corneilles
tourbillonnaient effrayées de ce bruit.
Le canon de Saint-Amand tonnait toujours.
Entre les pignons à gauche, on apercevait
sur la côte de grandes lignes bleues et des
masses de cavalerie en route du côté de Som-
bref, pour nous tourner. C'est là-bas, derrière
nous, que devaient se livrer des combats à
l'arme blanche entre les uhlans et nos hus-
sards! Combien nous en avons vu, le lende-
main, de ces uhlans étendus dans la plaine I
Notre bataillon, ayant le plus souff'ert, pas-
sait alors en seconde ligne. —Nous retrouvâmes
tout de suite notre compagnie, que le capitaine
Florentin commandait. Des canons arrivaient
aussi par la même rue que nous ; les chevaux
galopaient en écumant et secouant la tête
comme furieux; les pièces elles caissons écra-
saient tout; cela devait produire un grand va-
carme; mais, au milieu des coups de canon et
du bourdonnement de la fusillade, on n'en-
tendait rien. Tous les soldats criaient, quel-
ques-uns chantaient la main en l'air et le fusil
sur l'épaule, mais on ne voyait que leurs
bouches ouvertes.
J'avais repris mon rang auprès de Bûche, et
je commençais à respirer, lorsque tout se remit
en mouvement.
Cette fois, il s'agissait de passer le ruisseau,
de rejeter les Prussiens de Ligny, de remonter
la côte derrière, et de couper leur armée eu
deux; alors la bataille serait gagnée! Chacun
comprenait cela, mais avec la masse de troupes
qu'ils tenaient en réserve, ce n'était pas une
petite affaire.
Tout marchait pour attaquer le pont; on ne
voyait que les cinq ou six hommes devant soi.
WATKUI.OO.
77
J étais content de savoir que la colonne s'éten-
dait bien loin en avant.
Ce qui me fil le plus de plaisir, c'est qu'au
milieu de la rue, devant une grange dont la
porte était défoncée, le capitaine Florentin ar-
rêta la compagnie, et qu'on posta les restes du
bataillon dans ces masures à moitié démolies,
pour soutenir la colonne d'attaque en tirant
par les fenêtres.
Nous étions quinze hommes dans cette
grange, que je vois encore avec son échelle
qui monte par un trou carré , deux ou trois
Prussiens morts contre les murs, la vieille
porte criblée de balles, qui ne tenait plus qu'à
l'un de ses gonds, et, dans le fond, une lucarne
qui donnait sur l'autre rue derrière. — Zébédo
commandait notre poste; le lieutenant Bre-
tonville s'établit avec un autre peloton dans la
maison en face, le capitaine Florentin ailleurs.
La rue était garnie de troupes jusqu'aux
deux coins, près du ruisseau.
La première chose que nous essayâmes de
faire, ce fut de redresser et de raffermir la
porte; mais nous avions à peine commencé cet
ouvrage, qu'on entendit dans la rue un fracas
épouvantable : les murs, les volets, les tuiles,
tout était raflé d'un coup; deux hommes du
poste , restés dehors pour soutenir la porte,
tombèrent comme fauchés. En même temps,
dans le lointain, près du ruisseau, les pas de la
colonne en retraite se mirent à rouler sur le
pont, pendant qu'une dizaine de coups pareils
au premier soufflaient dans l'air et vous fai-
saient reculer malgré vous. Celaient six pièces
chargées à mitraille, que Blilcher avait mas-
quées au bout de la rue et qui commençaient
leur feu.
Toute la colonne, tambours, soldats, officiers,
à pied et à cheval, repassèrent en se poussant
et se bousculant, comme un véritable ouragan.
Pei'sonne ne regardait en arrière; ceux qui
tombaient étaient perdus. — A peine les der-
niers avaient-ils dépassé notre porte, que Zé-
bédé se pencha dehors pour voir, et, dans la
même seconde il nous ci'ia d'une voix terrible :
« Les Prussiens ! »
Il fit feu. Plusieurs d'entre nous étaient déjà
sur l'échelle ; mais avant que l'idée de grimper
me fût venue, les Prussiens étaient là. Zébédé,
Bûche et tous ceux qui n'avaient pas eu le
temps de monter les repoussaient à la baïon-
nette. Il me semble encore voir ces Prussiens,
— avec leurs grandes moustaches ; leurs figures
rouges et leurs shakos plats, — furieux d'être
arrêtés. Je n'ai jamais eu de secousse pareille.
Zébédé criait : « Pas de quartier ! » comme si
nous avions été les plus forts. Aussitôt il reçut
un coup de crosse sur la tête et tombai
Je vis qu'il allait être massacré, cela me re-
tourna le cœur. . . Je sortis en criant : « A la
baïonnette! » Ettous ensemble noug tombâmes
sur ces gueux, pendant que les camarades ti-
raient d'en haut, et que les maisons en face
commençaient la fusillade.
Ces Prussiens alors reculèrent, mais il en
venait plus loin un bataillon tout entier. Bûche
prit Zébédé sur ses épaules et monta. Nous
n'eûmes que le temps de le suivre, en criant :
« Dépêche-toi ! •
Nous l'aidions de toutes nos forces à grim-
per. J'étais l'avant-dernier. Je croyais que cette
échelle n 'en finirait jamais, car des coups de
fusil éclataient déjà dans la grange. Enfin nous
arrivâmes heureusement.
Nous avions tous la même idée, c'était de
retirer l'échelle ; et voyez quelle chose affreuse !
eu la tirant à travers les coups de fusil qui
partaient d'en bas, et qui firent sauter la tête
d'un de nos camarades, nous reconnûmes
qu'elle était trop grande pour entrer dans le
grenier. Cela nous rendit tout pâles. Zébédé,
qui se réveillait, nous dit :
« Mettez donc un fusil dans les échelons. »
Et cette idée nous parut inspiration d'en haut.
Mais c'est au-dessous qu'il fallait entendre le
vacarme. Toute la rue était pleine de Prus-
siens, et notre grange aussi. Ces gens ne se
possédaient plus de rage; ils étaient pires que
nous et répétaient sans cesse :
" Pas de prisonniers ! »
Nos coups de fusil les indignaient; ils
enfonçaient les portes, et l'on entendait les
combats dans les maisons, les chutes, les ma-
lédictions en français et en allemand, les com-
mandements du lieutenant Bretonvilleenface,
ceux des officiers prussiens ordonnant d'aller
chercher de la paille pour mettre le feu. Par
bonheur, les récoltes n'étaient pas faites : ils
nous auraient tous brûlés.
On tirait dans notre plancher; mais c'étaient
de bons madriers en chêne, où les balles ta-
paient comme des coups de marteau. Nous,
les uns derrière les autres, nous continuions
la fusillade dans la rue ; chaque coup portait.
Il parait que ces gens avaient repris la place
de l'Eglise, car on n'entendait plus le roule-
ment de notre feu que bien loin. Nous étions
seuls, à deux ou trois cents hommes, aumilieu
de trois ou quatre mille.
Alors je m'écriai en moi-même :
« Voici ta fin, Joseph ! jamais tu ne te ré-
chapperas d'ici, c'est impossible ! »
Et je n'osais pas seulement penser à Cathe-
rine, mon cœur grelottait. Nous n'avions pas
de retraite; les Prussiens tenaient les deux
bouts de la rue et les ruelles derrière, ils
78
ROMANS NATIONAUX.
avaient déjà repris quelques maisons. — Mais
tout se taisait... ils préparaient quelque chose:
ils cherchaient du foin, de la paille, des fagots,
ou bien ils faisaient avancer leurs pièces pour
nous démolir.
Nos fusiliers regardaient aux lucarnes et ne
voyaient rien, la grange était vide. Ce silence
près de nous était plus terrible que le tumulte
de tout à l'heure.
Zébédé venait de se relever, le sang lui cou-
lait du nez et de la bouche.
« Attention! disait-il, nous allons voir arri-
ver l'attaque ; les gueux se préparent; — Char-
gez. .
Il finissait à peine de parler que la maison
tout entière, depuis les pignons jusqu'aux fon-
dements, était secouée comme si tout entrait
sous terre; les poutres, les lattes, les ardoises,
tout descendait dans cette secousse, pendant
qu'une tlamme rouge montait d'en bas sous
nos pieds jusqu'au-dessus du toit.
Nous tombâmes tous à la renverse. Une
bombe allumée, que les Prussiens avaient fait
rouler dans la grange, venait d'éclater.
En me relevant, j'entendis un sifflement dans
mes oreilles ; mais cela ne m'empêcha pas de
voir une échelle se poser à notre lucarne, et
Bûche qui lançait au dehors de grands coups
de baïonnette.
Les Prussiens voulaient profiter de notre
surprise pour monter et nous massacrer; cette
vue me donna froid, je courus bien vite au
secours de Bûche.
Ceux des camarades qui n'avaient pas été
tués arrivèrent aussi criant :
« Vive V Empereur ! «
Je n'entendais pour ainsi dire plus. Le bruit
devait être épouvantable, car la fusillade d'en
bas et celle des fenêtres éclairaient toute la
rue, comme une flamme qui se promène. Nous
avions renversé l'échelle, et nous étions encore
six : deux sur le devant qui tiraient, quatre
derrière qui chargeaient et leur passaient les
fusils.
Dans cette extrémité j'étais devenu calme,
je me résignais à mon malheur, en pensant :
« Tâche de conserver ta vie ! »
Les autres sans doute pensaient la même
chose, et nous faisions un grand carnage.
Ce moment de presse dura bien un quart
d'heure ; ensuite le canon se mit à tonner, et
quelques secondes après, les camarades en
avant se penchèrent à la fenêtre et cessèrent
le feu.
Ma giberne était presque vide, j'allai re-
prendre des cartouches chez les morts.
Les cris de Vive l'Empereur ! se rapprochaient:
tout à coup notre tête de colonne, son drapeau
tout noir et déchiré, déboucha sur la petite
place en gagnant notre rue.
Les Prussiens battaient en retraite. Nous
aurions tous voulu descendre, mais deux ou
trois fois notre colonne s'arrêta devant la mi-
traille. Les cris et la canonnade se confondaient
de nouveau. Zébédé , qui regardait dehors,
courut enfin descendre l'échelle ; notre colonne
dépassait la grange , et nous descendîmes tous
à la file , sans regarder les camarades, hachés
par les éclaboussures de la bombe, et dont plu-
sieurs nous criaient d'une voix déchirante de
les emporter.
Mais voilà les hommes : la peur d'être pris
les rend barbares !
Longtemps après, ces choses abominables
nous reviennent. On donnerait tout pour avoir
eu du cœur, de l'humanité; mais il est trop
tard.
XIX
C'est ainsi que nous sortîmes à six de cette
grange, où nous étions entrés quinze ime heure
avant. Bûche et Zébédé se trouvaient dans le
nombre des vivants; les Phalsbourgeois avaient
eu de la chance.
Une fois dehors, il fallut suivre l'attaque.
Nous avancions sur des tas de morts : tout
était mou sous nos pieds. On ne regardait pas
si l'on marchait sur la figure d'un blessé , sur
sa poitrine ou sur ses membres ; on avançait.
Nous avons su le lendemain que celte masse
de Prussiens entassés dans la rue du petit pont
avaient été mitraillés par quelques pièces en
batterie devant l'église : l'obstination de ces
gens avait causé leur ruine.
Bliicher n'attendait que le moment de nous
en faire autant; mais, au lieu de passer le
pont, on nous fit obliquer à droite et garnir
les maisons qui longent le ruisseau. Les Prus-
siens tiraient sur nous de toutes les fenêtres en
face. Lorsque nous fûmes embusqués dans les
maisons, nous ouvrîmes le feu sur leurs pièces,
ce qui les força de reculer.
On parlait déjà d'attaquer l'autre partie du
village, quand le bruit se répandit qu'une co-
lonne prussienne, forte de quinze à vingt mille
hommes, arrivait de Charleroi sur nos der-
rières. — Personne n'y comprenait plus rien j
nous avions tout balayé depuis les rives de la
Sambre. Cette colonne , qui nous tombait sur
le dos, était donc cachée dans les bois.
Il pouvait être alors six heures et demie, le
combat de Saint-Amand semblait grandir,
WATERLOO.
79
Bltlcher portait toutes ses forces de ce côté ;
c'était le beau moment pour emporter l'autre
partie du village, mais cette colonne nous for-
çait d'attendre.
Les rangées de maisons, des deux côtés du
ruisseau, étaient garnies de troupes : à droite
les Français, à gauche les Prussiens. La fusil-
lade avait cessé, quelques coups de fusil par-
taient bien encore, mais c'étaient des coups
visés. On s'observait les uns les autres, comme
pour dire :
« Respirons 1 tout à l'heure nous allons nous
rempoigner. »
Les Prussiens, dans la maison en face, avec
leurs habits bleus , leurs shakos de cuir, leurs
moustaches retroussées, étaient tous des hom-
mes solides, de vieux soldats, le menton carré
et les oreilles écartées de la tête. On aurait cru
qu'ils devaient nous bousculer d"un coup. Les
oQiciers regardaient aussi.
Le long des deux rues qui suivent le ruis-
seau , et dans le ruisseau même , les morts ne
formaient que deux longues files; un grand
nombre étaient assis le dos au mur : ceux-là,
blessés dangereusement pendant le combat,
avaient encore eu la force de se retirer de la
bagarre; ils s'étaient accroupis contre un mur,
où la perte de leur sang les avait fait mourir.
Dans le ruisseau , plusieurs restaient debout,
les mains cramponnées au bord comme pour
grimper, mais ils ne bougeaient plus; et dans
les recoins obscurs où descendaient les rayons
du soleil, on voyait aussi des malheureux
écrasés sous les décombres, des pierres et des
poutres en travers du corps.
Le combat de Saint-Amand devenait plus
terrible, les roulements de la canonnade sem-
blaient s'élever les uns sur les autres, et, si
nous n'avions pas été tous en face de la mort,
nous n'aurions pu nous empêcher d'admirer
ce bruit grandiose.
A chaque roulement, des centaines d'hom-
mes avaient péri, et cela ne s'interrompait pas;
la terre en tremblait.
Nous respirions, mais bientôt nous sentîmes
une soif extraordinaire. En se battant, per-
sonne n'avait éprouvé cette soif terrible ; alors
tout le monde voulait boire.
Notre maison formait le coin à gauche du
pont, et le peu d'eau qui coulait sur la bourbe
était rouge de sang. Mais entre notre maison et
la voisine, au milieu d'un petit jardin, se trou-
vait un puits d'arrosage; nous regardions tous
ce puits avec sa margelle et ses deux poteaux
de bois. Malgré la mitraille, les seaux pen-
daient encore à la chaîne; trois hommes, la
face contre terre et les mains en avant, étaient
couchés dans le sentier qui menait à cet en-
droit; ils avaient aussi voulu boire, et les Prus-
siens les avaient tués.
Nous étions donc tous l'arme au pied à re-
garder le puits. L'un disait :
« Je donnerais la moitié de mon sang pour
un verre d'eau. »
L'autre :
" Oui, mais les Prussiens attendent! »
C'était vrai, les Prussiens, à cent pas de nous,
et qui peut-être avaient aussi soif, devinaient
ce que nous pensions.
Les coups de fusil qu'on tirait encore venaient
de cela : quand le long de la rue quelqu'un
sortait, on le fusillait aussitôt, et de cette ma-
nière nous nous faisions souffrir tous comme
des malheureux.
Cela durait au moins depuis une demi-heure,
lorsque la canonnade s'étendit entre Saint-
Amand et Ligny, et tout de suite nous vîmes
qu'on tirait à mitraille sur les Prussiens, à
mi-côte entre les deux villages, car à chaque
décharge leurs colonnes épaisses étaient tra-
versées; cette nouvelle attaque produisit une
grande agitation. Bûche, qui jusqu'àce moment
n'avait pas bougé, sortit par la ruelle du jardin
et courut au puits; il se mit derrière la mar-
gelle, et les deux maisons en face commencè-
rent la fusillade sur lui, de sorte que bientôt la
pierre et les poteaux furent criblés de balles.
Mais alors nous recommençâmes à tirer sur les
fenêtres, et dans une minute la fusillade fut
rallumée d'un bout du village à l'autre; la
fumée s'étendait partout.
Dans cet instant, une voix criait en bas :
« Joseph,... Joseph !... •
C'était Bûche; il avait eu le courage de tirer
le seau, de le décrocher et d'arriver après
avoir bu.
Plusieurs anciens voulaient lui prendre le
seau, mais il criait :
« Mon camarade d'abord 1 Lâchez, ou je verse
tout! »
Il fallut bien m'attendre. Je bus tout ce que
je pouvais ; ensuite les autres, et ceux qui res-
taient en haut descendirent et burent tant qu'il
en resta.
C'est en ce moment que Bûche montra qu'il
m'aimait.
Nous remontâmes ensemble bien contents.
Je pense qu'il était alors plus de sept heures,
le soleil se couchait ; l'ombre de nos maisons
s'allongeait jusque sur le ruisseau; celles des
Prussiens restaient éclairées , ainsi que la côte
de Bry, où de nouvelles troupes descendaient
au pas de course. La canonnade n'avait jamais
été si forte de notre côté.
Tout le monde sait aujourd'hui qu'entre «ept
et huit heures du soir, à la nuit tombante,
?0
ROMANS NATIONAUX.
Il avait eu le courage de liier le seau. (Pagi! l'.l.i
l'Empereur ayant reconnu que la colonne de
Prussiens qu'on avait signalée sur nos derrières
était le corps du général d'Erlon, — égaré entre
la bataille de Ney aux Quatre-Bras contre les
Anglais, et la nôtre, — avait ordonné tout de
suite à la vieille garde de nous soutenir.
Un lieutenant, qui se trouvait avec nous,
disait :
« Voici la grande attaque. Attention ! »
Toute la cavalerie des Prussiens fourmillait
entre les deux villages. On sentait, sans le voir,
un grand mouvement derrière nous. Le lieute-
nant répétait :
« Attention au commandement! Que per-
sonne ne reste après le commandement! Voici
l'attaque. »
Nous ouvrions tous l'œil.
Plus la nuit s'avançait, plus le ciel devenaii
rouge du côté de Saint-Amand. A force d'en-
tendre la canonnade, on n'y faisait plus atleu-
tion ; mais à chaque décharge, on peut dire que
le ciel prenait feu.
Le tumulte derrière nous augmentait.
Tout à coup, la grande rue qui longe le ruis-
seau fut pleine de nos troupes , depuis le pont
jusqu'à l'autre bout de Ligny. Sur la gauche et
plus loin encore, les Prussiens tiraient des
fenêtres ; nous ne répondions plus. On criait :
« La garde!... c'est la garde! •
Je ne sais pas comment toute cette masse
d'hommes passa le fossé plein de lioutbe ; c'est
bien sûr avec des planches, car d'un instant à
l'autre nos troupes en masse étaient sur la rive
gauche.
Paris. Juies Bonav«titur<!, imprimeur.
WATERLOO.
81
Nous vîmes ce que l'on pcul apinlur une m<!lce de cavalerie. (Page 81.)
La grande batterie des Prussiens au haut du
ravin, entre les deux villages, faisait des rues
dans nos colonnes; mais elles se refermaient
aussitôt et montaient toujours.
Ce qui restait de notre division courait sur
le pont ; des canonniers à cheval avec leurs
pièces suivaient au galop.
Alors nous descendîmes aussi, mais nous
n'étions pas encore au pont que des cuirassiers
se mettaient à défiler; après les cuirassiers
arrivèrent des dragons et des grenadiers à
cheval de la garde. Il en passait partout, à
travers et même autour du village : c'était
comme une armée toute neuve, une armée
innombrable.
Le massacre recommençait en haut; celte
fois, c'était la bataille en rase campagne. La
nuit venait, les carrés prussiens se dessinaient
en feu sur la côte.
Nous courions, enjambant les morts et les
blessés. Une fois hors du village , nous vîmes
ce que l'on peut appeler une mêlée de cava-
lerie; on ne distinguait pour ainsi dire que des
cuirasses blanches qui traversaient les lignes
des uhlans... Tout se mêlait, puis les cuiras-
siers se reformaient et repartaient comme un
mur.
Il faisait déjà sombre, la masse de fumée
empêchait de voir à cinquante pas devant soi.
Tout s'ébrajjlait, tout montait vers les moulins;
le roulement du galop, les cris, les commande-
ments, les feux de file bien loin, tout se con-
fondait. Plusieurs carrés étaient rompus. De
temps en temps, un coup de feu vous montrait
47
82
ROMANS NATIONAUX.
quelques cavaliers, un lancier penché sur son
cheval, un cuirassier avec son gros dos blanc,
son casque et sa queue de cheval flottante,
lancé comme un boulet, deux ou trois fantas-
sins courant au milieu de la bagarre : cela pas-
sait comme un éclair! Et les blés foulés, la
pluie qui rayait le ciel, car un orage venait
d'éclater, les blessés sous les pieds des chevaux,
tout sortait de la nuit un quart de seconde.
A chaque coup de fusil ou de pistolet, on
voyait des choses pareilles, par mille et par
mille, qu'on ne peut s'expliquer. Mais tout
montait, tout s'éloignait de Ligny ; nous étions
les maîtres, nous avions enfoncé le centre de
l'ennemi ; les Prussiens ne se défendaient plus
que tout en haut de la colline , près des mou-
lins, et dans la direction de Sombref, sur notre
droite : Sainl-Amand et Ligny nous restaient.
Alors, nous autres, à dix ou douze de la
compagnie, contre les décombres des çassin^,
la giberne presque vide , nous ne savions plus
de quel côté tourner. Zébédé, le lieutenant
Bretonville et le capitaine Florentin avaient
disparu; le sergent Rabot nous commandait.
— C'était un petit vieux, sec, mal bâti, mais
dur comme du fer; il clignait de l'œil et devait
avoir été roux dans sa jeunesse. Rien qu'en
parlant de lui, je l'entends nous dire tranquil-
lement :
« La bataille est gagnée ! Par file à droite,
en avant, marche ! »
Plusieurs demandaient à faire la soupe, car
depuis douze heures on commençait à sentir
la faim; et le sergent, le fusil sur l'épaule,
descendait la ruelle en riant tout bas, et répé-
tait d'un air moqueur :
« La soupe! la soupe! Attendez, l'adminis-
tration des vivres va venir. »
Nous le suivions dans la ruelle sombi'e ; vers
le milieu se trouvait un cuirassier à cheval qui
nous tournait le dos ; il avait un coup de sabre
dans le ventre et s'était retiré là ; le cheval s'ap-
puyait au mur pour l'empêcher de tomber.
Gomme nous défilions, il nous appela :
I. Camarades 1 »
Personne ne tourna seulement la tête. A
vingt pas plus loin se trouvait une vieille cas-
sine toute criblée de boulets, mais elle avait
encore la moitié de son toit de chaume; c'est
pourquoi le sergent Rabot la choisit, et nous
entrâmes dans ce réduit à la file.
On n'y voyait pas plus que dans un four ; le
sergent fit partir une amorce, et nous vîmes
que c'était une cuisine ; l'âtre à droite, l'esca-
lier à gauche, et cinq ou six Prussiens et Fran-
çais étendus à terre, blancs comme de la cire,
et les yeux ouverts.
• Allons, dit le sergent, voici la chambrée,
que chacun s'arrange; les camarades de lit ne
nous donneront pas de coups de pied, •
Comme on voyait bien qu'il ne fallait pas
compter sur la distribution, chacun, sans rien
dire, déboucla son sac, le mit au pied du mur
et s'étendit l'oreille dessus. On entendait en-
core la fusillade, mais bien loin sur la côte.
La pluie tombait à verse. Le sergent lira la
porte qui grinçait, puis il alluma sa pipe tran-
quillement, pendant que plusieurs ronflaient
déjà ; je le regardais debout contre la petite
fenêtre, dont toutes les vitres étaient éclatées;
il fumait.
C'était un homme dur et juste, il avait trois
chevrons et savait lire et écrire ; il aurait dû
passer officier, ayant des blessures, mais il
n'était pas bien bâti. 11 finit aussi par se cou-
cher sur son sac, et bientôt après nous dor-
mions tous.
Cela durait depuis longtemps, lorsque je fus
réveillé par un bruit... On rôdait autour de
notre cassine... je me levai sur la main pour
écouter... Dans le même instant, on essayait
d'ouvrir la porte. Alors je ne pus retenir un cri.
« Qu'est-ce que c'est? » demanda le sergent.
Et comme des pas s'éloignaient en courant,
il dit en se retournaut sur son sac :
« Ahl les oiseaux de nuit... Allez... canail-
les!... allez, ou je vais vous envoyer une
balle ! »
Ensuite il ne dit plus rien. Moi, je m'étais
approché de la fenêtre, et je voyais tout le
long de la ruelle des maraudeurs en train de
fouiller les blessés et les morts. Ils allaient
doucement de l'un à l'autre, la pluie tombait
par torrents : — c'était quelque chose d'hor-
rible.
Je me teoquchai pourtant et me rendormis à
cause de la grande fatigue.
Au petit jour, le sergent était debout et
criait :
« En route ! »
Nous ressortimes de la cassine en remon-
tant la ruelle. Le cuirassier était alors à terre,
le cheval attendait toujours.
Le sergent prit ce cheval par la bride et le
conduisit une centaine de pas dans les vergers,
il lui retira le mors en s'écriant :
« Va, mange : on te retrouvera bientôt. »
Et cette pauvre bête partit doucement.
Nous allongions le pas dans un sentier qui
longe Ligny; les sillons et quelques carrés de
jardinage aboutissaient sur ce chemin. — Le
sergent regardait en passant; il se baissa pour
déterrer quelques restes de carottes et de na3_
vêts. Je me dépêchai de faire comme lui, pen-
dant que les camarades se pressaient sans
tourner la tête.
WATERLOO.
83
Je vis là que c'est une bonne chose de con-
naître les fruits de laterre, car je trouvai deux
beaux navets et des carottes, qui sont très-bon-
nes crues ; mais je suivis l'exemple du sergent
et je les mis dans mon shako.
Je courus ensuite pour rattraper le peloton,
qui se dirigeait sur les feux de Sombref.
Et quant au leste, je n'ai pas seulement
l'idée de vous peindre le plateau derrière Li-
gny, 011 nos cuirassiers et nos dragons avaient
tout massacré. Ce n'étaient que des tas d'hom-
mes et de chevaux : les chevaux, leur long cou
allongé à terre; les hommes pris dessous,
morts ou blessés. Quelques-uns levaient la
main pour faire signe ; les chevaux essayaient
de se lever et les écrasaient encore mieux en
retombant.
Du sangl toujours du sang! La direction
des boulets et de la mitraille était marquée en
trÇJnées rouges sur les pentes, comme on voit
ctiez nous, à la fonte des neiges, le passage des
torrents dans le sable. Eh bien! voulez- vous
savoir la vérité ? Cela ne me touchait presque
plus.
Avant de partir pour Lutzen,un pareil spec-
tacle m'aurait fait tomber à la renverse. J'au-
rais pensé :
• Nos maîtres regardent donc les hommes
comme des animaux? Est-ce que le bon Dieu
nous donne à manger aux loups? Est-co que
nous avons des mères, des sœurs, des amis,
des êtres qui nous aiment sur la terre et qui
ne crient pas vengeance ? »
J'aurais pensé mille choses pareilles, encore
plus fortes et plus justes ; mais alors je ne
pensais rien. A force d'avoir vu des massacres
et des injustices en masse, de toutes les façons
et tous lesjours, je me disais :
« Les plus forts ont toujours raison. L'Em-
pereur est le plus fort, il nous fait signe de ve-
nir, et malgré tout, il faut arriver de Phals-
bourg, de Saverue ou d'ailleurs, se mettre eu
rang et marcher. Celui qui ferait seulement la
mine de résister serait fusillé tout de suite.
Les maréchaux, les généraux, les officiers, les
sous-ofliciers elles soldats, depuis le premier
jusqu'au dernier, suivent la consigne, ils n'o-
sent pas faire un mouvement sans ordre ; et les
autres obéissent à l'armée. C'est l'Empereur
qui veut tout, qui peut tout et qui fait tout.
Eh bien ! est-ce que Joseph Bertha no serait
pas une bête d'oser seulement croire que l'Em-
pereur peut avoir une seule fois tort dans sa
vie ? Est-ce que ce ne serait pas contraire au
bon sens ? »
Voilà ce que nous pensions tous, et si l'Em-
peieur était resté, toute la France aujourd'hui
n'aurait pas d'autre idée.
Mon seul plaisir alors, c'était d'avoir des
carottes et des navets, car en passant derrière
les bivouacs pour demander la place du ba-
taillon, nous avions appris que les distribu-
tions n'avaient pas été faites; on n'avait reçu
que la ration d'eau-de-vie et des cartouches.
Les anciens étaient en roule pour remplir les
marmites. Les conscrits, qui ne savaient pas
encore la manière de vivre en campagne, et
qui par malheur avaient déjà mangé leur pain,
comme il arrive à vingt ans, lorsqu'on marche
et qu'on a bon appétit, ceux-là devaient se
passer de tremper la cuiller.
Vers sept heures nous arrivâmes enfin au
bivouac. Zébédé, en me voyant, parut joyeux;
il vint à ma rencontre et me dit :
• Je suis content de te voir, Joseph, mais
qu'est-ce que tu apportes? Nous avons trouvé
un biquet bien gras, nous avons aussi du sel,
mais pas une croûte de pain. »
Je lui fis voir le riz qui me restait, mes ca-
rottes et mes navets. — Il me dit :
« C'est bien ; nous allons avoir le meilleur
bouillon du bataillon. •
Je voulus que Bûche pût aussi manger avec
nous, elles six hommes de notre marmite qui
s'en étaient tous réchappes par hasard, avec
des coups de crosse et des égratignures, y coq^
sentirent. Le tambour-màrirë Pàdoue dit en
riant :
«Les anciens sont toujours les anciens, ils
n'arriventjamais les mains vides. »
Nous regardions de côté la marmite de cinq
conscrits, où l'on ne voyait bouillir que du riz
dans de l'eau claire, et nous clignions de l'œil,
car nous avions une bonne soupe gr^ase, qui
répandait son odeur dans tous les environs.
A huit heures, nous mangeâmes avec un ap-
pétit qu'on peut s'imaginer. Non, pas même le
jour de mes noces, je n'ai fait un meilleur re-
pas; c'est encore une satisfaction aujourd'hui
pour moi d'y penser. Quand l'âge arrive, on
n'a plus l'enthousiasme de la jeunesse pour de
pareilles choses; mais ce sont toujours d'agréa-
bles souvenirs. El ce bon repas nous a soute-
nus longtemps; les pauvres conscrits, avec
leur reste de pain trempé comme de la pâte
par l'averse, devaient en voir de dures le len-
demain 18. Nous devions avoir une campagne
bien courte et bien tej-rible. Enfin tout est
passé maintenant; mais ce n'est pas sans at-
tendrissement qu'on songe à ces grandes misè-
res , et qu'on remercie Dieu d'en être ré-
chappé.
Le temps semblait se remelti-e au beau , le
soleil recommençait à briller dans les nuages.
Nous venions à peine de manger que le rappel
battait sur toute la ligne.
84
BUMANS NATIONAUX.
Il faut savoir qu'en ce moment les Prussiens
retii'aient seulement leur arrière-garde de
Sombref, et qu'il était question de se mettre à
leur poursuite. Plusieurs môme disaient qu'on
. aurait dû commencer par là, en envoyant
bien loin notre cavalerie légère pour récolter
des prisonniers. Mais on ne les écoutait pas;
l'Empereur savait bien ce qu'il faisait.
Je me rappelle pourtant que tout le monde
s'étonnait, parce que c'est l'habitude de profi-
ter des victoires. Les anciens n'avaient jamais
vu cela. On croyait que l'Empereur préparait
un grand coup, qu'il avait fait tourner l'ennemi
par Ney, et d'autres choses semblables.
En attendant, l'appel commença; le général
Gérard vint passer la revue du 4° corps. Notre
bataillon avait le plus souffert, à cause des
trois attaques où nous avions toujours été en
tête : — nous avions le commandant Gémeau
et le capitaine Vidal blessés; les capitaines
Grégoire et Vignot tués; sept lieutenants et
sous-lieutenants et trois cents soixante hommes
hors de combat.
Zébédé disait que c'était pire qu'à Montmi-
rail, et qu'on allait nous compléter pour sûr
avant de partir.
Heureusement le quatrième bataillon, com-
mandant Delong, arrivant de Metz, vint alors
nous remplacer en ligne.
Le capitaine Florentin, qui nous comman-
dait, cria :
« Par file à gauche!» — et nous descendî-
mes au village jusque près de l'église, où sta-
tionnaient une quantité de charrettes.
On nous distribua par escouades pour sur-
veiller l'enlèvement des blessés. Quelques dé-
tachements de chasseurs eurent l'ordre d'es-
corter les convois jusqu'à Fleurus, parce qu'à
Ligny la place manquait; l'église était déjà
pleine de ces malheureux.
Ce n'est pas nous qui choisissions les blessés,
mais les chirurgiens militaires et quelques
médecins du pays mis en réquisition; il était
trop difficile de reconnaître un grand nombre
de ces blessés d'entre les morts. Nous aidions
seulement à les- étendre sur la paille, dans les
charrettes.
Je connaissais cela depuis Lutzen ; je savais
ce qu'il fallait souffiir pour réchapper d'une
balle, d'un biscaïen, ou d'un coup de pointe
comme en donnent nos cuirassiers. Chaque
fois que je voyais enlever un de ces malheu-
reux, je louais le Seigneur de ne pas m'avoir
réduit à cet état, et, pensant que la même
chose aurait pu m'arriver, je me disais : « Tu
ne sais pas combien de balles et de morceaux
de mitraille ont passé près de toi; sans cela,
cette idée te ferait horreur. »
Je m'étonnais que tant d'entre nous eussent
pu réchapper de ce carnage, — bien pire qu'à
Lutzen et même qu'à Leipzig, — parce que la
bataille n'avait duré que cinq heures, et que
les morts, dans bien des endroits, s'élevaient
jusqu'à deux et trois pieds. Le sang coulait au-
dessous comme des ruisseaux. Dans toute la
grande rue, où les pièces avaient passé, c'était
de la boue rouge : de la boue de chair et d'os
écrasés.
Il faut bien qu'on dise cela pour éclairer la
jeunesse. Moi, je n'irai plus me battre, j'ai dé-
passé l'âge, Dieu merci ! Mais tous ces jeunes
gens qui ne pensent qu'à la guerre, au lieu de
vouloir travailler honnêtement et d'aider leurs
vieux parents, doivent savoir comment les
hommes sont traités. Ils doivent se figurer ce
que les malheureux qui n'ont pas rempli leurs
devoirs pensent, lorsqu'ils sont là couchés dans
une rue, ou sur la grande route avec un mem-
bre de moins, et qu'ils entendent arriver ces
pièces de canon qui pèsent douze à quinze
mille et leurs gros chevaux bien ferrés qui
sautent en hennissant.
C'est dans cette minute qu'ils doivent voir
les pauvres vieux qui leur tendaient les bras
devant la petite maison du village, pendant
qu'ils s'éloignaient en s'écriant :
• Je pars!... je reviendrai avec la croix et les
épaulettes! »
Oui! oui! s'ils pouvaient pleurer et deman-
der pardon à Dieu, ceux-là, on entendrait leurs
cris et leurs plaintes! Mais il n'est plus temps,
— les canons et les caissons avec leurs charges
d'obus et de boulets arrivent, — ils entendent
eux-mêmes craquer leurs os d'avance... et
tout cela leur passe sur le corps comme dans
de la boue.
Quand on est vieux et qu'on a des enfants
qu'on aime, c'est une chose abominable de
songer que des malheurs pareils pourraient
leur arriver. On donnerait jusqu'à sa dernière
chemise pour les empêcher de partir.
Mais tout cela ne sert à rien ; les mauvais
cœurs sont incorrigibles, et les bons font leur
devoir. S'il leur arrive des malheurs, au moins
la confiance dans la justice de Dieu leur reste.
Ceux-ci ne vont pas tuer leurs semblables pour
l'amour de la gloire... ils y vont par force ; ils
n'ont pas de reproches à se faire : ils défendent
leur vie, et le sang répandu ne retombe pas
sur eux.
Enfin, il faut pourtant que je finisse de vous
raconter cette bataille et ce relèvement des
blessés.
J'ai vu là des choses qu'on ne peut presque
pas croire : des hommes tués au moment de la
plus grande fureur, et dont les figures horri-
WATERLOO.
85
blés n'étaient pas changées; ils tenaient encore
leurs fusils, debout contre les murs, et rien
qu'en les regardant il vous semblait les en-
tendre crier :
• A la baïonnette I Pas de quartier ! •
C'est avec cetie pensée et ce cri qu'ils étaient
arrivés d'un seul coup devant Dieu... C'était
lui qui les attendait. Il pouvait leur dire :
« Me voilà... tu veux tuer tes frères?... tu ne
veux pas de quartier? On n'en fera point ! •
J'en ai vu d'autres à demi morts qui s'étran-
glaient entre eux. Et vous saurez qu'à Fleurus
il fallait séparer les Prussiens des Français,
parce qu'ils se levaient de leurs lits ou de leurs
bottes de paille pour se déchirer et se dévorer!
La guerre!... ceux qui veulent la guerre,
ceux qui rendent les hommes semblables à des
animaux féroces doivent avoir un compte ter-
rible à régler là-haut!...
XX
Le relèvement des blessés continua jusqu'au
soir. — Vers midi, les cris de : Vive l'Emperew!
se prolongeaient sur toute la ligne de nos bi-
vouacs, depuis le village de Bry jusqu'à Som-
bref. Napoléon avait quitté Fleurus avec son
état- major; il passait la revue de l'armée sur
le plateau. Ces cris durèrent environ une heure,
puis tout se tut; l'armée devait être alors en
marche.
Nous attendîmes longtemps l'ordre de sui-
vre; comme il ne venait pas, le capitaine Flo-
rentin finit par aller voir, et revint ventre à
terre en criant :
• Battez le rappel! »
Les détachements du bataillon se réunirent,
et l'on se mit à remonter le village au pas accé-
léré. Tout était parti. Bien d'auti-es pelotons
n'avaient pas reçu d'ordres, et du côté de Saint-
Amand les rues étaient pleines de soldats.
Quelques compagnies, restées en arrière, ga-
gnaient à travers champs la route à gauche,
où l'on voyait s'étendre une queue de colonne
à perle de vue : des caissons, des fourgons, des
bagages de loule sorte.
J'ai souvent pensé que nous aurions eu de
la chance en ce jour d'être laissés en arrière,
comme la division Gérard à Saint- Arnaud; on
n'aurait jamais pu nous faire de reproches,
l'uisque nous avions l'ordre de relever les bles-
sés, nous éiious en règle; mais le capitaine
l'ioventin se serait cru déshonoré.
Nous marchions en allongeant le pas. Il s'é-
tait remis à pleuvoir, on glissait dans la boue,
et la nuit venait. Jamais je n'ai vu do temps
plus abominable, pas même en Alleinagno, à
la retraite de Leipzig; la pluie louibait comme
d'un arrosoir, et nous allions en arrondissant
le dos, le fusil sous le bras, le pan de la capote
sur la batterie, tellement trempés qu'en tra-
versant une rivière ce n'aurait pas été pire. —
Et quelle boue! — Avec cela on recommençait
à sentir la faim. Bûche me répétait de temps
en temps :
« C'est égal, une douzaine de grosses pommes
de terre cuites sous la cendre, comme au Har-
berg, me réjouiraient joliment la vue. On ne
mange pas tous les jours de la viande chez
nous, mais on a des pommes de terre ! »
Moi je revoyais en rêve notre petite chambre
de Phalsbourg, bien chaude, la table blanche,
le père Goulden assis devant son assiette, et
Catherine qui nous servait de la bonne soupe
grasse, pendant que les côtelettes fumaient sur
le gril. La tristesse d'être là m'accablait; s'il
n'avait fallu que me souhaiter la mort pour
être débarrassé de tout, depuis longtemps je
ne serais plus de ce monde.
La nuit était venue; elle était toute grise;
sans les ornières où l'on enfonçait jusqu'aux
genoux, on aurait eu de la peine à reconnaître
son chemin; mais on n'avait qu'à marcher
dans la boue, et l'on était sur de ne pas se
tromper.
Entre sept et huit heures, on entendit au
loin comme des roulements de tonnerre; les
uns disaient :
• C'est l'orage ! »
Les autres :
« C'est le canon ! »
Beaucoup de soldats débandés nous sui-
vaient. A huit heui'es, nous arrivâmes aux
Quatre-Bras. Ce sont deux maisons en face l'une
de l'autre, au croisement de la route de Nivelles
à Namur avec celle de Bruxelles à Charleroi;
ces maisons étaient encombrées de blessés. —
C'est là que le maréchal Ney avait livré bataille
aux Anglais, pour les empêcher d'arriver au
secours des Prussiens, par le chemin que nous
venions de suivre. Il n'avait que vingt mille
hommes contre quarante mille, et Nicolas
Cloutier, le tanneur, soutient encore aujour-
d'hui qu'il aurait dû nous envoyer la moitié de
ses troupes pour prendre les Prussiens par
derrière, comme si ce n'avait pas été bien assez
d'arrêter les autres. Enfin, pour des gens pa-
reils, tout est facile; seulement, s'ils comman-
daient eux-mêmes, on les mettrait en déroute
avec quatre hommes et un caporal.
Au-dessous , dans les champs d'orge et
d'avoine, tout était plein de morts. C'est là que
86
ROMANS NATIONAUX.
je vis les premiers habits rouges étendus sur
la route.
Le capitaine nous ordonna de faire halte; il
entra seul dans la maison à droite. Nous atten-
dions depuis quelque temps à la pluie, lors-
qu'il ressortit sur la porte avec le général de
division Donzelot, qui riait parce que nous au-
rions dû suivre l'armée de Grouchy du côté de
Namur, et que le manque d'ordres nous avait
fait tourner vers les Quatre-Bras. Nous reçûmes
pourtant l'ordre de continuer notre chemin
sans nous arrêter.
Je croyais à chaque minute tomber en fai-
blesse; mais cela devint encoi-e pire lorsque
nous eûmes rattrapé les bagages; car il fallait
marcher sur le revers de la route, dans les
champs, et plus on avançait, plus on enfonçait
dans la terre grasse.
Vers onze heures, nous arrivâmes dans un
grand village appelé Genappe, qui s'étend sur
les deux côles de la roule. L'encombrement des
fourgons, des canons et des bagages dans cette
rue nous força de passer la Thy à droite sur
im pont, et depuis cet endroit nous ne fîmes
plus que marcher à travers les champs, dans
les blés, dans les chanvres, comme des sau-
vages qui ne respectent rien. La nuit était si
sombre que des dragons à cheval, posés de
deux cents pas en deux cents pas, comme des
poteaux, vous criaient :
« Par ici 1 par ici ! »
Nous arrivâmes à minuit au tournant d'un
chemin, près d'une espèce de ferme couverte
en chaume et pleine d'ofïiciers supérieurs. Ce
n'était pas loin de la grande route, car on en-
tendait défiler \l cavalerie, l'artillerie et les
équipages comme un torrent.
Le capitaine venait à peine d'entrer à la
ferme, que plusieurs d'entre nous se précipi-
tèrent dans le jardin à travers les haies. Je fis
comme les autres, et j'empoignai des raves.
Presque aussitôt tout le bataillon suivit ce
mouvement, malgré les cris des officiers; cha-
cun se mit à déterrer ce qu'il put avec sa
baïonnette, et, deux minutes après, il ne restait
plus rien. Les sergents et les caporaux étaient
venus avec nous ; lorsque le capitaine revint,
on avait déjà repris les rangs.
Ceux qui volent et pillent en campagne mé-
ritent d'êire fusillés, mais que voulez-vous? les
villagesqu'on rencontrait n'avaient pas le quart
de vivres qu'il aurait fallu pour nourrir tant
de monde. Les Anglais avaient déjà presque
tout pris. Il nous restait bien encore? *un peu
de riz, mais le riz sans viande ne soutient pas
beaucoup. Les Anglais, eux, recevaient des
bœufs et des moutons de Bruxelles; ils étaient
bien nourris et tout luisants de bonne santé.
Nous autres, nous étions venus trop vite, les
convois de vivres étaient en retard: et le lende-
main, qui devait être la terrible bataille deWater-
loo, nous ne reçûmes que la ration d'eau-de-vie.
Enfin, en partant de là, nous montâmes une
petite côte, et malgré la pluie, nous aperçûmes
les bivouacs des Anglais. On nous fit prendre
position dans les blés entre plusieurs régiments
qu'on ne voyait pas, parce qu'on avait l'ordre
de ne pas allumer de feu, de peur d'effarou-
cher l'ennemi s'il nous voyait en ligne, et de
le décider à continuer sa retraite.
Maintenant représentez-vous des hommes
couchés dans l«s blés, sous une pluie battante,
comme de véritables Bohémiens, grelottant de
froid, songeant à massacrer leurs semblables,
et bien heureux d'avoir un navet, une rave ou
n'importe quoi pour soutenir un peu leurs
forces. Est-ce que c'est la vie d'honnêtes gens?
Est-ce que c'est pour cela que Dieu nous a créés
et mis au monde? Est-ce que ce n'est pas une
véritable abomiuation de penser qu'un roi, un
empereur, au lieu de surveiller les affaires de
son pays, d'encourager le commerce, .de ré-
pandre l'instruction, la liberté et les bons exem-
ples, viennenous réduire par centaines de mille
à cet état?... Je sais bien qu'on appelle cela de
la gloire; mais les peuples sont bien bêles de
glorifier des gens pareils... Oui, il faut avoir
perdu toute espèce de bon sens, de cœur et de
religion.
Tout cela ne nous empêchait pas de claquer
des dents, et de voir en face de nous les An-
glais, qui se réchauffaient et se gobergeaient
au'.our de leurs grands feux^ après^oir reçli
leux' ration de bœuf, d'eau-de-vie et de tabac.
Je pensais :
« C'est nous pauvres diables trempés jusqu'à
la moelle des os, qui sommes forcés d'attaquer
ces hommes remplis de confiance en eux-
mêmes, et qui ne manquent ni de cauons, ni
de munitions, ni de rien; qui dorment les pieds
au feu, la panse bien garnie, pendant que nous
couchons dans la boue !
Toute la nuit ce spectacle me révoltait. Bûche
disait :
« La pluie ne me fait rien, j'en ai supporté
bien d'autres à l'affût; mais au moins j'avais
une croûte de pain, des oignons et du sel. •
Il se fâchait. Pour ma part, j'étais attendri
sur mon propre sort et je ne disais rien.
Entre deux et trois heures de la nuit, la pluie
avait cessé. Bûche et moi, nous étions dos à
dos dans le creux d'un sillon, pour nous ré-
chauffer, et la grande fatigue avait fini par
m'endormir.
Une chose que je n'oublierai jauiais, c'est le
moment où je me réveillai vers les cinq heures
WATERLOO.
87
du matin : les cloches des villages sonnaient
matines sur cette grande plaine ; et, regardant
les blés renversés, les camarades couchés à
droite et à gauche, le ciel gris, celle grande
désolation me fit grelotter le cœur. Le son des
cloches qui se répondaient de Planchenois à
Genappe, à Frichemont, à Waterloo me rappe-
laient Phalsbourg; je me disais :
• C'est aujourd'hui dimanche, un jour de
paix et de repos. M. Goulden a mis hier son bel
habit au dos de la chaise, avec une chemise
blanche. 11 se lève maintenant et pense à moi...
Catherine aussi se lève dans notre petite cham-
bre; elle est assise sur le lit et pleure; et la
la tante Grédel aux Qualre-Vents pousse ses
volets; elle a tiré de l'armoire son livre de
prières pour aller à la messe.
Et j'entendais les cloches de Dann, de Mitlel-
bronn, de Bigelberg bourdonner dans le silence.
Je me flguiais cette bonne vie tranquille...
J'aurais voulu fondre en larmes! Mais le rou-
lement commençait, un roulement Fourd
comme dans les temps humides, quelque
chose de sinistre. Du côté de la grande route,
à gauche, on battait la générale, les trom-
pettes de cavalerie sonnaient le réveil. On se
levait, on regardait par-dessus les blés. Ces
trois jours de marche et de combats, le mau-
vais temps et l'oubli des rations 'avaient rendu
les hommes plus sombres. On ne parlait pas
comme à Ligny; chacun regardait et réfléchis-
sait pour son propre compte.
On voyait aussi que ce serait une plus grande
bataille, parce qu'au lieu d'avoir des villages
bien occupés en première ligne, et qui font
autant de combats séparés, ici c'était une
grande plaine élevée, nue, occupée parles An-
glais; derrière leurs lignes, au haut de la côte,
se trouvait le village de Mont-Sainl-Jean, et
beaucoup plus loin, à près d'une lieue etdemie,
une grande forêt qui bordait le ciel.
Entre les Anglais et nous, le terrain descen-
dait doucement et se relevait de notre côté;
mais il fallait avoir l'habitude de la campagne
pour voir ce petit vallon, qui devenait plus pro-
fond à droite et se resserrait en forme de ravin.
Sur la pente de ce ravin, de notre côté, der-
rière des haies, des peupliei s et d'autres arbres,
quelques maisons couvertes de chaume indi-
quaient un hameau: c'était Planchenois. Dans
la même direction, mais bien plus haut et der.
rièrelagauchedel'ennemi, s'étendait une plaine
à perte de vue, parsemée de petits villages.
C'est en temps de pluie, après un orage, que
ces choses se distinguent le mieux ; tout est
bleu sombre sur un fond clair. On découvrait
j jusqu'au petit village de Saint-Lambert, à trois
lieues de nous sur la droite.
A notre gauche, et derrière la droite des An-
glais, se voyaient aussi d'autres petits villages
dont je n'ai jamais su le nom.
Voilà ce que nous découvrions au premier
coup d'œil, dans ce grand pays plein de magni.
fiques récoltes encore en fleur, et chacun se
demandait pourquoi les Anglais étaient là, quel
avantage ils avaient à garder cette position.
Alors on observait mieux leur ligne, à quinze
cents ou deux mille mètres de nous, et l'on
voyait que la grande route que nous avions
suivie depuis les Qualre-Bras, et qui se rend à
Bruxelles, cette route large, bien arrondie et
même pavée au milieu, traversait la position
de l'ennemi à peu près au centre; elle était
droite, et l'on pouvait la suivre des yeux jus-
qu'au village de Mont-Saint-Jean, et même
plus loin, jusqu'à l'entrée de la grande forêt de
Soignes. Les Anglais voulaient donc la dé-
fendre, pour nous empêcher d'aller à Bruxelles.
En regardant bien, on voyait que leur ligne
de bataille se courbait un peu de notre côté sur
les deux ailes, et suivait un chemin creux qui
coupai t la route de Bruxelles en croix . Ce chemin
était tout à fait creux à gauche de la route; à
droite il était bordé de grandes haies de houx et
de petits hêtres, comme il s'en trouve dans ce
pays. — Là derrière étaient postés des masses
d'habits rouges, qui nous observaient de leur
chemin couvert; le devant de leur côte descen-
dait en pente comme des glacis : c'était très-
dangereux.
Et sur leurs ailes, qui se prolongeaient à''en-
viron trois quarts de lieue, était de la cavalerie
innombrable. On voyait aussi de la cavalerie
sur le haut du plateau, dans l'endroit où la
grande route, après avoir passé la colline, des-
cend avant de remonter vers Mont-Saint-Jeau ;
car on comprenait très-bien qu'il se trouvait un
creux entre la position des Anglais et ce village,
pas bien profond, puisque les plumets de la ca-
valerie s'apercevaient, mais assez profond pour
y tenir de grandes forces en réserve à l'abri de
nos boulets.
J'avais déjà vu Weissenfelz, Lutzen, Leipzig
et Ligny : je commençais à comprendre ce que
les choses veulent dire, pourquoi l'on se place
d'une manière plutôt que d'une autre, et je
trouvais que ces Anglais s'étaient très-bien ar-
rangés dans leur chemin pour défendre la
route, et que leurs réserves, bien abritées sur
le plateau, montraient chez ces gens beaucoup
de bon sens naturel.
Malgré cela, trois choses me parurent alors
avantageuses pour nous. Ces Anglais, avec leur
chemin couvert et leurs réserves bien cachées
étaient comme dans une grande fortification.
Mais tout le monde sait qu'en temps de guerre
88
ROMANS NATIONAUX.
Ju me léveillai vers les cin(| licuas du nia!in. il'iige 87.)
on démolit toL.t de suile, aiiloiir des places
fortes, les bâtiments trop près des remparts,
pour empêcher l'ennemi de s'en emparer et de
s'abriter derrière. Eh bien! juste sur leur cen-
centre, le long de la grande route et sur la
pente de leurs glacis, se trouvait une ferme
dans le genre de la Roulette, aux Quatre-
Vents, mais cinq ou six fois plus grande. Je la
voyais très-bien de la hauteur où nous étions :
c'était un grand carré, les bâtisses, la maison,
les écuries et les granges en triangle du côté
des Anglais, et l'autre moitié du triangle, for-
mée d'un mur et de hangars, de notre côté ;
la cour à l'intérieur. L'un des pans de ce mur
donnait sur les champs avec une petite porte,
et l'autre sur la route, avec une porte cochère
pour les voitures. C'était construit en briques
bien solide. Naturellement les Anglais l'avaient
garnie de troupes, comme une espèce de demi-
lune; mais si nous avions la chance de l'enle-
ver, nous étions tout près de leur centre, et
nous pouvions lancer sur eux nos colonnes
d'attaque, sans rester longtemps sous leur feu.
Voilà ce que nous avions de meilleur pour
nous. Catte ferme s'appelait la Haie-Sainle,
comme nous l'avons su depuis.
Plus loin, en avant de leur aile droite, dans
un fond, se trouvait une autre ferme avec un
petit bois, que nous pouvions aussi tàcherd'en-
lever. Cette ferme, d'où j'étais, on ne la voyait
pas, mais elle devait être encore plus sclide que
la Ilaie-Sainte, puisqu'un verger entouré de
murs et plus loin un bois la couvraient. Le feu
des fenêtres donnait dans le verger, le feu du
Cii'a. Juiej Bvinaventure, ùn^nmeur.
WATERLOO.
89
A la lin, il lumliu. (Page 9-2.)
\ erger donnait dans le bois, le feu du bois don.
naît sur la côte, l'ennemi pouvait battre en ro
traite de l'un dans l'autre.
Ces choses, je ne les ai pas vues de mes
propres yeux, mais quelques anciens m'ont ra-
conté plus tard l'attaque de cette ferme, appelée
Hougoumont.
11 faut tout expliquer, quand on parle d'une
bataille pareille ; mais les choses qu'on a vues
soi-même sont le principal ; on peut dire : " Je
les ai vuesl et les autres, je les ai seulement
apprises par d'honnêtes gens incapables de
tromper ni de mentir. •
Enfin, en avant de leur aile gauche, où des-
cendait le chemin de Wavre, à quelque cent
pas- de notre côté, se trouvaient encore ies
fermes de Papelotte et de la Haye, occupées par
des Allemands, et les pelits hameaux de Smo-
hain, du Cheval -de-Bois, de Jean-Loo, que par
la suite des temps j'ai voulu connaître, pour me
rendre compte à moi-même de tout ce qui
s'était passé. — Ces hameaux, je les voyais bien
alors, mais je n'y faisais pas grande attention,
d'autant plus qu'ils étaient en dehors de notre
ligne de bataille, sur la droite, et qu'on n'y re-
marquait pas de troupes.
Donc chacun maintenant se figure la position
des Anglais en face de nous, la grande route
de Bruxelles qui la, traverse, le chemin qui la
couvre, le plateau derrière, où sont les réserves,
et les trois bâtisses de Hougoumont, de la Haie-
Sainte et de Papelotte, en avant, bien défen-
dues. Chacun doit penser que c'était difficile à
prendre.
'i8
4S
90
ROMANS NATIONAUX.
Je regardais cela vers les six heures du ma-
tin, très-attentivement, comme un homme qui
risque de perdre sa vie, ou d'avoir les os cassés
dans une entreprise, et qui veut au moins sa-
voir s'il a quelque chance d'en réchapper.
Zébédé, le sergent Rabot, le capitaine Flo-
rentin, Bûche, enfin tout le monde, en se le-
vant, jetait un coup d'œil de ce côté sans rien
dire. Ensuite, on regardait autour de soi les
grands carrés d'infanterie, les escadrons de
cuirassiers , de dragons , de chasseurs, de lan-
ciers, etc., campés au milieu des récoltes.
Alors personne n'avait plus la crainte de voir
les Anglais battre en retraite ; on allumait des
feux tant qu'on voulait, et la fumée de la paille
humide s'étendait dans les airs. Ceux auxquels
il restait encore un peu de riz suspendaient la
marmite, les autres regardaient en pensant :
« Chacun son tour, hier nous avions de la
viande, nous nous moquions du riz; mainte-
nant nous voudrions bien en avoir. »
Vers huit heures, il arriva des fourgons avec
des cartouches et des tonnes d'eau-de-vie.
Chaque soldat reçut double ration ; avec une
croi\te de pain on aurait pu s'en contenter,
mais le pain manquait. Qu'on juge, d'après
cela, quelle mine on avait. C'est tout ce que
nous reçûmes en ce jour, car aussitôt après
commencèrent les grands mouvements. Les
régiments se réunirent à leurs brigades , les
brigades à leurs divisions, les divisions refor-
mèrent leurs corps. Les officiers à cheval cou-
raient porter les ordres, tout était en route«
Le bataillon se réunit à la division Donzelot;
les autres divisions n'avaient que huit batail-
lons, elle en eut neuf.
J'ai souvent entendu raconter par nos an-
ciens l'ordre de bataille donné par l'Empereur;
le corps de Reille à gauche de la route, en face
de Hougoumont; d'Erlon à droite, en face de
la Haie-Sainte; Ney à cheval sur la chaussée,
et Napoléon d'errière, avec la vieille garde, les
escadrons de service, les lanciers, les chas-
seurs, etc. C'est tout ce que j'ai compris, car
lorsqu'ils se mettent à parler du mouvement
des onze colonnes, de la distance des déploie-
ments, et qu'ils nomment tous les généraux
les uns après les autres, il me semble entendre
parler de choses que je n'ai pas vues. J'aime
donc mieux vous raconter simplement ce que
je me rappelle moi-même. Et d'abord, à huit
heures et demie, nos quatre divisions reçurent
l'ordre de se porter en avant , à droite de la
grand'route. Nous étions de quinze à vingt
mille hommes, nous marchions sur deux lignes,
l'arme à volonté, et nous enfoncions jusqu'aux
genoux. Personne ne disait rien.
Plusieurs racontent que nous étions tout ré-
jouis et que nous chantions , mais c'est faux 1
Quand on a marché toute la nuit sans recevoir
de ration, quand on a couché dans l'eau, avec
défense d'allumer des feux et qu'on va recevoir
de la mitraille, cela vous ôte l'envie de chan-
ter; nous étions bien contents de retirer nos
souliers des trous où l'on enfonçait à chaque
pas ; les blés mouillés vous rafraîchissaient les
cuisses , et les plus courageux, les plus durs
avaient l'air ennuyé.
11 est vrai que les musiques jouaient les mar-
ches de leurs régiments, et que les trompettes
de la cavalerie , les tambours de l'infanterie,
les grosses caisses et les trombones mêlés en-
semble produisaient un effet terrible, comme
toujours. 11 est aussi vrai que tous ces milliers
d'hommes en bon ordre, allongeant le pas, le
sac au dos , le fusil sur l'épaule; les lignes
blanches des cuirassiers qui suivaient les lignes
rouges, brunes, vertes des dragons , des hus-
sards, des lanciers dont les petits drapeaux en
queue d'hirondelle remplissaient l'air ; les ca-
nonniers dans l'intervalle des brigades, à che-
val autour de leurs pièces, qui coupaient la
terre jusqu'aux essieux — tout cela traversant
les moissons dont pas un épi ne restait debout —
il est très-vrai qu'on ne pouvait rien voir de
plus épouvantable.
Et les Anglais en face, bien rangés, leurs
canonniers la mèche allumée, étaient aussi
quelque chose qui vous faisait réfléchir. Mais
cela ne vous réjouissait pas la vue autant que
plusieurs le disent ; les gens amoureux de
recevoir des coups de canon sont encore assez
rares.
Le père Goulden me disait bien que, dans
son temps, les soldats chantaient; mais c'est
qu'ils étaient partis volontairement et non par
force. Ils se battaient pour garder leurs champs
et les droits de l'homme, qu'ils aimaient mieux
que les yeux de leur tête, et ce n'était pas la
même chose que de se faire éreinter pour sa-
voir si l'on aurait d'anciens nobles ou de nou-
veaux. Moi, je n'ai jamais entendu chanter ni
à Leipzig ni à Waterloo.
Nous marchions, les musiques jouaient par
ordre supérieur; et lorsque les musiques se
turent, le plus grand silence suivit. Alors nous
étions au haut du petit vallon', à mille ou
douze cenis pas de la gauche des Anglais. Nous
formions le centre de notre armée; des chas-
seurs s'étendaient sur notre flanc droit avec
des lanciers.
On prit les distances , on resserra les inter-
valles, la première brigade de la première di-
vision obliqua sur la gauche et se mit à cheval
sur la chaussée. Notre bataillon faisait partie
de la seconde division ; nous fûmes donc en
WATERLOO.
91
première ligne, avec une seule brigade de la
première devant nous. — On fit passer toutes
les pièces sur notre front ; celles des Anglais
se voyaient en face, à la même hauteur. Et
bien longtemps encore d'autres divisions vin-
rent nous appuyer. On aurait cru que toute la
terre marchait ; les anciens disaient :
• Voici les cuirassiers de Milhaud ! voici les
chasseurs de Lefebvre-Desnoëttes ! voilà là-bas
le corps de Lobau I »
De tous les côtés, aussi loin que pouvait s'é-
tendre la vue, on ne voyait que des cuirasses,
des casques , des colbacks , des sabres , des
lances, des files de baïonnettes.
« Quelle bataille ! s'écriait Bûche ; malheur
aux Anglais ! »
Et je pensais comme lui , je croyais que pas
un Anglais n'en réchapperait. On peut dire que
nous avons eu du malheur en ce jour; sans les
Prussiens, je crois encore que nous aurions
tout exterminé.
Durant deux heures que nous restâmes l'arme
au pied, nous n'eûmes pas même le temps de
voir la moitié de nos régiments et de nos esca-
drons ; c'était toujours du nouveau. Je me
souviens qu'au bout d'une heure, on entendit
tout à coup, sur la gauche, s'élever comme un
orage les cris de: Vive t' Empereur I et que ces
cris se rapprochaient en grandissant toujours,
qu'on se dressait sur la pointe des pieds en al-
longeant le cou; que cela se répandait dans
tous les rangs ; que, derrière, les chevaux eux-
mêmes hennissaient comme s'ils avaient voulu
crier, et que dans ce moment un tourbillon
d'officiers généraux passa devant notre ligne
ventre à terre.Napoléon s'y trouvait,je crois bien
l'avoir vu, mais je n'en suis pas sûr; il allait si
vite, et tant d'honmies levaient leur shakos au
bout de leurs baïonnettes, qu'on avait à peine
le temps de reconnaître son dos rond et sa
capote grise au milieu des uniformes galonnés.
Quand le capitaine avait crié: « Portez armes 1
Présentez armes ! . c'était fini.
Voilà comment on le voyait presque tou-
jours, à moins d'être de la garde.
Quand il fut passé, quand les cris se furent
prolongés à droite, toujours plus loin, l'idée
vint à tout le monde que dans vingt minutes la
bataille serait commencée. Mais cela dura bien
plus longtemps. L'impatience vous gagnait;
les conscrits du corps de d'Erlon , qui n'avait
pas donné la veille, se mettaient à crier : • En
avant ! » quand enfin , vers midi , le canon
gronda sur la gauche, et dans la même seconde
des feux de bataillon suivirent , puis des feux
de file. On ne voyait rien, c'était de l'autre
ôté de la route, l'attaque de Houeoumont.
Aussitôt les cris de: Vive /"empereur/ écla-
tèrent. Les canonniers de nos quatre divisions
étaient à leurs pièces à vingt pas l'une de l'autre,
tout le long de la côte. Au premier coup de
canon, ils commencèrent à charger. Je les vois
encore tous en ligne mettre la gargousse, re-
fouler tous ensemble, se redresser, secouer la
mèche sur leur bras; on aurait dit un seul
mouvement , et cela vous donnait froid. Les
chefs de pièces derrière, presque tous de vieux
officiers, commandaient comme à la parade ;
et quand ces quatre-vingts pièces partirent
ensemble, on n'entendit plus rien, tout le val-
lon fut couvert de fumée.
Au bout d'une seconde, la voix calme de ces
vieux, à travers le sifflement de vos oreilles,
s'entendit de nouveau :
« Chargez! Refoulez! Pointez! Feu! •
■ Et cela continua sans interruption une demi-
heure. On ne se voyait déjà plus: mais, de
l'autre côté, les Anglais avaient aussi commencé
le feu ; le ronflement de leurs boulels dans l'air,
leur bruit sec dans la boue, et l'autre bruit dans
les rangs, lorsque les fusils sont brgyéSj et les
hommes jetés à vingt pas en arrière tout dé-
sossés, comme des sacs, ou qu'ils s'affaissent
avec un bras ou une jambe de moins, ce bruit
se mêlait au roulement sourd : — la démolition
commençait.
Quelques cris de blessés troublaient ce grand
bruit. On entendait aussi des chevaux hennir
d'une voix perçante ; c'est un cri terrible, car
ces animaux sont naturellement féroces ; ils
n'ont de bonheui" que dans le carnage, on ne
peurt pres(]ue pas les retenir. Derrière nous, à
plus d'une demi-lieue, on n'entendait que ce
tumulte: les chevaux voulaient partir.
Et comme on ne voyait plus, depuis long-
temps, que les ombres de nos canonniers ma-
nœuvrer dans la fumée au bord du ravin, le
commandement: « Cessez le feu! • s'entendit.
En même temps, la voix éclatante des colonels
de nos quatre divisions s'éleva :
• Serrez les rangs en bataille ! »
Toutes les lignes se rapprochèrent.
« Voici notre tour, dis-je à Bûche.
—Oui, fit-il, tenons toujours ensemble. »
La fumée de nos pièces montait alors , et
nous vîmes les batteries des Anglais qui con-
tinuaient le feu tout le long des haies qui bor-
daient leur chemin. La première brigade de la
division Alix s'avançait sur la route vers la
Haie-Sainte; elle allait au pas accéléré. Je re-
connus derrière le maréchal Ney avec quelques
officiers d'état-major.
Toutes les fenêtres de la ferme, le jardin et
les murs où l'on avait percé des trous, tout
était en feu; à chaque pas, quelques homm<^s
restaient en arrière étendus sur la route. ---
92
ROMANS NATIONAUX.
Ney , à cheval , son grand chapeau de travers,
observait l'action du milieu de la chaussée. Je
dis à Bûche :
« Voilà le maréchal Ney; la seconde brigade
va soutenir la première, et nous arriverons
ensuite. »
Mais je me trompais; en ce moment même,
le premier bataillon de la seconde brigade reçut
l'ordre de marcher en ligne, à droite de la
route, le deuxième bataillon derrière le pre-
mier, le troisième derrière le second, enfin le
quatrième comme au défilé. On n'avait pas le
temps de nous former en colonnes d'attaque,
mais cela paraissait solide tout de même ; nous
étions les uns derrière les autres, sur cent
cinquante à deux cents hommes de front; les
capitaines entre les compagnies, les comman-
dants entre les bataillons. Seulement, les
boulets, au heu d'enlever deux hommes, en
enlevaient huit d'un coup ; ceux de derrière ne
pouvaient pas tirer, parce que les premiers
rangs les gênaient ; et l'on vit aussi par la suite
qu'on ne pouvait pas se former en carrés. Il
aurait fallu penser à cela d'avance, mais l'ar-
deur d'enfoncer les Anglais et de gagner tout
de suite était trop grande.
On fit marcher notre division dans le même
ordre : à mesure que le premier bataillon s'a-
vançait, le second emboîtait le pas, ainsi de
suite. Comme on commençait par la gauche, je
vis avec plaisir que nous allions être au vingl-
cinquième rang, et qu'il faudrait en hacher
terriblement avant d'arriver sur nous.
Les deux divisions à notre droite se formè-
rent également en colonnes massives, les co-
lonnes à trois cents pas l'une de l'autre.
C'est ainsi que nous descendîmes dans le
vallon, malgré le feu des Anglais. La terre
grasse où l'on enfonçait retardait noire marche;
nous criions tous ensemble : « A la baïonnette ! •
A la montée, nous recevions une grêle de
balles par-dessus la chaussée à gauche. Si nous
n'avions pas été si touffus, cette fusillade
épouvantable nous aurait peut-être arrêtés. La
charge battait... Les officiers criaient : « Ap-
puyez à gauche 1 » Mais ce feu terrible nous
faisait allonger malgré nous la jambe droite
plus que l'autre ; de sorte qu'en arrivant près
du chemin bordé de haies, nous avions perdu
nos distances, et que notre division ne formait
pour ainsi dire plus qu'un grand carré plein
avec la troisième.
Alors deux batteries se mirent à nous balayer,
la mitraille qui sortait d'entre les haies, à cent
pas, nous perçait d'outre en outre. Ce ne fut
qu'un cri d'horreur, et l'on se mit à courir sur
les batteries, en bousculant les habits rouges
qui voulaient nous arrêter,
Dans ce moment, je vis pour la première fois
de près les Anglais , qui sont des gens solides,
blancs, bien rasés, comme de bons bourgeois.
Ils se défendent bien, mais nous les valons! Ce
n'est pas notre faute à nous autres simples
soldats s'ils nous ont vaincus, tout le monde
sait que nous avons montré autant et plus de
courage qu'eux !
On a dit que nous n'étions plus les soldats
d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, de la Mos-
kowa; sans doute! mais ceux-là, puisqu'ils
étaient si bons, il aurait fallu les ménager.
Nous n'aurions pas mieux demandé que de les
voir à notre place.
Tous les coups des Anglais portaient, ce qui
nous força de rompre les rangs : les hommes
ne sont pas des palissades : ils ont besoin de se
défendre quand on les fusille.
Un grand nombre s'étaient donc détachés,
quand des milliers d'Anglais se levèrent du
milieu des orges et tirèrent sur eux à bout
portant, ce qui produisit un grand carnage; à
chaque seconde, d'autres rangs allaient au se-
cours des camarades, et nous aurions fini par
nous répandre comme une fourmilière sur la
côte, si l'on n'avait entendu crier :
« Attention ! la cavalerie !» *
Presque aussitôt nous vîmes arriver une
masse de dragons rouges sur des chevaux gris,
ils arrivaient comme le vent; tous ceux qui
s'étaient écartés furent hachés sans miséri-
corde.
Il ne faut pas croire que ces dragons tom-
bèrent sur nos colonnes pour les enfoncer, elles
étaient trop profondes et trop massives; ils
descendirent entre nos divisions, sabrant à
droite et à gauche, et poussant leurs chevaux
dans le flanc des colonnes pour les couper en
deux, mais ilg ne purent y réussir; seulement
ils nous tuèrent beaucoup de monde, et nous
mirent dans un grand désordre.
C'est un des plus terribles moments de ma
vie. Comme ancien soldat, j'étais à la droite du
bataillon; j'avais vu de loin ce que ces gens
allaient faire : ils passaient eu s'allongeanl de
côté sur leurs chevaux tant qu'ils pouvaient,
pour faucher dans les rangs; leurs coups se
suivaient comme des éclairs, et, plus de vingt
fois, je crus avoir la tête en bas des épaules.
Heureusement pour moi, le sergent Rabot était
en serre-file ; c'est lui qui reçut cette averse
épouvantable, en se défendant jusqu'à la mort.
A chaque coup, il criait :
« Lâches ! lâches ! »
Et son sang sautait sur moi comme de la
pluie. A la fin, il tomba. J'avais encore mon
fusil chargé, et voyant l'uu de ces dragons,
qui, de loin, me regardait d'avance, en se pen-
WATERLOO.
93
chant pour me lancer son coup de pointe , je
l'abattis à bout portant. Voilà le seul homme
que j'aie vu tomber devant mon coup de feu.
Le pire, c'est que dans le même instant,
leurs fantassins ralliés recommencèrent à nous
fusiller, et qu'ils prirent même l'audace de
nous attaquer à la baïonnette. Les deux pi'e-
niiers rangs pouvaient seuls se défendre. C'é-
tait une véritable abomination de nous avoir
rangés de cette manière.
Alors les dragons rouges, pêle-mêle avec nos
colonnes, descendirent dans le vallon.
' Notre division s'était encore le mieux défen-
due, car nous conservions nos drapeaux, et les
deux autres, à côté de nous, avaient perdu
deux aigles.
Nous redescendîmes donc de cette façon
dans la boue, à travers les pièces qu'on avait
amenées pour nous soutenir , et dont les atte-
lages venaient d'être sabrés par les dragons.
Nous courions de tous les côtés , Bûche et moi
toujours ensemble ; et ce ne fut qu'au bout de
dix minutes qu'on parvint à nous rallier près
de la chaussée, par pelotons de tous les régi-
ments.
Ceux qui veulent se mêler de commander à
la guerre devraient toujours avoir de pareils
exemples sous les yeux et réfléchir avant de
faire de nouvelles inventions; ces inventions
coûtent cher à ceux qui sont forcés d'y entrer.
Nous regardions derrière nous en reprenant
haleine, et nous voyions déjà les dragons rou-
ges monter la côte pour enlever notre grande
batterie de quatre-vingts pièces; mais. Dieu
merci ! leur tour était aussi venu d'être mas-
sacrés. L'Empereur avait vu de loin notre
retraite, et, comme ces dragons montaient,
deux régiments de cuirassiers à droite, avec un
régiment de lanciers à gauche, tombèrent sur
eux en flanc comme le tonnerre ; le temps de
regarder, ils étaient dessus. On entendait cha-
que coup glisser sur les cuirasses, les chevaux
souffler; on voyait, à cent pas, les lances mon-
ter et descendre , les grands sabres s'allonger,
les hommes se courber pour piquer en dessous,
les chevaux furieux se dresser et mordre en
hennissant d'une voix terrible; et puis les
hommes à terre sous les pieds des chevaux,
essayer de se lever en se garant de la main.
Quelle horrible chose que les batailles! —
Bûche criait : « Hardi ! » Moi , je sentais la
sueur me couler du front. D'autres, avec des
balafres et les yeux pleins de sang, s'essuyaient
en riant d'un air féroce.
En dix minutes, sept cents dragons étaient
hors de combat; leurs chevaux gris couraient
de tous les côtés, le mors aux dents. Quelques
centaines d'entre eux rentraient dans leurs
batteries, mais plus d'un ballottait et se cram-
ponnait à la crinière de son cheval. — Ils
avaient vu que ce n'est pas tout de tomber sur
les gens, et qu'il peut aussi vous arriver des
choses auxquelles on ne s'attend pas.
De tout ce spectacle affreux, ce qui m'est le
plus resté dans l'esprit, c'est que nos cuiras-
siers en revenant, leurs grands sabres rouges
jusqu'à la garde, riaient entre eux, et qu'un
gros capitaine, avec de grandes moustaches
brunes, en passant près de nous, clignait de
l'œil d'un air de bonne humeur, comme pour
nous dire :
« Eh bien!... vous avez vu... nous les avons
ramenés vivement. »
Oui, mais il en restait trois mille des nôtres
dans ce vallon 1 — Et ce n'était pas fini, les
compagnies, les bataillons et les brigades se
reformaient ; du côté de la Haie-Sainte, la fu-
sillade roulait; plus loin, près de Hougoumont,
le canon tonnait. Tout cela n'était qu'un petit
commencement, les officiers disaient :
« C'est à recommencer. •
On aurait cru que la vie des hommes ne
coûtait rien.
Enfin il fallait emporter la Haie-Sainte ; il
fallait forcer à tout prix le passage de la grande
route au centre de l'ennemi, comme on en-
fonce la porte d'une place forte, à travers le
feu des avancées et des demi -lunes. Nous avions
été repoussés la première fois, mais la bataille
était engagée, on ne pouvait plus reculer.
Après la charge des cuirassiers, il fallut du
temps pour nous reformer. — La bataille conti-
nuait à Hougoumont ; la canonnade recommen-
çait à notre droite ; on avait amené deux batte-
ries pour nettoyer la chaussée en arrière de la
Haie-Sainte, où la route entre dans la côte.
Chacun voyait que l'attaque allait se porter là. •
Nous attendions l'arme au bras, lorsque,
vers trois heures, Bûche, regardant en arrière
sur la route, me dit :
« Voici l'Empereur qui vient. »
Et d'autres encore disaient dans les rangs ;
« Voici l'Empereur! »
La fumée était tellement épaisse qu'on voyait
à peiuc, sur la petite butte de Rossomme, les
bonnets à poil de la vieille garde. Je m'étais
aussi retourné pour voir l'Empereur, mais
bientôt nous reconnûmes le maréchal Ney,
avec cinq ou six officiers d'état-major; il arri-
vait du quartier général et poussait droit sur
nous au galop à travers champs. Nous lui tour-
nions le dos. Nos commandants se portèrent à
sa rencontre, et nous les entendîmes parler,
sans rien comprendre, à cause du bruit qui
vous remplissait les oreilles. „
Aussitôt le maréchal passa sur le fron- de
94
ROMANS NATIONAUX.
nos deux bataillons et tira l'épée. Depuis la
grande revue d'Ascliaffenbourg, je ne l'avais
pas vu d'aussi près; il semblait plus vieux, plus
maigre, plus osseux, mais c'était toujours le
môme homme; il nous regardait avec ses yeux
gris clair, et l'on aurait cru qu'il nous voyait
tous, chacun se figurait que c'était lui qu'il
regardait. — Au bout d'un instant, il étendit
son épée du côté de la Haie-Sainte, en nous
criant :
« Nous allons enlever ça!... Vous aurez de
l'ensemble... C'est le nœud de la bataille... Je
vais vous conduire moi-même. Bataillons, par
file à gauche ! »
Nous partîmes au pas accéléré. Sur la chaus-
sée, on nous fit marcher par compagnies sur
trois rangs; je me trouvais dans le deuxième.
Le maréchal Ney était devant, à cheval, avec
les deux commandants et le capitaine Floren-
tin; il avait remis son épée dans le fourreau.
Les balles sifflaient par centaines, le canon
grondait tellement dans le fond de Hougou-
mont, à gauche et sur notre droite en arrière,
que c'était comme une grosse cloche dont on
n'entend plus les coups à la fin, mais seule-
ment le bourdonnement. Tantôt l'un, tantôt
l'autre de nous s'affaissait, et l'on passait par-
dessus.
Deux ou trois fois, le maréchal se retourna
pour voir si nous marchions bien réunis; il
avait l'air si calme, que je trouvais pour ainsi
dire naturel de n'avoir pas peur ; sa mine don-
nait de la confiance à tout le monde, chacun
pensait :
« Ney est avec nous... les autres sont per-
dus! »
Voilà pourtant la bêtise du genre humain,
puisque tant de gens restaient en route. Enfin,
mesure que nous approchions de cette grande
bâtisse, le bruit de la fusillade devenait plus
clair au milieu du roulement des canons; et
l'on voyait aussi mieux la flamme des coups
de fusil qui sortaient des fenêtres, le grand toit
noir au-dessus dans la fumée, et la route en-
combrée de pierres.
Nous longions une haie, derrière cette haie
pétillait le feu de nos tirailleurs, car la pre-
mière brigade de la division Alix n'avait pas
quitté les vergers; en nous voyant défiler sur
la chaussée, elle se mit à crier : Vive VEmpe-
reurl Et comme toute la fusillade des Alle-
mands se dirigeait alors sur nous, le maréchal
Ney, tirant son épée, cria d'une voix qui s'en-
tendit au loin :
« En avant ! »
J partit dans la fumée avec deux ou trois
autres officiers. Nous courions tous, la giberne
ballottdnt sur les reins et l'arme prèle. Der-
rière, bien loin, la charge battait, on ne voyait
plus le maréchal, et ce n'est que près d'un
hangar qui sépai'e le jardin de la route, que
nous le découvrîmes à cheval devant la porte
cochère. Il paraît que d'autres avaient déjà
voulu forcer cette porte, car des tas de morts,
de poutres, de pavés et de décombres s'élevaient
contre, jusqu'au milieu de la route. Le feu sor-
tait de tous les trous de la bâtisse, on ne sen-
tait que l'odeur épaisse de la poudre.
« Enfoncez-moi cela! » criait le maréchal,
dont la figure était toute changée.
Et nous tous, à quinze, vingt, nous jetions
nos fusils, nous levions les poutres, et nous les
poussions contre cette porte qui criait, en re-
tentissant comme le tonnerre. A chaque coup",
on aurait cru qu'elle allait tomber. A travers
ses ais, on voyait les pavés à l'intérieur en-
tassés jusqu'au haut. Elle était criblée. En
tombant, elle nous aurait écrasés, mais la fu-
reur nous rendait aveugles. Nous ne ressem-
blions plus à des hommes : les uns n'avaient
plus de shakos, les autres étaient déchirés,
presque en chemise, le sang leur coulait sur
les mains, le long des cuisses; et dans le rou-
lement de la fusillade, des coups de mitraille
arrivaient de la côte, les pavés autour de nous
sautaient en poussière.
Je regardais, maisje ne voyais plusni fijiche,
ni Zébédé, ni personne Cela compagnie. Le
maréchal était a.\xtÀ parti. Notre acharnement
redoublait. Et comme les poutres allaient et
venaient, comme on devenait fou de rage, en
voyant que cette porte ne voulait pas s'enfon-
cer, tout à coup les cris ,'.e : Vive l' Empereur I
éclatèrent dans la cour avec un tumulte épou-
vantable. Chacun comprit que nos troupes
étaient dans la ferme; on se dépêchait de là-
cher les poutres, de reprendre les fusils et de
sauter par les brèclies dans le jardin, pour
aller voir où les autres étaient entrés. C'est der- j
rière la ferme, par une porte qui donnait dans ■
une grange. On entrait à la file comme des
bandes de loups. L'intérieur de cette vieille
bâtisse, pleine de paille, de greniers à foin,
les écuries recouvertes de chaume, ressemblait ^
à l'un de ces nids pleine de sang où les éper-
viers ont passé.
Sur un grand fu:,j;cr, àa milieu de la cour,
on perçait les Allemands, qui poussaient des
cris et des jurements sauvages.
J'allais à travers ce massacre au hasard.
J 'entendais aussi crier : ; Joseph! Joseph! «et
je regardais, pensant: - -"'gst Bûche qui m'ap-
pelle. » Dans le jnême rWant, je l'aperçus à
droite, devant la porte d'un bûcher, qui croi-
sait la baïonnette contre cinq ou six des nôtref ,
\ Je vis en même temps Zébédé, car notre com-
WATERLOO.
95
pagnie se trouvait dans ce coin, et, courant au
secours de Buclie, je criai :
. Zébédé 1 .
Ensuite, fendant la presse :
« Qu'est-ce que c'est? dis-je à Bûche.
— Ils veulent massacrer mes prisonniers. »
Je me mis avec lui. Les autres dans leur fu-
reur, chargeaient leurs fusils pour nous tuer;
c'étaient des voltigeurs d'un autre bataillon.
Zébédé vint avec plusieurs hommes delà com-
pagnie, et, sans savoir ce que cela voulait dire,
il empoigna l'un des plus terribles à la gorge,
en criant :
« Je m'appelle Zébédé, sergent au 6' léger...
Après l'affaire, nous aurons une explication
ensemble. »
Alors les autres s'en allèrent, et Zébédé me
demanda :
• Qu'est-ce que c'est, Joseph? •
Je lui dis que nous avions des prisonniers, et
tout de suite il devint pâle de colère contre
nous; mais, étant entré dans le bûcher, il vit
un vieux major qui lui présentait la garde de
son sabre en silence, et un soldat qui disait en
allemand :
• Laissez-moi la vie. Français !. . . Ne m'ôtez
pas la vie ! »
Dans un moment pareil, où les cris de ceux
qu'on tuait remplissaient encore la cour, cela
vous retournait le cœur. Zébédé leur dit :
• C'est bon... je vous reçois mes piison-
niers. •
Il ressortit et tira la porte. Nous ne quit-
tâmes plus de là jusqu'au moment où Ton se
mit à battre le rappel. Alors les hommes ayant
repris les rangs, Zébédé prévint le capitaine
Florentin que nous avions un major et un sol-
dat prisonniers. On les fit sortir, ils traversè-
rent la cour sans armes, et furent réunis dans
une chambre, avec trois ou qulre autres : c'est
tout ce qui restait des deux bataillons de Nas-
sau chargés de la défense àe la Haie-Sainte
Pendant que ceci se passait, deux autres ba-
taillons de Nassau, qui venaient au secours de
leurs camarades, avaient été massacrés dehors
par nos cuirassiers, de sorte qu'en ce moment
nous avions la victoire : nous étions maîtres
de la principale avancée des Anglais, nous
pouvions commencer les grandes attaques au
centre, couper à l'ennemi la route de Bruxelles,
et le jeter dans les mauvais chemins de la forêt
de Soignes. Nous avions eu de la peine, mais
le principal de la bataille était fait. A deux
cents pas de la ligne des Anglais, bien à couvert,
nous pouvions tomber sur eux, et, sans vouloir
nous glorifier, je crois qu'à la baïonnette et
bien appuyés par noire cavalerie, nous aurions
peicé leur ligne; il ne fallait pas plus d'une
heure , en se ramassant bien , pour en finir.
Mais, pendant que nous étions dans la joie,
pendant que les officiers, les soldats, les tam-
bours, les trompettes, encore tous pêle-mêle
sur les décombres, ne songeaient qu'à s'al-
longer les jambes, à reprendre haleine, à se
réjouir, tout à coup la nouvelle se répand que
les Prussiens arrivent, qu'ils vont nous tomber
en flanc, que nous allons avoir deux batailles,
l'une en face et l'autre à droite, et que nous
risquons d'être entourés par des forces doubles
de la nôtre.
C'était une nouvelle terrible, eh bien I plu-
sieurs êtres dépourvus de bon sens disaient :
« Tant mieux ! que les Prussiens arrivent...
nous les écraserons tous ensemble! »
Mais les gens qui n'avaient pas perdu la tête
comprirent aussitôt combien nous avions eu
tort de ne pas profiler de notre victoire de
Ligny, de laisser les Prussiens s'en aller tran-
quillement pendant la nuit, sans envoyer de
cavalerie à leur poursuite, comme cela se fait
toujours. — On peut dire hardiment que cette
grande faute est cause de notre désastre de
Waterloo ! — L'Empereur avait bien envoyé le
lendemain, à midi, le maréchal Grouchy avec
Irenle-deux mille hommes à la recherche de
ces Prussiens, mais c'était beaucoup trop tard :
ils avaient eu le temps de se reformer pen-
dant ces quinze heures, de prendre de l'avance
et de s'entendre avec les Anglais. 11 faut savoir
que le lendemain de Ligny les Prussiens con-
servaient quatre-vingt-dix mille hommes, dont
trente mille de troupes fraîches, et deux cent
soixante-quinze canons. Avec une armée pa-
reille, ils pouvaient faire ce qu'il leur plai-
rait; ils pouvaient même livrer une seconde
bataille à l'Empereur ; mais ce qui leur plaisait
le plus c'était de nous tomber en flanc, pen-
dant que nous avions les Anglais en tête. C'est
tellement clair et simple, qu'on ne comprend
pas que des gens trouvent que c'est étonnant.
Bltlcher nous avait déjà fait le même tour à
Leipzig, et maintenant il nous le faisait en-
core, en laissant Grouchy le poursuivre bien
loin derrière. Est-ce que Grouchy pouvait le
forcer de revenir sur lui, pendant que Blûcher
voulait aller en avant? Est-ce qu'il pouvait
l'empêcher de laisser trente ou quarante mille
hommes , pour arrêter les troupes qui le
poursuivaient, et de courir avec le reste au se-
cours de WeUington?
Notre seule espérance était qu'on avait en-
voyé l'ordre à Grouchy de venir nous rejoindre,
et qu'il allait arriver derrière les Prussiens;
mais l'Empereur n'avait pas envoyé cet ordre.
Vous pensez bien que ce n'était pas à no>)s
autres simples soldats que ces idées venaitrdi.
96
liOMANS NATIONAUX.
t iMilonccz-moi cela ! » criait le maréchal Ney. (l^agb 94.)
c'est à nos ofiiciers, à nos généraux; nous au-
tres, nous ne savions rien, nous étions Jà
comme des innocents qui ne se doutent pas
que leur heure est proche.
Enfin j'ai dit tout ce que je pense, et main-
tenant je vais vous raconter le reste de la ba-
taille, selon ce que j'ai vu moi-même, afin que
chacun en sache autant que moi. ■
XXI
Presque aussitôt après la nouvelle de l'ar-
rivée des Prussiens, le rappel se mit à battre;
les bataillons se démêlèrent, le nôtre, avec un
autre de la brigade Quiot, resta pour garder
la Haie-Sainte, et tout le reste suivit pour se
joindre au corps du général d'Erlon, qui s'a-
vançait de nouveau dans le vallon et tâchait de
déborder les Anglais par la gauche.
Nos deux bataillons se dépêchèrent de re-
boucher les portes et les brèches comme on
put, avec des poutres et des pavés. On mit des
hommes en embuscade à tous les trous que
l'ennemi avait faits du côté du verger et de la
route.
C'est au-dessus d'une étable, au coin de la
ferme, à mille ou douze cents pas de Hougou-
mont, que Zébédé, Bûche et moi nous fûmes
postés avec le reste de la compagnie. Je vois
encore les trous en ligne, à hauteur d'homme,
que les Allemands avaient percés dans le mur
Pdr'ii. Jules Bor.avemure, '.n.pnii;eur.
WATERLOO.
97
Coinliat (le la ferme de Hougouinnnt. (Page 91).)
pour défendre le verger. A mesure que nous
montions, nous regardions par ces trous notre
ligne de bataille, la grande route de Bruxelles
à Gharleroi, les petites fermes de Belle-Alliance,
de Rossomme, du Gros-Caillou qui la bordaient
de loin en loin, la vieille garde l'arme au bras
en travers de la chaussée, l'état-major sur une
petite éminence à gauche; et plus loin, dans
la même direction, en arrière du ravin de Plan-
chenois, la fumée blanche qui s'étendait au-
dessus des arbres et se renouvelait sans cesse :
c'était l'attaque du premier corps des Prussiens.
Nous avons su plus tard que l'Empereur
avait envoyé dix mille hommes sous les ordres
de Lobau, pour les arrêter. Le combat était
engagé ; mais la vieille garde et la jeune garde,
les cuirassiers de Milhaud, ceux de Kellermann
et les chasseurs de Lefèbre-Desnoëtles, enfin
toute notre magnifique cavalerie restait en po-
sition : la grande, la véritable bataille était
toujours contre les Anglais.
Que de pensées vous venaient devant ce spec-
tacle grandiose, et cette plaine immense, que
l'Empereur devait voir en esprit, mieux que
nous avec nos propres yeux ! Nous serions
restés là durant des heures, si le capitaine
Florentin n'était pas monté tout à coup.
« Eh bienl que faites-vous donc là? s'écria-
t-il; est-ce que nous allons défendre la route
contre la garde? Voyons... dépêchons-nous.. .
percez-moi ce mur du côté de l'ennemi. •
Chacun ramassa les pioches et les pics que
les Allemands avpient laissées sur le plancher,
et l'on fit des trous dans le mur du pignon.
4'J
4>J
98
ROMANS NATIONAUX.
Cela ne prit pas un quart d'heure, et l'on vit
alors le combat de Hougoumont; les bâtisses
en feu, les obus qui de seconde en seconde
éclataient dans les décombres, les chasseurs
écossais embusqués dans le chemin derrière;
et surnotre droite, tout près de nous, à deux
portées de fusil, les Anglais en train de reculer
leur première ligne au centre, et d'emmener
plus haut leurs pièces, que nos tirailleurs com-
mençaient à démonter. — Mais le reste de leur
ligne ne bougeait pas, ils avaient des carrés
rouges et des carrés noirs en échiquier, les
uns en avant, les autres en arrière du chemin
creux ; ces carrés se rapprochaient par les
coins ; pour les attaquer, il fallait passer à tra-
vers leurs feux croisés ; leurs pièces restaient
en position au bord du plateau ; plusloin, dans
le pli de la côte de Mont-Saint-Jean, leur ca-
valerie attendait.
La position de ces Anglais me parut encore
plus forte que le matin; et comme nous n'a-
vions déjà pas réussi contre leur aile gauche,
comme les Prussiens nous attaquaient eu flanc,
l'idée me vint pour la premièi-e fois que nous
n'étions pas sûrs de gagner la bataille. Je me
figurai notre déroute épouvantable, — si par
malheur nous perdions, — entre deux armées,
l'une en tête et l'autre en flanc , la seconde
invasion, les contributions forcées, le siège
des places, le retour des émigrés et les ven-
geances.
Je sentis que cette pensée me rendait tout
pâle.
Dans le même instant, des cris de : Vive
l'Empereur ! s'élevaient par milliers derrière
nous. Bûche se trouvait près de moi dans le
coin du grenier ; il criait avec tous les cama-
rades : Vive l' Empereur 1 et m'étant penché sur
son épaule, je vis toute notre cavalerie de
l'aile droite : les cuirassiers de Milhaud, les
lanciers et les chasseurs de la garde, plus de
cinq mille hommes qui s'avançaient au trot;
ils traversèrent la chaussée en écharpe, et
descendirent dans levallon entre Hougoumont
et la Haie-Sainte. Je compris qu'ils allaient
attaquer les carrés anglais et que notre sort
était en jeu.
Les chefs de pièces anglais commandaient
dune voix si perçante , qu'oa les entendait à
travers le tumulte et les cris innombrables de ;
Vive l'Empereur !
Ce fut un moment terrible, lorsque nos cui-
rassiers passèrent dans le vallon; je crus voir
un torrent à la fonte des neiges, quand le so-
leil brille sur les glaçons par milliards. Les che-
vaux, avec leur gios porte-manteau bleu sur la
croupe, allongeaient tous la hanche ensenjble
comme des cerfs, en défonçant la terre , les
trompettes sonnaient d'un air sauvage au mi-
lieu du roulement sourd ; et dans l'instant
qu'ils passaient, la première décharge à mi-
traille faisait trembler notre vieux hangar. Le
vent soufilait de Hougoumont et remplissait de
fumée toutes les ouvertures ; nous nous pen-
chions au dehors : la seconde décharge, puis
la troisième arrivaient coup sur coup.
A travers la fumée, je voyais les canonniers
anglais abandonner leurs pièces et se sauver
avec leurs attelages; et presque aussitôt nos
cuirassiers étaient sur les carrés, dont les feux
se dessinaient en zigzags le long de la côte. On
n'entendait plus qu'une grande rumeur, des
plaintes, des cliquetis sans fin, des hennisse-
ments, de temps en temps une décharge ; puis
de nouveaux cris, de nouvelles rumeurs, de
nouveaux gémissements. Et dans cette épaisse
fumée qui s'amassait contre la ferme, des ving-
taines de chevaux passaientçomme des ombres,
la crinière droite , d'autres traînant leur ca-
vaher la jambe prise dans l'étiier.
Cela dura plus d'une heure !
Après les cuirassiers de Milhaud arrivèrent "
les lanciers de Lefebvre-Desnoëttes; après les
lanciers, les cuirassiers de Kellermann; après
ceux-ci, les grenadiers à cheval de la garde ;
après les grenadiers, les dragons... Tout cela
montait la côte au trot et courait sur les carrés
le sabre en l'air, en poussant des cris de : Vive
l'Empereur ! qui s'élevaient jusqu'au ciel.
A chaque nouvelle charge , on aurait cru
qu'ils allaient tout enfoncer; mais quand les
tompettes sonnaient le ralliement, quand les
escadrons pêle-mêle revenaient au galop, —
poursuivis parla mitraille, — se reformer au
bout du plateau, on voyait toujours les grandes
lignes rouges, immobiles dans la fumée comme
des murs.
Ces Anglais sont de bons soldats. — Il faut
dire aussi qu'ils savaient que Blucher venait à
leur secours avec soixante mille hommes, et
naturellement cette idée leur donnait un grand
courage.
Malgré cela, vers six heures nous avions dé-
truit la moitié de leurs carrés; mais alors les
chevaux de nos cuirassiers, épuisés par vingt
charges dans ces terres grasses détrempées par
la pluie, ne pouvaient plus avancer au milieu
des tas de morts.
Et la nuit approchait... Le grand champ de
bataille derrière nous se vidait !... A la fin, la
grande plaine où nous avions campé la veille
était déserte, et là-bas la vieille garde restait
seule en travers de la route, l'arme au bras : tout
était parti, à droite contre les Prussiens, en face
contre les Anglais!
Nous nous regardions dans lépouvante.
WATERLOO.-
99
11 faisait déjà sombre, lorsque Je capitaine
Florentin parut au haut de réchelle, les deux
mains sur le plancher, en nous criant d'une
voix grave :
« Fusiliers, l'heure est venue de vaincre ou
de mourir! »
Je me rappelai que ces paroles étaient dans
la proclamation de l'Empereur, et nous des-
cendîmes tous à la file. — Il ne faisait pas en-
core tout à fait nuit, mais dans la cour dévas-
tée tout était gris et les morts déjà roides sur
le fumier et le long des murs.
Le capitaine nous rangea sur la droite de la
cour, le commandant de l'autre bataillon ran-
gea ses hommes sur la gauche; nos tambours
résonnèrent pour la dernière fois dans la
vieille bâtisse, et nous défilâmes par la petite
porte de derrière dans le jardin ; il fallut nous
baisser l'un après l'autre.
Dehors, les murs du jardin étaient balayés.
Les blessés, le long des décombres, se ban-
daient l'un la tête, l'autre la jambe ouïe bras;
une cantintère , avec sa cliarrette et son âne,
un grand chapeau de paille aplati sur le dos,
se tenait aussi dans ce recoin; je ne sais pas
ce que cette malheureuse était venue faire là.
Pluï-ieurs chevaux abattus de fatigue , la tête
pendante, couverts de boue et de sang, ressem-
blaient à de vieilles rosses.
Quelle difï'érence avec le matin ! alors les
compagnies arrivaient bien à moitié détruites,
mais c'étaient des compagnies. Maintenant la
confusion approchait ; il n'avait fallu que
trois jours pour nous réduire au même état
qu'à Leipzig au bout d'un an. Le restant de
notre bataillon et de l'autre formaient seuls
encore une ligne en bon oidre; et, puisqu'il
faut que je vous le dise, l'inquiétude nous ga-
gnait.
Quand des hommes n'ont pas mangé depuis
la veille, quand ils se sont battus tout le jour,
et qu'à la nuit, après avoir épuisé toutes leurs
forces, le tremblement de la faim les prend, la
peur vient aussi, les plus courageux perdent
l'espoir : — toutes nos grandes retraites si mal-
heureuses viennent de là.
Et pourtant, malgré tout, nous n'étions pas
vaincus, les cuirassiers tenaient encore sur le
plateau ; de tous les côtés, au milieu du gron-
dement de la canonnade et du tumulte, on n'en-
tendait qu'un cri:
« La garde arrive ! •
Ah ! oui, la garde arrivait... elle arrivait
à la fin I Nous voyions de loin, sur la grande
route, ses hauts bonnets à poil s'avancer en
bon ordre.
Ceux qui n'ont pas vu la garde arriver sur
un champ de bataille ne sauront jamais la con-
fiance que les hommes peuvent avoir dans un
corps d'élite, l'espèce de respect que vous don-
nent le courage et la force. Les soldats de la
vieille garde étaient presque tous d'anciens
paysans d'avant la République, des hommes de
cinq pieds six pouces au moins, secs, bien bâ-
tis; ils avaient conduit la charrue dans le
temps pour le couvent et le château; plus tard,
ils s'étaient levés en masse avec tout le peuple ;
ils étaient partis pour l'Allemagne, la Hollande,
l'Italie, l'Egypte, la Pologne, l'Espagne, la
Russie, d'abord sousKléber, sous Hoche, sous
Marceau; ensuite sous Napoléon, qui les mé-
nageait, qui leur faisait une haute paye. Ils
se regardaient en quelque sorte comme les
propriétaires d'une grosse ferme, qu'il fallait
défendre et même agrandir de plus en plus.
Cela leur attirait de la considération, c'était
leur propre bien qu'ils défendaient. Ils ne con-
naissaient plus les parents, les cousins, les gens
du pays ; ils ne connaissaient plus que l'Em-
pereur, qui était leur Dieu ! et finalement ils
avaient adopté le roi de Rome pour hériter de
tout avec eux, pour les entretenir et honorer
leur vieillesse. On n'a jamais rien vu de pareil ;
ilsétaient tellement habitués à marcher, à s'a-
ligner, à charger, à tirer, à croiser la baïon-
nette, que cela se faisait en quelque sorte tout
seul, selon le besoin. Quand ils s'avançaient
l'arme au bras, avec leurs grands bonnets,
leurs gilets blancs, leurs guêtres, ils se ressem-
blaient tous; on voyait bien que c'était le bras
droit de l'Empereur qui s'avançait. Quand on
disait dans les rangs : « La garde va donner ! «
c'était comme si l'on avait dit : « La bataille est
gagnée ! »
Mais en ce moment, après ce grand massa-
cre,ces terribles attaques repoussées, en voyant
les Prussiens nous tomber en flanc, on se di-
sait bien :
« C'est le grand coup ! •
Mais on pensait :
« S'il manque, tout est perdu I
Voilà pourquoi nous regardions tous la garde
venir au pas sur la route. — C'est encore Ney
qui la conduisait, comme il avait conduit l'at-
taque des cuirassiers. L'empereur savait bien
que personne ne pouvait conduire la garde
mieux que Ney , il aurait dû seulement l'en-
voyer une heure plus tôt, lorsque nos cuiras-
siers étaient dans les carrés ; alors tout aurait
été gagné. Mais l'Empereur tenait à sa garde
comme à la chair de sa chair; s'il avait eu sa
garde cinq jours après à Paris, Lafayetle et les
autres ne seraient pas restés longtemps dans
leur chambre pour le destituer; mais il ne
l'avait plus ! »
C'est donc à cause de cela qu'il avait attendu
ino
ROMANS NATIONAUX.
si longtemps pour renvoyer. Il espérait que la
cavalerie enfoncerait tout avec Ney, ou que les
trente-deux mille hommes de Grouchy vien-
draient au bruit du canon, et qu'il les enver-
rait à la place de sa garde, parce qu'on peut
toujours remplacer trente ou quarante mille
hommes par la conscription, au lieu que, pour
avoir une garde pareille, il faut commencer à
vingt-cinq ans et remporter cinquante victoi-
res; ce qui reste de meilleur, de plus solide,
de plus dur, c'est la garde.
Eh bien! elle arrivait... nous la voyions. Ney
le vieux Priant et trois ou quatre autres mar-
chaient devant. On ne voyait plus que cela; le
reste, les coups de canon , la fusillade, les cris
des blessés, tout était comme oublié. Mais cela
ne dura pas longtemps, caries Anglais avaient
aussi compris que c'était le grand coup ; ils se
dépêchaient de réunir toutes leurs forces pour
le recevoir.
On aurait dit que, sur notre gauche, le champ
de bataille était vide; on ne tirait plus, soit à
cause de l'épuisement des munitions, ou parce
que l'ennemi se formait dans un nouvel ordre.
A droite, au contraire, du côté de Frichemont,
la canonnade redoublait, toute l'affaire sem-
blait s'être portée là-bas, et l'on n'osait pas se
dire: «Ce sontles Prussiens qui nous attaquent.,
une armée de plus qui vient nous écraser! •
Non, cette idée vous paraissait trop épouvan-
table, quand tout à coup un officier d'état-ma-
jor passa comme un éclair, en criant :
« Grouchy!... le maréchal Grouchy arrive! »
C'était dans le moment où les quatre batail-
lons de la garde prenaient à gauche de la chaus-
sée, pour remonter derrière le verger et com-
mencer l'attaque.
Combien de fois, depuis cinquante ans, je me
suis représenté cette attaque à la nuit, et com-
bien de fois je l'ai entendu raconter par d'au-
tres I En écoutant ces histoires, on croirait que
la garde était seule, qu'elle s'avançait comme
des rangs de palissade et qu'elle supportait
seule la mitraille. Mais tout cela se passait dans
la plus grande confusion; cette attaque ter-
rible, c'était toute notre armée, tous les débris
de l'aile gauche et du centre qui donnaient,
tout ce qui restait de cavalerie épuisée par six
heures de combat, tout ce qui pouvait encore
se tenir debout et lever le bras : c'était l'infan-
terie de Reille qui se concentrait sur la gauche,
c'était nous autour de la Haie-Sainte, c'était
tout ce qui vivait encore et qui ne voulait pas
être massacré.
Et qu'on ne vienne pas dire que nous avons
eu des terreurs paniques, et que nous voulions
nous sauver comme des lâches , ce n'est pas
vrai ! Quand le bruit courut que Grouchy ve-
nait, les blessés eux-mêmes se relevèrent et se
remirent en rang ; on aurait cru qu'un souffle
faisait marcher les morts ; tous ces misérables
étendus derrière la Haie-Sainte, la tête, le bras,
la jambe bandés, les habits en lambeaux et
pleins de sang, tout ce qui pouvait mettre un
pied devant l'autre se joignit à la garde, qui
passait devant les brèches du jardin, et chacun
déchira sa dernière cartouche.
La charge battait, nos canons s'étaient remis
à tonner. Sur la côte, tout se taisait; des files
de canons anglais restaient abandonnées, on
aurait cru les autres partis, et seulement lors-
que les bonnets à poil commencèrent à s'élever
au-depsus du plateau , cinq ou six volées de
mitraille nous avertirent qu'ils nous atten-
daient.
Alors on comprit que ces Anglais, ces Alle-
mands, ces Belges, ces Hanovriens , tous ces
gens que nous avions sabrés et massacrés de-
puis le matin, s'étaient reformés en arrière, et
qu'il fallait leur passer sur le ventre. Bien des
blessés se retirèrent en ce moment, et la garde,
sur qui tombait le gros de l'averse, s'avança
presque seule à travers la fusillade et la mi-
traille, en culbutant tout; mais elle se resser-
rait de plus en plus et diminuait à vue d'œil.
Au bout de vingt minutes, tous ses officiers à
cheval étaient démontés; elle s'arrêta devant
un feu de mousqueterie tellement épouvan-
table, que nous-mêmes, à deux cents pas en
arrière, nous n'entendions plus nos propres
coups defeu, nous croyions brûler des amorces.
Finalement, toute cette masse d'ennemis, en
face, à droite et à gauche, se leva, sa cavalerie
sur les flancs, et tomba sur nous. Les quatre
bataillons de la garde, réduits de trois mille
hommes à douze cents, ne purent supporter
une charge pareille, ils reculèrent lentement;
et nous reculâmes aussi en nous défendant à
coups de fusil et de baïonnette.
Nous avions vu des combats plus terribles,
mais celui-ci était le dernier.
Comme nous arrivions au bord du plal(;au
pour redescendre, toute la plaine au-dessous,
déjà couverte d'ombre, était dans la confusion
de la déroute ; tout se débandait et s'en allait,
les uns à pied, les autres à cheval; un seul
bataillon de la garde, en carré près de la ferme,
et trois autres bataillons plus loin, avec un
autre carré de la garde, à l'embranchement de
Planchenois , restaient immobiles comme des
bâtisses, au milieu d'une inondation qui en-
traîne tout le reste! — Tout s'en allait; hus-
sards, chasseurs, cuirassiers, artillerie, infan-
terie, pêle-mêle sur la route, à travers champs,
comme une armée de barbares qui se sauve.
Le long du ravin de Planchenois, le ciel sonibre
WATERLOO.
10!
^
était éclairé par la fusillade; le seul carré de
la garde tenait encore contre Bulow et l'em-
pêchait de nous couper la route, mais plus près
de nous, d'autres Prussiens— de la cavalerie —
descendaient dans le vallon, comme un fleuve
qui passe au-dessus de ses écluses. Le vieux
Blticher venait aussi d'arriver avec quarante
mille hommes ; il repliait notre aile droite et
la dispersait devant lui.
Qu'est-ce que je peux vous dire encore ? C'é-
tait le débordement.... Nous étions entourés
partout; les Anglais nous repoussaient dans le
vallon, et dans le vallon Blticher arrivait. Nos
généraux, nos officiers, l'Empereur lui-même
n'avaient plus d'autre ressource que de se
mettre dans un carré; et l'on dit que nous
autres , pauvres malheureux, nous avions la
terreur panique! On n'a jamais vu d'injustice
pareille.
Je courais sur la ferme, avec Bûche et cinq
ou six camarades; des oLus roulaient autour
de nous en éclatant, et nous arrivâmes comme
des êtres égarés, près de la route où des An-
glais à cheval passaient déjà ventre ci terre, en
se criant entre eux :
« No quarter! no quarler'' ! »
Dans ce moment, le carré de la garde se mit
en retraite; il faisait feu de tous les côtés,
pour écarter les malheureux qui voulaient en-
trer; les officiers et les généraux seuls pou-
vaient se sauver.
Ce que je n'oublierai jamais, quand je devrais
vivre mille ans, ce sont ces cris immenses, in-
finis, qui remplissaient la vallée à plus d'une
lieue, et tout au loin la grenadière qui battait
comme le tocsin au milieu d'un incendie ; mais
c'était bien plus terrible encore, c'était le der-
nier appel de la France, de ce peuple coura-
geux et fier, c'était la voix de la patrie qui
disait : « A moi, mes enfants! je meurs! » Non,
je ne puis vous peindre celai... Ce bourdonne-
ment du tambour de la vieille garde au milieu
de notre désastre était quelque chose d'at-
tendrissant et d'épouvantable. Je sanglotais
comme un enfant; Bûche m'entraînait, et je
lui criais :
• Jean, laisse-moi... nous sommes perdus...
nous avons tout perdu!... •
L'idée de Catherine, de M. Goulden, de Phals-
bourg ne me venait pas. Ce qui m'étonne au-
jourd'hui, c'est que nous n'ayons pas été mas-
sacrés cent fois sur rette route où passaient des
files d'Anglais et de Prussiens. Ils nous pre-
naient peut-être pour des Allemands, peut-être
aussi couraient-ils après l'Empereur, car tous
espéraient l'avoir.
• Pa3 <ie quartierl
En face de la petite ferme de Rosomme, il
fallut tourner à droite dans les champs : c'est
là que le dernier carré de la garde soutenait
encore l'attaque des Prussiens ; mais il ne tint
plus longtemps, car, vingt minutes après, les
ennemis débordaient sur la route, les chas-
seurs prussiens s'en allaient par bandes arrêter
ceux qui s'écartaient ou qui restaient en ar-
riére. On aurait dit que cette route étai, un
pont, et que tous ceux qui ne la suivaient pas
tombaient dans le gouffre.
A la descente du ravin, derrière l'auberge
de Passe-Avant, des hussards prussiens cou-
rurent sur nous. Ils n'étaient pas plus de cinq
ou six , et nous criaient de nous rendre : mais
si nous avions levé la crosse, ils nous auraient
sabrés. Nous les couchâmes en joue, et voyant
que nous n'étions pas blessés, ils s'en allèrent
plus loin. Cela nous força de regagner la route,
dont les cris 'et le tumulte s'entendaient au
moins de deux lieues; la cavalerie, l'infanterie,
l'artillerie, les ambulances, les bagages, tout
pêle-mêle, se traînaient sur la chaussée, huj-
lant, tagantj hennissant et pleurant. Non, pas
même à Leipzig, je n'ai vu de spectacle pareil.
La lune se levait au-dessus des bois, derrière
Planchenois, elle éclairait cette foule de schaps-
kas, de bonnets à poil, de casques, de sabres,
de baïonnettes, de caissons renversés, de ca-
nons arrêtés; et de minute en minute l'encom-
brement augmentait; des hurlements plaintifs
s'entendaient d'un bout de la ligne à l'autre,
cela montait et descendait les côtes et finissait
dans le lointam comme un soupir. Mais le pins
triste, c'étaient les cris des femmes, — de ces
malheureuses qui suivent les armées, — lors-
qu'on les bousculait et qu'on les jetait en bas
du talus avec leurs charrettes : elles poussaient
des cris qu'on entendait par-dessus ce tumulte
immense, et personne ne tournait la tête, pas
un homme ne descendait leur tendre la main :
— Chacun pour soi! Je t'écrase, tant pis; je
suis le plus fort. — Tu cries... ça m'est égal!...
Gare!... gare!:., je suis à cheval... je tape!.. .
Place... pourvu que je me sauve!... Les autres
font comme moi! — Place pour l'Empereur!...
Place pour le maréchal!... Le plus fort écrase
le plus faible... il n'y a que la force dans ce
monde! — En route!... en route!... Que les
canons écrasent tout, pourvu qu'on les sauve !
— Les canons ne marchent plus... qu'on dô-
tjlia, qu'on coupe les traits, et tapons sur les
chevaux qui nous emportent!... Qu'ils aillent
tant qu'ils pourront, et puis qu'ils crèvent! —
Qu'est-ce que nous fait le reste? Si nous ne
sommes pas les plus forts, eh bien! notre tour
viendra d'être écrasés, nous crierons et l'on te
moquera de nos cris! — Sauve qui peut... et
102
ROMANS NATIONAUX.
vive l'Empereur!... — Mais l'Empereur est
mort I
Tout le inonde croyait que l'empereur était
mort avec la vieille garde : — cela paraissait
tout naturel.
La cavalerie prussienne passait par files, le
sabre en l'air, en criant: « Hourrah! • Elle
avait l'air de nous escorter, et sabrait tout ce
qui s'écartait de la route, elle ne faisait pas de
prisonniers et n'attaquait pas non plus la co-
lonne en masse; quelques coups de fusil par-
taient dessus à droite et à gauche. Derrière,
bien loin, on voyait une flamme rouge dans la
nuit : la ferme de Caillou brûlait.
On allongeait le pas, la fatigue, la faim, le
désespoir vous écrasaient , on aurait voulu
mourir ; et pourtant l'espoir de se sauver vous
soutenait. Bûche en marchent me disait :
« Joseph, soutenons-nous!moi,jene t'aban-
donnerai jamais. »
Et je lui répondais :
« Nous mourrons ensemble... Je ne me tiens
plus... c'est trop terrible,.. Il vaudrait mieux
se coucher.
— Non!... allons toujours, disait-il; les Prus-
siens ne font pas de prisonniers. Regarde... ils
massacrent tout sans miséricorde , comme nous
à Ligny. .
Nous suivions toujours la direction de la
route avec des milliers d'autres, mornes, abat-
tus, et qui se retournaient tout de même en
masse, et se resserraient pour faire feu, quand
un escadron prussien approchait de trop près.
Nous étions encore les plus fermes, les plus
solides. De loin en loin, on trouvait des affûts,
des canons, des caissons abandonnés ; les fossés
à droite et à gauche étaient remplis de sacs, de
gibernes, de fusils, de sabres : — on avait tout
jeté pour aller plus vite!
Mais ce qu'il y avait de plus terrible, c'é-
taient les grandes voitures de l'ambulance,
arrêtées au milieu de la chaussée et remplies
de ble.ssés. — Les conducteurs avaient coupé
les traits; ils s'étaient sauvés avec leurs che-
vaux, dans la crainte d'être pris. — Ces malheu-
reux, à demi morts, les bras pendants, qui
nous regardaient passer d'un air désespéré,
quand j'y pense aujourd'hui, me produisent
retfet de ces touffes de paille et de foin qui
restent accrochées aux broussailles après l'inon-
dation; on dit : «. Voilà la récolte... voilà nos
moit'sons... voilà ce que nous laisse l'orage! »
Ah! j'en ai fait des réflexions pareilles depuis
cinquante ans !
Ce qui me désolait au milieu de cette dé-
route, ce qui me déchirait le cœur, c'était de
ne plus voir un homme du bataillon, excepté
nous. Je me disais : « Ils ne peuvent pour-
tant pas être tous morts! » et je m'écriais:
« Jean, si je retrouvais Zébédé, cela me ren-
drait courage! »
Mais lui ne me répondait pas et disait :
« Tâchons seulement de nous sauver, Joseph!
Moi, si j'ai le bonheur de revoir le Harberg,je
ne me plaindrai plus de manger des pommes
de terre... Non... non... c'est Dieu qui m'a
puni... Je serai bien content de travailler et
d'aller au bois la hache sur l'épaule. Pourvu
que je ne revienne pas estropié chez nous, et
que je ne sois pas forcé de tendre la main au
bord d'une grande route pour vivre, comme
tant d'autres! Tâchons de nous échapper sains
et saufs, »
Je trouvais qu'il était rempli de bon sens.
Vers dix heures et demie, nous approchions
de Genappe ; des cris terribles s'entendaient de
loin. Comme on avait allumé des feux de paille
au milieu de la grande rue pour éclairer le tu-
multe, nous voyions là-bas les maisons et les
lues tellement pleines de monde, de chevaux
et de bagages, qu'on ne pouvait faire un
pas en avant. Nous comprimes tout de suite
que les Prussiens allaient venir d'une minute à
l'autre, qu'ils auraient des canons, et qu'il va-
lait mieux, pour nous, passer autour du vil-
lage que d'être faits prisonniers en masse. C'est
pourquoi nous primes à gauche, à travers les
blés, avec un grand nombre d'autres. Nous
passâmes le Thy, dans l'eau jusqu'à la cein-
ture, et nous arrivâmes vers minuit aux deux
maisons des Quatre-Bras.
Nous avions bien fait de ne pas entrera Ge-
nappe, car nous entendions déjà les coups de
cacon des Prussiens contre ce village, et la fu-
sillade. Il arrivait aussi beaucoup de fuyards
sur la route : des cuirassiers, des lanciers, des
chasseurs... Aucun ne s'arrêtait!
La faim nous tourmentait d'une façon hor-
rible. Nous pensions bien que dans ces maisons
tout avait été mangé depuis longtemps, malgré
cela, nous entrâmes dans celle de gauche. Le
plancher était couvert de paille, où se trou-
vaient étendus des blessés. A peine avions-nous
ouvert la porte, que tous se mirent à crier,...
et, pour dire la vérité, l'odeur était tellement
mauvaise, que nous ressortimes tout de suite,
en reprenant le chemin de Charleroi.
La lune était magnifique. Nous découvrions
à droite, dans les blés, une quantité de morts
qu'on n'avait jms enterrés. Bûche descendit
dans un sillon, où l'on voyait trois ou quatre
Anglais étendus à vingt- cinq pas plus loin, les
uns sur les autres. Je me demandais ce qu'il
allait faire au milieu de ces morts, lorsqu'il
revint avec une gourde de fer-blanc, — qu'il
secouait auprès de son oreille,— etqu'il me dit:
WATERLOO.
103
" Joseph... elle est pleine ! »
Mais, avant de la déboucher, il la trempa
dans le fossé rempli d'eau, ensuite il l'ouvrit,
et but en disant :
« C'est de l'eau-de-vie 1 »
Il me la passa et je bus aussi. Je sentais la
vie qui me revenait, et je lui rendis cette
gourde à moitié pleine, en bénissant le Sei-
gneur de la bonne idée qu'il nous avait donnée.
Nous regardions de tous les côtés pour voir
si les morts n'auraient pas aussi du pain. Mais
comme le tumulte augmentait, et que nous
n'étions pas en nombre pour résister aux atta-
ques des Prussiens s'ils nous entouraient, nous
repartîmes pleins de force et de courage. Cette
eau-de-vie nous faisait déjà tout voir en beau ;
je disais :
« Jean, maintenant le plus terrible est passé;
nous reverrons encore une fois Phalsbourg et
le Harberg. Nous sommes sur une bonne loute
qui nous conduit en France. Si nous avions
gagné, nous aurions été forcés d'aller plus loin,
jusqu'au fond de l'Allemagne. Il aurait fallu
battre les Autrichiens et les Russes; et si nous
avions eu le bonheur d'en réchapper, nous se-
rions revenus vétérans, avec des cheveux gris,
pour tenir garnison à la Petite-Pierre ou bien
ailleurs. • •,
Voilà les mauvaises idées qui me passaient
parla tête; mais cela ne m'empêchait pas de
marcher avec plus de courage, et Bûche disait :
t Les Anglais ont bien raison d'emporter des
gourdes de fer-blanc; si je n'avais pas vu le
fer-blanc reluire à la lune, l'idée ne me serait
jamais venue d'aller voir. »
Pendant que nous parlions ainsi, à chaque
instant des cavaliers passaient près de nous;
leurs chevaux ne se tenaient presque plus, mais
à force de taper dessus et de leur donner des
coups d'éperon, ils les faisaient trotter tout de
même. Le bruit de la débâcle au loin recom-
mençait avec les coups de feu ; heureusement
nous avions de l'avance.
Il pouvait être une heure du matin, nous
nous croyions sauvés, quand tout à coup Bûche
me dit :
« Joseph... voici des Prussiens!... »
Et, regardant derrière nous, je vis au clair
de la lune cinq hussards bruns, du même régi-
ment que ceux qui l'année d'avant avaient ha-
ché Klipfel; cela me parut un mauvais signe.
« Est-ce que ton fusil est chargé ! dis-je à
Bûche.
— OuL
— Eh bien ! attendons... 11 faut nous défen-
dre-., moi je ne me rends pas.
— Ni moi non plus, dit-il, j'aime encore
mieux mourir que de m'en aller prisonnier. »
En même temps l'ofïicier prussien nous criait
d'un ton arrogant :
« Mettez bas les armes! »
Et Bûche, au lieu d'attendre comme moi, lui
lâchait son coup de fusil dans la poitrine.
Alors les quatre autres tombèrent sur nous.
Bûche reçut un coup de sabre qui lui fendit le
shako jusqu'à la visière, mais d'un coup de
baïonnette il tua celui qui l'avait blessé. 11 en
restait encore trois. J'avais mon fusil chargé.
Bûche s'était mis le dos contre un noyer; cha-
que fois que les Prussiens, qui s'élaient reculés,
voulaient s'approcher, je les mettais en joue :
— aucun d'eux ne voulait être tué le premier !
Et comme nous attendions. Bûche, la baïon-
nette croisée, moi la crosse à l'épaule, nous
entendîmes galoper sur la route; cela nous flt
peur, car nous pensions que c'étaient encore
des Prussiens, mais c'étaient de nos lanciers.
— Les hussards alors descendirent dans les blés,
à droite, pendant que Bûche se dépêchait de
recharger son fusil .
Nos lanciers passèrent et nous les suivîmes
en courant. Un ofTicier qui se trouvait avec eux
nous dit que l'Empereur était parti pour Paris,
et que le roi Jérôme venait de pi-endre le com-
mandement de l'armée.
Bûche avait toute la peau de la tête fendue,
mais l'os était en bon état; le sang lui coulait
sur les joues. Il se banda la tête avec son mou-
choi^, et, depuis cet endroit, nous ne rencon-
trâmes plus de Prussiens.
Seulement, vers deux heures du malin,
comme nous étions tellement las que nous ne
pouvions presque plus marcher, nous vîmes à
cinq ou six cents pas, sur la gauche de la
route, un petit bois de hêtres, et Bûche me dit :
« Tiens, Joseph, entrons là.., Couchons-
nous et dormons. »
Je ne demandais pas mieux.
Nous descendîmes, en traversant les avoines
jusqu'au bois, et nous entrâmes dans un fourré
toulTu, rien que de petits arbres serrés. Nous
avions conservé tous les deux notre fusil, notre
sac et notre giberne. Nous mîmes le sac à terre
pour nous étendre l'oreille dessus; et le jour
était venu depuis longtemps, toute la grande
débâcle défilait sur la route depuis des heures,
lorsque nous nous éveillâmes et que nous re-
prîmes tranquillement notre chemin.
XXII
Un grand nombre île camarades et de blessés
1 restèrent à Gosselies , mais la masse pour-
t04
ROMANS NATIONAUX.
Des gueux uou.: appelaieul ISoiiapavlisles- (Page 1 10.)
suivit sa route, et vers neuf heures on com-
mençait à découvrir tout au loin les clochers
de Charleroi, quand tout à coup des cris, des
plaintes et des coups de feu s'entendirent en
avant de nous à plus d'une demi-lieue. Toute
l'immense colonne de misérables fit halte en
criant :
« La ville ferme ses portes! nous sommes
arrêtés ici... »
La désolation et le désespoir se peignaient
sur toutes les figures. Mais un instant après le
bruit courut que des convois de vivres appro-
chaient et qu'on ne voulait pas laire les distri-
butions.Alors la fureur remplaçarépouvante, et
tout le long de la route on n'entendait qu'un cri :
• Tombons dessus ! Assommons les gueux
qui nous aflament!.,.. Nous sommes trahis! »
Les plus craintifs, les plus abattus se mirent
à presser le pas en levant le sabre, ou en char-
geant leur fusil.
On voyait d'avance que ce serait une véri-
table boucherie, si les conducteurs et l'escorte
ne se rendaient pas. — Bûche lui-même criait :
• Il faut tout massacrer... nous sommes
trahis ! . . . Arrive , Joseph ! . . . Vengeons-nous ! ... »
Mais, je le retenais par le collet, en lui
criant :
« Non, Jean, non!... nous avons déjà bien
assez de massacres... Nous sommes réchappes
de tout; ce n'est pas ici qu'il faut nous faire
tuer par des Français. Arrive 1... »
Il se débattait. Pourtant, à la fin, comme je
lui montrais un village à gauche de la route, en
lui disant :
Pans. Jaies isondvemurc, iiii|>i'::ueur.
WATERLOO.
105
I/Emperciir l'Iait parti pour Paris, (l'.ige 103.)
• Tiens! voilà le chemin du Harberg, voilà
des maisons comme aux Quatre-Vents! Allons
plutôt là, demander du pain. J'ai de l'argent,
nous en aurons pour srtr. Arrive ! Cela vaudra
mieux que d'attaquer les convois comme une
bande de loups. •
Il finit par se laisser entraîner. Nous traver-
sâmes encore une fois les récoltes. Sans la faim
qui nous pressait, nous nous serions assis au
bord du sentier à chaque pas. Mais au bout
d'une demi-heure nous arrivâmes, grâce à
Dieu, devant une espèce de ferme abandonnée,
les fenêtres cassées, la porte ouverte au large,
et de gros tas de terre noire autour. Nous en-
trâmes dans la salle en criant :
• Est-ce qu'il n'y a personne "? »
Nous tapions contre les meubles avec nos
crosses, pas une âme ne répondait. Notre fu-
reur s'augmentait d'autnnt plus, que nous
voyions quelques misérables venir par le mêmi;
chemin que nous, et que nous pensions :
• Ils viennent manger notre pain ! •
Ah! ceux qui n'ont pas souffert des priva-
tions pareilles ne connaissent pas la fureur dos
hommes. C'est horrible!... horrible! Nous
avions déjà cassé la porte d'une armoire pleine
de linge, et nous bouleversions tout avec nos
baïonnettes, quand une vieille femme sortit de
dessous une table de cuisine, qui couvrait l'en-
trée de la cave; elle sanglotait et disait :
« Mon Dieu! mon Dieu! ayez pitié de nous! »
Cette maison avait été pillée au petit jour.
On avait emmené les chevaux; l'homme avait
disparu, les domestiques s'étaient sauvés. Mal-
.=•0
50
106
ROMANS NATIONAUX.
gré notre fureur, la vue de la pauvre vieille
nous fit honte de nous-mêmes, et je lui dis :
« N'ayez pas peur. . . nous ne sommes pas des
monstres. Seulement donnez-nous du pain, ou
nous allons périr. »
Elle, assise sur une vieille chaise, ses mains
sèches croisées sur les genoux, disait :
« Je n'ai plus rien. Ils ont tout pris, mon
Dieu!... tout... tout! »
Ses cheveux gris lui pendaient sur les joues.
J'aurais voulu pleurer pour elle et pour nous.
« Ah! nous allons chercher nous-mêmes, •
dis-je à Bûche. — Et nous passâmes dans toutes
les chambres, nous entrâmes dans l'écurie.
Nous ne voyions rien; tout avait été pillé,
cassé.
J'allais ressortir, quand, derrière la vieille
porte, dans l'ombre, je vis un placard tjlan-
châtre contre le mur. Je m'arrêtai, j'étendis la
main ; c'était un sac de toile avec une bretelle,
que je décrochai bien vite en tremblant.
Bûche me regardait... Le sac était lourd... je
l'ouvris... il y avait deux grosses raves noires,
une demi-miche de pain sec et dur comme de
la pierre, une grosse paire de ciseaux pour
tailler les haies, et, tout au fond, quelques oi-
gnons et du sel gris dans un papier.
En voyant cela, nous poussâmes un cri; la
peur de voir arriver les autres nous fit courir
derrière, bien loin dans les seigles, en nous
cachant et nous courbant comme des voleurs.
Nous avions repris toutes nos forces, et nous
nous assîmes au bord d'un petit ruisseau.
Bûche me disait :
« Ecoute, j'ai ma part!
— Oui... la moitié de tout, lui dis-je; tu m'as
aussi laissé boire à ta gourde... Je veux par-
tager. »
Alors il se calma.
Je coupai le pain avec mon sabre, disant :
• Choisis, Jean, voici ta rave. . . voici la moitié
des oignons, et le sel dans le sac entre nous. »
Nous mangeâmes le pain sans le tremper
dans l'eau, nous mangeâmes notre rave, les
oignons et le sel. Nous aurions voulu continuer
de manger toujours; pourtant nous étions ras-
sasiés ! Nous nous agenouillâmes au bord du
ruisseau, les mains dans l'eau, et nous bûmes.
« Maintenant, allons-nous-en, dit Bûche, et
laissons-le sac! »
Malgré la fatigue qui nous cassait les jambes,
nous repartîmes à gauche, pendant que sur la
droite, derrière nous, du côté de Gharleroi, les
cris, les coups de fusil redoublaient, et que
tout le long de la route on ne voyait que des
gens se battre. Mais c'était déjà loin. Nous
tournions la tù'ii de temps en temps, et Bûche
Tt)d disait :
« Joseph, tu as bien fait de m'entralner...
Sans toi, je serais peut-être étendu là-bas, au
bord de cette route, assommé par un Français.
J'avais trop faim. Mais où nous sauver, à cette
heure? »
Je lui répondais :
« Suis-moi ! »
Nous traversâmes bientôt un grand et beau
village, aussi pillé et abandonné. Plus loin,
nous rencontrâmes des paysans, qui nous re-
gardaient d'un air de défiance, en se rangeant
au bord du chemin. Nous devions avoir de
mauvaises mines, surtout Bûche avec sa tête
bandée et sa barbe de huit jours, épaisse et
dure comme les soies^ d'un sanglier.
Vers une heure de l'après-midi, nous avions
déjà repassé la Sambre sur le pont du Châtelet;
mais comme les Prussiens étaient en route,
nous ne fîmes pas encore halte dans cet en-
droit. J'avais pourtant déjà bonne confiance, je
pensais :
« Si les Prussiens continuent leur poursuite,
ils suivront certainement la grande masse,
pour faire plus de prisonniers, et recueillir des
canons, des caissons et des bagages. »
Voila comment étaient forcés de raisonner
des hommes qui trois jours auparavant faisaien l
trembler le monde !
Je me souviens qu'en arrivant, sur les trois
heures, dans un petit village, nous nous arrê-
tâmes devant une forge pour demander à boire.
Aussitôt les gens du pays nous entourèrent, et
le forgeron, un homme grand et brun, nous
dit d'entrer dans l'auberge en face, qu'il allait
venir, et que nous prendrions une cruche de
bière avec lui.
Naturellement cela nous fit plaisir, car nous
avions peur d'être arrêtés, et nous voyions que
ces gens étaient pour nous.
L'idée me vint aussi qu'il me restait de l'ar-
gent dans mon sac, et que j'allais pouvoir m'en
servir. »
Nous entrâmes donc dans cette auberge, qui
n'était qu'un boudion, les deux petites fenêtres
sur la rue, et la porte ronde s'ouvrant à deux
battants, comme dans les villages de chez nous
Quand nous fûmes assis, la salle se remplit
tellement de monde, hommes et femmes, pour
avoir des nouvelles, que nous pouvions à peine
respirer.
Le forgeron vint. Il avait ôté son tablier de
cuir et mis une petite blouse bleue ; et tout de
suite, lorsqu'il entra, nous reconnûmes que
cinq ou six autres honnêtes bourgeois le sui-
vaient : c'étaient le maire, l'adjoint et les con-
seillers municipaux de cet endroit.
Ils s'assirent sur les bancs en face de nous,
fcXïiûus firent servir de la bière aigre, comme
WATERLOO.
107
on l'aime en ce pays. Bûche ayant demandé du
pain, la femme de l'aubergiste nous apporta la
miche et un gros morceau de bœuf dans une
écuglig. Tous nous disaient :
• Mangez I mangez. »
Quand l'un ou l'autre nous adressait des
questions sur la bataille, le maire ou le forge-
ron s'écriait :
« Laissez donc ces hommes finir. . . vous voyez
bien qu'ils arrivent de loin. »
Et seulement à la fin ils nous interrogèrent,
nous demandant s'il était vrai que les Français
venaient de perdre une grande bataille. On leur
avait rapporté d'abord que nous étions vain-
queurs, et maintenant un bruit se répandait
que nous étions en déroute.
Nous comprîmes bien qu'ils avaient entendu
parler de Ligny, et que cela leur troublait les
idées.
J'étais honteux de leur avouer notre débâcle;
je regardais Bûche, qui dit :
Nous avons été trahis!... Les traîtres ont
livré nos plans... L'armée était pleine de traî-
tres chargés de crier : • Sauve qui peut! »
Comment voulez-vous que par ce moyen nous
n'ayons pas perdu? •
C'était la première fois que j'entendais parler
<le cette trahison; quelques blessés criaient
bien : « Nous sommes trahis! » mais je n'avais
pas fait attention à leurs paroles; et quand
Bûche nous tira d'embarras par ce moyen, j'en
fus content et même étonné.
Ces gens alors s'indignèrent avec nous contre
les traîtres. Il fallut leur exphquer la bataille
et la trahison . Bûche disait que les Prussiens
étaient arrivés par la trahison du maréchal
Grouchy. Cela me paraissait tout de même trop
fort; mais les paysans, remplis d'attendrisse-
ment, nous ayant encore fait boire de la bière
et même donné du tabac et des pipes, je finis
par dire comme Bûche. Ce n'est que plus tard,
après être partis de là, que l'idée de nos men-
songes abominables me fit honte à moi-même,
et que je m'écriai :
« Sais-tu bien, Jean, que nos mensonges sur
les traîtres ne sont pas beaux? Si chacun en
raconte autant, finalement, nous serons tous
des traîtres, et l'Empereur seul sera un hon-
nête homme. C'est honteux pour notre pays,
de dire que nous avons tant de traîtres parmi
nous... Ce n'est pas vrai!
— Bah! bah!... disait-il, nous avons été tra-
his; sans cela, jamais des Anglais et des Prus-
siens ne nous auraient forcés de battre en
retraite. »
Et jusqu'à huit heures du soir nous ne fîmes
que nous disputer. Nous arrivâmes alors dans
un autre village appelé Bouvigny, Nous étions
tellement fatiguésque nos jambes étaient roides
comme des piquets, et que depuis longtemps il
nous fallait un grand courage pour faire un
pas.
Nous croyions être bien loin des Prussiens.
Gomme j'avais de l'argent, nous entrâmes dans
une auberge en demandant à coucher.
Je sortis une pièce de six livres, pour mon-
trer que nous pouvions payer. J'avais résolu
de changer d'habits le lendemain, de planter là
mon fusil, mon sac, ma giberne, et de retour-
ner chez nous ; car je croyais la guerre finie, et
je me réjouissais, au milieu de tous ces grands
malheurs, d'avoir retiré mes bras et mes jam-
bes de l'affaire.
Bûche et moi, ce soir-là, couchés dans une
petite chambre, la sainte Vierge et l'enfant
Jésus dans une niche au-dessus de nous, entre
les rideaux, nous dormîmes comme des bien-
heureux.
Le lendemain, au lieu de continuer notre
route, nous étions si contents de rester assis
sur une bonne chaise dans la cuisine, d'allon-
ger nos jambes et de fumer notre pipe, en re-
gardant bouillir la marmite, que nous dîmes :
« Restons ici tranquillement ! Demain nous
serons bien reposés; nous achèterons deux
pantalons de toile, deux blouses, nous coupe-
rons deux bons bâtons dans une haie, et nous
retournerons par petites étapes à la maison. •
Cela nous attendrissait de penser à ces choses
agréables !
C'est aussi de cette auberge que j'écrivis à
Catherine, à la tante Grédel et à M. Goulden.
Je ne leur dis qu'un mot :
« Je suis sauvé... Remercions Dieu !... J'ar-
rive.. Je vous embrasse de tout mon cœur
mille et mille fois !
« Joseph Bertha. »
En écrivant, je louais le Seigneur; mais bien
des choses devaient encore m'arriver avant de
monter notre escalier, au coin de Fouquet, en
face du Bœuf-Rouge. Quand on est pris par la
conscription, il ne faut pas se presser d'écrire
qu'on est relâché . Ce bonheur ne dépend pas
de nous, et la bonne volonté de s'en aller ne
sert de rien.
Enfin ma lettre partit par la poste, et toute
cette journée nous restâmes à l'auberge du
Moulon-d'Or.
Après avoir bien soupe, nous montâmes dor-
mir. Je disais à Bûche :
« Hél Jean! c'est autre chose de faire ce
qu'on veut, ou d'être forcé de répondre à l'ap-
pel. »
Nous riions tous les deux, malgré les mal-
heurs de la patrie, — sans y penser, bien en-
108
ROMANS NATIONAUX.
tendu , car nous aurions été de véritables
gueux.
Enfin, pour la seconde fois, nous étions cou-
chés dans notre bon lit, lorsque, vers une
heure du matin, nous fûmes éveillés d'une fa-
çon extraordinaire : — le tambour battait... on
entendait marcher dans tout le village. — Je
poussai Bûche, qui me dit :
« J'entends bien... Les Prussiens sont de-
hors! »
On peut se figurer notre épouvante. Mais au
bout d'un instant, ce fut bien pire, car on frap-
pait à la porte de l'auberge, qui s'ouvrit, et
deux secondes après la grande salle était pleine
de monde. On montait Tescalier. Bûche et moi
nous nous étions levés; il disait :
« Je me défends, si l'on veut me prendre ! »
Moi je n'osais pas songer à ce que j'allais
faire.
Nous étions déjà presque habillés, et j'espé-
rais pouvoir me sauver dans la nuit, avant
d"être reconnu, quand des coups retentirent à
notre porte ; on criait :
« Ouvrez! »
Il fallut bien ouvrir.
Un oflicier d'infanterie, trempé par la pluie,
sou gros manteau bleu collé sur les épaulettes,
et suivi d'un vieux sergent qui tenait une lan-
terne, entra. Nous reconnûmes que c'étaient
des Français. L'officier nous dit brusquement :
« D'où venez- vous?
— Du Mont-Saint-Jean, mon lieutenant, lui
répondis-je.
— De quel régiment êtes-vous?
— Du 6° léger. »
Il regarda le numéro de mon shako sur lu
table, et je vis en même temps le sien : c'était
aussi du b' léger. »
« De quel bataillon? fll-il en fronçant le
sourcil.
—Du 3% .
Bûche, tout pâle, ne disait rien. L'officitr
regardait nos fusils, nos sacs, nos gibernes,
derrière le lit, dans un coin.
« Vous avez déserté ! fit-il.
— Non, mon lieutenant, nous sommes partis
les derniers, sur les huit heures, du Mont-
Saint- Jean...
— Descendez, nous allons voir cela. »
Nous descendîmes.
L'officier nous suivait, le sergent marchait
devant avec la lanterne.
La grande salle eu bas était pleine d'oûiciers
du 12° chasseurs à cheval et du 6^ léger. Le
commandant du 4' bataillon du 6' se prome-
nait de long en large, en fumant une petite
jiipe de bois. Tous ces gens étaient trempes et
couverts de boue.
L'officier dit quatre mots au commaudaut,
qui s'arrêta, ses yeux noirs fixés sur nous, et
son nez crochu recourbé dans ses moustaches
grises. Il n'avait pas l'air tendre, et nous posa
de suite cinq ou six questions sur notre départ
de Ligny, sur la route des Quatre-Bras et la
bataille ; il clignait des yeux en serrant les
lèvres. Les autres allaient et venaient, traînant
leurs sabres sans écouler. Finalement le com-
mandant dit :
« Sergent... ces deux hommes entrent dans
la 2» compagnie. Allez ! »
Il reprit sa pipe au bord de la cheminée, et
nous sortîmes avec le sergent, bien heureux
d'en être quittes à si bon marché, car on aurait
pu nous fusiller comme déserteurs devant l'en-
nemi. Le sergent nous conduisit à deux cents
pas, au bout du village, près d'un hangar. On
avait allumé des feux plus loin dans les champs ;
des hommes dojinaient sous le hangar, contre
les portes d'écurie et les piliers. Il toilibaitune
petite pluie fine dans la rue ; toutes les Uaques
d'eau tremblotaient à la lune grise et brouillée.
Nous restâmes debout sous un pan de toit,
au coin de la vieille maison, songeant à nos
misères.
Au bout d'une heure, le tambour se mit à
rouler sourdement, les hommes secouèrent la
paille et le foin de leurs habits, et nous repar-
tîmes; Il faisait encore nuit sombre; derrière
nous, les chasseurs sonnaient le boute-selle.
Entre trois et quatre heures, au petit jour,
nous vîmes un grand nombre d'autres régi-
ments, cavalerie, infantei'ie et artillerie, en
marche comme nous, par différents chemins :
— tout le corps du maréchal Giouchy en re-
traité ! Le temps mouillé, le ciel sombre, ces
longues files d'hommes accablés de lassitude,
le chagrin d'être repris et de penser que tant
d'efforts, tant de sang répandu n'aboutissaient
pour la seconde fois qu'à l'invasion, tout cela
nous faisait pencher la tête. Ou n'entendait que
le bruit des pas dans la boue.
Cette tristesse durait depuis longtemps, lors-
qu'une voix me dit :
« Bonjour, Joseph! »
Je m'éveillai, regardant celui qui me parlait,
et je reconnus le filsdu tourneur Martin, notre
voisin de Phalsbourg; il était caporal au 6", et
marchait en serre-file, l'arme à volonté. Nous
nous serrâmes la main. Ce fut une véritable con-
solation pour moi de voir quelqu'un du pays.
Malgré la pluie qui tombait toujours, et la
grande fatigue, nous ne fîmes que parler de
celle terrible campagne.— Je lui racontai la
bataille de Waterloo; lui me dit que le 4» ba-
laillon, à partir de Fleurus, avait fait roule sui'
Wâvres avec tout le corps d'armée de Grouchy ;
WATERLOO.
109
que, dans l'après-midi du lendemain 18, on
entendait le canon sur la gauche, et que tout
le monde voulait marcher dans cette direc-
tion ; que c'était aussi l'avis des généraux, mais
que le maréchal, ayant reçu des ordres posi-
tifs, avait continué sa route sur Wâvres. Ce
n'est qu'entre six et sept heures, et quand il fut
clairque les Prussii'ns s'étaient échappés, qu'on
avait changé de direction à gauche, pour aller
rejoindre l'Empereur; malheureusement il
était trop tard, et vers minuit il avait fallu
prendre position dans les champs. Chaque ba-
taillon avait formé le carré. A trois heures du
matin, le canon des Prussiens avait réveillé les
hivouacs, et l'on s'était tiraillé jusqu'à deux
heures de l'après-midi, moment oii l'ordie
était venu de se mettre en retraite. C'était en-
core une fois bien tard, disait Martin, car une
partie de l'armée qui venait de battre celle de
l'Empereur, se trouvait déjà sur nos derrières,
et cela nous força de marcher tout le restant du
jour et la nuit suivante jusqu'à six heures du
matin, pour nous en dégager. — A six heures,
le bataillon avait pris position près du village
de Temploux ; à dix, les Prussiens arrivaient en
forces supérieures, on leur avait opposé la
plus vigoureuse résistance, pour donner le
temps à l'artillerie et aux bagages de passer le
pont à Namur. Tout le corps d'armée avait
heureusement défilé par la ville, excepté le
4' bataillon, par la faute du commandant De-
long, qui s'était laissé tourner à droite de la
route, et qui dut se jeter dans la Sambre pour
n'être pas coupé. Plusieurs hommes avaient
été faits prisonniers, d'autres s'étaient noyés
en essayant de passer la rivière à la nage. —
C'est tout ce que me raconta Martin; il n'avait
aucune nouvelle de chez nous.
Ce même jour, nous passâmes par Givet; ie
bataillon bivouaqua près du village de Hier-
ches, une demi-lieue plus loui. Le lendemain,
après avoir passé par Fumay et Kocroy, nous
couchâmes à Bourg-Fidèle, le 23 juin à Blom-
bay, le 2-i à Saulse-Lenoy, — où l'on apprit
l'abdication de l'Empereur, — et les jours sui-
vants à Vilry, prés de Reims, à Jonchery, à
Soissons; de là le bataillon prit la route de Vil-
lers-Cotterets; mais l'ennemi nous ayant déjà
(ievan£Êgt nous changeâmes de direction par La
Ferté-Milon, et nous allâaies bivouaquera Neu-
chelles, village ruiné par l'invasion de 1814,
et qui n'avait pas encore été rebâti.
Nous partîmes de cet endroit le 29, vers une
heure du matin, et nous passâmes par Meaux.
Il fallut prendre la route de Lagny, parce que
les Prussiens occupaient celle de Claye; nous
poursuivîmes noire route tout le jour et la nuit
suivante.
Le 30, à cinq heures du matin, nous étions
au pont de Saînt-Maur. Le même jour, à trois
heures du soir, nous avions passé hors de Pa-
ris, et nous bivouaquions près d'un endroit
riche en toutes choses, appelé Vaugirard, sur
la route de Versailles. Le 1" juillet, nous
étions allés bivouaquer près d'un endroit su-
perbe appelé Meudon. On voyait, aux jardins,
aux vergers entourés de murs, à la grandeur
extraordinaire des maisons, à leur bon entre-
tien, que c'étaient les environs de la plus belle
ville du monde, et pourtant nous vivions au
milieu de la misère et des dangers; le cœur
nous en saignait ! Les gens sont bons, ils aiment
les soldats ; on nous appelait défenseurs de la
patrie, et les plus pauvres voulaient se battre
avec nous.
Le 1" juillet, nous quittâmes la position à
onze heures du soir, pour aller à Saint-Cloud,
qui n'est que palais sur palais, jardins sur jar-
dins, grands arbres, allées magnifiques; tout
ce qu'on peut se figurer d'admirable. A six
heures, nous partîmes de Saint-Cloud, pour
revenir prendre position à Vaugirard. Des
rumeurs terribles couraient dans la ville...
L'Empereur était parti pour Rochefort... On
disait :
« Le roi de Rome va revenir... Louis XVIII
est en route... »
On ne savait rien dans cette ville, où l'on
devrait tout savoir d'abord.
A Vaugirard, l'ennemi vint nous attaquer
vers une heure de l'après-midi, dans les euvi-
rons du village d'Issy. Nous nous battîmes jus-
qu'à minuit pour notre capitale. Le peuple
nous aidait, il venait relever nos blessés sous
le feu des Prussiens; les femmes avaient pitié
de nous.
Notre souffrance d'avoir été menés jusque-là
par la force ne peut pas se dire... J'ai vu Bûche
lui-même pleurer, parce que nous étions en
quelque sorte déshonorés. — J'aurais bien voulu
ne pas voir cela! — Douze jours auparavant, je
ne me figurais pas si bien la France. En voyant
Paris avec ses clochers et ses palais innombra-
bles, qui s'étendent aussi loin que va le ciel, je
pensais :
« C'est la France!... Voilà caque depuis des
centaines et des centaines d'années nos an-
ciens ont amassé. Quel malheur de dire que
les Anglais et que les Prussiens arrivent jus-
qu'ici I »
A quatre heures du matin, nous attaquâmes
les Prussiens avec une nouvelle fureur, et nous
leur reprimes les positions perdues la veille.—
C'est alors que des généraux vinrent nous an-
noncer unejsuspensiou d'arfties.— Ces choses se
passaient le 3 juillet 1815. Nous pensions que
110
ROMANS NATIONAUX.
cette suspension d'armes était pour prévenir
l'ennemi que, s'il ne se retirait pas, la France
se lèverait comme en 92 et qu'elle l'écraserait!
Nous avions des idées pareilles ; et moi, voyant
ce peuple qui nous soutenait, je me rappelais
les levées en masse dont le père Goulden me
parlait toujours.
Malheureusement un grand nombre étaient
si las de Napoléon et des soldats, qu'ils sacri-
fiaient la patrie elle-même pour en être débar-
rassés; ils mettaient tout sur le dos de l'Em-
pefeur, et disaient que sans lui les autres
n'auraient jamais eu ni la force ni le courage
de venir, qu'il nous avait épuisés, et que les
Prussiens eux-mêmes nous donneraient plus de
liberté.
Le peuple parlait comme M. Goulden, mais
il n'avait pas d'armes ni de carlouches; on avait
fait des piques pour lui!...
Et comme on rêvait à ces choses, le 4 on
nous annonça l'armistice, par lequel les Prus-
siens et les Anglais devaient occuper les bar-
rières de Paris, et l'armée française se retirer
derrière la Loire.
Alors riiidignation de tous les honnêtes gens
fut si grande, que la colère nous rendit fu-
rieux; les uns cassaient leurs fusils, les autres
déchiraient leurs uniformes, el tout le monde
criait :
« Nous sommes trahis... nous sommes li-
vrés... •
Les vieux officiers, pâles comme des morts,
restaient là... Les larmes leur coulaient sur les
joues. Personne ne pouvait nous apaiser. Nous
étions tombés au-dessous de rien : — nous étions
un peuple conquis!
Dans deux mille ans, on dira que Paris a été
pris par les Prussiens et les Anglais... c'est une
honte éternelle, mais cette honte ne repose pas
sur nous.
Le bataillon partit de Vaugirard à cinq heu-
res du soir, le 5 juillet, pour aller bivouaquer
à Montrouge. Gomme on voyait que le mouve-
ment du côté de la Loire commençait, chacun
se dit :
« Qu'est-ce que nous sommes donc? Est-ce
que nous obéissons aux Prussiens? Parce que
les Prussiens veulent nous voir sur l'autre rive
de la Loire, nous sommes forcés d'obéir? Non !
non I cela ne peut pas aller. Puisqu'on nous
trahit, eh bien! partons. Tout cela ne nous re-
garde plus. Nous avons fait notre devoir...
Nous ne voulons pas obéir à BlûcherJ »
Et ce même soir la désertion commença.
Tous les soldats partaient, les uns à droite, les
autres à gauche. Des hommes en blouse et de
pauvres vieilles femmes voulaient nous emme-
ner dans leurs rues innombrables, et tâcher
de nous consoler ; mais nous n'avions pas be-
soin de consolations. — Je dis à Bûche :
« Laissons tout cela... retournons à Phals-
bourg... au Harberg... reprenons notre état,
vivons comme d'honnêtes gens. Si les Prus-
siens, les Autrichiens ou les Russes arrivent
là-bas, les montagnards et ceux de la ville sau-
rontbien se défendre. Nous n'aurons pas besoin
de grandes batailles pour en exterminer des
mille et des mille. Eu route ! »
Nous étions une quinzaine de Lorrains au
bataillon; nous partîmes ensemble de Mont-
rouge, où se trouvait le quartier général, et
nous passâmes par Ivry et Bercy, qui sont des
endroits de toute beauté; mais le chagrin nous
empêchait de voir le quart de ce qu'il aurai!
fallu regarder. Les uns conservaient l'unifor-
me, d'autres n'avaient que la capote, d'autres
avaient acheté une blouse.
Derrière Saint-Mandé, tout près d'un bois où
l'on voit à gauche de hautes tours, et que l'on
nous dit être Vincennes, nous trouvâmes enfin
la roule de Strasbourg. C'était le 6 au matin,
et, depuis cet endroit, nous fimes régulière-
ment nos douze lieues par jour.
Le 8 juillet, on savait déjà que Louis XVIII
allait revenir, el que Mgr le comte d'Artois
ferait son salut. Toutes les voitures, les pata-
ches, les diligences portaient déjà le drapeau
blanc; dans tous les villages où nous passions,
on chantait des Te Deum ; les maires, les ad-
joints, louaient et glorifiaient le Seigneur du
retour de Louis le Bien-Aimé.
Des gueux en nous voyant passer, nous ap-
pelaient Bonaparlisles ! ils excitaient même les
chiens contre nous... Mais j'aime mieux ne pas
parler de cela; les gens de cette espèce sont la
honte du genre humain. Nous ne leur répon-
dions que par un coup d'œil de mépris, qui les
rendait encore plus insolents et plus furieux.
Plusieurs d'entré nous balançaient leur bâton
comme pour dire :
• Si nous vous tenions dans un coin, vous
seriez doux comme des moutons ! »
Mais les gendarmes soutenaient ces espèces
de Pinacles; dans trois ou quatre endroits, les
cris de la mauvaise race nous firent arrêter.
Les gendarmes arrivaient nous demander nos
papiers ; on nous menait à la mairie, et les
gueux nous forçaient de crier : Vive le roi/
C'était une véritable abomination ; les vieux
soldats, plutôt que de crier, se laissaient con-
duire en prison. Bûche voulait suivre leur
exemple, mais je lui disais :
« Qu'est-ce que cela nous fait de crier : Vive
Jean-Claude ou : Vive Jean-Nicolas? Tous ces
rois, ces empereurs, anciens ou nouveaux, ne
donneraient pai un seul de leurs cheveux poui
WATERLOO,
m
nous sauver la vie, et nous irions nous faire
échiner pour crier d'une façon ou d'une autre?
Non, cela ne nous regarde pas. Puisque les gens
sont si bêtes, et que nous ne sommes pas les
plus forts, il faut les satisfaire. Plus tard, ils
crieront autre chose, et plus tard encore autre
ch(sje... Tout change!... il n'y a que le bon
sens et le bon cœur qui restent. »
Bûche ne voulait pas comprendre ces rai-
sons, mais quand les gendarmes arrivaient, il
obéissait tout de même.
A mesure que nous avancions, tantôt l'un,
tantôt l'autre se détachait de la troupe et s'ar-
rêtait dans son village; de sorte qu'après Toul,
Bûche et moi nous étions seuls.
C'est nous qui vîmes encore le plus triste
spectacle: desAUemandsetdes Russes en foule,
maîtres de la Lorraine et de l'Alsace. Ils fai-
saient l'exercice à Lunéville, à Blamont, à Sar-
rebourg, avec des branches de chêne sur leurs
mauvais shakos. — Quel chagrin de voir des
sauvages pareils vivre et se goberger au compte
de nos paysans !... Ah! le père Goulden avait
bien raison de dire que la gloire des armes
coûte cher... Tout ce queje souhaite, c'est que
le Seigneur nous en débarrasse pour les siècles
des siècles.
Enfm, le 16 juillet 1815, vers onze heures du
mâtin, nous arrivâmes à Mittelbronn, le der-
nier village sur la côte avant Phalsbourg. Li;
blocus était levé depuis l'armistice, des Cosa-
ques, des landwehrs et des kaiserlicks remplis-
saient le pays ; ils avaient encore leurs batteries
en position autour de la place, mais on ne tirait
plus; les portes de la ville étaient ouvertes, les
gens sortaient pour faire les récoltes.
On avait grand besoin de rentrer les blés et
les seigles, car on peut s'imaginer la misère,
avec tant de milliers d'êtres inutiles à nourrir,
et qui ne se refusaient rien, qui voulaient du
schnaps et du lard tous les jours.
Devant toutes les portes, à toutes les fenê-
tres, on ne voyait que des nez caniards, de ces
longues barbes jaunes, crasseuses, de ces ha-
bits blancs remplis de vermine, et de ces sha-
kos plats, qui vous regardaient en fumant leur
pipe dans la paresse et l'ivrognerie. Il fallait
travailler pour eux, et finalement les honnêtes
gens furent encore obligés de leur donner deux
milliards pour les décider à partir.
Combien de choses on aurait à dire sur tous
ces fainéants de la Russie et de l'Allemagne, si
nous n'en avions pas fait dix fois plus dans leur
pays!... Mais il vaut mieux que chacun réflé-
chisse pour son propre compte et s'imagine le
reste.
Devant l'auberge de Heitz, je dis à Bûche ;
• Entrons... les jambes me manquent. .
La mère Heitz, qui dans ce temps était en-
core une jeune femme, criait déjà, les mains
en l'air :
« Ah! monDieu!...c'eslM. Joseph Bertha!...
Dieu du ciel, quelle surprise en ville !... »
Alors j'entrai, je m'assis, et je me penchai
sur la table, pour pleurer à mon aise. La mère
Heitz courait chercher une bouteille de vin à la
cave; j'entendais aussi Bûche sangloter dans
un coin. Nous ne pouvions parler ni l'un ni
l'autre, en songeant à la joie de nos parents;
la vue du pays nous avait bouleversés, et nous
étions contents de penser que nos os repose-
raient un jour en paix dans le cimetière de
notre village.
En attendant, nous aUions toujours embras-
ser ceux que nous aimions le plus au monde.
Quand nous fûmes un peu remis, je dis à
Bûche :
« Tu vas partir en avant... je te suivrai de
loin, pour que ma femme et M. Goulden n'aient
pas trop de surprise. Tu commenceras parleur
dire que tu m'as rencontré le lendemain de la
bataille, sans blessures; ensuite que tu m'as
encore rencontré dans les environs de Paris...
et même sur la route... et seulement à la fin tu
diras : « Je crois qu'il n'est pas loin et qu'il va
venir ! » Tu comprends? »
— Oui, je comprends, dit-il en se levant
après avoir vidé sou verre, et je ferai la même
chose pour la grand'mève, qui m'aime plus que
les autres garçons. J'enverrai quelqu'un d'a-
vance. »
Il sortit aussitôt et j'attendis quelques ins-
tants. La mère Heitz me parlait, mais je ne
l'écoutais pas; je songeais au chemin qu'avait
déjà pu faire Bûche, je le voyais près du gué-
voir, dans l'avancée, sous la porte... Toul à
coup je partis en criant :
« Mère Heitz! je vous payerai plus tard. »
Et je me mis à courir. Il me semble bien
avoir rencontré trois ou quatre personnes qui
disaient :
« Hé! c'est Joseph Bertha!... »
Mais je n'en suis pas sûr. D'un coup, sans
savoir comment, je montai l'escalier de notre
maiï^on, et puis j'entendis un grand cri. — Ca-
therine était dans mes brasi... J'avais en quel-
que sorte la tête bouleversée, et seulement un
instant après, je sortis comme d'un rêve : je
vis la chambre, M. Goulden, Jean Bûche, Ca-
therine, et je me mis tellement à sangloter,
qu'on aurait cru qu'il venait de m'arriver le
plus grand malheur. M. Goulden ne disait rien,
ni Bûche. Je tenais Catherine assise sur mes
genoux, je l'embrassais; elle pleurait aussi. Et
bien longtemps après je m'écriai :
• Ali! monsieur Goulden, pardounez-nioi 1
112
ROMANS NATIONAUX.
Nous arnvàmes devant une leiiiie abandonnée, .l'âge lUO,
J'aurais déjà voulu vous embrasser, vous, mon
père, vous que j'aime autant que moi-même !
— C'est bon, Joseph, dit-il tout attendri, je le
sais... je ne suis pas jaloux »
Il s'essuyait les yeux.
« Oui... oui... l'amour... la famille... et puis
les aimis... C'est naturel, mon enfant... Ne te
trouble pas. »
Alors je me levai et j'allai le serrer sur mbn
cœur.
Le premier mot que me dit Catherine, ce
fut :
« Joseph, je savais que tu reviendrais, j'avais
mis ma confiance en Dieu!... Maintenant nos
plus grandes misères sont passées. Nous reste-
rons toujours ensemble. »
Te l'avais encore fait asseoir sur mes genoux ,
son bras sur mon épaule, je la regardais, elle
baissait les yeux, ton le pâle : ce que nous espé-
rions avant mon départ était arrivé. Nous étions
bien heureux !
M. Goulden, près de l'établi, souriait; Jean,
debout, à côté de la porte, disait :
« Maintenant je pars, Joseph, je vais au Ilai'-
berg; le père et la grand'mére m'attendent. »
Il me tendait la main, et je la retenais, di-;
sant :
« Jean; reste... tu dîneras avec nous. »
M. Goulden et Catherine l'engageaient aussi,
mais il ne voulut pas attendre. Kn l'embrassant
sur l'escalier, je sentis que je l'aimais conmie
un frère.
Il est revenu bien souvent depuis ; chaque
fois qu'il arrivait en ville, pendant trente ans,
WATERLOO.
113
I Joseph ! te voilà donc réchappé de tout! • (Page 113.)
c'est chez moi qu'il descendait. Maintenant il
repose derrière l'église de la Hommert ! C'était
un brave homme, un homme de cœur... Mais
à quoi vais-je penser !
Il faut pourtant que cette histoire finisse, et
je n'ai rien dit encore de la tante Grédel, qui
vint une heure après. Ah ! c'est elle qui levait
les bras, c'est elle qui me serrait en criant :
• Joseph!... Joseph! te voilà donc réchappé
de tout! Qu'on vienne te reprendre mainte-
nant... qu'on vienne ! Ah 1 comme je me suis
repentie de t'a voir laissé partir... Comme j'ai
maudit la conscription et le reste... Mais te
voilà... c'est bon... c'est bon ! Le Seigneura eu
pitié de nous. »
Oui, tout cela, toutes ces vieilles histoires,
juand on y pense, vous font encore venir les
•larmes aux yeux; c'est comme un rêve, un
songe oublié depuis des années et des années,
et pourtant c'est la vie. Ces joies et ces cha-
grins qu'on se rappelle sont encore la seule
cho.se qui vous rattache à la terre et qui fait
que, dans la grande vieillesse, lorsque les forces
s'en vont, lorsque la vue baisse, et que l'on
n'est plus que l'ombre de soi-même, on ne
veut jamais partir, on ne dit jamais : « C'est
assez! »
Ces vieux souvenirs sont toujours vivants :
quand on parle de ses anciens dangers, on croit
encore y être ; de ses vieux amis, on croit en-
core leur serrer la main ; de celle qu'on aimait,
on croit encore la tenir sur ses genoux, et pen-
ser en la regardant : « Elle est belle! » Et ce
qui vous semblait Juste, honnête, sage autre-
51
;-l
114
ROMANS NATIONAUX.
trefois , est encore honnête , juste et sage.
Je me souviens, — et ceci doit finir cette
longue histoire, — qu'après mon retour, durant
quelques mois et même des années, une grande
tristesse régnait dans les familles, et qu'on
n'osait plus se parler franchement, ni Taire dcs
vœux pour la gloire du pays. Zébédé lui-même,
rentré parmi ceux qu'on avait licenciés derrière
la Loire, Zébédé lui-même avait perdu courage.
Cela venait des vengeances, des jugements et
des fusillades, des massacres et des revanches
de toute sorte; cela venait de notre humilia-
tion : — des cent cinquante mille Allemands,
Anglais et Russes qui tenaient garnison dans
nos forteresses, des indemnités de guerre, du
milliard des émigrés, des contributions forcées
et principalement des lois contre les suspects,
contre les sacrilèges, et pour les droits d'aînesse
qu'on voulait rétablir.
Toutes ces choses, contraires au bon sens,
contraires à l'honneur de la nation, — avec les
dénonciations des Pinacles et les aranies qu'on
faisait souifrir aux vieux révolutionnaires, —
toutes ces choses avaient fini par vous rendre
sombres. Aussi, souvent, quand nous étions
seuls avec Catherine et le petit Joseph, que
Dieu nous avait envoyé pour nous consoler au
milieu de ces grandes misères, M. Goulden,
tout rêveur, me disait :
« Joseph, notre malheureux pays est bien
bas!... Quand Napoléon a pris la Franco, elle
■ était la plus grande, la plus libre, la plus puis-
sante des nations; tous les autres peuples nous
admiraient et nous enviaient!... Aujourd'hui,
nous sommes vaincus, ruinés, saignés à blanc ;
l'ennemi remplit nos forteresses, il nous tient
le pied sur la gorge... Ce qui ne s'était jamais
vu depuis que la France existe, — l'étranger
maître de notre capitale ! — nous l'avons vu
deux fois en deux ans! Voilà ce qu'il en coûte
de mettre sa liberté, sa fortune, son honneur
entre les mains d'un ambitieux!... Oui, nous ,
sommes dans une bien triste position; on croi-
rait que notre grande Révolution est morte, et
que les Droits de l'homme sont anéantis!... Eh
bien! il ne faut pas se décourager, tout cela
passera! ... Ceux qui marchent contre la justice
et la liberté seront chassés; ceux qui veulent
rétablir les privilèges et les titres seront regar-
dés comme des fous. La grande nation se re-
pose, elle réfléchit sur ses fautes, elle observe
ceux qui veulent la conduire contre ses inté-
rêts, ellelit dans le fond de leur âme ; et mal-
gré les Suisses, malgré la garde royale, malgré
la Sainte-Alliance, quand elle sera lasse de sa
misère, elle mettra ces gens dehors du jour au
lendemain. Et ce sera fini, car la France veut
la liberté, l'égalité et la justice! — La seule
chose qui nous manque, c'est l'instruction;
mais le peuple s'instruit tous les jours, il pro-
fite de notre expérience et de nos malheurs. Je
n'aurai peut-être pas le bonheur de voir le ré-
veil de la patrie, je suis trop vieux pour l'es-
pérer; mais toi, tu le verras, et ce spectacle te
consolera de tout; tu seras fier d'appartenir à
cette nation généreuse, qui marche bien loin
en avant des autres depuis 89 ; ses instants de
halle ne sont que de petits repos pendant un
long voyage. »
Cet homme de bien, jusqu'à sa dernière
heure, conserva son calme et sa confiance.
Et j'ai vu l'accomplissement de ses paroles;
j'ai vu le retour du drapeau de la liberté, j'ai
vu la nation croître en richesse, en bonheur,
en instruction ; j'ai vu ceux qui voulaient arrê-
ter la justice et rétablir Fancien régime, forcés
de partir; et je vois que l'esprit marche tou-
jours, que les paysans donneraient jusqu'à leur
dernière chemise pour avancer leurs enfants.
Jlalheureusement, nous n'avons pas assez de
maîtres d'école. Ah! si nous avions moins de
soldats et plus de maîtres d'école, tout irait
beaucoup plus vite. Mais, patience, cela vien-
dra. Le peuple commence à comprendre ses
droits; il sait que les guerres ne lui rapportent
que des augmentations de contributions, et
quand il dira : « Au lieu d'envoyer mes fils
périr par milliers sous le sabre et le canon, je
veux qu'on les instruise et qu'on en fasse des
hommes! » qui est-ce qui oserait vouloir le
contraire, puisque aujourd'hui le peuple est le
maître ?
Dans cet espoir, je vous dis adieu, mes amis,
et je vous embrasse de tout mon cœur.
FIN DE UATKUI.OO
10 CENTIMES ROMANS NATIONAUX ILLUSTRES PAR RIOU. lO centimes.
^
W
*^LES VOLONTAIRES DE 92 <Jy<\
'J^.
ERCKMANN-CHATRIAN
Le dnct'iir .Un oh W.ijner.
riou» Vivions dans une paix profonde au
village d'Anstalt , au milieu des Vosges alle-
mandes, mon oncle le docteur Jacob Wagner,
sa vieille servante Lisbeth et moi. Depuis la
mort de sa sœur Christine, l'oncle Jacob m'a-
vait recueilli chez lui. J'approchais de mes dix
ans-, j'étaii blond, rose et frais comme un ché-
rubin. J'avais un bonnet de coton, une petiv
veste de velours brun, provenant d'une an-
cienne culotte de mon oncle, des pantalons de
toile grise et des sabols garnis au-dessus d'un
flocon de laine. On m'appelait le petit Fritzel
au village, et chaque soir, en rentrant de ses
courses, l'oncle Jacob me laisait asseoir sur ses
13
13
ROMANS NATIONAUX.
genoux pour m'apprendre à lire en français
dans l'Histoire naturelle de M. de ButFon.
Il me semble encore être dans notre chambre
basse, le plafond rayé de poutres enfumées. Je
vois, à gauche, la petite porte de l'allée et l'ar-
moire de chêne ; à droite, l'alcôve fermée d'un
rideau de serge verte ; au fond, l'entrée de la
cuisine, près du poêle de fonte aux grosses
moulures représentant les douze mois de l'an-
née,— le Cerf, les Poissons, le Capricorne, le
Verseau, la Gerbe, etc., — et, du côté de la
riie, les deux petites 'fenêtres qui regardent à
travers les feuilles de vigne sur la place de la
Fontaine.
Je vois aussi l'oncle Jacob, élancé, le front
haut, surmonté de sa belle chevelure blonde
dessinant ses larges tempes avec grâce, le nez
légèrement aquilin, les yeux bleus, le men-
ton arrondi, les lèvres tendres et bonnes. Il
est en culotte de ratine noire, habit bleu de
ciel à boutons de cuivre, et bottes molles à re-
troussis jaune clair, devant lesquelles pend un
gland de soie. Assis dans son fauteuil de cuir,
les bras sur la table, il lit, et le soleil fait trem-
bloter l'ombre des feuilles de vigne sur sa
figure un peu longue et hâlée par le grand
air.
C'était un homme sentimental, amateur de
la paix; il approchait de la quarantaine et pas-
sait pour être le meilleur médecin du pays.
J'ai su depuis qu'il se plaisait à faire des tliéo-
ries sur la fraternité universelle, et que les
paquets de livres que lui apportait de temps
en temps le messager Fritz concernaient cet
objet important.
Tout cela je le vois, sans oublier nôtre Lis-
beth, une bonne vieille, souriante et ridée, en
casaquin et jupe de toile bleue, qui Ole dans
un coin; ni le chat Roi 1er, qui rêve, assis sur
sa queue, derrière le fourneau, ses gros yeux
dorés ouverts dans l'ombre comme un hibou.
Il me semble que je n'ai qu'à traverser l'al-
lée pour me glisser dans le fruitier aux bonnes
odeurs, que je n'ai qu'à grimper l'escalier de
bois de la cuisine pour monter dans ma cham-
bre, où je lâchais les mésanges que le petit
Hans Aden, le fils du sabotier, et moi, nous
allions prendre à la pipée. Il y en avait de
bleues et de vertes. La petite Elisa Meyer, la
fille du bourgmestre, venait souvent les voir et
m'en demander; et quand Hans Aden, Ludvvig,
Frantz Sépel, Karl Slenger et moi nous con-
diiis'ons ensemlde les vacht s et les chèvres à
la ppturc, STir la côte du Birkenwald, elle s'ac-
crooliait toujours à ma veste en m.e disant :
- Frilzel, laisse-moi conduire votre vache....
ijf me chasse pas! »
Et je lui donnais mon fouet; nous allions
faire du feu dans le gazon et cuire des pommes
de terre sous la cendre.
Oh ! le bon temps I Comme tout était calme,
paisible autour de nous! Comme- tout se faisait
régulièrement! Jamais le moindre trouble : le
lundi, le mardi, le mercredi, tous les jours de
la semaine se suivaient exactement pareils.
Chaque jour on se levait à la même heure,
on s'habillait, on s'asseyait devant la bonne
soupe à la farine apprêtée par Lisbeth. L'oncle
parlait à clieval; moi, j'allais faire des trébu-
chets et des lacets pour les grives , les moineaux
ou les verdiers, selon la saison.
A midi nous étions de retour. On mangeait
du lai'd aux choux, des noudels ou des knœpfds.
Puis j'allais pâturer, ou visiter mes lacets, ou
bien me baigner dans la Queich quand il faisait
chaud.
Le soir, j'avais bon appétit, l'oncle et Lisbeth
aussi, et nous louions à table le Seigneur de
ses grâces.
Tous les jours, vers la fin du souper, au mo-
ment où la nuit grisâtre commençait à s'éten-
dre dans la salle, un pas lourd traversait
l'allée, la porte s'ouvrait, et sur le. seuil appa-
raissait un homme trapu, carré, large des
épaules, coiffé d'un grand feutre, et qui disait:
« Bonsoii', monsieur le docteur.
— Asseyez- vous, mauser ', répondait l'oncle.
Lisbeth, ouvre la cuisine.
Lisbeth poussait la porte, et la flamme rouge,
dansant sur Fâtre, nous montrait le taupier en
face de notre table, regardant de ses petits
yeux gris ce que nous mangions. C'était une
véritable mine de rat des champs : le nez long,
la bouche petite, le menton rentrant, les oreil-
les droites, quatre poils de moustache jaunes,
ébouriffés. Sa souquenille de toile grise lui
descendait à peine au bas de l'échiné; son
grand gilet rouge, aux poches profondes, bal-
lottait sur ses cuisses, et ses énormes souliers,
tout jaunes de glèbe, avaient de gros clous qui
luisaient sur le devant, en forme de griffes,
jusqu'au haut des épaisses semelles.
Le mauser pouvait avoir cinquante ans; ses
cheveux grisonnaient, de grosses rides sillon-
naient son front rougeâlre , et des sourcils
blancs, à reflets d'or, lui tombaient jusque sur
le globe de l'œil.
On le voyait toujours aux champs en train
de poser ses attrapes, ou bien à la porte do son
rucher à mi-côte, dans les bruyères du Birken-
wald, avec son masque de fil de fer, ses grosses
moulltrs de toile et sa grande cuiller tranchante
pour dénicher le miel des ruches.
A la fin de l'automne, durant un mois, il
« Taupier.
MADAME THÉRÈSE.
quittait le village, son bissac en travers da dos,
d'un côté le grand pot à miel, de l'autre la cire
jaune en briques, qu'il allait vendre aux curés
des environs pour faire des cierges.
Tel était le mauser.
Après avoir bien regardé sur la table, il di-
sait :
« Qi, c'est du fromage.... ça, ce sont des
noisettes.
— Oui, répondait l'oncle ; à votre service.
— Merci ; j'aime mieux fumer une pipe
maintenant. •
Alors il tirait de sa poche une pipe noire,
garnie d'un couvercle de cuivre à petite chaî-
nette. Il la bourrait avec soin, continuant de
regarder, puis il entrait dans la cuisine, prenait
une braise dans le creux de sa main calleuse,
et la plaçait sur le tabac. Je crois encore le
voir, avec sa mine de rat, le nez en Talr, tirer
de grosses boulfées en face de l'àtre pourpre ;
puis rentrer et s'asseoir dans l'ombre, au coin
du fourneau, les jambes repliées.
En dehors des taupes et des abeilles, du miel
et de la cire, le mauser avait encore une autre
occupation grave : il prédisait l'avenir moyen-
nant le passage des oiseaux, l'abondance des
sauterelles et des chenilles, et certaines tradi-
tions inscrites dans un gros livre à couvercle
de bois, qu'il avait hérité d'un« vieille tante
de Héming, et qui l'éclairait sur les choses fu-
tures.
Mais pour entamer le chapitre de ses prédic-
tions, il lui fallait la présence de son ami Kof-
fél, le menuisier, le tourneur, l'horloger, le
tondeur de chiens, le guérisseur de bêles, bref,
le plus beau génie d'Anstatt et des environs.
Koffei faisait de tout: il rafistolait la vaisselle
fêlée avec du fil de fer, il étamait les casse-
roles, il réparait les vieux meubles détraqués,
il remettait l'orgue en bon état quand les flûtes
ou les soufflets étaient dérangés; l'oncle Jacob
avait même dû lui défendre de redresser les
jambes et les bras cassés, car il se sentait aussi
du talent pour la médecine. Le mauser l'admi-
rait beaucoup et disait quelquefois : « Quel
dommage que Koffel n'ait pas étudié!... quel
dommage! • Et toutes les commères du pays
le regardaient comme un être universel.
Mais tout cela ne faisait pas bouillir sa mar-
mite, et le plus clair de ses ressources était en-
core d'aller couper de la choucroute en au-
tomne, son tiroir à rabots sur le dos en forme
de haile, criant de porte en porte : « Pas de
choux? pas de choux? •
Voilà pourtant comment les grands esprits
sont récompensés.
Kolïe!, petit, maigre, noir de barbe et de
cheveux, le nez effilé, descendant tout droit en
pointe comme le bec d'une sarcelle, ne tardait
pas à paraître, les poings dans les poches de sa
petite veste fonde, le bonnet de coton sur la
nuque, la pointe entre les épaules, sa culotte
et ses gros bas bleus , tachés de colle-forte,
flottant sur ses jambes minces comme des fils
d'archal, et ses savates découpées en plusieuss
endroits pour faire place à ses oignons. Il en-
trait quelques instants après le mauser, et,
s'avançant à petits pas, il disait d'un air grave:
« Bon appétit, monsieur le docteur.
— Si le cœur vous en dit? répondait l'oncle.
—Bien des remerciments ; nous avons mangé
ce soir de la salade; c'est ce que j'aime le
mieux. »
Après ces paroles, Kofiel allait s'asseoir der-
rière le fourneau et ne bougeait pas jusqu'au
moment où l'oncle disait :
• Allons, Lisbeih, allume la chandelle et lève
la nappe. »
. Alors, à son tour, l'oncle bourrait sa pipe et
se rapprochait du fourneau. On se mettait à
causer de la pluie et du beau temps, des ré-
coltes, etc.; le taupier avait posé tant d'attrapes
pendant la journée, il avait détourné l'eau de
tel pré durant l'orage ; ou bien il venait de re-
tirer tant de miel de ses ruches; ses abeilles
devaient bientôt essaimer, elles formaient
barbe, et d'avance le mauser préparait des pa-
niers pour recevoir les jeunes.
Kofiel, lui, ruminait toujours quelque inven-
tion ; il parlait de son horloge sans poids, où
les douze apôtres devaient paraître au coup de
midi, pendant que le coq chanterait et que la
mort faucherait; ou bien de sa charrue, qui
devait marcher toute seule, en la remontant
comme une pendule, ou de telle autre décou-
verte merveilleuse.
L"oncle écoutait gravement; il approuvait
d'un signe de tête, en rêvant à ses malades.
En été, les voisines, assises sur le banc de
pierre, devant nos fenêtres ouvertes, s'entre-
tenaient avec Lisbeth des choses de leurs mé-
nages : l'une avait filé tant d'aunes de toile
l'hiver dernier; les poules d'une autre avaient
pondu tant d'œufs dans la journée.
Moi, je profitais d'un bon moment pour cou-
rir à la forge de Klipfel,dont la flamme brillait
de loin, dans la nuit, au bout du village. Hans
Aden, Frantz Sépel et plusieurs autres s'y trou-
vaient déjà réunis. Nous regardions les étin-
celles partir comme des éclairs sous les coups
•de marteau; nous sifflions au bruit de l'en-
ciume. Se présentait-il une vieille rosse à fer-
rer, nous aidions à lui lever la jambe. Les plus
vieux d'entre nous essayaient ^e fumei des
feuilles de noyer, ce qui leur retournait l'esto-
mac; quelques autres se glorifiaient d'aller
ROMANS NATIONAUX.
déjà tous les dimanches à la danse, c'étaient
ceux de quinze à seize ans. Ils se plantaient le
chapeau sur l'oreille et fumaient d'un air d'im-
portance, les mains dans les poches.
Enfin, à dix heures, toute la bande se dis-
persait; chacun rentrait chez soi.
Ainsi se passaient les jours ordinaires de la
semaine; mais les lundis et les vendredis
l'oncle recevait la Gazette de Francfort, et ces
jours-là les réunions étaient plus nombreuses
à la maison. Outre le mauser et KofFel, nous
voyions arriver notre bourgmestre Christian
Meyer et M. Karolus Richter, le petit-fils d'un
ancien valet du comtç de Salm-Salm. Ni l'un ni
l'autre ne voulait s'abonner à la gazette, mais
ils aimaient d'en entendre la lecture pour rien.
Que de fois je me suis rappelé depuis notre
gros bourgmestre aux oreilles écarlates, avec
sa camisole de laine et son bonnet de coton
blanc, assis dans le fauteuil, à la place ordi-
naire de l'oncle ! Il semblait songer à des
choses profondes; mais sa grande préoccupa-
tion était de retenir les nouvelles pour en faire
part à sa femme, la vertueuse Barbara, qui
gouvernait la commune sous son nom.
Et le grand Karolus donc, cette espèce de
lévrier en habit de chasse et casquette de cuir
bouilli, le plus grand usurier du pays, qui re-
gardait tous les paysans du haut de sa gran-
deur, parce que son grand-père avait été la-
quais de Salm-Salm, qui s'imaginait vous faire
des grâces en fumant votre tabac, et qui parlait
sans cesse de parcs, de faisanderies, de grandes
chasses à courre, des droits et des privilèges
de monseigneur de Salm-Salm. Combien de fois
je l'ai revu en rêve, allant, venant dans notre
chambre basse, écoutant, fronçant le sourcil,
plongeant tout à coup la main dans la grande
poche de l'habit de l'oncle, pour lui prendre
son paquet de tabac, bourrant sa pipe et l'allu-
maut à la chandelle en disant :
« Permettez! »
Oui, toutes ces choses, je les revois.
Pauvre oncle Jacob, qu'il était bonhomme de
se laisser fumer son tabac, mais il n'y prenait
pas même garde ; il lisait avec tant d'attention
les nouvelles du jour. Les Républicains enva-
hissaient le Palatinat, ils descendaient le Rhin,
ils osaient regarder en face les trois électeurs,
le roi Wilhelm de Prusse et l'empereur Joseph.
Tous les assistants s'étonnaient de leur au-
dace.
M. Richter disait que cela ne pouvait du-
rer, et que tous ces mauvais gueux seraient
exterminés jusqu'au dernier.
L'oncle finissait toujours sa lecture par quel-
que réflexion judicieuse; tout en rephant la
gaiiette, il disait:
« Louons le Seigneur de vivre au milieu des
bois, plutôt que dans les vignobles, dans la
montagne aride, plutôt que dans la plaine fé-
conde. Ces Républicains n'espèrent rien pou-
voir happer ici ; voilà ce qui fait notre sécurité,
nous pouvons dormir en paix sur les deux
oreilles. Mais que d'autres sont exposés à leurs
rapines! Ces gens-là veulent tout par la force;
or, la force n'a jamais rien produit de bon. Ils
nous parlent d'amour, d'égalité, de liberté,
mais ils n'appliquent point ces principes ; ils se
fient à leur bras et non à la justice de leur
cause. Avant eux, et bien longtemps, d'autres
sont venus pour délivrer le monde; ceux-là ne
frappaient point, ils n'immolaient point, ils
périssaient par milliers, et furent représentés
dans la suite des siècles par l'agneau que les
loups dévorent. On aurait cru que de ces hom-
mes il ne devait plus même rester un souve-
nir; eh bien! ils ont conquis le monde; ils
n'ont pas conquis la chair, mais ils ont conquis
l'âme du genre humain, et l'âme, c'est tout! —
Pourquoi ceux-ci ne suivent-ils pas le même
exemple? »
Aussitôt Karolus Richter s'écriait d'un air
dédaigneux :
• Pourquoi? C'est parce qu'ils se moquent
bien des âmes, et qu'ils envient les puissants de
la terre. Et d'abord, tous ces Républicains sont
des athées, depuis le premier jusqu'au der-
nier, ils ne respectent ni le trône ni l'autel; ils
ont renversé des choses établies depuis l'origine
des temps; ils ne veulent plus' de noblesse,
comme si la noblbsse n'était pas l'essence des
choses sur la terre et dans le ciel, comme s'il
n'était pas reconnu que, parmi les hommes, les
uns naissent pour l'esclavage et les autres pour
la domination, comme si l'on ne voyait pas cet
ordre établi même dans la nature : les mousses
sont sous l'herbe, l'herbe sous les buissons, les
buissons sous les arbres, et les arbres sous la
voûte céleste. De même, les paysans sont sous
la bourgeoisie, la bourgeoisie sous la noblesse
de robe, la noblesse de robe sous la noblesse
d'épée, la noblesse d'épée sous le roi, et le roi
sous le pape, représenté par ses cardinaux, ses
archevêques et ses évêques. Voilà l'ordre na-
turel des choses.
« On aura beau faire, jamais un chardon ne
pourra s'élever à la hauleur d'un chêne, et ja-
mais un paysan ne pourra tenir le glaive ,
comme un descendant de l'illustre race des
guerriers.
• Ces Républicains ont obtenu quelques suc-
cès éphémères, à cause de la surprise qu'ils ont
causée à l'univers par leur audace vraiment
incroyable et leur absence de sens commun.
En niant toutes les doctrines et tous les prin-
MADAME THÉRÈSE.
cipes établis, ils ont frappé les gens rai-
sonnables de stupéfaction ; c'est là l'unique
cause de ces bouleversements. De même qu'il
arrive quelquefois de voir un bœuf et même
un taureau s'arrêter tout à coup et s'enfuir à
la vue d'un rat qui sort subitement de dessous
terre et se dresse devant lui, de vnr.me nous
voyons nos soldats étonnés et mênie déroutés
par une semblable audace. Mais tout cela ne
peut durer longtemps, et la première surprise
une fois passée, je suis bien sûr que nos vieux
généraux de la guerre de Sept ans battront ce
ramassis de va-nu-pieds à plate couture, et
qu'il n'en rentrera pas un seul dans leur mal-
heureux pays ! •
Ayant dit cela, M. Karolus rallumait sa pipe
et continuait à se promener de long en large,
les mains derrière le dos, d'un air satisfait de
lui-même.
Tous les autres réfléchissaient à ce qu'ils ve-
naient d'entendre, et le mauser prenait enfin la
parole à son tour.
« Tout ce qui doit arriver arrive, faisait-il.
Puisque ces Républicains ont chassé leurs sei-
gneurs et leurs religieux, c'était écrit dans le
ciel depuis le commencement des temps : Dieu
l'a voulu ! Maintenant, de savoir s'ils revien-
dront, cela dépend de ce que le Seigneur Dieu
voudra; s'il veut ressusciter les morts, cela
dépend de lui. Mais l'année dernière, comme
je regardais travailller mes abeilles, je vis que
tout à coup ces petits êtres, doux et même jolis,
se mettaient à tomber sur les frelons, à les
piquer et à les traîner hors de la ruche. Gela
revient tous les ans. Ces frelons font les jeunes
et les abeilles les entretiennent tant que la
ruche a besoin d'eux ; mais ensuite elles les
tuent : c'est quelque chose d'abominable, et
pourtant c'est écrit ! — En voyant cela, je pen-
sais à ces Répubhcains : ils sont en train de
tuer leurs frelons ; mais soyez tranquilles, on
ne peut jamais se passer d'eux ; il en reviendra
d'autres; il faudra les remplumer et les nour-
rir; après cela les abeilles se fâcheront encore
et les tueront par centaines. On croira que tout
est fini, mais il en reviendra d'autres. . . ainsi
de suite ; il en faut. . . il en faut I .. . »
Le mauser alors hochait la tête, et M. Karo-
lus, s'arrêtant au milieu de la chambre, s'é-
criait :
• Qu'est-ce que vous appelez frelons? Les
vrais frelons sont les orgueilleux vermisseaux
qui se croient capables de tout, et non les sei-
gneurs et les religieux.
— Sauf votre respect, monsieur Richter, fai-
sait le mauser, les frelons sont ceux qui ne veu-
lent rien faire et jouir de tout; ceux qui, sans
rendre aucun service que de bourdonner autour
de la reine, veulent qu'on les entretienne gras-
sement. On les entretient. Mais finalement, il
est écrit qu'on les jette dehors. C'est arrivé
mille et mille fois, et cela ne peut manquer
d'arriver toujours. Les abeilles travailleuses,
pleines d'ordre et d'économie, ne peuvent nour-
rir des êtres propres à rien. C'est malheureux,
c'est triste, mais voilà : quand on fait du miel,
on aime à le garder pour soi.
— Vous êtes un jacobin ! s'écriait Karolus in-
digné.
— Non, au contraire, je suis un bourgeois
d'Anstalt, taupier et éleveur d'abeilles; j'aime
mon pays autant que vous; je me sacrifierais
pour lui, peut-être plutôt que vous. Mais je
suis bien forcé de dire que les vrais frelons sont
ceux qui ne font rien, et que les abeilles sont
celles qui travaillent, puisque je l'ai vu cent
fois.
— Ah! s'écriait Karolus Richter, je parierais
que Koffel a les mômes idées que vous ! •
Alors le petit menuisier, qui n'avait rien dit,
répondait en clignant de l'œil :
• Monsieur Karolus, si j'avais le bonheur
d'être le petit-fils d'un domestique de Yéri-
Péter ou de Salm-Salm, et si j'en avais hérité
de grands biens, qui m'entretiendraient dans
l'abondance et la paresse, alors je dirais que
les frelons sont les travailleurs et les abeilles
les fainéants. Mais de la façon dont je suis, j'ai
besoin de tout le monde pour vivre, et je ne
dis rien. Je me tais. Seulement je pense que
chacun devrait obtenir ce qu'il mérite par son
travail.
— Mes chers amis, reprenait alors l'oncle
gravement, ne parlons pas de ces choses, car
nous ne pourrions nous entendre. La paix! la
paix! voilà ce qu'il nous faut. C'est la paix qui
fait prospérer les hommes et qui remet tous
les êtres à leur place véritable. Par la guerre,
on voit les mauvais instincts prévaloir : le
meurtre, la rapine et le reste. Aussi tous les
hommes de mauvaise vie aiment la guerre;
c'est le seul moyen pour eux de paraître quel-
que chose. En temps de paix, ils ne seraient
rien; on verrait trop facilement que leurs pen-
sées, leurs inventions et leurs désirs se rappor-
tent à de pauvres génies. L'homme a été créé
par Dieu pour la paix, pour le travail, l'amour
de sa famille et de ses semblables. Or, puisque
la guerre va contre tout cela, c'est un véritable
fléau. Maintenant, voici dix heures qui sonnent,
nous pourrions nous disputer jusqu'à demain
sans nous entendre davantage. Je propose donc
d'aller nous coucher. ■
Tout le monde se levait alors, et le bourg-
mestre, appuyant ses deux gros poings aux bras
de son fauteuil, s'écriait:
6
ROMANS NATIONAUX.
» Fasse le ciel que ni les Républicains, ni les
Prussiens, ni les Impériaux ne passent par ici,
car tous ces gens ont faim et soif! Et comme il
est plus agréable de boire son vin soi-même
que de le voir avaler par les autres, j'aime
beaucoup mieux apprendre ces choses par la
gazette que d'en jouir par mes propres yeux.
Voilà ce que je pense. •
Sur cette réflexion, il s'acheminait vers la
porté; les autres le suivaient.
« Bonne nuit! criait" l'oncle.
— Bonsoir! » répondait le raauser en s'éloi-
gnant dans la rue sombre.
La porte se refermait, et l'oncle soucieux me
disait :
• Allons, Fritzel, tâche de bien dormir.
— Pareillement, mon oncle, » lui répon-
dais-je.
Lisbelh et moi nous montions l'escalier.
Un quart d'heure après, le plus profond si-
lence régnait dans la maison.
II
Or, un vendredi soir du mois de novembre
1793, Lisbeth, après le souper, pétrissait la pâte
pour cuire le pain du ménage, selon son habi-
tude. Gomme il devait en' résulter aussi de la
galette et de la tarte aux pommes, je me tenais
près d'elle dans la cuisine, et je la contemplais
en me livrant aux réflexions les plus agréables.
La pâte faite, on y mit la levure de bière, on
gratta le pétrin tout autour, et l'on étendit des-
sus une grosse couverture en plumes pour
laisser fermenter. Après quoi Lisbeth répandit
les braises de l'âtre à l'intéi^leur du four, et
poussa dans le fond, avec la perche, trois gros
fagots secs qui se mirent à flaml)oyer sous la
voûte sombre. Enfin, le feu bien allumé, elk
plaça la plaque de tôle devant la bouche du
four, et me dit :
« Maintenant, Fritzel, allons nous coucher;
demain, quand tu te lèveras, il y aura de la
tarte. »
Nous montâmes donc dans nos chambres.
L'oncle Jacob ronflait depuis une heure au fond
de son alcôve. Je me couchai, rêvant de bonnes
choses, et ne tardai point à m'endormir comme
un bienheureux.
Gela durait depuis assez longtemps, mais il
faisait encore nuit, et la lune brillait en face
de ma petite fenêtre, lorsque je fus éveillé par
un tumulte étrange. On aurait dit que tout le
village était en l'air : les portes s'ouvraient et
se refermaient au loin, une foule de pas tra-
versaient les mares boueuses de la rue. En
même temps j'entendais aller et venir dans
notre maieon, et des reflets pourpres miroi-
taient sur mes vitres.
Qu'on se figure mon épouvante.
Après avoir écouté, je me levai doucement
et j'ouvris une fenêtre. Toute la rue était pleine
de monde, et non-seulement la rue, mais en-
core les petits jardins et les ruelles aux environs :
rien que de grands gaillards, coiffés d'immenses
chapeaux à cornes, revêtus de longs habits
bleus à parements rouges, — de larges bau-
driers blaucs en travers, — et la grande queue
pendant sur le dos, sans parler des sabres et
des gibernes qui leur ballottaient au bas des
reins, et que je voyais pour la première fois.
Ils avaient mis leurs fusils eu faisceaux devant
notre grange; deux sentinelles se promenaient
autour; les autres entraient dans les maisons
comftie chez eux.
Au coin de l'écurie trois chevaux piafîaient.
Plus loin, devant la boucherie "de Sépel, de
l'autre côté de la place, aux crocs du mur où
l'on écorchait les veaux, était pendu tout un
bœuf, à la lueur d'un grand feu qui montait et
descendait, illuminant la place; sa tête et son
dos traînaient à terre. Un de ces hommes, les
manches de sa chemise retroussées autour de
ses bras musculeux, le dépouillait; il l'avait
fendu du haut en bas; les entrailles bleues cou-
laient sur la boue avec le sang. La figure de
cet homme, avec son cou nu et sa tignasse, était
terrible à voir.
Je compris aussitôt que les Républicains
avaient surpris le village, et, tout en m'habil-
lant, j'invoquai le secours de l'empereur Jo-
seph, dont M. Karolus Richter parlait si sou-
vent.
Les Français étaient arrivés durant notre
premier sommeil, et depuis deux heures au
moins, car lorsque je me penchai pour des-
cendre, j'en vis trois, également en manches
de chemises comme le boucher, qui retiraient
le pain de notre four avec notre pelle. Ils
avaient épargné la peine de cuire à Lisbeth,
comme l'autre'avait épargné la peine de tuer à
Sépel. Ces gens savaient tout faire, rien ne les
embarrassait.
Lisbeth, assise dans un coin, les mains croi-
sées sur les genoux, les regardait d'un air assez
paisible ; sa première frayeur était passée. Elle
me vit au haut de la rampe, et s'écria :
• Frilzel, descends... ils ne te feront pas de
mal ! »
Alors je descendis, et ces hommes continuè-
rent leur ouvrage sans s'inquiéter do moi. La
porte de l'allée à gauche était ouverte, et je
voyais dans le fruitier deux autres Républicains
MADAME THÉRÈSE.
en train de brasser la pâte d'une seconde ou
d'une troisième fournée. Enfin, à droite, par la
porte de la salle entrebâillée, je voyais l'oncle
Jacob assis près de la table, sur une chaise,
tandis qu'un homme vigoureux, à gros favoris
roux, le nez court et rond, les sourcils saillants,
les oreilles écartées de la tête et la tignasse
couleur de chanvre, grosse comme le bras,
pendant entre les deux épaules, était installé
dans le fauteuil et déchiquetait un de nos jam-
bons avec appétit. On ne voyait que ses gros
poings bruns aller et venir, la fourchette dans
l'un, le couteau dans l'autre, et ses grosses
joues musculeuses trembloter. De temps en
temps, il prenait le verre, levait le coude, bu-
vait un bon coup et poursuivait.
Il avait des épaulettes couleur de plomb, un
grand sabre à fourreau de cuir, dont la co-
quille remontait derrière son coude, et des
bottes tellement couvertes de boue, qu'on ne
voyait plus que la glèbe jaune qui commençait
à sécher. Son chapeau, posé sur le buffet, lais-
sait pendre un bouquet de plumes rouges, qui
s'agitaient an courant d'air, car, malgré le
froid, les fenêtres restaient ouvertes; une sen-
tinelle passait derrière, l'arme au bras, et s'ar-
rêtait de temps en temps pour jeter un coup
d'œil sur la table.
Tout en déchiquetant, l'homme aux gros fa-
voris parlait d'une voix brusque :
« Ainsi, tu es médecin? disait-il à l'oncle.
— Oui, monsieur le commandant.
— Appelle-moi « commandant » tout court,
ou « citoyen commandant, » je te l'ai déjà dit;
les « monsieur • et les « madame » sont passés
de mode. Mais, pour en revenir à nos moutons,
tu dois connaître le pays; un médecin de cam-
pagne est toujours sur les quatre chemins. A
combien sommes-nous de Kaiserslautern?
— A sept lieues, commandant.
— Et de Pirmasens?
— A huit environ.
— Et de Landau?
— Je crois à cinq bonnes lieues.
— Je crois... à peu près... environ... est-ce
ainsi qu'un homme du pays doit parler? Écoute,
tu m'as l'air d'avoir peur; tu crains que, si les
habits blancs passent par ici, on ne te ponde
pour les renseignements que tu m'auras don-
nés. Ote-toi cette idée de la tête : la République
française te protège. •
Et regardant l'oncle en face, de ses yeux gris:
« A la santé de la République une et indivi-
sible ! » fit-il en levant son verre.
Ils trinquèrent ensemble, et l'oncle, tout
pâle, but à la République.
« Ah ta, reprit l'autre, est-ce qu'on n'a pas
vu d'Autrichiens par ici?
— Non, commandant.
— En es-tu bien sûr? Voyons, regarde-moi
donc en face.
— Je n'en ai pas vu.
— Est-ce que tu n'aurais pas fait un tour à
Réethal ces jours derniers ? »
L'oncle avait été trois jours avant à Réethàl ;
il crut le commandant informé par quelqu'un
du village, et répondit :
« Oui, commandant.
— Ah ! — Et il n'y avait pas d'Autrichiens?
—Non! •
Le républicain vida son verre, en jetant un
coup d'œil oblique sur l'oncle Jacob; puis il
étendit le bras et le prit au poignet d'un air
étrange.
« Tu dis que non?
— Oui, commandant.
■ — Eh bien, tu mens ! »
Et, d'une voix lente, il ajouta :
« Nous ne pendons pas, nous autres, mais
nous fusillons quelquefois ceux qui nous trom-
pent! »
La figure de l'oncle devint encore plus pâle.
Cependant , d'un ton assez ferme et la tête
haute, il répéta :
« Commandant, je vous affirme sur l'hon-
neur qu'il n'y avait pas d'Impériaux à Réethàl
il y a trois jours.
—Et moi, s'écria le républicain, dont les pe-
tits yeux gris brillaient sous ses épais sour-
cils fauves, je te dis qu'il y en avait. Est-ce
clair? »
Il y eut un silence. Tous ceux de la cuisine
s'étaient retournés; la mine du commandant
n'était pas rassifrante. Moi, je me mis à pleu-
rer, j'entrai même dans la chambre, comme
pour secourir, l'oncle Jacob, et je me plaçai
derrière lui. Le républicain nous regardait tous
deux les sourcils froncés, ce qui ne l'empêchait
pas d'avaler encore une bouchée de jambon,
comme pour se donner le temps de réfléchir.
Dehors, Lisbelh sanglotait tout haut.
« Commandant, reprit l'oncle avec, fermeté,
vous ignorez peut-être qu'il y a deux Réethàl,
l'un du côté de Kaiserslautern, et l'autre sur la
Queich, à trois petites lieues de Landau. Les
Autrichiens étaient peut-être là-bas; mais de ce
cûté, mercredi soir, on n'en avait pas encore vu.
—Ça, dit le commandant en mauvais alle-
mand lorrain, avec un sourire goguenard, ce
n'est pas trop bête. Mais nous autres, entre
Bitche et Sarreguemines, nous sommes aussi
fins que vous. A moins que tu ne me prouves
qu'il y a deux Réethàl, je ne te cache pas que
mon devoir est de te faire arrêter et juger par
un conseil de guerre.
— Commandant, s'écria l'oncle en étendant
64
ROMANS NATIONAUX
Est celju'on n'a pas vu d'Autrichiens par ici'? » (Page 7.)
"e bras, la preuve qu'il y a deux Réethâl, c'est
qu'on les voit sur toutes les cartes du pays. »
Il montrait notre vieille carte accrochée au
mur.
Alors le républicain se retourna dans son
fauteuil et regarda en disant :
« Ah 1 c'est une carte du pays ? Voysns un
peu. »
L'oncle alla prendre la carte et l'étendit sur
la table, en montrant les deux villages.
• C'est juste, dit le commandant, à la bonne
heure; moi je ne demande pas mieux que de
voir clair 1 »
Il s'était posé les deux coudes sur la table, et
sa grosse tète entre les mains, il regardait.
« Tiens, tiens, c'est fameux, celai disait-il.
D'où vient cette carte ?
— C'est mon père qui l'a faite; il était géo-
mètre. »
Le républicain souriait.
« Oui, les bois, les rivières, les chemins, tout
est marqué, disait-il; je reconnais ça... nous
avons passé là... c'est bon... c'est très-boni •
Et se redressant :
« Tu ne te sers pas de cette carte, citoyen
docteur, fit-il en allemand; moi, j'en ai besoin
et je la mets en réquisition pour le service de
la République. Allons, allons, réparation d'hon-
neur ! Nous allons boire encore un coup pour
cimenter les fêtes de la Concorde. •
On pense avec quel empressement Lisbeth
descendit à la cave chercher une autre bou-
teille.
L'oncle Jacob avait repris son assurance. Le
lup l'uui'irt-DaTjt ,nie4uBac, 39
MADAME THÉRÈSE
Madame Thèiisc. (Page 10.)
commandant, qui me regardait alors, lui de-
manda :
« C'est ton fils ?
—Non, c'est mon neveu.
— Un petit gaillard solidement Mli. Quand
je l'ai vu tout à l'heure arriver à ton secours,
cela m'a fait plaisir. Allons, approche, » dit-il
en m'attirant par le bras.
Il me passa la main dans les cheveux, et dit
d'une voix un peu rude, mais bonne tout de
même :
« Élève ce garçon -là dans l'amour des droits
de l'homme. Au lieu de garder les vaches, il
peut devenir commandant ou général comme
un autre. Maintenant toutes les portes sont ou-
vertes, toutes les places sont à prendre; il ne
que du cœur et de la chance pour réussir.
Moi, tel que tu me vois, je suis le flls d'un
forgeron de Sarreguemines ; sans la Républi-
que, je taperais encore sur l'enclume ; notre
grand llandrin de comte, qui est avec les habits
blancs, serait un aigle par la grâce de Dieu, et
moi je serais un âne ; au lieu que c'est tout le
contraire par la grâce de la Révolution. »
Il vida brusquement son verre, et fermant à
demi lesyexx avec finesse :
• Ça fait une petite différence, » dit-il.
A côté du jambon se trouvait une de nos ga-
lettes , que les Républicains avaient cuites
d'abord avec la première fournée ; le com-
man fiant m'en coupa un morceau.
« Avale-moi ça hardiment, dit-il tout à fait
de bonne humeur, et tâche de devenir un
homme ! •
U
10
ROMANS NATIONAUX.
Puis se tournant vers la cuisine :
« Sergent Laflèche ! » s'écria-t-il de sa voix
de tonnerre.
Un vieux sergent à moustaches grises, sec
comme im hareng saur, parut sur le seuil.
. Combien de miches, sergent ?
— Quarante.
— Dans une heure il nous en faut cinquante ;
avec nos dix fours, cinq cents ; trois livres de
pain par homme. »
Le sergent rentra dans la cuisine.
L'oncle et moi, nous observions tout cela
sans bouger.
Le commandaiits'accoudade nouveau sur la
carte, la tête entre les mains.
Le jour grisâtre commençait à poindre de-
hors ; on voyait l'ombre do la sentinelle se pro-
mener l'arme au l)ras devant nos fenêtres. Une
sorte de silence s'était établi; bon nombre de
Républicains dormaient sans doute, la tête sur
le sac, autour des grands feux qu'ils avaient
allumés, d'autres dans les maisons. La pendule
allait lentement, le feu pétillait toujoui's dans
la cuisine.
Cela durait depuis quelques instants, lors-
qu'un grand bruit s'éleva dans la rue; des
vitres sautèrent, une porte s'ouvrit avec fracas,
et notre voisin, Joseph Spick, le cabaretier, se
mit à crier :
« Au secours ! au feu ! »
Mais personne ne bougeait dans le village ;
chacun était bien content de se tenir tranquille
chez soi. Le commandant écoutait.
« Sergent Laflèche I » dit-il.
Le sergent était allé voir, il ne parut qu'au
bout d'un instant.
■ Qu'est-ce qui se passe? lui demanda le
commandant.
— C'est un aristocrate de cabaretier qui re-
fuse d'obtempérer aux réquisitions do la ci-
toyenne Thérèse, répondit le sergent d'un air
grave.
— Eh bien 1 qu'on me l'amène. »
Le sergent sortit.
Deux minutes après, notre allée se remplis-
sait de monde; la porte se rouvrit, et Joseph
Spick, avec sa petite veste, son grand pantalon
de toile et son bonnet de laine frisée, parut sur
le seuil, entre quatre soldats de la République
l'arme au bras, la figure jaune comnie du pain
d'épice, les chapeaux usés, les coudes troués,
de larges pièces aux genoux, et les souliers en
loques, recousus avec de la ficelle; ce qui ne
les empêchait pas de se redrosser et d'être fiers
comme des rois.
Joseph, les mains dans les poches de sa
veste, le dos rond, le front plat et les joues
pendantes, ne se tenait plus sur ses longues
jambes; il regardait à terre comme effaré.
Derrière, dans l'ombre, se voyait la tête
d'une femme pâle et maigre, qui attira tout de
suite mon attention ; elle avait le front haut, le
nez droit, le menton allongé et les cheveux
d'un noir bleuâtre. Ces cheveux lui descen-
daient en larges bandeaux sur les joues et se
relevaient en tresses derrière les oreilles, de
sorte que sa figure, dont on ne voyait que la
face sans les côtés, semblait extrêmement lon-
gue. Ses yeux étaient grands et noirs. Elle
portait un chapeau de feutre à cocarde trico-
lore, et par-dessus le chapeau, un mouchoir
rouge lié sous le menton. Gomme je n'avais vu
jusqu'alors dans notre pays que des femmes
blondes ou brunes, celle-ci me produisit un
effet d'étonnement et d'admiration extraordi-
naire, tout jeune que j'étais; je la regardais
ébahi; l'oncle ne rne paraissait pas moins
étonné que moi, et quand elle entra, suivie do
cinq ou six autres Républicains habillés comme
les premiers, durant tout le temps qu'elle fut
là, nous ne la quittâmes pas des yeux.
Une fois dans la chambre, nous vîmes qu'elle
avait un grand manteau de drap bleu, à triple
collet tombant jusqu'au-dessous des coudes,
rm petit tonneau, dont le cordon lui passait en
sautoir sur l'épaule ; enfin, autour du cou, une
grosse cravate de soie noire à longues franges,
quelque butin de la guerre sans doute, et qui
relevait encore la beauté de sa tête calme et
fièie.
Le commandant attendait que tout le monde
fût entré, regardant surtout Joseph Spick, qui
semblait plus mort que vif; Puis, s'adressantâ
la fennne, qui venait de relever son chapeau
d'un mouvement de tête :
• Eh bien, Thérèse, fit-il, yu'est-ce qui se
passe?
•^Vous savez, commandant, qu'à la dernière
étape je n'avais plus une goutte d'eau-de-vie,
ditrelle d'un ton ferme et net; mon premier
soin, en arrivant, fut de courir par tout le vil-
lage pour en trouver, en la payant, bien en-
tendu. Mais les gens cachent tout, et depuis
une demi-heure seulement, j'ai découvert la
branche de sapin à la porto de cet homme. Le
caporal Merlot, le fusilier Cincinnatus et le
tambour-maître Horatius Coclès me suivaient
pour m'aider. Nous entrons, nous demandons
du vin, de l'eau-de-vie, n'importe quoi; mais
le kaiscrUck n'avait rien, il ne comprenait pas,
il faisait le sourd. On se met donc à chercher,
à regarder dans tous les coins, et finalement
nous trouvons l'entrée de la cave au fond d'un
bûcher, dans la cour, derrière un tas de fagots
qu'il avait mis devant.
• Nous aurions pu nous fâcher ; au lieu de
MADAME THERESE.
n
cola , nous descendons et nous trouvons du
vin, du lard, de la choucroute, de l'eau-de-vie ;
nous remplissons nos tonneaux, nous prenons
du lard, et puis nous remontons sans esclandre
Mais, en nous voyant revenir chargés, cul
homme, qui se tenait tranquillement dans la
chambre, i>(^ mit à crier comme un aveugle, ot
au lieu d'accepter mes assignats, il les déchira
et me prit ])ar le bras en me secouant de toutes
ses forces, Cincinnatus ayant déposé sa charge
sur la table, prit ce grand ilandrin au collet et
le jeta contre la fenêtre de sa baraque. C'est
alors que le sergent Laflèche est arrivé. Voilà
tout, commandant. »
Quand cette femme eut parlé de la sorte, elle
se retira derrière les autres, et tout aussitôt \ui
petit homme sec, maigre et brusque, dont le
chapeau penchait sur l'oreille, et qui tenait
sous son bras une longue canne à pomme de
cuivre en forme d'oignon, s'avança et dit :
« Commandant, ce que la citoyenne Thérèse
vient de vous communiquer, c'est l'indignation
de la mauvaise foi, que tout chacun aurait eue
de se trouver nez à nez avec un kaiserlick dé-
pourvii de tout sentiment civique, et qui se
propose...
— C'est bon, interrompit le commandant, la
parole de la citoyenne Thérèse me suffit! »
Et s'adressant en allemand à Joseph Spick,
il lui dit en fronçant les sourcils :
• Dis donc, toi, est-ce que tu veux être fu-
sillé ? Cela ne coûtera que la peine de te con-
duire dans ton jardin! Ne sais -tu pas que le
papier de la République vaut mieux que l'or
des tyrans? Écoute, pour cette fois je veux bien
te faire grâce, en considération de ton igno-
rance; mais s'il t'arrive encore de cacher tes
vivres et de refuser les assignats en payement,
je te fais fusiller sur la place du village, pour
servir d'exemple aux autres. Allons, marche,
grand imbécile ! »
Il débita cette petite harangue très-ronde-
ment; puis se tournant vers la cantinière :
• C'est bien, Thérèse, dit-il, tu peux char-
ger tes tonneaux, cet homme n'y mettra pas
o[)position. Et vous autres, qu'on le laisse
aller. •
Tout le monde sortit, Thérèse en tête et Jo-
seph le dern\er. Le pauvre diable n'avait plus
une goutte de sang dans les veines; il venait
d'en échapper d'une belle.
Le jour, dans l'intervalle, était venu.
1 Le commandant se leva, plia la carte et la
i mit dans sa poche. Puis il s'avança jusqu'à
l'une des fenêtres et se mit à regai-der le vil-
lage. L'oncle et moi nous regardions à l'autre
fenêtic. Il pouvait être alors cinq heures du
malin.
III
Toute ma vie je me rappellerai cette rue si-
lencieuse encombrée de gens endormis, les uns
étendus, les autres repliés, la tête sur le sac
Je vois encore ces pieds boueux, ces semelles
usées, ces habits rapiécés, ces faces jeunes aux
teintes brunes, ces vieilles joues rigides, les
paupières closes; ces grands chapeaux, ces
ôpaulettes déteintes, ces pompons, ces couver-
tures de laine à bordure rouge filandreuse,
pleines de trous, ces manteaux gris, cette paille
dispersée dans la boue. Et le grand silence du
sommeil après la marche forcée, ce repos ab-
solu semblable à la mort; et le petit jour
bleuâtre enveloppant tout cela de sa lumière
indécise, le soleil pâle montant dans la brume,
les maisonnettes aux larges toitures de chaume,
regardant de leurs petites fenêtres noires ; et
tout au loin, des deux côtés du village, sûr
l'Altenberg et le Réepockel, au-dessus des ver-
gers et des chènevières, les ba'iounettes des
sentinelles scintillant parmi les dernières étoi-
les; non, jamais je n'oublierai cet étrange spec-
tacle; j'étais bien jeune alors, mais de tels
souvenirs sont éternels.
A mesure que le jour grandissait, s'animait
aussi le tableau : une tête se levait, s'appuyait
sur le coude et regardait, puis bâillait et se
couchait de nouveau. Ailleurs un vieux soldat
se dressait tout à coup, secouait la paille de ses
habits, se coiffait de son feutre et repliait son
lambeau de couverture ; un autre aussi roulait
son manteau et le bouclait sur son sac; un
autre tirait de sa poche un bout de pipe et
battait le briquet. Les premiers levés se rap-
prochaient et causaient entre eux, d'autres
venaient les rejoindre eu frappant de la se-
melle, car il faisait froid à celle heure; les feux
allumés dans la rue et sur la place avaient fini
par s'éteindre. ,
En face de chez nous, sur la petite place,
était la fontaine ; un certain nombre de Répu-
blicains, rangés autour des deux grandes auges
moussues, se lavaient, riant et plaisantant
malgré le froid: d'autres venaient allonger la
lèvre au goulot.
Puis les maisons s'ouvraient une à une, et
l'on voyait les soldats en sortir, inclinant leurs
grands chapeaux et leurs sacs sous les petites
portes. Ils avaient presque tous la pipe al-
lumée.
A droite de notre grange, devant l'auberge
de Spick, stationnait la charrette de la «anti-
12
ROMANS NATIONAUX.
nière, couverte d'une grande toile; elle était à
deux roues, en forme de brouette, les bras po-
sant à terre.
Derrière, la mule, couverte d'une vieille
housse de laine à carreaux rouges et bleus, at-
tirait de notre échoppe une longue mèche de
foin, qu'elle mâchait gravement, les yeux à
demi fermés d'un air sentimental.
La cantinière, à la fenêtre en face, raccom-
modait une petite culotte, et se penchait de
temps en temps pour jeter un coup d'œil sous
le hangar.
Là, le tambour-maître Horatius Coclès, Cin-
cinijatus, Merlot et un grand gaillard jovial,
maigre, sec, à cheval sur des bottes de foin, se
faisaient la queue l'un à l'autre ; ils se peignaient
les tresses et les lissaient en se crachant dans
la main ; Horatius Goclès, qui se trouvait en
tête de la bande, fredonnait un air, et ses ca-
marades répétaient le refrain à la sourdine.
Près d'eux , contre deux vieilles futailles,
dormait un petit tambour d'une douzaine
d'années, tout blond comme moi, et qui m'in-
téressait particulièrement. C'est lui que sur-
veillait la cantinière, et dont elle raccommo-
dait sans doute une culotte. Il avait son petit
nez rofttge en l'air, la bouche entr' ouverte, le
dos contre les deux tonnes et un bras sur sa
caisse; ses baguettes étaient passées dans la
bufileterie, et sur ses pieds, couverts de quel-
ques brins de paille, était étendu un grand
caniche tout crotté, qui le réchauffait. A cha-
que instant cet animal levait la tête et le regar-
dait comme pour dire : « Je voudrais bien faire
un tour dans les cuisines du village ! » Mais le
petit ne bougeait pas ; il dormait si bien! Et
comme, dans le lointain, quelques chiens
aboyaient, le caniche bâillait ; il aurait voulu
se mettre de la partie.
Bientôt deux officiers sortirent de la maison
voisine; deux hommes élancés, jeunes, la taille
serrée dans leur habit. Gomme ils passaient
devant la maison, le commandant leur cria :
« Duchêne I Richer !
— Bonjour, commandant, dirent-ils en se
retournant.
— Les postes sont relevés ?
— Oui, commandant.
— Rien de nouveau ?
— Rien, commandant.
— Dans une demi-heure on se remet en mar-
che. Fais battre le rappel, Richer. Entre, Du-
chêne. »
L'un des officiers entra, l'autre passa sous le
hangar et dit quelques mots à Horatius Coclès.
Moi, je regardais le nouveau venu. Le com-
mandant avait fait apporter une bouteille d'eau-
de-vie; ils en buvaient ensemble, lorsqu'une
sorte de bourdonnement s'entendit dehors :
c'était le rappel. Je courus voir ce qui se pas-
sait. Horatius Coclès, devant cinq tambours,
dont le petit tenait la gauche, la canne en l'air,
ordonnait le roulement. Tant que la canne fut
levée, il continua. Les Républicains arrivaient
de toutes les ruelles du village; ils se ran-
geaient sur deux lignes, devant la fontaine, et
leurs sergents commençaient l'appel. L'oncle ^
et moi, nous étions émerveillés de l'ordre qui
régnait chez ces geçs; à mesure qu'on les ap-
pelait, ils répondaient si vite, que c'était comme
un murmure de tous les côtés. Ils avaient re-
pris leurs fusils et les tenaient à volonté, sur
l'épaule ou la crosse à terre.
Après l'appel, il se fit un grand silence, et
plusieurs hommes, dans chaque compagnie, se
détachèrent sous la conduite des caporaux,
pour aller chercher le pain. La citoyenne Thé-
rèse attelait alors sa mule à la charrette. Au
bout de quelques instants, les escouades re-
vinrent, apportant les miches dans des sacs et
des paniers. La distribution commença.
Comme les Républicains s'étaient fait la
soupe en arrivant, ils se bouclaient l'un à
l'autre leur miche sur le sac.
« Allons! s'écria le commandant d'un ton
joyeux, en route! »
Il prit son manteau, le jeta sur son épaule,
et sortit sans nous dire ni bonjour, ni bonsoir.
Nous pensions être débarrassés de ces gens
pour toujours.
Au moment où le commandant sortait, le
bourgmestre vint prier l'oncle Jacob de se ren-
dre bien vile chez lui, disant que la vue des
Républicains avait rendu sa femme malade.
Ils partirent ensemble aussitôt. Lisbcth ar-
rangeait déjà les chaises et balayait la salle. On
entendait dehors les officiers commander : « En
avant, marche ! » Les tambours résonnaient ;
la cantinière criait : « Hue !» et le bataillon se
mettait en route, quand une sorte de pétille-
ment terrible retentit au bout du village. C'é-
taient des coups de fusil, qui se suivaient quel-
quefois plusieurs ensemble, quelquefois un à
un.
Les Républicains allaient entrer dans la rue.
« Halte I • cria le commandant, qui regar-
dait debout sur ses étriers, prêtant l'oreille.
Je m'étais mis à la fenêtre, et je voyais tous
ces hommes attentifs, et les officiers hors des
rangs autour de leur chef, qui parlait avec vi-
vacité.
Tout à coup un soldat parut au détour de la
rue; il courait, son fusil sur l'épaule.
. Commandant, dit-il de loin, tout essoufflé,
les Croates ! L'avant-poste est enlevé. . . ils arri-
vent!... »
MADAME '"•HERÈSE.
13
A peine le commandant eut-il entendu cela
qu'il se retourna, courant sur la ligne ventre à
terre et criant :
• Formez le carré! •
Les officiers , les tambours , la cantinière se
repliaient en même temps autour de la fontaine,
taudis que les compagnies se croisaient comme
un jeu de cartes; en moins d'une minute, elles
formèrent le carré sur trois rangs , les autres
au milieu, et presque aussitôt il se fit dans la
rue un bruit épouvantable , les Croates arri-
vaient; la terre en tremblait. Je les vois encore
déboucher au tournant de la rue, leurs grands
manteaux rouges flottant derrière eux comme
les plis de cinquante étendards, et courbés si
bas sur leur selle, la latte en avant, qu'on aper-
cevait à peine leurs faces osseuses et brunes
aux longues moustaches jaunes.
11 faut que les enfants soient possédés du
diable, car, au lieu de me sauver, je restai là,
les yeux écarquillés, pour voir la bataille. J'a-
vais bien peur, c'est vrai, mais la curiosité
l'emportait encore.
Le temps de regarder et de frémir, les Croates
étaient sur la place. J'entendis à la même se-
conde le commandant crier : « Feu! » Puis un
coup de tonnerre, puis rien que le bourdonne-
ment de mes oreilles. Tout le côté du carré
tourné vers la rue venait de faire feu à la fois;
les vitres de nos fenêtres tombaient en grelot-
tant; la fumée enti-ait dans la chambre avec
des débris de cartouches, et l'odeur de la poudre
remplissait l'air.
Moi, les cheveux hérissés, je regardais, et je
voyais les Croates sur leurs grands chevaux,
debout dans la fumée grise, bondir, retomber
et rebondir, comme pour grimper sur le carré;
et ceux de derrière arriver, arriver sans cesse,
hurlant d'une voix sauvage : « Forvertz! for-
ver tz! ' •
« Feu du second rang ! • cria le commandant,
au milieu des hennissements et des cris sans
fin.
Il avait l'air de parler dans notre chambre,
tant sa voix était calme.
Un nouveau coup de tonnerre suivit; et
romme le crépi tombait, comme les tuiles rou-
laient des toits, comme le ciel et la terre sem-
blaient se confondre , Lisbeth, derrière , dans
la cuisine , poussait des cris si perçants que,
même à travers ce tumulte , on les entendait
comme un coup de sifflet.
Après les feux de peloton commencèrent les
feux de file. On ne voyait plus que les fusils du
deuxième rang s'abaisser, faire feu et se rele-
ver, tandis que le premier rang , le genou à
* En avant! en avant!
terre, croisait la baïonnette, et que le troisième
chargeait les fusils et les passait au second.
Les Croates tourbillonnaient avitour du carré,
frappant au loin de leurs grandes lattes; de
temps en temps un chapeau tombait, quelque-
fois l'homme. Un de ces Croates, repliant son
cheval sur les jarrets, bondit si loin qu'il fran-
chit les trois rangs et tomba dans le carré ; mais
alors le commandant républicain se précipita
sur lui, et d'un furieux coup de pointe le cloua
pour ainsi dire sur la croupe de son cheval ; je
vis le républicain retirer son sabre rouge jus-
qu'à la garde; cette vue me donna froid; j'al-
lais fuir, mais j'étais à peine levé, que les Groa-
tes firent volte-face et partirent, laissant un
grand nombre d'hommes et de chevaux sur la
place.
Les chevaux essayaient de se relever, puis
retombaient. Cinq ou six cavaliers, pris sous
leur monture, faisaient des efforts pour déga-
ger leurs jambes; d'autres tout sanglants se
traînaient à quatre pattes, levant la main et
criant d'une voix lamentable : « Pardônc, Vran-
çôse ! * » dans la crainte d'être massacrés ; quel-
ques-uns, ne pouvant endurer ce qu'ils souf-
fraient , demandaient en grâce qu'on les
achevât. Le plus grand nombre restaient im-
mobiles.
Pour la première fois je compris bien la mort:
ces hommes que j'avais vus deux minutes
avant, pleins de vie et de force, chargeant
leurs ennemis avec fureur, et bondissant
comme des loups, ils étaient là, couchés pêle-
mêle, insensibles comme les pierres du chemin.
Dans les rangs des Républicains il y avait
aussi des places vides, des corps étendus sur la
face, et quelques blessés, les joues et le front
pleins de sang; ils se bandaient la tête, le fusil
au pied, sans quitter les rangs; leurs camarades
les aidaient à serrer le mouchoir et à remettre
le chapeau dessus.
Le commandant, achevai près de la fontaine,
la corne de son grand chapeau à plumes sur
le dos et le sabre au poing, faisait serrer les
rangs; près de lui se tenaient les tambours en
ligne, et un peu plus loin, tout près de l'auge,
la cantinière avec sa charrette. On entendait les
trompettes des Croates sonner la retraite. Au
tournant de la rue, ils avaient fait halte; une
de leurs sentinelles attendait là, derrière l'an-
gle de la maison commune; on ne voyait que
la tête de son cheval. Quelques coups de fusil
partaient encore.
« Cessez le feu ! » cria le commandant.
Et tout se tut; on n'entendit plus que la troni'
pette au loin.
* Pardon, Français!
14
IIOMANS NATIONAUX.
La canliuière fit alors le tour des rangs à
V'jnlérieur, pour verser de l'eau-de-vie aux
liommes, tandis que sept ou huit grands gail-
lards allaient puiser de l'eau à la fontaine, dans
leurs gamelles, pour les blessés, qui tous de-
mandaient à boire d'une voix pitoyable.
Moi, penché hors de la fenêtre, je regardais
au fond de la rue déserte, me demandant si les
manteaux rouges oseraient revenir. Le com-
mandant regardait aussi dans cette direction,
et causait avec un capitaine appuyé sur la selle
de son cheval. Tout à coup le capitaine tra-
versa le carré, écarta les rangs et se précipita
chez nous en criant :
• Le maître do la maison?
— Il est sorti.
— Eh bien... toi... conduis-moi dans votre
grenier... vital •
Je laissai là mes salDots, et me mis à grimper
l'escalier au fond do l'allée comme un écureuil.
Le capitaine me suivait. En haut, il vit du
premier coup d'oeil l'échelle du colombier et
monta devant moi. Dans le colombier il se
posa les deux coudes au bord de la lucarne un
peu basse, se penchant pour voir. Je regardais
par-dessus son épaule. Toute la route, à perte
de vue, était couverte de monde : de la cavale-
rie , de l'infanterie , des canons , des caissons,
des manteaux rouges, des pelisses vertes, des
habits blancs, des casques, des cuirasses , des
files de lances et de baïonnettes, des hgnes de
chevaux, et tout cela s'avançait vers le village.
« C'est une armée 1 » murmurait le capitaine
à voix basse.
Il se retourna brusquement pour redescen-
dre, mais s'arrêtant sur une idée, il me montra
le long du village, à deux portées de fusil, une
file de manteaux rouges qui s'enfonçaient dans
un repli de terrain derrière les vergers.
• Tu vois ces manteaux rouges ? dit-il.
— Oui.
— Est-ce qu'un chemin de voiture passe là?
— Non, c'est un sentier.
— El ce grand ravin qui le coupe au milieu,
droit devant nous, ^t-ce qu'il est profond?
— Oh ! oui.
— On n'y passe jamais avec les voitures et les
charrues?
— Non, on ne peut pas. •
Alors, sans m'en demander davantage, il re-
desci-ndil l'échelle à reculons , aussi vite que
possible, et se jeta dans l'escalier. Je le suivais;
nous fûmes bientôt en bas , mais nous n'étions
pas encore au bout de l'allée, que l'approche
d'une masse de cavalerie faisait frémir les mai-
sons. Malgré cola, le capitaine sortit , traversa
la place, écaita deux hommes dane les rangs
et disparut.
Des milliers de cris brefs, étranges, KeniMa-
bles à ceux d'une nuée de corbeaux : « Houi-
rahl hourrah! » remplissaient alors la rue d'un
bout à l'autre, et couvraient presque le roule-
ment sourd du galop.
Moi, tout fier d'avoir conduit le capitaine
dans le colombier, j'eus l'imprudence de m'a-
vancer sur la porte. Les houlans, car cette fois
c'étaient des houlans , arrivaient comme le
vent, la lance en arrêt, le dolman en peau de
mouton flottant sur le dos, les oreilles enfon-
cées dans leurs gros bonnets à poil, les yeux
écarquillés, lenez comme eisfoui danslesmous-
taches, et le grand pistolet à crosse de cuivre
dans la ceinture. Ce fut comme une vision. Je
n'eus que le temps de me jeter en arrière; je
n'avais plus une goutte de sang dans les veines,
et ce n'est qu'au moment où la fusillade re-
commença, que je me réveillai comme d'un
rêve, au fond de notre chambre, en face des
fenêtres brisées.
L'air était obscurci, le carré tout blanc do
fumée. Le commandant se voyait seul derrière,
immobile sur son cheval . près de la fontaine ;
on l'aurait pris pour une statue de bronze , à
travers ce flot bleuâtre, d'où jaillissaient dus
centaines de flammes rouges. Les houlans ,
comme d'immenses sauterelles, bondissaient
tout autour, dardaient leurs lances et les reti-
rcient; d'autres lâchaient leurs grands pistolets
dans les rangs, à quatre pas.
11 me semblaitque le carré pliait; c'était vrai.
• Serrez les rangs! tenez ferme! criait le
commandant de sa voix calme.
— Serrez les rangs! serrez 1 » répétaient les
olTiciers de distance en distance.
Mais le carré pliait, il formait un demi-cercle
au milieu; le centre touchait presque à la fon-
taine. A chaquecoup de lance, arrivait laparade
de la baïonnette comme l'éclair, mais quelque-
fois l'homme s'affaissait. Les Républicains n'a-
vaient plus le temps de recharger; ils ne
tiraient plus, et les houlans arrivaient toujours,
plus nombreux, plus hardis, enveloppant le
carré dans leur tourbillon , et poussant déjà
des cris de triomphe, car ils se croyaient vain- '
queurs.
Moi-même, je croyais les Républicains perdus
lorsque, au plus fort de l'action , lecommandant,
levant son chapeau au bout de son sabre, se
mita chanter une chanson qui vous donnait la
chair de poule, et tout le bataillon, comme un
seul homme, se mit à clianter avec lui.
En un clin d'œil tout le devant du carré se
redressa, refoulant dans la rue toute catte
masse de cavaliers, pressés les uns contre les
autres, avec leurs grandes lances, comme les
épis dans les'champs.
.MADAME THÉRÈSE.
15
Ou aurait dit que cette chanson rendait les
Républicains furieux; c'est tout ce que j'ai vu
de plus terrible ! Et depuis j'ai pensé bien des
fois que les hommes acharnés à la bataille sont
plus féroces que les bétes sauvages.
Mais ce qu'il y avait encore de plus affreux,
c'est que les derniers rangs de la colonne au-
trichienne, tout au bout de la rue, ne voyant
pas ce qui se passait à l'entrée de la place ,
avançaient toujours criant : « Ilourrah! hour-
rali I » de sorte que ceux des premiers rangs ,
poussés par les baïonnettes des Républicains ,
elne pouvant plus reculer, s'agitaient dans une
confusion inexprimable et jetaient des cris do
détresse; leurs grands chevaux, piqués aux
naseaux, se dressaient la crinière droite, les
yeux hors de la tête, avec des hennissements
grêles et des ruades épouvantables. Je voyais
do loin ces malheureux houlans; fous de ter-
reur, se retourner, en frappant leurs camarp,-
des du manche de leurs lances pour se faire
place, et détaler comme des lièvres le longiies
petites cassines.
Deux minutes après, la rue était vide. Il res-
tait bien encore vingt-cinq ou trente de ces
pauvres diables , enfermés dans la place. Ils
n'avaient pas vu la retraite et semblaient tout
déconcertés, ne sachant par où fuir; mais ce
fut bientôt fini : une nouvelle décliai'ge les cou-
cha sur le dos, sauf deux ou trois qui s'enfon-
cèrent dans la ruelle des Tanneurs.
On ne voyait plus que des tas de chevaux et
d'hommes morts ; le sang coulait au-dessous et
suivait notre i-igole jusqu'au guévoir..- -
« Cessez le feu ! cria le commandant pour la
seconde fois; chargez I »
Dans le môme instant neuf heures sonnaient
à l'église. Le village en ce moment n'est pas à
d^pemdre; les maisons criblées de balles, les
volets pendant à leurs gonds, les fenêtres dé-
foncées, les cheminées chancelantes, la rue
pleine de tuiles et de briques fracassées, les
toils des hangars percés à jour, et ce tas de
nions, ces chevaux bousculés, se débattafit et
saignant : on ne peut se le figurer.
Les Républicains, diminués de moitié, leurs
grands chapeaux penchés sur le dos, l'air dur
et terrible, attendaient l'arme au bras. Derrière,
à quelques pas de notre maison, le comman-
dant délibérait avec ses officiers. Je l'entendais
très-bien :
« Nous avons une armée autrichienne devant
nous, disait-il brusquement; il s'agit de tirer
noti'e peau d'ici. Dans une heure, nous aurons
vingt ou trente mille hommes sur les bras; ils
tourneront le village avec leur infanterie, et
nous serons tous perdus. Je vais faire battre la
retraite. Quelqu'un a-t-il quelque chose à dire ?
— Non , c'est bien vu, • répondirent les au-
tres.
Alors ils s'éloignèrent, et deux minutes après,
je vis un grand nombre de soldats entrer dans'
les maisons, jeter les chaises, les tables, les ar-
moires d£.horssurun môme las; quelques-uns,
du haut des greniers, jetaient de la paille et du
foin ; d'autres amenaient les charrettes et les
voitures du fond des hangars. Il ne leur fallut
pas dix minutes pour avoir à l'entrée de la rue
une barrière haute comme les maisons ; le foin
et la paille étaient au-dessus et au-dessous. Le
roulement du tambour rappela ceux qui fai-
saient cet ouvrage; aussitôt le feu se mit à
grimper de brindille en brindille jusqu'au haut
de la barricade, balayant les toits à côté, de sa
flamme rouge, et répandant sa fumée noire
comme une voûte immense sur le village.
De grands cris s'entendirent alors au loin;'
des coups de fusil partirent de l'autre côté; mais
on ne voyait rien , et le commandant donna
l'ordre de la retraite.
Je vis ces Républicains défiler devant chez
nous d'un pas lent et ferme, les yeux élince-
lants, les baïonnettes rouges, les mains noires,
les joues creuses. Deux tambours marchaient
derrière sans battre ; le petit que j avais vu dor-
mir sous notre hangar s'y trouvait; il avait sa
caisse sur l'épaule et le dos plié pour marcher;
do grosses larmes coulaient sur ses joues
ronde8,,^^noircie8 par la fumée de la poudre ;
son camarade lui disait : • Allons, petit Jean,
du courage 1 • Mais il n'avait pas l'air d'enten-
dre. Horatius Codés avait disparu et la canli-
niôre aussi. Je suivis celte troupe des yeux jus-
qu'au détour de la rue.
Depuis quelques instants le tocsin de la mai-
son commune sonnait , et tout au loin on en-
tendait des voix mélaucohques crier : « Au feu!
au feul •
Je regardai vers la barricade des Républi-
cains ; le feu avait gagné les maisons et mon-
tait jusque dans le ciel; de l'autre côté, un
frémissement d'armes remplissait la rue, et
déjà, sur les maisons voisines, de longues pi-
ques noires sortaient des lucarnes pour ren-
verser l'échafaudage de l'incendie.
IV
Après le départ des Républicains, il se passa
bien encore un quart d'heure avant que per-
sonne ne se montrât de notre côté dans la rue.
Toutes les maisons semblaient al)andonuées.
De l'autre côté de la barricade, le tumulte aug-
16
ROMANS NATIONAUX
On aurait dit que cette clianson rendait les Républicains furieux. (Page 15.)
mentait; les cris des gens : « Au feu', au feu! »
se prolongeaient d'une façon lugubre.
J'étais sorti sous le hangar, épouvanté de
l'incendie. Rien ne bougeait; on n'entendait
que le pétillement du feu et les soupirs d'un
blessé assis contre le mur de notre étable ; il
avait une balle dans les reins, et s'appuyait sur
les deux mains pour se tenir droit : c'était un
Croate ; il me regardait avec des yeux terribles
et désespérés. Un peu plus loin, un cheval,
couché sur le flanc, balançait sa tête au bout
de son long cou, comme un pendule.
Et comme j'étais là, pensant que ces Français
devaient être de fameux brigands, pour nous
briller sans aucune raison, un faible bruit se
fit entendre derrière moi; je me retournai, et
Je vis dans l'ombre du hangar, sous les brin-
dilles de paille tombant des poutres, la porte
delà grange entr'ouverle, et derrière, la figure
pâle de notre voisin Spick, les yeux écarquil-
lés. Il avançait la tête doucement et prêtait
l'oreille ; puis, s'étant convaincu que les Répu-
blicains venaient de battre en retraite, il s'é-
lança dehors en brandissant sa hache comme
un furieux, et criant :
« Où sont-ils, ces gueux ? où sont-ils, que je
les extermine tous I
— Ah I lui dis-je, ils sont partis; mais, en
courant, vous pouvez encore les rattraper au
bout du village. »
Alors il me regarda d'un œil louche, et,
voyant que j'étais sans malice, il courut au
feu.
D'autres portes s'ouvraient au même instant;
MADAME THÉRÈSE
17
L'oncle s'agunuuiila. ;['agf 19.;
des hommes et des femmes sortaient, regar-
daient, puis levaient les mains au ciel, en
criant : « Qu'ils soient maudits 1 qu'ils soient
maudits! » Et chacun se dépêchait d'aller pren-
dre son baquet pour éteindre le feu.
La fontaine fut bientôt encombrée de monde ;
il n'y avait plus assez de place autour ; on for-
mait la chaîne des deux côtés, jusque dans les
allées des maisons menacées. Quelques soldats,
debout sur les toits, versaient l'eau dans la
flamme ; mais tout ce qu'on put faire, ce fut de
préserver les maisons voisines. Vers onze heu-
res, une gerbe de feu bleuâtre monta jusqu'au
ciel : dans le nombre des voitures entassées, se
trouvait la charrette de la cantiniôre ; ses deux
tonnes d'eau-de-vie venaient d'éclater.
L'oncle Jacob était aussi dans la chaîne, de
l'autre côté, sous la garde des sentinelles au-
trichiennes; il parvint cependant à s'échapper
en traversant une cour, et rentra chez nous
par les jardins.
« Seigneur Dieu , s'écria-t-il , Fritzel est
sauvé ! »
Je vis en celte circonstance qu'il m'aimait
beaucoup, car il m'embrassa en me demandant:
« Où donc étais-tu, pauvre enfant?
— A la fenêtre, » lui dis-je.
Alors il devint tout pâle et s'écria :
« Lisbethl Lisbethl »
Mais elle ne répondit pas, et même il nous
lut impossible de la trouver ; nous allions dans
toutes les chambres, regardant jusque sous les
lits, et nous pensions qu'elle s'était sauvée
chez quelque voisine.
13
tii
18
ROMANS NATIONAUX.
Dans cet intervalle, on finit par se rendre
maître du feu, et tout à coup nous entendîmes
les Autrichiens crier dehors : « Place... place...
En arrière ! »
Eu même temps, un régiment de Croates
passa devant chez nous comme la foudre. Ils
s'élançaient à la poursuite des Ilépublicains ;
mais nous apprîmes le lendemain qu'ils étaient
arrivés trop tard ; l'ennenii ayait gagné les bois
de Kothalps, qui s'étendent jusque derrière
Pirmasens. C'est ainsi que nous comprîmes
enfin pourquoi ces gens avalent barricadé la
rue et mis le feu aux maisons : ils voulaient
retarder la poursuite de la cavalerie, et cela
niontro bien leur grande expérience dos clioses
de la guerre.
Depuis ce moment jusqu'à cinq heures du
soir, deux brigades' autrichiennes défilèrent
dans le village sous nos fenêtres : deshoulana,
des dragons, des hou^ards ; puis des canons,
des fourgons, des caissons; puis, vers trois
heures, le général en chef, au milieu de ses
olRciers, un grand vieillard coilîé d'un tricorne
et vêtu d'une longue polonaise blanche, telle-
ment couverte de torsades et de broderies d'or,
qu'à côté de lui, le commandant républicain,
avec son chapeau et son uniforme râpés, n'au-
rait eu l'air que d'un simple caporal.
Le bourgmestre et les conseillers d'Anslatt,
en habit de bure à largos manches, la tête dé-
couverte, l'attendaient sur la place. Il s'y arrêta
deux minutes, regarda les morts entassés au-
tour de la fontaine, et demanda :
« Combien d'hommes les Français étaient-
ils?
— Un bataillon, Excellence, » répondit le
bourgmestre courbé en demi-cercle.
Le général ne dit rien. Il leva son tricorne
et poursuivit sa roule.
Alors arriva la seconde brigade : des chas-
seurs tyroliens en tête,~avec leurs liabits verts,
leurs chapeaux noirs à bords retroussés, et
leurs petites carabines d'Insprtlck à balles for-
cées; puis d'autre infanterie en habit blanc et
culotte bleu de ciel, les grandes guêtres re-
montant jusqu'au genou; puis de la grosse ca-
valerie, des hommes de six pieds enfermés
dans leurs cuirasses, et dont on ne voyait que
le menton et les longues moustaches rousses
sous la visière du casque; puis enfln les grandes
voitures de l'ambulance, couvertes de toiles
grises, tendues sur des cerceaux, et derrière
les éclopés, les traînards et les poltrons.
Les chirurgiens de l'armée firent le tour de
la place. Ils relevèrent les blessés, les placèrent
dans leurs voitures, et l'un de leurs chefs, un
petit vieillard à perruque blanche, dit au bourg-
mestre en montrant le reste : -
• Vous ferez enterrer tout cela le plus tôt
possible.
— Pour vous rendre mes devoirs, » répondit
le bourgmestre gravement.
Enfin les dernières voitures partirent; il était
environ six heures du soir. La nuit était ve-
nue. L'oncle Jacob se tenait sur le seuil de la
maison avec moi. Devant nous, à cinquante
pas, contre la fontaine, tous les morts, rangés
sur les marches, la face en l'air et les yeux
écarquillés, étaient blancs comme de la cire,
ayant perdu tout leur sang. Les femmes et les
enfants du village se promenaient autour.
Et comme le fossoyeur' JelTor avec ses deux
garçons, Karl et Ludwig, arrivaient la pioche
sur l'épaule, le bourgmestre leur dit :
« Vou's prendrez douze hommes avec vous,
et vous ferez une grande fosse dans la prairie
du WoHlhal pour tout ce monde-là; vous
m'entendez? Et tous ceux qui ont des charrettes
et des tombereaux devront les prêter avec leur
attelage, car c'est un service public. »
Jelfer inclina la tête et se rendit tout de suite
à la prairie du Wolftlial, avec ses deux garçons
et les hommes qu'il avait choisis.
« Il faut pourtant bien que nous retrouvions
Lisbeth, » me dit alors l'oncle.
Nous recommençîuues nos recherches du
grenier à la cave, et seulement à la fin, comme
nous allions remonter, nous vîmes derrière
notre tonne de choucroute, entre les deux sou-
piraux, un paquet de linge dans l'ombre, que
l'oncle se mil à secouer. Aussitôt Lisbeth, d'une
voix plaintive, s'écria :
« Ne me tuez pas! Au nom du ciel, ayez pitié
de moi I
— Lève-toi, dit l'oncle avec bonté ; tout est
fini! »
Mais Lisbeth était encore si troublée, qu'elle
avait de la peine à mettre un pied devant l'au-
tre, et qu'il me fallut la conduire en haut par
la main, comme une enfant. Alors, revoyant le
jour dans sa cuisine, elle s'assit au coin de
l'dlre et fondit en larmes, priant et remerciant
le Seigneur do l'avoir sauvée; ce qui prouve
bien que les vieilles gens tiennent à la vie au-
tant que les jeunes.
Les heures de désolation qui suivirent, et le
mouvement que dut se donner l'oncle pour se
rendre à l'appel de tous les malheureux qui
réclamaient ses soins resteront toujours pré-
sents à ma mémoire. Il ne se passait pas d'ins-
tant qu'une femme ou bien un enfant n'entrât
chez nous en s'écriant :
« Monsieur le docteur... bien vite... qu'il
vienne! mon mari... mon frère... ma sœur
sont malades! »
îi'un avait été blessé, l'autre était devenu
MADAME THÉRÈSE.
19
comme fou de peur; l'autre, étendu tout do
son long, ne donnait plus signe de vie.
L'oncle ne pouvait être partout.
• Vous le trouverez dans telle maison, di-
sais-je à ces malheureux; dépêchez-vous. »
Et ils partaient.
Ce n'est que bien tard, vers dix heures, qu'il
revint enfin. Lisbeth s'était un peu remise; elle
avait fait du feu sur l'âtre et dressé la table
comme à l'ordinaire; mais le crépi du plafond,
les éclats de vitres et de bois couvraient encore
le plancher. C'est au milieu de tout cela que
nous nous assîmes à table, et que nous man-
geâmes en silence.
De temps en temps, l'oncle relevait la tête,
regardant sur la place les torches qui se pro-
menaient autour des moris, les charrettes
noires qui stationnaient devant la fontaine,
avec leurs petits bidets du pays, les fossoyeurs,
les curieux, tout cela dans les ténèbres. Il ob-
servait ces choses gravement, et tout à coup,
vers la 'fin du repas, il se prit à me dire, la
main étendue :
« Voilà la guerre, Fritzel! Regarde, et sou-
viens-toi!.,. Oui, voilà la guerre : la mort et la
destruction, la fureur et la haine, l'oubU de
tous sentitnents humains. Quand le Seigneur
nous frappe de ses malédictions, quand il nous
envoie la peste et la famine, au moins ce sont
des fléaux inévitables décrétés par sa sagesse ;
mais ici, c'est l'homme lui-même qui décrète
la misère contre ses semblables, et c'est lui qai
porte au loin ses ravages sans pitié.
« Hier, nous étions en paix, nous ne deman-
dions rien à personne, nous n'avions pas fait
de mal, et tout à coup des hommes étrangers
sont venus nous frapper, nous ruiner et nous
détrufre. Ah! qu'ils soient maudits, ceux qui
provoquent de tels malheurs par esprit d'imlà-
lion; qu'ils soient l'exécration des siècles!
« Fritzel, souviens-toi de cela; c'est tout ce
qu'il y a de plus abominable sur la terre. Des
hommes qui ne se connaissent pas, qui ne se
sont jamais vus, et qui tout à coup se précipi-
tent les uns sur les autres pour se déchirer!
Cela spul devrait nous faire croire en Dieu, car
il faut un vengeur de telles iniquités. •
Ainsi parla l'oncle gravement; il était très-
ému; et moi, la tète baissée, j'écoulais, rete-
nant chacune de ses paroles et les gravant dans
ma mémoire.
Comme nous étions ainsi depuis une demi-
heure, une sorte de dispute s'éleva dehors, sur
la place ; nous entendîmes un chien gronder
sourdement, et la voix de notre voisin Spick
(lire d'un air irrité :
• Atlcnds. . . attends. . . gueux du (;hi(;n , je vais
te donner un coup de pioche sur la nuque. Ça,
c'est encore un animal de la môme espèce que
ses maîtres : ça vous paye avec des assignats et
des coups de dents; mais il tombe mal! •
Le chien grondait plus fort.
Et d'autres voix disaient au miheu du silence
de la nuit :
• C'est drôle tout de même... Voyez... il ne
veut pas quitter cette femme... Peut-être qu'elle
n'est pas tout à fait morte. »
Alors l'oncle se leva brusquement et sortit.
Je le suivis.
Rien de plus terrible à voir que les morts
sous le reflet rouge des torches. Il ne faisait
pas de vent, mais la flamme se balançait tout
de même, et tous ces êtres pâles, avec leurs
yeux ouverts, semblaient remuer.
« Pas mortel criait Spick, est-ce que tu es
fou, Jeffer? Est-ce que tu crois en savoir plus
que les chirurgiens de l'armée? Non... non...
elle a reçu son compte... et c'est bien fait ! c'est
cette femme qui m'a payé mon eau-de-vie avec
du papier. Allons, ôtez-vous de là, que j'as-
somme le chien et que ça finisse !
— Qu'est-ce qui se passe donc? • dit alors
l'oncle d'une voix forte.
Et tous ces gens se reioumèrent comme ef-
frayés.
Le fossoyeur se découvrit, deux ou trois au-
tres s'écarlèrent, et nous vîmes sur les marches
de la fontaine la cantinière étendue, blanche
comme la neige, ses beaux cheveux noirs dé-
roulés dans une mare de sang, sa petite tonne
encore sur la hanche, et les mains pâles jetées
à droite et à gauche sur la pierre humide où
coulait l'eau. Plusieurs autres cadavres l'entou-
raient, et le chien caniche que j'avais vu le ma-
ûn avec le petit tambour, les poils du dos hé-
rissés, les yeux étincelantsel les lèvres frémis-
santes, debout à ses pieds grondait etfrissonnait
en regardant Spick.
Malgré son grand courage et sa pioche, le
cabaretier n'osait approcher, car il était facile
de voir que s'il manquait son coup, cet animal
lui sauterait à la gorge.
« Qu'est-ce que c'est? répéta l'oncle.
— Parce que ce chien reste là, fit Spick en rica-
nant, ils disent que la femme n'est pas morte.
—Ils ont raison, dit l'oncle d'un ton brus-
que; certains animaux ont plus de cœur et d'es-
prit que certains hommes. Ote-loi do là. »
H l'écarta du coude et s'avança droit vers la
femme' en se courbant. Le chien, au lieu de
sauter sur lui, parut s'apaiser et le laissa faire.
Tout le mondé s'était approché; l'oncle s'age-
nouilla, découvrit le sein de la femme et lui
mit la main sur le cœnr. On se taisait; le si-
lence était profond. Cela durait depuis près
d'une minute, lorsque Spick dit :
20
ROMANS NATIONAUX.
« Hé ! hé ! hé I qu'on l'enterre, n'est-ce pas,
' monsieur le docteur? »
L'oncle se leva, les sourcils froncés, et, re-
gardant cet homme en face, du haut en bas :
« Malheureux ! lui dit-il, pour quelques me-
sures d'eau-de-vie que cette pauvre femme t'a
payées comme elle pouvait, tu voudrais main-
tenant la voir morte, et peut-être enterrée
vive!
— Monsieur le docteur, s'écria le caharetier
en se redressant d'un air d'arrogance, savez-
vous qu'il y a des lois, et que...
— Tais-toi, interrompit l'oncle, ton action
est infâme 1 »
Et, se tournant vers les autres :
• Jeffer, dit-il, transporte cette femme dans
ma maison; elle vit encore. »
Il lança sur Spick un dernier regard d'indi-
gnation, tandis que le fossoyeur et ses fils pla-
çaient la cantinière sur le brancard. On se mit
en marche; le chien suivait l'oncle, serré contre
sa jambe. Quant au cabaretier, nous l'enten-
dions répéter derrière nous, près de la fon-
taine, d'un ton moqueur :
« La femme est morte ; ce médecin en sait
autant que ma pioche ! La femme est finie....
qu'on l'enterre aujourd'hui ou demain, cela
ne fait rien à la chose,... On verra lequel de
nous deux avait raison. »
Gomme nous traversions la place, je vis le
mauser et Koffel qui nous suivaient, ce qui me
soulagea le cœur, car, depuis la nuit, une sorte
de frayeur s'était emparée de moi, surtout en
face des morts, et j'étais content d'être avec
beaucoup de monde.
Le mauser marchait devant le brancard, une
grosse torche à la main ; Koppel, près de l'on-
cle, semblait grave.
• Voilà de terribles choses, monsieur le doc-
teur, dit-il en marchant.
— Ah! c'est vous, Koffel ! fit l'oncle. Oui, oui,
le génie du mal est dans l'air, les esprits des
ténèbres sont déchaînés ! »
Nous entrions alors dans la petite allée rem-
plie de plâtras; le mauser, sarrêtant sur le
seuil, éclaira Jeffer et ses fils, qui s'avançaient
d'un pas lourd. Nous les suivîmes tous dans sa
chambre, et le taupier, levant sa torche, s'écria
d'un ton solennel :
• Où sont-ils, les jours de tranquillité, les
instants de paix, de repos et de confiance après
le travail..., où sont-ils, monsieur le docteur?
Ah! ils se sont envolés par toutes ces ouver-
tures. »
Alors seulement je vis bien l'air désolé de
noire vieille chambre, les vitres brisées, dont
les éclats tranchants et les pointes étiucelantes
se découpaient sur le fond noir des ténèbres;
je compris les paroles du mauser, et je pensai
que nous étions malheureux.
« Jeffer, déposez cette femme sur mon lit,
dit l'oncle avec tristesse; il ne faut pas que
nos propres misères nous fassent oublier que
d'autres sont encore plus malheureux que
ims. •
Et se tournant vers le taupier :
« Vous resterez pour m'éclairer, dit-il, et
Koffel m'aidera. •
Le fossoyeur et ses fils ayant posé leur bran-
card sur le plancher, placèrent la femme sur le
lit au fond de l'alcôve. Le mauser, dont les
joues couleur de brique prenaient aux reflets
de la torche des teintes pourpres, les éclairait.
L'oncle remit quelques kreutzers à Jeffer,
qui sortit avec ses garçons.
La vieille Lisbeth était venue voir; son men-
ton tremblotait, elle n'osait approcher, et je
l'entendais qui récitait l'Ave Maria tout bas. Sa
frayeur me gagnait lorsque l'oncle s'écria :
« Lisbeth, à quoi pcnses-tu donc?. Au nom
du ciel, es-tu folle? Cette femme n'est-elle pas
comme toutes les femmes, et ne m'as-tu paa
aidé cent fois dans mes opérations? Allons, a'.-
lons.... maintenant la folie reprend le desous-
Va,... chauffe de l'eau; c'est tout ce que je puis
espérer de toi. •
Le chien s'était assis devant l'alcôve, et re-
gardait, à travers ses poils frisés, la femme
étendue sur le lit, immobile et pâle comme
une morte.
« Fritzel, me dit l'oncle, ferme les volets,
nous aurons moins d'air. Et vous, Koffel, faites
du feu dans le fourneau, car d'obtenir quelque
chose maintenant de Lisbeth, il n'y faut pas
penser. Ah! si parmi tant de misères, nous
avions encore le bon esprit de rester un peu
calmes ! Mais il faut que tout s'en mêle : quand
le diable est en route, on ne sait plus où il
s'arrêtera. •
Ainsi parla l'oncle d'un air désolé. Je courus
fermer les volets, et j'entendis qu'il les accro-
chait à l'intérieur. En regardant vers la fon-
taine, je vis que deux nouvelles charrettes de
morts partaient. Je rentrai tout grelottant.
Koffel venait d'allumer le feu, qui pétillait
dans le poêle ; l'oncle avait déployé sa trousse
sur la table; le mauser attendait, regardant ces
mille petits couteaux reluire.
L'oncle prit une sonde et s'approcha du lit,
écartant les rideaux ; le mauser et Koffel le sui-
vaient. Alors une grande curiosité me poussa
et j'allai voir : la lumière de la chandelle rem-
plissait toute l'alcôve; la femme était nue jus-
qu'à la ceinture, l'oncle venait de lui découper
ses vêtements; Koffel, avec une grosse éponge,
lui lavait la poitrine et les seins couveris d'un
MADAME THERESE.
21
sang noir. Le chien regardait toujours, il ne
bougeait pas. Lisbeth était aussi revenue danb
la chambre; elle me tenait par la main et mar-
mottait je ne sais quelle prière. Dans l'alcôve,
personne ne parlait, et l'oncle, entendant la
vieille servante, lui cria vraiment fâché :
« Veux-tu bien te taire, vieille folle I Allons,
mauser, allons, relevez le bras.
— Une belle créature, dit le mauser, et bien
jeune encore.
— Comme elle est pâle ! • fit Koffel.i
Je me rapprochai davantage, et je vis la
femme, blanche comme la neige , les seins
droits, la tête rejetée en arrière, ses cheveux
noirs déroulés. Le mauser lui tenait le bras
en l'air, et au-dessous, entre le sein et l'ais-
selle, apparaissait une ouverture bleuâtre d'où
coulaient quelques gouttes de sang. L'oncle
Jacob, les lèvres serrées, sondait cette bles-
sure; la sonde ne pouvait entrer. En ce mo-
ment, je devins tellement attentif, n'ayant
jamais rien vu de pareil, que toute mon âme
était au fond de cette alcôve , et j'entendis
l'oncle murmurer: « C'est étrange! »
Au môme instant la femme exhala un long
soupir, et le chien, qui s'était tu jusqu'alors,
se prit à pleurer d'une voix si lamentable et
si douce , qu'on aurait dit un être humain;
les chev>;ux m'en dressaient sur la tête. Le
mauser s'écria :
« Tais-toi! »
Le chien se tut, et l'oncle dit :
• Relevez donc le bras, mauser. Koffel, pas-
sez ici et soutenez le corps. »
Koffel passa derrière le lit et prit la femme
par les épaules; aussitôt la sonde entra bien
loin.
La femme fit entendre un gémissement, et
le chien gronda.
« Allons, s'écria l'oncle, elle est sauvée. Te-
nez, Koffel, voyez, la balle a glissé sur les
côtes, elle est ici sous l'épaule; la sentez-
vous?
— Très-bien.
L'oncle sortit, et me voyant sous le rideau,
il s'écria :
« Que fais-tu là?
— Je regarde.
— Bon , maintenant , il regarde ! Il est dit
que tout doit aller de travers. •
Il prit un couteau sur la table et rentra.
Le chien me regardait de ses yeux luisants,
ce qui m'inquiétait.
Tout à coup la femme jeta un cri, et l'oncle
dit d'un ton joyeux :
« La voici! c'est une balle de pistolet. La
malheureuse a perdu beaucoup de sang, mais
elle en reviendra.
— C'est pendant la grande charge des uhians
qu'elle aura reçu cela, dit Koffel; j'étais chez
!e vieux Kraëmer, au premier; je nettoyais son
horloge, et j'ai vu qu'ils tiraient en arrivant.
— C'est possible, » répondit l'oncle, qui seu-
lement alors eut l'idée de regarder la femme.
Il prit le chandelier de la main du mauser,
et, debout derrière le lit, il contempla quelques
secondes cette malheureuse d'un air rêveur.
« Oui , fit-il , c'est une belle femme et une
noble tête ! Quel malheur que de pareilles
créatures suivent les armées ! Ne serait-il pas
bien mieux de les voir au sein d'une honnête
famille, entourées de beaux enfants, auprès
d'un brave homme, dont elles feraient le bon-
heur! Quel dommage! Enfin... puisque c'est la
volonté du Seigneur. »
Il sortit, appelant Lisbeth.
« Tu vas chercher une de tes chemises pour
cette femme, lui dit-il, et tu la lui mettras toi-
même. — Mauser, Koffel, venez; nous allons
prendre un verre de vin , car cette journée a
été rude pour tous. »
Il descendit lui-même à la cave, et en revint
au moment où la vieille servante arrivait avec
sa chemise. Lisbeth, voyant que la cantinière
n'était pas morte , avait repris courage; elle
entra dans l'alcôve et tira les rideaux, pendant
que l'oncle débouchait la bouteille et ouvrait le
buffet pour y prendre des verres. Le mauser et
Koffel paraissaient contents. Je m'étais aussi
rapproché de la table encore servie, et nous
finîmes de souper.
Le chien nous regardait de loin ; l'oncle lui
jota quelques bouchées de pain, qu'D ne voulut
pas prendre.
En ce moment une heure sonnait à l'église.
. C'est la demie, dit Koffel.
— Non, c'est une heure; je crois qu'il serait
temps de nous coucher, » répondit le mauser.
Lisbeth sortait de l'alcôve; tout le monde
alla voir la femme vêtue de sa chemise ; elle
semblait dormir. Le chien s'était posé sur les
pattes de devant, au bord du lit, et regardait
aussi. L'oncle lui passa la main sur la tête en
disant :
« Va, ne crains plus rien; elle en reviendra,.,
je t'en réponds! •
Et ce pauvre animal semblait le comprendre;
il gémissait avec douceur.
Enfin on ressortit.
L'oncle, avec la chandelle, reconduisit Koffel
et le mauser jusque dehors, puis il rentra et
nous dit :
« Allez vous coucher maintenant, il est
temps.
— Et vous , monsieur le docteur? demanda
la vieille servante.
22
ROMANS NATIONAUX.
— Moi, je veille... cette femme est en danger,
et l'on peut aussi m'appeler dans le village. •
11 alla remettre une bûche au fourneau, et
s'étendit derrière, dans le fauteuil, en roulant
• un bout de papier pour allumer sa pipe.
Lisbeth et moi nous montcâmes chacun dans
notre chambre ; mais ce ne fut que bien tard
qu'il me fut possible de dormir, malgré ma
grande fatigue, car de demi-heure en demi-
heure, le roulement d'une charrette et le reflet
des torches sur les vitres m'avertissaient qu'il
passait encore des morts.
Enfin au petit jour, tousces bruits cessèrent,
et je m'endormis profondément.
C'est le lendemain qu'il aurait fallu voir le
village, lorsque chacun voulut reconnaître ce
qui lui restait et ce qui lui manquait, et qu'on
s'aperçut qu'un grand nombre de Républicains,
de uhlans et de Croates avaient passé par der-
rière dans les maisons , et qu'ils avaient tout
vidé! C'est alors que l'indignation fut univer-
selle, et que je compris combien le mauser
avait eu raison de dire : '• Maintenant les jours
de calme et de paix se sont envolés par ces
trous! »
Toutes les portes et les fenêtres étaient ou-
vertes pour voir le dégât, toute la rue était
encombrée de meubles, de voitures, de bétail,
et de gens qui criaient: « Ah! les gueux... Ahl
les brigands... ils ont tout pris! »
L'un cherchailses canards, l'autre ses poules;
l'autre, en regardant sous son lit, trouvait une
vieille paire de savates à la place de ses bottes;
l'autre, en regardant dans sa cheminée, où pen-
daient la veille au malin des andouilles et des
bandes de lard, la voyait vide, et entrait dans
une fureur terrible; les femmes se désolaient
en levant les mains au ciel, et les filles sem-
blaient consternées.
Et le beurre, et les œufs , et le tabac, et les
pommes de terre, et jusqu'au linge, tout avait
été pillé ; plus on regardait , plus il vous man-
quait de choses.
La plus grande colère des gens se tournait
contre les Croates ; car, après le passage du
général, n'ayant plus rien à craindre des plain-
tes qu'on pourrait faire, ils s'étaient précipités
dans les maisons, comme une bande de loups
affamés, et Dieu sait ce qu'il avait fallu leur
donner pour les décider à partir, sans compter
ce qu'ils avaient pris.
C'est pourtantbien malheureux que la vieille
Allemagne ait des soldats plus à craindre pour
elle que les Français. Le Seigneur nous pré-
serve d'avoir encore besoin de leur secours !
Nous autres enfants, Hans Aden, Frantz Sé-
pel. Nickel, Johann et moi, nous allions de
porte en porte, regardant les tuiles cassées,
les volets brisés, les hangars défoncés, et ra-
massant les guenilles , les papiers de cartou-
ches, les balles aplaties le long des murs.
Ces trouvailles nous réjouissaient tellement,
que pas un n'eut l'idée de rentrer avant la nuit
close.
Vers deux heurs, nous fîmes la rencontre de
Zaphéri Schmouck, le fils du vannier, qui re-
dressait sa tête rousse et semblait plus fier que
d'habitude. Il tenait quelque chose caché sous
sa blouse; et comme nous lui demandions:
« Qu'est-ce que tu as? il nous fit voir la crosse
d'un grand pistolet de uhlan.
Alors toute la bande le suivit.
Il marchait au milieu de nous comme un
général, et à chaque nouvelle rencontre, nous
disions : « Il a un pistolet ! » Le nouveau venu
se joignait à la troupe.
Nous n'aurions pas quitté Schmouck pour
un empire; il nous semblait que la gloire de
son pistolet rejaillissait sur nous.
Voilà bien les enfants , et voilà bien les
hommes!
Chacun de nous se vantait des dangers qu'il
avait courus pendant la grande bataille :
« J'ai entendu siiïler les balles, disait Frantz
Sépel, deux sont entrées dans notre cuisine.
— Moi, j'ai vu galoper le génércl des uhlans
avec son bonnet rouge, criait Hans Aden; c'est
bien plus terrible que d'entendre siffler les
balles. »
Ce qui m'enorgueillissait le plus, c'était que
le commandant républicain m'avait donné de
la galette en disant : « Avale-moi ça hardi-
ment! » Je me trouvais digno d'avoir un pis-
tolet comme Zaphéri : mais personne ne voulait
me croire.
Schmouck, en passant devant le perron de
la maison commune, s'écria :
« Venez voir! •
Nous montâmes le grand escalier derrière
lui, et devant la porte du conseil, percée d'une
ouverture carrée, grande comme la main, il
nous dit :
« Regardez... les habits des morts sont là!...
Le père Jefler et M. le bourgmestre les ont
conduits là ce matin, dans une charrette. »
Et nous restâmes plus d'une heure à con-
templer ces habits, nous grimpant l'un à l'autre
sur les épaules et soupirant : « Laisse-moi donc
aussi regarder, Hans Aden... c'est mon tour!»
Ces habits étaient entassés au milieu de la
MADAME THÉRÈSE.
23
grande salle déserte, sous la lumière grise de
deux hautes fenêtres grillées. Il y avait des
chapeaux républicains et des bonnets de uhlans,
des baudriers et desgibernes, des habits bleus et
des manteaux rouges, des sabres et des pisto-
lets. Les fusils étaient appuyés au mur à droite,
et, plus loin, se trouvait une file de lances.
Cela donnait froid à voir, et j'en ai gardé le
souvenir.
Au bout d'une heure, et comme la nuit ve-
nait, tout à coup l'un de nous eut peur, et se
mit à descendre l'escalier en criaut d'une voix
terrible : « Les voici! »
Alors toute la bande se précipita sur les mar-
ches, galopant les mains en l'air et se bouscu-
lant dans l'ombre. Ce qui m'étonne, c'est que
pas un de nous ne se soit cassé le cou, tant
noire épouvante était grande. J'étais le dernier,
et quoique mon cœur bondît d'une force in-
croyable, au bas du perron je me retournai pour
regarder ; tout était gris au fond du vestibule,
la petite lucarne, à droite, éclairait les marches
noires d'un rayon oblique ; pas un soupir ne
troublait le silence sous la voûte sombre. Au
loin, dans là rue, les cris s'éloignaient. Je me
prisa songer que l'oncle devait être inquiet de
moi, et je partis seul, non sans me retourner
encore, car il me semblait que des pas furtifs
me suivaient, et je n'osais courir.
Devant l'auberge des Deux-Clefs, dont les fe-
nêtres brillaient au milieu de la nuit, je fis
halte. Le tumulte des buveurs me rassurait; je
regardai, par le petit vasistas ouvert, dans la
salle où bourdonnaient un grand nombre de
voix, et je vis Koffel, le mauser, M. Richter
et bien d'autres, assis le long des tables de sa-
pin , le dos coui'bé, le coude en avant, en face
des cruches et des gobelets.
La figure anguleuse de M. Richter, avec sa
veste de chasse et sa casquette de cuir bouilli,
gesticulait sous le quinquet, dans la fumée
grisâtre :
« Voilà ces fameux Républicains, disait-il,
ces hommes terribles qui devaient bouleverser
le monde, et que l'ombre glorieuse du feld-
maréchal Wurmser suffit pour disperser. Vous
les avez vus plier les reins et allouger les jam-
bes! Combien de fois ne vous ai-je pas dit que
toutes leurs grandes entreprises finiraient par
une débâcle? Mauser, Koll'el, l'ai-je dit?
— Eh oui, vous l'avez dit! répondit le mau-
ser, mais ce n'est pas une raison pour crier si
fort. Voyons, monsieur Richter, asseyez-vous
et faites venir une bouteille de vin ; Koffel et
moi nous avons payé chacun la nôtre. Voiîà le
principal. »
M. Richter s'assit, et moi je m'en allai chjz
nous. Il pouvait être alors sept heures; l'allée
était balayée, les vitres remises. J'entrai d'abord
dans la cuisine, et Lisbeth, en me voyant, s'écria:
« Ah ! le voici 1 •
Elle ouvrit la porte de la chambre en disant
plus bas :
« Monsieur le docteur, l'enfant est là.
— C'est bon, dit l'oncle assis à table, qu'il
entre. »
Et comme j'allais parler haut :
« Chut! fit-il en me montrant l'alcôve; as-
siedstoi, tu dois avoir bon appétit?
— Oui, mon oncle.
— D"où vions-tu?
—J'ai été voir le village.
— C'est bien, Frit7.el; tu m'as donné de l'in-
quiétude, mais je suis content que tu aies vu
ces misères. »
Lisbeth vint alors m'apporter une bonne
assiettée de soupe, et, tandis que je mangeais,
l'oncle ajouta :
« Tu connais la guerre, maintenant. Sou- ,
viens-toi de ces choses, Fritzel, pour les mau-
dire. C'est une bonne instruction; ce qu'on a
vu jeune nous reste toute la vie. »
Il se faisait ces réflexions à lui-même ; moi,
j'allais toujours mon train, le nez dans mon
assiette. Après la soupe, Lisbeth me servit d(;s
légumes et de la viande; mais au moment où
je prenais ma fourchette, voilà que j'aperçois,
assis près de moi sur le plancher, un être im-
mobile qui me regardait. Gela me saisit.
« No crains rien, Fritzel, », me dit l'oncle en
souriant.
Alors je regardai, et je reconnus que c'était
le chien de la canlinière. Il se tenait là grave-
ment, le nez en l'air, les oreilles pendantes,
m'observant d'un œil attentif à travers ses
poils frisés.
« Bonnq-lui de tes légumes, et vous serez
bientôt bons amis, » dit l'oncle.
Il lui fit signe d'approcher; le chien vint
s'asseoir près de sa chaise, et parut bien con-
tent des petites tapes que l'oncle lui donnait
sur la tête. 11 lapa le fond de mon assiette, puis
se remit à me regarder d'un air grave.
Vers la fin du souper, j'allais me lever, quand
des paroles confuses s'entendirent dans l'al-
côve. L'oncle prêtait l'oreille; la femme parlait
extrêmement vile et bas. Ces paroles confuses,
mystérieuses, au milieu du silence, m'émurent
plus que tout le reste; je me sentis pâlir. L'on-
cle, le front penché, me regardait, mais sa
pensée était ailleurs : il écoutait. Le chien ve-
nait aussi de se retourner.
Dans la foule des paroles que disait cette
femme, quelques-unes étaient plus fortes ;
B Mon père.... Jean... .tués.... tous.... tous....
la patrie!... »
2/i
ROMANS NATIONAUX
H onntempla quelaues instants cette malheureuse. (Page 21.)
En regardant l'oncle, je voyais qu'il avait les
yeux troubles et que ses joues tremblaient. 11
prit la lampe sur la table et s'approcha du lit.
Lisbeth entrait pour desservir ; il se retourna
et lui dit :
■ Voici que la fièvre commence. »
Puis il écarta les rideaux; Lisbeth le suivit.
Moi je ne bougeais pas de ma-chaise ; je n'avais
plus faim. La femme se tut un instant. Je
voyais l'ombre de l'oncle et celle de Lisbeth
sur les rideaux ; l'oncle tenait le bras de la
femme. Le chien était avec eux dans l'alcôve.
Moi, seul dans la salle noire, j'avais peur. La
femme se mit à parler plus haut; alors il me
sembla que la salle devenait plus noire, et je
me rapprochai de la lumière. Mais, au même
instant, quelque chose parut se débattre; Lis-
beth, qui tenait la lampe, recula, et la fernme,
toute pâle, les yeux ouverts, se dressa en criant:
' Jean.... Jean.... défends-toi.... j'arrive! »
Puis elle ouvrit la bouche, jeta un grand cri :
« Vive la République ! » et retomba.
L'oncle ressortit bouleversé en disant :
« Lisbeth, vite, vite, monte là-haut.... dans
l'armoire.... la fiole grise à bouchon de verre...
Dépêche-toi! »
Et il rentra.
Lisbeth courait; moi je me tenais à la basque
de l'oncle. Le chien grondait, la femme était
étendue comme morte.
La vieille servante revint avec la fiole; l'oncle
regarda et dit d'une voix brève :
• C'est cela, une cuiller. »
Je courus chercher ma cuiller; il l'essuya,
t Liuïnl t, xuc du f).ic, 3tl.
MADAME THKRESE
25
Ainsi, Maiiscr, (lisait l'oncle, la nuit s'est bien passée? » (l'a;je 27.)
versa quelques gouttes dedans, puis, relevant
ia fête de la femme, il lui fit prendre ce qu'il y
avait mis, en disant avec une douceur exlrèmo :
■ Allons, allons, du courage, mou enfant....
du courage »
Je ne l'avais jamais entendu parler d'une voix
si douce, si tendre; mon cœur en était serré.
La femme soupira doucement, et l'oncle
retendit sur le lit en relevant l'oreiller. Après
quoi il ressortit tout pâle et nous dit :
« Allez dormir, laissez-moiseul... je veillerai.
— Mais, monsieur le docteur, fit Lisbeth,
déjà la nuit dernière....
— Allez vous coucher, répéta l'oncle d'un
ton fâché ; je n'ai pas le temps d'écouter votre
liavardage. Au nom du ciel, laissez-moi tran-
quille.. . ceci peut devenir sérieux. »
Il nous fallut bien obéir.
En montant l'escalier, Lisbeth, toute tren:-
blante, me dit :
« As-tu vu cette malheureuse, Fritzel? Elle
va peut-être mourir eh bien! la voilà qui
pense encore à sa République du diable. Ces
gens-là sont de véritables sauvages. Tout ce
que nous pouvons faire , c'est de prier que
Dieu leur pardonne. »
Elle se mit donc à prier.
Je ne savais que penser de tout cela. Mais
après avoir tant couru et m'être crotté jus-
qu'à l'échiné, une fois au lit, je m'endormis
si profondément, que le retour des Répubhcains
eux-mêmes, leurs feux de peloton et de batail-
lon n'auraient pu m'éveiller avant dix heures
du malin.
m
•^0
ROMANS NATIONAUX.
VI
I.e lendemain du départ des Républicains ,
tout le village savait déjà qu'une Française
était chez Toncle Jacob, qu'elle avait reçu un
coup de pistolet et qu'elle en reviendrait diffi-
cilement. Mais comme il fallait réparer les toits
des maisons , les portes et les fenêtres, chacun
avait bien assez de ses propres affaires sans
s'inquiéter de celles des autres, et ce u'est
que le troisième jour, quand tout fut à peu près
remis en bon état, que l'idée de la femme re-
vint aux gens.
Alors aussi Joseph Spick répandit le bruit
que la Française devenait furieuse, et qu'elle
criait : « Vive la République ! » d'une façon
terrible.
Le gueux se tenait sur le seuil de son caba-
ret, les bras croisés, l'épaulé au mur, ayant
l'air de fumer sa pipe, et disant aux passants :
«Hé! Nickel... Yokel... écoute... écoute,
comme elle crie! N'est-ce pas abominable? Est-
ce qu'on «ïievrait souffrir cela dans le pays? »
L'oncle Jacob, le meilleur homme du monde,
en vint à ce point d'indignation contre Spick,
qtie je l'entendis répéter plusieurs fois qu'il
méritait d'être pendu.
Malheureusement on ne pouvait nier que la
femme ne parlât de la France, de la République
et d'autres choses contraires au bon ordre;
toujours ces idées lui revenaient à l'esprit, et
cela nous mettait dans un embarras d'autant
plus grand, que toutes les commères, toutes
les vieilles Salomé du village arrivaient à la
file chez nous, l'une le balai soiis le bras, la
jupe retroussée; l'autre ses aiguilles à tricoter
dans les cheveux, le bonnet de travers ; l'autre
apportant son rouet d'un air sentimental ,
comme pour filer au coin de l'âtre. Celle-ci ve-
nait emprunter un gril, celle-là acheter un pot
de lait caillé , ou demander un peu de levure,
pour faire le pain. Quelle misère ! notre allée
avait deux pouces de boue amassés pai^ leurs
sabots.
Et pendant que Lisbeth lavait ses assiettes
ou regardait dans ses marmites, il fallait les en-
tendre jacasser, il fallait les voir arriver, se
faire la révérence et se donner des tours de
reins agréables.
• lié! bonjour donc, mademoiselle Lisbeth.
Qu'il y a de temps qu'on ne vous a vue!
—Ah! c'est mademoiselle Oursoula! Dieu du
ciel ! que vous me faites plaisir! Asseyez-vous
donc, mademoiselle Oursoula, •
— Oh ! vous êtes trop bonne, trop bonne, ma-
demoiselle Lisbeth... Un beau temps, ce malin?
— Oui, mademoiselle Oursoula, un très-beau
temps... c'est un temps délicieux pour les
rhumatismes.
— Délicieux, et pour les rhumes aussi.
—Ah ! oui, et pour toutes sortes de maladies.
Comment va le rhumatisme de monsieur le
curé, mademoiselle Oursoula?
— Eh! Seigneur Dieu! comment peut-il al-
ler? Tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Hier
c'était dans l'épaule, aujourd'hui c'est dans les
reins. Ça voyage. Toujours souffrant, toujours
souffrant!
— Ah! j'en suis désolée... désolée!
— Mais à propos, mademoiselle Lisbeth, vous
allez dire que je suis bien curieuse, mais on en
parle dans tout le village ; votre dame fran-
çaise est toujours malade?
— Ah! mademoiselle Oursoula, ne m'en par-
lez pas; nous avons eu une nuit... une nuit!...
—Est-ce possible? Comment! celte pauvi'C
dame ne va pas mieux? Que me dites-vous là? >
El l'on joignait les mains, et l'on se penchait
d'un air de commisération, et l'on roulait les
yeux en se balançant la tête.
Les deux premiers jours, l'oncle, pensant
que cela finirait lorsque la curiosité de ces gens
serait satisfaite, ne dit rien. Mais voyant que
cela se prolongeait, un beau matin que la
femme avait beaucoup de fièvre, il entra brus-
quement dans la cuisine, et dit à ces vieilles,
d'un ton de mauvaise humeur :
« Que venez-vous faire ici? Pourquoi ne
restez-vous pas chez vous? N'avez-vous pas
d'ouvrage à la maison? Vous devriez rougir de
passer ainsi votre existence à bavarder, comme
de vieilles pies, à vous donner. des airs de
grandes dames, quand vous n'êtes que des
servantes! C'est ridicule, et cela m'ennuie
beaucoup.
— Mais, dit l'une d'elles, je viens acheter un
pot de lait,
— Faut-il deux heures pour acheter un pot
de lait? répondit Toncle vraiment fâché. Lis-
beth, donne-lui son pot de lait, et qu'elle s'en
aille avec les autres. Je suis las de tout cela. Je
ne souffrirai pas qu'on vienne m'épier, et
prendre de fausses nouvelles chez moi, pour
les répandre dans tout le pays. Allez, et ue
revenez plus. » * ,
Les commères s'en allèrent toutes honteuses.
MADAME THERESE.
27
Ce jour-là, l'oncle eut encore une grande
discussion. M. llichter s'étant permis de lui
dire qu'il avait tort de s'intéresser à des étran-
gers, vernis dans le pays pour piller, et surtout
à cette femme, qui no devait pas être grand'-
chose, puisqu'elle avait suivi des soldats, il
l'écouta froidement, et finit par lui répondre :
« Monsieur Richter, quand j'accomplis un
devoir d'humanité, je ne demande pas aux
gens : « De quel pays ôtes-voiis? Avez-vous les
mêmes croyances que moi ? Êtes-vous riches
ou pauvres? Pouvez-vous me rendre ce que je
vous donne? » Je suis les mouvements démon
cœur, et le reste m'importe peu. Que cette
femme soit française ou allemande, qu'elle ait
des idées républicaines ou non, qu'elle ait suivi
des soldats par sa propre volonté, ou qu'elle ait
été réduite à le faire par besoin, cela ne m'in-
quiète pas. J'ai vu qu'elle allait mourir, mon
devoir était de lui sauver la vie; et maintenant
mon devoir est de continuer, avec la grâce de
Dieu, ce que j'ai l)ien fait d'entreprendre.
Quant à vous, monsieur Richter, je sais que
vous êtes un égoïste, vous n'aimez pas vos
semblables; au lieu de leur rendre service,
vous cherchez à tirer d'eux des avantages per-
sonnels. C'est le fond de votre opinion sur
toutes choses. Et comme de telles opinions
m'indignent, je vous prie de ne plus mettre les
I pieds chez moi. »
Il ouvrit la porte, et M. Richter ayant voulu
répliquer, sans l'entendre il le prit poliment
par le bras et le mit dehors.
Le mauser, Koffel et moi nous étions pré-
sents, et la fermeté de l'oncle Jacob en cette
circonstance nous étonna, car jamais nous ne
l'avions vu plus calme et plus résolu.
Il ne conserva que le mauser et Koffel pour
amis; chacun à son tour veillait près de la
f(;uane, ce qui ne les empêchait pas d'aller à
leurs afl'aires pendant la jouinée.
Dès lors la tranquillité fut rétablie chez
nous.
Or, \m matin, en m'éveillant, je vis que l'hi-
ver était venu; sa blanche lumière remplissait
ma petite -chambre; de gros flocons de neige
descendaient du ciel par myriades, et tourbil-
lonnaient contre mes vitres. Dehors régnait le
silf;nce, pas une âme ne courait dans la rue,
tout le monde avait tiré sa porte, les poules se
faisaient, les chiens regardaient du fond de
leurs niches, et dans les buissons voisins, les
pauvres verdiers, grelottant sous leurs plumes
ébouriffées, jetaient ce cri plaintif de la misère,
qui ne finit qu'au printem[is.
Moi, kî coude sur l'oreiller, les yeux éblouis,
recaiduhf la neige s'amonceler au bord des
es fenêtres, je me figurais tout cela, et je
revoyais aussi les hivers passés : la lueur de
noli'e grand fourneau s'avançant et reculant le
soir sur le plancher, le mauser, Koffel etl'oncle
Jacob autour, le dos courbé, fumant leur pipe
et causant de choses indifférenies. J'entendais
le rouet de Lisbeth bourdonner dans le silence,
comme les ailes cotonneuses d'un papillon de
nuit, et son pied marquer la mesure de la com-
plainte qne chante la bûche verte au milieu du
foyer. Puis dehors, je me représentais les glis-
sades sur la rivière, les parties de traîneau, la
bataille à pelotes do neige, les éclats de rire, la
vitre cassée qui tombe , la vieille grand'mére
qui cric du fond de l'allée, tandis que la bande
se disperse, les talons aux épaules.
Tout cela , dans une seconde , me revint à
l'esprit, et, moitié triste, moitié content, je me
dis : « C'est l'hiver! »
Puis, songeant qu'il devait faire bon être
assis en face de l'âtre , devant une soupe à la
farine, comme les apprêtait Lisbeth, je sautai
de mon lit et je m'habillai bien vite , tout fri-
leux. Après quoi, sans prendre le temps do
mettre la seconde manche de ma veste, je des-
cendis l'escalier, roulant comme une boule.
Lisbeth balayait l'allée. La porte de la cui-
sine était ouverte; aussi, malgré le beau feu
qui dansait autour de la crémaillère, je me dé-
pêchai d'entrer dans la chambre.
L'oncle Jacob venait de rentrer d'une visite;
sa grosse houppelande fourrée de renard et son
bonnet de loutre étaient pendus au mur, et ses
grosses bottes debout près du fourneau ; il pre-
nait un petit verre de kirschenwasser avec le
mauser, qui avait veillécettenuit-là.Tousdeux
semblaient de bonne humeur.
« Ainsi, mauser , disait l'oncle, la nuit s'est
bien passée ?
— Très-bien, monsieur le docteur, nous avons
tous dormi : la femme dans son lit , moi dans
le fauteuil, et le chien sous le riduaxi. Persimne
n'a remué. Ce matin, en ouvrant la fenêtre, j'ai
vu le pays aussi blan'' que Ilans Wurst, lors-
qu'il sort de son sac de farine ; tout cela s'était
fait sans bruit. Et comme j'ouvrais la fenêtre,
vous remontiez déjà la rue; j'avais envie do
vous crier « bonjour! » mais la femme dormait
encore, je n'ai pas voulu l'éveiller.
— Bon, bon, vous avez bien fait. A votre
santé, mauser!
— A la vôtre, monsieur le docteur ! »
Ils humèrent d'un trait leurs petits verres, et
les remirent sur la table en souriant.
• Tout va bien, reprit l'oncle, la blessure so
forme, la fièvre diminue; mais les forces man-
quent encore, le pauvre être a perdu trop do
sang. Enfin, enfin, tout cela reviendra. »
« Je m'étais assis près du fourneau. Le chien
ROMANS NATIONAUX.
sortit alors de l'alcôve et vint caresser ronde,
qui, le regardant, se prit à dire :
« Quelle bonne bête! Tenez, mauser, est-ce
qu'on ne dirait pas qu'il nous comprend? Est-ce
(ju'il ne paraît pas plus joyeux ce matin ? On ne
ni'ôtera jamais de l'esprit que ces animaux
comprennent bien des choses: s'ils ont moins
de jugement que nous, ils ont souvent plus de
cœur.
— C'est clair , fit le mauser. Moi , tout le temps
de la fièvre, je ne regardais que le chien et je
pensais : « Il est triste, ça va mal ! — Il est gai,
ça va bien ! • Ma foi, je suis comme vous, mon-
sieur le docteur, j'ai beaucoup de confiance dans
l'esprit des animaux.
— Allons, mauser, reprit l'oncle, encore un
petit verre, il fait froid dehors, et le vieux kir-
schenwasser vous réchauffe comme un rayon
de soleil. •
Il ouvrit le buff'et, apporta la miche et deux
couteaux, et dit :
• Cassons une croûte. »
Le mauser inclinala tête, etl'oncle me voyant,
dit en souriant :
« Ph bien, Fritzel, les pelotes de neige et les
glissades vont recommencer ! Est-ce que cela
ne te réjouit pas?
— Si, mon oncle.
— Oui... oui... amuse-toi, on n'est jamais
plus heureux qu'à ton âge, garçon ; mais sur-
tout ne fais pas tes pelotes trop dures. Ceux
qui serrent trop leurs pelotes ne veulent pas
s'amuser, ils veulent faire du mal : ce sont de
méchants drôles.
— lié ! dit le mauser en riant , moi , mon-
sieur le docteur, je serrais toujours mes pe-
lotes.
— Et voilà le tort que vous aviez, mauser,
répondit l'oncle ; cela prouve que, dans voti-e
nature, il se trouvait un fond de malice. HtJ-
reusement vous avez vaincu cela par la raison.
Je suis sûr que vous vous repentez d'avoir trop
serré vos pelotes.
— Oh oui ! fit le mauser, ne sachant que
répondre, quoique les autres les aient aussi
serrées.
— On ne doit jamais s'inquiéter des autres ;
il faut faire ce que le bon cœur nous commande,
dit l'oncle. Tous les hommes sont naturelle-
ment bons et justes, mais le mauvais exemple
les entraîne. •
Comme nous causions ainsi, quelques paroles
î'entendirent dans l'alcôve; tout le monde se
tut, prêtant l'oreille.
' Ceci, mauser, murmura l'oncle, n'est plus
la voix du délire , c'est une voix faible, mais
naturelle. »
Et se levant, il écarta les rideaux. Le mauser
et moi nous étions derrière lui, le cou tendu.
La femme, bien pâle et bien maigre, semblait
doriisir; on l'entendait à peine respirer. Mais
au bout d'un instant elle ouvrit les yeux, et
nous regarda l'un après l'autre, comme éton-
née, puis le fond de l'alcôve, puis les fenêtres
blanches de neige , l'armoire , la vieille hor-
loge, puis le chien qui s'était dressé, la patte
au bord du lit. Cela dura bien une minute;
enfin elle referma les yeux, et l'oncle dit tout
bas :
• Elle est revenue à elle.
— Oui, fit le mauser du même ton, elle nous
a vus, elle ne nous connaît pas, et maintenant
elle songe à ce qu'elle vient de voir. »
Nous allions nous retirer, quand la femme
rouvrit les yeux, et, faisant un effort, voulut
parler. Mais alors l'oncle, élevant la voix, lui
dit avec bonté :
« Ne vous agitez pas, madame, soyez calme,
n'ayez aucune inquiétude... Vous êtes chez des
gens qui ne vous laisseront manquer de rien...
Vous avez été malade,., maintenant vous allez
mieux... Mais, je vous en prie, ayez confiance...
vous êtes chez des amis... chez de véritables
amis. »
Pendant qu'il parlait, la femme le regardait
de ses grands yeux noirs; on voyait qu'elle le
comprenait. Mais, malgré sa recommandation,
après un instant de silence, elle essaya de par-
ler encore et dit tout bas :
• Le tambour... le petit tambour... •
Alors l'oncle, regardant le mauser, lui de-
manda :
« Comprenez-vous? •
Et le mauser, portant la main à sa tête, dit :
« Un restant de fièvre, docteur, un petit res-
tant ; cela passera. »
Mais la femme , d'un accent plus fort , ré-
péta :
« Jean... le petit tambour! »
Je me tenais sur la pointe des pieds, fort at-
tentif ; et l'idée me vint tout à coup qu'elle par-
lait du petit tambour que j'avais vu couché sous
notre hangar, le jour de la grande bataille. Je
me rappelai qu'elle le regardait aussi de la fe-
nêtre en face, en raccommodant sa petite cu-
lotte, et je dis :
« Oncle, elle parle peut-être du petit tambour
qui était avec les Républicains. »
Aussitôt la pauvre femme voulut se re-
tourner :
« Oui... oui... fit-elle, Jean... mon frère!
—Restez, madame, dit l'oncle, ne faites pas
de mouvement; votre blessure pourrait se
rouvrir. Mauser, approchez la chaise. »
Et me prenant sous les bras , il m'éleva de-
vant elle en me disant :
MADAME THÉRÈSE.
29
« Raconte à madane ce que tu sais, Fritzel.
Tu te rappelles le petit tambour?
— Oh! oui; le matin de la bataille, il était
couché sous notre hangar, le chien sur ses
pieds; il dormait, je me le rappelle bienl lui
répondis-je tout troublé , car la femme me re-
gardait alors jusqu'au fond de l'âme, comme
elle avait regardé l'oncle.
— Et ensuite, Fritzel?
— Ensuite, il était avec les autres tambours,
au milieu du bataillon, quand les Croates sont
arrivés. Et tout à la fin, quand on a mis le feu
dans la rue, et que les Républicains sont par-
tis, je l'ai revu derrière.
— Blessé? fit la femme d'une voix si faible,
qu'on pouvait à peine l'entendre.
— Ohl non ; il avait son tambour sur l'épaule
et pleurait en marchant, et un autre plus grand
lui disait : « Allons, courage, petit Jean, cou-
rage! » Mais il n'avait pas l'air d'entendre... il
avait les joues toutes mouillées-
— Tu es bien sûr de l'avoir vu s'en aller,
Fritzel? demanda l'oncle.
— Oui, mon oncle : il me faisait de la peine;
je l'ai regardé jusqu'au bout du village. •
Alors la femme referma les yeux, et nous en-
tendîmes qu'elle sanglotait intérieurement.
jDes larmes lui coulaient le long des joues,
l'une après l'autre , sans bruit. C'était bien
triste, et l'oncle me dit tout bas :
t Descends, Fritzel, il faut la laisser pleurer
sans gêne. »
Mais comme j'allais descendre, elle étendit
la main, et me retint en murmurant quelques
paroles. L'oncle Jacob la comprit et lui de-
manda :
« Vous voulez embrasser l'enfant?
—Oui, » fit-elle.
Il me pencha sur sa figure ; elle m'embrassa
en sanglotant toujours. Moi , je m'étais mis
aussi à pleurer.
« C'est bon, fit l'oncle, c'est bon. Il vous faut
maintenant du calme, madame; il faut tâcher
de dormir, la santé vous reviendra.-.. Vous re-
verrez votre jeune frère... Du courage i »
11 m'emmena dehors et referma les rideaux.
Le mauser se promenait de long en large
dans la salle; il avait la figure rouge et dit :
« Ça, monsieur le docteur, c'est une brave
femme, une honnête femme... qu'elle soit ré-
publicaine ou tout ce qu'on voudra... celui qui
penserait le contraire ne serait qu'un gueux.
— Oui, répondit l'oncle, c'est une nature gé-
néreuse, je l'ai reconnu tout de suite à sa
figure. Il est heureux que Fritzel se soit rap-
pelé l'enfant. La pauvre femme avait une
grande inquiétude. Je comprends maintenant
pourquoi ce nom do Jean revenait toujours
dans son délire. Tout ira mieux, mauser. tout
ira mieux, les larmes soulagent. »
Jls ^sortirent ensemble dans l'allée; je les
entendis encore causer de ces choses sur le seuil
de la maison.
Et comme je m'étais assis derrière le four-
neau, etqueje m'essuyais les joues du revers de
la manche , tout à coup je vis le chien près de
moi , qui me regardait avec douceur. Il me
posa la patte sur le genou et se mit à me ca-
resser; pour la première fois, je pris sa grosse
tête frisée entre mes bras, sans crainte. Il me
semblait que nous étions amis depuis longtemps
et que je n'avais jamais eu peur de lui.
En levant les yeux au bout d'une minute,
j'aperçus l'oncle quivenait d'entreret qui m'ob-
servait en souriant.
« Tu vois, Fritzel, comme le pauvre animal
t'aime, dit-il ; maintenant il te suivra, car il a
reconnu ton bon cœur. »
Et c'était vrai, depuis ce jour le caniche ne
refusa plus de m'accompagner ; au contraire,
il me suivait gravement dans tout le village, ce
qui me rendait encore plus fier que Zaphéri
Schmouck avec son pistolet de uhlan ; il s'as-
seyait près de ma chaise pour lécher mes as-
siettes, et faisait tout ce que je voulais.
VII
La neige ne cessa point de tomber ce jour-là
ni la nuit suivante; chacun pensait que les
chemins de la montagne en seraient encom-
brés, et qu'on ne reverrait plus ni les uhlans ni
les Républicains : mais un petit événement vint
encore montrer aux gens les tristes suites de
la guerre, et les faire réfléchir sur les malheurs
de ce bas monde.
C'était le lendemain du jour où la femme
avait repris connaissance, entre huit et neuf
heures du matin. La porte de la cuisine restait
ouverte, pour laisser entrer la chaleur dans la
salle. Je me tenais à coté de Lisbeth, qui battait
le beurre auprès de l'âtre. En tournant un peu
la tête, je voyais l'oncle assis près de la fenêtre
blanche; il lisait l'almanach, et souriait de
temps en temps.
Le chien Scipio était assis près de moi, fixe
et grave, et comme je goûtais à chaque instant
la crème qui sortait de la baratte, il bâillait
d'un air mélancolique-
« Mais, Fritzel,disait Lisbeth, à quoi penses-
tu donc? Si tu manges toute la crème, nous
n'aurons plus de beurre. »
30
ROMANS NATIONAUX.
Dans la salle l'horloge marchait lentement;
dehors le silence étiiit absolu.
Gela durait depuis une demi-heure, et Lisbeth
venait do mettre le beui-re frais sur une assielle,
lorsque des voix s'entendirent dans la rue; puis
la porte de l'allée s'ouvrit, des pieds chargés
de neige battirent les dalles du vestibule. L'on-
cle raccrocha son almanach au mur; il regar-
dait vers la porte, quand le bourgmestre Meyer
entra, son bonnet de laine frisée, à double
gland, tiré-sur les oreilles, le collet de sa casa-
que tout blanc de givre, et les mains fourrées
dans ses moufles de peau de lièvre jusqu'aux
coudes.
« Salut, monsieur le docteur, salut! dit le
gros homme. J'arrive par un temps de neige ;
mais que voulez-vous, il le faut, il le fauti »
Alors secouant ses moufles , qui restèrent
pendues à son cou par une ficelle, il releva son
bonnet et reprit :
« Un pauvre diable, monsieur le docteur, est
éienJu dans le bûcher de Réebock, derrière un
las de fagots. C'est un soldat, ou bien un capo-
ral, ou bien un }iauptmann',ie ne sais pas au
juste. Il se sera retiré là, pour mourir sans
trouble pendant le combat. A celle heure, il
faudrait diesser l'acte mortuaire; je ne peux pas
vérifier de quoi cet homme est mort; cela n'en-
tre pas dans mes attributions.
—C'est bien, bourgmestre, dit l'oncle en se
levant, j'arrive. Wais il faudrait encore un té-
moin. '
—Michel Furst est dehors, dit le bourgmes-
tre; il m'attend sur la j;orte. Quelle neige ! quelle
neige! jusqu'aux gmoiix, monsieur le docteur.
Ça fera du bien aux semailles, et aux armées
de Sa Majesté, qui vont prendre leurs quartiers
d'hiver. Que Dieu les bénisse! .l'aime mieux
' qu'elles les prennent du côté de Kaiserslautern
qu'ici : on ua jamais de meilleur ami que soi-
même. »
Tamlis que le bourgmestre se faisait ces
réflexions, l'oncle metlait ses^ bottes, sa grosse
houppelande et sou bonnet de loutre. Après
quoi il dit :
« M'y voilà! •
Ils sortirent, et, malgré les prières de Lisbeth,
qui voulait me retenir, je n'eus rien de plus
pressé que de m'cchapper et do les suivre à la
piste; la curiosité du diable m'avait repris : je
voulais voir le soldat.
L'oncle Jacob, le bourgmestre et Furst mar-
chaient seuls daus la rue déserte; mais à me-
sure qu'ils avançaient, desfiguresseinonti'aient
aux vitres des maisons , et l'on entendait des
poitcs s'ouvrir au loin. Los gens, voyant pas-
• Capitaine.
ser le bourgmestre, le m.édecin et le ganJe
champêtre, pensaient qu'il devait y avoir quel-
que chose d'extraordinaire; plusieurs même
sortaient, mais ne découvrant rien, ils ren-
traient aussitôt.
En arrivant à la maison de Réebock, — l'une
des plus vieilles du village, avec grange, écu-
ries et hangar derrière sur les champs, les éta-
bles de chaume tout moisi , à droite,- en arri-
vant là , le bourgmestre , Furst et l'oncle
entrèrent dans la petite allée sombre, aux.
dalles concassées.
Je les suivais, ils ne me voyaient pas.
Le vieux lléeboL'k , qui les avait vus passer
devant ses petites fenêtres, ouvrit la chambre,
pleine de vapeur comme une étuve, où se te-
naient la vieille grand'mère, ses deux fils et ses
deux brus.
Leur chien, au long poil gris et la queue traî-
nante, sortit aussi, et flaira Scipio qui me sui-
vait et qui se redres.sa fièrement, tandis que
l'autre tournait autour de lui pour faire con-
naissance.
« Je vais vous montrer, dit le vieux Réebock,
c'est là-bas, au fond... derrière la grange.
— Non, restez, père Réebock, réponditroncle;
il fait froid, vous êtes vieux; votre fils nous
montrera cela. »
Mais le fils, après avoir découvert le soldat,
s'était sauvé.
Le vieux marcha devant. Nous suivions à la
file. Il faisait extrêmement noir dans l'allée. En
passant nous vîmes l'éfable éclairée par une vitre
dans le toit , cinq chèvres aux mamelles gon-
flées, qui nous regardèrent de leurs yeux d'or,
et deux biquets, qui se mirent à chevi'oter
d'une voix plaintive et grêle; puis l'écurie, les
deux bœufs et la vache, avec leur râtelier ver-
moulu et leur litière de feuilles mortes. Les
animaux se retournèrent en silence.
Nous filions le long du mur; quelque chose
déboula sous mes pieds, c'était un lapin qui dis
parut sous la crèche ; Scipio ne bougea point
Plus loin nous arrivâmes à la grange, basse
encoinbrée de fiaille et de foin jusqu'au toit
Tout au fond nous vîmes une lucarne bleuâtre
donnant surle jaidin; un grand tas de bûches
et quelques fagots rangés-contre le mur rece-
vaient sa lumière ; i)lus bas tout était sombre.
Chose bizarre, dans la lucarne se tenaient
un coq et deux ou trois poules, la tête sous
l'aile, se détachant en i:oir sur cette lumière.
D'abord je ne vis pas grand'chose, à cause de
de l'obscurité. Tout le monde s'était arrêté. On
entendait les pcules caqueter tout bas.
« J'aurais peiït-êlre bien fait d'allumer la
lanterne, dit le vieux Ilêebock; on ne voitpaa
bien clair. »
MADAME THÉRÈSE.
o 1
Comme il parlait, j'aperçus à droite de la
lucarne, étendu couti-e le mur, entre deux fa-
gots, un grand manteau rouge, puis, en regar-
dant mieux, une tôle noire avec de longues
moustaches jaunâtres : le coq venait de sauter
de la lucarne et avait donné du jour.
Aioi-s la peur s'empara do moi; si je n'avais
pas senti Scipio contre ma jambe, je me serais
enfui.
« Je vois, fit l'oncle, je vois I »
El il s'approciia en disant :
• C'est un Croate. Voyons, Fnrst, il faudrait
le tirer un peu sur le devant. »
Mais Furst ne bougeait pas , ni le bourg-
mestre.
L'oncle alors tira l'homme par une jambo et
le fit glisser en pleine lumière : il avait la tote
couleur de brique, les yeux enfoncés , le nez
mince, les lèvres serrées, une toufio roussâtre
au menton.
L'oncle ouvrit la boucle du manteau, en re-
jetant les plis sur les bûches, et nous vîmes que
le Croate tenait son sabre à longue lame bleue
recourbée. Au côté giuiche de sa veste, une
_ large plaque noire indiquait qu'il avait sai-
gné là. L'oncle défit les boutons et dit :
« Il est mort d'un coup de baïonnette , sans
doute pi'nJant la dernière rencontre. 11 se sera
retiré de la bagarre. Ce qui m'étonne, père
lléebock, c'est qu'il n'ait pas frappé à votre
porte et qu'il soit venu mourir si loin.
— Nous étions tous cachés dans la cave, dit
le vieux ; la porte de la chambre était formée.
Nous avons entendu courir dans l'allée, mais il
y avait tant de bruit dehors! Je crois plutôt
que ce pauvre homme aura voulu se sauver à
travers la maison; malheureusement il n'y
avait pas de porte derrière. Un Républicain
l'aura suivi comme une bête sauvage, jusqu'au
fond do la grange. Nous n'avons pas vu de
sang dans l'allée. C'est ici, dans l'ombre, qu'ils
auront livré bataille; et l'autre, après lui avoir
donné ce mauvais Cdup, sera ressorti tranquil-
lement. Voilà ce que je pense. Sans cela nous
aurions trouvé du sang quelque part ; mais
personne n'a rien vu, ni dans l'étable, ni dans
l'écurie. Ce n'est que ce matin, quand nous
avons eu besoin de gros bois pour le fourneau,
que Sôpel, en entrant au bûcher , a découvert
le malheureux. •
En écoutant ces explications, chacun se re-
présentait le Républicain, avec sa grande ti-
gnasseen boudin et son grandchapcau à cornes,
poursuivant le Croate dans l'obscurité, et cela
faisait frémir.
• Oui, dit l'oncle en se redressant et regar-
dftrit le bonf-gmestfo d'un air triste, c'est ainsi
: •■ :',^;\\ (vi! •■■',"tre pass'ées les choses. •
Tout le monde devenait rêveur ; le silence,
auprès de ce mort, vous donnait froid.
« Enfin voilà le décès constaté, fit l'oncle au
bout d'un instant, nous pouvons partir. »
Puis se ravisant :
« Peut-être y aurait-il moyen de savoir quel
est cet homme I »
Il s'agenouilla de nouveau, mit la main dans
une poche de la veste et trouva des papiers. En
même temps il tira une chaînette de cuivre en
travers de la poitrine, et une grosse montre
d'argent sortit du gousset du pantalon.
« Tenez , voici la montre ^ dit-il au bourg-
mestre ; je garde les papiers pour dresser
l'acte.
—Gardez tout, monsieur le docteur, répondit
le bourgmestre; je n'aimerais pas emporter
dans ma demeure une montre qui a déjà mar-
qué la mort d'une créature de Dieu. .. non ! gar-
dez tout. Plus tard nous recauserons de cela.
Maintenant nous pouvons partir.
—Oui ; et vous pouvez aussi envoyer JelTer. »
L'oncle, m'apercevant alors, dit :
« Te voilà, Fritzel? Il faut donc que tu voies
tout? •
11 ne me fit pas d'autres reproches, et nous
rentrâmes ensemble à la maison. Le bourg-
mestre et Furst s'en étaient allés chez eux.
Tout en marchant, l'oncle parcourait les pa-
piers du Croate. En ouvrant la porto do noire
chambre, noua vîmes que la femme venait de
prendre un bouillon, les rideaux élaientencore
ouverts et l'assielle sur la table de nuit.
« Eh bien, madame, dit l'oncle Jacob en sou-
riant, vous allez mieux? •
Alors, elle, qui s'était retournée et qui le re-
gardait avec douceur de ses grands yeux noirs,
répondit :
t Oui, monsieur le docteur, vous m'avez
sauvée, je me sons revivre. »
Puis, au bout d'une seconde, elle ajouta d'un
ton plein de compassion :
« Vous venez encore de reconnaître une
malheureuse victime do la guerre I »
L'oncle comprit qu'elle avait tout outoiulu,
lorsque le bourgmestre était venu le prendre
une demi-heure avant.
« C'est vrai, dit-il, c'est vrai, madame; en-
core un malheureux qui ne reverra plus le toit
de sa maison, encore une pauvre mèie qui
n'embrassera plus son fils. »
La femme semblait émue et demanda tout
bas :
« C'est un des nôtres î
— Non, madame, c'est un Croate. Je viens de
lire en marchant une lettre que sa mère lui
écrivait il y a trois semaines. La pauvre femme
lui recommande de ne pas oublier ses prières
32
ROMANS NATIONAUX
'^'■-t^f^'-y-^'-
Alors Id peur s'empara de moi. U'aijo 31.)
du matin et du soir et de bien se conduire. Elle
lui parle avec tendresse, comme à un enfant.
C'était pourtant un vieux soldat, mais elle le
voyait sans doute encore tout rose et tout
blond, comme le jour où, pour la dernière fois,
elle l'avait embrassé en sanglotant. »
La voix de l'oncle, en parlant de ces choses,
s'attendrissait; il regardait la femme qui, de
son côté, semblait aussi touchée.
« Oui, vous avez raison, dit-elle, ce doit être
affreux d'apprendre qu'on ne verra plus son
enfant. Moi, du moins, j'ai la consolation de ne
pouvoir plus causer d'aussi grandes douleurs
à ceux qui m'aimaient. »
Alors elle détourna la tête, et l'oncle, devenu
très-grave, lui demanda :
« Vous n'êtes pourtant pas seule au monde?
— Je n'ai plus ni père ni mère, fit-elle d'une
voix basse ;■ mon père était chef du bataillon
que vous avez vu; j'avais trois frères, nous
étions tous partis ensemble en 92, de Féné-
trange en Lorraine. Maintenant trois sont
morts, le père et les deux aînés; il ne reste
plus que moi et Jean, le petit tambour. •
La femme, en disant cela, semblait prête à
fondre en larmes. L'oncle, le front penché, les
mains croisées sur le dos, se promenait de long
en large dans la chambre. Le silence reve-
nait.
Tout à coup la J'rançaise reprit :
« J'aurais quelque chose à vous demander,
monsieur le docteur?
— Quoi, madame?
— Ce serait d'écrire à la mère du malheu-
MADAME THERESE
33
« Portez armes ! » (Page 36.'
reux Croate. C'est terrible, sans doute, d'ap-
prendre la mort de son fils, mais de l'attendre
toujours, d'espérer pendant des années qu'il
reviendra, et de voir qu'il n'arrive pas, même
à la dernière heure, ce doit être plus cruel en-
core. •
Elle se tût, et l'oncle tout rêveur répondit :
• Oui... oui... c'est une bonne pensée ! Frit-
zel, apporte l'encre et le papier. Quelle misère,
mon Dieu ! dire qu'on annonce des choses pa-
reilles, et que ce sont encore de bonnes ac-
tions! Ah ! la guerre... la guerre! »
Il s'assit et se mit à écrire.
Lisbeth entrait alors pour mettre.la nappe;
elle déposa les assiettes et la miche sur le buf-
fet. Midi sonnait; la femme semblait s'être as-
soupie.
Enfin l'oncle finit sa lettre; il la plia, la ca-
cheta, écrivit l'adresse et me dit :
« Va, Fritzel, jette cette lettre à la boite, et
dépêche-toi. Tu demanderas aussi le journal à
la mère Eberhardt; c'est samedi, nous aurons
des nouvelles de la guerre. »
Je sortis en courant et je mis la lettre à la
boite du village. Mais le journal n'était pas ar-
rivé; Glémentz avait été retenu par les neiges,
ce qui n'étonna pas l'oncle, pareille chose arri-
vant presque tous les hivers.
17
17
34
ROMANS NATIONAUX.
VIII
En revenant de la poste, j'avais aperçu tout
au loin, dans la grande prairie communale,
derrière l'église, Ilans Aden, Frantz Sépel et
bien d'autres de mes camarades qui glissaient
sur le guévoir. On les voyait prendre leur élan
à la file, et partir comme des flèches, les reins
plies et les bras en l'air pour tenir l'équilibre ;
on entendait le bruit prolongé de leurs sabots
sur la glace et leurs cris de joie.
Comme mon cœur galopait en les voyant!
comme j'aurais voulu pouvoir les rejoindre !
Malheureusement l'oncle Jacob m'attendait
alors, et je rentrai la tête pleine de ce joyeux
spectacle. Pendant tout le dîner, l'idée de cou-
rir là-bas ne me quitta [las une srconde ; mais
je me gardai bien d'en parler à l'oncle, car il
me défendait toujours de glisser sur le guévoir,
à cause des accidents. Enfin, il sortit pour aller
faire une visite à M. le curé, qui souffrait de
ses rhuma'tismes.
J'attendis qu'il fût entré dans la grande rue,
puis je sifflai Scipio, et je me mis à courir jus-
qu'à la ruelle des Houx, comme un lièvre. Le
caniche bondissait derrière moi, et ce n'est que
dans la petite allée pleine de neige que nous
reprimes haleine.
Je croyais retrouver tous mes camarades sur
le guévoir, mais ils étaient allés dîner; je ne
vis, au tournant de l'église, que les grandes
glissades désertes. Il me fallut. donc glisser
seul, et, comme il faisait froid, au bout d'une
demi-heure j'en eus bien assez.
Je reprenais le chemin du village, quand
Ilans Aden, Frantz Sépel et deux ou trois au-
tres, les joues rouges, le bonnet de coton tiré
sur les oreilles et les mains dans les poches,
dôboucliôrtnt d'entre les haies couvertes de
givre.
« Tiens ! c'est toi, Fritzel ! me dit Ilans Aden;
tu t'en vas?
— Oui, je viens de glisser, et l'oncle Jacob
ne veut pas que je glisse ; j'aime mieux m'en
aller.
— Moi, dit Frantz Sépel, j'ai fendu mon sabot
sur la glace ce rr;.-ilin, et mon père l'a raccom-
modé. Voyez un peu. »
Il défit son sabot et nous le montra. Le père
Frantz Sépel avait mis une bande de tôle en
travers, avec (juatre gros clous à tête pointue.
Cela nous fit rire, et Frantz Sépel s'écria :
« Ça, ce n'est pas commode pour glisser!
Écoutez, allons plutôt en traîneau; nous mon-
terons sur l'Altenberg, et nous descendrons
comme le vent. »
L'idée d'aller en traîneau me parut alors si
magnifique, que je me voyais déjà dessus, des-
cendant la côte en trépignant des talons, et
criant d'une voix qui montait jus-qu'aux nua-
ges : « Himmclsfarth! Ilimmelsfartli! »
J'en avais des ébloui ssemcnts.
« Oui, dit Hans Aden; mais comment avoir
un traîneau?
— Laissez-moi faire, répondit Frantz Sépel,
le plus malin de nous tous. Mon père en avait
un l'année dernière ; mais il était tout ver-
moulu, la grand'mèrë en a fait du feu. C'est
égal, arrivez toujours. »
Nous le suivîmes pleins de doute et d'espé-
rance. Tout en descendant la grande rue, de-
vant chaque hangar nous faisions halte, le nez
en l'air, et nous regardions d'un œil d'envie
les schlittes * pendues aux poutres.
• Ça, disait Fun, c'est une belle sclUiltc, nous
pourrions tous y tenir sans gêne.
— Oui, répondait un autre, mais elle serait
trop lourde à traîner sur la côte : elle est en
bois vert.
— Eh! faisait Hans Aden, nous la prendrions
tout de même, si le père Gilzig voulait nous la
prêter; mais c'est un avare : il garde sa schlitte
pour lui seul, comme si les schlittes pouvaient
s'user.
— Arrivez donc ! » s'écriait Frantz Sépel, qui
marchait en avant.
Et toute la troupe se remettait en route. De
temps en temps on regardait Scipio, qui mar-
chait près de moi.
« Vous avez un beau chien, faisait Hans
Aden, c'est un chien français; ils ont de la
laine comme les moutons et se laissent tondre
sans lien dire. •
Frantz Sépel soutenait qu'il avait vu, l'année
précédente, à la foire de Kaiserslautern, un
chien français avec des lunettes et qui comptait
sur un tambour jusqu'à cent. Il devinait au.ssi
toutes sortes de choses, et la grand'mèrë Anne
pensait que ce devait être un sorcier.
Scipio, pendant ces discours, s'arrêtait et
nous regardait. J'étais tout fier de lui. Le pe-
tit Karl, le fils du tisserand, disait que si c'était
un sorcier, il pourrait nous faire avoir une
schlitte, mais qu'il faudrait lui donner son âme
* Traîneaux.
MADAME THERESE.
35
en échange, et pas un de nous ne voulait lui
donner son âme.
Nous allions donc ainsi, de maison en mai-
son, et deux heures sonnaient à l'église, lorsque
M, Richler passa sur son traîneau, en criant à
sa grande bique décharnée :
« Allez, Charlotte, allez! »
La pauvre bête allongeait ses hanches, et
M. Richter, contre son ordinaire, paraissait
tout joyeux. En passant devant la maison du
boucher Sépel, il cria :
• Bonne nouvelle, Sépel, bonne nouvelle! »
Il faisait claquer son fouet, et Hans Aden dit :
• M. Riclitor est un peu gris; il aura trouvé
quelque part du vin qui ne lui coûtait rien. »
Alors toute la bande rit de bon cœur, car tout
le village savait que Richter était un avare.
Nous étions arrivés au bout de la grande rue,
devant la maison du père Adam Schmitt, un
vieux soldat de Frédéric II, qui recevait une
petite pension pour acheter son pain et son ta-
bac, et de temps en temps du schnaps *.
Adam Schmitt avait fait la guerre de Sept
ans et toutes les campagnes de Silésie et de
Poniéi-anie. Maintenant il était tout vieux, et,
depuis la mort de sa sœur Rœsel, il vivait seul
dans la dernière maison du village, une petite
maison couverte de chaume, n'ayant qu'une
seule pièce en bas, une au-dessus et le toit
avec ses deux lucarnes. Elle avait aussi son
hangar sur le côté, derrière un réduit à porcs,
et vers le village, un petit jardin entouré de
haies vives, que le père Schmitt cultivait avec
soin.
L'oncle Jacob aimait ce vieux soldat; quel-
quefois, en le voyant passer, il frappait à la
vitre et lui criait : « Adam, entrez donc ! »
Aussitôt l'autre entrait, sachant que l'oncle
avait du véritable cognac do France dans une
armoire, et qu'il l'appelait pour lui en olliir
un petit verre.
Nous finies donc halte devant sa maison,
et Frantz Sépel, se penchant sur la haie, nous
dit:
« Regardez-moi ce traîneau. Je parie que le
père Schmitt nous le prêtera, pourvu que Frit-
zel' entre hardiment, qu'il motte la main à côté
de l'oreille du vieux^ et qu'il dise : « Père Adam,
prêtez-nous votre schlitte I » Oui, je parie qu'il
nous le prêtera, j'en suis sûr; seulement il faut
du courage. •
J'étais devenu tout rouge ; d'un œil je re-
gardais le traîneau, et de l'autre la pelite fe-
nêtre à ras de terre. Tous les camarades, au
coin de la maison, me poussaient par l'épaule
en disant :
• Eau-de-vie.
• Entre, il te le prêtera !
— Je n'ose pas, leur disais-je tout bas.
— Tu n'as pas de courage, répondait Ilans
Aden; à ta place, moi, j'entrerais tout de
suite.
— Laissez-moi seulement regarder un peu
s'il est de bonne humeur. •
Alors je me penchai vers la petite fenêtre,
et, regardant du coin de l'œil, je vis le père
Schmitt assis sur un escabeau, devant la pierre
de l'âtre, où brillaient quelques braises au mi-
lieu d'un tas de cendres. Il nous tournait le
dos; on ne voyait que sa longue échine, ses
épaules voûtées, sa petite veste de toile bleue,
qui ne rejoignait pas sa culotte de grosse toile
grise, tantelle était courte, sa touffe de cheveux
blancs tombant sur la nuque, son bonnet de
coton bleu, la houppe sur le front, ses larges
oreilles rouges écartées de la tête, et ses gros
sabots appuyés sur la pierre de l'âtre. Il fumait
sa pipe de terre, qui dépassait un peu de côté
sa joue creuse.
"Voilà tout ce que je vis, avec les dalles cas-
sées de la masure, et dans le fond, à gauche,
une sorte de crèche hérissée de paille. Cela ne
m'inspirait pas beaucoup de confiance, et je
voulais me sauver, lorsque tous les autres me
poussèrent dans l'allée en disant tout bas :
" Frilzel...Fritzel...il teleprêtera,'bicn sûîl
—Non !
—Si!
— Je ne veux pas. »
Mais Hans Aden avait ouvert la porte, et
j'étais déjà dans la chambre avec Scipio', les
autres, derrière moi, penchés, les yeux écar-
quillés, regardant et prêtant l'oreille.
Oh 1 comme j'aurais voulu m' échapper! Mal-
heureusement Fi'antz Sépel, du dehors, retenait
la porte à demi fermée; il n'y avait de place
que pour sa tête et celle de Hans Aden, debout
sur la pointe des i)ieds derrière lui.
Le vieux Schmitt s'était retouené :
« Tiens ! c'est Fritzel ! dit-il en se levant.
Qu'est-ce qui se passe donc? »
Il ouvrit la porte, et toute la bande s'enfuit
comme une volée d'étourneaux. Je restai seul.
Le vieux soldat me regardait tout étonné.
« Qu'est-ce que vous voulez donc, Fritzel? •
fit-il en prenant une braise sur l'âtre pour ral-
lumer sa pipe éteinte.
Puis, voyant Scipio, il le contempla grave-
ment, en tirant de grosses bouffées de tabac.
Moi, j'avais repris un peu d'assurance.
« Père Schmitt, lui dis-je, les autres veulent
que je vous demande votre traîneau, pour
descendre de l'Altenberg. »
Le vieux soldat, en face du caniche, clignait
de l'œil et souriait. Au lieu de répondre, il ne
36
ROMANS NATIONAUX.
gratta l'oreille en relevant son bonnet, et me
demanda :
« C'est à vous, ce chien, Fritzel?
— Oui, père Adam, c'est le chien de la femme
que nous avons chez nous.
— Ah bon ! ça doit être un chien de soldat; il
doit connaître l'exercice. »
Scipio nous regardait le nez en l'air, et le
père Schmitt, retirant la pipe de ses lèvres,
dit:
« C'est un chien de régiment ; il ressemble
au vieux Michel, que nous avions en Silésie. »
Alors, élevant la pipe, il s'écria : « Portez
armes ! » d'une voix si forte, que toute la ba-
raque en retentit.
Mais quelle ne fut pas ma surprise, de voir
Scipio s'asseoir sur son derrière, les pattes de
devant pendantes, et se tenir comme un véri-
table soldat!
« Ha ! ha ! ha ! s'écria le vieux Schmitt, je le
savais bien I »
Tous les camarades étaient revenus; les uns
regardaient par la porte entr'ouverte, les autres
par la fenêtre. Scipio ne bougeait pas, et le père
Schmitt, aussi joyeux qu'il avait paru grave
auparavant, lui dit :
« Attention au commandement de marche! »
Puis, imitant le bruit du tambour, et mar-
chant en arriére sur ses gros sabots, il se mit à
crier :
« Arche! Pan... pan... rantanplan... Une...
deusse...\]ne... deusse! •
Et Scipio marchait avec une mine grave
étonnante, ses longues oreilles sur les épaules
et la queue en trompette.
C'était merveilleux ; mon cœur sautait.
Tous les autres, dehors, paraissaient confon-
dus d'admiration.
« Halte ! » s'écria Schmitt, et Scipio s'arrêta.
Alors je ne pensais plus à la sclûitte; j'étais
tellement fier des talents de Scipio, que j'aurais
voulu courir à la maison, et crier à l'oncle :
« Nous avons un chien qui fait l'exercice I »
Mais Hans Aden, Frantz Sépel et tous les
autres, encouragés par la bonne humeur du
vieux soldat, étaient entrés, et se tenaient en
extase, le dos à la porte et le bonnet sous le
bras.
• En place, repos 1 dit le père Schmitt, et
Scipio retomba sur ses quatre pattes, en se-
couant la tête et se grattant la nuque avec une
patte de derrière, comme pour dire : « Depuis
deux minutes une puce me démange; mais on
n'ose pas se gratter sous les armes I •
J'étais devenu muet de joie en voyant ces
choses, et je n'osais appeler Scipio, de peur de
lui faire honte; mais il vint se ranger de lui-
même près de moi, modestement, ce qui me
combla de satisfaction; je me considérais en
quelque sorte comme un feld-maréchal à la
tète de ses armées; tous les autres me portaient
envie.
Le père Schmitt regardait Scipio d'un air
attendri; on voyait qu'il lui rappelait le bon
temps de son régiment.
« Oui, fit-il au bout de quelques instants,
c'est un vrai chien de soldat. Mais reste à savoir
s'il connaît la politique, car beaucoup de chiens
ne savent pas la politique. »
En même temps, il prit un bâton derrière
la porte et le mit en travers, en criant :
« Attention au mot d'ordre ! •
Scipio se tenait déjà prêt.
« Saute pour la République ! » cria le vieux
soldat.
Et Scipio sauta par-dessus le bâton, comme
un cerf.
« Saute pour le général Hoche ! »
Scipio sauta.
" Saute pour le roi de Prusse ! »
Mais alors Scipio s'assit sur sa queue d'un
air très-ferme, et le vieux bonhomme se mit à
sourire tout bas, les yeux plissés, en disant :
« Oui, il connaît la politique... hé ! hé ! hé !
Allons... arrive ! »
Il lui passa la main sur la tête, et Scipio pa-
rut très-content.
« Fritzel, médit alors le père Schmitt, vous
avez un chien qui vaut son pesant d'or; c'est
un vrai chien de soldat. »
Et, nous regardant tous, il ajouta :
« Puisque vous avez un si bon chien, je vais
vous prêter ma schliUc ; mais vous me la ra-
mènerez à cinq heures, et prenez garde de vous
casser le cou. »
Il sortit avec nous et décrocha son traîneau
du hangar.
Mon esprit se partageait alors entre le désir
d'aller annoncer à l'oncle les talents extraordi-
naires de Scipio, ou de descendre l'Altenberg
sur notre schlitte. Mais quand je vis Hans Aden,
Frantz Sépel, tous les camarades, les uns de-
vant, les autres derrière, pousser et tirer en
galopant comme des bienheureux, je ne pus
résister au plaisir de me joindre à la bande.
Schmitt nous regardait de sa porte.
« Prenez garde de rouler! » nous dit-il en-
core.
Puis il rentra, pendant que nous filions dans
la neige. Scipio sautait à côté de nous. Je vous
laisse à penser notre joie, nos cris et nos éclats
de rire jusqu'au sommet de la côte.
Et quand nous fûmes en haut, Hans Aden
devant, les deux mains cramponnées aux patins
recourbés, nous autres derrière, assis trois à
trois, Scipio au milieu, et que tout à coup la
MADAME THÉRÈSE.
37
schlitte partit, ondulant dans les ornières et
filant par-dessus les rampes : quel enthou-
siasme I
Ah ! l'on n'est jeune qu'une fois 1
Scipio, à peine le traîneau parti, avait passé
d'un bond par-dessus nos têtes. 11 aimait mieux
courir, sauter, aboyer, se rouler dans la neige
comme un véritable enfant, que d'aller eu
schlitte. Mais tout cela ne nous empêchait pas
de conserver un grand respectpour ses talents;
chaque fois que nous remontions et qu'il mar-
chait près de nous plein de dignité, l'un ou
l'autre se retournait, et, tout en poussant,
disait :
« Vous êtes bien heureux, Fritzel, d'avoir un
chien pareil ; Schmitt Adam dit qu'il vaut son
pesant d'or.
— Oui, mais il n'est pas à eux, criait un au-
tre il est à la femme. »
Cette idée que le chien était à la femme me
rendait tout inquiet, et je pensais : « Pourvu
qu'ils restent tous les deux à la maison I »
Nous continuâmes cà monter et à descendre
ainsi jusque vers quatre heures. Alors la nuit
commençait à se faire, et chacun se rappela
notrepromesse au père Schmitt. Nous reprîmes
donc le chemin du village. En approchant de
la demeure du vieux soldat, nous le vîmes de-
bout sur sa porte. Il nous avait entendus rire
et causer de loin.
« Vous voilà ! s'écria-t-il ; personne ne s'est
fait de mal ?
— Non, père Schmitt.
— A la bonne heure. »
Il remit sa schlitte sous le hangar, et moi,
sans dire ni bonjour ni bonsoir, je partis en
courant, heureux d'annoncer à l'oncle quel
chien nous avions l'honneur de posséder. Cette
idée me rendait si content, que j'arrivai chez
nous sans m'en apercevoir; Scipio était sur
mes talons.
• Oncle Jacob, m'écriai-je en ouvrant la
porte, Scipio connaît l'exercice ! le père Schmitt
a vu tout de suite que c'était un véritable chien
de soldat ; il l'a fait marcher sur les pattes de
derrière comme un grenadier, rien qu'en di-
sant : « Une... deusse! »
L'oncle lisait derrière le fourneau; en me
voyant si enthousiaste, il déposa son livre au
bord de la cheminée et me dit d'un air émer-
veillé :
« Est-ce bien possible, Fritzel? Comment!...
comment!...
— Oui ! m'écriai-je, et il sait aussi la poli-
tique : il saute pour la République, pour le
général Hoche, mais il ne veut pas sauter pour
le roi de Prusse. »
L'oncle alors se mit à rire, et, regardant la
femme, qui souriait aussi dans l'alcôve, le
coude sur l'oreiller :
• Madame Thérèse, dit-il d'un ton grave,
vous ne m'aviez pas encore parlé des beaux
talents de votre chien. Est-il bien vrai que Sci-
pio sache tant de belles choses?
— C'est vrai, monsieur le docteur, dit-elle en
caressant le caniche qui s'était approché du lit
et qui lui tendait la tête d'un air joyeux; oui,
il sait tout cela, c'était l'amusement du ba-
taillon; Petit-Jean lui montrait tous les jours
quelque chose de nouveau. N'est-ce pas, mon
pauvre Scipio, tu jouais à la drogue, tu remuais
les dés pour la bonne chance, tu battais la
diane ? Combien de fois notre père et les deux
aînés, à la grande halte, ne se sont-ils pas ré-
jouis de te voir monter la garde? Tu faisais
rire tout notre monde par ton air grave et tes
talents ; on oubliait les fatigues de la route au-
tour de toi, on riait de bon cœur ! »
Elle disait ces choses, tout attendrie,
d'une voix douce, en souriant un peu tout
de même. Scipio avait fini par se dresser,
les pattes au bord du lit, pour entendre son
éloge.
Mais l'oncle Jacob, voyant que madame Thé-
rèse s'attendrissait de plus en plus à ces sou-
venirs, ce qui ptuvait lui faire du mal, me
dit : "" '
« Je suis bien content, Fritzel, d'apprendre
que Scipio sache faire l'exercice et qu'il con-
naisse la politique; mais toi, qu'as-tu fait de-
puis midi?
— Nous avons été en traîneau sur l'Alten-
berg, oncle; le père Adam nous a prêvé sa
schlitte.
— C'est très-bien. Mais tous ces événements
nous ont fait oublier M. de BufTon et Klopstock ;
si cela continue, Scipio en saura bientôt plus
que toi. »
En môme temps il se leva, prit dans l'ar-
moire l'Histoire naturelle de M. de BufTon, et
posant la chandelle sur la table :
« Allons, Fritzel, me dit-il, souriant en lui-
même de ma mine longue, car je me repentais
d'être revenu si tôt, allons ! •
Il s'assit et me fit asseoir sur ses genoux.
Cela me parut bien amer, de me remettre à
M. de BufTon après huit jours de bon temps;
mais l'oncle avait une patience qui me forçait
d'en avoir aussi, et nous commençâmes la leçon
de français.
Cela dura bien une heure, jusqu'au moment
où Lisbeth vint mettre la nappe. Alors, en nous
retournant, nous vîmes que madame Thérèse
s'était assoupie. L'oncle ferma le livre et tira
les rideaux, pendant que Lisbeth pinçait les
couverts.
38
ROMANS NATIONAUX.
IX
Ce même soir, après le souper, l'oncle Jacob
fimiait sa pipe en silence derrière le fourneau.
Moi, je sôcliais le bas de mon pantalon, assis
devant la petite porte de tôle, la tête de Scipio
entre les genoux, et je regardais le reflet rouge
de la flamme avancer et reculer sur le plan-
cher. Lisbeth avait emporlé la chandelle selon
son habitude; nous étions dans l'obscurité ; le
feu bourdonnait comme au temps des grands
froids, la pendule marchait lentement, et de-
hors, dans la cuisine, nous entendions la vieille
servante laver les assiettes sur l'évier.
Que d'idées me passaient alors par la tête !
Tantôt je songeais au soldat mort dans la
grange de Réebock, au coq noir de la lucarne;
tantôt au père Schmitt faisant faire l'exercice à
Scipio; puis à l'Altenberg, à la descente de
notre traîneau. Tout cela me revenait comme
im rêve ; les siflements plaintifs du feu me pa-
raissaient être la musiijue de ces souvenirs,
et je sentais tout doucement mes yeux se fer-
mer.
Gela durait depuis environ une demi-heure,
lorsque je fus réveillé par un bruit de sabots
dans l'allée, en même temps, la porte s'ou-
vrit, et la voix joyeuse du mauser dit dans la
chambre :
, « De la neige, monsieur le docteur, de la
neige ! Elle recommence à tomber, nous en
avons encore pour toute la nuit. »
Il paraît que l'oncle avait fini par s'assou-
pir, car seulement au bout d'un instant, je
l'entendis se remuer et répondre :
« Que voulez-vous, mauser, c'est la saison;
il faut s'attendre à cela maintenant. »
Puis il se leva et alla dans la cuisine chercher
de la lumière.
Le mauser s'approchait dans l'ombre;
« Tiens ! Fritzel est là 1 dit-il. Tu n'as donc
pas encore sommeil? »
L'oncle rentrait. Je tournai la tête, et je vis
que le mauser avait ses habits d'hiver : son
vieux bonnet de martre, la queue râpée pen-
dant sur le dos, sa veste en peau de chèvre, le
poil en dedans, son gilet rouge, les poches bal-
lottant sur les cuisses, et sa vieille culotte de
velours brun, ornée de pièces aux genoux. 11
souriait, en plissant ses petits yeux, et tenait
quelque chose sous le bras.
« Vous venez pour la gazette, mauser? dit
l'oncle. Elle n'est pas arrivée ce malin, le mes-
sager est en retard.
— Non, monsieur le docteur, non ; je viens
pour autre chose. '
Il déposa sur la table un vieux livre carré, à
couvercle de bois d'au moins trois lignes d'é-
paisseur, et tout couvert de largQS pattes en
cuivre, représentant des feuilles de vigne; les
tranches étaient toutes noires el graisseuses à
force de vieillesse, el de chaque page sortaient
des cordons et des ficelles, pour marquer les
bons endroits.
« Voilà pourquoi j'arrive ! dit Je mauser; je
n'ai pas besoin de nouvelles, moi ; quand je
veux savoir ce qui se passe dans le monde,
j'ouvreet je regarde. »
Alors il sourit, et ses longues dents jaunes
apparurent sous les quatre poils de ses mous-
taches, effilées comme des aiguilles.
L'oncle ne disait rien; il approcha la table
du fourneau et s'assit dans son coin.
« Oui, reprit le mauser, tout est là-dedans;
mais il faut comprendre... il faut comprendre,
fit-il en se touchant la tête d'un air rêveur. Les
lettres ne sont rien; c'est l'esprit... l'esprit qu'il
faut comprendre. »
Puis il s'assit dans le fauteuil et prit le h vie
sur SOS cuisses maigres avec une sorte de véné-
ration; il l'ouvrit, et, comme l'oncle le regar-
dait :
« Monsieur le docteur, dit-il, je vous ai parlé
cent fois du hvre de ma tante Rœsel, de Hô-
ming ; eh bien-,' aujourd'hui je vous l'apporte
pour vous montrer le passé, le présent et
l'avenir. Vous allez voir, vous allez voir! Tout
ce qui est arrivé depuis quatre ans était écrit
d'avance; je le comprenais bien, seulement je
ne voulais pas le dire, à cause de ce Richtor,
qui se serait moqué de moi, car il ne voit pas
plus loin que le bout de son nez. Et l'avenir est
aussi là-dedans; mais je ne l'expliquerai qu'à
vous, monsieur le docteur, qui êtes un homme
sensé, raisonnable et clairvoyant. Voilà pour-
quoi j'arrive.
— Ecoutez, mauser, dit l'oncle, je sais bien
que tout est mystère dans ce bas monde, et je
ne suis pas assez vaniteux pour refuser do
croire aux prédictions et aux miracles rappor-
tés par des auteurs graves, tels que Moïse,
Hérodote, Thucydide, Tile-Live et beaucoup
d'autres. Malgré cela,je respecte trop la volonté
du Seigneur pour vouloir pénétrer les secrets
réservés par sa sagesse infinie ; j'aime mieux
voir dans votre livre l'accomplissement des
MADAME THÉRÈSE.
39
choses déjà passées que l'avenir. D'abord ce
sera beaucoup plus clair.
:— C'est bon, c'est bon, vous saurez tout, »
répondit le taupier, satisfait de l'air grave de
l'oncle.
! Il poussa son fauteuil vers la table, posa le
livre au bord, 'puis, se mettant à fouiller dans
sa poche, il en tira de vieilles besicles en cui-
vre et les enfourcha sur sonnez, ce qui lui
donnait une figure vraiment bizarre.
On peut s'imaginer mon attention : je m'é-
tais aussi rapproché de la table, les coudes au
bord, le menton dans les mains, et je regardais,
retenant mon haleine, les yeux écarquillés
jusqu'aux tempes.
Toujours cette scène sera présente à mon es-
prit : le silence profond de la chambre, le tic-
tac de l'horloge, le bruissement du feu, la
chandelle comme une étoile au milieu de
nous; en face de moi, l'oncle dans son coin
grisâtre, Scipio à mes pieds, puis le mauser,
courbé sur le livre des prédictions, et derrière
lui les petites vitres noires, où descendait la
neige dans les ténèbres ; je revois tout cela, et
même il me semble entendre encore la voix de
ce pauvre vieux taupier, et celle de ce bon
oncle .îacob, descendus tous deux depuis si
longtemps dans la tombe.
C'était une scène étrange.
« Comment, mauser! dit l'oncle, vous avez
besoin de lunettes à votre âge? moi qui vous
croyais une vue excellente?
— Je n'en ai pas besoin pour lire des choses
ordinaires, ni pour regarder dehors, répondit
le laupier; j"ai de bons yeux, et d'ici jusque sur
la côle de l'Altenberg, au printemps, je vois un
çid de chenilles sur les arbres; mais vous sau-
rez que ces lunettes sont celles de ma tante
Rœsel, de Héming, et qu'il £aut les avoir pour
comprendre ce livre. Quelquefois ça me trou-
ble, mais je lis au-dessus ou au-dessous; le
principal est que je les aie sur le nez.
— Ah! c'est durèrent, bien dilTérent, dit
l'oncle d'un ton séiieux ; car il avait trop bon
cœur pour laisser voir au taupier que cela
l'étonnait. •
Aussitôt le mauser se mit à lire :
« Anno 1793. — L'herbe est séchée et la fleur
« est tombée, parce que le vent a soufflé des-
« sus! • Cela signifie que nous sommes en
hiver : l'herbe est séchée, parce que le venta
soufllé dessus. »
L'oncle inclina la tête, et le taupier pour-
suivit :
« Les iles ont vu et ont été saisies de crainte;
• les bouts de la terre ont été effrayés; ils se
« sont approchés et sont venus. • Ça. monsieur
le docteur, c'est pour faire entendre que l'An-
gleterre, et même les lies qui sont pius loin
dans la mer, ont été effrayées à cause des Ré-
publicains. « Ils se sont approchés et sont ve-
nus ! » Tout le monde sait que les Anglais ont
débarqué en Belgique pour faire la guerre aux
Français. Mais, écoutez bien le reste : « En ce
« temps-là, les conducteurs des peuples seront
« comme le feu d'un foyer parmi du bois, et
« comme un flambeau parmi des gerbes ; ils
« dévoreront à droite et à gauche tous les
" pays. »
Le mauser alors leVa le doigt d'un air grave
et dit :
« Ça, ce sont les rois et les empereurs qui
s'avancent au milieu de leurs armées, et qui ,
dévorent tout dans les pays qu'ils traversent.
Nous connaissons malheureusement ces choses
pour les avoir vues; notre pauvre village s'en
souviendra longtemps. »
Et comme l'oncle ne répondait pas, il reprit :
« En ce temps-là, malheur au pasteur du
• néant qui abandonnera son troupeau ; l'épée
« tombera de son bras et son œil droit sera
« entièrement obscurci. » Nous voyons, par
ces mots, Tévêque de Mayence, avec sa nour-
rice et ses cinq maîtresses, qui s'est sauvé l'an-
née dernière, à l'arrivée du général Custine.
C'était un vrai pasteur du néant, qui faisait le
scandale de tSut le pays : son bras s'est dessé-
ché et son œil droit s'est obscurci.
— Mais, dit l'oncle, songez donc, mauser, que
cet évêque n'était pas le seul, et qu'il y en avait
beaucoup ayant la môme conduite, en Alle-
magne, en France, en Italie et dans tout le
monde.
— Raison de plus, monsieur le docteur, ré-
pondit le laupier, le livre parle pour toute la
terre, « car, — flt-il, le doigt appuyé sur la page,
« — car, en ce temps-là, dit l'Éternel, j'ôterai
• du monde les faux prophètes, les faiseurs de
« miracles et l'esprit d'impureté. • Qu'est-ce
que cela peut signifier, docteur Jacob, sinon
tousces hommes qui parlentsanscesse d'amour
du prochain, pour obtenir notre argent; qui ne
croient à rien, et nous menacent de l'enfer ; qui
s'habillent de pourpre et d'or, et nous prêchent
l'humilité ; qui disent : « Vendez tous vos biens
« pour suivre le Christ!- ■ et ne font qu'entas-
ser richesses sur richesses, dans leurs palais et
leurs couvents ; qui nous recommandent la foi
et rient entre eux des simples qui les écou-
tent?...— N'est-ce pas l'esprit d'impureté''
— Oui, dit l'oncle, c'est abominable.
— Eh bien, c'est pour eux, c'est pour tous les
mauvais pasteurs, que ces choses sont écrites, »
dit le taupier.
Puis il reprit :
« En ce temps-là, il y aura aux montagnes
40
ROMANS NATIONAUX
• Ah! l'on n'est ieune qu'une fois' » (Page 37.)
« le bruit d'une multitude, tel que celui d'un
. grand peuple qui se lève, un bruit de nation
« assemblée. C'est pourquoi les peuples d'alen-
» tour écouteront, et tout cœur d'homme se
« Tondra. Et les orgueilleux seront éperdus; le
« monde sera en travail comme celle qui en-
• faute ; les bons se regarderont avec des vi-
« sages enflammés; ils entendront pour la
« première fois parler de grandes choses ; ils
• sauront que tous sont égaux à la face de
« l'Éternel, que tous sont nés pour la justice,
« comme les arbres des forêts pour la lu-
• mièrel •
— Est-ce bien écrit cela, mauser? demanda
l'oncle.
— Voyez-vous-même, » répondit le taupier
en lui remettant le livre.
Alors l'oncle Jacob, les yeux troubles, re-
garda :
« Oui, c'est écrite fit-il à voix basse, c'est
écrit! Ah! puisse l'Éternel accomplir de si
grandes choses de notre temps! puisse-t-il ré-
jouir notre cœur d'un tel spectacle! •
Et s'arrêtant tout à coup, comme étonné de
son propre enthousiasme :
« Est-il possible qu'à mon âge je me laisse
encore émouvoir à ce point? Je suis un enfant,
nn véritable enfant. »
Il rendit le livre au mauser, qui dit en sou-
riant :
« Je vois bien, monsieur le docteur, que
vous comprenez ce passage comme moi : ce
bruit d'un grand peuple qui se lève, c'est la
France qui proclame les droits de l'homme.
MADAME THÉRÈSE
41
C'était notre ami KofTel... (Page 42.)
— Comment ! vous croyez que cela se rap-
porte à la Révolution française? demanda
l'oncle.
— Eh! à quoi donc? fit le mauser; c'est clair
comme le jour. »
Puis il remit ses besicles, qu'il avait ôtées,
et lut :
« 11 y a soixante et dix semaines pour con-
« sommer le péché, pour expier l'iniquité et
« pour amener la justice des siècles. Après
« quoi, les hommes jetteront aux taupes et aux
• chauves-souris les idoles faites d'argent. Et
• plusieurs peuples diront : « Forgeons les
• épées en hoyaux et les hallebardes en
« serpes! »
En cet endroit, le mauser posa ses deux
coudes sur le livre, et se grattant la barbe, le
nez en l'air, il parut réfléchir profondément.
Moi, je ne le quittais plus de l'œil; il me sem-
blait voir des choses étranges, un monde in-
connu s'agiter dans l'ombre autour de nous ; le
faible pétillement du feu et les soupirs de Sci-
pio, endormi près de moi, me produisaient
l'effet de voix lointaines, et même le silence
m'inquiétait.
L'oncle Jacob, lui, semblait avoir repris son
calme. 11 venait de bourrer sa grande pipe et
l'allumait avec un bout de papier, en lançant
deux ou trois grosses bouffées lentement, pour
bien laisser prendre le tabac. Il referma le
couvercle et s'étendit dans le fauteuil en exha-
lant un soupir.
• Les hommes jetteront leurs idoles d'ar-
gent, • lit le mauser, ça veut dire leurs écus,
18
i8
42
ROMANS NATIONAUX.
leurs florins et leur monnaie de toute espèce.
• Ils les jetteront aux taupes, » c'est-à-dire
aux aveugles, car vous savez, monsieur !e doc-
teur, que les taupes sont aveugles; les mal-
heureux aveugles, comme le père Harich, sont
de véritables taupes ; ils marchent en plein
jour dans les ténèbres, comme s'ils étaient sous
terre. Les hommes, dans ce temps-là, donne-
ront donc leur argent aux aveugles et aux
chauves-souris. Par chauves-souris, il fant
entendre les vieilles, vieilles femmes qui ne
peuvent plus travailler, qui sont chauves et
qui se tiennent dans le creux des cheminées, à
la manière de Christine Besmo, que vous con-
naissez aussi bien que moi. Celte pauvre Chris-
thie est tellement maigre, et conserve si peu
de cheveux, que chacun pense en la voyant :
« C'est une chauve-souris. »
— Oui, oui, oui, faisait l'oncle d'un ton parti-
culier, en balançant la tête lentement, c'est clair,
mauser, c'est très-clair. Maintenant, je com-
prends votre livre ; c'est quelque chose d'ad-
mirable !
— Les hommes donneront donc leur argent
aux aveugles et aux vieilles femmes par esprit
de charité, reprit le mauser, et ce sera la fin de
la misère en ce monde; il n'y aui'a plus de
pauvres " dans soixante et dix semaines, • qui
ne sont pas des semaines de jours, mais des
semaines de mois, et « ils aiguiseront leurs
« épées en boyaux • pour cultiver la terre et
vivre en paix! »
Cette explication des taupes et des chauves-
souris m'avait tellement frappé, que je restais
les yeux tout grands ouverts, m'imaginant voir
s'accomplir cette transformation bizarre dans
le coin où se tenait l'oncle. Je n'écoutais plus,
et la voix du mauser continuait sa lecture mo-
notone, lorsque la porte s'ouvrit de nouveau.
J'en eus la chair de poule; le vieil aveugle
Harich et la vieille Christine seraient entrés
bras dessus bras dessous, avec leur nouvelle
figure, que je n'en aurais pas été plus elTrayé.
Je tournai la tête, la bouche béante, et je res-
pirai : c'était notre ami Koffel qui venait nous
voir; il me fallut regarder deux fois pour bien
le reconnaître, tant les idées de chauves-souris
et de taupes s'étaient emparées de mon esprit.
KofTel avait son vieux tricot gris de l'hiver,
son bonnet de drap tiré sur la nuque et ses gros
soulier? éculés, dans lesquels il mettait de
vieux chaussons pour sortir; il se tenait les
genoux plies et les mains dans les poches,
comme un être frileux; des" flocons déneige
innombrables le couvraient.
\ 11 Bonsoir, monsieur le docteur, fit-il en
secouant son bonnet dans le vestibule; j'ar-
rive tard, beaucoup de gens m'ont arrêté sur
la route, au Bœuf-Rouge et au Cruchon-d'Or.
— Entrez, Koffel, lui dit l'oncle. Vous avez
bien formé la porte de l'allée ?
— Oui, docteur Jacob, ne craignez rien. »
Il entra, et souriant :
« La gazette n'est pas arrivée ce matin?
dit-il.
— Non, mais nous n'en avons pas besoin,
répondit l'oncle d'un accent de bonne humeur
un peu comique. Nous avons le livre du mau-
ser, qui raconte le présent, le passé et l'avenir.
—Est-ce qu'il raconte aussi notre victoire? •
demanda Kofl'el en se rapprochant du four-
neau.
L'oncle et le mauser se regardèrent étonnés.
« Quelle victoire? fit le mauser.
— lié! celle d'avant-hier, à Kaiscrslautern.
On ne parle que de cela dans tout le village;
c'est Ilichter, M. Richter, qui es't revenu de là -
bas, vers deux heures, apporter la nouvelle.
Au Cruchon-d'Or, on a déjà vidé plus de cin-
quante bouteilles en l'honneur des Prussiens;
les Républicains sont en pleine déroute ! »
A' pj'ine eut-il parlé des Républicains, que
nous regardâmes du côté de Tnlcôve, songeant
que la Française était là et qu'elle nous enten-
dait. Cela nous fit de la peine, car c'était une
brave femme, et nous pensions que cette nou-
velle pouvait lui causer beaucoup de mal.
L'oncle leva la main, en hochant la tête d'un
air désolé; puis il se leva doucement et entr'ou-
vril les rideaux pour voir si madame Thérèse
dormait.
« C'est vous, monsieur le docteur, dit-elle
aussitôt ; depuis une heure j'écoute les prédic-
tions du mauser, j'ai tout entendu.
, — Ah! madame Thérèse, dit l'oncle, ce sont
do fausses nouvelles.
— Je ne crois pas, monsieur le docteur. Du
moment qu'une bataille s'est livi'ée avant-hier
à Kaiserslautern, il faut que nous ayons eu le
dessous, sans quoi les Français auraient mar-
ché tout de suite sur Landau, pour débloquer
la place et couper la retraite aux Autrichiens ;
leur aile droite aurait traversé le village. »
Puis élevant la voix :
« Monsieur KofTel, dit-elle, voulez- vous me
dire les détails que vous savez? »
De toutes les choses lointaipes de ce temps,
celle-ci surtout est restée dans ma mémoire,
car, cette nuit-là, nous vîmes quelle femme
nous avions sauvée, et nous comprimes aussi
quelle était cette race de Français, qui se levait
en foule pour convertir le monde.
Le mauser avait pris la chandelle sur la
table, ^t nous étions tous entrés dans l'alcôve.
Moi au pied du lit, Scipio contre la jambe, je
regardais en silence, et, pour la première fois.
MADAME THÉRÈSE.
43
je voynis que madame Thérèse élait devenue
si maigre, qu'elle ressemblait à un homme : sa
longue figure osseuse, au nez droit, le tour des
yeux et le menton dessinés en arêtes, était ap-
puyée sur sa main ; son bras, sec et brun, sor-
Inil presque jusqu'au coude de la grosse chemise
do Lisbeth; un mouchoir de soie rouge, noué
sur le front, retombait derrière, sur sa nuque
décharnée; on ne voyait pas ses magnifiques
cheveux noirs, mais seulement quelques petits
au-dessous des oreilles, où pendaient deux
grands anneaux d'or. Etce qui surtout fixa mon
attention, c'est qu'au bas de son cou pendait
une médaille de cuivre rouge, représentant une
tête de jeune fille, coiffée d'un bonnet en forme
de casque ; cette relique attira mes yeux ; j'ai su
depuis que c'était l'image de la Bépulilique,
mais alors je pensai que c'était la sainte Vierge
des Français.
Comme le mauser levait la chandelle der-
rière nous, l'alcôve était pleine de lumière, et
madame Thérèse me parut aussi beaucoup
plus grande ; sa hanche, sa jambe et son pied
descendaient sous la couverture jusqu'au bas
du lit. Je n'avais jamais remarqué ces choses,
qui me frappèrent alors. Elle regardait Koffel,
qui ne quittait pas des yeux l'oncle Jacob,
comme pour lui demander ce qu'il fallait faire.
« Ce sont des bruits qui courent au village,
dit-il d'un air embarrassé ; ce Ilichter ne mé-
rite pas pour deux liards de confiance.
— C'est égal, monsieur Koffel, racontez-moi
cela, dit-elle ; M. le docteur le permet. N'est-ce
pas, monsieur le docteur, vous le permettez?
— Sans doute, fît l'oncle d'un air de regret.
Mais il ne faut pas croire tout ce qu'on rap-
porte.
— Non..., on exagère, je le sais bien ; mais il
vaut mieux savoir les choses que de se figurer
mille idées ; cela tourmente moins. »
Koffel se mit donc à raconter que deux jours
avant les Français avaient attaqué Kaiserslau-
tern, et que, depuis sept heures du matin jus-
qu'à la nuit, ils avaient li.vré de terribles com-
bats pour entrer dans les retranchements; que
les Prussiens les avaient écrasés par milliers ;
qu'on ne voyait que des morts dans les ravins,
sur la côte, le long des routes et dans la Lau-
ter; que les Français avaient tout abandonné :
leurs canons, leurs caissons, leurs fusils et
leurs gibernes; qu'on les massacrait partout,
et que la cavalerie de Brunswick, envoyée à
leur poursuite, faisait des prisonniers en
masse.
Madame Thérèse, le menton appuyé sur la
main, les yeux fixés au fond de l'alcôTe et les
lèvres serrées, ne disait rien. F.Ue écoutait, et
de temps en, temps, lorsque KoU'ul voulait s'ar-
rêter,— car de raconter ces chose« devant cette
pauvre femme, cela lui laloait beaucoup de '
peine,— elle lui lançait un regard très-calme, et!
il poursuivait, disant : « On raconte encorej
ceci ou cela, mais je ne le crois pas. •
Enfin il se tut, et madame Thérèse, durant
quelques instants, continua de réfléchir. Puis,
comme l'oncle disait : « Tout cela, ce ne sont
que des bruits... On ne sait rien de positif...
Vous auriez tort de vous désoler, madame Thé-
rèse, » elle se releva légèrement, pour s'ap-
puyer contre le bois de lit, et nous dit d'une
voix très-simple :
« Écoutez, il est clair que nous avons été
repoussés. Mais ne croyez pas, monsieur le
docteur, que cela me désole; non, cette aff'aire,
qui vous parait considérable, est peu de chose
pour moi. J'ai vu ce même Brunswick arriver
jusqu'en Champagne, à la tête de cent mille
hommes de vieilles troupes, lancer des procla-
mations qui n'avaient pas le sens commun,
menacer toute la France, et ensuite reculer
devant des paysans en sabots, la baïonnette
dans les reins jusqu'en Prusse. Mon père, — un
pauvre maître d'école, devenu chef de bataillon,
— mes frères, —de pauvres ouvriers, devenus
capitaines par leur coui'age, — et moi derrière,
avec le petit Jean dans ma charrette, nous lui
avons fait la conduite, après les défilés del'Ar-
gonne et la bataille de Valmy. Ne croyez donc
pas que de telles choses m'effrayent. Nous ne
sommes pas cent mille hommes, ni deux cent
mille : nous sommes six millions de paysans,
qui voulons manger nous-mêmes le pain que
nous avons gagné péniblement par notre tra-
vail. C'est juste, et Dieu est avec nous. »
En parlant, elle s'animait, elle étendait son
grand bras maigre ; le mauser, l'oncle et Koffel
se regardaient stupéfaits.
« Ce n'est pas une défaite, ni vingt, ni cent
qui peuvent nous abattre, reprit-elle; quandun
de nous tombe, dix autres se lèvent. Ce n'est pas
pour le roi de Prusse, ni pour l'empereur d'Alle-
magne que nous marchons, c'est pourl'abohtion
des privilèges de toute sorte, pour laliberté, pour
la justice, pour les droits de l'homme! — Pour
nous vaincre, il faudra nous exterminer jus-
qu'au dernier, fit-elle avec un sourire étrange,
et ce n'est pas aussi facile qu'on le croit. Seule-
ment il est bien malheureux que tant de mil-
liers de braves gens de .votre côté se fassent
massacrer pour des rois et des nobles qui sont
leurs plus grands ennemis, quand le simple
bon sens devrait leur dire de se mettre avec
nous, pour chasser tous ces oppresseurs du
pauvre peuple; oui, c'est bien malheureux, et
v&ilà ce qui me fait plus de peine que tout le
reste. »
44
ROMANS NATIONAUX.
Ayant parlé de la sorte, elle se recoucha, et
l'oncle Jacob, étonné de la justesse de ses pa-
roles, resta quelques instants silencieux.
Le mauser et Koffel se regardaient sans rien
dire, mais on voyait bien que les réflexions de
la Française les avaient frappés et qu'ils pen-
saient : « Cette femme a raison ! »
Au bout d'une minute seulement, l'oncle
dit :
« Du calme, madame Thérèse, du calme,
tout ira mieux ; sur bien des choses nous pen-
sons de même, et si cela ne dépendait que
de moi, nous ferions bientôt la paix ensemble.
— Oui, monsieur le docteur, répondit-elle, je
le sais, car vous êtes un homme juste, et nous
ne voulons que la justice.
— Tâchez d'oublier tout cela, dit encore l'on-
cle Jacob; il ne vous faut plus maintenant que
du repos pour être en bonne santé.
— Je tâcherai, monsieur le docteur. »
Alors nous sortîmes de l'alcôve, et l'oncle,
nous regardant tout rêveur, dit :
« Voilà bientôt dix heures, allons nous cou-
cher, il est temps. »
Il reconduisit Koffel et le mauser dehors, et
poussa le verrou comme a l'ordinaire. Moi, je
grimpais déjà l'escalier.
Cette nuit-là, j'entendis l'oncle se promener
longtemps dans sa chambre ; il allait et venait
d'un pas lent et grave, comme un homme qui
réfléchit. Enfin, tout bruit cessa, et je m'en-
doraiis à la grâce de Dieu.
Le lendemain, lorsque je m'éveillai, la neige
encombrait mes petites fenêtres; il en tombait
encore tellement qu'on ne voyait pas la mai-
son en face. Dehors tintaient les clochettes du
traîneau de l'oncle Jacob, son cheval Rappel
hennissait; mais aucun autre bruit ne s'enten-
dait, tous les gens du village ayant eu soin de
fermer leurs portes.
Je pensai qu'il fallait quelque chose d'extra-
ordinaire pour décider l'oncle à se mettre en
route par un temps pareil, et, m'étant habillé,
je descendis bien vite savoir ce que cela pou-
vait être.
L'allée était ouverte j l'oncle, enfoncé dans
la neige jusqu'aux genoux, son gros bonnet de
loutre tiré sur la nuque, et le col de sa houp-
pelande relevé, arrangeait à la hâte une botte
de paille dans le traîneau.
« Tu pars, oncle ? lui criai-je en m'avançant
sur le seuil.
—Oui, Fritzel, oui, je pars, dit-il d'un ton
joyeux ; est ce que tu veux m'accompagner ? »
J'aimais bien d'aller en traîneau, mais voyant
ces gros flocons tourbillonner jusqu'à la cime
des airs, et, songeant qu'il ferait froid, je re-
pondis :
« Un autre jour, oncle; aujourd'hui, j'aime
mieux rester. »
Alors il rit tout haut, et, rentrant, il me
pinça l'oreille, ce qu'il faisait toujours lorsqu'il
était de bonne humeur.
Nous entrâmes ensemble dans la cuisine, où
le feu dansait sur l'âtre et répandait une bonne
chaleur. Lisbeth lavait les écuelles devant la
petite fenêtre à vitres rondes qui donnait sur
la cour. Tout était calme dans la cuisine ; les
grosses soupières semblaient briller plus que
de coutume, et sur leur ventre rebondi dan-
saient cinquante petites flammes, semblables
à celles du foyer.
« Maintenant, tout est prêt, dit l'oncle en
ouvrant le garde-manger et fourrant dans sa
poche une croûte de pain.
Il mit sous sa houppelande la gourde de
kirschenwaser, qu'il emportait toujours en
voyage; puis, au moment d'entrer dans la
salle, la main sur le loquet, il dit à la vieille
servante de ne pas oublier ses recommanda-
tions : d'entretenir un bon feu partout, de lais-
ser la porte ouverte, pour entendre madame
Thérèse, et de lui donner tout ce qu'elle de-
manderait, à l'exception du manger; car elle
ne devait prendre qu'un bouillon le matin et
un autre le soir, avec quelques légumes, et de
ne la contrarier en rien.
Enfin il entra, et je le suivis, songeant au
plaisir que j'aurais, lorsqu'il serait parti, de
courir dans tout le village avec mon ami Sci-
pio, et de me faire honneur de ses talents.
« Eh bien, madame Thérèse, dit l'oncle d'un
ton joyeux, me voilà sur mon départ. Quel bon
temps pour aller en traîneau ! »
Madame Thérèse, appuyée sur son coude,
au fond de l'alcôve, les rideaux écartés, regar-
dait les fenêtres d'un air tout mélancolique.
« Vous allez voir un malade, monsieur le
docteur? dit-elle.
— Oui, un pauvre bûcheron de Dannbach, à
trois lieues d'ici, qui s'est laissé prendre sous
S3i schlilte; c'est une blessure grave et qui ne
souffre aucun retard.
— Quel rude métier vous faites! dit madame
Thérèse d'une voix attendrie; sortir par un
temps pareil, pour secourir un malheureux,
qui ne pourra peut-être jamais reconnaître vos
services!
— Eh I sans doute, répondit l'oncle en bour-
rant sa grande pipe de porcelaine, cela m'est
MADAME THÉRÈSE.
45
arrivé déjà bien souvent; mais que voulez-
vous ? parce qu'un homme est pauvre, ce n'est
pas une raison pour le laisser mourir ; nous
sommes tous frères, madame Thérèse, et les
malheureux ont le droit de vivre comme les
riches.
— Oui, vous avez raison, et pourtant combien
d'autres, à voire place, resteraient tranquille-
ment près de leur feu, au lieu de risquer leur
vie, pour le seul plaisir de faire le bien ! »
Et levant les yeux avec expression :
« Monsieur le docteur, dit-elle, vous êtes un
républicain.
— Moi, madame Thérèse ! que me dites-vous
là? s'écria l'oncle en riant.
— Oui, un vrai républicain, reprit-elle; un
homme que rien n'arrête, qui méprise toutes
les soufTi-ances, toutes les misères pour accom-
plir son devoir.
— Ah ! si VOUE l'entendez ainsi, je serais heu-
reux de mériter ce nom, répondit l'oncle. Mais,
dans tous les partis et dans tous les pays du
monde, il se trouve des hommes pareils.
— Alors, monsieur Jacob, ils sont républi-
cains sans le savoir. »
L'oncle ne put s'empêcher de sourire :
« Vous avez réponse à tout, dit-il en four-
rant son paquet de tabac dans la grande poche
de sa houppelande, on ne peut pas discuter
avec vous ! »
Quelques instants de silence suivirent ces
paroles. L'oncle battait le. briquet. Moi j'avais
pris la tête de Scipio entre mes bras, et je pen-
sais : «Je te tiens, tu vas me suivre.... Nous
reviendrons dîner, et après ça nous recom-
mencerons. » Le cheval continuait à hennir
dehors, et madame Thérèse s'était mise à re-
garder les gros flocons qui tourbillonnaient
contre les vitres, lorsque l'oncle, ayant allumé
sa pipe, dit :
« Je vais rester absent jusqu'au soir; mais
Fritzel vous tiendra compagnie, le temps ne
vous durera pas trop. •
Il me passait la main dans les cheveux, et je
devenais rouge comme une écrevisse, ce qui
fit sourire madame Thérèse.
« Non, non, monsieur le docteur, dit-elle
avec bonté, je ne m'ennuie jamais seule; il
faut laisser courir Fritzel avec Scipio, cela leur
fera du bien; et puis ils aiment bien mieux
respirer le grand air que de rester enfermés
dans la chambre, n'est-ce pas, Fritzel?
— Oh! oui, madame Thérèse, répondis-je en
exhalant un gros soupir.'
— Comment! tu n'as pas honte de dire cela
de cette façon? s'écria l'oncle.
— Eh ! pourquoi, monsieur le docteur? Frit-
zel est comme petit Jean, il dit tout ce qu'il
pense, et il a raison. Va, Fritzel, cours, îimuse-
toi; l'oncle te donne congé. »
Que je l'aimais alors et que son sourire me
paraissait bon! L'oncle Jacob s'était mis à rire;
il reprit son fouet au coin de la porte, et reve-
nant :
« Allons, madame Thérèse , s'écria-t-il , au
revoir et bon courage !
— Au revoir, monsieur le docteur, fit-ella en
lui tendant sa longue main d'un air d'attendris-
sement; allez, et que le ciel vous conduise.
Ils restèrent ainsi quelques instants tout rê-
veurs; puis l'oncle dit:
« Ce soir, entre six et sept heures, je serai
de retour, madame Thérèse ; ayez bonne con-
fiance, soyez sans inquiétude, tout ira mieux. »
Après quoi nous sortîmes; il enjamba l'é-
chelle du traîneau, s'enveloppa les genoux de
sa houppelande, et toucha Rappel du bout de
son fouet, en me disant :
« Conduis-toi bien, Fritzel. »
Le traîneau fila sans bruit, remontant la rue.
Quelques bonnes gens regardaient à leurs fe-
nêtres et se disaient :
« Monsieur le docteur Jacob est appelé bien
sûr quelque part pour un malade en danger,
sans cela il ne se mettrait pas en route par ce
temps de neige. »
Quand l'oncle eut disparu au coin de la rue,
je tirai la porte de l'allée et je rentrai manger
ma soupe sur le bord de l'àtre. Scipio me re-
gardait, ses grosses moustaches en l'air, et se
léchait de temps en temps le tour du museau
en clignant de l'œil. Je lui laissai le fond de
mon assiette à nettoyer, selon mon habitude ;
ce qu'il faisait gravement, sans montrer l'avi-
dité des autres chiens du village.
Nous en étions là et j'allais sortir, lorsque
Lisbeth, qui venait de finir son ouvrage et qui
s'essuyait les bras à la serviette, derrière la
porte, me demanda :
« Dis donc, Fritzel, est-ce que tu restes ici?
— Non, je vais voir le petit Hans Aden.
— Eh bien, écoute : puisque tu mets tes sa-
bots, va donc chez le mauser me chercher du
miel pour la Française ; monsieur le docteur
veut qu'on lui fasse une boisson avec du miel.
Prends ton écuelle et va là-bas. Tu diras au
mauser que c'est pour l'oncle Jacob. Voici
l'argent. »
Rien ne me plaisait tant que d'avoir à faire
des commissions, surtout chez le mauser, qui
me traitait comme un homme raisonnable. Je V
pris donc l'écuelle et je sortis avec Scipio pour
me rendre chez le taupier, dans la ruelle des
Orties, derrière l'église.
Quelques commères commençaient à balayer
le devant de leur porte.
46
ROMANS NATIONAUX.
A l'auberge du Cruchon-d'Or, on entendait
tinter les verres et les bouteilles; on chantait,
on liait, les gens montaient et doscendaient
l'escalier. Un vendredi, cela me parut extraor-
dinaire; je m'arrêtai pour voir si c'était une
noce ou un baptême, et comme je me tenais
de l'autre côté de la rue, sur la pointe des
pieds, regardant dans la petite allée ouverte,
je vis, au fond de la cuisine, la silhouette
étrange du-mauser se pencher devant la flam-
me, son bout de pipe noire au coin des lèvres,
et sa main brune qui posait une braise sur le
tabac.
Plus loin , à droite , j'aperçus aussi la vieille
Grédel avec sa cornette à rubans tremblotants;
elle arrangeait des assiettes sur un dressoir, et
son chat gris se promenait au bord en faisant
le gros dos et la queue en l'air.
Un instant après, le mauser revint lentement
dans l'allée sombre, lançant de grosses bouf-
fées. Alors je lui criai :
« Mauser! mauser! »
Il s'avança jusqu'au bord de l'escaher, et me
dit en riant :
. n'(<st toi, Fritzel?
— Oui, je vais chez vous chercher du miel.
— Hé! monte donc boire un coup; nous
irons ensemble tout à l'heure . »
Et se tournant vers la cuisine :
« Grédel, cria-t-il^ apportez un verre pour
Fritzel. »
Je m'étais dépêché de monter, et nous en-
trâmes, Scipio sur nos talons.
Dans la salle, à travers la fumée grisâtre, on
ne voyait, le long des tables, que des gens en
blouse, en veste, en camisole, le bonnet ou le
feutre sur l'oreille ; les uns assis à la file, les
autres à cheval au bout des bancs, levant leurs
verres pleins d'un air joyeux, et célébrant la
grande victoire de Kaiserslautern. De tous les
côtés on entendait chanter le Faterland. Quel-
ques vieilles buvaient avec leurs fils et sem-
blaient aussi joyeuses que les autres.
Je suivais le mauser, qui s'avançait, le dos
rond, vers les fenêtres de la rue. Là se trou-
vaient, dans le coin à droite, l'ami Ivoffel et le
vieux Adam Schmilt, devant une bouteille de
vin blanc. Dans l'autre coin, en face, l'auber-
giste Joseph Spick, son bonnet de laine frisée
sur l'orei'ile, comme un batailleur, et M. Rich-
ter, en veste de chasse et grandes guêtres de
cuir, buvaient du gleiszeller au cachet vert. Ils
étaient pourpres tous les deux jusqu'aux oreil-
les, et criaient :
t A la sauté de Brunswick! à la santé de
notre glorieuse armée!
— Hé! fit le mauser en s'approchant de notre
table, place pour un homme. »
Et Koffel, se retournant, me serra la main,
.tandis que le père Schmitt disait :
« A la bonne heure, à la bonne heure, voici
du renfort. •
Il me fit asseoir près de lui, contre le mur, et
Scipio vint aussitôt lui lever la main du bout
de son nez, d'un air de vieille connaissance,
« Hé! hé! hé! disait le vieux soldat, c'est
toi, l'ancien; tu me reconnais! »
Grédel apporta un verre, et lemauser l'emplit.
Au même instant, M. Richter se mit à crier
à l'autre bout de la table, d'un ton moqueur :
« Hé! Fritzel, comment va M. le docteur Ja-
cob? Il ne vient donc pas célébrer la grande
bataille! C'est étonnant, étonnant, un si bon
patriote ! »
Et moi, ne sachant que répondre, je dis tout
bas à Koffel :
« L'oncle est parti sur son traîneau pour
soigner un pauvre bûcheron qui s'est laissé
prendre sous sa schlitte.. »
, Alors Koffel, se retournant, s'écria d'une voix
claire :
« Pendant que le petil-fils d'un ancien do-
mestique de Salm-Salm s'allonge les jambes
sous la table prés du poêle, et qu'il boit du
gleiszeller en l'honneur des Prussiens, qui se
■moquent de lui, M. le docteur Jacob traverse
les neiges pour aller voir un pauvre bûcheron
de la montagne écrasé sous sa schUlte. Ça rap-
porte moins que de prêter à gros intérêts, mais
ça prouve plus de cœur tout de même. •
Koffel avait un petit coup de trop, et tous les
gens l'écoutaient en souriant. Richter, la figure
longue et les lèvres serrées, ne répondit pas
d'abord, mais au bout d'un instant il dit :
« Eh ! que ne fait-on pas par amour des
Droits de l'homme, de la déesse Raison et du
Maximum, surtout quand une vraie citoyenne
vous encourage !
— Monsieur Richter, taisez-vous! s'écria le
mauser d'une voix forte. M. le docteur est aussi
bon Allemand que vous, et cette femme, dont
vous parlez sans la connaître, est une bravée
femme. Le docteur Jacob n'a fait que son de-
voir en lui sauvant la vie ; vous devriez rougir
d'exciter les gens du village contre un pauvre
être malade qui ne peut se défendre : c'est abo-
minable I
— Je me tairai si cela me convient, s'écria
Richter cà son tour. Vous criez bien haut.... No
dirait-on pas que les Français ont remporté la
victoire ! »
Alors le mauser, les tempes et les joues cou-
leur de brique, frappa du poing sur la table, à
faire tomber les verres; il parut vouloir se
lever, mais il se rassit et dit :
« J'ai droit de me réjouir des victoires de la
MADAME THÉRÈSE.
47
vieille Allemagne autant, pour le moins, que
vous, monsieur Richter, car moi je suis un
vieux Allemand comme mon père, comme mon
grand-père, et tous les maiisers connus depuis
deux cents ans au village d'Anstatt pour l'éle-
vage des abeilles et la manière de prendre les
taupes; au lieu que les cuisiniers des Salm-
Salm, de père en fils, se promenaient en France
avec leurs maîtres pour, tourner la broche et
lécher le fond des marmites. »
^ Toute la salle partit d'un éclat de rire à ce
propos, et M. Richter, voyant que la plupart
n'étaient pas pour lui, jugea prudent de se
modérer; il répondit donc d'un ton calme :
« Je n'ai jamais rien dit contre vous ni contre
le docteur Jacob; au contraire, je sais que
M. le docteur est un homme habile et un hon-
nête homme. Mais cela n'empêche pas qu'on
un jour comme celui-ci tout bon Allemand doit
se réjouir. Car, écoutez bien, ceci n'est pas une
victoire ordinaire, c'est la fin de cette fameuse
RépubUque une et indivisible.
— Comment! comment! s'écria le vieux
Schmilt, la fin de la République? Voilà du
nouveau !
— Oui, elle ne durera plus six mois, fit Rich-
ter avec assurance; car, de Kaiserslautern,
les Français seront balayés jusqu'à llornbach,
de Hornbach à Sarrebruck, à Metz, et ainsi de
suite jusqu'à Paris. Une fois en Ftance, nous
trouverons des amis en foule pour nous secou-
rir : la noblesse, le clergé et les honnêtes gens
sont tous pour nous; ils n'attendent que notre
armée pour se lever. Et quant à ce tas de gueux
ramassés à droite et à gauche, sans officiers et
sans discipline, qu'est-ce qu'ils peuvent faire
contre de vieux soldats, fermes comme des ro-
chers, avançant en bon ordre de bataille, sous
la conduite de la vieille race guerrière? Des tas
de savetiers sans un seul général, sans même
un vrai caporal schlaguef Des paysans , des
mendiants, de vrais sans-culottes, comme ils
s'appellent eux-mêmes, je vous le demande,
qu'est-ce qu'ils peuvent faire contre des Bruns-
wick, des Wurmser, et des centaines d'autres
vieux capitaines éprouvés par tous les périls
ffe la guerre de Sept ans? Ils seront dispersés
,1 périront par milliers, comme les sauterelles
n automne. •
Toute la salle était alors de l'avis de Rich-
'.", et plusieurs disaient .
< A la bonne heure, voilà ce qui s'appelle
p.'irier; depuis longtemps nous pensions les
mêmes choses. »
Le mauser et Koffel se taisaient; mais le
vieux Adam Schmitt hochait la tête en sou-
riant. Après un instant de silence, il déposa sa
sur la table et dit :
« Monsieur Richter, vous parlez comme l'al-
manach; vous prédisez l'avenir d'une façon
admirable ; mais tout cela n'est pas aussi clair
pour les autres que pour vous. Je veux bien
croii-e que la vieille race est née pour faire les
généraux, puisque les nobles arrivent tous au
monde capitaines; mais, de temps en temps, il
peut aussi sortir des généraux de la race des
paysans, et ceux-là ne sont pas les plus mau-
vais, car ils le sont devenus par leur propre
valeur. Ces Républicains, qui vous paraissent
si bêtes, ont quelquefois de bonnes idées tout
de même; par exemple, d'établir chez eux que
le premier venu pourra devenir feld-maréchal,
pourvu qu'il en ait le courage et la capacité ; de
cette façon, tous les soldats se battent comme de
véritables enragés ; ils tiennentdansleurs rangs
comme des clous et marchent en avant comme
des boulets, parce qu'ils ont la chance de monter
en grade s'ils se distinguent, de devenir capitai-
ne, colonel ou général. Les Allemands se battent
maintenant pour avoir des maîtres, et les Fran-
çais se battent pour s'en débarrasser, ce qui fait
encore une grande différence. Je les ai regardés
de la fenêtre du père Diemer, au premier étage,
en face de la fontaine, pendant les deux charges
des Croates et des uhlans, des charges magnifi-
ques; eh bien, cela m'a beaucoup étonné, mon-
sieur Richter, de voir comme ces jacobins ont
supporté ça! Et leur commandant m'a fait un
véritable plaisir, avec sa grosse figure de paysan
lorrain et ses petits yeux de sanglier. Il n'était
pas aussi bien habillé qu'un major prussien,
mais il se tenait aussi tranquille sur son cheval
que si on lui avait joué un air de clarinette.
Finalement, ils se sont tous retirés, c'est vrai,
mais ils avaient une division sur le dos, et n'ont
laissé que les fusils et les gibernes des morts
sur la place. Avec des soldats pareils, croyez-
moi, monsieur Richter, il y a de la ressource.
Les vieilles races guerrières sont bonnes, mais
les jeunes poussent au-dessous, comme les pe-
tits chênes sous les grands, et quand les vieux
pourrissent, ceux-là les remplacent. Je ne crois
donc pas que les Républicains se sauvent com-
me vous le dites; ce sont déjà de fameux sol-
dats, et s'il leur vient un général ou deux,
■gare! Et prenez bien garde que ce n'est pas
impossible du tout, car, entre douze ou quinze
cent mille paysans, il ya plus de choix qu'entre
dix ou douze mille nobles; la rnce n'est peut-
être pas aussi fine, mais elle est plus solide. »
Le vieux Schmitt reprit alors haleine un
instant, et comme tout le monde l'écoutait, il
ajouta :
« Tenez, moi , par exemple, si j'avais eu le
bonheur de naître dans un pays pareil, est-ce
que vous croyez que je me serais contenté d'êlie
48
ROMANS NATIONAUX
Monsieur Karolus Kichlcr et Joseph Spick. (l'âge 4B.)
Adam Schmitt , sergent de grenadiers, avec
cent florins de pension, six blessures et quinze
campagnes? Non, non, ôtez-vous cette idée de
la tête; je serais le commandant, le colonel ou
le général Schmitt, avec une bonne retraite de
deux mille thalers, ou bien mes os dormiraient
depuis longtemps quelque part. Quand le cou-
rage mène à tout, on a du courage, et quand
il ne sert qu'à devenir sergent et à faire avan-
cer les nobles en grade, chacun garde sa
peau.
— Et l'instruction! s'écria Richter, vous
comptez donc l'instruction pour rien, vous?
Est-ce qu'un homme qui ne sait pas lire vaut
un duc de Brunswick qui sait tout? »
Alors Koffel , se retournant , dit d'un air
calme :
— C'est juste, monsieur Richter, l'instruction
fait la moitié de l'homme, et peut-être les trois
quarts. Voilà pourquoi ces Républicains se bat-
tent jusqu'à la mort; ils veulent que leurs fils
reçoivent de l'instruction aussi bien que les
nobles. C'est le manque d'instruction qui fait
la mauvaise conduite et la misère , la misère
fait les mauvaises tentations, et les mauvaises
tentations amènent tous les vices. Le plus grand
crime de ceux qui gouvernent dans ce bas
monde, c'est de refuser l'instruction aux misé-
rables, afin que leurs races nobles soient tou-
jours au-dessus; c'est comme s'ils crevaient
les yeux des hommes, lorsqu'ils viennent au
monde, pour profiter de leur travail. Dieu ven-
gera ces fautes, monsieur Richter, car il «;st
juste. Et si les Républicains versent leur sang,
MADAME THERESE
/.9
C'est alors qu'il fjllut fntondre les cris plaintifs de Max. (Page 50.)
comme ils le disent, pour que cela n'arrive
plus siir la terre, tous les hommes religieux
qui croient à la vie éternelle doivent les ap-
prouver. »
Ainsi parla Koffel, disant que si ses parents
avaient pu le faire instruire, au lieu d'être un
pauvre diable, il aurait peut-être fait honneur
à Anstatt et serait devenu quelque chose d'utile.
Chacun pensait comme lui, et plusieurs se di-
saient entre eux : « Que serions-nous si l'on
nous avait instruits? Est-ce que nous étions
plus bêtes que les autres? Non, le ciel donne à
tous sa douce lumière et sa bonne rosée. Nous
avions de bonnes intentions, nous voulions la
justice; mais on nous a laissés dans les ténè-
bres, par esprit de calcul et pour nous mainte-
nir dans la bassesse. Ces gens-là pensent s'a-
grandir en empêchant les autres de croître,
c'est abominable! »
Et moi, songeant alors combien l'oncle Jacob
se donnait de peine pour m'apprendra à lire
dans M. de Buffon, je me repentais de ne pas
profiter davantage de ses leçons, et j'étais tout
attendri.
M. Richter, voyant tout le monde contre lui,
et ne sachant que répondre aux paroles judi-
cieuses de Koffel, haussa les épaules comme
pour dire : « Ce sont des fous gonflés d'orgueil,
des êtres qu'il faudrait mettre à la raison. •
Or le silence commençait à se rétablir, et le
mauser venait de faire apporter une seconde
bouteille, lorsque des grondements sourds s'en-
tendirent sous la table; aussitôt nous regar-
dâmes et nous vîmes le grand chien roux de
19
jO
ROMANS NATIONAUX.
M.,Ilichter qui tournait autour de Scipio. Ce
chien s'appelait Max; il avait le poil ras, le nez
fenau, les cotes saillanles, les yeux Jaunâtres,
les oreilles longues et la queue relevée comme
un sabre ; il était grand, sec et nerveux. M. Rich-
ter avait l'habitude de chasser avec lui des
journées entières sans rien lui donner à man-
ger, souspi-étexte que les bons chiens dédiasse
doivent avoir faim pour sentir te gibier et le
suivre à la piste. Il voulait passer derrière Sci-
pio, qui se retournait toujours la tête haute et
la lèvre frémissante.
Eii regardant du côté de M. Richter, je vis
qu'il excitait son chien eu dessous; le père
Sclnnilt s'en aperçut aussi, car il s'écria :
« Monsieur Richter, vous avez tort d'exciter
votre chien. Ce caniche, voyez-vous, est un
chien de soldat, rempli de finesse et qui con-
n;iît toutes les ruses de la guerre. Le vôtre est
peut-être d'une vieille race; mais, prenez garde,
celui-ci serait bien capable de l'étrangler.
— Etrangler mon chien ! s'écria Richter; il en
avalerait dix comme ce misérable roquet; d'un
coup de dent il lui casserait l'échiné ! •
En entendant cela, je voulus me sauver avec
Scipio, car M. Richter excitait toujours son
grand Max, et tous les buveurs se retournaient
en riant pour voir la bataille. J'avais envie de
;.îourer; mais le vieux Schmitt me retenait par
l'épaule en me disant tout bas :
« Laissez'faire, laissez faire.... ne craignez
rien, Fritzel; je vous dis que notre chien con-
naît la politique.... l'autre n'est qu'une grosse
bête qui n'a rien vu. •
El se tournant vers Scipio, il lui répétait tou-
jours :
« Attention! attention! »
Scipio ne bougeait pas 5 il se tenaille derrière
dans le coin de la fenêtre, la tête droite, ses
yeu3( luisants sous ses grands poils frisés, et
dans le coin de sa moustache tremblotante, on
voyait une dent blanche très-pointue.
Le grand roux s'avançait la tête penchée et
le poil hérissé tout le long de son échine mai-
gre. Us grondaient tous deux, jusqu'au mo-
menroii Max fil un bond pour saisir Scipio à la
gorge; aussitôt trois ou quatre éclats de voix
brefs, terribles, partirent à la fois. Scipio s'était
baissé pendant que l'autre l'attrapait à la ti-
gnasse, et d'un coup de dent sec il lui faisait
claquer la patte, C'est alors qu'il fallut entendre
les cris plaintifs de Max, et qu'il fallut le ^voir
se glisser en boitant sous les tables; il filait
comme un éclair entre les jambes, en répé'ant
ses cris aigus qui vous perçaient les oreilles.
M. Richter s'était levé furieux pour tomber
sur Scipio; mais, au même instant, le mauser
avait pris son bâton au coin de la porte, etdisait :
t Monsieur Richter, si votre grosse bête est
mordue, à qui la faute? Vous ï'avez assez exci-
tée; maintenant elle est peut-être estropiée, ça
vous apprendra !
Et le vieux Schmitt, riant jusqu'aux larmes,
faisait mettre Scipio entre ses genoux et criait ;
« Je savais bien qu'il connaissait les flnessiis
de la guerre; hé! hé! hé! nous avons remporté
les drapeaux et les canons. »
Tous les assistants riaient avec lui; de sorte
qne M. Richter, indigné, chassa lui-même son
chien dans la rue à grands^^oups de pied, pour
ne plus entendre .«es cris. Il aurait bien voulu
en l'aire autant à Scipio, mais tout le monde
était dans l'élonnement de son courage et de
son bon sens natui el.
« Allons, s'écria le mauser en se levant, ar-
rive maintenant, Fritzel, arrive ! il est temps
que je te donne ce que tu veux. Je vous salue,
monsieur Richter; vous avez un fameux chien.
Grédel, vous mai'querez deux bouteilles sur
l'ardoise. »
Schmitt et Koffel s'étaient aussi levés, et
nous soi-times tous ensemble, riant comme des
bienheureux. Scipio nous suivait de près, sa-
cliant qu'il n'avait rien de bon à espérer quand
nous serions sortis.
Au bas de l'escalier, Schmitt et Koffel tour-
nèrent à droite pour descendre la grand'route ;
le mauser et moi nous traversâmes la place, à
gauche, pour entrer dans la ruelle des Orties.
Le mauser marchait devant, le dos rond, une
épaule un peu plus haute que l'autre, selon son
habitude, lançant de grosses bouffées de tabac
coup sur coup, et riant tout bas, sans doute à
cause de la déconfiture de Uichter.
Nous arrivâmes bientôt à sa petite porte en-
foncée sous terre ; alors il' descendit les mar-
ches et me dit :
« Arrive, Fritzel, arrive; laisse le chien de-
hors, il n'y a pas trop de place dans le trou. »
Il avait bien raison d'appeler sa baraque un
trou, car elle n'avait que deux petites fenêtres
à fleur de ten-e donnant sur la ruelle. A l'inté-
rieur, tout était sombre .: le grand lit et l'esca-
lier de bois au fond, les vieux escabeaux, la
table couverte de scies, de pointes, de pincettes;
l'armoire ornée de deux citrouilles, le plafond
traversé de perches, où la vieille Berbel, la
mère du mauser, suspendait le chanvre (ju'elle
filait; les attrapes de toutes sortes placées sur
le vieux baldaquin, dans un enfoncement tout
gris de poussière et de toiles d'araignée ; les
centaines de peaux de martres, de fouines, de
belettes accrochées aux murs, les unes retour-
nées, les autres encore fraîches et bourrées de
paille pour les faire sécher, tout cela vous lais-
sait à peine assez de place pour se retourner,
MADAME THÉRÈSE.
et tout cola me rappelle le bop temps de la jeu-
nesse, car je l'ai vu cen t fois, été comme hiver,
qu'il fit du soleil ou de la pluie, que les petiies
fenêlres fussent ouvertes ou formées.
C'est là-dodans que je me représente tou-
jours le mauser, assis devant la table très-
basse, montant ses attrapes, la joue tirée, 1er
lèvres serrées, et la vieille Bf'rbel, — toute jaune,
le bonnet de crin sur la nuque, ses petites
mains sèches, atix ongles noirs, sillonnées de
grosses veines b'enàtres,— filant du matin au.
soir à côté du poêle. De temps en temps, elle
levait sa petite tète, froncée do rides innom-
brables, et regardait son fils d'un air de satis-
faction.
Mais ce jour-Là, Borbel n'était pas do bonne
humeur, car à peine fûmes-nous enli'és qu'elle
se mit à quereller le mauser d'une voix aigre,
disant qu'il pissait sa vie au cabaret, qu'il ne
songeait qu'à boire, sans so soucier du lende-
main, toutes choses irès-.faussef) auxqu'lles lo
mauser ne répondit pas, srtchan! qu'il faut lout
entendre de sa mère sans se plaindre.
Il ouvrit tranquillement l'armoire, tandis
que la vieille Berbel criait, et prit sur le pins
haut rayctn une large écuello de terre vernis-
sée, où le miel couleur d'or, dans des rayons
blancs comme la neige, s'élevait par couches
régulières. Il la déposa sur la table, et plaça
deux beaux rayons dans une assiette très-
propre, en me disant :
« Tiens, Fritzel, voilà du beau miel pour la
dame française. Le miel en rayon est tout ce
qu'on peut souhaiter de mieux pour des ma-
la'les; c'est d'abord plus appétissant, et puis
c'est plus frais et plus sain. »
J'avais déjà pose l'argent au bord de la table,
et Berbel étendait la main d'un air content
pour le prendre ; mais le mauser me le rendit :
« Non,, fit-il, 'non, je ne -veux pas être payé
de cela ; metiîcet argent dans ta poche, Fritzel,
et prends l'assiette. Laisse ton écuelle ici; je
vous la rappoitorai ce soir ou demain malin. »
■ Et comme la vieille semblait fâchée, il
aj(jula :
« Tu diras à la dame française, Fritzel, que
c'est le mauser qui lui fait présent de ce miel,
avec plaisir, entends-tu... de bien bon cœur...
car c'est une femme respectable... N'oublie pas
de dire « respectable, » tu m'entends?
— Oui, manser, je dirai ça. Bonjour, Berbel,
dis-je en ouvrant la porte. »
Elle me, répondit en inclinant la tête brus-
quement; celte vieille avare ne voulait rien
dire, à cause de l'oncle .lacob; mais de voir
partir le miel eans argint, cela hu paraissait
""ien dur.
Le mauser me reconduisit jusque dehors, et
je retournai chez nous, bien content de ce qui
vp'iait d'arriver.
XL.
Au coin de l'église, je rencontrai le petit
llnns Aden, qui revenait de glisser sur le gué-
voir; il s'en retournait, les mains dans les po-
ches jusqu'aux coudes, et me cria :
<- Fritzel! Fritzel! •
S'étant approché, d'abord il regarda les deux
beaux rayons de miel, et me dit :
« C'est pour vous, ça?
— Non, c'est pour faire de la boisson à la
dame française.
— Je voudrais bien être malade à sa place, •
dit-il en se léchant, d'un air expressif, le bord
do ses grosses lèvres retroussées.
Puis il demanda :
■ Ou est-ce que tu fais, cette après-midi?-
— Je ne sais pas; j'irai nie promener avec
Scipio. »
Alors il regarda le chien, et, s^^ grattant le
bas du dos : ,
« Ecoute, si tu veux, dit-il, nous irou poser
dos altrapes derrière le fumier de l;.v poste ; il
y a beaucoup de vordiors et do mmneaux le long
des haies, sous les hangars ,-t dans les arbres
du Posllhâl.
— Je veux bien, lui épondis-je.
— Oui, arrive ici, sur le perron; nous parti-
rons ensemble. »
Avant de nous sépai'er, Hans Aden me de-
manda s'il pouvait passer le doigt au fond do
l'assietle; ïe lui donnai cette permission, et il
trouva le miel très-bon. Après quoi, chacun
reprit son chemin, et je rentrai chez nous vers
onze hf.ures et demie.
« A 11! le voilà! s'écria Lisbetli en me voyant
entrer dans la cuisine, je croyais que tu ne
reviendrais plus; Dieu du ciel, il l'en faut, à
toi. du temps pour faire une commission ! •
e lui racontai ma rencontre avec lo mauser
sur l'escalier du Cruchon-d'Or, la dispute de
KolTol, du vieux Schmitt et du taupier contre
M. Hichter, la grande bataille de Max et de
Scipio, et, finalement, la manière dont le mau-
ser m'aVait recommandé de dire qu'il ne vou-
lait pas d'argent pour son miel, ( t qu'il l'ollrait
de bien bon cœur à la dame française, une
personne « res[)ectable. »
Comme la porte était ouverte, madame Thé-
rèse entendit ces choses et me dit de vonir.
Alors je vis qu'elle était attendrie, et quaudje
lui présentai le miel, elle l'accepta.
52
ROMANS NATIONAUX.
« C'est hien, Fritzel, dit-elle les larmes aux
yeux, c'est bien, mon enfant, je suis contente,
bien contente de ce présent; l'estime des hon-
nêtes gens nous fait toujours beaucoup de
plaisir. Lorsque le mauser viendra, je veux
le remercieF moi-même, »
Puis elle se pencha et passa la main sur la
tête de Scipio, qui se tenait devant le lit, le nez
en l'ait; elle souriait, et dit :
« Hé ! Scipio, tu soutiens donc aussi la bonne
cause? »
Lui, voyant la joie briller dans ses yeux, se
mit à aboyer tout haut; il se plaça même sur
son derrière, comme pour faire l'exercice.
« Oui, oui, je vais mieux maintenant, lui
dit-elle, je me sens plus forte. . . Ah ! nous avons
beaucoup souffert ! »
Puis, exhalant un soupir, elle se remit le
coude dans l'oreiller en disant :
• Une bonne nouvelle... seulement une
bonne nouvelle, et tout sera bien ! » .
Lisbeth venait de dresser la table, elle ne di-
sait rien, madame Thérèse redevenait rêveuse.
La pendule sonna midi, et, quelques instants
après, la vieille servante appoi-ta la petite sou-
pière pour nous deux ; elle fit le signe de la
croix et nous dînâmes.
A chaque instant je tournais la tête pour
regarder si Hans Aden ne se promenait pas
déjà sur le perron de l'église. Madame Thérèse,
qui venait de se recoucher, nous tournait le
dos, la couverture sur l'épaule; elle avait sans
doute encore de grandes inquiétudes. Moi, je
ne songeais qu'aux fumiers du Postthdl; je
voyais déjà nos attrapes en briques posées au-
tour dans la neige, la tuile levée, soutenue par
deux petits bois en fourche, et les grains de blé
au bord et dans le fond. Je voyais les verdiers
tourbillonner dans les arbres, et les moineaux
rangés à la file, sur le bord des toits, s'appe-
lant, épiant, écoutant, tandis que nous, tout au
fond du hangar, derrière les bottes de paille,
nous attendions le cœur battant d'impatience.
Puis un moineau voltigeait sur le fumier, la
queue en éventail, puis un autre, puis toute la
bande. Les voilà ! les voilà près de nos attra-
pes!... Ils vont descendre... déjà un, deux,
trois sautent autour et becquètent les grains
de blé... Frouu ! tous s'envolent à la fois ; c'est
un bruit à la ferme... c'est le garçon Yéri avec
ses gros sabots, qui vient de crier dans l'écurie
à l'un de ses chevaux : « Allons, te retourneras-
tu, Foux? » Quel malheur? Si seulement tous
les chevaux étaient crevés, et Yéri avec!...
Enfin, il faut attendre encore... les moineaux
sont partis bien loin. Tout à coup un d'eux se
remet à crier... ils reviennent sur les toits...
Ahl Seigneur Dieu! pourvu que Yéri ne crie
plus... pourvu que tout se taise... S'il n'y avait
seulement pas de gens dans cette ferme ni sur
la route! Quelles transes ! Enfin, en voilà un
qui redescend... Hans Aden me tire parle pan
de ma veste... Nous ne respirons plus... nous
sommes comme muets d'espérance et de
crainte I
Tout cela, je le voyais d'avance, je ne me
tenais plus en place.
« Mais, au nom du ciel, qu'as-tu donc? me
disait Lisbeth ; tu vas, tu cours comme une
âme en peine... tiens-toi donc tranquille. »
Je n'entendais plus; le nez aplati contre la
vitre, je pensais :
« Viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas ? Il est
peut-être déjà là-bas... il en aura emmené un
autre ! »
Cette idée me paraissait terrible.
J'allais partir, quand enfin Hans Aden tra-
versa la place ; il regardait vers notre maison,
épiant du coin de l'œil; mais il n'eut pas be-
soin d'épier longtemps : j'étais déjà dans l'al-
lée et j'ouvrais la porte, sans prévenir Scipio
cette fois. Puis je courus le long du mur, de
crainte d'une commission ou de tout autre
empêchement : il peut vous arriver tant demal-
heurs dans ce bas monde ! Et ce n'est que bien
loin de là, dans la ruelle des Orties, que Hans
Aden et moi nous fîmes halte pour reprendre
haleine.
« Tu as du blé, Hans Aden ?
— Oui.
— Et ton couteau?
— Sois donc tranquille, le voilà. Mais écoute,
Fritzel, je ne peux pas tout porter; il faut que
tu prennes les briques et moi les tuiles.
— Oui; allons. »
Et nous repartîmes à travers champs, der-
rière le village, ayant de la neige jusqu'aux
hanches. Le mauser, Koffel, l'oncle lui-même
nous auraient appelés alors, que nous nous
serions sauvés comme des voleurs, sans tour-
ner la tête.
■ Nous arrivâmes bientôt à la vieille tuilerie
abandonnée, car on cuit rarement en hiver, et
nous primes notre charge de briques. Puis, re-
montant la prairie, nous traversâmes les haies
du PosUhâl toutes couvertes de givre, juste en
face des grands fumiers carrés, derrière les
écuries et le hangar. Déjà de loin, nous voyions
les moineaux ahgnés au bord du toit.
• Je te le disais bien , faisait Hans Aden ;
écoute... écoute !... •
Deux mjputes après nous posions nos attrapes
entre les fumiers, en déblayant la neige au
fond. Hans Aden tailla les petites fourches,
plaça les tuiles avec délicatesse, puis il sema
le blé tout autour. Les moineaux nous contem-
i
MADAME THERESE.
53
plaient du haut des toils, en tournant légère-
ment la tête sans rien dire. Hans Adon se rele-
va , s'essuyant le nez du revers de la manche,
et clignant de l'œil pour observer les moineaux
<i Arrive, fit-il tout bas; ils vont tous des-
cendre. •
Nous entrâmes sous le hangar, pleins de
bonnes espérances, et dans le même instant
toute la bande disparut. Nous pensions qu'ils
reviendraient; maisjusque vers quatre heures
nous restâmes blottis derrière les bottes de
paille, sans entendre un cri de moineau. Ils
avaient compris ce que nous faisions, et s'en
étaient allés bien loin , à l'autre bout du
village.
Qu'on juge de notre désespoir ! Hans Aden,
malgré son bon caractère, éprouvait une indi-
gnation terrible, et moi-même je faisais les
plus tristes réflexions, pensant qu'il n'y a rien
de plus bête au monde que de vouloir prendre
des moineaux en hiver, lorsqu'ils n'ont que la
peau et les os, et qu'il en faudrait quatre pour
faire une bouchée.
Enfin, las d'attendre et voyant le jour bais-
ser, nous revînmes au village, en suivant la
grande route, grelottant, les mains dans les
poches, le nez humide et le bonnet tiré sur la
nuque d'un air piteux.
Lorsque j'arrivai chez nous, il faisait nuit.
Lisbeth préparait le souper; mais comme
j'éprouvais une sorte de honte à lui raconter la
façon dont les moineaux s'étaient moqués de
nous, au lieu de courir à la cuisine, selon mon
habitude, j'ouvris tout doucement la porte de
la salle obscure, et j'allai m'asseoir sans bruit
derrière le fourneau.
Rien ne bougeait; Scipio dormait sous le fau-
teuil, la tête sur la hanche, et je me réchauf-
fais depuis un quart d'heure, écoutant bour-
donner la flamme, lorsque madame Thérèse,
qui semblait dormir, me dit d'une voix douce :
« C'est toi, Fritzel?
— Oui, madame Thérèse, lui répondis-je.
— Tu te réchauffes ?
— Oui, madame Thérèse.
— Tu as donc bien froid ?
— Oh ! oui.
— Qu'est-ce que vous avez donc fait cette
après-midi?
— Nous avons posé des attrapes aux moi-
neaux, Hans Aden et moi.
— Ah ! Et vous -en avez pris beaucoup?
— ■ Non, madame Thérèse, pas beaucoup.
— Combien? •
Cela me saignait le cœur de ^ire à cette
honnête personne que nous n'en avions pas
pris du tout.
« Deux ou trois, n'est-ce pas, Fritzel? fit-elle.
— Non, madame Thérèse.
— Vous n'en avez donc pas pris ?
— Non. »
Alors elle se tut, et je me fis une grande idée
do son chagrin.
« Ce sont des oiseaux bien malins, reprit-elle
au bout d'un instant.
— Oh oui!...
— Tu n'as pas les pieds mouillés, Fritzel?
— Non, j'avais mes sabots.
— Allons, allons, tant mieux. Il faut te con-
soler, une autre fois tu seras plus heureux. »
Comme nous causions ainsi, Lisbeth entra,
laissant la porte de la cuisine ouverte.
• Hé ! te voilà, dit-elle, je voudrais bien sa-
voir où tu passes tes journées ? toujours dehors,
toujours avec ton Hans Aden, ou ton Frantz
Sépel.
— Il a pris des moineaux, dit madame Thé-
rèse.
— Des moineaux! si j'en voyais seulement
une fois un, s'écria la vieille servante. Depuis
trois ans, tous les hivers il court après les moi-
neaux. Une fois, par hasard, il a pris en au-
tomne un vieux geai déplumé, qui n'avait plus
la force de voler, et depuis ce temps il croit
que tous les oiseaux du ciel sont à lui. »
Lisbeth riait. Elle se remit à son rouet, de-
vant l'alcôve , et dit en trempant son doigt
dans le mouilloir :
• Maintenant tout est prêt, quand M. le doc-
teur viendra, je n'aurai plus qu'à mettre la
nappe. Qu'est-ce que je racontais donc tout à
l'heure ?
— Vous parliez de vos conscrits, mademoi-
selle Lisbeth .
— Ah! oui... depuis le commencement de
cette maudite guerre, tous les garçons du vil-
lage sont partis : le grand Ludw^ig, le fils du
forgeron, le petit Christel, Hans Goerner et
bien d'autres, ils sont partis, les uns à pied,
les autres à cheval, en chantant : « Falerlandl
Faterland! » avec leurs camarades, qui les
conduisaient au Kirschtâl, à l'auierge du
père Fritz, sur la route de Kaiserslautern. .
Ils chaulaient bien, mais ça ne les empêchait
pas de pleurer comme des malheureux en re-
gai'dant le clocher d'Anstatt. Le petit Christel,
à chaque pas, embrassait Ludvi^ig en disant :
« Quand reverrons-nous Anstatt? • L'autre ré-
pondait : « Ah bah! il ne faut pas penser à ça,
le seigneur Dieu, là-haut, nous sauvera de ces
Républicains que le ciel confonde! • Ils sanglo-
taient ensemble, et le vieux sergent, venu tout
exprès, répétait toujours : « En avant!... Cou-
rage!... Nous sommes des hommes I « H avait
le nez rouge, à force de trinquer avec nos con-
scrits. Le grand Hans Goerner, qui devait se
54
ROMANS NATIONAUX.
marier avec Rosa Mut7, la fille du garde cham-
pêlre, criait: « Encoie un coup... encore un
coup:.. C'est peut-être le dernier plat de chou-
croute que nous voyons devant nos yeux ! »
— Pauvre garçon ! fit madame Thérèse.
— Oui, reprit Lisbeth, et ça ne serait encore
rien, si les filles pouvaient se marier; mais
quand les garçons parlent, les filles restent
plantées là, à rêver du matin au soir, à se con-
sumer et à s'ennuyer. Elles ne peuvent pour-
tant pas prendre des vieux de soixante ans, des
veufs, ou Lien des hossus, des boiteux ou des
borgnes. Ah ! madame Thérèse, ce n'est pas
pour vous faire des reproches, mais sans votre
Révolution, nous serions bien tranquilles, nous
ne penserions qu'à louer le Seigneur de ses
grâces. C'est terrible une République pareille
qui dérange tout le monde de ses habitudes ! »
Tout en écoutant cette histoire, je sentais
une bonne odeur de veau farci remplir la
chambre, et je finis par me lever avec Scipio,
pour aller jeter un coup d'œil à la cuisine :
nous avions une bonne soupe aux oignons, une
poitrine de veau farcie et des pommes de t.erre
frites. La chasse m'avait tellement ouvert l'ap-
pétit, qu'il me semblait que j'aurais tout avalé
d'une bouchée.
Scipio n'était pas dans de moins heureuses
dispositions; la patte au bord de l'âtre, il re-
gardait du nez à travers les marmites, car le
nez du chien, comme le dit M. de BulTon, est
une seconde vue fort délicate.
Après avoir bien regardé, je me mis à faire
des vœux pour le retour de l'oncle.
« Ah! Lisbeth ! m'écriai-je en rentrant, si tu
savais comme j'ai faim !
— Tant mieux, tant mieux, me répondit la
vieille en jacassant toujours, l'appétit est une
bonne chose. »
Puis elle poursuivit ses histoires de village,
que madame Thérèse semblait écouter avec
plaisir. Moi, j'aliais, je venais de la salle à la
cuisine, et Scipio me suivait pas à pas; il avait
sans doute les mêmes idées que moi.
La nuit dehors devenait noire.
De temps en temps madame Thérèse inter-
rompait la vieille servante, levant le doigt et
disant :
« Ecoutez ! »
Alors tout le monde restait tranquille une
seconde.
« Ce n'est rien, faisait Lisbeth; c'est la char-
rette de Hans Bockel qui passe ; » ou bien :
« c'est la mère Dreyfus qui s'en va maintenant
à la veillée chez les Brèmer. »
Elle connaissait les habitudes de tous les
gens d'Anstatt, et se faisait un véritable bon-
heur d'en parler à la dame française, mainte-
nant qu'elle avait vu la sainte Vierge pendue à
son cou ; car sa nouvelle amitié venait de là,
comme je l'appris plus tard.
Sept heures sonnèi'ent, puis la demie. A la
fin, ne sachant plus que faire pour attendre, je
me dressai sur une chaise, et je pris dans un
rayon YHisloire naturelle de M. de BulTon, chose
qui ne m'était jamais arrivée; puis, les deux
coudes sur la table, dans une sorte de déses-
poir, je me mis à lire tout seul en français. L\
me fallait tout mon appétit pour me donner
une pareille idée ; mais à chaque instant je
levais la tAe,- regardant la fenêtre, les yeux
tout grands ouverts et prêtant l'oreille.
Je venais de trouver l'histoire du moineau,
qui possède deux fois plus de cervelle que
l'homme en proportion de son corps, quand
enfin un bruit lointain, un bruit de grelots sq
fit entendre; ce n'était, encore qu'un bruisse-
ment presque imperceptible, perdu dans l'éloi-
gnement, mais il se rapprochait vite, et bientôt
njadame Thérèse dit :
« C'est M. le docteur.
— Oui, fit Lisbeth en se lovanletremetlant son
rouet au coin de l'horloge, cette fois c'est lui. »
Elle courut à la cuisine.
J'étais déjà dans l'allée, abandonnant M. de
Buffon sur la table, et je-tirais la porte exté-
rieure en criant :
« C'est toi, mon oncle?
— Oui, Fritzel, répondit la voix joyeuse de
l'oncle, j'arrive. Tout s'est bien passé à la mai-
son?
— Très-bien, oncle, tout le monde se porte
bien.
— Bon, bon I •
Au même instant, Lisbeth sortait avec la lan-
terne, et je vis l'oncle sous le liangar, en train
de dételer le cheval. Il était tout blanc au mi-
lieu des ténèbres, et chaque poil de sa houp-
pelande et de son gros bonnet de loutre scin-
lillait à la lanterne comme une étoile. Il se
dépêchait; Rappel, tournant la tête vers l'écu-
rie, semblait ne pouvoir attendre.
« Seigneur Dieu, qu'il fait froid dehors! dit
la vieille servante en accourant l'aider; vous
devez être gelé, monsieur le docteur. Allez,
entrez vite vous réchauITer, je finirai bien toute
seule. »
Mais l'oncle Jacob n'avait pas l'habitude de
laisser le soin de son cheval à d'autres ; ce n'est
qu'en voyant Rappel de vaut son râtelier garni de
foin, et les pieds dans la bonne litière, qu'il dit :
« Entrons maintenant. _• Et nous entrâmes
tous ensemble.
« Bonnes nouvelles, madame Thérèse, s'écria
l'oncle sur le seuil, bonnes nouvelles! J'arrive
de Kaiserslaulern, tout va bien là-bas. »
MADAME THÉRÈSE.
55
Madame Thérèse, assise sur son lit, le regar-
dait toute pâle.
Et tandis qu'il secouait son bonnet et se dé-
barrassait de sa houppelande :
« C(jniment, monsieur le docteur, lit-elle,
vous venez de Kaiserslautern ?
, — Oui, j'ai poussùjiisque-là... Je voulais en
avoir le cœur net. J'ai tout vu... je me suis in-
formé de tout, dit-il en souriant; mais je ne
vous cache pas, madame Thérèse, quoje tombe
de fatigue et de faim. »
Il tirait ses grosses bottes, assis dans le fau-
teuil, et regardait Lisbeth nicltr.j la nappe
d'un œil aussi luisant que celui de Scipio et le
mien.
« Tout ce que je puis vous dire, s'écria-t-il
en se relevant, c'est que la bataille de Kaisei-s-
lautern n'est pas aussi décisive qu'on le croyait,
et que votre bataillon n'a pas donné; le petit
Jean n'a pas couru de nouveaux dangers.
— Ah ! cela suffit, dit madame Thérèse en se
recouchant d'un air de bonheur et d'attendris-
semen(,inexprimables, cela suffît ! Vous ne m'en
diriez pas plus, que je seraisdôjà trop heureuse.
Réchauffez-voiis, monsieur le docteur, mangez,
ne vous'pressez pas, je puis attendre mainte-
nant. •
Lisbeth servait alors la soupe, et l'oncle, en
s' asseyant, dit encore :
« Oui, c'est positif, vous pouvez être tran-
quille sur ces deux points. Tout à Theure je
vous dirai le reste. »
Puis nous nous mîmes à manger, et l'oncle,
me regardant de temps en temps, souriait
commC'pour dire : « Je crois que lu veux me
rattraper; où diable as-tii pris un appétit pareil,
toi? .
Bientôt cependant notre grande faim se ra-
lentit; nous songeâmes au pauvre Scipio, qui
nous regardait d'un œil stoïque, et ce fut son
tour de manger. L'oncle but encore un bon
coup, puis il alluma sa pipe, et se rapprochant
de l'alcôve, il prit la main de madame Tlicrèse
comme pour lui tâter le pouls, en disant :
« M'y voilà ! »
Klle ne- disait rien et souriait.
Alors il avança le fauteuil , écarta les ri-
deaux, plaça la chandelle sur la table de nuit,
et s'étant assis, il commença l'histoire de la
bataille. Je l'écoutais, le bras appuyé derrière
lui sur le fauteuil. Lisbcith se tenait debout dans
l'ombre de la salle.
« Les Républicains sont arrivés devant Kai-
serslautern le 27 au soir, dit-il; depuis trois
jourslos Prussiens y étaient; ils avaient fortifié
la position en plaçant des canons au haut des
ravins qui montent sur le plateau. Le général
Hoche les suivait depuis la ligne de l'Lrbach;
il avait même voulu les entourer à Bisingen, et
résolut aussitôt de les culbuter le lendemain.
Les Prussiens étaient 40,000 horrftnes, et les
Français 30,000. ^
« Le lendemain donc, l'attaque commença
sur la gauche; les Républicains, conduits par
le général Ambei't, se mirent à grimper le ravin
au pas de charge en criant : « Landau ou lat
mort ! • Dans ce moment même, Hoche devait
attaquer le centre; mais il était couvert de
bois et do hauteurs, il lui fut impossible d'ar-
river à temps; le général Ambert dut reculer
sous le feu des Prussiens; il avait toute l'armée
de Brunswict contre lui. Le jour suivant 29 no-
vembre, c'est Hoche qui attaqua par le centre;
le général Ambert devait tourner la droite,
mais il s'égai-a dans les montagnes, de sorte
que Hoche fut accablé à son tour. Malgré cela,
l'attaque devait recommencer le lendemain
30 novembre. Ce jour-là, Brunswick fit un
mouvement en avant, et les Républicains, de
crainte d'être coupés, se mirent en retraite.
«Voilà ce que je sais de positif, et de labouche
même d'un commandant républicain, blessé
d'un coup de feu à la hanche, le second jour
de la bataille. Le docteur Feuerbach, un de mes
vieux amis d'Université, m'a conduit près de
cet homme; sans cela je n'aurais rien appris
au juste, car des Prussiens on ne peut tirer que
des vanteries.
«Toute la ville parle de ces événements, mais
chacun à sa manière; une grande agitation
règne encore là-bas; des convois do blessés
partent sans cesse pour Mayence ; l'hôpital de
la ville est encombré de malades, et les bour-
geois sont forcés de recevoir des blessés chez
eux, en attendant qu'il soit possible de les
évacuer. »
On pense avec quelle attention madame Thé-
rèse écoutait ce récit.
« Je* vois... je vois... disait-elle tristement,
la main appuyée contre la tempe,' nous avons
manqué d'ensemble.
— Justement, vous avez manqué d'ensemble,
voilà ce que tout le monde dit à Kaiserslau-
tern; mais cela n'empêche pas quei'on recon-
naisse le courage et même l'audace extraordi-
naire de vos Républicains. Quand ils criaient ,
« Landau ou la mort! » au miheu du roulement
de la fusillade et du grondement des canons,
toute la ville les entendait, il y avSit de quoi
vous faire frémir. Maintenant ils sont en re-
traite, mais Brunswick n'h pas osé les pour-
suivre »
11 y eut un instant de silence, et madame
Thérèse demanda :
• Et comment savez-vous que notre bataillon
n'a pas donné, monsieur le docteur?
56
ROMANS NATIONAUX
Dans le miîme instant toute la bande disparut. (Page 53.)
, — Ah 1 c'est par le commandant républi-
cain , il m'a dit que le premier bataillon de la
deuxième brigade avait éprouvé de grandes
pertes dans un village de la montagne quelques
jours auparavant, en poussant une reconnais-
sance du côté de Landau, et que, pour cette
raison, on l'avait mis à la réserve. C'est alors
que j'ai vu qu'il savait exactement les choses.
— Gomment s'appelle ce comminandant?
— Pierre Ronsarl ; c'est un homme grand,
brun, les cheveux noirs.
— Ah ! je le connais bien, je le connais, dit
madame Thérèse, il était capitaine dans notre
bataillon l'année dernière; comment! ce pauvre
Ronsart .est prisonnier? Est-ce que sa blessure
est dangereuse ?
— Non, Feuerbach m'a dit qu'il en reviendra;
mais il faudra quelque temps, » répondit l'oncle.
! Puis, souriant d'un air fin, les yeux plissés :
« Oui, oui, ût-il, voilà ce que le commandant
m'a raconté. Mais il m'a dit bien d'autres choses
encore, des choses... des choses intéressantes...
extraordinaires... et dontje ne me serais jamais
douté...
— Et quoi donc, monsieur le docteur?
— Ah! cela m'a bien étonné, fit l'oncle en
serrant le tabac dans sa pipe du bout de son
doigt et tirant une grosse bouffée les yeux en
l'air, bien étonné!... et pourtant pas trop...
non, pas trop... car des idées pareilles m'étaient
venues quelquefois.
— Mais quoi donc, monsieur Jacob? fit ma-
dame Thérèse d'un air surpris.
— Ah ! il m'a parlé d'une certaine citoyenne
MADAME THERESE
57
Madame TlièAso lîtail devenue toute rêveuse. (Page GO.)
Thérèse, d'une espèce de Cornélia, connue de
toute l'armée de la Moselle, et que les soldats
aiipellent tout bonnement la Citoyenne! Hé!
lié! hél il paraît que cette citoyenne-là ne
manque pas d'un certain courage ! •
Et se tournant vers Lisbeth et moi : •
t Figurez-vous qu'un jour, comme le chef
de leur bataillon venait d'être tué, en essayant
d'entraîner ses hommes, et qu'il fallait tra-
verser un pont défendu par une batterie et
deux régiments prussiens, et que tous les plus
vieux Républicains, les plus terribles d'entre
ces hommes courageux reculaient, figurez-vous
que cette citoyenne Thérèse prit le drapeau, et
qu'elle marcha toute seule sur le pont, en
disant •■ son petit frère Jean de battre la charge
devant elle comme devant une armée ; ce qui
produisit un tel effet sur les Républicains, au'ils
s'élancèrent tous à sa suite, et s'emparereni,
des canons ! — Comprenez-vous ça, vous autres ?
— C'est le commandant Ronsart qui m'a ra-
conté la chose. »
Et comme nous regardions madame Thérèse,
tout stupéfaits , moi surtout , les yeux tout
grands ouverts, nous vîmes qu'elle devenait
toute rouge.
« Ah! fit l'oncle, on apprend tous les jours
de nouvelles choses; ça, c'est grand, ça, c'est
beau! Oui... oui... quoique je sois partisan de
la paix, ça m'a tout à fait touché...
— Mais, monsieur le docteur, répondit en-
fin madame Thérèse, comment pouvez-vous
croire?..,
— Ohl interrompit l'oncle en étendant la
20
10
58
ROMANS NATIONAUX.
main, ce n'est pas ce commandant tout seul
qui m'a dit cela ; deux autres capitaines blessés,
qui se trouvaient là, en entendant dire que la
citoyenne Tliérèse- vivait encore, se sont bien
réjouis. .. son histoire du drapeau est connue du
dernier soldat. Voyons... oui ou non, est-ce
qu'elle a fait ça? • dit l'oncle en fronçant les
sourcils et regardant madame Thérèse en face.
Alors elle, penchant la tête, se mit à pleurer
en disant :
« Le chef de bataillon qui venait d'être tué
était notre père... nous voulions mourir, le
petit Jeau et moi... nous étions désespérés. »
En songeant à cela, elle sanglotait. L'oncle,
la regardant alors, devint très-gi-ave et dit :
« Madame Thérèse, écoulez, je suis fier
d'avoir sauvé la vie d'une femme telle que
' vous. Que ce soit parce que votre père était
mort, ou pour toute autre raison que vous ayez
agi de la sorte, c'était toujours grand, noble et
courageux; c'était même extraordinaire, car
dos milliers d'autres femmes se seraient con-
tentées de gémir; elles seraient tombées là sans
force, et l'on n'aurait pu leur faire de re-
proches. Mais vous êtes unefemme courageuse,
et longtemps après avoir rempli de grands de-
voirs, vous pleurez lors(]ue d'autres commen-
cent à oublier; vous n'êtes pas seulement la
femme qui lève le drapeau d'entre les morts,
vous êtes encore la femme qui pleure, et voilà
pourquoi je vous estime. — Et je dis que le toit
de cette maison, habitée autrefois par mon père
et mon grand-père, est honoré de votre pré-
sence, oui, honoré! »
Ainsi parla lîoncle, gravement, en appuyant
sur les mots, et déposant sa pipe sur la table,
parce qu'il était vraiment ému.
El madame Thérèse finil par dire :
« Monsieur le docteur, ne parlez pas ainsi,
ou je serai forcée de m'en aller. Je vous en
prie, ne parlez plus de tout cela.
— Je vous ai dit ce que je pense, répondit
l'oncle en se levant, et maiuleuanl je n'en par-
lerai plus, puisque telle est votre volonté;
mais cela ne m'empêchera pas d honorer en
vo,us une douce et noble créature, et d'être
fier de vous avoir donné mes soins. El le com-
mandant m'a dit aussi quel était votre père et
quels étaient vos frères : des gens simples,
naïfs, partis tous ensemble pour défendre ce
qu'ils croyaient être la justice. Quand taut de
miniers d'hommes orgueilleux ne pensent qu'à
leurs intérêts, et, je le dis à regret, quand ils
se croient nobles en ne songeant qu'aux choses
de la matière, on aime à voir que la vraie no-
blesse, "elle ([ui vient du désintéressement et
de l'héroïsme, se réfugie dans le peuple. Qu'ils
soient Républicains ou non, qu'imporlel je
pense, en âme et conscience, que les vrais
nobles à la face de l'Elernel sont cens qui rem-
plissent leur devoir. »
L'oncle dans son exaltation, allait et venait
dans la salle, se parlant à lui-même. Madame
Thérèse, ayant essuyé ses larmes, le regardait
en souriant el lui dit :
« Monsieur le docteur, vous nous avez ap-
porté de bonnes nouvelles, merci, merci! Main-
tenant je vais aller mieux.
— Oui, répondit l'oncle en s'arrêlant, vous
irez de mieux en mieux. Mais voici l'heure du
repos; la fatigue a été longue, et je crois que
ce soir nous dormirons tous bien. Allons,
Frilzel, allons, Lisbelh, en route! Ronsoir, ma-
dame Thérèse.
— Bonne nuit, monsieur le docteur. »
Il prit la chandelle, el le front penché, tout
rêveur, il monta derrière nous.
XII
Le lendemain fut un jour de bonheur pour
la maison de l'oncle Jacob.
Il était bien tard lorsque je m'éveillai de
mon profond sommeil { j'avais dormi douze
heures de suite comme une seconde, et la pre-
mière chose que je vis, ce furent mes petilcs
vitres rondes couvertes de ces fleurs d'argent,
de ces toiles tiansparentes et de ces mille orne-
ments de givre, tels que la main de nul cise-
leur ne pourrait en dessiner. Ce n'est pourtant
qu'une simple pensée de Dieu, qui nous rap-
pelle .le printemps au milieu de l'hiver; mais
c'est aussi le signe d'un giand froid, d'un froid
sec el vif qui succède à la neige; alors toutes
les rivières sont prises el même les fontaines;
les sentiers humides sont durcis et les petites
flaques d'eau couvertes de cette. glace blanche
et friable qui craque sous les pieds comme des
coquilles d'œuls.
En regardant cela, le nez à peine hors de
ma couverture et le bonnet de colon tiré jus-
qu'au bas de la nuque, je revoyais tons les hi-
vers passés et je me disais : • Frilzel, tu
n'oseras jamais te lever, pas même pour aller
déjeuner, non, tu n'oseras pas? »
Cependant une bonne odeur de soupe à la
crème montait de la cuisine et m'inspirait un
terrible courage.
J'étais là dans mes réflexions depuis une
demi-heure, el j'avais arrêté d'avance que je
sauterais du lit, que je prendrais mes habits
sous le bras, et que je courrais dans la cuisine
m'habiller près de l'âtre, lorsque j'entendis
MADAME THÉRÈSE.
l'oncle Jacob se lever dans la chambre à côté
de la mienne, ce qui me fit juger que les grandes
fatigues de la veille l'avaient rendu tout aussi
dormeur que moi. Quelques instants après,
je le vis entrer dans ma chambre, riant et gre-
lottant, en culotte et manches de chemise.
« Allons, allons, Fritzel, s'écria- t-il, hopl
hop! du courage... Tu ne sens donc pas l'odeur
de la soupe? »
11 agissait ainsi tous les hivers, quand il
faisait bien froid, et s'amusait de me voir dans
une grande incertitude.
« Si l'on pouvait m'apporter la soupe ici, lui
dis-je, je la sentirais encore bien mieux.
— Oh ! le poltron, le poltron ! dit l'oncle, il
aurait le cœur de manger au lit, voilà de la pa-
resse ! •
Alors, pour me montrer le bon exemple, il
versa l'eau froide de ma cruche dans la grande
écuelle, et se lava la figure des deux mains de-
vant moi, en disant :
« C'est ça qui fait du bien, Fritzel, c'est ça
qui vous ragaillardit et vous ouvre les idées.
Al loES, lève-toi... Arrive! »
Moi, voyant qu'il voulait me laver, je sautai
(le mon lit, et d'un seul bond je pris mes habits
et je descendis quatre à quatre. Les éclats de
rire de l'oncle remplissaient toute la maison.
« Ah tu ferais un fameux Républicain , toi !
s'écriait-il; le petit Jean aurait besoin de te
battre joliment la charge pour te donner du
courage. »
Mais une fois dans la cuisine, je me moquais
bien de ses railleries ! Je m'habillai auprès d'un
bon feu, je me lavai avec de l'eau tiède que me
versa Lisbeth; cela me parut bien meilleur que
d'avoir tant de courage, et je commençais à
contempler la soupière d'un œil attendri, lors-
que l'oncle descendit à son tour; il me pinça
l'oreille et dit à Lisbeth :
• I>;h bien! eh bienl comment va madame
Thérèse ce matin? La nuit s'est bien passsée,
j'espère?
— Entrez, répondit la vieille servante d'un
accent de bonne humeur' entrez, monsieur le
docteur, quelqu'un veut vous parler. »
L'oncle entra, je le suivis, et d'abord nous
fûmes Irès-étonnés de ne voir personne dans la
salle, et les rideaux de l'alcôve tirés. Mais notre
étonnement fut encore bien plus grand lorsque,
nous étant retournés, nous vîmes madame 'Thé-
rèse dans son habit de cantiniôre, — la petilo
vesteà boutons de cuivre fermée jusqu'au men-
ton, et la grosse écharpe rouge autour du cou,
— assise derrière le fourneau; elle était comme
nous l'avions vue la première fois, seulement
un eu plus pâle, et son chapeau sur la table,
e sorte que ses beaux cheveux noirs, partagés
au milieu du front, lui retombaient sur les
épaules, et qu'on aurait dit un jeune homme.'
Elle souriait à notre étonnement, et tenait la
main posée sur la tête de Scipio assis auprèa
d'elle.
« Seigneur Dieu! fit l'oncle. Comment, c'est
vous, madame Thérèse!.... Vous éles levée! •
Puis il ajouta d'un air d'inquiétude :
« Quelle imprudence! •
Mais elle, continuant de sourire, lui lendil la
main d'un air de reconnaissance, en h: regai-
d;int de ses grands yeux noirs avec expression,
et mi répondit :
« Ne craignez rien, monsieur le docteur,
je suis bien, très-bien; vos bonnes nouvelles
d'hier m'ont rendu la santé. Voyez vous-
njèmc?... »
Il lui prit la main en silence et compta le
pouls d'un air rêveur; puis son front s'éclaircit,
et d'un ton joyeux il s'écria :
• Plus de fièvre ! Ah 1 maintenant, maintenant
tout va bien ! Mais il faut encore de la prudence,
encore de la prudence. »
Et se reculant, il se mit à rire comme un
enfant, regardant sa malade qui lui souriait
aussi :
« Telle je vous ai vue la première fois, dit-il
lentement, telle je vous revois, madame Thé-
rèse. Ah! nous avons eu du bonheur, bien du
bonheur !
— C'est vous qui m'avez sauvé la vie, mon-
sieur Jacob, dit-elle, les yeux pleins delarmes.»
Mais hochant la tête et levant la main :
« Non, fit-il, non, c'est celui qui conserve
tout et qui anime tout, c'est celui-là seul qui
vous a sauvée ; car il ne veut pas que les
grandes et belles natures périssent toul<'s, il
veut qu'il en reste pour donner l'exemple aux
autres. Allons, allons, qu'il en soit remeiciô!'»
Puis, changeant de voix et de figure, il
s'écria :
« Réjouissons-nous!... réjouissons-nous!...
Voilà ce que j'appelle un be;m jour ! »
En même temps il courut à la cuisine, et
comme il ne revenait pas tout do suite, ma-
dame Thérèse me lit signe d'approcher; elle
me prit la tète entre ses nuiins et m'embrassa,
écartant mes cheveux.
« Tu es un bon enfant, Fritzel, me dit-elle ;
tu ressembles à petit Jean. »
J'étais tout fier de ressembler à petit Jean.
Alors l'oncle rentra, clignant des yeux d'un
air de satisfaclion intérieure.
t Aujourd'hui, dit-il, je ne bouge pas de chez
nous; il faut aussi de temps en temps que
l'homme se repose. Je vais seulement faire un
petit tour au village, pour avoir la conscience,
nette, et puis je rentre passer toute la joiu-uée
60
■ROMANS NATIONAUX.
en famille, comme au bon temps où la grand'-
mère Lehnel vivait encore. On a beau dire, ce
sont les femmes qui font Tintérieur d'une mai-
son !»
Tout en parlant de la sorte, il se coiffait de
son gros bonnet et se jetait la houppelande
sur l'épaule. Puis il sortit en nous souriant.
Madame Thérèse était devenue toute rêveuse;
elle se leva, poussa le fauteuil près d'une fe-
nêtre, et se mit à regarder là place de la fontaine
d'un air grave. Moi, je sortis déjeuner dans la
cuisine avec Scipio.
Environ une demi-heure après, j'entendis
l'oncle qui rentrait en disant :
« Eh bien ! me voilà libre jusqu'au soir, ma-
dame Thérèse ; j'ai fait ma tournée, tout est en
ordre, et rien ne m'oblige plus de sortir. »
Depuis un instant, Scipio grattait à la porte,
je lui ouvris et nous entrâmes ensemble dans
la salle. L'oncle venait de suspendre sa houp-
pelande au mur, et regardait madame Thé-
rèse encore à la même place et toute mélan-
colique.
■ A quQi pensez- vous donc, madame Thérèse?
lui dit-il, vous avez l'air plus triste que tout à
l'heure.
— Je pense, monsieur le docteur, que, malgré
les plus grandes souffrances, on est heureux
de se sentir encore sur cette terre pour quelque
temps, dit-elle d'une voix émue.
— Pour quelque temps ? s'écria l'oncle, dites
donc pour bien des années ; car. Dieu merci,
vous êtes d'une bonne constitution, et d'ici à peu
de jours, vous serez aussi forte qu'autrefois.
— Oui, mensieur Jacob, oui, je le crois, flt-
elle ; mais quand un homme bon, un homme
de cœur vous a relevée d'entre les morts à la
dernière minute, c'est un bien grand bonheur,
de se sentir renaître, de se dire : « Sans lui, je
ne serais plus là 1 »
L'oncle alors comprit qu'elle contemplait le '
théâtre du terrible combat soutenu par son ba-
taillon contre la division autrichienne ; que
cette vieille fontaine, ces vieux murs décrépits,
ces pignons, ces lucarnes, enfin toute la place
étroite et sombre lui rappelait les incidents de
la lutte, et qu'elle savait aussi le sort qui l'at-
tendait, si par bonheur il n'était survenu quand
Joseph Spick allait la jeter dans le tombereau.
Il resta comme étourdi de cette découverte, et
seulement au bout d'un instant il demanda :
« Qui donc vous a raconté ces choses, ma-
dame Thérèse?
— Hier, pendant que nous étions seules,
Lisbeth m'a dit ce que je vous dois de recon-
naissance.
— Lisbeth vous a dit cela ! s'écria l'oncle
désolé; j'avais pourtant bien défendu...
— Ah ! ne lui faites pas de reproches, mon-
sieur le docteur, dit-elle, je l'ai bien aidée un
peu... Elle aime tant à causer 1 »
Madame Thérèse souriait alors à l'oncle, qui,
s'apaisant aussitôt, dit :
« Allons, allons, j'aurais dû prévoir cela,
n'en parlous plus. Mais écoutez-moi bien,
madame Thérèse, il faut chasser ces idées de
votre esprit; il faut au contraire tâcher de voir
les choses en beau, c'est nécessaire au rétablis-
sement de yotre santé. Tout va bien mainte-
nant, mais aidons encore la nature par des
pensées agréables, selon le précepte judicieux
du père de la médecine, le sage Hippocratès :
« Une âme vigoureuse, dit-il, sauve un corps
affaibli I « La vigueur de l'âme vient des pensées
douces et non des idées sombres. Je voudrais
que cette fontaine fût à l'autre bout du village;
mais puisqu'elle est là, et que nous ne pouvons
l'ôter, allons nous asseoir au coin du fourneau
pour ne plus la voir, cela vaudra beaucoup
mieux.
— Je veux bien, » répondit madame Thérèse
en se levant.
Elle s'appuya sur le bras de l'oncle, qui sem-
blait heureux de la soutenir. Moi, je roulai le
fauteuil dans son coin, et nous reprîmes tous
notre place autour du fourneau, dont le pétil-
lement nous réjouissait.
Quelquefois, au loin dehors, on entendait
un chien aboyer au village, et cette voix claire,
qui s'étend sur la campagne silencieuse au
temps des grands froids, éveillait Scipio, qui
se relevait, faisait quatre pas vers la porte en
grondant, les moustaches ébouriffées, puis re-
venait s'étendre près de ma chaise, se disant
sans doute qu'un bon feu vaut mieux que le
plaisir de faire du bruit.
Madame Thérèse, dans sa pâleur, ses grands
cheveuxnoirs tombant avec des reflets bleuâtres
autour de ses épaules, semblait heureuse et
calme. Nous causions là tranquillement, l'oncle
fumait sa grosse pipe de faïence avec une gra-
vité pleine de satisfaction.
« Mais, dites-moi donc, madame Thérèse,
je croyais avoir découpé votre veste, fit-il au
bout de quelques instants, et je la vois comme
neuve.
— Nous l'avons recousue hier, Lisbeih et
moi, monsieur Jacob, répondit-elle.
— Ah! bon, bon... Alors vous savez cou-
dre?... Getteidée ne m'était pas encoi-e venue...
Je vous voyais toujours à la tête d'un pont, ou
quelque part ailleurs, le long d'une rivière,
éclairée par les coups de fusil.
Madame Thérèse sourit.
« Je suis la fille d'un pauvre maître d'école,
dit-elle, et la première chose à faire en ce
MADAME THERESE.
61
monde, quand on est pauvre, c'est d'apprendre
à gagner sa vie. Mon père le savait, tous ses
enfants connaissaient un état. 11 n'y a qu'un
an que nous sommes partis, et non-seulement
notre famille, mais tous tous les jeunes gens
de la ville et des villages d'alentour, avec des
fusils, des haches, des fourches et des faux,
tout ce qu'on avait, pour aller à la rencontre
des Prussiens. La proclamation de Brunswick
avait soulevé tous les pays frontières; on ap-
prenait l'exercice en route.
« Alors mon père, un homme instruit, fut
nommé d'abord capitaine à l'élection populaire,
et plus tard, après quelques rencontres, il de-
vint chef de bataillon. Jusqu'à notre départ je
l'avais aidé dans ses classes, je faisais l'école
des jeunes filles ; je les instruisais en tout ce que
de bonnes ménagères doivent savoir.
• Ah! monsieur Jacob, si l'on m'avait dit
dans ce temps-là qu'un jour je marcherais avec
des soldats, que je conduirais mon cheval par
la bride au milieu do la nuit, que je ferais
passer ma charrette sur des tas de morts, et
que souvent, durant des heures entières, au
milieu des ténèbres, je ne verrais mon chemin
qu'à la lueur des coups de feu, je n'aurais pu
le croire, car je n'aimais que les simples de-
voirs de la famille; j'étais même très-timide,
un regard me faisait rougir malgré moi. Mais
que ne fait-on pas quand de grands devoirs
nous tirent de l'obscurité, quand la patrie en
danger appelle ses enfants! Alors le cœur
s'élève, on n'est plus le même, on marche, la
peur s'oublie, et longtemps après, on est étonné
d'être si changé, d'avoir fait tant de choses que
l'on aurait crues tout à fait impossibles!
—Oui, oui, faisait l'oncle en inclinant la tête,
maintenant je vous connais... je vois les choses
clairement... Ah ! c'est ainsi qu'on s'est levé...
c'est ainsi que les gens ont marché tous en
masse... Voyez donc ce que peut faire une idée !
Nous continuâmes à causer de la sorte jusque
vers midi; alors Lisbeth vint dresser la table
et servir le dîner; nous la regardions aller et
venir, étendre la nappe et placer les couverts,
avec un vrai plaisir, et quand enfin elle apporta
la soupière fumante :
« Allons, madame Thérèse, s'écria l'oncle
tout joyeux, en se levant et l'aidant à marcher,
mettons-nous à table. Vous êtes maintenant
notre bonne grand'mère Lehnel, la gardienne
du foyer domestique, comme disait mon vieux
professeur Eberhardl, de Heidelberg. •
Elle souriait aussi, et quand nous filmes
assis les uns en face des autres, il nous sembla
que tout rentrait dans l'ordre, que tout devait
être ainsi depuis les anciens temps, et que
jusqu'à ce Jour il nous avait manqué quelqu'un
de la famille, dont la présence nous rendait
plus heureux. Lisbeth elle-même en apportant
le bouilli, les légumes et le rôti, s'arrêtait
chaque fois à nous contempler d'un air de sa-
tisfaction profonde, et Scipio se tenait aussi
souvent près de moi qu'auprès de sa maîtresse,
ne faisant plus de différence entre nous.
L'oncle servait madame Thérèse, et comme
elle était encore faible, il découpait lui-même
les viandes sur sou assiette, disant :
« Encore ce petit morceau ! ce qu'il vous faut
maintenant, ce sont des forces; mangez encore
cela, mais ensuite nous en resterons là, car
tout doit arriver avec ordre et mesure. •
Vers la fin du repas il sortit un instant, et
comme je me demandais ce qu'il était allô faire,
il reparut avec une vieille bouteille au gros ca-
chet ro.uge toute couverte de poussière.
. Ça, madame Thérèse, dit il en déposant la
bouteille sur la table, c'est un de vos compa-
triotes qui vient vous souhaiter la bonne santé;
nous ne pouvons lui refuser celte satisfaction,
car il arrive de Boiu'gogne e^ on le dit d'humeur
joyeuse.
— Est ce ainsi que vous traitez tous vos mala-
des, monsieur Jacob? demanda madame Thé-
rèse d^me voix émue.
— Oui, tous, je leur ordonne tout ce qui peut
leur faire plaisir.
— Eh bien, vous possédez la vraie science,
celle qui vient du cœur et qui guérit. »
L'oncle allait verser; mais, s'arrêtant tout à
coup, il regarda la malade d'un air grave et dit
avec expression :
« Je vois que nous sommes de plus en plus
d'accord, et que vous finirez par vous conver-
tir aux doctrines de la paix. •
Ayant dit cela, il versa quelques gouttes dans
mon verre , et remplit le sien et celui de ma-
dame Thérèse jusqu'au bord, en s'éci-iant :
« A votre santé, madame Thérèse I
— A la vôtre et à celle de Fritzell » dit-elle.
Et nous bûmes ce vieux vin couleur pelure
d'oignon, qui me parut très-bon.
Nous devenions tous gais, les joues de ma-
dame Thérèse prenaient une légère teinte rose,
annonçant le retour de la santé; elle souriait
et disait :
« Ce vin me ranime. •
Puis elle se mit à parler de se rendre utile à
la maison.
« — Je me sens déjà forte, disait- elle, je puis
travailler, je puis raccommoder votre vieux
linge ; vous devez en avoir, monsieur Jacob?
— Oh! sans doute, sans doute, répondit l'on-
cle en souriant; Lisbetli n'a^plus ses yeux de
vingt ans, elle, passe des heures à faire une
reprise, vous me serez très-utile, très-utile.
02
ROMANS NATIONAUX.
Mais nous n'en sommes pas encore là, le repos
vous est encore nécessaire.
— Mais, dit-elle alors en me regardant avec
douceur, si je ne puis encore travailler, vous
me permettrez au moins de vous remplacer
quelquefois auprès de Friizel; vous n'avez pas
toujours le temps de lui donner vos bonnes
leçons de français, et si vous voulez...
— ^Ah ! pour cela, c'est dilTérent, s'écria l'on-
cle, oui, yoilà ce qui s'appelle une idée excel-
lente, à la bonne heure. Ecoule, Fritzel, à
l'avenir tu prendras les leçons de madame Thé-
rèse ; tu tâcheras d'en profiter, car les bonnes
occasions de s'instruire sont rares, bien rares. »
J'étais devenu tout rouge, en songeant que
madame Thérèse avait beaucoup de temps de
reste; elle, devinant ma pensée, me dit d'un
air bon :
< Ne crains rien, Friizel, va, je te laisserai
au temps pour courir. Nous lirons ensemble
monsieur BufTon, une lieure le matin seule-
ment et ime heure le soir. Rassure-toi, mon
enfant, je ne t'ennuierai pas trop. •
Elle m'avait attiré doucement et m'embras-
sait, lorsque la porte s'ouvrit et que le mauser
et Koffel entrèrent gravement en habils des
dimanches ; ils venaient prendre le café avec
nous. Il était facile de voir que l'oncle, en
allant les inviter le malin, leur avait parlé du
courage et de la grande renommée de ma-
dame Thérèse dans les armées de la Républi-
que, car ils n'étaient jilus du tout les mêmes.
Le mauser ne conservait plus son bonnet de
martre sur la tête, il ouvrait les yeux et regar-
dait tout attentif, et Koffel avait mis une che-
mise blanche, dont le collet lui remontait jus-
que par-.dessus les oreilles; il se tenait tout
droit, les mains dans les poches de sa veste, et
sa femme avait diï lui mettre un bouton podr
attacher la seconde bretelle de sa culotte, car,
au heu de pencher sur la hanche, elle était
relevée également des deux côtés; en outre,
au heu de ses savates percées de tious, il avait
mis ses souliers des jours de fêtes. Enfin tous
deux avaient la mine de graves personnages
arrivant pour quelque conférence extraordi-
naire, et tous deux saluèrent en se courbant
d'un air digne et dirent :
« Salut bien à la compagnie, salut !
— Bon, vous voilà, dit l'oncle, venez vous
asseoir. .
Puis se tournant vers la cuisine, il s'écria :
« Lisbeth, tu peux apporter le café. •
Au même instant, regardant par hasard du
côté des fenêtres, il vit passer le vieux Adam
Schmitt, et, se levant aussitôt, il alla frapper à
la vitre, en disant :
« Voici un vieux soldat de Frédéric, ma-
dame Thérèse ; vous serez heureuse de faire sa
connaissance, c'est un brave homme. »
Le père Schmitt élait venu voir pourquoi
monsieurle docteur l'appelait, et l'oncle Jacob,
ayant ouvert le châssis, lui dit :
« Père Adam, faites-nous donc le plaisir dk
venir prendre le café avec nous; j'ai toujouri
de ce vieux cognac, vous savez?
— Hé! volontiers, monsieur le docteur, ré-
pondit Schmitt, bien volontiers. »
Puis il parut sur le seuil, la main retournée
contre l'oreille, disant :
« Pour vous rendre mes devoirs. •
Aloi-s le mauser, Koffel et Schmitt, debout
autour de la table d'un air embarrassé, se
mirent à parler entre eux tout bas, regardant
madame Tliérèse du coin de l'œil connue s'ils
avaient eu à se communiquer des choses gra-
ves; tandis que Lisbelh levait la nappe et
déroulait la toile cirée sur la table, et que
madame Thérèse continuait à me sourire et à
me passer la main dans les cheveux, sans avoir
l'air de s'apercevoir qu'on parlait d'elle.
Enfin Lisbeth apporta les tasses et les petites
carafes de cognac et de kirchenwasser sur un
plateau, et cette vue fit se retourner le vieux
Schmitt, dont les yeux se plissèrent. Lisbeth
apporta la cafetière, et l'oncle dit >
« Asseyons-nous. »
Alors tout le monde s'assit, et madame Thé-
rèse, souriant à tous ces braves gens :
« Permettez que je vous serve, messieurs, »
dit-elle.
Aussitôt le père Schmitt, levant la main à
son oreille, répondit :
« A vous les honneurs militaires I »
Koffel et le mauser se lancèrent un regard
d'admiration, et cliacuu pensa : « Ce pèie
Schmitt vient de dire une chose pleine d'à-
propos et de bon sens ! •
Madame Thérèse emplit donc les tasses, et
tandis qu'on buvait en silence, l'oncle, plaçant
la main sur l'épaule du père Schmitt, dit :
« Madame Tliéi'èse, je vous présente un
vieux soldat du grand Frédéric, un homme qui,
malgré ses campagnes et ses blessures, son
courage et sa bonne conduite, n'est devenu que
simple sergent, mais que^tous les braves gens
du village estiment autant qu'un hauplmann.
Alors madame Thérèse regarda le père
Schmitt, qui s'était redressé sur sa chaise plein
d'un sentiment de dignité naturelle.
« Dans les armées do la République, Mon-
sieur aurait pu devenir général, dit-elle. Si la
France combat maintenant toute l'Europe, c'est
qu'elle ne veut plus souffrir que les honneurs,
la fortune et tous les biens de la terre reposent
sur la tête de quelques-uns, malgré leurs vices,
MADAME THERESE.
63
et toutes les misères, toutes les humiliations
snr la tête dos autres, malgré leur mérite et
kurs vertus. La nation trouve cela contraire à
la loi de Dieu, et c'est pour en obtenir le chan-
gement que nous mourrons tous s'il le faut. »
D'abord personne ne répondit; Schmilt re-
gardait cette femme gravement, ses grands
yeux gris bien ouverts, et son nez légèrement
crochu, recourbé : il avait les lèvres serrées et
semblait réfléchir; le mauser et Koffel, l'un en
face de l'autre, s'observaient; madame Thérèse
paraissait un peu animée et l'oncle restait
calme. Moi, j'avais quitté la table, parce que
l'oncle ne me laissait pas prendre de café,
disant que c'était nuisible aux enfants; je me
tenais derrière le fourneau, regardant et prê-
tant l'oreille.
Au bout d'un instant, l'oncle Jabob dit à
Sclimitt :
■ Madame était c.intiniôre au 2" bataillon de
la 1" brigade de l'armée do la Moselle.
— Je le sais déjà, monsieur lo docteur, répon-
dit le vieux soldat, et je sais aussi" ce qu'elle a
fait. »
Puis, élevant la voix, il s'écria :
« Oui, Madame, si j'avais eu le bonheur de
servir dans les armées de la République, je
serais devenu capitaine, peut-être môme com-
mandant, ou je serais mort! »
El s'appuyanl la main sur la poitrine :
« J'avais de l'arnour-propre , dit-il; sans
vouloir me flatter, je ne manquais pas de cou-
i-age, et si j'avais pu monter, j'aurais eu boule
de rester en bas. Le roi, dans plusieurs occa-
sions, m'avait remarqué, chose bien lare pour
un simple soldat, et qui me fait honneur. A
Rosbach, pendant que le hauptmann derrière
nous criait : « Forvcrlz! • c'est .'Vdam Schmitt
qui commandait la compagnie. Eh bien! tout
cela n'a -servi à rien; et maintenant, quoique
je reçoive une pension du roi de Prusse, je suis
forcé de dire que les Républicains o-nt raison.
Voilà mon opinion, n
Alors il vida bru.-quement son petit verre,
et clignant de l'œil d'un air bizarre, il ajouta :
« Et ils se battent bien... j'ai vu ça... oui,
ils se battent bien. Ils n'ont pas encore les
mouvements réguliers des vieux soldats; mais
ils soutiennent bien une charge, et c'est à cela
qu'on reconnaît les hommes solides dans les
rangs. »
Après ces paroles du père Schmitt, chacun
se mit à célébrer les idées nouvelles; on aurait
dit (ju'il venait de donner le signal d'une con-
fiance plus grande, et que chacun mettait au
jour des pensées depuis longtemps tenues
secrotej. KofTel, qui se plaignait tonjouis de
n'avoir pas reçu d'instruction, dit que tous les
enfants devraient aller à l'école aux frais du
pays ; que Dieu n'ayant pas donné plus de cœur
et d'esprit aux nobles qu'aux autres hommes,
chacun avait droit à la rosée et à la lumière du
ciel ; qu'ainsi l'ivraie n'étoufferait pas le bon
grain, et qu'on ne prodiguerait pas inutilement
aux chardons la culture qui pouvait faire
prospérer des plantes plus utiles.
Madame Thérèse répondit que la Convention
nationale avait voté cinquante-quatre millions
de francs pour l'instruction publique, — avec
lo regret de ne pouvoir faire plus, — dans un
moment au toute l'Europe se levait contre elle,
et où il lui fallait tenir quatorze armées sur
pied.
Les yeux de Koffel, en entendant cda, se
remplirent de larmes, et je me rappellerai
toujours qu'il dit d'une voix tremblante :
• Eh bien! qu'elle soit bénie, qu'elle soit
bénie I Tant pis pour nous; mais, quand je
devrais tout y perdre, c'est pour elle que sont
mes vœux. »
Le mauser resta longtemps silencieux, mais
une fois qu'il eut commencé, il n'en finit plus;
ce n'est pas seulement l'instruction des enfants
qu'il demandait, lui, c'était le bouleversement
de tout de fond en comble. On n'aurait jamais
cru qu'un homme si paisible pouvait couver
des idées pareilles.
• Je dis qu'il est honteux de vendre des régi-
ments comme des troupeaux de bœufs, s'écriait-
il d'un ton grave, la main étendue sur la table;
— je dis qu'il est encore plus honteux de ven-
dre des places de juges, parce que les juges,
pour rentrer dans leur argent, vendent la jus-
tice; -^ je dis que les Républicains ont bien
fait d'abolir les couvents, où s'entretiennent la
paresse et tous les vices, — et je dis que chacun
doit être libre d'aller, de venir, de commercer,
de travailler, d'avancer dans tous les grades,
sans que personne s'y oppose. — Et finalement
je crois que si les frelons ne veulent pas s'en
aller ni travailler, le bon Dieu veut (]ue les
abeilles s'en débarrassent, ce qu'on a toujours
vu, et ce qu'on verra toujours jusqu'à la fin des
siècles. »
Le vieux Schmitt, alors plus à son aise, dit
qu'il avait les mêmes idées que le mauser et
Koffel; et l'oncle, qui jusqu'alors avait gardé
son calme, ne put s'empêcher d'approuver ces
sentiments, les plus vrais, les plus naturels et
les plus justes.
« Seulement, dit-il, au lieu de tout vouloir
faire en un jour, il vaudrait mieux aller len-
tement et progressivement; il faudi'ait em-
ployer des moyens de persuasion et de dou-
ceur, comme l'a fait le Christ; ce serait plus
sage, et l'on obtiendrait les mêmes résultats.
C4
ROMANS NATIONAUX
Pour vous rendre mes devoirs, dit le vieux Schmill. (Page G2.)
M.-idanie Thérèse, souriant alors, lui dit :
« Ah! monsieur Jacob, sans doute, sans
douLo, si tout le monde vousressembla'it; mais
depuis combien de centaines d'années le Christ
a-t-il prêché la bonté, la justice et la douceur
aux hommes? Et pourtant, voyez si vos nobles
Fécoutent; voyez s'ils traitent les paysans
comme des frères... non... non ! C'est malheu-
-*iux, mais il faut la guerre. Dans les trois ans
qiii viennent de se passer, la RépubUque a
plus fait pour les droits de l'homme que les
iix-iuiitcents ans avant. Croyez-moi, monsieur
le docteur, la résignation des honnêtes gens
est un grand mal, elle donne de l'audace aux
gueux et ne produit rien de bon. »
. Tous ceux qui se trouvaient là pensaient
comme madame Thérèse, et l'oncle Jacob allait
répondre, lorsque le messager Clémentz, avec
son grand chapeau recouvert d'une toile cirée
et sa gibecière de cuir roux, en Ir' ouvrit la porte
et lui lendit le journal.
« Vous ne prenez pas le café, Clémentz, lui
dit l'oncle.
— Non, monsieur Jacob, merci... je suis
pressé, toutes les lettres sont en retard... Une
autre fois. »
Il sortit, et nous le vîmes repasser devant
nos fenêtres en courant.
L'oncle rompit la bande du journal et se mit
à lire d'une voix grave les nouvelles de ces
temps lointains. Quoique bien jeune alors, j'en
ai gardé le souvenir; cela ressemblait aux pré-
dictions du mauser et m'inspirait un intérêt
véritable. I^e vieux ZeitblaU traitait les Repu-
MADAME THERESE
65
Il montait à eheval tout riveur. (Page 67.)
Llicains d'espèces de fous, ayant formé l^yîtpe-
prise audacieuse de changer les lois éterûeJlôs
de la nature. Il rappelait au commencement
la manière terrible dont Jupiter avait accablé
les Titans révoltés conire son trône, en les
écrasant sous des montagnes, de sorte que,
depuis, ces malheureux vomissent de la cen-
dre et de la flamme dans les sépulcres du Vésu-
vius et de l'Etna. Puis il parlait de la fonte des
cloches , dérobées au culte de nos pères et
transformées en canons, l'une des plus grandes
profanations qui se puissent concevoir, puis-
que ce qui devait donner la vie à l'âme était
iestiné maintenant à tuer le corps.
Il disait aussi que les assignats ne valaient
rien et que bientôt, quand les nobles seraient
rentrés en possession de leurs châteaux et les
prêtres de leurs couvents, ces papiers sans
tvypothèque ne seraient plus bons que pour
allumer le feu des cuisines. Il avertissait cha-
ritablement les gens de les refuser à n'im^^rte
quel prix.
Après cela venait la liste des exécutions capi-
tales, et malheureusement elle était longue ;
aussi le Zeitblatt s'écriait que ces Républicains
feraient changer le proverbe • que les loups
• ne se mangent pas entre eux. • — -
Enfin il se moquait de la nouvelle ère, pré-
tendue républicaine, dont les mois s'appelaient
vendémiaire, brumaire, frimaire, nivôse, plu-
viôse, etc. Il disait que ces fous avaient l'in-
tention de changer le cours des astres et de
pervertir les saisons, de mettre l'hiver en été
et le printemps en automne, de sorte qu'of. ne
21
2i
6fi
ROMANS NATIONAUX.
saurait plus quand faire les semailles ni les
moissons ; que cela n'avait pas le sens commun,
et que tous les paysans de France en étaient
indignés.
Ainsi s'exprimait le Zeitblatt.
Koffel et le mauser, pendant cette lecture, se
jetaient de temps en temps un coup d'œil
rêveur, madame Thérèse et le père Schmitt
semL'iaient tout pensifs, personne ne disait
rien. L'oncle lisait toujours, en s'arrêtant une
seconde à- chaque nouveau paragraphe, et la
vieille horloge poursuivait sa cadence éter-
nelle.
Vers la fin, i! était question de la guerre de
Vendée, de la prise de Lyon, de l'occupation
de Toulon par les Anglais et les Espagnols, de
l'invasion de l'Alsace par Wttrmser et de la
bataille deKaiserslautern, où ces fameux Répu-
blicains s'étaient sauvés comme des lièvres. Le
Zeilhlatt p-rédisait la fm de la République pour
le printemps suivant, et finissait par ces paroles
du })rophète Jérémie, qu'il ïidressait au peuple
français ; « Ta mahce'te châtiera ettesinfidé-
« litôs te reprendront; tu seras remis sous ton
< joug et dans tes liens rompus, afin que tu
• saches que c'est une chose amère que d'aban-
« donner l'Éternel ton Dieu ! »
Alors l'oncle replia le journal et dit :
« Que penser de tout cela? Chaque jour on
nous annonce que cette République va finir;
il y a six mois elle était envahie de tous côtés,
les trois quarts de ses provinces étaient soule-
vées contre elle, la Vendée avait remporté de
grandes victoires et nous aussi; eh bien ! main-
tenant elle nous a repoussés de presque partout,
elle tient tête à toute l'Europe, ce que ne pour-
rait faire une grande monarchie; nous ne
sommes plus dans le cœur de ses provinces,
mais seulement sur ses frontières, elle s'avance
môme chez nous, et l'on nous dit qu'elle va
périr ! Si ce n'était pas le savant docteur Zacha-
l'ias qui écrive ces choses, je concevrais de
grands doutes sur leur sincérité.
— Hé! monsieur Jacob, répondit madame
Thérèse, ce docteur-là voit peut-être les choses
comme il les désire; cela se présente souvent
et n'ôte rien à la sincérité des gens; ils ne veu-
lent pas tromper, mais ils se trompent eux-
mêmes.
-^Moi, dit le père Schmitt en se levant, toxit
ce que je sais, c'est que les soldats républicains
s(! battent bien, et que si les Français en ont
trois ou quatre cent mille comme ceux que j'ai
vus, j'ai plu« peur pour nous que pour eux.
Voilà mon idée. Quant à Jupiter, qui met les
gens sous le Vésuvius pour leur faire vomir du
fen, c'est un nouveau genre de batterie que je
ne connais pas, mais je voudrais bien le voir.
— Et moi, dit le mauser, je pense que ce
docteur Zacharias ne- sait pas ce qu'il dit ; si
j'écrivais le journal à sa place, je le fei'ais au-
trement.
Il se baissa près du fourneau pour ramasser
une braise, car il éprouvait un grand besoin
do fumer. Le vieux Schmitt suivit son exemple,
et comme la nuit était venue, ils sortirent tous
ensemble, Koffel le dernier, en serrant la main
de l'oncle Jacob et saluant madame Thérèse.
XIII
Le Icndemam, madame Thérèse s'occupait
di'jà des soins du ménage; elle visitait les
armoire*, dépliait les nappes, les serviettes,
les chemises, et même le vieux linge tout jaune
entassé là depuis la grand'mère Lehnel; ollo*
mettait à part ce qu'on pouvait encore réparer,
tandis que Lisbelh dressait le grand tonneau
plein de cendies dans la buanderie. Il fallut
faire bouillir de l'eau jiisqu à minuit pour la
grande lessive. Et les jours suivants ce fut bien
autre chose encore, lorsqu'il s'agit de blanchir,
de sécher, de repasser et de raccommoder tout
cela.
Madame Thérèse n'avait pas son égale pour
les travaux de l'aiguille ; cette fem.me, qu'où
n'avait crue propre qu'à verser des verres
d'eau-de-vie et à se trimbaler sur une charrette
derrière un tas de sans-culottes, en savait plus,
touchant les choses domestiques, que pas une
commère d'Anstatt. Elle apporta même chez
nous l'art de broder des guirlandes, et de mar-
quer en lettres rouges le beau linge, chose
complètement ignorée jusqu'alors dans la mon-
tagne, et qui prouve combien les grandes révo-
lutions répandent les lumières.
De plus, madame Thérèse aidait Lisbeth à la
cuisine, sans la gêner, sachant que les vieux
domestiques ne peuvent souffrir qu'on dérange
leurs affaires.
• Voyez pourtant , madame Thérèse , lui
disait quelquefois la vieille servante, comme
les idées changent ; dans les premiers temps, je
ne pouvais pas vous souffrir à cause de votre
République, et maintenant si vous partiez, je
croirais que toute la maison s'en va, et que
nous ne pouvons plus vivre sans vous.
— Hé! lui répondait-elle en souriant, c'est
tout simple, chacun tient à ses habitudes; vous
ne me connaissiez pas, je vous inspirais de la
défiance; chacun, à votre place, eut été de
même. »
Puis elle ajoutait tristement :
MADAME THÉRÈSE.
67
0 II faudra pourtant que je parte, Lisbeth;
ma place n'est pas ici, d'autres soins m'ap-
pellent ailleurs, »
Elle songeait toujours à son bataillon, et
lorsque Lisbeth s'écriait :
« Bah! vous resterez chez nous; vous ne
pouvez plus nous quitter maintenant. Vous
saurez qu'on vous considère beaucoup dans le
village, et que les gens de bien vous respectent.
Laissez là vos sans-culottes; ce n'est pas la vie
d'une honnête personne d'attraper des balles
ou d'autres mauvais coups à la suite des sol-
dats. Nous ne vous laisserons plus partir. »
Alors elle hochait la tête, et l'on voyait bien
qu'un jour ou l'autre elle dirait : « Aujourd'hui,
je pars ! » et que rien ne pourrait la retenir.
D'un autre côté, les discussions sur la guerre
et sur la paix continuaient toujours, et c'était
l'oncle Jacob qui les recommençait. Chaque
malin il descendait pour convertir madame
Thérèse, disant que la paix devait régner sur
la terre, que dans les premiers tempj la paix
avait été fondée par Dieu lui-même, non-seule-
ment entre les hommes, mais encore entre les
animaux; que toutes les religions recomman-
dent la paix; que toutes les souffrances vien-
nent de la guerre : la peste, le meurtre, le pil-
lage, l'incendie; qu'il faut un chef à la tête des
Etats pour maintenir l'ordre, et par conséquent
des nobles qui soutiennent ce chef; que ces
choses avaient existé de tout temps, chez les
Hébreux, chez les Egyptiens, les Assyriens, les
Grecs et les Romains; que la république de
Rome avait compris cela, que les consuls et les
dictateurs étaient des espèces de rois soutenus
par de nobles sénateurs, soutenus eux-mêmes
par de nobles chevahers, lesquels s'élevaient
au-dessus du peuple; — que tel élait l'ordre
naturel et qu'on ne pouvait le changer qu'au
détriment des plus pauvres eux-mêmes; car,
disait-il, les pauvres, dans le désordre, ne trou-
vent plus à gagner leur vie et périssent comme
les feuilles en automne, lorsqu'elles se déta-
chent des branches qui leur portaient la sève.
l\ disait encore une foule de choses non moins
fortes; mais toujours madame Thérèse trouvait
de bonnes réponses soutenant que les hommes
sont égaux en droits par la volonté de Dieu ;
que le rang doit appartenir au mérite et non à
la naissance ; que des lois sages, égales pour
tous, établissent seules des différences équita-
bles entre les citoyens , en approuvant les
actions des uns et condamnai) t celles des autres;
qu'il est honteux et misérable d'accorder des
honneurs et de l'autorité à ceux qui n'en méri-
tent pas; que c'est avilir l'autorité et l'honneur
lui-même en les faisant représenter par des
êtres indignes, et que c'est détruire dans tous
les cœurs le sentiment de la justice, en mon-
trant que cette justice n'existe pas, puisque
tout dépend du hasard de la naissance; que
pour établir un tel état de choses, il faut abru-
tir les hommes, parce que des êtres intelligents
ne le souffriraient pETs ; qu'un tel abrutissement
est contraire aux lois de l'Eternel; qu'il faut
combattre par tous les moyens ceux qui veu-
lent le produire à leur profit, même par la
guerre, le plus terrible de tous, il est vrai, mais
dont le crime retombe sur la tête de ceux qui
le provoquent en voulant fonder l'iniquité
éternelle !
Chaque fois que l'oncle entendait ces répon-
ses, il devenait grave. Avait-il une course à
faire dans la montagne, il montait à cheval
tout rêveur, et toute la journée il cherchait de
nouvelles et plus fortes raisons pour convain-
cre madame Thérèse. Le soir il revenait plus
joyeux, avec des preuves qu'il croyait invin-
cibles, mais sa croyance ne durait pas long-
temps; car cette femme simple, au lieu de
parler des Grecs et des Egyptiens, voyait tout
de suite le fond des choses, et détruisait les
preuves historiques de l'oncle par le bon sens.
Malgré tout cela, l'oncle Jacob ne se fâchait
pas; au contraire, il s'écriait d'un air d'admi-
ration :
• Quelle femme vous êtes, madame Thérèse!
Sans avoir étudié la logique, vous répondez à
toTit ! Je voudrais bien voir la mine que ferait
le rédacteur du Zeitblalt en discutant contre
vous; je suis sûr que vous l'embarrasseriez,
malgré sa grande science et même sa bonne
cause; car la bonne cause est de notre côté,
seiilement je la défends mal. »
Alors ils riaient tous deux ensemble, et ma-
dame Thérèse disait :
« Vous défendez très-bien la paix, je suis de
voire avis ; seulement tâchons de nous débar-
rasser d'abord de ceux qui veulent la guerre,
et pour nous en débarrasser, faisons-la mieux
qu'eux. Vous et moi nous serions bientôt d'ac-
cord, car nous sommes de bonne foi, et nous
voulons la justice ; mais les autres, il faut bien
les coTiverlir àcoups de canon, puisque c'est la
seule voix qu'ils entendent, et la seule raison
qu'ils comprennent. »
L'oncle ne disait plus rien alors, et, choçe
qui m'étonnait beaucoup, il avait même l'air
content d'avoir été battu.
Après ces grandes discussions politiques, ce
qui faisait le plus de plaisir à l'oncle Jacob,
c'était de me trouver, au retour de ses courses,
en train de prendre ma leçon de français, ma-
dame Thérèse assise, le bras autour de ma
taille, et moi debout, penché sur le livre. Alors
il entrait tout doucement pour ne pas nous
68
ROMAND NATIONAUX.
déranger, et s'asseyait en silence derrière le
fourneau , allongeant les jambes et prêtant
l'oreille dans une sorte de ravissement; il
attendait quelquefois une demi-heure avant de
tirer ses bottes et de mettre sa camisole, tant
il craignait de me distraire, et quand la leçon
était finie, il s'écriait :
« A la bonne heure , Fritzel , à la bonne heure ,
tu prends goût à cette belle langue, que ma-
dame Thérèse t'explique si bien. Quel bonheur
pour toi d'avoir un maître pareil ! Tu ne sauras
cela que plus tard. »
Il m'embrassait tout attendri : ce que ma-
dame Thérèse faisait pour moi, il l'estimairt
plus que pour lui-même.
Je dois reconnaître aussi que cette excelleûto
femme ne m'ennuyait pas une minute durant
ses leçons ; voyait-elle mon attention se lasseï,
aussitôt elle me racontait de petites histoires
qui me réveillaient ; elle avait surtout un cer-
tain catéchisme républicain , plein de traits
nobles et touchants, d'actions héroïques et de
belles sentences, dont le souvenir ne s'efFaoera
jamais de ma mémoire.
Les choses se poursuivirent ainsi plusieurs
jours. Le mauser et KofFel arrivaient tous les
soirs, selon leur habitude; madame Thérèse
était complètement rétablie, et cela semblait
devoir durer jusqu'à la consommation des
siècles, lorsqu'un événement extraordinaire
vint troubler notre quiétude, et pousser l'oncle
Jacob aux entreprises les plus audacieuses.
XIV
Un matin l'oncle Jacob lisait gravement le
catéchisme républicain derrière le fourneau;
madame Thérèse cousait près de la fenêtre, et
moi j'attendais un bon moment pour m'échap-
per avec Scipio.
Dehors, notre voisin Spick fendait du bois;
aucun autre bruit ne s'entendait au village.
La lecture de l'oncle semblait l'intéresser
beaucoup, de temps en temps il levait sur
nous un regard en disant :
« Ces Républicains ont de bonnes choses; ils
voient les hommes en grand... leurs principes
élèventl'âme... C'est vraimentbeau! Je conçois
que la jeunesse adopte leurs doctrines, car tous
les êtres jeunes, sains de corps et d'esprit,
aiment la vertu; les êtres décrépits avant l'âge
par l'égoïsme et les mauvaises passions peuvent
seuls admettre des principes contraires. Quel
dommage que de pareilles gens recourent sans
cesse à la violence I... »
Alors madame Thérèse souriait, et l'on se
remettait à lire. Cela durait depuis' environ
une demi-heure, et Lisbeth, après avoir ba-
layé le seuil de la maison, était sortie faire sa
partie de commérage chez la vieille Roësel,
comme à l'ordinaire, lorsque tout à coup un
homme à cheval s'arrêta devant notre porte. Il
avait un gros manteau de drap bleu, un bon-
net de peau d'agneau, le nez camard et la barbe
grise.
L'oncle venait de déposer son livre; nous
regardions tous cet inconnu par les fenêtres.
• On vient vous chercher pour quelque ma-
lade, monsieur le docteur, » dit madame Thé-
i'èse.
L'oncle ne répondit pas.
L'homme, après avoir attaché son cheval au
pilier du hangar, entrait dans l'allée.
« Monsieur le docteur Jacob? fit-il en ouvrant
la porte.
— C'est moi, monsieur.
— Voici une lettre de la part de M. le doc-
teur Feuerbach, de Kaiserslautern.
— Veuillez vous asseoir, monsieur, » dit
l'oncle.
L'homme resta debout.
L'oncle, en relisant la lettre, devint tout pâle
et durant une minute il parut comme troublé,
regardant madame Thérèse d'un œil vague.
« Je dois rapporter la réponse s'il y en a, dit
l'homme.
— Vous direz à Feuerbach que je le remer-
cie, c'est toute la réponse. »
Puis, sans rien ajouter, il sortit la tête nue,
avec le messager que nous vîmes s'éloigner
dans la rue, conduisant son cheval parla bride,
vers l'auberge du Cruchon-d'Or, Il allait sans
doute se rafraîchir avant de se remettre en
route . Nons vîmes aussi l'oncle passer devant
les fenêtres et entrer sous le hangar. Ma-
dame Thérèse parut alors inquiète.
» Fritzel, dit-elle, va porter son bonnet à ton
oncle. » ■
Je sortis aussitôt et je vis l'oncle qui se pro-
menait de loug en large devant la grange ; il
tenait toujours la lettre, sans avoir l'idée de la
mettre en poche. Spick, du seuil de sa maison,
le regai'dait d'un air étrange, les mains croi-
sées sur sa hache ; deux ou trois voisins regar-
daient aussi derrière leurs vitres.
Il faisait très-froid dehors, je rentrai. Ma-
dame Thérèse avait déposé son ouvrage et
restait pensive, le coude au bord de la fenêtre;
moi, je m'assis derrière le fourneau sans avoir
envie de ressortir.
Toutes ces choses, je m'en suis toujours sot-
venu durant mon enfance; mais ce qui vint
ensuite m'a longtemps produit l'effet d'un rêve
MADAME THÉRÈSE.
69
car je ne pouvais le comprendre, et ce n'est
qu'avec l'âge, en y pensant plus tard, que j'en
ai saisi le sens véritable.
Je me rappelle bien que l'oncle rentra
quelques instants après, en disant que les
hommes étaient des gueux, des êtres qui ne
cherchaient qu'à se nuire; qu'il s'assit à l'in-
térieur de la petite fenêtre, non loin de la porte,
et qu'il se mit à lire la lettre de son ami Feuer-
bach; tandis que madame Thérèse l'écoutait
debout à gauche, dans sa petite veste à double
rangée de boutons, les cheveux tordus sur la
nuque, droite et calme.
Tout cela je le vois, et je vois aussi Scipio,
le nez en l'air et la queue en trompette au mi-
lieu de la salle. Seulement la lettre étant écrite
en allemand de Saxe, toutce que je pus y com-
prendre, c'est qu'on avait dénoncé l'oncle Jacob
comme un jacobin, chez lequel se réunissaient
les gueux du pays pour célébrer la Révolution;
— que madame Thérèse était aussi dénoncée
comme une femme dangereuse, regrettée des
Républicains à cause de son audace extraordi-
naire, et qu'un ofilcier prussien, accompagné
d'une bonne escorte, devait venir la prendre le
lendemain et la diriger sur Mayence avec les
autres prisonniers.
Je me rappelle également que Feuerbach
conseillait à l'oncle une grande prudence, parce
que les Prussiens, depuis leur victoire de Kai-
serslautern, étaient maîtres du pays, qu'ils
emmenaient tous les gens dangereux, et qu'ils
les envoyaient jusqu'en Pologne, à deux cents
lieues de là, au fond des marais, pour donner
le bon exemple aux autres.
Mais ce qui me parut inconcevable, c'est la
façon dont l'oncle Jacob, cet homme si calme,
ce grand amateur de la paix, s_'indigna contre
l'avis elles conseils de son vieux camarade. Ce
jour-là notre petite salle, si paisible, fut le
théâtre d'un terrible orage, et je doute que,
depuis les premiers temps de sa fondation, elle
en eût vu de semblables. L'oncle accusait
Feuerbach d'être un égoïste, prêt à fléchir la
tête sous l'arrogance des Prussiens, qui trai-
taient le Palatinat et le Hundsruck en pays con-
quis; il s'écriait qu'il existait des lois à Mayence,
à Trêves, à Spire, aussi bien qu'en France ; que
madame Thérèse avait été laissée pour morte
par les Autrichiens; qu'on n'avait pas le droit
de réclamer les personnes et les choses aban-
données; qu'elle était libre; qu'il ne souffrirait
pas qu'on mît la main sur elle ; qu'il proteste-
rait; qu'il avait pour ami le jurisconsulte Pfeffel
de Heidelberg; qu'il écrirait, qu'il se défen-
drait, qu'il remuerait le ciel et la terre; qu'on
verrait si Jacob Wagner se laisserait mener de
.la sorte ; qu'on serait étonné de ce qu'un honune
paisible était capable défaire pour la justice
et le droit.
En disant ces choses, il allait et venait, il
avait les cheveux ébouriffés; il mêlait toutes
les anciennes ordonnances qui lui revenaient
en mémoire, et les récitait en latin. Il parlait
aussi de certaines sentences des droits de
l'homme qu'il venait de lire, et de temps en
temps il ^'arrêtait, appuyant le pied à terre
avec force, en phantle genou, et s'écriant :
« Je suis sur les fondements du droit, sur les
bases d'airain de nos anciennes chartes. Que
les Prussiens arrivent... qu'ils arrivent! Cette
femme est à moi, je l'ai recueillie et sauvée :
« La chose abandonnée, res derelicta est res pu-
bliea, res vulgata. »
Je ne sais pas où il avait appris tout cela ;
c'est peut-être à l'Université de Heidelberg, en
entendant discuter ses camarades entre eux.
Mais alors toutes ces vieilles rubriques lui pas-
saient par la tète, et il avait l'air de répondre à
dix personnes qui l'attaquaient.
Madame Thérèse, pendant ce temps, était
calme, sa longue figure maigre semblait rê-
veuse ; les citations de l'oncle l'étonnaient sans
doute, mais voyant les choses clairement,
comme d'habitude, elle comprenait sa position
véritable. Ce n'est qu'au bout d'une grande
demi-heure, lorsque l'oncle ouvrit son secré-
ta.ire, et qu'il s'assit pour écrire au juriscon-
sulte Pfeffel, qu'elle lui posa doucement la main
sur l'épaule, et lui dit avec attendrissement :
• N'écrivez pas, monsieur Jacob, c'est inu-
tile ; avant que votre lettre n'arrive, je serai
déjà loin. »
L'oncle la regardait alors tout pâle.
« Vous voulez donc partir? fit-il les joues
tremblantes.
— Je suis prisonnière, dit-elle, je savais cela;
mon seul espoir était que les Républicains
reviendraient à la charge, et qu'ils me délivre-
raient en marchant sur Landau; mais puisqu'il
en est autrement, il faut que je parte.
— Vous voulez partir I répéta l'oncle d'un ton
désespéré.
— Oui, monsieur le docteur, je veux partir
pour vous épargner de grands chagrins; vous
êtes trop bon, trop généreux pour comprendre
les dures lois de la guerre : vous ne voyez que
la justice! Mais en temps de guerre, la justice
n'est rien, la force est tout. Les Prussiens sont
vainqueurs, ils arrivent, ils m'emmèneront
parce que c'est leur consigne. Les soldats ne
connaissent que leur consigne : la loi, la vie,
l'honneur, la raison des gens ne sont rien: leur
consigne passe avant tout. »
L'oncle, renversé dans son fauteuil, ses gros
yeux pleins de larmes, ne savait que répondre;
70
ROMANS NATIONAUX.
seulement il avait pris la main de madame
Thérèse et la serrait avec une émotion extraor-
diuaire ; puis, se relevant la face toute boule-
versée, il se remit à marcher, en vouant les
oppresseurs du genre humain à l'exécration
des siècles futurs, en maudissant Richter et
tous les gueux de son espèce, et déclarant
d'une voix de tonnerre que les Républicains
avaient raison de se défendre, que leur cause_
était juste, qu'il le voyait maintenant, et que
toutes les vieilles lois, les vieux fatras des
ordonnances, des règlements et des chartes de
toutes sortes n'avaient jamais profilé qu'aux
nobles et aux moines contre les pauvres gens.
Ses joues se gonflaient, il trébuchait, il ne
parlait plus, il bredouillait; il disait que tout
devait être aboli de fond en comble, que le
règne du courage et de la vertu devait seul
triompher, et finalement, dans une sorte d'en-
thousiasme extraordinaire, les bras étendus
vers madame Thérèse, et les joues rouges jus-
qu'à la nuque, il lui proposa de monter avec
elle sur son traîneau et de la conduire dans la
haute montagne chez un bûcheron de ses amis,
où elle serait en sûreté; il lui tenait les deux
mains et disait :
« Partons... allons-nous-en... vous serez
très-bien chez le vieux Ganglof... C'est un
homme qui m'est tout dévoué... Je les ai sau-
vés, lui et son fils... ils vous cacheront... Les
Prussiens n'iront pas vous chercher dans les
gorges du Lauterfelz! •
Mais madame Thérèse refusa, disant que si
les Prussiens ne la trouvaient pas à Anstatt, ils
arrêteraient l'oncle à sa place, et qu'elle aimait
mieux risquer de périr de fatigue et de froid sur
la grande route, que d'exposer à un tel malheur
l'homme qui l'avait sauvée d'entre les morts.
Elle dit cela d'une voix très-ferme, mais l'on-
cle ne tenait plus compte alors de semblables
raisons. Je me rappelle que ce qui l'ennuyait le
plus, c'était de voir partir madame Thérèse
avec des hommes barbares, des sauvages venus
du fond de la Poméranie; il ne pouvait sup-
porter celte idée et s'écriait :
« Vous êtes faible... vous êtes encore ma-
lade... Ces Prussiens ne respectent rien... c'est
une race pleine de jactance et de brutalité...
Vous ne save* pas comment ils traitent leurs
prisonniers... ja l'ai vu,' moi... c'est une honte
pour mon pays... J'aurais voulu le cacher, mais
il faut que je l'avoue maintenant : c'est affreuxl
— Sans doute, monsieur Jacob, répondit-elle,
je connais cela par d'anciens prisoTiniers de
mon bataillon : nous marcherons deux à deux,
quatre à quatre, tristes, quelquefois sans pain,
so'ivent brutalisés et pressés par l'escorte. Mais
les gens de la campagne sont bons chez vous,
ce sont de braves gens... ils ont de la pitié... et
les Français sont gais, monsieur le docteur...
il n'y aui'a que la route de pénible, et encore je
trouverai dix, vingt de mes camarades pour
porter mon petit paquet : les Français ont des
égards pour les femmes. Je vois cela d'avance,
fit-elle en souriant toute mélancolique, un
d'entre nous marchera devant en chantant un
vieil air de l'Auvergne, pour marquer le pas,
ou bien un air plus joyeux de la Provence, pour
éclaircir votre ciel gris; nous ne serons pas
aussi malheureux que vous pensez, monfaieur
Jacob. »
Elle parlait ainsi doucement, la voix im peu
tremblante, et à mesure qu'elle parlait, je la
voyais avec son petit paquet dans la file des
prisonniers, et mon cœur se fendait. Oh! c'est
alors que je sentis combien nous l'aimions,
combien cela nous faisait de peine d'êlre forcés
de la voir partir; car tout à coup je me pris à
fondre en larmes, et l'oncle, s'asseyant en face
de son secrétaire, les deux mains sur sa figure,
resta dans le silence ; mais de grosses larmes
coulaient lentement jusque sur son poignet.
Madame Thérèse elle-même, voyant ces choses,
ne put se défendre de sangloter; elle me pre-
nait dans ses bras doucement, et me donnait
de gros baisers en me disant :
« Ne pleure pas, Fritzel, ne pleure pas ainsi...
Vous penserez quelquefois à moi, n'est-ce pas?
Moi, je ne vous oublierai jamais! »
Scipio seul reslait calme, se promenant au-
tour du fourneau, et nous regardant sans rien
comprendre à notre chagrin.
Ce ne fut que vers dix heures, lorsque nous
entendîmes Lisbeth allumer du feu dans la
cuisine, que nous reprimes un peu de calme.
Alors l'oncle, se mouchant avec force, dit :
« Madame Thérèse, vous partirez, puisque
vous voulez partir absolument ; mais il m'est
impossible de consentira ce que ces Prussiens
viennent vous prendre ici comme une voleuse,
et vous emmènent au milieu de tout le village.
Si l'une de ces brutes vous adressait une parole
dure ou insolente, je m'oublierais... car main-
tenant ma patience est à bout... je le sens, je
serais capable de me porter à quelque grande
extrémité. Permettez-moi donc de vous con-
duire moi-même à Kaiserslaùtern avant que ces
gens n'arrivent. Nous partirons de grand ma-
tin, vers quatre ou cinq heures, sur mon tiaî-
neau; nous prendrons les chemins de traverse,
et à midi au plus tard nous serons là-bas. Y
consentez-vous?
—Oh ! monsieur Jacob, comment pourrais-je
refuser cette dernière marque de voire affec-
tion? dit-elle tout a,ttendrie. J'accepte avec
reconnaissance. . ■ ■
MADAME THÉRÈSE.
71
— Cela se fera donc de la sorte, dit l'oncle
gravement. Et maintenant essuyons nos lar-
mes, écartons autant que possible ces pensées
amèies, afin de ne pas trop attrister les der-
niers instants que nous passerons ensemble. »
II vint m'embrasser, écarta les cheveux de
mon front et dit :
• Fritzel, tu es un bon enfant, tu as un
excellent cœur. Rappelle-toi que Ion oncle
Jacob a été content de toi en ce jour : c'est une
bonne pensée de se dire qu'on a donné de la
salisfaclion à ceux qui nous aiment! »
XV
Depuis cet instant le calme se rétablit ^hoz
nous. Chacun songeait au départ de madame
Thérèse, au grand vide que cela ferait dans
notre maison, à la tristesse qui succéderait
pendant des semaines et des mois aux bonnes
soirées que nous avions passées ensemble, à la
douleur du mauser, de Koffel et du vieux
Schmilt en apprenant cette mauvaise nouvelle;
plus on rêvait, plus on découvrait de nouveaux
sujets d'être désolé.
Moi, ce qui me semblait le plus amer, c'était
de quitter mon ami Scipio; je n'osais pas le
dire, mais en pensant qu'il allait partir, que
je ne pourrais pins me promener avec lui dans
le village, au milieu de l'admiration vuiiver-
selle, que je n'aurais plus le bonheur de lui
voir faire l'exercice, et que je serais comme
avant, seul à me promener les mains dans les
poches et le bonnet de colon tiré sur les oreilles,
sans honneur et sans gloire, un tel désastre me
semblait le comble de la désolation. Et ce qui
finissait de m'abreuver d'amertume, c'est que
Scipio, grave et pensif, était venu s'asseoir
devant moi, me regardant à travers ses épais
sourcils frisés, d'un air aussi chagrin que s'il
eût compris qu'il fallait nous séparer dans les
siècles des siècles. Oh! quand je pense à ces
choses, encore aujourd'hui je m'étonne que les
grosses boucles blondes de mes cheveux ne
soient pas devenues toutes grises, au milieu de
ces réflexions désolantes. Je ne pouvais pas
même pleurer, tant ma douleur était cruelle;
Je reslais le nez en l'air, mes grosses lèvres
retroussées, et les deux mains croisées autour
d'un genou.
L'oncle, lui, se promenait de long en large,
et de temps en temps il toussait tout bas en
redoublant de marcher.
Madame Thérèse, toujours active, malgré sa
tidatesse et ses yeux rouges, avait ouvert l'ar-
moire du vieux linge, et se taillait dans de la /
grosse toile, une espèce de sac à doubles bre-
telles pour mettre ses effets de route ; on enten-
dait crier les ciseaux sur la fable, elle ajustait
les pièces avec son adresse ordinaire. Enfin,
quand tout fut prêt, elle tira de sa poche une
aiguille et du fil, puis elle s'assit, mit le dé au
bout de son doigt, et depuis cet instant on ne
vit plus que sa main aller et venir comme
l'éclair.
Tout cela se faisait dans le plus grand silence;
on n'entendait que le pas lourd de l'oncle sur
le plancher et la marche cadencée de notre
vieille horloge, que ni nos joies ni notre déso-
lation ne faisaient avancer on retarder d'une
seconde. Ainsi va la vie; le temps qui marche
ne demande pas : « Etes-vous tristes? êtes-vous
gais? riez-vous? pleurez-vous? est-ce le prin-
temps, l'automne ou l'hiver? » 11 va, va tou-
jours! Et ces millions d'atomes qui tourbil-
lonnent dans un rayon de soleil, et dont la vie
commence et finit d'un tic-tac à l'autre, comp-
tent autant pour lui que l'existence d'un vieil-
lard de cent ans. Ilélas ! nous sommes bien peu
de chose.
Lisbeth étant venue vers midi mettre la
nappe, l'oncle s'arrêla et lui dit :
• Tu feras cuire un petit jambon pour
demain matin ; madame Thérèse part.
Et comme la vieille servante le regardait
toute saisie :
« Les Prussiens la réclament, dit-il d'une
voix enrouée; ils ont la force pour eux... il
faut obéir. »
Alors Lisbeth déposa ses assiettes au bord de
la table et, nous regardant l'un après l'autre,
elle releva son bonnet sur sa têle, comme si
cetle nouvelle avait pu le déranger, puis elle di t :
« Madame Thérèse part... ça n'est pas pos-
sible... je ne croirai jamais cela.
—11 le faut, ma pauvre Lisbeth, répondit
madame Thérèse tristement, il le faut, je suis
priconnière... on vient me chercher.
— Les Prussiens?
— Oui, les Prussiens. »
Alors la vieille, que l'indignation suffoquait,
dit :
« J'ai toujours pensé que ces Prnssiens n'é-
taient pas grand'chose : des tas de gueux, de
véritables bandits! Venir attaquer une honnête
femme? Si les hommes avaient pour deux liards
de cœur, est-ce qu'ils soufl'riraientça?
— Et que ferais-tu? lui demanda l'oncle, dont
la face se ranimait, car l'indignation de la vieille
lui faisait plaisir intérieurement.
— Moi, je chargerais mes kougelreitcr ' ,
* Piatolets de cavalerie.
72
ROMANS NATIONAUX
J'ai toujours pensé que ces Prussiens n'étaient pas grand'chose. (Page 71.)
B'écria Lisbeth, je leur dirais par la fenêtre :
« Passez votre chemin, bandits ! n'entrez pas,
DU gare! » Et le premier qui dépasserait la
porte, je retendrais roide. Oh ! les gueux I
— Oui, oui, fit l'oncle, voilà comment on
devrait recevoir des gens pareils ; mais nous ne
sommes pas les plus forts. •
Puis il se remit à marcher, et Lisbeth, toute
tremblante, plaça les couverts.
Madame Thérèse ne disait rien.
La table mise, nous dinâmes tout rêveurs.
Ce n'est qu'à la fin, lorsque l'oncle alla cher-
cher une vieille bouteille de bourgogne à la
cave, et que rentrant il s'écria tristement :
« Réjouissons un peu nos cœurs, et fortifions-
nous contre ces grands chagrins qui nous ac-
cablent. Qu'avant votre départ, madame Thé-
rèse, ce vieux vin qui vous a rendu la force, et
qui nous a tous égayés un jour db bonheur,
brille encore au milieu de nous, comme un
rayon de soleil, et dissipe quelques instants les
nuages qui nous entourent. •
Ce n'est qu'au moment où d'une voix ferme,
il dit cela, que nous sentîmes renaître un peu
notre courage.
Mais quelques instants après, lorsque, s' adres-
sant à Lisbeth, il lui dit de chercher un verre
pour trinquer avec madame Thérèse, et que la
pauvre vieille se mit à fondre en larmes, le ta-
blier sur la figure, alors notre fermeté dispa-
rut, et tous ensemble nous nous mîmes à san-
gloter comme des malheureux.
• Oui, oui, disait l'oncle, nous avons eu du
bonheur ensemble... voilà l'histoire humaine :
l>oii|«T»4ïkwl t. nw d« Bac, 3t,
MADAME THERESE
Voici la ciloyenne Thérèse ! )Page 78).
les instants de joie passent vite et la douleur
dure longtemps. Celui qui nous regarde A-
haut sait pourtant que nous ne méritons pas de
souffrir ainsi, que des êtres méchants nous ont
désolés ; mais il sait aussi que la force, la vraie
force est dans sa main, et qu'il pourra nous
rendre heureux dès qu'il le voudra. C'est pour
cela qu'il permet ces iniquités^ car il a confiance
dans la réparation. Soyons donc calmes et
fions-nous en lui. — A la santé de madame Thé-
rèse! »
Et nous bûmes tous, les joues couvertes de
larmes.
Ijsbeth, en entendant parler de la puissance
de Dieu, s'était un peu calmée, car elle avait
de- sentiments pieux, et pensa que les choses
devaient être ainsi, pour le plus grand bien de
tous dans la vie éternelle, mais eiie n'en con-
tinua pas moins à maudire les Prussiens du'
fond de l'âme, et tous ceux qui leur ressem-
blaient.
Après dîner, l'oncle recommanda surtout à
la vieille servante de ne pas répandre le bruit
de ces événements au village, sans quoi llichler
et tous les gueux d'Anstatt seraient là le len-
demain de bonne heure pour voir le départ de
madame Thérèse et jouir de notre humiliation.
Elle le comprit très-bien, et lui promit de mo-
dérer sa langue. Puis l'oncle sortit pour aller
voir le mauser.
Toute cette après-midi, je ne quittai pas la
maison. Madame Thérèse continua ses prépa-
ratifs de départ; Lisbeth l'aidait et voulait
fourrer dans son sac une foule de choses inu-
22
22
74
ROMANS NATIONAUX.
tilcs, disant qu'il faut de tout en route, qu'on
est content de trouver ce qu'on a mis dans un
coin; qu'étant un jour allée à Pirmasens, elle
avait bien regretté son peigne et ses tresses à
rubans.
Madame Thérèse souriait.
I Non, Lisbeth, disait-elle, songez donc que
je ne voyagerai pas en voilure, et que tout cela
sera sur mon dos : trois bonnes chemises, trois
mouchoirs, deux paires de souliers et quelques
paires de l>as suiïisent. A toutes les haltes on
s'arrête une heure ou deux près de la fontaine ;
on fait la lessive. Vous ne connaissez pas la
lessive des soldats ? Mon Dieu, que de fois je l'ai
faite! Nous autres Français, nous aimons à
être propres, et nous le sommes toujours avec
notre petit paquet. »
Elle paraissait de bonne humeur, et seule-
ment lorsqu'elle adressait de temps en temps
à Scipio quelques paroles amicales, sa voix
devenait toute mélancolique; je ne savais pas
pourquoi, mais je le sus plus tard, lorsque
l'oncle revint.
La journée s'avançait; sur les quatre heures,
la nuit commençait à se faire; en ce moment
tout était prêt, le sac renfermant les effets de
madame 'Thérèse pendait au mur. Elle s'assit
au coin du fourneau, m'attirant sur ses genoux
en silence; Lisbeth rentra dans la cuisine, pré-
parer le souper, et dés lors aucune parole ne
fut échangée; la pauvre femme rêvait sans
doute à l'avenir qui l'attendait sur la route de
Mayence, au milieu de ses compagnons d'in-
fortune ; elle ne disait rien, et je sentais sa
douce respiration sur ma joue.
Cela durait depuis une demi-heure, et la
nuit était venue, lorsque l'oncle ouvrit la porte,
en demandant :
« Êtes-vous là, madame Thérèse?
— Oui, monsieur le docteur.
— Bon... bon... j'ai vu mes malades... j'ai
prévenu KofTel, le mauser et le vieux Schmitt;
tout va bien, ils seront ici ce soir pour recevoir
vos adieux. »
Sa voix était raffermie. 11 alla lui-même
chercher de la lumière à la cuisine, et nous
voyant ensemble en rentrant, cela parut le ré-
jouir.
« Fritzel se conduit bien, dit-il. Maintenant
il va perdre vos bonnes leçons j mais j'espère
qu'il s'exercera tout seul à lire en français, et
qu'il se rappellera toujours qu'un homme ne
vaut que par ses connaissances. Je compte là-
dessus. »
Alors madame Thérèse lui fit voir son petit
paquet en détail; elle souriait, et l'oncle di-
sait :
• Quel heureux caractère ont ces Français I
Au milieu des plus grandes infortunes, ils con-
servent un fonds de gaieté naturelle; leur déso-
lation ne dure jamais plusieurs jours. Voilà ce
que j'appelle un présent de Dieu, le plus beau,
le plus désirable de tous. »
Mais de cette journée, — dont le souvenir ne
s'eilàcera jamais de ma mémoire, parce qu'elle
fut la première où je vis la tristesse de ceux que
j'aimais ; — de tout ce jour, ce qui m'attendrit
le plus, ce fut quelques instants avant le sou-
per, lorsque, tranquillement assise derrière le
poêle, la tête de Scipio sur les genoux, et re-
gardant au fond de la salle obscure d'un air
rêveur, madame Thérèse se prit tout à coup à
dire :
« Monsieur le docteur, je vous dois bien des
choses... et cependant il faut que je vous fasse
encore une demande.
— Quoi donc, madame Thérèse?
— C'est de garder auprès devons mon pauvre
Scipio... de le garder en souvenir de moi...
Qu'il soit le compagnon de Fritzel, comme il a
élë le mien, et qu'il n'ait pas à supporter les
nouvelles épreuves de ma vie de prisonnière. •
Comme elle disait cela, je crus sentir mon
cœur se gonfler, et je frémis de bonheur et de
tendresse jusqu'au fond des entrailles. J'étais
accroupi sur ma petite chaise basse devant le
fourneau ; je pris mon Scipio, je l'attirai, j'en-
fonçai mes deux grosses mains rouges dans son
épaisse toison, un véritable déluge de larmes
inonda mes joues; il me semblait qu'on venait
de me rendre tous les biens de la terre et du
ciel que j'avais perdus.
L'oncle me regardait tout surpris; il com-
prit sans doute ce que j'avais souffert en son-
geant qu'il fallait me séparer de Scipio, car
au lieu de faire des observations à madame
Thérèse sur le sacrifice qu'elle s'imposait, il
dit simplement :
« J'accepte, madame Thérèse, j'accepte pour
Fritzel, afin qu'il se souvienne combien vous
l'avez aimé; qu'il se rappelle toujours que dans
le plus grand chagrin vous lui avez laissé,
comme marque de votre atfection, un être bon,
fidèle, non-seulement votre propre compagnon,
mais encore celui de Petit-Jean, votre frère ;
qu'il ne l'oublie jamais et qu'il vous aime
aussi. »
Puis s'adressant à moi :
« Fritzel, dit-il, tu ne remercies pas madame
Thérèse ?
Alors je me levai, et sans pouvoir dire un
mot tant je sanglotais, j'allai me jeter d?ns les
bras de cette excellente femme et je ne la quit-
tai plus; je me tenais près d'elle, le bras sur
son épaule, regardant à nos pieds Scipio à tra-
vers de grosses larmes, et le touchant du 'bout
.- - ■>-. rf
MADAME THERESE.
75
des doigts avec un sentiment de joie inexpri-
mable.
Il fallut du temps pour m 'apaiser. Madame
Thciése, en m'embrassant, disait : « Cet enfant
a bon cœur, il s'attache facilement, c'est bien! »
ce qui redoublait encore mes pleurs. Elle écar-
tait mes cheveux de mon front et semblait
attendrie.
Après le souper, Koffel, lo mauscr et le vieux
Schmilt arrivèrent gravement, le bonnet sous
le bras; ils exprimèrent à madame Thérèse
leur chagrin de la voir partir, et leur indigna-
tion contre ce gueux de llichler, auquel tout le
monde attribuait la dénonciation, car seul il
était capable d'un trait pareil.
On s'était assis autour du fourneau; madame
Thérèse semblait touchée de la douleur de ces
braves gens, et malgré cela, son caractère
ferme, décidé, ne l'abandonnait pas.
« Ecoulez, mes amis, dit-elle, si le monde
était semé de roses, et si l'on ne trouvait par-
tout que des gens de cœur pour célébrer la
justice et le bon droit, quel mérite aurait-on à
soutenir ces principes ? Franchement, cela ne
vaudrait pas la peine de vivre! Nous avons de
la chance d'arriver dans un temps où l'on fait
de grandes choses, ^ù l'on combat pour la
hbertè ; du moins on parlera de nous, et notre
existence n'aura pas été inutile : toutes nos
misères , toutes nos souffrances , tout notre
sang répandu formerout un sublime spectacle
pour les générations futures; tous les gueux
frémiront en pensant qu'ils auraient pu nous
rencontrer et que nous les aurions balayés, et
toutes les grandes âmes regretteront de n'avoir
pu prendre part à nos travaux. Voilà le fond
des choses. Ne me plaignez donc pas ; je suis
fière et je suis heureuse de souffrir pour la
France, qui représente dans le monde laliberié,
la justice et le droit, — Vous nous croyez peut-
être battus? c'est une erreur : nous avons
reculé d'un pas hier, nous en ferons vingt en
avant demain. Et si par çialheur la France ne
représente plus un jour cette grande cause que
nous défendons, d'autres peuples prendront
notre place et poursuivront notre ouvrage, car
la justice et la liberté sont immortelles et tous
les despotes du monde ne parviendront jamais
à les détruire. — Quant à moi, je pars pour
Maycnce et peut-être pour la Prusse, escortée
par des soldats de Brunswick ; mais souvenez-
vous de ce que je vous dis : les Républicains
n'en sont encore qu';i leur première étape, et je
suis sûre qu'avant la (in de l'année prochaine
ils viendront me délivrer. \
Ainsi parlait cette femme fièie, qui souriait,
et dont les yeux élincelaient. On voyait bien
que les misères n'étaient rien pour elle, et
chacun pensait : « Si ce sont là les femmes
républicaines, qu'est-ce que les hommes doi-
vent donc être? •
Koffel pâlissait de plaisir en l'écoutant parler;
le mauser clignait de l'œil à l'oncle et lui disait
tout bas :
« Tout ça, je le sais depuis longtemps, c'est
écrit dans mon livre ; il faut que ces choses ar-
rivent... c'est écrit! »
Le fieux Schmitt, ayant demandé la per-
mission d'allumer sa pipe, lançait de grosses
bouffées coup sur coup, et murmurait entre ses
dents :
• Quel malheur que je n'aie pas vingt ans !
j'irais m'engager chez ces gens-là! Voilà ce
qu'il me fallait... Qu'est-ce qui m'empêche-
rait de devenir général comme le premier
venu? Quel malheur! •
Enfui, sur le coup de neuf heures, l'oncle
dit :
« Il se fait tard... il faudra partir avant le
jour... Je crois que nous ferions bien d'aller
prendre un peu de repos. •
Et tout le monde se leva dans une sorte d'at-
tendrissement; on s'embrassa les uns les autres
comme de vieilles connaissances, en se pro-
mettant de ne jamais s'oublier. Koffel et Schmitt
sortirent les premiers, le mauser et l'oncle s'en-
tretinrent un instant tout bas sur le seuil de la
maison. Il faisait un clair de lune superbe, tout
était blanc sur la terre ; le ciel, d'un bleu som-
bre , fourmillait d'étoiles. Madame Thérèse,
Scipio et moi nous sortîmes contempler ce ma-
gnifique spectacle, qui montre bien la petitesse
et la vanité des choses humaines quand on y
pense, et qui confond l'esprit par sa grandeur
sans bornes.
Puis le mauser s'éloigna, serrant de nouveau
la main de l'oncle; on le voyait comme en
plein jour marcher dans la rue déserte. Enfin
il disparut au coin de la ruelle des Orties, et le
froid étant très-vif, nous rentrâmes tous en
nous souhaitant le bonsoir.
L'oncle, sur le seuil de ma chambre, m'em-
brassa et me dit d'une voix étrange, en me ser-
rant sur son cœur :
« Fritzel... travaille... travaille... et conduis-
toi bien, cher enfant I »
11 entra chez lui tout ému.
Moi, je ne pensais qu'au bonheur de garder
Scipio. Une fois dans ma chambre, je le fis cou-
cher à mes pieds, entre le chaud duvet et
le l)ois de lit; il se tenait là tranquille, la tête
entre les pattes; je sentais ses lianes se dilater
doucement à chaque respiration, et je n'aurais
pas changé mon sort contre celui de l'empe-
reur d'Allemagne.
Jusque passé dix heures, il me fut impos.sibln
76
ROMANS NATIONAUX.
de dormir, en songeant à ma félicité. L'oncle
allait et venait chez lui; je l'entendis ouvrir
son secrétaire, puis faire du feu daus le poêle
de sa chambre pour la première fois de l'hiver;
je pensai qu'il avait l'idée de veiller, et je finis
par m'endormir profondément.
XVI
Neuf heures sonnaient à l'église, lorsque je
fus éveillé par un cliquetis de ferraille devant
notre maison ; des chevaux piétinaient sur la
terre durcie, on entendait des ge3,s parler à
notre porte.
L'idée me vint aussitôt que les Prussiens
arrivaient pour prendre madame Thérèse, et je
souhaitai de tout mon cœur que l'oncle Jacob
n'eût pas aussi longtemps dprmi que moi. Deux
minutes après je descendais l'escalier, et je
découvrais au bout de l'allée cinq ou six hus-
sards enveloppés dans leur dolman, la grande
sabretache pendant jusqu'au-dessous de l'é-
trier, et le sabre au poing. L'ofTicicr, un petit
blond très-maigre, les joues creuses, les pom-
mettes plaquées de rose et les grosses mous-
taches d'un roux fauve, se tenait en travers de
l'allée sur un grand cheval noir, et Lisbeth, le
balai à la n^ia, répondait à ses questions d'un
air eiTrayé.
Plus loin, s'étendait un cercle de gens, la
bouche béante, se penchant l'un sur l'autre
pour entendre. Au premier rang, je remar-
quai le mauser, les mains dans les poches, et
M. Richter qui souriait, les yeux plissés et
les dents découvertes, comme un vieux renard
en jubilation. Il était venu sans doute pour
jouir de la confusion de l'oncle.
« Ainsi votre maître et la prisonnière sont
partis ensemble ce matin? disait l'officier.
— Oui, monsieur le commandant, répondit
Lisbeth.
— A quelle heure?
— Entre cinq et six heures, monsieur le com-
mandant, il faisait encore nuit; j'ai moi-même
accroché la lanterne au timon du traîneau.
— Vous aviez donc reçu l'avis de notre arri-
vée? dit l'ofiicier en lui laHçant un coup d'œil
perçant? » '
Lisbeth regarda le mauser, qui sortit du
cercle et répondit pour elle sans gêne :
« Sauf votre respect, j'ai vu le docteur Jacob
hier soir, c'est un de mes amis... Cette pauvre
vieille ne sait rien... Depuis longtemps le doc-
teur était las de la Française, il avait envie de
s'en débarrasser, et quftnd il a vu qu'elle pou-
vait supporter le voyage, il a profité du pre-
mier moment.
—Mais comment ne les avons-nous pas ren-
contrés sur la route? s'écria le Prussien en
regardant le mauser de la tête aux pieds.
— Hé! vous aurez pris le chemin de la vallée,
le docteur aura passé par le Waldeck et la
montagne ; il y a plus d'un chemin pour aller à
Kaiserslautern. »
L'officier, sans répondre, sauta de son che-
val, il entra dans notre chambre, poussa la
porte de la cuisine et fit semblant de regarder
à droite et à gauche; puis il ressortit et dit en
se remettant en selle :
« Allons, voilà noire affaire faite; le reste ne
nous regarde plus. •
Il se dirigea vers le Cruchon-d'Or, ses hommes
le suivirent, et la foule se dispersa, causant de
ces événements extraordinaires. Richter sem-
blait confus et comme indigné, Spick nous
regardait d'un œil louche; ils remontèrent en-
semble les marches de l'auberge, et Scipio,
qui s'était tenu sur notre escalier, sortit alors
en aboyant de toutes ses forces.
Les hussards se rafraîchirent au Cruchon-
d'Or, puis nous les revîmes passer devant chez
nous, sur la route de Kaiserslautern, et depuis
nous n'en eiimes plus de nouvelles.
Lisbeth et moi nous pensions que l'oncle re-
viendrait à la nuit; mais quand nous vîmes
s'écouler tout le jour, puis le lendemain et le
surlendemain sans même recevoir de lettre ,
on peut s'imaginer notre inquiétude.
Scipio montait et descendait dans la maison;
il se tenait le nez au bas de la porte du matin
au soir, appelant madame Thérèse, reniflant
et pleurant d'un ton lamentable. Sa désolation
nous gagnait; mille idées de malheurs nous
passaient par la tête.
Le mauser venait nous voir tous les soirs et
nous disait :
« Rah ! tout cela n'est rien; le docteur a voulu
recommander madame Thérèse, il ne pouvait
pas la laisser partir avec les prisonniers, c'était
contraire au bon sens; il aura demandé une
audience au feld-maréchal Brunswick, pour
tâcher de la faire entrer à l'hôpital de Kai-
serslautern... Toutes ces démarches deman-
dent du temps... Tranquillisez-vous, il revien-
dra. »
Ces paroles nous rassuraient un peu, car le
taupier semblait très-calme; il fumait sa pipe
au coin du fourneau, les jambes étendues et
la mine rêveuse.
Malheureusement le garde forestier Rœdig,
qui demeurait dans les bois, sur le chemin de
Pirmasens, où se trouvaient alors les Français,
vint apporter un rapport à la mairie d'Anstalt,
MADAME THERESE.
77
et s'étant arrêté quelques instants à l'auberge
de Spick, il raconla que l'oncle Jacob avait
passé, trois jours auparavant, vers huit heures
du matin, devant la maison forestière et qu'il
s'y était même arrêté un instant avec madame
Thérèse, pour se réchauffer et boire un verre
de vin. Il dit aussi que l'oncle paraissait tout
joyeux, et qu'il avait deux longs kougelreiler
dans les poches de sa houppelande.
Alors le bruit courut que le docteur Jacob,
au lieu de se rendre à Raiserslautern, avait
conduit la prisonnière chez les Républicains,
et ce fut un grand scandale; Richter et Spick
criaient partout qu'il méritait d'être fusillé,
que c'était une abomination, et qu'il fallait
confisquer ses biens.
Le mauser et Koffel répondaient que le doc-
teur s'était sans doute trompé de chemin à
cause des grandes neiges, qu'il avait pris à
gauche dans la montagne, au lieu de tournera
droite, mais chacun savait bien que l'oncle Ja-
cob connaissait le pays comme pas un contre-
bandier, et l'indignation augmentait de jour en
jour.
Je ne pouvais plus sortir sans entendre mes
camarades crier que l'oncle Jacob était un ja-
cobin ; il me fallait livrer bataille pour le dé-
fendre, et malgré le 'secours de Scipio, je
rentrai plus d'une 4ois à la maison le nez
meurtri.
Lisbeth se désolait surtout des bruits de con-
fiscation :
« Quelmalheurl disait-elle les mains jointes,
quel malheur à mon âge, d'être forcée de faire
son paquet et d'abandonner une maison où Ton
a passé la moitié de sa vie I »
C'était bien triste. Le mauser seul conservait
son air tranquille.
• Vous êtes des fous de vous faire du mau-
vais sang, disait-il ; je vous répète que le doc-
teur Jacob se porte bien et qu'on ne confisquera
rien du tout. Tenez-vous en paix, mangez
bien, dormez bien, et pour le reste, j'en ré-
ponds. »
Il clignait de l'œil d'un air malin, et finissait
toujours par dire :
« Mon livre raconte ces choses... Maintenant
elles s'accomplissent et tout va très-bien. •
Malgré ces assurances tout allait de mal en
pis, et la racaille du village excitée par ce
gueux de Richter commençait à venir crier
sous nos fenêtres, lorsqu'un beau matin tout
rentra subitement dans l'ordre. Vers le soir le
mauser arriva, la mine riante, et prit sa place
ordinaire en disant à Lisbeth qui filait :
« Eh bien, on ne crie plus, on ne veut plus
nous confisquer, on se tient bien tranquille,
hô ! hé 1 hé I «
Il n'en dit pas davantage, mais dans la nuit
nous entendîmes des voitures passer en foule,
des gens marcher en masse par la grande rue;
c'était pire qu'à l'arrivée des Républicains, car \
personne ne s'arrêtait : on allait... on allait
toujours 1
Je ne pus dormir une minute, Scipio à chaque
instant grondait. Au petit jour, ayant regardé
par nos vitres, je vis encore une dizaine de
grandes voitures chargées de blessés, s'éloigner
en cahotant. C'étaient des Prussiens. Puis arri-
vèrent deux ou trois canons, puis une centaine
do hussards, de cuirassiers, de dragons, pêle-
mêle dans un grand désordre; puis des cava-
liers démontés, leur porte-manteau sur l'épaule
et couverts de boue jusqu'à l'échiné. Tous ce»
hommes semblaient harassés ; mais ils ne s'ar-
rêtaient pas, ils n'entraient pas dans les mai-
sons, et marchaient comme s'ils avaient eu le
diable à leurs trousses.
Les gens, sur le seuil de leur porte, regar-
daient cela d'un air morne.
Enjetant les yeux sur la côte du Birkenwald,
on voyait la file des voitures, des caissons, de
la cavalerie et de l'infanterie se prolonger bien
au delà du bois.
C'était l'armée du feld-maréchal Brunswick
en retraite après la bataille de Frœschwiller,
comme nous l'avons appris plus tard; elle avait
traversé le village dans une seule nuit. Cela se
passait du 28 au 29 décembre, et si je me le
rappelle si bien , c'est que le lendeinain de
bonne heure, le mauser et Koffel arrivèrent
tout joyeux, ils avaient une lettre de l'oncle
Jacob, et le mauser, en nous la montrant, dit :
« Hé! hé! hé! ça va bien... ça va bien! le
règne de la Justice et de l'égalité commence...
Ecoutez un peu ! »
11 s'assit devant notre table, les deux coudes
écartés. J'étais près de lui et je hsais par-des-
sus son épaule; Lisbeth, toute pâle, écoutait
derrière, et Kofi'el, debout contre la vieille ar-
moire, souriait en se caressant le menton. Ils
avaient déjà lu la lettre deux ou trois fois, le
mauser la savait presque par cœur.
Donc il lut ce qui suit, en s'arrêtant parfois
pour nous regarder d'un air d'enthousiasme :
€ Wissembourg, le 8 nivôse an II
« de la République française.
• Aux citoyens Mauser et Koffel, à la ci-
« toyenne Lisbeth, au petit citoyen Fritzel,
• salut et fraternité !
« La citoyenne Thérèse et moi nous vous
« souhaitons d'abord joie, concorde et prospé-
« rite.
« Vous saurez ensuite que nous vous écri-
• vons ces lignes de Wissembourg, au milieu
78
ROMANS NATIONAUX.
des triomphes de la guerre : nous avons
chassé les Prussiens de Frœschwiller, et nous
sommes tombés sur les Autrichiens au Geis-
berg comme le tonnerre.
« Ainsi l'orgueil et la présomption reçoivent
leur récompense ; quand les gens ne veulent
pas entendre de bonnes raisons, il faut bien
leur en donner de meilleures; mais c'est ter-
rible d'en venir à de telles extrémités, oui,
c'est terrible I
« Mes cliers amis, depuis longtemps je gémis-
sais en moi-même sur l'aveuglement de ceux
qui dirigent les destinées de la vieille Alle-
magne; je déplorais leur esprit d'injustice ,
leur égoïsme; je me demandais si mon devoir
d'honnête homme n'était pas de rompre
avec tous ces êtres orgueilleux, et d'adopter
les 'principes de justice, d'égalité et de fra-
ternité proclamés par la Révolution fran-
çaise. Tout cela me jetait dans un grand
trouble, car l'homme tient aux idées qu'il a
reçues de ses pères, et de telles révolutions
intérieures ne se font pas sans un grand dé-
déchirement. Néanmoins j'hésitais encore,
mais lorsque les Prussiens, contrairement au
droit des gens, réclamèrent la malheureuse
prisonnière que j'avais recueillie, je ne pus
en supporter davantage : au lieu de conduire
madame Thérèse à Kaiserslautern, je pris
aussitôt la résolution de la mener à Pirma-
sens, chose que j'ai faite avec l'aide de
Dieu.
« A trois heures de l'après-midi, nous étions
en vue des avant-postes, et cornme madame
Thérèse regardait, elle entendit le tambour et
s'écria : « Ce sont les Français! monsieur le
docteur, vous m'avez trompée! » Elle se jeta
dans mes bras, fondant en larmes, et je me
pris moi-mêiue à pleurer, tant j'étais ému !
« Sur toute la route, depuis les Trois-Maisons
jusqu'à la place du Temple-Neuf, les soldats
criaient : « Voici la citoyenne Thérèse ! » Ils
nous suivaient, et quand il fallut descendre
du traîneau, plusieurs m'embrassèrent avec
une véritable efl'usion. D'autres me serraient
les mains, enfin on m'accablait d'honneurs.
« Je ne vous parlerai pas, mes chers amis,
de la rencontre de madame Thérèse et du
petit Jean ; ces choses ne sont pas à peindre!
Tous les plus vieux soldats du bataillon,
môme le commandant Duchêne, qui n'est
pas tendre, détournaient la tête pour ne pas
montrer leurs larmes : c'était un spectacle
comme je n'en ai jamais vu de ma vie. Le
petit Jean est un brave garçon ; il ressemble
beaucoup à mon cher petit Fritzel, aussi je
l'aime bien.
« En ce même jour il se passa des événe-
■ ments extraordinaires à Pirmasens. Les Ré-
publicains campaient autour de la ville; le
gônéRal Hoche annonça qu'on allait prendre
les quartiers d'hiver, et qu'il fal lai l construire
des baraques. Mais les soldats refusèient, ils
voulaient loger dans les maisons. Alors le
général déclara que ceux qui refuseraient le
service ne marcheraient pas au combat. J'ni
moi-même assisté à celte proclamation, qui
se lisait dans les compagnies, et j'ai vu le
général Hoche forcé de pardonner à ces
hommes devant le palais du prince, car ils
étaient dans le plus grand désespoir.
« Le général ayant appris qu'un médecin
d'Anstatt avait ramené la citoyenne Thérèse
au premierbataillonde la deuxième brigade,
je reçus l'ordre, vers hait heures, d'aller à
l'Orangerie. Il était là, près d'une table de
sapin, habillé comme un simple hauplmann,
avec deux autres citoyens qu'on m'a dit être
les conventionnels Lacoste et Raudot, deux
grands maigres qui me regardaient de tra-
vers. — Le général vint à ma rencontre :
c'est \m homme brun, les yeux jaunes et les
cheveux partagés au milieu du front; il s'ar-
rêta en face de moi et me regarda deux
secondes. Moi, songeant que ce jeune homme
commandait l'armée de la Moselle, j'étais
troublé; mais tout à «oup il me tendit la
main et me dit : • Docteur Wagner, je vous
remercie de ce que vous avez fait pour la
citoyenne Thérèse; yous êtes un homme de
cœur. •
« Puis il m'emmena près de la table, où se
trouvait déployée une carte, et me demanda
diflérents renseignements sur le pays d'une
façon si claire, qu'on aurait cru qu'il con-
naissait les choses bien mieux que moi. Na-
turellement je répondais, les deux autres
écoutaient en silence. Finalement il me dit :
Docteur Wagner, je ne puis vous proposer
^ de servir dans les armées de la liépublique,
votre nationalité s'y oppose; mais le 1" ba-
taillon de la 2" brigade vient de perdre son
chirurgien-major, le service de nos ambu-
lances est encore incomplet, nous n'avons
que des jeunes gens pour secourir nos bles-
sés, je vous confie ce poste d'honneur : l'hu-
manité n'a pas de patrie ! Voici votre com-
mission. > 11 écrivit quelques mots au bout
de la table, et me prit encore une fois la
main en me disant : « Docteur, croyez à mon
estime! » Après cela, je sortis.
« Madame Thérèse m'attendait dehors, et
quand elle sut que j'allais être à la tête de
l'ambulance du 1" bataillon, vous pouvez
vous figurer' sa joie.
« Nous pensions tous rester à Pirmasens jus-
MADAME THERESE.
79
qu'au printemps , les baraques étaient en
train de se bâtir, quand dans la nuit du sur-
lendemain, vers dix heures, tout à coup nous
reçûmes l'ordre de nous mettre en route
sans éteindre les feux, sans faire de bruit,
sans battre la caisse ni sonner de la trom-
pette. Tout Pirmasens dormait. J'avais deux
chevaux, l'un sous moi, l'autre en main;
j'étais au milieu des ofïïciers, près du com-
m.andant Ducliêne.
« Nous partons, les uns à cheval, les autres
à pied, les canons, les caissons, les voitures
entre nous, la cavalerie sur les flancs, sans
lune et sans rien pour nous guider. Seule-
ment, de loin en loin, un cavalier au tour-
nant des chemins disait : « Par ici... par
ici!... • Vers onze heures la lune se montra,
nous étions en pleine montagne : toutes les
cimes étaient blanches de neige. Les hommes
à pied, le fusil sur l'épaule, couraient pour
se réchauffer ;"deux ou trois fois il me fallut
descendre de cheval, tant j'avais l'onglée.
Madame Thérèse, dans sa charrette couverte
d'une toile grise, me tendait la gourde, et les
capitaines étaient toujours là, prêts à la rece-
voir après moi; plus d'un soldat avait aussi
son tour.
• Mais nous allions, nous allions sans nous
arrêter, de sorte que vers six heures, quand
le soleil pâle se mit à blanchir le ciel, nous
étions à Lembach, sous la grande côle boisée
de Steinfelz, à trois quarts de lieue de Wœrth.
Alors, de tous les côtés on entendit crier :
Halte!... halte!... » Ceux de derrière arri-
vaient toujours; à six heures et demie toute
l'armée était réunie dans un vallon, et l'on
se mit à faire la soupe.
« Le général Hoche, que j'ai vu passer alors
avec ses deux grands conventionnels, riait;
il semblait de bonne humeur. 11 entra dans
la dernière maison du village; les gens
étaient étonnés de nous voir à cette heure,
comme ceux d'Anstatt à l'arrivée des Répu-
blicains. Les maisons sont si petites ici et si
misérables, qu'il fallut porter deux tables
dehors, et que le général tint conseil en
plein air avec ses officiers, pendant que les
troupes cuisaient ce qu'elles avaient em-
porté.
« Cette halte dura juste le temps de manger
et de reboucler son sac. Ensuite il fallut
repartir mieux en ordre,
t A huit heures, en sortant de la vallée de
Reichshofen, nous vîmes les Prussiens retran-
chés sur les hauteurs de Frœschwillcr et de
Wœrth; ils étaient plus de vingt mille, et
leurs redoutes s'élevaient les unes au-dessus
des autres.
« Toute l'armée comprit alors que nous
avions marché si vite pour surprendre ces
Prussiens seuls, car les Autrichiens étaient à
quatre ou cinq lieues de là, sur la ligne de la
Motter. Malgré cela, je ne vous cache pas,
mes chers amis, que cette vue me porta d'a-
bord un coup terrible; plus je regardais,
plus il me semblait impossible de gagner la ba-
taille. D'abord ils étaient plus nombreux que
nous, ensuite ils avaient creusé des fosses
garnis de palissades, et derrière on voyait
très-bien les canouniers qui se penchaient à
côté de leurs canons et qui nous observaient,
tandis que des files de baïonnettes innom-
brables se prolongeaient jusque sur la côte.
« Les Fi-ançais, avec leur caractère insou-
ciant, ne voyaient pas tout cela et parais-
saient même très-joyeux. Le bruit s'étant
répandu que le général Hoche venait de pro-
mettre six cents francs pour chaque pièce
enlevée à l'ennemi, ils riaient en se mettant
le chapeau sur l'oreille, et regardaient les
canons en criant : « Adjugé! adjugé! » 11 y
avait de quoi frémir de voir une pareille
insouciance et d'entendre ces plaisanteries.
« Nous autres, l'ambulance, les voitures de
toute sorte, les caissons vides pour transpor-
ter les blessés, nous i-estâmes derrière, et
pour dire la vérité, cela me fit un véritable
plaisir.
« Madame Thérèse était à trente ou quarante
pas en avant de moi, j'allai me mettre près
d'elle avec mes deux aides, dont l'un a été
garçon apothicaire à Landrecies, et l'autre
dentiste, et qui se sont fait chirurgiens d'eux-
mêmes. Mais ils ont déjà de l'expérience, et
ces jeunes gens, avec un peu de loisir et de
travail, deviendront peut-être quelque chose.
Madame Thérèse embrassait alors le petit
Jean, qui se mit à courir pour suivre le ba-
taillon.
• Toute la vallée, à droite et à gauche, était
pleine de cavalerie en bon ordre. Le général
Hoche, en arrivant, choisit lui-même tout I
de suite la place de deux batteries sur les
collines de Reichshofen,' et l'infanterie fit
halte au milieu de la vallée.
• Il y eut encore une délibération, puis toute
l'infanterie se rangea en trois colonnes;
l'une passa sur la gauche, dans la gorge de
Réebach, les deux autres se mirent en marche
sur les retranchements l'arme au bras.
1 Le général Hoche, avec quelques oiTiciers,
se plaça sur une petite hauteur, à gauche de
la vallée.
■ Tout ce qui suivit, mes chers amis, me
semble encore un rêve. Au moment où les
colonnes arrivaient au pied de la côte, un
80
ROMANS NATIONAUX
Combat de Frocs'cliwviller. (Page 80.)
horrible fracas, comme une espèce de déchi-
rement épouvantable, retentit; tout fui cou-
vert de fumée : c'étaient les Prussiens qui
venaient de lâcher leurs batteries. Une se-
conde après, la fumée s'étant un peu dissi-
pée, nous vîmes les Français plus haut sur
la côte; iis allongeaient le pas, des quantités
de blessés restaient derrière, les uns étendus
sur la face, les autres assis et cherchant à se
relever,
« Pour la seconde fois les Prussiens tirèrent,
puis on entendit le cri terrible des Républi-
cains : « A la baïonnelte! » El toute la monta-
gne se mit à pétiller comme un feu de char-
bonnière où l'on donne un coup de pied. Oi.
ne se voyai* plus, parce que le vent poussait
la fumée sut* nous, et l'on ne pouvait plus se
dire un mot à quatre pas, tant la fusillade,
les hommes et le canon tonnaient et hurlaient
ensemble. Sur les côtés, les chevaux de notre
cavalerie hennissaient et voulaient partir;
ces animaux sont vraiment sauvages, ils ai-
ment le danger, on avait mille peines à les
retenir.
"' De temps en temps il se faisait un trou dans
la fumée, alors on voyait les Républicains
cramponnés aux palissades comme une four-
milière ; les uns, à coup de crosse, essayaient
de renverser les retranchements, d'autres
cherchaieut'un passage; les commandants à
cheval, l'épée en l'air, animaient leurs hom-
mes, et de l'autre côté les Prussiens lançaient
des coups de baïonnette, lâchaient leurs fusils
dans le tas, ou levaient des deux mains leuis
MADAME THERESE
Enfin je vis l'oncle ; il était à cheval sur Rappel. {Page 83.)
grands refouloirs comme des massues pour
assommer les gens. C'était effiayant! Une
seconde après, un autre coup de vent cou-
vrait tout, et l'on ne pouvait savoir comment
cela finirait.
« Le général Hoche envoyait ses officiers
l'un après l'autre porter de nouveaux ordres;
ils partaient comme le vent dans la fumée,
on aurait dit des ombres. Mais la bataille se
prolongeait et les Républicains commen-
çaient à reculer, quand le général descendit
lui-même ventre à terre ; dix minutes après,
le chant de la Marseillaise couvrait tout le
tumulte, ceux qui avaient reculé revenaient
à la charge.
• La seconde attaque commença plus fu-
rieuse que la première. Les canons seuls
tonnaient encore et renversaient des files
d'hommes. Tous les Républicains s'avan-
çaient en masse, Hoche au milieu d'eux. Nos
batteries tiraient aussi sur les Prussiens. Ce
qui se passa quand les Français furent encore
une fois près des palissades est quelque
chose d'impossible à décrire. Si le père Adam
Schmitt avait été avec nous, il aurait vu ce
qu'on peut appeler une terrible bataille. Les
Prussiens montrèrent là qu'ils étaient les
soldats du grand Frédéric; baïonnettes contre
baïonnettes, tantôt les uns, tantôt les autres
reculaient ou poussaient en avant.
« Mais ce qui décida la victoire pour les Ré-
publicains, ce fut l'arrivée de leur troisième
colonne sur les hauteurs, à gauche des re-
tranchements; elle avait tourné le Réebach
23
S3
82
ROMANS NATIONAUX.
et sortait du bois au pas de course. Alors il
fallut bien quitter la partie; les Prussiens,
pris des deux côtés à la fois, se retirèrent,
abandonnant dix-huit pièces de canon, vingt-
quatre caissons et leurs retranchements
pleins de blessés et de morts. Ils se dirigèrent
du côté de Wœrth, et nos dragons, nos hus-
sards, qui ne se possédaient plus d'impa-
tience, partirent enfin courbés sur leurs
selles, comme un mur qui s'ébranle. Nous
apprîmes le même soir qu'ils avaient fait
douze cents prisonniers et remporté six ca-
nons.
« Voilà, mes chers amis, ce qu'on appelle le
combat de Wœrth et de Frœschwiller, dont
la nouvelle a dû vous parvenir au moment
où je vous écris, et qui restera toujours pré-
sent à ma mémoire.
« Depuis ce moment, je n'ai rien vu de nou-
veau ; mais que d'ouvrage nous avons eu !
Jour et nuit il a fallu couper, ti'ancher, am-
puter, tirer des halles ; nos ambulances sont
encombrées de blessés : c'est une chose bien
triste.
« Cependant, le lendemain de la victoire,
l'armée s'était portée en avant. Quatre jours
après, nous avons appris que les conven-
tionnels Lacoste et Baudot, ayant reconnu
que la rivalité de Hoche et de Pichegru nui-
sait aux intérêts de la République, avaient
donné le commandement à Hoche tout seul,
et que celui-ci, se voyant à la tête des deux
armées du Rhin et de la Moselle, sans perdre
une minute, en avait profité pour attaquer
Wurmser sur les lignes de Wissembourg;
qu'il l'avait battu complètement au Gaisberg,
de sorte qu'à cette heure, les Prussiens sont
en retraite sur Mayence, les Autrichiens sur
Gemersheim, et que le territoire de la Ré-
publique est débarrassé de tous ses ennemiis.
« Quant à moi, je suis maintenant à Wissem-
bourg, accablé d'ouvrage; madame Thérèse,
le petit Jean et les restes du 1"" bataillon oc-
cupent la place, et l'armée marche sur Lan-
dau, dont l'heureuse délivrance fera l'admi-
ration des siècles futurs.
• Bientôt, bientôt, mes chers amis, nous
suivrons l'armée, nous passerons par Anstatt,
couronnés des palmes de la victoire ; nous
pourrons encore une fois vous serrer sur nos
cœurs, et célébrer avec vous le triomphe de
la justice et de la liberté.
« 0 chère liberté ! rallume dans nos âmes le
feu sacré dont brûlèrent jadis tant de héros;
forme au milieu de nous des générations qui
leur ressemblent ; que le cœur de tout ci-
toyen tressaille à ta voix ; inspire le sage qui
médite ; porte l'homme courageux aux actions
« héroïques; anime le guerrier d'un enthou-
« siasme sublime ; que les despotes qui divi-
« sent les nations pour les opprimer disparais-
« sent de ce monde, et que la sainte fraternité
« réunisse tous les peuples de la terre dans une
• même famille !
« Avec ces vœux et ces espérances, la bonne
t madame Thérèse, petit Jean et moi nous vous
« embrassons de cœur.
• Jacob Wagner.
« P. S. — Petit Jean recommande à son ami
« Fritzel d'avoir bien soin de Scipio. »
La lettre de l'oncle Jacob nousremplit tousde
joie, et l'on peut s'imaginer avec quelle impa-
tience nous attendîmes dès lors le 1" bataillon.
Cette époque de ma vie, quiind j'y pense, me
produit l'effet d'une fêle ; chaque jour nous
apprenions quelque chose de nouveau : après
l'occupation de Wissembourg, la levée du siège
de Landau, puis la prise de Lauterbourg, puis
celle de Kaiserslautern, puis l'occupation de
Spire, où les Français recueillirent un grand
butin, que Hoche fit transporter à Landau,
pour indemniser les habitants de leurs pertes.
Autant les gens du village avaient crié contre
nous, autant alors ils nous tenaient en vénéra-
tion. Il était même question de mettre KofTel
du conseil municipal et de nommer le mauser
bourgmestre ; on ne savait pas pourquoi, car
personne jusqu'alors n'avait eu cette idée; mais
le bruit commençait à se répandre que nous
allions redevenir Français, que nous avions été
Français quinze cents ans auparavant, et que
c'était une abomination de nous avoir tenus si
longtemps en esclavage.
Richter avait pris la fuite, sachant bien ce
qui l'attendait, et Joseph Spick ne sortait plus
de sa baraque.
Chaque jour, les gens de la grande rue regar-
daient sur la côte pour voir arriver les vérita-
bles défenseurs de la patrie ; malheureusement
la plupart suivaient la route de Wissembourg
à Mayence, laissant Anstatt sur leur gauche,
dans la montagne ; on ne voyait passer que des
traînards, qui coupaient au court par la tra-
verse du Bourgerwald. Cela nous désolait, et
nous finissions par croire que notre bataillon
n'arriverait jamais, lorsqu'une après-midi le
mauser entra tout essoufQé en criant ;
« Les voilà... ce sont eux I »
Il revenait des champs, la pioche sur l'épaule,
et de loin il avait vu sur la route une foule de
soldats. Tout le village savait déjà la nouvelle,
tout le monde sortait. Moi, ne me possédant
plus d'enthousiasme, je courus à la rencontre
de notre bataillon, avec Hans Aden et Frantz
MADAME THÉRÈSE.
83
Sépel, que je rencontrai sur la route. 11 fai-
sait du soleil, la neige fondait, les flaques de
boue éclataient autour de nous comme des
obus à chaque pas ; mais nous n'y prenions pas
garde, et durant une demi-heure nous ne ces-
sâmes point de galoper. La moitié du village,
hommes, femmes, enfants, nous suivaient en
criant: « Ils arrivent! ils arrivent! » Les
idées des gens changent d'une façon singulière,
tout le monde était alors ami de la République.
Une fois sur la montée du Birkenwald, Hans
Aden, Frantz Sépel et moi nous vîmes enfin
notre bataillon qui s'approchait à mi-côte, le
sac au dos, le fusil sur l'épaule, les officiers
derrière les compagnies. Plus loin, sur le grand
pont, défilaient les voitures. Tout cela s'avan-
çait en sifflant, en causant, comme les soldats
en route; l'un s'arrêtait pour allumer sa pipe,
l'autre donnait un coup d'épaule pour relever
son sac; on entendait des voix glapissantes,
des éclats de rire, car les Français sont ainsi,
quand ils marchent en troupe, il leur faut tou-
jours des histoires et de joyeux propos pour
entretenir leur bonne humeur.
Moi, dans cette foule je ne cherchais des
yeux que l'oncle Jacob et madame Thérèse; il
me fallut quelque temps pour les découviùr â
la queue du bataillon. Enfin je vis l'oncle, il
était derrière, à cheval sur Rappel. J'eus d'abord
de la peine à le reconnaître, car il avait un
grand chapeau républicain, un habit à revers
rouges et un grand sabre à fourreau de fer;
cela le changeait d'une façon incroyable, il
paraissait beaucoup plus grand; mais je le re-
connus tout de même, ainsi que madame Thé-
rèse sur sa charrette couverte de toile, avec
son même chapeau et sa même cravate; elle
avait les joues roses et les yeux brillants;
Voncje chevauchait près d'elle, ils causaient
«nsen.ble'
Je reconnus aussi le petit Jean, que je n'a-
vais vu qu'une fois; il marchait, un large bau-
drier orné de baguettes en travers de la poi-
trine, les bras couverts de galons, et son sabre
ballottant derrière les jambes. Et le comman-
dant, et le sergent Laflôche, et le capitaine que
j'avais conduit dans notre grenier, et tous les
soldats, oui, presque tous je les reconnaissais,
il me semblait être dans une grande famille; et
le drapeau couvert de toile cirée me faisait
aussi plaisir à voir.
Je courais à travers tout le monde, Hans Aden
et Frantz Sépel avaient déjà trouvé des cama-
rades, moi, je marchais toujours, j'étais à
trente pas de la charrette et j'allais appeler ;
• Oncle! oncle! » quand madime Thérèse, se
penchan t par hasard , s'écria d'une voix joyeuse:
■ Voici Scipiol •
Dans le même instant, Scipio, que j'avais
oublié chez nous, tout effaré, tout crotté, sau-
tait dans la voiture.
Aussitôt petit Jean s'écria :
« Scipio! •
Et le brave caniche, après avoir passé deux
ou trois fois ses grosses moustaches sur les
joues de madame Thérèse, bondit à terre et se
mit à danser autour de petit Jean, aboyant,
poussant des cris et se démenant comme un
bienheureux .
Tout le bataillon l'appelait :
« Scipio, ici!... Scipio!... Scipiol »
L'oncle venait de m'apercevoir et me tendait
les bras du haut de son cheval. Je m'accrochai
à sa jambe, il me leva et m'embrassa ; je sentis
qu'il pleurait et cela m'attendrit. Il me tendit
ensuite à madame Thérèse, qui m'attira dans
sa charrette en me disant ;
« Bonjour, Fritzel. »
Elle paraissait bien heureuse et m'embras-
sait les larmes aux yeux.
Presque aussitôt le mauser et Koffel arrivè-
rent, donnant des poignées de main à l'oncle ;
puis les autres gens du village, pêle-mêle avec
les soldats, qui remettaient aux hommes leuis
sacs et leurs fusils pour les porter en triomphe,
et qui criaient aux femmes :
« Hé! la grosse mère!... La jolie fille... par
ici... par ici! »
C'était une véritable confusion, tout le monde
fraternisait, et au milieu de tout cela, c'était
encore petit Jean et moi qui paraissions les
plus heureux,
• Embrasse petit Jean, » me criait l'oncle.
— Embrasse Fritzel, » disait madame Thé-
rèse à son frère.
El nous nous embrassions, nous nous regar-
dions émerveillés.
« Il me plaît, cria petit Jean, il a l'air bon
enfant.
— Toi, tu me plais aussi, » lui dis-je, tout
fier de parler en français.
Et nous marchions bras dessus bras dessous,
tandis que l'oncle et madame Thérèse se sou-
riaient l'un à l'autre.
Le commandant me tendit aussi la main en
disant :
• Hé! docteur Wagner, voici votre défen-
seur. — Tu vas toujours bien, mon brave?
— Oui, commandant.
— A la bonne heure! »
C'est ainsi que nous arrivâmes aux premières
maisons du village. Alors on s'arrêta quelques
instants pour se mettre en ordre; petit Jean
accrocha son tambour sur sa cuisse, et le com-
mandant ayant crié : « En avant, marche! »
les tambours retentirent.
84
ROMANS NATIONAUX.
Nous descendîmes la grande rue, marchant
tous au pas et nous réjouissant d'une entrée si
magnifique. Tous les vieux et les vieilles qui
n'avaient pu sortir étaient aux fenêtres et se
montraient l'oncle Jacob, qui s'avançait d'un
air digne derrière le commandant entre ses
deux aides. Je remarquai surtout le père
Schmitt, debout à la porte de sa baraque; il
redressait sa haute taille voûtée et nous regar-
dait défiler avec un éclair dans l'œil.
Sur la place de la fontaine le commandant
cria : « Halte I » On mit les fusils en faisceaux,
et tout le monde se dispersa, les uns à droite,
les autres à gauche; chaque bourgeois voulait
avoir un soldat, tous voulaient se réjouir du
triomphe de la République une et indivisible;
mais ces Français, avec leurs mines joyeuses,
suivaient de préférence les jolies filles.
Le commandant vint avec nous. La vieille
Lisbeth était déjà sur la porte, ses longues
mains levées au ciel, et criait :
• Ah! madame Thérèse... ah! monsieur le
docteur!... »
Ce furent de nouveaux cris de joie, de nou-
velles embrassades. Puis nous entrâmes, et le
festin de jambon, d'andouilles et de grillades
arrosées de vin blanc et de vieux bourgogne
commença : Roffel, le mauser, le commandant,
l'oncle, madame Thérèse, petit Jean et moi, je
vous laisse à penser quelle table, quel appétit,
quelle satisfaction!
Tout ce jour-là le 1" bataillon resta chez
nous; puis il lui fallut poursuivre sa route, car
ses quartiers d'hiver étaient à Hacmatt, à deux
petites lieues d'Anstatt. L'oncle resta au village,
i\ déposa son grand sabre et son grand chapeau;
mais depuis ce moment jusqu'au printemps, il
ne se passa pas de jour qu'il ne fût en route
pour Hacmatt : il ne pensait plus qu'à Hac-
matt.
De temps en temps madame Thérèse venait
aussi nous voir avec petit Jean ; nous riions,
nous étions heureux, nous nous aimions!
Que vous dirai-je encore? Au printemps,
quand commence à chanter l'alouette, un jour
on apprit que le 1" balaillon allait partir pour
la Vendée. Alors l'oncle, tout pâle, courut à
l'écurie et monta sur son Rappel; il partit
ventre à terre, la tête nue, ayant oublié de
mettre son bonnet.
Que se passa-t-il à Hacmatt? Je n'en sais
rien; mais ce qu'il y a de sûr, c'est que le len-
demain l'oncle fier comme un roi, revint avec
madame Thérèse et petit Jean, qu'il y eut
grande noce chez nous, embrassades et réjouis-
sances. Huit jours après, le commandant Du-
chêne arriva avec tous les capitaines du batail-
lon. Ce jour-là, les réjouissances furent encore
plus grandes. Madame Thérèse et l'oncle se
rendirent à la mairie, suivis d'une longue file
de joyeux convives. Le mauser, qu'on avait
nommé bourgmestre à l'élection populaire,
nous attendait, son écharpe tricolore autour
des reins. 11 inscrivit l'oncle et madame Thé-
rèse sur un gros registre, à la satisfaction uni-
verselle; et dès lors petit Jeau eut un père, et
moi j'eus une bonne mère, dont je ne puis me
rappeler le souvenir sans répandre des larmes.
J'aurais encore bien des choses à vous dire...
mais c'est assez pour une fois. Si le Seigneur
Dieu le permet, uij jour nous reprendrons cette
histoire, qui finit, comme toutes les autres, —
par des cheveux blancs et les derniers adieux
de ceux qu'on aime le plus au monde.
FIN DK ilADAME THERESE
POURQUOI HUNEBOURG NE FUT PAS RENDU.
85
POURQUOI HUNEBOURG NE FUT PAS RENDU
ÉPISODE DE i8i5
Le fort de Hunehourg, taillé dans le roc à la
cime d'un pic escarpé, domine toute celte bran-
che secondaire des Vosges qui sépare la Meur-
the, la Moselle et la Bavière rhénane du bassin
d'Alsace.
En 1815, le commandement de Hunebourg
appartenait à Jean-Pierre Noël , ex-sergent-
major aux fusiliers de la garde, amputé de la
jambe gauche à Bautzen et décoré sur le champ
de bataille.
Ce digne commandant était un homme de
cinq pieds deux pouces. Il avait une jolie pe-
tite bedaine, de bonnes grosses lèvres sen-
suelles et de grands yeux gris pleins d'é-
nergie.
Au moral, Jean-Pierre Noël aimait à rire. Il
aimait aussi le bourgogne « pelure d'oignon, •
le jambon et les andouilles cuites dans leur
jus.
Ce digne commandant avait sous ses ordres
une compagnie de vétérans, la plupart secs et
maigres comme des râbles, portant de longues
capotes grises et prisant du tabac de contre-
bande. On les voyait errer sur les remparts,
regarder dans l'abime, se dessécher au soleil;
l'aspect du ciel bleu, de l'horizon bleu, ainsi
que l'eau claire de la citerne, avaient imprimé
sur leurs fronts le sceau d'une incurable mé-
lancolie.
Telle était l'existence pleine de variété des
habitants de Hunebourg, lorsque le 22 juin
1815, vers cinq heures de l'après-midi, le com-
mandant Jean-Pierre donna tout à coup l'ordre
de battre le rappel et de faire mettre la garni-
son sous les armes. Il descendit ensuite dans la
cour de la caserne, son grand chapeau à cornes
sur l'oreille, ses longues moustaches retrous-
sées et la main droite dans son gilet.
« Mes enfants, s'écria-t-il en s'arrêtant de-
vant le front de la compagnie, vous êtes dans
le chemin de l'honneur et de la gloire. Allez
toujours, et vous arriverez, c'est moi qui vous le
prédis ! — Je reçois à l'instant du général Rapp,
commandant le cinquième corps, une dépêche
qui m'informe que soixante mille Russes, Au-
trichiens, Bavarois et Wurtembergeois, sous les
ordres du généralissime prince de Schwart-
zenberg, viennent de franchir le Rhin à Op-
penheim. L'ennemi n'est plus qu'à trois jour-
nées de marche. Il paraît même que les
cosaques ont déjà poussé des reconnaissances
jusque dans nos montagnes : — Nous allons nous
regarder dans le blanc des yeux !...'
' Mes enfants, je compte sur vous, comme
vous comptez sur moi. Nous ferons sauter la
bicoque, plutôt que de nous rendre, cela va sans
dire; mais en attendant il s'agit d'approvisiim-
ner la place. Pas de rations, pas de soldats ..
les moyens d'existence avant tout... c'est mon
principe ! Sergent Fargès, vous allez vous ren-
dre, avec trente hommes, dans tous les hameaux
et villages des environs, à trois lieues du fort.
Vous ferez main basse sur le bétail , sur les
comestibles, sur toutes les substances liquides
ou solides, capables de soutenir le moral de la
garnison. Vous mettrez en réquisition toutes
les charrettes, pour le transport des vivres,
ainsi que les chevaux, les ânes, les bœufs. Si
nous ne pouvons pas les nourrir, ils nous
nourriront! — Dès que le convoi sera formé,
vous regagnerez la place, en suivant autant
que possible les hauteurs. Vous chasserez de-
vant vous le bétail avec ordre et discipline,
ayant toujours bien soin qu'aucune bête ne
s'écarte : ce serait autant de perdu. Si par
hasard un tourbillon de cosaques cherche à
vous envelopper, vous ne lâcherez pas prise. . .
au contraire... une partie de l'escorte leur fera
face, et l'autre poussera le troupeau sous les
canons du fort. De cette manière, ceux d'entre
vous qui seront tués, auront la consolation de
penser que les autres se portent bien, et qu'ils
conservent des vivres pour soutenir le siège.
On admirera leur conduite de siècle en siècle,
et la postérité dira d'eux : » Jacques, André ,
Joseph, étaient des braves!.., »
Des cris frénétiques de : • Vive l'Empereur !
vive le commandant! • accueillirent cette ha-
rangue. — Le tambour battit; Fargès tira ma-
jestueusement son sabre, fit ranger sa petite
troupe en colonne et commanda le départ.
Les vétérans, pleins d'ardeur, partirent du
pied gauche, et Jean-Pierre Noël, les bras croi-
sés sur la poitrine et la jambe de bois en avant,
les suivit du regard jusqu'à ce qu'ils eussent
disparu derrière l'esplanade.
ROMANS NATIONAUX.
Après avoir gravi les pentes hoisées du Hom-
berg, qui dominent les trois villages de Hâ-
zenbruck, de Véchenbach et de Rôsenvein, la
petite troupe de F argès avait fait halte sur le
plateau de la Roche-Creuse. Il était environ
neuf heures du soir. La lune commençait à
poindre derrière les hautes sapinières. Fargès
et le caporal Lombard, assis au pied d'un
arbre, le fusil entre les jambes, discutaient
leur plan d'attaque, lorsqu'une clameur con-
fuse monta subitement des profondeurs de
la vallée. Le sergent se leva tout surpris et
regarda Lombard ; celui-ci, rapide comme la
pensée, mit un genou à terre et colla son
oreille contre le pied de l'arbre. A le voir,
immobile au milieu des ténèbres, retenant son
haleine pour saisir le moindre murmure, on
eût dit un vieux loup à raffut.
Cependant nul autre bruit que le vague fré-
missement du feuillage ne se faisant entendre,
il allait se relever, quand un soufQe de la brise
apporta de nouveau du fond de la gorge le tu-
multe qu'ils avaient perçu d'abord, mais cette
fois beaucoup plus distinct. C'était le roulement
confus que produit la marche d'un troupeau,
accompagné des sons champêtres d'une trompe
d'écorce. e
Le caporal se releva lentement; un éclat
de rire étouffé fendait sa bouche jusqu'aux
oreille?, et ses yeux scintillaient dans l'ombre :
• Nous les tenons 1 dit*il... hé ! hé ! hé ! nous
les tenons !
—Qui ça?
— Les paysans] Ah ! les gueux ! ils se sauvent
dans les bois avec leur bétail. On leur a donné
l'éveil... Quelle chance!... Quelle chance!... »
Puis, sans autre commentaire, il se ghssa
presque à quatre pattes entre les broussailles.
On vit les vétérans se dresser un à un, saisir
leurs fusils et disparaître derrière les sapins.
Les sentinelles imilèrent ce mouvement, et rien
ne bougea plus dans le fourré.
La petite troupe se tenait cachée depuis un
quart d'heure, lorsque deux montagnards pa-
rurent au fond des pâles clairières. Ils gravis-
saient le ravin à pas lents. Quand ils eurent
atteint la i-oche plate, ils s'arrêtèrent pour res-
pirer et reprendre la suite d'une conversation
interrompue.
Le premier était grand et maigre; il avait un
immense parapluie sous le bras gauche, un tri-
corne posé sur l'occiput, et le profil d'un veau
qui tette.
Le second , également coiffé d'un tricorne,
faisait face à Lombard , et la lune éclairait en
plein sa figure fine et astucieuse : son nez
pointu, ses yeux vifs, ses lèvres sarcastiquês
et tout l'ensemble de sa petite personne,
annonçaient quelque diplomate de village.
« Monsieur le maire, dit le petit homme au
grand maigre, vous avez tort de vous chagri-
ner. Votre place est à vous... Pétrus Schrnilt
ne l'aura pas !
— Ça dépend, Daniel, il pourra dire que j'ai
emmené les bestiaux du village, pour empêcher
la garnison d'avoir des vivres... et pour la faire
périr de famine...
— Ah bah! vous n'y êtes pas. Ecoutez, mon-
sieur le maire. Si le roi — ici le petit homme
souleva son chapeau d'un geste respectueux —
si notre bon roi revient, vous direz : « J'ai sauvé
les bestiaux du village, pour que la garnison
ne puisse pas les avoir, et qu'elle rende la
place aux armées de notre bon roi Louis! »
Alors, monsieur le préfet dira : « Oh ! le brave
homme... le brave homme... qui aime l'hon-
neur de son vrai maître ! » On vous enverra la
croix... voilà... c'est sûr!
— La croix, Daniel?... la croix avec la pen-
sion ?
— Je crois bien... avec la pension...
— Oui... mais, balbutia le maire, si... si l'au-
tre enfonce notre bon roi... notre vrai roi...
— Halte! halte là, monsieur le maire; Usera
roi pour de vrai, s'il est le plus fort. Mais si
notre grand empereur enfonce les ennemis
de la patrie, eh bien, vous direz : « J'ai sauvé
les bestiaux du village pour que les kaiserhcks,
les Cosaques ne puissent pas les avoir!... » Alors
le préfet du grand empereur — nouveau salut —
dira: « Oh ! le bon maire... l'honnête citoyen...
il faut lui envoyer la croix !» Et ça fait que vous
aurez toujours la croix, et que nous garderons
nos bestiaux.
— Tu as raison, Daniel, reprit le grand mai-
gre d'un air convaincu. Pourquoi est-ce que
je n'attraperais pas la croix tout comme un
autre, puisque je sauve les bestiaux de la com-
mune'
— Pardieu, monsieur le maire, il y en a plus
d'un qui ne l'a pas gagnée autant que vous.
Et c'est le Schmitt qui sera vexé!...
— Hé! hé! hé! il aura un bec comme ça, fit
le maire, en appliquant la pomme de son para-
pluie au bout de son nez.
En ce moment, deux grands bœufs dé-
bouchèrent sous le dôme des sapinières ; ils
marchaient de ce pas grave et solennel qui
semble indiquer le sentiment de la force; puis
derrière eux arriva lentement une longue file
de génisses, de vaches, de chèvres, mugissant,
bêlant, nasillant; et enfin, la moitié du village
de Hâzenbruck, femmes, vieillards, petits en-
fants : les uns accroupis sur leurs vieux chevaux
de labour, les autres à la mamelle, ou pendus
à la robe de leur mère. Les pauvres gens
POURQUOI IIUNEBOURG NE FUT PAS RENDU.
87
avançaient clopin-clopaBt , ils paraissaient
bien las, bien tristes; mais à la guerre comme
à la guerre : on ne peut pas avoir toujours ses
aises.
La troupe atteignit enfin le plateau. U ne
restait plus qu'un petit nombre de traînards
dispersés sur la pente du ravin ; c'était le mo-
ment de faire main basse. Fargès et Lombard
échangèrent un coup d'œil dans l'ombre. Ils
allaient donner le signal, lorsqu'un cri de dé-
tresse... un cri perçant vola de bouche en
bouche jvisqu'au sommet de la côte, et glaça
d'épouvante toute la caravane :
« Les Cosaques!... les Cosaques!... »
Alors ce fut une scène étrange ; Fargès s'é-
lança derrière le rideau de feuillage pour dis-
tribuer de nouveaux ordres. On entendit le
bruit sec et rapide des batteries , puis de ce
côté tout rentra dans le silence.
Quant aux fugitifs, ils n'avaient pas bougé ;
immobiles, se regardant l'un l'autre la bouche
béante, n'ayant ni la force de fuir, ni le cou-
rage de prendre une résolution, ils offraient
l'image de la terreur.
Presque aussitôt Lombard reconnut anx en-
virons le cri rauque des Cosaques ; ils accou-
raient en tous sens, à travers taillis, halliers,
broussailles. A les voir bondir au clair de
lune, sur leurs petits chevaux bessarabiens,
l'œil en feu, les naseaux fumants, la crinière
hérissée, on les eût pris pour une bande de
loups affamés enveloppant leur proie. Les
bœufs mugissaient, les femmes sanglotaient,
les pauvres mères pressaient leurs enfants sur
leur sein, etlesBaskirs resserraient toujours
le cercle de leurs évolutions, pour fondre sur
ce groupe. Enfin, ils se massèrent et parti-
rent en ligne, en poussant des hourras furieux.
Tout à coup le sombre feuillage s'illumina
comme d'un reflet de foudre, un feu de pelo-
ton étendit sa nappe rougeâtre sur le plateau,
et la montagne parut frissonner de surprise!
Quand la fumée de cette décharge se fut dissi-
pée, on vit les Cosaques en déroute chercher
à fuir dans la direction du Graufthâl, mais là
s'étendait une barrière de rochers infranchis-
sables.
« En avant!... Pas de quartier!... . cria
Fargès.
Les vétérans, animés par sa voix, se préci-
pitèrent à la poursuite des fuyards. Le com~
bat fut court. Acculés à la pointe du roc, les
soldats de Platoff firent volte-face et chargè-
rent avec la furie du désespoir. Cinquante
coups de lance et de baïonnette s'échangèrent
en une seconde. Mais dans cet étroit espace,
les Cosaques , ne pouvant faire manœuvrer
leurs chevaux, furent bientôt écrasés. Un
seul résista jusqu'au bout, grand, maigre, à
la face terne et cuivrée, véritable figure mé-
phistophélique,, il était recouvert de plusieurs
peaux de mouton. Lombard en enlevait une
à chaque coup de baïonnette.
• Canaille! murmurait-il, je finirai pourtant
par t'ailaquer le cuir. . . •
Il se trompait ! . . . Le cosaque bondit au-
dessus de sa tête, enlui assénant avecla crosse
de son pistolet, un coup terrible sur la mâ-
choire. Le caporal cracha deux dents, arma
son fusil, ajusta le Baskir et fit feu. Mais
attendu que l'arme n'était pas chargée, l'autre
disparut sain et sauf, en ayant encore l'air de
se moquer de lui par un triple hourrah!
G'ef 1 ainsi que l'intrépide Lombard, après
vingt-huit ans de service et trente campa-
gnes, eut la mâchoire fortement ébranlée par
vm sauvage d'Ekatérinoslof, qui ne possédait
pas même les premiers principes de la guerre.
« Sang de chien, dit-il avec rage, si je te
tenais ! »
Fargès, en raffermissant sa baïonnette toute
gluante de sang, promena des regards étonnés
autour du plateau ; les habitants de Hâzenbruck
avaient disparu. Leurs bœufs erraient à l'a-
venture dans les halliers. Quelques chèvres
grimpaient le long de la côte. Et sauf une
vingtaine de cadavre étendus dans les bruyè-
res, tout respirait le calme et les douceurs de
la vie champêtre. Les vétérans eux-mêmes
semblaient surpiis de leur facile triomphe ;
car excepté Nicolas Rabeau, ancien tambour-
major au li° de ligne, prévôt d'armes, de
danse et de grâces françaises, lequel avait eu
la gloire d'être embroché par un cosaque et de
rendre l'âme sur le champ d'honneur, à cette
exception près, tous les autres en étaient quittes
pour des horions.
• Ah çà! camarades, dit Fargès, ce grand
pendard de cosaque qui vient de s'échapper,
pourrait gâter nos affaires. Nos provisions sont
complètes. Ce qu'il y a de plus simple, c'est de
réunir le bétail et de gagner le fort, avant que
l'ennemi ait eu le temps de nous barrer le
passage. »
Tout le monde se mit aussitôt à l'œuvre, et,
dix minutes après, la petite colonne, poussant
devant elle le troupeau, reprenait le chemin
de Hunebourg. Vers trois heure? du matin, elle
était sous le canon du fort.
On peut se figurer la satisfaction de Jean-
Pierre Noël, lorsque ayant entendu crier les
chaînes du pont-levis, et s'étant mis à sa fenê-
tre, en simple manches de chemise, il vit dé-
filer toute la razzia... marchant • avec ordre
et discipline • comme il avait eu soin de lo
recommander à Fargès.
88
ROMANS NATIONAUX
Le caporal ajusla le Baskir et fit feu. (Page 8T.)
Le caporal Lombard, gravement assis sur
nne vieille rosse à moitié grise, son grand
chapeau à cornes sur l'oreille, et le fusil en
sautoir, formait à lui seul l'arrière-garde delà
colonnç.
Le brave commandant ne se sentait plus de
joie. Aussi lorsque trois jours plus tard l'ar-
chiduc Jean d'Autriche, à la tête d'un corps de
six mille hommes , fit sommer la place de se
rendre, avec menace de la bombarder et de la
détruire de fond en comble en cas de refus,
Jean-Pierre ne put s'empêcher de sourire. Il fit
dresser un état de ses provisions de bouche, et
l'adressa sous forme de réponse au général au-
trichien, ajoutant :
• Qu'il regrettait de ne pouvoir être agréable
à Son Altesse ; mais qu'il était beaucoup trop
gourmand, pour quitter une place si bien ap-
provisionnée. Il priait conséquemment Son Al-
tesse de vouloir bien l'excuser.... etc., etc.
« Quant à votre menace de bombarder la
forteresse et de la détruire de fond en comble,
disait-il en terminant, je m'en soucie comme
du roi Dagobert ! »
L'archiduc Jean d'Autriche entendait très-
bien le français.... Il avait, de plus, un faible
pour la cuisine, et comprit les scrupules de
Jean-Pierre. Aussi, dès le lendemain, il re-
monta tranquillement la vallée de la Zorne....
après avoir fait demi-tour à gauche I
Et voilà pourquoi Hunebourg ne fut pas
rendu.
P9upw(-l)t>«ll t, mo dM B4^ 1
lOcBNTiMEs. ROMANS NATIONAUX ILLUSTRES PAR J. FUCHS. lO «numes.
V
A
>^ V AS/
ERCKMANN-CHATRIAN
O
&
Louise guettait le retour des liirondelles. (Page 2.)
Si vous tenez à connaître l'histoire de la
grande invasion de ISl'l , telle que me l'a
racontée le vieux chasseur Frantz du Hengst,
il faut vous transporter au village des Char-
mes, dans les Vosges. Une trentaine de mai-
sonnettes couvertes de bardeaux et de jou-
barbe vert sombre se suivent à la file le long de
la Sarre , vous en apercevez les pignons tapis-
sés de lierre et de chèvrefeuille flétris, — car
l'hiver approche, — les ruchers fermés avec
des bouchons de paille, les petits jardins, les
palissades, les bouts de haie qui les séparent
les unes des autres.
A gauche, sur une haute montagne, s'élèvent
24
2
ROMANS NATIONAUX.
les ruines de l'antique château de Falkeinstein,
détruit, il y a deux cents ans, par les Suédois.
Ce n'est plus qu'un amas de décombres hérissés
de ronces; un vieux chemin de schlitte,* aux
échelons vermoulus, y monte à travers les
sapins. A droite, sur la côte, on aperçoit la
ferme du Bois-de-Ghénes : une large construc-
tion avec granges, écuries, et hangars, la toi-
ture plate chargée de grosses pierres, pour
résister aux vents du nord. Quelques.vaches se
promènent dans les bruyères, quelques chèvres
dans les rochers.
Tout cela est calme, silencieux.
Des enfants, en pantalons de toile grise, la
tête et les pieds nus, se chauffent autour de
leurs petits feux sur la lisière des bois ; les spi-
rales de fumée bleue s'effilent dans l'air, de
grands nuages blancs et gris restent immobiles
au-dessus de la vallée ; derrière ces nuages on
découvre les cimes arides du Grosmann et du
Donon.
Or il faut savoir que la dernière maison du
village, dont le toit en équerre est percé de
deux lucarnes vitrées, et dont la porte basse
s'ouvre sur la rue fangeuse, appartenait, en
1813, à Jean-Claude Hullin, un ancien volon-
taire de 92, mais alors sabotier au village des
Charmes, et joxiissant d'une grande considéra-
tion parmi les montagnards. Hullin était un
homme trapu et charnu, avec des yeux gris, de
grosses lèvres , un nez court , fendu par le
bout, et d'épais sourcils grisonnants. Il était
d'humeur joviale et tendre, et ne savait rien
refuser à sa fille Louise, une enfant qu'il avait
recueillie jadis de ces misérables heimatshlôs,
— ferblantiers, forgerons, — sans feu ni lieu,
qui vont de village en village étamer les casse-
roles, fondre les cuillers et raccommoder la
vaisselle fêlée. Il la considérait comme sa pro-
pre fille, et ne se souvenait plus qu'elle était
d'une race étrangère.
Outre cette aiîection naturelle , le brave
homme en avait encore d'autres : il aimait
surtout sa cousine, la vieille fermière du Bois-
de-Chênes, Catherine Lefévre, et son fils Gas-
pard, enlevé par la conscription de cette année,
un beau garçon fiancé à Louise, et dont toute
la famille attendait le retour à la fin de la cam-
pagne.
Hullin se rappelait toujours avec enthou-
siasme ses campagnes de Sambre-et-Meuse,
d'Italie et d'Egypte. Il y pensait souvent, et,
parfois, le soir, après le travail, il se rendait à
la scierie du Valtin, cette sombre usine formée
de troncad'arbres encore revêtus de leur écorce,
• On appelle chemins de schlitt-e les chemins on
l'on transporte les troues d'arbres abattus en pleine
forêt.
et que vous apercevez là-bâs au fond de la
gorge. Il s'asseyait au milieu des bûcherons,
des charbonniers, des schlitteurs, en face du
grand feu de sciure, et tandis que la roue pe-
sante tournait, que l'écluse tonnait et que la
scie grinçait, lui, le coude sur le genou, la pipe
aux lèvres, il leur parlait de Hoche, de Kléber,
et finalement du général Bonaparte, qu'il avait
vu cent fois, et dont il peignait la figure maigre,
les yeux perçants, le profil d'aigle, comme s'il
eût été présent.
Tel était Jean-Claude Hullin.
C'était un homme de la vieille souche gau-
loise, aimant les aventures extraordinaires, les
entreprises héroïques, mais cloué au travail
par le sentiment du devoir depuis le jour de
l'an jusqu'à la Saint-Sylvestre.
Quant à Louise, la fille des heimatshlôs, c'était
une créature svelte, légère, les mains longues
et délicates, les yeux d'un bleu d'azur si tendre
qu'ils vous allaient jusqu'au fond de l'âme, le
teint d'une blancheur de neige, les cheveux
d'un blond paille, semblables à de la soie, les
épaulesincUnées comme celles d'une vierge en
prière. Son naïf sourire, son front rêveur, enfin
toute sa personne rappelait le vieux lied du min-
nesinger Erhart, lorsqu'il dit : « J'ai vu passer
« un rayon de lumière, mes yeux en sont en-
« core éblouis... Etait-ce un regard de la lune
« à travers le feuillage?... Était-ce un sourire
« de l'aurore au fond des bois'' — Non... c'é-
« tait la belle Edith, mon amour, qui passait...
• Je l'ai vue, et mes yeux en sont encore
« éblouis. »
Louise n'aimait que les champs, les jardins
et les fleurs. Au printemps, les premières notes
de l'alouette lui faisaient répandre des larmes
d'attendrissement. Elle allait voir naître les
bluels et l'aubépine derrière les buissons de la
côte ; elle guettait le retour des hirondelles au
coin des fenêtres de la mansarde. C'était tou-
jours la fille des heimatshlôs errants et vaga-
bonds, seulement un peu moins sauvage. Hul-
lin lui pardonnait tout; il comprenait sa nature
et lui disait parfois en riant :
• Ma pauvre Louise, avec le butin que tu
nous apportes, — tes belles gerbes de fleurs et
d'épis dorés, — nous moui'rions de faim dans
trois jours! »
Alors elle lui souriait si tendrement et l'em-
brassait de si bon cœur, qu'il se remettait à
l'ouvrage en disant :
« Bah! qu'ai-je besoin de gronder? Elle a
raison, elle aime le soleil... Gaspard travaillera
pour deux, il aura du bonheur pour quatre...
Je ne le plains pas, au contraire... Des femmes
qui travaillent, on en trouveassoz, et ça ne les
rend pas plus belles; mais des femmes qui
L'INVASION.
aiment! quelle chance d'en rencontrer une,
quelle chance ! »
Ainsi raisonnait le brave homme, et les jours,
les semaines, les mois, se suivaient dans l'at-
tente prochaine du retour de Gaspard.
La mère Lefèvre, femme d'une extrême éner-
gie, partageait les idées de Hullin au sujet de
Louise.
« Moi, disait-elle, je n'ai besoin que d'une
fille qui nous aime; je ne veux pas qu'elle se
mêle de mon ménage. Pourvu qu'elle soit con-
tente ! Tu ne me gêneras pas, n'est-ce pas,
Louise? »
Et toutes deux s'embrassaient!...
Mais Gaspard ne revenait toujours pas, et
depuis deux mois on n'avait plus de ses nou-
velles.
Or ce jour-là, vers le milieu du mois de dé-
cembre 1813, entre trois et quatre heures de
l'après-midi, Hullin, courbé sur son établi,
terminait une paire de sabots ferrés pour le
bûcheron Rochart. Louise venait de déposer
une écuelle de tei-re fleuronnée sur le petit
poêle de fonte, qui pétillait et bruissait d'un ton
plaintif, tandis que la vieille horloge comptait
les secondes de son tic-tac monotone. Au dehors,
tout le long de la rue, on remarquait de ces
petites flaques d'eau, recouvertes d'une couche
de glace blanche et friable, annonçant l'appro-
che des grands froids. Parfois on en tendait cou-
rir de gros sabots sur la terre durcie, on voyait
passer im feutre, un capuchon, un bonnet de
coton, puis le bruit s'éloignait, et le sifflement
plaintif du bois vert dans la flamme, le bour-
donnement du rouet de Louise et le bouillon-
nement de la marmite reprenaient le dessus.
Cela durait depuis deux heures, lorsque Hullin,
jetant par hasard un coup d'œil à travers les
petites vitres de la fenêtre, suspendit sa beso-
gne, et resta les yeux tout grands ouverts,
comme absorbé par un spectacle inusité.
En effet, au tournant de la rue, en face du
cabaret des Trois-Pigeons, s'avançait alors, —
au milieu d'une bande de gamins sifflant, sau-
tant et criant « le roi de Carreau! le roi de Car-
reau! . — s'avançait, dis-je, le plus étrange
personnage qu'il soit possible d'imaginer :
flgurez-vous un homme roux de barbe et de
cheveux, la figure grave, l'œil sombre, le nez
droit, les sourcils joints au milieu du front, un
cercle de fer-blanc sur la tête, une peau de chien-
berger gris de fer aux longs poils flottant sur
le dos, les deux pattes de devant nouées autour
du cou; la poitrine couverte de petites croix de
cuivre en breloques, les jambes revêtues d'une j
sorte de caleçon de toile grise noué au-dessus
de la cheville, et les pieds nus. Un corbeau de
grande taille, les ailes noires lustrées de blanc.
élait perché sur son épaule. On aurait dit, à sa
démarche imposante, un de ces anciens rois
mérovingiens tels que les représentent les ima-
ges de Montbéliard ; il tenait de la main gaucbe
un gros bâton court, taillé en forme de scep-
tre, et de la main droite il faisait des gestes
magnifiques, levant le doigt au ciel et apostro-
phant son cortège.
Toutes les portes s'ouvraient sur son pas-
sage ; derrière toutes les vitres se pressaient \Ss
figures des curieux. Quelques vieilles femmes,
sur l'escalier extérieur de leurs baraques, ap-
pelaient le fou, qui ne daignait pas tourner la
tête; d'autres descendaient dans la rue et vou-
laient lui barrer le passage ; mais lui, la tête
haute, le sourcil relevé, d'un geste et d'un mot
les forçait de s'écarter,
« Tiens I fit Hullin, voici Yégof... Je ne m'at-
tendais pas à le revoir cet hiver... Cela n'entre
pas dans ses habitudes... Que diable peut-il
avoir pour revenir par un temps pareil? »
Et Louise, déposant sa quenouille, se hâta
d'accourir pour contempler le Eoi de Carreau.
C'était tout un événement que l'arrivée du fou
Yégof à l'entrée de l'hiver; les uns s'en réjoui.s-
saient, espérant le retenir et lui faire raconter
sa fortune et sa gloire dans les cabarets ; d'au-
tres, et surtout les femmes, en concevaient une
vague inquiétude, car les fous, comme chacun
sait, ont des idées d'un autre monde : ils con-
naissent le passé et l'avenir, ils sont inspirés de
Dieu; le tout est de savoir les comprendre,
leurs paroles ayant toujours deux sens, l'un
grossier pour les gens ordinaires, l'autre pro-
fond pour les âmes délicates et les sages. Ce
fou-là, d'ailleurs, plus que tous les autres, avait
des pensées vraiment extraordinaires et subli-
mes. On ne savait ni d'où il venait, ni où il
allait, ni ce qu'il voulait, car Yégof errait à
travers le pays comme une âme en peine ; il
parlait des races éteintes, et se prétendait lui-
même empereur d'Austrasie, de Polynésie et
autres lieux. On aurait pu écrire de gros livres
sur ses châteaux, ses palais et ses places fortes,
dont il connaissait le nombre, la situation, l'ar-
chitecture, et dont il célébrait la grandeur, la
beauté, la richesse d'un air simple et modeste.
Il parlait de ses écuries, de ses chasses, des
officiers de sa couronne, de ses ministres, de
ses conseillers, des intendants de ses provinces;
il ne se trompait jamais ni sur leurs noms-ni
sur leur mérite, mais il se plaignait amèrement
d'avoir été détrôné par la race maudite, et la
vieille sage-femme Sapience Coquelin, chaque
fois qu'elle l'entendait gémir à ce sujet, pleu-
rait à chaudes larmes, et d'autres aussi. Alors
lui, levant le doigt au ciel, s'écriait :
« 0 femmesl ô femmes! souvenez- vous !„ ,
ROMANS NATIONAUX.
souvenez- vous!... L'heure est proche... l'esprit
fies ténèbres s'enfuit... La vieille race... les
maîtres de vos maîtres s'avancent comme les
flots delà mer! »
Et chaque printemps il avait l'habitude de
faire un tour dans les vieux nids de hibou, les
antiques castels et tous les décombres qui cou-
ronnent les Vosges au fond des bois, auNideck,
au Géroldseck , à Lutzelbourg , à Turkestein,
disant qu'il allait visiter ses leudes, et parlant
de rétablir l'antique splendeur de ses États, et
de remettre les peuples révoltés en esclavage,
avec l'aide du Grand Gôlo, son cousin.
Jean-Claude Hullin riait de ces choses,
n'ayant pas l'esprit assez élevé pour entrer
dans les sphères invisibles; mais Louise en
éprouvait un grand trouble, surtout lorsque le
corbeau battait de l'aile et faisait entendre son
cri rauque.
Yégof descendait donc la rue sans s'arrêter
nulle part, et Louise, tout émue, voyant qu'il
regardait leur maisonnette, se prit à dire:
« Papa Jean-Claude, je crois qu'il vient chez
nous.
— C'est bien ])ossible , répondit Hullin; le
pauvre diable aurait grand besoin d'une paire
de sabots fourrés par un froid pareil, et s'il me
la demande, ma foi, je serais bien en peine de
la lui refuser.
— Oh ! que vous êtes bon ! fît la jeune fille
en l'embrassant avec tendresse.
—Oui... oui... tu me câlines, dit-il en riant,
parce que je fais ce que tu veux... Qui me
paiera mon bois et mon travail?... Ce ne sera
pas Yégof! »
Louise l'embrassa de nouveau, et Hullin, la
regardant d'un œil attendri, murmura :
« Cette monnaie en vaut bien une autre. »
Yégof se trouvait alors à cinquante pas de !
la maisonnette, et le tumulte croissait toujours. |
Les gamins , s'accrochant aux loques de sa '
veste, criaient: « Carreau! Pique! Trèfle! »
Tout à coup il se retourna levant son sceptre,
et d'un air digne , quoique furieux , il s'é-
cria :
« Retirez- vous , race maudite !... Retirez-
vous... ne m'assourdissez plus... ou je déchaîne
contre vous la meute de mes molosses 1 »
Cette menace ne fit que redoubler les sifQets
et les éclats de rire ; mais comme au même
instant Hullin parut sur le seuil avec sa longue
larière, et que, distinguant cinq ou six des plus
acharnés, il les prévint que le soir même il
irait leur tirer les oreilles pendant le souper,
chose que le brave homme avait déjà faite plu-
sieurs fois avec l'assentiment des parents, toute
la bande se dispersa, consternée de cette ren-
contre. Alors, se tournant vers le fou :
« Entre, Yégof, lui dit le sabotier, viens te
réchauffer au coin du iéu.
— Je ne m'appelle pas Yégof, répondit le
malheureux d'un air offensé, je m'appelle Luit-
prand , roi d'Austrasie et de Polynésie.
—Oui, oui, je sais, fit Jean-Claude, je sais!
Tu m'as déjà raconté tout cela. Enfin, n'im-
porte, que tu t'appelles Yégof ou Luitprand,
entre toujours. Il fait froid; tâche de te re-
chauffer.
— J'entre, reprit le fou, mais c'est pour une
affaire bien autrement grave, c'est pour une
affaire d'État.,, pour former une alliance indis-
soluble entre les Germains et les Triboques.
— Bon, nous allons causer de cela. »
Yégof, se courbant alors sous la porte, entra
tout rêveur, et salua Louise de la tête en abais-
sant son sceptre; mais le corbeau ne voulut
pas entrer. Déployant ses grandes ailes creuses,
il fit un vaste circuit autour de la baraque, et
vint s'abattre de plein vol contre les vitres pour
les briser.
« Hans, lui cria le fou, prends garde! J'ar-
rive!... »
Mais l'oiseau ne détacha point ses griffes
aiguës des mailles de plomb, et ne cessa pas
d'agiter aux fenêtres ses grandes ailes, tant que
son maitre resta dans la cassine. Louise ne le
quittait pas des yeux; elle en avait peur. Quant
à Yégof, il prit place dans le vieux fauteuil de
cuir, derrière le poêle, les jambes étendues,
comme sur un trône, et promenant autour de
lui des regards superbes, il s'écria :
« J'arrive de Jérôme en ligne droite pour
conclure une alliance avec toi, HulUn. Tu n'i- i
gnores pas que j'ai daigné jeter les yeux sur
ta fille, et je viens te la demander en mariage. »
Louise, à cette proposition, rougit jusqu'aux
oreilles, et Hullin partit d'un éclat de rire re-
tentissant.
« Tu ris ! s'écria le £ou d'une voix creuse.
Eh bien! tu as tort de rire... Cette alliance peut
seule te sauver de la ruine qui te menace, toi,
ta maison et tous les tiens... En ce moment
même mes armées s'avancent... elles sont in-
nombrables... elles couvrent la terre... Que
pouvez-vous contre moi? 'Vous serez vaincus,
anéantis ou réduits en esclavage, comme vous
l'avez déjà été pendant des siècles , car moi ,
Luitprand, roi d'Austrasie et de Polynésie, j'ai
décidé que tout rentrerait dans l'ancien ordre
de choses... Souviens-toi! »
Ici le fou leva le doigt d'un air solennel :
« Souviens-toi de ce qui s'est passé!... Vous
avez été battus!... Et nous, les vieilles races
du Nord, nous vous avons mis le pied sur la
tête... Nous vous avons chargé les plus grosses
pierres sur le dos, pour construire nos cïiâ-
L'INVASION.
teaux forts et nos prisons souterraines... Nous
vous avons attelés à nos charrues, vous avez
été devant nous comme la paille devant l'ou-
ragan... Souviens-toi, souviens-toi, Triboque,
et tremble !
—Je me souviens très-bien, dit Hullin tou-
jours en riant ; mais nous avons pris notre
revanche... Tu sais?
— Oui, oui, interrompit le fou en fronçant
le sourcil ; mais ce temps est passé. Mes guer-
riers sont plus nombreux que les feuilles des
bois... et votre sang coule comme l'eau des
ruisseaux. Toi , je te connais , je te connais
depuis plus de mille ans!
—Bah! fit Hullin.
— Oui , c'est cette main, entends-tu , cette
main qui t'a vaincu, lorsque nous sommes ar-
rivés la première fois au milieu de vos forêts...
Elle t'a courbé la tête sous le joug, elle te la
courbera encore! Parce que vous êtes braves,
vous vous croyez à tout jamais les maîtres de
ce pays et de toute la France... Eh bien, vous
avez tortl nous vous avons partagés, et nous
vous partagerons de nouveau : nous rendrons
l'Alsace et la Lorraine à l'Allemagne, la Bre-
tagne et la Normandie aux hommes du Nord,
avec les Flandres et le Midi à l'Espagne. Nous
ferons un petit royaume de France autour de
Paris... un tout petit royaume, avec un descen-
dant de la vieille race à votre tête... et vous ne
remuerez plus... vous serez bien tranquilles...
ilé! hé! hé! •
Yégof se prit à rire.
Hullin, qui ne connaissait guère l'histoire,
s'étonnait que le fou sût tant de noms.
« Bail! laisse cela, Yégof, dit-il, et tiens,
mange un peu de soupe pour te réchauffer
l'estomac.
— Je ne te demande pas de soupe, je te de-
mande celte fille en mariage... la plus belle de
mes États... Donne-la-moi volontairement, et
je t'élève aux marches de mon trône ; sinon,
mes armées la prendront de force, et tu n'auras
pas le mérite de me l'avoir donnée. »
En parlant ainsi , le malheureux regardait
Louise d'un air d'admiration profonde.
« Qu'elle est belle!... fit-il. Je la destine aux
plus grands honneurs... Réjouis-toi, ô jeune
fille, réjouis-toi... Tu seras reine d'Austrasie!
—Écoute, Yégof, dit Hullin, je suis très-
flatté de ta demande... cela prouve que tu sais
apprécier la beauté... C'est très-bien... mais
ma fille est déjà fiancée à Gaspard Lefèvre.
— Et moi, s'écria le fou d'un accent irrité, je
ne veux pas entendre parler de cela ! »
Puis se levant :
• Hullin, dit-il en reprenant son air solennel,
c'est ma première demande : je la renouvellerai
deux fois encore... entends-tu... deux fois! Et
si tu persistes dans ton obstination. ..malheur...
malheur sur toi et sur ta race !
— Gomment 1 tu ne veux pas manger de
soupe?
— Non! non ! hurla le fou, je n'accepterai rien
de toi tant que tu n'auras pas consenti... rien !
rien ! •
Et se dirigeant vers la porte à la grande sa-
tisfaction de Louise, qui voyait toujours le cor-
beau battre de l'aile contre les vitres, il dit en
levant son sceptre :
» Deux fois encore!... »
Et sortit.
Hullin partit d'un immense éclat de rire.
« Pauvre diable! s'écria-t-il. Malgré lui, son
nez se tournait vers la marmite... Il n'a rien
dans l'estomac. .ses dents claquent de misère...
Eh bien 1 la folie est plus forte que le froid et
la faim.
— Oh! qu'il m'a fait peur! dit Louise.
— Allons, allons, mon enfant, remets-toi...
Le voilà dehors... Il le trouve jolie, tout fou
qu'il est ; il ne faut pas que cela t'effraye. •
Malgré ces paroles et le départ du fou, Louise
tremblait encore et se sentait rougir, en son-
geant aux regards que le malheureux dirigeait
vers elle.
Yégof avait repi'is la route du Valtin. On le
voyait s'éloigner gravement, son corbeau sur
l'épaule, et faire des gestes bizarres, quoiqu'il
n'y eût plus personne autour de lui. La nuit
approchait; bientôt la haute taille du Roi de
Carreau se fondit dans les teintes grises du cré-
puscule d'hiver et disparut.
Il
Le soir du même jour , après le souper, Louise,
ayant pris son rouet, était allée faire la veillée
chez la mère fiochart , où se révmissaient les
bonnes femmes et les jeunes filles du voisinage
jusqu'à près de minuit. On y racontait de vieilles
légendes, on y causait de la pluie, du temps,
des mariages, des baptêmes, du départ ou du
retour des conscrits... que sais-je? Et cela vous
aidait à passer les heures d'une manière
agréable.
Hullin, resté seul en face de sa petite lampe
de cuivre, ferrait les sabots du vieux bûcheron ;
il ne songeait déjà plus au fou Yégof; son mar-
teau s'élevait et s'abaissait, enfonçant les gros
clous dans les épaisses semelles de bois, et tout
cela machinalement, à force d'habitude. Cepen-
dant mille idées lui passaient par la tête ; il
6
ROMANS NATIONAUX.
était rêveur sans savoir pourquoi. Tantôt il
songeait à Gaspard, qui ne donnait plus signe
de vie, tantôt à la campagne, qui se prolongeait
indéfiniment. La lampe éclairait de son reflet
jaunâtre la petite cassine enfumée. Au dehors,
pas un bruit. Le feu commençait à s'éteindre ;
Jean-Claude se leva pour y remettre une bûche,
puis il se rassit en murmurant :
« Bah ! tout cela ne peut durer... nous allons
recevoir une lettre un de ces jours. »
La vieille horloge se mit à tinter neuf heures,
et comme HuUin reprenait sa besogne, la porte
s'ouvrit, et Catherine Lefèvre, la fermière du
Bois-de-Chénes, parut sur le seuil à la grande
stupéfaction du sabotier, car elle ne venait pas
d'habitude à pareille heure.
Catherine Lefèvre pouvait avoir soixan le ans,
mais elle était encore droite et ferme comme à
trente; ses yeux gris clair, son nez crochu te-
naient de l'oiseau de proie; ses joues tirées et
les coins de sa bouche abaissés par la réflexion
avaient quelque chose de sombre et d'amer.
Deux ou trois grosses mèches de cheveux d'un
gris verdâtre tombaient le long de ses tempes ;
une capuche brune rayée descendait de sa tête
sur ses épaules et jusqu'au bas des coudes. En
somme, sa physionomie annonçait un carac-
tère ferme, tenace, et je ne sais quoi de grand
et de triste, qui inspirait le respect et la
crainte.
• C'est vous, Catherine ? dit Hullin tout sur-
pris.
— Oui, c'est moi, répondit la vieille fermière
d'un ton calme. Je viens causer avec vous,
Jean-Claude... Louise estsortie?
— Elle fait la veillée chez Madeleine Rochart.
— C'est bien. »
Alors Catherine rejeta sur son coulacapuche,
et vint s'asseoir au coin de l'établi. Hullin la
regardait fixement ; il lui trouvait quelque chose
d'extraordinaire et de mystérieux qui le sai-
sissait.
« Que se passe-t-il donc? » dit-il en déposant
son marteau.
Au lieu de répondre à cette question, la
vieille, regardant vers la porte, sembla prêter
l'oreille; puis, n'entendant rien, elle reprit son
expression méditative :
« Le fou Yégof a passé la nuit dernière à la
ferme, dit-elle.
— Il est aussi venu me voir cette après-midi,
fit Hullin, sans attacher d'autre importance à
ce fait, qui lui paraissait indifférent.
— Oui, reprit la vieille à voix basse, il a
passé la nuit chez nous, et hier soir, à cette
heure, dans la cuisine, devant tout le monde,
".et homme, ce fou nous a raconté des choses
épouvantables I »
Elle se tut, et les coins de ses lèvres semblè-
rent s'abaisser davantage.
« Des choses épouvantables ! murmura le sa-
botier, de plus en plus étonné, car il n'avait
jamais vu la fermière dans un pareil état, mais
quoi donc, Catherine... dites... quoi?
— Des rêves que j'ai eus !
— Des rêves?... Vous voulez rire de moi,
sans doute !
— Non. •
Puis, après un instant de silence, regardant
Hullin ébahi, elle poursuivit lentement :
« Hier soir donc, tous nos gens étaient réunis
après souper dans la cuisine, sous le manteau
de la cheminée ; la table restait encore là avec
les écuelles vides, les assiettes et les cuillers.
Yégof avait soupe avec nous, et il nous avait
réjouis de l'histoire de ses trésors, de ses châ-
teaux et de ses provinces. Il pouvait être alors
neuf heures; le fou venait de s'asseoir sur le
coin de l'âtre, qui flamboyait... Duchêne, mon
garçon de labour, repiquait la selle de Bruno,
le pâtre Robin tressait une corbeille, Annette
rangeait ses pots sur l'étagère; moi, j'avais ap-
proché mon rouet du feu pour filer une que-
nouille avant d'aller me coucher. Au dehors,
les chiens aboyaient à la lune ; il devait faire
très-froid. Nous étions là, causant de l'hiver
qui vient; Duchêne disait qu'il serait rude, car
il avait vu de grandes bandes d'oies sauvages.
Et le corbeau de Yégof, sur le rebord du man-
teau de la cheminée, sa grosse tête dans ses
plumes ébouriffées, semblait dormir; mais de
temps en temps, il allongeait le cou, se net-
toyait une plume du bec, puis nous regardait,
écoutant une seconde, et se renfonçant ensuite
la tète dans les épaules. »
La fermière se tut un moment comme pour
recueillir ses idées : elle baissa les yeux, son
grand nez crochu se recourba jusque sur ses
lèvres, et une pâleur étrange parut s'étendre
sur sa face.
« Où diable veut-elle en venir? • se disait
Hullin.
La vieille poursuivit :
« Yégof au bord de l'âtre, avec sa couronne
de fer-blanc, son bâton court entre les genoux,
rêvait à quelque chose. Il regardait la grande
cheminée noire, le grand manteau de pierre,
où l'on voit taillés des figures et des arbres, et
la fumée qui montait en grosses boules autour
des quartiers de lard. Tout à coup, comme nous
y pensions le moins, il frappa du bout de son
bâton sur la dalle, et s'écria comme en rêve :
« — Oui... oui... j'ai vu ça... il y a longtemps...
« longtemps 1 » Et comme nous le regardions
tous, stupéfaits : « Dans ce temps-là, reprit-il,
t les forêts de sapins étaient des forêts de
L'INVASION.
• chênes... Le Nideck, le Dagsberg, le Fal-
JT kenstein, le Géroldsek, tous les vieux châ-
« teaux en ruine n'existaient pas encore. Dans
« ce temps-là, on chassait les bœufs sauvages
« au fond des bois, on péchait le saumon dans
' la Sarre, et vous autres, les hommes blonds,
. enterrés dans les neiges six mois de l'année,
I vous viviez de lait et de fromage, car vous
j aviez de grands troupeaux sur le Hengst, le
« Schnéeberg, le Grosmann, le Donon. En été
« vous chassiez , vous descendiez j usqu'au Rhin ,
« à la Moselle, à la Meuse : je me rappelle tout
« cela ! »
« Chose étrange, Jean-Claude, à mesure que
le fou parlait, il me semblait revoir ces pays
d'autrefois, et m'en souvenir comme d'un
songe... J'avais laissé tomber ma quenouille,
et le vieux Duchêne, Robin, Jeanne, enfin tout,
le monde écoutait. « Oui, il y a îongtemiffi,
« reprit le fou. Dans ce temps-là vous bâtissiez
' déjà ces grandes cheminées, et tout autour,
« à deux où trois cents pas, vous plantiez vos
« palissades hautes de quinze pieds et la pointe
« durcie au feu... Et là dedans vous teniez vos
■ grands chiens aux joues pendantes, qui
• aboyaient nuit et jour. »
« Ce qu'il disait, Jean-Claude, nous le
voyions... Lui ne semblait pas faire attention à
nous, il regardait les figures de la cheminée, la
bouche béante ; mais, au bout d'un instant,
ayant baissé la tête et nous voyant tous atten-
tifs, il se prit à rire d'un rire de fou, en criant :
« Et, dans ces temps, vous croyiez être les sei-
« gneurs du pays, oh ! hommes blonds, aux
• yeux bleus, à la chair blanche, nourris de
« lait et de fromage, et ne buvant le sang qu'en
« automne, aux grandes chasses, vous vous
• croyiez les maîtres de la plaine et de la mon-
• tagne, lorsque nous, les hommes roux aux
« yeux verts, venus de la mer... nous qui bu-
• vions le sang toujours et n'aimions que la
• bataille un beau matin nous sommes arrivés
« avec nos haches et nos épieux, en remontant
« la Sarre à l'ombre des vieux chênes I... Ah!
« ce fut une rude guerre, et qui dura des se-
' maines et des mois... Et la vieille... là... —
• dit-il en me montrant avec un sourire
« étrange, — la Margareth du clan des Kilbé-
» rix, cette vieille au nez crochu, dans ses pa-
3 lissades, au milieu de ses chiens et de ses
■ guerriers, elle s'est défendue comme une
« louve ! mais au bout de cinq lunes la faim
« arriva... les portes des palissades s'ouvrirent
« pour la fuite, et nous, embusqués dans le
« ruisseau, nous avons tout massacré!
• tout! excepté les enfants et les belles
■ jeunes filles!. . La vieille seule, avec ses
» ongles et ses dents, se défendit la dernière.
« Et moi, Luitprandt je lui fendis sa têle grise,
« et je pris sou père, l'aveugle, le vieux des
« vieux , pour l'enchaîner à la porte de mon
« château fort comme un chien ! »
« Alors, Hullin, poursuivit la fermière en
courbant la tête, alors le fou se mit à chanter
une longue chanson : — la plainte du vieillard
enchaîné à sa porte. — Attendez que je me rap-
pelle... C'était triste... triste comme un mi-
serere ! Je ne puis me la rappeler, Jean-Claude;
mais il me semble encore l'entendre : elle
nous faisait froid dans les os. Et comme il riait
toujours, à la fin tous nos gens poussèrent un
cri terrible; la cofère les prit tous à la fois. Le
vieux Duchêne sauta sur le fou pour l'étran-
gler; mais lui, plus fort qu'on ne pense, le re-
poussa, et, levant son bâton d'un air fui-ieux,
il nous dit : « A genoux, esclaves, à genoux!
« Mes armées s'avancent-.. Entendez- vous? la
« terre en tremble! Ces châteaux, le Nideck, le
" Haut-Barr, le Dagsberg, le Turkestein, vous
• allez les rebâtir... A genoux! »
« Je n'ai jamais vu de figure plus épouvan-
table que celle de ce Yégof en ce moment;
mais pour la seconde fois, voyant mes gens se
jeter sur lui, il me fallut le défendre. « C'est
un fou, leur dis-je; n'avez-Tous pas honte de
croire aux paroles d'un fou / » Ils s'arrêtèrent
à cause de moi^ mais moi, je ne pué- x'ermer
l'œil de la nuit. Ce que ce misérable m'avait
dit me revenait d'heure en heure. Il me sem-
blait entendre le chant du vieillard, l'aboiement
de nos chiens, et des bruits de bataille. Depuis
longtemps je n'ai pas éprouvé de pareilles in-
quiétudes. Voilà pourquoi je suis venue vous
voir... Que pensez-vous de tout cela, Hullin?
— Moi ! fit le sabotier, dont la figure rouge
et charnue trahissait une sorte d'ironie triste
et de pitié; si je ne vous connaissais pas aussi
bien, Catherine, je dirais que vous avez perdu
la tête... vous, Duchêne, Robin et tous les
autres.. . . Tout cela me produit l'effet d'un conte
de Geneviève de Brabant, une histoire faite
pour effrayer les petils enfants, et qui nous
montre la bêtise de nos anciens.
— Vous ne comprenez pas ces choses-là, dit
la vieille fermière d'un ton calme et grave;
vous n'avez jamais eu d'idées de ce genre?
— Alors, vous croyez à ce que Yégof vous a
chanté?
— Oui, j'y crois.
— Comment , vous , Catherine , vous , une
femme de bon sens ! Si c'était la mère Rochart,
je ne dis pas. .. mais vous ! »
Il se leva comme indigné, détacha son ta-
blier, haussa les épaules, puis se rassit brus-
quement en s'écriant :
« Ce fou, savez-vous ce que c'est? Je vais
ROMANS NATIONAUX.
Oui..., oui..., j'ai vu ca (Page 6.)
vous le dire, moi : c'est bien sûr un de ces
maîtres d'école allemands qui se farcissent la
têk) de vieilles hisloires de ma tante rOio, et
vous les débitent gravement. A force d'étudier,
de rêvasser, de ruminer, de chercher midi à
quatorze heures, leur cervelle se détraque; ils
ont des visions, des idées biscornues, et pren-
nent leurs rêves pour des vérités. J'ai toujours
regardé Yégof comme un de ces pauvres diables,
il sait une foule de noms, il parle de la Bre-
tagne et de l'Austrasie, de la Polynésie et du
Nideck, et puis du Géroldseck, da Turkestein,
des bords du Rhin, enfin de tout, au hasard;
ça finit par avoir l'air de quelque chose et ça
n'est rien. Dans des temps ordinaires, vous
penseriez comme moi, Catherine; mais vous
souffrez de ne recevoir aucune nouvelle de Gas-
pard... Ces bruits de guerre, d'invasion, qii'on
fait courir, vous tourmentent et vous déran-
gent... Vous ne dormez plus... et ce qu'un
pauvre fou vient vous raconter, vous le regar-
dez comme parole d'Evangile.
— Non, Hullin", ce n'est pas cela... Vous-
même, si vous aviez entendu Yégof...
— Allons donc 1 s'écria le brave homme. Si
je l'avais entendu, je lui aurais ri au nez
comme tantôt... Savez-vous qu'il est venu me
demander Louise pour la faire reine d'Aus-
trasie? •
Catherine Lefôvre ne put s'empêcher de sou-
rire ; mais, reprenant aussitôt son air sérieux :
(• Toutes vos raisons, Jean-Claude, dit-elle,
[ ne peuvent me convaincre; mais, je l'avoue, le
f kilence de Gaspard m'effraye... Je connais mon
L'INVASION.
11 onlrail en ville à In ?uilp d'une longue lilc de voitures. (Page 10 )
garçon , il m'a certainement écrit. Pourquoi
ses lettres ne me sont-elles point arrivées?...
La guerre va mal, HuUin, nous avons tout le
monde contre nous. On ne veut pas de notre
Révolution , vous le savez comme moi. Tant
que nous étions les maîtres, que nous rempor-
tions victoire sur victoire, on nous faisait bonne
mine ; mais, depuis nos malheurs de Russie,
ça prend une vilaine tournure.
— Là, là, Catherine, comme votre tête s'em-
porte!... Vous voyez tout en noir.
— Oui, je vois tout en noir, et j'ai raison...
Ce qui m'inquiète le plus , c'est de ne recevoir
aucune nouvelle du dehors ; nous vivons ici
comme dans un pays de sauvages, on ne sait
rien de ce qui se passe... Les Autrichiens et
les Cosaques nous tomberaient sur le dos du
jour au lendemain, qu'on en serait tout sur-
pris. »
HuUin observait la vieille femme dont le re-
gard s'animait, et malgré lui il subissait l'in-
fluence des mêmes craintes.
« Écoutez, Catherine, dit-il tout à coup,
lorsque vous parlerez d'une manière raison-
nable, ce n'est pas moi qui viendrai vous con-
tredire... Tout ce que vous dites maintenant est
possible... Je n'y crois pas, mais il faut avoir
le cœur net. Je me proposais d'aller à Phals-
bourg, dans la huitaine, acheter des peaux de
mouton pour faire des garnitures de sabots :
j'irai demain. A Phalsbourg, place forte et bu-
reau de poste , on doit avoir des nouvpUes
sûres... Croirez-vous alors à celles que je vous
rapporterai de là-bas ?
25
10
ROMANS NATIONAUX.
—Oui.
— Bon. c'est donc entendu... Je partirai de-
main de bonne heure... Il y a cinq lieues, vers
six heures je serai de retour. . Vous verrez,
Catherine, que toutes vos idées tristes n'ont
pas le sens comun.
—Je le souhaite, répondit la fermière en se
levant, je le souhaite. Vous m'avez iin peu
rassurée, Hullin... Maintenant je reusonte à la
ferme, et j'espère mieux dormir que la nuit
dernière,.. Bonne nuit, Jean-GIaude ! »
III
Le lendemain, au petit jour, Hullin, revêtu
de sa culotte de gros drap bleu des dimanches,
de son ample veste de velours brun, de son
gilet rouge à boutons de cuivre, et coiffé du
large feutre montagnard, relevé en cocarde sur
1»^ devant de sa face vermeille, se mettait en
route pour Plialsbourg, un grand bâton de cor-
mier au poing.
P halsbourg est une petite place forte, à cheval
sur la route impériale de Strasbourg à Paris;
elle commande la côte de Saverne, les défilés
du haut Barr, de la lloche-Plate , de la Bonne-
Fontaine et du Graufthal. Ses bastions, ses
avancées, ses demi-lunes se découpent en zig-
zags sur un plateau rocheux : de loin on croi-
rait pouvoir en franchir les murs d'une enjam-
bée; mais , en arrivant, on découvre le fossé
large de cent pieds, profond de trente, et les
sombres remparts taillés dans le roc en face.
Gela vous arrête tout court. Du reste, sauf l'é-
glise, la maison commune, les deux portes de
France et d'Allemagne en forme de mitre, les
aiguilles des deux poudrières, tout le reste se
cache derrière les glacis. Telle est la petite
ville de Phalsbourg, qui ne manque pas d'vm
certain caractère de grandeur, surtout lors-
qu'on traverse ses ponts et qu'on pénètre sous
ses portes trapues, garnies de herses à dents de
fer. A l'intérieur, les maisons se distribuent
par quartiers réguliers : elles sont basses, bien
alignées, construites en pierre de taille ; tout
y porte le cachet militaire.
Hullin, poussé par sa robuste nature et son
humeur joyeuse à ne jamais s'alarmer pour
les choses à venir, considérait tous les bruits
de retraite, de débâcle et d'invasion qui cir-
culaient dans le pays, comme autant de men-
songes propagés par la mauvaise foi. "Aussi,
qu'on juge de sa stupéfaction, lorsqu'au sortir
de la montagne et sur la lisière des bois, il vit
lo tour de la ville rasé comme un ponton:
plus un jardin, plus un verger, plus une pro-
menade, plus un arbre, plus une broussaille ;
tout était abattu à portée de canon. Quelques
pauvres diables ramassaient les derniers débris
de leurs maisonnettes et les portaient en ville.
On ne voyait plus rien à l'horizon que le cor-
don des remparts, traçant sa ligne sombre au-
dessus des chemins couverts. Ce fut un coup
de foudre pour Jean-Claude; durant quelques
minutes, il ne put articuler une parole ni faire
un pas.
« Ohl oh! dit-il enfin, cela va mal , cela va
très-mal ! On attend l'ennemi ! »
Puis , ses instincts guerriers reprenant le
dessus, un flot de sang colora ses joues brunes.
« Ce sont pourtant ces gueux d'Autrichiens,
de Prussiens, de Russes, et tous ces misérables
ramassés jusqu'au fond de l'Europe qui sont
cause de tout cela? s'écria-t-il en agitant sa
trique ; mais gare! nous leur ferons payer le
dégât?... .
Il était possédé d'une de ces colères blanches,
telles qu'en éprouvent les honnêtes gens lors-
qu'on les pousse à bout. Malheur à celui qui
l'aurait regardé de travers en ce moment !
Vingt minutes après, il entrait en ville, a la
suite d'une longue file de voitures attelées de
cinq et six chevaux, traînant à grand'peine d'é-
normes troncs d'arbres destinés à construire
des blockhaus sur la place d'armes. Entre les
conducteurs, les paysans et les chevaux hen-
nissant, tempêtant, faisant feu des quatre pieds,
marchait gravement un gendarme à cheval, le
père Kels, qui semblait ne rien entendre et
disait d'un ton rude :
« Courage, courage, mes amis... nous ferons
encore deux tournées jusqu'à ce soir... Vous
aurez bien mérité de la patrie ! «
Jean-Claude franchit le pont.
Un nouveau spectacle s'offrit à lui dans la
ville. Là régnait l'ardeur de la défense: toutes
les portes étaient ouvertes, hommes, femmes,
enfants, allaient, couraient, aidaient à trans-
porter les poudres et les projectiles. On s'ar-
rêtait par groupes de trois, quatre, six, pour
s'informer des nouvelles.
« Hé ! voisin !
—Quoi donc?
— Un courrier vient d'arriver ventre à terre...
Il est entré par la porte de France.
— Alors il vient annoncer la garde nationale
de Nancy.
—Ou peut-être un convoi de Metz.
— Vous avez raison... les boulets de seize
manquent... Il faudrait aussi de la mitraille.
On va casser les fourneaux pour en faire. »
Quelques bons bourgeois en manches do che-
mise, debout sur des tables, le long des trot-
L'INVASION.
11
toirs, s'occupaient à blinder leurs fenêtres avec
de grosses pièces de bois et des paillasses;
d'autres roulaient devant leurs portes des cuves
d'eau. Cet enthousiasme ranima Hullin.
• A la bonne heure! s'écria-t-il,tout le monde
est de la fêle ici Les alliés seront bien
reçus. »
En face du collège, la voix glapissante du
sergent de ville Harmentier criait: «Faisons
« savoir que les casemates vont être ouvertes,
« à celte fin que chacun puisse y faire trans-
« porter un matelas et deux couvertures par
• personne. — Et que messieurs les commis-
« saires de la place vont commencer leur
« tournée d'inspection, pour reconnaître que
« chaque habitant a trois mois de vivres d'a-
• vance, dont il devra justifier. —Ccjourd'hui
. 20 décembre 1813. — Jean Pierre Meunier,
« gouverneur. »
Tout cela, Hullin le vil et l'en tendit en moins
d'une minute, car toute la ville était en l'air.
Des scènes èlranges, sérieuses, comiques, se
succédaient sans interruption.
Vers la ruelle de l'arsenal, quelques gardes
nationaux traînaient une pièce de vingt-quatre.
Ces braves gens avaient une pente assez rapide
à gravir; il n'en pouvaient plus. « Hue ! de l'en-
semble, mille tonnerres ! Encore un coup d e-
paule!... En avant! » Tous criaient à la fois,
poussaient aux roues, et la grosse pièce, allon-
geant son long cou de bronze sur son immense
alTùt, au-dessus des têtes, roulait lentement et
faisait frémir le pavé.
Hullin , tout réjoui , n'était plus le même
homme : ses instincts de soldat, le souvenir du
bivac, des marches, de la fusillade et de la ba-
taille, tout cela lui revenait au pas de charge;
son regard étincelait, son cœur battait plus vile.
et déjà des idées de défense, de retranche-
ments, de lutte à mort, allaient et venaient
dans sa tête.
« Ma foi ! se disait-il, tout va bien I J'ai fait
assez de sabots dans ma vie, et puisque l'occa-
sion se présente de reprendre le mousquet, eh
bien ! tant mieux : nous allons montrer aux
Prussiens et aux Autrichiens que nous n'avons
pas oublié la charge en douze temps. »
Ainsi raisonnait le brave homme, entraîné
par ses souvenirs belliqueux; mais sa joie ne
fut pas de longue durée.
Devant l'église, sur la place d'armes, station-
naient quinze ou vingt charrettes de blessés,
arrivant de Leipzig et de Hanau. Ces malheu-
reux , pâles, hâves , l'œil sombre, les uns déjà
amputés, les autres n'ayant pas même été pan-
sés, altendaienl tranquillement la mort. Au-
près fl'eux, quelques vieilles haridelles rousses,
le dos couvert d'une peau de chien, mangeaient
leur maigre pitance, tandis que les conducteurs,
de pauvres diables mis en réquisition en Alsace,
enveloppés de leurs grands manteaux troués,
dormaient, malgré le froid, le feutre rabattu
et les bras repliés, sur les marches de l'église.
On frissonnait à voir ces groupes d'hommes
mornes, avec leurs grandes capotes grises, en-
tassés sur la paille sanglante, l'un portant son
bras cassé sur ses genoux , l'autre la tête ban-
dée d'un vieux mouchoir ; un troisième, déjà
mort, servant de siège aux vivants, les mains
noires pendant entre les échelles. Hullin, en
face de ce lugubre spectacle, resta cloué au sol.
Il ne pouvait en détacher ses yeux. Les grandes
douleurs humaines ont ce pouvoir étrange de
nous fasciner; nous voulons voir comment les
hommes périssent , comment ils regardent la
mort: les meilleurs ne sont pas exempts de
cette affreuse curiosité. Il semble que l'éternité
va nous hvrer son secret !
Là donc, près du limon de la première char-
rette, à droite de la file, étaient accroupis deux
carabiniers en petite veste bleu de ciel, deux
véritables colosses , dont la puissante nature
fléchissait sous l'étreinte du mal: on eut dit
deux cariatides écrasées sous le poids d'une
masse énorme. L'un , aux grosses moustaches
rousses, les joues terreuses, vous regardait de
ses yeux ternes, comme du fond d'un affreux
cauchemar; l'autre, plié en deux , les mains
bleues, l'épaule déchirée d'un coupde mitraille,
s'affaissait de plus en plus, puis se relevait par
sursaut en parlant tout bas comme au milieu
d'un rêve. Derrière, étaient étendus deux à
deux des soldats d'infanterie, la plupartfrappés
d'une balle, une jambe, un bras fracassés. Ils
semblaient supporter leur sort avec plus de
fermeté que les colosses. Ces malheureux ne
disaient rien : quelques-uns seulement, les plus
jeunes, demandaient d'un air furieux de l'eau
et du pain. Et, dans la charrette voisine, une
voix plaintive, la voix d'un conscrit, appelait :
« Ma mère ! ma mère 1... » tandis que les vieux
souriaient d'un air sombre, comme pour dire:
« Oui... oui... elle va venir ta mère! • Peut-être
aussi ne pensaient-ils à rien.
De temps en temps une sorte de frisson par-
courait tout le convoi. Alorson voyait plusieurs
blessés se lever à demi avec de longs gémisse-
ments et retomber aussitôt, comme si la mort
eût fait sa tournée en ce moment.
Puis tout redevenait silencieux.
Et, comme Hullin regardait ainsi , sentant
ses entrailles frémir, voilà qu'un bourgeois du
voisinage, Sûme le boulanger, sortit de chez
lui portant une grande marmite pleine de
bouillon. Alors, il fallut voir tous ces spectres
s'agiter, leurs yeux étinceler, leurs narine.i se
12
ROMANS NATIONAUX.
dilaler; ils semblaient renaître : lesmalheureux
mouraient de faim !
Le bon père Sùnie, les larmes aux yeux, s'ap-
procha disant :
• J'arrive, mes enfants! Un peu de patience...
C'est moi, vous me reconnaissez! »
Mais à peine fut-il près de la première char-
l'ette, que le grand carabinier aux joues ver-
dâtres, se ranimant, plongea le bras jusqu'au
coude dans la marmite bouillante, y saisit la
viande et 4a cacha sous sa veste. Cela se fit avec
la rapidité de l'éclair; des hurlements sauvages
s'élevèrent aussitôt de tous côtés. — Ces gens,
s'ils avaient eu la force de bouger, auraient
dévoré leur camarade. — Lui , les deux bras
serrés contre la poitrine, la dent sur sa proie,
l'œil louche, épiant en tout sens, ne semblait
rien entendre. A ces cris, un vieux soldat, un
sergent, s'élança de l'auberge voisine. C'était
un vieux routier ; il compiit tout d'abord ce
dont il s'agissait, et, sans réflexions inutiles, il
arracha la viande à la bête féroce en lui disant:
« Tu mériterais de ne pas en avoir!... On
va faire les parts. Nous allons découper dix
rations!
— Nous ne sommes que huit! dit un des bles-
sés, fort calme en apparence, mais l'œil étin-
celant sous son masque de bronze.
— Comment, huit?
— Vous voyez bien, sergent, que ces deux
sont en train de battre de l'aile... Ce seraient
des vivres perdus! »
Le vieux sergent regarda.
« C'est juste, fit-il, huit parts! •
Hullin ne put en voir davantage; il se relira
chez l'aubergiste Wittmann, en face, plus pâle
que la mort. Wittmann était aussi marchand
de cuir et de fourrures. En le voyant entrer :
" Hé! c'est vous, maître Jean-Claude! s'é-
cria-t-il, vous arrivez plus tôt qu'à l'ordinaire :
je ne vous attendais que la semaine pro-
chaine. »
Puis, le voyant chanceler :
« Mais dites donc... vous avez quelque
chose ?
— Je viens de voir les blessés.
— Ah! oui, les premières fois, cela vous
tombe dans les jambes ; mais si vous en aviez
vu passer quinze mille, comme nous autres,
vous n'y penseriez plus?
— Une chopine de vin, bien vite! dit Hulhn,
qui se sentait mal. Ohl les hommes, les hom-
mes!... Et dire que nous sommes frères!
— Oui, frères jusqu'à la bourse, répondit
Wittmann. Tenez, buvez un coup, ça vous
remettra !
— Ainsi vous en avez vu passer quinze mille?
reprit le sabotier. .
— Au moins... depuis deux mois... sans par-
ler de ceux qui sont restés en Alsace et de l'au-
tre côté du Rhin; car, vous comprenez, on ne
trouve pas de charrettes pour tous, et puis
beaucoup ne valent pas la peine d'être em-
portés.
■ — Oui, je comprends! mais pourquoi sont-ils
là, ces malheureux? Pourquoi n'enlrent-ils pas
à l'hôpital ?
— L'hôpital! qu'est-ce qu'un hôpital... dix
hôpitaux... pour cinquante mille blessés? Tous
les hôpitaux, depuis Mayence et Cobleniz jus-
qu'à Phalsbourg, sont encombrés. Et d'ailleurs
cette mauvaise maladie, le typhus, voyez-vous,
Hullin, tue plus de monde que le boulet. Tous
les villages de la plaine, à vingt lieues d'ici, en
sont infectés; on meurt partout conmre des
mouches. Heureusement la ville est en état de
siège depuis trois jours, on va fermer les por-
tes, il n'entrera plus personne. J'ai perdu pour
ma part mon oncle Christian et ma tante Lis-
licth, des gens aussi sains, aussi solides que
vous et moi, maître Jean-Claude. Enfin le froid
est venu; il y a eu cette nuit gelée blanche.
— Et les blessés sont restés sur le pavé toute
la nuit?
— Non, il sont arrivés de Saverne ce matin ;
dans une heure ou deux, le temps de laisser
reposer les chevaux, ils partiront pour Sarre-
bourg. »
En ce moment, le vieux sergent qui venait de
rétablir l'ordre dans les charrettes, entra en se
frottant les mains.
« Hé ! hé ! dit-il, ça fraîchit, papa Wittmann,
vous avez bien fait d'allumer du feu au poêle.
Un petit verre de cognac pour rabattre le brouil-
lard. Hum ! hum 1 »
Ses petits yeux plissés, son nez en bec de cor-
bin,le3 pommettes de ses joues séparées du nez
par deux grosses rides en parafe , lesquelles
se perdaient dans une large impériale rous-
sâtre, tout riait dans la physionomie du vieux
soldat, tout respirait une bonne humeur jo-
viale. C'était une vraie figure militaire, hâlée,
brunie par le grand air, pleine de franchise,
mais aussi de finesse goguenarde ; son grand
shako, sa grosse capote gris-bleu, le baudrier,
l'épaulette, semblaient faire partie de son indi-
vidu. On n'aurait pu se le représenterautrement.
11 se promenait de long en large dans la salle,
continuaui à se frotter les mains, tandis que
Wittmann lui versait un petit verre d'eau-de-
\ie; Hullin, assis près de la fenêtre, avait re-
marqué d'abord le numéro de son régiment :
~ 6" d'infanterie légère; — Gaspard, le fils de
l:i mèreLefèvre, servaitdansce régiment. Jean-
CJaude allait donc avoir des nouvelles du fiancé
(le Louise; mais, au moment de parler, son
L'INVASION.
13
cœur batlit avec force : — Si Gaspard était
mort ! s'il avait péri comme tant d'autres!
Le brave sabotier se sentit comme étranglé;
il se tut. « Mieux vaut , pensait-il , ne rien
savoir. •
Pourtant, au bout de quelques instants, il ne
put y tenir.
« Sergent, dit-il d'une voix enrouée, vous
êtes du 6' léger?
— Mais oui, mon bourgeois, fit l'autre en se
retournant au milieu de la salle.
— Ne connaîtriez-vous pas un nommé Gas-
pard Lefèvre''
—Gaspard Lefèvre, de la 2' du 1"; parbleu!
si je le connais : c'est moi qui l'ai mis au port
d'armes; un brave soldat, morbleu4 dura la
fatigue... Si nous en avions cent mille de cette
trempe...
—Alors il vit? il se porte bien?
— Oui, mou bourgeois. Après ça, depuis huit
jours que j'ai quitté le régiment à Frédéric-
slhal, pour escorter ce convoi de blessés... vous
comprenez, cela chauffe... on ne peut répondre
de rien ; d'un moment à l'autre, chacun de
nous peut recevoir son affaire. Mais il y a huit
jours, à Frédéricsthal, le 15 décembre, Gaspard
Lefèvre répondait encore à l'appel. »
Jean-Claude respira.
« Mais alois, sergent, faites-moi l'amitié de
me dire pourquoi Gaspard n'a pas écrit au vil-
lage depuis deux mois? »
Le vieux soldat sourit, ses petits yeux cligno-
tèrent.
« Ah ça, mon bourgeois, croyez-vous par
hasard qu'on n'ait rien de mieux à faire en
route que d'écrire?
— Non; j'ai servi, j'ai fait les campagnes de
Sambre-et-Meuse, d'Egypte et d'Italie, mais
cela ne m'empêchait pas de donner de mes nou-
velles.
— Un instant, camai-ade, interrompit le ser-
gent, j'ai passé par l'Egypte et l'Italie comme
vous : la campagne que nous venons de finir
est tout à fait particulière.
— Elle a donc été bien rude !
— Uude! c'est-à-dire qu'il faut avoir l'âme
chevillée dans tous les membres, pour ne pas
y avoir laissé ses os. Tout était contre nous : la
maladie, les traîtres, les paysans, les bourgeois,
nos alliés, enlin tout! De notre compagnie, au
grand complet lorsque nous sommes partis de
Phalsbourgle21 janviiîr dernier, il n'est revenu
que trente-deux hommes. Je crois que Gaspard
Lefèvre est le seul conscrit qui reste. Ces pau-
vres conscrits! ils se battaient bien ; mais ils
n'ava'ent pas l'habitude de se serrer le ventre :
ils fondaient comme du beurre dans la poêle. •
Ce disant, le vieux sergent s'approcba du
comptoir et but son petit verre d'un seul coup.
« A votre santé, mon bourgeois. Seriez-vous
par hasard le père de Gaspard ?
— Non, je suis un parent.
— Eh bien! on peut se vanter d'être solide-
ment bâti dans votre famille. Quel homme à
vingt ans! Aussi, nialgré tout, il a tenu bon, lui,
pendant que les autres desce-ndaient la garde
par douzaines.
— Mais, reprit liuUin après un instant de si-
lence, je ne vois pas encore ce qu'il y avait de
si particulier dans la dernière campagne ; car
nous aussi, nous avons eu des maladies, des
traîtres...
— De particulier, s'écria le sergent; tout
était particulier! Autrefois, si vous avez fait la
guerre en Allemagne, vous devez vous rappe-
ler qu'après une ou deux victoires c'était fini ;
les gens vous recevaient bien ; on buvait du
petit vin blanc, on mangeait de la choucroute
et du jambon avec les bourgeois; on faisait
danser les grosses commères. Les maris, les
grands papas riaient de bon cœur, et quand le
régiment partait, tout le monde pleurait d'at-
teudrissoment. Mais cette fois, après Lutzen et
B uitzen, au lieu de se radoucir, les gens vous
faisaient des mines de cinq cents diables; on
no pouvait rien en obtenir que par la force ,
enfin on se serait cru en Espagne ou en Ven-
dée. Je ne sais pas ce qu'on leur a fourré dans
la tête contre nous. Encore si nous n'avions été
que des Français, si nous n'avions pas eu des
tas de Saxons et d'autre alliés, qui n'atten-
daient que le moment de nous sauter à la gor-
ge, nous en serions venus à bout tout de même,
un contre cinq! mais les alliés, ne me parlez
pas des alliés ! — Tenez, à Leipzig, le 18 octo-
bre dernier, au beau milieu de la bataille, nos
alliés se tournent contre nous et nous tirent
des coups de fusil dans le dos : c'étaient nos
bons amis les Saxons. — Huit jours après, nos
anciens bons amis les Bavarois viennent se
mettre en travers de noire retraite : il faut leur
passer sur le ventre à Hanau. — Le lendemain,
prés de Francfort, une autre colonne de bons
amis se présente : il faut les écraser. — Enfin,
plus ou en tue, plus il en repousse! — Nous
voilà maintenant de ce côlé-ci du Hhin. Eh
bien ! il y en a bien sûr en marche depuis Mos-
cou, de cei bons amis. Ah ! si nous avions pré-
vu cela a^jrès Austeiiitz, léna, Fiiedlund, Wa-
gram ! »
lluUin était devenu tout pensif.
« Et maintenant où en sonmies-nous, ser-
gent?
—Nous en sommes qu'il a fallu repasser le
Rhin, et que toutes nos places fortes de l'autre
côté sont bloquées. Le 10 novembre dernier, le
14
ROMANS NATIONAUX.
prince de Neuchâtel a passé la revue du régi-
ment à Bleckheim. Le 3' bataillon a versé ses
soldats dans le 2", et le cadre a reçu l'ordre de
se tenir prêt à partir pour le dépôt. Les cadres
ne manquent pas, mais les hommes. Depuis
plus de vingt ans qu'on nous saigne aux quatre
membres, ce n'est pas étonnant... Toute l'Eu-
rope s'avance... L'empereur est à Paris : il
dresse son plan de campagne... Pourvu qu'on
nous laisse respirer jusqu'au printemps. . . »
En ce moment, Wittmann, debout près de la
fenêtre, se prit à dire :
« Voici le gouverneur qui vient d'inspecter
les abatages autour de la ville. »
En effet, le commandant Jean-Pierre Meu-
nier, coiffé d'un grand chapeau à cornes et l'é-
charpe tricolore autour des reins, traversait la
place.
« Ah ! dit le sergent, je vais lui faire signer
la feuille de route. Pardon, bourgeois, il faut
que je vous quitte.
— Faites, mou sergent, et merci. Si vous re-
voyez Gaspard, dites-lui que Jean-Claude Hullin
l'embrasse, et qu'on attend de ses nouvelles
au village.
■ — Bon... bon. ..je n'y manquerai pas. »
Le sergent sortit, et Hullin vida sa chope
tout rêveur.
« Père Wittmann, dit-il au bout d'un instant,
et mou paquet?
— Il est prêt, maître Jean-Claude. •
Puis, se penchant à la porte de la cuisine :
« Grédel I . .. Grédel I... apporte le paquet de
Hullin. »
Une petite femme parut et déposa sur la
table un rouleau de peaux de mouton. Jean-
Claude y passa son bâton et le mit sur son
épaule.
« Comment! vous allez partir tout de suite?
— Oui, Wittmann, les journées sontcourtes,
et les chemins difficiles par les bois après six
heures ; il faut que j'arrive à temps.
— Alors, bon voyage, maître Jean-Claude. »
Hullin sortit et traversa la place, en détour-
nant les yeux du convoi, qui stationuait en-
core devant l'église.
Et l'aubergiste à sa fenêtre, le regardant
s'éloigner d'un bon pas, se disait :
« Comme il était pâle en entrant; il ne se te-
nait plus sur ses jambes. C'est drôle, un homme
rude, un vieux soldat, qui n'a pas d'énergie
pour deux liards. Moi, je verrais passer cin-
quante régiments sur des charrettes, que je
m'en soucierais comme de ma première pipe. »
IV
Tandis que Hullin apprenait le désastre de
nos armées, et qu'il s'acheminait lentement,
la tête basse, le front soucieux vers le village
des Charmes, tout suivait son train habituel à
la ferme duBois-de-Chênes. On ne songeait phis
au récit bizarre de Yégof, on ne pensait pas à
la guerre : le vieux Duchêne menait ses bœufs à
l'abreuvoir, le pâtre Robin retournait la Htiôro
du bétail, Annette et Jeanne écrémaient leurs
pots de lait caillé. Catherine Lefévre seule,
sombre et silencieuse, songeait aux temps pas-
sés, tout en surveillant d'un visage impassible
les allées et venues de son monde. — Elle était
trop vieille, trop sérieuse pour oublier d'un
jour à l'autre ce qui l'avait si fortement agitée.
— La nuit venue, après le repas du soir, elle
entra dans la salle voisine, où ses gens l'enten-
dirent tirer le grand registre de l'armoire, et le
déposer sur la table, pour régler ses comptes
comme d'habitude.
On se mit aussitôt à charger la voiture de
blé, de légumes et de volaille, car c'était le len-
demain marché à Sarrebourg, et Duchêne de-
vait partir au petit jour.
Représentez-vous la grande cuisine et tous
ces braves gens en train de finir leur ouvrage,
avant d'aller se coucher; la grosse marmite
noire, pleine de betteraves et de pommes de
terre destinées au bétail, fumant sur un im-
mense feu de sapin en tulipes pourpre et or;
— les plats, les écuelles, les soupières étince-
lant comme des soleils sur l'étagère; — les
bottes d'ail et d'oignons mordorés suspendues
a la flle aux poutres brunes du plafond, parmi
les jambons et les quartiers de lard; — Jeanne
en cornette bleue et petite jupe coquelicot, re-
muant le contenu de la marmite, de sa grande
cuiller de bois ; les cages d'osier où caquettent
les poules avec le grand coq roux, qui passe la
tête à travers les barreaux et regarde la flamme
d'un œil émerveillé, la crête sur l'oreille; — le '■
dogue Michel, la tête plate, les joues pendantes,
en quête d'une écuelle oubliée; — Dubourg, des-
cendant l'escalier sombre qui crie, à gauche, le
dos courbé, un sac sur l'épaule et le poing arc-
bouté sur la hanche, — tandis qu'au dehors,
au milieu de la nuit noire, le vieux Duchêne,
debout sur la voiture, lève sa lanterne et crie:
« Ça fait le quinzième, Dubourg; encore deux.»
— On voyait aussi, pendus contre la muraille,
un vieux lièvre roux apporté par le chasseur
Heinricli, pour être vendu au marché, et un
beau coq de bruyère moiré de vert et roux.
L'INVASION.
15
l'œil lerne, une goutte de sang an bout du
bec.
Il était environ sept heures et demie, lors-
qu'un bruit de pas se fit entendre à l'enti-ée de
la cour. Le dogue s'avança sur le seuil en gron-
dcànt. Il écouta, aspira l'air de la nuit, puis re-
vint tranquillement se remettre à lécher son
écuelle.
• C'est quelqu'un de la fernie, dit Annette,
Michel ne bouge pas. »
Presque aussitôt le vieux Duchêne cria de-
hors :
« Bonne nuit, maître Jean-Claude. C'est
vous ?
— Oui, j'arrive de Phalsbourg, et je viens
me reposer un instant avant de descendre au
village. Catherine est-elle là? »
Et l'on vit le brave homme apparaître à la
vive lumière, son large feutre sur la nuque, et
son rouleau de peaux de mouton sur l'épaule.
« Bonne nuit, mes enfants, dit-il, bonne
nuit'.... toujours à l'ouvrage?
— Mon Dieu, oui, monsieur Hullin, comme
vous voyez, répondit Jeanne en riant. Si l'on
n'avait rien à faire, la vie serait bien en-
nuyeuse !
— C'est vrai, ma jolie fille, c'est vrai, il n'y
a que le travail pour vous donner ces fraîches
couleurs et ces grands yeux brillants. »
Jeanne allait répondre, quand la porte de la
salle s'ouvrit, el Catherine Lefèvre s'avança
jetant un regard profond sur Hullin, comme
pour deviner d'avance les nouvelles qu'il ap-
portait :
• Eh bien ! Jean-Claude, vous êtes de retour.
— Oui, Catherine. Il y a dn bon et du mau-
vais. •
Ils entrèrent dans la salle, haute et vaste
pièce boisée jusqu'au plafond, avec ses armoires
de vieux chêne à ferrures brillantes, son poêle
de fonte en pyramide s'ouvrant dans la cuisine,
sa vieille horloge marquant les secondes dans
son étui de noyer, et son grand fauteuil de
cuir à crémaillère, usé par dix générations do
vieillards. — Jean-Claude n'entrait jamais dans
cette salle sans se rappeler le grand-père de
Catherine, qu'il lui semblait voir encore avec
sa tête blanche, assis dans l'ombre derrière le
fourneau.
« Eh bien? demanda la fennière en présen-
tant un siège au sabotier, qui venait de dépo-
ser son rouleau sur la table
— Eh bien, de Gaspard, les nouvelles sont
bonnes : le garçon se porte bien. Il en a vu de
dures!... Tantmieux, cela forme la jeunesse!...
Mais quant au reste, Catherine, ça va mal : la
guerre ! la guerre!... »
Il hocha la tête, et la vieille, les lèvres ser-
rées, s'assit en face de lui, droite dans son fau-
teuil, les yeux fixes, attentifs.
« Ainsi ça va mal... décidément... nous al-
lons avoir la guerre chez nous ?
— Oui, Catherine, du jour au lendemain il
faut nous attendre à voir les alliés dans nos
montagnes.
— Je m'en doutais... j'en étais sûre; mais
parlez, Jean-Claude. •
. Hullin alors, les coudes en avant, ses grosses
oreilles rouges entre les mains et baissant la
voix, se mit à raconter tout ce qu'il avait vu :
les abalages autour de la ville, l'organisation
des batteries sur les remparts, la publication de
l'étal de siège, les charrettes de blessés sur la
place d'armes, sa rencontre avec le vieux ser-
gent chez Wittmann et le résumé de la cam-
pagne. De temps en temps, il faisait une pause,
et la vieille fermière clignait des yeux lente-
ment, comme pour graver les faits dans sa mé-
moire. Quand Jean-Claude en vint aux blessés,
la brave femme murmura tout bas : « Gaspard
en est réchappé 1 »
Puis à la fin de cette lugubre histoire, il y eut
un long silence, et tous deux se regardèrent
sans prononcer une parole.
Que de réflexions, que de sentiments amers
se pressaient dans leur âme !
Au bout de quelques instants, la vieille se
remettant de ces terribles penbées :
« Vous le voyez, Jean-Claude, dit-elle d'un
ton grave, Yégof n'avait pas tort?
— Sans doute, sans doute, il n'avait pas tort,
répondit Hullin ; mais qu'est-ce que cela
prouve ? Un fou qui va de village en village,
qui descend en Alsace, qui remonte en Lor-
raine, qui vague à droite, à gauche, ce serait
bien étonnant s'il ne voyait rien, s'il ne disait
pas de temps en temps une vérité parmi ses
folies. Tout s'embrouille dans sa tête, et les
autres croient comprendre ce qu'il ne com-
prend pas lui-même. Mais il ne s'agit pas de
ces histoires de fou, Catherine. Les Autrichiens
arrivent. Il s'agit de savoir si nous les laisse-
rons passer, ou si nous aurons le courage de
nous défendre.
— De nous défendre ! s'écria la vieille, dont
les joues pâles frémirent ; si nous aurons le
courage de nous défendre ! Ce n'est pas à moi,
Hullin, que vous croyez parler. Gomment!...
mais est-ce que nous valons moins que nos
anciens? Est-ce qu'ils ne se sont pas défendus,
eux?... Est-ce qu'il n'a pas fallu les exterminer,
hommes, femmes et enfants?
— Alors vous êtes pour la défense, Cathe-
rine I
— Oui... oui... tant qu'il me restera un
morceau de chair sur les os I Qu'ils arrivent. I
ROMANS NATIONAUX.
Ces mallicurcus pjlcs, liàvcs, i œil sombic. . ', l'âge 1 1 .;
qu'ils arrivent! La vieille des vielles est tou-
jours là ! •
Ses grands cheveux gris s'agitaient sur sa
tête, ses joues pâles et rigides frémissaient, et
ses yeux lançaient des éclairs. Elle était belle à.
voir, belle comme cette vieille Margareth dont
avait parlé Yégof. HuUin lui tendit la main
en silence; il souriait d'un air enthousiaste.
• A la bonne heure, fit-il, à la bonne
heure!... Nous sommes toujours les mêmes
dans la famille. Je vous reconnais, Catherine :
vous voilà debout; mais un peu de calme,
écoutez-moi. Nous allons nous battre, et par
quels moyens?
— Par tous les moyens ; tous sont bons, les
haches, les faux, les fourches...
— Sans doute, mais les meilleurs sont les
fusils et les balles. Nous avons des fusils :
chaque montagnard garde le sien au-dessus de
sa porte ; malheureusement la poudre et les
balles nous manquent. »
La vieille fermière s'était calmée toutàcoup;
elle fourrait ses cheveux sous son bonnet, re-
gardant devant elle comme au hasard, l'œil
pensif.
« Oui, reprit-elle d'un ton brusque, la poudre
et les balles nous manquent , c'est vrai , mais
nous en aurons. Marc Divès, le contrebandier,
en a. Vous irez le voir demain de ma part. Vous
lui direz que Catherine Lefèvre achète toute
sa poudre et toutes ses balles, qu'elle paye ;
qu'elle vendra son bétail, sa ferme, ses terres,
tout... tout.., pour en avoir. Comprenez-vous,
HuUin ?
Vaûs. J'.ile* Banaventiire. imprim-ar.
L'INVASION.
17
I.a vieille des vieilles est toujours là! ( l'agn 1C>.
— Je comprends ; c'est beau ce que vous faites
là, Catherine.
— Bah ! c'est beau... c'est beau! répliqua la
vieille, c'est tout simple: je veux me venger!
Ces Autrichiens , ces Prussiens , ces hommes
roux qui nous ont déjà exterminés, eh bien !
je leur en veux... je les exècre de père en fils...
Voilà! — Vous achèterez la poudre, et ce gueux
de fou verra si nous rebâtissons ses châteaux ! »
Hullin s'aperçut alors qu'elle songeait tou-
jours à l'histoire de Yégof ; mais voyant com-
bien elle était exaspérée, et que d'ailleurs son
idée contribuait à la défense du pays, il ne fit
aucune observation à ce sujet, etdit simplemen t:
• Ainsi, Catherine, c'est entendu, je vais chez
Marc Divès demain ?
— Oui ; vous achèterez toute sa poudreet son
plomb. Il faudrait aussi faire un tour dans les
villages de la montagne, prévenir les gens de
ce qui se passe, et convenir avec eux d'un signal
pour se réunir en cas d'attaque.
— Soyez tranquille, dit Jean-Claude, je m'en
charge. »
Tous deux s'étaient levés et se dirigeaient
vers la porte. Depuis une demi-heure, le bruit
avait cessé dans la cuisine : les gens de la ferme
étaient allés se coucher. La vieille déposa sa
lampe au coin de l'âtre et tira les verrous. Au
dehors, le froid était vif, l'air calme et limpide.
Toutes les cimes d'alentour et les sapins du
Jaîgerthâl se détachaient sur le ciel, par masses
sombres ou lumineuses. Au loin, bien loin der-
rière la côte, un renard à la chasse glapissait
dans la vallée du Blanru.
?()
18
ROMANS NATIONAUX.
« Bonne nuit, HuUin, dit !a mcrc Lefèvre.
— Bonne nuit, Caiherine. »
Jean Claude s'éloigna rapidement surla pente
des bruyères, et la fermière, après l'avoir suivi
des yeux une seconde, referma sa porte.
Je vous laisse à penser la joie de Louise, lors-
qu elle apprit que Gaspard était sain et sauf.
La pauvre enfant, depuis deux mois, ne vivait
plus. Hullin se garda bien de lui montrer le
nuage sombre qui s'avançait à l'horizon. Toute
la nuit , il l'entendit caqueter dans sa petite
chambre, se parler à elle-même comme pour
se féliciter, murmurer le nom de Gaspard, et
ouvrir ses tiroirs, ses boites, sans doute afin
d'y retrouver quelques souvenirs et leur parler
d'amour.
Ainsi la fauvette inondée par l'orag^e, tout
en grelottant se met à chanter et à sautiller
de branche en branche, au premier rayon de
soleil.
Lorsque Jean Claude Hullin, en manches de
chemise, poussa le lendemain les contrevents
de sa maisonnette, il vit toutes les montagnes
voisines — le Jaegerthâl, le Grosmann, le Do-
non — couvertes de neige. Ce premier aspect
de l'hiver, survenu pendant notre sommeil, a
quelque chose de saisissant: les vieux sapins,
les rochers moussus, parés encore la veille de
leur verdure , et maintenant scintillants de
givre , remplissent notre âme d'une tristesse
indéfinissable. « Encore une année finie , se
dit-on, encore une rude saison à passer avant
le retour des fleurs ! » Et l'on s'empresse de
revêtir la grosse houppelande, d'allumer le feu.
Votre sombre réduit est plein de blanche lu-
mière, et dehors, pour la première fois, vous
entendez les moineaux , les pauvres moineaux
blottis sous le chaume, la plume ébouriffée,
crier : • Pas de déjeuner ce matin, pas de dé-
jeuner I •
Hullin mit ses gros souliers ferrés à double
semelle, et passa sur sa veste la grande cami-
sole de bure.
Il entendait Louise marcher au-dessus de sa
tête dans la petite mansarde.
« Louise, cria-t-il, je pars!
— Comment! vous sortez encore aujourd'hui?
—Oui, mon enfant, il le faut; mes affaires
ne sont pas terminées. »
Puis , s'étant coiffé de son large feutre, il
monta l'escalier et dit à demi-voix :
« Tu ne m'attendras pas de sitôt, mon en-
fant. J'ai des courses à faire assez loin. Ne sois
pas inquiète, Si l'on te demande où je suis, tu
répondras : « Chez le cousin Mathias , à Sa-
verne. »
— Vous ne déjeunez donc pas avant de partir?
— Non; j'ai mis une croûte de pain et la pe-
tite gourde d'eau-de-vie dans ma poche. Adieu,
mon enfant; réjouis-toi, rêve à Gaspard. »
Et, sans attendre de nouvelles questions, il
prit son bâton et sortit de la maisonnette, en
se dirigeant vers la colline des Bouleaux, à
gauche du village. Au bout d'un quart d'heure
environ, il l'avait dépassé et gagnait le sentier
des Trois-Fontaines, qui tourne autour du Fal-
kenstein, en suivant un petit mur de pierres
sèches. Les premières neiges, qui ne tiennent
jamais à l'ombre humide des vallons, commen-
çaient à se fondre et s'écoulaient dans le sen-
tier. Hullin monta sur le mur pour gravir la
côte. Jetant alors par hasard un coup d'oeil sur
le village, à deux portées de carabine, il vit
quelques commères balayer le devant de leur
porte, quelques bons vieux se souhaiter le bon-
jour, en fumant leur première pipe sur le seuil
des chaumières. Ce calme profond de la vie, en
présence des pensées qui l'agitaient, le saisit;
il poursuivit sa route tout songeur, se disant :
« Commetout est tranquillelà-bas!... Personne
ne se doute de rien, et, dans quelques jours,
quelles clameurs, quels roulements de fusillade
vont déchirer l'air! •
Gomme il s'agissait d'abord de se procurer
de la poudre, Catherine Lefèvre avait tout na-
turellement jeté les yeux sur Marc Divès , le
contrebandier, et sa vertueuse épouse, Hexe-
Baizel.
Ces gens vivaient de l'autre côté du Falken-
stein , sous la roche même du vieux biirg en
ruine; ils s'étaient creusé là-dedans une sorte de
tanière fort commode, laquelle n'avait qu'une
porte d'entrée et deux lucarnes, mais qui, d'a-
près certaines rumeurs, communiquait à de
vieux souterrains par une crevasse ; jamais les
douaniers n'avaient pu la découvrir, malgré
de nombreuses visites domiciliaires pratiquées
dans ce but. Jean-Claude et Marc Divès se con-
naissaient depuis leur enfance; ils avaient dé-
niché ensemble des éperviers et des chouettes,
et depuis ils se voyaient presque toutes les
semaines au moins une fois, à la scierie du
Valtin. Hullin se croyait donc sur du contre-
bandier, mais il doutait un peu de madanio
Hexe-Baizel, personne fort circonspect e, et qui
n'abonderait pput-étre pas dans le sens do la
bataille. « Enfin, se disait-il, tout en marchant,
nous allons voir. ■•
11 avait allumé sa pipe, et, de temps en temps,
il se retournait pour contempler l'immense
L'INVASION.
19
paysage, dont les limites s'étendaient de plus
en plus.
Rien de beau comme ces montagnes boisées,
s'élevant les unes par-dessus les autres dans
le ciel pâle — comme ces vastes bruyères s'é-
tendant, à perte de vue, toutes blanches de
neige , — comme ces ravins noirs encaissés
entre les bois , leur torrent, au fond, courant
sur les galets verdâtres polis comme du bronze.
Et puis, le silence — ce grand silence de
l'hiver... — cette neige encore tendre, tombant
de la cime des hauts sapins sur les branches
inférieures qui s'inclinent ; les oiseaux de proie
tourbillonnant par couple au-dessus des forêts,
en jetant leur cri de guerre : voilà ce qu'il faut
voir, voilà ce qu'on ne peut décrire!
Environ une heure après son départ du vil-
lage des Charmes, Hullin, grimpant le sommet
du pic, atteignait la base du rocher des Arbou-
siers. Tout autour de cette masse granitique
s'étend une sorte de terrasse rocailleuse, large
de trois à quatre pieds. Cet étroit passage, en-
touré des plus hautes cimes des sapins élancés
du précipice, a quelque chose de sinistre, mais
il est sûr : à moins de vertige, on ne risque
rien à le parcourir. Au-dessus s'avance en demi-
voùle la roche couverte de ruines.
Jean-Claude approchait de la retraite du
contrebandier. Il s'arrêta quelques secondes
sur la terrasse, remit sa pipe en poche, puis
s'avança sur le passage, qui décrit un demi-
cercle et se termine de l'autre côté par une
brèche. Tout au bout et presque au bord de
cette brèche, il aperçut les deux lucarnes de la
tanière et la porte entr'ouverle. Un gros tas de
fumier se trouvait amoncelé sur le seuil.
Dans le même instant apparut Hexe-Baizel,
repoussant, avec un grand balai de genêts verts,
le fumier dans l'abîme. Cette femme était pe-
tite, sèche; elle avait les cheveux roux ébou-
riffés, les joues creuses, le nez pointu, les y^eux
petits, brillants comme deux étincelles, la
bouche mince, garnie de dents Irès-blanches,
et le teint rougeàtre. Quant à son costume, il
se composait d'une jupe de laine très-courte
et très-sale, d'une chemise de grosse toile assez
blanche; ses petits bras bruns musculeux, re-
couverts d'une sorte de duvet jaune, étaient
nus jusqu'aux coudes, malgré le froid excessif
de l'hiver à cette hauteur; enfin, pour toute
chaussure, elle traînait deux longues savates
en lambeaux.
• Hé! bonjour, Hexe-Baizel, lui cria Jean-
Claude d'un ton de bonne humeur railleuse.
Vous êtes donc toujours grosse et grasse, con-
tente et réjouie? Ça me fait plaisir! »
Hexe-Baizel s'était retournée comme une
belette surprise à l'affût; sa chevelure rousse
avait frémi, et ses petits yeux lançaient des
éclairs. Cependant, elle se calma tout de suite,
et s'écria d'une voix brève, comme se parlant
à elle-même :
«Hullin !... le sabotier!... Qu'est-ce qu'il veut?
— Je viens voir mon ami Marc, belle Hexe-
Baizel , répondit Jean-Claude ; nous avons à
causer d'afiàires.
— Quelles affaires ?
— Ah! cela nous regarde. Voyons, laissez-
moi passer, que je lui parle.
— Marc dort.
— Eh bien! il faut l'éveiller, le temps presse.»
Ce disant, Hullin se courbait sous la porte
et pénétrait dans un caveau dont la voûte, au
lieu d'être ronde, affectait des courbes irrégu-
lières sillonnées de ûssures. Tout près de l'en-
trée, à deux pieds du sol, la roche formait une
sorte d'âtre naturel ; sur l'àtre brûlaient quel-
ques charbons et des branches de genévrier,
l'ous les ustensiles de cuisine de Hexe-Baizel
consistaient en une marmite de fonte, un pot
de grès rouge, deux assiettes ébréchées et trois
ou quatre fourchettes d'étain ; tout son mobi-
lier en un escabeau de bois, une hachette à'
fendre des bûches, une boite à sel accrochée
contre la roche, et son grand balai de genêts
verts. A gauche de celte cuisine, s'ouvrait une
autre caverne, à porte irrégulière, plus large
du haut que du bas, se fermant au moyen de
deux planches et d'une traverse.
« Eh bien 1 où est donc Marc ? dit Hullin en
s'asseyant au coin de l'àtre.
— Je vous ai déjà dit qu'il dort. Il est revenu
hier très-tard. Il faut que mon homme dorme,
entendez- vous?
— J'entends très-bien, chère Hexe-Baizel;
mais je n'ai pas le temps d'attendre.
— Alors allez- vous-en.
— Allez-vous-en, c'est bientôt dit; seulement
je ne veux pas m'en aller. Je n'ai pas fait une
lieue pour m'en retourmer les mains dans les
poches.
— C'est toi, Hullin ? interrompit une voix
brusque sortant de la cave voisine .
— Oui, Marc.
— Ah ! j'arrive. »
On entendit un bruit de paille remuée, puis
le couvercle de bois fut tiré : un grand corps,
large de trois pieds d'une épaule à l'autre, sec,
osseux, voûté, le cou et les oreilles couleur de
brique, les cheveux bruns touffus, se courba
sous l'ouverture, et Marc Divès se dressa de-
vant Hullin, en bâillant et détirant ses longs
bras avec un soupir saccadé.
Au premier abord, la physionomie de Marc
Divès semblait assez pacifique : son front large
et bas, les tempes dégarnies, ses cheveux
20
ROMANS NATIONAUX.
courts, frisés, s'avançanten pointe jusque prés
des sourcils, son nez droit et long, son menton
allongé, surtout l'expression calme de ses yeux
bruns, l'eussent fait classer dans la famille des
l'uminants, plutôt que des fauves; mais on au-
rait eu tort de s'y fier. Certains bruits couraient
dans le pays que Marc Divès, en cas d'attaque
des douaniers, ne se faisait nul scrupule de se
servir de la hache et de la carabine pour en
finir plus vite ; c'est à lui qu'on attribuait plu-
sieurs accidents graves survenus aux agents du
fisc ; mais les preuves manquaient absolu-
ment. Le contrebandier, grâce à sa connais-
sance approfondie de tous les défilés de la mon-
tagne, et de tous les chemins de traverse de
Dagsburg à Sairbrtlck, et de Raon-L'Élape à
Bâle en Suisse, se trouvait toujours à quinze
lieues de tous les endroits où l'on avait comuiis
un mauvais coup. Et puis il avait l'air bonasse,
et ceux qui faisai-ent courir sur son compte de
mauvais bruits finissaient toujours mal, — ce
qui prouve bien la justice du Seigneur en ce
monde.
« Ma foi, HuUin, s'écria Marc après être sorti
de son trou, je pensais à toi hier soir, et, si tu
n'étais pas venu, j'aurais été tout exprès à la
scierie du Valtin pour te rencontrer. Assieds-
toi; Hexe-Baizel, donne la chaise à HuUin! »
Puis il s'assit lui-même sur l'âlre, le dos au
feu, en face de la porte ouverte, où soufQaient
tous les venls de l'Alsace et de la Suisse.
Par cette ouverture on jouissait d'une vue
magnifique : on aurait dit un véritable tableau
encadré dans le roc, mais un tableau immense,
embrassant toute la vallée du Rhin, et par delà
des montagnes qui se fondaient dans la brume.
Et puis on respirait frais, et le petit feu, qui
dansait dans le nid de hiboux, faisait plaisir à
voir avec ses teintes rouges, lorsqu'on s'était
baigné les yeux dans l'étendue bleuâtre.
« Marc, dit Hullin après un instant de si-
lence, puis-je parler devant ta femme ?
— Elle et moi nous ne faisons qu'un.
— Eh bien I Marc, je viens l'acheter de la
poudre et du plomb.
— Pour tirer des lièvres, n'est-ce pas? fit le
contrebandier en clignant des yeux.
— Non, pour nous battre contre les Alle-
mands et les Russes. •
Il y eut un instant de silence.
« El il te faudra beaucoup de poudre et de
plomb.
— Tout ce que tu pourras fournir.
— Je puis en fournir aujourd'hui pour trois
mille francs, dit le contrebandier.
— Je les prends.
— lù autant dans huit jours, ajouta Marc, du
même ton calme et l'œil attentif.
— Je les prends.
— Vous les prenez 1 s'écria Hexe-Baizel, vous
les prenez ! je le crois bien ! mais qui est-ce qui
les paye?
— Tais-toi, dit Marc d'un ton rude, HuUin
les prend ; sa parole me suffit. •
Puis, lui tendant sa large main avec une ex-
pression cordiale :
« Jean-Ciaude, voici ma main : la poudre et
le plomb sont à toi; mais je veux en dépenser
nia part, tu comprends I
— Oui, Marc; seulement je compte te payer
tout de suite.
— 11 payera! dit Hexe-Baizel, tu l'entends?
— Ehl je ne suis pas sourd! Baizel, va nous
chercher une bouteille de brimbeUe-wasser, que
nous nous réchauffions un peu le cœur. Ce que
Hullin vient de me dire me réjouit. Ces gueux
de kaiscrliks n'auront pas aussi beau jeu contre
nous que je le croyais. Il parait qu'on veut se
défendre, et solidement.
— Oui, solidement !
— Et il y a des gens qui payent?
— C'est Catherine Lefèvre qui paye, et c'est
elle qui m'envoie, » dit Hullin.
Alors Marc Divès se leva, et d'une voix grave,
la main étendue vers les précipices, il s'écria :
« C'est une femme., une femme aussi
grande que ce rocher là-bas, l'Oxenstein, le
plus grand que j'aie jamais vu de ma vie ! — Je
bois à sa santé ! — Bois aussi, Jean-Claude ! »
Hullin but, puis la vieille.
« Maintenant tout est dit, s'écria Divés, mais
écoute, Hullin, il ne faut pas croire que ce
sera facile de se mettre en travers; tous les
braconniers, tous les ségares*, tous les schiit-
teurs, tous les bûcherons de la montagne ne
seront pas de trop. J'arrive de l'autre côté du
Rhin. 11 y en a... des Russes, des Autrichiens,
des Bavarois, des Prussiens, des Cosaques, des
houzards... il y en a... la terre en est toute
noire ! Les villages ne peuvent pas les tenir ;
ils campent dans les plaines, dans les vallons,
sur les hauteurs, dans les villes, en plein air,
partout, partout il y en a 1 »
En ce moment, un cri aigu traversa l'air.
« C'est un busard à la chasse ! » fit Marc en
s'interrompant.
Mais au même instant une ombre passa sur
le rocher. Un nuage de pinsons franchissait
l'abîme, et des centaines de busards, d'éper-
viers se débattaient au-dessus d'un vol rapide,
anguleux, avec des cris siridents pour effrayer
leur proie, tandis que la masse semblait iir
mobile, tant elle était dense. Le mouvenieus
régulier de ces milliers d'ailes produisait dans
* Les ségares sont les ouvriers d'une scierie.
L'INVASION.
21
le silence un brait semblable à celui des feuilles
mortes traînées parla bise.
« Voici le départ des pinsons d'Ardennes, dit
II allia.
— Oui, c'est le dei'nier passage ; la faine est
enterrée dans la neige et les semailles aussi. Eh
bien 1 regarde : il y a plus d'hommes là-bas
que d'oiseaux dans cette passe. C'est égal, Jean-
Claude, nous en viendrons à bout, pourvu que
tout le monde s'en mêle! — Hexe-Baizel, allume
la lanterne, je vais montrer à Hullin nos pro-
visions de poudre et de plomb. »
Hexe-Baizel, à cette proposition, ne put re-
tenir une primace.
• Personne, depuis vingt ans, dit-elle, n'est
entré dans la cave. Il peut bien nous croire sur
parole. Nous croyons bien, nous, qu'il nous
payera. Je n'allumerai pas la lanterne, non! »
Marc, sans rien dire, étendit la main et saisit
près du bûcher une grosse trique; alors la
vieille, toute hérissée, disparut dans le trou
voisin comme un furet, et, deux secondes
après, elle en sortait avec une grande lanterne
de corne, que Divès îalluma tranquillement au
feu de l'âtre.
< Baizel, dit-il en replaçant le bâton dans
son coin, tu sauras que Jean-Claude est mon
vieil ami d'enfance, et que je me fie beaucoup
plus à lui qu'à toi, vieille fouine ; car *i tu n'a-
vais pas peur d'être pendue le même jour que
moi, il y a longtemps que je me balancerais
au bout d'une corde. — Allons, Hullin, suis-moi.»
Ils sortirent, et le contrebandier tournant à
gauche, se dirigea droit vers la brèche, qui
formait saillie sur le Valtin, à deux cents pieds
dans les airs. Il écarta de la main le feuillage
d'un petit chêne enraciné au-dessous, allongea
la jambe et disparut comme lancé dans l'àbime.
Jean-Claude frémit; mais presque aussitôt il
vit, contre la paroi du roc, s'avancer la téta de
Divès, qui lui cria :
« Hullin, pose ta main à gauche, il y a un
trou; étends le pied hardiment, tu sentiras une
marche, et puis tourne sur le talon. »
Maître Jean-Claude obéit, non sans trembler;
il sentit le trou dans le roc, il rencontra la
marche, et, faisant un demi-tour, il se trou\a
face à face avec son camarade dans une sorte
de niche en ogive, aboutissant autrefois sans
doute à quelque poterne. Au fond de la niche
s'ouvrait une voûte basse.
« Comment diable as-tu découvert cela?
s'écria Hullin tout émerveillé.
— C'est en cherchant des nids il y a trente-
cinq ans. J'étais un jour sur la roche, et j'avais
vu sortir souvent de là un grand-duc avec sa
femelle, deux oiseaux magnifiques , la tête
grosse comme mon poing et les aifes larges de
six pieds. J'entendais crier leurs petits, et je
me di.sais : « Ils sont près de la caverne, au
bout de la terrasse. Si je pouvais tourner un
peu plus loin que la brèche, je les aurais! ' A
force de regarder, de me pencher, je finis par
voir un coin de la marche au-dessus du préci-
pice. Il y avait un houx solide à côté. J'em-
poigne le houx, j'élends la jambe, et, ma foi,
j'arrive ici. Quelle bataille, Hullin ! Le vieux
et la vieille voulaient m'arracher les yeux.
Heureusement il faisait jour. Ils sautaient sur
moi comme des coqs, ouvraient le bec, sif-
flaient; mais le soleil les éblouissait. Je leur
donnais des coups de pied. A la fin ils allèrent
tomber sur la pointe d'un vieux sapin, la-bas,"
et tous les geais du pays, les grives, les pin-
sons, les mésanges, volèrent autour d'eux jus-
qu'à la nuit pour leur arracher des plumes. Tu
ne peux pas te figurer, Jean-Claude, la maste
d'os, de peaux de rats, de levreaux, de charo-
gnes de toute espèce qu'ils avaient entassée
dans cette niche. C'était une véritable peste. Je
pousse tout ça dans le Jœgerthâl, et je vois ce
conduit. Il faut te dire qu'il y avait deux petits.
Je commençai par leur tordre le cou et par les
fourrer dans mon sac. Après cela, bitn tran-
quille, j'entre, et tu vas voir ce que je ti'ouve.
Arrive ! »
Ils se glissèrent alors sous la voûte étroite
et basse, formée de pierres rouges énormes,
où la lumière projetait en fuyant sa lueur va-
cillante.
Au bout de trente pas environ, un vaste ca-
veau de forme circulaire, effondré par le haut
et bâti sur le roc vif, apparut à Hullin. Au fond
s'élevaient une cinquantaine de petites tonnes
en pyramides, et, sur les côtés, un grand nom-
bre de hngots de plomb, des sacs de tabac, dont
la forte odeur imprégnait l'air.
Marc avait déposé sa lanterne à l'entrée de
la voûte, et regardait son repaire, le front haut,
le sourire aux lèvres.
« Voilà ce que je découvris, dit-il; la cave
était vide, seulement au milieu se trouvait la
carcasse d'une béte aussi blanche que la neige,
— San s doute quelque renard mort de vieillesse,
— le gueux avait connu le passage avant moi, il
dormait ici sur les deux oreilles : qui diable
aurait eu l'idée de le suivre ! Dans ce temps-là,
Jean-Claude, j'avais douze ans. Je pensai tout
de suite que cette cachette pourrait un jour
ni'être utile. Je ne savais pas encore à quoi...
mais, plus tard, quand j'eus fait mes premières
tournées de contrebande à Landau, Rhel, Bâle,
avec Jacob Zimmer, et que durant deux hivers
tous les douaniers furent à nos trousses, l'idée
de mon vieux caveau se mit à me poursuivre
du matin au soir. J'avais fait la connaissance
22
ROMANS NATIONAUX.
de Hexe-Baizel, qui était alors servante à la
ferme du Bois-do-Chênes, chez le père de Ca-
therine. Elle m'apporta vingt-cinq louis en dot,
et nous vînmes nous établir dans la caverne
des Arbousiers. »
Divès se tut, et Hullin tout rêveur lui de-
manda :
• Ce trou te plait donc beaucoup, Marc?
— S'il me plait!... c'est-à-dire que je ne
voudrais pas aller demeurer dans la plus belle
maison de Strasbourg, quand on me ferait deux
mille livres de rente. Il va vingt-trois ans que
je cache par ici mes marchandises : sucre, café,
poudre, tabac, eau-de-vie; tout y passe. J'ai
huit chevaux toujours en route.
— Mais tu ne jouis de rien.
— Je ne jouis de rien ! Tu trouves donc que
ce n'est rien de se moquer des gendarmes, des
rats de cave, des douaniers, de les faire enra-
ger, de les dépister, d'entendre dire partout :
« Ce gueux de Marc, est-il fin!... Comme il vous
mène ses affaires!... Il mettrait toute la régie
sur les dents... Et ceci... et cela. » Hé! hé!
hé ! Je te réponds, moi, que c'est le plus grand
plaisir du monde. Et puis les gens vous ai-
ment : on leur vend tout à moitié prix ; on rend
service aux pauvres, et l'on s'entretient Testo-
mac chaud.
—Oui, mais quels dangers!
— Bah ! jamais un douanier n'aura l'idée de
passer la brèche.
— Je le crois bien ! pensa Hullin, en songeant
qu'il lui faudrait de nouveau franchir le pré-
cipice.
— C'est égal, reprit Marc, tu n'as pas tout à
fait tort, Jean-Claude. Dans les premiers temps,
lorsqu'il me fallait entrer ici avec ces petites
tonnes-là sur l'épaule, je suais à grosses gout-
tes; maintenant j'y suis habitué.
— Et si le pied te glissait î
— Eh bien ! ce serait fini ! Autant mourir em-
broché dans un sapin, que de tousser des se-
maines et des mois sur une paillasse. »
Divès éclairait alors de sa lanterne iles piles
de tonnes entassées jusqu'à la voûte.
« C'est de la poudre fine anglaise, dit-il ; ça
coule conmie des grains d'argent sur la main,
et ça chasse en diable; Il n'en faut pas beau-
coup, un dé à coudre suffît. Et voici du plomb
sans mélange d'étain. Dès ce soir, Hexe-Bai-
zel fondra des balles. Elle s'y connaît; tu
verras. »
Ils s'apprêtaient à reprendre le chemin de la
brèche, lorsque tout à coup un bruit confus de
paroles se mit à bourdonner dans l'air. Marc
souffla sa lanterne ; ils restèrent plongés dans
les ténèbres.
« Quelqu'un marche là-haut , dit tout bas le
contrebandier; qui diable a pu grimper sur le
Falkenstein par ce temps déneige? »
Ils écoutèrent, retenant leur haleine, l'oeil
fixé sur le rayon de lumière bleuâtre qui des-
cendait d'une étroite fissure au fond de la ca-
verne. Autour de cette fente croissaient quel-
ques broussailles scintillantes de givre ; plus
haut, on apercevait la crête d'un vieux mur.
Comme ils regardaient ainsi dans le plus pro-
fond silence, voilà qu'au pied du mur apparut
une grosse tète ébouriffée, le front serré dans
un cercle luisant, la face allongée, puis une
barbe rousse en pointe, le tout se découpant
en silhouette bizarre sur le ciel blanc de
l'hiver.
« C'est le Roi de Carreau, fit Marc en riant.
— Pauvie diable, murmura HuUin d'un ton
grave, il vient se promener dans son château,
les pieds nus sur la glace, et sa couronne de
fer-blanc sur la tête! Tiens, regarde, le voilà
qui parle ; il donne des ordres à ses chevaliers,
à sa cour; il étend son scepti'e au nord et au
midi, tout est à lui; il est maître du ciel et de
la terre!... Pauvi'e diable! rien qu'à le voir
avec son caleçon et sa peau de chien râpée sur
le dos, j'ai froid le long des reins.
—Oui, Jean-Claude, ça me produit l'effet
d'un bourgmestre ou d'un maire de village, qui
s'arrondit le ventre comme un bouvreuil , et
so-uffle dans ses joues rouges en disant : « Moi,
je suis HansAden, j'ai dix arpents debeaux prés,
j'ai deux maisons, j'ai une vigne, mon verger,
mon jardin, hum! humtj'ai ceci, j'ai cela! »
Le lendemain, il lui arrive une petite colique,
et... bonsoir! — Les fous, les fous... qui est-ce
qui n'est pas fou? — Allons-nous-en, Hullin,
la vue de ce malheureux qui parle au vent, et
de son corbeau qui chante la famine me font
claquer les dents. •
Ils entrèrent dans le couloir, et l'éclat du
jour, au sortir des ténèbres , faillit éblouir
Hullin. Heureusement, la haute taille de son
camarade, debout devant lui, le préserva du
vertige.
« Appuie-toi solidement, dit Marc, imite-moi;
la main droite dans le trou, le pied droit en
avant sur la marche, un demi-tour; nous y
sommes! »
Ils revinrent dans la cuisine, où Hexe-Baizel
leur dit que Yégof était dans les ruines du vieux
burg.
« Nous le savons, répondit Marc, nous venons
de le voir prendre le frais là-haut ; chacun son
goût. »
Au môme instant, le corbeau Hans, planant
au-dessus de l'abîme, passa devant la porte en
poussant un cri rauque; on entendit les brous-
sailles secouer leur grésil, et le fou apparut sur
L'INV/SION.
23
la terrasse. Il était tout hagard, et, lançant un
coup d'œil vers le foyer, il s'écria :
■ Marc Divès, tâche de déménager bientôt.
Je t'en préviens, je suis las de ce désordre. Les
fortifications de mes domaines doivent être
libres. Je ne souffrirai pas que la vermine se
niche chez moi. Prends tes mesures en consé-
quence. •
Puis, apercevant Jean-Claude, son front se
dérida.
« Toi ici, Hullin? dit-il. Serais-tu enfin assez
clairvoyant pour accepter les propositions que
j'ai daigné te faire? Sentirais-tu qu'une alliance
telle que la mienne est le seul moyen de vous
préserver de la destruction totale de votre race?
S'il en est ainsi, je te félicite, tu montres plus
de bon sens que je ne t'en supposais. »
Hullin ne put s'empêcher de rire,
• Non, Yégof, non, le ciel ne m'a pas encore
assez éclairé, dit-il, pour que j'accepte l'hon-
neur que tu veux bien me faire. D'ailleurs,
Louise n'est pas encore d'âge à se marier. «
Le fou était redevenu grave et sombre. De-
bout au bord de la terrasse, le dos à l'abîme,
il semblait là comme chez lui, et son corbeau,
tourbillonnant à droite, à gauche, ne pouvait
le troubler.
Il leva son sceptre, fronça le sourcil et s'écria:
• Donc c'est pour la seconde fois, Hullin, que
je te réitère ma demande, et c'est pour la se-
conde fois que tu oses me refuser ! Maintenant
je la renouvellerai encore une fois — une fois,
entends-tu ? — Puis , que les destinées s'ac-
complissent! •
Et tournant gravement les talons, le pas
ferme, la tête haute et droite malgré l'extrême
rapidité de la pente, il descendit le sentier de
la roche.
Hullin, Marc Divès et Hexe-Baizel elle-même
partirent d'un grand éclat de rire.
« C'est un grand fou, dit Hexe-Baizel.
— Je crois que tu n'as pas tout à fait tort, lui
répondit le contrebandier. Ce pauvre Yégof,
décidément il perd la tête. Mais il ne s'agit pas
de ça ; Baizel , écoute-moi bien : tu vas com-
mencer à fondre des balles de tous les calibres ;
moi, je vais me mettre en route pour la Suisse.
Dans huit jours au plus lard , le reste de nos
munitions sera ici. Donne-moi mes bottes. »
Puis, frappant du talon et se liant autour du
cou une grosse cravate de laine rouge, il dé-
crocha de la muraille un de ces manteaux vert
sombre, comme en portent les pâtres, le jeta
sur ses épaules, se coiffa d'un vieux feutre
râpé, prit un gourdin et s'écria :
t N'onblie pas ce que je viens de te dire,
vieille, ou gare! En route, Jean-Claude! »
Hullin le suivit sur la terrasse, sans souhaiter
le bonjour à Hexe-Baizel, qui, de son côté, ne
daigna pas même s'avancer sur le seuil pour
les voir partir. Lorsqu'ils furent à la base du
rocher, Marc Divès, s'arrêtant, dit:
« Tu vas dans les villages de la montagne,
n'est-ce pas, HuUin ?
— Oui, c'est la première chose à faire ; il faut
que je prévienne les bûcherons, les charbon-
niers, les flotteurs, de ce qui se passe.
— Sans doute ; n'oublie pas Materne du
Hengst et ses deux garçons, Labarbe de Dags-
burg, Jérôme de Saint-Quirin. Dis-leur qu'il y
aura de la poudre, des balles; que nous en
sommes, Catherine Lefévre, moi, Marc Divès,
et tous les braves gens du pays.
— Sois tranquille, Marc, je connais mes
hommes.
— Alors, à bientôt. »
Ils se donnèrent une vigoureuse poignée de
main.
Le contrebandier prit le sentier à droite, vers
le Donon ; Hullin le sentier à gauche, vers la
Sarre.
Ils s'éloignaient d'un bon pas, lorsque Hullin
rappela son camarade :
" Hé ! Mai-c, avertis en passant Catherine Le-
févre que tout marche bien. Dis-lui que je vais
dans la montagne. »
L'autre répondit par un signe de tête qu'il
avait compris, et tous deux poursuivirent leur
route.
VI
Une agitation extraordinaire régnait alors
sur toute la ligne des Vosges; le bruit de l'in-
vasion prochaine se répandait de village en
village, jusque dans les fermes et les maisons
forestières du Hengst et du Nideck. Les colpor-
teurs , les rouliers, les chaudronniers, toute
cette population flottante, qui va sans cesse de
la montagne à la plaine et de la plaine à la
montagne, apportaient chaque jour, de l'Alsace
et des bords du Rhin, une foule de nouvelles
étranges: « Les places, disaient ces gens, se
mettent en état de défense ; on fait des sorties
pour les approvisionner en blé, en viande;
les routes de Metz, de Nancy, de Huningue, de
Strasbourg, sont sillonnées de convois. On ne
rencontre partout que des caissons de poudre,
de boulets et d'obus ; de la cavalerie, du l'in-
fanterie, des artilleurs se j endant à leur poste.
Le maréchal Victor , avec ses douze mille
hommes, tient encore la route de Saverne;
mais les ponts des places fortes sont déjà levés
de sept heures du soir à huit heures du matia. •
n
ROMANS NATIONAUX.
« .Inan Claiiiie, voici ma main, n (Page S0.\
Chacun pensait que tout cela n'annonçait
rien de bon. Cependant — si plusieurs éprou-
vaient une crainte sérieuse de la guerre, si les
vieilles femmes levaient les mains au ciel en
criant : « Jésus-Marie-Joseph 1 » — le plus grand
nombre songeait au moyen de se défendre.
Jean-Claude liullin, en do telles circonstances,
fut bien reçu partout.
Ce jour même, vers cinq heures du soir, il
atteignit la cime du Hengst, et s'arrêta chez le
patriarche des chasseurs forestiers , le vieux
Materne. C'est là qu'il passa la nuit, car, en /
temps d'hiver, les journées sont courtes et les
chemins difficiles. Materne promit de surveiller
le défilé de la Zorn avec ses deux filsKasperel
Frantz, et de répondre au premier signal qui
lui serait fait du Falkenstein.
Le lendemain, Jean-Claude se rendit de bonne
heure à Dagsburg, pour s'entendre avec son
ami Labarbe le bûcheron. Ils allèrent ensemble
visiter les hameaux du voisinage, ranimer dans
les cœurs l'amour du pays, et, le jour suivant,
Labarbe accompagna Hullin jusque chez l'ana-
baptiste Christ-Nickel, le fermier de la Pain-
bach , homme respectable et de grand sens,
mais qu'ils ne purent entraîner dans leur glo-
rieuse entreprise. Christ-Nickel n'avait qu'une
réponse à toutes les observaiions: « C'est bien...
c'est juste... mais l'Evangile a dit: — Remettez
votre bâton en son lieu... Celui qui se sert de
l'épée périra par l'épée. • Il leur promit, ce-
pendant, de faire des vœux pour la bonne
cause ; c'est tout ce qu'ils en purent obtenir.
Ils allèrent de là jusqu'à Walsch, échanj;er
L'INVASION.
25
Il y eut un en ^ôiiiral de : « Vive lu 1'" route ! » (l'âge 30.,
de solides poignées de main avec Daniel Hirsch,
ancien canonnier de marine, qui leur promit
d'enlrainer tous les gens de sa commune.
En cet endroit, Labarbe laissa Jean-Claude
poursuivre seul sa roule.
Durant huit jours encore, il ne fit que battre
la montagne, de Soldatenthal au Léonsberg, à
Meienlhâl, à Abreschwiller, Voyer, Loëtten-
bach,Cirey, Petit-Mont, Saint-Sauveur, et le
neuvième jour il se rendit chez le cordonnier
Jérôme, à Saint-Quirin. Ils visitèrent ensemble
le défilé du Blanru, après quoi Hullin, satisfait
de sa tournée, reprit enfin le chemin du vil-
lage.
Il marchait depuis environ deux heures d'un
bon nas, se représentant la vie des camps, le
bivac, la fusillade, les marches et les contre-
marches, toute celle existence du soldat qu'il
avait regrettée tant de fois, et qu'il voyait re-
venir avec enthousiasme, quand, au loin, bien
loin encore, dans les ombres du crépuscule, il
découvrit le hameau des Charmes aux teintes
bleuâtres, sa petite cassine, déroulant sur la
nuée blanche un écheveau de fumée presque
imperceptible, les petits jardins entourés de
palissades, les toits de bardeaux, et, sur la
gauche, à mi-côte, la grande ferme du Bois-de-
Chênes, avec la scierie du Valtin au fond, dans
le ravin déjà sombre.
Alors, tout à coup, et sans savoir pourquoi,
son âmé fut remplie d'une grande tristesse.
Il ralentit le pas, songeant à la vie calme,
paisible, qu'il abandonnait peut-être ])our tou-
jours ; à sa petite chambre, si chaude eu hiver
27
27
26
ROMANS NATIONAUX.
et si gaie au printemps, lorsqu'il ouvrait 1 s
petites fenêtres à la brise des bois; au tic-l;:c
monotone de la vieille hoi-loge,et surtoul i
Louise, à sa bonne petite Louise, filant dans le
silence, les paupières baissées, en chanta; I
quelque vieil air de sa voix pure et pènétranio,
aux heures du soir, où l'ennui les gagnait tous
deux. Ce souvenir le saisit si vivement que les
moindres objets , chaque instrument de son
métier, — les longues tarières luisantes, la
hachette à manche courbe, les maillets, le petit
poêle, la vieille armoire, les écuelles de terre
vernissée , l'antique image de saint Michel
clouée au mur, le vieux ht à baldaquin au fond
de l'alcôve, l'escabeau, le bahut, la lampe à bec
de cuivre — tout se retraça dans son esprit
comme une vivante peinture, et les larmes lui
en vinrent aux yeux.
Mais c'est surtout Louise, sa chère enfant,
qu'il plaignait. Qu'elle allait répandre de lar-
mes! qu'elle allait le suppher de renoncer à la
guerre ! El comme elle allait se pendre à son
cou, lui disant: « Oh! ne me quittez pas, papa
Jean-Claude! Oh! je vous aimerai bien! Oh!
n'est-ce pas que vous ne voulez pas m'aban-
donner? »
Et le brave homme voyait ses beaux yeux ef-
frayés ; il sentait ses bras à son cou. Il songeait
à la. tromper, à lui faire croire quelque chose,
n'importe quoi, pour expliquer son absence et
la rassurer; mais de tels moyens n'entraient
pas dans son caractère, et sa tristesse en deve-
nait plus grande.
En passant devant la ferme du Bois-de-
Chénes, il entra pour dire à Catherine Lefèvre
que tout allait bien, et que les montagnards
n'attendaient plus que le signal.
Un quart d'heure après, maître Jean-Claude
débouchait par le sentier des Houx en face de
sa maisonnette.
Avant de pousser la porte criarde, l'idée lui
vint de voir ce que faisait Louise en ce mo-
ment. Il jeta donc un coup d'œil dans la petite
chambre, par la fenêtre : Louise était debout
contre les rideaux de l'alcôve; elle semblait
fort animée, ai'rangeant, pliant et dépliant des
habits étendus sur le lit. Sa douce figure
rayonnait de bonheur, et ses grands yeux bleus
brillaient d'une sorte d'enthousiasme ; elle par-
lait même tout haut. Hullin prêta l'oreille,
mais une charrette passait justement dans la
rue, il ne put rien entendre.
Prenant alors sa résolution à deux mains, il
entra en disant d'une voix ferme :
« Louise, me voilà de retour. »
Aussitôt la jeune fille, toute joyeuse et bon-
dissant comme une biche, accourut l'em-
brasser.
« Ah! c'est vous, papa Jean-Claude, je vous
attendais. Mon Dieu! mon Dieu! que vous êtes
donc resté longtemps ! Enfin vous voilà.
— C'est que, mon enfant, répondit le brave
homme d'un accent moins décidé, en déposant
son bâton derrière la porte et son chapeau sur
la table, c'est que... »
Il ne put en dire davantage.
« Oui, oui, vous êtes allé voir nos amis, dit
Louise en riant; je sais tout, maman Lefèvre
m'a tout dit.
— Comment, tu sais?... Et ça ne te fait
rien?... Tant mieux, tant mieux, cela prouve
ton bon sens. Moi qui craignais de te voir
pleurer 1
— Pleurer ! et pourquoi donc, papa Jean-
Claude ? Oh ! j'ai du courage ; vous ne me con-
naissez pas , allez! »
Elle prit un petit air résolu qui lit sourire
Hullin, mais ce sourire s'elTaça bien vite quand
elle ajouta :
« Nous allons faire la guerre... nous allons
nous battre... nous allons courir la monla-
gne...
— Comment? nous allons! nous allons!...
s'écria le brave homme tout ébahi.
— Mais oui. Est-ce que nous ne partons pas?
dit-elle d'un ton de regret.
— C'est-à-dire... il faut que je te quitte pour
quelque temps, mon enfant.
— Me quitter... oh! que non; je pars avec
vous, c'est convenu. Tenez, voyez, mon petit
paquet est déjà prêt, et voici le vôtre que j'ar-
range. Ne vous inquiétez de rien, laissez-moi
faire, et vous serez content! »
Hullin ne revenait pas de sa stupeur.
« Mais, Louise, s'écria-t-il, tu n'y songes pas. . .
Réfléchis donc : il faudra passer des nuits de-
hors, marcher, courir; et le froid, la neige, les
coups de fusil! Cela ne se peut pas.
— Voyons, s'écria la jeune fille d'une voix
pleine de larmes en se jetant dans ses bras, ne
me faites pas de peine! Vous voulez rire de
votre petite Louise... vous ne pouvez pas l'aban-
donner!
— Mais tu seras bien mieux ici... tu auras
chaud... tu recevras de nos nouvelles tous les
jours.
— Non, non, je ne veux pas, moi; je veux
sortir. Le froid ne- me fait rien. Il y a trop
longtemps que je suis enfermée ; je veux pren-
dre un peu d'air aussi. Est-ce que les oiseaux
ne sortent pas? Les rouges-gorges sont dehors
tout l'hiver. Est-ce que je n'ai pas senti le
froid toute petite? et la faim encore! »
Elle frappait du pied, puis pour la troisième
fois entourant le cou de Jean-Claude de ses
bras :
L'NVASION.
27
• Allons, papa Hullin, dit-elle d'une voix
tendre, maman Lefèvre a dit oui... Serez-vous
plus méchant qu'elle? Ahl si vous saviez comme
je vous aime! •
Le brave homme tout attendri s'était assis,
et détournait la tête, pour ne pas se laisser
fléchir, et ne pas permettre qu'on l'embrassât.
« Oh! que vous êtes méchant aujourd'hui,
papa Jean-Claudel
— C'est pour toi, naon enfant.
— Eh bien! tant pis... je me sauverai, je
courrai après vous! Le froid... qu'est-ce que le
froid? Et si vous êtes blessé, si vous demandez
à voir votre petite Louise pour la dernière
fois, et qu'elle ne se trouve pas là, près de vous,
pour vous soigner, pour vous aimer jusqu'à la
fm!..: Oh ! vous me croyez donc bien mauvais
cœur! »
Elle sanglotait. Hullin ne put y tenir davan-
tage.
• Est-ce bien vrai que maman Lefèvre con-
sent? demanda-t-il.
— Oh! oui, oh! oui, elle me l'a dit. Elle m'a
dit : « Tâche de décider papa Jean-Claude;
moi, je ne demande pas mieux; je suis con-
lenle. »
— Eh bien!... que puis-je faire contre vous
deux?. ..tu viendras avecnous... c'est entendu.»
Alors ce fut un cri de joie dont toute la cîis-
sine retentit :
« Oh! que vous êtes bon! »
Et d'un tour de main les larmes furent es-
suyées :
« Nous allons partir, courir les bois, faire la
guerre !
— Hé! s'écria Hullin en hochant la tête,
je le vois maintenant, tu es toujoui-s la petite
heimalhslos. Allez donc apprivoiser une hiron-
delle 1 »
Puis, l'attirant sur ses genoux :
« Tiens, Louise, voilà maintenant douze ans
passésque je t'ai trouvéedansla neige; tu étais
toute bleue, pauvre petite! Et quand nous
fûmes dans la baraque, près d'un bon feu, et
que tu revins tout doucement, la première
chose que tu fis, ce fut de me sourire. Et depuis
j'ai toujours voulu ce que tu as voulu. Avec ce
sourire-là, lu m'as conduit par tous les che-
mins. »
Alors Louise se mit à lui sourire, et ils s'em-
brassèrent :
« Eh bien donc, regardons les paquets, dit le
brave homme avec un soupir. Sont-ils bien
faits au moins? •
H s'approcha du lit etregarda tout émerveillé
ses plus chauds habits, ses gilels do flanelle,
tout cela bien brossé, bien plié, bien empa-
queté ; puis le paquet de Louise avec ses bonnes
robes, ses jupes et ses gros souliers en un bel
ordre. A la fin, il ne put s'empêcher de rire et
de s'écrier :
« 0 heimalhslos, heimalhslos, il n'y a que vous
pour faire les beaux paquets, et vous en aller
sans tourner la tète ! •
Louise sourit.
« Vous êtes content !
— Il le faut bien 1 Mais, pendant tout ce bel
ouvrage, tu n'as pas songé, j'en suis sdr, à pré-
parer mon souper.
— Oh ! ce sera bientôt fait! Je ne savais pas
que vous reviendriez ce soir, papa Jean-
Claude.
— C'est juste, mon enfant. Apprête-moi donc
quelque chose, n'importe quoi, mais vite, car
j'ai bon appétit. En attendant, je vais fumer
une pipe.
— Oui, c'est cela, fumez une pipe. »
Il s'assit au coin de l'établi et battit le bri-
quet tout rêveur. Louise courait à droite, à
gauche, comme un véritable lutin, ranimant
le feu, cassant les œufs dans la poêle, et faisant
sauter une omelette en un clin d'œil. Jamais
elle n'avait été si leste, si riante, si jolie. Hul-
lin, le coude sur la table, la joue dans la main
la regardait faire gravement, pensant à tout ce
qu'il y avait de volonté, de fermeté, de réso-
lution, dans ce petit être, léger comme une
fée et décidé comme un hussard. Au bout d'un
instant, elle vint lui servir l'omelette sur un
grand plat fleuronné, le pain, le verre et la
bouteille.
« Voilà, papa Jean-Claude, régalez-vous! »
Elle le regardait manger d'un œil tendre.
La flamme sautait dans le poêle, éclairant de
sa vive lumière les poutres basses, l'escalier de
bois dans l'ombre, le grand lit au fond de l'al-
côve, toute celte demeure tant de fois égayée
par l'humeur joyeuse du sabotier, les chanson-
nettes de sa fille et l'entrain au travail. Et tout
cela, Loiiise le quittait sans peine; elle ne son-
geait qu'aux bois, au sentier neigeux, aux mon-
tagnes sans fin allant du village à la Suisse, et
bien plus loin encore. Ah ! maître Jean-Claude
avait bien raison de crier: " HeUmalhslos! hei-
malhslos/ » L'hirondelle ne peut s'apprivoiser,
il lui faut le grand air, le ciel immense, le
voyage éternel! Ni l'orage, ni le vent, ni la
pluie par torrents ne l'eûVayent à l'heure du
départ. Elle n'a plus qu'une pensée, plus qu'un
soupir, un cri : « En route ! en route ! »
Le repas terminé, Hullin se leva et dit à sa
fille :
« Je suis las, mon enfant; embrasse-moi, et
allons nous coucher.
— Oui, mais n'oubliez pas de m'éveiller, papa
Jean-Claude, si vous partez avant le jour.
?8
ROMA.NS NATIONAUX.
— Sois donc tranquille. C'est entendu , tu
viendras avec nous. «,
Puis, la regardant grimper l'escalier et dispa-
raître dans la petite mansarde.
« A-t-elle peur de rester au nid ! » se dit-il.
Le silence était grand au dehors. Onze heures
sonnaient à l'église du village. Le bonhomme
s'assit pour défaire ses souliers. Eu ce moment,
ses regards rencontrèrent par hasard son fusil
de munition suspendu au-dessus de la porte.
Il le décrocha, puis il l'essuya lentement et en
fit jouer la batterie. Toute son âme était à cette
besogne.
« Gela va bien encore, » murmura-t-il.
Et d'une voix grave :
« C'est drôle, c'est drôle; la dernière fois que
je le tenais... àMarengo...ilyaquatorze ans...
il me semble que c'était hier! »
Tout à coup, au dehors, la neige durcie cria
sous un pas rapide. Il prêta l'oreille : • Quel-
ju'un... »
Presque aussitôt deujc petits coups secs re-
tentirent aux vitres. Il courut à la fenêtre et
l'ouvrit. La tête de Marc Divés, avec son large
feutre tout roide de glace, se pencha dans
l'ombre.
• Eh bien, Marc, quelles nouvelles?
— As-tu prévenu les montagnards. Materne,
Jérôme, Labarbe?
— Oui, tous,
— Il n'est que temps : l'ennemi a passé.
— Passé?
— Oui... sur toute la ligne... J'ai fait quinze
lieues dans les neiges depuis ce matin pour te
l'annoncer.
— Bon! il faut donner le signal : un grand
feu sur le Falkeinslein. •
Hullin était tout pâle ; il remit ses souliers.
Deux minutes après, sa grosse camisole sur les
épaules et son bâton au poing, il ouvrait dou-
cement la porte, et suivait Marc Divès à grands
pas dans le sentier duFalkênstein.
Vil
A partir de minuit jusqu'à six heures du
malin, une flamme bi-illa dans les ténèbres sur
la cime du Falkenstein, et toute la montagne
fut debout.
Tous les amis de llullin, de Marc Divès et
de la mère Lefèvre, les hautes guêtres aux
jambes, le vieux fusil sur l'épaule, s'acheminè-
rent, dans le silence des bois, vers les gorges
du Valtin. La pensée de l'ennemi, traversant
les plaines de l'Alsace pour venir surprendre
les défilés, était présente à l'esprit de tous. Le
tocsin de Dagsburg , d'Abreschwiller , de
Walsch, de Saint-Quirin et de tous les autres
villages ne cessait point d'appeler les défen-
seurs du pays aux armes.
Maintenant il faut se représenter le Jœger-
thâl au pied du vieux burg, par un temps de
neige extraordinaire, à cette heure matinale
où les grands massifs d'arbres commencent à
sortir de l'ombre, où le froid excessif de la nuit
s'adoucit à l'approche du jour. Il faut se figu-
rer la vieille scierie avec sa large toiture plate,
sa roue pesante chargée de glaçons, sa hutte
trapue vaguement éclairée par un feu de sapin,
dont la lumière pâlit aux lueurs du crépuscule;
et, tout autour du feu, des bonnets de peau,
des feutres, de noirs profils regardant les uns
par-dessus les autres et se serrant comme une
muraille; plus loin, le long des bois, dans
toutes les sinuosités du vallon, d'autres feux
éclairant des groupes d'hommes et de femmes
accroupis dans la neige.
L'agitation commençait à se calmer. A me-
sure que le ciel grisonnait, les gens se recon-
naissaient.
« Tiens, le cousin Daniel de Soldatenthal!
vous êtes donc aussi venu?
— Mais oui, comme vous voyez, Heinrich,
avec ma femme encore.
— Comment ! la cousine Nanette ! Mais où
donc est-elle?
— Là-bas, près du grand chêne, au feu de
l'oncle Hans. •
On se serrait la main. D'autres faisaient en-
tendre de longs bâillements, d'autres jetaient
au feu des débris de planches. On se passait les
gourdes; on se retirait du cercle pour faire
place aux voisins qui grelottaient. Cependant
l'impatience gagnait la foule.
• Ah ça! criait-on,nous ne sommes pas venus
ici pour nous roussir la plante des pieds. Il se-
rait temps de voir, de s'entendre.
— Oui, oui, qu'on s'entende! qu'on nomme
des chefs !
—Non ! tout le monde n'est pas encore réuni.
Voyez, il en arrive toujours de Dagsburg et de
Saint-Quirin. »
En effet, plus le jour grandissait, plus on dé-
couvrait de gens accourant de tous les sentiers
de la montagne. Il y avait bien alors quelques
centaines d'hommes dans la vallée : bûcherons,
charbonniers, flotteurs — sans compter les
femmes et les enfants.
Rien de pittoresque comme cette halte au
milieu des neiges, au fond du défilé encaissé
de hauts sapins jusqu'aux nuages; à droite, les
vallées s'engrenant les unes dans les autres à
perte de vue; à gauche, les ruines du Falken-
L'INVASION.
29
stein debout dans le ciel. On aurait dit de loin
des bandes de grues abattues sur les glaces ;
mais de près il fallait voir ces bomnies rudes,
)a barbe hérissée comme la soie du sanglier,
l'œil sombre, les épaules larges et carrées, les
mains calleuses. Quelques-uns, plus hauts de
taille, apparlenaient à cette race des roux ar-
dent, blancs de peau, poilus jusqu'au bout des
doigts et forts à déraciner des chênes. De ce
nombre étaient le vieux Materne du Hengst et
ses deux fils Frantz et Kasper. Ces gaillards-là,
tous trois armésdepetites carabines d'Inspruck,
les hautes guêtres de toile bleue à boutons de
cuir remontant au-dessus des genonx, les reins
couverts d'une sorte de casaque en peau de
chèvre, le feutre rabattu sur la nuque, n'a-
vaient pas même daigné s'approcher du feu.
Depuis une heure ils étaient assis sur une troncc*
au bord de la rivière, l'œil au guet, les pieds
dans la neige comme à l'affût. De temps en
temps le vieux disait à ses fils :
« Qu'ont-ils donc à grelotter là-bas? Je n'ai
jamais vu de nuit plus douce pour la saison ;
c'est une nuit de chevreuil; les rivières ne sont
pas même prises!- »
Tous les chasseurs forestiers du pays , en
passant, venaient leur serrer la main, puis se
réunissaient autour d'eux , et formaient en
quelque sorte bande à part. Ces gens-là cau-
saient peu, ayant l'habitude de se taire des
journées et des nuits entières, de peur d'effa-
roucher le gibier.
Marc Divès, debout au milieu d'un autre
groupe qu'il dominait de toute la tête, parlait
et gesticulait, désignant tantôt un point de la
montagne, tantôt un autre. En face de lui, se
tenait le vieux pâtre Lagarmitte, avec sa grande
souquenille de toile grise, sa longue trompe
d'écorce sur l'épaule, et son chien. Il écoutait
le contrebandier, la bouche béante, et de temps
en temps inclinait la tête. Du reste, toute la
bande semblait attentive ; elle se composai t sur-
tout de bûcherons et de flotteurs, avec lesquels
le contrebandier se trouvait journellement en
rapport.
Entre la scierie et le premier feu, sur la Ira-
verse de l'écluse, était assis le cordonnier Jé-
rôme de Saint-Quirin, un homme de cinquante
à soixante ans, la face longue, brune, les yeux
caves, le nez gros, les oreilles couvertes d'un
bonnet de peau de loutre, la barbe jaune des-
cendant en pointe jusqu'à la ceinture. Ses
mains, couvertes de gants de grosse laine vert-
gcnouille, s'appuyaient sur un énorme bâton
de cormier noueux. Il était vêtu d'une longue
capote de bure ; on l'aurait pris pour un ermite.
Tronc d'arbre non (î'quarri.
Chaque fois que des rumeurs s'élevaient quel-
que part, le père Jérôme tournait lentement Ja
tôle, et prêtait l'oreille en fronçant le sourcil.
Jean Labarbe, lui, le coude sur le manche
de sa hache, restait impassible. C'était un
homme aux joues pâles, au nez aquilin , aux
lèvres minces. Il exerçait une grande influence
sur ceux de Dagsburg par sa résolution et la
netleté de son esprit. Quand on criait autour
de lui : « Il faut déUbérer ! nous ne pouvons
rester là sans rier faire ! » il se bornait sim-
plement à dire : « Attendons; HuUin n'est pas
encore arrivé, ni Catherine Lefèvre. Rien ne
presse. » Tout le monde alors se taisait , re-
gardant avec impatience vers le sentier des
Charmes.
Le icg'are Piorette, petit homme sec, maigre,
énergique, les sourcils noirs joints sur le front,
un bout de pipe aux dents, se tenait sur le
seuil de sa hutte, et contemplait, d'un œil vif
et profond à la fois, l'ensemble de cette scène.
Cependant , l'impatience grandissait de mi-
nute en minute. Quelques maires de village,
en habit carré et chapeau à cornes, se diri-
geaient vers la scierie , appelant leurs com-
munes à délibérer. Fort heureusement , la
charrette de Catherine Lefèvre apparut enfin
dans le sentier, et mille cris d'enthousiasme
s'élevèrent aussitôt de tous côtés :
« Les voilà! les voilà! ils arrivent! »
Le vieux Materne se dressa sur une Ironce,
et descendit gravement, disant :
« Ce sont eux ! »
Il se fit une grande agitation. Les groupes
éloignés se rapprochèrent , chacun accourut.
Une sorte de frisson d'impatience dominait la
foule. A peine vit-on distinctement la vieille
feimière, le fouet en main, sur sa botte de
paille avec la petite Louise , que de toutes
parts retentirent jusqu'au fond des échos les
cris de :
«Vive la France! — vive la mère Cathe-
rine! »
Hullin, resté en arrière, son grand chapeau
sur la nuque, le fusil de munition en bandou-
lière, traversait alors la prairie de l'Eichmath,
distribuant des poignées de main énergiques :
« Bonjour, Daniel! bonjour, Colon ! bonjour,
bonjour!
— Hé! cela va chauffer, Hullin!
—Oui, oui, nous allons entendre éclater les
marrons cet hiver. Bonjour, mon vieux Jérôme,
nous voilà dans les grandes affaires.
— Mais oui, Jean-Claude. Il faut espérer que
nous en sortirons avec la grâce de Dieu. »
Catherine, arrivée devant la scierie, disait
alors à Labarbe de déposer à terre une petite
tonne d'eau-de-vie qu'elle avait amenée de la
30
ROMANS NATIONAUX.
ferme, et de chercher la cruche du ségare dans
la hutte.
Quelque temps après, Hullin , en s'appro-
chant du feu, rencontra Materne et ses deux
garçons.
« Vous arrivez tard ! lui dit le vieux chasseur.
— Hé ! oui. Que veux-tu ? il a fallu descendre
du Falkenstein , prendre le fusil , embarquer
les femmes. Knfni, nous voilà, ne perdons plus
de temps; Lagarmitte, souffle dans ta corne,
que tout le monde se réunisse! Avant tout, il
faut s'entendre, il faut nommer dos chefs. »
Lagarmitte soufflait déjà dans sa longue
trompe, les joues gonflées jusqu'aux oreilles,
et les bandes encore dispersées le long des sen-
tiers, sur la lisière des bois, hâtaient le pas
pour arriver à temps. Bientôt tous ces braves
gens furent réunis en face de la scierie. Hullin,
devenu grave, monta sur une pile de tronces,
et, promenant sur la foule des regards pro-
fonds, il dit au milieu du plus grand silence:
« L'ennemi a passé le Rhin avant-hier soir;
il marche sur la montagne pour entrer en Lor-
raine : Strasbourg et Huningue sont bloqués.
Il faut nous attendre à voir les Allemands et
les Russes dans trois ou quatre jours. »
Il y eut un cri général de « Vive la France! «
« Oui, vive la France, reprit Jean- Claude, car
si les alliés arrivent à Paris, ils sont maîtres de
tout ; ils peuvent rétablir les corvées, les dîmes,
les couvents, les privilèges et les potences! Si
vous voulez ravoir tout ça , vous n'avez qu'à
les laisser passer. »
On ne saurait peindre la fureur sombre de
toutes ces figures en ce moment.
« Voilà ce que j'avais à vous dire ! cria Hullin
tout pâle. Puisque vous êtes ici, c'est pour vous
hallro.
—Oui! oui!
— C'est bien ; mais écoutez-moi. Je ne veux
pas vous prendre en traîtres. Il y a parmi vous
des pères de famille. Nous serons un contre dix,
contre cinquante: il fautnous attendre à périr!
Ainsi, que les iiommes qui n'auraient pas ré-
fléchi à la chose,, qui ne se sentiraient pas le
cœur de faire leur devoir jusqu'à la fin, s'en
aillent; on ne leur en voudra pas. Chacun est
libre.»
Puis il se tut regardant autour de lui. Tout le
monde restait immobile ; c'est pourquoi d'une
voix plus ferme il finit ainsi :
« Personne ne se relire ! tous, tous, vous êtes
d'accord pour vous battre! £h bien, cela me
réjouit de voir qu'il n'y a pas un seul gueux
parmi nous ! Maintenant il faut nommer un
chef. Dans les grands dangers , la premièie
chose est l'ordre, la discipline. Le chef que
vous allez nommer aura tous les droits de
commander et d'être obéi. Ainsi, réfléchissez
bien, car de cet homme va dépendre le sort de
chacun. »
Ayant dit cela, Jean-Claude descendit des
ironces, et l'agitation fut extrême. Chaque vil-
lage délibérait séparément, chaque maire pro-
posait son homme; cependant l'heure avançait.
Catherine Lefèvre se consumait d'impatience.
Enfin, n'y tenant plus, elle se leva sur son
siège et fit signe qu'elle voulait parler.
Catherine jouissait d'une grande considéra-
tion. D'abord quelques-uns, puis un grand
nombre s'approchèrent pour savoir ce qu'elle
voulait leur communiquer.
" Mes amis , dit-elle, nous perdons trop de
temps. Que vous faut-il ? Un homme sûr, n'est-
ce pas? un soldat, un homme qui ait fait la
guerre et qui sache profiter de nos positions?
Eh bien ! pourquoi ne choisissez - vous pas
Hullin? En est-il un seul qui puisse trouver
mieux? Qu'il parle tout de suite et l'on déci-
dera. Moi, je propose Jean-Claude Hullin. Hé!
là-bas! entendez-vous? Si cela continue, les
Autrichiens seront ici avant qu'on ait un cbef.
— Oui! oui! Hullin! s'écrièrent Labarbe,
Divès, Jérôme et plusieurs autres. Voyons,
qu'on vote pour ou contre ! »
Marc Divès, grimpant alors sur les tronces,
s'écria d'une voix tonnante:
• Que ceux qui ne veulent pas de Jean-Claude
Hullin pour chef lèvent la main. •
Pas une main ne se leva.
« Que ceux qui veulent Jean-Claude Hullin
pour chef lèvent la main. »
On ne vit que des mains en l'air.
• Jean-Claude, dit le contrebandier, monte
ici, regarde... c'est toi qu'on veut! »
Maître Jean- Claude étant monté vit qu'il
était nommé, et tout aussitôt d'un ton ferme
il dit:
• C'est bon! vous me nommez votre chef:
j'accepte! Que Materne, le vieux, Labarbe de
Dagsburg, Jérôme de Saint-Quirin, Marc Divès,
Piorette le ségare et Catherine Lefèvre entrent
dans la scierie. Nous allons délibérer. Dans un
quart d'heure ou vingt minutes, je donnerai
les ordres. En attendant , chaque village va
fournir deux hommes à Marc Divès, pour cher-
cher de la poudre et des balles au Falkenstein. •
VIII
Tous ceux que Jean-Claude Hullin avait dé-
signés se réunirent dans la hutte du ségare,
sous le manteau de l'immense cheminée. Une
L'INVASION.
31
sorte de bonne humeur rayonnait sur la figure
de ces braves gens.
« Depuis vingt ans que j'entends parler de
Russes, d'Autrichiens et de Cosaques, disait le
vieux Materne en souriant, je ne serai pas fâché
d'en voir quelques-uns au bout de mon fusil ;
ça change les idées.
—Oui, lépondit Bnbarbe, nous allons en voir
de drôles; les petits enfants de la montagne
pouri'ont en raconter sur leurs pères et leurs
grands-pères! Et les vieilles, à la veillée, vont-
elles en faire des histoires dans cinquante ans
d'ici !
— Camarades, dit HuUin, vous connaissez
tous le pays, vous avez la montagne sous les
yeux, depuis ïhann jusqu'à Wisscmbourg.
Vous savez que deux grandes routes , , deux
routes impériales , traversent l'Alsace et les
Vosges. Elles partent toutes les deux de Bâle ;
l'une longe le Rhin jusqu'à Strasbourg, de là
elle va remonter la côte de Saverne et entre en
Lorraine. Huningue, Neuf-Brisach, Strasbourg
et Plialsbourg la défendent. L'autre tourne à
gauche et passe à Schlestadt; de Schlestadt
elle entre dans la monlagnc et gagne Saint-Dié,
Raon-l'Etape, Baccarat et Lunôville. L'ennemi
voudra d'abord forcer ces deux routes, les meil-
leures pour la cavalerie, l'arlillerie et les ba-
gages; mais, comme elles sont défendues, nous
n'avons pas à nous en inquiéter. Si les alliés
font le siège des places fortes — ce qui traî-
nerait la campagne en longueur — alors nous
n'aurons rien à craindre ; mais c'est peu pro-
bable. Après avoir sommé Huningue de se
rendre , Belfort , Schlestadt , Strasbourg et
Phalsbourg de ce côté des Vosges ; Bitche, Lut-
zelstein et Sarrebruck de l'autre, je crois qu'ils
tomberont sur nous. Maintenant, écoutez-moi
bien. Entre Phalsbourg et Saint-Dié, il y a
plusieurs défilés pour l'infanterie ; mais il n'y
a qu'une route praticable au canon : c'est la
route de Strasbourg à Raon-les-Leaux par Ur-
inatt, Mutzig, Lutzelhouse, Phrainond, Giand-
fonlaine. L'ne fois maîtres de ce passage, les
alliés pourraient déboucher en Lorraine. Cette
route passe au Donon, à deux lieues d'ici, sur
notre droite. La première chose à faire est de
s'y établir solidement , dans l'endroit le plus
favorable à la défense, c'est-à-dire sur le pla-
teau de la montagne; de la couper, de casser
les ponts et de jeter en travers de solides abatis.
Quelques centaines de gros arbres en travers
d'un passage, avec toutes leurs branches, va-
lent des remparts. Ce sont les meilleures em-
buscades, on est bien à couvert et l'on voit
venir. Ces gros arbres tiennent endiablé! 11
fairt les dépecer morceau par morceau ; on ne
peut jeter des ponts dessus; enlin, c'est ce qu'il
y a de mieux. Tout cela , camarades, sera fait
demain »oir ou après-demain au plus tard, je
m'en charge ; mais ce n'est pas tout d'occuper
une position et de la mettre en bon état de dé-
fense, il faut encore faire en sorte que l'ennemi
ne puisse la tourner...
— Justement j'y pensais, dit Materne; une
fois dans la vallée de la Bruche, les Allemands
peuvent entrer avec de l'infanterie dans les
collines de Haslach et tourner notre gauche.
Rien ne les empêchera d'essayer la même ma-
nœuvre sur notre droite, s'ils parviennent à
gagner Raon-1'Étape...
— Oui, mais pour leur ôter ces idées-là, nous
avons une chose bien simple à faire : c'est d'oc-
cuper les défilés de la Zorn et de la Sarre sur
notre gauche, et celui du Blanru sur notre
droite. On ne garde un défilé qu'en tenant les
hauteurs; c'est pourquoi Piorette va se mettre
avec cent hommes, du côté de Raon-les-Leaux;
Jérôme, sur le Grosmaiin, avec un même
nombre, pour fermer la vallée de la Sarre ; et
Labarbe, à la tête du reste, sur la grande côte
pour surveiller les collines de Haslach. Vous
choisirez votre monde parmi ceux des villages
les plus voisins. Il ne faut pas que les femmes
aient beaucoup de chemin àfaiie pour apporter
des vivres. Et puis les blessés seront plus près
de chez eux, ce qu'il faut aussi considérer.
Voilà provisoirement tout ce que j'avais à vous
dire. Les chefs de poste auront soin de m'en-
voyer chaque jour au Donon, où je vais établir
ce soir notre quartier général, un bon marcheur
pour m'avertir de ce qui se passe et recevoir le
mot d'ordre. Nous organiserons aussi une ré-
serve ; mais, comme il faut aller au plus pressé,
nous parlerons de cela quand vous serez tous
en position, et qu'il n'y aura plus de surprise à
craindre de la part de l'ennemi.
— Et moi, s'écria Marc Divès, je n'aurai donc
rien à faire? Je resterai les bras croisés à re-
garder les autres se battre?
— Toi, tu surveilleras le transport des mu-
nitions; aucun de nous ne saurait traiter la
poudre comme toi, la préserver du feu et de
l'humidité, fondre des balles, faire des car-
touches.
— Mais c'est un ouvrage de femme cela,
s'écria le contrebandier; Hexe-Baizel le ferait
aussi bien que moi. Comment I je ne tirerai pas
un coup de fusil!
— Sois tranquille, Marc, répondit HuUin en
riant, les occasions ne te manqueront pas.
D'abord le Falkenstein est le centre de notre
ligne, c'est notre arsenal et notre point de re-
traite en cas de malheur. L'ennemi saura par
ses espions, que nos convois partent de là; il
essayera probablement de les enlever ; les balles
35J
ROMANS NATIONAUX.
Le doclcur Lorquin. (Page 33.,
et les coups de baïonnette ne te manqueront
pas. D'ailleurs, quand tu serais à couvert, cela
n'en vaudrait que mieux, car on ne peut con-
fier tes caves au premier venu. Cependant, si
tu voulais absolument...
— Non, dit le contrebandier, que la réflexion
de Hullin sur ses caves avait touché, non, tout
bien considéré, je crois que tu as raison, Jean-
Claude; j'ai mes hommes, ils sont bien armés,
nous défendrons le Falkenstein, et si l'occasion
de placer une balle se présente, je serai plus
libre.
— Voilà donc une affaire entendue et bien
comprise? demanda Hullin.
— Oui, oui, c'est entendu.
— Eh bien, camarades, s'écria le brave
homme d'un accent joyeux, allons nous ré-
chauffer le cœur avec quelques bons verres de
vin. Il est dix heures, que chacun retourne à
son village et fasse ses provisions. Demain ma-
tin au plus tard, il faut que tous les défilés
soient occupés solidement. »
Ils sortirent alors de la hutte, et Hullin, en
présence de tout le monde, nomma Labarbe,
Jérôme, Piorette, chefs de défilés; puis il dit à
tous ceux de la Saire de se réunir le plus tôt
possible près de la ferme du Bois-de-Chèncs
avec des haches, des pioches et des fusils.
« Nous partirons à deux heures, leur dit- il,
et nous camperons sur le Donon, en travers de
la route. Demain au petit jour, nous commen-
cerons les abatis. »
Il retint le vieux Materne et ses deux garçons
Fiantzet Kasper, leur annonçant que la bataille
rarn.~linprîiiiem Doiu.'ci.lure et Ducessoia.
L'INVASION.
33
Louise jetant ses bras au cou de Gaspard. . . (l'age 37.)
commencerait sans doute au Donon, et qu'il
fallait de ce côté de bons tireurs, ce qui leur fit
plaisir.
La mère Lefèvre n'avait jamais paru plus
heureuse; en remontant sur sa charrette elle
embrassa Louise et lui dit à l'oreille :
• Tout vabien... Jean-Claude est un homme...
il voit tout... il entraîne tout le monde... Moi,
qui le connais depuis quarante ans, il m'é-
tonne. •
Puis se tournant :
« Jean-Claude, s'écria-t-elle, nous avons là-
bas un jambon qui nous attend, et quelques
vieilles bouteilles, que les Allemands ne boi-
ront pas.
— Non, Catherine, ils ne les boiront pas.
Allez toujours; j'arrive. »
Mais au moment de donner le coup de (ouet,
et comme déjà bon nombre de montagnards
grimpaient la côte pour regagner leurs villages,
voilà que tout au loin on vit poindre, dans le
sentier des Trois-Fontaines, un homme grand,
maigre , enfourché sur une longue bique
rousse , la casquette de peau de lièvre, à large
visière plate, enfoncée jusqu'au cou, le nez en
l'air. Un grand chien berger à longs poils noirs
bondissait près de lui, et les pans de son im-
mense redingote flottaient comme des ailes,
Tout le monde s'écria :
« C'est le docteur Lorquin de la plaine, celui
qui soigne les pauvres gens gratis; il arrive
avec son chien Pluton : c'est un brave homme ! •
En effet, c'était bien lui; il galopait en criant:
• Halte!... arrêtezl... halte!... •
Î8
28
34
ROMANS NATIONAUX.
El sa face rouge, ses gros yeux vifs, sa barbe
d'unbrun roussâlre, seslarges épaules voûtées,
son grand cheval et son chien; tout cela fen-
dait l'air et grandissait à vue d'oeil. En deux
minutes, il eut atteint le pied de la montagne,
traversé la prairie, et il déboucha du pont en
face de la hutte. Aussitôt d'une voix essoufflée
il se prit à dire :
« Ah! les sournois, qui veulent entrer en
campagne sans moi ! Ils me le payeront 1 »
Et frappant sur un petit coffre qu'il portait
en croupe :
« Attendez, mes gaillards, attendez : j'ai là-
dedans quelque chose dont vous me donnerez
des nouvelles; j'ai là-dedans de petits couteaux
et des grands, des ronds et des pointus, pour
vous repêcher les balles, les biscaïens, les mi-
trailles de toute sorte dont on va vous régaler. »
Alors il partit d'un grand éclat de rire, et
tous les assistants eurent la chair de poule.
Ayant fait celte plaisanterie agréable, le doc-
teur Lorquin reprit d'un ton plus grave :
« Hullin, il faut que je vous tire les oreilles.
Gomment, lorsqu'il s'agit de défendre le pays,
vous m'oubliez! il faut que d'autres m'avertis-
sent. Il me semble pourtant qu'un médecin
n'est pas de trop ici. Je vous en veux!
— Pardonnez-moi, docteur, j'ai tort, dit Hul-
lin en lui serrant la main. Depuis huit jours il
s'est passé tant de choses ! On ne pense pas tou-
jours à tout. Et, d'ailleurs, un homme comme
vous n'a pas besoin d'être prévenu pour rem-
plir son devoir. »
Le docteur se radoucit :
« Tout cela est bel et bon, s'écria-t-il, mais
cela n'empêche pas que, par votre faute, j'ar-
rive trop tard; les bonnes places sont prises,
les croix distribuées. Voyftios, où est le général,
que je me plaigne!
— C'est moi.
— Oh ! oh ! vraiment?
— Oui, docteur, c'est moi, et je vous nomme
notre chirurgien en chef.
— Chirurgien en chef des partisans des
Vosges! Eh bien, cela me va. Sans ïancune,
Jean-Claude. »
S'approchant alors de la voiture, le brave
homme dit à Cathenue qu'il comptait sur elle
pour l'organisation des ambulances.
« Soyez tranquille, docteur, répondit la fer-
mière , tout sera prêt. Louise et moi, nous allons
nous en occuper dès ce soir; n'est-ce pas,
Louise ?
— Oh ! oui, maman Lefèvre, s'écria la jeune
fille, ravie de voir qu'on entrait décidément en
campagne, nous allons bien travailler, nous
passerons la nuit, s'il le faut. M. Lorquin sera
content.
— Eh bien donc! en route! Vous dînez avec
nous, docteur. •
La charrette partit au trot. Tout en la sui-
vant, le brave docteur racontait en riant à Ca-
therine comment la nouvelle du soulèvement
général lui était parvenue, la désolation de sa
vieille gouvernante Marie, qui voulait l'empê-
cher d'aller se faire massacrer par les kaiser-
Ucks, enfin les différents épisodes de sou voyage,
depuis Quibolo jusqu'au village des Charmes,
Hullin, Materne et ses garçons marchaient à
quelques pas en arrière , la carabine sur l'épaule,
et c'est ainsi qu'ils montèrent la côte, se diri-
geant vers la ferme du Bois-de-Chênes.
IX
On peut se figurer l'animation de la ferme,
les allées et les venues des domestiques, les
cris d'enthousiasme de tout le monde, le cli-
quetis des verres et -des fourchettes, la joie
peinte sur toutes ces figures, lorsque Jean-
Claude, le docteur Lorquin, les Materne et tous
ceux qui avaient suivi la voiture de Catherine
furent installés dans la grande salle, autour
d'un magnifique jambon, et se mirent à célé-
brer leurs futurs triomphes la cruche en main.
C'était justement un mardi, jour de cuite A
la ferme.
La cuisine flamboyait depuis le matin; le
vieux Duchêne, en manches de chemise, le
bonnet de coton sur la nuque, retirait du four
des miches de pain innombrables, dont la
bonne odeur remplissait toute la nftiison:
Annette les recevait et les empilait au coin de
l'àtre, Louise servait les convives et Catherine
Lefèvre veillait à tout, criant :
« Dépêchez- vous , mes enfants, dépêchez-
vous. Il faut que la troisième fournée soit prête
lorsque ceux de la Sarre arriveront. Ça fera six
livres de pain par homme. •
Hullin, de sa place, regardait la vieille fer-
mière aller et venir.
« Quelle femme! disait-il, quelle femme ! Elle
n'oublie rien. Allez donc en trouver deux pa-
reilles dans tout le pays! A la santé de Cathe-
rine Lefèvre !
— A la santé de Catherine, répondaient les
autres.
Les verres s'entre-choquaient et l'on se re-
mettait à causer de combats, d'attaques, de re-
tranchements. Chacun se sentait animé d'une
confiance invincible, chacun se disait en lui-
même : • Tout ira bien ! »
Mais le ciel leur réservait encore une grande
L'INVASION.
satisfaction en ce jour, surtout à Louise et à la
mère Lefèvre. Vers midi, comme un beau
rayon de soleil d'hiver blanchissait la neige et
faisait fondre le givre des vitres, et que le grand
coq rouge, sortant la tête du poulailler, lançait
sou cri de triomphe dans les échos du Valtin en
battant de l'aile, tout à coup le chien de garde,
le vieux Yohan, toutédenté et presque aveugle,
se mit à pousser des aboiements si joyeux et
si plaintifs à la fois, que tout le monde prêta
l'oreille.
On était dans le plus grand feu de la cuisine;
la troisième fournée sortait du four, et pourtant
Catherine Lefèvre elle-même s'arrêta.
« Quelque chose se passe, » dit-elle à voix
basse.
Puis elle ajouta tout émue :
• Depuis le départ de mon garçon, Yohan n'a
pas aboyé comme ça. »
Dans le même instant des pas rapides traver-
saient la cour; Louise s'élançant vers la porte,
criait : « C'est lui ! c'est lui 1 » Et presque
aussitôt une main cherchait la clenche en fré-
missant ; la porte s'ouvrait, et un soldat parais-
sait sur le seuil, — mais un soldat si sec, si
hâle, si décharné, sa vieille capote grise à bou-
tons d'étain si râpée, ses hautes guêtres de
toile si déchirées, que tous les assistants en
furent saisis.
Il ne semblait pouvoir faire un pas de plus,
et posa lentement la crosse de son fusil à terre.
Le bout de son nez d'aigle, — le nez de la mère
Lefèvre,— luisait comme du bronze, ses mous-
taches rousses tremblaient : on eut dit un de
ces grands éperviers maigres, que la famine
pousse en hiver jusqu'à la porte des étables. Il
regardait dans la cuisine, tout pâle sous les
couches brunes de ses joues, et ses grands
yeux creux remplis de larmes, sans pouvoir
avancer ni dire un mot.
Dehors le vieux chien bondissait, pleurait,
secouait sa chaîne; à l'intérieur, on entendait
le feu pétiller, tant le silence était grand; mais
bientôt, Catherine Lefèvre d'une voix déchi-
rante s'écria :
« Gaspard!... mon enfant!... C'est toi!
— Oui , ma mère! » répondit le soldat tout
bas, comme sulfoqué.
Et, dans la nême seconde, Louise se prit à
sangloter, taudis que dans la grande salle s'é-
levait comme un bruit de tonnerre.
Tous les amis accouraient , maître Jean-
Claude en tête, criant: « Gaspard!... Gaspard
Lefèvre! •
En arrivant, ils virent Gaspard et sa mère
qui s'embrassaient: cette femme si forte, si
courageuse pleurait à chaudes larmes; lui ne
pleurait pas, il la tenait serrée sur sa poitrine.
ses moustaches rousses dans ses cheveux gris,
et murmurait:
• Ma mère!... ma mère!... Ah! que j'ai sou-
vent pensé à vous! ■
Puis d'une voix plus haute :
« Louise! dit-il, j'ai vu Louise! •
Et Louise se précipitait dans ses bras : leurs
baisers se confondaient.
« Ah! tu ne m'as pas reconnu, Louise!
— Oh! que si... oh! que si... je t'ai reconnu
rien qu'à ta marche. »
Le vieux Duchêne , son bonnet de coton à la
main, près du feu, bégayait :
« Seigneur Dieu... est-ce possible?... mon
pauvre enfant... comme le voilà fait! •
II avait élevé Gaspard et se le représentait
toujours, depuis son départ, frais et joufïlu,
dans un bel uniforme à parements rouges.
Cela dérangeait toutes ses idées de le voir au-
trement.
En ce moment HuIIin, élevant la voix, dit :
« Et nous autres, Gaspard, nous tous, tes
vieux amis , tu veux donc nous laisser en fri-
che? »
Alors le brave garçon se retourna et ne fît
qu'un cri d'enthousiasme :
« Hullin! Le docteur Lorquin! Materne!
Frantz! Tous, tous, ils sont tous là! •
Et les embrassades recommencèrent, mais
cette fois plus joyeuses , avec des éclats de rire
et des poignées de main qui n'en finissaient
plus. •
« Ah! docteur, c'est vous! — Ah ! mon vieux
papa Jean-Claude! •
On se regardait dans le blanc des yeux, la
figure épanouie; on s'entraînait bras dessus,
bras dessous dans la salle, et la mère Catherine
avec le sac, Louise avec le fusil, Duchêne avec
le grand shako, suivaient riant, s'essuyant les
yeux et les joues ; on n'avait jamais rien vu de
pareiL
« Asseyons-nous... buvons! s'écriait le doc-
teur Lorquin ; voici le bouquet de la fête.
— Ah! mon pauvre Gaspard, que je suis
donc content de te revoir sain et sauf, disait
Hullin. Hé! hé! sans te flatter, je t'aime mieux
comme ça qu'avec tes grosses joues rouges. Tu
es un homme maintenant, morbleu! Tu me
rappelles les vieux de notre temps, ceux de la
Sambre, de l'Egypte, ha! ha! ha! nous n'avions
pas le nez rond, nous n'étions pas luisants de
graisse ; nous regardions comme des rats mai-
gres qui voient un fromage, et nous avions les
dents longues et blanches!
— Oui, oui , ça ne m'étonne pas, papa Jean-
Claude, répondait Gaspard. Asseyons-nous, as-
seyons-nous; on cause plus à l'aise. Ah çal
pourquoi donc êtes- vous tous à la ferme?
.'{G
ROMANS NATIONAUX.
— Cv^mment, tu ne sais pas? Tout le pays est
en l'air, de la Houpe à Saint-Sauveur, pour se
défendre.
—Oui, l'anabaptiste de la Painbach m'a dit
deux mots décela, comme je passais; c'est donc
vrai?
— Si c'est vrai ! Tout le monde s'en mêle. Et
moi je suis général en chef.
— A la bonne heure, à la bonne beure, mille
tonnerres! Que ces gueux de kaiserlicks ne nous
mangent pas la laine sur le dos dans notre
pays; ça me fait plaisir! Mais passez-moi donc
le couteau. C'est égal, on est heureux de se le-
trouver chez soi. Hé! Louise, viens donc nn
peu t'asseoir ici. Tenez , papa Jean-Claude,
avec cette pelile-là d'un côté, le jambon de
l'autre, la cruche en avant sur la ligne, il ne
me faudrait pas quinze jours pour me remplu-
mer , les camarades ne me reconnaîtraient plus
à la compagnie. »
Tout le monde s'était assis et s'émerveillait
de voir le brave gai-çon tailler, déchiqueter,
lever le coude, puis regarder Louise et sa mère
les yeux attendris, et de l'en tendre répondre aux
lins et aux autres sans perdre un coup de dent.
Les gens de la ferme, Duchène, Annette,
Robin, Dubourg, rangés en demi-cercle, regar-
daient Gaspard d'un air d'extase; Louise rem-
plissait son verre, la mère Lefèvre, assise près
du fourneau, visitait son sac, et, n'y trouvant
que deux veilles chemises toutes noires, avec
des trous gros coînme le poing, des souliers
éculés, de la cire à giberne, un peigne à trois
dents et une bouteille vide, elle levait les mains
au ciel et se dépêchait d'ouvrir l'armoire au
linge en murmurant :
« Seigneur! faut-il s'étonner si tant de
monde périt de misère I »
Le docteur Lorquin, en présence d'un si vi-
goureux appétit, se frottait les mains tout
joyeux et murmurait dans sa grosse barbe :
«Quel gaillard! quel estomac! quel râte-
lier! Il croquerait des cailloux comme des noi-
settes. »
Et le vieux Materne lui-même disait à ses
garçons :
« Dans le temps, après deux ou trois jours de
chasse dans la haute montagne, en hiver, il
m'arrivait aussi d'avoir une faim de loup et de
manger un cuissot de chevreuil sur le pouce ;
maintenant je me fais vieux, une ou deux livres
de viande me suffisent. Ce que c'est pourtant
que l'âge I »
Hulliu avait allumé sa pipe et paraissait tout
rêveur; évidemment quelque chose le tracas-
sait. Au bout de quelques minutes, voyant l'ap-
pétit de Gaspard se ralentir, il s'écria brusque-
ment:
"Dis donc, Gaspard, sans t'inleiifiinpre,
comment diable se fait-il (pie lu sois ici? nous
te croyions encore sur le bord du Rhin , dii
cô:é de Strasbourg.
— Ah! ah! l'ancien, je comprends, dit le fils
Lefèvre en clignant de l'œil: il y a tant de dé-
serteuis, n'est-ce pas?
— Oh ! une idée pareille ne me viendra ja-
mais, et cependant...
-Vous ne seriez pas fâché de savoir si nous
sommes en règle! Je ne puis vous donner tort,
papa Jean-Claude, vous êtes dans votre droit;
celui qui manque à l'appel quandles kaiserlicks
sont en France mérite d'être fusillé! Soyez
tranquille, voici ma permission. »
Uullin, qui n'avait pas de fausse délicatesse,
lut ;
« Permission de vingt-quatre heures au gre-
• nadier Gaspard Lefèvre, de la 2» du 1*'.
< Ce jourd'hui, 3 janvier 1814.
« Gèmeav, chef de bataillon. »
« Bon , bon, fit-il , serre ça dans ton sac; tu
pourrais la perdre. »
Toute sa bonne humeur était revenue.
« Voyez-vous, mes enfants, dit-il, je connais
l'amour: c'est très-beau et c'est très-mauvais;
mais c'est mauvais particulièrement pour les
jeunes soldats qui s'apin'ochent trop de leur
village après une campagne. Ils sont capables
de s'oublier jusqu'à revenir avec deux ou trois
gendarmes à leurs trousses. J'ai vu ça. Enfin,
puisque tout est en ordre, buvons un verre de
rikcvir. Qu'en pensez-vous, Catherine? Ceux de
la Sarre peuvent arriver d'une minute à l'au-
tre, et nous n'avons pas un instant à perdre.
— Vous avez raison, Jean-Claude, répondit
la vieille fermière fort triste. Annette, descends
à la cave, apporte trois bouteilles du petit cel-
lier. •
La servante sortit en courant.
« Mais cette permission, Gaspard, reprit Ca-
therine, depuis combien de temps dure-elle'?
— Je l'ai reçue hier, à huit heures du soir, à
Vasselonne , ma mère. Le régiment est en re-
traite sur la Lorraine; je dois le rejoindre ce
soir à Phalsbourg.
— C'est bien ; tu as encore sept heures devant
toi; il ne t'en faudra pas plus de six pour arri-
ver, quoiqu'il y ait beaucoup de neige au
Foxthâl. •
La brave femme vint se rasseoir près de son
flls, le cœur gros; elle no pouvait cacher son •
trouble. Tout le monde était ému. Louise, le
bras sur la vieille épaulelle r;îpée de Gaspard,
la joue sur son oreille, sanglotait. Hullin vi-
L'INVASION.
37
dait les cendres do sa pipe au bout de la table,
les sourcils froncés, sans rien dire ; mais quand
les bouteilles arrivèrent et qu'on les eut dé-
boucbées :
« Allons, Louise, s'écria-t-il, du courage,
morbleu! Tout cela ne peut durer longtemps;
il faut que ça finisse d'une manière ou d'une
autre, et je dis, moi, que ça finira bien; Gas-
pard l'eviendra, et nous ferons la noce. »
Il remplissait les verres, et Catherine s'es-
suyait les yeux en murmurant :
« Et dire que tous ces brigands sont cause
de ce qui nous arrive. Ah! qu'ils viennent,
qu'ils viennent par ici ! »
On but d'un air mélancolique ; mais le vieux
rikevir, entrant dans l'âme de ces braves gens,
ne tarda point à les l'animer. Gaspard, plus
ferme qu'il ne l'avait paru d'abord, se mit à
raconter les terribles atïaires de Bauizen, de
Lutzen, de Leipzig et de Hanau, où les conscrits
s'étaient battus comme des anciens, rempor-
tant victoire sur victoire, jusqu'à ce que les
traîtres se missent de la partie.
Tout le monde l'écoutailen silence. Louise,
dans les moments de grand danger, — au pas-
sage des rivières sous le feu de l'ennemi, à
l'enlèvement d'une batterie à la baïonnette, —
lui serrait le bras comme pour le défendre. Les
yeux de Jean-Claude étincelaient; le docteur
demandait chaque fois la position de l'ambu-
lance; Materne et ses garçons allongeaient le
cou, leursgrosses mâchoires rousses serrées ; et,
le vin vieux aidant, l'enthousiasme grandissait
de minute en minute : Ah! les gueux! ah! les
brigands! Gare, gare, tout n'est pas fini !... »
La mère Lefèvre admirait le courage et le
bonheur de son fils au milieu de ces événe-
ments, dont les siècles des siècles garderont le
souvenir.
Mais quand Lagarmitte, grave et solennel
dans sa longue jaquette de toile grise, son
large feutre noir sur les boucles blanches do
ses cheveux, et sa longue trompe d'écorcesur
l'épaule, traversa la cuisine et parut à l'entrée
de la salle, disant: «Ceux de la Sarre arrivent!»
Alors toute cette exaltation disparut, et l'on se
leva, songeant à la lutte terrible qui bientôt
allait s'engager dans la montagne-
Louise, jetant ses bras au cou de Gaspard,
s'écria :
« Gaspard, ne t'en va pas!... Reste avec
nous ! •
Il devint tout pâle.
• Je suis soldat, dit il ; je m'appelle Gaspard
Lefèvre; je t'aime mille fois plus que ma pro-
pre vie ; mais un Lefèvre ne connaît que son
devoir. •
Et il dénoua sf!s bras. Louise, alors, s'affais-
iant sur la table, se mit à gémir tout haut.
Gaspard se leva. HuUin se posa entre eux, et
lui scri'ant les mains avec force, les joues fré-
missantes :
« A la bonne heure ! s écria-t-il, tu viens de
parler comme un homme. •
Sa mère s'avança d'un air calme, pour lui
boucler le sac sur les épaules. Elle fit cela, les
sourcils froncés , les lèvres serrées sous son
grand nez crochu , sans pousser un soupir;
mais deux grosses larmes suivaient lentement
les rides de ses joues. Et quand elle eut fini,
se détournant, la manche sur les yeux, elle
dit:
« C'est bien... va... va .. mon enfant, ta mère
te bénit. Si la guerre te prend, tu ne seras pas
mort... tiens, Gaspard, voici ta place, là, entre
Louise et moi: tu y seras toujours! Cette pauvre
enfant n'est pas encore assez vieille pour savoir
que vivre c'est souffrirl...»
Tout le monde sortit ; Louise seule resta dans
la salle, à se lamenter. Quelques instants après,
comme la crosse du fusil retentissait sur les
dalles de la cuisine, et que la porle extérieure
s'ouvrait, elle jeta un cri déchirant, et se pré-
cipitant dehors :
• Gaspard! Gaspard! dit-elle, regarde, j'ai
du courage, je ne pleure pas ; je ne veux pas
te retenir, non, mais ne me quitte pas fàclaé;
aie pitié do moi !
— Fâché ! fâché contre toi, ma bonne Louise.
Oh! non, non, flt-il. Mais de te voir si malheu-
reuse, ça me crève le cœur... Ah! si tu avais
un peu de courage... maintenant je serais heu-
reux !
— Eh bien, j'en ai , embrassons-nous ! Re-
garde, je ne suis plus la même ; je veux être
comme maman Lefèvre ! »
Ils se donnèrent les embrassades d'adieu
avec calme. IluUin tenait le fusil ; Catherine
agita la main comme pour dire : • Va ! va ! c'est
assez ! »
Et lui, saisissant tout à coup son arme, s'é-
loigna d'un pas ferme et sans tourner la tête.
De l'autre côté, ceux de la Sarre, avec leurs
pioches et leurs haches, grimpaient à la file le
sentier du Vallin.
Au bout de cinq minutes, au détour du gros
chêne, Gaspard se retouina levant la main ;
Catherine et Louise lui répondirent. Ilullin
s'avançait alors à la rencontre de son monde.
Le docteur Lorquin seul restait avec les femmes;
quand Gaspard, poursuivant sa route, eut dis-
paru, il s'écria :
« Catherine Lefèvre, vous pouvez vous glo-
rifier d'avoir pour fils un homme de cœur. Dieu
veuille qu'il ail de la chance! »
On entendait les voix loinlaines des arrivants
38
ROMANS NATIONAUX.
qui riaient entre eux, et marchaient à la guerre
comme on court à la noce.
Tandis que HuUin, à la tête des montagnards,
prenait ses mesures pour la défense, le fou
Yégof — cet être sans conscience de lui-même,
ce malheureux couronné de fer-blanc, cette
image désolante de l'âme humaine frappée
dans ce qu'elle a de plus noble, de plus grand,
de plus vital: l'intelligence! — le fou Yégof,
la poitrine ouverte à tous les vents, les pieds
nus, insensible au froid, comme le reptile dans
sa prison de glace, vaguait de montagne en
montagne, au milieu des neiges.
D'où vient que l'insensé résiste aux atteintes
les plus âpres de la température, alors que
l'être intelligent y succombe? Est-ce une con-
centration plus puissante de la vie, une circu-
lation plus rapide du sang, un état de fièvre
continu? Est-ce l'effet delà surexcitation des
sens, ou toute autre cause ignorée ?
La science n'en dit rien. Elle n'admet que
les causes matérielles, impuissantes à rendre
compte de tels phénomènes.
Yégof allait donc au hasard, et la nuit ve-
nait, le froid redoublait, le renard claquait des
dents à la poursuite d'un gibier invisible : la
buse atfamée retombait les serres vides sur les
broussailles, en jetant un cri de détresse. Lui,
son corbeau sur l'épaule, gesticulant, parlant
comme en rêve, marchait, marchait toujours,
du Holderloch au Sonneberg, du Sonneberg au
Blutfeld.
Or, en cette nuit, le vieux pâtre Robin de la
ferme du Bois-de-Ghêne devait être témoin du
plus étrange et du plus épcuvantable spec-
tacle.
Quelques jours auparavant, ayant été surpris
par les premières neiges au fond de la gorge
du Blutfeld, il avait laissé là sa charrette, pour
reconduire son troupeau à la ferme; mais s'é-
tant aperçu qu'il avait oublié sa peau de mou-
ton dans la guérite ambulante, il s'était ce jour-
là, sa besogne faite, mis en route, vers quatre
heures du soir, pour aller la chercher.
Le Blutfeld, situé entre le Schnéeberg et le
Grosmann, est une gorge étroite bordée de ro-
chers à pic. Un filet d'eau y serpente, été comme
hiver, à l'ombre de hautes broussailles, et dans
le fond s'étend un grand pâturage tout par-
semé 3o laiges pierres grises.
On descend rarement dans ce défilé, car le
Bluiitild a quelque chose de sinistre, surtout
au clair de lune d'hiver. Les gens instruits du
pays, le maître d'école de Dagsburg, celui de
Hazlach, disent qu'en cet endroit s'est livrée la
grande bataille des Triboques contre les Ger-
mains, lesquels voulaient pénétrer dans les
Gaules , sous la conduite d'un chef nommé
Luitprandt. Ils disent que les Triboques, des
cimes d'alentour, précipitant sur leurs ennemis
des masses de rochers, les broyèrent là dedans
comme dans un mortier, et que de co grand
carnage, la gorge a conservé le nom de Blutfeld
(champ du sang). On y trouve des pots cassés,
des fers de lance rouilles, des morceaux de
casques, et des épées longues de deux aunes,
en forme de croix.
La nuit, lorsque la lune éclaire ce champ et
ces grosses pierres couvertes de neige, lorsque
la bise souffle , agitant les buissons glacés
comme des cymbales, il semble qu'on entend
le grand cri des Germains au moment de la
surprise, les pleurs des femmes, les hennisse-
ments des chevaux, le roulement immense des
chariots dans le défilé; car il parait que ces gens
conduisaient, dans leurs voitures couvertes
de peaux, femmes, enfants, vieillards, et tout
ce qu'ils possédaient en or, en argent, en meu-
bles, comme les Allemands qui partent pour
l'Amérique.
Les Triboques ne se lassèrent point de les
massacrer pendant deux jours, et, le troisième,
ils remontèrent au Donon, au Schnéeberg, au
Grosmann , au Giromâni , au Hengst-, leurs
larges épaules courbées sous le butin.
Voilà ce qu'on raconte touchant le Blutfeld ;
et certes, à voir cette gorge encaissée dans les
montagnes comme une immense citerne, sans
autre issue qu'un étroit sentier, on comprend
que les Germains ne devaient pas s'y trouvera
leur aise.
Robin n'arriva qu'entre sept et huit heures,
au lever de la lune.
Le brave homme était descendu cent fois
dans le précipice, mais il ne l'avait jamais vu
si vivement éclairé et si morne.
De loin, sa charrette blanche, au fond de l'a-
bîme, lui produisait l'effet d'une de ces grosses
pierres couvertes de neige, sous lesquelles on
avait enterré les Germains. Elle était à l'entrée
du gouffre, derrière un gros massif de brous-
sailles, et le petit torrent murmurait auprès et
se répandait dans les flèches d'eau, brillantes
comme des glaives.
Ariivé là, le pâtre se mit à chercher la clef
du cadenas, puis, ayant ouvert sa guérite, et
se traînant sur les mains et les genoux , il re-
trouva fort heureusement sa casaque, et même
une vieille hachette à laquelle il ne pensait
plus.
L'INVASION.
39
Mais qu'on juge de sa surprise, lorsqu'en se
retournant pour sortir, il vit le fou Yégof ap-
' paraître au détour du sentier, et s'avancer
droit à lui sous les vifs rayons de la lune.
Le brave homme se rappela tout de suite
l'histoire terrible de la cuisine du Bois-de-
Chênes, et il eut peur 1... mais ce fut bien autre
chose , lorsque derrière le fou , à quinze ou
vingt pas, débouchèrent à leur tour cinq loups
gris, deux grands et trois petits.
D'abord il crut que c'étaient des chiens, mais
c'étaient des loups. Ils suivaient Yégof pas à
pas , et lui ne semblait pas les voir ; son cor-
beau voltigeait, allant de la pleine lumière dans
l'ombre des rochers, puis revenant ; les loups,
les yeux brillants , leurs naseaux pointus en
l'air, flairaient; le fou levait son sceptre.
Le pâtre tira la porte de sa guérite aussi
prompt que l'éclair, mais Yégof ne le vit pas.
11 s'avança dans la gorge comme dans une salle
immense ; à droite et à gauche se dressaient
les rochers à pic, au-dessus brillaient des mil-
liards d'étoiles. On aurait entendu voler une
mouche; les loups ne faisaient aucun bruit en
marchant, et le corbeau venait de se poser à
la cime d'un vieux chêne desséché sur l'une
des roches en face ; son plumage luisant pa-
raissait bleu sombre, il tournait la tête et sem-
blait écouter.
C'était étrange.
Robin se dit :
« Le fou ne voit rien, il n'entend rien; ils
vont le dévorer. S'il trébuche, s'il glisse, c'est
fini ! »
Mais, au milieu de la gorge, Yégof s'étant
retourné, s'assit sur une pierre, et les cinq
loups, tout autour de lui, le nez en l'air, s'as-
sirent dans la neige.
Alors, chose vraiment terrible, le fou, levant
son sceptre, leur fit un discours en les appe-
lant par leurs noms.
Les loups lui répondaient pas des cris lu-
gubres.
Or, voici, ce qu'il leur disait:
« Hé ! Ghild, Bléed, Merweg, et toi, Sirimar,
mon vieux, nous voilà donc encore une fois en-
semble I Vous êtes revenus gras.... il y a eu
bonne chère en Allemagne, hél •
Puis, montrant la gorge blanche :
« Vous rappelez-vous la grande bataille? »
L'un des loups se mit à hurler lentement
d'une voix plaintive, puis un autre, puis tous
les cinq ensemble.
Cela dura bien dix minutes.
Le corbeau, perché sur la branche desséchée,
ne bougeait pas.
Robin aurait voulu fuir; il priait, invoquant
tous les saints, et surtout son patron, pour le-
quel les pâtres de la montagne ont la plus
grande vénération.
Mais les loups hurlaient toujours, et U'ras les
échos du Blutfeld avec eux.
A la fin, l'un, le plus vieux, se tut, puis un
autre, puis tous, et Yégof reprit :
« Oui, oui, c'est une triste histoire. — Ohl
regardez. Voici la rivière où coulait notre sang!
— C'est égal, Merweg, c'est égal, les autres ont
aussi laissé de leurs os dans la bruyère. — Et
la lune a vu leurs femmes s'arracher les che-
veux durant trois jours et trois nuits 1 — Oh! la
terrible journée! — Oh! les chiens, ont-ils été
fiers de leur grande victoire! — Qu'ils soient
maudits... maudits! «
Le fou avait jeté sa couronne à terre; il la
ramassa en gémissant.
Les loups, toujours assis, l'écoutaient comme
des personnes attentives. Le plus grand se mit
à hurler, et Yégof lui répondit :
« Tu as faim, Sirimar! réjouis-toi, réjouis-
toi, la chair ne manquera pas longtemps : les
nôtres arrivent; ou va recommencer la ba-
taille. »
Puis, se levant et frappant de son sceptre une
pierre :
« Tiens, voilà tes os ! »
Il s'approcha d'une autre :
« Et. les tiens, Merweg, les voilà! » fit- il. ,
Toute la bande le suivit; lui, se dressant sur
une petite roche et regardant le gouffre silen-
cieux, s'écria :
« Notre chant de guerre est mort! notre chant
de guerre est un gémissement! l'heure est
proche, il va se réveiller! — Et vous serez des
guerriers; vous aurez encore une fois ces val-
lons et ces montagnes.
« Ohl ces bruits de charrettes, ces cris de
femmes, ces coups de masse, je les entends,
l'air en est plein.
« Oui, oui, ils de.icendaient delà-haut, et nous
étions entourés! '— Et maintenant tout est
mort; écoutez, tout est mort; vos os dorment,
mais vos enfants arrivent, votre tour revien-
dra : — chantez, c-hantez ! »
Et lui-même se mit à hurler, tandis que les
loups reprenaient leur chant sauvage.
Ces plaintes devenaient de plus en plus na-
vrantes, et le silence des rochers d'alentour,
les uns sombres, les autres éclairés de face ;
rimmobiUté des bois sous leur ftirdeau de
neige ; les échos lointains répondant au lugubre
concert d'une voix mystérieuse, tout était fnit
pour saisir le vieux pâtre d'une horreur éti,r-
nelle.
Cependant il craignait moins, car Yégof et
son funèbre cortège se trouvaient plus loin de
lui, et s'éloignaient vers Hazlach.
40
ROMANS NATIONAUX.
1,1' Ibu, 1( \aal son sceptre, leur lit un discours. (Page 3'J.)
A son tour le corbeau, jetant un cri rauque,
déploya ses ailes et prit son vol dans l'azur
pâle.
Toute cette scène disparut comme un rêve !
Robin, longtemps encore, écouta les hurle-
ments qui s'éloignaient. Ils avaient complète-
ment cessé depuis plus de vingt minutes, et le
silence de l'hiver régnait seul dans l'espace,
lorsque le brave homme se sentit assez rassuré
pour sortir de sa guérite, et reprendre en cou-
rant le chemin de la ferme.
En arrivant au Bois-de-Chênes, il trouva tout
le monde en l'air. On était en train d'abattre un
bœuf pour la troupe du Donon. HuUin, le doc-
teur Lorquin, Louise, étaient partis avec ceux
de la Sarre. Catherine Lefèvre faisait charger
sa grande voiture à quatre cheveaux, de pain,
de viande et d'eau-de-vie. On allait, on cou-
rait, tout le monde prêtait la main aux prépa-
ratifs.
Robin ne put raconter à personne ce qu'il
avait vu. D'ailleurs, cela lui paraissait à lui-
même tellement incroyable, qu'il n'osait en
ouvrir la bouche.
Lorsqu'il fut couché dans sa crèche, au mi-
lieu de l'étable, il finit par se dire que Yégof
avait sans doute apprivoisé dans le temps une
nichée de loups, et qu'ils parlait de ses folies
avec eux, comme on parle quelquefois à son
chien.
Mais il lui resta toujours de cette rencontre
une crainte superstitieuse, et, même dans l'âge
le plus avancé, le brave homme ne parla jamais
de ces choses qu'en frémissant.
l'di't^. Juies Uouaveiiluri.', niipniucur.
L'INVASION.
41
Une vinglaine lio Cosaques, Uliail>e jaune ébouiiBëe... (Page 41.)
XI
Tout ce que Hullin avait ordonné s'était ac-
compli : les défilés de la Zorne, de la Sarre
étaient gardés solidement; celui du Blanru,
point extrême de la position, avait été mis en
état de défense par Jean-Claude lui-même et
les trois cents hommes qui formaient sa force
principale.
C'est là, sur le versant oriental du Donon, à
deux kilomètres de Grandfontaine, qu'il faut
nous porter pour attendre les événements ul-
térieurs.
Au-dessus de la grande route, qui longe la
côte en écharpe jusqu'aux deux tiers de la cime
on remarquait alors une ferme entourée de
quelques arpents de terre cultivée, la métairie
de Pelsly l'anabaptiste, une large construction
à toiture plate, telle qu'il la fallait pour ne pas
être enlevée par les grands courants d'air. Les
étables et les réduits à porcs s'étendaient der-
rière, vers le sommet de la montagne.
Les partisans bivouaquaient aux alentours ;
à leurs pieds se découvraient Grandfontaine et
Pramont, serrés dans une gorge étroite ; plus
loin, au tournant de la vallée, Schirmeck et son
vieua pan de ruines féodales; enfin, dans les
ondulations de la chaîne, la Bruche s'éloignant
en zigzag, sous les brumes grisâtres de l'Alsace.
A leur gauche montait la cime aride du Donon,
i'g
2J
42
ROMANS NATIONAUX.
Bernée de rochers et de quelques sapins rabou-
gris. Devant eux se trouvait la route effon-
drée : les talus écroulés sur la neige, de grands
arbres jetés à la traverse avec toutes leurs
branches.
La neige fondante laissait paraître la glèbe
jaune de loin en loin ; ailleurs, elle formait de
grosses vagues gercées par la bise.
C'était un coup d'oeil sévère et grandiose. Pas
un piéton, pas une voiture n'apparaissait le
long du chemin de la vallée, qui serpente sous
les taillis à perle de vue : on aurait dit un
désert.
Les quelques feux éparpillés autour de la
métairie, envoyant au ciel leurs bouflées de
fumée humide, iudiquaienfcseuls l'emplacement
du bivouac. ;•-
Les montagnards, assis autour de leurs mar-
mites, le feuire rabattu sur la nuque, le fusil
en bandoulière, étaient tout' mélancoliques :
depuis trois jours ils attendaient l'ennemi.
Dans un de ces groupes, les jambes repliées, le
dos arrondi, la pipe aux lèvres, se trouvaient
le vieux Materne et ses deux garçons.
De temps en temps, Louise apparaissait sur
le seuil de la ferme, puis elle rentrait bien vite
se remettre à l'ouvrage. Un grand coq grattait
le fumier de la patle, chantant d'une voix en-
rouée; deux ou trois poules se promenaient le
long des broussailles. Tout cela réjoui.ssait la
vue; mais la grande consolation des partisans
était de contempler de magnifiques quartiers
de lard, aux côtes blanches et rouges, embro-
chés dans des piquets de bois vert, fondant leur
graisse goutte à goutte sur la braise, et d'aller
remplir leurs cruches à une petite tonne d'eau-
de-vie posée sur la charrette de Catherine Le-
fèvre.
Vers huit heures du matin, un homme se
montra subitement entre le grand et le petit
Donon : les sentinelles le découvrirent aussitôt;
il descendait en agitant son feutre.
Au bout de quelques minutes, on reconnut
Nickel Bentz, l'ancien garde forestier de la
Houpe.
Tout le camp fut en éveil ; on courut avertir
HuUin, qui dormait depuis une heure dans la
métairie, sur une grande paillasse, côte à côie
avec le docteur Lorquin et son chien Pluton.
Ils sortirent tous les trois, accompagnés du
vieux pâtre Lagarniilte, qu'on avait nommé
trompette, et de.l'anabaptiste Pelsly, homme
grave, les bras enfoncés jusqu'aux coudes dans
les larges poches de sa tunique de laine grise
garnie d'agrafes de laiton, un largo collier de
barbe autour des mâchoires, et la houppe de
son bonnet de coton au milieu du dos.
Jean-Claude semblait joyeux.
« Eh bien, Nickel, que se passe-t-il là-bas?
s'écria-t-il.
— Jusqu'à présent, rien de nouveau, maître
Jean-Claude; seulement du côté de Phalsbourg,
on entend gronder comme un orage. Labarbe
dit que c'est le canon, car toute la nuit on
•voyait passer des éclairs sur la forêt de Hilde-
house, et, depuis ce matin des nuages gris
s'étendent sur la plaine.
— La ville est attaquée, dit Hullin; mais du
côté de Lutzelstein?
— On n'entend rien, répondit BeUtz.
— Alors, c'est que l'ennemi essaye de tourner
la place. Dans tous les cas, les alliés sont là-bas:
il doit y avoir terriblement de monde en Al-
sace. •
Puis se tournant vers Materne, debout der-
rière lui :
« Nous ne pouvons plus rester dans l'incerti-
tude, dit-il, tu vas partir avec les deux fils eu
reconnaissance. »
La figure du vieux chasseur s'éclaircit.
« A la bonne heure ! je vais donc pouvoir me
dégourdir un peu les jambes, dit-il, et tâcher
de décrocher uu de ces gueux d'Autrichiens ou
de Cosaques.
— Un instant, mon vieux, il ne s'agit pas ici
de décrocher quelqu'un ; il s'agit de voir ce qui
se passe. Frantz et Kasper resteront armés, mais
toi, je te connais, tu vas laisser ici ta carabine,
ta corne à poudre et ton couteau de chasse.
— Pourquoi cela?
— Parce qu'il faut entrer dans les villages,
et que si l'on te prenait armé, tu serais fusillé
tout de suite.
— Fusillé?
— Sans doute. Nous ne sommes pas des
troupes régulières; on ne nous fait pas prison-
niers, on nous fusille. Tu suivras donc la route
de Schirmeck, un bâton à la main, et tes flls
t'accompagneront de loin dans les taillis, à
demi-portée de carabine. Si quelques marau-
deurs l'attaquent, ils viendront à ton secours,
mais si c'est une colonne, un peloton, ils te
laisseront prendre.
— Ils me laisseront prendre ! s'écria le vieux
chasseur indigné, je voudrais bien voir ça.
— Oui, Materne, et ce sera le plus simple,
car un homme désarmé, on le relâche; un
homme armé, on le fusille. Je n'ai pas besoin
de te dire qu'il ne faut pas chanter aux Alle-
mands que tu viens les espionner.
— Ah! ahl je comprends. Oui, oui, ça n'est
pas mal vu; moi, je ne quitte jamais ma cara-
bine, Jean-Claude, mais à la guerre comme à
la guerre; tiens, la voilà ma carabine, et ma
corne, et mon couteau. Qui est-ce qui me prê-
tera sa blouse et son bâton? »
L'INVASION.
43
Nickel Ben Iz lui passa son sarrau bleu et son
feutre. Tout le monde les entourait avec admi-
ration.
Lorsqu'il eut changé d'habits, malgré ses
grosses moustaches grises, on aurait pris le
vieux chasseur pour un simple paysan de la
haute montagne.
Ses deux garçons, tout fiers d'être de cette
première expédition, vérifiaient l'amorce de
leurs carabines et mettaient au bout du canon
la biiïonnette du sanglier droite et longue
comme vme épée. Ils tàtaient leur couteau de
chasse, poussaient la gibecière d'un mouve-
ment d'épaules sur leurs reins, et s'assuraient
que tout se trouvait bien en ordre, promenant
autour d'eux des regards étincelants.
« Ah ça! leur dit le docteur Lorquin en
riant, n'oubliez pas la recommandation de
maître Jean-Claude : de la prudence 1 Un Alle-
mand de plus ou de moins sur cent mille n'em-
bellirait pas considérablement nos affaires ; tan-
dis que si vous nous reveniez endommagés l'un
ou l'autre, on vous remplacerait difflcilement.
— Oh! ne craignez rien, docteur, nous allons
ouviir l'œil.
— Mes garçons, répondit fièrement Materne,
sont de vrais chasseurs : ils savent attendre et
profiter du moment. Ils ne tireront que si j'ap-
pelle. Vous pouvez être tranquille I Et mainte-
nant, en route; il faut que nous soyons de re-
tour avant la nuit. »
Ils partirent.
« Bonne chance! » leur cria Hullin, tandis
qu'ils remontaient dans les neiges, pour faire
le lourdes abatis.
Ils descendirent bientôt vers le petit sentier
qui coupe au court sur la droite de la montagne.
Les partisans les suivaient du regard. —
Leurs giands cheveux roux frisés, leurs longues
jambes sèches, leurs larges épaules, leurs
mouvements souples, rapides, tout annonçait
qu'en cas de rencontre, cinq ou six kaiserliclcs
n'auraient pas beau jeu contre de pareils gail-
lards.
Au bout d'un quart d'heure ils tournèrent la
sapinière et disparurent.
Alors Hullin rentra tranquillement à la ferme,
en causant avec Nickel Benlz.
Le docteur Lorquin marchait derrière, suivi
de Pluton, et tous les autres allèrent reprendre
leurs places autour des feux de bivouac.
XII
Materne et ses deux garçons marchèrent
longtemps en silence; le temps s'était mis au
beau; le pâle soleil d'hiver brillait sur la neige
éblouissante sans parvenir à la dissoudre; le
sol restait ferm,e et sonore. Au loin, dans la
vallée, se dessinaient avec une netteté surpre-
nante les flèches des sapins, la pointe rougeâtre
des rochers, les toits des hameaux, avec leurs
stalactites de glace suspendues aux tuiles, leurs
petites fenêtres scintillantes, et leurs pignons
aigus.
Les gens se promenaient dans la rue de
Grandfonlaine; une troupe de jeunes filles sta-
tionnait autour du lavoir, quelques vieux en
bonnet de coton fumaient leur pipe sur le seuil
des maisonnettes. Tout ce petit monde, au fond
de l'étendue bleuâtre, allait, venait et vivait,
sans qu'un souffle, un soupir parvint à l'oreille
des forestiers.
Le vieux chasseur fit halte à la lisière du
bois, et dit à ses fils :
« Je vais descendre au village, chez Dubreuil,
l'aubergiste de la Pomme de pin. •
Il leur désignait de son bâton une longue
bâtisse blanche, les fenêtres et la porte en-
tourées d'une bordure jaune, et une branche
de pin suspendue à la muraille en guise d'en-
seigne.
« Vous m'attendrez ici ; s'il n'y a pas de dan-
ger, je sortirai sur le pas de la porte et je
lèverai mon chapeau, vous pourrez alors venir
prendre un verre de vin avec moi. »
Il descendit aussitôt la côte neigeuse, jus-
qu'aux petits jardins échelonnés au-dessus de
Grandfoiitaiiie, ce qui dura bien dix minutes,
puis il prit entre deux sillons, gagna la prairie,
traversa la place du village, et ses deux gar-
çons, l'arme au pied, le virent entrer à l'au-
berge. Quelques instants après, il reparut sur
le seuil et leva son chapeau, ce qui leur fit
plaisir.
Au bout d'un quart d'heure, ils avaient re-
joint leur père dans la grande salle de la Pomme
de pin; une pièce basse, chauffée par un grand
fourneau de fonte bleui à la mine de plomb,
le plancher sablé, et les longues tables de sapin
bien récurées à la couronne de prêle.
Sauf l'aubergiste Dubreuil, — le plus gros et
le plus apoplectique des cabaretiers des Vosges,
le ventre replié en outre sur ses cuisses énor-
mes, les yeux ronds, le nez épaté, une verrue
sur la joue droite et le triple menton retombant
en cascade sur son col rabattu à la Colin, — sauf
ce curieux personnage, assis dans un grand
fauteuil de cuir près du fourneau, Materne se
trouvait seul. Il venait de remplir les verres;
la vieille horloge sonnait neuf heures, et son
coq de bois battait de l'aile avec un grincement
bizarre.
44
ROMANS NATIONAUX,
« Salut, père Dubreuil, dirent les deux gar-
çons d'une voix rude.
— Bonjour, mes braves, bonjour, » répondit
l'aubergiste en grimaçant un sourire.
Puis, d'une voix grasse, il demanda :
« Rien de neuf?
— Ma foi, non ! répondit Kasper, voici l'hiver,
le temps du sanglier. »
Puis tous deux, posant leur carabine dans
l'angle de la fenêtre, à portée de la main en
cas d'éveil, ils passèrent une jambe au-dessus
du banc, et s'assirent en face de leur père, qui
tenait le haut bout de la table.
En même temps ils burent, en disant : • A
notre santé! • Ce qu'ils avaient toujours soin
de faire.
« Ainsi, dit Materne en se retournant vers le
gros homme, comme pour reprendre la suite
d'une conversation interrompue, vous pensez,
père Dubreuil, que nous n'aurons rien à crain-
dre au bois des Baronies, et que nous pourrons
chasser tranquillement le sanglier?
— Oh ! pour ça, je n'en sais rien, s'écria l'au-
bergiste; seulement, jusqu'à présent, les alliés
n'ont pas encore dépassé Mutzig. Et puis, ils ne
font de mal à personne; ils reçoivent tous les
gens de bonne volonté, pour combattre l'usur-
pateur.
— L'usurpateur? qu'est-ce donc?
— Hé I Napoléon Bonaparte, l'usurpateur,
c'est connu. Regardez un peu au mur. »
11 leur désignait une grande pancarte de pa-
pier collée à la muraille, près de l'horloge.
« Regardez ça, et vous verrez que les Autri-
chiens sont nos véritables amis. •
Les sourcils du vieux Materne se rapprochè-
rent, mais réprimant aussitôt ce tressaillement:
. Ah bah! fit-il.
— Oui, lisez ça.
— Mais je ne sais pas lire, monsieur Du-
breuil, ni mes garçons non plus; expliquez-
nous seulement la chose. »
Alors le vieux cabaretier, appuyant ses deux
grosses mains rouges aux bras de son fauteuil,
se leva en soufflant comme un veau, et fut se
poser devant la pancarte, les bras croisés sur
sa croupe énorme. Puis, d'un ton majestueux,
il lut une proclamation des souverains alliés,
déclarant • qu'ils faisaient la guerre à Napo-
léon en personne, et non pas à la France. En
conséquence de quoi, tout le monde devait se
tenir tranquille et ne pas se mêler de leurs
affaires, sous peine d'être brûlé, pillé et fu-
sillé. »
Les trois chasseurs écoutaient cela, se regar-
dant l'un l'autre d'un œil étrange.
Quand Dubreuil eut fini, il alla se rasseoir
et dit :
« Vous voyez bien !
— Et d'où tenez- vous ça? demanda Kasper.
— Ça, mon garçon, c'est affiché partout!
— Eh bien, ça nous fait plaisir, dit Materne,
en portant la main sur le bras de Frantz, qui
se levait les yeux étincelants. Tu veux du fou,
Frantz? voici mon briquet. »
Frantz se rassit, et le vieux reprit d'un air
bonhomme :
« Et nos bons amis les Allemands ne pren-
nent rien à personne?
— Tous les gens tranquilles n'ont rien à
craindre, mais les mauvais gueux qui se lèvent
on leur prend tout, et c'est juste, il ne faut
pas que les bons pâtissent pour les mauvais.
Ainsi, vous, par exemple, au lieu de vous faire
du mal, on vous recevrait très-bien au quar-
tier général des alliés. Vous connaissez le pays,
vous serviriez de guides, et l'on vous payerait
grassement. ■
11 y eut un instant de silence; les trois chas-
seurs se regardèrent de nouveau, le père avait
étendu les mains sur la table, tout au large,
comme pour recommander le calme à ses fils.
Cependant il était tout pâle.
L'aubergiste qui ne s'apercevait de rien
reprit :
« Vous auriez bien plutôt à craindre, au bois
des Baronies, ces brigands de Dagsburg, de la
Sarre et du Blanru qui se sont révoltés en
niasse et qui veulent recommencer 93.
— En êtes-vous bien sûr? demanda Materne,
faisant effort pour se dominer.
— Si j'en suis sûr! Vous n'avez qu'à regar-
der par la fenêtre, et vous les verrez sur la
route du Donon. Ils ont surpris l'anabaptiste
Pelsly; ils l'ont attaché au pied de son lit; ils
pillent, ils volent, ils défoncent les routes, mais
gare, gare ! D'ici quelques jours ils vont en voir
de drôles. Ce n'est pas avec des mille hommes
qu'on va les attaquer, pas avec des dix mille,
mais avec des milliards de milUasses... Ils se-
ront tous pendus! »
Materne se leva.
« Il est temps de se remettre en route, dit-il
d'un ton bref. A deux heures il faut être au
bois, et nous sommes là tranquillement à cau-
ser comme des pies. Au revoir, père Dubreuil. »
Ils sortirent précipitamment, n'y tenant plus
de rage.
« Réfléchissez bien à ce que je vous ai dit ! •
leur cria l'aubergiste de son fauteuil.
Une fois dehors, Materne se retournant les
lèvres frémissantes, s'écria :
« Si je ne m'étais pas retenu, j'allais lui cas-
ser la bouteille sur la tête.
—Et moi, dit Frantz, je lui passais ma baïon-
nette dans le ventre. »
L'INVASION.
ih
Kasper, an pied sur la marche, semblait vou-
loir rentrer; il serrait le manche de son cou-
teau de chasse, sa figure avait une expression
terrible. Mais le vieux le prit par le bras, et
l'entraîna en disant :
• Allons... allons... nous retrouverons ça
plus tard! Me conseiller, à moi, de trahir le
pays! HuUin nous avait bien dit d'être sur nos
gardes; il avait raison. »
Ils descendirent alors la rue, jetant à droite
et à gauche des yeux hagards. Les gens se de-
mandaient entre eux : « Qu'est-ce qu'ils ont
donc? »
Arrivés au bout du village, en face de la
vieille croix, tout près de l'église, ils firent
halte, et Materne, d'un ton plus calme, leur
montrant le sentier qui tourne autour de Phrâ-
mond, dans les bruyères, dit à ses fils :
« Vous allez prendre ce chemin-là. Moi, je
suis la route jusqu'à Schirmeck. Je n'irai pas
trop vite, pour vous laisser le temps d'arriver
avec moi. »
Ils se séparèrent, et le vieux chasseur tout
pensif, la tête inclinée, marcha longtemps, se
demandant par quelle force intérieure il avait
pu s'empêcher de casser la tôle au gros auber-
giste. Il se dit que c'était sans doute la peur de
compromettre ses fils.
Tout en rêvant à ces choses. Materne rencon-
trait de temps en temps des troupeaux de bœufs,
de moutons et de chèvres qu'on menait dans la
montagne. 11 y en avait qui venaient de Wisch,
d'Urmatt, et même de Mutzig; les pauvres
bêtes n'en pouvaient plus.
« Où diable courez-vous si vite? criaille vieux
chasseur aux pâtres mélancoliques; vous n'avez
donc pas confiance dans la proclamation des
Russes et des Autrichiens, vous autres? »
Et ces gens, de mauvaise humeur, lui répon-
daient :
« Il vous est facile de rire. Les proclama-
tions! nous savons ce qu'elles valent mainte-
nant. On pille tout, on vole tout, on met des
contributions forcées, on enlève les chevaux,
les vaches, les bœufs, les voitures.
— Tiens! tiens! tiens! pas possible... Qu'est-
ce que vous me racontez là? faisait Materne, ça
me renverse, des gens si braves, de si bons
amis, des sauveurs de la France! Je ne peux
pas vous croire. Une si belle proclamation !
— Eh bien, descendez en Alsace, et vous
verrez! »
Les pauvres gens s'en allaient, hochant la
tête d'un air d'indignation profonde, et, lui,
riait dans sa barbe.
Plus Materne avançait, plus le nombre des
troupeaux devenait grand; il n'y avait plus
seulement des troupeaux de bétail, beuglant.
mugissant, mais encore des bandes d'oies à
perte de vue, criant, nasillant, se tramant sur
le ventre tout le long du chemin, les ailes le-
vées, les pattes à demi gelées : cela faisait
pitié !
En approchant de Schirmeck, c'était bien pis
encore; les gens se sauvaient en masse avec
leurs grandes voitures chargées de tonneaux,
de viandes fumées, de meubles, de femmes et
d'enfants, frappant les chevaux à les faire périr
sur place, et disant d'une voix lamentable :
« Nous sommes perdus ; les Cosaques arrivent. »
Ce cri : « les Cosaques ! les Cosaques! » pas-
sait d'un bout de la route à l'autre comme un
coup de vent ; les femmes se retournaient bou-
che béante, et les enfants se dressaient sur les
voitures pour voir de plus loin. On n'avait ja-
mais rien vu de pareil, et Materne, indigné,
rougissait de la peur de ces gens, qui pou-
vaient se défendre, tandis que l'égoïsme et le
désir de sauver leurs biens les faisaient fuir
lâchement.
A l'embranchement du Fond des Saules, tout
près de Schirmeck, Kasper et Frantz rejoigni-
rent leur père, et tous trois entrèrent au bou-
chon de laC/e/"-d'OrJque tenait la veuve Faltaux,
à droite de la route, au premier tiers de la côte.
La pauvre femme et ses deux filles regar-
daient d'une fenêtre la grande émigration, en
joignant les mains.
En effet, le tumulte grandissait de seconde
en seconde ; le bétail, les voitures et les gens
semblaient vouloir passer sur le dos les ims
des autres. On ne se possédait plus, on hurlait,
on frappait pour avoir de la place.
Materne poussant la porte et voyant les fem-
mes plus mortes que vives, pâles, échevelées,
cria, frappant de son bâton sur le plancher :
« Hé! la mère, devenez-vous folle? Comment,
vous qui devez le bon exemple à vos filles, vous
perdez tout courage: c'est honteux I •
Alors la vieille se retournant, répondit d'une
voix lamentable :
« Ah ! mon pauvre Materne, si vous saviez,
si vous saviez !
— Eh bien, quoi? L'ennemi arrive; il ne vous
mangera pas.
— Non, mais il dévore tout sans miséricorde.
La vieille Ursule de Schlestadt, arrivée hier
soir, dit que les Autrichien ne veulent que des
knoépfe et des noudely les Russes du schnaps, et
les Bavarois de la choucroute. Et quand on les
a bourrés de tout cela jusqu'à la gorge, ils
crient encore la bouche pleine: schokolale!
schokolale*! Mon Dieu... mon Dieu... comment
nourrir tous ces gens?
* Du chocolat.
46
ROMANS NATIONAUX.
—Je sais bien que c'est difficile, dit le vieux
chasseur; les geais n'ont jamais assez de fro-
mage blanc. Mais, d'abord, où sont-ils ces Go-
sacjues, ces Bavarois et ces Autrichiens? Depuis
Grandfontaine, nous n'en avons pas rencontré
un seul.
— Ils sont en Alsace, du côté d'Urmatt, et
c'est ici qu'ils viennent I
— En attendant, dit Kasper, servez-nous une
cruche de vin ; voici un écu de trois livres,
vous le cacherez plus facilement que vos ton-
neaux. »
L'une des filles descendit à la cave, et, dans
le même instant, plusieurs autres personnes
entrèrent : un marchand d'almanachs du côté
de Strasbourg, un routier en blouse de Sarye-
brtlck et deux ou trois bourgeois de Mutzig, de
Wisch et de Schirmeck, qui se sauvaient avec
leurs troupeaux, et n'en pouvaient plus à force
de crier.
Tous s'assirent à la même table, en face des
fenêtres, pour surveiller la route ; on leur ser-
vit du vin, et chacun se mit à raconter ce qu'il
savait; l'un disait que les alliés étaient si nom-
breux , qu'on les faisait coucher côte à côte
dans la vallée de Hirschenthal , et si remplis
de vermine, qu'après leur départ, les feuilles
mortes marchaient toutes seules dans les bois ;
— un autre, que les Cosaques avaient mis le
feu'dans un village d'Alsace, parce qu'on leur
avait refusé des chandelles pour dessert après
leur dîner; que certains d'entre eux, surtout
les Kalmoucks , mangeaient le savon comme
du fromage, et la corne de lard comme de la
galette; qu'un grand nombre buvaient l'eau-
de-vie à la chope , après avoir eu soin d'y
mettre des poignées de poivre; qu'il fallait
tout leur cacher, car tout leur était bon à man-
ger et à boire.
Le roulier dit à ce propss que , trois jours
avant, un corps d'armée russe étant passé, la
nuit, sous le canon de Bitsch, il avait dû sta-
tionner plus d'une heure sur la glace, dans le
petit village de Rorbach, et que tout ce corps
d'armée avait bu dans une bassinoire, oubliée
sur la fenêtre d'une vieille femme de quatre-
vingts ans; que ces races de sauvages cassaient
la glace pour se baigner, et se mettaient en-
suite dans les fours à brique, pour se sécher;
enfin , qu'ils n'avaient peur que du caporal
schlague !
Ces braves gens se communiquaient l'un à
l'autre des choses si singulières — qu'ils pré-
tendaient avoir vues de leurs propres yeux, ou
tenir de personnes sûres — qu'on pouvait à
peine y croire.
Au dehors, le tumulte, le roulement des voi-
tures, le beuglement des troupeaux, le cri des
pâtres, les clameurs des fuyards continuaient
toujours, et produisaient l'effet d'un immense
bourdonnement.
Vers midi, Materne et ses garçons allaient
partir, lorsqu'un cri, plus grand, plus prolongé
que les autres, se fit entendre : « Les Cosaques!
les Cosaques 1 »
Alors tout le monde s'élança au dehors,
excepté les chasseurs, qui se contentèrent d'ou-
vrir une fenêtre et de regarder: tout le monde
se sauvait à travers champs ; hommes, trou-
peaux, voitures, tout se dispersait comme les
feuilles au vent d'automne.
En moins de deux minutes, la route fut libre,
sauf dans Schirmeck, où régnait un encom-
brement tel, qu'on n'aurait pu faire quatre pas.
Materne portant le regard au loin sur la route,
s'écria :
« J'ai beau regarder, je ne vois rien.
— Ni moi, reprit Kasper.
— Allons, allons, s'écria le vieux chasseur,
je vois bien que lapeur de tout ce monde donne
plus de force à l'ennemi qu'il n'en a. Ce n'est
pas d'j cette manière que nous recevrons les
Cosaques dans la montagne, ils trouveronj à
qui parler! »
Puis, haussant les épaules avec une expres-
sion de dégoût :
« La peur est une vilaine chose, dit-il; nous
n'avons pourtant qu'une pauvre vie à perdre !
Allons-nous-en. »
Us sortirent de l'auberge, et le vieux ayant
pris le chemin de la vallée, pour gravir en face
la cime du Hirschberg, ses fils le suivirent.
Bientôt ils eurent atteint la lisière du bois,
Jlaterne dit alors qu'il fallait monter le plus
haut possible , afin de découvrir la plaine, et
de rapporter des nouvelles positives au bivouac;
que tous les propos de ces fuyards ne valaient
pas un simple coup d'œil sur le terrain.
Kasper et Frantz en demeurèrent d'accord,
et tous trois se mirent à grimper la côte, qui
forme une sorte de promontoire avancé sur la
plaine.
Lorsqu'ils en eurent atteint le sommet, ils
virent distinctement la position de l'ennemi, à
trois lieues de là, entre Urmatt et Lutzelhouse;
c'étaient de grandes lignes noires sur la neige;
plus loin, quelques masses sombres, sans doute
l'aiHillerie et les bagages. D'autres masses tour-
naient autour des villages, et , malgré la dis-
tance, le scintillement des ba'ionnettes annon-
çait qu'une colonne venait de se mettre en
marche pour Visch.
Après avoir longtemps contemplé ce tableau
d'un œil rêveur, le vieux dit ;
• Nous avons bien là trente mille hommes
sous les yeux. Ils s'avancent de notre côté ;
L'INVASION.
47
nous serons attaqués demain ou après-demain
ail plus tard. Ce ne sera pas une petite affaire,
mes garçons ; mais, s'ils sont beaucoup, nous
avons la bonne place, et puis c'est toujours
agréable de tirer dans des tas : il n'y a pas do
balles perdues. •
Ayant fait ces réflexions judicieuses , il re-
garda la hauteur du soleil, et ajouta :
1 11 est maintenant deiix heures; nous savons
tout ce que nous voulions savoir. Retournons
au bivouac. »
Les deux garçons mirent leur carabine en
bandoulière, et laissant sur leur gauche la val-
lée de la Bi'ocque, Schirmeck et Framont, ils
gravirent la pente rapide du Hengsbach, que
domine le Petit Donon à deux lieues ; ils redes-
cendirent de l'autre côté , sans suivre aucun
sentier dans les neiges, ne se guidant que sur
les cimes, pour couper au court.
Ils allaient ainsi depuis environ deux heures,
le soleil d'hiver s'inclinait à l'iiorizon, la nuit
venait, mais lumineuse et calme. Ils n'avaient
plus qu'à descendre et à remonter de l'autre
côté la gorge solitaire du Riel formant un largo
bassin circulaire au milieu des bois, et renfer-
mant un petit étang bleuâtre, où viennent s'a-
breuver parfois les chevreuils.
Tout à*coup, et comme ils sortaient du
fourré, ne sonj-'eant à rien, le vieux, s'arrêtant
derrière un rideau de broussailles, dit:
. Chut ! »
Et, levant la main , il indiqua le pelit lac,
alors couvert d'une glace mince et transpa-
rente. Les deux garçons n'eurent qu'à lancer
»n coup d'œil de ce côté pour jouir du plus
étrange i-pectacle : une vingtaine de Cosaques,
la barbe jaune ébouriffée, la tête couverte de
vieux bonnets de peau en forme de tuyau de
poêle, leur m;iigre échine drapée de longues
guenilles, le pied dans l'étrier de corde, étaient
assis sur leurs petits chevaux, à la crinière flot-
tant jusqu'au poitrail , à la queue rare, à la
croupe lachelée de jaune, de noir et de blanc
comme des chèvres. Les uns avaient pour toute
arme une grande lance , d'autres un sabre,
d'autres une hachette suspendue par une corde
à la selle, et un grand pistolet d'arçon passé
dans la ceinture. Plusieurs, le nez en l'air, re-
gardaient avec extase la cime verdoyante des
sapins échaufaudés d'assise en assise jusque
dans les nuages. Un grand maigre cassait la
glace du gros bout de sa lance, tandis que son
pelit cheval buvait, le cou tendu et la crinière
tombant en barbe sur la joue. Quelques-uns,
ayant mis pied à terre, écartaient la neige et
désignaient le bois ; sans doute pour indiquer
que c'était une bonne place de campement.
Leurs camarades, encore à cheval, causaient,
'montrant à leur droite le fond de la vallée, qui
s'abaisse en forme de brèche jusqu'au Grin-
derwald.
Enfin, c'était une halte, et rien ne saurait
rendre ce que ces êtres venus de si loin avec
leurs physionomies cuivrées , leurs longues
barbes, leurs yeux noirs, leur front plat, leur
nez épaté, leurs guenilles grises, avaient d'é-
Irange et de pittoresque au bord de celle mare,
et sous les hauts rochers à pic, portant les sa-
pins verdâlres dans le ciel.
C'était un monde nouveau dans le nôtre, une
espèce de gibier inconnu, curieux, bizarre, que
les trois chasseurs roux se prirent à contempler
d'abord avec une curiosité singulière. Mais,
cela fait, au bout de cinq minutes, Kasper et
Franlz mirent leurs longues baïonnettes au
bout de leurs carabines, puis reculèrent d'en-
viron vingt pas dans le fourré. Ils atteignirent
une roche haute de quinze à vingt pied?, où
Materne moula, n'ayant pas d'arme, puis, après
quelques paro les échangées à voix basse , Kasper
examina son amorce et épaula lentement, tan-
dis que son fi'ère se tenait prêt.
Un des Cosaques, celui qui faisait boire son
cheval, se trouvait environ à deux cents pas.
Le coup partit, retentissant dans les échos pro-
fonds de la gorge , et le Cosaque, filant j^r-
dossus la tête de sa mouture, disparut sous la
glace de la mare.
Impossible de rendre la stupeur de la halte
à celte détonation. Les regards de ce." gens se
•portaient en tout sens, et l'écho répondait tou-
jours comme au bruit de la fusillade , tandis
qu'un large flocon de fumée montait au-dessus
du bouquet d'arbres où se tenaient les chas-
seurs.
Kasper, en moins d'un quart de minute,
avait rechargé son arme, mais, dans le même
espace de temps, les Cosaques à terre avaient
bondi sur leurs chevaux et tous partaient sur
la pente du Hartz, se suivant à la file, comme
(les chevreuils, et criant d'une voix sauvage :
« Hourah ! hourah ! »
Cette fuite ue fut qu'une vision ; au moment
où Kasper épaulait pour la seconde fois, la
queue du dernier cheval disparaissait dans le
laillis>
Le cheval du Cosaque mort restait seul près
de l'eau, retenu par une circonstance bizarre:
son maître, la tête dans la vase jusqu'à mi-corps,
avait encore le pied à l'étrier. *
Materne sur son rocher écouta, puis il dit
d'un ton joyeux :
• Ils sont partis 1 eh bien..,, allons voir
Franlz, reste ici... s'il en revenait quelques-
uns... »
Malgré cette recommandation , tous trois
48
ROMANS NATIONAUX*
Kai|itr i_'|ia .la l.'iitiimcnt. (l'agc il.)
descendirent prés du cheval; Materne saisit
aussitôt la bride en disant :
« Eh ! vieux, nous allons t'apprendre à parler
français.
— Allons-nous-en I s'écria Kasper.
— Non, il faut voir ce que nous avons tiré ;
voyez-vous, ça fera du Lien aux camarades ;
les chiens qui n'ont pas senti la peau de la
bête ne sont jamais bien dressés.
Alors ils repêchèrent le Cosaque dans la vase,
et l'ayant posé en travers du cheval, ils se mi-
rent à grimper la côte du Donon par un sentier
tellement rapide, que Materne répéta plus de
cent fois : « Le cheval ne peut passer là. »
Mais le cheval, avec sa longue échine de
chèvre, passait plus facilement qu'eux; c'est
pourquoi le vieux chasseur finit par dire :
<• Ces Cosaques ont de fameux chevaux. Si
je deviens tout à fait vieux, je garderai celui-ci
pour aller au chevreuil. Nous avons un fameux
cheval, garçons ; avec son air de vache, il vaut
un cheval de roulier. »
De temps en temps il faisait aussi ses ré-
flexions sur le Cosaque :
« Quelle drôle de figure, hein ? un nez rond
et un front comme une boite à fromage.
Il y a pourtant de drôles d'hommes dans le
monde! Tu l'as bien pris, Kasper: juste au
milieu de îa poitrine; et regarde, la balle est
sortie parle dos. De la fameuse poudre! Divès
a toujours de la bonne marchandise. »
Vers six heures, ils entendirent le premier
cri de leurs sentinelles :
« Oni vive?
Faris. Jultia Dunavmilurc , iinpi-iua'ur.
L'INVASION.
49
Le gros Di;!jicu!1,' l'ami des alliés ;P;:gi' .M.;
— France! » répondit Materne en s'avançant.
Tout le monde accourut à leur rencontre :
« Voici Materne ! »
Hullin lui-même, aussi curieux que les au-
tres, ne put s'empêcher d'accourir avec le doc-
teur Lorquin. Les partisans stationnaient déjà
autour du cheval, le cou tendu, la bouche
béante , à côté d'un grand feu où cuisait le
souper.
« C'est un Cosaque, dit Hullin, en serrant la
main de Materne.
—Oui, Jean-Claude, nous l'avons pris à l'é-
lang du Riel ; c'est Kasper qui a tiré. »
On étendit le cadavre près du feu. Sa figure,
d'un jaune rance, avait des reflets bizarres aux
rayons de la flamme.
Le docteur Lorquin, l'ayant regardé, dit :
« C'est un bel échantillon de la race lartare ;
si j'avais le temps, je le ferais mitonner dans
un bain de chaux, pour me procurer une sque^
lette de celte famille. »
Puis, s'agenouillant, et lui ouvrant sa longue
souqueuille :
« La balle a traversé le péricarde, ce qui
produit à peu près l'efTet d'un anévrisme qui
crève. »
Les autres gardaient le silence.
Kasper, la main appuyée sur le canon de sa
carabine, semblait tout content de son gibier,
elle vieux Materne, se frottant les mains, disait:
« J'étais sûr de vous rapporter quelque chose;
nous ne revenons jamais, mes garçons et moi,
les mains vides. Eufm, voilà! »
Hullin alors, le tirant à part, .ils entrèrent
m
50
ROMANS NATIONAUX.
ensemble à la ferme, tandis qu'après le premier
moment de surprise, chacun commençait à
faire ses réflexions personnelles sur le Cosaque.
XIII
Celte nuit-là, qui tombait la veille d'un sa-
medi, la petile métairie de l'anabaptiste ne
cessa pas une miuule d'être remplie par les
allants et venants.
Ilullin avait établi son quartier général dans
la grande salle du rez-de-chaussée, à droite de
la grange, faisant l'ace à Framont; de l'autre
côio de l'allée se trouvait l'ambulance; au-
dessus lialjilaient les gens de la ferme.
Quoique la nuit fût très-calme et parsemée
d'étoiles innombrables , le froid était si vif,
qu'il y avait près d'un pouce de givre sur les
vitres.
Au dehors, on entendait le « qui vive? » des
sentinelles, le passasse des rondes, et sur les
cimes d'alentour, les hurlements des loups qui
suivaient nos armées par centaines depuis 18 12.
Ces animaux carnassiers, assis sur les glaces,
leur museau pointu entre les pattes, et la faim
aux enii-ailles , s'appelaient du Grosmann au
Donon avec des plaintes semblables à celles de
la bise.
Plus d'un mor.lagnard alors se sentait pâlir :
« C'est la mort qui chante, pensaient-ils, elle
flaire la bataille, elle nous appelle ! »
Les bœufs mugissaient à l'étable, et les che-
vaux lançaient des ruades teriibles.
Une trentaine de feux brillaient sur leplateau;
tout le bûcher de l'anabaptiste était ravagé, on
entassait bûche sur bûche, on se rôtissait la
figure, et le dos grelottait; on se chauffait le
dos, et le givre se pendait aux moustaches.
Ilullin, soûl, en face de la grande table de
sapin, songeait à tout. — D'après les derniers
rapports de la soirée, annonçant l'arrivée des
Cosaques à Framont, il était convaincu que la
première attaque aurait lieu le lendemain. Il
avait fait distribuer les cartouches , il avait
doublé les sentinelles, ordonné des patrouilles,
et marqué tous les postes le long des abatis.
Chacun connaissait d'avance la place qu'il de-
vait prendre. Hulliu avait aussi envoyé l'ordre
à Piorette, à Jérôme de Saint-Quirin et à La-
barbe de lui détacher leurs meilleurs tireurs.
La petite allée noire, éclairée par une lan-
terne graisseuse, était pleine de neige, et, à
chaque instant , on voyait passer, sous la lu-
mière immobile , les chefs d'embuscade , le
feutre enfoncé jusqu'aux oreilles, les larges
manches de leurs houppelandes tirées sur le
poing, les yeux sombres, et la barbe hérissée
de glace.
Pluion ne grondait plus au pas lourd de ces
hommes. HuUin rêveur, la tête entre les mains,
les coudes sur la table, écoutait tous les rap-
ports :
« Maitre Jean-Claude, on voit remuer quelque
chose du côté de Grandfontaine ; on entend
galoper.
— Jlaître Jean-Claude, l'eau-dc-vie estgelée.
— Maitre Jean-Claude, plusieurs demandent
de la poudre.
— On manque de ceci... de cela.
— Qu'on observe Grandfontaine , et qu'on
change les senlinelles de ce côté toutes les de-
mi-heures. — Qu'on approche l'eau-de-vie du
feu. — Attendez que Divès arrive; il nous
amène des munitions. — Qu'on disinbue le
reste des cartouches ; — que ceux qui en ont
plus de vingt en donnent à leurs camarades. »
Et ce fut ainsi toute la nuit.
Vers cinq heures du matin, Kasper, le flls de
Materne, vint dire à Ilullin que Marc Divès,
avec un tombereau de carlouches, Catherine
Lefèvre sur une voiture, et un détachement de
Labarbe venaient d'arriver ensemble, et qu'ils
étaient déjà sur le plateau.
Cette nouvelle lui fit grand plaisir, surtout à
cause des cartouches, car il avait craint un
retard.
Aussitôt il se leva et sortit avec Kasper.
Le plateau présentait un coup d'œil étrange.
A l'approche du jour, des masses de brume
commençaient à s'élever de la vallée, les feux
pétillaient à l'humidilé, et tout autour se
voyaient des gens endormis; l'un étendu sur
le dos , les deux mains nouées derrière son
feutre, la face pourpre, les jambes repliées ;
l'autre la joue sur son bras, les reins à la
flamme; la plupart assis, la tête penchée et le
fusil en bandoulière. Tout cela silencieux, en-
veloppé d'un flot de lumière pourpre ou de
teintes grises, selon que le feu montait ou s'a-
baissait. Puis, dans le lointain, se dessinait le
profil des sentinelles , l'arme au bras ou la
crosse au pied, regardant dans l'abîme plein de
nuages.
Sur la droite, à cinquante pas du dernier
feu , on entendait hennir des chevaux et des
gens frapper du pied pour se rechauffer, en
causant tout haut.
« Maitre Jean-Claude arrive, » dit Kasper en
s' avançant de ce côté.
L'un des partisans ayant jeté dans le feu
quelques brindilles de bois sec, il y eut un
éclair, et les hommes de Marc Divès à cheval,
douze grands gaillards enveloppés de leurs
L'INVASION.
51
longs manteaux gris, le feutre rabattu sur les
épaules, les grosses moustaches retroussées ou
retombant jusque sur leur col , le sabre au
poing, immobiles autour du tombereau; plus
loin , Catherine Lefèvre accroupie entre les
échelles de sa voiture, la capuche sur le nez,
les jambes dans la paille, le dos contre une
grosse tonne ; derrière elle, une marmite, un
gril, un porc frais éventré, nettoyé, blanc et
rouge, quelques bottes d'oignons et des tètes
de choux pour faire de la soupe : tout cela sortit
une seconde de l'ombre, puis retomba dans la
nuit.
Divès s'était détaché du convoi, et s'avançait
sur son grand cheval.
• C'est toi, Jean-Claude?
— Oui, Marc.
— J'ai là quelques milles de cartouches. Hexc-
Baizel travaille jour et nuit.
— Bon, bon!
—Oui, mon vieux. Et Catherine Lefèvre ap-
porte aussi des vivres; elle a tué hier.
-C'est bien, Marc, nous aurons besoin de
tout cela. La bataille approche.
— Oui, oui, je m'en doute ; nous sommes ar-
rivés à fond de train. Où faut -il mettre la
poudre?
— Là-bas, sous le hangar, derrière la ferme.
Hél c'est vous, Catherine?
— Mais oui , Jean-Claude ; il fait joliment
froid ce matin.
— Vous serez donc toujours la même; vous
n'avez peur de rien?
— Tiens! est-ce que je serais femme, si je
n'étais pas curieuse ? Il faut que je fourre mon
nez partout.
— Oui, vous avez toujours des excuses pour
ce que vous faites de beau et de bien.
— HuUin, vous êtes un rabâcheur; laissez-
moi tranquille avec vos compliments. Est-ce
qu'il ne faut pas que ces gens-là mangent?
Est-ce qu'ils peuvent vivre de l'air dp. temps?
-Avec ça qu'il est nourrissant l'air du bon Dieu,
par un froid pareil : des aiguilles et des rasoirs !
Aussi, j'ai pris mes mesures ; hier nous avons
abattu un bœuf, — vous savez , ce pauvre
Schioartz, — il pesait bien neuf cents; j'en ap-
jjorte le quartier de derrière, pour la soupe de
ce malin.
— Catherine, j'ai beau vous connaître, s'écria
Jean-Glande attendii, vous m'étonnez toujours.
Rien ne vous coûte, rien : ni l'argent, ni les
soins, ni les peines.
—Ah! répondit la vieille fermière en se le-
vantct sautantdo sa voilure, tenez, vous m'en-
nuyez, lluliin. Je vais me chauffer. »
Elle remit les l'ênes de ses chevaux à Du-
bourg, puis se retournant :
« C'est égal, Jean-Claude, ces feux-là font
plaisir à voir! Mais Louise, où est-elle?
— Louise a passé la nuit à découper et à
coudre des bandages avec les deux filles de
Pelsly. Elle est à l'ambulance; voyez, là-bas,
où brille ma lumière.
— Pauvre enfant, dit Catherine, je cours
l'aider. Ça me réchauffera. »
Hullin, la regardant s'élojgner , fit un geste
comme pour dire : « Quelle femme ! »
En ce moment, Divès et ses gens condui-
saient la poudre au hangar, et comme Jean-
Claude se rapprochait du feu le plus voisin,
quelle ne fut pas sa surprise devoir, au nombre
des partisans, le fou Yégof, la couronne en
tête, gravement assis sur une pierre, les pieds
à la braise, et drapé de ses guenilles comme
d'un manteau royal.
Rien d'étrange comme cette figure à la lueur
du foyer; Yégof était le seul éveillé de la
troupe; on l'eût réellement pris pour quelque
roi barbare rêvant au milieu de sa horde
endormie.
Hullin, lui, n'y vit qu'un fou, et lui posant
doucement la main sur l'épaule :
« Salut, Yégof! dit-il d'un ton ironique; tu
viens donc nous prêter le secours de ton bras
invincible et de tes innombrables armées ! »
Le fou, sans montrer la moindre surprise,
répondit :
« Cela dépend de toi, Hullin; ton sort, et
celui de tout ce monde, est entre tes mains.
J'ai suspendu ma colère, et je le laisserai pro-
noncer l'arrêt.
— Quel arrêt? » demanda Jean Claude.
L'autre, sans répondre, poursuivit d'une voix
basse et solennelle :
« Nous voici tous les deux comme il y a seize
cents ans, à la veille d'une giande bataille.
Alors, moi, le chef de tant de peuples, j'étais
venu dans ton klan te demander le passage...
—Il y a seize cents ans! dit Hullin; diable,
Yégof, ça nous fait terriblement vieux! Enfin
n'importe, chac\m son idée.
— Oui, reprit le fou , mais avec tim obstina-
tion ordinaire, tu ne voulus rien entendre : il
y euî. des morts au Blulfeld, et ces morts crient
vengeance !
— Ah ! le Blutfeld, dit Jean-Claude, oui, oui,
une vieille histoire; il me semble en avoir en-
tendu parler. •
Yégof rougit, ses yeux étincelèrent :
« Tu te glorifies de ta victoire! s'écria-t-il ;
mais prends garde, prends garde : le sang ap-
pelle le sang!... •
Puis d'un ton radouci :
« Écoute, ajouta-t-il, je ne t'en veux pas : tu
e3 brave , les enfants de ta race peuvent se
ROMANS NATIONAUX.
confondre avec ceux de la mienne, i 'ambitionne
ton alliance^ lu le sais...
— Allons, le voilà qui revient à Louise, »
pensa Jean-Claude.
Et prévoyant une demande en forme :
« Yégof, dit-il, j'en suis fâché, mais il faut
que je te quitte; j'ai tant dé choses à voir... »
Le fou n'attendit pas la fin de ce congé , et
se levant la face bouleversée d'indignation :
« Tu me refuses ta fille ! s'écria-t-iï en levant
le doigt d'un air solennel.
—Nous causerons de cela plus tard.
— Tu me refuses !
— Voyons, Yégof, tes cris vont éveiller tout
le monde...
— Tu me refuses ! ... Et c'est pour la troisième
fois!... Prends garde!... Prends garde!... »
Hullin, désespérant de lui faire entendre
raison, s'éloignait à grands pas, mais le fou,
d'un accent furieux, le poursuivit de ces étran-
ges paroles :
« Huldrix, malheur à toi ! Ta dernière heure
est proche; les loups vont se repaître de ta
chair. Tout est fini : je déchaîne les tempêtes
de ma colère ; qu'il n'y ait pour toi et pour les
tiens, ni grâce, ni pitié, ni mei'ci. Tu l'as
voulu! *
Et, jetant sur son épaule gauche un pan de
ses guenilles , le malheureux s'éloigna rapide-
ment vers la cime du Donon.
Plusieurs des partisans , à demi éveillés par
ses cris, le regardèrent d'un œil terne s'enfon-
cer dans les ténèbres. Ils entendirent uu batte-
ment d'ailes autour du feu ; puis, comme dans
la vision d'un rêve , ils se retournèrent et se
rendormirent.
Environ une heure après, la corne de Lagar-
milte sonnaille réveil. En quelques secondes,
tout le monde fut debout.
Les chefs d'embuscade réunissaient leur
monde; les uns se dirigeaient vers le hangar,
où l'on distribuait des cartouches; les autres
emplissaient leur gourde d'eau- de-vie à la
tonne : tout cela se faisait avec ordre, le chef
en tête, puis chaque peloton s'éloignait dans
le demi-jour, vers les abatis aux flancs de la
côte.
Quand le soleil parut, le plateau était désert,
et, sauf cinq ou six feux qui fumaient encore,
rien n'annonçait que les partisans occupaient
tous les points de la montagne et qu'ils avaient
passé la nuit dans cet endroit.
Hullin mangeait alors un morceau sur le
pouce et buvait un verre de vin avec ses amis,
le docteur Lorquin et l'anabaptiste Pelsly.
Lagarmilte était avec eux, car il ne devait
pas quitter maître Jean-Claude tout le jour, et
transmettre ses ordres en cas de besoin.
XIV
A sept heures, aucun mouvement n'appa-
raissait encore dans la vallée.
De temps en temps , le docteur Lorquin ou-
vrait le châssis d'une fenêtre de la grande salle
et regardait : rien ne bougeait; les feux étaient
éteints, tout restait calme.
En face de la ferme, à cent pas, sur un talus,
on voyait le Cosaque tué la veille par Kas-
per ; il était blanc de givre et dur comme un
caillou.
A l'intérieur, on avait fait du feu dans le
grand poêle de fonte.
Louise, assise près de son père, le regardait
avec une douceur inexprimable; on aurait dit
qu'elle avait peur de ne plus le revoir; ses
yeux rouges annonçaient qu'elle venait de
répandre des larmes.
Hullin , quoique ferme, paraissait ému.
Le docteur et l'anabaptiste, tous deux graves
et solennels, causaient des affaires présentes,
et Lagarmitte, derrière le fourneau, les écoutait
avec recueillement.
« Nous avons non-seulement le droit, mais
encore le devoir de nous défendre, disait le
docteur ; nos pères ont défriché ces bois, ils les
ont cultivés : c'est notre bien légitime.
— Sans doute, répondait l'anabaptiste d'un
ton sentencieux, mais il est écrit : « Tu ne
tueras point ! Tu ne répandras point le sang de
tes frères! •
Catherine Lefèvre, alors en train de dépêcher
une tranche de jambon, et que cette conversa-
tion impatientait sans doute, se retourna bi'us-
quement et répondit :
« Ça fait que si nous avions votre religion,
les Allemands, les Russes et tous ces hommes
roux nous mangeraient la laine sur le dos. Elle
est fameuse, votre religion, oui, fameuse et
agréable pour les gueux ! Ça lem- procure des
facilités pour houspiller les gens de bien. Les
alliés nous en souhaiteraient bien une pareille,
j'en suis sûre ! Malheureusement tout le monde
n'a pas de goût au métier de mouton. Moi, sans
vouloir vous faire injure, Pelsly, je trouve que
c'est un peu bête de s'engraisser pour les autres.
Enfin, vous êtes de braves gens, on ne peut pas
vous en vouloir ; vous avez été nourris de père
en fils dans les mêmes idées : là où le grand-
père a sauté, le pelit-fils saute aussi. Mais nous
allons vous défendre malgré vous, et vous nous
ferez des discours plus tard sur la paix éternelle.
J'aime beaucoup les discours sur la paix, quand
L'INVASION.
53
f
je n'ai rien à faire , et que je rumine après le
dîner : ça me réjouit le cœur. •
Ayant parlé de la sorte , elle se retourna et
finit tranquillement son jambon.
Pelsly restait la bouche béante, et le docteur
Lorquin ne pouvait s'empêcher de sourire.
Au même instant la porte s'ouvrit, et l'une
des sentinelles restées en observation sur le
bord du plateau, cria :
« Maître Jean -Claude , venez voir, je crois
qu'ils veulent monter.
— C'est bien, Simon, j'arrive, dit Hullin en
se levant. Louise, embrasse-moi; du courage,
mon enfant ; n'aie pas peur, tout ira bien I »
Il la pressait sur sa poitrine les yeux gonflés
de larmes. Elle semblait plus morte que vive.
« Et surtout, dit le brave homme, en s'adres-,
sant à Catherine, que personne ne sorte ; qu'on
n'approche pas des fenêtres I »
Puis il s'élança dans l'allée.
Tous les assistants étaient devenus pâles.
Lorsque maître Jean-Claude eut atteint le
bord de la terrasse, plongeant les yeux sur
Grandfontaine et Framont à trois mille mètres
au-dessous de lui, voici ce qu'il vit :
Les Allemands arrivés la veille au soir ,
quelques heures après les Cosaques , ayant
passé la nuit , au nombre de cinq ou six mille
dans les granges, les écuries, les hangars, s'a-
gitaient alors comme une vraie fourmilière.
Ils sortaient de toutes les portes par files de dix,
quinze, vingt, se hâtant de boucler leurs sacs,
d'accrocher leurs sabres, de mettre leurs baïon-
nettes.
D'autres, les cavaliers, — hulans, Cosaques,
hussards, en habits verts, gris, bleus, — ga-
lonnés de rouge, de jaune ; en toque de toile
cirée, de peau d'agneau, colbacs, casquettes,
— sellaient leurs chevaux et roulaient leurs
grands carriclss à la hâte.
Les officiers, le manteau en écharpe, descen-
daient les petits escaliers, quelques-uns le nez
levé regaidant le pays, les autres embrassant
les femmes sur le seuil des maisons.
Des trompettes, le poing sur la hanche, le
coude en l'air, monnaient le rappel à tous les
coins de rues ; les tambours serraient les cordes
de leurs caisses. Bref, dans cet espace grand
comme la main, on pouvait voir toutes les
attitudes militair,?s au moment du départ.
Quelques paysans, penchés à leurs fenêtres,
regardaient cela; les femmes se montraient
aux lucarnes des greniers. Les aubergistes
remplissaient les gourdes, le caporal M/t/apue
debout à côté d'eux.
Hullin avait l'œil perçant , rien ne lui échap-
pait ; d'ailleurs il connaissait toutes ces choses
depuis longues années; mais Lagarmitte, qui
n'avait jamais rien vu de pareil, était stupéfait :
« Ils sont beaucoup I faisait-il en hochant la
tête.
— Bah! qu'est-ce que ça prouve? dit Hullin.
De mon temps, nous en avons exterminé trois
armées de cinquante mille de la même race, en
six mois; nous n'étions pas un contre quatre.
Tout ce que tu vois là n'aurait pas fait notre
déjeuner. Et puis, sois tranquille, nous n'au-
rons pas besoin de les tuer tous ; ils vont se
sauver comme des lièvres. J'ai vu ça! »
Après ces réflexions judicieuses, il voulut
encore visiter son monde.
« Arrive! » dit-il au pâtre.
Tous deux s'avançant alors derrière les aba-
tis, suivirent une tranchée pratiquée dans les
neiges deux jours auparavant. Ces neiges, dur-
cies par la gelée, étaient devenues de la glace.
Les arbres, tombés au-devant et tout couverts
de grésil , formaient une barrière infranchis-
sable, qui s'étendait environ à six cents mètres.
La route effondrée passait au-dessous.
En approchant, Jean-Claude vit les monta-
gnards du Dagsberg, accroupis de vingt pas en
vingt pas, dans des espèces de nids ronds qu'ils
s'étaient creusés.
Tous ces braves gens se tenaient assis sur
leur havresac, la gourde à droite, le feutre ou
le bonnet de peau de renard enfoncé sur la
nuque, le fusil entre les genoux. Ils n'avaient
qu'à se lever, pourvoir la route à cinquante pas
au-dessous d'eux, au basd'une rampe glissante.
L'arrivée de Hullin leur fit plaisir.
« Hé! maître Jean-Claude, va-t-on bientôt
commencer?
— Oui, mes garçons, ne vous ennuyez pas;
avant une heure l'affaire sera en train.
— Ah I tant mieux !
— Oui, mais surtout visez bien, à hauteur
de poitrine, ne vous pressez pas, et ne montrez
pas plus de chair qu'il ne faut.
— Soyez tranquille, maître Jean-Claude. »
Il allait plus loin; partout on le recevait de
même.
« N'oubliez pas, disait- il, de cesser le feu,
quand Lagarmitte sonnera de la corne, ce se-
raient des balles pei-dues. »
Arrivés près du vieux Materne, qui com-
mandait tous ces hommes, au nombre d'envi-
ron deux cent cinquante, il trouva le vieux
chasseur en train de fumer une pipe, le nez
rouge comme une braise, et la barbe hérissée
de froid comme un sanglier.
« Hél c'est toi, Jean-Claude.
— Oui, je viens te serrer la main.
— A la bonne" heure. Mais dis donc, ils ne se
pressent guère de venir; s'ils allaient passer
ailleurs.
54
ROMANS NATIONAUX.
— Ne crains rien, il leur faut la route pour
rarlillerie et les bagages. Regarde, on sonne
le boute-selle.
— Oui, j'ai déjà regardé ; ils se préparent. »
Puis, riant tout bas :
« Tu ne sais pas, Jean-Claude, tout à l'heure,
comme je regardais du côté de Grandfontaine,
j'ai vu quelque chose de drôle.
— Quoi, mon vieux?
— J'ai vu quatre Allemands empoigner le
gros Du'breuil, l'ami des alliés ; ils l'ont couché
sur le banc de pierre, à sa porte, et un grand
maigre lui a donné je ne sais combien de coups
de trique sur les reins. Hé! hé! hé! devait-il
crier, le vieux gueux I Je parie, qu'il aura refusé
quelque chose ta ses bons amis; par exemple,
son vin de l'an XL»
5 Huliin n'écoutait plus, car, jetant par hasard
un coup d'œil dans la vallée, il venait de voir
un régiment d'infanterie déboucher sur la
route. Plus loin, dans la rue, s'avançait de la
cavalerie, et cinq ou six officiers galopaient en
avant.
« Ah ! ah ! les voilà qui viennent ! s'écria le
vieux soldat, dont la figure prit tout à coup une
expression d'énergie et d'enthousiasme étrange.
Enfin., ils se décident! »
Puis il s'élança de la tranchée en criant :
« Mes enfants, attention ! »
En passant, il vit encore Riffi, le petit tail-
leur des Charmes, penché sur un grand fusil
de munition ; le petit homme s'était fait une
marche dans la neige pour ajuster. Plus haut,
il reconnut aussi le vieux bûcheron Rflchart,
avec ses gros sabots garnis de peau de mouton;
il buvait un bon coup à sa gourde, et se dres-
sait lentement, la carabine sous le bras et le
bonnet de coton sur l'oreille.
Ce fut tout; car pour dominer l'ensemble de
l'action, il lui fallait grimper jusqu'à la cime
du Donon, où se trouve un rocher.
Lagarmitte suivait, allongeant ses grandes
jambes comme des échasses. Dix minules après,
lorsqu'ils atteignirent le haut de la roche tout
haletants, ils aperçurent à quinze cents mètres
au-dessous d'eux la colonne ennemie, forte
d'environ trois mille hommes, avec les grands
habits blancs, les buHleteries, les guêtres, do
toile , les shakos évasés , les moustaches
rousses; les jeunes officiers à casquette plate,
dans l'intervalle des compagnies, se dandinani
à cheval l'épée au poing, et se retournant pour
crier d'une voix grêle : « Forvertz! forvcrtzl ' »
Tout cela hérissé de baïonnettes scintillantes,
et montant au pas de charge vers les abatis.
Le vieux Materne, son grand nez d'épervier
* Ed «rani! en avantl
relevé au-dessus d'une brindille de genéviier
et le sourcil haut, observait aussi l'arrivée des
Allemands. Et comme il avait la vue trés-natte,
il distinguait même les figures de celte foule,
et choissait l'homme qu'il voulait abattre.
An milieu de la colonne, sur un grand che-
val bai, s'avançait tout droit un vieil officier à
perruque blanche, le chapeau à cornes galonné
d'or, la taille enveloppée d'une écharpe jaune,
et la poitrine décorée de rubans. Lorsque ce
personnage relevait la tête, la corne de son
chapeau, surmonté d'une touffe de plumes
noires, formait visière. Il avait de grandes
rides le long des joues, et ne semblait pas
tendre.
« Voilà mon homme ! » se dit le vieux chas-
seur en épaulant lentement.
Il ajusta, fit feu, et quand il regarda, le vieil
officier avait disparu.
Aussitôt la côte se mit à pétiller de coups de
fusil tout le long des retranchements; mais les
Allemands, sans répondre, continuèrent d'a-
vancer vers les abatis, le fusil sur l'épaule, et
les rangs bien alignés comme à la parade.
Pour dire la vérité, plus d'un brave monta-
gnard, père de famille, voyant monter cette
forêt de baïonnettes, malgré la fusillade, pensa
qu'il aurait peut-être mieux fait de rester au
village, que de se fourrer dans une pareille af-
faire. Mais comme dit le proverbe : « Le vin
était tiré; il fallait le boire! »
Riffi, le petit tailleur, .se rappela les paroles
judicieuses de sa femme Sapience : « Riffi,
vous vous ferez estropier, et ce sera bien fait!»
11 promit un ea;-uo/o superbe à là chapelle do
Saint-Léon, s'il revenait de la guerre; mais en
même temps, il résolut de faire bon usage de
son grand fusil de munition.
A deux cents pas des abatis, les Allemands
firent halle et commencèrent un feu roulant
tel qu'on n'en avait jamais entendu dans la
montagne : c'était un véritable bourdonnement
de coups de fusil; les balles, par centaines, lia-
chaient les branches, faisaient sauter des mor-
ceaux de glace, s'écrasaient sur les rochers, à
droite, à gauche, en avant, par derricne. Elles
ricochaient avec des sifflements bizarres, et
passaient parfois comme des volées de pi-_
geons.
Gela n'empêchait pas les montagnards de
continuer leur feu, mais on ne l'entendait plus.
Toute la côte s'enveloppait d'une fuméebleuâtre
qui empêchait d'ajuster.
Au bout d'environ dix minutes, il y eut un
roulement de tambour, et toute cette masse
d'hommes se prit à courir sur les aljatis, leurs
officiers comme les autres, criant « Forverlzl»
La terre en tremblait.
L'INVASION.
55
Materne, se dressant de toute sa hauteur, à
côté de la tranchée, les joues frémissantes, la
voix terrible, s'écria :
« Debout!... Debout!... »
Il était temps, car bon nombre de ces Alle-
mands, presque tous des étudiants en philo-
sophie, en droit, en médecine, balafrés dans
les brasseries de Munich, d'Iéna et d'ailleurs,
et qui se battaient contre nous, parce qu'on
avait promis de leur accorder des libertés après
la chute de Napoléon, tous ces gaillards intré-
pides grimpaient des pieds et des mains le long
des glaces, et voulaient sauter dans les retran-
chements.
Mais à mesure qu'ils grimpaient, on les as-
sommait à coups de crosse, et ils retombaient
dans leurs rangs comme la grêle.
C'est en ce moment qu'on vit la belle con-
duite du vieux bûcheron Rochart. A lui seul,
il renversa plus de dix de ces enfants de la
vieille Germanie. Il les saisissait sous les bras
et les lançait sur la route. Le vieux Materne
avait sa baïonnette toute gluante de sang. Et le
petit Uifli ne cessait pas de charger son grand
fusil, et de tirer dans le tas avec enthousiasme;
et Joseph Larnette, qui reçut malheureuse-
ment un coup de fusil dans l'œil; Hans Baum-
garten qui eut l'épaule fracassée ; Daniel Spilz
qui perdit deux doigts d'un coup de sabre, et
une foule d'autres, dont les noms devront être
honorés et vénérés de siècle en siècle, ne ces-
sèrent pas une seconde, charger et de déchar-
ger leurs fusils.
Au-dessous de la rampe, on entendait des
cris affreux, et quand on regardait par-dessus,
on voyait des baïonnettes hérissées, des
hommes à cheval.
Cela dura bien un bon quart d'heure. On ne
savait ce que les Allemands voulaient faire,
puisqu'il n'y avait pas de passage. Mais, tout à
coup, ils se décidèrent à s'en aller. Presque
tous les étudiants avaient succombé, et les
autres, vieux routiers habitués aux retraites
honorables, ne s'acharnaient pas avec le même
enthousiasme.
Ils commencèrent par battre lentement en
retraite, puis plus vite. Les ofTiciers, derrière
eux, les frappaient du plat de leur épée, les
coups de fusil les suivaient, et finalement, ils
se sauvèrent avec autant de précipitation, qu'ils
avaient mis d'ordre à venir.
Materne, debout sur le talus avec cinquante
autres, brandissait sa carabine en riant de bon
cœur.
Au bas de la rampe se traînaient à terre des
masses de blessés. La neige trépignée était
rouge^de sang. Au milieu des morts entassés,
on voyait deux jeunes officiers encore vivants
engagés sous les cadavres de leurs chevaux.
C'était horrible ! Mais les hommes sont vrai-
ment féroces : il n'y en avait pas un parmi les
montagnards qui plaignit ces malheureux; au
contraire, plus ils en voyaient, plus ils étaient
réjouis.
Le petit Riffi, en ce moment, transporté
d'un noble enthousiasme, se laissa glisser le
long du talus. Il venait d'apercevoir, un peu à
gauche, au-dessous des abatis, un superbe
cheval, celui du colonel tué par Materne, et qui
s'était retiré dans cet angle sain et sauf.
« Tu seras à moi, se disait-il; c'est Sapience
qui va être étonnée ! »
Tous les autres l'enviaient. Il saisit le cheval
par la bride et monta dessus. Mais qu'on juge
de la stupéfaction générale, et surtout de celle
de Riffi, lorsque ce noble animal prit sa coui'se
ventre à terre du côté des Allemands.
Le petit tailleur levait les mains au ciel, im-
plorant Dieu et les saints.
Materne eut envie de tirer, mais il ne l'osa
pas, le cheval allait trop vite.
A peine au milieu des baïonnettes ennemies
Rifil disparut.
Tout le monde crut qu'il avait été massacré;
seulement, une heure plus tard, on le vit passer
dans la grand rue de Grandfontaine, les mains
liées sur le dos, et le caporal schlague derrière
lui, la baguette en l'air.
Pauvre Riffi ! seul, il ne jouit pas du triomphe
et ses camarades finirent même par rire de son
triste sort, comme s'il se fût agi d'un kaiserlick.
Tel est le caractère des hommes; pourvu
qu'ils soient contents, la misère des autres les
touche peu.
XV
Les montagnards ne se connaissaient plus
d'enthousiasme ; ils levaient les mains, se glo-
rifiant les uns les autres, et se regardant comme
les héros des héros.
Catherine, Louise, le docteur Lorquin, tout
le monde était sorti de la ferme, criant, se féli-
citant, regardant les traces des balles, les talus
noircis par la poudre ; puis , Joseph Larnette,'
la tête fracassée,' étendu dans son trou; Baum-
garten, le bras pendant, qui se rendait à l'am-
bulance tout pâle, et Daniel Spitz qui, malgré
Bon coup de sabre, voulait j'estcr et se battre;
mais le docteur n'entendit pas de cette oreille,
et le força d'entrer à la ferme.
Louise, arrivée avec la petite charrette, ver-
sait de l'eau-de-vie aux combattants, et Gathe-
50
ROMANS NATIONAUX.
A mesure qu'ils grimpaient, on les assommait à coup de crosse. (Page 55.)
rine Lefèvre, debout au bord de la rampe, re-
gardait les morts et les blessés épars sur la
route, au bout de longues traînées de sang. Il
y avait là de pauvres jeunes gens et des vieux,
la figure blanche comme de la cire, les yeu.x
tout grands ouverts , les bras étendus. Quel-
ques-uns cherchaient à se relever et retom-
baient aussitôt ; d'autres regardaient en l'air,
comme s'ils avaient encore pour de recevoir
des coups de fusil. Ils se traînaient le long du
talus pour se mettre à l'abri des balles.
Plusieurs semblaient résignés et cherchaient
une place pour mourir, ou bien ils regardaient
au loin leur régiment qui s'en allait à Framont;
ce régiment, avec lequel ils avaient quitté leur
village, avec lequel ils venaient de faire une
longue campagne, et qui les abandonnait! « Il
reverra la vieille Allemagne! pensaient-ils. Et
quand on demandera au capitaine, au sergent:
« Avez-vous connu un tel : Hans, Kasper , Nickel
delà l"ou de la 2' compagnie? «ils répondront:
« Attendez... c'est bien possible... n'avait-il pas
une balafre à l'oreille ou sur la joue? les che-
veux blonds ou bruns, cinq pied six pouces?
Oui, je l'ai connu. Il est resté en France, du
côté d'un petit village dont je ne me rappelle
plus le nom. Des montagnards l'ont massacré
le même jour que le gros major Yéri-Peter;
c'était un brave garçon. • Et puis bonssirl »
Peut-être, dans le nombre, s'en trcuvait-
il qui songeaient à leur mère... à une jolie
fille de là-bas, Grelchen ou Lotchen, qui leur
avait donné un ruban en pleurant à chaudes
larmes au moment du départ: • J'attendrai ton
TbI'IS. Jui«S Il3IUV.-lllll:-t',
L'INVASION.
57
I! ci.j.MJl (11 iiiriiii.' tc:i.ps le grand officiel' à moiistaclits bloiulis vl'.ii;i' ('0 i
retour, Kasper; je no me marierai qu'avec
toi ! • Oui, oui, tu attendras longtemps !
Ce n'était pas gai.
La mère Lefèvre, voyant cela, songeait à
Gaspard. Hulliu, qui venait d'arriver avec La-
garmitte, criait d'un Ion joyeux :
« Eli bien, mes garçons, vous avez vu le feu,
mille tonnerres! ça marche! — Les Allemands
ne se vanteront pas de cette journée. •
Puis il embrassait Louise, et courait à la
mère Lefèvre :
« Etes-vous contente, Catherine? voilà nos
affaires en bon état ! Mais, qu'avez-vous donc?
vous ne riez pas.
— Oui, Jean-Claude, tout va bien... je suis
contente ; mais regardez un peu sur la route...
quel massacre 1
— C'est la guerre! répouditgravemenlHullin.
—Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen d'allei'
prendre ce petit Là-bas... qui nous regarde avec
ses grands yeux bleus? il me fait de la peine...
ou ce grand brun qui se bande la jamlje avec
son mouchoir?
— Impossible, Catherine, j'en suis fâché; il
faudrait tailler un escalier dans la glace pour
descendre, et les Allemands, qui vont revenir
dans une ou deux heures, nous suivraient par
là. Allons-nous-en. Il faut annoncer la victoire
à tous les villages-: à Labarbe, à Jérôme, à
Piorette. Hé! Simon, Niklo, Marchai, arrivez
ici! vous allez partir tout de suite porter la
grande nouvelle aux camarades. Materne, ouvre
l'œil ; au moindre mouvement, fais-moi pré-
venir. »
31
31
58
ROMANS NATIONAUX.
Jls s'approchèrent de la ferme, et Jean-Claude
■vit, en passant, la' réserve, et Marc Divès à
cheval au milieu de ses hommes. Le contre-
bandier se plaignait amèrement de rester les
bras croisés. Il se regardait comme déshonoré
de n'avoir rien à faire.
« Bah! lui dit Hullin, tant mieux ! D'ailleurs
tu surveilles notre droite. Regarde ce plateau
là- bas. Si l'on nous attaque de ce côté, tu mar-
cheras! »
Divès ne dit rien ; il avait une figure à la
fois triste et indignée, et ses grands contreban-
diers , enveloppés de leurs manteaux , leurs
longues brettes pendant au-dessous, ne sem-
blaient pas non plus de bonne humeur: on au-
rait dit qu'ils méditaient une vengeance.
Hullin, ne pouvant les consoler, entra dans
la métairie. Le docteur Lorquin était en train
d'extraire la balle de la blessure de Baum-
garten, qui jetait des cris terribles.
Pelsly, sur le seuil de sa maison, tremblait de
tous ses membres. Jean-Claude lui demanda du
papier et de l'encre, pour expédier ses ordres
dans la montagne; c'est à peine si le pauvre
anabaptiste put les lui donner, tant il était
troublé. Cependant, il y parvint, et les piétons
partirent tout fiers d'être chargés d'annoncer
la première bataille et la victoire.
Quelques montagnards, entrés dans la grande
salle, se réchauffaient au fourneau et causaient
avec animation. Daniel Spitz avait déjà subi
l'amputation de ses deux doigts, et se tenait
assis derrière le poêle, la main enveloppée de
linge.
Ceux qui avaint été postés dei-rière les abatis
avant le jour, n'ayant pas déjeuné, cassaient
alors une croûte et vidaient un verre de vin,
tout en criant, gesticulant, et se glorifiant la
bouche pleine. Puis on sortait, on allait jeter
un coup d'oeil dans la tranchée, on revenait se
chauffer, et tout le monde, en parlant de RifTi,
de ses lamentations à cheval , et de ses cris
plaintifs, riait à se tordre les côtes.
Il était onze heures. Ces allées et ces venues
durèrent jusqu'à midi, moment où Marc Divès
entra tout à coup dans la salle, en criant:
« Hullin ! où est Hullin ?
—Me voilà !
— Eh bien , arrive I »
L'accent du contrebandier avait quelque
chose de bizarre ; tout à l'heure, furieux de
n'avoir pas pris part au combat, il semblait
triomphant. Jean-Claude le suivit fort inquiet,
et la grande salle fut évacuée sur-le-champ,
tout le monde étant convaincu, d'après l'ani-
mation de Marc, qu'il s'agissait d'une affaire
grave.
A droite du Donon s'étend le ravin des Mi-
nières, où bouillonne un torrent à la fonte des
neiges ; il descend de la cime de la montagne
jusqu'au fond de la vallée.
Juste en face du plateau défendu par les par-
tisans, et de l'autre côté de ce ravin, à cinq ou
six cents mètres, s'avance une sorte de terrasse
découverte à pente escarpée, que Hullin n'avait
pas jugé nécessaire d'occuper provisoirement,
ne voulant pas diviser ses forces, et voyant, du
reste, qu'il lui serait facile de tourner cette
position par les sapinières et de s'y établir, si
l'ennemi faisait mine de vouloir s'en emparer.
Maintenant, qu'on se figure la consternation
du brave homme, lorsqu'arrivé sur le seuil de
la métairie, il vit deux compagnies d'Allemands
grimper à cette côte, au milieu dt^s jardins de
Grandfontaine, avec deux pièces de campagne,
enlevées par de forts attelages, et comme sus-
pendues au précipice. Tout le monde poussait
aux roues, et dans quelques instants les canons
allaient atteindre le plateau. Ce fut un coup de
foudre pour Jean-Claude; il pâlit, puis il entra
dans une fureur épouvantable contre Divès.
« Ne pouvais-tu m'avertir plus tôt? hurla-t-
il. Est-ce que je no t'avais pas recommandé de
surveiller le ravin ? Nous sommes tournés I Ils
vont nous prendre en écharpe, couper la route
plus loin! tout est au diable ! »
Les assistants et le vieux Materne lui-même,
qui venait d'accourir en toute hâte, frémirent
du coup d'oeil qu'il lança au contrebandier.
Celui-ci, malgré son audace ordinaire, resta
tout interdit, ne sachant que répondre.
« Allons, allons , Joan-Claude, dit-il enfin,
calme-toi; ce n'est pas aussi grave que tu le
dis. Nous n'avons pas encore donné, nous au-
tres. Et puis, il nous manque des canons, ça
fera juste notre aflFaire.
— Oui, notre affaire, grand imbécile! L'a-
mour-propre t'a fait attendre jusqu'à la der-
nière minute, n'est-ce pas? Tu voulais te battre,
pouvoir te vanter, te glorifier. Et, pour cela,
tu risques notre peau à tous! Tiens, regarde,
voilà déjà les autres qui se préparent à Fra-
m.ont. »
En effet, une nouvelle colonne, beaucoup
plus forte que la première , sortait alors de
Framont au pas de charge et montait vers les
abatis. Divès ne disait mot. Hullin, dominant
sa colère, se calma subitement en face du
danger.
« Allez reprendre vos postes, dit-il aux assis-
tants d'une voix brève ; que tout le monde soit
prêt pour l'attaque qui s'avance. Materne, at-
tention !
Le vieux chasseur inclina la tête.
Cependant, Marc Divès avait repris son
aplomb.
L'INVASION.
59
• Au lieu de crier comme une femme, dit-il,
lu ferais mieux de me donner l'ordre d'attaquer
là-bas, en tournant le ravin par les sapinières.
— Il le faut bien, mitle tonnerres! • répliqua
Jean -Claude.
Et d'un ton plus calme:
« Écoute, Marc, je t'en veux à mort! Nous
étions vainqueurs, et, par ta faute, loutest remis
en question. Si tu manques ton coup, nous nous
couperons la gorge ensemble !
— Bon, bon, l'affaire est dans le sac, j'en ré-
ponds ! »
Puis, sautant à cheval, et rejetant le pan de
son manteau sur l'épaule, il tira sa grande
latte d'un air superbe. Ses hommes en firent
autant.
Alors Divès , se tournant vers la réserve,
composée do cinquante montagnards, leur
montra le plateau de la pointe de son sabre,
et dit:
« Vous voyez cela, garçons; il nous faut
cette position. Ceux de Dagsburg ne diront pas
qu'ils ont plus de cœur que ceux de la Sarre.
En avant ! »
Et la troupe, pleine d'ardeur, se mit en
marche, côtoyant le ravin. Hullin, tout pâle,
cria :
• A la baïonnette I »
Le grand contrebandier, sur son immense
roussin à la croupe musculeuse et luisante, se
retourna, riant du coin de sa moustache; il
balança sa latte d'un air expressif, et toute la
troupe s'enfonça dans la sapinière.
Au même instant les Allemands, avec leurs
pièces de huit, atteignaient le plateau et se
mettaient en batterie, tandis que la colonne de
Framonl escaladait la côte. Tout se trouvait
donc dans le même état qu'avant la bataille;
avec cette différence que les boulets ennemis
allaient être de la partie, et prendre les monta-
gnards à revers.
On voyait distinctement les deux pièces, les
crampons, les leviers, les écouvillons, les ar-
tilleurs et l'oflicier, un grand maigre, large des
épaules, les longues moustaches blondes flot-
tantes. Les couches d'azur de la vallée rappro-
chant les distances, on aurait cru pouvoir y
porter là main ; mais Hullin et Materne ne s'y
trompaient pas : il y avait bien six cents mè-
tres; aucun fusil ne portait jusque-là.
Néanmoins le vieux chasseur, avant de re-
tourner aux abatis, voulut en avoir la conscience
nette. Il s'avança donc aussi près que possible
du ravin, suivi de son flis Kasper et de quel-
ques montagnards, et, s'appuyant contre un
arbre, il ajusta lentement le grand officier aux
moustaches blondes.
Tous les assistants retenaient leur haleine,
dans la crainte de troubler cette expérience.
Le coup partit, et lorsque Materne posa sa
crosse à terre pour voir, rien n'avait bougé.
« C'est étonnant comme l'âge ti'oubte la vue,
dit-il.
— Vous, la vue trouble 1 s'écria Kasper; il
n'y en a pas un, des Vosges à la Suisse, qui
puisse se vanter de placer une balle à deux
cents mètres aussi bien que vous ! »
Le vieux forestier le savait bien, mais il ne
voulait pas décourager les autres.
« C'est bon, reprit-il, nous n'avons pas le
temps de disputer. Voici les ennemis qui mon-
tent ; que chacun fasse son devoir. »
Malgré ces paroles, simples et calmes en
apparence. Materne éprouvait un grand trouble
intérieur. En entrant dans la tranchée, de
vagues rumeurs frappèrent son oreille : le fré-
missement des armes, le bruit régulier d'une
foule de pas; il regarda par-dessus la rampé
et vit les Allemands qui arrivaient cette fois
avec de longues échelles garnies de crampons.
Ce fut pour le brave homme un coup d'oeil
désagréable ; il fit signe à son garçon d'appro-
cher, et lui dit tout bas :
« Kasper, ça va mal, ça va très-mal; les
gueux arrivent avec des échelles; donne-moi la
main. Je voudrais bien t'avoir près de moi, et
Frantz aussi ! m lis nous allons défendre notre
peau solidement. •
En ce moment, un choc terrible ébranla tous
les abatis jusqu'à la base ; on entendit une voix
rauque crier : « Ah 1 mon Dieu ! »
Puis un bruit sourd à cent pas; un sapin se
pencha lentement et tomba dans l'abîme. C'é-
tait le premier coup de canon : il avait coupé
les jambes du vieux Rochart. Ce coup fut suivi
presque au même instant d'un autre, qui cou-
vrit tous les montagnards de glace broyée, avec
un ronflement terrible. Le vieux Materne lui-
même s'était courbé sous ce ronflement, mais
aussitôt se relevant, il s'écria :
« Vengeons-nous, mes enfants ! Les voici...
Vaincre ou mourir ! »
Heureusement l'épouvante des montagnards
ne dura qu'une seconde; tous comprirent qu'à
la moindre hésitation ils étaient perdus. Deux
échelles se dressaient déjà dans les airs malgré
la fusillade, et s'abattaient avec leurs crampons
sur la rampe. Cette vue fit bondir tous les par-
tisans de la tranchée, et le combat recommença
plus terrible, plus désespéré que là première
fois.
Hullin avait remarqué les échelles avant
Materne, et son indignation contre Divès s'était
encore accrue; mais, comme en pareil cas l'in-
dignation n'est bonne à rien, il avait envoyé
Lagarmittedire à Frantz Materne, qui se trou-
60
ÔOMANS NATIONAUX.
vait posté de l'autre côté du Donon, d'arriver
eu toute hâte avec la moitié de ses hommes.
On peut s'imaginer si le brave garçon, prévenu
du danger que courait sou père, perdit une se-
conde. Déjà l'on voyait les larges feutres noirs
grimper la côte à travers les neiges, la carabine
en bandoulièi'e. Ils accouraient aussi vite qu'ils
pouvaient, et pourtant Jean-Claude, descendant
à leur rencontre, la sueur au front, l'œil ha-
gard, leur criait d'une voix vibi'ante :
« Allons- donc... plus vite!... de ce train-là
vous n'arriverez jamais! »
Il frémissait de rage, attribuant tout le mal-
heur au contrebandier.
Cependant Marc Divès, au bout d'une demi-
heure environ, avait fait le tour du ravin, et,
du haut de son grand roussin, il commençait à
découvrir les deux compagnies d'Allemands,
l'arme au pied, à cent pas derrière les pièces
qui faisaient feu sur les retranchements. Alors,
s'appiochant des montagnards, il leur dit en
étoufïant sa voix, tandis que les détonations se
répercutaient coup sur coup dans la gorge, et
qu'au loin s'entendaient les clameurs de l'as-
saut :
« Camarades, vous allez tomber sur l'infan-
terie à la baïonnette ; moi et mes hommes nous
nous chargeons du reste. — Est-ce entendu?
— Oui, c'est entendu.
— Eh bien donc, en route ! »
Toute la troupe en bon ordre s'avança vers
la lisière du bois, le grand Piercy de Soldaten-
thal en tête. Presque au même instant, il y eut
le « vcrda*! » d'une sentinelle ; puis deux coups
de fusil ; puis un grand cri : « Vive la France I »
et le bruit sourd d'une foule de pas qui s'élan-
cent ensemble : les braves montagnards fon-
daient sur l'ennemi comme une bande de loups!
Divès, debout sur ses étriers, son grand nez
en l'air et les moustaches hérissées, les regar-
dait en riant :
« Ça va bien, » disait-il.
La mêlée était épouvantable, la terre en
tremblait. Les Allemands, pas plus que les
partisans, ne faisaient feu; tout se passait en
silence ! le froissement des baïonnettes et le
bruit des crosses, traversés de loin en loin par
un coup de fusil, des cris de rage, des trépi-
gnements, du tumulte : on n'entendait pas
autre chose.
Les contrebandiers, le cou tendu, le sabre au
poing, flairaient le carnage, attendant le signal
de leur chef avec impatience.
« Maintenant, c'est notre tour, dit enfm
Marc. A nous les pièces ! »
Et de l'épaisseur du fourré, leurs grands
♦ Qui vive I
manteaux flottant comme des ailes, les reins
penchés et la brette en avant, ils partirent.
« Ne sabrez pas, pointez, » dit encore Marc.
Ce fut tout.
Les douze vautours en une seconde furent
sur les pièces. 11 y avait parmi eux quatre
vieux dragons d'Espagne et deux anciens cui-
rassiers de la garde, que le goût du péril atta-
chait à Marc. Je vous laisse à penser ce qu'ils
firent. Les coups de levier, d'écouvillon et de
sabre, seules armes que les artilleurs eussent
sous la main, pleuvaient autour d'eux comme
la grêle. Tout était paré d'avance, et chaque
riposte mettait un homme à terre.
Marc Divès reçut à bout poi-tant deux coups
de pistolet, dont l'un lui noircit la joue gauche
et l'autre enleva son feutre. Lui, courbé sur sa
selle, son long bras en avant, il clouait en
même temps le grand officier à moustaches^
blondes sur une de ses pièces; puis se relevant
lentement, et regardant autour de lui, les sour-
cils froncés :
« Les voilà tous nettoyés, dit-il d'un ton
sentencieux ; les canons sont à nous ! »
Pour concevoir l'ensemble de cette scène
teriùble, il faut se figurer la mêlée sur le pla-
teau des Minières; les hui'lements, les hennis-
sements des chevaux, les cris de rage, la fuite
des uns, jetant leurs armes pour 'courir plus
vite, l'acharnement des autres; — au delà du
ravin, les échelles, couvertes d'uniformes
blancs, hérissées de baïonnettes; — les monta-
gnards sur la rampe, se défendant avec déses-
poir;— les flancs de la côte, la route et surtout
le bas des abatis encombrés de morts et de
blessés;— la masse des ennemis, le fusil sur
l'épaule, les officiers au milieu d'eux, se pres-
sant de suivre le mouvement, — enfm Materne,
debout sur la crête du talus, la crosse en l'air,
la bouche ouverte jusqu'aux oreilles, appelant
à grands cris son fils Frantz, qui accourait avec
sa troupe, maître Jean-Claude en tête, au se-
cours de la défense. — Il faut entendre la fusil-
lade : ces décharges, tantôt par pelotons, tantôt
successives; et surtout les cris lointains, va-
gues, immenses, traversés de plaintes aiguës
expirant dans les échos de la montagne. Tout
cela concentré dans un seul instant, et sous un
coup d'œil : voilà ce qu'il faut se représenter !
Mais Divès n'était pas contemplatif, il ne
perdit pas de temps à faire des réflexions poé-
tiques sur le tumulte et l'acharnement de la
bataille. D'un regard il eut jugé la situation,
et, sautant d'e son cheval, il s'allongea sur la
première pièce encore chargée, saisit les le-
viers de l'afTùt pour en changer la direction,
pointa au pied des échelles, et, ramassant une
mèche qui fumait à terre, il fit feu.
L'INVASION.
61
Alors, au loin, s'élevèrent des clameurs
étranges, et le contrebandier, regardant à tra-
vers la fumée, vit une trouée sanglante dans
les rangs de Tennemi. Il agita les deux mains
en signe de. triomphe, et les montagnards, de-
bout sur les abatis, lui répondirent par un
hourra général.
« Allons, pied à terre, dit-il à ses hommes,
il ne faut pas s'endormir. Une gargousse par
ici, un boulet, du gazon. C'est nous qui allons
balayer la route. — Gare ! »
Les contrebandiers se mirent en position, et
le feu continua sur les habits blancs avec en-
thousiasme. Les boulets bondissaient dans
leurs rangs en enfilade. A la dixième décharge,
ce fut un sauve-qui-peut général.
• Feu ! feu ! » criait Marc.
Et les partisans, enfin appuyés parla troupe
de Frantz, et dirigés par Hullin, reprenaient
les positions qu'ils avaient un instant perdues.
Tout le long de la côte ce ne furent bientôt
que fuyards, morts et blessés. Il était alors
quatre heures du soir; la nuit venait. Le der-
nier boulet tomba dans la rue de Grandfon-
taine, et, rebondissant sur l'angle du guévoir,
il alla renverser la cheminée du Bœuf-Rouge.
Environ six cents hommes périrent en ce
jour. Il y eut des montagnards, il y eut des
kaiserlichs en bien plus grand nombre. Mais
sans la canonnade de Divès, tout était perdu,
car les partisans n'étaient pas un contre dix, et
l'ennemi commençait à se rendre maître de la
tranchée.
XVI
Les Allemands, entassés dansGrandfontaine,
s'enfuyaient par bandes du côté de Framont, à
pied, à cheval, allongeant le pas, traînant leurs
caissons, jetant leurs sacs au revers de la
route, et regardant derrière eux, comme s'ils
eussent craint de voir les partisans à leurs
trousses.
Dans Grandfontaine, ils brisaient tout par
esprit de vengeance, ils défonçaient les fenê-
tres et les portes, brutalisaient les gens, de-
mandaient à manger, à boire tout de suite, et
poursuivaient les filles jusqu'au grenier. Leurs
cris, leurs imprécations, les commandements
des chefs, les plaintes des bourgeois, le roule-
ment sourd, continu des pas sur le pont de
Framont, le hennissement grêle des chevaux
blessés, tout cela montait en rumeurs confuses
jusqu'aux abatis.
Sur la côte, on ne voyait que des armes, des
shakos, des morts, enfin tous les signes d'une
grande déroute. En face apparaissaient les ca-
nons de Marc Divès, braqués sur la vallée et
prêts à faire feu en cas d'une nouvelle attaque.
Tout était donc fini, bien fini. Et pourtant
pas un cri de triomphe ne s'élevait des retran-
chements : les pertes des monlagnai'ds avaient
été trop cruelles dans ce dernier assaut. Le si-
lence, succédant au tumulte, avait quelque
chose de solennel, et tous ces hommes, échap-
pés du carnage, se regardaient l'un l'autre
d'un air grave, comme étonnés de se voir.
Quelques-uns appelaient un ami, d'autres un
frère qui ne répondaient pas. Alors ils se met-
taient à leur recherche dans la tranchée, le
long des abatis, ou sur la rampe, criant : « Hé 1
Jacob, Philippe, est-ce toi! »
Et puis la nuit venait; ses teintes grises s'é-
tendaient surles retranchements et sur l'abîme,
ajoutant le mystère à ce que ces scènes avaient
d'effrayant. Les gens allaient et venaient à tra-
vers les débris sans se reconnaître.
Materne, après avoir essuyé sa baïonnette,
appela ses garçons d'un accent rauque :
« Hé! Kasper! Frantz! »
Et les voyant approcher dans l'ombre, il se
prit à leur demander :
« Est-ce vous ? »
— Oui, c'est nous.
— Vous n'avez rien ?
— Non. »
La voix du vieux chasseur, de sourde qu'elle
était, devint tremblante :
« Nous voilà donc encore tous les trois réu-
nis ! « flt-il d'un ton bas.
Et lui, qu'on ne pouvait pas accuser d'être
tendre, il embrassa fortement ses fils, ce qui
les surprit. Ils entendirent quelque chose
bouillonner dans sa poitrine, comme des san-
glots intérieurs; tous deux en furent émus, et
ils se disaient : « Comme il nous aime ! Nous
n'aurions jamais cru cela ! »
Eux-mêmes ils se sentirent remués jusqu'aux
entrailles.
Mais bientôt, le vieux revenant à ^ui, s'écria :
« C'est égal, voilà une rude journée, mes
garçons. Allons boire un coup; j'ai soif. »
Alors, lançant un dernier regard sur le talus
sombre, et voyant de trente pas en trente pas
les sentinelles que Hullin venait de poser en
passant, ils se dirigèrent ensemble du côté de
la vieille métairie.
Ils traversaient la tranchée encombrée do
morts, levant les pieds lorsqu'ils sentaient
quelque chose de mou, quand une voix étouffée
leur dit :
« C'est toi. Materne? »
—Ah ! mon pauvre vieux Rochart... pardon. .
62
ROMANS NATIONAUX.
pardon, répondit le vieux chasseur en se cour- i
bant, je t'ai touché ' Gomment, tu es encore là?
— Oui... ,ie ne peux pas m'en aller... puisque
Je n'ai plus de jambes. »
Tous trois restèrent silencieux, et le vieux
bûcheron reprit :
« Tu diras à ma femme qu'il y a derrière
l'armoire, dans un bas, cinq écus de six livres.
J'avais ménagé cola... si nous tombions malade
l'un ou l'autre... Moi, je n'en ai plus besoin...
—C'est-à-dire, c'est-à-dire... on en réchappe
tout de même... mon pauvre vieux! Nous al-
lons l'emporter.
— Non, ça n'en vaut pas la peine, je n'en ai
plus pour une heure; on me ferait traîner. »
Materne, sans répondre, fit signe à Kasper de
mettre sa carabine en brancart avec la sienne,
et à Frantz, de placer le vieux bùciieron des-
sus, malgré ses plaintes, ce qui fut fait aussi- |
tôt. C'est ainsi qu'ils arrivèrent ensemble à la j
ferme. ',
Tous les blessés, qui pendant le combat
avaient eu la force de se traîner à l'ambulance,
s'y étaient rendus. Le docteur Lorquin et son
son confrère Despois, arrivé pendant la j ournée ,
avaient eu de l'ouvrage par-dessus la tête, et tout
n'était pas encore fini de ce côté, tant s'en faut.
Comme Materne, ses garçons et Rochart tra-
versaient l'allée sombre sous la lanterne, ils ,
entendirent à gauche un cri qui leur donna
froid dans les os, et le vieux bûcheron, à moite
mort, s'écria :
« Pourquoi m'amenez-vous là? Je ne veux
pas, moi... Je ne me laisserai rien faire!
— Ouvre la porte, Frantz, dit Materne, la
face couverte d'une sueur froide, ouvre, dépê-
che-toi ! »
Et Frantz ayant poussé la porte, ils virent sur
une grande table de cuisine, au milieu de la
salle basse, aux larges poutres brunes, entre
six chandelles, le fils Colard étendu tout de son
long, un homme à chaque bras, un baquet
dessous. Le docteur Lorquin, les manches de
sa chemise retroussées jusqu'aux coudes, une
scie courte et large de trois doigts au poing,
était en train de couper ime jambe au pauvre
diable, tandis que Despois tenait une grosse
éponge. Le sang clapotait dans le baquet, Go-
lard était plus pâle que la mort. Catherine Le-
fèvre, debout à côté, un rouleau de charpie sur
les bras, semblait ferme ; mais deux grosses
rides sillonnaient ses joues le long de son nez
crochu, tant elle serrait les dents. Elle regardait
à terre sans rien voir.
« C'est fini ! » dit le docteur en se retour-
nant.
Et jetant un coup d'œil sur les nouveaux
venus :
« Hé ! c'est vous, père Rochart? flt-il.
— Oui, c'est moi ; mais je ne veux pas qu'on
me touche. J'aime mieux finir comme ça! »
Le docteur levant une chandelle, regarda et
fit une grimace.
« Il est temps, mon pauvre vieux; vous avez
perdu beaucoup de sang, et si nous attendons
encore, il sera trop lard.
— Tant mieux ! j'ai assez souffert dans ma
vie.
— Gomme vous voudrez. Passons à un
autre I »
Il regardait une longue file de j^aillasses au
fond de la salle; les deux dernières étaient
vides, quoique inondées de sang. Materne et
Kasper posèrent le vieux bûcheron sur la der-
nière, tandis que Despois s'approchait d'un
autre blessé, lui disant :
« Nicolas, c'est ton tour ! »
Alors on vit le grand Nicolas Cerf se lever la
face pâle et les yeux luisants de frayeur.
« Qu'on lui donne un verre d'eau-de-vie, dit
le docteur.
— Non, j'aime mieux fumer ma pipe.
— Où est-elle, ta pipe?
— Dans mon gilet.
— Bon, la voilà, Et le tabac?
— Dans la poche de mon pantalon.
— C'est cela. Bourrez sa pipe, Despois. Il a
du courage cet homme ; c'est bien ! ça fait plai-
sir de voir des gens de cœur. Nous allons
t'enlever ton bras en deux temps et trois mou-
vements.
— Est-ce qu'il n'y a pas moyen de le con-
server, monsieur Lorquin, pour élever mes
pauvres enfants? c'est leur seule ressource.
— Non, l'os est broyé, ça ne tient plus. Allu-
mez la pipe, Despois. Tiens, Nicolas, fume,
fume. •
Le malheureux se prit à fumer sans en avoir
grande envie.
« Nous y sommes? demanda le docteur.
— Oui, répondit Nicolas d'une voix étran-
glée.
— Bon. — Despois, attention ! épongez. »
Alors, avec un grand couteau, il fit un tour
rapide dans les chairs, Nicolas grinça des dents.
Le sang jaillit. Despois liait quelque chose. La
scie grinça deux secondes, et le bras tomba
lourdement sur le plancher.
«Voilà ce que j'appelle une opération bien
enlevée, » dit Lorquin.
Nicolas ne fumait plus; la pipe était tombée
de ses lèvres. David Schlosser de Walsch, qui
l'avait tenu, le lâcha. On entoura le moignon
de linge, et, tout seul, Nicolas iilla se recoucher
sur la paillasse.
« Encore un d'expédié I Epongez bien la
L'INVASION.
63
table. Despeis, et passons à un antre, • fit le
docteur en se lavant les mains dans une grande
écuelle.
Chaque fois qu'il disait : « Passons à un
autre! • tous les blessés se remuaient de
frayeur, à cause des cris qu'ils avaient en-
tendus, et des couteaux qu'ils voyaient reluire;
mais que faire? Toutes les chambres de la
ferme, la grange, les deux pièces d'en haut,
tout était encombré. Il ne restait de libre que la
grande salle pour les gens de la métairie. Il
fallait donc bien opérer sous les yeux de ceux
qui, un peu plus tôt, un peu plus tard, devaient
avoir leur tour.
Tout ceci s'était passé en quelques instants.
Mateineet ses fils avaient regardé comme on re-
garde les choses horribles, pour savoir ce que
c'est; puis ils avaient vu dans un coin, à
gauche, sous la vieille horloge de faïence, un
tas de bras et de jambes. On avait déjà jeté
dessus le bras de Nicolas, et l'on était en train
d'extraire une balle de l'épaule d'un monta-
gnard du Harberg aux favoris roux. On lui fai-
sait de larges entailles en croix dans le dos, sa
chair frémissait, et de ses reins poilus le sang
coulait jusque dans ses bottes.
Chose bizarre, le chien Pluton, derrière le
docteur, regardait cela d'un air attentif, comme
s'il eût compris, et, de temps en temps, il déti-
rait ses jambes et fléchissait son dos en bâillant
jusqu'aux oreilles.
Materne ne put en voir davantage.
n Allons-nous-en, » dit-il.
A peine entrés dans l'allée sombre, ils en-
tendirent le docteur s'écrier : « Je tiens la
balle! .
Ce qui dut faire grand plaisir à l'homme du
Harberg.
Une fois dehors. Materne respirant l'air froid
à pleine poitrine, s'écria :
« Et quand je pense qu'il aurait pu nous en
arriver autant !
— Oui, répondit Kasper ; recevoir une balle
dans la tête, ça n'est rien; mais être découpé
de cette manière, et aller ensuite mendier son
pain le reste de ses jours...
— Bah! je ferais comme le vieux Rochart,
moi, s'écria Frantz, je me laisserais finir. Il a
raison, le vieux; quand on a fait son devoir,
est-ce qu'on a besoin d'avoir peur? Le bon Dieu
est toujours le bon Diau ! »
En ce moment un bourdonnement de voix
s'éleva sur leur droite.
« C'est Marc Divès et Hullin, dit Kasper en
prêtant l'oreille.
— Oui, ils viennent bien sûr de faire des
abatis derrière la sapinière, pour garder les ca-
nons,^ > ajouta Frantz.
Ils écoutèrent de nouveau ; les pas se rap-
prochaient.
• Te voilà bien embarrassé de ces trois pri-
sonniers, disait Hullin d'un ton brusque;
puisque tu retournes au Falkenstein celte nuit,
pour chercher des munitions, qu'est-ce qui
t'empêche de les emmener ?
— Mais où les mettre ? I
— Parbleu dans la prison communale d'A-
breschwiller; nous ne pouvons les garder ici.
— Bon, bon, je comprends, Jean-Claude. Et
s'ils veulent s'échapper pendant la route, je
leur plante ma lalle entre les deux épaules.
— Ça va sans direl »
Ils arrivaient alors à la porte, et Hullin, aper-
cevant Materne, ne put retenir un cri d'en-
thousiasme.
« Hé ! c'est toi, mon vieux, je te cherche de-
puis une heure. Où diable étais-tu?
— Nous avons porté le pauvre Rochart à
l'ambulance, Jean-Claude.
— Ah! c'est triste, n'est-ce pas?
— Oui, c'est triste! »
Il y eut un instant de silence; puis la sa-
tisfaction du brave homme reprenant le dessus :
« Ça n'est pas gai, fit-il, mais que voulez-
vous? quand on fait la guerre I Vous n'avez
rien, vous autres?
— Non, nous sommes tous les trois sains et
saufs.
— Tant mieux, tant mieux. Ceux qui restent
peuvent se vanter d'avoir de la chance.
— Oui, s'écria Marc Divès, en riant, j'ai vu
le moment où Materne allait battre la chamade;
sans les coups de canon de la fin, ma foi, ça
prenait une vilaine tournure. »
Materne rougit, et lançant au contrebandier
un regard oblique :
« C'est possible, fit-il d'un ton sec, mais sans
les coups de canon du commencement, nous
n'aurions pas eu besoin de ceux de la fin; le
vieux Rochart, et cinquante autres braves
gens, auraient encore bras et jambes, ce qui ne
gâterait pas notre victoire.
— Bah ! interrompit Hullin, qui voyait poin-
dre la dispute entre deux gaillards peu conci-
liants de leur nature, laissons cela; tout le
monde a fait son devoij', voilà le principal. •
Puis, s'adressant à Materne :
« Je viens d'envoyer un parlementaire à Fra-
mont, dit-il, pour avertir les Allemands de faire
enlever leurs blessés. Dans une heure ils arri-
veront sans doute; il faut prévenir nos avant-
postes de les laisser approcher, mais sans armes
et avec des flambeaux; s'ils arrivaient autre-
ment, qu'on les reçoive à coups de fusil.
— J'y vais tout de suite, répondit le vieux
chasseur.
6i
ROMANS NATIONAUX.
Le docteur Lorniiin, les manelics de sa chemise letrnussées... (Page C2 )
— -lié! Malcrne, lu viendras ensuite souper
à la ferme avec tes garçons.
— Cest entendu, Jean-Claude. »
Il s'éloigna.
ilullin dit encore à Frantz et à Kasper de
faire allumer de grands feux de bivouac pour
la nuit; — à Marc, de donner de l'avoine à ses
chevaux, pour aller, sans retard, chercher des
munitions, — et, les voyant s'éloigner, il entra
dans la métairie.
XVII
Au bout de l'allée sombre était la cour de la
ferme, où l'on descendait par cinq ou six mar-
ches usées. A gauche s'élevaient le grenier
le pressoir, à droite les écuries et le colombier,
dont le pignon se découpait en noir sur le ciel
obscur et nuageux; enfin, tout en face de la
porte, se trouvait la buanderie.
Aucun bruit du dehors n'arrivait là ; Hullin,
après tant de scènes tumultueuses, fut saisi de
ce profond silence. Il regarda les bottes de
paille pendant entre les poutres de la grange
jusque sous le toit, les hei'ses, les charrues, les
charrettes enfouies dans l'ombre des hangars,
avec un sentiment de calme et de bien-êti'e in-
définissable. Un coq grasseyait tout bas au mi-
lieu de ses poules endormies le long du nmr.
Un gros chat passa comme l'éclair et disparut
dans le trou de la cave. Ilalliii croyait sortir
d'un rêve.
Tans. Juius llDiuveiiuiri
i; INVASION.
C5
Végof, les yeux élincelanls, saiuait chaiiiie faiitùme . . . i l'jjje IJ9.J
A[irès quelques instants de celte coiilempla-
tiou silencieuse, il se dirigea lentement vers la
buanderie, dont les trois fenêtres brillaient au
milieu des ténèbres. La cuisine de la ferme no
pouvant suffire à préparer la nourrituie de trois
à quatre cents lioinrnes, on l'avait transportée
dans ce local.
Maiire Jean-Claude entendait la voix fraîche
de Louise donner des ordres d'un petit ton ré-
solu qui l'étonnail :
« Allons, allons, Katel , dépêchons-nous, le
moment du souper approche. Doivent-ils avoir
faim, nos gens! Depuis six heures du matin,
n'avoir rien pris et toujours se battre ! Il ne
faut pas les faire attendre, llop! hop! Lesselé,
voyons, ronuiez-vons, du sel, du poivre. •
Le cœur deJean-Claude sautillait à cette voix.
11 no [iiil sV'iUiiêchor de regarder une minute
à la lonêlre avant d'entrer. La cuisine était
grande, mais assrz basse et l)larichii; à la chaux.
Un grand fi;u de hêlro pétillait sur l'âtre, en-
roulant ses spirales dorées autour des lianes
noirs d'une immense marmite. Le manteau de
la cheminée, fort haut et peu large, sufTu-ait à
peine aux flots de fumée qui s'élevaient de
l'àtre. Sur ce fond ardent se dessinait le char-
mant profil de Louise, eu petite jupe pour cou-
rir plus vile, la figure enluminée des plus vives
couleurs, et le sciu enfermé dans un petit cor-
sage de toile rouge, laissant à découvert ses
l'ondes épaules et son cou gracieux. Elle était
kl dans tout le feu de l'actiou, allant, venant,
goûtant aux sauces avec son petit air capab!e,
dégustant le bouillon, approuvant et critiquant:
.T
32
66
ROMANS NATIONAUX.
« Encore un peu de sel, encore ceci, encore
cela. Lesselé, aurez-vous bientôt fini de plumer
notre grand coq maigre ? De ce train , nous
n'arriverons jamais! •
C'était charmant de la voir commander ainsi;
HuUin en avait les larmes aux yeux.
Les deux grandes filles de l'anabaptiste, l'une
longue, sèche et pâle, ses larges pieds plats
dans des souliers ronds, ses cheveux roux dans
une petite coiffe de talTetas noir, sa robe de
toile bleue descendant en longs plis jusqu'aux
talons; l'autre grasse, joufflue, marchant comme
une oie en levant les pieds l'un après l'autre
lentement et se balauçant sur les hanches; ces
deux braves filles formaient avec Louise le plus
étrange contraste.
La grosse Katel allait et venait tout essouf-
flée sans rien dire, et Lesselé, d'un air rêveur,
faisait tout par compas et par mesure.
Enfin, le brave anabaptiste lui-même, assis
au fond de la buanderie sur une chaise de bois,
les jambes croisées, le nez en l'air, le bonnet
de coton sur la nuque et les mains dans les
poches de sa souquenille, regardait tout cela
d'un air émerveillé, et, de temps eu temps,
disait d'une voix sentencieuse :
« Lesselé, Katel, obéissez bien, mes enfants ;
que ceci soit pour votre instruction, vous n'avez
pas encore vu le monde, il faut marcher plus
vite.
— Oui, oui, il l'autse remuer, ajoutait Louise;
Seigneur, que deviendrions-nous si l'on réflé-
chissait des mois et des semaines pour mettre
un peu d'ail dans une sauce! Vous, Lesselé,
qui êtes la plus grande, décrochez-moi ce pa-
quet d'oignons du plafond. »
Et la grande fille obéissait.
Hullin n'avait j amais eu de plus beau momen t
dans sa vie.
« Comme elle fait marcher les autres, se di-
sait-il ; hé I hé 1 hé ! c'est un petit hussard, une
maîtresse femme ; je ne m'en doutais pas en-
core. »
Et seulement, au bout de cinq minutes, après
avoir tout vu, il entra.
« Hé ! bon courage, mes enfants 1 »
Louise tenait justement une cuiller à sauce;
elle abandonna tout, et courut se jeter dans ses
bras en criant :
Papa Jean-Claude, papa Jean-Claude, c'est
vous!... vous n'êtes pas blessé?... vous n'avez
rien? •
Hullin, à cette voix du cœui , pâlit et ne put
répondre. Ce n'est qu'après un long silence, et
retenant toujours sa chère enfant pressée ten-
drement, qu'il dit enfin d'une voix frémissante :
« Non, Louise, non, je me porte bien, je suis
bien heureux I
— Asseyez-vous, Jean-Claude, dit l'anabap-
tiste qui le voyait trembler d'émotion ; tenez,
voici ma chaise. »
Hullin s"assit, et Louise, s'asseyant sur ses
genoux , les bras sur son épaule , se prit à
pleurer.
« Qu'as-tu donc, chère enfant? disait le brave
homme tout bas en l'embrassant. Voyons, cal-
me-toi. Tout à l'heure encore, je te voyais si
courageuse !
— Oh! oui, je faisais la courageuse; mais,
voyez-vous, j'avais bien peur... Je pensais:
Pourquoi ne vient-il pas ? »
Elle lui jeta ses bras autour du cou , puis une
idée folle lui passant par la tête, elle prit le
bonhomme par la main, en criant :
« Allons , papa Jean-Claude , dansons , dan-
sons. »
Et ils firent trois ou quatre tours.
Hullin, souriant malgré lui et se tournant
vers l'anabaptiste toujours grave :
« Nous sommes un peu fous, Pelsly, dit-il ; il
ne faut pas que cela vous étonne.
— Non, maître Hullin, c'est tout simple. Le
roi David lui-même, après sa grande victoire
sur les Philistins, dansa devant l'arche. »
Jean-Claude, étonné de ressembler au roi
David, ne répondit rien..
« Et pour toi, Louise, reprit-il en s'arrêtant,
tun'as pas eu peur pendant la dernière bataille?
— Oh ! dans les premiers moments, tout ce
bruit, ces coups de canon!... mais ensuite, je
n'ai plus pensé qu'à vous et à maman Lefèvre. •
Maître Jean-Claude devint silencieux :
« Je savais bien, pensait-il, que celte enfant-
là était brave. Elle a tout pour elle I »
Louise, alors, le prenant par la main, le con-
duisit en face d'un régiment de m.armiles au
tour du feu, et lui montra, d'un air glorieux,
toute sa cuisine:
« Voici le bœuf, voici le rôti, voici le souper
du général Jean-Claude, et voici le bouillon
pour nos blessés! Ah ! nous nous sonmies re-
muées! Lesselé et Katel peuvent le dire. Et
voici notre grande fournée, dit-elle en montrant
une longne file de miches rangées sur la table.
C'est maman Lefèvre et moi qui avons brassé
la pâle. »
Hullin écoutait tout émerveillé.
« Mais ce n'est pas tout , ajouta-t-elle, venez
par ici. •
Elle ôta le couvercle de tôle du four au fond
de la buanderie, et la cuisine se remplit aus-
sitôt d'une odeur de galette au lard à vous rô-
JDuir le cœur.
Maître Jean-Claude en fut vraiment attendri.
En ce moment, la mère Lefèvre entrait :
. Eh bien ! dit-elle, il faut dresser la table.
L'INVASION.
67
tout le monde attend là-bas. Allons , Katel,
allez mettre la nappe. »
La grosse fille sortit en courant.
Et tous ensemble, traversant la cour obscure
à la file, se dirigèrent vers la salle. Le docteur
Lorquin, Despois, Marc Divès, Materne et ses
deux garçons, tous gens bien endentés et pour-
vus d'un appétit solide, attendaient Je potage
avec impatience.
« Et nos blessés , docteur? s'écria Hullin en
entrant.
— Tout est lerminé,maitre Jean-Claude. Vous
nous avez donné une rude besogne; mais le
temps est favorable, il n'y a pas à craindre de
lièvres putrides, tout se présente bien. »
Katel, Lesselé et Louise entrèrent bientôt,
portant une énorme soupière fumante et deux
magnifiques rôtis de bœuf qu'elles déi'osèrent
sur la table. On s'assit sans cérémonie, le vieux
Materne à la droite de Jean-Claude, Catherine
Lefèvre à gauche, et dès lors le cliquetis des
cuillers et des fourchettes, le glou-glou des bou-
leilles remplacèrent la conversation jusqu'à
huit heures et demie du soir. On voyait au
dehors le reflet de grandes flammes sur les vi-
tres, annonçant que les partisans étaient en
train de faire honneur à la cuisine de Louise,
et cela contribuait encore à la satisfaction des
convives.
A neuf heures, Marc Divès était en route
pour le Falkenstein avec les prisonniers. A dix
heures, tout le monde dormait à la ferme et
sur le plateau, autour des feux du bivouac.
Le silence ne s'interrompait de loin en loin,
que par le passage des rondes et le «qui vive! •
des sentinelles.
C'est ainsi que se termina cette journée, où
les montagnards prouvèrent qu'ils n'avaient
pas dégénéré de la vieille race.
D'autres événements, non moins graves, al-
laient bientôt succéder à ceux qui venaient de
s'accomplir, car, ici-bas, un obstacle vaincu,
d'autres se présentent. La vie humaine res-
semble à la mer agitée : une vague suit l'autre,
de l'ancien monde au nouveau, et rien ne j)eut
arrêter ce mouvement éternel.
XVIII
Durant toute la bataille, jusqu'à la nuit close,
les gens de Grandfontaine avaient vu le fou
Yégof debout à la cime du Petit Donon, la cou-
ronn'" en tête, le sceptre levé, transmettre,
comme un roi mérovingien, des ordres à ses
armées imaginaires. Ce qui se passa dans l'âme
de ce malheureux quand il vit les Allemanas ei
pleine déroute, nul ne le sait. Au dei-nier coup
de canon, il avait disparu. Où s'était-il sauvé?
Voici ce que racontent à ce sujet les gens de
Tiefenbach :
Dans ce temps-là, vivaient sur le Bocksijerg
deux créatures singulières, deux sœurs, l'une
appelée la petite Kateline, et l'autre la grande
Brbei. Ces deux êtres déguenillés s'étaient éta-
blis dans la caverne de Luitprandt, ainsi nom-
mée, disent les vieilles chroniques, parce que
le roi des Germains, avant de descendre en
Alsace, fit enterrer sous cette voûte immense
de grès rouge les chefs barbares tombés dans
la bataille du Blutfeld. La source chaude, qui
fume toujours au milieu de la caverne, proté-
geait les deux sœurs contre les froids rigouioux
de l'hiver, et le bûcheron Daniel Horn de Tie-
fenbach avait eu la charité de fermer l'entrée
piincipale de la roche, avec de-grands tas de
genêts et de bruyères. A côté de la source
chaude se trouve une autre source , froide
comme la glace et limpide comme le cristal.
La petito Kateline, qui buvait à cette source,
n'avait pas quatre pieds de haut; elle était
grasse, bouffie, et sa figure étonnée, ses yeux
ronds, son goitre énorme, lui donnaient la
physionomie singulière d'une grosse dinde en
méditation-. Tous les dimanches elle traînait
jusqu'au village de Tiefenbach un panier d'o-
sier , que les braves gens remplissaient de
pommes de terre cuites, de croûtes de pain, et
quelquefois — les jours de fête — de galettes
et d'autres débris de leurs festins. Alors le pau-
vre être, tout essoufflé, remontait à la roche,
gloussant, riant, se dandinant et picorant. La
grande Berbel se gardait bien de boire à la
source froide ; elle était maigre, borgne, déchar-
née comme une chauve-souris ; elle avait le
nez plat, les oreilles larges, l'œil scintillant, et
vivait du butin de sa sœur. Jamais elle ne des-
cendait du Bocksberg ; mais en juillet, au
temps des grandes chaleurs, elle secouait, du
haut de la côte, un chardon sec sur les mois-
sons de ceux qui n'avaient pas rempli réguliè-
rement le panier de Kateline, ce qui leur atti-
rait des orages épouvantables, de la grêle, des
rats et des mulots en abondance. Aussi ciai-
gnait-on les sorts de Berbel comme la pe.^te ;
on l'appelait partout Wetterltexe*, tandis que
la petite Kateline passait pour être le bon génie
de Tiefenbach et des environs. De cette façon,
Berbel vivait tranquillement à se croiser les
bras, et l'autre à glousser sur les quatre che-
mins.
Malheureusement pour-les deux sœurs, Yégof
* Sorcière des orages. '
68
ROMANS NATIONAUX.
avail établi, depuis nombre d'années, sa rési-
dence d'hiver dans la caverne de Liiiii>vandt.
C'est de là qu'il parlait au printemps, pour vi-
siter ses châteaux innombrables et pas^snr en
revue ses leudes jusqu'à Geiorsteiu, d.uis le
Ilundsrûck. Tous les ans donc, vers la fm de
novembre, après les premières neiges, il arri-
vait avec son corbeau, ce qui Taisait toujours
jeter des cris d'aigle à Wetterhexe.
« De quoi te plains-tu, disait-il en s'installnnt
tranquillement à la meilleure place; ne vivez-
vous pas sur mes domaines? Je suis encore
bien bon de souffiir deux tYi/Zcirics inutiles dans
le Valhalla de mes pères! »
Alors Berbel, furieuse, l'accablait d'injures ;
Kateline gloussait d'un air fàclié; mais lui, sans
y prendre garde, allumait sa pipe de vieux buis,
et se mettait à raconter ses pérégrinations |
lointaines aux âmes des guerriers gei'niains
enterrés dansla caverne depuis seize siècles, les i
appelant par leur nom et leur parlant comme i
à des personnes vivantes. On peut se (ij^urer si
Berbel et Kateline voyaient arriver le fou avec
plaisir: c'était pour elles une véritable cala-
miié.Or, cette année-là,Yégof n'étant pas veiui,
les deux sœurs le croyaient mort et se réjouis-
saient à l'idée de ne plus le revoir. Cependant,
depuis quelques jours , Wetterhexe avait re-
marqué de l'agitation dans les gorges voisines;
les gens partaient eii foule, le fusil sur l'épaule,
du côté du Falkenstein (>t du Donon. Evidem-
ment quelqucchose d'extraordinaire se passait.
La sorcière, se rappelant que, l'année précé-
dent(',Yégof avait raconté aux âmes des guer-
riers que ses armées innombrables allaient
bientôt envahir le pays, éprouvait une vague
inquiétude. Elle aurait bien voulu savoir d'où
provenait cette agitation ; mais personne ne
montait à la roche, et Kateline, ayant fait sa
tournée le dimanche précédent, n'aurait pas
bougé pour un empire.
Dans cet état, AVetlerhexe allait et venait sur
la côte, toujours plus inquiète et plus irritée.
Durant cette journée du samedi, ce fut bien
autre chose encore. Dès neuf heures du matin,
de sourdes et profondes détonations roulèrent
comme un bruit d'orage dans les mille échos
de la montagne, et tout au loin, vers le Donon,
des éclairs rapides sillonnèrent le ciel entre les
pics; puis, vers la nuit, des coups plus graves,
plus formidables encore, retentirent au fond
des gorges silencieuses. A chaque détonation,
on entendait les cimes du Hengst, de la
Gantzlée, du Giromani, du Grosraann, ré-
pondre jusque dans les profondeurs de l'abîme.
« Qu'est-ce que cela? se demandait Berbel.
TiSt-ce la fm du monde? »
Alors, rentrant sous la roche et voy^iit Kate-
Jine accroupie dans son coin, qui grignottait
une pomme de lerre, clic la secoua rudement,
en criant d'une voix sllflarde :
• Idiote, tun'enlendsdoncrien?Tu n'as peur
de rien, toi ! Tu manges, tu bois, tu glou^^ses !
Oh ! le monstre ! •
Elle lui relira sa pomme de terre avec fureur,
et s'assit toute frémissante près de la source
chaude, qui envoyait ses nuages gris à la voûte,
l'ne demi-neuie après, les ténèbres étant de-
venues profondes et le froid excessif, elle alluma
un feu de bruyères , qui promena ses p;lles
lueurs sur les blocs de grès rouge, jusqu'au
fond de l'antre où dormait Kateline, les pieds
dans la paille et les genoux au menton. Au
dehors, tout bruit avait cessé. Wetterhexe
écarta les broussailles pour jeter un coup d'œil
sur la côte puis elle l'evint s'accroupir auprès
du feu , sa large bouche serrée, ses flasques
paupières closes, traçant de grandes rides cir-
culaires autour de ses joues, elle attira sur ses
genoux une vieille couveilure do laine et parut
s'assoupir. On n'entendit plus qu'à de longs
intervalles le bruit delà vapeur condensée, qui
retombait de la voûte dans la source avec un
clapotement làzarre.
Ce silence diuait depuis environ deux heures;
minuit approchait, quand, tout à coup, un
bruit lointain de pas, mêlé de clameurs discor-
dantes , se fit entendre sur la côte. Berbel
écouta ; elle reconnut des cris humains. Alors,
se levant toute tremblante et ai-mée de son
grand chardon, elle se glissa jusqu'à l'eati'ée
de la roche, écarta les broussailles et vit, à cin-
quante pas, le fou Yégof qui s'avançait au clair
de lune ; il était seul et se débattait, frappant
l'air de son scepti'e, comme si des milliers
d'êtres invisibles l'eussent entouré.
« A moi, lioug, Bléd, Adelrik ! hurlait-il d'une
voix éclatante, la barbe hérissée, sa grande
cbevelui'e rousse éparse et sa peau de chien
autour du bras comme un bouclier. A moi! bé!
m'entendrez-vousà la fin '' Ne voyez-vous pas
qu'ils arrivent? Les voilà ipii fondent du ciel
comme des vautours. A moi, les hommes roux !
à moi! Que cette race de chiens soit anéantie!
Ah! ah! c'est toi, Minau, c'est toi, Ilochart
Tiens! tiens! »
Et tous les morts du Donon , il les nommait
avi^c un ricanement féroce, les défiant comme
s'ils eussent été là ; puis il reculait pas à pas,
frappant toujours l'air , lançant des imps'éca-
tions, appelant les siens et se débattant comme
dans ime mêlée. Cette lutte épouvantable contre
des êtres invisibles saisit Bei'bel d'une frayeur
superstitieuse : elle sentit ses cheveux se dres-
ser sur sa nuque, et voulut se cacher; mais, au
même instant, un vague bourdonnement la fit
L'INVASION.
69
se retourner, et qu'on juge de son elTroi, lors-
qu'elle vit la source chaude bouillonner plus
que d'habitude, et des Ilots de vapeur s'en éle-
ver, s'en détacher et s'avancer vers la porte.
Et tandis que,_pareils à des fantômes , ces
nuages épais s'avançaient Icnlemeut, tout à
coup Yégof parut, criant d'une \o\\ brève;
• Enfin, vous voilà ! Vous m'avez entendu !»
Puis , d'un geste rapide , il écarta tous les
obstacles : l'airglacial s'engouffra sous la voûte,
et les vapeurs se répandirent dans le ciel im-
mense, se tordant et s'élançant au-dessus de la
roche, comme si les morls du jour et ceux des
siècles écoulés eussent recommencé dans d'au-
Ires sphères le combat éternel.
Yégof, la face contractée sous les pâles rayons
de la lune, le sceptre étendu, sa large barbe
étalée sur la poitrine, les yeux étincelants, sa-
luait chaque fantôme d'un geste et l'appelait
par son nom, disant :
« Salut, Bléd, saint, Hong., et vous tous, mes
braves, salut ! L'heure que vous attendiez
depuis des siècles est proche, les aigles aigui-
sent leur bec, la lene a soif de sang: souvenez-
vous du Blutfeld ! »
Beibel était anéantie, l'épouvante seule la
tenait debout; mais bientôt les derniers nuages
s'échappèrent de la caverne et se fondirent dans
l'azur sans bornes.
Alors Yégof entra brusquement sous la voûte
et s'accroupit près de la source, sa grosse tête
entre les mains, les coudes aux genoux, regar-
dant d'im œil hagard bouillonner l'eau.
Kaleline venait de s'éveiller, et gloussait
comme on sanglotle; Wetterhexe, plus morte
que vive, observait le fou du coin le plus obs-
cur de l'antre.
« Ils sont tous sortis de la terre ! s'écria tout
à coup Yégof; tous, tous.' Il n'en reste plus.
Ils vont ranimer le courage de mes jeunes
hommes, et leur inspirer le mépris delà mort! »
Et, relevant sa face paie, empreinte d'une
douleur poignante :
« 0 femme, dit-il, en fixant sur Wetterhexe
ses yeux de loup, descendante àes valkiries sté-
riles, toi qui n'as pas recueilli dans ton sein le
soulile des guerriers pour leur rendre la vie,
toi qui n'as jamais rempli leurs coupes pro-
fondes à la table du festin, ni posé devant eux
la chair fumanle du sanglier Sérimar, à quoi
donc est-tu bonne ! A filer des linceuls ! Eh bien!
prends ta quenouille et file jour et juiit, car des
milliers de hardis jeunes hommes sont couchés
dans la neige!... Ils ont vaillamment com-
battu Oui, ils ont fait leur devoir; mais
l'heure n'était pas venue!.... Maintenant les
corbeaux se disputent leur chair! »
Puis, d'un accent de rage épouvantable, ar-
rachant sa couronne à deux mains avec des
poignées do cheveux :
« Oh ! race maiidite! hurla-t-il, tu seras donc
toujours sur notre passage? Sans toi, nous
aurions déjà conquis l'Europe ; les hommes
roux seraient les maîtres de l'univers !... Et je
me suis humilié devant le chef de cette race
de chiens!... Je luf ai demandé sa fille, au lieu
de la prendre et de l'emporter, comme le loup
fait de la brebis !... Ah ! Huldrix! Huldrixi... »
Et s'interrompant :
« Écoute, écoute, vaikirie! •< fit-il à voix basse.
Il levait le doigt d'un air solennel.
Wetterhexe écouta : un grand coup de vent
venait de s'élever dans la nuit, secouant les
vieilles forêts cliargées de givre. Combien de
fois la sorcière avait-elle enleudu la bise gémir,
durant les nuits d'hiver, sans même y prendre
garde ; mais alors elle eut peur!
El conmie elle était là, toute tremblante, voilà
qu'un cri rauque se fit entendre au dehors, et,
presque aussitôt, le corbeau Hans, plongeant
sous la roche, se mit à décrire de grands cercles
à la voûte, agitant ses ailes d'un air effaré et
poussant des croassement lugubres.
Yégof devint pâle comme un mort.
« Vôd, Vôd, s'écria-t-il d'une voix déchirante,
que t'a fait ton fils Luitprandt? Pourquoi le
choisir plutôt qu'un autre? »
Et, durant quelques secondes, il resta comme
anéanti; mais, tout à coup, transporté d'un
sauvage enthousiasme et lirandissant son-scep-
tre, il s'élança hors de la caverne.
Deux minutes après, Wetterhexe, debout à
l'entrée de la roche, le suivait d'i.n regard
anxieux.
Il allait droit devant lui, le cou tendu, le pas
allongé ; on aurait dit une bête fauve marchant
à la découverte. Hans le précédait, voltigeant
de place en place.
Ils disparurent bientôt dans la gorge du
Blutfeld.
XIX
Cette nuit-là, vers deux heures, la neige se
mit à tomber ; à la naissance du jour il fallut se
secouer et battre de la semelle.
Les Allemands avaient quitté Grandfontaine,
Framont et même Schirmeck. Au loin, bien
loin, dans les plaines de l'Alsace, on remar-
quait des points noirs indiquant leurs batail-
lons en retraite. ,
lluUin, éveillé de bonne heure, fit le tour du
bivouac : il s'arrêta quelques instants à rogar-
70
ROMANS NATIONAUX,
der sur le plateau, les canons braqués vers la
gorge, ](3s partisans étendus autour du feu, la
sentinelle l'arme au bras; puis, satisfait de son
inspection, il entra dans la ferme où Louise et
Catherine dormaient encore.
Lfl jour grisâtre se répandait dans la cham-
bre. Quelques blessés, dans la salle voisine,
commençaient à ressentir les ardeurs de la
fièvre ; on les entendait appeler leurs femmes
3t leurs enfants. Bientôt le bourdonnement
des voix, les allées et les venues rompirent
le silence de la nuit. Catherine et Louise
s'éveillèrent; elles virent Jean-Claude, assis
dans un coin de la fenêtre, qui les regardait
avec tendresse, et, honteuses d'être moins ma-
tinales que lui, elles se levèrent pour aller l'em-
brasser.
' Eh bien? demanda Catherine.
— Kli bien, ils sont partis; nous restons
maîtres de la route, comme je l'avais prévu. »
Cette assurance ne parut pas tranquilliser la
vieille fermière; il lui fallut regarder à travers
les vitres, et voir la retraite des Allemands
jusqu'au fond de l'Alsace. Encore, tout le reste
du jour sa figure sévère conserva-t elle l'em-
preinte d'une inquiétude indéfinissable.
Entre huit et neuf heui os arriva le curé Sau-
maize, du village des Charmes. Quelques mon-
tagnards descendirent alors jusqu'au bas de la
côte relever les morts; puis on creusa sur la
droite de la ferme une longue fospe, où parti-
sans H kaiserlicks, avec leurs habits, leurs feu-
tres, leurs shakos, leurs uniformes, furent
rangés côteà côte. Le curé Saumaize, un grand
vieillard à tête blanche, lut les antiques prières
de la mort, de cette voix rapide et mystérieuse
qui vous pénètre jusqu'au fond de l'àme, et
semble convoquer les générations éteintes,
pour attester aux vivants les horreurs de }'j,
tombe.
Toute la journée, il arriva des voitures et des
schliUes* pour emmener les blessés, qui deman-
daient à grands cris à revoir leur village. Le
docteur Lorquin, craignant d'augmenter leur
irritation, était forcé d'y consentir. Vers quatre
heures, Catherine et HuUin se trouvaient seuls
dans la grande salle; Louise était allée préparer
le souper. Au dehors, de gros flocons de neige
continuaient à descendre du ciel, et se posaient
au rebord des fenêtres, et d'instant en instant
on voyait un traîneau partir en silence avec
son malade enterré dans de la paille; tantôt
une femme, tantôt un homme conduisant le
cheval par la bride. Catherine, assise prés delà
table, pliait des bandages d'un air préoccupé.
« Qu'avez-vous donc, Catherine? demanda
* Traîneaux Togien»,
HuUin. Depuis ce matin je vous vois toute
soucieuse. Pourtant nos affaires marchent
bien. »
La vieille fermière alors, d'un geste lent re-
poussantle linge, répondit :
« C'est vrai, Jean-Claude, je suis inquiète.
— Inquiète, et de quoi? L'ennemi est en
pleine retraite. Encore tout à l'heure, Erantz
Materne que j'avais envoyé en reconnaissance,
et tous les piétons de Piorette, de Jérôme, de
Labarbe, sont venus me dire que les Allemands
retournent à Mutzig. Le vieux Materne et Kas-
per, après avoir relevé les morts, ont appris à
nrandfontaine qu'on ne voit rien du côté de
Saint-Blaize-la-Roche. Tout cela prouve que
nos dragons d'Espagne ont solidement reçu
l'ennemi sur la route Senones, et qu'il craint
d'être tourné par Schirmeck. Je ne vois*~donc
pas, Catherine; ce qui vous tourmente. »
Et comme Hullin la regardait d'un air inter-
rogatif :
1 Vous allez encore rire de moi, dit-elle; j'ai
fait un rêve.
— Un rêve?
— Oui, le même qu'à la ferme du Bois-de-
Ghênes. •
Puiss'animant, et d'une voix presque irritée:
« Vous direz ce que vous voudrez, Jean-
Claude ; mais un grand danger nous menace. 1.
Oui, oui, tout cela pour vous n'a pas l'ombre
de bon sens... D'ailleurs ce n'était pas un rêve,
c'était comme une vieille histoire qui vous re-
vient, une chose qu'on revoit dans le sommeil
et qu'on reconnaît! Tenez, nous étions comme
aujourd'hui, après une grande victoire, quel-
que part... je ne sais où... dans une sorte de
grande baraque en bois ti'aversée de grosses
poutres, avec des palissades autour. Nous
ne pensions à rien;, toutes les figures que je
voyais, je les connaissais; c'était vous, Marc
Divès, le vieux Duchêne et beaucoup d'autres,
des anciens déjà morts : mon père et le vieux
Hugues Rochart du Harberg, l'oncle de celui
qui vient de mourir, tous en sarrau de grosse
toile grise, la barbe longue, le cou nu. Nous
avions remporté la même victoire et nous bu-
vions dans de gros pois de terre rouge, quand
voilà qu'un cri s'élève : « L'ennemi revient ! »
Et Yégof, à cheval, avec sa longue barbe, sa
couronne garnie de pointes, une hache à la
main, les yeux luisants comme un loup, parait
devant moi dans la nuit. Je cours sur lui avec
un pieu, il m'attend... et, depuis ce moment,
je ne vois plus rien!... Seulement je sens une
grande douleur au cou, un vent froid me passe
sur la figure, il me semble que ma tête ballotte
au bout dune corde : c'est ce gueux de Yégof
qui avait pendu ma tête à sa selle et qui galo-
L'INVASION
71
pait! » dit la vieille fermière d'un tel accent de ;
conviction que Hullin en frémit. i
Il y eut quelques instants de silence, puis I
Jean-Claude se réveillant de sa stupeur, ré- '■
pondit :
« C'est un rêve... Il m'arrive aussi de faire
des rêves... Hier vous avez été lourmenlôe, Ca-
therine, tout ce bruit... ces cris... \
— Non, fit-elle d'un ton ferme en reprenant
sa besogne, non ça n'est pas cela. Et, pour vous
dire la vérité, pendant toute la bataille, et même
au moment où le canon tonnait contre nous, je
n'ai pas eu peur; j'étais sûre d'avance que
nous ne pouvions pas être battus : j'avais déjà
vu ça dans le temps!... maintenant j'ai peur!
- Mais les Allemands ont évacué Schirmeck;
toute la ligne des Vosges est défendue ; nous
avons plus de monde qu'il ne nous en faut, il
nous en arrive de minute en minute.
— N'importe ! »
Hullin haussa les épaules :
« Allons, allons, vous avez la fièvre, Cathe-
rine; tâchez de vous calmer, de penser à des
choses plus gaies. Tous ces rêves, voyez-vous,
moi, je m'en moque comme du Grand Turc
avec sa pipe et ses bas bleus. Le principal est
de se bien garder, d'avoir des munitions, des
hommes et des canons : ça vaut encore mieux
que des rêves couleur de rose.
— Vous riez, Jean-Claude?
— Non, mais à entendre une femme de bon
sens, de grand courage, parler comme vous
faites, on se rappelle malgré soi Yégof, qui se
vante d'avoir vécu il y a seize cents ans.
— Qui sait? dit la vieille d'un ton obstiné; s'il
se rappelle, lui, ce que les autres ont oublié. »
Hullin allait lui raconter sa conversation de
la veille, au bivouac avec le fou, pensant ren-
verser ainsi de fond en comble toutes ses vi-
sions lugubres, mais la voyant d'accord avec
Yégof sur le chapitre des seize cents ans, le
brave homme ne dit plus rien, et reprit sa pro-
menade silencieuse, la tête basse, le front sou-
cieux. » Elle est folle, pensait-il j encore une
petite secousse, et c'est fini. »
Catherine, au bout d'un instant de rêverie,
allait dire quelque chose, quand Louise entra
comme une hirondelle, en criant de sa plus
douce voix :
« Maman Lefèvre, maman Lefévre,une lettre
de Gaspard ! >
Alors la vieille fermière, dont le nez crochu
s'était recourbé jusque sur ses lèvres, tant elle
s'indignait de voir Hullin tourner son rêve eu
ridicule, releva laiêle, et les grandes rides de
ses joues se détendirent. :
Elle prit la lettre, en regarda le cachet rouge,
et dit à la jeune fllle : '
« Embrasse-moi, Louise; c'est une bonne
lettre. »
Ce que Louise fit avec enthousiasme.
Hullin s'était rapproché, tout heureux de cet
incident, et le facteur Brainslein, ses gros sou-
liers roussis par la n«ige, les deux mains ap-
puyées sur son bâton, les épaules atfaissées,
stationnait à la porte d'un air harassé.
La vieille mit ses besicles, ouvrit la lettre
avec une sorte de recueillement, sous les yeux
impatients de Jean-Claude et de Louise, et lut
tout haut :
" Celle-ci, ma bonne mère, est à cette fin de
« vousprévenirque tout va bien, et que je suis
« arrivé le mardi soir à Phalsbourg, juste
« comme on fermait les portes. Les Cosaques
« étaient déjà sur la côte de Saverne ; il a fallu
« tirailler toute la nuit contre leur avant-
« garde. Le lendemain, un parlementaire est
' venu nous sommer de rendre la place. Le
« commandant îleunier lui a répondu d'aller
« se faire pendre ailleurs, et, troisjours après,
« les grandes giboulées de bombes et d'obus
« ont commencé à pleuvoir sur la ville. Les
• Russes ont trois batteries, l'une sur la côte
« de Mittelbronn, l'autre aux Baraques d'en
' haut, et la troisième derrière la tuilerie de
« Peruette, près du guévoir ; mais les boulets
« rouges nous font le plus de mal : ils brûlent
« les maisons do fond en comble, et, qu^^nd
• l'incendie s'allume quelque part, il arrive
« des obus en masse qui empéchen t les gens de
<i l'éteindre. Les femmes et les enfants ne sor-
« tent pas des blockhaus; les bourgeois restent
« avec nous sur les remparts : ce sont de
" braves gens; i) y a dans le nombre quelques
« anciens de Sambre-et-Meuse, d'Italie et d'É-
« gypte, qui n'ont pas oublié le service des
« pièces. Ça m'attendrit de voir leurs vieilles
« moustaches grises s'allonger sur les caro-
« nades'pour pointer. Je vous réponds qu'il
" n'y a pas de mitraille perdue avec eux. C'est
« égal, quand on a fait trembler le monde,
» c'est dur tout de même d'être forcé, dans ses
• vieux jours, de défendre sa baraque et son
« dernier morceau de pain. »
— > Oui, c'est dur, fit la mère Catherine en
essuyant ses yeux, rien que d'y penser, ça vous
remue le cœur. » —
Puis elle poursuivit:
« Avant-hier, le gouverneur décida qu'on
<' irait défoncer les grilles à boulets de la tui-
« lerie. Vous saurez que ces Russes cassent la
« glace du guévoir pour se baigner par pelo-
• tons de vingt ou trente, et qu'ils enti ent en-
« suite se sécher dans le four de la briquete-
" rie. Bon. Vers quatre heures, comme le jour
- baissait, nous sortons parla poterne de l'ar-
72
ItOMANS NATIONAUX.
Lf cuié Suiiinaizu lui les ii.il.Jiuu.'- pi élu, il.: l.i mort. (Page lu.)
• senal, nous montons aux chemins couverts,
« et nous enfilons l'allée des Vaches, le fusil
« sons le bras, au pas de course. Dix minutes
» après, nous commençons un feu roulnnl sui'
« ceux du guévoir. Tous les autres sortent de
« la tuilerie; ils n'avaient que le temps depas-
■ ser leur giberne, d'empoigner leur fusil et
" de se mettre en rangs, tout uusl sur la neige,
« comme de véritables sauvages. Malgré cela,
■ les gueux étaient dix fois plus nombreux que
' nous, et ils commençaient un mouvement à
< droite, sur la iDetile chapelle de Saint-Jean,
> pour nous entourer, quand les pièces de l'ar-
< 'senal se mirent à souffler dans leur direc-
• lion une brise carabinée, comme je n'en ai
. jamais vu de pareille; la mitraille en enle-
■ vait des files à perte de vue. Au bout d'un
quart d'heure, tous, en masse, se mirent en
retraite sur les Quatre- Vents, sans ramasser
leurs culottes, les ofliciersen tète, et les bou-
lets de la place en serre-lile. Papa Jean-
Claude aurait joliment ri de cette débâcle.
Enfin, à la nuit c'ose, nous sommes rentri s
en ville, après avoir détruit les grilles à bou-
lets et jeté deux pièces de huit dans le puil.s
de la briqueterie : c'est notre première ex-
pédition.— Aujourd'hui, je vous écris des Ba-
raques du Bois-de-Chênes, où nous sommes
en tournée pour appiovisionner la place.
Tout cela peut durer des mois. Je me suis
laissé dire que les alliés remontent la vallée
de Dosenheini jusqu'à Weschem, et qu'ils
gagnent par millers la route de Paris... Ah !
si le bon Dieu voulait que l'empereur eût le
rji-*;,— [[iiprimerie Buiiaventure et Du',c3S;>i*,
L'INVASION.
73
Materne et son lils Kasper tiraient tlu seuil de l'allée . . . (Page "4.)
• dessus en Lorraine ou en Champagne, il n'en
• ivchapporait pas un seul ! Enfin, qui vivra
« verra... Voici qu'on sonne la retraite sur
• l'iialsbourg; nous avons récolté pas mal de
« 1 œufs, de vaches et de chèvres dans les en-
• -virons. On va se battre pour les faire entrer
« sains et saufs. Au revoir, ma bonne mère,
• ma chère Louise, papa Jean-Claude; je vous
• embrasse longtemps, comme si je vous tenais
« sur mon cœur. •
En finissant, Catherine Lefèvre s'attendrit.
• Quel brave garçon I fit-elle; ça ne connaît
que son devoir. Enfin... voilà... Tu entends,
Louise , il t'embrasse longtemps 1 »
Louise alors se jetant dans ses bras, elles
8'embrassèrent, cl la mère Catherine, malgré la
fermeté de son caractère, ne put retenir deux
grosses lainics, qui suivirent les sillons de ses
joues, puis se reuietlaut :
« Allons, allons, dil-ullo, tout va bien ! \'enez,
Brainstein, vous allez manger un morceau de
bœuf et prendre un verre de vin. Voici toujours
un écu de six livres pour votre course ; je vou-
drais pouvoir vous eu donner autant tous les
huit jours pour une lettre pareille. •
Le piéton, charmé de celte aubaine, suivit la
vieille: Louise marchait derrière, et Jean-
Claude venait ensaito, unpatient d'interroger
Brainstein sur ce qu'il avait appris en route,
louchant les événements actuels, mais il n'en
tira rien de nouveau, sinon que les alliés blo-
quaient Bitche, Lutzelstein, et qu'ils avaient
perdu quelques cenlaines d'hommes, eu es-
sayant de forcer le défilé du Grauliliàl,
n
KUMAiNb iNATlONAUX.
XX
Vers dix heures du soir, Catherine Lefèvrc et
Louise, après avoir souhaité le bonsoir à Hul-
hn, montèrent dans la chambre au-dessus de
la grande salle, pour aller se coucher. 11 y avait
là deux grands lits de plume à duvet, de toile
bleue rayée de rouge, qui s'élevait jusqu'au
plafond.
« Allons, s'écria la vieille fermière en grim-
pant sur sa chaise , allons, dors bien, mon
enfant, moi, je n'en puis plus; je vais m'en
donner! »
Elle tira la couverture, et cinq minutesaprès
elle dormait profondément.
Louise ne tarda point à suivre son exemple.
Or, cela durait depuis environ deux heures,
lorsque la vieille fut éveillée en sursaut par un
tumulte épouvantable :
« Aux armes! criait-on; aux armes i — Hé !
par ici, mille tonnerres! ils arrivent! »
Cinq ou six coups de feu se suivirent, illu-
minant les vitres noires.
« Aux armes ! aux armes ! »
Les coups de fusil retentirent de nouveau.
On allait, on venait, on courait.
La voix de Hullin, sèche, vibrante, s'enten-
dait donnant des ordres.
Puis, à gauche de la ferme, bien loin, il y eut
comme un pétillement sourd, profond, dans
les gorges du Grosmann.
« Louise ! Louise ! cria la vieille fermière,
tu entends?
— Oui!... Oh! mon Dieu, c'est terrible ! »
Catherine sauta de son lit.
« Lève-toi, mon enfant, dit-elle ; habillons-
nous. >
Les coups de fusil redoublaient, passant sur
les vitres comme des éclairs.
« Attention! • criait Materne.
On entendait aussi les hennissements d'un
cheval au dehors, et le trépignement d'une
foule de monde dans l'allée, dans la cour et de-
vant la ferme : la maison semblait ébranlée
jusque dans ses fondements.
Tout à coup les coups de fusil partirent par
les fenêtres de la salle du rez-de-chaussée. Les
deux femmes s'habillaient à la hâte. En ce mo-
ment un pas lourd fit crier l'escalier; la porte
s'ouvrit , et Hullin parut avec une lanterne,
pâle, les cheveux ébouriffés, les joues frémis-
santes.
« Dépêchez-vous! s'écria-t-il ; nous n'avons
pas une minute à perdre.
—Que se passe-L-il donc? » demanda Cathe-
rine.
La fusillade se rapprochait.
. Eh ! hurla Jean-Claude les bras en l'air,
est-ce que j'ai le temps de vous l'expliquer? •
La fermière comprit qu'il n'y avait qu'à
obéir. Elle prit sa capuche et descendit l'esca-
lier avec Louise. A la lueur tremblotante des
coups de feu, Catherine vit Materne, le cou nu,
et son fils Kasper, tirant du seuil de l'allée sur
les abatis, et dix autres derrière eux qui leur
passaient les fusils, de sorte qu'ils n'avaient
qu'à épauler et à faire feu. Toutes ces figures
entassées, chargeant, armant, avançant le bras,
avaient un aspect terrible. Trois ou quatre
cadavres, affaissés contre le mur décrépit, ajou-
taient à l'horreur du combat; la fumée mon-
tait dans la masure.
En arrivant sur l'escalier, Hullin cria :
« Les voici, grâce au ciel ! »
Et tous les braves gens qui se trouvaient là.
levant la tête, crièrent :
« Courage ! mère Lefévre ! «
Alors la pauvre vieille, brisée par ces émo-
tions, se prit à pleurer. Elle s'appuya sur l'é-
paule de Jean-Claude; mais celui-ci l'enleva
comme une plume et sortit en courant le long
du mur à droite. Louise suivait en sanglo-
tant.
Au dehors, on n'entendait que des siffle-
ments, des coups mats contre le mur; le crépi
se détachait , les tuiles roulaient , et tout en
face, du côté des abatis, à trois cents pas, on
voyait les uniformes blancs, en ligne, éclairés
par leur propre feu dans la nuit noire, puis
sur leur gauche, de T'autre côté du ravin des
Minières, les montagnards qui les prenaient en
écharpe.
Hullin disparut à l'angle de la ferme; là tout
était sombre : c'est à peine si l'on voyait le
docteur Lorquin, à cheval devant un traîneau,
un grand sabre de cavalerie au poing, deux
pistolets d'arçon passés à la ceinture, et Frantz
Materne, avec une douzaine d'hommes, le fusil
au pied, frémissant de rage. Hullin assit Ca-
therine dans le traîneau sur une botte de
paille, puis Louise à côté d'elle.
« Vous voilà! s'écria le docteur, c'est bien
heureux ! »
Et Frantz Materne ajouta :
« Si ce n'était pas pour vous, mère Lefèvre,
vous pouvez croire que pas un ne quitterait le
L'INVASION.
75
plateau ce soir; mais pour vous il n'y a rien à
dire.
— Non, crièrent les autres, il n'y arien à
dire. »
Au même moment, un grand gaillard, aux
jambes longues comme celles d'un héron et le
dos voûté, passa derrière le mur en courant et
criant:
« Ils arrivent... sauve qui peut! •
Hiillin pâlit.
« C'est le grand rémouleur du Harberg, »
fit-il, en grinçant des deCts.
Frantz, lui, ne dit rien : I! épaula sa cara-
bine, ajusta et fit feu.
Louise vit le rémouleur, à trente ^/as dans
l'ombre, étendre ses deux grands bras et tom-
ber la face contre terre.
Frantz rechargeait son arme en souriant d'un
air bizarre.
Hullin dit :
• Camarades, voici notre mère, celle qui
nous a donné de la poudre et qui nous a nour-
ris pour la défense du pays, et voici mon en-
fant ; sauvez-les ! •
Tous répondirent :
• Nous les sauverons, ou nous mourrons
avec elles.
— Et n'oubliez pas d'avertir Divès qu'il reste
au Falkeinstein jusqu'à nouvel ordre !
— Soyez tranquille, maître Jean-Claude.
— Alors en route, docteur, en route! s'écria
le brave homme.
— Et vous, Hullin ? fit Catherine.
— Moi, ma place est ici ; il s'agit de défendre
notre position jusqu'à la mort!
— l'apa Jean-Claude I » cria Louise en lui
tendant les bras.
Mais il tournait déjà le coin , le docteur
frappait son cheval, le traîneau filait sur la
neige, et derrière, Frantz Materne et ses
hommes, la carabine sur l'épaule, allongeaient
le pas, tandis que le roulement de la fusillade
continuait autour de la ferme. Voilà ce que
Catlierine Lefèvre et Louise virent dans l'espace
ûb <]uelques minutes. Il s'était sans doute passé
quelque chose d'étrange et de terrible dans
celte nuit. La vieille feimière, se rappelant son
rêve, devint silencieuse. Louise essuyait ses
larmes et jetait un long regard vers le plateau,
éclairé comme par un incendie. Le cheval bon-
dissait sous les coups du docteur; les monta-
gnards de l'escorte avaient peine à suivre.
Longtemps encore le tumulte, les clameurs du
combat, les détonations et le sifllement des
balles, hacliant les broussailles, s'entendirent
mais tout cela s'affaiblit de plus en plus, et
bieniùt, a la descente du sentier, tout disparut
comme en rêve.
Le traîneau venait d'atteindre l'autre versant
de la montagne, et filait comme une flèche
dans les ténèbres. Le galop du cheval, la res-
piration haletante de l'escorte, de temps en
temps le cri du docteur : « hue, Bruno! hue
donc! » troublaient seuls le silence.
Une grande nappe d'air froid, remontant des
vallées de la Sarre, apportait de bien loin,
comme un soupir, les rumeurs éternelles des
torrents et des bois. La lune écartait un nuage,
et regardait en face les sombres foi-êls du
Blanru, avec leurs grands sapins chargés de
neige.
Dix minutes après, le traîneau arrivait au
coin de ces bois, et le docteur Lorquin, se re-
tournant sur sa selle, s'écriait :
« Maintenant, Frantz, qu'allons-nous faire?
Voici le sentiei'qui tourne vers les collines de
SaintQuirin, et voici l'autre qui descend au
Blanru : lequel prendre? »
Frantz et les hommes de l'escorte s'étaient
rapprochés. Comme ils se trouvaient alors sur
le versant occidental du Donon, ils commen-
çaient à revoir de l'autre côté, à la cime des
airs, la fusillade des Allemands, qui venaient
par le Grosmanu. On n'apercevait que le feu,
et quelques instants après on entendait la dé-
tonation rouler dans les abîmes.
« Le sentier des collines de Saint-Quirin, dit
Frantz, est le plus court pour aller à la ferme
du Bois-de-Chênes; nous gagnerons au moins
trois bons quarts d'heure.
— Oui, s'écria le docteur, mais nous risquons
d'être arrêtés par les kaiserlicks, qui tiennent
maintenant le défilé de la Sarre. Voyez, ils sont
déjà maîtres des hauteurs; ils ont sans doute
envoyé des détachements sur la Sarre-Rouge
pour tourner le Donon.
— Prenons le sentier du Blanru, dit Frantz,
c'est plus long, mais c'est plus sûr. »
Le traîneau descendit à gauche le long des
bois. Les partisans à la file, le fusil en arrêt,
marchaient sur le haut du talus, et le docteur,
à cheval dans le chemin creux, fendait les flots
de neige.. Au-dessus pendaient les branches des
sapins en demi-voûte, couvrant de leur ombre
noire le sentier profond, taudis que la lune
éclairait les alentours. Ce passage avait quelque
chose de si pittoresque et de si majestueux,
qu'en toute autre circonstance Catherine eu
eût été émerveillée, et Louise n'aurait pas
manqué d'admirer ces longues gerbes de givre,
ces lésions scintillant comme le ciislal aux
rayons de la pâle lumière; mais alors leur âme
était pleine d'inquiétude, et d'ailleurs, lorsque
le traîneau fut entré dans la goige. toute clarté
dis[)aiut, et les cimes d( s hautes nioulugui s
d'alentour restèrent seules éclaiiées. Cdiim.e
76
ROMANS NATIONAUX.
ils m;! reliaient ainsi depuis un quart d'heure,
en silenee, Catherine, après avoir longtemps
relourné sa langue, ne pouvant y tenir davan-
tage, s'écria :
« Docteur Lorquin, maintenant que vous
nous tenez dans le fond du Blanru, et que vous
pouvez faire de nous tout ce qu'il vous plait,
ni'expliquerez-vous enfin pourquoi on nous
entraîne de force? Jean-Claude est venu me
prendre, il m'a jetée sur cette hotte de paille...
et me voilà !
— Hue, Eruno! » fit le docteur.
Puis il répondit gravement :
« Cette nuit, mèi'e Catherine, il nous est ar-
rivé le plus grand des malheurs. Il ne faut pas
en vouloir à Jean-Claude, car, par la faute d'un
autre, nous perdons le fruit de tous nos sacri-
fices?
— Par la faute de qui?
— De ce malheureux Labarhe, qui n'a pas
gardé le défilé du Blutfeld. 11 est mort ensuite
en faisant son devoir; mais cela ne répare pas
le désastre, et, si Piorette n'arrive pas à temps
pour soutenir Hulliu, tout est perdu; il faudra
quitter la route et battre en retraite.
— Comment ! le Blutfeld a été pris?
— Oui, mère Catherine. Qui diable aurait
jamais pensé que les Allemands enfreraian t pai
là? Un défilé presque impraticable pour les
piétons, encaissé entre des rochers à pic, où
les pâtres eux-mêmes ont de la peine à des-
cendre avec leurs troupeaux de chèvres. Eh
bien! ils ont passé là, deux à deux ; ils ont tourné
la Roche-Creuse, ils ont écrasé Labarbe, et puis
ils sont tombés sur Jérôme, qui s'est défendu
comme un lion jusqu'à neuf heures du soir;
mais, à la fin, il a bien fallu se jeter dans les
sapinières et laisser le passage aux kaiscrlicks.
Voilà le fond de l'histoire. C'est épouvantable.
Il faut qu'il y ait eu dans le pays un homme
assez lâche, assez misérable pour guider l'en-
nemi sur nos derrières, et nous livrer pieds et
poings liés. — Oh ! le brigand ! s'écria Lorquin
d'une voix frémissante, je ne suis pas méchant,
mais s'il me tombait sous la patte, comme je
vous le disséquerais!... — Hue, Bruno! hue
donc ! •
Les partisans marchaient toujours sur le
talus, sans rien dire, comme des ombres.
Le traîneau se reprit à galoper, puis sa
marche se ralentit; le cheval soufflait.
La vie. Ile fermière restait silencieuse, pour
classer ses nouvelles idées dans sa tète.
• Je commence à comprendre, dit-elle au
bout de quelques instants; nous avons été
attaqués cette nuit de front et de côté.
—Justement, Catherine; par bonheur, dix
minutes avant l'attaque, un homme de Marc
Divés, — im contrebandier, Zimmer, rnnrien
dragon, — était arrivé ventre à terre nous pré-
venir. Sans cela nous étions perdus. 11 est
tombé dans nos avant-postes, après avoir tra-
versé un détachement de Cosaques sur le pla-
teau du Grosmann. Le pauvre diable avait reçu
ui) coup de sabre terrible, ses entrailles pen-
daient sur la selle; n'est-ce pas, Frantz?
— Oui , répondit le chasseur d'une voix
sourde.
— Et qu'a-t-il dit? demanda la vieille fer-
mière.
— Il n'a eu que le temps de crier : « Aux ar-
mes! . . . Nous sommes tournés. . . Jérôme
m'envoie. . . Labarbe est mort. . . Les Alle-
mands ont passé au Blutfeld. »
— C'était im brave homme! fit Catherine.
— Oui, c'était un brave homme! » répondit
Frantz la tète inclinée.
Alors tout redevint silencieux, et longtemps,
le traîneau s'avança dans la vallée tortueuse.
Par instants, il fallait s'arrêter, tant la neige
était profonde , trois ou- quatre montagnards
descendaient alors prendre le cheval par la
bride, et l'on continuait.
« C'est égal, reprit Catheriue sortant tout à
coup de ses rêveries, Hullin aurait bien pu
me dire.. .
— Mais s'il vous avait parlé de ces deux atta-
ques, interrompit le docteur, \ous auriez voulu
rester.
— Et qui peut m'empêcher de faire ce que
je veux? S'il me plaisait de descendre en ce
moment du trahieau, est-ce que je ne serais
pas libre?. .. J'ai pardonné à Jean-Claude; je
m'en repens !
— Oh! maman Lefèvre, s'il allait être tué
pendant que vous dites cela! murmura Louise.
— Elle a raison, cette enfant, » pensa Ca-
therine.
Et bien vite elle ajouta :
« Je dis que je m'en repens, mais c'est un si
brave homme, qu'on ne peut pas lui en vou-
loir.. Je lui pardonne de tout mon cœur; à sa
place, j'aurais fait comme lui. »
A deux ou trois cents pas plus loin, ils en-
trèrent dans le défilé des Roches. La neige
avait cessé de tomber, la lune brillait entre
deux grands nuages blancs et noirs. La gorge
étroite, bordée de rochers à pic, se déroulait
au loin, et sur les côtés les hautes sapinières
s'élevaient à perte de vue. Là, rien ne trou-
blait le calme des grands bois; on se serait cru
bien loin de toute agitation humaine. Le si-
lence était si profond, qu'on entendait chaque
pas du cheval dans la neige, et, de temps en
temps, sa respiration brusque. Frantz Materne
s'arrêtait parfois, promenant un coup d'œil sur
L'INVASION.
77
les côtes Fombrps, puis allongeant le pas pour
rattiapper les au 1res.
Kt les vallées succédaient aux vallées; le
traîneau montait, descendait, tournait à droite,
puis à gauche, et les partisans, la baïonnette
bleuâtre au bout du fusil, snivaienl sans re-
lâche.
Ils venaient d'atteindre ainsi, vers trois heu-
res du malin, la prairie des Brimbelles, où l'on
voit encore de nos jours un grand chêne qui
s'avance au tournant de la vallée. De l'autre
côté, sur la gauche, au milieu des bruyères
toutes blanches de neige, derrière son petit
mur de pierres sèches et les palissades de son
petit jardin, commençait à poindre la vieille
maison forestière du garde Cuny, av(>c ses trois
ruches posées sur une planche, son vieux cep
de vigne noueux, grimpant jusque sous le toit
en auvent, et sa petite cime de sapin sus-
pendue à la gouttière en guise d'enseigne, car
Cuny faisait aussi le métier de cabaretier dans
cette solitude.
En cet endroit, comme le chemin longe le
haut du mur de la prairie, qui se trouve à
quatre ou cinq pieds en contre-bas, et qu'un
gros nuage voilait la lune, le docteur, crai-
gnant de verser, s'arrêta sous le chêne.
« Nous n'avons plus qu'une heure de che-
min, mère Lefèvre, cria-t-il; ainsi bon courage,
rien ne nous presse.
—Oui, dit Frantz, le plus gros est fait, et
nous pouvons laisser souffler le cheval. •
Toute la troupe se réunit autour du traî-
neau; le docteur mit pied à ferre. Quelques-
uns battirent le briquet pour allumer leur
pipe; mais on ne disait rien, chacun songeait
au Donon. Que se passait-il là-bas? Jean- Claude
parviendrait-il à se maintenir sur le plateau
jusqu'à l'arrivée de Piorette? Tant do choses
pénibles, tant de réflexions désolantes se pres-
saient dans l'âme de ces braves gens, que pas
un n'avait envie de parler.
Comme ils étaient là depuis cinq minutes
sous le vieux chêne, au moment où le nuage
se retirait lentement, et que la pâle lumière
s'avançait du fond de la gorge, tout à coup, à
deux cents pas en face d'eux, une figure noire
à cheval parut dans le sentier entre les .sapins.
Cette figure, haute, sombre, ne tarda point à
recevoir un rayon de la lune; alors on vil dis-
tinctement un Cosaque avec son bonnet de
peau d'agneau, et sa grande lance suspendue
sous le bras, la pointe en arrière. Il s'avançait
au petit pas; déjà Franiz l'ajustait, quand,
derrière lui, on vit apparaître une autre lance,
puis un autre Cosaque, puis un autre... Et,
dans toute la profondeur de la futaie, sur le
fond iiùle du ciel, on ne vit plus alors que s'a-
giler des banderoles en queue d'hirondelle,
scintiller des lances et s'avancer des Cosaques
à la file, directement vers le traîneau, mais
sans se pi'esser, comme des gens qui cherchent,
les uns le nez en l'air, les autres penchés sur
la selle, pourvoir sous les broussailles : il y en
avait plus de trente.
Qu'on juge de l'émotion de Louise et de Ca-
therine, assises au milieu du chemin. Elles
regardaient toutes deux la bouche béante. En-
.:ore une minute, elles allaient être au milieu
de ces bandits. Les montagnards semblaient
stupéfaits; impossible de retourner : d'un côté
le mur de la prairie à descendre, de l'autre la
montagne à gravir. La vieille fermière, dans
son trouble, prit Louise par le bras en criant
d'une voix élouffée :
« Sauvons-nous dans le bois ! »
¥Ale voulut enjamber le traîneau, mais son
soulier resta dans la paille.
Tout à coup, un des Cosaques fit entendre
une exclamation gutturale qui parcourut toute
la ligne.
• Nous sommes découverts! » cria le docteur
Lorquin en tirant son sabre.
A peine avait-il jeté ce cri, que douze coups
de fusil éclairaient le sentier d'un bout à l'au-
tre, et qu'un véritable hurlement de sauvages
répondait à la détonation : les Cosaijues dé
bouchaient du sentier dans la prairie en face,
les j'eins affaissés, les jambes pliées en
équerre, lançant leurs chevaux à toute bride,
et filant vers la maison forestière comme des
cerfs.
« Hé ! les voilà qui se sauvent au diable 1 »
cria le docteur.
Mais le brave homme s'était trop hâté de
parler : à deux ou trois cents pas dans la vallée,
tout à coup, les Cosaques se massèrent comme
une bande d'étourneaux en décrivant un cercle;
puis, lu lance en arrêt, le nez entre les oreilles
de leurs chevaux, ils arrivèrent ventre à terre
droit sur les partisans, en criant d'une voix
rauque : « Hourra! hourra! »
Ce fut un moment terrible.
Franiz et les autres se jetèrent sur le mur,
pour couvrir le traîneau.
Deux secondes après, on ne s'entendait plus;
les lances froissaient les baïonnettes, les cris
de rage répondaient aux imprécations, on ne
voyait plus sous l'ombre du grand chêne, où
filtraient quelques rayons de lumière blafarde,
que des chevaux debout, la crinière hérissée,
cherchant à franchir le mur de la prairie, et,
au-dessous, de véritables figures barbares, les
yeux luisants, le bras levé, lançant leurs coups
avec fureur, avançant, reculant, et poussant des
cris à vous faire dresser les cheveux sur la tête.
78
ROMANS NATIONAUX.
Louise, toute pâle, et la vieille fermière, ses
grands cheveux gris épars, se tenaient debout
dans la paille.
Le docteur Lorquin, devant elles, parait les
coups avec son sabre, et, tout en ferraillant,
leur criait :
• Coucliez-voiïs, morbleu 1... couchez-vous
donc I... »
Mais elles ne l'entendaient pas.
Louise, au milieu de ce tumulte, de ces
hurlements féroces, ne songeait qu'à couvrir
Catherine, et la vieille fermière, — qu'on jutie
de sa terreur, — venait de reconnaître Yégof
sur un grand cheval maigre, Yégof, la cou-
ronne de fer-blanc en têle, la barbe hérissée, la
lance au poing, et sa longue peau de chien
flottant sur les épaules. Elle le voyait là comme
en plein jour : c'était lui, dont le sombre profil
s'élevait à dix pas, les yeux étincelanls, dar-
dant sa longue flèche bleue dans les ténèbres,
et cherchant à l'atteindre. Que faire?... se sou-
mettre, subir son sort!... Ainsi les plus fermes
caractères se sentent brisés par un destin in-
flexible : la vieille se croyait marquée d'avance;
elle regardait tous ces gens bondir comme des
loups, se porter des coups, les parer au clair
de lune. Elle en voyait quelques-uns s'affaisser;
des chevaux, la bride sur le cou, s'échapper
dans la prairie... Elle voyait la plus haute lu-
carne de la maison forestière s'ouvrir à gauche,
et le vieux Guny, en manches de chemise,
mettre son fusil en joue, sans oser tirer daiis
la bagarre... Elle voyait toutes ces choses avec
une lucidité singulière et se disait : « Le fou
est revenu... Quoi qu'on fasse, il pendra ma
tête à sa selle. 11 faut que ça finisse comme
dans mon rêve ! »
Et tout en eifet semblait justifier ses craintes :
les montagnards, trop inférieurs en nombre,
reculaient. Bientôt il y eut un tourbillon ; les
cosaques, franchissant le mur, arrivaient sur
le sentier; un coup de lance, mieux dirigé, fila
jusque dans le chignon de la vieille, qui sentit
ce fer froid glisser sur sa nuque :
« Oh 1 les miséiables 1 » cria-t-elle en tom-
bant et se retenant des deux mains aux rênes.
Le docteur Lorquin lui-même venait d'être
renversé contre le traîneau. Frautz et les au-
tres, cernés par vingt cosaques, ne pouvaient
accourir. Louise sentii une main se poser sur
son épaule : la main du fou, du haut de sou
grand cheval.
A cet instant supi'ême, la pauvre enfant, folle
d'épouvante, fit entendre un cri de détresse ;
puis elle vit quelque chose reluire dans les
ténèbi'es, les pistolets de Loi-quin, et, rapide
co.Time l'éclair, les ari-achant de la ceinture du
docteur, elle fit feu des deux coups à la fois,
brûlant la barbe de Yégof, dont la face rouge
fut illuminée, et brisant la tête d'un cosaque
qui so penchait vers elle, les yeux blancs écar-
quillesde convoitise. Ensuite, elle saisit le fouet
de Catherine, et debout, pâle comme une morte,
elle cingla les flancs du cheval, qui partit en
bondissant. Le traîneau volait dans les brous-
sailles ; il se penchait à droite, à gauche. Tout
à coup il y eut un choc : Catherine, Louise, la
paille, tout roula dans la neige sur la pente du
ravin. Le cheval s'arrêta tout court, renversé
sur les jarrets, la bouche pleine d'écume san-
glante : il venait de heurter un chêne.
Si rapide qu'eût été cette chute, Louise avait
vu quelques ombres passer comme le vent
derrière le taillis. Elle avait entendu une voix
terrible, celle de ûivès, crier: «En avant!
pointez! »
Ce n'était qu'une vision , une de ces appari-
tions confuses, telles qu'il nous en passe devant
les yeux à la dernière heure ; mais, en se rele-
vant, la pauvre jeune fille ne conserva plus
aucun doute : on ferraillait à vingt pas de là,
deiriôre un rideau d'arbres, et Marc criait :
• Hai'di , mes vieux ! . . . pas de quartier ! »
Puis elle vit une douzaine de cosaques grim-
per la côte en face, au milieu des bruyères,
comme des lièvres, et au-dessous, par une
éclaircie, Yégof traversant la vallée au clair de
lune, comme un oiseau effaré. Plusieurs coups
de fusil partirent ; mais le fou ne fut pas atteint,
et, se dressant de plein vol sur ses étriers, il se
retourna, agitant sa lance d'un air de bravade,
et poussant un « hourra! » de cette voix per-
çante du héron qui vient d'échapper à la serre
de l'aigle, et gagne le venta tire-d'aile. Deux
coups de fusil partirent encore de la maison
forestière ; quelque chose, un lambeau de gue-
nille, se détacha des reins du fou, qui poursui-
vit sa course, répétant ses « hourra! » d'un
accent rauque , en gravissant le sentier qu'a-
vaient suivi ses camarades.
Et toute cette vision disparut comme un rêve.
Alors Louise se retourna; Catherine était
debout à côté d'elle, non moins stupéfaite, non
moins attentive. Elles se regardèrent un instant,
puis elles s'embrassèrent avec un sentiment de
bonheur inexprimable.
• Nous sommes sauvées! » murmura Cathe-
rine.
Et toutes deux se mirent à pleurer.
. Tu t'es bravement comportée, disait la
fermière ; c'est beau, c'est bien. Jean-Claude,
Gaspard et moi, nous pouvons être fiers de
loi! »
Louise était agitée d'une émotion si profonde,
qu'elle en tremblait des pieds à la tête. Le dan-
ger passé, sa douce nature reiirmait le dessus;
L'INVASION.
7'J
elle ne pouvait comprendre son courage de
tout à l'heure.
Au bout d'un instant, se trouvant un peu
remises, elles s'apprêtaient à remonter dans le
chemin, lorsqu'elles virent cinq ou six partisans
et le docteur qui venaient à leur rencontre.
« Ah! vous avez beau pleurer, Louise, dit
Lorquin, vous êtes undragon, un vrai diable.
Maintenant vous faites la bouche en cœur;
mais nous vous avons tous vue à l'ouvrage. Et,
à propos, mes pistolets, où sont-ils?
En ce moment, les broussailles s'écartèrent,
et le grand Marc Divès, sa latte pendue au
poing, apparut en criant :
« Hé ! mère Catherine, en voilà des secousses.
Mille tonnerres ! quelle chance que je me sois
trouvé là. Ces gueux vous dévalisaient de fond
en comble I
— Oui, dit la vieille fermière en fourrant ses
cheveux gris sous son bonnet, c'est un grand
bonheur.
— Si c'est un bonheur! Je le crois bien : il
n'y a pas plus de dix minutes, j'arrive avec mon
fourgon chez le père Cuny. «N'allez pas au
Donon qu'il me dit, depuis une heure, le ciel
est tout rouge de ce côté... on se bal pour sûr
là-haut. — Vous croyez? — Ma foi oui. — Alors
Joson va partir en éclaireur, et voir un peu, et
nous autres nous viderons un verre en atten-
dant. » Bon! à peine Joson sorti, j'entends des
cris du cinq cents diables : « Qu'est-ce que c'est,
Cuny? — Je n'en sais rien. » Nous poussons la
porte et nous voyons la bagarre. « Hé! s'écria
le grand contrebandier, c'est nous qui ne fai-
sons pas long feu. » Je saute sur mon Fox, et en
avant. Quelle chance !
— Ah ! dit Catherine , si nous étions sûrs que
nos affaires vont aussi bien sur le Donon, nous
pourrions nous réjouir.
—Oui, oui, Frantz m'a raconté cela, c'est le
diable, il faut toujours que quelque chose clo-
che, répondit Marc. Enfin... enfin... nous res-
tons là, les pieds dans la neige. Espérons que
Piorette ne laissera pas écraser ses camarades,
et allons vider nos verres, encore à moitié
pleins. »
Quatre autres contrebandiers venaient d'ar-
river, disant que ce gueux de Yégof pourrait
bien revenir avec un tas de brigands de son
espèce.
« C'est juste, répondit Divès. Nous allons
retourner au Falkenstein, puisque c'est l'ordre
de Jean-Claude; mais nous ne pouvons pas
emmener notre fourgon , il nous empêcherait
de prendre la traverse, et, dans une heure, tous
ces bandits nous tomberaient sur le casaquin.
Montons toujours chez Cuny; Catherine et
Louise ne seront pas fâchées de boire un coup,
ni les autres non plus; ça leur remettra le
cœur à la bonne place. Hue, Bruno ! »
Il prit le cheval par la bride. On venait de
charger deux hommes blessés sur le traîneau.
Deux autres ayant été tués, avec sept ou huit
cosaques étendus sur la neige, leurs grandes
bottes écartées, tout cela fut abandonné, et l'on
se dirigea vers la maison du vieux forestiei .
Frantz se consolait de n'être pas au Donon. Il
avait éveniré deux cosaques, et la vue de l'au-
berge le mit d'assez bonne humeur. Devant la
porte stationnait le fourgon de cartouches.
Cuny sortit en criant :
Il Soyez les bienvenus , mère Lefèvre, quelle
nuit pour des femmes ! Asseyez-vous. Que se
passe-t-il là-haul? »
Tandis qu'on vidait bouteille à la hâte, il
fallut encore une fois tout expliquer. Le bon
vieux , vêtu d'une simple casaque et d'une cu-
lotte verte, la face ridée, la tête chauve, écou-
tait, les yeux arrondis, joignant les mains et
criant :
« Bon Dieu! bon Dieu! dans quel temps
vivons-nous ! On ne peut plus suivre les grands
chemins sans risquer d'être altaciué. C'est pire
que les vieilles histoires des Suédois. »
Et il hochait la tête.
« Allons, s'écria Divès , le temps presse , en
route, en route! »
Tout le monde étant sorti, les contrebandiers
conduisirent le fourgon ,qui renfermait quelques
milliers de cartouches et deux petites tonnes
d'eau-de-vie, à trois cents pas de là, au milieu
de la vallée, puis ils dételèrent les chevaux.
« Allez toujours en avant! cria Marc; dans
quelques minutes nous vous rejoindrons.
— Mais que veux-tu faire de cette voiture-là?
disait Frantz. Puisque nous n'avons pas le
temps de l'emmener au Falkenstein , mieux
vaudrait la laisser sous le hangar de Cuny,
que de l'abandonner au milieu du chemin.
— Oui, pour faire pendre le pauvre vieux,
lorsque les cosaques arriveront, car ils seront
ici avant une heure. Ne t'inquiète de rien, j'ai
mon idée. »
Frantz rejoignit le traîneau , qui s'éloignait.
Bientôt on dépassa la scierie du Marquis, et
l'on coupa directement à droite, pour gagner
la ferme du Bois-de-Chênes, dont la haute
cheminée se découvrait sur le plateau, à trois
quarts de lieue. Comme on était à mi-côte,
Marc Divès et ses hommes arrivèrent, criant :
« Halte ! arrêtez un peu. Regardez là-bas. »
Et tous , ayant tourné les yeux vers le fond
de la gorge , virent les cosaques caracoler au-
tour de la charrette, au nombre de deux ou
trois cents.
f Ils arrivent, sauvons-nous I cria Louise.
80
ROMANS NATIONAUX.
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Krantz rajustait di'ji (juaml, il iri('']V lui, un v:t aiiparailiu u:.c aul:v iaiice . . . J'agn 77.)
— Attendez un peu, dit le contrebandier,
nous n'avons rien à craindre. »
II parlait encore , qu'une nappe de flamme
immense étendait ses deux ailes pourpres d'une
montagne à l'autre, éclairant les bois jusqu'au
faite, les rochers, la petite maison forestière, à
quinze cents mètres au-dessous ; puis il y eut
une détonation telle que la terre en trembla.
Et, comme tous les assistants éblouis se
regardaient les uns les autres, muets d'épou-
vante, les éclats de rire de Marc se mêlèrent
aux bourdonnements de leuis oreilles.
« Ha! ha! ha! s'écriait-il, j'étais sûr que les
gueux s'arrêteraient autour du fourgon, pour
boire mon eau-de-vie , et que la mèche aurait
le temps de gagner les poudres !... Croyez-vous
qu'ils vont ncus suivre? Leurs bras et leurs
jambes pendent maintenant aux branches des
sapins!... Allons, hue!... El fasse le ciel qu'il
en arrive autant à tous ceux qui viennent de
passer le Rhin ! .. •
Toute l'escorte, les partisans, le docteur,
tout le monde, était devenu silencieux. Tant
d'émotions terribles inspiraient à chacun des
pensées sans lin, telles que la vie ordinaire
n'en a jamais. Et chacun se disait : « Qu'est-ce
que les hommes, pour se détruire ainsi, pour
se tourmenter, se déchirer, se ruiner? Que se
sont-ils fait pour se haïr? Et quel est l'esprit,
l'âme féroce qui les excite, si ce n'est le démon
lui-même?
Divès seul et ses gens ne s'émouvaient pas
de ces choses, et, tout en galopant, riant, et
s'applaudissaul ;
l'iLMS. Juit;3 Umidvei
L'INVASION.
y en a beaucoup <iui ne Vfi-ront plus les leurs. (Page 82.)
« Moi, criait le grand conirebandier , jp n'ai
jamais vu de farce pareille... Ha! ha ! ha ! dans
mille ans j'en rirais encore. »
Puis il devenait sombre et criait :
« C'est égal, tout cela doit venir de Yégof. Il
faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître
que c'est lui qui a conduit les Allemands au
Blutfeld. Je serais fâché qu'il eût été éclaboussé
par un morceau de ma charrette ; je lui garde
quelque chose de mieux que ça. Tout ce que je
désire, c'est qu'il continue à bien se porter,
jusqu'à ce que nous nous rencontrions quelque
part, au coin d'un bois. Que ce soit dans un
an, dix ans, vingt ans, n'importe, pourvu que
la chose arrive ! Plus j'aurai attendu, plus j'au-
rai d'appétit : les bons morceaux se mangent
froids, comme la hure de sanglier au vin blanc. »
11 disait cela d'un air honliommc, mais ceux
qui le connaissaient devinaient là -dessous
quelque chose de très-dangereux pour Yégof.
Une demi-heure après , tout le monde arri-
vait sur le plateau de la ferme du Bois-de-
Chênes.
XXI
Jérôme de Saint-Quirin avait opéré sa retraite
sur kl ferme. Depuis minuit, il en occupait le
plateau.
« Qui vive! crièrent ses sentinelles à l'ap-
proche de l'escorle.
34
82
ROMANS NATIONAUX.
—C'est nous, ceux du village des Charmes, »
répondit Marc Divès de sa voix tonnante.
Ou vint les reconnaître, puis ils pas^èrent.
La ferme était silencieuse; une sentinelle,
l'arme au bras, se promenait devant la grange,
011 dormaient sur la paille une trentaine de
partisans. Cadierine, à la vue de ces grands
toits sombres, de ces vieux hangars, de ces
étables, de toute celte antique demeure où
s'était passée sa jeunesse, où son père, son
grand-pére avaient écoulé ir.-vnquillement leur
paisible et laboiieuse existence. et,qu'elle allait
abandonner peut-être pour toujours, Catherine
éprouva un -serrement de cœur terri) île; mais
elle n'en dit rien, et, sautant du traîneau,
comme autrefois au retour du marché :
« Allons, Louise, dit-elle, nous voilà chez
nous, grâce à Dieu. »
Le vieux Dachêne avait poussé la porte eu
criant :
« C'est vous, madame Lefèvre?
— Oui, c'est nous!... Pas de nouvelles de
Jean-Claude ?
— Non, madame. •
Aloi's tout le monde entra dans la grande
cuisine.
Ou Iques charbons brillaient encore sur
l'ùtie, et sous l'immense manteau de la che-
minée était assis dans l'ombre Jérôme de
Saint Qnirin, avec sa grande capote de bure, sa
longue barbe fauve en pointe, le gros bâton de
COI mier entre les genoux et la carabine appuyée
au mur.
« Ile, bonjour, Jéi-ôme! lui cria la vieille
fermière.
— Bonjour, Catherine, répondit le chef grave
et solennel du Grosmaun. Vous arrivez du Do-
non?
— Oui... Ça va mal, mon pauvre Jérômo^J Les
kaiscrlicks altaquaient la ferme quand nous
avons quitté le plateau. On ne voyait que des
habits blancs de tous les côtés. Ils commen-
çaient à franchir les abatis...
— Alors vous croyez que Hullin sera forcé
d'abandonner la route?
— Si Piorelte ne vient pas à son secours,
c'est possible! »
Les partisans s'étaient rapprochés du feu.
Marc Divès se penchait sur la braise pour al-
lumer sa pipe; en se relevant, il s'écria :
« Moi, Jérôme, je ne le demande qu'une
chose; je sais d'avance qu'on s'est bien battu
où tu coumiandais...
— On a iait son devoir, répondit le cordon-
nier; il y a soixante hommes étendus sur la
penle du Giosmann, qui pouiront le dire au
dernier jugement.
—Oui; mais qui donc a conduit les AUe-
lémands? ils n'pnt pu trouver d'eux-mêmes le
passage du Blutfeld.
— C'et-t Y( gof, le fou Yégof, dit Jérôme, dont
les yeux gris, entourés de gro>ses rides et
couverts d'épais souicils blancs parurent s'il-
luminer dans les ténèbres.-
— .4h!... tu en es bien sûr?
— Les hommes de Labarbe l'ont vu monter ;
il conduisait les autres. »
Les pariisans se regardèren! avec indi-
gnation.
En ce moment, le docteur Lorquin , resté
dehors jiour dételer le cheval, ouvj'it la porte
en criant:
« La bataille est perdue! Voici nos hommes
du Dnnon ; je viens d'entendre la corne de La-
garmiile, »
Il est facile de s'imaginer l'émotion des as-
sistants à cette nouvelle. Chacun se prit à son-
ger aux parents, aux amis, (ju'on ne reveirait
peut être jamais, et tous, ceux de la cuisine et
de la grange, se précipitèrent à la fois sur le
plateau. Dans le même instant , Robin et Du-
liourg, placés en sentinelle au haut du Bois-de-
Chênes, crièrent:
« Qui vive !
— France! » i-épondit une voix.
Et, malgré la dislance, Louise, croyant re-
connaitre la voix de son père, fut saisie d'une
émotion telle, que Çatheiiue dut la soutenir.
Pj'esque aussitôt un grand nombre de pas
retentirent sur la neige durcie, et Louise, n'y
pouvant tenir, cria d'une voix frémissante :
« Papa Jean-Ciaude !. ..
— J'arj'ive, l'épondit llullin, j'arrive !
—Mon père?, s'écria Franiz Materne' en cou-
rant au-devant de Jean Claude.
— 11 est avec nous, Frantz.
— EtKasper?
— Il a reçu un petit atout, mais ce n'est rien;
tu vas les voir tous les deux. »
Catherine se jetait au même instant dans les
bras do Hullin.
. Oh ! Jean-Claude , quel bonheur de vous
revoir! ^
— Oui, fit le brave homme d'une voix sourde,
il y en a beaucoup qui ne verront plus les
leurs !
— Frantz, criait alors le vieux Materne, hé!
par ici ! »
Et, de tous côtés, dans l'ombra, on ne voyait
que des gens se chercher, se serrer la main et
s'embrasser.' D'autres appe'aient: « Niclau I
Sai.lu'iil 0 mais pius d'un ne répondit jias.
Alors les voix devenaient rauques, comme
étranglées, et finissaiint par se laire. La joie
des uns et la consternation des autres don-
naient une sorte d'épouvante. Louise était
L'INVASION.
83
dans les bras in HuUin, et pleurait à chaudes
larmes.
«Ah! Jeàn-Clande, disait la mère Lefèvre,
vous en appiendiez sur cette enfant-là. Mciin-
tenant je ne vous dirai rien, mais nous avons
été altaqués...
— Oui... nous causerons de cela plus tard....
le temps presse, dit Ilullin; la route du Donon
est perdue, les Cosaques peuvent être ici au
pelit jour, et nous avons encore bien des choses
à faire. •
II tourna le coin et entra dans la ferme ; tout
le monde le suivit; Duchêne venait de jeler un
fagot sur le feu. Toutes ces figures noires de
poudre, encore animées par le combat, les ha-
bits déchirés de coups de baïonnetle, iiuclques-
unes sanelanles, s'avançant des ténèbres en
pleine lumière, offraient un spectacle étrange.
Kasper, le front bandé de son mouchoir, avait
reçu un c^up de sabre ; sa baïoiuielfe, ses buf-
fleleries et ses hautes guèires de toile bleue
étaient tachées de sang. Le vieux Materne, lui,"
grâce à sa présence d'esprit imperturbable,
revenait sain et sauf de la liagarre. Les débris
des deii.\ troupes de Jérôme et de IluHin se
triiuva-eiit ainsi réunis. C'étaient les mêmes
physionomies sauvages , animées de la même
éiiertiie el du même esprit de vengeance ; seu-
lement les dernieis, harassés de l'aligne, s'as-
seyaient à droite, à gauche, sur les fagots, sur
la pierre de l'éviei-, sur la dalle bassi' de l'âire,
la tête entre les mains, les coudes aux genoux.
Les autres regardaient en tous sens, et, ne
pouvant se convaincre de la^diï^pariiion de
Hans, de Joson, de Daniel , échangeaient des
questions que suivaient de longs silences. Les
deux his de .Materne se tenaient par le bras,
comme s'ils avaient eu peur de se perdre, et
leur père, derrière eux, appuyé contre le mur,
le coude sur sa carabine, les regardait d'un œil
satisfait. « Ils sont la, je les vois, seinblait-il se
dire ; ce sont de fameux gaillards ! Us oui sauve
leur peau tous les deux ! » Et le brave homme
toussait dans sa main. Quelqu'un venait-il lui
parler de Pierre, de Jacques, de iN'icolas, de son
lils ou de son frère, il rèpcuidait au hasard:
« Oui, oui , il y en a beaucoup là-bas, sur le
dos... Que voulez-vous? c'est la guerre. ..Votre
Nicolas a fait son devoir... il faut se consoler. •
En attendant il pensait: • Les nnens sont hors
de la na>se, voilà le principal ! »
Catherine dressait la table avec Louise.
Bientôt Duchêne, remontant de la cave une
tonne de vin sur l'ép iule, la dé[)Osa j-ur le buf-
fe' ; il en fil saut(!r la bonde, el chaque partisan
vint présenter son verre, son pot ou sa cruche,
à la gerbe pourpre qui miroitait aux reflets du
foyer.
« Mangez et buvez! leur criait la vieille fer-
mière ; tout n'e.st pas fini, vous aurez encore
besoin de forces. Hé ! Frantz , dècioche-moi
donc ces jambons! Voici le pain, les couteaux.
Asseyez-vous, mf s enfants.» »
Frantz, avec sa baïonnette, embrochait les
janiljons dans la cheminée.
On avançait les bancs, on s'asseyait, et, mal-
gré le chagrin, on mangeait de "ce vigoureux
appétit que ni les douleurs présentes, ni les
préoccupations de l'avenir ne peuvent faire
oublier aux montagnards. Tout cela n'empê-
chait pas une tristesse poignante de serrer la
gorge de ces braves gens, et tantôt l'un, lantôt
l'autre, s'arrêtant tout à coup, laissait tomber
Scifoui'chetLe et s'en allait de table disant: «J'en
ai assez ! »"
Pendant que les partisans réparaient ainsi
leurs forces, les chefs s'éiaii'nt réunis dans la
sal e voi.sine, pour prendre les dernières réso-
lutions de la déleuse. Ils étaient as^is autour
do la table, éclairée pa'r une lampe defer-blanc,
le docteur Lorquin, son grand chien Phtioti. le
nez en l'air près de lui, Jôiôine dans l'angle
il'une fenéire à dmite, Ilullin à gauche, tout
pâle. Marc Divès, le coude sur la table, la joue
dans la main, tournait ses larges épaules à la
porte ; il ne montrait que son prefil bnin et
l'un des coins de sa longue moustache. Materne
seul restait debout, selon son habitude, contre
le mur, derrière la chaise de Lorquin, la cara-
bine au pied. Dans la cuisine bouulonnait le
tumulte.
Lors(ine Catherine, mandée par Jean-Claude,
entia, elle entendit une sorte de gémissemen*
qui la fit tret^saillir ; c'était Hullin qui parlait.
« Tous ces braves enfants, tous ces pères de
famille qui tombaient les uns après les autres,
criait-il d'une voix déchirante, croyez-vous que
cela ne me prenait pas au cœur? Croyez-vous
que je n'aurais pas mieux aimé mille fois être
uiMS^acré moi-même? Ah ! dans celte nuit, vous
ne savez pas ce que j'ai souffert ! Perdre la vie,
ce n'est rien; mais porter seul une responsa-
biliié pareille!... •
Il se tut; le frémissement de ses lèvres, une
larme qui coulait lentement sur sa joue, son
altitude, tout montrait les scrupules de l'hon-
nête h(muue, en face d'une de ces situations
on la conscience elle-même hésite et cherche
d(' nouveaux appuis. Catherine alla tout douce-
ment s'asseoir dans le grand fauteuil à L'anche.
Au bout de quelques secondes , Hullin ajouta
d'un ton phis calme :
« Entre onze heures et minuit, Zimmer ar-
rive en criant: « Nous sommes tournés! Les
Allemands descoi.denl du Grosmann ; Labarbe
est écrasé ; Jérôme ne peut plus tenir ! <> Et puis
ROMANS NATIONAUX.
il ne dit plus rien. Que faire?... Est-ce que je
pouvais battre en retraite ? est-ce que je pou-
vais abandonner une position qui nous avait
coûté tant de sang, la route du Donon, le che-
min de Paris? Si je l'avais fait, est-ce que je
n'aurais pas été un misérable ? Mais je n'avais
que trois cents hommes contre quatre mille à
Grandfontaine, et je ne sais combien qui des-
cendaient de la montagne ! Eh bien! coûte que
coûte, je me décide à tenir; c'était notre devoir.
Je me dis : ■ La vie n'est rien sans l'honneur!...
nous mourrons tous ; mais on ne dira pas que
nous avons livré le chemin de la France. Non,
non, on ne le dira pas ! »
En ce moment, la voix de HuUin reprit son
timbre frémissant ; ses yeux se gonflèrent de
larmes, et il ajouta :
« Nous avons tenu ; mes braves enfants ont
tenu jusqu'à deux heures. Jeles voyiiis tomber.
Ils tombaient en criant : <i Vi\e la France! !! »
Dès le commencement de l'action, j'avais fait
prévenir Piorette. Il arriva au pas de course,
avec une cinquantaine d'hommes solides. Il
était déjà trop tard.! L'ennemi nous débordait :i
droite et à gauche ; il tenait les trois quarts
du plateau, et nous avait refoulés dans les sa-
pinières du côté de Blanru; son feu plongeait
sur nous. Tout ce que je pus faire, ce fut de
réunir mes blessés, ceux qui se traînaient en-
core, et de les mettre sous l'escorte de Piorette;
une centaine de mes hommes se joignirent à
lui. Moi , je n'en gardai que cinquante pour
aller occuper le Falkenstein. Nous avons passé
sur le ventre des Allemands qui voulaient nous i
couner la retraite. Heureusement, la nuit était
noire ; sans cela , pas un seul d'entre nous
n'aurait réchappé. Voilà donc où nous en
sommes ; tout est perdu ! Le Falkenstein seul
nous reste, et nous sommes réduits à trois cents
hommes. Maintenant il s'agit de savoir si nous
voulons aller jusqu'au bout. Moi, je vous l'ai
dit, je souffre de porter seul une responsabilité
si grande. Tant qu'il a été question de défendre
la route du Donon, il ne pouvait y avoir aucun
doute : chacun se doit à la patrie; mais cette
route est perdue; il nous faudrait dix mille
hommes pour la reprendre, et, dans ce moment,
l'ennemi entre en Lorraine.., Voyons, que faut-
il faire?
— Il faut aller jusqu'au bout, dit Jérôme.
— Oui, oui ! crièrent les autres.
— Est-ce votre avis, Catherine?
— Certainement ! -• s'écria la vieille fermière,
dont les traits exprimaient une ténacité in-
flexible.
Alors lluUin , d'un ton plus ferme, exposa
son plan:
• Le Falkenstein est notre point de retraite.
C'est notre arsenal, c'est là que nous avons nos
munitions; l'ennemi le sait, il va tenter un
coup de main de ce côté. 11 faut que nous tous,
ici présents, nous y allions pour le défendre; il
faut que tout le pays nous voie, qu'on se dise :
« Catherine Lefèvre , Jérôme, Materne et ses
garçons, Ilullin , le docteur Lorquin sont là.
Ils ne veulent pas déposer les armes! » Cette
idée ranimera le courage de tous les gens de
cœur. En outre, Piorette tiendra dans les bois ;
sa troupe se grossira de jour en jour. Le pays
va se couvrir de Cosaques, de pillards de toute
espèce; lorsque l'armée ennemie sera entrée
en Lorraine, je ferai un signe à Piorette ; il se
jetera entre le Donon et la route, et tous les
traînards éparpillés dans la montagne seront
pris comme dans un épervier. Nous pourrons
aussi profiter des chances favorables, pour en-
lever les convois des Allemands, inquiéter leurs
réserves, et, si le bonheur veut, comme il faut
l'espérer, que tons ces kaiserlicks soient battus
en Lorraine par notre armée, alors nous leurs
couperons la retraite. «
Toutle monde se leva, et HuUin, entrant dans
la cuisine, fit aux montagnards cette simple
allocution :
« Mes amis, nous venons de décider que l'on
pousserait la résistance jusqu'au bout. Cepen-
dant chacun est libre do faire ce qu'il voudra,
de déposer les armes, de retourner à son vil-
lage; mais que ceux qui veulent se venger se
réunissent à nous! ils partageront notre der-
nier morceau de pain et notre dernière car-
touche. » ,
Le vieux flotteur Colon se leva et dit :
« Ilullin, nous sommes tous avec toi; nous
avons commencé à nous battre tous ensemble,
nous finirons tous ensemble.
— Oui, oui! s'écrièrent les autres.
— Vous êtes tous décidés? Eh bien ! écoutez-
moi. Le frère de Jérôme va prendre le com-
mandement.
—Mon frère est mort, interrompit Jérôme ;
il est resté sur la côt^du Grosmann. »
11 y eut un instant de silence; puis, d'une
voix forte, Hullin poursuivit :
« Colon, tu vas prendre le commandement
de tous ceux qui restent, à l'exception des
hommes qui formaient l'escorte de Catherine
Lefèvre, et que je retiens avec moi. Tu iras
rejoindre Piorette dans la vallée du Blanru, en
passant par les Deux-Rivières.
— Et les munitions? s'écria Marc Divès.
— J'ai ramené mon fourgon, dit Jérôme;
Colon pourra s'en servir.
— Qu'on attelle aussi le traîneau, s'écria Ca-
therine ; les Cosaques arrivent, ils pilleront,
tout. Il ne faut pas que nos gens partent les
L'INVASION.
85
mains vides; qu'ils emmènenl les bœufs, les
vielles et les chèvres; qu'ils eniporlent tout:
c'est autant de gagné sur l'ennemi. •
Cinq minutes après, la ferme était au pil-
lage ; on chargeait le traîneau de jambons, de
viandes fumées, de pain; on faisait soitir le
bélail des écuries, on attelait les chevaux à la
grande voiture, et bientôt le convoi se mit en
marche, Robin en tête , soufflant dans sa
grande trompe d'écorce, et les partisans der-
rière poussant aux roues. Lorsqu'il eut disparu
dans le bois, et que le silence succéda subi-
tement à tout ce bruit, Catherine, en se re-
tournant, vit Hnllin derrière elle, pâle comme
un mort.
■I Eh bien, Catherine, lui dit-il, tout est
fini !.. . Nous allons monter là-haut! »
Franlz, Kasper et ceux de l'escorte, Marc
Dives, Materne,' tous l'arme au pied dans la
cuisine, attendaient.
« Duchêne, dit la brave femme, descendez
au village; il ne faut pas que l'ennemi vous
maltraite à cause de moi. » •
Le vieiix serviteur, secouant alors sa tête
blanche, les yeux pleins de larmes, répondit :
« Autant que je meure ici, madame Lefèvre.
Voilà bientôt cinquante ans que je suis arrivé
à la ferme. . . Ne me forcez pas de m'en aller :
ce serait ma mort.
— Comme vous voudrez, mon pauvre Du-
chêne, répondit Catherine attendrie; voici les
clefs do la maison. »
Et le pauvre vieux alla s'asseoir au fond de
latre, sur un escabeau, les yeux fixes, la
bouche entr'ouverle, comme perdu dans une
immense et douloureuse rêverie.
On se mit en route pourleFalkenstein. Marc
Divès, à cheval, sa grande latte pendue au
poing, formait l'arrière-garde. Frantz et Hul-
lin, à gauche, observaient le plateau; Kasper
et Jérôme, à droite, la vallée; Materne et les
hommes de l'escorte entouraient les femmes.
Chose bizarre! devant les chaumières du vil-
lage des Charmes, sur le seuil des maison-
nette^, aux lucarnes, aux fenêtres, apparais-
saient des figures jeunes et vieilles, regardant
d'un œil curieux cette fuite de la mère Lefèvre,
et les mauvaises langues ne l'épargnaient pas:
• Ah! les voilà dénichés! criait-on; mêlez-
vous donc de ce qui ne vous regarde pas! •
D'autres faisaient la réflexion, tout haut, que
Catherine avait été riche assez longtemps, et
que c'était à chacun son tour de. traîner la se-
melle. Ouîint aux travaux, à la sagesse, à la
bonté de cœur, à toutes les vertus de la vieille
fermière, au patriotisme de Jean-Claude, au
courage de Jérôme et des trois Materne, au
('ésintéressement du docteur Lorquin,au dé-
vouement de Marc Divès, personne n'en disait
rien : — ils étaient vaincus!
x.xir
Au fond de la vallée des Bouleaux, à deux
portées de fusil du village dos Charmes, sur la
gaucl.e, la petite troupe se mit à gravir lente-
ment lo sentier du vieux burg. Hullin, se rap-
pelant qu'il avait suivi -le même chemin, lors-
qu'il éiait allô acheter de la poudre à Marc
Divès, no put se défendre d'une tristesse pro-
fonde. Alors, malgré son voyage, I Phalsbourg,
malgré le spectacle des blessés de Hanau et de
Leipzig, malgré le récit du vieux sergent, il ne
désespérait de rien; il conservait toute son
énergie, et ne doutait pas du succès de la dé-
fense. Maintenant tout était perdu : l'ennemi
descendait en Lorraine , les montagnards
fuyaient. Marc Divès côtoyait le mur dans la
neige ; son grand cheval, accoutumé sans doute
à ce voyage, hennissait, levant la tête et l'abais-
sant sous le poitrail par brusques saccades. Le
contrebandier se retournait de temps en te.mps,
pour jeter un coup d'œil sur le plateau du
Bois-de-Chênes en face. Tout à coup il s'écria :
« Hé! voici les Cosaques qui se montrent! »
A cette exclamation toute la troupe fit halte
pour regarder. On était déjà bien haut sur la
montagne au-dessus du village et même de la
ferme du Bois-de-Chênes. Le jour gris de l'hi-
ver dispersait les vapeurs matinales, et, dans
les replis de la côte, on découvrait la silhouette
-de plusieurs Cosaques, le nez en l'air, le pis-
tolet levé, s'approchantau pelitpasdela vieille
métairie. Ils étaient espacés en tirailleurs, et
semblaient craindre une surprise. Quelques
instants après, on en vit poindre d'autres, re-
montant la vallée des Houx, puis d'autres en-
core, et tous, dans la même attitude, debout
sur leurs étiiers pour voir de loin, comme, des
gens qui vont à la découverte. Les premiers,
ayant dépassé la ferme et n'observant rien de
menaçant, agitèrent leurs lances etfirent demi-
tour. Tous les autres accoururent alors ventre
à terre, comme les corbeaux qui suivent à tire-
d'aile celui d'entre eux qui s'élève, supposant
qu'il vient d'apercevoir une proie. En quelques
secondes, la ferme fut entourée, la porte ou-
verte. Deux minutes plus tard, les vitres vo-
laient en éclats; les meubles, les paillasses, le
hnge, tombaient par les fenêtres de tous les
côtés à la fois. Catherine, son nez crochu re-
courbé sur la lèvre, regardait tout ce ravage
d'un air calm(;. Longtemps elle ne dit rien,
86
ROMANS NATIONAUX.
mais, voyant tout àcoup Yégof, qu'elle n'avait
pas aperçu jusqu'alors, frapper Diichône du
manche de sa lance et le pousser hors de la
ferme, elle ne put retenir un cr"î d'indignation :
« Oh! le gueux!.. . Faut-il être lâche pour
frapper un pauvre vieux qui ne peut se dé-
fendre. . . Ah ! brigand, si je te tenais !
— -liions, Catherine, iTia Jean-Claude en voilà
bien assez; à ijuoi bon se rassasier d'an pareil
spectacle?
— Vous^ avez raison, dit la vieille fermière;
jjartons : je serais capable de descendre pour
me venger toute seule. »
Plus ou montait, plus l'air devenait vif.
Louise, la flUe des Heimalhslô.s, un petit panier
de provisions au bras, grimpait en tête de la
troupe. Le ciel iilenàtre, les plaines d'Alsace et
de lorraine, et, tout au bout de l'iiorizon,
celles delà Champagne, toute celte immensité
sans bornes où se iienlait le regard, lui donnait
des éblouissements d'enthousiasme. 11 lui sem-
blait avoir des ailes et plonger dans l'azur,
comme ces grands aiseaux qui glissent de la
cime des arbres dans les abîmes, en jetant leur
cri d'indépendance. Toutes les misères de ce
bas monde, toutes ses injustices et ses souf-
frances étaient oubliées. Louise se revoyait
toute petite sur le dos de sa mère, la pauvre
bohème errante, et se disait : « Je n'ai jamais
été plus heureuse, je n'ai jamais eu moins tie
soucis, je n'ai jamais tant ri, tant chanté!
Pourtant le pain nous manquait souvent alors.
Ah! les beaux jour-s! » El des bribes de vieilles
chansons lui revenaient à l'esprit.
Aux approches du rocher rougeâtre, incrusté
de gros cailloux blancs et noirs, et penché sur
le précipice comme les arceaux d'une immense
cathédrale, Louire et Catherine s'arrêtèrent en
extase. Au-dessus, le ciel leur paraissait encore
plus profond, le sentier creusé en volute dans
le roc plus étroit. Les vallées à perte de vue,
les bois infinis, les étangs lointains de la Lor-
raine, le ruban bleu du Rhin sur leur droite,
tout, ce grand spectacle les émut, et la vieille
fermière dit avec une sorie de recueillement:
« Jean- Claude, celui qui a taillé ce ro^ dans
le ciel, qui a cj'eusé ces vallées, qui a semé sur
tout cela les forêts, les bruyères et les mousses,
celui-là peut nous rendre la justice que nous
méritons. »
Comme ils regardaient ainsi sur la première
assise du rocher, Mar(; conduisit son cheval
dans une caverne assez proche, puis il revint,
et, se mettant à grimper tievant eux, il leur dit :
• Prenez, garde, oji peut g'issor! •
En Uiême temps il leur montrait à droite le
précipice tout bleu, avec des cimes de sapins
au fond. Tout le monde devint silencieux jus-
qu'à la terrasse, où commençait la voûte. Là,
chacun respira plus librement On vit, au mi-
lieu du passage, les contrebandiers Brenn ,
Pfeifer, et Toubac, avec leurs grands manteaux
gris et leurs feutres noirs, assis autour d'un
feu qui s'étendait le long de la roche. Marc
Divès leur dit :
« Nous voilà! Les kaiscrUcks sont les maî-
tres... Zirnmer a été lue celte nuit... Hexe-
Baizel est-elle là-haut?
— Oiii, répondit Brenn, elle fait des car-
louches.
— Cela peut encore servir, dit Marc. Ayez-
l'œil ouvert, et si quelqu'un monte, lirez
dessus. »
Les Materne s'étaient arrêtés au bord de la
roche, et ces trois grands gaillards roux, le
feutre retroussé , la corne à poudre sur la
hanche, la carabine sur l'épaule, les jambes
sèches, musculeuses, solideriient établis à la
pointe riu roc, offraient un groupe étrange siu-
le font bleuâtre de l'abîme. Le vieux Materne,
la main étendue, désignait au loin, bieu loin,
un point blanc presque impercepiible au milieu
des sapinières, en disant :
■ Reconnaissez vous cela, mes garçens? •
Et tous trois regardaient les yeux à demi
fermés.
« C'est notre maison, répondait Kaspcr.
« Pauvre Magrédel ! reprit le vieux chasseur
après un instant de silence; doit-elle être iu-^
quiète depuis huit jours ! doit-elle faire des
vœux [)Our nous à sainte Odile ! »
En ce moment, Marc Divès, qui marchait le
premier, poussa un cri de surprise.
« Mère Leiëvre, dit-il en s'arrêtant, les co-
saqiU'S ont mis le feu à votre ferme! •
Catherine reçut cette nouvelle avec le plus
grand calme, et s'avança jusqu'au bord delà
terrasse; Louise et J. -an-Claude la suivirent.
Au fond de l'abime s'étendait un grand nuage
blanc; on voyait, à travers ce nuage, une étin-
celle sur la côte du Bois-de-Uhênes, c'était tout;
mais, par instants, lorsque soul'flait la bise, l'in-
cendie apparaissait : les deux hauts pignons
noirs, le grenier à foin embrasé, les petites
écuries flamboyantes; puis tout disparaissait
de nouveau.
« C'est déjà presque fini, dit Hullin à voix
basse.
—Oui, répondit la vieille fermière, voilà qua-
rante ans de travail et de peines qui s'envolent
en fumée ; mais c'est égal, ils ne peuvent brû-
ler mes bonnes terres, Ja granJe prairie de
rEa'hmalh. Nous recommencerons à travailler,
tjasfiard et Louise referont tout cela. Moi, je
ne me rep'ns de rien. »
Au bout d'un quart d'heure, des niill eiv d'é-
L'INVASION.
87
tincelles sY'levèvpnt, et tout s'écroulii. I/'s pi-
gnons noirs iest(!renl seuls debout. Alors on
se remit à grimper le sentier. Au moment d'at-
teindre la terrasse snpérieure, on entendit la
voix aigre de Hexe-Iîaizel :
« C'est toi, Catherine? criait-elle. Ah! je ne
pensais jamais que tu viendrais me voir dans
mon pauvre trou. »
Baizel et Catherine Lefèvre avaient été jadis
à l'école ensemble,et elles se tutoyaient.
« Ni moi non plus, répondit la vieille fer-
mière; c'est égal, Eaizel, dans le maliieur, on
est contente de retrouver une vieille camarade
d'enfance. » Baizel semblait touchée.
« Tout ce qui est ici, Catherine, est à toi,
s'écria-t-elle, tout !... »
Elle montrait son pauvre escabeau', son ba-
lai de genêts vei ts et les cinq ou six Imches de
son âlre. Cathoi'ine regarda tout cela quelques
inst.tnts en silence et dit :
« Ce n'est pas grand, mais c'est si ilide ; on ne
brillera pas la maison , à toi 1
— Non, ils ne la brûleront pas, dit Ilexe-
Baizelrn riant; il leur faudrait tous les bois
du comté de Dabo pour la chauller un ptu.
Hé ! hé ! hé ! »
Les [larlisans, après tant d"e fatigues, sen-
taient: le besoin du repos; chacun se liâtiât
d'appuyer sou fusil an mur et de s'éleudre sur
le sol. Marc Divès leur ouvrit la seconde ca-
verne, oi< ils étaient du moins à l'abri; puis il
soitil avec Iluilin pour examiner la position.
XXIll
Sur la roche du Falkenstein, à la cime des'
airs, s'élève une tour ronde, effondrée à sa
bai-e. Cette tour, couverte de ronces, d'épines
blanches et de myitiles, est vieille comme la
montagne; ni les Français, ni les Allemands,
ni les Suédois ne l'ont détruite. La pierre et le
ciment sont relies avec une telle solidité, qn"on
ne peut en d(Machor le moindre fragment. Elle
a un air sombre et mystérieux qui vous reporte
à des temps reculés, où la mémoire de 1 homme
ne peut atteindre. A l'époque du passage des
oies sauvages, Marc Divès s'y embusquait d'ha-
bitude, lorsqu'il n'avait rien de mieux à faire,
Lt quelquefois, à la tombée du jour, au moment
où les bandes arrivent à travers la brume et
décrivent un largo circuit avant de se reposer,
il en abattait deux ou trois, ce qui réjouissait
Ilexe-Baizel, toujours fort empressée de les met-
tre à la 'broche. Souvent aussi , en automne/
Marc tendait dans les broussailles des lacets,
où les grives se prenaient volontiers; enfin la
vieilli; liurlui S'i vnit de bùrher. Combien de
fois Hexe-Baizel, lorsque le vent du nord souf-
flait à décorner des boeufs, et que le bruit, le
craquement des branches et le gémissement
immense des forêts d'alentour montaient là-
haut comme la clameur d une mer en furie,
combien de fois Hexe Baizel avait-ulle failli être
enlevée jusque sur la Kilbéri en lace! Mais
elle se tenait cramponnée aux brou>sailles, des
deux mains, et le vent ne réussissait qu'à faire
flotter ses cheveux roux.
Divès, s'étant aperçu que son bois, couvert
de neige et trempé par la pluie, donnait plus
de fumée que de flamme, avait abrité la vieille
tour d'un toit en planchi's. A cette occasion, le
contrebandier racontait une singulière his-
toire:—11 prétendait avoir découvert, en po-
sant les chevrons, au fond d'une fissure, une
chouetie blanche comme neige, aveugle et dé-
bile, pourvue en abondance de mulots et de
chauves-souris. C'est pourquoi il l'avait appelée
la (jrand'iiière du pays, supposant que tous les
oiseaux venaiiMit l'entretenir à cause de son
extrême vieillesse.
A la fin de ce jour, les partisans, placés en
observation, comme les locataires d'un vaste
hôtel, à tous les étages de la roche , virent les
uniformes blancs apparaître dans les gorges
d'alentour. Ils débouchaient en masses profon-
des de tous Kis côtés à la fois ,ce qui démontrait
clairement leur intention de bloquer le Fal-
keusteiu. Marc-Divès, voyant cela, devint plus
rêveur. « S'ils nous entourent, pensait-il, nous
ne pourrons plus nous procurer de vivres ; il
faudra nous rendre ou mourir de faim. »
On distinguait parfaitement l'etat-major en-
nemi, statioî nant à cheval autour de la fon-
taine du village des Charmes. Là se trouvait un
grand chef a large pause, qui contemplait la
roche avec une longue lunette ; derrière lui se
tenait Yégof, et il te retournait de temps on
temps pour l'interroger. Les lemmes et les en-
fants formaient cercle plus loin, d'un air d'ex-
tase, et cin I ou six cosaiiues caracolaient. Le
lontrebaiidier ne put y tenir davantage ; il prit
HuUin à part.
« Regarde, lui dit-il, cette longue file de
shakos qui se glissent le long de la Sarre, et,
dece côté-ci, les autres qui remontent la vallée
comme des lièvres, en allongeant les jambes :
ce sont des kaiscrlicks, n'est-ce pas? Ehbienl
que \ ont-ils l'aire là, Jean-Claude ?
— Ils vont entourer la montagne.
— C'est très-clair. Combien crois-tu qu'il y
ait là de monde?
— De trois à qiiatre mille hommes.
— Sans compter ceux qui se prom^'fuent dans
88
ROMANS NATIONAUX.
Vuilii ([uaraiilc ans de travail et de (iciiies qui s'tiivulcnt en fumée. (Page 80.)
la campagne. Eli bien! que veux-tu qtie i'io-
relte fasse contre ce tas de vagabonds, avec tes
trois cents hommes? Je te le demande fran-
chement, Huliin.
— 11 ne pourra rien faire, répondit le brave
homme simplement. Les Allemands savent que
nos munitions sont au Falkenstein ; ils crai-
gnent un soulèvement après leur entrée en Lor-
raine, et veulent assurer leurs derrières. Le
général ennemi a reconnu qu'on ne peut nous
prendre de vive force; il se décide à nous ré-
duire par la famine. Tout cela, Marc, est posi-'
lif , mais nous sommes des hommes, nous fe-
rons notre devoir : nous mourrons ici ! »
Il y eut un instant de silence; Marc Divès
fronçait le sourcil, et ne paraissait pas du tout
convaincu.
« iMous mourrons ! repiit-il en se grattant la
nuque; moi, je ne vois pas du tout pourquoi
nous devons mourir; cela n'entre pas dans nos
idées de mourir : il y a trop de gens qui se-
raient contents!
— Que veux-tu faire? dit Huliin d'un ton sec ;
tu veux te rendre ?
— Me rendre t cria le contrebandier. Me
prends-tu pour un lâche ?
— Alors explique-toi.
—Ce soir, je pars pour Phalsbourg. Je risque
ma peau en traversant les lignes de l'ennemi,
mais j'aime encore mieux cela que de me croi-
ser les bras ici et de périr par la famine. J'en-
trerai dans la place à la première sortie, ou je
tjlcherai de gagner une poterne. Le comman-
dant Meunier me connaît ; je lui vends du tabac
Tari^. —Imprimerie Conavcuturs ot Ducesseil*
L'INVASION.
89
Depuis trois jours les vivres nianri«aicnt complclcmcnt (Page 9
depuis trois ans. Il a fait comme loi les cam-
pagnes d'Italie et d'Egypte. £h bien ! je lui ex-
poserai la chose. Je verrai Gaspard Lefèvre. Je
ferai tant, qu'on nous donnera peut-être une
compagnie. Rien que l'uniforme, vois-tu, Jean-
Claude, et nous sommes sauvés : tout ce qui
reste de braves gens se réunit à Piorette, et,
dans tous les cas, on peut nous délivrer. Enfin,
voilà mon idée; qu'en penses-tu?
Il regardait lluUin, dont l'œil fixe et sombre
l'inquiétait.
« Voyons, est-ce que ce n'est pas une
chance I
—C'est une idée, dit enfin Jean-Claude. Je
ne m'y oppose pas. »
Et regardant le contrebandier à son tour
dans le blanc des yeux :
13.)
« Tu me jures de faire Ion possible pour en-
trer dans la "place?
— Je ne jure rien du tout, répondit Marc,
dont les joues brunes se couvrirent d'une rou-
geur subite; je laisse ici tout ce que j'ai : mon
bien, ma femme, mes camarades, Catherine
Lefèvre, et toi, mon plus vieil ami !... Si je ne
reviens pas, je serai un traître ; mais si je re-
viens, Jean-C!aude, tu m'expliqueras un pou
ce que tu viens de me demander : nous éclair'
cirons ce petit compte entre nous!
— Marc, dit HuUin, pardonne-moi; ces jours-
ci j'ai trop souffert! j'ai eu tort; le malheur
rend défiant... Donne-moi la main... Va,
sauve-nous , sauve Catherine, sauve mon en-
fant! Je te le dis maintenant : nous n'avons
plus de ressource qu'en toi. »
35
90
ROMANS NATIONAUX.
La voix de Hullin tremblait. Divès se laissa
fléchir; seulement il ajouta :
« C'est égal, Jean-Claude, tu n'aurais pas dû
me dire cela dans un pareil moment ; n'en pail-
lons plus jamais!... Je laisserai ma peau en
route, ou bien je reviendrai vous délivrer. Ce
soir, à la nuit, je partirai. Les kaiserlicks cernent
déjà la montagne; n'importe, j'ai un bon che-
val, et puis j'ai toujours eu de la chance. »
A six heures, les dernières cimes étaient desr
cendues dans les ténèbres. Des centaines de
feux, scintillant au fond des gorges, annon-
çaient que les Allemands préparaient leur re-
pas. Marc Divès descendit la brèche en tâton-
nant. Hullin écouta quelques secondes encore
les pas de son camarade ; puis il se dirigea,
tout soucieux, vers la vieille tour, où l'on avait
étabU le quartier général. 11 souleva la grosse
couverture de laine qui fermait le nid de hi-
boux, et vit Catherine, Louise et les autres
accroupis autour d'un petit feu , qui éclairait
les murailles grises. La vieille fermière, assise
sur un bloc de chêne, les mains nouées autour
des genoux, regardait la flamme d'un œil fixe,
les lèvres serrées, le teint verdâtre. Louise,
adossée au mur, semblait rêveuse. Jérôme,
debout derrière Catherine, les mains croisées
sur son bâton , touchait de son gros bonnet de
louU'e le toit vermoulu. Tous étaient tristes et
découragés. Hexe-Baizel , qui soulevait le cou-
vercle d'une marmite , et le docteur Lorquin,
qui grattait le crépi du vieux mur avec la
pointe de son sabre, conservaient seuls leur
physionomie habituelle.
« Nous voilà, dit le docteur, revenus aux
temps des Triboques. Ces murs-là ont plus de
deux mille ans. Il a dû couler une bonne quan-
tité d'eau des hauteurs du Falkenstein et du
Grosmann, parla Sarre au Rhin, depuis qu'on
n'a pas fait de feu dans cette tour.
— Oui , répondit Catherine comme au sortir
d'un rêve, et bien d'autres que nous ont soul-
fert ici le froid , la faim et la misère. Qui l'a su?
Personne. Et dans cent, deux cents, trois cents
ans, d'autres peut-être viendront encore s'a-
briter à cette même place. Ils trouveront,
comme nous, la muraille froide, la terre hu-
mide. Ils feront un peu de feu. Ils regarderont,
comme nous regardons, et ils diront comme
nous : « Qui a souffert avant nous ici? Pour-
quoi ont-ils souiîert ? Ils étaient donc poursui-
vis, chassés comme nous le sommes, pour
venir se cacher dans ce misérable trou? » Et ils
songeront aux temps passés... et personne ne
pourra leur répondre ! »
Jean- Claude s'était rapproché. Au bout de
quelques secondes, la vieille fermière, relevant
la cête, se prit à dire en le regardant :
« Eh bien ! nous sommes bloqués : l'ennemi
veut nous prendre par la famine!
— C'est vrai , Catherine , répondit Hullin. Je
ne m'attendais pas à cela. Je comptais sur une
attaque de vive force; mais les kaiserlicks n'en
sont pas encore où ils pensent. Divès vient de
partir pour Phalsbourg; il connaît le comman-
dant de place... et si l'on envoie seulement
quelques centaines d'hommes à notre secours. . .
— Il ne faut pas compter là-dessus, inter-
rompit la vieille. Marc peut être pris ou tué
par les Allemands, et puis, à supposer qu'il
parvienne à traverser leurs lignes, comment
pourra-t-il entrer à Phalsbourg? Vous savez
bien que la place est assiégée parles Russes! •
Alors tout le monde resta silencieux.
Hexe-Baizel apporta bientôt la soupe, et l'on
fit cercle autour de la grande écuelle fumante.
XXIV
Catherine Lefèvre sortit de l'antique masure
vers sept heures du matin; Louise et Hexe-
Baizel dormaient encore ; mais le grand jour,
le jour splendide des hautes régions, remplis-
sait déjà les abîmes. Au fond, à travers l'azur,
se dessinaient les bois, les vallons, les rochers,
comme les mousses et les cailloux d'un lac
sous le cristal bleuâtre. Pas un souffle ne trou-
blait l'air; et Catherine, en face de ce spectacle
immense, se sentit plus calme, plus tranquille
que dans le sommeil même. « Que sont nos
misères d'un jour, se dit-elle, nos inquiétudes
et nos. souffrances? Pourquoi fatiguer le ciel
de nos gémissements ? pourquoi redouter l'a-
venir? Tout cela ne dure qu'une seconde; nos
plaintes ne comptent pas plus que le soupir de
la cigale en automne : est-ce que ses cris em-
pêchent l'hiver d'arriver? Ne faut-il pas que
les temps s'accomplissent, que tout meure pour
renaître? Nous sommes déjà morts, et nous
sommes revenus; nous mourrons encore, et
nous reviendrons. Et les montagnes, avec leurs
forêts, leurs rochers et leurs ruines, seront
toujours là pour nous dire : « Souviens-toi!
souviens-toi! Tu m'as vu, regarde encore, et
tu me reverras dans les siècles des siècles ! »
Ainsi rêvait la vieille , et l'avenir ne lui fai-
sait plus peur; les pensées pour elle n'étaient
que des souvenirs.
Et comme elle était là depuis quelques in-
stants, tout à coup un bourdonnement de voix
vint frapper ses oreilles, elle se retourna, et
vit Hullin avec les trois, contrebandiers, qui
causaient gravement entre eux, de l'autre côté
L'INVASION.
91
du plateau. Ils ne Tavaient pas aperçue, et sem-
blaient engagés dans une discussion sérieuse.
Le vieux Brenn, au bord de la roche, un
bout de pipe noire entre les dénis, la joue ridée
comme une vieille feuille de choux, le nez
rond, la moustache grise, la paypière flasque,
plissée sur son œil roux , et les longues man-
ches de sa houppelande retombant à ses côtés,
regardait différents points que lui montrait
Hullin dans la montagne; et les deux autres,
enveloppés de leurs longs manteaux gris, s'a-
vançaient, reculaient, levaient la main au-des-
sus du sourcil, et paraissaient absorbés par
une attention profonde.
Catherine s'était rapprochée, bientôt elle
entendit :
« Alors vous ne croyez pas qu'il soit possible
de descendre d'aucun côté?
— Non, Jean-Claude, il n'y a pas moyen, ré-
pondit Brenn ; ces brigands-là connaissent le
pays à fond : tous les sentiers sont gardés.
Tiens, regarde le paquis des Chevreuils le long
de cette mare : jamais les gardes n'ont eu l'idée
de l'observer seulement; eh bien! eux, ils le
défendent. Et là-bas, le passage du Rothstein,
un vrai chemin de chèvres, où l'on ne passe
pas une fois en dix ans... tu vois briller une
baïonnette derrière la roche, n'est-ce pas? Et
cetautre, ici, où j'ai filé huit ans avec mes sacs,
sans rencontrer un gendarme, ils le tiennent
aussi : il faut que le diable leur ait montré tous
les défilés.
— Oui, s'écria le grand Toubac, et si ce n'est
pas le diable qui s'en mêle, c'est au moins
Yégof !
— Mais, reprit Hullin, il me semble que trois
ou quatre hommes solides, décidés, pourraient
enlever un de ces postes.
— Non, ils s'appuient l'un sur l'autre; au
premier coup de fusil, on aurait un régiment
sur le dos, répondit Brenn. D'ailleurs suppo-
sons qu'on ait la chance de passer, comment
revenir avec des vivres? Moi, voilà mon avis :
c'est impossible ! »
Il y eut quelques instants de silence.
■ Après ça, dit Toubac, si Hullin veut, nous
essayerons tout de même.
— Nous essayerons quoi, dit Brenn; de nous
faire casser les reins pour nous échapper, nous,
et laisser les autres dans le filet. Ça m'est égal;
si l'on va, j'irai ! Mais quant à dire que nous
reviendrons avec des provisions, je soutiens
que c'est impossible. Voyons, Toubac, par où
veux-tu passer et pai où veux-tu revenir? Il
ne s'agit pas ici de promettre, il faut tenir. Si
tu connais un passage, dis-le moi. Depuis vingt
ans j'ai battu la montagne avec Marc, je con-
nais tous les chemins, tous les sentiers à dix
lieues d'ici, et je ne vois pas d'autre passage
que dans le ciel ! »
Hullin se retourna en ce moment et vit la
mère Lefèvre, qui se tenait à quelques pas,
l'oreille attentive.
« Tiens ! vous étiez là, Catherine? dit-il. Nos
affaires prennent une vilaine tournure.
— Oui, j'entends : il n'y a pas moyen de re-
nouveler nos provisions.
— Nos provisions 1 dit Brenn avec un sou-_
rire étrange; savez-vous, mère Lefèvre, pour
combien de temps nous en avons ?
— Mais pour une quinzaine, répondit la
brave femme.
— Nous en avons pour huit jours, fit le con-
trebandier, en vidant les cendres de sa pipe sur
son ongle.
— C'est la vérité, dit Hullin. Marc Divès et
moi, nous croyions à une attaque du Falken-
stein ; nous ne pensions jamais que l'ennemi
songerait à le bloquer comme une place forte .
Nous nous sommes trompés !...
— Et qu'allons-nous faire? demanda Cathe-
rine toute pâle.
— Nous allons réduire la ration de chacun à
la moitié. Si, dans quinze jours, Marc n'arrive
pas, nous n'aurons plus rien... alors nous ver-
rons ! »
Ce disant, Hullin, Catherine et les contre-
bandiers, la tête inclinée, reprirent le chemin
de la brèche. Ils mettaient le pied sur la pente,
lorsqu'à trente pas au-dessous d'eux apparut
Materne, qui grimpai t tout essoufilé dans les
décombres , et s'accrochait aux broussailles
pour aller plus vite.
« Eh bien, lui cria Jean-Claude, que se
passe-t-il, mon vieux ?
— Ahl te voilà... J'allais te trouver; un
officier ennemi s'avance sur le mur du vieux
burg, avec un petit drapeau blanc; il a l'air de
vouloir nous parler. »
HuUin, se dirigeant aussitôt vers la pente de
la roche, vit, en effet, un officier allemand de-
bout sur le mur, et qui semblait attendre qu'on
lui fit signe de monter. 11 était à deux portées
de carabine ; plus loin stationnaient cinq ou
six soldats l'arme au pied. Après avoir inspecté
ce groupe, Jean-Claude se retourna et dit :
« C'est un parlementaire qui vient sans doute
nous sommer de rendre la place.
— Qu'on lui tire un coup de fusil ! s'écria
Catherine; c'est tout ce que nous avons de
mieux à lui répondre. »
Tous les autres paraissaient du même avis,
excepté Hullin, qui, sans faire aucune observa-
tion, descendit à la terrasse, où se trouvait le
reste des partisans.
« Mes enfants, dit-il, l'ennemi nous envoiy un
92
ROMANS NATIONAUX.
paiiemeniaire. Nous ne savons pas ce qu'il
nous veut. Je suppose que c'est une sommation
de mettre bas les armes, mais il est possible
que soit autre chose. Frantz et Kasper vont
aller à sa rencontre; ils lui banderont les yeux
au pied de la roche et l'amèneront ici. »
Personne n'ayant d'objection à faire, les fils
de Materne passèrent leur carabine en sautoir
et s'éloignèrent sous la voûte en spirale. Au
bout de dix minutes environ, les deux grands
chasseurs roux arrivèrent près de l'ofTicier; il
y eut une rapide conférence entre eux, après
quoi tous les trois se mirent à grimper au Fal-
kenstein. A mesure que montait la petite troupe
on distinguait mieux l'uniforme du parlemen-
taire et même sa physionomie : c'était un
homme maigre, aux cheveux blond cendré, à
la taille bien prise, aux mouvements résolus.
Au bas de la roche, Frantz et Kasper lui ban-
dèrent les yeux, et bientôt on entendit leurs pas
sous la voûte. Jean-Claude, allant à leur ren-
contre, dénoua lui-même le mouchoir en disant:
« Vous désirez me communiquer quelque
chose, monsieur : je vous écoute. »
Les partisans étaient alors à quinze pas de
ce groupe. Catherine Lefèvre, la plus avancée,
fronçait les sourcils; — sa figure osseuse, son
nez long et recourbé, les trois ou quatre mèches
de ses cheveux giis, tombant au hasard sur ses
tempes plates et surles pommettes de ses joues
creuses, la pression de ses lèvres et la fixité de
son regard parurent d'abord attirer l'attention
de l'ofRcier allemand, puis la douce et pâle
figure de Louise derrière elle, puis Jérôme à la
longue barbe fauve, drapé dans sa tunique de
bure, puis le vieux Materne appuyé sur sa courte
carabine, puis les autres, et enfin lahaute voûle
rouge, dont les masses colossales, pétries de
silex et de granit, pendaient au-dessus du pré-
cipice avec quelques ronces desséchées. Hexe-
Baizel, derrière Materne, son long balai de
genêts verts à la main, le cou tendu et le talon
au bord de la roche, parut l'étonner une se-
conde.
Lui-même était l'objet d'une attention sin-
guhôre. On reconnaissait dans son attitude,
dans sa phyiionomie longue, fine et brune,
dans ses yeux gris-clair, dans sa moustache
rare, dans la délicatesse de ses membres durcis
par les travaux de la guerre, une race aristo-
cratique : il y avait en lui quelque chose du
vieux routier et de l'homme du monde, du sa-
breur et du diplomate.
Cette inspection réciproque terminée en un
clin d'œil, le parlementaire dit eu bon français:
« C'est au commandant Hulhn que j'ai Thon- .
neur de m'adresser?
— Oui, monsieur, • répondit Jean-Claude
Et comme l'autre promenait un regard in-
décis autour du cercle :
« Parlez haut, monsieur, s"écria-t-il, que tout
le monde vous entende ! Lorsqu'il s'agit d'hon-
neur et de patrie, personne n'est de trop en
France, les femmes s'y entendent aussi bien
que nous. Vous avez des propositions à me
faire? Et d'abord de quelle part?
— De la part du général commandant en
chef. Voici ma commission.
— Bon ! nous vous éco'utons, monsieur. »
Alors l'ofTicier, élevant la voix, dit d'un ton
ferme :
• Permettez-moi d'abord, commandant, de
vous dire que vous avez magnifiquement rem-
pli votre devoir : vous avez forcé l'estime de vos
ennemis.
— En matière de devoir, répondit Hullin, il
n'y a pas de plus ou de moins; nous avons fait
notre possible.
— Oui, ajouta Catherine d'un ton sec, et
puisque nos ennemis nous estiment à cause de
cela, eh bien, ils nous estimeront encore plus
dans huit ou quinze jours, car nous ne sommes
pas au bout de la guerre. On en verra d'autres •
L'officier tourna la tête, et resta comme stu-
péfait de l'énergie sauvage empreinte dans le
regard de la vieille.
« Ce sont de nobles sentiments, reprit-il après
un instant de silence ; mais l'humanité a ses
droits, et répandre le sang inutilement c'est
faire le mal pour le mal.
— Alors pourquoi venez -vous dans notre
pays? cria Catherine d'une voix d'aigle. Allez-
vous-en, et nous vous laisserons tranquilles!»
Puis elle ajouta :
« Vous faites la guerre comme des brigands:
vous volez, vous pillez, vous brûlez ! Vous mé-
ritez tous d'être pendus. On devrait vous pré-
cipiter de cette roche pour le bon exemple. •
L'officier pâlit, car la vieille lui parut ca-
pable d'exécuter sa menace; cependant il se
remit presque aussitôt, et répliqua d'un ton
calme :
« Je sais que les Cosaques ont mis le feu à la
ferme qui se voit en face de ce rocher; ce sont
des pillards, comme il s'en trouve à la suite de
toutes les armées, et cet acte isolé ne prouve
rien contre la discipline de nos troupes. Les
soldats français en ont fait bien d'autres en
Allemagne, et particuhùrement dans le Tyrol;
non contents de piller et d'incendier les vil-
lages, ils fusillaient impitoyablement tous les
montagnards soupçonnés d'avoir pris les armes
pour défendre leur pays. Nous pourrions user
de représailles, ce serait notre droit, mais nous
ne sommes point des barbares ; nous compre-
nons ce que le patriotisme a de noble et de
L'INVASION.
93
grand, môme dans ses inspirations les plus
regreltables. D'ailleurs, ce n'est pas au peuple
français que nous faisons la guerre , c'est à
l'empereur Napoléon. Aussi le général, en ap-
prenant la conduite des Cosaques, a flétri pu-
bliquement cet acte de vandalisme, et, de plus,
il a décidé qu'une indemnité serait accordée au
propriétaire de la ferme...
— Je ne veux rien de vous, interrompit Ca-
therine brusquement; je veux rester avec mon
injustice... et me venger! t
Le parlementaire comprit, à l'accent de la
vieille , qu'il ne pourrait lui faire entendre
raison, et qu'il était même dangereux de lui
donner la réplique. 11 se retourna donc vers
HuUin et lui dit :
« Je suis chargé, commandant, de vous offrir
les honneurs de la guerre, si vous consentez à
rendre cette position. Vous n'avez point de
vivres, nous le savons. D'ici à quelques jours,
vous seriez forcés de mettre bas les armes. L'es-
time que vous porte le général en cîief l'a seule
décidé à vous faire ces conditions honorables.
Une plus longue résistance n'aboutirait à rien.
Nous sommes maîtres du Donon, notre corps
d'armée passe en Lorraine ; ce n'est pas ici que
se décidera la campagne , vous n'avez donc
aucun intérêt à défendre un point inutile. Nous
voulons vous épargner les horreurs de la fa-
mine sur cette roche. Voyons, commandant,
décidez. »
Hullin se tourna vers les partisans et leur dit
simplement:
« Vous avez entendu ?... Iiloi, je refuse ; mais
je me soumettrai, si tout le monde accepte les
propositions de l'ennemi.
— Nous refusons tous! dit Jérôme.
—Oui, oui, tous! » répétèrent les autres.
Catherine Lefèvre, jusqu'alors inflexible, re-
gardant par hasard Louise, parut attendrie;
elle la prit par le bras, et, se tournant vers le
parlementaire, elle lui dit :
« Nous avons une enfant avec nous ; est-ce
qu'il n'y aurait pas moyen de l'envoyer chez
un de nos parents à Saverne ? >
A peine Louise eut-elle entendu ces mots,
que-, se précipitant dans les bras de IluUin avec
une sorte d'effroi, elle s'éci-ia :
« Non, non I Je veux rester avec vous, papa
Jean-Claude, je veux mourir avec vous !...
—C'est bien, monsieur, dit Hullin tout pâle;
allez, dites à votre général ce que vous avez
vu ; dites-lui que le Falkenstein nous restera
jusqu'à la mort! — Kasper, Frantz, reconduisez
le parlementaire. »
L'olTicier semblait hésiter; mais, comme il
ouvrait la bouche pour faire une observation
Calhfii ine, tout verte de colère, s'écria :
* « Allez... allez... vous n'êtes pas encore où
vous pensez. C'est ce brigand de Yégof qui vous
a dit que nous n'avions pas de vivres, mais
nous en avons pour deux mois, et dans deux
mois notre armée vous aui'a tous exterminés.
Les traîtres n'auront pas toujours beau jeu:
malheur à vous ! »
Et comme elle s'animait de plus en plus, le
parlementaire jugea prudent de s'en aller; il
se retourna vers ses guides, qui lui remirent
le bandeau et le conduisirent jusqu'au pied du
FalkensSein.
Ce que Hullin avait ordonné au sujet des
vivres fut exécuté le jour même ; chacun reçut
la demi-ration pour la journée. Une sentinelle
fut placée devant la caverne de Hexe-Baizel, où
se trouvaient les provisions ; on en barricada
la porte, et Jean-Claude décida que les distri-
butions se feraient en présence de tout le
monde, afin d'empêcher les injustices; mais
toutes ces précautionsne devaientpas préserver
les malheureux de la plus horrible famine.
XX
Depuis trois jours les vivres manquaient
complètement au Falkenstein, et Divès n'avait
pas donné signe de vie. Combien de fois, durant
ces longues journéesd'agouie, les montagnards
avaient-ils tourné les yeux vers Phalsbourg!
combien de fois avaient- ils prêté l'oreille,
croyant entendre les pas du contrebandier,
tandis que le vague murmure de l'air remplis-
sait seul l'espace!
C'est au milieu des tçurtures de la faim que
s'écoula tout entière la dix-neuvième journée
depuis l'arrivée des partisans au Falkenstein.
Ils ne parlaient plus; accroupis à terre, la face
amaigrie, ils restaient perdus dans une rêverie
sans lin. Parfois, ils se regardaient les uns les
auti'es d'un œil étincelant, comme prêts à
se dévorer; puis ils redevenaient calmes et
moi'ues.
Lorsque le corbeau de Yégof, volant de cime
en cime, s'approchait de ce lieu de malheur,
le vieux Materne épaulait sa carabine ; mais
aussitôt l'oiseau de mauvais augure s'éloignait
à lire-d'aile, en poussant des croassements lu-
gubres, et le bras du vieux chasseur retombait
inerte. Et, comme si l'épuisement de la faim
n'eût pas suffi pour combler la mesure de tant
de misère , les malheureux n'ouvraient la
bouche que pour s'accuser et se menacer les
uns les autres.
• Ne me touchez pas criait Hexe-Baizel d'une
94
ROMANS NATIONAUX.
voix de fouine, à ceux qui la regardaient ; ne
me regardez pas, ou je vous mords! »
Louise délirait ; ses grands yeux bleus , au
lieu d'objets réels, ne voyaient plus que des
ombres voltiger sur le plateau , raser la cime
des buissons et se poser sur la vieille tour.
« Voici des vivres ! • disait-elle.
Alors les autres s'emportaient contre la pau-
vre enfant, criant avec fureur qu'elle voulait
se moquer d'eux, et qu'elle prît garde !
Jérôme seul restait encore parfaitement
calme; mais la grande quantité de neige qu'il
avait bue, pour apaiser le déchirement de ses
entrailles, inondait tout son corps et sa face
osseuse de sueur froide.
Le docteur Lorquin avait noué un mouchoir
autour de ses reins, et le serrait de plus en
plus, prétendant satisfaire ainsi son estomac.
Il s'était assis contre la tour, les yeux fermés ;
d'heure en heure, il les ouvrait, disant:
« Nous en sommes à la première... à la se-
conde... àla troisième période. Encore un jour,
et tout sera fini I »
Il se mettait ensuite à disserter sur les druides,
sur Odin, Brahma, Pythagore, faisant des cita-
tions latines et grecques , annonçant la trans-
formation prochaine de ceux du Harberg en
loups , en renards , en animaux de toute sorte.
• Moi, criait-il, je serai lion! je mangerai
quinze livres de bœuf par jour! »
Puis se reprenant :
« Non, je veux être homme ; je prêcherai la
paix, la fraternité, la justice! » Ahl mes amis,
disait-il, nous souffrons par notre propre faute.
Qu'avons-nous fait de l'autre côté du Rhin de-
puis dix ans? De quel droit voulions - nous
imposer des maîtres à ces peuples? Pourquoi
n'échangions-nous pas nos idées, nos senti-
ments, les produits de nos arts et de notre
industrie avec eux? Pourquoi n'allions-nous
pas les trouver en frères, au lieu de vouloir les
asservir? Nous aurions été bien reçus ! Qu'ils
ont dû souffrir, les malheureux, pendant ces
dix années de violence et de rapine !... Mainte-
nant ils se vengent... et c'est justice!... Que la
malédiction du ciel retombe sur les misérables
qui divisent les peuples pour les opprimer ! »
.\près ces moments d'exaltation, il s'affaissait
contre le mur de la tour et murmurait :
« Du pain... oh 1 rien qu'un morceau do
pain! »
Les garçons de Materne , accroupis dans les
broussailles, la carabine à l'épaule, semblaient
attendre le passage d'un gibier qui n'arrivait
jamais; l'idée de l'affût éternel soiitenait leurs
forces t'xpirantes.
Queli|ues-uns, repliés sur eux-mêmes, gre-
lottaient et se sentaient dévorés par la fièvre;
ils accusaient Jean-Claude de les avoir conduits
au Falkenstein.
HuUin, avec une force de caractère surhu-
maine, allait et venait encore, observant ce qui
se passait dans les vallées d'alentour, sans rien
dire.
Parfois il s'avançait jusqu'au bord de la
roche, et ses larges mâchoires serrées, l'œil
étincelant, il regardait Yégof assis devant un
grand feu, sur le plateau du Bois-de-Chênes,
au milieu d'une bande de cosaques. Depuis
l'arrivée des Allemands dans la vallée des
Charmes, le fou n'avait pas quitté ce poste :
il semblait de là surveiller l'agonie de ses
victimes.
Tel était l'aspect de ces malheureux sous le
ciel immense.
Le supplice de la faim, au fond d'un cachot,
est effrayant sans doute, mais sous le ciel
inondé de lumière, aux yeux de tout un pays,
en face des ressources de la nature, cela dé-
passe toute expression.
Or, à la fin de ce dix-neuvième jour, entre
quatre et cinq heures du soir, le temps s'était
assombri ; de grandes nuées grises s'élevaient
derrière la cime neigeuse du Grosmann ; le
soleil, rouge comme un boulet qui sort de la
fournaise, jetait quelques derniers éclairs dans
l'horizon brumeux. Le silence sur la roche
était profond. Louise ne donnait plus signe de
vie ; Kasper et Frantz conservaient leur immo-
bilité dans les broussailles comme des pierres.
Catherine Lefèvre, accroupie à terre, ses ge-
noux pointus entre ses bras décharnés, les
traits rigides et durs , les cheveux pendant sur
ses joues verdâtres, l'œil hagard et le menton
serré comme un élau , ressemblait à quelque
vieille sibylle assise au milieu des bruyères.
Elle ne parlait plus. Ce soir-là, Hullin, Jérôme,
le vieux Materne et le docteur Lorquin s'étaient
réunis autour de la vieille fermière pour mou-
rir ensemble. Ils étaient tous silencieux, et les
derniers rayons du crépuscule éclairaient leur
groupe noir. A droite , derrière une saillie du
roc, brillaient dans l'abîme quelques feux des
Allemands. Et comme ils étaient là, tout à coup
la vieille, sortant de son immense rêverie,
murmura d'abord quelques mots inintelli-
gibles.
« Divès arrive ! dit-elle ensuite à voix basse ;
je le vois... il sort de la poterne, à droite de
l'arsenal... Gaspard le suit, et... »
Alors elle compta lentement :
«Deux cent cinquante hommes... fit-elle;
des gardes nationaux et des soldats... Ils tra-
versent le fossé... Ils montent derrière la
demi-lune... Gaspard parle avec Marc... Que
lui dit-il? •
L'INVASION.
%
Elle parut écouler :
« Dépêchons-nous! » — Oui, dépêchez-vous...
le temps presse... Les voilà sur le glacis ! »
Il y eut un long silence ; puis , tout à coup,
la vieille, se dressant de toute sa hauteur, les
bras écartés, les cheveux hérissés, la bouche
toute grande ouverte, hurla d'une voix terrible :
« Courage ! tuez ! tuez ! ah 1 ah ! »
Et elle retomba lourdement.
Ce cri épouvantable avait éveillé tout le
monde ; il eût éveillé des morts. Tous les as-
siégés semblaient renaître. Quelque chose était
dans l'air. Était-ce l'espérance, la vie, l'âme?
Je ne sais ; mais tous arrivaient à quatre pattes,
comme des fauves , retenant leur souffle pour
entendre. Louise elle-même se remuait douce-
ment et levait la tête. Frantz et Kasper se traî-
naient sur les genoux ; et, chose bizarre, Huilin ,
portant les yeux dans les ténèbres du côté de
Phalsbourg, croyait voir un pétillement de
fusillade annonçant une sortie.
Catherine avait repris sa première attitude ;
mais ses joues, tout à l'heure inertes comme
un masque de plâtre, frémissaient sourdement;
son œil se recouvrait du voile de la rêverie.
Tous les autres prêtaient l'oreille : on eût dit
que leur existence était suspendue à ses lèvres.
Il s'était passé près d'un quart d'hem'e, quand
la vieille reprit lentement :
« Ils ont traversé les lignes ennemies... Ils
courent à Lutzelbourg... Je les vois... Gaspard
et Divès sont en avant avec Desmarets, Ulrich,
Weber et nos amis de la ville... Ils arrivent!...
ils arriventl... »
Elle se tut de nouveau ; longtemps encore ou
écouta, mais la vision était passée. Les secondes
succédaient aux secondes , lentes comme des
siècles, quand tout à coup Hexe-Baizel se prit
à dire d'une voix aigre :
• Elle est folle ! elle n'a rien vu... — Marc, je
le connais. . . il se moque bien de nous. Qu'est-ce
que ça lui fait, si nous dépérissons! Pourvu
qu'il ait sa bouteille de vin et des andouilles,
et qu'il puisse fumer tranquillement sa pipe au
coin du feu, le reste lui est bien égal. Ah ! le
brigand ! »
Alors tout rentra dans le silence, et les mal-
heureux, un instant ranimés par l'espoir d'une
déhvrance prochaine , retombèrent dans le
découragement.
« C'est un rêve, pensaient-ils ; Hexe-Baizel a
raison ; nous sommes condamnés à mourir de
faim! »
Sur ces entrefaites, la nuit était venue. Quand
la lune se leva derrière les hautes sapinières,
éclairant les groupes mornes des assiégés ,
Huilin seul veillait encore au miheu des ardeurs
de la fièvre. Il entendait au loin, bien loin dans
les gorges, la voix des sentinelles allemandes
criant : « Wer dà! wer dàl » les rondes du bi-
vouac allant par les bois , le hennissement
grêle des chevaux au piquet, leurs ruades et
les cris de leurs gardiens. Vers minuit, le
brave homme finit cependant par s'endormir
comme les autres. Lorsqu'il se réveilla, l'hor-
logô du village des Charmes sonnait quatre
heures. Huilin, à ces vibrations lointaines,
sortit de son engourdissement, il ouvrit les
paupières, et, comme il regardait sans con-
science de lui-même, cherchant à recueillir
ses souvenirs, une vague lueur de torche passa
devant ses yeux; il en eut peur, et se dit :
« Est-ce que je deviens fou? La nuit est toute
noire, et je vois des torches!... »
Pourtant la flamme reparut ; il la regarda
mieux, puis se leva brusquement, appuyant
durant quelques secondes la main sur sa face
contractée. Enfin, hasardant encore un regard,
il vit distinctement un feu sur le Giromani, de
l'autre côté du Blanru , un feu qui balayait le
ciel de son aile pourpre, et faisait tourbillonner
l'ombre des sapins sur la neige. Et, se rappe-
lant que ce signal avait été convenu entre lui
et Piorette pour annoncer une attaque, il se
prit à trembler des pieds à la tète, sa figure se
couvrit de sueur, et, marchant dans les ténè-
bres à tâtons comme un aveugle, les mains
étendues, il bégaya :
« Catherine... Louise... Jérôme! »
Mais personne ne lui répondit , et , après
avoir tâtonné de la sorte , croyant marcher
tandis qu'il ne faisait pas un pas , le malheu-
reux tomba en criant :
« Mes enfants!... Catherine!... on vient!...
nous sommes sauvés ! »
Aussitôt il se fit un vague murmure ; on au-
rai t dit que les morts se réveillaient. Il y eut
un éclat de rire sec : c'était Hexe-Baizel deve-
nue folle de souffrance. Puis Catherine s'écria :
« Huilin... Huilin... qui a parlé? »
Jean-Claude, revenu de son émotion, s'écria
d'un accent plus ferme :
« Jérôme, Catherine, Materne , et vous tous,
êtes-vous morts? Ne voyez-vous pas ce feu,
là-bas, du côté du Bianru? C'est Piorette qui
vient à notre secours. »
Et, dans le même instant, une détonation
profonde roula dans les gorges du Jsegerthâl
avec un bruit d'orage. La trompette du juge-
ment dernier n'aurait pas produit plus d'effet
sur les assiégés; ils se réveillèrent tout à
coup :
« C'est Piorette ! c'est Marc 1 criaient des voix
cassées, sèches, des voix de squelettes; on
vient à notre secours ! »
Et tous les misérables cherchaient à se rele-
90
ROMANS NATIONAUX.
Arrive près du général, Yégof fit quelques gestes. (Page 98.)
ver; quelques-uns sanglotaient, mais ils n'a-
vaient plus de larmes. Une seconde détonation
les mit debout.
• Ce sont des feux de peloton, s'écria Hullin,
les nôtres tirent aussi par peloton, nous avons
des soldats en ligne; — vive la France I
— Oui, répondit Jérôme , la mère Catherine
avait raison ; les Phalsbourgeois viennent à
notre secours : ils descendent les collines de la
Sarre ; et voilà maintenant Piorette qui attaque
par le Blanru. •
En effet, la fusillade commençait à pétiller
des deux côlés h la fois, vers le plateau du
Lois-de-Chênes et les hauteurs de la Kilbéri.
Alors les deux chefs s'embrassèrent; et,
C'imme ils marchaient à tâtons dans la nuit
profonde, cherchant à gagner le bord de la
roche, tout à coup la voix de Materne leur cria :
« Prenez garde, le précipice est là! »
Ils s'arrêtèrent, regardant à leurs pieds, mais
on ne voyait rien; un courant d'air froid, re-
montant de l'abîme, vous avertissait seul du
danger. Toutes les cimes et les gorges d'alen-
tour étaient plongées dans les ténèbres. Sur les
flancs de la côte en face, les lueurs de la fusil-
lade passaient comme des éclairs, illuminant
tantôt un vieux chêne, le profil noir d'un ro-
cher, tantôt un coin de bruyères, et des groupes
d'hommes allant et venant comme au milieu
d'un incendie. — On entendait à deux mille
pieds au-dessous , dans les profondeurs de la
gcrge, des rumeurs sourdes, le galop des che-
vaux, des clameurs, des commandements.
Parfois le cri du montagnard qui héle , ce cri
L'INVASION.
'J7
liciasons-les ! Écrasons-les curame au iJlutfolil !... .Page O.T.)
prolongé qui va d'uno cime à l'aulrc, • lié ! oh !
hé ! » s'élevait jusqu'au Falkenstein comme un
soupir.
• C'estMarc, disait Hullin; c'est la voix de Marc.
— Oui, c'est Marc qui nous avertit d'avoir
bon courage, » répondait Jérôme.
Tous les autres, accroupis autour d'eux, le
cou tendu , les mains au bord de la roche, re-
gardaient. La fusillade continuait toujours avec
une vivacité qui trahissait l'acharnement de la
balaille, mais impossible de rien voir. Oh !
qu'ils auraient voulu prendre part à cette lutte
suprême, les malheureux ! Avec quelle ardeur
ils se seraient précipités dans le combat! La
crainte d'être encore abandonnés , de voir au
jour leurs défenseurs en retraite, les rendait
muets d'épouvante.
Cependant le jour commençait à poindre ; le
pâle crépuscule montait derrière les cimes
noires ; quelques rayons descendaient dans les
vallées ténébreuses; une demi-heure après, ils
argentaient les brumes de l'abîme. Hullin,
jetant un regard à travers les crevasses de ces
nuages, reconnut enfin la position. Les Alle-
mands avaient perdu les hauteurs du Valtin et
le plateau du Bois-de-Chênes. Ils s'étaient
massés dans la vallée des Charmes, au pied du
Falkenstein, au tiers de la côte, pour n'être pas
dominés par le feu de leurs adversaires. En face
de la roche , Piorette, maître du Bois-de-Chênes,
ordonnait des abatis du côté de la descente des
Charmes. Il allait et venait, son bout de pipe
aux dents, le feutre sur l'oreille, la carabine
en bandoulière. Les haches bleues des bùche-
3G
98
ROMANS NATIONAUX.
rons scintillaient au soleil levant. A gauche du
village, sur la côle du Valtin, au milieu des
bruyères, Marc Divès, sur un petit cheval noir
à longue queue traînante , la latte pendue au
poignet, indiquait les ruines et le chemin de
schlitte. Un officier d'infanterie et quelques
gardes nationaux en habits bleus l'écoutaient.
Gaspard Lefèvre, seul, en avant de ce groupe,
appuyé sur son fusil, semblait méditatif. On
comprenait, à son attitude, les résolutions
désespérées qu'il formait pour le moment de
l'attaque. Enfin, tout au sommet de la colline,
contre le bois, deux ou trois cents hommes,
rangés en ligne, l'arme au pied, regardaient
aussi.
La vue de ce petit nombre de défenseurs
serra le cœur des assiégés ; d'autant plus que
les Allemands , sept ou huit fois supérieurs en
nombre, commençaient à former deux colonnes
d'atlaque, pour reprendre les positions qu'ils
avaient perdues. Leur général envoyait des
cavaliers de tous côtés porter ses ordres. Les
baïonnettes se mettaient à défiler.
« C'est fini! dit Hullin à Jérôme. Qu'est-ce
que cinq ou six cents hommes peuvent faire
contre quatre mille en ligne de bataille? Les
Phalsbourgeois retourneront chez eux et diront:
« Nous avons fait notre devoir! » Et Piorette
sera écrasé ! »
Tous les atitres pensaient de même ; mais ce
qui porta leur désespoir au comble, ce fut de
voir tout à coup une longue file de Cosaques
déboucher dans la vallée des Charmes ventre
à terre, et le fou Yégof à leur tête, galopant
comme le vent : sa barbe , la queue de son
cheval, sa peau de chien et sa chevelure
rousse, tout cela fendait l'air. Il regardait la
roche et brandissait sa lance au-dessus de sa
tête. Au fond de la vallée, il piqua droit vers
l'état-major ennemi. Arrivé près du général,
il fit quelques gestes, indiquant l'autre côté
du plateau du Bois-de-Chênes.
« Ah le brigand! s'écria Hulhn. Voyez, il dit
que Piorette n'a pas d'abatis de ce côté-là,
qu'il faut tourner la montagne. »
En effet, une colonne se mit aussitôt en
marche dans cette direction, tandis qu'une
autre se dirigeait sur les abatis, pour masquer
le mouvement de la première.
• Materne, cria Jean-Claude, est-ce qu'il n'y
aurait pas moyen d'envoyer une balle au fou? »
Le vieux chasseur hocha la tête.
« Non, dit-il, c'est impossible ; il est hors de
portée. »
En ce moment, Catherine fit entendre un cri
sauvage, un cri d'épervier :
« Ecrasons-les 1 .. . Écrasons-les comme au
Blutfeld ! »
Et cette vieille, tout à l'heure si faible, alla
se jeter sur un quartier de roc, qu'elle enleva
des deux mains; puis, ses longs cheveux gris
épars, son nez crochu recourbé sur ses lèvres
serrées, les joues tendues, les reins plies, elle
s'avança d'un pas ferme jusqu'au bord de l'a-
bîme, et la roche partit dans les airs, traçant
une courbe immense.
On entendit un fracas horrible au-dessous,
des éclats de sapin jaillirent de tous côtés, puis
on vit l'énorme pierre rebondir à cent pas
d'un nouvel élan, descendre la pente rapide,
et, par un dernier bond, arriver sur Yégof et
l'écraser aux pieds du général ennemi. Tout
cela s'était accompli en quelques secondes.
Catherine, debout au bord de la roche, riait
d'un rire de crécelle qui n'en finissait plus.
Et tous les autres, tous ces fantômes, comme
animés d'ime vie nouvelle, se précipitaient sur
les décombres du vieux burg en criant : • A
mort! à mort!... Écrasons-les comme au Blut-
feld! .
On n'avait jamais vu de scène plus terrible.
Ces êtres, aux portes de la tombe, maigres et
décharnés comme des squelettes, retrouvaient
leur force pour le carnage. Ils ne trébuchaient
plus, ils ne chancelaient plus : ils enlevaient cha-
cun sa pierre et couraient la jeter au précipice,
puis revenaient en prendre une autre, sans
même regarder ce qui se passait au-dessous.
Maintenant qu'on se figure la stupeur des
kaiserliks à ce déluge de décombres et de ro-
ches. Tous s'étaient retournés au bruit des
pierres bondissant à la file par-dessus les
broussailles et les bouquets d'arbres, et d'abord
ils étaient restés comme pétrifiés; mais levant
les yeux plus haut et voyant d'autres pierres
descendre et descendre toujours, et par-dessus
tout cela les spectres aller et venir, lever les
bras, se décharger et repartir encore; voyant
leurs camarades broyés, — des files de quinze
à vingt hommes renversées d'un seul coup, —
un cri immense avait retenti de la vallée des
Charmes jusqu'au Falkenstein, et, malgré la
voix des chefs, malgi'é la fusillade qui recom-
mençait à droite et à gauche, tous les Alle-
mands s'étaient débandés pour échapper à cette
mort horrible.
Au plus fort de la déroute, le général en-
nemi était cependant parvenu à rallier un
bataillon et descendait au pas vers le village.
Cet homme, calme au milieu du désastre, avait
quelque chose de grand et de digne. Il se re-
tournait parfois d'un air sombre pour regarder
bondir les roches, qui faisaient des trouées
sanglantes dans sa colonne.
Jean-Claude l'observait, et, malgré l'enivre-
ment du triomphe, malgré la certitude d'avoir
L'INVASION.
99
échappé à la famine, le vieux soldat ne pouvait
se défendre d'un sentiment d'admiration :
« Regarde, disait-il à Jérôme, il fait comme
nous autres en revenant du Donon et du Gros-
mann : il reste le dernier, et ne cède que pas à
pas. Décidément il y a des hommes de cœur
dans tous les pays ! »
Marc Divès et Piorette, témoins de ce coup
de fortune, descendaient alors au milieu des
sapinières, pour essayer de couper la retraite
au général ennemi, mais ils ne purent y par-
venir. Le bataillon, réduit de moitié, forma le
carré derrière le village des Charmes, et re-
monta lentement la vallée de la Sarre, s'ar-
rôtant parfois, comme un sanglier blessé qui
fait tête à la meute, lorsque les hommes de
Piorctte ou ceux de Phalsbourg essayaient de
le serrer de trop près.
Ainsi se termina la grande bataille du Fal-
kenstein, connue dans la montagne sous le
nom de Balaille des Roches.
XXVI
A peine le combat terminé, vers huit heures,
Marc Divès, Gaspard et une trentaine de mon-
tagnards, avec des hottes de vivres, montèrent
au Falkenstein. Quel spectacle les attendait là-
haut I Tous les assiégés, étendus à terre sem-
blaient morts. On avait beau les secouer, leur
crier dans les oreilles : « Jean-Claude ! . . . Ca-
therine ! . . . Jérôme 1 » ils ne répondaient pas.
Gaspard Lefèvre, voyant sa mère et Louise im-
mobiles et les dents serrées, dit à Marc que si
elles n'en revenaient pas, il se ferait sauter' la
tête avec son fusil. Marc répondit que chacun
était libre, mais que, pour sa part, il ne se
brûlerait pas la cervelle à cause de Hexe-
Baizel. Enfin, le vieux Colon ayant déposé sa
hotte sur une pierre, Kasper Materne renifla
tout à coup, ouvrit les yeux, et, voyant les
vivres, se mit à claquer des dents comme un
renard à la chasse.
Alors on comprit ce que cela voulait dire, et
Marc Divès, allant de l'un à l'autre, leur passa
simplement sa gourde sous le nez, ce qui Suf-
fisait pour les ressusciter. Ils voulaient tout
avaler à la fois ; mais le docteur Lorquin, mal-
gré sa fi-ingale, eut encore le bon sens de pré-
venir Marc de ne pas les écouter, et que le
moindre étouffement les ferait périr. C'est
pourquoi chacun ne reçut qu'un peu de pain,
un œuf et un verre de vin, ce qui ranima sin-
gulièrement leur moral ; puis on chargea Ca-
therine, Louise et les autres sur des schlittes, e\
l'on redescendit au village.
Quant à peindre maintenant l'enthousiasme
et l'attendrissement de leurs amis, lorqu'on les
vit revenir, plus maigres que Lazarus debout
dans sa fosse, c'est chose impossible. On se re-
gardait, on s'embrassait, et à chaque nouveau
venu d'Abreschwiller, de Dagsburg, de Saint-
Quirin ou d'ailleurs, c''était à recommencer.
Marc Divès fut obligé de raconter plus de
vingt fois l'histoire de son voyage à Phals-
bourg. Le brave contrebandier n'avait pas eu
de chance : — après avoir échappé par miracle
aux balles des kaiserliks, il était allé tomber,
dans la vallée de Spartzprod, au milieu d'une
bande de Cosaques, qui l'avaient dévahsé de
fond en comble. Il lui avait fallu rôder ensuite
durant deux semaines autour des postes russes
qui cernaient la ville, essuyant le feu de leurs
sentinelles, et risquant vingt fois d'être arrêté
comme espion, avant de pouvoir pénétrer dans
la place. Enfin, le commandant Meunier, allé-
guant la faiblesse de la garnison, avait d'abord
refusé tout secours, et ce n'est qu'à la sollici-
tation pressante des bourgeois de la ville, qu'il
avait fini par consentir à détacher deux com-
pagnies.
Les montagnards, écoutant ce récit, admi-
raient le courage de Marc, sa persévérance au
milieu des dangers.
« Eh! répondait le grand contrebandier d'un
air de bonne humeur à ceux qui le félicitaient,
je n'ai fait que mon devoir ; est-ce que je pou-
vais laisser périr les camarades? Je sais bien
que ce n'était pas facile ; ces gueux de Cosaques
sont plus fins que les douaniers : ils vous flai-
rent d'une lieue comme les corbeaux; mais
c'est égal, nous les avons dépistés tout de
même. »
Au bout de cinq ou six jours, tout le monde
fut sur pied. Le capitaine Vidal, de Phals-
bourg, avait laissé vingt-cinq hommes au Fal-
kenstein, pour garder les poudres; Gaspard
Lefèvre était du nombre, et le gaillai'd des-
cendait tous les matins au village. Les alliés
avaient tous passé en Lorraine : on n'en
voyait plus en Alsace qu'autour des places
fortes. Bientôt on apprit les victoires de Champ-
Aubert et de Montmirail; mais les temps
étaient venus d'un grand malheur : lesaUiés,
malgré l'héroïsme de notre armée et le génie
de l'Empereur, entrèrent à Paris.
Ce fut un coup terrible pour Jean-Claude,
Catherine, Materne, Jérôme et toute la mon-
tagne; mais le récit de ces événements n'entre
pas dans notre histoire, d'autres ont raconté
ces choses.
La paix faite, au printemps, on rebâtit la
100
ROMANS NATIONAUX.
ferme du Bois-de-Chéiies : les bûcherons, les
sabotiers, les maçons, les flotteurs et tous les
ouvriers du pays y mirent la main.
Vers la même époque, l'ai-mèe ayant été li-
cenciée, Gaspard se coupa les moustaches, et
son mariage avec Louise eut lieu.
Ce jour-là arrivèrent tous les combattants du
Falkenstein et duDonon, et la ferme les reçut
portes et fenêtres ouvertes à deux battants.
Chacun apportait ses présents aux mariés :
Jérôme, des petits souliers pour Louise ; Ma-
terne et ses fils, un coq de bruyère, le plus
amoureux des oiseaux, comme chacun sait;
Divès, des paquets de tabac de contrebande
pour Gaspard; et le docteur Lorquin, une
layette de fine toile blanche.
Il y eut table ouverte jusque dans les granges
et sous les hangars. Ce qu'on consomma de
vin, de pain, de viande, de tartes et de kou-
gelhof, je ne puis le dire; mais ce que je sais
bien, c'est que Jean-Claude, fort sombre de-
puis l'entrée des alliés à Paris, se ranima ce
jour-là en chantant le vieil air de sa jeunesse,
a'issi allègrement que lorsqu'il était parti, le
fusil sur l'épaule, pour Véilmy, Jemmapes et
Fleurus. Les échos du Falkenstein en face
répétèrent au loin ce vieux chant patriotique;
le plus grand, le plus noble que l'homme ait
jamais entendu sous le ciel. Catherine Lefèvre
frappait la mesure sur la table avec le manche
de son couteau, et s'il est vrai, comme plu-
sieurs le disent, que les morts viennent écouter
quand on parle d'eux, les nôtres durent être
contents, et le Roi de Carreau dal écu.^lordans
sa barbe rousse.
Vers minuit, llullin se leva, et s'adressaut
aux mariés, il leur dit :
• Vous aurez de braves enfants; je les ferai
sauter sur mes genoux, je leur apprendrai ma
vieille chanson, et puis j'irai rejoindre les an-
ciens ! •
Cela dit, il embrassa Louise ; et, bras dessus,
bras dessous, avec Marc Divès et Jérôme, il
descendit à sa cassine, suivi de toute la noce,
qui répétait çn chœur le chant sublime. Ou
n'avait jamais vu de plus belle nuit : des étoiles
innombrables brillaient au ciel dans i'azur
sombre; les buissons au bas de la côte, où l'on
avait enterré tant de braves gens , frisson-
naient tout bas. Chacun se sentait joyeux et
attendri. Sur le seuil do la petite baraque, on se
serra la main, on se souliaita le bonsoir ; et tous,
les uns à droite, les autres à gauche, par petites
troupes, s'en retournèrent à leurs villages.
1 Bonne nuit, Materne, Jérôme, Divès, Pio-
rette, bonne nuit! • criait Jean-Claude.
Ses vieux amis se retournaient en agitant
leurs feutres, et tous se disaient eu eux-
mêmes :
« Il y a pourtant des jours où l'on est bien
heureux d'être au monde. Ah! s'il n'y avait
jamais ni pestes, ni guerres, ni famines, — si
les hommes pouvaient s'entendre, s'aimer et
se secourir, — s'il ne s'élevait point d'injustes
défiances entre eux, — la terre serait un vrai
paradis! •
FIN DE L■I^''.ibIO^'.
LE PASSAGE DES RUSSES.
101
LE PASSAGE DES RUSSES
Je vous ai l'aconté nos malheurs pendant la
campagne de 1813. Vous avez vu nos batailles
clc Weissenfelz, de Lutzen, de Bautzen et do
Dresde, où nous étions toujours les maîtres.
Ensuile nos misères de Groos-Béren et de la
Ka'izbach, où la pluie, la mauvaise nourriture,
les marches et les conlre-marchcs nous avaient
en quelque sorte ruinés de fond en comble.
p]nsuite tous les peuples soulevés contre
nous, parce qu'ils ne voulaient plus de nos
rois, de nos princes, de nos ducs et de notre
armée chez eux : Cinq cent quatre- vingt mille
liasses, Allemands et Suédois sur notre dos, la
défection des Bavarois et des Wurtembergeois,
la terrible bataille de Leipzig, la trahison des
Saxons, la retraite de Hanau, le typhus en
Alsace et en Lorraine, l'invasion, et la défense
des Vosges par les montagnards !
Je vous ai raconté ces choses le cœur bien
triste.
D'autres auraient voulu cacher la vérité,
comme s'il fallait avoir honte de ses malheurs,
quand on a fait son devoir, quand on a montré
du courage au milieu des plus grandes souf-
frances, et que les ennemis vous ont écrasés
sous le nombre.
Dieu merci ! de pareilles idées ne me vien-
dront jamais. Je pense, au contraiFC, que nos
enfants doivent profiter de ces leçons, et que la
vie n'est pas assez longue pour les amuser avec
des mensonges.
C'est pourquoi je continue, et j'espère que
les ggis raisonnables m'approuveront de ne
jamais rien dire de trop, car la vérité parle
assez d'elle-même, sans qu'on veuille encore
lui donner de la force.
Voici donc ce que m'a raconté lu vieil arpe. ,-
leur Jérôme, des Quatre-Vents, r^ir le passage
de la grande armée russe en 18! ;
« Il y a maintenant cinquante ans, Chris-
tian, que des peuples barbares ont envahi la
France, depuis la Hollande jusqu'à Bàle en
Suisse. Il y a cinquante ans que les uhlans,
les Croates, les baskirs ont passé comme
des bandes de loups au-dessous de Hunin-
gue, qu'ils ont investi Beliort, Neuf-Brisach,
Schlestadt et Strasbourg, et que l'épouvante
s'est répandue dans notre malheureux pays.
• Ils arrivent!... Ils arrivent K.. Ils prennent
tout!... Personne ne vient à notre secours...
Nous sommes perdus!... •
On n'entendait que cela; tout le monde était
en l'air.
A chaque instant, quelqu'un arrivait de Sa-
verne, de Marmoutier, de Wasselonne ou d'ail-
leurs : un marchand, un garde forestier, un
colporteur, en criant :
« Ils remplissent l'Alsace!... Le canon tire
de tous lés côtés... Les montagnards se défen-
dent. . . Ils ont coupé la grande route du Donon...
Les Cosaques sont à Dosenheim, au Graufthàl,
tout le long des bois... Ils vont venir! Les por-
tes de Phalsbourg sont déjà fermées et les ca-
nons sur les remparts... Qu'on se dépêche...
Que ceux qui veulent garder quelque chose le
cachent! •
Et la peur augmentait de minute en minute,
comme lorsque les cloches sonnent et qu'on
entend crier :
« Au feu!..', au feu!... •
Jamais on ne pourra se figurer une désola-
lion pareille : tous ces gens qui gagnent les
bois avec leurs vaches et leurs chèvres, ces
femmes, ces enfants, ces pauvres vieux, qui
depuis cinq ou six ans ne remuaient plus der-
rière leur âtre, et qui maintenant allaient en
se traînant au Holderloch, à la Bande-Noire,
ou sous la Roche-Plate.
102
ROMANS NATIONAUX.
Et puis tout à coup les Cosaques qui traver-
sent les Quatre-Vents sur leurs petites biques;
ces espèces de sauvages, comme étonnés et
craintifs d'être chez nous, regardant les pau-
vres baraques vides , observant de loin les
remparts de Phalsbourg, debout sur leurs
étriers de corde, et repartant ventre à terre
annoncer aux autres que tous les passages sont
libres, que pas un homme ne garde les défilés,
qu'ils n'ont qu'à venir !
Ah ! depuis j'ai pensé bien souvent qu'au.lieu
d'aller attaquer le pays des autres, l'Empefeur
aurait mieux fait de garder assez d'hommes
pour défendre la France : les vieux soldats
d'Espagne, ceux d'Allemagne et de Russie nous
seraient alors bienvenus! Et ces cosaques, ces
ulilans, tous ces autres qui vinrent par cen-
taines de mille, n'auraient pas trouvé nos
baraques sans fusils et nos défilés sans ca-
nons.
Enfin les choses sont ainsi : à force de rem-
porter des victoires, nous n'avions plus de
monde, et le peuple qu'on peut regarder comme
le plus brave de l'univers était forcé de sup-
porter une pareille humiliation.
Quand on y songe, tout se révolte en vous!...
Mais je ne veux pas en dire plus... Oublions
ce que nous avons fait les uns chez les autres...
C'est le bon sens de la vieillesse qui me fait dire
cela... J'aime tous les hommes!... Soyons pru-
dents et justes... Et puisqu'un conscrit français
de 1813 nous a raconté Leipzig, qu'un vieux
soldat prussien raconte léna, un vieux général
russe Austerlitz , et un officier autrichieu
Wagram. De cette manière, l'amour de la paix
viendra à tout le monde, et le Seigneur, qui
nous a mis ici-bas pour nous aimer, nous ai-
der et nous secourir, sera content.
Moi, pendant que ces choses se -passaient,
j'étais aux Quatre-Vents, dans le grand lit de
plumes au fond de l'alcôve, chez ma bo«ne
vieille gra'nd'mère Madeleine. Huit jours avant,
j'avais eu le malheur de me casser une jambe,
en schliltant du bois dans la vallée de la Scie-
rie. Je pouvais à peine me remuer. Et de voir
ma sœur tremblante, ma pauvre vieille goand'-
mère, les lèvres serrées, courir cliez nos voi-
sins dans les plus terribles inquiétudes, cela
me déchirait le cœur.
Tout le reste de la semaine, il n'y eut rien de
nouveau. Le dimanche qui tombait le 10 jan-
vier 1814, ma grand'mère, à la nuit, ferma
notre porto au verrou, comme d'habitude, en
disant :
« Je suis siire que ces gueux vont nous lais-
ser en repos ici... Ils prendront le chemin du
Fâlberg ou du Graufthàl... Est-ce qu'ils ont
besoin de passer près des canons de la ville? »
Je pensais aussi comme elle. Loïse alla se
coucher en haut, et la grand'mère resta pour
veiller auprès de moi dans le vieux fauteuil.
Tout semblait tranquille aux environs, mais
je ne pouvais pas dormir : l'idée que les enne-
mis remplissaient l'Alsace m'empêchait de
fermer l'œil.
La grand'mère dormait depuis longtemps,
et, vers onze heures, j'allais éteindre ma petite
veilleuse, quand tout à coup un grand mur-
mure attira mon attention au dehors. Il faisait
très-froid. En été, j'aurais cru que ce bruit ve-
nait d'un coup de vent dans les arbres du jar-
din, mais nous étions au cœur de l'hiver.
J'écoutai mieux, et comme ma grand'mère
dormait toujours, je la touchai :
« Qu'est-ce que c'est? fit-elle en se levant.
Est-ce que tu veux boire?
— Non... Ecoutez!... »
Nous écoutâmes ensemble, et la grand'mère,
au bout d'un instant, me dit :
« Je n'ai jamais rien entendu de pareil. •
En même temps elle alluma la lampe et
ouvrit un volet. Mais elle avait à peine ouvert,
qu'un Russe, un officier tout blanc de givre, la
repoussa en criant :
« Fermez!... fermez!... •
Cela n'avait duré qu'une seconde; et, dans
cette seconde, nous avions vu la côte en facoj
la route et le vallon au-dessous couverts
d'une masse de soldats, qui se touchaient pres-
que et grelottaient ensemble. Ils étaient là
peut-être plus de vingt mille, qui défilaient
sous les canons de Phalsbourg. Un encom-
brement au bout du village, ou plus loin au
bois de hêtres, les forçait d'attendre.
Le ciel était sombre, on ne pouvait pas les
voir de la place ; mais un seul rayon dans cette
nuit noire suffisait pour donner l'éveil aux sen-
tinelles.
Tout cela me passa par la tête, et je sentis
que je devenais tout pâle.
J'avais aussi reconnu les trois ou quatre
appuyés contre notre volet pour être des Rus-
ses, à leurs gros bonnets plats et à leurs longues
capotes grises, les baudriers noirs en tra-
vers.
Et, comme ma grand'mère me regardait dans
un grand trouble, voilà qu'on frappe à la porte.
« Us veulent entrer, me dit-elle; qu'est-ce
qu'il faut faire, Jérôme!
— Ouvrez!... nous ne sommes pas les plus
forts, il faut obéir. »
Alors elle sortit dans l'allée et tira le verrou.
Presque aussitôt cinq ou six officiers russes,
avec leurs shakos relevés devant, aplatis der-
rière, leurs grands manteaux vert sombre, le
sabre à la ceinture et les hautes bottes monlant
LE PASSAGE DES RUSSES.
103
jusqu'aux genoux, entrèrent en se penchant
sous notre porte, et regardant à droite et à
gauche.
La grand'mère les suivait, et le premier
d'entre eux, un vieux tout gris, grand, sec, la
figure longue, des glaçons pendus à la mous-
tache, dit en hon français :
« Du feu! ma bonne femme , du feu!... Dôpc-
chons-nous ! »
Jamais je n'ai vu ma pauvre vieille grand'-
mère aussi troublée ; elle se dépêchait d'obéir,
de tirer les braises de la cendre et de mettre
dessus un bon fagot, en soufflant de toutes ses
forces.
Les autres attendaient au milieu de la cham-
bre, pendant que le vieux, qiri voyait tout, me
regardait sous mes rideaux :
« Votre fils est malade? dit-il.
— Mon Dieu oui, répondit la grand'mère en
soufflant toujours ; mais ça va mieux.
— Ah! bon... bon... dit l'officier en s'appro-
chant de l'àtre, où la flamme montait dans les
feuilles sèches. »
Alors ils se tenaient tous autour du feu,
dans le plus grand silence; et la grand'mère
me fit signe, en clignant de l'œil, pour me
dire :
■ « Ça va bien !»
Elle avait eu terriblement peur: elle avait
cru qu'on venait nous piller.
Moi, la pensée qu'une si brave femme était
forcée de servir nos ennemis, et de se réjouir
encore parce qu'ils ne nous faisaient pas de
mal, celte pensée me saignait le cœur.
Au bout de quelques instants, les Russes se
mirent à regarder de tous les côtés notre cham-
bre, les poutres du plafond, les images de
sainte Madeleine et de saint Nicolas, le petit
escalier au fond, la huche à pain, le cuveau, etc.
Ils causaient entre eux en russe, et je pense
qu'ils parlaient des modes de leur pays auprès
des nôtres.
Ils me regardaient aussi d'un air grave.
Geladurait depuis environ un quart d'heure,
lorsqu'on entendit dehors leur régiment se re-
mettre en marche. — Aussitôt le vieux demanda
si l'on voyait notre maison de la ville, et la
grand'mère lui répondit que non, parce qu'elle
était au-dessous de la côte. — Les autres étaient
déjà sortis, et le vieux finit par dire :
• C'est boni... Vous laisserez la porte ou-
verte... Les soldais sont fatigués, ils peuvent
avoir besoin de boire... de se réchauffer un
instant. Soyez tranquille, on ne veut pas vous
faire de mal... Au contraire... nous sommes
vos amis... nous n'avons affaire qu'à votre
empereur.
En même temps il fit un petit signe de tête,
comme pour nous remercier, et ma grand'-
mère me dil :
— Voilà le plus brave homme que j'aie vu.
On ne dirait jamais que c'est un Ilusse. Puis-
qu'ils ne veulent pas nous faire de mal... que
les soldats boivent tant qu'ils voudront... voici
le baquet. »
Je ne pouvais pas raisonner contre elle, et lui
faire comprendre qu'on dit toujours les mêmes
choses lorsqu'on va chez les autres. Elle était
trop contente, je ne voulais pas troubler sa joie.
El depuis cet instant, les soldats ne faisaient
qu'entrer et sortir par bandes de huit, dix,
quinze, et tous en entrant commençaient par
faire un signe de tête à ma grand'mère, en
l'appelant :
« Moutlcr!... Moutlerf...* »
De sorte qu'elle disait :
<i Ces Russes sont Ions des gens honnêtes et
de beaux hommes. Ils voient que je suis vieille,
que j'ai la tête grise, et ils m'appellent : — Mout-
lcr! — Gène sont pas nos soldats à nous, qui se
comporteraient aussi bien avec des gens
d'âge. »
J'étais ennuyé de l'entendre faire tous ces
compliments à nos ennemis; mais ils arri-
vaient tous les uns après les autres, en l'appe-
lant : — Moutler!... moutter!... — et naturelle-
ment elle trouvait tout bien.
On entendait dehors les pas innombrables de
cette armée qui passait toujours. C'était quel-
que chose de terrible. Et comme je savais ce
qu'ils nous voulaient, comme j'avais entendu
dire bien des fois au vieux cabaretier Colin, de
Phalsbourg, que si jamais nous étions battus,
les ennemis nous ramèneraient les anciens
nobles, qu'ils rétabliraient les couvents, qu'ils
rendraient les biens du peuple aux seigneurs
et aux moines, comme je savais tout cela, je
me disais :
« Mon Dieu... mon Dieu! quel malheur que
la nuit soit si noire. . comme on vous fauche-
rait ce tas de gueux... comme on leur lancerait
des obus... Mais ceux de Phalsbourg ne savent
rien ; ils ne se doutent pas qu'en ce moment
l'armée russe défile sous les canons de la
place. »
Je regardais ces soldats, avec leurs gros fa-
voris roux, leurs grosses figures carrées, leurs
petits yeux ronds, leur nez court; et plus ils
appelaient ma grand'mère : — Moutter! Mout-
ter! — plus cela m'indignait.
Enfin la grand'mère était tellement contente
de cela, qu'elle avait pris une espèce d'autorité
sur ces gens, elle leur montrait les places, et
même leur faisait signe, d'un air fâché, de
♦ Mère.
lOi
]:O.MA\S NATIONAUX.
l'assagc des Russes. (Page 101 .)
marcher doucement pour ne pas éveiller Loïse,
et tous olîéissaient en répondant :
• Ya, moulterf... ya, moutler!... * •
On n'a jamais rien vu de pareil.
Ce défilé continua jusque vers quatre heures
du matin. Alors deux coups de canon partirent
dans le silence, en faisant grelotter nos vitres,
et depuis ce moment la canonnade continua
sur les traînards et les voitures de l'ai'rière-
garde. Mais à quoi cela pouvait-il servir? La
grande armée russe avait défilé, en quelques
* Oui, mèrel
heures, sous le canon d'une forteresse qui
aurait dit l'arrêter six semaines.
Tous ces coups de canon ou rien, c'était la
même chose.
Et le plus triste, c'est que huit jours plus
tard on apprit la trahison de Yégof et la dé-
faite des partisans au Donon : soixante mille
Autrichiens débouchaient en Lorraine; rien
ne les empêchait de se réunir aux Russes et de
marcher sur Paris.— Ceux qui n'ont pas vu ces
choses-là son t bien heureux 1 »
Jules Uonavcnture, iiiiiiniiiuiir.
#:
1
\
\
LK.-^^, 11.(^5.
PQ
Erckmann, Emile
2238
Romans nationaux
R6
1865
PLEASE DO NOT REMOVE
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