Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/rveriesdunpaOOmn
?9?
LOUIS MENARD
RKVERTES
D UN
PAÏEN MYSTIQUE
édition définitive, augmentée de lettres et de pièces inédites
et précédée d'une étude sur l'auteur
par
HIOL'X DK MAILLOL
PAIUS
) I
;i 11 A lus, rr \ci m r v -nunnsNK
Ml M \ I
RÊVERIES D'UN PAÏEN MYSTIQUE
11 a été tiré de cette édition lo exemplaires
sur papier du Japon
et 1 5 exemplaires sur papier vergé de Hollande
l'OFlTHAIT DE LOUIS MliNAHD l)al' RENE MKNARl).
LOUIS MENARD
REVERIES
D LN
V A 1 1: N M V S T I (} U E
ition définitive, augmentée de lettres et de pièces inédites
et précédée d'une étude sur l'auteur
par
Riorx ni: maillou
(S
u
0
1»A1US
GKOIUiKS GUÉS \iV C»% ÉDITEURS
3 ET 3 biSf PLACE DE LA SORUONN8
MlMXl
100
fi H
PIU'FACE
Durant sa vie, Louis Ménard n'a eu qu'un
nombre restreint de lecteurs. Il disait en tant
qu erudit : « Je n'écris que pour une dizaine
de personnes. » Rn tant que versificateur, il
aimait à se qualifier de «poète inconnu». Une
élite de lettrés l'appréciait. Des bruits do ce
que pondaient et disaient entre eux savants ou
lins crilicjucs épris d'art circulaient bien par-
fois dans le grand public ; mais cela no dépas-
sait pas la louange banale, mal documentée
et ne cberchant nullement à l'être un peu plus.
Des jeunes se rendaient cependant aussi place
de la Sorbonne, entre autres le libertaire écri-
vain des Porteurs de /orc/u's, lîernard Lazare,
l'enthousiaste poète (Juillard et surtout l'égo-
tisle raffiné, l'ami de la petite Bérénice, un
i
RÊVERIES D*UN PAÏEN MYSTIQUE
des maîtres d'aujourd'hui de la jeunesse fran-
çaise, Maurice Barrés.
Quelques érudits, et des plus forts; quelques
littérateurs, et des plus exquis ; quelques jeu-
nes enfin : je ne vois personne autre autour de
Louis Ménard jusqu'au jour de sa mort.
Cette mort, comme il était arrivé déjà à d\au-
tres que la postérité s'est plu à mettre en
lumière, cette mort a tout changé. Actuelle-
ment, on s'occupe de Louis Ménard, on écril
sur Louis Ménard, on réimprime Louis Ménard.
Puisque l'éditeur Grès va faire reparaître let
Rêveries d'un païen mystique et qu'il me de-
mande une préface pour cette réédition, pour-
quoi n'imiterai s-je pas ceux qui me donnent
rexemplc d'un peu de justice enfin rendue à
un penseur profondément original, doublé d'un
écrivain de premier ordre? Je manque peut-
être d'autorité pour cette tâche ; mais, en
échange, j'ai une excuse à faire valoir ; c'est
que j'ai été très mêlé à la vie de Louis Mé-
nard, que je l'ai beaucoup et intimement vu.
J'ai une opinion, en quelque sorte cxpéri-
PRÉFACE 3
nonlcile sur lui, <'t c'est cette oi)iniou que je
voudrais mettre en présence de celles que IVui
i émises do droite et de gauche, et qui ne me
paraissent pas répondre à la réalité.
On a admiré dans Louis Ménard riiellénistc
)énélré par riiellénisme jusqu'à onsend^lerun
ils de l'antique Grèce n'ayant revécu parmi
lous que pour y chanter les louanges de... de
: sa mère », comme il aimait à s'exprimer
endroment lui-niôme.
Certes, on a eu raison de louer, et on ne
saurait trop louer, sans une restriction dans les
ouangcs. Seulement, on ne fait ici que la part
le l'érudit : l'homme ét;iil un Frani;('iis de la
)remière moiliô du \ix' siècle, mi bien mar-
jué à rein[)reint(î de celte jeune moitié de
ii\* siècle français, c'est-à-dire, avant tout, un
romanticiuo.
<Juoi ! ce classi([ue I
I II classi(|ue (jui, à son entrée dans la vie de
la pensée, avait lu Us ion, et (|ui, jus(ju'à sa
lernière heure a senti le <« ])oi>%t>n de Byron
:irculer dans ses veines ».
RKVERIES D IN PAÏEN MYSTIQUE
Je n'oublierai jamais la lecture par lui du
Cain place de la Sorbonue, dans la tombée
du crépuscule d'abord, ensuite à la vacillante
clarté d'une petite lampe à essence posée de
travers sur un monceau de livres et de papiers
couvrant la table. 11 v avait des sansrlots dans
la voix de Louis.
A un moment, pris de suffocation, il s'écria,
assénant un coup de poing d'énervement pas-
sionné sur le livre qui l'hypnotisait :
« On meurt de cela! mais que c'est beau!
que c'est beau ! »
Et après un silence, il ajouta, revoyant le
•passé, tout son passé de romantique :
« Nous nous sommes nourris de cela !...»
Sa voix tremblait et ses prunelles fixaient,
sondant dans l'espace mélancolisé par l'en-
vahissant du nocturne encore comme flottant :
«Que c'est beau ! que c'est beau ! » Tout à
Coup, il ferma le volume : « Veux-tu ?... cau-
sons d'autre chose ? »
Oh! alors, il me parla des Grecs et des Grecs
et des Grecs ! il se réfugiait parmi les Grecs ;
lais préoccupé, agité, très ému, ne parvonint
as à échapper à Byron.
Mais, dans ce cas, qu'ét;iit donc la terre
llell.is pour rauteur de la Morale avant les
liilo.'^oplies et du Polz/fltrisnir hcllrniqur ?
C'était une patrie d'adoption, une seconde
itrir si l'on veut, mais une patrie tout idéale.
y avait acquis droit de cité par la mii^i-
Lie et sympathique puissance d'évocation,
liant jusqu'à la résurrection artiste de sa
larnioréenne beauté, faisant sonp^er involon-
iremeat à la frise des Panathénées alti-ibuée
1 ciseau de Phidias et ({ui semble faire eir-
der procossioanellement la vie d'Athènes sur
s murs du Parthénon.
Mais, si droit <lc cité il y a, — ( t je crois la
lose incontestable, — e;» (lr<»il. je le répète,
t aecjuis.ll résulto non de la naissance, mais
une eulliiro «l'esprit jusqu'à un certain point
ansformante, ayant eu la morplndoirisanle
jlion d'inq)réi;:nati<»n que les anlhrop dogis-
s reconnaissent aux milieux J5^é>i:ra])!ii-
los.
G Rf:vii:RiEs d'in païen mystique
Louis Ménard est de veau Grec, ce qui est le
contraire de l'avoir été tout naturellement.
Par exemple, après l'être devenu, il Test de-
meuré pieusement, sans une seconde d'hésita-
tion ni de doute, jusqu'à son dernier soupir.
Une fois devenu Grec, il n'a plus cessé de vivre
dans son rêve de Grec, de vivre ce rêve, en
imposant au présent plein de tristesse, de désil-
lusions, de rapetissants contacts, la sérénité
olympienne, la mâle noblesse, la lumineuse et
harmonique conception à la fois mythique et
républicainement sociale faite de « vrai par le
beau » et de « moral se confondant avec la jus-
tice ».
C'est le démocrate déçu qui a poussé Louis
Ménard à chercher en Grèce un divin d'où de-
vait découler la liberté comme de sa source
logique : des dieux lois vivantes, en même
temps lois de la nature et lois de la conscience.
Il en a appelé des démentis du présent au tri-
bunal de l'histoire, à la preuve de la possibilité
d'un peuple libre fournie par Texistence de la
Grèce. \
PRÉFACE 7
Oiioi ! le paion Louis Ménard? le « dernier
des païens » Louis Ménard?
« Païen mystique », comme il est dit en tête
de ces li/veries. N'était-il donc point convaincu ?
Si, il était un sincère. Mais ce sincère voyait,
dans les religions, Texprcssion idéale des so-
ciétés, et, do plus, pour lui, le fond se confon-
dait avec la forme. 11 « parlait la langue des
mythes », comme M. Jourdain faisait de la
prose, tout naturellement.
lin second souvenir caractéristi(juo :
lin après-midi, toujours Place de la Sor-
bonnCjjc trouvai Louis en train de Iii'<' un re-
cueil de nouvelles ([ue l'auteur, Bernard Lazare,
lui avait aj)porté le matin même.
— Lcoute-moi ceci... C'est très, très bicnl
Il s'af^issail (!<• celle intitulée ir Disciple,
C'étaient les derniers moments, c'était l'aj^o-
nie diin aflii'mateur du (li\in (jui, comme
Jésus sur la croix, sentait s'eiïarerenlui ladéses-
péranr(î îi béant d'abtmc du Golgolha : « M(»n
Pérc, p tnr(|iini m'avez-vous abandonné! o et
[jui, le glat;aut frisson passé, se raidissait, gar-
8 RP:vERiEs i)'r.\ païen mystique
dait sa suprême pensée en lui, orgueil ou pi-
tié pour le besoin de croire de la faiblesse
buniaine, se condamnait à un silence qui lais-
sait intacte sa doctrine.
Lorsque Louis eut fini de' lire, il me demanda
— Eh bien ?
— Et toi? que penses tu de ce sublime men-
songe ?
— Qu'il a bien fait.
— Tu en aurais fait autant, à sa place.
— Je te répondrai dans la langue qui m'est
familière que les dieux...
— Ce qui, traduit dans la mienne, plus abs-
traite...
— Tu as donc peur des mots ?
Avec ce merveilleux manieur de verbe qu'était
Louis Ménard, il fallait toujours craindre d'être
emporté dans le domaine des symboles. Il
vous éblouissait d'un terme, vous troublait et
vous imposait à sa suite tout un ordre d'idées,
vous entraînant malgré vous en sa sphère de
mythologue.
Sterne et Balzac prétendaient que le nom
PREFACE
y
'un individu avait une influence sur sa dcs-
inéc. Louis Ménard souriait de cette super-
tition ; mais il n'en attachait pas moins à cor-
ains noms une importance ostliétifjue suffisante
lour en faire clianger qucLju'un à l'occasion,
le fut ainsi qu'il débaptisa un de ses frères ap-
>elé Joseph, et qu'il fit prévaloir le nom de
\ené sur le premier. René, en souvenir du
léros de Chateaubriand, ce qni n«>us r.unèno
,u romantisme.
On connaît le «léjeuner donné par l'éditeur
liiarpenlier en riionnciir des trois païens :Che-
lavard, Tliéopliile (iautier et Louis Ménard,
éjeuner durant lecpn'l ils ne furent pas une
linute d'accord sur ce (|ui leur tenait au cœur,
llirnavard voyant dans les philosophes de
antiijuité les précepteurs d»' la morale, Louis
lénard les accusant d'en ôlro les destructeurs,
t Ihéophile (lautii'r ne voulant pas de juo-
alc «In tout pour sa (irèce d»* prédilection,
l'est (jiir (•••s li'ois (lr«MS viMiaient d«' trois
joints tic riiori/.on. ( ioinnu'nt venir ensemble
*• la Tiréce, venant ainsi? Chenavard était un
10 lU-lVblRIES d'un païen MYSTIQUE
Grec de la Renaissance, Théophile Gautier un
Grec bien près d'être un Turc, un Turc qui
avait figuré parmi les chevelus^ en pourpoint
rouge, à la première d*IIer?icmi,Qi Louis Mé-
nard...
Ah! il fallait lui entendre lire cet Ilernani ou
quelques drames de Shakespeare! Il ne lisait
pas, il mimait, il jouait sur une scène, se dra-
pant — pas à rantique,mais dans le manteau
du bandit qui est un banni. 11 était sombre,
amère, fatal, maudit, damné, funèbrement pas-
sionné et passionnément funèbre ! 11 lisait Vic-
tor Hugo et Shakespeare comme il lisait By-
ron, en le vivant pour son compte, pour son
compte de romantique.
La sereine beauté de sa Grèce c'était pour
lui « ce qui devrait être » ; mais dans ce qui
était, il apercevait et signalait partout la trace
d'Erinnyes. Il revenait fréquemment dans la
conversation sur les acharnées poursuites de
la hurlante meute.
Dans son œuvre capitale de la Morale avant
les Philosophes, il se montre disciple de Jean-
PRÉFACE 11
Jacques Rousseau, ce précurseur des ronnn-
tiques. Son plus de morale après les philo-
sophes iiY'st-il pas (le la ligoée du plus rien
de bon avec les sciences, les lettres, les arts,
du prùneur de l'état de nature, de l'éducateur
d'Hinilc?
l*our(fu<ji tant insister?
D'abord, je l«; répète, parce (|uo j'essayo
d'esquisser ici un Louis Ménird vrai à oppo-
îcr à certain Louis Ménard de convention ;
jnsuite, parce (juc ce Louis Ménir.l ])eut seul
}X])li([uor 1(* pt^lit clH'f-d'nMivrc des lirveries
ru II pairii fn//sfi(jue pijur le(|U('l m'a rtr do-
namléo celte préface.
l'ist-cc donc à dédaigner que pouvoir être
lit roinanliqur érudit d;ins la voie à la fois
riti(pie et poétiipit^ à Lufuelle on doit le
lénie des Iiell(/i')/is d'i"]dirar (Juin<^t et lu
iihlr de rUuniauitr de Michelet ? VA\ bien, b»
^olt/fhns/nr hellênifjue de Louis Ménard a sa
)lare {\ côté de ces diMix ouvrages. Il a droit
Il iiiènic rani; et appartient à la'ménio épocjue.
(Juant aux Hrreries d'un pm'rn un/sfiffue, cl-
là HKVKRIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
les sont du Louis Méiiard déposé goutte à goutte,
vivant en un généralisé d'art sa quotidienne
existence. Là, il s'est mis tout entier, mais dans
sa langue, dans la langue des symboles, en
mythologue et en platonicien... beaucoup d'A-
lexandrie.
L'étude qui précède sa traduction des livres
hermétiques prouve à quel point Louis Mé-
nard avait respiré l'air métaphysiquement
exaltant, dans son subtil de la gnostique cité.
Le désert de TEgypte chrétienne ne se trou-
vant pas loin, il était allé de là rendre visite aux
cénobites et aux anachorètes. Dans l'élargis-
sante solitude, ceux-ci avaient trouvé un cadre
de sans bornes où l'infmi mystique nostalgi-
quement débordant d'eux pouvait s'épandre
et planer à l'aise. Louis Monard y a fait la
connaissance de Saint-Iïilarion, dont les Rêve-
ries ont emprunté poétiquement la légende
pour rythmer une angoisse du cœur et de l'es-
prit impersonnalisée dans un merveilleux moule
à coulée d'or pur ayant un timbre d'or pur.
PRÉFACE 13
Néant divin, je suis plein du dégoût des choses ;
Las de l'illusion et des métempsycoses,
Jimplore ton sommeil sans rêve; absorbe-moi.
Ces trois vers, d'un Ivrisme devant son élan
à l'exhale d'une désespérance <jue l'oubli de
tout peut seul apaiser, sinon satisfaire, appar-
tiennent à un sonnet des Rêveries (Tnn paien
inijslique ayant pour titre : Nirvana,
Ce n'est qu'un cri ; mais le ciel en est dépeu-
plé. L'Olympe disparaît comme un décor de
thé;\lre au coup de siftlet du machiniste, mais
le coup de >ifllct de Nirvana, en le faisant dis-
[►araître, siflle la pièce.
Avec Sainl-Hilarion, restait la prière ; .V/V-
vanOy c'est l'attirance vertigineuse de Tabimc
voulu ami. Le /lihi/ vainqueur, n'ost-ce pas
la faillite du ilivin enresjistrée dédaikrneuse-
inent, mais cette lin du règ-no «les dieux n'a-
vait-elle pas été prédite dans ie Promêthée déli-
vré^ premier poème de Louis Ménard ?
Quel culte nous est -il rncoro permi*? ? Le
culte intéritMir de « ceux des nùlros cpii m» sont
[dîis ». Lisez Jour des morts tlans les Hrveries,
14 IIKVERIES d'un païen MYSTIQUE
Lisez aussi de Louis Ménard son Catéchisme
religieux des libre-penseurs, celte brochure,
devenue très rare, qu'il y aura à réimprimer
elle aussi un jour ou l'autre. Louis Ménard y
est présent — on pourrait écrire palpitant —
jusque dans chaque point, chaque virgule.
« Quand on sort des cimetières le jour des
morts, on en rapporte une sérénité grave : tous
ces gens-là ont des regrets; pour quelques-uns
peut-être ces regrets sont déjà une espérance,
et peut-être que pour une génération nouvelle,
plus heureuse que nous, l'espérance deviendra
la foi. »
Telles sont les dernières lignes du Jour des
morts : une espérance semée comme une
graine, confiée au terrain, souhaité fécond, de
l'avenir. 1
Les pages finales des Rêveries disent la pen-
sée intime de Louis Ménard en ce qui concerne
le passé.
La dernière Nuit de Julien n'est-elle pas une
nuit d'insomnie du poète qui fait dire à cet
Empereur :
i'Réfacf: 1,*)
J'ai relevé l'autel des Dieux de la Pairie,
El j'aperçois déjà le temps qui foule aux pieds
Les vieux temples déserts de mes Dieux oubliés.
Au culte du passé j'ai dévoué ma vie.
I3ientôt sous sa ruine il va m'ensevelir.
Le passé meurt en moi, victoire à l'avenir I
VA lo génie do l'Kmpire, (jui dialogiK' avec
cet ultimo païen, s'avoue vaincu, lui aussi ;
« Cédons, nos dieux sont morts. »
11 a (lit à Julien qu'il ne devait pas se repen-
tir <lo sa tentative de restauration polythéisti-
quenieul religieuse ; mais il eu constate l'avor-
tcment par cette raison des raisons, cette raison
qui tranche la ([uestion conmie la liacho tran-
che, en tombant d'aplomb, une existence con-
damnée sans appel : < Nos dieux sont morts. »
Louis Ménard n'a pas reculé devant le < Ne
touchez pas à la hache » menai^ant à la fat;on
(lu fautAuio d(» la fitalité. Il a avaiMo la main
ri il a tourlir.
l^n rendant les derniers devoirs à ses morts
dépouillés p.'u* le t<MU])s d(» leur divine immor-
talité, il a t<»U( lit- .1 l.i hachr. T.r qui jadis était
1() IIKVERIES d'lN l'AÏKN MYSTIQUE
lia autel s'est alors montré à lui sous la forme
d'un échafaud. Il a continué à rendre les dcr
niers devoirs, il n'a pas laissé /os morts oisevelii
leurs morts comme le veut T l'évangile ; mais i
a écrit sur leur tombeau, en attristé, respec-
tueux que ses regrets n'empêchent pas d'allei
jusqu'au bout de son devoir d'ensevelisseur ;
Ci-git.
Il n'eut jamais pu tracer : « Ci-gît la Grèce »
c'est Rome qu'il a couchée dans son suaire. Mais
avec la Rome d'alors n'était-ce pas tout le
panthéon païen qui tombait en poussière? La
Grèce ne s'était-elle pas absorbée dans l'Em-
pire? l'Empire n'était-il pas TUnivers?
C'est que le théologien Louis Ménard avait
en lui l'étofTe d'un pénétrant philosophe qui
savait redescendre des hauteurs de l'hymne
pour prendre pied sur le sol et y marcher du
pas de la raison.
Le dialogue intitulé : Le Diable au café^ nous
permet de juger de ce qu'était et valait l'es-
crime de ce logicien que Diderot et Satan suf-
fisent à peine à incarner.
PRÉFACE 17
Ce dialogue, paru d'abord sous le nom dudit
enis Diderot, trompa les malins qui le crurent
îcUement de cet encyclopédiste. Cela amusait
îaucoup Louis Ménard de penser qu'il avait
illi paraître dans les Œuvres complètes do
iderot en tant que Diderot. Je l'entends encore
péter:
m Dire que sans Anatole France, ca y était ! »
Il vaut mieux que /c Diable au cafr ouvre
s Ih'veries (Ciin paim tni/stif/ue comme il les
ivre. Tout ce (jui suit en est éclairé pour (jui
it voir. Le Satan du Diablr au café devait
lir par tuer tous les dieux, quels «ju'ils fus-
nt. (^cst lui leur impitoyable assassin.
Il avait versé de son café à Louis Ménard
icz Procope, et (juand on a une fois pris de
café-là !... où cela peut vous mener, le déli-
Bux morceau ayant pour titre : UOrifjine des
sectes f lo dit éloquemment. Là, le diable ne
contente plus d'embarrasser l'homme par
dialecti<{uc serrée, il s'attacjue à Dieu lui-
ôme, et Dieu perd la partie, ce n'est pas
►uteux. Il la perd même piteusement : « Tu
3
IS RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
le vois, maître, dans riminble création que j'a
produite pour l'obéir, j'ai pris le contrepied de
ton œuvre. C'est à toi de décider si j'ai réussi. ^
Et Dieu se contente de répondre : « Parlons
d'autre chose. »
Mais pourquoi Louis Ménard revenait-il tou-
jours à ces dieux finis? Lisez Alliance de le
philosophie et de la religion et Sacra jjrivata. I]
voulait qu'un homme et une fenmie ne vécus-
sent plus simplement attelés par le mariage,
mais pussent avancer ensemble dans la vie unis
d'esprit et de cœur, unis complètement de cœur
parce que aussi d'esprit. Il ne voulait pas non
plus qu'une vieille grand'mère put mourir
privée d'espérance, et il savait l'espérance sur
le chemin de la foi. Il croyait devoir conserver
pour les faibles et les humbles la poésie du
divin.
Il ne se contentait pas de « dieux pour le
peuple », il voulait en ce monde sa place à
l'idéal. Or, on ne saurait trop insister là-des-
sus, les religions étaient pour lui «Tespression
idéale des sociétés ». Sur ses dieux, « forces li-
PRÉFACE i9
brcs, lois vivantes », il basait la morale que,
comme les Grecs, il « ne distinguait pas de la
politi(iue ».Ges dieux symbolisaient à ses yeux
la libcrlt'*, la liberté sur la terre comme au
ciel, à l'exemple du ciel. L'abstrait impératif
catt'fjoriiiue de Kant lui paraissait trop froid
et trop sec pour les besoins de l'imagination,
cette folle du Ay/^/.s de Malcbrancbe, mais aussi
cette source de l'inspiration. Sa bible était les
poèmes d'Homère, l'aède inspiré.
Louis Ménard situait les dieux dans la nature
parce que la nature est le milieu où se meut
riiommc et que ses dieux sont à sa ressem-
blance, ne sont (jue de riiomnie à la dernière
puissance, comme on dit en niathémati(jucs ;
mais cotte nature, il la tenait à distance au
nom de son stoïcisme. Il disait à la (l<»uleurnée
d'elle : « Tu n'existes pas. » Kt du coup, con-
!is((u.inl le \)'w\x force de la fiature/il le méta-
morphosait en dieu du for intérieur, en loi de
la conscience.
Il sauvait ainsi du naufrage la poésie, l'art,
la justice reposant sur le ilroit. C'était une
20 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
formule politiquement sociale qu'il reflétait en
Tadmirable azur du ciel d'IIellas.
Renan, dans son Histoire du peuple d'Israël^
montre les Juifs élargissant et dressant plus
haut l'idée messianique à mesure qu'ils sont
plus vaincus, plus abaissés, jilus trompés dans
leurs espoirs présents. Ils en appellent d'abord
à an avenir prochain, puis à un avenir plus
éloigné, puis à un avenir qui ne tient pas
compte du temps, y mêle Tinfîni. C'est ainsi
que le suscité de la maison de David, Toint du
Seigneur, le Sauveur de Juda a pu devenir
chrétiennement le sauveur du monde, le fils
de Dieu, Dieu lui-même, personne de la tri-
nité. Les dieux de Louis Ménard sont d'un ordre
analogue. Eux aussi sont fds de Dieu et fds de
r homme. L'aspiration les fait descendre vers
nous, pour nous der01ympe;mais Tapothéose
du héros nous y fait monter pour siéger à côté
d'eux, devenus égaux à eux.
Qu'aime avant tout de son ciel Louis Mé-
nard ? La forme républicaine qui y fait préva-
loir sa divine harmonie.
I
PRÉFACE 21
Les Grecs « prient debout » ; c'est ainsi que
prie Louis Mcnard. Le tort que l'on a eu, c'a
été de se le fi^^urer agenouillé, à l;i catholi-
(juc. Cela a empêché de s'apercevoir que sa
langue des mythes était conforme à son atti-
tude.
Sa religiosité, surtout plastique, se borne à
pétrir de Tahstrait pour en faire du concret.
Il imagine des images parce qu'il cherche le
« vrai dans le beau » et qu'il ne voit que la
forme pour manifester le beau. Ses dieux,
comme les productions supérieures de la sta-
tuaire hellénicjue, ne sont en somme (jue les
types de l^laton. Il n'y a <jue la diffcrenco du
taillé dans le marbre au modelé dans la lu-
mière.
Voyez-vous maintenant comment W \yXici\
peut être mystique et comment h* niysli(juc
[)out être pa ion ?
il prend mystiipie dans son sens étym)lo-
:^iqu(% <jni «*st : i/iifir. Il vous initie au mystère
huit il est rhiérophante. L«» mysticisme ile-
[uandr l'allégorie : Louis s'est fait mythologue.
22 RÊVERIES d'un païen MYSTIQUE
Les mythes du polytliéisme ont fourni au
païen, ce que ses tendances d'artiste récla-
maient impérieusement. Plus tard il a fait en-
trer Jésus-Christ et la Vierge dans son panthéon
en les retouchant quelque peuples costumant,
les esthétisant à la grecque.
Sa vierge n'est ni la vierge céleste de Fra
Angelico de Fiesole, ni la vierge extatique de
Murillo, mais Fépouse chaste, la suavement
tendre mère des saintes familles de Raphaël.
Il ne dit pas avec son camarade de collège et
son ami, Charles Baudelaire :
Saint Pierre a renié Jésus, il a bien fait.
Il n'eut pas plus renié le fils du charpentier
s'il avait été Barjoae, qu'il ne niait sa divinité
mythiquement interprétée. Jésus-Christ, pour
lui, c'était « l'humanité s'otîrant en sacrifice et
s'adorant dans sa souffrance et dans sa mort ».
Il n'avait quelque éloignement que pour Dieu
le père, \)o\iv lahweh, parce qu'il le trouvait
trop un, et par là trop autoritaire, trop des-
pote asiatique.il se vengeait de ce despotisme
\
PRÉFACE i''\
m en faisant la personnification du simoun, du
'ent brûlant du désert. La colère d'Ialiw eh
i*est-elle pas « comme nn feu dévorant > ?
l'est à ce démiurge jalou.r que le diable joue
e mauvais tour du fabriqué <run insecte.
On a maintemnt, je crois, la manière d'être
héologique do Louis Ménard. On a également
a façon do se montrer stoïcien : nn stoïcien
l'une sensibilité d<' poète lyriqut' comme on
était en \K\{).
Au total, c'était un rîrec ayant envié la mort
Il iirèce pour la cause grecque, de lord Byron,
\\\ (Irec pliillndlène.
Il non-; a servi littérairement les (îrecs en
xcmple un peu comme Tacite a servi les Ger-
lains à la Rome de son temps, comme Xéno-
hon, dans sa Cijropédie, a servi les Perses aux
îrecs du sien. Il ne peut pas ne ])oint y avoir
n léger miraire k redouter dans de telles t lié-
es tondaiiliellrnu'nt historiques. Les t\pos
ans le goût (h» Platon risquant de s'y irlisscr,
iihstituant un i)lus biMU ({ue nature do bas-
relief au tiMiii-train n*)rmil dos choses.
24 RÊVERIES DÏ'N PAÏEN MYSTIQUE
Pour employer im expressif terme d'atelie
à utiliser, puisqu'il y a cfTet d'art, ce n'es
pas chiqué, mais c'est sûrement embelli. G
n'est pas de la Grèce vue en Grèce, à l'épc
que de l'antique Grèce, mais de la Grec
vue dans un auréolant éloignement au sei:
du passé, vue de la romantique périod
de 1830.
Quoi qu'on fasse, on est toujours de soi
temps. Louis Ménard a été profondément di
nôtre. C'est ce qui fait qu'il a été un poèti
érudit et non un pédant. Il nous tient parc(
qu'il est ;/o^^5. Nous n'avons pas besoin d'aile:
à lui : en dépit de certaines apparences, nou!
sentons son cœur battre, tout contre notre
cœur, à l'unisson de notre cœur. Il vit, i
vibre, et nous vibrons de sa vibration. Sa lan-
gue des mythes devient facilement nôtre parce
que sa pensée est nôtre.
Bien de ce qui est nous ne lui est étranger
Vous voyez en lui un historien et lui se vou
drait journaliste pour entrer plus avant dans
notre vie, pour en remuer de sa plume le quo-
PRÉFACE 25
(i lien, agir sur lo quotidien dont il sent, si vi-
vants, tant d'échos en lui.
(^eci me fournit l'occasion d'olTrir de l'iné-
dit de Louis Ménard. Il m'écrivait, vers 18'JG,
à propos d'un article intitulé : Gramitv^t's^ que
je venais de faire paraître dans le journal la
Justice :
€ Tu as joliiU!?nt raison de l.lciier le roman,
qui est la littérature d'hier, pour la littérature
de demain, la polémique des journaux. Quant
à la poésie, c'est une langue morte comme le
grec et le latin.
€ Cependant il faut travailler pour les crami-
nées, et je n'ai pas d'aptitude pour le journal ;
j'écris, le plus brièviMuent possible, mes cours
de l'Hôlel de Ville dont je prépire une édition
posthume, ce sera mon testament littéraire. »
Voilà l'attention de l'éditeur bien attirée sur
le projet de cette édition posthume.
(ionformément à ro[)inion do Louis Ménard
sur la littérature di dem'iin,où la polémique a
sa place marcpi'îe.et, pourtant, n»* voulant pas
renoncer à Tadmirablo forme artiste ilu roman,
2{) RÎAERIES d'iN PAÏEN MVSTIOrE
je tâchai de faire entrer un peu de cette polé-
mique dans son moule. De là une nouvelle
intitulée ; U?ie solution clif/icile, où la ques-
tion, modernement effarante au point de vue de
l'action de la justice, d'un dédoublement de
conscience était posée.
Louis Ménard m'avoua que ce problème mis
à Tordre du jour le troublait profondément.
Sa conception de la Némésis incarnant le droit
au chAtiment prononcé dans l'intérêt même
du coupable, imposé sans une hésitation comme
de nécessité absolue, recula un moment devant
la fatalité du crime dramatisé par moi d'après
des documents scientifiques. Enfin, son besoin
de l'affirmé d'un sentiment du bien et du mal
l'emportant, il m'adressa cette protestation,
qui sent un peu l'énervement :
« Ton roman est très bien, très bien, exces-
sivement bien— mais ce compliment est pure-
ment littéraire, et je réserve entièrement la
question scientifique. Tu as fait un roman scien-
tifique, comme la Morte amoureuse de Théo-
phile Gautier ou rilomme à l'oreille cassée
I
PRÉFACE ±1
'Edmond About, c'était ton droit; mais pour
voir une opinion sur un cas de pathologie et
;urtout pour en tirer des conclusions juridi-
[ues, il faut des faits réels et non imaginaires.
M ce que tu racontes était arrivé, et si j'étais
uré, je dirais: Il faut une consultation de mé-
lecins aliénistes. Si l'accusée est folle, qu'on
'enferme à Sainte-Anne. Si elle n*est pas folle,
]u'on lui coupe le cou. »
Il avait tort en m'accusant d'avoir écrit une
louve Ile romanesque dans le genre de /a Morte
vnourettse : j'avais emprunté les données de
non étu<le à une série de constatations médi-
cales tirées d'ouvrages scienti(i(jues. La dou-
che pouvait être d'un utile elTot ; mais comment
:ouper le cott à une créature parfaitement inno-
cente durant un temps et coupabh* jus(ju'au
îrime durant un autre. (Comment guillotiner
a criminelle sans faire tomber du mémo coup
a tétc de qui n'avait jamais eu même une mau-
i^aise ])onséo ?
.lo termina par une citation en partie ine
iite, par une lettre» (pie Louis Méiiard m'écri-
28 Rf:vi:Rii:s d'un I'aïln mystique
\
vit alors que j'étais dans ma vingtième année.
Cette fois, il avait archi raison de fustiger mon
aplomb d'inexpérimenté qui parle sur ce dont
il ne saurait avoir la moindre idée:
« Décidément ton article sur les femmes et
l'amour ne me va pas. Quand les jeunes gens
veulent écrire sur ces choses-là, ils ne cher-
chent pas la vérité, ils veulent être galants, ils
font de la littérature au lieu de faire de la phy-
siologie. Moi qui n'ai plus d'arrière-pensées
de conquêtes, je vais te dire ce que c'est que
l'amour et les femmes.
« L'amour, c'est un enfant qui veut naître. Les
anciens l'appelaient de son vrai nom, le Désir,
(Eros, Cupido), parce qu'en effet c'est le désir
qui fait entrer tous les êtres dans la vie. Voilà
pourquoi les peintres et les sculpteurs repré-
sentent des enfants ailés qui voltigent autour
des amants : ce sont des âmes qui voudraient
s'incarner, des germes qui demandent à naître ;
pour cela, ils se changent en désirs, et sollici-
tent les vivants à leur donner un corps.
« Us les poussent vers leurs complémentai-
l'RÉFACi: 2i)
•es ; les bruns aiment les blondes, les blonds
liment les brunes, parce qu'il faut que les tem-
péraments se complètent et s'équilibrent pour
burnir à la génération qui va naître de bon-
ics conditions <rexistence. Les romanciers
l'imaginent que l'amour a été inventé pour faire
G bonbeur d'un monsieur et d'une dame : cela
îst bien égal à la grande Isis que vous vous
imusiez ; ce qui Tintéresse uniquement c'est
'amélioration de l'espèce. \'ous avez bien vos
laras et vos concours d'animaux reproduc-
eurs : pour({uoi donc la nature n'aurait-elle
pas les siens ?
« On s'étonno qu'il y ait tant de passions
ibsurdes, (juc les liommcs se battent en duel
m so brûlent la cervelle pour .les créatures
îans esprit et sans cœur qui les grugent, les
rompent et les déshonorent, que les femmes
je laissent séduire par une paire de mousta-
îlies gommées ou par un bel unif<MMno qui les
plantera là le Icndemiin. Mais ce n'est pas
ivec de l'cspiit c\ du talent (ju'on fabrique dos
Dnfants robustt^s et bien constitués. I/liist<>ir«'
I]0 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
de Mars et Vénus est éternelle. Tant pis pour
les gens de lettres s'ils sont plus chétifs que
les sous-lieutenants. L^amour n'est pas chargé
d'être raisonnable ; il n'est sublime que parce
qu'il est absurde. C'est une puissance supé-
rieure à nous, qui dompte la raison et la vo-
lonté, comme dit Hésiode. S'il était toujours
d'accord avec le bonheur, il ne serait plus qu'un
calcul, il n'y aurait plus ni drame ni roman,
et les littérateurs ne pourraient plus gagner
leur vie: tu vois bien que tout est compensé*
« La beauté est mère du désir, disait la my-
thologie grecque. Qu'est-ce que la beauté ?
c'est une pondération de formes qui annonce
l'aptitude au développement des germes et au
perfectionnement de la race. L'ampleur des
hanches, la fermeté de la gorge sont des ga-
ranties pour Tenfant qui naîtra. La volupté
est un piège des Puissances cosmiques, pour
nous faire travailler à l'œuvre de la création.
Les âmes qui nous demandent de les faire en-
trer dans la vie choisissent sans nous consulter
la maison où elles veulent s'établir. Si leur choix
I
PRÉFACK 31
n'est pas toujours d'accord avec les convenan-
ces sociales, ce n'est pas leur faute, elles ne con -
naissent que les convenances physiologiques.
« Napoléon disait à M"' de Staid que la
feinmo qu'il estimait le plus était celle qui fai-
sait le plus d'enfants ; il ne s'occupait que de
la quantité, parce que les hommes n'étaient
pour lui que de la chair à canon. Mais s'il
avait tenu compte de la qualité, son apprécia-
tion serait juste. Le rôle de la femme est de
former des générations saines et fortes, înens
sana in corpore sanu. Comme l'homme est un
animal social, selon la définition d'Aristoto,
la vraie femme doit posséder non seulement
l'aptitude à la génération, mais l'aptitude à
l'éducation des enfants. Si nos choix en amour
sont souvent mauvais, c'est que les Ames qui
gravitent autour de nous sont viciées d'avance,
une irénération étiolée naîtra d'une race dé-
crépite. Il n'y a j>as a s'apitoyer sur ceu\ ou
colles ({ui ont mal placé leurs alTeclions, ils
n'ont que ce cju'ils méritent: c'étaient des êtres
mal l);\tis au moral, tant pis pour eux.
32 RfAERlES d'un PAÏEN MYSTIQUE
« La femme est faite pour être mère, c'est
sa fonction dans la nature et la société. S'il y
a quelque chose en elle qui ne serve pas à
cette fonction, c'est un hors-d'œuvre. Il ne lui
faut pas trop d'esprit, cela fait des Gélimènes.
L'éternelle Gircé qui change Thomme en bete,
n'a pas besoin de tant de finesse pour nous
enchaîner. A quoi bon la coquetterie ? Les
séductions naturelles de la femme lui suffisent.
Qu'a-t-elle besoin de briller au dehors ? Qu'elle
règne dans la maison pendant que Thomme
travaille, qu'elle l'accueille à son retour et Ten-
courage dans les luttes qu'il doit soutenir pour
elle et pour leurs enfants. La chasteté pour
la femme, comme la probité pour l'homme, est
synonyme de vertu, parce que la chasteté est
la garantie de la pureté des races, comme la
probité est la garantie des relations sociales.
Or le milieu de la femme est la famille, comme
le milieu de Thomme est la cité.
« L'enfant a besoin d'une mère pour l'allai-
ter et l'élever comme il a besoin d'un père
pour le guider dans les luttes de la vie. La fa-
PRÉFACE , I]3
[iiille est la raison et la moralité de l'amour.
Donc les femmes galantes sont des monstres,
[jiiant aux femmes de génie, ce sont des dé-
classées, qui aspirent secrètement à devenir
les hommes après la métempsycose et qui
j'exercent à porter des culottes en attendant.
«L.M.
« Ne va pas publier ma lettre dans ton jour-
nal, les femmes me déchireraient avec leurs
çriiïes roses, comme elles ont déchiré autre-
fois ce pauvre Orphée, (|ui leur avait dit leur
Fait, à ce qu'il paraît. Il n'en avait trouvé
:|u'une à son goût, et (juand elle est inorle, il
est «allé la cliorchor aux enfers ; cela humiliait
les autres, elles se sont vengées. Il pai.ît (jue
je suis encore plus diflicile que lui, j»uis(|ue jo
naijamai-; tmuvé mon allairr. 11 faUilrait pou-
v<ùr fahriipicr sa feuiuie soi-mé.ue comme
Pvgmalioii. *
tjuoique des passaares de celte lettre aient été
repris par L(^ui^Mé^a^(l pnui' s'cm» aiiiuT «laiis
1rs ///w r/ // N. i'.ii cru diîvoir la puhliei- sni^ \ rini
34 RÊVERIES d'un païen MYSTIQUE
retrancher. Elle montre son auteur, en quelque
sorte, dans le déshabillé delà pensée se donnant
carrière sans préparation littéraire, jaillissant
avec la fougue d'une improvisation d'une ma-
gistrale improvisation, sous la dictée des faits
accumulés en soi-même et le coup de fouet d'une
circonstance en provoquant la formulation, à
On y voit Louis Ménard partant de la pure
physiologie pour aboutir à la mythologie, en
passant par la politique. On y voit les germes
devenir des âmes et en cette qualité acquérir
des ailes de papillons. Cette âme, c'est Psyché,
que le désir Héros reconnaît sa compagne.
Mais ce qui nous fait redescendre de l'idéa-
lisé du mythe, c'est qu'il faut à cet Héros, pour
réussir, des moustaches de sous-lieutenant :
deux flèches de poils gommés.
N'importe, la genèse des idées et surtout
de l'exprimé des idées, chez Louis Ménard,
en sa langue d'artiste éminemment original,
est ici saisissable pour qui prête la moindre
attention à son jeu très particulier. Eh bien,
ne trouvez-vous pas que le rare écrivain des
Rêveries d'un païen inystique se peint dans sa
PIŒFACE 35
lettre, comme je me suis en'orcô moi-même de
le peimlre dans cette préface ?
il termine en disant qu'il faudrait « pouvoir
fabriquer sa statue ». Sa statue, il l'a fabriquée
ot refabri({uée merveilleusement dans tous ses
ouvrages. Sous sa plume comme sous le ciseau
de Phidias sont nés des types divins, des dieux.
Quand on demandait à ce Phidias où il avait
puisé son inspiration, il répondait : « Dans
Homère. »
Louis Ménard, à la mémo question, eut fait
la même réponse. Soit ! Mais il y a entre eux
la diiïérence des dates de naissance.
En terminant ces lignes, je me retourne ot
vois, pendue au mur do mon cabinet de tra-
vail, la photographie du [ïortrait de Louis Mé-
nard par son neveu lùnile-Uené Ménard — por-
trait (jue l'on peut.iller examiner au Musée du
Lu.\end)ourg, que j'engage à aller y étudier,
car il est ressemblant de la ressend>lance dos
Liiuvres d'art vraiment dignes de ce nom, do la
Pessemblaiicc morale '.
I. Noua le reproduisons dans celle cdtlion. (Noie det
éditeurs).
3() RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIOIE
Louis est là, sa pipe, un instant oubliée pour
la méditation, se refroidissant entre ses doigts,
découronnée des cercles de fumée s'y succédant
ordinairement sans presque d'interruption. La
bouche niiichonne une phrase non encore arrê-
tée, non encore frappée au coin qui la fera mé-
daille. Sur le front, haut, large et bombé, la
mèche de cheveux que le peintre eût eu à faire
tlotter au vent, au besoin dans Ja tempêta, s'il
avait exécuté sa toile à l'époque delà jeunesse
romantique de son modèle. Elle est fatiguée
par Fàge cette mèche ; mais il faudrait bien peu
pour qu'elle reprît son allure à la Byron d'au-
trefois. Quant aux yeux, deux courtes flammes
de vision intérieure en expliquent la fixité.
C'est en lui que Louis Ménard regarde, qu'il
regarde et cherche, ce qui met le sceau à la
ressemblance du portrait.
Louis Ménard n'a-t-il pas été lui parce que,
toute sa vie, il a regardé, cherché, vu, su
trouver en lui... quoi ? Lui, humainement lui.
RiOLX DE MaILLOU.
I.Ol'IS MEKARD, COUR DE ROUAN.
KHEHIES Di\ PAIE\ MVSIIOIE
LE DIABLE AU CAFÉ
Je ne sais pas s'il existe, mais je crois bien
l'avoir rencontré au café Procope. Il y \ lent
souvent et ne parle à personne ; seulement,
quand il y a une convers;ition animée, il est tou-
jours de ceux qui font le cercle pour écouter.
Sa (ij^ure n*a rien d'extraordinaire ; il ressemble
h tout le monde, et je n'aurais pas fait atten-
tion à lui, si je ne l'avais vu tenant à la main
un petit écrit que j'avais publié le matin même.
Je suis toujours l)ion disposé pour ([uicon(|ue lit
mes (ruvres, fût-ce l'enntMni du ^enre humain.
Le l)ial)le prend souvoiil les auteurs et les fem-
mes par la vanité.
38 RÊVERIES d'un PAÏEN :MVSTI0UE
I
Vous croyez donc au Diable ?
— Je crois à tout, il ne faut que s'entendre
sur les termes ; il y a fagots et fagots.
Pensant qu'il ne me connaissait pas, je cédai,
comme le sultan des Mille et une Nuils, au dé-
sir d'entendre incognito un jugement sur mon
compte, et, m'asseyant à sa table :
Ah I Ah ! lui dis-je, voilà une brochure nou-
velle ; est-ce bon ?
— Ce n'est pas ce que vous avez fait de
mieux, répliqua-t-il ; il y a quelques idées jus-
tes, mais elles sont bien clair-semées.
Je fus piqué de cette critique, et surtout
d'avoir manqué mon but, mais il ne me restait
qu'à en prendre mon parti :
Vous me connaissez donc ? lui dis-je.
Il n'eut pas la politesse de faire allusion à
ma célébrité, il répondit simplement : f
Je connais tout le monde.
Je cherchai quelque temps une réponse philo-
sophique, puis je lui dis : ^
C'est beaucoup trop ; je me contenterais de
me connaître moi-même.
Lui. Vous parlez comme les sept sages et vous
n'êtes pas plus avancé qu'eux ; ce qui ne vous em-
LE DIABLE AU CAFÉ 30
pcche pas de croire au procurés de Tespril humain.
Moi, Comment nV croirais-je pas ? Sans être
plus habiles que les anciens, nous devons les
dépasser, puiscju'à leurs travaux dans chaque
science nous avons ajouté les nôtres.
Lui. Et vous regardez la philosophie comme
une science ?
Moi, Assurément ; elle est même la première
de toutes, puisque les autres lui empruntent leurs
principes ; elle est aussi la plus certaine , car elle
s'appuie à la fois sur des faits, comme les scien-
ces d'observation, et sur des axiomes, comme les
sciences de déduction.
Lui. Les axiomes me sufliraient, et même, je
me contenterais d'un seul.
Moi. Kh bien, vous avez celui de Descartes :
.If pense y donc je suis.
Lui. 11 ii'v a plus qu'à définir .le ; or, vous
vous plaigniez tout à l'heure de ne pas vous con-
naître vous-même.
Moi. Mais vous, qui connaissez tout le monde,
y compris vous-même apparemment, vous n'avez
pas le droit d'être scepti([ue.
Lui. Que vous importe ce (jue je suis, pourvu
([uc jo vous réponde ?
40 RÊVERIES D'UiN PAÏEN MYSTIQUE
Moi. Je ne puis discuter sans savoir au nom
de quoi on m'attaque ; vous me connaissez, et je
ne vous connais pas ; la partie n^est pas égale ;
prenez une étiquette.
Lui. Mon cher monsieur, il n'y a dans le monde
que des rapports, et tout dépend du point de
vue. Pour mon père, je suis un fds ; pour mon
fils, je suis un père ; pour mon domestique, je
suis un maître; pour le roi, je suis un sujet, qui
paye Timpôt sans l'avoir voté ; pour mon en-
nemi, je suis un scélérat ; pour mon ami, je suis
un homme avec lequel on ne se gêne pas; pour
vous, qui me faites l'honneur de discuter avec
moi, je suis un adversaire ; appelez moi donc
l'Adversaire : voilà l'étiquette demandée.
Aloi, Gela ne se dit-il pas Satan, en hébreu ?
Lui. L'hébreu est une langue morte, soyons
de notre temps ; vous voyez bien que je n'ai pas
le pied fourchu.
Moi. Les costumes changent, mais les mœurs
ne changent guère, et vous êtes toujours ergo-
teur. Vous contestez l'axiome de Descartes, je
veux le défendre contre vous. Je sais parfaite-
ment qu'il y a en nous plusieurs aspects, mais
je n'ai pas besoin de les embrasser tous
LE niART.E AU CAFÉ 41
pour définir le moi : c'est un être pensant.
Lui. Pourquoi ne dites-vous pas plutôt ; c'est
la pensée de Têtre ? Votre raison est-elle dis-
tincte de la mienne, ou une même lumière éclaire-
t-elle les esprits comme une vie unique anime
tous les corps ? L'intelli<^ence vous est prêtée
pour un temps, comme la force et la jeunesse»
comme l'îiir et le soleil. Prenez-en votre part ;
ce qui pense aujourd'hui en vous, pensera de-
main dans d'autres. Rien n'est à vous et vous
n'êtes rien, que des formes changeantes et pas-
sagères, comme les vagues de TOcéan, qui ont
sur vous l'avantage de ne pas se croire c[uelque
chose.
Moi. Ainsi pour vous l'individu n'existe pas;
il n'y a (jue le genre humain, (jui est la nature,
se connaissant elle-même, la conscience de Dieu?
A///. \e prononcez pas ce nom, je \(>us prie.
\/(ii. Diahle I c'est vrai, j'oubliais votre éli-
(juette, elle m'exj)li(|ue vos répugnances.
/.ni. Non, vous vous trompez ; si'ulement, ji*
n'aime pas les mots c|ui ne sont pas clairs; dites-
moi c«^ ([Uf vous cnttMide/. par celui-là ?
I/o/. Nous n»^ sommes pas d'accord sur
\ 'lommc, je n'espère guère tjue ma fa^on de con •
42 Ri-:vERiEs d'u>' païen mystique
cevoir Dieu puisse vous satisfaire davantage. Si
je vous dis que c'est le créateur de toutes cho-
ses, vous soutiendrez peut-être l'éternité du
monde ; si je Tappelle la cause première, vous
me demanderez ce que c'est qu'une cause, et où
nous arrêterons-nous ? Je vous dirai donc simple-
ment que Dieu est l'être parfait.
Lui. Vous voulez dire l'idée de la perfection,
car son existence est à démontrer.
Moi. Mais la perfection implique l'existence.
Lui. Encore un sophisme de Descartes * ; l'an-
tiquité avait des philosophes plus hardis et plus
forts que vous. Pour eux, le Bien, le Parfait, est
supérieur à l'Etre ; il est cause de tout ce qui
est, mais lui-même dédaigne d'exister.
Moi. Gomment peut-il donner l'existence sans
la posséder ?
Lui. L'air qui vous fait vivre n'est pas vivant.
Moi. Non, mais c'est un être; la vie n'est
qu'une des formes de l'existence ; les éléments
existent quoiqu'ils ne vivent pas.
1. La preuve ontologique est de saint Anselme; Descar-
tes n'a fait que la reproduire. Le Diable connaît trop bien
son moyen âge pour avoir pu commettre l'erreur que lui
attribue ici Diderot.
LE DIAia.K Al' r.AFK 4l{
Lui. Mais les types n'existent pas, et tout
Laxiste en eux et par eux.
Moi. Qu'est-ce qu'un type ?
fjii. La forme fijé né ra triée, le moule où sont
:oulés tous les individus d'un même genre.
Mai. Si vous n'avez rien de mieux à m'olTrir
[jue cette scolastique platonicienne, je persiste-
rai à croire à l'existence de Dieu.
Lui. La foi est une belle chose, mais quand
on croit sans preuve, on est un myslifjuo et non
un philosophe.
J/o/. Je ne crois pas s.ins preuve ; tt)ule œu-
vre suppose un ouvrirr ; l'admirable ordonnance
J'^ l'univers...
Lui. Prenez j^arde de vous enfiMTcr : vous par-
lez maintenant de l'ordre et de la beauté du
monde, et tout à l'heure vous allez être obligé
d'en imaginer un autre où il n'y aura ni tigres
ni vi|H^res, ni \ ieillesse ni maladies ; un nion«h'
revu et corrigé, où le Créateur réparera les er-
reurs (|u'il a commises dans celui-ci.
Moi. N'anticipons pas, s'il vous plaît, et lais-
Rez-m(n m'enferror à mon aise. Vous avez un»»
singulii^^re façon de <liscuter: vousemjambez lou-
los les cpiestions, vous éludez toutes les diflicul-
W R^AERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
lés. Mais vous avez trop beau jeu à battre en
brèche mes croyances ; je ne puis vous rendre la
pareille puisque je ne connais pas les vôtres.
Lui. Si je vous scandalise, jetez-moi quelques
gouttes d'eau bénite, et je me tairai ; c'est une
formule d'exorcisme à la portée des simples.
Moi (un peu houleux de ma .9or//e). Je ne crains
pas la discussion, mais je crains la Bastille ;
nous sommes ici dans un lieu public, et la po-
lice a des oreilles partout.
Lui. Et vous vous prétendez débarrassé du
moyen âge ?
Moi. Vous devez bien vous apercevoir vous-
même d'un petit progrès : on ne brûle plus que
rarement vos amis les sorciers.
Lui. Mais on empêche de parler ceux qui ne
pensent pas comme tout le monde.
Moi. Ce n'est pas ma faute, je vous prie de
le croire : continuons, car je ne veux pas vous
laisser maître du champ de bataille; seulement
parlons plus bas. Je soutiens que la création
suppose une intelligence souveraine, qu'avez-
vous à répondre ?
Lui. Rien : l'ouvrier s'appellera Dieu si son
œuvre est bonne; si elle est mauvaise, nous le
LE DlAIJLi: Af CAFÉ M)
)mmerons le Diable ; s'il y a du mal et du bien,
)us soupçonnerons une collaboration.
Moi. .l'aurais dû me douter que vous étiez ma-
icliéen. Mais après avoir nié mon existence et
lUe de Dieu, vous n'espérez pas me faire croire
la vôtre ?
Lui, Je ne vous y force pas, mais je vous prie
i ni'explifjuer le mal.
Moi. La douleur est une consécjuence néces-
lire de lu sensibilité physique, le vice est une
)nséfjuence nécessaire de la liberté morale.
Lui. Vous voilà revenu à cette nécessité ([ue
s anciens plaç.iicnl au-dessus de tous les Dieux,
ue devient alors la toute-puissance divine?
Moi. l^lle n'est limitée fjue par l'absurdt' : il
y a d'impossible à Dieu cjuc^ ce (jui est contra-
ictoire. Ji' ne suis pas assez cartésien pour croire
m* deux et deux fi'iaicnt cincj s'il l'avait voulu,
uisfjue lui seul est parfait, son ouvre ne peut
tre sjins défauts, l'ile serait son é«çale ; mais le
vA est seulement l'absence du bien, vous n'êtes
u'uiie négation, vt)us n'existez pas.
Lm. Il me senibK', au contraire, (|ue c'est le
ien qui n'existe p.i•^,el (|Ue le mal seul est pos-
ible cl ml. La vie ni' s'entretient «jue par une
4G RhVERIES d'un païen MYSTIQUE
série de meurtres, et Thymne universel est un
long cri de douleur de toutes les espèces vivan-
tes qui s'entre-dévorent. L^'homme, leur roi, les
détruit toutes; il faut des millions d'existences
pour entretenir la vôtre. Quand vous ne tuez pas
pour manger, vous tuez par passe-temps ou par
habitude, et votre empire n'est qu'un immense
charnier. Y êtes-vous heureux, du moins, y ré-
gnez-vous en paix ? Non, vous ne songez qu'à
vous déchirer les uns et les autres ; la guerre,
l'oppression et la violence, toutes les injustices
et toutes les tyrannies remplissent l'histoire, et
ce sera ainsi jusqu'à la fin. Le mal moral, qui
est votre œuvre, dépasse en horreur le mal phy-
sique qui vous écrase. Contre l'un et contre l'au-
tre, vous n'avez trouvé d'autre remède que de
lâches prières, qui montent inutilement vers les
indiiîérentes étoiles. Vous tenez à la vie que vous
savez mauvaise ; vous voudriez la prolonger au
delà de la tombe, et vous rêvez là-haut un monde
fantastique et rempli de contradictions. Vous en
retranchez la mort, condition nécessaire de la
vie, et la lutte éternelle contre le mal, sans la-
(juelle il n'y a pas de vertu.
Moi. Toujours blasphémateur et ennemi des
LE DIAMLE AU CAFÉ 47
hommes ! Mais qu*est-ce que vous concluez de
tout cela ?
Lui, Que le mal étant réel et le bien impos-
sible, vous avez tort de m^appeler une négation.
Moi. Eh bien, après la description que vous
venez de faire du monde, si vous prétendez y
avoir travaillé, je ne vous en fais pas mon com-
pliment.
Lui. Je ne vous demande pas de compliments,
c'est vous qui m'en demandiez tout à l'heure,
r|uan(l vous m'avez vu en train de lire votre ou-
vrage.
Moi. Si vous blessez mon amour-propre, je
[ne vengerai sur le vôtre. Avouez f|ue votre im-
portance a bien diminué, depuis le temps où
^'ous luttiez contre les anges et où vous tentiez
les saints.
Lui.,]v ta<|uine encore les philosophes, et cehi
m'amuse bien autant.
Moi, Vous me rappelez ce tyran a la retraite,
|u'une férule consolait de son sceptre perdu.
Lui. Vous avez donc la modestie de comparer
les philosophes à des enfants ?
Mol. 1 /enfance a l'avenir.
Lut. L'avenir est le rovaume des chimères ;
48 RÊVKRIES i/l'N PAÏEN MYSTIQUE
OÙ est votre dernier château de cartes, que je
souflle dessus?
Moi, Ce sera une forteresse contre laquelle
s'useront les vieilles grilîes du mal : on la nom-
mera le Temple de la justice et de la liberté.
Nous ne la bâtirons pas dans les nuages ; nous
n'imiterons pas nos pères, qui reléguaient au
ciel leurs espérances : c'est la terre qui nous est
confiée, nous construirons sur ses bases solides.
Nous ne pourrons achever notre œuvre, mais
nos fds y travailleront après nous. Notre pen-
sée vivra en eux ; et, s'il y a une autre immorta-
lité plus active, peut-être nous sera-t-elle don-
née par surcroît, car le paradis de nos rêves n'est
pas une oisive béatitude; comme les héros Scan-
dinaves, nous ne voulons renaître que pour Té-
ternité du combat. Que notre sang serve d'engrais
à la moisson future : il faut que la guerre se
poursuive tant qu'il y aura des tyrans et des es-
claves, et bienheureux ceux qui pourront briser
les dernières chaînes et brûler le dernier trône I
Lui. Vous ne ferez pas même grâce au trône
pontifical ?
Moi. Je n'aurais pas cru que vous dussiez
regretter celui-là; est-ce générosité pour un vieil
I
LE DIABLE AU CAFÉ 49
ennemi, OU bien êtes-vous comme les femmes qui
aiment mieux ceux qui les battent que ceux qui
ne s'occupent pas d'elles ?
fAii. Je n*ai pas dit que je regfrettais, mais je
crois qu'il pourrait convenir à un représentant
de la philosophie sur la terre.
Moi, Je ne veux pas plus des rois philosophes
que des autres ; ils ont des successeurs, et Com-
mode me dégoûterait de Marc-Aurèle.
IaiÎ, Je ne vous parle pas d'un roi, mais d'une
p;q)aulé philosophifjue.
I/o/. \'(»ilà (jui est contradictoire et inqiossi-
bl.'.
Lui. Pas tant que vous croyez. En Galilée, il
V' a dix-huit cents ans, quehprun annonçait aux
déshérités de la terre tout ce que vous leur pro-
mettez aujourd'hui. Allez h Home, vous y ver-
rez son vicaire, le serviteur des serviteurs de
Dieu, et il vous fpra bjusor sa pantoufle. l'.tes-
krous sûr de ne pas travailler pour une nouvelle
uistocratie di* cardinaux ou de mandarins ?
Moi, Diable ! diable I
A///. Ji' suis là, soyez tran([uille. Si (juehjue
futur pjrand F.ama de la philosophie veut s'ins-
lallor dan>^ voiri' forteresse, v<w i'nr.i!\f< trmivo-
50 Rf:vKRiEs dVn païen mystique
I
ront pour la démolir le secours de mes vieilles
grilTes. Heureusement pour vous, je ne suis pas
aussi usé que vous voulez bien le dire ; dans plus
d'une occasion vous ne serez pas fâché de me
trouver.
Moi. Est-ce que vous êtes toujours le roi des
trésors cachés ?
Lui. Auriez-vous envie de m'emprunter de
Targent ?
Moi. Vous me demanderiez mon âme en
échancfe.
Lui. Je n'ai pas à vous la demander ; du mo-
ment que vous formez un souhait égoïste, vous
êtes sujet du Diable ; s'il accomplit vos vœux,
c'est pure largesse de souverain.
Moi. Eh bien, gardez vos gros sous, il ne
manque pas de pauvres gens qui en ont plus
besoin que moi; je continuerai de philosopher à
jeun. Votre serviteur... Non, je me trompe, je
veux dire ; Adieu.
Lui. Au revoir, s'il vous plaît ; j'espère bien
que nous nous retrouverons.
Moi. Pourvu que ce ne soit pas dans l'éter-
nité.
Lui. Vous voudriez bien me faire avouer qu'il
LE DIABLE AU CAFÉ 51
a unfi vie future, mîiis vous n'obtiendrez pas
e moi une at'lirmation ; clierchez. Moi, je suis
Adversaire, mon rôle est de contredire. Chaque
)is que vous croirez tenir une solution, je serai
i pour y jeter du noir. Je vous empêcherai bien
evous endormirdans la certitude, qui est l'iner-
e de rintelli<^encc. Cherchez toujours, je vien-
rai vous secouer de temps en temps. La vérité
^i une asymptote ; pour vous en rapprocher
ous avez besoin de moi. Il ne faut pas médire
u vieux serpent, vous lui devez la science du
ien et du mal, et, sans la chute, il n'y aurait
as de rédemption.
Moi. Oui, le mal que vous faites tourne au
ien, mais on dit (jue c'est malgré vous.
Lui. Croyez-le si vous voulez, cela vous dis-
ensera de la reconnaissance en vous laissant
>uir du bienfait. Ne faut-il pas que le Diable
îit toujours bafoué à la lin de hi pièci' ? Ileu-
jusenieiit, je suis lKd)itué (h'puis lon^tenip*; à
^ rôle-l;i.
SOCRATE DEVANT MIXOS '
I
Minos. Sois le bienvenu parmi les ombres,
Socrate, toi qui, sur la terre, as toujours cher-
ché la vérité.
Sacrale. Salât à toi, Minos. Ceux qui ont été
injustement condamnés par les vivants se pré-,
sentent avec confiance devant ton tribunal, jugei
des morts. ;
Minos, Je ne suis pas ton juge, Socrate, m\
celui des autres hommes. La conscience humaine!
se juge elle-même selon ses actes. ■
Socrate. Qu'a donc voulu dire Homère ? '
Minos. Toi et tes contemporains avez mai
compris ses paroles. 11 a dit que je rendais 1;
justice aux morts. J'écoute ceux qui s'accusen
et je cherche à réconcilier ceux qui se sont haï
1. Ce dialogue et les suivaiiU ont été publiés dans la Cr
li({ue ijhilosoiihi([iie, journal de MM. Hcnouvier et PilloD
SOCRATK DKVANT MI.NOS 53
pendant la vie ; telle est la fonction qui m'est
attribuée pour avoir reconnu, aux siècles anciens,
que les sociétés humaines doivent être fondées,
non sur la force, mais sur la loi. Quand tes ac-
cusateurs viendront ici, tu pourras les accuser à
ton tour. Celui qui reconnaîtra ses torts ira se
livrer aux Euménides pour être purifié.
Snrrnie. Crois-tu donc, Minos, qu'Anytos et
Mélitos avoueront qu'ils ont été injustes ?
Minos, Je leur montrerai les conséquences
de leur action, Socrate. Ils entendront les siè-
cles futurs les condamner à leur tour. Ils ver-
ront dans Tavenir des races serviles qui, après
avoir inondé la terre de sang innocent, repro-
cheront encore ta mort à la démocratie d'Athè-
nes. Alors ces hommes (jui, en t'accusant, ont
cru servir la patrie, seront épouvantés de leur
œuvre et appelleront l'expiation.
Socrate . Comment se peut-il, Minos, qu'en
accusant un innotimt quehju'un s'imagine qu'il
sert la patrie ?
Minos. Tu leur adresseras cette qaestii>n ;\
eux-mêmes, Socrate, (ît je sais ce ([u'ils te répon-
dront. Ils te montreront les fruits de tes leçons :
ton disciple chéri, Alkibiade, donnant l'exemple
54 RKVIUUKS DLN l'AÏE.N MVSTIQUI^
de toutes les trahisons et de toutes les débau-
ches, les trente tyrans sortis presque tous de ton
école, et parmi eux Critias, le plus cruel de tous
et le plus impie_, celui qui a écrit dans ses vers
que la religion avait été inventée par les chefs
des peuples pour dompter la multitude. Ils te
montreront Xénophon servant comme mercenaire
im prince étranger, puis combattant avec Sparte
contre les Athéniens, et dans ses écrits, préfé-
rant la monarchie asiatique au gouvernement
populaire. Ils te montreront enfin Platon, le plus
illustre philosophe formé par tes leçons, propo-
sant pour modèle, dans sa République, un Etat
où règne la communauté des femmes.
Socrale. 11 me semble, Minos, que, si tu avais
siégé parmi les Héliastes, tu m'aurais condamné
comme eux à boire de la ciguë.
. Minos. Non, car ils ont ouvert une voie fu-
neste qui ne sera que trop suivie après eux. Si
du moins ils s'étaient contentés de TostracismQ,
tu aurais passé quelques années au milieu de la
communauté oligarchique de Sparte ou de la
monarchie des Mèdes, et tu en serais revenu plus
juste pour le gouvernement de ton pays. Mais je
ne suis pas ton juge, j'ai voulu seulement t'in-
SOCRATK DKVA.NT MINOS 53
cliquer les raisons ({u'Anytos et Mélitos ont pu
avoir pour t'accuser, et je n'ai dit (juc ce cju'ils
te diront eux-mêmes. Quant aux elTets de ton
enseignement dans les siècles h venir, je les vois
par ma science prophéti({ue et je pourrais te les
faire connaître, mais peut-être cette révélation
serait-elle au-dessus de tes forces.
Socraie. Tu m'as dit que tu révélerais l'ave-
nir à mes accusateurs. Me crois-tu donc plus fai-
ble f[u*eux? Moi aussi j*ai cru faire le bien, et si
mon intelligence s'est trompée, j'aime trop la
vérité, tu l'as dit toi-même, pour rester volon-
tuiremenL dans Terreur.
Minos. Ainsi, Socrate, tu vas toi-même au-
devant de l'expiation ?
Sacrale. Tu l'as dit, Minos, j'appelle les Eu-
[lîénides. 0 graves Déesses, gardiennes des lois
maintes, vous êtes la voix du sang répandu, et
3n vous nomme les Imprécations, ^^)us êtes les
remords (pii lloltent dans les nuits adultères, et
l'on vous nomme les luinnyes. \'ous réveillez la
conscience endormie, vos serpents rongent la gan-
grène des cœurs, vos torches éclairent les âmes
ténébreuses. Vous leur montrez ce (ju'elles sont
•t ce (ju'elles auraient dû rire . l'hiirrour qu'elles
50 RIZERIES n'iN l'AÏllN :^IVSTIQUE
ont d'elles-mêmes les pousse dans le rude che-
min de la régénération, et c'est pourquoi on vous
nomme les Bienveillantes. Si vous redressez aussi
les erreurs de l'intelligence, corrigez-moi, puri-
fiez moi, ô Vénérables, en me découvrant l'avenir.
Les Eaménides. Tes erreurs, Socrate, sont
celles de la plupart des philosophes qui t'ont de-
vancé ou qui te succéderont. Chacun de vous
n'a qu'une part dans la faute, et pourtant cha-
cun doit accepter toute la punition. Pour avoir
ébranlé la religion de vos pères, pour avoir pré-
féré la théocratie de l'Egypte, la monarchie de
la Perse à l'égalité sacrée des libres citoyens de
la Grèce républicaine, contemplez le tableau d'une
société selon vos rêves. Elle vivra dans l'avenir,
cette société, après l'asservissement des cités hel-
léniques et l'invasion rapide des religions barba-
res dans rOccident. Voyez les républiques tom-
ber l'une après l'autre dans la servitude, les
nations s'engloutir dans l'unité d'un immense
empire et marcher comme des troupeaux doci-
les sous le sceptre des pasteurs. L'oreille des
philosophes n'est plus troublée par les luttes de
la place publi(|ue, mais la loi n'est plus l'accord
dos volontés unies ; elle descend d'en haut sur
fir
SOCRATE DEVANT MINOS i) i
es multitudes aj^enouillées, et le glaive main-
ient l'obéissance. Le monde se précipite volon-
;airement dans l'esclavage, et sans doute le
prince est digne de gouverner les hommes, car,
rU le vois, on lui élève des autels.
Socrnle. L'horreur m'enveloppe, ô Euméni-
les. Le sang des proscriptions rougit la terre,
»t quand le maître n'a plus d'ennemis à tuer, on
3énit sa clémence. Les tvrans succèdent aux tv-
:ans, au milieu de l'abaissement universel des
imes, et on les met au rang des dieux. En voici un
|ui tue sa mère, et on le remercie d'avoir sauvé
la patrie. Jamais pareille accumulation de crimes
et de honte n'avait souillé l'histoire. Ecartez ce
tableau lugubre, ô Déesses. Les hommes ne peu-
vent être heureux (jue si les rois deviennent phi-
losophes ou si les philosophes deviennent rois.
/a's K iinu'nides. Tcsxœux seront exaucés, So-
crale: Voici un sage sur le trône du monde, mais
il n'en retardera pas d'un jour la décadence. Re-
jçarde son fils, l'égal de ces tyrans dont tu vou-
drais écarter les fantômes ; les rois philosophes
ont, comme les autres, des héritiers. Tu redou-
tais les dissensions populaires dans les républi-
ques, que dis-tu des factions militaires qui met-
58 iiKVERii:s d'un païen mystique
I
tent l'empire à l'encan? Pourtant tu ne peux pas
te plaindre de la docilité des peuples: ils accep-
t ont humblement le maître que les soldats leur
imposent, sans jamais songer à s'affranchir. ||
Sacrale, Je vois bien, ô Déesses, que pour sau-
ver la pauvre race humaine, il faudrait qu\in
Dieu descendît sur la terre ; mais, telle est la
folie des hommes, que peut-être ils feraient périr
le juste venu pour leur enseigner la vérité.
LesEuménides.he Dieu est descendu, Socrate,
et ce n'est pas le peuple qui l'a fait mourir, ce sont
les savants et les prêtres. Puis ses disciples, qui
Tont abandonné au jour du supplice, répandent
sa doctrine dans l'ombre, opposant aux tradi-
tions de la Grèce une tradition étrangère, et mi-
nant sourdement la religion de Tempire, déjà
frappée par les coups des philosophes, tes suc-
cesseurs. Après trois siècles de travail souterrain,
ta mort est vengée, Socrate : les Dieux d'Homère
sont chassés de leurs temples, et, sur le piédes-
tal de leurs statues renversées, on place un phi-
losophe, sauvant le monde par sa doctrine. Les
prêtres du Dieu nouveau vivent dans la contem-
plation des choses saintes, sans patrie et sans
famille, étrangers aux soucis de la vie. Ils diri-
SOCRATE DEVANT MINOS 5î)
^ent la conscience des autres hommes qui, s'apjc-
louillant devant eux, confessent leurs fautes et
;n imj)lorent le pardon. N'est-ce pas là ce règne
le l'intelligence rêvé piir tous les philosophes,
îe gouvernement des meilleurs, dont tu aurais
3U faire partie ? Rogardc-la maintenant à l'œu-
Te, cette assemblée auguste, cette aristocratie
le la pensée, et juge Tarbre par ses fruits.
Soc raie. Hélas ! je vois l'oppression s'étendre
ur la sphère libre de l'intelligence. Les anciens
yrans n'enchaînaient que les corps, ceux-ci
nchaînent les Ames. L'éternelle Raison, cette
uinièrc; (jui éclaire tout homme en ce monde, ils
adorent dans le ciel et ils la proscrivent sur la
5rrc. Autrefois cha(jue peuple, chacjue homme \
riait à sa manière, et de cette diversité des hym-
es naissait une immense harmonie qui réjouis-
ait le ciel j mais à ceux-ci toute voix libre pa- ^
lit une dissonance, et l.i prière du peuple n'est
lus (juf l'éclu» monotone des paroles du prêtre.
It si la raison repousse des chaînes contraires à
» nature, les champs pacilifjues de la pensée
cviennent une arène sanglante, où luttent les
Jetions religieuses inconnues aux peuples d'au-
refois. Mpargnez-moi, redoutables Déesses ; si
00 iihvi:iui:s d'un rAÏt.N :\ivsTinL'p:
j'ai préparé, sans le vouloir, cette œuvre mau-
vaise, ce que vous m'avez fait voir doit suffire à
ma punition. ■
Les Eiimènidcs. Non, Socrate, ce n*est pas
assez. Souviens -toi et regarde : vois le sort ré-
servé à la sculpture, Tart de ta jeunesse. On
répète après les philosophes qu^'il est insensé
d'enfermer le divin dans la pierre et le bronze, i
et l'on détruit, avec une fureur de bête fauve,
ses chefs-d'œuvre de Polyklète, de Phidias, de
Praxitèle. Pour un peuple qui a renié ses Dieux,
les témoignages du génie et de la piété des an-
cêtres sont des remords visibles dont la présence
importune. On fond les statues de métal, on brise
les statues de marbre. La science et la poésie
sont ensevelies aussi sous les ruines des temples.
On brûle les bibliothèques, on disperse et on
îrratte les livres. Il ne restera rien à faire aux bar-
bares. On les entend gronder dans les plaines
du Nord, prêts à fondre sur le grand empire,
mais personne ne songe à la résistance. On ré-
pète après les philosophes que l'homme n'a d'au-
tre patrie que le ciel, et on livre la terre au>
plus forts. Les anciens Dieux avaient sauvé h
Grèce de l'invasion des Mèdes, mais les vertu^
SOCRATi: HE VA NT MINOS Cl
viriles sont mortes avec l'antiquo religion. Le
monde s^enveloppe dan^ son linceul, les lumières
du ciel s'éteignent une à ime et tout rentre dans
la grande nuit.
Sacrale. Grâce, ô Euménides, assez de maux
amoncelés, je n'en pourrais supporter davan-
tage.
Les Euménides. Qu'il soit fait selon ton désir,
Socrate. Nous éteignons nos torches funèbres et
nous t'épargnons le spectacle des longs siècles
de douleur, d'esclavage et (\o honte (jui vont
s'ouvrir pour la misérable humanité.
Sorrfile. O Minos, tu me l'avais bien dil,
celte révél.'Uion était au-dessus de mes forces. Il
est trop dur de voir le mal cju'on ne peut répa-
rer. Mais dis-moi pourquoi les erreurs de l'in-
telligence sont punies si cruellement puiscpi'elles
sont iin olontaires.
Uinos. La peine est le premier degré de l'as-
cension. La douleur épure et sanclilie. Médite
sur C(^ ([ue tu viens de voir, et (|uand tu seras
monté dans la sphère^ lumineuse où l'Ame con-
leinplt» les dernier» mystères, tu comprendras les
secrets de la haute justice de«^ Dieux.
NIRVANA
L'universel désir guette comme une proie
Le troupeau des vivants ; tous viennent tour à tour
A sa llammo brûler leurs ailes, comme, autour
D'une lampe, l'essaim des phalènes tournoie.
Heureux qui sans regret, sans espoir, sans amour,
Tranquille et connaissant le fond de toute joie,
Marche en paix dans la droite et véritable voie,
Dédaigneux de la vie et des plaisirs d'un jour !
Néant divin, je suis plein du dégoût des choses ;
Las de l'illusion et des métempsycoses,
J'implore ton sommeil sans rêve ; absorbe-moi,
Lieu des trois mondes, source et fin des existences
Seul vrai, seul immobile au sein des apparences ;
Tout est dans toi, tout sort de toi, tout rentre en toi!
INITIATION
I)ij linul du ciel profond, vers le monde a^^ilé,
S'abaissent les reg'ard.s des âmes éternelles :
Klles sentent monter de la terre vers elles
L'ivresse de la vie et de la volupté ;
Les effluves d'en bas leur dessècbent les ailcfî,
[•!t, tombant de rétherct du cercle lacté,
Klle-* boivent, avec l'oubli du ciel quitté,
Le poison du dé-^ir dans les coupes mortelles.
^ourtanl, dans leur exil, un rellol du ciel bleu
^e.-i remplit du dégoût des choses passagères;
iluis c'est par ladouLurqu'on franchit lesscptsphèrcs ;
<, 'initiation, qui fait de l'homme un Dieu,
^ mort en lient les clefs; le sacrilice épure,
Dl le &ang rédempteur ia\e toute souillure.
LE BANQUET D'ALEXANDRIE
NOUMÉMOS, rORniYRE, CIIÉRÉMON, TAT, ORIGÈNE,
VALENTIN
Aouménios. Tous les convives attendus sont
arrivés. Je savais qu'Origcne et Porphyre conser-
vaient religieusement la mémoire de celui qui fut
leur maître et le mien, et qu^ils ne manqueraient
pas à l'appel, mais je remercie Tat, Valentin ot
Chérémon, qui n'ont pas connu Ammonios, d'ê-
tre venus prendre part à ce repas funèbre. Sans
doute Plotin célèbre en ce moment à Rome,
comme nous à Alexandrie, Tanniversaire de la
mort d'Ammonios, ou plutôt de sa délivrance;
car le corps est la prison de l'àme, et nous, les
initiés de la philosophie, nous .savons bien qu'il
nV a pas de séparations éternelles. Que Tàme
bienheureuse de notre ami préside à notre ban-
quet, qu'elle conduise au milieu de nous tous
ceux de nos amis qui sont partis déjà pour \v
Li: HA.NniLT i/allxa.ndrii: (i5
[rand voyage, et parmi eux 1»* second maître
l'Origène, Clément d'Alexandrie.
Orujène. Je te remercie de ce souvenir, \ou-
lénios ; c'est là ce que nous appelons la commu-
ion des saints.
Chèréinon. Au milieu de chaque demeure
'élève la pierre sacrée du foyer, l'autel domesti-
ue. Elle est le contre de la famille, image de ce
entre immobile du monde (jue nos pères ont
ppc^lé Ilistiè. Homère nous enseigne qu'elle doit
ecevoir la première libation. Sans associer Ori-
;ène et Valentin à des rites (jui no sont pas les
Burs, je répands les prémices du ban(|U(H sur la
anune (|ui va les porter vers le divin éther. 11
st la source de la vie, et n'ayant rien à luiolTrir
ui nous appartienne, nous lui rendons une part
e ses bienfaits.
O/'/V/f'/ïe*. Nous ne pouvons prendre part à ton
acrilice, Chérémon, mais rien ne iu)us empêche
e reconnaître avec toi le caractère sacré de la
annno; nos prophètes jippelliMit ^l^ternel mi feu
évorant, et e'est dans \o buisson ardiMit <|u*il
'est révélé à Moïse.
Valenlin. Nous savons ;iussi (|ui' la hiuiii-re a
I la pr«Mnièrc émanation de la pensée divim^
{}{') RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
et elle est pour nos sens la plus pure image de
Tin visible.
Tal. Cette flamme, que les Grecs appellent
Iléphaistos, mes ancêtres Tout adorée sous le
nom de Phta, et Tout placée à la tête de la sainte
trinité de Memphis.
Porphyre. Je remplis cette coupe de vin de
Grèce. Dans la peinture représentée sur les
flancs du vase, je vois Dionysos ramenant Ilé-
phaistos dans rOljmpe. C'est le symbole del a
libation répandue sur la flamme et montant
avec elle vers les Dieux.
Noiiménios. — Puisque tu as fait allusion à
cette fable antique, je te prie, Porphyre, pen-
dant que le vin sera versé dans les coupes, d'ex-
pliquer à ceux de nos hôtes qui Tignorent, pour-
quoi nos pères ont rattaché le sacrifice au culte
du feu et à celui du vin.
Porphyre. Je le ferais volontiers, mais peut
être Chérémon trouverait-il mes explications
trop subtiles. Qu'il propose d'abord les siennes,
et si elles me paraissent insuffisantes, je cher-
cherai à les compléter.
Chérémon. y di dit, il est vrai. Porphyre, que
dans ton Anlre des Xymphes^ tu avais attribué
LE HANQUET d'aLEXANDRIE 07
à Homère des intentions auxquelles je le crois
étranger. Nous pouvons bien nous séparer l'un
(le l'autre sur quelcjues points de Tllellénisme,
comme Valentin et Origène dilYèrent quel({uefois
d'o[)inion sur les symboles chrétiens.
Tal. De même (jue bien peu d'Egyptiens
comprennent aujourd'hui l'écriture sacrée des
anciens prêtres, le sens de la mythologie, qui
est la langue religieuse des premiers âges, a dû
se perdre à travers les siècles. Mais son obscu-
rité même réveille la curiosité de l'esprit, et plus
les fables répugnent à la raison, plus on désire
en pénétrer le sens.
Chérémon. Tu dis vrai, Tal ; nous ne devons
pas supposer que les anciens, (jui nous ont laissé
tant de belles œuvres, nous aient été inférieurs
en sagesse ; mais les images dont ils envelop-
pent leurs pensées nous semblent souvent des
énigmes. Ainsi la mythologie du feu est dillicile
à comprendre à cause de sa haute anti(juité,car
l'invention du feu se rattache aux origines des
sociétés humaines. Peut-être y avait-il aupara-
vant (K's animaux à (Khi\ pieds, sans plumes,
connue les appelle IMaton, mais l'animal social
n'existe ([ue par la prévoyance tt l'industrie ;
08 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
c'est pourquoi Prométhée est regardé comme le
créateur des hommes. Les Athéniens l'ont asso-
cié avec Athénê et Iléphaistos et célèbrent en
leur honneur la fête des lampes. Athéne est la
clarté du ciel qui se révèle dans Téclair, ce que
les anciens ont exprimé en disant qu'elle naît de
la tête de Zeus frappée par la hache d'Héphais-
tos ou de Prométhée. Héphaistos, c'est la flamme
qui brûle sur le foyer ; Prométhée, c'est le feu
qui éclaire devant lui, le prévoyant. Les récits
d'îlomère sur Iléphaistos, d'Hésiode sur Pro-
méthée, se rapportent également à la nature du
feu. Le Dieu aux jambes torses, précipité de
l'Olympe, c'est la foudre qui tombe du ciel en
lignes sinueuses. Le Titan enchaîné à une co-
lonne où l'aigle de Zeus dévore ses entrailles
sans cesse renaissantes, c'est le feu captif sur
l'autel et toujours dévoré par les vents du ciel.
Quant à la partie du récit d'Hésiode qui con-
cerne Pandore, c'est une allégorie morale. Sans
l'industrie, l'homme aurait sa femelle comme les
autres animaux, mais c'est la civilisation qui a
créé la femme ; aussi le poète les confond-il l'une
avec l'autre dans cette vierge charmante, parée
de tous les dons des Dieux, et condamnant
LK HANQUET d'aLEXANDRIE 09
l'homme au travail, parce qu'elle aime le luxe
et déteste la pauvreté. Sa curiosité ouvre le vase
d'où s'échappent tous les maux de la vie poli-
cée, inconnus aux peuples barbares. C'est ainsi
(jue Zeus envoie aux hommes un mal pour un
bien, car la naissance de Pandore est une puni-
tion de la conquête du feu. La raison de cotte
punition et du supplice de Prométhée, c'est que
l'industrie est une lutte contre les Puissances
cosmiques, et il n'y a pas pour l'homme de lutte
sans douleur. Il doit conquérir par le travail la
nourriture que la terre fournit gratuitement aux
autres êtres, car les Dieux ont caché les sources
(U> la vie depuis que Prométhée a dérobé le feu
du ciel.
Porphijre. 11 me semble, Chérémon, que non
seulement la fable de Pandore, mais toute celle
(Ir Prométhée, contient une allégorie morale, et
se rapporte à la descente et à l'ascension des
Ames ; aussi est-elle souvent représentée sur les
sarcophages. On y voit d'un côté Prométhée mo-
delant des corps humains, et c'est Alhéiiê,rin-
lolligence divine, ([ui les anime en leur posant
un papillon sur la tête. Au milieu, on voit le
supplice de Prométhée, symbole de la vie 1er-
70 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
restre, et de l'autre côté sa délivrance par Ilé-
raklès. L'homme est une étincelle du feu céleste
dans une lampe d'argile, un Dieu exilé du ciel,
enchaîné par les liens de la nécessité sur le Cau-
case de la vie, où il est dévoré de soucis toujours
renaissants. Mais l'efTort des vertus héroïques
brise ses chaînes et le délivre du bec et des
ongles des vautours ; Héraklès ramène Promé-
thée dans FOlympe et réconcilie la terre et le
ciel.
Orifjène. La plupart de ces idées sont expri-
mées dans le récit de Moïse sous une forme plus
simple, parce qu'elle est plus ancienne. On y
trouve rhomme formé du limon de la terre, et
la fatale curiosité d'une femme vouant le genre
humain au travail et à la mort.
Noiiménios. Ne pourrais-tu pas, Origène,nous
expliquer toute cette fable du paradis, du ser-
pent et de la pomme, car je sais qu'au lieu de
t'arrêter à la lettre, comme la plupart des chré-
tiens, tu cherches dans la mythologie hébraïque
un sens caché.
Origène. La lettre tue, Tesprit vivifie ; que
celui qui a des oreilles entende. Le jardin d'Eden,
c'est l'état des âmes avant leur incarnation ; Eve
LE nA.NoL'ET DALEXANDRIE 71
et le fruit défendu, c'est la volupté ; le serpent,
c'est Tattrait pernicieux du désir et des passions
terrestres. L'âme, tombée par la naissance dans
la prison du corps, est soumise à l'esclavage du
péché et ne peut en être délivrée que par la vertu
du Rédompteur mort sur la croix pour le salut
du genre humain.
Chérémon. L'affranchissement de l'àme par
la douleur et le sacrifice a toujours été admis
par les Grecs ; on ne dira pas, sans doute, que
le Christ est plus ancien que Prométhée, Ilé-
raklès et Dionysos.
Valenlin, On peut du moins voir dans la re-
ligion des Grecs, comme dans celle des Juifs,
une préparation à la vérité chrétienne. On peut
regarder le Caucase comme une image du Cal-
vaire et les travaux d'Iléraklès comme une vague
prophétie de la passion. Quant à la fable de Dio-
nysos, je la trouve fort obscure. Nouménios
t'avait demandé l'explication de la mythologie du
feu et de celle du vin ; tu nous as montré le sens
de la première, nous voudri<ms comprendre éga-
lement la seconde.
(Ihènhnon. La langue n'iigicusc paraîtrait plus
claire si l'on se souvenait davantage que toutes
RKVERIES D UN PAÏEN MYSTIQUE
les parties de l'univers sont animées d'une vie
divine. Là où les hommes de nos jours ne voient
que des choses inertes, les anciens reconnais-
/ saient des énergies vivantes, et ce sont ces puis-
/ sances cachées qu^ils ont appelées les Dieux. La
force active et vivifiante qui se révèle au prin-
temps parmi les éclairs de Forage, qui bouillonne
dans la sève de la vigne et s'épanouit à l'au-
tomne en grappes dorées, nous la nommons Dio-
nysos, c'est-à-dire, à mon avis, la liqueur di-
vine. Bientôt la grappe est arrachée aux branches,
ses nourrices, déchirée, foulée aux pieds, mais
la sève ardente renaît sous une forme nouvelle
dans la liqueur sacrée des libations ; tel me pa-
raît le sens des deux naissances du Dieu. Sa
mort est pour nous une source de vie. Ce feu
liquide réchauffe les membres engourdis et trans-
porte l'esprit dans un monde enchanté. Répandu
sur l'autel, il s'olfre pour nous en sacrifice et
porte aux Dieux les prières des hommes. Je
sais qu'il y a d'autres manières d'expliquer ces
fables, mais Porphyre, qui est initié aux orgies
orphiques et aux mystères de Samothrace, pour-
rait en parler mieux que moi, sans dévoiler ce
qui doit rester caché.
LE HANQL'ET d'aLEXA.NDRIE 73
Porijliiji-c. Le sens des symboles est multiple,
ô Chérémon. Je reconnais avec toi que Diony-
sos est la libation divine fjui se répand et se
consume sur l'autel et devient le type du sa-
crifice. Mais cette flamme invisible, qui circule
dans les veines des plantes et fermente dans le
vin, a sa source dans le soleil, et comme son
action est mystérieuse et cachée, on reconnaît
une forme supérieure de Dionysos dans le soleil
de l'hémisphère nocturne, qui éclaire les morts,
et c'est pourquoi on l'appelle le chorège des as-
tres, le berger des blanches étoiles. Comme la
chaleur ft la vie cju'il répand dans la nature dis-
paraissent en hiver pour renaître au printemps,
il est le synd)ole de la résurrection des âmes.
Kilos aussi sont des lumières (|ui ne s'éteignent
ici(jue pour renaître ailleurs. L'ivresse du désir
les a fait descendre de la voie lactée, à travers
les sept sphères. ()uand tdlt's arriviMit à celle de
la luin', elles loiubeiit dans la naissance et le de-
venir, car le monde sublunaire est soumis à la
loi de croissance et de décroissance, comme la
lune elle-même, (jui tient la clef de la vie et pré-
sida', ([uoi(|ue vierge, aux enfantements et à
I'imIuc atinii. Tanl ([ue l'Anu^ rt^ste enchaînt'e dans
74 RÊVERIES d'iN PAÏEN MYSTIQUE
les liens du désir, elle ne peut s'élever au-des-
sus de la terre, mais si elle dompte le désir, elle
peut renchaîner à son tour et lui emprunter ses
ailes pour remonter vers le monde supérieur. La
volupté Ten a fait descendre, la douleur Ty ra-
mène. Dionysos lui tend la coupe de Tinitiation
où elle boit Tivresse mystique de l'extase, et
elle rentre purifiée au séjour de la lumière, dans
la sphère immobile des Dieux.
Tal. La doctrine que tu viens d'exposer. Por-
phyre, est empruntée en grande partie à la reli-
gion égyptienne. Mes ancêtres ont appelé Osiris
le soleil des régions inférieures, le juge et le roi
des morts. Les Grecs ayant reconnu, dès le temps
d'Hérodote, que Dionysos était le même Dieu
qu'Osiris, ont attribué à Tun ce que les Egyp-
tiens leur ont appris de l'autre. Les récits des
Phéniciens sur la mort d'Adonis, sa descente aux
enfers et sa résurrection, sont également des
emprunts faits à l'Egypte, et les chrétiens me
paraissent avoir puisé aux mêmes sources plu-
sieurs des dogmes de leur philosophie, comme
lorsqu'ils parlent de cette lumière qui luit dans
les ténèbres et que les ténèbres n'ont pu conte-
nir. L'Egypte est la mère antique des religions ;
LE HANQI'ET D ALEXANDRIE iO
is Grecs avouent que leurs plus anciens philo-
)plies sont venus s'instruire chez nos prêtres,
'est d'eux que Pytha^çore a appris ce qu'il a
iseij^né sur la tr.insmigration et l'épuration
iccessive des Ames.
11 est difficile de croire que leur incarnation
t été volontaire. Comment auraient-elles été
isez folles pour préférer cet esclavage au libre
jour de la lumière dans la grande république
!S Dieux ? Il est plus conforme à la raison de
garder la vie terrestre comme le châtiment
une faute antérieure à la naissance. Si quel-
l'un de vous lit les livres de Tholh, mon maître,
[G les Grecs appellent Hermès Trismégisto, il
trouvera le récit de cotte punition. Après (|ue
i Ames eurent été formées de la portion la plus
re de la matière, l'Ouvrier leur en livra le
^idu pour qu'elles formassent à leur tour le
ï nde visible. Mais, fières de leur œuvre, elles
îcartèrent des limites (ju'il leur avait fixées. Il
i exila sur la terre et les enferma dans les corps,
îttant pour seule condition à leur retour qu'el-
i ne s'attacheraient pas ù leur prison. Les
les, irritées de cet exil et ne pouvant rien
litre les Dieux, se livrèrent ;\ des guerres
\
7() HKVERIES d'iN PAÏEN MYSTIQUE
mutuelles ; la terre et les autres éléments furer
souillés par le sang répandu et se plaignirent a
Créateur, le priant d'envoyer une émanation d
lui-même pour régénérer le monde. Il envoy
Osiris, qui enseigna aux hommes la religion, 1
justice et la science, et, sa mission accomplie
devint le juge des morts. Tel est le récit fait pa
Isis à son fils Hôros.
} aient in. Pourquoi toutes les allégories pa
lesquelles on a cherché à expliquer Texistenc
du mal en attribuent-elles l'origine à la volont
perverse de l'homme, avant ou après sa nais
sance ? C'est confondre le mal avec le péché.
Chérémon. Xe crois-tu donc pas, Valentin
que ce soit en effet le plus grand des maux pou
l'homme ? Quant à moi, je pense, comme tou
les stoïciens, que c'est le seul mal véritable, ca
il n^y a de mauvais pour un être que ce qui esl
contraire à sa nature.
Valentin. Sans doute, mais le mal existe dan;
le monde en dehors de l'homme. La douleur e
la mort sont contraires à la nature des animaux
puisqu'ils font tant d'efforts pour y échapper
Les plantes même cherchent à entretenir leui
vie en buvant l'humidité par leurs racines, k
LE BANQUET D ALEXANDRIE i i
mière par leurs feuilles. Cependant tous les
res terrestres sont corruptibles et mortels, et
vie ne s'entretient que par la destruction. Qui
ra que cela est un ])i('n ? Si l'on pri-lciid que
la était nécessaire, on met la nécessité au-des-
5 do la force créatrice. Si l'on soutient que la
itière, par son inertie, résiste aux intentions
! l'Ouvrier, on suppose à l'Ouvrier bien peu de
udence, puisqu'il n'a pas connu d'avance la
itière qu'il avait à employer. Si, au contraire,
a connaissiiit, il devait prévoir que son œuvre
•ait mauvaise, et il aurait mieux fait de rester
ns son repos.
O/'it/cnr. De send)lahles paroles, Valenlin, se
)ètenl, je le sais, dans vos écoles de la Gnose,
elles suffisent pour faire accuser les chrétiens
mpitlé.
Valent in. Comment admellre (ju'un mémo
incipo ail produit doux olfols opposés, le bien
!«' ni;il, l'esjirit ot la matière ? Puis(|ue le
»ndo l'st mauvais, lo Prinoo dv ce momie no
ut rlro b<Mi.
1 (il. La terre est le séjour du mal, \ alontin,
lis non pas lo monde. Les corps célestes ne
it-ils j).is iiicorrujitiblos (^t immortols?
78 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
Valenlin. Au-dessus des sept planètes est la
sphère des étoiles ; plus haut encore, dans le
ciel intelligible, est le monde des idées pures,
des types absolus, des lois éternelles. Voilà Toeu-
vre du Dieu souverain, elle est digne de sa sa-
gesse et de sa puissance. Mais les vertus qui
émanent de lui s'écartent de plus en plus de sa
perfection, comme la lumière s'affaiblit à mesure
qu'elle s'éloigne de sa source. Les Puissances
démiurgiques, les Démons qui résident dans
Tentre-ciel ont voulu imiter, en l'appliquant à
la matière, Tordre merveilleux du monde idéal.
Mais le mal devait être le fruit de leur impru-
dence et de leur orgueil, car la matière est cor-
ruptible, et la mort seule pouvait sortir de cette
pourriture. Aussi la vie terrestre n'est-elle qu'une
mort perpétuelle ; toutes les espèces vivantes
sont condamnées à se dévorer les unes les autres.
L'homme lui-même, quoique la Sagesse divine
ait déposé en lui un rayon des lumières d'en
haut, est soumis par sa chair à l'esclavage du
péché, à la corruption et à la mort. Mais h
Christ est venu combattre les Puissances du
monde, sa victoire les précipitera dans l'abîni
la matière rentrera au néant dont elle n'aurait
LI-: nA.NQUET DALLXA.NDUIf 7ii
is dû sortir, et les âmes purifiées monteront
rec leur Sauveur vers le Père inconnu.
Orujùnc, Je t'avoue, Valentin, que toi et ceux
i la communion de IJasilide, et les autres gnos-
:{ucs, (|ui se séparent de la grande assemblée.
)us me paraissez moins des ciirétiens que des
sciples dlléraclite, d'Empédoclc ou de quel-
le autre philosophe grec.
Aouménios, Est-ce donc un mal, Origène, de
Lippuyer sur la sagesse de nos pères ?
Orif/ène. Cette sagesse, quand elle ne s'égare
às, est empruntée aux saints livres des Juifs,
u l'as reconnu toi-même, Xouménios, puis([ue
l as dit que Platon n'était qu'un Moïse atti(jui\
Nouménios. Quand j';ii dit cela, je ne cou-
lissais Moïse (|ue par los livres de Philon.
epuis lors, j'ai lu la Genèse, et il m'a été im-
)ssil)le d'y trouver rien fjui s'y rapporte au
onde spiiilucl, à l'ànie et à son immortalité.
DUS avez re^u cette doctrine d'Homère et de la
lilosophie grec([ue, comme vous avez emprunté
nos (iigantomachies la fable de la chute des
nges, dont les livres juifs ne parlent pas. Tu
i pu reconnaître par ce (juo nous ont dit l*or-
\\yvc et (ihérénion (pir la rédemption par la
I
80 RÎAKRIES d'iN païen MYSTIQUE
mort d'un Dieu n'est pas un dogme particulier
aux chrétiens. Les Grecs eux-mêmes l'ont pris
des Egyptiens, comme Tat nous Ta montré, et
il importe peu de savoir si vous l'avez emprunté
des uns ou des autres.
Origène. Cela importerait peu en elTet s'il y
avait eu un emprunt. Mais quel rapport trouves-
tu entre la passion du Christ et ces fables mys-
tiques auxquelles vous-mêmes n'attribuez qu'un
sens physique ? Je ne puis être touché par les
mésaventures du raisin foulé dans le pressoir,
ni par la descente du soleil dans les signes in-
férieurs du zodiaque. Mais le Christ est un
homme qui souffre et qui meurt, et sa passion
est le résumé de toutes les douleurs humaines,
angoisses de l'âme et tortures du corps, l'aban-»
don de tous ses amis, le reniement de son
apôtre, l'ingratitude du peuple, les lâches insul-
tes des soldats, la dérision du manteau de pour-
pre et de la couronne d'épines, et les soufflets,
et les crachats, et le fouet au poteau des escla-
ves, et la croix portée dans la voie douloureuse,
et le gibet dressé sous les yeux de sa mère, et
les clous, et la lance, et l'éponge de fiel, et le
supplice entre deux voleurs.
LE BANi^LET d'aLEXA.NDRIE SI
Chérèmon. Tu as raison, Origènc, tout cela
st grand et nouveau clans le monde, et si vous
l'avez voulu que faire Tapothéose du juste mou-
ant pour la vérité, qu*il soit accueilli parmi les
léros, mais à la condition qu'il n'ait été qu'un
lomme. Tu n'es pas touché parla mort du soleil,
rois-tu que je puisse m'intéresser au supplice
['un Dieu revêtu de la forme humaine, qui sait
parfaitement cjue sa mort n'est qu'une comédie
t qu'il ressuscitera dans trois jours pour s'as-
coir à la droite du Père? L'homme peut donner
a vie en sacrifice, les Dieux ne le peuvent pas,
t c'est en quoi l'homme est supérieur aux Dieux.
>i notre âme est immortelle, eux seuls le sa-
cnt, et ils nous ont caché ce mystère par res-
>ect p(»ur les vertus humaines, qui perdraient
eut leur mérite si elles attendaient une autre
écompense que la paix divine du devoir accom-
)li.
Noumênios. Il me semble, Chérèmon, (|ue
ki les chrétiens regardaient le Christ comme un
lomme divinisé [)our sa vertu, ils feraient ce (jue
lous reprochons à l^^vhémère, qui a confondu les
3ieux avec les Héros. Il est de l'essence du
livin d'être éternel, mais il se manifeste dans le
6
^
82 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
temps, et si un homme par sa doctrine et par sa
vie a révélé un Dieu aux autres hommes, il en
est vraiment Tincarnation. Quand les chrétiens
nous disent que le Christ est Dieu et homme à
la fois, ils font Tapothéose de la vertu de Thomme,
ils traduisent la morale stoïcienne dans la langue
mythologique, qui est la langue naturelle des
religions, et comme je ne connais rien de plus
divin que le sacrifice de soi-même, le Christ a sa
place dans mon Panthéon.
Porphijve. N'espère pas, Xouménios, que
cette concession satisfasse les chrétiens. Ils ne te
regarderont comme un des leurs que si tu renies
tous les autres Dieux.
Noiiménios. Ce n'est pas une concession et je
m'inquiète peu de satisfaire qui que ce soit. Je î
cherche la vérité et la prends partout où je la
trouve. Je vois le divin dans la nature et j'adore,
sous leurs révélations visibles, les lois multiples
de l'univers. La loi morale est aussi une loi di-
vine, et j'adore la conscience, le Dieu intérieur
que chacun porte en soi. Comme la vertu de
l'homme ne se manifeste que par la lutte contre
les puissances cosmiques, il est naturel que les
chrétiens renient les anciens Dieux; la religion
LE BANHUET d'aLEXANDRIP: 83
e rûme doit réaj^ir contre les religions du monde,
lais pour l'intelli^'ence qui embrasse dans leur
armonie les révélations successives du (li\in,
)utes les religions sont vraies, car chaque forme
B l'idéal, chaque affirmation de la conscience du
cnre humain est un des rayons de l'éternelle
érité, une des faces du prisme universel.
I*()rphijrc, Xouménios, le soleil a disparu sous
horizon. Homère nous dit que la dernière li-
ation de chaque banquet doit être répandue sur
autel en honneur d'Hermès.
IVouménios. Reçois donc le vin de cette coupe,
►ieu crépusculaire, dont la baguette d'or s'étend
iir l'horizon du couchant, messager céleste qui
ortes aux Dieux les prières des hommes, aux
ommes les bienfaits des Dieux. Parole divine,
en des intelligences, conduis toujours nos dis-
3urs, afin (jue la diversité des croyances n'altère
imais l'amitié des cœurs. Divin conducteur des
mes, comme tu as amené îi notre banquet les
mis (|«i ont acconqili avant nous leur destinée
îrrexslri', viens nous recevoir a l'heure de la <lé-
vrance et conduis-nous près d'eux au séjour de
I lumière et de la paix.
ICARE
J'ai souvent répété les paroles des sages,
Que tout bonheur humain se paye'etqu'il vaut mieux,
Libre et fort, dans la paix immobile des Dieux,
Voir la vie à ses pieds, du bord calme des plages.
Mais maintenant, l'abîme a fasciné mes yeux ;
Je voudrais, comme Icare, au-dessus des nuages,
Vers la zone de flamme où germent les orages
M'élancer, et mourir quand j'aurai vu les cieux.
Je sais, je sais déjà tout ce que vous me dites.
Mais la vision sainte est là ; je veux saisir
Mon rêve et, sous le ciel embrasé du désir.
Braver la soif ardente et les fièvres maudites
Et les remords sans fin, pour ce bonheur d'un jour.
Le divin, l'infini, l'insatiable amour.
tiii-:i;aide
luand notre dernier rêve est à jamais parti,
l est une heure dure à traverser ; c'est l'heure
)ù ceux pour qui la vie est mauvaise ont senti
lu'il faut bien qu'à son tour chaque illusion meure.
Is se (lisent alors que la part la meilleure
Ist celle de l'ascète au C(L'ur anéanti,
Is chjFchent au désert la paix intérieure,
lais cette fois encor l'espérance a menti»
'ai voulu vivre ainsi sans amour et sans haine,
It j'ai fermé mon âme au désir, qui n'amène
lue le regret, souvent le remords, après lui.
îais je ne trouve, au lieu de la béatitude,
.11 lieu (lu ciel rcvé dans l'àpre solitude,
lue la m >rn3 impuissance et l'incurable ennui.
LA LÉGENDE DE SAINT HILARION
L'ermitage de saint Ililarion était situé prr>
de la grande oasis de Thèbes, dans la haut
Egypte, à l'endroit où s'éleva plus tard, sous
son invocation, un couvent qui subsiste encore
aujourd'hui. Des moines coptes habitent la par-
tie la moins ruinée de l'ancien monastère et cul-
tivent quelques champs arrosés par un petit
ruisseau dont la source est à la limite du désert,
sur l'emplacement d'une ancienne chapelle con-
sacrée à sainte Ondine. Le nom de cette sainte
est évidemment latin et sa légende, que les
récits des moines rattachent à celle de saint Hila-
rion, doit remonter au temps des premiers empe-
reurs chrétiens. Ces récits complètent la nar-
ration un peu sèche de Sulpice-Sévère.
Eros était le nom que portait Ililarion avant
sa conversion au christianisme ; ce nom était sou-
vent donné à des esclaves à l'époque romaine.
LA LÉGENDE DE SAINT IIILAIllON 87
La légende se tait sur sa famille et sur ses pre-
mières années, et raconte seulement qu'il avait
L'tudié toutes les sciences profanes, et qu'il avait
suivi les leçons des derniers philosophes païens,
notamment de la célèbre Ilypatie, fdle de Théon
d'Alexandrie, qui fut massacrée par les chré-
tiens à l'instigation de saint Cyrille. Cette vierge
austère, une des saintes du paganisme, produi-
sit sur Ililarion une inqiression profonde qui
survécut à sa conversion. Les idées nouvelles se
greffaient plus facilement (pi'on ne le croit sur
les croyances anti(jucs. Avec une liberté d'es-
prit assez commune chez les chrétiens de cette
époque, où l'orthodoxie n'avait pas encore établi
son inflexible niveau sur les intelligences, Ilila-
rion soutenait qu'IIypatie était sauvée, quoi-
(pi'elle n'eût pas revu la foi chrétienne. Il disait
qu'il avait trouvé une préparation aux vertus
ascéti({ues dans les graves enseignements que
celte belle et chaste fille savait tirer des poètes
et des philosophes grecs. Il gardait encore
d'autres traces de son éducation païenne, car
dans la solitude où il s'était retiré, à côté
d'un crucifix et d inu' trie de nuut, il y avait
les poèmes d'IIurnèri', les dialogues de Pla-
88 RÊVERIES d'un païen MYSTIQUE
ton et les livres sacrés d'Hermès Trismégiste.
Un jour, vers les premiers temps de sa vie
monastique, Ililarion était arrivé, dans une pro-
menade solitaire, près de la source qui porta
plus tard le nom de Sainte-Ondine. Il s'y repo-
sait à l'ombre des palmiers, et le gazouillement
de l'eau l'avait plongé dans une sorte de demi-
sommeil. Tout à coup il vit devant lui une vieille
femme tenant dans ses bras un enfant. C'était
cette femme qui avait initié Ililarion à la foi
chrétienne ; elle habitait un monastère qu'elle
avait fondé de l'autre côté du Nil, dans le désert
qui s'étend aux pieds de la chaîne arabique. Elle
était vénérée comme une sainte ; c'est elle que
l'Eglise honore sous le nom de Marie l'Egyp-
tienne. Elle fit signe à Hilarion de se lever et
lui tendit l'enfant qu'il prit dans ses bras; c'était
une petite fille ; elle fixait sur lui ses deux
grands yeux noirs, profonds comme la nuit, clairs
comme des étoiles.
Il faut, dit la sainte, que cette enfant soit con-
sacrée au Christ. Ici on la nomme Ondine,
mais je veux lui donner mon nom, qui est
celui de la mère de Dieu. Tu vas jurer pour elle
de renoncer au monde, afin qu'elle échappe
LA LÉGENDK DE SAINT IIILAIUON 89
î\ux embûches de l'ennenii du genre humain.
Ililarion prononça le serment. La sainte ra-
massa deux tif^es de roseau et en lit une croix
rju'elle planta en terre ; elle puisa de Teau à la
source et la versa sur les cheveux noirs de l'en-
fant. Alors tout s'efTaça comme une vision ;
Ililarion se trouva seul près de la source, qui
chantait gaiement sur son lit de coquillages
et dansait avec des éclairs d'argent parmi les
roseaux.
Des années se passèrent. Ililarion vieillissait
dans la solitude, méditant sur la vie éternelle,
et associant toujours la lecture des livres pro-
fanes h ses méditations sur l'I^vangile, sans voir
fpi'il y avait là un grand danger. Il aimait à se
rappeler les leçons d'IIypatie et les allégories
ingénieuses qu'elle savait découvrir dans la my-
thologie des poètes, transformant ainsi les fables
les plus absurdes en graves paraboles, d'un sens
profond et d'une haute moralité. Sa sérénité
radieuse dissipait les orages de l'àme ; les canirs
troublés s'apaisaient en contenq)lant sa beauté
calme, en écoutant sa parole austère. On com-
prenait (jue les passions sont faites pour être
domptées. La fille «lu soleil, ('iree, l'enehante-
90 UKVERIKS d'iN PAÏKN MYSTIQUE
resse qui chan^ijc les hommes en bêtes, c'est la
puissance redoutable et sinistre qui dégrade et
asservit les âmes par l'attrait magique de la
volupté. Les passions humaines sont d'irrésisti-
bles Sirènes, dont les chants mélodieux reten-
tissent comme une caresse des flots. Si le voya-
geur imprudent s'approche pour les entendre, sa
barque se brise sur les écueils de la vie ; au lieu
des embrassements rêvés, il sent des griffes d'oi-
seaux qui s'enfoncent dans sa chair ; ce qu'il
prenait de loin pour des fleurs éclatantes sur une
rive enchantée, c'étaient des lambeaux saignants
et des ossements épars.
Dans l'arène éternelle du monde, l'homme
doit lutter contre les attractions dangereuses et
repousser l'humiliante servitude du désir. Heu-
reux qui sort la couronne au front de cette lutte
sans trêve, dont l'immortalité est le prix I Heu-
reux les martyrs qui ont conquis la palme d'or
sous la dent des lions I Mais qui peut être sûr
de la victoire ? Seigneur, épargne-nous les épreu-
ves, ne nous induis pas en tentation I Pour celui
qui sent sa faiblesse, le plus sûr est de se reti-
rer au désert. Si ton œil droit te scandalise,
arrache-le : il vaut mieux entrer borgne dans
LA LÉGENDE DE SAINT IIILARION 91
le paradis que de descendre avec tes deux yeux
dans la géhenne de Tenfer.
La vie des ascètes se partageait entre le tra-
vail de la terre et les méditations pieuses. Dos
«lattes et quelques racines suffisaient à leur nour-
riture. Pour arroser le petit jardin qui entourait
sa cabane, Ililarion allait puiser de l'eau du
ruisseau qui coulait à quelque distance, dans la
partie la plus verte de l'oasis. De petites fleurs
bleues parfumaient la rive, il y avait une musi-
que dans les roseaux et çà et là un bruit joyeux
de cascades dansantes, de fraîches rosées qui
humectaient le gazon, et des perles mobiles sur
les larges feuilles de nénuphar. Ailleurs, Teau
plus profonde prenait, sous les branches incli-
nées, une transparence noire qui ressemblait à
un regard humain. Ililarion se sentait quehjuo-
fois troublé devant l'intimité de ce regard, et il
s'éloignait sans oser se retourner. N'y aurait- il
pas, sous les formes nuiltiples de la vie univer-
selle, des Ames, dilTérentesdes nôtres, mais ayant
comme nous une intelligence (jui les éclaire,
tvoc (les douleurs et des joies, et des passions
([ui les entraînent et une force pour résister ?
Iii jour, Ililarion avait suivi le cours du
92 RPlVERlES d'un païen MYSTIQUE
ruisseau jusqu'à la source. L'air était lourd, le
soleil du solstice avait brûlé les feuilles des
buissons, le vent du sud avait desséché le gazon
de la prairie, le murmure de Teau ressemblait
à une plainte, et au lieu de musique joyeuse
dans les hautes herbes, on entendait une lugu-
bre harmonie de soupirs étouffés. Il y a des
larmes dans les choses, mais nous, toujours
occupés de notre égoïste misère, nous ne les
entendons pas. Hilarion se rappelait avoir en-
tendu raconter que le patron des anachorètes,
saint Antoine, en traversant le désert, avait
rencontré des Centaures qui lui indiquaient sa
route, et des Satyres qui s'approchaient de lui
d^un air craintif et doux, en lui offrant des her-
bes et en lui demandant ses prières. Pour
l'homme, la douleur est une épreuve ; s'il y
retrempe son courage, elle est pour lui la voie
du salut. Mais la nature, pourquoi souffre-t-elle ?
Elle est comme nous Toeuvre de Dieu ; pour-
quoi serait-elle maudite pendant Téternité ? Ce
long cri d'agonie des créatures vivantes qui
s'entre-dévorent montera-t-il toujours inutile-
ment jusqu'au trône de Dieu? Est-ce là l'hymne
(|ui convient à sa bonté et à sa justice? La su-
LA LÉGENDE DE SALNT IIILARION Vl^i
prême perfection n'a pu créer le mal ; si tous
les êtres vivants souifrent comme nous, c'est
qu'ils ont eu leur part dans la chute ; mais alors,
pourquoi n'auraient-ils pas aussi leur part dans
la rédemption.
Ililarion s'assit près de la fontaine, la tète
dans ses deux miiins. Il entendit une voix de
cristal qui disait : Kros, tu es fati^^ué ; veux-lu
boire de l'eau de ma source?
A ce nom d'Kros cju'il portait dans sa jeu-
nesse, il tressaillit et leva la tête. Il vit, debout
devant lui, une belle jeune fdle, rose dans le
reflet du soir, et couronnée de fleurs de nénu-
phar. De ses «grands yeux noirs jaillissaient de
pales étincelles. Il reconnut ce regard : il l'avait
vu une fois, quand il était jeune et ((u'i lie était
une enfant.
Qui es-tu, demanda-l-il ?
— Je m'appelle Ondine : tu me connais bien,
c'est toi (jui m'as donné une âme. Hélas ! qu'en
ai -je fait ?
KUe baissa les yeux, et à travers ses lonjçs
cils deux larmes tombèrent dans la fontaine. Alors
elle prit (le l'eau dans ses mains (ju'elle arrontlit
en forme de coupe, et elK' présenta à boire à
04 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
Ililarion ; l'eau tombait de ses doigts en perles
lumineuses, au soleil couchant. Elle approcha
ses mains des lèvres de l'ascète, et il but trop
avidement sans doute, car il sentit monter vers
son front une ivresse inconnue. Il ne pensait à
rien, qu'à la regarder.
Pourquoi m'as-tu quittée? disait-elle ; n'étais-
je pas ton enfant ? J'ai eu peur quand j'ai vu
venir les grandes eaux. J'étais dans la barque ;
il a pris la rame, et j^ai bien vu qu'il m'entraî-
nait vers les écueils.
— Qui? de qui parles-tu ?
— De celui qui a pris l'ame que tu m'avais
donnée.
Hilarion sentit un nuage noir qui lui descen-
dait sur les veux. Elle continua :
J'ai appelé au secours : tu étais donc bien loin
que tu ne m'as pas entendue ? Lui, m'a regar-
dée avec colère et m'a demandé si j'avais de quoi
payer mon passage. J'ai rougi sans répondre.
Alors, s'élançant vers la rive, il repoussa la bar-
que du pied. Je fermai les yeux, et le courant
me jeta sur le rivage opposé : Que Dieu lui par-
donne, comme je lui ai pardonné.
— Tu es bien prompte au pardon, jeune fille.
LA LÉGENDE DE SAINT HILARION 95
iit Ililarion d'une voix sourde. Quand une femme
'•'st trompée si tristement, elle devrait au moins
r» essuyer le cœur.
Elle répondit : Je l'aimais.
Alors il y eut un serpent qui s*élan(,a sur
Ililarion et lui déchira la poitrine. Il fit le sï^na
de la croix, et tout disparut ; mais la morsure
du serpent il la sentait toujours.
11 était seul dans la nuit, près de la source,
et la voix plaintive de Teau était comme le cri
d'une âme déchirée. Il retourna à grands pas vers
son ermitage. Quand il passait près du ruisseau,
où se miraient les étoiles, il crovait voir un de
ces regards qui lui avaient brûlé le cœur. Il com-
prit qu'il y avait entre la source et la jeune fille
une relation mystérieuse. Sans doute c'était une
Naïade. Mais pour(juoi l'avait-elle appelé de ce
nom d'I^lros, (ju'il ne portait déjà plus quand
elle était née? Ce nom, (|ui signifie le désir, il
l'avait quitté en renonvant au monde ; comment
aurait-elle pu l'apprendre, si tout cela n'était
pas un piège de l'Knnemi ? Ah ! créature funeste,
née pour la perdition des saints, que me veux-tu ?
Il essayait de prier et ne le pouvait pas. Il ne
sentait dans son Ame qu'une violente colère, con-
1)6 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
tre elle, contre lui-même, et surtout contre Tau-
tre, qu'il aurait voulu broyer.
Il vit bien qu'il était piuii pour son orgueil :
Je me croyais bien fort, à Tabri des tempêtes.
Avec quelle pitié dédaigneuse je regardais du
rivage ceux qui sont encore ballottés par le flot
troublé de la vie ! Et maintenant 1 — Eh bien,
quoi ? C'est fini, maintenant ; le mauvais rêve
est évanoui ; me voici rentré dans le calme et la
paix. Elle m'a jeté ce nom d'Eros, qui n'est plus
le mien, comme si elle voulait ranimer une
flamme éteinte, mais il y a longtemps que j'ai
tué le désir. J'ai mon âme à sauver. Que me
fait l'àme de cette Naïade ? Si elle l'a perdue,
qu'elle la redemande à celui qui Ta prise, et
qu'elle en fasse ce qu'elle voudra. Qui l'empê-
che de faire son salut, en se retirant au désert?
Et d'ailleurs que m'importe ? Je n*y pense même
plus, et je rougis d'y avoir pensé.
Il était rentré dans sa cellule, et il essayait
d'évoquer l'image d'Hypatie. Il se rappelait sa
chaste beauté, inondant les âmes d'une paix di-
vine. C'était un lac tranquille et bleu, qui réflé-
chissait le ciel. Mais l'autre, la Nymphe, oh! c
regard humide et sombre, qu'on ne peut pa<
LA LÉfiKNDE DE SAINT IIILAIUON 1>7
oublier: c'est un cratère. Je sentais déjà le ver-
tige de Tabîme. Enfin me voici sauvé : sans doute
il y avait un ange cjui veill;»it sur moi. — Miis
quoi? f|u'y a-t-il ? Ah ! toi ici, ah I mon l)ieul
La porte s'était ouverte, et elle était là, de-
bout sur le seuil, blanche conmie un rayon de
lune, et ses yeux avaient des lueurs d'éclair :
Me voici, Eros, cache-moi, protège-moi, sauve-
moi. Elle se jeta dans ses bras : Vile, fuyons,
ils me poursuivent. J^ii couru sans regarder en
arrière. Je crois toujours entendre leurs pas.
Il marchait avec elle dans le chemin du Nil,
à travers le désert. Elle lui parlait, haletante et
fiévreuse ; elle lui contait sa vie, ses douleurs
passées, ses angoisses présentes, et ses dangers
et ses terreurs. On voulait l'enchaîner, la rete-
nir captive, on la condamnait au silence. Est-ce
qu'on empêche l'eau des sources de courir et de
chanter 1 l']t sa voix pleine de sanglots ressem-
blait à la mélodie des cascades. Lui, au lieu de
l'écouter, il la contemplait, et il trouvait qu'elle
ne pouvait pas avoir tt)rt. 11 compriMiait seule-
ment (|u'i'lle était malheureuse, et il lui dirait :
N'aie pas peur, pauvre enfant, je suis là.
— Tout le monde est contre moi, disait-elle.
î)8 Rf:vERiEs d'un païen mystique
partout et toujours, depuis le commencement.
Qu'est-ce que j'ai donc fait ? Tous ils m'accusent,
ils me maudissent, mais toi, Eros, est-ce que tu
les crois ?
— Non, je ne les crois pas, tu es trop belle
pour être mauvaise. Quand on te regarde, c'est un
éblouissement ; tu es pleine d'orages et d'éclairs.
Voilà pourquoi tu fais germer sous tes pas les
passions et les haines. Ce n'est pas ta faute, je
le sais bien, pauvre chère enfant, mais c'est ta
destinée. Si tu entrais au paradis, les anges se
feraient la guerre à cause de toi. Et il ajoutait
en lui-même : Oh ! je sens bien qu'elle me tuera.
Il la lit entrer dans le bateau qui remontait
le Nil. Elle lui dit ; Merci, Eros ; maintenant,
ils ne pourront plus suivre ma trace ; je suis sau-
vée, merci. Et elle lui serra convulsivemen
les deux mains.
Elle s'assit à côté de lui, près de la proue. Je
suis bien fatiguée, dit-elle, et elle s'endormit,
la tête appuyée contre sa poitrine. Il sentit cou-
rir dans toutes ses veines un frisson d'angoiss€
et de bonheur. Il la regardait dormir, il aurail
voulu la boire. Elle rêvait ; son sommeil étail
agité de spasmes fébriles. S'il avait pu savoii
LA LÉGENDE DE SAINT IIILARION 99
dans quel inconnu s'égaraient ses songes! A
quoi pense-t-elle ? à qui ? à celui qu'elle aime
peut-être encore. Oh ! la tuer sans la faire souf-
frir, pendant qu'elle dort, et mourir près d'elle!
Boire son âme dans son dernier souffle, pour
être sûr qu'elle ne sera jamais à un autre!
Le chant monotone des rameurs se mêlait h
la cadence des rames dans l'eau du fleuve. Le
ciel était plein d'étoiles. Il regardait la voie lac-
tée, qui est le chemin des Ames. C'est de là
r|u'elles sont descendues, à l'appel du désir.
L'ivresse de la vie alourdissait leurs ailes, et elles
kont tombées captives dans la prison du corps.
Mais celles qui s'aimaient là-haut se rencontrent
rOujours et se reconnaissent. Hélas 1 pourfjuoi
aut-il (ju'elles se rencontrent quelquefois trop
Atd ? Si l'on pouvait, par la seule puissance du
iésir, s'envoler vers la patrie, éternellement seuls
lans les bras l'un de l'autre, là-haut, dans le
>leu, l'empjrtant sous mon aile loin des hommes
)i des anges, plus loin encore, au delà des der-
lières étoiles, au delà du regard de Dieu !
Elle ouvrit les yeux aux premières clarlis «U-
'aube; il respira son tiède regard chargé d'efflu-
f88 et de sourires. Les rayons du soleil levant
100 R^':vERTEs d'un païen mystique
j
éclairaient le monastère fondé sur la rive du Nil
par Marie l'Egyptienne . Ils descendirent du ba-
teau, s'arrêtèrent devant la porte, et elle s'ou-
vrit. La vieille abbesse parut, suivie d'une troupe
de religieuses en voiles blancs.
Je t'attendais, mon fils, dit-elle à Hilarion.
C'est bien, je suis contente de toi: tu as sauvé
une âme.
Et, prenant Ondine par la main, elle lui dit j
Marie, viens avec moi, mon enfant, prends U
place au milieu de tes sœurs.
Les spectres blancs entourèrent la jeune fille
et leur cercle se referma. Il voulut la suivre
l'abbesse lui dit : Tu ne peux franchir le seui
de l'asile des vierges. Retourne dans ta solitude
remercie Dieu qui t'a conduit jusqu'ici, et prie
le de ne jamais t'abandonner.
La porte du couvent se referma. Hilarion sen
tit ses genoux fléchir ; il entendait le sang battr
dans ses artères, et il lui semblait qu'une mai
lui tordait le cœur. Il comprit que tout étai
fini et qu'il ne la reverrait jamais en ce monde
était-il bien, bien sur de la retrouver dans l'ai
tre ? Il se prosterna devant la porte pour baise
le sol qu'elle avait foulé de ses pas, et des lai
LA LÉGENDE DE SALNT IIILAIIION 101
mes chaudes tombaient sur ses mains en larges
gouttes.
Il fallait revenir seul parla route qu'ils avaient
suivie ensemble, et partout, sur son passage, il
y avait des mauvais anges qui riaient d'un rire
moqueur. Quand il arriva près de la source, il
entendit une plainte navrante : Ah! malheureux,
qu'as-tu fait?
Il rentra dans sa cellule et se mit ;\ genoux
devant son crucifix. Le Christ le regardait d'un
air irrité ;
Ah ! tu as voulu associer mon culte à celui de
mon éternelle ennemie, la reine du monde péris-
sable, la Vie que j'ai condamnée, la Nature que
j'ai maudite. Tu vois ce qu'elle a fait de toi, ta
grande Isis, la magicienne (jui t*a séduit par ses
incantations. Moi, je reprends ce qui m'appar-
tient, rt)lTrande (|uo tu m'avais consacrée autre-
fois : c'est la brebis perdue et retrouvée, je
l'emporte dans mes bras. Mais pour raclieter son
ftme,il faut le sang du sacrifice : sois la victime;
répands la doiiK'ur commo une libati(^n pour son
salut éternel, brûle lou avuv en holocauste sur
i'autel de la rédemption !
L'ange blanc et l'ange noir se tenaient des
il
102 Rf;vERiES d'un païen mystique ^
deux côtés de la cellule. Le premier disait :
De quoi te plains-tu? Pour la rançon de son
Ame, ne consens-tu pas à souffrir? Si Ton t'avait
dit : Veux-tu acheter le salut de cette créature
au prix d^une douleur muette qu'elle ne soup-
çonnera même pas? Si Ton t'avait dit cela, tu
aurais accepté: de quoi donc te plains-tu main-
tenant ? Serait-ce d'avoir été sauvé toi-même,
et malgré toi?
— Elle est venue frapper à ta porte, disait
Tautre, elle t'a demandé ta protection : pourquoi
lui as-tu cherché un autre asyle, pourquoi l'as-
tu confiée à des mains étrangères ? Te voilà ren-
tré dans le vide et le silence; un éclair a tra-
versé ta nuit, il t'en reste un souvenir que rien
n'effacera, et le devoir accompli te laisse des
regrets qui ressemblent singulièrement à des
remords.
Il se releva et cacha sa tête dans ses deux
mains : On ne m'a pas même permis de lui dire
adieu ! On m'a retranché de sa vie ; on voulait
la sauver ; mais moi, est-ce que je voulais la
perdre? Est-ce que je suis son mauvais ange?
Oh ! lui ouvrir les routes de l'idéal, lui faire
aspirer l'air des hauteurs, l'emporter dans mon
LA LÉr.ENDE DE SAINT IIILARION lOli
ciel ? Pourquoi ne Tai-je pas fait ? Un mot suf-
fisait pour éterniser les heures de cette nuit
pleurée, et ce mot, je ne l'ai pas dit. J*ai tenu
mon rêve dans ma main et je l'ai laissé s'envo-
ler ; ah ! malheureux que je suis I Qu'ai-je besoin
de vivre encore ? Si un danger la menace je ne
serai pas là, si elle crie au secours je ne pour-
rai pas Tentendre, ce n'est pas vers moi qu'elle
tournera sonre^^ard, je ne verrai plus s'allumer
ces lueurs d'étoiles I Mon Dieu, mon Dieu, mon
Dieu, ayez pitié de moi I
Sa prière fut exaucée : ses yeux se fermèrent
et il tomba. Il est vaincu, dit l'ange noir, il est
h nous.
L'ange blanc écouta ([uehjues instants et dit :
Silence, on prie pour lui : il est sauvé I
ERINNYES
Je sais que toute joie est une illusion,
Qu'il faut que tout se paye et que tout se compense,
Et je devrais bénir la dure providence
Qui m'impose l'épreuve ou l'expiation.
Les stériles regrets, la menteuse espérance
N'atteignent pas la pure et calme région
Où le sage s'endort, libre de passion,
Dans la sereine paix de son intelligence.
Je le sais, mais je garde au cœur le souvenir
D'un rêve éblouissant, qui ne peut revenir
Ni dans ce monde-ci, ni dans l'autre: personne,
Ange, Démon ou Dieu, n'y peut rien ; j'ai perdu
Un bonheur bien plus grand que ce que le ciel donne,
Et ce bonheur jamais ne me sera rendu.
1
LE SOIU
Plus fraîche qu'un parfum d'avril après l'hiver,
L'Espérance bénie arrive et nous enlace,
La menteuse éternelle, avec son rire clair
Et ses folles chansons qui s'égrènent dans l'air.
Mais comme on voit, la nuit, sous le ilôt noir qui passe
Glisser les pales feux des étoiles de mer.
Tous nos rêves ailés, dans le lu^^ubre espace
Disparaissent, à l'heure où l'Espérance est lasse.
lui vain on les rappelle, on tend les bras vers eux ;
Les fantômes chéris s'en vont, silencieux.
Par le chemin perdu des paradis qu'un pleure :
Ah ! mon ciel était là, je m'en suis aperçu
Trop tard, l'ange est parti, j'ai laissé passer l'heure,
Et maintenant tout est lini : Si j'avais su l
LETTRE DTN MYTHOLOGUE
A UN NATURALISTE
Je cueille une branche chargée de feuilles, de
fleurs et de fruits ; j'en détache une graine et je
la pèse. Dans l'autre plateau de la balance je
mets le même poids d'une autre partie de la
plante : feuille, fleur ou tige. Voilà deux masses
égales de matière organisée ; elles sont formées
des mêmes éléments : carbone, hydrogène, oxy-
gène et azote, avec un peu de chaux et de silice,
La proportion de ces éléments est la même, et
ils semblent groupés d'une manière identique.
Pourtant, si je mets en terre ces deux poids
égaux de la même substance, l'un va se résou-
dre, par une décomposition successive, en molé-
cules plus simples : eau, acide carbonique, am-
moniaque ; l'autre, la graine, va tirer du sol et
de l'atmosphère les mêmes produits : eau, am-
LETTRE d'un MYTHOLOGUE 107
inoniaque, ocide carbonique, pour les grouper
<n molécules complexes, malgré leurs affinités,
< t les faire servira la germination d*un végétal
nouveau. Il y a là une énergie opposée aux for-
( (\s chimiques et insaisissables à tous nos moyens
d'analvse, c'est la Vie.
La vie n'est pas une résultante, c'est un prin-
cipe. De tous ses attributs, le plus caractéristi-
que est sa puissance d'indiridufiliiyfi. Chaque
germe, que ce soit la graine d'une plante ou
Tœuf d'un animal, contient une énergie indivi-
duelle et indivisible, (|ui se taille, dans le vague
domaine de la matière, une petite principauté
circonscrite, mais parfaitement autonome. On
est arrivé à fabricpier de toutes pièces des pro-
duits organicjues, mîus tantcjuOn n'aura pas créé
une cellule germinative, on n'expliquera pas la
génération spontanée des monéres au sein du
protoplasma.
L'individuation est mie donnée primordiale.
La vie est un (ci nu* abstrait représentant le
mode d'activité de ces énergies particulières (jui
résident au sein des germes, l^lles seules sont
réelles t't observables, non en elles-mêmes, mais
lins leurs manifestations, ol)jet immédiat de la
108 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
science. Ce sont des centres d'action et de réac-
tion, d^ittraction et de répulsion, de véritables
causes premières ; du moins nous sommes obli-
gés de les considérer comme telles, puisque nous
n'en connaissons pas la source et que nous ne
pouvons remonter au delà de leur apparition.
Voulez- vous me permettre de les appeler des
âmes ? Je suppose que vous n'avez pas peur d'un
mot. L'âme, c'est ce qui anime le corps, c'est le
principe de la vie individuelle des animaux. Ne
m'objectez pas que j'ai pris d'abord pour exem-
ple la graine d'un végétal ; vous savez que la phi-
losophie grecque distinguait trois sortes d'âmes:
l'âme végétale, placée dans le bas du corps, près
de la terre ; l'âme passionnelle ayant son siège
dans la poitrine, et l'âme raisonnable, qui réside
dans la tête, la partie de notre corps la plus
voisine du ciel. Ces trois âmes sont associées
dans l'unité de la personne humaine comme le
svstème nerveux et le svstème nutritif dans
l'unité de la vie organique ; il n'y a là qu'une
distinction créée pour les besoins de l'analyse
et qui n'exprime que les formes multiples de
notre activité.
On s'est habitué à réserver le nom d'âme à
I
LETTRE d'un MYTnOLOf;LE 10*)
la faculté directrice de nous-mêmes, et il faut
remonter à Tétymolo^ie pour oser parler di?
l'âme des animaux et des plantes. Mais ne soyons
pas trop aristocrates : Tintelligence est partout,
même dans le règne inorganicjue. En voyant la
régularité des formes cristallines, j'ai peine à
croire que les minéraux soient aussi bêtes qu'on
le dit. Quant à Tintelligence des plantes et des
animaux, elle est prouvée par l'adaptation mer-
veilleuse des orj'anes à leurs fonctions : il v a
\h une finalité, c*est-à-dire un but poursuivi et
atteint,
La transformation incessante des milieux en-
traîne la variation des espèces ; les générations
successives des êtres vivants sont obligées à des
lîorts toujours nouveaux pour soutenir la con-
iirrence vitale. Il faut ([ue les âmes forment
leurs corps dans des conditions suflisantes pour
triompher dans la bataille de la vie. Connue il
n'y a pas de place pour tous les germes (jui veu-
lent naître, la victoire doit rester aux plus forts
t aux [)lus intelligents.
Oïl ne peut ex[)li(|uer la sélection naturelle
[)ar le hasard, car un in<»t n'ex[»lique pas un
fait. S'il y a choix, il y a discernement ; toute
110 RKVLRIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
énergie suppose une volonté. Mais est-ce la
nôtre? Non, c'est une force étrangère; l'amour
n'est pas une action, c'est une passion. Les Puis-
sances cosmiques nous î*envoient pour nous
employer à leur œuvre créatrice en faisant des-
cendre les âmes dans la naissance. L'amour, c'est
un enfant qui veut naître ; les anciens l'appelaient
de son vrai nom, le Désir (Eros, Gupido), parce
qu'en effet c'est le désir qui appelle les germes
à l'existence. Il y a autour de nous des âmes
qui veulent s'incarner : pour cela elles se chan-
gent en désirs et sollicitent les vivants à leur
donner un corps. L'art grec les représente par
des enfants ailés : ce sont les désirs qui volti-
gent autour des amants.
La Beauté est mère du Désir, d'après la my-
thologie. Qu'est-ce que la beauté ? C'est une
harmonie de lignes, une pondération de for-
mes qui annonce l'aptitude à l'éclosion des ger-
mes et au perfectionnement de la race. L'ampleur
des hanches, la fermeté de la gorge sont des
garanties pour l'enfant qui naîtra. Les âmes
errantes nous poussent vers nos complémentai-
res ; elles choisissent, pour entrer dans la vie,
les conditions organiques dont elles ont besoin,
LETTRE n'iN MYTHOLOGIE 111
■■ *
et elles nous imposent leur choix sans nous
consulter. Ce choix est rarement d'accord avec
nos convenances sociales : ce n'est pas leur faute,
elles ne connaissent que les convenances phy-
siolo^i({ues.
Les romanciers ont tort de croire que l'amour
a été inventé pour le bonheur ou le désespoir
des amants ; qu'importent nos peines et nos
joies à la grande Isis ? Elle ne s'intéresse qu'à
l'espèce, et ne s'inquiète pas des individu^.
Pourquoi n'aurait-elle pas comme nous ses haras
et ses concours d'animaux reproducteurs? La
volupté est un hameçon qu'elle nous jette; c'est
un but pour nous, c'est un moyen pour elle. Le
poisson saisit l'appiH et croit travailler pour
son compte ; il ne comprend que quand il est
d;iiis la poêle à frire. Alors, il dit : Si j'avais
su I II ment : il aurait beau savoir, il recom-
mencerait.
La sélection ne se raisonne pas: c'est électri-
(|ue. 11 y a des femmes qu'on estime, d'autres
pour (|ui on se brûle la cervelle. L'implacable
(lesir nous traîne par les cheveux ; nous nous
roulons aux pieds de quehjue odieuse idole, cl,
((uand elle nous a broyé le cœur, nous lui de-
Ilt^ RÊVERIES d'un 1»AÏEN MYSTIQUE
mandons pardon. On s'étonne que nous soyons
si facilement domptés par des créatures infé-
rieures : c'est qu'elles sont plus vivantes que
nous. On peut vivre sans cerveau ni cœur,
comme Tamphioxus, l'ancêtre des vertébrés. Il
a légué son caractère à un grand nombre de ses
descendants, et surtout de ses descendantes. Il
y en a de charmantes, malgré cette lacune :
voyez les héroïnes des romans de Victor Hugo :
Esméralda, Cosette, Déruchette ; c'est toujours
la même : une divine créature sans cœur et
sans cervelle, un véritable amphioxus. C'est un
des cas d'atavisme les plus fréquents.
La femme n'est pas moins spontanée que
l'homme dans ses affinités électives. Elle sent
sa faiblesse, il lui faut un maître, et celui qui
a pu la dompter pourra la protéger au besoin.
L'histoire de Mars et de Vénus est éternelle ;
ce n'est pas avec l'intelligence qu'on améliore
les races : tant pis pour les philosophes s'ils
sont plus chétifs que les sous-lieutenants. La
femme est faite pour être mère : c'est sa fonc-
tion dans la nature et dans la société ; tout ce
qui ne sert pas à cette fonction est un hors-d'œu-
vre. Il ne faut pas trop d'esprit, cela fait des
LETTRE u'lN MYTHOLOGIE 113
Célimèncs, aussi inutiles que les fleurs doubles.
L'éternelle Circé, qui change l'homme en bête,
n*a pas besoin de tant de finesse pour nous en-
chaîner. Napoléon disait à M"* de Staël que la
femme qu'il admirait le plus était celle qui avait
le plus d'enfants : il ne s'occupait que de la
quantité, car les hommes n'étaient pour lui que
de la chair à canon ; mais s'il avait tenu compte
de la qualité, son appréciation serait juste. La
femme est chargée de former pour Tavenir des
générations saines et fortes.
I/homme étant un animal social, selon la défi-
nition d'Aristote, la vraie femme doit posséder
l'aptitude à l'éducation des enfants. C'est là son
intelligence. Elle sait d'instinct la langue enfant,
elle en devine les secrets, le zézaiement, les con-
sonnes li(juides prodiguées, le redoublement des
syllabes. Ouant à la moralité de la femme, elle
se résume dans la chasteté, garantie de la pureté
des races, La chasteté, pour la femme, est syno-
nyme de vertu, comme pour l'homme la justice
et le courage, car le milieu de l'homme est la
cité, le milieu de la femme est la famille. L'en-
fant ayant besoin d'une mère pour l'cdlailer et
l'élever, d'un père pour le protéger et le guider
8
114 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
dans la vie, la famille est la raison d'être et la
finalité de Tamour.
L'immense importance de l'élément intellec-
tuel et moral dans la vie de l'homme et des so-
ciétés est la principale pierre d'achoppement de
la théorie de Danvin. Un des premiers apôtres
de cette théorie, M. Wallace, n'a pas craint d'a-
border de front la difficulté. Entre l'homme et
les autres Primates, la distance est physiologi-
quement bien faible ; mais la faculté de concevoir
les idées générales du vrai, du beau_, du juste,
et de les exprimer par le langage articulé, l'ap-
titude à découvrir la loi des choses, à créer des
œuvres d'art, à choisir librement le bien ou le
mal, établissent entre le plus élevé des singes
anthropoïdes et la plus infime des races humai-
nes une différence si profonde qu'on n'imagin€
même pas la possibilité d'une transition.
M. Wallace trouve dans l'organisation physi-
que de riiomme, et surtout dans la constitutioi
de son cerveau, un certain nombre de particula-
rités qui ne peuvent s'expliquer par la sélectioi
naturelle et qui rappelleraient plutôt les faits d
sélection artificielle que l'homme lui-même pai
vient à diriger ou à produire dans les plante.
LETTRE r/lN MYTHOLOGUE 1 I .*>
usuelles et les animaux (lomostic|ues. On pour-
rait donc supposer cjue des intelligences supé-
rieures à la nôtre ont conduit notre évolution
organique, en vue de fournir à la vie intcllec-
luelle et morale qui devait naître l'instrument
matériel dont elle avait besoin. Il est curieux de
voir la science moderne reproduire, comme der-
nière conclusion, la fable juive de la création
d'Adam ou la fable greccjue de Prométhée mode-
lant les hommes avec de Targile,
Quam salua lapclo, mislam iluvialibus undis
Finxit in cffi^nem moderanlum cuncta Deorum.
Les (juestions d'origine échappent à l'obser-
vation et à la science ; cependant l'esprit humain
ne peut pas se désintéresser de ces grands pro-
blèmes : il faut donc qu'il se contente des solu-
tions mythologiques, puis(|u'il ne s'en présente
pas d'autres. Malheureusement ce sont des hié-
roglyphes écrits dans une langue qu'on ne com-
prend plus. Les mythidogies nous olfrent sous
diverses formes l'idée d'une intervenlit^i divine
dans les origines de l'humanité. D'après le Poly-
théisme grec, la race des Héros naît de l'union
des Dieux avec les femmes mortelles. La mvtho-
«
IIG RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
logie hébraïque a une tradition analogue, indi-
quée dans quelques versets de la Genèse et déve-
loppée dans cet étrange livre d'IIénoch, d'où
Thomas ^loore a tiré son poème des Amours
des anges et Byron un de ses deux drames
bibliques, le Ciel et la Terre.
Il est difficile de concevoir ce que pouvait
être, avant la conquête du feu et la création du
langage, une humanité dans les limbes de la
morale et de la pensée. Il se peut cependant que
quelque race de singes anthropoïdes soit arrivée,
comme tant d^espèces d'animaux, à une grande
pureté de formes. Peut-être y avait-il déjà, comme
aujourd'hui, des créatures d'une beauté à séduire
les anges, et n'ayant pas plus de conscience et
de raison qu'une fleur. Alors, s'il existe des êtres
au-dessus de nous, — et pourquoi l'échelle serait-
elle interrompue ? — ils ont bien pu vouloir
descendre jusqu'à l'humanité pour l'élever jus-
qu'à eux.
Les Dieux de l'Inde se sont incarnés plusieurs!
fois dans la forme humaine et même dans des)
formes animales, pour la rédemption du monde.]
D'après les livres hermétiques, le Dieu suprême!
de l'Egypte, pour régénérer les hommes et lesl
LETTRE I)*l > MYTHOLOGIE 117
instruire, leur envoie Osiris. On trouve une idée
malogue dans les Grandes Eoïées d'Hésiode, à
propos de la naissance d'ilcrakiès, le type des
héros demi-Dioiix : Zeus, voulant donner un sau-
veur aux hommes, cherche une femme qui soit
digne d'en être la mère, et il n'en voit pas de
plus accomplie qu'Alkmène, femme d'Amphi-
tryon : jamais femme n'aima autant son époux.
C'est sous la forme de cet époux que le Dieu se
présente à elle. Deux jumeaux naissent le même
jour et sont déposés dans le même bouclier.
On ajoutait, pour compléter la légende, que des
serpents étoulTés par Ilcraldès avaient fait con-
naître lequel des deux frères était de la race
des Dieux.
La poésie a bien le droit d'attribuer aux héros
une origine divine ; ceux qui sont l'image des
Dieux sur la terre méritent d'être appelés leurs
iifants. Le symbole de la naissance du Christ,
dans la mythologie chrétienne, présente la même
idée sous une forme plus chaste : une vierge,
pouse d'un juste, est choisie pour enfanter le
Hédcmptour. Jésus passe pour tils de Joseph et
l'Kvangile expose la généalogie qui le rattache
1 David, mais en réalité il est lils de Dieu ; de
118 RI^VERIES d'iN païen MYSTIQUE
même Ilèraldès est appelé tantôt le (ils de Zeus,
tantôt le fils d'Amphitryon .
Dans les fables poétiques sur Torigine des
Héros, il est à remarquer que jamais les fem-
mes mortelles n^'acceptent de bonne grâce l'amour
d'un Dieu. Zeus est obligé de se changer en cy-
gne, en aigle, en taureau, il ne peut réussir qu'en i
prenant la forme d'une bête ; si la femme savait
que c'est un Dieu, elle n'en voudrait pas. Apol-
lon, le plus beau des immortels, n'a aucun suc-
cès en amour : Daphnè se sauve à son approche,
Coronis le trompe indignement, on ne sait pour
qui, pour le premier venu ; il suffît que ce ne
soit pas un poète. Le Féminin, qui est la ma-
tière et la vie, a une répugnance instinctive pour
l'intelligence et l'idéal.
Jeune fille, dit l'ange Ithuriel, je t'ai aperçue
de là-haut, quand tu te boignais dans l'eau trans-
parente; sous les cèdres du mont Hermon, et
j'ai quitté le ciel pour toi. Laisse-moi contem-
pler tes yeux noirs, mes étoiles. Tu es trop belle
pour la terre, Dieu s'est trompé en te faisant
naître ici. Mais il ne t'a donné que la vie, moi,
je veux te donner une âme. Dans cette forme
divine j'allumerai une flamme céleste, je serai
i
LrETTRK dVn M VTIIOLOC.LK 111)
ton créateur et ton amant. Viens, nous voyage-
rons parmi les astres d'or, au-dessus des nuées ;
je te porterai sur mes ailes puissantes, je t'en-
seignerai les lois éternelles.
— Tais-toi, Flgrégore : tu vuis bien qu'elle ne
comprend pas. Les éclairs de son regard, tu
as cru que c'était lintelligence, ce n'était que
la vie. Est-ce qu'elle a des ailes pour te suivre?
Tu lui parles une langue inconnue, elle a peur
et elle se sauve. Ah! la guenon du pays de Xod,
elle va retrouver son grand singe anthropoïde,
là-bas, dans les marais. Elle a raison, il faut des
couples assortis. Mais toi, que fais-tu ici, Dieu
tombé? Va, retire-toi au désert et attends la lin
de ton exil.
Les eflluves du ciel peuvent descendre sur la
terre, mais l'inerte matière ne peut monter vers
l'esprit. Les Ames sont des étincelles du feu cé-
leste, tombées des calmes régions de l'éther dans
la sphère agitée de la vie. Vaincues par la toute-
puissante fascination de la beauté, courbées sous
le joug humiliant du désir, écrasées par les lour-
des chaînes du corps, elles savent bien que la
naissance est une chute et la conception une
souilluri'. La pudeur leur rappelle le souvenir
l!^0 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
de la tache originelle ; sous ce voile niyslicjue
elles cachent la honte de leur incarnation. Pour-
quoi ces rougeurs involontaires au seul nom de
la volupté ? N^est-ce pas une loi divine, cette
irrésistible attraction qui enchaîne l'esprit dans
la matière ? C'est la source de la vie, la base de
la famille, la grande communion des êtres, et on
n'ose pas en parler. 11 y a là un mystère pro-
fond que devraient bien expliquer vos théories
modernes de réhabilitation de la chair.
La mort aussi est un mystère, entouré comme
Tautre d'un inexplicable mélange de respect et
de dégoût. Lever les chastes voiles, révéler ce
qui s'enveloppe de silence et d'ombre, serait
aussi impur et aussi impie que de violer un
tombeau. Devant les deux portes de la vie, il y
a une horreur sacrée. La lumière souillerait ce
qui appartient à la nuit. L'origine et la fin des
choses sont les secrets des Dieux.
i
LETTRE d'iN MVTFIOLOGL'E 121
Sole très intéressante trouvée dans les papiers de
Louis Ménard et qui n'était certuinenienl pas la rédaction
définitive de l'auteur. .\ous ne la publions pas moins à
titre de document, ce passage indiquant le point auquel
avait abouti sa philosophie quand il le jeta sur le papier,
c'est-à-dire vers les derniers temps de sa vie.
Réponse du Naturaliste au Mythologue
Vous avez raison, mais soyons justes et pas tant de
i>léro contre le Féminin qui fait son métier d'Erinnycs ;
n'oubliez pas que les Dieux perçoivent les rayons Rœntgen.
Quand l'ange Ithuricl a regardé cette fille se baigner, il a
dû voir sous la Iransparence des chairs un tube digestif et
e qu'il y avait dedans. Si les Anges quittent le Paradis
pour cette boite à ordures, leur chute est ridicule et hon-
teuse ; elle prouve cpic malgré toutes leurs protestations
d'idéalisme ils sont plus sensuels (ju'ils n'en ont l'air, et
que l'amour céleste les ennuie.
Saint Paul a raison d'ordonner aux femmes do se voiler
à cause des Anges car la beauté des filles de Caïn a séduit
les Kgrégorcs cl causé leur damnation éternelle. De là est
née la race meurtrière et carnivoro des Cjéants, et pour laver
la souillure du sang répandu, il a fallu noyer la terre sous
les eaux du Déluge.
l'uisque vous ainiez la .Mylli(»logie chrétienne, demandez
à la Gnose de vous cxpli({uer le mystère do la génération
des élrcs. Séduites par le serpent du désir, les Ames goû-
tent le fruit défendu de la voluplé qui les fait tomber dans
li-H bas-fonds do la matière, loin du jardin virginal ilo purclô
iconsciontc uù elles dormoicnl dans une communion tng6-
1^:^ RflVERTES d'iN PAÏEN MYSTIQUE
liquc avant leur incarnation. Les vêtements de peau faits
par lahveh sont une allc^'oric du corps terrestre, la pudeur
est le stigmate d'une origine impure. Après l'ivresse de la
chair, la honte et le remords : < Pourquoi le caches-lu ?
Gomment sais-tu que tu es nu ? » C'est que la conception
est un grand mystère, le secret des Klohim et le silence
est la loi de toute initiation ; l'épée flamboyante du Kéroub
garde le chemin de l'arbre de vie.
L'incarnation est une chute volontaire et humiliante, la
tache originelle un juste châtiment non de quelque faute
antérieure à la naissance comme l'ont cru Empédocle et
Hermès Trismégistc, mais de la naissance elle-même. Les
âmes ont mal fait de vouloir naître et se séparer de l'unilc
primordiale. L'individuation implique l'égoïsme, la lutte
pour l'existence, le droit de se défendre et d'attaquer. La
vie est un combat de chacun contre tous. La douleur et la
mort sont l'expiation de la naissance.
L'inflexible nécessité condamne tous les êtres vivants à
s'entretuer jusqu'à la fin du monde. 11 faut que la vie dc>
uns se nourrisse de la mort des autres jusqu'à l'heure bénie
où Brahma rentrera dans son sommeil, d'où il aurait dû ne
jamais sortir.
Et pourtant, il est écrit sur les tables du Sinaï : « Tu ne
tueras point ». Le Bouddha qui maudit la vie étend sa cha-
rité sur nos humbles frères les animaux, et défend de les
sacrifier. Mais si la vie est mauvaise, pourquoi condamner
le suicide et le meurtre ? Si nous avons eu tort de naître,
pourquoi maudire la mort qui répare notre erreur ? Com-
ment justifier le désaccord du symbole et de la loi ? Les
religions cjui rendent des oracles contradictoires peuvcnl-
elles reprocher à la science de ne pas vouloir aborder les
problèmes insolubles ?
CIRGE
Douce comme un rayon de lune, un son de lyre,
Tour dompter les plus forts, elle n'a qu'à sourire.
Les magiques lueurs de ses yeux caressants
Versent l'ardente extase à tout ce qui respire.
Les grands ours, les lions fauves et rugissants
Lèchent ses pieds d'ivoire ; un nuage d'encens
L'enveloppe; elle chante, elle enchaîne, elle attire,
La Volupté sinistre, aux philtres tout-puissants.
Sous le joug du désir, elle traîne à sa suite,
1/innombrable troupeau des êtres, les charmant
Par soû regard de vierge et sa bouche qui ment,
rran(|uill0, irpôsistible. Ali ! maudite, maudite !
l'uisque tu changes l'homme en bôto, au moins endors
hans nos ccours pleins de toi la honte et le remords.
LA SIRENE
La vie appelle à soi la foule haletante
Des germes animés ; sous le clair firmament
Ils se pressent, et tous boivent avidement
A la coupe magique où le désir fermente.
Ils savent que l'ivresse est courte; à tout moment
Retentissent des cris d'horreur et d'épouvante,
Mais la molle sirène, à la voix caressante,
Les attire comme un irrésistible aimant.
Puisqu'ils ont soif de vivre, ils ont leur raison d'être :
Qu'ils se baignent, joyeux, dans le rayon vermeil
Que leur dispense à tous l'impartial soleil; .
Mais moi, je ne sais pas pourquoi j'ai voulu naître;
J'ai mal fait, je me suis trompî, je devrais bien
M'en aller de ce monde oij je n'espère rien.
LE VOILE D'ISIS
Hermès. Dépose la lampe à terre, Asclèpios ;
toi seul et moi connaissons le passage souter-
rain (jui conduit à ce sanctuaire, nous sommes
en sûreté.
Ascii' j)ios. Pounjuoi, b Trismégiste, m'as-tu
mené, au milieu de la nuit, dans les caveaux
<lu temple de Phila'? \'as-tu me révéler les der-
niers mystères, et suis-je parvenu au terme de
l'initiation ?
Hernies. Tu es mon disciple fidèle, Asclèpios,
l le seul ami (|ui me reste sur la terre, depuis
(|ue Tat et Ammon ont été massacrés par les
moines de Syène. Le ])ressentimenl d'un dan-
pM' (jui, je l'espère, ne menace (|ue moi, m'a
averti ([u'il était temps de te transmettre mes
fonctions d'lnén)phant«'. Tu t'appelleras Her-
mès, et tivs disciples, (|uand tu les auras trouvés
120 RI-A'KRIES d'iN TAÏEN MYSTIQUE
s^ippelleront Tat, Asclèpios et Ammon. Puisse
se compléter bientôt la tétrade hiératique qui
doit transmettre, d'une génération à l'autre, le
dépôt de la science sacrée.
A sclcpios. Je crains que ce souhait ne puisse
s'accomplir, ô Trismégiste. A moins de recueil-
lir un enfant abandonné, comme tu m'as re-
cueilli moi-même, comment trouverai-je un dis-
ciple au milieu de l'Egypte chrétienne ?
Hermès. Je le sais, Asclèpios, nous vivons
dans les jours mauvais annoncés par nos livres
prophétiques. L'Egypte, cette terre sainte, ai-
mée des Dieux pour sa dévotion à leur culte,
est devenue une école d'impiété ; les enfants
foulent aux pieds la religion de leurs pères.
Depuis le fatal édit de Théodose, si facilement
accepté par la lâcheté du peuple, les statues des
Dieux sont brisées, et sur les murs des temples
c hangés en églises, leurs images sont martelées
et couvertes de chaux. Seule, l'île sainte de
Phihe abritait encore la sagesse antique, mais
j'ai lieu de craindre que nous, ses deux derniers
fidèles, ne soyons forcés bientôt de quitter ce
suprême asile. C'est pourquoi j'ai voulu te con-
fier un trésor sacré, que tu porteras plus loin,
LE VOILE d'lSIS 127
vers les sources du Nil, dans des déserts où
rimpiété ne puisse ratteindre. Je t'ai souvent
parlé du voile d'Isis ?
Asclèpios. Plus d'une fois, en elTet, tu m'as
parlé de ce voile merveilleux, que ne souleva
jamais la main d'un mortel, où toutes les fleurs
de la terre sont brodées en couleurs éclatantes,
toutes les étoiles du ciel en paillettes d'or. Mais
je n'ai jamais vu ce voile splendide, ou plutôt,
je pense que tes paroles étaient une énigme
dont je n'ai pas su pénétrer le sens.
Hermès. Ouvre ce grand coffre d'ébène,dont
\oici la clef. Celui qui fut mon initiateur et mon
maître, l'Hermès qui m'a précédé, parvint à le
>ustr;iire aux flammes (jui consumèrent la bi-
bli()thè(jue d'Alexandrie, lors de la destruction
du grand temple de Sarapis. Il contient les li-
vres sacrés de tous les peuples, et avant tous
les autres, ceux de nos ancêtres, le Livre des
manifestations ii la lumière, avec les additions
du roi Menkera, les poèmes de Pentaour sur les
guerres du grand Hamsès, les livres de llioth
Trismégiste, non des traductions infidèles ou
lilsiliéos, mais le texte primitif, tel qu'il fut
gravé sur les colonnes de Tiiotb en caractères
128 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
sacrés. A côté est la collection des plus anciens
poètes de la Grèce, Homère et tout le cycle
épique, Hésiode, Parménide et Empédocle, le
premier recueil des hymnes d^Orphée, les poé-
sies devenues si rares d'Alcée, de Stésichore et
des autres lyriques, l'exemplaire original des
tragiques, emprunté par les Ptolémées aux Athé-
niens. Plus loin sont les livres de la Chaldée
et de la Phénicie, consultés ou copiés par Bé-
roze et Sanchoniaton, la Loi et les prophètes
des Juifs, et même les livres du Juste et des
guerres de laô, qui ont servi aux prêtres de Jé-
rusalem pour composer leur Bible et que les
Juifs ne possèdent plus aujourd'hui. Enfin,
voici les livres sacrés des Brahmanes et des Ma-
geSj le Véda et l'Avesta, apportés à Alexan-
drie par le premier des Lagides, après l'expédi-
tion d'Alexandre.
Asclèpios. Ce colTre contient un trésor ines-
timable, ô Trismégiste, mais quel rapport y a-
t-il entre ces livres et le voile d'Isis ?
Hermès. Ces livres renferment les formes
primitives de la révélation religieuse. Là, l'in-
telligence humaine, dans le libre essor de sa
virginité, a traduit par des symboles multiples
LE VOILE d'iSIS 12^)
ses premières intuitions de la nature des cho-
ses. Chaque peuple a tressé avec amour un pan
de ce riche manteau semé de fleurs et d'étoiles.
Comme la parole traduit la pensée, l'immuable
vérité se manifeste par le spectacle changeait
des apparences ; c'est là le voile mystique de
la grande Isis. Il était transparent pour le clair
retrard de l'humanité naissante ; la mère uiii-
verselle n'avait pas de secrets pour l'enfant
(|u'elle berçait dans ses bras. Il devient impé-
nétrable pour les races vieillies, et aucun œil
mortel ne peut le soulever. Les lumières du ciel
s'éteignent dans l'ombre du soir, la nature s'en-
veloppe de silence, ses oracles sont muets pour
nous. Nous disséquons une à une toutes les
(leurs de sa robe, mais la vie échappe à l'ana-
ivse, l'orisrine et la fin des choses se dérobent à
rd'il (le la science, et nous ne pouvons entre-
voir le secret de notre destinée qu'en interro-
geant la langue des symboles, cette langue mys-
térieuse que parlaient nos pères et que nous
ne comprenons plus. Conservons donc, ô As-
clèpios, ce dépôt sucré des traditions religieu-
ses ; c'est l'héritage du passé qui doit être trans-
mis à l'avenir. Puism»-l-il traverser les siècles
130 RÊVERIES dY'N païen MYSTIQUE
ténébreux qui s'ouvrent pour le monde et repa-
raître intact aux premiers rayons d^une nouvelle
aurore !
Asclèpios. Prévois-tu donc, ô Trismégiste,
une renaissance de la lumière, au delà de cette
sombre nuit dans laquelle nous entrons ?
Hermès. Tout ce qui végète ou rampe sur la
terre, ô Asclèpios, tout ce qui nage dans Teau
ou vole dans Tair, suit dans son développement
la révolution périodique du soleil. Il est la source
du mouvement dans les intelligences comme
dans les corps. La vie delhomme, entre la nais-
sance et la mort, imite les alternatives du jour
et de la nuit, la succession des saisons de Tan-
née. L^histoire des peuples reproduit la marche
ascendante et descendante de la vie humaine,
car le tout est Timage agrandie de chacune de
ses parties, comme on voit, en brisant un cube
de sel, qu'il est formé d'une infinité de cubes
élémentaires. Il est donc naturel que les peuples,
comme tout ce qui est vivant, aient leurs pério-
des de croissance et de déclin, miroir des sai-
sons et des heures. La jeunesse répond au matin
et au printemps, la maturité de l'âge à l'été et
au milieu du jour, la vieillesse au soir et à Tau-
LU VOILE l/lSIS DM
tomne. Ces phases successives sont suivies par
la mort, qui ressemble à la nuit et à l'hiver. On
doit donc croire aussi que, dans l'histoire comme
dans la nature, le printemps succédera à l'hiver
et l'aurore à la nuit.
Asclèpios. Qu'entends-tu par la mort d'un
peuple, 6 Trismégiste? Si tu veux parler de sa
soumission à des étran«^ers, l'Horypte est morte
depuis le temps de Cambyse.
Hermès. La conquête, Asclèpios, peut se com-
parer, non à la mort, mais à la servitude. Il faut
même distinguer, parmi les peuples conquis,
ceux qui avaient toujours obéi à des rois et ceux
qui avaient l'habitude de se gouverner eux-
mêmes. Quand les républiques de la Grèce ont
été soumises par les Romains, on a pu leur appli-
quer le mot d'Homère : Thomme réduit à l'es-
clavage perd la moitié de son âme ; tandis que
pour l'Kgypte, il importe peu que son maître
s'appelle Hamsès ou Cambyse, Ptolémée ou Cé-
sar. Il en est autrement de la mort des peuples ;
elle ressemble h la mort de l'homme et se recon-
naît aux mêmes signes. I^i vie cesse pour l'homme
(piand l'Ame a quitté le corps cprelle aimait :
l'âme des peuples c'est leur religion : nn peuple
lî^i RKVERIES d'un I'AÏEN 3IYSTigUE
qui a renié ses Dieux est un peuple mort. C'est
ce qui est arrivé, depuis la victoire du christia-
nisme, non seulement à l'Egypte, mais à toutes
les nations qui composaient l'empire de Rome,
Des peuples nouveaux prendront leur place.
L'empire établi par Constantin à Byzance n'est
plus Tempire romain, quoiqu'il en garde le nom ;
c'est un nouvel empire, qui suivra ses destinées.
La Gaule, TEspagne, Tltalie, sont occupées déjà
par des races barbares, le même sort attend
rÉgypte, caria prophétie de Thoth ne peut tar-
der à s'accomplir.
Asclèpios. Mais tu m'as dit souvent, ô Tris-
mégiste, que la mort n'était qu'un des modes
de l'existence. Nos pères ont cru à l'immortalité
de l'âme et à ses transmigrations. Les peuples
aussi doivent retrouver au delà de la mort une
vie nouvelle dans leurs descendants, et toi-même
as parlé tout à l'heure d'une renaissance.
Hermès. L'Egypte renaîtra, mais elle ne sera
plus comme dans le passé le grand foyer de l'in-
telligence, car ce foyer se déplace à travers le
temps et va de l'orient au couchant, comme le
soleil dans le ciel. Une race nouvelle régnera
en Egypte et bâtira des temples pour un culte
LE VOILE d'lsIS 133
nouveau ; mais par la révolution des Ages, ces
temples tomberont en poussière et les monuments
é levés par nos ancêtres subsisteront, quoif|ue
mutilés moins par l'injure du temps que par
rimpiété des hommes. Les empires nouveaux
rentreront dans la nuit, et au milieu de leurs
décombres et des sables du désert, se dresse-
ront, impérissables, les pylônes de Thèbes et les
pyramides do Memphis.
Asclèpios, Et que deviendra, dans ces siècles
lf)intains, l'àme de la vieille Egypte ?
Hermès. Les âmes, tu le sais, résident dans
l'éther, entre la région des nuages et celle des
• toiles. C'est de là qu*elles répandent sur nous
l<'urs influences bénies. Mais, comme le soleil
ne peut verser la chaleur et la lumière sur ceux
({ui évitent ses rayons en se cachant dans les
cavernes, ainsi los morts oubliés par les vivants
les oublient à leur tour ; iK no sont présents
(|u'au miHou de ceux (|ui ponsont à eux et qui
los prient. La pensée des peuples anciens rayt>n-
norjiit comme un phare sur l'avenir, si l'avenir
ri'cuoillait los leçons du passé avec le respect
d'un (ils pour la mémoire do sc)n père ; mais le
temps est venu où, s»don la paroK^ de Tholl», on
134 RfiVERlES dVn païen MYSTIOIE
préférera les ténèbres au jour et la mort à la vie.
L'antique Egypte peut dormir au fond de ses
nécropoles ; à l'heure où la science l'en évoquera,
elle saura bien révéler le secret de sa langue
mystérieuse à ceux qui l'interrogeront avec fer-
veur.
Asclèpios. Un bruit confus arrive jusqu'ici,
Trismégiste, je crains qu'on ne découvre notre
retraite ; je vais ouvrir les écluses, s'il en est
encore temps.
Hermès. A quoi bon, Asclèpios? laisse la des-
tinée s'accomplir, il vaut mieux mourir ensem-
ble... Il est parti et ne m'entend plus. Le bruit se
rapproche, un cliquetis d'armes, des pas précipi-
tés et des cris de mort. Allons le rejoindre. Mais
le voici qui revient. — Tu es blessé, mon enfant ?
Asclèpios. Je meurs, mon père. Il était trop
tard pour leur fermer la route, ils sont main-
tenant dans le souterrain, ils suivent les traces
de mon sang.
Il meurt ; révêqae Théodore entre suivi
d'une troupe de soldats et de moines.
Théodore. Saisissez ce vieillard et liez-lui les
mains, mais respectez sa vie, notre Dieu défend
de verser le sang.
LE VOILE d'iSIS 135
Hermès. Pourquoi donc avez-vous versé celui
de cet enfant?
Un centurion. La rébellion et l'impiété sont
des crimes. Il y ii plus de soixante ans qu 'un édit
impérial a ordonné de fermer les temples des ido-
les ; c'est une honte pour TK^ypte que le Démon
conserve encore à Pliiliu un dernier repaire.
Un moine. Livre-nous le trésor que tu gardes
caché qiK.'lque part dans ces caves, et on te fera
grûce de la punition que tu mérites.
Hermès. Je l'aurais livré pour racheter la vie
de ce jeune homme ; puisque vous l'avez tué,
mon secret mourra avec moi.
Un soldai. Meurs donc, et cjue ta fausse reli-
<;ion disparaisse de la terre.
Hermès. J'attendais cette réfKinse et je re-
mercie h\ main (|ui m'a frappé.
Ae ccnlurion. Qu'on brise ce colTre d'ébène,
le trésor doit être là.
Hermès. Il vous appartient, mais il ne peut
vous servir, {^ardez-le pour vos enfants.
Théodore. Quoi, ce sont des rouleaux de pa-
pyrus ? Des livres de maj^ie, sans doute : (|U*on
It'*^ brûle ; nos enfants ont l'Hvanj^ile et u'out
pas br^oiii (l'.uitrc lecture. Hès demain ce
lî^6 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
temple sera purifié et consacré au vrai Dieu.
Hermès. La prophétie de Thoth est accom-
plie, la grande nuit enveloppe le monde. Vous
blasphémez les Dieux de vos pères, vous détrui-
sez l'œuvre des siècles, vous ne laissez rien à
faire aux barbares. Ils viendront cependant,
pour nous venger ; ils proscriront votre religion
comme vous proscrivez la nôtre. L'Egypte offrira
ses mains aux chaînes des esclaves, et, dans
l'avenir, quand des voyageurs viendront des
terres lointaines de l'occident pour admirer les
ruines de nos temples, s'ils cherchent les des-
cendants de cette forte race qui fut l'aïeule et
Finstitutrice des nations, ils verront grouiller
sur le limon du Nil un misérable peuple de cha-
cals, fouillant la terre où reposent les morts et
violant les tombes pour vendre les cercueils de
leurs ancêtres. Moi, je meurs, et je bénis les
Dieux de me réunir à celui qui fut mon dis-
ciple fidèle et mon dernier ami. Aucune main
pieuse ne viendra ensevelir selon les rites con-
sacrés les deux derniers prêtres d'une religion
morte, mais nos âmes délivrées s'envoleront
ensemble vers les sphères lumineuses où sont
les âmes de nos pères.
RESIGNATION
C'est une pauvre vieille, humble, le dos voûté.
Autrefois on l'aimait, on s'est tué pour elle.
Qui sait? peut-être un jour tu seras re^^retté
De celle qui dit non, maintenant qu'elle est belle.
Elle aussi vieillira, puis l'ombre universelle
La noîra, comme toi, dans son immensité.
Il faut que les grands Dieux, pour leur œuvre éternelle.
Reprennent le bonheur qu'ils nous avaient prêté.
Nous sommes trop petits dans l'ensemble des choses ;
La nature mûrit ses blés, fleurit ses roses
Et dédaigne nos vœux, nos regrets, nos elTorts.
Attendons, résignés, la fin des heures lentes;
Les étoiles, là-haut, roulent indifférentes;
Qu'elles versent l'oubli sur nous ; heureux les morts !
THÉRAPEUTIQUE
J'ai lu, je ne sais où, la légende amoureuse
De Raymond Lulle : on dit qu'un jour il rencontra
Une femme fort belle, et l'amour pénétra
Dans son cœur calme, et vint troubler sa vie heureus
Il quitta, comme Faust, la route ténébreuse
De l'austère science, et son amour dura
Jusqu'au jour où l'objet qu'il aimait lui montra
Son sein, que dévorait une lèpre hideuse.
Miroirs de volupté, beaux lacs aux flots d'azur
Où se cache toujours quelque reptile impur,
Anges d'illusion, démons au corps de femmes,
Sirènes et Circès, qu'il est triste le jour
Où, pour guérir nos cœurs du poison de l'amour,
Vous nous montrez à nu la lèpre de vos âmes l
L'OUIGIXE DES INSECTES
(Tradition rabbiniquc.)
Quand Dieu eut achevé la création, et au mo-
ment où il s'applaudissait de son œuvre, il enten-
dit derrière lui un rire moqueur. C'était Satan,
qui se trouvait, comme d'habitude, au milieu de
l'armée du ciel. « Tu aurais peut-être mieux
fait? lui dit lahvoh. — Peut-être, répondit l'Ad-
versaire. — Eh bien, mets-toi à l'œuvre, nous
verrons ce que tu produiras. >
Satan prit le reste du limon démiurj^ique d'où
Dieu avait tiré les hôtes h quatre pieds, les pois-
sons des eaux, les oiseaux du ciel et l'homme
lui-même. Il le trouva pres<jue entièrement sec,
ot lorsqu'il essaya de le modeler, tout se rédui-
sit en poussière. « Cela pourra nuire aux dimen-
sions de mes créatures, se dit-il ; cependant je
n'ose puiser de l'eau ^génératrice, sur laquelK*
flotte encore l'esprit de Dieu. »
140 RflVERIES d'un 1»AÏEi\ MYSTIQUE
Il prit un rayon de soleil et anima cette pous-
sière, puis il présenta, comme échantillons de
ses œuvres, une mouche, un scarabée, une fourmi,
une abeille, une sauterelle et un papillon. Les
anges se mirent à rire.
« Ce sont ces petits êtres, dit le Seigneur, qu(
tu prétends opposer à ma création?
— La grosseur ne signifie rien, dit le Diable ;
tu es plus fier de rhom.me que de la baleine.
Ceux-ci sont petits parce qu^ils n'ont presque
rien de terrestre, juste assez pour envelopper,
sans Tappesantir, Tétincelle de flamme qui los
fait vivre. Vois à quelles hauteurs ils s'élèvent,
par le saut ou par le vol, tandis que Thomme
reste enchaîné à la terre, d'où il est sorti. Per-
mets qu'une nuée de sauterelles s'abatte sur un
champ, et elles montreront que le nombre sup-
plée à la force. L'homme est nu et désarmé ;
moi, j'ai protégé la vie de mes enfants. Ils ont
de solides boucliers pour se défendre, de robustes
mâchoires pour attaquer. Leurs os sont extérieurs
et protègent les parties faibles, au lieu de \e^
laisser exposées à toutes les menaces du dehors.
S'ils tombent, à défaut de leurs ailes, leur cui-
rasse amortit la chute ; ime feuille leur suffit
l/oRIGINi: DES INSECTES 1^1
pour s'abriter, leur rapidité les sauve de leurs
l'iinemis. Ils ne sont pas difficiles à nourrir : les
uns vivent de la pourriture et font sortir la vie
(le la mort, les autres boivent le suc des fleurs
^ans les souiller ni les flétrir.
« L'homme, à son entrée dans le monde, ne
peut vivre (|ue de la substance de sa mère, et
que deviendrait-il, si elle le quittait un instant?
Mes créatures ne connaissent pas leurs mères,
niais ma providence leur en tient lieu. A chaque
automne, les ceufs sont déposés en lieu sur,
pour éclore au premier réveil du printemps.
Pour l'homme, la jeunesse est le meilleur temps
de la vie ; la seconde moitié de son existence se
passe en stériles regrets. Moi j'ai placé h* bon-
heur au terme de la \ ie, pour vn faire le prix
lu (lavail ; (piaud la chenille est devenue pa-
|)ill(ui, elle s'envole dans un ravon de soleil,
ans autre souci (jue de jouir cl d'aimer. VA je
l'ai pas borné le plaisir à un instant ra[)ide, je
Ile l'ai pas mesuré d'une m.iin avare, comme
I u l'as fait pour l'honiine...
— N'insiste pas sur ce sujet, dit Oiiu, tu
pourrais olîenser la chasteté des Anges.
— Je n'en suis pas bien sûr, ré[)li«[ua Satan ;
142 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
il me semble voir Azaziel sourire et Samiaza
prêter l'oreille. Les filles dos hommes feront
bien de se voiler de leurs longs cheveux et de
ne pas s'égarer dans les sentiers du mont Her-
mon.
— Assez, dit Dieu ; l'avenir ne te regarde
pas : je me suis réservé la prescience.
— Alors tu sais, répondit le Prince de ce
monde, quel usage fera l'homme de l'intelligence
que tu lui as donnée. Peut-être un jour te re-
pentiras-tu de l'avoir fait, quand les cris de
mort monteront vers toi, quand la terre sera
rouge du sang répandu, et que pour la laver il
faudra déchaîner la mer et ouvrir les cataractes
du ciel.
— J'ai donné à l'homme l'intelligence et la
liberté, dit Dieu; il récoltera ce qu'il aura semé,
— L'intelligence se trompe, la liberté s'égare,
dit Satan ; moi, j'ai donné à mes créatures un
instinct infaillible. La monarchie des abeilles et
la république des fourmis pourront servir de
modèles aux sociétés humaines, mais je ne crois
pas que ces exemples trouvent beaucoup d'imi-
tateurs.
Tu le vois, maître, dans l'humble création
L*0RIGINE DES INSECTES 143
que j'ai produite pour t'obéir, j'ai pris le con-
hcpied de ton œuvre. C'est à toi de décider si
l'ii réussi. »
laliveh se contenta de sourire et dit : « Par-
lons d'autre chose. »
LE RISHI
Dans la sphère du nombre et de la différence,
Enchaînés à la vie, il faut que nous montions,
Par l'échelle sans fin des transmigrations,
Tous les degrés de l'être et de Tintelligence.
Grâce, ô vie infinie, assez d'illusions I
Depuis Téternité ce rêve recommence.
Quand donc viendra la paix, la mort sans renaissance^
N'est-ilpas bientôt temps que nous nous reposions^
Le silence, l'oubli, le néant qui délivre,
Voilà ce qu'il me faut ; je voudrais m'affranchir
Du mouvement, du lieu, du temps, du devenir ;
Je suis las, rien ne vaut la fatigue de vivre,
Et pas un paradis n'a de bonheur pareil.
Nuit calme, nuit bénie, à ton divin sommeil.
L
L'ATHLETE
.L' suis initié, je connais le mystère
I'.' la vie : une arène où l'immortalité
Est le prix de la lutte, et je m'y suis jeté
Librement, voulant naître et vivre sur la terre.
Les héros demi-Dieux ont soufTert et lutté
Pour conquérir au ciel leur place héréditaire :
Que la lutte virile et la douleur austère
Trempent comme l'airain ma libre volonté.
Suivons sans peur le cours de nos métempsycoses,
Kt do l'ascension montons le dur chemin,
Sous les yeux de nos m irts qui nous tendent la main.
lU recjvront, du haut de leurs apothéoses,
D uis roiynipo étoile conquis par leur vert i,
L'âme qui combattra comme ils ont combattu.
10
ESCHATOLOGIE
L' Homme, Jeconndiis les limites de la scienct ;
elle les a fixées elle-même ; ce qui m^intéressi
le plus est hors de sa sphère. Il est inutile dr
l'interroger sur la destinée de l'homme, elle ne
la connaît pas. S'il y avait encore des oracles,
j'irais les consulter. Sans doute les Dieux supé-
rieurs sont trop grands pour m'entendre ; ils
s'occupent des espèces, et je ne suis qu'un indi-
vidu. Mais il j a peut-être autour de moi des
intelligences invisibles, des amis connus ou in-
connus : n'y aura-t-il pas une voix qui me ré-
ponde ?
Le Dieu. Tu m'as appelé, me voici : inter-
roge-moi, je te répondrai.
L'Homme. Qui es-tu ?
Le Dieu. Ton Démon, ton Ange gardien,,
donne-moi le nom que tu voudras. Je sais ce,
que tu ignores ; ce que tu pourras comprendre.
ESCHATOLOGIE 147
je te l'expliquerai ; ce cju'il m'est permis de t'ap-
prcndre, je te rapprendrai.
IJlIommc. Ainsi, il y a des choses que tu
pourrais me dire et (jue je ne pourrais pas com-
prendre? soit, ma raison a des bornes, je le sais.
Mais il y a des choses qu'il t'est défendu de me
dire ; pounjuoi? Si la vérité est bonne, le bien
n'a pas à se cacher ; si elle est mauvaise, je suis
de force à l'entendre, et si j'avais eu peur de la
connaître, je ne t'aurais pas évoqué.
Le Dieu, Est-ce bien la vérité que tu cher-
ches, et la trouverais-tu meilleure que l'incerti-
tude, si elle était contraire à tes espérances ?
Prends ^arde : tu veux savoir si Tàme est im-
mortelle? Ne me demande pas une. réponse trop
prompte : laisse-moi t'y préparer.
U Homme. Ces réticences me disent assez qu'il
n'y a rien à attendre pour moi au delà de cette
vie : c'est bien ; jr m'en doutais.
Le Dieu. Ne cherche pas dans mes paroles
un sens (jui n'y est pas ; \\\\ arlilice de lanj^a^e
ne serait dij^ne ni d'un honune ni d'un Dieu. Je
te répondrai sans réticence, si, après rénexion,tu
'persistes i\ m'interro«;er ; mais réfléchis d'abord.
Tu rccoiinaîti'M'^ peut -rire ((Uf les l>ieu\ ont v\\
148 RÊVERIES d'i'N païen MYSTIQUE
raison de cacher à rhomme sa destinée. Examine
successivement toutes les réponses que je pour-
rais te faire, et tu me diras quelle est celle que
tu voudrais être la vérité.
Suppose d'abord que je te dise : rien ne meurt,
tout se transforme ; les éléments qui composent
ton corps ne sont pas anéantis quand la mort
les sépare : pourquoi disparaîtrait-elle plus qu'eux,
cette force invisible qui les tenait groupés, et
que tu appelles ton âme?
U Homme. Oui, cela a été dit autrefois, Tâme
est une parcelle de l'éther, une flamme captive
dans une lampe d^argile, et la mort est pour
elle une délivrance. Mais alors elle peut rentrer
dans le réservoir commun des âmes, comme uner
goutte d'eau dans la mer ; elle peut aussi ani-r
mer des combinaisons nouvelles, à commencer
par les plus humbles, les vers du tombeau, pari
exemple, car eux aussi ont une étincelle de feul
qui les fait vivre. Mais que me font ces méta-
morphoses, si ma raison et ma conscience re-
montent à leur source divine ? Sans doute réqui-l
libre des forces ne sera pas troublé, mais qi
reste-t-il de l'homme, s'il perd ce Dieu intériei
que chacun porte en soi ?
ESCHATOLOGIE 149
Le Dieu. Toiv orgueil est légitime; il lui ré-
pugne de croire que Tàme humaine, fùt-elle dé-
gradée par le crime, puisse perdre entièrement
la conscience et la raison. Pourtant ces deux lu-
mières, tu le sais, peu vent singulièrement s'obs-
curcir par un mauvais emploi de ta libre volonté.
Suppose donc maintenant fjue tu renaîtras dans
la condition humaine, en apportant dans tes exis-
tences futures le germe des énergies que tu au-
ras développées dans celles-ci. Suppose que les
familles sont des groupes d'Ames associées,
comme les branches du corail, dans une vie
collective, et se développant à travers le temps.
Chacun de vous renaîtrait dans ses petits-tlls,
et par ces renaissances alternées, chaque généra-
tion recueillerait ce (ju'elle aurait semé autrefois.
L' Homme. J'ai souvent pensé (ju'il en devait
être îiinsi : j'ai cru trouver là l'explication des
sympathies spontanées et des ressemblances de
famille ; j'y ai cherché surtout la raison des souf-
frances imméritées. Je sais (|ut' la douleur est
une épreuve, qui nous grandit ri nous épure, si
nous s;ivons la supporter; mais il y a <juel([ut*
chose ((ui accuse votre providence, c'est la dou-
leur tK's enfants. J'ai ti\ché il'y voir rac(juitle-
loO Rf:vERiEs d'un païen mystique
ment nécessaire d'une dette ancienne, contrac-
tée dans des existences antérieures. Cependant,
ô Démon, pour qu'un châtiment soit juste, ne
faut-il pas qu'il soit compris par celui qui le sup-
porte? Les voies de votre justice restent bien
obscures, si chaque fois que nous rentrons dans
la naissance nous perdons la mémoire qui nous
rattachait au passé.
Le Dieu, Ainsi, c'est la mémoire que tu re-
grettes ? Prends garde : remonte la chaîne de
tes souvenirs. Ce n'est pas une confession que
je te demande, et tu n'as pas à t'excuser comme
devant un juge ; la conscience humaine n'a pas à
chercher d'autre juge qu'elle-même : elle n'en
saurait trouver de plus sévère et de plus clair-
voyant. Je sais que tu n'es ni des plus mauvais
ni des meilleurs ; mais souviens-toi : n'y a-t-il
pas un jour, une heure, que tu voudrais retran-
cher de ta vie? Cette heure, nous pouvons l'ef-
facer de ta mémoire, mais aucun Dieu ne peut
faire que ce qui a été n*ait pas été. L'homme de-
mande à ses religions des eaux lustrales pour
laver les souillures; mais, si le repentir efface
la faute, peut-il étendre le pardon à d'autres
âmes qu'un mauvais exemple a perverties et qui,
ESCHATOLOGIE 151
sans cela, auraient peut-être tourné au bien?
Elles en corrompront d'autres à leur tour, et la
chaîne du mal se prolongera, d'anneaux en an-
neaux, dans rindéfini des temps. Quand le cou-
pable sera devenu un saint, (juand il croira en-
trer au paradis de sa conscience régénérée, il
entendra la voix des mauvais souvenirs, et il
verra passer des ombres qui Taccuseront devant
Téternelle Justice. Trouvera-t il alors Timmor-
talité si désirable, et te semble-t-il toujours que
les Dieux ont eu tort de garder leur secret ?
L' Homme. Ne parlons plus de moi : les Dieux
savent ce qu'ils ont à faire. Que Tespoir du
néant reste comme un refuge contre l'éternité
(lu remords. Mais jai connu des âmes immacu-
lées, fjui brillaient dans notre ciel noir comme
des étoiles. Si vous permettez à la mort de les
éteindre, le regret ne sera pas seulement pour
ceux qui les pleurent, mais pour vous-mêmes,
Dieux impassibles, car il y ;iura une lacune dans
votre œuvre, et il manquera ([uel(jue chose à sa
beauté.
f.r Dieu. Suppose donc alors ([ue celles-là
seules seront immortelles ; mais irt)iil)lie pa^ (|ue
l«Mn lumière, dégagée des liens du corp^, lira
15:2 RfivLRiEs d'in païkn mystique
dans toutes vos consciences. Ces âmes pures ne
voyaient pas le mal : elles cherchaient pour vous
des excuses, et croyaient toujours les trouver.
Maintenant leurs regards attristés vous verront
tels que vous êtes, et leurs chères illusions ne
peuvent plus revenir. Si parmi ceux qu'elles
aimaient il y en a qui demandent au néant,
comme tu Tas dit tout à l'heure, un refuge con-
tre le remords, quel vide va se faire autour des*
justes, et qu'ont-ils besoin d'une immortalité
bienheureuse s'ils ne la partagent pas avec ceux
qu'ils ont aimés ? Plutôt que de briser à jamais
des liens indissolubles, eux aussi demanderont
au néant la paix de Téternel oubli.
L'Homme. Alors, ô Démon, il n'y a place ni
pour Tespérance ni pour la prière. Nous avons
raison de pleurer nos morts ; ils ne peuvent plus
nous entendre, et nous ne les reverrons jamais.
Qui donc nous conduira dans les carrefours té-
nébreux de la vie, qui nous tendra la main dans
les rudes sentiers de l'ascension ? Nous les invo-
quions avec confiance, ces amis indulgents qui
pardonnent toujours, parce qu'ils ont souffert
comme nous. Il nous semblait qu'eux seuls pou-
vaient adoucir les immuables décrets des grands
ESCHATOLOGIE 153
Dieux supérieurs. J'aurais cru que toi-même tu
•Hais un de ceux-là, 6 Ange gardien, puisque tu
vis eu pitié de ma raison indécise, et (jue tu as
répondu à mon évocation. Mais tu avais raison,
les secrets des Dieux ne sont pas bons à con-
naître, et j^aurais mieux fait de ne pas t'inter-
roger.
Le Dieu. Tu oublies (jue je t'ai laissé le choix
entre plusieurs réponses, mais je ne t'ai pas dit
encore où était la vérité.
L' Homme. Sans doute, mais de quelque coté
(jue je me tourne, tu ne me fais voir que des
abîmes. Et pourtant, vous le savez, nos angois-
ses ne viennent pas d'un égoïste amour de la
vie, et nous ne craignons (jue les séparations
éternelles. Mais je le vois maintenant, ceux que
la mort a séparés ne se retrouveront ni dans ce
inonde ni dans l'autre.
Le Dieu. Ce n'est pas la mort qui sépare les
âmes, c'est le péché, et le péché est votre œuvre.
(Juand vous pensez aux morts ils sont près de
NOUS : ils n'abandonnent pas ceux ([ui s'unissent
i eux dans la connnunion des saints. Maisf[uand
vous les oubliez, ils peuvent bii'ii vous oublier à
It'ur tnurel boire de l'eau du I.éllu'. lis sont libres
lo4 RÊVERIES d'un TAÏEN MYSTigiE
de s'endormir dans le silence et la paix ou de
rentrer pour des luttes nouvelles dans Tarène de
la vie. Tu doutes trop de la puissance de la
volonté. C^est le Désir qui a créé les mondes ;
toi-même c'est librement (|ue tu es descendu
dans la naissance. Aujourd'hui comme hier, de-
main comme aujourd'hui, tout ce qui veut être
sera.
L'Homme. Comment le possible peut-il vou-
loir avant d'exister ?
Le Dieu, C'est la loi du devenir.
UUomme. Je ne comprends pas : tes répon-
ses, comme tu me Tavais énoncé, dépassent les
bornes de ma raison. Quel plaisir trouvent donc
les Dieux à torturer notre intelligence par d'in-
solubles énigmes ?
Le Dieu. Est-ce la faute du soleil si tu ne
peux le regarder ? Il te suffit de savoir quel est
le but que tu dois atteindre. La Justice est la
loi spéciale de l'homme. Tu as un guide pour t'y
conduire, ta conscience, qui ne t'a jamais trompé.
Chacun de vous est toujours et partout Tunique
artisan de sa destinée. Le juste sait qu'il travaille
pour sa part à l'œuvre magnifique des Dieux.
L'Homme. Ne t'en va pas encore : écoute une
ESCHATOLOGIE 155
dernière question, une dernière prière. Tu ne
m'as pas demandé ma confession, je te la ferai,
cependant. Oui, il y a une heure que je voudrais
retrancher de ma vie, l'heure où, dans le carre-
four du doute, j'ai pris la route gauche. Elle
menait à des fondrières. J'ai vu le péril et j'ai
pu m'arrêter ; mais je voudrais revenir à Tangle
des deux routes et pouvoir encore choisir. La
prière est-elle inutile devant l'irréparable, et
aucun de vous ne peut-il nous rendre une heure
du passé ?
Ac Dieu. Tu as voulu évoquer ce souvenir, il
faut le regarder en face. Tu ne parles que de tes
rogrets : es-tu sûr cju'il ne s'y mêle pas un re-
mords ? Il y a (juelqu'un (juo tu accuses, mais
il y a quelqu'un qui a droit de t'accuser. Deux
Ames, qui n'étaient pas du même ciel, ont tra-
\ ersé ta vie : l'une des deux a vengé l'autre. Le
mal lui-même a sa place dans l'équilibre uni-
VlTSt'l.
L' Homme. J'accepterais l'expiation, et je bé-
nirais votre dure providence, si elle me mon-
trait, au terme de l'épreuve, le pardon et l'oubli.
f.c Dieu, Regarde ces deux ombres, dont lu
lis bien les noms. Les vois-tu, l'une à ta droite,
156 Ri^:vERiES d'un païen mystique
l'autre à ta gauche ? Pardonne à la seconde, e|
la première te pardonnera.
L'Homme. Et comment pourrais-je oublier
Le Dieu, Tout à Theure tu regrettais la mé-
moire ; maintenant tu voudrais faire un choi
dans tes souvenirs. Mais si l'homme oubliait se
fautes, travaillerait-il à les réparer ? N'est-ce pas
le regret de la chute qui le conduit à la rédemp-
tion ? Confîe-toi à la sagesse des Dieux ; ils
savent mieux que vous ce qui vous convient. Ils
ont laissé planer une horreur sacrée sur les der-
niers mystères ; ils les ont enveloppés dans la
nuit, mais c'est par respect pour la vertu de
rhomme. Elle perdrait tout son mérite si elle
attendait une autre récompense que la paix divine
du devoir accompli.
A LASTOR
Le découragement, la fatigue et l'ennui
Me saisissent, devant l'implacable puissance
Des choses ; loi, destin, hasard ou providence,
Quelqu'un m'écrase, et moi, je ne puis rien sur lui.
Peut-être les démons de ceux à qui j'ai nui
Autrefois, quelque part, dans une autre existence,
Invisibles dans l'air, m'entourent en silence,
Et du mal que j'ai fait se vengent aujourd'hui.
Quelle quesoit leur force et quel que soit leur nombre,
Je voudrais bien les voir face à face ; il est temps
Que mon mauvaisdestin prenne un corps, je Tatlends ;
Mais je ne puis toujours lutter ainsi dans l'ombre.
Va s'il faut i|uc j'expie, au moins je veux, pareil
Au lier Ajax, combattre et mourir au soleil.
1
stoïcisme
Sois fort, tu seras libre ; accepte la souffrance
Qui grandit ton courage et t'épure; sois roi
Du monde intérieur, et suis ta conscience,
Cet infaillible Dieu que chacun porte en soi.
Espères-tu que ceux qui, par leur providence
Guident les sphères d'or, vont violer pour toi
L'ordre de l'univers ? Allons, souffre en silence,
Et tâche d'être un homme et d'accomplir ta loi.
t^ Les grands Dieux savent seuls si l'âme est immortelle;
Mais le juste travaille à leur œuv^re éternelle.
Fût-ce un jour, leur laissant le soin de l'avenir,
, Sans rien leur envier, car lui, pour la justice
l^V II offre librement sa vie en sacrifice,
Tandis qu'un Dieu ne peut ni souffrir ni mourir.
COMMKXTAIUE D'UN RÉPUBLICAIN
srn
L'OHAISON DOMINICALE
ATHAMB
J'ai mon Dieu que je sers, vous servirez le vôtre,
('e sont deux puissants Dieux.
JOAS
Il faut craindre le mien ;
Lui seul est Dieu, madame, et le vôtre n'est rien,
— Qu'en sais-tu, petit enfant juif ? Ce lalivrh
dont tu n'oses pas même prononcer le nom, lu
l'appelles Adonaï, c'est-à-dire mon maître ; vous,
nijulame la rt'ini', vous préférez l'appeler lîaal,
' 'est-a-dire seij:fneur. C'est bien la peine de se
• juereller pour deux synonymes! Voilà pourtant
IGO RÊVERIES It'l .\ PAÏEN MYSTirHE
l'histoire de toutes les guerres religieuses. Quand
la Commune de 1793 voulut remplacer le Chris-
tianisme par le culte de la Raison, il ne s'est
trouvé personne pour lui dire ; Mais relisez donc
le début de l'Evangile de saint Jean. Cette lu-
mière qui éclaire tout homme en ce monde, il y
a plus de quinze siècles qu'elle est adorée dans
toutes les églises. En remplaçant un Dieu par
une Déesse, vous crovez avoir fait du nouveau
et les chrétiens le croient aussi, puisqu'ils crient
au scandale : comme si les idées avaient un sexe !
Malheureusement, les mots empêchent de voir
les idées. Le christianisme et la démocratie, qui
faisaient bon ménage à Florence au moyen âge,
se considèrent aujourd'hui en France comme
irréconciliables. Est-ce seulement une lutte d'in-
térêts ?^Iais on doit supposer qu'il y a des gens
désintéressés de part et d'autre. Est-ce une
opposition de principes ? Cela ferait croire que
la conscience n'est pas la même chez tous les
hommes, et alors il n'y aurait plus de morale.
Je soutiens que c'est seulement une question de
mots, et je veux le montrer en traduisant la prière
des chrétiens dans la lans^ue des rationalistes.
— Il est inutile de l'essaver: les rationalistes
COMMEMAIRE d'uN RÉPUBLICAIN 101
n'admettent pas même le principe de la prière.
Tandis que les religions supposent, au-dessus
du monde, des volontés libres, dont Tliomme
peut chercher à modifier les décisions, la science
ne voit dans Tordre des choses qu'une combi-
naison de lois nécessaires, ot par conséquent
immuables. Si Thomme se borne à demander la
résignation aux maux de la vie et la force de
faire le bien, la morale lui répond qu'il a sa
conscience pour se diriger et sa volonté pour
agir. Quiconque ne croit pas aux Dieux person-
nels des religions ne peut voir dans la prière
qu'un monologue.
— C'est aussi à ce point de vue que je veux
me placer. Prenons la prière comme une médi-
tation, ou, ce qui reviGnt au même, commi' le
dialogue de l'homme avec la loi intérieure, f[u'il
appelle son Dieu.
— Pourquoi employer cette expression mytho-
logiijue que l'esprit moderne refuse d'accepter ?
— Ji' disais bien qu'il n'y avait là (ju'une
(|uestion de mots. La mythologie est la langue
'les religions; si nous ne voulons plus la parler,
Llierchons ce (jue les mots veulent dire.
Notre intelligence découvri» les lois de l.i na-t
u
1()2 RÊVERIES d'lN PAÏEN MYSTIQUE
ture, notre conscience nous révèle la loi morale.
Ces lois d'ordre et d'harmonie qui produisent,
dans le monde physique la beauté, dans le monde
social la justice, sont précisément ce que les Grecs
ont appelé les Dieux, et la véritable étjmologie
de ce mot est donnée par Hérodote. La morale
est la loi spéciale des hommes, ou, comme dit le
christianisme, le seul Dieu qu'ils doivent adorer.
Elle est leur religion, c'est-à-dire le lien qui les
unit dans la mutualité des droits et des devoirs.
Elle fait de Thumanité une seule famille, et il est
bien indifférent de dire avec les républicains que
tous les hommes sont frères ou avec les chrétiens
/qu'ils sont fils d'un père commun, qui est l'idée
du bien et du juste : passez-moi cette métaphore,
puisqu'il est convenu que les idées n'ont pas de
sexe. Ce n'est pas nous qui créons la conscience,
c'est elle au contraire qui fait de nous ce que
nous sommes_» des êtres moraux et pensants. Si
nous pouvions oublier la loi morale ou la mé-
connaître, elle n'en serait pas moins absolue et
éternelle, car elle réside au-dessus des réalités
changeantes, en dehors du temps et de l'espace,
dans les profondeurs idéales que les religions
appellent le ciel. Qui donc nous empêche de lui
COMMENTAIRE d'uN RÉPUBLICAIN 103
dire : Xolre père rjiii es dans les deux '^
C'est à elle que nous en appelons de toutes les
tyrannies qui nous écrasent ; nous voudrions la
voir partout honorée et toujours obéie, et nous
lui disons : Que ton nom soit sanctifie, que ton
règne arrive, ô sainte Justice 1 Nous t'aimons
par-dessus toutes choses, nous donnerions notre
vie pour ton triomphe, et dut la mort nous venir
de ceux mêmes que nous voulons afîranchir,
nous te confesserions jusque sous les bombes
lancées contre nous par nos frères. Pardonne-
leur, ils ne savent pas ce qu'ils font.
Cette société idéale que les chrétiens appel-
lent le règne de Dieu sur la terre, cette républi-
que fraternelle que nous voulons fonder sur la
liberté qui est le droit, sur l'égalité qui est la
justice, n'est-ce qu'un rêve de notre conscience?
Quand les lois de l'univers no sont jamais vio-
lées, pourquoi la loi morale, qui est la nôtre,
est-elle la seule qui no soit jamais accomplie?
Associons enfin une note humaine à la musique
des sphères, ;iu rythme sacré des saisons et des
heures. Que ton règne arrive, loi d'universelle
harmonie, ((ue ta volonté soit faite sur ta terre
comme au ciel.
104 RÊVERIES d'un païen MYSTIQUE
Eh bien, cela est en notre pouvoir, comme
disaient les stoïciens. Pour faire régner la Jus-
lice débarrassons la ruche, sociale des frelons
inutiles qui dévorent le miel des abeilles, et
que chacun ait sa part de vie au soleil, car la
vie est un droit et non un privilège. Vivre en
travaillant, c'est le cri du peuple dans toutes ses
légitimes révoltes, c*est la protestation du droit
contre la violence, c'est Tappel du pauvre à Téter-
nelle Justice ; Donne-nous aujourd'hui noire
pain de chaque jour.
Pour que cet appel soit entendu, il faut que
chacun respecte et fasse respecter son droit dans
le droit des autres hommes, ses semblables et
ses égaux. Mais dans une société mauvaise, tou-
tes les lâchetés se liguent avec toutes les vio-
lences pour étouffer le droit. Les uns font le
mal, d'autres en profitent, les plus nombreux
le laissent faire. La Justice vient à son heure,
apportant à chacun sa part d'expiation, car per-
sonne n'est innocent. Sois clémente, ô Justice,
puisque tu es éternelle. Si tu observes les iniqui-
tés, qui soutiendra ton ve^divàl Remets-nous nos
dettes comme nous remettons celles de nos débi-
teurs, pardonne-nous comme nous pardonnons.
COMMENTAIRE d'i'.N IlÉ PUBLIC Al. \ 1()5
Ne nous soumets pas aux épreuves ; le fort
s'y retrempe, mais le faible y succombe, et (jui
(le nous est sur d'en sortir victorieux ? Les uns
ont déserté ta cause en la voyant vaincue ; les
autres, après avoir conquis leur droit, ont re-
fusé <le reconnaître le droit de leurs frères. L'ad-
versité abaisse et rétrécit les cœurs, le bonheur
les dessèche et les ferme à la pitié. Epargne-
nous les épreuves au-dessus de nos forces, ne
nous induis pas en tcnlalio/i, nuiis dcUvre-nous
du mal, de celui (|ui nous vient des autres et
de celui ([ui est en nous-méme. Que ta pensée
toujours présente nous élève et nous [)urilie,que
nous soyons saints comme tu es sainte, ô Jus-
lice, pour être dignes de marcher sous ton dra-
peau, vi si nous devons mourir sans avoir vu tn
victoire, (jue nous ayons du moins la joie su-
prême d'avoir travaillé à ton cuuvre et combattu
pour toi.
— C'est fort bien, mais (ju'est-ce (jue vous
concluez de tout cehi?
— J'en conclus, monsieur l'abbé, ([u'au liru
de détester les républiciiins. vous {\i'\ riez recon-
naîhc (ju(^ vous étiez d'aci'nrd avec eux, sans
vous en douter.
!()(> RKVERiEs d'i:n I'aïk.n mystique
— Eh bien , en attendant que vous ayez réussi
à réconcilier l'Eglise et la République, conve-
nez (|ue celui qui, de votre aveu a enseigné la
vraie formule de la prière, méritait bien le culte
que lui rend l'humanité depuis dix-huit cents
ans.
— Il faut que vous conveniez d'abord que
ceux qui suivent aujourd'hui la voie qu'il a tra-
cée, non pas en lui disant : Seigneur, Seigneur,
et en répétant ses paroles, mais en donnant leur
sang pour le salut du monde, ont leur place
marquée à sa droite dans la Communion des
saints.
LE GOUVEHXEMENT GRATUIT
Ji- connais, dans un très beau pa\ >, un culti-
vateur nommé Jaccjucs Honhomme. Il devrait
être très riche, car il est honnête et laborieux :
mais il s'est toujours laissé gruger par ses in-
tendants. Il y a (juelques années, il eut une ([ue-
relle avec un de ses voisins et ne fut pas le
plus fort. Il lui fallut céder une partie de son
champ et payer une très forte somme. Il fut
obligé de redoubler de travail, car ses intendants,
qui fixent eux-mêmes le chillVe de leurs gages,
ne voulurent pas en retranclier un centime.
Jacques a pour marraine une bonne fée nom-
mée la Uévolulion. Gomme elle était détestée
d'un tas de gens, à (pii elle reprochait leurs
vices, elle s'est retirée dans le [kivs des Fées.
.Iae(|ues va (|Ui'l([uefois la consulter, it elK- lui
donne de bons conseils qu'il ne suit jamais. Elle
est très bonne pour lui, ([uoi<iue un peu sévère.
108 Ri-:vERiEs d'un païen mystique
Plus d'une fois, ne sachant où donner de la
tête, il Ta appelée à son secours, mais à peine
Tavait-elle tiré d'embarras qu'il la priait de s'en
retourner, car il en a toujours eu peur.
Ces jours derniers, elle le vit entrer chez elle :
— Qu'y a-t-il encore? Toujours des plaintes
contre tes domestiques, j'en suis sûr ; conte-
moi ton affaire.
— Ma chère marraine, dit Jacques, j'ai dans
ce moment deux espèces de serviteurs. Les uns,
que j'appelle mes conseillers, n'ont pas de gages,
et font d'assez bonne besogne, je n'en suis pas
mécontent. Les autres, auxquels j*ai donné beau-
coup plus d'autorité, et que je paye très cher,
ne s'occupent que de leurs intérêts, au lieu de
songer aux miens. Si parfois ils mettent la main
à mes affaires, le résultat est tel que j'aurais
encore économie à leur offrir une somme dou-
ble pour ne s'en pas mêler.
La Fée. J'entends ; et quelle est l'opinion de
tes amis les journalistes et les philosophes?
Jacques. Ils disent que toute peine mérite
salaire, et que je dois payer mes conseillers.
La Fée. Afin qu'ils fassent d'aussi bonne
besogne que les autres, que tu payes si cher,
LE GOUVERNEMENT GRATIIT 11)9
n'est-ce pas? A quoi te servent donc les leçons
de l'expérience? Il ne te serait pas venu l'idée
de faire exactement le contraire, je veux dire,
d'améliorer tes mauvais serviteurs en suppri-
mant leurs gages, puisque tu reconnais toi-
même que ceux que tu ne payes pas sont ceux
qui travaillent le mieux ? Faut-il ([ue tu aies la
tête durel Et combien te coûtera le traitement
de tes conseillers?
Jacffues. Cinq cent trente-trois millions qua-
tre cent niillo francs, au bas prix ; un journal
que je n'aime guère a fait le compte, et il n'y
a rien à opposer à son calcul. Cependant un
|)liiloS(ïphe (le mes amis » assure que cette
somme, étant payée en détail au lieu de l'être
('n bloc, se réduira presque à zéro. 11 ajoute que
si l'on ne paye pas ses domestiques, ils font
danser l'anse du panier.
La Fée. Ils ne feront toujours pas pis que
ceux ([ue tu payes.
.Iac(/nes. Mais mon philosophe m'assure que
mes conseillers gratuits trouveront moyen de
faire avoir des places lucratives à leurs tils, à
leurs neveux et à leurs gendres.
i. Voir lu Critique philosophique^ 3» nnnô.', n* i2.
170 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
La Fée. Tes députés, tes ministres et tes pré-
fets n'ont donc pas de famille à caser ?
Jacques, Oh 1 Thonneur les empêchera tou-
jours de favoriser leurs parents.
La Fée. Il paraît que ton philosophe ne compte
guère sur ces beaux sentiments-là, puisqu'il ne
veut plus de serviteurs gratuits.
Jacques. C'est qu'il dit que ce serait réser-
ver les fonctions aux riches, et un journal de
mes amis, le Rappel, est tout à fait de cet avis ;
il soutient qu'en ne payant pas mes fonction-
naires, j'exclus les pauvres des emplois qu'ils
seraient capables de remplir.
La Fée. Ton Rappel a-t-il vu beaucoup de
fils de chiffonniers nommés ambassadeurs ? Il ne
sait donc pas que les gros appointements vont
naturellement aux riches comme l'eau va à la
rivière ?
Jacques. Mais tout le monde me dit que la
gratuité des fonctions est tout à fait contraire
aux principes de la démocratie, et il paraît que
c'était l'opinion de M. de Tocqueville.
La Fée. Mon cher garçon, je t'avais conseillé
d'étudier l'histoire, dont les leçons valent mieux
que la rhétorique des journaux et les raisonne-
LE GOUVERNEMENT GRATUIT 171
ments à priori des philosophes. On te parle à
tout propos de démocratie, il serait bon de sa-
voir ce qu'entendaient par là ceux qui ont in-
venté le mot et la chose. Les grandes monarchies
de l'Europe doivent la civilisation dont elles
sont si fîères à la petite république d'Athènes,
imperceptible sur la carte du monde. Or, les
citoyens de cette petite commune souriraient de
pitié en vous entendant parler de votre démo-
cratie. Ils ne se seraient pas crus libres pour
avoir mis tous les cinq ou six ans dans une boîte
le nom d'un des députés chargés d'approuver
Timpôt. Ils n'auraient pas vu là une entrave suf-
lisante à l'autorité du pouvoir exécutif ; ils au-
raient exigé de plus que tous les dépositaires
de ce pouvoir, depuis le premier ministre jus-
({u'au dernier sous-préfet, fussent soumis à l'élec-
tion, toujours révocables et pécuniairement res-
l)onsables. Dans ce pays-là, les pauvres votaient
l'impôt, les riches le payaient...
Jacques. Alors, c'était la tyrannie de la mul-
titude, le despotisme par en bas.
La Fée, Un peu de patience, tout à l'heure tu
vas les trouver trop aristocrates pour toi. Chez
"S gens-là, les fonctions publicjues, loin d'être
17^ Rf:VEIlIES d'i'N PAÏKN MYSTIOrE
lucratives, étaient des charges, souvent fort oné-
reuses, celle des chorèges, par exemple, qui
étaient obligés de donner des £êtes au peuple à
leurs frais...
Jacques. Mais alors, il n^y avait que les riches
qui pouvaient occuper les emplois ?
La Fée. Je te disais bien que tu allais traiter
les Athéniens d'aristocrates. Le peuple avait ses
nobles pour le servir comme Louis XIV a eu les
siens, mais la dignité des Eupatrides n^'avaitpas
à souffrir de cette soumission à la patrie, et le peu-
ple pouvait dire sans métaphore ; TEtat c'est moi.
Jacques. Vous aurez beau dire, c'était faire
du gouvernement le privilège des classes riches.
La Fée. Du gouvernement, non ; de Texécutif,
ce qui est loin d'être la même chose dans une
vraie démocratie. A Athènes, le souverain était
le peuple, puisqu'il votait l'impôt et faisait les
lois ; les magistrats chargés de les exécuter
n'étaient pas ses maîtres, mais ses commis.
Jacques. Il n'en est pas moins vrai que pour
servir l'Etat gratuitement, il faut avoir son temps
à soi, et que dès lors les fonctions publiques
sont réservées aux oisifs.
La Fée. Ils ne seront plus oisifs s'ils rem-
I
i
LE QOUVERNEME.NT GRATUIT 173
plissent ces fonctions. Il faut que tout le monde
travaille. « Chez nous, disait Périclès, il n'est
pas honteux d'être pauvre, mais il est honteux
de ne pas chasser la pauvreté par le travail. »
Les Athéniens avaient fait une loi contre Toi-
siveté. Pendant que les pauvres travaillent pour
leurs familles, il est bon que les riches travail-
lent pour la patrie.
Jacques. Et s'ils sont incapables?
La Fée. On en prend d'autres.
Jacques. Et s'ils me volent?
La Fée. Tu les condamnes : si tu crois que
les pauvres te voleront moins, pourquoi disais-
tu tout h l'heure que les domesli(jues sans gaj^es
faisaient danser l'anse du panier ?
Jacques. Mais avec ce système-là, je me prive-
rais des services d'un pauvre qui pourrait être
très capable de me servir.
La Fcc. Si ces capacités ne lui ont pas sutFi
pour s'assurer une vieillesse indépendante, il ne
conduira pas mieux tes alTaires qu'il n'a su diri-
ger les siennes.
Jacques. Mais il laul tles années pour conqué-
rir cette indépendance ; vous voulez donc exclure
les jeunes gens du pouvoir?
17 4 RÊVERIES d'l'N PAÏEN MYSTIQUE
La Fée. Je t'ai déjà dit que le pouvoir c'était
l'assemblée du peuple ; les jeunes gens ont droit
d'y prendre place dès qu'ils ont servi la patrie.
Quant aux fonctions executives, elles deman-
dent de Texpérience et il n'y a pas de mal à les
confier aux vieillards ; de cette manière tout le
monde est occupé, riches et pauvres, jeunes et
vieux.
Jacques. Mais comment, à Athènes, les ci-
toyens pauvres pouvaient-ils passer leur temps
à l'assemblée, puisqu'ils étaient obligés de tra-
vailler pour gagner leur vie?
La Fée. On les indemnisait de leur journée
avec trois oboles. Tu n'as jamais vu d'obole?
Gela n'est pas bien gros : je t'en montrerai, j'en
ai dans ma collection de médailles.
Jacques. Ah ! marraine, je vous prends en
flagrant délit de contradiction : vous m'avez dit
qu'à Athènes les fonctions étaient gratuites;
je me rappelais bien avoir lu le contraire dans
V Histoire d'Alcibiade d'Henry Houssaye, pour-
tant je n'ai rien dit ; mais maintenant voilà que
vous me parlez d'une indemnité de trois oboles.
La Fée, Henry Houssaye a confondu les fonc-
tions executives avec les fonctions législatives
LE GOUVERNEMENT CRATllT 175
et judiciaires. Ce qui Texcuse, c'est que les
auteurs anciens n'ont pas expliqué nettement la
distinction, et, en effet, ils n'avaient pas besoin
!o le faire, puisque pour eux le vrai, le seul
ouvernement, c'était le peuple assemblé, soit
^iour faire les lois, soit pour rendre des juge-
ments. C'est dans ces deux circonstances que
chaque citoyen avait droit à une indemnité de
1 1 ois oboles, mais les fonctions executives étaient
^ratuites. Je n'ai jamais vu dans aucun auteur
iiicien une allusion au traitement d'un ministre
ou d'un général. S'il y a quelf[ue passage qui
m'ait échappé, indique-le-moi, j'accuoillorni la
rectification.
Jacques. Bah 1 les anciens étaient les anciens
et nous sommes les gens d'h présent. Tout cela
est bien loin de nous.
La Fée. Ilélas ! je ne le sais que trop; par-
lons donc d'une histoire moins vieille. Celle-ci
n*est que d'hier. Ton père et le père de ton père
étaient écrasés sous la triple tyrannie du roi, de
la noblesse et du clergé. J'ai voulu l'on alfran-
chir : à ([ui a profité ma victoire? Uniquement
h l'exécutif; au lieu d'une noblesse héréditaire,
lu as une aristocratie de fonctionnaires nommés
I
176 RP:vERiEs d'un païen mystique
par le pouvoir. Tu n'es pas plus libre et tu payes
encore plus cher.
Jacques. Mais j'ai une chambre élective qui
contrôle les actes du gouvernement.
La Fée. Ici tu as raison de donner à l'exécutif
le nom de gouvernement, car le véritable maître,
c'est celui qui tient la clef de la caisse. Grâce
à cette précieuse clef, celui qui distribue les fa-
veurs étend l'inextricable réseau de sa hiérarchie
sur toutes les classes, depuis les ministres, les
préfets et les sous-préfets jusqu'aux gardes
champêtres, aux balayeurs et aux cantonniers.
Jacques. Vous oubliez toujours que mes dépu-
tés sont là qui veillent.
La Fée. Quel bien ont-ils fait, quel mal ont-
ils empêché? J'en connais, et toi aussi, qui n'ont
pas résisté à l'offre d'une ambassade; leurs vingt-
cinq francs par jour ne leur suffisaient pas : qu'au-
raient fait de pis des conseillers gratuits?
Jacques. On ne peut cependant pas changer
les mœurs d'une époque et adopter d'emblée la
constitution des Athéniens.
La Fée. Non, je ne t'en demande pas tant. Je
me bornerais à réduire à six mille francs le maxi-
mum du traitement des fonctionnaires. J'ai lu un ,
f
I
I
jl LE GOUVERNEMENT GRATUIT 177
;i "
'\ jour dans V Officiel un décret dans ce sens-là ;
[\ quand le mettras-tu à exécution ?
Jacques. Oh ! je sais ce que vous voulez dire ;
ne me parlez pas de ces gens-là, ils m'ont fait
trop peur.
La Fée, Soit, n'en parlons plus, un ne discute
pas avec la peur. Cependant il est sage de pro-
fiter d'un bon avis, même quand il vient de
quelqu'un cju'on n'aime pas. Quand j'ai lu ce
décret, je me suis dit : bon, voilà le vrai moyen
de mettre tous les partis d'accord, et en!e(Tet cela
n'a pas manqué ; il s'est élevé une tempête de
malédictions. Comme tous les gens respectables
demandent des places pour eux, leurs fils ou
leurs gendres, il n'est pas étonnant qu'un décret
(|ui brisait dans l'cLuf tant d'espérances ait
déchaîné la meute des aspirants sous-préfets.
Aussi a-t-on vu pour la première fois un accortl
touchant s'établir entre les conservateurs et
l'opposition, c'est-à-dire entre ceux (|ui ont les
places et ceux (jui voudraient les avoir.
Jacfiues. Ainsi, marraine, vous n'avez pas
d'autre solution à me proposer que votre décret
sur le maximum di's traitements ?
/.'/ /'Ve. Non, mais cola suffit ; c'est le seul
17S RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
moyen de ne plus être le très humble serviteur
de TExécutif et de son innombrable armée de
fonctionnaires émargeant au budget.
Jacques. Gomment, pour vous toute la ques-
tion sociale est là ?
La Fée. A peu près : et tant que tu n'auras
pas suivi mon conseil, il est inutile que tu m'ap-
pelles à ton aide ; * mes secours ne te serviraient
pas plus qu'ils ne t'ont servi jusqu'à présent.
I
ALLIANCE
DE LA RELIGION ET DE L\ riIILOSOPIlIE
L'Objection
Mon cher enfant,
Vous me demandez la permission de faire cé-
lébrer votre mariapje avec ma lille dans un tem-
ple protestant. Si cela dépendait de moi, je n'ai
pas besoin de vous dire que cette permission
vous serait accordée. Je suis libre penseur, et
j'aurais préféré un mariafje purement civil ; mais,
si ma fille veut se faire protestante, cette con-
I. version ne sera (ju'un retour à la roli«^ion de ses
ancêtres. Mon trisaïeul est mort dans la perse -
cut'on fjui suivit la révocation do l'édit de Xan-
180 RÊVERIES d'un PAÏEN ilYSTIQUE
tes, et ses enfants ont été convertis au catholi-
cisme par autorité du roi.
Mais vous savez que ma femme était une
fervente catholique. J^'ai toujours respecté ses
croyances, et c^est pour me conformer à ses der-
nières volontés que j'ai fait élever mes deux fil-
les dans un couvent. Depuis que Taînée est ma-
riée, elle va rarement à confesse, par égard pour
son mari : je suis sûr qu'il en sera de même de
sa sœur. Mais vous me paraissez attribuer à
cette question plus d'importance qu'elle n'en a.
Il faut aux femmes des superstitions, comme il
faut des joujoux aux enfants. Elles craignent
par-dessus tout de n'être pas comme les autres,
et elles savent que leurs amies ne les croiraient
pas bien mariées si le prêtre ne s'en mêlait pas.
Je me suis conformé à l'usage, parce qu'on ne
m'acceptait qu'à cette condition, et je n'en ai pas
moins été fort heureux en ménage. Je crois bien
que vous serez obligé aussi d'en passer parla.
Au reste, je vous répète que cela ne dépend
pas de moi. C'est à ma fdle qu'il faut vous adres-
ser ; mais je doute fort du succès. Pour conver-
tir quelqu'un à une religion, il faut commencer
par y croire soi-même, et vous êtes libre penseur
ï
ALLIANCE 181
comme moi. Vos convictions sont même plus
raisonnées que les miennes. Comment pourriez-
vous prendre au sérieux le rôle d'apôtre ? Vous
vous exposez à voir repousser votre première de-
mande, ce qui est un fâcheux précédent. Croyez-
moi, il est bien plus simple de faire comme tout
le monde : on achète un billet de confession, on
entend une messe, et quand on a payé les frais
de la cérémonie, on nV pense plus.
II
La Réponse.
Vous vous étonnez, mon vieil ami, de l'im-
portanco f[ue j'attache au mariaji^e religieux.
Pour vous, comme pour la plupart des libres
penseurs, c'est une simple formalité, une con-
cession qu'on est oblijifé de faire ;\ l'esprit rou-
tinier des femmes, et qui n'engage pas l'avenir.
Je pense tout autrement, et je vais essayer de
vous donner mes raisons.
Une des causes de la faiblesse du lien moral
182 REVERIES d'un païen MYSTIQUE
en France est que, dans presque toutes les fa-
milles, la femme est catholique et le mari libre
penseur_, ou plutôt indifférent. Je sais bien qu'il
y a malgré cela des mariages heureux, et vous
me citez le vôtre. Convenez cependant que l'in-
timité de la famille ne peut être complète quand
on ne parle pas la même langue, quand on n'a
pas la même manière de comprendre le devoir,
de distinguer le bien du mal. On en vient bien-
tôt, pour éviter les discussions irritantes, à s'abs-
tenir de parler des pratiques religieuses, que la
femme juge obligatoires, et que le mari trouve
inutiles ou mauvaises. La religion est un lien
entre les consciences ; ce lien n'existe plus chez
nous, et voilà pourquoi notre société est si ma-
lade.
L'opposition entre les hommes et les femmes
devient de plus en plus profonde, parce que le
catholicisme prend de plus en plus le caractère
d'un parti politique. Connaissez-vous beaucoup
de femmes républicaines ? Quand on appartient,
comme moi, à la nuance la plus avancée du parti
radical, on est exposé à se trouver en face de
la prison ou de l'exil. Quel appui et quel encou-
ragement un homme peut-il trouver chez une
ALLIANC E 1 83
femme qui ne partage pas ses croyances ? Au
nom de la liberté, un libre penseur respecte la
religion de sa femme ; mais les femmes ne se
croient pas tenues de nous rendre la pareille,
car elles n'admettent pas qu'une conviction po-
litique soit l'équivalent d'une religion. Elles ne
renoncent jamais à l'espoir de nous convertir,
fût-ce au dernier moment. Vous recevez la lettre
f{ui vous annonce la mort d'un ami, et vous êtes
surpris d'y trouver la formule : « Muni des sacre-
ments de l'église. » Vous dites : « Sans doute,
il n'avait plus sa tête à lui, autrement il n'au-
rait pas renié les opinions de toute sa vie. > Eh
bien, non, ce n'est pas cela ; le malheureux avait
toute sa raison ; mais il a vu près de son lit de
mort une femme en pleurs qui lui disait : « Je
ne te reverrai donc plus, ni dans ce monde ni
dans l'autre ! » Il n'a pu lui refuser une dernière
concession ; il a biissé entrer le prêtre, et on a
fait de lui ce (ju'on a voulu.
Vous me citerez telle femme qui va rarement
à confesse par égard pour son mari. Ce rarement^
\h est encore trop pour moi. 11 ne ino plairait
pas (|ue ma femme se mît j\ genoux devant un
homme pour lui avouer ses fautes et lui deman-
184 RKVKRIES d'T'N PAÏEN MYSTIOrE
der pardon : je trouve cela immoral. I/homme
qui dirige la conscience d'une femme est son
véritable époux : le mari n'a que le corps, c'est
le prêtre qui a Tâme.
Les difficultés sont encore plus graves s^'il y
a un enfant. Le père et la mère, responsables au
même titre de son éducation morale, ne s'en-
tendent pas sur le principe de cette éducation.
Ils ont beau éviter de parler des questions qui
les divisent, l'enfant voit bien que sa mère va
à la messe et à confesse, et que son père n'y va
pas. L'un des deux a tort, évidemment, mais
lequel ? L'enfant hésite, sa conscience est trou-
blée, il perd le sentiment du respect. S'il inter-
roge son père, celui-ci n'ose pas répondre, de peur
de contredire l'enseignement du catéchisme ; car
presque toujours Tenfant est abandonné à la
femme, qui le livre au prêtre. Ce qui lui est dit
dans le silence du confessionnal, le père n'en
sait rien. Eh bien, je trouve cela monstrueux :
c'est la dissolution de la famille, qui est la base
de toute société. Je ne conteste pas le droit de
la femme sur l'éducation de l'enfant, mais à la
condition qu'elle exerce ce droit elle-même, et
ne le délègue pas à un étranger. Celui qui dirige
ALLIANCE 1 85
la conscience de Tenfant est son véritable père.
Le mari ne sert qu'à subvenir aux dépenses ;
c'est le seul droit qui ne lui soit pas contesté.
Vous voyez le mal aussi bien que moi, mais
vous le croyez incurable. Vous dites : Il faut
des superstitions aux femmes, comme il faut
des joujoux aux enfants. On a dit aussi: Il faut
une religion pour le peuple. Pourquoi ne pas
avouer que la religion répond à une aspiration
de l'âme ou, si vous aimez mieux, à une bosse
du cerveau? Quand même la religiosité serait
particulière aux femmes, il faudrait bien en tenir
compte, car elles sont la moitié du genre hu-
main, et c'est cette moitié-là (|ui mène l'autre.
On dit que les Chinois sont arrivés à se passer
de religion ; si cet exemple avait de quoi nous
tenter, ce n*est pas les pieds des femmes fju*il
faudrait enfermer dans des boîtes, c'est leur
cerveau (|u'il faudrait pétrir pour les besoins du
positivisme. Autrement elles convertiront leurs
maris plutôt (jue d'accepter une philosophie fjui
ne leur ollVe que des négations. Vnc mère veille
;ui chevet de son enfant malade ; \c médecin n'a
plus d'espoir, mais l;i mèn» espère toujours. Lui
prouN iM'oz-vous (pu» Ics lois de la physiologie
180 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
sont inflexibles, et qu'il nj a personne là-haut
pour faire un miracle en sa faveur ? Si son enfant
meurt, et si elle espère le revoir au ciel, lui
direz-vous d'écarter cette hypothèse, que la
science ne peut pas vérifier ? Non, vous lui lais-
serez cette espérance qui la console, peut-être
même tâcherez-vous de la partager.
Au lieu de se retrancher obstinément dans
des camps ennemis, les hommes et les femmes
auraient un intérêt égal à vivre en paix sur un
terrain commun. En réalité, ce n'est pas la reli-
gion qui nous gêne, c'est le clergé. La plupart
des croyances et même des superstitions, sans
nous paraître plus raisonnables, deviendraient
inoffensives, s'il n'y avait pas de prêtres pour
les exploiter. Que nos femmes admettent autant
de personnes qu'elles voudront dans la Trinité,
qu'elles se couvrent de scapulaires et de médail-
les miraculeuses, qu'elles boivent de l'eau de
Lourdes quand elles sont malades, pourvu qu'el-
les n'aillent pas à confesse. Il me semble qu'elles
peuvent bien nous accorder cela. Des gens plus
religieux que nous, les Anglais, les Américains,
les Hollandais, les Suédois, vivent et meurent
sans confession, et ils nous valent bien. Vous avez
ALLIANCE 187
''^tort de mettre toutes les religions dans le même
sac. Le protestantisme n'est pas une théocratie ;
un pasteur protestant ne confesse pas les fem-
mes des autres. Il prêche les vertus de famille,
et il tâche de les pratiquer.
Vous me dites que, pour convertir quelqu'un
à une religion, il faut commencer par y croire.
Vous ne voyez dans la religion qu'un ensemble
de dogmes plus ou moins inacceptables pour la
raison d\m philosophe. J'y vois quoique chose
I de bien plus important que cela : une règle idéale
pour la conduite de la vie. Ceux qui ont accepté
cette règle forment un groupe social, une assem-
blée, — c'est le sens du mol Eglise, — et se
sentent reliés les uns aux autres dans une aspi-
ration commune ; c'est le sens du mot religion.
Vous me direz peut-être que la conduite de la
vie regarde la morale, et (juo la morale est la
même pour tous les hommes, à quehjue religion
i qu'ils appartiennent, et même en dehors de toute
religion : c'est uiit^ erreur. Examinez par exem-
I pie les principes moraux des deux grands sys-
tèmes de pliilosophie sociale qui se sont pro-
duits dans notre siècle, celui de Saint-Simon
«t celui de Fourier. I^e saint-simonisme prê-
188 RKVERir!:s d'un païen mystique
che la réhabilitation de la chair, et fonde une
hiérarchie de castes sur la dilTérence des capa-
cités : tout pour rintelligence, rien pour la vertu.
Le fouriérisme proclame les attractions propor-
tionnelles aux destinées ; toutes les passions lui
semblent légitimes : il suffît de les distribuer
en groupes pour produire Tharmonie. Ni d'un
côté ni de Tautre il n'y a place pour l'énergie
virile de la lutte contre soi-même, pour riiéroï-
que effort de la volonté. Le christianisme, au
contraire, héritier de la morale grecque, établit
la suprématie de Tâme sur les attractions du
dehors. Pour lui, la vie est un combat sans
trêve, et le prix de la victoire, c'est la paix di-
vine de la vertu. Quiconque admet cette grande
morale de la lutte intérieure, poussée jusqu'au
sacrifice de soi-même, a le droit de se dire chré-
tien.
Les sectes chrétiennes sont nombreuses, et
pourraient Têtre plus encore sans inconvénient.
Leurs différences ne portent pas sur Tidéal mo-
ral, qui est seul du domaine de la foi, mais sur
des questions de dogme ou d'histoire que cha-
cun peut résoudre comme il l'entend. Dans l'exé-
gèse comme dans toute autre science, les opi-
ALLIANCE 189
nions les plus diverses peuvent se produire. Je
ne me fais, pour ma part, aucun scrupule de
chercher les sources de la tradition chrétienne
dans le polythéisme hellénique, dont le christia-
nisme est le complément naturel et la légitime
conclusion. Entre les lois éternelles dont Taccord
produit l'ordre de l'univers, et que l'antiquité
appelle les Dieux, l'homme a sa loi propre, qui
est la morale. I.e devoir est sa religion ; car, en
faisant ce qu'il doit, l'homme se relie à l'ensem-
hle des choses. Ce qui doit être étant la règle
de ce qui est, les chrétiens ont eu raison de
dire, après les philosophes, que la loi de justice
(|ui règne au delà du monde visihle, le Dieu in-
térieur que chacun porte en soi, est le seul Dieu
([uv l'homme doive adorer. Sul)ordonner toutes
ses actions à cette loi, (|ui se révèle dans la
conscience, c'est ce (ju'oii appelle aimer Dieu
par-dessus toute chose.
Le culte de la justice implicpu' la lutte inces-
sante contre soi-même, le sacrifice de toutes nos
pjissions égoïstes au honheur d'autrui. Par cette
ahnégation sans réserve, l'homme s'unit à Dieu,
c'est-à-dire au hien absolu. Le type de cette
vertu supréini' s'appelle 1 Homme-Dieu. C'est
190 Rlh'ERIES d'un TAÏEN MYSTIQUE
le modèle que se proposent ceux qui prennent
le nom de chrétiens ; c'est en s^élevant par un
effort continu vers cette perfection idéale qu'ils
entrent dans la communion des saints, et se re-
posent après la lutte dans la béatitude intérieure
qu'on nomme le ciel.
En passant en revue les dogmes fondamen-
taux du christianisme et en les traduisant sous
une forme abstraite, il me serait facile de mon-
trer qu^'ils sont parfaitement acceptables pour
un libre penseur. Qu'importe que la pensée soit
1 enveloppée de symboles mythologiques ? La my-
thologie est la langue des religions, et les sym-
boles sont toujours transparents pour qui veut
les comprendre. Ils sont Tincarnation vivante
de la conscience humaine, et il n^'est pas de
poète ou d'artiste qui puisse en créer de plus
beaux. Qu'on cherche par exemple une expres-
sion visible et plastique du dogme républicain
de la fraternité ; où pourrait-on trouver une
légende plus saisissante que celle du Juste mou-
rant volontairement pour le salut des hommes ?
Ce drame sublime de la Passion restera le type
de toutes les condamnations injustes et de tou-
tes les douleurs volontairement acceptées. De-
ALLIANCE lui
vant toutes les proscriptions politiques ou reli-
gieuses, devant les autodafés, les échafauds et
les fusillades, on se rappellera toujours lesdétails
profondément humains de l'agonie divine. Quand
toutes les haines et toutes les lâchetés s'achar-
nent sur une insurrection vaincue, on pense à
la trahison de Judas et au reniement de saint
Pierre, aux insultes des soldats et des juges,
aux soufflets, aux crachats, à l'éponge de fiel ;
et quand on voit les victimes de nos réactions
sanglantes porter les chaînes des forçats, on se
souvient que le Dieu du sacrifice fut crucifié
entre deux voleurs.
Je vous assure, mon ami, que je serais moins
embarrassé (jue vous paraissez le croire pour
prendre au sérieux le rôle d'apôtre ; seulement
je ne puis être chrétien qu à la condition d'être
protestant, car je tiens absolument à garder
mon droit illimité de libre examen et d'inter-
prétation. Vous supposez peut-être qu'à un ma-
riage protestant je préférerais, au fond, un
mariage purement civil ; détrompez- vous. Je
ne crois pas comme vous cpiil soit inutile de
• lonner une consécration religieuse à chacun des
rands actes de la \io. Le mariage est un onc^a-
192 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
gement réciproque contracté devant la société
politique à la mairie, en présence du maire,
représentant de la commune, et devant la société
religieuse au temple, en présence du pasteur,
représentant de l'Église. Si j'ai des enfants, ils
entreront dans la société politique par la décla-
ration à la mairie, dans la société religieuse par
le baptême au temple protestant. L'acte de nais-
sance, inscrit sur les registres de la commune,
constatera leurs droits de citoyens ; Tacte de
baptême, signé par le pasteur, empêchera qu'ils
ne soient comptés officiellement au nombre de
mes ennemis politiques.
Le baptême est le premier acte de l'initiation
chrétienne. Si l'enfant a reçu avec le sang quel-
que instinct mauvais, héritage de ses parents
ou de ses ancêtres, que cette tache originelle
soit lavée. Une éducation religieuse et morale
triomphera de l'atavisme : c'est ce qu'exprime
symboliquement l'eau lustrale versée sur la tête
de l'enfant. Quand il aura l'âge de raison, il for-
mera lui-même ses convictions religieuses selon
le caractère et le degré de son intelligence, car
\ \ la religion ne relève que de la conscience indi-
viduelle. Il appartient au père et à la mère
ALLIANCE lOlj
d'éclairer ce choix ; mais ils doivent respecter
dans leurs enfants le droit de libre examen qu'ils
réclament pour eux-mêmes, et proposer leurs
croyances sans jamais les imposer.
Vous doutez, mon vieil ami, du succès de ma
tentative : eh bien, montrez ma lettre à votre
fille. J'ai plus de confiance que vous dans la
rectitude de son jugement, et je crois pouvoir
compter sur son adhésion.
u
SACRA PRIVATA
La pauvre femme était couchée sur son lit,
maigre et pâle, les yeux entourés d'un creux
noir. Le médecin n'avait donné aucune espé-
rance et ne devait pas revenir. Elle voulut re-
voir son enfant une dernière fois, mais elle ne
pouvait plus lui parler. Puis la vieille grand'-
mère emmena Tenfant pour lui épargner le
spectacle de l'agonie, et le père resta seul près
du lit pour fermer les yeux de la morte.
La maladie avait été si longue, que Tenfant
s'était habitué à voir souffrir sa mère ; mais,
devant les sanglots, qu'on étouffait avec peine,
il eut peur, sans savoir de quoi. « Tu pleures,
grand'mère, dit-il ; est-ce que mère est plus
malade aujourd'hui ?
— Non, mon pauvre petit, cela va mieux,
et bientôt elle ne souffrira plus du tout. Elle
SACHA l'RIVATA i U5
va jxirtir pour un pays où j>ersonne n'est ma-
Jade, et où elle se guérira tout à fait.
— Est-ce que nous piirtirons avec elle, grand *-
mère ?
— Non, pas encore ; mais plus tard nous irons
tous la rejoindre, et pour moi j'espère que ce
sera bientôt.
— Je veux partir tout de suite, dit l'enfant.
— Et ton pauvre pî-re, mon petit, tu veux
donc le laisser seul ? Tiens, le voilà qui descend,
va l'embrasser. »
l/enfant s'aperçut bien que son pt*re aussi
avait des larmes dans les yeux. « Pounjuoi pleu-
res-tu, père, puiscjue nous irons tous la revoir
dans un beau pays où l'on n'est jamais malade,
jamais, jamais ? »
Les sourcils de l'honime se contractèrent mal-
gré lui.
€ Ne te f«Ache pas, Pierre, dit la vieille femme.
Je n'ai piis eu la force de voir pleurer cet en-
fant, mais c'est à toi seul de «îiriger sa cons-
cience. Héfléchis à ce que tu dois n^pondre ^
ton lils quand il t'interrogera et, quelle que soit
19G Rl-AERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
ta réponse, sois tranquille, je n'y opposerai pas
ce que tu appelles mes superstitions.
— L'éducation de Tenfant appartient à la
mère, répondit-il ; maintenant que vous rem-
placez la sienne, dites-lui ce que vous voudrez.
Quant à moi, je ne saurais lui enseigner ce que
je ne crois pas moi-même ; on ne doit tromper
personne, pas même un enfant.
— Pierre, il ne faut pas qu'il puisse opposer
ma croyance à la tienne ; cela troublerait sa
conscience à peine éveillée. »
Elle se tourna vers Tenfant : « Va jouer dans
le jardin, mon petit, lui dit-elle ; tu reviendras
tout à l'heure, nous avons à parler sérieuse-
ment, ton père et moi. »
Elle conduisit l'enfant jusqu'à la porte, qu'elle
referma.
« Maintenant, Pierre, dit-elle, parle, et pas
de ménagements avec moi ; je suis forte, et je
tâcherai de te répondre. Nous finirons peut-être
par tomber d'accord sur ce qu'il convient de lui
dire quand il nous parlera de sa mère, qu'il ne
verra plus.
SACRA PRIVAT A lî)7
— A quoi bon, mère ? Gardez vos espéronces,
si elles adoucissent vos regrets. Quant à mcji,
vous le savez, je ne crois qu'aux lois inflexibles
de la nature, et malheureusement la mort est
une de ces lois. Ne me forcez pas à souffler sur
vos rûves ; il a pu m 'arriver quelquefois d'op-
poser les graves arguments de la raison à cette
consolante mythologie, mais ce n'est pas en
présence de la mort qu'on discute la douce chi-
mère de rimmortalité.
— Et de (|uoi parlerions-nous, Pierre, si ce
n'est de notre douleur commune ? Xi toi ni moi
ne pouvons penser à autre chose qu'à celle qui
vient de nous quitter. Si, comme je le crois sin-
cèrement, elle est là qui nous écoute, elle voit
combien nous l'aimions l'un et l'autre, et peut-
être, par des voies inconnues, nrinspirera-t-olle
Il force de te persuadtM'.
— Ah ! pauvre bonne mère, si nos morts
pouvaient nous répondri*, il y a longtemps
(ju'ils auraient dissipé nos angoisses, car ce n'est
pas pour nous (|u<' nous essayons de croire à
une autre vie. Sans notre ardent désir de les
revoir, cpii voudrait rv^commoncer au delà du
tombeau? (Vest bien assez d'une fois. Pour moi,
108 RKVERIES d'iN PAÏEN MYSTIQUE
je suis las, j'ai soif du sommeil éternel, et sans
me croire plus mauvais qu'un autre, je sais
bien c[uc je ne vaux pas la peine d'être con-
servé .
— Et ton enfant, Pierre ?
— Vous resterez près de lui, et s'il pleure son
père et sa mère, vous lui persuaderez qu'il les
retrouvera.
— Je suis bien vieille, et quand je serai par-
tie à mon tour, qui sera là pour lui dire : « Cha-
que fois que tu fais quelque chose de mal, il y
a quelqu'un qui te voit et qui pleure ; quel(|u'un
que tu aimais bien, et qui t'aimait bien. » Dis,
moi, Pierre, n'est-ce pas la pensée des morts
qui nous conduit, qui nous préserve, qui nous
éclaire ? Sans leur souvenir et leurs exemples,
qui donc nous soutiendrait dans les luttes de la
vie ? Il y a bien des précipices et des fondrières,
le long de ce rude sentier de l'ascension. Mais
nous évoquons nos morts, et ils nous tendent
la main. Tu sais, Pierre, que personne n'est sûr
d'être toujours au-dessus de toutes les épreu-
ves ; s'il te vient un jour la tentation de faire
une chose que tu regretterais plus tard d'avoir
faite, tu le diras : « Que me conseillerait-elle,
SACRA riilVATA 19U
si elle était ici près de moi ?» Et en effet, alors,
elle y sera.
— Ilélas ! c'est de la poésie, cela, bonne
mère. Les morts n'existent plus (jue dans notre
mémoire, et nous avons raison de les pleurer.
— Est-ce que tu sais ce que c'est que Texis-
tence ? On ne le dirait pas, car tu parais la con-
fondre avec la vie, cette chose mobile, fuj^itive
et changeante que, dans la lauji^ue de tes philo-
sophes, on appelle, je crois, le Devenir. Qu'y
a-t-il de commun entre l'enfant que tu étais au-
trefois, l'homme que tu es aujourd'hui et le
vieillard (|ue tu seras demain ? Les éléments de
Ion corps se renouvellent, les traits de ton vi-
sag<' chan«^ent avec les années ; tes sentiments
et tes idées, tes craintes et tes espérances ne
sont plus les mêmes, et sans la mémoire, si tu
revoyais ton passé, tu ne te reconnaîtrais pas.
Mais quand la vie s'est envolée, la mort nous
fait entrer dans l'existence immobile ; elle la
compose de toutes nos actions, bonnes ou mau-
vaises. Ce que nous avons été dans la vie,
nous le serons à jamais dans le souvenir des
N ivants.
— Mon lils est si jrum*. (juil oublifra bien
200 Rl-A'ERIES dVn païen MYSTIQIE
vite. Je ne me souviens plus de mon aïeul, qui
est mort quand j'avais cet age-là. Le pauvre pe-
tit n'a pas eu le temps de connaître sa mère ;
il n'aura pas cette protection bienfaisante du
souvenir.
— Celle qui aurait veillé sur lui si elle avait
vécu se servira de nous pour le guider dans la
vie. N'est-ce pas à elle que tu penseras chaque
fois que tu donneras un conseil à cet enfant ?
Quant à moi... Voyons, Pierre, laisse-moi le ber-
cer avec ce que tu appelles mes contes de vieille
femme. Ce que je lui dirai, elle le lui aurait dit,
j'en suis sûre, si tu étais parti le premier. Les
femmes savent parler aux enfants la seule lan-
gue qu'ils puissent comprendre. Plus tard, tu
lui expliqueras la loi austère du devoir, et il re-
cevra tes leçons sans rejeter les miennes. Les
premières fleurs qui ont germé sur le sol vierge
de la conscience laissent un parfum qui ne
s'évapore jamais. Tu sais que tous les hommes,
même les meilleurs, peuvent être arrêtés par
le doute dans les carrefours de la vie. La nuit
est si noire qu'on cherche au ciel une étoile.
Ton fils traversera comme les autres ces heures
mauvaises où tout nous abandonne. Ne veux-tu
SACRA PRIVATA 201
pas qu'il puisse dire : « 0 ma bonne mère, viens
à mon secours ? »
— A quoi bon ces prières à qui ne peut plus
nous entendre ?
— En es-tu bien sûr ? Au delà des horizons
de la science, il n'est pas plus sage de nier que
d'affirmer. On doute, quelquefois on espère, puis
la foi entre dans l'ame sans qu'on sache pour-
quoi ni comment ; Tcsprit souffle où il veut. Je
ne te parlerai que pour l'enfant, et je n'espère
pas changer tes idées. Si ce miracle arrive, ce
sera l'œuvre de celle rjui va devenir notre ange
gardien. Es-tu bien sur qu'elle ne peut pas faire
éclore dans ton cerveau des idées qui n'y auraient
pas germé sans elle ? La mort ne brise pas les
liens formés pendant la vie, et ce n'est pas tou-
jours en vain que l'amour prodigue les serments
d'éternité.
— Avez-vous toujours eu ces croyances, bonne
mère ?
— Non, Pierre; c'est la douleur cjui me les a
révélées ; hier encore, je t'aurais dit : la plus
grande dcndeur que j'aie connue dans ma vie ;
aujourd'hui, je ne peux plus dire cela. Ma mère
allait mourir; je la sujipliai de ne pas me quit-
202 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
ter. Elle qui avait toujours cédé à mes prières,
comment aurait-elle résisté à la plus ardente de
toutes? Ma fille naquit, et je compris que j^étais
exaucée. A mesure qu'elle grandissait, elle res-
semblait de plus en plus à ma mère : je voyais
bien que c'était elle qui était revenue. Dans quel-
que temps, quand ton iils n'aura plus besoin des
soins d'une femme, elle m'appellera près d'elle
comme je l'ai appelée près de moi.
— Je ne partage pas vos illusions, mais je
vous les envie ; les rêves de la poésie valent
mieux que la réalité.
— La science a aussi ses rêves ; elle rejette
au réveil ceux qu'elle reconnaît pour des erreurs;
les autres la guident dans sa marche progres-
sive, et elle les nomme des intuitions. Rappelle-
toi ce que nous disait dernièrement le docteur
sur ces étranges ressemblances constatées dans
les familles où l'on conserve des portraits d'an-
cêtres. C'est ce qu'il appelait l'Atavisme, et cela
lui semblait très mystérieux. Gela devient bien
simple si on regarde les familles comme des uni-
tés vivantes, analogues à ces madrépores que tu
as vus dans les mers du Sud. Les corps sont une
création des âmes ; celles qui veulent rentrer
SACRA PRIVATA 203
dans la naissance reprennent la forme de leur
première incarnation.
— Je ne puis vous suivre jusque-là. Vous
prenez vos regrets et vos espérances pour des
révélations, comme tous ceux qui ont imaginé
une vie future, mais les fantômes chéris s'éva-
nouissent quand on veut les embrasser. Un in-
faillible instinct a toujours comparé la mort à
un sommeil sans rêves. Xi crainte ni désirs: cela
vaut mieux que les tristes agitations de la vie;
laissons les morts dormir en paix.
— C'est vrai, la mort est le sommeil du désir,
et l'art antique a ou raison de la représenter ainsi
sur les sarcophages : Eros endormi ou éteignant
son flambeau. C'est que le désir est égoïste et
rapporte tout à lui-même, mais eux, nos pro-
tecteurs et nos amis, ils ne vivent plus qu'en nous
et pour nous. Oui, tu as raison, qu'ils dorment
en paix, mais près de ceux qu'ils ont aimés, répan-
dant sur nous leurs influences bénies, et toujours
pleins de pardon, car ils ont souffert comme nous.
— Kt que deviennent, selon vous, les famil-
l(^s qui s'éteignent et les morts qu'on oublie ?
— Ceux que nous oublions nous oublient à
Inir l(Mir: c'est le llouve Léthé. Il v a sur l'au-
^04 H! vi:i;ii:s d'un i»aïi:.n MVSTinrE
tre rive des routes ouvertes vers des destinées
inconnues ; mais, tant que nous pensons à eux,
comment pourraient-ils briser la chaîne de nos
prières et de leurs bienfaits ?
— Et ceux qui ont fait le mal ?
— Ils nous demandent de le réparer. S'il y a
dans les familles une vie collective, il faut bien
que les plus forts soutiennent les plus faibles,
relèvent ceux qui tombent et les aident à porter
un fardeau trop lourd. J'ai connu une jeune fille
riche et belle qui, pour expier un crime qu'elle
savait avoir été commis par son père, s'est
condamnée à une vie d'austérités ascétiques et
d'activé charité. Tu peux blâmer, comme une
erreur, cette expiation volontaire d'une faute qui
n'est pas la sienne ; moi, j'admire cette âme pure
abritant une âme souillée dans un pan de sa robe
blanche. Ceux qui prient pour leurs morts sont
plus malheureux que nous qui pouvons prier les
nôtres. La sainte qui veille sur nous maintenant
n'a pas une action de sa vie à se reprocher.
Qu'elle soit notre phare et notre étoile, qu'elle
nous épure et nous attire vers les hauteurs,
qu'elle plane, avec ses ailes d'ange, sur le ber-
ceau de son enfant.
SACRA PRIVATA 205
— Oui, c'est vous qui avez raison, bonne mère ;
le culte des morts est la religion de la famille,
et cette religion-là n*a pas besoin de prêtres.
Que l'enfant vous écoute, je ne contredirai pas
vos paroles ; elles peuvent être pour lui une
source de consolations maintenant et plus tard.
Je voudrais pouvoir m'y associer, mais, pour
enseigner une religion, il faut y croire ; je ne
sais si cela viendra : cela n'est pas encore venu.
Tâchez de donner à mon fils votre foi et votre
espérance et il sera plus heureux que moi.
— Merci, Pierre, je vois que j'ai gagné ma
cause : tu peux rappeler l'enfant. »
Il ouvrit la porte, et l'enfant accourut en de-
mandant sa mère. Il lui dit : « Elle dort tou-
jours ; ne fais pas de bruit. Elle avait bien besoin
de repos. Je veillerai près d'elle. Demain, nous
la porterons, sans la réveiller, dans un jardin
plein d'ombre, où elle sera bien trantjuille, sous
(les arbres toujours verts. »
PANTHÉON
Le temple idéal où vont mes prières
Renferme tous les Dieux que le monde a connus.
Evoqués à la fois de tous les sanctuaires,
Anciens et nouveaux, tous ils sont venus ;
Les Dieux qu'enfanta la Nuit primitive
Avant le premier jour de la création,
Ceux qu'adore, en ses jours de vieillesse tardive,
La terre, attendant sa rédemption ;
Ceux qui, s'entourant d'ombre et de silence,
Contemplent, à travers l'éternité sans fin,
Le monde, qui toujours finit et recommence
Dans l'illusion du rêve divin ;
PA>T1IÉ0.N 507
Et lea Dieux de l'ordre et de l'harmonie,
Qui, dans les profondeurs du multiple univers.
Font ruisseler les Ilots bouillonnants de la vie,
Va des sphères d'or rèjjdent les concerts ;
l*]t les Dieux guerriers, les \"erlus vivantes
Qui marchent dans leur force et leur mâle boiiuté,
Guidant les peuples fiers et les races puissantes
V'ers les saints combats de la liberté ;
Tous sont là : pour eux Tenceiis fume encore,
La voix des hymnes monte ainsi qu'aux jours de foi ;
A i'entour de l'autel, un peuple immense adore
Le dernier mystère et la grande loi.
Car c'e-t là qu'un Dieu s*o(Tro en sacrifice :
Il faut le bec sanglant du vautour éternel
<hi l'infâme gibet de l'éternel supplice,
Pour faire monter l'âme humaine au ciel.
Tous les grands héros, les saints en prière,
Veulent avoir leur part des divines douleurs ;
Le bAchcr sur l'd'^la, la croix sur le Calvaire,
i'U \c ciel, ;iu prix du sang et des pleurs.
"iOH RÊVERIES d'l'N PAÏEN MYSTIQUE
Mais au fond du temple est une chapelle
Discrète et recueillie, où, des deux entr'ouverts,
La colombe divine ombrag^e de son aile
Un lis pur, éclos sous les palmiers verts.
Fleur du Paradis, \'ierge immaculée,
Puisque ton chaste sein conçut le dernier Dieu,
Règne auprès de ton fils, rayonnante, étoilée.
Les pieds sur la lune, au fond du ciel bleu.
LETTRE D'UX MANDAHIX
Au directeur de la Critique philosophique.
Monsieur,
L'Europe est très fière de sa civilisation. Les
peuples de TExtrôme-Orient, frappés des avan-
tages matériels que vous donnent les applica-
tions de vos sciences, envoient, depuis cpioUjucs
années, leurs enfants étudier dans les écoles de
l'Occident. Ces jeunes gens ont pu comparer
votre état moral à celui de leurs compatriotes,
et permettez-moi de vous dire (jue cette com-
paraison n'est pas toujours à votre avantage.
Voulez-vous permettre à un étudiant bouddhiste
(le ré[)ondre quelques mots à un article publié
dans votre dernier numéro sur les bienfaits de
la vivisection?
L'auteur tle cet article parle avec un suprt'me
14
410 RI^:VERTES d'un PAÏEN MYSTIQUE
dédain de la Ligue anti-vivisectionniste, dont
les adhérents ne sont, suivant lui, que « des na-
tures toutes de sentiment et de passion, chez
lesquelles le raisonnement n'a point de part au
conseil. » M. le docteur P. se trompe : la Ligue
anti-vivisectionniste, dont je m'honore de faire
partie, ne repose pas, comme il le croit, sur une
nervosité maladive, mais sur un principe de rai-
son, ou ce qui vaut mieux encore, sur un prin-
cipe de conscience. Lors même que les expérien-
ces de AL Pasteur seraient utiles, ce qui est
contesté, cela ne prouverait pas qu'elles soient
justes.
Où donc ai-je lu cette phrase : « Il est avan-
tageux qu'un seul homme périsse pour la na-
tion ? » Je crois que c'est dans l'Evangile, qui
condamne évidemment la politique utilitaire, car
il met ce mot dans la bouche de Gaïphe, un des
meurtriers de votre Dieu. Il est vrai que le texte
parle d'un homme, et non d'un autre mammi-
fère ; mais la morale n'est-elle impérative qu'en-
tre des êtres de même espèce? Si, comme l'es-
père M. Renan, le Darwinisme produisait, par
sélection, une race d'animaux supérieure à l'es-
pèce humaine, cette race aurait-elle le droit de
LETTRK d'i N MANhARlN 211
wuus soumettre, dans son intérêt, à des expé-
riences de vivisection ? Je suis étonné de trou-
ver dans la Critif/ue philos(>j)hi(iue le point de
vue de la justice absolue subordonné à celui
d'une utilité supérieure; cela conduit aux ar^ju-
nients tirés de la raison d'Etat.
La veuve de Claude Bernard, pour réparer les
crimes de la physiolo^^ie expérimentale, a ouvert
un asile de chiens. Au jugement dernier, cette
ollVande expiatoire d'une humble conscience de
femme pèsera plus, dans rinfaillible balance,
([ue toutes les découvertes de son mari.
11 n'y a pas de conquête scienti(i(jue cjui vaille
le sacrifice d'un sentiment moral. Or le premier
de tous, celui (jui nous révèle la loi de Justice,
c'est le sentiment de la pitié. On voit un être
(jui soulTre, on se dit : « Gomme je soulFrirais
si j'étais à sa place! » et on soulîre avec lui,
omme l'indique l'étymologie même du mot sym-
pathie, ajv.r.aOiCv, compatir; ce sentiment est
plus vil à l'égard des êtres qui se rapprochent
de nous par leur organisme : on s'apitoie sur un
vertébré plus cpu' sur un insecte, parce (jue l'in-
secte nous paraît moins susceptible de douleur.
La compassion est fondée sur l'analogie dessys-
iI2 RI'IVERIES n'iN PAÏEN MYSTIQUE
tèmes nerveux, et non sur la hiérarchie intel-
lectuelle, et personne n'admet que, pour épargner
une soulfrance à un homme d'esprit, on puisse
Timposer à un imbécile. S'il s'agit d'une hiérar-
chie morale, c'est bien autre chose encore : pré-
tendra-t-on qu'aux veux de l'éternelle Justice,
Néron est plus élevé dans l'échelle des êtres que
mon bon chien qui me défend et donnerait sa
vie pour moi ? Dans le ciel bleu de l'Idéal, la
bonté est bien au-dessus de l'intelligence. Le
Diable est très intelligent : voudriez-vous lui
ressembler?
En infligeant aux animaux des tortures im-
méritées, vos savants, qui ne croient pas à la
métempsycose, n'ont pas l'excuse de dire qu'el-
les sont l'expiation de fautes commises dans une
existence antérieure. Toute souffrance injuste
est un crime de Dieu: par la vivisection, l'homme
s'associe à ce crime. Ce n'est pas le péché qui
accuse la Providence, puisqu'il est notre œu-
vre; ce n'est même pas la douleur de l'homme,
qui n'est qu'une épreuve pour son courage, comme
l'ont si bien dit les Stoïciens : c'est la douleur
des êtres inconscients et impeccables, des ani-
maux et des enfants. Avant qu'il y eût des hom-
I
LETTRE d'i'N MANDARIN 213
mes sur la terre, la vie s'entretenait comme au-
jourd'hui par une série de meurtres. Il y avait
des dents aiguës et des grilles acérées qui s'en-
fonçaient dans les chairs saignantes. Qui osera
dire que cela est un bien? Si le Créateur n'a pas
voulu ou pas pu épargner à ses créatures, je ne
dis pas la mort, mais la douleur, son œuvre est
mauvaise, et il aurait mieux fait de rester dans
son repos. Voilà pourcjuoi nous refusons de
l'adorer ; les images qu'on voit dans nos pago-
des ne sont pas de celles du Dieu qui a fabri-
(jué, avec une férocité ingénieuse, les grilles ré-
tractiles du tigre, les crochets venimeux de la
vipère et les Ames sans pitié des savants vivisec-
teurs, ce sont les images d'un homme f[ui n'a
jamais fait souffrir volontairement aucune des
créatures vivantes, et f|ui les embrassait toutes,
sans distinction, daii^ son inépuisable et univer-
selle charité.
Cette charité bouddliicjuc, (|ui s l'Il-iuI aux ani-
maux, vous paraît tris ridicule, car vous n'ad-
mettez pas fjue l'homme ait des devoirs envers
SCS frères inférieurs. Ptîut-étrc la conscience
n'est-elle pas la même en Orient et en Occident,
Hien des choses me h» font craindre. Vous êtes
214 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
implacables pour les vaincus dans les luttes
civiles, mais vous êtes pleins de tendresse pour
les criminels de droit commun ; la peine de mort
vous répuo^ne, excepté en matière politique, et
alors radoucissement des mœurs vous suggère
des euphémismes : les assassinats de prisonniers
ne sont plus que des exécutions sommaires, et
le progrès des sciences vous permet de rempla-
cer la guillotine par une mitrailleuse. Votre jury
trouve toujours des circonstances atténuantes
pour les parricides. Vous avez des trésors d'in-
dulgence pour les parents qui torturent leurs
enfants : ils en sont quittes pour quelques mois
de prison. 11 ne se passe guère de semaine sans
que les journaux racontent quelque horrible
histoire d'enfants martyrs et ils ne manquent
pas d'ajouter que la police a eu toutes les peines
du monde à empêcher le peuple de lyncher ces
scélérats, coupables du plus lâche de tous les
crimes. On ne prendrait pas tant de précautions
pour protéger un insurgé contre les fureurs
bourgeoises, les coups d'ombrelle des belles
dames, les coups de canne des jolis messieurs.
11 est vrai que si l'insurrection réussit, les
rebelles deviennent des héros de Juillet, et vous
LKTTRE iJl'N MAM>AIU.N l^lo
gravez leurs noms sur une colonne de bronze.
^ Car vos jugements se modifient dans un sens
ou dans Tautre, quand vos intérêts sont enjeu :
vous vous indignez contre Orsini, mais vous
glorifiez Charlotte Corday, et un de vos poètes
rappelle TAnge de l'assassinat.
Toutes ces choses, et bien d'autres encore,
me font croire que les occidentaux, plus civili-
sés fjue nous sous le rapport matériel, n'ont pas
des idées très nettes sur la morale. Et pourtant
si on n'avait pas cette pauvre petite lumière
tremblotante de l'impératif catégorique, il ne
resterait plus qu'à dire avec Cakja-Mouni et
M. de Hartmann : « Que le monde finisse, puis-
([ue rien ne peut le corriger î »
LoL'-Y
Mandarin h boulon de cristal .
LE JOUR DES MORTS
Il y a dix-huit cents ans, les chrétiens pas-
saient pour des impies, parce qu^ils refusaient
de sacrifier aux Dieux de Tempire. Il en sera
toujours ainsi pour ceux qui ne reconnaîtront
pas la religion offîcielle. Aujourd'hui, le peuple
de Paris passe pour irréligieux. Les prêtres lui
déplaisent parce qu^il les a toujours vus du côté
de ses ennemis politiques. Il n^aime pas la mo-
narchie, et il ne voit pas pourquoi on en laisse-
rait une dans le ciel. Il dit volontiers avec Blan-
qui : « Ni Dieu, ni maître. » Eh bien, malgré
cela, le peuple de Paris est le plus religieux de
tous les peuples. Sa religion c'est le culte des
morts. C'est à Paris que s'est établi l'usage de
se découvrir devant un cercueil. Tous les ans,
au commencement de ce triste et brumeux no-
vembre, bien choisi pour une fête funèbre, la
foule envahit les cimetières, spontanément, sans
LE JOIR DES MORTS 217
convocation, sans prêtres, sans solennités. On se
disperse dans le dédale des pierres funéraires,
et chacun cherche ses tombes pour y déposer
l'olTrande de pensées et de chrysanthèmes, les
dernières fleurs de l'automne.
C'est la religion des familles. Bien souvent,
l'intérêt a divisé les frères ; on ne se parlait plus :
chacun est venu de son côté apporter sa cou-
ronne, et dev;int la tombe des vieux parents on
se rencontre et on se tend la main. C'est la reli-
gion des orphelins ; « Viens porter un petit bou-
(juet à ton pauvre père, qui t'aimait tant, pour
lui montrer (|U(î tu ne l'as pas oublié. — Mais
où est-il, mère, je ne le vois pas? — Tu ne peux
pas le voir, il est dispersé dans l'air que tu res-
piics, mais il est toujours près de toi (juand tu
penses à lui. Si tu lais quelque chose de mal et
si personne ne le sait, lui, il l'aNU. Il nr le gron-
dera pas, mais lu lui as fait de la peine. Si tu
es sage, il est content, il te sourit comme autre-
fois, te rappelles-tu ? »
— Mais ceux (jui n'<Mit [)as de tombeaux de
famillt\ les pauvres (jui ont vu enterrer leurs
niorls daus la fosse comnunu', «»ù iront-ils por-
ter leur oilVantle? — C^est pour ceux-1^ qu'on
218 RI^VERIES d'un païen MYSTIQUE
a mis au milieu du cimetière une stèle où on a
écrit : Monument du Souvenir, Sur le piédestal
s'accumulent les humbles couronnes et les petits
bouquets d'immortelles et de pensées. — Mais
les parias, les enfants trouvés, qu'ont-ils à faire
de cette religion des familles ? Et tous ceux que
leurs parents ont torturés dans leur enfance,
quel souvenir d'amour et de respect peuvent-ils
porter à ceux qui les faisaient mourir à petit
feu et que vos lois ne punissent que d'une façon
dérisoire ?
— Eh bien ! non, il n'y a pas de parias, la
religion des morts n'exclut personne. A ceux
que leur famille a repoussés, il reste la grande
famille humaine. Cet enfant abandonné par sa
mère, d'autres ont eu pitié de lui. Quelqu'un l'a
trouvé au coin d'une rue et l'a porté à l'hôpital
où on lui a donné une nourrice pour l'allaiter,
un médecin pour le soigner. Il se souvient sur-
tout de la sœur de charité qui faisait la classe,
soyez sûr qu'il portera une fleur pour elle au
^Monument du Souvenir. « Elle nous apprenait
à lire dans le catéchisme. Il y avait là un tas de
choses que je ne comprenais guère, ni elle non
plus, probablement, mais sa conclusion était tou-
LE JOUR DES MORTS 2 11)
jours qu'il faut être charitable pour les autres
comiTKi on Ta été pour nous. J'ai été quelquefois
bien près de prendre la route gauche ; mais quand
on me donne de mauvais conseils, je pense à
cette bonne créature : que me dirait-elle si elle
était là? Et je n'ai pas de peine à deviner sa
réponse, il me semble que je Tentends. Où est-
cUe maintenant, cette pauvre sœur Marthe? Je
ne sais pas s'il existe, ce paradis dont elle par-
lait toujours, mais si rjuelqu'un a mérité d*y
entrer, c'est bien elle. On dit qu'elle aurait dii
se marier, avoir une famille : elle a mieux aimé
soitrner les enfants trouvés. S'il n'v en avait
pas (|uel([ues-unes comme cela de temps en temps,
que serions-nous devenus moi (^t les autres ?
Adieu, bonne scrur Marthe, voici une petite fleur
pour toi. »
Les philosophes et les lettrés se perdent en
conjectures pour deviner comment les relij;ions
commencent, et (juand ils pourraient assister à
cette genèse, ils ne veulent pas ouvrir les yeux.
Voyez dans Tacite l'opinion des Romains de ce
U'mps-là sur le christianisme naissant : C'est un
mélange d'horiMMir et de dédain. X'est-ce pas
exactement ce qu'éprouvent aujounriiui les clas-
^20 RKVKUIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
ses dirigeantes quand, à de funèbres anniversai-
res, il Y a des couronnes d^immortelles rouges
déposées au Père-Lachaise, le long du mur des
Fédérés? Rappelez-vous qu'il y a quinze ans,
dans la Critique philosop/ii(/ne, j'avais prédit
ces pèlerinages ; étais-je prophète? C'est que je
savais que Paris nWblie pas ses morts : Gloria
viclisf La religion de la Cité, c'est le souvenir
de ceux qui sont morts pour elle, Plebeise Decio-
riim animœ ! Culte proscrit, confiné dans les
cimetières, comme celui des chrétiens dans les
catacombes. Quand le corps de Caius Gracchus
eut été jeté dans le Tibre, on défendit à sa veuve ^
de porter le deuil. Ce n'est que d'hier qu'Etienne
Marcel et Coligny ont leur statue. La Justice
peut choisir son heure, puisqu'elle est éternelle.
Mais je vous le dis, si vous voulez savoir com-
ment une religion commence, ce n'est pas les
philosophes qu'il faut interroger. Regardez dans
la profondeur des couches sociales, vous y lirez
les deux mots qui sont gravés sur la grosse clo-
che de Notre-Dame : Defunclos ploro.
Les religions, même quand elles semblent nou-
velles, ont des racines dans le plus lointain passé.
Les aînés de notre race, les Aryas, offraient des
LE JOIR DLS MORTS
iil
libations aux ancêtres sur les plateaux de la
haute Asie. Le Rig Véda nous a conservé un
écho des hymnes qui se chantaient aux funérail-
les : « Pars, va par ces antiques chemins qu*ont
suivis nos Pères ; tu verras les Dieux Yama et
Varouna fjui se plaisent aux libations. Rends-toi
auprès des Pères, demeure avec Yama dans ce
ciel suprême que tu as bien mérité. Ceux qui
ont lutté dans les combats, ceux qui sont morts
en héros, ceux qui ont olTert mille sacrifices,
rends-toi auprès d'eux tous ! Ceux cjui ont prati-
(jué le bien, aimé le bien, fait prospérer le bien,
rends-toi auprès d'eux tous 1 Les poètes inspirés
aux mille chants, les gardiens du soleil, ù Yama,
lesrishisaux pieuses austérités, rends-toi auprès
d'eux tous ! »
Le silence des livres juifs sur la vii* future est
aussi triste (ju*une néj^ation ; cVst une boule
noire dans l'urne : « Tu es poussière et tu retour-
neras poussière. * N*avez-vous rien de plus ;"!
nous (lire ? Pas un mot, pas une va«jue pro-
messe, pas une espérance? Alors nous pèserons
K's sulTrages au lieu de les compter, et la voix
(les peuples initiateurs couvrira celle des races
infécondes. Dans la lonj^ue nuit de Ihistoire, la
22:2 RI-;VER1ES d'iN l'AÏilN MYSTIQUE
Grèce rayonne comme un phare, c'est elle qu'il
faut interroger. Eh hien I on peut le dire à l'é-
ternel honneur de l'Hellénisme, il n'y a pas de
religion qui ait proclamé si haut ni si clairement
la perpétuité de la personne humaine, croyance
très différente des doctrines monothéistes ou
panthéistes de résurrection des corps ou de trans-
migration des âmes. Les plus anciennes prières
des Grecs contiennent un témoignage formel de
l'immortalité personnelle et de la punition des
crimes dans une autre vie {Iliade, III, 27G ;
XIX, 258). Les Grecs tenaient pour vrai ce qui
est conforme aux lois éternelles du beau et du
juste ; trouvant la beauté dans Tunivers, ils y
supposaient la justice. Ils croyaient au libre ar-
bitre et à rimmortalité de l'âme, quoique ces
deux affirmations de la foi religieuse ne puissent
être démontrées ; mais Tune est la condition,
l'autre la sanction de la morale, et la réalité ne
peut contredire la loi : cela est, puisque cela
doit être ; il ne saurait y avoir ni erreur ni lacune
dans Tœuvre magnifique des Dieux.
Les Héros grecs ne s'endorment pas comme
les patriarches bibliques à côté de leurs pères ;
ils conservent au delà du l)ùcher une vie indé-
LL JUl 11 DLS .MURIS i223
pendante. Le peuple les invofjue comme des
Dieux et honore leurs tombeaux comme des tem-
ples. Les ûmes saintes des ancêtres, des hommes
(le la race d'or, sont devenues les bons Démons,
(|ui parcourent la terre dans leur vêtement de
brouillard, observant les actions justes ou cou-
pableset distribuant les bienfaits (Hésiode, Opern
et dies, iH). Peut-être les Dieux supérieurs
sont-ils trop «grands pour nous entendre ; occu-
pés de l'ensemble des choses, ils ne peuvent
écouter chaque prière; mais les Médiateurs sont
là qui comprennent nos misères, parce qu'ils ont
souffert comme nous. Dans ce grand concert de
[)lainlos, ils distingueront des voix amies et sau-
ront adoucir, sans les violer, les grandes lois éter-
nelles. Nous invocjuons avec confiance ceux (jui
nous ont protégés pendant leur vie. Ils nous
détournent du mal vl nous inspirent les hautes
j)ensées. Les prières montent, les secours des-
cendent, et sur tous les degrés du rude chemin
(le l'ascension, il y a des Vertus vivantes (ju;
MOUS tendent la main.
Lares protecteurs des familles. Héros protec-
teurs des cités, Dieux Mânes, esprits des ancé-
Ires, Ames des saints, ^» morts, où êlcs-vous ?
224 Ri^vERiEs d'un païen mystique
En nous laissant l'héritage de vos bienfaits et
de vos exemples, qu'avez-vous conservé ? Cette
immortalité à laquelle les plus sceptiques d'en"
J tre nous voudraient croire, dont les plus croyants
; voudraient avoir la preuve, est-elle autre part
l que dans le souvenir de ceux qui vous aimaient ?
Je ne dis pas, comme M. Renan, que je suis à
peu près sûr du contraire, je dis que je n'en
sais rien, que jamais je ne le saurai. Mais je sais
ce qui devrait être, ce qu'il serait bon de croire,
ce que je voudrais être cru par les autres. Quand
on sort des cimetières le jour des morts, on en
rapporte une sérénité grave : tous ces gens-là
ont des regrets ; pour quelques-uns peut-être
ces regrets sont déjà une espérance, et peut-être
que pour une génération nouvelle, plus heureuse
que nous, Tespérance deviendra la foi.
LA DERNIÈRE NUIT DE JULIEN
JULIEN
l*ar-dessus tous les Dieux du ciel et de la terre
J'adore ton pouvoir immuable indompté,
Déesse des vieux jours, morne Fatalité.
Ce pouvoir implacable, aveujj'le et solitaire
Ecrase mon orgueil et ma force, et je vois
Que l'on décline en vain tes inllexibles lois.
Les peuples adoraient le joug qui les enchaîne,
Rome dormait en paix sur son char triomphal,
Des oracles veillaient sur son sommeil royal.
Maintenant, du Destin la force souveraine
Brise le sceptre d'or de Rome dans mes mains,
Et Sapor va venger les Francs et les Germains.
J'ai relevé l'autel des Dieux de la Patrie,
lU j'aperçois déjà le temps qui foule aux pieds
Les vieux temples déserts de mes Dieux oubliés.
Au culte du passé j'ai dévoué ma vie.
Rientôt sous sa ruine il va m'cnserclir.
Le passé meurt en moi, victoire à l'avenir !
15
226 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE
LE GÉNIE DE l'eMPIRE
Ne crains pas l'avenir, toi dont les mains sont pures,
O dernier défenseur d'un culte déserté,
Qui voulus porter seul toutes les flétrissures
Du vieux monde romain, et couvrir ses souillures
Du manteau de ta gloire et de ta pureté.
En vain tes ennemis ont voué ta mémoire
A l'exécration des siècles à venir ;
Le glaive est dans tes mains: l'incorruptible histoire
Dira ce qu'il fallut à l'amant de la gloire
De force et de vertu pour ne s'en pas servir.
La F'ortune rendra blessure pour blessure
A ces peuples nouveaux, aujourd'hui ses élus,
Quand leurs crimes aussi combleront la mesure.
Mais mille ans passeront sans laver son injure,
Car Némésis est lente à venger les vaincus.
0 César, tu mourras sous une arme romaine.
La tardive Justice un jour elTacera
Ce surnom d'apostat que te donne la haine ;
Mais le monde ébranlé dans sa chute t'entraîne.
Et ton culte proscrit avec toi périra.
LA DERNIÈRE NUIT DE JULIEN 227
Et moi, je te suivrai, car je suis le Génie
De Rome et de l'Empire ; unissant leurs elTorts,
Tes ennemis, les miens, las de mon agonie,
Veulent voir le dernier soleil de la patrie.
Cédons-leur, le Destin le veut, nos Dieux sont morts.
TABLE
Pages
Préface de Rioux de Maillou {avec lettres f/ie-
ilitcs) l
Le Diable au café 37
Socrate devant Minos 52
Nirvana 62
Initiation 63
Le Banquet d'Alexandrie 61
Icare 8i
Thébaïde 85
La Léf^ende de saint flilarion 86
Erinnyes 101
Le Soir 105
Leltrc d'un Mytholo{^ue à un Naturaliste avec
note inédite M)6
Circé 123
La Sirène 121
Le Voile d'Isis 125
Résignation 137
230 TABLE DES MATIÈRES
Thérapeutique 138
L'Orig-ine des insectes 139
Le Rishi lit
L'Athlète 115
Eschatologie 146
Alastor 157
Stoïcisme 158
Commentaire d'un républicain sur l'Oraison
dominicale 159
Le Gouvernement gratuit 167
Alliance de la Relig-ion et de la Philosophie. 179
Sacra Privata 194
Panthéon 206
Lettre d'un Mandarin au directeur de la Cri-
tique Philosophique 209
Le Jour des Morts 216
La dernière nuit de Julien 225
l, — Portrait de Louis Ménard. (Reproduction du
tableau de René Ménard).
IL — Louis Ménard chez lui, cour de Rohan.
MAYENNE, IMPHIMEUIB CHARLES COLIN
t)
I
J
'^^^i^iiMu i>c. i hu 2 8 ly/^a
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
BR K^nard, Louis !Jicloaf5
100 r.^vories d'un pn"
M4.6 mystique
10