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Full text of "Rêveries d'un païen mystique; éd. définitive, augm. de lettres et de pìeces inédites et précédée d'une étude sur l'auteur par Rioux de Maillou"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/rveriesdunpaOOmn 


?9? 


LOUIS    MENARD 


RKVERTES 


D  UN 


PAÏEN    MYSTIQUE 

édition  définitive,  augmentée  de   lettres  et  de  pièces   inédites 
et  précédée  d'une  étude  sur  l'auteur 

par 
HIOL'X    DK    MAILLOL 


PAIUS 


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;i  11    A   lus,  rr  \ci     m    r  v   -nunnsNK 


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RÊVERIES  D'UN   PAÏEN  MYSTIQUE 


11   a   été  tiré  de  cette   édition   lo   exemplaires 

sur  papier    du  Japon 

et    1 5   exemplaires  sur  papier   vergé  de   Hollande 


l'OFlTHAIT    DE    LOUIS     MliNAHD    l)al'    RENE    MKNARl). 


LOUIS    MENARD 


REVERIES 


D  LN 


V  A 1 1:  N    M  V  S  T I  (}  U  E 

ition  définitive,  augmentée  de   lettres  et  de  pièces   inédites 
et  précédée  d'une  étude  sur  l'auteur 

par 

Riorx  ni:  maillou 


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1»A1US 
GKOIUiKS  GUÉS  \iV  C»%  ÉDITEURS 

3  ET  3   biSf  PLACE   DE  LA   SORUONN8 


MlMXl 


100 

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PIU'FACE 


Durant  sa  vie,  Louis  Ménard  n'a  eu  qu'un 
nombre  restreint  de  lecteurs.  Il  disait  en  tant 
qu  erudit  :  «  Je  n'écris  que  pour  une  dizaine 
de  personnes.  »  Rn  tant  que  versificateur,  il 
aimait  à  se  qualifier  de  «poète  inconnu».  Une 
élite  de  lettrés  l'appréciait.  Des  bruits  do  ce 
que  pondaient  et  disaient  entre  eux  savants  ou 
lins  crilicjucs  épris  d'art  circulaient  bien  par- 
fois dans  le  grand  public  ;  mais  cela  no  dépas- 
sait pas  la  louange  banale,  mal  documentée 
et  ne  cberchant  nullement  à  l'être  un  peu  plus. 
Des  jeunes  se  rendaient  cependant  aussi  place 
de  la  Sorbonne,  entre  autres  le  libertaire  écri- 
vain des  Porteurs  de  /orc/u's,  lîernard  Lazare, 
l'enthousiaste  poète  (Juillard  et  surtout  l'égo- 
tisle   raffiné,  l'ami   de    la    petite  Bérénice,  un 

i 


RÊVERIES  D*UN  PAÏEN  MYSTIQUE 


des  maîtres  d'aujourd'hui  de  la  jeunesse  fran- 
çaise, Maurice  Barrés. 

Quelques  érudits,  et  des  plus  forts;  quelques 
littérateurs,  et  des  plus  exquis  ;  quelques  jeu- 
nes enfin  :  je  ne  vois  personne  autre  autour  de 
Louis  Ménard  jusqu'au  jour  de  sa  mort. 

Cette  mort,  comme  il  était  arrivé  déjà  à  d\au- 
tres  que  la  postérité  s'est  plu  à  mettre  en 
lumière,  cette  mort  a  tout  changé.  Actuelle- 
ment, on  s'occupe  de  Louis  Ménard,  on  écril 
sur  Louis  Ménard,  on  réimprime  Louis  Ménard. 

Puisque  l'éditeur  Grès  va  faire  reparaître  let 
Rêveries  d'un  païen  mystique  et  qu'il  me  de- 
mande une  préface  pour  cette  réédition,  pour- 
quoi n'imiterai s-je  pas  ceux  qui  me  donnent 
rexemplc  d'un  peu  de  justice  enfin  rendue  à 
un  penseur  profondément  original,  doublé  d'un 
écrivain  de  premier  ordre?  Je  manque  peut- 
être  d'autorité  pour  cette  tâche  ;  mais,  en 
échange,  j'ai  une  excuse  à  faire  valoir  ;  c'est 
que  j'ai  été  très  mêlé  à  la  vie  de  Louis  Mé- 
nard, que  je  l'ai  beaucoup  et  intimement  vu. 

J'ai  une  opinion,  en  quelque  sorte  cxpéri- 


PRÉFACE  3 

nonlcile  sur  lui,  <'t  c'est  cette  oi)iniou  que  je 
voudrais  mettre  en  présence  de  celles  que  IVui 
i  émises  do  droite  et  de  gauche,  et  qui  ne  me 
paraissent  pas  répondre  à  la  réalité. 

On  a  admiré  dans  Louis  Ménard  riiellénistc 
)énélré  par  riiellénisme  jusqu'à  onsend^lerun 
ils  de  l'antique  Grèce  n'ayant  revécu  parmi 
lous  que  pour  y  chanter  les  louanges  de...  de 
:  sa  mère  »,  comme  il  aimait  à  s'exprimer 
endroment  lui-niôme. 

Certes,  on  a  eu  raison  de  louer,  et  on  ne 
saurait  trop  louer,  sans  une  restriction  dans  les 
ouangcs.  Seulement,  on  ne  fait  ici  que  la  part 
le  l'érudit  :  l'homme  ét;iil  un  Frani;('iis  de  la 
)remière  moiliô  du  \ix'  siècle,  mi  bien  mar- 
jué  à  rein[)reint(î  de  celte  jeune  moitié  de 
ii\*  siècle  français,  c'est-à-dire,  avant  tout,  un 
romanticiuo. 

<Juoi  !  ce  classi([ue  I 

I  II  classi(|ue  (jui,  à  son  entrée  dans  la  vie  de 
la  pensée,  avait  lu  Us  ion,  et  (|ui,  jus(ju'à  sa 
lernière  heure  a  senti  le  <«  ])oi>%t>n  de  Byron 
:irculer  dans  ses  veines  ». 


RKVERIES   D  IN    PAÏEN   MYSTIQUE 


Je  n'oublierai  jamais  la  lecture  par  lui  du 
Cain  place  de  la  Sorbonue,  dans  la  tombée 
du  crépuscule  d'abord,  ensuite  à  la  vacillante 
clarté  d'une  petite  lampe  à  essence  posée  de 
travers  sur  un  monceau  de  livres  et  de  papiers 
couvrant  la  table.  11  v  avait  des  sansrlots  dans 
la  voix  de  Louis. 

A  un  moment,  pris  de  suffocation,  il  s'écria, 
assénant  un  coup  de  poing  d'énervement  pas- 
sionné sur  le  livre  qui  l'hypnotisait  : 

«  On  meurt  de  cela!  mais  que  c'est  beau! 
que  c'est  beau  !  » 

Et  après  un  silence,  il  ajouta,  revoyant  le 
•passé,  tout  son  passé  de  romantique  : 

«  Nous  nous  sommes  nourris  de  cela  !...» 

Sa  voix  tremblait  et  ses  prunelles  fixaient, 
sondant  dans  l'espace  mélancolisé  par  l'en- 
vahissant du  nocturne  encore  comme  flottant  : 

«Que  c'est  beau  !  que  c'est  beau  !  »  Tout  à 
Coup,  il  ferma  le  volume  :  «  Veux-tu  ?...  cau- 
sons d'autre  chose  ?  » 

Oh!  alors,  il  me  parla  des  Grecs  et  des  Grecs 
et  des  Grecs  !  il  se  réfugiait  parmi  les  Grecs  ; 


lais  préoccupé,  agité,  très  ému,  ne  parvonint 
as  à  échapper  à  Byron. 
Mais,  dans  ce  cas,  qu'ét;iit  donc  la  terre 
llell.is  pour  rauteur  de  la  Morale  avant  les 
liilo.'^oplies  et  du  Polz/fltrisnir  hcllrniqur  ? 
C'était  une  patrie  d'adoption,  une  seconde 
itrir  si  l'on  veut,  mais  une  patrie  tout  idéale. 
y  avait  acquis  droit  de  cité  par  la  mii^i- 
Lie  et  sympathique  puissance  d'évocation, 
liant  jusqu'à  la  résurrection  artiste  de  sa 
larnioréenne  beauté,  faisant  sonp^er  involon- 
iremeat  à  la  frise  des  Panathénées  alti-ibuée 
1  ciseau  de  Phidias  et  ({ui  semble  faire  eir- 
der  procossioanellement  la  vie  d'Athènes  sur 
s  murs  du  Parthénon. 

Mais,  si  droit  <lc  cité  il  y  a, —  (  t  je  crois  la 
lose  incontestable,  —  e;»  (lr<»il.  je  le  répète, 
t  aecjuis.ll  résulto  non  de  la  naissance,  mais 
une  eulliiro  «l'esprit  jusqu'à  un  certain  point 
ansformante,  ayant  eu  la  morplndoirisanle 
jlion  d'inq)réi;:nati<»n  que  les  anlhrop  dogis- 
s  reconnaissent  aux  milieux  J5^é>i:ra])!ii- 
los. 


G  Rf:vii:RiEs  d'in  païen  mystique 

Louis  Ménard  est  de  veau  Grec,  ce  qui  est  le 
contraire  de  l'avoir  été  tout  naturellement. 
Par  exemple,  après  l'être  devenu,  il  Test  de- 
meuré pieusement,  sans  une  seconde  d'hésita- 
tion ni  de  doute,  jusqu'à  son  dernier  soupir. 
Une  fois  devenu  Grec,  il  n'a  plus  cessé  de  vivre 
dans  son  rêve  de  Grec,  de  vivre  ce  rêve,  en 
imposant  au  présent  plein  de  tristesse, de  désil- 
lusions, de  rapetissants  contacts,  la  sérénité 
olympienne,  la  mâle  noblesse,  la  lumineuse  et 
harmonique  conception  à  la  fois  mythique  et 
républicainement  sociale  faite  de  «  vrai  par  le 
beau  »  et  de  «  moral  se  confondant  avec  la  jus- 
tice ». 

C'est  le  démocrate  déçu  qui  a  poussé  Louis 
Ménard  à  chercher  en  Grèce  un  divin  d'où  de- 
vait découler  la  liberté  comme  de  sa  source 
logique  :  des  dieux  lois  vivantes,  en  même 
temps  lois  de  la  nature  et  lois  de  la  conscience. 
Il  en  a  appelé  des  démentis  du  présent  au  tri- 
bunal de  l'histoire,  à  la  preuve  de  la  possibilité 
d'un  peuple  libre  fournie  par  Texistence  de  la 
Grèce.  \ 


PRÉFACE  7 

Oiioi  !  le  paion  Louis  Ménard?  le  «  dernier 
des  païens  »  Louis  Ménard? 

«  Païen  mystique  »,  comme  il  est  dit  en  tête 
de  ces  li/veries.  N'était-il  donc  point  convaincu  ? 
Si,  il  était  un  sincère.  Mais  ce  sincère  voyait, 
dans  les  religions,  Texprcssion  idéale  des  so- 
ciétés, et,  do  plus,  pour  lui,  le  fond  se  confon- 
dait avec  la  forme.  11  «  parlait  la  langue  des 
mythes  »,  comme  M.  Jourdain  faisait  de  la 
prose,  tout  naturellement. 

lin  second  souvenir  caractéristi(juo  : 
lin  après-midi,   toujours   Place   de  la   Sor- 
bonnCjjc  trouvai  Louis  en  train  de  Iii'<'  un  re- 
cueil de  nouvelles  ([ue  l'auteur,  Bernard  Lazare, 
lui  avait  aj)porté  le  matin  même. 

—  Lcoute-moi  ceci...  C'est  très,  très  bicnl 
Il  s'af^issail  (!<•  celle  intitulée  ir  Disciple, 
C'étaient  les  derniers  moments,  c'était  l'aj^o- 
nie  diin  aflii'mateur  du  (li\in  (jui,  comme 
Jésus  sur  la  croix, sentait  s'eiïarerenlui  ladéses- 
péranr(î  îi  béant  d'abtmc  du  Golgolha  :  «  M(»n 
Pérc,  p  tnr(|iini  m'avez-vous  abandonné!  o  et 
[jui,  le  glat;aut  frisson  passé,  se  raidissait,  gar- 


8  RP:vERiEs  i)'r.\  païen  mystique 

dait  sa  suprême  pensée  en  lui,  orgueil  ou  pi- 
tié  pour  le  besoin  de   croire  de  la  faiblesse 
buniaine,  se  condamnait  à  un  silence  qui  lais- 
sait intacte  sa  doctrine. 
Lorsque  Louis  eut  fini  de'  lire,  il  me  demanda 

—  Eh  bien  ? 

—  Et  toi?  que  penses  tu  de  ce  sublime  men- 
songe ? 

—  Qu'il  a  bien  fait. 

—  Tu  en  aurais  fait  autant,  à  sa  place. 

—  Je  te  répondrai  dans  la  langue  qui  m'est 
familière  que  les  dieux... 

—  Ce  qui,  traduit  dans  la  mienne,  plus  abs- 
traite... 

—  Tu  as  donc  peur  des  mots  ? 

Avec  ce  merveilleux  manieur  de  verbe  qu'était 
Louis  Ménard,  il  fallait  toujours  craindre  d'être 
emporté  dans  le  domaine  des  symboles.  Il 
vous  éblouissait  d'un  terme,  vous  troublait  et 
vous  imposait  à  sa  suite  tout  un  ordre  d'idées, 
vous  entraînant  malgré  vous  en  sa  sphère  de 
mythologue. 

Sterne  et  Balzac  prétendaient  que    le   nom 


PREFACE 


y 


'un  individu  avait  une  influence  sur  sa  dcs- 
inéc.  Louis  Ménard  souriait  de  cette  super- 
tition  ;  mais  il  n'en  attachait  pas  moins  à  cor- 
ains  noms  une  importance  ostliétifjue  suffisante 
lour  en  faire  clianger  qucLju'un  à  l'occasion, 
le  fut  ainsi  qu'il  débaptisa  un  de  ses  frères  ap- 
>elé  Joseph,  et  qu'il  fit  prévaloir  le  nom  de 
\ené  sur  le  premier.  René,  en  souvenir  du 
léros  de  Chateaubriand,  ce  qni  n«>us  r.unèno 
,u  romantisme. 

On  connaît  le  «léjeuner  donné  par  l'éditeur 
liiarpenlier  en  riionnciir  des  trois  païens  :Che- 
lavard,  Tliéopliile  (iautier  et  Louis  Ménard, 
éjeuner  durant  lecpn'l  ils  ne  furent  pas  une 
linute  d'accord  sur  ce  (|ui  leur  tenait  au  cœur, 
llirnavard  voyant  dans  les  philosophes  de 
antiijuité  les  précepteurs  d»'  la  morale,  Louis 
lénard  les  accusant  d'en  ôlro  les  destructeurs, 
t  Ihéophile  (lautii'r  ne  voulant  pas  de  juo- 
alc  «In  tout  pour  sa  (irèce  d»*  prédilection, 
l'est  (jiir  (•••s  li'ois  (lr«MS  viMiaient  d«'  trois 
joints  tic  riiori/.on.  (  ioinnu'nt  venir  ensemble 
*•  la  Tiréce,  venant  ainsi?  Chenavard  était  un 


10  lU-lVblRIES   d'un   païen  MYSTIQUE 


Grec  de  la  Renaissance,  Théophile  Gautier  un 
Grec  bien  près  d'être  un  Turc,  un  Turc  qui 
avait  figuré  parmi  les  chevelus^  en  pourpoint 
rouge,  à  la  première  d*IIer?icmi,Qi  Louis  Mé- 
nard... 

Ah!  il  fallait  lui  entendre  lire  cet  Ilernani  ou 
quelques  drames  de  Shakespeare!  Il  ne  lisait 
pas,  il  mimait,  il  jouait  sur  une  scène,  se  dra- 
pant —  pas  à  rantique,mais  dans  le  manteau 
du  bandit  qui  est  un  banni.  11  était  sombre, 
amère,  fatal,  maudit,  damné, funèbrement  pas- 
sionné et  passionnément  funèbre  !  11  lisait  Vic- 
tor Hugo  et  Shakespeare  comme  il  lisait  By- 
ron,  en  le  vivant  pour  son  compte,  pour  son 
compte  de  romantique. 

La  sereine  beauté  de  sa  Grèce  c'était  pour 
lui  «  ce  qui  devrait  être  »  ;  mais  dans  ce  qui 
était,  il  apercevait  et  signalait  partout  la  trace 
d'Erinnyes.  Il  revenait  fréquemment  dans  la 
conversation  sur  les  acharnées  poursuites  de 
la  hurlante  meute. 

Dans  son  œuvre  capitale  de  la  Morale  avant 
les  Philosophes,  il  se  montre  disciple  de  Jean- 


PRÉFACE  11 

Jacques  Rousseau,  ce  précurseur  des  ronnn- 
tiques.  Son  plus  de  morale  après  les  philo- 
sophes iiY'st-il  pas  (le  la  ligoée  du  plus  rien 
de  bon  avec  les  sciences,  les  lettres,  les  arts, 
du  prùneur  de  l'état  de  nature,  de  l'éducateur 
d'Hinilc? 

l*our(fu<ji  tant  insister? 

D'abord,  je  l«;  répète,  parce  (|uo  j'essayo 
d'esquisser  ici  un  Louis  Ménird  vrai  à  oppo- 
îcr  à  certain  Louis  Ménard  de  convention  ; 
jnsuite,  parce  (juc  ce  Louis  Ménir.l  ])eut  seul 
}X])li([uor  1(*  pt^lit  clH'f-d'nMivrc  des  lirveries 
ru  II  pairii  fn//sfi(jue  pijur  le(|U('l  m'a  rtr  do- 
namléo  celte  préface. 

l'ist-cc  donc  à  dédaigner  que  pouvoir  être 
lit  roinanliqur  érudit  d;ins  la  voie  à  la  fois 
riti(pie  et  poétiipit^  à  Lufuelle  on  doit  le 
lénie  des  Iiell(/i')/is  d'i"]dirar  (Juin<^t  et  lu 
iihlr  de  rUuniauitr  de  Michelet  ?  VA\  bien,  b» 
^olt/fhns/nr  hellênifjue  de  Louis  Ménard  a  sa 
)lare  {\  côté  de  ces  diMix  ouvrages.  Il  a  droit 
Il  iiiènic  rani;  et  appartient  à  la'ménio  épocjue. 
(Juant  aux  Hrreries  d'un  pm'rn  un/sfiffue,  cl- 


là  HKVKRIES   d'un   PAÏEN   MYSTIQUE 

les  sont  du  Louis  Méiiard  déposé  goutte  à  goutte, 

vivant  en  un  généralisé  d'art  sa    quotidienne 

existence.  Là,  il  s'est  mis  tout  entier,  mais  dans 
sa  langue,  dans  la  langue  des   symboles,  en 

mythologue  et  en  platonicien...  beaucoup  d'A- 
lexandrie. 

L'étude  qui  précède  sa  traduction  des  livres 
hermétiques  prouve  à  quel  point  Louis  Mé- 
nard  avait  respiré  l'air  métaphysiquement 
exaltant,  dans  son  subtil  de  la  gnostique  cité. 

Le  désert  de  TEgypte  chrétienne  ne  se  trou- 
vant pas  loin,  il  était  allé  de  là  rendre  visite  aux 
cénobites  et  aux  anachorètes.  Dans  l'élargis- 
sante solitude,  ceux-ci  avaient  trouvé  un  cadre 
de  sans  bornes  où  l'infmi  mystique  nostalgi- 
quement  débordant  d'eux  pouvait  s'épandre 
et  planer  à  l'aise.  Louis  Monard  y  a  fait  la 
connaissance  de  Saint-Iïilarion,  dont  les  Rêve- 
ries ont  emprunté  poétiquement  la  légende 
pour  rythmer  une  angoisse  du  cœur  et  de  l'es- 
prit impersonnalisée  dans  un  merveilleux  moule 
à  coulée  d'or  pur  ayant   un   timbre  d'or  pur. 


PRÉFACE  13 

Néant  divin,  je  suis  plein  du  dégoût  des  choses  ; 
Las  de  l'illusion  et  des  métempsycoses, 
Jimplore  ton  sommeil  sans  rêve;  absorbe-moi. 

Ces  trois  vers,  d'un  Ivrisme  devant  son  élan 
à  l'exhale  d'une  désespérance  <jue  l'oubli  de 
tout  peut  seul  apaiser,  sinon  satisfaire,  appar- 
tiennent à  un  sonnet  des  Rêveries  (Tnn  paien 
inijslique  ayant  pour  titre  :  Nirvana, 

Ce  n'est  qu'un  cri  ;  mais  le  ciel  en  est  dépeu- 
plé. L'Olympe  disparaît  comme  un  décor  de 
thé;\lre  au  coup  de  siftlet  du  machiniste,  mais 
le  coup  de  >ifllct  de  Nirvana,  en  le  faisant  dis- 
[►araître,  siflle  la  pièce. 

Avec  Sainl-Hilarion,  restait  la  prière  ;  .V/V- 
vanOy  c'est  l'attirance  vertigineuse  de  Tabimc 
voulu  ami.  Le  /lihi/  vainqueur,  n'ost-ce  pas 
la  faillite  du  ilivin  enresjistrée  dédaikrneuse- 
inent,  mais  cette  lin  du  règ-no  «les  dieux  n'a- 
vait-elle  pas  été  prédite  dans  ie  Promêthée  déli- 
vré^ premier  poème  de  Louis  Ménard  ? 

Quel  culte  nous  est -il  rncoro  permi*?  ?  Le 
culte  intéritMir  de  «  ceux  des  nùlros  cpii  m»  sont 
[dîis  ».  Lisez  Jour  des  morts  tlans  les  Hrveries, 


14  IIKVERIES   d'un   païen   MYSTIQUE 

Lisez  aussi  de  Louis  Ménard  son  Catéchisme 
religieux  des  libre-penseurs,  celte  brochure, 
devenue  très  rare,  qu'il  y  aura  à  réimprimer 
elle  aussi  un  jour  ou  l'autre.  Louis  Ménard  y 
est  présent  —  on  pourrait  écrire  palpitant  — 
jusque  dans  chaque  point,  chaque  virgule. 

«  Quand  on  sort  des  cimetières  le  jour  des 
morts,  on  en  rapporte  une  sérénité  grave  :  tous 
ces  gens-là  ont  des  regrets;  pour  quelques-uns 
peut-être  ces  regrets  sont  déjà  une  espérance, 
et  peut-être  que  pour  une  génération  nouvelle, 
plus  heureuse  que  nous,  l'espérance  deviendra 
la  foi.  » 

Telles  sont  les  dernières  lignes  du  Jour  des 
morts  :  une    espérance    semée    comme    une 
graine,  confiée  au  terrain,  souhaité  fécond,  de 
l'avenir.  1 

Les  pages  finales  des  Rêveries  disent  la  pen- 
sée intime  de  Louis  Ménard  en  ce  qui  concerne 
le  passé. 

La  dernière  Nuit  de  Julien  n'est-elle  pas  une 
nuit  d'insomnie  du  poète  qui  fait  dire  à  cet 
Empereur  : 


i'Réfacf:  1,*) 

J'ai  relevé  l'autel  des  Dieux  de  la  Pairie, 

El  j'aperçois  déjà  le  temps  qui  foule  aux  pieds 

Les  vieux  temples  déserts  de  mes  Dieux  oubliés. 

Au  culte  du  passé  j'ai  dévoué  ma  vie. 

I3ientôt  sous  sa  ruine  il  va  m'ensevelir. 

Le  passé  meurt  en  moi,  victoire  à  l'avenir I 

VA  lo  génie  do  l'Kmpire,  (jui  dialogiK'  avec 
cet  ultimo  païen,  s'avoue  vaincu,  lui  aussi  ; 
«  Cédons,  nos  dieux  sont  morts.  » 

11  a  (lit  à  Julien  qu'il  ne  devait  pas  se  repen- 
tir <lo  sa  tentative  de  restauration  polythéisti- 
quenieul  religieuse  ;  mais  il  eu  constate  l'avor- 
tcment  par  cette  raison  des  raisons,  cette  raison 
qui  tranche  la  ([uestion  conmie  la  liacho  tran- 
che, en  tombant  d'aplomb,  une  existence  con- 
damnée sans  appel  :  <  Nos  dieux  sont  morts.  » 
Louis  Ménard  n'a  pas  reculé  devant  le  <  Ne 
touchez  pas  à  la  hache  »  menai^ant  à  la  fat;on 
(lu  fautAuio  d(»  la  fitalité.  Il  a  avaiMo  la  main 
ri    il  a  tourlir. 

l^n  rendant  les  derniers  devoirs  à  ses  morts 
dépouillés  p.'u*  le  t<MU])s  d(»  leur  divine  immor- 
talité, il  a  t<»U(  lit-  .1  l.i  hachr.  T.r  qui  jadis  était 


1()  IIKVERIES   d'lN   l'AÏKN   MYSTIQUE 

lia  autel  s'est  alors  montré  à  lui  sous  la  forme 
d'un  échafaud.  Il  a  continué  à  rendre  les  dcr 
niers  devoirs,  il  n'a  pas  laissé  /os  morts  oisevelii 
leurs  morts  comme  le  veut  T l'évangile  ;  mais  i 
a  écrit  sur  leur  tombeau,  en  attristé,  respec- 
tueux que  ses  regrets  n'empêchent  pas  d'allei 
jusqu'au  bout  de  son  devoir  d'ensevelisseur  ; 
Ci-git. 

Il  n'eut  jamais  pu  tracer  :  «  Ci-gît  la  Grèce  » 
c'est  Rome  qu'il  a  couchée  dans  son  suaire.  Mais 
avec  la  Rome  d'alors  n'était-ce  pas  tout  le 
panthéon  païen  qui  tombait  en  poussière?  La 
Grèce  ne  s'était-elle  pas  absorbée  dans  l'Em- 
pire? l'Empire  n'était-il  pas  TUnivers? 

C'est  que  le  théologien  Louis  Ménard  avait 
en  lui  l'étofTe  d'un  pénétrant  philosophe  qui 
savait  redescendre  des  hauteurs  de  l'hymne 
pour  prendre  pied  sur  le  sol  et  y  marcher  du 
pas  de  la  raison. 

Le  dialogue  intitulé  :  Le  Diable  au  café^  nous 
permet  de  juger  de  ce  qu'était  et  valait  l'es- 
crime de  ce  logicien  que  Diderot  et  Satan  suf- 
fisent à  peine  à  incarner. 


PRÉFACE  17 

Ce  dialogue,  paru  d'abord  sous  le  nom  dudit 
enis  Diderot,  trompa  les  malins  qui  le  crurent 
îcUement  de  cet  encyclopédiste.  Cela  amusait 
îaucoup  Louis  Ménard  de  penser  qu'il  avait 
illi  paraître  dans  les  Œuvres  complètes  do 
iderot  en  tant  que  Diderot.  Je  l'entends  encore 
péter: 

m  Dire  que  sans  Anatole  France,  ca  y  était  !  » 
Il  vaut  mieux  que  /c  Diable  au  cafr  ouvre 
s  Ih'veries  (Ciin  paim  tni/stif/ue  comme  il  les 
ivre.  Tout  ce  (jui  suit  en  est  éclairé  pour  (jui 
it  voir.  Le  Satan  du  Diablr  au  café  devait 
lir  par  tuer  tous  les  dieux,  quels  «ju'ils  fus- 
nt.  (^cst  lui  leur  impitoyable  assassin. 
Il  avait  versé  de  son  café  à  Louis  Ménard 
icz  Procope,  et  (juand  on  a  une  fois  pris  de 
café-là  !...  où  cela  peut  vous  mener,  le  déli- 
Bux  morceau  ayant  pour  titre  :  UOrifjine  des 
sectes f  lo  dit  éloquemment.  Là,  le  diable  ne 
contente  plus  d'embarrasser  l'homme  par 
dialecti<{uc  serrée,  il  s'attacjue  à  Dieu  lui- 
ôme,  et  Dieu  perd  la  partie,  ce  n'est  pas 
►uteux.  Il  la  perd  même  piteusement  :   «  Tu 

3 


IS  RKVERIES   d'un   PAÏEN   MYSTIQUE 

le  vois,  maître,  dans  riminble  création  que  j'a 
produite  pour  l'obéir,  j'ai  pris  le  contrepied  de 
ton  œuvre.  C'est  à  toi  de  décider  si  j'ai  réussi.  ^ 
Et  Dieu  se  contente  de  répondre  :  «  Parlons 
d'autre  chose.  » 

Mais  pourquoi  Louis  Ménard  revenait-il  tou- 
jours à  ces  dieux  finis?  Lisez  Alliance  de  le 
philosophie  et  de  la  religion  et  Sacra  jjrivata.  I] 
voulait  qu'un  homme  et  une  fenmie  ne  vécus- 
sent plus  simplement  attelés  par  le  mariage, 
mais  pussent  avancer  ensemble  dans  la  vie  unis 
d'esprit  et  de  cœur,  unis  complètement  de  cœur 
parce  que  aussi  d'esprit.  Il  ne  voulait  pas  non 
plus  qu'une  vieille  grand'mère  put  mourir 
privée  d'espérance,  et  il  savait  l'espérance  sur 
le  chemin  de  la  foi.  Il  croyait  devoir  conserver 
pour  les  faibles  et  les  humbles  la  poésie  du 
divin. 

Il  ne  se  contentait  pas  de  «  dieux  pour  le 
peuple  »,  il  voulait  en  ce  monde  sa  place  à 
l'idéal.  Or,  on  ne  saurait  trop  insister  là-des- 
sus, les  religions  étaient  pour  lui  «Tespression 
idéale  des  sociétés  ».  Sur  ses  dieux,  «  forces  li- 


PRÉFACE  i9 

brcs,  lois  vivantes  »,  il  basait  la  morale  que, 
comme  les  Grecs,  il  «  ne  distinguait  pas  de  la 
politi(iue  ».Ges  dieux  symbolisaient  à  ses  yeux 
la  libcrlt'*,  la  liberté  sur  la  terre  comme  au 
ciel,  à  l'exemple  du  ciel.  L'abstrait  impératif 
catt'fjoriiiue  de  Kant  lui  paraissait  trop  froid 
et  trop  sec  pour  les  besoins  de  l'imagination, 
cette  folle  du  Ay/^/.s  de  Malcbrancbe,  mais  aussi 
cette  source  de  l'inspiration.  Sa  bible  était  les 
poèmes  d'Homère,  l'aède  inspiré. 

Louis  Ménard  situait  les  dieux  dans  la  nature 
parce  que  la  nature  est  le  milieu  où  se  meut 
riiommc  et  que  ses  dieux  sont  à  sa  ressem- 
blance, ne  sont  (jue  de  riiomnie  à  la  dernière 
puissance,  comme  on  dit  en  niathémati(jucs  ; 
mais  cotte  nature,  il  la  tenait  à  distance  au 
nom  de  son  stoïcisme.  Il  disait  à  la  (l<»uleurnée 
d'elle  :  «  Tu  n'existes  pas.  »  Kt  du  coup,  con- 
!is((u.inl  le  \)'w\x  force  de  la  fiature/il  le  méta- 
morphosait en  dieu  du  for  intérieur,  en  loi  de 
la  conscience. 

Il  sauvait  ainsi  du  naufrage  la  poésie,  l'art, 
la  justice  reposant  sur  le   ilroit.  C'était  une 


20  RÊVERIES  d'un  PAÏEN  MYSTIQUE 

formule  politiquement  sociale  qu'il  reflétait  en 
Tadmirable  azur  du  ciel  d'IIellas. 

Renan,  dans  son  Histoire  du  peuple  d'Israël^ 
montre  les  Juifs  élargissant  et  dressant  plus 
haut  l'idée  messianique  à  mesure  qu'ils  sont 
plus  vaincus,  plus  abaissés,  jilus  trompés  dans 
leurs  espoirs  présents.  Ils  en  appellent  d'abord 
à  an  avenir  prochain,  puis  à  un  avenir  plus 
éloigné,  puis  à  un  avenir  qui  ne  tient  pas 
compte  du  temps,  y  mêle  Tinfîni.  C'est  ainsi 
que  le  suscité  de  la  maison  de  David,  Toint  du 
Seigneur,  le  Sauveur  de  Juda  a  pu  devenir 
chrétiennement  le  sauveur  du  monde,  le  fils 
de  Dieu,  Dieu  lui-même,  personne  de  la  tri- 
nité.  Les  dieux  de  Louis  Ménard  sont  d'un  ordre 
analogue.  Eux  aussi  sont  fds  de  Dieu  et  fds  de 
r homme.  L'aspiration  les  fait  descendre  vers 
nous,  pour  nous  der01ympe;mais  Tapothéose 
du  héros  nous  y  fait  monter  pour  siéger  à  côté 
d'eux,  devenus  égaux  à  eux. 

Qu'aime  avant  tout  de  son  ciel  Louis  Mé- 
nard ?  La  forme  républicaine  qui  y  fait  préva- 
loir sa  divine  harmonie. 


I 


PRÉFACE  21 

Les  Grecs  «  prient  debout  »  ;  c'est  ainsi  que 
prie  Louis  Mcnard.  Le  tort  que  l'on  a  eu,  c'a 
été  de  se  le  fi^^urer  agenouillé,  à  l;i  catholi- 
(juc.  Cela  a  empêché  de  s'apercevoir  que  sa 
langue  des  mythes  était  conforme  à  son  atti- 
tude. 

Sa  religiosité,  surtout  plastique,  se  borne  à 
pétrir  de  Tahstrait  pour  en  faire  du  concret. 
Il  imagine  des  images  parce  qu'il  cherche  le 
«  vrai  dans  le  beau  »  et  qu'il  ne  voit  que  la 
forme  pour  manifester  le  beau.  Ses  dieux, 
comme  les  productions  supérieures  de  la  sta- 
tuaire hellénicjue,  ne  sont  en  somme  (jue  les 
types  de  l^laton.  Il  n'y  a  <jue  la  diffcrenco  du 
taillé  dans  le  marbre  au  modelé  dans  la  lu- 
mière. 

Voyez-vous  maintenant  comment  W  \yXici\ 
peut  être  mystique  et  comment  h*  niysli(juc 
[)out  être  pa ion  ? 

il  prend  mystiipie  dans  son  sens  étym)lo- 
:^iqu(%  <jni  «*st  :  i/iifir.  Il  vous  initie  au  mystère 
huit  il  est  rhiérophante.  L«»  mysticisme  ile- 
[uandr  l'allégorie  :  Louis  s'est  fait  mythologue. 


22  RÊVERIES  d'un  païen  MYSTIQUE 


Les  mythes  du  polytliéisme  ont  fourni  au 
païen,  ce  que  ses  tendances  d'artiste  récla- 
maient impérieusement.  Plus  tard  il  a  fait  en- 
trer Jésus-Christ  et  la  Vierge  dans  son  panthéon 
en  les  retouchant  quelque  peuples  costumant, 
les  esthétisant  à  la  grecque. 

Sa  vierge  n'est  ni  la  vierge  céleste  de  Fra 
Angelico  de  Fiesole,  ni  la  vierge  extatique  de 
Murillo,  mais  Fépouse  chaste,  la  suavement 
tendre  mère  des  saintes  familles  de  Raphaël. 
Il  ne  dit  pas  avec  son  camarade  de  collège  et 
son  ami,  Charles  Baudelaire  : 

Saint  Pierre  a  renié  Jésus,  il  a  bien  fait. 

Il  n'eut  pas  plus  renié  le  fils  du  charpentier 
s'il  avait  été  Barjoae,  qu'il  ne  niait  sa  divinité 
mythiquement  interprétée.  Jésus-Christ,  pour 
lui,  c'était  «  l'humanité  s'otîrant  en  sacrifice  et 
s'adorant  dans  sa  souffrance  et  dans  sa  mort  ». 
Il  n'avait  quelque  éloignement  que  pour  Dieu 
le  père,  \)o\iv  lahweh,  parce  qu'il  le  trouvait 
trop  un,  et  par  là  trop  autoritaire,  trop  des- 
pote asiatique.il  se  vengeait  de  ce  despotisme 


\ 


PRÉFACE  i''\ 

m  en  faisant  la  personnification  du  simoun,  du 
'ent  brûlant  du  désert.  La  colère  d'Ialiw  eh 
i*est-elle  pas  «  comme  nn  feu  dévorant  >  ? 
l'est  à  ce  démiurge  jalou.r  que  le  diable  joue 
e  mauvais  tour  du  fabriqué  <run  insecte. 

On  a  maintemnt,  je  crois,  la  manière  d'être 

héologique  do  Louis  Ménard.  On  a  également 

a   façon  do  se  montrer   stoïcien  :  nn  stoïcien 

l'une  sensibilité  d<'   poète  lyriqut'  comme  on 

était  en  \K\{). 

Au  total,  c'était  un  rîrec  ayant  envié  la  mort 
Il  iirèce  pour  la  cause  grecque,  de  lord  Byron, 
\\\  (Irec  pliillndlène. 

Il  non-;  a  servi  littérairement  les  (îrecs  en 
xcmple  un  peu  comme  Tacite  a  servi  les  Ger- 
lains  à  la  Rome  de  son  temps,  comme  Xéno- 
hon,  dans  sa  Cijropédie,  a  servi  les  Perses  aux 
îrecs  du  sien.  Il  ne  peut  pas  ne  ])oint  y  avoir 
n  léger  miraire  k  redouter  dans  de  telles  t lié- 
es tondaiiliellrnu'nt  historiques.  Les  t\pos 
ans  le  goût  (h»  Platon  risquant  de  s'y  irlisscr, 
iihstituant  un  i)lus  biMU  ({ue  nature  do  bas- 
relief  au  tiMiii-train    n*)rmil   dos  choses. 


24  RÊVERIES  DÏ'N  PAÏEN  MYSTIQUE 

Pour  employer  im  expressif  terme  d'atelie 
à  utiliser,  puisqu'il  y  a  cfTet  d'art,  ce  n'es 
pas  chiqué,  mais  c'est  sûrement  embelli.  G 
n'est  pas  de  la  Grèce  vue  en  Grèce,  à  l'épc 
que  de  l'antique  Grèce,  mais  de  la  Grec 
vue  dans  un  auréolant  éloignement  au  sei: 
du  passé,  vue  de  la  romantique  périod 
de  1830. 

Quoi  qu'on  fasse,  on  est  toujours  de  soi 
temps.  Louis  Ménard  a  été  profondément  di 
nôtre.  C'est  ce  qui  fait  qu'il  a  été  un  poèti 
érudit  et  non  un  pédant.  Il  nous  tient  parc( 
qu'il  est  ;/o^^5.  Nous  n'avons  pas  besoin  d'aile: 
à  lui  :  en  dépit  de  certaines  apparences,  nou! 
sentons  son  cœur  battre,  tout  contre  notre 
cœur,  à  l'unisson  de  notre  cœur.  Il  vit,  i 
vibre,  et  nous  vibrons  de  sa  vibration.  Sa  lan- 
gue des  mythes  devient  facilement  nôtre  parce 
que  sa  pensée  est  nôtre. 

Bien  de  ce  qui  est  nous  ne  lui  est  étranger 
Vous  voyez  en  lui  un  historien  et  lui  se  vou 
drait  journaliste  pour  entrer  plus  avant  dans 
notre  vie,  pour  en  remuer  de  sa  plume  le  quo- 


PRÉFACE  25 

(i  lien,  agir  sur  lo  quotidien  dont  il  sent,  si  vi- 
vants, tant  d'échos  en  lui. 

(^eci  me  fournit  l'occasion  d'olTrir  de  l'iné- 
dit de  Louis  Ménard.  Il  m'écrivait,  vers  18'JG, 
à  propos  d'un  article  intitulé  :  Gramitv^t's^  que 
je  venais  de  faire  paraître  dans  le  journal  la 
Justice  : 

€  Tu  as  joliiU!?nt  raison  de  l.lciier  le  roman, 
qui  est  la  littérature  d'hier,  pour  la  littérature 
de  demain,  la  polémique  des  journaux.  Quant 
à  la  poésie,  c'est  une  langue  morte  comme  le 
grec  et  le  latin. 

€  Cependant  il  faut  travailler  pour  les  crami- 
nées,  et  je  n'ai  pas  d'aptitude  pour  le  journal  ; 
j'écris,  le  plus  brièviMuent  possible,  mes  cours 
de  l'Hôlel  de  Ville  dont  je  prépire  une  édition 
posthume,  ce  sera  mon  testament  littéraire.  » 

Voilà  l'attention  de  l'éditeur  bien  attirée  sur 
le  projet  de  cette  édition  posthume. 

(ionformément  à  ro[)inion  do  Louis  Ménard 
sur  la  littérature  di  dem'iin,où  la  polémique  a 
sa  place  marcpi'îe.et,  pourtant,  n»*  voulant  pas 
renoncer  à  Tadmirablo  forme  artiste  ilu  roman, 


2{)  RÎAERIES   d'iN    PAÏEN   MVSTIOrE 

je  tâchai  de  faire  entrer  un  peu  de  cette  polé- 
mique dans  son  moule.  De  là  une  nouvelle 
intitulée  ;  U?ie  solution  clif/icile,  où  la  ques- 
tion, modernement  effarante  au  point  de  vue  de 
l'action  de  la  justice,  d'un  dédoublement  de 
conscience  était  posée. 

Louis  Ménard  m'avoua  que  ce  problème  mis 
à  Tordre  du  jour  le  troublait  profondément. 
Sa  conception  de  la  Némésis  incarnant  le  droit 
au  chAtiment  prononcé  dans  l'intérêt  même 
du  coupable,  imposé  sans  une  hésitation  comme 
de  nécessité  absolue,  recula  un  moment  devant 
la  fatalité  du  crime  dramatisé  par  moi  d'après 
des  documents  scientifiques.  Enfin,  son  besoin 
de  l'affirmé  d'un  sentiment  du  bien  et  du  mal 
l'emportant,  il  m'adressa  cette  protestation, 
qui  sent  un  peu  l'énervement  : 

«  Ton  roman  est  très  bien,  très  bien,  exces- 
sivement bien—  mais  ce  compliment  est  pure- 
ment littéraire,  et  je  réserve  entièrement  la 
question  scientifique.  Tu  as  fait  un  roman  scien- 
tifique, comme  la  Morte  amoureuse  de  Théo- 
phile Gautier   ou  rilomme   à  l'oreille  cassée 


I 


PRÉFACE  ±1 

'Edmond  About,  c'était  ton  droit;  mais  pour 
voir  une  opinion  sur  un  cas  de  pathologie  et 
;urtout  pour  en  tirer  des  conclusions  juridi- 
[ues,  il  faut  des  faits  réels  et  non  imaginaires. 
M  ce  que  tu  racontes  était  arrivé,  et  si  j'étais 
uré,  je  dirais:  Il  faut  une  consultation  de  mé- 
lecins  aliénistes.  Si  l'accusée  est  folle,  qu'on 
'enferme  à  Sainte-Anne.  Si  elle  n*est  pas  folle, 
]u'on  lui  coupe  le  cou.  » 

Il  avait  tort  en  m'accusant  d'avoir  écrit  une 
louve  Ile  romanesque  dans  le  genre  de  /a  Morte 
vnourettse  :  j'avais  emprunté  les  données  de 
non  étu<le  à  une  série  de  constatations  médi- 
cales tirées  d'ouvrages  scienti(i(jues.  La  dou- 
che pouvait  être  d'un  utile  elTot  ;  mais  comment 
:ouper  le  cott  à  une  créature  parfaitement  inno- 
cente durant  un  temps  et  coupabh*  jus(ju'au 
îrime  durant  un  autre.  (Comment  guillotiner 
a  criminelle  sans  faire  tomber  du  mémo  coup 
a  tétc  de  qui  n'avait  jamais  eu  même  une  mau- 
i^aise  ])onséo  ? 

.lo    termina  par   une  citation  en  partie  ine 
iite,  par  une  lettre»  (pie  Louis  Méiiard  m'écri- 


28  Rf:vi:Rii:s  d'un  I'aïln  mystique 


\ 


vit  alors  que  j'étais  dans  ma  vingtième  année. 
Cette  fois,  il  avait  archi  raison  de  fustiger  mon 
aplomb  d'inexpérimenté  qui  parle  sur  ce  dont 
il  ne  saurait  avoir  la  moindre  idée: 

«  Décidément  ton  article  sur  les  femmes  et 
l'amour  ne  me  va  pas.  Quand  les  jeunes  gens 
veulent  écrire  sur  ces  choses-là,  ils  ne  cher- 
chent pas  la  vérité,  ils  veulent  être  galants,  ils 
font  de  la  littérature  au  lieu  de  faire  de  la  phy- 
siologie. Moi  qui  n'ai  plus  d'arrière-pensées 
de  conquêtes,  je  vais  te  dire  ce  que  c'est  que 
l'amour  et  les  femmes. 

«  L'amour,  c'est  un  enfant  qui  veut  naître. Les 
anciens  l'appelaient  de  son  vrai  nom,  le  Désir, 
(Eros,  Cupido),  parce  qu'en  effet  c'est  le  désir 
qui  fait  entrer  tous  les  êtres  dans  la  vie.  Voilà 
pourquoi  les  peintres  et  les  sculpteurs  repré- 
sentent des  enfants  ailés  qui  voltigent  autour 
des  amants  :  ce  sont  des  âmes  qui  voudraient 
s'incarner,  des  germes  qui  demandent  à  naître  ; 
pour  cela,  ils  se  changent  en  désirs,  et  sollici- 
tent les  vivants  à  leur  donner  un  corps. 

«  Us  les  poussent  vers  leurs  complémentai- 


l'RÉFACi:  2i) 

•es  ;  les  bruns  aiment  les  blondes,  les  blonds 
liment  les  brunes,  parce  qu'il  faut  que  les  tem- 
péraments se  complètent  et  s'équilibrent  pour 
burnir  à  la  génération  qui  va  naître  de  bon- 
ics  conditions  <rexistence.  Les  romanciers 
l'imaginent  que  l'amour  a  été  inventé  pour  faire 
G  bonbeur  d'un  monsieur  et  d'une  dame  :  cela 
îst  bien  égal  à  la  grande  Isis  que  vous  vous 
imusiez  ;  ce  qui  Tintéresse  uniquement  c'est 
'amélioration  de  l'espèce.  \'ous  avez  bien  vos 
laras  et  vos  concours  d'animaux  reproduc- 
eurs  :  pour({uoi  donc  la  nature  n'aurait-elle 
pas  les  siens  ? 

«  On  s'étonno  qu'il  y  ait  tant  de  passions 
ibsurdes,  (juc  les  liommcs  se  battent  en  duel 
m  so  brûlent  la  cervelle  pour  .les  créatures 
îans  esprit  et  sans  cœur  qui  les  grugent,  les 
rompent  et  les  déshonorent,  que  les  femmes 
je  laissent  séduire  par  une  paire  de  mousta- 
îlies  gommées  ou  par  un  bel  unif<MMno  qui  les 
plantera  là  le  Icndemiin.  Mais  ce  n'est  pas 
ivec  de  l'cspiit  c\  du  talent  (ju'on  fabrique  dos 
Dnfants  robustt^s  et  bien  constitués.  I/liist<>ir«' 


I]0  RKVERIES  d'un   PAÏEN   MYSTIQUE 

de  Mars  et  Vénus  est  éternelle.  Tant  pis  pour 
les  gens  de  lettres  s'ils  sont  plus  chétifs  que 
les  sous-lieutenants.  L^amour  n'est  pas  chargé 
d'être  raisonnable  ;  il  n'est  sublime  que  parce 
qu'il  est  absurde.  C'est  une  puissance  supé- 
rieure à  nous,  qui  dompte  la  raison  et  la  vo- 
lonté, comme  dit  Hésiode.  S'il  était  toujours 
d'accord  avec  le  bonheur,  il  ne  serait  plus  qu'un 
calcul,  il  n'y  aurait  plus  ni  drame  ni  roman, 
et  les  littérateurs  ne  pourraient  plus  gagner 
leur  vie:  tu  vois  bien  que  tout  est  compensé* 
«  La  beauté  est  mère  du  désir,  disait  la  my- 
thologie grecque.  Qu'est-ce  que  la  beauté  ? 
c'est  une  pondération  de  formes  qui  annonce 
l'aptitude  au  développement  des  germes  et  au 
perfectionnement  de  la  race.  L'ampleur  des 
hanches,  la  fermeté  de  la  gorge  sont  des  ga- 
ranties pour  Tenfant  qui  naîtra.  La  volupté 
est  un  piège  des  Puissances  cosmiques,  pour 
nous  faire  travailler  à  l'œuvre  de  la  création. 
Les  âmes  qui  nous  demandent  de  les  faire  en- 
trer dans  la  vie  choisissent  sans  nous  consulter 
la  maison  où  elles  veulent  s'établir.  Si  leur  choix 


I 


PRÉFACK  31 

n'est  pas  toujours  d'accord  avec  les  convenan- 
ces sociales,  ce  n'est  pas  leur  faute,  elles  ne  con  - 
naissent  que  les  convenances  physiologiques. 
«  Napoléon  disait  à  M"'  de  Staid  que  la 
feinmo  qu'il  estimait  le  plus  était  celle  qui  fai- 
sait le  plus  d'enfants  ;  il  ne  s'occupait  que  de 
la  quantité,  parce  que  les  hommes  n'étaient 
pour  lui  que  de  la  chair  à  canon.  Mais  s'il 
avait  tenu  compte  de  la  qualité,  son  apprécia- 
tion serait  juste.  Le  rôle  de  la  femme  est  de 
former  des  générations  saines  et  fortes,  înens 
sana  in  corpore  sanu.  Comme  l'homme  est  un 
animal  social,  selon  la  définition  d'Aristoto, 
la  vraie  femme  doit  posséder  non  seulement 
l'aptitude  à  la  génération,  mais  l'aptitude  à 
l'éducation  des  enfants.  Si  nos  choix  en  amour 
sont  souvent  mauvais,  c'est  que  les  Ames  qui 
gravitent  autour  de  nous  sont  viciées  d'avance, 
une  irénération  étiolée  naîtra  d'une  race  dé- 
crépite. Il  n'y  a  j>as  a  s'apitoyer  sur  ceu\  ou 
colles  ({ui  ont  mal  placé  leurs  alTeclions,  ils 
n'ont  que  ce  cju'ils  méritent:  c'étaient  des  êtres 
mal  l);\tis  au  moral,  tant  pis  pour  eux. 


32  RfAERlES  d'un   PAÏEN  MYSTIQUE 

«  La  femme  est  faite  pour  être  mère,  c'est 
sa  fonction  dans  la  nature  et  la  société.  S'il  y 
a  quelque  chose  en  elle  qui  ne  serve  pas  à 
cette  fonction,  c'est  un  hors-d'œuvre.  Il  ne  lui 
faut  pas  trop  d'esprit,  cela  fait  des  Gélimènes. 
L'éternelle  Gircé  qui  change  Thomme  en  bete, 
n'a  pas  besoin  de  tant  de  finesse  pour  nous 
enchaîner.  A  quoi  bon  la  coquetterie  ?  Les 
séductions  naturelles  de  la  femme  lui  suffisent. 
Qu'a-t-elle  besoin  de  briller  au  dehors  ?  Qu'elle 
règne  dans  la  maison  pendant  que  Thomme 
travaille,  qu'elle  l'accueille  à  son  retour  et  Ten- 
courage  dans  les  luttes  qu'il  doit  soutenir  pour 
elle  et  pour  leurs  enfants.  La  chasteté  pour 
la  femme,  comme  la  probité  pour  l'homme,  est 
synonyme  de  vertu,  parce  que  la  chasteté  est 
la  garantie  de  la  pureté  des  races,  comme  la 
probité  est  la  garantie  des  relations  sociales. 
Or  le  milieu  de  la  femme  est  la  famille,  comme 
le  milieu  de  Thomme  est  la  cité. 

«  L'enfant  a  besoin  d'une  mère  pour  l'allai- 
ter et  l'élever  comme  il  a  besoin  d'un  père 
pour  le  guider  dans  les  luttes  de  la  vie.  La  fa- 


PRÉFACE  ,  I]3 

[iiille  est  la  raison  et  la  moralité  de  l'amour. 
Donc  les  femmes  galantes  sont  des  monstres, 
[jiiant  aux  femmes  de  génie,  ce  sont  des  dé- 
classées, qui  aspirent  secrètement  à  devenir 
les  hommes  après  la  métempsycose  et  qui 
j'exercent  à  porter  des  culottes  en  attendant. 

«L.M. 

«  Ne  va  pas  publier  ma  lettre  dans  ton  jour- 
nal, les  femmes  me  déchireraient  avec  leurs 
çriiïes  roses,  comme  elles  ont  déchiré  autre- 
fois ce  pauvre  Orphée,  (|ui  leur  avait  dit  leur 
Fait,  à  ce  qu'il  paraît.  Il  n'en  avait  trouvé 
:|u'une  à  son  goût,  et  (juand  elle  est  inorle,  il 
est  «allé  la  cliorchor  aux  enfers  ;  cela  humiliait 
les  autres,  elles  se  sont  vengées.  Il  pai.ît  (jue 
je  suis  encore  plus  diflicile  que  lui,  j»uis(|ue  jo 
naijamai-;  tmuvé  mon  allairr.  11  faUilrait  pou- 
v<ùr  fahriipicr  sa  feuiuie  soi-mé.ue  comme 
Pvgmalioii.  * 

tjuoique  des  passaares  de  celte  lettre  aient  été 
repris  par  L(^ui^Mé^a^(l  pnui'  s'cm»  aiiiuT  «laiis 
1rs ///w  r/ // N.  i'.ii  cru  diîvoir  la  puhliei-  sni^  \  rini 


34  RÊVERIES   d'un   païen   MYSTIQUE 

retrancher.  Elle  montre  son  auteur,  en  quelque 
sorte,  dans  le  déshabillé  delà  pensée  se  donnant 
carrière  sans  préparation  littéraire,  jaillissant 
avec  la  fougue  d'une  improvisation  d'une  ma- 
gistrale improvisation,  sous  la  dictée  des  faits 
accumulés  en  soi-même  et  le  coup  de  fouet  d'une 
circonstance  en  provoquant  la  formulation,   à 

On  y  voit  Louis  Ménard  partant  de  la  pure 
physiologie  pour  aboutir  à  la  mythologie,  en 
passant  par  la  politique.  On  y  voit  les  germes 
devenir  des  âmes  et  en  cette  qualité  acquérir 
des  ailes  de  papillons.  Cette  âme,  c'est  Psyché, 
que  le   désir  Héros  reconnaît  sa    compagne. 

Mais  ce  qui  nous  fait  redescendre  de  l'idéa- 
lisé du  mythe,  c'est  qu'il  faut  à  cet  Héros,  pour 
réussir,  des  moustaches  de  sous-lieutenant  : 
deux  flèches  de  poils  gommés. 

N'importe,  la  genèse  des  idées  et  surtout 
de  l'exprimé  des  idées,  chez  Louis  Ménard, 
en  sa  langue  d'artiste  éminemment  original, 
est  ici  saisissable  pour  qui  prête  la  moindre 
attention  à  son  jeu  très  particulier.  Eh  bien, 
ne  trouvez-vous  pas  que  le  rare  écrivain  des 
Rêveries  d'un  païen  inystique  se  peint  dans  sa 


PIŒFACE  35 

lettre, comme  je  me  suis  en'orcô  moi-même  de 
le  peimlre  dans  cette  préface  ? 

il  termine  en  disant  qu'il  faudrait  «  pouvoir 
fabriquer  sa  statue  ».  Sa  statue,  il  l'a  fabriquée 
ot  refabri({uée  merveilleusement  dans  tous  ses 
ouvrages. Sous  sa  plume  comme  sous  le  ciseau 
de  Phidias  sont  nés  des  types  divins, des  dieux. 

Quand  on  demandait  à  ce  Phidias  où  il  avait 
puisé  son  inspiration,  il  répondait  :  «  Dans 
Homère.  » 

Louis  Ménard,  à  la  mémo  question,  eut  fait 
la  même  réponse.  Soit  !  Mais  il  y  a  entre  eux 
la  diiïérence  des  dates  de  naissance. 

En  terminant  ces  lignes,  je  me  retourne  ot 
vois,  pendue  au  mur  do  mon  cabinet  de  tra- 
vail, la  photographie  du  [ïortrait  de  Louis  Mé- 
nard par  son  neveu  lùnile-Uené  Ménard  —  por- 
trait (jue  l'on  peut.iller  examiner  au  Musée  du 
Lu.\end)ourg,  que  j'engage  à  aller  y  étudier, 
car  il  est  ressemblant  de  la  ressend>lance  dos 
Liiuvres  d'art  vraiment  dignes  de  ce  nom,  do  la 
Pessemblaiicc  morale  '. 

I.    Noua    le  reproduisons   dans  celle    cdtlion.   (Noie  det 
éditeurs). 


3()  RÊVERIES   d'un    PAÏEN    MYSTIOIE 

Louis  est  là,  sa  pipe,  un  instant  oubliée  pour 
la  méditation,  se  refroidissant  entre  ses  doigts, 
découronnée  des  cercles  de  fumée  s'y  succédant 
ordinairement  sans  presque  d'interruption.  La 
bouche  niiichonne  une  phrase  non  encore  arrê- 
tée, non  encore  frappée  au  coin  qui  la  fera  mé- 
daille. Sur  le  front,  haut,  large  et  bombé,  la 
mèche  de  cheveux  que  le  peintre  eût  eu  à  faire 
tlotter  au  vent,  au  besoin  dans  Ja  tempêta,  s'il 
avait  exécuté  sa  toile  à  l'époque  delà  jeunesse 
romantique  de  son  modèle.    Elle  est  fatiguée 
par  Fàge  cette  mèche  ;  mais  il  faudrait  bien  peu 
pour  qu'elle  reprît  son  allure  à  la  Byron  d'au- 
trefois. Quant  aux  yeux,  deux  courtes  flammes 
de  vision  intérieure   en    expliquent   la    fixité. 
C'est  en  lui  que  Louis  Ménard  regarde,  qu'il 
regarde  et  cherche,  ce  qui  met  le  sceau  à  la 
ressemblance  du  portrait. 

Louis  Ménard  n'a-t-il  pas  été  lui  parce  que, 
toute  sa  vie,  il  a  regardé,  cherché,  vu,  su 
trouver  en  lui...  quoi  ?  Lui,  humainement  lui. 

RiOLX  DE    MaILLOU. 


I.Ol'IS    MEKARD,    COUR    DE    ROUAN. 


KHEHIES  Di\  PAIE\  MVSIIOIE 


LE  DIABLE  AU  CAFÉ 


Je  ne  sais  pas  s'il  existe,  mais  je  crois  bien 
l'avoir  rencontré  au  café  Procope.  Il  y  \  lent 
souvent  et  ne  parle  à  personne  ;  seulement, 
quand  il  y  a  une  convers;ition  animée,  il  est  tou- 
jours de  ceux  qui  font  le  cercle  pour  écouter. 
Sa  (ij^ure  n*a  rien  d'extraordinaire  ;  il  ressemble 
h  tout  le  monde,  et  je  n'aurais  pas  fait  atten- 
tion à  lui,  si  je  ne  l'avais  vu  tenant  à  la  main 
un  petit  écrit  que  j'avais  publié  le  matin  même. 
Je  suis  toujours  l)ion  disposé  pour  ([uicon(|ue  lit 
mes  (ruvres,  fût-ce  l'enntMni  du  ^enre  humain. 
Le  l)ial)le  prend  souvoiil  les  auteurs  et  les  fem- 
mes par  la  vanité. 


38  RÊVERIES   d'un   PAÏEN   :MVSTI0UE 


I 


Vous  croyez  donc  au  Diable  ? 

—  Je  crois  à  tout,  il  ne  faut  que  s'entendre 
sur  les  termes  ;  il  y  a  fagots  et  fagots. 

Pensant  qu'il  ne  me  connaissait  pas,  je  cédai, 
comme  le  sultan  des  Mille  et  une  Nuils,  au  dé- 
sir d'entendre  incognito  un  jugement  sur  mon 
compte,  et,  m'asseyant  à  sa  table  : 

Ah  I  Ah  !  lui  dis-je,  voilà  une  brochure  nou- 
velle ;  est-ce  bon  ? 

—  Ce  n'est  pas  ce  que  vous  avez  fait  de 
mieux,  répliqua-t-il  ;  il  y  a  quelques  idées  jus- 
tes, mais  elles  sont  bien  clair-semées. 

Je  fus  piqué  de  cette  critique,  et  surtout 
d'avoir  manqué  mon  but,  mais  il  ne  me  restait 
qu'à  en  prendre  mon  parti  : 

Vous  me  connaissez  donc  ?  lui  dis-je. 

Il  n'eut  pas  la  politesse  de  faire  allusion  à 
ma  célébrité,  il  répondit  simplement  :  f 

Je  connais  tout  le  monde. 

Je  cherchai  quelque  temps  une  réponse  philo- 
sophique, puis  je  lui  dis  :  ^ 

C'est  beaucoup  trop  ;  je  me  contenterais  de 
me  connaître  moi-même. 

Lui.  Vous  parlez  comme  les  sept  sages  et  vous 
n'êtes  pas  plus  avancé  qu'eux  ;  ce  qui  ne  vous  em- 


LE  DIABLE  AU  CAFÉ  30 


pcche  pas  de  croire  au  procurés  de  Tespril  humain. 

Moi,  Comment  nV  croirais-je  pas  ?  Sans  être 
plus  habiles  que  les  anciens,  nous  devons  les 
dépasser,  puiscju'à  leurs  travaux  dans  chaque 
science  nous  avons  ajouté  les  nôtres. 

Lui.  Et  vous  regardez  la  philosophie  comme 
une  science  ? 

Moi,  Assurément  ;  elle  est  même  la  première 
de  toutes,  puisque  les  autres  lui  empruntent  leurs 
principes  ;  elle  est  aussi  la  plus  certaine ,  car  elle 
s'appuie  à  la  fois  sur  des  faits,  comme  les  scien- 
ces d'observation,  et  sur  des  axiomes,  comme  les 
sciences  de  déduction. 

Lui.  Les  axiomes  me  sufliraient,  et  même,  je 
me  contenterais  d'un  seul. 

Moi.  Kh  bien,  vous  avez  celui  de  Descartes  : 
.If  pense  y  donc  je  suis. 

Lui.  11  ii'v  a  plus  qu'à  définir  .le  ;  or,  vous 
vous  plaigniez  tout  à  l'heure  de  ne  pas  vous  con- 
naître vous-même. 

Moi.  Mais  vous, qui  connaissez  tout  le  monde, 
y  compris  vous-même  apparemment,  vous  n'avez 
pas  le  droit  d'être  scepti([ue. 

Lui.  Que  vous  importe  ce  (jue  je  suis,  pourvu 
([uc  jo  vous  réponde  ? 


40  RÊVERIES   D'UiN   PAÏEN  MYSTIQUE 

Moi.  Je  ne  puis  discuter  sans  savoir  au  nom 
de  quoi  on  m'attaque  ;  vous  me  connaissez,  et  je 
ne  vous  connais  pas  ;  la  partie  n^est  pas  égale  ; 
prenez  une  étiquette. 

Lui.  Mon  cher  monsieur,  il  n'y  a  dans  le  monde 
que  des  rapports,  et  tout  dépend  du  point  de 
vue.  Pour  mon  père,  je  suis  un  fds  ;  pour  mon 
fils,  je  suis  un  père  ;  pour  mon  domestique,  je 
suis  un  maître;  pour  le  roi,  je  suis  un  sujet,  qui 
paye  Timpôt  sans  l'avoir  voté  ;  pour  mon  en- 
nemi, je  suis  un  scélérat  ;  pour  mon  ami,  je  suis 
un  homme  avec  lequel  on  ne  se  gêne  pas;  pour 
vous,  qui  me  faites  l'honneur  de  discuter  avec 
moi,  je  suis  un  adversaire  ;  appelez  moi  donc 
l'Adversaire  :  voilà  l'étiquette  demandée. 

Aloi,  Gela  ne  se  dit-il  pas  Satan,  en  hébreu  ? 

Lui.  L'hébreu  est  une  langue  morte,  soyons 
de  notre  temps  ;  vous  voyez  bien  que  je  n'ai  pas 
le  pied  fourchu. 

Moi.  Les  costumes  changent,  mais  les  mœurs 
ne  changent  guère,  et  vous  êtes  toujours  ergo- 
teur. Vous  contestez  l'axiome  de  Descartes,  je 
veux  le  défendre  contre  vous.  Je  sais  parfaite- 
ment qu'il  y  a  en  nous  plusieurs  aspects,  mais 
je    n'ai    pas    besoin     de    les    embrasser    tous 


LE  niART.E  AU  CAFÉ  41 

pour    définir    le    moi  :    c'est    un   être    pensant. 

Lui.  Pourquoi  ne  dites-vous  pas  plutôt  ;  c'est 
la  pensée  de  Têtre  ?  Votre  raison  est-elle  dis- 
tincte de  la  mienne,  ou  une  même  lumière  éclaire- 
t-elle  les  esprits  comme  une  vie  unique  anime 
tous  les  corps  ?  L'intelli<^ence  vous  est  prêtée 
pour  un  temps,  comme  la  force  et  la  jeunesse» 
comme  l'îiir  et  le  soleil.  Prenez-en  votre  part  ; 
ce  qui  pense  aujourd'hui  en  vous,  pensera  de- 
main dans  d'autres.  Rien  n'est  à  vous  et  vous 
n'êtes  rien,  que  des  formes  changeantes  et  pas- 
sagères, comme  les  vagues  de  TOcéan,  qui  ont 
sur  vous  l'avantage  de  ne  pas  se  croire  c[uelque 
chose. 

Moi.  Ainsi  pour  vous  l'individu  n'existe  pas; 
il  n'y  a  (jue  le  genre  humain,  (jui  est  la  nature, 
se  connaissant  elle-même,  la  conscience  de  Dieu? 

A///.  \e  prononcez  pas  ce  nom,  je  \(>us  prie. 

\/(ii.  Diahle  I  c'est  vrai,  j'oubliais  votre  éli- 
(juette,  elle  m'exj)li(|ue  vos  répugnances. 

/.ni.  Non,  vous  vous  trompez  ;  si'ulement,  ji* 
n'aime  pas  les  mots  c|ui  ne  sont  pas  clairs;  dites- 
moi  c«^  ([Uf  vous  cnttMide/.  par  celui-là  ? 

I/o/.  Nous  n»^  sommes  pas  d'accord  sur 
\  'lommc,  je  n'espère  guère  tjue  ma  fa^on  de  con  • 


42  Ri-:vERiEs  d'u>'  païen  mystique 

cevoir  Dieu  puisse  vous  satisfaire  davantage.  Si 
je  vous  dis  que  c'est  le  créateur  de  toutes  cho- 
ses, vous  soutiendrez  peut-être  l'éternité  du 
monde  ;  si  je  Tappelle  la  cause  première,  vous 
me  demanderez  ce  que  c'est  qu'une  cause,  et  où 
nous  arrêterons-nous  ?  Je  vous  dirai  donc  simple- 
ment que  Dieu  est  l'être  parfait. 

Lui.  Vous  voulez  dire  l'idée  de  la  perfection, 
car  son  existence  est  à  démontrer. 

Moi.  Mais  la  perfection  implique  l'existence. 

Lui.  Encore  un  sophisme  de  Descartes  *  ;  l'an- 
tiquité avait  des  philosophes  plus  hardis  et  plus 
forts  que  vous.  Pour  eux,  le  Bien,  le  Parfait,  est 
supérieur  à  l'Etre  ;  il  est  cause  de  tout  ce  qui 
est,  mais  lui-même  dédaigne  d'exister. 

Moi.  Gomment  peut-il  donner  l'existence  sans 
la  posséder  ? 

Lui.  L'air  qui  vous  fait  vivre  n'est  pas  vivant. 

Moi.  Non,  mais  c'est  un  être;  la  vie  n'est 
qu'une  des  formes  de  l'existence  ;  les  éléments 
existent  quoiqu'ils  ne  vivent  pas. 

1.  La  preuve  ontologique  est  de  saint  Anselme;  Descar- 
tes n'a  fait  que  la  reproduire.  Le  Diable  connaît  trop  bien 
son  moyen  âge  pour  avoir  pu  commettre  l'erreur  que  lui 
attribue  ici  Diderot. 


LE   DIAia.K   Al'   r.AFK  4l{ 


Lui.  Mais  les  types  n'existent  pas,  et  tout 
Laxiste  en  eux  et  par  eux. 

Moi.  Qu'est-ce  qu'un  type  ? 

fjii.  La  forme  fijé né ra triée,  le  moule  où  sont 
:oulés  tous  les  individus  d'un  même  genre. 

Mai.  Si  vous  n'avez  rien  de  mieux  à  m'olTrir 
[jue  cette  scolastique  platonicienne,  je  persiste- 
rai à  croire  à  l'existence  de  Dieu. 

Lui.  La  foi  est  une  belle  chose,  mais  quand 
on  croit  sans  preuve, on  est  un  myslifjuo  et  non 
un  philosophe. 

J/o/.  Je  ne  crois  pas  s.ins  preuve  ;  tt)ule  œu- 
vre suppose  un  ouvrirr  ;  l'admirable  ordonnance 
J'^  l'univers... 

Lui.  Prenez  j^arde  de  vous  enfiMTcr  :  vous  par- 
lez maintenant  de  l'ordre  et  de  la  beauté  du 
monde,  et  tout  à  l'heure  vous  allez  être  obligé 
d'en  imaginer  un  autre  où  il  n'y  aura  ni  tigres 
ni  vi|H^res,  ni  \  ieillesse  ni  maladies  ;  un  nion«h' 
revu  et  corrigé,  où  le  Créateur  réparera  les  er- 
reurs (|u'il  a  commises  dans  celui-ci. 

Moi.  N'anticipons  pas,  s'il  vous  plaît,  et  lais- 
Rez-m(n  m'enferror  à  mon  aise.  Vous  avez  un»» 
singulii^^re  façon  de  <liscuter:  vousemjambez  lou- 
los  les  cpiestions,  vous  éludez  toutes  les  diflicul- 


W  R^AERIES   d'un   PAÏEN   MYSTIQUE 

lés.  Mais  vous  avez  trop  beau  jeu  à  battre  en 
brèche  mes  croyances  ;  je  ne  puis  vous  rendre  la 
pareille  puisque  je  ne  connais  pas  les  vôtres. 

Lui.  Si  je  vous  scandalise,  jetez-moi  quelques 
gouttes  d'eau  bénite,  et  je  me  tairai  ;  c'est  une 
formule  d'exorcisme  à  la  portée  des  simples. 

Moi  (un peu  houleux  de  ma  .9or//e).  Je  ne  crains 
pas  la  discussion,  mais  je  crains  la  Bastille  ; 
nous  sommes  ici  dans  un  lieu  public,  et  la  po- 
lice a  des  oreilles  partout. 

Lui.  Et  vous  vous  prétendez  débarrassé  du 
moyen  âge  ? 

Moi.  Vous  devez  bien  vous  apercevoir  vous- 
même  d'un  petit  progrès  :  on  ne  brûle  plus  que 
rarement  vos  amis  les  sorciers. 

Lui.  Mais  on  empêche  de  parler  ceux  qui  ne 
pensent  pas  comme  tout  le  monde. 

Moi.  Ce  n'est  pas  ma  faute,  je  vous  prie  de 
le  croire  :  continuons,  car  je  ne  veux  pas  vous 
laisser  maître  du  champ  de  bataille;  seulement 
parlons  plus  bas.  Je  soutiens  que  la  création 
suppose  une  intelligence  souveraine,  qu'avez- 
vous  à  répondre  ? 

Lui.  Rien  :  l'ouvrier  s'appellera  Dieu  si  son 
œuvre  est  bonne;  si  elle  est  mauvaise,  nous  le 


LE    DlAIJLi:   Af  CAFÉ  M) 

)mmerons  le  Diable  ;  s'il  y  a  du  mal  et  du  bien, 
)us   soupçonnerons  une  collaboration. 

Moi.  .l'aurais  dû  me  douter  que  vous  étiez  ma- 
icliéen.  Mais  après  avoir  nié  mon  existence  et 
lUe  de  Dieu,  vous  n'espérez  pas  me  faire  croire 
la  vôtre  ? 

Lui,  Je  ne  vous  y  force  pas,  mais  je  vous  prie 
i  ni'explifjuer  le   mal. 

Moi.  La  douleur  est  une  consécjuence  néces- 
lire  de  lu  sensibilité  physique,  le  vice  est  une 
)nséfjuence  nécessaire  de  la  liberté  morale. 

Lui.  Vous  voilà  revenu  à  cette  nécessité  ([ue 
s  anciens  plaç.iicnl  au-dessus  de  tous  les  Dieux, 
ue  devient  alors  la  toute-puissance  divine? 

Moi.  l^lle  n'est  limitée  fjue  par  l'absurdt'  :  il 
y  a  d'impossible  à  Dieu  cjuc^  ce  (jui  est  contra- 
ictoire.  Ji'  ne  suis  pas  assez  cartésien  pour  croire 
m*  deux  et  deux  fi'iaicnt  cincj  s'il  l'avait  voulu, 
uisfjue  lui  seul  est  parfait,  son  ouvre  ne  peut 
tre  sjins  défauts,  l'ile  serait  son  é«çale  ;  mais  le 
vA  est  seulement  l'absence  du  bien,  vous  n'êtes 
u'uiie  négation,  vt)us  n'existez  pas. 

Lm.  Il  me  senibK',  au  contraire,  (|ue  c'est  le 
ien  qui  n'existe  p.i•^,el  (|Ue  le  mal  seul  est  pos- 
ible  cl  ml.  La  vie  ni'  s'entretient  «jue  par  une 


4G  RhVERIES  d'un   païen   MYSTIQUE 

série  de  meurtres,  et  Thymne  universel  est  un 
long  cri  de  douleur  de  toutes  les  espèces  vivan- 
tes qui  s'entre-dévorent.  L^'homme,  leur  roi,  les 
détruit  toutes;  il  faut  des  millions  d'existences 
pour  entretenir  la  vôtre.  Quand  vous  ne  tuez  pas 
pour  manger,  vous  tuez  par  passe-temps  ou  par 
habitude,  et  votre  empire  n'est  qu'un  immense 
charnier.  Y  êtes-vous  heureux,  du  moins,  y  ré- 
gnez-vous en  paix  ?  Non,  vous  ne  songez  qu'à 
vous  déchirer  les  uns  et  les  autres  ;  la  guerre, 
l'oppression  et  la  violence,  toutes  les  injustices 
et  toutes  les  tyrannies  remplissent  l'histoire,  et 
ce  sera  ainsi  jusqu'à  la  fin.  Le  mal  moral,  qui 
est  votre  œuvre,  dépasse  en  horreur  le  mal  phy- 
sique qui  vous  écrase.  Contre  l'un  et  contre  l'au- 
tre, vous  n'avez  trouvé  d'autre  remède  que  de 
lâches  prières,  qui  montent  inutilement  vers  les 
indiiîérentes  étoiles.  Vous  tenez  à  la  vie  que  vous 
savez  mauvaise  ;  vous  voudriez  la  prolonger  au 
delà  de  la  tombe,  et  vous  rêvez  là-haut  un  monde 
fantastique  et  rempli  de  contradictions.  Vous  en 
retranchez  la  mort,  condition  nécessaire  de  la 
vie,  et  la  lutte  éternelle  contre  le  mal,  sans  la- 
(juelle  il  n'y  a  pas  de  vertu. 

Moi.  Toujours  blasphémateur  et  ennemi  des 


LE   DIAMLE  AU  CAFÉ  47 

hommes  !  Mais  qu*est-ce    que  vous  concluez  de 
tout  cela  ? 

Lui,  Que  le  mal  étant  réel  et  le  bien  impos- 
sible, vous  avez  tort  de  m^appeler  une  négation. 

Moi.  Eh  bien,  après  la  description  que  vous 
venez  de  faire  du  monde,  si  vous  prétendez  y 
avoir  travaillé,  je  ne  vous  en  fais  pas  mon  com- 
pliment. 

Lui.  Je  ne  vous  demande  pas  de  compliments, 
c'est  vous  qui  m'en  demandiez  tout  à  l'heure, 
r|uan(l  vous  m'avez  vu  en  train  de  lire  votre  ou- 
vrage. 

Moi.  Si  vous  blessez  mon  amour-propre,  je 
[ne  vengerai  sur  le  vôtre.  Avouez  f|ue  votre  im- 
portance a  bien  diminué,  depuis  le  temps  où 
^'ous  luttiez  contre  les  anges  et  où  vous  tentiez 
les  saints. 

Lui.,]v  ta<|uine  encore  les  philosophes, et  cehi 
m'amuse  bien  autant. 

Moi,  Vous  me  rappelez  ce  tyran  a  la  retraite, 
|u'une  férule  consolait  de  son  sceptre  perdu. 

Lui.  Vous  avez  donc  la  modestie  de  comparer 
les  philosophes  à  des  enfants  ? 

Mol.  1 /enfance  a  l'avenir. 

Lut.  L'avenir  est  le   rovaume  des  chimères  ; 


48  RÊVKRIES    i/l'N    PAÏEN   MYSTIQUE 

OÙ  est  votre  dernier  château  de   cartes,  que  je 
souflle  dessus? 

Moi,  Ce  sera  une  forteresse  contre  laquelle 
s'useront  les  vieilles  grilîes  du  mal  :  on  la  nom- 
mera le  Temple  de  la  justice  et  de  la  liberté. 
Nous  ne  la  bâtirons  pas  dans  les  nuages  ;  nous 
n'imiterons  pas  nos  pères,  qui  reléguaient  au 
ciel  leurs  espérances  :  c'est  la  terre  qui  nous  est 
confiée,  nous  construirons  sur  ses  bases  solides. 
Nous  ne  pourrons  achever  notre  œuvre,  mais 
nos  fds  y  travailleront  après  nous.  Notre  pen- 
sée vivra  en  eux  ;  et,  s'il  y  a  une  autre  immorta- 
lité plus  active,  peut-être  nous  sera-t-elle  don- 
née par  surcroît,  car  le  paradis  de  nos  rêves  n'est 
pas  une  oisive  béatitude;  comme  les  héros  Scan- 
dinaves, nous  ne  voulons  renaître  que  pour  Té- 
ternité  du  combat.  Que  notre  sang  serve  d'engrais 
à  la  moisson  future  :  il  faut  que  la  guerre  se 
poursuive  tant  qu'il  y  aura  des  tyrans  et  des  es- 
claves, et  bienheureux  ceux  qui  pourront  briser 
les  dernières  chaînes  et  brûler  le  dernier  trône  I 

Lui.  Vous  ne  ferez  pas  même  grâce  au  trône 
pontifical  ? 

Moi.  Je  n'aurais  pas   cru  que  vous  dussiez 
regretter  celui-là;  est-ce  générosité  pour  un  vieil 


I 


LE  DIABLE  AU  CAFÉ  49 


ennemi,  OU  bien  êtes-vous  comme  les  femmes  qui 
aiment  mieux  ceux  qui  les  battent  que  ceux  qui 
ne  s'occupent  pas  d'elles  ? 

fAii.  Je  n*ai  pas  dit  que  je  regfrettais,  mais  je 
crois  qu'il  pourrait  convenir  à  un  représentant 
de  la  philosophie  sur  la  terre. 

Moi,  Je  ne  veux  pas  plus  des  rois  philosophes 
que  des  autres  ;  ils  ont  des  successeurs,  et  Com- 
mode me  dégoûterait  de  Marc-Aurèle. 

IaiÎ,  Je  ne  vous  parle  pas  d'un  roi,  mais  d'une 
p;q)aulé  philosophifjue. 

I/o/.  \'(»ilà  (jui  est  contradictoire  et  inqiossi- 
bl.'. 

Lui.  Pas  tant  que  vous  croyez.  En  Galilée,  il 
V'  a  dix-huit  cents  ans,  quehprun  annonçait  aux 
déshérités  de  la  terre  tout  ce  que  vous  leur  pro- 
mettez aujourd'hui.  Allez  h  Home,  vous  y  ver- 
rez son  vicaire,  le  serviteur  des  serviteurs  de 
Dieu,  et  il  vous  fpra  bjusor  sa  pantoufle.  l'.tes- 
krous  sûr  de  ne  pas  travailler  pour  une  nouvelle 
uistocratie  di*  cardinaux  ou  de  mandarins  ? 

Moi,  Diable  !  diable  I 

A///.  Ji'  suis  là,  soyez  tran([uille.  Si  (juehjue 
futur  pjrand  F.ama  de  la  philosophie  veut  s'ins- 
lallor  dan>^  voiri'  forteresse,   v<w  i'nr.i!\f<  trmivo- 


50  Rf:vKRiEs  dVn  païen  mystique 


I 


ront  pour  la  démolir  le  secours  de  mes  vieilles 
grilTes.  Heureusement  pour  vous,  je  ne  suis  pas 
aussi  usé  que  vous  voulez  bien  le  dire  ;  dans  plus 
d'une  occasion  vous  ne  serez  pas  fâché  de  me 
trouver. 

Moi.  Est-ce  que  vous  êtes  toujours  le  roi  des 
trésors  cachés  ? 

Lui.  Auriez-vous  envie  de  m'emprunter  de 
Targent  ? 

Moi.  Vous  me  demanderiez  mon  âme  en 
échancfe. 

Lui.  Je  n'ai  pas  à  vous  la  demander  ;  du  mo- 
ment que  vous  formez  un  souhait  égoïste,  vous 
êtes  sujet  du  Diable  ;  s'il  accomplit  vos  vœux, 
c'est  pure  largesse  de  souverain. 

Moi.  Eh  bien,  gardez  vos  gros  sous,  il  ne 
manque  pas  de  pauvres  gens  qui  en  ont  plus 
besoin  que  moi;  je  continuerai  de  philosopher  à 
jeun.  Votre  serviteur...  Non,  je  me  trompe,  je 
veux  dire  ;  Adieu. 

Lui.  Au  revoir,  s'il  vous  plaît  ;  j'espère  bien 
que  nous  nous  retrouverons. 

Moi.  Pourvu  que  ce  ne  soit  pas  dans  l'éter- 
nité. 

Lui.  Vous  voudriez  bien  me  faire  avouer  qu'il 


LE  DIABLE  AU  CAFÉ  51 


a  unfi  vie  future,  mîiis  vous  n'obtiendrez  pas 
e  moi  une  at'lirmation  ;  clierchez.  Moi,  je  suis 
Adversaire,  mon  rôle  est  de  contredire.  Chaque 
)is  que  vous  croirez  tenir  une  solution,  je  serai 
i  pour  y  jeter  du  noir.  Je  vous  empêcherai  bien 
evous  endormirdans  la  certitude,  qui  est  l'iner- 
e  de  rintelli<^encc.  Cherchez  toujours,  je  vien- 
rai  vous  secouer  de  temps  en  temps.  La  vérité 
^i  une  asymptote  ;  pour  vous  en  rapprocher 
ous  avez  besoin  de  moi.  Il  ne  faut  pas  médire 
u  vieux  serpent,  vous  lui  devez  la  science  du 
ien  et  du  mal,  et,  sans  la  chute,  il  n'y  aurait 
as  de  rédemption. 

Moi.  Oui,  le  mal  que  vous  faites  tourne  au 
ien,  mais  on  dit  (jue  c'est  malgré  vous. 

Lui.  Croyez-le  si  vous  voulez,  cela  vous  dis- 
ensera  de  la  reconnaissance  en  vous  laissant 
>uir  du  bienfait.  Ne  faut-il  pas  que  le  Diable 
îit  toujours  bafoué  à  la  lin  de  hi  pièci'  ?  Ileu- 
jusenieiit,  je  suis  lKd)itué  (h'puis  lon^tenip*;  à 
^  rôle-l;i. 


SOCRATE    DEVANT    MIXOS ' 


I 


Minos.  Sois  le  bienvenu  parmi  les  ombres, 
Socrate,  toi  qui,  sur  la  terre,  as  toujours  cher- 
ché la  vérité. 

Sacrale.  Salât  à  toi,  Minos.  Ceux  qui  ont  été 
injustement  condamnés  par  les  vivants  se  pré-, 
sentent  avec  confiance  devant  ton  tribunal,  jugei 
des  morts.  ; 

Minos,  Je  ne  suis  pas  ton  juge,  Socrate,  m\ 
celui  des  autres  hommes.  La  conscience  humaine! 
se  juge  elle-même  selon  ses  actes.  ■ 

Socrate.  Qu'a  donc  voulu  dire  Homère  ?        ' 

Minos.   Toi   et  tes  contemporains  avez    mai 
compris   ses  paroles.  11  a  dit   que  je  rendais  1; 
justice  aux  morts.  J'écoute  ceux  qui  s'accusen 
et  je  cherche  à  réconcilier  ceux  qui  se  sont  haï 

1.  Ce  dialogue  et  les  suivaiiU  ont  été  publiés  dans  la  Cr 
li({ue  ijhilosoiihi([iie,  journal  de  MM.  Hcnouvier  et  PilloD 


SOCRATK    DKVANT    MI.NOS  53 


pendant  la  vie  ;  telle  est  la  fonction  qui  m'est 
attribuée  pour  avoir  reconnu,  aux  siècles  anciens, 
que  les  sociétés  humaines  doivent  être  fondées, 
non  sur  la  force,  mais  sur  la  loi.  Quand  tes  ac- 
cusateurs viendront  ici,  tu  pourras  les  accuser  à 
ton  tour.  Celui  qui  reconnaîtra  ses  torts  ira  se 
livrer  aux  Euménides  pour  être  purifié. 

Snrrnie.  Crois-tu  donc,  Minos,  qu'Anytos  et 
Mélitos  avoueront  qu'ils  ont   été  injustes  ? 

Minos,  Je  leur  montrerai  les  conséquences 
de  leur  action,  Socrate.  Ils  entendront  les  siè- 
cles futurs  les  condamner  à  leur  tour.  Ils  ver- 
ront dans  Tavenir  des  races  serviles  qui,  après 
avoir  inondé  la  terre  de  sang  innocent,  repro- 
cheront encore  ta  mort  à  la  démocratie  d'Athè- 
nes. Alors  ces  hommes  (jui,  en  t'accusant,  ont 
cru  servir  la  patrie,  seront  épouvantés  de  leur 
œuvre  et  appelleront  l'expiation. 

Socrate .  Comment  se  peut-il,  Minos,  qu'en 
accusant  un  innotimt  quehju'un  s'imagine  qu'il 
sert  la  patrie  ? 

Minos.  Tu  leur  adresseras  cette  qaestii>n  ;\ 
eux-mêmes,  Socrate,  (ît  je  sais  ce  ([u'ils  te  répon- 
dront. Ils  te  montreront  les  fruits  de  tes  leçons  : 
ton  disciple  chéri,  Alkibiade,  donnant  l'exemple 


54  RKVIUUKS   DLN    l'AÏE.N    MVSTIQUI^ 

de  toutes  les  trahisons  et  de  toutes  les  débau- 
ches, les  trente  tyrans  sortis  presque  tous  de  ton 
école,  et  parmi  eux  Critias,  le  plus  cruel  de  tous 
et  le  plus  impie_,  celui  qui  a  écrit  dans  ses  vers 
que  la  religion  avait  été  inventée  par  les  chefs 
des  peuples  pour  dompter  la  multitude.  Ils  te 
montreront  Xénophon  servant  comme  mercenaire 
im  prince  étranger,  puis  combattant  avec  Sparte 
contre  les  Athéniens,  et  dans  ses  écrits,  préfé- 
rant la  monarchie  asiatique  au  gouvernement 
populaire.  Ils  te  montreront  enfin  Platon,  le  plus 
illustre  philosophe  formé  par  tes  leçons,  propo- 
sant pour  modèle,  dans  sa  République,  un  Etat 
où  règne  la  communauté  des  femmes. 

Socrale.  11  me  semble,  Minos,  que,  si  tu  avais 
siégé  parmi  les  Héliastes,  tu  m'aurais  condamné 
comme  eux  à  boire  de  la  ciguë. 
.  Minos.  Non,  car  ils  ont  ouvert  une  voie  fu- 
neste qui  ne  sera  que  trop  suivie  après  eux.  Si 
du  moins  ils  s'étaient  contentés  de  TostracismQ, 
tu  aurais  passé  quelques  années  au  milieu  de  la 
communauté  oligarchique  de  Sparte  ou  de  la 
monarchie  des  Mèdes,  et  tu  en  serais  revenu  plus 
juste  pour  le  gouvernement  de  ton  pays.  Mais  je 
ne  suis  pas  ton  juge,  j'ai  voulu  seulement  t'in- 


SOCRATK    DKVA.NT    MINOS  53 


cliquer  les  raisons  ({u'Anytos  et  Mélitos  ont  pu 
avoir  pour  t'accuser,  et  je  n'ai  dit  (juc  ce  cju'ils 
te  diront  eux-mêmes.  Quant  aux  elTets  de  ton 
enseignement  dans  les  siècles  h  venir,  je  les  vois 
par  ma  science  prophéti({ue  et  je  pourrais  te  les 
faire  connaître,  mais  peut-être  cette  révélation 
serait-elle  au-dessus  de  tes  forces. 

Socraie.  Tu  m'as  dit  que  tu  révélerais  l'ave- 
nir à  mes  accusateurs.  Me  crois-tu  donc  plus  fai- 
ble f[u*eux?  Moi  aussi  j*ai  cru  faire  le  bien,  et  si 
mon  intelligence  s'est  trompée,  j'aime  trop  la 
vérité,  tu  l'as  dit  toi-même,  pour  rester  volon- 
tuiremenL  dans  Terreur. 

Minos.  Ainsi,  Socrate,  tu  vas  toi-même  au- 
devant  de  l'expiation  ? 

Sacrale.  Tu  l'as  dit,  Minos,  j'appelle  les  Eu- 
[lîénides.  0  graves  Déesses,  gardiennes  des  lois 
maintes,  vous  êtes  la  voix  du  sang  répandu,  et 
3n  vous  nomme  les  Imprécations,  ^^)us  êtes  les 
remords  (pii  lloltent  dans  les  nuits  adultères,  et 
l'on  vous  nomme  les  luinnyes.  \'ous  réveillez  la 
conscience  endormie,  vos  serpents  rongent  la  gan- 
grène des  cœurs,  vos  torches  éclairent  les  âmes 
ténébreuses.  Vous  leur  montrez  ce  (ju'elles  sont 
•t  ce  (ju'elles  auraient  dû  rire  .  l'hiirrour  qu'elles 


50  RIZERIES    n'iN    l'AÏllN    :^IVSTIQUE 

ont  d'elles-mêmes  les  pousse  dans  le  rude  che- 
min de  la  régénération,  et  c'est  pourquoi  on  vous 
nomme  les  Bienveillantes.  Si  vous  redressez  aussi 
les  erreurs  de  l'intelligence,  corrigez-moi,  puri- 
fiez moi,  ô  Vénérables, en  me  découvrant  l'avenir. 
Les  Eaménides.  Tes  erreurs,  Socrate,  sont 
celles  de  la  plupart  des  philosophes  qui  t'ont  de- 
vancé ou  qui  te  succéderont.  Chacun  de  vous 
n'a  qu'une  part  dans  la  faute,  et  pourtant  cha- 
cun doit  accepter  toute  la  punition.  Pour  avoir 
ébranlé  la  religion  de  vos  pères,  pour  avoir  pré- 
féré la  théocratie  de  l'Egypte,  la  monarchie  de 
la  Perse  à  l'égalité  sacrée  des  libres  citoyens  de 
la  Grèce  républicaine,  contemplez  le  tableau  d'une 
société  selon  vos  rêves.  Elle  vivra  dans  l'avenir, 
cette  société,  après  l'asservissement  des  cités  hel- 
léniques et  l'invasion  rapide  des  religions  barba- 
res dans  rOccident.  Voyez  les  républiques  tom- 
ber l'une  après  l'autre  dans  la  servitude,  les 
nations  s'engloutir  dans  l'unité  d'un  immense 
empire  et  marcher  comme  des  troupeaux  doci- 
les sous  le  sceptre  des  pasteurs.  L'oreille  des 
philosophes  n'est  plus  troublée  par  les  luttes  de 
la  place  publi(|ue,  mais  la  loi  n'est  plus  l'accord 
dos  volontés  unies  ;   elle  descend  d'en  haut  sur 


fir 


SOCRATE  DEVANT   MINOS  i) i 

es  multitudes  aj^enouillées,  et  le  glaive  main- 
ient  l'obéissance.  Le  monde  se  précipite  volon- 
;airement  dans  l'esclavage,  et  sans  doute  le 
prince  est  digne  de  gouverner  les  hommes,  car, 
rU  le  vois,  on  lui  élève  des  autels. 

Socrnle.  L'horreur  m'enveloppe,  ô  Euméni- 
les.  Le  sang  des  proscriptions  rougit  la  terre, 
»t  quand  le  maître  n'a  plus  d'ennemis  à  tuer,  on 
3énit  sa  clémence.  Les  tvrans  succèdent  aux  tv- 
:ans,  au  milieu  de  l'abaissement  universel  des 
imes,  et  on  les  met  au  rang  des  dieux.  En  voici  un 
|ui  tue  sa  mère,  et  on  le  remercie  d'avoir  sauvé 
la  patrie.  Jamais  pareille  accumulation  de  crimes 
et  de  honte  n'avait  souillé  l'histoire.  Ecartez  ce 
tableau  lugubre,  ô  Déesses.  Les  hommes  ne  peu- 
vent être  heureux  (jue  si  les  rois  deviennent  phi- 
losophes ou  si  les  philosophes  deviennent  rois. 

/a's  K iinu'nides.  Tcsxœux  seront  exaucés,  So- 
crale:  Voici  un  sage  sur  le  trône  du  monde,  mais 
il  n'en  retardera  pas  d'un  jour  la  décadence.  Re- 
jçarde  son  fils,  l'égal  de  ces  tyrans  dont  tu  vou- 
drais écarter  les  fantômes  ;  les  rois  philosophes 
ont,  comme  les  autres,  des  héritiers.  Tu  redou- 
tais les  dissensions  populaires  dans  les  républi- 
ques, que  dis-tu  des  factions  militaires  qui  met- 


58  iiKVERii:s  d'un  païen  mystique 


I 


tent  l'empire  à  l'encan?  Pourtant  tu  ne  peux  pas 
te  plaindre  de  la  docilité  des  peuples:  ils  accep- 
t  ont  humblement  le  maître  que  les  soldats  leur 
imposent,  sans  jamais  songer  à  s'affranchir.        || 

Sacrale,  Je  vois  bien,  ô  Déesses,  que  pour  sau- 
ver la  pauvre  race  humaine,  il  faudrait  qu\in 
Dieu  descendît  sur  la  terre  ;  mais,  telle  est  la 
folie  des  hommes,  que  peut-être  ils  feraient  périr 
le  juste  venu  pour  leur  enseigner  la  vérité. 

LesEuménides.he  Dieu  est  descendu,  Socrate, 
et  ce  n'est  pas  le  peuple  qui  l'a  fait  mourir,  ce  sont 
les  savants  et  les  prêtres.  Puis  ses  disciples,  qui 
Tont  abandonné  au  jour  du  supplice,  répandent 
sa  doctrine  dans  l'ombre,  opposant  aux  tradi- 
tions de  la  Grèce  une  tradition  étrangère,  et  mi- 
nant sourdement  la  religion  de  Tempire,  déjà 
frappée  par  les  coups  des  philosophes,  tes  suc- 
cesseurs. Après  trois  siècles  de  travail  souterrain, 
ta  mort  est  vengée,  Socrate  :  les  Dieux  d'Homère 
sont  chassés  de  leurs  temples,  et,  sur  le  piédes- 
tal de  leurs  statues  renversées,  on  place  un  phi- 
losophe, sauvant  le  monde  par  sa  doctrine.  Les 
prêtres  du  Dieu  nouveau  vivent  dans  la  contem- 
plation des  choses  saintes,  sans  patrie  et  sans 
famille,  étrangers  aux  soucis  de  la  vie.  Ils  diri- 


SOCRATE  DEVANT    MINOS  5î) 


^ent  la  conscience  des  autres  hommes  qui,  s'apjc- 
louillant  devant  eux,  confessent  leurs  fautes  et 
;n  imj)lorent  le  pardon.  N'est-ce  pas  là  ce  règne 
le  l'intelligence  rêvé  piir  tous  les  philosophes, 
îe  gouvernement  des  meilleurs,  dont  tu  aurais 
3U  faire  partie  ?  Rogardc-la  maintenant  à  l'œu- 
Te,  cette  assemblée  auguste,  cette  aristocratie 
le  la  pensée,  et  juge  Tarbre  par  ses  fruits. 

Soc  raie.  Hélas  !  je  vois  l'oppression  s'étendre 
ur  la  sphère  libre  de  l'intelligence.  Les  anciens 
yrans    n'enchaînaient    que    les    corps,    ceux-ci 
nchaînent  les  Ames.    L'éternelle  Raison,  cette 
uinièrc;  (jui  éclaire  tout  homme  en  ce  monde,  ils 
adorent  dans  le  ciel  et  ils  la  proscrivent  sur  la 
5rrc.  Autrefois  cha(jue  peuple,  chacjue   homme   \ 
riait  à  sa  manière,  et  de  cette  diversité  des  hym- 
es  naissait  une  immense  harmonie  qui  réjouis- 
ait  le  ciel  j  mais  à  ceux-ci  toute  voix  libre  pa-  ^ 
lit  une  dissonance,  et  l.i  prière  du  peuple  n'est 
lus  (juf  l'éclu»  monotone  des  paroles  du  prêtre. 
It  si  la  raison  repousse  des  chaînes  contraires  à 
»  nature,  les  champs  pacilifjues  de  la   pensée 
cviennent  une  arène  sanglante,  où  luttent  les 
Jetions  religieuses  inconnues  aux  peuples  d'au- 
refois.  Mpargnez-moi,  redoutables   Déesses  ;  si 


00  iihvi:iui:s  d'un  rAÏt.N  :\ivsTinL'p: 

j'ai  préparé,  sans  le  vouloir,  cette  œuvre  mau- 
vaise, ce  que  vous  m'avez  fait  voir  doit  suffire  à 
ma  punition.  ■ 

Les  Eiimènidcs.  Non,  Socrate,  ce  n*est  pas 
assez.  Souviens -toi  et  regarde  :  vois  le  sort  ré- 
servé à  la  sculpture,  Tart  de  ta  jeunesse.  On 
répète  après  les  philosophes  qu^'il  est  insensé 
d'enfermer  le  divin  dans  la  pierre  et  le  bronze,  i 
et  l'on  détruit,  avec  une  fureur  de  bête  fauve, 
ses  chefs-d'œuvre  de  Polyklète,  de  Phidias,  de 
Praxitèle.  Pour  un  peuple  qui  a  renié  ses  Dieux, 
les  témoignages  du  génie  et  de  la  piété  des  an- 
cêtres sont  des  remords  visibles  dont  la  présence 
importune.  On  fond  les  statues  de  métal,  on  brise 
les  statues  de  marbre.  La  science  et  la  poésie 
sont  ensevelies  aussi  sous  les  ruines  des  temples. 
On  brûle  les  bibliothèques,  on  disperse  et  on 
îrratte  les  livres.  Il  ne  restera  rien  à  faire  aux  bar- 
bares.  On  les  entend  gronder  dans  les  plaines 
du  Nord,  prêts  à  fondre  sur  le  grand  empire, 
mais  personne  ne  songe  à  la  résistance.  On  ré- 
pète après  les  philosophes  que  l'homme  n'a  d'au- 
tre patrie  que  le  ciel,  et  on  livre  la  terre  au> 
plus  forts.  Les  anciens  Dieux  avaient  sauvé  h 
Grèce  de  l'invasion  des  Mèdes,  mais  les  vertu^ 


SOCRATi:   HE  VA  NT   MINOS  Cl 


viriles  sont  mortes  avec  l'antiquo  religion.  Le 
monde  s^enveloppe  dan^  son  linceul,  les  lumières 
du  ciel  s'éteignent  une  à  ime  et  tout  rentre  dans 
la  grande  nuit. 

Sacrale.  Grâce,  ô  Euménides,  assez  de  maux 
amoncelés,  je  n'en  pourrais  supporter  davan- 
tage. 

Les  Euménides.  Qu'il  soit  fait  selon  ton  désir, 
Socrate.  Nous  éteignons  nos  torches  funèbres  et 
nous  t'épargnons  le  spectacle  des  longs  siècles 
de  douleur,  d'esclavage  et  (\o  honte  (jui  vont 
s'ouvrir  pour  la  misérable  humanité. 

Sorrfile.  O  Minos,  tu  me  l'avais  bien  dil, 
celte  révél.'Uion  était  au-dessus  de  mes  forces.  Il 
est  trop  dur  de  voir  le  mal  cju'on  ne  peut  répa- 
rer. Mais  dis-moi  pourquoi  les  erreurs  de  l'in- 
telligence sont  punies  si  cruellement  puiscpi'elles 
sont  iin olontaires. 

Uinos.  La  peine  est  le  premier  degré  de  l'as- 
cension. La  douleur  épure  et  sanclilie.  Médite 
sur  C(^  ([ue  tu  viens  de  voir,  et  (|uand  tu  seras 
monté  dans  la  sphère^  lumineuse  où  l'Ame  con- 
leinplt»  les  dernier»  mystères,  tu  comprendras  les 
secrets  de  la  haute  justice  de«^  Dieux. 


NIRVANA 


L'universel  désir  guette  comme  une  proie 
Le  troupeau  des  vivants  ;  tous  viennent  tour  à  tour 
A  sa  llammo   brûler  leurs  ailes,  comme,  autour 
D'une  lampe,  l'essaim  des  phalènes  tournoie. 

Heureux  qui  sans  regret,  sans  espoir,  sans  amour, 
Tranquille  et  connaissant  le  fond  de  toute  joie, 
Marche  en  paix  dans  la  droite  et  véritable  voie, 
Dédaigneux  de  la  vie  et  des  plaisirs  d'un  jour  ! 

Néant  divin,  je  suis  plein  du  dégoût  des  choses  ; 
Las  de  l'illusion  et  des  métempsycoses, 
J'implore  ton  sommeil  sans  rêve  ;  absorbe-moi, 

Lieu  des  trois  mondes,  source  et  fin  des  existences 
Seul  vrai,  seul  immobile  au  sein  des  apparences  ; 
Tout  est  dans  toi, tout  sort  de  toi,  tout  rentre  en  toi! 


INITIATION 


I)ij  linul  du  ciel  profond,  vers  le  monde  a^^ilé, 
S'abaissent  les  reg'ard.s  des  âmes  éternelles  : 
Klles  sentent  monter  de  la  terre  vers  elles 
L'ivresse  de  la  vie  et  de  la  volupté  ; 

Les  effluves  d'en  bas  leur  dessècbent  les  ailcfî, 
[•!t,  tombant  de  rétherct  du  cercle  lacté, 
Klle-*  boivent,  avec  l'oubli  du  ciel  quitté, 
Le  poison   du  dé-^ir  dans  les  coupes  mortelles. 

^ourtanl,  dans  leur  exil,  un  rellol  du  ciel  bleu 

^e.-i  remplit  du  dégoût  des  choses  passagères; 

iluis  c'est  par  ladouLurqu'on  franchit  lesscptsphèrcs  ; 

<, 'initiation,  qui  fait  de  l'homme  un  Dieu, 
^  mort  en  lient  les  clefs;  le  sacrilice  épure, 
Dl  le  &ang  rédempteur  ia\e  toute  souillure. 


LE    BANQUET  D'ALEXANDRIE 

NOUMÉMOS,    rORniYRE,     CIIÉRÉMON,    TAT,    ORIGÈNE, 

VALENTIN 


Aouménios.  Tous  les  convives  attendus  sont 
arrivés.  Je  savais  qu'Origcne  et  Porphyre  conser- 
vaient religieusement  la  mémoire  de  celui  qui  fut 
leur  maître  et  le  mien,  et  qu^ils  ne  manqueraient 
pas  à  l'appel,  mais  je  remercie  Tat,  Valentin  ot 
Chérémon,  qui  n'ont  pas  connu  Ammonios,  d'ê- 
tre venus  prendre  part  à  ce  repas  funèbre.  Sans 
doute  Plotin  célèbre  en  ce  moment  à  Rome, 
comme  nous  à  Alexandrie,  Tanniversaire  de  la 
mort  d'Ammonios,  ou  plutôt  de  sa  délivrance; 
car  le  corps  est  la  prison  de  l'àme,  et  nous,  les 
initiés  de  la  philosophie,  nous  .savons  bien  qu'il 
nV  a  pas  de  séparations  éternelles.  Que  Tàme 
bienheureuse  de  notre  ami  préside  à  notre  ban- 
quet, qu'elle  conduise  au  milieu  de  nous  tous 
ceux  de  nos  amis  qui  sont  partis  déjà  pour  \v 


Li:  HA.NniLT  i/allxa.ndrii:  (i5 

[rand   voyage,  et   parmi   eux  1»*    second  maître 
l'Origène,  Clément  d'Alexandrie. 

Orujène.  Je  te  remercie  de  ce  souvenir,  \ou- 
lénios  ;  c'est  là  ce  que  nous  appelons  la  commu- 
ion  des  saints. 

Chèréinon.  Au  milieu  de  chaque  demeure 
'élève  la  pierre  sacrée  du  foyer,  l'autel  domesti- 
ue.  Elle  est  le  contre  de  la  famille,  image  de  ce 
entre  immobile  du  monde  (jue  nos  pères  ont 
ppc^lé  Ilistiè.  Homère  nous  enseigne  qu'elle  doit 
ecevoir  la  première  libation.  Sans  associer  Ori- 
;ène  et  Valentin  à  des  rites  (jui  no  sont  pas  les 
Burs,  je  répands  les  prémices  du  ban(|U(H  sur  la 
anune  (|ui  va  les  porter  vers  le  divin  éther.  11 
st  la  source  de  la  vie,  et  n'ayant  rien  à  luiolTrir 
ui  nous  appartienne,  nous  lui  rendons  une  part 
e  ses  bienfaits. 

O/'/V/f'/ïe*.  Nous  ne  pouvons  prendre  part  à  ton 
acrilice,  Chérémon,  mais  rien  ne  iu)us  empêche 
e  reconnaître  avec  toi  le  caractère  sacré  de  la 
annno;  nos  prophètes  jippelliMit  ^l^ternel  mi  feu 
évorant,  et  e'est  dans  \o  buisson  ardiMit  <|u*il 
'est  révélé  à  Moïse. 

Valenlin.  Nous  savons  ;iussi  (|ui'  la  hiuiii-re  a 
I      la   pr«Mnièrc   émanation    de  la    pensée  divim^ 


{}{')  RKVERIES  d'un  PAÏEN  MYSTIQUE 

et  elle  est  pour  nos  sens  la  plus  pure  image  de 
Tin  visible. 

Tal.  Cette   flamme,  que  les  Grecs  appellent 
Iléphaistos,  mes  ancêtres  Tout  adorée  sous  le 
nom  de  Phta,  et  Tout  placée  à  la  tête  de  la  sainte 
trinité  de  Memphis. 

Porphyre.  Je  remplis  cette  coupe  de  vin  de 
Grèce.  Dans  la  peinture  représentée  sur  les 
flancs  du  vase,  je  vois  Dionysos  ramenant  Ilé- 
phaistos dans  rOljmpe.  C'est  le  symbole  del  a 
libation  répandue  sur  la  flamme  et  montant 
avec  elle  vers  les  Dieux. 

Noiiménios.  —  Puisque  tu  as  fait  allusion  à 
cette  fable  antique,  je  te  prie,  Porphyre,  pen- 
dant que  le  vin  sera  versé  dans  les  coupes,  d'ex- 
pliquer à  ceux  de  nos  hôtes  qui  Tignorent,  pour- 
quoi nos  pères  ont  rattaché  le  sacrifice  au  culte 
du  feu  et  à  celui  du  vin. 

Porphyre.  Je  le  ferais  volontiers,  mais  peut 
être   Chérémon   trouverait-il    mes    explications 
trop  subtiles.  Qu'il  propose  d'abord  les  siennes, 
et  si  elles  me  paraissent  insuffisantes,  je  cher- 
cherai à  les  compléter. 

Chérémon.  y di  dit,  il  est  vrai.  Porphyre, que 
dans  ton  Anlre  des  Xymphes^  tu  avais  attribué 


LE   HANQUET   d'aLEXANDRIE  07 

à  Homère  des  intentions  auxquelles  je  le  crois 
étranger.  Nous  pouvons  bien  nous  séparer  l'un 
(le  l'autre  sur  quelcjues  points  de  Tllellénisme, 
comme  Valentin  et  Origène  dilYèrent  quel({uefois 
d'o[)inion  sur  les  symboles  chrétiens. 

Tal.  De  même  (jue  bien  peu  d'Egyptiens 
comprennent  aujourd'hui  l'écriture  sacrée  des 
anciens  prêtres,  le  sens  de  la  mythologie,  qui 
est  la  langue  religieuse  des  premiers  âges,  a  dû 
se  perdre  à  travers  les  siècles.  Mais  son  obscu- 
rité même  réveille  la  curiosité  de  l'esprit,  et  plus 
les  fables  répugnent  à  la  raison,  plus  on  désire 
en  pénétrer  le  sens. 

Chérémon.  Tu  dis  vrai,  Tal  ;  nous  ne  devons 
pas  supposer  que  les  anciens,  (jui  nous  ont  laissé 
tant  de  belles  œuvres,  nous  aient  été  inférieurs 
en  sagesse  ;  mais  les  images  dont  ils  envelop- 
pent leurs  pensées  nous  semblent  souvent  des 
énigmes.  Ainsi  la  mythologie  du  feu  est  dillicile 
à  comprendre  à  cause  de  sa  haute  anti(juité,car 
l'invention  du  feu  se  rattache  aux  origines  des 
sociétés  humaines.  Peut-être  y  avait-il  aupara- 
vant (K's  animaux  à  (Khi\  pieds,  sans  plumes, 
connue  les  appelle  IMaton,  mais  l'animal  social 
n'existe  ([ue    par   la    prévoyance   tt  l'industrie  ; 


08  RÊVERIES  d'un  PAÏEN   MYSTIQUE 

c'est  pourquoi  Prométhée  est  regardé  comme  le 
créateur  des  hommes.  Les  Athéniens  l'ont  asso- 
cié avec  Athénê  et   Iléphaistos   et  célèbrent  en 
leur  honneur  la  fête  des  lampes.   Athéne  est  la 
clarté  du  ciel  qui  se  révèle  dans  Téclair,  ce  que 
les  anciens  ont  exprimé  en  disant  qu'elle  naît  de 
la  tête  de  Zeus  frappée  par  la  hache  d'Héphais- 
tos  ou  de  Prométhée.  Héphaistos,  c'est  la  flamme 
qui  brûle  sur  le  foyer  ;  Prométhée,  c'est  le  feu 
qui  éclaire  devant  lui,  le  prévoyant.  Les  récits 
d'îlomère   sur   Iléphaistos,  d'Hésiode  sur  Pro- 
méthée, se  rapportent  également  à  la  nature  du 
feu.  Le  Dieu  aux  jambes    torses,   précipité  de 
l'Olympe,  c'est  la  foudre  qui  tombe  du  ciel  en 
lignes  sinueuses.  Le  Titan  enchaîné  à  une   co- 
lonne où  l'aigle  de   Zeus  dévore   ses  entrailles 
sans  cesse  renaissantes,  c'est  le  feu  captif   sur 
l'autel  et  toujours  dévoré  par  les  vents  du  ciel. 
Quant  à  la  partie  du  récit  d'Hésiode  qui  con- 
cerne Pandore,  c'est  une  allégorie  morale.  Sans 
l'industrie,  l'homme  aurait  sa  femelle  comme  les 
autres  animaux,  mais  c'est  la  civilisation  qui  a 
créé  la  femme  ;  aussi  le  poète  les  confond-il  l'une 
avec  l'autre  dans  cette  vierge  charmante,  parée 
de   tous    les   dons    des    Dieux,    et   condamnant 


LK    HANQUET    d'aLEXANDRIE  09 

l'homme  au  travail,  parce  qu'elle  aime  le  luxe 
et  déteste  la  pauvreté.  Sa  curiosité  ouvre  le  vase 
d'où  s'échappent  tous  les  maux  de  la  vie  poli- 
cée, inconnus  aux  peuples  barbares.  C'est  ainsi 
(jue  Zeus  envoie  aux  hommes  un  mal  pour  un 
bien,  car  la  naissance  de  Pandore  est  une  puni- 
tion de  la  conquête  du  feu.  La  raison  de  cotte 
punition  et  du  supplice  de  Prométhée,  c'est  que 
l'industrie  est  une  lutte  contre  les  Puissances 
cosmiques,  et  il  n'y  a  pas  pour  l'homme  de  lutte 
sans  douleur.  Il  doit  conquérir  par  le  travail  la 
nourriture  que  la  terre  fournit  gratuitement  aux 
autres  êtres,  car  les  Dieux  ont  caché  les  sources 
(U>  la  vie  depuis  que  Prométhée  a  dérobé  le  feu 
du  ciel. 

Porphijre.  11  me  semble,  Chérémon,  que  non 
seulement  la  fable  de  Pandore,  mais  toute  celle 
(Ir  Prométhée,  contient  une  allégorie  morale,  et 
se  rapporte  à  la  descente  et  à  l'ascension  des 
Ames  ;  aussi  est-elle  souvent  représentée  sur  les 
sarcophages.  On  y  voit  d'un  côté  Prométhée  mo- 
delant des  corps  humains,  et  c'est  Alhéiiê,rin- 
lolligence  divine,  ([ui  les  anime  en  leur  posant 
un  papillon  sur  la  tête.  Au  milieu,  on  voit  le 
supplice  de  Prométhée,  symbole   de  la   vie  1er- 


70  RÊVERIES  d'un  PAÏEN  MYSTIQUE 

restre,  et  de  l'autre  côté  sa  délivrance  par  Ilé- 
raklès.  L'homme  est  une  étincelle  du  feu  céleste 
dans  une  lampe  d'argile,  un  Dieu  exilé  du  ciel, 
enchaîné  par  les  liens  de  la  nécessité  sur  le  Cau- 
case de  la  vie,  où  il  est  dévoré  de  soucis  toujours 
renaissants.  Mais  l'efTort  des  vertus  héroïques 
brise  ses  chaînes  et  le  délivre  du  bec  et  des 
ongles  des  vautours  ;  Héraklès  ramène  Promé- 
thée  dans  FOlympe  et  réconcilie  la  terre  et  le 
ciel. 

Orifjène.  La  plupart  de  ces  idées  sont  expri- 
mées dans  le  récit  de  Moïse  sous  une  forme  plus 
simple,  parce  qu'elle  est  plus  ancienne.  On  y 
trouve  rhomme  formé  du  limon  de  la  terre,  et 
la  fatale  curiosité  d'une  femme  vouant  le  genre 
humain  au  travail  et  à  la  mort. 

Noiiménios.  Ne  pourrais-tu  pas,  Origène,nous 
expliquer  toute  cette  fable  du  paradis,  du  ser- 
pent et  de  la  pomme,  car  je  sais  qu'au  lieu  de 
t'arrêter  à  la  lettre,  comme  la  plupart  des  chré- 
tiens, tu  cherches  dans  la  mythologie  hébraïque 
un  sens  caché. 

Origène.  La  lettre  tue,  Tesprit  vivifie  ;  que 
celui  qui  a  des  oreilles  entende.  Le  jardin  d'Eden, 
c'est  l'état  des  âmes  avant  leur  incarnation  ;  Eve 


LE   nA.NoL'ET    DALEXANDRIE  71 

et  le  fruit  défendu,  c'est  la  volupté  ;  le  serpent, 
c'est  Tattrait  pernicieux  du  désir  et  des  passions 
terrestres.  L'âme,  tombée  par  la  naissance  dans 
la  prison  du  corps,  est  soumise  à  l'esclavage  du 
péché  et  ne  peut  en  être  délivrée  que  par  la  vertu 
du  Rédompteur  mort  sur  la  croix  pour  le  salut 
du  genre  humain. 

Chérémon.  L'affranchissement  de  l'àme  par 
la  douleur  et  le  sacrifice  a  toujours  été  admis 
par  les  Grecs  ;  on  ne  dira  pas,  sans  doute,  que 
le  Christ  est  plus  ancien  que  Prométhée,  Ilé- 
raklès  et  Dionysos. 

Valenlin,  On  peut  du  moins  voir  dans  la  re- 
ligion des  Grecs,  comme  dans  celle  des  Juifs, 
une  préparation  à  la  vérité  chrétienne.  On  peut 
regarder  le  Caucase  comme  une  image  du  Cal- 
vaire et  les  travaux  d'Iléraklès  comme  une  vague 
prophétie  de  la  passion.  Quant  à  la  fable  de  Dio- 
nysos, je  la  trouve  fort  obscure.  Nouménios 
t'avait  demandé  l'explication  de  la  mythologie  du 
feu  et  de  celle  du  vin  ;  tu  nous  as  montré  le  sens 
de  la  première,  nous  voudri<ms  comprendre  éga- 
lement la  seconde. 

(Ihènhnon.  La  langue  n'iigicusc  paraîtrait  plus 
claire  si  l'on  se  souvenait   davantage  que  toutes 


RKVERIES    D  UN   PAÏEN   MYSTIQUE 


les  parties  de  l'univers  sont  animées    d'une  vie 
divine.  Là  où  les  hommes  de  nos  jours  ne  voient 
que  des  choses  inertes,  les    anciens   reconnais- 
/       saient  des  énergies  vivantes,  et  ce  sont  ces  puis- 
/        sances  cachées  qu^ils  ont  appelées  les  Dieux.  La 
force  active    et  vivifiante  qui  se  révèle  au  prin- 
temps parmi  les  éclairs  de  Forage,  qui  bouillonne 
dans  la  sève  de  la  vigne    et  s'épanouit  à    l'au- 
tomne en  grappes  dorées,  nous  la  nommons  Dio- 
nysos,  c'est-à-dire,  à    mon    avis,  la  liqueur  di- 
vine. Bientôt  la  grappe  est  arrachée  aux  branches, 
ses  nourrices,  déchirée,  foulée   aux   pieds,  mais 
la  sève  ardente  renaît  sous  une  forme  nouvelle 
dans  la  liqueur  sacrée  des  libations  ;  tel  me  pa- 
raît le  sens  des   deux   naissances  du  Dieu.    Sa 
mort  est  pour  nous  une  source   de  vie.   Ce  feu 
liquide  réchauffe  les  membres  engourdis  et  trans- 
porte l'esprit  dans  un  monde  enchanté.  Répandu 
sur  l'autel,  il  s'olfre    pour   nous    en   sacrifice  et 
porte  aux    Dieux  les   prières   des    hommes.  Je 
sais  qu'il  y  a  d'autres  manières  d'expliquer  ces 
fables,  mais  Porphyre,  qui  est  initié  aux  orgies 
orphiques  et  aux  mystères  de  Samothrace,  pour- 
rait en  parler  mieux  que  moi,  sans  dévoiler  ce 
qui  doit  rester  caché. 


LE  HANQL'ET   d'aLEXA.NDRIE  73 

Porijliiji-c.  Le  sens  des  symboles  est  multiple, 
ô  Chérémon.  Je  reconnais  avec  toi  que  Diony- 
sos est  la  libation  divine  fjui  se  répand  et  se 
consume  sur  l'autel  et  devient  le  type  du  sa- 
crifice. Mais  cette  flamme  invisible,  qui  circule 
dans  les  veines  des  plantes  et  fermente  dans  le 
vin,  a  sa  source  dans  le  soleil,  et  comme  son 
action  est  mystérieuse  et  cachée,  on  reconnaît 
une  forme  supérieure  de  Dionysos  dans  le  soleil 
de  l'hémisphère  nocturne,  qui  éclaire  les  morts, 
et  c'est  pourquoi  on  l'appelle  le  chorège  des  as- 
tres, le  berger  des  blanches  étoiles.  Comme  la 
chaleur  ft  la  vie  cju'il  répand  dans  la  nature  dis- 
paraissent en  hiver  pour  renaître  au  printemps, 
il  est  le  synd)ole  de  la  résurrection  des  âmes. 
Kilos  aussi  sont  des  lumières  (|ui  ne  s'éteignent 
ici(jue  pour  renaître  ailleurs.  L'ivresse  du  désir 
les  a  fait  descendre  de  la  voie  lactée,  à  travers 
les  sept  sphères.  ()uand  tdlt's  arriviMit  à  celle  de 
la  luin',  elles  loiubeiit  dans  la  naissance  et  le  de- 
venir, car  le  monde  sublunaire  est  soumis  à  la 
loi  de  croissance  et  de  décroissance,  comme  la 
lune  elle-même, (jui  tient  la  clef  de  la  vie  et  pré- 
sida', ([uoi(|ue  vierge,  aux  enfantements  et  à 
I'imIuc  atinii.  Tanl  ([ue  l'Anu^  rt^ste  enchaînt'e  dans 


74  RÊVERIES   d'iN   PAÏEN  MYSTIQUE 

les  liens  du  désir,  elle  ne  peut  s'élever  au-des- 
sus de  la  terre,  mais  si  elle  dompte  le  désir,  elle 
peut  renchaîner  à  son  tour  et  lui  emprunter  ses 
ailes  pour  remonter  vers  le  monde  supérieur.  La 
volupté  Ten  a  fait  descendre,  la  douleur  Ty  ra- 
mène. Dionysos  lui  tend  la  coupe  de  Tinitiation 
où  elle  boit  Tivresse  mystique  de  l'extase,  et 
elle  rentre  purifiée  au  séjour  de  la  lumière,  dans 
la  sphère  immobile  des  Dieux. 

Tal.  La  doctrine  que  tu  viens  d'exposer.  Por- 
phyre, est  empruntée  en  grande  partie  à  la  reli- 
gion égyptienne.  Mes  ancêtres  ont  appelé  Osiris 
le   soleil  des  régions  inférieures,  le  juge  et  le  roi 
des  morts.  Les  Grecs  ayant  reconnu,  dès  le  temps 
d'Hérodote,  que   Dionysos  était  le  même  Dieu 
qu'Osiris,  ont  attribué  à  Tun  ce  que  les  Egyp- 
tiens leur  ont  appris  de  l'autre.  Les  récits  des 
Phéniciens  sur  la  mort  d'Adonis,  sa  descente  aux 
enfers  et  sa   résurrection,   sont  également  des 
emprunts  faits  à  l'Egypte,  et  les  chrétiens  me 
paraissent  avoir  puisé  aux  mêmes  sources  plu- 
sieurs des  dogmes  de  leur  philosophie,  comme 
lorsqu'ils  parlent  de  cette  lumière  qui  luit  dans 
les  ténèbres  et  que  les  ténèbres  n'ont  pu  conte- 
nir. L'Egypte  est  la  mère  antique  des  religions  ; 


LE   HANQI'ET   D  ALEXANDRIE  iO 

is  Grecs  avouent  que  leurs  plus  anciens  philo- 
)plies  sont  venus  s'instruire  chez  nos  prêtres, 
'est  d'eux  que  Pytha^çore  a  appris  ce  qu'il  a 
iseij^né  sur  la  tr.insmigration  et  l'épuration 
iccessive  des  Ames. 

11  est  difficile  de  croire  que  leur  incarnation 
t  été  volontaire.  Comment  auraient-elles  été 
isez  folles  pour  préférer  cet  esclavage  au  libre 
jour  de  la  lumière  dans  la  grande  république 
!S  Dieux  ?  Il  est  plus  conforme  à  la  raison  de 
garder  la  vie  terrestre  comme  le  châtiment 
une  faute  antérieure  à  la  naissance.  Si  quel- 
l'un  de  vous  lit  les  livres  de  Tholh,  mon  maître, 
[G  les  Grecs  appellent  Hermès  Trismégisto,  il 
trouvera  le  récit  de  cotte  punition.  Après  (|ue 
i  Ames  eurent  été  formées  de  la  portion  la  plus 
re  de  la  matière,  l'Ouvrier  leur  en  livra  le 
^idu  pour  qu'elles  formassent  à  leur  tour  le 
ï  nde  visible.  Mais,  fières  de  leur  œuvre,  elles 
îcartèrent  des  limites  (ju'il  leur  avait  fixées.  Il 
i  exila  sur  la  terre  et  les  enferma  dans  les  corps, 
îttant  pour  seule  condition  à  leur  retour  qu'el- 
i  ne  s'attacheraient  pas  ù  leur  prison.  Les 
les,  irritées  de  cet  exil  et  ne  pouvant  rien 
litre   les    Dieux,    se    livrèrent    ;\   des    guerres 


\ 


7()  HKVERIES   d'iN   PAÏEN   MYSTIQUE 

mutuelles  ;  la  terre  et  les  autres  éléments  furer 
souillés  par  le  sang  répandu  et  se  plaignirent  a 
Créateur,  le  priant  d'envoyer  une  émanation  d 
lui-même  pour  régénérer  le  monde.  Il  envoy 
Osiris,  qui  enseigna  aux  hommes  la  religion,  1 
justice  et  la  science,  et,  sa  mission  accomplie 
devint  le  juge  des  morts.  Tel  est  le  récit  fait  pa 
Isis  à  son  fils  Hôros. 

}  aient  in.  Pourquoi  toutes  les  allégories  pa 
lesquelles  on  a  cherché  à  expliquer  Texistenc 
du  mal  en  attribuent-elles  l'origine  à  la  volont 
perverse  de  l'homme,  avant  ou  après  sa  nais 
sance  ?  C'est  confondre  le  mal  avec  le  péché. 

Chérémon.  Xe  crois-tu  donc  pas,  Valentin 
que  ce  soit  en  effet  le  plus  grand  des  maux  pou 
l'homme  ?  Quant  à  moi,  je  pense,  comme  tou 
les  stoïciens,  que  c'est  le  seul  mal  véritable,  ca 
il  n^y  a  de  mauvais  pour  un  être  que  ce  qui  esl 
contraire  à  sa  nature. 

Valentin.  Sans  doute,  mais  le  mal  existe  dan; 
le  monde  en  dehors  de  l'homme.  La  douleur  e 
la  mort  sont  contraires  à  la  nature  des  animaux 
puisqu'ils  font  tant  d'efforts  pour  y  échapper 
Les  plantes  même  cherchent  à  entretenir  leui 
vie  en   buvant  l'humidité  par  leurs  racines,  k 


LE   BANQUET   D  ALEXANDRIE  i  i 

mière  par  leurs  feuilles.  Cependant  tous  les 
res  terrestres  sont  corruptibles  et  mortels,  et 

vie  ne  s'entretient  que  par  la  destruction.  Qui 
ra  que  cela  est  un  ])i('n  ?  Si  l'on  pri-lciid  que 
la  était  nécessaire,  on  met  la  nécessité  au-des- 
5  do  la  force  créatrice.  Si  l'on  soutient  que  la 
itière,  par  son  inertie,  résiste  aux  intentions 
!  l'Ouvrier,  on  suppose  à  l'Ouvrier  bien  peu  de 
udence,  puisqu'il  n'a  pas  connu  d'avance  la 
itière  qu'il  avait  à  employer.  Si,  au  contraire, 
a  connaissiiit,  il  devait  prévoir  que  son  œuvre 
•ait  mauvaise,  et  il  aurait  mieux  fait  de  rester 
ns  son  repos. 

O/'it/cnr.  De  send)lahles  paroles,  Valenlin,  se 
)ètenl,  je  le  sais,  dans  vos  écoles  de  la  Gnose, 
elles  suffisent  pour  faire  accuser  les  chrétiens 
mpitlé. 

Valent  in.  Comment  admellre  (ju'un  mémo 
incipo  ail  produit  doux  olfols  opposés,  le  bien 

!«'  ni;il,  l'esjirit  ot  la  matière  ?  Puis(|ue  le 
»ndo  l'st  mauvais,  lo  Prinoo  dv  ce  momie  no 
ut  rlro   b<Mi. 

1  (il.  La  terre  est  le  séjour  du  mal,  \  alontin, 
lis  non  pas  lo  monde.  Les  corps  célestes  ne 
it-ils  j).is  iiicorrujitiblos  (^t  immortols? 


78  RÊVERIES  d'un  PAÏEN  MYSTIQUE 

Valenlin.  Au-dessus  des  sept  planètes  est  la 
sphère  des  étoiles  ;  plus  haut  encore,  dans  le 
ciel  intelligible,  est  le  monde  des  idées  pures, 
des  types  absolus,  des  lois  éternelles.  Voilà  Toeu- 
vre  du  Dieu  souverain,  elle  est  digne  de  sa  sa- 
gesse et  de  sa  puissance.  Mais  les  vertus  qui 
émanent  de  lui  s'écartent  de  plus  en  plus  de  sa 
perfection,  comme  la  lumière  s'affaiblit  à  mesure 
qu'elle  s'éloigne  de  sa  source.  Les  Puissances 
démiurgiques,  les  Démons  qui  résident  dans 
Tentre-ciel  ont  voulu  imiter,  en  l'appliquant  à 
la  matière,  Tordre  merveilleux  du  monde  idéal. 
Mais  le  mal  devait  être  le  fruit  de  leur  impru- 
dence et  de  leur  orgueil,  car  la  matière  est  cor- 
ruptible, et  la  mort  seule  pouvait  sortir  de  cette 
pourriture.  Aussi  la  vie  terrestre  n'est-elle  qu'une 
mort  perpétuelle  ;  toutes  les  espèces  vivantes 
sont  condamnées  à  se  dévorer  les  unes  les  autres. 
L'homme  lui-même,  quoique  la  Sagesse  divine 
ait  déposé  en  lui  un  rayon  des  lumières  d'en 
haut,  est  soumis  par  sa  chair  à  l'esclavage  du 
péché,  à  la  corruption  et  à  la  mort.  Mais  h 
Christ  est  venu  combattre  les  Puissances  du 
monde,  sa  victoire  les  précipitera  dans  l'abîni 
la  matière  rentrera  au  néant  dont  elle  n'aurait 


LI-:   nA.NQUET   DALLXA.NDUIf  7ii 

is  dû  sortir,  et  les  âmes  purifiées  monteront 
rec  leur  Sauveur  vers  le  Père  inconnu. 
Orujùnc,  Je  t'avoue,  Valentin,  que  toi  et  ceux 
i  la  communion  de  IJasilide,  et  les  autres  gnos- 
:{ucs,  (|ui  se  séparent  de  la  grande  assemblée. 
)us  me  paraissez  moins  des  ciirétiens  que  des 
sciples  dlléraclite,  d'Empédoclc  ou  de  quel- 
le autre  philosophe  grec. 
Aouménios,  Est-ce  donc  un  mal,  Origène,  de 
Lippuyer  sur  la  sagesse  de  nos  pères  ? 
Orif/ène.  Cette  sagesse,  quand  elle  ne  s'égare 
às,  est  empruntée  aux  saints  livres  des  Juifs, 
u  l'as  reconnu  toi-même,  Xouménios,  puis([ue 
l  as  dit  que  Platon  n'était  qu'un  Moïse  atti(jui\ 
Nouménios.  Quand  j';ii  dit  cela,  je  ne  cou- 
lissais Moïse  (|ue  par  los  livres  de  Philon. 
epuis  lors,  j'ai  lu  la  Genèse,  et  il  m'a  été  im- 
)ssil)le  d'y  trouver  rien  fjui  s'y  rapporte  au 
onde  spiiilucl,  à  l'ànie  et  à  son  immortalité. 
DUS  avez  re^u  cette  doctrine  d'Homère  et  de  la 
lilosophie  grec([ue,  comme  vous  avez  emprunté 
nos  (iigantomachies  la  fable  de  la  chute  des 
nges,  dont  les  livres  juifs  ne  parlent  pas.  Tu 
i  pu  reconnaître  par  ce  (juo  nous  ont  dit  l*or- 
\\yvc  et  (ihérénion   (pir    la    rédemption    par  la 


I 


80  RÎAKRIES  d'iN   païen   MYSTIQUE 

mort  d'un  Dieu  n'est  pas  un  dogme  particulier 
aux  chrétiens.  Les  Grecs  eux-mêmes  l'ont  pris 
des  Egyptiens,  comme  Tat  nous  Ta  montré,  et 
il  importe  peu  de  savoir  si  vous  l'avez  emprunté 
des  uns  ou  des  autres. 

Origène.  Cela  importerait  peu  en  elTet  s'il  y 
avait  eu  un  emprunt.  Mais  quel  rapport  trouves- 
tu  entre  la  passion  du  Christ  et  ces  fables  mys- 
tiques auxquelles  vous-mêmes  n'attribuez  qu'un 
sens  physique  ?  Je  ne  puis  être  touché  par  les 
mésaventures  du  raisin  foulé  dans  le  pressoir, 
ni  par  la  descente  du  soleil  dans  les  signes  in- 
férieurs du  zodiaque.  Mais  le  Christ  est  un 
homme  qui  souffre  et  qui  meurt,  et  sa  passion 
est  le  résumé  de  toutes  les  douleurs  humaines, 
angoisses  de  l'âme  et  tortures  du  corps,  l'aban-» 
don  de  tous  ses  amis,  le  reniement  de  son 
apôtre,  l'ingratitude  du  peuple,  les  lâches  insul- 
tes des  soldats,  la  dérision  du  manteau  de  pour- 
pre et  de  la  couronne  d'épines,  et  les  soufflets, 
et  les  crachats,  et  le  fouet  au  poteau  des  escla- 
ves, et  la  croix  portée  dans  la  voie  douloureuse, 
et  le  gibet  dressé  sous  les  yeux  de  sa  mère,  et 
les  clous,  et  la  lance,  et  l'éponge  de  fiel,  et  le 
supplice  entre  deux  voleurs. 


LE  BANi^LET   d'aLEXA.NDRIE  SI 

Chérèmon.  Tu  as  raison,  Origènc,  tout  cela 
st  grand  et  nouveau  clans  le  monde,  et  si  vous 
l'avez  voulu  que  faire  Tapothéose  du  juste  mou- 
ant  pour  la  vérité,  qu*il  soit  accueilli  parmi  les 
léros,  mais  à  la  condition  qu'il  n'ait  été  qu'un 
lomme.  Tu  n'es  pas  touché  parla  mort  du  soleil, 
rois-tu  que  je  puisse  m'intéresser  au  supplice 
['un  Dieu  revêtu  de  la  forme  humaine,  qui  sait 
parfaitement  cjue  sa  mort  n'est  qu'une  comédie 
t  qu'il  ressuscitera  dans  trois  jours  pour  s'as- 
coir  à  la  droite  du  Père?  L'homme  peut  donner 
a  vie  en  sacrifice,  les  Dieux  ne  le  peuvent  pas, 
t  c'est  en  quoi  l'homme  est  supérieur  aux  Dieux. 
>i  notre  âme  est  immortelle,  eux  seuls  le  sa- 
cnt,  et  ils  nous  ont  caché  ce  mystère  par  res- 
>ect  p(»ur  les  vertus  humaines,  qui  perdraient 
eut  leur  mérite  si  elles  attendaient  une  autre 
écompense  que  la  paix  divine  du  devoir  accom- 
)li. 

Noumênios.  Il  me  semble,  Chérèmon,  (|ue 
ki  les  chrétiens  regardaient  le  Christ  comme  un 
lomme  divinisé  [)our  sa  vertu,  ils  feraient  ce  (jue 
lous  reprochons  à  l^^vhémère,  qui  a  confondu  les 
3ieux  avec  les  Héros.  Il  est  de  l'essence  du 
livin  d'être  éternel,  mais  il  se  manifeste  dans  le 

6 


^ 


82  RÊVERIES  d'un   PAÏEN  MYSTIQUE 

temps,  et  si  un  homme  par  sa  doctrine  et  par  sa 
vie  a  révélé  un  Dieu  aux  autres  hommes,  il  en 
est  vraiment  Tincarnation.  Quand  les  chrétiens 
nous  disent  que  le  Christ  est  Dieu  et  homme  à 
la  fois,  ils  font  Tapothéose  de  la  vertu  de  Thomme, 
ils  traduisent  la  morale  stoïcienne  dans  la  langue 
mythologique,  qui  est  la  langue  naturelle  des 
religions,  et  comme  je  ne  connais  rien  de  plus 
divin  que  le  sacrifice  de  soi-même,  le  Christ  a  sa 
place  dans  mon  Panthéon. 

Porphijve.  N'espère  pas,  Xouménios,  que 
cette  concession  satisfasse  les  chrétiens.  Ils  ne  te 
regarderont  comme  un  des  leurs  que  si  tu  renies 
tous  les  autres  Dieux. 

Noiiménios.  Ce  n'est  pas  une  concession  et  je 
m'inquiète  peu  de  satisfaire  qui  que  ce  soit.  Je  î 
cherche  la  vérité  et  la  prends  partout  où  je  la 
trouve.  Je  vois  le  divin  dans  la  nature  et  j'adore, 
sous  leurs  révélations  visibles,  les  lois  multiples 
de  l'univers.  La  loi  morale  est  aussi  une  loi  di- 
vine, et  j'adore  la  conscience,  le  Dieu  intérieur 
que  chacun  porte  en  soi.  Comme  la  vertu  de 
l'homme  ne  se  manifeste  que  par  la  lutte  contre 
les  puissances  cosmiques,  il  est  naturel  que  les 
chrétiens  renient  les  anciens  Dieux;  la  religion 


LE  BANHUET   d'aLEXANDRIP:  83 


e  rûme  doit  réaj^ir  contre  les  religions  du  monde, 
lais  pour  l'intelli^'ence  qui  embrasse  dans  leur 
armonie  les  révélations  successives  du  (li\in, 
)utes  les  religions  sont  vraies,  car  chaque  forme 
B  l'idéal,  chaque  affirmation  de  la  conscience  du 
cnre  humain  est  un  des  rayons  de  l'éternelle 
érité,  une  des  faces  du  prisme  universel. 

I*()rphijrc,  Xouménios,  le  soleil  a  disparu  sous 
horizon.  Homère  nous  dit  que  la  dernière  li- 
ation  de  chaque  banquet  doit  être  répandue  sur 
autel  en  honneur  d'Hermès. 

IVouménios.  Reçois  donc  le  vin  de  cette  coupe, 
►ieu  crépusculaire,  dont  la  baguette  d'or  s'étend 
iir  l'horizon  du  couchant,  messager  céleste  qui 
ortes  aux  Dieux  les  prières  des  hommes,  aux 
ommes  les  bienfaits  des  Dieux.  Parole  divine, 
en  des  intelligences,  conduis  toujours  nos  dis- 
3urs,  afin  (jue  la  diversité  des  croyances  n'altère 
imais  l'amitié  des  cœurs.  Divin  conducteur  des 
mes,  comme  tu  as  amené  îi  notre  banquet  les 
mis  (|«i  ont  acconqili  avant  nous  leur  destinée 
îrrexslri',  viens  nous  recevoir  a  l'heure  de  la  <lé- 
vrance  et  conduis-nous  près  d'eux  au  séjour  de 
I  lumière  et  de  la  paix. 


ICARE 


J'ai  souvent  répété  les  paroles  des  sages, 
Que  tout  bonheur  humain  se  paye'etqu'il  vaut  mieux, 
Libre  et  fort,  dans  la  paix  immobile  des  Dieux, 
Voir  la  vie  à  ses  pieds,  du  bord  calme  des  plages. 

Mais  maintenant,  l'abîme  a  fasciné  mes  yeux  ; 
Je  voudrais,  comme  Icare,  au-dessus  des  nuages, 
Vers  la  zone  de  flamme  où  germent  les  orages 
M'élancer,  et  mourir  quand  j'aurai  vu  les  cieux. 

Je  sais,  je  sais  déjà  tout  ce  que  vous  me  dites. 
Mais  la  vision  sainte  est  là  ;  je  veux  saisir 
Mon  rêve  et,  sous  le  ciel  embrasé  du  désir. 

Braver  la  soif  ardente  et  les  fièvres  maudites 

Et  les  remords  sans  fin,  pour  ce  bonheur  d'un  jour. 

Le  divin,  l'infini,  l'insatiable  amour. 


tiii-:i;aide 


luand  notre  dernier  rêve  est  à  jamais  parti, 
l  est  une  heure  dure  à  traverser  ;  c'est  l'heure 
)ù  ceux  pour  qui  la  vie  est  mauvaise  ont  senti 
lu'il  faut  bien  qu'à  son  tour  chaque  illusion  meure. 

Is  se  (lisent  alors  que  la  part  la  meilleure 
Ist  celle  de  l'ascète  au  C(L'ur  anéanti, 
Is  chjFchent  au  désert  la  paix  intérieure, 
lais  cette  fois  encor  l'espérance  a  menti» 

'ai  voulu  vivre  ainsi  sans  amour  et  sans  haine, 
It  j'ai  fermé  mon  âme  au  désir,  qui  n'amène 
lue  le  regret,  souvent  le  remords,  après  lui. 

îais  je  ne  trouve,  au  lieu  de  la  béatitude, 

.11  lieu  (lu  ciel  rcvé  dans  l'àpre  solitude, 

lue  la  m  >rn3  impuissance  et  l'incurable  ennui. 


LA   LÉGENDE   DE   SAINT   HILARION 


L'ermitage  de  saint  Ililarion  était  situé  prr> 
de  la  grande   oasis  de  Thèbes,  dans  la  haut 
Egypte,  à  l'endroit  où   s'éleva  plus  tard,  sous 
son  invocation,  un  couvent  qui  subsiste  encore 
aujourd'hui.  Des  moines  coptes  habitent  la  par- 
tie la  moins  ruinée  de  l'ancien  monastère  et  cul- 
tivent quelques   champs    arrosés  par  un   petit 
ruisseau  dont  la  source  est  à  la  limite  du  désert, 
sur  l'emplacement  d'une  ancienne  chapelle  con- 
sacrée à  sainte  Ondine.  Le  nom  de  cette  sainte 
est    évidemment    latin  et   sa  légende,   que   les 
récits  des  moines  rattachent  à  celle  de  saint  Hila- 
rion,  doit  remonter  au  temps  des  premiers  empe- 
reurs chrétiens.  Ces  récits  complètent  la  nar- 
ration un  peu  sèche  de  Sulpice-Sévère. 

Eros  était  le  nom  que  portait  Ililarion  avant 
sa  conversion  au  christianisme  ;  ce  nom  était  sou- 
vent donné  à  des  esclaves  à  l'époque  romaine. 


LA  LÉGENDE  DE  SAINT   IIILAIllON  87 

La  légende  se  tait  sur  sa  famille  et  sur  ses  pre- 
mières années,  et  raconte  seulement  qu'il  avait 
L'tudié  toutes  les  sciences  profanes,  et  qu'il  avait 
suivi  les  leçons  des  derniers  philosophes  païens, 
notamment  de  la  célèbre  Ilypatie,  fdle  de  Théon 
d'Alexandrie,  qui  fut  massacrée  par  les  chré- 
tiens à  l'instigation  de  saint  Cyrille.  Cette  vierge 
austère,  une  des  saintes  du  paganisme,  produi- 
sit sur  Ililarion  une  inqiression  profonde  qui 
survécut  à  sa  conversion.  Les  idées  nouvelles  se 
greffaient  plus  facilement  (pi'on  ne  le  croit  sur 
les  croyances  anti(jucs.  Avec  une  liberté  d'es- 
prit assez  commune  chez  les  chrétiens  de  cette 
époque,  où  l'orthodoxie  n'avait  pas  encore  établi 
son  inflexible  niveau  sur  les  intelligences,  Ilila- 
rion soutenait  qu'IIypatie  était  sauvée,  quoi- 
(pi'elle  n'eût  pas  revu  la  foi  chrétienne.  Il  disait 
qu'il  avait  trouvé  une  préparation  aux  vertus 
ascéti({ues  dans  les  graves  enseignements  que 
celte  belle  et  chaste  fille  savait  tirer  des  poètes 
et  des  philosophes  grecs.  Il  gardait  encore 
d'autres  traces  de  son  éducation  païenne,  car 
dans  la  solitude  où  il  s'était  retiré,  à  côté 
d'un  crucifix  et  d  inu'  trie  de  nuut,  il  y  avait 
les    poèmes  d'IIurnèri',    les    dialogues    de    Pla- 


88  RÊVERIES  d'un  païen  MYSTIQUE 

ton  et  les  livres  sacrés  d'Hermès  Trismégiste. 

Un  jour,  vers  les  premiers  temps  de  sa  vie 
monastique,  Ililarion  était  arrivé,  dans  une  pro- 
menade solitaire,  près  de  la  source  qui  porta 
plus  tard  le  nom  de  Sainte-Ondine.  Il  s'y  repo- 
sait à  l'ombre  des  palmiers,  et  le  gazouillement 
de  l'eau  l'avait  plongé  dans  une  sorte  de  demi- 
sommeil.  Tout  à  coup  il  vit  devant  lui  une  vieille 
femme  tenant  dans  ses  bras  un  enfant.  C'était 
cette  femme  qui  avait  initié  Ililarion  à  la  foi 
chrétienne  ;  elle  habitait  un  monastère  qu'elle 
avait  fondé  de  l'autre  côté  du  Nil,  dans  le  désert 
qui  s'étend  aux  pieds  de  la  chaîne  arabique.  Elle 
était  vénérée  comme  une  sainte  ;  c'est  elle  que 
l'Eglise  honore  sous  le  nom  de  Marie  l'Egyp- 
tienne. Elle  fit  signe  à  Hilarion  de  se  lever  et 
lui  tendit  l'enfant  qu'il  prit  dans  ses  bras;  c'était 
une  petite  fille  ;  elle  fixait  sur  lui  ses  deux 
grands  yeux  noirs,  profonds  comme  la  nuit,  clairs 
comme  des  étoiles. 

Il  faut,  dit  la  sainte,  que  cette  enfant  soit  con- 
sacrée au  Christ.  Ici  on  la  nomme  Ondine, 
mais  je  veux  lui  donner  mon  nom,  qui  est 
celui  de  la  mère  de  Dieu.  Tu  vas  jurer  pour  elle 
de    renoncer    au    monde,    afin  qu'elle   échappe 


LA   LÉGENDK   DE   SAINT    IIILAIUON  89 

î\ux    embûches  de  l'ennenii    du    genre  humain. 

Ililarion  prononça  le  serment.  La  sainte  ra- 
massa deux  tif^es  de  roseau  et  en  lit  une  croix 
rju'elle  planta  en  terre  ;  elle  puisa  de  Teau  à  la 
source  et  la  versa  sur  les  cheveux  noirs  de  l'en- 
fant. Alors  tout  s'efTaça  comme  une  vision  ; 
Ililarion  se  trouva  seul  près  de  la  source,  qui 
chantait  gaiement  sur  son  lit  de  coquillages 
et  dansait  avec  des  éclairs  d'argent  parmi  les 
roseaux. 

Des  années  se  passèrent.  Ililarion  vieillissait 
dans  la  solitude,  méditant  sur  la  vie  éternelle, 
et  associant  toujours  la  lecture  des  livres  pro- 
fanes h  ses  méditations  sur  l'I^vangile,  sans  voir 
fpi'il  y  avait  là  un  grand  danger.  Il  aimait  à  se 
rappeler  les  leçons  d'IIypatie  et  les  allégories 
ingénieuses  qu'elle  savait  découvrir  dans  la  my- 
thologie des  poètes,  transformant  ainsi  les  fables 
les  plus  absurdes  en  graves  paraboles,  d'un  sens 
profond  et  d'une  haute  moralité.  Sa  sérénité 
radieuse  dissipait  les  orages  de  l'àme  ;  les  canirs 
troublés  s'apaisaient  en  contenq)lant  sa  beauté 
calme,  en  écoutant  sa  parole  austère.  On  com- 
prenait (jue  les  passions  sont  faites  pour  être 
domptées.  La    fille    «lu    soleil,  ('iree,   l'enehante- 


90  UKVERIKS   d'iN   PAÏKN  MYSTIQUE 

resse  qui  chan^ijc  les  hommes  en  bêtes,  c'est  la 
puissance  redoutable  et  sinistre  qui  dégrade  et 
asservit  les  âmes  par  l'attrait  magique  de  la 
volupté.  Les  passions  humaines  sont  d'irrésisti- 
bles Sirènes,  dont  les  chants  mélodieux  reten- 
tissent comme  une  caresse  des  flots.  Si  le  voya- 
geur imprudent  s'approche  pour  les  entendre,  sa 
barque  se  brise  sur  les  écueils  de  la  vie  ;  au  lieu 
des  embrassements  rêvés,  il  sent  des  griffes  d'oi- 
seaux qui  s'enfoncent  dans  sa  chair  ;  ce  qu'il 
prenait  de  loin  pour  des  fleurs  éclatantes  sur  une 
rive  enchantée,  c'étaient  des  lambeaux  saignants 
et  des  ossements  épars. 

Dans  l'arène  éternelle  du  monde,  l'homme 
doit  lutter  contre  les  attractions  dangereuses  et 
repousser  l'humiliante  servitude  du  désir.  Heu- 
reux qui  sort  la  couronne  au  front  de  cette  lutte 
sans  trêve,  dont  l'immortalité  est  le  prix  I  Heu- 
reux les  martyrs  qui  ont  conquis  la  palme  d'or 
sous  la  dent  des  lions  I  Mais  qui  peut  être  sûr 
de  la  victoire  ?  Seigneur,  épargne-nous  les  épreu- 
ves, ne  nous  induis  pas  en  tentation  I  Pour  celui 
qui  sent  sa  faiblesse,  le  plus  sûr  est  de  se  reti- 
rer au  désert.  Si  ton  œil  droit  te  scandalise, 
arrache-le  :  il  vaut    mieux   entrer  borgne  dans 


LA   LÉGENDE   DE   SAINT   IIILARION  91 


le  paradis  que  de  descendre  avec  tes  deux  yeux 
dans  la  géhenne  de  Tenfer. 

La  vie  des  ascètes  se  partageait  entre  le  tra- 
vail de  la  terre  et  les  méditations  pieuses.  Dos 
«lattes  et  quelques  racines  suffisaient  à  leur  nour- 
riture. Pour  arroser  le  petit  jardin  qui  entourait 
sa  cabane,  Ililarion  allait  puiser  de  l'eau  du 
ruisseau  qui  coulait  à  quelque  distance,  dans  la 
partie  la  plus  verte  de  l'oasis.  De  petites  fleurs 
bleues  parfumaient  la  rive,  il  y  avait  une  musi- 
que dans  les  roseaux  et  çà  et  là  un  bruit  joyeux 
de  cascades  dansantes,  de  fraîches  rosées  qui 
humectaient  le  gazon,  et  des  perles  mobiles  sur 
les  larges  feuilles  de  nénuphar.  Ailleurs,  Teau 
plus  profonde  prenait,  sous  les  branches  incli- 
nées, une  transparence  noire  qui  ressemblait  à 
un  regard  humain.  Ililarion  se  sentait  quehjuo- 
fois  troublé  devant  l'intimité  de  ce  regard,  et  il 
s'éloignait  sans  oser  se  retourner.  N'y  aurait- il 
pas,  sous  les  formes  nuiltiples  de  la  vie  univer- 
selle, des  Ames,  dilTérentesdes  nôtres,  mais  ayant 
comme  nous  une  intelligence  (jui  les  éclaire, 
tvoc  (les  douleurs  et  des  joies,  et  des  passions 
([ui  les  entraînent  et  une  force  pour  résister  ? 

Iii   jour,    Ililarion    avait    suivi    le   cours   du 


92  RPlVERlES  d'un   païen   MYSTIQUE 

ruisseau  jusqu'à  la  source.  L'air  était  lourd,  le 
soleil  du  solstice  avait  brûlé  les  feuilles  des 
buissons,  le  vent  du  sud  avait  desséché  le  gazon 
de  la  prairie,  le  murmure  de  Teau  ressemblait 
à  une  plainte,  et  au  lieu  de  musique  joyeuse 
dans  les  hautes  herbes,  on  entendait  une  lugu- 
bre harmonie  de  soupirs  étouffés.  Il  y  a  des 
larmes  dans  les  choses,  mais  nous,  toujours 
occupés  de  notre  égoïste  misère,  nous  ne  les 
entendons  pas.  Hilarion  se  rappelait  avoir  en- 
tendu raconter  que  le  patron  des  anachorètes, 
saint  Antoine,  en  traversant  le  désert,  avait 
rencontré  des  Centaures  qui  lui  indiquaient  sa 
route,  et  des  Satyres  qui  s'approchaient  de  lui 
d^un  air  craintif  et  doux,  en  lui  offrant  des  her- 
bes et  en  lui  demandant  ses  prières.  Pour 
l'homme,  la  douleur  est  une  épreuve  ;  s'il  y 
retrempe  son  courage,  elle  est  pour  lui  la  voie 
du  salut.  Mais  la  nature,  pourquoi  souffre-t-elle  ? 
Elle  est  comme  nous  Toeuvre  de  Dieu  ;  pour- 
quoi serait-elle  maudite  pendant  Téternité  ?  Ce 
long  cri  d'agonie  des  créatures  vivantes  qui 
s'entre-dévorent  montera-t-il  toujours  inutile- 
ment jusqu'au  trône  de  Dieu?  Est-ce  là  l'hymne 
(|ui  convient  à  sa  bonté  et  à  sa  justice?  La  su- 


LA   LÉGENDE  DE  SALNT   IIILARION  Vl^i 

prême  perfection  n'a  pu  créer  le  mal  ;  si  tous 
les  êtres  vivants  souifrent  comme  nous,  c'est 
qu'ils  ont  eu  leur  part  dans  la  chute  ;  mais  alors, 
pourquoi  n'auraient-ils  pas  aussi  leur  part  dans 
la  rédemption. 

Ililarion  s'assit  près  de  la  fontaine,  la  tète 
dans  ses  deux  miiins.  Il  entendit  une  voix  de 
cristal  qui  disait  :  Kros,  tu  es  fati^^ué  ;  veux-lu 
boire  de  l'eau  de  ma  source? 

A  ce  nom  d'Kros  cju'il  portait  dans  sa  jeu- 
nesse, il  tressaillit  et  leva  la  tête.  Il  vit,  debout 
devant  lui,  une  belle  jeune  fdle,  rose  dans  le 
reflet  du  soir,  et  couronnée  de  fleurs  de  nénu- 
phar. De  ses  «grands  yeux  noirs  jaillissaient  de 
pales  étincelles.  Il  reconnut  ce  regard  :  il  l'avait 
vu  une  fois,  quand  il  était  jeune  et  ((u'i  lie  était 
une  enfant. 

Qui  es-tu,  demanda-l-il  ? 

—  Je  m'appelle  Ondine  :  tu  me  connais  bien, 
c'est  toi  (jui  m'as  donné  une  âme.  Hélas  !  qu'en 
ai -je  fait  ? 

KUe  baissa  les  yeux,  et  à  travers  ses  lonjçs 
cils  deux  larmes  tombèrent  dans  la  fontaine.  Alors 
elle  prit  (le  l'eau  dans  ses  mains  (ju'elle  arrontlit 
en  forme    de  coupe,   et   elK'   présenta  à  boire  à 


04  RKVERIES  d'un   PAÏEN  MYSTIQUE 

Ililarion  ;  l'eau  tombait  de  ses  doigts  en  perles 
lumineuses,  au  soleil  couchant.  Elle  approcha 
ses  mains  des  lèvres  de  l'ascète,  et  il  but  trop 
avidement  sans  doute,  car  il  sentit  monter  vers 
son  front  une  ivresse  inconnue.  Il  ne  pensait  à 
rien,  qu'à  la  regarder. 

Pourquoi  m'as-tu  quittée?  disait-elle  ;  n'étais- 
je  pas  ton  enfant  ?  J'ai  eu  peur  quand  j'ai  vu 
venir  les  grandes  eaux.  J'étais  dans  la  barque  ; 
il  a  pris  la  rame,  et  j^ai  bien  vu  qu'il  m'entraî- 
nait vers  les  écueils. 

—  Qui?  de  qui  parles-tu  ? 

—  De  celui  qui  a  pris  l'ame  que  tu  m'avais 
donnée. 

Hilarion  sentit  un  nuage  noir  qui  lui  descen- 
dait sur  les  veux.  Elle  continua  : 

J'ai  appelé  au  secours  :  tu  étais  donc  bien  loin 
que  tu  ne  m'as  pas  entendue  ?  Lui,  m'a  regar- 
dée avec  colère  et  m'a  demandé  si  j'avais  de  quoi 
payer  mon  passage.  J'ai  rougi  sans  répondre. 
Alors,  s'élançant  vers  la  rive,  il  repoussa  la  bar- 
que du  pied.  Je  fermai  les  yeux,  et  le  courant 
me  jeta  sur  le  rivage  opposé  :  Que  Dieu  lui  par- 
donne, comme  je  lui  ai  pardonné. 

—  Tu  es  bien  prompte  au  pardon,  jeune  fille. 


LA   LÉGENDE  DE   SAINT    HILARION  95 

iit  Ililarion  d'une  voix  sourde.  Quand  une  femme 
'•'st  trompée  si  tristement,  elle  devrait  au  moins 
r»  essuyer  le  cœur. 

Elle  répondit  :  Je  l'aimais. 

Alors  il  y  eut  un  serpent  qui  s*élan(,a  sur 
Ililarion  et  lui  déchira  la  poitrine.  Il  fit  le  sï^na 
de  la  croix,  et  tout  disparut  ;  mais  la  morsure 
du  serpent  il  la  sentait  toujours. 

11  était  seul  dans  la  nuit,  près  de  la  source, 
et  la  voix  plaintive  de  Teau  était  comme  le  cri 
d'une  âme  déchirée.  Il  retourna  à  grands  pas  vers 
son  ermitage.  Quand  il  passait  près  du  ruisseau, 
où  se  miraient  les  étoiles,  il  crovait  voir  un  de 
ces  regards  qui  lui  avaient  brûlé  le  cœur.  Il  com- 
prit qu'il  y  avait  entre  la  source  et  la  jeune  fille 
une  relation  mystérieuse.  Sans  doute  c'était  une 
Naïade.  Mais  pour(juoi  l'avait-elle  appelé  de  ce 
nom  d'I^lros,  (ju'il  ne  portait  déjà  plus  quand 
elle  était  née?  Ce  nom,  (|ui  signifie  le  désir,  il 
l'avait  quitté  en  renonvant  au  monde  ;  comment 
aurait-elle  pu  l'apprendre,  si  tout  cela  n'était 
pas  un  piège  de  l'Knnemi  ?  Ah  !  créature  funeste, 
née  pour  la  perdition  des  saints,  que  me  veux-tu  ? 
Il  essayait  de  prier  et  ne  le  pouvait  pas.  Il  ne 
sentait  dans  son  Ame  qu'une  violente  colère,  con- 


1)6  RÊVERIES  d'un  PAÏEN  MYSTIQUE 

tre  elle,  contre  lui-même,  et  surtout  contre  Tau- 
tre,  qu'il  aurait  voulu  broyer. 

Il  vit  bien  qu'il  était  piuii  pour  son  orgueil  : 
Je  me  croyais  bien  fort,  à  Tabri  des  tempêtes. 
Avec  quelle  pitié  dédaigneuse  je  regardais  du 
rivage  ceux  qui  sont  encore  ballottés  par  le  flot 
troublé  de  la  vie  !  Et  maintenant  1  —  Eh  bien, 
quoi  ?  C'est  fini,  maintenant  ;  le  mauvais  rêve 
est  évanoui  ;  me  voici  rentré  dans  le  calme  et  la 
paix.  Elle  m'a  jeté  ce  nom  d'Eros,  qui  n'est  plus 
le  mien,  comme  si  elle  voulait  ranimer  une 
flamme  éteinte,  mais  il  y  a  longtemps  que  j'ai 
tué  le  désir.  J'ai  mon  âme  à  sauver.  Que  me 
fait  l'àme  de  cette  Naïade  ?  Si  elle  l'a  perdue, 
qu'elle  la  redemande  à  celui  qui  Ta  prise,  et 
qu'elle  en  fasse  ce  qu'elle  voudra.  Qui  l'empê- 
che de  faire  son  salut,  en  se  retirant  au  désert? 
Et  d'ailleurs  que  m'importe  ?  Je  n*y  pense  même 
plus,  et  je  rougis  d'y  avoir  pensé. 

Il  était  rentré  dans  sa  cellule,  et  il  essayait 
d'évoquer  l'image  d'Hypatie.  Il  se  rappelait  sa 
chaste  beauté,  inondant  les  âmes  d'une  paix  di- 
vine. C'était  un  lac  tranquille  et  bleu,  qui  réflé- 
chissait le  ciel.  Mais  l'autre,  la  Nymphe,  oh!  c 
regard  humide   et  sombre,  qu'on   ne  peut  pa< 


LA   LÉfiKNDE  DE   SAINT   IIILAIUON  1>7 

oublier:  c'est  un  cratère.  Je  sentais  déjà  le  ver- 
tige de  Tabîme.  Enfin  me  voici  sauvé  :  sans  doute 
il  y  avait  un  ange  cjui  veill;»it  sur  moi.  —  Miis 
quoi?  f|u'y  a-t-il  ?  Ah  !  toi  ici,  ah  I  mon  l)ieul 

La  porte  s'était  ouverte,  et  elle  était  là,  de- 
bout sur  le  seuil,  blanche  conmie  un  rayon  de 
lune,  et  ses  yeux  avaient  des  lueurs  d'éclair  : 
Me  voici,  Eros,  cache-moi,  protège-moi,  sauve- 
moi.  Elle  se  jeta  dans  ses  bras  :  Vile,  fuyons, 
ils  me  poursuivent.  J^ii  couru  sans  regarder  en 
arrière.  Je  crois  toujours  entendre  leurs  pas. 

Il  marchait  avec  elle  dans  le  chemin  du  Nil, 
à  travers  le  désert.  Elle  lui  parlait,  haletante  et 
fiévreuse  ;  elle  lui  contait  sa  vie,  ses  douleurs 
passées,  ses  angoisses  présentes,  et  ses  dangers 
et  ses  terreurs.  On  voulait  l'enchaîner,  la  rete- 
nir captive,  on  la  condamnait  au  silence.  Est-ce 
qu'on  empêche  l'eau  des  sources  de  courir  et  de 
chanter  1  l']t  sa  voix  pleine  de  sanglots  ressem- 
blait à  la  mélodie  des  cascades.  Lui,  au  lieu  de 
l'écouter,  il  la  contemplait,  et  il  trouvait  qu'elle 
ne  pouvait  pas  avoir  tt)rt.  11  compriMiait  seule- 
ment (|u'i'lle  était  malheureuse,  et  il  lui  dirait  : 
N'aie  pas  peur,  pauvre  enfant,  je  suis  là. 

—   Tout  le  monde  est  contre  moi,  disait-elle. 


î)8  Rf:vERiEs  d'un  païen  mystique 

partout  et  toujours,  depuis  le  commencement. 
Qu'est-ce  que  j'ai  donc  fait  ?  Tous  ils  m'accusent, 
ils  me  maudissent,  mais  toi,  Eros,  est-ce  que  tu 
les  crois  ? 

—  Non,  je  ne  les  crois  pas,  tu  es  trop  belle 
pour  être  mauvaise.  Quand  on  te  regarde,  c'est  un 
éblouissement  ;  tu  es  pleine  d'orages  et  d'éclairs. 
Voilà  pourquoi  tu  fais  germer  sous  tes  pas  les 
passions  et  les  haines.  Ce  n'est  pas  ta  faute,  je 
le  sais  bien,  pauvre  chère  enfant,  mais  c'est  ta 
destinée.  Si  tu  entrais  au  paradis,  les  anges  se 
feraient  la  guerre  à  cause  de  toi.  Et  il  ajoutait 
en  lui-même  :  Oh  !  je  sens  bien  qu'elle  me  tuera. 

Il  la  lit  entrer  dans  le  bateau  qui   remontait 
le  Nil.  Elle  lui    dit  ;  Merci,  Eros  ;   maintenant, 
ils  ne  pourront  plus  suivre  ma  trace  ;  je  suis  sau- 
vée, merci.   Et    elle    lui   serra    convulsivemen 
les  deux  mains. 

Elle  s'assit  à  côté  de  lui,  près  de  la  proue.  Je 
suis  bien  fatiguée,  dit-elle,  et  elle  s'endormit, 
la  tête  appuyée  contre  sa  poitrine.  Il  sentit  cou- 
rir dans  toutes  ses  veines  un  frisson  d'angoiss€ 
et  de  bonheur.  Il  la  regardait  dormir,  il  aurail 
voulu  la  boire.  Elle  rêvait  ;  son  sommeil  étail 
agité  de  spasmes  fébriles.  S'il  avait   pu  savoii 


LA   LÉGENDE   DE  SAINT   IIILARION  99 

dans  quel  inconnu  s'égaraient  ses  songes!  A 
quoi  pense-t-elle  ?  à  qui  ?  à  celui  qu'elle  aime 
peut-être  encore.  Oh  !  la  tuer  sans  la  faire  souf- 
frir, pendant  qu'elle  dort,  et  mourir  près  d'elle! 
Boire  son  âme  dans  son  dernier  souffle,  pour 
être  sûr  qu'elle  ne  sera  jamais    à  un  autre! 

Le  chant  monotone  des  rameurs  se  mêlait  h 
la  cadence  des  rames  dans  l'eau  du  fleuve.  Le 
ciel  était  plein  d'étoiles.  Il  regardait  la  voie  lac- 
tée, qui  est  le  chemin  des  Ames.  C'est  de  là 
r|u'elles  sont  descendues,  à  l'appel  du  désir. 
L'ivresse  de  la  vie  alourdissait  leurs  ailes,  et  elles 
kont  tombées  captives  dans  la  prison  du  corps. 
Mais  celles  qui  s'aimaient  là-haut  se  rencontrent 
rOujours  et  se  reconnaissent.  Hélas  1  pourfjuoi 
aut-il  (ju'elles  se  rencontrent  quelquefois  trop 
Atd  ?  Si  l'on  pouvait,  par  la  seule  puissance  du 
iésir, s'envoler  vers  la  patrie,  éternellement  seuls 
lans  les  bras  l'un  de  l'autre,  là-haut,  dans  le 
>leu,  l'empjrtant  sous  mon  aile  loin  des  hommes 
)i  des  anges,  plus  loin  encore,  au  delà  des  der- 
lières  étoiles,  au  delà  du  regard  de  Dieu  ! 

Elle  ouvrit  les  yeux  aux  premières  clarlis  «U- 
'aube;  il  respira  son  tiède  regard  chargé  d'efflu- 
f88  et  de  sourires.  Les  rayons  du  soleil  levant 


100  R^':vERTEs  d'un  païen  mystique 


j 


éclairaient  le  monastère  fondé  sur  la  rive  du  Nil 
par  Marie  l'Egyptienne .  Ils  descendirent  du  ba- 
teau, s'arrêtèrent  devant  la  porte,  et  elle  s'ou- 
vrit. La  vieille  abbesse  parut,  suivie  d'une  troupe 
de  religieuses  en  voiles  blancs. 

Je  t'attendais,  mon  fils,  dit-elle  à  Hilarion. 
C'est  bien,  je  suis  contente  de  toi:  tu  as  sauvé 
une  âme. 

Et,  prenant  Ondine  par  la  main,  elle  lui  dit  j 
Marie,  viens  avec  moi,  mon  enfant,  prends  U 
place  au  milieu  de  tes  sœurs. 

Les  spectres  blancs  entourèrent  la  jeune  fille 
et  leur  cercle  se   referma.   Il  voulut  la  suivre 
l'abbesse  lui  dit  :  Tu  ne  peux  franchir  le  seui 
de  l'asile  des  vierges.  Retourne  dans  ta  solitude 
remercie  Dieu  qui  t'a  conduit  jusqu'ici,  et  prie 
le  de  ne  jamais  t'abandonner. 

La  porte  du  couvent  se  referma.  Hilarion  sen 
tit  ses  genoux  fléchir  ;  il  entendait  le  sang  battr 
dans  ses  artères,  et  il  lui  semblait  qu'une  mai 
lui  tordait  le  cœur.  Il  comprit  que  tout  étai 
fini  et  qu'il  ne  la  reverrait  jamais  en  ce  monde 
était-il  bien,  bien  sur  de  la  retrouver  dans  l'ai 
tre  ?  Il  se  prosterna  devant  la  porte  pour  baise 
le  sol  qu'elle  avait  foulé  de  ses  pas,  et  des  lai 


LA  LÉGENDE   DE  SALNT   IIILAIIION  101 

mes  chaudes  tombaient  sur  ses  mains  en  larges 
gouttes. 

Il  fallait  revenir  seul  parla  route  qu'ils  avaient 
suivie  ensemble,  et  partout,  sur  son  passage,  il 
y  avait  des  mauvais  anges  qui  riaient  d'un  rire 
moqueur.  Quand  il  arriva  près  de  la  source,  il 
entendit  une  plainte  navrante  :  Ah!  malheureux, 
qu'as-tu  fait? 

Il  rentra  dans  sa  cellule  et  se  mit  ;\  genoux 
devant  son  crucifix.  Le  Christ  le  regardait  d'un 
air  irrité  ; 

Ah  !  tu  as  voulu  associer  mon  culte  à  celui  de 
mon  éternelle  ennemie,  la  reine  du  monde  péris- 
sable, la  Vie  que  j'ai  condamnée,  la  Nature  que 
j'ai  maudite.  Tu  vois  ce  qu'elle  a  fait  de  toi,  ta 
grande  Isis,  la  magicienne  (jui  t*a  séduit  par  ses 
incantations.  Moi,  je  reprends  ce  qui  m'appar- 
tient, rt)lTrande  (|uo  tu  m'avais  consacrée  autre- 
fois :  c'est  la  brebis  perdue  et  retrouvée,  je 
l'emporte  dans  mes  bras.  Mais  pour  raclieter  son 
ftme,il  faut  le  sang  du  sacrifice  :  sois  la  victime; 
répands  la  doiiK'ur  commo  une  libati(^n  pour  son 
salut  éternel,  brûle  lou  avuv  en  holocauste  sur 
i'autel  de  la  rédemption  ! 

L'ange   blanc  et   l'ange  noir  se    tenaient  des 


il 

102  Rf;vERiES  d'un  païen  mystique  ^ 

deux  côtés  de  la  cellule.  Le  premier  disait  : 
De  quoi  te  plains-tu?  Pour  la  rançon  de  son 
Ame,  ne  consens-tu  pas  à  souffrir?  Si  Ton  t'avait 
dit  :  Veux-tu  acheter  le  salut  de  cette  créature 
au  prix  d^une  douleur  muette  qu'elle  ne  soup- 
çonnera même  pas?  Si  Ton  t'avait  dit  cela,  tu 
aurais  accepté:  de  quoi  donc  te  plains-tu  main- 
tenant ?  Serait-ce  d'avoir  été  sauvé  toi-même, 
et  malgré  toi? 

—  Elle  est  venue  frapper  à  ta  porte,  disait 
Tautre,  elle  t'a  demandé  ta  protection  :  pourquoi 
lui  as-tu  cherché  un  autre  asyle,  pourquoi  l'as- 
tu  confiée  à  des  mains  étrangères  ?  Te  voilà  ren- 
tré dans  le  vide  et  le  silence;  un  éclair  a  tra- 
versé ta  nuit,  il  t'en  reste  un  souvenir  que  rien 
n'effacera,  et  le  devoir  accompli  te  laisse  des 
regrets  qui  ressemblent  singulièrement  à  des 
remords. 

Il  se  releva  et  cacha  sa  tête  dans  ses  deux 
mains  :  On  ne  m'a  pas  même  permis  de  lui  dire 
adieu  !  On  m'a  retranché  de  sa  vie  ;  on  voulait 
la  sauver  ;  mais  moi,  est-ce  que  je  voulais  la 
perdre?  Est-ce  que  je  suis  son  mauvais  ange? 
Oh  !  lui  ouvrir  les  routes  de  l'idéal,  lui  faire 
aspirer  l'air  des  hauteurs,  l'emporter  dans  mon 


LA  LÉr.ENDE  DE   SAINT   IIILARION  lOli 

ciel  ?  Pourquoi  ne  Tai-je  pas  fait  ?  Un  mot  suf- 
fisait pour  éterniser  les  heures  de  cette  nuit 
pleurée,  et  ce  mot,  je  ne  l'ai  pas  dit.  J*ai  tenu 
mon  rêve  dans  ma  main  et  je  l'ai  laissé  s'envo- 
ler ;  ah  !  malheureux  que  je  suis  I  Qu'ai-je  besoin 
de  vivre  encore  ?  Si  un  danger  la  menace  je  ne 
serai  pas  là,  si  elle  crie  au  secours  je  ne  pour- 
rai pas  Tentendre,  ce  n'est  pas  vers  moi  qu'elle 
tournera  sonre^^ard,  je  ne  verrai  plus  s'allumer 
ces  lueurs  d'étoiles  I  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  mon 
Dieu,  ayez  pitié  de  moi  I 

Sa  prière  fut  exaucée  :  ses  yeux  se  fermèrent 
et  il  tomba.  Il  est  vaincu,  dit  l'ange  noir,  il  est 
h  nous. 

L'ange  blanc  écouta  ([uehjues  instants  et  dit  : 
Silence,  on  prie  pour  lui  :  il  est  sauvé  I 


ERINNYES 


Je  sais  que  toute  joie  est  une  illusion, 

Qu'il  faut  que  tout  se  paye  et  que  tout  se  compense, 

Et  je  devrais  bénir  la  dure  providence 

Qui  m'impose  l'épreuve  ou  l'expiation. 

Les  stériles  regrets,  la  menteuse  espérance 
N'atteignent  pas  la  pure  et  calme  région 
Où  le  sage  s'endort,  libre  de  passion, 
Dans  la  sereine  paix  de  son  intelligence. 

Je  le  sais,  mais  je  garde  au  cœur  le  souvenir 

D'un  rêve  éblouissant,  qui  ne  peut  revenir 

Ni  dans  ce  monde-ci,  ni  dans  l'autre:  personne, 

Ange,  Démon  ou  Dieu,  n'y  peut  rien  ;  j'ai  perdu 
Un  bonheur  bien  plus  grand  que  ce  que  le  ciel  donne, 
Et  ce  bonheur  jamais  ne  me  sera  rendu. 


1 


LE    SOIU 


Plus  fraîche  qu'un  parfum  d'avril  après  l'hiver, 
L'Espérance  bénie  arrive  et  nous  enlace, 
La  menteuse  éternelle,  avec  son  rire  clair 
Et  ses  folles  chansons  qui  s'égrènent  dans  l'air. 

Mais  comme  on  voit, la  nuit, sous  le  ilôt  noir  qui  passe 
Glisser  les  pales  feux  des  étoiles  de  mer. 
Tous  nos  rêves  ailés,  dans  le  lu^^ubre  espace 
Disparaissent,  à  l'heure  où  l'Espérance  est  lasse. 

lui  vain  on  les  rappelle,  on  tend  les  bras  vers  eux  ; 
Les  fantômes  chéris  s'en  vont,  silencieux. 
Par  le  chemin  perdu  des  paradis  qu'un  pleure  : 

Ah  !  mon  ciel  était  là,  je  m'en  suis  aperçu 

Trop  tard,  l'ange  est  parti,  j'ai  laissé  passer  l'heure, 

Et  maintenant  tout  est  lini  :  Si  j'avais  su  l 


LETTRE   DTN   MYTHOLOGUE 


A   UN    NATURALISTE 


Je  cueille  une  branche  chargée  de  feuilles,  de 
fleurs  et  de  fruits  ;  j'en  détache  une  graine  et  je 
la  pèse.  Dans  l'autre  plateau  de  la  balance  je 
mets  le  même  poids  d'une  autre  partie  de  la 
plante  :  feuille,  fleur  ou  tige.  Voilà  deux  masses 
égales  de  matière  organisée  ;  elles  sont  formées 
des  mêmes  éléments  :  carbone,  hydrogène,  oxy- 
gène et  azote,  avec  un  peu  de  chaux  et  de  silice, 
La  proportion  de  ces  éléments  est  la  même,  et 
ils  semblent  groupés  d'une  manière  identique. 
Pourtant,  si  je  mets  en  terre  ces  deux  poids 
égaux  de  la  même  substance,  l'un  va  se  résou- 
dre, par  une  décomposition  successive,  en  molé- 
cules plus  simples  :  eau,  acide  carbonique,  am- 
moniaque ;  l'autre,  la  graine,  va  tirer  du  sol  et 
de  l'atmosphère  les  mêmes  produits  :  eau,  am- 


LETTRE    d'un   MYTHOLOGUE  107 

inoniaque,  ocide  carbonique,  pour  les  grouper 
<n  molécules  complexes,  malgré  leurs  affinités, 
<  t  les  faire  servira  la  germination  d*un  végétal 
nouveau.  Il  y  a  là  une  énergie  opposée  aux  for- 
(  (\s  chimiques  et  insaisissables  à  tous  nos  moyens 
d'analvse,  c'est  la  Vie. 

La  vie  n'est  pas  une  résultante,  c'est  un  prin- 
cipe. De  tous  ses  attributs,  le  plus  caractéristi- 
que est  sa  puissance  d'indiridufiliiyfi.  Chaque 
germe,  que  ce  soit  la  graine  d'une  plante  ou 
Tœuf  d'un  animal,  contient  une  énergie  indivi- 
duelle et  indivisible,  (|ui  se  taille,  dans  le  vague 
domaine  de  la  matière,  une  petite  principauté 
circonscrite,  mais  parfaitement  autonome.  On 
est  arrivé  à  fabricpier  de  toutes  pièces  des  pro- 
duits organicjues,  mîus  tantcjuOn  n'aura  pas  créé 
une  cellule  germinative,  on  n'expliquera  pas  la 
génération  spontanée  des  monéres  au  sein  du 
protoplasma. 

L'individuation  est  mie  donnée  primordiale. 
La  vie  est  un  (ci  nu*  abstrait  représentant  le 
mode  d'activité  de  ces  énergies  particulières  (jui 
résident  au  sein  des  germes,  l^lles  seules  sont 
réelles  t't  observables,  non  en  elles-mêmes,  mais 
lins  leurs  manifestations,  ol)jet  immédiat  de  la 


108  RKVERIES   d'un   PAÏEN   MYSTIQUE 

science.  Ce  sont  des  centres  d'action  et  de  réac- 
tion, d^ittraction  et  de  répulsion,  de  véritables 
causes  premières  ;  du  moins  nous  sommes  obli- 
gés de  les  considérer  comme  telles,  puisque  nous 
n'en  connaissons  pas  la  source  et  que  nous  ne 
pouvons  remonter  au  delà  de  leur  apparition. 

Voulez- vous  me  permettre  de  les  appeler  des 
âmes  ?  Je  suppose  que  vous  n'avez  pas  peur  d'un 
mot.  L'âme,  c'est  ce  qui  anime  le  corps,  c'est  le 
principe  de  la  vie  individuelle  des  animaux.  Ne 
m'objectez  pas  que  j'ai  pris  d'abord  pour  exem- 
ple la  graine  d'un  végétal  ;  vous  savez  que  la  phi- 
losophie grecque  distinguait  trois  sortes  d'âmes: 
l'âme  végétale,  placée  dans  le  bas  du  corps,  près 
de  la  terre  ;  l'âme  passionnelle  ayant  son  siège 
dans  la  poitrine,  et  l'âme  raisonnable,  qui  réside 
dans  la  tête,  la  partie  de  notre  corps  la  plus 
voisine  du  ciel.  Ces  trois  âmes  sont  associées 
dans  l'unité  de  la  personne  humaine  comme  le 
svstème  nerveux  et  le  svstème  nutritif  dans 
l'unité  de  la  vie  organique  ;  il  n'y  a  là  qu'une 
distinction  créée  pour  les  besoins  de  l'analyse 
et  qui  n'exprime  que  les  formes  multiples  de 
notre  activité. 

On  s'est  habitué  à  réserver  le  nom  d'âme  à 


I 


LETTRE    d'un    MYTnOLOf;LE  10*) 

la  faculté  directrice  de  nous-mêmes,  et  il  faut 
remonter  à  Tétymolo^ie  pour  oser  parler  di? 
l'âme  des  animaux  et  des  plantes.  Mais  ne  soyons 
pas  trop  aristocrates  :  Tintelligence  est  partout, 
même  dans  le  règne  inorganicjue.  En  voyant  la 
régularité  des  formes  cristallines,  j'ai  peine  à 
croire  que  les  minéraux  soient  aussi  bêtes  qu'on 
le  dit.  Quant  à  Tintelligence  des  plantes  et  des 
animaux,  elle  est  prouvée  par  l'adaptation  mer- 
veilleuse des  orj'anes  à  leurs  fonctions  :  il  v  a 
\h  une  finalité,  c*est-à-dire  un  but  poursuivi  et 
atteint, 

La  transformation  incessante  des  milieux  en- 
traîne la  variation  des  espèces  ;  les  générations 
successives  des  êtres  vivants  sont  obligées  à  des 
lîorts  toujours  nouveaux  pour  soutenir  la  con- 
iirrence   vitale.  Il   faut    ([ue  les  âmes   forment 
leurs  corps  dans  des  conditions  suflisantes  pour 
triompher  dans  la  bataille  de  la  vie.  Connue  il 
n'y  a  pas  de  place  pour  tous  les  germes  (jui  veu- 
lent naître,  la  victoire  doit  rester  aux  plus  forts 
t   aux  [)lus  intelligents. 
Oïl   ne   peut  ex[)li(|uer  la    sélection    naturelle 
[)ar    le   hasard,  car  un    in<»t    n'ex[»lique    pas    un 
fait.  S'il  y  a   choix,  il  y  a  discernement  ;  toute 


110  RKVLRIES   d'un  PAÏEN   MYSTIQUE 

énergie  suppose  une  volonté.  Mais  est-ce  la 
nôtre?  Non,  c'est  une  force  étrangère;  l'amour 
n'est  pas  une  action,  c'est  une  passion.  Les  Puis- 
sances cosmiques  nous  î*envoient  pour  nous 
employer  à  leur  œuvre  créatrice  en  faisant  des- 
cendre les  âmes  dans  la  naissance.  L'amour,  c'est 
un  enfant  qui  veut  naître  ;  les  anciens  l'appelaient 
de  son  vrai  nom,  le  Désir  (Eros,  Gupido),  parce 
qu'en  effet  c'est  le  désir  qui  appelle  les  germes 
à  l'existence.  Il  y  a  autour  de  nous  des  âmes 
qui  veulent  s'incarner  :  pour  cela  elles  se  chan- 
gent en  désirs  et  sollicitent  les  vivants  à  leur 
donner  un  corps.  L'art  grec  les  représente  par 
des  enfants  ailés  :  ce  sont  les  désirs  qui  volti- 
gent autour  des  amants. 

La  Beauté  est  mère  du  Désir,  d'après  la  my- 
thologie. Qu'est-ce  que  la  beauté  ?  C'est  une 
harmonie  de  lignes,  une  pondération  de  for- 
mes qui  annonce  l'aptitude  à  l'éclosion  des  ger- 
mes et  au  perfectionnement  de  la  race.  L'ampleur 
des  hanches,  la  fermeté  de  la  gorge  sont  des 
garanties  pour  l'enfant  qui  naîtra.  Les  âmes 
errantes  nous  poussent  vers  nos  complémentai- 
res ;  elles  choisissent,  pour  entrer  dans  la  vie, 
les  conditions  organiques  dont  elles  ont  besoin, 


LETTRE    n'iN    MYTHOLOGIE  111 

■■  * 

et  elles  nous  imposent  leur  choix  sans  nous 
consulter.  Ce  choix  est  rarement  d'accord  avec 
nos  convenances  sociales  :  ce  n'est  pas  leur  faute, 
elles  ne  connaissent  que  les  convenances  phy- 
siolo^i({ues. 

Les  romanciers  ont  tort  de  croire  que  l'amour 
a  été  inventé  pour  le  bonheur  ou  le  désespoir 
des    amants  ;  qu'importent  nos    peines  et  nos 
joies  à  la  grande  Isis  ?  Elle  ne  s'intéresse  qu'à 
l'espèce,   et    ne    s'inquiète    pas    des   individu^. 
Pourquoi  n'aurait-elle  pas  comme  nous  ses  haras 
et  ses  concours  d'animaux   reproducteurs?  La 
volupté  est  un  hameçon  qu'elle  nous  jette;  c'est 
un  but  pour  nous,  c'est  un  moyen  pour  elle.  Le 
poisson    saisit   l'appiH   et  croit   travailler   pour 
son  compte  ;  il   ne   comprend  que  quand  il  est 
d;iiis    la   poêle  à    frire.   Alors,  il  dit  :  Si  j'avais 
su  I  II   ment  :   il   aurait   beau  savoir,  il  recom- 
mencerait. 

La  sélection  ne  se  raisonne  pas:  c'est  électri- 
(|ue.  11  y  a  des  femmes  qu'on  estime,  d'autres 
pour  (|ui  on  se  brûle  la  cervelle.  L'implacable 
(lesir  nous  traîne  par  les  cheveux  ;  nous  nous 
roulons  aux  pieds  de  quehjue  odieuse  idole,  cl, 
((uand  elle  nous  a  broyé  le   cœur,  nous  lui  de- 


Ilt^  RÊVERIES   d'un   1»AÏEN   MYSTIQUE 

mandons  pardon.  On  s'étonne  que  nous  soyons 
si  facilement  domptés  par  des  créatures  infé- 
rieures :  c'est  qu'elles  sont  plus  vivantes  que 
nous.  On  peut  vivre  sans  cerveau  ni  cœur, 
comme  Tamphioxus,  l'ancêtre  des  vertébrés.  Il 
a  légué  son  caractère  à  un  grand  nombre  de  ses 
descendants,  et  surtout  de  ses  descendantes.  Il 
y  en  a  de  charmantes,  malgré  cette  lacune  : 
voyez  les  héroïnes  des  romans  de  Victor  Hugo  : 
Esméralda,  Cosette,  Déruchette  ;  c'est  toujours 
la  même  :  une  divine  créature  sans  cœur  et 
sans  cervelle,  un  véritable  amphioxus.  C'est  un 
des  cas  d'atavisme  les  plus  fréquents. 

La  femme  n'est  pas  moins  spontanée  que 
l'homme  dans  ses  affinités  électives.  Elle  sent 
sa  faiblesse,  il  lui  faut  un  maître,  et  celui  qui 
a  pu  la  dompter  pourra  la  protéger  au  besoin. 
L'histoire  de  Mars  et  de  Vénus  est  éternelle  ; 
ce  n'est  pas  avec  l'intelligence  qu'on  améliore 
les  races  :  tant  pis  pour  les  philosophes  s'ils 
sont  plus  chétifs  que  les  sous-lieutenants.  La 
femme  est  faite  pour  être  mère  :  c'est  sa  fonc- 
tion dans  la  nature  et  dans  la  société  ;  tout  ce 
qui  ne  sert  pas  à  cette  fonction  est  un  hors-d'œu- 
vre.  Il  ne    faut  pas   trop  d'esprit,  cela  fait  des 


LETTRE    u'lN    MYTHOLOGIE  113 

Célimèncs,  aussi  inutiles  que  les  fleurs  doubles. 
L'éternelle  Circé,  qui  change  l'homme  en  bête, 
n*a  pas  besoin  de  tant  de  finesse  pour  nous  en- 
chaîner. Napoléon  disait  à  M"*  de  Staël  que  la 
femme  qu'il  admirait  le  plus  était  celle  qui  avait 
le  plus  d'enfants  :  il  ne  s'occupait  que  de  la 
quantité,  car  les  hommes  n'étaient  pour  lui  que 
de  la  chair  à  canon  ;  mais  s'il  avait  tenu  compte 
de  la  qualité,  son  appréciation  serait  juste.  La 
femme  est  chargée  de  former  pour  Tavenir  des 
générations  saines  et  fortes. 

I/homme  étant  un  animal  social,  selon  la  défi- 
nition d'Aristote,  la  vraie  femme  doit  posséder 
l'aptitude  à  l'éducation  des  enfants.  C'est  là  son 
intelligence.  Elle  sait  d'instinct  la  langue  enfant, 
elle  en  devine  les  secrets,  le  zézaiement,  les  con- 
sonnes li(juides  prodiguées,  le  redoublement  des 
syllabes.  Ouant  à  la  moralité  de  la  femme,  elle 
se  résume  dans  la  chasteté,  garantie  de  la  pureté 
des  races,  La  chasteté,  pour  la  femme,  est  syno- 
nyme de  vertu,  comme  pour  l'homme  la  justice 
et  le  courage,  car  le  milieu  de  l'homme  est  la 
cité,  le  milieu  de  la  femme  est  la  famille.  L'en- 
fant ayant  besoin  d'une  mère  pour  l'cdlailer  et 
l'élever,  d'un  père  pour  le  protéger  et  le  guider 

8 


114  RKVERIES   d'un   PAÏEN   MYSTIQUE 

dans  la  vie,  la  famille  est  la  raison  d'être  et  la 
finalité  de  Tamour. 

L'immense  importance  de  l'élément  intellec- 
tuel et  moral  dans  la  vie  de  l'homme  et  des  so- 
ciétés est  la  principale  pierre  d'achoppement  de 
la  théorie  de  Danvin.  Un  des  premiers  apôtres 
de  cette  théorie,  M.  Wallace,  n'a  pas  craint  d'a- 
border de  front  la  difficulté.  Entre  l'homme  et 
les  autres  Primates,  la  distance  est  physiologi- 
quement  bien  faible  ;  mais  la  faculté  de  concevoir 
les  idées  générales  du  vrai,  du  beau_,  du  juste, 
et  de  les  exprimer  par  le  langage  articulé,  l'ap- 
titude à  découvrir  la  loi  des  choses,  à  créer  des 
œuvres  d'art,  à  choisir  librement  le  bien  ou  le 
mal,  établissent  entre  le  plus  élevé  des  singes 
anthropoïdes  et  la  plus  infime  des  races  humai- 
nes une  différence  si  profonde  qu'on  n'imagin€ 
même  pas  la  possibilité  d'une  transition. 

M.  Wallace  trouve  dans  l'organisation  physi- 
que de  riiomme,  et  surtout  dans  la  constitutioi 
de  son  cerveau,  un  certain  nombre  de  particula- 
rités qui  ne  peuvent  s'expliquer  par  la  sélectioi 
naturelle  et  qui  rappelleraient  plutôt  les  faits  d 
sélection  artificielle  que  l'homme  lui-même  pai 
vient  à  diriger  ou  à  produire  dans  les  plante. 


LETTRE    r/lN    MYTHOLOGUE  1  I  .*> 

usuelles  et  les  animaux  (lomostic|ues.  On  pour- 
rait donc  supposer  cjue  des  intelligences  supé- 
rieures à  la  nôtre  ont  conduit  notre  évolution 
organique,  en  vue  de  fournir  à  la  vie  intcllec- 
luelle  et  morale  qui  devait  naître  l'instrument 
matériel  dont  elle  avait  besoin.  Il  est  curieux  de 
voir  la  science  moderne  reproduire,  comme  der- 
nière conclusion,  la  fable  juive  de  la  création 
d'Adam  ou  la  fable  greccjue  de  Prométhée  mode- 
lant les  hommes  avec  de  Targile, 

Quam  salua  lapclo,  mislam  iluvialibus  undis 
Finxit  in  cffi^nem  moderanlum  cuncta  Deorum. 

Les  (juestions  d'origine  échappent  à  l'obser- 
vation et  à  la  science  ;  cependant  l'esprit  humain 
ne  peut  pas  se  désintéresser  de  ces  grands  pro- 
blèmes :  il  faut  donc  qu'il  se  contente  des  solu- 
tions mythologiques,  puis(|u'il  ne  s'en  présente 
pas  d'autres.  Malheureusement  ce  sont  des  hié- 
roglyphes écrits  dans  une  langue  qu'on  ne  com- 
prend plus.  Les  mythidogies  nous  olfrent  sous 
diverses  formes  l'idée  d'une  intervenlit^i  divine 
dans  les  origines  de  l'humanité.  D'après  le  Poly- 
théisme grec,  la  race  des  Héros  naît  de  l'union 
des  Dieux  avec  les  femmes  mortelles.  La  mvtho- 


« 


IIG  RÊVERIES  d'un   PAÏEN  MYSTIQUE 

logie  hébraïque  a  une  tradition  analogue,  indi- 
quée dans  quelques  versets  de  la  Genèse  et  déve- 
loppée dans  cet  étrange  livre  d'IIénoch,  d'où 
Thomas  ^loore  a  tiré  son  poème  des  Amours 
des  anges  et  Byron  un  de  ses  deux  drames 
bibliques,  le  Ciel  et  la  Terre. 

Il  est  difficile  de  concevoir  ce  que  pouvait 
être,  avant  la  conquête  du  feu  et  la  création  du 
langage,  une  humanité  dans  les  limbes  de  la 
morale  et  de  la  pensée.  Il  se  peut  cependant  que 
quelque  race  de  singes  anthropoïdes  soit  arrivée, 
comme  tant  d^espèces  d'animaux,  à  une  grande 
pureté  de  formes.  Peut-être  y  avait-il  déjà,  comme 
aujourd'hui,  des  créatures  d'une  beauté  à  séduire 
les  anges,  et  n'ayant  pas  plus  de  conscience  et 
de  raison  qu'une  fleur.  Alors,  s'il  existe  des  êtres 
au-dessus  de  nous,  —  et  pourquoi  l'échelle  serait- 
elle  interrompue  ?  —  ils  ont  bien  pu  vouloir 
descendre  jusqu'à  l'humanité  pour  l'élever  jus- 
qu'à eux. 

Les  Dieux  de  l'Inde  se  sont  incarnés  plusieurs! 
fois  dans  la  forme  humaine  et  même  dans  des) 
formes  animales,  pour  la  rédemption  du  monde.] 
D'après  les  livres  hermétiques,  le  Dieu  suprême! 
de  l'Egypte,  pour  régénérer  les  hommes  et  lesl 


LETTRE    I)*l  >    MYTHOLOGIE  117 

instruire,  leur  envoie  Osiris.  On  trouve  une  idée 
malogue  dans  les  Grandes  Eoïées  d'Hésiode,  à 
propos  de  la  naissance  d'ilcrakiès,  le  type  des 
héros  demi-Dioiix  :  Zeus,  voulant  donner  un  sau- 
veur aux  hommes,  cherche  une  femme  qui  soit 
digne  d'en  être  la  mère,  et  il  n'en  voit  pas  de 
plus  accomplie  qu'Alkmène,  femme  d'Amphi- 
tryon :  jamais  femme  n'aima  autant  son  époux. 
C'est  sous  la  forme  de  cet  époux  que  le  Dieu  se 
présente  à  elle.  Deux  jumeaux  naissent  le  même 
jour  et  sont  déposés  dans  le  même  bouclier. 
On  ajoutait,  pour  compléter  la  légende,  que  des 
serpents  étoulTés  par  Ilcraldès  avaient  fait  con- 
naître lequel  des  deux  frères  était  de  la  race 
des  Dieux. 

La  poésie  a  bien  le  droit  d'attribuer  aux  héros 

une  origine  divine  ;  ceux  qui  sont  l'image  des 

Dieux  sur  la  terre  méritent  d'être  appelés  leurs 

iifants.  Le  symbole  de  la  naissance  du  Christ, 

dans  la  mythologie  chrétienne,  présente  la  même 

idée  sous  une   forme  plus  chaste  :   une  vierge, 

pouse  d'un  juste,  est  choisie  pour   enfanter  le 

Hédcmptour.  Jésus  passe  pour  tils  de  Joseph  et 

l'Kvangile  expose  la  généalogie  qui    le   rattache 

1  David,  mais  en  réalité   il  est  lils  de  Dieu  ;  de 


118  RI^VERIES   d'iN  païen  MYSTIQUE 

même  Ilèraldès  est  appelé  tantôt  le  (ils  de  Zeus, 
tantôt  le  fils  d'Amphitryon . 

Dans  les  fables  poétiques  sur  Torigine  des 
Héros,  il  est  à  remarquer  que  jamais  les  fem- 
mes mortelles  n^'acceptent  de  bonne  grâce  l'amour 
d'un  Dieu.  Zeus  est  obligé  de  se  changer  en  cy- 
gne, en  aigle,  en  taureau,  il  ne  peut  réussir  qu'en  i 
prenant  la  forme  d'une  bête  ;  si  la  femme  savait 
que  c'est  un  Dieu,  elle  n'en  voudrait  pas.  Apol- 
lon, le  plus  beau  des  immortels,  n'a  aucun  suc- 
cès en  amour  :  Daphnè  se  sauve  à  son  approche, 
Coronis  le  trompe  indignement,  on  ne  sait  pour 
qui,  pour  le  premier  venu  ;  il  suffît  que  ce  ne 
soit  pas  un  poète.  Le  Féminin,  qui  est  la  ma- 
tière et  la  vie,  a  une  répugnance  instinctive  pour 
l'intelligence  et  l'idéal. 

Jeune  fille,  dit  l'ange  Ithuriel,  je  t'ai  aperçue 
de  là-haut,  quand  tu  te  boignais  dans  l'eau  trans- 
parente; sous  les  cèdres  du  mont  Hermon,  et 
j'ai  quitté  le  ciel  pour  toi.  Laisse-moi  contem- 
pler tes  yeux  noirs,  mes  étoiles.  Tu  es  trop  belle 
pour  la  terre,  Dieu  s'est  trompé  en  te  faisant 
naître  ici.  Mais  il  ne  t'a  donné  que  la  vie,  moi, 
je  veux  te  donner  une  âme.  Dans  cette  forme 
divine  j'allumerai  une  flamme  céleste,  je  serai 


i 


LrETTRK    dVn    M VTIIOLOC.LK  111) 

ton  créateur  et  ton  amant.  Viens,  nous  voyage- 
rons parmi  les  astres  d'or,  au-dessus  des  nuées  ; 
je  te  porterai  sur  mes  ailes  puissantes,  je  t'en- 
seignerai les  lois  éternelles. 

—  Tais-toi,  Flgrégore  :  tu  vuis  bien  qu'elle  ne 
comprend  pas.  Les  éclairs  de  son  regard,  tu 
as  cru  que  c'était  lintelligence,  ce  n'était  que 
la  vie.  Est-ce  qu'elle  a  des  ailes  pour  te  suivre? 
Tu  lui  parles  une  langue  inconnue,  elle  a  peur 
et  elle  se  sauve.  Ah!  la  guenon  du  pays  de  Xod, 
elle  va  retrouver  son  grand  singe  anthropoïde, 
là-bas,  dans  les  marais.  Elle  a  raison,  il  faut  des 
couples  assortis.  Mais  toi,  que  fais-tu  ici,  Dieu 
tombé?  Va,  retire-toi  au  désert  et  attends  la  lin 
de  ton  exil. 

Les  eflluves  du  ciel  peuvent  descendre  sur  la 
terre,  mais  l'inerte  matière  ne  peut  monter  vers 
l'esprit.  Les  Ames  sont  des  étincelles  du  feu  cé- 
leste, tombées  des  calmes  régions  de  l'éther  dans 
la  sphère  agitée  de  la  vie.  Vaincues  par  la  toute- 
puissante  fascination  de  la  beauté,  courbées  sous 
le  joug  humiliant  du  désir,  écrasées  par  les  lour- 
des chaînes  du  corps,  elles  savent  bien  que  la 
naissance  est  une  chute  et  la  conception  une 
souilluri'.    La   pudeur  leur   rappelle  le  souvenir 


l!^0  RÊVERIES   d'un   PAÏEN   MYSTIQUE 

de  la  tache  originelle  ;  sous  ce  voile  niyslicjue 
elles  cachent  la  honte  de  leur  incarnation.  Pour- 
quoi ces  rougeurs  involontaires  au  seul  nom  de 
la  volupté  ?  N^est-ce  pas  une  loi  divine,  cette 
irrésistible  attraction  qui  enchaîne  l'esprit  dans 
la  matière  ?  C'est  la  source  de  la  vie,  la  base  de 
la  famille,  la  grande  communion  des  êtres,  et  on 
n'ose  pas  en  parler.  11  y  a  là  un  mystère  pro- 
fond que  devraient  bien  expliquer  vos  théories 
modernes  de  réhabilitation  de  la  chair. 

La  mort  aussi  est  un  mystère,  entouré  comme 
Tautre  d'un  inexplicable  mélange  de  respect  et 
de  dégoût.  Lever  les  chastes  voiles,  révéler  ce 
qui  s'enveloppe  de  silence  et  d'ombre,  serait 
aussi  impur  et  aussi  impie  que  de  violer  un 
tombeau.  Devant  les  deux  portes  de  la  vie,  il  y 
a  une  horreur  sacrée.  La  lumière  souillerait  ce 
qui  appartient  à  la  nuit.  L'origine  et  la  fin  des 
choses  sont  les  secrets  des  Dieux. 


i 


LETTRE    d'iN    MVTFIOLOGL'E  121 


Sole  très  intéressante  trouvée  dans  les  papiers  de 
Louis  Ménard  et  qui  n'était  certuinenienl  pas  la  rédaction 
définitive  de  l'auteur.  .\ous  ne  la  publions  pas  moins  à 
titre  de  document,  ce  passage  indiquant  le  point  auquel 
avait  abouti  sa  philosophie  quand  il  le  jeta  sur  le  papier, 
c'est-à-dire  vers  les  derniers  temps  de  sa  vie. 

Réponse  du  Naturaliste  au  Mythologue 

Vous  avez   raison,  mais    soyons    justes    et    pas    tant    de 

i>léro  contre  le  Féminin  qui  fait  son  métier  d'Erinnycs  ; 
n'oubliez  pas  que  les  Dieux  perçoivent  les  rayons  Rœntgen. 
Quand  l'ange  Ithuricl  a  regardé  cette  fille  se  baigner,  il  a 
dû  voir  sous  la  Iransparence  des  chairs  un  tube  digestif  et 

e  qu'il  y  avait  dedans.  Si  les  Anges  quittent  le  Paradis 
pour  cette  boite  à  ordures,  leur  chute  est  ridicule  et  hon- 
teuse ;  elle  prouve  cpic  malgré  toutes  leurs  protestations 
d'idéalisme  ils  sont  plus  sensuels  (ju'ils  n'en  ont  l'air,  et 
que  l'amour  céleste  les  ennuie. 

Saint  Paul  a  raison  d'ordonner  aux  femmes  do  se  voiler 
à  cause  des  Anges  car  la  beauté  des  filles  de  Caïn  a  séduit 
les  Kgrégorcs  cl  causé  leur  damnation  éternelle.  De  là  est 
née  la  race  meurtrière  et  carnivoro  des  Cjéants,  et  pour  laver 
la  souillure  du  sang  répandu,  il  a  fallu  noyer  la  terre  sous 
les  eaux  du  Déluge. 

l'uisque  vous  ainiez  la  .Mylli(»logie  chrétienne,  demandez 
à  la  Gnose  de  vous  cxpli({uer  le  mystère  do  la  génération 
des  élrcs.  Séduites  par  le  serpent  du  désir,  les  Ames  goû- 
tent le  fruit  défendu  de  la  voluplé  qui  les  fait  tomber  dans 
li-H  bas-fonds  do  la  matière,  loin  du  jardin  virginal  ilo  purclô 

iconsciontc  uù  elles  dormoicnl  dans  une  communion  tng6- 


1^:^  RflVERTES   d'iN  PAÏEN  MYSTIQUE 

liquc  avant  leur  incarnation.  Les  vêtements  de  peau  faits 
par  lahveh  sont  une  allc^'oric  du  corps  terrestre,  la  pudeur 
est  le  stigmate  d'une  origine  impure.  Après  l'ivresse  de  la 
chair,  la  honte  et  le  remords  :  <  Pourquoi  le  caches-lu  ? 
Gomment  sais-tu  que  tu  es  nu  ?  »  C'est  que  la  conception 
est  un  grand  mystère,  le  secret  des  Klohim  et  le  silence 
est  la  loi  de  toute  initiation  ;  l'épée  flamboyante  du  Kéroub 
garde  le  chemin  de  l'arbre  de  vie. 

L'incarnation  est  une  chute  volontaire  et  humiliante,  la 
tache  originelle  un  juste  châtiment  non  de  quelque  faute 
antérieure  à  la  naissance  comme  l'ont  cru  Empédocle  et 
Hermès  Trismégistc,  mais  de  la  naissance  elle-même.  Les 
âmes  ont  mal  fait  de  vouloir  naître  et  se  séparer  de  l'unilc 
primordiale.  L'individuation  implique  l'égoïsme,  la  lutte 
pour  l'existence,  le  droit  de  se  défendre  et  d'attaquer.  La 
vie  est  un  combat  de  chacun  contre  tous.  La  douleur  et  la 
mort  sont  l'expiation  de  la  naissance. 

L'inflexible  nécessité  condamne  tous  les  êtres  vivants  à 
s'entretuer  jusqu'à  la  fin  du  monde.  11  faut  que  la  vie  dc> 
uns  se  nourrisse  de  la  mort  des  autres  jusqu'à  l'heure  bénie 
où  Brahma  rentrera  dans  son  sommeil,  d'où  il  aurait  dû  ne 
jamais  sortir. 

Et  pourtant,  il  est  écrit  sur  les  tables  du  Sinaï  :  «  Tu  ne 
tueras  point  ».  Le  Bouddha  qui  maudit  la  vie  étend  sa  cha- 
rité sur  nos  humbles  frères  les  animaux,  et  défend  de  les 
sacrifier.  Mais  si  la  vie  est  mauvaise,  pourquoi  condamner 
le  suicide  et  le  meurtre  ?  Si  nous  avons  eu  tort  de  naître, 
pourquoi  maudire  la  mort  qui  répare  notre  erreur  ?  Com- 
ment justifier  le  désaccord  du  symbole  et  de  la  loi  ?  Les 
religions  cjui  rendent  des  oracles  contradictoires  peuvcnl- 
elles  reprocher  à  la  science  de  ne  pas  vouloir  aborder  les 
problèmes  insolubles  ? 


CIRGE 


Douce  comme  un  rayon  de  lune,  un  son  de  lyre, 
Tour  dompter  les  plus  forts,  elle  n'a  qu'à  sourire. 
Les  magiques  lueurs  de  ses  yeux  caressants 
Versent  l'ardente  extase  à  tout  ce  qui  respire. 

Les  grands  ours,  les  lions  fauves  et  rugissants 
Lèchent  ses  pieds  d'ivoire  ;  un  nuage  d'encens 
L'enveloppe;  elle  chante,  elle  enchaîne,  elle  attire, 
La  Volupté  sinistre,  aux  philtres  tout-puissants. 

Sous  le  joug  du  désir,  elle  traîne  à  sa  suite, 
1/innombrable  troupeau  des  êtres,  les  charmant 
Par  soû  regard  de  vierge  et  sa  bouche  qui  ment, 

rran(|uill0,  irpôsistible.  Ali  !  maudite,  maudite  ! 
l'uisque  tu  changes  l'homme  en  bôto,  au  moins  endors 
hans  nos  ccours  pleins  de  toi  la  honte  et  le  remords. 


LA   SIRENE 


La  vie  appelle  à  soi  la  foule  haletante 
Des  germes  animés  ;  sous  le  clair  firmament 
Ils  se  pressent,  et  tous  boivent  avidement 
A  la  coupe  magique  où  le  désir  fermente. 

Ils  savent  que  l'ivresse  est  courte;  à  tout  moment 
Retentissent  des  cris  d'horreur  et  d'épouvante, 
Mais  la  molle  sirène,  à  la  voix  caressante, 
Les  attire  comme  un  irrésistible  aimant. 


Puisqu'ils  ont  soif  de  vivre,  ils  ont  leur  raison  d'être  : 
Qu'ils  se  baignent,  joyeux,  dans  le  rayon  vermeil 
Que  leur  dispense  à  tous  l'impartial  soleil; . 

Mais  moi,  je  ne  sais  pas  pourquoi  j'ai  voulu  naître; 
J'ai  mal  fait,  je  me  suis  trompî,  je  devrais  bien 
M'en  aller  de  ce  monde  oij  je  n'espère  rien. 


LE    VOILE    D'ISIS 


Hermès.  Dépose  la  lampe  à  terre,  Asclèpios  ; 
toi  seul  et  moi  connaissons  le  passage  souter- 
rain (jui  conduit  à  ce  sanctuaire,  nous  sommes 
en  sûreté. 

Ascii' j)ios.  Pounjuoi,  b  Trismégiste,  m'as-tu 
mené,  au  milieu   de  la  nuit,  dans  les  caveaux 
<lu  temple  de  Phila'?  \'as-tu  me  révéler  les  der- 
niers mystères,  et  suis-je  parvenu   au  terme   de 
l'initiation  ? 

Hernies.  Tu  es  mon  disciple  fidèle,  Asclèpios, 
l  le  seul  ami  (|ui  me  reste  sur  la  terre,  depuis 
(|ue  Tat  et  Ammon  ont  été  massacrés  par  les 
moines  de  Syène.  Le  ])ressentimenl  d'un  dan- 
pM'  (jui,  je  l'espère,  ne  menace  (|ue  moi,  m'a 
averti  ([u'il  était  temps  de  te  transmettre  mes 
fonctions  d'lnén)phant«'.  Tu  t'appelleras  Her- 
mès, et  tivs  disciples,  (|uand  tu  les  auras  trouvés 


120  RI-A'KRIES   d'iN   TAÏEN   MYSTIQUE 

s^ippelleront  Tat,  Asclèpios  et  Ammon.  Puisse 
se  compléter  bientôt  la  tétrade  hiératique  qui 
doit  transmettre,  d'une  génération  à  l'autre,  le 
dépôt  de  la  science  sacrée. 

A  sclcpios.  Je  crains  que  ce  souhait  ne  puisse 
s'accomplir,  ô  Trismégiste.  A  moins  de  recueil- 
lir un  enfant  abandonné,  comme  tu  m'as  re- 
cueilli moi-même,  comment  trouverai-je  un  dis- 
ciple au  milieu  de  l'Egypte  chrétienne  ? 

Hermès.  Je  le  sais,  Asclèpios,  nous  vivons 
dans  les  jours  mauvais  annoncés  par  nos  livres 
prophétiques.  L'Egypte,  cette  terre  sainte,  ai- 
mée des  Dieux  pour  sa  dévotion  à  leur  culte, 
est  devenue  une  école  d'impiété  ;  les  enfants 
foulent  aux  pieds  la  religion  de  leurs  pères. 
Depuis  le  fatal  édit  de  Théodose,  si  facilement 
accepté  par  la  lâcheté  du  peuple,  les  statues  des 
Dieux  sont  brisées,  et  sur  les  murs  des  temples 
c  hangés  en  églises,  leurs  images  sont  martelées 
et  couvertes  de  chaux.  Seule,  l'île  sainte  de 
Phihe  abritait  encore  la  sagesse  antique,  mais 
j'ai  lieu  de  craindre  que  nous,  ses  deux  derniers 
fidèles,  ne  soyons  forcés  bientôt  de  quitter  ce 
suprême  asile.  C'est  pourquoi  j'ai  voulu  te  con- 
fier un  trésor  sacré,  que  tu  porteras  plus  loin, 


LE    VOILE    d'lSIS  127 


vers  les  sources  du  Nil,  dans  des  déserts  où 
rimpiété  ne  puisse  ratteindre.  Je  t'ai  souvent 
parlé  du  voile  d'Isis  ? 

Asclèpios.  Plus  d'une  fois,  en  elTet,  tu  m'as 
parlé  de  ce  voile  merveilleux,  que  ne  souleva 
jamais  la  main  d'un  mortel,  où  toutes  les  fleurs 
de  la  terre  sont  brodées  en  couleurs  éclatantes, 
toutes  les  étoiles  du  ciel  en  paillettes  d'or.  Mais 
je  n'ai  jamais  vu  ce  voile  splendide,  ou  plutôt, 
je  pense  que  tes  paroles  étaient  une  énigme 
dont  je  n'ai  pas  su  pénétrer  le  sens. 

Hermès.  Ouvre  ce  grand  coffre  d'ébène,dont 
\oici  la  clef.  Celui  qui  fut  mon  initiateur  et  mon 
maître,  l'Hermès  qui  m'a  précédé,  parvint  à  le 
>ustr;iire  aux  flammes  (jui  consumèrent  la  bi- 
bli()thè(jue  d'Alexandrie,  lors  de  la  destruction 
du  grand  temple  de  Sarapis.  Il  contient  les  li- 
vres sacrés  de  tous  les  peuples,  et  avant  tous 
les  autres,  ceux  de  nos  ancêtres,  le  Livre  des 
manifestations  ii  la  lumière,  avec  les  additions 
du  roi  Menkera,  les  poèmes  de  Pentaour  sur  les 
guerres  du  grand  Hamsès,  les  livres  de  llioth 
Trismégiste,  non  des  traductions  infidèles  ou 
lilsiliéos,  mais  le  texte  primitif,  tel  qu'il  fut 
gravé   sur  les  colonnes  de  Tiiotb  en  caractères 


128  RKVERIES   d'un   PAÏEN   MYSTIQUE 

sacrés.  A  côté  est  la  collection  des  plus  anciens 
poètes  de  la  Grèce,  Homère  et  tout  le  cycle 
épique,  Hésiode,  Parménide  et  Empédocle,  le 
premier  recueil  des  hymnes  d^Orphée,  les  poé- 
sies devenues  si  rares  d'Alcée,  de  Stésichore  et 
des  autres  lyriques,  l'exemplaire  original  des 
tragiques,  emprunté  par  les  Ptolémées  aux  Athé- 
niens. Plus  loin  sont  les  livres  de  la  Chaldée 
et  de  la  Phénicie,  consultés  ou  copiés  par  Bé- 
roze  et  Sanchoniaton,  la  Loi  et  les  prophètes 
des  Juifs,  et  même  les  livres  du  Juste  et  des 
guerres  de  laô,  qui  ont  servi  aux  prêtres  de  Jé- 
rusalem pour  composer  leur  Bible  et  que  les 
Juifs  ne  possèdent  plus  aujourd'hui.  Enfin, 
voici  les  livres  sacrés  des  Brahmanes  et  des  Ma- 
geSj  le  Véda  et  l'Avesta,  apportés  à  Alexan- 
drie par  le  premier  des  Lagides,  après  l'expédi- 
tion d'Alexandre. 

Asclèpios.  Ce  colTre  contient  un  trésor  ines- 
timable, ô  Trismégiste,  mais  quel  rapport  y  a- 
t-il  entre  ces  livres  et  le  voile  d'Isis  ? 

Hermès.  Ces  livres  renferment  les  formes 
primitives  de  la  révélation  religieuse.  Là,  l'in- 
telligence humaine,  dans  le  libre  essor  de  sa 
virginité,  a  traduit  par  des  symboles  multiples 


LE    VOILE    d'iSIS  12^) 


ses  premières  intuitions  de  la  nature  des  cho- 
ses. Chaque  peuple  a  tressé  avec  amour  un  pan 
de  ce  riche  manteau  semé  de  fleurs  et  d'étoiles. 
Comme  la  parole  traduit  la  pensée,  l'immuable 
vérité  se  manifeste  par  le  spectacle  changeait 
des  apparences  ;  c'est  là  le  voile  mystique  de 
la  grande  Isis.  Il  était  transparent  pour  le  clair 
retrard  de  l'humanité  naissante  ;  la  mère  uiii- 
verselle  n'avait  pas  de  secrets  pour  l'enfant 
(|u'elle  berçait  dans  ses  bras.  Il  devient  impé- 
nétrable pour  les  races  vieillies,  et  aucun  œil 
mortel  ne  peut  le  soulever.  Les  lumières  du  ciel 
s'éteignent  dans  l'ombre  du  soir,  la  nature  s'en- 
veloppe de  silence,  ses  oracles  sont  muets  pour 
nous.  Nous  disséquons  une  à  une  toutes  les 
(leurs  de  sa  robe,  mais  la  vie  échappe  à  l'ana- 
ivse,  l'orisrine  et  la  fin  des  choses  se  dérobent  à 
rd'il  (le  la  science,  et  nous  ne  pouvons  entre- 
voir le  secret  de  notre  destinée  qu'en  interro- 
geant la  langue  des  symboles,  cette  langue  mys- 
térieuse que  parlaient  nos  pères  et  que  nous 
ne  comprenons  plus.  Conservons  donc,  ô  As- 
clèpios,  ce  dépôt  sucré  des  traditions  religieu- 
ses ;  c'est  l'héritage  du  passé  qui  doit  être  trans- 
mis à  l'avenir.    Puism»-l-il  traverser  les    siècles 


130  RÊVERIES  dY'N  païen   MYSTIQUE 

ténébreux  qui  s'ouvrent  pour  le  monde  et  repa- 
raître intact  aux  premiers  rayons  d^une  nouvelle 
aurore  ! 

Asclèpios.  Prévois-tu  donc,  ô  Trismégiste, 
une  renaissance  de  la  lumière,  au  delà  de  cette 
sombre  nuit  dans  laquelle  nous  entrons  ? 

Hermès.  Tout  ce  qui  végète  ou  rampe  sur  la 
terre,  ô  Asclèpios,  tout  ce  qui  nage  dans  Teau 
ou  vole  dans  Tair,  suit  dans  son  développement 
la  révolution  périodique  du  soleil.  Il  est  la  source 
du  mouvement  dans  les  intelligences  comme 
dans  les  corps.  La  vie  delhomme,  entre  la  nais- 
sance et  la  mort,  imite  les  alternatives  du  jour 
et  de  la  nuit,  la  succession  des  saisons  de  Tan- 
née. L^histoire  des  peuples  reproduit  la  marche 
ascendante  et  descendante  de  la  vie  humaine, 
car  le  tout  est  Timage  agrandie  de  chacune  de 
ses  parties,  comme  on  voit,  en  brisant  un  cube 
de  sel,  qu'il  est  formé  d'une  infinité  de  cubes 
élémentaires.  Il  est  donc  naturel  que  les  peuples, 
comme  tout  ce  qui  est  vivant,  aient  leurs  pério- 
des de  croissance  et  de  déclin,  miroir  des  sai- 
sons et  des  heures.  La  jeunesse  répond  au  matin 
et  au  printemps,  la  maturité  de  l'âge  à  l'été  et 
au  milieu  du  jour,  la  vieillesse  au  soir  et  à  Tau- 


LU    VOILE    l/lSIS  DM 


tomne.  Ces  phases  successives  sont  suivies  par 
la  mort,  qui  ressemble  à  la  nuit  et  à  l'hiver.  On 
doit  donc  croire  aussi  que,  dans  l'histoire  comme 
dans  la  nature,  le  printemps  succédera  à  l'hiver 
et  l'aurore  à  la  nuit. 

Asclèpios.  Qu'entends-tu  par  la  mort  d'un 
peuple,  6  Trismégiste?  Si  tu  veux  parler  de  sa 
soumission  à  des  étran«^ers,  l'Horypte  est  morte 
depuis  le  temps  de  Cambyse. 

Hermès.  La  conquête,  Asclèpios,  peut  se  com- 
parer, non  à  la  mort,  mais  à  la  servitude.  Il  faut 
même  distinguer,  parmi  les  peuples  conquis, 
ceux  qui  avaient  toujours  obéi  à  des  rois  et  ceux 
qui  avaient  l'habitude  de  se  gouverner  eux- 
mêmes.  Quand  les  républiques  de  la  Grèce  ont 
été  soumises  par  les  Romains,  on  a  pu  leur  appli- 
quer le  mot  d'Homère  :  Thomme  réduit  à  l'es- 
clavage perd  la  moitié  de  son  âme  ;  tandis  que 
pour  l'Kgypte,  il  importe  peu  que  son  maître 
s'appelle  Hamsès  ou  Cambyse,  Ptolémée  ou  Cé- 
sar. Il  en  est  autrement  de  la  mort  des  peuples  ; 
elle  ressemble  h  la  mort  de  l'homme  et  se  recon- 
naît aux  mêmes  signes.  I^i  vie  cesse  pour  l'homme 
(piand  l'Ame  a  quitté  le  corps  cprelle  aimait  : 
l'âme  des  peuples  c'est  leur  religion  :  nn  peuple 


lî^i  RKVERIES   d'un    I'AÏEN   3IYSTigUE 

qui  a  renié  ses  Dieux  est  un  peuple  mort.  C'est 
ce  qui  est  arrivé,  depuis  la  victoire  du  christia- 
nisme, non  seulement  à  l'Egypte,  mais  à  toutes 
les  nations  qui  composaient  l'empire  de  Rome, 
Des  peuples  nouveaux  prendront  leur  place. 
L'empire  établi  par  Constantin  à  Byzance  n'est 
plus  Tempire  romain,  quoiqu'il  en  garde  le  nom  ; 
c'est  un  nouvel  empire,  qui  suivra  ses  destinées. 
La  Gaule,  TEspagne,  Tltalie,  sont  occupées  déjà 
par  des  races  barbares,  le  même  sort  attend 
rÉgypte,  caria  prophétie  de  Thoth  ne  peut  tar- 
der à  s'accomplir. 

Asclèpios.  Mais  tu  m'as  dit  souvent,  ô  Tris- 
mégiste,  que  la  mort  n'était  qu'un  des  modes 
de  l'existence.  Nos  pères  ont  cru  à  l'immortalité 
de  l'âme  et  à  ses  transmigrations.  Les  peuples 
aussi  doivent  retrouver  au  delà  de  la  mort  une 
vie  nouvelle  dans  leurs  descendants,  et  toi-même 
as  parlé  tout  à  l'heure  d'une  renaissance. 

Hermès.  L'Egypte  renaîtra,  mais  elle  ne  sera 
plus  comme  dans  le  passé  le  grand  foyer  de  l'in- 
telligence, car  ce  foyer  se  déplace  à  travers  le 
temps  et  va  de  l'orient  au  couchant,  comme  le 
soleil  dans  le  ciel.  Une  race  nouvelle  régnera 
en  Egypte  et  bâtira  des  temples  pour  un  culte 


LE    VOILE    d'lsIS  133 

nouveau  ;  mais  par  la  révolution  des  Ages,  ces 
temples  tomberont  en  poussière  et  les  monuments 
é  levés  par  nos  ancêtres  subsisteront,  quoif|ue 
mutilés  moins  par  l'injure  du  temps  que  par 
rimpiété  des  hommes.  Les  empires  nouveaux 
rentreront  dans  la  nuit,  et  au  milieu  de  leurs 
décombres  et  des  sables  du  désert,  se  dresse- 
ront, impérissables,  les  pylônes  de  Thèbes  et  les 
pyramides  do  Memphis. 

Asclèpios,  Et  que  deviendra,  dans  ces  siècles 
lf)intains,  l'àme  de  la  vieille   Egypte  ? 

Hermès.  Les  âmes,  tu  le  sais,  résident  dans 
l'éther,  entre  la  région  des  nuages  et  celle  des 
•  toiles.  C'est  de  là  qu*elles  répandent  sur  nous 
l<'urs  influences  bénies.  Mais,  comme  le  soleil 
ne  peut  verser  la  chaleur  et  la  lumière  sur  ceux 
({ui  évitent  ses  rayons  en  se  cachant  dans  les 
cavernes,  ainsi  los  morts  oubliés  par  les  vivants 
les  oublient  à  leur  tour  ;  iK  no  sont  présents 
(|u'au  miHou  de  ceux  (|ui  ponsont  à  eux  et  qui 
los  prient.  La  pensée  des  peuples  anciens  rayt>n- 
norjiit  comme  un  phare  sur  l'avenir,  si  l'avenir 
ri'cuoillait  los  leçons  du  passé  avec  le  respect 
d'un  (ils  pour  la  mémoire  do  sc)n  père  ;  mais  le 
temps  est  venu  où,  s»don  la  paroK^  de  Tholl»,  on 


134  RfiVERlES   dVn   païen   MYSTIOIE 

préférera  les  ténèbres  au  jour  et  la  mort  à  la  vie. 
L'antique  Egypte  peut  dormir  au  fond  de  ses 
nécropoles  ;  à  l'heure  où  la  science  l'en  évoquera, 
elle  saura  bien  révéler  le  secret  de  sa  langue 
mystérieuse  à  ceux  qui  l'interrogeront  avec  fer- 
veur. 

Asclèpios.  Un  bruit  confus  arrive  jusqu'ici, 
Trismégiste,  je  crains  qu'on  ne  découvre  notre 
retraite  ;  je  vais  ouvrir  les  écluses,  s'il  en  est 
encore  temps. 

Hermès.  A  quoi  bon,  Asclèpios? laisse  la  des- 
tinée s'accomplir,  il  vaut  mieux  mourir  ensem- 
ble... Il  est  parti  et  ne  m'entend  plus.  Le  bruit  se 
rapproche,  un  cliquetis  d'armes,  des  pas  précipi- 
tés et  des  cris  de  mort.  Allons  le  rejoindre.  Mais 
le  voici  qui  revient.  —  Tu  es  blessé,  mon  enfant  ? 

Asclèpios.  Je  meurs,  mon  père.  Il  était  trop 
tard  pour  leur  fermer  la  route,  ils  sont  main- 
tenant dans  le  souterrain,  ils  suivent  les  traces 
de  mon  sang. 

Il  meurt  ;  révêqae  Théodore  entre  suivi 
d'une  troupe  de  soldats  et  de  moines. 

Théodore.  Saisissez  ce  vieillard  et  liez-lui  les 
mains,  mais  respectez  sa  vie,  notre  Dieu  défend 
de  verser  le  sang. 


LE    VOILE    d'iSIS  135 


Hermès.  Pourquoi  donc  avez-vous  versé  celui 
de  cet  enfant? 

Un  centurion.  La  rébellion  et  l'impiété  sont 
des  crimes.  Il  y  ii  plus  de  soixante  ans  qu  'un  édit 
impérial  a  ordonné  de  fermer  les  temples  des  ido- 
les ;  c'est  une  honte  pour  TK^ypte  que  le  Démon 
conserve  encore  à  Pliiliu  un  dernier  repaire. 

Un  moine.  Livre-nous  le  trésor  que  tu  gardes 
caché  qiK.'lque  part  dans  ces  caves,  et  on  te  fera 
grûce  de  la  punition  que  tu  mérites. 

Hermès.  Je  l'aurais  livré  pour  racheter  la  vie 
de  ce  jeune  homme  ;  puisque  vous  l'avez  tué, 
mon  secret  mourra  avec  moi. 

Un  soldai.  Meurs  donc,  et  cjue  ta  fausse  reli- 
<;ion  disparaisse  de  la  terre. 

Hermès.  J'attendais  cette  réfKinse  et  je  re- 
mercie h\  main  (|ui  m'a  frappé. 

Ae  ccnlurion.  Qu'on  brise  ce  colTre  d'ébène, 
le  trésor  doit  être  là. 

Hermès.  Il  vous  appartient,  mais  il  ne  peut 
vous  servir,  {^ardez-le  pour  vos  enfants. 

Théodore.  Quoi,  ce  sont  des  rouleaux  de  pa- 
pyrus ?  Des  livres  de  maj^ie,  sans  doute  :  (|U*on 
It'*^  brûle  ;  nos  enfants  ont  l'Hvanj^ile  et  u'out 
pas    br^oiii     (l'.uitrc    lecture.     Hès    demain     ce 


lî^6  RÊVERIES  d'un  PAÏEN  MYSTIQUE 

temple   sera  purifié   et   consacré  au  vrai  Dieu. 
Hermès.  La  prophétie  de  Thoth  est  accom- 
plie, la  grande  nuit  enveloppe  le   monde.  Vous 
blasphémez  les  Dieux  de  vos  pères,  vous  détrui- 
sez l'œuvre   des  siècles,  vous    ne  laissez    rien  à 
faire    aux    barbares.   Ils    viendront    cependant, 
pour  nous  venger  ;  ils  proscriront  votre  religion 
comme  vous  proscrivez  la  nôtre.  L'Egypte  offrira 
ses    mains    aux   chaînes  des   esclaves,  et,  dans 
l'avenir,    quand    des  voyageurs    viendront   des 
terres  lointaines  de  l'occident  pour  admirer  les 
ruines  de  nos  temples,  s'ils  cherchent  les  des- 
cendants de  cette   forte  race  qui  fut  l'aïeule  et 
Finstitutrice  des  nations,  ils  verront  grouiller 
sur  le  limon  du  Nil  un  misérable  peuple  de  cha- 
cals, fouillant  la  terre  où  reposent  les  morts  et 
violant  les  tombes  pour  vendre  les  cercueils  de 
leurs  ancêtres.  Moi,  je   meurs,   et  je    bénis  les 
Dieux   de  me  réunir   à  celui  qui  fut   mon  dis- 
ciple fidèle  et   mon   dernier  ami.  Aucune  main 
pieuse  ne  viendra  ensevelir  selon  les  rites  con- 
sacrés les  deux   derniers  prêtres  d'une  religion 
morte,   mais  nos    âmes   délivrées    s'envoleront 
ensemble  vers  les    sphères  lumineuses  où  sont 
les  âmes  de  nos  pères. 


RESIGNATION 


C'est  une  pauvre  vieille,  humble,  le  dos  voûté. 
Autrefois  on  l'aimait,  on  s'est  tué  pour  elle. 
Qui  sait?  peut-être  un  jour  tu  seras  re^^retté 
De  celle  qui  dit  non,  maintenant  qu'elle  est  belle. 

Elle  aussi  vieillira,  puis  l'ombre  universelle 

La  noîra,  comme  toi,  dans  son  immensité. 

Il  faut  que  les  grands  Dieux,  pour  leur  œuvre  éternelle. 

Reprennent  le  bonheur  qu'ils  nous  avaient  prêté. 

Nous  sommes  trop  petits  dans  l'ensemble  des  choses  ; 

La  nature  mûrit  ses  blés,  fleurit  ses  roses 

Et  dédaigne  nos  vœux,  nos  regrets,  nos  elTorts. 


Attendons,  résignés,  la  fin  des  heures  lentes; 

Les  étoiles,  là-haut,  roulent  indifférentes; 

Qu'elles  versent  l'oubli  sur  nous  ;  heureux  les  morts  ! 


THÉRAPEUTIQUE 


J'ai  lu,  je  ne  sais  où,  la  légende  amoureuse 

De  Raymond  Lulle  :  on  dit  qu'un  jour  il  rencontra 

Une  femme  fort  belle,  et  l'amour  pénétra 

Dans  son  cœur  calme, et  vint  troubler  sa  vie  heureus 

Il  quitta,  comme  Faust,  la  route  ténébreuse 
De  l'austère  science,  et  son  amour  dura 
Jusqu'au  jour  où  l'objet  qu'il  aimait  lui  montra 
Son  sein,  que  dévorait  une  lèpre  hideuse. 

Miroirs  de  volupté,  beaux  lacs  aux  flots  d'azur 
Où  se  cache  toujours  quelque  reptile  impur, 
Anges  d'illusion,  démons  au  corps  de  femmes, 

Sirènes  et  Circès,  qu'il  est  triste  le  jour 

Où,  pour  guérir  nos  cœurs  du  poison  de  l'amour, 

Vous  nous  montrez  à  nu  la  lèpre  de  vos  âmes  l 


L'OUIGIXE    DES    INSECTES 

(Tradition  rabbiniquc.) 


Quand  Dieu  eut  achevé  la  création,  et  au  mo- 
ment où  il  s'applaudissait  de  son  œuvre,  il  enten- 
dit derrière  lui  un  rire  moqueur.  C'était  Satan, 
qui  se  trouvait,  comme  d'habitude,  au  milieu  de 
l'armée  du  ciel.  «  Tu  aurais  peut-être  mieux 
fait?  lui  dit  lahvoh.  —  Peut-être,  répondit  l'Ad- 
versaire. —  Eh  bien,  mets-toi  à  l'œuvre,  nous 
verrons  ce  que  tu  produiras.  > 

Satan  prit  le  reste  du  limon  démiurj^ique  d'où 
Dieu  avait  tiré  les  hôtes  h  quatre  pieds,  les  pois- 
sons des  eaux,  les  oiseaux  du  ciel  et  l'homme 
lui-même.  Il  le  trouva  pres<jue  entièrement  sec, 
ot  lorsqu'il  essaya  de  le  modeler,  tout  se  rédui- 
sit en  poussière.  «  Cela  pourra  nuire  aux  dimen- 
sions de  mes  créatures,  se  dit-il  ;  cependant  je 
n'ose  puiser  de  l'eau  ^génératrice,  sur  laquelK* 
flotte  encore  l'esprit  de  Dieu.  » 


140  RflVERIES   d'un   1»AÏEi\   MYSTIQUE 

Il  prit  un  rayon  de  soleil  et  anima  cette  pous- 
sière, puis  il  présenta,  comme  échantillons  de 
ses  œuvres,  une  mouche,  un  scarabée,  une  fourmi, 
une  abeille,  une  sauterelle  et  un  papillon.  Les 
anges  se  mirent  à  rire. 

«  Ce  sont  ces  petits  êtres,  dit  le  Seigneur,  qu( 
tu  prétends  opposer  à  ma  création? 

—  La  grosseur  ne  signifie  rien,  dit  le  Diable  ; 
tu  es  plus  fier  de  rhom.me  que  de  la  baleine. 
Ceux-ci  sont  petits  parce  qu^ils  n'ont  presque 
rien  de  terrestre,  juste  assez  pour  envelopper, 
sans  Tappesantir,  Tétincelle  de  flamme  qui  los 
fait  vivre.  Vois  à  quelles  hauteurs  ils  s'élèvent, 
par  le  saut  ou  par  le  vol,  tandis  que  Thomme 
reste  enchaîné  à  la  terre,  d'où  il  est  sorti.  Per- 
mets qu'une  nuée  de  sauterelles  s'abatte  sur  un 
champ,  et  elles  montreront  que  le  nombre  sup- 
plée à  la  force.  L'homme  est  nu  et  désarmé  ; 
moi,  j'ai  protégé  la  vie  de  mes  enfants.  Ils  ont 
de  solides  boucliers  pour  se  défendre,  de  robustes 
mâchoires  pour  attaquer.  Leurs  os  sont  extérieurs 
et  protègent  les  parties  faibles,  au  lieu  de  \e^ 
laisser  exposées  à  toutes  les  menaces  du  dehors. 
S'ils  tombent,  à  défaut  de  leurs  ailes,  leur  cui- 
rasse  amortit  la   chute  ;  ime   feuille   leur  suffit 


l/oRIGINi:    DES    INSECTES  1^1 

pour  s'abriter,  leur  rapidité  les  sauve  de  leurs 
l'iinemis.  Ils  ne  sont  pas  difficiles  à  nourrir  :  les 
uns  vivent  de  la  pourriture  et  font  sortir  la  vie 
(le  la  mort,  les  autres  boivent  le  suc  des  fleurs 
^ans  les  souiller  ni  les  flétrir. 

«  L'homme,  à  son  entrée  dans  le  monde,  ne 
peut  vivre  (|ue  de  la  substance  de  sa  mère,  et 
que  deviendrait-il,  si  elle  le  quittait  un  instant? 
Mes  créatures  ne  connaissent  pas  leurs  mères, 
niais  ma  providence  leur  en  tient  lieu.  A  chaque 
automne,  les  ceufs  sont  déposés  en  lieu  sur, 
pour  éclore  au  premier  réveil  du  printemps. 
Pour  l'homme,  la  jeunesse  est  le  meilleur  temps 
de  la  vie  ;  la  seconde  moitié  de  son  existence  se 
passe  en  stériles  regrets.  Moi  j'ai  placé  h*  bon- 
heur au  terme  de  la  \  ie,  pour  vn  faire  le  prix 
lu  (lavail  ;  (piaud  la  chenille  est  devenue  pa- 
|)ill(ui,  elle  s'envole  dans  un  ravon  de  soleil, 
ans  autre  souci  (jue  de  jouir  cl  d'aimer.  VA  je 
l'ai  pas  borné  le  plaisir  à  un  instant  ra[)ide,  je 
Ile  l'ai  pas  mesuré  d'une  m.iin  avare,  comme 
I  u    l'as  fait  pour  l'honiine... 

—  N'insiste    pas   sur   ce    sujet,    dit    Oiiu,    tu 
pourrais  olîenser  la  chasteté  des  Anges. 

—  Je  n'en  suis  pas  bien  sûr,  ré[)li«[ua  Satan  ; 


142  RÊVERIES   d'un   PAÏEN   MYSTIQUE 


il  me  semble  voir  Azaziel  sourire  et  Samiaza 
prêter  l'oreille.  Les  filles  dos  hommes  feront 
bien  de  se  voiler  de  leurs  longs  cheveux  et  de 
ne  pas  s'égarer  dans  les  sentiers  du  mont  Her- 
mon. 

—  Assez,  dit  Dieu  ;  l'avenir  ne  te  regarde 
pas  :  je  me  suis  réservé  la  prescience. 

—  Alors  tu  sais,  répondit  le  Prince  de  ce 
monde,  quel  usage  fera  l'homme  de  l'intelligence 
que  tu  lui  as  donnée.  Peut-être  un  jour  te  re- 
pentiras-tu de  l'avoir  fait,  quand  les  cris  de 
mort  monteront  vers  toi,  quand  la  terre  sera 
rouge  du  sang  répandu,  et  que  pour  la  laver  il 
faudra  déchaîner  la  mer  et  ouvrir  les  cataractes 
du  ciel. 

—  J'ai  donné  à  l'homme  l'intelligence  et  la 
liberté,  dit  Dieu;  il  récoltera  ce  qu'il  aura  semé, 

—  L'intelligence  se  trompe,  la  liberté  s'égare, 
dit  Satan  ;  moi,  j'ai  donné  à  mes  créatures  un 
instinct  infaillible.  La  monarchie  des  abeilles  et 
la  république  des  fourmis  pourront  servir  de 
modèles  aux  sociétés  humaines,  mais  je  ne  crois 
pas  que  ces  exemples  trouvent  beaucoup  d'imi- 
tateurs. 

Tu  le  vois,    maître,  dans    l'humble  création 


L*0RIGINE    DES    INSECTES  143 

que  j'ai  produite  pour  t'obéir,  j'ai  pris  le  con- 
hcpied  de  ton  œuvre.  C'est  à  toi  de  décider  si 
l'ii  réussi.  » 

laliveh  se  contenta  de  sourire  et  dit  :  «  Par- 
lons d'autre  chose.  » 


LE  RISHI 


Dans  la  sphère  du  nombre  et  de  la  différence, 
Enchaînés  à  la  vie,  il  faut  que  nous  montions, 
Par  l'échelle  sans  fin  des  transmigrations, 
Tous  les  degrés  de  l'être  et  de  Tintelligence. 

Grâce,  ô  vie  infinie,  assez  d'illusions  I 

Depuis  Téternité  ce  rêve  recommence. 

Quand  donc  viendra  la  paix, la  mort  sans  renaissance^ 

N'est-ilpas  bientôt  temps  que  nous  nous  reposions^ 

Le  silence,  l'oubli,  le  néant  qui  délivre, 

Voilà  ce  qu'il  me  faut  ;  je  voudrais  m'affranchir 

Du  mouvement,  du  lieu,  du  temps,  du  devenir  ; 

Je  suis  las,  rien  ne  vaut  la  fatigue  de  vivre, 
Et  pas  un  paradis  n'a  de  bonheur  pareil. 
Nuit  calme,  nuit  bénie,  à  ton  divin  sommeil. 


L 


L'ATHLETE 


.L'  suis  initié,  je  connais  le  mystère 
I'.'  la  vie  :  une  arène  où  l'immortalité 
Est  le  prix  de  la  lutte,  et  je  m'y  suis  jeté 
Librement,  voulant  naître  et  vivre  sur  la  terre. 

Les  héros  demi-Dieux  ont  soufTert  et  lutté 
Pour  conquérir  au  ciel  leur  place  héréditaire  : 
Que  la  lutte  virile  et  la  douleur  austère 
Trempent  comme  l'airain  ma  libre  volonté. 

Suivons  sans  peur  le  cours  de  nos  métempsycoses, 

Kt  do  l'ascension  montons  le  dur  chemin, 

Sous  les  yeux  de  nos  m  irts  qui  nous  tendent  la  main. 

lU  recjvront,  du   haut  de  leurs  apothéoses, 
D  uis  roiynipo  étoile  conquis  par  leur  vert  i, 
L'âme  qui  combattra  comme  ils  ont  combattu. 


10 


ESCHATOLOGIE 


L' Homme,  Jeconndiis  les  limites  de  la  scienct  ; 
elle  les  a  fixées  elle-même  ;  ce  qui  m^intéressi 
le  plus  est  hors  de  sa  sphère.  Il  est  inutile  dr 
l'interroger  sur  la  destinée  de  l'homme,  elle  ne 
la  connaît  pas.  S'il  y  avait  encore  des  oracles, 
j'irais  les  consulter.  Sans  doute  les  Dieux  supé- 
rieurs sont  trop  grands  pour  m'entendre  ;  ils 
s'occupent  des  espèces,  et  je  ne  suis  qu'un  indi- 
vidu. Mais  il  j  a  peut-être  autour  de  moi  des 
intelligences  invisibles,  des  amis  connus  ou  in- 
connus :  n'y  aura-t-il  pas  une  voix  qui  me  ré- 
ponde ? 

Le  Dieu.  Tu  m'as  appelé,  me  voici  :  inter- 
roge-moi, je  te  répondrai. 

L'Homme.  Qui  es-tu  ? 

Le  Dieu.  Ton  Démon,  ton  Ange  gardien,, 
donne-moi  le  nom  que  tu  voudras.  Je  sais  ce, 
que  tu  ignores  ;  ce  que  tu  pourras  comprendre. 


ESCHATOLOGIE  147 


je  te  l'expliquerai  ;  ce  cju'il  m'est  permis  de  t'ap- 
prcndre,  je  te  rapprendrai. 

IJlIommc.  Ainsi,  il  y  a  des  choses  que  tu 
pourrais  me  dire  et  (jue  je  ne  pourrais  pas  com- 
prendre? soit,  ma  raison  a  des  bornes,  je  le  sais. 
Mais  il  y  a  des  choses  qu'il  t'est  défendu  de  me 
dire  ;  pounjuoi?  Si  la  vérité  est  bonne,  le  bien 
n'a  pas  à  se  cacher  ;  si  elle  est  mauvaise,  je  suis 
de  force  à  l'entendre,  et  si  j'avais  eu  peur  de  la 
connaître,  je  ne  t'aurais  pas  évoqué. 

Le  Dieu,  Est-ce  bien  la  vérité  que  tu  cher- 
ches, et  la  trouverais-tu  meilleure  que  l'incerti- 
tude, si  elle  était  contraire  à  tes  espérances  ? 
Prends  ^arde  :  tu  veux  savoir  si  Tàme  est  im- 
mortelle? Ne  me  demande  pas  une.  réponse  trop 
prompte  :  laisse-moi  t'y  préparer. 

U Homme.  Ces  réticences  me  disent  assez  qu'il 
n'y  a  rien  à  attendre  pour  moi  au  delà  de  cette 
vie  :  c'est  bien  ;  jr  m'en  doutais. 

Le  Dieu.  Ne  cherche  pas  dans  mes  paroles 
un  sens  (jui  n'y  est  pas  ;  \\\\  arlilice  de  lanj^a^e 
ne  serait  dij^ne  ni  d'un  honune  ni  d'un  Dieu.  Je 
te  répondrai  sans  réticence, si,  après  rénexion,tu 
'persistes  i\  m'interro«;er  ;  mais  réfléchis  d'abord. 
Tu  rccoiinaîti'M'^  peut -rire  ((Uf  les  l>ieu\  ont  v\\ 


148  RÊVERIES  d'i'N   païen  MYSTIQUE 

raison  de  cacher  à  rhomme  sa  destinée.  Examine 
successivement  toutes  les  réponses  que  je  pour- 
rais te  faire,  et  tu  me  diras  quelle  est  celle  que 
tu  voudrais  être  la  vérité. 

Suppose  d'abord  que  je  te  dise  :  rien  ne  meurt, 
tout  se  transforme  ;  les  éléments  qui  composent 
ton  corps  ne  sont  pas  anéantis  quand  la  mort 
les  sépare  :  pourquoi  disparaîtrait-elle  plus  qu'eux, 
cette  force  invisible  qui  les  tenait  groupés,  et 
que  tu  appelles  ton  âme? 

U Homme.  Oui,  cela  a  été  dit  autrefois,  Tâme 
est  une  parcelle  de  l'éther,  une  flamme  captive 
dans   une  lampe   d^argile,   et  la   mort  est  pour 
elle  une  délivrance.  Mais  alors  elle  peut  rentrer 
dans  le  réservoir  commun  des  âmes,  comme  uner 
goutte  d'eau  dans  la  mer  ;  elle   peut   aussi  ani-r 
mer  des  combinaisons  nouvelles,  à  commencer 
par  les  plus  humbles,  les  vers  du  tombeau,  pari 
exemple,  car  eux  aussi  ont  une  étincelle  de  feul 
qui  les  fait   vivre.  Mais  que  me  font  ces  méta- 
morphoses, si   ma  raison  et  ma   conscience  re- 
montent à  leur  source  divine  ?  Sans  doute  réqui-l 
libre  des  forces   ne  sera  pas   troublé,  mais  qi 
reste-t-il  de  l'homme,  s'il  perd  ce  Dieu  intériei 
que  chacun  porte  en  soi  ? 


ESCHATOLOGIE  149 


Le  Dieu.  Toiv  orgueil  est  légitime;  il  lui  ré- 
pugne de  croire  que  Tàme  humaine,  fùt-elle  dé- 
gradée par  le  crime,  puisse  perdre  entièrement 
la  conscience  et  la  raison.  Pourtant  ces  deux  lu- 
mières, tu  le  sais,  peu  vent  singulièrement  s'obs- 
curcir par  un  mauvais  emploi  de  ta  libre  volonté. 
Suppose  donc  maintenant  fjue  tu  renaîtras  dans 
la  condition  humaine,  en  apportant  dans  tes  exis- 
tences futures  le  germe  des  énergies  que  tu  au- 
ras développées  dans  celles-ci.  Suppose  que  les 
familles  sont  des  groupes  d'Ames  associées, 
comme  les  branches  du  corail,  dans  une  vie 
collective,  et  se  développant  à  travers  le  temps. 
Chacun  de  vous  renaîtrait  dans  ses  petits-tlls, 
et  par  ces  renaissances  alternées,  chaque  généra- 
tion recueillerait  ce  (ju'elle  aurait  semé  autrefois. 

L' Homme.  J'ai  souvent  pensé  (ju'il  en  devait 
être  îiinsi  :  j'ai  cru  trouver  là  l'explication  des 
sympathies  spontanées  et  des  ressemblances  de 
famille  ;  j'y  ai  cherché  surtout  la  raison  des  souf- 
frances imméritées.  Je  sais  (|ut'  la  douleur  est 
une  épreuve,  qui  nous  grandit  ri  nous  épure,  si 
nous  s;ivons  la  supporter;  mais  il  y  a  <juel([ut* 
chose  ((ui  accuse  votre  providence,  c'est  la  dou- 
leur tK's  enfants.  J'ai  ti\ché    il'y    voir    rac(juitle- 


loO  Rf:vERiEs  d'un  païen  mystique 

ment  nécessaire  d'une  dette  ancienne,  contrac- 
tée dans  des  existences  antérieures.  Cependant, 
ô  Démon,  pour  qu'un  châtiment  soit  juste,  ne 
faut-il  pas  qu'il  soit  compris  par  celui  qui  le  sup- 
porte? Les  voies  de  votre  justice  restent  bien 
obscures,  si  chaque  fois  que  nous  rentrons  dans 
la  naissance  nous  perdons  la  mémoire  qui  nous 
rattachait  au  passé. 

Le  Dieu,  Ainsi,  c'est  la  mémoire  que  tu  re- 
grettes ?  Prends  garde  :  remonte  la  chaîne  de 
tes  souvenirs.  Ce  n'est  pas  une  confession  que 
je  te  demande,  et  tu  n'as  pas  à  t'excuser  comme 
devant  un  juge  ;  la  conscience  humaine  n'a  pas  à 
chercher  d'autre  juge  qu'elle-même  :  elle  n'en 
saurait  trouver  de  plus  sévère  et  de  plus  clair- 
voyant. Je  sais  que  tu  n'es  ni  des  plus  mauvais 
ni  des  meilleurs  ;  mais  souviens-toi  :  n'y  a-t-il 
pas  un  jour,  une  heure,  que  tu  voudrais  retran- 
cher de  ta  vie?  Cette  heure,  nous  pouvons  l'ef- 
facer de  ta  mémoire,  mais  aucun  Dieu  ne  peut 
faire  que  ce  qui  a  été  n*ait  pas  été.  L'homme  de- 
mande à  ses  religions  des  eaux  lustrales  pour 
laver  les  souillures;  mais,  si  le  repentir  efface 
la  faute,  peut-il  étendre  le  pardon  à  d'autres 
âmes  qu'un  mauvais  exemple  a  perverties  et  qui, 


ESCHATOLOGIE  151 


sans  cela,  auraient  peut-être  tourné  au  bien? 
Elles  en  corrompront  d'autres  à  leur  tour,  et  la 
chaîne  du  mal  se  prolongera,  d'anneaux  en  an- 
neaux, dans  rindéfini  des  temps.  Quand  le  cou- 
pable sera  devenu  un  saint,  (juand  il  croira  en- 
trer au  paradis  de  sa  conscience  régénérée,  il 
entendra  la  voix  des  mauvais  souvenirs,  et  il 
verra  passer  des  ombres  qui  Taccuseront  devant 
Téternelle  Justice.  Trouvera-t  il  alors  Timmor- 
talité  si  désirable,  et  te  semble-t-il  toujours  que 
les  Dieux  ont  eu  tort  de  garder  leur  secret  ? 

L' Homme.  Ne  parlons  plus  de  moi  :  les  Dieux 
savent  ce  qu'ils  ont  à  faire.  Que  Tespoir  du 
néant  reste  comme  un  refuge  contre  l'éternité 
(lu  remords.  Mais  jai  connu  des  âmes  immacu- 
lées, fjui  brillaient  dans  notre  ciel  noir  comme 
des  étoiles.  Si  vous  permettez  à  la  mort  de  les 
éteindre,  le  regret  ne  sera  pas  seulement  pour 
ceux  qui  les  pleurent,  mais  pour  vous-mêmes, 
Dieux  impassibles,  car  il  y  ;iura  une  lacune  dans 
votre  œuvre,  et  il  manquera  ([uel(jue  chose  à  sa 
beauté. 

f.r  Dieu.  Suppose  donc  alors  ([ue  celles-là 
seules  seront  immortelles  ;  mais  irt)iil)lie  pa^  (|ue 
l«Mn    lumière,  dégagée  des   liens  du  corp^,  lira 


15:2  RfivLRiEs  d'in  païkn  mystique 

dans  toutes  vos  consciences.  Ces  âmes  pures  ne 
voyaient  pas  le  mal  :  elles  cherchaient  pour  vous 
des  excuses,  et  croyaient  toujours  les  trouver. 
Maintenant  leurs  regards  attristés  vous  verront 
tels  que  vous  êtes,  et  leurs  chères  illusions  ne 
peuvent  plus  revenir.  Si  parmi  ceux  qu'elles 
aimaient  il  y  en  a  qui  demandent  au  néant, 
comme  tu  Tas  dit  tout  à  l'heure,  un  refuge  con- 
tre le  remords,  quel  vide  va  se  faire  autour  des* 
justes,  et  qu'ont-ils  besoin  d'une  immortalité 
bienheureuse  s'ils  ne  la  partagent  pas  avec  ceux 
qu'ils  ont  aimés  ?  Plutôt  que  de  briser  à  jamais 
des  liens  indissolubles,  eux  aussi  demanderont 
au  néant  la  paix  de  Téternel  oubli. 

L'Homme.  Alors,  ô  Démon,  il  n'y  a  place  ni 
pour  Tespérance  ni  pour  la  prière.  Nous  avons 
raison  de  pleurer  nos  morts  ;  ils  ne  peuvent  plus 
nous  entendre,  et  nous  ne  les  reverrons  jamais. 
Qui  donc  nous  conduira  dans  les  carrefours  té- 
nébreux de  la  vie,  qui  nous  tendra  la  main  dans 
les  rudes  sentiers  de  l'ascension  ?  Nous  les  invo- 
quions avec  confiance,  ces  amis  indulgents  qui 
pardonnent  toujours,  parce  qu'ils  ont  souffert 
comme  nous.  Il  nous  semblait  qu'eux  seuls  pou- 
vaient adoucir  les  immuables  décrets  des  grands 


ESCHATOLOGIE  153 


Dieux  supérieurs.  J'aurais  cru  que  toi-même  tu 
•Hais  un  de  ceux-là,  6  Ange  gardien,  puisque  tu 
vis  eu  pitié  de  ma  raison  indécise,  et  (jue  tu  as 
répondu  à  mon  évocation.  Mais  tu  avais  raison, 
les  secrets  des  Dieux  ne  sont  pas  bons  à  con- 
naître, et  j^aurais  mieux  fait  de  ne  pas  t'inter- 
roger. 

Le  Dieu.  Tu  oublies  (jue  je  t'ai  laissé  le  choix 
entre  plusieurs  réponses,  mais  je  ne  t'ai  pas  dit 
encore  où  était  la  vérité. 

L' Homme.  Sans  doute,  mais  de  quelque  coté 
(jue  je  me  tourne,  tu  ne  me  fais  voir  que  des 
abîmes.  Et  pourtant,  vous  le  savez,  nos  angois- 
ses ne  viennent  pas  d'un  égoïste  amour  de  la 
vie,  et  nous  ne  craignons  (jue  les  séparations 
éternelles.  Mais  je  le  vois  maintenant,  ceux  que 
la  mort  a  séparés  ne  se  retrouveront  ni  dans  ce 
inonde  ni  dans  l'autre. 

Le  Dieu.  Ce  n'est  pas  la  mort  qui  sépare  les 
âmes,  c'est  le  péché,  et  le  péché  est  votre  œuvre. 
(Juand  vous  pensez  aux  morts  ils  sont  près  de 
NOUS  :  ils  n'abandonnent  pas  ceux  ([ui  s'unissent 
i  eux  dans  la  connnunion  des  saints.  Maisf[uand 
vous  les  oubliez,  ils  peuvent  bii'ii  vous  oublier  à 
It'ur  tnurel  boire  de  l'eau  du  I.éllu'.  lis  sont  libres 


lo4  RÊVERIES  d'un  TAÏEN  MYSTigiE 

de  s'endormir  dans  le  silence  et  la  paix  ou  de 
rentrer  pour  des  luttes  nouvelles  dans  Tarène  de 
la  vie.  Tu  doutes  trop  de  la  puissance  de  la 
volonté.  C^est  le  Désir  qui  a  créé  les  mondes  ; 
toi-même  c'est  librement  (|ue  tu  es  descendu 
dans  la  naissance.  Aujourd'hui  comme  hier,  de- 
main comme  aujourd'hui,  tout  ce  qui  veut  être 
sera. 

L'Homme.  Comment  le  possible  peut-il  vou- 
loir avant  d'exister  ? 

Le  Dieu,  C'est  la  loi  du  devenir. 

UUomme.  Je  ne  comprends  pas  :  tes  répon- 
ses, comme  tu  me  Tavais  énoncé,  dépassent  les 
bornes  de  ma  raison.  Quel  plaisir  trouvent  donc 
les  Dieux  à  torturer  notre  intelligence  par  d'in- 
solubles énigmes  ? 

Le  Dieu.  Est-ce  la  faute  du  soleil  si  tu  ne 
peux  le  regarder  ?  Il  te  suffit  de  savoir  quel  est 
le  but  que  tu  dois  atteindre.  La  Justice  est  la 
loi  spéciale  de  l'homme.  Tu  as  un  guide  pour  t'y 
conduire,  ta  conscience,  qui  ne  t'a  jamais  trompé. 
Chacun  de  vous  est  toujours  et  partout  Tunique 
artisan  de  sa  destinée.  Le  juste  sait  qu'il  travaille 
pour  sa  part   à  l'œuvre  magnifique  des  Dieux. 

L'Homme.  Ne  t'en  va  pas  encore  :  écoute  une 


ESCHATOLOGIE  155 


dernière  question,  une  dernière  prière.  Tu  ne 
m'as  pas  demandé  ma  confession,  je  te  la  ferai, 
cependant.  Oui,  il  y  a  une  heure  que  je  voudrais 
retrancher  de  ma  vie,  l'heure  où,  dans  le  carre- 
four du  doute,  j'ai  pris  la  route  gauche.  Elle 
menait  à  des  fondrières.  J'ai  vu  le  péril  et  j'ai 
pu  m'arrêter  ;  mais  je  voudrais  revenir  à  Tangle 
des  deux  routes  et  pouvoir  encore  choisir.  La 
prière  est-elle  inutile  devant  l'irréparable,  et 
aucun  de  vous  ne  peut-il  nous  rendre  une  heure 
du  passé  ? 

Ac  Dieu.  Tu  as  voulu  évoquer  ce  souvenir,  il 
faut  le  regarder  en  face.  Tu  ne  parles  que  de  tes 
rogrets  :  es-tu  sûr  cju'il  ne  s'y  mêle  pas  un  re- 
mords ?  Il  y  a  (juelqu'un  (juo  tu  accuses,  mais 
il  y  a  quelqu'un  qui  a  droit  de  t'accuser.  Deux 
Ames,  qui  n'étaient  pas  du  même  ciel,  ont  tra- 
\ ersé  ta  vie  :  l'une  des  deux  a  vengé  l'autre.  Le 
mal  lui-même  a  sa   place   dans   l'équilibre  uni- 

VlTSt'l. 

L' Homme.  J'accepterais  l'expiation,  et  je  bé- 
nirais votre  dure  providence,  si  elle  me  mon- 
trait, au  terme  de  l'épreuve,  le  pardon  et  l'oubli. 

f.c  Dieu,  Regarde  ces  deux  ombres,  dont  lu 
lis  bien  les  noms.  Les  vois-tu,  l'une  à  ta  droite, 


156  Ri^:vERiES  d'un  païen  mystique 


l'autre  à  ta  gauche  ?  Pardonne  à  la  seconde,  e| 
la  première  te  pardonnera. 

L'Homme.  Et  comment  pourrais-je  oublier 
Le  Dieu,  Tout  à  Theure  tu  regrettais  la  mé- 
moire ;  maintenant  tu  voudrais  faire  un  choi 
dans  tes  souvenirs.  Mais  si  l'homme  oubliait  se 
fautes,  travaillerait-il  à  les  réparer  ?  N'est-ce  pas 
le  regret  de  la  chute  qui  le  conduit  à  la  rédemp- 
tion ?  Confîe-toi  à  la  sagesse  des  Dieux  ;  ils 
savent  mieux  que  vous  ce  qui  vous  convient.  Ils 
ont  laissé  planer  une  horreur  sacrée  sur  les  der- 
niers mystères  ;  ils  les  ont  enveloppés  dans  la 
nuit,  mais  c'est  par  respect  pour  la  vertu  de 
rhomme.  Elle  perdrait  tout  son  mérite  si  elle 
attendait  une  autre  récompense  que  la  paix  divine 
du  devoir  accompli. 


A  LASTOR 


Le  découragement,  la  fatigue  et  l'ennui 
Me  saisissent,  devant  l'implacable  puissance 
Des  choses  ;  loi,  destin,  hasard  ou  providence, 
Quelqu'un  m'écrase,  et  moi,  je  ne  puis  rien  sur  lui. 

Peut-être  les  démons  de  ceux  à  qui  j'ai  nui 
Autrefois,  quelque  part,  dans  une  autre  existence, 
Invisibles  dans  l'air,  m'entourent  en  silence, 
Et  du  mal  que  j'ai  fait  se  vengent  aujourd'hui. 

Quelle  quesoit  leur  force  et  quel  que  soit  leur  nombre, 
Je  voudrais  bien  les  voir  face  à  face  ;  il  est  temps 
Que  mon  mauvaisdestin  prenne  un  corps,  je  Tatlends  ; 

Mais  je  ne  puis  toujours  lutter  ainsi  dans  l'ombre. 
Va  s'il  faut  i|uc  j'expie,  au  moins  je  veux,  pareil 
Au  lier  Ajax,  combattre  et  mourir  au  soleil. 


1 


stoïcisme 


Sois  fort,  tu  seras  libre  ;  accepte  la  souffrance 
Qui  grandit  ton  courage  et  t'épure;  sois  roi 
Du  monde  intérieur,  et  suis  ta  conscience, 
Cet  infaillible  Dieu  que  chacun  porte  en  soi. 

Espères-tu  que  ceux  qui,  par  leur  providence 
Guident  les  sphères  d'or,  vont  violer  pour  toi 
L'ordre  de  l'univers  ?  Allons,  souffre  en  silence, 
Et  tâche  d'être  un  homme  et  d'accomplir  ta  loi. 

t^  Les  grands  Dieux  savent  seuls  si  l'âme  est  immortelle; 
Mais  le  juste  travaille  à  leur  œuv^re  éternelle. 
Fût-ce  un  jour,  leur  laissant  le  soin  de  l'avenir, 


,     Sans  rien  leur  envier,  car  lui,  pour  la  justice 
l^V    II  offre  librement  sa  vie  en  sacrifice, 

Tandis  qu'un  Dieu  ne  peut  ni  souffrir  ni  mourir. 


COMMKXTAIUE  D'UN    RÉPUBLICAIN 

srn 

L'OHAISON    DOMINICALE 


ATHAMB 

J'ai  mon  Dieu  que  je  sers,  vous  servirez  le  vôtre, 
('e  sont  deux  puissants  Dieux. 

JOAS 

Il  faut  craindre  le  mien  ; 
Lui  seul  est  Dieu,  madame,  et  le  vôtre  n'est  rien, 


—  Qu'en  sais-tu,  petit  enfant  juif  ?  Ce  lalivrh 
dont  tu  n'oses  pas  même  prononcer  le  nom,  lu 
l'appelles  Adonaï, c'est-à-dire  mon  maître  ;  vous, 
nijulame  la  rt'ini',  vous  préférez  l'appeler  lîaal, 
' 'est-a-dire  seij:fneur.  C'est  bien  la  peine  de  se 
•  juereller  pour  deux  synonymes!  Voilà  pourtant 


IGO  RÊVERIES   It'l  .\   PAÏEN     MYSTirHE 

l'histoire  de  toutes  les  guerres  religieuses.  Quand 
la  Commune  de  1793  voulut  remplacer  le  Chris- 
tianisme par  le  culte  de  la  Raison,  il  ne  s'est 
trouvé  personne  pour  lui  dire  ;  Mais  relisez  donc 
le  début  de  l'Evangile  de  saint  Jean.  Cette  lu- 
mière qui  éclaire  tout  homme  en  ce  monde,  il  y 
a  plus  de  quinze  siècles  qu'elle  est  adorée  dans 
toutes  les  églises.  En  remplaçant  un  Dieu  par 
une  Déesse,  vous  crovez  avoir  fait  du  nouveau 
et  les  chrétiens  le  croient  aussi,  puisqu'ils  crient 
au  scandale  :  comme  si  les  idées  avaient  un  sexe  ! 

Malheureusement,  les  mots  empêchent  de  voir 
les  idées.  Le  christianisme  et  la  démocratie,  qui 
faisaient  bon  ménage  à  Florence  au  moyen  âge, 
se  considèrent  aujourd'hui  en  France  comme 
irréconciliables.  Est-ce  seulement  une  lutte  d'in- 
térêts ?^Iais  on  doit  supposer  qu'il  y  a  des  gens 
désintéressés  de  part  et  d'autre.  Est-ce  une 
opposition  de  principes  ?  Cela  ferait  croire  que 
la  conscience  n'est  pas  la  même  chez  tous  les 
hommes,  et  alors  il  n'y  aurait  plus  de  morale. 
Je  soutiens  que  c'est  seulement  une  question  de 
mots,  et  je  veux  le  montrer  en  traduisant  la  prière 
des  chrétiens  dans  la  lans^ue  des  rationalistes. 

—  Il  est  inutile  de  l'essaver:  les  rationalistes 


COMMEMAIRE    d'uN    RÉPUBLICAIN  101 

n'admettent  pas  même  le  principe  de  la  prière. 
Tandis  que  les  religions  supposent,  au-dessus 
du  monde,  des  volontés  libres,  dont  Tliomme 
peut  chercher  à  modifier  les  décisions,  la  science 
ne  voit  dans  Tordre  des  choses  qu'une  combi- 
naison de  lois  nécessaires,  ot  par  conséquent 
immuables.  Si  Thomme  se  borne  à  demander  la 
résignation  aux  maux  de  la  vie  et  la  force  de 
faire  le  bien,  la  morale  lui  répond  qu'il  a  sa 
conscience  pour  se  diriger  et  sa  volonté  pour 
agir.  Quiconque  ne  croit  pas  aux  Dieux  person- 
nels des  religions  ne  peut  voir  dans  la  prière 
qu'un  monologue. 

—  C'est  aussi  à  ce  point  de  vue  que  je  veux 
me  placer.  Prenons  la  prière  comme  une  médi- 
tation, ou,  ce  qui  reviGnt  au  même,  commi'  le 
dialogue  de  l'homme  avec  la  loi  intérieure,  f[u'il 
appelle  son  Dieu. 

—  Pourquoi  employer  cette  expression  mytho- 
logiijue  que  l'esprit  moderne  refuse  d'accepter  ? 

—  Ji'  disais  bien  qu'il  n'y  avait  là  (ju'une 
(|uestion  de  mots.  La  mythologie  est  la  langue 
'les  religions;  si  nous  ne  voulons  plus  la  parler, 
Llierchons  ce  (jue  les  mots  veulent  dire. 

Notre  intelligence  découvri»  les  lois  de  l.i  na-t 

u 


1()2  RÊVERIES  d'lN   PAÏEN  MYSTIQUE 

ture,  notre  conscience  nous  révèle  la  loi  morale. 
Ces  lois  d'ordre  et  d'harmonie  qui  produisent, 
dans  le  monde  physique  la  beauté,  dans  le  monde 
social  la  justice,  sont  précisément  ce  que  les  Grecs 
ont  appelé  les  Dieux,  et  la  véritable  étjmologie 
de  ce  mot  est  donnée  par  Hérodote.  La  morale 
est  la  loi  spéciale  des  hommes,  ou,  comme  dit  le 
christianisme,  le  seul  Dieu  qu'ils  doivent  adorer. 
Elle  est  leur  religion,  c'est-à-dire  le  lien  qui  les 
unit  dans  la  mutualité  des  droits  et  des  devoirs. 
Elle  fait  de  Thumanité  une  seule  famille,  et  il  est 
bien  indifférent  de  dire  avec  les  républicains  que 
tous  les  hommes  sont  frères  ou  avec  les  chrétiens 
/qu'ils  sont  fils  d'un  père  commun,  qui  est  l'idée 
du  bien  et  du  juste  :  passez-moi  cette  métaphore, 
puisqu'il  est  convenu  que  les  idées  n'ont  pas  de 
sexe.  Ce  n'est  pas  nous  qui  créons  la  conscience, 
c'est  elle  au  contraire  qui  fait  de  nous  ce  que 
nous  sommes_»  des  êtres  moraux  et  pensants.  Si 
nous  pouvions  oublier  la  loi  morale  ou  la  mé- 
connaître, elle  n'en  serait  pas  moins  absolue  et 
éternelle,  car  elle  réside  au-dessus  des  réalités 
changeantes,  en  dehors  du  temps  et  de  l'espace, 
dans  les  profondeurs  idéales  que  les  religions 
appellent  le  ciel.  Qui  donc  nous  empêche  de  lui 


COMMENTAIRE    d'uN   RÉPUBLICAIN  103 

dire  :  Xolre  père  rjiii  es  dans  les  deux  '^ 
C'est  à  elle  que  nous  en  appelons  de  toutes  les 
tyrannies  qui  nous  écrasent  ;  nous  voudrions  la 
voir  partout  honorée  et  toujours  obéie,  et  nous 
lui  disons  :  Que  ton  nom  soit  sanctifie,  que  ton 
règne  arrive,  ô  sainte  Justice  1  Nous  t'aimons 
par-dessus  toutes  choses,  nous  donnerions  notre 
vie  pour  ton  triomphe,  et  dut  la  mort  nous  venir 
de  ceux  mêmes  que  nous  voulons  afîranchir, 
nous  te  confesserions  jusque  sous  les  bombes 
lancées  contre  nous  par  nos  frères.  Pardonne- 
leur,  ils  ne  savent  pas  ce  qu'ils  font. 

Cette  société  idéale  que  les  chrétiens  appel- 
lent le  règne  de  Dieu  sur  la  terre,  cette  républi- 
que fraternelle  que  nous  voulons  fonder  sur  la 
liberté  qui  est  le  droit,  sur  l'égalité  qui  est  la 
justice,  n'est-ce  qu'un  rêve  de  notre  conscience? 
Quand  les  lois  de  l'univers  no  sont  jamais  vio- 
lées, pourquoi  la  loi  morale,  qui  est  la  nôtre, 
est-elle  la  seule  qui  no  soit  jamais  accomplie? 
Associons  enfin  une  note  humaine  à  la  musique 
des  sphères,  ;iu  rythme  sacré  des  saisons  et  des 
heures.  Que  ton  règne  arrive,  loi  d'universelle 
harmonie,  ((ue  ta  volonté  soit  faite  sur  ta  terre 
comme  au  ciel. 


104  RÊVERIES  d'un  païen  MYSTIQUE 

Eh  bien,  cela  est  en  notre  pouvoir,  comme 
disaient  les  stoïciens.  Pour  faire  régner  la  Jus- 
lice  débarrassons  la  ruche,  sociale  des  frelons 
inutiles  qui  dévorent  le  miel  des  abeilles,  et 
que  chacun  ait  sa  part  de  vie  au  soleil,  car  la 
vie  est  un  droit  et  non  un  privilège.  Vivre  en 
travaillant,  c'est  le  cri  du  peuple  dans  toutes  ses 
légitimes  révoltes,  c*est  la  protestation  du  droit 
contre  la  violence,  c'est  Tappel  du  pauvre  à  Téter- 
nelle  Justice  ;  Donne-nous  aujourd'hui  noire 
pain  de  chaque  jour. 

Pour  que  cet  appel  soit  entendu,  il  faut  que 
chacun  respecte  et  fasse  respecter  son  droit  dans 
le  droit  des  autres  hommes,  ses  semblables  et 
ses  égaux.  Mais  dans  une  société  mauvaise,  tou- 
tes les  lâchetés  se  liguent  avec  toutes  les  vio- 
lences pour  étouffer  le  droit.  Les  uns  font  le 
mal,  d'autres  en  profitent,  les  plus  nombreux 
le  laissent  faire.  La  Justice  vient  à  son  heure, 
apportant  à  chacun  sa  part  d'expiation,  car  per- 
sonne n'est  innocent.  Sois  clémente,  ô  Justice, 
puisque  tu  es  éternelle.  Si  tu  observes  les  iniqui- 
tés, qui  soutiendra  ton  ve^divàl  Remets-nous  nos 
dettes  comme  nous  remettons  celles  de  nos  débi- 
teurs, pardonne-nous  comme  nous  pardonnons. 


COMMENTAIRE    d'i'.N    IlÉ  PUBLIC  Al. \  1()5 

Ne  nous  soumets  pas  aux  épreuves  ;  le  fort 
s'y  retrempe,  mais  le  faible  y  succombe,  et  (jui 
(le  nous  est  sur  d'en  sortir  victorieux  ?  Les  uns 
ont  déserté  ta  cause  en  la  voyant  vaincue  ;  les 
autres,  après  avoir  conquis  leur  droit,  ont  re- 
fusé <le  reconnaître  le  droit  de  leurs  frères.  L'ad- 
versité abaisse  et  rétrécit  les  cœurs,  le  bonheur 
les  dessèche  et  les  ferme  à  la  pitié.  Epargne- 
nous  les  épreuves  au-dessus  de  nos  forces,  ne 
nous  induis  pas  en  tcnlalio/i,  nuiis  dcUvre-nous 
du  mal,  de  celui  (|ui  nous  vient  des  autres  et 
de  celui  ([ui  est  en  nous-méme.  Que  ta  pensée 
toujours  présente  nous  élève  et  nous  [)urilie,que 
nous  soyons  saints  comme  tu  es  sainte,  ô  Jus- 
lice,  pour  être  dignes  de  marcher  sous  ton  dra- 
peau, vi  si  nous  devons  mourir  sans  avoir  vu  tn 
victoire,  (jue  nous  ayons  du  moins  la  joie  su- 
prême d'avoir  travaillé  à  ton  cuuvre  et  combattu 
pour  toi. 

—  C'est  fort  bien,  mais  (ju'est-ce  (jue  vous 
concluez  de  tout  cehi? 

—  J'en  conclus,  monsieur  l'abbé,  ([u'au  liru 
de  détester  les  républiciiins.  vous  {\i'\  riez  recon- 
naîhc  (ju(^  vous  étiez  d'aci'nrd  avec  eux,  sans 
vous  en  douter. 


!()(>  RKVERiEs  d'i:n  I'aïk.n  mystique 

—  Eh  bien  ,  en  attendant  que  vous  ayez  réussi 
à  réconcilier  l'Eglise  et  la  République,  conve- 
nez (|ue  celui  qui,  de  votre  aveu  a  enseigné  la 
vraie  formule  de  la  prière,  méritait  bien  le  culte 
que  lui  rend  l'humanité  depuis  dix-huit  cents 
ans. 

—  Il  faut  que  vous  conveniez  d'abord  que 
ceux  qui  suivent  aujourd'hui  la  voie  qu'il  a  tra- 
cée, non  pas  en  lui  disant  :  Seigneur,  Seigneur, 
et  en  répétant  ses  paroles,  mais  en  donnant  leur 
sang  pour  le  salut  du  monde,  ont  leur  place 
marquée  à  sa  droite  dans  la  Communion  des 
saints. 


LE    GOUVEHXEMENT    GRATUIT 


Ji-  connais,  dans  un  très  beau  pa\  >,  un  culti- 
vateur nommé  Jaccjucs  Honhomme.  Il  devrait 
être  très  riche,  car  il  est  honnête  et  laborieux  : 
mais  il  s'est  toujours  laissé  gruger  par  ses  in- 
tendants. Il  y  a  (juelques  années,  il  eut  une  ([ue- 
relle  avec  un  de  ses  voisins  et  ne  fut  pas  le 
plus  fort.  Il  lui  fallut  céder  une  partie  de  son 
champ  et  payer  une  très  forte  somme.  Il  fut 
obligé  de  redoubler  de  travail,  car  ses  intendants, 
qui  fixent  eux-mêmes  le  chillVe  de  leurs  gages, 
ne  voulurent  pas  en  retranclier  un  centime. 

Jacques  a  pour  marraine  une  bonne  fée  nom- 
mée la  Uévolulion.  Gomme  elle  était  détestée 
d'un  tas  de  gens,  à  (pii  elle  reprochait  leurs 
vices,  elle  s'est  retirée  dans  le  [kivs  des  Fées. 
.Iae(|ues  va  (|Ui'l([uefois  la  consulter,  it  elK-  lui 
donne  de  bons  conseils  qu'il  ne  suit  jamais.  Elle 
est  très  bonne  pour  lui,  ([uoi<iue  un  peu  sévère. 


108  Ri-:vERiEs  d'un  païen  mystique 

Plus  d'une  fois,  ne  sachant  où  donner  de  la 
tête,  il  Ta  appelée  à  son  secours,  mais  à  peine 
Tavait-elle  tiré  d'embarras  qu'il  la  priait  de  s'en 
retourner,  car  il  en  a  toujours  eu  peur. 

Ces  jours  derniers,  elle  le  vit  entrer  chez  elle  : 
—  Qu'y  a-t-il  encore?  Toujours  des  plaintes 
contre  tes  domestiques,  j'en  suis  sûr  ;  conte- 
moi  ton  affaire. 

—  Ma  chère  marraine,  dit  Jacques,  j'ai  dans 
ce  moment  deux  espèces  de  serviteurs.  Les  uns, 
que  j'appelle  mes  conseillers,  n'ont  pas  de  gages, 
et  font  d'assez  bonne  besogne,  je  n'en  suis  pas 
mécontent.  Les  autres,  auxquels  j*ai  donné  beau- 
coup plus  d'autorité,  et  que  je  paye  très  cher, 
ne  s'occupent  que  de  leurs  intérêts,  au  lieu  de 
songer  aux  miens.  Si  parfois  ils  mettent  la  main 
à  mes  affaires,  le  résultat  est  tel  que  j'aurais 
encore  économie  à  leur  offrir  une  somme  dou- 
ble pour  ne  s'en  pas  mêler. 

La  Fée.  J'entends  ;  et  quelle  est  l'opinion  de 
tes  amis  les  journalistes  et  les  philosophes? 

Jacques.  Ils  disent  que  toute  peine  mérite 
salaire,  et  que  je  dois  payer  mes  conseillers. 

La  Fée.  Afin  qu'ils  fassent  d'aussi  bonne 
besogne  que  les  autres,  que   tu  payes  si  cher, 


LE    GOUVERNEMENT    GRATIIT  11)9 

n'est-ce  pas?  A  quoi  te  servent  donc  les  leçons 
de  l'expérience?  Il  ne  te  serait  pas  venu  l'idée 
de  faire  exactement  le  contraire,  je  veux  dire, 
d'améliorer  tes  mauvais  serviteurs  en  suppri- 
mant leurs  gages,  puisque  tu  reconnais  toi- 
même  que  ceux  que  tu  ne  payes  pas  sont  ceux 
qui  travaillent  le  mieux  ?  Faut-il  ([ue  tu  aies  la 
tête  durel  Et  combien  te  coûtera  le  traitement 
de  tes  conseillers? 

Jacffues.  Cinq  cent  trente-trois  millions  qua- 
tre cent  niillo  francs,  au  bas  prix  ;  un  journal 
que  je  n'aime  guère  a  fait  le  compte,  et  il  n'y 
a  rien  à  opposer  à  son  calcul.  Cependant  un 
|)liiloS(ïphe  (le  mes  amis  »  assure  que  cette 
somme,  étant  payée  en  détail  au  lieu  de  l'être 
('n  bloc,  se  réduira  presque  à  zéro.  11  ajoute  que 
si  l'on  ne  paye  pas  ses  domestiques,  ils  font 
danser  l'anse  du  panier. 

La  Fée.  Ils  ne  feront  toujours  pas  pis  que 
ceux  ([ue  tu  payes. 

.Iac(/nes.  Mais  mon  philosophe  m'assure  que 
mes  conseillers  gratuits  trouveront  moyen  de 
faire  avoir  des  places  lucratives  à  leurs  tils,  à 
leurs  neveux  et  à  leurs  gendres. 

i.  Voir  lu  Critique  philosophique^  3»  nnnô.',  n*  i2. 


170  RKVERIES   d'un   PAÏEN  MYSTIQUE 


La  Fée.  Tes  députés,  tes  ministres  et  tes  pré- 
fets n'ont  donc  pas  de  famille  à  caser  ? 

Jacques,  Oh  1  Thonneur  les  empêchera  tou- 
jours de  favoriser  leurs  parents. 

La  Fée.  Il  paraît  que  ton  philosophe  ne  compte 
guère  sur  ces  beaux  sentiments-là,  puisqu'il  ne 
veut  plus  de  serviteurs  gratuits. 

Jacques.  C'est  qu'il  dit  que  ce  serait  réser- 
ver les  fonctions  aux  riches,  et  un  journal  de 
mes  amis,  le  Rappel,  est  tout  à  fait  de  cet  avis  ; 
il  soutient  qu'en  ne  payant  pas  mes  fonction- 
naires, j'exclus  les  pauvres  des  emplois  qu'ils 
seraient  capables  de  remplir. 

La  Fée.  Ton  Rappel  a-t-il  vu  beaucoup  de 
fils  de  chiffonniers  nommés  ambassadeurs  ?  Il  ne 
sait  donc  pas  que  les  gros  appointements  vont 
naturellement  aux  riches  comme  l'eau  va  à  la 
rivière  ? 

Jacques.  Mais  tout  le  monde  me  dit  que  la 
gratuité  des  fonctions  est  tout  à  fait  contraire 
aux  principes  de  la  démocratie,  et  il  paraît  que 
c'était  l'opinion  de  M.  de  Tocqueville. 

La  Fée.  Mon  cher  garçon,  je  t'avais  conseillé 
d'étudier  l'histoire,  dont  les  leçons  valent  mieux 
que  la  rhétorique  des  journaux  et  les  raisonne- 


LE    GOUVERNEMENT    GRATUIT  171 

ments  à  priori  des  philosophes.  On  te  parle  à 
tout  propos  de  démocratie,  il  serait  bon  de  sa- 
voir ce  qu'entendaient  par  là  ceux  qui  ont  in- 
venté le  mot  et  la  chose.  Les  grandes  monarchies 
de  l'Europe  doivent  la  civilisation  dont  elles 
sont  si  fîères  à  la  petite  république  d'Athènes, 
imperceptible  sur  la  carte  du  monde.  Or,  les 
citoyens  de  cette  petite  commune  souriraient  de 
pitié  en  vous  entendant  parler  de  votre  démo- 
cratie. Ils  ne  se  seraient  pas  crus  libres  pour 
avoir  mis  tous  les  cinq  ou  six  ans  dans  une  boîte 
le  nom  d'un  des  députés  chargés  d'approuver 
Timpôt.  Ils  n'auraient  pas  vu  là  une  entrave  suf- 
lisante  à  l'autorité  du  pouvoir  exécutif  ;  ils  au- 
raient exigé  de  plus  que  tous  les  dépositaires 
de  ce  pouvoir,  depuis  le  premier  ministre  jus- 
({u'au  dernier  sous-préfet,  fussent  soumis  à  l'élec- 
tion, toujours  révocables  et  pécuniairement  res- 
l)onsables.  Dans  ce  pays-là,  les  pauvres  votaient 
l'impôt,  les  riches  le  payaient... 

Jacques.  Alors,  c'était  la  tyrannie  de  la  mul- 
titude, le  despotisme  par  en  bas. 

La  Fée,  Un  peu  de  patience,  tout  à  l'heure  tu 

vas  les  trouver  trop  aristocrates  pour  toi.  Chez 

"S  gens-là,  les  fonctions  publicjues,  loin  d'être 


17^  Rf:VEIlIES   d'i'N   PAÏKN    MYSTIOrE 

lucratives,  étaient  des  charges,  souvent  fort  oné- 
reuses, celle  des  chorèges,  par  exemple,  qui 
étaient  obligés  de  donner  des  £êtes  au  peuple  à 
leurs  frais... 

Jacques.  Mais  alors,  il  n^y  avait  que  les  riches 
qui  pouvaient  occuper  les  emplois  ? 

La  Fée.  Je  te  disais  bien  que  tu  allais  traiter 
les  Athéniens  d'aristocrates.  Le  peuple  avait  ses 
nobles  pour  le  servir  comme  Louis  XIV  a  eu  les 
siens,  mais  la  dignité  des  Eupatrides  n^'avaitpas 
à  souffrir  de  cette  soumission  à  la  patrie, et  le  peu- 
ple pouvait  dire  sans  métaphore  ;  TEtat  c'est  moi. 

Jacques.  Vous  aurez  beau  dire,  c'était  faire 
du  gouvernement  le  privilège  des  classes  riches. 

La  Fée.  Du  gouvernement,  non  ;  de  Texécutif, 
ce  qui  est  loin  d'être  la  même  chose  dans  une 
vraie  démocratie.  A  Athènes,  le  souverain  était 
le  peuple,  puisqu'il  votait  l'impôt  et  faisait  les 
lois  ;  les  magistrats  chargés  de  les  exécuter 
n'étaient  pas  ses  maîtres,  mais  ses  commis. 

Jacques.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  pour 
servir  l'Etat  gratuitement,  il  faut  avoir  son  temps 
à  soi,  et  que  dès  lors  les  fonctions  publiques 
sont  réservées  aux  oisifs. 

La  Fée.   Ils   ne  seront  plus   oisifs  s'ils  rem- 


I 


i 


LE    QOUVERNEME.NT    GRATUIT  173 


plissent  ces  fonctions.  Il  faut  que  tout  le  monde 
travaille.  «  Chez  nous,  disait  Périclès,  il  n'est 
pas  honteux  d'être  pauvre,  mais  il  est  honteux 
de  ne  pas  chasser  la  pauvreté  par  le  travail.  » 
Les  Athéniens  avaient  fait  une  loi  contre  Toi- 
siveté.  Pendant  que  les  pauvres  travaillent  pour 
leurs  familles,  il  est  bon  que  les  riches  travail- 
lent pour  la  patrie. 

Jacques.  Et  s'ils  sont  incapables? 

La  Fée.  On  en  prend  d'autres. 

Jacques.  Et  s'ils  me  volent? 

La  Fée.  Tu  les  condamnes  :  si  tu  crois  que 
les  pauvres  te  voleront  moins,  pourquoi  disais- 
tu  tout  h  l'heure  que  les  domesli(jues  sans  gaj^es 
faisaient  danser  l'anse  du  panier  ? 

Jacques.  Mais  avec  ce  système-là,  je  me  prive- 
rais des  services  d'un  pauvre  qui  pourrait  être 
très  capable  de  me  servir. 

La  Fcc.  Si  ces  capacités  ne  lui  ont  pas  sutFi 
pour  s'assurer  une  vieillesse  indépendante,  il  ne 
conduira  pas  mieux  tes  alTaires  qu'il  n'a  su  diri- 
ger les  siennes. 

Jacques.  Mais  il  laul  tles  années  pour  conqué- 
rir cette  indépendance  ;  vous  voulez  donc  exclure 
les  jeunes  gens  du  pouvoir? 


17  4  RÊVERIES  d'l'N    PAÏEN  MYSTIQUE 

La  Fée.  Je  t'ai  déjà  dit  que  le  pouvoir  c'était 
l'assemblée  du  peuple  ;  les  jeunes  gens  ont  droit 
d'y  prendre  place  dès  qu'ils  ont  servi  la  patrie. 
Quant  aux  fonctions  executives,  elles  deman- 
dent de  Texpérience  et  il  n'y  a  pas  de  mal  à  les 
confier  aux  vieillards  ;  de  cette  manière  tout  le 
monde  est  occupé,  riches  et  pauvres,  jeunes  et 
vieux. 

Jacques.  Mais  comment,  à  Athènes,  les  ci- 
toyens pauvres  pouvaient-ils  passer  leur  temps 
à  l'assemblée,  puisqu'ils  étaient  obligés  de  tra- 
vailler pour  gagner  leur  vie? 

La  Fée.  On  les  indemnisait  de  leur  journée 
avec  trois  oboles.  Tu  n'as  jamais  vu  d'obole? 
Gela  n'est  pas  bien  gros  :  je  t'en  montrerai,  j'en 
ai  dans  ma  collection  de  médailles. 

Jacques.  Ah  !  marraine,  je  vous  prends  en 
flagrant  délit  de  contradiction  :  vous  m'avez  dit 
qu'à  Athènes  les  fonctions  étaient  gratuites; 
je  me  rappelais  bien  avoir  lu  le  contraire  dans 
V Histoire  d'Alcibiade  d'Henry  Houssaye,  pour- 
tant je  n'ai  rien  dit  ;  mais  maintenant  voilà  que 
vous  me  parlez  d'une  indemnité  de  trois  oboles. 

La  Fée,  Henry  Houssaye  a  confondu  les  fonc- 
tions executives  avec  les  fonctions  législatives 


LE    GOUVERNEMENT    CRATllT  175 

et  judiciaires.  Ce  qui  Texcuse,  c'est  que  les 
auteurs  anciens  n'ont  pas  expliqué  nettement  la 
distinction,  et,  en  effet,  ils  n'avaient  pas  besoin 
!o  le  faire,  puisque  pour  eux  le  vrai,  le  seul 
ouvernement,  c'était  le  peuple  assemblé,  soit 
^iour  faire  les  lois,  soit  pour  rendre  des  juge- 
ments. C'est  dans  ces  deux  circonstances  que 
chaque  citoyen  avait  droit  à  une  indemnité  de 
1 1  ois  oboles,  mais  les  fonctions  executives  étaient 
^ratuites.  Je  n'ai  jamais  vu  dans  aucun  auteur 
iiicien  une  allusion  au  traitement  d'un  ministre 
ou  d'un  général.  S'il  y  a  quelf[ue  passage  qui 
m'ait  échappé,  indique-le-moi,  j'accuoillorni  la 
rectification. 

Jacques.  Bah  1  les  anciens  étaient  les  anciens 
et  nous  sommes  les  gens  d'h  présent.  Tout  cela 
est  bien  loin  de  nous. 

La  Fée.  Ilélas  !  je  ne  le  sais  que  trop;  par- 
lons donc  d'une  histoire  moins  vieille.  Celle-ci 
n*est  que  d'hier.  Ton  père  et  le  père  de  ton  père 
étaient  écrasés  sous  la  triple  tyrannie  du  roi,  de 
la  noblesse  et  du  clergé.  J'ai  voulu  l'on  alfran- 
chir  :  à  ([ui  a  profité  ma  victoire?  Uniquement 
h  l'exécutif;  au  lieu  d'une  noblesse  héréditaire, 
lu  as  une  aristocratie  de  fonctionnaires  nommés 


I 


176  RP:vERiEs  d'un  païen  mystique 

par  le  pouvoir.  Tu  n'es  pas  plus  libre  et  tu  payes 
encore  plus  cher. 

Jacques.  Mais  j'ai  une  chambre  élective  qui 
contrôle  les  actes  du  gouvernement. 

La  Fée.  Ici  tu  as  raison  de  donner  à  l'exécutif 
le  nom  de  gouvernement,  car  le  véritable  maître, 
c'est  celui  qui  tient  la  clef  de  la  caisse.  Grâce 
à  cette  précieuse  clef,  celui  qui  distribue  les  fa- 
veurs étend  l'inextricable  réseau  de  sa  hiérarchie 
sur  toutes  les  classes,  depuis  les  ministres,  les 
préfets  et  les  sous-préfets  jusqu'aux  gardes 
champêtres,  aux  balayeurs  et  aux  cantonniers. 

Jacques.  Vous  oubliez  toujours  que  mes  dépu- 
tés sont  là  qui  veillent. 

La  Fée.  Quel  bien  ont-ils  fait,  quel  mal  ont- 
ils  empêché?  J'en  connais,  et  toi  aussi,  qui  n'ont 
pas  résisté  à  l'offre  d'une  ambassade;  leurs  vingt- 
cinq  francs  par  jour  ne  leur  suffisaient  pas  :  qu'au- 
raient fait  de  pis  des  conseillers  gratuits? 

Jacques.  On  ne  peut  cependant  pas  changer 
les  mœurs  d'une  époque  et  adopter  d'emblée  la 
constitution  des  Athéniens. 

La  Fée.  Non,  je  ne  t'en  demande  pas  tant.  Je 
me  bornerais  à  réduire  à  six  mille  francs  le  maxi- 
mum du  traitement  des  fonctionnaires.  J'ai  lu  un  , 


f 


I 


I 


jl  LE    GOUVERNEMENT    GRATUIT  177 

;i  " 

'\    jour  dans  V Officiel  un   décret  dans  ce  sens-là  ; 

[\    quand  le  mettras-tu  à  exécution  ? 

Jacques.  Oh  !  je  sais  ce  que  vous  voulez  dire  ; 
ne  me  parlez  pas  de  ces  gens-là,  ils  m'ont  fait 
trop  peur. 

La  Fée,  Soit,  n'en  parlons  plus,  un  ne  discute 
pas  avec  la  peur.  Cependant  il  est  sage  de  pro- 
fiter d'un  bon  avis,  même  quand  il  vient  de 
quelqu'un  cju'on  n'aime  pas.  Quand  j'ai  lu  ce 
décret,  je  me  suis  dit  :  bon,  voilà  le  vrai  moyen 
de  mettre  tous  les  partis  d'accord,  et  en!e(Tet  cela 
n'a  pas  manqué  ;  il  s'est  élevé  une  tempête  de 
malédictions.  Comme  tous  les  gens  respectables 
demandent  des  places  pour  eux,  leurs  fils  ou 
leurs  gendres,  il  n'est  pas  étonnant  qu'un  décret 
(|ui  brisait  dans  l'cLuf  tant  d'espérances  ait 
déchaîné  la  meute  des  aspirants  sous-préfets. 
Aussi  a-t-on  vu  pour  la  première  fois  un  accortl 
touchant  s'établir  entre  les  conservateurs  et 
l'opposition,  c'est-à-dire  entre  ceux  (|ui  ont  les 
places  et  ceux  (jui  voudraient  les  avoir. 

Jacfiues.  Ainsi,  marraine,  vous  n'avez  pas 
d'autre  solution  à  me  proposer  que  votre  décret 
sur  le  maximum  di's  traitements  ? 

/.'/  /'Ve.  Non,  mais  cola   suffit  ;  c'est   le  seul 


17S  RKVERIES   d'un   PAÏEN   MYSTIQUE 

moyen  de  ne  plus  être  le  très  humble  serviteur 
de  TExécutif  et  de  son  innombrable  armée  de 
fonctionnaires  émargeant  au  budget. 

Jacques.  Gomment,  pour  vous  toute  la  ques- 
tion sociale  est  là  ? 

La  Fée.  A  peu  près  :  et  tant  que  tu  n'auras 
pas  suivi  mon  conseil,  il  est  inutile  que  tu  m'ap- 
pelles à  ton  aide  ;  *  mes  secours  ne  te  serviraient 
pas  plus  qu'ils  ne  t'ont  servi  jusqu'à  présent. 


I 


ALLIANCE 


DE    LA    RELIGION    ET    DE    L\    riIILOSOPIlIE 


L'Objection 


Mon  cher  enfant, 

Vous  me  demandez  la  permission  de  faire  cé- 
lébrer votre  mariapje  avec  ma  lille  dans  un  tem- 
ple protestant.  Si  cela  dépendait  de  moi,  je  n'ai 
pas  besoin  de  vous  dire  que  cette  permission 
vous  serait  accordée.  Je  suis  libre  penseur,  et 
j'aurais  préféré  un  mariafje  purement  civil  ;  mais, 
si  ma  fille  veut  se  faire  protestante,  cette  con- 

I. version  ne  sera  (ju'un  retour  à  la  roli«^ion  de  ses 
ancêtres.  Mon  trisaïeul  est  mort  dans  la  perse - 
cut'on  fjui  suivit  la  révocation  do  l'édit  de  Xan- 


180  RÊVERIES  d'un  PAÏEN  ilYSTIQUE 

tes,  et  ses  enfants  ont  été  convertis  au  catholi- 
cisme par  autorité  du  roi. 

Mais  vous  savez  que  ma  femme  était  une 
fervente  catholique.  J^'ai  toujours  respecté  ses 
croyances,  et  c^est  pour  me  conformer  à  ses  der- 
nières volontés  que  j'ai  fait  élever  mes  deux  fil- 
les dans  un  couvent.  Depuis  que  Taînée  est  ma- 
riée, elle  va  rarement  à  confesse,  par  égard  pour 
son  mari  :  je  suis  sûr  qu'il  en  sera  de  même  de 
sa  sœur.  Mais  vous  me  paraissez  attribuer  à 
cette  question  plus  d'importance  qu'elle  n'en  a. 
Il  faut  aux  femmes  des  superstitions,  comme  il 
faut  des  joujoux  aux  enfants.  Elles  craignent 
par-dessus  tout  de  n'être  pas  comme  les  autres, 
et  elles  savent  que  leurs  amies  ne  les  croiraient 
pas  bien  mariées  si  le  prêtre  ne  s'en  mêlait  pas. 
Je  me  suis  conformé  à  l'usage,  parce  qu'on  ne 
m'acceptait  qu'à  cette  condition,  et  je  n'en  ai  pas 
moins  été  fort  heureux  en  ménage.  Je  crois  bien 
que  vous  serez  obligé  aussi  d'en  passer  parla. 

Au  reste,  je  vous  répète  que  cela  ne  dépend 
pas  de  moi.  C'est  à  ma  fdle  qu'il  faut  vous  adres- 
ser ;  mais  je  doute  fort  du  succès.  Pour  conver- 
tir quelqu'un  à  une  religion,  il  faut  commencer 
par  y  croire  soi-même,  et  vous  êtes  libre  penseur 


ï 


ALLIANCE  181 

comme  moi.  Vos  convictions  sont  même  plus 
raisonnées  que  les  miennes.  Comment  pourriez- 
vous  prendre  au  sérieux  le  rôle  d'apôtre  ?  Vous 
vous  exposez  à  voir  repousser  votre  première  de- 
mande, ce  qui  est  un  fâcheux  précédent.  Croyez- 
moi,  il  est  bien  plus  simple  de  faire  comme  tout 
le  monde  :  on  achète  un  billet  de  confession,  on 
entend  une  messe,  et  quand  on  a  payé  les  frais 
de  la  cérémonie,  on  nV  pense  plus. 


II 

La    Réponse. 

Vous  vous  étonnez,  mon  vieil  ami,  de  l'im- 
portanco  f[ue  j'attache  au  mariaji^e  religieux. 
Pour  vous,  comme  pour  la  plupart  des  libres 
penseurs,  c'est  une  simple  formalité,  une  con- 
cession qu'on  est  oblijifé  de  faire  ;\  l'esprit  rou- 
tinier des  femmes,  et  qui  n'engage  pas  l'avenir. 
Je  pense  tout  autrement,  et  je  vais  essayer  de 
vous  donner  mes  raisons. 

Une  des  causes  de  la  faiblesse  du  lien  moral 


182  REVERIES  d'un  païen  MYSTIQUE 

en  France  est  que,  dans  presque  toutes  les  fa- 
milles, la  femme  est  catholique  et  le  mari  libre 
penseur_,  ou  plutôt  indifférent.  Je  sais  bien  qu'il 
y  a  malgré  cela  des  mariages  heureux,  et  vous 
me  citez  le  vôtre.  Convenez  cependant  que  l'in- 
timité de  la  famille  ne  peut  être  complète  quand 
on  ne  parle  pas  la  même  langue,  quand  on  n'a 
pas  la  même  manière  de  comprendre  le  devoir, 
de  distinguer  le  bien  du  mal.  On  en  vient  bien- 
tôt, pour  éviter  les  discussions  irritantes,  à  s'abs- 
tenir de  parler  des  pratiques  religieuses,  que  la 
femme  juge  obligatoires,  et  que  le  mari  trouve 
inutiles  ou  mauvaises.  La  religion  est  un  lien 
entre  les  consciences  ;  ce  lien  n'existe  plus  chez 
nous,  et  voilà  pourquoi  notre  société  est  si  ma- 
lade. 

L'opposition  entre  les  hommes  et  les  femmes 
devient  de  plus  en  plus  profonde,  parce  que  le 
catholicisme  prend  de  plus  en  plus  le  caractère 
d'un  parti  politique.  Connaissez-vous  beaucoup 
de  femmes  républicaines  ?  Quand  on  appartient, 
comme  moi,  à  la  nuance  la  plus  avancée  du  parti 
radical,  on  est  exposé  à  se  trouver  en  face  de 
la  prison  ou  de  l'exil.  Quel  appui  et  quel  encou- 
ragement un  homme   peut-il  trouver    chez    une 


ALLIANC  E  1 83 

femme  qui  ne  partage  pas  ses  croyances  ?  Au 
nom  de  la  liberté,  un  libre  penseur  respecte  la 
religion  de  sa  femme  ;  mais  les  femmes  ne  se 
croient  pas  tenues  de  nous  rendre  la  pareille, 
car  elles  n'admettent  pas  qu'une  conviction  po- 
litique soit  l'équivalent  d'une  religion.  Elles  ne 
renoncent  jamais  à  l'espoir  de  nous  convertir, 
fût-ce  au  dernier  moment.  Vous  recevez  la  lettre 
f{ui  vous  annonce  la  mort  d'un  ami,  et  vous  êtes 
surpris  d'y  trouver  la  formule  :  «  Muni  des  sacre- 
ments de  l'église.  »  Vous  dites  :  «  Sans  doute, 
il  n'avait  plus  sa  tête  à  lui,  autrement  il  n'au- 
rait pas  renié  les  opinions  de  toute  sa  vie.  >  Eh 
bien,  non,  ce  n'est  pas  cela  ;  le  malheureux  avait 
toute  sa  raison  ;  mais  il  a  vu  près  de  son  lit  de 
mort  une  femme  en  pleurs  qui  lui  disait  :  «  Je 
ne  te  reverrai  donc  plus,  ni  dans  ce  monde  ni 
dans  l'autre  !  »  Il  n'a  pu  lui  refuser  une  dernière 
concession  ;  il  a  biissé  entrer  le  prêtre,  et  on  a 
fait  de  lui  ce  (ju'on  a  voulu. 

Vous  me  citerez  telle  femme  qui  va  rarement 
à  confesse  par  égard  pour  son  mari.  Ce  rarement^ 
\h  est  encore  trop  pour  moi.  11  ne  ino  plairait 
pas  (|ue  ma  femme  se  mît  j\  genoux  devant  un 
homme  pour  lui  avouer  ses  fautes  et  lui  deman- 


184  RKVKRIES    d'T'N  PAÏEN   MYSTIOrE 

der  pardon  :  je  trouve  cela  immoral.  I/homme 
qui  dirige  la  conscience  d'une  femme  est  son 
véritable  époux  :  le  mari  n'a  que  le  corps,  c'est 
le  prêtre  qui  a  Tâme. 

Les  difficultés  sont  encore  plus  graves  s^'il  y 
a  un  enfant.  Le  père  et  la  mère,  responsables  au 
même  titre  de  son  éducation  morale,  ne  s'en- 
tendent pas  sur  le  principe  de  cette  éducation. 
Ils  ont  beau  éviter  de  parler  des  questions  qui 
les  divisent,  l'enfant  voit  bien  que  sa  mère  va 
à  la  messe  et  à  confesse,  et  que  son  père  n'y  va 
pas.  L'un  des  deux  a  tort,  évidemment,  mais 
lequel  ?  L'enfant  hésite,  sa  conscience  est  trou- 
blée, il  perd  le  sentiment  du  respect.  S'il  inter- 
roge son  père,  celui-ci  n'ose  pas  répondre,  de  peur 
de  contredire  l'enseignement  du  catéchisme  ;  car 
presque  toujours  Tenfant  est  abandonné  à  la 
femme,  qui  le  livre  au  prêtre.  Ce  qui  lui  est  dit 
dans  le  silence  du  confessionnal,  le  père  n'en 
sait  rien.  Eh  bien,  je  trouve  cela  monstrueux  : 
c'est  la  dissolution  de  la  famille,  qui  est  la  base 
de  toute  société.  Je  ne  conteste  pas  le  droit  de 
la  femme  sur  l'éducation  de  l'enfant,  mais  à  la 
condition  qu'elle  exerce  ce  droit  elle-même,  et 
ne  le  délègue  pas  à  un  étranger.  Celui  qui  dirige 


ALLIANCE  1 85 

la  conscience  de  Tenfant  est  son  véritable  père. 
Le  mari  ne  sert  qu'à  subvenir  aux  dépenses  ; 
c'est  le  seul  droit  qui  ne  lui  soit  pas  contesté. 
Vous  voyez  le  mal  aussi  bien  que  moi,  mais 
vous  le  croyez  incurable.  Vous  dites  :  Il  faut 
des  superstitions  aux  femmes,  comme  il  faut 
des  joujoux  aux  enfants.  On  a  dit  aussi:  Il  faut 
une  religion  pour  le  peuple.  Pourquoi  ne  pas 
avouer  que  la  religion  répond  à  une  aspiration 
de  l'âme  ou,  si  vous  aimez  mieux,  à  une  bosse 
du  cerveau?  Quand  même  la  religiosité  serait 
particulière  aux  femmes,  il  faudrait  bien  en  tenir 
compte,  car  elles  sont  la  moitié  du  genre  hu- 
main, et  c'est  cette  moitié-là  (|ui  mène  l'autre. 
On  dit  que  les  Chinois  sont  arrivés  à  se  passer 
de  religion  ;  si  cet  exemple  avait  de  quoi  nous 
tenter,  ce  n*est  pas  les  pieds  des  femmes  fju*il 
faudrait  enfermer  dans  des  boîtes,  c'est  leur 
cerveau  (|u'il  faudrait  pétrir  pour  les  besoins  du 
positivisme.  Autrement  elles  convertiront  leurs 
maris  plutôt  (jue  d'accepter  une  philosophie  fjui 
ne  leur  ollVe  que  des  négations.  Vnc  mère  veille 
;ui  chevet  de  son  enfant  malade  ;  \c  médecin  n'a 
plus  d'espoir,  mais  l;i  mèn»  espère  toujours.  Lui 
prouN  iM'oz-vous  (pu»    Ics   lois  de    la   physiologie 


180  RKVERIES   d'un   PAÏEN   MYSTIQUE 

sont  inflexibles,  et  qu'il  nj  a  personne  là-haut 
pour  faire  un  miracle  en  sa  faveur  ?  Si  son  enfant 
meurt,  et  si  elle  espère  le  revoir  au  ciel,  lui 
direz-vous  d'écarter  cette  hypothèse,  que  la 
science  ne  peut  pas  vérifier  ?  Non,  vous  lui  lais- 
serez cette  espérance  qui  la  console,  peut-être 
même  tâcherez-vous  de  la  partager. 

Au  lieu  de  se  retrancher  obstinément  dans 
des  camps  ennemis,  les  hommes  et  les  femmes 
auraient  un  intérêt  égal  à  vivre  en  paix  sur  un 
terrain  commun.  En  réalité,  ce  n'est  pas  la  reli- 
gion qui  nous  gêne,  c'est  le  clergé.  La  plupart 
des  croyances  et  même  des  superstitions,  sans 
nous  paraître  plus  raisonnables,  deviendraient 
inoffensives,  s'il  n'y  avait  pas  de  prêtres  pour 
les  exploiter.  Que  nos  femmes  admettent  autant 
de  personnes  qu'elles  voudront  dans  la  Trinité, 
qu'elles  se  couvrent  de  scapulaires  et  de  médail- 
les miraculeuses,  qu'elles  boivent  de  l'eau  de 
Lourdes  quand  elles  sont  malades,  pourvu  qu'el- 
les n'aillent  pas  à  confesse.  Il  me  semble  qu'elles 
peuvent  bien  nous  accorder  cela.  Des  gens  plus 
religieux  que  nous,  les  Anglais,  les  Américains, 
les  Hollandais,  les  Suédois,  vivent  et  meurent 
sans  confession,  et  ils  nous  valent  bien.  Vous  avez 


ALLIANCE  187 

''^tort  de  mettre  toutes  les  religions  dans  le  même 
sac.  Le  protestantisme  n'est  pas  une  théocratie  ; 
un  pasteur  protestant  ne  confesse  pas  les  fem- 
mes des  autres.  Il  prêche  les  vertus  de  famille, 
et  il  tâche  de  les  pratiquer. 

Vous  me  dites  que,  pour  convertir  quelqu'un 
à  une  religion,  il  faut  commencer  par  y  croire. 
Vous  ne  voyez  dans  la  religion  qu'un  ensemble 
de  dogmes  plus  ou  moins  inacceptables  pour  la 
raison  d\m  philosophe.  J'y  vois  quoique  chose 
I  de  bien  plus  important  que  cela  :  une  règle  idéale 
pour  la  conduite  de  la  vie.  Ceux  qui  ont  accepté 
cette  règle  forment  un  groupe  social,  une  assem- 
blée, —  c'est  le  sens  du  mol  Eglise,  —  et  se 
sentent  reliés  les  uns  aux  autres  dans  une  aspi- 
ration commune  ;  c'est  le  sens  du  mot  religion. 
Vous  me  direz  peut-être  que  la  conduite  de  la 
vie  regarde  la  morale,  et  (juo  la  morale  est  la 
même  pour  tous  les  hommes,  à  quehjue  religion 

i  qu'ils  appartiennent,  et  même  en  dehors  de  toute 
religion  :  c'est  uiit^  erreur.  Examinez  par  exem- 
I  pie  les  principes  moraux  des  deux  grands  sys- 
tèmes de  pliilosophie  sociale  qui  se  sont  pro- 
duits dans  notre  siècle,  celui  de  Saint-Simon 
«t    celui   de    Fourier.    I^e   saint-simonisme   prê- 


188  RKVERir!:s  d'un  païen  mystique 

che  la  réhabilitation  de  la  chair,  et  fonde  une 
hiérarchie  de  castes  sur  la  dilTérence  des  capa- 
cités :  tout  pour  rintelligence,  rien  pour  la  vertu. 
Le  fouriérisme  proclame  les  attractions  propor- 
tionnelles aux  destinées  ;  toutes  les  passions  lui 
semblent  légitimes  :  il  suffît  de  les  distribuer 
en  groupes  pour  produire  Tharmonie.  Ni  d'un 
côté  ni  de  Tautre  il  n'y  a  place  pour  l'énergie 
virile  de  la  lutte  contre  soi-même,  pour  riiéroï- 
que  effort  de  la  volonté.  Le  christianisme,  au 
contraire,  héritier  de  la  morale  grecque,  établit 
la  suprématie  de  Tâme  sur  les  attractions  du 
dehors.  Pour  lui,  la  vie  est  un  combat  sans 
trêve,  et  le  prix  de  la  victoire,  c'est  la  paix  di- 
vine de  la  vertu.  Quiconque  admet  cette  grande 
morale  de  la  lutte  intérieure,  poussée  jusqu'au 
sacrifice  de  soi-même,  a  le  droit  de  se  dire  chré- 
tien. 

Les  sectes  chrétiennes  sont  nombreuses,  et 
pourraient  Têtre  plus  encore  sans  inconvénient. 
Leurs  différences  ne  portent  pas  sur  Tidéal  mo- 
ral, qui  est  seul  du  domaine  de  la  foi,  mais  sur 
des  questions  de  dogme  ou  d'histoire  que  cha- 
cun peut  résoudre  comme  il  l'entend.  Dans  l'exé- 
gèse   comme   dans  toute  autre  science,  les  opi- 


ALLIANCE  189 

nions  les  plus  diverses  peuvent  se  produire.  Je 
ne  me  fais,  pour  ma  part,  aucun  scrupule  de 
chercher  les  sources  de  la  tradition  chrétienne 
dans  le  polythéisme  hellénique,  dont  le  christia- 
nisme est  le  complément  naturel  et  la  légitime 
conclusion.  Entre  les  lois  éternelles  dont  Taccord 
produit  l'ordre  de  l'univers,  et  que  l'antiquité 
appelle  les  Dieux,  l'homme  a  sa  loi  propre,  qui 
est  la  morale.  I.e  devoir  est  sa  religion  ;  car,  en 
faisant  ce  qu'il  doit,  l'homme  se  relie  à  l'ensem- 
hle  des  choses.  Ce  qui  doit  être  étant  la  règle 
de  ce  qui  est,  les  chrétiens  ont  eu  raison  de 
dire,  après  les  philosophes,  que  la  loi  de  justice 
(|ui  règne  au  delà  du  monde  visihle,  le  Dieu  in- 
térieur que  chacun  porte  en  soi,  est  le  seul  Dieu 
([uv  l'homme  doive  adorer.  Sul)ordonner  toutes 
ses  actions  à  cette  loi,  (|ui  se  révèle  dans  la 
conscience,  c'est  ce  (ju'oii  appelle  aimer  Dieu 
par-dessus  toute  chose. 

Le  culte  de  la  justice  implicpu'  la  lutte  inces- 
sante contre  soi-même,  le  sacrifice  de  toutes  nos 
pjissions  égoïstes  au  honheur  d'autrui.  Par  cette 
ahnégation  sans  réserve,  l'homme  s'unit  à  Dieu, 
c'est-à-dire  au  hien  absolu.  Le  type  de  cette 
vertu    supréini'   s'appelle   1  Homme-Dieu.   C'est 


190  Rlh'ERIES    d'un   TAÏEN   MYSTIQUE 

le  modèle  que  se  proposent  ceux  qui  prennent 
le  nom  de  chrétiens  ;  c'est  en  s^élevant  par  un 
effort  continu  vers  cette  perfection  idéale  qu'ils 
entrent  dans  la  communion  des  saints,  et  se  re- 
posent après  la  lutte  dans  la  béatitude  intérieure 
qu'on  nomme  le  ciel. 

En  passant  en  revue  les  dogmes  fondamen- 
taux du  christianisme  et  en  les  traduisant  sous 
une  forme  abstraite,  il  me  serait  facile  de  mon- 
trer qu^'ils  sont  parfaitement  acceptables  pour 
un  libre  penseur.  Qu'importe  que  la  pensée  soit 
1  enveloppée  de  symboles  mythologiques  ?  La  my- 
thologie est  la  langue  des  religions,  et  les  sym- 
boles sont  toujours  transparents  pour  qui  veut 
les  comprendre.  Ils  sont  Tincarnation  vivante 
de  la  conscience  humaine,  et  il  n^'est  pas  de 
poète  ou  d'artiste  qui  puisse  en  créer  de  plus 
beaux.  Qu'on  cherche  par  exemple  une  expres- 
sion visible  et  plastique  du  dogme  républicain 
de  la  fraternité  ;  où  pourrait-on  trouver  une 
légende  plus  saisissante  que  celle  du  Juste  mou- 
rant volontairement  pour  le  salut  des  hommes  ? 
Ce  drame  sublime  de  la  Passion  restera  le  type 
de  toutes  les  condamnations  injustes  et  de  tou- 
tes les  douleurs  volontairement  acceptées.  De- 


ALLIANCE  lui 

vant  toutes  les  proscriptions  politiques  ou  reli- 
gieuses, devant  les  autodafés,  les  échafauds  et 
les  fusillades,  on  se  rappellera  toujours  lesdétails 
profondément  humains  de  l'agonie  divine.  Quand 
toutes  les  haines  et  toutes  les  lâchetés  s'achar- 
nent sur  une  insurrection  vaincue,  on  pense  à 
la  trahison  de  Judas  et  au  reniement  de  saint 
Pierre,  aux  insultes  des  soldats  et  des  juges, 
aux  soufflets,  aux  crachats,  à  l'éponge  de  fiel  ; 
et  quand  on  voit  les  victimes  de  nos  réactions 
sanglantes  porter  les  chaînes  des  forçats,  on  se 
souvient  que  le  Dieu  du  sacrifice  fut  crucifié 
entre  deux  voleurs. 

Je  vous  assure,  mon  ami,  que  je  serais  moins 
embarrassé  (jue  vous  paraissez  le  croire  pour 
prendre  au  sérieux  le  rôle  d'apôtre  ;  seulement 
je  ne  puis  être  chrétien  qu  à  la  condition  d'être 
protestant,  car  je  tiens  absolument  à  garder 
mon  droit  illimité  de  libre  examen  et  d'inter- 
prétation. Vous  supposez  peut-être  qu'à  un  ma- 
riage protestant  je  préférerais,  au  fond,  un 
mariage  purement  civil  ;  détrompez- vous.  Je 
ne  crois  pas  comme  vous  cpiil  soit  inutile  de 
•  lonner  une  consécration  religieuse  à  chacun  des 

rands  actes  de  la  \io.  Le  mariage  est  un  onc^a- 


192  RÊVERIES  d'un   PAÏEN  MYSTIQUE 


gement  réciproque  contracté  devant  la  société 
politique  à  la  mairie,  en  présence  du  maire, 
représentant  de  la  commune,  et  devant  la  société 
religieuse  au  temple,  en  présence  du  pasteur, 
représentant  de  l'Église.  Si  j'ai  des  enfants,  ils 
entreront  dans  la  société  politique  par  la  décla- 
ration à  la  mairie,  dans  la  société  religieuse  par 
le  baptême  au  temple  protestant.  L'acte  de  nais- 
sance, inscrit  sur  les  registres  de  la  commune, 
constatera  leurs  droits  de  citoyens  ;  Tacte  de 
baptême,  signé  par  le  pasteur,  empêchera  qu'ils 
ne  soient  comptés  officiellement  au  nombre  de 
mes  ennemis  politiques. 

Le  baptême  est  le  premier  acte  de  l'initiation 
chrétienne.  Si  l'enfant  a  reçu  avec  le  sang  quel- 
que instinct  mauvais,  héritage  de  ses  parents 
ou  de  ses  ancêtres,  que  cette  tache  originelle 
soit  lavée.  Une  éducation  religieuse  et  morale 
triomphera  de  l'atavisme  :  c'est  ce  qu'exprime 
symboliquement  l'eau  lustrale  versée  sur  la  tête 
de  l'enfant.  Quand  il  aura  l'âge  de  raison,  il  for- 
mera lui-même  ses  convictions  religieuses  selon 
le  caractère  et  le  degré  de  son  intelligence,  car 
\  \  la  religion  ne  relève  que  de  la  conscience  indi- 
viduelle.   Il    appartient  au  père    et  à    la    mère 


ALLIANCE  lOlj 

d'éclairer  ce  choix  ;  mais  ils  doivent  respecter 
dans  leurs  enfants  le  droit  de  libre  examen  qu'ils 
réclament  pour  eux-mêmes,  et  proposer  leurs 
croyances  sans  jamais  les  imposer. 

Vous  doutez,  mon  vieil  ami,  du  succès  de  ma 
tentative  :  eh  bien,  montrez  ma  lettre  à  votre 
fille.  J'ai  plus  de  confiance  que  vous  dans  la 
rectitude  de  son  jugement,  et  je  crois  pouvoir 
compter  sur  son  adhésion. 


u 


SACRA  PRIVATA 


La  pauvre  femme  était  couchée  sur  son  lit, 
maigre  et  pâle,  les  yeux  entourés  d'un  creux 
noir.  Le  médecin  n'avait  donné  aucune  espé- 
rance et  ne  devait  pas  revenir.  Elle  voulut  re- 
voir son  enfant  une  dernière  fois,  mais  elle  ne 
pouvait  plus  lui  parler.  Puis  la  vieille  grand'- 
mère  emmena  Tenfant  pour  lui  épargner  le 
spectacle  de  l'agonie,  et  le  père  resta  seul  près 
du  lit  pour  fermer  les  yeux  de  la  morte. 

La  maladie  avait  été  si  longue,  que  Tenfant 
s'était  habitué  à  voir  souffrir  sa  mère  ;  mais, 
devant  les  sanglots,  qu'on  étouffait  avec  peine, 
il  eut  peur,  sans  savoir  de  quoi.  «  Tu  pleures, 
grand'mère,  dit-il  ;  est-ce  que  mère  est  plus 
malade  aujourd'hui  ? 

—  Non,  mon  pauvre  petit,  cela  va  mieux, 
et  bientôt  elle   ne   souffrira  plus  du  tout.  Elle 


SACHA    l'RIVATA  i  U5 


va   jxirtir  pour  un  pays  où  j>ersonne   n'est  ma- 
Jade,  et  où  elle  se  guérira  tout  à  fait. 

—  Est-ce  que  nous  piirtirons  avec  elle,  grand *- 
mère  ? 

—  Non,  pas  encore  ;  mais  plus  tard  nous  irons 
tous  la  rejoindre,  et  pour  moi  j'espère  que  ce 
sera  bientôt. 

—  Je  veux  partir  tout  de  suite,  dit  l'enfant. 

—  Et  ton  pauvre  pî-re,  mon  petit,  tu  veux 
donc  le  laisser  seul  ?  Tiens,  le  voilà  qui  descend, 
va  l'embrasser.  » 

l/enfant  s'aperçut  bien  que  son  pt*re  aussi 
avait  des  larmes  dans  les  yeux.  «  Pounjuoi  pleu- 
res-tu, père,  puiscjue  nous  irons  tous  la  revoir 
dans  un  beau  pays  où  l'on  n'est  jamais  malade, 
jamais,  jamais  ?  » 

Les  sourcils  de  l'honime  se  contractèrent  mal- 
gré lui. 

€  Ne  te  f«Ache  pas,  Pierre,  dit  la  vieille  femme. 
Je  n'ai  piis  eu  la  force  de  voir  pleurer  cet  en- 
fant, mais  c'est  à  toi  seul  de  «îiriger  sa  cons- 
cience. Héfléchis  à  ce  que  tu  dois  n^pondre  ^ 
ton  lils  quand  il  t'interrogera  et,  quelle  que  soit 


19G  Rl-AERIES   d'un  PAÏEN  MYSTIQUE 

ta  réponse,  sois  tranquille,  je  n'y  opposerai  pas 
ce  que  tu  appelles  mes  superstitions. 

—  L'éducation  de  Tenfant  appartient  à  la 
mère,  répondit-il  ;  maintenant  que  vous  rem- 
placez la  sienne,  dites-lui  ce  que  vous  voudrez. 
Quant  à  moi,  je  ne  saurais  lui  enseigner  ce  que 
je  ne  crois  pas  moi-même  ;  on  ne  doit  tromper 
personne,  pas  même  un  enfant. 

—  Pierre,  il  ne  faut  pas  qu'il  puisse  opposer 
ma  croyance  à  la  tienne  ;  cela  troublerait  sa 
conscience  à  peine  éveillée.  » 

Elle  se  tourna  vers  Tenfant  :  «  Va  jouer  dans 
le  jardin,  mon  petit,  lui  dit-elle  ;  tu  reviendras 
tout  à  l'heure,  nous  avons  à  parler  sérieuse- 
ment, ton  père  et  moi.  » 

Elle  conduisit  l'enfant  jusqu'à  la  porte,  qu'elle 
referma. 

«  Maintenant,  Pierre,  dit-elle,  parle,  et  pas 
de  ménagements  avec  moi  ;  je  suis  forte,  et  je 
tâcherai  de  te  répondre.  Nous  finirons  peut-être 
par  tomber  d'accord  sur  ce  qu'il  convient  de  lui 
dire  quand  il  nous  parlera  de  sa  mère,  qu'il  ne 
verra  plus. 


SACRA    PRIVAT  A  lî)7 


—  A  quoi  bon,  mère  ?  Gardez  vos  espéronces, 
si  elles  adoucissent  vos  regrets.  Quant  à  mcji, 
vous  le  savez,  je  ne  crois  qu'aux  lois  inflexibles 
de  la  nature,  et  malheureusement  la  mort  est 
une  de  ces  lois.  Ne  me  forcez  pas  à  souffler  sur 
vos  rûves  ;  il  a  pu  m 'arriver  quelquefois  d'op- 
poser les  graves  arguments  de  la  raison  à  cette 
consolante  mythologie,  mais  ce  n'est  pas  en 
présence  de  la  mort  qu'on  discute  la  douce  chi- 
mère de  rimmortalité. 

—  Et  de  (|uoi  parlerions-nous,  Pierre,  si  ce 
n'est  de  notre  douleur  commune  ?  Xi  toi  ni  moi 
ne  pouvons  penser  à  autre  chose  qu'à  celle  qui 
vient  de  nous  quitter.  Si,  comme  je  le  crois  sin- 
cèrement, elle  est  là  qui  nous  écoute,  elle  voit 
combien  nous  l'aimions  l'un  et  l'autre,  et  peut- 
être,  par  des  voies  inconnues,  nrinspirera-t-olle 
Il  force  de  te  persuadtM'. 

—  Ah  !  pauvre  bonne  mère,  si  nos  morts 
pouvaient  nous  répondri*,  il  y  a  longtemps 
(ju'ils  auraient  dissipé  nos  angoisses,  car  ce  n'est 
pas  pour  nous  (|u<'  nous  essayons  de  croire  à 
une  autre  vie.  Sans  notre  ardent  désir  de  les 
revoir,  cpii  voudrait  rv^commoncer  au  delà  du 
tombeau?  (Vest  bien  assez  d'une  fois.  Pour  moi, 


108  RKVERIES   d'iN   PAÏEN  MYSTIQUE 


je  suis  las,  j'ai  soif  du  sommeil  éternel,  et  sans 
me  croire  plus  mauvais  qu'un  autre,  je  sais 
bien  c[uc  je  ne  vaux  pas  la  peine  d'être  con- 
servé . 

—  Et  ton  enfant,  Pierre  ? 

—  Vous  resterez  près  de  lui,  et  s'il  pleure  son 
père  et  sa  mère,  vous  lui  persuaderez  qu'il  les 
retrouvera. 

—  Je  suis  bien  vieille,  et  quand  je  serai  par- 
tie à  mon  tour,  qui  sera  là  pour  lui  dire  :  «  Cha- 
que fois  que  tu  fais  quelque  chose  de  mal,  il  y 
a  quelqu'un  qui  te  voit  et  qui  pleure  ;  quel(|u'un 
que  tu  aimais  bien,  et  qui  t'aimait  bien.  »  Dis, 
moi,  Pierre,  n'est-ce  pas  la  pensée  des  morts 
qui  nous  conduit,  qui  nous  préserve,  qui  nous 
éclaire  ?  Sans  leur  souvenir  et  leurs  exemples, 
qui  donc  nous  soutiendrait  dans  les  luttes  de  la 
vie  ?  Il  y  a  bien  des  précipices  et  des  fondrières, 
le  long  de  ce  rude  sentier  de  l'ascension.  Mais 
nous  évoquons  nos  morts,  et  ils  nous  tendent 
la  main.  Tu  sais,  Pierre,  que  personne  n'est  sûr 
d'être  toujours  au-dessus  de  toutes  les  épreu- 
ves ;  s'il  te  vient  un  jour  la  tentation  de  faire 
une  chose  que  tu  regretterais  plus  tard  d'avoir 
faite,  tu  le   diras  :  «  Que   me  conseillerait-elle, 


SACRA    riilVATA  19U 


si  elle  était  ici  près  de  moi  ?»  Et  en  effet,  alors, 
elle  y  sera. 

—  Ilélas  !  c'est  de  la  poésie,  cela,  bonne 
mère.  Les  morts  n'existent  plus  (jue  dans  notre 
mémoire,  et  nous   avons   raison  de   les  pleurer. 

—  Est-ce  que  tu  sais  ce  que  c'est  que  Texis- 
tence  ?  On  ne  le  dirait  pas,  car  tu  parais  la  con- 
fondre avec  la  vie,  cette  chose  mobile,  fuj^itive 
et  changeante  que,  dans  la  lauji^ue  de  tes  philo- 
sophes, on  appelle,  je  crois,  le  Devenir.  Qu'y 
a-t-il  de  commun  entre  l'enfant  que  tu  étais  au- 
trefois, l'homme  que  tu  es  aujourd'hui  et  le 
vieillard  (|ue  tu  seras  demain  ?  Les  éléments  de 
Ion  corps  se  renouvellent,  les  traits  de  ton  vi- 
sag<'  chan«^ent  avec  les  années  ;  tes  sentiments 
et  tes  idées,  tes  craintes  et  tes  espérances  ne 
sont  plus  les  mêmes,  et  sans  la  mémoire,  si  tu 
revoyais  ton  passé,  tu  ne  te  reconnaîtrais  pas. 
Mais  quand  la  vie  s'est  envolée,  la  mort  nous 
fait  entrer  dans  l'existence  immobile  ;  elle  la 
compose  de  toutes  nos  actions,  bonnes  ou  mau- 
vaises. Ce  que  nous  avons  été  dans  la  vie, 
nous  le  serons  à  jamais  dans  le  souvenir  des 
N  ivants. 

—  Mon  lils  est    si  jrum*.  (juil  oublifra    bien 


200  Rl-A'ERIES  dVn   païen   MYSTIQIE 

vite.  Je  ne  me  souviens  plus  de  mon  aïeul,  qui 
est  mort  quand  j'avais  cet  age-là.  Le  pauvre  pe- 
tit n'a  pas  eu  le  temps  de  connaître  sa  mère  ; 
il  n'aura  pas  cette  protection  bienfaisante  du 
souvenir. 

—  Celle  qui  aurait  veillé  sur  lui  si  elle  avait 
vécu  se  servira  de  nous  pour  le  guider  dans  la 
vie.  N'est-ce  pas  à  elle  que  tu  penseras  chaque 
fois  que  tu  donneras  un  conseil  à  cet  enfant  ? 
Quant  à  moi...  Voyons, Pierre,  laisse-moi  le  ber- 
cer avec  ce  que  tu  appelles  mes  contes  de  vieille 
femme.  Ce  que  je  lui  dirai,  elle  le  lui  aurait  dit, 
j'en  suis  sûre,  si  tu  étais  parti  le  premier.  Les 
femmes  savent  parler  aux  enfants  la  seule  lan- 
gue qu'ils  puissent  comprendre.  Plus  tard,  tu 
lui  expliqueras  la  loi  austère  du  devoir,  et  il  re- 
cevra tes  leçons  sans  rejeter  les  miennes.  Les 
premières  fleurs  qui  ont  germé  sur  le  sol  vierge 
de  la  conscience  laissent  un  parfum  qui  ne 
s'évapore  jamais.  Tu  sais  que  tous  les  hommes, 
même  les  meilleurs,  peuvent  être  arrêtés  par 
le  doute  dans  les  carrefours  de  la  vie.  La  nuit 
est  si  noire  qu'on  cherche  au  ciel  une  étoile. 
Ton  fils  traversera  comme  les  autres  ces  heures 
mauvaises  où  tout  nous  abandonne.  Ne  veux-tu 


SACRA    PRIVATA  201 


pas  qu'il  puisse  dire  :  «  0  ma  bonne  mère,  viens 
à  mon  secours  ?  » 

—  A  quoi  bon  ces  prières  à  qui  ne  peut  plus 
nous  entendre  ? 

—  En  es-tu  bien  sûr  ?  Au  delà  des  horizons 
de  la  science,  il  n'est  pas  plus  sage  de  nier  que 
d'affirmer.  On  doute,  quelquefois  on  espère,  puis 
la  foi  entre  dans  l'ame  sans  qu'on  sache  pour- 
quoi ni  comment  ;  Tcsprit  souffle  où  il  veut.  Je 
ne  te  parlerai  que  pour  l'enfant,  et  je  n'espère 
pas  changer  tes  idées.  Si  ce  miracle  arrive,  ce 
sera  l'œuvre  de  celle  rjui  va  devenir  notre  ange 
gardien.  Es-tu  bien  sur  qu'elle  ne  peut  pas  faire 
éclore  dans  ton  cerveau  des  idées  qui  n'y  auraient 
pas  germé  sans  elle  ?  La  mort  ne  brise  pas  les 
liens  formés  pendant  la  vie,  et  ce  n'est  pas  tou- 
jours en  vain  que  l'amour  prodigue  les  serments 
d'éternité. 

—  Avez-vous  toujours  eu  ces  croyances,  bonne 
mère  ? 

—  Non,  Pierre;  c'est  la  douleur  cjui  me  les  a 
révélées  ;  hier  encore,  je  t'aurais  dit  :  la  plus 
grande  dcndeur  que  j'aie  connue  dans  ma  vie  ; 
aujourd'hui,  je  ne  peux  plus  dire  cela.  Ma  mère 
allait  mourir;  je  la   sujipliai  de  ne  pas  me  quit- 


202  RKVERIES  d'un   PAÏEN  MYSTIQUE 

ter.  Elle  qui  avait  toujours  cédé  à  mes  prières, 
comment  aurait-elle  résisté  à  la  plus  ardente  de 
toutes?  Ma  fille  naquit,  et  je  compris  que  j^étais 
exaucée.  A  mesure  qu'elle  grandissait,  elle  res- 
semblait de  plus  en  plus  à  ma  mère  :  je  voyais 
bien  que  c'était  elle  qui  était  revenue.  Dans  quel- 
que temps,  quand  ton  iils  n'aura  plus  besoin  des 
soins  d'une  femme,  elle  m'appellera  près  d'elle 
comme  je  l'ai  appelée  près  de  moi. 

—  Je  ne  partage  pas  vos  illusions,  mais  je 
vous  les  envie  ;  les  rêves  de  la  poésie  valent 
mieux  que  la  réalité. 

—  La  science  a  aussi  ses  rêves  ;  elle  rejette 
au  réveil  ceux  qu'elle  reconnaît  pour  des  erreurs; 
les  autres  la  guident   dans  sa  marche  progres- 
sive, et  elle  les  nomme  des  intuitions.  Rappelle- 
toi  ce  que  nous  disait   dernièrement  le  docteur 
sur  ces  étranges  ressemblances  constatées  dans 
les  familles  où  l'on  conserve  des  portraits  d'an- 
cêtres. C'est  ce  qu'il  appelait  l'Atavisme,  et  cela 
lui  semblait  très  mystérieux.  Gela  devient  bien 
simple  si  on  regarde  les  familles  comme  des  uni- 
tés vivantes,  analogues  à  ces  madrépores  que  tu 
as  vus  dans  les  mers  du  Sud.  Les  corps  sont  une 
création  des  âmes  ;  celles  qui   veulent    rentrer 


SACRA    PRIVATA  203 


dans  la  naissance  reprennent   la   forme  de   leur 
première  incarnation. 

—  Je  ne  puis  vous  suivre  jusque-là.  Vous 
prenez  vos  regrets  et  vos  espérances  pour  des 
révélations,  comme  tous  ceux  qui  ont  imaginé 
une  vie  future,  mais  les  fantômes  chéris  s'éva- 
nouissent quand  on  veut  les  embrasser.  Un  in- 
faillible instinct  a  toujours  comparé  la  mort  à 
un  sommeil  sans  rêves. Xi  crainte  ni  désirs:  cela 
vaut  mieux  que  les  tristes  agitations  de  la  vie; 
laissons  les  morts  dormir  en  paix. 

—  C'est  vrai, la  mort  est  le  sommeil  du  désir, 
et  l'art  antique  a  ou  raison  de  la  représenter  ainsi 
sur  les  sarcophages  :  Eros  endormi  ou  éteignant 
son  flambeau.  C'est  que  le  désir  est  égoïste  et 
rapporte  tout  à  lui-même,  mais  eux,  nos  pro- 
tecteurs et  nos  amis,  ils  ne  vivent  plus  qu'en  nous 
et  pour  nous.  Oui,  tu  as  raison,  qu'ils  dorment 
en  paix, mais  près  de  ceux  qu'ils  ont  aimés,  répan- 
dant sur  nous  leurs  influences  bénies,  et  toujours 
pleins  de  pardon,  car  ils  ont  souffert  comme  nous. 

—  Kt  que  deviennent,  selon  vous,  les  famil- 
l(^s  qui  s'éteignent  et  les  morts  qu'on  oublie  ? 

—  Ceux  que  nous  oublions  nous  oublient  à 
Inir  l(Mir:  c'est  le  llouve  Léthé.  Il  v  a  sur  l'au- 


^04  H!  vi:i;ii:s  d'un  i»aïi:.n  MVSTinrE 

tre  rive  des  routes  ouvertes  vers  des  destinées 
inconnues  ;  mais,  tant  que  nous  pensons  à  eux, 
comment  pourraient-ils  briser  la  chaîne  de  nos 
prières  et  de  leurs  bienfaits  ? 

—  Et  ceux  qui  ont  fait  le  mal  ? 

—  Ils  nous  demandent  de  le  réparer.  S'il  y  a 
dans  les  familles  une  vie  collective,  il  faut  bien 
que  les  plus  forts  soutiennent  les  plus  faibles, 
relèvent  ceux  qui  tombent  et  les  aident  à  porter 
un  fardeau  trop  lourd.  J'ai  connu  une  jeune  fille 
riche  et  belle  qui,  pour  expier  un  crime  qu'elle 
savait  avoir  été  commis  par  son  père,  s'est 
condamnée  à  une  vie  d'austérités  ascétiques  et 
d'activé  charité.  Tu  peux  blâmer,  comme  une 
erreur,  cette  expiation  volontaire  d'une  faute  qui 
n'est  pas  la  sienne  ;  moi,  j'admire  cette  âme  pure 
abritant  une  âme  souillée  dans  un  pan  de  sa  robe 
blanche.  Ceux  qui  prient  pour  leurs  morts  sont 
plus  malheureux  que  nous  qui  pouvons  prier  les 
nôtres.  La  sainte  qui  veille  sur  nous  maintenant 
n'a  pas  une  action  de  sa  vie  à  se  reprocher. 
Qu'elle  soit  notre  phare  et  notre  étoile,  qu'elle 
nous  épure  et  nous  attire  vers  les  hauteurs, 
qu'elle  plane,  avec  ses  ailes  d'ange,  sur  le  ber- 
ceau de  son  enfant. 


SACRA    PRIVATA  205 


—  Oui,  c'est  vous  qui  avez  raison,  bonne  mère  ; 
le  culte  des  morts  est  la  religion  de  la  famille, 
et  cette  religion-là  n*a  pas  besoin  de  prêtres. 
Que  l'enfant  vous  écoute,  je  ne  contredirai  pas 
vos  paroles  ;  elles  peuvent  être  pour  lui  une 
source  de  consolations  maintenant  et  plus  tard. 
Je  voudrais  pouvoir  m'y  associer,  mais,  pour 
enseigner  une  religion,  il  faut  y  croire  ;  je  ne 
sais  si  cela  viendra  :  cela  n'est  pas  encore  venu. 
Tâchez  de  donner  à  mon  fils  votre  foi  et  votre 
espérance  et  il  sera  plus  heureux  que  moi. 

—  Merci,  Pierre,  je  vois  que  j'ai  gagné  ma 
cause  :  tu  peux  rappeler  l'enfant.  » 

Il  ouvrit  la  porte,  et  l'enfant  accourut  en  de- 
mandant sa  mère.  Il  lui  dit  :  «  Elle  dort  tou- 
jours ;  ne  fais  pas  de  bruit.  Elle  avait  bien  besoin 
de  repos.  Je  veillerai  près  d'elle.  Demain,  nous 
la  porterons,  sans  la  réveiller,  dans  un  jardin 
plein  d'ombre,  où  elle  sera  bien  trantjuille,  sous 
(les  arbres  toujours  verts.  » 


PANTHÉON 


Le  temple  idéal  où  vont  mes  prières 
Renferme  tous  les  Dieux  que  le  monde  a  connus. 
Evoqués  à  la  fois  de  tous  les  sanctuaires, 

Anciens  et  nouveaux,  tous  ils  sont  venus  ; 


Les  Dieux  qu'enfanta  la  Nuit  primitive 
Avant  le  premier  jour  de  la  création, 
Ceux  qu'adore,  en  ses  jours  de  vieillesse  tardive, 

La  terre,  attendant  sa  rédemption  ; 


Ceux  qui,  s'entourant  d'ombre  et  de  silence, 
Contemplent,  à  travers  l'éternité  sans  fin, 
Le  monde,  qui  toujours  finit  et  recommence 

Dans  l'illusion  du  rêve  divin  ; 


PA>T1IÉ0.N  507 

Et  lea  Dieux  de  l'ordre  et  de  l'harmonie, 
Qui,  dans  les  profondeurs  du  multiple  univers. 
Font  ruisseler  les  Ilots  bouillonnants  de  la  vie, 

Va  des  sphères  d'or  rèjjdent  les  concerts  ; 

l*]t  les  Dieux  guerriers,  les  \"erlus  vivantes 
Qui  marchent  dans  leur  force  et  leur  mâle  boiiuté, 
Guidant  les  peuples  fiers  et  les  races  puissantes 

V'ers  les  saints  combats  de  la  liberté  ; 


Tous  sont  là  :  pour  eux  Tenceiis  fume  encore, 
La  voix  des  hymnes  monte  ainsi  qu'aux  jours  de  foi  ; 
A  i'entour  de  l'autel,  un  peuple  immense  adore 

Le  dernier  mystère  et  la  grande  loi. 


Car  c'e-t  là  qu'un  Dieu  s*o(Tro  en  sacrifice  : 
Il  faut  le  bec  sanglant  du  vautour  éternel 
<hi  l'infâme  gibet  de  l'éternel  supplice, 

Pour  faire  monter  l'âme  humaine  au  ciel. 


Tous  les  grands  héros,  les  saints  en  prière, 
Veulent  avoir  leur  part  des  divines  douleurs  ; 
Le  bAchcr  sur  l'd'^la,  la  croix  sur  le  Calvaire, 

i'U  \c  ciel,  ;iu  prix  du  sang  et  des  pleurs. 


"iOH  RÊVERIES   d'l'N   PAÏEN    MYSTIQUE 

Mais  au  fond  du  temple  est  une  chapelle 
Discrète  et  recueillie,  où,  des  deux  entr'ouverts, 
La  colombe  divine  ombrag^e  de  son  aile 

Un  lis  pur,  éclos  sous  les  palmiers  verts. 


Fleur  du  Paradis,  \'ierge  immaculée, 
Puisque  ton  chaste  sein  conçut  le  dernier  Dieu, 
Règne  auprès  de  ton  fils,  rayonnante,  étoilée. 

Les  pieds  sur  la  lune,  au  fond  du  ciel  bleu. 


LETTRE    D'UX    MANDAHIX 
Au  directeur  de  la  Critique  philosophique. 

Monsieur, 

L'Europe  est  très  fière  de  sa  civilisation.  Les 
peuples  de  TExtrôme-Orient,  frappés  des  avan- 
tages matériels  que  vous  donnent  les  applica- 
tions de  vos  sciences,  envoient,  depuis  cpioUjucs 
années,  leurs  enfants  étudier  dans  les  écoles  de 
l'Occident.  Ces  jeunes  gens  ont  pu  comparer 
votre  état  moral  à  celui  de  leurs  compatriotes, 
et  permettez-moi  de  vous  dire  (jue  cette  com- 
paraison n'est  pas  toujours  à  votre  avantage. 
Voulez-vous  permettre  à  un  étudiant  bouddhiste 
(le  ré[)ondre  quelques  mots  à  un  article  publié 
dans  votre  dernier  numéro  sur  les  bienfaits  de 
la  vivisection? 

L'auteur  tle  cet  article  parle  avec  un  suprt'me 

14 


410  RI^:VERTES  d'un   PAÏEN   MYSTIQUE 

dédain  de  la  Ligue  anti-vivisectionniste,  dont 
les  adhérents  ne  sont,  suivant  lui,  que  «  des  na- 
tures toutes  de  sentiment  et  de  passion,  chez 
lesquelles  le  raisonnement  n'a  point  de  part  au 
conseil.  »  M.  le  docteur  P.  se  trompe  :  la  Ligue 
anti-vivisectionniste,  dont  je  m'honore  de  faire 
partie,  ne  repose  pas,  comme  il  le  croit,  sur  une 
nervosité  maladive,  mais  sur  un  principe  de  rai- 
son, ou  ce  qui  vaut  mieux  encore,  sur  un  prin- 
cipe de  conscience.  Lors  même  que  les  expérien- 
ces de  AL  Pasteur  seraient  utiles,  ce  qui  est 
contesté,  cela  ne  prouverait  pas  qu'elles  soient 
justes. 

Où  donc  ai-je  lu  cette  phrase  :  «  Il  est  avan- 
tageux qu'un  seul  homme  périsse  pour  la  na- 
tion ?  »  Je  crois  que  c'est  dans  l'Evangile,  qui 
condamne  évidemment  la  politique  utilitaire,  car 
il  met  ce  mot  dans  la  bouche  de  Gaïphe,  un  des 
meurtriers  de  votre  Dieu.  Il  est  vrai  que  le  texte 
parle  d'un  homme,  et  non  d'un  autre  mammi- 
fère ;  mais  la  morale  n'est-elle  impérative  qu'en- 
tre des  êtres  de  même  espèce?  Si,  comme  l'es- 
père M.  Renan,  le  Darwinisme  produisait,  par 
sélection,  une  race  d'animaux  supérieure  à  l'es- 
pèce humaine,  cette  race  aurait-elle  le  droit  de 


LETTRK    d'i  N    MANhARlN  211 

wuus  soumettre,  dans  son  intérêt,  à  des  expé- 
riences de  vivisection  ?  Je  suis  étonné  de  trou- 
ver dans  la  Critif/ue  philos(>j)hi(iue  le  point  de 
vue  de  la  justice  absolue  subordonné  à  celui 
d'une  utilité  supérieure;  cela  conduit  aux  ar^ju- 
nients  tirés  de  la  raison  d'Etat. 

La  veuve  de  Claude  Bernard,  pour  réparer  les 
crimes  de  la  physiolo^^ie  expérimentale,  a  ouvert 
un  asile  de  chiens.  Au  jugement  dernier,  cette 
ollVande  expiatoire  d'une  humble  conscience  de 
femme  pèsera  plus,  dans  rinfaillible  balance, 
([ue  toutes  les  découvertes  de  son  mari. 

11  n'y  a  pas  de  conquête  scienti(i(jue  cjui  vaille 
le  sacrifice  d'un  sentiment  moral. Or  le  premier 
de  tous,  celui  (jui  nous  révèle  la  loi  de  Justice, 
c'est   le  sentiment  de  la  pitié.  On  voit  un  être 
(jui   soulTre,  on  se  dit  :  «  Gomme  je  soulFrirais 
si  j'étais    à   sa    place!    »   et  on  soulîre  avec  lui, 
omme  l'indique  l'étymologie  même  du  mot  sym- 
pathie,  ajv.r.aOiCv,  compatir;   ce    sentiment    est 
plus  vil  à  l'égard  des  êtres  qui  se   rapprochent 
de  nous  par  leur  organisme  :  on  s'apitoie  sur  un 
vertébré  plus  cpu' sur  un  insecte,  parce  (jue  l'in- 
secte nous  paraît  moins  susceptible  de  douleur. 
La  compassion  est  fondée  sur  l'analogie  dessys- 


iI2  RI'IVERIES    n'iN   PAÏEN   MYSTIQUE 

tèmes  nerveux,  et  non  sur  la  hiérarchie  intel- 
lectuelle, et  personne  n'admet  que,  pour  épargner 
une  soulfrance  à  un  homme  d'esprit,  on  puisse 
Timposer  à  un  imbécile.  S'il  s'agit  d'une  hiérar- 
chie morale, c'est  bien  autre  chose  encore  :  pré- 
tendra-t-on  qu'aux  veux  de  l'éternelle  Justice, 
Néron  est  plus  élevé  dans  l'échelle  des  êtres  que 
mon  bon  chien  qui  me  défend  et  donnerait  sa 
vie  pour  moi  ?  Dans  le  ciel  bleu  de  l'Idéal,  la 
bonté  est  bien  au-dessus  de  l'intelligence.  Le 
Diable  est  très  intelligent  :  voudriez-vous  lui 
ressembler? 

En  infligeant  aux  animaux  des  tortures  im- 
méritées, vos  savants,  qui  ne  croient  pas  à  la 
métempsycose,  n'ont  pas  l'excuse  de  dire  qu'el- 
les sont  l'expiation  de  fautes  commises  dans  une 
existence  antérieure.  Toute  souffrance  injuste 
est  un  crime  de  Dieu:  par  la  vivisection,  l'homme 
s'associe  à  ce  crime.  Ce  n'est  pas  le  péché  qui 
accuse  la  Providence,  puisqu'il  est  notre  œu- 
vre; ce  n'est  même  pas  la  douleur  de  l'homme, 
qui  n'est  qu'une  épreuve  pour  son  courage,  comme 
l'ont  si  bien  dit  les  Stoïciens  :  c'est  la  douleur 
des  êtres  inconscients  et  impeccables,  des  ani- 
maux et  des  enfants.  Avant  qu'il  y  eût  des  hom- 


I 


LETTRE    d'i'N    MANDARIN  213 


mes  sur  la  terre,  la  vie  s'entretenait  comme  au- 
jourd'hui par  une  série  de  meurtres.  Il  y  avait 
des  dents  aiguës  et  des  grilles  acérées  qui  s'en- 
fonçaient dans  les  chairs  saignantes.  Qui  osera 
dire  que  cela  est  un  bien?  Si  le  Créateur  n'a  pas 
voulu  ou  pas  pu  épargner  à  ses  créatures,  je  ne 
dis  pas  la  mort,  mais  la  douleur,  son  œuvre  est 
mauvaise,  et  il  aurait  mieux  fait  de  rester  dans 
son  repos.  Voilà  pourcjuoi  nous  refusons  de 
l'adorer  ;  les  images  qu'on  voit  dans  nos  pago- 
des ne  sont  pas  de  celles  du  Dieu  qui  a  fabri- 
(jué,  avec  une  férocité  ingénieuse,  les  grilles  ré- 
tractiles  du  tigre,  les  crochets  venimeux  de  la 
vipère  et  les  Ames  sans  pitié  des  savants  vivisec- 
teurs,  ce  sont  les  images  d'un  homme  f[ui  n'a 
jamais  fait  souffrir  volontairement  aucune  des 
créatures  vivantes,  et  f|ui  les  embrassait  toutes, 
sans  distinction,  daii^  son  inépuisable  et  univer- 
selle charité. 

Cette  charité  bouddliicjuc,  (|ui  s  l'Il-iuI  aux  ani- 
maux, vous  paraît  tris  ridicule,  car  vous  n'ad- 
mettez pas  fjue  l'homme  ait  des  devoirs  envers 
SCS  frères  inférieurs.  Ptîut-étrc  la  conscience 
n'est-elle  pas  la  même  en  Orient  et  en  Occident, 
Hien  des  choses  me   h»  font  craindre.  Vous  êtes 


214  RÊVERIES  d'un  PAÏEN  MYSTIQUE 

implacables  pour  les  vaincus  dans  les  luttes 
civiles,  mais  vous  êtes  pleins  de  tendresse  pour 
les  criminels  de  droit  commun  ;  la  peine  de  mort 
vous  répuo^ne,  excepté  en  matière  politique,  et 
alors  radoucissement  des  mœurs  vous  suggère 
des  euphémismes  :  les  assassinats  de  prisonniers 
ne  sont  plus  que  des  exécutions  sommaires,  et 
le  progrès  des  sciences  vous  permet  de  rempla- 
cer la  guillotine  par  une  mitrailleuse.  Votre  jury 
trouve  toujours  des  circonstances  atténuantes 
pour  les  parricides.  Vous  avez  des  trésors  d'in- 
dulgence pour  les  parents  qui  torturent  leurs 
enfants  :  ils  en  sont  quittes  pour  quelques  mois 
de  prison.  11  ne  se  passe  guère  de  semaine  sans 
que  les  journaux  racontent  quelque  horrible 
histoire  d'enfants  martyrs  et  ils  ne  manquent 
pas  d'ajouter  que  la  police  a  eu  toutes  les  peines 
du  monde  à  empêcher  le  peuple  de  lyncher  ces 
scélérats,  coupables  du  plus  lâche  de  tous  les 
crimes.  On  ne  prendrait  pas  tant  de  précautions 
pour  protéger  un  insurgé  contre  les  fureurs 
bourgeoises,  les  coups  d'ombrelle  des  belles 
dames,  les  coups  de  canne  des  jolis  messieurs. 
11  est  vrai  que  si  l'insurrection  réussit,  les 
rebelles  deviennent  des  héros  de  Juillet,  et  vous 


LKTTRE    iJl'N    MAM>AIU.N  l^lo 

gravez  leurs  noms  sur  une  colonne  de  bronze. 
^  Car  vos  jugements  se  modifient  dans  un  sens 
ou  dans  Tautre,  quand  vos  intérêts  sont  enjeu  : 
vous  vous  indignez  contre  Orsini,  mais  vous 
glorifiez  Charlotte  Corday,  et  un  de  vos  poètes 
rappelle  TAnge  de  l'assassinat. 

Toutes  ces  choses,  et  bien  d'autres  encore, 
me  font  croire  que  les  occidentaux,  plus  civili- 
sés fjue  nous  sous  le  rapport  matériel,  n'ont  pas 
des  idées  très  nettes  sur  la  morale.  Et  pourtant 
si  on  n'avait  pas  cette  pauvre  petite  lumière 
tremblotante  de  l'impératif  catégorique,  il  ne 
resterait  plus  qu'à  dire  avec  Cakja-Mouni  et 
M.  de  Hartmann  :  «  Que  le  monde  finisse,  puis- 
([ue  rien  ne  peut  le  corriger  î  » 

LoL'-Y 
Mandarin  h  boulon  de  cristal . 


LE    JOUR    DES    MORTS 


Il  y  a  dix-huit  cents  ans,  les  chrétiens  pas- 
saient pour  des   impies,  parce  qu^ils  refusaient 
de  sacrifier  aux  Dieux  de  Tempire.  Il  en  sera 
toujours  ainsi  pour  ceux  qui  ne  reconnaîtront 
pas  la  religion  offîcielle.  Aujourd'hui,  le  peuple 
de  Paris  passe  pour  irréligieux.  Les  prêtres  lui 
déplaisent  parce  qu^il  les  a  toujours  vus  du  côté 
de  ses  ennemis  politiques.  Il  n^aime  pas  la  mo- 
narchie, et  il  ne  voit  pas  pourquoi  on  en  laisse- 
rait une  dans  le  ciel.  Il  dit  volontiers  avec  Blan- 
qui  :  «  Ni  Dieu,  ni   maître.  »   Eh  bien,  malgré 
cela,  le  peuple  de  Paris  est  le  plus  religieux  de 
tous  les  peuples.  Sa  religion  c'est  le   culte  des 
morts.  C'est  à  Paris  que  s'est  établi  l'usage  de 
se  découvrir  devant  un   cercueil.  Tous  les  ans, 
au  commencement  de  ce  triste  et  brumeux  no- 
vembre, bien  choisi  pour  une  fête    funèbre,  la 
foule  envahit  les  cimetières,  spontanément,  sans 


LE    JOIR    DES    MORTS  217 

convocation,  sans  prêtres,  sans  solennités.  On  se 
disperse  dans  le  dédale  des  pierres  funéraires, 
et  chacun  cherche  ses  tombes  pour  y  déposer 
l'olTrande  de  pensées  et  de  chrysanthèmes,  les 
dernières  fleurs  de  l'automne. 

C'est  la  religion  des  familles.  Bien  souvent, 
l'intérêt  a  divisé  les  frères  ;  on  ne  se  parlait  plus  : 
chacun  est  venu  de  son  côté  apporter  sa  cou- 
ronne, et  dev;int  la  tombe  des  vieux  parents  on 
se  rencontre  et  on  se  tend  la  main.  C'est  la  reli- 
gion des  orphelins  ;  «  Viens  porter  un  petit  bou- 
(juet  à  ton  pauvre  père,  qui  t'aimait  tant,  pour 
lui  montrer  (|U(î  tu  ne  l'as  pas  oublié.  —  Mais 
où  est-il,  mère,  je  ne  le  vois  pas?  —  Tu  ne  peux 
pas  le  voir,  il  est  dispersé  dans  l'air  que  tu  res- 
piics,  mais  il  est  toujours  près  de  toi  (juand  tu 
penses  à  lui.  Si  tu  lais  quelque  chose  de  mal  et 
si  personne  ne  le  sait,  lui,  il  l'aNU.  Il  nr  le  gron- 
dera pas,  mais  lu  lui  as  fait  de  la  peine.  Si  tu 
es  sage,  il  est  content,  il  te  sourit  comme  autre- 
fois, te  rappelles-tu  ?  » 

—  Mais  ceux  (jui  n'<Mit  [)as  de  tombeaux  de 
famillt\  les  pauvres  (jui  ont  vu  enterrer  leurs 
niorls  daus  la  fosse  comnunu',  «»ù  iront-ils  por- 
ter leur  oilVantle?  —  C^est    pour  ceux-1^  qu'on 


218  RI^VERIES   d'un   païen   MYSTIQUE 

a  mis  au  milieu  du  cimetière  une  stèle  où  on  a 
écrit  :  Monument  du  Souvenir,  Sur  le  piédestal 
s'accumulent  les  humbles  couronnes  et  les  petits 
bouquets  d'immortelles  et  de  pensées.  —  Mais 
les  parias,  les  enfants  trouvés,  qu'ont-ils  à  faire 
de  cette  religion  des  familles  ?  Et  tous  ceux  que 
leurs  parents  ont  torturés  dans  leur  enfance, 
quel  souvenir  d'amour  et  de  respect  peuvent-ils 
porter  à  ceux  qui  les  faisaient  mourir  à  petit 
feu  et  que  vos  lois  ne  punissent  que  d'une  façon 
dérisoire  ? 

—  Eh  bien  !  non,  il  n'y  a  pas  de  parias,  la 
religion  des  morts  n'exclut  personne.  A  ceux 
que  leur  famille  a  repoussés,  il  reste  la  grande 
famille  humaine.  Cet  enfant  abandonné  par  sa 
mère,  d'autres  ont  eu  pitié  de  lui.  Quelqu'un  l'a 
trouvé  au  coin  d'une  rue  et  l'a  porté  à  l'hôpital 
où  on  lui  a  donné  une  nourrice  pour  l'allaiter, 
un  médecin  pour  le  soigner.  Il  se  souvient  sur- 
tout de  la  sœur  de  charité  qui  faisait  la  classe, 
soyez  sûr  qu'il  portera  une  fleur  pour  elle  au 
^Monument  du  Souvenir.  «  Elle  nous  apprenait 
à  lire  dans  le  catéchisme.  Il  y  avait  là  un  tas  de 
choses  que  je  ne  comprenais  guère,  ni  elle  non 
plus, probablement,  mais  sa  conclusion  était  tou- 


LE   JOUR    DES    MORTS  2  11) 

jours  qu'il  faut  être  charitable  pour  les  autres 
comiTKi  on  Ta  été  pour  nous.  J'ai  été  quelquefois 
bien  près  de  prendre  la  route  gauche  ;  mais  quand 
on  me  donne  de  mauvais  conseils,  je  pense  à 
cette  bonne  créature  :  que  me  dirait-elle  si  elle 
était  là?  Et  je  n'ai  pas  de  peine  à  deviner  sa 
réponse,  il  me  semble  que  je  Tentends.  Où  est- 
cUe  maintenant,  cette  pauvre  sœur  Marthe?  Je 
ne  sais  pas  s'il  existe,  ce  paradis  dont  elle  par- 
lait toujours,  mais  si  rjuelqu'un  a  mérité  d*y 
entrer,  c'est  bien  elle.  On  dit  qu'elle  aurait  dii 
se  marier,  avoir  une  famille  :  elle  a  mieux  aimé 
soitrner  les  enfants  trouvés.  S'il  n'v  en  avait 
pas  (|uel([ues-unes comme  cela  de  temps  en  temps, 
que  serions-nous  devenus  moi  (^t  les  autres  ? 
Adieu,  bonne  scrur  Marthe,  voici  une  petite  fleur 
pour  toi.  » 

Les  philosophes  et  les  lettrés  se  perdent  en 
conjectures  pour  deviner  comment  les  relij;ions 
commencent,  et  (juand  ils  pourraient  assister  à 
cette  genèse,  ils  ne  veulent  pas  ouvrir  les  yeux. 
Voyez  dans  Tacite  l'opinion  des  Romains  de  ce 
U'mps-là  sur  le  christianisme  naissant  :  C'est  un 
mélange  d'horiMMir  et  de  dédain.  X'est-ce  pas 
exactement  ce  qu'éprouvent  aujounriiui  les  clas- 


^20  RKVKUIES   d'un   PAÏEN   MYSTIQUE 

ses  dirigeantes  quand,  à  de  funèbres  anniversai- 
res, il  Y  a  des  couronnes  d^immortelles  rouges 
déposées  au  Père-Lachaise,  le  long  du  mur  des 
Fédérés?  Rappelez-vous  qu'il  y  a  quinze  ans, 
dans  la  Critique  philosop/ii(/ne,  j'avais  prédit 
ces  pèlerinages  ;  étais-je  prophète?  C'est  que  je 
savais  que  Paris  nWblie  pas  ses  morts  :  Gloria 
viclisf  La  religion  de  la  Cité,  c'est  le  souvenir 
de  ceux  qui  sont  morts  pour  elle,  Plebeise  Decio- 
riim  animœ  !  Culte  proscrit,  confiné  dans  les 
cimetières,  comme  celui  des  chrétiens  dans  les 
catacombes.  Quand  le  corps  de  Caius  Gracchus 
eut  été  jeté  dans  le  Tibre,  on  défendit  à  sa  veuve  ^ 
de  porter  le  deuil.  Ce  n'est  que  d'hier  qu'Etienne 
Marcel  et  Coligny  ont  leur  statue.  La  Justice 
peut  choisir  son  heure,  puisqu'elle  est  éternelle. 
Mais  je  vous  le  dis,  si  vous  voulez  savoir  com- 
ment une  religion  commence,  ce  n'est  pas  les 
philosophes  qu'il  faut  interroger.  Regardez  dans 
la  profondeur  des  couches  sociales,  vous  y  lirez 
les  deux  mots  qui  sont  gravés  sur  la  grosse  clo- 
che de  Notre-Dame  :  Defunclos  ploro. 

Les  religions,  même  quand  elles  semblent  nou- 
velles, ont  des  racines  dans  le  plus  lointain  passé. 
Les  aînés  de  notre  race,  les  Aryas,  offraient  des 


LE    JOIR    DLS    MORTS 


iil 


libations  aux  ancêtres  sur  les  plateaux  de  la 
haute  Asie.  Le  Rig  Véda  nous  a  conservé  un 
écho  des  hymnes  qui  se  chantaient  aux  funérail- 
les :  «  Pars,  va  par  ces  antiques  chemins  qu*ont 
suivis  nos  Pères  ;  tu  verras  les  Dieux  Yama  et 
Varouna  fjui  se  plaisent  aux  libations.  Rends-toi 
auprès  des  Pères,  demeure  avec  Yama  dans  ce 
ciel  suprême  que  tu  as  bien  mérité.  Ceux  qui 
ont  lutté  dans  les  combats,  ceux  qui  sont  morts 
en  héros,  ceux  qui  ont  olTert  mille  sacrifices, 
rends-toi  auprès  d'eux  tous  !  Ceux  cjui  ont  prati- 
(jué  le  bien,  aimé  le  bien,  fait  prospérer  le  bien, 
rends-toi  auprès  d'eux  tous  1  Les  poètes  inspirés 
aux  mille  chants,  les  gardiens  du  soleil,  ù  Yama, 
lesrishisaux  pieuses  austérités,  rends-toi  auprès 
d'eux  tous  !  » 

Le  silence  des  livres  juifs  sur  la  vii*  future  est 
aussi  triste  (ju*une  néj^ation  ;  cVst  une  boule 
noire  dans  l'urne  :  «  Tu  es  poussière  et  tu  retour- 
neras poussière.  *  N*avez-vous  rien  de  plus  ;"! 
nous  (lire  ?  Pas  un  mot,  pas  une  va«jue  pro- 
messe, pas  une  espérance?  Alors  nous  pèserons 
K's  sulTrages  au  lieu  de  les  compter,  et  la  voix 
(les  peuples  initiateurs  couvrira  celle  des  races 
infécondes.  Dans  la  lonj^ue  nuit  de  Ihistoire,  la 


22:2  RI-;VER1ES    d'iN   l'AÏilN   MYSTIQUE 

Grèce  rayonne  comme  un  phare,  c'est  elle  qu'il 
faut  interroger.  Eh  hien  I  on  peut  le  dire  à  l'é- 
ternel honneur  de  l'Hellénisme,  il  n'y  a  pas  de 
religion  qui  ait  proclamé  si  haut  ni  si  clairement 
la  perpétuité  de  la  personne  humaine,  croyance 
très  différente  des  doctrines  monothéistes  ou 
panthéistes  de  résurrection  des  corps  ou  de  trans- 
migration des  âmes.  Les  plus  anciennes  prières 
des  Grecs  contiennent  un  témoignage  formel  de 
l'immortalité  personnelle  et  de  la  punition  des 
crimes  dans  une  autre  vie  {Iliade,  III,  27G  ; 
XIX,  258).  Les  Grecs  tenaient  pour  vrai  ce  qui 
est  conforme  aux  lois  éternelles  du  beau  et  du 
juste  ;  trouvant  la  beauté  dans  Tunivers,  ils  y 
supposaient  la  justice.  Ils  croyaient  au  libre  ar- 
bitre et  à  rimmortalité  de  l'âme,  quoique  ces 
deux  affirmations  de  la  foi  religieuse  ne  puissent 
être  démontrées  ;  mais  Tune  est  la  condition, 
l'autre  la  sanction  de  la  morale,  et  la  réalité  ne 
peut  contredire  la  loi  :  cela  est,  puisque  cela 
doit  être  ;  il  ne  saurait  y  avoir  ni  erreur  ni  lacune 
dans  Tœuvre  magnifique  des  Dieux. 

Les  Héros  grecs  ne  s'endorment  pas  comme 
les  patriarches  bibliques  à  côté  de  leurs  pères  ; 
ils  conservent  au  delà  du  l)ùcher  une  vie  indé- 


LL    JUl  11    DLS     .MURIS  i223 


pendante.  Le  peuple  les  invofjue  comme  des 
Dieux  et  honore  leurs  tombeaux  comme  des  tem- 
ples. Les  ûmes  saintes  des  ancêtres,  des  hommes 
(le  la  race  d'or,  sont  devenues  les  bons  Démons, 
(|ui  parcourent  la  terre  dans  leur  vêtement  de 
brouillard,  observant  les  actions  justes  ou  cou- 
pableset  distribuant  les  bienfaits  (Hésiode,  Opern 
et  dies,  iH).  Peut-être  les  Dieux  supérieurs 
sont-ils  trop  «grands  pour  nous  entendre  ;  occu- 
pés de  l'ensemble  des  choses,  ils  ne  peuvent 
écouter  chaque  prière;  mais  les  Médiateurs  sont 
là  qui  comprennent  nos  misères,  parce  qu'ils  ont 
souffert  comme  nous.  Dans  ce  grand  concert  de 
[)lainlos,  ils  distingueront  des  voix  amies  et  sau- 
ront adoucir,  sans  les  violer,  les  grandes  lois  éter- 
nelles. Nous  invocjuons  avec  confiance  ceux  (jui 
nous  ont  protégés  pendant  leur  vie.  Ils  nous 
détournent  du  mal  vl  nous  inspirent  les  hautes 
j)ensées.  Les  prières  montent,  les  secours  des- 
cendent, et  sur  tous  les  degrés  du  rude  chemin 
(le  l'ascension,  il  y  a  des  Vertus  vivantes  (ju; 
MOUS  tendent  la  main. 

Lares  protecteurs  des  familles.  Héros  protec- 
teurs des  cités,  Dieux  Mânes,  esprits  des  ancé- 
Ires,  Ames   des  saints,  ^»  morts,  où   êlcs-vous  ? 


224  Ri^vERiEs  d'un  païen  mystique 

En  nous  laissant  l'héritage  de  vos  bienfaits  et 
de  vos  exemples,  qu'avez-vous  conservé  ?  Cette 
immortalité  à  laquelle  les  plus  sceptiques  d'en" 
J  tre  nous  voudraient  croire,  dont  les  plus  croyants 
;  voudraient  avoir  la  preuve,  est-elle  autre  part 
l  que  dans  le  souvenir  de  ceux  qui  vous  aimaient  ? 
Je  ne  dis  pas,  comme  M.  Renan,  que  je  suis  à 
peu  près  sûr  du  contraire,  je  dis  que  je  n'en 
sais  rien,  que  jamais  je  ne  le  saurai.  Mais  je  sais 
ce  qui  devrait  être,  ce  qu'il  serait  bon  de  croire, 
ce  que  je  voudrais  être  cru  par  les  autres.  Quand 
on  sort  des  cimetières  le  jour  des  morts,  on  en 
rapporte  une  sérénité  grave  :  tous  ces  gens-là 
ont  des  regrets  ;  pour  quelques-uns  peut-être 
ces  regrets  sont  déjà  une  espérance,  et  peut-être 
que  pour  une  génération  nouvelle,  plus  heureuse 
que  nous,  Tespérance  deviendra  la  foi. 


LA    DERNIÈRE    NUIT    DE   JULIEN 


JULIEN 

l*ar-dessus  tous  les  Dieux  du  ciel  et  de  la  terre 
J'adore  ton  pouvoir  immuable  indompté, 
Déesse  des  vieux  jours,  morne  Fatalité. 
Ce  pouvoir  implacable,  aveujj'le  et  solitaire 
Ecrase  mon  orgueil  et  ma  force,  et  je  vois 
Que  l'on  décline  en  vain  tes  inllexibles  lois. 

Les  peuples  adoraient  le  joug  qui  les  enchaîne, 
Rome  dormait  en  paix  sur  son  char  triomphal, 
Des  oracles  veillaient  sur  son  sommeil  royal. 
Maintenant,  du  Destin  la  force  souveraine 
Brise  le  sceptre  d'or  de  Rome  dans  mes  mains, 
Et  Sapor  va  venger  les  Francs  et  les  Germains. 

J'ai  relevé  l'autel  des  Dieux  de  la  Patrie, 

lU  j'aperçois  déjà  le  temps  qui  foule  aux  pieds 

Les  vieux  temples  déserts  de  mes  Dieux  oubliés. 

Au  culte  du  passé  j'ai  dévoué  ma  vie. 

Rientôt  sous  sa  ruine  il  va  m'cnserclir. 

Le  passé  meurt  en  moi,  victoire  à  l'avenir  ! 

15 


226  RÊVERIES  d'un  PAÏEN  MYSTIQUE 


LE    GÉNIE   DE    l'eMPIRE 

Ne  crains  pas  l'avenir,  toi  dont  les  mains  sont  pures, 
O  dernier  défenseur  d'un  culte  déserté, 
Qui  voulus  porter  seul  toutes  les  flétrissures 
Du  vieux  monde  romain,  et  couvrir  ses  souillures 
Du  manteau  de  ta  gloire  et  de  ta  pureté. 

En  vain  tes  ennemis  ont  voué  ta  mémoire 

A  l'exécration  des  siècles  à  venir  ; 

Le  glaive  est  dans  tes  mains:  l'incorruptible  histoire 

Dira  ce  qu'il  fallut  à  l'amant  de  la  gloire 

De  force  et  de  vertu  pour  ne  s'en  pas  servir. 

La  F'ortune  rendra  blessure  pour  blessure 
A  ces  peuples  nouveaux,  aujourd'hui  ses  élus, 
Quand  leurs  crimes  aussi  combleront  la  mesure. 
Mais  mille  ans  passeront  sans  laver  son  injure, 
Car  Némésis  est  lente  à  venger  les  vaincus. 

0  César,  tu  mourras  sous  une  arme  romaine. 
La  tardive  Justice  un  jour  elTacera 
Ce  surnom  d'apostat  que  te  donne  la  haine  ; 
Mais  le  monde  ébranlé  dans  sa  chute  t'entraîne. 
Et  ton  culte  proscrit  avec  toi  périra. 


LA    DERNIÈRE    NUIT    DE  JULIEN  227 

Et  moi,  je  te  suivrai,  car  je  suis  le  Génie 
De  Rome  et  de  l'Empire  ;  unissant  leurs  elTorts, 
Tes  ennemis,  les  miens,  las  de  mon  agonie, 
Veulent  voir  le  dernier  soleil  de  la  patrie. 
Cédons-leur,  le  Destin  le  veut,  nos  Dieux  sont  morts. 


TABLE 


Pages 
Préface  de  Rioux  de  Maillou  {avec  lettres  f/ie- 

ilitcs) l 

Le  Diable  au  café 37 

Socrate  devant  Minos 52 

Nirvana 62 

Initiation 63 

Le  Banquet  d'Alexandrie 61 

Icare 8i 

Thébaïde 85 

La  Léf^ende  de  saint  flilarion 86 

Erinnyes 101 

Le  Soir 105 

Leltrc  d'un  Mytholo{^ue  à  un  Naturaliste  avec 

note  inédite M)6 

Circé 123 

La  Sirène 121 

Le  Voile  d'Isis 125 

Résignation 137 


230  TABLE    DES    MATIÈRES 

Thérapeutique 138 

L'Orig-ine  des  insectes 139 

Le  Rishi lit 

L'Athlète 115 

Eschatologie 146 

Alastor 157 

Stoïcisme 158 

Commentaire  d'un  républicain  sur  l'Oraison 

dominicale 159 

Le  Gouvernement  gratuit 167 

Alliance  de  la  Relig-ion  et  de  la  Philosophie.  179 

Sacra  Privata 194 

Panthéon 206 

Lettre  d'un  Mandarin  au  directeur  de  la  Cri- 
tique Philosophique 209 

Le  Jour  des  Morts 216 

La  dernière  nuit  de  Julien 225 


l,  —  Portrait  de  Louis  Ménard.  (Reproduction  du 

tableau  de  René  Ménard). 
IL  —  Louis  Ménard  chez  lui,  cour  de  Rohan. 


MAYENNE,     IMPHIMEUIB     CHARLES     COLIN 


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I 


J 


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100  r.^vories  d'un  pn" 

M4.6  mystique 


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